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Title: Vingt ans après Author: Dumas père, Alexandre, 1802-1870 Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "Vingt ans après" *** is available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. Alexandre Dumas VINGT ANS APRÈS (1845) Table des matières I. Le fantôme de Richelieu II. Une ronde de nuit III. Deux anciens ennemis IV. Anne dAutriche à quarante-six ans V. Gascon et Italien VI. DArtagnan à quarante ans VII. DArtagnan est embarrassé, mais une de nos anciennes connaissances lui vient en aide VIII. Des influences différentes que peut avoir une demi-pistole sur un bedeau et sur un enfant de choeur IX. Comment dArtagnan, en cherchant bien loin Aramis, saperçut quil était en croupe derrière Planchet X. Labbé dHerblay XI. Les deux Gaspards XII. M. Porthos du Vallon de Bracieux de Pierrefonds XIII. Comment dArtagnan saperçut, en retrouvant Porthos, que la fortune ne fait pas le bonheur XIV. Où il est démontré que, si Porthos était mécontent de son état, Mousqueton était fort satisfait du sien XV. Deux têtes dange XVI. Le château de Bragelonne XVII. La diplomatie dAthos XVIII. M. de Beaufort XIX. Ce à quoi se récréait M. le duc de Beaufort au donjon de Vincennes XX. Grimaud entre en fonctions XXI. Ce que contenaient les pâtés du successeur du père Marteau XXII. Une aventure de Marie Michon XXIII. Labbé Scarron XXIV. Saint-Denis XXV. Un des quarante moyens dévasion de Monsieur de Beaufort XXVI. DArtagnan arrive à propos XXVII. La grande route XXVIII. Rencontre XXIX. Le bonhomme Broussel XXX. Quatre anciens amis sapprêtent à se revoir XXXI. La place Royale XXXII. Le bac de lOise XXXIII. Escarmouche XXXIV. Le moine XXXV. Labsolution XXXVI. Grimaud parle XXXVII. La veille de la bataille XXXVIII. Un dîner dautrefois XXXIX. La lettre de Charles Ier XL. La lettre de Cromwell XLI. Mazarin et Madame Henriette XLII. Comment les malheureux prennent parfois le hasard pour la providence XLIII. Loncle et le neveu XLIV. Paternité XLV. Encore une reine qui demande secours XLVI. Où il est prouvé que le premier mouvement est toujours le bon XLVII. Le Te Deum de la victoire de Lens XLVIII. Le mendiant de Saint-Eustache XLIX. La tour de Saint-Jacques-la-Boucherie L. Lémeute LI. Lémeute se fait révolte LII. Le malheur donne de la mémoire LIII. Lentrevue LIV. La fuite LV. Le carrosse de M. le coadjuteur LVI. Comment dArtagnan et Porthos gagnèrent, lun deux cent dix- neuf, et lautre deux cent quinze louis, à vendre de la paille LVII. On a des nouvelles dAramis LVIII. LÉcossais, parjure à sa foi, pour un denier vendit son roi LIX. Le vengeur LX. Olivier Cromwell LXI. Les gentilshommes LXII. Jésus Seigneur LXIII. Où il est prouvé que dans les positions les plus difficiles les grands coeurs ne perdent jamais le courage, ni les bons estomacs lappétit LXIV. Salut à la Majesté tombée LXV. DArtagnan trouve un projet LXVI. La partie de lansquenet LXVII. Londres LXVIII. Le procès LXIX. White-Hall LXX. Les ouvriers LXXI. Remember LXXII. Lhomme masqué LXXIII. La maison de Cromwell LXXIV. Conversation LXXV. La felouque «LÉclair» LXXVI. Le vin de Porto LXXVII. Le vin de Porto (Suite) LXXVIII. Fatality LXXIX. Où, après avoir manqué dêtre rôti, Mousqueton manqua dêtre mangé LXXX. Retour LXXXI. Les ambassadeurs LXXXII. Les trois lieutenants du généralissime LXXXIII. Le combat de Charenton LXXXIV. La route de Picardie LXXXV. La reconnaissance dAnne dAutriche LXXXVI. La royauté de M. de Mazarin LXXXVII. Précautions LXXXVIII. Lesprit et le bras LXXXIX. Lesprit et le bras (Suite) XC. Le bras et lesprit XCI. Le bras et lesprit (Suite) XCII. Les oubliettes de M. de Mazarin XCIII. Conférences XCIV. Où lon commence à croire que Porthos sera enfin baron et dArtagnan capitaine XCV. Comme quoi avec une plume et une menace on fait plus vite et mieux quavec lépée et du dévouement XCVI. Comme quoi avec une plume et une menace on fait plus vite et mieux quavec lépée et du dévouement (Suite) XCVII. Où il est prouvé quil est quelquefois plus difficile aux rois de rentrer dans la capitale de leur royaume que den sortir XCVIII. Où il est prouvé quil est quelquefois plus difficile aux rois de rentrer dans la capitale de leur royaume que den sortir (Suite) Conclusion I. Le fantôme de Richelieu Dans une chambre du palais Cardinal que nous connaissons déjà, près dune table à coins de vermeil, chargée de papiers et de livres, un homme était assis la tête appuyée dans ses deux mains. Derrière lui était une vaste cheminée, rouge de feu, et dont les tisons enflammés sécroulaient sur de larges chenets dorés. La lueur de ce foyer éclairait par-derrière le vêtement magnifique de ce rêveur, que la lumière dun candélabre chargé de bougies éclairait par-devant. À voir cette simarre rouge et ces riches dentelles, à voir ce front pâle et courbé sous la méditation, à voir la solitude de ce cabinet, le silence des antichambres, le pas mesuré des gardes sur le palier, on eût pu croire que lombre du cardinal de Richelieu était encore dans sa chambre. Hélas! cétait bien en effet seulement lombre du grand homme. La France affaiblie, lautorité du roi méconnue, les grands redevenus forts et turbulents, lennemi rentré en deçà des frontières, tout témoignait que Richelieu nétait plus là. Mais ce qui montrait encore mieux que tout cela que la simarre rouge nétait point celle du vieux cardinal, cétait cet isolement qui semblait, comme nous lavons dit, plutôt celui dun fantôme que celui dun vivant; cétaient ces corridors vides de courtisans, ces cours pleines de gardes; cétait le sentiment railleur qui montait de la rue et qui pénétrait à travers les vitres de cette chambre ébranlée par le souffle de toute une ville liguée contre le ministre; cétaient enfin des bruits lointains et sans cesse renouvelés de coups de feu, tirés heureusement sans but et sans résultat, mais seulement pour faire voir aux gardes, aux Suisses, aux mousquetaires et aux soldats qui environnaient le Palais-Royal, car le palais Cardinal lui-même avait changé de nom, que le peuple aussi avait des armes. Ce fantôme de Richelieu, cétait Mazarin. Or, Mazarin était seul et se sentait faible. -- Étranger! murmurait-il; Italien! voilà leur grand mot lâché! avec ce mot, ils ont assassiné, pendu et dévoré Concini, et, si je les laissais faire, ils massassineraient, me pendraient et me dévoreraient comme lui, bien que je ne leur aie jamais fait dautre mal que de les pressurer un peu. Les niais! ils ne sentent donc pas que leur ennemi, ce nest point cet Italien qui parle mal le français, mais bien plutôt ceux-là qui ont le talent de leur dire des belles paroles avec un si pur et si bon accent parisien. «Oui, oui, continuait le ministre avec son sourire fin, qui cette fois semblait étrange sur ses lèvres pâles, oui, vos rumeurs me le disent, le sort des favoris est précaire; mais, si vous savez cela, vous devez savoir aussi que je ne suis point un favori ordinaire, moi! Le comte dEssex avait une bague splendide et enrichie de diamants que lui avait donnée sa royale maîtresse; moi, je nai quun simple anneau avec un chiffre et une date, mais cet anneau a été béni dans la chapelle du Palais-Royal; aussi, moi, ne me briseront-ils pas selon leurs voeux. Ils ne saperçoivent pas quavec leur éternel cri: «À bas le Mazarin!» je leur fais crier tantôt vive M. de Beaufort, tantôt vive M. le Prince, tantôt vive le parlement! Eh bien! M. de Beaufort est à Vincennes, M. le Prince ira le rejoindre un jour ou lautre, et le parlement... Ici le sourire du cardinal prit une expression de haine dont sa figure douce paraissait incapable. -- Eh bien! le parlement... nous verrons ce que nous en ferons du parlement; nous avons Orléans et Montargis. Oh! jy mettrai le temps; mais ceux qui ont commencé à crier à bas le Mazarin finiront par crier à bas tous ces gens-là, chacun à son tour. Richelieu, quils haïssaient quand il était vivant, et dont ils parlent toujours depuis quil est mort, a été plus bas que moi; car il a été chassé plusieurs fois, et plus souvent encore il a craint de lêtre. La reine ne me chassera jamais, moi, et si je suis contraint de céder au peuple, elle cédera avec moi; si je fuis, elle fuira, et nous verrons alors ce que feront les rebelles sans leur reine et sans leur roi. Oh! si seulement je nétais pas étranger, si seulement jétais Français, si seulement jétais gentilhomme! Et il retomba dans sa rêverie. En effet, la position était difficile, et la journée qui venait de sécouler lavait compliquée encore. Mazarin, toujours éperonné par sa sordide avarice, écrasait le peuple dimpôts, et ce peuple, à qui il ne restait que lâme, comme le disait lavocat général Talon, et encore parce quon ne pouvait vendre son âme à lencan, le peuple, à qui on essayait de faire prendre patience avec le bruit des victoires quon remportait, et qui trouvait que les lauriers nétaient pas viande dont il pût se nourrir, le peuple depuis longtemps avait commencé à murmurer. Mais ce nétait pas tout; car lorsquil ny a que le peuple qui murmure, séparée quelle en est par la bourgeoisie et les gentilshommes, la cour ne lentend pas; mais Mazarin avait eu limprudence de sattaquer aux magistrats! il avait vendu douze brevets de maître des requêtes, et, comme les officiers payaient leurs charges fort cher, et que ladjonction de ces douze nouveaux confrères devait en faire baisser le prix, les anciens sétaient réunis, avaient juré sur les Évangiles de ne point souffrir cette augmentation et de résister à toutes les persécutions de la cour, se promettant les uns aux autres quau cas où lun deux, par cette rébellion, perdrait sa charge, ils se cotiseraient pour lui en rembourser le prix. Or, voici ce qui était arrivé de ces deux côtés: Le 7 de janvier, sept à huit cents marchands de Paris sétaient assemblés et mutinés à propos dune nouvelle taxe quon voulait imposer aux propriétaires de maisons, et ils avaient député dix dentre eux pour parler au duc dOrléans, qui, selon sa vieille habitude, faisait de la popularité. Le duc dOrléans les avait reçus, et ils lui avaient déclaré quils étaient décidés à ne point payer cette nouvelle taxe, dussent-ils se défendre à main armée contre les gens du roi qui viendraient pour la percevoir. Le duc dOrléans les avait écoutés avec une grande complaisance, leur avait fait espérer quelque modération, leur avait promis den parler à la reine et les avait congédiés avec le mot ordinaire des princes: «On verra.» De leur côté, le 9, les maîtres des requêtes étaient venus trouver le cardinal, et lun deux, qui portait la parole pour tous les autres, lui avait parlé avec tant de fermeté et de hardiesse, que le cardinal en avait été tout étonné; aussi les avait-il renvoyés en disant comme le duc dOrléans, que lon verrait. Alors, pour _voir_, on avait assemblé le conseil et lon avait envoyé chercher le surintendant des finances dEmery. Ce dEmery était fort détesté du peuple, dabord parce quil était surintendant des finances, et que tout surintendant des finances doit être détesté; ensuite, il faut le dire, parce quil méritait quelque peu de lêtre. Cétait le fils dun banquier de Lyon qui sappelait Particelli, et qui, ayant changé de nom à la suite de sa banqueroute, se faisait appeler dEmery. Le cardinal de Richelieu, qui avait reconnu en lui un grand mérite financier, lavait présenté au roi Louis XIII sous le nom de M. dEmery, et voulant le faire nommer intendant des finances, il lui en disait grand bien. -- À merveille! avait répondu le roi, et je suis aise que vous me parliez de M. dEmery pour cette place qui veut un honnête homme. On mavait dit que vous poussiez ce coquin de Particelli, et javais peur que vous ne me forçassiez à le prendre. -- Sire! répondit le cardinal, que Votre Majesté se rassure, le Particelli dont elle parle a été pendu. -- Ah! tant mieux! sécria le roi, ce nest donc pas pour rien que lon ma appelé Louis Le Juste. Et il signa la nomination de M. dEmery. Cétait ce même dEmery qui était devenu surintendant des finances. On lavait envoyé chercher de la part du ministre, et il était accouru tout pâle et tout effaré, disant que son fils avait manqué dêtre assassiné le jour même sur la place du Palais: la foule lavait rencontré et lui avait reproché le luxe de sa femme, qui avait un appartement tendu de velours rouge avec des crépines dor. Cétait la fille de Nicolas Le Camus, secrétaire en 1617, lequel était venu à Paris avec vingt livres et qui, tout en se réservant quarante mille livres de rente, venait de partager neuf millions entre ses enfants. Le fils dEmery avait manqué dêtre étouffé, un des émeutiers ayant proposé de le presser jusquà ce quil eût rendu lor quil dévorait. Le conseil navait rien décidé ce jour-là, le surintendant étant trop occupé de cet événement pour avoir la tête bien libre. Le lendemain, le premier président Mathieu Molé, dont le courage dans toutes ces affaires, dit le cardinal de Retz, égala celui de M. le duc de Beaufort et celui de M. le prince de Condé, cest-à- dire des deux hommes qui passaient pour les plus braves de France; le lendemain, le premier président, disons-nous, avait été attaqué à son tour; le peuple le menaçait de se prendre à lui des maux quon lui voulait faire; mais le premier président avait répondu avec son calme habituel, sans sémouvoir et sans sétonner, que si les perturbateurs nobéissaient pas aux volontés du roi, il allait faire dresser des potences dans les places pour faire pendre à linstant même les plus mutins dentre eux. Ce à quoi ceux-ci avaient répondu quils ne demandaient pas mieux que de voir dresser des potences, et quelles serviraient à pendre les mauvais juges qui achetaient la faveur de la cour au prix de la misère du peuple. Ce nest pas tout; le 11, la reine allant à la messe à Notre-Dame, ce quelle faisait régulièrement tous les samedis, avait été suivie par plus de deux cents femmes criant et demandant justice. Elles navaient, au reste, aucune intention mauvaise, voulant seulement se mettre à genoux devant elle pour tâcher démouvoir sa pitié; mais les gardes les en empêchèrent, et la reine passa hautaine et fière sans écouter leurs clameurs. Laprès-midi, il y avait eu conseil de nouveau; et là on avait décidé que lon maintiendrait lautorité du roi: en conséquence, le parlement fut convoqué pour le lendemain, 12. Ce jour, celui pendant la soirée duquel nous ouvrons cette nouvelle histoire, le roi, alors âgé de dix ans, et qui venait davoir la petite vérole, avait, sous prétexte daller rendre grâce à Notre-Dame de son rétablissement, mis sur pied ses gardes, ses Suisses et ses mousquetaires, et les avait échelonnés autour du Palais-Royal, sur les quais et sur le Pont-Neuf, et, après la messe entendue, il était passé au parlement, où, sur un lit de justice improvisé, il avait non seulement maintenu ses édits passés, mais encore en avait rendu cinq ou six nouveaux, tous, dit le cardinal de Retz, plus ruineux les uns que les autres. Si bien que le premier président, qui, on a pu le voir, était les jours précédents pour la cour, sétait cependant élevé fort hardiment sur cette manière de mener le roi au Palais pour surprendre et forcer la liberté des suffrages. Mais ceux qui surtout sélevèrent fortement contre les nouveaux impôts, ce furent le président Blancmesnil et le conseiller Broussel. Ces édits rendus, le roi rentra au Palais-Royal. Une grande multitude de peuple était sur sa route; mais comme on savait quil venait du parlement, et quon ignorait sil y avait été pour y rendre justice au peuple ou pour lopprimer de nouveau, pas un seul cri de joie ne retentit sur son passage pour le féliciter de son retour à la santé. Tous les visages, au contraire, étaient mornes et inquiets; quelques-uns même étaient menaçants. Malgré son retour, les troupes restèrent sur place: on avait craint quune émeute néclatât quand on connaîtrait le résultat de la séance du parlement: et, en effet, à peine le bruit se fut-il répandu dans les rues quau lieu dalléger les impôts, le roi les avait augmentés, que des groupes se formèrent et que de grandes clameurs retentirent, criant: «À bas le Mazarin! vive Broussel! vive Blancmesnil!» car le peuple avait su que Broussel et Blancmesnil avaient parlé en sa faveur; et quoique leur éloquence eût été perdue, il ne leur en savait pas moins bon gré. On avait voulu dissiper ces groupes, on avait voulu faire taire ces cris, et, comme cela arrive en pareil cas, les groupes sétaient grossis et les cris avaient redoublé. Lordre venait dêtre donné aux gardes du roi et aux gardes suisses, non seulement de tenir ferme, mais encore de faire des patrouilles dans les rues Saint-Denis et Saint-Martin, où ces groupes surtout paraissaient plus nombreux et plus animés, lorsquon annonça au Palais-Royal le prévôt des marchands. Il fut introduit aussitôt: il venait dire que si lon ne cessait pas à linstant même ces démonstrations hostiles, dans deux heures Paris tout entier serait sous les armes. On délibérait sur ce quon aurait à faire, lorsque Comminges, lieutenant aux gardes, rentra ses habits tout déchirés et le visage sanglant. En le voyant paraître, la reine jeta un cri de surprise et lui demanda ce quil y avait. Il y avait quà la vue des gardes, comme lavait prévu le prévôt des marchands, les esprits sétaient exaspérés. On sétait emparé des cloches et lon avait sonné le tocsin. Comminges avait tenu bon, avait arrêté un homme qui paraissait un des principaux agitateurs, et, pour faire un exemple avait ordonné quil fût pendu à la croix du Trahoir. En conséquence, les soldats lavaient entraîné pour exécuter cet ordre. Mais aux halles, ceux-ci avaient été attaqués à coups de pierres et à coups de hallebarde; le rebelle avait profité de ce moment pour séchapper, avait gagné la rue des Lombards et sétait jeté dans une maison dont on avait aussitôt enfoncé les portes. Cette violence avait été inutile, on navait pu retrouver le coupable. Comminges avait laissé un poste dans la rue, et avec le reste de son détachement, était revenu au Palais-Royal pour rendre compte à la reine de ce qui se passait. Tout le long de la route, il avait été poursuivi par des cris et par des menaces, plusieurs de ses hommes avaient été blessés de coups de pique et de hallebarde, et lui-même avait été atteint dune pierre qui lui fendait le sourcil. Le récit de Comminges corroborait lavis du prévôt des marchands, on nétait pas en mesure de tenir tête à une révolte sérieuse; le cardinal fit répandre dans le peuple que les troupes navaient été échelonnées sur les quais et le Pont-Neuf quà propos de la cérémonie, et quelles allaient se retirer. En effet, vers les quatre heures du soir, elles se concentrèrent toutes vers le Palais-Royal; on plaça un poste à la barrière des Sergents, un autre aux Quinze-Vingts, enfin un troisième à la butte Saint-Roch. On emplit les cours et les rez-de-chaussée de Suisses et de mousquetaires, et lon attendit. Voilà donc où en étaient les choses lorsque nous avons introduit nos lecteurs dans le cabinet du cardinal Mazarin, qui avait été autrefois celui du cardinal de Richelieu. Nous avons vu dans quelle situation desprit il écoutait les murmures du peuple qui arrivaient jusquà lui et lécho des coups de fusil qui retentissaient jusque dans sa chambre. Tout à coup il releva la tête, le sourcil à demi froncé, comme un homme qui a pris son parti, fixa les yeux sur une énorme pendule quallait sonner dix heures, et, prenant un sifflet de vermeil placé sur la table, à la portée de sa main, il siffla deux coups. Une porte cachée dans la tapisserie souvrit sans bruit, et un homme vêtu de noir savança silencieusement et se tint debout derrière le fauteuil. -- Bernouin, dit le cardinal sans même se retourner, car ayant sifflé deux coups il savait que ce devait être son valet de chambre, quels sont les mousquetaires de garde au palais? -- Les mousquetaires noirs, Monseigneur. -- Quelle compagnie? -- Compagnie Tréville. -- Y a-t-il quelque officier de cette compagnie dans lantichambre? -- Le lieutenant dArtagnan. -- Un bon, je crois? -- Oui, Monseigneur. -- Donnez-moi un habit de mousquetaire, et aidez-moi à mhabiller. Le valet de chambre sortit aussi silencieusement quil était entré, et revint un instant après, apportant le costume demandé. Le cardinal commença alors, silencieux et pensif, à se défaire du costume de cérémonie quil avait endossé pour assister à la séance du parlement, et à se revêtir de la casaque militaire, quil portait avec une certaine aisance, grâce à ses anciennes campagnes dItalie; puis quand il fut complètement habillé: -- Allez me chercher M. dArtagnan, dit-il. Et le valet de chambre sortit cette fois par la porte du milieu, mais toujours aussi silencieux et aussi muet. On eût dit dune ombre. Resté seul, le cardinal se regarda avec une certaine satisfaction dans une glace; il était encore jeune, car il avait quarante-six ans à peine, il était dune taille élégante et un peu au-dessous de la moyenne; il avait le teint vif et beau, le regard plein de feu, le nez grand, mais cependant assez bien proportionné, le front large et majestueux, les cheveux châtains un peu crépus, la barbe plus noire que les cheveux et toujours bien relevée avec le fer, ce qui lui donnait bonne grâce. Alors il passa son baudrier, regarda avec complaisance ses mains, quil avait fort belles et desquelles il prenait le plus grand soin; puis rejetant les gros gants de daim quil avait déjà pris, et qui étaient duniforme, il passa de simples gants de soie. En ce moment la porte souvrit. -- M. dArtagnan, dit le valet de chambre. Un officier entra. Cétait un homme de trente-neuf à quarante ans, de petite taille mais bien prise, maigre, loeil vif et spirituel, la barbe noire et les cheveux grisonnants, comme il arrive toujours lorsquon a trouvé la vie trop bonne ou trop mauvaise, et surtout quand on est fort brun. DArtagnan fit quatre pas dans le cabinet, quil reconnaissait pour y être venu une fois dans le temps du cardinal de Richelieu, et voyant quil ny avait personne dans ce cabinet quun mousquetaire de sa compagnie, il arrêta les yeux sur ce mousquetaire, sous les habits duquel, au premier coup doeil, il reconnut le cardinal. -- Il demeura debout dans une pose respectueuse mais digne et comme il convient à un homme de condition qui a eu souvent dans sa vie occasion de se trouver avec des grands seigneurs. Le cardinal fixa sur lui son oeil plus fin que profond, lexamina avec attention, puis, après quelques secondes de silence: -- Cest vous qui êtes monsieur dArtagnan? dit-il. -- Moi-même, Monseigneur, dit lofficier. Le cardinal regarda un moment encore cette tête si intelligente et ce visage dont lexcessive mobilité avait été enchaînée par les ans et lexpérience; mais dArtagnan soutint lexamen en homme qui avait été regardé autrefois par des yeux bien autrement perçants que ceux dont il soutenait à cette heure linvestigation. -- Monsieur, dit le cardinal, vous allez venir avec moi, ou plutôt je vais aller avec vous. -- À vos ordres, Monseigneur, répondit dArtagnan. -- Je voudrais visiter moi-même les postes qui entourent le Palais-Royal; croyez-vous quil y ait quelque danger? -- Du danger, Monseigneur! demanda dArtagnan dun air étonné, et lequel? -- On dit le peuple tout à fait mutiné. -- Luniforme des mousquetaires du roi est fort respecté, Monseigneur, et ne le fût-il pas, moi, quatrième je me fais fort de mettre en fuite une centaine de ces manants. -- Vous avez vu cependant ce qui est arrivé à Comminges? -- M. de Comminges est aux gardes et non pas aux mousquetaires, répondit dArtagnan. -- Ce qui veut dire, reprit le cardinal en souriant, que les mousquetaires sont meilleurs soldats que les gardes? -- Chacun a lamour-propre de son uniforme, Monseigneur. -- Excepté moi, monsieur, reprit Mazarin en souriant, puisque vous voyez que jai quitté le mien pour prendre le vôtre. -- Peste, Monseigneur! dit dArtagnan, cest de la modestie. Quant à moi, je déclare que, si javais celui de Votre Éminence, je men contenterais et mengagerais au besoin à nen porter jamais dautre. -- Oui, mais pour sortir ce soir, peut-être neût-il pas été très sûr. Bernouin, mon feutre. Le valet de chambre rentra, rapportant un chapeau duniforme à larges bords. Le cardinal sen coiffa dune façon assez cavalière, et se retourna vers dArtagnan: -- Vous avez des chevaux tout sellés dans les écuries, nest-ce pas? -- Oui, Monseigneur. -- Eh bien! partons. -- Combien Monseigneur veut-il dhommes? -- Vous avez dit quavec quatre hommes, vous vous chargeriez de mettre en fuite cent manants; comme nous pourrions en rencontrer deux cents, prenez-en huit. -- Quand Monseigneur voudra. -- Je vous suis; ou plutôt, reprit le cardinal, non, par ici. Éclairez-nous, Bernouin. Le valet prit une bougie, le cardinal prit une petite clef dorée sur son bureau, et ayant ouvert la porte dun escalier secret, il se trouva au bout dun instant dans la cour du Palais-Royal. II. Une ronde de nuit Dix minutes après, la petite troupe sortait par la rue des Bons- Enfants, derrière la salle de spectacle quavait bâtie le cardinal de Richelieu pour y faire jouer _Mirame_, et dans laquelle le cardinal Mazarin, plus amateur de musique que de littérature, venait de faire jouer les premiers opéras qui aient été représentés en France. Laspect de la ville présentait tous les caractères dune grande agitation; des groupes nombreux parcouraient les rues, et, quoi quen ait dit dArtagnan, sarrêtaient pour voir passer les militaires avec un air de raillerie menaçante qui indiquait que les bourgeois avaient momentanément déposé leur mansuétude ordinaire pour des intentions plus belliqueuses. De temps en temps des rumeurs venaient du quartier des Halles. Des coups de fusil pétillaient du côté de la rue Saint-Denis, et parfois tout à coup, sans que lon sût pourquoi, quelque cloche se mettait à sonner, ébranlée par le caprice populaire. DArtagnan suivait son chemin avec linsouciance dun homme sur lequel de pareilles niaiseries nont aucune influence. Quand un groupe tenait le milieu de la rue, il poussait son cheval sans lui dire gare, et comme si, rebelles ou non, ceux qui le composaient avaient su à quel homme ils avaient affaire, ils souvraient et laissaient passer la patrouille. Le cardinal enviait ce calme, quil attribuait à lhabitude du danger; mais il nen prenait pas moins pour lofficier, sous les ordres duquel il sétait momentanément placé, cette sorte de considération que la prudence elle-même accorde à linsoucieux courage. En approchant du poste de la barrière des Sergents, la sentinelle cria: «Qui vive?» DArtagnan répondit, et, ayant demandé les mots de passe au cardinal, savança à lordre; les mots de passe étaient _Louis_ et _Rocroy_. Ces signes de reconnaissance échangés, dArtagnan demanda si ce nétait pas M. de Comminges qui commandait le poste. La sentinelle lui montra alors un officier qui causait, à pied, la main appuyée sur le cou du cheval de son interlocuteur. Cétait celui que demandait dArtagnan. -- Voici M. de Comminges, dit dArtagnan revenant au cardinal. Le cardinal poussa son cheval vers eux, tandis que dArtagnan se reculait par discrétion; cependant, à la manière dont lofficier à pied et lofficier à cheval ôtèrent leurs chapeaux, il vit quils avaient reconnu son Éminence. -- Bravo, Guitaut, dit le cardinal au cavalier, je vois que malgré vos soixante-quatre ans vous êtes toujours le même, alerte et dévoué. Que dites-vous à ce jeune homme? -- Monseigneur, répondit Guitaut, je lui disais que nous vivions à une singulière époque, et que la journée daujourdhui ressemblait fort à lune de ces journées de la Ligue dont jai tant entendu parler dans mon jeune temps. Savez-vous quil nétait question de rien moins, dans les rues Saint-Denis et Saint-Martin, que de faire des barricades. -- Et que vous répondait Comminges, mon cher Guitaut? -- Monseigneur, dit Comminges, je répondais que, pour faire une Ligue, il ne leur manquait quune chose qui me paraissait assez essentielle, cétait un duc de Guise; dailleurs, on ne fait pas deux fois la même chose. -- Non, mais ils feront une Fronde, comme ils disent, reprit Guitaut. -- Quest-ce que cela, une Fronde? demanda Mazarin. -- Monseigneur, cest le nom quils donnent à leur parti. -- Et doù vient ce nom? -- Il paraît quil y a quelques jours le conseiller Bachaumont a dit au Palais que tous les faiseurs démeutes ressemblaient aux écoliers qui frondent dans les fossés de Paris et qui se dispersent quand ils aperçoivent le lieutenant civil, pour se réunir de nouveau lorsquil est passé. Alors ils ont ramassé le mot au bond, comme ont fait les gueux à Bruxelles, ils se sont appelés frondeurs. Aujourdhui et hier, tout était à la Fronde, les pains, les chapeaux, les gants, les manchons, les éventails; et, tenez, écoutez. En ce moment en effet une fenêtre souvrit; un homme se mit à cette fenêtre et commença de chanter: _Un vent de Fronde_ _Sest levé ce matin;_ _Je crois quil gronde_ _Contre le Mazarin._ _Un vent de Fronde_ _Sest levé ce matin!_ -- Linsolent! murmura Guitaut. -- Monseigneur, dit Comminges, que sa blessure avait mis de mauvaise humeur et qui ne demandait quà prendre une revanche et à rendre plaie pour bosse, voulez-vous que jenvoie à ce drôle-là une balle pour lui apprendre à ne pas chanter si faux une autre fois? Et il mit la main aux fontes du cheval de son oncle. -- Non pas, non pas! sécria Mazarin. _Diavolo_! mon cher ami, vous allez tout gâter; les choses vont à merveille, au contraire! Je connais vos Français comme si je les avais faits depuis le premier jusquau dernier: ils chantent, ils payeront. Pendant la Ligue, dont parlait Guitaut tout à lheure, on ne chantait que la messe, aussi tout allait fort mal. Viens, Guitaut, viens, et allons voir si lon fait aussi bonne garde aux Quinze-Vingts quà la barrière des Sergents. Et, saluant Comminges de la main, il rejoignit dArtagnan, qui reprit la tête de sa petite troupe suivi immédiatement par Guitaut et le cardinal, lesquels étaient suivis à leur tour du reste de lescorte. -- Cest juste, murmura Comminges en le regardant séloigner, joubliais que, pourvu quon paye, cest tout ce quil lui faut, à lui. On reprit la rue Saint-Honoré en déplaçant toujours des groupes; dans ces groupes, on ne parlait que des édits du jour; on plaignait le jeune roi qui ruinait ainsi son peuple sans le savoir; on jetait toute la faute sur Mazarin; on parlait de sadresser au duc dOrléans et à M. le Prince; on exaltait Blancmesnil et Broussel. DArtagnan passait au milieu de ces groupes, insoucieux comme si lui et son cheval eussent été de fer; Mazarin et Guitaut causaient tout bas; les mousquetaires, qui avaient fini par reconnaître le cardinal, suivaient en silence. On arriva à la rue Saint-Thomas-du-Louvre, où était le poste des Quinze-Vingts; Guitaut appela un officier subalterne, qui vint rendre compte. -- Eh bien! demanda Guitaut. -- Ah! mon capitaine, dit lofficier, tout va bien de ce côté, si ce nest, je crois, quil se passe quelque chose dans cet hôtel. Et il montrait de la main un magnifique hôtel situé juste sur lemplacement où fut depuis le Vaudeville. -- Dans cet hôtel, dit Guitaut, mais cest lhôtel de Rambouillet. -- Je ne sais pas si cest lhôtel de Rambouillet, reprit lofficier, mais ce que je sais, cest que jy ai vu entrer force gens de mauvaise mine. -- Bah! dit Guitaut en éclatant de rire, ce sont des poètes. -- Eh bien, Guitaut! dit Mazarin, veux-tu bien ne pas parler avec une pareille irrévérence de ces messieurs! tu ne sais pas que jai été poète aussi dans ma jeunesse et que je faisais des vers dans le genre de ceux de M. de Benserade. -- Vous, Monseigneur? -- Oui, moi. Veux-tu que je ten dise? -- Cela mest égal, Monseigneur! Je nentends pas litalien. -- Oui, mais tu entends le français, nest-ce pas, mon bon et brave Guitaut, reprit Mazarin en lui posant amicalement la main sur lépaule, et, quelque ordre quon te donne dans cette langue, tu lexécuteras? -- Sans doute, Monseigneur, comme je lai déjà fait, pourvu quil me vienne de la reine. -- Ah oui! dit Mazarin en se pinçant les lèvres, je sais que tu lui es entièrement dévoué. -- Je suis capitaine de ses gardes depuis plus de vingt ans. -- En route, monsieur dArtagnan, reprit le cardinal, tout va bien de ce côté. DArtagnan reprit la tête de la colonne sans souffler un mot et avec cette obéissance passive qui fait le caractère du vieux soldat. Il sachemina vers la butte Saint-Roch, où était le troisième poste, en passant par la rue Richelieu et la rue Villedo. Cétait le plus isolé, car il touchait presque aux remparts, et la ville était peu peuplée de ce côté-là. -- Qui commande ce poste? demanda le cardinal. -- Villequier, répondit Guitaut. -- Diable! fit Mazarin, parlez-lui seul, vous savez que nous sommes en brouille depuis que vous avez eu la charge darrêter M. le duc de Beaufort; il prétendait que cétait à lui, comme capitaine des gardes du roi, que revenait cet honneur. -- Je le sais bien, et je lui ai dit cent fois quil avait tort, le roi ne pouvait lui donner cet ordre, puisquà cette époque-là le roi avait à peine quatre ans. -- Oui, mais je pouvais le lui donner, moi, Guitaut, et jai préféré que ce fût vous. Guitaut, sans répondre, poussa son cheval en avant, et sétant fait reconnaître à la sentinelle, fit appeler M. de Villequier. Celui-ci sortit. -- Ah! cest vous, Guitaut! dit-il de ce ton de mauvaise humeur qui lui était habituel, que diable venez-vous faire ici? -- Je viens vous demander sil y a quelque chose de nouveau de ce côté. -- Que voulez-vous quil y ait? On crie: «Vive le roi!» et «À bas le Mazarin!» ce nest pas du nouveau, cela; il y a déjà quelque temps que nous sommes habitués à ces cris-là. -- Et vous faites chorus? répondit en riant Guitaut. -- Ma foi, jen ai quelquefois grande envie! je trouve quils ont bien raison, Guitaut; je donnerais volontiers cinq ans de ma paye, quon ne me paye pas, pour que le roi eût cinq ans de plus. -- Vraiment, et quarriverait-il si le roi avait cinq ans de plus? -- Il arriverait quà linstant où le roi serait majeur, le roi donnerait ses ordres lui-même, et quil y a plus de plaisir à obéir au petit-fils de Henri IV quau fils de Pietro Mazarini. Pour le roi, mort-diable! je me ferais tuer avec plaisir; mais si jétais tué pour le Mazarin, comme votre neveu a manqué de lêtre aujourdhui, il ny a point de paradis, si bien placé que jy fusse, qui men consolât jamais. -- Bien, bien, monsieur de Villequier, dit Mazarin. Soyez tranquille, je rendrai compte de votre dévouement au roi. Puis se retournant vers lescorte: -- Allons, messieurs, continua-t-il, tout va bien, rentrons. -- Tiens, dit Villequier, le Mazarin était là! Tant mieux; il y avait longtemps que javais envie de lui dire en face ce que jen pensais; vous men avez fourni loccasion, Guitaut; et quoique votre intention ne soit peut-être pas des meilleures pour moi, je vous remercie. Et tournant sur ses talons, il rentra au corps de garde en sifflant un air de Fronde. Cependant Mazarin revenait tout pensif; ce quil avait successivement entendu de Comminges, de Guitaut et de Villequier le confirmait dans cette pensée quen cas dévénements graves, il naurait personne pour lui que la reine, et encore la reine avait si souvent abandonné ses amis que son appui paraissait parfois au ministre, malgré les précautions quil avait prises, bien incertain et bien précaire. Pendant tout le temps que cette course nocturne avait duré, cest- à-dire pendant une heure à peu près, le cardinal avait, tout en étudiant tour à tour Comminges, Guitaut et Villequier, examiné un homme. Cet homme, qui était resté impassible devant la menace populaire, et dont la figure navait pas plus sourcillé aux plaisanteries quavait faites Mazarin quà celles dont il avait été lobjet, cet homme lui semblait un être à part et trempé pour des événements dans le genre de ceux dans lesquels on se trouvait, surtout de ceux dans lesquels on allait se trouver. Dailleurs ce nom de dArtagnan ne lui était pas tout à fait inconnu, et quoique lui, Mazarin, ne fût venu en France que vers 1634 ou 1635, cest-à-dire sept ou huit ans après les événements que nous avons racontés dans une précédente histoire, il semblait au cardinal quil avait entendu prononcer ce nom comme celui dun homme qui, dans une circonstance qui nétait plus présente à son esprit, sétait fait remarquer comme un modèle de courage, dadresse et de dévouement. Cette idée sétait tellement emparée de son esprit, quil résolut de léclaircir sans retard; mais ces renseignements quil désirait sur dArtagnan, ce nétait point à dArtagnan lui-même quil fallait les demander. Aux quelques mots quavait prononcés le lieutenant des mousquetaires, le cardinal avait reconnu lorigine gasconne; et Italiens et Gascons se connaissent trop bien et se ressemblent trop pour sen rapporter les uns aux autres de ce quils peuvent dire deux-mêmes. Aussi, en arrivant aux murs dont le jardin du Palais-Royal était enclos, le cardinal frappa-t-il à une petite porte située à peu près où sélève aujourdhui le café de Foy, et, après avoir remercié dArtagnan et lavoir invité à lattendre dans la cour du Palais-Royal, fit-il signe à Guitaut de le suivre. Tous deux descendirent de cheval, remirent la bride de leur monture au laquais qui avait ouvert la porte et disparurent dans le jardin. -- Mon cher Guitaut, dit le cardinal en sappuyant sur le bras du vieux capitaine des gardes, vous me disiez tout à lheure quil y avait tantôt vingt ans que vous étiez au service de la reine? -- Oui, cest la vérité, répondit Guitaut. -- Or, mon cher Guitaut, continua le cardinal, jai remarqué quoutre votre courage, qui est hors de contestation, et votre fidélité, qui est à toute épreuve, vous aviez une admirable mémoire. -- Vous avez remarqué cela, Monseigneur? dit le capitaine des gardes; diable! tant pis pour moi. -- Comment cela? -- Sans doute, une des premières qualités du courtisan est de savoir oublier. -- Mais vous nêtes pas un courtisan, vous, Guitaut, vous êtes un brave soldat, un de ces capitaines comme il en reste encore quelques-uns du temps du roi Henri IV, mais comme malheureusement il nen restera plus bientôt. -- Peste, Monseigneur! mavez-vous fait venir avec vous pour me tirer mon horoscope? -- Non, dit Mazarin en riant; je vous ai fait venir pour vous demander si vous aviez remarqué notre lieutenant de mousquetaires. -- M. dArtagnan? -- Oui. -- Je nai pas eu besoin de le remarquer, Monseigneur, il y a longtemps que je le connais. -- Quel homme est-ce, alors? -- Eh mais, dit Guitaut, surpris de la demande, cest un Gascon! -- Oui, je sais cela; mais je voulais vous demander si cétait un homme en qui lon pût avoir confiance. -- M. de Tréville le tient en grande estime, et M. de Tréville, vous le savez, est des grands amis de la reine. -- Je désirais savoir si cétait un homme qui eût fait ses preuves. -- Si cest comme brave soldat que vous lentendez, je crois pouvoir vous répondre que oui. Au siège de La Rochelle, au pas de Suze, à Perpignan, jai entendu dire quil avait fait plus que son devoir. -- Mais, vous le savez, Guitaut, nous autres pauvres ministres, nous avons souvent besoin encore dautres hommes que dhommes braves. Nous avons besoin de gens adroits. M. dArtagnan ne sest- il pas trouvé mêlé du temps du cardinal dans quelque intrigue dont le bruit public voudrait quil se fût tiré fort habilement? -- Monseigneur, sous ce rapport, dit Guitaut, qui vit bien que le cardinal voulait le faire parler, je suis forcé de dire à Votre Éminence que je ne sais que ce que le bruit public a pu lui apprendre à elle-même. Je ne me suis jamais mêlé dintrigues pour mon compte, et si jai parfois reçu quelque confidence à propos des intrigues des autres, comme le secret ne mappartient pas, Monseigneur trouvera bon que je le garde à ceux qui me lont confié. Mazarin secoua la tête. -- Ah! dit-il, il y a, sur ma parole, des ministres bien heureux, et qui savent tout ce quils veulent savoir. -- Monseigneur, reprit Guitaut, cest que ceux-là ne pèsent pas tous les hommes dans la même balance, et quils savent sadresser aux gens de guerre pour la guerre et aux intrigants pour lintrigue. Adressez-vous à quelque intrigant de lépoque dont vous parlez, et vous en tirerez ce que vous voudrez, en payant, bien entendu. -- Eh, pardieu! reprit Mazarin en faisant une certaine grimace qui lui échappait toujours lorsquon touchait avec lui la question dargent dans le sens que venait de le faire Guitaut... on paiera... sil ny a pas moyen de faire autrement. -- Est-ce sérieusement que Monseigneur me demande de lui indiquer un homme qui ait été mêlé dans toutes les cabales de cette époque? -- _Per Bacco!_ reprit Mazarin, qui commençait à simpatienter, il y a une heure que je ne vous demande pas autre chose, tête de fer que vous êtes. -- Il y en a un dont je vous réponds sous ce rapport, sil veut parler toutefois. -- Cela me regarde. -- Ah, Monseigneur! ce nest pas toujours chose facile, que de faire dire aux gens ce quils ne veulent pas dire. -- Bah! avec de la patience on y arrive. Eh bien! cet homme cest... -- Cest le comte de Rochefort. -- Le comte de Rochefort! -- Malheureusement il a disparu depuis tantôt quatre ou cinq ans et je ne sais ce quil est devenu. -- Je le sais, moi, Guitaut, dit Mazarin. -- Alors, de quoi se plaignait donc tout à lheure Votre Éminence, de ne rien savoir? -- Et, dit Mazarin, vous croyez que Rochefort... -- Cétait lâme damnée du cardinal, Monseigneur; mais, je vous en préviens, cela vous coûtera cher; le cardinal était prodigue avec ses créatures. -- Oui, oui, Guitaut, dit Mazarin, cétait un grand homme, mais il avait ce défaut-là. Merci, Guitaut, je ferai mon profit de votre conseil, et cela ce soir même. Et comme en ce moment les deux interlocuteurs étaient arrivés à la cour du Palais-Royal, le cardinal salua Guitaut dun signe de la main; et apercevant un officier qui se promenait de long en large, il sapprocha de lui. Cétait dArtagnan qui attendait le retour du cardinal, comme celui-ci en avait donné lordre. -- Venez, monsieur dArtagnan, dit Mazarin de sa voix la plus flûtée, jai un ordre à vous donner. DArtagnan sinclina, suivit le cardinal par lescalier secret, et, un instant après, se retrouva dans le cabinet doù il était parti. Le cardinal sassit devant son bureau et prit une feuille de papier sur laquelle il écrivit quelques lignes. DArtagnan, debout, impassible, attendit sans impatience comme sans curiosité: il était devenu un automate militaire, agissant, ou plutôt obéissant par ressort. Le cardinal plia la lettre et y mit son cachet. -- Monsieur dArtagnan, dit-il, vous allez porter cette dépêche à la Bastille, et ramener la personne qui en est lobjet; vous prendrez un carrosse, une escorte et vous garderez soigneusement le prisonnier. DArtagnan prit la lettre, porta la main à son feutre, pivota sur ses talons, comme eût pu le faire le plus habile sergent instructeur, sortit, et, un instant après, on lentendit commander de sa voix brève et monotone: -- Quatre hommes descorte, un carrosse, mon cheval. Cinq minutes après, on entendait les roues de la voiture et les fers des chevaux retentir sur le pavé de la cour. III. Deux anciens ennemis DArtagnan arrivait à la Bastille comme huit heures et demie sonnaient. Il se fit annoncer au gouverneur, qui, lorsquil sut quil venait de la part et avec un ordre du ministre, savança au-devant de lui jusquau perron. Le gouverneur de la Bastille était alors M. du Tremblay, frère du fameux capucin Joseph, ce terrible favori de Richelieu que lon appelait Éminence grise. Lorsque le maréchal de Bassompierre était à la Bastille, où il resta douze ans bien comptés, et que ses compagnons, dans leurs rêves de liberté, se disaient les uns aux autres: Moi, je sortirai à telle époque; et moi, dans tel temps, Bassompierre répondait: Et moi, messieurs, je sortirai quand M. du Tremblay sortira. Ce qui voulait dire quà la mort du cardinal M. du Tremblay ne pouvait manquer de perdre sa place à la Bastille, et Bassompierre de reprendre la sienne à la cour. Sa prédiction faillit en effet saccomplir, mais dune autre façon que ne lavait pensé Bassompierre, car, le cardinal mort, contre toute attente, les choses continuèrent de marcher comme par le passé: M. du Tremblay ne sortit pas, et Bassompierre faillit ne point sortir. M. du Tremblay était donc encore gouverneur de la Bastille lorsque dArtagnan sy présenta pour accomplir lordre du ministre; il le reçut avec la plus grande politesse et, comme il allait se mettre à table, il invita dArtagnan à souper avec lui. -- Ce serait avec le plus grand plaisir, dit dArtagnan; mais, si je ne me trompe, il y a sur lenveloppe de la lettre _très pressée._ -- Cest juste, dit M. du Tremblay. Holà, major! que lon fasse descendre le numéro 256. En entrant à la Bastille, on cessait dêtre un homme et lon devenait un numéro. DArtagnan se sentit frissonner au bruit des clefs; aussi resta-t- il à cheval sans en vouloir descendre, regardant les barreaux, les fenêtres renforcées; les murs énormes quil navait jamais vus que de lautre côté des fossés, et qui lui avaient fait si grandpeur il y avait quelque vingt années. Un coup de cloche retentit. -- Je vous quitte, lui dit M. du Tremblay, on mappelle pour signer la sortie du prisonnier. Au revoir, monsieur dArtagnan. -- Que le diable mextermine si je te rends ton souhait! murmura dArtagnan, en accompagnant son imprécation du plus gracieux sourire; rien que de demeurer cinq minutes dans la cour jen suis malade. Allons, allons, je vois que jaime encore mieux mourir sur la paille, ce qui marrivera probablement, que damasser dix mille livres de rente à être gouverneur de la Bastille. Il achevait à peine ce monologue que le prisonnier parut. En le voyant, dArtagnan fit un mouvement de surprise quil réprima aussitôt. Le prisonnier monta dans le carrosse sans paraître avoir reconnu dArtagnan. -- Messieurs, dit dArtagnan aux quatre mousquetaires, on ma recommandé la plus grande surveillance pour le prisonnier; or, comme le carrosse na pas de serrures à ses portières; je vais monter près de lui. Monsieur de Lillebonne, ayez lobligeance de mener mon cheval en bride. -- Volontiers, mon lieutenant, répondit celui auquel il sétait adressé. DArtagnan mit pied à terre, il donna la bride de son cheval au mousquetaire, monta dans le carrosse, se plaça près du prisonnier, et, dune voix dans laquelle il était impossible de distinguer la moindre émotion: -- Au Palais-Royal, et au trot, dit-il. Aussitôt la voiture partit, et dArtagnan, profitant de lobscurité qui régnait sous la voûte que lon traversait, se jeta au cou du prisonnier. -- Rochefort! sécria-t-il. Vous! cest bien vous! Je ne me trompe pas! -- DArtagnan, sécria à son tour Rochefort étonné. -- Ah! mon pauvre ami! continua dArtagnan, ne vous ayant pas revu depuis quatre ou cinq ans, je vous ai cru mort. -- Ma foi, dit Rochefort, il ny a pas grande différence, je crois, entre un mort et un enterré; or je suis enterré, ou peu sen faut. -- Et pour quel crime êtes-vous à la Bastille? -- Voulez-vous que je vous dise la vérité? -- Oui. -- Eh bien! je nen sais rien. -- De la défiance avec moi, Rochefort? -- Non, foi de gentilhomme! car il est impossible que jy sois pour la cause que lon mimpute. -- Quelle cause? -- Comme voleur de nuit. -- Vous, voleur de nuit! Rochefort, vous riez? -- Je comprends. Ceci demande explication, nest-ce pas? -- Je lavoue. -- Eh bien, voilà ce qui est arrivé: un soir, après une orgie chez Reinard, aux Tuileries, avec le duc dHarcourt, Fontrailles, de Rieux et autres, le duc dHarcourt proposa daller tirer des manteaux sur le Pont-Neuf; cest, vous le savez, un divertissement quavait mis fort à la mode M. le duc dOrléans. -- Étiez-vous fou, Rochefort! à votre âge? -- Non, jétais ivre; et cependant, comme lamusement me semblait médiocre, je proposai au chevalier de Rieux dêtre spectateurs au lieu dêtre acteurs, et, pour voir la scène des premières loges, de monter sur le cheval de bronze. Aussitôt dit, aussitôt fait. Grâce aux éperons, qui nous servirent détriers, en un instant nous fûmes perchés sur la croupe; nous étions à merveille et nous voyions à ravir. Déjà quatre ou cinq manteaux avaient été enlevés avec une dextérité sans égale et sans que ceux à qui on les avait enlevés osassent dire un mot, quand je ne sais quel imbécile moins endurant que les autres savise de crier: «À la garde!» et nous attire une patrouille darchers. Le duc dHarcourt, Fontrailles et les autres se sauvent; de Rieux veut en faire autant. Je le retiens en lui disant quon ne viendra pas nous dénicher où nous sommes. Il ne mécoute pas, met le pied sur léperon pour descendre, léperon casse, il tombe, se rompt une jambe, et, au lieu de se taire, se met à crier comme un pendu. Je veux sauter à mon tour, mais il était trop tard: je saute dans les bras des archers, qui me conduisent au Châtelet, où je mendors sur les deux oreilles, bien certain que le lendemain je sortirais de là. Le lendemain se passe, le surlendemain se passe, huit jours se passent; jécris au cardinal. Le même jour on vient me chercher et lon me conduit à la Bastille; il y a cinq ans que jy suis. Croyez-vous que ce soit pour avoir commis le sacrilège de monter en croupe derrière Henri IV? -- Non, vous avez raison, mon cher Rochefort, ce ne peut pas être pour cela, mais vous allez savoir probablement pourquoi. -- Ah! oui, car jai, moi, oublié de vous demander cela: où me menez-vous? -- Au cardinal. -- Que me veut-il? -- Je nen sais rien, puisque jignorais même que cétait vous que jallais chercher. -- Impossible. Vous, un favori! -- Un favori, moi! sécria dArtagnan. Ah! mon pauvre comte! je suis plus cadet de Gascogne que lorsque je vous vis à Meung, vous savez, il y a tantôt vingt-deux ans, hélas! Et un gros soupir acheva sa phrase. -- Cependant vous venez avec un commandement? -- Parce que je me trouvais là par hasard dans lantichambre, et que le cardinal sest adressé à moi comme il se serait adressé à un autre; mais je suis toujours lieutenant aux mousquetaires, et il y a, si je compte bien, à peu près vingt et un ans que je le suis. -- Enfin, il ne vous est pas arrivé malheur, cest beaucoup. -- Et quel malheur vouliez-vous quil marrivât? Comme dit je ne sais quel vers latin que jai oublié, ou plutôt que je nai jamais bien sur La foudre ne frappe pas les vallées; et je suis une vallée, mon cher Rochefort, et des plus basses qui soient. -- Alors le Mazarin est toujours Mazarin? -- Plus que jamais, mon cher; on le dit marié avec la reine. -- Marié! -- Sil nest pas son mari, il est à coup sûr son amant. -- Résister à un Buckingham et céder à un Mazarin! -- Voilà les femmes! reprit philosophiquement dArtagnan. -- Les femmes, bon, mais les reines! -- Eh! mon Dieu! sous ce rapport, les reines sont deux fois femmes. -- Et M. de Beaufort, est-il toujours en prison? -- Toujours; pourquoi? -- Ah! cest que, comme il me voulait du bien, il aurait pu me tirer daffaire. -- Vous êtes probablement plus près dêtre libre que lui; ainsi cest vous qui len tirerez. -- Alors, la guerre... -- On va lavoir. -- Avec lEspagnol? -- Non, avec Paris. -- Que voulez-vous dire? -- Entendez-vous ces coups de fusil? -- Oui. Eh bien? -- Eh bien, ce sont les bourgeois qui pelotent! en attendant la partie. -- Est-ce que vous croyez quon pourrait faire quelque chose des bourgeois? -- Mais, oui, ils promettent, et sils avaient un chef qui fit de tous les groupes un rassemblement... -- Cest malheureux de ne pas être libre. -- Eh! mon Dieu! ne vous désespérez pas. Si Mazarin vous fait chercher, cest quil a besoin de vous; et sil a besoin de vous, eh bien! je vous en fais mon compliment. Il y a bien des années que personne na plus besoin de moi; aussi vous voyez où jen suis. -- Plaignez-vous donc, je vous le conseille! -- Écoutez, Rochefort. Un traité... -- Lequel? -- Vous savez que nous sommes bons amis. -- Pardieu! jen porte les marques, de notre amitié: trois coups dépée!... -- Eh bien, si vous redevenez en faveur, ne moubliez pas. -- Foi de Rochefort, mais à charge de revanche. -- Cest dit: voilà ma main. -- Ainsi, à la première occasion que vous trouvez de parler de moi... -- Jen parle, et vous? -- Moi de même. -- À propos, et vos amis, faut-il parler deux aussi? -- Quels amis? -- Athos, Porthos et Aramis, les avez-vous donc oubliés? -- À peu près. -- Que sont-ils devenus? -- Je nen sais rien. -- Vraiment! -- Ah! mon Dieu, oui! nous nous sommes quittés comme vous savez; ils vivent, voilà tout ce que je peux dire; jen apprends de temps en temps des nouvelles indirectes. Mais dans quel lieu du monde ils sont, le diable memporte si jen sais quelque chose. Non, dhonneur! je nai plus que vous dami, Rochefort. -- Et lillustre... comment appelez-vous donc ce garçon que jai fait sergent au régiment de Piémont? -- Planchet? -- Oui, cest cela. Et lillustre Planchet, quest-il devenu? -- Mais il a épousé une boutique de confiseur dans la rue des Lombards, cest un garçon qui a toujours fort aimé les douceurs; de sorte quil est bourgeois de Paris et que, selon toute probabilité, il fait de lémeute en ce moment. Vous verrez que ce drôle sera échevin avant que je sois capitaine. -- Allons, mon cher dArtagnan, un peu de courage! cest quand on est au plus bas de la roue que la roue tourne et vous élève. Dès ce soir, votre sort va peut-être changer. -- Amen! dit dArtagnan en arrêtant le carrosse. -- Que faites-vous? demanda Rochefort. -- Je fais que nous sommes arrivés et que je ne veux pas quon me voie sortir de votre voiture; nous ne nous connaissons pas. -- Vous avez raison. Adieu. -- Au revoir; rappelez-vous votre promesse. Et dArtagnan remonta à cheval et reprit la tête de lescorte. Cinq minutes après on entrait dans la cour du Palais-Royal. DArtagnan conduisit le prisonnier par le grand escalier et lui fit traverser lantichambre et le corridor. Arrivé à la porte du cabinet de Mazarin, il sapprêtait à se faire annoncer quand Rochefort lui mit la main sur lépaule. -- DArtagnan, dit Rochefort en souriant, voulez-vous que je vous avoue une chose à laquelle jai pensé tout le long de la route, en voyant les groupes de bourgeois que nous traversions et qui vous regardaient, vous et vos quatre hommes, avec des yeux flamboyants? -- Dites, répondit dArtagnan. -- Cest que je navais quà crier à laide pour vous faire mettre en pièces, vous et votre escorte, et qualors jétais libre. -- Pourquoi ne lavez-vous pas fait? dit dArtagnan. -- Allons donc! reprit Rochefort. Lamitié jurée! Ah! si ceût été un autre que vous qui meût conduit, je ne dis pas... DArtagnan inclina la tête. -- Est-ce que Rochefort serait devenu meilleur que moi? se dit-il. Et il se fit annoncer chez le ministre. -- Faites entrer M. de Rochefort, dit la voix impatiente de Mazarin aussitôt quil eut entendu prononcer ces deux noms, et priez M. dArtagnan dattendre: je nen ai pas encore fini avec lui. Ces paroles rendirent dArtagnan tout joyeux. Comme il lavait dit, il y avait longtemps que personne navait eu besoin de lui, et cette insistance de Mazarin à son égard lui paraissait dun heureux présage. Quant à Rochefort, elle ne lui produisit pas dautre effet que de le mettre parfaitement sur ses gardes. Il entra dans le cabinet et trouva Mazarin assis à sa table avec son costume ordinaire, cest- à-dire en monsignor; ce qui était à peu près lhabit des abbés du temps, excepté quil portait les bas et le manteau violet. Les portes se refermèrent, Rochefort regarda Mazarin du coin de loeil, et il surprit un regard du ministre qui croisait le sien. Le ministre était toujours le même, bien peigné, bien frisé, bien parfumé, et, grâce à sa coquetterie, ne paraissait pas même son âge. Quant à Rochefort, cétait autre chose, les cinq années quil avait passées en prison avaient fort vieilli ce digne ami de M. de Richelieu; ses cheveux noirs étaient devenus tout blancs, et les couleurs bronzées de son teint avaient fait place à une entière pâleur qui semblait de lépuisement. En lapercevant, Mazarin secoua imperceptiblement la tête dun air qui voulait dire: -- Voilà un homme qui ne me paraît plus bon à grandchose. Après un silence qui fut assez long en réalité, mais qui parut un siècle à Rochefort, Mazarin tira dune liasse de papiers une lettre tout ouverte, et la montrant au gentilhomme: -- Jai trouvé là une lettre où vous réclamez votre liberté, monsieur de Rochefort. Vous êtes donc en prison? Rochefort tressaillit à cette demande. -- Mais, dit-il, il me semblait que Votre Éminence le savait mieux que personne. -- Moi? pas du tout! il y a encore à la Bastille une foule de prisonniers qui y sont du temps de M. de Richelieu, et dont je ne sais pas même les noms. -- Oh, mais, moi, cest autre chose, Monseigneur! et vous saviez le mien, puisque cest sur un ordre de Votre Éminence que jai été transporté du Châtelet à la Bastille. -- Vous croyez? -- Jen suis sûr. -- Oui, je crois me souvenir, en effet; navez-vous pas, dans le temps, refusé de faire pour la reine un voyage à Bruxelles? -- Ah! ah! dit Rochefort, voilà donc la véritable cause? Je la cherche depuis cinq ans. Niais que je suis, je ne lavais pas trouvée! -- Mais je ne vous dis pas que ce soit la cause de votre arrestation; entendons-nous, je vous fais cette question, voilà tout: navez-vous pas refusé daller à Bruxelles pour le service de la reine, tandis que vous aviez consenti à y aller pour le service du feu cardinal? -- Cest justement parce que jy avais été pour le service du feu cardinal, que je ne pouvais y retourner pour celui de la reine. Javais été à Bruxelles dans une circonstance terrible. Cétait lors de la conspiration de Chalais. Jy avais été pour surprendre la correspondance de Chalais avec larchiduc, et déjà à cette époque, lorsque je fus reconnu, je faillis y être mis en pièces. Comment vouliez-vous que jy retournasse! je perdais la reine au lieu de la servir. -- Eh bien, vous comprenez, voici comment les meilleures intentions sont mal interprétées, mon cher monsieur de Rochefort. La reine na vu dans votre refus quun refus pur et simple; elle avait eu fort à se plaindre de vous sous le feu cardinal, Sa Majesté la reine! Rochefort sourit avec mépris. -- Cétait justement parce que javais bien servi M. le cardinal de Richelieu contre la reine, que, lui mort, vous deviez comprendre, Monseigneur, que je vous servirais bien contre tout le monde. -- Moi, monsieur de Rochefort, dit Mazarin, moi, je ne suis pas comme M. de Richelieu, qui visait à la toute-puissance; je suis un simple ministre qui na pas besoin de serviteurs étant celui de la reine. Or, Sa Majesté est très susceptible; elle aura su votre refus, elle laura pris pour une déclaration de guerre, et elle maura, sachant combien vous êtes un homme supérieur et par conséquent dangereux, mon cher monsieur de Rochefort, elle maura ordonné de massurer de vous. Voilà comment vous vous trouvez à la Bastille. Eh bien, Monseigneur, il me semble, dit Rochefort, que si cest par erreur que je me trouve à la Bastille... -- Oui, oui, reprit Mazarin, certainement tout cela peut sarranger; vous êtes homme à comprendre certaines affaires, vous, et, une fois ces affaires comprises, à les bien pousser. -- Cétait lavis de M. le cardinal de Richelieu, et mon admiration pour ce grand homme saugmente encore de ce que vous voulez bien me dire que cest aussi le vôtre. -- Cest vrai, reprit Mazarin, M. le cardinal avait beaucoup de politique, cest ce qui faisait sa grande supériorité sur moi, qui suis un homme tout simple et sans détours; cest ce qui me nuit, jai une franchise toute française. Rochefort se pinça les lèvres pour ne pas sourire. -- Je viens donc au but. Jai besoin de bons amis, de serviteurs fidèles; quand je dis jai besoin, je veux dire: la reine a besoin. Je ne fais rien que par les ordres de la reine, moi, entendez-vous bien? ce nest pas comme M. le cardinal de Richelieu, qui faisait tout à son caprice. Aussi, je ne serai jamais un grand homme comme lui; mais en échange, je suis un bon homme, monsieur de Rochefort, et jespère que je vous le prouverai. Rochefort connaissait cette voix soyeuse, dans laquelle glissait de temps en temps un sifflement qui ressemblait à celui de la vipère. -- Je suis tout prêt à vous croire, Monseigneur, dit-il, quoique, pour ma part, jaie eu peu de preuves de cette bonhomie dont parle Votre Éminence Noubliez pas, Monseigneur, reprit Rochefort voyant le mouvement quessayait de réprimer le ministre, noubliez pas que depuis cinq ans je suis à la Bastille, et que rien ne fausse les idées comme de voir les choses à travers les grilles dune prison. -- Ah! monsieur de Rochefort, je vous ai déjà dit que je ny étais pour rien dans votre prison. La reine... (colère de femme et de princesse, que voulez-vous! mais cela passe comme cela vient, et après on ny pense plus)... -- Je conçois, Monseigneur, quelle ny pense plus, elle qui a passé cinq ans au Palais-Royal, au milieu des fêtes et des courtisans; mais, moi, qui les ai passés à la Bastille... -- Eh! mon Dieu, mon cher monsieur de Rochefort, croyez-vous que le Palais-Royal soit un séjour bien gai? Non pas, allez. Nous y avons eu, nous aussi, nos grands tracas, je vous assure. Mais, tenez, ne parlons plus de tout cela. Moi, je joue cartes sur table, comme toujours. Voyons, êtes-vous des nôtres, monsieur de Rochefort? -- Vous devez comprendre, Monseigneur, que je ne demande pas mieux, mais je ne suis plus au courant de rien, moi. À la Bastille, on ne cause politique quavec les soldats et les geôliers, et vous navez pas idée, Monseigneur, comme ces gens-là sont peu au courant des choses qui se passent. Jen suis toujours à M. de Bassompierre, moi... Il est toujours un des dix-sept seigneurs? -- Il est mort, monsieur, et cest une grande perte. Cétait un homme dévoué à la reine, lui, et les hommes dévoués sont rares. -- Parbleu! je crois bien, dit Rochefort. Quand vous en avez, vous les envoyez à la Bastille. -- Mais cest quaussi, dit Mazarin, quest-ce qui prouve le dévouement? -- Laction, dit Rochefort. -- Ah! oui, laction! reprit le ministre réfléchissant; mais où trouver des hommes daction? Rochefort hocha la tête. -- Il nen manque jamais, Monseigneur, seulement vous cherchez mal. -- Je cherche mal! que voulez-vous dire, mon cher monsieur de Rochefort? Voyons, instruisez-moi. Vous avez dû beaucoup apprendre dans lintimité de feu Monseigneur le cardinal. Ah! cétait un si grand homme! -- Monseigneur se fâchera-t-il si je lui fais de la morale? -- Moi, jamais! Vous le savez bien, on peut tout me dire. Je cherche à me faire aimer, et non à me faire craindre. -- Eh bien, Monseigneur, il y a dans mon cachot un proverbe écrit sur la muraille, avec la pointe dun clou. -- Et quel est ce proverbe? demanda Mazarin. -- Le voici, Monseigneur: _Tel maître..._ -- Je le connais: _tel valet._ -- Non: _tel serviteur._ Cest un petit changement que les gens dévoués dont je vous parlais tout à lheure y ont introduit pour leur satisfaction particulière. -- Eh bien! que signifie le proverbe? -- Il signifie que M. de Richelieu a bien su trouver des serviteurs dévoués, et par douzaines. -- Lui, le point de mire de tous les poignards! lui qui a passé sa vie à parer tous les coups quon lui portait! -- Mais il les a parés, enfin, et pourtant ils étaient rudement portés. Cest que sil avait de bons ennemis, il avait aussi de bons amis. -- Mais voilà tout ce que je demande! -- Jai connu des gens, continua Rochefort, qui pensa que le moment était venu de tenir parole à dArtagnan, jai connu des gens qui, par leur adresse, ont cent fois mis en défaut la pénétration du cardinal; par leur bravoure, battu ses gardes et ses espions; des gens qui sans argent, sans appui, sans crédit, ont conservé une couronne à une tête couronnée et fait demander grâce au cardinal. -- Mais ces gens dont vous parlez, dit Mazarin en souriant en lui- même de ce que Rochefort arrivait où il voulait le conduire, ces gens-là nétaient pas dévoués au cardinal, puisquils luttaient contre lui. -- Non, car ils eussent été mieux récompensés; mais ils avaient le malheur dêtre dévoués à cette même reine pour laquelle tout à lheure vous demandiez des serviteurs. -- Mais comment pouvez-vous savoir toutes ces choses? -- Je sais ces choses parce que ces gens-là étaient mes ennemis à cette époque, parce quils luttaient contre moi, parce que je leur ai fait tout le mal que jai pu, parce quils me lont rendu de leur mieux, parce que lun deux, à qui javais eu plus particulièrement affaire, ma donné un coup dépée, voilà sept ans à peu près: cétait le troisième que je recevais de la même main... la fin dun ancien compte. -- Ah! fit Mazarin avec une bonhomie admirable, si je connaissais des hommes pareils. -- Eh! Monseigneur, vous en avez un à votre porte depuis plus de six ans, et que depuis six ans vous navez jugé bon à rien. -- Qui donc? -- Monsieur dArtagnan. -- Ce Gascon! sécria Mazarin avec une surprise parfaitement jouée. -- Ce Gascon a sauvé une reine, et fait confesser à M. de Richelieu quen fait dhabileté, dadresse et de politique il nétait quun écolier. -- En vérité! -- Cest comme jai lhonneur de le dire à Votre Éminence. -- Contez-moi un peu cela, mon cher monsieur de Rochefort. -- Cest bien difficile, Monseigneur, dit le gentilhomme en souriant. -- Il me le contera lui-même, alors. -- Jen doute, Monseigneur. -- Et pourquoi cela? -- Parce que le secret ne lui appartient pas; parce que, comme je vous lai dit, ce secret est celui dune grande reine. -- Et il était seul pour accomplir une pareille entreprise? -- Non, Monseigneur, il avait trois amis, trois braves qui le secondaient, des braves comme vous en cherchiez tout à lheure. -- Et ces quatre hommes étaient unis, dites-vous? -- Comme si ces quatre hommes eussent fait quun, comme si ces quatre coeurs eussent battu dans la même poitrine; aussi, que nont-ils fait à eux quatre! -- Mon cher monsieur de Rochefort, en vérité vous piquez ma curiosité à un point que je ne puis vous dire. Ne pourriez-vous donc ma narrer cette histoire? -- Non, mais je puis vous dire un conte, un véritable conte de fée, je vous en réponds, Monseigneur. -- Oh! dites-moi cela, monsieur de Rochefort, jaime beaucoup les contes. -- Vous le voulez donc, Monseigneur? dit Rochefort en essayant de démêler une intention sur cette figure fine et rusée. -- Oui. -- Eh bien! écoutez! Il y avait une fois une reine... mais une puissante reine, la reine dun des plus grands royaumes du monde, à laquelle un grand ministre voulait beaucoup de mal pour lui avoir voulu auparavant trop de bien. Ne cherchez pas, Monseigneur! vous ne pourriez pas deviner qui. Tout cela se passait bien longtemps avant que vous vinssiez dans le royaume où régnait cette reine. Or, il vint à la cour un ambassadeur si brave, si riche et si élégant, que toutes les femmes en devinrent folles, et que la reine elle-même, en souvenir sans doute de la façon dont il avait traité les affaires dÉtat, eut limprudence de lui donner certaine parure si remarquable quelle ne pouvait être remplacée. Comme cette parure venait du roi, le ministre engagea celui-ci à exiger de la princesse que cette parure figurât dans sa toilette au prochain bal. Il est inutile de vous dire, Monseigneur, que le ministre savait de science certaine que la parure avait suivi lambassadeur, lequel ambassadeur était fort loin, de lautre côté des mers. La grande reine était perdue! perdue comme la dernière de ses sujettes, car elle tombait du haut de sa grandeur. -- Vraiment, fit Mazarin. -- Eh bien, Monseigneur! quatre hommes résolurent de la sauver. Ces quatre hommes, ce nétaient pas des princes, ce nétaient pas des ducs, ce nétaient pas des hommes puissants, ce nétaient même pas des hommes riches; cétaient quatre soldats ayant grand coeur, bon bras, franche épée. Ils partirent. Le ministre savait leur départ et avait aposté des gens sur la route pour les empêcher darriver à leur but. Trois furent mis hors de combat par de nombreux assaillants; mais un seul arriva au port, tua ou blessa ceux qui voulaient larrêter, franchit la mer et rapporta la parure à la grande reine, qui put lattacher sur son épaule au jour désigné, ce qui manqua de faire damner le ministre. Que dites-vous de ce trait-là, Monseigneur? -- Cest magnifique! dit Mazarin rêveur. -- Eh bien! jen sais dix pareils. Mazarin ne parlait plus, il songeait. Cinq ou six minutes sécoulèrent. -- Vous navez plus rien à me demander, Monseigneur, dit Rochefort. -- Si fait, et M. dArtagnan était un de ces quatre hommes, dites- vous? -- Cest lui qui a mené toute lentreprise. -- Et les autres, quels étaient-ils? -- Monseigneur, permettez que je laisse à M. dArtagnan le soin de vous les nommer. Cétaient ses amis et non les miens; lui seul aurait quelque influence sur eux, et je ne les connais même pas sous leurs véritables noms. -- Vous vous défiez de moi, monsieur de Rochefort. Eh bien, je veux être franc jusquau bout; jai besoin de vous, de lui, de tous! -- Commençons par moi, Monseigneur, puisque vous mavez envoyé chercher et que me voilà, puis vous passerez à eux. Vous ne vous étonnerez pas de ma curiosité: lorsquil il y a cinq ans quon est en prison, on nest pas fâché de savoir où lon va vous envoyer. -- Vous, mon cher monsieur de Rochefort, vous aurez le poste de confiance, vous irez à Vincennes où M. de Beaufort est prisonnier: vous me le garderez à vue. Eh bien! quavez-vous donc? -- Jai que vous me proposez là une chose impossible, dit Rochefort en secouant la tête dun air désappointé. -- Comment, une chose impossible! Et pourquoi cette chose est-elle impossible? -- Parce que M. de Beaufort est un de mes amis, ou plutôt que je suis un des siens; avez-vous oublié, Monseigneur, que cest lui qui avait répondu de moi à la reine? -- M. de Beaufort, depuis ce temps-là, est lennemi de État. -- Oui, Monseigneur, cest possible; mais comme je ne suis ni roi, ni reine, ni ministre, il nest pas mon ennemi, à moi, et je ne puis accepter ce que vous moffrez. -- Voilà ce que vous appelez du dévouement? je vous en félicite! Votre dévouement ne vous engage pas trop, monsieur de Rochefort. -- Et puis, Monseigneur, reprit Rochefort, vous comprendrez que sortir de la Bastille pour rentrer à Vincennes, ce nest que changer de prison. -- Dites tout de suite que vous êtes du parti de M. de Beaufort, et ce sera plus franc de votre part. -- Monseigneur, jai été si longtemps enfermé que je ne suis que dun parti: cest du parti du grand air. Employez-moi à tout autre chose, envoyez-moi en mission, occupez-moi activement, mais sur les grands chemins, si cest possible! -- Mon cher monsieur de Rochefort, dit Mazarin avec son air goguenard, votre zèle vous emporte: vous vous croyez encore un jeune homme, parce que le coeur y est toujours; mais les forces vous manqueraient. Croyez-moi donc: ce quil vous faut maintenant, cest du repos. Holà, quelquun! -- Vous ne statuez donc rien sur moi, Monseigneur? -- Au contraire, jai statué. Bernouin entra. -- Appelez un huissier, dit-il, et restez près de moi, ajouta-t-il tout bas. Un huissier entra. Mazarin écrivit quelques mots quil remit à cet homme, puis salua de la tête. -- Adieu, monsieur de Rochefort! dit-il. Rochefort sinclina respectueusement. -- Je vois, Monseigneur, dit-il, que lon me reconduit à la Bastille. -- Vous êtes intelligent. -- Jy retourne, Monseigneur; mais, je vous le répète, vous avez tort de ne pas savoir memployer. -- Vous, lami de mes ennemis! -- Que voulez-vous! il me fallait faire lennemi de vos ennemis. -- Croyez-vous quil ny ait que vous seul, monsieur de Rochefort? Croyez-moi, jen trouverai qui vous vaudront bien. -- Je vous le souhaite, Monseigneur. -- Cest bien. Allez, allez! À propos, cest inutile que vous mécriviez davantage, monsieur de Rochefort, vos lettres seraient des lettres perdues. -- Jai tiré les marrons du feu, murmura Rochefort en se retirant; et si dArtagnan nest pas content de moi quand je lui raconterai tout à lheure léloge que jai fait de lui, il sera difficile. Mais où diable me mène-t-on? En effet, on conduisait Rochefort par le petit escalier, au lieu de le faire passer par lantichambre, où attendait dArtagnan. Dans la cour, il trouva son carrosse et ses quatre hommes descorte; mais il chercha vainement son ami. -- Ah! ah! se dit en lui-même Rochefort, voilà qui change terriblement la chose! et sil y a toujours un aussi grand nombre de populaire dans les rues, eh bien! nous tâcherons de prouver au Mazarin que nous sommes encore bon à autre chose, Dieu merci! quà garder un prisonnier. Et il sauta dans le carrosse aussi légèrement que sil neût eu que vingt-cinq ans. IV. Anne dAutriche à quarante-six ans Resté seul avec Bernouin, Mazarin demeura un instant pensif; il en savait beaucoup, et cependant il nen savait pas encore assez. Mazarin était tricheur au jeu; cest un détail que nous a conservé Brienne: il appelait cela prendre ses avantages. Il résolut de nentamer la partie avec dArtagnan que lorsquil connaîtrait bien toutes les cartes de son adversaire. -- Monseigneur nordonne rien? demanda Bernouin. -- Si fait, répondit Mazarin; éclaire-moi, je vais chez la reine. Bernouin prit un bougeoir et marcha le premier. Il y avait un passage secret qui aboutissait des appartements et du cabinet de Mazarin aux appartements de la reine; cétait par ce corridor que passait le cardinal pour se rendre à toute heure auprès dAnne dAutriche. En arrivant dans la chambre à coucher où donnait ce passage, Bernouin rencontra madame Beauvais. Madame Beauvais et Bernouin étaient les confidents intimes de ces amours surannées; et madame Beauvais se chargea dannoncer le cardinal à Anne dAutriche, qui était dans son oratoire avec le jeune Louis XIV. Anne dAutriche, assise dans un grand fauteuil, le coude appuyé sur une table et la tête appuyée sur sa main, regardait lenfant royal, qui, couché sur le tapis, feuilletait un grand livre de bataille. Anne dAutriche était une reine qui savait le mieux sennuyer avec majesté; elle restait quelquefois des heures ainsi retirée dans sa chambre ou dans son oratoire, sans lire ni prier. Quant au livre avec lequel jouait le roi, cétait un _Quinte- Curce_ enrichi de gravures représentant les hauts faits dAlexandre. Madame Beauvais apparut à la porte de loratoire et annonça le cardinal de Mazarin. Lenfant se releva sur un genou, le sourcil froncé, et regardant sa mère: -- Pourquoi donc, dit-il, entre-t-il ainsi sans faire demander audience? Anne rougit légèrement. -- Il est important, répliqua-t-elle, quun premier ministre, dans les temps où nous sommes, puisse venir rendre compte à toute heure de ce qui se passe à la reine, sans avoir à exciter la curiosité ou les commentaires de toute la cour. -- Mais il me semble que M. de Richelieu nentrait pas ainsi, répondit lenfant implacable. -- Comment vous rappelez-vous ce que faisait M. de Richelieu? vous ne pouvez le savoir, vous étiez trop jeune. -- Je ne me le rappelle pas, je lai demandé, on me la dit. -- Et qui vous a dit cela? reprit Anne dAutriche avec un mouvement dhumeur mal déguisé. -- Je sais que je ne dois jamais nommer les personnes qui répondent aux questions que je leur fais, répondit lenfant, ou que sans cela je napprendrai plus rien. En ce moment Mazarin entra. Le roi se leva alors tout à fait, prit son livre, le plia et alla le porter sur la table, près de laquelle il se tint debout pour forcer Mazarin à se tenir debout aussi. Mazarin surveillait de son oeil intelligent toute cette scène, à laquelle il semblait demander lexplication de celle qui lavait précédée. Il sinclina respectueusement devant la reine et fit une profonde révérence au roi, qui lui répondit par un salut de tête assez cavalier; mais un regard de sa mère lui reprocha cet abandon aux sentiments de haine que dès son enfance Louis XIV avait vouée au cardinal, et il accueillit le sourire sur les lèvres le compliment du ministre. Anne dAutriche cherchait à deviner sur le visage de Mazarin la cause de cette visite imprévue, le cardinal ordinairement ne venant chez elle que lorsque tout le monde était retiré. Le ministre fit un signe de tête imperceptible; alors la reine sadressant à madame Beauvais: -- Il est temps que le roi se couche, dit-elle, appelez Laporte. Déjà la reine avait dit deux ou trois fois au jeune Louis de se retirer, et toujours lenfant avait tendrement insisté pour rester; mais cette fois, il ne fit aucune observation, seulement il se pinça les lèvres et pâlit. Un instant après, Laporte entra. Lenfant alla droit à lui sans embrasser sa mère. -- Eh bien, Louis, dit Anne, pourquoi ne membrassez-vous point? -- Je croyais que vous étiez fâchée contre moi, Madame: vous me chassez. -- Je ne vous chasse pas: seulement vous venez davoir la petite vérole, vous êtes souffrant encore, et je crains que veiller ne vous fatigue. -- Vous navez pas eu la même crainte quand vous mavez fait aller aujourdhui au Palais pour rendre ces méchants édits qui ont tant fait murmurer le peuple. -- Sire, dit Laporte pour faire diversion, à qui Votre Majesté veut-elle que je donne le bougeoir? -- À qui tu voudras, Laporte, répondit lenfant, pourvu, ajouta-t- il à haute voix, que ce ne soit pas à Mancini. M. Mancini était un neveu du cardinal que Mazarin avait placé près du roi comme enfant dhonneur et sur lequel Louis XIV reportait une partie de la haine quil avait pour son ministre. Et le roi sortit sans embrasser sa mère et sans saluer le cardinal. -- À la bonne heure! dit Mazarin; jaime à voir quon élève Sa Majesté dans lhorreur de la dissimulation. -- Pourquoi cela? demanda la reine dun air presque timide. -- Mais il me semble que la sortie du roi na pas besoin de commentaires; dailleurs, Sa Majesté ne se donne pas la peine de cacher le peu daffection quelle me porte: ce qui ne mempêche pas, du reste, dêtre tout dévoué à son service, comme à celui de Votre Majesté. -- Je vous demande pardon pour lui, cardinal, dit la reine, cest un enfant qui ne peut encore savoir toutes les obligations quil vous a. Le cardinal sourit. -- Mais, continua la reine, vous étiez venu sans doute pour quelque objet important, quy a-t-il donc? Mazarin sassit ou plutôt se renversa dans une large chaise, et dun air mélancolique: -- Il y a, dit-il, que, selon toute probabilité, nous serons forcés de nous quitter bientôt, à moins que vous ne poussiez le dévouement pour moi jusquà me suivre en Italie. -- Et pourquoi cela? demanda la reine. -- Parce que, comme dit lopéra de _Thisbé_, reprit Mazarin: _Le monde entier conspire à diviser nos feux._ -- Vous plaisantez, monsieur! dit la reine en essayant de reprendre un peu de son ancienne dignité. -- Hélas, non, Madame! dit Mazarin, je ne plaisante pas le moins du monde; je pleurerais bien plutôt, je vous prie. de le croire; et il y a de quoi, car notez bien que jai dit: _Le monde entier conspire à diviser nos feux._ Or, comme vous faites partie du monde entier, je veux dire que vous aussi mabandonnez. -- Cardinal! -- Eh! mon Dieu, ne vous ai-je pas vue sourire lautre jour très agréablement à M. le duc dOrléans ou plutôt à ce quil vous disait! -- Et que me disait-il? -- Il vous disait, Madame: «Cest votre Mazarin qui est la pierre dachoppement; quil parte, et tout ira bien.» -- Que vouliez-vous que je fisse? -- Oh! Madame, vous êtes la reine, ce me semble! -- Belle royauté, à la merci du premier gribouilleur de paperasses du Palais-Royal ou du premier gentillâtre du royaume! -- Cependant vous êtes assez forte pour éloigner de vous les gens qui vous déplaisent. -- Cest-à-dire qui vous déplaisent, à vous! répondit la reine. -- À moi! -- Sans doute. Qui a renvoyé madame de Chevreuse, qui pendant douze ans avait été persécutée sous lautre règne? -- Une intrigante qui voulait continuer contre moi les cabales commencées contre M. de Richelieu! -- Qui a renvoyé madame de Hautefort, cette amie si parfaite, quelle avait refusé les bonnes grâces du roi pour rester dans les miennes? -- Une prude qui vous disait chaque soir, en vous déshabillant, que cétait perdre votre âme que daimer un prêtre, comme si on était prêtre parce quon est cardinal. -- Qui a fait arrêter M. de Beaufort? -- Un brouillon qui ne parlait de rien moins que de massassiner! -- Vous voyez bien, cardinal, reprit la reine, que vos ennemis sont les miens. -- Ce nest pas assez, Madame, il faudrait encore que vos amis fussent les miens aussi. -- Mes amis, monsieur!... La reine secoua la tête: Hélas! je nen ai plus. -- Comment navez-vous plus damis dans le bonheur, quand vous en aviez bien dans ladversité? -- Parce que, dans le bonheur, jai oublié ces amis-là, monsieur: Parce que jai fait comme la reine Marie de Médicis, qui, au retour de son premier exil, a méprisé tous ceux qui avaient souffert pour elle, et qui proscrite une seconde fois est morte à Cologne, abandonnée du monde entier et même de son fils, parce que tout le monde la méprisait à son tour. -- Eh bien, voyons! dit Mazarin, ne serait-il pas temps de réparer le mal? Cherchez parmi vos amis vos plus anciens. -- Que voulez-vous dire, monsieur? -- Rien autre chose que ce que je dis: cherchez. -- Hélas! jai beau regarder autour de moi, je nai dinfluence sur personne. Monsieur, comme toujours, est conduit par son favori: hier cétait Choisy, aujourdhui cest La Rivière, demain ce sera un autre. M. le Prince est conduit par le coadjuteur, qui est conduit par madame de Guéménée. -- Aussi, Madame, je ne vous dis pas de regarder parmi vos amis du jour, mais parmi vos amis dautrefois. -- Parmi mes amis dautrefois? fit la reine. -- Oui, parmi vos amis dautrefois, parmi ceux qui vous ont aidée à lutter contre M. le duc de Richelieu, à le vaincre même. -- Où veut-il en venir? murmura la reine en regardant le cardinal avec inquiétude. -- Oui, continua celui-ci, en certaines circonstances, avec cet esprit puissant et fin qui caractérise Votre Majesté, vous avez su, grâce au concours de vos amis, repousser les attaques de cet adversaire. -- Moi! dit la reine, jai souffert, voilà tout. -- Oui, dit Mazarin, comme souffrent les femmes en se vengeant. Voyons, allons au fait! connaissez-vous M. de Rochefort? -- M. de Rochefort nétait pas un de mes amis, dit la reine, mais bien au contraire de mes ennemis les plus acharnés, un des plus fidèles de M. le cardinal. Je croyais que vous saviez cela. -- Je le sais si bien, répondit Mazarin, que nous lavons fait mettre à la Bastille. -- En est-il sorti? demanda la reine. -- Non, rassurez-vous, il y est toujours; aussi je ne vous parle de lui que pour arriver à un autre. Connaissez-vous M. dArtagnan? continua Mazarin en regardant la reine en face. Anne dAutriche reçut le coup en plein coeur. «Le Gaston aurait-il été indiscret?» murmura-t-elle. Puis tout haut: -- DArtagnan! ajouta-t-elle. Attendez donc, Oui, certainement, ce nom-là mest familier. DArtagnan, un mousquetaire, qui aimait une de mes femmes, Pauvre petite créature qui est morte empoisonnée à cause de moi. -- Voilà tout? dit Mazarin. La reine regarda le cardinal avec étonnement. -- Mais, monsieur, dit-elle, il me semble que vous me faites subir un interrogatoire? -- Auquel, en tout cas, dit Mazarin avec son éternel sourire et sa voix toujours douce, vous ne répondez que selon votre fantaisie. -- Exposez clairement vos désirs, monsieur, et jy répondrai de même, dit la reine avec un commencement dimpatience. -- Eh bien, Madame! dit Mazarin en sinclinant, je désire que vous me fassiez part de vos amis, comme je vous ai fait part du peu dindustrie et de talent que le ciel a mis en moi. Les circonstances sont graves, et il va falloir agir énergiquement. -- Encore! dit la reine, je croyais que nous en serions quittes avec M. de Beaufort. -- Oui! vous navez vu que le torrent qui voulait tout renverser, et vous navez pas fait attention à leau donnante. Il y a cependant en France un proverbe sur leau qui dort. -- Achevez, dit la reine. -- Eh bien! continua Mazarin, je souffre tous les jours les affronts que me font vos princes et vos valets titrés, tous automates qui ne voient pas que je tiens leur fil, et qui, sous ma gravité patiente, nont pas deviné le rire de lhomme irrité, qui sest juré à lui-même dêtre un jour le plus fort. Nous avons fait arrêter M. de Beaufort, cest vrai; mais cétait le moins dangereux de tous, il y a encore M. le Prince... -- Le vainqueur de Rocroy! y pensez-vous? -- Oui, Madame, et fort souvent; mais _patienza_, comme nous disons, nous autres Italiens. Puis, après M. de Condé, il y a M. le duc dOrléans. -- Que dites-vous là? le premier prince du sang, loncle du roi! -- Non pas le premier prince du sang, non pas loncle du roi, mais le lâche conspirateur qui, sous lautre règne, poussé par son caractère capricieux et fantasque rongé dennuis misérables, dévoré dune plate ambition, jaloux de tout ce qui le dépassait en loyauté et en courage, irrité de nêtre rien, grâce à sa nullité, sest fait lécho de tous les mauvais bruits, sest fait lâme de toutes les cabales, a fait signe daller en avant à tous ces braves gens qui ont eu la sottise de croire à la parole dun homme du sang royal, et qui les a reniés lorsquils sont montés sur léchafaud! non pas le premier prince du sang, non pas loncle du roi, je le répète, mais lassassin de Chalais, de Montmorency et de Cinq-Mars, qui essaye aujourdhui de jouer le même jeu, et qui se figure quil gagnera la partie parce quil changera dadversaire et parce quau lieu davoir en face de lui un homme qui menace il a un homme qui sourit. Mais il se trompe, il aura perdu à perdre M. de Richelieu, et je nai pas intérêt à laisser près de la reine ce ferment de discorde avec lequel feu M. le cardinal a fait bouillir vingt ans la bile du roi. Anne rougit et cacha sa tête dans ses deux mains. -- Je ne veux point humilier Votre Majesté, reprit Mazarin, revenant à un ton plus calme, mais en même temps dune fermeté étrange. Je veux quon respecte la reine et quon respecte son ministre, puisque aux yeux de tous je ne suis que cela. Votre Majesté sait, elle, que je ne suis pas, comme beaucoup de gens le disent, un pantin venu dItalie; il faut que tout le monde le sache comme Votre Majesté. -- Eh bien donc, que dois-je faire? dit Anne dAutriche courbée sous cette voix dominatrice. -- Vous devez chercher dans votre souvenir le nom de ces hommes fidèles et dévoués qui ont passé la mer malgré M. de Richelieu, en laissant des traces de leur sang tout le long de la route, pour rapporter à Votre Majesté certaine parure quelle avait donnée à M. de Buckingham. Anne se leva majestueuse et irritée comme si un ressort dacier leût fait bondir, et, regardant le cardinal avec cette hauteur et cette dignité qui la rendaient si puissante aux jours de sa jeunesse: -- Vous minsultez, monsieur! dit-elle. -- Je veux enfin, continua Mazarin, achevant la pensée quavait tranchée par le milieu le mouvement de la reine, je veux que vous fassiez aujourdhui pour votre mari ce que vous avez fait autrefois pour votre amant. -- Encore cette calomnie! sécria la reine. Je la croyais cependant bien morte et bien étouffée, car vous me laviez épargnée jusquà présent; mais voilà que vous men parlez à votre tour. Tant mieux! car il en sera question cette fois entre nous, et tout sera fini, entendez-vous bien? -- Mais, Madame, dit Mazarin étonné de ce retour de force, je ne demande pas que vous me disiez tout. -- Et moi je veux tout vous dire, répondit Anne dAutriche. Écoutez donc. Je veux vous dire quil y avait effectivement à cette époque quatre coeurs dévoués, quatre âmes loyales, quatre épées fidèles, qui mont sauvé plus que la vie, monsieur, qui mont sauvé lhonneur. -- Ah! vous lavouez, dit Mazarin. -- Ny a-t-il donc que les coupables dont lhonneur soit en jeu, monsieur, et ne peut-on pas déshonorer quelquun, une femme surtout, avec des apparences! Oui, les apparences étaient contre moi et jallais être déshonorée, et cependant, je le jure, je nétais pas coupable. Je le jure... La reine chercha une chose sainte sur laquelle elle pût jurer; et tirant dune armoire perdue dans la tapisserie un petit coffret de bois de rose incrusté dargent, et le posant sur lautel: -- Je le jure, reprit-elle, sur ces reliques sacrées, jaimais M. de Buckingham, mais M. de Buckingham nétait pas mon amant! -- Et quelles sont ces reliques sur lesquelles vous faites ce serment, Madame? dit en souriant Mazarin; car je vous en préviens, en ma qualité de Romain je suis incrédule: il y a relique et relique. La reine détacha une petite clef dor de son cou et la présenta au cardinal. -- Ouvrez, monsieur, dit-elle, et voyez vous-même. Mazarin étonné prit la clef et ouvrit le coffret, dans lequel il ne trouva quun couteau rongé par la rouille et deux lettres dont lune était tachée de sang. -- Quest-ce que cela? demanda Mazarin. -- Quest-ce que cela, monsieur? dit Anne dAutriche avec son geste de reine et en étendant sur le coffret ouvert un bras resté parfaitement beau malgré les années, je vais vous le dire. Ces deux lettres sont les deux seules lettres que je lui aie jamais écrites. Ce couteau, cest celui dont Felton la frappé. Lisez ces lettres, monsieur, et vous verrez si jai menti. Malgré la permission qui lui était donnée, Mazarin, par un sentiment naturel, au lieu de lire les lettres, prit le couteau que Buckingham mourant avait arraché de sa blessure, et quil avait, par Laporte, envoyé à la reine; la lame en était toute rongée; car le sang était devenu de la rouille; puis après un instant dexamen, pendant lequel la reine était devenue aussi blanche que la nappe de lautel sur lequel elle était appuyée, il le replaça dans le coffret avec un frisson involontaire. -- Cest bien, Madame, dit-il, je men rapporte à votre serment. -- Non, non! lisez, dit la reine en fronçant le sourcil; lisez, je le veux, je lordonne, afin, comme je lai résolu, que tout soit fini de cette fois, et que nous ne revenions plus sur ce sujet. Croyez-vous, ajouta-t-elle avec un sourire terrible, que je sois disposée à rouvrir ce coffret à chacune de vos accusations à venir? Mazarin, dominé par cette énergie, obéit presque machinalement et lut les deux lettres. Lune était celle par laquelle la reine redemandait les ferrets à Buckingham; cétait celle quavait portée dArtagnan, et qui était arrivée à temps. Lautre était celle que Laporte avait remise au duc, dans laquelle la reine le prévenait quil allait être assassiné et qui était arrivée trop tard. -- Cest bien, Madame, dit Mazarin, et il ny a rien à répondre à cela. -- Si, monsieur, dit la reine en refermant le coffret et en appuyant sa main dessus; si, il y a quelque chose à répondre: cest que jai toujours été ingrate envers ces hommes qui mont sauvée, moi, et qui ont fait tout ce quils ont pu pour le sauver, lui; cest que je nai rien donné à ce brave dArtagnan, dont vous me parliez tout à lheure, que ma main à baiser, et ce diamant. La reine étendit sa belle main vers le cardinal et lui montra une pierre admirable qui scintillait à son doigt. -- Il la vendu, à ce quil paraît, reprit-elle, dans un moment de gêne; il la vendu pour me sauver une seconde fois, car cétait pour envoyer un messager au duc et pour le prévenir quil devait être assassiné. -- DArtagnan le savait donc? -- Il savait tout. Comment faisait-il? Je lignore. Mais enfin il la vendu à M. des Essarts, au doigt duquel je lai vu, et de qui je lai racheté; mais ce diamant lui appartient, Monsieur, rendez- le-lui donc de ma part, et, puisque vous avez le bonheur davoir près de vous un pareil homme, tâchez de lutiliser. -- Merci, Madame! dit Mazarin, je profiterai du conseil. -- Et maintenant, dit la reine comme brisée par lémotion, avez- vous autre chose à me demander? -- Rien, Madame, répondit le cardinal de sa voix la plus caressante, que de vous supplier de me pardonner mes injustes soupçons; mais je vous aime tant, quil nest pas étonnant que je sois jaloux, même du passé. Un sourire dune indéfinissable expression passa sur les lèvres de la reine. -- Eh bien, alors, monsieur, dit-elle, si vous navez rien autre chose à me demander, laissez-moi; vous devez comprendre quaprès une pareille scène jai besoin dêtre seule. Mazarin sinclina. -- Je me retire, Madame, dit-il; me permettez-vous de revenir? -- Oui, mais demain; je naurai pas trop de tout ce temps pour me remettre. Le cardinal prit la main de la reine et la lui baisa galamment, puis il se retira. À peine fut-il sorti que la reine passa dans lappartement de son fils et demanda à Laporte si le roi était couché. Laporte lui montra de la main lenfant qui dormait. Anne dAutriche monta sur les marches du lit, approcha ses lèvres du front plissé de son fils et y déposa doucement un baiser; puis elle se retira silencieuse comme elle était venue, se contentant de dire au valet de chambre. -- Tâchez donc, mon cher Laporte, que le roi fasse meilleure mine à M. le cardinal, auquel lui et moi avons de si grandes obligations. V. Gascon et Italien Pendant ce temps le cardinal était revenu dans son cabinet, à la porte duquel veillait Bernouin, à qui il demanda si rien ne sétait passé de nouveau et sil nétait venu aucune nouvelle du dehors. Sur sa réponse négative il lui fit signe de se retirer. Resté seul, il alla ouvrir la porte du corridor, puis celle de lantichambre; dArtagnan, fatigué, dormait sur une banquette. -- Monsieur dArtagnan! dit-il dune voix douce. DArtagnan ne broncha point. -- Monsieur dArtagnan! dit-il plus haut. DArtagnan continua de dormir. Le cardinal savança vers lui et lui toucha lépaule du bout du doigt. Cette fois dArtagnan tressaillit, se réveilla, et, en se réveillant, se trouva tout debout et comme un soldat sous les armes. -- Me voilà, dit-il; qui mappelle? -- Moi, dit Mazarin avec son visage le plus souriant. -- Jen demande pardon à Votre Éminence, dit dArtagnan, mais jétais si fatigué... -- Ne me demandez pas pardon, monsieur, dit Mazarin, car vous vous êtes fatigué à mon service. DArtagnan admira lair gracieux du ministre. -- Ouais! dit-il entre ses dents, est-il vrai le proverbe qui dit que le bien vient en dormant? -- Suivez-moi, monsieur! dit Mazarin. -- Allons, allons, murmura dArtagnan, Rochefort ma tenu parole; seulement, par où diable est-il passé? Et il regarda jusque dans les moindres recoins du cabinet mais il ny avait plus de Rochefort. -- Monsieur dArtagnan, dit Mazarin en sasseyant et en saccommodant sur son fauteuil, vous mavez toujours paru un brave et galant homme. «Cest possible, pensa dArtagnan, mais il a mis le temps à me le dire.» Ce qui ne lempêcha pas de saluer Mazarin jusquà terre pour répondre à son compliment. -- Eh bien, continua Mazarin, le moment est venu de mettre à profit vos talents et votre valeur! Les yeux de lofficier lancèrent comme un éclair de joie qui séteignit aussitôt, car il ne savait pas où Mazarin en voulait venir. -- Ordonnez, Monseigneur, dit-il, je suis prêt à obéir à Votre Éminence. -- Monsieur dArtagnan, continua Mazarin, vous avez fait sous le dernier règne certains exploits... -- Votre Éminence est trop bonne de se souvenir... Cest vrai, jai fait la guerre avec assez de succès. -- Je ne parle pas de vos exploits guerriers, dit Mazarin car, quoiquils aient fait quelque bruit, ils ont été surpassés par les autres. DArtagnan fit létonné. -- Eh bien, dit Mazarin, vous ne répondez pas? -- Jattends, reprit dArtagnan, que Monseigneur me dise de quels exploits il veut parler. -- Je parle de laventure... Hé! vous savez bien ce que je veux dire. -- Hélas! non, Monseigneur, répondit dArtagnan tout étonné. -- Vous êtes discret, tant mieux. Je veux parler de cette aventure de la reine, de ces ferrets, de ce voyage que vous avez fait avec trois de vos amis. -- Hé! hé! pensa le Gascon, est-ce un piège? Tenons-nous ferme. Et il arma ses traits dune stupéfaction que lui eût enviée Mondori ou Bellerose, les deux meilleurs comédiens de lépoque. -- Fort bien! dit Mazarin en riant, bravo! on mavait bien dit que vous étiez lhomme quil me fallait. Voyons, là, que feriez-vous bien pour moi? -- Tout ce que Votre Éminence mordonnera de faire, dit dArtagnan. -- Vous feriez pour moi ce que vous avez fait autrefois pour une reine? -- Décidément, se dit dArtagnan à lui-même, on veut me faire parler; voyons-le venir. Il nest pas plus fin que le Richelieu, que diable!... Pour une reine, Monseigneur! je ne comprends pas. -- Vous ne comprenez pas que jai besoin de vous et de vos trois amis? -- De quels amis, Monseigneur? -- De vos trois amis dautrefois. -- Autrefois, Monseigneur, répondit dArtagnan, je navais pas trois amis, jen avais cinquante. À vingt ans, on appelle tout le monde ses amis. -- Bien, bien, monsieur lofficier! dit Mazarin, la discrétion est une belle chose; mais aujourdhui vous pourriez vous repentir davoir été trop discret. -- Monseigneur, Pythagore faisait garder pendant cinq ans le silence à ses disciples pour leur apprendre à se taire. -- Et vous lavez gardé vingt ans, monsieur. Cest quinze ans de plus quun philosophe pythagoricien, ce qui me semble raisonnable. Parlez donc aujourdhui, car la reine elle-même vous relève de votre serment. -- La reine! dit dArtagnan avec un étonnement, qui, cette fois, nétait pas joué. -- Oui, la reine! et pour preuve que je vous parle en son nom, cest quelle ma dit de vous montrer ce diamant quelle prétend que vous connaissez, et quelle a racheté de M. des Essarts. Et Mazarin étendit la main vers lofficier, qui soupira en reconnaissant la bague que la reine lui avait donnée le soir du bal de lHôtel de Ville. -- Cest vrai! dit dArtagnan, je reconnais ce diamant, qui a appartenu à la reine. -- Vous voyez donc bien que je vous parle en son nom. Répondez-moi donc sans jouer davantage la comédie. Je vous lai déjà dit, et je vous le répète, il y va de votre fortune. -- Ma foi, Monseigneur! jai grand besoin de faire fortune. Votre Éminence ma oublié si longtemps! -- Il ne faut que huit jours pour réparer cela. Voyons, vous voilà, vous, mais où sont vos amis? -- Je nen sais rien, Monseigneur. -- Comment, vous nen savez rien? -- Non; il y a longtemps que nous nous sommes séparés, car tous trois ont quitté le service. -- Mais où les retrouverez-vous? -- Partout où ils seront. Cela me regarde. -- Bien! Vos conditions? -- De largent, Monseigneur, tant que nos entreprises en demanderont. Je me rappelle trop combien parfois nous avons été empêchés, faute dargent, et sans ce diamant, que jai été obligé de vendre, nous serions restés en chemin. -- Diable! de largent, et beaucoup! dit Mazarin; comme vous y allez, monsieur lofficier! Savez-vous bien quil ny en a pas, dargent, dans les coffres du roi? -- Faites comme moi, alors, Monseigneur, vendez les diamants de la couronne; croyez-moi, ne marchandons pas, on fait mal les grandes choses avec de petits moyens. -- Eh bien! dit Mazarin, nous verrons à vous satisfaire. -- Richelieu, pensa dArtagnan, meût déjà donné cinq cents pistoles darrhes. -- Vous serez donc à moi? -- Oui, si mes amis le veulent. -- Mais, à leur refus, je pourrais compter sur vous? -- Je nai jamais rien fait de bon seul, dit dArtagnan en secouant la tête. -- Allez donc les trouver. -- Que leur dirai-je pour les déterminer à servir Votre Éminence? -- Vous les connaissez mieux que moi. Selon leurs caractères vous promettrez. -- Que promettrai-je? -- Quils me servent comme ils ont servi la reine, et ma reconnaissance sera éclatante. -- Que ferons-nous? -- Tout, puisquil paraît que vous savez tout faire. -- Monseigneur, lorsquon a confiance dans les gens et quon veut quils aient confiance en nous, on les renseigne mieux que ne fait Votre Éminence. -- Lorsque le moment dagir sera venu, soyez tranquille, reprit Mazarin, vous aurez toute ma pensée. -- Et jusque-là! -- Attendez et cherchez vos amis. -- Monseigneur, peut-être ne sont-ils pas à Paris, cest probable même, il va falloir voyager. Je ne suis quun lieutenant de mousquetaires fort pauvre et les voyages sont chers. -- Mon intention, dit Mazarin, nest pas que vous paraissiez avec un grand train, mes projets ont besoin de mystère et souffriraient dun trop grand équipage. -- Encore, Monseigneur, ne puis-je voyager avec ma paye, puisque lon est en retard de trois mois avec moi; et je ne puis voyager avec mes économies, attendu que depuis vingt-deux ans que je suis au service je nai économisé que des dettes. Mazarin resta un instant pensif, comme si un grand combat se livrait en lui; puis allant à une armoire fermée dune triple serrure, il en tira un sac, et le pesant dans sa main deux ou trois fois avant de le donner à dArtagnan: -- Prenez donc ceci, dit-il avec un soupir, voilà pour le voyage. -- Si ce sont des doublons dEspagne ou même des écus dor, pensa dArtagnan, nous pourrons encore faire affaire ensemble. Il salua le cardinal et engouffra le sac dans sa large poche. -- Eh bien, cest donc dit, répondit le cardinal, vous allez voyager... -- Oui, Monseigneur. -- Écrivez-moi tous les jours pour me donner des nouvelles de votre négociation. -- Je ny manquerai pas, Monseigneur. -- Très bien. À propos, le nom de vos amis? -- Le nom de mes amis? répéta dArtagnan avec un reste dinquiétude. -- Oui; pendant que vous cherchez de votre côté, moi, je minformerai du mien et peut-être apprendrai-je quelque chose. -- M. le comte de La Fère, autrement dit Athos; M. du Vallon, autrement dit Porthos, et M. le chevalier dHerblay, aujourdhui labbé dHerblay, autrement dit Aramis. Le cardinal sourit. -- Des cadets, dit-il, qui sétaient engagés aux mousquetaires sous de faux noms pour ne pas compromettre leurs noms de famille. Longues rapières, mais bourses légères; on connaît cela. -- Si Dieu veut que ces rapières-là passent au service de Votre Éminence, dit dArtagnan, jose exprimer un désir, cest que ce soit à son tour la bourse de Monseigneur qui devienne légère et la leur qui devienne lourde; car avec ces trois hommes et moi, Votre Éminence remuera toute la France et même toute lEurope, si cela lui convient. -- Ces Gascons, dit Mazarin en riant, valent presque les Italiens pour la bravade. -- En tout cas, dit dArtagnan avec un sourire pareil à celui du cardinal, ils valent mieux pour lestocade. Et il sortit après avoir demandé un congé qui lui fut accordé à linstant et signé par Mazarin lui-même. À peine dehors il sapprocha dune lanterne qui était dans la cour et regarda précipitamment dans le sac. -- Des écus dargent! fit-il avec mépris; je men doutais. Ah! Mazarin, Mazarin! tu nas pas confiance en moi! tant pis! cela te portera malheur! Pendant ce temps le cardinal se frottait les mains. -- Cent pistoles, murmura-t-il, cent pistoles! pour cent pistoles jai eu un secret que M. de Richelieu aurait payé vingt mille écus. Sans compter ce diamant, en jetant amoureusement les yeux sur la bague quil avait gardée, au lieu de la donner à dArtagnan; sans compter ce diamant, qui vaut au moins dix mille livres. Et le cardinal rentra dans sa chambre tout joyeux de cette soirée dans laquelle il avait fait un si beau bénéfice, plaça la bague dans un écrin garni de brillants de toute espèce, car le cardinal avait le goût des pierreries, et il appela Bemouin pour le déshabiller, sans davantage se préoccuper des rumeurs qui continuaient de venir par bouffées battre les vitres, et des coups de fusil qui retentissaient encore dans Paris, quoiquil fût plus de onze heures du soir. Pendant ce temps dArtagnan sacheminait vers la rue Tiquetonne, où il demeurait à lhôtel de _La Chevrette_... Disons en peu de mots comment dArtagnan avait été amené à faire choix de cette demeure. VI. DArtagnan à quarante ans Hélas! depuis lépoque où, dans notre roman _des Trois Mousquetaires_, nous avons quitté dArtagnan, rue des Fossoyeurs, 12, il sétait passé bien des choses, et surtout bien des années. DArtagnan navait pas manqué aux circonstances, mais les circonstances avaient manqué à dArtagnan. Tant que ses amis lavaient entouré, dArtagnan était resté dans sa jeunesse et sa poésie; cétait une de ces natures fines et ingénieuses qui sassimilent facilement les qualités des autres. Athos lui donnait de sa grandeur, Porthos de sa verve, Aramis de son élégance. Si dArtagnan eût continué de vivre avec ces trois hommes, il fût devenu un homme supérieur. Athos le quitta le premier, pour se retirer dans cette petite terre dont il avait hérité du côté de Blois; Porthos, le second, pour épouser sa procureuse; enfin, Aramis, le troisième, pour entrer définitivement dans les ordres et se faire abbé. À partir de ce moment, dArtagnan, qui semblait avoir confondu son avenir avec celui de ses trois amis, se trouva isolé et faible, sans courage pour poursuivre une carrière dans laquelle il sentait quil ne pouvait devenir quelque chose quà la condition que chacun de ses amis lui céderait, si cela peut se dire, une part du fluide électrique quil avait reçu du ciel. Ainsi, quoique devenu lieutenant de mousquetaires, dArtagnan ne sen trouva que plus isolé; il nétait pas dassez haute naissance, comme Athos, pour que les grandes maisons souvrissent devant lui; il nétait pas assez vaniteux, comme Porthos, pour faire croire quil voyait la haute société; il nétait pas assez gentilhomme, comme Aramis, pour se maintenir dans son élégance native, en tirant son élégance de lui-même. Quelque temps le souvenir charmant de madame Bonacieux avait imprimé à lesprit du jeune lieutenant une certaine poésie; mais comme celui de toutes les choses de ce monde, ce souvenir périssable sétait peu à peu effacé; la vie de garnison est fatale, même aux organisations aristocratiques. Des deux natures opposées qui composaient lindividualité de dArtagnan, la nature matérielle lavait peu à peu emporté, et tout doucement, sans sen apercevoir lui-même, dArtagnan, toujours en garnison, toujours au camp, toujours à cheval, était devenu (je ne sais comment cela sappelait à cette époque) ce quon appelle de nos jours un _véritable troupier._ Ce nest point que pour cela dArtagnan eût perdu de sa finesse primitive; non pas. Au contraire, peut-être, cette finesse sétait augmentée, ou du moins paraissait doublement remarquable sous une enveloppe un peu grossière; mais cette finesse il lavait appliquée aux petites et non aux grandes choses de la vie; au bien-être matériel, au bien-être comme les soldats lentendent, cest-à-dire à avoir bon gîte, bonne table, bonne hôtesse. Et dArtagnan avait trouvé tout cela depuis six ans rue Tiquetonne, à lenseigne de _La Chevrette._ Dans les premiers temps de son séjour dans cet hôtel, la maîtresse de la maison, belle et fraîche Flamande de vingt-cinq à vingt-six ans, sétait singulièrement éprise de lui; et après quelques amours fort traversées par un mari incommode, auquel dix fois dArtagnan avait fait semblant de passer son épée au travers du corps, ce mari avait disparu un beau matin, désertant à tout jamais, après avoir vendu furtivement quelques pièces de vin et emporté largent et les bijoux. On le crut mort; sa femme surtout, qui se flattait de cette douce idée quelle était veuve, soutenait hardiment quil était trépassé. Enfin, après trois ans dune liaison que dArtagnan sétait bien gardé de rompre, trouvant chaque année son gîte et sa maîtresse plus agréables que jamais, car lune faisait crédit de lautre, la maîtresse eut lexorbitante prétention de devenir femme, et proposa à dArtagnan de lépouser. -- Ah! fi! répondit dArtagnan. De la bigamie, ma chère! Allons donc, vous ny pensez pas! -- Mais il est mort, jen suis sûre. -- Cétait un gaillard très contrariant et qui reviendrait pour nous faire pendre. -- Eh bien, sil revient, vous le tuerez; vous êtes si brave et si adroit! -- Peste! ma mie! autre moyen dêtre pendu. -- Ainsi vous repoussez ma demande? -- Comment donc! mais avec acharnement! La belle hôtelière fut désolée. Elle eût fait bien volontiers de M. dArtagnan non seulement son mari, mais encore son Dieu: cétait un si bel homme et une si fière moustache! Vers la quatrième année de cette liaison vint lexpédition de Franche-Comté. DArtagnan fut désigné pour en être et se prépara à partir. Ce furent de grandes douleurs, des larmes sans fin, des promesses solennelles de rester fidèle; le tout de la part de lhôtesse, bien entendu. DArtagnan était trop grand seigneur pour rien promettre; aussi promit-il seulement de faire ce quil pourrait pour ajouter encore à la gloire de son nom. Sous ce rapport, on connaît le courage de dArtagnan; il paya admirablement de sa personne, et, en chargeant à la tête de sa compagnie, il reçut au travers de la poitrine une balle qui le coucha tout de son long sur le champ de bataille. On le vit tomber de son cheval, on ne le vit pas se relever, on le crut mort, et tous ceux qui avaient espoir de lui succéder dans son grade dirent à tout hasard quil létait. On croit facilement ce quon désire; or, à larmée depuis les généraux de division qui désirent la mort du général en chef, jusquaux soldats qui désirent la mort des caporaux, tout le monde désire la mort de quelquun. Mais dArtagnan nétait pas homme à se laisser tuer comme cela. Après être resté pendant la chaleur du jour évanoui sur le champ de bataille, la fraîcheur de la nuit le fit revenir à lui; il gagna un village, alla frapper à la porte de la plus belle maison, fut reçu comme le sont partout et toujours les Français, fussent- ils blessés; il fut choyé, soigné, guéri, et, mieux portant que jamais, il reprit un beau matin le chemin de la France, une fois en France la route de Paris, et une fois à Paris la direction de la rue Tiquetonne. Mais dArtagnan trouva sa chambre prise par un portemanteau dhomme complet, sauf lépée, installé contre la muraille. -- Il sera revenu, dit-il; tant pis et tant mieux! Il va sans dire que dArtagnan songeait toujours au mari. Il sinforma: nouveau garçon, nouvelle servante; la maîtresse était allée à la promenade. -- Seule! demanda dArtagnan. -- Avec monsieur. -- Monsieur est donc revenu? -- Sans doute, répondit naïvement la servante. -- Si javais de largent, se dit dArtagnan à lui-même, je men irai; mais je nen ai pas, il faut demeurer et suivre les conseils de mon hôtesse, en traversant les projets conjugaux de cet importun revenant. Il achevait ce monologue, ce qui prouve que dans les grandes circonstances rien nest plus naturel que le monologue, quand la servante, qui guettait à la porte, sécria tout à coup: -- Ah, tenez! justement voici madame qui revient avec monsieur. DArtagnan jeta les yeux au loin dans la rue et vit en effet, au tournant de la rue Montmartre, lhôtesse qui revenait suspendue au bras dun énorme Suisse, lequel se dandinait en marchant avec des airs qui rappelèrent agréablement Porthos à son ancien ami. -- Cest là monsieur? se dit dArtagnan. Oh! oh! il a fort grandi, ce me semble! Et il sassit dans la salle, dans un endroit parfaitement en vue. Lhôtesse en entrant aperçut tout dabord dArtagnan et jeta un petit cri. À ce petit cri, dArtagnan se jugeant reconnu se leva, courut à elle et lembrassa tendrement. Le Suisse regardait dun air stupéfait lhôtesse qui demeurait toute pâle. -- Ah! cest vous, monsieur! Que me voulez-vous. demanda-t-elle dans le plus grand trouble. -- Monsieur est votre cousin? Monsieur est votre frère? dit dArtagnan sans se déconcerter aucunement dans le rôle quil jouait. Et, sans attendre quelle répondît, il se jeta dans les bras de lHelvétien, qui le laissa faire avec une grande froideur. -- Quel est cet homme? demanda-t-il. Lhôtesse ne répondit que par des suffocations. -- Quel est ce Suisse? demanda dArtagnan. -- Monsieur va mépouser, répondit lhôtesse entre deux spasmes. -- Votre mari est donc mort enfin? -- Que vous imborde? répondit le Suisse. -- Il mimborde beaucoup, répondit dArtagnan, attendu que vous ne pouvez épouser madame sans mon consentement et que... -- Et gue?... demanda le Suisse. -- Et gue... je ne le donne pas, dit le mousquetaire. Le Suisse devint pourpre comme une pivoine; il portait son bel uniforme doré, dArtagnan était enveloppé dune espèce de manteau gris; le Suisse avait six pieds, dArtagnan nen avait guère plus de cinq; le Suisse se croyait chez lui, dArtagnan lui sembla un intrus. -- Foulez-vous sordir dizi? demanda le Suisse en frappant violemment du pied comme un homme qui commence sérieusement à se fâcher. -- Moi? pas du tout! dit dArtagnan. -- Mais il ny a quà aller chercher main-forte, dit un garçon qui ne pouvait comprendre que ce petit homme disputât la place à cet homme si grand. -- Toi, dit dArtagnan que la colère commençait à prendre aux cheveux et en saisissant le garçon par loreille, toi, tu vas commencer par te tenir à cette place, et ne bouge pas ou jarrache ce que je tiens. Quant à vous, illustre descendant de Guillaume Tell, vous allez faire un paquet de vos habits qui sont dans ma chambre et qui me gênent, et partir vivement pour chercher une autre auberge. Le Suisse se mit à rire bruyamment. -- Moi bardir! dit-il, et bourguoi? -- Ah! cest bien! dit dArtagnan, je vois que vous comprenez le français. Alors, venez faire un tour avec moi, et je vous expliquerai le reste. Lhôtesse, qui connaissait dArtagnan pour une fine lame, commença à pleurer et à sarracher les cheveux. DArtagnan se retourna du côté de la belle éplorée. -- Alors, renvoyez-le, madame, dit-il. -- Pah! répliqua le Suisse, à qui il avait fallu un certain temps pour se rendre compte de la proposition que lui avait faite dArtagnan; pah! qui êtes fous, tapord, pour me broboser taller faire un tour avec fous! -- Je suis lieutenant aux mousquetaires de Sa Majesté, dit dArtagnan, et par conséquent votre supérieur en tout; seulement, comme il ne sagit pas de grade ici, mais de billet de logement, vous connaissez la coutume. Venez chercher le vôtre; le premier de retour ici reprendra sa chambre. DArtagnan emmena le Suisse malgré les lamentations de lhôtesse, qui, au fond, sentait son coeur pencher pour lancien amour, mais qui neût pas été fâchée de donner une leçon à cet orgueilleux mousquetaire, qui lui avait fait laffront de refuser sa main. Les deux adversaires sen allèrent droit aux fossés Montmartre, il faisait nuit quand ils y arrivèrent; dArtagnan pria poliment le Suisse de lui céder la chambre et de ne plus revenir; celui-ci refusa dun signe de tête et tira son épée. -- Alors, vous coucherez ici, dit dArtagnan; cest un vilain gîte, mais ce nest pas ma faute et cest vous qui laurez voulu. Et à ces mots il tira le fer à son tour et croisa lépée avec son adversaire. Il avait affaire à un rude poignet, mais sa souplesse était supérieure à toute force. La rapière de lAllemand ne trouvait jamais celle du mousquetaire. Le Suisse reçut deux coups dépée avant de sen être aperçu, à cause du froid; cependant, tout à coup, la perte de son sang et la faiblesse quelle lui occasionna le contraignirent de sasseoir. -- Là! dit dArtagnan, que vous avais-je prédit? vous voilà bien avancé, entêté que vous êtes! Heureusement que vous nen avez que pour une quinzaine de jours. Restez-là, et je vais vous envoyer vos habits par le garçon. Au revoir. À propos, logez-vous rue Montorgueil, _Au Chat qui pelote_, on y est parfaitement nourri, si cest toujours la même hôtesse. Adieu. Et là-dessus il revint tout guilleret au logis, envoya en effet les hardes au Suisse, que le garçon trouva assis à la même place où lavait laissé dArtagnan, et tout consterné encore de laplomb de son adversaire. Le garçon, lhôtesse et toute la maison eurent pour dArtagnan les égards que lon aurait pour Hercule sil revenait sur la terre pour y recommencer ses douze travaux. Mais lorsquil fut seul avec lhôtesse: -- Maintenant, belle Madeleine, dit-il, vous savez la distance quil y a dun Suisse à un gentilhomme; quant à vous, vous vous êtes conduite comme une cabaretière. Tant pis pour vous, car à cette conduite vous perdez mon estime et ma pratique. Jai chassé le Suisse pour vous humilier; mais je ne logerai plus ici; je ne prends pas gîte là où je méprise. Holà, garçon! quon emporte ma valise au _Muid damour_, rue des Bourdonnais. Adieu, madame. DArtagnan fut à ce quil paraît, en disant ces paroles, à la fois majestueux et attendrissant. Lhôtesse se jeta à ses pieds, lui demanda pardon, et le retint par une douce violence. Que dire de plus? la broche tournait, le poêle ronflait, la belle Madeleine pleurait; dArtagnan sentit la faim, le froid et lamour lui revenir ensemble: il pardonna; et ayant pardonné, il resta. Voilà comment dArtagnan était logé rue Tiquetonne, à lhôtel de _La Chevrette._ VII. DArtagnan est embarrassé, mais une de nos anciennes connaissances lui vient en aide DArtagnan sen revenait donc tout pensif, trouvant un assez vif plaisir à porter le sac du cardinal Mazarin, et songeant à ce beau diamant qui avait été à lui et quun instant il avait vu briller au doigt du premier ministre. -- Si ce diamant retombait jamais entre mes mains, disait-il, jen ferais à linstant même de largent, jachèterais quelques propriétés autour du château de mon père, qui est une jolie habitation, mais qui na, pour toutes dépendances, quun jardin, grand à peine comme le cimetière des Innocents, et là, jattendrais, dans ma majesté, que quelque riche héritière, séduite par ma bonne mine, me vînt épouser; puis jaurais trois garçons: je ferais du premier un grand seigneur comme Athos; du second, un beau soldat comme Porthos; et du troisième un gentil abbé comme Aramis. Ma foi! cela vaudrait infiniment mieux que la vie que je mène; mais malheureusement M. de Mazarin est un pleutre qui ne se dessaisira pas de son diamant en ma faveur. Quaurait dit dArtagnan sil avait su que ce diamant avait été confié par la reine à Mazarin pour lui être rendu? En entrant dans la rue Tiquetonne, il vit quil sy faisait une grande rumeur; il y avait un attroupement considérable aux environs de son logement. -- Oh! oh! dit-il, le feu serait-il à lhôtel de _La Chevrette_, ou le mari de la belle Madeleine serait-il décidément revenu? Ce nétait ni lun ni lautre: en approchant, dArtagnan saperçut que ce nétait pas devant son hôtel, mais devant la maison voisine, que le rassemblement avait lieu. On poussait de grands cris, on courait avec des flambeaux, et, à la lueur de ces flambeaux, dArtagnan aperçut des uniformes. Il demanda ce qui se passait. On lui répondit que cétait un bourgeois qui avait attaqué, avec une vingtaine de ses amis, une voiture escortée par les gardes de M. le cardinal, mais quun renfort étant survenu les bourgeois avaient été mis en fuite. Le chef du rassemblement sétait réfugié dans la maison voisine de lhôtel, et on fouillait la maison. Dans sa jeunesse, dArtagnan eût couru là où il voyait des uniformes et eût porté main-forte aux soldats contre les bourgeois, mais il était revenu de toutes ces chaleurs de tête; dailleurs, il avait dans sa poche les cent pistoles du cardinal, et il ne voulait pas saventurer dans un rassemblement. Il entra dans lhôtel sans faire dautres questions. Autrefois, dArtagnan voulait toujours tout savoir; maintenant il en savait toujours assez. il trouva la belle Madeleine qui ne lattendait pas, croyant, comme le lui avait dit dArtagnan, quil passerait la nuit au Louvre; elle lui fit donc grande fête de ce retour imprévu, qui, cette fois, lui allait dautant mieux quelle avait grand peur de ce qui se passait dans la rue, et quelle navait aucun Suisse pour la garder. Elle voulut donc entamer la conversation avec lui et lui raconter ce qui sétait passé; mais dArtagnan lui dit de faire monter le souper dans sa chambre, et dy joindre une bouteille de vieux bourgogne. La belle Madeleine était dressée à obéir militairement, cest-à- dire sur un signe. Cette fois, dArtagnan avait daigné parler, il fut donc obéi avec une double vitesse. DArtagnan prit sa clef et sa chandelle et monta dans sa chambre. Il sétait contenté, pour ne pas nuire à la location, dune chambre au quatrième. Le respect que nous avons pour la vérité nous force même à dire que la chambre était immédiatement au- dessus de la gouttière et au-dessous du toit. Cétait là sa tente dAchille. DArtagnan se renfermait dans cette chambre lorsquil voulait, par son absence, punir la belle Madeleine. Son premier soin fut daller serrer, dans un vieux secrétaire dont la serrure était neuve, son sac, quil neut pas même besoin de vérifier pour se rendre compte de la somme quil contenait; puis, comme un instant après son souper était servi, sa bouteille de vin apportée, il congédia le garçon, ferma la porte et se mit à table. Ce nétait pas pour réfléchir, comme on pourrait le croire, mais dArtagnan pensait quon ne fait bien les choses quen les faisant chacune à son tour. Il avait faim, il soupa, puis après souper il se coucha. DArtagnan nétait pas non plus de ces gens qui pensent que la nuit porte conseil; la nuit dArtagnan dormait. Mais le matin, au contraire, tout frais, tout avisé, il trouvait les meilleures inspirations. Depuis longtemps il navait pas eu loccasion de penser le matin, mais il avait toujours dormi la nuit. Au petit jour il se réveilla, sauta en bas de son lit avec une résolution toute militaire, et se promena autour de sa chambre en réfléchissant. -- En 43, dit-il, six mois à peu près avant la mort du feu cardinal, jai reçu une lettre dAthos. Où cela? Voyons... Ah! cétait au siège de Besançon, je me rappelle... jétais dans la tranchée. Que me disait-il? Quil habitait une petite terre, oui, cest bien cela, une petite terre; mais où? Jen étais là quand un coup de vent a emporté ma lettre. Autrefois jeusse été la chercher, quoique le vent leût menée à un endroit fort découvert. Mais la jeunesse est un grand défaut... quand on nest plus jeune. Jai laissé ma lettre sen aller porter ladresse dAthos aux Espagnols, qui nen ont que faire et qui devraient bien me la renvoyer. Il ne faut donc plus penser à Athos. Voyons... Porthos. «Jai reçu une lettre de lui: il minvitait à une grande chasse dans ses terres, pour le mois de septembre 1646. Malheureusement, comme à cette époque jétais en Béarn à cause de la mort de mon père, la lettre my suivit; jétais parti quand elle arriva. Mais elle se mit à me poursuivre et toucha à Montmédy quelques jours après que javais quitté la ville. Enfin elle me rejoignit au mois davril; mais, comme cétait seulement au mois davril 1647 quelle me rejoignit et que linvitation était pour le mois de septembre 46, je ne pus en profiter. Voyons, cherchons cette lettre, elle doit être avec mes titres de propriété. DArtagnan ouvrit une vieille cassette qui gisait dans un coin de la chambre, pleine de parchemins relatifs à la terre dArtagnan, qui depuis deux cents ans était entièrement sortie de sa famille, et il poussa un cri de joie: il venait de reconnaître la vaste écriture de Porthos et au-dessous quelques lignes en pattes de mouche tracées par la main sèche de sa digne épouse. DArtagnan ne samusa point à relire la lettre, il savait ce quelle contenait, il courut à ladresse. Ladresse était: au château du Vallon. Porthos avait oublié tout autre renseignement. Dans son orgueil il croyait que tout le monde devait connaître le château auquel il avait donné son nom. -- Au diable le vaniteux! dit dArtagnan, toujours le même! Il mallait cependant bien de commencer par lui, attendu quil ne devait pas avoir besoin dargent, lui qui a hérité des huit cent mille livres de M. Coquenard. Allons, voilà le meilleur qui me manque. Athos sera devenu idiot à force de boire. Quant à Aramis, il doit être plongé dans ses pratiques de dévotion. DArtagnan jeta encore une fois les yeux sur la lettre de Porthos. Il y avait un_ post-scriptum_, et ce _post-scriptum_ contenait cette phrase: «Jécris par le même courrier à notre digne ami Aramis en son couvent.» -- En son couvent! oui; mais quel couvent? Il y en a deux cents à Paris et trois mille en France. Et puis peut-être en se mettant au couvent a-t-il changé une troisième fois de nom. Ah! si jétais savant en théologie et que je me souvinsse seulement du sujet de ses thèses quil discutait si bien à Crèvecoeur avec le curé de Montdidier et le supérieur des jésuites, je verrais quelle doctrine il affectionne et je déduirais de là à quel saint il a pu se vouer, voyons, si jallais trouver le cardinal et que je lui demandasse un sauf-conduit pour entrer dans tous les couvents possibles, même dans ceux des religieuses? Ce serait une idée et peut-être le trouverais-je là comme Achille ... Oui, mais cest avouer dès le début mon impuissance, et au premier coup je suis perdu dans lesprit du cardinal. Les grands ne sont reconnaissants que lorsque lon fait pour eux limpossible.»Si ceût été possible, nous disent-ils, je leusse fait moi-même. Et les grands ont raison. Mais attendons un peu et voyons. Jai reçu une lettre de lui aussi, le cher ami, à telle enseigne quil me demandait même un petit service que je lui ai rendu. Ah! oui; mais où ai-je mis cette lettre à présent? DArtagnan réfléchit un instant et savança vers le porte-manteau où étaient pendus ses vieux habits; il y chercha son pourpoint de lannée 1648, et, comme cétait un garçon dordre que dArtagnan, il le trouva accroché à son clou. Il fouilla dans la poche et en tira un papier: cétait justement la lettre dAramis. «Monsieur dArtagnan, lui disait-il, vous sauvez que jai eu querelle avec un certain gentilhomme qui ma donné rendez-vous pour ce soir, place Royale; comme je suis dÉglise et que laffaire pourrait me nuire si jen faisais part à un autre quà un ami aussi sûr que vous, je vous écris pour que vous me serviez de second. «Vous entrerez par la rue Neuve-Sainte-Catherine; sous le second réverbère à droite vous trouverez votre adversaire. Je serai avec le mien sous le troisième. «Tout à vous, «ARAMIS.» Cette fois il ny avait pas même dadieux. DArtagnan essaya de rappeler ses souvenirs; il était allé au rendez-vous, y avait rencontré ladversaire indiqué, dont il navait jamais su le nom, lui avait fourni un joli coup dépée dans le bras, puis il sétait approché dAramis, qui venait de son côté au-devant de lui, ayant déjà fini son affaire. -- Cest terminé, avait dit Aramis. Je crois que jai tué linsolent. Mais, cher ami, si vous avez besoin de moi, vous savez que je vous suis tout dévoué. Sur quoi Aramis lui avait donné une poignée de main et avait disparu sous les arcades. Il ne savait donc pas plus où était Aramis quoù étaient Athos et Porthos, et la chose commençait à devenir assez embarrassante, lorsquil crut entendre le bruit dune vitre quon brisait dans sa chambre. Il pensa aussitôt à son sac qui était dans le secrétaire et sélança du cabinet. Il ne sétait pas trompé, au moment où il entrait par la porte, un homme entrait par la fenêtre. -- Ah! misérable! sécria dArtagnan, prenant cet homme pour un larron et mettant lépée à la main. -- Monsieur, sécria lhomme, au nom du ciel, remettez votre épée au fourreau et ne me tuez pas sans mentendre! Je ne suis pas un voleur, tant sen faut! je suis un honnête bourgeois bien établi, ayant pignon sur rue. Je me nomme... Eh! mais, je ne me trompe pas, vous êtes monsieur dArtagnan! -- Et toi Planchet! sécria le lieutenant. -- Pour vous servir, monsieur, dit Planchet au comble du ravissement, si jen étais encore capable. -- Peut-être, dit dArtagnan; mais que diable fais-tu à courir sur les toits à sept heures du matin dans le mois de janvier? -- Monsieur, dit Planchet, il faut que vous sachiez... Mais, au fait, vous ne devez peut-être pas le savoir. -- Voyons, quoi? dit dArtagnan. Mais dabord mets une serviette devant la vitre et tire les rideaux. Planchet obéit, puis quand il eut fini: -- Eh bien? dit dArtagnan. -- Monsieur, avant toute chose, dit le prudent Planchet, comment êtes-vous avec M. de Rochefort? -- Mais à merveille. Comment donc! Rochefort, mais tu sais bien que cest maintenant un de mes meilleurs amis? -- Ah! tant mieux. -- Mais qua de commun Rochefort avec cette manière dentrer dans ma chambre? -- Ah! voilà, monsieur! il faut vous dire dabord que M. de Rochefort est... Planchet hésita. -- Pardieu, dit dArtagnan, je le sais bien, il est à la Bastille. -- Cest-à-dire quil y était, répondit Planchet. -- Comment, il y était! sécria dArtagnan; aurait-il eu le bonheur de se sauver? -- Ah! monsieur, sécria à son tour Planchet, si vous appelez cela du bonheur, tout va bien; il faut donc vous dire quil paraît quhier on avait envoyé prendre M. de Rochefort à la Bastille. -- Et pardieu! je le sais bien, puisque cest moi qui suis allé ly chercher! -- Mais ce nest pas vous qui ly avez reconduit, heureusement pour lui; car si je vous eusse reconnu parmi lescorte, croyez, monsieur, que jai toujours trop de respect pour vous... -- Achève donc, animal! voyons, quest-il donc arrivé? -- Eh bien! il est arrivé quau milieu de la rue de la Ferronnerie, comme le carrosse de M. de Rochefort traversait un groupe de peuple, et que les gens de lescorte rudoyaient les bourgeois, il sest élevé des murmures; le prisonnier a pensé que loccasion était belle, il sest nommé et a crié à laide. Moi jétais là, jai reconnu le nom du comte de Rochefort; je me suis souvenu que cétait lui qui mavait fait sergent dans le régiment de Piémont; jai dit tout haut que cétait un prisonnier, ami de M. le duc de Beaufort. On sest émeuté, on a arrêté les chevaux, on a culbuté lescorte. Pendant ce temps-là jai ouvert la portière, M. de Rochefort a sauté à terre et sest perdu dans la foule. Malheureusement en ce moment-là une patrouille passait, elle sest réunie aux gardes et nous a chargés. Jai battu en retraite du côté de la rue Tiquetonne, jétais suivi de près, je me suis réfugié dans la maison à côté de celle-ci; on la cernée, fouillée, mais inutilement; javais trouvé au cinquième une personne compatissante qui ma fait cacher sous deux matelas. Je suis resté dans ma cachette, ou à peu près, jusquau jour, et, pensant quau soir on allait peut-être recommencer les perquisitions, je me suis aventuré sur les gouttières, cherchant une entrée dabord, puis ensuite une sortie dans une maison quelconque, mais qui ne fût point gardée. Voilà mon histoire, et sur lhonneur, monsieur, je serais désespéré quelle vous fût désagréable. -- Non pas, dit dArtagnan, au contraire, et je suis, ma foi, bien aise que Rochefort soit en liberté; mais sais-tu bien une chose: cest que si tu tombes dans les mains des gens du roi, tu seras pendu sans miséricorde? -- Pardieu, si je le sais! dit Planchet; cest bien ce qui me tourmente même, et voilà pourquoi je suis si content de vous avoir retrouvé; car si vous voulez me cacher, personne ne le peut mieux que vous. -- Oui, dit dArtagnan, je ne demande pas mieux, quoique je ne risque ni plus ni moins que mon grade, sil était reconnu que jai donné asile à un rebelle. -- Ah! monsieur, vous savez bien que moi je risquerais ma vie pour vous. -- Tu pourrais même ajouter que tu las risquée, Planchet. Je noublie que les choses que je dois oublier, et quant à celle-ci, je veux men souvenir. Assieds-toi donc là, mange tranquille, car je maperçois que tu regardes les restes de mon souper avec un regard des plus expressifs. -- Oui, monsieur, car le buffet de la voisine était fort mal garni en choses succulentes, et je nai mangé depuis hier midi quune tartine de pain et de confitures. Quoique je ne méprise pas les douceurs quand elles viennent en leur lieu et place, jai trouvé le souper un peu bien léger. -- Pauvre garçon! dit dArtagnan; eh bien! voyons, remets-toi! -- Ah! monsieur, vous me sauvez deux fois la vie, dit Planchet. Et il sassit à la table, où il commença à dévorer comme aux beaux jours de la rue des Fossoyeurs. DArtagnan continuait de se promener de long en large; il cherchait dans son esprit tout le parti quil pouvait tirer de Planchet dans les circonstances où il se trouvait. Pendant ce temps, Planchet travaillait de son mieux à réparer les heures perdues. Enfin il poussa ce soupir de satisfaction de lhomme affamé, qui indique quaprès avoir pris un premier et solide acompte il va faire une petite halte. -- Voyons, dit dArtagnan, qui pensa que le moment était venu de commencer linterrogatoire, procédons par ordre; sais-tu où est Athos? -- Non, monsieur, répondit Planchet. -- Diable! Sais-tu où est Porthos? -- Pas davantage. -- Diable, diable! -- Et Aramis? -- Non plus. -- Diable, diable, diable! -- Mais, dit Planchet de son air narquois, je sais où est Bazin.? -- Comment! tu sais où est Bazin? -- Oui, monsieur. -- Et où est-il? -- À Notre-Dame. -- Et que fait-il à Notre-Dame? -- Il est bedeau. -- Bazin bedeau à Notre-Dame! Tu en es sûr? -- Parfaitement sûr; je lai vu, je lui ai parlé. -- Il doit savoir où est son maître. -- Sans aucun doute. DArtagnan réfléchit, puis il prit son manteau et son épée et sapprêta à sortir. -- Monsieur, dit Planchet dun air lamentable, mabandonnez-vous ainsi? songez que je nai despoir quen vous! -- Mais on ne viendra pas te chercher ici, dit dArtagnan. -- Enfin, si on y venait, dit le prudent Planchet, songez que pour les gens de la maison, qui ne mont pas vu entrer, je suis un voleur. -- Cest juste, dit dArtagnan; voyons, parles-tu un patois quelconque? -- Je parle mieux que cela, monsieur, dit Planchet, je parle une langue; je parle le flamand. -- Et où diable las-tu appris? -- En Artois, où jai fait la guerre deux ans. Écoutez _Goeden morgen, mynheer! ith ben begeeray te weeten the gesond bects omstand._ -- Ce qui veut dire? -- Bonjour, monsieur! je mempresse de minformer de létat de votre santé. -- Il appelle cela une langue! Mais, nimporte, dit dArtagnan, cela tombe à merveille. DArtagnan alla à la porte, appela un garçon et lui ordonna de dire à la belle Madeleine de monter. -- Que faites-vous, monsieur, dit Planchet, vous allez confier notre secret à une femme! -- Sois tranquille, celle-là ne soufflera pas le mot. En ce moment lhôtesse entra. Elle accourait lair riant, sattendant à trouver dArtagnan seul; mais, en apercevant Planchet, elle recula dun air étonné. -- Ma chère hôtesse, dit dArtagnan, je vous présente monsieur votre frère qui arrive de Flandre, et que je prends pour quelques jours à mon service. -- Mon frère! dit lhôtesse de plus en plus étonnée. -- Souhaitez donc le bonjour à votre soeur, _master Peter._ -- _Vilkom, zuster!_ dit Planchet. -- _Goeden day, broer!_ répondit lhôtesse étonnée. -- Voici la chose, dit dArtagnan: Monsieur est votre frère, que vous ne connaissez pas peut-être, mais que je connais, moi; il est arrivé dAmsterdam; vous lhabillez pendant mon absence; à mon retour, cest-à-dire dans une heure, vous me le présentez, et, sur votre recommandation, quoiquil ne dise pas un mot de français, comme je nai rien à vous refuser, je le prends à mon service, vous entendez? -- Cest-à-dire que je devine ce que vous désirez, et cest tout ce quil me faut, dit Madeleine. -- Vous êtes une femme précieuse, ma belle hôtesse, et je men rapporte à vous. Sur quoi, ayant fait un signe dintelligence à Planchet, dArtagnan sortit pour se rendre à Notre-Dame. VIII. Des influences différentes que peut avoir une demi-pistole sur un bedeau et sur un enfant de choeur DArtagnan prit le Pont-Neuf en se félicitant davoir retrouvé Planchet; car tout en ayant lair de rendre un service au digne garçon, cétait dans la réalité dArtagnan qui en recevait un de Planchet. Rien ne pouvait en effet lui être plus agréable en ce moment quun laquais brave et intelligent. Il est vrai que Planchet, selon toute probabilité, ne devait pas rester longtemps à son service; mais, en reprenant sa position sociale rue des Lombards, Planchet demeurait lobligé de dArtagnan, qui lui avait, en le cachant chez lui, sauvé la vie ou à peu près, et dArtagnan nétait pas fâché davoir des relations dans la bourgeoisie au moment où celle-ci sapprêtait à faire la guerre à la cour. Cétait une intelligence dans le camp ennemi, et, pour un homme aussi fin que létait dArtagnan, les plus petites choses pouvaient mener aux grandes. Cétait donc dans cette disposition desprit, assez satisfait du hasard et de lui-même, que dArtagnan atteignit Notre-Dame. Il monta le perron, entra dans léglise, et, sadressant à un sacristain qui balayait une chapelle, il lui demanda sil ne connaissait pas M. Bazin. -- M. Bazin le bedeau? dit le sacristain. -- Lui-même. -- Le voilà qui sert la messe là-bas, à la chapelle de la Vierge. DArtagnan tressaillit de joie, il lui semblait que, quoi que lui en eût dit Planchet, il ne trouverait jamais Bazin; mais maintenant quil tenait un bout du fil, il répondait bien darriver à lautre bout. Il alla sagenouiller en face de la chapelle pour ne pas perdre son homme de vue. Cétait heureusement une messe basse et qui devait finir promptement. DArtagnan, qui avait oublié ses prières et qui avait négligé de prendre un livre de messe, utilisa ses loisirs en examinant Bazin. Bazin portait son costume, on peut le dire, avec autant de majesté que de béatitude. On comprenait quil était arrivé, ou peu sen fallait, à lapogée de ses ambitions, et que la baleine garnie dargent quil tenait à la main lui paraissait aussi honorable que le bâton de commandement que Condé jeta ou ne jeta pas dans les lignes ennemies à la bataille de Fribourg. Son physique avait subi un changement, si on peut le dire, parfaitement analogue au costume. Tout son corps sétait arrondi et comme chanoinisé. Quant à sa figure, les parties saillantes semblaient sen être effacées. Il avait toujours son nez, mais les joues, en sarrondissant, en avaient attiré à elles chacune une partie; le menton fuyait sous la gorge; chose qui était non pas de la graisse, mais de la bouffissure, laquelle avait enfermé ses yeux; quant au front, des cheveux taillés carrément et saintement le couvraient jusquà trois lignes des sourcils. Hâtons-nous de dire que le front de Bazin navait toujours eu, même au temps de sa plus grande découverte, quun pouce et demi de hauteur. Le desservant achevait la messe en même temps que dArtagnan son examen; il prononça les paroles sacramentelles et se retira en donnant, au grand étonnement de dArtagnan, sa bénédiction, que chacun recevait à genoux. Mais létonnement de dArtagnan cessa lorsque dans lofficiant il eut reconnu le coadjuteur lui-même, cest-à-dire le fameux Jean-François de Gondy, qui, à cette époque, pressentant le rôle quil allait jouer, commençait à force daumônes à se faire très populaire. Cétait dans le but daugmenter cette popularité quil disait de temps en temps une de ces messes matinales auxquelles le peuple seul a lhabitude dassister. DArtagnan se mit à genoux comme les autres, reçut sa part de bénédiction, fit le signe de la croix; mais au moment où Bazin passait à son tour les yeux levés au ciel, et marchant humblement le dernier, dArtagnan laccrocha par le bas de sa robe. Bazin baissa les yeux et fit un bond en arrière comme sil eût aperçu un serpent. -- Monsieur dArtagnan! sécria-t-il; _vade retro, Satanas!..._ -- Eh bien, mon cher Bazin, dit lofficier en riant, voilà comment vous recevez un ancien ami! -- Monsieur, répondit Bazin, les vrais amis du chrétien sont ceux qui laident à faire son salut, et non ceux qui len détournent. -- Je ne vous comprends pas, Bazin, dit dArtagnan, et je ne vois pas en quoi je puis être une pierre dachoppement à votre salut. -- Vous oubliez, monsieur, répondit Bazin, que vous avez failli détruire à jamais celui de mon pauvre maître, et quil na pas tenu à vous quil ne se damnât en restant mousquetaire, quand sa vocation lentraînait si ardemment vers Église. -- Mon cher Bazin, reprit dArtagnan, vous devez voir, par le lieu où vous me rencontrez, que je suis fort changé en toutes choses: lâge amène la raison; et, comme je ne doute pas que votre maître ne soit en train de faire son salut, je viens minformer de vous où il est, pour quil maide par ses conseils à faire le mien. -- Dites plutôt pour le ramener avec vous vers le monde. Heureusement, ajouta Bazin, que jignore où il est, car, comme nous sommes dans un saint lieu, je noserais pas mentir. -- Comment! sécria dArtagnan au comble du désappointement, vous ignorez où est Aramis? -- Dabord, dit Bazin, Aramis était son nom de perdition, dans Aramis on trouve Simara, qui est un nom de démon, et, par bonheur pour lui, il a quitté à tout jamais ce nom. -- Aussi, dit dArtagnan décidé à être patient jusquau bout, nest-ce point Aramis que je cherchais, mais labbé dHerblay. Voyons, mon cher Bazin, dites-moi où il est. -- Navez-vous pas entendu, monsieur dArtagnan, que je vous ai répondu que je lignorais? -- Oui, sans doute; mais à ceci je vous réponds, moi, que cest impossible. -- Cest pourtant la vérité, monsieur, la vérité pure, la vérité du bon Dieu. DArtagnan vit bien quil ne tirerait rien de Bazin; il était évident que Bazin mentait, mais il mentait avec tant dardeur et de fermeté, quon pouvait deviner facilement quil ne reviendrait pas sur son mensonge. -- Cest bien, Bazin! dit dArtagnan; puisque vous ignorez où demeure votre maître, nen parlons plus, quittons-nous bons amis, et prenez cette demi-pistole pour boire à ma santé. -- Je ne bois pas, monsieur, dit Bazin en repoussant majestueusement la main de lofficier, cest bon pour des laïques. -- Incorruptible! murmura dArtagnan. En vérité, je joue de malheur. Et comme dArtagnan, distrait par ses réflexions, avait lâché la robe de Bazin, Bazin profita de la liberté pour battre vivement en retraite vers la sacristie, dans laquelle il ne se crut encore en sûreté quaprès avoir fermé la porte derrière lui. DArtagnan restait immobile, pensif et les yeux fixés sur la porte qui avait mis une barrière entre lui et Bazin, lorsquil sentit quon lui touchait légèrement lépaule du bout du doigt. Il se retourna et allait pousser une exclamation de surprise, lorsque celui qui lavait touché du bout du doigt ramena ce doigt sur ses lèvres en signe de silence. -- Vous ici, mon cher Rochefort! dit-il à demi-voix. -- Chut! dit Rochefort. Saviez-vous que jétais libre! -- Je lai su de première main. -- Et par qui? -- Par Planchet. -- Comment, par Planchet? -- Sans doute! Cest lui qui vous a sauvé. -- Planchet!... En effet, javais cru le reconnaître. Voilà ce qui prouve, mon cher, quun bienfait nest jamais perdu. -- Et que venez-vous faire ici? -- Je viens remercier Dieu de mon heureuse délivrance, dit Rochefort. -- Et puis quoi encore? car je présume que ce nest pas tout. -- Et puis prendre les ordres du coadjuteur, pour voir si nous ne pourrons pas quelque peu faire enrager Mazarin. -- Mauvaise tête! vous allez vous faire fourrer encore à la Bastille. -- Oh! quant à cela, jy veillerai, je vous en réponds! cest si bon, le grand air! Aussi, continua Rochefort en respirant à pleine poitrine, je vais aller me promener à la campagne, faire un tour en province. -- Tiens! dit dArtagnan, et moi aussi! -- Et sans indiscrétion, peut-on vous demander où vous allez? -- À la recherche de mes amis. -- De quels amis? -- De ceux dont vous me demandiez des nouvelles hier. -- DAthos, de Porthos et dAramis? Vous les cherchez? -- Oui. -- Dhonneur? -- Quy a-t-il donc là détonnant? -- Rien. Cest drôle. Et de la part de qui les cherchez-vous? -- Vous ne vous en doutez pas. -- Si fait. -- Malheureusement je ne sais où ils sont. -- Et vous navez aucun moyen davoir de leurs nouvelles? Attendez huit jours, et je vous en donnerai, moi. -- Huit jours, cest trop; il faut quavant trois jours je les aie trouvés. -- Trois jours, cest court, dit Rochefort, et la France est grande. -- Nimporte, vous connaissez le mot _il faut;_ avec ce mot-là on fait bien des choses. -- Et quand vous mettez-vous à leur recherche? -- Jy suis. -- Bonne chance! -- Et vous, bon voyage! -- Peut-être nous rencontrerons-nous par les chemins. -- Ce nest pas probable. -- Qui sait! le hasard est si capricieux. -- Adieu. -- Au revoir. À propos, si le Mazarin vous parle de moi, dites-lui que je vous ai chargé de lui faire savoir quil verrait avant peu si je suis, comme il le dit, trop vieux pour laction. Et Rochefort séloigna avec un de ces sourires diaboliques qui autrefois avaient si souvent fait frissonner dArtagnan; mais dArtagnan le regarda cette fois sans angoisse, et souriant à son tour avec une expression de mélancolie que ce souvenir seul peut- être pouvait donner à son visage: -- Va, démon, dit-il, et fais ce que tu voudras, peu mimporte: il ny a pas une seconde Constance! au monde! En se retournant, dArtagnan vit Bazin qui, après avoir déposé ses habits ecclésiastiques, causait avec le sacristain à qui lui, dArtagnan, avait parlé en entrant dans léglise. Bazin paraissait fort animé et faisait avec ses gros petits bras courts force gestes. DArtagnan comprit que, selon toute probabilité, il lui recommandait la plus grande discrétion à son égard. DArtagnan profita de la préoccupation des deux hommes Église pour se glisser hors de la cathédrale et aller sembusquer au coin de la rue des Canettes. Bazin ne pouvait, du point où était caché dArtagnan, sortir sans quon le vît. Cinq minutes après, dArtagnan étant à son poste, Bazin apparut sur le parvis; il regarda de tous côtés pour sassurer sil nétait pas observé; mais il navait garde dapercevoir notre officier, dont la tête seule passait à langle dune maison à cinquante pas de là. Tranquillisé par les apparences, il se hasarda dans la rue Notre-Dame. DArtagnan sélança de sa cachette et arriva à temps pour lui voir tourner la rue de la Juiverie et entrer, rue de la Calandre, dans une maison dhonnête apparence. Aussi notre officier ne douta point que ce ne fût dans cette maison que logeait le digne bedeau. DArtagnan navait garde daller sinformer à cette maison; le concierge, sil y en avait un, devait déjà être prévenu; et sil ny en avait point, à qui sadresserait-il? Il entra dans un petit cabaret qui faisait le coin de la rue Saint-Éloi et de la rue de la Calandre, et demanda une mesure dhypocras. Cette boisson demandait une bonne demi-heure de préparation; dArtagnan avait tout le temps dépier Bazin sans éveiller aucun soupçon. Il avisa dans létablissement un petit drôle de douze à quinze ans à lair éveillé, quil crut reconnaître pour lavoir vu vingt minutes auparavant sous lhabit denfant de choeur. Il linterrogea, et comme lapprenti sous-diacre navait aucun intérêt à dissimuler, dArtagnan apprit de lui quil exerçait de six à neuf heures du matin la profession denfant de choeur et de neuf heures à minuit celle de garçon de cabaret. Pendant quil causait avec lenfant, on amena un cheval à la porte de la maison de Bazin. Le cheval était tout sellé et bridé. Un instant après, Bazin descendit. -- Tiens! dit lenfant, voilà notre bedeau qui va se mettre en route. -- Et où va-t-il comme cela? demanda dArtagnan. -- Dame, je nen sais rien. -- Une demi-pistole, dit dArtagnan, si tu peux le savoir. -- Pour moi! dit lenfant dont les yeux étincelèrent de joie, si je puis savoir où va Bazin! ce nest pas difficile. Vous ne vous moquez pas de moi? -- Non, foi dofficier, tiens, voilà la demi-pistole. Et il lui montra la pièce corruptrice, mais sans cependant la lui donner. -- Je vais lui demander. -- Cest justement le moyen de ne rien savoir, dit dArtagnan; attends quil soit parti, et puis après, dame! questionne, interroge, informe-toi. Cela te regarde, la demi-pistole est là. Et il la remit dans sa poche. -- Je comprends, dit lenfant avec ce sourire narquois qui nappartient quau gamin de Paris; eh bien! on attendra. On neut pas à attendre longtemps. Cinq minutes après, Bazin partit au petit trot, activant le pas de son cheval à coups de parapluie. Bazin avait toujours eu lhabitude de porter un parapluie en guise de cravache. À peine eut-il tourné le coin de la rue de la Juiverie, que lenfant sélança comme un limier sur sa trace. DArtagnan reprit sa place à la table où il sétait assis en entrant, parfaitement sûr quavant dix minutes il saurait ce quil voulait savoir. En effet, avant que ce temps fût écoulé, lenfant rentrait. -- Eh bien? demanda dArtagnan. -- Eh bien, dit le petit garçon, on sait la chose. -- Et où est-il allé? -- La demi-pistole est toujours pour moi? -- Sans doute! réponds. -- Je demande à la voir. Prêtez-la-moi, que je voie si elle nest pas fausse. -- La voilà. -- Dites donc, bourgeois, dit lenfant, monsieur demande de la monnaie. Le bourgeois était à son comptoir, il donna la monnaie et prit la demi-pistole. Lenfant mit la monnaie dans sa poche. -- Et maintenant, où est-il allé? dit dArtagnan, qui lavait regardé faire son petit manège en riant. -- Il est allé à Noisy. -- Comment sais-tu cela? -- Ah! pardié! il na pas fallu être bien malin. Javais reconnu le cheval pour être celui du boucher qui le loue de temps en temps à M. Bazin. Or, jai pensé que le boucher ne louait pas son cheval comme cela sans demander où on le conduisait, quoique je ne croie pas M. Bazin capable de surmener un cheval. -- Et il ta répondu que M. Bazin... -- Allait à Noisy. Dailleurs il paraît que cest son habitude, il y va deux ou trois fois par semaine. -- Et connais-tu Noisy? -- Je crois bien, jy ai ma nourrice. -- Y a-t-il un couvent à Noisy? -- Et un fier, un couvent de jésuites. -- Bon, fit dArtagnan, plus de doute! -- Alors, vous êtes content? -- Oui. Comment tappelle-t-on? -- Friquet. DArtagnan prit ses tablettes et écrivit le nom de lenfant et ladresse du cabaret. -- Dites donc, monsieur lofficier, dit lenfant, est-ce quil y a encore dautres demi-pistoles à gagner? -- Peut-être, dit dArtagnan. Et comme il avait appris ce quil voulait savoir, il paya la mesure dhypocras, quil navait point bue, et reprit vivement le chemin de la rue Tiquetonne. IX. Comment dArtagnan, en cherchant bien loin Aramis, saperçut quil était en croupe derrière Planchet En rentrant, dArtagnan vit un homme assis au coin du feu: cétait Planchet, mais Planchet si bien métamorphosé, grâce aux vieilles hardes quen fuyant le mari avait laissées, que lui-même avait peine à le reconnaître. Madeleine le lui présenta à la vue de tous les garçons. Planchet adressa à lofficier une belle phrase flamande, lofficier lui répondit par quelques paroles qui nétaient daucune langue, et le marché fut conclu. Le frère de Madeleine entrait au service de dArtagnan. Le plan de dArtagnan était parfaitement arrêté: il ne voulait pas arriver de jour à Noisy, de peur dêtre reconnu. Il avait donc du temps devant lui, Noisy nétant situé quà trois ou quatre lieues de Paris, sur la route de Meaux. Il commença par déjeuner substantiellement, ce qui peut être un mauvais début quand on veut agir de la tête, mais ce qui est une excellente précaution lorsquon veut agir de son corps; puis il changea dhabit, craignant que sa casaque de lieutenant de mousquetaires ninspirât de la défiance; puis il prit la plus forte et la plus solide de ses trois épées, quil ne prenait quaux grands jours; puis, vers les deux heures, il fit seller les deux chevaux, et, suivi de Planchet, il sortit par la barrière de la Villette. On faisait toujours, dans la maison voisine de lhôtel de _La Chevrette_, les perquisitions les plus actives pour retrouver Planchet. À une lieue et demie de Paris, dArtagnan, voyant que dans son impatience il était encore parti trop tôt, sarrêta pour faire souffler les chevaux; lauberge était pleine de gens dassez mauvaise mine qui avaient lair dêtre sur le point de tenter quelque expédition nocturne. Un homme enveloppé dun manteau parut à la porte; mais voyant un étranger, il fit un signe de la main et deux buveurs sortirent pour sentretenir avec lui. Quant à dArtagnan, il sapprocha de la maîtresse de la maison insoucieusement, vanta son vin, qui était dun horrible cru de Montreuil, lui fit quelques questions sur Noisy, et apprit quil ny avait dans le village que deux maisons de grande apparence: lune qui appartenait à monseigneur larchevêque de Paris, et dans laquelle se trouvait en ce moment sa nièce, madame la duchesse de Longueville; lautre qui était un couvent de jésuites, et qui, selon lhabitude, était la propriété de ces dignes pères; il ny avait pas à se tromper. À quatre heures, dArtagnan se remit en route, marchant au pas, car il ne voulait arriver quà nuit close. Or, quand on marche au pas à cheval, par une journée dhiver, par un temps gris, au milieu dun paysage sans accident, on na guère rien de mieux à faire que ce que fait, comme dit La Fontaine, un lièvre dans son gîte: à songer; dArtagnan songeait donc, et Planchet aussi. Seulement, comme on va le voir, leurs rêveries étaient différentes. Un mot de lhôtesse avait imprimé une direction particulière aux pensées de dArtagnan; ce mot, cétait le nom de madame de Longueville. En effet, madame de Longueville avait tout ce quil fallait pour faire songer: cétait une des plus grandes dames du royaume, cétait une des plus belles femmes de la cour. Mariée au vieux duc de Longueville quelle naimait pas, elle avait dabord passé pour être la maîtresse de Coligny, qui sétait fait tuer pour elle par le duc de Guise, dans un duel sur la place Royale; puis on avait parlé dune amitié un peu trop tendre quelle aurait eue pour le prince de Condé, son frère, et qui aurait scandalisé les âmes timorées de la cour; puis enfin, disait-on encore, une haine véritable et profonde avait succédé à cette amitié, et la duchesse de Longueville, en ce moment, avait, disait-on toujours, une liaison politique avec le prince de Marcillac, fils aîné du vieux duc de La Rochefoucauld, dont elle était en train de faire un ennemi à M. le duc de Condé, son frère. DArtagnan pensait à toutes ces choses-là. Il pensait que lorsquil était au Louvre il avait vu souvent passer devant lui, radieuse et éblouissante, la belle madame de Longueville. Il pensait à Aramis, qui, sans être plus que lui, avait été autrefois lamant de madame de Chevreuse, qui était à lautre cour ce que madame de Longueville était à celle-ci. Et il se demandait pourquoi il y a dans le monde des gens qui arrivent à tout ce quils désirent, ceux-ci comme ambition, ceux-là comme amour, tandis quil y en a dautres qui restent, soit hasard, soit mauvaise fortune, soit empêchement naturel que la nature a mis en eux, à moitié chemin de toutes leurs espérances. Il était forcé de savouer que malgré tout son esprit, malgré toute son adresse, il était et resterait probablement de ces derniers, lorsque Planchet sapprocha de lui et lui dit: -- Je parie, monsieur, que vous pensez à la même chose que moi. -- Jen doute, Planchet, dit en souriant dArtagnan; mais à quoi penses-tu? -- Je pense, monsieur, à ces gens de mauvaise mine qui buvaient dans lauberge où nous nous sommes arrêtés. -- Toujours prudent, Planchet. -- Monsieur, cest de linstinct. -- Eh bien! voyons, que te dit ton instinct en pareille circonstance? -- Monsieur, mon instinct me disait que ces gens-là étaient rassemblés dans cette auberge pour un mauvais dessein, et je réfléchissais à ce que mon instinct me disait dans le coin le plus obscur de lécurie, lorsquun homme enveloppé dun manteau entra dans cette même écurie suivi de deux autres hommes. -- Ah! ah! fit dArtagnan, le récit de Planchet correspondant avec ses précédentes observations. Eh bien? -- Lun de ces hommes disait: «-- Il doit bien certainement être à Noisy ou y venir ce soir, car jai reconnu son domestique. «-- Tu es sûr? a dit lhomme au manteau. -- Oui, mon prince. -- Mon prince, interrompit dArtagnan. -- Oui, mon prince. Mais écoutez donc. «-- Sil y est, voyons décidément, que faut-il en faire? a dit lautre buveur. «-- Ce quil faut en faire? a dit le prince. «-- Oui. Il nest pas homme à se laisser prendre comme cela, il jouera de lépée. «-- Eh bien, il faudra faire comme lui, et cependant tâchez de lavoir vivant. Avez-vous des cordes pour le lier, et un bâillon pour lui mettre sur la bouche? «-- Nous avons tout cela. «-- Faites attention quil sera, selon toute probabilité, déguisé en cavalier. «-- Oh! oui, oui, Monseigneur, soyez tranquille. «-- Dailleurs, je serai là, et je vous guiderai. «-- Vous répondez que la justice... «-- Je réponds de tout, dit le prince.» «-- Cest bon, nous ferons de notre mieux.» Et sur ce, ils sont sortis de lécurie. -- Eh bien, dit dArtagnan, en quoi cela nous regarde-t-il? Cest quelquune de ces entreprises comme on en fait tous les jours. -- Êtes-vous sûr quelle nest point dirigée contre nous? -- Contre nous! et pourquoi? -- Dame! repassez leurs paroles: «Jai reconnu son domestique», a dit lun, ce qui pourrait bien se rapporter à moi. -- Après? «Il doit être à Noisy ou y venir ce soir», a dit lautre, ce qui pourrait bien se rapporter à vous. -- Ensuite? -- Ensuite le prince a dit: «Faites attention quil sera, selon toute probabilité, déguisé en cavalier», ce qui me paraît ne pas laisser de doute, puisque vous êtes en cavalier et non en officier de mousquetaires; eh bien! que dites-vous de cela? -- Hélas! mon cher Planchet! dit dArtagnan en poussant un soupir, jen dis que je nen suis malheureusement plus au temps où les princes me voulaient faire assassiner. Ah! celui-là, cétait le bon temps. Sois donc tranquille, ces gens-là nen veulent point à nous. -- Monsieur est sûr? -- Jen réponds. -- Cest bien, alors; nen parlons plus. Et Planchet reprit sa place à la suite de dArtagnan, avec cette sublime confiance quil avait toujours eue pour son maître, et que quinze ans de séparation navaient point altérée. On fit ainsi une lieue à peu près. Au bout de cette lieue, Planchet se rapprocha de dArtagnan. -- Monsieur, dit-il. -- Eh bien? fit celui-ci. -- Tenez, monsieur, regardez de ce côté, dit Planchet, ne vous semble-t-il pas au milieu de la nuit voir passer comme des ombres? Écoutez, il me semble quon entend des pas de chevaux. -- Impossible, dit dArtagnan, la terre est détrempée par les pluies; cependant, comme tu me le dis, il me semble voir quelque chose. Et il sarrêta pour regarder et écouter. -- Si lon nentend point les pas des chevaux, on entend leur hennissement au moins; tenez. Et en effet le hennissement dun cheval vint, en traversant lespace et lobscurité, frapper loreille de dArtagnan. -- Ce sont nos hommes qui sont en campagne, dit-il, mais cela ne nous regarde pas, continuons notre chemin. Et ils se remirent en route. Une demi-heure après ils atteignaient les premières maisons de Noisy, il pouvait être huit heures et demie à neuf heures du soir. Selon les habitudes villageoises, tout le monde était couché, et pas une lumière ne brillait dans le village. DArtagnan et Planchet continuèrent leur route. À droite et à gauche de leur chemin se découpait sur le gris sombre du ciel la dentelure plus sombre encore des toits des maisons; de temps en temps un chien éveillé aboyait derrière une porte, ou un chat effrayé quittait précipitamment le milieu du pavé pour se réfugier dans un tas de fagots, où lon voyait briller comme des escarboucles ses yeux effarés. Cétaient les seuls êtres vivants qui semblaient habiter ce village. Vers le milieu du bourg à peu près, dominant la place principale, sélevait une masse sombre, isolée entre deux ruelles, et sur la façade de laquelle dénormes tilleuls étendaient leurs bras décharnés. DArtagnan examina avec attention la bâtisse. -- Ceci, dit-il à Planchet, ce doit être le château de larchevêque, la demeure de la belle madame de Longueville. Mais le couvent, où est-il? -- Le couvent, dit Planchet, il est au bout du village, je le connais. -- Eh bien, dit dArtagnan, un temps de galop jusque-là, Planchet, tandis que je vais resserrer la sangle de mon cheval, et reviens me dire sil y a quelque fenêtre éclairée chez les jésuites. Planchet obéit et séloigna dans lobscurité, tandis que dArtagnan, mettant pied à terre, rajustait, comme il lavait dit, la sangle de sa monture. Au bout de cinq minutes, Planchet revint. -- Monsieur, dit-il, il y a une seule fenêtre éclairée sur la face qui donne vers les champs. -- Hum! dit dArtagnan; si jétais frondeur, je frapperais ici et serais sûr davoir un bon gîte; si jétais moine, je frapperais là-bas et serais sûr davoir un bon souper; tandis quau contraire, il est bien possible quentre le château et le couvent nous couchions sur la dure, mourant de soif et de faim. -- Oui, ajouta Planchet, comme le fameux âne de Buridan. En attendant, voulez-vous que je frappe? -- Chut! dit dArtagnan; la seule fenêtre qui était éclairée vient de séteindre. -- Entendez-vous, monsieur? dit Planchet. -- En effet, quel est ce bruit? Cétait comme la rumeur dun ouragan qui sapprochait; au même instant deux troupes de cavaliers, chacune dune dizaine dhommes, débouchèrent par chacune des deux ruelles qui longeaient la maison, et fermant toute issue enveloppèrent dArtagnan et Planchet. -- Ouais! dit dArtagnan en tirant son épée et en sabritant derrière son cheval, tandis que Planchet exécutait la même manoeuvre, aurais-tu pensé juste, et serait-ce à nous quon en veut réellement? -- Le voilà, nous le tenons! dirent les cavaliers en sélançant sur dArtagnan, lépée nue. -- Ne le manquez pas, dit une voix haute. -- Non, Monseigneur, soyez tranquille. DArtagnan crut que le moment était venu pour lui de se mêler à la conversation. -- Holà, messieurs! dit-il avec son accent gascon, que voulez- vous, que demandez-vous? -- Tu vas le savoir! hurlèrent en choeur les cavaliers. -- Arrêtez, arrêtez! cria celui quils avaient appelé Monseigneur; arrêtez, sur votre tête, ce nest pas sa voix. -- Ah çà! messieurs, dit dArtagnan, est-ce quon est enragé, par hasard, à Noisy? Seulement, prenez-y garde, car je vous préviens que le premier qui sapproche à la longueur de mon épée, et mon épée est longue, je léventre. Le chef sapprocha. -- Que faites-vous là? dit-il dune voix hautaine et comme habituée au commandement. -- Et vous-même? dit dArtagnan. -- Soyez poli, ou lon vous étrillera de bonne sorte; car, bien quon ne veuille pas se nommer, on désire être respecté selon son rang. -- Vous ne voulez pas vous nommer parce que vous dirigez un guet- apens, dit dArtagnan; mais moi qui voyage tranquillement avec mon laquais, je nai pas les mêmes raisons de vous taire mon nom. -- Assez, assez! comment vous appelez-vous? -- Je vous dis mon nom afin que vous sachiez où me retrouver, monsieur, Monseigneur ou mon prince, comme il vous plaira quon vous appelle, dit notre Gascon, qui ne voulait pas avoir lair de céder à une menace, connaissez-vous M. dArtagnan? -- Lieutenant aux mousquetaires du roi? dit la voix. -- Cest cela même. -- Oui, sans doute. -- Eh bien! continua le Gascon, vous devez avoir entendu dire que cest un poignet solide et une fine lame? -- Vous êtes monsieur dArtagnan? -- Je le suis. -- Alors, vous venez ici pour _le_ défendre? -- _Le_?... qui _le_?... -- Celui que nous cherchons. -- Il paraît, continua dArtagnan, quen croyant venir à Noisy, jai abordé, sans men douter, dans le royaume des énigmes. -- Voyons, répondez! dit la même voix hautaine; lattendez-vous sous ces fenêtres? Veniez-vous à Noisy pour le défendre? -- Je nattends personne, dit dArtagnan, qui commençait à simpatienter, je ne compte défendre personne que moi; mais, ce moi, je le défendrai vigoureusement, je vous en préviens. -- Cest bien, dit la voix, partez dici et quittez-nous la place! -- Partir dici! dit dArtagnan, que cet ordre contrariait dans ses projets, ce nest pas facile, attendu que je tombe de lassitude et mon cheval aussi; à moins cependant que vous ne soyez disposé à moffrir à souper et à coucher aux environs. -- Maraud! -- Eh! monsieur! dit dArtagnan, ménagez vos paroles, je vous en prie, car si vous en disiez encore une seconde comme celle-ci, fussiez-vous marquis, duc, prince ou roi, je vous la ferais rentrer dans le ventre, entendez-vous? -- Allons, allons, dit le chef, il ny a pas à sy tromper, cest bien un Gascon qui parle, et par conséquent ce nest pas celui que nous cherchons. Notre coup est manqué pour ce soir, retirons-nous. Nous nous retrouverons, maître dArtagnan, continua le chef en haussant la voix. -- Oui, mais jamais avec les mêmes avantages, dit le Gascon en raillant, car, lorsque vous me retrouverez, peut-être serez-vous seul et fera-t-il jour. -- Cest bon, cest bon! dit la voix; en route, messieurs! Et la troupe, murmurant et grondant, disparut dans les ténèbres, retournant du côté de Paris. DArtagnan et Planchet demeurèrent un instant encore sur la défensive; mais le bruit continuant de séloigner, ils remirent leurs épées au fourreau. -- Tu vois bien, imbécile, dit tranquillement dArtagnan à Planchet, que ce nétait pas à nous quils en voulaient. -- Mais à qui donc alors? demanda Planchet. -- Ma foi, je nen sais rien! et peu mimporte. Ce qui mimporte, cest dentrer au couvent des jésuites. Ainsi, à cheval! et allons y frapper. Vaille que vaille, que diable, ils ne nous mangeront pas! Et dArtagnan se remit en selle. Planchet venait den faire autant, lorsquun poids inattendu tomba sur le derrière de son cheval, qui sabattit. -- Eh! monsieur, sécria Planchet, jai un homme en croupe! DArtagnan se retourna et vit effectivement deux formes humaines sur le cheval de Planchet. -- Mais cest donc le diable qui nous poursuit! sécria-t-il en tirant son épée et sapprêtant à charger le nouveau venu. -- Non, mon cher dArtagnan, dit celui-ci; ce nest pas le diable. Cest moi, cest Aramis. Au galop, Planchet, et au bout du village, guide à gauche. Et Planchet, portant Aramis en croupe, partit au galop suivi de dArtagnan, qui commençait à croire quil faisait quelque rêve fantastique et incohérent. X. Labbé dHerblay Au bout du village, Planchet tourna à gauche, comme le lui avait ordonné Aramis, et sarrêta au-dessous de la fenêtre éclairée. Aramis sauta à terre et frappa trois fois dans ses mains. Aussitôt la fenêtre souvrit, et une échelle de corde descendit. -- Mon cher, dit Aramis, si vous voulez monter, je serai enchanté de vous recevoir. -- Ah çà, dit dArtagnan, cest comme cela que lon rentre chez vous? -- Passé neuf heures du soir il le faut pardieu bien! dit Aramis: la consigne du couvent est des plus sévères. -- Pardon, mon cher ami, dit dArtagnan, il me semble que vous avez dit pardieu! -- Vous croyez, dit Aramis en riant, cest possible; vous nimaginez pas, mon cher, combien dans ces maudits couvents on prend de mauvaises habitudes et quelles méchantes façons ont tous ces gens Église avec lesquels je suis forcé de vivre! mais vous ne montez pas? -- Passez devant, je vous suis. -- Comme disait le feu cardinal au feu roi: «Pour vous montrer le chemin, sire.» Et Aramis monta lestement à léchelle, et en un instant il eut atteint la fenêtre. DArtagnan monta derrière lui, mais plus doucement; on voyait que ce genre de chemin lui était moins familier quà son ami. -- Pardon, dit Aramis en remarquant sa gaucherie: si javais su avoir lhonneur de votre visite, jaurais fait apporter léchelle du jardinier; mais pour moi seul, celle-ci est suffisante. -- Monsieur, dit Planchet lorsquil vit dArtagnan sur le point dachever son ascension, cela va bien pour M. Aramis, cela va encore pour vous, cela, à la rigueur, irait aussi pour moi, mais les deux chevaux ne peuvent pas monter léchelle. -- Conduisez-les sous ce hangar, mon ami, dit Aramis en montrant à Planchet une espèce de fabrique qui sélevait dans la plaine, vous y trouverez de la paille et de lavoine pour eux. -- Mais pour moi? dit Planchet. -- Vous reviendrez sous cette fenêtre, vous frapperez trois fois dans vos mains, et nous vous ferons passer des vivres. Soyez tranquille, morbleu! on ne meurt pas de faim ici, allez! Et Aramis, retirant léchelle, ferma la fenêtre. DArtagnan examinait la chambre. Jamais il navait vu appartement plus guerrier à la fois et plus élégant. À chaque angle étaient des trophées darmes offrant à la vue et à la main des épées de toutes sortes, et quatre grands tableaux représentaient dans leurs costumes de bataille le cardinal de Lorraine, le cardinal de Richelieu, le cardinal de La Valette et larchevêque de Bordeaux. Il est vrai quau surplus rien nindiquait la demeure dun abbé; les tentures étaient de damas, les tapis venaient dAlençon et le lit surtout avait plutôt lair du lit dune petite-maîtresse, avec sa garniture de dentelle et son couvre-pied, que de celui dun homme qui avait fait voeu de gagner le ciel par labstinence et la macération. -- Vous regardez mon bouge, dit Aramis. Ah! mon cher, excusez-moi. Que voulez-vous! je suis logé comme un chartreux. Mais que cherchez-vous des yeux? -- Je cherche qui vous a jeté léchelle; je ne vois personne, et cependant léchelle nest pas venue toute seule. -- Non, cest Bazin. -- Ah! ah! fit dArtagnan. -- Mais, continua Aramis, monsieur Bazin est un garçon bien dressé, qui, voyant que je ne rentrais pas seul, se sera retiré par discrétion. Asseyez-vous, mon cher, et causons. Et Aramis poussa à dArtagnan un large fauteuil, dans lequel celui-ci sallongea en saccoudant. -- Dabord, vous soupez avec moi, nest-ce pas? demanda Aramis. -- Oui, si vous le voulez bien, dit dArtagnan, et même ce sera avec grand plaisir, je vous lavoue; la route ma donné un appétit de diable. -- Ah! mon pauvre ami! dit Aramis, vous trouverez maigre chère, on ne vous attendait pas. -- Est-ce que je suis menacé de lomelette de Crèvecoeur et des théobromes en question? Nest-ce pas comme cela que vous appeliez autrefois les épinards? -- Oh! il faut espérer, dit Aramis, quavec laide de Dieu et de Bazin nous trouverons quelque chose de mieux dans le garde-manger des dignes pères jésuites. -- Bazin, mon ami, dit Aramis, Bazin, venez ici. La porte souvrit et Bazin parut; mais, en apercevant dArtagnan, il poussa une exclamation qui ressemblait à un cri de désespoir. -- Mon cher Bazin, dit dArtagnan, je suis bien aise de voir avec quel admirable aplomb vous mentez, même dans une église. -- Monsieur, dit Bazin, jai appris des dignes pères jésuites quil était permis de mentir lorsquon mentait dans une bonne intention. -- Cest bien, cest bien, Bazin, dArtagnan meurt de faim et moi aussi, servez-nous à souper de votre mieux, et surtout, montez- nous du bon vin. Bazin sinclina en signe dobéissance, poussa un gros soupir et sortit. -- Maintenant que nous voilà seuls, mon cher Aramis, dit dArtagnan en ramenant ses yeux de lappartement au propriétaire et en achevant par les habits lexamen commencé par les meubles, dites-moi, doù diable veniez-vous lorsque vous êtes tombé en croupe derrière Planchet? -- Eh! corbleu! dit Aramis, vous le voyez bien, du ciel! -- Du ciel! reprit dArtagnan en hochant la tête, vous ne mavez pas plus lair den revenir que dy aller. -- Mon cher, dit Aramis avec un air de fatuité que dArtagnan ne lui avait jamais vu du temps quil était mousquetaire, si je ne venais pas du ciel, au moins je sortais du paradis: ce qui se ressemble beaucoup. -- Alors voilà les savants fixés, reprit dArtagnan. Jusquà présent on navait pas su sentendre sur la situation positive du paradis: les uns lavaient placé sur le mont Ararat; les autres entre le Tigre et lEuphrate; il parait quon le cherchait bien loin tandis quil était bien près. Le paradis est à Noisy-le-Sec, sur lemplacement du château de M. larchevêque de Paris. On en sort non point par la porte, mais par la fenêtre; on en descend non par les degrés de marbre dun péristyle, mais par les branches dun tilleul, et lange à lépée flamboyante qui le garde ma bien lair davoir changé son nom céleste de Gabriel en celui plus terrestre de prince de Marcillac. Aramis éclata de rire. -- Vous êtes toujours joyeux compagnon, mon cher, dit-il, et votre spirituelle humeur gasconne ne vous a pas quitté. Oui, il y a bien un peu de tout cela dans ce que vous me dites; seulement, nallez pas croire au moins que ce soit de madame de Longueville que je sois amoureux. -- Peste, je men garderai bien! dit dArtagnan. Après avoir été si longtemps amoureux de madame de Chevreuse, vous nauriez pas été porter votre coeur à sa plus mortelle ennemie. -- Oui, cest vrai, dit Aramis dun air détaché, oui, cette pauvre duchesse, je lai fort aimée autrefois, et il faut lui rendre cette justice, quelle nous a été fort utile; mais, que voulez- vous! il lui a fallu quitter la France. Cétait un si rude jouteur que ce damné cardinal! continua Aramis en jetant un coup doeil sur le portrait de lancien ministre: il avait donné lordre de larrêter et de la conduire au château de Loches; il lui eût fait trancher la tête, sur ma foi, comme à Chalais, à Montmorency et à Cinq-Mars; elle sest sauvée déguisée en homme, avec sa femme de chambre, cette pauvre Ketty; il lui est même arrivé, à ce que jai entendu dire, une étrange aventure dans je ne sais quel village, avec je ne sais quel curé à qui elle demandait lhospitalité, et qui, nayant quune chambre et la prenant pour un cavalier, lui a offert de la partager avec elle. Cest quelle portait dune façon incroyable lhabit dhomme, cette chère Marie. Je ne connais quune femme qui le porte aussi bien; aussi avait-on fait ce couplet sur elle: _Laboissière, dis-moi..._ _Vous le connaissez?_ --_ Non pas; chantez-le, mon cher._ _Et Aramis reprit du ton le plus cavalier:_ _Laboissière, dis-moi,_ _Suis-je pas bien en homme_ --_ Vous chevauchez, ma foi,_ _Mieux que tant que nous sommes._ _Elle est,_ _Parmi les hallebardes,_ _Au régiment des gardes,_ _Comme un cadet._ -- Bravo! dit dArtagnan; vous chantez toujours à merveille, mon cher Aramis, et je vois que la messe ne vous a pas gâté la voix. -- Mon cher, dit Aramis, vous comprenez... du temps que jétais mousquetaire, je montais le moins de gardes que je pouvais; aujourdhui que je suis abbé, je dis le moins de messes que je peux. Mais revenons à cette pauvre duchesse. -- Laquelle? la duchesse de Chevreuse ou la duchesse de Longueville? -- Mon cher, je vous ai dit quil ny avait rien entre moi et la duchesse de Longueville: des coquetteries peut-être, et voilà tout. Non, je parlais de la duchesse de Chevreuse. Lavez-vous vue à son retour de Bruxelles, après la mort du roi? -- Oui, certes, et elle était fort belle encore. -- Oui, dit Aramis. Aussi lai-je quelque peu revue à cette époque; je lui avais donné dexcellents conseils, dont elle na point profité; je me suis tué de lui dire que Mazarin était lamant de la reine; elle na pas voulu me croire, disant quelle connaissait Anne dAutriche, et quelle était trop fière pour aimer un pareil faquin. Puis, en attendant, elle sest jetée dans la cabale du duc de Beaufort, et le faquin a fait arrêter M. le duc de Beaufort et exilé madame de Chevreuse. -- Vous savez, dit dArtagnan, quelle a obtenu la permission de revenir? -- Oui, et même quelle est revenue... Elle va encore faire quelque sottise. -- Oh! mais cette fois peut-être suivra-t-elle vos conseils. -- Oh! cette fois, dit Aramis, je ne lai pas revue; elle est fort changée. -- Ce nest pas comme vous, mon cher Aramis, car vous êtes toujours le même; vous avez toujours vos beaux cheveux noirs, toujours votre taille élégante, toujours vos mains de femme, qui sont devenues dadmirables mains de prélat. -- Oui, dit Aramis, cest vrai, je me soigne beaucoup. Savez-vous, mon cher, que je me fais vieux: je vais avoir trente-sept ans. -- Écoutez, mon cher, dit dArtagnan avec un sourire, puisque nous nous retrouvons, convenons dune chose: cest de lâge que nous aurons à lavenir. -- Comment cela? dit Aramis. -- Oui, reprit dArtagnan; autrefois cétait moi qui étais votre cadet de deux ou trois ans, et, si je ne fais pas derreur, jai quarante ans bien sonnés. -- Vraiment! dit Aramis. Alors cest moi qui me trompe, car vous avez toujours été, mon cher, un admirable mathématicien. Jaurais donc quarante-trois ans, à votre compte! Diable, diable, mon cher! nallez pas le dire à lhôtel de Rambouillet, cela me ferait tort. -- Soyez tranquille, dit dArtagnan, je ny vais pas. -- Ah çà mais, sécria Aramis, que fait donc cet animal de Bazin? Bazin! dépêchons-nous donc, monsieur le drôle! nous enrageons de faim et de soif! Bazin, qui entrait en ce moment, leva au ciel ses mains chargées chacune dune bouteille. -- Enfin, dit Aramis, sommes-nous prêts, voyons? -- Oui, monsieur, à linstant même, dit Bazin; mais il ma fallu le temps de monter toutes les... -- Parce que vous vous croyez toujours votre simarre de bedeau sur les épaules, interrompit Aramis, et que vous passez tout votre temps à lire votre bréviaire. Mais je vous préviens que si, à force de polir toutes les affaires qui sont dans les chapelles, vous désappreniez à fourbir mon épée, jallume un grand feu de toutes vos images bénites et je vous y fais rôtir. Bazin scandalisé fit un signe de croix avec la bouteille quil tenait. Quant à dArtagnan, plus surpris que jamais du ton et des manières de labbé dHerblay, qui contrastaient si fort avec celles du mousquetaire Aramis, il demeurait les yeux écarquillés en face de son ami. Bazin couvrit vivement la table dune nappe damassée, et sur cette nappe rangea tant de choses dorées, parfumées, friandes, que dArtagnan en demeura tout ébahi. -- Mais vous attendiez donc quelquun? demanda lofficier. -- Heu! dit Aramis, jai toujours un en-cas; puis je savais que vous me cherchiez. -- Par qui? -- Mais par maître Bazin, qui vous a pris pour le diable, mon cher, et qui est accouru pour me prévenir du danger qui menaçait mon âme si je revoyais aussi mauvaise compagnie quun officier de mousquetaires. -- Oh! monsieur!... fit Bazin les mains jointes et dun air suppliant. -- Allons, pas dhypocrisies! vous savez que je ne les aime pas. Vous feriez bien mieux douvrir la fenêtre et de descendre un pain, un poulet et une bouteille de vin à votre ami Planchet, qui sextermine depuis une heure à frapper dans ses mains. En effet, Planchet, après avoir donné la paille et lavoine à ses chevaux, était revenu sous la fenêtre et avait répété deux ou trois foi le signal indiqué. Bazin obéit, attacha au bout dune corde les trois objets désignés et les descendit à Planchet, qui, nen demandant pas davantage, se retira aussitôt sous le hangar. -- Maintenant soupons, dit Aramis. Les deux amis se mirent à table, et Aramis commença à découper poulets, perdreaux et jambons avec une adresse toute gastronomique. -- Peste, dit dArtagnan, comme vous vous nourrissez! -- Oui, assez bien. Jai pour les jours maigres des dispenses de Rome que ma fait avoir M. le coadjuteur à cause de ma santé; puis jai pris pour cuisinier lex-cuisinier de Lafollone, vous savez? lancien ami du cardinal, ce fameux, gourmand qui disait pour toute prière après son dîner: «Mon Dieu, faites-moi la grâce de bien digérer ce que jai si bien mangé.» -- Ce qui ne la pas empêché de mourir dindigestion, dit en riant dArtagnan. -- Que voulez-vous, reprit Aramis dun air résigné, on ne peut fuir sa destinée! -- Mais pardon, mon cher, de la question que je vais vous faire, reprit dArtagnan. -- Comment donc, faites, vous savez bien quentre nous il ne peut y avoir dindiscrétion. -- Vous êtes donc devenu riche? -- Oh! mon Dieu, non! je me fais une douzaine de mille livres par an, sans compter un petit bénéfice dun millier décus que ma fait avoir M. le Prince. -- Et avec quoi vous faites-vous ces douze mille livres? dit dArtagnan; avec vos poèmes? -- Non, jai renoncé à la poésie, excepté pour faire de temps en temps quelque chanson à boire, quelque sonnet galant ou quelque épigramme innocent: je fais des sermons, mon cher. -- Comment, des sermons? -- Oh! mais des sermons prodigieux, voyez-vous! À ce quil paraît, du moins. -- Que vous prêchez? -- Non, que je vends. -- À qui? -- À ceux de mes compères qui visent à être de grands orateurs donc! -- Ah! vraiment? Et vous navez pas été tenté de la gloire pour vous-même? -- Si fait, mon cher, mais la nature la emporté. Quand je suis en chaire et que par hasard une jolie femme me regarde, je la regarde; si elle sourit, je souris aussi. Alors je bats la campagne; au lieu de parler des tourments de lenfer, je parle des joies du paradis. Eh! tenez, la chose mest arrivée un jour à léglise Saint-Louis au Marais... Un cavalier ma ri au nez, je me suis interrompu pour lui dire quil était un sot. Le peuple est sorti pour ramasser des pierres; mais pendant ce temps jai si bien retourné lesprit des assistants, que cest lui quils ont lapidé. Il est vrai que le lendemain il sest présenté chez moi, croyant avoir affaire à un abbé comme tous les abbés. -- Et quest-il résulté de sa visite? dit dArtagnan en se tenant les côtes de rire. -- Il en est résulté que nous avons pris pour le lendemain soir rendez-vous sur la place Royale! Eh! pardieu, vous en savez quelque chose. -- Serait-ce, par hasard, contre cet impertinent que je vous aurais servi de second? demanda dArtagnan. -- Justement. Vous avez vu comme je lai arrangé. -- En est-il mort? -- Je nen sais rien. Mais en tout cas je lui avais donné labsolution _in articulo mortis._ Cest assez de tuer le corps sans tuer lâme. Bazin fit un signe de désespoir qui voulait dire quil approuvait peut-être cette morale, mais quil désapprouvait fort le ton dont elle était faite. -- Bazin, mon ami, vous ne remarquez pas que je vous vois dans cette glace, et quune fois pour toutes je vous ai interdit tout signe dapprobation ou dimprobation. Vous allez donc me faire le plaisir de nous servir le vin dEspagne et de vous retirer chez vous. Dailleurs, mon ami dArtagnan a quelque chose de secret à me dire. Nest-ce pas, dArtagnan? DArtagnan fit signe de la tête que oui, et Bazin se retira après avoir posé le vin dEspagne sur la table. Les deux amis, restés seuls, demeurèrent un instant silencieux en face lun de lautre. Aramis semblait attendre une douce digestion. DArtagnan préparait son exorde. Chacun deux, lorsque lautre ne le regardait pas, risquait un coup doeil en dessous. Aramis rompit le premier le silence. XI. Les deux Gaspards -- À quoi songez-vous, dArtagnan, dit-il, et quelle pensée vous fait sourire? -- Je songe, mon cher, que lorsque vous étiez mousquetaire, vous tourniez sans cesse à labbé, et quaujourdhui que vous êtes abbé, vous me paraissez tourner fort au mousquetaire. -- Cest vrai, dit Aramis en riant. Lhomme, vous le savez, mon cher dArtagnan, est un étrange animal, tout composé de contrastes. Depuis que je suis abbé, je ne rêve plus que batailles. -- Cela se voit à votre ameublement: vous avez là des rapières de toutes les formes et pour les goûts les plus difficiles. Est-ce que vous tirez toujours bien? -- Moi, je tire comme vous tiriez autrefois, mieux encore peut- être. Je ne fais que cela toute la journée. -- Et avec qui? -- Avec un excellent maître darmes que nous avons ici. -- Comment, ici? -- Oui, ici, dans ce couvent, mon cher. Il y a de tout dans un couvent de jésuites. -- Alors vous auriez tué M. de Marcillac sil fût venu vous attaquer seul, au lieu de tenir tête à vingt hommes? -- Parfaitement, dit Aramis, et même à la tête de ses vingt hommes, si javais pu dégainer sans être reconnu. -- Dieu me pardonne, dit tout bas dArtagnan, je crois quil est devenu plus Gascon que moi. Puis tout haut: -- Eh bien! mon cher Aramis, vous me demandez pourquoi je vous cherchais? -- Non, je ne vous le demandais pas, dit Aramis avec son air fin, mais jattendais que vous me le dissiez. -- Eh bien, je vous cherchais pour vous offrir tout uniquement un moyen de tuer M. de Marcillac, quand cela vous fera plaisir, tout prince quil est. -- Tiens, tiens, tiens! dit Aramis, cest une idée, cela. -- Dont je vous invite à faire votre profit, mon cher. Voyons! avec votre abbaye de mille écus et les douze mille livres que vous vous faites en vendant des sermons, êtes-vous riche? répondez franchement. -- Moi! je suis gueux comme Job, et en fouillant poches et coffres, je crois que vous ne trouveriez pas ici cent pistoles. -- Peste, cent pistoles! se dit tout bas dArtagnan, il appelle cela être gueux comme Job! Si je les avais toujours devant moi, je me trouverais riche comme Crésus. Puis, tout haut: -- Êtes-vous ambitieux? -- Comme Encelade. -- Eh bien! mon ami, je vous apporte de quoi être riche, puissant, et libre de faire tout ce que vous voudrez. Lombre dun nuage passa sur le front dAramis aussi rapide que celle qui flotte en août sur les blés; mais si rapide quelle fût, dArtagnan la remarqua. -- Parlez, dit Aramis. -- Encore une question auparavant. Vous occupez-vous de politique? Un éclair passa dans les yeux dAramis, rapide comme lombre qui avait passé sur son front, mais pas si rapide cependant que dArtagnan ne le vit. -- Non, répondit Aramis. -- Alors toutes propositions vous agréeront, puisque vous navez pour le moment dautre maître que Dieu, dit en riant le Gascon. -- Cest possible. -- Avez-vous, mon cher Aramis, songé quelquefois à ces beaux jours de notre jeunesse que nous passions riant, buvant ou nous battant? -- Oui, certes, et plus dune fois je les ai regrettés. Cétait un heureux temps, _delectabile tempus!_ -- Eh bien, mon cher, ces beaux jours peuvent renaître, cet heureux temps peut revenir! Jai reçu mission daller trouver mes compagnons, et jai voulu commencer par vous, qui étiez lâme de notre association. Aramis sinclina plus poliment quaffectueusement. -- Me remettre dans la politique! dit-il dune voix mourante et en se renversant sur son fauteuil. Ah! cher dArtagnan, voyez comme je vis régulièrement et à laise. Nous avons essuyé lingratitude des grands, vous le savez! -- Cest vrai, dit dArtagnan; mais peut-être les grands se repentent-ils davoir été ingrats. -- En ce cas, dit Aramis, ce serait autre chose. Voyons! à tout péché miséricorde. Dailleurs, vous avez raison sur un point: cest que si lenvie nous reprenait de nous mêler des affaires État, le moment, je crois, serait venu. -- Comment savez-vous cela, vous qui ne vous occupez pas de politique? -- Eh! mon Dieu! sans men occuper personnellement, je vis dans un monde où lon sen occupe. Tout en cultivant la poésie, tout en faisant lamour, je me suis lié avec M. Sarazin, qui est à M. de Conti; avec M. Voiture qui est au coadjuteur, et avec M. de Bois-Robert, qui, depuis quil nest plus à M. le cardinal de Richelieu, nest à personne ou est à tout le monde, comme vous voudrez; en sorte que le mouvement politique ne ma pas tout à fait échappé. -- Je men doutais, dit dArtagnan. -- Au reste, mon cher, ne prenez tout ce que je vais vous dire que pour parole de cénobite, dhomme qui parle comme un écho, en répétant purement et simplement ce quil a entendu dire, reprit Aramis. Jai entendu dire que dans ce moment-ci le cardinal Mazarin était fort inquiet de la manière dont marchaient les choses. Il paraît quon na pas pour ses commandements tout le respect quon avait autrefois pour ceux de notre ancien épouvantail, le feu cardinal, dont vous voyez ici le portrait; car, quoi quon en ait dit, il faut convenir, mon cher, que cétait un grand homme. -- Je ne vous contredirai pas là-dessus, mon cher Aramis, cest lui qui ma fait lieutenant. -- Ma première opinion avait été tout entière pour le cardinal: je métais dit quun ministre nest jamais aimé, mais quavec le génie quon accorde à celui-ci il finirait par triompher de ses ennemis et par se faire craindre, ce qui, selon moi, vaut peut- être mieux encore que de se faire aimer. DArtagnan fit un signe de tête qui voulait dire quil approuvait entièrement cette douteuse maxime. -- Voilà donc, poursuivit Aramis, quelle était mon opinion première; mais comme je suis fort ignorant dans ces sortes de matières et que lhumilité dont je fais profession mimpose la loi de ne pas men rapporter à mon propre jugement, je me suis informé. Eh bien! mon cher ami... -- Eh bien! quoi? demanda dArtagnan. -- Eh bien! reprit Aramis, il faut que je mortifie mon orgueil, il faut que javoue que je métais trompé. -- Vraiment? -- Oui; je me suis informé, comme je vous disais, et voici ce que mont répondu plusieurs personnes toutes différentes de goût et dambition: M. de Mazarin nest point un homme de génie, comme je le croyais. -- Bah! dit dArtagnan. -- Non. Cest un homme de rien, qui a été domestique du cardinal Bentivoglio, qui sest poussé par lintrigue; un parvenu, un homme sans nom, qui ne fera en France quun chemin de partisan. Il entassera beaucoup décus, dilapidera fort les revenus du roi, se paiera à lui-même toutes les pensions que feu le cardinal de Richelieu payait à tout le monde, mais ne gouvernera jamais par la loi du plus fort, du plus grand ou du plus honoré. Il paraît en outre quil nest pas gentilhomme de manières et de coeur, ce ministre, et que cest une espèce de bouffon, de Pulcinello, de Pantalon. Le connaissez-vous? Moi, je ne le connais pas. -- Heu! fit dArtagnan, il y a un peu de vrai dans ce que vous dites. -- Eh bien! vous me comblez dorgueil, mon cher, si jai pu, grâce à certaine pénétration vulgaire dont je suis doué, me rencontrer avec un homme comme vous, qui vivez à la cour. -- Mais vous mavez parlé de lui personnellement et non de son parti et de ses ressources. -- Cest vrai. Il a pour lui la reine. -- Cest quelque chose, ce me semble. -- Mais il na pas pour lui le roi. -- Un enfant! -- Un enfant qui sera majeur dans quatre ans. -- Cest le présent. -- Oui, mais ce nest pas lavenir, et encore dans le présent, il na pour lui ni le parlement ni le peuple, cest-à-dire largent; il na pour lui ni la noblesse ni les princes, cest-à-dire lépée. DArtagnan se gratta loreille, il était forcé de savouer à lui- même que cétait non seulement largement mais encore justement pensé. -- Voyez, mon pauvre ami, si je suis toujours doué de ma perspicacité ordinaire. Je vous dirai que peut-être ai-je tort de vous parler ainsi à coeur ouvert, car vous, vous me paraissez pencher pour le Mazarin. -- Moi! sécria dArtagnan; moi! pas le moins du monde! -- Vous parliez de mission. -- Ai-je parlé de mission? Alors jai eu tort. Non, je me suis dit comme vous le dites: Voilà les affaires qui sembrouillent. Eh bien! jetons la plume au vent, allons du côté où le vent lemportera et reprenons la vie daventures. Nous étions quatre chevaliers vaillants, quatre coeurs tendrement unis; unissons de nouveau, non pas nos coeurs qui nont jamais été séparés, mais nos fortunes et nos courages. Loccasion est bonne pour conquérir quelque chose de mieux quun diamant. -- Vous avez raison, dArtagnan, toujours raison, continua Aramis, et la preuve, cest que javais eu la même idée que vous; seulement, à moi, qui nai pas votre nerveuse et féconde imagination, elle mavait été suggérée; tout le monde a besoin aujourdhui dauxiliaires; on ma fait des propositions, il a transpercé quelque chose de nos fameuses prouesses dautrefois, et je vous avouerai franchement que le coadjuteur ma fait parler. -- M. de Gondy, lennemi du cardinal! sécria dArtagnan. -- Non, lami du roi, dit Aramis, lami du roi, entendez-vous! Eh bien! il sagirait de servir le roi, ce qui est le devoir dun gentilhomme. -- Mais le roi est avec M. de Mazarin, mon cher! -- De fait, pas de volonté; dapparence, mais pas de coeur, et voilà justement le piège que les ennemis du roi tendent au pauvre enfant. -- Ah çà! mais cest la guerre civile tout bonnement que vous me proposez là, mon cher Aramis. -- La guerre pour le roi. -- Mais le roi sera à la tête de larmée où sera Mazarin. -- Mais il sera de coeur dans larmée que commandera M. de Beaufort. -- M. de Beaufort? il est à Vincennes. -- Ai-je dit M. de Beaufort? dit Aramis; M. de Beaufort ou un autre, M. de Beaufort ou M. le Prince. -- Mais M. le Prince va partir pour larmée, il est entièrement au cardinal. -- Heu! heu! fit Aramis, ils ont quelques discussions ensemble justement en ce moment-ci. Mais dailleurs, si ce nest M. le Prince, M. de Gondy... -- Mais M. de Gondy va être cardinal, on demande pour lui le chapeau. -- Ny a-t-il pas des cardinaux fort belliqueux? dit Aramis. Voyez: voici autour de vous quatre cardinaux qui, à la tête des armées, valaient bien M. de Guébriant et M. de Gassion. -- Mais un général bossu! -- Sous sa cuirasse on ne verra pas sa bosse. Dailleurs, souvenez-vous quAlexandre boitait et quAnnibal était borgne. -- Voyez-vous de grands avantages dans ce parti? demanda dArtagnan. -- Jy vois la protection de princes puissants. -- Avec la proscription du gouvernement. -- Annulée par les parlements et les émeutes. -- Tout cela pourrait se faire, comme vous le dites, si lon parvenait à séparer le roi de sa mère. -- On y arrivera peut-être. -- Jamais! sécria dArtagnan rentrant cette fois dans sa conviction. Jen appelle à vous, Aramis, à vous qui connaissez Anne dAutriche aussi bien que moi. Croyez-vous que jamais elle puisse oublier que son fils est sa sûreté, son palladium, le gage de sa considération, de sa fortune et de sa vie? Il faudrait quelle passât avec lui du côté des princes en abandonnant Mazarin; mais vous savez mieux que personne quil y a des raisons puissantes pour quelle ne labandonne jamais. -- Peut-être avez-vous raison, dit Aramis rêveur; ainsi je ne mengagerai pas. -- Avec eux, dit dArtagnan, mais avec moi? -- Avec personne. Je suis prêtre, quai-je affaire de la politique! je ne lis aucun bréviaire; jai une petite clientèle de coquins dabbés spirituels et de femmes charmantes; plus les affaires se troubleront, moins mes escapades feront de bruit; tout va donc à merveille sans que je men mêle; et décidément, tenez, cher ami, je ne men mêlerai pas. -- Eh bien! tenez, mon cher, dit dArtagnan, votre philosophie me gagne, parole dhonneur, et je ne sais pas quelle diable de mouche dambition mavait piqué; jai une espèce de charge qui me nourrit; je puis, à la mort de ce pauvre M. de Tréville, qui se fait vieux, devenir capitaine; cest un fort joli bâton de maréchal pour un cadet de Gascogne, et je sens que je me rattache aux charmes du pain modeste mais quotidien: au lieu de courir les aventures, eh bien! jaccepterai les invitations de Porthos, jirai chasser dans ses terres; vous savez quil a des terres, Porthos? -- Comment donc! je crois bien. Dix lieues de bois, de marais et de vallées; il est seigneur du mont et de la plaine, et il plaide pour droits féodaux contre lévêque de Noyon. -- Bon, dit dArtagnan à lui-même, voilà ce que je voulais savoir; Porthos est en Picardie. Puis tout haut: -- Et il a repris son ancien nom de du Vallon? -- Auquel il a ajouté celui de Bracieux, une terre qui a été baronnie, par ma foi! -- De sorte que nous verrons Porthos baron. -- Je nen doute pas. La baronne Porthos surtout est admirable. Les deux amis éclatèrent de rire. -- Ainsi, reprit dArtagnan, vous ne voulez pas passer au Mazarin? -- Ni vous aux princes? -- Non. Ne passons à personne, alors, et restons amis; ne soyons ni cardinalistes ni frondeurs. -- Oui, dit Aramis, soyons mousquetaires. -- Même avec le petit collet, reprit dArtagnan. -- Surtout avec le petit collet! sécria Aramis, cest ce qui en fait le charme. -- Alors donc, adieu, dit dArtagnan. -- Je ne vous retiens pas, mon cher, dit Aramis, vu que je ne saurais où vous coucher, et que je ne puis décemment vous offrir la moitié du hangar de Planchet. -- Dailleurs je suis à trois lieues à peine de Paris, les chevaux sont reposés, et en moins dune heure je serai rendu. Et dArtagnan se versa un dernier verre de vin. -- À notre ancien temps! dit-il. -- Oui, reprit Aramis, malheureusement cest un temps passé... _fugit irreparabile tempus ..._ -- Bah! dit dArtagnan, il reviendra peut-être. En tout cas, si vous avez besoin de moi, rue Tiquetonne, hôtel de_ La Chevrette._ -- Et moi au couvent des jésuites: de six heures du matin à huit heures du soir, par la porte; de huit heures du soir à six heures du matin, par la fenêtre. -- Adieu, mon cher. -- Oh! je ne vous quitte pas ainsi, laissez-moi vous reconduire. Et il prit son épée et son manteau. -- Il veut sassurer que je pars, dit en lui-même dArtagnan. Aramis siffla Bazin, mais Bazin dormait dans lantichambre sur les restes de son souper, et Aramis fut forcé de le secouer par loreille pour le réveiller. Bazin étendit les bras, se frotta les yeux et essaya de se rendormir. -- Allons, allons, maître dormeur, vite léchelle. -- Mais, dit Bazin en bâillant à se démonter la mâchoire, elle est restée à la fenêtre, léchelle. -- Lautre, celle du jardinier: nas-tu pas vu que dArtagnan a eu peine à monter et aura encore plus grandpeine à descendre? DArtagnan allait assurer Aramis quil descendrait fort bien, lorsquil lui vint une idée; cette idée fit quil se tut. Bazin poussa un profond soupir et sortit pour aller chercher léchelle. Un instant après, une bonne et solide échelle de bois était posée contre la fenêtre. -- Allons donc, dit dArtagnan, voilà ce qui sappelle un moyen de communication, une femme monterait à une échelle comme celle-là. Un regard perçant dAramis sembla vouloir aller chercher la pensée de son ami jusquau fond de son coeur, mais dArtagnan soutint ce regard avec un air dadmirable naïveté. Dailleurs en ce moment il mettait le pied sur le premier échelon de léchelle et descendait. En un instant il fut à terre. Quant à Bazin, il demeura à la fenêtre. -- Reste là, dit Aramis, je reviens. Tous deux sacheminèrent vers le hangar: à leur approche Planchet sortit, tenant en bride les deux chevaux. -- À la bonne heure, dit Aramis, voilà un serviteur actif et vigilant; ce nest pas comme ce paresseux de Bazin, qui nest plus bon à rien depuis quil est homme Église Suivez-nous, Planchet; nous allons en causant jusquau bout du village. Effectivement, les deux amis traversèrent tout le village en causant de choses indifférentes; puis, aux dernières maisons: -- Allez donc, cher ami, dit Aramis, suivez votre carrière, la fortune vous sourit, ne la laissez pas échapper; souvenez-vous que cest une courtisane, et traitez-la en conséquence; quant à moi, je reste dans mon humilité et dans ma paresse; adieu. -- Ainsi, cest bien décidé, dit dArtagnan, ce que je vous ai offert ne vous agrée point? -- Cela magréerait fort, au contraire, dit Aramis, si jétais un homme comme un autre, mais, je vous le répète, en vérité je suis un composé de contrastes: ce que je hais aujourdhui, je ladorerai demain, et _vice versa._ Vous voyez bien que je ne puis mengager comme vous, par exemple, qui avez des idées arrêtées. -- Tu mens, sournois, se dit à lui-même dArtagnan: tu es le seul, au contraire, qui saches choisir un but et qui y marches obscurément. -- Adieu donc, mon cher, continua Aramis, et merci de vos excellentes intentions, et surtout des bons souvenirs que votre présence a éveillés en moi. Ils sembrassèrent. Planchet était déjà à cheval. DArtagnan se mit en selle à son tour, puis ils se serrèrent encore une fois la main. Les cavaliers piquèrent leurs chevaux et séloignèrent du côté de Paris. Aramis resta debout et immobile sur le milieu du pavé jusquà ce quil les eût perdus de vue. Mais, au bout de deux cents pas, dArtagnan sarrêta court, sauta à terre, jeta la bride de son cheval au bras de Planchet, et prit ses pistolets dans ses fontes, quil passa à sa ceinture. -- Quavez-vous donc, monsieur? dit Planchet tout effrayé. -- Jai que, si fin quil soit, dit dArtagnan, il ne sera pas dit que je serai sa dupe. Reste ici et ne bouge pas; seulement mets- toi sur le revers du chemin et attends-moi. À ces mots, dArtagnan sélança de lautre côté du fossé qui bordait la route, et piqua à travers la plaine de manière à tourner le village. Il avait remarqué entre la maison quhabitait madame de Longueville et le couvent des jésuites un espace vide qui nétait fermé que par une haie. Peut-être une heure auparavant eût-il eu de la peine à retrouver cette haie, mais la lune venait de se lever, et quoique de temps en temps elle fût couverte par des nuages, on y voyait, même pendant les obscurcies, assez clair pour retrouver son chemin. DArtagnan gagna donc la haie et se cacha derrière. En passant devant la maison où avait eu lieu la scène que nous avons racontée, il avait remarqué que la même fenêtre sétait éclairée de nouveau, et il était convaincu quAramis était pas encore rentré chez lui, et que, lorsquil y rentrerait, il ny rentrerait pas seul. En effet, au bout dun instant il entendit des pas qui sapprochaient et comme un bruit de voix qui parlaient à demi bas. Au commencement de la haie les pas sarrêtèrent. DArtagnan mit un genou en terre, cherchant la plus grande épaisseur de la haie pour sy cacher. En ce moment deux hommes apparurent, au grand étonnement de dArtagnan; mais bientôt son étonnement cessa, car il entendit vibrer une voix douce et harmonieuse: lun de ces deux hommes était une femme déguisée en cavalier. -- Soyez tranquille, mon cher René, disait la voix douce, la même chose ne se renouvellera plus; jai découvert une espèce de souterrain qui passe sous la rue, et nous naurons quà soulever une des dalles qui sont devant la porte pour vous ouvrir une sortie. -- Oh! dit une autre voix que dArtagnan reconnut pour celle dAramis, je vous jure bien, princesse, que si notre renommée ne dépendait pas de toutes ces précautions, et que je ny risquasse que ma vie... -- Oui, oui, je sais que vous êtes brave et aventureux autant quhomme du monde; mais vous nappartenez pas seulement à moi seule, vous appartenez à tout notre parti. Soyez donc prudent, soyez donc sage. -- Jobéis toujours, madame, dit Aramis, quand on me sait commander avec une voix si douce. Il lui baisa tendrement la main. -- Ah! sécria le cavalier à la voix douce. -- Quoi? demanda Aramis. -- Mais ne voyez-vous pas que le vent a enlevé mon chapeau? Et Aramis sélança après le feutre fugitif. DArtagnan profita de la circonstance pour chercher un endroit de la haie moins touffu qui laissât son regard pénétrer librement jusquau problématique cavalier. En ce moment, justement, la lune, curieuse peut-être comme lofficier, sortait de derrière un nuage, et, à sa clarté indiscrète, dArtagnan reconnut les grands yeux bleus, les cheveux dor et la noble tête de la duchesse de Longueville. Aramis revint en riant un chapeau sur la tête et un à la main, et tous deux continuèrent leur chemin vers le couvent des jésuites. -- Bon! dit dArtagnan en se relevant et en brossant son genou, maintenant je te tiens, tu es frondeur et amant de madame de Longueville. XII. M. Porthos du Vallon de Bracieux de Pierrefonds Grâce aux informations prises auprès dAramis, dArtagnan, qui savait déjà que Porthos, de son nom de famille, sappelait du Vallon, avait appris que, de son nom de terre, il sappelait de Bracieux, et quà cause de cette terre de Bracieux il était en procès avec lévêque de Noyon. Cétait donc dans les environs de Noyon quil devait aller chercher cette terre, cest-à-dire sur la frontière de lÎle-de- France et de la Picardie. Son itinéraire fut promptement arrêté: il irait jusquà Dammartin, où sembranchent deux routes, lune qui va à Soissons, lautre à Compiègne; là il sinformerait de la terre de Bracieux, et selon la réponse il suivrait tout droit ou prendrait à gauche. Planchet, qui nétait pas encore bien rassuré à lendroit de son escapade, déclara quil suivrait dArtagnan jusquau bout du monde, prit-il tout droit, ou prit-il à gauche. Seulement il supplia son ancien maître de partir le soir, lobscurité présentant plus de garanties. DArtagnan lui proposa alors de prévenir sa femme pour la rassurer au moins sur son sort; mais Planchet répondit avec beaucoup de sagacité quil était bien certain que sa femme ne mourrait point dinquiétude de ne pas savoir où il était, tandis que, connaissant lincontinence de langue dont elle était atteinte, lui, Planchet, mourrait dinquiétude si elle le savait. Ces raisons parurent si bonnes à dArtagnan, quil insista pas davantage, et que, vers les huit heures du soir, au moment où la brume commençait à sépaissir dans les rues, il partit de lhôtel de _La Chevrette_, et, suivi de Planchet, sortit de la capitale par la porte Saint-Denis. À minuit, les deux voyageurs étaient à Dammartin. Cétait trop tard pour prendre des renseignements. Lhôte du _Cygne de la Croix_ était couché. DArtagnan remit donc la chose au lendemain. Le lendemain il fit venir lhôte. Cétait un de ces rusés Normands qui ne disent ni oui ni non, et qui croient toujours quils se compromettent en répondant directement à la question quon leur fait; seulement, ayant cru comprendre quil devait suivre tout droit, dArtagnan se remit en marche sur ce renseignement assez équivoque. À neuf heures du matin, il était à Nanteuil; là il sarrêta pour déjeuner. Cette fois, lhôte était un franc et bon Picard qui, reconnaissant dans Planchet un compatriote, ne fit aucune difficulté pour lui donner les renseignements quil désirait. La terre de Bracieux était à quelques lieues de Villers-Cotterêts. DArtagnan connaissait Villers-Cotterêts pour y avoir suivi deux ou trois fois la cour, car à cette époque Villers-Cotterêts était une résidence royale. Il sachemina donc vers cette ville, et descendit à son hôtel ordinaire, cest-à-dire au _Dauphin dor._ Là les renseignements furent des plus satisfaisants. Il apprit que la terre de Bracieux était située à quatre lieues de cette ville, mais que ce nétait point là quil fallait chercher Porthos. Porthos avait eu effectivement des démêlés avec lévêque de Noyon à propos de la terre de Pierrefonds, qui limitait la sienne, et, ennuyé de tous ces démêlés judiciaires auxquels il ne comprenait rien, il avait, pour en finir, acheté Pierrefonds, de sorte quil avait ajouté ce nouveau nom à ses anciens noms. Il sappelait maintenant du Vallon de Bracieux de Pierrefonds, et demeurait dans sa nouvelle propriété. À défaut dautre illustration, Porthos visait évidemment à celle du marquis de Carabas. Il fallait encore attendre au lendemain, les chevaux avaient fait dix lieues dans leur journée et étaient fatigués. On aurait pu en prendre dautres, il est vrai, mais il y avait toute une grande forêt à traverser, et Planchet, on se le rappelle, naimait pas les forêts la nuit. Il y avait une chose encore que Planchet naimait pas, cétait de se mettre en route à jeun: aussi en se réveillant, dArtagnan trouva-t-il son déjeuner tout prêt. Il ny avait pas moyen de se plaindre dune pareille attention. Aussi dArtagnan se mit-il à table; il va sans dire que Planchet, en reprenant ses anciennes fonctions, avait repris son ancienne humilité et nétait pas plus honteux de manger les restes de dArtagnan que ne létaient madame de Motteville et madame du Fargis de ceux dAnne dAutriche. On ne put donc partir que vers les huit heures. Il ny avait pas à se tromper, il fallait suivre la route qui mène de Villers- Cotterêts à Compiègne, et en sortant du bois prendre à droite. Il faisait une belle matinée de printemps, les oiseaux chantaient dans les grands arbres, de larges rayons de soleil passaient à travers les clairières et semblaient des rideaux de gaze dorée. En dautres endroits, la lumière perçait à peine la voûte épaisse des feuilles, et les pieds des vieux chênes, que rejoignaient précipitamment, à la vue des voyageurs, les écureuils agiles, étaient plongés dans lombre. Il sortait de toute cette nature matinale un parfum dherbes, de fleurs et de feuilles qui réjouissait le coeur. DArtagnan, lassé de lodeur fétide de Paris, se disait à lui-même que lorsquon portait trois noms de terre embrochés les uns aux autres, on devait être bien heureux dans un pareil paradis; puis il secouait la tête en disant: «Si jétais Porthos et que dArtagnan me vînt faire la proposition que je vais faire à Porthos, je sais bien ce que je répondrais à dArtagnan.» Quant à Planchet, il ne pensait à rien, il digérait. À la lisière du bois, dArtagnan aperçut le chemin indiqué, et au bout du chemin les tours dun immense château féodal. -- Oh! oh! murmura-t-il, il me semblait que ce château appartenait à lancienne branche dOrléans; Porthos en aurait-il traité avec le duc de Longueville? -- Ma foi, monsieur, dit Planchet, voici des terres bien tenues; et si elles appartiennent à M. Porthos, je lui en ferai mon compliment. -- Peste, dit dArtagnan, ne va pas lappeler Porthos, ni même du Vallon; appelle-le de Bracieux ou de Pierrefonds. Tu me ferais manquer mon ambassade. À mesure quil approchait du château qui avait dabord attiré ses regards, dArtagnan comprenait que ce nétait point là que pouvait habiter son ami: les tours, quoique solides et paraissant bâties dhier, étaient ouvertes et comme éventrées. On eût dit que quelque géant les avait fendues à coup de hache. Arrivé à lextrémité du chemin, dArtagnan se trouva dominer une magnifique vallée, au fond de laquelle on voyait dormir un charmant petit lac au pied de quelques maisons éparses çà et là et qui semblaient, humbles et couvertes les unes de tuile et les autres de chaume, reconnaître pour seigneur suzerain un joli château bâti vers le commencement du règne de Henri IV, que surmontaient des girouettes seigneuriales. Cette fois, dArtagnan ne douta pas quil fût en vue de la demeure de Porthos. Le chemin conduisait droit à ce joli château, qui était à son aïeul le château de la montagne ce quun petit-maître de la coterie de M. le duc dEnghien était à un chevalier bardé de fer du temps de Charles VII; dArtagnan mit son cheval au trot et suivit le chemin, Planchet régla le pas de son coursier sur celui de son maître. Au bout de dix minutes, dArtagnan se trouva à lextrémité dune allée régulièrement plantée de beaux peupliers, et qui aboutissait à une grille de fer dont les piques et les bandes transversales étaient dorées. Au milieu de cette avenue se tenait une espèce de seigneur habillé de vert et doré comme la grille, lequel était à cheval sur un gros roussin. À sa droite et à sa gauche étaient deux valets galonnés sur toutes les coutures; bon nombre de croquants assemblés lui rendaient des hommages fort respectueux. -- Ah! se dit dArtagnan, serait-ce là le seigneur du Vallon de Bracieux de Pierrefonds? Eh! mon Dieu! comme il est recroquevillé depuis quil ne sappelle plus Porthos! -- Ce ne peut être lui, dit Planchet répondant à ce que dArtagnan sétait dit à lui-même. M. Porthos avait près de six pieds, et celui-là en a cinq à peine. -- Cependant, reprit dArtagnan, on salue bien bas ce monsieur. À ces mots, dArtagnan piqua vers le roussin, lhomme considérable et les valets. À mesure quil approchait, il lui semblait reconnaître les traits du personnage. -- Jésus Dieu! monsieur, dit Planchet, qui de son côté croyait le reconnaître, serait-il donc possible que ce fût lui? À cette exclamation, lhomme à cheval se retourna lentement et dun air fort noble, et les deux voyageurs purent voir briller dans tout leur éclat les gros yeux, la trogne vermeille et le sourire si éloquent de Mousqueton. En effet, cétait Mousqueton, Mousqueton gras à lard, croulant de bonne santé, bouffi de bien-être, qui, reconnaissant dArtagnan, tout au contraire de cet hypocrite de Bazin, se laissa glisser de son roussin par terre et sapprocha chapeau bas vers lofficier; de sorte que les hommages de lassemblée firent un quart de conversion vers ce nouveau soleil qui éclipsait lancien. -- Monsieur dArtagnan, monsieur dArtagnan, répétait dans ses joues énormes Mousqueton tout suant dallégresse, monsieur dArtagnan! Oh! quelle joie pour mon seigneur et maître du Vallon de Bracieux de Pierrefonds! -- Ce bon Mousqueton! Il est donc ici, ton maître? -- Vous êtes sur ses domaines. -- Mais, comme te voilà beau, comme te voilà gras, comme te voilà fleuri! continuait dArtagnan infatigable à détailler les changements que la bonne fortune avait apportés chez lancien affamé. -- Eh! oui, dieu merci! monsieur, dit Mousqueton, je me porte assez bien. -- Mais ne dis-tu donc rien à ton ami Planchet? -- À mon ami Planchet! Planchet, serait-ce toi par hasard? sécria Mousqueton les bras ouverts et des larmes plein les yeux. -- Moi-même, dit Planchet toujours prudent, mais je voulais savoir si tu nétais pas devenu fier. -- Devenu fier avec un ancien ami! Jamais, Planchet. Tu nas pas pensé cela ou tu ne connais pas Mousqueton. -- À la bonne heure! dit Planchet en descendant de son cheval et en tendant à son tour les bras à Mousqueton: ce nest pas comme cette canaille de Bazin, qui ma laissé deux heures sous un hangar sans même faire semblant de me reconnaître. Et Planchet et Mousqueton sembrassèrent avec une effusion qui toucha fort les assistants et qui leur fit croire que Planchet était quelque seigneur déguisé, tant ils appréciaient à sa plus haute valeur la position de Mousqueton. -- Et maintenant, monsieur, dit Mousqueton lorsquil se fut débarrassé de létreinte de Planchet, qui avait inutilement essayé de joindre ses mains derrière le dos de son ami; et maintenant, monsieur, permettez-moi de vous quitter, car je ne veux pas que mon maître apprenne la nouvelle de votre arrivée par dautres que par moi; il ne me pardonnerait pas de mêtre laissé devancer. -- Ce cher ami, dit dArtagnan, évitant de donner à Porthos ni son ancien ni son nouveau nom, il ne ma donc pas oublié! -- Oublié! lui! sécria Mousqueton, cest-à-dire, monsieur, quil ny a pas de jour que nous ne nous attendions à apprendre que vous étiez nommé maréchal, ou en place de M. de Gassion, ou en place de M. de Bassompierre. DArtagnan laissa errer sur ses lèvres un de ces rares sourires mélancoliques qui avaient survécu dans le plus profond de son coeur au désenchantement de ses jeunes années. -- Et vous, manants, continua Mousqueton, demeurez près de M. le comte dArtagnan, et faites-lui honneur de votre mieux, tandis que je vais prévenir monseigneur de son arrivée. Et remontant, aidé de deux âmes charitables, sur son robuste cheval, tandis que Planchet, plus ingambe, remontait tout seul sur le sien, Mousqueton prit sur le gazon de lavenue un petit galop qui témoignait encore plus en faveur des reins que des jambes du quadrupède. -- Ah çà! mais voilà qui sannonce bien! dit dArtagnan; pas de mystère, pas de manteau, pas de politique par ici; on rit à gorge déployée, on pleure de joie, je ne vois que des visages larges dune aune; en vérité, il me semble que la nature elle-même est en fête, que les arbres, au lieu de feuilles et de fleurs, sont couverts de petits rubans verts et roses. -- Et moi, dit Planchet, il me semble que je sens dici la plus délectable odeur de rôti, que je vois des marmitons se ranger en haie pour nous voir passer. Ah, monsieur! quel cuisinier doit avoir M. de Pierrefonds, lui qui aimait déjà tant et si bien manger quand il ne sappelait encore que M. Porthos! -- Halte-là! dit dArtagnan: tu me fais peur. Si la réalité répond aux apparences, je suis perdu. Un homme si heureux ne sortira jamais de son bonheur, et je vais échouer près de lui comme jai échoué près dAramis. XIII. Comment dArtagnan saperçut, en retrouvant Porthos, que la fortune ne fait pas le bonheur DArtagnan franchit la grille et se trouva en face du château; il mettait pied à terre quand une sorte de géant apparut sur le perron. Rendons cette justice à dArtagnan, quà part tout sentiment dégoïsme le coeur lui battit avec joie à laspect de cette haute taille et de cette figure martiale qui lui rappelaient un homme brave et bon. Il courut à Porthos et se précipita dans ses bras; toute la valetaille, rangée en cercle à distance respectueuse, regardait avec une humble curiosité. Mousqueton, au premier rang, sessuya les yeux, le pauvre garçon navait pas cessé de pleurer de joie depuis quil avait reconnu dArtagnan et Planchet. Porthos prit son ami par le bras. -- Ah! quelle joie de vous revoir, cher dArtagnan, sécria-t-il dune voix qui avait tourné du baryton à la basse; vous ne mavez donc pas oublié, vous? -- Vous oublier! ah! cher du Vallon, oublie-t-on les plus beaux jours de sa jeunesse et ses amis dévoués, et les périls affrontés ensemble! mais cest-à-dire quen vous revoyant il ny a pas un instant de notre ancienne amitié qui ne se présente à ma pensée. -- Oui, oui, dit Porthos en essayant de redonner à sa moustache ce pli coquet quelle avait perdu dans la solitude, oui, nous en avons fait de belles dans notre temps, et nous avons donné du fil à retordre à ce pauvre cardinal. Et il poussa un soupir. DArtagnan le regarda. -- En tout cas, continua Porthos dun ton languissant, soyez le bienvenu, cher ami, vous maiderez à retrouver ma joie; nous courrons demain le lièvre dans ma plaine, qui est superbe, ou le chevreuil dans mes bois, qui sont fort beaux: jai quatre lévriers qui passent pour les plus légers de la province, et une meute qui na point sa pareille à vingt lieues à la ronde. Et Porthos poussa un second soupir. -- Oh, oh! se dit dArtagnan tout bas, mon gaillard serait-il moins heureux quil nen a lair? Puis tout haut: -- Mais avant tout, dit-il, vous me présenterez à madame du Vallon, car je me rappelle certaine lettre dobligeante invitation que vous avez bien voulu mécrire, et au bas de laquelle elle avait bien voulu ajouter quelques lignes. Troisième soupir de Porthos. -- Jai perdu madame du Vallon il y a deux ans, dit-il, et vous men voyez encore tout affligé. Cest pour cela que jai quitté mon château du Vallon près de Corbeil, pour venir habiter ma terre de Bracieux, changement qui ma amené à acheter celle-ci. Pauvre madame du Vallon, continua Porthos en faisant une grimace de regret; ce nétait pas une femme dun caractère fort égal, mais elle avait fini cependant par saccoutumer à mes façons et par accepter mes petites volontés. -- Ainsi, vous êtes riche et libre? dit dArtagnan. -- Hélas! dit Porthos, je suis veuf et jai quarante mille livres de rente. Allons déjeuner, voulez-vous? -- Je le veux fort, dit dArtagnan; lair du matin ma mis en appétit. -- Oui, dit Porthos, mon air est excellent. Ils entrèrent dans le château; ce nétaient que dorures du haut en bas, les corniches étaient dorées, les moulures étaient dorées, les bois des fauteuils étaient dorés. Une table toute servie attendait. -- Vous voyez, dit Porthos, cest mon ordinaire. -- Peste, dit dArtagnan, je vous en fais mon compliment: le roi nen a pas un pareil. -- Oui, dit Porthos, jai entendu dire quil était fort mal nourri par M. de Mazarin. Goûtez cette côtelette, mon cher dArtagnan, cest de mes moutons. -- Vous avez des moutons fort tendres, dit dArtagnan, et je vous en félicite. -- Oui, on les nourrit dans mes prairies qui sont excellentes. -- Donnez-men encore. -- Non; prenez plutôt de ce lièvre que jai tué hier dans une de mes garennes. -- Peste! quel goût! dit dArtagnan. Ah çà! vous ne les nourrissez donc que de serpolet, vos lièvres? -- Et que pensez-vous de mon vin? dit Porthos; il est agréable, nest-ce pas? -- Il est charmant. -- Cest cependant du vin du pays. -- Vraiment! -- Oui, un petit versant au midi, là-bas sur ma montagne; il fournit vingt muids. -- Mais cest une véritable vendange, cela! Porthos soupira pour la cinquième fois. DArtagnan avait compté les soupirs de Porthos. -- Ah çà! mais, dit-il curieux dapprofondir le problème, on dirait, mon cher ami, que quelque chose vous chagrine. Seriez-vous souffrant, par hasard?... Est-ce que cette santé... -- Excellente, mon cher, meilleure que jamais; je tuerais un boeuf dun coup de poing. -- Alors, des chagrins de famille... -- De famille! par bonheur que je nai que moi au monde. -- Mais alors quest-ce donc qui vous fait soupirer? -- Mon cher, dit Porthos, je serai franc avec vous: je ne suis pas heureux. -- Vous, pas heureux, Porthos! vous qui avez un château, des prairies, des montagnes, des bois; vous qui avez quarante mille livres de rente, enfin, vous nêtes pas heureux? -- Mon cher, jai tout cela, cest vrai, mais je suis seul au milieu de tout cela. -- Ah! je comprends: vous êtes entouré de croquants que vous ne pouvez pas voir sans déroger. Porthos pâlit légèrement, et vida un énorme verre de son petit vin du versant. -- Non pas, dit-il, au contraire; imaginez-vous que ce sont des hobereaux qui ont tous un titre quelconque et prétendent remonter à Pharamond, à Charlemagne, ou tout au moins à Hugues Capet. Dans le commencement, jétais le dernier venu, par conséquent jai dû faire les avances, je les ai faites; mais vous le savez, mon cher, madame du Vallon... Porthos, en disant ces mots, parut avaler avec peine sa salive. -- Madame du Vallon, reprit-il, était de noblesse douteuse, elle avait, en premières noces (je crois, dArtagnan, ne vous apprendre rien de nouveau), épousé un procureur. Ils trouvèrent cela nauséabond. Ils ont dit nauséabond. Vous comprenez, cétait un mot à faire tuer trente mille hommes. Jen ai tué deux; cela a fait taire les autres, mais ne ma pas rendu leur ami. De sorte que je nai plus de société, que je vis seul, que je mennuie, que je me ronge. DArtagnan sourit; il voyait le défaut de la cuirasse, et il apprêtait le coup. -- Mais enfin, dit-il, vous êtes par vous-même, et votre femme ne peut vous défaire. -- Oui, mais vous comprenez, nétant pas de noblesse historique comme les Coucy, qui se contentaient dêtre sires, et les Rohan, qui ne voulaient pas être ducs, tous ces gens-là, qui sont tous ou vicomtes ou comtes, ont le pas sur moi, à léglise, dans les cérémonies, partout, et je nai rien à dire. Ah! si jétais seulement... -- Baron? nest-ce pas? dit dArtagnan achevant la phrase de son ami. -- Ah! sécria Porthos dont les traits sépanouirent, ah! si jétais baron! -- Bon! pensa dArtagnan, je réussirai ici. Puis tout haut: -- Eh bien! cher ami, cest ce titre que vous souhaitez que je viens vous apporter aujourdhui. Porthos fit un bond qui ébranla toute la salle; deux ou trois bouteilles en perdirent léquilibre et roulèrent à terre, où elles furent brisées. Mousqueton accourut au bruit, et lon aperçut à la perspective Planchet la bouche pleine et la serviette à la main. -- Monseigneur mappelle? demanda Mousqueton. Porthos fit signe de la main à Mousqueton de ramasser les éclats de bouteilles. -- Je vois avec plaisir, dit dArtagnan, que vous avez toujours ce brave garçon. -- Il est mon intendant, dit Porthos. Puis haussant la voix: -- Il a fait ses affaires, le drôle, on voit cela; mais, continua- t-il plus bas, il mest attaché et ne me quitterait pour rien au monde. -- Et il lappelle monseigneur, pensa dArtagnan. -- Sortez, Mouston, dit Porthos. -- Vous dites Mouston? Ah! oui! par abréviation: Mousqueton était trop long à prononcer. -- Oui, dit Porthos, et puis cela sentait son maréchal des logis dune lieue. Mais nous parlions affaire quand ce drôle est entré. -- Oui, dit dArtagnan; cependant remettons la conversation à plus tard, vos gens pourraient soupçonner quelque chose; il y a peut- être des espions dans le pays. Vous devinez, Porthos, quil sagit de choses sérieuses. Peste! dit Porthos. Eh bien! pour faire la digestion promenons- nous dans mon parc. -- Volontiers. Et comme tous deux avaient suffisamment déjeuné, ils commencèrent à faire le tour dun jardin magnifique; des allées de marronniers et de tilleuls enfermaient un espace de trente arpents au moins; au bout de chaque quinconce bien fourré de taillis et darbustes, on voyait courir des lapins disparaissant dans les glandées et se jouant dans les hautes herbes. -- Ma foi, dit dArtagnan, le parc correspond à tout le reste; et sil y a autant de poissons dans votre étang que de lapins dans vos garennes, vous êtes un homme heureux, mon cher Porthos, pour peu que vous ayez conservé le goût de la chasse et acquis celui de la pêche. -- Mon ami, dit Porthos, je laisse la pêche à Mousqueton, cest un plaisir de roturier; mais je chasse quelquefois; cest-à-dire que quand je mennuie, je massieds sur un de ces bancs de marbre, je me fais apporter mon fusil, je me fais amener Gredinet, mon chien favori, et je tire des lapins. -- Mais cest fort divertissant! dit dArtagnan. -- Oui, répondit Porthos avec un soupir, cest fort divertissant. DArtagnan ne les comptait plus. -- Puis, ajouta Porthos, Gredinet va les chercher et les porte lui-même au cuisinier; il est dressé à cela. -- Ah! la charmante petite bête! dit dArtagnan. -- Mais, reprit Porthos, laissons là Gredinet, que je vous donnerai si vous en avez envie, car je commence à men lasser, et revenons à notre affaire. -- Volontiers, dit dArtagnan; seulement je vous préviens, cher ami, pour que vous ne disiez pas que je vous ai pris en traître, quil faudra bien changer dexistence. -- Comment cela? -- Reprendre le harnais, ceindre lépée, courir les aventures, laisser, comme dans le temps passé, un peu de sa chair par les chemins; vous savez, la manière dautrefois, enfin. -- Ah diable! fit Porthos. -- Oui, je comprends, vous vous êtes gâté, cher ami; vous avez pris du ventre, et le poignet na plus cette élasticité dont les gardes de M. le cardinal ont eu tant de preuves. -- Ah! le poignet est encore bon, je vous le jure, dit Porthos en étendant une main pareille à une épaule de mouton. -- Tant mieux. -- Cest donc la guerre quil faut que nous fassions? -- Eh! mon Dieu, oui! -- Et contre qui? -- Avez-vous suivi la politique, mon ami? -- Moi! pas le moins du monde. -- Alors, êtes-vous pour le Mazarin ou pour les princes? -- Moi, je ne suis pour personne. -- Cest-à-dire que vous êtes pour nous. Tant mieux, Porthos, cest la bonne position pour faire ses affaires. Eh bien, mon cher, je vous dirai que je viens de la part du cardinal. Ce mot fit son effet sur Porthos, comme si on eût encore été en 1640 et quil se fût agi du vrai cardinal. -- Oh, oh! dit-il, que me veut Son Éminence? -- Son Éminence veut vous avoir à son service. -- Et qui lui a parlé de moi? -- Rochefort. Vous rappelez-vous? -- Oui, pardieu! celui qui nous a donné tant dennui dans le temps et qui nous a fait tant courir par les chemins, le même à qui vous avez fourni successivement trois coups dépée, quil na pas volés, au reste. -- Mais vous savez quil est devenu notre ami? dit dArtagnan. -- Non, je ne le savais pas. Ah! il na pas de rancune! -- Vous vous trompez, Porthos, dit dArtagnan à son tour: cest moi qui nen ai pas. Porthos ne comprit pas très bien; mais, on se le rappelle, la compréhension nétait pas son fort. -- Vous dites donc, continua-t-il, que cest le comte de Rochefort qui a parlé de moi au cardinal? -- Oui, et puis la reine. -- Comment, la reine? -- Pour nous inspirer confiance, elle lui a même remis le fameux diamant, vous savez, que javais vendu à M. des Essarts, et qui, je ne sais comment, est rentré en sa possession. -- Mais il me semble, dit Porthos avec son gros bon sens, quelle eût mieux fait de le remettre à vous. -- Cest aussi mon avis, dit dArtagnan; mais que voulez-vous! les rois et les reines ont quelquefois de singuliers caprices. Au bout du compte, comme ce sont eux qui tiennent les richesses et les honneurs, qui distribuent largent et les titres, on leur est dévoué. -- Oui, on leur est dévoué! dit Porthos. Alors vous êtes donc dévoué, dans ce moment-ci?... -- Au roi, à la reine et au cardinal, et jai de plus répondu de votre dévouement. -- Et vous dites que vous avez fait certaines conditions pour moi? -- Magnifiques, mon cher, magnifiques! Dabord vous avez de largent, nest-ce pas? Quarante mille livres de rente, vous me lavez dit. Porthos entra en défiance. -- Eh! mon ami, lui dit-il, on na jamais trop dargent. Madame du Vallon a laissé une succession embrouillée; je ne suis pas grand clerc, moi, en sorte que je vis un peu au jour le jour. -- Il a peur que je ne sois venu pour lui emprunter de largent, pensa dArtagnan. Ah! mon ami, dit-il tout haut, tant mieux si vous êtes gêné! -- Comment, tant mieux? dit Porthos. -- Oui, car Son Éminence donnera tout ce que lon voudra, terres, argent et titres. -- Ah! ah! ah! fit Porthos écarquillant les yeux à ce dernier mot. -- Sous lautre cardinal, continua dArtagnan, nous navons pas su profiter de la fortune; cétait le cas pourtant; je ne dis pas cela pour vous qui avez vos quarante mille livres de rente, et qui me paraissez lhomme le plus heureux de la terre. Porthos soupira. -- Toutefois, continua dArtagnan, malgré vos quarante mille livres de rente, et peut-être même à cause de vos quarante mille livres de rente, il me semble quune petite couronne ferait bien sur votre carrosse. Eh! eh! -- Mais oui, dit Porthos. -- Eh bien! mon cher, gagnez-la; elle est au bout de votre épée. Nous ne nous nuirons pas. Votre but à vous, cest un titre; mon but, à moi, cest de largent. Que jen gagne assez pour faire reconstruire Artagnan, que mes ancêtres appauvris par les croisades ont laissé tomber en ruine depuis ce temps, et pour acheter une trentaine darpents de terre autour, cest tout ce quil faut; je my retire, et jy meurs tranquille. -- Et moi, dit Porthos, je veux être baron. -- Vous le serez. -- Et navez-vous donc point pensé aussi à nos autres amis? demanda Porthos. -- Si fait, jai vu Aramis. -- Et que désire-t-il, lui? dêtre évêque? -- Aramis, dit dArtagnan, qui ne voulait pas désenchanter Porthos; Aramis, imaginez-vous, mon cher, quil est devenu moine et jésuite, quil vit comme un ours: il renonce à tout, et ne pense quà son salut. Mes offres nont pu le décider. -- Tant pis! dit Porthos, il avait de lesprit. Et Athos? -- Je ne lai pas encore vu, mais jirai le voir en vous quittant. Savez-vous où je le trouverai, lui? -- Près de Blois, dans une petite terre quil a héritée, je ne sais de quel parent. -- Et quon appelle? -- Bragelonne. Comprenez-vous, mon cher, Athos qui était noble comme lempereur et qui hérite dune terre qui a titre de comté! que fera-t-il de tous ces comtés-là? Comté de la Fère, comté de Bragelonne? -- Avec cela quil na pas denfants, dit dArtagnan. -- Heu! fit Porthos, jai entendu dire quil avait adopté un jeune homme qui lui ressemble par le visage. -- Athos, notre Athos, qui était vertueux comme Scipion? lavez- vous revu? -- Non. -- Eh bien! jirai demain lui porter de vos nouvelles. Jai peur, entre nous, que son penchant pour le vin ne lait fort vieilli et dégradé. -- Oui, dit Porthos, cest vrai; il buvait beaucoup. -- Puis cétait notre aîné à tous, dit dArtagnan. -- De quelques années seulement, reprit Porthos; son air grave le vieillissait beaucoup. -- Oui, cest vrai. Donc, si nous avons Athos, ce sera tant mieux: si nous ne lavons pas, eh bien! nous nous en passerons. Nous en valons bien douze à nous deux. -- Oui, dit Porthos souriant au souvenir de ses anciens exploits; mais à nous quatre nous en aurions valu trente-six; dautant plus que le métier sera dur, à ce que vous dites. -- Dur pour des recrues, oui; mais pour nous, non. -- Sera-ce long? -- Dame! cela pourra durer trois ou quatre ans. -- Se battra-t-on beaucoup? -- Je lespère. -- Tant mieux, au bout du compte, tant mieux! sécria Porthos: vous navez point idée, mon cher, combien les os me craquent depuis que je suis ici! Quelquefois le dimanche, en sortant de la messe, je cours à cheval dans les champs et sur les terres des voisins pour rencontrer quelque bonne petite querelle, car je sens que jen ai besoin; mais rien, mon cher! Soit quon me respecte, soit quon ne craigne, ce qui est bien plus probable, on me laisse fouler les luzernes avec mes chiens, passer sur le ventre à tout le monde, et je reviens, plus ennuyé, voilà tout. Au moins, dites- moi, se bat-on un peu plus facilement à Paris? -- Quant à cela, mon cher, cest charmant; plus dédits, plus de gardes du cardinal, plus de Jussac ni dautres limiers. Mon Dieu! voyez-vous, sous une lanterne, dans une auberge, partout; êtes- vous frondeur, on dégaine et tout est dit. M. de Guise a tué M. de Coligny en pleine place Royale, et il nen a rien été. -- Ah! voilà qui va bien, alors, dit Porthos. -- Et puis avant peu, continua dArtagnan, nous aurons des batailles rangées, du canon, des incendies, ce sera très varié. -- Alors, je me décide. -- Jai donc votre parole? -- Oui, cest dit. Je frapperai destoc et de taille pour Mazarin. Mais... -- Mais? -- Mais il me fera baron. -- Eh pardieu! dit dArtagnan, cest arrêté davance; je vous lai dit et je vous le répète, je réponds de votre baronnie. Sur cette promesse, Porthos, qui navait jamais douté de la parole de son ami, reprit avec lui le chemin du château. XIV. Où il est démontré que, si Porthos était mécontent de son état, Mousqueton était fort satisfait du sien Tout en revenant vers le château et tandis que Porthos nageait dans ses rêves de baronnie, dArtagnan réfléchissait à la misère de cette pauvre nature humaine, toujours mécontente de ce quelle a, toujours désireuse de ce quelle na pas. À la place de Porthos, dArtagnan se serait trouvé lhomme le plus heureux de la terre, et pour que Porthos fût heureux, il lui manquait, quoi? cinq lettres à mettre avant tous ses noms et une petite couronne à faire peindre sur les panneaux de sa voiture. -- Je passerai donc toute ma vie, disait en lui-même dArtagnan, à regarder à droite et à gauche sans voir jamais la figure dun homme complètement heureux. Il faisait cette réflexion philosophique, lorsque la Providence sembla vouloir lui donner un démenti. Au moment où Porthos venait de le quitter pour donner quelques ordres à son cuisinier, il vit sapprocher de lui Mousqueton. La figure du brave garçon, moins un léger trouble qui, comme un nuage dété, gazait sa physionomie plutôt quelle ne la voilait, paraissait celle dun homme parfaitement heureux. -- Voilà ce que je cherchais, se dit dArtagnan; mais, hélas! le pauvre garçon ne sait pas pourquoi je suis venu. Mousqueton se tenait à distance. DArtagnan sassit sur un banc et lui fit signe de sapprocher. -- Monsieur, dit Mousqueton profitant de la permission, jai une grâce à vous demander. -- Parle, mon ami, dit dArtagnan. -- Cest que je nose, jai peur que vous ne pensiez que la prospérité ma perdu. -- Tu es donc heureux, mon ami, dit dArtagnan. -- Aussi heureux quil est possible de lêtre, et cependant vous pouvez me rendre plus heureux encore. -- Eh bien, parle! et si la chose dépend de moi, elle est faite. -- Oh! monsieur, elle ne dépend que de vous. -- Jattends. -- Monsieur, la grâce que jai à vous demander, cest de mappeler non plus Mousqueton, mais bien Mouston. Depuis que jai lhonneur dêtre intendant de monseigneur, jai pris ce dernier nom, qui est plus digne et sert à me faire respecter de mes inférieurs. Vous savez, monsieur, combien la subordination est nécessaire à la valetaille. DArtagnan sourit; Porthos allongeait ses noms, Mousqueton raccourcissait le sien. -- Eh bien, monsieur? dit Mousqueton tout tremblant. -- Eh bien, oui, mon cher Mouston, dit dArtagnan; sois tranquille, je noublierai pas ta requête, et si cela te fait plaisir je ne te tutoierai même plus. -- Oh! sécria Mousqueton rouge de joie, si vous me faisiez un pareil honneur, monsieur, jen serais reconnaissant toute ma vie, mais ce serait trop demander peut-être? -- Hélas! dit en lui-même dArtagnan, cest bien peu en échange des tribulations inattendues que japporte à ce pauvre diable qui ma si bien reçu. -- Et monsieur reste longtemps avec nous? dit Mousqueton, dont la figure, rendue à son ancienne sérénité, sépanouissait comme une pivoine. -- Je pars demain, mon ami, dit dArtagnan. -- Ah, monsieur! dit Mousqueton, cétait donc seulement pour nous donner des regrets que vous étiez venu? -- Jen ai peur, dit dArtagnan, si bas que Mousqueton, qui se retirait en saluant, ne put lentendre. Un remords traversait lesprit de dArtagnan, quoique son coeur ce fût fort racorni. Il ne regrettait pas dengager Porthos dans une route où sa vie et sa fortune allaient être compromises, car Porthos risquait volontiers tout cela pour le titre de baron, quil désirait depuis quinze ans datteindre; mais Mousqueton, qui ne désirait rien que dêtre appelé Mouston, nétait-il pas bien cruel de larracher à la vie délicieuse de son grenier dabondance? Cette idée-là le préoccupait lorsque Porthos reparut. -- À table! dit Porthos. -- Comment, à table? dit dArtagnan, quelle heure est-il donc? -- Eh! mon cher, il est une heure passée. -- Votre habitation est un paradis, Porthos, on y oublie le temps. Je vous suis, mais je nai pas faim. -- Venez, si lon ne peut pas toujours manger, lon peut toujours boire; cest une des maximes de ce pauvre Athos dont jai reconnu la solidité depuis que je mennuie. DArtagnan, que son naturel gascon avait toujours fait sobre, ne paraissait pas aussi convaincu que son ami de la vérité de laxiome dAthos; néanmoins il fit ce quil put pour se tenir à la hauteur de son hôte. Cependant, tout en regardant manger Porthos et en buvant de son mieux, cette idée de Mousqueton revenait à lesprit de dArtagnan, et cela avec dautant plus de force que Mousqueton, sans servir lui-même à table, ce qui eût été au-dessous de sa nouvelle position, apparaissait de temps en temps à la porte et trahissait sa reconnaissance pour dArtagnan par lâge et le cru des vins quil faisait servir. Aussi, quand au dessert, sur un signe de dArtagnan, Porthos eut renvoyé ses laquais et que les deux amis se trouvèrent seuls: -- Porthos, dit dArtagnan, qui vous accompagnera donc dans vos campagnes? -- Mais, répondit naturellement Porthos, Mouston, ce me semble. Ce fut un coup pour dArtagnan; il vit déjà se changer en grimace de douleur le bienveillant sourire de lintendant. -- Cependant, répliqua dArtagnan, Mouston nest plus de la première jeunesse, mon cher; de plus, il est devenu très gros et peut-être a-t-il perdu lhabitude du service actif. -- Je le sais, dit Porthos. Mais je me suis accoutumé à lui; et dailleurs il ne voudrait pas me quitter, il maime trop. -- Oh! aveugle amour-propre! pensa dArtagnan. -- Dailleurs, vous-même, demanda Porthos, navez-vous pas toujours à votre service votre même laquais: ce bon, ce grave, cet intelligent... comment lappelez-vous donc? -- Planchet. Oui, je lai retrouvé, mais il nest plus laquais. -- Quest-il donc? -- Eh bien! avec ses seize cents livres, vous savez, les seize cents livres quil a gagnées au siège de La Rochelle en portant la lettre à lord de Winter, il a élevé une petite boutique rue des Lombards, et il est confiseur. -- Ah! il est confiseur rue des Lombards! Mais comment vous sert- il? -- Il a fait quelques escapades, dit dArtagnan, et il craint dêtre inquiété. Et le mousquetaire raconta à son ami comment il avait retrouvé Planchet. -- Eh bien! dit alors Porthos, si on vous eût dit, mon cher, quun jour Planchet ferait sauver Rochefort, et que vous le cacheriez pour cela? -- Je ne laurais pas cru. Mais, que voulez-vous? les événements changent les hommes. -- Rien de plus vrai, dit Porthos; mais ce qui ne change pas, ou ce qui change pour se bonifier, cest le vin. Goûtez de celui-ci; cest dun cru dEspagne questimait fort notre ami Athos: cest du xérès. À ce moment, lintendant vint consulter son maître sur le menu du lendemain et aussi sur la partie de chasse projetée. -- Dis-moi, Mouston, dit Porthos, mes armes sont-elles en bon état? DArtagnan commença à battre la mesure sur la table pour cacher son embarras. -- Vos armes, monseigneur, demanda Mouston, quelles armes? -- Eh pardieu, mes harnais! -- Quels harnais? -- Mes harnais de guerre. -- Mais oui, monseigneur. Je le crois, du moins. -- Tu ten assureras demain, et tu les feras fourbir si elles en ont besoin. Quel est mon meilleur cheval de course? -- Vulcain. -- Et de fatigue? -- Bayard. -- Quel cheval aimes-tu, toi? -- Jaime Rustaud, monseigneur; cest une bonne bête, avec laquelle je mentends à merveille. -- Cest vigoureux, nest-ce pas? -- Normand croisé Mecklembourg, ça irait jour et nuit. -- Voilà notre affaire. Tu feras restaurer les trois bêtes, tu fourbiras ou tu feras fourbir mes armes; plus, des pistolets pour toi et un couteau de chasse. -- Nous voyagerons donc, monseigneur? dit Mousqueton dun air inquiet. DArtagnan, qui navait jusque-là fait que des accords vagues, battit une marche. -- Mieux que cela, Mouston! répondit Porthos. -- Nous faisons une expédition, monsieur? dit lintendant, dont les roses commençaient à se changer en lis. -- Nous rentrons au service, Mouston! répondit Porthos en essayant toujours de faire reprendre à sa moustache ce pli martial quelle avait perdu. Ces paroles étaient à peine prononcées que Mousqueton fut agité dun tremblement qui secouait ses grosses joues marbrées, il regarda dArtagnan dun air indicible de tendre reproche, que lofficier ne put supporter sans se sentir attendri; puis il chancela, et dune voix étranglée: -- Du service! du service dans les armées du roi? dit-il. -- Oui et non. Nous allons refaire campagne, chercher toutes sortes daventures, reprendre la vie dautrefois, enfin. Ce dernier mot tomba sur Mousqueton comme la foudre. Cétait cet _autrefois_ si terrible qui faisait le _maintenant_ si doux. -- Oh! mon Dieu! quest-ce que jentends? dit Mousqueton avec un regard plus suppliant encore que le premier, à ladresse de dArtagnan. -- Que voulez-vous, mon pauvre Mouston? dit dArtagnan, la fatalité... Malgré la précaution quavait prise dArtagnan de ne pas le tutoyer et de donner à son nom la mesure quil ambitionnait, Mousqueton nen reçut pas moins le coup, et le coup fut si terrible, quil sortit tout bouleversé en oubliant de fermer la porte. -- Ce bon Mousqueton, il ne se connaît plus de joie, dit Porthos du ton que Don Quichotte dut mettre à encourager Sancho à seller son grison pour une dernière campagne. Les deux amis restés seuls se mirent à parler de lavenir et à faire mille châteaux en Espagne. Le bon vin de Mousqueton leur faisait voir, à dArtagnan une perspective toute reluisante de quadruples et de pistoles, à Porthos le cordon bleu! et le manteau ducal. Le fait est quils dormaient sur la table lorsquon vint les inviter à passer dans leur lit. Cependant, dès le lendemain, Mousqueton fut un peu réconforté par dArtagnan, qui lui annonça que probablement la guerre se ferait toujours au coeur de Paris et à la portée du château du Vallon, qui était près de Corbeil; de Bracieux, qui était près de Melun, et de Pierrefonds, qui était entre Compiègne et Villers-Cotterêts. -- Mais il me semble quautrefois... dit timidement Mousqueton. -- Oh! dit dArtagnan, on ne fait pas la guerre à la manière dautrefois. Ce sont aujourdhui affaires diplomatiques, demandez à Planchet. Mousqueton alla demander ces renseignements à son ancien ami, lequel confirma en tout point ce quavait dit dArtagnan; seulement, ajouta-t-il, dans cette guerre, les prisonniers courent le risque dêtre pendus. -- Peste, dit Mousqueton, je crois que jaime encore mieux le siège de La Rochelle. Quant à Porthos, après avoir fait tuer un chevreuil à son hôte, après lavoir conduit de ses bois à sa montagne, de sa montagne à ses étangs, après lui avoir fait voir ses lévriers, sa meute, Gredinet, tout ce quil possédait enfin, et fait refaire trois autres repas des plus somptueux, il demanda ses instructions définitives à dArtagnan, forcé de le quitter pour continuer son chemin. -- Voici, cher ami! lui dit le messager; il me faut quatre jours pour aller dici à Blois, un jour pour y rester, trois ou quatre jours pour retourner à Paris. Partez donc dans une semaine avec vos équipages; vous descendrez rue Tiquetonne, à lhôtel de la Chevrette, et vous attendrez mon retour. -- Cest convenu, dit Porthos. -- Moi je vais faire un tour sans espoir chez Athos, dit dArtagnan; mais, quoique je le croie devenu fort incapable, il faut observer les procédés avec ses amis. -- Si jallais avec vous, dit Porthos, cela me distrairait peut- être. -- Cest possible, dit dArtagnan, et moi aussi; mais vous nauriez plus le temps de faire vos préparatifs. -- Cest vrai, dit Porthos. Partez donc, et bon courage; quant à moi, je suis plein dardeur. -- À merveille! dit dArtagnan. Et ils se séparèrent sur les limites de la terre de Pierrefonds, jusquaux extrémités de laquelle Porthos voulut conduire son ami. -- Au moins, disait dArtagnan tout en prenant la route de Villers-Cotterêts, au moins je ne serai pas seul. Ce diable de Porthos est encore dune vigueur superbe. Si Athos vient, eh bien! nous serons trois à nous moquer dAramis, de ce petit frocard à bonnes fortunes. À Villers-Cotterêts il écrivit au cardinal. «Monseigneur, jen ai déjà un à offrir à Votre Éminence, et celui- là vaut vingt hommes. Je pars pour Blois, le comte de La Fère habitant le château de Bragelonne aux environs de cette ville.» Et sur ce il prit la route de Blois tout en devisant avec Planchet, qui lui était une grande distraction pendant ce long voyage. XV. Deux têtes dange Il sagissait dune longue route; mais dArtagnan ne sen inquiétait point: il savait que ses chevaux sétaient rafraîchis aux plantureux râteliers du seigneur de Bracieux. Il se lança donc avec confiance dans les quatre ou cinq journées de marche quil avait à faire suivi du fidèle Planchet. Comme nous lavons déjà dit, ces deux hommes, pour combattre les ennuis de la route, cheminaient côte à côte et causaient toujours ensemble. DArtagnan avait peu à peu dépouillé le maître, et Planchet avait quitté tout à fait la peau du laquais. Cétait un profond matois, qui, depuis sa bourgeoisie improvisée, avait regretté souvent les franches lippées du grand chemin ainsi que la conversation et la compagnie brillante des gentilshommes, et qui, se sentant une certaine valeur personnelle, souffrait de se voir démonétiser par le contact perpétuel des gens à idées plates. Il séleva donc bientôt avec celui quil appelait encore son maître au rang de confident. DArtagnan depuis de longues années navait pas ouvert son coeur. Il arriva que ces deux hommes en se retrouvant sagencèrent admirablement. Dailleurs, Planchet nétait pas un compagnon daventures tout à fait vulgaire; il était homme de bon conseil; sans chercher le danger il ne reculait pas aux coups, comme dArtagnan avait eu plusieurs fois occasion de sen apercevoir; enfin, il avait été soldat, et les armes anoblissaient; et puis, plus que tout cela, si Planchet avait besoin de lui, Planchet ne lui était pas non plus inutile. Ce fut donc presque sur le pied de deux bons amis que dArtagnan et Planchet arrivèrent dans le Blaisois. Chemin faisant, dArtagnan disait en secouant la tête et en revenant à cette idée qui lobsédait sans cesse: -- Je sais bien que ma démarche près dAthos est inutile et absurde, mais je dois ce procédé à mon ancien ami, homme qui avait létoffe en lui du plus noble et du plus généreux de tous les hommes. -- Oh! M. Athos était un fier gentilhomme! dit Planchet. -- Nest-ce pas? reprit dArtagnan. -- Semant largent comme le ciel fait de la grêle, continua Planchet, mettant lépée à la main avec un air royal. Vous souvient-il, monsieur, du duel avec les Anglais dans lenclos des Carmes? Ah! que M. Athos était beau et magnifique ce jour-là, lorsquil dit à son adversaire: «Vous avez exigé que je vous dise mon nom, monsieur; tant pis pour vous, car je vais être forcé de vous tuer!» Jétais près de lui et je lai entendu. Ce sont mot à mot ses propres paroles. Et ce coup doeil, monsieur, lorsquil toucha son adversaire comme il avait dit, et que son adversaire tomba, sans seulement dire ouf. Ah! monsieur, je le répète, cétait un fier gentilhomme. -- Oui, dit dArtagnan, tout cela est vrai comme lÉvangile, mais il aura perdu toutes ces qualités avec un seul défaut. -- Je men souviens, dit Planchet, il aimait à boire, ou plutôt il buvait. Mais il ne buvait pas comme les autres. Ses yeux ne disaient rien quand il portait le verre à ses lèvres. En vérité, jamais silence na été si parlant. Quant à moi, il me semblait que je lentendais murmurer: «Entre, liqueur! et chasse mes chagrins.» Et comme il vous brisait le pied dun verre ou le cou dune bouteille! il ny avait que lui pour cela. -- Eh bien! aujourdhui, continua dArtagnan, voici le triste spectacle qui nous attend. Ce noble gentilhomme à loeil fier, ce beau cavalier si brillant sous les armes, que lon sétonnait toujours quil tînt une simple épée à la main au lieu dun bâton de commandement, eh bien! il se sera transformé en un vieillard courbé, au nez rouge, aux yeux pleurants. Nous allons le trouver couché sur quelque gazon, doù il nous regardera dun oeil terne, et qui peut-être ne nous reconnaîtra pas. Dieu mest témoin, Planchet, continua dArtagnan, que je fuirais ce triste spectacle si je ne tenais à prouver mon respect à cette ombre illustre du glorieux comte de La Fère, que nous avons tant aimé. Planchet hocha la tête et ne dit mot: on voyait facilement quil partageait les craintes de son maître. -- Et puis, reprit dArtagnan, cette décrépitude, car Athos est vieux maintenant; la misère, peut-être, car il aura négligé le peu de bien quil avait; et le sale Grimaud, plus muet que jamais et plus ivrogne que son maître... tiens, Planchet, tout cela me fend le coeur. -- Il me semble que jy suis, et que je le vois là bégayant et chancelant, dit Planchet dun ton piteux. -- Ma seule crainte, je lavoue, reprit dArtagnan, cest quAthos naccepte mes propositions dans un moment divresse guerrière. Ce serait pour Porthos et moi un grand malheur et surtout un véritable embarras; mais, pendant sa première orgie, nous le quitterons, voilà tout. En revenant à lui, il comprendra. -- En tout cas, monsieur, dit Planchet, nous ne tarderons pas à être éclairés, car je crois que ces murs si hauts, qui rougissent au soleil couchant, sont les murs de Blois. -- Cest probable, répondit dArtagnan, et ces clochetons aigus et sculptés que nous entrevoyons là-bas à gauche dans les bois ressemblent à ce que jai entendu dire de Chambord. -- Entrerons-nous en ville? demanda Planchet. -- Sans doute, pour nous renseigner. -- Monsieur, je vous conseille, si nous y entrons, de goûter à certains petits pots de crème dont jai fort entendu parler, mais quon ne peut malheureusement faire venir à Paris et quil faut manger sur place. -- Eh bien, nous en mangerons! sois tranquille, dit dArtagnan. En ce moment un de ces lourds chariots, attelés de boeufs, qui portent le bois coupé dans les belles forêts du pays jusquaux ports de la Loire, déboucha par un sentier plein dornières sur la route que suivaient les deux cavaliers. Un homme laccompagnait, portant une longue gaule armée dun clou avec laquelle il aiguillonnait son lent attelage. -- Hé! lami, cria Planchet au bouvier. -- Quy a-t-il pour votre service, messieurs? dit le paysan avec cette pureté de langage particulière aux gens de ce pays et qui ferait honte aux citadins puristes de la place de la Sorbonne et de la rue de lUniversité. -- Nous cherchons la maison de M. le comte de La Fère, dit dArtagnan; connaissez-vous ce nom-là parmi ceux des seigneurs des environs? Le paysan ôta son chapeau en entendant ce nom et répondit: -- Messieurs, ce bois que je charrie est à lui; je lai coupé dans sa futaie et je le conduis au château. DArtagnan ne voulut pas questionner cet homme, il lui répugnait dentendre dire par un autre peut-être ce quil avait dit lui-même à Planchet. -- Le _château_! se dit-il à lui-même, le _château_! Ah! je comprends! Athos nest pas endurant; il aura forcé, comme Porthos, ses paysans à lappeler monseigneur et à nommer château sa bicoque: il avait la main lourde, ce cher Athos, surtout quand il avait bu. Les boeufs avançaient lentement. DArtagnan et Planchet marchaient derrière la voiture. Cette allure les impatienta. -- Le chemin est donc celui-ci, demanda dArtagnan au bouvier, et; nous pouvons le suivre sans crainte de nous égarer? -- Oh! mon Dieu! oui, monsieur, dit lhomme, et vous pouvez le prendre au lieu de vous ennuyer à escorter des bêtes si lentes. Vous navez quune demi-lieue à faire et vous apercevrez un château sur la droite; on ne le voit pas encore dici, à cause dun rideau de peupliers qui le cache. Ce château nest point Bragelonne, cest La Vallière: vous passerez outre; mais à trois portées de mousquet plus loin, une grande maison blanche, à toits en ardoises, bâtie sur un tertre ombragé de sycomores énormes, cest le château de M. le comte de La Fère. -- Et cette demi-lieue est-elle longue? demanda dArtagnan, car il y a lieue et lieue dans notre beau pays de France. -- Dix minutes de chemin, monsieur, pour les jambes fines de votre cheval. DArtagnan remercia le bouvier et piqua aussitôt; puis, troublé malgré lui à lidée de revoir cet homme singulier qui lavait tant aimé, qui avait tant contribué par ses conseils et par son exemple à son éducation de gentilhomme, il ralentit peu à peu le pas de son cheval et continua davancer la tête basse comme un rêveur. Planchet aussi avait trouvé dans la rencontre et lattitude de ce paysan matière à de graves réflexions. Jamais, ni en Normandie, ni en Franche-Comté, ni en Artois, ni en Picardie, pays quil avait particulièrement habités, il navait rencontré chez les villageois cette allure facile, cet air poli, ce langage épuré. Il était tenté de croire quil avait rencontré quelque gentilhomme, frondeur comme lui, qui, pour cause politique, avait été forcé comme lui de se déguiser. Bientôt, au détour du chemin, le château de La Vallière, comme lavait dit le bouvier, apparut aux yeux des voyageurs; puis à un quart de lieue plus loin environ, la maison blanche encadrée dans ses sycomores, se dessina sur le fond dun massif darbres épais que le printemps poudrait dune neige de fleurs. À cette vue dArtagnan, qui dordinaire sémotionnait peu, sentit un trouble étrange pénétrer jusquau fond de son coeur, tant sont puissants pendant tout le cours de la vie ces souvenirs de jeunesse. Planchet, qui navait pas les mêmes motifs dimpression, interdit de voir son maître si agité, regardait alternativement dArtagnan et la maison. Le mousquetaire fit encore quelques pas en avant et se trouva en face dune grille travaillée avec le goût qui distingue les fontes de cette époque. On voyait par cette grille des potagers tenus avec soin, une cour assez spacieuse dans laquelle piétinaient plusieurs chevaux de main tenus par des valets en livrées différentes, et un carrosse attelé de deux chevaux du pays. -- Nous nous trompons, ou cet homme nous a trompés, dit dArtagnan, ce ne peut être là que demeure Athos. Mon Dieu! serait-il mort, et cette propriété appartiendrait-elle à quelquun de son nom? Mets pied à terre, Planchet, et va tinformer; javoue que pour moi je nen ai pas le courage. Planchet mit pied à terre. -- Tu ajouteras, dit dArtagnan, quun gentilhomme qui passe désire avoir lhonneur de saluer M. le comte de La Fère, et si tu es content des renseignements, eh bien! alors nomme-moi. Planchet, traînant son cheval par la bride, sapprocha de la porte, fit retentir la cloche de la grille, et aussitôt un homme de service, aux cheveux blanchis, à la taille droite malgré son âge, vint se présenter et reçut Planchet. -- Cest ici que demeure M. le comte de La Fère? demanda Planchet. -- Oui, monsieur, cest ici, répondit le serviteur à Planchet, qui ne portait pas de livrée. -- Un seigneur retiré du service, nest-ce pas? -- Cest cela même. -- Et qui avait un laquais nommé Grimaud, reprit Planchet, qui, avec sa prudence habituelle, ne croyait pas pouvoir sentourer de trop de renseignements. -- M. Grimaud est absent du château pour le moment, dit le serviteur commençant à regarder Planchet des pieds à la tête, peu accoutumé quil était à de pareilles interrogations. -- Alors, sécria Planchet radieux, je vois bien que cest le même comte de La Fère que nous cherchons. Veuillez mouvrir alors, car je désirais annoncer à M. le comte que mon maître, un gentilhomme de ses amis, est là qui voudrait le saluer. -- Que ne disiez-vous cela plus tôt! dit le serviteur en ouvrant la grille. Mais votre maître, où est-il? -- Derrière moi, il me suit. Le serviteur ouvrit la grille et précéda Planchet, lequel fit signe à dArtagnan, qui, le coeur plus palpitant que jamais, entra à cheval dans la cour. Lorsque Planchet fut sur le perron, il entendit une voix sortant dune salle basse et qui disait: -- Eh bien! où est-il, ce gentilhomme, et pourquoi ne pas le conduire ici? Cette voix, qui parvint jusquà dArtagnan, réveilla dans son coeur mille sentiments, mille souvenirs quil avait oubliés. Il sauta précipitamment à bas de son cheval, tandis que Planchet, le sourire sur les lèvres, savançait vers le maître du logis. -- Mais je connais ce garçon-là, dit Athos en apparaissant sur le seuil. -- Oh! oui, monsieur le comte, vous me connaissez, et moi aussi je vous connais bien. Je suis Planchet, monsieur le comte, Planchet, vous savez bien... Mais lhonnête serviteur ne put en dire davantage, tant laspect inattendu du gentilhomme lavait saisi. -- Quoi! Planchet! sécria Athos. M. dArtagnan serait-il donc ici? -- Me voici, ami! me voici, cher Athos, dit dArtagnan en balbutiant et presque chancelant. À ces mots une émotion visible se peignit à son tour sur le beau visage et les traits calmes dAthos. Il fit deux pas rapides vers dArtagnan sans le perdre du regard et le serra tendrement dans ses bras. DArtagnan, remis de son trouble, létreignit à son tour avec une cordialité qui brillait en larmes dans ses yeux... Athos le prit alors par la main, quil serrait dans les siennes, et le mena au salon, où plusieurs personnes étaient réunies. Tout le monde se leva. -- Je vous présente, dit Athos, monsieur le chevalier dArtagnan, lieutenant aux mousquetaires de Sa Majesté, un ami bien dévoué, et lun des plus braves et des plus aimables gentilshommes que jaie jamais connus. DArtagnan, selon lusage, reçut les compliments des assistants, les rendit de son mieux, prit place au cercle, et, tandis que la conversation interrompue un moment redevenait générale, il se mit à examiner Athos. Chose étrange! Athos avait vieilli à peine. Ses beaux yeux, dégagés de ce cercle de bistre que dessinent les veilles et lorgie, semblaient plus grands et dun fluide plus pur que jamais; son visage, un peu allongé, avait gagné en majesté ce quil avait perdu dagitation fébrile; sa main, toujours admirablement belle et nerveuse, malgré la souplesse des chairs, resplendissait sous une manchette de dentelles, comme certaines mains de Titien et de Van Dick; il était plus svelte quautrefois; ses épaules, bien effacées et larges, annonçaient une vigueur peu commune; ses longs cheveux noirs, parsemés à peine de quelques cheveux gris, tombaient élégants sur ses épaules, et ondulés comme par un pli naturel; sa voix était toujours fraîche comme sil neût eu que vingt-cinq ans, et ses dents magnifiques, quil avait conservées blanches et intactes, donnaient un charme inexprimable à son sourire. Cependant les hôtes du comte, qui saperçurent, à la froideur imperceptible de lentretien, que les deux amis brûlaient du désir de se trouver seuls, commencèrent à préparer, avec tout cet art et cette politesse dautrefois, leur départ, cette grave affaire des gens du grand monde, quand il y avait des gens du grand monde; mais alors un grand bruit de chiens aboyants retentit dans la cour, et plusieurs personnes dirent en même temps: -- Ah! cest Raoul qui revient. Athos, à ce nom de Raoul, regarda dArtagnan, et sembla épier la curiosité que ce nom devait faire naître sur son visage. Mais dArtagnan ne comprenait encore rien, il était mal revenu de son éblouissement. Ce fut donc presque machinalement quil se retourna, lorsquun beau jeune homme de quinze ans, vêtu simplement, mais avec un goût parfait, entra dans le salon en levant gracieusement son feutre orné de longues plumes rouges. Cependant ce nouveau personnage, tout à fait inattendu, le frappa. Tout un monde didées nouvelles se présenta à son esprit, lui expliquant par toutes les sources de son intelligence le changement dAthos, qui jusque-là lui avait paru inexplicable. Une ressemblance singulière entre le gentilhomme et lenfant lui expliquait le mystère de cette vie régénérée. Il attendit, regardant et écoutant. -- Vous voici de retour, Raoul? dit le comte. -- Oui, monsieur, répondit le jeune homme avec respect, et je me suis acquitté de la commission que vous maviez donnée. -- Mais quavez-vous, Raoul? dit Athos avec sollicitude, vous êtes pâle et vous paraissez agité. -- Cest quil vient, monsieur, répondit le jeune homme, darriver un malheur à notre petite voisine. -- À mademoiselle de La Vallière? dit vivement Athos. -- Quoi donc? demandèrent quelques voix. -- Elle se promenait avec sa bonne Marceline dans lenclos où les bûcherons équarrissent leurs arbres, lorsquen passant à cheval je lai aperçue et me suis arrêté. Elle ma aperçu à son tour, et, en voulant sauter du haut dune pile de bois où elle était montée, le pied de la pauvre enfant est tombé à faux et elle na pu se relever. Elle sest, je crois, foulé la cheville. -- Oh! mon Dieu! dit Athos; et madame de Saint-Remy, sa mère, est- elle prévenue? -- Non, monsieur, madame de Saint-Remy est à Blois, près de madame la duchesse dOrléans. Jai eu peur que les premiers secours fussent inhabilement appliqués, et jaccourais, monsieur, vous demander des conseils. -- Envoyez vite à Blois, Raoul! ou plutôt prenez votre cheval et courez-y vous-même. Raoul sinclina. -- Mais où est Louise? continua le comte. -- Je lai apportée jusquici, monsieur, et lai déposée chez la femme de Charlot, qui, en attendant, lui a fait mettre le pied dans de leau glacée. Après cette explication, qui avait fourni un prétexte pour se lever, les hôtes dAthos prirent congé de lui; le vieux duc de Barbé seul, qui agissait familièrement en vertu dune amitié de vingt ans avec la maison de La Vallière, alla voir la petite Louise, qui pleurait et qui, en apercevant Raoul, essuya ses beaux yeux et sourit aussitôt. Alors il proposa demmener la petite Louise à Blois dans son carrosse. -- Vous avez raison, monsieur, dit Athos, elle sera plus tôt près de sa mère; quant à vous, Raoul, je suis sûr que vous avez agi étourdiment et quil y a de votre faute. -- Oh! non, non, monsieur, je vous le jure! sécria la jeune fille; tandis que le jeune homme pâlissait à lidée quil était peut-être la cause de cet accident... -- Oh! monsieur, je vous assure... murmura Raoul. -- Vous nen irez pas moins à Blois, continua le comte avec bonté, et vous ferez vos excuses et les miennes à madame de Saint-Remy, puis vous reviendrez. Les couleurs reparurent sur les joues du jeune homme; il reprit, après avoir consulté des yeux le comte, dans ses bras déjà vigoureux la petite fille, dont la jolie tête endolorie et souriante à la fois posait sur son épaule, et il linstalla doucement dans le carrosse; puis, sautant sur son cheval avec lélégance et lagilité dun écuyer consommé, après avoir salué Athos et dArtagnan, il séloigna rapidement, accompagnant la portière du carrosse, vers lintérieur duquel ses yeux restèrent constamment fixés. XVI. Le château de Bragelonne DArtagnan était resté pendant toute cette scène le regard effaré, la bouche presque béante, il avait si peu trouvé les choses selon ses prévisions, quil en était resté stupide détonnement. Athos lui prit le bras et lemmena dans le jardin. -- Pendant quon nous prépare à souper, dit-il en souriant, vous ne serez point fâché, nest-ce pas, mon ami, déclaircir un peu tout ce mystère qui vous fait rêver? -- Il est vrai, monsieur le comte, dit dArtagnan, qui avait senti peu à peu Athos reprendre sur lui cette immense supériorité daristocrate quil avait toujours eue. Athos le regarda avec son doux sourire. -- Et dabord, dit-il, mon cher dArtagnan, il ny a point ici de monsieur le comte. Si je vous ai appelé chevalier, cétait pour vous présenter à mes hôtes, afin quils sussent qui vous étiez; mais, pour vous, dArtagnan, je suis, je lespère, toujours Athos, votre compagnon, votre ami. Préférez-vous le cérémonial parce que vous maimez moins? -- Oh! Dieu men préserve! dit le Gascon avec un de ces loyaux élans de jeunesse quon retrouve si rarement dans lâge mûr. -- Alors revenons à nos habitudes, et, pour commencer, soyons francs. Tout vous étonne ici? -- Profondément. -- Mais ce qui vous étonne le plus, dit Athos en souriant, cest moi, avouez-le. -- Je vous lavoue. -- Je suis encore jeune, nest-ce pas, malgré mes quarante-neuf ans, je suis reconnaissable encore? -- Tout au contraire, dit dArtagnan tout prêt à outrer la recommandation de franchise que lui avait faite Athos, cest que vous ne lêtes plus du tout. -- Ah! je comprends, dit Athos avec une légère rougeur, tout a une fin, dArtagnan, la folie comme autre chose. -- Puis il sest fait un changement dans votre fortune, ce me semble. Vous êtes admirablement logé; cette maison est à vous, je présume. -- Oui; cest ce petit bien, vous savez, mon ami, dont je vous ai dit que javais hésité quand jai quitté le service. -- Vous avez parc, chevaux, équipages. Athos sourit. -- Le parc a vingt arpents, mon ami, dit-il; vingt arpents sur lesquels sont pris les potagers et les communs. Mes chevaux sont au nombre de deux; bien entendu que je ne compte pas le courtaud de mon valet. Mes équipages se réduisent à quatre chiens de bois, à deux lévriers et à un chien darrêt. Encore tout ce luxe de meute, ajouta Athos en souriant, nest-il pas pour moi. -- Oui, je comprends, dit dArtagnan, cest pour le jeune homme, pour Raoul. Et dArtagnan regarda Athos avec un sourire involontaire. -- Vous avez deviné, mon ami! dit Athos. -- Et ce jeune homme est votre commensal, votre filleul, votre parent peut-être? Ah! que vous êtes changé, mon cher Athos! -- Ce jeune homme, répondit Athos avec calme, ce jeune homme, dArtagnan, est un orphelin que sa mère avait abandonné chez un pauvre curé de campagne; je lai nourri, élevé. -- Et il doit vous être bien attaché? -- Je crois quil maime comme si jétais son père. -- Bien reconnaissant surtout? -- Oh! quant à la reconnaissance, dit Athos, elle est réciproque, je lui dois autant quil me doit; et je ne le lui dis pas, à lui, mais je le dis à vous, dArtagnan, je suis encore son obligé. -- Comment cela? dit le mousquetaire étonné. -- Eh! mon Dieu, oui! cest lui qui a causé en moi le changement que vous voyez: je me desséchais comme un pauvre arbre isolé qui ne tient en rien sur la terre, il ny avait quune affection profonde qui pût me faire reprendre racine dans la vie. Une maîtresse? jétais trop vieux. Des amis? je ne vous avais plus là. Eh bien! cet enfant ma fait retrouver tout ce que javais perdu; je navais plus le courage de vivre pour moi, jai vécu pour lui. Les leçons sont beaucoup pour un enfant, lexemple vaut mieux. Je lui ai donné lexemple, dArtagnan. Les vices que javais, je men suis corrigé; les vertus que je navais pas, jai feint de les avoir. Aussi, je ne crois pas mabuser, dArtagnan, mais Raoul est destiné à être un gentilhomme aussi complet quil est donné à notre âge appauvri den fournir encore. DArtagnan regardait Athos avec une admiration croissante. Ils se promenaient sous une allée fraîche et ombreuse, à travers laquelle filtraient obliquement quelques rayons de soleil couchant. Un de ces rayons dorés illuminait le visage dAthos, et ses yeux semblaient rendre à leur tour ce feu tiède et calme du soir quils recevaient. Lidée de milady vint se présenter à lesprit de dArtagnan. -- Et vous êtes heureux? dit-il à son ami. Loeil vigilant dAthos pénétra jusquau fond du coeur de dArtagnan, et sembla y lire sa pensée. -- Aussi heureux quil est permis à une créature de Dieu de lêtre sur la terre. Mais achevez votre pensée, dArtagnan, car vous ne me lavez pas dite tout entière. -- Vous êtes terrible, Athos, et lon ne vous peut rien cacher, dit dArtagnan. Eh bien! oui, je voulais vous demander si vous navez pas quelquefois des mouvements inattendus de terreur qui ressemblent... -- À des remords? continua Athos. Jachève votre phrase, mon ami. Oui et non: je nai pas de remords, parce que cette femme, je le crois, méritait la peine quelle a subie; je nai pas de remords, parce que, si nous leussions laissée vivre, elle eût sans aucun doute continué son oeuvre de destruction; mais cela ne veut pas dire, ami, que jaie cette conviction que nous avions le droit de faire ce que nous avons fait. Peut-être tout sang versé veut-il une expiation. Elle a accompli la sienne; peut-être à notre tour nous reste-t-il à accomplir la nôtre. -- Je lai quelquefois pensé comme vous, Athos, dit dArtagnan. -- Elle avait un fils, cette femme? -- Oui. -- En avez-vous quelquefois entendu parler? -- Jamais. -- Il doit avoir vingt-trois ans, murmura Athos; je pense souvent à ce jeune homme, dArtagnan. -- Cest étrange! et moi qui lavais oublié! Athos sourit mélancoliquement. -- Et lord de Winter, en avez-vous quelque nouvelle? -- Je sais quil était en grande faveur près du roi Charles Ier. -- Il aura suivi sa fortune, qui est mauvaise en ce moment. Tenez, dArtagnan, continua Athos, cela revient à ce que je vous ai dit tout à lheure. Lui, il a laissé couler le sang de Strafford; le sang appelle le sang. Et la reine? -- Quelle reine? -- Madame Henriette dAngleterre, la fille de Henri IV. -- Elle est au Louvre, comme vous savez. -- Oui, où elle manque de tout, nest-ce pas? Pendant les grands froids de cet hiver, sa fille malade, ma-t-on dit, était forcée, faute de bois, de rester couchée. Comprenez-vous cela? dit Athos en haussant les épaules. La fille de Henri IV grelottant faute dun fagot! Pourquoi nest-elle pas venue demander lhospitalité au premier venu de nous au lieu de la demander au Mazarin! elle neût manqué de rien. -- La connaissez-vous donc, Athos? -- Non, mais ma mère la vue enfant. Vous ai-je jamais dit que ma mère avait été dame dhonneur de Marie de Médicis? -- Jamais. Vous ne dites pas de ces choses-là, vous, Athos. -- Ah! mon Dieu si, vous le voyez, reprit Athos; mais encore faut- il que loccasion sen présente. -- Porthos ne lattendrait pas si patiemment, dit dArtagnan avec un sourire. -- Chacun sa nature, mon cher dArtagnan. Porthos a, malgré un peu de vanité, des qualités excellentes. Lavez-vous revu? -- Je le quitte il y a cinq jours, dit dArtagnan. Et alors il raconta, avec la verve de son humeur gasconne, toutes les magnificences de Porthos en son château de Pierrefonds; et, tout en criblant son ami, il lança deux ou trois flèches à ladresse de cet excellent M. Mouston. -- Jadmire, répliqua Athos en souriant de cette gaieté qui lui rappelait leurs bons jours, que nous ayons autrefois formé au hasard une société dhommes encore si bien liés les uns aux autres, malgré vingt ans de séparation. Lamitié jette des racines bien profondes dans les coeurs honnêtes, dArtagnan; croyez-moi, il ny a que les méchants qui nient lamitié, parce quils ne la comprennent pas. Et Aramis? -- Je lai vu aussi, dit dArtagnan, mais il ma paru froid. -- Ah! vous avez vu Aramis, reprit Athos en regardant dArtagnan avec son oeil investigateur. Mais cest un véritable pèlerinage, cher ami, que vous faites au temple de lAmitié, comme diraient les poètes. -- Mais oui, dit dArtagnan embarrassé. -- Aramis, vous le savez, continua Athos, est naturellement froid, puis il est toujours empêché dans des intrigues de femmes. -- Je lui en crois en ce moment une fort compliquée, dit dArtagnan. Athos ne répondit pas. -- Il nest pas curieux, pensa dArtagnan. Non seulement Athos ne répondit pas, mais encore il changea la conversation. -- Vous le voyez, dit-il en faisant remarquer à dArtagnan quils étaient revenus près du château, en une heure de promenade, nous avons quasi fait le tour de mes domaines. -- Tout y est charmant, et surtout tout y sent son gentilhomme, répondit dArtagnan. En ce moment on entendit le pas dun cheval. -- Cest Raoul qui revient, dit Athos, nous allons avoir des nouvelles de la pauvre petite. En effet, le jeune homme reparut à la grille et rentra dans la cour tout couvert de poussière, puis sauta à bas de son cheval quil remit aux mains dune espèce de palefrenier; il vint saluer le comte et dArtagnan. -- Monsieur, dit Athos en posant la main sur lépaule de dArtagnan, monsieur est le chevalier dArtagnan, dont vous mavez entendu parler souvent, Raoul. -- Monsieur, dit le jeune homme en saluant de nouveau et plus profondément, M. le comte a prononcé votre nom devant moi comme un exemple chaque fois quil a eu à citer un gentilhomme intrépide et généreux. Ce petit compliment ne laissa pas que démouvoir dArtagnan, qui sentit son coeur doucement remué. Il tendit une main à Raoul en lui disant: -- Mon jeune ami, tous les éloges que lon fait de moi doivent retourner à M. le comte que voici: car il a fait mon éducation en toutes choses, et ce nest pas sa faute si lélève a si mal profité. Mais il se rattrapera sur vous, jen suis sûr. Jaime votre air, Raoul, et votre politesse ma touché. Athos fut plus ravi quon ne saurait le dire: il regarda dArtagnan avec reconnaissance, puis attacha sur Raoul un de ces sourires étranges dont les enfants sont fiers lorsquils les saisissent. -- À présent, se dit dArtagnan, à qui ce jeu muet de physionomie navait point échappé, jen suis certain. -- Eh bien! dit Athos, jespère que laccident na pas eu de suite? -- On ne sait encore rien, monsieur, et le médecin na rien pu dire à cause de lenflure; il craint cependant quil ny ait quelque nerf endommagé. -- Et vous nêtes pas resté plus tard près de madame de Saint- Remy? -- Jaurais craint de nêtre pas de retour pour lheure de votre dîner, monsieur, dit Raoul, et par conséquent de vous faire attendre. En ce moment un petit garçon, moitié paysan, moitié laquais, vint avertir que le souper était servi. Athos conduisit son hôte dans une salle à manger fort simple, mais dont les fenêtres souvraient dun côté sur le jardin et de lautre sur une serre où poussaient de magnifiques fleurs. DArtagnan jeta les yeux sur le service: la vaisselle était magnifique; on voyait que cétait de la vieille argenterie de famille. Sur un dressoir était une aiguière dargent superbe; dArtagnan sarrêta à la regarder. -- Ah! voilà qui est divinement fait, dit-il. -- Oui, répondit Athos, cest un chef-doeuvre dun grand artiste florentin nommé Benvenuto Cellini. -- Et la bataille quelle représente? -- Est celle de Marignan. Cest le moment où lun de mes ancêtres donne son épée à François Ier, qui vient de briser la sienne. Ce fut à cette occasion quEnguerrand de la Fère, mon aïeul, fut fait chevalier de Saint-Michel. En outre, le roi, quinze ans plus tard, car il navait pas oublié quil avait combattu trois heures encore avec lépée de son ami Enguerrand sans quelle se rompît, lui fit don de cette aiguière et dune épée que vous avez peut-être vue autrefois chez moi, et qui est aussi un assez beau morceau dorfèvrerie. Cétait le temps des géants, dit Athos. Nous sommes des nains, nous autres, à côté de ces hommes-là. Asseyons-nous, dArtagnan, et soupons. À propos, dit Athos au petit laquais qui venait de servir le potage, appelez Charlot. Lenfant sortit, et, un instant après, lhomme de service auquel les deux voyageurs sétaient adressés en arrivant entra. -- Mon cher Charlot, lui dit Athos, je vous recommande particulièrement, pour tout le temps quil demeurera ici, Planchet, le laquais de monsieur dArtagnan. Il aime le bon vin; vous avez la clef des caves. Il a couché longtemps sur la dure et ne doit pas détester un bon lit; veillez encore à cela, je vous prie. Charlot sinclina et sortit. -- Charlot est aussi un brave homme, dit le comte, voici dix-huit ans quil me sert. -- Vous pensez à tout, dit dArtagnan, et je vous remercie pour Planchet, mon cher Athos. Le jeune homme ouvrit de grands yeux à ce nom, et regarda si cétait bien au comte que dArtagnan parlait. -- Ce nom vous paraît bizarre, nest-ce pas, Raoul? dit Athos en souriant. Cétait mon nom de guerre, alors que M. dArtagnan, deux braves amis et moi faisions nos prouesses à La Rochelle sous le défunt cardinal et sous M. de Bassompierre qui est mort aussi depuis. Monsieur daigne me conserver ce nom damitié, et chaque fois que je lentends, mon coeur est joyeux. -- Ce nom-là était célèbre, dit dArtagnan, et il eut un jour les honneurs du triomphe. -- Que voulez-vous dire, monsieur? demanda Raoul avec sa curiosité juvénile. -- Je nen sais ma foi rien, dit Athos. -- Vous avez oublié le bastion Saint-Gervais, Athos, et cette serviette dont trois balles firent un drapeau. Jai meilleure mémoire que vous, je men souviens, et je vais vous raconter cela, jeune homme. Et il raconta à Raoul toute lhistoire du bastion, comme Athos lui avait raconté celle de son aïeul. À ce récit, le jeune homme crut voir se dérouler un de ces faits darmes racontés par le Tasse ou lArioste, et qui appartiennent aux temps prestigieux de la chevalerie. -- Mais ce que ne vous dit pas dArtagnan, Raoul, reprit à son tour Athos, cest quil était une des meilleures lames de son temps: jarret de fer, poignet dacier, coup doeil sûr et regard brûlant, voilà ce quil offrait à son adversaire: il avait dix- huit ans, trois ans de plus que vous, Raoul, lorsque je le vis à loeuvre pour la première fois et contre des hommes éprouvés. -- Et M. dArtagnan fut vainqueur? dit le jeune homme, dont les yeux brillaient pendant cette conversation et semblaient implorer des détails. -- Jen tuai un, je crois! dit dArtagnan interrogeant Athos du regard. Quant à lautre, je le désarmai, ou je le blessai, je ne me le rappelle plus. -- Oui, vous le blessâtes. Oh! vous étiez un rude athlète! -- Eh! je nai pas encore trop perdu, reprit dArtagnan avec son petit rire gascon plein de contentement de lui-même, et dernièrement encore... Un regard dAthos lui ferma la bouche. -- Je veux que vous sachiez, Raoul, reprit Athos, vous qui vous croyez une fine épée et dont la vanité pourrait souffrir un jour quelque cruelle déception; je veux que vous sachiez combien est dangereux lhomme qui unit le sang-froid à lagilité, car jamais je ne pourrais vous en offrir un plus frappant exemple: priez demain monsieur dArtagnan, sil nest pas trop fatigué, de vouloir bien vous donner une leçon. -- Peste, mon cher Athos, vous êtes cependant un bon maître, surtout sous le rapport des qualités que vous vantez en moi. Tenez, aujourdhui encore, Planchet me parlait de ce fameux duel de lenclos des Carmes, avec lord de Winter et ses compagnons. Ah! jeune homme, continua dArtagnan, il doit y avoir quelque part une épée que jai souvent appelée la première du royaume. -- Oh! jaurai gâté ma main avec cet enfant, dit Athos. -- Il y a des mains qui ne se gâtent jamais, mon cher Athos, dit dArtagnan, mais qui gâtent beaucoup les autres. Le jeune homme eût voulu prolonger cette conversation toute la nuit; mais Athos lui fit observer que leur hôte devait être fatigué et avait besoin de repos. DArtagnan sen défendit par politesse, mais Athos insista pour que dArtagnan prit possession de sa chambre. Raoul y conduisit lhôte du logis; et, comme Athos pensa quil resterait le plus tard possible près de dArtagnan pour lui faire dire toutes les vaillantises de leur jeune temps, il vint le chercher lui-même un instant après, et ferma cette bonne soirée par une poignée de main bien amicale et un souhait de bonne nuit au mousquetaire. XVII. La diplomatie dAthos DArtagnan sétait mis au lit bien moins pour dormir que pour être seul et penser à tout ce quil avait vu et entendu dans cette soirée. Comme il était dun bon naturel et quil avait eu tout dabord pour Athos un penchant instinctif qui avait fini par devenir une amitié sincère, il fut enchanté de trouver un homme brillant dintelligence et de force au lieu de cet ivrogne abruti quil sattendait à voir cuver son vin sur quelque fumier; il accepta, sans trop regimber, cette supériorité constante dAthos sur lui, et, au lieu de ressentir la jalousie et le désappointement qui eussent attristé une nature moins généreuse, il néprouva en résumé quune joie sincère et loyale qui lui fit concevoir pour sa négociation les plus favorables espérances. Cependant il lui semblait quil ne retrouvait point Athos franc et clair sur tous les points. Quétait-ce que ce jeune homme quil disait avoir adopté et qui avait avec lui une si grande ressemblance? Quétaient-ce que ce retour à la vie du monde et cette sobriété exagérée quil avait remarquée à table? Une chose même insignifiante en apparence, cette absence de Grimaud, dont Athos ne pouvait se séparer autrefois et dont le nom même navait pas été prononcé malgré les ouvertures faites à ce sujet, tout cela inquiétait dArtagnan. Il ne possédait donc plus la confiance de son ami, ou bien Athos était attaché à quelque chaîne invisible, ou bien encore prévenu davance contre la visite quil lui faisait. Il ne put sempêcher de songer à Rochefort, à ce quil lui avait dit à léglise Notre-Dame. Rochefort aurait-il précédé dArtagnan chez Athos? DArtagnan navait pas de temps à perdre en longues études. Aussi résolut-il den venir dès le lendemain à une explication. Ce peu de fortune dAthos si habilement déguisé annonçait lenvie de paraître et trahissait un reste dambition facile à réveiller. La vigueur desprit et la netteté didées dAthos en faisaient un homme plus prompt quun autre à sémouvoir. Il entrerait dans les plans du ministre avec dautant plus dardeur, que son activité naturelle serait doublée dune dose de nécessité. Ces idées maintenaient dArtagnan éveillé malgré sa fatigue; il dressait ses plans dattaque, et quoiquil sût quAthos était un rude adversaire, il fixa laction au lendemain après le déjeuner. Cependant il se dit aussi, dun autre côté, que sur un terrain si nouveau il fallait savancer avec prudence, étudier pendant plusieurs jours les connaissances dAthos, suivre ses nouvelles habitudes et sen rendre compte, essayer de tirer du naïf jeune homme, soit en faisant des armes avec lui, soit en courant quelque gibier, les renseignements intermédiaires qui lui manquaient pour joindre lAthos dautrefois à lAthos daujourdhui; et cela devait être facile, car le précepteur devait avoir déteint sur le coeur et lesprit de son élève. Mais dArtagnan lui-même qui était un garçon dune grande finesse, comprit sur-le-champ quelles chances il donnerait contre lui au cas où une indiscrétion ou une maladresse laisserait à découvert ses manoeuvres à loeil exercé dAthos. Puis, faut-il le dire, dArtagnan, tout prêt à user de ruse contre la finesse dAramis ou la vanité de Porthos, dArtagnan avait honte de biaiser avec Athos, lhomme franc, le coeur loyal. Il lui semblait quen le reconnaissant leur maître en diplomatie, Aramis et Porthos len estimeraient davantage, tandis quau contraire Athos len estimerait moins. -- Ah! pourquoi Grimaud, le silencieux Grimaud, nest-il pas ici? disait dArtagnan; il y a bien des choses dans son silence que jaurais comprises, Grimaud avait un silence si éloquent! Cependant toutes les rumeurs sétaient éteintes successivement dans la maison; dArtagnan avait entendu se fermer les portes et les volets; puis, après sêtre répondu quelque temps les uns aux autres dans la campagne, les chiens sétaient tus à leur tour; enfin, un rossignol perdu dans un massif darbres avait quelque temps égrené au milieu de la nuit ses gammes harmonieuses et sétait endormi; il ne se faisait plus dans le château quun bruit de pas égal et monotone au-dessous de sa chambre; il supposait que cétait la chambre dAthos. -- Il se promène et réfléchit, pensa dArtagnan, mais à quoi? Cest ce quil est impossible de savoir. On pouvait deviner le reste, mais non pas cela. Enfin, Athos se mit au lit sans doute, car ce dernier bruit séteignit. Le silence et la fatigue unis ensemble vainquirent dArtagnan; il ferma les yeux à son tour, et presque aussitôt le sommeil le prit. DArtagnan nétait pas dormeur. À peine laube eut-elle doré ses rideaux, quil sauta en bas de son lit et ouvrit les fenêtres. Il lui sembla alors voir à travers la jalousie quelquun qui rôdait dans la cour en évitant de faire du bruit. Selon son habitude de ne rien laisser passer à sa portée sans sassurer de ce que cétait, dArtagnan regarda attentivement sans faire aucun bruit, et reconnut le justaucorps grenat et les cheveux bruns de Raoul. Le jeune homme, car cétait bien lui, ouvrit la porte de lécurie, en tira le cheval bai quil avait déjà monté la veille, le sella et brida lui-même avec autant de promptitude et de dextérité queût pu le faire le plus habile écuyer, puis il fit sortir lanimal par lallée droite du potager, ouvrit une petite porte latérale qui donnait sur un sentier, tira son cheval dehors, la referma derrière lui, et alors, par-dessus la crête du mur, dArtagnan le vit passer comme une flèche en se courbant sous les branches pendantes et fleuries des érables et des acacias. DArtagnan avait remarqué la veille que le sentier devait conduire à Blois. -- Eh, eh! dit le Gascon, voici un gaillard qui fait déjà des siennes, et qui ne me paraît point partager les haines dAthos contre le beau sexe: il ne va pas chasser, car il na ni armes ni chiens; il ne remplit pas un message, car il se cache. De qui se cache-t-il?... est-ce de moi ou de son père?... car je suis sûr que le comte est son père... Parbleu! quant à cela je le saurai, car jen parlerai tout net à Athos. Le jour grandissait; tous ces bruits que dArtagnan avait entendus séteindre successivement la veille se réveillaient, lun après lautre: loiseau dans les branches, le chien dans létable, les moutons dans les champs; les bateaux amarrés sur la Loire paraissaient eux-mêmes sanimer, se détachant du rivage et se laissant aller au fil de leau. DArtagnan resta ainsi à sa fenêtre pour ne réveiller personne, puis lorsquil eut entendu les portes et les volets du château souvrir, il donna un dernier pli à ses cheveux, un dernier tour à sa moustache, brossa par habitude les rebords de son feutre avec la manche de son pourpoint, et descendit. Il avait à peine franchi la dernière marche du perron, quil aperçut Athos baissé vers terre et dans lattitude dun homme qui cherche un écu dans le sable. -- Eh! bonjour, cher hôte, dit dArtagnan. -- Bonjour, cher ami. La nuit a-t-elle été bonne? -- Excellente, Athos, comme votre lit, comme votre souper dhier soir qui devait me conduire au sommeil, comme, votre accueil quand vous mavez revu. Mais que regardiez-vous donc là si attentivement? Seriez-vous devenu amateur de tulipes par hasard? -- Mon cher ami, il ne faudrait pas pour cela vous moquer de moi. À la campagne, les goûts changent fort, et on arrive à aimer, sans y faire attention, toutes ces belles choses que le regard de Dieu fait sortir du fond de la terre et que lon méprise fort dans les villes. Je regardais tout bonnement des iris que javais déposés près de ce réservoir et qui ont été écrasés ce matin. Ces jardiniers sont les gens les plus maladroits du monde. En ramenant le cheval après lui avoir fait tirer de leau, ils lauront laissé marcher dans la plate-bande. DArtagnan se prit à sourire. -- Ah! dit-il, vous croyez? Et il amena son ami le long de lallée, où bon nombre de pas pareils à celui qui avait écrasé les iris étaient imprimés. -- Les voici encore, ce me semble; tenez, Athos, dit-il indifféremment. -- Mais, oui; et des pas tout frais! -- Tout frais, répéta dArtagnan. -- Qui donc est sorti par ici ce matin? se demanda Athos avec inquiétude. Un cheval se serait-il échappé de lécurie? -- Ce nest pas probable, dit dArtagnan, car les pas sont très égaux et très reposés. -- Où est Raoul? sécria Athos, et comment se fait-il que je ne laie pas aperçu? -- Chut! dit dArtagnan en mettant avec un sourire son doigt sur sa bouche. -- Quy a-t-il donc? demanda Athos. DArtagnan raconta ce quil avait vu, en épiant la physionomie de son hôte. -- Ah! je devine tout maintenant, dit Athos avec un léger mouvement dépaules: le pauvre garçon est allé à Blois. -- Pour quoi faire? -- Eh, mon Dieu! pour savoir des nouvelles de la petite La Vallière. Vous savez, cette enfant qui sest foulé hier le pied. -- Vous croyez? dit dArtagnan incrédule. -- Non seulement je le crois, mais jen suis sûr, répondit Athos. Navez-vous donc pas remarqué que Raoul est amoureux? -- Bon! De qui? de cette enfant de sept ans? -- Mon cher, à lâge de Raoul le coeur est si plein, quil faut bien le répandre sur quelque chose, rêve ou réalité. Eh bien! son amour, à lui, est moitié lun, moitié lautre. -- Vous voulez rire! Quoi! cette petite fille. -- Navez-vous donc pas regardé? Cest la plus jolie petite créature qui soit au monde: des cheveux dun blond dargent, des yeux bleus déjà mutins et langoureux à la fois. -- Mais que dites-vous de cet amour? -- Je ne dis rien, je ris et je me moque de Raoul; mais ces premiers besoins du coeur sont tellement impérieux, ces épanchements de la mélancolie amoureuse chez les jeunes gens sont si doux et si amers tout ensemble, que cela paraît avoir souvent tous les caractères de la passion. Moi, je me rappelle quà lâge de Raoul jétais devenu amoureux dune statue grecque que le bon roi Henri IV avait donnée à mon père, et que je pensai devenir fou de douleur, lorsquon me dit que lhistoire de Pygmalion nétait quune fable. -- Cest du désoeuvrement. Vous noccupez pas assez Raoul, et il cherche à soccuper de son côté. -- Pas autre chose. Aussi songé-je à léloigner dici. -- Et vous ferez bien. -- Sans doute; mais ce sera lui briser le coeur, et il souffrira autant que pour un véritable amour. Depuis trois ou quatre ans, et à cette époque lui-même était un enfant, il sest habitué à parer et à admirer cette petite idole, quil finirait un jour par adorer sil restait ici. Ces enfants rêvent tout le jour ensemble et causent de mille choses sérieuses comme de vrais amants de vingt ans. Bref, cela a fait longtemps sourire les parents de la petite de La Vallière, mais je crois quils commencent à froncer le sourcil. -- Enfantillage! mais Raoul a besoin dêtre distrait; éloignez-le bien vite dici, ou, morbleu! vous nen ferez jamais un homme. -- Je crois, dit Athos, que je vais lenvoyer à Paris. -- Ah! fit dArtagnan. Et il pensa que le moment des hostilités était arrivé. -- Si vous voulez, dit-il, nous pouvons faire un sort à ce jeune homme. -- Ah! fit à son tour Athos. -- Je veux même vous consulter sur quelque chose qui mest passé en tête. -- Faites. -- Croyez-vous que le temps soit venu de prendre du service? -- Mais nêtes-vous pas toujours au service, vous, dArtagnan? -- Je mentends: du service actif. La vie dautrefois na-t-elle plus rien qui vous tente, et, si des avantages réels vous attendaient, ne seriez-vous pas bien aise de recommencer en ma compagnie et en celle de notre ami Porthos les exploits de notre jeunesse? -- Cest une proposition que vous me faites alors! dit Athos. -- Nette et franche. -- Pour rentrer en campagne? -- Oui. -- De la part de qui et contre qui demanda tout à coup Athos en attachant son oeil si clair et si bienveillant sur le Gascon. -- Ah diable! vous êtes pressant! -- Et surtout précis. Écoutez bien dArtagnan. Il ny a quune personne ou plutôt une cause à qui un homme comme moi puisse être utile: celle du roi. -- Voilà précisément, dit le mousquetaire. -- Oui; mais entendons-nous, reprit sérieusement Athos: si par la cause du roi vous entendez celle de M. de Mazarin, nous cessons de nous comprendre. -- Je ne dis pas précisément, répondit le Gascon embarrassé. -- Voyons, dArtagnan, dit Athos, ne jouons pas au plus fin, votre hésitation, vos détours me disent de quelle part vous venez. Cette cause, en effet, on nose lavouer hautement, et lorsquon recrute pour elle, cest loreille basse et la voix embarrassée. -- Ah! mon cher Athos! dit dArtagnan. -- Eh! vous savez bien, reprit Athos, que je ne parle pas pour vous, qui êtes la perle des gens braves et hardis, je vous parle de cet Italien mesquin et intrigant de ce cuistre qui essaie de mettre sur sa tête une couronnée quil a volée sous un oreiller, de ce faquin qui appelle son parti le parti du roi, et qui savise de faire mettre des princes du sang en prison, nosant pas les tuer, comme faisait notre cardinal à nous, le grand cardinal; un fesse-mathieu qui pèse ses écus dor et garde les rognés, de peur, quoiquil triche, de les perdre à son jeu du lendemain; un drôle enfin qui maltraite la reine, à ce quon assure; au reste, tant pis pour elle! et qui va dici à trois mois nous faire une guerre civile pour garder ses pensions. Cest là le maître que vous me proposez, dArtagnan? Grand merci! -- Vous êtes plus vif quautrefois, Dieu me pardonne! dit dArtagnan, et les années ont échauffé votre sang, au lieu de le refroidir. Qui vous dit donc que ce soit là mon maître et que je veuille vous limposer? «Diable! sétait dit le Gascon, ne livrons pas nos secrets à un homme si mal disposé.» -- Mais alors, cher ami, reprit Athos, quest-ce donc que ces propositions? -- Eh, mon Dieu! rien de plus simple: vous vivez dans vos terres, vous, et il paraît que vous êtes heureux dans votre médiocrité dorée. Porthos a cinquante ou soixante mille livres de revenu peut-être; Aramis a toujours quinze duchesses qui se disputent le prélat, comme elles se disputaient le mousquetaire; cest encore un enfant gâté du sort; mais moi, que fais-je en ce monde? Je porte ma cuirasse et mon buffle depuis vingt ans, cramponné à ce grade insuffisant, sans avancer, sans reculer, sans vivre. Je suis mort en un mot! Eh bien! lorsquil sagit pour moi de ressusciter un peu, vous venez tous me dire: Cest un faquin! cest un drôle! un cuistre! un mauvais maître! Eh, parbleu! je suis de votre avis, moi, mais trouvez-men un meilleur, ou faites-moi des rentes. Athos réfléchit trois secondes, et pendant ces trois secondes il comprit la ruse de dArtagnan, qui pour sêtre trop avancé tout dabord rompait maintenant afin de cacher son jeu. Il vit clairement que les propositions quon venait de lui faire étaient réelles, et se fussent déclarées dans tout leur développement, pour peu quil eût prêté loreille. -- Bon! se dit-il, dArtagnan est à Mazarin. De ce moment il sobserva avec une extrême prudence. De son côté dArtagnan joua plus serré que jamais. -- Mais, enfin, vous avez une idée? continua Athos. -- Assurément. Je voulais prendre conseil de vous tous et aviser au moyen de faire quelque chose, car les uns sans les autres nous serons toujours incomplets. -- Cest vrai. Vous me parliez de Porthos; lavez-vous donc décidé à chercher fortune? Mais cette fortune, il la. -- Sans doute, il la; mais lhomme est ainsi fait, il désire toujours quelque chose. -- Et que désire Porthos? -- Dêtre baron. -- Ah! cest vrai, joubliais, dit Athos en riant. -- Cest vrai? pensa dArtagnan. Et doù a-t-il appris cela? Correspondrait-il avec Aramis? Ah! si je savais cela, je saurais tout. La conversation finit là, car Raoul entra juste en ce moment. Athos voulut le gronder sans aigreur; mais le jeune homme était si chagrin, quil nen eut pas le courage et quil sinterrompit pour lui demander ce quil avait. -- Est-ce que notre petite voisine irait plus mal? dit dArtagnan. -- Ah! monsieur, reprit Raoul presque suffoqué par la douleur, sa chute est grave, et, sans difformité apparente, le médecin craint quelle ne boite toute sa vie. -- Ah! ce serait affreux! dit Athos. DArtagnan avait une plaisanterie au bout des lèvres; mais en voyant la part que prenait Athos à ce malheur, il se retint. -- Ah! monsieur, ce qui me désespère surtout, reprit Raoul, cest que ce malheur, cest moi qui en suis cause. -- Comment vous, Raoul? demanda Athos. -- Sans doute, nest-ce point pour accourir à moi quelle a sauté du haut de cette pile de bois? -- Il ne vous reste plus quune ressource, mon cher Raoul, cest de lépouser en expiation, dit dArtagnan. -- Ah! monsieur, dit Raoul, vous plaisantez avec une douleur réelle: cest mal, cela. Et Raoul, qui avait besoin dêtre seul pour pleurer tout à son aise, rentra dans sa chambre, doù il ne sortit quà lheure du déjeuner. La bonne intelligence des deux amis navait pas le moins du monde été altérée par lescarmouche du matin; aussi déjeunèrent-ils du meilleur appétit, regardant de temps en temps le pauvre Raoul, qui, les yeux tout humides et le coeur gros, mangeait à peine. À la fin du déjeuner deux lettres arrivèrent, quAthos lut avec une extrême attention, sans pouvoir sempêcher de tressaillir plusieurs fois. DArtagnan, qui le vit lire ces lettres dun côté de la table à lautre, et dont la vue était perçante, jura quil reconnaissait à nen pas douter la petite écriture dAramis. Quant à lautre, cétait une écriture de femme, longue et embarrassée. -- Allons, dit dArtagnan à Raoul, voyant quAthos désirait demeurer seul, soit pour répondre à ces lettres, soit pour y réfléchir; allons faire un tour dans la salle darmes, cela vous distraira. Le jeune homme regarda Athos, qui répondit à ce regard par un signe dassentiment. Tous deux passèrent dans une salle basse où étaient suspendus des fleurets, des masques, des gants, des plastrons, et tous les accessoires de lescrime. -- Eh bien? dit Athos en arrivant un quart dheure après. -- Cest déjà votre main, mon cher Athos, dit dArtagnan, et sil avait votre sang-froid, je naurais que des compliments à lui faire... Quant au jeune homme, il était un peu honteux. Pour une ou deux fois quil avait touché dArtagnan, soit au bras, soit à la cuisse, celui-ci lavait boutonné vingt fois en plein corps. En ce moment, Charlot entra porteur dune lettre très pressée pour dArtagnan quun messager venait dapporter. Ce fut au tour dAthos de regarder du coin de loeil. DArtagnan lut la lettre sans aucune émotion apparente et après avoir lu, avec un léger hochement de tête: -- Voyez, mon cher ami, dit-il, ce que cest que le service, et vous avez, ma foi, bien raison de nen pas vouloir reprendre: M. de Tréville est malade, et voilà la compagnie qui ne peut se passer de moi; de sorte que mon congé se trouve perdu. -- Vous retournez à Paris? dit vivement Athos. -- Eh, mon Dieu, oui! dit dArtagnan; mais ny venez-vous pas vous-même? Athos rougit un peu et répondit: -- Si jy allais, je serais fort heureux de vous voir. -- Holà, Planchet! sécria dArtagnan de la porte, nous partons dans dix minutes: donnez lavoine aux chevaux. Puis se retournant vers Athos: -- Il me semble quil me manque quelque chose ici, et je suis vraiment désespéré de vous quitter sans avoir revu ce bon Grimaud. -- Grimaud! dit Athos. Ah! cest vrai? je métonnais aussi que vous ne me demandassiez pas de ses nouvelles. Je lai prêté à un de mes amis. -- Qui comprendra ses signes? dit dArtagnan. -- Je lespère, dit Athos. Les deux amis sembrassèrent cordialement. DArtagnan serra la main de Raoul, fit promettre à Athos de le visiter sil venait à Paris, de lui écrire sil ne venait pas, et il monta à cheval. Planchet, toujours exact, était déjà en selle. -- Ne venez-vous point avec moi, dit-il en riant à Raoul, je passe par Blois? Raoul se retourna vers Athos qui le retint dun signe imperceptible. -- Non, monsieur, répondit le jeune homme, je reste près de monsieur le comte. -- En ce cas, adieu tous deux, mes bons amis, dit dArtagnan en leur serrant une dernière fois la main, et Dieu vous garde! comme nous nous disions chaque fois que nous nous quittions du temps du feu cardinal. Athos lui fit un signe de la main, Raoul une révérence, et dArtagnan et Planchet partirent. Le comte les suivit des yeux, la main appuyée sur lépaule du jeune homme, dont la taille égalait presque la sienne; mais aussitôt quils eurent disparu derrière le mur: -- Raoul, dit le comte, nous partons ce soir pour Paris. -- Comment! dit le jeune homme en pâlissant. -- Vous pouvez aller présenter mes adieux et les vôtres à madame de Saint-Remy. Je vous attendrai ici à sept heures. Le jeune homme sinclina avec une expression mêlée de douleur et de reconnaissance, et se retira pour aller seller son cheval. Quant à dArtagnan, à peine hors de vue de son côté, il avait tiré la lettre de sa poche et lavait relue: «Revenez sur-le-champ à Paris. «J.M...» -- La lettre est sèche, murmura dArtagnan, et sil ny avait un post-scriptum, peut-être ne leussé-je pas comprise; mais heureusement il y a un_ post-scriptum._ Et il lut ce fameux _post-scriptum_ qui lui faisait passer par- dessus la sécheresse de la lettre: «_P.-S_. -- Passez chez le trésorier du roi, à Blois: dites-lui votre nom et montrez-lui cette lettre: vous toucherez deux cents pistoles.» -- Décidément, dit dArtagnan, jaime cette prose, et le cardinal écrit mieux que je ne croyais. Allons, Planchet, allons rendre visite à monsieur le trésorier du roi, et puis piquons. -- Vers Paris, monsieur. -- Vers Paris. Et tous deux partirent au plus grand trot de leurs montures. XVIII. M. de Beaufort Voici ce qui était arrivé et quelles étaient les causes qui nécessitaient le retour de dArtagnan à Paris. Un soir que Mazarin, selon son habitude, se rendait chez la reine à lheure où tout le monde sen était retiré, et quen passant près de la salle des gardes, dont une porte donnait sur ses antichambres, il avait entendu parler haut dans cette chambre, il avait voulu savoir de quel sujet sentretenaient les soldats, sétait approché à pas de loup, selon son habitude, avait poussé la porte, et, par lentrebâillement, avait passé la tête. Il y avait une discussion parmi les gardes. -- Et moi je vous réponds, disait lun deux, que si Coysel a prédit cela, la chose est aussi sûre que si elle était arrivée. Je ne le connais pas, mais jai entendu dire quil était non seulement astrologue, mais encore magicien. -- Peste, mon cher, sil est de tes amis, prends garde! tu lui rends un mauvais service. -- Pourquoi cela? -- Parce quon pourrait bien lui faire un procès. -- Ah bah! on ne brûle plus les sorciers, aujourdhui. -- Non! il me semble cependant quil ny a pas si longtemps que le feu cardinal a fait brûler Urbain Grandier. Jen sais quelque chose, moi. Jétais de garde au bûcher, et je lai vu rôtir. -- Mon cher, Urbain Grandier nétait pas un sorcier, cétait un savant, ce qui est tout autre chose. Urbain Grandier ne prédisait pas lavenir. Il savait le passé, ce qui quelquefois est bien pis. Mazarin hocha la tête en signe dassentiment; mais désirant connaître la prédiction sur laquelle on discutait, il demeura à la même place. -- Je ne te dis pas, reprit le garde, que Coysel ne soit pas un sorcier, mais je te dis que sil publie davance sa prédiction cest le moyen quelle ne saccomplisse point. -- Pourquoi? -- Sans doute. Si nous nous battons lun contre lautre et que je te dise: «Je vais te porter ou un coup droit ou un coup de seconde», tu pareras tout naturellement. Eh bien si Coysel dit assez haut pour que le cardinal lentende: «Avant tel jour, tel prisonnier se sauvera», il est bien évident que le cardinal prendra si bien ses précautions que le prisonnier ne se sauvera pas. -- Eh! mon Dieu, dit un autre qui semblait dormir, couché sur un banc, et qui, malgré son sommeil apparent, ne perdait pas un mot de la conversation; eh! mon Dieu, croyez-vous que les hommes puissent échapper à leur destinée? Sil est écrit là-haut que le duc de Beaufort doit se sauver, M. de Beaufort se sauvera, et toutes les précautions du cardinal ny feront rien. Mazarin tressaillit. Il était italien, cest-à-dire superstitieux; il savança rapidement au milieu des gardes, qui, lapercevant, interrompirent leur conversation. -- Que disiez-vous donc, messieurs? fit-il avec son air caressant, que M. de Beaufort sétait évadé, je crois? -- Oh! non, monseigneur, dit le soldat incrédule; pour le moment il na garde. On disait seulement quil devait se sauver. -- Et qui dit cela? -- Voyons, répétez votre histoire, Saint-Laurent, dit le garde se tournant vers le narrateur. -- Monseigneur, dit le garde, je racontais purement et simplement à ces messieurs ce que jai entendu dire de la prédiction dun nommé Coysel, qui prétend que, si bien gardé que soit M. de Beaufort, il se sauvera avant la Pentecôte. -- Et ce Coysel est un rêveur, un fou? reprit le cardinal toujours souriant. -- Non pas, dit le garde, tenace dans sa crédulité, il a prédit beaucoup de choses qui sont arrivées, comme par exemple que la reine accoucherait dun fils, que M. de Coligny serait tué dans son duel avec le duc de Guise, enfin que le coadjuteur serait nommé cardinal. Eh bien! la reine est accouchée non seulement dun premier fils, mais encore, deux ans après, dun second, et M. de Coligny a été tué. -- Oui, dit Mazarin; mais le coadjuteur nest pas encore cardinal. -- Non, Monseigneur, dit le garde, mais il le sera. Mazarin fit une grimace qui voulait dire: il ne tient pas encore la barrette. Puis il ajouta: -- Ainsi votre avis, mon ami, est que M. de Beaufort doit se sauver. -- Cest si bien mon avis, Monseigneur, dit le soldat, que si Votre Éminence moffrait à cette heure la place de M. de Chavigny, cest-à-dire celle de gouverneur du château de Vincennes, je ne laccepterais pas. Oh! le lendemain de la Pentecôte, ce serait autre chose. Il ny a rien de plus convaincant quune grande conviction, elle influe même sur les incrédules; et, loin dêtre incrédule, nous lavons dit, Mazarin était superstitieux. Il se retira donc tout pensif. -- Le ladre! dit le garde qui était accoudé contre la muraille, il fait semblant de ne pas croire à votre magicien, Saint-Laurent, pour navoir rien à vous donner; mais il ne sera pas plus tôt rentré chez lui quil fera son profit de votre prédiction. En effet, au lieu de continuer son chemin vers la chambre de la reine, Mazarin rentra dans son cabinet, et appelant Bernouin, il donna lordre que le lendemain, au point du jour, on lui allât chercher lexempt quil avait placé auprès de M. de Beaufort, et quon léveillât aussitôt quil arriverait. Sans sen douter, le garde avait touché du doigt la plaie la plus vive du cardinal. Depuis cinq ans que M. de Beaufort était en prison, il ny avait pas de jour que Mazarin ne pensât quà un moment ou à un autre, il en sortirait. On ne pouvait pas retenir prisonnier toute sa vie un petit-fils de Henri IV, surtout quand ce petit-fils de Henri IV avait à peine trente ans. Mais, de quelque façon quil en sortît, quelle haine navait-il pas dû, dans sa captivité, amasser contre celui à qui il la devait; qui lavait pris riche, brave, glorieux, aimé des femmes, craint des hommes, pour retrancher de sa vie ses plus belles années, car ce nest pas exister que de vivre en prison! En attendant, Mazarin redoublait de surveillance contre M. de Beaufort. Seulement, il était pareil à lavare de la fable, qui ne pouvait dormir près de son trésor. Bien des fois la nuit il se réveillait en sursaut, rêvant quon lui avait volé M. de Beaufort. Alors il sinformait de lui, et à chaque information quil prenait, il avait la douleur dentendre que le prisonnier jouait, buvait, chantait que cétait merveille; mais que tout en jouant, buvant et chantant, il sinterrompait toujours pour jurer que le Mazarin lui payerait cher tout ce plaisir quil le forçait de prendre à Vincennes. Cette pensée avait fort préoccupé le ministre pendant son sommeil; aussi, lorsquà sept heures du matin Bernouin entra dans sa chambre pour le réveiller, son premier mot fut: -- Eh! quy a-t-il? Est-ce que M. de Beaufort sest sauvé de Vincennes? -- Je ne crois pas, Monseigneur, dit Bernouin, dont le calme officiel ne se démentait jamais; mais en tout cas vous allez en avoir des nouvelles, car lexempt La Ramée, que lon a envoyé chercher ce matin à Vincennes, est là qui attend les ordres de Votre Éminence. -- Ouvrez et faites-le entrer ici, dit Mazarin en accommodant ses oreillers de manière à le recevoir assis dans son lit. Lofficier entra. Cétait un grand et gros homme joufflu et de bonne mine. Il avait un air de tranquillité qui donna des inquiétudes à Mazarin. -- Ce drôle-là ma tout lair dun sot, murmura-t-il. Lexempt demeurait debout et silencieux à la porte. -- Approchez, monsieur! dit Mazarin. Lexempt obéit. -- Savez-vous ce quon dit ici? continua le cardinal. -- Non, Votre Éminence. -- Eh bien! lon dit que M. de Beaufort va se sauver de Vincennes, sil ne la déjà fait. La figure de lofficier exprima la plus profonde stupéfaction. Il ouvrit tout ensemble ses petits yeux et sa grande bouche, pour mieux humer la plaisanterie que Son Éminence lui faisait lhonneur de lui adresser; puis ne pouvant tenir plus longtemps son sérieux à une pareille supposition, il éclata de rire, mais dune telle façon, que ses gros membres étaient secoués par cette hilarité comme par une fièvre violente. Mazarin fut enchanté de cette expansion peu respectueuse, mais cependant il ne cessa de garder son air grave. Quand La Ramée eut bien ri et quil se fut essuyé les yeux, il crut quil était temps enfin de parler et dexcuser linconvenance de sa gaieté. -- Se sauver, Monseigneur! dit-il, se sauver! Mais Votre Éminence ne sait donc pas où est M. de Beaufort? -- Si fait, monsieur, je sais quil est au donjon de Vincennes. -- Oui, Monseigneur, dans une chambre dont les murs ont sept pieds dépaisseur, avec des fenêtres à grillages croisés dont chaque barreau est gros comme le bras. -- Monsieur, dit Mazarin, avec de la patience on perce tous les murs, et avec un ressort de montre on scie un barreau. -- Mais Monseigneur ignore donc quil a près de lui huit gardes, quatre dans son antichambre et quatre dans sa chambre, et que ces gardes ne le quittent jamais. -- Mais il sort de sa chambre, il joue au mail, il joue à la paume! -- Monseigneur, ce sont les amusements permis aux prisonniers. Cependant, si Votre Éminence le veut, on les lui retranchera. -- Non pas, non pas, dit le Mazarin, qui craignait, en lui retranchant ces plaisirs, que si son prisonnier sortait jamais de Vincennes, il nen sortît encore plus exaspéré contre lui. Seulement je demande avec qui il joue. -- Monsieur, il joue avec lofficier de garde, ou bien avec moi, ou bien avec les autres prisonniers. -- Mais napproche-t-il point des murailles en jouant? -- Monseigneur, Votre Éminence ne connaît-elle point les murailles? Les murailles ont soixante pieds de hauteur et je doute que M. de Beaufort soit encore assez las de la vie pour risquer de se rompre le cou en sautant du haut en bas. -- Hum! fit le cardinal, qui commençait à se rassurer. Vous dites donc, mon cher monsieur La Ramée?... -- Quà moins que M. de Beaufort ne trouve moyen de se changer en petit oiseau, je réponds de lui. -- Prenez garde! vous vous avancez fort, reprit Mazarin. M. de Beaufort a dit aux gardes qui le conduisaient à Vincennes, quil avait souvent pensé au cas où il serait emprisonné, et que, dans ce cas, il avait trouvé quarante manières de sévader de prison. -- Monseigneur, si parmi ces quarante manières il y en avait eu une bonne, répondit La Ramée, il serait dehors depuis longtemps. -- Allons, allons, pas si bête que je croyais, murmura Mazarin. -- Dailleurs, Monseigneur oublie que M. de Chavigny est gouverneur de Vincennes, continua La Ramée, et que M. de Chavigny nest pas des amis de M. de Beaufort. -- Oui, mais M. de Chavigny sabsente. -- Quand il sabsente, je suis là. -- Mais quand vous vous absentez vous-même? -- Oh! quand je mabsente moi-même, jai en mon lieu et place un gaillard qui aspire à devenir exempt de Sa Majesté, et qui, je vous en réponds, fait bonne garde. Depuis trois semaines que je lai pris à mon service, je nai quun reproche à lui faire, cest dêtre trop dur au prisonnier. -- Et quel est ce cerbère? demanda le cardinal. -- Un certain M. Grimaud, Monseigneur. -- Et que faisait-il avant dêtre près de vous à Vincennes? -- Mais il était en province, à ce que ma dit celui qui me la recommandé; il sy est fait je ne sais quelle méchante affaire, à cause de sa mauvaise tête, et je crois quil ne serait pas fâché de trouver limpunité sous luniforme du roi. -- Et qui vous a recommandé cet homme? -- Lintendant de M. le duc de Grammont. -- Alors, on peut sy fier, à votre avis? -- Comme à moi-même, Monseigneur. -- Ce nest pas un bavard? -- Jésus-Dieu! Monseigneur, jai cru longtemps quil était muet, il ne parle et ne répond que par signes; il paraît que cest son ancien maître qui la dressé à cela. -- Eh bien! dites-lui, mon cher monsieur La Ramée, reprit le cardinal, que sil nous fait bonne et fidèle garde, on fermera les yeux sur ses escapades de province, quon lui mettra sur le dos un uniforme qui le fera respecter, et dans les poches de cet uniforme quelques pistoles pour boire à la santé du roi. Mazarin était fort large en promesses: cétait tout le contraire de ce bon M. Grimaud, que vantait La Ramée, lequel parlait peu et agissait beaucoup. Le cardinal fit encore à La Ramée une foule de questions sur le prisonnier, sur la façon dont il était nourri, logé et couché, auxquelles celui-ci répondit dune façon si satisfaisante, quil le congédia presque rassuré. Puis, comme il était neuf heures du matin, il se leva, se parfuma, shabilla et passa chez la reine pour lui faire part des causes qui lavaient retenu chez lui. La reine, qui ne craignait guère moins M. de Beaufort que le cardinal le craignait lui-même, et qui était presque aussi superstitieuse que lui, lui fit répéter mot pour mot toutes les promesses de La Ramée et tous les éloges quil donnait à son second; puis lorsque le cardinal eut fini: -- Hélas! monsieur, dit-elle à demi-voix, que navons-nous un Grimaud auprès de chaque prince! -- Patience, dit Mazarin avec son sourire italien, cela viendra peut-être un jour; mais en attendant... -- Eh bien! en attendant? -- Je vais toujours prendre mes précautions. Sur ce, il avait écrit à dArtagnan de presser son retour. XIX. Ce à quoi se récréait M. le duc de Beaufort au donjon de Vincennes Le prisonnier qui faisait si grandpeur à M. le cardinal, et dont les moyens dévasion troublaient le repos de toute la cour, ne se doutait guère de tout cet effroi quà cause de lui on ressentait au Palais-Royal. Il se voyait si admirablement gardé quil avait reconnu linutilité de ses tentatives; toute sa vengeance consistait à lancer nombre dimprécations et dinjures contre le Mazarin. Il avait même essayé de faire des couplets, mais il y avait bien vite renoncé. En effet, M. de Beaufort non seulement navait pas reçu du ciel le don daligner des vers, mais encore ne sexprimait souvent en prose quavec la plus grande peine du monde. Aussi Blot, le chansonnier de lépoque, disait-il de lui: _Dans un combat il brille, il tonne!_ _On le redoute avec raison;_ _Mais de la façon quil raisonne, _ _On le prendrait pour un oison._ _Gaston, pour faire une harangue, _ _Éprouve bien moins dembarras;_ _Pourquoi Beaufort na-t-il la langue!_ _Pourquoi Gaston na-t-il le bras?_ Ceci posé, on comprend que le prisonnier se soit borné aux injures et aux imprécations. Le duc de Beaufort était petit-fils de Henri IV et de Gabrielle dEstrées, aussi bon, aussi brave, aussi fier et surtout aussi Gascon que son aïeul, mais beaucoup moins lettré. Après avoir été pendant quelque temps, à la mort du roi Louis XIII, le favori, lhomme de confiance, le premier à la cour enfin, un jour il lui avait fallu céder la place à Mazarin, et il sétait trouvé le second; et le lendemain, comme il avait eu le mauvais esprit de se fâcher de cette transposition et limprudence de le dire, la reine lavait fait arrêter et conduire à Vincennes par ce même Guitaut que nous avons vu apparaître au commencement de cette histoire, et que nous aurons loccasion de retrouver. Bien entendu, qui dit la reine dit Mazarin. Non seulement on sétait débarrassé ainsi de sa personne et de ses prétentions, mais encore on ne comptait plus avec lui, tout prince populaire quil était, et depuis cinq ans il habitait une chambre fort peu royale au donjon de Vincennes. Cet espace de temps qui eût mûri les idées de tout autre que M. de Beaufort, avait passé sur sa tête sans y opérer aucun changement. Un autre, en effet, eût réfléchi que, sil navait pas accepté de braver le cardinal, de mépriser les princes, et de marcher seul sans autres acolytes, comme dit le cardinal de Retz, que quelques mélancoliques qui avaient lair de songe-creux, il aurait eu, depuis cinq ans, ou sa liberté, ou des défenseurs. Ces considérations ne se présentèrent probablement pas même à lesprit du duc, que sa longue réclusion ne fit au contraire quaffermir davantage dans sa mutinerie, et chaque jour le cardinal reçut des nouvelles de lui qui étaient on ne peut plus désagréables pour Son Éminence. Après avoir échoué en poésie, M. de Beaufort avait essayé de la peinture. Il dessinait avec du charbon les traits du cardinal, et, comme ses talents assez médiocres en cet ail ne lui permettaient pas datteindre à une grande ressemblance, pour ne pas laisser de doute sur loriginal du portrait, il écrivait au-dessous: «_Ritratto dell illustrissimo facchino Mazarini._» M. de Chavigny, prévenu, vint faire une visite au duc et le pria de se livrer à un autre passe-temps, ou tout au moins de faire des portraits sans légende. Le lendemain, la chambre était pleine de légendes et de portraits. M. de Beaufort, comme tous les prisonniers, au reste, ressemblait fort aux enfants qui ne sentêtent quaux choses quon lui défend. M. de Chavigny fut prévenu de ce surcroît de profils. M. de Beaufort, pas assez sûr de lui pour risquer la tête de face, avait fait de sa chambre une véritable salle dexposition. Cette fois le gouverneur ne dit rien; mais un jour que M. de Beaufort jouait à la paume, il fit passer léponge sur tous ses dessins et peindre la chambre à la détrempe. M. de Beaufort remercia M. de Chavigny, qui avait la bonté de lui remettre ses cartons à neuf; et cette fois il divisa sa chambre en compartiments, et consacra chacun de ses compartiments à un trait de la vie du cardinal Mazarin. Le premier devait représenter lillustrissime faquin Mazarini recevant une volée de coups de bâton du cardinal Bentivoglio, dont il avait été le domestique. Le second, lillustrissime faquin Mazarini jouant le rôle dIgnace de Loyola, dans la tragédie de ce nom. Le troisième, lillustrissime faquin Mazarini volant le portefeuille de premier ministre à M. de Chavigny, qui croyait déjà le tenir. Enfin, le quatrième, lillustrissime faquin Mazarini refusant des draps à Laporte, valet de chambre de Louis XIV, et disant que cest assez, pour un roi de France, de changer de draps tous les trimestres. Cétaient là de grandes compositions et qui dépassaient certainement la mesure du talent du prisonnier; aussi sétait-il contenté de tracer les cadres et de mettre les inscriptions. Mais les cadres et les inscriptions suffirent pour éveiller la susceptibilité de M. de Chavigny, lequel fit prévenir M. de Beaufort que sil ne renonçait pas aux tableaux projetés, il lui enlèverait tout moyen dexécution. M. de Beaufort répondit que, puisquon lui ôtait la chance de se faire une réputation dans les armes, il voulait sen faire une dans la peinture, et que, ne pouvant être un Bayard ou un Trivulce, il voulait devenir un Michel-Ange ou un Raphaël. Un jour que M. de Beaufort se promenait au préau, on enleva son feu, avec son feu ses charbons, avec son charbon ses cendres, de sorte quen rentrant il ne trouva plus le plus petit objet dont il pût faire un crayon. M. de Beaufort jura, tempêta, hurla, dit quon voulait le faire mourir de froid et dhumidité, comme étaient morts Puylaurens, le maréchal Ornano et le grand prieur de Vendôme, ce à quoi M. de Chavigny répondit quil navait quà donner sa parole de renoncer au dessin ou promettre de ne point faire de peintures historiques, et quon lui rendrait du bois et tout ce quil fallait pour lallumer. M. de Beaufort ne voulut pas donner sa parole, et il resta sans feu pendant tout le reste de lhiver. De plus, pendant une des sorties du prisonnier, on gratta les inscriptions, et la chambre se retrouva blanche et nue sans la moindre trace de fresque. M. de Beaufort alors acheta à lun de ses gardiens un chien nommé Pistache; rien ne sopposant à ce que les prisonniers eussent un chien, M. de Chavigny autorisa que le quadrupède changeât de maître. M. de Beaufort restait quelquefois des heures entières enfermé avec son chien. On se doutait bien que pendant ces heures le prisonnier soccupait de léducation de Pistache, mais on ignorait dans quelle voie il la dirigeait. Un jour, Pistache se trouvant suffisamment dressé, M. de Beaufort invita M. de Chavigny et les officiers de Vincennes à une grande représentation quil donna dans sa chambre. Les invités arrivèrent; la chambre était éclairée dautant de bougies quavait pu sen procurer M. de Beaufort. Les exercices commencèrent. Le prisonnier, avec un morceau de plâtre détaché de la muraille, avait tracé au milieu de la chambre une longue ligne blanche représentant une corde. Pistache, au premier ordre de son maître, se plaça sur cette ligne, se dressa sur ses pattes de derrière et, tenant une baguette à battre les habits entre ses pattes de devant, il commença à suivre la ligne avec toutes les contorsions que fait un danseur de corde; puis, après avoir parcouru deux ou trois fois en avant et en arrière la longueur de la ligne, il rendit la baguette à M. de Beaufort, et recommença les mêmes évolutions sans balancier. Lintelligent animal fut criblé dapplaudissements. Le spectacle était divisé en trois parties; la première achevée, on passa à la seconde. Il sagissait dabord de dire lheure quil était. M. de Chavigny montra sa montre à Pistache. Il était six heures et demie. Pistache leva et baissa la patte six fois, et, à la septième, resta la patte en lair. Il était impossible dêtre plus clair, un cadran solaire naurait pas mieux répondu: comme chacun sait, le cadran solaire a le désavantage de ne dire lheure que tant que le soleil luit. Ensuite, il sagissait de reconnaître devant toute la société quel était le meilleur geôlier de toutes les prisons de France. Le chien fit trois fois le tour du cercle et alla se coucher de la façon la plus respectueuse du monde aux pieds de M. de Chavigny. M. de Chavigny fit semblant de trouver la plaisanterie charmante et rit du bout des dents. Quand il eut fini de rire il se mordit les lèvres et commença de froncer le sourcil. Enfin M. de Beaufort posa à Pistache cette question si difficile à résoudre, à savoir: Quel était le plus grand voleur du monde connu? Pistache, cette fois, fit le tour de la chambre, mais ne sarrêta à personne, et, sen allant à la porte, il se mit à gratter et à se plaindre. -- Voyez, messieurs, dit le prince, cet intéressant animal ne trouvant pas ici ce que je lui demande, va chercher dehors. Mais, soyez tranquilles, vous ne serez pas privés de sa réponse pour cela. Pistache, mon ami, continua le duc, venez ici. Le chien obéit. Le plus grand voleur du monde connu, reprit le prince, est- ce M. le secrétaire du roi Le Camus, qui est venu à Paris avec vingt livres et qui possède maintenant dix millions? Le chien secoua la tête en signe de négation. -- Est-ce, continua le prince, M. le surintendant dEmery, qui a donné à M. Thoré, son fils, en le mariant, trois cent mille livres de rente et un hôtel près duquel les Tuileries sont une masure et le Louvre une bicoque? Le chien secoua la tête en signe de négation. -- Ce nest pas encore lui, reprit le prince. Voyons, cherchons bien: serait-ce, par hasard, lillustrissime _facchino_ Mazarini di Piscina, hein? Le chien fit désespérément signe que oui en se levant et en baissant la tête huit ou dix fois de suite. -- Messieurs, vous le voyez, dit M. de Beaufort aux assistants, qui cette fois nosèrent pas même rire du bout des dents, lillustrissime _facchino_ Mazarini di Piscina est le plus grand voleur du monde connu; cest Pistache qui le dit, du moins. Passons à un autre exercice. -- Messieurs, continua le duc de Beaufort, profitant dun grand silence qui se faisait pour produire le programme de la troisième partie de la soirée, vous vous rappelez tous que M. le duc de Guise avait appris à tous les chiens de Paris à sauter pour mademoiselle de Pons, quil avait proclamée la belle des belles! eh bien, messieurs, ce nétait rien, car ces animaux obéissaient machinalement, ne sachant point faire de dissidence (M. de Beaufort voulait dire différence) entre ceux pour lesquels ils devaient sauter et ceux pour lesquels ils ne le devaient pas. Pistache va vous montrer ainsi quà monsieur le gouverneur quil est fort au-dessus de ses confrères. Monsieur de Chavigny, ayez la bonté de me prêter votre canne. M. de Chavigny prêta sa canne à M. de Beaufort. M. de Beaufort la plaça horizontalement à la hauteur dun pied. -- Pistache, mon ami, dit-il, faites-moi le plaisir de sauter pour madame de Montbazon. Tout le monde se mit à rire: on savait quau moment où il avait été arrêté, M. de Beaufort était lamant déclaré de madame de Montbazon. Pistache ne fit aucune difficulté, et sauta joyeusement par-dessus la canne. -- Mais, dit M. de Chavigny, il me semble que Pistache fait juste ce que faisaient ses confrères quand ils sautaient pour mademoiselle de Pons. -- Attendez, dit le prince. Pistache, mon ami, dit-il, sautez pour la reine. Et il haussa la canne de six pouces. Le chien sauta respectueusement par-dessus la canne. -- Pistache, mon ami, continua le duc en haussant la canne de six pouces, sautez pour le roi. Le chien prit son élan, et, malgré la hauteur, sauta légèrement par-dessus. -- Et maintenant, attention, reprit le duc en baissant la canne presque au niveau de terre, Pistache, mon ami, sautez pour lillustrissime _facchino_ Mazarini di Piscina. Le chien tourna le derrière à la canne. -- Eh bien! quest-ce que cela? dit M. de Beaufort en décrivant un demi-cercle de la queue à la tête de lanimal, et en lui présentant de nouveau la canne, sautez donc, monsieur Pistache. Mais Pistache, comme la première fois, fit un demi-tour sur lui- même et présenta le derrière à la canne. M. de Beaufort fit la même évolution et répéta la même phrase, mais cette fois la patience de Pistache était à bout; il se jeta avec fureur sur la canne, larracha des mains du prince et la brisa entre ses dents. M. de Beaufort lui prit les deux morceaux de la gueule, et, avec un grand sérieux, les rendit à M. de Chavigny en lui faisant force excuses et en lui disant que la soirée était finie; mais que sil voulait bien dans trois mois assister à une autre séance, Pistache aurait appris de nouveaux tours. Trois jours après, Pistache était empoisonné. On chercha le coupable; mais, comme on le pense bien, le coupable demeura inconnu. M. de Beaufort lui fit élever un tombeau avec cette épitaphe: «Ci-gît Pistache, un des chiens les plus intelligents qui aient jamais existé.» Il ny avait rien à dire de cet éloge: M. de Chavigny ne put lempêcher. Mais alors le duc dit bien haut quon avait fait sur son chien lessai de la drogue dont on devait se servir pour lui, et un jour, après son dîner, il se mit au lit en criant quil avait des coliques et que cétait le Mazarin qui lavait fait empoisonner. Cette nouvelle espièglerie revint aux oreilles du cardinal et lui fit grandpeur. Le donjon de Vincennes passait pour fort malsain: madame de Rambouillet avait dit que la chambre dans laquelle étaient morts Puylaurens, le maréchal Ornano et le grand prieur de Vendôme valait son pesant darsenic, et le mot avait fait fortune. Il ordonna donc que le prisonnier ne mangeât plus rien sans quon fit lessai du vin et des viandes. Ce fut alors que lexempt La Ramée fut placé près de lui à titre de dégustateur. Cependant M. de Chavigny navait point pardonné au duc les impertinences quavait déjà expiées linnocent Pistache. M. de Chavigny était une créature du feu cardinal, on disait même que cétait son fils; il devait donc quelque peu se connaître en tyrannie: il se mit à rendre ses noises à M. de Beaufort; il lui enleva ce quon lui avait laissé jusqualors de couteaux de fer et de fourchettes dargent, il lui fit donner des couteaux dargent et des fourchettes de bois. M. de Beaufort se plaignit; M. de Chavigny lui fit répondre quil venait dapprendre que le cardinal ayant dit à madame de Vendôme que son fils était au donjon de Vincennes pour toute sa vie, il avait craint quà cette désastreuse nouvelle son prisonnier ne se portât à quelque tentative de suicide. Quinze jours après, M. de Beaufort trouva deux rangées darbres gros comme le petit doigt plantés sur le chemin qui conduisait au jeu de paume; il demanda ce que cétait, et il lui fut répondu que cétait pour lui donner de lombre un jour. Enfin, un matin, le jardinier vint le trouver, et, sous la couleur de lui plaire, lui annonça quon allait faire pour lui des plants dasperges. Or, comme chacun le sait, les asperges, qui mettent aujourdhui quatre ans à venir, en mettaient cinq à cette époque où le jardinage était moins perfectionné. Cette civilité mit M. de Beaufort en fureur. Alors M. de Beaufort pensa quil était temps de recourir à lun de ses quarante moyens, et il essaya dabord du plus simple, qui était de corrompre La Ramée; mais La Ramée, qui avait acheté sa charge dexempt quinze cents écus, tenait fort à sa charge. Aussi, au lieu dentrer dans les vues du prisonnier, alla-t-il tout courant prévenir M. de Chavigny; aussitôt M. de Chavigny mit huit hommes dans la chambre même du prince, doubla les sentinelles et tripla les postes. À partir de ce moment, le prince ne marcha plus que comme les rois de théâtre, avec quatre hommes devant lui et quatre derrière, sans compter ceux qui marchaient en serre-file. M. de Beaufort rit beaucoup dabord de cette sévérité, qui lui devenait une distraction. Il répéta tant quil put: «Cela mamuse, cela me _diversifie_» (M. de Beaufort voulait dire: Cela me divertit; mais, comme on sait, il ne disait pas toujours ce quil voulait dire). Puis il ajoutait: «Dailleurs, quand je voudrai me soustraire aux honneurs que vous me rendez, jai encore trente- neuf autres moyens.» Mais cette distraction devint à la fin un ennui. Par fanfaronnade, mais de Beaufort tint bon six mois; mais au bout de six mois, voyant toujours huit hommes sasseyant quand il sasseyait, se levant quand il se levait, sarrêtant quand il sarrêtait, il commença à froncer le sourcil et à compter les jours. Cette nouvelle persécution amena une recrudescence de haine contre le Mazarin. Le prince jurait du matin au soir, ne parlant que de capilotades doreilles mazarines. Cétait à faire frémir; le cardinal, qui savait tout ce qui se passait à Vincennes, en enfonçait malgré lui sa barrette jusquau cou. Un jour M. de Beaufort rassembla les gardiens, et malgré sa difficulté délocution devenue proverbiale, il leur fit ce discours qui, il est vrai, était préparé davance: -- Messieurs, leur dit-il, souffrirez-vous donc quun petit-fils du bon roi Henri IV soit abreuvé doutrages et d_ignobilies_ (il voulait dire dignominies); ventre-saint-gris! comme disait mon grand-père, jai presque régné dans Paris, savez-vous! jai eu en garde pendant tout un jour le roi et Monsieur. La reine me caressait alors et mappelait le plus honnête homme du royaume. Messieurs les bourgeois, maintenant, mettez-moi dehors: jirai au Louvre, je tordrai le cou au Mazarin, vous serez mes gardes du corps, je vous ferai tous officiers et avec de bonnes pensions. Ventre-saint-gris! en avant, marche! Mais, si pathétique quelle fût, léloquence du petit-fils de Henri IV navait point touché ces coeurs de pierre; pas un ne bougea: ce que voyant, M. de Beaufort leur dit quils étaient tous des gredins et sen fit des ennemis cruels. Quelquefois, lorsque M. de Chavigny le venait voir, ce à quoi il ne manquait pas deux ou trois fois la semaine, le duc profitait de ce moment pour le menacer. -- Que feriez-vous, monsieur, lui disait-il, si un beau jour vous voyiez apparaître une armée de Parisiens tout bardés de fer et hérissés de mousquets, venant me délivrer? -- Monseigneur, répondit M. de Chavigny en saluant profondément le prince, jai sur les remparts vingt pièces dartillerie, et dans mes casemates trente mille coups à tirer; je les cartonnerais de mon mieux. -- Oui, mais quand vous auriez tiré vos trente mille coups, ils prendraient le donjon, et le donjon pris, je serais forcé de les laisser vous pendre, ce dont je serais bien marri, certainement. Et à son tour le prince salua M. de Chavigny avec la plus grande politesse. -- Mais moi, Monseigneur, reprenait M. de Chavigny, au premier croquant qui passerait le seuil de mes poternes, ou qui mettrait le pied sur mon rempart, je serais forcé, à mon bien grand regret, de vous tuer de ma propre main, attendu que vous mêtes confié tout particulièrement, et que je vous dois rendre mort au vif. Et il saluait Son Altesse de nouveau. -- Oui, continuait le duc; mais comme bien certainement ces braves gens-là ne viendraient ici quaprès avoir un peu pendu M. Giulio Mazarini, vous vous garderiez bien de porter la main sur moi et vous me laisseriez vivre, de peur dêtre tiré à quatre chevaux par les Parisiens, ce qui est bien plus désagréable encore que dêtre pendu, allez. Ces plaisanteries aigres-douces allaient ainsi dix minutes, un quart dheure, vingt minutes au plus, mais elles finissaient toujours ainsi: M. de Chavigny, se retournant vers la porte: -- Holà! La Ramée, criait-il. La Ramée entrait. -- La Ramée, continuait M. de Chavigny, je vous recommande tout particulièrement M. de Beaufort: traitez-le avec tous les égards dus à son nom et à son rang, et à cet effet ne le perdez pas un instant de vue. Puis il se retirait en saluant M. de Beaufort avec une politesse ironique qui mettait celui-ci dans des colères bleues. La Ramée était donc devenu le commensal obligé du prince, son gardien éternel, lombre de son corps; mais, il faut le dire, la compagnie de La Ramée, joyeux vivant, franc convive, buveur reconnu, grand joueur de paume, bon diable au fond, et nayant pour M. de Beaufort quun défaut, celui dêtre incorruptible, était devenu pour le prince plutôt une distraction quune fatigue. Malheureusement il nen était point de même pour maître La Ramée, et quoiquil estimât à un certain prix lhonneur dêtre enfermé avec un prisonnier de si haute importance, le plaisir de vivre dans la familiarité du petit-fils dHenri IV ne compensait pas celui quil eût éprouvé à aller faire de temps en temps visite à sa famille. On peut être excellent exempt du roi, en même temps que bon père et bon époux. Or maître La Ramée adorait sa femme et ses enfants, quil ne faisait plus quentrevoir du haut de la muraille, lorsque pour lui donner cette consolation paternelle et conjugale ils se venaient promener de lautre côté des fossés; décidément cétait trop peu pour lui, et La Ramée sentait que sa joyeuse humeur, quil avait considérée comme la cause de sa bonne santé, sans calculer quau contraire elle nen était probablement que le résultat, ne tiendrait pas longtemps à un pareil régime. Cette conviction ne fit que croître dans son esprit, lorsque, peu à peu, les relations de M. de Beaufort et de M. de Chavigny sétant aigries de plus en plus, ils cessèrent tout à fait de se voir. La Ramée sentit alors la responsabilité peser plus forte sur sa tête, et comme justement, par ces raisons que nous venons dexpliquer, il cherchait du soulagement, il accueillit très chaudement louverture que lui avait faite son ami, lintendant du maréchal de Grammont, de lui donner un acolyte: il en avait aussitôt parlé à M. de Chavigny, lequel avait répondu quil ne sy opposait en aucune manière, à la condition toutefois que le sujet lui convînt. Nous regardons comme parfaitement inutile de faire à nos lecteurs le portrait physique et moral de Grimaud: si, comme nous lespérons, ils nont pas tout à fait oublié la première partie de cet ouvrage, ils doivent avoir conservé un souvenir assez net de cet estimable personnage, chez lequel il ne sétait fait dautre changement que davoir pris vingt ans de plus: acquisition qui navait fait que le rendre plus taciturne et plus silencieux, quoique, depuis le changement qui sétait opéré en lui, Athos lui eût rendu toute permission de parler. Mais à cette époque il y avait déjà douze ou quinze ans que Grimaud se taisait, et une habitude de douze ou quinze ans est devenue une seconde nature. XX. Grimaud entre en fonctions Grimaud se présenta donc avec ses dehors favorables au donjon de Vincennes. M. de Chavigny se piquait davoir loeil infaillible; ce qui pourrait faire croire quil était véritablement le fils du cardinal de Richelieu, dont cétait aussi la prétention éternelle. Il examina donc avec attention le postulant, et conjectura que les sourcils rapprochés, les lèvres minces, le nez crochu et les pommettes saillantes de Grimaud étaient des indices parfaits. Il ne lui adressa que douze paroles; Grimaud en répondit quatre. -- Voilà un garçon distingué, et je lavais jugé tel, dit M. de Chavigny; allez vous faire agréer de M. La Ramée, et dites- lui que vous me convenez sur tous les points. Grimaud tourna sur ses talons et sen alla passer linspection beaucoup plus rigoureuse de La Ramée. Ce qui le rendait plus difficile, cest que M. de Chavigny savait quil pouvait se reposer sur lui, et que lui voulait pouvoir se reposer sur Grimaud. Grimaud avait juste les qualités qui peuvent séduire un exempt qui désire un sous-exempt; aussi, après mille questions qui nobtinrent chacune quun quart de réponse, La Ramée, fasciné par cette sobriété de paroles, se frotta les mains et enrôla Grimaud. -- La consigne? demanda Grimaud. -- La voici: Ne jamais laisser le prisonnier seul, lui ôter tout instrument piquant ou tranchant, lempêcher de faire signe aux gens du dehors ou de causer trop longtemps avec ses gardiens. -- Cest tout? demanda Grimaud. -- Tout pour le moment, répondit La Ramée. Des circonstances nouvelles, sil y en a, amèneront de nouvelles consignes. -- Bon, répondit Grimaud. Et il entra chez M. le duc de Beaufort. Celui-ci était en train de se peigner la barbe quil laissait pousser ainsi que ses cheveux, pour faire pièce au Mazarin en étalant sa misère et en faisant parade de sa mauvaise mine. Mais comme quelques jours auparavant il avait cru, du haut du donjon, reconnaître au fond dun carrosse la belle madame de Montbazon, dont le souvenir lui était toujours cher, il navait pas voulu être pour elle ce quil était pour Mazarin; il avait donc, dans lespérance de la revoir, demandé un peigne de plomb qui lui avait été accordé. M. de Beaufort avait demandé un peigne de plomb, parce que comme tous les blonds, il avait la barbe un peu rouge: il se la teignait en se la peignant. Grimaud, en entrant, vit le peigne que le prince venait de déposer sur la table; il le prit en faisant une révérence. Le duc regarda cette étrange figure avec étonnement. La figure mit le peigne dans sa poche. -- Holà, hé! quest-ce que cela? sécria le duc, et quel est ce drôle? Grimaud ne répondit point, mais salua une seconde fois. -- Es-tu muet? sécria le duc. Grimaud fit signe que non. -- Ques-tu alors? réponds, je te lordonne, dit le duc. -- Gardien, répondit Grimaud. -- Gardien! sécria le duc. Bien, il ne manquait que cette figure patibulaire à ma collection. Holà! La Ramée, quelquun! La Ramée appelé accourut; malheureusement pour le prince il allait, se reposant sur Grimaud, se rendre à Paris, il était déjà dans la cour et remonta mécontent. -- Quest-ce, mon prince? demanda-t-il. -- Quel est ce maraud qui prend mon peigne et qui le met dans sa poche? demanda M. de Beaufort. -- Cest un de vos gardes, Monseigneur, un garçon plein de mérite et que vous apprécierez comme M. de Chavigny et moi, jen suis sûr. -- Pourquoi me prend-il mon peigne? -- En effet, dit La Ramée, pourquoi prenez-vous le peigne de Monseigneur? Grimaud tira le peigne de sa poche, passa son doigt dessus, et, en regardant et montrant la grosse dent, se contenta de prononcer un seul mot: -- Piquant. -- Cest vrai, dit La Ramée. -- Que dit cet animal? demanda le duc. -- Que tout instrument piquant est interdit par le roi à Monseigneur. -- Ah çà! dit le duc, êtes-vous fou, La Ramée? Mais cest vous- même qui me lavez donné, ce peigne. -- Et grand tort jai eu, Monseigneur; car en vous le donnant je me suis mis en contravention avec ma consigne. Le duc regarda furieusement Grimaud, qui avait rendu le peigne à La Ramée. -- Je prévois que ce drôle me déplaira énormément, murmura le prince. En effet, en prison il ny a pas de sentiment intermédiaire. Comme tout, hommes et choses, vous est ou ami ou ennemi, on aime ou lon hait quelquefois avec raison, mais bien plus souvent encore par instinct. Or, par ce motif infiniment simple que Grimaud au premier coup doeil avait plu à M. de Chavigny et à La Ramée, il devait, ses qualités aux yeux du gouverneur et de lexempt devenant des défauts aux yeux du prisonnier, déplaire tout dabord à M. de Beaufort. Cependant Grimaud ne voulut pas dès le premier jour rompre directement en visière avec le prisonnier; il avait besoin, non pas dune répugnance improvisée, mais dune belle et bonne haine bien tenace. Il se retira donc pour faire place à quatre gardes qui, venant de déjeuner, pouvaient reprendre leur service près du prince. De son côté, le prince avait à confectionner une nouvelle plaisanterie sur laquelle il comptait beaucoup: il avait demandé des écrevisses pour son déjeuner du lendemain et comptait passer la journée à faire une petite potence pour pendre la plus belle au milieu de sa chambre. La couleur rouge que devait lui donner la cuisson ne laisserait aucun doute sur lallusion, et ainsi il aurait eu le plaisir de pendre le cardinal en effigie en attendant quil fût pendu en réalité, sans quon pût toutefois lui reprocher davoir pendu autre chose quune écrevisse. La journée fut employée aux préparatifs de lexécution. On devient très enfant en prison, et M. de Beaufort était de caractère à le devenir plus que tout autre. Il alla se promener comme dhabitude, brisa deux ou trois petites branches destinées à jouer un rôle dans sa parade, et, après avoir beaucoup cherché, trouva un morceau de verre cassé, trouvaille qui parut lui faire le plus grand plaisir. Rentré chez lui, il effila son mouchoir. Aucun de ces détails néchappa à loeil investigateur de Grimaud. Le lendemain matin la potence était prête, et afin de pouvoir la planter dans le milieu de la chambre, M. de Beaufort en effilait un des bouts avec son verre brisé. La Ramée le regardait faire avec la curiosité dun père qui pense quil va peut-être découvrir un joujou nouveau pour ses enfants, et les quatre gardes avec cet air de désoeuvrement qui faisait à cette époque comme aujourdhui le caractère principal de la physionomie du soldat. Grimaud entra comme le prince venait de poser son morceau de verre, quoiquil neût pas encore achevé deffiler le pied de sa potence; mais il sétait interrompu pour attacher le fil à son extrémité opposée. Il jeta sur Grimaud un coup doeil où se révélait un reste de la mauvaise humeur de la veille; mais comme il était davance très satisfait du résultat que ne pouvait manquer davoir sa nouvelle invention, il ny fit pas autrement attention. Seulement, quand il eut fini de faire un noeud à la marinière à un bout de son fil et un noeud coulant à lautre, quand il eut jeté un regard sur le plat décrevisses et choisi de loeil la plus majestueuse, il se retourna pour aller chercher son morceau de verre. Le morceau de verre avait disparu. -- Qui ma pris mon morceau de verre? demanda le prince en fronçant le sourcil. Grimaud fit signe que cétait lui. -- Comment! toi encore? et pourquoi me las-tu pris? -- Oui, demanda La Ramée, pourquoi avez-vous pris le morceau de verre à Son Altesse? Grimaud, qui tenait à la main le fragment de vitre, passa le doigt sur le fil, et dit: -- Tranchant. -- Cest juste, Monseigneur, dit La Ramée. Ah peste! que nous avons acquis là un garçon précieux! -- Monsieur Grimaud, dit le prince, dans votre intérêt, je vous en conjure, ayez soin de ne jamais vous trouver à la portée de ma main. Grimaud fit la révérence et se retira au bout de la chambre. -- Chut, chut, Monseigneur, dit La Ramée; donnez-moi votre petite potence, je vais leffiler avec mon couteau. -- Vous? dit le duc en riant. -- Oui, moi; nétait-ce pas cela que vous désiriez? -- Sans doute. -- Tiens, au fait, dit le duc, ce sera plus drôle. Tenez, mon cher La Ramée. La Ramée, qui navait rien compris à lexclamation du prince, effila le pied de la potence le plus proprement du monde. -- Là, dit le duc; maintenant, faites-moi un petit trou en terre pendant que je vais aller chercher le patient. La Ramée mit un genou en terre et creusa le sol. Pendant ce temps, le prince suspendit son écrevisse au fil. Puis il planta la potence au milieu de la chambre en éclatant de rire. La Ramée aussi rit de tout son coeur, sans trop savoir de quoi il riait, et les gardes firent chorus. Grimaud seul ne rit pas. Il sapprocha de La Ramée, et, lui montrant lécrevisse qui tournait au bout de son fil: -- Cardinal! dit-il. -- Pendu par Son Altesse le duc de Beaufort, reprit le prince en riant plus fort que jamais, et par maître Jacques-Chrysostome La Ramée, exempt du roi. La Ramée poussa un cri de terreur et se précipita vers la potence, quil arracha de terre, quil mit incontinent en morceaux, et dont il jeta les morceaux par la fenêtre. Il allait en faire autant de lécrevisse, tant il avait perdu lesprit, lorsque Grimaud la lui prit des mains. -- Bonne à manger, dit-il; et il la mit dans sa poche. Cette fois le duc avait pris si grand plaisir à cette scène, quil pardonna presque à Grimaud le rôle quil avait joué. Mais comme, dans le courant de la journée, il réfléchit à lintention quavait eue son gardien, et quau fond cette intention lui parut mauvaise, il sentit sa haine pour lui saugmenter dune manière sensible. Mais lhistoire de lécrevisse nen eut pas moins, au grand désespoir de La Ramée, un immense retentissement dans lintérieur du donjon, et même au-dehors. M. de Chavigny, qui au fond du coeur détestait fort le cardinal, eut soin de conter lanecdote à deux ou trois amis bien intentionnés, qui la répandirent à linstant même. Cela fit passer deux ou trois bonnes journées à M. de Beaufort. Cependant, le duc avait remarqué parmi ses gardes un homme porteur dune assez bonne figure, et il lamadouait dautant plus quà chaque instant Grimaud lui déplaisait davantage. Or, un matin quil avait pris cet homme à part, et quil était parvenu à lui parler quelque temps en tête à tête, Grimaud entra, regarda ce qui se passait, puis sapprochant respectueusement du garde et du prince, il prit le garde par le bras. -- Que me voulez-vous? demanda brutalement le duc. Grimaud conduisit le garde à quatre pas et lui montra la porte. -- Allez, dit-il. Le garde obéit. -- Oh! mais, sécria le prince, vous mêtes insupportable: je vous châtierai. Grimaud salua respectueusement. -- Monsieur lespion, je vous romprai les os! sécria le prince exaspéré. Grimaud salua en reculant. -- Monsieur lespion, continua le duc, je vous étranglerai de mes propres mains. Grimaud salua en reculant toujours. -- Et cela, reprit le prince, qui pensait quautant valait en finir de suite, pas plus tard quà linstant même. Et il étendit ses deux mains crispées vers Grimaud, qui se contenta de pousser le garde dehors et de fermer la porte derrière lui. En même temps il sentit les mains du prince qui sabaissaient sur ses épaules, pareilles à deux tenailles de fer; il se contenta, au lieu dappeler ou de se défendre, damener lentement son index à la hauteur de ses lèvres et de prononcer à demi-voix, en colorant sa figure de son plus charmant sourire, le mot: -- Chut! Cétait une chose si rare de la part de Grimaud quun geste, quun sourire et quune parole, que Son Altesse sarrêta tout court, au comble de la stupéfaction. Grimaud profita de ce moment pour tirer de la doublure de sa veste un charmant petit billet à cachet aristocratique, auquel sa longue station dans les habits de Grimaud navait pu faire perdre entièrement son premier parfum, et le présenta au duc sans prononcer une parole. Le duc, de plus en plus étonné, lâcha Grimaud, prit le billet, et, reconnaissant lécriture: -- De madame de Montbazon? sécria-t-il. Grimaud fit signe de la tête que oui. Le duc déchira rapidement lenveloppe, passa sa main sur ses yeux, tant il était ébloui, et lut ce qui suit: «Mon cher duc, Vous pouvez vous fier entièrement au brave garçon qui vous remettra ce billet, car cest le valet dun gentilhomme qui est à nous, et qui nous la garanti comme éprouvé par vingt ans de fidélité. Il a consenti à entrer au service de votre exempt et à senfermer avec vous à Vincennes, pour préparer et aider à votre fuite, de laquelle nous nous occupons. Le moment de la délivrance approche; prenez patience et courage en songeant que, malgré le temps et labsence, tous vos amis vous ont conservé les sentiments quils vous avaient voués. Votre toute et toujours affectionnée, «MARIE DE MONTBAZON.» «_P.-S._ -- Je signe en toutes lettres, car ce serait par trop de vanité de penser quaprès cinq ans dabsence vous reconnaîtriez mes initiales.» Le duc demeura un instant étourdi. Ce quil cherchait depuis cinq ans sans avoir pu le trouver, cest-à-dire un serviteur, un aide, un ami, lui tombait tout à coup du ciel au moment où il sy attendait le moins. Il regarda Grimaud avec étonnement et revint à sa lettre quil relut dun bout à lautre. -- Oh! chère Marie, murmura-t-il quand il eut fini, cest donc bien elle que javais aperçue au fond de son carrosse! Comment, elle pense encore à moi après cinq ans de séparation! Morbleu! voilà une constance comme on nen voit que dans l_Astrée_. Puis se retournant vers Grimaud: -- Et toi, mon brave garçon, ajouta-t-il, tu consens donc à nous aider? Grimaud fit signe que oui. -- Et tu es venu ici pour cela? Grimaud répéta le même signe. -- Et moi qui voulais tétrangler! sécria le duc. Grimaud se prit à sourire. -- Mais attends, dit le duc. Et il fouilla dans sa poche. -- Attends, continua-t-il en renouvelant lexpérience infructueuse une première fois, il ne sera pas dit quun pareil dévouement pour un petit-fils de Henri IV restera sans récompense. Le mouvement du duc de Beaufort dénonçait la meilleure intention du monde. Mais une des précautions quon prenait à Vincennes était de ne pas laisser dargent aux prisonniers. Sur quoi Grimaud, voyant le désappointement du duc, tira de sa poche une bourse pleine dor et la lui présenta. -- Voilà ce que vous cherchez, dit-il. Le duc ouvrit la bourse et voulut la vider entre les mains de Grimaud, mais Grimaud secoua la tête. -- Merci, Monseigneur, ajouta-t-il en se reculant, je suis payé. Le duc tombait de surprise en surprise. Le duc lui tendit la main; Grimaud sapprocha et la lui baisa respectueusement. Les grandes manières dAthos avaient déteint sur Grimaud. -- Et maintenant, demanda le duc, quallons-nous faire? -- Il est onze heures du matin, reprit Grimaud. Que Monseigneur, à deux heures, demande à faire une partie de paume avec La Ramée, et envoie deux ou trois balles pardessus les remparts. -- Eh bien, après? -- Après... Monseigneur sapprochera des murailles et criera à un homme qui travaille dans les fossés de les lui renvoyer. -- Je comprends, dit le duc. Le visage de Grimaud parut exprimer une vive satisfaction: le peu dusage quil faisait dhabitude de la parole lui rendait la conversation difficile. Il fit un mouvement pour se retirer. -- Ah çà! dit le duc, tu ne veux donc rien accepter? -- Je voudrais que Monseigneur me fît une promesse. -- Laquelle? parle. -- Cest que, lorsque nous nous sauverons, je passerai toujours et partout le premier; car si lon rattrape Monseigneur, le plus grand risque quil coure est dêtre réintégré dans sa prison, tandis que si lon mattrape, moi, le moins qui puisse marriver, cest dêtre pendu. -- Cest trop juste, dit le duc, et, foi de gentilhomme, il sera fait comme tu demandes. -- Maintenant, dit Grimaud, je nai plus quune chose à demander à Monseigneur: cest quil continue de me faire lhonneur de me détester comme auparavant. -- Je tâcherai, dit le duc. On frappa à la porte. Le duc mit son billet et sa bourse dans sa poche et se jeta sur son lit. On savait que cétait sa ressource dans ses grands moments dennui. Grimaud alla ouvrir: cétait La Ramée qui venait de chez le cardinal, où sétait passée la scène que nous avons racontée. La Ramée jeta un regard investigateur autour de lui, et voyant toujours les mêmes symptômes dantipathie entre le prisonnier et son gardien, il sourit plein dune satisfaction intérieure. Puis se retournant vers Grimaud: -- Bien, mon ami, lui dit-il, bien. Il vient dêtre parlé de vous en bon lieu, et vous aurez bientôt, je lespère, des nouvelles qui ne vous seront point désagréables. Grimaud salua dun air quil tâcha de rendre gracieux et se retira, ce qui était son habitude quand son supérieur entrait. -- Eh bien, Monseigneur! dit La Ramée avec son gros rire, vous boudez donc toujours ce pauvre garçon? -- Ah! cest vous, La Ramée, dit le duc; ma foi, il était temps que vous arrivassiez. Je métais jeté sur mon lit et javais tourné le nez au mur pour ne pas céder à la tentation de tenir ma promesse en étranglant ce scélérat de Grimaud. -- Je doute pourtant, dit La Ramée en faisant une spirituelle allusion au mutisme de son subordonné, quil ait dit quelque chose de désagréable à Votre Altesse. -- Je le crois pardieu bien! un muet dOrient. Je vous jure quil était temps que vous revinssiez, La Ramée, et que javais hâte de vous revoir. -- Monseigneur est trop bon, dit La Ramée, flatté du compliment. -- Oui, continua le duc; en vérité, je me sens aujourdhui dune maladresse qui vous fera plaisir à voir. -- Nous ferons donc une partie de paume? dit machinalement La Ramée. -- Si vous le voulez bien. -- Je suis aux ordres de Monseigneur. -- Cest-à-dire, mon cher La Ramée, dit le duc, que vous êtes un homme charmant et que je voudrais demeurer éternellement à Vincennes pour avoir le plaisir de passer ma vie avec vous. -- Monseigneur, dit La Ramée, je crois quil ne tiendra pas au cardinal que vos souhaits ne soient accomplis. -- Comment cela? Lavez-vous vu depuis peu? -- Il ma envoyé quérir ce matin. -- Vraiment! pour vous parler de moi? -- De quoi voulez-vous quil me parle? En vérité, Monseigneur, vous êtes son cauchemar. Le duc sourit amèrement. -- Ah! dit-il, si vous acceptiez mes offres, La Ramée! -- Allons, Monseigneur, voilà encore que nous allons reparler de cela; mais vous voyez bien que vous nêtes pas raisonnable. -- La Ramée, je vous ai dit et je vous répète encore que je ferais votre fortune. -- Avec quoi? Vous ne serez pas plus tôt sorti de prison que vos biens seront confisqués. -- Je ne serai pas plus tôt sorti de prison que je serai maître de Paris. -- Chut! chut donc! Eh bien... mais, est-ce que je puis entendre des choses comme cela? Voilà une belle conversation à tenir à un officier du roi! Je vois bien, Monseigneur, quil faudra que je cherche un second Grimaud. -- Allons! nen parlons plus. Ainsi il a été question de moi entre toi et le cardinal? La Ramée, tu devrais, un jour quil te fera demander, me laisser mettre tes habits; jirais à ta place, je létranglerais, et, foi de gentilhomme, si cétait une condition, je reviendrais me mettre en prison. -- Monseigneur, je vois bien quil faut que jappelle Grimaud. -- Jai tort. Et que ta-t-il dit, le cuistre? -- Je vous passe le mot, Monseigneur, dit La Ramée dun air fin, parce quil rime avec ministre. Ce quil ma dit? Il ma dit de vous surveiller. -- Et pourquoi cela, me surveiller? demanda le duc inquiet. -- Parce quun astrologue a prédit que vous vous échapperiez. -- Ah! un astrologue a prédit cela? dit le duc en tressaillant malgré lui. -- Oh! mon Dieu, oui! ils ne savent que simaginer, ma parole dhonneur, pour tourmenter les honnêtes gens, ces imbéciles de magiciens. -- Et quas-tu répondu à lillustrissime Éminence? -- Que si lastrologue en question faisait des almanachs, je ne lui conseillerais pas den acheter. -- Pourquoi? -- Parce que, pour vous sauver, il faudrait que vous devinssiez pinson ou roitelet. -- Et tu as bien raison, malheureusement. Allons faire une partie de paume, La Ramée. -- Monseigneur, jen demande bien pardon à Votre Altesse, mais il faut quelle maccorde une demi-heure. -- Et pourquoi cela? -- Parce que monseigneur Mazarin est plus fier que vous, quoiquil ne soit pas tout à fait de si bonne naissance, et quil a oublié de minviter à déjeuner. -- Eh bien! veux-tu que je te fasse apporter à déjeuner ici? -- Non pas! Monseigneur. Il faut vous dire que le pâtissier qui demeurait en face du château, et quon appelait le père Marteau ... -- Eh bien? -- Eh bien! il y a huit jours quil a vendu son fonds à un pâtissier de Paris, à qui les médecins, à ce quil paraît, ont recommandé lair de la campagne. -- Eh bien! quest-ce que cela me fait à moi? -- Attendez donc, Monseigneur; de sorte que ce damné pâtissier a devant sa boutique une masse de choses qui vous font venir leau à la bouche. -- Gourmand. -- Eh, mon Dieu! Monseigneur, reprit La Ramée, on nest pas gourmand parce quon aime à bien manger. Il est dans la nature de lhomme de chercher la perfection dans les pâtés comme dans les autres choses. Or, ce gueux de pâtissier, il faut vous dire, Monseigneur, que quand il ma vu marrêter devant son étalage, il est venu à moi la langue tout enfarinée et ma dit: «Monsieur La Ramée, il faut me faire avoir la pratique des prisonniers du donjon. Jai acheté létablissement de mon prédécesseur parce quil ma assuré quil fournissait le château: et cependant, sur mon honneur, monsieur La Ramée, depuis huit jours que je suis établi, M. de Chavigny ne ma pas fait acheter une tartelette. «-- Mais, lui ai-je dit alors, cest probablement que M. de Chavigny craint que votre pâtisserie ne soit pas bonne. «-- Pas bonne, ma pâtisserie! eh bien, monsieur La Ramée, je veux vous en faire juge, et cela à linstant même. «-- Je ne peux pas, lui ai-je répondu, il faut absolument que je rentre au château. «-- Eh bien, a-t-il dit, allez à vos affaires, puisque vous paraissez pressé, mais revenez dans une demi-heure. «-- Dans une demi-heure? «-- Oui. Avez-vous déjeuné? «-- Ma foi, non. «-- Eh bien, voici un pâté qui vous attendra avec une bouteille de vieux bourgogne... «Et vous comprenez, Monseigneur, comme je suis à jeun, je voudrais, avec la permission de Votre Altesse... Et La Ramée sinclina. -- Va donc, animal, dit le duc; mais fais attention que je ne te donne quune demi-heure. -- Puis-je promettre votre pratique au successeur du père Marteau, Monseigneur? -- Oui, pourvu quil ne mette pas de champignons dans ses pâtés; tu sais, ajouta le prince, que les champignons du bois de Vincennes sont mortels à ma famille. La Ramée sortit sans relever lallusion, et, cinq minutes après sa sortie, lofficier de garde entra sous prétexte de faire honneur au prince en lui tenant compagnie, mais en réalité pour accomplir les ordres du cardinal, qui, ainsi que nous lavons dit, recommandait de ne pas perdre le prisonnier de vue. Mais pendant les cinq minutes quil était resté seul, le duc avait eu le temps de relire le billet de madame de Montbazon, lequel prouvait au prisonnier que ses amis ne lavaient pas oublié et soccupaient de sa délivrance. De quelle façon? il lignorait encore, mais il se promettait bien, quel que fût son mutisme, de faire parler Grimaud, dans lequel il avait une confiance dautant plus grande quil se rendait maintenant compte de toute sa conduite, et quil comprenait quil navait inventé toutes les petites persécutions dont il poursuivait le duc, que pour ôter à ses gardiens toute idée quil pouvait sentendre avec lui. Cette ruse donna au duc une haute idée de lintellect de Grimaud, auquel il résolut de se fier entièrement. XXI. Ce que contenaient les pâtés du successeur du père Marteau Une demi-heure après, La Ramée rentra gai et allègre comme un homme qui a bien mangé, et qui surtout a bien bu. Il avait trouvé les pâtés excellents et le vin délicieux. Le temps était beau et permettait la partie projetée. Le jeu de paume de Vincennes était un jeu de longue paume, cest-à-dire en plein air; rien nétait donc plus facile au duc que de faire ce que lui avait recommandé Grimaud, cest-à-dire denvoyer les balles dans les fossés. Cependant, tant que deux heures ne furent pas sonnées, le duc ne fut pas trop maladroit, car deux heures étaient lheure dite. Il nen perdit pas moins les parties engagées jusque-là, ce qui lui permit de se mettre en colère et de faire ce quon fait en pareil cas, faute sur faute. Aussi, à deux heures sonnant, les balles commencèrent-elles à prendre le chemin des fossés, à la grande joie de La Ramée qui marquait quinze à chaque dehors que faisait le prince. Les dehors se multiplièrent tellement que bientôt on manqua de balles. La Ramée proposa alors denvoyer quelquun pour les ramasser dans le fossé. Mais le duc fit observer très judicieusement que cétait du temps perdu, et sapprochant du rempart qui à cet endroit, comme lavait dit lexempt, avait au moins cinquante pieds de haut, il aperçut un homme qui travaillait dans un des mille petits jardins que défrichent les paysans sur le revers du fossé. -- Eh! lami? cria le duc. Lhomme leva la tête, et le duc fut prêt à pousser un cri de surprise. Cet homme, ce paysan, ce jardinier, cétait Rochefort, que le prince croyait à la Bastille. -- Eh bien, quy a-t-il là-haut? demanda lhomme. -- Ayez lobligeance de nous rejeter nos balles, dit le duc. Le jardinier fit un signe de la tête, et se mit à jeter les balles, que ramassèrent La Ramée et les gardes. Une delles tomba aux pieds du duc, et comme celle-là lui était visiblement destinée, il la mit dans sa poche. Puis, ayant fait au jardinier un signe de remerciement, il retourna à sa partie. Mais décidément le duc était dans son mauvais jour, les balles continuèrent à battre la campagne: au lieu de se maintenir dans les limites du jeu, deux ou trois retournèrent dans le fossé; mais comme le jardinier nétait plus là pour les renvoyer, elles furent perdues, puis le duc déclara quil avait honte de tant de maladresse et quil ne voulait pas continuer. La Ramée était enchanté davoir si complètement battu un prince du sang. Le prince rentra chez lui et se coucha; cétait ce quil faisait presque toute la journée depuis quon lui avait enlevé ses livres. La Ramée prit les habits du prince, sous prétexte quils étaient couverts de poussière, et quil allait les faire brosser, mais, en réalité, pour être sûr que le prince ne bougerait pas. Cétait un homme de précaution que La Ramée. Heureusement le prince avait eu le temps de cacher la balle sous son traversin. Aussitôt que la porte fut refermée, le duc déchira lenveloppe de la balle avec ses dents, car on ne lui laissait aucun instrument tranchant; il mangeait avec des couteaux à lames dargent pliantes, et qui ne coupaient pas. Sous lenveloppe était une lettre qui contenait les lignes suivantes: «Monseigneur, vos amis veillent, et lheure de votre délivrance approche: demandez après-demain à manger un pâté fait par le nouveau pâtissier qui a acheté le fonds de boutique de lancien, et qui nest autre que Noirmont, votre maître dhôtel; nouvrez le pâté que lorsque vous serez seul, jespère que vous serez content de ce quil contiendra. «Le serviteur toujours dévoué de Votre Altesse, à la Bastille comme ailleurs, «Comte de ROCHEFORT.» «_P.-S_. -- Votre Altesse peut se fier à Grimaud en tout point; cest un garçon fort intelligent et qui nous est tout à fait dévoué.» Le duc de Beaufort, à qui lon avait rendu son feu depuis quil avait renoncé à la peinture, brûla la lettre, comme il avait fait, avec plus de regrets, de celle de madame de Montbazon, et il allait en faire autant de la balle, lorsquil pensa quelle pourrait lui être utile pour faire parvenir sa réponse à Rochefort. Il était bien gardé, car au mouvement quil avait fait, La Ramée entra. -- Monseigneur a besoin de quelque chose? dit-il. -- Javais froid, répondit le duc, et jattisais le feu pour quil donnât plus de chaleur. Vous savez, mon cher, que les chambres du donjon de Vincennes sont réputées pour leur fraîcheur. On pourrait y conserver la glace et on y récolte du salpêtre. Celles où sont morts Puylaurens, le maréchal dOrnano et le grand prieur, mon oncle, valaient, sous ce rapport, comme le disait madame de Rambouillet, leur pesant darsenic. Et le duc se recoucha en fourrant la balle sous son traversin. La Ramée sourit du bout des lèvres. Cétait un brave homme au fond, qui sétait pris dune grande affection pour son illustre prisonnier, et qui eût été désespéré quil lui arrivât malheur. Or, les malheurs successifs arrivés aux trois personnages quavait nommés le duc étaient incontestables. -- Monseigneur, lui dit-il, il ne faut point se livrer à de pareilles pensées. Ce sont ces pensées-là qui tuent, et non le salpêtre. -- Eh! mon cher, dit le duc, vous êtes charmant; si je pouvais comme vous aller manger des pâtés et boire du vin de Bourgogne chez le successeur du père Marteau, cela me distrairait. -- Le fait est, Monseigneur, dit La Ramée, que ses pâtés sont, de fameux pâtés, et que son vin est un fier vin. -- En tout cas, reprit le duc, sa cave et sa cuisine nont pas de peine à valoir mieux que celles de M. de Chavigny. -- Eh bien! Monseigneur, dit La Ramée donnant dans le piège, qui vous empêche den tâter? dailleurs, je lui ai promis votre pratique. -- Tu as raison, dit le duc, si je dois rester ici à perpétuité, comme monsieur Mazarin a eu la bonté de me le faire entendre, il faut que je me crée une distraction pour mes vieux jours, il faut que je me fasse gourmand. -- Monseigneur, dit La Ramée, croyez-en un bon conseil, nattendez pas que vous soyez vieux pour cela. -- Bon, dit à part le duc de Beaufort, tout homme doit avoir, pour perdre son coeur et son âme, reçu de la magnificence céleste un des sept péchés capitaux, quand il nen a pas reçu deux; il paraît que celui de maître La Ramée est la gourmandise. Soit, nous en profiterons. Puis tout haut: -- Eh bien! mon cher La Ramée, ajouta-t-il, cest après-demain fête? -- Oui, Monseigneur, cest la Pentecôte. -- Voulez-vous me donner une leçon, après-demain? -- De quoi? -- De gourmandise. -- Volontiers, Monseigneur. -- Mais une leçon en tête à tête. Nous enverrons dîner les gardes à la cantine de M. de Chavigny, et nous ferons ici un souper dont je vous laisse la direction. -- Hum! fit La Ramée. Loffre était séduisante; mais La Ramée, quoi quen eût pensé de désavantageux en le voyant M. le cardinal, était un vieux routier qui connaissait tous les pièges que peut tendre un prisonnier. M. de Beaufort avait, disait-il, préparé quarante moyens de fuir de prison. Ce déjeuner ne cachait-il pas quelque ruse? Il réfléchit un instant; mais le résultat de ses réflexions fut quil commanderait les vivres et le vin, et que par conséquent aucune poudre ne serait semée sur les vivres, aucune liqueur ne serait mêlée au vin. Quant à le griser, le duc ne pouvait avoir une pareille intention, et il se mit à rire à cette seule pensée; puis une idée lui vint qui conciliait tout. Le duc avait suivi le monologue intérieur de La Ramée dun oeil assez inquiet à mesure que le trahissait sa physionomie; mais enfin, le visage de lexempt séclaira. -- Eh bien, demanda le duc, cela va-t-il? -- Oui, Monseigneur, à une condition. -- Laquelle? -- Cest que Grimaud nous servira à table. Rien ne pouvait mieux aller au prince. Cependant il eut cette puissance de faire prendre à sa figure une teinte de mauvaise humeur des plus visibles. -- Au diable votre Grimaud! sécria-t-il, il me gâtera toute la fête. -- Je lui ordonnerai de se tenir derrière Votre Altesse, et comme il ne souffle pas un mot, Votre Altesse ne le verra ni ne lentendra, et, avec un peu de bonne volonté, pourra se figurer quil est à cent lieues delle. -- Mon cher, dit le duc, savez-vous ce que je vois de plus clair dans cela? cest que vous vous défiez de moi. -- Monseigneur, cest après-demain la Pentecôte. -- Eh bien! que me fait la Pentecôte à moi? Avez-vous peur que le Saint-Esprit ne descende sous la figure dune langue de feu pour mouvrir les portes de ma prison? -- Non, Monseigneur; mais je vous ai raconté ce quavait prédit ce magicien damné. -- Et qua-t-il prédit? -- Que le jour de la Pentecôte ne se passerait pas sans que Votre Altesse fût hors de Vincennes. -- Tu crois donc aux magiciens? imbécile! -- Moi, dit La Ramée, je men soucie comme de cela, et il fit claquer ses doigts. Mais cest monseigneur Giulio qui sen soucie; en qualité ditalien, il est superstitieux. Le duc haussa les épaules. -- Eh bien, soit, dit-il avec une bonhomie parfaitement jouée, jaccepte Grimaud, car sans cela la chose nen finirait point; mais je ne veux personne autre que Grimaud; vous vous chargerez de tout. Vous commanderez le souper comme vous lentendrez, le seul mets que je désigne est un de ces pâtés dont vous mavez parlé. Vous le commanderez pour moi, afin que le successeur du père Marteau se surpasse, et vous lui promettrez ma pratique, non seulement pour tout le temps que je resterai en prison, mais encore pour le moment où jen serai sorti. -- Vous croyez donc toujours que vous en sortirez? dit La Ramée. -- Dame! répliqua le prince, ne fût-ce quà la mort de Mazarin: jai quinze ans de moins que lui. Il est vrai, ajouta-t-il en souriant, quà Vincennes on vit plus vite. -- Monseigneur! reprit La Ramée, Monseigneur! -- Ou quon meurt plus tôt, ajouta le duc de Beaufort, ce qui revient au même. -- Monseigneur, dit La Ramée, je vais commander le souper. -- Et vous croyez que vous pourrez faire quelque chose de votre élève? -- Mais je lespère, Monseigneur, répondit La Ramée. -- Sil vous en laisse le temps, murmura le duc. -- Que dit Monseigneur? demanda La Ramée. -- Monseigneur dit que vous népargniez pas la bourse de M. le cardinal, qui a bien voulu se charger de notre pension. La Ramée sarrêta à la porte. -- Qui Monseigneur veut-il que je lui envoie? -- Qui vous voudrez, excepté Grimaud. -- Lofficier des gardes, alors? -- Avec son jeu déchecs. -- Oui. Et La Ramée sortit. Cinq minutes après, lofficier des gardes entrait et le duc de Beaufort paraissait profondément plongé dans les sublimes combinaisons de léchec et mat. Cest une singulière chose que la pensée, et quelles révolutions un signe, un mot, une espérance, y opèrent. Le duc était depuis cinq ans en prison, et un regard jeté en arrière lui faisait paraître ces cinq années, qui cependant sétaient écoulées bien lentement, moins longues que les deux jours, les quarante-huit heures qui le séparaient encore du moment fixé pour lévasion. Puis il y avait une chose surtout qui le préoccupait affreusement: cétait de quelle manière sopérerait cette évasion. On lui avait fait espérer le résultat; mais on lui avait caché les détails que devait contenir le mystérieux pâté. Quels amis lattendaient? Il avait donc encore des amis après cinq ans de prison? En ce cas il était un prince bien privilégié. Il oubliait quoutre ses amis, chose bien plus extraordinaire, une femme sétait souvenue de lui; il est vrai quelle ne lui avait peut-être pas été bien scrupuleusement fidèle, mais elle ne lavait pas oublié, ce qui était beaucoup. Il y en avait là plus quil nen fallait pour donner des préoccupations du duc; aussi en fut-il des échecs comme de la longue paume: M. de Beaufort fit école sur école, et lofficier le battit à son tour le soir comme lavait battu le matin La Ramée. Mais ses défaites successives avaient eu un avantage: cétait de conduire le prince jusquà huit heures du soir; cétait toujours trois heures gagnées; puis la nuit allait venir, et avec la nuit, le sommeil. Le duc le pensait ainsi du moins: mais le sommeil est une divinité fort capricieuse, et cest justement lorsquon linvoque quelle se fait attendre. Le duc lattendit jusquà minuit, se tournant et se retournant sur ses matelas comme saint Laurent sur son gril. Enfin il sendormit. Mais avec le jour il séveilla: il avait fait des rêves fantastiques; il lui était poussé des ailes; il avait alors et tout naturellement voulu senvoler, et dabord ses ailes lavaient parfaitement soutenu; mais, parvenu à une certaine hauteur, cet appui étrange lui avait manqué tout à coup, ses ailes sétaient brisées, et il lui avait semblé quil roulait dans des abîmes sans fond; et il sétait réveillé le front couvert de sueur et brisé comme sil avait réellement fait une chute aérienne. Alors il sétait endormi pour errer de nouveau dans un dédale de songes plus insensés les uns que les autres; à peine ses yeux étaient-ils fermés, que son esprit, tendu vers un seul but, son évasion, se reprenait à tenter cette évasion. Alors cétait autre chose: on avait trouvé un passage souterrain qui devait le conduire hors de Vincennes, il était engagé dans ce passage, et Grimaud marchait devant lui une lanterne à la main; mais peu à peu le passage se rétrécissait, et cependant le duc continuait toujours son chemin; enfin le souterrain devenait si étroit, que le fugitif essayait inutilement daller plus loin: les parois de la muraille se resserraient et le pressaient entre elles, il faisait des efforts inouïs pour avancer, la chose était impossible; et cependant il voyait au loin Grimaud avec sa lanterne qui continuait de marcher; il voulait lappeler pour quil laidât à se tirer de ce défilé qui létouffait, mais impossible de prononcer une parole. Alors, à lautre extrémité, à celle par laquelle il était venu, il entendait les pas de ceux qui le poursuivaient, ces pas se rapprochaient incessamment, il était découvert, il navait plus despoir de fuir. La muraille semblait être dintelligence avec ses ennemis, et le presser dautant plus quil avait plus besoin de fuir; enfin il entendait la voix de La Ramée, il lapercevait. La Ramée étendait la main et lui posait cette main sur lépaule en éclatant de rire; il était repris et conduit dans cette chambre basse et voûtée où étaient morts le maréchal Ornano, Puylaurens et son oncle; leurs trois tombes étaient là, bosselant le terrain, et une quatrième fosse était ouverte, nattendant plus quun cadavre. Aussi, quand il se réveilla, le duc fit-il autant defforts pour se tenir éveillé quil en avait fait pour sendormir; et lorsque La Ramée entra, il le trouva si pâle et si fatigué quil lui demanda sil était malade. -- En effet, dit un des gardes qui avait couché dans la chambre et qui navait pas pu dormir à cause dun mal de dents que lui avait donné lhumidité, Monseigneur a eu une nuit agitée et deux ou trois fois dans ses rêves a appelé au secours. -- Qua donc Monseigneur? demanda La Ramée. -- Eh! cest toi, imbécile, dit le duc, qui avec toutes tes billevesées dévasion mas rompu la tête hier, et qui es cause que jai rêvé que je me sauvais, et quen me sauvant je me cassais le cou. La Ramée éclata de rire. -- Vous le voyez, Monseigneur, dit La Ramée, Cest un avertissement du ciel; aussi jespère que Monseigneur ne commettra jamais de pareilles imprudences quen rêve. -- Et vous avez raison, mon cher La Ramée, dit le duc en essuyant la sueur qui coulait encore sur son front, tout éveillé quil était, je ne veux plus songer quà boire et à manger. -- Chut! dit La Ramée. Et il éloigna les gardes les uns après les autres sous un prétexte quelconque. -- Eh bien? demanda le duc quand ils furent seuls. -- Eh bien! dit La Ramée, votre souper est commandé. -- Ah! fit le prince, et de quoi se composera-t-il? Voyons, monsieur mon majordome. -- Monseigneur a promis de sen rapporter à moi. -- Et il y aura un pâté? -- Je crois bien! comme une tour. -- Fait par le successeur du père Marteau? -- Il est commandé. -- Et tu lui as dit que cétait pour moi? -- Je le lui ai dit. -- Et il a répondu? -- Quil ferait de son mieux pour contenter Votre Altesse. -- À la bonne heure! dit le duc en se frottant les mains. -- Peste! Monseigneur, dit La Ramée, comme vous mordez à la gourmandise! je ne vous ai pas encore vu, depuis cinq ans, si joyeux visage quen ce moment. Le duc vit quil navait point été assez maître de lui; mais en ce moment, comme sil eût écouté à la porte et quil eût compris quune distraction aux idées de La Ramée était urgente, Grimaud entra et fit signe à La Ramée quil avait quelque chose à lui dire. La Ramée sapprocha de Grimaud, qui lui parla tout bas. Le duc se remit pendant ce temps. -- Jai déjà défendu à cet homme, dit-il, de se présenter ici sans ma permission. -- Monseigneur, dit La Ramée, il faut lui pardonner, car cest moi qui lai mandé. -- Et pourquoi lavez-vous mandé, puisque vous savez quil me déplaît? -- Monseigneur se rappelle ce qui a été convenu, dit La Ramée, et quil doit nous servir à ce fameux souper. Monseigneur a oublié le souper. -- Non; mais javais oublié M. Grimaud. -- Monseigneur sait quil ny a pas de souper sans lui. -- Allons donc, faites à votre guise. -- Approchez, mon garçon, dit La Ramée, et écoutez ce que je vais vous dire. Grimaud sapprocha avec son visage le plus renfrogné. La Ramée continua: -- Monseigneur me fait lhonneur de minviter à souper demain en tête à tête. Grimaud fit un signe qui voulait dire quil ne voyait pas en quoi la chose pouvait le regarder. -- Si fait, si fait, dit La Ramée, la chose vous regarde, au contraire, car vous aurez lhonneur de nous servir, sans compter que, si bon appétit et si grande soif que nous ayons, il restera bien quelque chose au fond des plats et au fond des bouteilles, et que ce quelque chose sera pour vous. Grimaud sinclina en signe de remerciement. -- Et maintenant, Monseigneur, dit La Ramée, jen demande pardon à Votre Altesse, il paraît que M. de Chavigny sabsente pour quelques jours, et avant son départ il me prévient quil a des ordres à me donner. Le duc essaya déchanger un regard avec Grimaud, mais loeil de Grimaud était sans regard. -- Allez, dit le duc à La Ramée, et revenez le plus tôt possible. -- Monseigneur veut-il donc prendre sa revanche de la partie de paume dhier? Grimaud fit un signe de tête imperceptible de haut en bas. -- Oui, dit le duc; mais prenez garde, mon cher La Ramée, les jours se suivent et ne se ressemblent pas, de sorte quaujourdhui je suis décidé à vous battre dimportance. La Ramée sortit: Grimaud le suivit des yeux, sans que le reste de son corps déviât dune ligne; puis, lorsquil vit la porte refermée, il tira vivement de sa poche un crayon et un carré de papier. -- Écrivez, Monseigneur, lui dit-il. -- Et que faut-il que jécrive? Grimaud fit un signe du doigt et dicta: «Tout est prêt pour demain soir, tenez-vous sur vos gardes de sept à neuf heures, ayez deux chevaux de main tout prêts, nous descendrons par la première fenêtre de la galerie.» -- Après? dit le duc. -- Après, Monseigneur? reprit Grimaud étonné. Après, signez. -- Et cest tout? -- Que voulez-vous de plus, Monseigneur? reprit Grimaud, qui était pour la plus austère concision. Le duc signa. -- Maintenant, dit Grimaud, Monseigneur a-t-il perdu la balle? -- Quelle balle? -- Celle qui contenait la lettre. -- Non, jai pensé quelle pouvait nous être utile. La voici. Et le duc prit la balle sous son oreiller et la présenta à Grimaud. Grimaud sourit le plus agréablement quil lui fut possible. -- Eh bien? demanda le duc. -- Eh bien! Monseigneur, dit Grimaud, je recouds le papier dans la balle, en jouant à la paume vous envoyez la balle dans le fossé. -- Mais peut-être sera-t-elle perdue? -- Soyez tranquille, Monseigneur, il y aura quelquun pour la ramasser. -- Un jardinier? demanda le duc. Grimaud fit signe que oui. -- Le même quhier? Grimaud répéta son signe. -- Le comte de Rochefort, alors? Grimaud fit trois fois signe que oui. -- Mais, voyons, dit le duc, donne-moi au moins quelques détails sur la manière dont nous devons fuir. -- Cela mest défendu, dit Grimaud, avant le moment même de lexécution. -- Quels sont ceux qui mattendront de lautre côté du fossé? -- Je nen sais rien, Monseigneur. -- Mais, au moins, dis-moi ce que contiendra ce fameux pâté, si tu ne veux pas que je devienne fou. -- Monseigneur, dit Grimaud, il contiendra deux poignards, une corde à noeud et une poire dangoisse. -- Bien, je comprends. -- Monseigneur voit quil y en aura pour tout le monde. -- Nous prendrons pour nous les poignards et la corde, dit le duc. -- Et nous ferons manger la poire à La Ramée, répondit Grimaud. -- Mon cher Grimaud, dit le duc, tu ne parles pas souvent, mais quand tu parles, cest une justice à te rendre, tu parles dor. XXII. Une aventure de Marie Michon Vers la même époque où ces projets dévasion se tramaient entre le duc de Beaufort et Grimaud, deux hommes à cheval, suivis à quelques pas par un laquais, entraient dans Paris par la rue du faubourg Saint-Marcel. Ces deux hommes, cétaient le comte de La Fère et le vicomte de Bragelonne. Cétait la première fois que le jeune homme venait à Paris, et Athos navait pas mis grande coquetterie en faveur de la capitale, son ancienne amie, en la lui montrant de ce côté. Certes, le dernier village de la Touraine était plus agréable à la vue que Paris vu sous la face avec laquelle il regarde Blois. Aussi faut- il le dire à la honte de cette ville tant vantée, elle produisit un médiocre effet sur le jeune homme. Athos avait toujours son air insoucieux et serein. Arrivé à Saint-médard, Athos, qui servait dans ce grand labyrinthe de guide à son compagnon de voyage, prit la rue des Postes, puis celle de lestrapade, puis celle des Fossés Saint-Michel, puis celle de Vaugirard. Parvenus à la rue Férou, les voyageurs sy engagèrent. Vers la moitié de cette rue, Athos leva les yeux en souriant, et, montrant une maison de bourgeoise apparence au jeune homme: -- Tenez, Raoul, lui dit-il, voici une maison où jai passé sept des plus douces et des plus cruelles années de ma vie. Le jeune homme sourit à son tour et salua la maison. La piété de Raoul pour son protecteur se manifestait dans tous les actes de sa vie. Quant à Athos, nous lavons dit, Raoul était non seulement pour lui le centre, mais encore, moins ses anciens souvenirs de régiment, le seul objet de ses affections, et lon comprend de quelle façon tendre et profonde cette fois pouvait aimer le coeur dAthos. Les deux voyageurs sarrêtèrent rue du Vieux-Colombier, à lenseigne du _Renard-Vert_. Athos connaissait la taverne de longue date, cent fois il y était venu avec ses amis; mais depuis vingt ans il sétait fait force changements dans lhôtel, à commencer par les maîtres. Les voyageurs remirent leurs chevaux aux mains des garçons, et comme cétaient des animaux de noble race, ils recommandèrent quon en eût le plus grand soin, quon ne leur donnât que de la paille et de lavoine, et quon leur lavât le poitrail et les jambes avec du vin tiède. Ils avaient fait vingt lieues dans la journée. Puis, sétant occupés dabord de leurs chevaux, comme doivent faire de vrais cavaliers, ils demandèrent ensuite deux chambres pour eux. -- Vous allez faire toilette, Raoul, dit Athos, je vous présente à quelquun. -- Aujourdhui, monsieur? demanda le jeune homme. -- Dans une demi-heure. Le jeune homme salua. Peut-être, moins infatigable quAthos, qui semblait de fer, eût-il préféré un bain dans cette rivière de Seine dont il avait tant entendu parler, et quil se promettait bien de trouver inférieure à la Loire, et son lit après; mais le comte de La Fère avait parlé, il ne songea quà obéir. -- À propos, dit Athos, soignez-vous, Raoul; je veux quon vous trouve beau. -- Jespère, monsieur, dit le jeune homme en souriant, quil ne sagit point de mariage. Vous savez mes engagements avec Louise. Athos sourit à son tour. -- Non, soyez tranquille, dit-il, quoique ce soit à une femme que je vais vous présenter. -- Une femme? demanda Raoul. -- Oui, et je désire même que vous laimiez. Le jeune homme regarda le comte avec une certaine inquiétude; mais au sourire dAthos, il fut bien vite rassuré. -- Et quel âge a-t-elle? demanda le vicomte de Bragelonne. -- Mon cher Raoul, apprenez une fois pour toutes, dit Athos, que voilà une question qui ne se fait jamais. Quand vous pouvez lire son âge sur le visage dune femme, il est inutile de le lui demander; quand vous ne le pouvez plus, cest indiscret. -- Et est-elle belle? -- Il y a seize ans, elle passait non seulement pour la plus jolie, mais encore pour la plus gracieuse femme de France. Cette réponse rassura complètement le vicomte. Athos ne pouvait avoir aucun projet sur lui et sur une femme qui passait pour la plus jolie et la plus gracieuse de France un an avant quil vînt au monde. Il se retira donc dans sa chambre, et avec cette coquetterie qui va si bien à la jeunesse, il sappliqua à suivre les instructions dAthos, cest-à-dire à se faire le plus beau quil lui était possible. Or cétait chose facile avec ce que la nature avait fait pour cela. Lorsquil reparut, Athos le reçut avec ce sourire paternel dont autrefois il accueillait dArtagnan, mais qui sétait empreint dune plus profonde tendresse encore pour Raoul. Athos jeta un regard sur ses pieds, sur ses mains et sur ses cheveux, ces trois signes de race. Ses cheveux noirs étaient élégamment partagés comme on les portait à cette époque et retombaient en boucles encadrant son visage au teint mat; des gants de daim grisâtres et qui sharmonisaient avec son feutre dessinaient une main fine et élégante, tandis que ses bottes, de la même couleur que ses gants et son feutre, pressaient un pied qui semblait être celui dun enfant de dix ans. -- Allons, murmura-t-il, si elle nest pas fière de lui, elle sera bien difficile. Il était trois heures de laprès-midi, cest-à-dire lheure convenable aux visites. Les deux voyageurs sacheminèrent par la rue de Grenelle, prirent la rue des Rosiers, entrèrent dans la rue Saint-Dominique, et sarrêtèrent devant un magnifique hôtel situé en face des Jacobins, et que surmontaient les armes de Luynes. -- Cest ici, dit Athos. Il entra dans lhôtel de ce pas ferme et assuré qui indique au suisse que celui qui entre a le droit den agir ainsi. Il monta le perron, et, sadressant à un laquais qui attendait en grande livrée, il demanda si madame la duchesse de Chevreuse était visible et si elle pouvait recevoir M. le comte de La Fère. Un instant après le laquais rentra, et dit que, quoique madame la duchesse de Chevreuse neût pas lhonneur de connaître monsieur le comte de La Fère, elle le priait de vouloir bien entrer. Athos suivit le laquais, qui lui fit traverser une longue file dappartements et sarrêta enfin devant une porte fermée. On était dans un salon. Athos fit signe au vicomte de Bragelonne de sarrêter là où il était. Le laquais ouvrit et annonça M. le comte de La Fère. Madame de Chevreuse, dont nous avons si souvent parlé dans notre histoire des _Trois Mousquetaires_ sans avoir eu loccasion de la mettre en scène, passait encore pour une fort belle femme. En effet, quoiquelle eût à cette époque déjà quarante-quatre ou quarante-cinq ans, à peine en paraissait-elle trente-huit ou trente-neuf; elle avait toujours ses beaux cheveux blonds, ses grands yeux vifs et intelligents que lintrigue avait si souvent ouverts et lamour si souvent fermés, et sa taille de nymphe, qui faisait que lorsquon la voyait par-derrière elle semblait toujours être la jeune fille qui sautait avec Anne dAutriche ce fossé des Tuileries qui priva, en 1623, la couronne de France dun héritier. Au reste, cétait toujours la même folle créature qui a jeté sur ses amours un tel cachet doriginalité, que ses amours sont presque devenues une illustration pour sa famille. Elle était dans un petit boudoir dont la fenêtre donnait sur le jardin. Ce boudoir, selon la mode quen avait fait venir madame de Rambouillet en bâtissant son hôtel, était tendu dune espèce de damas bleu à fleurs roses et à feuillage dor. Il y avait une grande coquetterie à une femme de lâge de madame de Chevreuse à rester dans un pareil boudoir, et surtout comme elle était en ce moment, cest-à-dire couchée sur une chaise longue et la tête appuyée à la tapisserie. Elle tenait à la main un livre entrouvert et avait un coussin pour soutenir le bras qui tenait ce livre. À lannonce du laquais, elle se souleva un peu et avança curieusement la tête. Athos parut. Il était vêtu de velours violet avec des passementeries pareilles; les aiguillettes étaient dargent bruni, son manteau navait aucune broderie dor, et une simple plume violette enveloppait son feutre noir. Il avait aux pieds des bottes de cuir noir, et à son ceinturon verni pendait cette épée à la poignée magnifique que Porthos avait si souvent admirée rue Férou, mais quAthos navait jamais voulu lui prêter. De splendides dentelles formaient le col rabattu de sa chemise; des dentelles retombaient aussi sur les revers de ses bottes. Il y avait dans toute la personne de celui quon venait dannoncer ainsi sous un nom complètement inconnu à madame de Chevreuse un tel air de gentilhomme de haut lieu, quelle se souleva à demi, et lui fit gracieusement signe de prendre un siège auprès delle. Athos salua et obéit. Le laquais allait se retirer, lorsque Athos fit un signe qui le retint. -- Madame, dit-il à la duchesse, jai eu cette audace de me présenter à votre hôtel sans être connu de vous; elle ma réussi, puisque vous avez daigné me recevoir. Jai maintenant celle de vous demander une demi-heure dentretien. -- Je vous laccorde, monsieur, répondit madame de Chevreuse avec son plus gracieux sourire. -- Mais ce nest pas tout, madame. Oh! je suis un grand ambitieux, je le sais! lentretien que je vous demande est un entretien de tête-à-tête, et dans lequel jaurais un bien vif désir de ne pas être interrompu. -- Je ny suis pour personne, dit la duchesse de Chevreuse au laquais. Allez. Le laquais sortit. Il se fit un instant de silence, pendant lequel ces deux personnages, qui se reconnaissaient si bien à la première vue pour être de haute race, sexaminèrent sans aucun embarras de part ni dautre. La duchesse de Chevreuse rompit la première le silence. -- Eh bien! monsieur, dit-elle en souriant, ne voyez-vous pas que jattends avec impatience? -- Et moi, madame, répondit Athos, je regarde avec admiration. -- Monsieur, dit madame de Chevreuse, il faut mexcuser, car jai hâte de savoir à qui je parle. Vous êtes homme de cour, cest incontestable, et cependant je ne vous ai jamais vu à la cour. Sortez-vous de la Bastille par hasard? -- Non, madame, répondit en souriant Athos, mais peut-être suis-je sur le chemin qui y mène. -- Ah! en ce cas, dites-moi vite qui vous êtes et allez-vous-en, répondit la duchesse de ce ton enjoué qui avait un si grand charme chez elle, car je suis déjà bien assez compromise comme cela, sans me compromettre encore davantage. -- Qui je suis, madame? On vous a dit mon nom, le comte de La Fère. Ce nom, vous ne lavez jamais su. Autrefois jen portais un autre que vous avez su peut-être, mais que vous avez certainement oublié. -- Dites toujours, monsieur. -- Autrefois, dit le comte de La Fère, je mappelais Athos. Madame de Chevreuse ouvrit de grands yeux étonnés. Il était évident, comme le lui avait dit le comte, que ce nom nétait pas tout à fait effacé de sa mémoire, quoiquil y fût fort confondu parmi danciens souvenirs. -- Athos? dit-elle, attendez donc!... Et elle posa ses deux mains sur son front comme pour forcer les mille idées fugitives quil contenait à se fixer un instant pour lui laisser voir clair dans leur troupe brillante et diaprée. -- Voulez-vous que je vous aide, madame? dit en souriant Athos. -- Mais oui, dit la duchesse, déjà fatiguée de chercher, vous me ferez plaisir. -- Cet Athos était lié avec trois jeunes mousquetaires qui se nommaient dArtagnan, Porthos, et... Athos sarrêta. -- Et Aramis, dit vivement la duchesse. -- Et Aramis, cest cela, reprit Athos; vous navez donc pas tout à fait oublié ce nom? -- Non, dit-elle, non; pauvre Aramis! cétait un charmant gentilhomme, élégant, discret et faisant de jolis vers; je crois quil a mal tourné, ajouta-t-elle. -- Au plus mal: il sest fait abbé. -- Ah! quel malheur! dit madame de Chevreuse jouant négligemment avec son éventail. En vérité, monsieur, je vous remercie. -- De quoi, madame? -- De mavoir rappelé ce souvenir, qui est un des souvenirs agréables de ma jeunesse. -- Me permettrez-vous alors, dit Athos, de vous en rappeler un second? -- Qui se rattache à celui-là? -- Oui et non. -- Ma foi, dit madame de Chevreuse, dites toujours; dun homme comme vous je risque tout. Athos salua. -- Aramis, continua-t-il, était lié avec une jeune lingère de Tours. -- Une jeune lingère de Tours? dit madame de Chevreuse. -- Oui une cousine à lui, quon appelait Marie Michon. -- Ah! je la connais, sécria madame de Chevreuse, cest celle à laquelle il écrivait du siège de La Rochelle pour la prévenir dun complot qui se tramait contre ce pauvre Buckingham. -- Justement, dit Athos; voulez-vous bien me permettre de vous parler delle? Madame de Chevreuse regarda Athos. -- Oui, dit-elle, pourvu que vous nen disiez pas trop de mal. -- Je serais un ingrat, dit Athos, et je regarde lingratitude, non pas comme un défaut ou un crime, Mais comme un vice, ce qui est bien pis. -- Vous, ingrat envers Marie Michon, monsieur? dit madame de Chevreuse essayant de lire dans les yeux dAthos. Mais comment cela pourrait-il être? Vous ne lavez jamais connue personnellement. -- Eh! madame, qui sait? reprit Athos. Il y a un proverbe populaire qui dit quil ny a que les montagnes qui ne se rencontrent pas, et les proverbes populaires sont quelquefois dune justesse incroyable. -- Oh! continuez, monsieur, continuez! dit vivement madame de Chevreuse; car vous ne pouvez vous faire une idée combien cette conversation mamuse. -- Vous mencouragez, dit Athos; je vais donc poursuivre. Cette cousine dAramis, cette Marie Michon, cette jeune lingère, enfin, malgré sa condition vulgaire, avait les plus hautes connaissances; elle appelait les plus grandes dames de la cour ses amies, et la reine, toute fière quelle est, en sa double qualité dAutrichienne et dEspagnole, lappelait sa soeur. -- Hélas, dit madame de Chevreuse avec un léger soupir et un petit mouvement de sourcils qui nappartenait quà elle, les choses sont bien changées depuis ce temps-là. -- Et la reine avait raison, continua Athos; car elle lui était fort dévouée, dévouée au point de lui servir dintermédiaire avec son frère le roi dEspagne. -- Ce qui, reprit la duchesse, lui est imputé aujourdhui à grand crime. -- Si bien, continua Athos, que le cardinal, le vrai cardinal, lautre, résolut un beau matin de faire arrêter la pauvre Marie Michon et de la faire conduire au château de Loches. Heureusement que la chose ne put se faire si secrètement que la chose ne transpirât; le cas était prévu: si Marie Michon était menacée de quelque danger, la reine devait lui faire parvenir un livre dheures relié en velours vert. -- Cest cela, monsieur! vous êtes bien instruit. -- Un matin le livre vert arriva apporté par le prince de Marcillac. Il ny avait pas de temps à perdre. Par bonheur, Marie Michon et une suivante quelle avait, nommée Ketty, portaient admirablement les habits dhommes. Le prince leur procura, à Marie Michon un habit de cavalier, à Ketty un habit de laquais, leur remit deux excellents chevaux, et les deux fugitives quittèrent rapidement Tours, se dirigeant vers lEspagne, tremblant au moindre bruit, suivant les chemins détournés, parce quelles nosaient suivre les grandes routes, et demandant lhospitalité quand elles ne trouvaient pas dauberge. -- Mais, en vérité, cest que cest cela tout à fait! sécria madame de Chevreuse en frappant ses mains lune dans lautre. Il serait vraiment curieux... Elle sarrêta. -- Que je suivisse les deux fugitives jusquau bout de leur voyage? dit Athos. Non, madame, je nabuserai pas ainsi de vos moments, et nous ne les accompagnerons que jusquà un petit village du Limousin situé entre Tulle et Angoulême, un petit village que lon nomme Roche-lAbeille. Madame de Chevreuse jeta un cri de surprise et regarda Athos avec une expression détonnement qui fit sourire lancien mousquetaire. -- Attendez, madame, continua Athos, car ce quil me reste à vous dire est bien autrement étrange que ce que je vous ai dit. -- Monsieur, dit madame de Chevreuse, je vous tiens pour sorcier, je mattends à tout; mais en vérité... nimporte, allez toujours. -- Cette fois la journée avait été longue et fatigante; il faisait froid; cétait le 11 octobre; ce village ne présentait ni auberge ni château, les maisons des paysans étaient pauvres et sales. Marie Michon était une personne fort aristocrate; comme la reine sa soeur, elle était habituée aux bonnes odeurs et au linge fin elle résolut donc de demander lhospitalité au presbytère. Athos fit une pause. -- Oh! continuez, dit la duchesse, je vous ai prévenu que je mattendais à tout. -- Les deux voyageuses frappèrent à la porte; il était tard; le prêtre, qui était couché, leur cria dentrer; elles entrèrent, car la porte nétait point fermée. La confiance est grande dans les villages. Une lampe brûlait dans la chambre où était le prêtre. Marie Michon, qui faisait bien le plus charmant cavalier de la terre, poussa la porte, passa la tête et demanda lhospitalité. «-- Volontiers, mon jeune cavalier, dit le prêtre, si vous voulez vous contenter des restes de mon souper et de la moitié de ma chambre. «Les deux voyageuses se consultèrent un instant; le prêtre les entendit éclater de rire, puis le maître ou plutôt la maîtresse répondit: «-- Merci, monsieur le curé, jaccepte. «-- Alors, soupez et faites le moins de bruit possible, répondit le prêtre, car moi aussi jai couru toute la journée et ne serais pas fâché de dormir cette nuit. Madame de Chevreuse marchait évidemment de surprise en étonnement et détonnement en stupéfaction; sa figure, en regardant Athos, avait pris une expression impossible à rendre; on voyait quelle eût voulu parler, et cependant elle se taisait, de peur de perdre une des paroles de son interlocuteur. -- Après? dit-elle. -- Après? dit Athos. Ah! voilà justement le plus difficile. -- Dites, dites, dites! On peut tout me dire à moi. Dailleurs cela ne me regarde pas, et cest laffaire de mademoiselle Marie Michon. -- Ah! cest juste, dit Athos. Eh bien! donc, Marie Michon soupa avec sa suivante, et, après avoir soupé, selon la permission qui lui avait été donnée, elle rentra dans la chambre où reposait son hôte, tandis que Ketty saccommodait sur un fauteuil dans la première pièce, cest-à-dire dans celle où lon avait soupé. -- En vérité, monsieur, dit madame de Chevreuse, à moins que vous ne soyez le démon en personne, je ne sais pas comment vous pouvez connaître tous ces détails. -- Cétait une charmante femme que cette Marie Michon, reprit Athos, une de ces folles créatures à qui passent sans cesse dans lesprit les idées les plus étranges, un de ces êtres nés pour nous damner tous tant que nous sommes. Or, en pensant que son hôte était prêtre, il vint à lesprit de la coquette que ce serait un joyeux souvenir pour sa vieillesse, au milieu de tant de souvenirs joyeux quelle avait déjà, que celui davoir damné un abbé. -- Comte, dit la duchesse, ma parole dhonneur, vous mépouvantez! -- Hélas! reprit Athos, le pauvre abbé nétait pas un saint Ambroise, et, je le répète, Marie Michon était une adorable créature. -- Monsieur, sécria la duchesse en saisissant les mains dAthos, dites-moi tout de suite comment vous savez tous ces détails, ou je fais venir un moine du couvent des Vieux-Augustins et je vous exorcise. Athos se mit à rire. -- Rien de plus facile, madame. Un cavalier, qui lui-même était chargé dune mission importante, était venu demander une heure avant vous lhospitalité au presbytère et cela au moment même où le curé, appelé auprès dun mourant, quittait non seulement sa maison, mais le village pour toute la nuit. Alors lhomme de Dieu, plein de confiance dans son hôte, qui dailleurs était gentilhomme, lui avait abandonné maison, souper et chambre. Cétait donc à lhôte du bon abbé, et non à labbé lui-même, que Marie Michon était venue demander lhospitalité. -- Et ce cavalier, cet hôte, ce gentilhomme arrivé avant elle? -- Cétait moi, le comte de La Fère, dit Athos en se levant et en saluant respectueusement la duchesse de Chevreuse. La duchesse resta un moment stupéfaite, puis tout à coup éclatant de rire: -- Ah! ma foi! dit-elle, cest fort drôle, et cette folle de Marie Michon a trouvé mieux quelle nespérait. Asseyez-vous, cher comte, et reprenez votre récit. -- Maintenant, il me reste à maccuser, madame. Je vous lai dit, moi-même je voyageais pour une mission pressée; dès le point du jour, je sortis de la chambre, sans bruit, laissant dormir mon charmant compagnon de gîte. Dans la première pièce dormait aussi, la tête renversée sur un fauteuil, la suivante, en tout digne de la maîtresse. Sa jolie figure me frappa; je mapprochai et je reconnus cette petite Ketty, que notre ami Aramis avait placée auprès delle. Ce fut ainsi que je sus que la charmante voyageuse était... -- Marie Michon! dit vivement madame de Chevreuse. -- Marie Michon, reprit Athos. Alors je sortis de la maison, jallai à lécurie, je trouvai mon cheval sellé et mon laquais prêt; nous partîmes. -- Et vous nêtes jamais repassé par ce village? demanda vivement madame de Chevreuse. -- Un an après, madame. -- Eh bien? -- Eh bien! je voulus revoir le bon curé. Je le trouvai fort préoccupé dun événement auquel il ne comprenait rien. Il avait, huit jours auparavant, reçu dans une barcelonnette un charmant petit garçon de trois mois avec une bourse pleine dor et un billet contenant ces simples mots: «11 octobre 1633». -- Cétait la date de cette étrange aventure, reprit madame de Chevreuse. -- Oui, mais il ny comprenait rien, sinon quil avait passé cette nuit-là près dun mourant, car Marie Michon avait quitté elle-même le presbytère avant quil y fût de retour. -- Vous savez, monsieur, que Marie Michon, lorsquelle revint en France, en 1643, fit redemander à linstant même des nouvelles de cet enfant; car, fugitive, elle ne pouvait le garder; mais, revenue à Paris, elle voulait le faire élever près delle. -- Et que lui dit labbé? demanda à son tour Athos. -- Quun seigneur quil ne connaissait pas avait bien voulu sen charger, avait répondu de son avenir, et lavait emporté avec lui. -- Cétait la vérité. -- Ah! je comprends alors! Ce seigneur, cétait vous, cétait son père! -- Chut! ne parlez pas si haut, madame; il est là. -- Il est là! sécria madame de Chevreuse se levant vivement; il est là, mon fils, le fils de Marie Michon est là! Mais je veux le voir à linstant! -- Faites attention, madame, quil ne connaît ni son père ni sa mère, interrompit Athos. -- Vous avez gardé le secret, et vous me lamenez ainsi, pensant que vous me rendrez bien heureuse. Oh! merci, merci, monsieur! sécria madame de Chevreuse en saisissant sa main, quelle essaya de porter à ses lèvres; merci! Vous êtes un noble coeur. -- Je vous lamène, dit Athos en retirant sa main, pour quà votre tour vous fassiez quelque chose pour lui, madame. Jusquà présent jai veillé sur son éducation, et jen ai fait, je le crois, un gentilhomme accompli; mais le moment est venu où je me trouve de nouveau forcé de reprendre la vie errante et dangereuse dhomme de parti. Dès demain je me jette dans une affaire aventureuse où je puis être tué; alors il naura plus que vous pour le pousser dans le monde, où il est appelé à tenir une place. -- Oh! soyez tranquille sécria la duchesse. Malheureusement jai peu de crédit à cette heure, mais ce quil men reste est à lui; quant à sa fortune et à son titre... -- De ceci, ne vous inquiétez point, madame; je lui ai substitué la terre de Bragelonne, que je tiens dhéritage, laquelle lui donne le titre de vicomte et dix mille livres de rente. -- Sur mon âme, monsieur, dit la duchesse, vous êtes un vrai gentilhomme! mais jai hâte de voir notre jeune vicomte. Où est-il donc? -- Là, dans le salon; je vais le faire venir, si vous le voulez bien. Athos fit un mouvement vers la porte. Madame de Chevreuse larrêta. -- Est-il beau? demanda-t-elle. Athos sourit. -- Il ressemble à sa mère, dit-il. En même temps il ouvrit la porte et fit signe au jeune homme, qui apparut sur le seuil. Madame de Chevreuse ne put sempêcher de jeter un cri de joie en apercevant un si charmant cavalier, qui dépassait toutes les espérances que son orgueil avait pu concevoir. -- Vicomte, approchez-vous, dit Athos, madame la duchesse de Chevreuse permet que vous lui baisiez la main. Le jeune homme sapprocha avec son charmant sourire et, la tête découverte, mit un genou en terre et baisa la main de madame de Chevreuse. -- Monsieur le comte, dit-il en se retournant vers Athos, nest-ce pas pour ménager ma timidité que vous mavez dit que madame était la duchesse de Chevreuse, et nest-ce pas plutôt la reine? -- Non, vicomte, dit madame de Chevreuse en lui prenant la main à son tour, en le faisant asseoir auprès delle et en le regardant avec des yeux brillants de plaisir. Non, malheureusement, je ne suis point la reine, car si je létais, je ferais à linstant même pour vous tout ce que vous méritez; mais, voyons, telle que je suis, ajouta-t-elle en se retenant à peine dappuyer ses lèvres sur son front si pur, voyons, quelle carrière désirez-vous embrasser? Athos, debout, les regardait tous deux avec une expression dindicible bonheur. -- Mais, madame, dit le jeune homme avec sa voix douce et sonore à la fois, il me semble quil ny a quune carrière pour un gentilhomme, cest celle des armes. Monsieur le comte ma élevé avec lintention, je crois, de faire de moi un soldat, et il ma laissé espérer quil me présenterait à Paris à quelquun qui pourrait me recommander peut-être à M. le Prince. -- Oui, je comprends, il va bien à un jeune soldat comme vous de servir sous un général comme lui; mais voyons, attendez... personnellement je suis assez mal avec lui, à cause des querelles de madame de Montbazon, ma belle-mère, avec madame de Longueville; mais par le prince de Marcillac... Eh! vraiment, tenez, comte, cest cela! M. le prince de Marcillac est un ancien ami à moi; il recommandera notre jeune ami à madame de Longueville, laquelle lui donnera une lettre pour son frère, M. le Prince, qui laime trop tendrement pour ne pas faire à linstant même pour lui tout ce quelle lui demandera. -- Eh bien! voilà qui va à merveille, dit le comte. Seulement, oserai-je maintenant vous recommander la plus grande diligence? Jai des raisons pour désirer que le vicomte ne soit plus demain soir à Paris. -- Désirez-vous que lon sache que vous vous intéressez à lui, monsieur le comte? -- Mieux vaudrait peut-être pour son avenir que lon ignorât quil mait jamais connu. -- Oh! monsieur! sécria le jeune homme. -- Vous savez, Bragelonne, dit le comte, que je ne fais jamais rien sans raison. -- Oui, monsieur, répondit le jeune homme, je sais que la suprême sagesse est en vous, et je vous obéirai comme jai lhabitude de le faire. -- Eh bien! comte, laissez-le-moi, dit la duchesse; je vais envoyer chercher le prince de Marcillac, qui par bonheur est à Paris en ce moment, et je ne le quitterai pas que laffaire ne soit terminée. -- Cest bien, madame la duchesse, mille grâces. Jai moi-même plusieurs courses à faire aujourdhui, et à mon retour, cest-à- dire vers les six heures du soir, jattendrai le vicomte à lhôtel. -- Que faites-vous, ce soir? -- Nous allons chez labbé Scarron, pour lequel jai une lettre, et chez qui je dois rencontrer un de mes amis. -- Cest bien, dit la duchesse de Chevreuse, jy passerai moi-même un instant, ne quittez donc pas ce salon que vous ne mayez vue. Athos salua madame de Chevreuse et sapprêta à sortir. -- Eh bien, monsieur le comte, dit en riant la duchesse, quitte-t- on si sérieusement ses anciens amis? -- Ah! murmura Athos en lui baisant la main, si javais su plus tôt que Marie Michon fût une si charmante créature!... Et il se retira en soupirant. XXIII. Labbé Scarron Il y avait, rue des Tournelles, un logis que connaissaient tous les porteurs de chaises et tous les laquais de Paris, et cependant ce logis nétait ni celui dun grand seigneur ni celui dun financier. On ny mangeait pas, on ny jouait jamais, on ny dansait guère. Cependant, cétait le rendez-vous du beau monde, et tout Paris y allait. Ce logis était celui du petit Scarron. On y riait tant, chez ce spirituel abbé; on y débitait tant de nouvelles; ces nouvelles étaient si vite commentées, déchiquetées et transformées, soit en contes, soit en épigrammes, que chacun voulait aller passer une heure avec le petit Scarron, entendre ce quil disait et reporter ailleurs ce quil avait dit. Beaucoup brûlaient aussi dy placer leur mot; et, sil était drôle, ils étaient eux-mêmes les bienvenus. Le petit abbé Scarron, qui nétait au reste abbé que parce quil possédait une abbaye, et non point du tout parce quil était dans les ordres, avait été autrefois un des plus coquets prébendiers de la ville du Mans, quil habitait. Or, un jour de carnaval, il avait voulu réjouir outre mesure cette bonne ville dont il était lâme; il sétait donc fait frotter de miel par son valet; puis, ayant ouvert un lit de plume, il sétait roulé dedans, de sorte quil était devenu le plus grotesque volatile quil fût possible de voir. Il avait commencé alors à faire des visites à ses amis et amies dans cet étrange costume; on avait commencé par le suivre avec ébahissement, puis avec des huées, puis les crocheteurs lavaient insulté, puis les enfants lui avaient jeté des pierres, puis enfin il avait été obligé de prendre la fuite pour échapper aux projectiles. Du moment où il avait fui, tout le monde lavait poursuivi; pressé, traqué, relancé de tous côtés, Scarron navait trouvé dautre moyen déchapper à son escorte quen se jetant à la rivière. Il nageait comme un poisson, mais leau était glacée. Scarron était en sueur, le froid le saisit, et en atteignant lautre rive, il était perclus. On avait alors essayé, par tous les moyens connus, de lui rendre lusage de ses membres; on lavait tant fait souffrir du traitement, quil avait renvoyé tous les médecins en déclarant quil préférait de beaucoup la maladie; puis il était revenu à Paris, où déjà sa réputation dhomme desprit était établie. Là, il sétait fait confectionner une chaise de son invention; et comme un jour, dans cette chaise, il faisait une visite à la reine Anne dAutriche, celle-ci, charmée de son esprit, lui avait demandé sil ne désirait pas quelque titre. -- Oui, Votre Majesté, il en est un que jambitionne fort, avait répondu Scarron. -- Et lequel? avait demandé Anne dAutriche. -- Celui de votre malade, répondit labbé. Et Scarron avait été nommé _malade de la reine_ avec une pension de quinze cents livres. À partir de ce moment, nayant plus dinquiétude sur lavenir, Scarron avait mené joyeuse vie, mangeant le fonds et le revenu. Un jour cependant un émissaire du cardinal lui avait donné à entendre quil avait tort de recevoir M. le coadjuteur. -- Et pourquoi cela? avait demandé Scarron, nest-ce donc point un homme de naissance? -- Si fait, pardieu! -- Aimable? -- Incontestablement. -- Spirituel? -- Il na malheureusement que trop desprit. -- Eh bien! alors, avait répondu Scarron, pourquoi voulez-vous que je cesse de voir un pareil homme? -- Parce quil pense mal. -- Vraiment? et de qui? -- Du cardinal. -- Comment! avait dit Scarron, je continue bien de voir M. Gilles Despréaux, qui pense mal de moi, et vous voulez que je cesse de voir M. le coadjuteur parce quil pense mal dun autre? impossible! La conversation en était restée là, et Scarron, par esprit de contrariété, nen avait vu que plus souvent M. de Gondy. Or, le matin du jour où nous sommes arrivés, et qui était le jour déchéance de son trimestre, Scarron, comme cétait son habitude, avait envoyé son laquais avec son reçu pour toucher son trimestre à la caisse des pensions; mais il lui avait été répondu: «Que létat navait plus dargent pour M. labbé Scarron.» Lorsque le laquais apporta cette réponse à Scarron, il avait près de lui M. le duc de Longueville, qui offrait de lui donner une pension double de celle que le Mazarin lui supprimait; mais le rusé goutteux navait garde daccepter. Il fit si bien, quà quatre heures de laprès-midi toute la ville savait le refus du cardinal. Justement cétait jeudi, jour de réception chez labbé; on y vint en foule, et lon fronda dune manière enragée par toute la ville. Athos rencontra dans la rue Saint-Honoré deux gentilshommes quil ne connaissait pas, à cheval comme lui, suivis dun laquais comme lui, et faisant le même chemin que lui. Lun des deux mit le chapeau à la main et lui dit: -- Croyez-vous bien, monsieur, que ce pleutre de Mazarin a supprimé la pension au pauvre Scarron! -- Cela est extravagant, dit Athos en saluant à son tour les deux cavaliers. -- On voit que vous êtes honnête homme, monsieur, répondit le même seigneur qui avait déjà adressé la parole à Athos, et ce Mazarin est un véritable fléau. -- Hélas, monsieur, répondit Athos, à qui le dites-vous! Et ils se séparèrent avec force politesses. -- Cela tombe bien que nous devions y aller ce soir, dit Athos au vicomte, nous ferons notre compliment à ce pauvre homme. -- Mais quest-ce donc que M. Scarron, qui met ainsi en émoi tout Paris? demanda Raoul; est-ce quelque ministre disgracié? -- Oh! mon Dieu, non, vicomte, répondit Athos, cest tout bonnement un petit gentilhomme de grand esprit qui sera tombé dans la disgrâce du cardinal pour avoir fait quelque quatrain contre lui. -- Est-ce que les gentilshommes font des vers? demanda naïvement Raoul, je croyais que cétait déroger. -- Oui, mon cher vicomte, répondit Athos en riant, quand on les fait mauvais; mais quand on les fait bons, cela illustre encore. Voyez M. de Rotrou. Cependant, continua Athos du ton dont on donne un conseil salutaire, je crois quil vaut mieux ne pas en faire. -- Et alors, demanda Raoul, ce monsieur Scarron est poète? -- Oui, vous voilà prévenu, vicomte; faites bien attention à vous dans cette maison; ne parlez que par gestes, ou plutôt, écoutez toujours. -- Oui, monsieur, répondit Raoul. -- Vous me verrez causant beaucoup avec un gentilhomme de mes amis: ce sera labbé dHerblay, vous mavez souvent entendu parler. -- Je me rappelle, monsieur. -- Approchez-vous quelquefois de nous comme pour nous parler, mais ne nous parlez pas; nécoutez pas non plus. Ce jeu servira pour que les importuns ne nous dérangent pas. -- Fort bien, monsieur, et je vous obéirai de point en point. Athos alla faire deux visites dans Paris. Puis, à sept heures, ils se dirigèrent vers la rue des Tournelles. La rue était obstruée par les porteurs, les chevaux et les valets de pied. Athos se fit faire passage et entra suivi du jeune homme. La première personne qui le frappa en entrant fut Aramis, installé près dun fauteuil à roulettes, fort large, recouvert dun dais en tapisserie, sous lequel sagitait, enveloppée dans une couverture de brocart, une petite figure assez jeune, assez rieuse, mais parfois pâlissante, sans que ses yeux cessassent néanmoins dexprimer un sentiment vif, spirituel ou gracieux. Cétait labbé Scarron, toujours riant, raillant, complimentant, souffrant et se grattant avec une petite baguette. Autour de cette espèce de tente roulante, sempressait une foule de gentilshommes et de dames. La chambre était fort propre et convenablement meublée. De grandes pentes de soies brochées de fleurs qui avaient été autrefois de couleurs vives, et qui pour le moment étaient un peu passées, tombaient de larges fenêtres, la tapisserie était modeste, mais de bon goût. Deux laquais fort polis et dressés aux bonnes manières faisaient le service avec distinction. En apercevant Athos, Aramis savança vers lui, le prit par la main et le présenta à Scarron, qui témoigna autant de plaisir que de respect pour le nouvel hôte, et fit un compliment très spirituel pour le vicomte. Raoul resta interdit, car il ne sétait pas préparé à la majesté du bel esprit. Toutefois il salua avec beaucoup de grâce. Athos reçut ensuite les compliments de deux ou trois seigneurs auxquels le présenta Aramis; puis le tumulte de son entrée seffaça peu à peu, et la conversation devint générale. Au bout de quatre ou cinq minutes, que Raoul employa à se remettre et à prendre topographiquement connaissance de lassemblée, la porte se rouvrit, et un laquais annonça mademoiselle Paulet. Athos toucha de la main lépaule du vicomte. -- Regardez cette femme, Raoul, dit-il, car cest un personnage historique; cest chez elle que se rendait le roi Henri IV lorsquil fut assassiné. Raoul tressaillit; à chaque instant, depuis quelques jours, se levait pour lui quelque rideau qui lui découvrait un aspect héroïque: cette femme, encore jeune et encore belle, qui entrait, avait connu Henri IV et lui avait parlé. Chacun sempressa auprès de la nouvelle venue, car elle était toujours fort à la mode. Cétait une grande personne à taille fine et onduleuse, avec une forêt de cheveux dorés, comme Raphaël les affectionnait et comme Titien en a mis à toutes ses Madeleines. Cette couleur fauve, ou peut-être aussi la royauté quelle avait conquise sur les autres femmes, lavait fait surnommer la Lionne. Nos belles dames daujourdhui qui visent à ce titre fashionable sauront donc quil leur vient, non pas dAngleterre, comme elles le croyaient peut-être, mais de leur belle et spirituelle compatriote mademoiselle Paulet. Mademoiselle Paulet alla droit à Scarron, au milieu du murmure qui de toutes parts séleva à son arrivée. -- Eh bien, mon cher abbé! dit-elle de sa voix tranquille, vous voilà donc pauvre? Nous avons appris cela cet après-midi, chez madame de Rambouillet, cest M. de Grasse qui nous la dit. -- Oui, mais État est riche maintenant, dit Scarron; il faut savoir se sacrifier à son pays. -- Monsieur le cardinal va sacheter pour quinze cents livres de plus de pommades et de parfums par an, dit un frondeur quAthos reconnut pour le gentilhomme quil avait rencontré rue Saint- Honoré. -- Mais la Muse, que dira-t-elle, répondit Aramis de sa voix mielleuse; la Muse qui a besoin de la médiocrité dorée? Car enfin: _Si Virgilio puer aut tolerabile desit_ _Hospitium, caderent omnes a crinibus hydri._ -- Bon! dit Scarron en tendant la main à mademoiselle Paulet; mais si je nai plus mon hydre, il me reste au moins ma lionne. Tous les mots de Scarron paraissaient exquis ce soir-là. Cest le privilège de la persécution. M. Ménage en fit des bonds denthousiasme. Mademoiselle Paulet alla prendre sa place accoutumée; mais, avant de sasseoir, elle promena du haut de sa grandeur un regard de reine sur toute lassemblée, et ses yeux sarrêtèrent sur Raoul. Athos sourit. -- Vous avez été remarqué par mademoiselle Paulet, vicomte; allez la saluer. Donnez-vous pour ce que vous êtes, pour un franc provincial; mais ne vous avisez pas de lui parler de Henri IV. Le vicomte sapprocha en rougissant de la Lionne, et on le confondit bientôt avec tous les seigneurs qui entouraient la chaise. Cela faisait déjà deux groupes bien distincts: celui qui entourait M. Ménage, et celui qui entourait mademoiselle Paulet; Scarron courait de lun à lautre, manoeuvrant son fauteuil à roulettes au milieu de tout ce monde avec autant dadresse quun pilote expérimenté ferait dune barque au milieu dune mer parsemée décueils. -- Quand causerons-nous? dit Athos à Aramis. -- Tout à lheure, répondit celui-ci; il ny a pas encore assez de monde, et nous serions remarqués. En ce moment la porte souvrit, et le laquais annonça M. le coadjuteur. À ce nom, tout le monde se retourna, car cétait un nom qui commençait déjà à devenir fort célèbre. Athos fit comme les autres. Il ne connaissait labbé de Gondy que de nom. Il vit entrer un petit homme noir, mal fait, myope, maladroit de ses mains à toutes choses, excepté à tirer lépée et le pistolet, qui alla tout dabord donner contre une table quil faillit renverser; mais ayant avec tout cela quelque chose de haut et de fier dans le visage. Scarron se retourna de son côté et vint au-devant de lui dans son fauteuil, mademoiselle Paulet salua de sa place et de la main. -- Eh bien! dit le coadjuteur en apercevant Scarron, ce qui ne fut que lorsquil se trouva sur lui, vous voilà donc en disgrâce, labbé? Cétait la phrase sacramentelle; elle avait été dite cent fois dans la soirée, et Scarron en était à son centième bon mot sur le même sujet: aussi faillit-il rester court; mais un effort désespéré le sauva. -- M. le cardinal Mazarin a bien voulu songer à moi, dit-il. -- Prodigieux! sécria Ménage. -- Mais comment allez-vous faire pour continuer de nous recevoir? continua le coadjuteur. Si vos revenus baissent je vais être obligé de vous faire nommer chanoine de Notre-Dame. -- Oh! non pas, dit Scarron, je vous compromettrais trop. -- Alors vous avez des ressources que nous ne connaissons pas? -- Jemprunterai à la reine. -- Mais Sa Majesté na rien à elle, dit Aramis; ne vit-elle pas sous le régime de la communauté? Le coadjuteur se retourna et sourit à Aramis, en lui faisant du bout du doigt un signe damitié. -- Pardon, mon cher abbé, lui dit-il, vous êtes en retard, et il faut que je vous fasse un cadeau. -- De quoi? dit Aramis. -- Dun cordon de chapeau. Chacun se retourna du côté du coadjuteur, qui tira de sa poche un cordon de soie dune forme singulière. -- Ah! mais, dit Scarron, cest une fronde, cela! -- Justement, dit le, coadjuteur, on fait tout à la fronde. Mademoiselle Paulet, jai un éventail pour vous à la fronde. Je vous donnerai mon marchand de gants, dHerblay, il fait des gants à la fronde; et à vous, Scarron, mon boulanger avec un crédit illimité: il fait des pains à la fronde qui sont excellents. Aramis prit le cordon et le noua autour de son chapeau. En ce moment la porte souvrit, et le laquais cria à haute voix: -- Madame la duchesse de Chevreuse! Au nom de madame de Chevreuse, tout le monde se leva. Scarron dirigea vivement son fauteuil du côté de la porte. Raoul rougit. Athos fit un signe à Aramis, qui alla se tapir dans lembrasure dune fenêtre. Au milieu des compliments respectueux qui laccueillirent à son entrée, la duchesse cherchait visiblement quelquun ou quelque chose. Enfin elle distingua Raoul, et ses yeux devinrent étincelants: elle aperçut Athos, et devint rêveuse; elle vit Aramis dans lembrasure de la fenêtre, et fit un imperceptible mouvement de surprise derrière son éventail. -- À propos, dit-elle comme pour chasser les idées qui lenvahissaient malgré elle, comment va ce pauvre Voiture? Savez- vous, Scarron? -- Comment! M. Voiture est malade? demanda le seigneur qui avait parlé à Athos dans la rue Saint-Honoré, et qua-t-il donc encore? -- Il a joué sans avoir eu le soin de faire prendre par son laquais des chemises de rechange, dit le coadjuteur, de sorte quil a attrapé un froid et sen va mourant. -- Où donc cela? -- Eh! mon Dieu! chez moi. Imaginez donc que le pauvre Voiture avait fait un voeu solennel de ne plus jouer. Au bout de trois jours il ny peut plus tenir, et sachemine vers larchevêché pour que je le relève de son voeu. Malheureusement, en ce moment-là, jétais en affaires très sérieuses avec ce bon conseiller Broussel, au plus profond de mon appartement, lorsque Voiture aperçoit le marquis de Luynes à une table et attendant un joueur. Le marquis lappelle, linvite à se mettre à table. Voiture répond quil ne peut pas jouer que je ne laie relevé de son voeu. Luynes sengage en mon nom, prend le péché pour son compte; Voiture se met à table, perd quatre cents écus, prend froid en sortant et se couche pour ne plus se relever. -- Est-il donc si mal que cela, ce cher Voiture? demanda Aramis à demi caché derrière son rideau de fenêtre. -- Hélas! répondit M. Ménage, il est fort mal, et ce grand homme va peut-être nous quitter, _deseret orbem._ -- Bon, dit avec aigreur mademoiselle Paulet, lui, mourir! il na garde! il est entouré de sultanes comme un Turc. Madame de Saintot est accourue et lui donne des bouillons. La Renaudot lui chauffe ses draps, et il ny a pas jusquà notre amie, la marquise de Rambouillet, qui ne lui envoie des tisanes. -- Vous ne laimez pas, ma chère Parthénie! dit en riant Scarron. -- Oh! quelle injustice, mon cher malade! je le hais si peu que je ferais dire avec plaisir des messes pour le repos de son âme. -- Vous nêtes pas nommée Lionne pour rien, ma chère, dit madame de Chevreuse de sa place, et vous mordez rudement. -- Vous maltraitez fort un grand poète, ce me semble, madame, hasarda Raoul. -- Un grand poète, lui?... Allons, on voit bien, vicomte, que vous arrivez de province, comme vous me le disiez tout à lheure, et que vous ne lavez jamais vu. Lui! un grand poète? Eh! il a à peine cinq pieds. -- Bravo! bravo! dit un grand homme sec et noir avec une moustache orgueilleuse et une énorme rapière. Bravo, belle Paulet! il est temps enfin de remettre ce petit Voiture à sa place. Je déclare hautement que je crois me connaître en poésie, et que jai toujours trouvé la sienne fort détestable. -- Quel est donc ce capitan, monsieur? demanda Raoul à Athos. -- M. de Scudéry. -- Lauteur de la _Clélie_ et du _Grand Cyrus_? -- Quil a composés de compte à demi avec sa soeur, qui cause en ce moment avec cette jolie personne, là-bas, près de M. Scarron. Raoul se retourna et vit effectivement deux figures nouvelles qui venaient dentrer: lune toute charmante, toute frêle, toute triste, encadrée dans de beaux cheveux noirs, avec des yeux veloutés comme ces belles fleurs violettes de la pensée sous lesquelles étincelle un calice dor; lautre femme, semblant tenir celle-ci sous sa tutelle, était froide, sèche et jaune, une véritable figure de duègne ou de dévote. Raoul se promit bien de ne pas sortir du salon sans avoir parlé à la belle jeune fille aux yeux veloutés qui, par un étrange jeu de la pensée, venait, quoiquelle neût aucune ressemblance avec elle, de lui rappeler sa pauvre petite Louise quil avait laissée souffrante au château de La Vallière, et quau milieu de tout ce monde il avait oubliée un instant. Pendant ce temps, Aramis sétait approché du coadjuteur, qui, avec une mine toute rieuse, lui avait glissé quelques mots à loreille. Aramis, malgré sa puissance sur lui-même, ne put sempêcher de faire un léger mouvement. -- Riez donc, lui dit M. de Retz; on nous regarde. Et il le quitta pour aller causer avec madame de Chevreuse, qui avait un grand cercle autour delle. Aramis feignit de rire pour dépister lattention de quelques auditeurs curieux, et, sapercevant quà son tour Athos était allé se mettre dans lembrasure de la fenêtre où il était resté quelque temps, il sen fut, après avoir jeté quelques mots à droite et à gauche, le rejoindre sans affectation. Aussitôt quils se furent rejoints, ils entamèrent une conversation accompagnée de force gestes. Raoul alors sapprocha deux, comme le lui avait recommandé Athos. -- Cest un rondeau de M. Voiture que me débite M. labbé, dit Athos à haute voix, et que je trouve incomparable. Raoul demeura quelques instants près deux, puis il alla se confondre au groupe de madame de Chevreuse, dont sétaient rapprochées mademoiselle Paulet dun côté et mademoiselle de Scudéry de lautre. -- Eh bien! moi, dit le coadjuteur, je me permettrai de nêtre pas tout à fait de lavis de M. de Scudéry; je trouve au contraire que M. de Voiture est un poète, mais un pur poète. Les idées politiques lui manquent complètement. -- Ainsi donc? demanda Athos. -- Cest demain, dit précipitamment Aramis. -- À quelle heure? -- À six heures. -- Où cela? -- À Saint-Mandé. -- Qui vous la dit? -- Le comte de Rochefort. Quelquun sapprochait. -- Et les idées philosophiques? Cétaient celles-là qui lui manquaient à ce pauvre Voiture. Moi je me range à lavis de M. le coadjuteur: pur poète. -- Oui certainement, en poésie il était prodigieux, dit Ménage, et toutefois la postérité, tout en ladmirant, lui reprochera une chose, cest davoir amené dans la facture du vers une trop grande licence; il a tué la poésie sans le savoir. -- Tué, cest le mot, dit Scudéry. -- Mais quel chef-doeuvre que ses lettres, dit madame de Chevreuse. -- Oh! sous ce rapport, dit mademoiselle de Scudéry, cest un illustre complet. -- Cest vrai, répliqua mademoiselle Paulet, mais tant quil plaisante, car dans le genre épistolaire sérieux il est pitoyable, et sil ne dit les choses très crûment, vous conviendrez quil les dit fort mal. -- Mais vous conviendrez au moins que dans la plaisanterie il est inimitable. -- Oui, certainement, reprit Scudéry en tordant sa moustache; je trouve seulement que son comique est forcé et sa plaisanterie est par trop familière. Voyez sa _Lettre de la Carpe au Brochet._ -- Sans compter, reprit Ménage, que ses meilleures inspirations lui venaient de lhôtel Rambouillet. Voyez _Zélide et Alcidalis._ -- Quant à moi, dit Aramis en se rapprochant du cercle et en saluant respectueusement madame de Chevreuse, qui lui répondit par un gracieux sourire; quant à moi, je laccuserai encore davoir été trop libre avec les grands. Il a manqué souvent à madame la Princesse, à M. le maréchal dAlbert, à M. de Schomberg, à la reine elle-même. -- Comment, à la reine? demanda Scudéry en avançant la jambe droite comme pour se mettre en garde. Morbleu! je ne savais pas cela. Et comment donc a-t-il manqué à Sa Majesté? -- Ne connaissez-vous donc pas sa pièce:_ Je pensais?_ -- Non, dit madame de Chevreuse. -- Non, dit mademoiselle de Scudéry. -- Non, dit mademoiselle Paulet. -- En effet, je crois que la reine la communiquée à peu de personnes; mais moi je la tiens de mains sûres. -- Et vous la savez? -- Je me la rappellerais, je crois. -- Voyons! voyons! dirent toutes les voix. -- Voici dans quelle occasion la chose a été faite, dit Aramis. M. de Voiture était dans le carrosse de la reine, qui se promenait en tête à tête avec lui dans la forêt de Fontainebleau; il fit semblant de penser pour que la reine lui demandât à quoi il pensait, ce qui ne manqua point. «-- À quoi pensez-vous donc, monsieur de Voiture? demanda Sa Majesté. «Voiture sourit, fit semblant de réfléchir cinq secondes pour quon crût quil improvisait, et répondit: _Je pensais que la destinée,_ _Après tant dinjustes malheurs,_ _Vous a justement couronnée_ _De gloire, déclat et dhonneurs;_ _Mais que vous étiez plus heureuse,_ _Lorsque vous étiez autrefois,_ _Je ne dirai pas amoureuse! ..._ _La rime le veut toutefois._ Scudéry, Ménage et mademoiselle Paulet haussèrent les épaules. -- Attendez, attendez, dit Aramis, il y a trois strophes. -- Oh! dites trois couplets, dit mademoiselle de Scudéry, cest tout au plus une chanson. _Je pensais que ce pauvre Amour,_ _Qui toujours vous prêta ses armes,_ _Est banni loin de votre cour,_ _Sans ses traits, son arc et ses charmes;_ _Et de quoi puis-je profiter,_ _En pensant près de vous, Marie,_ _Si vous pouvez si maltraiter_ _Ceux qui vous ont si bien servie?_ -- Oh! quant à ce dernier trait, dit madame de Chevreuse, je ne sais sil est dans les règles poétiques, mais je demande grâce pour lui comme vérité et madame de Hautefort et madame de Sennecey se joindront à moi sil le faut, sans compter M. de Beaufort. -- Allez, allez, dit Scarron, cela ne me regarde plus: depuis ce matin je ne suis plus son malade. -- Et le dernier couplet? dit mademoiselle de Scudéry, le dernier couplet? voyons. -- Le voici, dit Aramis; celui-ci a lavantage de procéder par noms propres, de sorte quil ny a pas à sy tromper. _Je pensais, -- nous autres poètes,_ _Nous pensons extravagamment, -_ _Ce que, dans lhumeur où vous êtes,_ _Vous feriez, si dans ce moment_ _Vous avisiez en cette place_ _Venir le duc de Buckingham,_ _Et lequel serait en disgrâce,_ _Du duc ou du père Vincent._ À cette dernière strophe, il ny eut quun cri sur limpertinence de Voiture. -- Mais, dit à demi-voix la jeune fille aux yeux veloutés, mais jai le malheur de les trouver charmants, moi, ces vers. Cétait aussi lavis de Raoul, qui sapprocha de Scarron et lui dit en rougissant: -- Monsieur Scarron, faites-moi donc lhonneur, je vous prie, de me dire quelle est cette jeune dame qui est seule de son opinion contre toute cette illustre assemblée. -- Ah! ah! mon jeune vicomte, dit Scarron, je crois que vous avez envie de lui proposer une alliance offensive et défensive? Raoul rougit de nouveau. -- Javoue, dit-il, que je trouve ces vers fort jolis. -- Et ils le sont en effet, dit Scarron; mais chut, entre poètes, on ne dit pas de ces choses-là. -- Mais moi, dit Raoul, je nai pas lhonneur dêtre poète, et je vous demandais... -- Cest vrai: quelle était cette jeune dame, nest-ce pas? Cest la belle Indienne. -- Veuillez mexcuser, monsieur, dit en rougissant Raoul, mais je nen sais pas plus quauparavant. Hélas! je suis provincial. -- Ce qui veut dire que vous ne connaissez pas grandchose au phébus qui ruisselle ici de toutes les bouches. Tant mieux, jeune homme, tant mieux! Ne cherchez pas à comprendre, vous y perdriez votre temps; et quand vous le comprendrez, il faut espérer quon ne le parlera plus. -- Ainsi, vous me pardonnez, monsieur, dit Raoul, et vous daignerez me dire quelle est la personne que vous appelez la belle Indienne? -- Oui, certes, cest une des plus charmantes personnes qui existent, mademoiselle Françoise dAubigné. -- Est-elle de la famille du fameux Agrippa, lami du roi Henri IV? -- Cest sa petite-fille. Elle arrive de la Martinique, voilà pourquoi je lappelle la belle Indienne. Raoul ouvrit des yeux excessifs; et ses yeux rencontrèrent ceux de la jeune dame qui sourit. On continuait à parler de Voiture. -- Monsieur, dit mademoiselle dAubigné en sadressant à son tour à Scarron comme pour entrer dans la conversation quil avait avec le jeune vicomte, nadmirez-vous pas les amis du pauvre Voiture! Mais écoutez donc comme ils le plument tout en le louant! Lun lui ôte le bon sens, lautre la poésie, lautre loriginalité, lautre le comique, lautre lindépendance, lautre... Eh mais, bon Dieu! que vont-ils donc lui laisser, à cet illustre complet? comme a dit mademoiselle de Scudéry. Scarron se mit à rire et Raoul aussi. La belle Indienne, étonnée elle-même de leffet quelle avait produit, baissa les yeux et reprit son air naïf. -- Voilà une spirituelle personne, dit Raoul. Athos, toujours dans lembrasure de la fenêtre planait sur toute cette scène, le sourire du dédain sur les lèvres. -- Appelez donc M. le comte de La Fère, dit madame de Chevreuse au coadjuteur, jai besoin de lui parler. -- Et moi, dit le coadjuteur, jai besoin quon croie que je ne lui parle pas. Je laime et ladmire, car je connais ses anciennes aventures, quelques-unes, du moins; mais je ne compte le saluer quaprès-demain matin. -- Et pourquoi après-demain matin? demanda madame de Chevreuse. -- Vous saurez cela demain soir, dit le coadjuteur en riant. -- En vérité, mon cher Gondy, dit la duchesse, vous parlez comme lApocalypse. Monsieur dHerblay, ajouta-t-elle en se retournant du côté dAramis, voulez-vous bien encore une fois être mon servant ce soir? -- Comment donc, duchesse? dit Aramis, ce soir, demain, toujours, ordonnez. -- Eh bien! allez me chercher le comte de La Fère, je veux lui parler. Aramis sapprocha dAthos et revint avec lui. -- Monsieur le comte, dit la duchesse en remettant une lettre à Athos, voici ce que je vous ai promis. Notre protégé sera parfaitement reçu. -- Madame, dit Athos, il est bien heureux de vous devoir quelque chose. -- Vous navez rien à lui envier sous ce rapport; car moi je vous dois de lavoir connu, répliqua la malicieuse femme avec un sourire qui rappela Marie Michon à Aramis et à Athos. Et à ce mot, elle se leva et demanda son carrosse. Mademoiselle Paulet était déjà partie, mademoiselle de Scudéry partait. -- Vicomte, dit Athos en sadressant à Raoul, suivez madame la duchesse de Chevreuse; priez-la quelle vous fasse la grâce de prendre votre main pour descendre, et en descendant remerciez-la. La belle indienne sapprocha de Scarron pour prendre congé de lui. -- Vous vous en allez déjà? dit-il. -- Je men vais une des dernières, comme vous le voyez. Si vous avez des nouvelles de M. de Voiture, et quelles soient bonnes surtout, faites-moi la grâce de men envoyer demain. -- Oh! maintenant, dit Scarron, il peut mourir. -- Comment cela? dit la jeune fille aux yeux de velours. -- Sans doute, son panégyrique est fait. Et lon se quitta en riant, la jeune fille se retournant pour regarder le pauvre paralytique avec intérêt, le pauvre paralytique la suivant des yeux avec amour. Peu à peu les groupes séclaircirent. Scarron ne fit pas semblant de voir que certains de ses hôtes sétaient parlé mystérieusement, que des lettres étaient venues pour plusieurs, et que sa soirée semblait avoir eu un but mystérieux qui sécartait de la littérature, dont on avait cependant tant fait de bruit. Mais quimportait à Scarron? on pouvait maintenant fronder chez lui tout à laise: depuis le matin comme il lavait dit, il nétait plus le malade de la reine. Quant à Raoul, il avait en effet accompagné la duchesse jusquà son carrosse, où elle avait pris place en lui donnant sa main à baiser; puis, par un de ses fous caprices qui la rendaient si adorable et surtout si dangereuse, elle lavait saisi tout à coup par la tête et lavait embrassé au front en lui disant: -- Vicomte, que mes voeux et ce baiser vous portent bonheur! Puis elle lavait repoussé et avait ordonné au cocher de toucher à lhôtel de Luynes. Le carrosse était parti; madame de Chevreuse avait fait au jeune homme un dernier signe par la portière, et Raoul était remonté tout interdit. Athos comprit ce qui sétait passé et sourit. -- Venez, vicomte, dit-il, il est temps de vous retirer; vous partez demain pour larmée de M. le Prince; dormez bien votre dernière nuit de citadin. -- Je serai donc soldat? dit le jeune homme; oh! monsieur, merci de tout mon coeur! -- Adieu, comte, dit labbé dHerblay; je rentre dans mon couvent. -- Adieu, labbé, dit le coadjuteur, je prêche demain, et jai vingt textes à consulter ce soir. -- Adieu, messieurs, dit le comte; moi je vais dormir vingt-quatre heures de suite, je tombe de lassitude. Les trois hommes se saluèrent après avoir échangé un dernier regard. Scarron les suivait du coin de loeil à travers les portières de son salon. -- Pas un deux ne fera ce quil dit, murmura-t-il avec son petit sourire de singe; mais quils aillent, les braves gentilshommes! Qui sait sils ne travaillent pas à me faire rendre ma pension!... Ils peuvent remuer les bras, eux, cest beaucoup; hélas! moi je nai que la langue, mais je tâcherai de prouver que cest quelque chose. Holà! Champenois, voilà onze heures qui sonnent. Venez me rouler vers mon lit... En vérité, cette demoiselle dAubigné est bien charmante! Sur ce, le pauvre paralytique disparut dans sa chambre à coucher, dont la porte se referma derrière lui, et les lumières séteignirent lune après lautre dans le salon de la rue des Tournelles. XXIV. Saint-Denis Le jour commençait à poindre lorsque Athos se leva et se fit habiller; il était facile de voir, à sa pâleur, plus grande que dhabitude, et à ces traces que linsomnie laisse sur le visage, quil avait dû passer presque toute la nuit sans dormir. Contre lhabitude de cet homme si ferme et si décidé, il y avait ce matin dans toute sa personne quelque chose de lent et dirrésolu. Cest quil soccupait des préparatifs de départ de Raoul et quil cherchait à gagner du temps. Dabord, il fourbit lui-même une épée quil tira de son étui de cuir parfumé, examina si la poignée était bien en garde, et si la lame tenait solidement à la poignée. Puis il jeta au fond dune valise destinée au jeune homme un petit sac plein de louis, appela Olivain, cétait le nom du laquais qui lavait suivi de Blois, lui fit faire le portemanteau! devant lui, veillant à ce que toutes les choses nécessaires à un jeune homme qui se met en campagne y fussent renfermées. Enfin, après avoir employé à peu près une heure à tous ces soins, il ouvrit la porte qui conduisait dans la chambre du vicomte et entra légèrement. Le soleil, déjà radieux, pénétrait dans la chambre par la fenêtre à larges panneaux, dont Raoul, rentré tard, avait négligé de fermer les rideaux la veille. Il dormait encore, la tête gracieusement appuyée sur son bras. Ses longs cheveux noirs couvraient à demi son front charmant et tout humide de cette vapeur qui roule en perles le long des joues de lenfant fatigué. Athos sapprocha, et le corps incliné dans une attitude pleine de tendre mélancolie, il regarda longtemps ce jeune homme à la bouche souriante, aux paupières mi-closes, dont les rêves devaient être doux et le sommeil léger, tant son ange protecteur mettait dans sa garde muette de sollicitude et daffection. Peu à peu Athos se laissa entraîner charmes de sa rêverie en présence de cette jeunesse si riche et si pure. Sa jeunesse à lui reparut, apportant tous ces souvenirs suaves, qui sont plutôt des parfums que des pensées. De ce passé au présent il y avait un abîme. Mais limagination a le vol de lange et de léclair; elle franchit les mers où nous avons failli faire naufrage, les ténèbres où nos illusions se sont perdues, le précipice où notre bonheur sest englouti. Il songea que toute la première partie de sa vie à lui avait été brisée par une femme; il pensa avec terreur quelle influence pouvait avoir lamour sur une organisation si fine et si vigoureuse à la fois. En se rappelant tout ce quil avait souffert, il prévit tout ce que Raoul pouvait souffrir, et lexpression de la tendre et profonde pitié qui passa dans son coeur se répandit dans le regard humide dont il couvrit le jeune homme. À ce moment Raoul séveilla de ce réveil sans nuages, sans ténèbres et sans fatigues qui caractérise certaines organisations délicates comme celle de loiseau. Ses yeux sarrêtèrent sur ceux dAthos, et il comprit sans doute tout ce qui se passait dans le coeur de cet homme qui attendait son réveil comme un amant attend le réveil de sa maîtresse, car son regard à son tour prit lexpression dun amour infini. -- Vous étiez là, monsieur? dit-il avec respect. -- Oui, Raoul, jétais là, dit le comte. -- Et vous ne méveilliez point? -- Je voulais vous laisser encore quelques moments de ce bon sommeil, mon ami; vous devez être fatigué de la journée dhier, qui sest prolongée si avant dans la nuit. -- Oh! monsieur, que vous êtes bon! dit Raoul. Athos sourit. -- Comment vous trouvez-vous? lui dit-il. -- Mais parfaitement bien, monsieur, et tout à fait remis et dispos. -- Cest que vous grandissez encore, continua Athos avec un intérêt paternel et charmant dhomme mûr pour le jeune homme, et que les fatigues sont doubles à votre âge. -- Oh! monsieur, je vous demande bien pardon, dit Raoul honteux de tant de prévenances, mais dans un instant je vais être habillé. Athos appela Olivain, et en effet au bout de dix minutes, avec cette ponctualité quAthos, rompu au service militaire, avait transmise à son pupille, le jeune homme fut prêt. -- Maintenant, dit le jeune homme au laquais, occupez-vous de mon bagage. -- Vos bagages vous attendent, Raoul, dit Athos. Jai fait faire la valise sous mes yeux, et rien ne vous manquera. Elle doit déjà, ainsi que le portemanteau du laquais, être placée sur les chevaux, si toutefois on a suivi les ordres que jai donnés. -- Tout a été fait selon la volonté de monsieur le comte, dit Olivain, et les chevaux attendent. -- Et moi qui dormais, sécria Raoul, tandis que vous, monsieur, vous aviez la bonté de vous occuper de tous ces détails! Oh! mais, en vérité, monsieur, vous me comblez de bontés. -- Ainsi vous maimez un peu, je lespère du moins? répliqua Athos dun ton presque attendri. -- Oh! monsieur, sécria Raoul, qui, pour ne pas manifester son émotion par un élan de tendresse, se domptait presque à suffoquer, oh! Dieu mest témoin que je vous aime et que je vous vénère. -- Voyez si vous noubliez rien, dit Athos en faisant semblant de chercher autour de lui pour cacher son émotion. -- Mais non, monsieur, dit Raoul. Le laquais sapprocha alors dAthos avec une certaine hésitation, et lui dit tout bas: -- M. le vicomte na pas dépée, car monsieur le comte ma fait enlever hier soir celle quil a quittée. -- Cest bien, dit Athos, cela me regarde. Raoul ne parut pas sapercevoir du colloque. Il descendit, regardant le comte à chaque instant pour voir si le moment des adieux était arrivé; mais Athos ne sourcillait pas. Arrivé sur le perron, Raoul vit trois chevaux. -- Oh! monsieur, sécria-t-il tout radieux, vous maccompagnez donc? -- Je veux vous conduire quelque peu, dit Athos. La joie brilla dans les yeux de Raoul, et il sélança légèrement sur son cheval. Athos monta lentement sur le sien après avoir dit un mot tout bas au laquais, qui, au lieu de suivre immédiatement, remonta au logis. Raoul, enchanté dêtre en la compagnie du comte, ne saperçut ou feignit de ne sapercevoir de rien. Les deux gentilshommes prirent par le Pont-Neuf, suivirent les quais ou plutôt ce quon appelait alors labreuvoir Pépin, et longèrent les murs du Grand-Châtelet. Ils entraient dans la rue Saint-Denis lorsquils furent rejoints par le laquais. La route se fit silencieusement. Raoul sentait bien que le moment de la séparation approchait; le comte avait donné la veille différents ordres pour des choses qui le regardaient, dans le courant de la journée. Dailleurs ses regards redoublaient de tendresse, et les quelques paroles quil laissait échapper redoublaient daffection. De temps en temps une réflexion ou un conseil lui échappait, et ses paroles étaient pleines de sollicitude. Après avoir passé la porte Saint-Denis, et comme les deux cavaliers étaient arrivés à la hauteur des Récollets, Athos jeta les yeux sur la monture du vicomte. -- Prenez-y garde, Raoul, lui dit-il, je vous lai déjà dit souvent; il faudrait ne point oublier cela, car cest un grand défaut dans un écuyer. Voyez! votre cheval est déjà fatigué; il écume, tandis que le mien semble sortir de lécurie. Vous lui endurcissez la bouche en lui serrant ainsi le mors; et, faites-y attention, vous ne pouvez plus le faire manoeuvrer avec la promptitude nécessaire. Le salut dun cavalier est parfois dans la prompte obéissance de son cheval. Dans huit jours, songez-y, vous ne manoeuvrerez plus dans un manège, mais sur un champ de bataille. Puis tout à coup, pour ne point donner une trop triste importance à cette observation: -- Voyez donc, Raoul, continua Athos, la belle plaine pour voler la perdrix. Le jeune homme profitait de la leçon, et admirait surtout avec quelle tendre délicatesse elle était donnée. -- Jai encore remarqué lautre jour une chose, disait Athos, cest quen tirant le pistolet vous teniez le bras trop tendu. Cette tension fait perdre la justesse du coup. Aussi, sur douze fois manquâtes-vous trois fois le but. -- Que vous atteignîtes douze fois, vous, monsieur, répondit en souriant Raoul. -- Parce que je pliais la saignée et que je reposais ainsi ma main sur mon coude. Comprenez-vous bien ce que je veux vous dire, Raoul? -- Oui, monsieur; jai tiré seul depuis en suivant ce conseil, et jai obtenu un succès entier. -- Tenez, reprit Athos, cest comme en faisant des armes, vous chargez trop votre adversaire. Cest un défaut de votre âge, je le sais bien; mais le mouvement du corps en chargeant dérange toujours lépée de la ligne; et si vous aviez affaire à un homme de sang-froid, il vous arrêterait au premier pas que vous feriez ainsi par un simple dégagement, ou même par un coup droit. -- Oui, monsieur, comme vous lavez fait bien souvent, mais tout le monde na pas votre adresse et votre courage. -- Que voilà un vent frais! reprit Athos, cest un souvenir de lhiver. À propos, dites-moi, si vous allez au feu, et vous irez, car vous êtes recommandé à un jeune général qui aime fort la poudre, souvenez-vous bien dans une lutte particulière, comme cela arrive souvent à nous autres cavaliers surtout, souvenez-vous bien de ne tirer jamais le premier: qui tire le premier touche rarement son homme, car il tire avec la crainte de rester désarmé devant un ennemi armé; puis, lorsquil tirera, faites cabrer votre cheval; cette manoeuvre ma sauvé deux ou trois fois la vie. -- Je lemploierai, ne fût-ce que par reconnaissance. -- Eh! dit Athos, ne sont-ce pas des braconniers quon arrête là- bas? Oui, vraiment... Puis encore une chose importante, Raoul: si vous êtes blessé dans une charge, si vous tombez de votre cheval et sil vous reste encore quelque force, dérangez-vous de la ligne qua suivie votre régiment; autrement, il peut être ramené, et vous seriez foulé aux pieds des chevaux. En tout cas, si vous étiez blessé, écrivez-moi à linstant même, ou faites-moi écrire; nous nous connaissons en blessures, nous autres, ajouta Athos en souriant. -- Merci, monsieur, répondit le jeune homme tout ému. -- Ah! nous voici à Saint-Denis, murmura Athos. Ils arrivaient effectivement en ce moment à la porte de la ville, gardée par deux sentinelles. Lune dit à lautre: -- Voici encore un jeune gentilhomme qui ma lair de se rendre à larmée. Athos se retourna: tout ce qui soccupait, dune façon même indirecte, de Raoul prenait aussitôt un intérêt à ses yeux. -- À quoi voyez-vous cela? demanda-t-il. -- À son air, monsieur, dit la sentinelle. Dailleurs il a lâge. Cest le second daujourdhui. -- Il est déjà passé ce matin un jeune homme comme moi? demanda Raoul. -- Oui, ma foi, de haute mine et dans un bel équipage, cela ma eu lair de quelque fils de bonne maison. -- Ce me sera un compagnon de route, monsieur, reprit Raoul en continuant son chemin; mais, hélas! il ne me fera pas oublier celui que je perds. -- Je ne crois pas que vous le rejoigniez, Raoul, car jai à vous parler ici, et ce que jai à vous dire durera peut-être assez de temps pour que ce gentilhomme prenne de lavance sur vous. -- Comme il vous plaira, monsieur. Tout en causant ainsi on traversait les rues qui étaient pleines de monde à cause de la solennité de la fête, et lon arrivait en face de la vieille basilique, dans laquelle on disait une première messe. -- Mettons pied à terre, Raoul, dit Athos. Vous, Olivain, gardez nos chevaux et me donnez lépée. Athos prit à la main lépée que lui tendait le laquais, et les deux gentilshommes entrèrent dans léglise. Athos présenta de leau bénite à Raoul. Il y a dans certains coeurs de père un peu de cet amour prévenant quun amant a pour sa maîtresse. Le jeune homme toucha la main dAthos, salua et se signa. Athos dit un mot à lun des gardiens, qui sinclina et marcha dans la direction des caveaux. -- Venez, Raoul, dit Athos, et suivons cet homme. Le gardien ouvrit la grille des tombes royales et se tint sur la haute marche, tandis quAthos et Raoul descendaient. Les profondeurs de lescalier sépulcral étaient éclairées par une lampe dargent brûlant sur la dernière marche, et juste au-dessous de cette lampe reposait, enveloppé dun large manteau de velours violet semé de fleurs de lis dor, un catafalque soutenu par des chevalets de chêne. Le jeune homme, préparé à cette situation par létat de son propre coeur plein de tristesse, par la majesté de léglise quil avait traversée, était descendu dun pas lent et solennel, et se tenait debout et la tête découverte devant cette dépouille mortelle du dernier roi, qui ne devait aller rejoindre ses aïeux que lorsque son successeur viendrait le rejoindre lui-même, et qui semblait demeurer là pour dire à lorgueil humain, parfois si facile à sexalter sur le trône: -- Poussière terrestre, je tattends! Il se fit un instant de silence. Puis Athos leva la main, et désignant du doigt le cercueil: -- Cette sépulture incertaine, dit-il, est celle dun homme faible et sans grandeur, et qui eut cependant un règne plein dimmenses événements; cest quau-dessus de ce roi veillait lesprit dun autre homme, comme cette lampe veille au-dessus de ce cercueil et léclaire. Celui-là, cétait le roi réel, Raoul; lautre nétait quun fantôme dans lequel il mettait son âme. Et cependant, tant est puissante la majesté monarchique chez nous, cet homme na pas même lhonneur dune tombe aux pieds de celui pour la gloire duquel il a usé sa vie, car cet homme, Raoul, souvenez-vous de cette chose, sil a fait ce roi petit, il a fait la royauté grande, et il y a deux choses enfermées au palais du Louvre: le roi, qui meurt, et la royauté qui ne meurt pas. Ce règne est passé, Raoul; ce ministre tant redouté, tant craint, tant haï de son maître, est descendu dans la tombe, tirant après lui le roi quil ne voulait pas laisser vivre seul, de peur sans doute quil ne détruisît son oeuvre, car un roi nédifie que lorsquil a près de lui soit Dieu, soit lesprit de Dieu. Alors, cependant, tout le monde regarda la mort du cardinal comme une délivrance, et moi- même, tant sont aveugles les contemporains, jai quelquefois traversé en face les desseins de ce grand homme qui tenait la France dans ses mains, et qui, selon quil les serrait ou les ouvrait, létouffait ou lui donnait de lair à son gré. Sil ne ma pas broyé, moi et mes amis, dans sa terrible colère, cétait sans doute pour que je puisse aujourdhui vous dire: Raoul, sachez distinguer toujours le roi de la royauté; le roi nest quun homme, la royauté, cest lesprit de Dieu; quand vous serez dans le doute de savoir qui vous devez servir, abandonnez lapparence matérielle pour le principe invisible, car le principe invisible est tout. Seulement, Dieu a voulu rendre ce principe palpable en lincarnant dans un homme. Raoul, il me semble que je vois votre avenir comme à travers un nuage. Il est meilleur que le nôtre, je le crois. Tout au contraire de nous, qui avons eu un ministre sans roi, vous aurez, vous, un roi sans ministre. Vous pourrez donc servir, aimer et respecter le roi. Si ce roi est un tyran, car la toute-puissance a son vertige qui la pousse à la tyrannie, servez, aimez et respectez la royauté, cest-à-dire la chose infaillible, cest-à-dire lesprit de Dieu sur la terre, cest-à-dire cette étincelle céleste qui fait la poussière si grande et si sainte que, nous autres gentilshommes de haut lieu cependant, nous sommes aussi peu de chose devant ce corps étendu sur la dernière marche de cet escalier que ce corps lui-même devant le trône du Seigneur. -- Jadorerai Dieu, monsieur, dit Raoul, je respecterai la royauté; je servirai le roi, et tâcherai, si je meurs, que ce soit pour le roi, pour la royauté ou pour Dieu. Vous ai-je bien compris? Athos sourit. -- Vous êtes une noble nature, dit-il, voici votre épée. Raoul mit un genou en terre. -- Elle a été portée par mon père, un loyal gentilhomme. Je lai portée à mon tour, et lui ai fait honneur quelquefois quand la poignée était dans ma main et que son fourreau pendait à mon côté. Si votre main est faible encore pour manier cette épée, Raoul, tant mieux, vous aurez plus de temps à apprendre à ne la tirer que lorsquelle devra voir le jour. -- Monsieur, dit Raoul en recevant lépée de la main du comte, je vous dois tout; cependant, cette épée est le plus précieux présent que vous mayez fait. Je la porterai, je vous jure, en homme reconnaissant. Et il approcha ses lèvres de la poignée, quil baisa avec respect. -- Cest bien, dit Athos. Relevez-vous, vicomte, et embrassons- nous. Raoul se releva et se jeta avec effusion dans les bras dAthos. -- Adieu, murmura le comte, qui sentait son coeur se fondre, adieu, et pensez à moi. -- Oh! éternellement! éternellement! sécria le jeune homme. Oh! je le jure, monsieur, et sil marrive malheur, votre nom sera le dernier nom que je prononcerai, votre souvenir ma dernière pensée. Athos remonta précipitamment pour cacher son émotion, donna une pièce dor au gardien des tombeaux, sinclina devant lautel et gagna à grands pas le porche de léglise, au bas duquel Olivain attendait avec les deux autres chevaux. -- Olivain, dit-il en montrant le baudrier de Raoul, resserrez la boucle de cette épée qui tombe un peu bas. Bien. Maintenant, vous accompagnerez M. le vicomte jusquà ce que Grimaud vous ait rejoints; lui venu, vous quitterez le vicomte. Vous entendez, Raoul? Grimaud est un vieux serviteur plein de courage et de prudence, Grimaud vous suivra. -- Oui, monsieur, dit Raoul. -- Allons, à cheval, que je vous voie partir. Raoul obéit. -- Adieu! Raoul, dit le comte, adieu, mon cher enfant. -- Adieu, monsieur, dit Raoul, adieu, mon bien-aimé protecteur! Athos fit signe de la main, car il nosait parler, et Raoul séloigna, la tête découverte. Athos resta immobile et le regardant aller jusquau moment où il disparut au tournant dune rue. Alors le comte jeta la bride de son cheval aux mains dun paysan, remonta lentement les degrés, rentra dans léglise, alla sagenouiller dans le coin le plus obscur et pria. XXV. Un des quarante moyens dévasion de Monsieur de Beaufort Cependant le temps sécoulait pour le prisonnier comme pour ceux qui soccupaient de sa fuite: seulement, il sécoulait plus lentement. Tout au contraire des autres hommes qui prennent avec ardeur une résolution périlleuse et qui se refroidissent à mesure que le moment de lexécuter se rapproche, le duc de Beaufort, dont le courage bouillant était passé en proverbe, et quavait enchaîné une inaction de cinq années, le duc de Beaufort semblait pousser le temps devant lui et appelait de tous ses voeux lheure de laction. Il y avait dans son évasion seule, à part les projets quil nourrissait pour lavenir, projets, il faut lavouer, encore fort vagues et fort incertains, un commencement de vengeance qui lui dilatait le coeur. Dabord sa fuite était une mauvaise affaire pour M. de Chavigny, quil avait pris en haine à cause des petites persécutions auxquelles il lavait soumis; puis, une plus mauvaise affaire contre le Mazarin, que avait pris en exécration à cause des grands reproches quil avait à lui faire. On voit que toute proportion était gardée entre les sentiments que M. de Beaufort avait voués au gouverneur et au ministre, au subordonné et au maître. Puis M. de Beaufort, qui connaissait si bien lintérieur du Palais-Royal, qui nignorait pas les relations de la reine et du cardinal, mettait en scène, de sa prison, tout ce mouvement dramatique qui allait sopérer, quand ce bruit retentirait du cabinet du ministre à la chambre dAnne dAutriche: M. de Beaufort est sauvé! En se disant tout cela à lui-même, M. de Beaufort souriait doucement, se croyait déjà dehors, respirant lair des plaines et des forêts, pressant un cheval vigoureux entre ses jambes et criant à haute voix: «Je suis libre!» Il est vrai quen revenant à lui, il se trouvait entre ses quatre murailles, voyait à dix pas de lui La Ramée qui tournait ses pouces lun autour de lautre, et dans lantichambre, ses gardes qui riaient ou qui buvaient. La seule chose qui le reposait de cet odieux tableau, tant est grande linstabilité de lesprit humain, cétait la figure refrognée de Grimaud, cette figure quil avait prise dabord en haine, et qui depuis était devenue toute son espérance. Grimaud lui semblait un Antinoüs. Il est inutile de dire que tout cela était un jeu de limagination fiévreuse du prisonnier. Grimaud était toujours le même. Aussi avait-il conservé la confiance entière de son supérieur La Ramée, qui maintenant se serait fié à lui mieux quà lui-même: car, nous lavons dit, La Ramée se sentait au fond du coeur un certain faible pour M. de Beaufort. Aussi ce bon La Ramée se faisait-il une fête de ce petit souper en tête à tête avec son prisonnier. La Ramée navait quun défaut, il était gourmand; il avait trouvé les pâtés bons, le vin excellent. Or, le successeur du père Marteau lui avait promis un pâté de faisan au lieu dun pâté de volaille, et du vin de Chambertin au lieu du vin de Mâcon. Tout cela, rehaussé de la présence de cet excellent prince qui était si bon au fond, qui inventait de si drôles de tours contre M. de Chavigny, et de, si bonnes plaisanteries contre le Mazarin, faisait pour La Ramée, de cette belle Pentecôte qui allait venir, une des quatre grandes fêtes de lannée. La Ramée attendait donc six heures du soir avec autant dimpatience que le duc. Dès le matin il sétait préoccupé de tous les détails, et, ne se fiant quà lui-même, il avait fait en personne une visite au successeur du père Marteau. Celui-ci sétait surpassé: il lui montra un véritable pâté monstre, orné sur sa couverture des armes de M. de Beaufort: le pâté était vide encore, mais près de lui étaient un faisan et deux perdrix, piqués si menu, quils avaient lair chacun dune pelote dépingles. Leau en était venue à la bouche de La Ramée, et il était rentré dans la chambre du duc en se frottant les mains. Pour comble de bonheur, comme nous lavons dit, M. de Chavigny, se reposant sur La Ramée, était allé faire lui-même un petit voyage, et était parti le matin même, ce qui faisait de La Ramée le sous- gouverneur du château. Quant à Grimaud, il paraissait plus refrogné que jamais. Dans la matinée, M. de Beaufort avait fait avec La Ramée une partie de paume; un signe de Grimaud lui avait fait comprendre de faire attention à tout. Grimaud, marchant devant, traçait le chemin quon avait à suivre le soir. Le jeu de paume était dans ce quon appelait lenclos de la petite cour du château. Cétait un endroit assez désert, où lon ne mettait de sentinelles quau moment où M. de Beaufort faisait sa partie; encore, à cause de la hauteur de la muraille, cette précaution paraissait-elle superflue. Il y avait trois portes à ouvrir avant darriver à cet enclos. Chacune souvrait avec une clef différente. En arrivant à lenclos, Grimaud alla machinalement sasseoir près dune meurtrière, les jambes pendantes en dehors de la muraille. Il devenait évident que cétait à cet endroit quon attacherait léchelle de corde. Toute cette manoeuvre, compréhensible pour le duc de Beaufort, était, on en conviendra, inintelligible pour La Ramée. La partie commença. Cette fois, M. de Beaufort était en veine, et lon eût dit quil posait avec la main les balles où il voulait quelles allassent. La Ramée fut complètement battu. Quatre des gardes de M. de Beaufort lavaient suivi et ramassaient les balles: le jeu terminé, M. de Beaufort, tout en raillant à son aise La Ramée sur sa maladresse, offrit aux gardes deux louis pour aller boire à sa santé avec leurs quatre autres camarades. Les gardes demandèrent lautorisation de La Ramée, qui la leur donna, mais pour le soir seulement. Jusque-là, La Ramée avait à soccuper de détails importants; il désirait, comme il avait des courses à faire, que le prisonnier ne fût pas perdu de vue. M. de Beaufort aurait arrangé les choses lui-même que, selon toute probabilité, il les eût faites moins à sa convenance que ne le faisait son gardien. Enfin six heures sonnèrent; quoiquon ne dût se mettre à table quà sept heures, le dîner se trouvait prêt et servi. Sur un buffet était le pâté colossal aux armes du duc et paraissant cuit à point, autant quon en pouvait juger par la couleur dorée qui enluminait sa croûte. Le reste du dîner était à lavenant. Tout le monde était impatient, les gardes daller boire, La Ramée de se mettre à table, et M. de Beaufort de se sauver. Grimaud seul était impassible. On eût dit quAthos avait fait son éducation dans la prévision de cette grande circonstance. Il y avait des moments où, en le regardant, le duc de Beaufort se demandait sil ne faisait point un rêve, et si cette figure de marbre était bien réellement à son service et sanimerait au moment venu. La Ramée renvoya les gardes en leur recommandant de boire à la santé du prince; puis, lorsquils furent partis, il ferma les portes, mit les clefs dans sa poche, et montra la table au prince dun air qui voulait dire: -- Quand Monseigneur voudra. Le prince regarda Grimaud, Grimaud regarda la pendule: il était six heures un quart à peine, lévasion était fixée à sept heures, il y avait donc trois quarts dheure à attendre. Le prince, pour gagner un quart dheure, prétexta une lecture qui lintéressait et demanda à finir son chapitre. La Ramée sapprocha, regarda par-dessus son épaule quel était ce livre qui avait sur le prince cette influence de lempêcher de se mettre à table quand le dîner était servi. Cétaient les _Commentaires de César_, que lui-même, contre les ordonnances de M. de Chavigny, lui avait procurés trois jours auparavant. La Ramée se promit bien de ne plus se mettre en contravention avec les règlements du donjon. En attendant, il déboucha les bouteilles et alla flairer le pâté. À six heures et demie, le duc se leva en disant avec gravité: -- Décidément, César était le plus grand homme de lantiquité. -- Vous trouvez, Monseigneur, dit La Ramée. -- Oui. -- Eh bien! moi, reprit La Ramée, jaime mieux Annibal. -- Et pourquoi cela, maître La Ramée? demanda le duc. -- Parce quil na pas laissé de Commentaires, dit La Ramée avec son gros sourire. Le duc comprit lallusion et se mit à table en faisant signe à La Ramée de se placer en face de lui. Lexempt ne se le fit pas répéter deux fois. Il ny a pas de figure aussi expressive que celle dun véritable gourmand qui se trouve en face dune bonne table; aussi, en recevant son assiette de potage des mains de Grimaud, la figure de La Ramée présentait-elle le sentiment de la parfaite béatitude. Le duc le regarda avec un sourire. -- Ventre-saint-gris! La Ramée, sécria-t-il, savez-vous que si on me disait quil y a en ce moment en France un homme plus heureux que vous, je ne le croirais pas! -- Et vous auriez, ma foi, raison, Monseigneur, dit La Ramée. Quant à moi, javoue que lorsque jai faim, je ne connais pas de vue plus agréable quune table bien servie, et si vous ajoutez, continua La Ramée, que celui qui fait les honneurs de cette table est le petit-fils de Henri le Grand, alors vous comprendrez, Monseigneur, que lhonneur quon reçoit double le plaisir quon goûte. Le prince sinclina à son tour, et un imperceptible sourire parut sur le visage de Grimaud, qui se tenait derrière La Ramée. -- Mon cher La Ramée, dit le duc, il ny a en vérité que vous pour tourner un compliment. -- Non, Monseigneur, dit La Ramée dans leffusion de son âme; non, en vérité, je dis ce que je pense, il ny a pas de compliment dans ce que je vous dis là. -- Alors, vous mêtes attaché? demanda le prince. -- Cest-à-dire, reprit La Ramée, que je ne me consolerais pas si Votre Altesse sortait de Vincennes. -- Une drôle de manière de témoigner votre affliction. (Le prince voulait dire affection.) -- Mais, Monseigneur, dit La Ramée, que feriez-vous dehors? Quelque folie qui vous brouillerait avec la cour et vous ferait mettre à la Bastille au lieu dêtre à Vincennes. M. de Chavigny nest pas aimable, jen conviens, continua La Ramée en savourant un verre de madère, mais M. du Tremblay, cest bien pis. -- Vraiment! dit le duc, qui samusait du tour que prenait la conversation et qui de temps en temps regardait la pendule, dont laiguille marchait avec une lenteur désespérante. -- Que voulez-vous attendre du frère dun capucin nourri à lécole du cardinal de Richelieu! Ah! Monseigneur, croyez-moi, cest un grand bonheur que la reine, qui vous a toujours voulu du bien, à ce que jai entendu dire du moins, ait eu lidée de vous envoyer ici, où il y a promenade, jeu de paume, bonne table, bon air. -- En vérité, dit le duc, à vous entendre, La Ramée, je suis donc bien ingrat davoir eu un instant lidée de sortir dici? -- Oh! Monseigneur, cest le comble de lingratitude, reprit La Ramée; mais Votre Altesse ny a jamais songé sérieusement. -- Si fait, reprit le duc, et, je dois vous lavouer, cest peut- être une folie, je ne dis pas non, mais de temps en temps jy songe encore. -- Toujours par un de vos quarante moyens, Monseigneur? -- Eh! mais, oui, reprit le duc. -- Monseigneur, dit La Ramée, puisque nous sommes aux épanchements, dites-moi un de ces quarante moyens inventés par Votre Altesse. -- Volontiers, dit le duc. Grimaud, donnez-moi le pâté. -- Jécoute, dit La Ramée en se renversant sur son fauteuil, en soulevant son verre et en clignant de loeil, pour regarder le soleil à travers le rubis liquide quil contenait. Le duc jeta un regard sur la pendule. Dix minutes encore et elle allait sonner sept heures. Grimaud apporta le pâté devant le prince, qui prit son couteau à lame dargent pour enlever le couvercle; mais La Ramée, qui craignait quil narrivât malheur à cette belle pièce, passa au duc son couteau, qui avait une lame de fer. -- Merci, La Ramée, dit le duc en prenant le couteau. -- Eh bien Monseigneur, dit lexempt, ce fameux moyen? -- Faut-il que je vous dise, reprit le duc, celui sur lequel je comptais le plus, celui que javais résolu demployer le premier? -- Oui, celui-là, dit La Ramée. -- Eh bien! dit le duc, en creusant le pâté dune main et en décrivant de lautre un cercle avec son couteau, jespérais dabord avoir pour gardien un brave garçon comme vous, monsieur La Ramée. -- Bien! dit La Ramée; vous lavez, Monseigneur. Après? -- Et je men félicite. La Ramée salua. -- Je me disais, continua le prince, si une fois jai près de moi un bon garçon comme La Ramée, je tâcherai de lui faire recommander par quelque ami à moi, avec lequel il ignorera mes relations, un homme qui me soit dévoué, et avec lequel je puisse mentendre pour préparer ma fuite. -- Allons! allons! dit La Ramée, pas mal imaginé. -- Nest-ce pas? reprit le prince; par exemple, le serviteur de quelque brave gentilhomme, ennemi lui-même du Mazarin, comme doit lêtre tout gentilhomme. -- Chut! Monseigneur, dit La Ramée, ne parlons pas politique. -- Quand jaurai cet homme près de moi, continua le duc, pour peu que cet homme soit adroit et ait su inspirer de la confiance à mon gardien, celui-ci se reposera sur lui, et alors jaurai des nouvelles du dehors. -- Ah! oui, dit La Ramée, mais comment cela, des nouvelles du dehors? -- Oh! rien de plus facile, dit le duc de Beaufort, en jouant à la paume, par exemple. -- En jouant à la paume? demanda La Ramée, commençant à prêter la plus grande attention au récit du duc. -- Oui, tenez, jenvoie une balle dans le fossé, un homme est là qui la ramasse. La balle renferme une lettre; au lieu de renvoyer cette balle que je lui ai demandée du haut des remparts, il men envoie une autre. Cette autre balle contient une lettre. Ainsi, nous avons échangé nos idées, et personne ny a rien vu. -- Diable! diable! dit La Ramée en se grattant loreille, vous faites bien de me dire cela, Monseigneur, je surveillerai les ramasseurs des balles. Le duc sourit. -- Mais, continua La Ramée, tout cela, au bout du compte, nest quun moyen de correspondre. -- Cest déjà beaucoup, ce me semble. -- Ce nest pas assez. -- Je vous demande pardon. Par exemple, je dis à mes amis: «Trouvez-vous tel jour, à telle heure, de lautre côté du fossé avec deux chevaux de main.» -- Eh bien! après? dit La Ramée avec une certaine inquiétude; à moins que ces chevaux naient des ailes pour monter sur le rempart et venir vous y chercher. -- Eh! mon Dieu, dit négligemment le prince, il ne sagit pas que les chevaux aient des ailes pour monter sur les remparts, mais que jaie, moi, un moyen den descendre. -- Lequel? -- Une échelle de corde. -- Oui, mais, dit La Ramée en essayant de rire, une échelle de corde ne senvoie pas comme une lettre, dans une balle de paume. -- Non, mais elle senvoie dans autre chose. -- Dans autre chose, dans autre chose! dans quoi? -- Dans un pâté, par exemple. -- Dans un pâté? dit La Ramée. -- Oui. Supposez une chose, reprit le duc; supposez, par exemple, que mon maître dhôtel, Noirmont, ait traité du fonds de boutique du père Marteau... -- Eh bien? demanda La Ramée tout frissonnant. -- Eh bien! La Ramée, qui est un gourmand, voit ces pâtés, trouve quils ont meilleure mine que ceux de ses prédécesseurs, vient moffrir de men faire goûter. Jaccepte, à la condition que La Ramée en goûtera avec moi. Pour être plus à laise, La Ramée écarte les gardes et ne conserve que Grimaud pour nous servir. Grimaud est lhomme qui ma été donné par un ami, ce serviteur avec lequel je mentends, prêt à me seconder en toutes choses. Le moment de ma fuite est marqué à sept heures. Eh bien! à sept heures moins quelques minutes... -- À sept heures moins quelques minutes?... reprit La Ramée, auquel la sueur commençait à perler sur le front. -- À sept heures moins quelques minutes, reprit le duc en joignant laction aux paroles, jenlève la croûte du pâté. Jy trouve deux poignards, une échelle de corde et un bâillon. Je mets un des poignards sur la poitrine de La Ramée et je lui dis: «Mon ami, jen suis désolé, mais si tu fais un geste, si tu pousses un cri, tu es mort!» Nous lavons dit, en prononçant ces derniers mots, le duc avait joint laction aux paroles. Le duc était debout près de lui et lui appuyait la pointe dun poignard sur la poitrine avec un accent qui ne permettait pas à celui auquel il sadressait de conserver de doute sur sa résolution. Pendant ce temps Grimaud, toujours silencieux, tirait du pâté le second poignard, léchelle de corde et la poire dangoisse. La Ramée suivait des yeux chacun de ces objets avec une terreur croissante. -- Oh! Monseigneur, sécria-t-il en regardant le duc avec une expression de stupéfaction qui eût fait éclater de rire le prince dans un autre moment, vous naurez pas le coeur de me tuer! -- Non, si tu ne topposes pas à ma fuite. -- Mais, Monseigneur, si je vous laisse fuir, je suis un homme ruiné. -- Je te rembourserai le prix de ta charge. -- Et vous êtes bien décidé à quitter le château? -- Pardieu! -- Tout ce que je pourrais vous dire ne vous fera pas changer de résolution? -- Ce soir, je veux être libre. -- Et si je me défends, si jappelle, si je crie? -- Foi de gentilhomme, je te tue. En ce moment la pendule sonna. -- Sept heures, dit Grimaud, qui navait pas encore prononcé une parole. -- Sept heures, dit le duc, tu vois, je suis en retard. La Ramée fit un mouvement comme pour lacquit de sa conscience. Le duc fronça le sourcil, et lexempt sentit la pointe du poignard qui, après avoir traversé ses habits, sapprêtait à lui traverser la poitrine. -- Bien, Monseigneur, dit-il, cela suffit. Je ne bougerai pas. -- Hâtons-nous, dit le duc. -- Monseigneur, une dernière grâce. -- Laquelle? Parle, dépêche-toi. -- Liez-moi bien, Monseigneur. -- Pourquoi cela, te lier? -- Pour quon ne croie pas que je suis votre complice. -- Les mains! dit Grimaud. -- Non pas par devant, par derrière donc, par derrière! -- Mais avec quoi? dit le duc. -- Avec votre ceinture, Monseigneur, reprit La Ramée. Le duc détacha sa ceinture et la donna à Grimaud, qui lia les mains de La Ramée de manière à le satisfaire. -- Les pieds, dit Grimaud. La Ramée tendit les jambes, Grimaud prit une serviette, la déchira par bandes et ficela La Ramée. -- Maintenant mon épée, dit La Ramée; liez-moi donc la garde de mon épée. Le duc arracha un des rubans de son haut-de-chausses, et accomplit le désir de son gardien. -- Maintenant, dit le pauvre La Ramée, la poire dangoisse, je la demande; sans cela on me ferait mon procès parce que je nai pas crié. Enfoncez, Monseigneur, enfoncez. Grimaud sapprêta à remplir le désir de lexempt, qui fit un mouvement en signe quil avait quelque chose à dire. -- Parle, dit le duc. -- Maintenant, Monseigneur, dit La Ramée, noubliez pas, sil marrive malheur à cause de vous, que jai une femme et quatre enfants. -- Sois tranquille. Enfonce, Grimaud. En une seconde La Ramée fut bâillonné et couché à terre, deux ou trois chaises furent renversées en signe de lutte. Grimaud prit dans les poches de lexempt toutes les clefs quelles contenaient, ouvrit dabord la porte de la chambre où ils se trouvaient, la referma à double tour quand ils furent sortis, puis tous deux prirent rapidement le chemin de la galerie qui conduisait au petit enclos. Les trois portes furent successivement ouvertes et fermées avec une promptitude qui faisait honneur à la dextérité de Grimaud. Enfin lon arriva au jeu de paume. Il était parfaitement désert, pas de sentinelles, personne aux fenêtres. Le duc courut au rempart et aperçut de lautre côté des fossés trois cavaliers avec deux chevaux en main. Le duc échangea un signe avec eux, cétait bien pour lui quils étaient là. Pendant ce temps, Grimaud attachait le fil conducteur. Ce nétait pas une échelle de corde, mais un peloton de soie, avec un bâton qui devait se passer entre les jambes et se dévider de lui-même par le poids de celui qui se tenait dessus à califourchon. -- Va, dit le duc. -- Le premier, Monseigneur? demanda Grimaud. Sans doute, dit le duc; si on me rattrape, je ne risque que la prison; si on tattrape, toi, tu es pendu. -- Cest juste, dit Grimaud. Et aussitôt Grimaud, se mettant à cheval sur le bâton, commença sa périlleuse descente; le duc le suivit des yeux avec une terreur involontaire; il était déjà arrivé aux trois quarts de la muraille, lorsque tout à coup la corde cassa. Grimaud tomba précipité dans le fossé. Le duc jeta un cri, mais Grimaud ne poussa pas une plainte; et cependant il devait être blessé grièvement, car il était resté étendu à lendroit où il était tombé. Aussitôt un des hommes qui attendaient se laissa glisser dans le fossé, attacha sous les épaules de Grimaud lextrémité dune corde, et les deux autres, qui en tenaient le bout opposé, tirèrent Grimaud à eux. -- Descendez, Monseigneur, dit lhomme qui était dans la fosse; il ny a quune quinzaine de pieds de distance et le gazon est moelleux. Le duc était déjà à loeuvre. Sa besogne à lui était plus difficile, car il navait plus de bâton pour se soutenir; il fallait quil descendît à la force des poignets, et cela dune hauteur dune cinquantaine de pieds. Mais, nous lavons dit, le duc était adroit, vigoureux et plein de sang-froid; en moins de cinq minutes, il se trouva à lextrémité de la corde; comme le lui avait dit le gentilhomme, il nétait plus quà quinze pieds de terre. Il lâcha lappui qui le soutenait et tomba sur ses pieds sans se faire aucun mal. Aussitôt il se mit à gravir le talus du fossé, au haut duquel il trouva Rochefort. Les deux autres gentilshommes lui étaient inconnus. Grimaud, évanoui, était attaché sur un cheval. -- Messieurs, dit le prince, je vous remercierai plus tard; mais à cette heure, il ny a pas un instant à perdre, en route donc, en route! qui maime, me suive! Et il sélança sur son cheval, partit au grand galop, respirant à pleine poitrine, et criant avec une expression de joie impossible à rendre: -- Libre!... Libre!... Libre!... XXVI. DArtagnan arrive à propos DArtagnan toucha à Blois la somme que Mazarin, dans son désir de le revoir près de lui, sétait décidé à lui donner pour ses services futurs. De Blois à Paris il y avait quatre journées pour un cavalier ordinaire. DArtagnan arriva vers les quatre heures de laprès- midi du troisième jour à la barrière Saint-Denis. Autrefois il nen eût mis que deux. Nous avons vu quAthos, parti trois heures après lui, était arrivé vingt-quatre heures auparavant. Planchet avait perdu lusage de ces promenades forcées; dArtagnan lui reprocha sa mollesse. -- Eh! monsieur, quarante lieues en trois jours! je trouve cela fort joli pour un marchand de pralines. -- Es-tu réellement devenu marchand, Planchet, et comptes-tu sérieusement, maintenant que nous nous sommes retrouvés, végéter dans ta boutique? -- Heu! reprit Planchet, vous seul en vérité êtes fait pour lexistence active. Voyez M. Athos, qui dirait que cest cet intrépide chercheur daventures que nous avons connu? Il vit maintenant en véritable gentilhomme fermier, en vrai seigneur campagnard. Tenez, monsieur, il ny a en vérité de désirable quune existence tranquille. -- Hypocrite! dit dArtagnan, que lon voit bien que tu te rapproches de Paris, et quil y a à Paris une corde et une potence qui tattendent! En effet, comme ils en étaient là de leur conversation, les deux voyageurs arrivèrent à la barrière. Planchet baissait son feutre en songeant quil allait passer dans des rues où il était fort connu, et dArtagnan relevait sa moustache en se rappelant Porthos qui devait lattendre rue Tiquetonne. Il pensait aux moyens de lui faire oublier sa seigneurie de Bracieux et les cuisines homériques de Pierrefonds. En tournant le coin de la rue Montmartre, il aperçut, à lune des fenêtres de lhôtel de la Chevrette, Porthos vêtu dun splendide justaucorps bleu de ciel tout brodé dargent, et bâillant à se démonter la mâchoire, de sorte que les passants contemplaient avec une certaine admiration respectueuse ce gentilhomme si beau et si riche, qui semblait si fort ennuyé de sa richesse et de sa grandeur. À peine dailleurs, de leur côté, dArtagnan et Planchet avaient- ils tourné langle de la rue, que Porthos les avait reconnus. -- Eh! dArtagnan, sécria-t-il, Dieu soit loué! cest vous! -- Eh! bonjour, cher ami! répondit dArtagnan. Une petite foule de badauds se forma bientôt autour des chevaux que les valets de lhôtel tenaient déjà par la bride, et des cavaliers qui causaient ainsi le nez en lair; mais un froncement de sourcils de dArtagnan et deux ou trois gestes mal intentionnés de Planchet et bien compris des assistants, dissipèrent la foule, qui commençait à devenir dautant plus compacte quelle ignorait pourquoi elle était rassemblée. Porthos était déjà descendu sur le seuil de lhôtel. -- Ah! mon cher ami, dit-il, que mes chevaux sont mal ici. -- En vérité! dit dArtagnan, jen suis au désespoir pour ces nobles animaux. -- Et moi aussi, jétais assez mal, dit Porthos, et nétait lhôtesse continua-t-il en se balançant sur ses jambes avec son gros air content de lui-même, qui est assez avenante et qui entend la plaisanterie, jaurais été chercher gîte ailleurs. La belle Madeleine, qui sétait approchée pendant ce colloque, fit un pas en arrière et devint pâle comme la mort en entendant les paroles de Porthos, car elle crut que la scène du Suisse allait se renouveler; mais à sa grande stupéfaction dArtagnan ne sourcilla point, et, au lieu de se fâcher, il dit en riant à Porthos: -- Oui, je comprends, cher ami, lair de la rue Tiquetonne ne vaut pas celui de la vallée de Pierrefonds; mais, soyez tranquille, je vais vous en faire prendre un meilleur. -- Quand cela? -- Ma foi, bientôt, je lespère. -- Ah! tant mieux! À cette exclamation de Porthos succéda un gémissement bas et profond qui partait de langle dune porte. DArtagnan, qui venait de mettre pied à terre, vit alors se dessiner en relief sur le mur lénorme ventre de Mousqueton, dont la bouche attristée laissait échapper de sourdes plaintes. -- Et vous aussi, mon pauvre monsieur Mouston, êtes déplacé dans ce chétif hôtel, nest-ce pas? demanda dArtagnan de ce ton railleur qui pouvait être aussi bien de la compassion que de la moquerie. -- Il trouve la cuisine détestable, répondit Porthos. -- Eh bien, mais, dit dArtagnan, que ne la faisait-il lui-même comme à Chantilly? -- Ah! monsieur, je navais plus ici, comme là-bas, les étangs de M. le Prince, pour y pêcher ces belles carpes, et les forêts de Son Altesse pour y prendre au collet ces fines perdrix. Quant à la cave, je lai visitée en détail, et en vérité cest bien peu de chose. -- Monsieur Mouston, dit dArtagnan, en vérité je vous plaindrais, si je navais pour le moment quelque chose de bien autrement pressé à faire. Alors, prenant Porthos à part: -- Mon cher du Vallon, continua-t-il, vous voilà tout habillé, et cest heureux, car je vous mène de ce pas chez le cardinal. -- Bah! vraiment? dit Porthos en ouvrant de grands yeux ébahis. -- Oui, mon ami. -- Une présentation? -- Cela vous effraie? -- Non, mais cela mémeut. -- Oh! soyez tranquille; vous navez plus affaire à lautre cardinal, et celui-ci ne vous terrassera pas sous sa majesté. -- Cest égal, vous comprenez, dArtagnan, la cour! -- Eh! mon ami, il ny a plus de cour. -- La reine! -- Jallais dire: il ny a plus de reine. La reine? rassurez-vous, nous ne la verrons pas. -- Et vous dites que nous allons de ce pas au Palais-Royal? -- De ce pas. Seulement, pour ne point faire de retard, je vous emprunterai un de vos chevaux. -- À votre aise: ils sont tous les quatre à votre service. -- Oh! je nen ai besoin que dun pour le moment. -- Nemmenons-nous pas nos valets? -- Oui, prenez Mousqueton, cela ne fera pas mal. Quant à Planchet, il a ses raisons pour ne pas venir à la cour. -- Et pourquoi cela? -- Heu! il est mal avec Son Éminence. -- Mouston, dit Porthos, sellez Vulcain et Bayard. -- Et moi, monsieur, prendrai-je Rustaud? -- Non, prenez un cheval de luxe, prenez Phébus ou Superbe, nous allons en cérémonie. -- Ah! dit Mousqueton respirant, il ne sagit donc que de faire une visite? -- Eh! mon Dieu, oui, Mouston, pas dautre chose. Seulement, à tout hasard, mettez des pistolets dans les fontes; vous trouverez à ma selle les miens tout chargés. Mouston poussa un soupir, il comprenait peu ces visites de cérémonie qui se faisaient armé jusquaux dents. -- Au fait, dit Porthos en regardant séloigner complaisamment son ancien laquais, vous avez raison, dArtagnan, Mouston suffira, Mouston a fort belle apparence. DArtagnan sourit. Et vous, dit Porthos, ne vous habillez-vous point de frais? -- Non pas, je reste comme je suis. -- Mais vous êtes tout mouillé de sueur et de poussière, vos bottes sont fort crottées? -- Ce négligé de voyage témoignera de mon empressement à me rendre aux ordres du cardinal. En ce moment Mousqueton revint avec les trois chevaux tout accommodés. DArtagnan se remit en selle comme sil se reposait depuis huit jours. -- Oh! dit-il à Planchet, ma longue épée... -- Moi, dit Porthos montrant une petite épée de parade à la garde toute dorée, jai mon épée de cour. -- Prenez votre rapière, mon ami. -- Et pourquoi? -- Je nen sais rien, mais prenez toujours, croyez-moi. -- Ma rapière, Mouston, dit Porthos. -- Mais cest tout un attirail de guerre, monsieur! dit celui-ci; nous allons donc faire campagne? Alors dites-le moi tout de suite, je prendrai mes précautions en conséquence. -- Avec nous, Mouston, vous le savez, reprit dArtagnan, les précautions sont toujours bonnes à prendre. Ou vous navez pas grande mémoire, ou vous avez oublié que nous navons pas lhabitude de passer nos nuits en bals et en sérénades. -- Hélas! cest vrai, dit Mousqueton en sarmant de pied en cap, mais je lavais oublié. Ils partirent dun trait assez rapide et arrivèrent au Palais- Cardinal vers les sept heures un quart. Il y avait foule dans les rues, car cétait le jour de la Pentecôte, et cette foule regardait passer avec étonnement ces deux cavaliers, dont lun était si frais quil semblait sortir dune boîte, et lautre si poudreux quon eût dit quil quittait un champ de bataille. Mousqueton attirait aussi les regards des badauds, et comme le roman de Don Quichotte était alors dans toute sa vogue, quelques- uns disaient que cétait Sancho qui, après avoir perdu un maître, en avait trouvé deux. En arrivant à lantichambre, dArtagnan se trouva en pays de connaissance. Cétaient des mousquetaires de sa compagnie qui justement étaient de garde. Il fit appeler lhuissier et montra la lettre du cardinal qui lui enjoignait de revenir sans perdre une seconde. Lhuissier sinclina et entra chez Son Éminence. DArtagnan se tourna vers Porthos, et crut remarquer quil était agité dun léger tremblement. Il sourit, et sapprochant de son oreille, il lui dit: -- Bon courage, mon brave ami! ne soyez pas intimidé; croyez-moi, loeil de laigle est fermé, et nous navons plus affaire quau simple vautour. Tenez-vous raide comme au jour du bastion Saint- Gervais, et ne saluez pas trop bas cet Italien, cela lui donnerait une pauvre idée de vous. -- Bien, bien, répondit Porthos. Lhuissier reparut. -- Entrez, messieurs dit-il, Son Éminence vous attend. En effet, Mazarin était assis dans son cabinet, travaillant à raturer le plus de noms possible sur une liste de pensions et de bénéfices. Il vit du coin de loeil entrer dArtagnan et Porthos et quoique son regard eût pétillé de joie à lannonce de lhuissier, il ne parut pas sémouvoir. -- Ah! cest vous, monsieur le lieutenant? dit-il, vous avez fait diligence, cest bien; soyez le bienvenu. -- Merci, Monseigneur. Me voilà aux ordres de Votre Éminence, ainsi que M. du Vallon, celui de mes anciens amis, celui qui déguisait sa noblesse sous le nom de Porthos. Porthos salua le cardinal. -- Un cavalier magnifique, dit Mazarin. Porthos tourna la tête à droite et à gauche, et fit des mouvements dépaule pleins de dignité. -- La meilleure épée du royaume, Monseigneur, dit dArtagnan, et bien des gens le savent qui ne le disent pas et qui ne peuvent pas le dire. Porthos salua dArtagnan. Mazarin aimait presque autant les beaux soldats que Frédéric de Prusse les aima plus tard. Il se mit à admirer les mains nerveuses, les vastes épaules et loeil fixe de Porthos. Il lui sembla quil avait devant lui le salut de son ministère et du royaume, taillé en chair et en os. Cela lui rappela que lancienne association des mousquetaires était formée de quatre personnes. -- Et vos deux autres amis? demanda Mazarin. Porthos ouvrait la bouche, croyant que cétait loccasion de placer un mot à son tour. DArtagnan lui fit un signe du coin de loeil. -- Nos autres amis sont empêchés en ce moment, ils nous rejoindront plus tard. Mazarin toussa légèrement. -- Et monsieur, plus libre queux, reprendra volontiers du service? demanda Mazarin. -- Oui, Monseigneur, et cela par un dévouement, car M. de Bracieux est riche. -- Riche? dit Mazarin, à qui ce seul mot avait toujours le privilège dinspirer une grande considération. -- Cinquante mille livres de rente, dit Porthos. Cétait la première parole quil avait prononcée. -- Par pur dévouement, reprit Mazarin avec son fin sourire, par pur dévouement alors? -- Monseigneur ne croit peut-être pas beaucoup à ce mot-là? demanda dArtagnan. -- Et vous, monsieur le Gascon? dit Mazarin en appuyant ses deux coudes sur son bureau et son menton dans ses deux mains. -- Moi, dit dArtagnan, je crois au dévouement comme à un nom de baptême, par exemple, qui doit être naturellement suivi dun nom de terre. On est dun naturel plus ou moins dévoué, certainement; mais il faut toujours quau bout dun dévouement il y ait quelque chose. -- Et votre ami, par exemple, quelle chose désirerait-il avoir au bout de son dévouement? -- Eh bien! Monseigneur, mon ami a trois terres magnifiques: celle du Vallon, à Corbeil; celle de Bracieux, dans le Soissonnais, et celle de Pierrefonds dans le Valois; or, Monseigneur, il désirerait que lune de ses trois terres fût érigée en baronnie. -- Nest-ce que cela? dit Mazarin, dont les yeux pétillèrent de joie en voyant quil pouvait récompenser le dévouement de Porthos sans bourse délier; nest-ce que cela? la chose pourra sarranger. -- Je serai baron! sécria Porthos en faisant un pas en avant. -- Je vous lavais dit, reprit dArtagnan en larrêtant de la main, et Monseigneur vous le répète. -- Et vous, monsieur dArtagnan, que désirez-vous? Monseigneur, dit dArtagnan, il y aura vingt ans au mois de septembre prochain que M. le cardinal de Richelieu ma fait lieutenant. -- Oui, et vous voudriez que le cardinal Mazarin vous fît capitaine. DArtagnan salua. -- Eh bien! tout cela nest pas chose impossible. On verra, messieurs, on verra. Maintenant, monsieur du Vallon, dit Mazarin, quel service préférez-vous? celui de la ville? celui de la campagne? Porthos ouvrit la bouche pour répondre. -- Monseigneur, dit dArtagnan, M. du Vallon est comme moi, il aime le service extraordinaire, cest-à-dire des entreprises qui sont réputées comme folles et impossibles. Cette gasconnade ne déplut pas à Mazarin, qui se mit à rêver. -- Cependant, je vous avoue que je vous avais fait venir pour vous donner un poste sédentaire. Jai certaines inquiétudes. Eh bien! quest-ce que cela? dit Mazarin. En effet, un grand bruit se faisait entendre dans lantichambre, et presque en même temps la porte du cabinet souvrit; un homme couvert de poussière se précipita dans la chambre en criant: -- Monsieur le cardinal? où est monsieur le cardinal? Mazarin crut quon voulait lassassiner, et se recula en faisant rouler son fauteuil. DArtagnan et Porthos firent un mouvement qui les plaça entre le nouveau venu et le cardinal. -- Eh! monsieur, dit Mazarin, quy a-t-il donc, que vous entrez ici comme dans les halles? -- Monseigneur, dit lofficier à qui sadressait ce reproche, deux mots, je voudrais vous parler vite et en secret. Je suis M. de Poins, officier aux gardes, en service au donjon de Vincennes. Lofficier était si pâle et si défait, que Mazarin, persuadé quil était porteur dune nouvelle dimportance, fit signe à dArtagnan et à Porthos de faire place au messager. DArtagnan et Porthos se retirèrent dans un coin du cabinet. -- Parlez, monsieur, parlez vite, dit Mazarin, quy a-t-il donc? -- Il y a, Monseigneur, dit le messager, que M. de Beaufort vient de sévader du château de Vincennes. Mazarin poussa un cri et devint à son tour plus pâle que celui qui lui annonçait cette nouvelle; il retomba sur son fauteuil presque anéanti. -- Évadé! dit-il, M. de Beaufort évadé? -- Monseigneur, je lai vu fuir du haut de la terrasse. -- Et vous navez pas tiré dessus? -- Il était hors de portée. -- Mais M. de Chavigny, que faisait-il donc? -- Il était absent. -- Mais La Ramée? -- On la trouvé garrotté dans la chambre du prisonnier, un bâillon dans la bouche et un poignard près de lui. -- Mais cet homme quil sétait adjoint? -- Il était complice du duc et sest évadé avec lui. Mazarin poussa un gémissement. -- Monseigneur, dit dArtagnan faisant un pas vers le cardinal. -- Quoi? dit Mazarin. -- Il me semble que Votre Éminence perd un temps précieux. -- Comment cela? -- Si Votre Éminence ordonnait quon courût après le prisonnier, peut-être le rejoindrait-on encore. La France est grande, et la plus proche frontière est à soixante lieues. -- Et qui courrait après lui? sécria Mazarin. -- Moi, pardieu! -- Et vous larrêteriez? -- Pourquoi pas? -- Vous arrêteriez le duc de Beaufort, armé, en campagne? -- Si Monseigneur mordonnait darrêter le diable, je lempoignerais par les cornes et je le lui amènerais. -- Moi aussi, dit Porthos. -- Vous aussi? dit Mazarin en regardant ces deux hommes avec étonnement. Mais le duc ne se rendra pas sans un combat acharné. -- Eh bien! dit dArtagnan dont les yeux senflammaient, bataille! il y a longtemps que nous ne nous sommes battus, nest-ce pas, Porthos? -- Bataille! dit Porthos. -- Et vous croyez le rattraper? -- Oui, si nous sommes mieux montés que lui. -- Alors, prenez ce que vous trouverez de gardes ici et courez. -- Vous lordonnez, Monseigneur. -- Je le signe, dit Mazarin en prenant un papier et en écrivant quelques lignes. -- Ajoutez, Monseigneur, que nous pourrons prendre tous les chevaux que nous rencontrerons sur notre route. -- Oui, oui, dit Mazarin, service du roi! Prenez et courez! -- Bon, Monseigneur. -- Monsieur du Vallon, dit Mazarin, votre baronnie est en croupe du duc de Beaufort; il ne sagit que de le rattraper. Quant à vous, mon cher monsieur dArtagnan, je ne vous promets rien, mais si vous le ramenez, mort ou vif, vous demanderez ce que vous voudrez. -- À cheval, Porthos! dit dArtagnan en prenant la main de son ami. -- Me voici, répondit Porthos avec son sublime sang-froid. Et ils descendirent le grand escalier, prenant avec eux les gardes quils rencontraient sur leur route en criant: «À cheval! à cheval!» Une dizaine dhommes se trouvèrent réunis. DArtagnan et Porthos sautèrent lun sur Vulcain, lautre sur Bayard, Mousqueton enfourcha Phébus. -- Suivez-moi! cria dArtagnan. -- En route, dit Porthos. Et ils enfoncèrent léperon dans les flancs de leurs nobles coursiers, qui partirent par la rue Saint-Honoré comme une tempête furieuse. -- Eh bien! monsieur le baron! je vous avais promis de lexercice, vous voyez que je vous tiens parole. -- Oui, mon capitaine, répondit Porthos. Ils se retournèrent, Mousqueton, plus suant que son cheval, se tenait à la distance obligée. Derrière Mousqueton galopaient les dix gardes. Les bourgeois ébahis sortaient sur le seuil de leur porte, et les chiens effarouchés suivaient les cavaliers en aboyant. Au coin du cimetière Saint-Jean, dArtagnan renversa un homme; mais cétait un trop petit événement pour arrêter des gens si pressés. La troupe galopante continua donc son chemin comme si les chevaux eussent eu des ailes. Hélas! Il ny a pas de petits événements dans ce monde, et nous verrons que celui-ci pensa perdre la monarchie! XXVII. La grande route Ils coururent ainsi pendant toute la longueur du faubourg Saint- Antoine et la route de Vincennes; bientôt ils se trouvèrent hors de la ville, bientôt dans la forêt, bientôt en vue du village. Les chevaux semblaient sanimer de plus en plus à chaque pas, et leurs naseaux commençaient à rougir comme des fournaises ardentes. DArtagnan, les éperons dans le ventre de son cheval, devançait Porthos de deux pieds au plus. Mousqueton suivait à deux longueurs. Les gardes venaient distancés selon la valeur de leurs montures. Du haut dune éminence dArtagnan vit un groupe de personnes arrêtées de lautre côté du fossé, en face de la partie du donjon qui regarde Saint-Maur. Il comprit que cétait par là que le prisonnier avait fui, et que cétait de ce côté quil aurait des renseignements. En cinq minutes il était arrivé à ce but, où le rejoignirent successivement les gardes. Tous les gens qui composaient ce groupe étaient fort occupés; ils regardaient la corde encore pendante à la meurtrière et rompue à vingt pieds du sol. Leurs yeux mesuraient la hauteur, et ils échangeaient force conjectures. Sur le haut du rempart allaient et venaient des sentinelles à lair effaré. Un poste de soldats, commandé par un sergent, éloignait les bourgeois de lendroit où le duc était monté à cheval. DArtagnan piqua droit au sergent. -- Mon officier, dit le sergent, on ne sarrête pas ici. -- Cette consigne nest pas pour moi, dit dArtagnan. A-t-on poursuivi les fuyards? -- Oui, mon officier; malheureusement ils sont bien montés. -- Et combien sont-ils? -- Quatre valides, et un cinquième quils ont emporté blessé. -- Quatre! dit dArtagnan en regardant Porthos; entends-tu, baron? ils ne sont que quatre! Un joyeux sourire illumina la figure de Porthos. -- Et combien davance ont-ils? -- Deux heures un quart, mon officier. -- Deux heures un quart, ce nest rien, nous sommes bien montés, nest-ce pas, Porthos? Porthos poussa un soupir; il pensa à ce qui attendait ses pauvres chevaux. -- Fort bien, dit dArtagnan, et maintenant de quel côté sont-ils partis? -- Quant à ceci, mon officier, défense de le dire. DArtagnan tira de sa poche un papier. -- Ordre du roi, dit-il. -- Parlez au gouverneur alors. -- Et où est le gouverneur? -- À la campagne. La colère monta au visage de dArtagnan, son front se plissa, ses tempes se colorèrent. -- Ah! misérable! dit-il au sergent, je crois que tu te moques de moi. Attends! Il déplia le papier, le présenta dune main au sergent et de lautre prit dans ses fontes un pistolet quil arma. -- Ordre du roi, te dis-je. Lis et réponds, ou je te fais sauter la cervelle! quelle route ont-ils prise? Le sergent vit que dArtagnan parlait sérieusement. -- Route du Vendômois, répondit-il. -- Et par quelle porte sont-ils sortis? -- Par la porte de Saint-Maur. -- Si tu me trompes, misérable, dit dArtagnan, tu seras pendu demain! -- Et vous, si vous les rejoignez, vous ne reviendrez pas me faire pendre, murmura le sergent. DArtagnan haussa les épaules, fit un signe à son escorte et piqua. -- Par ici, messieurs, par ici! cria-t-il en se dirigeant vers la porte du parc indiquée. Mais maintenant que le duc sétait sauvé, le concierge avait jugé à propos de fermer la porte à double tour. Il fallut le forcer de louvrir comme on avait forcé le sergent, et cela fit perdre encore dix minutes. Le dernier obstacle franchi, la troupe reprit sa course avec la même vélocité. Mais tous les chevaux ne continuèrent pas avec la même ardeur; quelques-uns ne purent soutenir longtemps cette course effrénée; trois sarrêtèrent après une heure de marche; un tomba. DArtagnan, qui ne tournait pas la tête, ne sen aperçut même pas. Porthos le lui dit avec son air tranquille. -- Pourvu que nous arrivions à deux, dit dArtagnan, cest tout ce quil faut, puisquils ne sont que quatre. -- Cest vrai, dit Porthos. Et il mit les éperons dans le ventre de son cheval. Au bout de deux heures, les chevaux avaient fait douze lieues sans sarrêter; leurs jambes commençaient à trembler et lécume quils soufflaient mouchetait les pourpoints des cavaliers, tandis que la sueur pénétrait sous leurs hauts-de-chausses. -- Reposons-nous un instant pour faire souffler ces malheureuses bêtes, dit Porthos. -- Tuons-les, au contraire, tuons-les! dit dArtagnan, et arrivons. Je vois des traces fraîches, il ny a pas plus dun quart dheure quils sont passés ici. Effectivement, le revers de la route était labouré par les pieds des chevaux. On voyait les traces aux derniers rayons du jour. Ils repartirent; mais après deux lieues, le cheval de Mousqueton sabattit. -- Bon! dit Porthos, voilà Phébus flambé! -- Le cardinal vous le paiera mille pistoles. -- Oh! dit Porthos, je suis au-dessus de cela. -- Repartons donc, et au galop! -- Oui, si nous pouvons. En effet, le cheval de dArtagnan refusa daller plus loin, il ne respirait plus; un dernier coup déperon, au lieu de le faire avancer, le fit tomber. -- Ah! diable! dit Porthos, voilà Vulcain fourbu! -- Mordieu! sécria dArtagnan en saisissant ses cheveux à pleine poignée, il faut donc sarrêter! Donnez-moi votre cheval, Porthos. Eh bien! mais, que diable faites-vous? -- Eh! pardieu! je tombe, dit Porthos, ou plutôt cest Bayard qui sabat. DArtagnan voulut le faire relever pendant que Porthos se tirait comme il pouvait des étriers, mais il saperçut que le sang lui sortait par les naseaux. -- Et de trois! dit-il. Maintenant tout est fini! En ce moment un hennissement se fit entendre. -- Chut! dit dArtagnan. -- Quy a-t-il? -- Jentends un cheval. -- Cest celui de quelquun de nos compagnons qui nous rejoint. -- Non, dit dArtagnan, cest en avant. -- Alors, cest autre chose, dit Porthos. Et il écouta à son tour en tendant loreille du côté quavait indiqué dArtagnan. -- Monsieur, dit Mousqueton, qui, après avoir abandonné son cheval sur la grande route, venait de rejoindre son maître à pied; monsieur, Phébus na pu résister, et... -- Silence donc! dit Porthos. En effet, en ce moment un second hennissement passait emporté par la brise de la nuit. -- Cest à cinq cents pas dici, en avant de nous, dit dArtagnan. -- En effet, monsieur, dit Mousqueton, et à cinq cents pas de nous il y a une petite maison de chasse. -- Mousqueton, tes pistolets, dit dArtagnan. -- Je les ai à la main, monsieur. -- Porthos, prenez les vôtres dans vos fontes. -- Je les tiens. -- Bien! dit dArtagnan en semparant à son tour des siens; maintenant vous comprenez, Porthos? -- Pas trop. -- Nous courons pour le service du roi. -- Eh bien? -- Pour le service du roi nous requérons ces chevaux. -- Cest cela, dit Porthos. -- Alors, pas un mot et à loeuvre! Tous trois savancèrent dans la nuit, silencieux comme des fantômes. À un détour de la route, ils virent briller une lumière au milieu des arbres. -- Voilà la maison, dit dArtagnan tout bas. Laissez-moi faire, Porthos, et faites comme je ferai. Ils se glissèrent darbre en arbre, et arrivèrent jusquà vingt pas de la maison sans avoir été vus. Parvenus à cette distance, ils aperçurent, à la faveur dune lanterne suspendue sous un hangar, quatre chevaux dune belle mine. Un valet les pansait. Près deux étaient les selles et les brides. DArtagnan sapprocha vivement, faisant signe à ses deux compagnons de se tenir quelques pas en arrière. -- Jachète ces chevaux, dit-il au valet. Celui-ci se retourna étonné, mais sans rien dire. -- Nas-tu pas entendu, drôle? reprit dArtagnan. -- Si fait, dit celui-ci. -- Pourquoi ne réponds-tu pas? -- Parce que ces chevaux ne sont pas à vendre. -- Je les prends alors, dit dArtagnan. Et il mit la main sur celui qui était à sa portée. Ses deux compagnons apparurent au même moment et en firent autant. -- Mais, messieurs! sécria le laquais, ils viennent de faire une traite de six lieues, et il y a à peine une demi-heure quils sont dessellés. -- Une demi-heure de repos suffit, dit dArtagnan, et ils nen seront que mieux en haleine. Le palefrenier appela à son aide. Une espèce dintendant sortit juste au moment où dArtagnan et ses compagnons mettaient la selle sur le dos des chevaux. Lintendant voulut faire la grosse voix. -- Mon cher ami, dit dArtagnan, si vous dites un mot je vous brûle la cervelle. Et il lui montra le canon dun pistolet quil remit aussitôt sous son bras pour continuer sa besogne. -- Mais, monsieur, dit lintendant, savez-vous que ces chevaux appartiennent à M. de Montbazon? -- Tant mieux, dit dArtagnan, ce doivent être de bonnes bêtes. -- Monsieur, dit lintendant en reculant pas à pas et en essayant de regagner la porte, je vous préviens que je vais appeler mes gens. -- Et moi les miens, dit dArtagnan. Je suis lieutenant aux mousquetaires du roi, jai dix gardes qui me suivent, et, tenez, les entendez-vous galoper? Nous allons voir. On nentendait rien, mais lintendant eut peur dentendre. -- Y êtes-vous, Porthos? dit dArtagnan. -- Jai fini. -- Et vous, Mouston? -- Moi aussi. -- Alors en selle, et partons. Tous trois sélancèrent sur leurs chevaux. -- À moi! dit lintendant, à moi, les laquais et les carabines! -- En route! dit dArtagnan, il va y avoir de la mousquetade. Et tous trois partirent comme le vent. -- À moi! hurla lintendant, tandis que le palefrenier courait vers le bâtiment voisin. -- Prenez garde de tuer vos chevaux! cria dArtagnan en éclatant de rire. -- Feu! répondit lintendant. Une lueur pareille à celle dun éclair illumina le chemin; puis en même temps que la détonation, les trois cavaliers entendirent siffler les balles, qui se perdirent dans lair. -- Ils tirent comme des laquais, dit Porthos. On tirait mieux que cela du temps de M. de Richelieu. Vous rappelez-vous la route de Crèvecoeur, Mousqueton? -- Ah! monsieur, la fesse droite men fait encore mal. -- Êtes-vous sûr que nous sommes sur la piste, dArtagnan? demanda Porthos. -- Pardieu! navez-vous donc pas entendu? -- Quoi? -- Que ces chevaux appartiennent à M. de Montbazon. -- Eh bien? -- Eh bien! M. de Montbazon est le mari de madame de Montbazon. -- Après? -- Et madame de Montbazon est la maîtresse de M. de Beaufort. -- Ah! je comprends, dit Porthos. Elle avait disposé des relais. -- Justement. -- Et nous courons après le duc avec les chevaux quil vient de quitter. -- Mon cher Porthos, vous êtes vraiment dune intelligence supérieure, dit dArtagnan de son air moitié figue, moitié raisin. -- Peuh! fit Porthos, voilà comme je suis, moi! On courut ainsi une heure, les chevaux étaient blancs décume et le sang leur coulait du ventre. -- Hein! quai-je vu là-bas? dit dArtagnan. -- Vous êtes bien heureux si vous y voyez quelque chose par une pareille nuit, dit Porthos. -- Des étincelles. -- Moi aussi, dit Mousqueton, je les ai vues. -- Ah! ah! les aurions-nous rejoints? -- Bon! un cheval mort! dit dArtagnan en ramenant sa monture dun écart quelle venait de faire, il paraît queux aussi sont au bout de leur haleine. -- Il semble quon entend le bruit dune troupe de cavaliers, dit Porthos penché sur la crinière de son cheval. -- Impossible. -- Ils sont nombreux. -- Alors, cest autre chose. -- Encore un cheval! dit Porthos. -- Mort? -- Non, expirant. -- Sellé ou dessellé? -- Sellé. -- Ce sont eux, alors. -- Courage! nous les tenons. -- Mais sils sont nombreux, dit Mousqueton, ce nest pas nous qui les tenons, ce sont eux qui nous tiennent. -- Bah! dit dArtagnan, ils nous croiront plus forts queux, puisque nous les poursuivons; alors ils prendront peur et se disperseront. -- Cest sûr, dit Porthos. -- Ah! voyez-vous, sécria dArtagnan. -- Oui, encore des étincelles; cette fois je les ai vues à mon tour, dit Porthos. -- En avant, en avant! dit dArtagnan de sa voix stridente et dans cinq minutes nous allons rire. Et ils sélancèrent de nouveau. Les chevaux, furieux de douleur et démulation, volaient sur la route sombre, au milieu de laquelle on commençait dapercevoir une masse plus compacte et plus obscure que le reste de lhorizon. XXVIII. Rencontre On courut dix minutes encore ainsi. Soudain, deux points noirs se détachèrent de la masse, avancèrent, grossirent, et, à mesure quils grossissaient, prirent la forme de deux cavaliers. -- Oh! oh! dit dArtagnan, on vient à nous. -- Tant pis pour ceux qui viennent, dit Porthos. -- Qui va là? cria une voix rauque. Les trois cavaliers lancés ne sarrêtèrent ni ne répondirent, seulement on entendit le bruit des épées qui sortaient du fourreau et le cliquetis des chiens de pistolet quarmaient les deux fantômes noirs. -- Bride aux dents! dit dArtagnan. Porthos comprit, et dArtagnan et lui tirèrent chacun de la main gauche un pistolet de leurs fontes et larmèrent à leur tour. -- Qui va là? sécria-t-on une seconde fois. Pas un pas de plus ou vous êtes morts! -- Bah! répondit Porthos presque étranglé par la poussière et mâchant sa bride comme son cheval mâchait son mors, bah! nous en avons vu bien dautres! À ces mots les deux ombres barrèrent le chemin, et lon vit, à la clarté des étoiles, reluire les canons des pistolets abaissés. -- Arrière! cria dArtagnan, ou cest vous qui êtes morts! Deux coups de pistolet répondirent à cette menace, mais les deux assaillants venaient avec une telle rapidité quau même instant ils furent sur leurs adversaires. Un troisième coup de pistolet retentit, tiré à bout portant par dArtagnan, et son ennemi tomba. Quant à Porthos il heurta le sien avec tant de violence que, quoique son épée eût été détournée, il lenvoya du choc rouler à dix pas de son cheval. -- Achève, Mousqueton, achève! dit Porthos. Et il sélança en avant aux côtés de son ami, qui avait déjà repris sa poursuite. -- Eh bien? dit Porthos. -- Je lui ai cassé la tête, dit dArtagnan; et vous? -- Je lai renversé seulement; mais tenez... On entendit un coup de carabine: cétait Mousqueton qui, en passant, exécutait lordre de son maître. -- Sus! sus! dit dArtagnan; cela va bien et nous avons la première manche! -- Ah! ah! dit Porthos, voilà dautres joueurs. En effet, deux autres cavaliers apparaissaient détachés du groupe principal, et savançaient rapidement pour barrer de nouveau la route. Cette fois, dArtagnan nattendit pas même quon lui adressât la parole. -- Place! cria-t-il le premier, place! -- Que voulez-vous? dit une voix. -- Le duc! hurlèrent à la fois Porthos et dArtagnan. Un éclat de rire répondit, mais il sacheva dans un gémissement; dArtagnan avait percé le rieur de part en part avec son épée. En même temps deux détonations ne faisaient quun seul coup: cétaient Porthos et son adversaire qui tiraient lun sur lautre. DArtagnan se retourna et vit Porthos près de lui. -- Bravo! Porthos, dit-il, vous lavez tué, ce me semble? -- Je crois que je nai touché que le cheval, dit Porthos. -- Que voulez-vous, mon cher? on ne fait pas mouche à tous coups, et il ne faut pas se plaindre quand on met dans la carte. Hé! parbleu! qua donc mon cheval? -- Votre cheval a quil sabat, dit Porthos en arrêtant le sien. En effet, le cheval de dArtagnan butait et tombait sur les genoux, puis il poussa un râle et se coucha. Il avait reçu dans le poitrail la balle du premier adversaire de dArtagnan. DArtagnan poussa un juron à faire éclater le ciel. -- Monsieur veut-il un cheval? dit Mousqueton. -- Pardieu! si jen veux un, cria dArtagnan. -- Voici, dit Mousqueton. -- Comment diable as-tu deux chevaux de main? dit dArtagnan en sautant sur lun deux. -- Leurs maîtres sont morts: jai pensé quils pouvaient nous être utiles, et je les ai pris. Pendant ce temps Porthos avait rechargé son pistolet. -- Alerte! dit dArtagnan, en voilà deux autres. -- Ah çà, mais! il y en aura donc jusquà demain! dit Porthos. En effet, deux autres cavaliers savançaient rapidement. -- Eh! monsieur, dit Mousqueton, celui que vous avez renversé se relève. -- Pourquoi nen as-tu pas fait autant que du premier? -- Jétais embarrassé, monsieur, je tenais les chevaux. Un coup de feu partit, Mousqueton jeta un cri de douleur. -- Ah! monsieur, cria-t-il, dans lautre! juste dans lautre! Ce coup-là fera le pendant de celui de la route dAmiens. Porthos se retourna comme un lion, fondit sur le cavalier démonté, qui essaya de tirer son épée, mais avant quelle fût hors du fourreau, Porthos, du pommeau de la sienne, lui avait porté un si terrible coup sur la tête quil était tombé comme un boeuf sous la masse du boucher. Mousqueton, tout en gémissant, sétait laissé glisser le long de son cheval, la blessure quil avait reçue ne lui permettait pas de rester en selle. En apercevant les cavaliers, dArtagnan sétait arrêté et avait rechargé son pistolet; de plus, son nouveau cheval avait une carabine à larçon de la selle. -- Me voilà! dit Porthos, attendons-nous ou chargeons-nous? -- Chargeons, dit dArtagnan. -- Chargeons, dit Porthos. Ils enfoncèrent leurs éperons dans le ventre de leurs chevaux. Les cavaliers nétaient plus quà vingt pas deux. -- De par le roi! cria dArtagnan, laissez-nous passer. -- Le roi na rien à faire ici! répliqua une voix sombre et vibrante qui semblait sortir dune nuée, car le cavalier arrivait enveloppé dun tourbillon de poussière. -- Cest bien, nous verrons si le roi ne passe pas partout, reprit dArtagnan. -- Voyez, dit la même voix. Deux coups de pistolet partirent presque en même temps, un tiré par dArtagnan, lautre par ladversaire de Porthos. La balle de dArtagnan enleva le chapeau de son ennemi; la balle de ladversaire de Porthos traversa la gorge de son cheval, qui tomba raide en poussant un gémissement. -- Pour la dernière fois, où allez-vous? dit la même voix. -- Au diable! répondit dArtagnan. -- Bon! soyez tranquille alors, vous arriverez. DArtagnan vit sabaisser vers lui le canon dun mousquet; il navait pas le temps de fouiller à ses fontes; il se souvint dun conseil que lui avait donné autrefois Athos. Il fit cabrer son cheval. La balle frappa lanimal en plein ventre. DArtagnan sentit quil manquait sous lui, et avec son agilité merveilleuse se jeta de côté. -- Ah çà, mais! dit la même voix vibrante et railleuse, cest une boucherie de chevaux et non un combat dhommes que nous faisons là. À lépée! monsieur, à lépée! Et il sauta à bas de son cheval. -- À lépée, soit, dit dArtagnan, cest mon affaire. En deux bonds dArtagnan fut contre son adversaire, dont il sentit le fer sur le sien. DArtagnan, avec son adresse ordinaire, avait engagé lépée en tierce, sa garde favorite. Pendant ce temps, Porthos, agenouillé derrière son cheval, qui trépignait dans les convulsions de lagonie, tenait un pistolet dans chaque main. Cependant le combat était commencé entre dArtagnan et son adversaire. DArtagnan lavait attaqué rudement, selon sa coutume; mais cette fois il avait rencontré un jeu et un poignet qui le firent réfléchir. Deux fois ramené en quatre, dArtagnan fit un pas en arrière; son adversaire ne bougea point; dArtagnan revint et engagea de nouveau lépée en tierce. Deux ou trois coups furent portés de part et dautre sans résultat, les étincelles jaillissaient par gerbes des épées. Enfin, dArtagnan pensa que cétait le moment dutiliser sa feinte favorite; il lamena fort habilement, lexécuta avec la rapidité de léclair, et porta le coup avec une vigueur quil croyait irrésistible. Le coup fut paré. -- Mordious! sécria-t-il avec son accent gascon. À cette exclamation, son adversaire bondit en arrière, et, penchant sa tête découverte, il sefforça de distinguer à travers les ténèbres le visage de dArtagnan. Quant à dArtagnan, craignant une feinte, il se tenait sur la défensive. -- Prenez garde, dit Porthos à son adversaire, jai encore mes deux pistolets chargés. -- Raison de plus pour que vous tiriez le premier, répondit celui- ci. Porthos tira: un éclair illumina le champ de bataille. À cette lueur, les deux autres combattants jetèrent chacun un cri. -- Athos! dit dArtagnan. -- DArtagnan! dit Athos. Athos leva son épée, dArtagnan baissa la sienne. -- Aramis! cria Athos, ne tirez pas. -- Ah! ah! cest vous, Aramis? dit Porthos. Et il jeta son pistolet. Aramis repoussa le sien dans ses fontes et remit son épée au fourreau. -- Mon fils! dit Athos en tendant la main à dArtagnan. Cétait le nom quil lui donnait autrefois dans ses moments de tendresse. -- Athos, dit dArtagnan en se tordant les mains, vous le défendez donc? Et moi qui avais juré de le ramener mort ou vif! Ah! je suis déshonoré. -- Tuez-moi, dit Athos en découvrant sa poitrine, si votre honneur a besoin de ma mort. -- Oh! malheur à moi! malheur à moi! sécriait dArtagnan, il ny avait quun homme au monde qui pouvait marrêter, et il faut que la fatalité mette cet homme sur mon chemin! Ah! que dirai-je au cardinal? -- Vous lui direz, monsieur, répondit une voix qui dominait le champ de bataille, quil avait envoyé contre moi les deux seuls hommes capables de renverser quatre hommes, de lutter corps à corps sans désavantage contre le comte de La Fère et le chevalier dHerblay, et de ne se rendre quà cinquante hommes. -- Le prince! dirent en même temps Athos et Aramis en faisant un mouvement pour démasquer le duc de Beaufort, tandis que dArtagnan et Porthos faisaient de leur côté un pas en arrière. -- Cinquante cavaliers! murmurèrent dArtagnan et Porthos. -- Regardez autour de vous, messieurs, si vous en doutez, dit le duc. DArtagnan et Porthos regardèrent autour deux; ils étaient en effet entièrement enveloppés par une troupe dhommes à cheval. -- Au bruit de votre combat, dit le duc, jai cru que vous étiez vingt hommes, et je suis revenu avec tous ceux qui mentouraient, las de toujours fuir, et désireux de tirer un peu lépée à mon tour, vous nétiez que deux. -- Oui, Monseigneur, dit Athos, mais vous lavez dit, deux qui en valent vingt. -- Allons, messieurs, vos épées, dit le duc. -- Nos épées! dit dArtagnan relevant la tête et revenant à lui, nos épées! jamais! -- Jamais! dit Porthos. Quelques hommes firent un mouvement. -- Un instant, Monseigneur, dit Athos, deux mots. Et il sapprocha du prince, qui se pencha vers lui et auquel il dit quelques paroles tout bas. -- Comme vous voudrez, comte, dit le prince. Je suis trop votre obligé pour vous refuser votre première demande. Écartez-vous, messieurs, dit-il aux hommes de son escorte. Messieurs dArtagnan et du Vallon, vous êtes libres. Lordre fut aussitôt exécuté, et dArtagnan et Porthos se trouvèrent former le centre dun vaste cercle. -- Maintenant, dHerblay, dit Athos, descendez de cheval et venez. Aramis mit pied à terre et sapprocha de Porthos, tandis quAthos sapprochait de dArtagnan. Tous quatre alors se trouvèrent réunis. -- Amis, dit Athos, regrettez-vous encore de navoir pas versé notre sang? -- Non, dit dArtagnan, je regrette de nous voir les uns contre les autres, nous qui avions toujours été si bien unis, je regrette de nous rencontrer dans deux camps opposés. Ah! rien ne nous réussira plus. -- Oh! mon Dieu! non, cest fini, dit Porthos. -- Eh bien! soyez des nôtres alors, dit Aramis. -- Silence, dHerblay, dit Athos, on ne fait point de ces propositions-là à des hommes comme ces messieurs. Sils sont entrés dans le parti de Mazarin, cest que leur conscience les a poussés de ce côté, comme la nôtre nous a poussés du côté des princes. -- En attendant, nous voilà ennemis, dit Porthos; sang-bleu! qui aurait jamais cru cela? DArtagnan ne dit rien, mais poussa un soupir. Athos les regarda et prit leurs mains dans les siennes. -- Messieurs, dit-il, cette affaire est grave, et mon coeur souffre comme si vous laviez percé doutre en outre. Oui, nous sommes séparés, voilà la grande, voilà la triste vérité, mais nous ne nous sommes pas déclaré la guerre encore; peut-être avons-nous des conditions à faire, un entretien suprême est indispensable. -- Quant à moi, je le réclame, dit Aramis. -- Je laccepte, dit dArtagnan avec fierté. Porthos inclina la tête en signe dassentiment. -- Prenons donc un lieu de rendez-vous, continua Athos, à la portée de nous tous, et dans une dernière entrevue réglons définitivement notre position réciproque et la conduite que nous devons tenir les uns vis-à-vis des autres. -- Bien! dirent les trois autres. -- Vous êtes donc de mon avis? demanda Athos. -- Entièrement. -- Eh bien! le lieu? -- La place Royale vous convient-elle? demanda dArtagnan. -- À Paris? -- Oui. Athos et Aramis se regardèrent, Aramis fit un signe de tête approbatif. -- La place Royale, soit! dit Athos. -- Et quand cela? -- Demain soir, si vous voulez. -- Serez-vous de retour? -- Oui. -- À quelle heure? -- À dix heures de la nuit, cela vous convient-il? -- À merveille. -- De là, dit Athos, sortira la paix ou la guerre, mais notre honneur du moins, amis, sera sauf. -- Hélas! murmura dArtagnan, notre honneur de soldat est perdu, à nous. -- DArtagnan, dit gravement Athos, je vous jure que vous me faites mal de penser à ceci quand je ne pense, moi, quà une chose, cest que nous avons croisé lépée lun contre lautre. Oui, continua-t-il en secouant douloureusement la tête, oui, vous lavez dit; le malheur est sur nous; venez, Aramis. -- Et nous, Porthos, dit dArtagnan, retournons porter notre honte au cardinal. -- Et dites-lui surtout, cria une voix, que je ne suis pas trop vieux pour être un homme daction. DArtagnan reconnut la voix de Rochefort. -- Puis-je quelque chose pour vous, messieurs? dit le prince. -- Rendre témoignage que nous avons fait ce que nous avons pu, Monseigneur. -- Soyez tranquille, cela sera fait. Adieu, messieurs, dans quelque temps nous nous reverrons, je lespère, sous Paris, et même dans Paris peut-être, et alors vous pourrez prendre votre revanche. À ces mots, le duc salua de la main, remit son cheval au galop et disparut suivi de son escorte, dont la vue alla se perdre dans lobscurité et le bruit dans lespace. DArtagnan et Porthos se trouvèrent seuls sur la grande route avec un homme qui tenait deux chevaux de main. Ils crurent que cétait Mousqueton et sapprochèrent. -- Que vois-je! sécria dArtagnan, cest toi, Grimaud? -- Grimaud! dit Porthos. Grimaud fit signe aux deux amis quils ne se trompaient pas. -- Et à qui les chevaux? demanda dArtagnan. -- Qui nous les donne? demanda Porthos. -- M. le comte de La Fère. -- Athos, Athos, murmura dArtagnan, vous pensez à tout et vous êtes vraiment un gentilhomme. -- À la bonne heure! dit Porthos, javais peur dêtre obligé de faire létape à pied. Et il se mit en selle. DArtagnan y était déjà. -- Eh bien! où vas-tu donc, Grimaud? demanda dArtagnan; tu quittes ton maître? -- Oui, dit Grimaud, je vais rejoindre le vicomte de Bragelonne à larmée de Flandre. Ils firent alors silencieusement quelques pas sur le grand chemin en venant vers Paris, mais tout à coup ils entendirent des plaintes qui semblaient sortir dun fossé. -- Quest-ce que cela? demanda dArtagnan. -- Cela, dit Porthos, cest Mousqueton. -- Eh! oui, monsieur, cest moi, dit une voix plaintive, tandis quune espèce dombre se dressait sur le revers de la route. Porthos courut à son intendant, auquel il était réellement attaché. -- Serais-tu blessé dangereusement, mon cher Mouston? dit-il. -- Mouston! reprit Grimaud en ouvrant des yeux ébahis. -- Non, monsieur, je ne crois pas; mais je suis blessé dune manière fort gênante. -- Alors, tu ne peux pas monter à cheval? -- Ah! monsieur, que me proposez-vous là! -- Peux-tu aller à pied? -- Je tâcherai, jusquà la première maison. -- Comment faire? dit dArtagnan, il faut cependant que nous revenions à Paris. -- Je me charge de Mousqueton, dit Grimaud. -- Merci, mon bon Grimaud! dit Porthos. Grimaud mit pied à terre et alla donner le bras à son ancien ami, qui laccueillit les larmes aux yeux, sans que Grimaud pût positivement savoir si ces larmes venaient du plaisir de le revoir ou de la douleur que lui causait blessure. Quant à dArtagnan et à Porthos, ils continuèrent silencieusement leur route vers Paris. Trois heures après, ils furent dépassés par une espèce de courrier couvert de poussière: cétait un homme envoyé par le duc et qui portait au cardinal une lettre dans laquelle, comme lavait promis le prince, il rendait témoignage de ce quavaient fait Porthos et dArtagnan. Mazarin avait passé une fort mauvaise nuit lorsquil reçut cette lettre, dans laquelle le prince lui annonçait lui-même quil était en liberté et quil allait lui faire une guerre mortelle. Le cardinal la lut deux ou trois fois, puis la pliant et la mettant dans sa poche: -- Ce qui me console, dit-il, puisque dArtagnan la manqué, cest quau moins en courant après lui il a écrasé Broussel. Décidément le Gascon est un homme précieux, et il me sert jusque dans ses maladresses. Le cardinal faisait allusion à cet homme quavait renversé dArtagnan au coin du cimetière Saint-Jean à Paris, et qui nétait autre que le conseiller Broussel. XXIX. Le bonhomme Broussel Mais malheureusement pour le cardinal Mazarin, qui était en ce moment-là en veine de guignon, le bonhomme Broussel nétait pas écrasé. En effet, il traversait tranquillement la rue Saint-Honoré quand le cheval emporté de dArtagnan latteignit à lépaule et le renversa dans la boue. Comme nous lavons dit, dArtagnan navait pas fait attention à un si petit événement. Dailleurs dArtagnan partageait la profonde et dédaigneuse indifférence que la noblesse, et surtout la noblesse militaire, professait à cette époque pour la bourgeoisie. Il était donc resté insensible au malheur arrivé au petit homme noir, bien quil fût cause de ce malheur, et avant même que le pauvre Broussel eût eu le temps de jeter un cri, toute la tempête de ces coureurs armés était passée. Alors seulement le blessé put être entendu et relevé. On accourut, on vit cet homme gémissant, on lui demanda son nom, son adresse, son titre, et aussitôt quil eut dit quil se nommait Broussel, quil était conseiller au Parlement et quil demeurait rue Saint-Landry, un cri séleva dans cette foule, cri terrible et menaçant, et qui fit autant de peur au blessé que louragan qui venait de lui passer sur le corps. -- Broussel! sécriait-on, Broussel, notre père! celui qui défend nos droits contre le Mazarin! Broussel, lami du peuple, tué, foulé aux pieds par ces scélérats de cardinalistes! Au secours! aux armes! à mort! En un moment la foule devint immense; on arrêta un carrosse pour y mettre le petit conseiller; mais un homme du peuple ayant fait observer que, dans létat où était le blessé, le mouvement de la voiture pouvait empirer son mal, des fanatiques proposèrent de le porter à bras, proposition qui fut accueillie avec enthousiasme et acceptée à lunanimité. Sitôt dit, sitôt fait. Le peuple le souleva, menaçant et doux à la fois, et lemporta, pareil à ce géant des contes fantastiques qui gronde tout en caressant et en berçant un nain entre ses bras. Broussel se doutait bien déjà de cet attachement des Parisiens pour sa personne; il navait pas semé lopposition pendant trois ans sans un secret espoir de recueillir un jour la popularité. Cette démonstration, qui arrivait à point, lui fit donc plaisir et lenorgueillit, car elle lui donnait la mesure de son pouvoir; mais dun autre côté, ce triomphe était troublé par certaines inquiétudes. Outre les contusions qui le faisaient fort souffrir, il craignait à chaque coin de rue de voir déboucher quelque escadron de gardes et de mousquetaires, pour charger cette multitude, et alors que deviendrait le triomphateur dans cette bagarre? Il avait sans cesse devant les yeux ce tourbillon dhommes, cet orage au pied de fer qui dun souffle lavait culbuté. Aussi répétait-il dune voix éteinte: -- Hâtons-nous, mes enfants, car en vérité je souffre beaucoup. Et à chacune de ces plaintes cétait autour de lui une recrudescence de gémissements et un redoublement de malédictions. On arriva, non sans peine, à la maison de Broussel. La foule qui bien avant lui avait déjà envahi la rue avait attiré aux croisées et sur les seuils des portes tout le quartier. À la fenêtre dune maison à laquelle donnait entrée une porte étroite, on voyait se démêler une vieille servante qui criait de toutes ses forces, et une femme, déjà âgée aussi, qui pleurait. Ces deux personnes, avec une inquiétude visible quoique exprimée de façon différente, interrogeaient le peuple, lequel leur envoyait pour toute réponse des cris confus et inintelligibles. Mais lorsque le conseiller, porté par huit hommes, apparut tout pâle et regardant dun oeil mourant son logis, sa femme et sa servante, la bonne dame Broussel sévanouit, et la servante, levant les bras au ciel, se précipita dans lescalier pour aller au-devant de son maître en criant: «O mon Dieu! mon Dieu! si Friquet était là, au moins, pour aller chercher un chirurgien!» Friquet était là. Où nest pas le gamin de Paris? Friquet avait naturellement profité du jour de la Pentecôte pour demander son congé au maître de la taverne, congé qui ne pouvait lui être refusé, vu que son engagement portait quil serait libre pendant les quatre grandes fêtes de lannée. Friquet était à la tête du cortège. Lidée lui était bien venue daller chercher un chirurgien, mais il trouvait plus amusant en somme de crier à tue-tête: «Ils ont tué M. Broussel! M. Broussel le père du peuple! Vive M. Broussel!» que de sen aller tout seul par des rues détournées dire tout simplement à un homme noir: «Venez, monsieur le chirurgien, le conseiller Broussel a besoin de vous.» Malheureusement pour Friquet, qui jouait un rôle dimportance dans le cortège, il eut limprudence de saccrocher aux grilles de la fenêtre du rez-de-chaussée, afin de dominer la foule. Cette ambition le perdit; sa mère laperçut et lenvoya chercher le médecin. Puis elle prit le bonhomme dans ses bras et voulut le porter jusquau premier; mais au bas de lescalier le conseiller se remit sur ses jambes et déclara quil se sentait assez fort pour monter seul. Il priait en outre Gervaise, cétait le nom de sa servante, de tâcher dobtenir du peuple quil se retirât, mais Gervaise ne lécoutait pas. -- Oh! mon pauvre maître! mon cher maître, sécriait-elle. -- Oui, ma bonne, oui, Gervaise, murmurait Broussel pour la calmer, tranquillise-toi, ce ne sera rien. -- Que je me tranquillise, quand vous êtes broyé, écrasé, moulu! -- Mais non, mais non, disait Broussel; ce nest rien ou presque rien. -- Rien, et vous êtes couvert de boue! Rien, et vous avez du sang, vos cheveux! Ah! mon Dieu, mon Dieu, mon pauvre maître! -- Chut donc! disait Broussel, chut! -- Du sang, mon Dieu, du sang! criait Gervaise. -- Un médecin! un chirurgien! un docteur, hurlait la foule; le conseiller Broussel se meurt! Ce sont les Mazarin qui lont tué! -- Mon Dieu, disait Broussel, se désespérant, les malheureux vont faire brûler la maison! -- Mettez-vous à votre fenêtre et montrez- vous, notre maître. -- Je men garderai bien, peste! disait Broussel; cest bon pour un roi de se montrer. Dis-leur que je suis mieux, Gervaise; dis-leur que je vais me mettre, non pas à la fenêtre, mais au lit, et quils se retirent. -- Mais pourquoi donc voulez-vous quils se retirent? Mais cela vous fait honneur, quils soient là. -- Oh! mais ne vois-tu pas, disait Broussel désespéré, quils me, feront pendre! Allons! voilà ma femme qui se trouve mal! -- Broussel! Broussel! criait la foule; vive Broussel! Un chirurgien pour Broussel! Ils firent tant de bruit que ce quavait prévu Broussel arriva. Un peloton de gardes balaya avec la crosse des mousquets cette multitude, assez inoffensive du reste; mais aux premiers cris de «La garde! les soldats!» Broussel, qui tremblait quon ne le prît pour linstigateur de ce tumulte, se fourra tout habillé dans son lit. Grâce à cette balayade, la vieille Gervaise, sur lordre trois fois réitéré de Broussel, parvint à fermer la porte de la rue. Mais à peine la porte fut-elle fermée et Gervaise remontée près de son maître, que lon heurta fortement à cette porte. Mme Broussel, revenue à elle, déchaussait son mari par le pied de son lit, tout en tremblant comme une feuille. -- Regardez qui frappe, dit Broussel, et nouvrez quà bon escient, Gervaise. Gervaise regarda. -- Cest M. le président Blancmesnil, dit-elle. -- Alors, dit Broussel, il ny a pas dinconvénient, ouvrez. -- Eh bien! dit le président en entrant, que vous ont-ils donc fait, mon cher Broussel? Jentends dire que vous avez failli être assassiné? -- Le fait est que, selon toute probabilité, quelque chose a été tramé contre ma vie, répondit Broussel avec une fermeté qui parut stoïque. -- Mon pauvre ami! Oui, ils ont voulu commencer par vous; mais notre tour viendra à chacun, et ne pouvant nous vaincre en masse, ils chercheront à nous détruire les uns après les autres. -- Si jen réchappe, dit Broussel, je veux les écraser à leur tour sous le poids de ma parole. -- Vous en reviendrez, dit Blancmesnil, et pour leur faire payer cher cette agression. Mme Broussel pleurait à chaudes larmes; Gervaise se désespérait. -- Quy a-t-il donc? sécria un beau jeune homme aux formes robustes en se précipitant dans la chambre. Mon père blessé? -- Vous voyez une victime de la tyrannie, dit Blancmesnil en vrai Spartiate. -- Oh! dit le jeune homme en se retournant vers la porte, malheur à ceux qui vous ont touché, mon père! -- Jacques, dit le conseiller en le relevant, allez plutôt chercher un médecin, mon ami. -- Jentends les cris du peuple, dit la vieille; cest sans doute Friquet qui en amène un; mais non, cest un carrosse. Blancmesnil regarda par la fenêtre. -- Le coadjuteur! dit-il. -- M. le coadjuteur! répéta Broussel. Eh! mon Dieu, attendez donc que jaille au-devant de lui! Et le conseiller, oubliant sa blessure, allait sélancer à la rencontre de M. de Retz, si Blancmesnil ne leût arrêté. -- Eh bien! mon cher Broussel, dit le coadjuteur en entrant, quy a-t-il donc? On parle de guet-apens, dassassinat? Bonjour, monsieur Blancmesnil. Jai pris en passant mon médecin, et je vous lamène. -- Ah! monsieur, dit Broussel, que de grâces je vous dois! Il est vrai que jai été cruellement renversé et foulé aux pieds par les mousquetaires du roi. -- Dites du cardinal, reprit le coadjuteur, dites du Mazarin. Mais nous lui ferons payer tout cela, soyez tranquille. Nest-ce pas, monsieur de Blancmesnil? Blancmesnil sinclinait lorsque la porte souvrit tout à coup, poussée par un coureur. Un laquais à grande livrée le suivait, qui annonça à haute voix: -- M. le duc de Longueville. -- Quoi! sécria Broussel, M. le duc ici? quel honneur à moi! Ah! monseigneur! -- Je viens gémir, monsieur, dit le duc, sur le sort de notre brave défenseur. Êtes-vous donc blessé, mon cher conseiller? -- Si je létais votre visite me guérirait, monseigneur. -- Vous souffrez, cependant? -- Beaucoup, dit Broussel. -- Jai amené mon médecin, dit le duc, permettez-vous quil entre? -- Comment donc! dit Broussel. Le duc fit signe à son laquais qui introduisit un homme noir. -- Javais eu la même idée que vous, mon prince, dit le coadjuteur. Les deux médecins se regardèrent. -- Ah! cest vous, monsieur le coadjuteur? dit le duc. Les amis du peuple se rencontrent sur leur véritable terrain. -- Ce bruit mavait effrayé et je suis accouru, mais je crois que le plus pressé serait que les médecins visitassent notre brave conseiller. -- Devant vous, messieurs? dit Broussel tout intimidé. -- Pourquoi pas, mon cher? Nous avons hâte, je vous le jure, de savoir ce quil en est. -- Eh! mon Dieu, dit Mme Broussel, quest-ce encore que ce nouveau tumulte? -- On dirait des applaudissements, dit Blancmesnil en courant à la fenêtre. -- Quoi? sécria Broussel pâlissant, quy a-t-il encore? -- La livrée de M. le prince de Conti! sécria Blancmesnil. M. le prince de Conti lui-même! Le coadjuteur et M. de Longueville avaient une énorme envie de rire. Les médecins allaient lever la couverture de Broussel. Broussel les arrêta. En ce moment le prince de Conti entra. -- Ah! messieurs, dit-il en voyant le coadjuteur, vous mavez prévenu! Mais il ne faut pas men vouloir, mon cher monsieur Broussel. Quand jai appris votre accident, jai cru que vous manqueriez peut-être de médecin, et jai passé pour prendre le mien. Comment allez-vous, et quest-ce que cet assassinat dont on parle? Broussel voulut parler, mais les paroles lui manquèrent; il était écrasé sous le poids des honneurs qui lui arrivaient. -- Eh bien! mon cher docteur, voyez, dit le prince de Conti à un homme noir qui laccompagnait. -- Messieurs, dit un des médecins, cest alors une consultation. -- Cest ce que vous voudrez, dit le prince, mais rassurez-moi vite sur létat de ce cher conseiller. Les trois médecins sapprochèrent du lit. Broussel tirait la couverture à lui de toutes ses forces; mais malgré sa résistance il fut dépouillé et examiné. Il navait quune contusion au bras et lautre à la cuisse. Les trois médecins se regardèrent, ne comprenant pas quon eût réuni trois des hommes les plus savants de la faculté de Paris pour une pareille misère. -- Eh bien? dit le coadjuteur. -- Eh bien? dit le duc. -- Eh bien? dit le prince. -- Nous espérons que laccident naura pas de suite, dit lun des trois médecins. Nous allons nous retirer dans la chambre voisine pour faire lordonnance. -- Broussel! des nouvelles de Broussel! criait le peuple. Comment va Broussel? Le coadjuteur courut à la fenêtre. À sa vue le peuple fit silence. -- Mes amis, dit-il, rassurez-vous, M. Broussel est hors de danger. Cependant sa blessure est sérieuse et le repos est nécessaire. Les cris Vive Broussel! Vive le coadjuteur! retentirent aussitôt dans la rue. M. de Longueville fut jaloux et alla à son tour à la fenêtre. -- Vive M. de Longueville! cria-t-on aussitôt. -- Mes amis, dit le duc en saluant de la main, retirez-vous en paix, et ne donnez pas la joie du désordre à nos ennemis. -- Bien! monsieur le duc, dit Broussel de son lit; voilà qui est parlé en bon Français. -- Oui, messieurs les Parisiens, dit le prince de Conti allant à son tour à la fenêtre pour avoir sa part des applaudissements; oui, M. Broussel vous en prie. Dailleurs il a besoin de repos, et le bruit pourrait lincommoder. -- Vive M. le prince de Conti! cria la foule. Le prince salua. Tous trois prirent alors congé du conseiller, et la foule quils avaient renvoyée au nom de Broussel leur fit escorte. Ils étaient sur les quais que Broussel de son lit saluait encore. La vieille servante, stupéfaite, regardait son maître avec admiration. Le conseiller avait grandi dun pied à ses yeux. -- Voilà ce que cest que de servir son pays selon sa conscience, dit Broussel avec satisfaction. Les médecins sortirent après une heure de délibération et ordonnèrent de bassiner les contusions avec de leau et du sel. Ce fut toute la journée une procession de carrosses. Toute la Fronde se fit inscrire chez Broussel. -- Quel beau triomphe, mon père! dit le jeune homme, qui, ne comprenant pas le véritable motif qui poussait tous ces gens-là chez son père, prenait au sérieux cette démonstration des grands, des princes et de leurs amis. -- Hélas! mon cher Jacques, dit Broussel, jai bien peur de payer ce triomphe-là un peu cher, et je mabuse fort, ou M. Mazarin, à cette heure, est en train de me faire la carte des chagrins que je lui cause. Friquet rentra à minuit, il navait pas pu trouver de médecin. XXX. Quatre anciens amis sapprêtent à se revoir -- Eh bien! dit Porthos, assis dans la cour de lhôtel de _La Chevrette_, à dArtagnan, qui, la figure allongée et maussade, rentrait du Palais-Cardinal; eh bien! il vous a mal reçu, mon brave dArtagnan? -- Ma foi, oui! Décidément, cest une laide bête que cet homme! Que mangez-vous là, Porthos? -- Eh! vous voyez, je trempe un biscuit dans un verre de vin dEspagne. Faites-en autant. -- Vous avez raison. Gimblou, un verre! Le garçon apostrophé par ce nom harmonieux apporta le verre demandé, et dArtagnan sassit près de son ami. -- Comment cela sest-il passé? -- Dame! vous comprenez, il ny avait pas deux moyens de dire la chose. Je suis entré, il ma regardé de travers; jai haussé les épaules, et je lui ai dit: «-- Eh bien! Monseigneur, nous navons pas été les plus forts. «-- Oui, je sais tout cela; mais racontez-moi les détails. «Vous comprenez, Porthos, je ne pouvais pas raconter les détails sans nommer nos amis, et les nommer, cétait les perdre. -- Pardieu! -- Monseigneur, ai-je dit, ils étaient cinquante et nous étions deux. «-- Oui, mais cela nempêche pas, a-t-il répondu, quil y a eu des coups de pistolet échangés, à ce que jai entendu dire. «-- Le fait est que de part et dautre, il y a eu quelques charges de poudre de brûlées. «-- Et les épées ont vu le jour? a-t-il ajouté. «Cest-à-dire la nuit, Monseigneur, ai-je répondu. «-- Ah çà! a continué le cardinal, je vous croyais Gascon, mon cher? «-- Je ne suis Gascon que quand je réussis, Monseigneur. «La réponse lui a plu, car il sest mis à rire. «-- Cela mapprendra, a-t-il dit, à faire donner de meilleurs chevaux à mes gardes; car sils eussent pu vous suivre, et quils eussent fait chacun autant que vous et votre ami, vous eussiez tenu votre parole et me leussiez ramené mort ou vif. -- Eh bien! mais il me semble que ce nest pas mal, cela, reprit Porthos. -- Eh! mon Dieu, non, mon cher, mais cest la manière dont cest dit. Cest incroyable, interrompit dArtagnan, combien ces biscuits tiennent de vin! Ce sont de véritables éponges! Gimblou, une autre bouteille. La bouteille fut apportée avec une promptitude qui prouvait le degré de considération dont dArtagnan jouissait dans létablissement. Il continua: -- Aussi je me retirais, lorsquil ma rappelé. «-- Vous avez eu trois chevaux tant tués que fourbus? ma-t-il demandé. «-- Oui, Monseigneur. «-- Combien valaient-ils? -- Mais, dit Porthos, cest un assez bon mouvement, cela, il me semble. -- Mille pistoles, ai-je répondu. -- Mille pistoles! dit Porthos; oh! oh! cest beaucoup, et sil se connaît en chevaux, il a dû marchander. -- Il en avait, ma foi, bien envie, le pleutre, car il a fait un soubresaut terrible et ma regardé. Je lai regardé aussi; alors il a compris, et mettant la main dans une armoire, il en a tiré des billets sur la banque de Lyon. -- Pour mille pistoles? -- Pour mille pistoles! tout juste, le ladre! pas pour une de plus. -- Et vous les avez? -- Les voici. -- Ma foi! je trouve que cest agir convenablement, dit Porthos. -- Convenablement! avec des gens qui non seulement viennent de risquer leur peau, mais encore de lui rendre un grand service? -- Un grand service, et lequel? demanda Porthos. -- Dame! il paraît que je lui ai écrasé un conseiller au parlement. -- Comment! ce petit homme noir que vous avez renversé au coin du cimetière Saint-Jean. -- Justement, mon cher. Eh bien! il le gênait. Malheureusement, je ne lai pas écrasé à plat. Il paraît quil en reviendra et quil le gênera encore. -- Tiens! dit Porthos, et moi qui ai dérangé mon cheval qui allait donner en plein dessus! Ce sera pour une autre fois. -- Il aurait dû me payer le conseiller, le cuistre! -- Dame! dit Porthos, sil nétait pas écrasé tout à fait... -- Ah! M. de Richelieu eût dit: «Cinq cents écus pour le conseiller!» Enfin nen parlons plus. Combien vous coûtaient vos bêtes, Porthos? -- Ah! mon ami, si le pauvre Mousqueton était là, il vous dirait la chose à livre, sou et denier. -- Nimporte! dites toujours, à dix écus près. -- Mais Vulcain et Bayard me coûtaient chacun deux cents pistoles à peu près, et en mettant Phébus à cent cinquante, je crois que nous approcherons du compte. -- Alors, il reste donc quatre cent cinquante pistoles, dit dArtagnan assez satisfait. -- Oui, dit Porthos, mais il y a les harnais. -- Cest pardieu vrai. À combien les harnais? -- Mais en mettant cent pistoles pour les trois... -- Va pour cent pistoles, dit dArtagnan. Il reste alors trois cent cinquante pistoles. Porthos inclina la tête en signe dadhésion. -- Donnons les cinquante pistoles à lhôtesse pour notre dépense, dit dArtagnan, et partageons les trois cents autres. -- Partageons, dit Porthos. -- Piètre affaire! murmura dArtagnan en serrant ses billets. -- Heu! dit Porthos, cest toujours cela. Mais dites donc? -- Quoi? -- Na-t-il en aucune façon parlé de moi? -- Ah! si fait! sécria dArtagnan, qui craignait de décourager son ami en lui disant que le cardinal navait pas soufflé un mot de lui; si fait! il a dit... -- Il a dit? reprit Porthos. -- Attendez, je tiens à me rappeler ses propres paroles; il a dit: «Quant à votre ami, annoncez-lui quil peut dormir sur ses deux oreilles.» -- Bon, dit Porthos; cela signifie clair comme le jour quil compte toujours me faire baron. En ce moment neuf heures sonnèrent à léglise voisine. DArtagnan tressaillit. -- Ah! cest vrai, dit Porthos, voilà neuf heures qui sonnent, et cest à dix, vous vous le rappelez, que nous avons rendez-vous à la place Royale. -- Ah! tenez, Porthos, taisez-vous! sécria dArtagnan avec un mouvement dimpatience, ne me rappelez pas ce souvenir, cest cela qui ma rendu maussade depuis hier. Je nirai pas. -- Et pourquoi? demanda Porthos. -- Parce que ce mest une chose douloureuse que de revoir ces deux hommes qui ont fait échouer notre entreprise. -- Cependant, reprit Porthos, ni lun ni lautre nont eu lavantage. Javais encore un pistolet chargé, et vous étiez en face lun de lautre, lépée à la main. -- Oui, dit dArtagnan; mais, si ce rendez-vous cache quelque chose... -- Oh! dit Porthos, vous ne le croyez pas, dArtagnan. Cétait vrai. DArtagnan ne croyait pas Athos capable demployer la ruse, mais il cherchait un prétexte de ne point aller à ce rendez-vous. -- Il faut y aller, continua le superbe seigneur de Bracieux; ils croiraient que nous avons eu peur. Eh! cher ami, nous avons bien affronté cinquante ennemis sur la grande route; nous affronterons bien deux amis sur la place Royale. -- Oui, oui, dit dArtagnan, je le sais; mais ils ont pris le parti des princes sans nous en prévenir; mais Athos et Aramis ont joué avec moi un jeu qui malarme. Nous avons découvert la vérité hier. À quoi sert-il daller apprendre aujourdhui autre chose? -- Vous vous défiez donc réellement? dit Porthos. -- DAramis, oui, depuis quil est devenu abbé. Vous ne pouvez pas vous figurer, mon cher, ce quil est devenu. Il nous voit sur le chemin qui doit le conduire à son évêché, et ne serait pas fâché de nous supprimer peut-être. -- Ah! de la part dAramis, cest autre chose, dit Porthos, et cela ne métonnerait pas. -- M. de Beaufort peut essayer de nous faire saisir à son tour. -- Bah! puisquil nous tenait et quil nous a lâchés. Dailleurs, mettons-nous sur nos gardes, armons-nous et emmenons Planchet avec sa carabine. -- Planchet est frondeur, dit dArtagnan. -- Au diable les guerres civiles! dit Porthos; on ne peut plus compter ni sur ses amis, ni sur ses laquais. Ah! si le pauvre Mousqueton était là! En voilà un qui ne me quittera jamais. -- Oui, tant que vous serez riche. Eh! mon cher, ce ne sont pas les guerres civiles qui nous désunissent; cest que nous navons plus vingt ans chacun, cest que les loyaux élans de la jeunesse ont disparu pour faire place au murmure des intérêts, au souffle des ambitions, aux conseils de légoïsme. Oui, vous avez raison, allons-y, Porthos, mais allons-y bien armés. Si nous ny allons pas, ils diraient que nous avons peur. -- Holà! Planchet! dit dArtagnan. Planchet apparut. -- Faites seller les chevaux, et prenez votre carabine. -- Mais, monsieur, contre qui allons-nous dabord! -- Nous nallons contre personne, dit dArtagnan; cest une simple mesure de précaution dans le cas où nous serions attaqués. -- Vous savez, monsieur, quon a voulu tuer ce bon conseiller Broussel, le père du peuple? -- Ah! vraiment? dit dArtagnan. -- Oui, mais il a été bien vengé, car il a été reporté chez lui dans les bras du peuple. Depuis hier sa maison ne désemplit pas. Il a reçu la visite du coadjuteur, de M. de Longueville et du prince de Conti. Madame de Chevreuse et madame de Vendôme se sont fait inscrire chez lui, et quand il voudra maintenant... -- Eh bien! quand il voudra? Planchet se mit à chantonner: _Un vent de Fronde_ _Sest levé ce matin;_ _Je crois quil gronde_ _Contre le Mazarin._ _Un vent de Fronde_ _Sest levé ce matin._ -- Cela ne métonne plus, dit tout bas dArtagnan à Porthos, que le Mazarin eût préféré de beaucoup que jeusse écrasé tout à fait son conseiller. -- Vous comprenez donc, monsieur, reprit Planchet, que si cétait pour quelque entreprise pareille à celle quon a tramée contre M. Broussel, que vous me priez de prendre ma carabine... -- Non, sois tranquille; mais de qui tiens-tu tous ces détails? -- Oh! de bonne source, monsieur. Je les tiens de Friquet. -- De Friquet? dit dArtagnan. Je connais ce nom-là. -- Cest le fils de la servante de M. Broussel, un gaillard qui, je vous en réponds, dans une émeute ne donnerait pas sa part aux chiens. -- Nest-il pas enfant de choeur à Notre-Dame! demanda dArtagnan. -- Oui, cest cela; Bazin le protège. -- Ah! ah! je sais, dit dArtagnan. Et garçon de comptoir au cabaret de la rue de la Calandre? -- Justement. -- Que vous fait ce marmot? dit Porthos. -- Heu! dit dArtagnan, il ma déjà donné de bons renseignements, et dans loccasion il pourrait men donner encore. -- À vous qui avez failli écraser son maître? -- Et qui le lui dira? -- Cest juste. À ce même moment, Athos et Aramis entraient dans Paris par le faubourg Saint-Antoine. Ils sétaient rafraîchis en route et se hâtaient pour ne pas manquer au rendez-vous. Bazin seul les suivait. Grimaud, on se le rappelle, était resté pour soigner Mousqueton, et devait rejoindre directement le jeune vicomte de Bragelonne, qui se rendait à larmée de Flandre. -- Maintenant, dit Athos, il nous faut entrer dans quelque auberge pour prendre lhabit de ville, déposer nos pistolets et nos rapières, et désarmer notre valet. -- Oh, point du tout, cher comte, et en ceci, vous me permettrez, non seulement de nêtre point de votre avis, mais encore dessayer de vous ramener au mien. -- Et pourquoi cela? -- Parce que cest à un rendez-vous de guerre que nous allons. -- Que voulez-vous dire, Aramis? -- Que la place Royale est la suite de la grande route du Vendômois, et pas autre chose. -- Comment! nos amis... -- Sont devenus nos plus dangereux ennemis, Athos; croyez-moi, défions-nous, et surtout défiez-vous. -- Oh! mon cher dHerblay! -- Qui vous dit que dArtagnan na pas rejeté sa défaite sur nous et na pas prévenu le cardinal? Qui vous dit que le cardinal ne profitera pas de ce rendez-vous pour nous faire saisir? -- Eh quoi! Aramis, vous pensez que dArtagnan, que Porthos prêteraient les mains à une pareille infamie? -- Entre amis, mon cher Athos, vous avez raison, ce serait une infamie; mais entre ennemis, cest une ruse. Athos croisa les bras et laissa tomber sa belle tête sur sa poitrine. -- Que voulez-vous, Athos! dit Aramis, les hommes sont ainsi faits, et nont pas toujours vingt ans. Nous avons cruellement blessé, vous le savez, cet amour-propre qui dirige aveuglément les actions de dArtagnan. Il a été vaincu. Ne lavez-vous pas entendu se désespérer sur la route? Quant à Porthos, sa baronnie dépendait peut-être de la réussite de cette affaire. Eh bien! il nous a rencontrés sur son chemin, et ne sera pas encore baron de cette fois-ci. Qui vous dit que cette fameuse baronnie ne tient pas à notre entrevue de ce soir? Prenons nos précautions, Athos. -- Mais sils allaient venir sans armes, eux? Quelle honte pour nous, Aramis! -- Oh! soyez tranquille, mon cher, je vous réponds quil nen sera pas ainsi. Dailleurs, nous avons une excuse, nous, nous arrivons de voyage et nous sommes rebelles! -- Une excuse à nous! Il nous faut prévoir le cas où nous aurions besoin dune excuse vis-à-vis de dArtagnan, vis-à-vis de Porthos! Oh! Aramis, Aramis continua Athos en secouant tristement la tête, sur mon âme, vous me rendez le plus malheureux des hommes. Vous désenchantez un coeur qui nétait pas entièrement mort à lamitié! Tenez, Aramis, jaimerais presque autant, je vous le jure, quon me larrachât de la poitrine. Allez-y comme vous voudrez, Aramis. Quant à moi, jirai désarmé. -- Non pas, car je ne vous laisserai pas aller ainsi. Ce nest plus un homme, ce nest plus Athos, ce nest plus même le comte de La Fère que vous trahirez par cette faiblesse; cest un parti tout entier auquel vous appartenez et qui compte sur vous. -- Quil soit fait comme vous dites, répondit tristement Athos. Et ils continuèrent leur chemin. À peine arrivaient-ils par la rue du Pas-de-la-Mule, aux grilles de la place déserte, quils aperçurent sous larcade, au débouché de la rue Sainte-Catherine, trois cavaliers. Cétaient dArtagnan et Porthos marchant enveloppés de leurs manteaux que relevaient les épées. Derrière eux venait Planchet, le mousquet à la cuisse. Athos et Aramis descendirent de cheval en apercevant dArtagnan et Porthos. Ceux-ci en firent autant. DArtagnan remarqua que les trois chevaux, au lieu dêtre tenus par Bazin, étaient attachés aux anneaux des arcades. Il ordonna à Planchet de faire comme faisait Bazin. Alors ils savancèrent, deux contre deux, suivis des valets, à la rencontre les uns des autres, et se saluèrent poliment. -- Où vous plaît-il que nous causions, messieurs? dit Athos, qui saperçut que plusieurs personnes sarrêtaient et les regardaient, comme sil sagissait dun de ces fameux duels, encore vivants dans la mémoire des Parisiens, et surtout de ceux qui habitaient la place Royale. -- La grille est fermée, dit Aramis, mais si ces messieurs aiment le frais sous les arbres et une solitude inviolable, je prendrai la clef à lhôtel de Rohan, et nous serons à merveille. DArtagnan plongea son regard dans lobscurité de la place, et Porthos hasarda sa tête entre deux barreaux pour sonder les ténèbres. -- Si vous préférez un autre endroit, messieurs, dit Athos de sa voix noble et persuasive, choisissez vous-mêmes. -- Cette place, si M. dHerblay peut sen procurer la clef, sera, je le crois, le meilleur terrain possible. Aramis sécarta aussitôt, en prévenant Athos de ne pas rester seul ainsi à portée de dArtagnan et de Porthos; mais celui auquel il donnait ce conseil ne fit que sourire dédaigneusement, et fit un pas vers ses anciens amis qui demeurèrent tous deux à leur place. Aramis avait effectivement été frapper à lhôtel de Rohan, il parut bientôt avec un homme qui disait: -- Vous me le jurez, monsieur? -- Tenez, dit Aramis en lui donnant un louis. -- Ah! vous ne voulez pas jurer, mon gentilhomme! disait le concierge en secouant la tête. -- Eh! peut-on jurer de rien, dit Aramis. Je vous affirme seulement quà cette heure ces messieurs sont nos amis. -- Oui, certes, dirent froidement Athos, dArtagnan et Porthos. DArtagnan avait entendu le colloque et avait compris. -- Vous voyez? dit-il à Porthos. -- Quest-ce que je vois? -- Quil na pas voulu jurer. -- Jurer, quoi? -- Cet homme voulait quAramis lui jurât que nous nallions pas sur la place Royale pour nous battre. -- Et Aramis na pas voulu jurer? -- Non. -- Attention, alors. Athos ne perdait pas de vue les deux discoureurs. Aramis ouvrit la porte et seffaça pour que dArtagnan et Porthos pussent entrer. En entrant, dArtagnan engagea la poignée de son épée dans la grille et fut forcé décarter son manteau. En écartant son manteau il découvrit la crosse luisante de ses pistolets, sur lesquels se refléta un rayon de la lune. -- Voyez-vous, dit Aramis en touchant lépaule dAthos dune main et en lui montrant de lautre larsenal que dArtagnan portait à sa ceinture. -- Hélas! oui, dit Athos avec un profond soupir. Et il entra le troisième. Aramis entra le dernier et ferma la grille derrière lui. Les deux valets restèrent dehors; mais comme si eux aussi se méfiaient lun de lautre, ils restèrent à distance. XXXI. La place Royale On marcha silencieusement jusquau centre de la place; mais comme en ce moment la lune venait de sortir dun nuage, on réfléchit quà cette place découverte on serait facilement vu, et lon gagna les tilleuls, où lombre était plus épaisse. Des bancs étaient disposés de place en place; les quatre promeneurs sarrêtèrent devant lun deux. Athos fit un signe, dArtagnan et Porthos sassirent. Athos et Aramis restèrent debout devant eux. Au bout dun moment de silence dans lequel chacun sentait lembarras quil y avait à commencer lexplication: -- Messieurs, dit Athos, une preuve de la puissance de notre ancienne amitié, cest notre présence à ce rendez-vous; pas un na manqué, pas un navait donc de reproches à se faire. -- Écoutez, monsieur le comte, dit dArtagnan, au lieu de nous faire des compliments que nous ne méritons peut-être ni les uns ni les autres, expliquons-nous en gens de coeur. -- Je ne demande pas mieux, répondit Athos. Je suis franc; parlez avec toute franchise: avez-vous quelque chose à me reprocher, à moi ou à M. labbé dHerblay? -- Oui, dit dArtagnan; lorsque jeus lhonneur de vous voir au château de Bragelonne, je vous portais des propositions que vous avez comprises; au lieu de me répondre comme à un ami, vous mavez joué comme un enfant, et cette amitié que vous vantez ne sest pas rompue hier par le choc de nos épées, mais par votre dissimulation à votre château. -- DArtagnan! dit Athos dun ton de doux reproche. -- Vous mavez demandé de la franchise, dit dArtagnan, en voilà; vous demandez ce que je pense, je vous le dis. Et maintenant jen ai autant à votre service, monsieur labbé dHerblay. Jai agi de même avec vous et vous mavez abusé aussi. -- En vérité, monsieur, vous êtes étrange, dit Aramis; vous êtes venu me trouver pour me faire des propositions, mais me les avez- vous faites? Non, vous mavez sondé, voilà tout. Eh bien! que vous ai-je dit? que Mazarin était un cuistre et que je ne servirais pas Mazarin. Mais voilà tout. Vous ai-je dit que je ne servirais pas un autre? Au contraire, je vous ai fait entendre, ce me semble, que jétais aux princes. Nous avons même, si je ne mabuse, fort agréablement plaisanté sur le cas très probable où vous recevriez du cardinal mission de marrêter. Étiez-vous homme de parti? Oui, sans doute. Eh bien! pourquoi ne serions-nous pas à notre tour gens de parti? Vous aviez votre secret comme nous avions le nôtre; nous ne les avons pas échangés, tant mieux: cela prouve que nous savons garder nos secrets. -- Je ne vous reproche rien, monsieur, dit dArtagnan, cest seulement parce que M. le comte de La Fère a parlé damitié que jexamine vos procédés. -- Et quy trouvez-vous? demanda Aramis avec hauteur. Le sang monta aussitôt aux tempes de dArtagnan, qui se leva et répondit: -- Je trouve que ce sont bien ceux dun élève des jésuites. En voyant dArtagnan se lever, Porthos sétait levé aussi. Les quatre hommes se retrouvaient donc debout et menaçants en face les uns des autres. À la réponse de dArtagnan, Aramis fit un mouvement comme pour porter la main à son épée. Athos larrêta. -- DArtagnan, dit-il, vous venez ce soir ici encore tout furieux de notre aventure dhier. DArtagnan, je vous croyais assez grand coeur pour quune amitié de vingt ans résistât chez vous à une défaite damour-propre dun quart dheure. Voyons, dites cela à moi. Croyez-vous avoir quelque chose à me reprocher? Si je suis en faute, dArtagnan, javouerai ma faute. Cette voix grave et harmonieuse dAthos avait toujours sur dArtagnan son ancienne influence, tandis que celle dAramis, devenue aigre et criarde dans ses moments de mauvaise humeur, lirritait. Aussi répondit-il à Athos: -- Je crois, monsieur le comte, que vous aviez une confidence à me faire au château de Bragelonne, et que monsieur, continua-t-il en désignant Aramis, en avait une à me faire à son couvent; je ne me fusse point jeté alors dans une aventure où vous deviez me barrer le chemin; cependant, parce que jai été discret, il ne faut pas tout à fait me prendre pour un sot. Si javais voulu approfondir la différence des gens que M. dHerblay reçoit par une échelle de corde avec celle des gens quil reçoit par une échelle de bois, je laurais bien forcé de me parler. -- De quoi vous mêlez-vous? sécria Aramis, pâle de colère au doute qui lui vint dans le coeur quépié par dArtagnan, il avait été vu avec madame de Longueville. -- Je me mêle de ce qui me regarde, et je sais faire semblant de ne pas avoir vu ce qui ne me regarde pas, mais je hais les hypocrites, et, dans cette catégorie, je range les mousquetaires qui font les abbés et les abbés qui font les mousquetaires, et, ajouta-t-il en se tournant vers Porthos, voici monsieur qui est de mon avis. Porthos, qui navait pas encore parlé, ne répondit que par un mot et un geste. Il dit «Oui», et mit lépée à la main. Aramis fit un bond en arrière et tira la sienne. DArtagnan se courba, prêt à attaquer ou à se défendre. Alors Athos étendit la main avec le geste de commandement suprême qui nappartenait quà lui, tira lentement épée et fourreau tout à la fois, brisa le fer dans sa gaine en le frappant sur son genou, et jeta les deux morceaux à sa droite. Puis se retournant vers Aramis: -- Aramis, dit-il, brisez votre épée. Aramis hésita. -- Il le faut, dit Athos. Puis dune voix plus basse et plus douce: Je le veux. Alors Aramis, plus pâle encore, mais subjugué par ce geste, vaincu par cette voix, rompit dans ses mains la lame flexible, puis se croisa les bras et attendit frémissant de rage. Ce mouvement fit reculer dArtagnan et Porthos; dArtagnan ne tira point son épée, Porthos remit la sienne au fourreau. -- Jamais, dit Athos en levant lentement la main droite au ciel, jamais, je le jure devant Dieu qui nous voit et nous écoute pendant la solennité de cette nuit, jamais mon épée ne touchera les vôtres, jamais mon oeil naura pour vous un regard de colère, jamais mon coeur un battement de haine. Nous avons vécu ensemble, haï et aimé ensemble; nous avons versé et confondu notre sang; et peut-être, ajouterai-je encore, y a-t-il entre nous un lien plus puissant que celui de lamitié, peut-être y a-t-il le pacte du crime; car, tous quatre, nous avons condamné, jugé, exécuté un être humain que nous navions peut-être pas le droit de retrancher de ce monde, quoique plutôt quà ce monde il parût appartenir à lenfer. DArtagnan, je vous ai toujours aimé comme mon fils. Porthos, nous avons dormi dix ans côte à côte; Aramis est votre frère comme il est le mien, car Aramis vous a aimés comme je vous aime encore, comme je vous aimerai toujours. Quest-ce que le cardinal de Mazarin peut être pour nous, qui avons forcé la main et le coeur dun homme comme Richelieu? Quest-ce que tel ou tel prince pour nous qui avons consolidé la couronne sur la tête dune reine? DArtagnan, je vous demande pardon davoir hier croisé le fer avec vous; Aramis en fait autant pour Porthos. Et maintenant, haïssez-moi si vous pouvez, mais, moi, je vous jure que, malgré votre haine, je naurai que de lestime et de lamitié pour vous. Maintenant répétez mes paroles, Aramis, et après, sils le veulent, et si vous le voulez, quittons nos anciens amis pour toujours. Il se fit un instant de silence solennel qui fut rompu par Aramis. -- Je le jure, dit-il avec un front calme et un regard loyal, mais dune voix dans laquelle vibrait un dernier tremblement démotion, je jure que je nai plus de haine contre ceux qui furent mes amis; je regrette davoir touché votre épée, Porthos. Je jure enfin que non seulement la mienne ne se dirigera plus sur votre poitrine, mais encore quau fond de ma pensée la plus secrète, il ne restera pas dans lavenir lapparence de sentiments hostiles contre vous. Venez, Athos. Athos fit un mouvement pour se retirer. -- Oh! non, non! ne vous en allez pas! sécria dArtagnan, entraîné par un de ces élans irrésistibles qui trahissaient la chaleur de son sang et la droiture native de son âme, ne vous en allez pas; car, moi aussi, jai un serment à faire, je jure que je donnerais jusquà la dernière goutte de mon sang, jusquau dernier lambeau de ma chair pour conserver lestime dun homme comme vous, Athos, lamitié dun homme comme vous, Aramis. Et il se précipita dans les bras dAthos. -- Mon fils! dit Athos en le pressant sur son coeur. -- Et moi, dit Porthos, je ne jure rien, mais jétouffe, sacrebleu! Sil me fallait me battre contre vous, je crois que je me laisserais percer doutre en outre, car je nai jamais aimé que vous au monde. Et lhonnête Porthos se mit à fondre en larmes en se jetant dans les bras dAramis. -- Mes amis, dit Athos, voilà ce que jespérais, voilà ce que jattendais de deux coeurs comme les vôtres; oui, je lai dit et je le répète, nos destinées sont liées irrévocablement, quoique nous suivions une route différente. Je respecte votre opinion, dArtagnan; je respecte votre conviction, Porthos; mais quoique nous combattions pour des causes opposées, gardons-nous amis; les ministres, les princes, les rois passeront comme un torrent, la guerre civile comme une flamme, mais nous, resterons-nous? jen ai le pressentiment. -- Oui, dit dArtagnan, soyons toujours mousquetaires, et gardons pour unique drapeau cette fameuse serviette du bastion de Saint- Gervais, où le grand cardinal avait fait broder trois fleurs de lis. -- Oui, dit Aramis, cardinalistes ou frondeurs, que nous importe! Retrouvons nos bons seconds pour les duels, nos amis dévoués dans les affaires graves, nos joyeux compagnons pour le plaisir! -- Et chaque fois, dit Athos, que nous nous rencontrerons dans la mêlée, à ce seul mot: Place Royale! passons nos épées dans la main gauche et tendons-nous la main droite, fût-ce au milieu du carnage! -- Vous parlez à ravir, dit Porthos. -- Vous êtes le plus grand des hommes, dit dArtagnan, et, quant à nous, vous nous dépassez de dix coudées. Athos sourit dun sourire dineffable joie. -- Cest donc conclu, dit-il. Allons, messieurs, votre main. Êtes- vous quelque peu chrétiens? -- Pardieu! dit dArtagnan. -- Nous le serons dans cette occasion, pour rester fidèles à notre serment, dit Aramis. -- Ah! je suis prêt à jurer par ce quon voudra, dit Porthos, même par Mahomet! Le diable memporte si jai jamais été si heureux quen ce moment. Et le bon Porthos essuyait ses yeux encore humides. -- Lun de vous a-t-il une croix? demanda Athos. Porthos et dArtagnan se regardèrent en secouant la tête comme des hommes pris au dépourvu. Aramis sourit et tira de sa poitrine une croix de diamants suspendue à son cou par un fil de perles. -- En voilà une, dit-il. -- Eh bien! reprit Athos, jurons sur cette croix, qui malgré sa matière est toujours une croix, jurons dêtre unis malgré tout et toujours; et puisse ce serment non seulement nous lier nous-mêmes, mais encore lier nos descendants! Ce serment vous convient-il? -- Oui, dirent-ils tout dune voix. -- Ah! traître! dit tout bas dArtagnan en se penchant à loreille dAramis, vous nous avez fait jurer sur le crucifix dune frondeuse. XXXII. Le bac de lOise Nous espérons que le lecteur na point tout à fait oublié le jeune voyageur que nous avons laissé sur la route de Flandre. Raoul, en perdant de vue son protecteur, quil avait laissé le suivant des yeux en face de la basilique royale, avait piqué son cheval pour échapper dabord à ses douloureuses pensées, et ensuite pour dérober à Olivain lémotion qui altérait ses traits. Une heure de marche rapide dissipa bientôt cependant toutes ces sombres vapeurs qui avaient attristé limagination si riche du jeune homme. Ce plaisir inconnu dêtre libre, plaisir qui a sa douceur, même pour ceux qui nont jamais souffert de leur dépendance, dora pour Raoul le ciel et la terre, et surtout cet horizon lointain et azuré de la vie quon appelle lavenir. Cependant il saperçut, après plusieurs essais de conversation avec Olivain, que de longues journées passées ainsi seraient bien tristes, et la parole du comte, si douce, si persuasive et si intéressante, lui revint en mémoire à propos des villes que lon traversait, et sur lesquelles personne ne pouvait plus lui donner ces renseignements précieux quil eût tirés dAthos, le plus savant et le plus amusant de tous les guides. Un autre souvenir attristait encore Raoul: on arrivait à Louvres, il avait vu, perdu derrière un rideau de peupliers, un petit château qui lui avait si fort rappelé celui de La Vallière, quil sétait arrêté à le regarder près de dix minutes, et avait repris sa route en soupirant, sans même répondre à Olivain, qui lavait interrogé respectueusement sur la cause de cette attention. Laspect des objets extérieurs est un mystérieux conducteur, qui correspond aux fibres de la mémoire et va les réveiller quelquefois malgré nous; une fois ce fil éveillé, comme celui dAriane, il conduit dans un labyrinthe de pensées où lon ségare en suivant cette ombre du passé quon appelle le souvenir. Or, la vue de ce château avait rejeté Raoul à cinquante lieues du côté de loccident, et lui avait fait remonter sa vie depuis le moment où il avait pris congé de la petite Louise jusquà celui où il lavait vue pour la première fois, et chaque touffe de chêne, chaque girouette entrevue au haut dun toit dardoises, lui rappelaient quau lieu de retourner vers ses amis denfance, il sen éloignait chaque instant davantage, et que peut-être même il les avait quittés pour jamais. Le coeur gonflé, la tête lourde, il commanda à Olivain de conduire les chevaux à une petite auberge quil apercevait sur la route à une demi-portée de mousquet à peu près en avant de lendroit où lon était parvenu. Quant à lui, il mit pied à terre, sarrêta sous un beau groupe de marronniers en fleurs, autour desquels murmuraient des multitudes dabeilles, et dit à Olivain de lui faire apporter par lhôte du papier à lettres et de lencre sur une table qui paraissait là toute disposée pour écrire. Olivain obéit et continua sa route, tandis que Raoul sasseyait le coude appuyé sur cette table, les regards vaguement perdus sur ce charmant paysage tout parsemé de champs verts et de bouquets darbres, et faisant de temps en temps tomber de ses cheveux ces fleurs qui descendaient sur lui comme une neige. Raoul était là depuis dix minutes à peu près, et il y en avait cinq quil était perdu dans ses rêveries, lorsque dans le cercle embrassé par ses regards distraits il vit se mouvoir une figure rubiconde qui, une serviette autour du corps, une serviette sur le bras, un bonnet blanc sur la tête, sapprochait de lui, tenant papier, encore et plume. -- Ah! ah! dit lapparition, on voit que tous les gentilshommes ont des idées pareilles, car il ny a quun quart dheure quun jeune seigneur, bien monté comme vous, de haute mine comme vous, et de votre âge à peu près, a fait halte devant ce bouquet darbres, y a fait apporter cette table et cette chaise, et y a dîné, avec un vieux monsieur qui avait lair dêtre son gouverneur, dun pâté dont ils nont pas laissé un morceau, et dune bouteille de vieux vin de Mâcon dont ils nont pas laissé une goutte; mais heureusement nous avons encore du même vin et des pâtés pareils, et si monsieur veut donner ses ordres... -- Non, mon ami, dit Raoul en souriant, et je vous remercie, je nai besoin pour le moment que des choses que jai fait demander; seulement je serais bien heureux que lencre fût noire et que la plume fût bonne; à ces conditions je paierai la plume au prix de la bouteille, et lencre au prix du pâté. -- Eh bien! monsieur, dit lhôte, je vais donner le pâté et la bouteille à votre domestique, de cette façon-là vous aurez la plume et lencre par-dessus le marché. -- Faites comme vous voudrez, dit Raoul, qui commençait son apprentissage avec cette classe toute particulière de la société qui, lorsquil y avait des voleurs sur les grandes routes, était associée avec eux, et qui, depuis quil ny en a plus, les a avantageusement remplacés. Lhôte, tranquillisé sur sa recette, déposa sur la table papier, encre et plume. Par hasard, la plume était passable, et Raoul se mit à écrire. Lhôte était resté devant lui et considérait avec une espèce dadmiration involontaire cette charmante figure si sérieuse et si douce à la fois. La beauté a toujours été et sera toujours une reine. -- Ce nest pas un convive comme celui de tout à lheure, dit lhôte à Olivain, qui venait rejoindre Raoul pour voir sil navait besoin de rien, et votre jeune maître na pas dappétit. -- Monsieur en avait encore il y a trois jours, de lappétit, mais que voulez-vous! il la perdu depuis avant-hier. Et Olivain et lhôte sacheminèrent vers lauberge. Olivain, selon la coutume des laquais heureux de leur condition, racontant au tavernier tout ce quil crut pouvoir dire sur le compte du jeune gentilhomme. Cependant Raoul écrivait: Monsieur, «Après quatre heures de marche, je marrête pour vous écrire, car vous me faites faute à chaque instant, et je suis toujours prêt à tourner la tête, comme pour répondre lorsque vous me parliez. Jai été si étourdi de votre départ, et si affecté du chagrin de notre séparation, que je ne vous ai que bien faiblement exprimé tout ce que je ressentais de tendresse et de reconnaissance pour vous. Vous mexcuserez, monsieur, car votre coeur est si généreux, que vous avez compris tout ce qui se passait dans le mien. Écrivez- moi, monsieur, je vous en prie, car vos conseils sont une partie de mon existence; et puis, si jose vous le dire, je suis inquiet, il ma semblé que vous vous prépariez vous-même à quelque expédition périlleuse, sur laquelle je nai point osé vous interroger, car vous ne men avez rien dit. Jai donc, vous le voyez, grand besoin davoir de vos nouvelles. Depuis que je ne vous ai plus là, près de moi, jai peur à tout moment de manquer. Vous me souteniez puissamment, monsieur, et aujourdhui, je le jure, je me trouve bien seul. «Aurez-vous lobligeance, monsieur, si vous recevez des nouvelles de Blois, de me toucher quelques mots de ma petite amie Mlle de La Vallière, dont, vous le savez, la santé, lors de notre départ, pouvait donner quelque inquiétude? Vous comprenez, monsieur et cher protecteur, combien les souvenirs du temps que jai passé près de vous me sont précieux et indispensables. Jespère que parfois vous penserez aussi à moi, et si je vous manque à de certaines heures, si vous ressentez comme un petit regret de mon absence, je serais comblé de joie en songeant que vous avez senti mon affection et mon dévouement pour vous, et que jai su vous les faire comprendre pendant que javais le bonheur de vivre auprès de vous.» Cette lettre achevée, Raoul se sentit plus calme; il regarda bien si Olivain et lhôte ne le guettaient pas, et il déposa un baiser sur ce papier, muette et touchante caresse que le coeur dAthos était capable de deviner en ouvrant la lettre. Pendant ce temps, Olivain avait bu sa bouteille et mangé son pâté; les chevaux aussi sétaient rafraîchis. Raoul fit signe à lhôte de venir, jeta un écu sur la table, remonta à cheval, et à Senlis, jeta la lettre à la poste. Le repos quavaient pris cavaliers et chevaux leur permettait de continuer leur route sans sarrêter. À Verberie, Raoul ordonna à Olivain de sinformer de ce jeune gentilhomme qui les précédait; on lavait vu passer il ny avait pas trois quarts dheure, mais il était bien monté, comme lavait déjà dit le tavernier, et allait bon train. -- Tâchons de rattraper ce gentilhomme, dit Raoul à Olivain, il va comme nous à larmée, et ce nous sera une compagnie agréable. Il était quatre heures de laprès-midi lorsque Raoul arriva à Compiègne; il y dîna de bon appétit et sinforma de nouveau du jeune gentilhomme qui le précédait: il sétait arrêté comme Raoul à l_Hôtel_ _de la Cloche et de la Bouteille_, qui était le meilleur de Compiègne, et avait continué sa route en disant quil voulait aller coucher à Noyon. -- Allons coucher à Noyon, dit Raoul. -- Monsieur, répondit respectueusement Olivain, permettez-moi de vous faire observer que nous avons déjà fort fatigué les chevaux ce matin. Il sera bon, je crois, de coucher ici et de repartir demain de bon matin. Dix-huit lieues suffisent pour une première étape. -- M. le comte de La Fère désire que je me hâte, répondit Raoul, et que jaie rejoint M. le Prince dans la matinée du quatrième jour: poussons donc jusquà Noyon, ce sera une étape pareille à celles que nous avons faites en allant de Blois à Paris. Nous arriverons à huit heures. Les chevaux auront toute la nuit pour se reposer, et demain, à cinq heures du matin, nous nous remettrons en route. Olivain nosa sopposer à cette détermination; mais il suivit en murmurant. -- Allez, allez, disait-il entre ses dents, jetez votre feu le premier jour; demain, en place dune journée de vingt lieues, vous en ferez une de dix, après-demain, une de cinq, et dans trois jours vous serez au lit. Là, il faudra bien que vous vous reposiez. Tous ces jeunes gens sont de vrais fanfarons. On voit quOlivain navait pas été élevé à lécole des Planchet et des Grimaud. Raoul se sentait las en effet; mais il désirait essayer ses forces, et nourri des principes dAthos, sûr de lavoir entendu mille fois parler détapes de vingt-cinq lieues, il ne voulait pas rester au-dessous de son modèle. DArtagnan, cet homme de fer qui semblait tout bâti de nerfs et de muscles, lavait frappé dadmiration. Il allait donc toujours pressant de plus en plus le pas de son cheval, malgré les observations dOlivain, et suivant un charmant petit chemin qui conduisait à un bac et qui raccourcissait dune lieue la route, à ce quon lui avait assuré, lorsque, en arrivant au sommet dune colline, il aperçut devant lui la rivière. Une petite troupe dhommes à cheval se tenait sur le bord et était prête à sembarquer. Raoul ne douta point que ce ne fût le gentilhomme et son escorte; il poussa un cri dappel, mais il était encore trop loin pour être entendu; alors, tout fatigué quétait son cheval, Raoul le mit au galop; mais une ondulation de terrain lui déroba bientôt la vue des voyageurs, et lorsquil parvint sur une nouvelle hauteur, le bac avait quitté le bord et voguait vers lautre rive. Raoul, voyant quil ne pouvait arriver à temps pour passer le bac en même temps que les voyageurs, sarrêta pour attendre Olivain. En ce moment on entendit un cri qui semblait venir de la rivière. Raoul se retourna du côté doù venait le cri, et mettant la main sur ses yeux québlouissait le soleil couchant: -- Olivain! sécria-t-il, que vois-je donc là-bas? Un second cri retentit plus perçant que le premier. -- Eh! monsieur, dit Olivain, la corde du bac a cassé et le bateau dérive. Mais que vois-je donc dans leau? cela se débat. -- Eh! sans doute, sécria Raoul, fixant ses regards vers un point de la rivière que les rayons du soleil illuminaient splendidement, un cheval, un cavalier. -- Ils enfoncent, cria à son tour Olivain. Cétait vrai, et Raoul aussi venait dacquérir la certitude quun accident était arrivé et quun homme se noyait. Il rendit la main à son cheval, lui enfonça les éperons dans le ventre, et lanimal, pressé par la douleur et sentant quon lui livrait lespace, bondit par-dessus une espèce de garde-fou qui entourait le débarcadère, et tomba dans la rivière en faisant jaillir au loin des flots décume. -- Ah! monsieur, sécria Olivain, que faites-vous donc, Seigneur Dieu! Raoul dirigeait son cheval vers le malheureux en danger. Cétait, au reste, un exercice qui lui était familier. Élevé sur les bords de la Loire, il avait pour ainsi dire été bercé dans ses flots; cent fois, il lavait traversée à cheval, mille fois en nageant. Athos, dans la prévoyance du temps où il ferait du vicomte un soldat, lavait aguerri dans toutes ces entreprises. -- Oh! mon Dieu! continuait Olivain désespéré, que dirait M. le comte sil vous voyait? -- M. le comte eût fait comme moi, répondit Raoul en poussant vigoureusement son cheval. -- Mais moi! mais moi! sécriait Olivain pâle et désespéré en sagitant sur la rive, comment passerai-je, moi? -- Saute, poltron! cria Raoul nageant toujours. Puis sadressant au voyageur qui se débattait à vingt pas de lui: -- Courage, monsieur, dit-il, courage, on vient à votre aide. Olivain avança, recula, fit cabrer son cheval, le fit tourner, et enfin, mordu au coeur par la honte, sélança comme avait fait Raoul, mais en répétant: «Je suis mort, nous sommes perdus!» Cependant le bac descendait rapidement, emporté par le fil de leau, et on entendait crier ceux quil emportait. Un homme à cheveux gris sétait jeté du bac à la rivière et nageait vigoureusement vers la personne qui se noyait; mais il avançait lentement, car il lui fallait remonter le cours de leau. Raoul continuait sa route et gagnait visiblement du terrain; mais le cheval et le cavalier, quil ne quittait pas du regard, senfonçaient visiblement: le cheval navait plus que les naseaux hors de leau, et le cavalier, qui avait quitté les rênes en se débattant, tendait les bras et laissait aller sa tête en arrière. Encore une minute, et tout disparaissait. -- Courage, cria Raoul, courage! -- Trop tard, murmura le jeune homme, trop tard! Leau passa par-dessus sa tête et éteignit sa voix dans sa bouche. Raoul sélança de son cheval, auquel il laissa le soin de sa propre conservation, et en trois ou quatre brassées fut près du gentilhomme. Il saisit aussitôt le cheval par la gourmette, et lui souleva la tête hors de leau; lanimal alors respira plus librement, et comme sil eût compris que lon venait à son aide, il redoubla defforts; Raoul en même temps saisissait une des mains du jeune homme et la ramenait à la crinière, à laquelle elle se cramponna avec cette ténacité de lhomme qui se noie. Sûr alors que le cavalier ne lâcherait plus prise, Raoul ne soccupa que du cheval, quil dirigea vers la rive opposée en laidant à couper leau et en lencourageant de la langue. Tout à coup lanimal buta contre un bas-fond et prit pied sur le sable. -- Sauvé! sécria lhomme aux cheveux gris en prenant pied à son tour. -- Sauvé! murmura machinalement le gentilhomme en lâchant la crinière et en se laissant glisser de dessus la selle aux bras de Raoul. Raoul nétait quà dix pas de la rive; il y porta le gentilhomme évanoui, le coucha sur lherbe, desserra les cordons de son col et déboutonna les agrafes de son pourpoint. Une minute après, lhomme aux cheveux gris était près de lui. Olivain avait fini par aborder à son tour après force signes de croix, et les gens du bac se dirigeaient du mieux quils pouvaient vers le bord, à laide dune perche qui se trouvait par hasard dans le bateau. Peu à peu, grâce aux soins de Raoul et de lhomme qui accompagnait le jeune cavalier, la vie revint sur les joues pâles du moribond, qui ouvrit dabord deux yeux égarés, mais qui bientôt se fixèrent sur celui qui lavait sauvé. -- Ah! monsieur, sécria-t-il, cest vous que je cherchais: sans vous jétais mort, trois fois mort. -- Mais on ressuscite, monsieur, comme vous voyez, dit Raoul, et nous en serons quittes pour un bain. -- Ah! monsieur, que de reconnaissance! sécria lhomme aux cheveux gris. -- Ah! vous voilà, mon bon dArminges! je vous ai fait grandpeur, nest-ce pas? mais cest votre faute: vous étiez mon précepteur, pourquoi ne mavez-vous pas fait apprendre à mieux nager? -- Ah! monsieur le comte, dit le vieillard, sil vous était arrivé malheur, je naurais jamais osé me représenter devant le maréchal. -- Mais comment la chose est-elle donc arrivée? demanda Raoul. -- Ah! monsieur, de la manière la plus simple, répondit celui à qui lon avait donné le titre de comte. Nous étions au tiers de la rivière à peu près quand la corde du bac a cassé. Aux cris et aux mouvements quont faits les bateliers, mon cheval sest effrayé et a sauté à leau. Je nage mal et nai pas osé me lancer à la rivière. Au lieu daider les mouvements de mon cheval, je les paralysais, et jétais en train de me noyer le plus galamment du monde lorsque vous êtes arrivé là tout juste pour me tirer de leau. Aussi, monsieur, si vous le voulez bien, cest désormais entre nous à la vie et à la mort. -- Monsieur, dit Raoul en sinclinant, je suis tout à fait votre serviteur, je vous lassure. -- Je me nomme le comte de Guiche, continua le cavalier; mon père est le maréchal de Grammont. Et maintenant que vous savez qui je suis, me ferez-vous lhonneur de me dire qui vous êtes? -- Je suis le vicomte de Bragelonne, dit Raoul en rougissant de ne pouvoir nommer son père comme avait fait le comte de Guiche. -- Vicomte, votre visage, votre bonté et votre courage mattirent à vous; vous avez déjà toute ma reconnaissance. Embrassons-nous, je vous demande votre amitié. -- Monsieur, dit Raoul en rendant au comte son accolade, je vous aime aussi déjà de tout mon coeur, faites donc état de moi, je vous prie, comme dun ami dévoué. -- Maintenant, où allez-vous, vicomte? demanda de Guiche. -- À larmée de M. le Prince, comte. -- Et moi aussi, sécria le jeune homme avec un transport de joie. Ah! tant mieux, nous allons faire ensemble le premier coup de pistolet. -- Cest bien, aimez-vous, dit le gouverneur; jeunes tous deux, vous navez sans doute quune même étoile, et vous deviez vous rencontrer. Les deux jeunes gens sourirent avec la confiance de la jeunesse. -- Et maintenant, dit le gouverneur, il vous faut changer dhabits; vos laquais, à qui jai donné des ordres au moment où ils sont sortis du bac, doivent être arrivés déjà à lhôtellerie. Le linge et le vin chauffent, venez. Les jeunes gens navaient aucune objection à faire à cette proposition; au contraire, la trouvèrent-ils excellente; ils remontèrent donc aussitôt à cheval, en se regardant et en sadmirant tous deux: cétaient en effet deux élégants cavaliers à la tournure svelte et élancée, deux nobles visages au front dégagé, au regard doux et fier, au sourire loyal et fin. De Guiche pouvait avoir dix-huit ans, mais il nétait guère plus grand que Raoul, qui nen avait que quinze. Ils se tendirent la main par un mouvement spontané, et piquant leurs chevaux, firent côte à côte le trajet de la rivière à lhôtellerie, lun trouvant bonne et riante cette vie quil avait failli perdre, lautre remerciant Dieu davoir déjà assez vécu pour avoir fait quelque chose qui serait agréable à son protecteur. Quant à Olivain, il était le seul que cette belle action de son maître ne satisfît pas entièrement. Il tordait les manches et les basques de son justaucorps en songeant quune halte à Compiègne lui eût sauvé non seulement laccident auquel il venait déchapper, mais encore les fluxions de poitrine et les rhumatismes qui devaient naturellement en être le résultat. XXXIII. Escarmouche Le séjour à Noyon fut court, chacun y dormait dun profond sommeil. Raoul avait recommandé de le réveiller si Grimaud arrivait, mais Grimaud narriva point. Les chevaux apprécièrent de leur côté, sans doute, les huit heures de repos absolu et dabondante litière qui leur furent accordées. Le comte de Guiche fut réveillé à cinq heures du matin par Raoul, qui lui vint souhaiter le bonjour. On déjeuna à la hâte, et à six heures on avait déjà fait deux lieues. La conversation du jeune comte était des plus intéressantes pour Raoul. Aussi Raoul écoutait-il beaucoup, et le jeune comte racontait-il toujours. Élevé à Paris, où Raoul nétait venu quune fois; à la cour que Raoul navait jamais vue, ses folies de page, deux duels quil avait déjà trouvé moyen davoir malgré les édits et surtout malgré son gouverneur, étaient des choses de la plus haute curiosité pour Raoul. Raoul navait été que chez M. Scarron; il nomma à Guiche les personnes quil y avait vues. Guiche connaissait tout le monde: madame de Neuillan, mademoiselle dAubigné, mademoiselle de Scudéry, mademoiselle Paulet, madame de Chevreuse. Il railla tout le monde avec esprit; Raoul tremblait quil ne raillât aussi madame de Chevreuse, pour laquelle il se sentait une réelle et profonde sympathie; mais soit instinct, soit affection pour la duchesse de Chevreuse, il en dit le plus grand bien possible. Lamitié de Raoul pour le comte redoubla de ces éloges. Puis vint larticle des galanteries et des amours. Sous ce rapport aussi, Bragelonne avait beaucoup plus à écouter quà dire. Il écouta donc et il lui sembla voir à travers trois ou quatre aventures assez diaphanes que, comme lui, le comte cachait un secret au fond du coeur. De Guiche, comme nous lavons dit, avait été élevé à la cour, et les intrigues de toute cette cour lui étaient connues. Cétait la cour dont Raoul avait tant entendu parler au comte de La Fère; seulement elle avait fort changé de face depuis lépoque où Athos lui-même lavait vue. Tout le récit du comte de Guiche fut donc nouveau pour son compagnon de voyage. Le jeune comte, médisant et spirituel, passa tout le monde en revue; il raconta les anciennes amours de madame de Longueville avec Coligny, et le duel de celui- ci à la place Royale, duel qui lui fut si fatal, et que madame de Longueville vit à travers une jalousie; ses amours nouvelles avec le prince de Marcillac, qui en était jaloux, disait-on, à vouloir faire tuer tout le monde, et même labbé dHerblay, son directeur; les amours de M. le prince de Galles avec Mademoiselle, quon appela plus tard la grande Mademoiselle, si célèbre depuis par son mariage secret avec Lauzun. La reine elle-même ne fut pas épargnée, et le cardinal Mazarin eut sa part de raillerie aussi. La journée passa rapide comme une heure. Le gouverneur du comte, bon vivant, homme du monde, savant jusquaux dents, comme le disait son élève, rappela plusieurs fois à Raoul la profonde érudition et la raillerie spirituelle et mordante dAthos; mais quant à la grâce, à la délicatesse et à la noblesse des apparences, personne, sur ce point, ne pouvait être comparé au comte de La Fère. Les chevaux, plus ménagés que la veille, sarrêtèrent vers quatre heures du soir à Arras. On sapprochait du théâtre de la guerre, et lon résolut de sarrêter dans cette ville jusquau lendemain, des partis dEspagnols profitant quelquefois de la nuit pour faire des expéditions jusque dans les environs dArras. Larmée française tenait depuis Pont-à-Marc jusquà Valenciennes, en revenant sur Douai. On disait M. le Prince de sa personne à Béthune. Larmée ennemie sétendait de Cassel à Courtray, et, comme il nétait sorte de pillages et de violences quelle ne commît, les pauvres gens de la frontière quittaient leurs habitations isolées et venaient se réfugier dans les villes fortes qui leur promettaient un abri. Arras était encombrée de fuyards. On parlait dune prochaine bataille qui devait être décisive, M. le Prince nayant manoeuvré jusque-là que dans lattente de renforts, qui venaient enfin darriver. Les jeunes gens se félicitaient de tomber si à propos. Ils soupèrent ensemble et couchèrent dans la même chambre. Ils étaient à lâge des promptes amitiés, il leur semblait quils se connaissaient depuis leur naissance et quil leur serait impossible de jamais plus se quitter. La soirée fut employée à parler guerre; les laquais fourbirent les armes; les jeunes gens chargèrent des pistolets en cas descarmouche; et ils se réveillèrent désespérés, ayant rêvé tous deux quils arrivaient trop tard pour prendre part à la bataille. Le matin, le bruit se répandit que le prince de Condé avait évacué Béthune pour se retirer sur Carvin, en laissant cependant garnison dans cette première ville. Mais comme cette nouvelle ne présentait rien de positif, les jeunes gens décidèrent quils continueraient leur chemin vers Béthune, quittes, en route, à obliquer à droite et à marcher sur Carvin. Le gouverneur du comte de Guiche connaissait parfaitement le pays; il proposa en conséquence de prendre un chemin de traverse qui tenait le milieu entre la route de Lens et celle de Béthune. À Ablain, on prendrait des informations. Un itinéraire fut laissé pour Grimaud. On se mit en route vers les sept heures du matin. De Guiche, qui était jeune et emporté, disait à Raoul: -- Nous voici trois maîtres et trois valets; nos valets sont bien armés, et le vôtre me paraît assez têtu. -- Je ne lai jamais vu à loeuvre, répondit Raoul, mais il est Breton, cela promet. -- Oui, oui, reprit de Guiche, et je suis certain quil ferait le coup de mousquet à loccasion; quant à moi, jai deux hommes sûrs, qui ont fait la guerre avec mon père; cest donc six combattants que nous représentons; si nous trouvions une petite troupe de partisans égale en nombre à la nôtre, et même supérieure, est-ce que nous ne chargerions pas, Raoul? -- Si fait, monsieur, répondit le vicomte. -- Holà! jeunes gens, holà! dit le gouverneur se mêlant à la conversation, comme vous y allez, vertudieu! et mes instructions, à moi, monsieur le comte? oubliez-vous que jai ordre de vous conduire sain et sauf à M. le Prince? Une fois à larmée, faites- vous tuer si cest votre bon plaisir; mais dici là je vous préviens quen ma qualité de général darmée jordonne la retraite, et tourne le dos au premier plumet que japerçois. De Guiche et Raoul se regardèrent du coin de loeil en souriant. Le pays devenait assez couvert, et de temps en temps on rencontrait de petites troupes de paysans qui se retiraient, chassant devant eux leurs bestiaux et traînant dans des charrettes ou portant à bras leurs objets les plus précieux. On arriva jusquà Ablain sans accident. Là on prit langue, et on apprit que M. le Prince avait quitté effectivement Béthune et se tenait entre Cambrin et La Venthie. On reprit alors, en laissant toujours la carte à Grimaud, un chemin de traverse qui conduisit en une demi-heure la petite troupe sur la rive dun petit ruisseau qui va se jeter dans la Lys. Le pays était charmant, coupé de vallées vertes comme de lémeraude. De temps en temps on trouvait de petits bois, que traversait le sentier que lon suivait. À chacun de ces bois, dans la prévoyance dune embuscade, le gouverneur faisait prendre la tête aux deux laquais du comte, qui formaient ainsi lavant-garde. Le gouverneur et les deux jeunes gens représentaient le corps darmée, et Olivain, la carabine sur le genou et loeil au guet, veillait sur les derrières. Depuis quelque temps, un bois assez épais se présentait à lhorizon; arrivé à cent pas de ce bois, M. dArminges prit ses précautions habituelles et envoya en avant les deux laquais du comte. Les laquais venaient de disparaître sous les arbres; les jeunes gens et le gouverneur riant et causant suivaient à cent pas à peu près. Olivain se tenait en arrière à pareille distance, lorsque tout à coup cinq ou six coups de mousquet retentirent. Le gouverneur cria halte, les jeunes gens obéirent et retinrent leurs chevaux. Au même instant on vit revenir au galop les deux laquais. Les deux jeunes gens impatients de connaître la cause de cette mousqueterie, piquèrent vers les laquais. Le gouverneur les suivit par derrière. -- Avez-vous été arrêtés? demandèrent vivement les deux jeunes gens. -- Non, répondirent les laquais; il est même probable que nous navons pas été vus: les coups de fusil ont éclaté à cent pas en avant de nous, à peu près dans lendroit le plus épais du bois, et nous sommes revenus pour demander avis. -- Mon avis, dit M. dArminges, et au besoin même ma volonté est que nous fassions retraite: ce bois peut cacher une embuscade. -- Navez-vous donc rien vu? demanda le comte aux laquais. -- Il ma semblé voir, dit lun deux, des cavaliers vêtus de jaune qui se glissaient dans le lit du ruisseau. -- Cest cela, dit le gouverneur, nous sommes tombés dans un parti dEspagnols. Arrière, messieurs, arrière! Les deux jeunes gens se consultèrent du coin de loeil, et en ce moment on entendit un coup de pistolet suivi de deux ou trois cris qui appelaient au secours. Les deux jeunes gens sassurèrent par un dernier regard que chacun deux était dans la disposition de ne pas reculer, et, comme le gouverneur avait déjà fait retourner son cheval, tous deux piquèrent en avant, Raoul criant: À moi, Olivain! et le comte de Guiche criant: À moi, Urbain et Blanchet! Et avant que le gouverneur fût revenu de sa surprise, ils étaient déjà disparus dans la forêt. En même temps quils piquaient leurs chevaux, les deux jeunes gens avaient mis le pistolet au poing. Cinq minutes après, ils étaient arrivés à lendroit doù le bruit semblait être venu. Alors ils ralentirent leurs chevaux, savançant avec précaution. -- Chut! dit de Guiche, des cavaliers. -- Oui, trois à cheval, et trois qui ont mis pied à terre. -- Que font-ils? Voyez-vous? -- Oui, il me semble quils fouillent un homme blessé ou mort. -- Cest quelque lâche assassinat, dit de Guiche. -- Ce sont des soldats cependant, reprit Bragelonne. -- Oui, mais des partisans, cest-à-dire des voleurs de grand chemin. -- Donnons! dit Raoul. -- Donnons! dit de Guiche. -- Messieurs! sécria le pauvre gouverneur; messieurs, au nom du ciel... Mais les jeunes gens nécoutaient point. Ils étaient partis à lenvi lun de lautre, et les cris du gouverneur neurent dautre résultat que de donner léveil aux Espagnols. Aussitôt les trois partisans qui étaient à cheval sélancèrent à la rencontre des jeunes gens, tandis que les trois autres achevaient de dévaliser les deux voyageurs; car, en approchant, les deux jeunes gens, au lieu dun corps étendu, en aperçurent deux. À dix pas, de Guiche tira le premier et manqua son homme; lEspagnol qui venait au-devant de Raoul tira à son tour, et Raoul sentit au bras gauche une douleur pareille à un coup de fouet. À quatre pas, il lâcha son coup, et lEspagnol, frappé au milieu de la poitrine, étendit les bras et tomba à la renverse sur la croupe de son cheval, qui tourna bride et lemporta. En ce moment, Raoul vit comme à travers un nuage le canon dun mousquet se diriger sur lui. La recommandation dAthos lui revint à lesprit: par un mouvement rapide comme léclair, il fit cabrer sa monture, le coup partit. Le cheval fit un bond de côté, manqua des quatre pieds, et tomba engageant la jambe de Raoul sous lui. LEspagnol sélança, saisissant son mousquet par le canon pour briser la tête de Raoul avec sa crosse. Malheureusement, dans la position où était Raoul, il ne pouvait ni tirer lépée de son fourreau, ni tirer le pistolet de ses fontes: il vit la crosse tournoyer au-dessus de sa tête, et, malgré lui, il allait fermer les yeux, lorsque dun bond Guiche arriva sur lEspagnol et lui mit le pistolet sur la gorge. -- Rendez-vous! lui dit-il, ou vous êtes mort! Le mousquet tomba des mains du soldat, qui se rendit à linstant même. Guiche appela un de ses laquais, lui remit le prisonnier en garde avec ordre de lui brûler la cervelle sil faisait un mouvement pour séchapper, sauta à bas de son cheval, et sapprocha de Raoul. -- Ma foi! monsieur, dit Raoul en riant, quoique sa pâleur trahît lémotion inévitable dune première affaire, vous payez vite vos dettes et navez pas voulu mavoir longue obligation. Sans vous, ajouta-t-il en répétant les paroles du comte, jétais mort, trois fois mort. -- Mon ennemi en prenant la fuite, dit de Guiche, ma laissé toute facilité de venir à votre secours; mais êtes-vous blessé gravement, je vous vois tout ensanglanté? -- Je crois, dit Raoul, que jai quelque chose comme une égratignure au bras. Aidez-moi donc à me tirer de dessous mon cheval, et rien, je lespère, ne sopposera à ce que nous continuions notre route. M. dArminges et Olivain étaient déjà à terre et soulevaient le cheval, qui se débattait dans lagonie. Raoul parvint à tirer son pied de létrier, et sa jambe de dessous le cheval, et en un instant il se trouva debout. -- Rien de cassé? dit de Guiche. -- Ma foi, non, grâce au ciel, répondit Raoul. Mais que sont devenus les malheureux que les misérables assassinaient? -- Nous sommes arrivés trop tard, ils les ont tués, je crois, et ont pris la fuite en emportant leur butin; mes deux laquais sont près des cadavres. -- Allons voir sils ne sont point tout à fait morts et si on peut leur porter secours, dit Raoul. Olivain, nous avons hérité de deux chevaux, mais jai perdu le mien: prenez le meilleur des deux pour vous et vous me donnerez le vôtre. Et ils sapprochèrent de lendroit où gisaient les victimes. XXXIV. Le moine Deux hommes étaient étendus: lun immobile; la face contre terre, percé de trois balles et nageant dans son sang... celui-là était mort. Lautre, adossé à un arbre par les deux laquais, les yeux au ciel et les mains jointes, faisait une ardente prière... il avait reçu une balle qui lui avait brisé le haut de la cuisse. Les jeunes gens allèrent dabord au mort et se regardèrent avec étonnement. -- Cest un prêtre, dit Bragelonne, il est tonsuré. Oh! les maudits! qui portent la main sur les ministres de Dieu! -- Venez ici, monsieur, dit Urbain, vieux soldat qui avait fait toutes les campagnes avec le cardinal-duc; venez ici... il ny a plus rien à faire avec lautre, tandis que celui-ci, peut-être peut-on encore le sauver. Le blessé sourit tristement. -- Me sauver! non, dit-il; mais maider à mourir, oui. -- Êtes-vous prêtre? demanda Raoul. -- Non, monsieur. -- Cest que votre malheureux compagnon ma paru appartenir à Église, reprit Raoul. -- Cest le curé de Béthune, monsieur; il portait en lieu sûr les vases sacrés de son église et le trésor du chapitre; car M. le Prince a abandonné notre ville hier, et peut-être lEspagnol y sera-t-il demain; or, comme on savait que des partis ennemis couraient la campagne, et que la mission était périlleuse, personne na osé laccompagner, alors je me suis offert. -- Et ces misérables vous ont attaqués, ces misérables ont tiré sur un prêtre! -- Messieurs, dit le blessé en regardant autour de lui, je souffre bien, et cependant je voudrais être transporté dans quelque maison. -- Où vous puissiez être secouru? dit de Guiche. -- Non, où je puisse me confesser. -- Mais peut-être, dit Raoul, nêtes-vous point blessé si dangereusement que vous croyez. -- Monsieur, dit le blessé, croyez-moi, il ny a pas de temps à perdre, la balle a brisé le col du fémur et a pénétré jusquaux intestins. -- Êtes-vous médecin? demanda de Guiche. -- Non, dit le moribond, mais je me connais un peu aux blessures, et la mienne est mortelle. Tâchez donc de me transporter quelque part où je puisse trouver un prêtre, ou prenez cette peine de men amener un ici, et Dieu récompensera cette sainte action; cest mon âme quil faut sauver car, pour mon corps, il est perdu. -- Mourir en faisant une bonne oeuvre, cest impossible! et Dieu vous assistera. -- Messieurs, au nom du ciel! dit le blessé rassemblant toutes ses forces comme pour se lever, ne perdons point le temps en paroles inutiles: ou aidez-moi à gagner le prochain village, ou jurez-moi sur votre salut que vous menverrez ici le premier moine, le premier curé, le premier prêtre que vous rencontrerez. Mais, ajouta-t-il avec laccent du désespoir, peut-être nul nosera venir, car on sait que les Espagnols courent la campagne, et je mourrai sans absolution. Mon Dieu! mon Dieu! ajouta le blessé avec un accent de terreur qui fit frissonner les jeunes gens, vous ne permettrez point cela, nest-ce pas? ce serait trop terrible! -- Monsieur, tranquillisez-vous, dit de Guiche, je vous jure que vous allez avoir la consolation que vous demandez. Dites-nous seulement où il y a une maison où nous puissions demander du secours, et un village où nous puissions aller quérir un prêtre. -- Merci, et que Dieu vous récompense! Il y a une auberge à une demi-lieue dici en suivant cette route et à une lieue à peu près au-delà de lauberge vous trouverez le village de Greney. Allez trouver le curé; si le curé nest pas chez lui, entrez dans le couvent des Augustins, qui est la dernière maison du bourg à droite, et amenez-moi un frère, quimporte! moine ou curé, pourvu quil ait reçu de notre sainte Église la faculté dabsoudre _in articulo mortis._ -- Monsieur dArminges, dit de Guiche, restez près de ce malheureux, et veillez à ce quil soit transporté le plus doucement possible. Faites un brancard avec des branches darbre, mettez-y tous nos manteaux; deux de nos laquais le porteront, tandis que le troisième se tiendra prêt à prendre la place de celui qui sera las. Nous allons, le vicomte et moi, chercher un prêtre. -- Allez, monsieur le comte, dit le gouverneur; mais au nom du ciel! ne vous exposez pas. -- Soyez tranquille. Dailleurs, nous sommes sauvés pour aujourdhui; vous connaissez laxiome:_ Non bis in idem._ -- Bon courage, monsieur! dit Raoul au blessé, nous allons exécuter votre désir. -- Dieu vous bénisse, messieurs! répondit le, moribond avec un accent de reconnaissance impossible à décrire. Et les deux jeunes gens partirent au galop dans la direction indiquée, tandis que le gouverneur du comte de Guiche présidait à la confection du brancard. Au bout de dix minutes de marche les deux jeunes gens aperçurent lauberge. Raoul, sans descendre de cheval, appela lhôte, le prévint quon allait lui amener un blessé et le pria de préparer, en attendant, tout ce qui serait nécessaire à son pansement, cest-à-dire un lit, des bandes, de la charpie, linvitant en outre, sil connaissait dans les environs quelque médecin, chirurgien ou opérateur, à renvoyer chercher, se chargeant, lui, de récompenser le messager. Lhôte, qui vit deux jeunes seigneurs richement vêtus, promit tout ce quils lui demandèrent, et nos deux cavaliers, après avoir vu commencer les préparatifs de la réception, partirent de nouveau et piquèrent vivement vers Greney. Ils avaient fait plus dune lieue et distinguaient déjà les premières maisons du village dont les toits couverts de tuiles rougeâtres se détachaient vigoureusement sur les arbres verts qui les environnaient, lorsquils aperçurent, venant à leur rencontre, monté sur une mule, un pauvre moine quà son large chapeau et à sa robe de laine grise ils prirent pour un frère augustin. Cette fois le hasard semblait leur envoyer ce quils cherchaient. Ils sapprochèrent du moine. Cétait un homme de vingt-deux à vingt-trois ans, mais que les pratiques ascétiques avaient vieilli en apparence. Il était pâle, non de cette pâleur mate qui est une beauté, mais dun jaune bilieux; ses cheveux courts, qui dépassaient à peine le cercle que son chapeau traçait autour de son front, étaient dun blond pâle, et ses yeux, dun bleu clair, semblaient dénués de regard. -- Monsieur, dit Raoul avec sa politesse ordinaire, êtes-vous ecclésiastique? -- Pourquoi me demandez-vous cela? dit létranger avec une impassibilité presque incivile. -- Pour le savoir, dit le comte de Guiche avec hauteur. Létranger toucha sa mule du talon et continua son chemin. De Guiche sauta dun bond en avant de lui, et lui barra la route. -- Répondez, monsieur! dit-il, on vous a interrogé poliment, et toute question vaut une réponse. -- Je suis libre, je suppose, de dire ou de ne pas dire qui je suis aux deux premières personnes venues à qui il prend le caprice de minterroger. De Guiche réprima à grand-peine la furieuse envie quil avait de casser les os au moine. -- Dabord, dit-il en faisant un effort sur lui-même, nous ne sommes pas les deux premières personnes venues; mon ami que voilà est le vicomte de Bragelonne, et moi je suis le comte de Guiche. Enfin, ce nest point par caprice que nous vous faisons cette question; car un homme est là, blessé et mourant, qui réclame les secours de Église Êtes-vous prêtre, je vous somme, au nom de lhumanité, de me suivre pour secourir cet homme; ne lêtes-vous pas, cest autre chose. Je vous préviens, au nom de la courtoisie, que vous paraissez si complètement ignorer, que je vais vous châtier de votre insolence. La pâleur du moine devint de la lividité, et il sourit dune si étrange façon que Raoul, qui ne le quittait pas des yeux, sentit ce sourire lui serrer le coeur comme une insulte. -- Cest quelque espion espagnol ou flamand, dit-il en mettant la main sur la crosse de ses pistolets. Un regard menaçant et pareil à un éclair répondit à Raoul. -- Eh bien! monsieur, dit de Guiche, répondez-vous? -- Je suis prêtre, messieurs, dit le jeune homme. Et sa figure reprit son impassibilité ordinaire. -- Alors, mon père, dit Raoul laissant retomber ses pistolets dans ses fontes et imposant à ses paroles un accent respectueux qui ne sortait pas de son coeur, alors, si vous êtes prêtre, vous allez trouver, comme vous la dit mon ami, une occasion dexercer votre état: un malheureux blessé vient à notre rencontre et doit sarrêter au prochain hôtel; il demande lassistance dun ministre de Dieu; nos gens laccompagnent. -- Jy vais, dit le moine. Et il donna du talon à sa mule. -- Si vous ny allez pas, monsieur, dit de Guiche, croyez que nous avons des chevaux capables de rattraper votre mule, un crédit capable de vous faire saisir partout où vous serez; et alors, je vous le jure, votre procès sera bientôt fait: on trouve partout un arbre et une corde. Loeil du moine étincela de nouveau, mais ce fut tout; il répéta sa phrase: «Jy vais», et il partit. -- Suivons-le, dit de Guiche, ce sera plus sûr. -- Jallais vous le proposer, dit de Bragelonne. Et les deux jeunes gens se remirent en route, réglant leur pas sur celui du moine, quils suivaient ainsi à une portée de pistolet. Au bout de cinq minutes, le moine se retourna pour sassurer sil était suivi ou non. -- Voyez-vous, dit Raoul, que nous avons bien fait! -- Lhorrible figure que celle de ce moine! dit le comte de Guiche. -- Horrible, répondit Raoul, et dexpression surtout; ces cheveux jaunes, ces yeux ternes, ces lèvres qui disparaissent au moindre mot quil prononce... -- Oui, oui, dit de Guiche, qui avait été moins frappé que Raoul de tous ces détails, attendu que Raoul examinait tandis que de Guiche parlait; oui, figure étrange; mais ces moines sont assujettis à des pratiques si dégradantes: les jeûnes les font pâlir, les coups de discipline les font hypocrites, et cest à force de pleurer les biens de la vie, quils ont perdus et dont nous jouissons, que leurs yeux deviennent ternes. -- Enfin, dit Raoul, ce pauvre homme va avoir son prêtre; mais, de par Dieu! le pénitent a la mine de posséder une conscience meilleure que celle du confesseur. Quant à moi, je lavoue, je suis accoutumé à voir des prêtres dun tout autre aspect. -- Ah! dit de Guiche, comprenez-vous? Celui-ci est un de ces frères errants qui sen vont mendiant sur les grandes routes jusquau jour où un bénéfice leur tombe du ciel; ce sont des étrangers pour la plupart: Écossais, Irlandais, Danois. On men a quelquefois montré de pareils. -- Aussi laids? -- Non, mais raisonnablement hideux, cependant. -- Quel malheur pour ce pauvre blessé de mourir entre les mains dun pareil frocard! -- Bah! dit de Guiche, labsolution vient, non de celui qui la donne, mais de Dieu. Cependant, voulez-vous que je vous dise, eh bien! jaimerais mieux mourir impénitent que davoir affaire à un pareil confesseur. Vous êtes de mon avis, nest-ce pas, vicomte? et je vous voyais caresser le pommeau de votre pistolet comme si vous aviez quelque intention de lui casser la tête. -- Oui, comte, cest une chose étrange, et qui va vous surprendre, jai éprouvé à laspect de cet homme une horreur indéfinissable. Avez-vous quelquefois fait lever un serpent sur votre chemin? -- Jamais, dit de Guiche. -- Eh bien! à moi cela mest arrivé dans nos forêts du Blaisois, et je me rappelle quà la vue du premier qui me regarda de ses yeux ternes, replié sur lui-même, branlant la tête et agitant la langue, je demeurai fixe, pâle et comme fasciné jusquau moment où le comte de La Fère... -- Votre père? demanda de Guiche. -- Non, mon tuteur, répondit Raoul en rougissant. -- Fort bien. -- Jusquau moment, reprit Raoul, où le comte de La Fère me dit: Allons, Bragelonne, dégainez. Alors seulement je courus au reptile et le tranchai en deux, au moment où il se dressait sur sa queue en sifflant pour venir lui-même au-devant de moi. Eh bien! je vous jure que jai ressenti exactement la même sensation à la vue de cet homme lorsquil a dit: _«Pourquoi me demandez-vous cela?»_ et quil ma regardé. -- Alors, vous vous reprochez de ne lavoir pas coupé en deux comme votre serpent? -- Ma foi, oui, presque, dit Raoul. En ce moment, on arrivait en vue de la petite auberge, et lon apercevait de lautre côté le cortège du blessé qui savançait guidé par M. dArminges. Deux hommes portaient le moribond, le troisième tenait les chevaux en main. Les jeunes gens donnèrent de léperon. -- Voici le blessé, dit de Guiche en passant près du frère augustin; ayez la bonté de vous presser un peu, sire moine. Quant à Raoul, il séloigna du frère de toute la largeur de la route, et passa en détournant la tête avec dégoût. Cétaient alors les jeunes gens qui précédaient le confesseur au lieu de le suivre. Ils allèrent au-devant du blessé et lui annoncèrent cette bonne nouvelle. Celui-ci se souleva pour regarder dans la direction indiquée, vit le moine qui sapprochait en hâtant le pas de sa mule, et retomba sur sa litière le visage éclairé dun rayon de joie. -- Maintenant, dirent les jeunes gens, nous avons fait pour vous tout ce que nous avons pu faire, et comme nous sommes pressés de rejoindre larmée de M. le Prince, nous allons continuer notre route; vous nous excusez, nest-ce pas, monsieur? Mais on dit quil va y avoir une bataille, et nous ne voudrions pas arriver le lendemain. -- Allez, mes jeunes seigneurs, dit le blessé, et soyez bénis tous deux pour votre piété. Vous avez en effet, et comme vous lavez dit, fait pour moi tout ce que vous pouviez faire; moi, je ne puis que vous dire encore une fois: Dieu vous garde, vous et ceux qui vous sont chers! -- Monsieur, dit de Guiche à son gouverneur, nous allons devant vous nous rejoindrez sur la route de Cambrin. Lhôte était sur sa porte et avait tout préparé, lit, bandes et charpie, et un palefrenier était allé chercher un médecin à Lens, qui était la ville la plus proche. -- Bien, dit laubergiste, il sera fait comme vous le désirez; mais ne vous arrêtez-vous pas, monsieur, pour panser votre blessure? continua-t-il en sadressant à Bragelonne. -- Oh! ma blessure, à moi, nest rien, dit le vicomte, et il sera temps que je men occupe à la prochaine halte; seulement ayez la bonté, si vous voyez passer un cavalier, et si ce cavalier vous demande des nouvelles dun jeune homme monté sur un alezan et suivi dun laquais, de lui dire queffectivement vous mavez vu, mais que jai continué ma route et que je compte dîner à Mazingarbe et coucher à Cambrin. Ce cavalier est mon serviteur. -- Ne serait-il pas mieux, et pour plus grande sûreté, que je lui demandasse son nom et que je lui dise le vôtre? répondit lhôte. -- Il ny a pas de mal au surcroît de précaution, dit Raoul, je me nomme le vicomte de Bragelonne et lui Grimaud. En ce moment le blessé arrivait dun côté et le moine de lautre; les deux jeunes gens se reculèrent pour laisser passer le brancard; de son côté le moine descendait de sa mule, et ordonnait quon la conduisît à lécurie sans la desseller. -- Sire moine, dit de Guiche, confessez bien ce brave homme, et ne vous inquiétez pas de votre dépense ni de celle de votre mule: tout est payé. -- Merci, monsieur! dit le moine avec un de ces sourires qui avaient fait frissonner Bragelonne. -- Venez, comte, dit Raoul, qui semblait instinctivement ne pouvoir supporter la présence de laugustin, venez, je me sens mal ici. -- Merci, encore une fois, mes beaux jeunes seigneurs, dit le blessé, et ne moubliez pas dans vos prières! -- Soyez tranquille! dit de Guiche en piquant pour rejoindre Bragelonne, qui était déjà de vingt pas en avant. En ce moment le brancard, porté par les deux laquais, entrait dans la maison. Lhôte et sa femme, qui était accourue, se tenaient debout sur les marches de lescalier. Le malheureux blessé paraissait souffrir des douleurs atroces; et cependant il nétait préoccupé que de savoir si le moine le suivait. À la vue de cet homme pâle et ensanglanté, la femme saisit fortement le bras de son mari. -- Eh bien! quy a-t-il? demanda celui-ci. Est-ce que par hasard tu te trouverais mal? -- Non, mais regarde! dit lhôtesse en montrant à son mari le blessé. -- Dame! répondit celui-ci, il me paraît bien malade. -- Ce nest pas cela que je veux dire, continua la femme toute tremblante, je te demande si tu le reconnais? -- Cet homme? attends donc... -- Ah! je vois que tu le reconnais, dit la femme, car tu pâlis à ton tour. -- En vérité! sécria lhôte. Malheur à notre maison, cest lancien bourreau de Béthune. -- Lancien bourreau de Béthune! murmura le jeune moine en faisant un mouvement darrêt et en laissant voir sur son visage le sentiment de répugnance que lui inspirait son pénitent. M. dArminges, qui se tenait à la porte, saperçut de son hésitation. -- Sire moine, dit-il, pour être ou pour avoir été bourreau, ce malheureux nen est pas moins un homme. Rendez-lui donc le dernier service quil réclame de vous, et votre oeuvre nen sera que plus méritoire. Le moine ne répondit rien, mais il continua silencieusement son chemin vers la chambre basse où les deux valets avaient déjà déposé le mourant sur un lit. En voyant lhomme de Dieu sapprocher du chevet du blessé, les deux laquais sortirent en fermant la porte sur le moine et sur le moribond. DArminges et Olivain les attendaient; ils remontèrent à cheval, et tous quatre partirent au trot, suivant le chemin à lextrémité duquel avaient déjà disparu Raoul et son compagnon. Au moment où le gouverneur et son escorte disparaissaient à leur tour, un nouveau voyageur sarrêtait devant le seuil de lauberge. -- Que désire monsieur? dit lhôte, encore pâle et tremblant de la découverte quil venait de faire. Le voyageur fit le signe dun homme qui boit, et, mettant pied à terre, montra son cheval et fit le signe dun homme qui frotte. -- Ah diable! se dit lhôte, il paraît que celui-ci est muet. -- Et où voulez-vous boire? demanda-t-il. -- Ici, dit le voyageur en montrant une table. -- Je me trompais, dit lhôte, il nest pas tout à fait muet. Et il sinclina, alla chercher une bouteille de vin et des biscuits, quil posa devant son taciturne convive. -- Monsieur ne désire pas autre chose? demanda-t-il. -- Si fait, dit le voyageur. -- Que désire monsieur? -- Savoir si vous avez vu passer un jeune gentilhomme de quinze ans, monté sur un cheval alezan et suivi dun laquais. -- Le vicomte de Bragelonne? dit lhôte. -- Justement. -- Alors cest vous qui vous appelez M. Grimaud? Le voyageur fit signe que oui. -- Eh bien! dit lhôte, votre jeune maître était ici il ny a quun quart dheure; il dînera à Mazingarbe et couchera à Cambrin. -- Combien dici à Mazingarbe? -- Deux lieues et demie. -- Merci. Grimaud, assuré de rencontrer son jeune maître avant la fin du jour, parut plus calme, sessuya le front et se versa un verre de vin, quil but silencieusement. Il venait de poser son verre sur la table et se disposait à le remplir une seconde fois, lorsquun cri terrible partit de la chambre où étaient le moine et le mourant. Grimaud se leva tout debout. -- Quest-ce que cela, dit-il, et doù vient ce cri? -- De la chambre du blessé, dit lhôte. -- Quel blessé? demanda Grimaud. -- Lancien bourreau de Béthune, qui vient dêtre assassiné par les partisans espagnols, quon a apporté ici, et qui se confesse en ce moment à un frère augustin: il paraît quil souffre bien. -- Lancien bourreau de Béthune? murmura Grimaud rappelant ses souvenirs... un homme de cinquante-cinq à soixante ans, grand, vigoureux, basané, cheveux et barbe noirs? -- Cest cela, excepté que sa barbe a grisonné et que ses cheveux ont blanchi. Le connaissez-vous? demanda lhôte. -- Je lai vu une fois, dit Grimaud, dont le front sassombrit au tableau que lui présentait ce souvenir. La femme était accourue toute tremblante. -- As-tu entendu? dit-elle à son mari. -- Oui, répondit lhôte en regardant avec inquiétude du côté de la porte. En ce moment, un cri moins fort que le premier, mais suivi dun gémissement long et prolongé, se fit entendre. Les trois personnages se regardèrent en frissonnant. -- Il faut voir ce que cest, dit Grimaud. -- On dirait le cri dun homme quon égorge, murmura lhôte. -- Jésus! dit la femme en se signant. Si Grimaud parlait peu, on sait quil agissait beaucoup. Il sélança vers la porte et la secoua vigoureusement, mais elle était fermée par un verrou intérieur. -- Ouvrez! cria lhôte, ouvrez; sire moine, ouvrez à linstant! Personne ne répondit. -- Ouvrez, ou jenfonce la porte! dit Grimaud. Même silence. Grimaud jeta les yeux autour de lui et avisa une pince qui daventure se trouvait dans un coin; il sélança dessus, et, avant que lhôte eût pu sopposer à son dessein, il avait mis la porte en dedans. La chambre était inondée du sang qui filtrait à travers les matelas, le blessé ne parlait plus et râlait; le moine avait disparu. -- Le moine? cria lhôte; où est le moine? Grimaud sélança vers une fenêtre ouverte qui donnait sur la cour. -- Il aura fui par là, sécria-t-il. -- Vous croyez? dit lhôte effaré. Garçon, voyez si la mule du moine est à lécurie. -- Plus de mule! cria celui à qui cette question était adressée. Grimaud fronça le sourcil, lhôte joignit les mains et regarda autour de lui avec défiance. Quant à la femme, elle navait pas osé entrer dans la chambre et se tenait debout, épouvantée, à la porte. Grimaud sapprocha du blessé, regardant ses traits rudes et marqués qui lui rappelaient un souvenir si terrible. Enfin, après un moment de morne et muette contemplation: -- Il ny a plus de doute, dit-il, cest bien lui. -- Vit-il encore? demanda lhôte. Grimaud, sans répondre, ouvrit son justaucorps pour lui tâter le coeur, tandis que lhôte sapprochait à son tour; mais tout à coup tous deux reculèrent, lhôte en poussant un cri deffroi, Grimaud en pâlissant. La lame dun poignard était enfoncée jusquà la garde du côté gauche de la poitrine du bourreau. -- Courez chercher du secours, dit Grimaud, moi je resterai près de lui. Lhôte sortit de la chambre tout égaré; quant à la femme, elle sétait enfuie au cri quavait poussé son mari. XXXV. Labsolution Voici ce qui sétait passé. Nous avons vu que ce nétait point par un effet de sa propre volonté, mais au contraire assez à contrecoeur que le moine escortait le blessé qui lui avait été recommandé dune si étrange manière. Peut-être eût-il cherché à fuir, sil en avait vu la possibilité; mais les menaces des deux gentilshommes, leur suite qui était restée après eux et qui sans doute avait reçu leurs instructions, et pour tout dire enfin, la réflexion même avait engagé le moine, sans laisser paraître trop de mauvais vouloir, à jouer jusquau bout son rôle de confesseur, et, une fois entré dans la chambre, il sétait approché du chevet du blessé. Le bourreau examina de ce regard rapide, particulier à ceux qui vont mourir et qui, par conséquent, nont pas de temps à perdre, la figure de celui qui devait être son consolateur; il fit un mouvement de surprise et dit: -- Vous êtes bien jeune, mon père? -- Les gens qui portent ma robe nont point dâge, répondit sèchement le moine. -- Hélas! parlez-moi plus doucement, mon père, dit le blessé, jai besoin dun ami à mes derniers moments. -- Vous souffrez beaucoup? demanda le moine. -- Oui; mais de lâme bien plus que du corps. -- Nous sauverons votre âme, dit le jeune homme; mais êtes-vous réellement le bourreau de Béthune, comme le disaient ces gens? -- Cest-à-dire, reprit vivement le blessé, qui craignait sans doute que ce nom de bourreau néloignât de lui les derniers secours quil réclamait, cest-à-dire que je lai été, mais je ne le suis plus; il y a quinze ans que jai cédé ma charge. Je figure encore aux exécutions, mais je ne frappe plus moi-même, oh non! -- Vous avez donc horreur de votre état? Le bourreau poussa un profond soupir. -- Tant que je nai frappé quau nom de la loi et de la justice, dit-il, mon état ma laissé dormir tranquille, abrité que jétais sous la justice et sous la loi; mais depuis cette nuit terrible où jai servi dinstrument à une vengeance particulière et où jai levé avec haine le glaive sur une créature de Dieu, depuis ce jour... Le bourreau sarrêta en secouant la tête dun air désespéré. -- Parlez, dit le moine, qui sétait assis au pied du lit du blessé et qui commençait à prendre intérêt à un récit qui sannonçait dune façon si étrange. -- Ah! sécria le moribond avec tout lélan dune douleur longtemps comprimée et qui finit enfin par se faire jour, ah! jai pourtant essayé détouffer ce remords par vingt ans de bonnes oeuvres; jai dépouillé la férocité naturelle à ceux qui versent le sang; à toutes les occasions jai exposé ma vie pour sauver la vie de ceux qui étaient en péril, et jai conservé à la terre des existences humaines, en échange de celle que je lui avais enlevée. Ce nest pas tout: le bien acquis dans lexercice de ma profession, je lai distribué aux pauvres, je suis devenu assidu aux églises, les gens qui me fuyaient se sont habitués à me voir. Tous mont pardonné, quelques-uns même mont aimé; mais je crois que Dieu ne ma pas pardonné, lui, car le souvenir de cette exécution me poursuit sans cesse, et il me semble chaque nuit voir se dresser devant moi le spectre de cette femme. -- Une femme! Cest donc une femme que vous avez assassinée? sécria le moine. -- Et vous aussi! sécria le bourreau, vous vous servez donc de ce mot qui retentit à mon oreille: assassinée! Je lai donc assassinée et non pas exécutée! je suis donc un assassin et non pas un justicier! Et il ferma les yeux en poussant un gémissement. Le moine craignit sans doute quil ne mourût sans en dire davantage, car il reprit vivement: -- Continuez, je ne sais rien, et quand vous aurez achevé votre récit, Dieu et moi jugerons. -- Oh! mon père! continua le bourreau sans rouvrir les yeux, comme sil craignait, en les rouvrant, de revoir quelque objet effrayant, cest surtout lorsquil fait nuit et que je traverse quelque rivière, que cette terreur que je nai pu vaincre redouble: il me semble alors que ma main salourdit, comme si mon coutelas y pesait encore; que leau devient couleur de sang, et que toutes les voix de la nature, le bruissement des arbres, le murmure du vent, le clapotement du flot, se réunissent pour former une voix pleurante, désespérée, terrible, qui me crie: «Laissez passer la justice de Dieu!» -- Délire! murmura le moine en secouant la tête à son tour. Le bourreau rouvrit les yeux, fit un mouvement pour se retourner du côté du jeune homme et lui saisit le bras. -- Délire, répéta-t-il, délire, dites-vous? Oh! non pas, car cétait le soir, car jai jeté son corps dans la rivière, car les paroles que mes remords me répètent, ces paroles, cest moi qui dans mon orgueil les ai prononcées: après avoir été linstrument de la justice humaine, je croyais être devenu celui de la justice de Dieu. -- Mais, voyons, comment cela sest-il fait? parlez, dit le moine. -- Cétait un soir, un homme me vint chercher, me montra un ordre, je le suivis. Quatre autres seigneurs mattendaient. Ils memmenèrent masqué. Je me réservais toujours de résister si loffice quon réclamait de moi me paraissait injuste. Nous fîmes cinq ou six lieues, sombres, silencieux et presque sans échanger une parole; enfin, à travers les fenêtres dune petite chaumière, ils me montrèrent une femme accoudée sur une table et me dirent: «Voici celle quil faut exécuter.» -- Horreur! dit le moine. Et vous avez obéi? -- Mon père, cette femme était un monstre: elle avait empoisonné, disait-on, son second mari, tenté dassassiner son beau-frère, qui se trouvait parmi ces hommes; elle venait dempoisonner une jeune femme qui était sa rivale, et avant de quitter lAngleterre elle avait, disait-on, fait poignarder le favori du roi. -- Buckingham? sécria le moine. -- Oui, Buckingham, cest cela. -- Elle était donc Anglaise, cette femme? -- Non, elle était Française, mais elle sétait mariée en Angleterre. Le moine pâlit, sessuya le front et alla fermer la porte au verrou. Le bourreau crut quil labandonnait et retomba en gémissant sur son lit. -- Non, non, me voilà, reprit le moine en revenant vivement près de lui; continuez: quels étaient ces hommes? -- Lun était étranger, Anglais, je crois. Les quatre autres étaient Français et portaient le costume de mousquetaires. -- Leurs noms? demanda le moine. -- Je ne les connais pas. Seulement les quatre autres seigneurs appelaient lAnglais milord. -- Et cette femme était-elle belle? -- Jeune et belle! Oh! oui, belle surtout. Je la vois encore, lorsque, à genoux à mes pieds, elle priait, la tête renversée en arrière. Je nai jamais compris depuis, comment javais abattu cette tête si belle et si pâle. Le moine semblait agité dune émotion étrange. Tous ses membres tremblaient; on voyait quil voulait faire une question, mais il nosait pas. Enfin, après un violent effort sur lui-même: -- Le nom de cette femme? dit-il. -- Je lignore. Comme je vous le dis, elle sétait mariée deux fois, à ce quil paraît: une fois en France, et lautre en Angleterre. -- Et elle était jeune, dites-vous? -- Vingt-cinq ans. -- Belle? -- À ravir. -- Blonde? -- Oui. -- De grands cheveux, nest-ce pas? qui tombaient jusque sur ses épaules. -- Oui. -- Des yeux dune expression admirable? -- Quand elle voulait. Oh! oui, cest bien cela. -- Une voix dune douceur étrange? -- Comment le savez-vous? Le bourreau saccouda sur son lit et fixa son regard épouvanté sur le moine, qui devint livide. -- Et vous lavez tuée! dit le moine; vous avez servi dinstrument à ces lâches, qui nosaient la tuer eux-mêmes! vous navez pas eu pitié de cette jeunesse, de cette beauté, de cette faiblesse! vous avez tué cette femme? -- Hélas! reprit le bourreau, je vous lai dit, mon père, cette femme, sous cette enveloppe céleste, cachait un esprit infernal, et quand je la vis, quand je me rappelai tout le mal quelle mavait fait à moi-même... -- À vous? et quavait-elle pu vous faire à vous? Voyons. -- Elle avait séduit et perdu mon frère, qui était prêtre; elle sétait sauvée avec lui de son couvent. -- Avec ton frère? -- Oui. Mon frère avait été son premier amant: elle avait été la cause de la mort de mon frère. Oh! mon père! mon père! ne me regardez donc pas ainsi. Oh! je suis donc coupable? Oh! vous ne me pardonnerez donc pas? Le moine composa son visage. -- Si fait, si fait, dit-il, je vous pardonnerai si vous me dites tout! -- Oh! sécria le bourreau, tout! tout! tout! -- Alors, répondez. Si elle a séduit votre frère... vous dites quelle la séduit, nest-ce pas? -- Oui. -- Si elle a causé sa mort... vous avez dit quelle avait causé sa mort? -- Oui, répéta le bourreau. -- Alors, vous devez savoir son nom de jeune fille? -- O mon Dieu! dit le bourreau, mon Dieu! il me semble que je vais mourir. Labsolution, mon père! labsolution! -- Dis son nom! sécria le moine, et je te la donnerai. -- Elle sappelait... mon Dieu, ayez pitié de moi! murmura le bourreau. Et il se laissa aller sur son lit, pâle, frissonnant et pareil à un homme qui va mourir. -- Son nom! répéta le moine se courbant sur lui comme pour lui arracher ce nom sil ne voulait pas le lui dire; son nom!... parle, ou pas dabsolution! Le mourant parut rassembler toutes ses forces. Les yeux du moine étincelaient. -- Anne de Bueil, murmura le blessé. -- Anne de Bueil! sécria le moine en se redressant et en levant les deux mains au ciel; Anne de Bueil! tu as bien dit Anne de Bueil, nest-ce pas? -- Oui, oui, cétait son nom, et maintenant absolvez-moi, car je me meurs. -- Moi, tabsoudre! sécria le prêtre avec un rire qui fit dresser les cheveux sur la tête du mourant, moi, tabsoudre? je ne suis pas prêtre! -- Vous nêtes pas prêtre! sécria le bourreau, mais quêtes-vous donc alors? -- Je vais te le dire à mon tour, misérable! -- Ah! Seigneur! mon Dieu! -- Je suis John Francis de Winter! -- Je ne vous connais pas! sécria le bourreau. -- Attends, attends, tu vas me connaître: je suis John Francis de Winter, répéta-t-il, et cette femme... -- Eh bien! cette femme? -- Cétait ma mère! Le bourreau poussa le premier cri, ce cri si terrible quon avait entendu dabord. -- Oh! pardonnez-moi, pardonnez-moi, murmura-t-il, sinon au nom de Dieu, du moins en votre nom; sinon comme prêtre, du moins comme fils. -- Te pardonner! sécria le faux moine, te pardonner! Dieu le fera peut-être, mais moi, jamais! -- Par pitié, dit le bourreau en tendant ses bras vers lui. -- Pas de pitié pour qui na pas eu de pitié; meurs impénitent, meurs désespéré, meurs et sois damné! Et tirant de sa robe un poignard et le lui enfonçant dans la poitrine: -- Tiens, dit-il, voilà mon absolution! Ce fut alors que lon entendit ce second cri plus faible que le premier, qui avait été suivi dun long gémissement. Le bourreau, qui sétait soulevé, retomba renversé sur son lit. Quant au moine, sans retirer le poignard de la plaie, il courut à la fenêtre, louvrit, sauta sur les fleurs dun petit jardin, se glissa dans lécurie, prit sa mule, sortit par une porte de derrière, courut jusquau prochain bouquet de bois, y jeta sa robe de moine, tira de sa valise un habit complet de cavalier, sen revêtit, gagna à pied la première poste, prit un cheval et continua à franc étrier son chemin vers Paris. XXXVI. Grimaud parle Grimaud était resté seul auprès du bourreau: lhôte était allé chercher du secours; la femme priait. Au bout dun instant, le blessé rouvrit les yeux. -- Du secours! murmura-t-il; du secours! O mon Dieu, mon Dieu! ne trouverai-je donc pas un ami dans ce monde qui maide à vivre ou à mourir? Et il porta avec effort sa main à sa poitrine; sa main rencontra le manche du poignard. -- Ah! dit-il comme un homme qui se souvient. Et il laissa retomber son bras près de lui. -- Ayez courage, dit Grimaud, on est allé chercher du secours. -- Qui êtes-vous? demanda le blessé en fixant sur Grimaud des yeux démesurément ouverts. -- Une ancienne connaissance, dit Grimaud. -- Vous? Le blessé chercha à se rappeler les traits de celui qui lui parlait ainsi. -- Dans quelles circonstances nous sommes-nous donc rencontrés? demanda-t-il. -- Il y a vingt ans, une nuit; mon maître vous avait pris à Béthune et vous conduisit à Armentières. -- Je vous reconnais bien, dit le bourreau, vous êtes un des quatre laquais. -- Cest cela. -- Doù venez-vous? -- Je passais sur la route; je me suis arrêté dans cette auberge pour faire rafraîchir mon cheval. On me racontait que le bourreau de Béthune était là blessé, quand vous avez poussé deux cris. Au premier nous sommes accourus, au second nous avons enfoncé la porte. -- Et le moine? dit le bourreau; avez-vous vu le moine? -- Quel moine? -- Le moine qui était enfermé avec moi? -- Non, il ny était déjà plus; il paraît quil a fui par cette fenêtre. Est-ce donc lui qui vous a frappé? -- Oui, dit le bourreau. Grimaud fit un mouvement pour sortir. -- Quallez-vous faire? demanda le blessé. -- Il faut courir après lui. -- Gardez-vous-en bien! -- Et pourquoi? -- Il sest vengé, et il a bien fait. Maintenant jespère que Dieu me pardonnera, car il y a expiation. -- Expliquez-vous, dit Grimaud. -- Cette femme que vous et vos maîtres mavez fait tuer... -- Milady? -- Oui, Milady, cest vrai, vous lappeliez ainsi... -- Qua de commun Milady et le moine? -- Cétait sa mère. Grimaud chancela et regarda le mourant dun oeil terne et presque hébété. -- Sa mère? répéta-t-il. -- Oui, sa mère. -- Mais il sait donc ce secret? -- Je lai pris pour un moine, et je le lui ai révélé en confession. -- Malheureux! sécria Grimaud, dont les cheveux se mouillèrent de sueur à la seule idée des suites que pouvait avoir une pareille révélation; malheureux! vous navez nommé personne, jespère? -- Je nai prononcé aucun nom, car je nen connais aucun, excepté le nom de fille de sa mère, et cest à ce nom quil la reconnue; mais il sait que son oncle était au nombre des juges. Et il retomba épuisé, Grimaud voulut lui porter secours et avança sa main vers le manche du poignard. -- Ne me touchez pas, dit le bourreau; si lon retirait ce poignard, je mourrais. Grimaud resta la main étendue, puis tout à coup se frappant le front du poing: -- Ah! mais si jamais cet homme apprend qui sont les autres, mon maître est perdu alors. -- Hâtez-vous, hâtez-vous! sécria le bourreau, prévenez-le, sil vit encore; prévenez ses amis; ma mort, croyez-le bien, ne sera pas le dénouement de cette terrible aventure. -- Où allait-il? demanda Grimaud. -- Vers Paris. -- Qui la arrêté? -- Deux jeunes gentilshommes qui se rendaient à larmée, et dont lun deux, jai entendu son nom prononcé par son camarade, sappelle le vicomte de Bragelonne. -- Et cest ce jeune homme qui vous a amené ce moine? -- Oui. Grimaud leva les yeux au ciel. -- Cétait donc la volonté de Dieu? dit-il. -- Sans doute, dit le blessé. -- Alors voilà qui est effrayant, murmura Grimaud; et cependant cette femme, elle avait mérité son sort. Nest-ce donc plus votre avis? -- Au moment de mourir, dit le bourreau, on voit les crimes des autres bien petits en comparaison des siens. Et il tomba épuisé en fermant les yeux. Grimaud était retenu entre la pitié qui lui défendait de laisser cet homme sans secours et la crainte qui lui commandait de partir à linstant même pour aller porter cette nouvelle au comte de La Fère, lorsquil entendit du bruit dans le corridor et vit lhôte qui rentrait avec le chirurgien, quon avait enfin trouvé. Plusieurs curieux suivaient, attirés par la curiosité; le bruit de létrange événement commençait à se répandre. Le praticien, sapprocha du mourant, qui semblait évanoui. -- Il faut dabord extraire le fer de la poitrine, dit-il en secouant la tête dune façon significative. Grimaud se rappela la prophétie que venait de faire le blessé et détourna les yeux. Le chirurgien écarta le pourpoint, déchira la chemise et mit la poitrine à nu. Le fer, comme nous lavons dit, était enfoncé jusquà la garde. Le chirurgien le prit par lextrémité de la poignée; à mesure quil lattirait, le blessé ouvrait les yeux avec une fixité effrayante. Lorsque la lame fut sortie entièrement de la plaie, une mousse rougeâtre vint couronner la bouche du blessé, puis au moment où il respira, un flot de sang jaillit de lorifice de sa blessure; le mourant fixa son regard sur Grimaud avec une expression singulière, poussa un râle étouffé, et expira sur-le- champ. Alors, Grimaud ramassa le poignard inondé de sang qui gisait dans la chambre et faisait horreur à tous, fit signe à lhôte de le suivre, paya la dépense avec une générosité digne de son maître et remonta à cheval. Grimaud avait pensé tout dabord à retourner droit à Paris, mais il songea à linquiétude où son absence prolongée tiendrait Raoul; il se rappela que Raoul nétait quà deux lieues de lendroit où il se trouvait lui-même, quen un quart dheure il serait près de lui, et quallée, retour et explication ne lui prendraient pas une heure: il mit son cheval au galop, et dix minutes après il descendait au_ Mulet-Couronné_, la seule auberge de Mazingarbe. Aux premiers mots quil échangea avec lhôte, il acquit la certitude quil avait rejoint celui quil cherchait. Raoul était à table avec le comte de Guiche et son gouverneur, mais la sombre aventure de la matinée laissait sur les deux jeunes fronts une tristesse que la gaieté de M. dArminges, plus philosophe queux par la grande habitude quil avait de ces sortes de spectacles, ne pouvait parvenir à dissiper. Tout à coup la porte souvrit, et Grimaud se présenta pâle, poudreux et encore couvert du sang du malheureux blessé. -- Grimaud, mon bon Grimaud, sécria Raoul, enfin te voici. Excusez-moi, messieurs, ce nest pas un serviteur, cest un ami. Et se levant et courant à lui: -- Comment va M. le comte? continua-t-il; me regrette-t-il un peu? Las-tu vu depuis que nous nous sommes quittés? Réponds, mais jai de mon côté bien des choses à te dire. Va, depuis trois jours, il nous est arrivé force aventures; mais quas-tu? comme tu es pâle! Du sang! pourquoi ce sang? -- En effet, il y a du sang! dit le comte en se levant. Êtes-vous blessé, mon ami? -- Non, monsieur, dit Grimaud, ce sang nest pas à moi. -- Mais à qui? demanda Raoul. -- Cest le sang du malheureux que vous avez laissé à lauberge, et qui est mort entre mes bras. -- Entre tes bras! cet homme! mais sais-tu qui il était? -- Oui, dit Grimaud. -- Mais cétait lancien bourreau de Béthune. -- Je le sais. -- Et tu le connaissais? -- Je le connaissais. -- Et il est mort? -- Oui. Les deux jeunes gens se regardèrent. -- Que voulez-vous, messieurs, dit dArminges, cest la loi commune, et pour avoir été bourreau on nen est pas exempt. Du moment où jai vu sa blessure, jen ai eu mauvaise idée; et, vous le savez, cétait son opinion à lui-même, puisquil demandait un moine. À ce mot de moine, Grimaud pâlit. -- Allons, allons, à table! dit dArminges, qui, comme tous les hommes de cette époque et surtout de son âge, nadmettait pas la sensibilité entre deux services. -- Oui, monsieur, vous avez raison, dit Raoul. Allons, Grimaud, fais-toi servir; ordonne, commande, et après que tu seras reposé, nous causerons. -- Non, monsieur, non, dit Grimaud, je ne puis pas marrêter un instant, il faut que je reparte pour Paris. -- Comment, que tu repartes pour Paris! tu te trompes, cest Olivain qui va partir; toi tu restes. -- Cest Olivain qui reste, au contraire, et cest moi qui pars. Je suis venu tout exprès pour vous lapprendre. -- Mais à quel propos ce changement? -- Je ne puis vous le dire. -- Explique-toi. -- Je ne puis mexpliquer. -- Allons, quest-ce que cette plaisanterie? -- Monsieur le vicomte sait que je ne plaisante jamais. -- Oui, mais je sais aussi que M. le comte de La Fère a dit que vous resteriez près de moi et quOlivain retournerait à paris. Je suivrai les ordres de M. le comte. -- Pas dans cette circonstance, monsieur. -- Me désobéirez-vous, par hasard? -- Oui, monsieur, car il le faut. -- Ainsi, vous persistez? -- Ainsi je pars; soyez heureux, monsieur le vicomte. Et Grimaud salua et tourna vers la porte pour sortir. Raoul, furieux et inquiet tout à la fois, courut après lui et larrêta par le bras. -- Grimaud! sécria Raoul, restez, je le veux! -- Alors, dit Grimaud, vous voulez que je laisse tuer M. le comte. Grimaud salua et sapprêta à sortir. -- Grimaud, mon ami, dit le vicomte, vous ne partirez pas ainsi, vous ne me laisserez pas dans une pareille inquiétude. Grimaud, parle, parle, au nom du ciel! Et Raoul tout chancelant tomba sur un fauteuil. -- Je ne puis vous dire quune chose, monsieur, car le secret que vous me demandez nest pas à moi. Vous avez rencontré un moine, nest-ce pas? -- Oui. Les deux jeunes gens se regardèrent avec effroi. -- Vous lavez conduit près du blessé? -- Oui. -- Vous avez eu le temps de le voir, alors? -- Oui. -- Et peut-être le reconnaîtriez-vous si jamais vous le rencontriez? -- Oh! oui, je le jure, dit Raoul. -- Et moi aussi, dit de Guiche. -- Eh bien! si vous le rencontrez jamais, dit Grimaud, quelque part que ce soit, sur la grande route, dans la rue, dans une église, partout où il sera et où vous serez, mettez le pied dessus et écrasez-le sans pitié, sans miséricorde, comme vous feriez dune vipère, dun serpent, dun aspic; écrasez-le et ne le quittez que quand il sera mort; la vie de cinq hommes sera pour moi en doute tant quil vivra. Et sans ajouter une seule parole, Grimaud profita de létonnement et de la terreur où il avait jeté ceux qui lécoutaient pour sélancer hors de lappartement. -- Eh bien! comte, dit Raoul en se retournant vers de Guiche, ne lavais-je pas bien dit que ce moine me faisait leffet dun reptile! Deux minutes après on entendait sur la route le galop dun cheval. Raoul courut à la fenêtre. Cétait Grimaud qui reprenait la route de Paris. Il salua le vicomte en agitant son chapeau et disparut bientôt à langle du chemin. En route Grimaud réfléchit à deux choses: la première, cest quau train dont il allait son cheval ne le mènerait pas dix lieues. La seconde, cest quil navait pas dargent. Mais Grimaud avait limagination dautant plus féconde quil parlait moins. Au premier relais quil rencontra il vendit son cheval, et avec largent de son cheval il prit la poste. XXXVII. La veille de la bataille Raoul fut tiré de ces sombres réflexions par lhôte, qui entra précipitamment dans la chambre où venait de se passer la scène que nous avons racontée, en criant: -- Les Espagnols! les Espagnols! Ce cri était assez grave pour que toute préoccupation fît place à celle quil devait causer. Les jeunes gens demandèrent quelques informations et apprirent que lennemi savançait effectivement par Houdin et Béthune. Tandis que M. dArminges donnait les ordres pour que les chevaux, qui se rafraîchissaient, fussent mis en état de partir, les deux jeunes gens montèrent aux plus hautes fenêtres de la maison qui dominaient les environs, et virent effectivement poindre du côté de Hersin et de Lens un corps nombreux dinfanterie et de cavalerie. Cette fois, ce nétait plus une troupe nomade de partisans, cétait toute une armée. Il ny avait donc dautre parti à prendre quà suivre les sages instructions de M. dArminges et à battre en retraite. Les jeunes gens descendirent rapidement. M. dArminges était déjà à cheval. Olivain tenait en main les deux montures des jeunes gens, et les laquais du comte de Guiche gardaient soigneusement entre eux le prisonnier espagnol, monté sur un bidet quon venait dacheter à son intention. Pour surcroît de précaution, il avait les mains liées. La petite troupe prit au trot le chemin de Cambrin, où lon croyait trouver le prince; mais il ny était plus depuis la veille et sétait retiré à La Bassée, une fausse nouvelle lui ayant appris que lennemi devait passer la Lys à Estaire. En effet, trompé par ces renseignements, le prince avait retiré ses troupes de Béthune, concentré toutes ses forces entre Vieille- Chapelle et La Venthie, et lui-même, après la reconnaissance sur toute la ligne avec le maréchal de Grammont, venait de rentrer et de se mettre à table, interrogeant les officiers, qui étaient assis à ses côtés, sur les renseignements quil avait chargé chacun deux de prendre; mais nul navait de nouvelles positives. Larmée ennemie avait disparu depuis quarante-huit heures et semblait sêtre évanouie. Or, jamais une armée ennemie nest si proche et par conséquent si menaçante que lorsquelle a disparu complètement. Le prince était donc maussade et soucieux contre son habitude, lorsquun officier de service entra et annonça au maréchal de Grammont que quelquun demandait à lui parler. Le duc de Grammont prit du regard la permission du prince et sortit. Le prince le suivit des yeux, et ses regards restèrent fixés sur la porte, personne nosant parler, de peur de le distraire de sa préoccupation. Tout à coup un bruit sourd retentit; le prince se leva vivement en étendant la main du côté doù venait le bruit. Ce bruit lui était bien connu, cétait celui du canon. Chacun sétait levé comme lui. En ce moment la porte souvrit. -- Monseigneur, dit le maréchal de Grammont radieux, Votre Altesse veut-elle permettre que mon fils, le comte de Guiche, et son compagnon de voyage, le vicomte de Bragelonne, viennent lui donner des nouvelles de lennemi que nous cherchons, nous, et quils ont trouvé, eux? -- Comment donc! dit vivement le prince, si je le permets! non seulement je le permets, mais je le désire. Quils entrent. Le maréchal poussa les deux jeunes gens, qui se trouvèrent en face du prince. -- Parlez, messieurs, dit le prince en les saluant, parlez dabord; ensuite nous nous ferons les compliments dusage. Le plus pressé pour nous tous maintenant est de savoir où est lennemi et ce quil fait. Cétait au comte de Guiche que revenait naturellement la parole; non seulement il était le plus âgé des deux jeunes gens, mais encore il était présenté au prince par son père. Dailleurs, il connaissait depuis longtemps le prince, que Raoul voyait pour la première fois. Il raconta donc au prince ce quils avaient vu de lauberge de Mazingarbe. Pendant ce temps, Raoul regardait ce jeune général déjà si fameux par les batailles de Rocroy, de Fribourg et de Nordlingen. Louis de Bourbon, prince de Condé, que, depuis la mort de Henri de Bourbon, son père, on appelait, par abréviation et selon lhabitude du temps, Monsieur le Prince, était un jeune homme de vingt-six à vingt-sept ans à peine, au regard daigle, _aglocchi grifani_, comme dit Dante, au nez recourbé, aux longs cheveux flottant par boucles, à la taille médiocre mais bien prise, ayant toutes les qualités dun grand homme de guerre, cest-à-dire coup doeil, décision rapide, courage fabuleux; ce qui ne lempêchait pas dêtre en même temps homme délégance et desprit, si bien quoutre la révolution quil faisait dans la guerre par les nouveaux aperçus quil y portait, il avait aussi fait révolution à Paris parmi les jeunes seigneurs de la cour, dont il était le chef naturel, et quen opposition aux élégants de lancienne cour, dont Bassompierre, Bellegarde et le duc dAngoulême avaient été les modèles, on appelait les petits-maîtres. Aux premiers mots du comte de Guiche et à la direction de laquelle venait le bruit du canon, le prince avait tout compris. Lennemi avait dû passer la Lys à Saint-Venant et marchait sur Lens, dans lintention sans doute de semparer de cette ville et de séparer larmée française de la France. Ce canon quon entendait, dont les détonations dominaient de temps en temps les autres, cétaient des pièces de gros calibre qui répondaient au canon espagnol et lorrain. Mais de quelle force était cette troupe? Était-ce un corps destiné à produire une simple diversion? était-ce larmée tout entière? Cétait la dernière question du prince, à laquelle il était impossible à de Guiche de répondre. Or, comme cétait la plus importante, cétait aussi celle à laquelle surtout le prince eût désiré une réponse exacte, précise, positive. Raoul alors surmonta le sentiment bien naturel de timidité quil sentait, malgré lui, semparer de sa personne en face du prince, et se rapprochant de lui: -- Monseigneur me permettra-t-il de hasarder sur ce sujet quelques paroles qui peut-être le tireront dembarras? dit-il. Le prince se retourna et sembla envelopper tout entier le jeune homme dans un seul regard; il sourit en reconnaissant en lui un enfant de quinze ans à peine. -- Sans doute, monsieur, parlez, dit-il en adoucissant sa voix brève et accentuée, comme sil eût cette fois adressé la parole à une femme. -- Monseigneur, répondit Raoul en rougissant, pourrait interroger le prisonnier espagnol. -- Vous avez fait un prisonnier espagnol? sécria le prince. -- Oui, Monseigneur. -- Ah! cest vrai, répondit de Guiche, je lavais oublié. -- Cest tout simple, cest vous qui lavez fait, comte, dit Raoul en souriant. Le vieux maréchal se retourna vers le vicomte reconnaissant de cet éloge donné à son fils, tandis que le prince sécriait: -- Le jeune homme a raison, quon amène le prisonnier. Pendant ce temps, le prince prit de Guiche à part et linterrogea sur la manière dont ce prisonnier avait été fait, et lui demanda quel était ce jeune homme. -- Monsieur, dit le prince en revenant vers Raoul, je sais que vous avez une lettre de ma soeur, madame de Longueville, mais je vois que vous avez préféré vous recommander vous-même en me donnant un bon avis. -- Monseigneur, dit Raoul en rougissant, je nai point voulu interrompre Votre Altesse dans une conversation aussi importante que celle quelle avait entamée avec M. le comte. Mais voici la lettre. -- Cest bien, dit le prince, vous me la donnerez plus tard. Voici le prisonnier, pensons au plus pressé. En effet, on amenait le partisan. Cétait un de ces condottieri comme il en restait encore à cette époque, vendant leur sang à qui voulait lacheter et vieillis dans la ruse et le pillage. Depuis quil avait été pris, il navait pas prononcé une seule parole; de sorte que ceux qui lavaient pris ne savaient pas eux-mêmes à quelle nation il appartenait. Le prince le regarda dun air dindicible défiance. -- De quelle nation es-tu? demanda le prince. Le prisonnier répondit quelques mots en langue étrangère. -- Ah! ah! il paraît quil est Espagnol. Parlez-vous espagnol, Grammont? -- Ma foi, Monseigneur, fort peu. -- Et moi, pas du tout, dit le prince en riant; messieurs, ajouta- t-il en se retournant vers ceux qui lenvironnaient, y a-t-il parmi vous quelquun qui parle espagnol et qui veuille me servir dinterprète? -- Moi, Monseigneur, dit Raoul. -- Ah! vous parlez espagnol? -- Assez, je crois, pour exécuter les ordres de Votre Altesse en cette occasion. Pendant tout ce temps, le prisonnier était resté impassible et comme sil neût pas compris le moins du monde de quelle chose il sagissait. -- Monseigneur vous a fait demander de quelle nation vous êtes, dit le jeune homme dans le plus pur castillan. --_ Ich bin ein Deutscher_, répondit le prisonnier. -- Que diable dit-il? demanda le prince, et quel nouveau baragouin est celui-là? -- Il dit quil est Allemand, Monseigneur, reprit Raoul; cependant jen doute, car son accent est mauvais et sa prononciation défectueuse. -- Vous parlez donc allemand aussi? demanda le prince. -- Oui, Monseigneur, répondit Raoul. -- Assez pour linterroger dans cette langue? -- Oui, Monseigneur. -- Interrogez-le donc, alors. Raoul commença linterrogatoire, mais les faits vinrent à lappui de son opinion. Le prisonnier nentendait pas ou faisait semblant de ne pas entendre ce que Raoul lui disait, et Raoul, de son côté, comprenait mal ses réponses mélangées de flamand et dalsacien. Cependant, au milieu de tous les efforts du prisonnier pour éluder un interrogatoire en règle, Raoul avait reconnu laccent naturel à cet homme. -- _Non siete Spagnuolo_, dit-il, _non siete Tedesco, siete Italiano._ Le prisonnier fit un mouvement et se mordit les lèvres. -- Ah! ceci, je lentends à merveille, dit le prince de Condé, et puisquil est Italien, je vais continuer linterrogatoire. Merci, vicomte, continua le prince en riant, je vous nomme, à partir de ce moment, mon interprète. Mais le prisonnier nétait pas plus disposé à répondre en italien que dans les autres langues; ce quil voulait, cétait éluder les questions. Aussi ne savait-il rien, ni le nombre de lennemi, ni le nom de ceux qui le commandaient, ni lintention de la marche de larmée. -- Cest bien, dit le prince, qui comprit les causes de cette ignorance; cet homme a été pris pillant et assassinant; il aurait pu racheter sa vie en parlant, il ne veut pas parler, emmenez-le et passez-le par les armes. Le prisonnier pâlit, les deux soldats qui lavaient emmené le prirent chacun par un bras et le conduisirent vers la porte, tandis que le prince, se retournant vers le maréchal de Grammont, paraissait déjà avoir oublié lordre quil avait donné. Arrivé au seuil de la porte, le prisonnier sarrêta; les soldats, qui ne connaissaient que leur consigne, voulurent le forcer à continuer son chemin. -- Un instant, dit le prisonnier en français: je suis prêt à parler, Monseigneur. -- Ah! ah! dit le prince en riant, je savais bien que nous finirions par là. Jai un merveilleux secret pour défier les langues; jeunes gens, faites-en votre profit pour le temps où vous commanderez à votre tour. -- Mais à la condition, continua le prisonnier, que Votre Altesse me jurera la vie sauve. -- Sur ma foi de gentilhomme, dit le prince. -- Alors, interrogez, Monseigneur. -- Où larmée a-t-elle passé la Lys? -- Entre Saint-Venant et Aire. -- Par qui est-elle commandée? -- Par le comte de Fuensaldagna, par le général Beck et par larchiduc en personne. -- De combien dhommes se compose-t-elle? -- De dix-huit mille hommes et de trente-six pièces de canon. -- Et elle marche? -- Sur Lens. -- Voyez-vous, messieurs! dit le prince en se retournant dun air de triomphe vers le maréchal de Grammont et les autres officiers. -- Oui, Monseigneur, dit le maréchal, vous avez deviné tout ce quil était possible au génie humain de deviner. -- Rappelez Le Plessis-Bellièvre, Villequier et dErlac dit le prince, rappelez toutes les troupes qui sont en deçà de la Lys, quelles se tiennent prêtes à marcher cette nuit: demain, selon toute probabilité, nous attaquons lennemi. -- Mais, Monseigneur, dit le maréchal de Grammont, songez quen réunissant tout ce que nous avons dhommes disponibles, nous atteindrons à peine le chiffre de 13.000 hommes. -- Monsieur le maréchal, dit le prince avec cet admirable regard qui nappartenait quà lui, cest avec les petites armées quon gagne les grandes batailles. Puis se retournant vers le prisonnier: -- Que lon emmène cet homme, et quon le garde soigneusement à vue. Sa vie repose sur les renseignements quil nous a donnés: sils sont faux, quon le fusille. On emmena le prisonnier. -- Comte de Guiche, reprit le prince, il y a longtemps que vous navez vu votre père, restez près de lui. Monsieur, continua-t-il en sadressant à Raoul, si vous nêtes pas trop fatigué, suivez- moi. -- Au bout du monde! Monseigneur, sécria Raoul, éprouvant pour ce jeune général, qui lui paraissait si digne de sa renommée, un enthousiasme inconnu. Le prince sourit; il méprisait les flatteurs, mais estimait fort les enthousiastes. -- Allons, monsieur, dit-il, vous êtes bon au conseil, nous venons de léprouver; demain nous verrons comment vous êtes à laction. -- Et moi, Monseigneur, dit le maréchal, que ferai-je? -- Restez pour recevoir les troupes; ou je reviendrai les chercher moi-même, ou je vous enverrai un courrier pour que vous me les ameniez. Vingt gardes des mieux montés cest tout ce dont jai besoin pour mon escorte. -- Cest bien peu, dit le maréchal. -- Cest assez, dit le prince. Avez-vous un bon cheval, monsieur de Bragelonne? -- Le mien a été tué ce matin, Monseigneur, et je monte provisoirement celui de mon laquais. -- Demandez et choisissez vous-même dans mes écuries celui qui vous conviendra. Pas de fausse honte, prenez le cheval qui vous semblera le meilleur. Vous en aurez besoin ce soir peut-être, et demain certainement. Raoul ne se le fit pas dire deux fois; il savait quavec les supérieurs, et surtout quand ces supérieurs sont princes, la politesse suprême est dobéir sans retard et sans raisonnements; il descendit aux écuries, choisit un cheval andalou de couleur isabelle, le sella, le brida lui-même, -- car Athos lui avait recommandé, au moment du danger, de ne confier ces soins importants à personne, -- et il vint rejoindre le prince qui, en ce moment, montait à cheval. -- Maintenant, monsieur, dit-il à Raoul, voulez-vous me remettre la lettre dont vous êtes porteur? Raoul tendit la lettre au prince. -- Tenez-vous près de moi, monsieur, dit celui-ci. Le prince piqua des deux, accrocha sa bride au pommeau de sa selle comme il avait lhabitude de le faire quand il voulait avoir les mains libres, décacheta la lettre de Mme de Longueville et partit au galop sur la route de Lens, accompagné de Raoul, et suivi de sa petite escorte; tandis que les messagers qui devaient rappeler les troupes partaient de leur côté à franc étrier dans des directions opposées. Le prince lisait tout en courant. -- Monsieur, dit-il après un instant, on me dit le plus grand bien de vous; je nai quune chose à vous apprendre, cest que, daprès le peu que jai vu et entendu, jen pense encore plus quon ne men dit. Raoul sinclina. Cependant, à chaque pas qui conduisait la petite troupe vers Lens, les coups de canon retentissaient plus rapprochés. Le regard du prince était tendu vers ce bruit avec la fixité de celui dun oiseau de proie. On eût dit quil avait la puissance de percer les rideaux darbres qui sétendaient devant lui et qui bornaient lhorizon. De temps en temps les narines du prince se dilataient, comme sil avait eu hâte de respirer lodeur de la poudre, et il soufflait comme son cheval. Enfin on entendit le canon de si près quil était évident quon nétait plus guère quà une lieue du champ de bataille. En effet, au détour du chemin, on aperçut le petit village dAnnay. Les paysans étaient en grande confusion; le bruit des cruautés des Espagnols sétait répandu et effrayait chacun; les femmes avaient déjà fui, se retirant vers Vitry; quelques hommes restaient seuls. À la vue du prince, ils accoururent; un deux le reconnut. -- Ah! Monseigneur, dit-il, venez-vous chasser tous ces gueux dEspagnols et tous ces pillards de Lorrains? -- Oui, dit le prince, si tu veux me servir de guide. -- Volontiers, Monseigneur; où Votre Altesse veut-elle que je la conduise? -- Dans quelque endroit élevé, doù je puisse découvrir Lens et ses environs. -- Jai votre affaire, en ce cas. -- Je puis me fier à toi, tu es bon Français? -- Je suis un vieux soldat de Rocroy, Monseigneur. -- Tiens, dit le prince en lui donnant sa bourse, voilà pour Rocroy. Maintenant, veux-tu un cheval ou préfères-tu aller à pied? -- À pied, Monseigneur, à pied, jai toujours servi dans linfanterie. Dailleurs, je compte faire passer Votre Altesse par des chemins où il faudra bien quelle mette pied à terre. -- Viens donc, dit le prince, et ne perdons pas de temps. Le paysan partit, courant devant le cheval du prince; puis, à cent pas du village, il prit par un petit chemin perdu au fond dun joli vallon. Pendant une demi-lieue, on marcha ainsi sous un couvert darbres, les coups de canon retentissant si près quon eût dit à chaque détonation quon allait entendre siffler le boulet. Enfin, on trouva un sentier qui quittait le chemin pour sescarper au flanc de la montagne. Le paysan prit le sentier en invitant le prince à le suivre. Celui-ci mit pied à terre, ordonna à un de ses aides de camp et à Raoul den faire autant, aux autres dattendre ses ordres en se gardant et se tenant sur le qui-vive, et il commença de gravir le sentier. Au bout de dix minutes, on était arrivé aux ruines dun vieux château; ces ruines couronnaient le sommet dune colline du haut de laquelle on dominait tous les environs. À un quart de lieue à peine, on découvrait Lens aux abois, et, devant Lens, toute larmée ennemie. Dun seul coup doeil, le prince embrassa létendue qui se découvrait à ses yeux depuis Lens jusquà Vimy. En un instant, tout le plan de la bataille qui devait le lendemain sauver la France pour la seconde fois dune invasion se déroula dans son esprit. Il prit un crayon, déchira une page de ses tablettes et écrivit: «Mon cher maréchal, «Dans une heure Lens sera au pouvoir de lennemi. Venez me rejoindre; amenez avec vous toute larmée. Je serai à Vendin pour lui faire prendre sa position. Demain nous aurons repris Lens et battu lennemi.» Puis, se retournant vers Raoul: -- Allez, monsieur, dit-il, partez à franc étrier et remettez cette lettre à M. de Grammont. Raoul sinclina, prit le papier, descendit rapidement la montagne, sélança sur son cheval et partit au galop. Un quart dheure après il était près du maréchal. Une partie des troupes était déjà arrivée, on attendait le reste dinstant en instant. Le maréchal de Grammont se mit à la tête de tout ce quil avait dinfanterie et de cavalerie disponible, et prit la route de Vendin, laissant le duc de Châtillon pour attendre et amener le reste. Toute lartillerie était en mesure de partir à linstant même et se mit en marche. Il était sept heures du soir lorsque le maréchal arriva au rendez- vous. Le prince ly attendait. Comme il lavait prévu, Lens était tombé au pouvoir de lennemi presque aussitôt après le départ de Raoul. La cessation de la canonnade avait annoncé dailleurs cet événement. On attendit la nuit. À mesure que les ténèbres savançaient, les troupes mandées par le prince arrivaient successivement. On avait ordonné quaucune delles ne battît le tambour ni ne sonnât de la trompette. À neuf heures, la nuit était tout à fait venue. Cependant un dernier crépuscule éclairait encore la plaine. On se mit en marche silencieusement, le prince conduisant la colonne. Arrivée au-delà dAnnay, larmée aperçut Lens; deux ou trois maisons étaient en flammes, et une sourde rumeur qui indiquait lagonie dune ville prise dassaut arrivait jusquaux soldats. Le prince indiqua à chacun son poste: le maréchal de Grammont devait tenir lextrême gauche et devait sappuyer à Méricourt; le duc de Châtillon formait le centre; enfin le prince, qui formait laile droite, resterait en avant dAnnay. Lordre de bataille du lendemain devait être le même que celui des positions prises la veille. Chacun en se réveillant se trouverait sur le terrain où il devait manoeuvrer. Le mouvement sexécuta dans le plus profond silence et avec la plus grande précision. À dix heures, chacun tenait sa position, à dix heures et demie, le prince parcourut les postes et donna lordre du lendemain. Trois choses étaient recommandées par-dessus toutes aux chefs, qui devaient veiller à ce que les soldats les observassent scrupuleusement. La première, que les différents corps se regarderaient bien marcher, afin que la cavalerie et linfanterie fussent bien sur la même ligne et que chacun gardât ses intervalles. La seconde, de naller à la charge quau pas. La troisième, de laisser tirer lennemi le premier. Le prince donna le comte de Guiche à son père et retint pour lui Bragelonne; mais les deux jeunes gens demandèrent à passer cette nuit ensemble, ce qui leur fut accordé. Une tente fut posée pour eux près de celle du maréchal. Quoique la journée eût été fatigante, ni lun ni lautre navaient besoin de dormir. Dailleurs cest une chose grave et imposante, même pour les vieux soldats, que la veille dune bataille; à plus forte raison pour deux jeunes gens qui allaient voir ce terrible spectacle pour la première fois. La veille dune bataille, on pense à mille choses quon avait oubliées jusque-là et qui vous reviennent alors à lesprit. La veille dune bataille, les indifférents deviennent des amis, les amis deviennent des frères. Il va sans dire que si on a au fond du coeur quelque sentiment plus tendre, ce sentiment atteint tout naturellement le plus haut degré dexaltation auquel il puisse atteindre. Il faut croire que chacun des deux jeunes gens éprouvait quelque sentiment car au bout dun instant, chacun deux sassit à une extrémité de la tente et se mit à écrire sur ses genoux. Les épîtres furent longues, les quatre pages se couvrirent successivement de lettres fines et rapprochées. De temps en temps les deux jeunes gens se regardaient en souriant. Ils se comprenaient sans rien dire; ces deux organisations élégantes et sympathiques étaient faites pour sentendre sans se parler. Les lettres finies, chacun mit la sienne dans deux enveloppes, où nul ne pouvait lire le nom de la personne à laquelle elle était adressée quen déchirant la première enveloppe; puis tous deux sapprochèrent lun de lautre et échangèrent leurs lettres en souriant. -- Sil marrivait malheur, dit Bragelonne. -- Si jétais tué, dit de Guiche. -- Soyez tranquille, dirent-ils tous deux. Puis ils sembrassèrent comme deux frères, senveloppèrent chacun dans son manteau et sendormirent de ce sommeil jeune et gracieux dont dorment les oiseaux, les fleurs et les enfants. XXXVIII. Un dîner dautrefois La seconde entrevue des anciens mousquetaires navait pas été pompeuse et menaçante comme la première. Athos avait jugé, avec sa raison toujours supérieure, que la table serait le centre le plus rapide et le plus complet de la réunion; et au moment où ses amis, redoutant sa distinction et sa sobriété, nosaient parler dun de ces bons dîners dautrefois mangés soit à la _Pomme-de-Pin_, soit au _Parpaillot_, il proposa le premier de se trouver autour de quelque table bien servie, et de sabandonner sans réserve chacun à son caractère et à ses manières, abandon qui avait entretenu cette bonne intelligence qui les avait fait nommer autrefois les inséparables. La proposition fut agréable à tous et surtout à dArtagnan, lequel était avide de retrouver le bon goût et la gaieté des entretiens de sa jeunesse; car depuis longtemps son esprit fin et enjoué navait rencontré que des satisfactions insuffisantes, une vile pâture, comme il le disait lui-même. Porthos, au moment dêtre baron, était enchanté de trouver cette occasion détudier dans Athos et dans Aramis le ton et les manières des gens de qualité. Aramis voulait savoir les nouvelles du Palais-Royal par dArtagnan et par Porthos, et se ménager pour toutes les occasions des amis si dévoués, qui autrefois soutenaient ses querelles avec des épées si promptes et si invincibles. Quant à Athos, il était le seul qui neût rien à attendre ni à recevoir des autres et qui ne fût mû que par un sentiment de grandeur simple et damitié pure. On convint donc que chacun donnerait son adresse très positive, et que sur le besoin de lun des associés la réunion serait convoquée chez un fameux traiteur de la rue de la Monnaie, à lenseigne de l_Ermitage_. Le premier rendez-vous fut fixé au mercredi suivant et à huit heures précises du soir. En effet, ce jour-là, les quatre amis arrivèrent ponctuellement à lheure dite, et chacun de son côté. Porthos avait eu à essayer un nouveau cheval, dArtagnan descendait sa garde du Louvre, Aramis avait eu à visiter une de ses pénitentes dans le quartier, et Athos, qui avait établi son domicile rue Guénégaud, se trouvait presque tout porté. Ils furent donc surpris de se rencontrer à la porte de l_Ermitage_, Athos débouchant par le Pont-Neuf, Porthos par la rue du Roule, dArtagnan par la rue des Fossés-Saint- Germain-lAuxerrois, Aramis par la rue de Béthisy. Les premières paroles échangées entre les quatre amis, justement par laffectation que chacun mit dans ses démonstrations, furent donc un peu forcées et le repas lui-même commença avec une espèce de raideur. On voyait que dArtagnan se forçait pour rire, Athos pour boire, Aramis pour conter, Porthos pour se taire. Athos saperçut de cet embarras, et ordonna, pour y porter un prompt remède, dapporter quatre bouteilles de vin de Champagne. À cet ordre donné avec le calme habituel dAthos, on vit se décider là figure du Gascon et sépanouir le front de Porthos. Aramis fut étonné. Il savait non seulement quAthos ne buvait plus, mais encore quil éprouvait une certaine répugnance pour le vin. Cet étonnement redoubla quand Aramis vit Athos se verser rasade et boire avec son enthousiasme dautrefois. DArtagnan remplit et vida aussitôt son verre; Porthos et Aramis choquèrent les leurs. En un instant les quatre bouteilles furent vides. On eût dit que les convives avaient hâte de divorcer avec leurs arrière-pensées. En un instant cet excellent spécifique eut dissipé jusquau moindre nuage qui pouvait rester au fond de leur coeur. Les quatre amis se mirent à parler plus haut sans attendre que lun eût fini pour que lautre commençât, et à prendre sur la table chacun sa posture favorite. Bientôt, chose énorme, Aramis défit deux aiguillettes de son pourpoint; ce que voyant, Porthos dénoua toutes les siennes. Les batailles, les longs chemins, les coups reçus et donnés firent les premiers frais de la conversation. Puis on passa aux luttes sourdes soutenues contre celui quon appelait maintenant le grand cardinal. -- Ma foi, dit Aramis en riant, voici assez déloges donnés aux morts, médisons un peu des vivants. Je voudrais bien un peu médire du Mazarin. Est-ce permis? -- Toujours, dit dArtagnan en éclatant de rire, toujours; contez votre histoire, et je vous applaudirai si elle est bonne. -- Un grand prince, dit Aramis, dont le Mazarin recherchait lalliance, fut invité par celui-ci à lui envoyer la liste des conditions moyennant lesquelles il voulait bien lui faire lhonneur de frayer avec lui. Le prince, qui avait quelque répugnance à traiter avec un pareil cuistre, fit sa liste à contrecoeur et la lui envoya. Sur cette liste il y avait trois conditions qui déplaisaient à Mazarin; il fit offrir au prince dy renoncer pour dix mille écus. -- Ah! ah! ah! sécrièrent les trois amis, ce nétait pas cher, et il navait pas à craindre dêtre pris au mot. Que fit le prince? -- Le prince envoya aussitôt cinquante mille livres à Mazarin en le priant de ne plus jamais lui écrire, et en lui offrant vingt mille livres de plus sil engageait à ne plus jamais lui parler. -- Que fit Mazarin? -- Il se fâcha? dit Athos. -- Il fit bâtonner le messager? dit Porthos. -- Il accepta la somme? dit dArtagnan. -- Vous avez deviné, dArtagnan, dit Aramis. Et tous déclater de rire si bruyamment que lhôte monta en demandant si ces messieurs navaient pas besoin de quelque chose. Il avait cru que lon se battait. Lhilarité se calma enfin. -- Peut-on crosser M. de Beaufort? demanda dArtagnan, jen ai bien envie. -- Faites, dit Aramis, qui connaissait à fond cet esprit gascon si fin et si brave qui ne reculait jamais dun seul pas sur aucun terrain. -- Et vous, Athos? demanda dArtagnan. -- Je vous jure, foi de gentilhomme, que nous rirons si vous êtes drôle, dit Athos. -- Je commence, dit dArtagnan. M. de Beaufort, causant un jour avec un des amis de M. le Prince, lui dit que sur les premières querelles du Mazarin et du parlement, il sétait trouvé un jour en différend avec M. de Chavigny, et que le voyant attaché au nouveau cardinal, lui qui tenait à lancien par tant de manières, il lavait _gourmé_ de bonne façon. «Cet ami, qui connaissait M. de Beaufort pour avoir la main fort légère, ne fut pas autrement étonné du fait, et lalla tout courant conter à M. le Prince. La chose se répand, et voilà que chacun tourne le dos à Chavigny. Celui-ci cherche lexplication de cette froideur générale: on hésite à la lui faire connaître; enfin quelquun se hasarde à lui dire que chacun sétonne quil se soit laissé _gourmer_ par M. de Beaufort, tout prince quil est. «-- Et qui a dit que le prince mavait gourmé? demanda Chavigny. «-- Le prince lui-même, répond lami. «On remonte à la source et lon trouve la personne à laquelle le prince a tenu ce propos, laquelle, adjurée sur lhonneur de dire la vérité, le répète et laffirme. «Chavigny, au désespoir dune pareille calomnie, à laquelle il ne comprend rien, déclare à ses amis quil mourra plutôt que de supporter une pareille injure. En conséquence, il envoie deux témoins au prince, avec mission de lui demander sil est vrai quil ait dit quil avait gourmé M. de Chavigny. «-- Je lai dit et je le répète, répondit le prince, car cest la vérité. «-- Monseigneur, dit alors lun des parrains de Chavigny, permettez-moi de dire à Votre Altesse que des coups à un gentilhomme dégradent autant celui qui les donne que celui qui les reçoit. Le roi Louis XIII ne voulait pas avoir de valets de chambre gentilshommes, pour avoir le droit de battre ses valets de chambre. «-- Eh bien mais, demanda M. de Beaufort étonné, qui a reçu des coups et qui parle de battre? «-- Mais vous, Monseigneur, qui prétendez avoir battu.... «-- Qui? «-- M. de Chavigny. «-- Moi? «-- Navez-vous pas gourmé M. de Chavigny, à ce que vous dites au moins, Monseigneur? «-- Oui. «-- Eh bien! lui dément. «-- Ah! par exemple, dit le prince, je lai si bien gourmé que voilà mes propres paroles, dit M. de Beaufort avec toute la majesté que vous lui connaissez: «Mon cher Chavigny, vous êtes blâmable de prêter secours à un drôle comme ce Mazarin. «-- Ah! Monseigneur, sécria le second, je comprends, cest gourmander que vous avez voulu dire. «-- Gourmander, gourmer, que fait cela? dit le prince; nest-ce pas la même chose? En vérité, vos faiseurs de morts sont bien pédants! On rit beaucoup de cette erreur philologique de M. de Beaufort, dont les bévues en ce genre commençaient à devenir proverbiales, et il fut convenu que, lesprit de parti étant exilé à tout jamais de ces réunions amicales, dArtagnan et Porthos pourraient railler les princes, à la condition quAthos et Aramis pourraient _gourmer_ le Mazarin. -- Ma foi, dit dArtagnan à ses deux amis, vous avez raison de lui vouloir du mal, à ce Mazarin, car de son côté, je vous le jure, il ne vous veut pas de bien. -- Bah! vraiment? dit Athos. Si je croyais que ce drôle me connût par mon nom, je me ferais débaptiser, de peur quon ne crût que je le connais, moi. -- Il ne vous connaît point par votre nom, mais par vos faits; il sait quil y a deux gentilshommes qui ont plus particulièrement contribué à lévasion de M. de Beaufort, et il les fait chercher activement, je vous en réponds. -- Par qui? -- Par moi. -- Comment, par vous? -- Oui, il ma encore envoyé chercher ce matin pour me demander si javais quelque renseignement. -- Sur ces deux gentilshommes? -- Oui. -- Et que lui avez-vous répondu? -- Que je nen avais pas encore, mais que je dînais avec deux personnes qui pourraient men donner. -- Vous lui avez dit cela! dit Porthos avec son gros rire épanoui sur sa large figure. Bravo! Et cela ne vous fait pas peur, Athos? -- Non, dit Athos, ce nest pas la recherche du Mazarin que je redoute. -- Vous, reprit Aramis, dites-moi un peu ce que vous redoutez? -- Rien, dans le présent du moins, cest vrai. -- Et dans le passé? dit Porthos. -- Ah! dans le passé, cest autre chose, dit Athos avec un soupir; dans le passé et dans lavenir... -- Est-ce que vous craignez pour votre jeune Raoul? demanda Aramis. -- Bon! dit dArtagnan, on nest jamais tué à la première affaire. -- Ni à la seconde, dit Aramis. -- Ni à la troisième, dit Porthos. Dailleurs, quand on est tué, on en revient, et la preuve cest que nous voilà. -- Non, dit Athos, ce nest pas Raoul non plus qui minquiète, car il se conduira, je lespère, en gentilhomme, et sil est tué, eh bien! ce sera bravement; mais tenez, si ce malheur lui arrivait, eh bien... Athos passa la main sur son front pâle. -- Eh bien? demanda Aramis. -- Eh bien! je regarderais ce malheur comme une expiation. -- Ah! ah! dit dArtagnan, je sais ce que vous voulez dire. -- Et moi aussi, dit Aramis; mais il ne faut pas songer à cela, Athos: le passé est le passé. -- Je ne comprends pas, dit Porthos. -- Laffaire dArmentières, dit tout bas dArtagnan. -- Laffaire dArmentières? demanda celui-ci. -- Milady... -- Ah.! oui, dit Porthos, je lavais oubliée, moi. Athos le regarda de son oeil profond. -- Vous lavez oubliée, vous, Porthos? dit-il. -- Ma foi, oui, dit Porthos, il y a longtemps de cela. -- La chose ne pèse donc point à votre conscience? -- Ma foi, non! dit Porthos. -- Et à vous, Aramis? -- Mais, jy pense parfois, dit Aramis, comme à un des cas de conscience qui prêtent le plus à la discussion. -- Et à vous, dArtagnan? -- Moi, javoue que lorsque mon esprit sarrête sur cette époque terrible, je nai de souvenirs que pour le corps glacé de cette pauvre Mme Bonacieux. Oui, Oui, murmura-t-il, jai eu bien des fois des regrets pour la victime, jamais de remords pour son assassin. Athos secoua la tête dun air de doute. -- Songez, dit Aramis, que si vous admettez la justice divine et sa participation aux choses de ce monde, cette femme a été punie de par la volonté de Dieu. Nous avons été les instruments, voilà tout. -- Mais le libre arbitre, Aramis? -- Que fait le juge? il a son libre arbitre et il condamne sans crainte. Que fait le bourreau? Il est maître de son bras, et cependant il frappe sans remords. -- Le bourreau... murmura Athos. Et lon vit quil sarrêtait à un souvenir. -- Je sais que cest effrayant, dit dArtagnan, mais quand on pense que nous avons tué des Anglais, des Rochelois, des Espagnols, des Français même, qui navaient jamais fait dautre mal que de nous coucher en joue et de nous manquer, qui navaient jamais eu dautre tort que de croiser le fer avec nous et de ne pas arriver à la parade assez vite, je mexcuse pour ma part dans le meurtre de cette femme, parole dhonneur! -- Moi, dit Porthos, maintenant que vous men avez fait souvenir, Athos, je revois encore la scène comme si jy étais: Milady était là, où vous êtes (Athos pâlit); moi jétais à la place où se trouve dArtagnan. Javais au côté une épée qui coupait comme un damas... Vous vous la rappelez, Aramis, car vous lappeliez toujours Balizarde? Eh bien! je vous jure à tous trois que sil ny avait pas eu là le bourreau de Béthune... Est-ce de Béthune?... Oui, ma foi, de Béthune... jeusse coupé le cou à cette scélérate, sans my reprendre, et même en my reprenant. Cétait une méchante femme. -- Et puis, dit Aramis, avec ce ton dinsoucieuse philosophie quil avait pris depuis quil était Église, et dans lequel il y avait bien plus dathéisme que de confiance en Dieu, à quoi bon songer à tout cela! ce qui est fait est fait. Nous nous confesserons de cette action à lheure suprême et Dieu saura bien mieux que nous si cest un crime, une faute ou une action méritoire. Men repentir? me direz-vous; ma foi, non. Sur lhonneur et sur la croix, je ne me repens que parce quelle était femme. -- Le plus tranquillisant dans tout cela, dit dArtagnan, cest que de tout cela il ne reste aucune trace. -- Elle avait un fils, dit Athos. -- Ah! oui, je le sais bien, dit dArtagnan, et vous men avez parlé; mais qui sait ce quil est devenu? Mort le serpent, morte la couvée? Croyez-vous que de Winter, son oncle, aura élevé ce serpenteau-là? De Winter aura condamné le fils comme il a condamné la mère. -- Alors, dit Athos, malheur à de Winter, car lenfant navait rien fait, lui. -- Lenfant est mort, ou le diable memporte! dit Porthos. Il fait tant de brouillard dans cet affreux pays, à ce que dit dArtagnan, du moins... Au moment où cette conclusion de Porthos allait peut-être ramener la gaieté sur tous ces fronts plus ou moins assombris, un bruit de pas se fit entendre dans lescalier, et lon frappa à la porte. -- Entrez, dit Athos. -- Messieurs, dit lhôte, il y a un garçon très pressé qui demande à parler à lun de vous. -- Auquel? demandèrent les quatre amis. -- À celui qui se nomme le comte de La Fère. -- Cest moi, dit Athos. Et comment sappelle ce garçon? -- Grimaud. -- Ah! fit Athos pâlissant, déjà de retour? Quest-il donc arrivé à Bragelonne? -- Quil entre! dit dArtagnan, quil entre! Mais déjà Grimaud avait franchi lescalier et attendait sur le degré; il sélança dans la chambre et congédia lhôte dun geste. Lhôte referma la porte: les quatre amis restèrent dans lattente. Lagitation de Grimaud, sa pâleur, la sueur qui mouillait son visage, la poussière qui souillait ses vêtements, tout annonçait quil sétait fait le messager de quelque importante et terrible nouvelle. -- Messieurs, dit-il, cette femme avait un enfant, lenfant est devenu un homme; la tigresse avait un petit, le tigre est lancé, il vient à vous, prenez garde! Athos regarda ses amis avec un sourire mélancolique. Porthos chercha à son côté son épée, qui était pendue à la muraille; Aramis saisit son couteau, dArtagnan se leva. -- Que veux-tu dire, Grimaud? sécria ce dernier. -- Que le fils de Milady a quitté lAngleterre, quil est en France, quil vient à Paris, sil ny est déjà. -- Diable! dit Porthos, tu es sûr? -- Sûr, dit Grimaud. Un long silence accueillit cette déclaration. Grimaud était si haletant, si fatigué, quil tomba sur une chaise. Athos remplit un verre de Champagne et le lui porta. -- Eh bien! après tout, dit dArtagnan, quand il vivrait, quand il viendrait à Paris, nous en avons vu bien dautres! Quil vienne! -- Oui, dit Porthos, caressant du regard son épée pendue à la muraille, nous lattendons: quil vienne! -- Dailleurs ce nest quun enfant, dit Aramis. Grimaud se leva. -- Un enfant! dit-il. Savez-vous ce quil a fait, cet enfant? Déguisé en moine, il a découvert toute lhistoire en confessant le bourreau de Béthune, et après lavoir confessé, après avoir tout appris de lui, il lui a, pour absolution, planté dans le coeur le poignard que voilà. Tenez, il est encore rouge et humide, car il ny a pas plus de trente heures quil est sorti de la plaie. Et Grimaud jeta sur la table le poignard oublié par le moine dans la blessure du bourreau. DArtagnan, Porthos et Aramis se levèrent, et dun mouvement spontané coururent à leurs épées. Athos seul demeura sur sa chaise calme et rêveur. -- Et tu dis quil est vêtu en moine, Grimaud? -- Oui, en moine augustin. -- Quel homme est-ce? -- De ma taille, à ce que ma dit lhôte, maigre, pâle, avec des yeux bleu clair, et des cheveux blonds! -- Et... il na pas vu Raoul? dit Athos. -- Au contraire, ils se sont rencontrés, et cest le vicomte lui- même qui la conduit au lit du mourant. Athos se leva sans dire une parole et alla à son tour décrocher son épée. -- Ah çà, messieurs, dit dArtagnan essayant de rire, savez-vous que nous avons lair de femmelettes! Comment, nous, quatre hommes, qui avons sans sourciller tenu tête à des armées, voilà que nous tremblons devant un enfant! -- Oui, dit Athos, mais cet enfant vient au nom de Dieu. Et ils sortirent empressés de lhôtellerie. XXXIX. La lettre de Charles Ier Maintenant, il faut que le lecteur franchisse avec nous la Seine, et nous suive jusquà la porte du couvent des Carmélites de la rue Saint-Jacques. Il est onze heures du matin, et les pieuses soeurs viennent de dire une messe pour le succès des armes de Charles Ier. En sortant de léglise, une femme et une jeune fille vêtues de noir, lune comme une veuve, lautre comme une orpheline, sont rentrées dans leur cellule. La femme sest agenouillée sur un prie-Dieu de bois peint, et à quelques pas delle la jeune fille, appuyée sur une chaise, se tient debout et pleure. La femme a dû être belle, mais on voit que ses larmes lont vieillie. La jeune fille est charmante, et ses pleurs lembellissent encore. La femme paraît avoir quarante ans, la jeune fille en a quatorze. -- Mon Dieu! disait la suppliante agenouillée, conservez mon époux, conservez mon fils, et prenez ma vie si triste et si misérable. -- Mon Dieu! disait la jeune fille, conservez-moi ma mère! -- Votre mère ne peut plus rien pour vous en ce monde, Henriette, dit en se retournant la femme affligée qui priait. Votre mère na plus ni trône, ni époux, ni fils, ni argent, ni amis; votre mère, ma pauvre enfant, est abandonnée de tout lunivers. Et la femme, se renversant aux bras de sa fille qui se précipitait pour la soutenir, se laissa aller elle-même aux sanglots. -- Ma mère, prenez courage! dit la jeune fille. -- Ah! les rois sont malheureux cette année, dit la mère en posant sa tête sur lépaule de lenfant; et personne ne songe à nous dans ce pays, car chacun songe à ses propres affaires. Tant que votre frère a été avec nous, il ma soutenue; mais votre frère est parti: il est à présent sans pouvoir donner de ses nouvelles à moi ni à son père. Jai engagé mes derniers bijoux, vendu toutes mes hardes et les vôtres pour payer les gages de ses serviteurs, qui refusaient de laccompagner si je neusse fait ce sacrifice. Maintenant nous en sommes réduites de vivre aux dépens des filles du Seigneur. Nous sommes des pauvres secourues par Dieu. -- Mais pourquoi ne vous adressez-vous pas à la reine votre soeur? demanda la jeune fille. -- Hélas! dit laffligée, la reine ma soeur nest plus reine, mon enfant, et cest un autre qui règne en son nom. Un jour vous pourrez comprendre cela. -- Eh bien, alors, au roi votre neveu. Voulez-vous que je lui parle? Vous savez comme il maime, ma mère. -- Hélas! le roi, mon neveu, nest pas encore roi, et lui-même, vous le savez bien, Laporte nous la dit vingt fois, lui-même manque de tout. -- Alors adressons-nous à Dieu, dit la jeune fille. Et elle sagenouilla près de sa mère. Ces deux femmes qui priaient ainsi au même prie-Dieu, cétaient la fille et la petite-fille de Henri IV, la femme et la fille de Charles Ier. Elles achevaient leur double prière lorsquune religieuse gratta doucement à la porte de la cellule. -- Entrez, ma soeur, dit la plus âgée des deux femmes en essuyant ses pleurs et en se relevant. La religieuse entrouvrit respectueusement la porte. -- Que Votre Majesté veuille bien mexcuser si je trouble ses méditations, dit-elle; mais il y a au parloir un seigneur étranger qui arrive dAngleterre, et qui demande lhonneur de présenter une lettre à Votre Majesté. -- Oh! une lettre! une lettre du roi peut-être! des nouvelles de votre père, sans doute! Entendez-vous, Henriette? -- Oui, Madame, jentends et jespère. -- Et quel est ce seigneur, dites? -- Un gentilhomme de quarante-cinq à cinquante ans. -- Son nom? a-t-il dit son nom? -- Milord de Winter. -- Milord de Winter! sécria la reine; lami de mon époux! Eh! faites entrer, faites entrer! Et la reine courut au-devant du messager, dont elle saisit la main avec empressement. Lord de Winter, en entrant dans la cellule, sagenouilla et présenta à la reine une lettre roulée dans un étui dor. -- Ah! milord, dit la reine, vous nous apportez trois choses que nous navions pas vues depuis bien longtemps: de lor, un ami dévoué et une lettre du roi notre époux et maître. De Winter salua de nouveau; mais il ne put répondre, tant il était profondément ému. -- Milord, dit la reine montrant la lettre, vous comprenez que je suis pressée de savoir ce que contient ce papier. -- Je me retire, madame, dit de Winter. -- Non, restez, dit la reine, nous lirons devant vous. Ne comprenez-vous pas que jai mille questions à vous faire? De Winter recula de quelques pas, et demeura debout en silence. La mère et la fille, de leur côté, sétaient retirées dans lembrasure dune fenêtre, et lisaient avidement, la fille appuyée au bras de la mère, la lettre suivante: «Madame et chère épouse, «Nous voici arrivés au terme. Toutes les ressources que Dieu ma laissées sont concentrées en ce camp de Naseby, doù je vous écris à la hâte. Là jattends larmée de mes sujets rebelles, et je vais lutter une dernière fois contre eux. Vainqueur, jéternise la lutte; vaincu, je suis perdu complètement. Je veux, dans ce dernier cas (hélas! quand on en est où nous en sommes, il faut tout prévoir), je veux essayer de gagner les côtes de France. Mais pourra-t-on, voudra-t-on y recevoir un roi malheureux, qui apportera un si funeste exemple dans un pays déjà soulevé par les discordes civiles? Votre sagesse et votre affection me serviront de guide. Le porteur de cette lettre vous dira, Madame, ce que je ne puis confier au risque dun accident. Il vous expliquera quelle démarche jattends de vous. Je le charge aussi de ma bénédiction pour mes enfants et de tous les sentiments de mon coeur pour vous, Madame et chère épouse.» La lettre était signée, au lieu de «Charles, roi», «Charles, encore roi.» Cette triste lecture, dont de Winter suivait les impressions sur le visage de la reine, amena cependant dans ses yeux un éclair despérance. -- Quil ne soit plus roi! sécria-t-elle, quil soit vaincu, exilé, proscrit, mais quil vive! Hélas! le trône est un poste trop périlleux aujourdhui pour que je désire quil y reste. Mais, dites-moi, milord, continua la reine, ne me cachez rien, où en est le roi? Sa position est-elle donc aussi désespérée quil le pense? -- Hélas! Madame, plus désespérée quil ne le pense lui-même. Sa Majesté a le coeur si bon, quelle ne comprend pas la haine; si loyal, quelle ne devine pas la trahison. LAngleterre est atteinte dun esprit de vertige qui, jen ai bien peur, ne séteindra que dans le sang. -- Mais lord Montrose? répondit la reine. Javais entendu parler de grands et rapides succès, de batailles gagnées à Inverlochy, à Auldearn, à Alford et à Kilsyth. Javais entendu dire quil marchait à la frontière pour se joindre à son roi. -- Oui, Madame; mais à la frontière il a rencontré Lesley. Il avait lassé la victoire à force dentreprises surhumaines: la victoire la abandonné. Montrose, battu à Philiphaugh, a été forcé de congédier les restes de son armée et de fuir déguisé en laquais. Il est à Bergen en Norvège. -- Dieu le garde! dit la reine. Cest au moins une consolation de savoir que ceux qui ont tant de fois risqué leur vie pour nous sont en sûreté. Et maintenant, milord, que je vois la position du roi telle quelle est, cest-à-dire désespérée, dites-moi ce que vous avez à me dire de la part de mon royal époux. -- Eh bien! Madame, dit de Winter, le roi désire que vous tâchiez de pénétrer les dispositions du roi et de la reine à son égard. -- Hélas! vous le savez, répondit la reine, le roi nest encore quun enfant, et la reine est une femme, bien faible même: cest M. de Mazarin qui est tout. -- Voudrait-il donc jouer en France le rôle que Cromwell joue en Angleterre? -- Oh! non. Cest un Italien souple et rusé, qui peut-être rêve le crime mais nosera jamais le commettre; et, tout au contraire de Cromwell, qui dispose des deux chambres, Mazarin na pour appui que la reine dans sa lutte avec le parlement. -- Raison de plus alors pour quil protège un roi que les parlements poursuivent. La reine hocha la tête avec amertume. -- Si jen juge par moi-même, milord, dit-elle, le cardinal ne fera rien, ou peut-être même sera contre nous. Ma présence et celle de ma fille en France lui pèsent déjà: à plus forte raison, celle du roi. Milord, ajouta Henriette en souriant avec mélancolie, cest triste et presque honteux à dire, mais nous avons passé lhiver au Louvre sans argent, sans linge, presque sans pain, et souvent ne nous levant pas faute de feu. -- Horreur! sécria de Winter. La fille de Henri IV, la femme du roi Charles! Que ne vous adressiez-vous donc, Madame, au premier venu de nous? -- Voilà lhospitalité que donne à une reine le ministre auquel un roi veut la demander. -- Mais javais entendu parler dun mariage entre monseigneur le prince de Galles et mademoiselle dOrléans dit de Winter. , -- Oui, jen ai eu un instant lespoir. Les enfants saimaient; mais la reine, qui avait dabord donné les mains à cet amour, a changé davis; mais M. le duc dOrléans, qui avait encouragé le commencement de leur familiarité, a défendu à sa fille de songer davantage à cette union. Ah! milord, continua la reine sans songer même à essuyer ses larmes, mieux vaut combattre comme a fait le roi, et mourir comme il va faire peut-être, que de vivre en mendiant comme je le fais. -- Du courage, Madame, dit de Winter, du courage. Ne désespérez pas. Les intérêts de la couronne de France, si ébranlée en ce moment, sont de combattre la rébellion chez le peuple le plus voisin. Mazarin est homme détat et il comprendra cette nécessité. -- Mais êtes-vous sûr, dit la reine dun air de doute, que vous ne soyez pas prévenu? -- Par qui? demanda de Winter. -- Mais par les Joyce, par les Pride, par les Cromwell. -- Par un tailleur! par un charretier par un brasseur! Ah! je lespère, Madame, le cardinal nentrerait pas en alliance avec de pareils hommes. -- Eh! quest-il lui-même? demanda Madame Henriette. -- Mais, pour lhonneur du roi, pour celui de la reine... -- Allons, espérons quil fera quelque chose pour cet honneur, dit Madame Henriette. Un ami possède une si bonne éloquence, milord, que vous me rassurez. Donnez-moi donc la main et allons chez le ministre. -- Madame, dit de Winter en sinclinant, je suis confus de cet honneur. -- Mais enfin, sil refusait, dit Madame Henriette sarrêtant, et que le roi perdît la bataille? -- Sa Majesté alors se réfugierait en Hollande, où jai entendu dire quétait monseigneur le prince de Galles. -- Et Sa Majesté pourrait-elle compter pour sa fuite sur beaucoup de serviteurs comme vous? -- Hélas! non, madame, dit de Winter; mais le cas est prévu, et je viens chercher des alliés en France. -- Des alliés! dit la reine en secouant la tête. -- Madame, répondit de Winter, que je retrouve danciens amis que jai eus autrefois, et je réponds de tout. -- Allons donc, milord, dit la reine avec ce doute poignant des gens qui ont été longtemps malheureux, allons donc, et que Dieu vous entende! La reine monta dans sa voiture, et de Winter, à cheval, suivi de deux laquais, laccompagna à la portière. XL. La lettre de Cromwell Au moment où Madame Henriette quittait les Carmélites pour se rendre au Palais-Royal, un cavalier descendait de cheval à la porte de cette demeure royale, et annonçait aux gardes quil avait quelque chose de conséquence à dire au cardinal Mazarin. Bien que le cardinal eût souvent peur, comme il avait encore plus souvent besoin davis et de renseignements, il était assez accessible. Ce nétait point à la première porte quon trouvait la difficulté véritable, la seconde même se franchissait assez facilement, mais à la troisième veillait, outre le garde et les huissiers, le fidèle Bernouin, cerbère quaucune parole ne pouvait fléchir, quaucun rameau, fût-il dor, ne pouvait charmer. Cétait donc à la troisième porte que celui qui sollicitait ou réclamait une audience devait subir un interrogatoire formel. Le cavalier, ayant laissé son cheval attaché aux grilles de la cour, monta le grand escalier, et sadressant aux gardes dans la première salle: -- M. le cardinal Mazarin? dit-il. -- Passez, répondirent les gardes sans lever le nez, les uns de dessus leurs cartes et les autres de dessus leurs dés, enchantés dailleurs de faire comprendre que ce nétait pas à eux de remplir loffice de laquais. Le cavalier entra dans la seconde salle. Celle-ci était gardée par les mousquetaires et les huissiers. Le cavalier répéta sa demande. -- Avez-vous une lettre daudience? demanda un huissier savançant au-devant du solliciteur. -- Jen ai une, mais pas du cardinal Mazarin. -- Entrez et demandez M. Bernouin, dit lhuissier. Et il ouvrit la porte de la troisième chambre. Soit par hasard, soit quil se tînt à son poste habituel, Bernouin était debout derrière cette porte et avait tout entendu. -- Cest moi, monsieur, que vous cherchez, dit-il. De qui est la lettre que vous apportez à Son Éminence? -- Du général Olivier Cromwell, dit le nouveau venu; veuillez dire ce nom à Son Éminence, et venir rapporter sil peut me recevoir oui ou non. Et il se tint debout dans lattitude sombre et fière qui était particulière aux puritains. Bernouin, après avoir promené sur toute la personne du jeune homme un regard inquisiteur, rentra dans le cabinet du cardinal, auquel il transmet les paroles du messager. -- Un homme porteur dune lettre dOlivier Cromwell? dit Mazarin; et quelle espèce dhomme? -- Un vrai Anglais, monseigneur; cheveux blond roux, plutôt roux que blonds; oeil gris bleu, plutôt gris que bleu; pour le reste, orgueil et raideur. -- Quil donne sa lettre. -- Monseigneur demande la lettre, dit Bernouin en repassant du cabinet dans lantichambre. -- Monseigneur ne verra pas la lettre sans le porteur, répondit le jeune homme; mais pour vous convaincre que je suis réellement porteur dune lettre, regardez, la voici. Bernouin regarda le cachet; et, voyant que la lettre venait véritablement du général Olivier Cromwell, il sapprêta à retourner près de Mazarin. -- Ajoutez, dit le jeune homme, que je suis non pas un simple messager, mais un envoyé extraordinaire. Bernouin rentrant dans le cabinet, et sortant après quelques secondes: -- Entrez, monsieur, dit-il en tenant la porte ouverte. Mazarin avait eu besoin de toutes ces allées et venues pour se remettre de lémotion que lui avait causée lannonce de cette lettre, mais quelque perspicace que fût son esprit, il cherchait en vain quel motif avait pu porter Cromwell à entrer avec lui en communication. Le jeune homme parut sur le seuil de son cabinet; il tenait son chapeau dune main et la lettre de lautre. Mazarin se leva. -- Vous avez, monsieur, dit-il, une lettre de créance pour moi? -- La voici, Monseigneur, dit le jeune homme. Mazarin prit la lettre, la décacheta et lut: «M. Mordaunt, un de mes secrétaires, remettra cette lettre dintroduction à Son Éminence le cardinal Mazarini, à Paris; il est porteur, en outre, pour Son Éminence, dune seconde lettre confidentielle. «OLIVIER CROMWELL.» -- Fort bien, monsieur Mordaunt, dit Mazarin, donnez-moi cette seconde lettre et asseyez-vous. Le jeune homme tira de sa poche une seconde lettre, la donna au cardinal et sassit. Cependant, tout à ses réflexions, le cardinal avait pris la lettre, et, sans la décacheter, la tournait et la retournait dans sa main; mais pour donner le change au messager, il se mit à linterroger selon son habitude, et convaincu quil était, par lexpérience, que peu dhommes parvenaient à lui cacher quelque chose lorsquil interrogeait et regardait à la fois: -- Vous êtes bien jeune, monsieur Mordaunt, pour ce rude métier dambassadeur où échouent parfois les plus vieux diplomates. -- Monseigneur, jai vingt-trois ans; mais Votre Éminence se trompe en me disant que je suis jeune. Jai plus dâge quelle, quoique je naie point sa sagesse. -- Comment cela, monsieur? dit Mazarin, je ne vous comprends pas. -- Je dis, Monseigneur, que les années de souffrance comptent double, et que depuis vingt ans je souffre. -- Ah! oui, je comprends, dit Mazarin, défaut de fortune; vous êtes pauvre, nest-ce pas? Puis il ajouta en lui-même: -- Ces révolutionnaires anglais sont tous des gueux et des manants. -- Monseigneur, je devais avoir un jour une fortune de six millions; mais on me la prise. -- Vous nêtes donc pas un homme du peuple? dit Mazarin étonné. -- Si je portais mon titre je serais lord; si je portais mon nom, vous eussiez entendu un des noms les plus illustres de lAngleterre. -- Comment vous appelez-vous donc? demanda Mazarin. -- Je mappelle M. Mordaunt, dit le jeune homme en sinclinant. Mazarin comprit que lenvoyé de Cromwell désirait garder son incognito. Il se tut un instant, mais pendant cet instant, il le regarda avec une attention plus grande encore quil navait fait la première fois. Le jeune homme était impassible. -- Au diable ces puritains! dit tout bas Mazarin, ils sont taillés dans le marbre. Et tout haut: -- Mais il vous reste des parents? dit-il. -- Il men reste un, oui, Monseigneur. -- Alors il vous aide? -- Je me suis présenté trois fois pour implorer son appui, et trois fois il ma fait chasser par ses valets. -- Oh! mon Dieu! mon cher monsieur Mordaunt, dit Mazarin, espérant faire tomber le jeune homme dans quelque piège par sa fausse pitié, mon Dieu! que votre récit mintéresse donc! Vous ne connaissez donc pas votre naissance? -- Je ne la connais que depuis peu de temps. -- Et jusquau moment où vous lavez connue?... -- Je me considérais comme un enfant abandonné. -- Alors vous navez jamais vu votre mère? -- Si fait, Monseigneur; quand jétais enfant, elle vint trois fois chez ma nourrice; je me rappelle la dernière fois quelle vint comme si cétait aujourdhui. -- Vous avez bonne mémoire, dit Mazarin. -- Oh, oui, Monseigneur, dit le jeune homme, avec un si singulier accent, que le cardinal sentit un frisson lui courir par les veines. -- Et qui vous élevait? demanda Mazarin. -- Une nourrice française, qui me renvoya quand jeus cinq ans, parce que personne ne la payait plus, en me nommant ce parent dont souvent ma mère lui avait parlé. -- Que devîntes-vous? -- Comme je pleurais et mendiais sur les grands chemins, un ministre de Kingston me recueillit, minstruisit dans la religion calviniste, me donna toute la science quil avait lui-même, et maida dans les recherches que je fis de ma famille. -- Et ces recherches? -- Furent infructueuses; le hasard fit tout. -- Vous découvrîtes ce quétait devenue votre mère? -- Jappris quelle avait été assassinée par ce parent aidé de quatre de ses amis, mais je savais déjà que javais été dégradé de la noblesse et dépouillé de tous mes biens par le roi Charles Ier. -- Ah! je comprends maintenant pourquoi vous servez M. Cromwell. Vous haïssez le roi. -- Oui, Monseigneur, je le hais! dit le jeune homme. Mazarin vit avec étonnement lexpression diabolique avec laquelle le jeune homme prononça ces paroles: comme les visages ordinaires se colorent de sang, son visage, à lui, se colora de fiel et devint livide. -- Votre histoire est terrible, monsieur Mordaunt, et me touche vivement; mais, par bonheur pour vous, vous servez un maître tout- puissant. Il doit vous aider dans vos recherches. Nous avons tant de renseignements, nous autres. -- Monseigneur, à un bon chien de race il ne faut montrer que le bout dune piste pour quil arrive sûrement à lautre bout. -- Mais ce parent dont vous mavez entretenu, voulez-vous que je lui parle? dit Mazarin qui tenait à se faire un ami près de Cromwell. -- Merci, Monseigneur, je lui parlerai moi-même. -- Mais ne mavez-vous pas dit quil vous maltraitait? -- Il me traitera mieux la première fois que je le verrai. -- Vous avez donc un moyen de lattendrir? -- Jai un moyen de me faire craindre. Mazarin regardait le jeune homme, mais à léclair qui jaillit de ses yeux il baissa la tête, et embarrassé de continuer une semblable conversation, il ouvrit la lettre de Cromwell. Peu à peu les yeux du jeune homme redevinrent ternes et vitreux comme dhabitude, et il tomba dans une rêverie profonde. Après avoir lu les premières lignes, Mazarin se hasarda à regarder en dessous si Mordaunt népiait pas sa physionomie; et remarquant son indifférence: -- Faites donc faire vos affaires, dit-il en haussant imperceptiblement les épaules, par des gens qui font en même temps les leurs! Voyons ce que veut cette lettre. Nous la reproduisons textuellement: «À Son Éminence «Monseigneur le cardinal Mazarini. «Jai voulu, Monseigneur, connaître vos intentions au sujet des affaires présentes de lAngleterre. Les deux royaumes sont trop voisins pour que la France ne soccupe pas de notre situation, comme nous nous occupons de celle de la France. Les Anglais sont presque tous unanimes pour combattre la tyrannie du roi Charles et de ses partisans. Placé à la tête de ce mouvement par la confiance publique, jen apprécie mieux que personne la nature et les conséquences. Aujourdhui je fais la guerre et je vais livrer au roi Charles une bataille décisive. Je la gagnerai, car lespoir de la nation et lesprit du Seigneur sont avec moi. Cette bataille gagnée, le roi na plus de ressources en Angleterre ni en Écosse; et sil nest pas pris ou tué, il va essayer de passer en France pour recruter des soldats et se refaire des armes et de largent. Déjà la France a reçu la reine Henriette, et, involontairement sans doute, a entretenu un foyer de guerre civile inextinguible dans mon pays; mais Madame Henriette est fille de France et lhospitalité de la France lui était due. Quant au roi Charles, la question change de face: en le recevant et en le secourant, la France improuverait les actes du peuple anglais et nuirait si essentiellement à lAngleterre et surtout à la marche du gouvernement quelle compte se donner, quun pareil état équivaudrait à des hostilités flagrantes...» À ce moment, Mazarin, fort inquiet de la tournure que prenait la lettre, cessa de lire de nouveau et regarda le jeune homme en dessous. Il rêvait toujours. Mazarin continua: «Il est donc urgent, Monseigneur, que je sache à quoi men tenir sur les vues de la France: les intérêts de ce royaume et ceux de lAngleterre, quoique dirigés en sens inverse, se rapprochent cependant plus quon ne saurait le croire. LAngleterre a besoin de tranquillité intérieure pour consommer lexpulsion de son roi, la France a besoin de cette tranquillité pour consolider le trône de son jeune monarque; vous avez autant que nous besoin de cette paix intérieure, à laquelle nous touchons, nous, grâce à lénergie de notre gouvernement. «Vos querelles avec le parlement, vos dissensions bruyantes avec les princes qui aujourdhui combattent pour vous et demain combattront contre vous, la ténacité populaire dirigée par le coadjuteur, le président Blancmesnil et le conseiller Broussel; tout ce désordre enfin qui parcourt les différents degrés de État doit vous faire envisager avec inquiétude léventualité dune guerre étrangère: car alors lAngleterre, surexcitée par lenthousiasme des idées nouvelles, sallierait avec lEspagne qui déjà convoite cette alliance. Jai donc pensé, Monseigneur, connaissant votre prudence et la position toute personnelle que les événements vous font aujourdhui, jai pensé que vous aimeriez mieux concentrer vos forces dans lintérieur du royaume de France et abandonner aux siennes le gouvernement nouveau de lAngleterre. Cette neutralité consiste seulement à éloigner le roi Charles du territoire de France, et à ne secourir ni par armes, ni par argent, ni par troupes, ce roi entièrement étranger à votre pays. «Ma lettre est donc toute confidentielle, et cest pour cela que je vous lenvoie par un homme de mon intime confiance; elle précédera, par un sentiment que Votre Éminence appréciera, les mesures que je prendrai daprès les événements. Olivier Cromwell a pensé quil ferait mieux entendre la raison à un esprit intelligent comme celui de Mazarini, quà une reine admirable de fermeté sans doute, mais trop soumise aux vains préjugés de la naissance et du pouvoir divin. «Adieu, Monseigneur, si je nai pas de réponse dans quinze jours, je regarderai ma lettre comme non avenue. «OLIVIER CROMWELL» -- Monsieur Mordaunt, dit le cardinal en élevant la voix comme pour éveiller le songeur, ma réponse à cette lettre sera dautant plus satisfaisante pour le général Cromwell, que je serai plus sûr quon ignorera que je la lui aurai faite. Allez donc lattendre à Boulogne-sur-Mer, et promettez-moi de partir demain matin. -- Je vous le promets, Monseigneur, répondit Mordaunt, mais combien de jours Votre Éminence me fera-t-elle attendre cette réponse? -- Si vous ne lavez pas reçue dans dix jours, vous pouvez partir. Mordaunt sinclina. -- Ce nest pas tout, monsieur, continua Mazarin, vos aventures particulières mont vivement touché; en outre, la lettre de M. Cromwell vous rend important à mes yeux comme ambassadeur. Voyons, je vous le répète, dites-moi, que puis-je faire pour vous? Mordaunt réfléchit un instant, et, après une visible hésitation, il allait ouvrir la bouche pour parler, quand Bernouin entra précipitamment, se pencha vers loreille du cardinal et lui parla tout bas. -- Monseigneur, lui dit-il, la reine Henriette accompagnée dun gentilhomme anglais entre en ce moment au Palais-Royal. Mazarin fit sur sa chaise un bond qui néchappa point au jeune homme et réprima la confidence quil allait sans doute faire. -- Monsieur, dit le cardinal, vous avez entendu, nest-ce pas? Je vous fixe Boulogne parce que je pense que toute ville de France vous est indifférente; si vous en préférez une autre, nommez-là; mais vous concevez facilement quentouré comme je le suis dinfluences auxquelles je néchappe quà force de discrétion, je désire quon ignore votre présence à Paris. -- Je partirai, monsieur, dit Mordaunt en faisant quelques pas vers la porte par laquelle il était entré. -- Non, point par là, monsieur, je vous prie! sécria vivement le cardinal: veuillez passer par cette galerie doù vous gagnerez le vestibule. Je désire quon ne vous voie pas sortir, notre entrevue doit être secrète. Mordaunt suivit Bernouin, qui le fit passer dans une salle voisine et le remit à un huissier en lui indiquant une porte de sortie. Puis il revint à la hâte vers son maître pour introduire près de lui la reine Henriette, qui traversait déjà la galerie vitrée. XLI. Mazarin et Madame Henriette Le cardinal se leva et alla recevoir en hâte la reine dAngleterre. Il la joignit au milieu de la galerie qui précédait son cabinet. Il témoignait dautant plus de respect à cette reine sans suite et sans parure, quil sentait lui-même quil avait bien quelque reproche à se faire sur son avarice et son manque de coeur. Mais les suppliants savent contraindre leur visage à prendre toutes les expressions, et la fille de Henri IV souriait en venant au-devant de celui quelle haïssait et méprisait. -- Ah! se dit à lui-même Mazarin, quel doux visage! Viendrait-elle pour memprunter de largent? Et il jeta un regard inquiet sur le panneau de son coffre-fort; il tourna même en dedans le chaton du diamant magnifique dont léclat attirait les yeux sur sa main, quil avait dailleurs blanche et belle. Malheureusement cette bague navait pas la vertu de celle de Gygès, qui rendait son maître invisible lorsquil faisait ce que venait de faire Mazarin. Or, Mazarin eût bien désiré être invisible en ce moment, car il devinait que Madame Henriette venait lui demander quelque chose; du moment où une reine quil avait traitée ainsi apparaissait avec le sourire sur les lèvres, au lieu davoir la menace sur la bouche, elle venait en suppliante. -- Monsieur le cardinal, dit lauguste visiteuse, javais dabord eu lidée de parler de laffaire qui mamène avec la reine ma soeur, mais jai réfléchi que les choses politiques regardent avant tout les hommes. -- Madame, dit Mazarin, croyez que Votre Majesté me confond avec cette distinction flatteuse. -- Il est bien gracieux, pensa la reine, maurait-il donc devinée? On était arrivé au cabinet du cardinal. Il fit asseoir la reine, et lorsquelle fut accommodée dans son fauteuil: -- Donnez, dit-il, vos ordres au plus respectueux de vos serviteurs. -- Hélas! monsieur, répondit la reine, jai perdu lhabitude de donner des ordres, et pris celle de faire des prières. Je viens vous prier, trop heureuse si ma prière est exaucée par vous. -- Je vous écoute, Madame, dit Mazarin. -- Monsieur le cardinal, il sagit de la guerre que le roi mon mari soutient contre ses sujets rebelles. Vous ignorez peut-être quon se bat en Angleterre, dit la reine avec un sourire triste, et que dans peu lon se battra dune façon bien plus décisive encore quon ne la fait jusquà présent. -- Je lignore complètement, madame, dit le cardinal en accompagnant ces paroles dun léger mouvement dépaule. Hélas! nos guerres à nous absorbent le temps et lesprit dun pauvre ministre incapable et infirme comme je le suis. -- Eh bien! monsieur le cardinal, dit la reine, je vous apprendrai donc que Charles Ier, mon époux, est à la veille dengager une action décisive. En cas déchec... Mazarin fit un mouvement... Il faut tout prévoir, continua la reine; en cas déchec, il désire se retirer en France et y vivre comme un simple particulier. Que dites-vous de ce projet? Le cardinal avait écouté sans quune fibre de son visage trahit limpression quil éprouvait; en écoutant, son sourire resta ce quil était toujours, faux et câlin, et quand la reine eut fini: -- Croyez-vous, Madame, dit-il de sa voix la plus soyeuse, que la France, tout agitée et toute bouillante comme elle est elle-même, soit un port bien salutaire pour un roi détrôné? La couronne est déjà peu solide sur la tête du roi Louis XIV, comment supporterait-il un double poids? -- Ce poids na pas été bien lourd, quant à ce qui me regarde, interrompit la reine avec un douloureux sourire, et je ne demande pas quon fasse plus pour mon époux quon na fait pour moi. Vous voyez que nous sommes des rois bien modestes, monsieur. -- Oh! vous, Madame, vous, se hâta de dire le cardinal pour couper court aux explications quil voyait arriver, vous, cest autre chose, une fille de Henri IV, de ce grand, de ce sublime roi... -- Ce qui ne vous empêche pas de refuser lhospitalité à son gendre, nest-ce pas, monsieur? Vous devriez pourtant vous souvenir que ce grand, ce sublime roi, proscrit un jour comme va lêtre mon mari, a été demander du secours à lAngleterre, et que lAngleterre lui en a donné; il est vrai de dire que la reine Élisabeth nétait pas sa nièce. -- _Peccato!_ dit Mazarin se débattant sous cette logique si simple, Votre Majesté ne me comprend pas; elle juge mal mes intentions, et cela sans doute parce que je mexplique mal en français. -- Parlez italien, monsieur; la reine Marie de Médicis, notre mère, nous a appris cette langue avant que le cardinal votre prédécesseur lait envoyée mourir en exil. Sil est resté quelque chose de ce grand, de ce sublime roi Henri dont vous parliez tout à lheure, il doit bien sétonner de cette profonde admiration pour lui jointe à si peu de pitié pour sa famille. La sueur coulait à grosses gouttes sur le front de Mazarin. -- Cette admiration est, au contraire, si grande et si réelle, Madame, dit Mazarin sans accepter loffre que lui faisait la reine de changer didiome, que, si le roi Charles Ier -- que Dieu le garde de tout malheur! -- venait en France, je lui offrirais ma maison, ma propre maison; mais, hélas! ce serait une retraite peu sûre. Quelque jour le peuple brûlera cette maison comme il a brûlé celle du maréchal dAncre. Pauvre Concino Concini! il ne voulait cependant que le bien de la France. -- Oui, Monseigneur, comme vous, dit ironiquement la reine. Mazarin fit semblant de ne pas comprendre le double sens de la phrase quil avait dite lui-même, et continua de sapitoyer sur le sort de Concino Concini. -- Mais enfin, monseigneur le cardinal, dit la reine impatientée, que me répondez-vous? -- Madame, sécria Mazarin de plus en plus attendri, Madame, Votre Majesté me permettrait-elle de lui donner un conseil? Bien entendu quavant de prendre cette hardiesse, je commence à me mettre aux pieds de Votre Majesté pour tout ce qui lui fera plaisir. -- Dites, monsieur, répondit la reine. Le conseil dun homme aussi prudent que vous doit être assurément bon. -- Madame, croyez-moi, le roi doit se défendre jusquau bout. -- Il la fait, monsieur, et cette dernière bataille, quil va livrer avec des ressources bien inférieures à celles de ses ennemis, prouve quil ne compte pas se rendre sans combattre; mais enfin, dans le cas où il serait vaincu? -- Eh bien, Madame, dans ce cas, mon avis, je sais que je suis bien hardi de donner un avis à Votre Majesté, mais mon avis est que le roi ne doit pas quitter son royaume. On oublie vite les rois absents: sil passe en France, sa cause est perdue. -- Mais alors, dit la reine, si cest votre avis et que vous lui portiez vraiment intérêt, envoyez-lui quelque secours dhommes et dargent; car, moi, je ne puis plus rien pour lui, jai vendu pour laider jusquà mon dernier diamant. Il ne me reste rien, vous le savez, vous le savez mieux que personne, monsieur. Sil métait resté quelque bijou, jen aurais acheté du bois pour me chauffer, moi et ma fille, cet hiver. -- Ah! Madame, dit Mazarin, Votre Majesté ne sait guère ce quelle me demande. Du jour où un secours détrangers entre à la suite dun roi pour le replacer sur le trône, cest avouer quil na plus daide dans lamour de ses sujets. -- Au fait, monsieur le cardinal, dit la reine impatientée de suivre cet esprit subtil dans le labyrinthe de mots où il ségarait, au fait, et répondez-moi oui ou non: si le roi persiste à rester en Angleterre, lui enverrez-vous des secours? Sil vient en France, lui donnerez-vous lhospitalité? -- Madame, dit le cardinal en affectant la plus grande franchise, je vais montrer à Votre Majesté, je lespère, combien je lui suis dévoué et le désir que jai de terminer une affaire quelle a tant à coeur. Après quoi Votre Majesté, je pense, ne doutera plus de mon zèle à la servir. La reine se mordait les lèvres et sagitait dimpatience sur son fauteuil. -- Eh bien! quallez-vous faire? dit-elle enfin; voyons, parlez. -- Je vais à linstant même aller consulter la reine, et nous déférerons de suite la chose au parlement. -- Avec lequel vous êtes en guerre, nest-ce pas? Vous chargerez Broussel den être rapporteur. Assez, monsieur le cardinal, assez. Je vous comprends, ou plutôt jai tort. Allez en effet au parlement; car cest de ce parlement, ennemi des rois, que sont venus à la fille de ce grand, de ce sublime Henri IV, que vous admirez tant, les seuls secours qui laient empêchée de mourir de faim et de froid cet hiver. Et, sur ces paroles, la reine se leva avec une majestueuse indignation. Le cardinal étendit vers elle ses mains jointes. -- Ah! Madame, Madame, que vous me connaissez mal, mon Dieu! Mais la reine Henriette, sans même se retourner du côté de celui qui versait ces hypocrites larmes, traversa le cabinet, ouvrit la porte elle-même, et, au milieu des gardes nombreuses de Éminence, des courtisans empressés à lui faire leur cour, du luxe dune royauté rivale, elle alla prendre la main de Winter, seul, isolé et debout. Pauvre reine déjà déchue, devant laquelle tous sinclinaient encore par étiquette, mais qui navait plus, de fait, quun seul bras sur lequel elle pût sappuyer. -- Cest égal, dit Mazarin quand il fut seul, cela ma donné de la peine, et cest un rude rôle à jouer. Mais je nai rien dit ni à lun ni à lautre. Hum! le Cromwell est un rude chasseur de rois, je plains ses ministres, sil en prend jamais. Bernouin! Bernouin entra. -- Quon voie si le jeune homme au pourpoint noir et aux cheveux courts, que vous avez tantôt introduit près de moi, est encore au palais. Bernouin sortit. Le cardinal occupa le temps de son absence à retourner en dehors le chaton de sa bague, à en frotter le diamant, à en admirer leau, et comme une larme roulait encore dans ses yeux et lui rendait la vue trouble, il secoua la tête pour la faire tomber. Bernouin rentra avec Comminges, qui était de garde. -- Monseigneur, dit Comminges, comme je reconduisais le jeune homme que Votre Éminence demande, il sest approché de la porte vitrée de la galerie et a regardé quelque chose avec étonnement, sans doute le tableau de Raphaël, qui est vis-à-vis cette porte. Ensuite il a rêvé un instant, et a descendu lescalier. Je crois lavoir vu monter sur un cheval gris et sortir de la cour du palais. Mais Monseigneur ne va-t-il point chez la reine? -- Pourquoi faire? -- M. de Guitaut, mon oncle, vient de me dire que Sa Majesté avait reçu des nouvelles de larmée. -- Cest bien, jy cours. En ce moment, M. de Villequier apparut. Il venait en effet chercher le cardinal de la part de la reine. Comminges avait bien vu, et Mordaunt avait réellement agi comme il lavait raconté. En traversant la galerie parallèle à la grande galerie vitrée, il aperçut de Winter qui attendait que la reine eût terminé sa négociation. À cette vue, le jeune homme sarrêta court, non point en admiration devant le tableau de Raphaël, mais comme fasciné par la vue dun objet terrible. Ses yeux se dilatèrent; un frisson courut par tout son corps. On eût dit quil voulait franchir le rempart de verre qui le séparait de son ennemi; car si Comminges avait vu avec quelle expression de haine les yeux de ce jeune homme sétaient fixés sur de Winter, il neût point douté un instant que ce seigneur anglais ne fût son ennemi mortel. Mais il sarrêta. Ce fut pour réfléchir sans doute; car au lieu de se laisser entraîner à son premier mouvement, qui avait été daller droit à milord de Winter, il descendit lentement lescalier, sortit du palais la tête baissée, se mit en selle, fit ranger son cheval à langle de la rue Richelieu et, les yeux fixés sur la grille, il attendit que le carrosse de la reine sortît de la cour. Il ne fut pas longtemps à attendre, car à peine la reine était- elle restée un quart dheure chez Mazarin; mais ce quart dheure dattente parut un siècle à celui qui attendait. Enfin la lourde machine quon appelait alors un carrosse sortit, en grondant, des grilles, et de Winter, toujours à cheval, se pencha de nouveau à la portière pour causer avec Sa Majesté. Les chevaux partirent au trot et prirent le chemin du Louvre, où ils entrèrent. Avant de partir du couvent des Carmélites, Madame Henriette avait dit à sa fille de venir lattendre au Palais quelle avait habité longtemps et quelle navait quitté que parce que leur misère leur semblait plus lourde encore dans les salles dorées. Mordaunt suivit la voiture, et lorsquil leut vue entrer sous larcade sombre, il alla, lui et son cheval, sappliquer contre une muraille sur laquelle lombre sétendait, et demeura immobile au milieu des moulures de Jean Goujon, pareil à un bas-relief représentant une statue équestre. Il attendait comme il avait déjà fait au Palais-Royal. XLII. Comment les malheureux prennent parfois le hasard pour la providence -- Eh bien! Madame? dit de Winter quand la reine eut éloigné ses serviteurs. -- Eh bien, ce que javais prévu arrive, milord. -- Il refuse? -- Ne vous lavais-je pas dit davance? -- Le cardinal refuse de recevoir le roi, la France refuse lhospitalité à un prince malheureux? mais cest la première fois, Madame! -- Je nai pas dit la France, milord, jai dit le cardinal, et le cardinal nest pas même français. -- Mais la reine, lavez-vous vue? -- Inutile, dit Madame Henriette en secouant la tête tristement; ce nest pas la reine qui dira jamais oui quand le cardinal a dit non. Ignorez-vous que cet Italien mène tout, au-dedans comme au- dehors? Il y a plus, et jen reviens à ce que je vous ai dit, je ne serais pas étonnée que nous eussions été prévenus par Cromwell; il était embarrassé en me parlant, et cependant ferme dans sa volonté de refuser. Puis, avez-vous remarqué cette agitation au Palais-Royal, ces allées, ces venues de gens affairés! Auraient- ils reçu quelques nouvelles, milord? -- Ce nest point dAngleterre, Madame; jai fait si grande diligence que je suis sûr de navoir point été prévenu: je suis parti il y a trois jours, jai passé par miracle au milieu de larmée puritaine, jai pris la poste avec mon laquais Tony, et les chevaux que nous montons, nous les avons achetés à Paris. Dailleurs, avant de rien risquer, le roi, jen suis sûr, attendra la réponse de Votre Majesté. -- Vous lui rapporterez, milord, reprit la reine au désespoir, que je ne puis rien, que jai souffert autant que lui, plus que lui, obligée que je suis de manger le pain de lexil, et de demander lhospitalité à de faux amis qui rient de mes larmes, et que, quant à sa personne royale, il faut quil se sacrifie généreusement et meure en roi. Jirai mourir à ses côtés. -- Madame! Madame! sécria de Winter, Votre Majesté sabandonne au découragement, et peut-être nous reste-t-il encore quelque espoir. -- Plus damis, milord! plus damis dans le monde entier que vous! O mon Dieu! mon Dieu! sécria Madame Henriette en levant les bras au ciel, avez-vous donc repris tous les coeurs généreux qui existaient sur la terre! -- Jespère que non, Madame, répondit de Winter rêveur; je vous ai parlé de quatre hommes. -- Que voulez-vous faire avec quatre hommes? -- Quatre hommes dévoués, quatre hommes résolus à mourir peuvent beaucoup, croyez-moi, Madame, et ceux dont je vous parle ont beaucoup fait dans un temps. -- Et ces quatre hommes, où sont-ils? -- Ah! voilà ce que jignore. Depuis près de vingt ans je les ai perdus de vue, et cependant dans toutes les occasions où jai vu le roi en péril jai songé à eux. -- Et ces hommes étaient vos amis? -- Lun deux a tenu ma vie entre ses mains et me la rendue; je ne sais pas sil est resté mon ami, mais depuis ce temps au moins, moi, je suis demeuré le sien. -- Et ces hommes sont en France, milord? -- Je le crois. -- Dites leurs noms; peut-être les ai-je entendu nommer et pourrais-je vous aider dans votre recherche. -- Lun deux se nommait le chevalier dArtagnan. -- Oh! milord! si je ne me trompe, ce chevalier dArtagnan est lieutenant aux gardes, jai entendu prononcer son nom; mais, faites-y attention, cet homme, jen ai peur, est tout au cardinal. -- En ce cas, ce serait un dernier malheur, dit de Winter, et je commencerais à croire que nous sommes véritablement maudits. -- Mais les autres, dit la reine, qui saccrochait à ce dernier espoir comme un naufragé aux débris de son vaisseau, les autres, milord! -- Le second, jai entendu son nom par hasard, car avant de se battre contre nous ces quatre gentilshommes nous avaient dit leurs noms, le second sappelait le comte de La Fère. Quant aux deux autres, lhabitude que javais de les appeler de noms empruntés ma fait oublier leurs noms véritables. -- Oh! mon Dieu, il serait pourtant bien urgent de les retrouver, dit la reine, puisque vous pensez que ces dignes gentilshommes pourraient être si utiles au roi. -- Oh! oui, dit de Winter, car ce sont les mêmes; écoutez bien ceci, Madame, et rappelez tous vos souvenirs: navez-vous pas entendu raconter que la reine Anne dAutriche avait été autrefois sauvée du plus grand danger que jamais reine ait couru? -- Oui, lors de ses amours avec M. de Buckingham, et je ne sais à propos de quels ferrets de diamants. -- Eh bien! cest cela, Madame; ces hommes, ce sont ceux qui la sauvèrent, et je souris de pitié en songeant que si les noms de ces gentilshommes ne vous sont pas connus, cest que la reine les a oubliés, tandis quelle aurait dû les faire les premiers seigneurs du royaume. -- Eh bien! milord, il faut les chercher; mais que pourront faire quatre hommes, ou plutôt trois hommes? car, je vous le dis, il ne faut pas compter sur M. dArtagnan. -- Ce serait une vaillante épée de moins, Madame, mais il en resterait toujours trois autres sans compter la mienne; or, quatre hommes dévoués autour du roi pour le garder de ses ennemis, lentourer dans la bataille, laider dans le conseil lescorter dans sa fuite, ce serait assez, non pas pour faire le roi vainqueur, mais pour le sauver sil était vaincu, pour laider à traverser la mer, et quoi quen dise Mazarin, une fois sur les côtes de France, votre royal époux y trouverait autant de retraites et dasiles que loiseau de mer en trouve dans les tempêtes. -- Cherchez, milord, cherchez ces gentilshommes, et si vous les retrouvez, sils consentent à passer avec vous en Angleterre, je leur donnerai à chacun un duché le jour où nous remonterons sur le trône, et en outre autant dor quil en faudrait pour paver le palais de White-Hall. Cherchez donc, milord, cherchez, je vous en conjure. -- Je chercherais bien, Madame, dit de Winter, et je les trouverais sans doute, mais le temps me manque: Votre Majesté oublie-t-elle que le roi attend sa réponse et lattend avec angoisse? -- Alors nous sommes donc perdus! sécria la reine avec lexpansion dun coeur brisé. En ce moment la porte souvrit, la jeune Henriette parut, et la reine, avec cette sublime force qui est lhéroïsme des mères, renfonça ses larmes au fond de son coeur en faisant signe à de Winter de changer de conversation. Mais cette réaction, si puissante quelle fût, néchappa point aux yeux de la jeune princesse; elle sarrêta sur le seuil, poussa un soupir, et sadressant à la reine: -- Pourquoi donc pleurez-vous toujours sans moi, ma mère? lui dit- elle. La reine sourit, et au lieu de lui répondre: -- Tenez, de Winter, lui dit-elle, jai au moins gagné une chose à nêtre plus quà moitié reine, cest que mes enfants mappellent ma mère au lieu de mappeler Madame. Puis se tournant vers sa fille: -- Que voulez-vous, Henriette? continua-t-elle. -- Ma mère, dit la jeune princesse, un cavalier vient dentrer au Louvre et demande à présenter ses respects à Votre Majesté; il arrive de larmée, et a, dit-il, une lettre à vous remettre de la part du maréchal de Grammont, je crois. -- Ah! dit la reine à de Winter, cest un de mes fidèles; mais ne remarquez-vous pas, mon cher lord, que nous sommes si pauvrement servis, que cest ma fille qui fait les fonctions dintroductrice? -- Madame, ayez pitié de moi, dit de Winter, vous me brisez lâme. -- Et quel est ce cavalier, Henriette? demanda la reine. -- Je lai vu par la fenêtre, Madame; cest un jeune homme qui paraît à peine seize ans et quon nomme le vicomte de Bragelonne. La reine fit en souriant un signe de la tête, la jeune princesse rouvrit la porte et Raoul apparut sur le seuil. Il fit trois pas vers la reine et sagenouilla. -- Madame, dit-il, japporte à Votre Majesté une lettre de mon ami, M. le comte de Guiche, qui ma dit avoir lhonneur dêtre de vos serviteurs; cette lettre contient une nouvelle importante et lexpression de ses respects. Au nom du comte de Guiche, une rougeur se répandit sur les joues de la jeune princesse; la reine la regarda avec une certaine sévérité. -- Mais vous maviez dit que la lettre était du maréchal de Grammont, Henriette! dit la reine. -- Je le croyais, Madame... balbutia la jeune fille. -- Cest ma faute, Madame, dit Raoul, je me suis annoncé effectivement comme venant de la part du maréchal de Grammont; mais blessé au bras droit, il na pu écrire, et cest le comte de Guiche qui lui a servi de secrétaire. -- On sest donc battu? dit la reine faisant signe à Raoul de se relever. -- Oui, Madame, dit le jeune homme remettant la lettre à de Winter, qui sétait avancé pour la recevoir et qui la transmit à la reine. À cette nouvelle dune bataille livrée, la jeune princesse ouvrit la bouche pour faire une question qui lintéressait sans doute; mais sa bouche se referma sans avoir prononcé une parole, tandis que les roses de ses joues disparaissaient graduellement. La reine vit tous ces mouvements, et sans doute son coeur maternel les traduisit; car sadressant de nouveau à Raoul: -- Et il nest rien arrivé de mal au jeune comte de Guiche? demanda-t-elle; car non seulement il est de nos serviteurs, comme il vous la dit, monsieur, mais encore de nos amis. -- Non, Madame, répondit Raoul; mais au contraire, il a gagné dans cette journée une grande gloire, et il a eu lhonneur dêtre embrassé par M. le Prince sur le champ de bataille. La jeune princesse frappa ses mains lune contre lautre, mais toute honteuse de sêtre laissé entraîner à une pareille démonstration de joie, elle se tourna à demi et se pencha vers un vase plein de roses comme pour en respirer lodeur. -- Voyons ce que nous dit le comte, dit la reine. -- Jai eu lhonneur de dire à Votre Majesté quil écrivait au nom de son père. -- Oui, monsieur. La reine décacheta la lettre et lut: «Madame et reine, «Ne pouvant avoir lhonneur de vous écrire moi-même pour cause dune blessure que jai reçue dans la main droite, je vous fais écrire par mon fils, M. le comte de Guiche, que vous savez être votre serviteur à légal de son père, pour vous dire que nous venons de gagner la bataille de Lens, et que cette victoire ne peut manquer de donner grand pouvoir au cardinal Mazarin et à la reine sur les affaires de lEurope. Que Votre Majesté, si elle veut bien en croire mon conseil, profite donc de ce moment pour insister en faveur de son auguste époux auprès du gouvernement du roi. M. le vicomte de Bragelonne, qui aura lhonneur de vous remettre cette lettre, est lami de mon fils, auquel il a, selon toute probabilité, sauvé la vie; cest un gentilhomme auquel Votre Majesté peut entièrement se confier, dans le cas où elle aurait quelque ordre verbal ou écrit à me faire parvenir. «Jai lhonneur dêtre avec respect... «Maréchal DE GRAMMONT.» Au moment où il avait été question du service quil avait rendu au comte, Raoul navait pu sempêcher de tourner la tête vers la jeune princesse, et alors il avait vu passer dans ses yeux une expression de reconnaissance infinie pour Raoul; il ny avait plus de doute, la fille du roi Charles Ier aimait son ami. -- La bataille de Lens est gagnée! dit la reine. Ils sont heureux ici, ils gagnent des batailles! Oui, le maréchal de Grammont a raison, cela va changer la face de leurs affaires; mais jai bien peur quelle ne fasse rien aux nôtres, si toutefois elle ne leur nuit pas. Cette nouvelle est récente, monsieur, continua la reine, je vous sais gré davoir mis cette diligence à me lapporter; sans vous, sans cette lettre, je ne leusse apprise que demain, après- demain peut-être, la dernière de tout Paris. -- Madame, dit Raoul, le Louvre est le second palais où cette nouvelle soit arrivée; personne encore ne la connaît; et javais juré à M. le comte de Guiche de remettre cette lettre à Votre Majesté avant même davoir embrassé mon tuteur. -- Votre tuteur est-il un Bragelonne comme vous? demanda lord de Winter. Jai connu autrefois un Bragelonne, vit-il toujours? -- Non, monsieur, il est mort, et cest de lui que mon tuteur, dont il était parent assez proche, je crois, a hérité cette terre dont il porte le nom. -- Et votre tuteur, monsieur, demanda la reine, qui ne pouvait sempêcher de prendre intérêt à ce beau jeune homme, comment se nomme-t-il? -- M. le comte de La Fère, Madame, répondit le jeune homme en sinclinant. De Winter fit un mouvement de surprise, la reine le regarda en éclatant de joie. -- Le comte de La Fère! sécria-t-elle; nest-ce point ce nom que vous mavez dit? Quant à de Winter, il ne pouvait en croire ce quil avait entendu. -- M. le comte de La Fère! sécria-t-il à son tour. Oh! monsieur, répondez-moi, je vous en supplie: le comte de La Fère nest-il point un seigneur que jai connu beau et brave, qui fut mousquetaire de Louis XIII, et qui peut avoir maintenant quarante- sept à quarante-huit ans? -- Oui, monsieur, cest cela en tous points. -- Et qui servait sous un nom demprunt? -- Sous le nom dAthos. Dernièrement encore jai, entendu son ami, M. dArtagnan, lui donner ce nom. -- Cest cela, Madame, cest cela. Dieu soit loué! Et il est à Paris? continua le comte en sadressant à Raoul. Puis revenant à la reine: -- Espérez encore, espérez, lui dit-il, la Providence se déclare pour nous, puisquelle fait que je retrouve ce brave gentilhomme dune façon si miraculeuse. Et où loge-t-il, monsieur, je vous prie? -- M. le comte de La Fère loge rue Guénégaud, hôtel du Grand-Roi- Charlemagne. -- Merci, monsieur. Prévenez ce digne ami afin quil reste chez lui, je vais aller lembrasser tout à lheure. -- Monsieur, jobéis avec grand plaisir, si Sa Majesté veut me donner mon congé. -- Allez, monsieur le vicomte de Bragelonne, dit la reine, allez, et soyez assuré de notre affection. Raoul sinclina respectueusement devant les deux princesses, salua de Winter et partit. De Winter et la reine continuèrent à sentretenir quelque temps à voix basse pour que la jeune princesse ne les entendît pas; mais cette précaution était inutile, celle-ci sentretenait avec ses pensées. Puis comme de Winter allait prendre congé: -- Écoutez, milord, dit la reine, javais conservé cette croix de diamants, qui vient de ma mère, et cette plaque de saint Michel, qui vient de mon époux; ils valent à peu près cinquante mille livres. Javais juré de mourir de faim près de ces gages précieux plutôt que de men défaire; mais aujourdhui que ces deux bijoux peuvent être utiles à lui ou à ses défenseurs, il faut sacrifier tout à cette espérance. Prenez-les; et sil est besoin dargent pour votre expédition, vendez sans crainte, milord, vendez. Mais si vous trouvez moyen de les conserver, songez, milord, que je vous tiens comme mayant rendu le plus grand service quun gentilhomme puisse rendre à une reine, et quau jour de ma prospérité celui qui me rapportera cette plaque et cette croix sera béni par moi et mes enfants. -- Madame, dit le Winter, Votre Majesté sera servie par un homme dévoué. Je cours déposer en lieu sûr ces deux objets, que je naccepterais pas sil nous restait les ressources de notre ancienne fortune; mais nos biens sont confisqués, notre argent comptant est tari, et nous sommes arrivés aussi à faire ressources de tout ce que nous possédons. Dans une heure je me rends chez le comte de La Fère, et demain Votre Majesté aura une réponse définitive. La reine tendit la main à lord de Winter, qui la baisa respectueusement; et se tournant vers sa fille: -- Milord, dit-elle, vous étiez chargé de remettre à cette enfant quelque chose de la part de son père. De Winter demeura étonné; il ne savait pas ce que la reine voulait dire. La jeune Henriette savança alors souriant et rougissant, et tendit son front au gentilhomme. -- Dites à mon père que, roi ou fugitif, vainqueur ou vaincu, puissant ou pauvre, dit la jeune princesse, il a en moi la fille la plus soumise et la plus affectionnée. -- Je le sais, Madame, répondit de Winter, en touchant de ses lèvres le front dHenriette. Puis il partit, traversant, sans être reconduit, ces grands appartements déserts et obscurs, essuyant les larmes que, tout blasé quil était par cinquante années de vie de cour, il ne pouvait sempêcher de verser à la vue de cette royale infortune, si digne et si profonde à la fois. XLIII. Loncle et le neveu Le cheval et le laquais de Winter lattendaient à la porte. Il sachemina alors vers son logis tout pensif et regardant derrière lui de temps en temps pour contempler la façade silencieuse et noire du Louvre. Ce fut alors quil vit un cavalier se détacher pour ainsi dire de la muraille et le suivre à quelque distance; il se rappela avoir vu, en sortant du Palais-Royal, une ombre à peu près pareille. Le laquais de lord de Winter, qui le suivait à quelques pas, suivait aussi de loeil ce cavalier avec inquiétude. -- Tony, dit le gentilhomme en faisant signe au valet de sapprocher. -- Me voici, Monseigneur. Et le valet se plaça côte à côte avec mon maître. -- Avez-vous remarqué cet homme qui nous suit? -- Oui, milord. -- Qui est-il? -- Je nen sais rien; seulement il suit Votre Grâce depuis le Palais-Royal, sest arrêté au Louvre pour attendre sa sortie, et repart du Louvre avec elle. -- Quelque espion du cardinal, dit de Winter à part lui; feignons de ne pas nous apercevoir de sa surveillance. Et, piquant des deux, il senfonça dans le dédale des rues qui conduisaient à son hôtel situé du côté du Marais: ayant habité longtemps la place Royale, lord de Winter était revenu tout naturellement se loger près de son ancienne demeure. Linconnu mit son cheval au galop. De Winter descendit à son hôtellerie et monta chez lui, se promettant de faire observer lespion; mais comme il déposait ses gants et son chapeau sur une table, il vit dans une glace qui se trouvait devant lui une figure qui se dessinait sur le seuil de la chambre. Il se retourna, Mordaunt était devant lui. De Winter pâlit et resta debout et immobile; quant à Mordaunt, il se tenait sur la porte, froid, menaçant, et pareil à la statue du Commandeur. Il y eut un instant de silence glacé entre ces deux hommes. -- Monsieur, dit de Winter, je croyais déjà vous avoir fait comprendre que cette persécution me fatiguait, retirez-vous donc ou je vais appeler pour vous faire chasser comme à Londres. Je ne suis pas votre oncle, je ne vous connais pas. -- Mon oncle, répliqua Mordaunt de sa voix rauque et railleuse, vous vous trompez; vous ne me ferez pas chasser cette fois comme vous lavez fait à Londres, vous noserez. Quant à nier que je suis votre neveu, vous y songerez à deux fois, maintenant que jai appris bien des choses que jignorais il y a un an. -- Et que mimporte ce que vous avez appris! dit de Winter. -- Oh! il vous importe beaucoup, mon oncle, jen suis sûr, et vous allez être de mon avis tout à lheure, ajouta-t-il avec un sourire qui fit passer un frisson dans les veines de celui auquel il sadressait. Quand je me suis présenté chez vous la première fois, à Londres, cétait pour vous demander ce quétait devenu mon bien; quand je me suis présenté la seconde fois, cétait pour vous demander ce qui avait souillé mon nom. Cette fois je me présente devant vous pour vous faire une question bien autrement terrible que toutes ces questions, pour vous dire, comme Dieu dit au premier meurtrier: «Caïn, quas-tu fait de ton frère Abel?» -- Milord, quavez-vous fait de votre soeur, de votre soeur qui était ma mère? De Winter recula sous le feu de ces yeux ardents. -- De votre mère? dit-il. -- Oui, de ma mère, milord, répondit le jeune homme en jetant la tête de haut en bas. De Winter fit un effort violent sur lui-même, et, plongeant dans ses souvenirs pour y chercher une haine nouvelle, il sécria: -- Cherchez ce quelle est devenue, malheureux, et demandez-le à lenfer, peut-être que lenfer vous répondra. Le jeune homme savança alors dans la chambre jusquà ce quil se trouvât face à face avec lord de Winter, et croisant les bras: -- Je lai demandé au bourreau de Béthune, dit Mordaunt dune voix sourde et le visage livide de douleur et de colère, et le bourreau de Béthune ma répondu. De Winter tomba sur une chaise comme si la foudre lavait frappé, et tenta vainement de répondre. -- Oui, nest-ce pas? continua le jeune homme, avec ce mot tout sexplique, avec cette clef labîme souvre. Ma mère avait hérité de son mari, et vous avez assassiné ma mère! mon nom massurait le bien paternel, et vous mavez dégradé de mon nom; puis, quand vous mavez eu dégradé de mon nom, vous mavez dépouillé de ma fortune. Je ne métonne plus maintenant que vous ne me reconnaissiez pas; je ne métonne plus que vous refusiez de me reconnaître. Il est malséant dappeler son neveu, quand on est spoliateur, lhomme quon a fait pauvre; quand on est meurtrier, lhomme quon a fait orphelin! Ces paroles produisirent leffet contraire quen attendait Mordaunt: de Winter se rappela quel monstre était Milady; il se releva calme et grave, contenant par son regard sévère le regard exalté du jeune homme. -- Vous voulez pénétrer dans cet horrible secret, monsieur? dit de Winter. Eh bien, soit!... Sachez donc quelle était cette femme dont vous venez aujourdhui me demander compte; cette femme avait, selon toute probabilité, empoisonné mon frère, et, pour hériter de moi, elle allait massassiner à mon tour; jen ai la preuve. Que direz-vous à cela? -- Je dirai que cétait ma mère! -- Elle a fait poignarder, par un homme autrefois juste, bon et pur, le malheureux duc de Buckingham. Que direz-vous à ce crime, dont jai la preuve? -- Cétait ma mère! -- Revenue en France, elle a empoisonné dans le couvent des Augustines de Béthune une jeune femme quaimait un de ses ennemis. Ce crime vous persuadera-t-il de la justice du châtiment? Ce crime, jen ai la preuve! -- Cétait ma mère! sécria le jeune homme, qui avait donné à ces trois exclamations une force toujours progressive. -- Enfin, chargée de meurtres, de débauches, odieuse à tous, menaçante encore comme une panthère altérée de sang, elle a succombé sous les coups dhommes quelle avait désespérés et qui jamais ne lui avaient causé le moindre dommage; elle a trouvé des juges que ses attentats hideux ont évoqués: et ce bourreau que vous avez vu, ce bourreau qui vous a tout raconté, prétendez-vous, ce bourreau, sil vous a tout raconté, a dû vous dire quil avait tressailli de joie en vengeant sur elle la honte et le suicide de son frère. Fille pervertie, épouse adultère, soeur dénaturée, homicide, empoisonneuse, exécrable à tous les gens qui lavaient connue, à toutes les nations qui lavaient reçue dans leur sein, elle est morte maudite du ciel et de la terre; voilà ce quétait cette femme. Un sanglot plus fort que la volonté de Mordaunt lui déchira la gorge et fit remonter le sang à son visage livide; il crispa ses poings, et le visage ruisselant de sueur, les cheveux hérissés sur son front comme ceux dHamlet, il sécria dévoré de fureur: -- Taisez-vous, monsieur! cétait ma mère! Ses désordres, je ne les connais pas; ses vices, je ne les connais pas; ses crimes, je ne les connais pas! Mais ce que je sais, cest que javais une mère, cest que cinq hommes, ligués contre une femme, lont tuée clandestinement, nuitamment, silencieusement, comme des lâches! Ce que je sais, cest que vous en étiez, monsieur; cest que vous en étiez, mon oncle, et que vous avez dit comme les autres, et plus haut que les autres: _Il faut quelle meure!_ Donc, je vous en préviens, écoutez bien ces paroles et quelles se gravent dans votre mémoire de manière que vous ne les oubliez jamais: ce meurtre qui ma tout ravi, ce meurtre qui ma fait sans nom, ce meurtre qui ma fait pauvre, ce meurtre qui ma fait corrompu, méchant, implacable, jen demanderai compte à vous dabord, puis à ceux qui furent vos complices, quand je les connaîtrai. La haine dans les yeux, lécume à la bouche, le poing tendu, Mordaunt avait fait un pas de plus, un pas terrible et menaçant vers de Winter. Celui-ci porta la main à son épée, et dit avec le sourire de lhomme qui depuis trente ans joue avec la mort: -- Voulez-vous massassiner, monsieur? alors je vous reconnaîtrai pour mon neveu, car vous êtes bien le fils de votre mère. -- Non, répliqua Mordaunt en forçant toutes les fibres de son visage, tous les muscles de son corps à reprendre leur place et à seffacer; non, je ne vous tuerai pas, en ce moment du moins: car sans vous je ne découvrirais pas les autres. Mais quand je les connaîtrai, tremblez, monsieur; jai poignardé le bourreau de Béthune, je lai poignardé sans pitié, sans miséricorde, et cétait le moins coupable de vous tous. À ces mots, le jeune homme sortit, et descendit lescalier avec assez de calme pour nêtre pas remarqué; puis sur le palier inférieur il passa devant Tony, penché sur la rampe et nattendant quun cri de son maître pour monter près de lui. Mais de Winter nappela point: écrasé, défaillant, il resta debout et loreille tendue; puis seulement lorsquil eut entendu le pas du cheval qui séloignait, il tomba sur une chaise en disant: -- Mon Dieu! je vous remercie quil ne connaisse que moi. XLIV. Paternité Pendant que cette scène terrible se passait chez lord de Winter, Athos, assis près de la fenêtre de sa chambre, le coude appuyé sur une table, la tête inclinée sur sa main, écoutait des yeux et des oreilles à la fois Raoul qui lui racontait les aventures de son voyage et les détails de la bataille. La belle et noble figure du gentilhomme exprimait un indicible bonheur au récit de ces premières émotions si fraîches et si pures; il aspirait les sons de cette voix juvénile qui se passionnait déjà aux beaux sentiments, comme on fait dune musique harmonieuse. Il avait oublié ce quil y avait de sombre dans le passé, de nuageux dans lavenir. On eût dit que le retour de cet enfant bien-aimé avait fait de ces craintes mêmes des espérances. Athos était heureux, heureux comme jamais il ne lavait été. -- Et vous avez assisté et pris part à cette grande bataille, Bragelonne? disait lancien mousquetaire. -- Oui, monsieur. -- Et elle a été rude, dites-vous? -- M. le Prince a chargé onze fois en personne. -- Cest un grand homme de guerre, Bragelonne. -- Cest un héros, monsieur; je ne lai pas perdu de vue un instant. Oh! que cest beau, monsieur, de sappeler Condé... et de porter ainsi son nom! -- Calme et brillant, nest-ce pas? -- Calme comme à une parade, brillant comme dans une fête. Lorsque nous abordâmes lennemi, cétait au pas; on nous avait défendu de tirer les premiers, et nous marchions aux Espagnols, qui se tenaient sur une hauteur, le mousqueton à la cuisse. Arrivé à trente pas deux, le prince se retourna vers les soldats: «Enfants, dit-il, vous allez avoir à souffrir une furieuse décharge; mais, après, soyez tranquilles, vous aurez bon marché de tous ces gens.» Il se faisait un tel silence, quamis et ennemis entendirent ces paroles. Puis levant son épée: «Sonnez, trompettes» dit-il. -- Bien, bien!... Dans loccasion, vous feriez ainsi, Raoul, nest-ce pas? -- Sen doute, monsieur, car jai trouvé cela bien beau et bien grand. Lorsque nous fûmes arrivés à vingt pas, nous vîmes tous ces mousquetons sabaisser comme une ligne brillante; car le soleil resplendissait sur les canons.»Au pas, enfants, au pas, dit le prince, voici le moment.» -- Eûtes-vous peur, Raoul? demanda le comte. -- Oui, monsieur, répondit naïvement le jeune homme, je me sentis comme un grand froid au coeur, et au mot de: «Feu!» qui retentit en espagnol dans les rangs ennemis, je fermai les yeux et je pensai à vous. -- Bien vrai, Raoul? dit Athos en lui serrant la main. -- Oui, monsieur. Au même instant il se fit une telle détonation, quon eût dit que lenfer souvrait et ceux qui ne furent pas tués sentirent la chaleur de la flamme. Je rouvris les yeux, étonné de nêtre pas mort, ou tout au moins blessé; le tiers de lescadron était couché à terre, mutilé et sanglant. En ce moment je rencontrai loeil du prince; je ne pensai plus quà une chose, cest quil me regardait. Je piquai des deux et je me trouvai au milieu des rangs ennemis. -- Et le prince fut content de vous? -- Il me le dit du moins, monsieur, lorsquil me chargea daccompagner à Paris M. de Châtillon, qui est venu donner cette nouvelle à la reine et apporter les drapeaux pris.»Allez, me dit le prince, lennemi ne sera pas rallié de quinze jours. Dici là je nai pas besoin de vous. Allez embrasser ceux que vous aimez et qui vous aiment, et dites à ma soeur de Longueville que je la remercie du cadeau quelle ma fait en vous donnant à moi.» Et je suis venu, monsieur, ajouta Raoul en regardant le comte avec un sourire de profond amour, car jai pensé que vous seriez bien aise de me revoir. Athos attira le jeune homme à lui et lembrassa au front comme il eût fait à une jeune fille. -- Ainsi, dit-il, vous voilà lancé, Raoul; vous avez des ducs pour amis, un maréchal de France pour parrain, un prince du sang pour capitaine, et dans une même journée de retour vous avez été reçu par deux reines: cest beau pour un novice. -- Ah! monsieur, dit Raoul tout à coup, vous me rappelez une chose que joubliais, dans mon empressement à vous raconter mes exploits: cest quil se trouvait chez Sa Majesté la reine dAngleterre un gentilhomme qui, lorsque jai prononcé votre nom, a poussé un cri de surprise et de joie; il sest dit de vos amis, ma demandé votre adresse et va venir vous voir. -- Comment sappelle-t-il? -- Je nai pas osé le lui demander, monsieur; mais quoiquil sexprime élégamment, à son accent jai jugé quil était Anglais. -- Ah! fit Athos. Et sa tête se pencha comme pour chercher un souvenir. Puis, lorsquil releva son front, ses yeux furent frappés de la présence dun homme qui se tenait debout devant la porte entrouverte et le regardait dun air attendri. -- Lord de Winter! sécria le comte. -- Athos, mon ami! Et les deux gentilshommes se tinrent un instant embrassés; puis Athos, lui prenant les deux mains, lui dit en le regardant: -- Quavez-vous, milord? vous paraissez aussi triste que je suis joyeux. -- Oui, cher ami, cest vrai; et je dirai même plus, cest que votre vue redouble ma crainte. Et de Winter regarda autour de lui comme pour chercher la solitude. Raoul comprit que les deux amis avaient à causer, et sortit sans affectation. -- Voyons, maintenant que nous voilà seuls, dit Athos, parlons de vous. -- Pendant que nous voilà seuls, parlons de nous, répondit lord de Winter. Il est ici. -- Qui? -- Le fils de Milady. Athos, encore une fois frappé par ce nom qui semblait le poursuivre comme un écho fatal, hésita un moment, fronça légèrement le sourcil, puis dun ton calme: -- Je le sais, dit-il. -- Vous le savez? -- Oui. Grimaud la rencontré entre Béthune et Arras, et est revenu à franc étrier pour me prévenir de sa présence. -- Grimaud le connaissait donc? -- Non, mais il a assisté à son lit de mort un homme qui le connaissait. -- Le bourreau de Béthune! sécria de Winter. -- Vous savez cela? dit Athos étonné. -- Il me quitte à linstant, répondit de Winter, il ma tout dit. Ah! mon ami, quelle horrible scène! que navons-nous étouffé lenfant avec la mère! Athos, comme toutes les nobles natures, ne rendait pas à autrui les impressions fâcheuses quil ressentait; mais, au contraire, il les absorbait toujours en lui-même et renvoyait en leur place des espérances et des consolations. On eût dit que ses douleurs personnelles sortaient de son âme transformées en joies pour les autres. -- Que craignez-vous? dit-il revenant par le raisonnement sur la terreur instinctive quil avait éprouvée dabord, ne sommes-nous pas là pour nous défendre? Ce jeune homme sest-il fait assassin de profession, meurtrier de sang-froid? Il a pu tuer le bourreau de Béthune dans un mouvement de rage, mais maintenant sa fureur est assouvie. De Winter sourit tristement et secoua la tête. -- Vous ne connaissez donc plus ce sang? dit-il. -- Bah! dit Athos en essayant de sourire à son tour, il aura perdu de sa férocité à la deuxième génération. Dailleurs, ami, la Providence nous a prévenus que nous nous mettions sur nos gardes. Nous ne pouvons rien autre chose quattendre. Attendons. Mais, comme je le disais dabord, parlons de vous. Qui vous amène à Paris? -- Quelques affaires dimportance que vous connaîtrez plus tard. Mais quai-je ouï dire chez Sa Majesté la reine dAngleterre, M. dArtagnan est à Mazarin! Pardonnez-moi ma franchise, mon ami, je ne hais ni ne blâme le cardinal, et vos opinions me seront toujours sacrées; seriez-vous par hasard à cet homme? -- M. dArtagnan est au service, dit Athos, il est soldat, il obéit au pouvoir constitué. M. dArtagnan nest pas riche et a besoin pour vivre de son grade de lieutenant. Les millionnaires comme vous, milord, sont rares en France. -- Hélas! dit de Winter, je suis aujourdhui aussi pauvre et plus pauvre que lui. Mais revenons à vous. -- Eh bien! vous voulez savoir si je suis mazarin? Non, mille fois non. Pardonnez-moi aussi ma franchise, milord. De Winter se leva et serra Athos dans ses bras. -- Merci, comte, dit-il, merci de cette heureuse nouvelle. Vous me voyez heureux et rajeuni. Ah! vous nêtes pas mazarin, vous! à la bonne heure! dailleurs, ce ne pouvait pas être. Mais, pardonnez encore, êtes-vous libre? -- Quentendez-vous par libre? -- Je vous demande si vous nêtes point marié. -- Ah! pour cela, non, dit Athos en souriant. -- Cest que ce jeune homme, si beau, si élégant, si gracieux... -- Cest un enfant que jélève et qui ne connaît pas même son père. -- Fort bien; vous êtes toujours le même, Athos, grand et généreux. -- Voyons, milord, que me demandez-vous? -- Vous avez encore pour amis MM. Porthos et Aramis? -- Et ajoutez dArtagnan, milord. Nous sommes toujours quatre amis dévoués lun à lautre comme autrefois, mais lorsquil sagit de servir le cardinal ou de le combattre, dêtre mazarins ou frondeurs, nous ne sommes plus que deux. -- M. Aramis est avec dArtagnan? demanda lord de Winter. -- Non, dit Athos, M. Aramis me fait lhonneur de partager mes convictions. -- Pouvez-vous me mettre en relation avec cet ami si charmant et si spirituel? -- Sans doute, dès que cela vous sera agréable. -- Est-il changé? -- Il sest fait abbé, voilà tout. -- Vous meffrayez. Son état a dû le faire renoncer alors aux grandes entreprises. -- Au contraire, dit Athos en souriant, il na jamais été si mousquetaire que depuis quil est abbé, et vous retrouverez un véritable Galaor. Voulez-vous que je lenvoie chercher par Raoul? -- Merci, comte, on pourrait ne pas le trouver à cette heure chez lui. Mais puisque vous croyez pouvoir répondre de lui... -- Comme de moi-même. -- Pouvez-vous vous engager à me lamener demain à dix heures sur le pont du Louvre? -- Ah! ah! dit Athos en souriant, vous avez un duel? -- Oui, comte, et un beau duel, un duel dont vous serez, jespère. -- Où irons-nous, milord? -- Chez Sa Majesté la reine dAngleterre, qui ma chargé de vous présenter à elle, comte. -- Sa Majesté me connaît donc? -- Je vous connais, moi. -- Énigme, dit Athos; mais nimporte, du moment où vous en avez le mot, je nen demande pas davantage. Me ferez-vous lhonneur de souper avec moi, milord? -- Merci, comte, dit de Winter, la visite de ce jeune homme, je vous lavoue, ma ôté lappétit et môtera probablement le sommeil. Quelle entreprise vient-il accomplir à Paris? Ce nest pas pour my rencontrer quil est venu, car il ignorait mon voyage. Ce jeune homme mépouvante, comte; il y a en lui un avenir de sang. -- Que fait-il en Angleterre? -- Cest un des sectateurs les plus ardents dOlivier Cromwell. -- Qui la donc rallié à cette cause? Sa mère et son père étaient catholiques, je crois? -- La haine quil a contre le roi. -- Contre le roi? -- Oui, le roi la déclaré bâtard, la dépouillé de ses biens, lui a défendu de porter le nom de Winter. -- Et comment sappelle-t-il maintenant? -- Mordaunt. -- Puritain et déguisé en moine, voyageant seul sur les routes de France. -- En moine, dites-vous? -- Oui, ne le saviez-vous pas? -- Je ne sais rien que ce quil ma dit. -- Cest ainsi et que par hasard, jen demande pardon à Dieu si je blasphème, cest ainsi quil a entendu la confession du bourreau de Béthune. -- Alors je devine tout: il vient envoyé par Cromwell. -- À qui? -- À Mazarin; et la reine avait deviné juste, nous avons été prévenus: tout sexplique pour moi maintenant. Adieu, comte, à demain. -- Mais la nuit est noire, dit Athos en voyant lord de Winter agité dune inquiétude plus grande que celle quil voulait laisser paraître, et vous navez peut-être pas de laquais? -- Jai Tony, un bon, mais naïf garçon. -- Holà! Olivain, Grimaud, Blaisois, quon prenne le mousqueton et quon appelle M. le vicomte. Blaisois était ce grand garçon, moitié laquais, moitié paysan, que nous avons entrevu au château de Bragelonne, venant annoncer que le dîner était servi et quAthos avait baptisé du nom de sa province. Cinq minutes après cet ordre donné, Raoul entra. -- Vicomte, dit-il, vous allez escorter milord jusquà son hôtellerie et ne le laisserez approcher par personne. -- Ah! comte, dit de Winter, pour qui donc me prenez-vous? -- Pour un étranger qui ne connaît point Paris, dit Athos, et à qui le vicomte montrera le chemin. De Winter lui serra la main. -- Grimaud, dit Athos, mets-toi à la tête de la troupe, et gare au moine. Grimaud tressaillit, puis il fit un signe de tête et attendit le départ en caressant avec une éloquence silencieuse la crosse de son mousqueton. -- À demain, comte, dit de Winter. -- Oui, milord. La petite troupe sachemina vers la rue Saint-Louis, Olivain tremblant comme Sosie à chaque reflet de lumière équivoque; Blaisois assez ferme parce quil ignorait quon courût un danger quelconque; Tony regardant à droite et à gauche, mais ne pouvant dire une parole, attendu quil ne parlait pas français. De Winter et Raoul marchaient côte à côte et causaient ensemble. Grimaud, qui, selon lordre dAthos, avait précédé le cortège le flambeau dune main et le mousqueton de lautre, arriva devant lhôtellerie de de Winter, frappa du poing à la porte, et, lorsquon fut venu ouvrir, salua milord sans rien dire. Il en fut de même pour le retour; les yeux perçants de Grimaud ne virent rien de suspect quune espèce dombre embusquée au coin de la rue Guénégaud et du quai; il lui sembla quen passant il avait déjà remarqué ce guetteur de nuit qui attirait ses yeux. Il piqua vers lui; mais, avant quil pût latteindre, lombre avait disparu dans une ruelle où Grimaud ne pensa point quil était prudent de sengager. On rendit compte à Athos du succès de lexpédition; et comme il était dix heures du soir, chacun se retira dans son appartement. Le lendemain, en ouvrant les yeux, ce fut le comte à son tour qui aperçut Raoul à son chevet. Le jeune homme était tout habillé et lisait un livre nouveau de M. Chapelain. -- Déjà levé, Raoul? dit le comte. -- Oui, monsieur, répondit le jeune homme avec une légère hésitation, jai mal dormi. -- Vous, Raoul! vous avez mal dormi? quelque chose vous préoccupait donc? demanda Athos. -- Monsieur, vous allez dire que jai bien grande hâte de vous quitter quand je viens darriver à peine, mais... -- Vous naviez donc que deux jours de congé, Raoul? -- Au contraire, monsieur, jen ai dix, aussi nest-ce point au camp que je désirerais aller. Athos sourit. -- Où donc, dit-il, à moins que ce ne soit un secret, vicomte? Vous voilà presque un homme, puisque vous avez fait vos premières armes, et vous avez conquis le droit daller où vous voulez sans me le dire. -- Jamais, monsieur, dit Raoul, tant que jaurai le bonheur de vous avoir pour protecteur, je ne croirai avoir le droit de maffranchir dune tutelle qui mest si chère. Jaurais donc le désir daller passer un jour à Blois seulement. Vous me regardez et vous allez rire de moi? -- Non, au contraire, dit Athos en étouffant un soupir, non, je ne ris pas, vicomte. Vous avez envie de revoir Blois, mais cest tout naturel! -- Ainsi, vous me le permettez? sécria Raoul tout joyeux. -- Assurément, Raoul. -- Au fond du coeur, monsieur, vous nêtes point fâché? -- Pas du tout. Pourquoi serais-je fâché de ce qui vous fait plaisir? -- Ah! monsieur, que vous êtes bon! sécria le jeune homme faisant un mouvement pour sauter au cou dAthos, mais le respect larrêta. Athos lui ouvrit ses bras. -- Ainsi je puis partir tout de suite? -- Quand vous voudrez, Raoul. Raoul fit trois pas pour sortir. -- Monsieur, dit-il, jai pensé à une chose, cest que cest à madame la duchesse de Chevreuse, si bonne pour moi, que jai dû mon introduction près de M. le Prince. -- Et que vous lui devez un remerciement, nest-ce pas, Raoul? -- Mais il me semble, monsieur; cependant cest à vous de décider. -- Passez par lhôtel de Luynes, Raoul, et faites demander si madame la duchesse peut vous recevoir. Je vois avec plaisir que vous noubliez pas les convenances. Vous prendrez Grimaud et Olivain. -- Tous deux, monsieur? demanda Raoul avec étonnement. Raoul salua et sortit. En lui regardant fermer la porte et en lécoutant appeler de sa voix joyeuse et vibrante Grimaud et Olivain, Athos soupira. -- Cest bien vite me quitter, pensa-t-il en secouant la tête; mais il obéit à la loi commune. La nature est ainsi faite, elle regarde en avant. Décidément il aime cette enfant; mais maimera- t-il moins pour en aimer dautres? Et Athos savoua quil ne sattendait point à ce prompt départ; mais Raoul était si heureux que tout seffaça dans lesprit dAthos devant cette considération. À dix heures tout était prêt pour le départ. Comme Athos regardait Raoul monter à cheval, un laquais le vint saluer de la part de madame de Chevreuse. Il était chargé de dire au comte de La Fère quelle avait appris le retour de son jeune protégé, ainsi que la conduite quil avait tenue à la bataille et quelle serait fort aise de lui faire ses félicitations. -- Dites à madame la duchesse, répondit Athos, que M. le vicomte montait à cheval pour se rendre à lhôtel de Luynes. Puis, après avoir fait de nouvelles recommandations à Grimaud, Athos fit de la main signe à Raoul quil pouvait partir. Au reste, en y réfléchissant, Athos songeait quil ny avait point de mal peut-être à ce que Raoul séloignât de Paris en ce moment. XLV. Encore une reine qui demande secours Athos avait envoyé prévenir Aramis dès le matin et avait donné sa lettre à Blaisois, seul serviteur qui lui fût resté. Blaisois trouva Bazin revêtant sa robe de bedeau; il était ce jour-là de service à Notre-Dame. Athos avait recommandé à Blaisois de tâcher de parler à Aramis lui-même. Blaisois, grand et naïf garçon, qui ne connaissait que sa consigne, avait donc demandé labbé dHerblay, et, malgré les assurances de Bazin quil nétait pas chez lui, il avait insisté de telle façon que Bazin sétait mis fort en colère. Blaisois, voyant Bazin en costume déglise, sétait peu inquiété de ses dénégations et avait voulu passer outre, croyant celui auquel il avait affaire doué de toutes les vertus de son habit, cest-à-dire de la patience et de la charité chrétiennes. Mais Bazin, toujours valet de mousquetaire lorsque le sang montait à ses gros yeux, saisit un manche à balai et rossa Blaisois en lui disant: -- Vous avez insulté Église; mon ami, vous avez insulté Église. En ce moment et à ce bruit inaccoutumé, Aramis était apparu entrouvrant avec précaution la porte de sa chambre à coucher. Alors Bazin avait posé respectueusement son balai sur un des deux bouts, comme il avait vu à Notre-Dame le suisse faire de sa hallebarde; et, Blaisois, avec un regard de reproche adressé au cerbère, avait tiré sa lettre de sa poche et lavait présentée à Aramis. -- Du comte de La Fère? dit Aramis, cest bien. Puis il était rentré sans même demander la cause de tout ce bruit. Blaisois revint tristement à lhôtel du _Grand-Roi-Charlemagne._ Athos lui demanda des nouvelles de sa commission. Blaisois raconta son aventure. -- Imbécile! dit Athos en riant, tu nas donc pas annoncé que tu venais de ma part? -- Non, monsieur. -- Et qua dit Bazin quand il a su que vous étiez à moi? -- Ah! monsieur, il ma fait toute sorte dexcuses et ma forcé à boire deux verres dun très bon vin muscat, dans lequel il ma fait tremper trois ou quatre biscuits excellents; mais cest égal, il est brutal en diable. Un bedeau! fi donc! -- Bon, pensa Athos, du moment où Aramis a reçu ma lettre, si empêché quil soit, Aramis viendra. À dix heures, Athos, avec son exactitude habituelle, se trouvait sur le pont du Louvre. Il y rencontra lord de Winter, qui arrivait à linstant même. Ils attendirent dix minutes à peu près. Milord de Winter commençait à craindre quAramis ne vînt pas. -- Patience, dit Athos, qui tenait ses yeux fixés dans la direction de la rue du Bac, patience, voici un abbé qui donne une gourmade à un homme et qui salue une femme, ce doit être Aramis. Cétait lui en effet: un jeune bourgeois qui bayait aux corneilles sétait trouvé sur son chemin, et dun coup de poing Aramis, quil avait éclaboussé, lavait envoyé à dix pas. En même temps une de ses pénitentes avait passé; et comme elle était jeune et jolie, Aramis lavait saluée de son plus gracieux sourire. En un instant Aramis fut près deux. Ce furent, comme on le comprend bien, de grandes embrassades entre lui et lord de Winter. -- Où allons-nous? dit Aramis; est-ce quon se bat par là, sacrebleu? Je nai pas dépée ce matin, et il faut que je repasse chez moi pour en prendre une. -- Non, dit de Winter, nous allons faire visite à Sa Majesté la reine dAngleterre. -- Ah! fort bien, dit Aramis; et dans quel but cette visite? continua-t-il en se penchant à loreille dAthos. -- Ma foi, je nen sais rien; quelque témoignage quon réclame de nous, peut-être? -- Ne serait-ce point pour cette maudite affaire? dit Aramis. Dans ce cas je ne me soucierais pas trop dy aller, car ce serait pour empocher quelque semonce; et depuis que jen donne aux autres, je naime pas à en recevoir. -- Si cela était ainsi, dit Athos, nous ne serions pas conduits à Sa Majesté par lord de Winter, car il en aurait sa part: il était des nôtres. -- Ah! oui, cest vrai. Allons donc. Arrivés au Louvre, lord de Winter passa le premier; au reste, un seul concierge tenait la porte. À la lumière du jour, Athos, Aramis et lAnglais lui-même purent remarquer le dénûment affreux de lhabitation quune avare charité concédait à la malheureuse reine. De grandes salles toutes dépouillées de meubles, des murs dégradés sur lesquels reposaient par places danciennes moulures dor qui avaient résisté à labandon, des fenêtres qui ne fermaient plus et qui manquaient de vitres; pas de tapis, pas de gardes, pas de valets; voilà ce qui frappa tout dabord les yeux dAthos, et ce quil fit silencieusement remarquer à son compagnon en le poussant du coude et en lui montrant cette misère des yeux. -- Mazarin est mieux logé, dit Aramis. -- Mazarin est presque roi, dit Athos, et Madame Henriette nest presque plus reine. -- Si vous daigniez avoir de lesprit, Athos, dit Aramis, je crois véritablement que vous en auriez plus que nen avait ce pauvre M. de Voiture. Athos sourit. La reine paraissait attendre avec impatience car, au premier mouvement quelle entendit dans la salle qui précédait sa chambre, elle vint elle-même sur le seuil pour y recevoir les courtisans de son infortune. -- Entrez et soyez les bienvenus, messieurs, dit-elle. Les gentilshommes entrèrent et demeurèrent dabord debout; mais sur un geste de la reine qui leur faisait signe de sasseoir, Athos donna lexemple de lobéissance. Il était grave et calme; mais Aramis était furieux: cette détresse royale lavait exaspéré, ses yeux étudiaient chaque nouvelle trace de misère quil apercevait. -- Vous examinez mon luxe? dit Madame Henriette avec un triste regard jeté autour delle. -- Madame, dit Aramis, jen demande pardon à Votre Majesté, mais je ne saurais cacher mon indignation de voir quà la cour de France on traite ainsi la fille de Henri IV. -- Monsieur nest point cavalier? dit la reine à lord de Winter. -- Monsieur est labbé dHerblay, répondit celui-ci. Aramis rougit. -- Madame, dit-il, je suis abbé, il est vrai, mais cest contre mon gré; jamais je neus de vocation pour le petit collet: ma soutane ne tient quà un bouton, et je suis toujours prêt à redevenir mousquetaire. Ce matin, ignorant que jaurais lhonneur de voir Votre Majesté, je me suis affublé de ces habits, mais je nen suis pas moins lhomme que Votre Majesté trouvera le plus dévoué à son service, quelque chose quelle veuille ordonner. -- Monsieur le chevalier dHerblay, reprit de Winter, est lun de ces vaillants mousquetaires de Sa Majesté le roi Louis XIII dont je vous ai parlé, Madame... Puis, se retournant vers Athos: Quant à monsieur, continua-t-il, cest ce noble comte de La Fère dont la haute réputation est si bien connue de Votre Majesté. -- Messieurs, dit la reine, javais autour de moi, il y a quelques années, des gentilshommes, des trésors, des armées; à un signe de ma main tout cela semployait pour mon service. Aujourdhui, regardez autour de moi, cela vous surprendra sans doute; mais pour accomplir un dessein qui doit me sauver la vie, je nai que lord de Winter, un ami de vingt ans, et vous, messieurs, que je vois pour la première fois, et que je ne connais que comme mes compatriotes. -- Cest assez, Madame, dit Athos en saluant profondément, si la vie de trois hommes peut racheter la vôtre. -- Merci, messieurs. Mais écoutez-moi, poursuivit-elle, je suis non seulement la plus misérable des reines, mais la plus malheureuse des mères, la plus désespérée des épouses: mes enfants, deux du moins, le duc dYork et la princesse Charlotte, sont loin de moi, exposés aux coups des ambitieux et des ennemis; le roi mon mari traîne en Angleterre une existence si douloureuse, que cest peu dire en vous affirmant quil cherche la mort comme une chose désirable. Tenez, messieurs, voici la lettre quil me fit tenir par milord de Winter. Lisez. Athos et Aramis sexcusèrent. Lisez, dit la reine. Athos lut à haute voix la lettre que nous connaissons, et dans laquelle le roi Charles demandait si lhospitalité lui serait accordée en France. -- Eh bien? demanda Athos lorsquil eut fini cette lecture. -- Eh bien! dit la reine, il a refusé. Les deux amis échangèrent un sourire de mépris. -- Et maintenant, Madame, que faut-il faire? dit Athos. -- Avez-vous quelque compassion pour tant de malheur? dit la reine émue. -- Jai eu lhonneur de demander à Votre Majesté ce quelle désirait que M. dHerblay et moi fissions pour son service; nous sommes prêts. -- Ah! monsieur, vous êtes en effet un noble coeur! sécria la reine avec une explosion de voix reconnaissante, tandis que lord de Winter la regardait en ayant lair de lui dire: Ne vous avais- je pas répondu deux? -- Mais vous, monsieur? demanda la reine à Aramis. -- Moi, Madame, répondit celui-ci, partout où va M. le comte, fût- ce à la mort, je le suis sans demander pourquoi; mais quand il sagit du service de Votre Majesté, ajouta-t-il en regardant la reine avec toute la grâce de sa jeunesse, alors je précède M. le comte. -- Eh bien! messieurs, dit la reine, puisquil en est ainsi, puisque vous voulez bien vous dévouer au service dune pauvre princesse que le monde entier abandonne, voici ce quil sagit de faire pour moi. Le roi est seul avec quelques gentilshommes quil craint de perdre chaque jour, au milieu dÉcossais dont il se défie, quoiquil soit Écossais lui-même. Depuis que lord de Winter la quitté, je ne vis plus, messieurs. Eh bien! je demande beaucoup trop peut-être, car je nai aucun titre pour demander; passez en Angleterre, joignez le roi, soyez ses amis, soyez ses gardiens, marchez à ses côtés dans la bataille, marchez près de lui dans lintérieur de sa maison, où des embûches se pressent chaque jour, bien plus périlleuses que tous les risques de la guerre; et en échange de ce sacrifice que vous me ferez, messieurs, je vous promets, non de vous récompenser, je crois que ce mot vous blesserait, mais de vous aimer comme une soeur et de vous préférer à tout ce qui ne sera pas mon époux et mes enfants, je le jure devant Dieu! Et la reine leva lentement et solennellement les yeux au ciel. -- Madame, dit Athos, quand faut-il partir? -- Vous consentez donc? sécria la reine avec joie. -- Oui, Madame. Seulement Votre Majesté va trop loin, ce me semble, en sengageant à nous combler dune amitié si fort au- dessus de nos mérites. Nous servons Dieu, Madame, en servant un prince si malheureux et une reine si vertueuse. Madame, nous sommes à vous corps et âme. -- Ah! messieurs, dit la reine attendrie jusquaux larmes, voici le premier instant de joie et despoir que jai éprouvé depuis cinq ans. Oui, vous servez Dieu, et comme mon pouvoir sera trop borné pour reconnaître un pareil sacrifice, cest lui qui vous récompensera, lui qui lit dans mon coeur tout ce que jai de reconnaissance envers lui et envers vous. Sauvez mon époux, sauvez le roi; et bien que vous ne soyez pas sensibles au prix qui peut vous revenir sur la terre pour cette belle action, laissez-moi lespoir que je vous reverrai pour vous remercier moi-même. En attendant, je reste. Avez-vous quelque recommandation à me faire? Je suis dès à présent votre amie; et puisque vous faites mes affaires, je dois moccuper des vôtres. -- Madame, dit Athos, je nai rien à demander à Votre Majesté que ses prières. -- Et moi, dit Aramis, je suis seul au monde et nai que Votre Majesté à servir. La reine leur tendit sa main, quils baisèrent, et elle dit tout bas à de Winter: -- Si vous manquez dargent, milord, nhésitez pas un instant, brisez les joyaux que je vous ai donnés, détachez-en les diamants et vendez-les à un juif: vous en tirerez cinquante à soixante mille livres; dépensez-les sil est nécessaire, mais que ces gentilshommes soient traités comme ils le méritent, cest-à-dire en rois. La reine avait préparé deux lettres: une écrite par elle, une écrite par la princesse Henriette sa fille. Toutes deux étaient adressées au roi Charles. Elle en donna une à Athos et une à Aramis, afin que si le hasard les séparait, ils pussent se faire reconnaître au roi; puis ils se retirèrent. Au bas de lescalier, de Winter sarrêta: -- Allez de votre côté et moi du mien, messieurs, dit-il, afin que nous néveillions point les soupçons, et ce soir, à neuf heures, trouvons-nous à la porte Saint-Denis. Nous irons avec mes chevaux tant quils pourront aller, puis ensuite nous prendrons la poste. Encore une fois merci, mes chers amis, merci en mon nom, merci au nom de la reine. Les trois gentilshommes se serrèrent la main; le comte de Winter prit la rue Saint-Honoré, et Athos et Aramis demeurèrent ensemble. -- Eh bien! dit Aramis quand ils furent seuls, que dites-vous de cette affaire, mon cher comte? -- Mauvaise, répondit Athos, très mauvaise. -- Mais vous lavez accueillie avec enthousiasme? -- Comme jaccueillerai toujours la défense dun grand principe, mon cher dHerblay. Les rois ne peuvent être forts que par la noblesse, mais la noblesse ne peut être grande que par les rois. Soutenons donc les monarchies, cest nous soutenir nous-mêmes. -- Nous allons nous faire assassiner là-bas, dit Aramis. Je hais les Anglais, ils sont grossiers comme tous les gens qui boivent de la bière. -- Valait-il donc mieux rester ici, dit Athos, et nous en aller faire un tour à la Bastille ou au donjon de Vincennes, comme ayant favorisé lévasion de M. de Beaufort? Ah! ma foi, Aramis, croyez- moi, il ny a point de regret à avoir. Nous évitons la prison et nous agissons en héros, le choix est facile. -- Cest vrai; mais, en toute chose, mon cher, il faut en revenir à cette première question, fort sotte, je le sais, mais fort nécessaire: Avez-vous de largent? -- Quelque chose comme une centaine de pistoles, que mon fermier mavait envoyées la veille de mon départ de Bragelonne; mais là- dessus je dois en laisser une cinquantaine à Raoul: il faut quun jeune gentilhomme vive dignement. Je nai donc que cinquante pistoles à peu près: et vous? -- Moi, je suis sûr quen retournant toutes mes poches et en ouvrant tous mes tiroirs je ne trouverai pas dix louis chez moi. Heureusement que lord de Winter est riche. -- Lord de Winter est momentanément ruiné, car cest Cromwell qui touche ses revenus. -- Voilà où le baron Porthos serait bon, dit Aramis. -- Voilà où je regrette dArtagnan, dit Athos. -- Quelle bourse ronde! -- Quelle fière épée! -- Débauchons-les. -- Ce secret nest pas le nôtre, Aramis; croyez-moi donc, ne mettons personne dans notre confidence. Puis, en faisant une pareille démarche, nous paraîtrions douter de nous-mêmes. Regrettons à part nous, mais ne parlons pas. -- Vous avez raison. Que ferez-vous dici à ce soir? Moi je suis forcé de remettre deux choses. -- Est-ce choses qui puissent se remettre? -- Dame! il le faudra bien. -- Et quelles étaient-elles? -- Dabord un coup dépée au coadjuteur, que jai rencontré hier soir chez madame de Rambouillet, et que jai trouvé monté sur un singulier ton à mon égard. -- Fi donc! une querelle entre prêtres! un duel entre alliés! -- Que voulez-vous, mon cher! il est ferrailleur, et moi aussi; il court les ruelles, et moi aussi; sa soutane lui pèse, et jai, je crois, assez de la mienne; je crois parfois quil est Aramis et que je suis le coadjuteur, tant nous avons danalogie lun avec lautre. Cette espèce de Sosie mennuie et me fait ombre; dailleurs, cest un brouillon qui perdra notre parti. Je suis convaincu que si je lui donnais un soufflet, comme jai fait ce matin à ce petit bourgeois qui mavait éclaboussé, cela changerait la face des affaires. -- Et moi, mon cher Aramis, répondit tranquillement Athos, je crois que cela ne changerait que la face de M. de Retz. Ainsi, croyez-moi, laissons les choses comme elles sont: dailleurs, vous ne vous appartenez plus ni lun ni lautre: vous êtes à la reine dAngleterre et lui à la Fronde; donc, si la seconde chose que vous regrettez de ne pouvoir accomplir nest pas plus importante que la première... -- Oh! celle-là était fort importante. -- Alors faites-la tout de suite. -- Malheureusement je ne suis pas libre de la faire à lheure que je veux. Cétait au soir, tout à fait au soir. -- Je comprends, dit Athos en souriant, à minuit? -- À peu près. -- Que voulez-vous, mon cher, ce sont choses qui se remettent, que ces choses-là, et vous la remettrez, ayant surtout une pareille excuse à donner à votre retour... -- Oui, si je reviens. -- Si vous ne revenez pas, que vous importe? Soyez donc un peu raisonnable. Voyons, Aramis, vous navez plus vingt ans, mon cher ami. -- À mon grand regret, mordieu! Ah! si je les avais! -- Oui, dit Athos, je crois que vous feriez de bonnes folies! Mais il faut que nous nous quittions: jai, moi, une ou deux visites à faire et une lettre à écrire; revenez donc me prendre à huit heures, ou plutôt voulez-vous que je vous attende à souper à sept? -- Fort bien; jai, moi, dit Aramis, vingt visites à faire et autant de lettres à écrire. Et sur ce ils se quittèrent. Athos alla faire une visite à madame de Vendôme, déposa son nom chez madame de Chevreuse, et écrivit à dArtagnan la lettre suivante: «Cher ami, je pars avec Aramis pour une affaire dimportance. Je voudrais vous faire mes adieux, mais le temps me manque. Noubliez pas que je vous écris pour vous répéter combien je vous aime. «Raoul est allé à Blois, et il ignore mon départ; veillez sur lui en mon absence du mieux quil vous sera possible, et si par hasard vous navez pas de mes nouvelles dici à trois mois, dites-lui quil ouvre un paquet cacheté à son adresse, quil trouvera à Blois dans ma cassette de bronze, dont je vous envoie la clef. «Embrassez Porthos pour Aramis et pour moi. Au revoir, peut-être adieu.» Et il fit porter la lettre par Blaisois. À lheure convenue, Aramis arriva: il était en cavalier et avait au côté cette ancienne épée quil avait tirée si souvent et quil était plus que jamais prêt à tirer. -- Ah çà! dit-il, je crois que décidément nous avons tort de partir ainsi, sans laisser un petit mot dadieu à Porthos et à dArtagnan. -- Cest chose faite, cher ami, dit Athos, et jy ai pourvu; je les ai embrassés tous deux pour vous et pour moi. -- Vous êtes un homme admirable, mon cher comte, dit Aramis, et vous pensez à tout. -- Eh bien! avez-vous pris votre parti de ce voyage? -- Tout à fait; et maintenant que jy ai réfléchi, je suis aise de quitter Paris en ce moment. -- Et moi aussi, répondit Athos; seulement je regrette de ne pas avoir embrassé dArtagnan, mais le démon est si fin quil eût deviné nos projets. À la fin du souper, Blaisois rentra. -- Monsieur, voilà la réponse de M. dArtagnan. -- Mais je ne tai pas dit quil y eût réponse, imbécile! dit Athos. -- Aussi étais-je parti sans lattendre, mais il ma fait rappeler et il ma donné ceci. Et il présenta un petit sac de peau tout arrondi et tout sonnant. Athos louvrit et commença par en tirer un petit billet conçu en ces termes: «Mon cher comte, «Quand on voyage, et surtout pour trois mois, on na jamais assez dargent; or, je me rappelle nos temps de détresse, et je vous envoie la moitié de ma bourse: cest de largent que je suis parvenu à faire suer au Mazarin. Nen faites donc pas un trop mauvais usage, je vous en supplie. «Quant à ce qui est de ne plus vous revoir, je nen crois pas un mot; quand on a votre coeur et votre épée, on passe-partout. «Au revoir donc, et pas adieu. «Il va sans dire que du jour où jai vu Raoul je lai aimé comme mon enfant; cependant croyez que je demande bien sincèrement à Dieu de ne pas devenir son père, quoique je fusse fier dun fils comme lui. «VOTRE DARTAGNAN.» «_P.-S_. -- Bien entendu que les cinquante louis que je vous envoie sont à vous comme à Aramis, à Aramis comme à vous.» Athos sourit, et son beau regard se voila dune larme. DArtagnan, quil avait toujours tendrement aimé, laimait donc toujours, tout mazarin quil était. -- Voilà, ma foi, les cinquante louis, dit Aramis en versant la bourse sur une table, tous à leffigie du roi Louis XIII. Eh bien, que faites-vous de cet argent, comte, le gardez-vous ou le renvoyez-vous? -- Je le garde, Aramis, et je nen aurais pas besoin que je le garderais encore. Ce qui est offert de grand coeur doit être accepté de grand coeur. Prenez-en vingt-cinq, Aramis, et donnez- moi les vingt-cinq autres. -- À la bonne heure, je suis heureux de voir que vous êtes de mon avis. Là, maintenant, partons-nous? -- Quand vous voudrez; mais navez-vous donc point de laquais? -- Non, cet imbécile de Bazin a eu la sottise de se faire bedeau, comme vous savez, de sorte quil ne peut pas quitter Notre-Dame. -- Cest bien, vous Prendrez Blaisois, dont je ne saurais que faire, puisque jai déjà Grimaud. -- Volontiers, dit Aramis. En ce moment, Grimaud parut sur le seuil. -- Prêts, dit-il avec son laconisme ordinaire. -- Partons donc, dit Athos. En effet, les chevaux attendaient tout sellés. Les deux laquais en firent autant. Au coin du quai ils rencontrèrent Bazin qui accourait tout essoufflé. -- Ah! monsieur, dit Bazin, Dieu merci! jarrive à temps. -- Quy a-t-il? -- M. Porthos sort de la maison et a laissé ceci pour vous, en disant que la chose était fort pressée et devait vous être remise avant votre départ. -- Bon, dit Aramis en prenant une bourse que lui tendait Bazin, quest ceci? -- Attendez, monsieur labbé, il y a une lettre. -- Tu sais que je tai déjà dit que si tu mappelais autrement que chevalier, je te briserais les os. Voyons la lettre. -- Comment allez-vous lire? demanda Athos, il fait noir comme dans un four. -- Attendez, dit Bazin. Bazin battit le briquet et alluma une bougie roulée avec laquelle il allumait ses cierges. À la lueur de cette bougie, Aramis lut: «Mon cher dHerblay, «Japprends par dArtagnan, qui membrasse de votre part et de celle du comte de La Fère, que vous partez pour une expédition qui durera peut-être deux ou trois mois; comme je sais que vous naimez pas demander à vos amis, moi je vous offre: voici deux cents pistoles dont vous pouvez disposer et que vous me rendrez quand loccasion sen présentera. Ne craignez pas de me gêner: si jai besoin dargent, jen ferai venir de lun de mes châteaux; rien quà Bracieux jai vingt mille livres en or. Aussi, si je ne vous envoie pas plus, cest que je crains que vous nacceptiez pas une somme trop forte. «Je madresse à vous parce que vous savez que le comte de La Fère mimpose toujours un peu malgré moi, quoique je laime de tout mon coeur; mais il est bien entendu que ce que joffre à vous, je loffre en même temps à lui. «Je suis, comme vous nen doutez pas, jespère, votre bien dévoué. «DU VALLON DE BRACIEUX DE PIERREFONDS.» -- Eh bien! dit Aramis, que dites-vous de cela? -- Je dis, mon cher dHerblay, que cest presque un sacrilège de douter de la Providence quand on a de tels amis. -- Ainsi donc? -- Ainsi donc nous partageons les pistoles de Porthos comme nous avons partagé les louis de dArtagnan. Le partage fait à la lueur du rat-de-cave de Bazin, les deux amis se remirent en route. Un quart dheure après, ils étaient à la porte Saint-Denis où de Winter les attendait. XLVI. Où il est prouvé que le premier mouvement est toujours le bon Les trois gentilshommes prirent la route de Picardie, cette route si connue deux, et qui rappelait à Athos et à Aramis quelques-uns des souvenirs les plus pittoresques de leur jeunesse. -- Si Mousqueton était avec nous, dit Athos en arrivant à lendroit où ils avaient eu dispute avec des paveurs, comme il frémirait en passant ici; vous rappelez-vous, Aramis? cest ici que lui arriva cette fameuse balle. -- Ma foi, je le lui permettrais, dit Aramis, car moi je me sens frissonner à ce souvenir; tenez, voici au-delà de cet arbre un petit endroit où jai bien cru que jétais mort. On continua le chemin. Bientôt ce fut à Grimaud à redescendre dans sa mémoire. Arrivés en face de lauberge où son maître et lui avaient fait autrefois une si énorme ripaille, il sapprocha dAthos, et, lui montrant le soupirail de la cave, il lui dit: -- Saucissons! Athos se mit à rire, et cette folie de son jeune âge lui parut aussi amusante que si quelquun la lui eût racontée comme dun autre. Enfin, après deux jours et une nuit de marche, ils arrivèrent vers le soir, par un temps magnifique, à Boulogne, ville alors presque déserte, bâtie entièrement sur la hauteur; ce quon appelle la basse ville nexistait pas. Boulogne était une position formidable. En arrivant aux portes de la ville: -- Messieurs, dit de Winter, faisons ici comme à Paris: séparons- nous pour éviter les soupçons; jai une auberge peu fréquentée, mais dont le patron mest entièrement dévoué. Je vais y aller, car des lettres doivent my attendre; vous, allez à la première hôtellerie de la ville, à l_Épée du Grand Henri_, par exemple; rafraîchissez-vous, et dans deux heures trouvez-vous sur la jetée, notre barque doit nous y attendre. La chose fut arrêtée ainsi. Lord de Winter continua son chemin le long des boulevards extérieurs pour entrer par une autre porte, tandis que les deux amis entrèrent par celle devant laquelle ils se trouvaient; au bout de deux cents pas ils rencontrèrent lhôtel indiqué. On fit rafraîchir les chevaux, mais sans les desseller; les laquais soupèrent, car il commençait à se faire tard, et les deux maîtres, fort impatients de sembarquer, leur donnèrent rendez- vous sur la jetée, avec ordre de néchanger aucune parole avec qui que ce fût. On comprend bien que cette recommandation ne regardait que Blaisois; pour Grimaud, il y avait longtemps quelle était devenue inutile. Athos et Aramis descendirent vers le port. Par leurs habits couverts de poussière, par certain air dégagé qui fait toujours reconnaître un homme habitué aux voyages, les deux amis excitèrent lattention de quelques promeneurs. Ils en virent un surtout à qui leur arrivée avait produit une certaine impression. Cet homme, quils avaient remarqué les premiers, par les mêmes causes qui les avaient fait, eux, remarquer des autres, allait et venait tristement sur la jetée. Dès quil les vit, il ne cessa de les regarder à son tour et parut brûler denvie de leur adresser la parole. Cet homme était jeune et pâle; il avait les yeux dun bleu si incertain, quils paraissaient sirriter comme ceux du tigre, selon les couleurs quils reflétaient; sa démarche, malgré la lenteur et lincertitude de ses détours, était raide et hardie; il était vêtu de noir et portait une longue épée avec assez de grâce. Arrivés sur la jetée, Athos et Aramis sarrêtèrent à regarder un petit bateau amarré à un pieu et tout équipé comme sil attendait. -- Cest sans doute le nôtre, dit Athos. -- Oui, répondit Aramis, et le sloop qui appareille là-bas a bien lair dêtre celui qui doit nous conduire à notre destination; maintenant, continua-t-il, pourvu que de Winter ne se fasse pas attendre. Ce nest point amusant de demeurer ici: il ny passe pas une seule femme. -- Chut! dit Athos: on nous écoutait. En effet, le promeneur, qui, pendant lexamen des deux amis, avait passé et repassé plusieurs fois derrière eux, sétait arrêté au nom de Winter; mais comme sa figure navait exprimé aucune émotion en entendant ce nom, ce pouvait être aussi bien le hasard qui lavait fait sarrêter. -- Messieurs, dit le jeune homme en saluant avec beaucoup daisance et de politesse, pardonnez à ma curiosité, mais je vois que vous venez de Paris, ou du moins que vous êtes étrangers à Boulogne. -- Nous venons de Paris, oui, monsieur, répondit Athos avec la même courtoisie, quy a-t-il pour votre service? -- Monsieur, dit le jeune homme, seriez-vous assez bon pour me dire sil est vrai que monsieur le cardinal Mazarin ne soit plus ministre? -- Voilà une question étrange, dit Aramis. -- Il lest et ne lest pas, répondit Athos; cest-à-dire que la moitié de la France le chasse, et quà force dintrigues et de promesses, il se fait maintenir par lautre moitié: cela peut durer ainsi fort longtemps, comme vous voyez. -- Enfin, monsieur, dit létranger, il nest pas en fuite ni en prison? -- Non, monsieur, pas pour le moment du moins. -- Messieurs, agréez mes remerciements pour votre complaisance, dit le jeune homme en séloignant. -- Que dites-vous de ce questionneur? dit Aramis. -- Je dis que cest un provincial qui sennuie ou un espion qui sinforme. -- Et vous lui avez répondu ainsi? -- Rien ne mautorisait à lui répondre autrement. Il était poli avec moi, je lai été avec lui. -- Mais cependant si cest un espion... -- Que voulez-vous que fasse un espion? nous ne sommes plus au temps du cardinal de Richelieu, qui, sur un simple soupçon, faisait fermer les ports. -- Nimporte, vous avez eu tort de lui répondre comme vous avez fait, dit Aramis, en suivant des yeux le jeune homme qui disparaissait derrière les dunes. -- Et vous, dit Athos, vous oubliez que vous avez commis une bien autre imprudence, cétait celle de prononcer le nom de lord de Winter. Oubliez-vous que cest à ce nom que le jeune homme sest arrêté? -- Raison de plus, quand il vous a parlé, de linviter à passer son chemin. -- Une querelle, dit Athos. -- Et depuis quand une querelle vous fait-elle peur? -- Une querelle me fait toujours peur lorsquon mattend quelque part et que cette querelle peut mempêcher darriver. Dailleurs, voulez-vous que je vous avoue une chose? moi aussi je suis curieux de voir ce jeune homme de près. -- Et pourquoi cela? -- Aramis, vous allez vous moquer de moi; Aramis, vous allez dire que je répète toujours la même chose; vous allez mappeler le plus peureux des visionnaires. -- Après? -- À qui trouvez-vous que cet homme ressemble? -- En laid ou en beau? demanda en riant Aramis. -- En laid, et autant quun homme peut ressembler à une femme. -- Ah! pardieu! sécria Aramis, vous my faites penser. Non, certes, vous nêtes pas visionnaire, mon cher ami, et, à présent que je réfléchis, oui, vous avez ma foi raison: cette bouche fine et rentrée, ces yeux qui semblent toujours aux ordres de lesprit et jamais à ceux du coeur. Cest quelque bâtard de Milady. -- Vous riez, Aramis! -- Par habitude, voilà tout; car, je vous le jure, je naimerais pas plus que vous à rencontrer ce serpenteau sur mon chemin. -- Ah! voici de Winter qui vient, dit Athos. -- Bon, il ne manquerait plus quune chose, dit Aramis, cest que ce fussent maintenant nos laquais qui se fissent attendre. -- Non, dit Athos, je les aperçois, ils viennent à vingt pas derrière milord. Je reconnais Grimaud à sa tête raide et à ses longues jambes. Tony porte nos carabines. -- Alors nous allons nous embarquer de nuit? demanda Aramis en jetant un coup doeil sur loccident, où le soleil ne laissait plus quun nuage dor qui semblait séteindre peu à peu en se trempant dans la mer. -- Cest probable, dit Athos. -- Diable! reprit Aramis, jaime peu la mer le jour, mais encore moins la nuit; le bruit des flots, le bruit des vents, le mouvement affreux du bâtiment, javoue que je préférerais le couvent de Noisy. Athos sourit de son sourire triste, car il écoutait ce que lui disait son ami tout en pensant évidemment à autre chose, et sachemina vers de Winter. Aramis le suivit. -- Qua donc notre ami? dit Aramis, il ressemble aux damnés de Dante, à qui Satan a disloqué le cou et qui regardent leurs talons. Que diable a-t-il donc à regarder ainsi derrière lui? En les apercevant à son tour, de Winter doubla le pas et vint à eux avec une rapidité surprenante. -- Quavez-vous donc, milord, dit Athos, et qui vous essouffle ainsi? -- Rien, dit de Winter, rien. Cependant, en passant près des dunes, il ma semblé... Et il se retourna de nouveau. Athos regarda Aramis. -- Mais partons, continua de Winter, partons, le bateau doit nous attendre, et voici notre sloop à lancre, le voyez-vous dici? Je voudrais déjà être dessus. Et il se retourna encore. -- Ah çà! dit Aramis, vous oubliez donc quelque chose? -- Non, cest une préoccupation. -- Il la vu, dit tout bas Athos à Aramis. On était arrivé à lescalier qui conduisait à la barque. De Winter fit descendre les premiers les laquais qui portaient les armes, les crocheteurs qui portaient les malles, et commença à descendre après eux. En ce moment, Athos aperçut un homme qui suivait le bord de la mer parallèle à la jetée, et qui hâtant sa marche comme pour assister de lautre côté du port, séparé de vingt pas à peine, à leur embarquement. Il crut, au milieu de lombre qui commençait à descendre, reconnaître le jeune homme qui les avait questionnés. -- Oh! oh! se dit-il, serait-ce décidément un espion et voudrait- il sopposer à notre embarquement? Mais comme, dans le cas où létranger aurait eu ce projet, il était déjà un peu tard pour quil fût mis à exécution, Athos, à son tour, descendit lescalier, mais sans perdre de vue le jeune homme. Celui-ci, pour couper court, avait paru sur une écluse. -- Il nous en veut assurément, dit Athos, mais embarquons-nous toujours, et, une fois en pleine mer, quil y vienne. Et Athos sauta dans la barque, qui se détacha aussitôt du rivage et qui commença de séloigner sous leffort de quatre vigoureux rameurs. Mais le jeune homme se mit à suivre ou plutôt à devancer la barque. Elle devait passer entre la pointe de la jetée, dominée par le fanal qui venait de sallumer, et un rocher qui surplombait. On le vit de loin gravir le rocher de manière à dominer la barque lorsquelle passerait. -- Ah çà! dit Aramis à Athos, ce jeune homme est décidément un espion. -- Quel est ce jeune homme? demanda de Winter en se retournant. -- Mais celui qui nous a suivis, qui nous a parlé et qui nous a attendus là-bas: voyez. De Winter se retourna et suivit la direction du doigt dAramis. Le phare inondait de clarté le petit détroit où lon allait passer et le rocher où se tenait debout le jeune homme, qui attendait la tête nue et les bras croisés. -- Cest lui! sécria lord de Winter en saisissant le bras dAthos, cest lui; javais bien cru le reconnaître et je ne métais pas trompé. -- Qui, lui? demanda Aramis. -- Le fils de Milady, répondit Athos. -- Le moine! sécria Grimaud. Le jeune homme entendit ces paroles; on eût dit quil allait se précipiter, tant il se tenait à lextrémité du rocher, penché sur la mer. -- Oui, cest moi, mon oncle; moi, le fils de Milady; moi, le moine; moi, le secrétaire et lami de Cromwell, et je vous connais, vous et vos compagnons. Il y avait dans cette barque trois hommes qui étaient braves, certes, et desquels nul homme neût osé contester le courage; eh bien, à cette voix, à cet accent, à ce geste, ils sentirent le frisson de la terreur courir dans leurs veines. Quant à Grimaud, ses cheveux étaient hérissés sur sa tête, et la sueur lui coulait du front. -- Ah! dit Aramis, cest là le neveu, cest le moine, cest là le fils de Milady, comme il le dit lui-même? -- Hélas! oui, murmura de Winter. -- Alors, attendez! dit Aramis. Et il prit, avec le sang-froid terrible quil avait dans les suprêmes occasions, un des deux mousquets que tenait Tony, larma et coucha en joue cet homme qui se tenait debout sur ce rocher comme lange des malédictions. -- Feu! cria Grimaud hors de lui. Athos se jeta sur le canon de la carabine et arrêta le coup qui allait partir. -- Que le diable vous emporte! sécria Aramis, je le tenais si bien au bout de mon mousquet; je lui eusse mis la balle en pleine poitrine. -- Cest bien assez davoir tué la mère, dit sourdement Athos. -- La mère était une scélérate, qui nous avait tous frappés en nous ou dans ceux qui nous étaient chers. -- Oui, mais le fils ne nous a rien fait, lui. Grimaud, qui sétait soulevé pour voir leffet du coup, retomba découragé en frappant des mains. Le jeune homme éclata de rire. -- Ah! cest bien vous, dit-il, cest bien vous, et je vous connais maintenant. Son rire strident et ses paroles menaçantes passèrent au-dessus de la barque, emportés par la brise et allèrent se perdre dans les profondeurs de lhorizon. Aramis frémit. -- Du calme, dit Athos. Que diable! ne sommes-nous donc plus des hommes? -- Si fait, dit Aramis; mais celui-là est un démon. Et, tenez, demandez à loncle si javais tort de le débarrasser de son cher neveu. De Winter ne répondit que par un soupir. -- Tout était fini, continua Aramis. Ah! jai bien peur, Athos, que vous ne mayez fait faire une folie avec votre sagesse. Athos prit la main de de Winter, et, essayant de détourner la conversation: -- Quand aborderons-nous en Angleterre? demanda-t-il au gentilhomme. Mais celui-ci nentendit point ces paroles et ne répondit pas. -- Tenez, Athos, dit Aramis, peut-être serait-il encore temps. Voyez, il est toujours à la même place. Athos se retourna avec effort, la vue de ce jeune homme lui était évidemment pénible. En effet, il était toujours debout sur son rocher, le phare faisant autour de lui comme une auréole de lumière. -- Mais que fait-il à Boulogne? demanda Athos, qui, étant la raison même, cherchait en tout la cause, peu soucieux de leffet. -- Il me suivait, il me suivait, dit de Winter, qui, cette fois, avait entendu la voix dAthos; car la voix dAthos correspondait à ses pensées. -- Pour vous suivre, mon ami, dit Athos, il aurait fallu quil sût notre départ; et, dailleurs, selon toute probabilité, au contraire, il nous avait précédés. -- Alors je ny comprends rien! dit lAnglais en secouant la tête comme un homme qui pense quil est inutile dessayer de lutter contre une force surnaturelle. -- Décidément, Aramis, dit Athos, je crois que jai eu tort de ne pas vous laisser faire. -- Taisez-vous, répondit Aramis; vous me feriez pleurer si je pouvais. Grimaud poussa un grognement sourd qui ressemblait à un rugissement. En ce moment, une voix les héla du sloop. Le pilote, qui était assis au gouvernail, répondit, et la barque aborda le bâtiment. En un instant, hommes, valets et bagages furent à bord. Le patron nattendait que les passagers pour partir; et, à peine eurent-ils le pied sur le pont que lon mit le cap vers Hastings où on devait débarquer. En ce moment les trois amis, malgré eux, jetèrent un dernier regard vers le rocher, où se détachait visible encore lombre menaçante qui les poursuivait. Puis une voix arriva jusquà eux, qui leur envoyait cette dernière menace: -- Au revoir, messieurs, en Angleterre! XLVII. Le Te Deum de la victoire de Lens Tout ce mouvement que Madame Henriette avait remarqué et dont elle avait cherché vainement le motif était occasionné par la victoire de Lens, dont M. le Prince avait fait messager M. le duc de Châtillon, qui y avait eu une noble part; il était, en outre, chargé de suspendre aux voûtes de Notre-Dame vingt-deux drapeaux, pris tant aux Lorrains quaux Espagnols. Cette nouvelle était décisive: elle tranchait le procès entamé avec le parlement en faveur de la cour. Tous les impôts enregistrés sommairement, et auxquels le parlement faisait opposition, étaient toujours motivés sur la nécessité de soutenir lhonneur de la France et sur lespérance hasardeuse de battre lennemi. Or, comme depuis Nordlingen on navait éprouvé que des revers, le parlement avait beau jeu pour interpeller M. de Mazarin sur les victoires toujours promises et toujours ajournées; mais cette fois on en était enfin venu aux mains, il y avait eu triomphe et triomphe complet: aussi tout le monde avait-il compris quil y avait double victoire pour la cour, victoire à lextérieur, victoire à lintérieur, si bien quil ny avait pas jusquau jeune roi, qui, en apprenant cette nouvelle, ne se fût écrié: -- Ah! messieurs du parlement, nous allons voir ce que vous allez dire. Sur quoi la reine avait pressé sur son coeur lenfant royal, dont les sentiments hautains et indomptés sharmonisaient si bien avec les siens. Un conseil eut lieu le même soir, auquel avaient été appelés le maréchal de La Meilleraie et M. de Villeroy, parce quils étaient mazarins; Chavigny et Séguier, parce quils haïssaient le parlement, et Guitaut et Comminges, parce quils étaient dévoués à la reine. Rien ne transpira de ce qui avait été décidé dans ce conseil. On sut seulement que le dimanche suivant il y aurait un _Te Deum_ chanté à Notre-Dame en lhonneur de la victoire de Lens. Le dimanche suivant, les Parisiens séveillèrent donc dans lallégresse: cétait une grande affaire, à cette époque, quun _Te Deum_. On navait pas encore fait abus de ce genre de cérémonie, et elle produisait son effet. Le soleil, qui, de son côté, semblait prendre part à la fête, sétait levé radieux et dorait les sombres tours de la métropole, déjà remplie dune immense quantité de peuple; les rues les plus obscures de la Cité avaient pris un air de fête, et tout le long des quais on voyait de longues files de bourgeois, dartisans, de femmes et denfants se rendant à Notre-Dame, semblables à un fleuve qui remonterait vers sa source. Les boutiques étaient désertes, les maisons fermées; chacun avait voulu voir le jeune roi avec sa mère et le fameux cardinal de Mazarin, que lon haïssait tant que personne ne voulait se priver de sa présence. La plus grande liberté, au reste, régnait parmi ce peuple immense; toutes les opinions sexprimaient ouvertement et sonnaient, pour ainsi dire, lémeute, comme les mille cloches de toutes les églises de Paris sonnaient le _Te Deum_. La police de la ville était faite par la ville elle-même, rien de menaçant ne venait troubler le concert de la haine générale et glacer les paroles dans ces bouches médisantes. Cependant, dès huit heures du matin, le régiment des gardes de la reine, commandé par Guitaut, et en second par Comminges, son neveu, était venu, tambours et trompettes en tête, séchelonner depuis le Palais-Royal jusquà Notre-Dame, manoeuvre que les Parisiens avaient vue avec tranquillité, toujours curieux quils sont de musique militaire et duniformes éclatants. Friquet était endimanché, et sous prétexte dune fluxion quil sétait momentanément procurée en introduisant un nombre infini de noyaux de cerise dans un des côtés de sa bouche, il avait obtenu de Bazin son supérieur un congé pour toute la journée. Bazin avait commencé par refuser, car Bazin était de mauvaise humeur, dabord du départ dAramis, qui était parti sans lui dire où il allait, ensuite de servir une messe dite en faveur dune victoire qui nétait pas selon ses opinions, Bazin était frondeur, on se le rappelle; et sil y avait eu moyen que, dans une pareille solennité, le bedeau sabsentât comme un simple enfant de choeur, Bazin eût certainement adressé à larchevêque la même demande que celle quon venait de lui faire. Il avait donc commencé par refuser, comme nous avons dit, tout congé; mais en la présence même de Bazin la fluxion de Friquet avait tellement augmenté de volume, que pour lhonneur du corps des enfants de choeur, qui aurait été compromis par une pareille difformité, il avait fini par céder en grommelant. À la porte de léglise, Friquet avait craché sa fluxion et envoyé du côté de Bazin un de ces gestes qui assurent au gamin de Paris sa supériorité sur les autres gamins de lunivers; et, quant à son hôtellerie, il sen était naturellement débarrassé en disant quil servait la messe à Notre-Dame. Friquet était donc libre, et, ainsi que nous lavons vu, avait revêtu sa plus somptueuse toilette; il avait surtout, comme ornement remarquable de sa personne, un de ces bonnets indescriptibles qui tiennent le milieu entre la barrette du moyen âge et le chapeau du temps de Louis XIII. Sa mère lui avait fabriqué ce curieux couvre-chef, et, soit caprice, soit manque détoffe uniforme, sétait montrée en le fabriquant peu soucieuse dassortir les couleurs; de sorte que le chef-doeuvre de la chapellerie du dix-septième siècle était jaune et vert dun côté, blanc et rouge de lautre. Mais Friquet, qui avait toujours aimé la variété dans les tons, nen était que plus fier et plus triomphant. En sortant de chez Bazin, Friquet était parti tout courant pour le Palais-Royal; il y arriva au moment où en sortait le régiment des gardes, et, comme il ne venait pas pour autre chose que pour jouir de sa vue et profiter de sa musique, il prit place en tête, battant le tambour avec deux ardoises, et passant de cet exercice à celui de la trompette, quil contrefaisait naturellement avec la bouche dune façon qui lui avait plus dune fois valu les éloges des amateurs de lharmonie imitative. Cet amusement dura de la barrière des Sergents jusquà la place Notre-Dame; et Friquet y prit un véritable plaisir; mais lorsque le régiment sarrêta et que les compagnies, en se développant, pénétrèrent jusquau coeur de la Cité, se posant à lextrémité de la rue Saint-Christophe, près de la rue Cocatrix, où demeurait Broussel, alors Friquet, se rappelant quil navait pas déjeuné, chercha de quel côté il pourrait tourner ses pas pour accomplir cet acte important de la journée, et après avoir mûrement réfléchi, décida que ce serait le conseiller Broussel qui ferait les frais de son repas. En conséquence il prit son élan, arriva tout essoufflé devant la porte du conseiller et heurta rudement. Sa mère, la vieille servante de Broussel, vint ouvrir. -- Que viens-tu faire ici, garnement, dit-elle, et pourquoi nes- tu pas à Notre-Dame? -- Jy étais, mère Nanette, dit Friquet, mais jai vu quil sy passait des choses dont maître Broussel devait être averti, et avec la permission de M. Bazin, vous savez bien, mère Nanette, M. Bazin le bedeau? je suis venu pour parler à M. Broussel. -- Et que veux-tu lui dire, magot, à M. Broussel? -- Je veux lui parler à lui-même. -- Cela ne se peut pas, il travaille. -- Alors jattendrai, dit Friquet, que cela arrangeait dautant mieux quil trouverait bien moyen dutiliser le temps. Et il monta rapidement lescalier, que dame Nanette monta plus lentement derrière lui. -- Mais enfin, dit-elle, que lui veux-tu, à M. Broussel? -- Je veux lui dire, répondit Friquet en criant de toutes ses forces, quil y a le régiment des gardes tout entier qui vient de ce côté-ci. Or, comme jai entendu dire partout quil y avait à la cour de mauvaises dispositions contre lui, je viens le prévenir afin quil se tienne sur ses gardes. Broussel entendit le cri du jeune drôle, et, charmé de son excès de zèle, descendit au premier étage; car il travaillait en effet dans son cabinet au second. -- Eh! dit-il, mon ami, que nous importe le régiment des gardes, et nes-tu pas fou de faire un pareil esclandre? Ne sais-tu pas que cest lusage dagir comme ces messieurs le font, et que cest lhabitude de ce régiment de se mettre en haie sur le passage du roi? Friquet contrefit létonné, et tournant son bonnet neuf entre ses doigts: -- Ce nest pas étonnant que vous le sachiez, dit-il, vous, monsieur Broussel, qui savez tout; mais moi, en vérité du bon Dieu, je ne le savais pas, et jai cru vous donner un bon avis. Il ne faut pas men vouloir pour cela, monsieur Broussel. -- Au contraire, mon garçon, au contraire, et ton zèle me plaît. Dame Nanette, voyez donc un peu à ces abricots que madame de Longueville nous a envoyés hier de Noisy; et donnez-en donc une demi-douzaine à votre fils avec un croûton de pain tendre. -- Ah! merci, monsieur Broussel, dit Friquet; merci, jaime justement beaucoup les abricots. Broussel alors passa chez sa femme et demanda son déjeuner. Il était neuf heures et demie. Le conseiller se mit à la fenêtre. La rue était complètement déserte, mais au loin on entendait, comme le bruit dune marée qui monte, limmense mugissement des ondes populaires qui grossissaient déjà autour de Notre-Dame. Ce bruit redoubla lorsque dArtagnan vint avec une compagnie de mousquetaires se poser aux portes de Notre-Dame pour faire faire le service de léglise. Il avait dit à Porthos de profiter de loccasion pour voir la cérémonie, et Porthos, en grande tenue, monta sur son plus beau cheval, faisant le mousquetaire honoraire, comme jadis si souvent dArtagnan lavait fait. Le sergent de cette compagnie, vieux soldat des guerres dEspagne, avait reconnu Porthos, son ancien compagnon, et bientôt il avait mis au courant chacun de ceux qui servaient sous ses ordres des hauts faits de ce géant, lhonneur des anciens mousquetaires de Tréville. Porthos non seulement avait été bien accueilli dans la compagnie mais encore il y était regardé avec admiration. À dix heures, le canon du Louvre annonça la sortie du roi. Un mouvement pareil à celui des arbres dont un vent dorage courbe et tourmente les cimes courut dans la multitude, qui sagita derrière les mousquets immobiles des gardes. Enfin le roi parut avec la reine dans un carrosse tout doré. Dix autres carrosses suivaient, renfermant les dames dhonneur, les officiers de la maison royale et toute la cour. -- Vive le roi! cria-t-on de toutes parts. Le jeune roi mit gravement la tête à la portière, fit une petite mine assez reconnaissante, et salua même légèrement, ce qui fit redoubler les cris de la multitude. Le cortège savança lentement et mit près dune demi-heure pour franchir lintervalle qui sépare le Louvre de la place Notre-Dame. Arrivé là, il se rendit peu à peu sous la voûte immense de la sombre métropole, et le service divin commença. Au moment où la cour prenait place, un carrosse aux armes de Comminges quitta la file des carrosses de la cour, et vint lentement se placer au bout de la rue Saint-Christophe, entièrement déserte. Arrivé là, quatre gardes et un exempt qui lescortaient montèrent dans la lourde machine et en fermèrent les mantelets; puis à travers un jour prudemment ménagé, lexempt se mit à guetter le long de la rue Cocatrix, comme sil attendait larrivée de quelquun. Tout le monde était occupé de la cérémonie, de sorte que ni le carrosse ni les précautions dont sentouraient ceux qui étaient dedans ne furent remarqués. Friquet, dont loeil toujours au guet eût pu seul les pénétrer, sen était allé savourer ses abricots sur lentablement dune maison du parvis Notre-Dame. De là il voyait le roi, la reine et M. de Mazarin et entendait la messe comme sil lavait servie. Vers la fin de loffice, la reine, voyant que Comminges attendait debout auprès delle une confirmation de lordre quelle lui avait déjà donné avant de quitter le Louvre, dit à demi-voix: -- Allez Comminges, et que Dieu vous assiste! Comminges partit aussitôt, sortit de léglise, et entra dans la rue Saint-Christophe. Friquet, qui vit ce bel officier marcher suivi de deux gardes, samusa à le suivre, et cela avec dautant plus dallégresse que la cérémonie finissait à linstant même et que le roi remontait dans son carrosse. À peine lexempt vit-il apparaître Comminges au bout de la rue Cocatrix, quil dit un mot au cocher, lequel mit aussitôt sa machine en mouvement et la conduisit devant la porte de Broussel. Comminges frappait à cette porte en même temps que la voiture sy arrêtait. Friquet attendait derrière Comminges que cette porte fût ouverte. -- Que fais-tu là, drôle? demanda Comminges. -- Jattends pour entrer chez maître Broussel, monsieur lofficier! dit Friquet de ce ton câlin que sait si bien prendre dans loccasion le gamin de Paris. -- Cest donc bien là quil demeure? demanda Comminges. -- Oui, monsieur. -- Et quel étage occupe-t-il? -- Toute la maison, dit Friquet; la maison est à lui. -- Mais où se tient-il ordinairement? -- Pour travailler, il se tient au second, mais pour prendre ses repas, il descend au premier; dans ce moment il doit dîner, car il est midi. -- Bien, dit Comminges. En ce moment on ouvrit. Lofficier interrogea le laquais, et apprit que maître Broussel était chez lui, et dînait effectivement. Comminges monta derrière le laquais, et Friquet monta derrière Comminges. Broussel était assis à table avec sa famille, ayant devant lui sa femme, à ses côtés ses deux filles, et au bout de la table son fils, Louvières, que nous avons vu déjà apparaître lors de laccident arrivé au conseiller, accident dont au reste il était parfaitement remis. Le bonhomme, revenu en pleine santé, goûtait donc les beaux fruits que lui avait envoyés madame de Longueville. Comminges, qui avait arrêté le bras du laquais au moment où celui- ci allait ouvrir la porte pour lannoncer, ouvrit la porte lui- même et se trouva en face de ce tableau de famille. À la vue de lofficier, Broussel se sentit quelque peu ému; mais, voyant quil saluait poliment, il se leva et salua aussi. Cependant, malgré cette politesse réciproque, linquiétude se peignit sur le visage des femmes; Louvières devint fort pâle et attendait impatiemment que lofficier sexpliquât. -- Monsieur, dit Comminges, je suis porteur dun ordre du roi. -- Fort bien, monsieur, répondit Broussel. Quel est cet ordre? Et il tendit la main. -- Jai commission de me saisir de votre personne, monsieur, dit Comminges, toujours sur le même ton, avec la même politesse, et si vous voulez bien men croire, vous vous épargnerez la peine de lire cette longue lettre et vous me suivrez. La foudre tombée au milieu de ces bonnes gens si paisiblement assemblés neût pas produit un effet plus terrible. Broussel recula tout tremblant. Cétait une terrible chose à cette époque que dêtre emprisonné par linimitié du roi. Louvières fit un mouvement pour sauter sur son épée, qui était sur une chaise dans langle de la salle; mais un coup doeil du bonhomme Broussel, qui au milieu de tout cela ne perdait pas la tête, contint ce mouvement désespéré. Madame Broussel, séparée de son mari par la largeur de la table, fondait en larmes, les deux jeunes filles tenaient leur père embrassé. -- Allons, monsieur, dit Comminges, hâtons-nous, il faut obéir au roi. -- Monsieur, dit Broussel, je suis en mauvaise santé et ne puis me rendre prisonnier en cet état; je demande du temps. -- Cest impossible, répondit Comminges, lordre est formel et doit être exécuté à linstant même. -- Impossible! dit Louvières; monsieur, prenez garde de nous pousser au désespoir. -- Impossible! dit une voix criarde au fond de la chambre. Comminges se retourna et vit dame Nanette son balai à la main et dont les yeux brillaient de tous les feux de la colère. -- Ma bonne Nanette, tenez-vous tranquille, dit Broussel, je vous en prie. -- Moi, me tenir tranquille quand on arrête mon maître, le soutien, le libérateur, le père du pauvre peuple! Ah bien oui! vous me connaissez encore... Voulez-vous vous en aller! dit-elle à Comminges. Comminges sourit. -- Voyons, monsieur, dit-il en se retournant vers Broussel, faites-moi taire cette femme et suivez-moi. -- Me faire taire, moi! moi! dit Nanette; ah bien oui! il en faudrait encore un autre que vous, mon bel oiseau du roi! Vous allez voir. Et dame Nanette sélança vers la fenêtre, louvrit, et dune voix si perçante quon put lentendre du parvis Notre-Dame: -- Au secours! cria-t-elle, on arrête mon maître! on arrête le conseiller Broussel! au secours! -- Monsieur, dit Comminges, déclarez-vous tout de suite: obéirez- vous ou comptez-vous faire rébellion au roi? -- Jobéis, jobéis, monsieur, sécria Broussel essayant de se dégager de létreinte de ses deux filles et de contenir du regard son fils toujours prêt à lui échapper. -- En ce cas, dit Comminges, imposez silence à cette vieille. -- Ah! vieille! dit Nanette. Et elle se mit à crier de plus belle en se cramponnant aux barres de la fenêtre: -- Au secours! au secours! pour maître Broussel, quon arrête parce quil a défendu le peuple; au secours! Comminges saisit la servante à bras-le-corps, et voulut larracher de son poste; mais au même instant une autre voix, sortant dune espèce dentresol, hurla dun ton de fausset: -- Au meurtre! au feu! à lassassin! On tue M. Broussel! on égorge M. Broussel! Cétait la voix de Friquet. Dame Nanette, se sentant soutenue, reprit alors avec plus de force et fit chorus. Déjà des têtes curieuses apparaissaient aux fenêtres. Le peuple, attiré au bout de la rue, accourait, des hommes, puis des groupes, puis une foule: on entendait les cris; on voyait un carrosse, mais on ne comprenait pas. Friquet sauta de lentresol sur limpériale de la voiture. -- Ils veulent arrêter M. Broussel! cria-t-il; il y a des gardes dans le carrosse, et lofficier est là-haut. La foule se mit à gronder et sapprocha des chevaux. Les deux gardes qui étaient restés dans lallée montèrent au secours de Comminges; ceux qui étaient dans le carrosse ouvrirent les portières et croisèrent la pique. -- Les voyez-vous? criait Friquet. Les voyez-vous? les voilà. Le cocher se retourna et envoya à Friquet un coup de fouet qui le fit hurler de douleur. -- Ah! cocher du diable! sécria Friquet, tu ten mêles? attends! Et il regagna son entresol, doù il accabla le cocher de tous les projectiles quil put trouver. Malgré la démonstration hostile des gardes, et peut-être même à cause de cette démonstration, la foule se mit à gronder et sapprocher des chevaux. Les gardes firent reculer les plus mutins à grands coups de pique. Cependant le tumulte allait toujours croissant; la rue ne pouvait plus contenir les spectateurs qui affluaient de toutes parts; la presse envahissait lespace que formaient encore entre eux et le carrosse les redoutables piques des gardes. Les soldats, repoussés comme par des murailles vivantes, allaient être écrasés contre les moyeux des roues et les panneaux de la voiture. Les cris: «Au nom du roi!» vingt fois répétés par lexempt, ne pouvaient rien contre cette redoutable multitude, et semblaient lexaspérer encore, quand, à ces cris: «Au nom du roi!», un cavalier accourut, et, voyant des uniformes fort maltraités, sélança dans la mêlée lépée à la main et apporta un secours inespéré aux gardes. Ce cavalier était un jeune homme de quinze à seize ans à peine, que la colère rendait pâle. Il mit pied à terre comme les autres gardes, sadossa au timon de la voiture, se fit un rempart de son cheval, tira de ses fontes les pistolets, quil passa à sa ceinture et commença à espadonner en homme à qui le maniement de lépée est chose familière. Pendant dix minutes, à lui seul le jeune homme soutint leffort de toute la foule. Alors on vit paraître Comminges poussant Broussel devant lui. -- Rompons le carrosse! criait le peuple. -- Au secours! criait la vieille. -- Au meurtre! criait Friquet en continuant de faire pleuvoir sur les gardes tout ce qui se trouvait sous sa main. -- Au nom du roi! criait Comminges. -- Le premier qui avance est mort! cria Raoul qui, se voyant pressé, fit sentir la pointe de son épée à une espèce de géant qui était prêt à lécraser, et qui, se sentant blessé, recula en hurlant. Car cétait Raoul qui, revenant de Blois, selon quil lavait promis au comte de La Fère, après cinq jours dabsence, avait voulu jouir du coup doeil de la cérémonie, et avait pris par les rues qui le conduiraient plus directement à Notre-Dame. Arrivé aux environs de la rue Cocatrix, il sétait trouvé entraîné par le flot du populaire, et à ce mot: «Au nom du roi!» il sétait rappelé le mot dAthos: «Servez le roi» et il était accouru combattre pour le roi, dont on maltraitait les gardes. Comminges jeta pour ainsi dire Broussel dans le carrosse et sélança derrière lui. En ce moment un coup darquebuse retentit, une balle traversa du haut en bas le chapeau de Comminges et cassa le bras dun garde. Comminges releva la tête et vit, au milieu de la fumée, la figure menaçante de Louvières qui apparaissait à la fenêtre du second étage. -- Cest bien, monsieur, dit Comminges, vous entendrez parler de moi. -- Et vous aussi, monsieur, dit Louvières, et nous verrons lequel parlera plus haut. Friquet et Nanette hurlaient toujours; les cris, le bruit du coup, lodeur de la poudre toujours si enivrante, faisaient leur effet. -- À mort lofficier! à mort! hurla la foule. Et il se fit un grand mouvement. -- Un pas de plus, cria Comminges en abattant les mantelets pour quon pût bien voir dans la voiture et en appuyant son épée sur la poitrine de Broussel, un pas de plus, et je tue le prisonnier; jai ordre de lamener mort ou vif, je lamènerai mort, voilà tout. Un cri terrible retentit: la femme et les filles de Broussel tendaient au peuple des mains suppliantes. Le peuple comprit que cet officier si pâle, mais qui paraissait si résolu, ferait comme il disait: on continua de menacer, mais on sécarta. Comminges fit monter avec lui dans la voiture le garde blessé, et ordonna aux autres de fermer la portière. -- Touche au palais, dit-il au cocher plus mort que vif. Celui-ci fouetta ses animaux, qui ouvrirent un large chemin dans la foule; mais en arrivant au quai, il fallut sarrêter. Le carrosse versa, les chevaux étaient portés, étouffés, broyés par la foule, Raoul, à pied, car il navait pas eu le temps de remonter à cheval, las de distribuer des coups de plat dépée, comme les gardes las de distribuer des coups de plat de lame, commençait à recourir à la pointe. Mais ce terrible et dernier recours ne faisait quexaspérer la multitude. On commençait de temps en temps à voir reluire aussi au milieu de la foule le canon dun mousquet ou la lame dune rapière; quelques coups de feu retentissaient, tirés en lair sans doute, mais dont lécho ne faisait pas moins vibrer les coeurs; les projectiles continuaient de pleuvoir des fenêtres. On entendait des voix que lon nentend que les jours démeute; on voyait des visages quon ne voit que les jours sanglants. Les cris: «À mort! à mort les gardes! à la Seine lofficier!» dominaient tout ce bruit, si immense quil fût. Raoul, son chapeau broyé, le visage sanglant, sentait que non seulement ses forces, mais encore sa raison, commençaient à labandonner; ses yeux nageaient dans un brouillard rougeâtre, et à travers ce brouillard il voyait cent bras menaçants sétendre sur lui, prêts à le saisir quand il tomberait. Comminges sarrachait les cheveux de rage dans le carrosse renversé. Les gardes ne pouvaient porter secours à personne, occupés quils étaient chacun à se défendre personnellement. Tout était fini: carrosse, chevaux, gardes, satellites et prisonnier peut-être, tout allait être dispersé par lambeaux, quand tout à coup une voix bien connue de Raoul retentit, quand soudain une large épée brilla en lair; au même instant la foule souvrit, trouée, renversée, écrasée: un officier de mousquetaires, frappant et taillant de droite et de gauche, courut à Raoul et le prit dans ses bras au moment où il allait tomber. -- Sangdieu! cria lofficier, lont-ils donc assassiné? En ce cas, malheur à eux! Et il se retourna si effrayant de vigueur, de colère et de menace, que les plus enragés rebelles se ruèrent les uns sur les autres pour senfuir et que quelques-uns roulèrent jusque dans la Seine. -- Monsieur dArtagnan, murmura Raoul. -- Oui, sangdieu! en personne, et heureusement pour vous, à ce quil paraît, mon jeune ami. Voyons! ici, vous autres, sécria-t- il en se redressant sur ses étriers et élevant son épée, appelant de la voix et du geste les mousquetaires qui navaient pu le suivre tant sa course avait été rapide. Voyons, balayez-moi tout cela! Aux mousquets! Portez armes! Apprêtez armes! En joue... À cet ordre les montagnes du populaire saffaissèrent si subitement, que dArtagnan ne put retenir un éclat de rire homérique. -- Merci, dArtagnan, dit Comminges, montrant la moitié de son corps par la portière du carrosse renversé; merci, mon jeune gentilhomme! Votre nom? que je le dise à la reine. Raoul allait répondre, lorsque dArtagnan se pencha à son oreille: -- Taisez-vous, dit-il, et laissez-moi répondre. Puis, se retournant vers Comminges: -- Ne perdez pas votre temps, Comminges, dit-il, sortez du carrosse si vous pouvez, et faites-en avancer un autre. -- Mais lequel? -- Pardieu, le premier venu qui passera sur le Pont-Neuf, ceux qui le montent seront trop heureux, je lespère, de prêter leur carrosse pour le service du roi. -- Mais, dit Comminges, je ne sais. -- Allez donc, ou, dans cinq minutes, tous les manants vont revenir avec des épées et des mousquets. Vous serez tué et votre prisonnier délivré. Allez. Et, tenez, voici justement un carrosse qui vient là-bas. Puis se penchant de nouveau vers Raoul: -- Surtout ne dites pas votre nom, lui souffla-t-il. Le jeune homme le regardait dun air étonné. -- Cest bien, jy cours, dit Comminges, et sils reviennent faites feu. -- Non pas, non pas, répondit dArtagnan, que personne ne bouge, au contraire: un coup de feu tiré en ce moment serait payé trop cher demain. Comminges prit ses quatre gardes et autant de mousquetaires et courut au carrosse. Il en fit descendre les gens qui sy trouvaient et le ramena près du carrosse versé. Mais lorsquil fallut transporter Broussel du char brisé dans lautre, le peuple, qui aperçut celui quil appelait son libérateur, poussa des hurlements inimaginables et se rua de nouveau vers le carrosse. -- Partez, dit dArtagnan. Voici dix mousquetaires pour vous accompagner, jen garde vingt pour contenir le peuple; partez et ne perdez pas une minute. Dix hommes pour monsieur de Comminges! Dix hommes se séparèrent de la troupe, entourèrent le nouveau carrosse et partirent au galop. Au départ du carrosse les cris redoublèrent; plus de dix mille hommes se pressaient sur le quai, encombrant le Pont-Neuf et les rues adjacentes. Quelques coups de feu partirent. Un mousquetaire fut blessé. -- En avant, cria dArtagnan poussé à bout et mordant sa moustache. Et il fit avec ses vingt hommes une charge sur tout ce peuple, qui se renversa épouvanté. Un seul homme demeura à sa place larquebuse à la main. -- Ah! dit cet homme, cest toi qui déjà as voulu lassassiner! attends! Et il abaissa son arquebuse sur dArtagnan, qui arrivait sur lui au triple galop. DArtagnan se pencha sur le cou de son cheval, le jeune homme fit feu; la balle coupa la plume de son chapeau. Le cheval emporté heurta limprudent qui, à lui seul, essayait darrêter une tempête, et lenvoya tomber contre la muraille. DArtagnan arrêta son cheval tout court, et tandis que ses mousquetaires continuaient de charger, il revint lépée haute sur celui quil avait renversé. -- Ah! monsieur, cria Raoul, qui reconnaissait le jeune homme pour lavoir vu rue Cocatrix, monsieur, épargnez-le, cest son fils. DArtagnan retint son bras prêt à frapper. -- Ah! vous êtes son fils, dit-il; cest autre chose. -- Monsieur, je me rends! dit Louvières tendant à lofficier son arquebuse déchargée. -- Eh non! ne vous rendez pas, mordieu! filez au contraire, et promptement; si je vous prends, vous serez pendu. Le jeune homme ne se le fit pas dire deux fois, il passa sous le cou du cheval et disparut au coin de la rue Guénégaud. -- Ma foi, dit dArtagnan à Raoul, il était temps que vous marrêtiez la main, cétait un homme mort, et, ma foi, quand jaurais su qui il était, jeusse eu regret de lavoir tué. -- Ah! monsieur, dit Raoul, permettez quaprès vous avoir remercié pour ce pauvre garçon, je vous remercie pour moi; moi aussi, monsieur, jallais mourir quand vous êtes arrivé. -- Attendez, attendez, jeune homme, et ne vous fatiguez pas à parler. Puis tirant dune de ses fontes un flacon plein de vin dEspagne: -- Buvez deux gorgées de ceci, dit-il. Raoul but et voulut renouveler ses remerciements. -- Cher, dit dArtagnan, nous parlerons de cela plus tard. Puis, voyant que les mousquetaires avaient balayé le quai depuis le Pont-Neuf jusquau quai Saint-Michel et quils revenaient, il leva son épée pour quils doublassent le pas. Les mousquetaires arrivèrent au trot; en même temps, de lautre côté du quai, arrivaient les dix hommes descorte que dArtagnan avait donnés à Comminges. -- Holà! dit dArtagnan sadressant à ceux-ci, est-il arrivé quelque chose de nouveau? -- Eh, monsieur, dit le sergent, leur carrosse sest encore brisé une fois; cest une véritable malédiction. DArtagnan haussa les épaules. -- Ce sont des maladroits, dit-il; quand on choisit un carrosse, il faut quil soit solide: le carrosse avec lequel on arrête un Broussel doit pouvoir porter dix mille hommes. -- Quordonnez-vous, mon lieutenant? -- Prenez le détachement et conduisez-le au quartier. -- Mais vous vous retirez donc seul? -- Certainement. Croyez-vous pas que jaie besoin descorte? -- Cependant... -- Allez donc. Les mousquetaires partirent et dArtagnan demeura seul avec Raoul. -- Maintenant, souffrez-vous? lui dit-il. -- Oui, monsieur, jai la tête lourde et brûlante. -- Quy a-t-il donc à cette tête? dit dArtagnan levant le chapeau. Ah! ah! une contusion. -- Oui, jai reçu, je crois, un pot de fleurs sur la tête. -- Canaille! dit dArtagnan. Mais vous avez des éperons, étiez- vous donc à cheval? -- Oui; mais jen suis descendu pour défendre M. de Comminges, et mon cheval a été pris. Et tenez, le voici. En effet, en ce moment même le cheval de Raoul passait monté par Friquet, qui courait au galop, agitant son bonnet de quatre couleurs et criant. -- Broussel! Broussel! -- Holà! arrête, drôle! cria dArtagnan, amène ici ce cheval. Friquet entendit bien; mais il fit semblant de ne pas entendre, et essaya de continuer son chemin. DArtagnan eut un instant envie de courir après maître Friquet, mais il ne voulut point laisser Raoul seul; il se contenta donc de prendre un pistolet dans ses fontes et de larmer. Friquet avait loeil vif et loreille fine, il vit le mouvement de dArtagnan, entendit le bruit du chien; il arrêta son cheval tout court. -- Ah! cest vous, monsieur lofficier, sécria-t-il en venant à dArtagnan, et je suis en vérité bien aise de vous rencontrer. DArtagnan regarda Friquet avec attention et reconnut le petit garçon de la rue de la Calandre. -- Ah! cest toi, drôle, dit-il; viens ici. -- Oui, cest moi, monsieur lofficier, dit Friquet de son air câlin. -- Tu as donc changé de métier? tu nes donc plus enfant de choeur? tu nes donc plus garçon de taverne? tu es donc voleur de chevaux? -- Ah! monsieur lofficier, peut-on dire! sécria Friquet, je cherchais le gentilhomme auquel appartient ce cheval, un beau cavalier brave comme un César... Il fit semblant dapercevoir Raoul pour la première fois... Ah! mais je ne me trompe pas, continua-t-il, le voici. Monsieur, vous noublierez pas le garçon, nest-ce pas? Raoul mit la main à sa poche. -- Quallez-vous faire? dit dArtagnan. -- Donner dix livres à ce brave garçon, répondit Raoul en tirant une pistole de sa poche. -- Dix coups de pied dans le ventre, dit dArtagnan. Va-ten, drôle! et noublie pas que jai ton adresse. Friquet, qui ne sattendait pas à en être quitte à si bon marché, ne fit quun bond du quai à la rue Dauphine, où il disparut. Raoul remonta sur son cheval, et tous deux marchant au pas, dArtagnan gardant le jeune homme comme si cétait son fils, prirent le chemin de la rue Tiquetonne. Tout le long de la route il y eut bien de sourds murmures et de lointaines menaces; mais, à laspect de cet officier à la tournure si militaire, à la vue de cette puissante épée qui pendait à son poignet soutenue par sa dragonne, on sécarta constamment, et aucune tentative sérieuse ne fut faite contre les deux cavaliers. On arriva donc sans accident à lhôte de _La Chevrette._ La belle Madeleine annonça à dArtagnan que Planchet était de retour et avait amené Mousqueton, lequel avait supporté héroïquement lextraction de la balle et se trouvait aussi bien que le comportait son état. DArtagnan ordonna alors dappeler Planchet; mais, si bien quon lappelât, Planchet ne répondit point: il avait disparu. -- Alors, du vin! dit dArtagnan. Puis quand le vin fut apporté et que dArtagnan fut seul avec Raoul: -- Vous êtes bien content de vous, nest-ce pas? dit-il en le regardant entre les deux yeux. -- Mais oui, dit Raoul; il me semble que jai fait mon devoir. Nai-je pas défendu le roi? -- Et qui vous dit de défendre le roi? -- Mais M. le comte de La Fère lui-même. -- Oui, le roi; mais aujourdhui vous navez pas défendu le roi, vous avez défendu Mazarin, ce qui nest pas la même chose. -- Mais, monsieur... -- Vous avez fait une énormité, jeune homme, vous vous êtes mêlé de choses qui ne vous regardent pas. -- Cependant vous-même... -- Oh! moi, cest autre chose; moi, jai dû obéir aux ordres de mon capitaine. Votre capitaine, à vous, cest M. le Prince. Entendez bien cela, vous nen avez pas dautre. Mais a-t-on vu, continua dArtagnan, cette mauvaise tête qui va se faire mazarin, et qui aide à arrêter Broussel! Ne soufflez pas un mot de cela, au moins, ou M. le comte de La Fère serait furieux. -- Vous croyez que M. le comte de La Fère se fâcherait contre moi? -- Si je le crois! jen suis sûr; sans cela je vous remercierais, car enfin vous avez travaillé pour nous. Aussi je vous gronde en son lieu et place; la tempête sera plus douce, croyez-moi. Puis, ajouta dArtagnan, juse, mon cher enfant, du privilège que votre tuteur ma concédé. -- Je ne vous comprends pas, monsieur, dit Raoul. DArtagnan se leva, alla à son secrétaire, prit une lettre et la présenta à Raoul. Dès que Raoul eut parcouru le papier, ses regards se troublèrent. -- Oh! mon Dieu, dit-il en levant ses beaux yeux tout humides de larmes sur dArtagnan, M. le comte a donc quitté Paris sans me voir? -- Il est parti il y a quatre jours, dit dArtagnan. -- Mais sa lettre semble indiquer quil court un danger de mort. -- Ah bien oui; lui, courir un danger de mort! soyez tranquille: non, il voyage pour affaire et va revenir bientôt; vous navez pas de répugnance, je lespère, à maccepter pour tuteur par intérim? -- Oh! non, monsieur dArtagnan, dit Raoul, vous êtes si brave gentilhomme et M. le comte de La Fère vous aime tant! -- Eh! mon Dieu! aimez-moi aussi; je ne vous tourmenterai guère, mais à la condition que vous serez frondeur, mon jeune ami, et très frondeur même. -- Mais puis-je continuer de voir madame de Chevreuse? -- Je le crois mordieu bien! et M. le coadjuteur aussi, et madame de Longueville aussi; et si le bonhomme Broussel était là, que vous avez si étourdiment contribué à faire arrêter, je vous dirais: Faites vos excuses bien vite à M. Broussel et embrassez-le sur les deux joues. -- Allons, monsieur, je vous obéirai, quoique je ne vous comprenne pas. -- Cest inutile que vous compreniez. Tenez, continua dArtagnan en se tournant vers la porte quon venait douvrir, voici M. du Vallon qui nous arrive avec ses habits tout déchirés. -- Oui, mais en échange, dit Porthos ruisselant de sueur et tout souillé de poussière, en échange jai déchiré bien des peaux. Ces croquants ne voulaient-ils pas môter mon épée! Peste! quelle émotion populaire! continua le géant avec son air tranquille; mais jen ai assommé plus de vingt avec le pommeau de Balizarde... Un doigt de vin, dArtagnan. -- Oh! je men rapporte à vous, dit le Gascon en remplissant le verre de Porthos jusquau bord; mais quand vous aurez bu, dites- moi votre opinion. Porthos avala le verre dun trait; puis, quand il leut posé sur la table et quil eut sucé sa moustache: -- Sur quoi? dit-il. -- Tenez, reprit dArtagnan, voici monsieur de Bragelonne qui voulait à toute force aider à larrestation de Broussel et que jai eu grand peine à empêcher de défendre M. de Comminges! -- Peste! dit Porthos; et le tuteur, quaurait-il dit sil eût appris cela? -- Voyez-vous, interrompit dArtagnan; frondez, mon ami, frondez et songez que je remplace M. le comte en tout. Et il fit sonner sa bourse. Puis, se retournant vers son compagnon: -- Venez-vous, Porthos? dit-il. -- Où cela? demanda Porthos en se versant un second verre de vin. -- Présenter nos hommages au cardinal. Porthos avala le second verre avec la même tranquillité quil avait bu le premier, reprit son feutre, quil avait déposé sur une chaise, et suivit dArtagnan. Quant à Raoul, il resta tout étourdi de ce quil voyait, dArtagnan lui ayant défendu de quitter la chambre avant que toute cette émotion se fût calmée. XLVIII. Le mendiant de Saint-Eustache DArtagnan avait calculé ce quil faisait en ne se rendant pas immédiatement au Palais-Royal: il avait donné le temps à Comminges de sy rendre avant lui, et par conséquent de faire part au cardinal des services éminents que lui, dArtagnan, et son ami avaient rendus dans cette matinée au parti de la reine. Aussi tous deux furent-ils admirablement reçus par Mazarin, qui leur fit force compliments et qui leur annonça que chacun deux était à plus de moitié chemin de ce quil désirait: cest-à-dire dArtagnan de son capitainat, et Porthos de sa baronnie. DArtagnan aurait mieux aimé de largent que tout cela, car il savait que Mazarin promettait facilement et tenait avec grand- peine: il estimait donc les promesses du cardinal comme viandes creuses; mais il ne parut pas moins très satisfait devant Porthos, quil ne voulait pas décourager. Pendant que les deux amis étaient chez le cardinal, la reine le fit demander. Le cardinal pensa que cétait un moyen de redoubler le zèle de ses deux défenseurs, en leur procurant les remerciements de la reine elle-même; il leur fit signe de le suivre. DArtagnan et Porthos lui montrèrent leurs habits tout poudreux et tout déchirés, mais le cardinal secoua la tête. -- Ces costumes-là, dit-il, valent mieux que ceux de la plupart des courtisans que vous trouverez chez la reine, car ce sont des costumes de bataille. DArtagnan et Porthos obéirent. La cour dAnne dAutriche était nombreuse et joyeusement bruyante, car, à tout prendre, après avoir remporté une victoire sur lEspagnol, on venait de remporter une victoire sur le peuple. Broussel avait été conduit hors de Paris sans résistance et devait être à cette heure dans les prisons de Saint-Germain; et Blancmesnil, qui avait été arrêté en même temps que lui, mais dont larrestation sétait opérée sans bruit et sans difficulté, était écroué au château de Vincennes. Comminges était près de la reine, qui linterrogeait sur les détails de son expédition; et chacun écoutait son récit, lorsquil aperçut à la porte, derrière le cardinal qui entrait, dArtagnan et Porthos. -- Eh! Madame, dit-il courant à dArtagnan, voici quelquun qui peut vous dire cela mieux que moi, car cest mon sauveur. Sans lui, je serais probablement dans ce moment arrêté aux filets de Saint-Cloud; car il ne sagissait de rien moins que de me jeter à la rivière. Parlez, dArtagnan, parlez. Depuis quil était lieutenant aux mousquetaires, dArtagnan sétait trouvé cent fois peut-être dans le même appartement que la reine, mais jamais celle-ci ne lui avait parlé. -- Eh bien, monsieur, après mavoir rendu un pareil service, vous vous taisez? dit Anne dAutriche. -- Madame, répondit dArtagnan, je nai rien à dire, sinon que ma vie est au service de Votre Majesté, et que je ne serai heureux que le jour où je la perdrai pour elle. -- Je sais cela, monsieur, je sais cela, dit la reine, et depuis longtemps. Aussi suis-je charmée de pouvoir vous donner cette marque publique de mon estime et de ma reconnaissance. -- Permettez-moi, Madame, dit dArtagnan, den reverser une part sur mon ami, ancien mousquetaire de la compagnie de Tréville, comme moi (il appuya sur ces mots), et qui a fait des merveilles, ajouta-t-il. -- Le nom de monsieur? demanda la reine. -- Aux mousquetaires, dit dArtagnan, il sappelait Porthos (la reine tressaillit), mais son véritable nom est le chevalier du Vallon. -- De Bracieux de Pierrefonds, ajouta Porthos. -- Ces noms sont trop nombreux pour que je me les rappelle tous, et je ne veux me souvenir que du premier, dit gracieusement la reine. Porthos salua. DArtagnan fit deux pas en arrière. Il y eut un cri de surprise dans la royale assemblée. Quoique M. le coadjuteur eût prêché le matin même, on savait quil penchait fort du côté de la Fronde; et Mazarin, en demandant à M. larchevêque de Paris de faire prêcher son neveu, avait eu évidemment lintention de porter à M. de Retz une de ces bottes à litalienne qui le réjouissaient si fort. En effet, au sortir de Notre-Dame, le coadjuteur avait appris lévénement. Quoique à peu près engagé avec les principaux frondeurs, il ne létait point assez pour quil ne pût faire retraite si la cour lui offrait les avantages quil ambitionnait et auxquels la coadjutorerie nétait quun acheminement. M. de Retz voulait être archevêque en remplacement de son oncle, et cardinal, comme Mazarin. Or, le parti populaire pouvait difficilement lui accorder ces faveurs toutes royales. Il se rendait donc au palais pour faire compliment à la reine sur la bataille de Lens, déterminé davance à agir pour ou contre la cour, selon que son compliment serait bien ou mal reçu. Le coadjuteur fut donc annoncé; il entra, et, à son aspect, toute cette cour triomphante redoubla de curiosité pour entendre ses paroles. Le coadjuteur avait à lui seul à peu près autant desprit que tous ceux qui étaient réunis là pour se moquer de lui. Aussi son discours fut-il si parfaitement habile, que, si bonne envie que les assistants eussent den rire, ils ny trouvaient point prise. Il termina en disant quil mettait sa faible puissance au service de Sa Majesté. La reine parut, tout le temps quelle dura, goûter fort la harangue de M. le coadjuteur; mais cette harangue terminée par cette phrase, la seule qui donnât prise aux quolibets, Anne se retourna, et un coup doeil décoché vers ses favoris leur annonça quelle leur livrait le coadjuteur. Aussitôt les plaisants de cour se lancèrent dans la mystification. Nogent-Bautru, le bouffon de la maison, sécria que la reine était bien heureuse de trouver les secours de la religion dans un pareil moment. Chacun éclata de rire. Le comte de Villeroy dit quil ne savait pas comment on avait pu craindre un instant, quand on avait pour défendre la cour contre le parlement et les bourgeois de Paris, M. le coadjuteur qui, dun signe, pouvait lever une armée de curés, de suisses et de bedeaux. Le maréchal de La Meilleraie ajouta que, le cas échéant où lon en viendrait aux mains, et où M. le coadjuteur ferait le coup de feu, il était fâcheux seulement que M. le coadjuteur ne pût pas être reconnu à un chapeau rouge dans la mêlée, comme Henri IV lavait été à sa plume blanche à la bataille dIvry. Gondy, devant cet orage quil pouvait rendre mortel pour les railleurs, demeura calme et sévère. La reine lui demanda alors sil avait quelque chose à ajouter au beau discours quil venait de lui faire. -- Oui, Madame, dit le coadjuteur, jai à vous prier dy réfléchir à deux fois avant de mettre la guerre civile dans le royaume. La reine tourna le dos et les rires recommencèrent. Le coadjuteur salua et sortit du palais en lançant au cardinal, qui le regardait, un de ces regards quon comprend entre ennemis mortels. Ce regard était si acéré, quil pénétra jusquau fond du coeur de Mazarin, et que celui-ci, sentant que cétait une déclaration de guerre, saisit le bras de dArtagnan et lui dit: -- Dans loccasion, monsieur, vous reconnaîtrez bien cet homme, qui vient de sortir, nest-ce pas? -- Oui, Monseigneur, dit-il. Puis, se tournant à son tour vers Porthos: -- Diable! dit-il, cela se gâte; je naime pas les querelles entre les gens Église. Gondy se retira en semant les bénédictions sur son passage et en se donnant le malin plaisir de faire tomber à ses genoux jusquaux serviteurs de ses ennemis. -- Oh! murmura-t-il en franchissant le seuil du palais, cour ingrate, cour perfide, cour lâche! je tapprendrai demain à rire, mais sur un autre ton. Mais tandis que lon faisait des extravagances de joie au Palais- Royal pour renchérir sur lhilarité de la reine, Mazarin, homme de sens, et qui dailleurs avait toute la prévoyance de la peur, ne perdait pas son temps à de vaines et dangereuses plaisanteries: il était sorti derrière le coadjuteur, assurait ses comptes, serrait son or, et faisait, par des ouvriers de confiance, pratiquer des cachettes dans ses murailles. En rentrant chez lui, le coadjuteur apprit quun jeune homme était venu après son départ et lattendait; il demanda le nom de ce jeune homme, et tressaillit de joie en apprenant quil sappelait Louvières. Il courut aussitôt à son cabinet; en effet le fils de Broussel, encore tout furieux et tout sanglant de la lutte contre les gens du roi, était là. La seule précaution quil eût prise pour venir à larchevêché avait été de déposer son arquebuse chez un ami. Le coadjuteur alla à lui et lui tendit la main. Le jeune homme le regarda comme sil eût voulu lire au fond de son coeur. -- Mon cher monsieur Louvières, dit le coadjuteur, croyez que je prends une part bien réelle au malheur qui vous arrive. -- Est-ce vrai et parlez-vous sérieusement? dit Louvières. -- Du fond du coeur, dit de Gondy. -- En ce cas, Monseigneur, le temps des paroles est passé, et lheure dagir est venue; Monseigneur, si vous le voulez, mon père, dans trois jours, sera hors de prison, et dans six mois vous serez cardinal. Le coadjuteur tressaillit. -- Oh! parlons franc, dit Louvières, et jouons cartes sur table. on ne sème pas pour trente mille écus daumônes comme vous lavez fait depuis six mois par pure charité chrétienne, ce serait trop beau. Vous êtes ambitieux, cest tout simple: vous êtes homme de génie et vous sentez votre valeur. Moi je hais la cour et nai, en ce moment-ci, quun seul désir, la vengeance. Donnez-nous le clergé et le peuple, dont vous disposez; moi, je vous donne la bourgeoisie et le parlement; avec ces quatre éléments, dans huit jours Paris est à nous, et, croyez-moi, monsieur le coadjuteur, la cour donnera par crainte ce quelle ne donnerait pas par bienveillance. Le coadjuteur regarda à son tour Louvières de son oeil perçant. -- Mais, monsieur Louvières, savez-vous que cest tout bonnement la guerre civile que vous me proposez là? -- Vous la préparez depuis assez longtemps, Monseigneur, pour quelle soit la bienvenue de vous. -- Nimporte, dit le coadjuteur, vous comprenez que cela demande réflexion? -- Et combien dheures demandez-vous? -- Douze heures, monsieur. Est-ce trop? -- Il est midi; à minuit je serai chez vous. -- Si je nétais pas rentré, attendez-moi. -- À merveille. À minuit, Monseigneur. -- À minuit, mon cher monsieur Louvières. Resté seul, Gondy manda chez lui tous les curés avec lesquels il était en relations. Deux heures après, il avait réuni trente desservants des paroisses les plus populeuses et par conséquent les plus remuantes de Paris. Gondy leur raconta linsulte quon venait de lui faire au Palais- Royal, et rapporta les plaisanteries de Bautru, du comte de Villeroy et du maréchal de La Meilleraie. Les curés lui demandèrent ce quil y avait à faire. -- Cest tout simple, dit le coadjuteur; vous dirigez les consciences, eh bien! sapez-y ce misérable préjugé de la crainte et du respect des rois; apprenez à vos ouailles que la reine est un tyran, et répétez, tant et si fort que chacun le sache, que les malheurs de la France viennent du Mazarin, son amant et son corrupteur; commencez loeuvre aujourdhui, à linstant même, et dans trois jours, je vous attends au résultat. En outre, si quelquun de vous a un bon conseil à me donner, quil reste, je lécouterai avec plaisir. Trois curés restèrent: celui de Saint-Merri, celui de Saint- Sulpice et celui de Saint-Eustache. Les autres se retirèrent. -- Vous croyez donc pouvoir maider encore plus efficacement que vos confrères? dit de Gondy. -- Nous lespérons, reprirent les curés. -- Voyons, monsieur le desservant de Saint-Merri, commencez. -- Monseigneur, jai dans mon quartier un homme qui pourrait vous être de la plus grande utilité. -- Quel est cet homme? -- Un marchand de la rue des Lombards, qui a la plus grande influence sur le petit commerce de son quartier. -- Comment lappelez-vous? -- Cest un nommé Planchet: il avait fait à lui seul une émeute il y a six semaines à peu près; mais, à la suite de cette émeute, comme on le cherchait pour le pendre, il a disparu. -- Et le retrouverez-vous? -- Je lespère, je ne crois pas quil ait été arrêté; et comme je suis confesseur de sa femme, si elle sait où il est, je le saurai. -- Bien, monsieur le curé, cherchez-moi cet homme-là, et si vous me le trouvez, amenez-le-moi. -- À quelle heure, Monseigneur? -- À six heures, voulez-vous? -- Nous serons chez vous à six heures, Monseigneur. -- Allez, mon cher curé, allez, et que Dieu vous seconde! Le curé sortit. -- Et vous, monsieur? dit Gondy en se retournant vers le curé de Saint-Sulpice. -- Moi, Monseigneur, dit celui-ci, je connais un homme qui a rendu de grands services à un prince très populaire, qui ferait un excellent chef de révoltés et que je puis mettre à votre disposition. -- Comment nommez-vous cet homme? -- M. le comte de Rochefort. -- Je le connais aussi; malheureusement il nest pas à Paris. -- Monseigneur, il est rue Cassette. -- Depuis quand? -- Depuis trois jours déjà. -- Et pourquoi nest-il pas venu me voir? -- On lui a dit... Monseigneur me pardonnera... -- Sans doute; dites. -- Que Monseigneur était en train de traiter avec la cour. Gondy se mordit les lèvres. -- On la trompé; amenez-le-moi à huit heures, monsieur le curé, et que Dieu vous bénisse comme je vous bénis! Le second curé sinclina et sortit. -- À votre tour, monsieur, dit le coadjuteur en se tournant vers le dernier restant. Avez-vous aussi bien à moffrir que ces deux messieurs qui nous quittent? -- Mieux, Monseigneur. -- Diable! faites attention que vous prenez là un terrible engagement: lun ma offert un marchand, lautre ma offert un comte; vous allez donc moffrir un prince, vous? -- Je vais vous offrir un mendiant, Monseigneur. -- Ah! ah! fit Gondy réfléchissant, vous avez raison, monsieur le curé; quelquun qui soulèverait toute cette légion de pauvres qui encombrent les carrefours de Paris et qui saurait leur faire crier, assez haut pour que toute la France lentendît, que cest le Mazarin qui les a réduits à la besace. -- Justement jai votre homme. -- Bravo! et quel est cet homme? -- Un simple mendiant comme je vous lai dit, Monseigneur, qui demande laumône en donnant de leau bénite sur les marches de léglise Saint-Eustache depuis six ans à peu près. -- Et vous dites quil a une grande influence sur ses pareils? -- Monseigneur sait-il que la mendicité est un corps organisé, une espèce dassociation de ceux qui ne possèdent pas contre ceux qui possèdent, une association dans laquelle chacun apporte sa part, et qui relève dun chef? -- Oui, jai déjà entendu dire cela, reprit le coadjuteur. -- Eh bien! cet homme que je vous offre est un syndic général. -- Et que savez-vous de cet homme? -- Rien, Monseigneur, sinon quil me paraît tourmenté de quelque remords. -- Qui vous le fait croire? -- Tous les 28 de chaque mois, il me fait dire une messe pour le repos de lâme dune personne morte de mort violente; hier encore jai dit cette messe. -- Et vous lappelez? -- Maillard; mais je ne pense pas que ce soit son véritable nom. -- Et croyez-vous quà cette heure nous le trouvions à son poste? -- Parfaitement. -- Allons voir votre mendiant, monsieur le curé; et sil est tel que vous me le dites, vous avez raison, cest vous qui aurez trouvé le véritable trésor. Et Gondy shabilla en cavalier, mit un large feutre avec une plume rouge, ceignit une longue épée, boucla des éperons à ses bottes, senveloppa dun ample manteau et suivit le curé. Le coadjuteur et son compagnon traversèrent toutes les rues qui séparent larchevêché de léglise Saint-Eustache, examinant avec soin lesprit du peuple. Le peuple était ému, mais, comme un essaim dabeilles effarouchées, semblait ne savoir sur quelle place sabattre, et il était évident que, si lon ne trouvait des chefs à ce peuple, tout se passerait en bourdonnements. En arrivant à la rue des Prouvaires, le curé étendit la main vers le parvis de léglise. -- Tenez, dit-il, le voilà, il est à son poste. Gondy regarda du côté indiqué, et aperçut un pauvre assis sur une chaise et adossé à une des moulures; il avait près de lui un petit seau et tenait un goupillon à la main. -- Est-ce par privilège, dit Gondy, quil se tient là? -- Non, Monseigneur, dit le curé, il a traité avec son prédécesseur de la place de donneur deau bénite. -- Traité? -- Oui, ces places sachètent; je crois que celui-ci a payé la sienne cent pistoles. -- Le drôle est donc riche? -- Quelques-uns de ces hommes meurent en laissant parfois vingt mille, vingt-cinq mille, trente mille livres et même plus. -- Hum! fit Gondy en riant, je ne croyais pas si bien placer mes aumônes. Cependant on savançait vers le parvis; au moment où le curé et le coadjuteur mettaient le pied sur la première marche de léglise, le mendiant se leva et tendit son goupillon. Cétait un homme de soixante-six à soixante-huit ans, petit, assez gros, aux cheveux gris, aux yeux fauves. Il y avait sur sa figure la lutte de deux principes opposés, une nature mauvaise domptée par la volonté, peut-être par le repentir. En voyant le cavalier qui accompagnait le curé, il tressaillit légèrement et le regarda dun air étonné. Le curé et le coadjuteur touchèrent le goupillon du bout des doigts et firent le signe de la croix; le coadjuteur jeta une pièce dargent dans le chapeau qui était à terre. -- Maillard, dit le curé, nous sommes venus, monsieur et moi, pour causer un instant avec vous. -- Avec moi! dit le mendiant; cest bien de lhonneur pour un pauvre donneur deau bénite. Il y avait dans la voix du pauvre un accent dironie quil ne put dominer tout à fait et qui étonna le coadjuteur. -- Oui, continua le curé qui semblait habitué à cet accent, oui, nous avons voulu savoir ce que vous pensiez des événements daujourdhui, et ce que vous en avez entendu dire aux personnes qui entrent à léglise et qui en sortent. Le mendiant hocha la tête. -- Ce sont de tristes événements, monsieur le curé, qui, comme toujours, retombent sur le pauvre peuple. Quant à ce quon en dit, tout le monde est mécontent, tout le monde se plaint, mais qui dit tout le monde ne dit personne. -- Expliquez-vous, mon cher ami, dit le coadjuteur. -- Je dis que tous ces cris, toutes ces plaintes, toutes ces malédictions ne produiront quune tempête et des éclairs, voilà tout; mais que le tonnerre ne tombera que lorsquil y aura un chef pour le diriger. -- Mon ami, dit Gondy, vous me paraissez un habile homme; seriez- vous disposé à vous mêler dune petite guerre civile dans le cas où nous en aurions une, et à mettre à la disposition de ce chef, si nous en trouvions un, votre pouvoir personnel et linfluence que vous avez acquise sur vos camarades? -- Oui, monsieur, pourvu que cette guerre fût approuvée par Église, et par conséquent pût me conduire au but que je veux atteindre, cest-à-dire à la rémission de mes péchés. -- Cette guerre sera non seulement approuvée, mais encore dirigée par elle. Quant à la rémission de vos péchés, nous avons M. larchevêque de Paris qui tient de grands pouvoirs de la cour de Rome, et même M. le coadjuteur qui possède des indulgences plénières; nous vous recommanderions à lui. -- Songez, Maillard, dit le curé, que cest moi qui vous ai recommandé à monsieur qui est un seigneur tout-puissant, et qui en quelque sorte ai répondu de vous. -- Je sais, monsieur le curé, dit le mendiant, que vous avez toujours été excellent pour moi; aussi, de mon côté, suis-je tout disposé à vous être agréable. -- Et croyez-vous votre pouvoir aussi grand sur vos confrères que me le disait tout à lheure M. le curé? -- Je crois quils ont pour moi une certaine estime, dit le mendiant avec orgueil, et que non seulement ils feront tout ce que je leur ordonnerai, mais encore que partout où jirai ils me suivront. -- Et pouvez-vous me répondre de cinquante hommes bien résolus, de bonnes âmes oisives et bien animées, de braillards capables de faire tomber les murs du Palais-Royal en criant: «À bas le Mazarin!» comme tombaient autrefois ceux de Jéricho? -- Je crois, dit le mendiant, que je puis être chargé de choses plus difficiles et plus importantes que cela. -- Ah! ah! dit Gondy, vous chargeriez-vous donc dans une nuit de faire une dizaine de barricades? -- Je me chargerais den faire cinquante, et, le jour venu, de les défendre. -- Pardieu, dit de Gondy, vous parlez avec une assurance qui me fait plaisir, et puisque M. le curé me répond de vous... -- Jen réponds, dit le curé. -- Voici un sac contenant cinq cents pistoles en or, faites toutes vos dispositions, et dites-moi où je puis vous retrouver ce soir à dix heures. -- Il faudrait que ce fût dans un endroit élevé, et doù un signal fait pût être vu dans tous les quartiers de Paris. -- Voulez-vous que je vous donne un mot pour le vicaire de Saint- Jacques-la-Boucherie? Il vous introduira dans une des chambres de la tour, dit le curé. -- À merveille, dit le mendiant. -- Donc, dit le coadjuteur, ce soir, à dix heures; et si je suis content de vous, il y aura à votre disposition un autre sac de cinq cents pistoles. Les yeux du mendiant brillèrent davidité, mais il réprima cette émotion. -- À ce soir, monsieur, répondit-il, tout sera prêt. Et il reporta sa chaise dans léglise, rangea près de sa chaise son seau et son goupillon, alla prendre de leau bénite au bénitier, comme sil navait pas confiance dans la sienne, et sortit de léglise. XLIX. La tour de Saint-Jacques-la-Boucherie À six heures moins un quart, M. de Gondy avait fait toutes ses courses et était rentré à larchevêché. À six heures on annonça le curé de Saint-Merri. Le coadjuteur jeta vivement les yeux derrière lui et vit quil était suivi dun autre homme. -- Faites entrer, dit-il. Le curé entra, et Planchet avec lui. -- Monseigneur, dit le curé de Saint-Merri, voici la personne dont jai eu lhonneur de vous parler. Planchet salua de lair dun homme qui a fréquenté les bonnes maisons. -- Et vous êtes disposé à servir la cause du peuple? demanda Gondy. -- Je crois bien, dit Planchet: je suis frondeur dans lâme. Tel que vous me voyez, Monseigneur, je suis condamné à être pendu. -- Et à quelle occasion? -- Jai tiré des mains des sergents de Mazarin un noble seigneur quils reconduisaient à la Bastille, où il était depuis cinq ans. -- Vous le nommez? -- Oh! Monseigneur le connaît bien: cest le comte de Rochefort. -- Ah! vraiment oui! dit le coadjuteur, jai entendu parler de cette affaire: vous aviez soulevé tout le quartier, ma-t-on dit? -- À peu près, dit Planchet dun air satisfait de lui-même. -- Et vous êtes de votre état?... -- Confiseur, rue des Lombards. -- Expliquez-moi comment il se fait quexerçant un état si pacifique vous ayez des inclinations si belliqueuses? -- Comment Monseigneur, étant Église, me reçoit-il maintenant en habit de cavalier, avec lépée au côté et les éperons aux bottes? -- Pas mal répondu, ma foi! dit Gondy en riant; mais, vous le savez, jai toujours eu, malgré mon rabat, des inclinations guerrières. -- Eh bien, Monseigneur, moi, avant dêtre confiseur, jai été trois ans sergent au régiment de Piémont, et avant dêtre trois ans au régiment de Piémont, jai été dix-huit mois laquais de M. dArtagnan. -- Le lieutenant aux mousquetaires? demanda Gondy. -- Lui-même, Monseigneur. -- Mais on le dit mazarin enragé? -- Heu... fit Planchet. -- Que voulez-vous dire? -- Rien, Monseigneur. M. dArtagnan est au service; M. dArtagnan fait son état de défendre Mazarin, qui le paye, comme nous faisons, nous autres bourgeois, notre état dattaquer le Mazarin, qui nous vole. -- Vous êtes un garçon intelligent, mon ami, peut-on compter sur vous? -- Je croyais, dit Planchet, que M. le curé vous avait répondu pour moi. -- En effet; mais jaime à recevoir cette assurance de votre bouche. -- Vous pouvez compter sur moi, Monseigneur, pourvu quil sagisse de faire un bouleversement par la ville. -- Il sagit justement de cela. Combien dhommes croyez-vous pouvoir rassembler dans la nuit? -- Deux cents mousquets et cinq cents hallebardes. -- Quil y ait seulement un homme par chaque quartier qui en fasse autant, et demain nous aurons une assez forte armée. -- Mais oui. -- Seriez-vous disposé à obéir au comte de Rochefort? -- Je le suivrais en enfer; et ce nest pas peu dire, car je le crois capable dy descendre. -- Bravo! -- À quel signe pourra-t-on distinguer demain les amis des ennemis? -- Tout frondeur peut mettre un noeud de paille à son chapeau. -- Bien. Donnez la consigne. -- Avez-vous besoin dargent? -- Largent ne fait jamais de mal en aucune chose, Monseigneur. Si on nen a pas, on sen passera; si on en a, les choses niront que plus vite et mieux. Gondy alla à un coffre et tira un sac. -- Voici cinq cents pistoles, dit-il; et si laction va bien, comptez demain sur pareille somme. -- Je rendrai fidèlement compte à Monseigneur de cette somme, dit Planchet en mettant le sac sous son bras. -- Cest bien, je vous recommande le cardinal. -- Soyez tranquille, il est en bonnes mains. Planchet sortit, le curé resta un peu en arrière. -- Êtes-vous content, Monseigneur? dit-il. -- Oui, cet homme ma lair dun gaillard résolu. -- Eh bien, il fera plus quil na promis. -- Cest merveilleux alors. Et le curé rejoignit Planchet, qui lattendait sur lescalier. Dix minutes après on annonçait le curé de Saint-Sulpice. Dès que la porte du cabinet de Gondy fut ouverte, un homme sy précipita, cétait le comte de Rochefort. -- Cest donc vous, mon cher comte! dit de Gondy en lui tendant la main. -- Vous êtes donc enfin décidé, Monseigneur? dit Rochefort. -- Je lai toujours été, dit Gondy. -- Ne parlons plus de cela, vous le dites, je vous crois; nous allons donner le bal au Mazarin. -- Mais... je lespère. -- Et quand commencera la danse? -- Les invitations se font pour cette nuit, dit le coadjuteur, mais les violons ne commenceront à jouer que demain matin. -- Vous pouvez compter sur moi et sur cinquante soldats que ma promis le chevalier dHumières, dans loccasion où jen aurais besoin. -- Sur cinquante soldats? -- Oui; il fait des recrues et me les prête; la fête finie, sil en manque, je les remplacerai. -- Bien, mon cher Rochefort; mais ce nest pas tout. -- Quy a-t-il encore? demanda Rochefort en souriant. -- M. de Beaufort, quen avez-vous fait? -- Il est dans le Vendômois, où il attend que je lui écrive de revenir à Paris. -- Écrivez-lui, il est temps. -- Vous êtes donc sûr de votre affaire? -- Oui, mais il faut quil se presse; car à peine le peuple de Paris va-t-il être révolté, que nous aurons dix princes pour un qui voudront se mettre à sa tête: sil tarde, il trouvera la place prise. -- Puis-je lui donner avis de votre part? -- Oui, parfaitement. -- Puis-je lui dire quil doit compter sur vous? -- À merveille. -- Et vous lui laisserez tout pouvoir? -- Pour la guerre, oui; quant à la politique... -- Vous savez que ce nest pas son fort. -- Il me laissera négocier à ma guise mon chapeau de cardinal. -- Vous y tenez? -- Puisquon me force de porter un chapeau dune forme qui ne me convient pas, dit Gondy, je désire au moins que ce chapeau soit rouge. -- Il ne faut pas disputer des goûts et des couleurs, dit Rochefort en riant; je réponds de son consentement. -- Et vous lui écrivez ce soir? -- Je fais mieux que cela, je lui envoie un messager. -- Dans combien de jours peut-il être ici? -- Dans cinq jours. -- Quil vienne, et il trouvera un changement. -- Je le désire. -- Je vous en réponds. -- Ainsi? -- Allez rassembler vos cinquante hommes et tenez-vous prêt. -- À quoi? -- À tout. -- Y a-t-il un signe de ralliement? -- Un noeud de paille au chapeau. -- Cest bien. Adieu, Monseigneur. -- Adieu, mon cher Rochefort. -- Ah! mons Mazarin, mons Mazarin! dit Rochefort en entraînant son curé, qui navait pas trouvé moyen de placer un mot dans ce dialogue, vous verrez si je suis trop vieux pour être un homme daction! Il était neuf heures et demie, il fallait bien une demi-heure au coadjuteur pour se rendre de larchevêché à la tour de Saint- Jacques-la-Boucherie. Le coadjuteur remarqua quune lumière veillait à lune des fenêtres les plus élevées de la tour. -- Bon, dit-il, notre syndic est à son poste. Il frappa, on vint lui ouvrir. Le vicaire lui-même lattendait et le conduisit en léclairant jusquau haut de la tour; arrivé là, il lui montra une petite porte, posa la lumière dans un angle de la muraille pour que le coadjuteur pût la trouver en sortant, et descendit. Quoique la clef fût à la porte, le coadjuteur frappa. -- Entrez, dit une voix que le coadjuteur reconnut pour celle du mendiant. De Gondy entra. Cétait effectivement le donneur deau bénite du parvis Saint-Eustache. Il attendait couché sur une espèce de grabat. En voyant entrer le coadjuteur il se leva. Dix heures sonnèrent. -- Eh bien! dit Gondy, mas-tu tenu parole? -- Pas tout à fait, dit le mendiant. -- Comment cela? -- Vous mavez demandé cinq cents hommes, nest-ce pas? -- Oui, eh bien? -- Eh bien! je vous en aurai deux mille. -- Tu ne te vantes pas? -- Voulez-vous une preuve? -- Oui. Trois chandelles étaient allumées, chacune delles brûlant devant une fenêtre dont lune donnait sur la Cité, lautre sur le Palais- Royal, lautre sur la rue Saint-Denis. Lhomme alla silencieusement à chacune des trois chandelles et les souffla lune après lautre. Le coadjuteur se trouva dans lobscurité, la chambre nétait plus éclairée que par le rayon incertain de la lune perdue dans les gros nuages noirs dont elle frangeait dargent les extrémités. -- Quas-tu fait? dit le coadjuteur. -- Jai donné le signal. -- Lequel? -- Celui des barricades. -- Ah! ah! -- Quand vous sortirez dici vous verrez mes hommes à loeuvre. Prenez seulement garde de vous casser les jambes en vous heurtant à quelque chaîne ou en vous laissant tomber dans quelque trou. -- Bien! Voici la somme, la même que celle que tu as reçue. Maintenant souviens-toi que tu es un chef et ne va pas boire. -- Il y a vingt ans que je nai bu que de leau. Lhomme prit le sac des mains du coadjuteur, qui entendit le bruit que faisait la main en fouillant et en maniant les pièces dor. -- Ah! ah! dit le coadjuteur, tu es avare, mon drôle. Le mendiant poussa un soupir et rejeta le sac. -- Serai-je donc toujours le même, dit-il, et ne parviendrai-je jamais à dépouiller le vieil homme? O misère, ô vanité! -- Tu le prends, cependant. -- Oui, mais je fais voeu devant vous demployer ce qui me restera à des oeuvres pies. Son visage était pâle et contracté comme lest celui dun homme qui vient de subir une lutte intérieure. -- Singulier homme! murmura Gondy. Et il prit son chapeau pour sen aller, mais en se retournant il vit le mendiant entre lui et la porte. Son premier mouvement fut que cet homme lui voulait quelque mal. Mais bientôt, au contraire, il lui vit joindre les deux mains et il tomba à genoux. -- Monseigneur, lui dit-il, avant de me quitter, votre bénédiction, je vous prie. -- Monseigneur! sécria Gondy; mon ami, tu me prends pour un autre. -- Non, Monseigneur, je vous prends pour ce que vous êtes, cest- à-dire pour M. le coadjuteur; je vous ai reconnu du premier coup doeil. Gondy sourit. -- Et tu veux ma bénédiction? dit-il. -- Oui, jen ai besoin. Le mendiant dit ces paroles avec un ton dhumilité si grande et de repentir si profond, que Gondy étendit sa main sur lui et lui donna sa bénédiction avec toute lonction dont il était capable. -- Maintenant, dit le coadjuteur, il y a communion entre nous. Je tai béni et tu mes sacré, comme à mon tour je le suis pour toi. Voyons, as-tu commis quelque crime que poursuive la justice humaine dont je puisse te garantir? Le mendiant secoua la tête. -- Le crime que jai commis, Monseigneur, ne relève point de la justice humaine, et vous ne pouvez men délivrer quen me bénissant souvent comme vous venez de le faire. -- Voyons, sois franc, dit le coadjuteur, tu nas pas fait toute ta vie le métier que tu fais? -- Non, Monseigneur, je ne le fais pas depuis six ans. -- Avant de le faire, où étais-tu? -- À la Bastille. -- Et avant dêtre à la Bastille? -- Je vous le dirai, Monseigneur, le jour où vous voudrez bien mentendre en confession. -- Cest bien. À quelque heure du jour ou de la nuit que tu te présentes, souviens-toi que je suis prêt à te donner labsolution. -- Merci, Monseigneur, dit le mendiant dune voix sourde, mais je ne suis pas encore prêt à la recevoir. -- Cest bien. Adieu. -- Adieu, Monseigneur, dit le mendiant en ouvrant la porte et en se courbant devant le prélat. Le coadjuteur prit la chandelle, descendit et sortit tout rêveur. L. Lémeute Il était onze heures de la nuit à peu près. Gondy neut pas fait cent pas dans les rues de Paris quil saperçut du changement étrange qui sétait opéré. Toute la ville semblait habitée dêtres fantastiques; on voyait des ombres silencieuses qui dépavaient les rues, dautres qui traînaient et qui renversaient des charrettes, dautres qui creusaient des fossés à engloutir des compagnies entières de cavaliers. Tous ces personnages si actifs allaient, venaient, couraient, pareils à des démons accomplissant quelque oeuvre inconnue: cétaient les mendiants de la cour des Miracles, cétaient les agents du donneur deau bénite du parvis Saint- Eustache qui préparaient les barricades du lendemain. Gondy regardait ces hommes de lobscurité, ces travailleurs nocturnes, avec une certaine épouvante; il se demandait si, après avoir fait sortir toutes ces créatures immondes de leurs repaires, il aurait le pouvoir de les y faire rentrer. Quand quelquun de ces êtres sapprochait de lui, il était prêt à faire le signe de la croix. Il gagna la rue Saint-Honoré et la suivit en savançant vers la rue de la Ferronnerie. Là, laspect changea: cétaient des marchands qui couraient de boutique en boutique; les portes semblaient fermées comme les contrevents; mais elles nétaient que poussées, si bien quelles souvraient et se refermaient aussitôt pour donner entrée à des hommes qui semblaient craindre de laisser voir ce quils portaient; ces hommes, cétaient les boutiquiers qui ayant des armes en prêtaient à ceux qui nen avaient pas. Un individu allait de porte en porte, pliant sous le poids dépées, darquebuses, de mousquetons, darmes de toute espèce, quil déposait au fur et à mesure. À la lueur dune lanterne, le coadjuteur reconnut Planchet. Le coadjuteur regagna le quai par la rue de la Monnaie; sur le quai, des groupes de bourgeois en manteaux noirs et gris, selon quils appartenaient à la haute ou à la basse bourgeoisie, stationnaient immobiles, tandis que des hommes isolés passaient dun groupe à lautre. Tous ces manteaux gris ou noirs étaient relevés par-derrière par la pointe dune épée, par-devant par le canon dune arquebuse ou dun mousqueton. En arrivant sur le Pont-Neuf, le coadjuteur trouva ce pont gardé; un homme sapprocha de lui. -- Qui êtes-vous? demanda cet homme; je ne vous reconnais pas pour être des nôtres. -- Cest que vous ne reconnaissez pas vos amis, mon cher monsieur Louvières, dit le coadjuteur en levant son chapeau. Louvières le reconnut et sinclina. Gondy poursuivit sa route et descendit jusquà la tour de Nesle. Là, il vit une longue file de gens qui se glissaient le long des murs. On eût dit dune procession de fantômes, car ils étaient tous enveloppés de manteaux blancs. Arrivés à un certain endroit, tous ces hommes semblaient sanéantir lun après lautre comme si la terre eût manqué sous leurs pieds. Gondy saccouda dans un angle et les vit disparaître depuis le premier jusquà lavant- dernier. Le dernier leva les yeux pour sassurer sans doute que lui et ses compagnons nétaient point épiés, et malgré lobscurité il aperçut Gondy. Il marcha droit à lui et lui mit le pistolet sous la gorge. -- Holà! monsieur de Rochefort, dit Gondy en riant, ne plaisantons pas avec les armes à feu. Rochefort reconnut la voix. -- Ah! cest vous, Monseigneur? dit-il. -- Moi-même. Quelles gens menez-vous ainsi dans les entrailles de la terre? -- Mes cinquante recrues du chevalier dHumières, qui sont destinées à entrer dans les chevau-légers, et qui ont pour tout équipement reçu leurs manteaux blancs. -- Et vous allez? -- Chez un sculpteur de mes amis; seulement nous descendons par la trappe où il introduit ses marbres. -- Très bien, dit Gondy. Et il donna une poignée de main à Rochefort, qui descendit à son tour et referma la trappe derrière lui. Le coadjuteur rentra chez lui. Il était une heure du matin. Il ouvrit la fenêtre et se pencha pour écouter. Il se faisait par toute la ville une rumeur étrange, inouïe, inconnue; on sentait quil se passait dans toutes ces rues, obscures comme des gouffres, quelque chose dinusité et de terrible. De temps en temps un grondement pareil à celui dune tempête qui samasse ou dune houle qui monte se faisait entendre; mais rien de clair, rien de distinct, rien dexplicable ne se présentait à lesprit: on eût dit de ces bruits mystérieux et souterrains qui précèdent les tremblements de terre. Loeuvre de révolte dura toute la nuit ainsi. Le lendemain, Paris en séveillant sembla tressaillir à son propre aspect. On eût dit dune ville assiégée. Des hommes armés se tenaient sur les barricades loeil menaçant, le mousquet à lépaule; des mots dordre, des patrouilles, des arrestations, des exécutions même, voilà ce que le passant trouvait à chaque pas. On arrêtait les chapeaux à plumes et les épées dorées pour leur faire crier: _Vive Broussel! à bas le Mazarin!_ et quiconque se refusait à cette cérémonie était hué, conspué et même battu. On ne tuait pas encore, mais on sentait que ce nétait pas lenvie qui en manquait. Les barricades avaient été poussées jusquauprès du Palais-Royal. De la rue des Bons-Enfants à celle de la Ferronnerie, de la rue Saint-Thomas-du-Louvre au Pont-Neuf, de la rue Richelieu à la porte Saint-Honoré, il y avait plus de dix mille hommes armés, dont les plus avancés criaient des défis aux sentinelles impassibles du régiment des gardes placées en vedettes tout autour du Palais-Royal, dont les grilles étaient refermées derrière elles, précaution qui rendait leur situation précaire. Au milieu de tout cela circulaient, par bandes de cent, de cent cinquante, de deux cents, des hommes hâves, livides, déguenillés, portant des espèces détendards où étaient écrits ces mots:_ Voyez la misère du peuple!_ Partout où passaient ces gens, des cris frénétiques se faisaient entendre; et il y avait tant de bandes semblables, que lon criait partout. Létonnement dAnne dAutriche et de Mazarin fut grand à leur lever, quand on vint leur annoncer que la Cité, que la veille au soir ils avaient laissée tranquille, se réveillait fiévreuse et tout en émotion; aussi ni lun ni lautre ne voulaient-ils croire les rapports quon leur faisait, disant quils ne sen rapporteraient de cela quà leurs yeux et à leurs oreilles. On leur ouvrit une fenêtre. Ils virent, ils entendirent et ils furent convaincus. Mazarin haussa les épaules et fit semblant de mépriser fort cette populace, mais il pâlit visiblement et, tout tremblant, courut à son cabinet, enfermant son or et ses bijoux dans ses cassettes, et passant à ses doigts ses plus beaux diamants. Quant à la reine, furieuse et abandonnée à sa seule volonté, elle fit venir le maréchal de La Meilleraie, lui ordonna de prendre autant dhommes quil lui plairait et daller voir ce que cétait que cette _plaisanterie._ Le maréchal était dordinaire fort aventureux et ne doutait de rien, ayant ce haut mépris de la populace que professaient pour elle les gens dépée; il prit cent cinquante hommes et voulut sortir par le pont du Louvre, mais là il rencontra Rochefort et ses cinquante chevau-légers accompagnés de plus de quinze cents personnes. Il ny avait pas moyen de forcer une pareille barrière. Le maréchal ne lessaya même point et remonta le quai. Mais au Pont-Neuf il trouva Louvières et ses bourgeois. Cette fois le maréchal essaya de charger, mais il fut accueilli à coups de mousquet, tandis que les pierres tombaient comme grêle par toutes les fenêtres. Il y laissa trois hommes. Il battit en retraite vers le quartier des Halles, mais il y trouva Planchet et ses hallebardiers. Les hallebardes se couchèrent menaçantes vers lui; il voulut passer sur le ventre à tous ces manteaux gris, mais les manteaux gris tinrent bon, et le maréchal recula vers la rue Saint-Honoré, laissant sur le champ quatre de ses gardes qui avaient été tués tout doucement à larme blanche. Alors il sengagea dans la rue Saint-Honoré; mais là il rencontra les barricades du mendiant de Saint-Eustache. Elles étaient gardées, non seulement par des hommes armés, mais encore par des femmes et des enfants. Maître Friquet, possesseur dun pistolet et dune épée que lui avait donnés Louvières, avait organisé une bande de drôles comme lui, et faisait un bruit à tout rompre. Le maréchal crut ce point plus mal gardé que les autres et voulut le forcer. Il fit mettre pied à terre à vingt hommes pour forcer et ouvrir cette barricade, tandis que lui et le reste de sa troupe à cheval protégeraient les assaillants. Les vingt hommes marchèrent droit à lobstacle; mais, là, de derrière les poutres, dentre les roues des charrettes, du haut des pierres, une fusillade terrible partit, et au bruit de cette fusillade, les hallebardiers de Planchet apparurent au coin du cimetière des Innocents, et les bourgeois de Louvières au coin de la rue de la Monnaie. Le maréchal de La Meilleraie était pris entre deux feux. Le maréchal de La Meilleraie était brave, aussi résolut-il de mourir où il était. Il rendit coups pour coups, et les hurlements de douleur commencèrent à retentir dans la foule. Les gardes, mieux exercés, tiraient plus juste, mais les bourgeois, plus nombreux, les écrasaient sous un véritable ouragan de fer. Les hommes tombaient autour de lui comme ils auraient pu tomber à Rocroy ou à Lérida. Fontrailles, son aide de camp, avait le bras cassé, son cheval avait reçu une balle dans le cou, et il avait grandpeine à le maîtriser, car la douleur le rendait presque fou. Enfin, il en était à ce moment suprême où le plus brave sent le frisson dans ses veines et la sueur sur son front, lorsque tout à coup la foule souvrit du côté de la rue de lArbre-Sec en criant: -- _Vive le coadjuteur!_ et Gondy, en rochet et en camail, parut, passant tranquille au milieu de la fusillade, et distribuant à droite et à gauche ses bénédictions avec autant de calme que sil conduisait la procession de la Fête-Dieu. Tout le monde tomba à genoux. Le maréchal le reconnut et courut à lui. -- Tirez-moi dici, au nom du ciel, dit-il, ou jy laisserai ma peau et celle de tous mes hommes. Il se faisait un tumulte au milieu duquel on neût pas entendu gronder le tonnerre du ciel. Gondy leva la main et réclama le silence. On se tut. -- Mes enfants, dit-il, voici M. le maréchal de La Meilleraie, aux intentions duquel vous vous êtes trompés, et qui sengage, en rentrant au Louvre, à demander en votre nom, à la reine, la liberté de notre Broussel. Vous y engagez-vous, maréchal? ajouta Gondy en se tournant vers La Meilleraie. -- Morbleu! sécria celui-ci, je le crois bien que je my engage! Je nespérais pas en être quitte à si bon marché. -- Il vous donne sa parole de gentilhomme, dit Gondy. Le maréchal leva la main en signe dassentiment. -- «Vive le coadjuteur!» cria la foule. Quelques voix ajoutèrent même.»Vive le maréchal!» mais toutes reprirent en choeur: «À bas le Mazarin!» La foule souvrit, le chemin de la rue Saint-Honoré était le plus court. On ouvrit les barricades, et le maréchal et le reste de sa troupe firent retraite, précédés par Friquet et ses bandits, les uns faisant semblant de battre du tambour, les autres imitant le son de la trompette. Ce fut presque une marche triomphante: seulement, derrière les gardes, les barricades se refermaient; le maréchal rongeait ses poings. Pendant ce temps, comme nous lavons dit, Mazarin était dans son cabinet, mettant ordre à ses petites affaires. Il avait fait demander dArtagnan; mais, au milieu de tout ce tumulte, il nespérait pas le voir, dArtagnan nétant pas de service. Au bout de dix minutes le lieutenant parut sur le seuil, suivi de son inséparable Porthos. -- Ah! venez, venez, _monsou_ dArtagnan, sécria le cardinal, et soyez le bienvenu, ainsi que votre ami. Mais que se passe-t-il donc dans ce damné Paris? -- Ce qui se passe, Monseigneur! rien de bon, dit dArtagnan en hochant la tête; la ville est en pleine révolte, et tout à lheure, comme je traversais la rue Montorgueil avec M. du Vallon que voici et qui est bien votre serviteur, malgré mon uniforme et peut-être même à cause de mon uniforme, on a voulu nous faire crier: Vive Broussel! et faut-il que je dise, Monseigneur, ce quon a voulu nous faire crier encore? -- Dites, dites. -- Et: À bas Mazarin! Ma foi, voilà le grand mot lâché. Mazarin sourit, mais devint fort pâle. -- Et vous avez crié? dit-il. -- Ma foi non, dit dArtagnan, je nétais pas en voix; M. du Vallon est enrhumé et na pas crié non plus. Alors, Monseigneur... -- Alors quoi? demanda Mazarin. -- Regardez mon chapeau et mon manteau. Et dArtagnan montra quatre trous de balle dans son manteau et deux dans son feutre. Quant à lhabit de Porthos, un coup de hallebarde lavait ouvert sur le flanc, et un coup de pistolet avait coupé sa plume. -- _Diavolo_! dit le cardinal pensif et en regardant les deux amis avec une naïve admiration, jaurais crié, moi! En ce moment le tumulte retentit plus rapproché. Mazarin sessuya le front en regardant autour de lui. Il avait bonne envie daller à la fenêtre, mais il nosait. -- Voyez donc ce qui se passe, monsieur dArtagnan, dit-il. DArtagnan alla à la fenêtre avec son insouciance habituelle. -- Oh! oh! dit-il, quest-ce que cela? le maréchal de La Meilleraie qui revient sans chapeau, Fontrailles qui porte son bras en écharpe, des gardes blessés, des chevaux tout en sang... Eh! mais... que font donc les sentinelles! elles mettent en joue, elles vont tirer! -- On leur a donné la consigne de tirer sur le peuple, sécria Mazarin, si le peuple approchait du Palais-Royal. -- Mais si elles font feu, tout est perdu! sécria dArtagnan. -- Nous avons les grilles. -- Les grilles! il y en a pour cinq minutes; les grilles! elles seront arrachées, tordues, broyées!... Ne tirez pas, mordieu! sécria dArtagnan en ouvrant la fenêtre. Malgré cette recommandation, qui, au milieu du tumulte, navait pu être entendue, trois ou quatre coups de mousquet retentirent, puis une fusillade terrible leur succéda; on entendit cliqueter les balles sur la façade du Palais-Royal, une delles passa sous le bras de dArtagnan et alla briser une glace dans laquelle Porthos se mirait avec complaisance. -- Ohimé! sécria le cardinal; une glace de Venise! -- Oh! Monseigneur, dit dArtagnan en refermant tranquillement la fenêtre, ne pleurez pas encore, cela nen vaut pas la peine, car il est probable que dans une heure il nen restera pas une au Palais-Royal, de toutes vos glaces, quelles soient de Venise ou de Paris. -- Mais quel est donc votre avis, alors? dit le cardinal tout tremblant. -- Eh morbleu! de leur rendre Broussel, puisquils vous le redemandent! Que diable voulez-vous faire dun conseiller au parlement? ce nest bon à rien! -- Et vous, monsieur du Vallon, est-ce votre avis? Que feriez- vous? -- Je rendrais Broussel, dit Porthos. -- Venez, venez, messieurs, sécria Mazarin, je vais parler de la chose à la reine. Au bout du corridor il sarrêta. -- Je puis compter sur vous, nest-ce pas, messieurs? dit-il. -- Nous ne nous donnons pas deux fois, dit dArtagnan, nous nous sommes donnés à vous, ordonnez, nous obéirons. -- Eh bien! dit Mazarin, entrez dans ce cabinet, et attendez. En faisant un détour, il rentra dans le salon par une autre porte. LI. Lémeute se fait révolte Le cabinet où lon avait fait entrer dArtagnan et Porthos nétait séparé du salon où se trouvait la reine que par des portières de tapisserie. Le peu dépaisseur de la séparation permettait donc dentendre tout ce qui se passait, tandis que louverture qui se trouvait entre les deux rideaux, si étroite quelle fût, permettait de voir. La reine était debout dans ce salon, pâle de colère; mais cependant sa puissance sur elle-même était si grande, quon eût dit quelle néprouvait aucune émotion. Derrière elle étaient Comminges, Villequier et Guitaut; derrière les hommes, les femmes. Devant elle, le chancelier Séguier, le même qui, vingt ans auparavant, lavait si fort persécutée, racontait que son carrosse venait dêtre brisé, quil avait été poursuivi, quil sétait jeté dans lHôtel dO ..., que lhôtel avait été aussitôt envahi, pillé, dévasté; heureusement il avait eu le temps de gagner un cabinet perdu dans la tapisserie, où une vieille femme lavait enfermé avec son frère lévêque de Meaux. Là, le danger avait été si réel, les forcenés sétaient approchés de ce cabinet avec de telles menaces, que le chancelier avait cru que son heure était venue, et quil sétait confessé à son frère, afin dêtre tout prêt à mourir sil était découvert. Heureusement ne lavait-il point été: le peuple, croyant quil sétait évadé par quelque porte de derrière, sétait retiré et lui avait laissé la retraite libre. Il sétait alors déguisé avec les habits du marquis dO... et il était sorti de lhôtel, enjambant par-dessus les corps de son exempt et de deux gardes qui avaient été tués en défendant la porte de la rue. Pendant ce récit, Mazarin était entré, et sans bruit sétait glissé près de la reine et écoutait. -- Eh bien! demanda la reine quand le chancelier eut fini, que pensez-vous de cela? -- Je pense que la chose est fort grave, Madame. -- Mais quel conseil me proposez-vous? -- Jen proposerais bien un à Votre Majesté, mais je nose. -- Osez, osez, monsieur, dit la reine avec un sourire amer, vous avez bien osé autre chose. Le chancelier rougit et balbutia quelques mots. -- Il nest pas question du passé, mais du présent, dit la reine. Vous avez dit que vous aviez un conseil à me donner, quel est-il? -- Madame, dit le chancelier en hésitant, ce serait de relâcher Broussel. La reine, quoique très pâle, pâlit visiblement encore et sa figure se contracta. -- Relâcher Broussel! dit-elle, jamais! En ce moment on entendit des pas dans la salle précédente, et, sans être annoncé, le maréchal de La Meilleraie parut sur le seuil de la porte. -- Ah! vous voilà, maréchal! sécria Anne dAutriche avec joie, vous avez mis toute cette canaille à la raison, jespère? -- Madame, dit le maréchal, jai laissé trois hommes au Pont-Neuf, quatre aux Halles, six au coin de la rue de lArbre-Sec et deux à la porte de votre palais, en tout quinze. Je ramène dix ou douze blessés. Mon chapeau est resté je ne sais où, emporté par une balle et, selon toute probabilité, je serais resté avec mon chapeau, sans M. le coadjuteur, qui est venu et qui ma tiré daffaire. -- Ah! au fait, dit la reine, cela meût étonnée de ne pas voir ce basset à jambes torses mêlé dans tout cela. -- Madame, dit La Meilleraie en riant, nen dites pas trop de mal devant moi, car le service quil ma rendu est encore tout chaud. -- Cest bon, dit la reine, soyez-lui reconnaissant tant que vous voudrez; mais cela ne mengage pas, moi. Vous voilà sain et sauf, cest tout ce que je désirais; soyez non seulement le bienvenu, mais le bien revenu. -- Oui, Madame; mais je suis le bien revenu à une condition, cest que je vous transmettrai les volontés du peuple. -- Des volontés! dit Anne dAutriche en fronçant le sourcil. Oh! oh! monsieur le maréchal, il faut que vous vous soyez trouvé dans un bien grand danger, pour vous charger dune ambassade si étrange! Et ces mots furent prononcés avec un accent dironie qui néchappa point au maréchal. -- Pardon, Madame, dit le maréchal, je ne suis pas avocat, je suis homme de guerre, et par conséquent peut-être je comprends mal la valeur des mots; cest le _désir_ et non la volonté du peuple que jaurais dû dire. Quant à ce que vous me faites lhonneur de me répondre, je crois que vous vouliez dire que jai eu peur. La reine sourit. -- Eh bien! oui, Madame, jai eu peur; cest la troisième fois de ma vie que cela marrive, et cependant je me suis trouvé à douze batailles rangées et je ne sais combien de combats et descarmouches: oui, jai eu peur, et jaime mieux être en face de Votre Majesté, si menaçant que soit son sourire, quen face de ces démons denfer qui mont accompagné jusquici et qui sortent je ne sais doù. -- Bravo! dit tout bas dArtagnan à Porthos, bien répondu. -- Eh bien! dit la reine se mordant les lèvres, tandis que les courtisans se regardaient avec étonnement, quel est ce désir de mon peuple? -- Quon lui rende Broussel, Madame, dit le maréchal. -- Jamais! dit la reine, jamais! -- Votre Majesté est la maîtresse, dit La Meilleraie saluant en faisant un pas en arrière. -- Où allez-vous, maréchal? dit la reine. -- Je vais rendre la réponse de Votre Majesté à ceux qui lattendent. -- Restez, maréchal, je ne veux pas avoir lair de parlementer avec des rebelles. -- Madame, jai donné ma parole, dit le maréchal. -- Ce qui veut dire?... -- Que si vous ne me faites pas arrêter, je suis forcé de descendre. Les yeux dAnne dAutriche lancèrent deux éclairs. -- Oh! quà cela ne tienne, monsieur, dit-elle, jen ai fait arrêter de plus grands que vous; Guitaut! Mazarin sélança. -- Madame, dit-il, si josais à mon tour vous donner un avis... -- Serait-ce aussi de rendre Broussel, monsieur? En ce cas vous pouvez vous en dispenser. -- Non, dit Mazarin, quoique peut-être celui-là en vaille bien un autre. -- Que serait-ce, alors? -- Ce serait dappeler M. le coadjuteur. -- Le coadjuteur! sécria la reine, cet affreux brouillon! Cest lui qui a fait toute cette révolte. -- Raison de plus, dit Mazarin; sil la faite, il peut la défaire. -- Et tenez, Madame, dit Comminges qui se tenait près dune fenêtre par laquelle il regardait; tenez, loccasion est bonne, car le voici qui donne sa bénédiction sur la place du Palais- Royal. La reine sélança vers la fenêtre. -- Cest vrai, dit-elle, le maître hypocrite! voyez! -- Je vois, dit Mazarin, que tout le monde sagenouille devant lui, quoiquil ne soit que coadjuteur; tandis que si jétais à sa place on me mettrait en pièces, quoique je sois cardinal. Je persiste donc, Madame, dans _mon désir_ (Mazarin appuya sur ce mot) que Votre Majesté reçoive le coadjuteur. -- Et pourquoi ne dites-vous pas, vous aussi, dans _votre volonté?_ répondit la reine à voix basse. Mazarin sinclina. La reine demeura un instant pensive. Puis relevant la tête: -- Monsieur le maréchal, dit-elle, allez me chercher M. le coadjuteur, et me lamenez. -- Et que dirai-je au peuple? demanda le maréchal. -- Quil ait patience, dit Anne dAutriche; je lai bien, moi! Il y avait dans la voix de la fière Espagnole un accent si impératif, que le maréchal ne fit aucune observation; il sinclina et sortit. DArtagnan se retourna vers Porthos: -- Comment cela va-t-il finir? dit-il. -- Nous le verrons bien, dit Porthos avec son air tranquille. Pendant ce temps Anne dAutriche allait à Comminges et lui parlait tout bas. Mazarin, inquiet, regardait du côté où étaient dArtagnan et Porthos. Les autres assistants échangeaient des paroles à voix basse. La porte se rouvrit; le maréchal parut, suivi du coadjuteur. -- Voici, Madame, dit-il, M. de Gondy qui sempresse de se rendre aux ordres de Votre Majesté. La reine fit quelques pas à sa rencontre et sarrêta froide, sévère, immobile et la lèvre inférieure dédaigneusement avancée. Gondy sinclina respectueusement. -- Eh bien, monsieur, dit la reine, que dites-vous de cette émeute? -- Que ce nest déjà plus une émeute, Madame, répondit le coadjuteur, mais une révolte. -- La révolte est chez ceux qui pensent que mon peuple puisse se révolter! sécria Anne incapable de dissimuler devant le coadjuteur, quelle regardait à bon titre peut-être, comme le promoteur de toute cette émotion. La révolte, voilà comment appellent ceux qui la désirent le mouvement quils ont fait eux- mêmes; mais, attendez, attendez, lautorité du roi y mettra bon ordre. -- Est-ce pour me dire cela, Madame, répondit froidement Gondy, que Votre Majesté ma admis à lhonneur de sa présence? -- Non, mon cher coadjuteur, dit Mazarin, cétait pour vous demander votre avis dans la conjoncture fâcheuse où nous nous trouvons. -- Est-il vrai, demanda de Gondy en feignant lair dun homme étonné, que Sa Majesté mait fait appeler pour me demander un conseil? -- Oui, dit la reine, on la voulu. Le coadjuteur sinclina. -- Sa Majesté désire donc... -- Que vous lui disiez ce que vous feriez à sa place, sempressa de répondre Mazarin. Le coadjuteur regarda la reine, qui fit un signe affirmatif. -- À la place de Sa Majesté, dit froidement Gondy, je nhésiterais pas, je rendrais Broussel. -- Et si je ne le rends pas, sécria la reine, que croyez-vous quil arrive? -- Je crois quil ny aura pas demain pierre sur pierre dans Paris, dit le maréchal. -- Ce nest pas vous que jinterroge, dit la reine dun ton sec et sans même se retourner, cest M. de Gondy. -- Si cest moi que Sa Majesté interroge, répondit le coadjuteur avec le même calme, je lui dirai que je suis en tout point de lavis de monsieur le maréchal. Le rouge monta au visage de la reine, ses beaux yeux bleus parurent prêts à lui sortir de la tête; ses lèvres de carmin, comparées par tous les poètes du temps à des grenades en fleur, pâlirent et tremblèrent de rage: elle effraya presque Mazarin lui- même, qui pourtant était habitué aux fureurs domestiques de ce ménage tourmenté: -- Rendre Broussel! sécria-t-elle enfin avec un sourire effrayant: le beau conseil, par ma foi! On voit bien quil vient dun prêtre! Gondy tint ferme. Les injures du jour semblaient glisser sur lui comme les sarcasmes de la veille; mais la haine et la vengeance samassaient silencieusement et goutte à goutte au fond de son coeur. Il regarda froidement la reine, qui poussait Mazarin pour lui faire dire à son tour quelque chose. Mazarin, selon son habitude, pensait beaucoup et parlait peu. -- Hé! hé! dit-il, bon conseil dami. Moi aussi je le rendrais, ce bon _monsou_ Broussel, mort ou vif, et tout serait fini. -- Si vous le rendiez mort, tout serait fini, comme vous dites, Monseigneur, mais autrement que vous ne lentendez. -- Ai-je dit mort ou vif? reprit Mazarin: manière de parler; vous savez que jentends bien mal le français, que vous parlez et écrivez si bien, vous, _monsou_ le coadjuteur. -- Voilà un conseil État, dit dArtagnan à Porthos, mais nous en avons tenu de meilleurs à La Rochelle, avec Athos et Aramis. -- Au bastion Saint-Gervais, dit Porthos. -- Là, et ailleurs. Le coadjuteur laissa passer laverse, et reprit, toujours avec le même flegme: -- Madame, si Votre Majesté ne goûte pas lavis que je lui soumets, cest sans doute parce quelle en a de meilleurs à suivre; je connais trop la sagesse de la reine et celle de ses conseillers pour supposer quon laissera longtemps la ville capitale dans un trouble qui peut amener une révolution. -- Ainsi donc, à votre avis, reprit en ricanant lEspagnole qui se mordait les lèvres de colère, cette émeute dhier, qui aujourdhui est déjà une révolte, peut demain devenir une révolution? -- Oui, Madame, dit gravement le coadjuteur. -- Mais, à vous entendre, monsieur, les peuples auraient donc oublié tout frein? -- Lannée est mauvaise pour les rois, dit Gondy en secouant la tête, regardez en Angleterre, Madame. -- Oui, mais heureusement nous navons point en France dOlivier Cromwell, répondit la reine. -- Qui sait? dit Gondy, ces hommes-là sont pareils à la foudre: on ne les connaît que lorsquils frappent. Chacun frissonna, et il se fit un moment de silence. Pendant ce temps, la reine avait ses deux mains appuyées sur sa poitrine; on voyait quelle comprimait les battements précipités de son coeur. -- Porthos, murmura dArtagnan, regardez bien ce prêtre. -- Bon, je le vois, dit Porthos. Eh bien? -- Eh bien! cest un homme. Porthos regarda dArtagnan dun air étonné; il était évident quil ne comprenait point parfaitement ce que son ami voulait dire. -- Votre Majesté, continua impitoyablement le coadjuteur, va donc prendre les mesures qui conviennent. Mais je les prévois terribles et de nature à irriter encore les mutins. -- Eh bien, alors, vous, monsieur le coadjuteur, qui avez tant de puissance sur eux et qui êtes notre ami, dit ironiquement la reine, vous les calmerez en leur donnant vos bénédictions. -- Peut-être sera-t-il trop tard, dit Gondy toujours de glace, et peut-être aurai-je perdu moi-même toute influence, tandis quen leur rendant leur Broussel, Votre Majesté coupe toute racine à la sédition et prend droit de châtier cruellement toute recrudescence de révolte. -- Nai-je donc pas ce droit? sécria la reine. -- Si vous lavez, usez-en, répondit Gondy. -- Peste! dit dArtagnan à Porthos, voilà un caractère comme je les aime; que nest-il ministre, et que ne suis-je son dArtagnan, au lieu dêtre à ce bélître de Mazarin! Ah! mordieu! les beaux coups que nous ferions ensemble! -- Oui, dit Porthos. La reine, dun signe, congédia la cour, excepté Mazarin. Gondy sinclina et voulut se retirer comme les autres. -- Restez, monsieur, dit la reine. -- Bon, dit Gondy en lui-même, elle va céder. -- Elle va le faire tuer, dit dArtagnan à Porthos; mais, en tout cas, ce ne sera point par moi. Je jure Dieu, au contraire, que si lon arrive sur lui, je tombe sur les arrivants. -- Moi aussi, dit Porthos. -- Bon! murmura Mazarin en prenant un siège, nous allons voir du nouveau. La reine suivait des yeux les personnes qui sortaient. Quand la dernière eut refermé la porte, elle se retourna. On voyait quelle faisait des efforts inouïs pour dompter sa colère; elle séventait, elle respirait des cassolettes, elle allait et venait. Mazarin restait sur le siège où il sétait assis, paraissant réfléchir. Gondy, qui commençait à sinquiéter, sondait des yeux toutes les tapisseries, tâtait la cuirasse quil portait sous sa longue robe, et de temps en temps cherchait sous son camail si le manche dun bon poignard espagnol quil y avait caché était bien à la portée de sa main. -- Voyons, dit la reine en sarrêtant enfin, voyons, maintenant que nous sommes seuls, répétez votre conseil, monsieur le coadjuteur. -- Le voici, Madame: feindre une réflexion, reconnaître publiquement une erreur, ce qui est la force des gouvernements forts, faire sortir Broussel de sa prison et le rendre au peuple. -- Oh! sécria Anne dAutriche, mhumilier ainsi! Suis-je oui ou non la reine? Toute cette canaille qui hurle est-elle ou non la foule de mes sujets? Ai-je des amis, des gardes? Ah! par Notre- Dame! comme disait la reine Catherine, continua-t-elle en se montant à ses propres paroles, plutôt que de leur rendre cet infâme Broussel, je létranglerais de mes propres mains! Et elle sélança les poings crispés vers Gondy, que certes en ce moment elle détestait pour le moins autant que Broussel. Gondy demeura immobile, pas un muscle de son visage ne bougea; seulement son regard glacé se croisa comme un glaive avec le regard furieux de la reine. -- Voilà un homme mort, sil y a encore quelque Vitry à la cour et que le Vitry entre en ce moment, dit le Gascon. Mais moi, avant quil arrive à ce bon prélat, je tue le Vitry, et net! M. le cardinal de Mazarin men saura un gré infini. -- Chut! dit Porthos; écoutez donc. -- Madame! sécria le cardinal en saisissant Anne dAutriche et en la tirant en arrière; Madame, que faites-vous? Puis il ajouta en espagnol: -- Anne, êtes-vous folle? vous faites ici des querelles de bourgeoise, vous, une reine! et ne voyez-vous pas que vous avez devant vous, dans la personne de ce prêtre, tout le peuple de Paris, auquel il est dangereux de faire insulte en ce moment, et que, si ce prêtre le veut, dans une heure vous naurez plus de couronne! Allons donc, plus tard, dans une autre occasion, vous tiendrez ferme et fort, mais aujourdhui ce nest pas lheure; aujourdhui, flattez et caressez, ou vous nêtes quune femme vulgaire. Aux premiers mots de ce discours, dArtagnan avait saisi le bras de Porthos et lavait serré progressivement; puis quand Mazarin se fut tu: -- Porthos, dit-il tout bas, ne dites jamais devant Mazarin que jentends lespagnol ou je suis un homme perdu et vous aussi. -- Bon, dit Porthos. Cette rude semonce, empreinte dune éloquence qui caractérisait Mazarin lorsquil parlait italien ou espagnol, et quil perdait entièrement lorsquil parlait français, fut prononcée avec un visage impénétrable qui ne laissa soupçonner à Gondy, si habile physionomiste quil fût, quun simple avertissement dêtre plus modérée. De son côté aussi, la reine rudoyée sadoucit tout à coup; elle laissa pour ainsi dire tomber de ses yeux le feu, de ses joues le sang, de ses lèvres la colère verbeuse. Elle sassit, et dune voix humide de pleurs, laissant tomber ses bras abattus à ses côtés: -- Pardonnez-moi, monsieur le coadjuteur, dit-elle, et attribuez cette violence à ce que je souffre. Femme, et par conséquent assujettie aux faiblesses de mon sexe, je meffraie de la guerre civile; reine et accoutumée à être obéie, je memporte aux premières résistances. -- Madame, dit de Gondy en sinclinant, Votre Majesté se trompe en qualifiant de résistance mes sincères avis. Votre Majesté na que des sujets soumis et respectueux. Ce nest point à la reine que le peuple en veut, il appelle Broussel, et voilà tout, trop heureux de vivre sous les lois de Votre Majesté, si toutefois Votre Majesté lui rend Broussel, ajouta Gondy en souriant. Mazarin qui, à ces mots:_ Ce nest pas à la reine que le peuple en veut_, avait déjà dressé loreille, croyant que le coadjuteur allait parler des cris: «À bas le Mazarin!», sut gré à Gondy de cette suppression, et dit de sa voix la plus soyeuse et avec son visage le plus gracieux: -- Madame, croyez-en le coadjuteur, qui est lun des plus habiles politiques que nous ayons; le premier chapeau de cardinal qui vaquera semble fait pour sa noble tête. -- Ah! que tu as besoin de moi, rusé coquin! dit de Gondy. -- Et que nous promettra-t-il à nous, dit dArtagnan, le jour où on voudra le tuer? Peste, sil donne comme cela des chapeaux, apprêtons-nous, Porthos, et demandons chacun un régiment dès demain. Corbleu! que la guerre civile dure une année seulement, et je ferai redorer pour moi lépée de connétable! -- Et moi? dit Porthos. -- Toi! je te ferai donner le bâton de maréchal de M. de La Meilleraie, qui ne me paraît pas en grande faveur en ce moment. -- Ainsi, monsieur, dit la reine, sérieusement, vous craignez lémotion populaire? -- Sérieusement, Madame, reprit Gondy étonné de ne pas être plus avancé; je crains, quand le torrent a rompu sa digue, quil ne cause de grands ravages. -- Et moi, dit la reine, je crois que dans ce cas, il lui faut opposer des digues nouvelles. Allez, je réfléchirai. Gondy regarda Mazarin dun air étonné. Mazarin sapprocha de la reine pour lui parler. En ce moment on entendit un tumulte effroyable sur la place du Palais-Royal. Gondy sourit, le regard de la reine senflamma, Mazarin devint très pâle. -- Quest-ce encore? dit-il. En ce moment Comminges se précipita dans le salon. -- Pardon, Madame, dit Comminges à la reine en entrant, mais le peuple a broyé les sentinelles contre les grilles, et en ce moment il force les portes: quordonnez-vous? -- Écoutez, Madame, dit Gondy. Le mugissement des flots, le bruit de la foudre, les rugissements dun volcan, ne peuvent point se comparer à la tempête de cris qui séleva au ciel en ce moment. -- Ce que jordonne? dit la reine. -- Oui, le temps presse. -- Combien dhommes à peu près avez-vous au Palais-Royal? -- Six cents hommes. -- Mettez cent hommes autour du roi, et avec le reste balayez-moi toute cette populace. -- Madame, dit Mazarin, que faites-vous? -- Allez! dit la reine. Comminges sortit avec lobéissance passive du soldat. En ce moment un craquement horrible se fit entendre, une des portes commençait à céder. -- Eh! Madame, dit Mazarin, vous nous perdez tous, le roi, vous et moi. Anne dAutriche, à ce cri parti de lâme du cardinal effrayé, eut peur à son tour, elle rappela Comminges. -- Il est trop tard! dit Mazarin en sarrachant les cheveux, il est trop tard! La porte céda, et lon entendit les hurlements de joie de la populace. DArtagnan mit lépée à la main et fit signe à Porthos den faire autant. -- Sauvez la reine! sécria Mazarin en sadressant au coadjuteur. Gondy sélança vers la fenêtre quil ouvrit; il reconnut Louvières à la tête dune troupe de trois ou quatre mille hommes peut-être. -- Pas un pas de plus! cria-t-il, la reine signe. -- Que dites-vous? sécria la reine. -- La vérité, Madame, dit Mazarin lui présentant une plume et un papier, il le faut. Puis il ajouta: Signez, Anne, je vous en prie, je le veux! La reine tomba sur une chaise, prit la plume et signa. Contenu par Louvières, le peuple navait pas fait un pas de plus; mais ce murmure terrible qui indique la colère de la multitude continuait toujours. La reine écrivit: «Le concierge de la prison de Saint-Germain mettra en liberté le conseiller Broussel.» Et elle signa. Le coadjuteur, qui dévorait des yeux ses moindres mouvements, saisit le papier aussitôt que la signature y fut déposée, revint à la fenêtre, et lagitant avec la main: -- Voici lordre, dit-il. Paris tout entier sembla pousser une grande clameur de joie; puis les cris: «Vive Broussel! Vive le coadjuteur!» retentirent. -- Vive la reine! dit le coadjuteur. Quelques cris répondirent au sien, mais pauvres et rares. Peut-être le coadjuteur navait-il poussé ce cri que pour faire sentir à Anne dAutriche sa faiblesse. -- Et maintenant que vous avez ce que vous avez voulu, dit-elle, allez, monsieur de Gondy. -- Quand la reine aura besoin de moi, dit le coadjuteur en sinclinant, Sa Majesté sait que je suis à ses ordres. La reine fit un signe de tête, Gondy se retira. -- Ah! prêtre maudit! sécria Anne dAutriche en étendant la main vers la porte à peine fermée, je te ferai boire un jour le reste du fiel que tu mas versé aujourdhui. Mazarin voulut sapprocher delle. -- Laissez-moi! dit-elle; vous nêtes pas un homme! Et elle sortit. -- Cest vous qui nêtes pas une femme, murmura Mazarin. Puis, après un instant de rêverie, il se souvint que dArtagnan et Porthos devaient être là, et par conséquent avaient tout entendu. Il fronça le sourcil et alla droit à la tapisserie, quil souleva; le cabinet était vide. Au dernier mot de la reine, dArtagnan avait pris Porthos par la main et lavait entraîné vers la galerie. Mazarin entra à son tour dans la galerie et trouva les deux amis qui se promenaient. -- Pourquoi avez-vous quitté le cabinet, monsieur dArtagnan? dit Mazarin. -- Parce que, dit dArtagnan, la reine a ordonné à tout le monde de sortir et que jai pensé que cet ordre était pour nous comme pour les autres. -- Ainsi vous êtes ici depuis... -- Depuis un quart dheure à peu près, dit dArtagnan en regardant Porthos et en lui faisant signe de ne pas le démentir. Mazarin surprit ce signe et demeura convaincu que dArtagnan avait tout vu et tout entendu, mais il lui sut gré du mensonge. -- Décidément, monsieur dArtagnan, vous êtes lhomme que je cherchais, et vous pouvez compter sur moi ainsi que votre ami. Puis, saluant les deux amis de son plus charmant sourire, il rentra plus tranquille dans son cabinet, car à la sortie de Gondy, le tumulte avait cessé comme par enchantement. LII. Le malheur donne de la mémoire Anne était rentrée furieuse dans son oratoire. -- Quoi! sécria-t-elle en tordant ses beaux bras, quoi, le peuple a vu M. de Condé, le premier prince du sang, arrêté par ma belle- mère, Marie de Médicis; il a vu ma belle-mère, son ancienne régente, chassée par le cardinal; il a vu M. de Vendôme, cest-à- dire le fils de Henri IV, prisonnier à Vincennes; il na rien dit tandis quon insultait, quon incarcérait, quon menaçait ces grands personnages! et pour un Broussel! Jésus, quest donc devenue la royauté? Anne touchait sans y penser à la question brûlante. Le peuple navait lien dit pour les princes, le peuple se soulevait pour Broussel; cest quil sagissait dun plébéien, et quen défendant Broussel le peuple sentait instinctivement quil se défendait lui- même. Pendant ce temps, Mazarin se promenait de long en large dans son cabinet, regardant de temps en temps sa belle glace de Venise tout étoilée. -- Eh! disait-il, cest triste, je le sais bien, dêtre forcé de céder ainsi; mais bah! nous prendrons notre revanche: quimporte Broussel! cest un nom, ce nest pas une chose. Si habile politique quil fût, Mazarin se trompait cette fois: Broussel était une chose et non pas un nom. Aussi, lorsque le lendemain matin Broussel fit son entrée à Paris dans un grand carrosse, ayant son fils Louvières à côté de lui et Friquet derrière la voiture, tout le peuple en armes se précipita- t-il sur son passage! les cris de: «Vive Broussel! Vive notre père!» retentissaient de toutes parts et portaient la mort aux oreilles de Mazarin; de tous les côtés les espions du cardinal et de la reine rapportaient de fâcheuses nouvelles, qui trouvaient le ministre fort agité et la reine fort tranquille. La reine paraissait mûrir dans sa tête une grande résolution, ce qui redoublait les inquiétudes de Mazarin. Il connaissait lorgueilleuse princesse et craignait fort les résolutions dAnne dAutriche. Le coadjuteur était rentré au parlement plus roi que le roi, la reine et le cardinal ne létaient à eux trois ensemble; sur son avis, un édit du parlement avait invité les bourgeois à déposer leurs armes et à démolir les barricades: ils savaient maintenant quil ne fallait quune heure pour reprendre les armes et quune nuit pour refaire les barricades. Planchet était rentré dans sa boutique; la victoire amnistie: Planchet navait donc plus peur dêtre pendu; il était convaincu que, si lon faisait seulement mine de larrêter, le peuple se soulèverait pour lui comme il venait de le faire pour Broussel. Rochefort avait rendu ses chevau-légers au chevalier dHumières: il en manquait bien deux à lappel; mais le chevalier, qui était frondeur dans lâme, navait pas voulu entendre parler de dédommagement. Le mendiant avait repris sa place au parvis Saint-Eustache, distribuant toujours son eau bénite dune main et demandant laumône de lautre; et nul ne se doutait que ces deux mains-là venaient daider à tirer de lédifice social la pierre fondamentale de la royauté. Louvières était fier et content, il sétait vengé du Mazarin, quil détestait, et avait fort contribué à faire sortir son père de prison; son nom avait été répété avec terreur au Palais-Royal, et il disait en riant au conseiller réintégré dans sa famille: -- Croyez-vous, mon père, que si maintenant je demandais une compagnie à la reine elle me la donnerait? DArtagnan avait profité du moment de calme pour renvoyer Raoul, quil avait eu grandpeine à retenir enfermé pendant lémeute, et qui voulait absolument tirer lépée pour lun ou lautre parti. Raoul avait fait quelque difficulté dabord, mais dArtagnan avait parlé au nom du comte de La Fère. Raoul avait été faire une visite à madame de Chevreuse et était parti pour rejoindre larmée. Rochefort seul trouvait la chose assez mal terminée: il avait écrit à M. le duc de Beaufort de venir; le duc allait arriver et trouverait Paris tranquille. Il alla trouver le coadjuteur, pour lui demander sil ne fallait pas donner avis au prince de sarrêter en route; mais Gondy y réfléchit un instant et dit: -- Laissez-le continuer son chemin. -- Mais ce nest donc pas fini? demanda Rochefort. -- Bon! mon cher comte, nous ne sommes encore quau commencement. -- Qui vous fait croire cela? -- La connaissance que jai du coeur de la reine: elle ne voudra pas demeurer battue. -- Prépare-t-elle donc quelque chose? -- Je lespère. -- Que savez-vous, voyons? -- Je sais quelle a écrit à M. le Prince de revenir de larmée en toute hâte. -- Ah! ah! dit Rochefort, vous avez raison, il faut laisser venir M. de Beaufort. Le soir même de cette conversation, le bruit se répandit que M. le Prince était arrivé. Cétait une nouvelle bien simple et bien naturelle, et cependant elle eut un immense retentissement; des indiscrétions, disait-on, avaient été commises par madame de Longueville, à qui M. le Prince, quon accusait davoir pour sa soeur une tendresse qui dépassait les bornes de lamitié fraternelle, avait fait des confidences. Ces confidences dévoilaient de sinistres projets de la part de la reine. Le soir même de larrivée de M. le Prince, des bourgeois plus avancés que les autres, des échevins, des capitaines de quartier sen allaient chez leurs connaissances, disant: -- Pourquoi ne prendrions-nous pas le roi et ne le mettrions-nous pas à lHôtel de Ville? cest un tort de le laisser élever par nos ennemis, qui lui donnent de mauvais conseils; tandis que sil était dirigé par M. le coadjuteur, par exemple, il sucerait des principes nationaux et aimerait le peuple. La nuit fut sourdement agitée; le lendemain on revit les manteaux gris et noirs, les patrouilles de marchands en armes et les bandes de mendiants. La reine avait passé la nuit à conférer seule à seul avec M. le Prince; à minuit il avait été introduit dans son oratoire et ne lavait quittée quà cinq heures. À cinq heures la reine se rendit au cabinet du cardinal. Si elle nétait pas encore couchée, elle, le cardinal était déjà levé. Il rédigeait une réponse à Cromwell, six jours étaient déjà écoulés sur les dix quil avait demandés à Mordaunt. -- Bah! disait-il, je laurai fait un peu attendre, mais M. Cromwell sait trop ce que cest que les révolutions pour ne pas mexcuser. Il relisait donc avec complaisance le premier paragraphe de son factum, lorsquon gratta doucement à la porte qui communiquait aux appartements de la reine. Anne dAutriche pouvait seule venir par cette porte. Le cardinal se leva et alla ouvrir. La reine était en négligé, mais le négligé lui allait encore, car, ainsi que Diane de Poitiers et Ninon, Anne dAutriche conserva ce privilège de rester toujours belle: seulement ce matin-là elle était plus belle que de coutume, car ses yeux avaient tout le brillant que donne au regard une joie intérieure. -- Quavez-vous, Madame, dit Mazarin inquiet, vous avez lair toute fière? -- Oui, Giulio, dit-elle, fière et heureuse, car jai trouvé le moyen détouffer cette hydre. -- Vous êtes un grand politique, ma reine, dit Mazarin, voyons le moyen. Et il cacha ce quil écrivait en glissant la lettre commencée sous du papier blanc. -- Ils veulent me prendre le roi, vous savez? dit la reine. -- Hélas! oui! et me pendre, moi. -- Ils nauront pas le roi. -- Et ils ne me pendront pas, _benone._ -- Écoutez: je veux leur enlever mon fils et moi-même, et vous avec moi; je veux que cet événement, qui du jour au lendemain changera la face des choses, saccomplisse sans que dautres le sachent que vous, moi et une troisième personne. -- Et quelle est cette troisième personne? -- M. le Prince. -- Il est donc arrivé, comme on me lavait dit? -- Hier soir. -- Et vous lavez vu? -- Je le quitte. -- Il prête les mains à ce projet? -- Le conseil vient de lui. -- Et Paris? -- Il laffame et le force à se rendre à discrétion. -- Le projet ne manque pas de grandiose, mais je ny vois quun empêchement. -- Lequel? -- Limpossibilité. -- Parole vide de sens. Rien nest impossible. -- En projet. -- En exécution. Avons-nous de largent? -- Un peu, dit Mazarin tremblant quAnne dAutriche ne demandât à puiser dans sa bourse. -- Avons-nous des troupes? -- Cinq ou six mille hommes. -- Avons-nous du courage? -- Beaucoup. -- Alors la chose est facile. Oh! comprenez-vous, Giulio? Paris, cet odieux Paris, se réveillant un matin sans reine et sans roi, cerné, assiégé, affamé, nayant plus pour toute ressource que son stupide parlement et son maigre coadjuteur aux jambes torses! -- Joli! joli! dit Mazarin: je comprends leffet; mais je ne vois pas le moyen dy arriver. -- Je le trouverai, moi! -- Vous savez que cest la guerre, la guerre civile, ardente, acharnée, implacable. -- Oh! oui, oui, la guerre, dit Anne dAutriche; oui, je veux réduire cette ville rebelle en cendres; je veux éteindre le feu dans le sang; je veux quun exemple effroyable éternise le crime et le châtiment. Paris! je le hais, je le déteste. -- Tout beau, Anne, vous voilà sanguinaire! Prenez garde, nous ne sommes pas au temps des Malatesta et des Castruccio Castracani; vous vous ferez décapiter, ma belle reine, et ce serait dommage. -- Vous riez. -- Je ris très peu, la guerre est dangereuse avec tout un peuple: voyez votre frère Charles Ier, il est mal, très mal. -- Nous sommes en France et je suis Espagnole. -- Tant pis, _per Baccho_, tant pis, jaimerais mieux que vous fussiez française, et moi aussi: on nous détesterait moins tous les deux. -- Cependant vous mapprouvez? -- Oui, si je vois la chose possible. -- Elle lest, cest moi qui vous le dis; faites vos préparatifs de départ. -- Moi! je suis toujours prêt à partir; seulement, vous le savez, je ne pars jamais... et cette fois probablement pas plus que les autres. -- Enfin, si je pars, partirez-vous? -- Jessaierai. -- Vous me faites mourir, avec vos peurs, Giulio, et de quoi donc avez-vous peur? -- De beaucoup de choses. -- Desquelles? La physionomie de Mazarin, de railleuse quelle était, devint sombre. -- Anne, dit-il, vous nêtes quune femme, et, comme femme, vous pouvez insulter à votre aise les hommes, sûre que vous êtes de limpunité: vous maccusez davoir peur: je nai pas tant peur que vous, puisque je ne me sauve pas, moi. Contre qui crie-t-on? Est- ce contre vous ou contre moi? Qui veut-on pendre? Est-ce vous ou moi? Eh bien, je fais tête à lorage, moi, cependant, que vous accusez davoir peur, non pas en bravache, ce nest pas ma mode, mais je tiens. Imitez-moi, pas tant déclat, plus deffet. Vous criez très haut, vous naboutissez à rien. Vous parlez de fuir! Mazarin haussa les épaules, prit la main de la reine et la conduisit à la fenêtre: -- Regardez! -- Eh bien? dit la reine aveuglée par son entêtement. -- Eh bien, que voyez-vous de cette fenêtre? Ce sont, si je ne mabuse, des bourgeois cuirassés, casqués, armés de bons mousquets, comme au temps de la Ligue, et qui regardent si bien la fenêtre doù vous les regardez, vous, que vous allez être vue si vous soulevez si fort le rideau. Maintenant, venez à cette autre: que voyez-vous? Des gens du peuple armés de hallebardes qui gardent vos portes. À chaque ouverture de ce palais où je vous conduirais, vous en verriez autant; vos portes sont gardées, les soupiraux de vos caves sont gardés, et je vous dirai à mon tour ce que ce bon La Ramée me disait de M. de Beaufort: À moins dêtre oiseau ou souris, vous ne sortirez pas. -- Il est cependant sorti, lui. -- Comptez-vous sortir de la même manière? -- Je suis donc prisonnière alors? -- Parbleu! dit Mazarin, il y a une heure que je vous le prouve. Et Mazarin reprit tranquillement sa dépêche commencée, à lendroit où il lavait interrompue. Anne, tremblante de colère, rouge dhumiliation, sortit du cabinet en repoussant derrière elle la porte avec violence. Mazarin ne tourna pas même la tête. Rentrée dans ses appartements, la reine se laissa tomber sur un fauteuil et se mit à pleurer. Puis tout à coup frappée dune idée subite: -- Je suis sauvée, dit-elle en se levant. Oh! oui, oui, je connais un homme qui saura me tirer de Paris, lui, un homme que jai trop longtemps oublié. Et, rêveuse, quoique avec un sentiment de joie: -- Ingrate que je suis, dit-elle, jai vingt ans oublié cet homme, dont jeusse dû faire un maréchal de France. Ma belle-mère a prodigué lor, les dignités, les caresses à Concini, qui la perdue, le roi a fait Vitry maréchal de France pour un assassinat, et moi, jai laissé dans loubli, dans la misère, ce noble dArtagnan qui ma sauvée. Et elle courut à une table sur laquelle étaient du papier et de lencre, et se mit à écrire. LIII. Lentrevue Ce matin-là dArtagnan était couché dans la chambre de Porthos. Cétait une habitude que les deux amis avaient prise depuis les troubles. Sous leur chevet était leur épée, et sur leur table, à portée de la main étaient leurs pistolets. DArtagnan dormait encore et rêvait que le ciel se couvrait dun grand nuage jaune, que de ce nuage tombait une pluie dor, et quil tendait son chapeau sous une gouttière. Porthos rêvait de son côté que le panneau de son carrosse nétait pas assez large pour contenir les armoiries quil y faisait peindre. Ils furent réveillés à sept heures par un valet sans livrée qui apportait une lettre à dArtagnan. -- De quelle part? demanda le Gascon. -- De la part de la reine, répondit le valet. -- Hein! fit Porthos en se soulevant sur son lit, que dit-il donc? DArtagnan pria le valet de passer dans une salle voisine, et dès quil eut refermé la porte il sauta à bas de son lit et lut rapidement, pendant que Porthos le regardait les yeux écarquillés et sans oser lui adresser une question. -- Ami Porthos, dit dArtagnan en lui tendant la lettre, voici pour cette fois ton titre de baron et mon brevet de capitaine. Tiens, lis et juge. Porthos étendit la main, prit la lettre, et lut ces mots dune voix tremblante: «La reine veut parler à monsieur dArtagnan, quil suive le porteur.» -- Eh bien! dit Porthos, je ne vois rien là que dordinaire. -- Jy vois, moi, beaucoup dextraordinaire, dit dArtagnan. Si lon mappelle, cest que les choses sont bien embrouillées. Songe un peu quel remue-ménage a dû se faire dans lesprit de la reine, pour quaprès vingt ans mon souvenir remonte à la surface. -- Cest juste, dit Porthos. -- Aiguise ton épée, baron, charge tes pistolets, donne lavoine aux chevaux, je te réponds quil y aura du nouveau avant demain; et _motus!_ -- Ah çà! ce nest point un piège quon nous tend pour se défaire de nous? dit Porthos toujours préoccupé de la gêne que sa grandeur future devait causer à autrui. -- Si cest un piège, reprit dArtagnan, je le flairerai, sois tranquille. Si Mazarin est Italien, je suis Gascon, moi. Et dArtagnan shabilla en un tour de main. Comme Porthos, toujours couché, lui agrafait son manteau, on frappa une seconde fois à la porte. -- Entrez, dit dArtagnan. Un second valet entra. -- De la part de Son Éminence le cardinal Mazarin, dit-il. DArtagnan regarda Porthos. -- Voilà qui se complique, dit Porthos, par où commencer? -- Cela tombe à merveille, dit dArtagnan; Son Éminence me donne rendez-vous dans une demi-heure. -- Bien. -- Mon ami, dit dArtagnan se retournant vers le valet, dites à Son Éminence que dans une demi-heure je suis à ses ordres. Le valet salua et sortit. -- Cest bien heureux quil nait pas vu lautre, reprit dArtagnan. -- Tu crois donc quils ne tenvoient pas chercher tous deux pour la même chose? -- Je ne le crois pas, jen suis sûr. -- Allons, allons, dArtagnan, alerte! Songe que la reine tattend; après la reine, le cardinal; et après le cardinal, moi. DArtagnan rappela le valet dAnne dAutriche. -- Me voilà, mon ami, dit-il, conduisez-moi. Le valet le conduisit par la rue des Petits-Champs, et, tournant à gauche, le fit entrer par la petite porte du jardin qui donnait sur la rue Richelieu, puis on gagna un escalier dérobé, et dArtagnan fut introduit dans loratoire. Une certaine émotion dont il ne pouvait se rendre compte faisait battre le coeur du lieutenant; il navait plus la confiance de la jeunesse, et lexpérience lui avait appris toute la gravité des événements passés. Il savait ce que cétait que la noblesse des princes et la majesté des rois, il sétait habitué à classer sa médiocrité après les illustrations de la fortune et de la naissance. Jadis il eût abordé Anne dAutriche en jeune homme qui salue une femme. Aujourdhui cétait autre chose: il se rendait près delle comme un humble soldat près dun illustre chef. Un léger bruit troubla le silence de loratoire. DArtagnan tressaillit et vit une blanche main soulever la tapisserie, et à sa forme, à sa blancheur, à sa beauté, il reconnut cette main royale quun jour on lui avait donnée à baiser. La reine entra. -- Cest vous, monsieur dArtagnan, dit-elle en arrêtant sur lofficier un regard plein daffectueuse mélancolie, cest vous et je vous reconnais bien. Regardez-moi à votre tour, je suis la reine; me reconnaissez-vous? -- Non, Madame, répondit dArtagnan. -- Mais ne savez-vous donc plus, continua Anne dAutriche avec cet accent délicieux quelle savait, lorsquelle le voulait, donner à sa voix, que la reine a eu besoin dun jeune cavalier brave et dévoué, quelle a trouvé ce cavalier, et que, quoiquil ait pu croire quelle lavait oublié, elle lui a gardé une place au fond de son coeur? -- Non, Madame, jignore cela, dit le mousquetaire. -- Tant pis, monsieur, dit Anne dAutriche, tant pis, pour la reine du moins, car la reine aujourdhui a besoin de ce même courage et de ce même dévouement. -- Eh quoi! dit dArtagnan, la reine, entourée comme elle est de serviteurs si dévoués, de conseillers si sages, dhommes si grands enfin par leur mérite ou leur position, daigne jeter les yeux sur un soldat obscur! Anne comprit ce reproche voilé; elle en fut émue plus quirritée. Tant dabnégation et de désintéressement de la part du gentilhomme gascon lavait maintes fois humiliée, elle sétait laissée vaincre en générosité. -- Tout ce que vous me dites de ceux qui mentourent, monsieur dArtagnan, est vrai peut-être, dit la reine: mais moi je nai de confiance quen vous seul. Je sais que vous êtes à M. le cardinal, mais soyez à moi aussi et je me charge de votre fortune. Voyons, feriez-vous pour moi aujourdhui ce que fit jadis pour la reine ce gentilhomme que vous ne connaissez pas? -- Je ferai tout ce quordonnera Votre Majesté, dit dArtagnan. La reine réfléchit un moment; et, voyant lattitude circonspecte du mousquetaire: -- Vous aimez peut-être le repos? dit-elle. -- Je ne sais, car je ne me suis jamais reposé, Madame. -- Avez-vous des amis? -- Jen avais trois: deux ont quitté Paris et jignore où ils sont allés. Un seul me reste, mais cest un de ceux qui connaissaient, je crois, le cavalier dont Votre Majesté ma fait lhonneur de me parler. -- Cest bien, dit la reine: vous et votre ami, vous valez une armée. -- Que faut-il que je fasse, Madame? -- Revenez à cinq heures et je vous le dirai; mais ne parlez à âme qui vive, monsieur, du rendez-vous que je vous donne. -- Non, Madame. -- Jurez-le sur le Christ. -- Madame, je nai jamais menti à ma parole; quand je dis non, cest non. La reine, quoique étonnée de ce langage, auquel ses courtisans ne lavaient pas habituée, en tira un heureux présage pour le zèle que dArtagnan mettrait à la servir dans laccomplissement de son projet. Cétait un des artifices du Gascon de cacher parfois sa profonde subtilité sous les apparences dune brutalité loyale. -- La reine na pas autre chose à mordonner pour le moment? dit- il. -- Non, monsieur, répondit Anne dAutriche, et vous pouvez vous retirer jusquau moment que je vous ai dit. DArtagnan salua et sortit. -- Diable! dit-il lorsquil fut à la porte, il paraît quon a bien besoin de moi ici. Puis, comme la demi-heure était écoulée. Il traversa la galerie et alla heurter à la porte du cardinal. Bernouin lintroduisit. -- Je me rends à vos ordres, Monseigneur, dit-il. Et, selon son habitude, dArtagnan jeta un coup doeil rapide autour de lui, et remarqua que Mazarin avait devant lui une lettre cachetée. Seulement elle était posée sur le bureau du côté de lécriture, de sorte quil était impossible de voir à qui elle était adressée. -- Vous venez de chez la reine? dit Mazarin en regardant fixement dArtagnan. -- Moi, Monseigneur! qui vous a dit cela? -- Personne; mais je le sais. -- Je suis désespéré de dire à Monseigneur quil se trompe, répondit impudemment le Gascon, fort de la promesse quil venait de faire à Anne dAutriche. -- Jai ouvert moi-même lantichambre, et je vous ai vu venir du bout de la galerie. -- Cest que jai été introduit par lescalier dérobé. -- Comment cela? -- Je lignore; il y aura eu malentendu. Mazarin savait quon ne faisait pas dire facilement à dArtagnan ce quil voulait cacher; aussi renonça-t-il à découvrir pour le moment le mystère que lui faisait le Gascon. -- Parlons de mes affaires, dit le cardinal, puisque vous ne voulez rien me dire des vôtres. DArtagnan sinclina. -- Aimez-vous les voyages? demanda le cardinal. -- Jai passé ma vie sur les grands chemins. -- Quelque chose vous retiendrait-il à Paris? -- Rien ne me retiendrait à Paris quun ordre supérieur. -- Bien. Voici une lettre quil sagit de remettre à son adresse. -- À son adresse, Monseigneur? mais il ny en a pas. En effet, le côté opposé au cachet était intact de toute écriture. -- Cest-à-dire, reprit Mazarin, quil y a une double enveloppe. -- Je comprends, et je dois déchirer la première, arrivé à un endroit donné seulement. -- À merveille. Prenez et partez. Vous avez un ami, M. du Vallon, je laime fort, vous lemmènerez. -- Diable! se dit dArtagnan, il sait que nous avons entendu sa conversation dhier, et il veut nous éloigner de Paris. -- Hésiteriez-vous? demanda Mazarin. -- Non, Monseigneur, et je pars sur-le-champ. Seulement je désirerais une chose... -- Laquelle? dites. -- Cest que Votre Éminence passât chez la reine. -- Quand cela? -- À linstant même. -- Pourquoi faire? -- Pour lui dire seulement ces mots: «Jenvoie M. dArtagnan quelque part, et je le fais partir tout de suite.» -- Vous voyez bien, dit Mazarin, que vous avez vu la reine. -- Jai eu lhonneur de dire à Votre Éminence quil était possible quil y eût un malentendu. -- Que signifie cela? demanda Mazarin. -- Oserais-je renouveler ma prière à Son Éminence? -- Cest bien, jy vais. Attendez-moi ici. Mazarin regarda avec attention si aucune clef navait été oubliée aux armoires et sortit. Dix minutes sécoulèrent, pendant lesquelles dArtagnan fit tout ce quil put pour lire à travers la première enveloppe ce qui était écrit sur la seconde; mais il nen put venir à bout. Mazarin rentra pâle et vivement préoccupé; il alla sasseoir à son bureau. DArtagnan lexaminait comme il venait dexaminer lépître; mais lenveloppe de son visage était presque aussi impénétrable que lenveloppe de la lettre. -- Eh, eh! dit le Gascon, il a lair fâché. Serait-ce contre moi? Il médite; est-ce de menvoyer à la Bastille? Tout beau, Monseigneur! au premier mot que vous en dites, je vous étrangle et me fais frondeur. On me portera en triomphe comme M. Broussel, et Athos me proclamera le Brutus français. Ce serait drôle. Le Gascon, avec son imagination toujours galopante, avait déjà vu tout le parti quil pouvait tirer de la situation. Mais Mazarin ne donna aucun ordre de ce genre et se mit au contraire à faire patte de velours à dArtagnan: -- Vous aviez raison, lui dit-il, mon cher _monsou_ dArtagnan, et vous ne pouvez partir encore. -- Ah! fit dArtagnan. -- Rendez-moi donc cette dépêche, je vous prie. DArtagnan obéit. Mazarin sassura que le cachet était bien intact. -- Jaurai besoin de vous ce soir, dit-il, revenez dans, deux heures. -- Dans deux heures, Monseigneur, dit dArtagnan, jai un rendez- vous auquel je ne puis manquer. -- Que cela ne vous inquiète pas, dit Mazarin, cest le même. -- Bon! pensa dArtagnan, je men doutais. -- Revenez donc à cinq heures et amenez-moi ce cher M. du Vallon; seulement, laissez-le dans lantichambre: je veux causer avec vous seul. DArtagnan sinclina. En sinclinant il se disait: -- Tous deux le même ordre, tous deux à la même heure, tous deux au Palais-Royal; je devine. Ah! voilà un secret que M. de Gondy eût payé cent mille livres. -- Vous réfléchissez! dit Mazarin inquiet. -- Oui, je me demande si nous devons être armés ou non. -- Armés jusquaux dents, dit Mazarin. -- Cest bien, Monseigneur, on le sera. DArtagnan salua, sortit et courut répéter à son ami les promesses flatteuses de Mazarin, lesquelles donnèrent à Porthos une allégresse inconcevable. LIV. La fuite Le Palais-Royal, malgré les signes dagitation que donnait la ville, présentait, lorsque dArtagnan sy rendit vers les cinq heures du soir, un spectacle des plus réjouissants. Ce nétait pas étonnant: la reine avait rendu Broussel et Blancmesnil au peuple. La reine navait réellement donc rien à craindre, puisque le peuple navait plus rien à demander. Son émotion était un reste dagitation auquel il fallait laisser le temps de se calmer, comme après une tempête il faut quelquefois plusieurs journées pour affaisser la houle. Il y avait eu un grand festin, dont le retour du vainqueur de Lens était le prétexte. Les princes, les princesses étaient invités, les carrosses encombraient les cours depuis midi. Après le dîner, il devait y avoir jeu chez la reine. Anne dAutriche était charmante, ce jour-là, de grâce et desprit, jamais on ne lavait vue de plus joyeuse humeur. La vengeance en fleurs brillait dans ses yeux et épanouissait ses lèvres. Au moment où lon se leva de table, Mazarin séclipsa. DArtagnan était déjà à son poste et lattendait dans lantichambre. Le cardinal parut lair riant, le prit par la main et lintroduisit dans son cabinet. -- Mon cher _monsou_ dArtagnan, dit le ministre en sasseyant, je vais vous donner la plus grande marque de confiance quun ministre puisse donner à un officier. DArtagnan sinclina. -- Jespère, dit-il, que Monseigneur me la donne sans arrière- pensée et avec cette conviction que jen suis digne. -- Le plus digne de tous, mon cher ami, puisque cest à vous que je madresse. -- Eh bien! dit dArtagnan, je vous lavouerai, Monseigneur, il y a longtemps que jattends une occasion pareille. Ainsi, dites-moi vite ce que vous avez à me dire. -- Vous allez, mon cher _monsou_ dArtagnan, reprit Mazarin, avoir ce soir entre les mains le salut de État. Il sarrêta. -- Expliquez-vous, Monseigneur, jattends. -- La reine a résolu de faire avec le roi un petit voyage à Saint- Germain. -- Ah! ah! dit dArtagnan, cest-à-dire que la reine veut quitter Paris. -- Vous comprenez, caprice de femme. -- Oui, je comprends très bien, dit dArtagnan. -- Cétait pour cela quelle vous avait fait venir ce matin, et quelle vous a dit de revenir à cinq heures. -- Cétait bien la peine de vouloir me faire jurer que je ne parlerais de ce rendez-vous à personne! murmura dArtagnan; oh! les femmes! fussent-elles reines, elles sont toujours femmes. -- Désapprouveriez-vous ce petit voyage, mon cher _monsou_ dArtagnan? demanda Mazarin avec inquiétude. -- Moi, Monseigneur! dit dArtagnan, et pourquoi cela? -- Cest que vous haussez les épaules. -- Cest une façon de me parler à moi-même, Monseigneur. -- Ainsi, vous approuvez ce voyage? -- Je napprouve pas plus que je ne désapprouve, Monseigneur, jattends vos ordres. -- Bien. Cest donc sur vous que jai jeté les yeux pour porter le roi et la reine à Saint-Germain. -- Double fourbe, dit en lui-même dArtagnan. -- Vous voyez bien, reprit Mazarin voyant limpassibilité de dArtagnan, que, comme je vous le disais, le salut de État va reposer entre vos mains. -- Oui, Monseigneur, et je sens toute la responsabilité dune pareille charge. -- Vous acceptez, cependant? -- Jaccepte toujours. -- Vous croyez la chose possible. -- Tout lest. -- Serez-vous attaqué en chemin? -- Cest probable. -- Mais comment ferez-vous en ce cas? -- Je passerai à travers ceux qui mattaqueront. -- Et si vous ne passez pas à travers? -- Alors, tant pis pour eux, je passerai dessus. -- Et vous rendrez le roi et la reine sains et saufs à Saint- Germain? -- Oui. -- Sur votre vie? -- Sur ma vie. -- Vous êtes un héros, mon cher! dit Mazarin en regardant le mousquetaire avec admiration. DArtagnan sourit. -- Et moi? dit Mazarin après un moment de silence et en regardant fixement dArtagnan. -- Comment et vous, Monseigneur? -- Et moi, si je veux partir? -- Ce sera plus difficile. -- Comment cela? -- Votre Éminence peut être reconnue. -- Même sous ce déguisement? dit Mazarin. Et il leva un manteau qui couvrait un fauteuil sur lequel était un habit complet de cavalier gris perle et grenat tout passementé dargent. -- Si Votre Éminence se déguise, cela devient plus facile. -- Ah! fit Mazarin en respirant. -- Mais il faudra faire ce que Votre Éminence disait lautre jour quelle eût fait à notre place. -- Que faudra-t-il faire? -- Crier: À bas Mazarin! -- Je crierai. -- En français, en bon français, Monseigneur, prenez garde à laccent; on nous a tué six mille Angevins en Sicile parce quils prononçaient mal litalien. Prenez garde que les Français ne prennent sur vous leur revanche des Vêpres siciliennes. -- Je ferai de mon mieux. -- Il y a bien des gens armés dans les rues, continua dArtagnan; êtes-vous sûr que personne ne connaît le projet de la reine? Mazarin réfléchit. -- Ce serait une belle affaire pour un traître, Monseigneur, que laffaire que vous me proposez là; les hasards dune attaque excuseraient tout. Mazarin frissonna; mais il réfléchit quun homme qui aurait lintention de trahir ne préviendrait pas. -- Aussi, dit-il vivement, je ne me fie pas à tout le monde, et la preuve, cest que je vous ai choisi pour mescorter. -- Ne partez-vous pas avec la reine? -- Non, dit Mazarin. -- Alors, vous partez après la reine? -- Non, fit encore Mazarin. -- Ah! dit dArtagnan qui commençait à comprendre. -- Oui, jai mes plans, continua le cardinal: avec la reine, je double ses mauvaises chances: après la reine, son départ double les miennes; puis, la cour une fois sauvée, on peut moublier: les grands sont ingrats. -- Cest vrai, dit dArtagnan en jetant malgré lui les yeux sur le diamant de la reine que Mazarin avait à son doigt. Mazarin suivit la direction de ce regard et tourna doucement le chaton de sa bague en dedans. -- Je veux donc, dit Mazarin avec son fin sourire, les empêcher dêtre ingrats envers moi. -- Cest de charité chrétienne, dit dArtagnan, que de ne pas induire son prochain en tentation. -- Cest justement pour cela, dit Mazarin, que je veux partir avant eux. DArtagnan sourit; il était homme à très bien comprendre cette astuce italienne. Mazarin le vit sourire et profita du moment. -- Vous commencerez donc par me faire sortir de Paris dabord, nest-ce pas, mon cher _monsou_ dArtagnan? -- Rude commission, Monseigneur! dit dArtagnan en reprenant son air grave. -- Mais, dit Mazarin en le regardant attentivement pour que pas une des expressions de sa physionomie ne lui échappât, mais vous navez pas fait toutes ces observations pour le roi et pour la reine? -- Le roi et la reine sont ma reine et mon roi, Monseigneur, répondit le mousquetaire; ma vie est à eux, je la leur dois. Ils me la demandent, je nai rien à dire. -- Cest juste, murmura tout bas Mazarin; mais comme ta vie nest pas à moi, il faut que je te lachète, nest-ce pas? Et tout en poussant un profond soupir, il commença de retourner le chaton de sa bague en dehors. DArtagnan sourit. Ces deux hommes se touchaient par un point, par lastuce. Sils se fussent touchés de même par le courage, lun eût fait faire à lautre de grandes choses. -- Mais aussi, dit Mazarin, vous comprenez, si je vous demande ce service, cest avec lintention den être reconnaissant. -- Monseigneur nen est-il encore quà lintention? demanda dArtagnan. -- Tenez, dit Mazarin en tirant la bague de son doigt, mon cher _monsou_ dArtagnan, voici un diamant qui vous a appartenu jadis, il est juste quil vous revienne; prenez-le, je vous en supplie. DArtagnan ne donna point à Mazarin la peine dinsister, il le prit, regarda si la pierre était bien la même, et, après sêtre assuré de la pureté de son eau, il le passa à son doigt avec un plaisir indicible. -- Jy tenais beaucoup, dit Mazarin en laccompagnant dun dernier regard; mais nimporte, je vous le donne avec grand plaisir. -- Et moi, Monseigneur, dit dArtagnan, je le reçois comme il mest donné. Voyons, parlons donc de vos petites affaires. Vous voulez partir avant tout le monde? -- Oui, jy tiens. -- À quelle heure? -- À dix heures? -- Et la reine, à quelle heure part-elle? -- À minuit. -- Alors cest possible: je vous fais sortir dabord, je vous laisse hors de la barrière, et je reviens la chercher. -- À merveille, mais comment me conduire hors de Paris? -- Oh! pour cela, il faut me laisser faire. -- Je vous donne plein pouvoir, prenez une escorte aussi considérable que vous le voudrez. DArtagnan secoua la tête. -- Il me semble cependant que cest le moyen le plus sur, dit Mazarin. -- Oui, pour vous, Monseigneur, mais pas pour la reine. Mazarin se mordit les lèvres. -- Alors, dit-il, comment opérerons-nous? -- Il faut me laisser faire, Monseigneur. -- Hum! fit Mazarin. -- Et il faut me donner la direction entière de cette entreprise. -- Cependant... -- Ou en chercher un autre, dit dArtagnan en tournant le dos. -- Eh! fit tout bas Mazarin, je crois quil sen va avec le diamant. Et il le rappela. -- _Monsou_ dArtagnan, mon cher _monsou_ dArtagnan, dit-il dune voix caressante. -- Monseigneur? -- Me répondez-vous de tout? -- Je ne réponds de rien, je ferai de mon mieux. -- De votre mieux? -- Oui. -- Eh bien! allons, je me fie à vous. -- Cest bien heureux, se dit dArtagnan à lui-même. -- Vous serez donc ici à neuf heures et demie. -- Et je trouverai Votre Éminence prête? -- Certainement, toute prête. -- Cest chose convenue, alors. Maintenant, Monseigneur veut-il me faire voir la reine? -- À quoi bon? -- Je désirerais prendre les ordres de Sa Majesté de sa propre bouche. -- Elle ma chargé de vous les donner. -- Elle pourrait avoir oublié quelque chose. -- Vous tenez à la voir? -- Cest indispensable, Monseigneur. Mazarin hésita un instant, dArtagnan demeura impassible dans sa volonté. -- Allons donc, dit Mazarin, je vais vous conduire, mais pas un mot de notre conversation. -- Ce qui a été dit entre nous ne regarde que nous, Monseigneur, dit dArtagnan. -- Vous jurez dêtre muet? -- Je ne jure jamais, Monseigneur. Je dis oui ou je dis non; et comme je suis gentilhomme, je tiens ma parole. -- Allons, je vois quil faut me fier à vous sans restriction. -- Cest ce quil y a de mieux, croyez-moi, Monseigneur. -- Venez, dit Mazarin. Mazarin fit entrer dArtagnan dans loratoire de la reine et lui dit dattendre. DArtagnan nattendit pas longtemps. Cinq minutes après quil était dans loratoire, la reine arriva en costume de grand gala. Parée ainsi, elle paraissait trente-cinq ans à peine et était toujours belle. -- Cest vous, monsieur dArtagnan, dit-elle en souriant gracieusement, je vous remercie davoir insisté pour me voir. -- Jen demande pardon à Votre Majesté, dit dArtagnan, mais jai voulu prendre ses ordres de sa bouche même. -- Vous savez de quoi il sagit? -- Oui, Madame. -- Vous acceptez la mission que je vous confie? -- Avec reconnaissance. -- Cest bien; soyez ici à minuit. -- Jy serai. -- Monsieur dArtagnan, dit la reine, je connais trop votre désintéressement pour vous parler de ma reconnaissance dans ce moment-ci, mais je vous jure que je noublierai pas ce second service comme jai oublié le premier. -- Votre Majesté est libre de se souvenir et doublier, et je ne sais pas ce quelle veut dire. Et dArtagnan sinclina. -- Allez, monsieur, dit la reine avec son plus charmant sourire, allez et revenez à minuit. Elle lui fit de la main un signe dadieu, et dArtagnan se retira; mais en se retirant il jeta les yeux sur la portière par laquelle était entrée la reine, et au bas de la tapisserie il aperçut le bout dun soulier de velours. -- Bon, dit-il, le Mazarin écoutait pour voir si je ne le trahissais pas. En vérité, ce pantin dItalie ne mérite pas dêtre servi par un honnête homme. DArtagnan nen fut pas moins exact au rendez-vous; à neuf heures et demie, il entrait dans lantichambre. Bernouin attendait et lintroduisit. Il trouva le cardinal habillé en cavalier. Il avait fort bonne mine sous ce costume, quil portait, nous lavons dit, avec élégance; seulement il était fort pâle et tremblait quelque peu. -- Tout seul? dit Mazarin. -- Oui, Monseigneur. -- Et ce bon M. du Vallon, ne jouirons-nous pas de sa compagnie? -- Si fait, Monseigneur, il attend dans son carrosse. -- Où cela? -- À la porte du jardin du Palais-Royal. -- Cest donc dans son carrosse que nous partons? -- Oui, Monseigneur. -- Et sans autre escorte que vous deux? -- Nest-ce donc pas assez? un des deux suffirait! -- En vérité, mon cher monsieur dArtagnan, dit Mazarin, vous mépouvantez avec votre sang-froid. -- Jaurais cru, au contraire, quil devait vous inspirer de la confiance. -- Et Bernouin, est-ce que je ne lemmène pas? -- Il ny a point de place pour lui, il viendra rejoindre Votre Éminence. -- Allons, dit Mazarin, puisquil faut faire en tout comme vous le voulez. -- Monseigneur, il est encore temps de reculer, dit dArtagnan, et Votre Éminence est parfaitement libre. -- Non pas, non pas, dit Mazarin, partons. Et tous deux descendirent par lescalier dérobé, Mazarin appuyant au bras de dArtagnan son bras que le mousquetaire sentait trembler sur le sien. Ils traversèrent les cours du Palais-Royal, où stationnaient encore quelques carrosses de convives attardés, gagnèrent le jardin et atteignirent la petite porte. Mazarin essaya de louvrir à laide dune clef quil tira de sa poche, mais la main lui tremblait tellement quil ne put trouver le trou de la serrure. -- Donnez, dit dArtagnan. Mazarin lui donna la clef, dArtagnan ouvrit et remit la clef dans sa poche; il comptait rentrer par là. Le marchepied était abaissé, la porte ouverte; Mousqueton se tenait à la portière, Porthos était au fond de la voiture. -- Montez, Monseigneur, dit dArtagnan. Mazarin ne se le fit pas dire à deux fois et il sélança dans le carrosse. DArtagnan monta derrière lui, Mousqueton referma la portière et se hissa avec force gémissements derrière la voiture. Il avait fait quelques difficultés pour partir sous prétexte que sa blessure le faisait encore souffrir, mais dArtagnan lui avait dit: -- Restez si vous voulez, mon cher monsieur Mouston, mais je vous préviens que Paris sera brûlé cette nuit. Sur quoi Mousqueton nen avait pas demandé davantage et avait déclaré quil était prêt à suivre son maître et M. dArtagnan au bout du monde. La voiture partit à un trot raisonnable et qui ne dénonçait pas le moins du monde quelle renfermât des gens pressés. Le cardinal sessuya le front avec son mouchoir et regarda autour de lui. Il avait à sa gauche Porthos et à sa droite dArtagnan; chacun gardait une portière, chacun lui servait de rempart. En face, sur la banquette de devant, étaient deux paires de pistolets, une paire devant Porthos, une paire devant dArtagnan; les deux amis avaient en outre chacun son épée au côté. À cent pas du Palais-Royal une patrouille arrêta le carrosse. -- Qui vive? dit le chef. -- Mazarin! répondit dArtagnan en éclatant de rire. Le cardinal sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. La plaisanterie parut excellente aux bourgeois, qui, voyant ce carrosse sans armes et sans escorte, neussent jamais cru à la réalité dune pareille imprudence. -- Bon voyage! crièrent-ils. Et ils laissèrent passer. -- Hein! dit dArtagnan, que pense Monseigneur de cette réponse? -- Homme desprit! sécria Mazarin. -- Au fait, dit Porthos, je comprends... Vers le milieu de la rue des Petits-Champs, une seconde patrouille arrêta le carrosse. -- Qui vive? cria le chef de la patrouille. -- Rangez-vous, Monseigneur, dit dArtagnan. Et Mazarin senfonça tellement entre les deux amis, quil disparut complètement caché par eux. -- Qui vive? reprit la même voix avec impatience. Et dArtagnan sentit quon se jetait à la tête des chevaux. Il sortit la moitié du corps du carrosse. -- Eh! Planchet, dit-il. Le chef sapprocha: cétait effectivement Planchet. DArtagnan avait reconnu la voix de son ancien laquais. -- Comment! monsieur, dit Planchet, cest vous? -- Eh! mon Dieu, oui, mon cher ami. Ce cher Porthos vient de recevoir un coup dépée, et je le reconduis à sa maison de campagne de Saint-Cloud. -- Oh! vraiment? dit Planchet. -- Porthos, reprit dArtagnan, si vous pouvez encore parler, mon cher Porthos, dites donc un mot à ce bon Planchet. -- Planchet, mon ami, dit Porthos dune voix dolente, je suis bien malade, et si tu rencontres un médecin, tu me feras plaisir de me lenvoyer. -- Ah! grand Dieu! dit Planchet, quel malheur! Et comment cela est-il arrivé? -- Je te conterai cela, dit Mousqueton. Porthos poussa un profond gémissement. -- Fais-nous faire place, Planchet, dit tout bas dArtagnan, ou il narrivera pas vivant: les poumons sont offensés, mon ami. Planchet secoua la tête de lair dun homme qui dit: En ce cas, la chose va mal. Puis, Se retournant vers ses hommes: -- Laissez passer, dit-il, ce sont des amis. La voiture reprit sa marche, et Mazarin, qui avait retenu son haleine, se hasarda à respirer. -- _Bricconi!_ murmura-t-il. Quelques pas avant la porte Saint-Honoré, on rencontra une troisième troupe; celle-ci était composée de gens de mauvaise mine et qui ressemblaient plutôt à des bandits quà autre chose: cétaient les hommes du mendiant de Saint-Eustache. -- Attention, Porthos! dit dArtagnan. Porthos allongea la main vers ses pistolets. -- Quy a-t-il? dit Mazarin. -- Monseigneur, je crois que nous sommes en mauvaise compagnie. Un homme savança à la portière avec une espèce de faux à la main. -- Qui vive? demanda cet homme. -- Eh! drôle, dit dArtagnan, ne connaissez-vous pas le carrosse de M. le Prince? -- Prince ou non, dit cet homme, ouvrez! nous avons la garde de la porte, et personne ne passera que nous ne sachions qui passe. -- Que faut-il faire? demanda Porthos. -- Pardieu! passer, dit dArtagnan. -- Mais comment passer? dit Mazarin. -- À travers ou dessus. Cocher, au galop. Le cocher leva son fouet. -- Pas un pas de plus, dit lhomme qui paraissait le chef, ou je coupe le jarret à vos chevaux. -- Peste! dit Porthos, ce serait dommage, des bêtes qui me coûtent cent pistoles pièce. -- Je vous les paierai deux cents, dit Mazarin. -- Oui; mais quand ils auront les jarrets coupés, on nous coupera le cou, à nous. -- Il en vient un de mon côté, dit Porthos; faut-il que je le tue? -- Oui; dun coup de poing, si vous pouvez: ne faisons feu quà la dernière extrémité. -- Je le puis, dit Porthos. -- Venez ouvrir alors, dit dArtagnan à lhomme à la faux, en prenant un de ses pistolets par le canon et en sapprêtant à frapper de la crosse. Celui-ci sapprocha. À mesure quil sapprochait, dArtagnan, pour être plus libre de ses mouvements, sortait à demi par la portière; ses yeux sarrêtèrent sur ceux du mendiant, quéclairait la lueur dune lanterne. Sans doute il reconnut le mousquetaire, car il devint fort pâle; sans doute dArtagnan le reconnut, car ses cheveux se dressèrent sur sa tête. -- Monsieur dArtagnan! sécria-t-il en reculant dun pas, monsieur dArtagnan! laissez passer! Peut-être dArtagnan allait-il répondre de son côté, lorsquun coup pareil à celui dune masse qui tombe sur la tête dun boeuf retentit: cétait Porthos qui venait dassommer son homme. DArtagnan se retourna et vit le malheureux gisant à quatre pas de là. -- Ventre à terre, maintenant! cria-t-il au cocher; pique! pique. Le cocher enveloppa ses chevaux dun large coup de fouet, les nobles animaux bondirent. On entendit des cris comme ceux dhommes qui sont renversés. Puis on sentit une double secousse: deux des roues venaient de passer sur un corps flexible et rond. Il se fit un moment de silence. La voiture franchit la porte. -- Au Cours-la-Reine! cria dArtagnan au cocher. Puis se retournant vers Mazarin: -- Maintenant, Monseigneur, lui dit-il, vous pouvez dire cinq _Pater_ et cinq _Ave_ pour remercier Dieu de votre délivrance; vous êtes sauvé, vous êtes libre! Mazarin ne répondit que par une espèce de gémissement, il ne pouvait croire à un pareil miracle. Cinq minutes après, la voiture sarrêta, elle était arrivée au Cours-la-Reine. -- Monseigneur est-il content de son escorte? demanda le mousquetaire. -- Enchanté, _monsou_, dit Mazarin en hasardant sa tête à lune des portières; maintenant faites-en autant pour la reine. -- Ce sera moins difficile, dit dArtagnan en sautant à terre. Monsieur du Vallon, je vous recommande Son Éminence. -- Soyez tranquille, dit Porthos en étendant la main. DArtagnan prit la main de Porthos et la secoua. -- Aïe! fit Porthos. DArtagnan regarda son ami avec étonnement. -- Quavez-vous donc? demanda-t-il. -- Je crois que jai le poignet foulé, dit Porthos. -- Que diable, aussi, vous frappez comme un sourd. -- Il le fallait bien, mon homme allait me lâcher un coup de pistolet; mais vous, comment vous êtes-vous débarrassé du vôtre? -- Oh! le mien, dit dArtagnan, ce nétait pas un homme. -- Quétait-ce donc? -- Cétait un spectre. -- Et... -- Et je lai conjuré. Sans autre explication, dArtagnan prit les pistolets qui étaient sur la banquette de devant, les passa à sa ceinture, senveloppa dans son manteau, et, ne voulant pas rentrer par la même barrière quil était sorti, il sachemina vers la porte Richelieu. LV. Le carrosse de M. le coadjuteur Au lieu de rentrer par la porte Saint-Honoré, dArtagnan qui avait du temps devant lui, fit le tour et rentra par la porte Richelieu. On vint le reconnaître, et, quand on vit à son chapeau à plumes et à son manteau galonné quil était officier des mousquetaires, on lentoura avec lintention de lui faire crier: «À bas le Mazarin!» Cette première démonstration ne laissa pas que de linquiéter dabord; mais quand il sut de quoi il était question, il cria dune si belle voix que les plus difficiles furent satisfaits. Il suivait la rue de Richelieu, rêvant à la façon dont il emmènerait à son tour la reine, car de lemmener dans un carrosse aux armes de France il ny fallait pas songer, lorsquà la porte de lhôtel de madame de Guéménée il aperçut un équipage. Une idée subite lillumina. -- Ah! pardieu, dit-il, ce serait de bonne guerre. Et il sapprocha du carrosse, regarda les armes qui étaient sur les panneaux et la livrée du cocher qui était sur le siège. Cet examen lui était dautant plus facile que le cocher dormait les poings fermés. -- Cest bien le carrosse de M. le coadjuteur, dit-il; sur ma parole, je commence à croire que la Providence est pour nous. Il monta doucement dans le carrosse, et tirant le fil de soie qui correspondait au petit doigt du cocher: -- Au Palais-Royal! dit-il. Le cocher, réveillé en sursaut, se dirigea vers le point désigné sans se douter que lordre vînt dun autre que de son maître. Le suisse allait fermer les grilles; mais en voyant ce magnifique équipage il ne douta pas que ce ne fût une visite dimportance, et laissa passer le carrosse, qui sarrêta sous le péristyle. Là seulement le cocher saperçut que les laquais nétaient pas derrière la voiture. Il crut que M. le coadjuteur en avait disposé, sauta à bas du siège sans lâcher les rênes et vint ouvrir. DArtagnan sauta à son tour à terre, et, au moment où le cocher, effrayé en ne reconnaissant pas son maître, faisait un pas en arrière, il le saisit au collet de la main gauche, et de la droite lui mit un pistolet sur la gorge: -- Essaye de prononcer un seul mot, dit dArtagnan, et tu es mort! Le cocher vit à lexpression du visage de celui qui lui parlait quil était tombé dans un guet-apens, et il resta la bouche béante et les yeux démesurément ouverts. Deux mousquetaires se promenaient dans la cour, dArtagnan les appela par leur nom. -- Monsieur de Bellière, dit-il à lun, faites-moi le plaisir de prendre les rênes des mains de ce brave homme, de monter sur le siège de la voiture, de la conduire à la porte de lescalier dérobé et de mattendre là; cest pour affaire dimportance et qui tient au service du roi. Le mousquetaire, qui savait son lieutenant incapable de faire une mauvaise plaisanterie à lendroit du service, obéit sans dire un mot, quoique lordre lui parût singulier. Alors, se retournant vers le second mousquetaire: -- Monsieur du Verger, dit-il, aidez-moi à conduire cet homme en lieu de sûreté. Le mousquetaire crut que son lieutenant venait darrêter quelque prince déguisé, sinclina et, tirant son épée, fit signe quil était prêt. DArtagnan monta lescalier suivi de son prisonnier, qui était suivi lui-même du mousquetaire, traversa le vestibule et entra dans lantichambre de Mazarin. Bernouin attendait avec impatience des nouvelles de son maître. -- Eh bien! monsieur? dit-il. -- Tout va à merveille, mon cher monsieur Bernouin; mais voici, sil vous plaît, un homme quil vous faudrait mettre en lieu de sûreté... -- Où cela, monsieur? -- Où vous voudrez, pourvu que lendroit que vous choisirez ait des volets qui ferment au cadenas et une porte qui ferme à la clef. -- Nous avons cela, monsieur, dit Bernouin. Et lon conduisit le pauvre cocher dans un cabinet dont les fenêtres étaient grillées et qui ressemblait fort à une prison. -- Maintenant, mon cher ami, je vous invite, dit dArtagnan, à vous défaire en ma faveur de votre chapeau et de votre manteau. Le cocher, comme on le comprend bien, ne fit aucune résistance; dailleurs il était si étonné de ce qui lui arrivait quil chancelait et balbutiait comme un homme ivre: dArtagnan mit le tout sous le bras du valet de chambre. -- Maintenant, monsieur du Verger, dit dArtagnan, enfermez-vous avec cet homme jusquà ce que M. Bernouin vienne ouvrir la porte; la faction sera passablement longue et fort peu amusante, je le sais, mais vous comprenez, ajouta-t-il gravement, service du roi. -- À vos ordres, mon lieutenant, répondit le mousquetaire, qui vit quil sagissait de choses sérieuses. -- À propos, dit dArtagnan; si cet homme essaie de fuir ou de crier, passez-lui votre épée au travers du corps. Le mousquetaire fit un signe de tête qui voulait dire quil obéirait ponctuellement à la consigne. DArtagnan sortit emmenant Bernouin avec lui. Minuit sonnait. -- Menez-moi dans loratoire de la reine, dit-il; prévenez-la que jy suis, et allez me mettre ce paquet-là, avec un mousqueton bien chargé, sur le siège de la voiture qui attend au bas de lescalier dérobé. Bernouin introduisit dArtagnan dans loratoire où il sassit tout pensif. Tout avait été au Palais-Royal comme dhabitude. À dix heures, ainsi que nous lavons dit, presque tous les convives étaient retirés; ceux qui devaient fuir avec la cour eurent le mot dordre; et chacun fut invité à se trouver de minuit à une heure au Cours-la-Reine. À dix heures, Anne dAutriche passa chez le roi. On venait de coucher Monsieur; et le jeune Louis, resté le dernier, samusait à mettre en bataille des soldats de plomb, exercice qui le récréait fort. Deux enfants dhonneur jouaient avec lui. -- Laporte, dit la reine, il serait temps de coucher Sa Majesté. Le roi demanda à rester encore debout, nayant aucune envie de dormir, disait-il; mais la reine insista. -- Ne devez-vous pas aller demain matin à six heures vous baigner à Conflans, Louis? Cest vous-même qui lavez demandé, ce me semble. -- Vous avez raison, Madame, dit le roi, et je suis prêt à me retirer dans mon appartement quand vous aurez bien voulu membrasser. Laporte, donnez le bougeoir à M. le chevalier de Coislin. La reine posa ses lèvres sur le front blanc et poli que lauguste enfant lui tendait avec une gravité qui sentait déjà létiquette. -- Endormez-vous bien vite, Louis, dit la reine, car vous serez réveillé de bonne heure. -- Je ferai de mon mieux pour vous obéir, Madame, dit le jeune Louis, mais je nai aucune envie de dormir. -- Laporte, dit tout bas Anne dAutriche, cherchez quelque livre bien ennuyeux à lire à Sa Majesté, mais ne vous déshabillez pas. Le roi sortit accompagné du chevalier de Coislin, qui lui portait le bougeoir. Lautre enfant dhonneur fut reconduit chez lui. Alors la reine rentra dans son appartement. Ses femmes, cest-à- dire madame de Brégy, mademoiselle de Beaumont, madame de Motteville et Socratine sa soeur, que lon appelait ainsi à cause de sa sagesse, venaient de lui apporter dans la garde-robe des restes du dîner, avec lesquels elle soupait, selon son habitude. La reine alors donna ses ordres, parla dun repas que lui offrait le surlendemain le marquis de Villequier, désigna les personnes quelle admettait à lhonneur den être, annonça pour le lendemain encore une visite au Val-de-Grâce, où elle avait lintention de faire ses dévotions, et donna à Béringhen, son premier valet de chambre, ses ordres pour quil laccompagnât. Le souper des dames fini, la reine feignit une grande fatigue et passa dans sa chambre à coucher. Madame de Motteville, qui était de service particulier ce soir-là, ly suivit, puis laida à se dévêtir. La reine alors se mit au lit, lui parla affectueusement pendant quelques minutes et la congédia. Cétait en ce moment que dArtagnan entrait dans la cour du Palais-Royal avec la voiture du coadjuteur. Un instant après, les carrosses des dames dhonneur en sortaient et la grille se refermait derrière eux. Minuit sonnait. Cinq minutes après, Bernouin frappait à la chambre à coucher de la reine, venant par le passage secret du cardinal. Anne dAutriche alla ouvrir elle-même. Elle était déjà habillée, cest-à-dire quelle avait remis ses bas et sétait enveloppée dun long peignoir. -- Cest vous, Bernouin, dit-elle, M. dArtagnan est-il là? -- Oui, Madame, dans votre oratoire, il attend que Votre Majesté soit prête. -- Je le suis. Allez dire à Laporte déveiller et dhabiller le roi, puis de là passez chez le maréchal de Villeroy et prévenez-le de ma part. Bernouin sinclina et sortit. La reine entra dans son oratoire, quéclairait une simple lampe en verroterie de Venise. Elle vit dArtagnan debout et qui lattendait. -- Cest vous? lui dit-elle. -- Oui, Madame. -- Vous êtes prêt? -- Je le suis. -- Et M. le cardinal? -- Est sorti sans accident. Il attend Votre Majesté au Cours-la- Reine. -- Mais dans quelle voiture partons-nous? -- Jai tout prévu, un carrosse attend en bas Votre Majesté. -- Passons chez le roi. DArtagnan sinclina et suivit la reine. Le jeune Louis était déjà habillé, à lexception des souliers et du pourpoint, il se laissait faire dun air étonné, en accablant de questions Laporte, qui ne lui répondait que ces paroles: -- Sire, cest par lordre de la reine. Le fit était découvert, et lon voyait les draps du roi tellement usés quen certains endroits il y avait des trous. Cétait encore un des effets de la lésinerie de Mazarin. La reine entra, et dArtagnan se tint sur le seuil. Lenfant, en apercevant la reine, séchappa des mains de Laporte et courut à elle. La reine fit signe à dArtagnan de sapprocher. DArtagnan obéit. -- Mon fils, dit Anne dAutriche, en lui montrant le mousquetaire calme, debout et découvert, voici M. dArtagnan, qui est brave comme un de ces anciens preux dont vous aimez tant que mes femmes vous racontent lhistoire. Rappelez-vous bien son nom, et regardez-le bien, pour ne pas oublier son visage, car ce soir il nous rendra un grand service. Le jeune roi regarda lofficier de son grand oeil fier et répéta: -- M. dArtagnan? -- Cest cela, mon fils. Le jeune roi leva lentement sa petite main et la tendit au mousquetaire; celui-ci mit un genou en terre et la baisa. -- M. dArtagnan, répéta Louis, cest bien, Madame. À ce moment on entendit comme une rumeur qui sapprochait. -- Quest-ce que cela? dit la reine. -- Oh! oh! répondit dArtagnan en tendant tout à la fois son oreille fine et son regard intelligent, cest le bruit du peuple qui sémeut. -- Il faut fuir, dit la reine. -- Votre Majesté ma donné la direction de cette affaire, il faut rester et savoir ce quil veut. -- Monsieur dArtagnan! -- Je réponds de tout. Rien ne se communique plus rapidement que la confiance. La reine, pleine de force et de courage, sentait au plus haut degré ces deux vertus chez les autres. -- Faites, dit-elle, je men rapporte à vous. -- Votre Majesté veut-elle me permettre dans toute cette affaire de donner des ordres en son nom? -- Ordonnez, monsieur. -- Que veut donc encore ce peuple? dit le roi. -- Nous allons le savoir, sire, dit dArtagnan. Et il sortit rapidement de la chambre. Le tumulte allait croissant, il semblait envelopper le Palais- Royal tout entier. On entendait de lintérieur des cris dont on ne pouvait comprendre le sens. Il était évident quil y avait clameur et sédition. Le roi, à moitié habillé, la reine et Laporte restèrent chacun dans létat et presque à la place où ils étaient, écoutant et attendant. Comminges, qui était de garde cette nuit-là au Palais-Royal, accourut; il avait deux cents hommes à peu près dans les cours et dans les écuries, il les mettait à la disposition de la reine. -- Eh bien! demanda Anne dAutriche en voyant reparaître dArtagnan, quy a-t-il? -- Il y a, madame, que le bruit sest répandu que la reine avait quitté le Palais-Royal, enlevant le roi, et que le peuple demande à avoir la preuve du contraire, ou menace de démolir le Palais- Royal. -- Oh! cette fois, cest trop fort, dit la reine, et je leur prouverai que je ne suis point partie. DArtagnan vit, à lexpression du visage de la reine, quelle allait donner quelque ordre violent. Il sapprocha delle et lui dit tout bas: -- Votre Majesté a-t-elle toujours confiance en moi? Cette voix la fit tressaillir. -- Oui, monsieur, toute confiance, dit-elle... Dites. -- La reine daigne-t-elle se conduire daprès mes avis? -- Dites. -- Que Votre Majesté veuille renvoyer M. de Comminges, en lui ordonnant de se renfermer, lui et ses hommes, dans le corps de garde et les écuries. Comminges regarda dArtagnan de ce regard envieux avec lequel tout courtisan voit poindre une fortune nouvelle. -- Vous avez entendu, Comminges? dit la reine. DArtagnan alla à lui, il avait reconnu avec sa sagacité ordinaire ce coup doeil inquiet. -- Monsieur de Comminges, lui dit-il, pardonnez-moi; nous sommes tous deux serviteurs de la reine, nest-ce pas? cest mon tour de lui être utile, ne menviez donc pas ce bonheur. Comminges sinclina et sortit. -- Allons, se dit dArtagnan, me voilà avec un ennemi de plus! -- Et maintenant, dit la reine en sadressant à dArtagnan, que faut-il faire? car, vous lentendez, au lieu de se calmer le bruit redouble. -- Madame, répondit dArtagnan, le peuple veut voir le roi, il faut quil le voie. -- Comment, quil le voie! où cela! sur le balcon? -- Non pas, Madame, mais ici, dans son lit, dormant. -- Oh! Votre Majesté, M. dArtagnan a toute raison! sécria Laporte. La reine réfléchit et sourit en femme à qui la duplicité nest pas étrangère. -- Au fait, murmura-t-elle. -- Monsieur Laporte, dit dArtagnan, allez à travers les grilles du Palais-Royal annoncer au peuple quil va être satisfait et que, dans cinq minutes, non seulement il verra le roi, mais encore quil le verra dans son lit; ajoutez que le roi dort et que la reine prie que lon fasse silence pour ne point le réveiller. -- Mais pas tout le monde, une députation de deux ou quatre personnes? -- Tout le monde, Madame. -- Mais ils nous tiendront jusquau jour, songez-y. -- Nous en aurons pour un quart dheure. Je réponds de tout, Madame; croyez-moi, je connais le peuple cest un grand enfant quil ne sagit que de caresser. Devant le roi endormi, il sera muet, doux et timide comme un agneau. -- Allez, Laporte, dit la reine. Le jeune roi se rapprocha de sa mère. -- Pourquoi faire ce que ces gens demandent? dit-il. -- Il le faut, mon fils, dit Anne dAutriche. -- Mais alors, si on me dit _il le faut_, je ne suis donc plus roi? La reine resta muette. -- Sire, dit dArtagnan, Votre Majesté me permettra-t-elle de lui faire une question? Louis XIV se retourna, étonné quon osât lui adresser la parole; la reine serra la main de lenfant. -- Oui, monsieur, dit-il. -- Votre Majesté se rappelle-t-elle avoir, lorsquelle jouait dans le parc de Fontainebleau ou dans les cours du palais de Versailles, vu tout à coup le ciel se couvrir et entendu le bruit du tonnerre? -- Oui, sans doute. -- Eh bien! ce bruit du tonnerre, si bonne envie que Votre Majesté eût encore de jouer, lui disait: «Rentrez, sire, il le faut.» -- Sans doute, monsieur; mais aussi lon ma dit que le bruit du tonnerre, cétait la voix de Dieu. -- Eh bien! sire, dit dArtagnan, écoutez le bruit du peuple, et vous verrez que cela ressemble beaucoup à celui du tonnerre. En effet, en ce moment une rumeur terrible passait emportée par la brise de la nuit. Tout à coup elle cessa. -- Tenez, sire, dit dArtagnan, on vient de dire au peuple que vous dormiez; vous voyez bien que vous êtes toujours roi. La reine regardait avec étonnement cet homme étrange que son courage éclatant faisait légal des plus braves, que son esprit fin et rusé faisait légal de tous. Laporte entra. -- Eh bien, Laporte? demanda la reine. -- Madame, répondit-il, la prédiction de M. dArtagnan sest accomplie, ils se sont calmés comme par enchantement. On va leur ouvrir les portes, et dans cinq minutes ils seront ici. -- Laporte, dit la reine, si vous mettiez un de vos fils à la place du roi, nous partirions pendant ce temps. -- Si Sa Majesté lordonne, dit Laporte, mes fils, comme moi, sont au service de la reine. -- Non pas, dit dArtagnan, car si lun deux connaissait Votre Majesté et sapercevait du subterfuge, tout serait perdu. -- Vous avez raison, monsieur, toujours raison, dit Anne dAutriche. Laporte, couchez le roi. Laporte posa le roi tout vêtu comme il était dans son lit, puis il le recouvrit jusquaux épaules avec le drap. La reine se courba sur lui et lembrassa au front. -- Faites semblant de dormir, Louis, dit-elle. -- Oui, dit le roi, mais je ne veux pas quun seul de ces hommes me touche. -- Sire, je suis là, dit dArtagnan, et je vous réponds que si un seul avait cette audace, il la payerait de sa vie. -- Maintenant, que faut-il faire? demanda la reine, car je les entends. -- Monsieur Laporte, allez au-devant deux, et leur recommandez de nouveau le silence. Madame, attendez-là à la porte. Moi je suis au chevet du roi, tout prêt à mourir pour lui. Laporte sortit, la reine se tint debout près de la tapisserie, dArtagnan se glissa derrière les rideaux. Puis on entendit la marche sourde et contenue dune grande multitude dhommes; la reine souleva elle-même la tapisserie en mettant un doigt sur sa bouche. En voyant la reine, ces hommes sarrêtèrent dans lattitude du respect. -- Entrez, messieurs, entrez, dit la reine. Il y eut alors parmi tout ce peuple un mouvement dhésitation qui ressemblait à de la honte: il sattendait à la résistance, il sattendait à être contrarié, à forcer les grilles et à renverser les gardes; les grilles sétaient ouvertes toutes seules, et le roi, ostensiblement du moins, navait à son chevet dautre garde que sa mère. Ceux qui étaient en tête balbutièrent et essayèrent de reculer. -- Entrez donc, messieurs, dit Laporte, puisque la reine le permet. Alors un plus hardi que les autres se hasardant dépassa le seuil de la porte et savança sur la pointe du pied. Tous les autres limitèrent, et la chambre semplit silencieusement, comme si tous ces hommes eussent été les courtisans les plus humbles et les plus dévoués. Bien au-delà de la porte on apercevait les têtes de ceux qui, nayant pu entrer, se haussaient sur la pointe des pieds. DArtagnan voyait tout à travers une ouverture quil avait faite au rideau; dans lhomme qui entra le premier il reconnut Planchet. -- Monsieur, lui dit la reine, qui comprit quil était le chef de toute cette bande, vous avez désiré voir le roi et jai voulu le montrer moi-même. Approchez, regardez-le et dites si nous avons lair de gens qui veulent séchapper. -- Non certes, répondit Planchet un peu étonné de lhonneur inattendu quil recevait. -- Vous direz donc à mes bons et fidèles Parisiens, reprit Anne dAutriche avec un sourire à lexpression duquel dArtagnan ne se trompa point, que vous avez vu le roi couché et dormant, ainsi que la reine prête à se mettre au lit à son tour. -- Je le dirai, Madame, et ceux qui maccompagnent le diront tous ainsi que moi, mais... -- Mais quoi? demanda Anne dAutriche. -- Que Votre Majesté me pardonne, dit Planchet, mais est-ce bien le roi qui est couché dans ce lit? Anne dAutriche tressaillit. -- Sil y a quelquun parmi vous tous qui connaisse le roi, dit- elle, quil sapproche et quil dise si cest bien Sa Majesté qui est là. Un homme enveloppé dun manteau, dont en se drapant il se cachait le visage, sapprocha, se pencha sur le lit et regarda. Un instant dArtagnan crut que cet homme avait un mauvais dessein, et il porta la main à son épée; mais dans le mouvement que fit en se baissant lhomme au manteau, il découvrit une portion de son visage, et dArtagnan reconnut le coadjuteur. -- Cest bien le roi, dit cet homme en se relevant. Dieu bénisse Sa Majesté! -- Oui, dit à demi-voix le chef, oui, Dieu bénisse Sa Majesté! Et tous ces hommes, qui étaient entrés furieux, passant de la colère à la pitié, bénirent à leur tour lenfant royal. -- Maintenant, dit Planchet, remercions la reine, mes amis, et retirons-nous. Tous sinclinèrent et sortirent peu à peu et sans bruit, comme ils étaient entrés. Planchet, entré le premier, sortait le dernier. La reine larrêta. -- Comment vous nommez-vous, mon ami? lui dit-elle. Planchet se retourna fort étonné de la question. -- Oui, dit la reine, je me tiens tout aussi honorée de vous avoir reçu ce soir que si vous étiez un prince, et je désire savoir votre nom. -- Oui, pensa Planchet, pour me traiter comme un prince, merci! DArtagnan frémit que Planchet, séduit comme le corbeau de la fable, ne dît son nom, et que la reine, sachant son nom, ne sût que Planchet lui avait appartenu. -- Madame, répondit respectueusement Planchet, je mappelle Dulaurier pour vous servir. -- Merci, monsieur Dulaurier, dit la reine, et que faites-vous? -- Madame, je suis marchand drapier dans la rue des Bourdonnais. -- Voilà tout ce que je voulais savoir, dit la reine; bien obligée, mon cher monsieur Dulaurier, vous entendrez parler de moi. -- Allons, allons, murmura dArtagnan en sortant de derrière son rideau, décidément maître Planchet nest point un sot, et lon voit bien quil a été élevé à bonne école. Les différents acteurs de cette scène étrange restèrent un instant en face les uns des autres sans dire une seule parole, la reine debout près de la porte, dArtagnan à moitié sorti de sa cachette, le roi soulevé sur son coude et prêt à retomber sur son lit au moindre bruit qui indiquerait le retour de toute cette multitude; mais, au lieu de se rapprocher, le bruit séloigna de plus en plus et finit par séteindre tout à fait. La reine respira; dArtagnan essuya son front humide; le roi se laissa glisser en bas de son lit en disant: -- Partons. En ce moment Laporte reparut. -- Eh bien? demanda la reine. -- Eh bien, Madame, répondit le valet de chambre, je les ai suivis jusquaux grilles; ils ont annoncé à tous leurs camarades quils ont vu le roi et que la reine leur a parlé, de sorte quils séloignent tout fiers et tout glorieux. -- Oh! les misérables! murmura la reine, ils paieront cher leur hardiesse, cest moi qui le leur promets! Puis, se retournant vers dArtagnan: -- Monsieur, dit-elle, vous mavez donné ce soir les meilleurs conseils que jaie reçus de ma vie. Continuez: que devons-nous faire maintenant? -- Monsieur Laporte, dit dArtagnan, achevez dhabiller Sa Majesté. -- Nous pouvons partir alors? demanda la reine. -- Quand Votre Majesté voudra; elle na quà descendre par lescalier dérobé, elle me trouvera à la porte. -- Allez, monsieur, dit la reine, je vous suis. DArtagnan descendit, le carrosse était à son poste, le mousquetaire se tenait sur le siège. DArtagnan prit le paquet quil avait chargé Bernouin de mettre aux pieds du mousquetaire. Cétait, on se le rappelle, le chapeau et le manteau du cocher de M. de Gondy. Il mit le manteau sur ses épaules et le chapeau sur sa tête. Le mousquetaire descendit du siège. -- Monsieur, dit dArtagnan, vous allez rendre la liberté à votre compagnon qui garde le cocher. Vous monterez sur vos chevaux, vous irez prendre, rue Tiquetonne, hôtel de _La Chevrette_, mon cheval et celui de M. du Vallon, que vous sellerez et harnacherez en guerre, puis vous sortirez de Paris en les conduisant en main, et vous vous rendrez au Cours-la-Reine. Si au Cours-la-Reine vous ne trouviez plus personne, vous pousseriez jusquà Saint-Germain. Service du roi. Le mousquetaire porta la main à son chapeau et séloigna pour accomplir les ordres quil venait de recevoir. DArtagnan monta sur le siège. Il avait une paire de pistolets à sa ceinture, un mousqueton sous ses pieds, son épée nue derrière lui. La reine parut; derrière elle venaient le roi et M. le duc dAnjou, son frère. -- Le carrosse de M. le coadjuteur! sécria-t-elle en reculant dun pas. -- Oui, madame, dit dArtagnan, mais montez hardiment; cest moi qui le conduis. La reine poussa un cri de surprise et monta dans le carrosse. Le roi et Monsieur montèrent après elle et sassirent à ses côtés. -- Venez, Laporte, dit la reine. -- Comment, Madame! dit le valet de chambre, dans le même carrosse que Vos Majestés? -- Il ne sagit pas ce soir de létiquette royale, mais du salut du roi. Montez, Laporte! Laporte obéit. -- Fermez les mantelets, dit dArtagnan. -- Mais cela ninspirera-t-il pas de la défiance, monsieur? demanda la reine. -- Que Votre Majesté soit tranquille, dit dArtagnan, jai ma réponse prête. On ferma les mantelets et on partit au galop par la rue de Richelieu. En arrivant à la porte, le chef du poste savança à la tête dune douzaine dhommes et tenant une lanterne à la main. DArtagnan lui fit signe dapprocher. -- Reconnaissez-vous la voiture? dit-il au sergent. -- Non, répondit celui-ci. -- Regardez les armes. Le sergent approcha sa lanterne du panneau. -- Ce sont celles de M. le coadjuteur! dit-il. -- Chut! il est en bonne fortune avec madame de Guéménée. Le sergent se mit à rire. -- Ouvrez la porte, dit-il, je sais ce que cest. Puis, sapprochant du mantelet baissé: -- Bien du plaisir, Monseigneur! dit-il. -- Indiscret! cria dArtagnan, vous me ferez chasser. La barrière cria sur ses gonds; et dArtagnan, voyant le chemin ouvert, fouetta vigoureusement ses chevaux qui partirent au grand trot. Cinq minutes après on avait rejoint le carrosse du cardinal. -- Mousqueton, cria dArtagnan, relevez les mantelets du carrosse de Sa Majesté. -- Cest lui, dit Porthos. -- En cocher! sécria Mazarin. -- Et avec le carrosse du coadjuteur! dit la reine. -- _Corpo di Dio!_ _monsou_ dArtagnan, dit Mazarin, vous valez votre pesant dor! LVI. Comment dArtagnan et Porthos gagnèrent, lun deux cent dix- neuf, et lautre deux cent quinze louis, à vendre de la paille Mazarin voulait partir à linstant même pour Saint-Germain, mais la reine déclara quelle attendrait les personnes auxquelles elle avait donné rendez-vous. Seulement, elle offrit au cardinal la place de Laporte. Le cardinal accepta et passa dune voiture dans lautre. Ce nétait pas sans raison que le bruit sétait répandu que le roi devait quitter Paris dans la nuit: dix ou douze personnes étaient dans le secret de cette fuite depuis six heures du soir, et, si discrètes quelles eussent été, elles navaient pu donner leurs ordres de départ sans que la chose transpirât quelque peu. Dailleurs, chacune de ces personnes en avait une ou deux autres auxquelles elle sintéressait; et comme on ne doutait point que la reine ne quittât Paris avec de terribles projets de vengeance, chacun avait averti ses amis ou ses parents; de sorte que la rumeur de ce départ courut comme une traînée de poudre par les rues de la ville. Le premier carrosse qui arriva après celui de la reine fut le carrosse de M. le Prince; il contenait M. de Condé, madame la princesse et madame la princesse douairière. Toutes deux avaient été réveillées au milieu de la nuit et ne savaient pas de quoi il était question. Le second contenait M. le duc dOrléans, madame la duchesse, la grande Mademoiselle et labbé de La Rivière, favori inséparable et conseiller intime du prince. Le troisième contenait M. de Longueville et M. le prince de Conti, frère et beau-frère de M. le Prince. Ils mirent pied à terre, sapprochèrent du carrosse du roi et de la reine, et présentèrent leurs hommages à Sa Majesté. La reine plongea son regard jusquau fond du carrosse, dont la portière était restée ouverte, et vit quil était vide. -- Mais où est donc madame de Longueville? dit-elle. -- En effet, où est donc ma soeur? demanda M. le Prince. -- Madame de Longueville est souffrante, madame, répondit le duc, et elle ma chargé de lexcuser près de Votre Majesté. Anne lança un coup doeil rapide à Mazarin, qui répondit par un signe imperceptible de tête. -- Quen dites-vous? demanda la reine. -- Je dis que cest un otage pour les Parisiens, répondit le cardinal. -- Pourquoi nest-elle pas venue? demanda tout bas M. le Prince à son frère. -- Silence! répondit celui-ci; sans doute elle a ses raisons. -- Elle nous perd, murmura le prince. -- Elle nous sauve, dit Conti. Les voitures arrivaient en foule. Le maréchal de La Meilleraie, le maréchal de Villeroy, Guitaut, Villequier, Comminges, vinrent à la file; les deux mousquetaires arrivèrent à leur tour, tenant les chevaux de dArtagnan et de Porthos en main. DArtagnan et Porthos se mirent en selle. Le cocher de Porthos remplaça dArtagnan sur le siège du carrosse royal, Mousqueton remplaça le cocher, conduisant debout, pour raison à lui connue, et pareil à lAutomédon antique. La reine, bien quoccupée de mille détails, cherchait des yeux dArtagnan, mais le Gascon sétait déjà replongé dans la foule avec sa prudence accoutumée. -- Faisons lavant-garde, dit-il à Porthos, et ménageons-nous de bons logements à Saint-Germain, car personne ne songera à nous. Je me sens fort fatigué. -- Moi, dit Porthos, je tombe véritablement de sommeil. Dire que nous navons pas eu la moindre bataille. Décidément les Parisiens sont bien sots. -- Ne serait-ce pas plutôt que nous sommes bien habiles? dit dArtagnan. -- Peut-être. -- Et votre poignet, comment va-t-il? -- Mieux; mais croyez-vous que nous les tenons cette fois-ci? -- Quoi? -- Vous, votre grade; et moi, mon titre? -- Ma foi! oui, je parierais presque. Dailleurs, sils ne se souviennent pas, je les ferai souvenir. -- On entend la voix de la reine, dit Porthos. Je crois quelle demande à monter à cheval. -- Oh! elle le voudrait bien, elle; mais... -- Mais quoi? -- Mais le cardinal ne veut pas, lui. Messieurs, continua dArtagnan sadressant aux deux mousquetaires, accompagnez le carrosse de la reine, et ne quittez pas les portières. Nous allons faire préparer les logis. Et dArtagnan piqua vers Saint-Germain accompagné de Porthos. -- Partons, messieurs! dit la reine. Et le carrosse royal se mit en route, suivi de tous les autres carrosses et de plus de cinquante cavaliers. On arriva à Saint-Germain sans accident; en descendant du marchepied, la reine trouva M. le Prince qui attendait debout et découvert pour lui offrir la main. -- Quel réveil pour les Parisiens! dit Anne dAutriche radieuse. -- Cest la guerre, dit le prince. -- Eh bien! la guerre, soit. Navons-nous pas avec nous le vainqueur de Rocroy, de Nordlingen et de Lens? Le prince sinclina en signe de remerciement. Il était trois heures du matin. La reine entra la première dans le château; tout le monde la suivit: deux cents personnes à peu près lavaient accompagnée dans sa fuite. -- Messieurs, dit la reine en riant, logez-vous dans le château, il est vaste et la place ne vous manquera point; mais, comme on ne comptait pas y venir, on me prévient quil ny a en tout que trois lits, un pour le roi, un pour moi... -- Et un pour Mazarin, dit tout bas M. le Prince. -- Et moi, je coucherai donc sur le plancher? dit Gaston dOrléans avec un sourire très inquiet... -- Non, Monseigneur, dit Mazarin, car le troisième lit est destiné à Votre Altesse. -- Mais vous? demanda le prince. -- Moi, je ne me coucherai pas, dit Mazarin, jai à travailler. Gaston se fit indiquer la chambre où était le lit, sans sinquiéter de quelle façon se logeraient sa femme et sa fille. -- Eh bien, moi, je me coucherai, dit dArtagnan. Venez avec moi, Porthos. Porthos suivit dArtagnan avec cette profonde confiance quil avait dans lintellect de son ami. Ils marchaient lun à côté de lautre sur la place du château, Porthos regardant avec des yeux ébahis dArtagnan, qui calculait sur ses doigts. -- Quatre cents à une pistole la pièce, quatre cents pistoles. -- Oui, disait Porthos, quatre cents pistoles; mais quest-ce qui fait quatre cents pistoles? -- Une pistole nest pas assez, continua dArtagnan; cela vaut un louis. -- Quest-ce qui vaut un louis? -- Quatre cents, à un louis, font quatre cents louis. -- Quatre cents? dit Porthos. -- Oui, ils sont deux cents; et il en faut au moins deux par personne. À deux par personne, cela fait quatre cents. -- Mais quatre cents quoi? -- Écoutez, dit dArtagnan. Et comme il y avait là toutes sortes de gens qui regardaient dans lébahissement larrivée de la cour, il acheva sa phrase tout bas à loreille de Porthos. -- Je comprends, dit Porthos, je comprends à merveille, par ma foi! Deux cents louis chacun, cest joli; mais que dira-t-on? -- On dira ce quon voudra; dailleurs saura-t-on que cest nous? -- Mais qui se chargera de la distribution? -- Mousqueton nest-il pas là? -- Et ma livrée! dit Porthos, on reconnaîtra ma livrée. -- Il retournera son habit. -- Vous avez toujours raison, mon cher, sécria Porthos, mais où diable puisez-vous donc toutes les idées que vous avez? DArtagnan sourit. Les deux amis prirent la première rue quils rencontrèrent; Porthos frappa à la porte de la maison de droite, tandis que dArtagnan frappait à la porte de la maison de gauche. -- De la paille! dirent-ils. -- Monsieur, nous nen avons pas, répondirent les gens qui vinrent ouvrir, mais adressez-vous au marchand de fourrages. -- Et où est-il, le marchand de fourrages? -- La dernière grandporte de la rue. -- À droite ou à gauche? -- À gauche. -- Et y a-t-il encore à Saint-Germain dautres gens chez lesquels on en pourrait trouver? -- Il y a laubergiste du _Mouton-Couronné_, et Gros-Louis le fermier. -- Où demeurent-ils? -- Rue des Ursulines. -- Tous deux? -- Oui. -- Très bien. Les deux amis se firent indiquer la seconde et la troisième adresse aussi exactement quils sétaient fait indiquer la première; puis dArtagnan se rendit chez le marchand de fourrages et traita avec lui de cent cinquante bottes de paille quil possédait, moyennant la somme de trois pistoles. Il se rendit ensuite chez laubergiste, où il trouva Porthos qui venait de traiter de deux cents bottes pour une somme à peu près pareille. Enfin le fermier Louis en mit cent quatre-vingts à leur disposition. Cela faisait un total de quatre cent trente. Saint-Germain nen avait pas davantage. Toute cette rafle ne leur prit pas plus dune demi-heure. Mousqueton, dûment éduqué, fut mis à la tête de ce commerce improvisé. On lui recommanda de ne pas laisser sortir de ses mains un fétu de paille au-dessous dun louis la botte; on lui en confiait pour quatre cent trente louis. Mousqueton secouait la tête et ne comprenait rien à la spéculation des deux amis. DArtagnan, portant trois bottes de paille, sen retourna au château, où chacun, grelottant de froid et tombant de sommeil, regardait envieusement le roi, la reine et Monsieur sur leurs lits de camp. Lentrée de dArtagnan dans la grande salle produisit un éclat de rire universel; mais dArtagnan neut pas même lair de sapercevoir quil était lobjet de lattention générale et se mit à disposer avec tant dhabileté, dadresse et de gaieté sa couche de paille que leau en venait à la bouche à tous ces pauvres endormis qui ne pouvaient dormir. -- De la paille! sécrièrent-ils, de la paille! où trouve-t-on de la paille? -- Je vais vous conduire, dit Porthos. Et il conduisit les amateurs à Mousqueton, qui distribuait généreusement les bottes à un louis la pièce. On trouva bien que cétait un peu cher; mais quand on a bien envie de dormir, qui est-ce qui ne paierait pas deux ou trois louis quelques heures de bon sommeil? DArtagnan cédait à chacun son lit, quil recommença dix fois de suite; et comme il était censé avoir payé comme les autres sa botte de paille un louis, il empocha ainsi une trentaine de louis en moins dune demi-heure. À cinq heures du matin, la paille valait quatre-vingts livres la botte, et encore nen trouvait-on plus. DArtagnan avait eu le soin den mettre quatre bottes de côté pour lui. Il prit dans sa poche la clef du cabinet où il les avait cachées, et, accompagné de Porthos, sen retourna compter avec Mousqueton, qui, naïvement et comme un digne intendant quil était, leur remit quatre cent trente louis et garda encore cent louis pour lui. Mousqueton, qui ne savait rien de ce qui sétait passé au château, ne comprenait pas comment lidée de vendre de la paille ne lui était pas venue plus tôt. DArtagnan mit lor dans son chapeau, et tout en revenant fit son compte avec Porthos. Il leur revenait à chacun deux cent quinze louis. Porthos alors seulement saperçut quil navait pas de paille pour son compte, il retourna auprès de Mousqueton; mais Mousqueton avait vendu jusquà son dernier fétu, ne gardant rien pour lui- même. Il revint alors trouver dArtagnan, lequel, grâce à ses quatre bottes de paille, était en train de confectionner, et en le savourant davance avec délices, un lit si moelleux, si bien rembourré à la tête, si bien couvert au pied, que ce lit eût fait envie au roi lui-même, si le roi neût si bien dormi dans le sien. DArtagnan, à aucun prix, ne voulut déranger son lit pour Porthos; mais moyennant quatre louis que celui-ci lui compta, il consentit à ce que Porthos couchât avec lui. Il rangea son épée à son chevet, posa ses pistolets à son côté, étendit son manteau à ses pieds, plaça son feutre sur son manteau, et sétendit voluptueusement sur la paille qui craquait. Déjà il caressait les doux rêves quengendre la possession de deux cent dix-neuf louis gagnés en un quart dheure, quand une voix retentit à la porte de la salle et le fit bondir. -- Monsieur dArtagnan! criait-elle, monsieur dArtagnan! -- Ici, dit Porthos, ici! Porthos comprenait que si dArtagnan sen allait, le lit lui resterait à lui tout seul. Un officier sapprocha. DArtagnan se souleva sur son coude. -- Cest vous qui êtes monsieur dArtagnan? dit-il. -- Oui, monsieur; que me voulez-vous? -- Je viens vous chercher. -- De quelle part? -- De la part de Son Éminence. -- Dites à Monseigneur que je vais dormir et que je lui conseille en ami den faire autant. -- Son Éminence ne sest pas couchée et ne se couchera pas, et elle vous demande à linstant même. -- La peste étouffe le Mazarin, qui ne sait pas dormir à propos! murmura dArtagnan. Que me veut-il? Est-ce pour me faire capitaine? En ce cas je lui pardonne. Et le mousquetaire se leva tout en grommelant, prit son épée, son chapeau, ses pistolets et son manteau, puis suivit lofficier, tandis que Porthos, resté seul unique possesseur du lit, essayait dimiter les belles dispositions de son ami. -- _Monsou_ dArtagnan, dit le cardinal en apercevant celui quil venait denvoyer chercher si mal à propos, je nai point oublié avec quel zèle vous mavez servi, et je vais vous en donner une preuve. -- Bon! pensa dArtagnan, cela sannonce bien. Mazarin regardait le mousquetaire et vit sa figure sépanouir. -- Ah! Monseigneur... -- Monsieur dArtagnan, dit-il, avez-vous bien envie dêtre capitaine? -- Oui, Monseigneur. -- Et votre ami désire-t-il toujours être baron? -- En ce moment-ci, Monseigneur, il rêve quil lest! -- Alors, dit Mazarin, tirant dun portefeuille la lettre quil avait déjà montrée à dArtagnan, prenez cette dépêche et portez-la en Angleterre. DArtagnan regarda lenveloppe: il ny avait point dadresse. -- Ne puis-je savoir à qui je dois la remettre? -- En arrivant à Londres, vous le saurez; à Londres seulement vous déchirerez la double enveloppe. -- Et quelles sont mes instructions? -- Dobéir en tout point à celui à qui cette lettre est adressée. DArtagnan allait faire de nouvelles questions, lorsque Mazarin ajouta: -- Vous partez pour Boulogne; vous trouverez, _aux Armes dAngleterre_, un jeune gentilhomme nommé M. Mordaunt. -- Oui, Monseigneur, et que dois-je faire de ce gentilhomme? -- Le suivre jusquoù il vous mènera. DArtagnan regarda le cardinal dun air stupéfait. -- Vous voilà renseigné, dit Mazarin; allez! -- Allez! cest bien facile à dire, reprit dArtagnan; mais pour aller il faut de largent et je nen ai pas. -- Ah! dit Mazarin en se grattant loreille, vous dites que vous navez pas dargent? -- Non, Monseigneur. -- Mais ce diamant que je vous donnai hier soir? -- Je désire le conserver comme un souvenir de votre Éminence. Mazarin soupira. -- Il fait cher vivre en Angleterre, Monseigneur, et surtout comme envoyé extraordinaire. -- Hein! fit Mazarin, cest un pays fort sobre et qui vit de simplicité depuis la révolution; mais nimporte. Il ouvrit un tiroir et prit une bourse. -- Que dites-vous de ces mille écus? DArtagnan avança la lèvre inférieure dune façon démesurée. -- Je dis, Monseigneur, que cest peu, car je ne partirai certainement pas seul. -- Jy compte bien, répondit Mazarin, M. du Vallon vous accompagnera, le digne gentilhomme; car, après vous, mon cher _monsou_ dArtagnan, cest bien certainement lhomme de France que jaime et estime le plus. -- Alors, Monseigneur, dit dArtagnan en montrant la bourse que Mazarin navait point lâchée; alors, si vous laimez et lestimez tant, vous comprenez... -- Soit! à sa considération, jajouterai deux cents écus. -- Ladre! murmura dArtagnan... Mais à notre retour, au moins, ajouta-t-il tout haut, nous pourrons compter, nest-ce pas, M. Porthos sur sa baronnie et moi sur mon grade? -- Foi de Mazarin! -- Jaimerais mieux un autre serment, se dit tout bas dArtagnan; puis tout haut: Ne puis-je, dit-il, présenter mes respects à Sa Majesté la reine? -- Sa Majesté dort, répondit vivement Mazarin, et il faut que vous partiez sans délai; allez donc, monsieur. -- Encore un mot, Monseigneur: si on se bat où je vais, me battrai-je? -- Vous ferez ce que vous ordonnera la personne à laquelle je vous adresse. -- Cest bien, Monseigneur, dit dArtagnan en allongeant la main pour recevoir le sac, et je vous présente tous mes respects. DArtagnan mit lentement le sac dans sa large poche et, se retournant vers lofficier: -- Monsieur, lui dit-il, voulez-vous bien aller réveiller à son tour M. du Vallon de la part de Son Éminence et lui dire que je lattends aux écuries? Lofficier partit aussitôt avec un empressement qui parut à dArtagnan avoir quelque chose dintéressé. Porthos venait de sétendre à son tour dans son lit, et il commençait à ronfler harmonieusement, selon son habitude, lorsquil sentit quon fui frappait sur lépaule. Il crut que cétait dArtagnan et ne bougea point. -- De la part du cardinal, dit lofficier. -- Hein! dit Porthos en ouvrant de grands yeux, que dites-vous? -- Je dis que Son Éminence vous envoie en Angleterre, et que M. dArtagnan vous attend aux écuries. Porthos poussa un profond soupir, se leva, prit son feutre, ses pistolets, son épée et son manteau, et sortit en jetant un regard de regret sur le lit dans lequel il sétait promis de si bien dormir. À peine avait-il tourné le dos que lofficier y était installé, et il navait point passé le seuil de la porte que son successeur, à son tour, ronflait à tout rompre. Cétait bien naturel, il était seul dans toute cette assemblée, avec le roi, la reine et Monseigneur Gaston dOrléans, qui dormît gratis. LVII. On a des nouvelles dAramis DArtagnan sétait rendu droit aux écuries. Le jour venait de paraître; il reconnut son cheval et celui de Porthos attachés au râtelier, mais au râtelier vide. Il eut pitié de ces pauvres animaux, et sachemina vers un coin de lécurie où il voyait reluire un peu de paille échappée sans doute à la razzia de la nuit; mais en rassemblant cette paille avec le pied, le bout de sa botte rencontra un corps rond qui, touché sans doute à un endroit sensible, poussa un cri et se releva sur ses genoux en se frottant les yeux. Cétait Mousqueton, qui, nayant plus de paille pour lui-même, sétait accommodé de celle des chevaux. -- Mousqueton, dit dArtagnan, allons, en route! en route! Mousqueton, en reconnaissant la voix de lami de son maître, se leva précipitamment, et en se levant laissa choir quelques-uns des louis gagnés illégalement pendant la nuit. -- Oh! oh! dit dArtagnan en ramassant un louis et en le flairant, voilà de lor qui a une drôle dodeur, il sent la paille. Mousqueton rougit si honnêtement et parut si fort embarrassé, que le Gascon se mit à rire et lui dit: -- Porthos se mettrait en colère, mon cher monsieur Mousqueton, mais moi je vous pardonne; seulement rappelons-nous que cet or doit nous servir de topique pour notre blessure, et soyons gai, allons! Mousqueton prit à linstant même une figure des plus hilares, sella avec activité le cheval de son maître et monta sur le sien sans trop faire de grimace. Sur ces entrefaites, Porthos arriva avec une figure fort maussade, et fut on ne peut plus étonné de trouver dArtagnan résigné et Mousqueton presque joyeux. -- Ah, çà, dit-il, nous avons donc, vous votre grade, et moi ma baronnie? -- Nous allons en chercher les brevets, dit dArtagnan, et à notre retour maître Mazarini les signera. -- Et où allons-nous? demanda Porthos. -- À Paris dabord, répondit dArtagnan; jy veux régler quelques affaires. -- Allons à Paris, dit Porthos. Et tous deux partirent pour Paris. En arrivant aux portes ils furent étonnés de voir lattitude menaçante de la capitale. Autour dun carrosse brisé en morceaux le peuple vociférait des imprécations, tandis que les personnes qui avaient voulu fuir étaient prisonnières, cest-à-dire un vieillard et deux femmes. Lorsque au contraire dArtagnan et Porthos demandèrent lentrée, il nest sortes de caresses quon ne leur fît. On les prenait pour des déserteurs du parti royaliste, et on voulait se les attacher. -- Que fait le roi? demanda-t-on. -- Il dort. -- Et lespagnole? -- Elle rêve. -- Et litalien maudit? -- Il veille. Ainsi tenez-vous fermes; car sils sont partis, cest bien certainement pour quelque chose. Mais comme, au bout du compte, vous êtes les plus forts, continua dArtagnan, ne vous acharnez pas après des femmes et des vieillards, et prenez-vous-en aux causes véritables. Le peuple entendit ces paroles avec plaisir et laissa aller les dames, qui remercièrent dArtagnan par un éloquent regard. -- Maintenant, en avant! dit dArtagnan. Et ils continuèrent leur chemin, traversant les barricades, enjambant les chaînes, poussés, interrogés, interrogeant. À la place du Palais-Royal, dArtagnan vit un sergent qui faisait faire lexercice à cinq ou six cents bourgeois: cétait Planchet qui utilisait au profit de la milice urbaine ses souvenirs du régiment de Piémont. En passant devant dArtagnan, il reconnut son ancien maître. -- Bonjour, monsieur dArtagnan, dit Planchet dun air fier. -- Bonjour, monsieur Dulaurier, répondit dArtagnan. Planchet sarrêta court, fixant sur dArtagnan de grands yeux ébahis; le premier rang, voyant son chef sarrêter, sarrêta à son tour, ainsi de suite jusquau dernier. -- Ces bourgeois sont affreusement ridicules, dit dArtagnan à Porthos. Et il continua son chemin. Cinq minutes après, il mettait pied à terre à lhôtel de_ La Chevrette._ La belle Madeleine se précipita au-devant de dArtagnan. -- Ma chère madame Turquaine, dit dArtagnan, si vous avez de largent, enfouissez-le vite, si vous avez des bijoux, cachez-les promptement, si vous avez des débiteurs, faites-vous payer; si vous avez des créanciers, ne les payez pas. -- Pourquoi cela? demanda Madeleine. -- Parce que Paris va être réduit en cendres ni plus ni moins que Babylone, dont vous avez sans doute entendu parler. -- Et vous me quittez dans un pareil moment? -- À linstant même, dit dArtagnan. -- Et où allez-vous? -- Ah! si vous pouvez me le dire, vous me rendrez un véritable service. -- Ah! mon Dieu! mon Dieu! -- Avez-vous des lettres pour moi? demanda dArtagnan en faisant signe de la main à son hôtesse quelle devait sépargner les lamentations, attendu que les lamentations seraient superflues. -- Il y en a une qui vient justement darriver. Et elle donna la lettre à dArtagnan. -- DAthos! sécria dArtagnan en reconnaissant lécriture ferme et allongée de leur ami. -- Ah! fit Porthos, voyons un peu quelles choses il dit. DArtagnan ouvrit la lettre et lut: «Cher dArtagnan, cher du Vallon, mes bons amis, peut-être recevez-vous de mes nouvelles pour la dernière fois. Aramis et moi nous sommes bien malheureux; mais Dieu, notre courage et le souvenir de notre amitié nous soutiennent. Pensez bien à Raoul. Je vous recommande les papiers qui sont à Blois, et dans deux mois et demi, si vous navez pas reçu de nos nouvelles, prenez-en connaissance. Embrassez le vicomte de tout votre coeur pour votre ami dévoué, «ATHOS.» -- Je le crois pardieu bien, que je lembrasserai, dit dArtagnan, avec cela quil est sur notre route, et sil a le malheur de perdre notre pauvre Athos, de ce jour, il devient mon fils. -- Et moi, dit Porthos, je le fais mon légataire universel. -- Voyons, que dit encore Athos? «Si vous rencontrez par les routes un M. Mordaunt, défiez-vous-en. Je ne puis vous en dire davantage dans ma lettre.» -- M. Mordaunt! dit avec surprise dArtagnan. -- M. Mordaunt, cest bon, dit Porthos, on sen souviendra. Mais voyez donc, il y a un post-scriptum dAramis. -- En effet, dit dArtagnan. Et il lut: «Nous vous cachons le lieu de notre séjour, chers amis, connaissant votre dévouement fraternel, et sachant bien que vous viendriez mourir avec nous.» -- Sacrebleu! interrompit Porthos avec une explosion de colère qui fit bondir Mousqueton à lautre bout de la chambre, sont-ils donc en danger de mort? DArtagnan continua: «Athos vous lègue Raoul, et moi je vous lègue une vengeance. Si vous mettez par bonheur la main sur un certain Mordaunt, dites à Porthos de lemmener dans un coin et de lui tordre le cou. Je nose vous en dire davantage dans une lettre. «ARAMIS.» -- Si ce nest que cela, dit Porthos, cest facile à faire. -- Au contraire, dit dArtagnan dun air sombre, cest impossible. -- Et pourquoi cela? -- Cest justement ce M. Mordaunt que nous allons rejoindre à Boulogne et avec lequel nous passons en Angleterre. -- Eh bien! si au lieu daller rejoindre ce M. Mordaunt, nous allions rejoindre nos amis? dit Porthos avec un geste capable dépouvanter une armée. -- Jy ai bien pensé, dit dArtagnan; mais la lettre na ni date ni timbre. -- Cest juste, dit Porthos. Et il se mit à errer dans la chambre comme un homme égaré, gesticulant et tirant à tout moment son épée au tiers du fourreau. Quant à dArtagnan, il restait debout comme un homme consterné, et la plus profonde affliction se peignait sur son visage. -- Ah! cest mal, disait-il; Athos nous insulte; il veut mourir seul, cest mal. Mousqueton, voyant ces deux grands désespoirs, fondait en larmes dans son coin. -- Allons, dit dArtagnan, tout cela ne mène à rien. Partons, allons embrasser Raoul comme nous avons dit, et peut-être aura-t- il reçu des nouvelles dAthos. -- Tiens, cest une idée, dit Porthos; en vérité, mon cher dArtagnan, je ne sais pas comment vous faites, mais vous êtes plein didées. Allons embrasser Raoul. -- Gare à celui qui regarderait mon maître de travers en ce moment, dit Mousqueton, je ne donnerais pas un denier de sa peau. On monta à cheval et lon partit. En arrivant à la rue Saint- Denis, les amis trouvèrent un grand concours de peuple. Cétait M. de Beaufort qui venait darriver du Vendômois et que le coadjuteur montrait aux Parisiens émerveillés et joyeux. Avec M. de Beaufort, ils se regardaient désormais comme invincibles. Les deux amis prirent par une petite rue pour ne pas rencontrer le prince et gagnèrent la barrière Saint-Denis. -- Est-il vrai, dirent les gardes aux deux cavaliers, que M. de Beaufort est arrivé dans Paris? -- Rien de plus vrai, dit dArtagnan et la preuve, cest quil nous envoie au-devant de M. de Vendôme, son père, qui va arriver à son tour. -- Vive M. de Beaufort! crièrent les gardes. Et ils sécartèrent respectueusement pour laisser passer les envoyés du grand prince. Une fois hors barrière, la route fut dévorée par ces gens qui ne connaissaient ni fatigue ni découragement; leurs chevaux volaient, et eux ne cessaient de parler dAthos et dAramis. Mousqueton souffrait tous les tourments imaginables, mais lexcellent serviteur se consolait en pensant que ses deux maîtres éprouvaient bien dautres souffrances. Car il était arrivé à regarder dArtagnan comme son second maître et lui obéissait même plus promptement et plus correctement quà Porthos. Le camp était entre Saint-Omer et Lambres; les deux amis firent un crochet jusquau camp et apprirent en détail à larmée la nouvelle de la fuite du roi et de la reine, qui était arrivée sourdement jusque-là. Ils trouvèrent Raoul près de sa tente, couché sur une botte de foin dont son cheval tirait quelques bribes à la dérobée. Le jeune homme avait les yeux rouges et semblait abattu. Le maréchal de Grammont et le comte de Guiche étaient revenus à Paris, et le pauvre enfant se trouvait isolé. Au bout dun instant Raoul leva les yeux et vit les deux cavaliers qui le regardaient; il les reconnut et courut à eux les bras ouverts. -- Oh! cest vous, chers amis! sécria-t-il, me venez-vous chercher? memmenez-vous avec vous? mapportez-vous des nouvelles de mon tuteur? -- Nen avez-vous donc point reçu? demanda dArtagnan au jeune homme. -- Hélas! non, monsieur, et je ne sais en vérité ce quil est devenu. De sorte, oh! de sorte que je suis inquiet à en pleurer. Et effectivement deux grosses larmes roulaient sur les joues brunies du jeune homme. Porthos détourna la tête pour ne pas laisser voir sur sa bonne grosse figure ce qui se passait dans son coeur. -- Que diable! dit dArtagnan plus remué quil ne lavait été depuis bien longtemps, ne vous désespérez point, mon ami; si vous navez point reçu de lettres du comte, nous avons reçu, nous... une... -- Oh! vraiment? sécria Raoul. -- Et bien rassurante même, dit dArtagnan en voyant la joie que cette nouvelle causait au jeune homme. -- Lavez-vous? demanda Raoul. -- Oui; cest-à-dire je lavais, dit dArtagnan en faisant semblant de chercher; attendez, elle doit être là, dans ma poche; il me parle de son retour, nest-ce pas, Porthos? Tout Gascon quil était, dArtagnan ne voulait pas prendre à lui seul le fardeau de ce mensonge. -- Oui, dit Porthos en toussant. -- Oh! donnez-la-moi, dit le jeune homme. -- Eh! je la lisais encore tantôt. Est-ce que je laurai perdue! Ah! pécaïre, ma poche est percée. -- Oh! oui, monsieur Raoul, dit Mousqueton, et la lettre était même très consolante; ces messieurs me lont lue et jen ai pleuré de joie. -- Mais au moins, monsieur dArtagnan, vous savez où il est? demanda Raoul à moitié rasséréné. -- Ah! voilà, dit dArtagnan, certainement que je le sais, pardieu! mais cest un mystère. -- Pas pour moi, je lespère. -- Non, pas pour vous, aussi je vais vous dire où il est. Porthos regardait dArtagnan avec ses gros yeux étonnés. -- Où diable vais-je dire quil est pour quil nessaye pas daller le rejoindre? murmurait dArtagnan. -- Eh bien! où est-il, monsieur? demanda Raoul de sa voix douce et caressante. -- Il est à Constantinople! -- Chez les Turcs! sécria Raoul effrayé. Bon dieu! que me dites- vous là? -- Eh bien! cela vous fait peur? dit dArtagnan. Bah! quest-ce que les Turcs pour des hommes comme le comte de La Fère et labbé dHerblay? -- Ah! son ami est avec lui? dit Raoul, cela me rassure un peu. -- A-t-il de lesprit, ce démon de dArtagnan! disait Porthos tout émerveillé de la ruse de son ami. -- Maintenant, dit dArtagnan pressé de changer le sujet de la conversation, voilà cinquante pistoles que M. le comte vous envoyait par le même courrier. Je présume que vous navez plus dargent et quelles sont les bienvenues. -- Jai encore vingt pistoles, monsieur. -- Eh bien! prenez toujours, cela vous en fera soixante-dix. -- Et si vous en voulez davantage... dit Porthos mettant la main à son gousset. -- Merci, dit Raoul en rougissant, merci mille fois, monsieur. En ce moment, Olivain parut à lhorizon. -- À propos, dit dArtagnan de manière que le laquais lentendît, êtes-vous content dOlivain? -- Oui, assez comme cela. Olivain fit semblant de navoir rien entendu et entra dans la tente. -- Que lui reprochez-vous, à ce drôle-là? -- Il est gourmand, dit Raoul. -- Oh! monsieur! dit Olivain reparaissant à cette accusation. -- Il est un peu voleur. -- Oh! monsieur, oh! -- Et surtout il est fort poltron. -- Oh! oh! oh! monsieur, vous me déshonorez, dit Olivain. -- Peste! dit dArtagnan, apprenez, maître Olivain, que des gens tels que nous ne se font pas servir par des poltrons. Volez votre maître, mangez ses confitures et buvez son vin, mais, cap de Diou! ne soyez pas poltron, ou je vous coupe les oreilles. Regardez monsieur Mousqueton, dites-lui de vous montrer les blessures honorables quil a reçues, et voyez ce que sa bravoure habituelle a mis de dignité sur son visage. Mousqueton était au troisième ciel et eût embrassé dArtagnan sil leût osé; en attendant, il se promettait de se faire tuer pour lui si loccasion sen présentait jamais. -- Renvoyez ce drôle, Raoul, dit dArtagnan, car sil est poltron, il se déshonorera quelque jour. -- Monsieur dit que je suis poltron, sécria Olivain, parce quil a voulu se battre lautre jour avec un cornette du régiment de Grammont, et que jai refusé de laccompagner. -- Monsieur Olivain, un laquais ne doit jamais désobéir, dit sévèrement dArtagnan. Et le tirant à lécart: -- Tu as bien fait, dit-il, si ton maître avait tort, et voici un écu pour toi; mais sil est jamais insulté et que tu ne te fasses pas couper en quartiers près de lui, je te coupe la langue et je ten balaye la figure. Retiens bien ceci. Olivain sinclina et mit lécu dans sa poche. -- Et maintenant, ami Raoul, dit dArtagnan, nous partons, M. du Vallon et moi, comme ambassadeurs. Je ne puis vous dire dans quel but, je nen sais rien moi-même; mais si vous avez besoin de quelque chose, écrivez à madame Madelon Turquaine, à la Chevrette, rue Tiquetonne, et tirez sur cette caisse comme sur celle dun banquier: avec ménagement toutefois, car je vous préviens quelle nest pas tout à fait si bien garnie que celle de M. dEmery. Et ayant embrassé son pupille par intérim, il le passa aux robustes bras de Porthos, qui lenlevèrent de terre et le tinrent un moment suspendu sur le noble coeur du redoutable géant. -- Allons, dit dArtagnan, en route. Et ils repartirent pour Boulogne, où vers le soir ils arrêtèrent leurs chevaux trempés de sueur et blancs décume. À dix pas de lendroit où ils faisaient halte avant dentrer en ville était un jeune homme vêtu de noir qui paraissait attendre quelquun, et qui, du moment où il les avait vus paraître, navait point cessé davoir les yeux fixés sur eux. DArtagnan sapprocha de lui, et voyant que son regard ne le quittait pas: -- Hé! dit-il, lami, je naime pas quon me toise. -- Monsieur, dit le jeune homme sans répondre à linterpellation de dArtagnan, ne venez-vous pas de Paris, sil vous plaît? DArtagnan pensa que cétait un curieux qui désirait avoir des nouvelles de la capitale. -- Oui, monsieur, dit-il dun ton plus radouci. -- Ne devez-vous pas loger aux _Armes dAngleterre?_ -- Oui, monsieur. -- Nêtes-vous pas chargé dune mission de la part de Son Éminence M. le cardinal de Mazarin? -- Oui, monsieur. -- En ce cas, dit le jeune homme, cest à moi que vous avez affaire, je suis M. Mordaunt. Ah! dit tout bas dArtagnan, celui dont Athos me dit de me méfier. -- Ah! murmura Porthos, celui quAramis veut que jétrangle. Tous deux regardèrent attentivement le jeune homme. Celui-ci se trompa à lexpression de leur regard. -- Douteriez-vous de ma parole? dit-il; en ce cas je suis prêt à vous donner toute preuve. -- Non, monsieur, dit dArtagnan, et nous nous mettons à votre disposition. -- Eh bien! messieurs, dit Mordaunt, nous partirons sans retard; car cest aujourdhui le dernier jour de délai que mavait demandé le cardinal. Mon bâtiment est prêt; et, si vous nétiez venus, jallais partir sans vous, car le général Olivier Cromwell doit attendre mon retour avec impatience. -- Ah! ah! dit dArtagnan, cest donc au général Olivier Cromwell que nous sommes dépêchés? -- Navez-vous donc pas une lettre pour lui? demanda le jeune homme. -- Jai une lettre dont je ne devais rompre la double enveloppe quà Londres; mais puisque vous me dites à qui elle est adressée, il est inutile que jattende jusque-là. DArtagnan déchira lenveloppe de la lettre. Elle était en effet adressée: «À monsieur Olivier Cromwell, général des troupes de la nation anglaise.» -- Ah! fit dArtagnan, singulière commission! -- Quest-ce que ce M. Olivier Cromwell? demanda tout bas Porthos. -- Un ancien brasseur, répondit dArtagnan. -- Est-ce que le Mazarin voudrait faire une spéculation sur la bière comme nous en avons fait sur la paille? demanda Porthos. -- Allons, allons, messieurs, dit Mordaunt impatient, partons. -- Oh! oh! dit Porthos, sans souper? Est-ce que M. Cromwell ne peut pas bien attendre un peu? -- Oui, mais moi? dit Mordaunt. -- Eh bien! vous, dit Porthos, après? -- Moi, je suis pressé. -- Oh! si cest pour vous, dit Porthos, la chose ne me regarde pas, et je souperai avec votre permission ou sans votre permission. Le regard vague du jeune homme senflamma et parut prêt à jeter un éclair, mais il se contint. -- Monsieur, continua dArtagnan, il faut excuser des voyageurs affamés. Dailleurs notre souper ne vous retardera pas beaucoup, nous allons piquer jusquà lauberge. Allez à pied jusquau port, nous mangeons un morceau et nous y sommes en même temps que vous. -- Tout ce quil vous plaira, messieurs, pourvu que nous partions, dit Mordaunt. -- Cest bien heureux, murmura Porthos. -- Le nom du bâtiment? demanda dArtagnan. -- _Le Standard._ -- Cest bien. Dans une demi-heure nous serons à bord. Et tous deux, donnant de léperon à leurs chevaux, piquèrent vers lhôtel des _Armes dAngleterre._ -- Que dites-vous de ce jeune homme? demanda dArtagnan tout en courant. -- Je dis quil ne me revient pas du tout, dit Porthos, et que je me suis senti une rude démangeaison de suivre le conseil dAramis. -- Gardez-vous-en, mon cher Porthos, cet homme est un envoyé du général Cromwell, et ce serait une façon de nous faire pauvrement recevoir, je crois que de lui annoncer que nous avons tordu le cou à son confident. -- Cest égal, dit Porthos, jai toujours remarqué quAramis était homme de bon conseil. -- Écoutez, dit dArtagnan, quand notre ambassade sera finie... -- Après? -- Sil nous reconduit en France... -- Eh bien? -- Eh bien! nous verrons. Les deux amis arrivèrent sur ce à lhôtel des _Armes dAngleterre, _où ils soupèrent de grand appétit; puis, incontinent, ils se rendirent sur le port. Un brick était prêt à mettre à la voile; et, sur le pont de ce brick, ils reconnurent Mordaunt, qui se promenait avec impatience. -- Cest incroyable, disait dArtagnan, tandis que la barque le conduisait à bord du _Standard_, cest étonnant comme ce jeune homme ressemble à quelquun que jai connu, mais je ne puis dire à qui. Ils arrivèrent à lescalier, et, un instant après, ils furent embarqués. Mais lembarquement des chevaux fut plus long que celui des hommes, et le brick ne put lever lancre quà huit heures du soir. Le jeune homme trépignait dimpatience et commandait que lon couvrit les mâts de voiles. Porthos, éreinté de trois nuits sans sommeil et dune route de soixante-dix lieues faite à cheval, sétait retiré dans sa cabine et dormait. DArtagnan, surmontant sa répugnance pour Mordaunt, se promenait avec lui sur le pont et faisait cent contes pour le forcer à parler. Mousqueton avait le mal de mer. LVIII. LÉcossais, parjure à sa foi, pour un denier vendit son roi Et, maintenant, il faut que nos lecteurs laissent voguer tranquillement le _Standard_, non pas vers Londres, où dArtagnan et Porthos croient aller, mais vers Durham, où des lettres reçues dAngleterre pendant son séjour à Boulogne avaient ordonné à Mordaunt de se rendre, et nous suivent au camp royaliste, situé en deçà de la Tyne, auprès de la ville de Newcastle. Cest là, placées entre deux rivières, sur la frontière dÉcosse, mais sur le sol dAngleterre, que sétalent les tentes dune petite armée. Il est minuit. Des hommes quon peut reconnaître à leurs jambes nues, à leurs jupes courtes, à leurs plaids bariolés et à la plume qui décore leur bonnet pour des highlanders, veillent nonchalamment. La lune, qui glisse entre deux gros nuages, éclaire à chaque intervalle quelle trouve sur sa route les mousquets des sentinelles et découpe en vigueur les murailles, les toits et les clochers de la ville que Charles Ier vient de rendre aux troupes du parlement ainsi quOxford et Newark, qui tenaient encore pour lui, dans lespoir dun accommodement. À lune des extrémités du camp, près dune tente immense, pleine dofficiers écossais tenant une espèce de conseil présidé par le vieux comte de Loewen, leur chef, un homme, vêtu en cavalier, dort couché sur le gazon et la main droite étendue sur son épée. À cinquante pas de là, un autre homme, vêtu aussi en cavalier, cause avec une sentinelle écossaise; et grâce à lhabitude quil paraît avoir, quoique étranger, de la langue anglaise, il parvient à comprendre les réponses que son interlocuteur lui fait dans le patois du comté de Perth. Comme une heure du matin sonnait à la ville de Newcastle, le dormeur séveilla; et après avoir fait tous les gestes dun homme qui ouvre les yeux après un profond sommeil, il regarda attentivement autour de lui: voyant quil était seul il se leva, et, faisant un détour, alla passer près du cavalier qui causait avec la sentinelle. Celui-ci avait sans doute fini ses interrogations, car après un instant il prit congé de cet homme et suivit sans affectation la même route que le premier cavalier que nous avons vu passer. À lombre dune tente placée sur le chemin, lautre lattendait. -- Eh bien, mon cher ami? lui dit-il dans le plus pur français qui ait jamais été parlé de Rouen à Tours. -- Eh bien, mon ami, il ny a pas de temps à perdre, et il faut prévenir le roi. -- Que se passe-t-il donc? -- Ce serait trop long à vous dire; dailleurs, vous lentendrez tout à lheure. Puis le moindre mot prononcé ici peut tout perdre. Allons trouver milord de Winter. Et tous deux sacheminèrent vers lextrémité opposée du camp; mais comme le camp ne couvrait pas une surface de plus de cinq cents pas carrés, ils furent bientôt arrivés à la tente de celui quils cherchaient. -- Votre maître dort-il, Tony? dit en anglais lun des deux cavaliers à un domestique couché dans un premier compartiment qui servait dantichambre. -- Non, monsieur le comte, répondit le laquais, je ne crois pas, ou ce serait depuis, bien peu de temps, car il a marché pendant plus de deux heures après avoir quitté le roi, et le bruit de ses pas a cessé à peine depuis dix minutes; dailleurs, ajouta le laquais en levant la portière de la tente, vous pouvez le voir. En effet, de Winter était assis devant une ouverture, pratiquée comme une fenêtre, qui laissait pénétrer lair de la nuit, et à travers laquelle il suivait mélancoliquement des yeux la lune, perdue, comme nous lavons dit tout à lheure, au milieu de gros nuages noirs. Les deux amis sapprochèrent de de Winter, qui, la tête appuyée sur sa main, regardait le ciel; il ne les entendit pas venir et resta dans la même attitude, jusquau moment où il sentit quon lui posait la main sur lépaule. Alors il se retourna, reconnut Athos et Aramis, et leur tendit la main. -- Avez-vous remarqué, leur dit-il, comme la lune est ce soir couleur de sang? -- Non, dit Athos, elle ma semblé comme à lordinaire. -- Regardez, chevalier, dit de Winter. -- Je vous avoue, dit Aramis, que je suis comme le comte de La Fère, et que je ny vois rien de particulier. -- Comte, dit Athos, dans une position aussi précaire que la nôtre, cest la terre quil faut examiner, et non le ciel. Avez- vous étudié nos Écossais et en êtes-vous sûr? -- Les Écossais? demanda de Winter; quels Écossais? -- Eh! les nôtres, pardieu! dit Athos; ceux auxquels le roi sest confié, les Écossais du comte de Loewen. -- Non, dit de Winter. Puis il ajouta: Ainsi, dites-moi, vous ne voyez pas comme moi cette teinte rougeâtre qui couvre le ciel? -- Pas le moins du monde, dirent ensemble Athos et Aramis. -- Dites-moi, continua de Winter toujours préoccupé de la même idée, nest-ce pas une tradition en France, que, la veille du jour où il fut assassiné, Henri IV, qui jouait aux échecs avec M. de Bassompierre, vit des taches de sang sur léchiquier? -- Oui, dit Athos et le maréchal me la raconté maintes fois à moi-même. -- Cest cela, murmura de Winter, et le lendemain Henri IV fut tué. -- Mais quel rapport cette vision de Henri IV a-t-elle avec vous, comte? demanda Aramis. -- Aucune, messieurs, et en vérité je suis fou de vous entretenir de pareilles choses, quand votre entrée à cette heure dans ma tente mannonce que vous êtes porteurs de quelque nouvelle importante. -- Oui, milord, dit Athos, je voudrais parler au roi. -- Au roi? mais le roi dort. -- Jai à lui révéler des choses de conséquence. -- Ces choses ne peuvent-elles être remises à demain? -- Il faut quil les sache à linstant même, et peut-être est-il déjà trop tard. -- Entrons, messieurs, dit de Winter. La tente de de Winter était posée à côté de la tente royale, une espèce de corridor communiquait de lune à lautre. Ce corridor était gardé non par une sentinelle, mais par un valet de confiance de Charles Ier, afin quen cas urgent le roi pût à linstant même communiquer avec son fidèle serviteur. -- Ces messieurs sont avec moi, dit de Winter. Le laquais sinclina et laissa passer. En effet, sur un lit de camp, vêtu de son pourpoint noir, chaussé de ses bottes longues, la ceinture lâche et son feutre près de lui, le roi Charles, cédant à un besoin irrésistible de sommeil, sétait endormi. Les hommes savancèrent, et Athos, qui marchait le premier, considéra un instant en silence cette noble figure si pâle, encadrée de ses longs cheveux noirs que collait à ses tempes la sueur dun mauvais sommeil et que marbraient de grosses veines bleues, qui semblaient gonflées de larmes sous ses yeux fatigués. Athos poussa un profond soupir; ce soupir réveilla le roi, tant il dormait dun faible sommeil. Il ouvrit les yeux. -- Ah? dit-il en se soulevant sur son coude, cest vous, comte de La Fère? -- Oui, sire, répondit Athos. -- Vous veillez tandis que je dors, et vous venez mapporter quelque nouvelle? -- Hélas! sire, répondit Athos, Votre Majesté a deviné juste. -- Alors, la nouvelle est mauvaise? dit le roi en souriant avec mélancolie. -- Oui, sire. -- Nimporte, le messager est le bienvenu, et vous ne pouvez entrer chez moi sans me faire toujours plaisir. Vous dont le dévouement ne connaît ni patrie, ni malheur, vous mêtes envoyé par Henriette; quelle que soit la nouvelle que vous mapportez, parlez donc avec assurance. -- Sire, M. Cromwell est arrivé cette nuit à Newcastle. -- Ah! fit le roi, pour me combattre? -- Non, sire, pour vous acheter. -- Que dites-vous? -- Je dis, sire, quil est dû à larmée écossaise quatre cent mille livres sterling. -- Pour solde arriérée; oui, je le sais. Depuis près dun an mes braves et fidèles Écossais se battent pour lhonneur. Athos sourit. -- Eh bien! sire, quoique lhonneur soit une belle chose, il se sont lassés de se battre pour lui, et, cette nuit, ils vous ont vendu pour deux cent mille livres, cest-à-dire pour la moitié de ce qui leur était dû. -- Impossible! sécria le roi, les Écossais vendre leur roi pour deux cent mille livres! -- Les Juifs ont bien vendu leur Dieu pour trente deniers. -- Et quel est le Judas qui a fait ce marché infâme? -- Le comte de Loewen. -- En êtes-vous sûr, monsieur? -- Je lai entendu de mes propres oreilles. Le roi poussa un soupir profond, comme si son coeur se brisait, et laissa tomber sa tête entre ses mains. -- Oh! les Écossais! dit-il, les Écossais! que jappelais mes fidèles; les Écossais! à qui je métais confié, quand je pouvais fuir à Oxford; les Écossais! mes compatriotes; les Écossais! mes frères! Mais en êtes-vous bien sûr, monsieur? -- Couché derrière la tente du comte de Loewen, dont javais soulevé la toile, jai tout vu, tout entendu. -- Et quand doit se consommer cet odieux marché? -- Aujourdhui, dans la matinée. Comme le voit Votre Majesté, il ny a pas de temps à perdre. -- Pour quoi faire, puisque vous dites que je suis vendu? -- Pour traverser la Tyne, pour gagner lÉcosse, pour rejoindre lord Montrose, qui ne vous vendra pas, lui. -- Et que ferais-je en Écosse? une guerre de partisans? une pareille guerre est indigne dun roi. -- Lexemple de Robert Bruce est là pour vous absoudre, sire. -- Non, non! il y a trop longtemps que je lutte; sils mont vendu, quils me livrent, et que la honte éternelle de leur trahison retombe sur eux. -- Sire, dit Athos, peut-être est-ce ainsi que doit agir un roi, mais ce nest point ainsi que doit agir un époux et un père. Je suis venu au nom de votre femme et de votre fille, et, au nom de votre femme et de votre fille et des deux autres enfants que vous avez encore à Londres, je vous dis: Vivez, sire, Dieu le veut! Le roi se leva, resserra sa ceinture, ceignit son épée, et essuyant dun mouchoir son front mouillé de sueur: -- Eh bien! dit-il, que faut-il faire? -- Sire, avez-vous dans toute larmée un régiment sur lequel vous puissiez compter? -- De Winter, dit le roi, croyez-vous à la fidélité du vôtre? -- Sire, ce ne sont que des hommes, et les hommes sont devenus bien faibles ou bien méchants. Je crois à leur fidélité, mais je nen réponds pas; je leur confierais ma vie, mais jhésite à leur confier celle de Votre Majesté. -- Eh bien! dit Athos, à défaut de régiment, nous sommes trois hommes dévoués, nous suffirons. Que Votre Majesté monte à cheval, quelle se place au milieu de nous, nous traversons la Tyne, nous gagnons Écosse, et nous sommes sauvés. -- Est-ce votre avis, de Winter? demanda le roi. -- Oui, sire. -- Est-ce le vôtre, monsieur dHerblay? -- Oui, sire. -- Quil soit donc fait ainsi que vous le voulez. De Winter, donnez les ordres. De Winter sortit; pendant ce temps, le roi acheva sa toilette. Les premiers rayons du jour commençaient à filtrer à travers les ouvertures de la tente lorsque de Winter entra. -- Tout est prêt, sire, dit-il. -- Et nous? demanda Athos. -- Grimaud et Blaisois vous tiennent vos chevaux tout sellés. -- En ce cas, dit Athos, ne perdons pas un instant et partons. -- Partons, dit le roi. -- Sire, dit Aramis, Votre Majesté ne prévient-elle pas ses amis? -- Mes amis, dit Charles Ier en secouant tristement la tête, je nen ai plus dautres que vous trois. Un ami de vingt ans qui ne ma jamais oublié; deux amis de huit jours que je noublierai jamais. Venez, messieurs, venez. Le roi sortit de sa tente et trouva effectivement son cheval prêt. Cétait un cheval isabelle quil montait depuis trois ans et quil affectionnait beaucoup. Le cheval en le voyant hennit de plaisir. -- Ah! dit le roi, jétais injuste, et voilà encore, sinon un ami, du moins un être qui maime. Toi, tu me seras fidèle, nest-ce pas, Arthus? Et comme sil eût entendu ces paroles, le cheval approcha ses naseaux fumants du visage du roi, en relevant ses lèvres et en montrant joyeusement ses dents blanches. -- Oui, oui, dit le roi en le flattant de la main; oui, cest bien, Arthus, et je suis content de toi. Et avec cette légèreté qui faisait du roi un des meilleurs cavaliers de lEurope, Charles se mit en selle, et, se retournant vers Athos, Aramis et de Winter: -- Eh bien! messieurs, dit-il, je vous attends. Mais Athos était debout, immobile, les yeux fixés et la main tendue vers une ligne noire, qui suivait le rivage de la Tyne et qui sétendait sur une longueur double de celle du camp. -- Quest-ce que cette ligne? dit Athos, auquel les dernières ténèbres de la nuit, luttant avec les premiers rayons du jour, ne permettaient pas bien de distinguer encore. Quest-ce que cette ligne? je ne lai pas vue hier. -- Cest sans doute le brouillard qui sélève de la rivière, dit le roi. -- Sire, cest quelque chose de plus compact quune vapeur. -- En effet, je vois comme une barrière rougeâtre, dit de Winter. -- Cest lennemi qui sort de Newcastle et qui nous enveloppe, sécria Athos. -- Lennemi! dit le roi. -- Oui, lennemi. Il est trop tard. Tenez! tenez! sous ce rayon de soleil, là, du côté de la ville, voyez-vous reluire les côtes de fer? On appelait ainsi les cuirassiers dont Cromwell avait fait ses gardes. -- Ah! dit le roi, nous allons savoir sil est vrai que mes Écossais me trahissent. -- Quallez-vous faire? sécria Athos. -- Leur donner lordre de charger et passer avec eux sur le ventre de ces misérables rebelles. Et le roi, piquant son cheval, sélança vers la tente du comte de Loewen. -- Suivons-le, dit Athos. -- Allons, dit Aramis. -- Est-ce que le roi serait blessé? dit de Winter. Je vois à terre des taches de sang. Et il sélança sur la trace des deux amis. Athos larrêta. -- Allez rassembler votre régiment, dit-il, je prévois que nous en aurons besoin tout à lheure. De Winter tourna bride, et les deux amis continuèrent leur route. En deux secondes le roi était arrivé à la tente du général en chef de larmée écossaise. Il sauta à terre et entra. Le général était au milieu des principaux chefs. -- Le roi! sécrièrent-ils en se levant et en se regardant avec stupéfaction. En effet, Charles était debout devant eux, le chapeau sur la tête, les sourcils froncés, et fouettant sa botte avec la cravache. -- Oui, messieurs, dit-il, le roi en personne; le roi qui vient vous demander compte de ce qui se passe. -- Quy a-t-il donc, sire? demanda le comte de Loewen. -- Il y a, monsieur, dit le roi, se laissant emporter par la colère, que le général Cromwell est arrivé cette nuit à Newcastle; que vous le savez et que je nen suis pas averti; il y a que lennemi sort de la ville et nous ferme le passage de la Tyne, que vos sentinelles ont dû voir ce mouvement, et que je nen suis pas averti; il y a que vous mavez, par un infâme traité, vendu deux cent mille livres sterling au parlement, mais que de ce traité au moins jen suis averti. Voici ce quil y a, messieurs; répondez ou disculpez-vous, car je vous accuse. -- Sire, balbutia le comte de Loewen, sire, Votre Majesté aura été trompée par quelque faux rapport. -- Jai vu de mes yeux larmée ennemie sétendre entre moi et Écosse, dit Charles, et je puis presque dire: Jai entendu de mes propres oreilles débattre les clauses du marché. Les chefs écossais se regardèrent en fronçant le sourcil à leur tour. -- Sire, murmura le comte de Loewen courbé sous le poids de la honte, sire, nous sommes prêts à vous donner toutes preuves. -- Je nen demande quune seule, dit le roi. Mettez larmée en bataille et marchons à lennemi. -- Cela ne se peut pas, sire, dit le comte. -- Comment! cela ne se peut pas! et qui empêche que cela se puisse? sécria Charles Ier. -- Votre Majesté sait bien quil y a trêve entre nous et larmée anglaise, répondit le comte. -- Sil y a trêve, larmée anglaise la rompue en sortant de la ville, contre les conventions qui ly tenaient enfermée; or, je vous le dis, il faut passer avec moi à travers cette armée et rentrer en Écosse, et si vous ne le faites pas, eh bien! choisissez entre les deux noms qui font les hommes en mépris et en exécration aux autres hommes: ou vous êtes des lâches, ou vous êtes des traîtres! Les yeux des Écossais flamboyèrent, et, comme cela arrive souvent en pareille occasion, ils passèrent de lextrême honte à lextrême impudence, et deux chefs de clan savançant de chaque côté du roi: -- Eh bien, oui, dirent-ils, nous avons promis de délivrer Écosse et lAngleterre de celui qui depuis vingt-cinq ans boit le sang et lor de lAngleterre et de Écosse Nous avons promis, et nous tenons nos promesses. Roi Charles Stuart, vous êtes notre prisonnier. Et tous deux étendirent en même temps la main pour saisir le roi; mais avant que le bout de leurs doigts touchât sa personne, tous deux étaient tombés, lun évanoui et lautre mort. Athos avait assommé lun avec le pommeau de son pistolet, et Aramis avait passé son épée au travers du corps de lautre. Puis, comme le comte de Loewen et les autres chefs reculaient devant ce secours inattendu qui semblait tomber du ciel à celui quils croyaient déjà leur prisonnier, Athos et Aramis entraînèrent le roi hors de la tente parjure, où il sétait si imprudemment aventuré, et sautant sur les chevaux que les laquais tenaient préparés, tous trois reprirent au galop le chemin de la tente royale. En passant ils aperçurent de Winter qui accourait à la tête de son régiment. Le roi lui fit signe de les accompagner. LIX. Le vengeur Tous quatre entrèrent dans la tente; il ny avait point de plan de fait, il fallait en arrêter un. Le roi se laissa tomber sur un fauteuil. -- Je suis perdu, dit-il. -- Non, sire, répondit Athos, vous êtes seulement trahi. Le roi poussa un profond soupir. -- Trahi, trahi par les Écossais, au milieu desquels je suis né, que jai toujours préférés aux Anglais! Oh! les misérables! -- Sire, dit Athos, ce nest point lheure des récriminations, mais le moment de montrer que vous êtes roi et gentilhomme. Debout, sire, debout! car vous avez du moins ici trois hommes qui ne vous trahiront pas, vous pouvez être tranquille. Ah! si seulement nous étions cinq! murmura Athos en pensant à dArtagnan et à Porthos. -- Que dites-vous? demanda Charles en se levant. -- Je dis, sire, quil ny a plus quun moyen. Milord de Winter répond de son régiment ou à peu près, ne chicanons pas sur les mots: il se met à la tête de ses hommes; nous nous mettons, nous, aux côtés de Sa Majesté, nous faisons une trouée dans larmée de Cromwell et nous gagnons lÉcosse. -- Il y a encore un moyen, dit Aramis, cest que lun de nous prenne le costume et le cheval du roi: tandis quon sacharnerait après celui-là, le roi passerait peut-être. -- Lavis est bon, dit Athos, et si Sa Majesté veut faire à lun de nous cet honneur, nous lui en serons bien reconnaissants. -- Que pensez-vous de ce conseil, de Winter? dit le roi, regardant avec admiration ces deux hommes, dont lunique préoccupation était damasser sur leur tête les dangers qui le menaçaient. -- Je pense, sire, que sil y a un moyen de sauver votre Majesté, monsieur dHerblay vient de le proposer. Je supplie donc bien humblement Votre Majesté de faire promptement son choix, car nous navons pas de temps à perdre. -- Mais si jaccepte, cest la mort, cest tout au moins la prison pour celui qui prendra ma place. -- Cest lhonneur davoir sauvé son roi! sécria de Winter. Le roi regarda son vieil ami les larmes aux yeux, détacha le cordon du Saint-Esprit, quil portait pour faire honneur aux deux Français qui laccompagnaient, et le passa au cou de de Winter, qui reçut à genoux cette terrible marque de lamitié et de la confiance de son souverain. -- Cest juste, dit Athos: il y a plus longtemps quil sert que nous. Le roi entendit ces mots et se retourna les larmes aux yeux. -- Messieurs, dit-il, attendez un instant, jai aussi un cordon à donner à chacun de vous. Puis il alla à une armoire où étaient renfermés ses propres ordres, et prit deux Cordons de la Jarretière. -- Ces ordres ne peuvent être pour nous, dit Athos. -- Et Pourquoi cela, monsieur? demanda Charles. -- Ces ordres sont presque royaux, et nous ne sommes que de simples gentilshommes. -- Passez-moi en revue tous les trônes de la terre, dit le roi, et trouvez-moi de plus grands coeurs que les vôtres. Non, non, vous ne vous rendez pas justice, messieurs, mais je suis là pour vous la rendre, moi. À genoux, comte. Athos sagenouilla, le roi lui passa le cordon de gauche à droite comme dhabitude, et levant son épée, au lieu de la formule habituelle: Je vous fais chevalier, soyez brave, fidèle et loyal, il dit: -- Vous êtes brave fidèle et loyal, je vous fais chevalier, monsieur le comte. Puis se retournant vers Aramis: -- À votre tour, monsieur le chevalier, dit-il. Et la même cérémonie recommença avec les mêmes paroles, tandis que de Winter, aidé des écuyers, détachait sa cuirasse de cuivre pour être mieux pris pour le roi. Puis, lorsque Charles en eut fini avec Aramis comme il avait fini avec Athos, il les embrassa tous deux. -- Sire, dit de Winter, qui, en face dun grand dévouement, avait repris toute sa force et tout son courage, nous sommes prêts. Le roi regarda les trois gentilshommes. -- Ainsi donc il faut fuir? dit-il. -- Fuir à travers une armée, sire, dit Athos, dans tous les pays du monde sappelle charger. -- Je mourrai donc lépée à la main, dit Charles. Monsieur le comte, monsieur le chevalier, si jamais je suis roi... -- Sire, vous nous avez déjà honorés plus quil nappartenait à de simples gentilshommes; ainsi la reconnaissance vient de nous. Mais ne perdons pas de temps, car nous nen avons déjà que trop perdu. Le roi leur tendit une dernière fois la main à tous les trois, échangea son chapeau avec celui de de Winter et sortit. Le régiment de de Winter était rangé sur une plate-forme qui dominait le camp; le roi, suivi des trois amis, se dirigea vers la plate-forme. Le camp écossais semblait être éveillé enfin; les hommes étaient sortis de leurs tentes et avaient pris leur rang comme pour la bataille. -- Voyez-vous, dit le roi, peut-être se repentent-ils et sont-ils prêts à marcher. -- Sils se repentent, sire, répondit Athos, ils nous suivront. -- Bien! dit le roi, que faisons-nous? -- Examinons larmée ennemie, dit Athos. Les yeux du petit groupe se fixèrent à linstant même sur cette ligne quà laube du jour on avait prise pour du brouillard, et que les premiers rayons du soleil dénonçaient maintenant pour une armée rangée en bataille. Lair était pur et limpide comme il est dordinaire à cette heure de la matinée. On distinguait parfaitement les régiments, les étendards et jusquà la couleur des uniformes et des chevaux. Alors on vit sur une petite colline, un peu en avant du front ennemi, apparaître un homme petit, trapu et lourd; cet homme était entouré de quelques officiers. Il dirigea une lunette sur le groupe dont le roi faisait partie. -- Cet homme connaît-il personnellement Votre Majesté? demanda Aramis. Charles sourit. -- Cet homme, cest Cromwell, dit-il. -- Alors, abaissez votre chapeau, sire, quil ne saperçoive pas de la substitution. -- Ah! dit Athos, nous avons perdu bien du temps. -- Alors, dit le roi, en avant! et partons. -- Le donnez-vous, sire? demanda Athos. -- Non, je vous nomme mon lieutenant général, dit le roi. -- Écoutez alors, milord de Winter, dit Athos; éloignez-vous, Sire, je vous prie; ce que nous allons dire ne regarde pas Votre Majesté. Le roi fit en souriant trois pas en arrière. -- Voici ce que je propose, continua Athos. Nous divisons notre régiment en deux escadrons; vous vous mettez à la tête du premier; Sa Majesté et nous à la tête du second; si rien ne vient nous barrer le passage, nous chargeons tous ensemble pour forcer la ligne ennemie et nous jeter dans la Tyne, que nous traversons, soit à gué, soit à la nage; si au contraire on nous pousse quelque obstacle sur le chemin, vous et vos hommes vous vous faites tuer jusquau dernier, nous et le roi nous continuons notre route: une fois arrivés au bord de la rivière, fussent-ils sur trois rangs dépaisseur, si votre escadron fait son devoir, cela nous regarde. -- À cheval! dit de Winter. -- À cheval! dit Athos, tout est prévu et décidé. -- Alors, messieurs, dit le roi, en avant! rallions-nous à lancien cri de France: Montjoie et Saint-Denis! Le cri de lAngleterre est répété maintenant par trop de traîtres. On monta à cheval, le roi sur le cheval de de Winter, de Winter sur le cheval du roi; puis de Winter se mit au premier rang du premier escadron, et le roi, ayant Athos à sa droite et Aramis à sa gauche, au premier rang du second. Toute larmée écossaise regardait ces préparatifs avec limmobilité et le silence de la honte. On vit quelques chefs sortir des rangs et briser leurs épées. -- Allons, dit le roi, cela me console, ils ne sont pas tous des traîtres. En ce moment la voix de de Winter retentit: -- En avant! criait-il. Le premier escadron sébranla, le second le suivit et descendit de la plate-forme. Un régiment de cuirassiers à peu près égal en nombre se développait derrière la colline et venait ventre à terre au-devant de lui. Le roi montra à Athos et à Aramis ce qui se passait. -- Sire, dit Athos, le cas est prévu, et si les hommes de de Winter font leur devoir, cet événement nous sauve au lieu de nous perdre. En ce moment on entendit, par-dessus tout le bruit que faisaient les chevaux en galopant et hennissant, de Winter qui criait: -- Sabre en main! Tous les sabres à ce commandement sortirent du fourreau et parurent comme des éclairs. -- Allons, messieurs, cria le roi à son tour, enivré par le bruit et par la vue, allons, messieurs, sabre en main! Mais à ce commandement, dont le roi donna lexemple, Athos et Aramis seuls obéirent. -- Nous sommes trahis, dit tout bas le roi. -- Attendons encore, dit Athos, peut-être nont-ils pas reconnu la voix de Votre Majesté, et attendent-ils lordre de leur chef descadron. -- Nont-ils pas entendu celui de leur colonel! Mais voyez! sécria le roi, arrêtant son cheval dune secousse qui le fit plier sur ses jarrets, et saisissant la bride du cheval dAthos. -- Ah! lâches! ah! misérables! ah! traîtres! criait de Winter, dont on entendait la voix, tandis que ses hommes, quittant leurs rangs, séparpillaient dans la plaine. Une quinzaine dhommes à peine étaient groupés autour de lui et attendaient la charge des cuirassiers de Cromwell. -- Allons mourir avec eux! dit le roi. -- Allons mourir! dirent Athos et Aramis. -- À moi tous les coeurs fidèles! cria de Winter. Cette voix arriva jusquaux deux amis, qui partirent au galop. -- Pas de quartier! cria en français, et répondant à la voix de de Winter, une voix qui les fit tressaillir. Quant à de Winter, au son de cette voix il demeura pâle et comme pétrifié. Cette voix, cétait celle dun cavalier monté sur un magnifique cheval noir, et qui chargeait en tête du régiment anglais que, dans son ardeur, il devançait de dix pas. -- Cest lui! murmura de Winter les yeux fixes et laissant pendre son épée à ses côtés. -- Le roi! le roi! crièrent plusieurs voix se trompant au cordon bleu et au cheval isabelle de de Winter; prenez-le vivant! -- Non, ce nest pas le roi! sécria le cavalier; ne vous y trompez pas. Nest-ce pas, milord de Winter, que vous nêtes pas le roi? nest-ce pas que vous êtes mon oncle? Et en même temps, Mordaunt, car cétait lui, dirigea le canon dun pistolet contre de Winter. Le coup partit; la balle traversa la poitrine du vieux gentilhomme, qui fit un bond sur sa selle et retomba entre les bras dAthos en murmurant: -- Le vengeur! -- Souviens-toi de ma mère, hurla Mordaunt en passant outre, emporté quil était par le galop furieux de son cheval. -- Misérable! cria Aramis en lui lâchant un coup de pistolet presque à bout portant et comme il passait à côté de lui; mais lamorce seule prit feu et le coup ne partit point. En ce moment le régiment tout entier tomba sur les quelques hommes qui avaient tenu, et les deux Français furent entourés, pressés, enveloppés. Athos, après sêtre assuré que de Winter était mort, lâcha le cadavre, et tirant son épée: -- Allons, Aramis, pour lhonneur de la France. Et les deux Anglais qui se trouvaient les plus proches des deux gentilshommes tombèrent tous deux frappés mortellement. Au même instant un hourra terrible retentit et trente lames étincelèrent au-dessus de leurs têtes. Tout à coup un homme sélance du milieu des rangs anglais, quil bouleverse, bondit sur Athos, lenlace de ses bras nerveux, lui arrache son épée en lui disant à loreille: -- Silence! rendez-vous. Vous rendre à moi, ce nest pas vous rendre. Un géant a aussi saisi les deux poignets dAramis, qui essaie en vain de se soustraire à sa formidable étreinte. -- Rendez-vous, lui dit-il en le regardant fixement. Aramis lève la tête, Athos se retourne. -- DArt..., sécria Athos dont le Gascon ferma la bouche avec la main. -- Je me rends, dit Aramis en tendant son épée à Porthos. -- Feu! feu! criait Mordaunt en revenant sur le groupe où étaient les deux amis. -- Et pourquoi feu? dit le colonel, tout le monde sest rendu. -- Cest le fils de Milady, dit Athos à dArtagnan. -- Je lai reconnu. -- Cest le moine, dit Porthos à Aramis. -- Je le sais. En même temps les rangs commencèrent à souvrir. DArtagnan tenait la bride du cheval dAthos, Porthos celle du cheval dAramis. Chacun deux essayait dentraîner son prisonnier loin du champ de bataille. Ce mouvement découvrit lendroit où était tombé le corps de de Winter. Avec linstinct de la haine, Mordaunt lavait retrouvé, et le regardait, penché sur son cheval, avec un sourire hideux. Athos, tout calme quil était, mit la main à ses fontes encore garnies de pistolets. -- Que faites-vous? dit dArtagnan. -- Laissez-moi le tuer. -- Pas un geste qui puisse faire croire que vous le connaissez, ou nous sommes perdus tous quatre. Puis se retournant vers le jeune homme: -- Bonne prise! sécria-t-il, bonne prise! ami Mordaunt. Nous avons chacun le nôtre, M. du Vallon et moi: des chevaliers de la jarretière, rien que cela. -- Mais, sécria Mordaunt, regardant Athos et Aramis avec des yeux sanglants, mais ce sont des Français, ce me semble? -- Je nen sais ma foi rien. Êtes-vous Français, monsieur? demanda-t-il à Athos. -- Je le suis, répondit gravement celui-ci. -- Eh bien! mon cher monsieur, vous voilà prisonnier dun compatriote. -- Mais le roi? dit Athos avec angoisse, le roi? DArtagnan serra vigoureusement la main de son prisonnier et lui dit: -- Eh! nous le tenons, le roi! -- Oui, dit Aramis, par une trahison infâme. Porthos broya le poignet de son ami et lui dit avec un sourire: -- Eh! monsieur! la guerre se fait autant par ladresse que par la force: regardez! En effet on vit en ce moment lescadron qui devait protéger la retraite de Charles savancer à la rencontre du régiment anglais, enveloppant le roi, qui marchait seul à pied dans un grand espace vide. Le prince était calme en apparence, mais on voyait ce quil devait souffrir pour paraître calme; ainsi la sueur coulait de son front, et il sessuyait les tempes et les lèvres avec un mouchoir qui chaque fois séloignait de sa bouche teint de sang. -- Voilà Nabuchodonosor, sécria un des cuirassiers de Cromwell, vieux puritain, dont les yeux senflammèrent à laspect de celui quon appelait le tyran. -- Que dites-vous donc, Nabuchodonosor? dit Mordaunt avec un sourire effrayant. Non, cest le roi Charles Ier, le bon roi Charles qui dépouille ses sujets pour en hériter. Charles leva les yeux vers linsolent qui parlait ainsi, mais il ne le reconnut point. Cependant la majesté calme et religieuse de son visage fit baisser le regard de Mordaunt. -- Bonjour, messieurs, dit le roi aux deux gentilshommes quil vit, lun aux mains de dArtagnan, lautre aux mains de Porthos. La journée a été malheureuse, mais ce nest point votre faute, Dieu merci! Où est mon vieux de Winter! Les deux gentilshommes tournèrent la tête et gardèrent le silence. -- Cherche où est Strafford, dit la voix stridente de Mordaunt. Charles tressaillit: le démon avait frappé juste. Strafford, cétait son remords éternel, lombre de ses jours, le fantôme de ses nuits. Le roi regarda autour de lui et vit un cadavre à ses pieds. Cétait celui de de Winter. Charles ne jeta pas un cri, ne versa pas une larme, seulement une pâleur plus livide sétendit sur son visage; il mit un genou en terre, souleva la tête de de Winter, lembrassa au front, et reprenant le cordon du Saint-Esprit quil lui avait passé au cou, il le mit religieusement sur sa poitrine. -- De Winter est donc tué? demanda dArtagnan en fixant ses Yeux sur le cadavre. -- Oui, dit Athos, et par son neveu. -- Allons! cest le premier de nous qui sen va, murmura dArtagnan; quil dorme en paix, cétait un brave. -- Charles Stuart, dit alors le colonel du régiment anglais en savançant vers le roi qui venait de reprendre les insignes de la royauté, vous rendez-vous notre prisonnier? -- Colonel Thomlison, dit Charles, le roi ne se rend point; lhomme cède à la force, voilà tout. -- Votre épée. Le roi tira son épée et la brisa sur son genou. En ce moment un cheval sans cavalier, ruisselant décume, loeil en flamme, les naseaux ouverts, accourut, et reconnaissant son maître, sarrêta près de lui en hennissant de joie: cétait Arthus. Le roi sourit, le flatta de la main et se mit légèrement en selle. -- Allons, messieurs, dit-il, conduisez-moi où vous voudrez. Puis se retournant vivement: -- Attendez, dit-il; il ma semblé voir remuer de Winter; sil vit encore, par ce que vous avez de plus sacré, nabandonnez pas ce noble gentilhomme. -- Oh! soyez tranquille, roi Charles, dit Mordaunt, la balle a traversé le coeur. -- Ne soufflez pas un mot, ne faites pas un geste, ne risquez pas un regard pour moi ni pour Porthos, dit dArtagnan à Athos et à Aramis, car Milady nest pas morte, et son âme vit dans le corps de ce démon! Et le détachement sachemina vers la ville, emmenant sa royale capture; mais à moitié chemin, un aide de camp du général Cromwell apporta lordre au colonel Thomlison de conduire le roi à Holdenby-Castle. En même temps les courriers partaient dans toutes les directions pour annoncer à lAngleterre et à toute lEurope que le roi Charles Stuart était prisonnier du général Olivier Cromwell. LX. Olivier Cromwell -- Venez-vous chez le général? dit Mordaunt à dArtagnan et à Porthos, vous savez quil vous a mandés après laction. -- Nous allons dabord mettre nos prisonniers en lieu de sûreté, dit dArtagnan à Mordaunt. Savez-vous, monsieur, que ces gentilshommes valent chacun quinze cents pistoles? -- Oh! soyez tranquilles, dit Mordaunt en les regardant dun oeil dont il essayait en vain de réprimer la férocité, mes cavaliers les garderont, et les garderont bien; je vous réponds deux. -- Je les garderai encore mieux moi-même, reprit dArtagnan; dailleurs, que faut-il? une bonne chambre avec des sentinelles, ou leur simple parole quils ne chercheront pas à fuir. Je vais mettre ordre à cela, puis nous aurons lhonneur de nous présenter chez le général et de lui demander ses ordres pour Son Éminence. -- Vous comptez donc partir bientôt? demanda Mordaunt. -- Notre mission est finie et rien ne nous arrête plus en Angleterre que le bon plaisir du grand homme près duquel nous avons été envoyés. Le jeune homme se mordit les lèvres, et se penchant à loreille du sergent: -- Vous suivrez ces hommes, lui dit-il, vous ne les perdrez pas de vue; et quand vous saurez où ils sont logés, vous reviendrez mattendre à la porte de la ville. Le sergent fit signe quil serait obéi. Alors, au lieu de suivre le gros des prisonniers quon ramenait dans la ville, Mordaunt se dirigea vers la colline doù Cromwell avait regardé la bataille et où il venait de faire dresser sa tente. Cromwell avait défendu quon laissât pénétrer personne près de lui: mais la sentinelle, qui connaissait Mordaunt pour un des confidents les plus intimes du général, pensa que la défense ne regardait point le jeune homme. Mordaunt écarta donc la toile de la tente et vit Cromwell assis devant une table, la tête cachée entre ses deux mains; en outre, il lui tournait le dos. Soit quil entendît ou non le bruit que fit Mordaunt en entrant, Cromwell ne se retourna point. Mordaunt resta debout près de la porte. Enfin, au bout dun instant, Cromwell releva son front appesanti, et, comme sil eût senti instinctivement que quelquun était là, il tourna lentement la tête. -- Javais dit que je voulais être seul! sécria-t-il en voyant le jeune homme. -- On na pas cru que cette défense me regardât, monsieur, dit Mordaunt; cependant, si vous lordonnez, je suis prêt à sortir. -- Ah! cest vous, Mordaunt! dit Cromwell, éclaircissant, comme par la force de sa volonté, le voile qui couvrait ses yeux; puisque vous voilà, cest bien, restez. -- Je vous apporte mes félicitations. -- Vos félicitations! et de quoi? -- De la prise de Charles Stuart. Vous êtes le maître de lAngleterre maintenant. -- Je létais bien mieux il y a deux heures, dit Cromwell. -- Comment cela, général? -- LAngleterre avait besoin de moi pour prendre le tyran, maintenant le tyran est pris. Lavez-vous vu? -- Oui, monsieur, dit Mordaunt. -- Quelle attitude a-t-il? Mordaunt hésita, mais la vérité sembla sortir de force de ses lèvres. -- Calme et digne, dit-il. -- Qua-t-il dit? -- Quelques paroles dadieu à ses amis. -- À ses amis! murmura Cromwell; il a donc des amis, lui? Puis tout haut: -- Sest-il défendu? -- Non, monsieur, il a été abandonné de tous, excepté de trois ou quatre hommes; il ny avait donc pas moyen de se défendre. -- À qui a-t-il rendu son épée? -- Il ne la pas rendue, il la brisée. -- Il a bien fait; mais au lieu de la briser il eût mieux fait encore de sen servir avec plus davantage. Il y eut un instant de silence. -- Le colonel du régiment qui servait descorte au roi, à Charles, a été tué, ce me semble? dit Cromwell en regardant fixement Mordaunt. -- Oui, monsieur. -- Par qui? demanda Cromwell. -- Par moi. -- Comment se nommait-il? -- Lord de Winter. -- Votre oncle? sécria Cromwell. -- Mon oncle! reprit Mordaunt; les traîtres à lAngleterre ne sont pas de ma famille. Cromwell resta un instant pensif, regardant ce jeune homme; puis, avec cette profonde mélancolie que peint si bien Shakespeare: -- Mordaunt, lui dit-il, vous êtes un terrible serviteur. -- Quand le Seigneur ordonne, dit Mordaunt, il ny a pas à marchander avec ses ordres. Abraham a levé le couteau sur Isaac, et Isaac était son fils. -- Oui, dit Cromwell, mais le Seigneur na pas laissé saccomplir le sacrifice. -- Jai regardé autour de moi, dit Mordaunt, et je nai vu ni bouc ni chevreau arrêté dans les buissons de la plaine. Cromwell sinclina. -- Vous êtes fort parmi les forts, Mordaunt, dit-il. Et les Français, comment se sont-ils conduits? -- En gens de coeur, monsieur, dit Mordaunt. -- Oui, oui, murmura Cromwell, les Français se battent bien; et, en effet, si ma lunette est bonne, il me semble que je les ai vus au premier rang. -- Ils y étaient, dit Mordaunt. -- Après vous, cependant, dit Cromwell. -- Cest la faute de leurs chevaux et non la leur. Il se fit encore un moment de silence. -- Et les Écossais? demanda Cromwell. -- Ils ont tenu leur parole, dit Mordaunt, et nont pas bougé. -- Les misérables! murmura Cromwell. -- Leurs officiers demandent à vous voir, monsieur. -- Je nai pas le temps. Les a-t-on payés? -- Cette nuit. -- Quils partent alors, quils retournent dans leurs montagnes, quils y cachent leur honte, si leurs montagnes sont assez hautes pour cela; je nai plus affaire à eux, ni eux à moi. Et maintenant, allez, Mordaunt. -- Avant de men aller, dit Mordaunt, jai quelques questions à vous adresser, monsieur, et une demande à vous faire, mon maître. -- À moi? Mordaunt sinclina: -- Je viens à vous, mon héros, mon protecteur, mon père, et je vous dis: Maître, êtes-vous content de moi? Cromwell le regarda avec étonnement. Le jeune homme demeura impassible. -- Oui, dit Cromwell; vous avez fait, depuis que je vous connais, non seulement votre devoir, mais encore plus que votre devoir, vous avez été fidèle ami, adroit négociateur, bon soldat. -- Avez-vous souvenir, monsieur, que cest moi qui ai eu la première idée de traiter avec les Écossais de labandon de leur roi? -- Oui, la pensée vient de vous, cest vrai; je ne poussais pas encore le mépris des hommes jusque-là. -- Ai-je été bon ambassadeur en France? -- Oui, et vous avez obtenu de Mazarin ce que je demandais. -- Ai-je combattu toujours ardemment pour votre gloire et vos intérêts? -- Trop ardemment peut-être, cest ce que je vous reprochais tout à lheure. Mais où voulez-vous en venir avec toutes vos questions? -- À vous dire, milord, que le moment est venu où vous pouvez dun mot récompenser tous mes services. -- Ah! fit Olivier avec un léger mouvement de dédain; cest vrai, joubliais que tout service mérite sa récompense, que vous mavez servi et que vous nêtes pas encore récompensé. -- Monsieur, je puis lêtre à linstant même et au-delà de mes souhaits. -- Comment cela? -- Jai le prix sous la main et je le tiens presque. -- Et quel est ce prix? demanda Cromwell. Vous a-t-on offert de lor? Demandez-vous un grade? Désirez-vous un gouvernement? -- Monsieur, maccorderez-vous ma demande? -- Voyons ce quelle est dabord. -- Monsieur, lorsque vous mavez dit: Vous allez accomplir un ordre, vous ai-je jamais répondu: Voyons cet ordre? -- Si cependant votre désir était impossible à réaliser. -- Lorsque vous avez eu un désir et que vous mavez chargé de son accomplissement, vous ai-je jamais répondu: Cest impossible? -- Mais une demande formulée avec tant de préparation... -- Ah! soyez tranquille, monsieur, dit Mordaunt avec une simple expression, elle ne vous minera pas. -- Eh bien donc, dit Cromwell, je vous promets de faire droit à votre demande autant que la chose sera en mon pouvoir; demandez. -- Monsieur, répondit Mordaunt, on a fait ce matin deux prisonniers, je vous les demande. -- Ils ont donc offert une rançon considérable? dit Cromwell. -- Je les crois pauvres, au contraire, monsieur. -- Mais ce sont donc des amis à vous? -- Oui, monsieur, sécria Mordaunt, ce sont des amis à moi, de chers amis, et je donnerais ma vie pour la leur. -- Bien, Mordaunt, dit Cromwell, reprenant, avec un certain mouvement de joie, une meilleure opinion du jeune homme; bien, je te les donne, je ne veux même pas savoir qui ils sont; fais-en ce que tu voudras. -- Merci, monsieur, sécria Mordaunt, merci! ma vie est désormais à vous, et en la perdant je vous serai encore redevable; merci, vous venez de me payer magnifiquement de mes services. Et il se jeta aux genoux de Cromwell, et, malgré les efforts du général puritain, qui ne voulait pas ou qui faisait semblant de ne pas vouloir se laisser rendre cet hommage presque royal, il prit sa main quil baisa. -- Quoi! dit Cromwell, larrêtant à son tour au moment où il se relevait, pas dautres récompenses? Pas dor? Pas de grade? -- Vous mavez donné tout ce que vous pouviez me donner, milord, et de ce jour je vous tiens quitte du reste. Et Mordaunt sélança hors de la tente du général avec, une joie qui débordait de son coeur et de ses yeux. Cromwell le suivit du regard. -- Il a tué son oncle! murmura-t-il; hélas! quels sont donc mes serviteurs? Peut-être celui-ci, qui ne me réclame rien ou qui semble ne rien réclamer, a-t-il plus demandé devant Dieu que ceux qui viendront réclamer lor des provinces et le pain des malheureux; personne ne me sert pour rien, Charles, qui est mon prisonnier, a peut-être encore des amis, et moi je nen ai pas. Et il reprit en soupirant sa rêverie interrompue par Mordaunt. LXI. Les gentilshommes Pendant que Mordaunt sacheminait vers la tente de Cromwell, dArtagnan et Porthos ramenaient leurs prisonniers dans la maison qui leur avait été assignée pour logement à Newcastle. La recommandation faite par Mordaunt au sergent navait point échappé au Gascon; aussi avait-il recommandé de loeil à Athos et à Aramis la plus sévère prudence. Aramis et Athos avaient en conséquence marché silencieux près de leurs vainqueurs; ce qui ne leur avait pas été difficile, chacun ayant assez à faire de répondre à ses propres pensées. Si jamais homme fut étonné, ce fut Mousqueton, lorsque du seuil de la porte il vit savancer les quatre amis suivis du sergent et dune dizaine dhommes. Il se frotta les yeux, ne pouvant se décider à reconnaître Athos et Aramis, mais enfin force lui fut de se rendre à lévidence. Aussi allait-il se confondre en exclamations, lorsque Porthos lui imposa silence dun de ces coups doeil qui nadmettent pas de discussion. Mousqueton resta collé le long de la porte, attendant lexplication dune chose si étrange; ce qui le bouleversait surtout, cest que les quatre amis avaient lair de ne plus se reconnaître. La maison dans laquelle dArtagnan et Porthos conduisirent Athos et Aramis était celle quils habitaient depuis la veille et qui leur avait été donnée par le général Cromwell: elle faisait langle dune rue, avait une espèce de jardin et des écuries en retour sur la rue voisine. Les fenêtres du rez-de-chaussée, comme cela arrive souvent dans les petites villes de province, étaient grillées, de sorte quelles ressemblaient fort à celles dune prison. Les deux amis firent entrer les prisonniers devant eux et se tinrent sur le seuil après avoir ordonné à Mousqueton de conduire les quatre chevaux à lécurie. -- Pourquoi nentrons-nous pas avec eux? dit Porthos. -- Parce que, auparavant, répondit dArtagnan, il faut voir ce que nous veulent ce sergent et les huit ou dix hommes qui laccompagnent. Le sergent et les huit ou dix hommes sétablirent dans le petit jardin. DArtagnan leur demanda ce quils désiraient et pourquoi ils se tenaient là. -- Nous avons reçu lordre, dit le sergent, de vous aider à garder vos prisonniers. Il ny avait rien à dire à cela, cétait au contraire une attention délicate dont il fallait avoir lair de savoir gré à celui qui lavait eue. DArtagnan remercia le sergent et lui donna une couronne pour boire à la santé du général Cromwell. Le sergent répondit que les puritains ne buvaient point et mit la couronne dans sa poche. -- Ah! dit Porthos, quelle affreuse journée, mon cher dArtagnan! -- Que dites-vous là, Porthos, vous appelez une affreuse journée celle dans laquelle nous avons retrouvé nos amis! -- Oui, mais dans quelle circonstance! Il est vrai que la conjoncture est embarrassante, dit dArtagnan; mais nimporte, entrons chez eux, et tâchons de voir clair un peu dans notre position. -- Elle est fort embrouillée, dit Porthos, et je comprends maintenant pourquoi Aramis me recommandait si fort détrangler cet affreux Mordaunt. -- Silence donc! dit dArtagnan, ne prononcez pas ce nom. -- Mais, dit Porthos, puisque je parle français et quils sont anglais! DArtagnan regarda Porthos avec cet air dadmiration quun homme raisonnable ne peut refuser aux énormités de tout genre. Puis, comme Porthos de son côté le regardait sans rien comprendre à son étonnement, dArtagnan le poussa en lui disant: -- Entrons. Porthos entra le premier, dArtagnan le second; dArtagnan referma soigneusement la porte et serra successivement les deux amis dans ses bras. Athos était dune tristesse mortelle. Aramis regardait successivement Porthos et dArtagnan sans rien dire, mais son regard était si expressif, que dArtagnan le comprit. -- Vous voulez savoir comment il se fait que nous sommes ici? Eh! mon Dieu! cest bien facile à deviner, Mazarin nous a chargés dapporter une lettre au général Cromwell. -- Mais comment vous trouvez-vous à côté de Mordaunt? dit Athos, de Mordaunt, dont je vous avais dit de vous défier, dArtagnan. -- Et que je vous avais recommandé détrangler, Porthos, dit Aramis. -- Toujours Mazarin. Cromwell lavait envoyé à Mazarin; Mazarin nous a envoyés à Cromwell. Il y a de la fatalité dans tout cela. -- Oui, vous avez raison, dArtagnan, une fatalité qui nous divise et qui nous perd. Ainsi, mon cher Aramis, nen parlons plus et préparons-nous à subir notre sort. -- Sang-Diou! parlons-en, au contraire, car il a été convenu une fois pour toutes, que nous sommes toujours ensemble, quoique dans des causes opposées. -- Oh! oui, bien opposées, dit en souriant Athos; car ici, je vous le demande, quelle cause servez-vous? Ah! dArtagnan, voyez à quoi le misérable Mazarin vous emploie. Savez-vous de quel crime vous vous êtes rendu coupable aujourdhui? De la prise du roi, de son ignominie, de sa mort. -- Oh! oh! dit Porthos, croyez-vous? -- Vous exagérez, Athos, dit dArtagnan, nous nen sommes pas là. -- Eh, mon Dieu! nous y touchons, au contraire. Pourquoi arrête-t- on un roi? Quand on veut le respecter comme un maître, on ne lachète pas comme un esclave. Croyez-vous que ce soit pour le remettre sur le trône que Cromwell la payé deux cent mille livres sterling? Amis, ils le tueront, soyez-en sûrs, et cest encore le moindre crime quils puissent commettre. Mieux vaut décapiter que souffleter un roi. -- Je ne vous dis pas non, et cest possible après tout, dit dArtagnan; mais que nous fait tout cela? Je suis ici, moi, parce que je suis soldat, parce que je sers mes maîtres, cest-à-dire ceux qui me payent ma solde. Jai fait serment dobéir et jobéis; mais vous qui navez pas fait de serment, pourquoi êtes-vous ici, et quelle cause y servez-vous? -- La cause la plus sacrée quil y ait au monde, dit Athos; celle du malheur, de la royauté et de la religion. Un ami, une épouse, une fille, nous ont fait lhonneur de nous appeler à leur aide. Nous les avons servis selon nos faibles moyens, et Dieu nous tiendra compte de la volonté à défaut du pouvoir. Vous pouvez penser dune autre façon, dArtagnan, envisager les choses dune autre manière, mon ami; je ne vous en détourne pas, mais je vous blâme. -- Oh! oh! dit dArtagnan, et que me fait au bout du compte que M. Cromwell, qui est Anglais, se révolte contre son roi, qui est Écossais? Je suis Français, moi, toutes ces choses ne me regardent pas. Pourquoi donc voudriez-vous men rendre responsable? -- Au fait, dit Porthos. -- Parce que tous les gentilshommes sont frères, parce que vous êtes gentilhomme, parce que les rois de tous les pays sont les premiers entre les gentilshommes, parce que la plèbe aveugle, ingrate et bête prend toujours plaisir à abaisser ce qui lui est supérieur; et cest vous, vous, dArtagnan, lhomme de la vieille seigneurie, lhomme au beau nom, lhomme à la bonne épée, qui avez contribué à livrer un roi à des marchands de bière, à des tailleurs, à des charretiers! Ah! dArtagnan, comme soldat, peut- être avez-vous fait votre devoir, mais comme gentilhomme, vous êtes coupable, je vous le dis. DArtagnan mâchonnait une tige de fleur, ne répondait pas et se sentait mal à laise; car lorsquil détournait son regard de celui dAthos, il rencontrait celui dAramis. -- Et vous, Porthos, continua le comte comme sil eût eu pitié de lembarras de dArtagnan; vous, le meilleur coeur, le meilleur ami, le meilleur soldat que je connaisse; vous que votre âme faisait digne de naître sur les degrés dun trône, et qui tôt ou tard serez récompensé par un roi intelligent; vous, mon cher Porthos, vous, gentilhomme par les moeurs, par les goûts et par le courage, vous êtes aussi coupable que dArtagnan. Porthos rougit, mais de plaisir plutôt que de confusion, et cependant, baissant la tête comme sil était humilié: -- Oui, oui, dit-il, je crois que vous avez raison, mon cher comte. Athos se leva. -- Allons, dit-il en marchant à dArtagnan et en lui tendant la main; allons, ne bougez pas, mon cher fils, car tout ce que je vous ai dit, je vous lai dit sinon avec la voix, du moins avec le coeur dun père. Il meût été plus facile, croyez-moi, de vous remercier de mavoir sauvé la vie et de ne pas vous toucher un seul mot de mes sentiments. -- Sans doute, sans doute, Athos, répondit dArtagnan en lui serrant la main à son tour; mais cest quaussi vous avez de diables de sentiments que tout le monde ne peut avoir. Qui va simaginer quun homme raisonnable va quitter sa maison, la France, son pupille, un jeune homme charmant, car nous lavons vu au camp, pour courir où? Au secours dune royauté pourrie et vermoulue qui va crouler un de ces matins comme une vieille baraque. Le sentiment que vous dites est beau, sans doute, si beau quil est surhumain. -- Quel quil soit, dArtagnan, répondit Athos sans donner dans le piège quavec son adresse gasconne son ami tendait à son affection paternelle pour Raoul, quel quil soit, vous savez bien au fond du coeur quil est juste; mais jai tort de discuter avec mon mettre. DArtagnan, je suis votre prisonnier, traitez-moi donc comme tel. -- Ah! pardieu! dit dArtagnan, vous savez bien que vous ne le serez pas longtemps, mon prisonnier. -- Non, dit Aramis, on nous traitera sans doute comme ceux qui furent faits à Philip-Haugh. -- Et comment les a-t-on traités? demanda dArtagnan. -- Mais, dit Aramis, on en a pendu une moitié et lon a fusillé lautre. -- Eh bien! moi, dit dArtagnan, je vous réponds que tant quil me restera une goutte de sang dans les veines, vous ne serez ni pendus ni fusillés. Sang-Diou! quils y viennent! Dailleurs, voyez-vous cette porte, Athos? -- Eh bien? -- Eh bien! vous passerez par cette porte quand vous voudrez; car, à partir de ce moment, vous et Aramis, vous êtes libres comme lair. -- Je vous reconnais bien là, mon brave dArtagnan, répondit Athos, mais vous nêtes plus maîtres de nous: cette porte est gardée, dArtagnan, vous le savez bien. -- Eh bien, vous la forcerez, dit Porthos. Quy a-t-il là? dix hommes tout au plus. -- Ce ne serait rien pour nous quatre, cest trop pour nous deux. Non, tenez, divisés comme nous sommes maintenant, il faut que nous périssions. Voyez lexemple fatal: sur la route du Vendômois, dArtagnan, vous si brave, Porthos, vous si vaillant et si fort, vous avez été battus; aujourdhui Aramis et moi nous le sommes, cest notre tour. Or, jamais cela ne nous était arrivé lorsque nous étions tous quatre réunis; mourons donc comme est mort de Winter; quant à moi, je le déclare, je ne consens à fuir que tous quatre ensemble. -- Impossible, dit dArtagnan, nous sommes sous les ordres de Mazarin. -- Je le sais, et ne vous presse point davantage; mes raisonnements nont rien produit; sans doute ils étaient mauvais, puisquils nont point eu dempire sur des esprits aussi justes que les vôtres. -- Dailleurs eussent-ils fait effet, dit Aramis, le meilleur est de ne pas compromettre deux excellents amis comme sont dArtagnan et Porthos. Soyez tranquilles, messieurs, nous vous ferons honneur en mourant; quant à moi, je me sens tout fier daller au-devant des balles et même de la corde avec vous, Athos, car vous ne mavez jamais paru si grand quaujourdhui. DArtagnan ne disait rien, mais, après avoir rongé la tige de sa fleur, il se rongeait les doigts. -- Vous figurez-vous, reprit-il enfin, que lon va vous tuer? Et pourquoi faire? Qui a intérêt à votre mort? Dailleurs, vous êtes nos prisonniers. -- Fou, triple fou! dit Aramis, ne connais-tu donc pas Mordaunt? Eh bien! moi, je nai échangé quun regard avec lui, et jai vu dans ce regard que nous étions condamnés. -- Le fait est que je suis fâché de ne pas lavoir étranglé comme vous me laviez dit, Aramis, reprit Porthos. -- Eh! je me moque pas mal de Mordaunt! sécria dArtagnan; cap de Diou! sil me chatouille de trop près, je lécraserai, cet insecte! Ne vous sauvez donc pas, cest inutile, car, je vous le jure, vous êtes ici aussi en sûreté que vous létiez il y a vingt ans, vous, Athos, dans la rue Férou, et vous, Aramis, rue de Vaugirard. -- Tenez, dit Athos en étendant la main vers une des deux fenêtres grillées qui éclairaient la chambre, vous saurez tout à lheure à quoi vous en tenir, car le voilà qui accourt. -- Qui? -- Mordaunt. En effet, en suivant la direction quindiquait la main dAthos, dArtagnan vit un cavalier qui accourait au galop. Cétait en effet Mordaunt. DArtagnan sélança hors de la chambre. Porthos voulut le suivre. -- Restez, dit dArtagnan, et ne venez que lorsque vous mentendrez battre le tambour avec les doigts contre la porte. LXII. Jésus Seigneur Lorsque Mordaunt arriva en face de la maison, il vit dArtagnan sur le seuil et les soldats couchés çà et là avec leurs armes, sur le gazon du jardin. -- Holà! cria-t-il dune voix étranglée par la précipitation de sa course, les prisonniers sont-ils toujours là? -- Oui, monsieur, dit le sergent en se levant vivement ainsi que ses hommes, qui portèrent vivement comme lui la main à leur chapeau. -- Bien. Quatre hommes pour les prendre et les mener à linstant même à mon logement. Quatre hommes sapprêtèrent. -- Plaît-il? dit dArtagnan avec cet air goguenard que nos lecteurs ont dû lui voir bien des fois depuis quils le connaissent. Quy a-t-il, sil vous plaît? -- Il y a, monsieur, dit Mordaunt, que jordonnais à quatre hommes de prendre les prisonniers que nous avons faits ce matin et de les conduire à mon logement. -- Et pourquoi cela? demanda dArtagnan. Pardon de la curiosité; mais vous comprenez que je désire être édifié à ce sujet. -- Parce que les prisonniers sont à moi maintenant, répondit Mordaunt avec hauteur, et que jen dispose à ma fantaisie. -- Permettez, permettez, mon jeune monsieur, dit dArtagnan, vous faites erreur, ce me semble; les prisonniers sont dhabitude à ceux qui les ont pris et non à ceux qui les ont regardé prendre. Vous pouviez prendre milord de Winter, qui était votre oncle, à ce que lon dit; vous avez préféré le tuer, cest bien; nous pouvions, M. du Vallon et moi, tuer ces deux gentilshommes, nous avons préféré les prendre, chacun son goût. Les lèvres de Mordaunt devinrent blanches. DArtagnan comprit que les choses ne tarderaient pas à se gâter, et se mit à tambouriner la marche des gardes sur la porte. À la première mesure, Porthos sortit et vint se placer de lautre côté de la porte, dont ses pieds touchaient le seuil et son front le faîte. La manoeuvre néchappa point à Mordaunt. -- Monsieur, dit-il avec une colère qui commençait à poindre, vous feriez une résistance inutile, ces prisonniers viennent de mêtre donnés à linstant même par le général en chef mon illustre patron, par M. Olivier Cromwell. DArtagnan fut frappé de ces paroles comme dun coup de foudre. Le sang lui monta aux tempes, un nuage passa devant ses yeux, il comprit lespérance féroce du jeune homme; et sa main descendit par un mouvement instinctif à la garde de son épée. Quant à Porthos, il regardait dArtagnan pour savoir ce quil devait faire et régler ses mouvements sur les siens. Ce regard de Porthos inquiéta plus quil ne rassura dArtagnan, et il commença à se reprocher davoir appelé la force brutale de Porthos dans une affaire qui lui semblait surtout devoir être menée par la ruse. «La Violence, se disait-il tout bas, nous perdrait tous; dArtagnan, mon ami, prouve à ce jeune serpenteau que tu es non seulement plus fort, mais encore plus fin que lui.» -- Ah! dit-il en faisant un profond salut, que ne commenciez-vous par dire cela, monsieur Mordaunt! Comment! vous venez de la part de M. Olivier Cromwell, le plus illustre capitaine de ces temps- ci? -- Je le quitte, monsieur, dit Mordaunt en mettant pied à terre et en donnant son cheval à tenir à lun de ses soldats, je le quitte à linstant même. -- Que ne disiez-vous donc cela tout de suite, mon cher monsieur! continua dArtagnan; toute lAngleterre est à M. Cromwell, et puisque vous venez me demander mes prisonniers en son nom, je mincline, monsieur, ils sont à vous, prenez-les. Mordaunt savança radieux, et Porthos, anéanti et regardant dArtagnan avec une stupeur profonde, ouvrait la bouche pour parler. DArtagnan marcha sur la botte de Porthos, qui comprit alors que cétait un jeu que son ami jouait. Mordaunt posa le pied sur le premier degré de la porte, et le chapeau à la main, sapprêta à passer entre les deux amis, en faisant signe à ses quatre hommes de le suivre. -- Mais, pardon, dit dArtagnan avec le plus charmant sourire et en posant la main sur lépaule du jeune homme, si lillustre général Olivier Cromwell a disposé de nos prisonniers en votre faveur, il vous a sans doute fait par écrit cet acte de donation. Mordaunt sarrêta court. -- Il vous a donné quelque petite lettre pour moi, le moindre chiffon de papier, enfin, qui atteste que vous venez en son nom. Veuillez me confier ce chiffon pour que jexcuse au moins par un prétexte labandon de mes compatriotes. Autrement, vous comprenez, quoique je sois sûr que le général Olivier Cromwell ne peut leur vouloir de mal, ce serait dun mauvais effet. Mordaunt recula, et sentant le coup, lança un terrible regard à dArtagnan; mais celui-ci répondit par la mine la plus aimable et la plus amicale qui ait jamais épanoui un visage. -- Lorsque je vous dis une chose, monsieur, dit Mordaunt, me faites-vous linjure den douter? -- Moi! sécria dArtagnan, moi! douter de ce que vous dites! Dieu men préserve, mon cher monsieur Mordaunt! je vous tiens au contraire pour un digne et accompli gentilhomme, suivant les apparences; et puis, monsieur, voulez-vous que je vous parle franc? continua dArtagnan avec sa mine ouverte. -- Parlez, monsieur, dit Mordaunt. -- Monsieur du Vallon que voilà est riche, il a quarante mille livres de rente, et par conséquent ne tient point à largent; je ne parle donc pas pour lui, mais pour moi. -- Après, monsieur? -- Eh bien, moi, je ne suis pas riche; en Gascogne ce nest pas un déshonneur, monsieur; personne ne lest, et Henri IV, de glorieuse mémoire, qui était le roi des Gascons, comme Sa Majesté Philippe IV est le roi de toutes les Espagnes, navait jamais le sou dans sa poche. -- Achevez, monsieur, dit Mordaunt; je vois où vous voulez en venir, et si cest ce que je pense qui vous retient, on pourra lever cette difficulté-là. -- Ah! je savais bien, dit dArtagnan, que vous étiez un garçon desprit. Eh bien! voilà le fait, voilà où le bât me blesse, comme nous disons, nous autres Français; je suis un officier de fortune, pas autre chose; je nai que ce que me rapporte mon épée, cest-à- dire plus de coups que de bank-notes. Or, en prenant ce matin deux Français qui me paraissent de grande naissance, deux chevaliers de la Jarretière, enfin, je me disais: Ma fortune est faite. Je dis deux, parce que, en pareille circonstance, M. du Vallon, qui est riche, me cède toujours ses prisonniers. Mordaunt, complètement abusé par la verbeuse bonhomie de dArtagnan, sourit en homme qui comprend à merveille les raisons quon lui donne, et répondit avec douceur: -- Jaurai lordre signé tout à lheure, monsieur, et avec cet ordre deux mille pistoles; mais en attendant, monsieur, laissez- moi emmener ces hommes. -- Non, dit dArtagnan; que vous importe un retard dune demi- heure? je suis homme dordre, monsieur, faisons les choses dans les règles. -- Cependant, reprit Mordaunt, je pourrais vous forcer, monsieur, je commande ici. -- Ah! monsieur, dit dArtagnan en souriant agréablement, on voit bien que, quoique nous ayons eu lhonneur de voyager, M. du Vallon et moi, en votre compagnie, vous ne nous connaissez pas. Nous sommes gentilshommes, nous sommes capables, à nous deux, de vous tuer, vous et vos huit hommes. Pour Dieu! monsieur Mordaunt, ne faites pas lobstiné, car lorsque lon sobstine je mobstine aussi, et alors je deviens dun entêtement féroce; et voilà monsieur, continua dArtagnan, qui, dans ce cas-là, est bien plus entêté encore et bien plus féroce que moi: sans compter que nous sommes envoyés par M. le cardinal Mazarin, lequel représente le roi de France. Il en résulte que, dans ce moment-ci, nous représentons le roi et le cardinal, ce qui fait quen notre qualité dambassadeurs nous sommes inviolables, chose que M. Olivier Cromwell, aussi grand politique certainement quil est grand général, est tout à fait homme à comprendre. Demandez-lui donc lordre écrit. Quest-ce que cela vous coûte, mon cher monsieur Mordaunt? -- Oui, lordre écrit, dit Porthos, qui commençait à comprendre lintention de dArtagnan; on ne vous demande que cela. Si bonne envie que Mordaunt eût davoir recours à la violence, il était homme à très bien reconnaître pour bonnes les raisons que lui donnait dArtagnan. Dailleurs sa réputation lui imposait, et, ce quil lui avait vu faire le matin venant en aide à sa réputation, il réfléchit. Puis, ignorant complètement les relations de profonde amitié qui existaient entre les quatre Français, toutes ses inquiétudes avaient disparu devant le motif, fort plausible dailleurs, de la rançon. Il résolut donc daller non seulement chercher lordre, mais encore les deux mille pistoles auxquelles il avait estimé lui-même les deux prisonniers. Mordaunt remonta donc à cheval, et, après avoir recommandé au sergent de faire bonne garde, il tourna bride et disparut. -- Bon! dit dArtagnan, un quart dheure pour aller à la tente, un quart dheure pour revenir, cest plus quil ne nous en faut. Puis, revenant à Porthos, sans que son visage exprimât le moindre changement, de sorte que ceux qui lépiaient eussent pu croire quil continuait la même conversation: -- Ami Porthos, lui dit-il en le regardant en face, écoutez bien ceci... Dabord, pas un seul mot à nos amis de ce que vous venez dentendre; il est inutile quils sachent le service que nous leur rendons. -- Bien, dit Porthos, je comprends. -- Allez-vous-en à lécurie, vous y trouverez Mousqueton, vous sellerez les chevaux, vous leur mettrez les pistolets dans les fontes, vous les ferez sortir, et vous les conduirez dans la rue den bas, afin quil ny ait plus quà monter dessus; le reste me regarde. Porthos ne fit pas la moindre observation, et obéit avec cette sublime confiance quil avait en son ami. -- Jy vais, dit-il; seulement, entrerai-je dans la chambre où sont ces messieurs? -- Non, cest inutile. -- Eh bien! faites-moi le plaisir dy prendre ma bourse que jai laissée sur la cheminée. -- Soyez tranquille. Porthos sachemina de son pas calme et tranquille vers lécurie, et passa au milieu des soldats qui ne purent, tout Français quil était, sempêcher dadmirer sa haute taille et ses membres vigoureux. À langle de la rue, il rencontra Mousqueton, quil emmena avec lui. Alors dArtagnan rentra tout en sifflotant un petit air quil avait commencé au départ de Porthos. -- Mon cher Athos, je viens de réfléchir à vos raisonnements, et ils mont convaincu; décidément je regrette de mêtre trouvé à toute cette affaire. Vous lavez dit, Mazarin est un cuistre. Je suis donc résolu de fuir avec vous. Pas de réflexions, tenez-vous prêts; vos deux épées sont dans le coin, ne les oubliez pas, cest un outil qui, dans les circonstances où nous nous trouvons, peut être fort utile; cela me rappelle la bourse de Porthos. Bon! la voilà. Et dArtagnan mit la bourse dans sa poche. Les deux amis le regardaient faire avec stupéfaction. -- Eh bien! quy a-t-il donc détonnant? dit dArtagnan, je vous le demande. Jétais aveugle: Athos ma fait voir clair, voilà tout. Venez ici. Les deux amis sapprochèrent. -- Voyez-vous cette rue? dit dArtagnan, cest là que seront les chevaux; vous sortirez par la porte, vous tournerez à gauche, vous sauterez en selle, et tout sera dit; ne vous inquiétez de rien que de bien écouter le signal. Ce signal sera quand je crierai: «Jésus Seigneur!» -- Mais, vous, votre parole que vous viendrez, dArtagnan! dit Athos. -- Sur Dieu, je vous le jure! -- Cest dit, sécria Aramis. Au cri de: «Jésus Seigneur!» nous sortons, nous renversons tout ce qui soppose à notre passage, nous courons à nos chevaux, nous sautons en selle, et nous piquons; est-ce cela? -- À merveille! -- Voyez, Aramis, dit Athos, je vous le dis toujours, dArtagnan est le meilleur de nous tous. -- Bon! dit dArtagnan, des compliments, je me sauve. Adieu. -- Et vous fuyez avec nous, nest-ce pas? Je le crois bien. Noubliez pas le signal: «Jésus Seigneur!» Et il sortit du même pas quil était entré, en reprenant lair quil sifflotait en entrant à lendroit où il lavait interrompu. Les soldats jouaient ou dormaient; deux chantaient faux dans un coin le psaume: _Super flumina Babylonis_. DArtagnan appela le sergent. -- Mon cher monsieur, lui dit-il, le général Cromwell ma fait demander par M. Mordaunt; veillez bien, je vous prie, sur les prisonniers. Le sergent fit signe quil ne comprenait pas le français. Alors dArtagnan essaya de lui faire comprendre par gestes ce quil navait pu comprendre par paroles. Le sergent fit signe que cétait bien. DArtagnan descendit vers lécurie: il trouva les cinq chevaux sellés, le sien comme les autres. -- Prenez chacun un cheval en main, dit-il à Porthos et à Mousqueton, tournez à gauche de façon quAthos et Aramis vous voient bien de leur fenêtre. -- Es vont venir alors? dit Porthos. -- Dans un instant. -- Vous navez pas oublié ma bourse? -- Non, soyez tranquille. -- Bon. Et Porthos et Mousqueton, tenant chacun un cheval en main, se rendirent à leur poste. Alors dArtagnan, resté seul, battit le briquet, alluma un morceau damadou deux fois grand comme une lentille, monta à cheval, et vint sarrêter tout au milieu des soldats, en face de la porte. Là, tout en flattant lanimal de la main, il lui introduisit le petit morceau damadou dans loreille. Il fallait être aussi bon cavalier que létait dArtagnan pour risquer un pareil moyen, car à peine lanimal eut-il senti la brûlure ardente quil jeta un cri de douleur, se cabra et bondit comme sil devenait fou. Les soldats, quil menaçait décraser, séloignèrent précipitamment. -- À moi! à moi! criait dArtagnan. Arrêtez! arrêtez! mon cheval a le vertige. En effet, en un instant, le sang parut lui sortir des yeux et il devint blanc décume. -- À moi! criait toujours dArtagnan sans que les soldats osassent venir à son aide. À moi! me laisserez-vous tuer? Jésus Seigneur! À peine dArtagnan avait-il poussé ce cri, que la porte souvrit, et quAthos et Aramis lépée à la main sélancèrent. Mais grâce à la ruse de dArtagnan, le chemin était libre. -- Les prisonniers qui se sauvent! les prisonniers qui se sauvent! cria le sergent. -- Arrête! arrête! cria dArtagnan en lâchant la bride à son cheval furieux, qui sélança renversant deux ou trois hommes. -- Stop! stop! crièrent les soldats en courant à leurs armes. Mais les prisonniers étaient déjà en selle, et une fois en selle ils ne perdirent pas de temps, sélançant vers la porte la plus prochaine. Au milieu de la rue ils aperçurent Grimaud et Blaisois, qui revenaient cherchant leurs maîtres. Dun signe Athos fit tout comprendre à Grimaud, lequel se mit à la suite de la petite troupe qui semblait un tourbillon et que dArtagnan, qui venait par derrière, aiguillonnait encore de la voix. Ils passèrent sous la porte comme des ombres, sans que les gardiens songeassent seulement à les arrêter, et se trouvèrent en rase campagne. Pendant ce temps, les soldats criaient toujours: Stop! stop! et le sergent, qui commençait à sapercevoir quil avait été dupe dune ruse, sarrachait les cheveux. Sur ces entrefaites, on vit arriver un cavalier au galop et tenant un papier à la main. Cétait Mordaunt, qui revenait avec lordre. -- Les prisonniers? cria-t-il en sautant à bas de son cheval. Le sergent neut pas la force de lui répondre, il lui montra la porte béante et la chambre vide. Mordaunt sélança vers les degrés, comprit tout, poussa un cri comme si on lui eût déchiré les entrailles, et tomba évanoui sur la pierre. LXIII. Où il est prouvé que dans les positions les plus difficiles les grands coeurs ne perdent jamais le courage, ni les bons estomacs lappétit La petite troupe, sans échanger une parole, sans regarder en arrière, courut ainsi au grand galop, traversant une petite rivière, dont personne ne savait le nom, et laissant à sa gauche une ville quAthos prétendit être Durham. Enfin on aperçut un petit bois, et lon donna un dernier coup déperon aux chevaux en les dirigeant de ce côté. Dès quils eurent disparu derrière un rideau de verdure assez épais pour les dérober aux regards de ceux qui pouvaient les poursuivre, ils sarrêtèrent pour tenir conseil; on donna les chevaux à deux laquais, afin quils soufflassent sans être dessellés ni débridés, et lon plaça Grimaud en sentinelle. -- Venez dabord, que je vous embrasse, mon ami, dit Athos à dArtagnan, vous notre sauveur, vous qui êtes le vrai héros parmi nous! -- Athos a raison et je vous admire, dit à son tour Aramis en le serrant dans ses bras; à quoi ne devriez-vous pas prétendre avec un maître intelligent, oeil infaillible, bras dacier, esprit vainqueur! -- Maintenant, dit le Gascon, ça va bien, jaccepte tout pour moi et pour Porthos, embrassades et remerciements: nous avons du temps à perdre, allez, allez. Les deux amis, rappelés par dArtagnan à ce quils devaient aussi à Porthos, lui serrèrent à son tour la main. -- Maintenant, dit Athos, il sagirait de ne point courir au hasard et comme des insensés, mais darrêter un plan. Quallons- nous faire? -- Ce que nous allons faire, mordious! Ce nest point difficile à dire. -- Dites donc alors, dArtagnan. -- Nous allons gagner le port de mer le plus proche, réunir toutes nos petites ressources, fréter un bâtiment et passer en France. Quant à moi, jy mettrai jusquà mon dernier sou. Le premier trésor, cest la vie, et la nôtre, il faut le dire, ne tient quà un fil. -- Quen dites-vous, du Vallon? demanda Athos. -- Moi, dit Porthos, je suis absolument de lavis de dArtagnan; cest un vilain pays que cette Angleterre. -- Vous êtes bien décidé à la quitter, alors? demanda Athos à dArtagnan. -- Sang-Diou, dit dArtagnan, je ne vois pas ce qui my retiendrait. Athos échangea un regard avec Aramis. -- Allez donc, mes amis, dit-il en soupirant. -- Comment! allez? dit dArtagnan. Allons, ce me semble! -- Non, mon ami, dit Athos; il faut nous quitter. -- Vous quitter! dit dArtagnan tout étourdi de cette nouvelle inattendue. -- Bah! fit Porthos; pourquoi donc nous quitter, puisque nous sommes ensemble? -- Parce que votre mission est remplie, à vous, et que vous pouvez, et que vous devez même retourner en France, mais la nôtre ne lest pas, à nous. -- Votre mission nest pas accomplie? dit dArtagnan en regardant Athos avec surprise. -- Non, mon ami, répondit Athos de sa voix si douce et si ferme à la fois. Nous sommes venus ici pour défendre le roi Charles, nous lavons mal défendu, il nous reste à le sauver. -- Sauver le roi! fit dArtagnan en regardant Aramis comme il avait regardé Athos. Aramis se contenta de faire un signe de tête. Le visage de dArtagnan prit un air de profonde compassion; il commença à croire quil avait affaire à deux insensés. -- Il ne se peut pas que vous parliez sérieusement, Athos, dit dArtagnan; le roi est au milieu dune armée qui le conduit à Londres. Cette armée est commandée par un boucher, ou un fils de boucher, peu importe, le colonel Harrison. Le procès de Sa Majesté va être fait à son arrivée à Londres, je vous en réponds; jen ai entendu sortir assez sur ce sujet de la bouche de M. Olivier Cromwell pour savoir à quoi men tenir. Athos et Aramis échangèrent un second regard. -- Et son procès fait, le jugement ne tardera pas à être mis à exécution, continua dArtagnan. Oh! ce sont des gens qui vont vite en besogne que messieurs les puritains. -- Et à quelle peine pensez-vous que le roi soit condamné? demanda Athos. -- Je crains bien que ce ne soit à la peine de mort; ils en ont trop fait contre lui pour quil leur pardonne, ils nont plus quun moyen: cest de le tuer. Ne connaissez-vous donc pas le mot de M. Olivier Cromwell quand il est venu à Paris et quon lui a montré le donjon de Vincennes, où était enfermé M. de Vendôme? -- Quel est ce mot? demanda Porthos. -- Il ne faut toucher les princes quà la tête. -- Je le connaissais, dit Athos. -- Et vous croyez quil ne mettra point sa maxime à exécution, maintenant quil tient le roi? -- Si fait, jen suis sûr même, mais raison de plus pour ne point abandonner lauguste tête menacée. -- Athos, vous devenez fou. -- Non, mon ami, répondit doucement le gentilhomme, mais de Winter est venu nous chercher en France, il nous a conduits à Madame Henriette; Sa Majesté nous a fait lhonneur, à M. dHerblay et à moi, de nous demander notre aide pour son époux; nous lui avons engagé notre parole, notre parole renfermait tout. Cétait notre force, cétait notre intelligence, cétait notre vie, enfin, que nous lui engagions; il nous reste à tenir notre parole. Est-ce votre avis, dHerblay? -- Oui, dit Aramis, nous avons promis. -- Puis, continua Athos, nous avons une autre raison, et la voici; écoutez bien. Tout est pauvre et mesquin en France en ce moment. Nous avons un roi de dix ans qui ne sait pas encore ce quil veut; nous avons une reine quune passion tardive rend aveugle; nous avons un ministre qui régit la France comme il ferait dune vaste ferme, cest-à-dire ne se préoccupant que de ce quil peut y pousser dor en la labourant avec lintrigue et lastuce italiennes; nous avons des princes qui font de lopposition personnelle et égoïste, qui narriveront à rien quà tirer des mains de Mazarin quelques lingots dor, quelques bribes de puissance. Je les ai servis, non par enthousiasme, Dieu sait que je les estime à ce quils valent, et quils ne sont pas bien haut dans mon estime, mais par principe. Aujourdhui cest autre chose; aujourdhui je rencontre sur ma route une haute infortune, une infortune royale, une infortune européenne, je my attache. Si nous parvenons à sauver le roi, ce sera beau: si nous mourons pour lui, ce sera grand! -- Ainsi, davance, vous savez que vous y périrez, dit dArtagnan. -- Nous le craignons, et notre seule douleur est de mourir loin de vous. -- Quallez-vous faire dans un pays étranger, ennemi? -- Jeune, jai voyagé en Angleterre, je parle anglais comme un Anglais, et de son côté Aramis a quelque connaissance de la langue. Ah! si nous vous avions, mes amis! Avec vous, dArtagnan, avec vous, Porthos, tous quatre, et réunis pour la première fois depuis vingt ans, nous tiendrions tête non seulement à lAngleterre, mais aux trois royaumes! -- Et avez-vous promis à cette reine, reprit dArtagnan avec humeur, de forcer la Tour de Londres, de tuer cent mille soldats, de lutter victorieusement contre le voeu dune nation et lambition dun homme, quand cet homme sappelle Cromwell? Vous ne lavez pas vu, cet homme, vous, Athos, vous, Aramis. Eh bien! cest un homme de génie, qui ma fort rappelé notre cardinal, lautre, le grand! vous savez bien. Ne vous exagérez donc pas vos devoirs. Au nom du ciel, mon cher Athos, ne faites pas du dévouement inutile! Quand je vous regarde, en vérité, il me semble que je vois un homme raisonnable; quand vous me répondez, il me semble que jai affaire à un fou. Voyons, Porthos, joignez-vous donc à moi. Que pensez-vous de cette affaire, dites franchement? -- Rien de bon, répondit Porthos. -- Voyons, continua dArtagnan, impatienté de ce quau lieu de lécouter Athos semblait écouter une voix qui parlait en lui-même, jamais vous ne vous êtes mal trouvé de mes conseils; eh bien! croyez-moi, Athos, votre mission est terminée, terminée noblement; revenez en France avec nous. -- Ami, dit Athos, notre résolution est inébranlable. -- Mais vous avez quelque autre motif que nous ne connaissons pas? Athos sourit. DArtagnan frappa sur sa cuisse avec colère et murmura les raisons les plus convaincantes quil put trouver; mais à toutes ces raisons, Athos se contenta de répondre par un sourire calme et doux, et Aramis par des signes de tête. -- Eh bien! sécria enfin dArtagnan furieux, eh bien! puisque vous le voulez, laissons donc nos os dans ce gredin de pays, où il fait froid toujours, où le beau temps est du brouillard, le brouillard de la pluie, la pluie du déluge; où le soleil ressemble à la lune, et la lune à un fromage à la crème. Au fait, mourir là ou mourir ailleurs, puisquil faut mourir, peu nous importe. -- Seulement, songez-y, dit Athos, cher ami, cest mourir plus tôt. -- Bah! un peu plus tôt, un peu plus tard, cela ne vaut pas la peine de chicaner. -- Si je métonne de quelque chose, dit sentencieusement Porthos, cest que ce ne soit pas déjà fait. -- Oh! cela se fera, soyez tranquille, Porthos, dit dArtagnan. Ainsi, cest convenu, continua le Gascon, et si Porthos ne sy oppose pas... -- Moi, dit Porthos, je ferai ce que vous voudrez. Dailleurs je trouve très beau ce qua dit tout à lheure le comte de La Fère. -- Mais votre avenir, dArtagnan? vos ambitions, Porthos? -- Notre avenir, nos ambitions! dit dArtagnan avec une volubilité fiévreuse; avons-nous besoin de nous occuper de cela, puisque nous sauvons le roi? Le roi sauvé, nous rassemblons ses amis, nous battons les puritains, nous reconquérons lAngleterre, nous rentrons dans Londres avec lui, nous le reposons bien carrément sur son trône... -- Et il nous fait ducs et pairs, dit Porthos, dont les yeux étincelaient de joie, même en voyant cet avenir à travers une fable. -- Ou il nous oublie, dit dArtagnan. -- Oh! fit Porthos. -- Dame! cela sest vu, ami Porthos; et il me semble que nous avons autrefois rendu à la reine Anne dAutriche un service qui ne le cédait pas de beaucoup à celui que nous voulons rendre aujourdhui à Charles Ier, ce qui na point empêché la reine Anne dAutriche de nous oublier pendant près de vingt ans. -- Eh bien, malgré cela, dArtagnan, dit Athos, êtes-vous fâché de lui avoir rendu service? -- Non, ma foi, dit dArtagnan, et javoue même que dans mes moments de plus mauvaise humeur, eh bien! jai trouvé une consolation dans ce souvenir. -- Vous voyez bien, dArtagnan; que les princes sont ingrats souvent, mais que Dieu ne lest jamais. -- Tenez, Athos, dit dArtagnan, je crois que si vous rencontriez le diable sur la terre, vous feriez si bien, que vous le ramèneriez avec vous au ciel. -- Ainsi donc? dit Athos en tendant la main à dArtagnan. -- Ainsi donc, cest convenu, dit dArtagnan, je trouve lAngleterre un pays charmant, et jy reste, mais à une condition. -- Laquelle? -- Cest quon ne me forcera pas dapprendre langlais. -- Eh bien? maintenant, dit Athos triomphant, je vous le jure, mon ami, par ce Dieu qui nous entend, par mon nom que je crois sans tache, je crois quil y a une puissance qui veille sur nous, et jai lespoir que nous reverrons tous quatre la France. -- Soit, dit dArtagnan; mais moi javoue que jai la conviction toute contraire. -- Ce cher dArtagnan! dit Aramis, il représente au milieu de nous lopposition des parlements, qui disent toujours _non_ et qui font toujours _oui_. -- Oui, mais qui, en attendant, sauvent la patrie, dit Athos. -- Eh bien! maintenant que tout est arrêté, dit Porthos en se frottant les mains, si nous pensions à dîner! il me semble que, dans les situations les plus critiques de notre vie, nous avons dîné toujours. -- Ah! oui, parlez donc de dîner dans un pays où lon mange pour tout festin du mouton cuit à leau, et où, pour tout régal, on boit de la bière! Comment diable êtes-vous venu dans un pays pareil, Athos? Ah! pardon, ajouta-t-il en souriant, joubliais que vous nêtes plus Athos. Mais, nimporte, voyons votre plan pour dîner, Porthos. -- Mon plan! -- Oui, avez-vous un plan? -- Non, jai faim, voilà tout. -- Pardieu! si ce nest que cela, moi aussi jai faim; mais ce nest pas le tout que davoir faim, il faut trouver à manger, et à moins que de brouter lherbe comme nos chevaux... -- Ah! fit Aramis, qui nétait pas tout à fait si détaché des choses de la terre quAthos, quand nous étions au _Parpaillot_, vous rappelez-vous les belles huîtres que nous mangions? -- Et ces gigots de mouton des marais salants! fit Porthos en passant sa langue sur ses lèvres. -- Mais, dit dArtagnan, navons-nous pas notre ami Mousqueton, qui vous faisait si bien vivre à Chantilly, Porthos? -- En effet, dit Porthos, nous avons Mousqueton, mais depuis quil est intendant, il sest fort alourdi; nimporte, appelons-le. Et pour être sûr quil répondît agréablement: -- Eh! Mouston! fit Porthos. Mouston parut; il avait la figure fort piteuse. -- Quavez-vous donc, mon cher monsieur Mouston? dit dArtagnan; seriez-vous malade? -- Monsieur, jai très faim, répondit Mousqueton. -- Eh bien! cest justement pour cela que nous vous faisons venir, mon cher monsieur Mouston. Ne pourriez-vous donc pas vous procurer au collet quelques-uns de ces gentils lapins et quelques-unes de ces charmantes perdrix dont vous faisiez des gibelottes et des salmis à lhôtel de... ma foi, je ne me rappelle plus le nom de lhôtel? -- À lhôtel de... dit Porthos. Ma foi, je ne me rappelle pas non plus. -- Peu importe; et au lasso quelques-unes de ces bouteilles de vieux vin de Bourgogne qui ont si vivement guéri, votre maître de sa foulure. -- Hélas! monsieur, dit Mousqueton, je crains bien que tout ce que vous me demandez là ne soit fort rare dans cet affreux pays, et je crois que nous ferons mieux daller demander lhospitalité au maître dune petite maison que lon aperçoit de la lisière du bois. -- Comment! il y a une maison aux environs? demanda dArtagnan. -- Oui monsieur, répondit Mousqueton. -- Eh bien! comme vous le dites, mon ami, allons demander à dîner au maître de cette maison. Messieurs, quen pensez-vous, et le conseil de M. Mouston ne vous paraît-il pas plein de sens? -- Eh! eh! dit Aramis, si le maître est puritain?... -- Tant mieux, mordioux! dit dArtagnan: sil est puritain, nous lui apprendrons la prise du roi, et en lhonneur de cette nouvelle, il nous donnera ses poules blanches. -- Mais sil est cavalier? dit Porthos. -- Dans ce cas, nous prendrons un air de deuil, et nous plumerons ses poules noires. -- Vous êtes bien heureux, dit Athos en souriant malgré lui de la saillie de lindomptable Gascon, car vous voyez toute chose en riant. -- Que voulez-vous? dit dArtagnan, je suis dun pays où il ny a pas un nuage au ciel. -- Ce nest pas comme dans celui-ci, dit Porthos en étendant la main pour sassurer si un sentiment de fraîcheur quil venait de ressentir sur la joue était bien réellement causé par une goutte de pluie. -- Allons, allons, dit dArtagnan, raison de plus pour nous mettre en route... Holà, Grimaud! Grimaud apparut. -- Eh bien, Grimaud, mon ami, avez-vous vu quelque chose? demanda dArtagnan. -- Rien, répondit Grimaud. -- Ces imbéciles, dit Porthos, ils ne nous ont même pas poursuivis. Oh! si nous eussions été à leur place! -- Eh! ils ont eu tort, dit dArtagnan; je dirais volontiers deux mots au Mordaunt dans cette petite Thébaïde. Voyez la jolie place pour coucher proprement un homme à terre. -- Décidément, dit Aramis, je crois, messieurs, que le fils nest pas de la force de la mère. -- Eh! cher ami, répondit Athos, attendez donc, nous le quittons depuis deux heures à peine, il ne sait pas encore de quel côté nous nous dirigeons, il ignore où nous sommes. Nous dirons quil est moins fort que sa mère en mettant le pied sur la terre de France, si dici là nous ne sommes ni tués, ni empoisonnés. -- Dînons toujours en attendant, dit Porthos. -- Ma foi, oui, dit Athos, car jai grandfaim. -- Gare aux poules noires! dit Aramis. Et les quatre amis, conduits par Mousqueton, sacheminèrent vers la maison, déjà presque rendus à leur insouciance première, car ils étaient maintenant tous les quatre unis et daccord, comme lavait dit Athos. LXIV. Salut à la Majesté tombée À mesure quils approchaient de la maison, nos fugitifs voyaient la terre écorchée comme si une troupe considérable de cavaliers les eût précédés; devant la porte les traces étaient encore plus visibles; cette troupe, quelle quelle fût, avait fait là une halte. -- Pardieu! dit dArtagnan, la chose est claire, le roi et son escorte ont passé par ici. -- Diable! dit Porthos, en ce cas ils auront tout dévoré. -- Bah! dit dArtagnan, ils auront bien laissé une poule. Et il sauta à bas de son cheval et frappa à la porte; mais personne ne répondit. Il poussa la porte qui nétait pas fermée, et vit que la première chambre était vide et déserte. -- Eh bien? demanda Porthos. -- Je ne vois personne, dit dArtagnan. Ah! ah! -- Quoi? -- Du sang! À ce mot, les trois amis sautèrent à bas de leurs chevaux et entrèrent dans la première chambre; mais dArtagnan avait déjà poussé la porte de la seconde, et à lexpression de son visage, il était clair quil y voyait quelque objet extraordinaire. Les trois amis sapprochèrent et aperçurent un homme encore jeune étendu à terre et baigné dans une mare de sang. On voyait quil avait voulu gagner son lit, mais il nen avait pas eu la force, il était tombé auparavant. Athos fut le premier qui se rapprocha de ce malheureux: il avait cru lui voir faire un mouvement. -- Eh bien? demanda dArtagnan. -- Eh bien! dit Athos, sil est mort, il ny a pas longtemps car il est chaud encore. Mais non, son coeur bat. Eh! mon ami! Le blessé poussa un soupir; dArtagnan prit de leau dans le creux de sa main et la lui jeta au visage. Lhomme rouvrit les yeux, fit un mouvement pour relever sa tête et retomba. Athos alors essaya de la lui porter sur son genou, mais il saperçut que la blessure était un peu au-dessus du cervelet et lui fendait le crâne; le sang sen échappait avec abondance. Aramis trempa une serviette dans leau et lappliqua sur la plaie; la fraîcheur rappela le blessé à lui, il rouvrit une seconde fois les yeux. Il regarda avec étonnement ces hommes qui paraissaient le plaindre, et qui, autant quil était en leur pouvoir, essayaient de lui porter secours. -- Vous êtes avec des amis, dit Athos en anglais, rassurez-vous donc, et, si vous en avez la force, racontez-nous ce qui est arrivé. -- Le roi, murmura le blessé, le roi est prisonnier. -- Vous lavez vu? demanda Aramis dans la même langue. Lhomme ne répondit pas. -- Soyez tranquille, reprit Athos, nous sommes de fidèles serviteurs de Sa Majesté. -- Est-ce vrai ce que vous me dites là? demanda le blessé. -- Sur notre honneur de gentilshommes. -- Alors je puis donc vous dire? -- Dites. -- Je suis le frère de Parry, le valet de chambre de Sa Majesté. Athos et Aramis se rappelèrent que cétait de ce nom que de Winter avait appelé le laquais quils avaient trouvé dans le corridor de la tente royale. -- Nous le connaissons, dit Athos; il ne quittait jamais le roi! -- Oui, cest cela, dit le blessé. Eh bien! voyant le roi pris, il songea à moi; on passait devant la maison, il demanda au nom du roi quon sy arrêtât. La demande fut accordée. Le roi, disait-on, avait faim; on le fit entrer dans la chambre où je suis, afin quil y prit son repas, et lon plaça des sentinelles aux portes et aux fenêtres. Parry connaissait cette chambre, car plusieurs fois, tandis que Sa Majesté était à Newcastle, il était venu me voir. Il savait que dans cette chambre il y avait une trappe, que cette trappe conduisait à la cave, et que de cette cave on pouvait gagner le verger. Il me fit un signe. Je le compris. Mais sans doute ce signe fut intercepté par les gardiens du roi et les mit en défiance. Ignorant quon se doutait de quelque chose, je neus plus quun désir, celui de sauver Sa Majesté. Je fis donc semblant de sortir pour aller chercher du bois, en pensant quil ny avait pas de temps à perdre. Jentrai dans le passage souterrain qui conduisait à la cave à laquelle cette trappe correspondait. Je levai la planche avec ma tête; et tandis que Parry poussait doucement le verrou de la porte, je fis signe au roi de me suivre. Hélas! il ne le voulait pas; on eût dit que cette fuite lui répugnait. Mais Parry joignit les mains en le suppliant; je limplorai aussi de mon côté pour quil ne perdit pas une pareille occasion. Enfin il se décida à me suivre. Je marchai devant par bonheur; le roi venait à quelques pas derrière moi, lorsque tout à coup, dans le passage souterrain, je vis se dresser comme une grande ombre. Je voulus crier pour avertir le roi, mais je nen eus pas le temps. Je sentis un coup comme si la maison sécroulait sur ma tête, et je tombai évanoui. -- Bon et loyal Anglais! fidèle serviteur! dit Athos. -- Quand je revins à moi, jétais étendu à la même place. Je me traînai jusque dans la cour; le roi et son escorte étaient partis. Je mis une heure peut-être à venir de la cour ici; mais les forces me manquèrent, et je mévanouis pour la seconde fois. -- Et à cette heure, comment vous sentez-vous? -- Bien mal, dit le blessé. -- Pouvons-nous quelque chose pour vous? demanda Athos. -- Aidez-moi à me mettre sur le lit; cela me soulagera, il me semble. -- Aurez-vous quelquun qui vous porte secours? -- Ma femme est à Durham, et va revenir dun moment à lautre. Mais vous-mêmes, navez-vous besoin de rien, ne désirez-vous rien? -- Nous étions venus dans lintention de vous demander à manger. -- Hélas! ils ont tout pris, il ne reste pas un morceau de pain dans la maison. -- Vous entendez, dArtagnan? dit Athos, il nous faut aller chercher notre dîner ailleurs. -- Cela mest bien égal, maintenant, dit dArtagnan; je nai plus faim. -- Ma foi, ni moi non plus, dit Porthos. Et ils transportèrent lhomme sur son lit. On fit venir Grimaud, qui pansa sa blessure. Grimaud avait, au service des quatre amis, eu tant de fois loccasion de faire de la charpie et des compresses, quil avait pris une certaine teinte de chirurgie. Pendant ce temps, les fugitifs étaient revenus dans la première chambre et tenaient conseil. -- Maintenant, dit Aramis, nous savons à quoi nous en tenir: cest bien le roi et son escorte qui sont passés par ici; il faut prendre du côté opposé. Est-ce votre avis, Athos? Athos ne répondit pas, il réfléchissait. -- Oui, dit Porthos, prenons du côté opposé. Si nous suivons lescorte, nous trouverons tout dévoré et nous finirons par mourir de faim; quel maudit pays que cette Angleterre! cest la première fois que jaurai manqué à dîner. Le dîner est mon meilleur repas, à moi. -- Que pensez-vous, dArtagnan? dit Athos, êtes-vous de lavis dAramis? -- Non point, dit dArtagnan, je suis au contraire de lavis tout opposé. -- Comment! vous voulez suivre lescorte? dit Porthos effrayé. -- Non, mais faire route avec elle. Les yeux dAthos brillèrent de joie. -- Faire route avec lescorte! sécria Aramis. -- Laissez dire dArtagnan, vous savez que cest lhomme aux bons conseils, dit Athos. -- Sans doute, dit dArtagnan, il faut aller où lon ne nous cherchera pas. Or, on se gardera bien de nous chercher parmi les puritains; allons donc parmi les puritains. -- Bien, ami, bien! excellent conseil, dit Athos, jallais le donner quand vous mavez devancé. -- Cest donc aussi votre avis? demanda Aramis. -- Oui. On croira que nous voulons quitter lAngleterre, on nous cherchera dans les ports; pendant ce temps nous arriverons à Londres avec le roi; une fois à Londres, nous sommes introuvables; au milieu dun million dhommes, il nest pas difficile de se cacher; sans compter, continua Athos en jetant un regard à Aramis, les chances que nous offre ce voyage. -- Oui, dit Aramis, je comprends. -- Moi, je ne comprends pas, dit Porthos, mais nimporte; puisque cet avis est à la fois celui de dArtagnan et dAthos, ce doit être le meilleur. -- Mais, dit Aramis, ne paraîtrons-nous point suspects au colonel Harrison? -- Eh! mordioux! dit dArtagnan, cest justement sur lui que je compte; le colonel Harrison est de nos amis; nous lavons vu deux fois chez le général Cromwell; il sait que nous lui avons été envoyés de France par mons Mazarini: il nous regardera comme des frères. Dailleurs, nest-ce pas le fils dun boucher? Oui, nest- ce pas? Eh bien! Porthos lui montrera comment on assomme un boeuf dun coup de poing, et moi comment on renverse un taureau en le prenant par les cornes; cela captera sa confiance. Athos sourit. Vous êtes le meilleur compagnon que je connaisse, dArtagnan, dit- il en tendant la main au Gascon, et je suis bien heureux de vous avoir retrouvé, mon cher fils. Cétait, comme on le sait, le nom quAthos donnait à dArtagnan dans ses grandes effusions de coeur. En ce moment Grimaud sortit de la chambre. Le blessé était pansé et se trouvait mieux. Les quatre amis prirent congé de lui et lui demandèrent sil navait pas quelque commission à leur donner pour son frère. -- Dites-lui, répondit le brave homme, quil fasse savoir au roi quils ne mont pas tué tout à fait; si peu que je sois, je suis sûr que Sa Majesté me regrette et se reproche ma mort. -- Soyez tranquille, dit dArtagnan, il le saura avant ce soir. La petite troupe se remit en marche; il ny avait point à se tromper de chemin; celui quil voulait suivre était visiblement tracé à travers la plaine. Au bout de deux heures de marche silencieuse, dArtagnan, qui tenait la tête, sarrêta au tournant dun chemin. -- Ah! ah! dit-il, voici nos gens. En effet, une troupe considérable de cavaliers apparaissait à une demi-lieue de là environ. -- Mes chers amis, dit dArtagnan, donnez vos épées à M. Mouston, qui vous les remettra en temps et lieu, et noubliez point que vous êtes nos prisonniers. Puis on mit au trot les chevaux qui commençaient à se fatiguer, et lon eut bientôt rejoint lescorte. Le roi, placé en tête, entouré dune partie du régiment du colonel Harrison, cheminait impassible, toujours digne et avec une sorte de bonne volonté. En apercevant Athos et Aramis, auxquels on ne lui avait pas même laissé le temps de dire adieu, et en lisant dans les regards de ces deux gentilshommes quil avait encore des amis à quelques pas de lui, quoiquil crût ces amis prisonniers, une rougeur de plaisir monta aux joues pâlies du roi. DArtagnan gagna la tête de la colonne, et, laissant ses amis sous la garde de Porthos, il alla droit à Harrison, qui le reconnut effectivement pour lavoir vu chez Cromwell, et qui laccueillit aussi poliment quun homme de cette condition et de ce caractère pouvait accueillir quelquun. Ce quavait prévu dArtagnan arriva: le colonel navait et ne pouvait avoir aucun soupçon. On sarrêta: cétait à cette halte que devait dîner le roi. Seulement cette fois les précautions furent prises pour quil ne tentât pas de séchapper. Dans la grande chambre de lhôtellerie, une petite table fut placée pour lui, et une grande table pour les officiers. -- Dînez-vous avec moi? demanda Harrison à dArtagnan. -- Diable! dit dArtagnan, cela me ferait grand plaisir, mais jai mon compagnon, M. du Vallon, et mes deux prisonniers que je ne puis quitter et qui encombreraient votre table. Mais faisons mieux: faites dresser une table dans un coin, et envoyez-nous ce que bon vous semblera de la vôtre, car, sans cela, nous courrons grand risque de mourir de faim. Ce sera toujours dîner ensemble, puisque nous dînerons dans la même chambre. -- Soit, dit Harrison. La chose fut arrangée comme le désirait dArtagnan, et lorsquil revint près du colonel il trouva le roi déjà assis à sa petite table et servi par Parry, Harrison et ses officiers attablés en communauté, et dans un coin les places réservées pour lui et ses compagnons. La table à laquelle étaient assis les officiers puritains était ronde, et, soit par hasard, soit grossier calcul, Harrison tournait le dos au roi. Le roi vit entrer les quatre gentilshommes, mais il ne parut faire aucune attention à eux. Ils allèrent sasseoir à la table qui leur était réservée et se placèrent pour ne tourner le dos à personne. Ils avaient en face deux la table des officiers et celle du roi. Harrison, pour faire honneur à ses hôtes, leur envoyait les meilleurs plats de sa table; malheureusement pour les quatre amis, le vin manquait. La chose paraissait complètement indifférente à Athos, mais dArtagnan, Porthos et Aramis faisaient la grimace chaque fois quil leur fallait avaler la bière, cette boisson puritaine. -- Ma foi, colonel, dit dArtagnan, nous vous sommes bien reconnaissants de votre gracieuse invitation, car, sans vous, nous courions le risque de nous passer de dîner, comme nous nous sommes passés de déjeuner; et voilà mon ami, M. du Vallon, qui partage ma reconnaissance, car il avait grandfaim. -- Jai faim encore, dit Porthos en saluant le colonel Harrison. -- Et comment ce grave événement vous est-il donc arrivé, de vous passer de déjeuner? demanda le colonel en riant. -- Par une raison bien simple, colonel, dit dArtagnan. Javais hâte de vous rejoindre, et, pour arriver à ce résultat, javais pris la même route que vous, ce que naurait pas dû faire un vieux fourrier comme moi, qui doit savoir que là où a passé un bon et brave régiment comme le vôtre, il ne reste rien à glaner. Aussi, vous comprenez notre déception lorsquen arrivant à une jolie petite maison située à la lisière dun bois, et qui, de loin, avec son toit rouge et ses contrevents verts, avait un petit air de fête qui faisait plaisir à voir, au lieu dy trouver les poules que nous nous apprêtions à faire rôtir, et les jambons que nous comptions faire griller, nous ne vîmes quun pauvre diable baigné... Ah! mordioux! colonel, faites mon compliment à celui de vos officiers qui a donné ce coup-là, il était bien donné, si bien donné, quil a fait ladmiration de M. du Vallon, mon ami, qui les donne gentiment aussi, les coups. -- Oui, dit Harrison en riant et en sadressant des yeux à un officier assis à sa table, quand Groslow se charge de cette besogne, il ny a pas besoin de revenir après lui. -- Ah! cest monsieur, dit dArtagnan en saluant lofficier; je regrette que monsieur ne parle pas français, pour lui faire mon compliment. -- Je suis prêt à le recevoir et à vous le rendre, monsieur, dit lofficier en assez bon français, car jai habité trois ans Paris. -- Eh bien! monsieur, je mempresse de vous dire, continua dArtagnan, que le coup était si bien appliqué, que vous avez presque tué votre homme. -- Je croyais lavoir tué tout à fait, dit Groslow. -- Non. Il ne sen est pas fallu grandchose, cest vrai, mais il nest pas mort. Et en disant ces mots, dArtagnan jeta un regard sur Parry, qui se tenait debout devant le roi, la pâleur de la mort au front, pour lui indiquer que cette nouvelle était à son adresse. Quant au roi, il avait écouté toute cette conversation le coeur serré dune indicible angoisse, car il ne savait pas où lofficier français en voulait venir et ces détails cruels, cachés sous une apparence insoucieuse, le révoltaient. Aux derniers mots quil prononça seulement, il respira avec liberté. -- Ah diable! dit Groslow, je croyais avoir mieux réussi. Sil ny avait pas si loin dici à la maison de ce misérable, je retournerais pour lachever. -- Et vous feriez bien, si vous avez peur quil en revienne, dit dArtagnan, car vous le savez, quand les blessures à la tête ne tuent pas sur le coup, au bout de huit jours elles sont guéries. Et dArtagnan lança un second regard à Parry, sur la figure duquel se répandit une telle expression de joie, que Charles lui tendit la main en souriant. Parry sinclina sur la main de son maître et la baisa avec respect. -- En vérité, dArtagnan, dit Athos, vous êtes à la fois homme de parole et desprit. Mais que dites-vous du roi? -- Sa physionomie me revient tout à fait, dit dArtagnan; il a lair à la fois noble et bon. -- Oui, mais il se laisse prendre, dit Porthos, cest un tort. -- Jai bien envie de boire à la santé du roi, dit Athos. -- Alors, laissez-moi porter la santé, dit dArtagnan. -- Faites, dit Aramis. Porthos regardait dArtagnan, tout étourdi des ressources que son esprit gascon fournissait incessamment à son camarade. DArtagnan prit son gobelet détain, lemplit et se leva. -- Messieurs, dit-il à ses compagnons, buvons, sil vous plaît, à celui qui préside le repas. À notre colonel, et quil sache que nous sommes bien à son service jusquà Londres et au-delà. Et comme, en disant ces paroles, dArtagnan regardait Harrison, Harrison crut que le toast était pour lui, se leva et salua les quatre amis, qui, les yeux attachés sur le roi Charles, burent ensemble, tandis que Harrison, de son côté, vidait son verre sans aucune défiance. Charles, à son tour, tendit son verre à Parry, qui y versa quelques gouttes de bière, car le roi était au régime de tout le monde; et le portant à ses lèvres, en regardant à son tour les quatre gentilshommes, il but avec un sourire plein de noblesse et de reconnaissance. -- Allons, messieurs, sécria Harrison en reposant son verre et sans aucun égard pour lillustre prisonnier quil conduisait, en route! -- Où couchons-nous, colonel? -- À Tirsk, répondit Harrison. -- Parry, dit le roi en se levant à son tour et en se retournant vers son valet, mon cheval. Je veux aller à Tirsk. -- Ma foi, dit dArtagnan à Athos, votre roi ma véritablement séduit et je suis tout à fait à son service. -- Si ce que vous me dites là est sincère, répondit Athos, il narrivera pas jusquà Londres. -- Comment cela? -- Oui, car avant ce moment nous laurons enlevé. -- Ah! pour cette fois, Athos, dit dArtagnan, ma parole dhonneur, vous êtes fou. -- Avez-vous donc quelque projet arrêté? demanda Aramis. -- Eh! dit Porthos, la chose ne serait pas impossible si on avait un bon projet. -- Je nen ai pas, dit Athos; mais dArtagnan en trouvera un. DArtagnan haussa les épaules, et on se mit en route. LXV. DArtagnan trouve un projet Athos connaissait dArtagnan mieux peut-être que dArtagnan ne se connaissait lui-même. Il savait que, dans un esprit aventureux comme létait celui du Gascon, il sagit de laisser tomber une pensée, comme dans une terre riche et vigoureuse il sagit seulement de laisser tomber une graine. Il avait donc laissé tranquillement son ami hausser les épaules, et il avait continué son chemin en lui parlant de Raoul, conversation quil avait, dans une autre circonstance, complètement laissée tomber, on se le rappelle. À la nuit fermée on arriva à Tirsk. Les quatre amis parurent complètement étrangers et indifférents aux mesures de précaution que lon prenait pour sassurer de la personne du roi. Ils se retirèrent dans une maison particulière, et, comme ils avaient dun moment à lautre à craindre pour eux-mêmes, ils sétablirent dans une seule chambre en se ménageant une issue en cas dattaque. Les valets furent distribués à des postes différents; Grimaud coucha sur une botte de paille en travers de la porte. DArtagnan était pensif, et semblait avoir momentanément perdu sa loquacité ordinaire. Il ne disait pas mot, sifflotant sans cesse, allant de son lit à la croisée. Porthos, qui ne voyait jamais rien que les choses extérieures, lui, parlait comme dhabitude. DArtagnan répondait par monosyllabes. Athos et Aramis se regardaient en souriant. La journée avait été fatigante, et cependant, à lexception de Porthos, dont le sommeil était aussi inflexible que lappétit, les amis dormirent mal. Le lendemain matin, dArtagnan fut le premier debout. Il était descendu aux écuries, il avait déjà visité les chevaux, il avait déjà donné tous les ordres nécessaires à la journée quAthos et Aramis nétaient point levés, et que Porthos ronflait encore. À huit heures du matin, on se mit en marche dans le même ordre que la veille. Seulement dArtagnan laissa ses amis cheminer de leur côté, et alla renouer avec M. Groslow la connaissance entamée la veille. Celui-ci, que ses éloges avaient doucement caressé au coeur, le reçut avec un gracieux sourire. -- En vérité, monsieur, lui dit dArtagnan, je suis heureux de trouver quelquun avec qui parler ma pauvre langue. M. du Vallon, mon ami, est dun caractère fort mélancolique, de sorte quon ne saurait lui tirer quatre paroles par jour; quant à nos deux prisonniers, vous comprenez quils sont peu en train de faire la conversation. -- Ce sont des royalistes enragés, dit Groslow. -- Raison de plus pour quils nous boudent davoir pris le Stuart, à qui, je lespère bien, vous allez faire un bel et bon procès. -- Dame! dit Groslow, nous le conduisons à Londres pour cela. -- Et vous ne le perdez pas de vue, je présume? -- Peste! je le crois bien! Vous le voyez, ajouta lofficier en riant, il a une escorte vraiment royale. -- Oui, le jour, il ny a pas de danger quil vous échappe; mais la nuit... -- La nuit, les précautions redoublent. -- Et quel mode de surveillance employez-vous? -- Huit hommes demeurent constamment dans sa chambre. -- Diable! fit dArtagnan, il est bien gardé. Mais, outre ces huit hommes, vous placez sans doute une garde dehors? On ne peut prendre trop de précaution contre un pareil prisonnier. -- Oh! non. Pensez donc: que voulez-vous que fassent deux hommes sans armes contre huit hommes armés? -- Comment, deux hommes? -- Oui, le roi et son valet de chambre. -- On a donc permis à son valet de chambre de ne pas le quitter? -- Oui, Stuart a demandé quon lui accordât cette grâce, et le colonel Harrison y a consenti. Sous prétexte quil est roi, il paraît quil ne peut pas shabiller ni se déshabiller tout seul. -- En vérité, capitaine, dit dArtagnan décidé à continuer à lendroit de lofficier anglais le système laudatif qui lui avait si bien réussi, plus je vous écoute, plus je métonne de la manière facile et élégante avec laquelle vous parlez le français. Vous avez habité Paris trois ans, cest bien; mais jhabiterais Londres toute ma vie que je narriverais pas, jen suis sûr, au degré où vous en êtes. Que faisiez-vous donc à Paris? -- Mon père, qui est commerçant, mavait placé chez son correspondant, qui, de son côté, avait envoyé son fils chez mon père; cest lhabitude entre négociants de faire de pareils échanges. -- Et Paris vous a-t-il plu, monsieur? -- Oui, mais vous auriez grand besoin dune révolution dans le genre de la nôtre; non pas contre votre roi, qui nest quun enfant, mais contre ce ladre ditalien qui est lamant de votre reine. -- Ah! je suis bien de votre avis, monsieur, et que ce serait bientôt fait, si nous avions seulement douze officiers comme vous, sans préjugés, vigilants, intraitables! Ah! nous viendrions bien vite à bout du Mazarin, et nous lui ferions un bon petit procès comme celui que vous allez faire à votre roi. -- Mais, dit lofficier, je croyais que vous étiez à son service, et que cétait lui qui vous avait envoyé au général Cromwell? -- Cest-à-dire que je suis au service du roi, et que, sachant quil devait envoyer quelquun en Angleterre, jai sollicité cette mission, tant était grand mon désir de connaître lhomme de génie qui commande à cette heure aux trois royaumes. Aussi, quand il nous a proposé, à M. du Vallon et à moi, de tirer lépée en lhonneur de la vieille Angleterre, vous avez vu comme nous avons mordu à la proposition. -- Oui, je sais que vous avez chargé aux côtés de M. Mordaunt. -- À sa droite et à sa gauche, monsieur. Peste, encore un brave et excellent jeune homme que celui-là. Comme il vous a décousu monsieur son oncle! avez-vous vu? -- Le connaissez-vous? demanda lofficier. -- Beaucoup; je puis même dire que nous sommes fort liés: M. du Vallon et moi sommes venus avec lui de France. -- Il paraît même que vous lavez fait attendre fort longtemps à Boulogne. -- Que voulez-vous, dit dArtagnan, jétais comme vous, javais un roi en garde. -- Ah! ah! dit Groslow, et quel roi? -- Le nôtre, pardieu! le petit _king_, Louis le quatorzième. Et dArtagnan ôta son chapeau. LAnglais en fit autant par politesse. -- Et combien de temps lavez-vous gardé? -- Trois nuits, et, par ma foi, je me rappellerai toujours ces trois nuits avec plaisir. -- Le jeune roi est donc bien aimable? -- Le roi! il dormait les poings fermés. -- Mais alors, que voulez-vous dire? -- Je veux dire que mes amis les officiers aux gardes et aux mousquetaires me venaient tenir compagnie, et que nous passions nos nuits à boire et à jouer. -- Ah! oui, dit lAnglais avec un soupir, cest vrai, vous êtes joyeux compagnons, vous autres Français. -- Ne jouez-vous donc pas aussi, quand vous êtes de garde? -- Jamais, dit lAnglais. -- En ce cas vous devez fort vous ennuyer et je vous plains, dit dArtagnan. -- Le fait est, reprit lofficier, que je vois arriver mon tour avec une certaine terreur. Cest fort long, une nuit tout entière à veiller. -- Oui, quand on veille seul ou avec des soldats stupides; mais quand on veille avec un joyeux _partner_, quand on fait rouler lor et les dés sur une table, la nuit passe comme un rêve. Naimez-vous donc pas le jeu? -- Au contraire. -- Le lansquenet, par exemple? -- Jen suis fou, je le jouais presque tous les soirs en France. -- Et depuis que vous êtes en Angleterre? -- Je nai pas tenu un cornet ni une carte. -- Je vous plains, dit dArtagnan dun air de compassion profonde. -- Écoutez, dit lAnglais, faites une chose. -- Laquelle? -- Demain je suis de garde. -- Près du Stuart? -- Oui. Venez passer la nuit avec moi. -- Impossible. -- Impossible? -- De toute impossibilité. -- Comment cela? -- Chaque nuit je fais la partie de M. du Vallon. Quelquefois nous ne nous couchons pas... Ce matin, par exemple, au jour nous jouions encore. -- Eh bien? -- Eh bien! il sennuierait si je ne faisais pas sa partie. -- Il est beau joueur? -- Je lui ai vu perdre jusquà deux mille pistoles en riant aux larmes. -- Amenez-le alors. -- Comment voulez-vous? Et nos prisonniers? -- Ah diable! cest vrai, dit lofficier. Mais faites-les garder par vos laquais. -- Oui, pour quils se sauvent! dit dArtagnan, je nai garde. -- Ce sont donc des hommes de condition, que vous y tenez tant? Peste! lun est un riche seigneur de la Touraine; lautre est un chevalier de Malte de grande maison. Nous avons traité de leur rançon à chacun: deux mille livres sterling en arrivant en France. Nous ne voulons donc pas quitter un seul instant des hommes que nos laquais savent des millionnaires. Nous les avons bien un peu fouillés en les prenant et je vous avouerai même que cest leur bourse que nous nous tiraillons chaque nuit, M. du Vallon et moi; mais ils peuvent nous avoir caché quelque pierre précieuse, quelque diamant de prix, de sorte que nous sommes comme les avares, qui ne quittent pas leur trésor; nous nous sommes constitués gardiens permanents de nos hommes, et quand je dors, M. du Vallon veille. -- Ah! ah! fit Groslow. -- Vous comprenez donc maintenant ce qui me force de refuser votre politesse, à laquelle au reste je suis dautant plus sensible, que rien nest plus ennuyeux que de jouer toujours avec la même personne; les chances se compensent éternellement, et au bout dun mois on trouve quon ne sest fait ni bien ni mal. -- Ah! dit Groslow avec un soupir, il y a quelque chose de plus ennuyeux encore, cest de ne pas jouer du tout. -- Je comprends cela, dit dArtagnan. -- Mais voyons, reprit lAnglais, sont-ce des hommes dangereux que vos hommes? -- Sous quel rapport? -- Sont-ils capables de tenter un coup de main? DArtagnan éclata de rire. -- Jésus Dieu! sécria-t-il; lun des deux tremble la fièvre, ne pouvant pas se faire au charmant pays que vous habitez; lautre est un chevalier de Malte, timide comme une jeune fille; et, pour plus grande sécurité, nous leur avons ôté jusquà leurs couteaux fermants et leurs ciseaux de poche. -- Eh bien, dit Groslow, amenez-les. -- Comment, vous voulez! dit dArtagnan. -- Oui, jai huit hommes. -- Eh bien? -- Quatre les garderont, quatre garderont le roi. -- Au fait, dit dArtagnan, la chose peut sarranger ainsi, quoique ce soit un grand embarras que je vous donne. -- Bah! venez toujours; vous verrez comment jarrangerai la chose. -- Oh! je ne men inquiète pas, dit dArtagnan; à un homme comme vous, je me livre les yeux fermés. Cette dernière flatterie tira de lofficier un de ces petits rires de satisfaction qui font les gens amis de celui qui les provoque, car ils sont une évaporation de la vanité caressée. -- Mais, dit dArtagnan, jy pense, qui nous empêche de commencer ce soir? -- Quoi? -- Notre partie. -- Rien au monde, dit Groslow. -- En effet, venez ce soir chez nous, et demain nous irons vous rendre votre visite. Si quelque chose vous inquiète dans nos hommes, qui, comme vous le savez, sont des royalistes enragés, eh bien! il ny aura rien de dit, et ce sera toujours une bonne nuit de passée. -- À merveille! Ce soir chez vous, demain chez Stuart, après- demain chez moi. -- Et les autres jours à Londres. Eh mordioux! dit dArtagnan, vous voyez bien quon peut mener joyeuse vie partout. -- Oui, quand on rencontre des Français, et des Français comme vous, dit Groslow. -- Et comme M. du Vallon; vous verrez bien quel gaillard! un frondeur enragé, un homme qui a failli tuer Mazarin entre deux portes; on lemploie parce quon en a peur. -- Oui, dit Groslow, il a une bonne figure, et sans que je le connaisse, il me revient tout à fait. -- Ce sera bien autre chose quand vous le connaîtrez. Eh! tenez, le voilà qui mappelle. Pardon, nous sommes tellement liés quil ne peut se passer de moi. Vous mexcusez? -- Comment donc! -- À ce soir. -- Chez vous? -- Chez moi. Les deux hommes échangèrent un salut, et dArtagnan revint vers ses compagnons. -- Que diable pouviez-vous dire à ce bouledogue? dit Porthos. -- Mon cher ami, ne parlez point ainsi de M. Groslow, cest un de mes amis intimes. -- Un de vos amis, dit Porthos, ce massacreur de paysans. -- Chut! mon cher Porthos. Eh bien! oui, M. Groslow est un peu vif, cest vrai, mais au fond, je lui ai découvert deux bonnes qualités: il est bête et orgueilleux. Porthos ouvrit de grands yeux stupéfaits, Athos et Aramis se regardèrent avec un sourire; ils connaissaient dArtagnan et savaient quil ne faisait rien sans but. -- Mais, continua dArtagnan, vous lapprécierez vous-même. -- Comment cela? -- Je vous le présente ce soir, il vient jouer avec nous. -- Oh! oh! dit Porthos, dont les yeux sallumèrent à ce mot, et il est riche? -- Cest le fils dun des plus forts négociants de Londres. -- Et il connaît le lansquenet? -- Il ladore. -- La bassette? -- Cest sa folie. -- Le biribi? -- Il y raffine. -- Bon, dit Porthos, nous passerons une agréable nuit. -- Dautant plus agréable quelle nous promettra une nuit meilleure. -- Comment cela? -- Oui, nous lui donnons à jouer ce soir; lui, donne à jouer demain. -- Où cela? -- Je vous le dirai. Maintenant ne nous occupons que dune chose: cest de recevoir dignement lhonneur que nous fait M. Groslow. Nous nous arrêtons ce soir à Derby: que Mousqueton prenne les devants, et sil y a une bouteille de vin dans toute la ville, quil lachète. Il ny aura pas de mal non plus quil préparât un petit souper, auquel vous ne prendrez point part, vous, Athos, parce que vous avez la fièvre, et vous, Aramis, parce que vous êtes chevalier de Malte, et que les propos de soudards comme nous vous déplaisent et vous font rougir. Entendez-vous bien cela? -- Oui, dit Porthos; mais le diable memporte si je comprends. -- Porthos, mon ami, vous savez que je descends des prophètes par mon père, et des sibylles par ma mère, que je ne parle que par paraboles et par énigmes; que ceux qui ont des oreilles écoutent, et que ceux qui ont des yeux regardent, je nen puis pas dire davantage pour le moment. -- Faites, mon ami, dit Athos, je suis sûr que ce que vous faites est bien fait. -- Et vous, Aramis, êtes-vous dans la même opinion? -- Tout à fait, mon cher dArtagnan. -- À la bonne heure, dit dArtagnan, voilà de vrais croyants, et il y a plaisir dessayer des miracles pour eux; ce nest pas comme cet incrédule de Porthos, qui veut toujours voir et toucher pour croire. -- Le fait est, dit Porthos dun air fin, que je suis très incrédule. DArtagnan lui donna une claque sur lépaule, et, comme on arrivait à la station du déjeuner, la conversation en resta là. Vers les cinq heures du soir, comme la chose était convenue, on fit partir Mousqueton en avant. Mousqueton ne parlait pas anglais, mais, depuis quil était en Angleterre, il avait remarqué une chose, cest que Grimaud, par lhabitude du geste, avait parfaitement remplacé la parole. Il sétait donc mis à étudier le geste avec Grimaud, et en quelques leçons, grâce à la supériorité du maître, il était arrivé à une certaine force. Blaisois laccompagna. Les quatre amis, en traversant la principale rue de Derby, aperçurent Blaisois debout sur le seuil dune maison de belle apparence; cest là que leur logement était préparé. De toute la journée, ils ne sétaient pas approchés du roi, de peur de donner des soupçons, et au lieu de dîner à la table du colonel Harrison, comme ils lavaient fait la veille, ils avaient dîné entre eux. À lheure convenue, Groslow vint. DArtagnan le reçut comme il eût reçu un ami de vingt ans. Porthos le toisa des pieds à la tête et sourit en reconnaissant que malgré le coup remarquable quil avait donné au frère de Parry, il nétait pas de sa force. Athos et Aramis firent ce quils purent pour cacher le dégoût que leur inspirait cette nature brutale et grossière. En somme, Groslow parut content de la réception. Athos et Aramis se tinrent dans leur rôle. À minuit ils se retirèrent dans leur chambre, dont on laissa, sous prétexte de surveillance, la porte ouverte. En outre, dArtagnan les y accompagna, laissant Porthos aux prises avec Groslow. Porthos gagna cinquante pistoles à Groslow, et trouva, lorsquil se fut retiré, quil était dune compagnie plus agréable quil ne lavait cru dabord. Quant à Groslow, il se promit de réparer le lendemain sur dArtagnan léchec quil avait éprouvé avec Porthos, et quitta le Gascon en lui rappelant le rendez-vous du soir. Nous disons du soir, car les joueurs se quittèrent à quatre heures du matin. La journée se passa comme dhabitude; dArtagnan allait du capitaine Groslow au colonel Harrison et du colonel Harrison à ses amis. Pour quelquun qui ne connaissait pas dArtagnan, il paraissait être dans son assiette ordinaire; pour ses amis, cest- à-dire pour Athos et Aramis, sa gaieté était de la fièvre. -- Que peut-il machiner? disait Aramis. -- Attendons, disait Athos. Porthos ne disait rien, seulement il comptait lune après lautre, dans son gousset, avec un air de satisfaction qui se trahissait à lextérieur, les cinquante pistoles quil avait gagnées à Groslow. En arrivant le soir à Ryston, dArtagnan rassembla ses amis. Sa figure avait perdu ce caractère de gaieté insoucieuse quil avait porté comme un masque toute la journée; Athos serra la main à Aramis. -- Le moment approche, dit-il. -- Oui, dit dArtagnan qui avait entendu, oui, le moment approche: cette nuit, messieurs, nous sauvons le roi. Athos tressaillit, ses yeux senflammèrent. -- DArtagnan, dit-il, doutant après avoir espéré, ce nest point une plaisanterie, nest-ce pas? elle me ferait trop grand mal! -- Vous êtes étrange, Athos, dit dArtagnan, de douter ainsi de moi. Où et quand mavez-vous vu plaisanter avec le coeur dun ami et la vie dun roi? Je vous ai dit et je vous répète que cette nuit nous sauvons Charles Ier. Vous vous en êtes rapporté à moi de trouver un moyen, le moyen est trouvé. Porthos regardait dArtagnan avec un sentiment dadmiration profonde. Aramis souriait en homme qui espère. Athos était pâle comme la mort et tremblait de tous ses membres. -- Parlez, dit Athos. Porthos ouvrit ses gros yeux, Aramis se pendit pour ainsi dire aux lèvres de dArtagnan. -- Nous sommes invités à passer la nuit chez M. Groslow, vous savez cela? -- Oui, répondit Porthos, il nous a fait promettre de lui donner sa revanche. -- Bien. Mais savez-vous où nous lui donnons sa revanche? -- Non. -- Chez le roi. -- Chez le roi! sécria Athos. -- Oui, messieurs, chez le roi. M. Groslow est de garde ce soir près de Sa Majesté, et, pour se distraire dans sa faction, il nous invite à aller lui tenir compagnie. -- Tous quatre? demanda Athos. -- Pardieu! certainement, tous quatre; est-ce que nous quittons nos prisonniers! -- Ah! ah! fit Aramis. -- Voyons, dit Athos palpitant. -- Nous allons donc chez Groslow, nous avec nos épées, vous avec des poignards; à nous quatre nous nous rendons maîtres de ces huit imbéciles et de leur stupide commandant. Monsieur Porthos, quen dites-vous? -- Je dis que cest facile, dit Porthos. -- Nous habillons le roi en Groslow; Mousqueton, Grimaud et Blaisois nous tiennent des chevaux tout sellés au détour de la première rue, nous sautons dessus, et avant le jour nous sommes à vingt lieues dici! est-ce tramé cela, Athos? Athos posa ses deux mains sur les épaules de dArtagnan et le regarda avec son calme et doux sourire. -- Je déclare, ami, dit-il, quil ny a pas de créature sous le ciel qui vous égale en noblesse et en courage; pendant que nous vous croyions indifférent à nos douleurs que vous pouviez sans crime ne point partager, vous seul dentre nous trouvez ce que nous cherchions vainement. Je te le répète donc, dArtagnan, tu es le meilleur de nous, et je te bénis et je taime, mon cher fils. -- Dire que je nai point trouvé cela, dit Porthos en se frappant sur le front, cest si simple! -- Mais, dit Aramis, si jai bien compris, nous tuerons tout, nest-ce pas? Athos frissonna et devint fort pâle. -- Mordioux! dit dArtagnan, il le faudra bien. Jai cherché longtemps sil ny avait pas moyen déluder la chose, mais javoue que je nen ai pas pu trouver. -- Voyons, dit Aramis, il ne sagit pas ici de marchander avec la situation; comment procédons-nous? -- Jai fait un double plan, répondit dArtagnan. -- Voyons le premier, dit Aramis. -- Si nous sommes tous les quatre réunis, à mon signal, et ce signal sera le mot _enfin_, vous plongez chacun un poignard dans le coeur du soldat qui est le plus proche de vous, nous en faisons autant de notre côté; voilà dabord quatre hommes morts; la partie devient donc égale, puisque nous nous trouvons quatre contre cinq; ces cinq-là se rendent, et on les bâillonne, ou ils se défendent et on les tue; si par hasard notre amphitryon change davis et ne reçoit à sa partie que Porthos et moi, dame! il faudra prendre les grands moyens en frappant double; ce sera un peu plus long et un peu bruyant, mais vous vous tiendrez dehors avec des épées et vous accourrez au bruit. -- Mais si lon vous frappait vous-mêmes? dit Athos. -- Impossible! dit dArtagnan, ces buveurs de bière sont trop lourds et trop maladroits; dailleurs vous frapperez à la gorge, Porthos, cela tue aussi vite et empêche de crier ceux que lon tue. -- Très bien! dit Porthos, ce sera un joli petit égorgement. -- Affreux! affreux! dit Athos. -- Bah! monsieur lhomme sensible, dit dArtagnan, vous en feriez bien dautres dans une bataille. Dailleurs, ami, continua-t-il, si vous trouvez que la vie du roi ne vaille pas ce quelle doit coûter, rien nest dit, et je vais prévenir M. Groslow que je suis malade. -- Non, dit Athos, jai tort, mon ami, et cest vous qui avez raison, pardonnez-moi. En ce moment la porte souvrit et un soldat parut. -- M. le capitaine Groslow, dit-il en mauvais français, fait prévenir monsieur dArtagnan et monsieur du Vallon quil les attend. -- Où cela? -- Où cela? demanda dArtagnan. -- Dans la chambre du Nabuchodonosor anglais, répondit le soldat, puritain renforcé. -- Cest bien, répondit en excellent anglais Athos, à qui le rouge était monté au visage à cette insulte faite à la majesté royale, cest bien; dites au capitaine Groslow que nous y allons. Puis le puritain sortit; lordre avait été donné aux laquais de seller huit chevaux, et daller attendre, sans se séparer les uns des autres ni sans mettre pied à terre, au coin dune rue située à vingt pas à peu près de la maison où était logé le roi. LXVI. La partie de lansquenet En effet, il était neuf heures du soir; les postes avaient été relevés à huit, et depuis une heure la garde du capitaine Groslow avait commencé. DArtagnan et Porthos armés de leurs épées, et Athos et Aramis ayant chacun un poignard caché dans la poitrine, savancèrent vers la maison qui ce soir-là servait de prison à Charles Stuart. Ces deux derniers suivaient leurs vainqueurs, humbles et désarmés en apparence, comme des captifs. -- Ma foi, dit Groslow en les apercevant, je ne comptais presque plus sur vous. DArtagnan sapprocha de celui-ci et lui dit tout bas: -- En effet, nous avons hésité un instant, M. du Vallon et moi. -- Et pourquoi? demanda Groslow. DArtagnan lui montra de loeil Athos et Aramis. -- Ah! ah! dit Groslow, à cause des opinions? peu importe. Au contraire, ajouta-t-il en riant; sils veulent voir leur Stuart, ils le verront. -- Passons-nous la nuit dans la chambre du roi? demanda dArtagnan. -- Non, mais dans la chambre voisine; et comme la porte restera ouverte, cest exactement comme si nous demeurions dans sa chambre même. Vous êtes-vous munis dargent? Je vous déclare que je compte jouer ce soir un jeu denfer. -- Entendez-vous? dit dArtagnan en faisant sonner lor dans ses poches. -- _Very good!_ dit Groslow, et il ouvrit la porte de la chambre. Cest pour vous montrer le chemin, messieurs, dit-il. Et il entra le premier. DArtagnan se retourna vers ses amis. Porthos était insoucieux comme sil sagissait dune partie ordinaire; Athos était pâle, mais résolu; Aramis essuyait avec un mouchoir son front mouillé dune légère sueur. Les huit gardes étaient à leur poste: quatre étaient dans la chambre du roi, deux à la porte de communication, deux à la porte par laquelle entraient les quatre amis. À la vue des épées nues, Athos sourit; ce nétait donc plus une boucherie, mais un combat. À partir de ce moment toute sa bonne humeur parut revenue. Charles, que lon apercevait à travers une porte ouverte, était sur son lit tout habillé: seulement une couverture de laine était rejetée sur lui. À son chevet, Parry était assis lisant à voix basse, et cependant assez haute pour que Charles, qui lécoutait les yeux fermés, lentendît, un chapitre dans une Bible catholique. Une chandelle de suif grossier, placée sur une table noire, éclairait le visage résigné du roi et le visage infiniment moins calme de son fidèle serviteur. De temps en temps Parry sinterrompait, croyant que le roi dormait visiblement; mais alors le roi rouvrait les yeux et lui disait en souriant: -- Continue, mon bon Parry, jécoute. Groslow savança jusquau seuil de la chambre du roi, remit avec affectation sur sa tête le chapeau quil avait tenu à la main pour recevoir ses hôtes, regarda un instant avec mépris ce tableau simple et touchant dun vieux serviteur lisant la Bible à son roi prisonnier, sassura que chaque homme était bien au poste quil lui avait assigné, et, se retournant vers dArtagnan, il regarda triomphalement le Français comme pour mendier un éloge sur sa tactique. -- À merveille, dit le Gascon; cap de Diou! vous ferez un général un peu distingué. -- Et croyez-vous, demanda Groslow, que ce sera tant que je serai de garde près de lui que le Stuart se sauvera? -- Non, certes, répondit dArtagnan. À moins quil ne lui pleuve des amis du ciel. Le visage de Groslow sépanouit. Comme Charles Stuart avait gardé pendant cette scène ses yeux constamment fermés, on ne peut dire sil sétait aperçu ou non de linsolence du capitaine puritain. Mais malgré lui, dès quil entendit le timbre accentué de la voix de dArtagnan, ses paupières se rouvrirent. Parry, de son côté, tressaillit et interrompit la lecture. -- À quoi songes-tu donc de tinterrompre? dit le roi, continue, mon bon Parry; à moins que tu ne sois fatigué, toutefois. -- Non, sire, dit le valet de chambre. Et il reprit sa lecture. Une table était préparée dans la première chambre, et sur cette table, couverte dun tapis, étaient deux chandelles allumées, des cartes, deux cornets et des dés. -- Messieurs, dit Groslow, asseyez-vous, je vous prie, moi, en face du Stuart, que jaime tant à voir, surtout où il est; vous, monsieur dArtagnan, en face de moi. Athos rougit de colère, dArtagnan le regarda en fronçant le sourcil. -- Cest cela, dit dArtagnan; vous, monsieur le comte de La Fère, à la droite de monsieur Groslow; vous, monsieur le chevalier dHerblay, à sa gauche; vous, du Vallon, près de moi. Vous pariez pour moi, et ces messieurs pour monsieur Groslow. DArtagnan les avait ainsi: Porthos à sa gauche, et il lui parlait du genou; Athos et Aramis en face de lui, et il les tenait sous son regard. Aux noms du comte de La Fère et du chevalier dHerblay, Charles rouvrit les yeux, et malgré lui, relevant sa noble tête, embrassa dun regard tous les acteurs de cette scène. En ce moment Parry tourna quelques feuillets de sa Bible et lut tout haut ce verset de Jérémie: «Dieu dit: Écoutez les paroles des prophètes, mes serviteurs, que je vous ai envoyés avec grand soin, et que jai conduits vers vous.» Les quatre amis échangèrent un regard. Les paroles que venait de dire Parry leur indiquaient que leur présence était attribuée par le roi à son véritable motif. Les yeux de dArtagnan pétillèrent de joie. -- Vous mavez demandé tout à lheure si jétais en fonds? dit dArtagnan en mettant une vingtaine de pistoles sur la table. -- Oui, dit Groslow. -- Eh bien, reprit dArtagnan, à mon tour je vous dis. Tenez bien votre trésor, mon cher monsieur Groslow, car je vous réponds que nous ne sortirons dici quen vous lenlevant. -- Ce ne sera pas sans que je le défende, dit Groslow. -- Tant mieux, dit dArtagnan. Bataille, mon cher capitaine, bataille! Vous savez ou vous ne savez pas que cest ce que nous demandons. -- Ah! oui, je sais bien, dit Groslow en éclatant de son gros rire, vous ne cherchez que plaies et bosses, vous autres Français. En effet, Charles avait tout entendu, tout compris. Une légère rougeur monta à son visage. Les soldats qui le gardaient le virent donc peu à peu étendre ses membres fatigués, et, sous prétexte dune excessive chaleur, provoquée par un poêle chauffé à blanc, rejeter peu à peu la couverture écossaise sous laquelle, nous lavons dit, il était couché tout vêtu. Athos et Aramis tressaillirent de joie en voyant que le roi était couché habillé. La partie commença. Ce soir-là la veine avait tourné et était pour Groslow, il tenait tout et gagnait toujours. Une centaine de pistoles passa ainsi dun côté de la table à lautre. Groslow était dune gaieté folle. Porthos, qui avait reperdu les cinquante pistoles quil avait gagnées la veille, et en outre une trentaine de pistoles à lui, était fort maussade et interrogeait dArtagnan du genou, comme pour lui demander sil nétait pas bientôt temps de passer à un autre jeu; de leur côté, Athos et Aramis le regardaient dun oeil scrutateur, mais dArtagnan restait impassible. Dix heures sonnèrent. On entendit la ronde qui passait. -- Combien faites-vous de rondes comme celle-là? dit dArtagnan en tirant de nouvelles pistoles de sa poche. -- Cinq, dit Groslow, une toutes les deux heures. -- Bien, dit dArtagnan, cest prudent. Et à son tour, il lança un coup doeil à Athos et à Aramis. On entendit les pas de la patrouille qui séloignait. DArtagnan répondit pour la première fois au coup de genou de Porthos par un coup de genou pareil. Cependant, attirés par cet attrait du jeu et par la vue de lor, si puissante chez tous les hommes, les soldats, dont la consigne était de rester dans la chambre du roi, sétaient peu à peu rapprochés de la porte, et là, en se haussant sur la pointe du pied, ils regardaient par-dessus lépaule de dArtagnan et de Porthos; ceux de la porte sétaient rapprochés aussi, secondant de cette façon les désirs des quatre amis, qui aimaient mieux les avoir sous la main que dêtre obligés de courir à eux aux quatre coins de la chambre. Les deux sentinelles de la porte avaient toujours lépée nue, seulement elles sappuyaient sur la pointe, et regardaient les joueurs. Athos semblait se calmer à mesure que le moment approchait; ses deux mains blanches et aristocratiques jouaient avec des louis, quil tordait et redressait avec autant de facilité que si lor eût été de létain; moins maître de lui, Aramis fouillait continuellement sa poitrine; impatient de perdre toujours, Porthos jouait du genou à tout rompre. DArtagnan se retourna, regardant machinalement en arrière, et vit entre deux soldats Parry debout, et Charles appuyé sur son coude, joignant les mains et paraissant adresser à Dieu une fervente prière. DArtagnan comprit que le moment était venu, que chacun était à son poste et quon nattendait plus que le mot: «Enfin!» qui, on se le rappelle, devait servir de signal. Il lança un coup doeil préparatoire à Athos et à Aramis, et tous deux reculèrent légèrement leur chaise pour avoir la liberté du mouvement. Il donna un second coup de genou à Porthos, et celui-ci se leva comme pour se dégourdir les jambes; seulement en se levant il sassura que son épée pouvait sortir facilement du fourreau. -- Sacrebleu! dit dArtagnan, encore vingt pistoles de perdues! En vérité, capitaine Groslow, vous avez trop de bonheur, cela ne peut durer. Et il tira vingt autres pistoles de sa poche. -- Un dernier coup, capitaine. Ces vingt pistoles sur un coup, sur un seul, sur le dernier. -- Va pour vingt pistoles, dit Groslow. Et il retourna deux cartes comme cest lhabitude, un roi pour dArtagnan, un as pour lui. -- Un roi, dit dArtagnan, cest de bon augure. Maître Groslow, ajouta-t-il, prenez garde au roi. Et, malgré sa puissance sur lui-même, il y avait dans la voix de dArtagnan une vibration étrange qui fit tressaillir son _partner_. Groslow commença à retourner les cartes les unes après les autres. Sil retournait un as dabord, il avait gagné; sil retournait un roi, il avait perdu. Il retourna un roi. -- Enfin! dit dArtagnan. À ce mot, Athos et Aramis se levèrent, Porthos recula dun pas. Poignards et épées allaient briller, mais soudain la porte souvrit, et Harrison parut sur le seuil, accompagné dun homme enveloppé dans un manteau. Derrière cet homme, on voyait briller les mousquets de cinq ou six soldats. Groslow se leva vivement, honteux dêtre surpris au milieu du vin, des cartes et des dés. Mais Harrison ne fit point attention à lui, et, entrant dans la chambre du roi suivi de son compagnon: -- Charles Stuart, dit-il, lordre arrive de vous conduire à Londres sans sarrêter ni jour ni nuit. Apprêtez-vous donc à partir à linstant même. -- Et de quelle part cet ordre est-il donné? demanda le roi, de la part du général Olivier Cromwell? -- Oui, dit Harrison, et voici monsieur Mordaunt qui lapporte à linstant même et qui a charge de le faire exécuter. -- Mordaunt! murmurèrent les quatre amis en échangeant un regard. DArtagnan rafla sur la table tout largent que lui et Porthos avaient perdu et lengouffra dans sa vaste poche; Athos et Aramis se rangèrent derrière lui. À ce mouvement Mordaunt se retourna, les reconnut et poussa une exclamation de joie sauvage. -- Je crois que nous sommes pris, dit tout bas dArtagnan à ses amis. -- Pas encore, dit Porthos. -- Colonel! colonel! dit Mordaunt, faites entourer cette chambre, vous êtes trahis. Ces quatre Français se sont sauvés de Newcastle et veulent sans doute enlever le roi. Quon les arrête. -- Oh! jeune homme, dit dArtagnan en tirant son épée, voici un ordre plus facile à dire quà exécuter. Puis, décrivant autour de lui un moulinet terrible: -- En retraite, amis, cria-t-il, en retraite! En même temps il sélança vers la porte, renversa deux des soldats qui la gardaient avant quils eussent eu le temps darmer leurs mousquets; Athos et Aramis le suivirent; Porthos fit larrière- garde, et avant que soldats, officiers, colonel, eussent eu le temps de se reconnaître, ils étaient tous quatre dans la rue. -- Feu! cria Mordaunt, feu sur eux! Deux ou trois coups de mousquet partirent effectivement, mais neurent dautre effet que de montrer les quatre fugitifs tournant sains et saufs langle de la rue. Les chevaux étaient à lendroit désigné; les valets neurent quà jeter la bride à leurs maîtres, qui se trouvèrent en selle avec la légèreté de cavaliers consommés. -- En avant! dit dArtagnan, de léperon, ferme! Ils coururent ainsi suivant dArtagnan et reprenant la route quils avaient déjà faite dans la journée, cest-à-dire se dirigeant vers Écosse Le bourg navait ni portes ni murailles, ils en sortirent donc sans difficulté. À cinquante pas de la dernière maison, dArtagnan sarrêta. -- Halte! dit-il. -- Comment, halte? sécria Porthos. Ventre à terre, vous voulez dire? -- Pas du tout, répondit dArtagnan. Cette fois-ci on va nous poursuivre, laissons-les sortir du bourg et courir après nous sur la route Écosse; et quand nous les aurons vus passer au galop, suivons la route opposée. À quelques pas de là passait un ruisseau, un pont était jeté sur le ruisseau; dArtagnan conduisit son cheval sous larche de ce pont; ses amis le suivirent. Ils ny étaient pas depuis dix minutes quils entendirent approcher le galop rapide dune troupe de cavaliers. Cinq minutes après, cette troupe passait sur leur tête, bien loin de se douter que ceux quils cherchaient nétaient séparés deux que par lépaisseur de la voûte du pont. LXVII. Londres Lorsque le bruit des chevaux se fut perdu dans le lointain, dArtagnan regagna le bord de la rivière, et se mit à arpenter la plaine en sorientant autant que possible sur Londres. Ses trois amis le suivirent en silence, jusquà ce quà laide dun large demi-cercle ils eussent laissé la ville loin derrière eux. -- Pour cette fois, dit dArtagnan lorsquil se crut enfin assez loin du point de départ pour passer du galop au trot, je crois bien que décidément tout est perdu, et que ce que nous avons de mieux à faire est de gagner la France. Que dites-vous de la proposition, Athos? ne la trouvez-vous point raisonnable? -- Oui, cher ami, répondit Athos; mais vous avez prononcé lautre jour une parole plus que raisonnable, une parole noble et généreuse, vous avez dit: «Nous mourrons ici!» Je vous rappellerai votre parole. -- Oh! dit Porthos, la mort nest rien, et ce nest pas la mort qui doit nous inquiéter, puisque nous ne savons pas ce que cest; mais cest lidée dune défaite qui me tourmente. À la façon dont les choses tournent, je vois quil nous faudra livrer bataille à Londres, aux provinces, à toute lAngleterre, et en vérité nous ne pouvons à la fin manquer dêtre battus. -- Nous devons assister à cette grande tragédie jusquà la fin, dit Athos; quel quil soit, ne quittons lAngleterre quaprès le dénouement. Pensez-vous comme moi, Aramis? -- En tout point, mon cher comte; puis je vous avoue que je ne serais pas fâché de retrouver le Mordaunt; il me semble que nous avons un compte à régler avec lui, et que ce nest pas notre habitude de quitter les pays sans payer ces sortes de dettes. -- Ah! ceci est autre chose, dit dArtagnan, et voilà une raison qui me paraît plausible. Javoue, quant à moi, que, pour retrouver le Mordaunt en question, je resterai sil le faut un an à Londres. Seulement logeons-nous chez un homme sûr et de façon à néveiller aucun soupçon, car à cette heure, M. Cromwell doit nous faire chercher, et autant que jen ai pu juger, il ne plaisante pas, M. Cromwell. Athos, connaissez-vous dans toute la ville une auberge où lon trouve des draps blancs, du rosbif raisonnablement cuit et du vin qui ne soit pas fait avec du houblon ou du genièvre? -- Je crois que jai votre affaire, dit Athos. De Winter nous a conduits chez un homme quil disait être un ancien Espagnol naturalisé Anglais de par les guinées de ses nouveaux compatriotes. Quen dites-vous Aramis? -- Mais le projet de nous arrêter chez el señor Perez me paraît des plus raisonnables, je ladopte donc pour mon compte. Nous invoquerons le souvenir de ce pauvre de Winter, pour lequel il paraissait avoir une grande vénération; nous lui dirons que nous venons en amateurs pour voir ce qui se passe; nous dépenserons chez lui chacun une guinée par jour, et je crois que, moyennant toutes ces précautions, nous pourrons demeurer assez tranquilles. -- Vous en oubliez une, Aramis, et une précaution assez importante même. -- Laquelle? -- Celle de changer dhabits. -- Bah! dit Porthos, pourquoi faire, changer dhabits? nous sommes si bien à notre aise dans ceux-ci! -- Pour ne pas être reconnus, dit dArtagnan. Nos habits ont une coupe et presque une couleur uniforme qui dénonce leur _Frenchman_ à la première vue. Or, je ne tiens pas assez à la coupe de mon pourpoint ou à la couleur de mes chausses pour risquer, par amour pour elles, dêtre pendu à Tyburn ou daller faire un tour aux Indes. Je vais macheter un habit marron. Jai remarqué que tous ces imbéciles de puritains raffolaient de cette couleur. -- Mais retrouverez-vous votre homme? dit Aramis. -- Oh! certainement, il demeurait Green-Hall street_, Bedfords Tavern;_ dailleurs jirais dans la cité les yeux fermés. -- Je voudrais déjà y être, dit dArtagnan, et mon avis serait darriver à Londres avant le jour, dussions-nous crever nos chevaux. -- Allons donc, dit Athos, car si je ne me trompe pas dans mes calculs, nous ne devons guère en être éloignés que de huit ou dix lieues. Les amis pressèrent leurs chevaux, et effectivement ils arrivèrent vers les cinq heures du matin. À la porte par laquelle ils se présentèrent, un poste les arrêta; mais Athos répondit en excellent anglais quils étaient envoyés par le colonel Harrison pour prévenir son collègue, M. Pride, de larrivée prochaine du roi. Cette réponse amena quelques questions sur la prise du roi, et Athos donna des détails si précis et si positifs, que si les gardiens des portes avaient quelques soupçons, ces soupçons sévanouirent complètement. Le passage fut donc livré aux quatre amis avec toutes sortes de congratulations puritaines. Athos avait dit vrai; il alla droit à _Bedfords Tavern_ et se fit reconnaître de lhôte, qui fut si fort enchanté de le voir revenir en si nombreuse et si belle compagnie, quil fit préparer à linstant même ses plus belles chambres. Quoiquil ne fît pas jour encore, nos quatre voyageurs, en arrivant à Londres, avaient trouvé toute la ville en rumeur. Le bruit que le roi, ramené par le colonel Harrison, sacheminait vers la capitale, sétait répandu dès la veille, et beaucoup ne sétaient point couchés de peur que le Stuart, comme ils lappelaient, narrivât dans la nuit et quils ne manquassent son entrée. Le projet de changement dhabits avait été adopté à lunanimité, on se le rappelle, moins la légère opposition de Porthos. On soccupa donc de le mettre à exécution. Lhôte se fit apporter des vêtements de toute sorte comme sil voulait remonter sa garde- robe. Athos prit un habit noir qui lui donnait lair dun honnête bourgeois; Aramis, qui ne voulait pas quitter lépée, choisit un habit foncé de coupe militaire; Porthos fut séduit par un pourpoint rouge et par des chausses vertes; dArtagnan, dont la couleur était arrêtée davance, neut quà soccuper de la nuance, et, sous lhabit marron quil convoitait, représenta assez exactement un marchand de sucre retiré. Quant à Grimaud et à Mousqueton, qui ne portaient pas de livrée, ils se trouvèrent tout déguisés; Grimaud, dailleurs, offrait le type calme, sec et raide de lAnglais circonspect; Mousqueton, celui de lAnglais ventru, bouffi et flâneur. -- Maintenant, dit dArtagnan, passons au principal; coupons-nous les cheveux afin de nêtre point insultés par la populace. Nétant plus gentilshommes par lépée, soyons puritains par la coiffure. Cest, vous le savez, le point important qui sépare le covenantaire du cavalier. Sur ce point important, dArtagnan trouva Aramis fort insoumis; il voulait à toute force garder sa chevelure, quil avait fort belle et dont il prenait le plus grand soin, et il fallut quAthos, à qui toutes ces questions étaient indifférentes, lui donnât lexemple. Porthos livra sans difficulté son chef à Mousqueton, qui tailla à pleins ciseaux dans lépaisse et rude chevelure. DArtagnan se découpa lui-même une tête de fantaisie qui ne ressemblait pas mal à une médaille du temps de François Ier ou de Charles IX. -- Nous sommes affreux, dit Athos. -- Et il me semble que nous puons le puritain à faire frémir, dit Aramis. -- Jai froid à la tête, dit Porthos. -- Et moi, je me sens envie de prêcher, dit dArtagnan. -- Maintenant, dit Athos, que nous ne nous reconnaissons pas nous- mêmes et que nous navons point par conséquent la crainte que les autres nous reconnaissent, allons voir entrer le roi; sil a marché toute la nuit, il ne doit pas être loin de Londres. En effet, les quatre amis nétaient pas mêlés depuis deux heures à la foule que de grands cris et un grand mouvement annoncèrent que Charles arrivait. On avait envoyé un carrosse au-devant de lui, et de loin le gigantesque Porthos, qui dépassait de la tête toutes les têtes, annonça quil voyait venir le carrosse royal. DArtagnan se dressa sur la pointe des pieds, tandis quAthos et Aramis écoutaient pour tâcher de se rendre compte eux-mêmes de lopinion générale. Le carrosse passa, et dArtagnan reconnut Harrison à une portière et Mordaunt à lautre. Quant au peuple, dont Athos et Aramis étudiaient les impressions, il lançait force imprécations contre Charles. Athos rentra désespéré. -- Mon cher, lui dit dArtagnan, vous vous entêtez inutilement, et je vous proteste, moi, que la position est mauvaise. Pour mon compte je ne my attache quà cause de vous et par un certain intérêt dartiste en politique à la mousquetaire; je trouve quil serait très plaisant darracher leur proie à tous ces hurleurs et de se moquer deux. Jy songerai. Dès le lendemain, en se mettant à sa fenêtre qui donnait sur les quartiers les plus populeux de la Cité, Athos entendit crier le bill du parlement qui traduisait à la barre lex-roi Charles Ier, coupable présumé de trahison et dabus de pouvoir. DArtagnan était près de lui. Aramis consultait une carte, Porthos était absorbé dans les dernières délices dun succulent déjeuner. -- Le parlement! sécria Athos, il nest pas possible que le parlement ait rendu un pareil bill. -- Écoutez, dit dArtagnan, je comprends peu langlais; mais, comme langlais nest que du français mal prononcé, voici ce que jentends: _Parliaments bill;_ ce qui veut dire bill du parlement, ou Dieu me damne, comme ils disent ici. En ce moment lhôte entrait; Athos lui fit signe de venir. -- Le parlement a rendu ce bill? lui demanda Athos en anglais. -- Oui milord, le parlement pur. -- Comment, le parlement pur! il y a donc deux parlements? -- Mon ami, interrompit dArtagnan, comme je nentends pas langlais, mais que nous entendons tous lespagnol, faites-nous le plaisir de nous entretenir dans cette langue, qui est la vôtre, et que, par conséquent, vous devez parler avec plaisir quand vous en retrouvez loccasion. -- Ah! parfait, dit Aramis. Quant à Porthos, nous lavons dit, toute son attention était concentrée sur un os de côtelette quil était occupé à dépouiller de son enveloppe charnue. -- Vous demandiez donc? dit lhôte en espagnol. -- Je demandais, reprit Athos dans la même langue, sil y avait deux parlements, un pur et un impur. -- Oh! que cest bizarre! dit Porthos en levant lentement la tête et en regardant ses amis dun air étonné, je comprends donc maintenant langlais? jentends ce que vous dites. -- Cest que nous parlons espagnol, cher ami, dit Athos avec son sang-froid ordinaire. -- Ah! diable! dit Porthos, jen suis fâché, cela maurait fait une langue de plus. -- Quand je dis le parlement pur, señor, reprit lhôte, je parle de celui que M. le colonel Pride a épuré. -- Ah! vraiment, dit dArtagnan, ces gens-ci sont bien ingénieux; il faudra quen revenant en France je donne ce moyen à M. de Mazarin et à M. le coadjuteur. Lun épurera au nom de la cour, lautre au nom du peuple, de sorte quil ny aura plus de parlement du tout. -- Quest-ce que le colonel Pride? demanda Aramis, et de quelle façon sy est-il pris pour épurer le parlement? -- Le colonel Pride, dit lespagnol, est un ancien charretier, homme de beaucoup desprit, qui avait remarqué une chose en conduisant sa charrette: cest que lorsquune pierre se trouvait sur sa route, il était plus court denlever la pierre que dessayer de faire passer la roue par-dessus. Or, sur deux cent cinquante et un membres dont se composait le parlement, cent quatre-vingt-onze le gênaient et auraient pu faire verser sa charrette politique. Il les a pris comme autrefois il prenait les pierres, et les a jetés hors de là Chambre. -- Joli! dit dArtagnan, qui, homme desprit surtout, estimait fort lesprit partout où il le rencontrait. -- Et tous ces expulsés étaient stuartistes? demanda Athos. -- Sans aucun doute, señor, et vous comprenez quils eussent sauvé le roi. -- Pardieu! dit majestueusement Porthos, ils faisaient majorité. -- Et vous pensez, dit Aramis, quil consentira à paraître devant un tel tribunal? -- Il le faudra bien, répondit lespagnol; sil essayait dun refus, le peuple ly contraindrait. -- Merci, maître Perez, dit Athos; maintenant je suis suffisamment renseigné. -- Commencez-vous à croire enfin que cest une cause perdue, Athos, dit dArtagnan, et quavec les Harrison, les Joyce, les Pride et les Cromwell, nous ne serons jamais à la hauteur? -- Le roi sera délivré au tribunal, dit Athos; le silence même de ses partisans indique un complot. DArtagnan haussa les épaules. -- Mais, dit Aramis, sils osent condamner leur roi, ils le condamneront à lexil ou à la prison, voilà tout. DArtagnan siffla dun petit air dincrédulité. -- Nous le verrons bien, dit Athos; car nous irons aux séances, je le présume. -- Vous naurez pas longtemps à attendre, dit lhôte, car elles commencent demain. -- Ah çà! répondit Athos, la procédure était donc instruite avant que le roi eût été pris? -- Sans doute, dit dArtagnan, on la commencée du jour où il a été acheté. -- Vous savez, dit Aramis, que cest notre ami Mordaunt qui a fait, sinon le marché, du moins les premières ouvertures de cette petite affaire. -- Vous savez, dit dArtagnan, que partout où il me tombe sous la main, je le tue, M. Mordaunt. -- Fi donc! dit Athos, un pareil misérable! -- Mais cest justement parce que cest un misérable que je le tue, reprit dArtagnan. Ah! cher ami, je fais assez vos volontés pour que vous soyez indulgent aux miennes; dailleurs, cette fois, que cela vous plaise ou non, je vous déclare que ce Mordaunt ne sera tué que par moi. -- Et par moi, dit Porthos. -- Et par moi, dit Aramis. Touchante unanimité, sécria dArtagnan, et qui convient bien à de bons bourgeois que nous sommes. Allons faire un tour par la ville; ce Mordaunt lui-même ne nous reconnaîtrait point à quatre pas avec le brouillard quil fait. Allons boire un peu de brouillard. -- Oui, dit Porthos, cela nous changera de la bière. Et les quatre amis sortirent en effet pour prendre, comme on le dit vulgairement, lair du pays. LXVIII. Le procès Le lendemain une garde nombreuse conduisait Charles Ier devant la haute cour qui devait le juger. La foule envahissait les rues et les maisons voisines du palais; aussi, dès les premiers pas que firent les quatre amis, ils furent arrêtés par lobstacle presque infranchissable de ce mur vivant; quelques hommes du peuple, robustes et hargneux, repoussèrent même Aramis si rudement, que Porthos leva son poing formidable et le laissa retomber sur la face farineuse dun boulanger, laquelle changea immédiatement de couleur et se couvrit de sang, écachée quelle était comme une grappe de raisins mûrs. La chose fit grande rumeur; trois hommes voulurent sélancer sur Porthos; mais Athos en écarta un, dArtagnan lautre, et Porthos jeta le troisième par-dessus sa tête. Quelques Anglais amateurs de pugilat apprécièrent la façon rapide et facile avec laquelle avait été exécutée cette manoeuvre, et battirent des mains. Peu sen fallut alors quau lieu dêtre assommés, comme ils commençaient à le craindre, Porthos et ses amis ne fussent portés en triomphe; mais nos quatre voyageurs, qui craignaient tout ce qui pouvait les mettre en lumière, parvinrent à se soustraire à lovation. Cependant ils gagnèrent une chose à cette démonstration herculéenne, cest que la foule souvrit devant eux et quils parvinrent au résultat qui un instant auparavant leur avait paru impossible, cest-à-dire à aborder le palais. Tout Londres se pressait aux portes des tribunes; aussi, lorsque les quatre amis réussirent à pénétrer dans une delles, trouvèrent-ils les trois premiers bancs occupés. Ce nétait que demi-mal pour des gens qui désiraient ne pas être reconnus; ils prirent donc leurs places, fort satisfaits den être arrivés là, à lexception de Porthos, qui désirait montrer son pourpoint rouge et ses chausses vertes, et qui regrettait de ne pas être au premier rang. Les bancs étaient disposés en amphithéâtre, et de leur place les quatre amis dominaient toute lassemblée. Le hasard avait fait justement quils étaient entrés dans la tribune du milieu et quils se trouvaient juste en face du fauteuil préparé pour Charles Ier. Vers onze heures du matin le roi parut sur le seuil de la salle. Il entra environné de gardes, mais couvert et lair calme, et promena de tous côtés un regard plein dassurance, comme sil venait présider une assemblée de sujets soumis, et non répondre aux accusations dune cour rebelle. Les juges, fiers davoir un roi à humilier, se préparaient visiblement à user de ce droit quils sétaient arrogé. En conséquence, un huissier vint dire à Charles Ier que lusage était que laccusé se découvrît devant lui. Charles, sans répondre un seul mot, enfonça son feutre sur sa tête, quil tourna dun autre côté; puis, lorsque lhuissier se fut éloigné, il sassit sur le fauteuil préparé en face du président, fouettant sa botte avec un petit jonc quil portait à la main. Parry, qui laccompagnait, se tint debout derrière lui. DArtagnan, au lieu de regarder tout ce cérémonial, regardait Athos, dont le visage reflétait toutes les émotions que le roi, à force de puissance sur lui-même, parvenait à chasser du sien. Cette agitation dAthos, lhomme froid et calme, leffraya. -- Jespère bien, lui dit-il en se penchant à son oreille, que vous allez prendre exemple de Sa Majesté et ne pas vous faire sottement tuer dans cette cage? -- Soyez tranquille, dit Athos. -- Ah! ah! continua dArtagnan, il paraît que lon craint quelque chose, car voici les postes qui se doublent; nous navions que des pertuisanes, voici des mousquets. Il y en a maintenant pour tout le monde: les pertuisanes regardent les auditeurs du parquet, les mousquets sont à notre intention. -- Trente, quarante, cinquante, soixante-dix hommes, dit Porthos en comptant les nouveaux venus. -- Eh! dit Aramis, vous oubliez lofficier, Porthos, il vaut cependant, ce me semble, bien la peine dêtre compté. -- Oui-da! dit dArtagnan. Et il devint pâle de colère, car il avait reconnu Mordaunt qui, lépée nue, conduisait les mousquetaires derrière le roi, cest-à- dire en face des tribunes. -- Nous aurait-il reconnus? continua dArtagnan; cest que, dans ce cas, je battrais très promptement en retraite. Je ne me soucie aucunement quon mimpose un genre de mort, et désire fort mourir à mon choix. Or, je ne choisis pas dêtre fusillé dans une boîte. -- Non, dit Aramis, il ne nous a pas vus. Il ne voit que le roi. Mordieu! avec quels yeux il le regarde, linsolent! Est-ce quil haïrait Sa Majesté autant quil nous hait nous-mêmes? -- Pardieu! dit Athos, nous ne lui avons enlevé que sa mère, nous, et le roi la dépouillé de son nom et de sa fortune. -- Cest juste, dit Aramis; mais, silence! voici le président qui parle au roi. En effet, le président Bradshaw interpellait lauguste accusé. -- Stuart, lui dit-il, écoutez lappel nominal de vos juges, et adressez au tribunal les observations que vous aurez à faire. Le roi, comme si ces paroles ne sadressaient point à lui, tourna la tête dun autre côté. Le président attendit, et comme aucune réponse ne vint, il se fit un instant de silence. Sur cent soixante-trois membres désignés, soixante-treize seulement pouvaient répondre car les autres, effrayés de la complicité dun pareil acte, sétaient abstenus. -- Je procède à lappel, dit Bradshaw sans paraître remarquer labsence des trois cinquièmes de lassemblée. Et il commença à nommer les uns après les autres les membres présents et absents. Les présents répondaient dune voix forte ou faible, selon quils avaient ou non le courage de leur opinion. Un court silence suivait le nom des absents, répétés deux fois. Le nom du colonel Fairfax vint à son tour, et fut suivi dun de ces silences courts mais solennels qui dénonçaient labsence des membres qui navaient pas voulu personnellement prendre part à ce jugement. -- Le colonel Fairfax? répéta Bradshaw. -- Fairfax? répondit une voix moqueuse, quà son timbre argentin on reconnut pour une voix de femme, il a trop desprit pour être ici. Un immense éclat de rire accueillit ces paroles prononcées avec cette audace que les femmes puisent dans leur propre faiblesse, faiblesse qui les soustrait à toute vengeance. -- Cest une voix de femme, sécria Aramis. Ah! par ma foi, je donnerais beaucoup pour quelle fût jeune et jolie. Et il monta sur le gradin pour tâcher de voir dans la tribune doù la voix était partie. -- Sur mon âme, dit Aramis, elle est charmante! regardez donc, dArtagnan, tout le monde la regarde, et malgré le regard de Bradshaw, elle na point pâli. -- Cest lady Fairfax elle-même, dit dArtagnan; vous la rappelez- vous, Porthos? nous lavons vue avec son mari chez le général Cromwell. Au bout dun instant le calme troublé par cet étrange épisode se rétablit, et lappel continua. -- Ces drôles vont lever la séance, quand ils sapercevront quils ne sont pas en nombre suffisant, dit le comte de La Fère. -- Vous ne les connaissez pas, Athos; remarquez donc le sourire de Mordaunt, voyez comme il regarde le roi. Ce regard est-il celui dun homme qui craint que sa victime lui échappe? Non, non, cest le sourire de la haine satisfaite, de la vengeance sûre de sassouvir. Ah! basilic maudit, ce sera un heureux jour pour moi que celui où je croiserai avec toi autre chose que le regard! -- Le roi est véritablement beau, dit Porthos; et puis voyez, tout prisonnier quil est, comme il est vêtu avec soin. La plume de son chapeau vaut au moins cinquante pistoles, regardez-la donc, Aramis. Lappel achevé, le président donna ordre de passer à la lecture de lacte daccusation. Athos, pâlit: il était trompé encore une fois dans son attente. Quoique les juges fussent en nombre insuffisant, le procès allait sinstruire, le roi était donc condamné davance. -- Je vous lavais dit, Athos, fit dArtagnan en haussant les épaules. Mais vous doutez toujours. Maintenant prenez votre courage à deux mains et écoutez, sans vous faire trop de mauvais sang, je vous prie, les petites horreurs que ce monsieur en noir va dire de son roi avec licence et privilège. En effet, jamais plus brutale accusation, jamais injures plus basses, jamais plus sanglant réquisitoire navaient encore flétri la majesté royale. Jusque-là on sétait contenté dassassiner les rois, mais ce nétait du moins quà leurs cadavres quon avait prodigué linsulte. Charles Ier écoutait le discours de laccusateur avec une attention toute particulière, laissant passer les injures, retenant les griefs, et, quand la haine débordait par trop, quand laccusateur se faisait bourreau par avance, il répondait par un sourire de mépris. Cétait, après tout, une oeuvre capitale et terrible que celle où ce malheureux roi retrouvait toutes ses imprudences changées en guet-apens, ses erreurs transformées en crimes. DArtagnan, qui laissait couler ce torrent dinjures avec tout le dédain quelles méritaient, arrêta cependant son esprit judicieux sur quelques-unes des inculpations de laccusateur. -- Le fait est, dit-il, que si lon punit pour imprudence et légèreté, ce pauvre roi mérite punition; mais il me semble que celle quil subit en ce moment est assez cruelle. -- En tout cas, répondit Aramis, la punition ne saurait atteindre le roi, mais ses ministres, puisque la première loi de la constitution est: _Le roi ne peut faillir._ Pour moi, pensait Porthos en regardant Mordaunt et ne soccupant que de lui, si ce nétait troubler la majesté de la situation, je sauterais de la tribune en bas, je tomberais en trois bonds sur M. Mordaunt, que jétranglerais; je le prendrais par les pieds et jen assommerais tous ces mauvais mousquetaires qui parodient les mousquetaires de France. Pendant ce temps-là, dArtagnan, qui est plein desprit et dà-propos, trouverait peut-être un moyen de sauver le roi. Il faudra que je lui en parle. Quant à Athos, le feu au visage, les poings crispés, les lèvres ensanglantées par ses propres morsures, il écumait sur son banc, furieux de cette éternelle insulte parlementaire et de cette longue patience royale, et ce bras inflexible, ce coeur inébranlable sétaient changés en une main tremblante et un corps frissonnant. À ce moment laccusateur terminait son office par ces mots: «La présente accusation est portée par nous au nom du peuple anglais.» Il y eut à ces paroles un murmure dans les tribunes, et une autre voix, non pas une voix de femme, mais une voix dhomme, mâle et furieuse, tonna derrière dArtagnan. -- Tu mens! sécria cette voix, et les neuf dixièmes du peuple anglais ont horreur de ce que tu dis! Cette voix était celle dAthos, qui, hors de lui, debout, le bras étendu, interpellait ainsi laccusateur public. À cette apostrophe, roi, juges, spectateurs, tout le monde tourna les yeux vers la tribune où étaient les quatre amis. Mordaunt fit comme les autres et reconnut le gentilhomme autour duquel sétaient levés les trois autres Français, pâles et menaçants. Ses yeux flamboyèrent de joie, il venait de retrouver ceux à la recherche et à la mort desquels il avait voué sa vie. Un mouvement furieux appela près de lui vingt de ses mousquetaires, et montrant du doigt la tribune où étaient ses ennemis: -- Feu sur cette tribune! dit-il. Mais alors, rapides comme la pensée, dArtagnan saisissant Athos par le milieu du corps, Porthos emportant Aramis, sautèrent à bas des gradins, sélancèrent dans les corridors, descendirent rapidement les escaliers et se perdirent dans la foule; tandis quà lintérieur de la salle les mousquets abaissés menaçaient trois mille spectateurs, dont les cris de miséricorde et les bruyantes terreurs arrêtèrent lélan déjà donné au carnage. Charles avait aussi reconnu les quatre Français; il mit une main sur son coeur pour en comprimer les battements, lautre sur ses yeux pour ne pas voir égorger ses fidèles amis. Mordaunt, pâle et tremblant de rage, se précipita hors de la salle, lépée nue à la main, avec dix hallebardiers, fouillant la foule, interrogeant, haletant, puis il revint sans avoir rien trouvé. Le trouble était inexprimable. Plus dune demi-heure se passa sans que personne pût se faire entendre. Les juges croyaient chaque tribune prête à tonner. Les tribunes voyaient les mousquets dirigés sur elles, et, partagées entre la crainte et la curiosité, demeuraient tumultueuses et agitées. Enfin le calme se rétablit. -- Quavez-vous à dire pour votre défense? demanda Bradshaw au roi. Alors, du ton dun juge et non de celui dun accusé, la tête toujours couverte, se levant, non point par humilité, mais par domination: -- Avant de minterroger, dit Charles, répondez-moi. Jétais libre à Newcastle, jy avais conclu un traité avec les deux chambres. Au lieu daccomplir de votre part ce traité que jaccomplissais de la mienne, vous mavez acheté aux Écossais, pas cher, je le sais, et cela fait honneur à léconomie de votre gouvernement. Mais pour mavoir payé le prix dun esclave, espérez-vous que jaie cessé dêtre votre roi? Non pas. Vous répondre serait loublier. Je ne vous répondrai donc que lorsque vous maurez justifié de vos droits à minterroger. Vous répondre serait vous reconnaître pour mes juges, et je ne vous reconnais que pour mes bourreaux. Et au milieu dun silence de mort, Charles, calme, hautain et toujours couvert, se rassit sur son fauteuil. -- Que ne sont-ils là, les Français! murmura Charles avec orgueil et en tournant les yeux vers la tribune où ils étaient apparus un instant, ils verraient que leur ami, vivant, est digne dêtre défendu; mort, dêtre pleuré. Mais il eut beau sonder les profondeurs de la foule, et demander en quelque sorte à Dieu ces douces et consolantes présences, il ne vit rien que des physionomies hébétées et craintives; il se sentit aux prises avec la haine et la férocité. -- Eh bien, dit le président voyant Charles décidé à se taire invinciblement, soit, nous vous jugerons malgré votre silence; vous êtes accusé de trahison, dabus de pouvoir et dassassinat. Les témoins feront foi. Allez, et une prochaine séance accomplira ce que vous vous refusez à faire dans celle-ci. Charles se leva, et se retournant vers Parry, quil voyait pâle et les tempes mouillées de sueur: -- Eh bien! mon cher Parry, lui dit-il, quas-tu donc et qui peut tagiter ainsi? -- Oh! sire, dit Parry les larmes aux yeux et dune voix suppliante, sire, en sortant de la salle, ne regardez pas à votre gauche. -- Pourquoi cela, Parry? -- Ne regardez pas, je vous en supplie, mon roi! -- Mais quy a-t-il? parle donc, dit Charles en essayant de voir à travers la haie de gardes qui se tenaient derrière lui. -- Il y a; mais vous ne regarderez point, sire, nest-ce pas? Il y a que, sur une table, ils ont fait apporter la hache avec laquelle on exécute les criminels. Cette vue est hideuse; ne regardez pas, sire, je vous en supplie. -- Les sots! dit Charles, me croient-ils donc un lâche comme eux? Tu fais bien de mavoir prévenu; merci, Parry. Et comme le moment était venu de se retirer, le roi sortit suivant ses gardes. À gauche de la porte, en effet, brillait dun reflet sinistre, celui du tapis rouge sur lequel elle était déposée, la hache blanche, au long manche poli par la main de lexécuteur. Arrivé en face delle, Charles sarrêta; et se tournant avec un sourire: -- Ah! ah! dit-il en riant, la hache! Épouvantail ingénieux et bien digne de ceux qui ne savent pas ce que cest quun gentilhomme; tu ne me fais pas peur, hache du bourreau, ajouta-t- il en la fouettant du jonc mince et flexible quil tenait à la main, et je te frappe, en attendant patiemment et chrétiennement que tu me le rendes. Et haussant les épaules avec un royal dédain, il continua sa route, laissant stupéfaits ceux qui sétaient pressés en foule autour de cette table pour voir quelle figure ferait le roi en voyant cette hache qui devait séparer sa tête de son corps. -- En vérité, Parry, continua le roi en séloignant, tous ces gens-là me prennent, Dieu me pardonne! pour un marchand de coton des Indes, et non pour un gentilhomme accoutumé à voir briller le fer; pensent-ils donc que je ne vaux pas bien un boucher! Comme il disait ces mots, il arriva à la porte. Une longue file de peuple était accourue, qui, nayant pu trouver place dans les tribunes, voulait au moins jouir de la fin du spectacle dont la plus intéressante partie lui était échappée. Cette multitude innombrable, dont les rangs étaient semés de physionomies menaçantes, arracha un léger soupir au roi. -- Que de gens, pensa-t-il, et pas un ami dévoué! Et comme il disait ces paroles de doute et de découragement en lui-même, une voix répondant à ces paroles dit près de lui: -- Salut à la majesté tombée! Le roi se retourna vivement, les larmes aux yeux et au coeur. Cétait un vieux soldat de ses gardes qui navait pas voulu voir passer devant lui son roi captif sans lui rendre ce dernier hommage. Mais au même instant le malheureux fut presque assommé à coups de pommeau dépée. Parmi les assommeurs, le roi reconnut le capitaine Groslow. -- Hélas! dit Charles, voici un bien grand châtiment pour une bien petite faute. Puis, le coeur serré, il continua son chemin, mais il navait pas fait cent pas, quun furieux, se penchant entre deux soldats de la haie, cracha au visage du roi, comme jadis un Juif infâme et maudit avait craché au visage de Jésus le Nazaréen. De grands éclats de rire et de sombres murmures retentirent tout ensemble: la foule sécarta, se rapprocha, ondula comme une mer tempétueuse, et il sembla au roi quil voyait reluire au milieu de la vague vivante les yeux étincelants dAthos. Charles sessuya le visage et dit avec un triste sourire: -- Le malheureux! pour une demi-couronne il en ferait autant à son père. Le roi ne sétait pas trompé; il avait vu en effet Athos et ses amis, qui, mêlés de nouveau dans les groupes, escortaient dun dernier regard le roi martyr. Quand le soldat salua Charles, le coeur dAthos se fondit de joie; et lorsque ce malheureux revint à lui, il put trouver dans sa poche dix guinées quy avait glissées le gentilhomme français. Mais quand le lâche insulteur cracha au visage du roi prisonnier, Athos porta la main à son poignard. Mais dArtagnan arrêta cette main, et dune voix rauque: -- Attends! dit-il. Jamais dArtagnan navait tutoyé ni Athos ni le comte de La Fère. Athos sarrêta. DArtagnan sappuya sur Athos, fit signe à Porthos et à Aramis de ne pas séloigner, et vint se placer derrière lhomme aux bras nus, qui riait encore de son infâme plaisanterie et que félicitaient quelques autres furieux. Cet homme sachemina vers la Cité. DArtagnan, toujours appuyé sur Athos, le suivit en faisant signe à Porthos et à Aramis de les suivre eux-mêmes. Lhomme aux bras nus, qui semblait un garçon boucher, descendit avec deux compagnons par une petite rue rapide et isolée qui donnait sur la rivière. DArtagnan avait quitté le bras dAthos et marchait derrière linsulteur. Arrivés près de leau, ces trois hommes saperçurent quils étaient suivis, sarrêtèrent, et, regardant insolemment les Français, échangèrent quelques lazzi entre eux. -- Je ne sais pas langlais, Athos, dit dArtagnan, mais vous le savez, vous, et vous mallez servir dinterprète. Et à ces mots, doublant le pas, ils dépassèrent les trois hommes. Mais se retournant tout à coup, dArtagnan marcha droit au garçon boucher, qui sarrêta, et le touchant à la poitrine du bout de son index: -- Répétez-lui ceci, Athos, dit-il à son ami: «Tu as été lâche, tu as insulté un homme sans défense, tu as souillé la face de ton roi, tu vas mourir!...» Athos, pâle comme un spectre et que dArtagnan tenait par le poignet, traduisit ces étranges paroles à lhomme, qui, voyant ces préparatifs sinistres et loeil terrible de dArtagnan, voulut se mettre en défense. Aramis, à ce mouvement, porta la main à son épée. -- Non, pas de fer, pas de fer! dit dArtagnan, le fer est pour les gentilshommes. Et, saisissant le boucher à la gorge: -- Porthos, dit dArtagnan, assommez-moi ce misérable dun seul coup de poing. Porthos leva son bras terrible, le fit siffler en lair comme la branche dune fronde, et la masse pesante sabattit avec un bruit sourd sur le crâne du lâche, quelle brisa. Lhomme tomba comme tombe un boeuf sous le marteau. Ses compagnons voulurent crier, voulurent fuir, mais la voix manqua à leur bouche, et leurs jambes tremblantes se dérobèrent sous eux. -- Dites-leur encore ceci, Athos, continua dArtagnan: «Ainsi mourront tous ceux qui oublient quun homme enchaîné est une tête sacrée, quun roi captif est deux fois le représentant du Seigneur.» Athos répéta les paroles de dArtagnan. Les deux hommes, muets et les cheveux hérissés, regardèrent le corps de leur compagnon qui nageait dans des flots de sang noir; puis, retrouvant à la fois la voix et les forces, ils senfuirent avec un cri et en joignant les mains. -- Justice est faite! dit Porthos en sessuyant le front. -- Et maintenant, dit dArtagnan à Athos, ne doutez point de moi et tenez-vous tranquille, je me charge de tout ce qui regarde le roi. LXIX. White-Hall Le parlement condamna Charles Stuart à mort, comme il était facile de le prévoir. Les jugements politiques sont toujours de vaines formalités, car les mêmes passions qui font accuser font condamner aussi. Telle est la terrible logique des révolutions. Quoique nos amis sattendissent à cette condamnation, elle les remplit de douleur. DArtagnan, dont lesprit navait jamais plus de ressources que dans les moments extrêmes, jura de nouveau quil tenterait tout au monde pour empêcher le dénouement de la sanglante tragédie. Mais par quels moyens? Cest ce quil nentrevoyait que vaguement encore. Tout dépendrait de la nature des circonstances. En attendant quun plan complet pût être arrêté, il fallait à tout prix, pour gagner du temps, mettre obstacle à ce que lexécution eût lieu le lendemain ainsi que les juges en avaient décidé. Le seul moyen, cétait de faire disparaître le bourreau de Londres. Le bourreau disparu, la sentence ne pouvait être exécutée. Sans doute on enverrait chercher celui de la ville la plus voisine de Londres, mais cela faisait gagner au moins un jour, et un jour en pareil cas, cest le salut peut-être! DArtagnan se chargea de cette tâche plus que difficile. Une chose non moins essentielle, cétait de prévenir Charles Stuart quon allait tenter de le sauver, afin quil secondât autant que possible ses défenseurs, ou que du moins il ne fit rien qui pût contrarier leurs efforts. Aramis se chargea de ce soin périlleux. Charles Stuart avait demandé quil fût permis à lévêque Juxon de le visiter dans sa prison de White-Hall. Mordaunt était venu chez lévêque ce soir-là même pour lui faire connaître le désir religieux exprimé par le roi, ainsi que lautorisation de Cromwell. Aramis résolut dobtenir de lévêque, soit par la terreur, soit par la persuasion, quil le laissât pénétrer à sa place et revêtu de ses insignes sacerdotaux, dans le palais de White-Hall. Enfin, Athos se chargea de préparer, à tout événement, les moyens de quitter lAngleterre en cas dinsuccès comme en cas de réussite. La nuit étant venue, on se donna rendez-vous à lhôtel à onze heures, et chacun se mit en route pour exécuter sa dangereuse mission. Le palais de White-Hall était gardé par trois régiments de cavalerie et surtout par les inquiétudes incessantes de Cromwell, qui allait, venait, envoyait ses généraux ou ses agents. Seul et dans sa chambre habituelle, éclairée par la lueur de deux bougies, le monarque condamné à mort regardait tristement le luxe de sa grandeur passée, comme on voit à la dernière heure limage de la vie plus brillante et plus suave que jamais. Parry navait point quitté son maître, et depuis sa condamnation navait point cessé de pleurer. Charles Stuart, accoudé sur une table, regardait un médaillon sur lequel étaient, près lun de lautre, les portraits de sa femme et de sa fille. Il attendait dabord Juxon; puis après Juxon, le martyre. Quelquefois sa pensée sarrêtait sur ces braves gentilshommes français qui déjà lui paraissaient éloignés de cent lieues, fabuleux, chimériques, et pareils à ces figures que lon voit en rêve et qui disparaissent au réveil. Cest quen effet parfois Charles se demandait si tout ce qui venait de lui arriver nétait pas un rêve ou tout au moins le délire de la fièvre. À cette pensée, il se levait, faisait quelques pas comme pour sortir de sa torpeur, allait jusquà la fenêtre; mais aussitôt au- dessous de la fenêtre il voyait reluire les mousquets des gardes. Alors il était forcé de savouer quil était bien réveillé et que son rêve sanglant était bien réel. Charles revenait silencieux à son fauteuil, saccoudait de nouveau à la table, laissait retomber sa tête sur sa main, et songeait. -- Hélas! disait-il en lui-même, si javais au moins pour confesseur une de ces lumières de Église dont lâme a sondé tous les mystères de la vie, toutes les petitesses de la grandeur, peut-être sa voix étoufferait-elle la voix qui se lamente dans mon âme! Mais jaurai un prêtre à lesprit vulgaire, dont jai brisé, par mon malheur, la carrière et la fortune. Il me parlera de Dieu et de la mort comme il en a parlé à dautres mourants, sans comprendre que ce mourant royal laisse un trône à lusurpateur quand ses enfants nont plus de pain. Puis, approchant le portrait de ses lèvres, il murmurait tour à tour et lun après lautre le nom de chacun de ses enfants. Il faisait, comme nous lavons dit, une nuit brumeuse et sombre. Lheure sonnait lentement à lhorloge de léglise voisine. Les pâles clartés des deux bougies semaient dans cette grande et haute chambre des fantômes éclairés détranges reflets. Ces fantômes cétaient les aïeux du roi Charles qui se détachaient de leurs cadres dor; ces reflets cétaient les dernières lueurs bleuâtres et miroitantes dun feu de charbon qui séteignait. Une immense tristesse sempara de Charles. Il ensevelit son front entre ses deux mains, songea au monde si beau lorsquon le quitte ou plutôt lorsquil nous quitte, aux caresses des enfants si suaves et si douces, surtout quand on est séparé de ses enfants pour ne plus les revoir; puis à sa femme, noble et courageuse créature qui lavait soutenu jusquau dernier moment. Il tira de sa poitrine la croix de diamants et la plaque de la Jarretière quelle lui avait envoyées par ces généreux Français, et les baisa; puis, songeant quelle ne reverrait ces objets que lorsquil serait couché froid et mutilé dans une tombe, il sentit passer en lui un de ces frissons glacés que la mort nous jette comme son premier manteau. Alors dans cette chambre qui lui rappelait tant de souvenirs royaux, où avaient passé tant de courtisans et tant de flatteries, seul avec un serviteur désolé dont lâme faible ne pouvait soutenir son âme, le roi laissa tomber son courage au niveau de cette faiblesse, de ces ténèbres, de ce froid dhiver; et, le dira-t-on, ce roi qui mourut si grand, si sublime, avec le sourire de la résignation sur les lèvres, essuya dans lombre une larme qui était tombée sur la table et qui tremblait sur le tapis brodé dor. Soudain on entendit des pas dans les corridors, la porte souvrit, des torches emplirent la chambre dune lumière fumeuse, et un ecclésiastique, revêtu des habits épiscopaux, entra suivi de deux gardes auxquels Charles fit de la main un geste impérieux. Ces deux gardes se retirèrent; la chambre rentra dans son obscurité. -- Juxon! sécria Charles, Juxon! Merci, mon dernier ami, vous arrivez à propos. Lévêque jeta un regard oblique et inquiet sur cet homme qui sanglotait dans langle du foyer. -- Allons, Parry, dit le roi, ne pleure plus, voici Dieu qui vient à nous. -- Si cest Parry, dit lévêque, je nai plus rien à craindre; mais, sire, permettez-moi de saluer Votre Majesté et de lui dire qui je suis et pour quelle chose je viens. À cette vue, à cette voix, Charles allait sécrier sans doute, mais Aramis mit un doigt sur ses lèvres, et salua profondément le roi dAngleterre. -- Le chevalier, murmura Charles. -- Oui, sire, interrompit Aramis en élevant la voix, oui, lévêque Juxon, fidèle chevalier du Christ, et qui se rend aux voeux de Votre Majesté. Charles joignit les mains; il avait reconnu dHerblay, il restait stupéfait, anéanti, devant ces hommes qui, étrangers, sans aucun mobile quun devoir imposé par leur propre conscience, luttaient ainsi contre la volonté dun peuple et contre la destinée dun roi. -- Vous, dit-il, vous! comment êtes-vous parvenu jusquici? Mon Dieu, sils vous reconnaissaient, vous seriez perdu. Parry était debout, toute sa personne exprimait le sentiment dune naïve et profonde admiration. -- Ne songez pas à moi, sire, dit Aramis en recommandant toujours du geste le silence au roi, ne songez quà vous; vos amis veillent, vous le voyez; ce que nous ferons, je ne sais pas encore; mais quatre hommes déterminés peuvent faire beaucoup. En attendant, ne fermez pas loeil de la nuit, ne vous étonnez de lien et attendez-vous à tout. Charles secoua la tête. -- Ami, dit-il, savez-vous que vous navez pas de temps à perdre et que si vous voulez agir, il faut vous presser? Savez-vous que cest demain à dix heures que je dois mourir? -- Sire, quelque chose se passera dici là qui rendra lexécution impossible. Le roi regarda Aramis avec étonnement. En ce moment même il se fit, au-dessous de la fenêtre du roi, un bruit étrange et comme ferait celui dune charrette de bois quon décharge. -- Entendez-vous? dit le roi. Ce bruit fut suivi dun cri de douleur. -- Jécoute, dit Aramis, mais je ne comprends pas quel est ce bruit, et surtout ce cri. -- Ce cri, jignore qui a pu le pousser, dit le roi, mais ce bruit, je vais vous en rendre compte. Savez-vous que je dois être exécuté en dehors de cette fenêtre? ajouta Charles en étendant la main vers la place sombre et déserte, peuplée seulement de soldats et de sentinelles. -- Oui, sire, dit Aramis, je le sais. -- Eh bien! ces bois quon apporte sont les poutres et les charpentes avec lesquelles on va construire mon échafaud. Quelque ouvrier se sera blessé en les déchargeant. Aramis frissonna malgré lui. -- Vous voyez bien, dit Charles, quil est inutile que vous vous obstiniez davantage; je suis condamné, laissez-moi subir mon sort. -- Sire, dit Aramis en reprenant sa tranquillité un instant troublée, ils peuvent bien dresser un échafaud, mais ils ne pourront pas trouver un exécuteur. -- Que voulez-vous dire? demanda le roi. -- Je veux dire quà cette heure, sire, le bourreau est enlevé ou séduit; demain, léchafaud sera prêt, mais le bourreau manquera, on remettra alors lexécution à après-demain. -- Eh bien? dit le roi. -- Eh bien? dit Aramis, demain dans la nuit nous vous enlevons. -- Comment cela? sécria le roi, dont le visage sillumina malgré lui dun éclair de joie. -- Oh! monsieur, murmura Parry les mains jointes, soyez bénis, vous et les vôtres. -- Comment cela? répéta le roi; il faut que je le sache, afin que je vous seconde sil en est besoin. -- Je nen sais rien, sire, dit Aramis; mais le plus adroit, le plus brave, le plus dévoué de nous quatre ma dit en me quittant: «Chevalier, dites au roi que demain à dix heures du soir nous lenlevons.» Puisquil la dit, il le fera. -- Dites-moi le nom de ce généreux ami, dit le roi, pour que je lui en garde une reconnaissance éternelle, quil réussisse ou non. -- DArtagnan, sire, le même qui a failli vous sauver quand le colonel Harrison est entré si mal à propos. -- Vous êtes en vérité des hommes merveilleux! dit le roi, et lon meût raconté de pareilles choses que je ne les eusse pas crues. -- Maintenant, sire, reprit Aramis, écoutez-moi. Noubliez pas un seul instant que nous veillons pour votre salut; le moindre geste, le moindre chant, le moindre signe de ceux qui sapprocheront de vous, épiez tout, écoutez tout, commentez tout. -- Oh! chevalier! sécria le roi, que puis-je vous dire? aucune parole, vînt-elle du plus profond de mon coeur, nexprimerait ma reconnaissance. Si vous réussissez, je ne vous dirai pas que vous sauvez un roi; non, vue de léchafaud comme je la vois, la royauté, je vous le jure, est bien peu de chose; mais vous conserverez un mari à sa femme, un père à ses enfants. Chevalier, touchez ma main, cest celle dun ami qui vous aimera jusquau dernier soupir. Aramis voulut baiser la main du roi, mais le roi saisit la sienne et lappuya contre son coeur. En ce moment un homme entra sans même frapper à la porte; Aramis voulut retirer sa main, le roi la retint. Celui qui entrait était un de ces puritains demi-prêtres, demi- soldats, comme il en pullulait près de Cromwell. -- Que voulez-vous, monsieur? lui dit le roi. -- Je désire savoir si la confession de Charles Stuart est terminée, dit le nouveau venu. -- Que vous importe? dit le roi, nous ne sommes pas de la même religion. -- Tous les hommes sont frères, dit le puritain. Un de mes frères va mourir, et je viens lexhorter à la mort. -- Assez, dit Parry, le roi na que faire de vos exhortations. -- Sire, dit tout bas Aramis, ménagez-le, cest sans doute quelque espion. -- Après le révérend docteur évêque, dit le roi, je vous entendrai avec plaisir, monsieur. Lhomme au regard louche se retira, non sans avoir observé Juxon avec une attention qui néchappa point au roi. -- Chevalier, dit-il quand la porte fut refermée, je crois que vous aviez raison et que cet homme est venu ici avec des intentions mauvaises; prenez garde en vous retirant quil ne vous arrive malheur. -- Sire, dit Aramis, je remercie Votre Majesté; mais quelle se tranquillise, sous cette robe jai une cotte de mailles et un poignard. -- Allez donc, monsieur, et que Dieu vous ait dans sa sainte garde, comme je disais du temps que jétais roi. Aramis sortit; Charles le reconduisit jusquau seuil. Aramis lança sa bénédiction, qui fit incliner les gardes, passa majestueusement à travers les antichambres pleines de soldats, remonta dans son carrosse, où le suivirent ses deux gardiens, et se fit ramener à lévêché, où ils le quittèrent. Juxon attendait avec anxiété. -- Eh bien? dit-il en apercevant Aramis. -- Eh bien! dit celui-ci, tout a réussi selon mes souhaits; espions, gardes, satellites mont pris pour vous, et le roi vous bénit en attendant que vous le bénissiez. -- Dieu vous protège, mon fils, car votre exemple ma donné à la fois espoir et courage. Aramis reprit ses habits et son manteau, et sortit en prévenant Juxon quil aurait encore une fois recours à lui. À peine eut-il fait dix pas dans la rue quil saperçut quil était suivi par un homme enveloppé dans un grand manteau; il mit la main sur son poignard et sarrêta. Lhomme vint droit à lui. Cétait Porthos. -- Ce cher ami! dit Aramis en lui tendant la main. -- Vous le voyez, mon cher, dit Porthos, chacun de nous avait sa mission; la mienne était de vous garder, et je vous gardais. Avez- vous vu le roi? -- Oui, et tout va bien. Maintenant, nos amis, où sont-ils? -- Nous avons rendez-vous à onze heures à lhôtel. -- Il ny a pas de temps à perdre alors, dit Aramis. En effet, dix heures et demie sonnaient à léglise Saint-Paul. Cependant, comme les deux amis firent diligence, ils arrivèrent, les premiers. Après eux, Athos entra. -- Tout va bien, dit-il avant que ses amis eussent eu le temps de linterroger. -- Quavez-vous fait? dit Aramis. Jai loué une petite felouque, étroite comme une pirogue, légère comme une hirondelle; elle nous attend à Greenwich, en face de lîle des Chiens; elle est montée dun patron et de quatre hommes, qui, moyennant cinquante livres sterling, se tiendront tout à notre disposition trois nuits de suite. Une fois à bord avec le roi, nous profitons de la marée, nous descendons la Tamise, et en deux heures nous sommes en pleine mer. Alors, en vrais pirates, nous suivons les côtes, nous nichons sur les falaises, ou si la mer est libre, nous mettons le cap sur Boulogne. Si jétais tué, le patron se nomme le capitaine Roger, et la felouque _lÉclair_. Avec ces renseignements, vous les retrouverez lun et lautre. Un mouchoir noué aux quatre coins est le signe de reconnaissance. Un instant après, dArtagnan rentra à son tour. -- Videz vos poches, dit-il, jusquà concurrence de cent livres sterling, car, quant aux miennes... Et dArtagnan retourna ses poches absolument vides. La somme fut faite à la seconde; dArtagnan sortit et rentra un instant après. -- Là! dit-il, cest fini. Ouf! ce nest pas sans peine. -- Le bourreau a quitté Londres? demanda Athos. -- Ah bien, oui! ce nétait pas assez sûr, cela. Il pouvait sortir par une porte et rentrer par lautre. -- Et où est-il? demanda Athos. -- Dans la cave. -- Dans quelle cave? -- Dans la cave de notre hôte! Mousqueton est assis sur le seuil, et voici la clef. -- Bravo! dit Aramis. Mais comment avez-vous décidé cet homme à disparaître? -- Comme on décide tout en ce monde, avec de largent; cela ma coûté cher, mais il y a consenti. -- Et combien cela vous a-t-il coûté, ami? dit Athos; car, vous le comprenez, maintenant que nous ne sommes plus tout à fait de pauvres mousquetaires sans feu ni lieu, toutes dépenses doivent être communes. -- Cela ma coûté douze mille livres, dit dArtagnan. -- Et où les avez-vous trouvées? demanda Athos; possédiez-vous donc cette somme? -- Et le fameux diamant de la reine! dit dArtagnan avec un soupir. -- Ah! cest vrai, dit Aramis, je lavais reconnu à votre doigt. -- Vous lavez donc racheté à M. des Essarts? demanda Porthos. -- Eh! mon Dieu, oui, dit dArtagnan; mais il est écrit là-haut que je ne pourrai pas le garder. Que voulez-vous! les diamants, à ce quil faut croire, ont leurs sympathies et leurs antipathies comme les hommes; il paraît que celui-là me déteste. -- Mais, dit Athos, voilà qui va bien pour le bourreau; malheureusement tout bourreau a son aide, son valet, que sais-je moi. -- Aussi celui-là avait-il le sien; mais nous jouons de bonheur. -- Comment cela? -- Au moment où je croyais que jallais avoir une seconde affaire à traiter, on a rapporté mon gaillard avec une cuisse cassée. Par excès de zèle, il a accompagné jusque sous les fenêtres du roi la charrette qui portait les poutres et les charpentes; une de ces poutres lui est tombée sur la jambe et la lui a brisée. -- Ah! dit Aramis, cest donc lui qui a poussé le cri que jai entendu de la chambre du roi? -- Cest probable, dit dArtagnan; mais comme cest un homme bien pensant, il a promis en se retirant denvoyer en son lieu et place quatre ouvriers experts et habiles pour aider ceux qui sont déjà à la besogne, et en rentrant chez son patron, tout blessé quil était, il a écrit à linstant même à maître Tom Low, garçon charpentier de ses amis, de se rendre à White-Hall pour accomplir sa promesse. Voici la lettre quil envoyait par un exprès qui devait la porter pour dix pence et qui me la vendue un louis. -- Et que diable voulez-vous faire de cette lettre? demanda Athos. -- Vous ne devinez pas? dit dArtagnan avec ses yeux brillants dintelligence. -- Non, sur mon âme! -- Eh bien! mon cher Athos, vous qui parlez anglais comme John Bull lui-même, vous êtes maître Tom Low, et nous sommes, nous, vos trois compagnons; comprenez-vous maintenant? Athos poussa un cri de joie et dadmiration, courut à un cabinet, en tira des habits douvrier, que revêtirent aussitôt les quatre amis; après quoi ils sortirent de lhôtel, Athos portant une scie, Porthos une pince, Aramis une hache, et dArtagnan un marteau et des clous. La lettre du valet de lexécuteur faisait foi près du maître charpentier que cétait bien eux que lon attendait. LXX. Les ouvriers Vers le milieu de la nuit, Charles entendit un grand fracas au- dessous de sa fenêtre: cétaient des coups de marteau et de hache, des morsures de pince et des cris de scie. Comme il sétait jeté tout habillé sur son lit et quil commençait à sendormir, ce bruit léveilla en sursaut; et comme, outre son retentissement matériel, ce bruit avait un écho moral et terrible dans son âme, les pensées affreuses de la veille vinrent lassaillir de nouveau. Seul en face des ténèbres et de lisolement, il neut pas la force de soutenir cette nouvelle torture, qui nétait pas dans le programme de son supplice, et il envoya Parry dire à la sentinelle de prier les ouvriers de frapper moins fort et davoir pitié du dernier sommeil de celui qui avait été leur roi. La sentinelle ne voulut point quitter son poste, mais laissa passer Parry. Arrivé près de la fenêtre, après avoir fait le tour du palais, Parry aperçut de plain-pied avec le balcon, dont on avait descellé la grille, un large échafaud inachevé, mais sur lequel on commençait à clouer une tenture de serge noire. Cet échafaud, élevé à la hauteur de la fenêtre, cest-à-dire à près de vingt pieds, avait deux étages inférieurs. Parry, si odieuse que lui fût cette vue, chercha parmi huit ou dix ouvriers qui bâtissaient la sombre machine ceux dont le bruit devait être le plus fatigant pour le roi, et sur le second plancher il aperçut deux hommes qui descellaient à laide dune pince les dernières fiches du balcon de fer; lun deux, véritable colosse, faisait loffice du bélier antique chargé de renverser les murailles. À chaque coup de son instrument la pierre volait en éclats. Lautre, qui se tenait à genoux tirait à lui les pierres ébranlées. Il était évident que cétaient ceux-là qui faisaient le bruit dont se plaignait le roi. Parry monta à léchelle et vint à eux. -- Mes amis, dit-il, voulez-vous travailler un peu plus doucement, je vous prie? Le roi dort, et il a besoin de sommeil. Lhomme qui frappait avec sa pince arrêta son mouvement et se tourna à demi; mais comme il était debout, Parry ne put voir son visage perdu dans les ténèbres qui sépaississaient près du plancher. Lhomme qui était à genoux se retourna aussi; et comme, plus bas que son compagnon, il avait le visage éclairé par la lanterne, Parry put le voir. Cet homme le regarda fixement et porta un doigt à sa bouche. Parry recula stupéfait. -- Cest bien, cest bien, dit louvrier en excellent anglais, retourne dire au roi que sil dort mal cette nuit-ci, il dormira mieux la nuit prochaine. Ces rudes paroles, qui, en les prenant au pied de la lettre, avaient un sens si terrible, furent accueillies des ouvriers qui travaillaient sur les côtés et à létage inférieur avec une explosion daffreuse joie. Parry se retira, croyant quil faisait un rêve. Charles lattendait avec impatience. Au moment où il rentra, la sentinelle qui veillait à la porte passa curieusement sa tête par louverture pour voir ce que faisait le roi. Le roi était accoudé sur son lit. Parry ferma la porte, et, allant au roi le visage rayonnant de joie: -- Sire, dit-il à voix basse, savez-vous quels sont ces ouvriers qui font tant de bruit? -- Non, dit Charles en secouant mélancoliquement la tête; comment veux-tu que je sache cela? est-ce que je connais ces hommes? -- Sire, dit Parry plus bas encore et en se penchant vers le lit de son maître, sire, cest le comte de La Fère et son compagnon. -- Qui dressent mon échafaud? dit le roi étonné. -- Oui, et qui en le dressant font un trou à la muraille. -- Chut! dit le roi en regardant avec terreur autour de lui. Tu les as vus? -- Je leur ai parlé. Le roi joignit les mains et leva les yeux au ciel; puis, après une courte et fervente prière, il se jeta à bas de son lit et alla à la fenêtre, dont il écarta les rideaux; les sentinelles du balcon y étaient toujours; puis au-delà du balcon sétendait une sombre plate-forme sur laquelle elles passaient comme des ombres. Charles ne put rien distinguer, mais il sentit sous ses pieds la commotion des coups que frappaient ses amis. Et chacun de ces coups maintenant lui répondait au coeur. Parry ne sétait pas trompé, et il avait bien reconnu Athos. Cétait lui, en effet, qui, aidé de Porthos, creusait un trou sur lequel devait poser une des charpentes transversales. Ce trou communiquait dans une espèce de tambour pratiqué sous le plancher même de la chambre royale. Une fois dans ce tambour, qui ressemblait à un entre-sol fort bas, on pouvait, avec une pince et de bonnes épaules, et cela regardait Porthos, faire sauter une lame du parquet; le roi alors se glissait par cette ouverture, regagnait avec ses sauveurs un des compartiments de léchafaud entièrement recouvert de drap noir, saffublait à son tour dun habit douvrier quon lui avait préparé, et, sans affectation, sans crainte, il descendait avec les quatre compagnons. Les sentinelles, sans soupçon, voyant des ouvriers qui venaient de travailler à léchafaud, laissaient passer. Comme nous lavons dit, la felouque était toute prête. Ce plan était large, simple et facile, comme toutes les choses qui naissent dune résolution hardie. Donc Athos déchirait ses belles mains si blanches et si fines à lever les pierres arrachées de leur base par Porthos. Déjà il pouvait passer la tête sous les ornements qui décoraient la crédence du balcon. Deux heures encore, il y passerait tout le corps. Avant le jour, le trou serait achevé et disparaîtrait sous les plis dune tenture intérieure que poserait dArtagnan. DArtagnan sétait fait passer pour un ouvrier français et posait les clous avec la régularité du plus habile tapissier. Aramis coupait lexcédent de la serge, qui pendait jusquà terre et derrière laquelle se levait la charpente de léchafaud. Le jour parut au sommet des maisons. Un grand feu de tourbe et de charbon avait aidé les ouvriers à passer cette nuit si froide du 29 au 30 janvier; à tout moment les plus acharnés à leur ouvrage sinterrompaient pour aller se réchauffer. Athos et Porthos seuls navaient point quitté leur oeuvre. Aussi, aux premières lueurs du matin, le trou était-il achevé. Athos y entra, emportant avec lui les habits destinés au roi, enveloppés dans un coupon de serge noire. Porthos lui passa une pince; et dArtagnan cloua, luxe bien grand mais fort utile, une tenture de serge intérieure, derrière laquelle le trou et celui quil cachait disparurent. Athos navait plus que deux heures de travail pour pouvoir communiquer avec le roi; et, selon la prévision des quatre amis, ils avaient toute la journée devant eux, puisque, le bourreau manquant, on serait forcé daller chercher celui de Bristol. DArtagnan alla reprendre son habit marron, et Porthos son pourpoint rouge; quant à Aramis, il se rendit chez Juxon, afin de pénétrer, sil était possible, avec lui jusquauprès du roi. Tous trois avaient rendez-vous à midi sur la place de White-Hall pour voir ce qui sy passerait. Avant de quitter léchafaud, Aramis sétait approché de louverture où était caché Athos, afin de lui annoncer quil allait tâcher de revoir Charles. -- Adieu donc et bon courage, dit Athos; rapportez au roi où en sont les choses; dites-lui que lorsquil sera seul il frappe au parquet, afin que je puisse continuer sûrement ma besogne. Si Parry pouvait maider en détachant davance la plaque inférieure de la cheminée, qui sans doute est une dalle de marbre, ce serait autant de fait. Vous, Aramis, tâchez de ne pas quitter le roi. Parlez haut, très haut, car on vous écoutera de la porte. Sil y a une sentinelle dans lintérieur de lappartement, tuez-la sans marchander; sil y en a deux, que Parry en tue une et vous lautre; sil y en a trois, faites-vous tuer, mais sauvez le roi. -- Soyez tranquille, dit Aramis, je prendrai deux poignards, afin den donner un à Parry. Est-ce tout? -- Oui, allez; mais recommandez bien au roi de ne pas faire de fausse générosité. Pendant que vous vous battrez, sil y a combat, quil fuie; la plaque une fois replacée sur sa tête, vous, mort ou vivant sur cette plaque, on sera dix minutes au moins à retrouver le trou par lequel il aura fui. Pendant ces dix minutes nous aurons fait du chemin et le roi sera sauvé. -- Il sera fait comme vous le dites, Athos. Votre main, car peut- être ne nous reverrons-nous plus. Athos passa ses bras autour du cou dAramis et lembrassa: -- Pour vous, dit-il. Maintenant, si je meurs, dites à dArtagnan que je laime comme un enfant, et embrassez-le pour moi. Embrassez aussi notre bon et brave Porthos. Adieu. -- Adieu, dit Aramis. Je suis aussi sûr maintenant que le roi se sauvera que je suis sûr de tenir et de serrer la plus loyale main qui soit au monde. Aramis quitta Athos, descendit de léchafaud à son tour et regagna lhôtel en sifflotant lair dune chanson à la louange de Cromwell. Il trouva ses deux autres amis attablés près dun bon feu, buvant une bouteille de vin de Porto et dévorant un poulet froid. Porthos mangeait, tout en maugréant force injures sur ces infâmes parlementaires; dArtagnan mangeait en silence, mais en bâtissant dans sa pensée les plans les plus audacieux. Aramis lui conta tout ce qui était convenu; dArtagnan approuva de la tête et Porthos de la voix. -- Bravo! dit-il; dailleurs nous serons là au moment de sa fuite: on est très bien caché sous cet échafaud, et nous pouvons nous y tenir. Entre dArtagnan, moi, Grimaud et Mousqueton, nous en tuerons bien huit: je ne parle pas de Blaisois, il nest bon quà garder les chevaux. À deux minutes par homme, cest quatre minutes; Mousqueton en perdra une, cest cinq, pendant ces cinq minutes-là vous pouvez avoir fait un quart de lieue. Aramis mangea rapidement un morceau, but un verre de vin et changea dhabits. -- Maintenant, dit-il, je, me rends chez Sa Grandeur. Chargez-vous de préparer les armes, Porthos; surveillez bien votre bourreau, dArtagnan. -- Soyez tranquille, Grimaud a relevé Mousqueton, et il a le pied dessus. -- Nimporte, redoublez de surveillance et ne demeurez pas un instant inactif. -- Inactif! Mon cher, demandez à Porthos: je ne vis pas, je suis sans cesse sur mes jambes, jai lair dun danseur. Mordioux! que jaime la France en ce moment, et quil est bon davoir une patrie à soi, quand on est si mal dans celle des autres. Aramis les quitta comme il avait quitté Athos, cest-à-dire en les embrassant; puis il se rendit chez lévêque Juxon, auquel il transmit sa requête. Juxon consentit dautant plus facilement à emmener Aramis, quil avait déjà prévenu quil aurait besoin dun prêtre, au cas certain où le roi voudrait communier, et surtout au cas probable où le roi désirerait entendre une messe. Vêtu comme Aramis létait la veille, lévêque monta dans sa voiture. Aramis, plus déguisé encore par sa pâleur et sa tristesse que par son costume de diacre, monta près de lui. La voiture sarrêta à la porte de White-Hall; il était neuf heures du matin à peu près. Rien ne semblait changé; les antichambres et les corridors, comme la veille, étaient pleins de gardes. Deux sentinelles veillaient à la porte du roi, deux autres se promenaient devant le balcon sur la plate-forme de léchafaud, où le billot était déjà posé. Le roi était plein despérance; en revoyant Aramis, cette espérance se changea en joie. Il embrassa Juxon, il serra la main dAramis. Lévêque affecta de parler haut et devant tout le monde de leur entrevue de la veille. Le roi lui répondit que les paroles quil lui avait dites dans cette entrevue avaient porté leur fruit, et quil désirait encore un entretien pareil. Juxon se retourna vers les assistants et les pria de le laisser seul avec le roi. Tout le monde se retira. Dès que la porte se fut refermée: -- Sire, dit Aramis avec rapidité, vous êtes sauvé! Le bourreau de Londres a disparu; son aide sest cassé la cuisse hier sous les fenêtres de Votre Majesté. Ce cri que nous avons entendu, cétait le sien. Sans doute on sest déjà aperçu de la disparition de lexécuteur; mais il ny a de bourreau quà Bristol, et il faut le temps de laller chercher. Nous avons donc au moins jusquà demain. -- Mais le comte de La Fère? demanda le roi. -- À deux pieds de vous, sire. Prenez le poker du brasier et frappez trois coups, vous allez lentendre vous répondre. Le roi, dune main tremblante, prit linstrument et frappa trois coups à intervalles égaux. Aussitôt des coups sourds et ménagés, répondant au signal donné, retentirent sous le parquet. -- Ainsi, dit le roi, celui qui me répond là... -- Est le comte de La Fère, sire, dit Aramis. Il prépare la voie par laquelle Votre Majesté pourra fuir. Parry, de son côté, soulèvera cette dalle de marbre, et un passage sera tout ouvert. -- Mais, dit Parry, je nai aucun instrument. -- Prenez ce poignard, dit Aramis; seulement prenez garde de le trop émousser, car vous pourrez bien en avoir besoin pour creuser autre chose que la pierre. -- Oh! Juxon, dit Charles, se retournant vers lévêque et lui prenant les deux mains, Juxon, retenez la prière de celui qui fut votre roi... -- Qui lest encore et qui le sera toujours, dit Juxon en baisant la main du prince. -- Priez toute votre vie pour ce gentilhomme que vous voyez, pour cet autre que vous entendez sous nos pieds, pour deux autres encore qui, quelque part quils soient, veillent, jen suis sûr, à mon salut. -- Sire répondit Juxon, vous serez obéi. Chaque jour il y aura, tant que je vivrai, une prière offerte à Dieu pour ces fidèles amis de Votre Majesté. Le mineur continua quelque temps encore son travail, quon sentait incessamment se rapprocher. Mais tout à coup un bruit inattendu retentit dans la galerie. Aramis saisit le poker et donna le signal de linterruption. Ce bruit se rapprochait: cétait celui dun certain nombre de pas égaux et réguliers. Les quatre hommes restèrent immobiles; tous les yeux se fixèrent sur la porte, qui souvrit lentement et avec une sorte de solennité. Des gardes étaient formés en haie dans la chambre qui précédait celle du roi. Un commissaire du parlement, vêtu de noir et plein dune gravité de mauvais augure, entra, salua le roi, et déployant un parchemin, lui lut son arrêt comme on a lhabitude de le faire aux condamnés qui vont marcher à léchafaud. -- Que signifie cela? demanda Aramis à Juxon. Juxon fit un signe qui voulait dire quil était en tout point aussi ignorant que lui. -- Cest donc pour aujourdhui? demanda le roi avec une émotion perceptible seulement pour Juxon et Aramis. -- Nétiez-vous point prévenu, sire, que cétait pour ce matin? répondit lhomme vêtu de noir. -- Et, dit le roi, je dois périr comme un criminel ordinaire, de la main du bourreau de Londres? -- Le bourreau de Londres a disparu, sire, dit le commissaire du parlement; mais à sa place un homme sest offert. Lexécution ne sera donc retardée que du temps seulement que vous demanderez pour mettre ordre à vos affaires temporelles et spirituelles. Une légère sueur qui perla à la racine des cheveux de Charles fut la seule trace démotion quil donna en apprenant cette nouvelle. Mais Aramis devint livide. Son coeur ne battait plus: il ferma les yeux et appuya sa main sur une table. En voyant cette profonde douleur, Charles parut oublier la sienne. Il alla à lui, lui prit la main et lembrassa. -- Allons, ami, dit-il avec un doux et triste sourire, du courage. Puis se retournant vers le commissaire: -- Monsieur, dit-il, je suis prêt. Vous le voyez, je ne désire que deux choses qui ne vous retarderont pas beaucoup, je crois: la première, de communier; la seconde, dembrasser mes enfants et de leur dire adieu pour la dernière fois; cela me sera-t-il permis? -- Oui, sire, répondit le commissaire du parlement. Et il sortit. Aramis, rappelé à lui, senfonçait les ongles dans la chair, un immense gémissement sortit de sa poitrine. -- Oh! Monseigneur, sécria-t-il en saisissant les mains de Juxon, où est Dieu? où est Dieu? -- Mon fils, dit avec fermeté lévêque, vous ne le voyez point, parce que les passions de la terre le cachent. -- Mon enfant, dit le roi à Aramis, ne te désole pas ainsi. Tu demandes ce que fait Dieu? Dieu regarde ton dévouement et mon martyre, et, crois-moi, lun et lautre auront leur récompense; prends-ten donc de ce qui arrive aux hommes, et non à Dieu. Ce sont les hommes qui me font mourir, ce sont les hommes qui te font pleurer. -- Oui, sire, dit Aramis, oui, vous avez raison; cest aux hommes quil faut que je men prenne, et cest à eux que je men prendrai. -- Asseyez-vous, Juxon, dit le roi en tombant à genoux, car il vous reste à mentendre, et il me reste à me confesser. Restez, monsieur, dit-il à Aramis qui faisait un mouvement pour se retirer; restez, Parry, je nai rien à dire, même dans le secret de la pénitence, qui ne puisse se dire en face de tous; restez, et je nai quun regret, cest que le monde entier ne puisse pas mentendre comme vous et avec vous. Juxon sassit, et le roi, agenouillé devant lui comme le plus humble des fidèles, commença sa confession. LXXI. _Remember_ La confession royale achevée, Charles communia, puis il demanda à voir ses enfants. Dix heures sonnaient; comme lavait dit le roi, ce nétait donc pas un grand retard. Cependant le peuple était déjà prêt; il savait que dix heures étaient le moment fixé pour lexécution, il sentassait dans les rues adjacentes au palais, et le roi commençait à distinguer ce bruit lointain que font la foule et la mer, quand lune est agitée par ses passions, lautre par ses tempêtes. Les enfants du roi arrivèrent: cétait dabord la princesse Charlotte, puis le duc de Glocester, cest-à-dire une petite fille blonde, belle et les yeux mouillés de larmes, puis un jeune garçon de huit à neuf ans, dont loeil sec et la lèvre dédaigneusement relevée accusaient la fierté naissante. Lenfant avait pleuré toute la nuit, mais devant tout ce monde il ne pleurait pas. Charles sentit son coeur se fondre à laspect de ces deux enfants quil navait pas vus depuis deux ans, et quil ne revoyait quau moment de mourir. Une larme vint à ses yeux et il se retourna pour lessuyer, car il voulait être fort devant ceux à qui il léguait un si lourd héritage de souffrance et de malheur. Il parla à la jeune fille dabord; lattirant à lui, il lui recommanda la piété, la résignation et lamour filial; puis, passant de lun à lautre, il prit le jeune duc de Glocester, et lasseyant sur son genou pour quà la fois il pût le presser sur son coeur et baiser son visage: -- Mon fils, lui dit-il, vous avez vu par les rues et dans les antichambres beaucoup de gens en venant ici; ces gens vont couper la tête à votre père, ne loubliez jamais. Peut-être un jour, vous voyant près deux et vous ayant en leur pouvoir, voudront-ils vous faire roi à lexclusion du prince de Galles ou du duc dYork, vos frères aînés qui sont, lun en France, lautre je ne sais où; mais vous nêtes pas le roi, mon fils, et vous ne pouvez le devenir que par leur mort. Jurez-moi donc de ne pas vous laisser mettre la couronne sur la tête, que vous nayez légitimement droit à cette couronne; car un jour, écoutez bien, mon fils, si vous faisiez cela, tête et couronne, ils abattraient tout, et ce jour-là vous ne pourriez mourir calme et sans remords, comme je meurs. Jurez, mon fils. Lenfant étendit sa petite main dans celle de son père, et dit. -- Sire, je jure à Votre Majesté... Charles linterrompit. -- Henri, dit-il, appelle-moi ton père. -- Mon père, reprit lenfant, je vous jure quils me tueront avant de me faire roi. -- Bien, mon fils, dit Charles. Maintenant embrassez-moi, et vous aussi, Charlotte, et ne moubliez point. -- Oh! non, jamais! jamais! sécrièrent les deux enfants en lançant leurs bras au cou du roi. -- Adieu, dit Charles; adieu, mes enfants. Emmenez-les, Juxon; leurs larmes môteraient le courage de mourir. Juxon arracha les pauvres enfants des bras de leur père et les remit à ceux qui les avaient amenés. Derrière eux les portes souvrirent, et tout le monde put entrer. Le roi, se voyant seul au milieu de la foule des gardes et des curieux qui commençaient à envahir la chambre, se rappela que le comte de La Fère était là bien près, sous le parquet de lappartement, ne le pouvant voir et espérant peut-être toujours. Il tremblait que le moindre bruit ne semblât un signal pour Athos, et que celui-ci, en se remettant au travail, ne se trahit lui- même. Il affecta donc limmobilité et contint par son exemple tous les assistants dans le repos. Le roi ne se trompait point, Athos était réellement sous ses pieds: il écoutait, il se désespérait de ne pas entendre le signal; il commençait parfois, dans son impatience, à déchiqueter de nouveau la pierre; mais, craignant dêtre entendu, il sarrêtait aussitôt. Cette horrible inaction dura deux heures. Un silence de mort régnait dans la chambre royale. Alors Athos se décida à chercher la cause de cette sombre et muette tranquillité que troublait seule limmense rumeur de la foule. Il entrouvrit la tenture qui cachait le trou de la crevasse, et descendit sur le premier étage de léchafaud. Au- dessus de sa tête, à quatre pouces à peine, était le plancher qui sétendait au niveau de la plate-forme et qui faisait léchafaud. Ce bruit quil navait entendu que sourdement jusque-là et qui dès lors parvint à lui, sombre et menaçant, le fit bondir de terreur. Il alla jusquau bord de léchafaud, entrouvrit le drap noir à la hauteur de son oeil et vit les cavaliers acculés à la terrible machine; au-delà des cavaliers, une rangée de pertuisaniers; au- delà des pertuisaniers, des mousquetaires; et au-delà des mousquetaires les premières files du peuple, qui, pareil à un sombre océan, bouillonnait et mugissait. -- Quest-il donc arrivé? se demanda Athos plus tremblant que le drap dont il froissait les plis. Le peuple se presse, les soldats sont sous les armes, et parmi les spectateurs, qui tous ont les yeux fixés sur la fenêtre, japerçois dArtagnan! Quattend-il? Que regarde-t-il? Grand Dieu auraient-ils laissé échapper le bourreau! Tout à coup le tambour roula sourd et funèbre sur la place; un bruit de pas pesants et prolongés retentit au-dessus de sa tête. Il lui sembla que quelque chose de pareil à une procession immense foulait les parquets de White-Hall; bientôt il entendit craquer les planches mêmes de léchafaud. Il jeta un dernier regard sur la place, et lattitude des spectateurs lui apprit ce quune dernière espérance restée au fond de son coeur lempêchait encore de deviner. Le murmure de la place avait cessé entièrement. Tous les yeux étaient fixés sur la fenêtre de White-Hall, les bouches entrouvertes et les haleines suspendues indiquaient lattente de quelque terrible spectacle. Ce bruit de pas que, de la place quil occupait alors sous le parquet de lappartement du roi, Athos avait entendu au-dessus de sa tête se reproduisit sur léchafaud, qui plia sous le poids, de façon à ce que les planches touchèrent presque la tête du malheureux gentilhomme. Cétait évidemment deux files de soldats qui prenaient leur place. Au même instant une voix bien connue du gentilhomme, une noble voix prononça ces paroles au-dessus de sa tête: -- Monsieur le colonel, je désire parler au peuple. Athos frissonna des pieds à la tête: cétait bien le roi qui parlait sur léchafaud. En effet, après avoir bu quelques gouttes de vin et rompu un pain, Charles, las dattendre la mort, sétait tout à coup décidé à aller au-devant delle et avait donné le signal de la marche. Alors on avait ouvert à deux battants la fenêtre donnant sur la place, et du fond de la vaste chambre, le peuple avait pu voir savancer silencieusement dabord un homme masqué, quà la hache quil tenait à la main il avait reconnu pour le bourreau. Cet homme sétait approché du billot et y avait déposé sa hache. Cétait le premier bruit quAthos avait entendu. Puis, derrière cet homme, pâle sans doute, mais calme et marchant dun pas ferme, Charles Stuart, lequel savançait entre deux prêtres suivis de quelques officiers supérieurs, chargés de présider à lexécution, et escorté de deux files de pertuisaniers, qui se rangèrent aux deux côtés de léchafaud. La vue de lhomme masqué avait provoqué une longue rumeur. Chacun était plein de curiosité pour savoir quel était ce bourreau inconnu qui sétait présenté si à point pour que le terrible spectacle promis au peuple pût avoir lieu, quand le peuple avait cru que ce spectacle était remis au lendemain. Chacun lavait donc dévoré des yeux; mais tout ce quon avait pu voir, cest que cétait un homme de moyenne taille, vêtu tout en noir, et qui paraissait déjà dun certain âge, car lextrémité dune barbe grisonnante dépassait le bas du masque qui lui couvrait le visage. Mais à la vue du roi si calme, si noble, si digne, le silence sétait à linstant même rétabli, de sorte que chacun put entendre le désir quil avait manifesté de parler au peuple. À cette demande, celui à qui elle était adressée avait sans doute répondu par un signe affirmatif, car dune voix ferme et sonore, et qui vibra jusquau fond du coeur dAthos, le roi commença de parler. Il expliquait sa conduite au peuple et lui donnait des conseils pour le bien de lAngleterre. -- Oh! se disait Athos en lui-même, est-il bien possible que jentende ce que jentends et que je voie ce que je vois? Est-il bien possible que Dieu ait abandonné son représentant sur la terre à ce point quil le laisse mourir si misérablement!... Et moi qui ne lai pas vu! moi qui ne lui ai pas dit adieu! Un bruit pareil à celui quaurait fait linstrument de mort remué sur le billot se fit entendre. Le roi sinterrompit. -- Ne touchez pas à la hache, dit-il. Et il reprit son discours où il lavait laissé. Le discours fini, un silence de glace sétablit sur la tête du comte. Il avait la main à son front, et entre sa main et son front ruisselaient des gouttes de sueur, quoique lair fût glacé. Ce silence indiquait les derniers préparatifs. Le discours terminé, le roi avait promené sur la foule un regard plein de miséricorde; et détachant lordre quil portait, et qui était cette même plaque en diamants que la reine lui avait envoyée, il la remit au prêtre qui accompagnait Juxon. Puis il tira de sa poitrine une petite croix en diamants aussi. Celle-là, comme la plaque, venait de Madame Henriette. -- Monsieur, dit-il en sadressant au prêtre qui accompagnait Juxon, je garderai cette croix dans ma main jusquau dernier moment; vous me la reprendrez quand je serai mort. -- Oui, sire, dit une voix quAthos reconnut pour celle dAramis. Alors Charles, qui jusque-là sétait tenu la tête couverte, prit son chapeau et le jeta près de lui; puis un à un il défit tous les boutons de son pourpoint, se dévêtit et le jeta près de son chapeau. Alors, comme il faisait froid, il demanda sa robe de chambre, quon lui donna. Tous ces préparatifs avaient été faits avec un calme effrayant. On eût dit que le roi allait se coucher dans son lit et non dans son cercueil. Enfin, relevant ses cheveux avec la main: -- Vous gêneront-ils, monsieur? dit-il au bourreau. En ce cas on pourrait les retenir avec un cordon. Charles accompagna ces paroles dun regard qui semblait vouloir pénétrer sous le masque de linconnu. Ce regard si noble, si calme et si assuré força cet homme à détourner la tête. Mais derrière le regard profond du roi il trouva le regard ardent dAramis. Le roi, voyant quil ne répondait pas, répéta sa question. -- Il suffira, répondit lhomme dune voix sourde, que vous les écartiez sur le cou. Le roi sépara ses cheveux avec les deux mains, et regardant le billot: -- Ce billot est bien bas, dit-il, ny en aurait-il point de plus élevé? -- Cest le billot ordinaire, répondit lhomme masqué. -- Croyez-vous me couper la tête dun seul coup? demanda le roi. -- Je lespère, répondit lexécuteur. Il y avait dans ces deux mots: _Je lespère_, une si étrange intonation, que tout le monde frissonna, excepté le roi. -- Cest bien, dit le roi; et maintenant, bourreau, écoute. Lhomme masqué fit un pas vers le roi et sappuya sur sa hache. -- Je ne veux pas que tu me surprennes, lui dit Charles. Je magenouillerai pour prier, alors ne frappe pas encore. -- Et quand frapperai-je? demanda lhomme masqué. -- Quand je poserai le cou sur le billot et que je tendrai les bras en disant: _Remember_, alors frappe hardiment. Lhomme masqué sinclina légèrement. -- Voici le moment de quitter le monde, dit le roi à ceux qui lentouraient. Messieurs, je vous laisse au milieu de la tempête et vous précède dans cette patrie qui ne connaît pas dorage. Adieu. Il regarda Aramis et lui fit un signe de tête particulier. -- Maintenant, continua-t-il, éloignez-vous et laissez-moi faire tout bas ma prière, je vous prie. Éloigne-toi aussi, dit-il à lhomme masqué; ce nest que pour un instant, et je sais que je tappartiens; mais souviens-toi de ne frapper quà mon signal. Alors Charles sagenouilla, fit le signe de la croix, approcha sa bouche des planches comme sil eût voulu baiser la plate-forme; puis sappuyant dune main sur le plancher et de lautre sur le billot: -- Comte de La Fère, dit-il en français, êtes-vous là et puis-je parler? Cette voix frappa droit au coeur dAthos et le perça comme un fer glacé. -- Oui, Majesté, dit-il en tremblant. -- Ami fidèle, coeur généreux, dit le roi, je nai pu être sauvé je ne devais pas lêtre. Maintenant, dussé-je commettre un sacrilège, je te dirai: Oui, jai parlé aux hommes, jai parlé à Dieu, je te parle à toi le dernier. Pour soutenir une cause que jai crue sacrée, jai perdu le trône de mes pères et diverti lhéritage de mes enfants. Un million en or me reste, je lai enterré dans les caves du château de Newcastle au moment où jai quitté cette ville. Cet argent, toi seul sais quil existe, fais- en usage quand tu croiras quil en sera temps pour le plus grand bien de mon fils aîné; et maintenant, comte de La Fère, dites-moi adieu. -- Adieu, Majesté sainte et martyre, balbutia Athos glacé de terreur. Il se fit alors un instant de silence, pendant lequel il sembla à Athos que le roi se relevait et changeait de position. Puis dune voix pleine et sonore, de manière quon lentendît non seulement sur léchafaud, mais encore sur la place: -- _Remember_, dit le roi. Il achevait à peine ce mot quun coup terrible ébranla le plancher de léchafaud; la poussière séchappa du drap et aveugla le malheureux gentilhomme. Puis soudain, comme par un mouvement machinal il levait les yeux et la tête, une goutte chaude tomba sur son front. Athos recula avec un frisson dépouvante, et au même instant, les gouttes se changèrent en une noire cascade, qui rejaillit sur le plancher. Athos, tombé lui-même à genoux, demeura pendant quelques instants comme frappé de folie et dimpuissance. Bientôt, à son murmure décroissant, il saperçut que la foule séloignait; il demeura encore un instant immobile, muet et consterné. Alors se retournant, il alla tremper le bout de son mouchoir dans le sang du roi martyr; puis, comme la foule séloignait de plus en plus, il descendit, fendit le drap, et se glissa entre deux chevaux, se mêla au peuple dont il portait le vêtement, et arriva le premier à la taverne. Monté à sa chambre, il se regarda dans une glace, vit son front marqué dune large tache rouge, porta la main à son front, la retira pleine du sang du roi et sévanouit. LXXII. Lhomme masqué Quoiquil ne fût que quatre heures du soir, il faisait nuit close; la neige tombait épaisse et glacée. Aramis rentra à son tour et trouva Athos, sinon sans connaissance, du moins anéanti. Aux premiers mots de son ami, le comte sortit de lespèce de léthargie où il était tombé. -- Eh bien! dit Aramis, vaincus par la fatalité. -- Vaincus! dit Athos. Noble et malheureux roi! -- Êtes-vous donc blessé? demanda Aramis. -- Non, ce sang est le sien. Le comte sessuya le front. -- Où étiez-vous donc? -- Où vous maviez laissé, sous léchafaud. -- Et vous avez tout vu? -- Non, mais tout entendu; Dieu me garde dune autre heure pareille à celle que je viens de passer! Nai-je point les cheveux blancs? -- Alors vous savez que je ne lai point quitté? -- Jai entendu votre voix jusquau dernier moment. -- Voici la plaque quil ma donnée, dit Aramis, voici la croix que jai retirée de sa main; il désirait quelles fussent remises à la reine. -- Et voilà un mouchoir pour les envelopper, dit Athos. Et il tira de sa poche le mouchoir quil avait trempé dans le sang du roi. -- Maintenant, demanda Athos, qua-t-on fait de ce pauvre cadavre? -- Par ordre de Cromwell, les honneurs royaux lui seront rendus. Nous avons placé le corps dans un cercueil de plomb; les médecins soccupent dembaumer ces malheureux restes, et, leur oeuvre finie, le roi sera déposé dans une chapelle ardente. -- Dérision! murmura sombrement Athos; les honneurs royaux à celui quils ont assassiné! -- Cela prouve, dit Aramis, que le roi meurt, mais que la royauté ne meurt pas. -- Hélas! dit Athos, cest peut-être le dernier roi chevalier quaura eu le monde. -- Allons, ne vous désolez pas, comte, dit une grosse voix dans lescalier, où retentissaient les larges pas de Porthos, nous sommes tous mortels, mes pauvres amis. -- Vous arrivez tard, mon cher Porthos, dit le comte de La Fère. -- Oui, dit Porthos, il y avait des gens sur ma route qui mont retardé. Ils dansaient, les misérables! Jen ai pris un par le cou et je crois lavoir un peu étranglé. Juste en ce moment une patrouille est venue. Heureusement, celui à qui javais eu particulièrement affaire a été quelques minutes sans pouvoir parler. Jai profité de cela pour me jeter dans une petite rue. Cette petite rue ma conduit dans une autre plus petite encore. Alors je me suis perdu. Je ne connais pas Londres, je ne sais pas langlais, jai cru que je ne me retrouverais jamais; enfin me voilà. -- Mais dArtagnan, dit Aramis, ne lavez-vous point vu et ne lui serait-il rien arrivé? -- Nous avons été séparés par la foule, dit Porthos, et, quelques efforts que jaie faits, je nai pas pu le rejoindre. -- Oh! dit Athos avec amertume, je lai vu, moi; il était au premier rang de la foule, admirablement placé pour ne rien perdre; et comme, à tout prendre, le spectacle était curieux, il aura voulu voir jusquau bout. -- Oh! comte de La Fère, dit une voix calme, quoique étouffée par la précipitation de la course, est-ce bien vous qui calomniez les absents? Ce reproche atteignit Athos au coeur. Cependant, comme limpression que lui avait produite dArtagnan aux premiers rangs de ce peuple stupide et féroce était profonde, il se contenta de répondre: -- Je ne vous calomnie pas, mon ami. On était inquiet de vous ici, et jai dit où vous étiez. Vous ne connaissiez pas le roi Charles, ce nétait quun étranger pour vous, et vous nétiez pas forcé de laimer. Et en disant ces mots il tendit la main à son ami. Mais dArtagnan fit semblant de ne point voir le geste dAthos et garda sa main sous son manteau. Athos laissa retomber lentement la sienne près de lui. -- Ouf! je suis las, dit dArtagnan, et il sassit. -- Buvez un verre de porto, dit Aramis en prenant une bouteille sur une table et en remplissant un verre; buvez, cela vous remettra. -- Oui, buvons, dit Athos, qui, sensible au mécontentement du Gascon, voulait choquer son verre contre le sien, buvons et quittons cet abominable pays. La felouque nous attend, vous le savez; partons ce soir, nous navons plus rien à faire ici. -- Vous êtes bien pressé, monsieur le comte, dit dArtagnan. -- Ce sol sanglant me brûle les pieds, dit Athos. -- La neige ne me fait pas cet effet, à moi, dit tranquillement le Gascon. -- Mais que voulez-vous donc que nous fassions, dit Athos, maintenant que le roi est mort? -- Ainsi, monsieur le comte, dit dArtagnan avec négligence, vous ne voyez point quil vous reste quelque chose à faire en Angleterre? -- Rien, rien, dit Athos, quà douter de la bonté divine et à mépriser mes propres forces. -- Eh bien! moi, dit dArtagnan, moi chétif, moi badaud sanguinaire, qui suis allé me placer à trente pas de léchafaud pour mieux voir tomber la tête de ce roi que je ne connaissais pas, et qui, à ce quil paraît, métait indifférent, je pense autrement que monsieur le comte... je reste! Athos pâlit extrêmement; chaque reproche de son ami vibrait jusquau plus profond de son coeur. -- Ah! vous restez à Londres? dit Porthos à dArtagnan. -- Oui, dit celui-ci. Et vous? -- Dame! dit Porthos un peu embarrassé vis-à-vis dAthos et dAramis, dame! si vous restez, comme je suis venu avec vous, je ne men irai quavec vous; je ne vous laisserai pas seul dans cet abominable pays. -- Merci, mon excellent ami. Alors jai une petite entreprise à vous proposer, et que nous mettrons à exécution ensemble quand monsieur le comte sera parti, et dont lidée mest venue pendant que je regardais le spectacle que vous savez. -- Laquelle? dit Porthos. -- Cest de savoir quel est cet homme masqué qui sest offert si obligeamment pour couper le cou du roi. -- Un homme masqué! sécria Athos, vous navez donc pas laissé fuir le bourreau? -- Le bourreau? dit dArtagnan, il est toujours dans la cave, où je présume quil dit deux mots aux bouteilles de notre hôte. Mais vous my faites penser... Il alla à la porte. -- Mousqueton! dit-il. -- Monsieur? répondit une voix qui semblait sortir des profondeurs de la terre. -- Lâchez votre prisonnier, dit dArtagnan, tout est fini. -- Mais, dit Athos, quel est donc le misérable qui a porté la main sur son roi? -- Un bourreau amateur, qui, du reste, manie la hache avec facilité, car, ainsi quil l_espérait_, dit Aramis, il ne lui a fallu quun coup. -- Navez-vous point vu son visage? demanda Athos. -- Il avait un masque, dit dArtagnan. -- Mais vous qui étiez près de lui, Aramis? -- Je nai vu quune barbe grisonnante qui passait sous le masque. -- Cest donc un homme dun certain âge? demanda Athos. -- Oh! dit dArtagnan, cela ne signifie rien. Quand on met un masque, on peut bien mettre une barbe. -- Je suis fâché de ne pas lavoir suivi, dit Porthos. -- Eh bien! mon cher Porthos, dit dArtagnan, voilà justement lidée qui mest venue, à moi. Athos comprit tout; il se leva. -- Pardonne-moi, dArtagnan, dit-il; jai douté de Dieu, je pouvais bien douter de toi. Pardonne-moi, ami. -- Nous verrons cela tout à lheure, dit dArtagnan avec un demi- sourire. -- Eh bien? dit Aramis. -- Eh bien, reprit dArtagnan, tandis que je regardais, non pas le roi, comme le pense monsieur le comte, car je sais ce que cest quun homme qui va mourir, et, quoique je dusse être habitué à ces sortes de choses, elles me font toujours mal, mais bien le bourreau masqué, cette idée me vint, ainsi que je vous lai dit, de savoir qui il était. Or, comme nous avons lhabitude de nous compléter les uns par les autres, et de nous appeler à laide, comme on appelle sa seconde main au secours de la première, je regardai machinalement autour de moi pour voir si Porthos ne serait pas là; car je vous avais reconnu près du roi, Aramis, et vous, comte, je savais que vous deviez être sous léchafaud. Ce qui fait que je vous pardonne, ajouta-t-il en tendant la main à Athos, car vous avez bien dû souffrir. Je regardais donc autour de moi quand je vis à ma droite une tête qui avait été fendue, et qui, tant bien que mal, sétait raccommodée avec du taffetas noir.»Parbleu! me dis-je, il me semble que voilà une couture de ma façon, et que jai recousu ce crâne-là quelque part.» En effet, cétait ce malheureux Écossais, le frère de Parry, vous savez, celui sur lequel Groslow sest amusé à essayer ses forces, et qui navait plus quune moitié de tête quand nous le rencontrâmes. -- Parfaitement, dit Porthos, lhomme aux poules noires. -- Vous lavez dit, lui-même; il faisait des signes à un autre homme qui se trouvait à ma gauche; je me retournai, et je reconnus lhonnête Grimaud, tout occupé comme moi à dévorer des yeux mon bourreau masqué. «-- Oh! lui fis-je. Or, comme cette syllabe est labréviation dont se sert M. le comte les jours où il lui parle, Grimaud comprit que cétait lui quon appelait, et se retourna comme mû par un ressort; il me reconnut à son tour, alors, allongeant le doigt vers lhomme masqué: «-- Hein? dit-il. Ce qui voulait dire: avez-vous vu? «-- Parbleu! répondis-je. «Nous nous étions parfaitement compris. «Je me retournai vers notre Écossais; celui-là aussi avait des regards parlants. «Bref, tout finit, vous savez comment, dune façon fort lugubre. Le peuple séloigna; peu à peu le soir venait; je métais retiré dans un coin de la place avec Grimaud et lÉcossais, auquel javais fait signe de demeurer avec nous, et je regardais de là le bourreau, qui, rentré dans la chambre royale, changeait dhabit; le sien était ensanglanté sans doute. Après quoi il mit un chapeau noir sur sa tête, senveloppa dun manteau et disparut. Je devinai quil allait sortir et je courus en face de la porte. En effet, cinq minutes après nous le vîmes descendre lescalier. -- Vous lavez suivi? sécria Athos. -- Parbleu! dit dArtagnan; mais ce nest pas sans peine, allez! À chaque instant il se retournait; alors nous étions obligés de nous cacher ou de prendre des airs indifférents. Jaurais été à lui et je laurais bien tué; mais je ne suis pas égoïste, moi, et cétait un régal que je vous ménageais, à Aramis et à vous, Athos, pour vous consoler un peu. Enfin, après une demi-heure de marche à travers les rues les plus tortueuses de la Cité, il arriva à une petite maison isolée, où pas un bruit, pas une lumière nannonçaient la présence de lhomme. «Grimaud tira de ses larges chausses un pistolet. «-- Hein? dit-il en le montrant. «-- Non pas, lui dis-je. Et je lui arrêtai le bras. «Je vous lai dit, javais mon idée. «Lhomme masqué sarrêta devant une porte basse et tira une clef; mais avant de la mettre dans la serrure, il se retourna pour voir sil navait pas été suivi. Jétais blotti derrière un arbre; Grimaud derrière une borne; lÉcossais, qui navait rien pour se cacher, se jeta à plat ventre sur le chemin. «Sans doute celui que nous poursuivons se crut bien seul, car jentendis le grincement de la clef; la porte souvrit et il disparut. -- Le misérable! dit Aramis, pendant que vous êtes revenu, il aura fui, et nous ne le retrouverons pas. -- Allons donc, Aramis, dit dArtagnan, vous me prenez pour un autre. -- Cependant, dit Athos, en votre absence... -- Eh bien, en mon absence, navais-je pas pour me remplacer Grimaud et lÉcossais? Avant quil eût le temps de faire dix pas dans lintérieur javais fait le tour de la maison, moi. À lune des portes, celle par laquelle il était entré, jai mis notre Écossais en lui faisant signe que si lhomme au masque noir sortait, il fallait le suivre où il allait, tandis que Grimaud le suivrait lui-même et reviendrait nous attendre où nous étions. Enfin, jai mis Grimaud à la seconde issue, en lui faisant la même recommandation, et me voilà. La bête est cernée; maintenant, qui veut voir lhallali? Athos se précipita dans les bras de dArtagnan, qui sessuyait le front. -- Ami, dit-il, en vérité vous avez été trop bon de me pardonner; jai tort, cent fois tort, je devrais vous connaître pourtant; mais il y a au fond de nous quelque chose de méchant qui doute sans cesse. -- Hum! dit Porthos, est-ce que le bourreau ne serait point par hasard M. Cromwell, qui pour être sûr que sa besogne fût bien faite, aurait voulu la faire lui-même! -- Ah bien oui! M. Cromwell est gros et court, et celui-là mince, élancé et plutôt grand que petit. -- Quelque soldat condamné auquel on aura offert sa grâce à ce prix, dit Athos, comme on a fait pour le malheureux Chalais. -- Non, non, continua dArtagnan, ce nest point la marche mesurée dun fantassin; ce nest point non plus le pas écarté dun homme de cheval. Il y a dans tout cela une jambe fine, une allure distinguée. Ou je me trompe fort, ou nous avons affaire à un gentilhomme. -- Un gentilhomme! sécria Athos, impossible! ce serait un déshonneur pour toute la seigneurie. -- Belle chasse! dit Porthos avec un rire qui fit trembler les vitres; belle chasse, mordieu! -- Partez-vous toujours, Athos? demanda dArtagnan. -- Non, je reste, répondit le gentilhomme avec un geste de menace qui ne promettait rien de bon à celui à qui ce geste était adressé. -- Alors, les épées! dit Aramis, les épées! et ne perdons pas un instant. Les quatre amis reprirent promptement leurs habits de gentilshommes, ceignirent leurs épées, firent monter Mousqueton, Blaisois, et leur ordonnèrent de régler la dépense avec lhôte et de tenir tout prêt pour leur départ, les probabilités étant que lon quitterait Londres la nuit même. La nuit sétait assombrie encore, la neige continuait de tomber et semblait un vaste linceul étendu sur la ville régicide; il était sept heures du soir à peu près, à peine voyait-on quelques passants dans les rues, chacun sentretenait en famille et tout bas des événements terribles de la journée. Les quatre amis, enveloppés de leurs manteaux, traversèrent toutes les places et les rues de la Cité, si fréquentées le jour, et si désertes cette nuit-là. DArtagnan les conduisait, essayant de reconnaître de temps en temps des croix quil avait faites avec son poignard sur les murailles; mais la nuit était si sombre que les vestiges indicateurs avaient grandpeine à être reconnus. Cependant dArtagnan avait si bien incrusté dans sa tête chaque borne, chaque fontaine, chaque enseigne, quau bout dune demi- heure de marche il parvint, avec ses trois compagnons, en vue de la maison isolée. DArtagnan crut un instant que le frère de Parry avait disparu; il se trompait: le robuste Écossais, accoutumé aux glaces de ses montagnes, sétait étendu contre une borne, et comme une statue abattue de sa base, insensible aux intempéries de la saison, sétait laissé recouvrir de neige; mais à lapproche des quatre hommes il se leva. -- Allons, dit Athos, voici encore un bon serviteur. Vrai Dieu! les braves gens sont moins rares quon ne le croit; cela encourage. -- Ne nous pressons pas de tresser des couronnes pour notre Écossais, dit dArtagnan; je crois que le drôle est ici pour son propre compte. Jai entendu dire que ces messieurs qui ont vu le jour de lautre côté de la Tweed sont fort rancuniers. Gare à maître Groslow! il pourra bien passer un mauvais quart dheure sil le rencontre. En se détachant de ses amis il sapprocha de lÉcossais et se fit reconnaître. Puis il fit signe aux autres de venir. -- Eh bien? dit Athos en anglais. -- Personne nest sorti, répondit le frère de Parry. -- Bien, restez avec cet homme, Porthos, et vous aussi, Aramis. DArtagnan va me conduire à Grimaud. Grimaud, non moins habile que lÉcossais, était collé contre un saule creux dont il sétait fait une guérite. Un instant, comme il lavait craint pour lautre sentinelle, dArtagnan crut que lhomme masqué était sorti et que Grimaud lavait suivi. Tout à coup une tête apparut et fit entendre un léger sifflement. -- Oh! dit Athos. -- Oui, répondit Grimaud. Ils se rapprochèrent du saule. -- Eh bien, demanda dArtagnan, quelquun est-il sorti? -- Non, mais quelquun est entré, dit Grimaud. -- Un homme ou une femme? -- Un homme. -- Ah! ah! dit dArtagnan; ils sont deux, alors. -- Je voudrais quils fussent quatre, dit Athos, au moins la partie serait égale. -- Peut-être sont-ils quatre, dit dArtagnan. -- Comment cela? -- Dautres hommes ne pouvaient-ils pas être dans cette maison avant eux et les y attendre? -- On peut voir, dit Grimaud en montrant une fenêtre à travers les contrevents de laquelle filtraient quelques rayons de lumière. -- Cest juste, dit dArtagnan, appelons les autres. Et ils tournèrent autour de la maison pour faire signe à Porthos et à Aramis de venir. Ceux-ci accoururent empressés. -- Avez-vous vu quelque chose? dirent-ils. -- Non, mais nous allons voir, répondit dArtagnan en montrant Grimaud, qui, en saccrochant aux aspérités de la muraille, était déjà parvenu à cinq ou six pieds de la terre. Tous quatre se rapprochèrent. Grimaud continuait son ascension avec ladresse dun chat; enfin il parvint à saisir un de ces crochets qui servent à maintenir les contrevents quand ils sont ouverts; en même temps son pied trouva une moulure qui parut lui présenter un point dappui suffisant, car il fit un signe qui indiquait quil était arrivé à son but. Alors il approcha son oeil de la fente du volet. -- Eh bien? demanda dArtagnan. Grimaud montra sa main fermée avec deux doigts ouverts seulement. -- Parle, dit Athos, on ne voit pas tes signes. Combien sont-ils? Grimaud fit un effort sur lui-même. -- Deux, dit-il, lun est en face de moi; lautre me tourne le dos. -- Bien. Et quel est celui qui est en face de toi? -- Lhomme que jai vu passer. -- Le connais-tu? -- Jai cru le reconnaître et je ne me trompais pas; gros et court. -- Qui est-ce? demandèrent ensemble et à voix basse les quatre amis. -- Le général Olivier Cromwell. Les quatre amis se regardèrent. -- Et lautre? demanda Athos. -- Maigre et élancé. -- Cest le bourreau, dirent à la fois dArtagnan et Aramis. -- Je ne vois que son dos, reprit Grimaud; mais attendez, il fait un mouvement, il se retourne; et sil a déposé son masque, je pourrai voir... Ah! Grimaud, comme sil eût été frappé au coeur, lâcha le crochet de fer et se rejeta en arrière en poussant un gémissement sourd. Porthos le retint dans ses bras. -- Las-tu vu? dirent les quatre amis. -- Oui, dit Grimaud les cheveux hérissés et la sueur au front. -- Lhomme maigre et élancé? dit dArtagnan. -- Oui. -- Le bourreau, enfin? demanda Aramis. -- Oui. -- Et qui est-ce? dit Porthos. -- Lui! lui! balbutia Grimaud pâle comme un mort et saisissant de ses mains tremblantes la main de son maître. -- Qui, lui? demanda Athos. -- Mordaunt! ... répondit Grimaud. DArtagnan, Porthos et Aramis poussèrent une exclamation de joie. Athos fit un pas en arrière et passa la main sur son front: -- Fatalité! murmura-t-il. LXXIII. La maison de Cromwell Cétait effectivement Mordaunt que dArtagnan avait suivi sans le reconnaître. En entrant dans la maison il avait ôté son masque, enlevé la barbe grisonnante quil avait mise pour se déguiser, avait monté lescalier, avait ouvert une porte, et, dans une chambre éclairée par la lueur dune lampe et tendue dune tenture de couleur sombre, sétait trouvé en face dun homme assis devant un bureau et écrivant. Cet homme, cétait Cromwell. Cromwell avait dans Londres, on le sait, deux ou trois de ces retraites inconnues même au commun de ses amis, et dont il ne livrait le secret quà ses plus intimes. Or, Mordaunt, on se le rappelle, pouvait être compté au nombre de ces derniers. Lorsquil entra, Cromwell leva la tête. -- Cest vous, Mordaunt, lui dit-il, vous venez tard. -- Général, répondit Mordaunt, jai voulu voir la cérémonie jusquau bout, cela ma retardé. -- Ah! dit Cromwell, je ne vous croyais pas dordinaire aussi curieux que cela. -- Je suis toujours curieux de voir la chute dun des ennemis de Votre Honneur, et celui-là nétait pas compté au nombre des plus petits. Mais vous, général, nétiez-vous pas à White-Hall? -- Non, dit Cromwell. Il y eut un moment de silence. -- Avez-vous eu des détails? demanda Mordaunt. -- Aucun. Je suis ici depuis le matin. Je sais seulement quil y avait un complot pour sauver le roi. -- Ah! vous saviez cela? dit Mordaunt. -- Peu importe. Quatre hommes déguisés en ouvriers devaient tirer le roi de prison et le conduire à Greenwich, où une barque lattendait. -- Et sachant tout cela, Votre Honneur se tenait ici, loin de la Cité, tranquille et inactif! -- Tranquille, oui, répondit Cromwell; mais qui vous dit inactif? -- Cependant, si le complot avait réussi? -- Je leusse désiré. -- Je pensais que Votre Honneur regardait la mort de Charles Ier comme un malheur nécessaire au bien de lAngleterre. -- Eh bien! dit Cromwell, cest toujours mon avis. Mais, pourvu quil mourût, cétait tout ce quil fallait; mieux eût valu, peut- être, que ce ne fût point sur un échafaud. -- Pourquoi cela, Votre Honneur? Cromwell sourit. -- Pardon, dit Mordaunt, mais vous savez, général, que je suis un apprenti politique, et je désire profiter en toutes circonstances des leçons que veut bien me donner mon maître. -- Parce quon eût dit que je lavais fait condamner par justice, et que je lavais laissé fuir par miséricorde. -- Mais sil avait fui effectivement? -- Impossible. -- Impossible? -- Oui, mes précautions étaient prises. -- Et Votre Honneur connaît-il les quatre hommes qui avaient entrepris de sauver le roi? -- Ce sont ces quatre Français dont deux ont été envoyés par Madame Henriette à son mari, et deux par Mazarin à moi. -- Et croyez-vous, monsieur, que Mazarin les ait chargés de faire ce quils ont fait? -- Cest possible, mais il les désavouera. -- Vous croyez? -- Jen suis sûr. -- Pourquoi cela? -- Parce quils ont échoué. -- Votre Honneur mavait donné deux de ces Français alors quils nétaient coupables que davoir porté les armes en faveur de Charles Ier. Maintenant quils sont coupables de complot contre lAngleterre, Votre Honneur veut-il me les donner tous les quatre? -- Prenez-les, dit Cromwell. Mordaunt sinclina avec un sourire de triomphale férocité. -- Mais, dit Cromwell, voyant que Mordaunt sapprêtait à le remercier, revenons, sil vous plaît, à ce malheureux Charles. A- t-on crié parmi le peuple? -- Fort peu, si ce nest: «Vive Cromwell!» -- Où étiez-vous placé? Mordaunt regarda un instant le général pour essayer de lire dans ses yeux sil faisait une question inutile et sil savait tout. Mais le regard ardent de Mordaunt ne put pénétrer dans les sombres profondeurs du regard de Cromwell. -- Jétais placé de manière à tout voir et à tout entendre, répondit Mordaunt. Ce fut au tour de Cromwell de regarder fixement Mordaunt et au tour de Mordaunt de se rendre impénétrable. Après quelques secondes dexamen, il détourna les yeux avec indifférence. -- Il paraît, dit Cromwell, que le bourreau improvisé a fort bien fait son devoir. Le coup, à ce quon ma rapporté du moins, a été appliqué de main de maître. Mordaunt se rappela que Cromwell lui avait dit navoir aucun détail, et il fut dès lors convaincu que le général avait assisté à lexécution, caché derrière quelque rideau ou quelque jalousie. -- En effet, dit Mordaunt dune voix calme et avec un visage impassible, un seul coup a suffi. -- Peut-être, dit Cromwell, était-ce un homme du métier. -- Le croyez-vous, monsieur? -- Pourquoi pas? -- Cet homme navait pas lair dun bourreau. -- Et quel autre quun bourreau, demanda Cromwell, eût voulu exercer cet affreux métier? -- Mais, dit Mordaunt, peut-être quelque ennemi personnel du roi Charles, qui aura fait voeu de vengeance et qui aura accompli ce voeu, peut-être quelque gentilhomme qui avait de graves raisons de haïr le roi déchu, et qui, sachant quil allait fuir et lui échapper, sest placé ainsi sur sa route, le front masqué et la hache à la main, non plus comme suppléant du bourreau, mais comme mandataire de la fatalité. -- Cest possible, dit Cromwell. -- Et si cela était ainsi, dit Mordaunt, Votre Honneur condamnerait-il son action? -- Ce nest point à moi de juger, dit Cromwell. Cest une affaire entre lui et Dieu. -- Mais si Votre Honneur connaissait ce gentilhomme? -- Je ne le connais pas, monsieur, répondit Cromwell, et ne veux pas le connaître. Que mimporte à moi que ce soit celui-là ou un autre? Du moment où Charles était condamné, ce nest point un homme qui a tranché la tête, cest une hache. -- Et cependant, sans cet homme, dit Mordaunt, le roi était sauvé. Cromwell sourit. -- Sans doute, vous lavez dit vous-même, on lenlevait. -- On lenlevait jusquà Greenwich. Là il sembarquait sur une felouque avec ses quatre sauveurs. Mais sur la felouque étaient quatre hommes à moi, et cinq tonneaux de poudre à la nation. En mer, les quatre hommes descendaient dans la chaloupe, et vous êtes déjà trop habile politique, Mordaunt, pour que je vous explique le reste. -- Oui, en mer ils sautaient tous. -- Justement. Lexplosion faisait ce que la hache navait pas voulu faire. Le roi Charles disparaissait anéanti. On disait quéchappé à la justice humaine, il avait été poursuivi et atteint par la vengeance céleste; nous nétions plus que ses juges et cétait Dieu qui était son bourreau. Voilà ce que ma fait perdre votre gentilhomme masqué, Mordaunt. Vous voyez donc bien que javais raison quand je ne voulais pas le connaître; car, en vérité, malgré ses excellentes intentions, je ne saurais lui être reconnaissant de ce quil a fait. -- Monsieur, dit Mordaunt, comme toujours je mincline et mhumilie devant vous; vous êtes un profond penseur, et, continua- t-il, votre idée de la felouque minée est sublime. -- Absurde, dit Cromwell, puisquelle est devenue inutile. Il ny a didée sublime en politique que celle qui porte ses fruits; toute idée qui avorte est folle et aride. Vous irez donc ce soir à Greenwich, Mordaunt, dit Cromwell en se levant; vous demanderez le patron de la felouque _lÉclair_, vous lui montrerez un mouchoir blanc noué par les quatre bouts, cétait le signe convenu; vous direz aux gens de reprendre terre, et vous ferez reporter la poudre à larsenal, à moins que... -- À moins que... répondit Mordaunt, dont le visage sétait illuminé dune joie sauvage pendant que Cromwell parlait. -- À moins que cette felouque telle quelle est ne puisse servir à vos projets personnels. -- Ah! milord, milord! sécria Mordaunt, Dieu, en vous faisant son élu, vous a donné son regard, auquel rien ne peut échapper. -- Je crois que vous mappelez milord! dit Cromwell en riant. Cest bien, parce que nous sommes entre nous, mais il faudrait faire attention quune pareille parole ne vous échappât devant nos imbéciles de puritains. -- Nest-ce pas ainsi que Votre Honneur sera appelé bientôt? -- Je lespère du moins, dit Cromwell, mais il nest pas encore temps. Cromwell se leva et prit son manteau. -- Vous vous retirez, monsieur, demanda Mordaunt. -- Oui, dit Cromwell, jai couché ici hier et avant-hier, et vous savez que ce nest pas mon habitude de coucher trois fois dans le même lit. -- Ainsi, dit Mordaunt, Votre Honneur me donne toute liberté pour la nuit? Et même pour la journée de demain si besoin est, dit Cromwell. Depuis hier soir, ajouta-t-il en souriant, vous avez assez fait pour mon service, et si vous avez quelques affaires personnelles à régler, il est juste que je vous laisse votre temps. -- Merci, monsieur; il sera bien employé, je lespère. Cromwell fit à Mordaunt un signe de la tête; puis, se retournant: -- Êtes-vous armé? demanda-t-il. -- Jai mon épée, dit Mordaunt. -- Et personne qui vous attende à la porte? -- Personne. -- Alors vous devriez venir avec moi, Mordaunt. -- Merci, monsieur; les détours que vous êtes obligé de faire en passant par le souterrain me prendraient du temps, et, daprès ce que vous venez de me dire, je nen ai peut-être que trop perdu. Je sortirai par lautre porte. -- Allez donc, dit Cromwell. Et posant la main sur un bouton caché, il fit ouvrir une porte si bien perdue dans la tapisserie quil était impossible à loeil le plus exercé de la reconnaître. Cette porte, mue par un ressort dacier, se referma sur lui. Cétait une de ces issues secrètes comme lhistoire nous dit quil en existait dans toutes les mystérieuses maisons quhabitait Cromwell. Celle-là passait sous la rue déserte et allait souvrir au fond dune grotte, dans le jardin dune autre maison située à cent pas de celle que le futur protecteur venait de quitter. Cétait pendant cette dernière partie de la scène, que, par louverture que laissait un pan du rideau mal tiré, Grimaud avait aperçu les deux hommes et avait successivement reconnu Cromwell et Mordaunt. On a vu leffet quavait produit la nouvelle sur les quatre amis. DArtagnan fut le premier qui reprit la plénitude de ses facultés. -- Mordaunt, dit-il; ah! par le ciel! cest Dieu lui-même qui nous lenvoie. -- Oui, dit Porthos, enfonçons la porte et tombons sur lui. -- Au contraire, dit dArtagnan, nenfonçons rien, pas de bruit, le bruit appelle du monde; car, sil est, comme le dit Grimaud, avec son digne maître, il doit y avoir, caché à une cinquantaine de pas dici, quelque poste des côtes de fer. Holà! Grimaud, venez ici, et tâchez de vous tenir sur vos jambes. Grimaud sapprocha. La fureur lui était revenue avec le sentiment, mais il était ferme. -- Bien, continua dArtagnan. Maintenant montez de nouveau à ce balcon, et dites-nous si le Mordaunt est encore en compagnie, sil sapprête à sortir ou à se coucher; sil est en compagnie, nous attendrons quil soit seul; sil sort, nous le prendrons à la sortie; sil reste, nous enfoncerons la fenêtre. Cest toujours moins bruyant et moins difficile quune porte. Grimaud commença à escalader silencieusement la fenêtre. -- Gardez lautre issue, Athos et Aramis; nous restons ici avec Porthos. Les deux amis obéirent. -- Eh bien! Grimaud! demanda dArtagnan. -- Il est seul, dit Grimaud. -- Tu en es sûr? -- Oui. -- Nous navons pas vu sortir son compagnon. -- Peut-être est-il sorti par lautre porte. -- Que fait-il? -- Il senveloppe de son manteau et met ses gants. -- À nous! murmura dArtagnan. Porthos mit la main à son poignard, quil tira machinalement du fourreau. -- Rengaine, ami Porthos, dit dArtagnan, il ne sagit point ici de frapper dabord. Nous le tenons, procédons avec ordre. Nous avons quelques explications mutuelles à nous demander, et ceci est un pendant de la scène dArmentières; seulement, espérons que celui-ci naura point de progéniture, et que, si nous lécrasons, tout sera bien écrasé avec lui. -- Chut! dit Grimaud; le voilà qui sapprête à sortir. Il sapproche de la lampe. Il la souffle. Je ne vois plus rien. -- À terre, alors, à terre! Grimaud sauta en arrière et tomba sur ses pieds. La neige assourdissait le bruit. On nentendit rien. -- Va prévenir Athos et Aramis quils se placent de chaque côté de la porte, comme nous allons faire Porthos et moi; quils frappent dans leurs mains sils le tiennent, nous frapperons dans les nôtres si nous le tenons. Grimaud disparut. -- Porthos, Porthos, dit dArtagnan, effacez mieux vos larges épaules, cher ami; il faut quil sorte sans rien voir. -- Pourvu quil sorte par ici! -- Chut! dit dArtagnan. Porthos se colla contre le mur à croire quil y voulait rentrer. DArtagnan en fit autant. On entendit alors retentir le pas de Mordaunt dans lescalier sonore. Un guichet inaperçu glissa en grinçant dans son coulisseau. Mordaunt regarda, et, grâce aux précautions prises par les deux amis, il ne vit rien. Alors il introduisit la clef dans la serrure; la porte souvrit et il parut sur le seuil. Au même instant, il se trouva face à face avec dArtagnan. Il voulut repousser la porte. Porthos sélança sur le bouton et la rouvrit toute grande. Porthos frappa trois fois dans ses mains. Athos et Aramis accoururent. Mordaunt devint livide, mais il ne poussa point un cri, mais nappela point au secours. DArtagnan marcha droit sur Mordaunt, et, le repoussant pour ainsi dire avec sa poitrine, lui fit remonter à reculons tout lescalier, éclairé par une lampe qui permettait au Gascon de ne pas perdre de vue les mains de Mordaunt; mais Mordaunt comprit que, dArtagnan tué, il lui resterait encore à se défaite de ses trois autres ennemis. Il ne fit donc pas un seul mouvement de défense, pas un seul geste de menace. Arrivé à la porte, Mordaunt se sentit acculé contre elle, et sans doute il crut que cétait là que tout allait finir pour lui; mais il se trompait, dArtagnan étendit la main et ouvrit la porte. Mordaunt et lui se trouvèrent donc dans la chambre où dix minutes auparavant le jeune homme causait avec Cromwell. Porthos entra derrière lui; il avait étendu le bras et décroché la lampe du plafond; à laide de cette première lampe il alluma la seconde. Athos et Aramis parurent à la porte, quils refermèrent à clef. -- Prenez donc la peine de vous asseoir, dit dArtagnan en présentant un siège au jeune homme. Celui-ci prit la chaise des mains de dArtagnan et sassit, pâle mais calme. À trois pas de lui, Aramis approcha trois sièges pour lui, dArtagnan et Porthos. Athos alla sasseoir dans un coin, à langle le plus éloigné de la chambre, paraissant résolu de rester spectateur immobile de ce qui allait se passer. Porthos sassit à la gauche et Aramis à la droite de dArtagnan. Athos paraissait accablé. Porthos se frottait les paumes des mains avec une impatience fiévreuse. Aramis se mordait, tout en souriant, les lèvres jusquau sang. DArtagnan seul se modérait, du moins en apparence. -- Monsieur Mordaunt, dit-il au jeune homme, puisque, après tant de jours perdus à courir les uns après les autres, le hasard nous rassemble enfin, causons un peu, sil vous plaît. LXXIV. Conversation Mordaunt avait été surpris si inopinément, il avait monté les degrés sous limpression dun sentiment si confus encore, que sa réflexion navait pu être complète; ce quil y avait de réel, cest que son premier sentiment avait été tout entier à lémotion, à la surprise et à linvincible terreur qui saisit tout homme dont un ennemi mortel et supérieur en force étreint le bras au moment même où il croit cet ennemi dans un autre lieu et occupé dautres soins. Mais une fois assis, mais du moment quil saperçut quun sursis lui était accordé, nimporte dans quelle intention, il concentra toutes ses idées et rappela toutes ses forces. Le feu du regard de dArtagnan, au lieu de lintimider, lélectrisa pour ainsi dire, car ce regard, tout brûlant de menace quil se répandît sur lui, était franc dans sa haine et dans sa colère. Mordaunt, prêt à saisir toute occasion qui lui serait offerte de se tirer daffaire, soit par la force, soit par la ruse, se ramassa donc sur lui-même, comme fait lours acculé dans sa tanière, et qui suit dun oeil en apparence immobile tous les gestes du chasseur qui la traqué. Cependant cet oeil, par un mouvement rapide, se porta sur lépée longue et forte qui battait sur sa hanche; il posa sans affectation sa main gauche sur la poignée, la ramena à la portée de la main droite et sassit, comme len priait dArtagnan. Ce dernier attendait sans doute quelque parole agressive pour entamer une de ces conversations railleuses ou terribles comme il les soutenait si bien. Aramis se disait tout bas: «Nous allons entendre des banalités.» Porthos mordait sa moustache en murmurant: «Voilà bien des façons, mordieu! pour écraser ce serpenteau!» Athos seffaçait dans langle de la chambre, immobile et pâle comme un bas-relief de marbre, et sentant malgré son immobilité son front se mouiller de sueur. Mordaunt ne disait rien; seulement lorsquil se fut bien assuré que son épée était toujours à sa disposition, il croisa imperturbablement les jambes et attendit. Ce silence ne pouvait se prolonger plus longtemps sans devenir ridicule; dArtagnan le comprit; et comme il avait invité Mordaunt à sasseoir pour _causer_, il pensa que cétait à lui de commencer la conversation. -- Il me paraît, monsieur, dit-il avec sa mortelle politesse, que vous changez de costume presque aussi rapidement que je lai vu faire aux mimes italiens que M. le cardinal Mazarin fit venir de Bergame, et quil vous a sans doute mené voir pendant votre voyage en France. Mordaunt ne répondit rien. -- Tout à lheure, continua dArtagnan, vous étiez déguisé, je veux dire habillé en assassin, et maintenant... -- Et maintenant, au contraire, jai tout lair dêtre dans lhabit dun homme quon va assassiner, nest-ce pas? répondit Mordaunt de sa voix calme et brève. -- Oh! monsieur, répondit dArtagnan, comment pouvez-vous dire de ces choses-là, quand vous êtes en compagnie de gentilshommes et que vous avez une si bonne épée au côté! -- Il ny a pas si bonne épée monsieur, qui vaille quatre épées et quatre poignards; sans compter les épées et les poignards de vos acolytes qui vous attendent à la porte. -- Pardon, monsieur, reprit dArtagnan, vous faites erreur, ceux qui nous attendent à la porte ne sont point nos acolytes, mais nos laquais. Je tiens à rétablir les choses dans leur plus scrupuleuse vérité. Mordaunt ne répondit que par un sourire qui crispa ironiquement ses lèvres. -- Mais ce nest point de cela quil sagit, reprit dArtagnan, et jen reviens à ma question. Je me faisais donc lhonneur de vous demander, monsieur, pourquoi vous aviez changé dextérieur. Le masque vous était assez commode, ce me semble; la barbe grise vous seyait à merveille, et quant à cette hache dont vous avez fourni un si illustre coup, je crois quelle ne vous irait pas mal non plus dans ce moment. Pourquoi donc vous en êtes-vous dessaisi? -- Parce quen me rappelant la scène dArmentières, jai pensé que je trouverais quatre haches pour une, puisque jallais me trouver entre quatre bourreaux. -- Monsieur, répondit dArtagnan avec le plus grand calme, bien quun léger mouvement de ses sourcils annonçât quil commençait à séchauffer, monsieur, quoique profondément vicieux et corrompu, vous êtes excessivement jeune, ce qui fait que je ne marrêterai pas à vos discours frivoles. Oui frivoles, car ce que vous venez de dire à propos dArmentières na pas le moindre rapport avec la situation présente. En effet, nous ne pouvions pas offrir une épée à madame votre mère et la prier de sescrimer contre nous; mais à vous, monsieur, à un jeune cavalier qui joue du poignard et du pistolet comme nous vous avons vu faire, et qui porte une épée de la taille de celle-ci, il ny a personne qui nait le droit de demander la faveur dune rencontre. -- Ah! ah! dit Mordaunt, cest donc un duel que vous voulez? Et il se leva, loeil étincelant, comme sil était disposé à répondre à linstant même à la provocation. Porthos se leva aussi, prêt comme toujours à ces sortes daventures. -- Pardon, pardon, dit dArtagnan avec le même sang-froid; ne nous pressons pas, car chacun de nous doit désirer que les choses se passent dans toutes les règles. Rasseyez-vous donc, cher Porthos, et vous, monsieur Mordaunt, veuillez demeurer tranquille. Nous allons régler au mieux cette affaire, et je vais être franc avec vous. Avouez, monsieur Mordaunt, que vous avez bien envie de nous tuer les uns ou les autres? -- Les uns et les autres, répondit Mordaunt. DArtagnan se retourna vers Aramis et lui dit: -- Cest un bien grand bonheur, convenez-en, cher Aramis, que M. Mordaunt connaisse si bien les finesses de la langue française; au moins il ny aura pas de malentendu entre nous, et nous allons tout régler merveilleusement. Puis se retournant vers Mordaunt: -- Cher monsieur Mordaunt, continua-t-il, je vous dirai que ces messieurs payent de retour vos bons sentiments à leur égard, et seraient charmés de vous tuer aussi. Je vous dirai plus, cest quils vous tueront probablement; toutefois, ce sera en gentilshommes loyaux, et la meilleure preuve que lon puisse fournir, la voici. Et ce disant, dArtagnan jeta son chapeau sur le tapis, recula sa chaise contre la muraille, fit signe à ses amis den faire autant, et saluant Mordaunt avec une grâce toute française: -- À vos ordres, monsieur, continua-t-il; car si vous navez rien à dire contre lhonneur que je réclame, cest moi qui commencerai, sil vous plaît. Mon épée est plus courte que la vôtre, cest vrai, mais bast! jespère que le bras suppléera à lépée. -- Halte-là! dit Porthos en savançant; je commence, moi, et sans rhétorique. -- Permettez, Porthos, dit Aramis. Athos ne fit pas un mouvement; on eût dit dune statue; sa respiration même semblait arrêtée. -- Messieurs, messieurs, dit dArtagnan, soyez tranquilles, vous aurez votre tour. Regardez donc les yeux de monsieur, et lisez-y la haine bienheureuse que nous lui inspirons; voyez comme il a habilement dégainé; admirez avec quelle circonspection il cherche tout autour de lui sil ne rencontrera pas quelque obstacle qui lempêche de rompre. Eh bien! tout cela ne vous prouve-t-il pas que M. Mordaunt est une fine lame et que vous me succéderez avant peu, pourvu que je le laisse faire? Demeurez donc à votre place comme Athos, dont je ne puis trop vous recommander le calme, et laissez-moi linitiative que jai prise. Dailleurs, continua-t-il tirant son épée avec un geste terrible, jai particulièrement affaire à monsieur, et je commencerai. Je le désire, je le veux. Cétait la première fois que dArtagnan prononçait ce mot en parlant à ses amis. Jusque-là, il sétait contenté de le penser. Porthos recula, Aramis mit son épée sous son bras; Athos demeura immobile dans langle obscur où il se tenait, non pas calme, comme le disait dArtagnan, mais suffoqué, mais haletant. -- Remettez votre épée au fourreau, chevalier, dit dArtagnan à Aramis, monsieur pourrait croire à des intentions que vous navez pas. Puis se retournant vers Mordaunt: -- Monsieur, lui dit-il, je vous attends. -- Et moi, messieurs, je vous admire. Vous discutez à qui commencera de se battre contre moi, et vous ne me consultez pas là-dessus, moi que la chose regarde un peu, ce me semble. Je vous hais tous quatre, cest vrai, mais à des degrés différents. Jespère vous tuer tous quatre, mais jai plus de chance de tuer le premier que le second, le second que le troisième, le troisième que le dernier. Je réclame donc le droit de choisir mon adversaire. Si vous me déniez ce droit, tuez-moi, je ne me battrai pas. Les quatre amis se regardèrent. -- Cest juste, dirent Porthos et Aramis, qui espéraient que le choix tomberait sur eux. Athos ni dArtagnan ne dirent rien; mais leur silence même était un assentiment. -- Eh bien! dit Mordaunt au milieu du silence profond et solennel qui régnait dans cette mystérieuse maison; eh bien! je choisis pour mon premier adversaire celui de vous qui, ne se croyant plus digne de se nommer le comte de La Fère, sest fait appeler Athos! Athos se leva de sa chaise comme si un ressort leût mis sur ses pieds; mais au grand étonnement de ses amis, après un moment dimmobilité et de silence: -- Monsieur Mordaunt, dit-il en secouant la tête, tout duel entre nous deux est impossible, faites à quelque autre lhonneur que vous me destiniez. Et il se rassit. -- Ah! dit Mordaunt, en voilà déjà un qui a peur. -- Mille tonnerres, sécria dArtagnan en bondissant vers le jeune homme, qui a dit ici quAthos avait peur? -- Laissez dire, dArtagnan, reprit Athos avec un sourire plein de tristesse et de mépris. -- Cest votre décision, Athos? reprit le Gascon. -- Irrévocable. -- Cest bien, nen parlons plus. Puis se retournant vers Mordaunt: -- Vous lavez entendu, monsieur, dit-il, le comte de La Fère ne veut pas vous faire lhonneur de se battre avec vous. Choisissez parmi nous quelquun qui le remplace. -- Du moment que je ne me bats pas avec lui, dit Mordaunt, peu mimporte avec qui je me batte. Mettez vos noms dans un chapeau, et je tirerai au hasard. -- Voilà une idée, dit dArtagnan. -- En effet, ce moyen concilie tout, dit Aramis. -- Je ny eusse point songé, dit Porthos, et cependant cest bien simple. -- Voyons, Aramis, dit dArtagnan, écrivez-nous cela de cette jolie petite écriture avec laquelle vous écriviez à Marie Michon pour la prévenir que la mère de monsieur voulait faire assassiner milord Buckingham. Mordaunt supporta cette nouvelle attaque sans sourciller; il était debout, les bras croisés, et paraissait aussi calme quun homme peut lêtre en pareille circonstance. Si ce nétait pas du courage, cétait du moins de lorgueil, ce qui y ressemble beaucoup. Aramis sapprocha du bureau de Cromwell, déchira trois morceaux de papier dégale grandeur, écrivit sur le premier son nom à lui et sur les deux autres les noms de ses compagnons, les présenta tout ouverts à Mordaunt, qui, sans les lire, fit un signe de tête qui voulait dire quil sen rapportait parfaitement à lui; puis, les ayant roulés, il les mit dans un chapeau et les présenta au jeune homme. Celui-ci plongea la main dans le chapeau et en tira un de trois papiers, quil laissa dédaigneusement retomber, sans le lire, sur la table. -- Ah! serpenteau! murmura dArtagnan, je donnerais toutes mes chances au grade de capitaine des mousquetaires pour que ce bulletin portât mon nom! Aramis ouvrit le papier; mais, quelque calme et quelque froideur quil affectât, on voyait que sa voix tremblait de haine et de désir. -- DArtagnan! lut-il à haute voix. DArtagnan jeta un cri de joie. -- Ah! dit-il, il y a donc une justice au ciel! Puis se retournant vers Mordaunt: -- Jespère, monsieur, dit-il, que vous navez aucune objection à faire? -- Aucune, monsieur, dit Mordaunt en tirant à son tour son épée et en appuyant la pointe sur sa botte. Du moment que dArtagnan fut sûr que son désir était exaucé et que son homme ne lui échapperait point, il reprit toute sa tranquillité, tout son calme et même toute la lenteur quil avait lhabitude de mettre aux préparatifs de cette grave affaire quon appelle un duel. Il releva promptement ses manchettes, frotta la semelle de son pied droit sur le parquet, ce qui ne lempêcha pas de remarquer que, pour la seconde fois, Mordaunt lançait autour de lui le singulier regard quune fois déjà il avait saisi au passage. -- Êtes-vous prêt, monsieur? dit-il enfin. -- Cest moi qui vous attends, monsieur, répondit Mordaunt en relevant la tête et en regardant dArtagnan avec un regard dont il serait impossible de rendre lexpression. -- Alors, prenez garde à vous, monsieur, dit le Gascon, car je tire assez bien lépée. -- Et moi aussi, dit Mordaunt. -- Tant mieux; cela met ma conscience en repos. En garde! -- Un moment, dit le jeune homme, engagez-moi votre parole, messieurs, que vous ne me chargerez que les uns après les autres. -- Cest pour avoir le plaisir de nous insulter que tu nous demandes cela, petit serpent! dit Porthos. -- Non, cest pour avoir, comme disait monsieur tout à lheure, la conscience tranquille. -- Ce doit être pour autre chose, murmura dArtagnan en secouant la tête et en regardant avec une certaine inquiétude autour de lui. -- Foi de gentilhomme! dirent ensemble Aramis et Porthos. -- En ce cas, messieurs, dit Mordaunt, rangez-vous dans quelque coin, comme a fait M. le comte de La Fère, qui, sil ne veut point se battre, me paraît connaître au moins les règles du combat, et livrez-nous de lespace; nous allons en avoir besoin. -- Soit, dit Aramis. -- Voilà bien des embarras! dit Porthos. -- Rangez-vous, messieurs, dit dArtagnan; il ne faut pas laisser à monsieur le plus petit prétexte de se mal conduire, ce dont, sauf le respect que je lui dois, il me semble avoir grande envie. Cette nouvelle raillerie alla sémousser sur la face impassible de Mordaunt. Porthos et Aramis se rangèrent dans le coin parallèle à celui où se tenait Athos, de sorte que les deux champions se trouvèrent occuper le milieu de la chambre, cest-à-dire quils étaient placés en pleine lumière, les deux lampes qui éclairaient la scène étant posées sur le bureau de Cromwell. Il va sans dire que la lumière saffaiblissait à mesure quon séloignait du centre de son rayonnement. -- Allons, dit dArtagnan, êtes-vous enfin prêt, monsieur? -- Je le suis, dit Mordaunt. Tous deux firent en même temps un pas en avant, et grâce à ce seul et même mouvement, les fers furent engagés. DArtagnan était une lame trop distinguée pour samuser, comme on dit en termes dacadémie, à tâter son adversaire. Il fit une feinte brillante et rapide; la feinte fut parée par Mordaunt. -- Ah! ah! fit-il avec un sourire de satisfaction. Et, sans perdre de temps, croyant voir une ouverture, il allongea un coup droit, rapide et flamboyant comme léclair. Mordaunt para un contre de quarte si serré quil ne fût pas sorti de lanneau dune jeune fille. -- Je commence à croire que nous allons nous amuser, dit dArtagnan. -- Oui, murmura Aramis, mais en vous amusant, jouez serré. -- Sangdieu! mon ami, faites attention, dit Porthos. Mordaunt sourit à son tour. -- Ah! monsieur, dit dArtagnan, que vous avez un vilain sourire! Cest le diable qui vous a appris à sourire ainsi, nest-ce pas? Mordaunt ne répondit quen essayant de lier lépée de dArtagnan avec une force que le Gascon ne sattendait pas à trouver dans ce corps débile en apparence; mais, grâce à une parade non moins habile que celle que venait dexécuter son adversaire, il rencontra à temps le fer de Mordaunt, qui glissa le long du sien sans rencontrer sa poitrine. Mordaunt fit rapidement un pas en arrière. -- Ah! vous rompez, dit dArtagnan, vous tournez? comme il vous plaira, jy gagne même quelque chose: je ne vois plus votre méchant sourire. Me voilà tout à fait dans lombre; tant mieux. Vous navez pas idée comme vous avez le regard faux, monsieur, surtout lorsque vous avez peur. Regardez un peu mes yeux, et vous verrez une chose que votre miroir ne vous montrera jamais, cest- à-dire un regard loyal et franc. Mordaunt, à ce flux de paroles, qui nétait peut-être pas de très bon goût, mais qui était habituel à dArtagnan, lequel avait pour principe de préoccuper son adversaire, ne répondit pas un seul mot; mais il rompait, et, tournant toujours, il parvint ainsi à changer de place avec dArtagnan. Il souriait de plus en plus. Ce sourire commença dinquiéter le Gascon. -- Allons, allons, il faut en finir, dit dArtagnan, le drôle a des jarrets de fer, en avant les grands coups! Et à son tour il pressa Mordaunt, qui continua de rompre, mais évidemment par tactique, sans faire une faute dont dArtagnan pût profiter, sans que son épée sécartât un instant de la ligne. Cependant, comme le combat avait lieu dans une chambre et que lespace manquait aux combattants, bientôt le pied de Mordaunt toucha la muraille, à laquelle il appuya sa main gauche. -- Ah! fit dArtagnan, pour cette fois vous ne romprez plus, mon bel ami! Messieurs, continua-t-il en serrant les lèvres et en fronçant le sourcil, avez-vous jamais vu un scorpion cloué à un mur? Non. Eh bien! vous allez le voir... Et, en une seconde, dArtagnan porta trois coups terribles à Mordaunt. Tous trois le touchèrent, mais en leffleurant. DArtagnan ne comprenait rien à cette puissance. Les trois amis regardaient haletants, la sueur au front. Enfin dArtagnan, engagé de trop près, fit à son tour un pas en arrière pour préparer un quatrième coup, ou plutôt pour lexécuter; car, pour dArtagnan, les armes comme les échecs étaient une vaste combinaison dont tous les détails senchaînaient les uns aux autres. Mais au moment où, après une feinte rapide et serrée, il attaquait prompt comme léclair, la muraille sembla se fendre; Mordaunt disparut par louverture béante, et lépée de dArtagnan, prise entre les deux panneaux, se brisa comme si elle eût été de verre. DArtagnan fit un pas en arrière. La muraille se referma. Mordaunt avait manoeuvré, tout en se défendant, de manière à venir sadosser à la porte secrète par laquelle nous avons vu sortir Cromwell. Arrivé là, il avait de la main gauche cherché et poussé le bouton; puis il avait disparu comme disparaissent au théâtre ces mauvais génies qui ont le don de passer à travers les murailles. Le Gascon poussa une imprécation furieuse, à laquelle, de lautre côté du panneau de fer, répondit un rire sauvage, rire funèbre qui fit passer un frisson jusque dans les veines du sceptique Aramis. -- À moi, messieurs! cria dArtagnan, enfonçons cette porte. -- Cest le démon en personne! dit Aramis en accourant à lappel de son ami. -- Il nous échappe, sangdieu! il nous échappe, hurla Porthos en appuyant sa large épaule contre la cloison, qui, retenue par quelque ressort secret, ne bougea point. -- Tant mieux, murmura sourdement Athos. -- Je men doutais, mordioux! dit dArtagnan en sépuisant en efforts inutiles, je men doutais; quand le misérable a tourné autour de la chambre, je prévoyais quelque infâme manoeuvre, je devinais quil tramait quelque chose; mais qui pouvait se douter de cela? -- Cest un affreux malheur que nous envoie le diable son ami! sécria Aramis. -- Cest un bonheur manifeste que nous envoie Dieu! dit Athos avec une joie évidente. -- En vérité, répondit dArtagnan en haussant les épaules et en abandonnant la porte qui décidément ne voulait pas souvrir, vous baissez, Athos! Comment pouvez-vous dire des choses pareilles à des gens comme nous, mordioux! Vous ne comprenez donc pas la situation? -- Quoi donc? quelle situation? demanda Porthos. -- À ce jeu-là, quiconque ne tue pas est tué, reprit dArtagnan. Voyons maintenant, mon cher, entre-t-il dans vos jérémiades expiatoires que M. Mordaunt nous sacrifie à sa piété filiale? Si cest votre avis dites-le franchement. -- Oh! dArtagnan, mon ami! -- Cest quen vérité, cest pitié que de voir les choses à ce point de vue! Le misérable va nous envoyer cent côtes de fer qui nous pileront comme grains dans ce mortier de M. Cromwell. Allons! allons! en route! si nous demeurons cinq minutes seulement ici, cest fait de nous. -- Oui, vous avez raison, en route! reprirent Athos et Aramis. -- Et où allons-nous? demanda Porthos. -- À lhôtel, cher ami, prendre nos hardes et nos chevaux; puis de là, sil plaît à Dieu, en France, où, du moins, je connais larchitecture des maisons. Notre bateau nous attend; ma foi, cest encore heureux. Et dArtagnan, joignant lexemple au précepte, remit au fourreau son tronçon dépée, ramassa son chapeau, ouvrit la porte de lescalier et descendit rapidement suivi de ses trois compagnons. À la porte les fugitifs retrouvèrent leurs laquais et leur demandèrent des nouvelles de Mordaunt; mais ils navaient vu sortir personne. LXXV. La felouque «LÉclair» DArtagnan avait deviné juste: Mordaunt navait pas de temps à perdre et nen avait pas perdu. Il connaissait la rapidité de décision et daction de ses ennemis, il résolut donc dagir en conséquence. Cette fois les mousquetaires avaient trouvé un adversaire digne deux. Après avoir refermé avec soin la porte derrière lui, Mordaunt se glissa dans le souterrain, tout en remettant au fourreau son épée inutile, et, gagnant la maison voisine, il sarrêta pour se tâter et reprendre haleine. -- Bon! dit-il, rien, presque rien: des égratignures, voilà tout; deux au bras, lautre à la poitrine. Les blessures que je fais sont meilleures, moi! Quon demande au bourreau de Béthune, à mon oncle de Winter et au roi Charles! Maintenant pas une seconde à perdre, car une seconde de perdue les sauve peut-être, et il faut quils meurent tous quatre ensemble, dun seul coup, dévorés par la foudre des hommes à défaut de celle de Dieu. Il faut quils disparaissent brisés, anéantis, dispersés. Courons donc jusquà ce que mes jambes ne puissent plus me porter, jusquà ce que mon coeur se gonfle dans ma poitrine, mais arrivons avant eux. Et Mordaunt se mit à marcher dun pas rapide mais plus égal vers la première caserne de cavalerie, distante dun quart de lieue à peu près. Il fit ce quart de lieue en quatre ou cinq minutes. Arrivé à la caserne, il se fit reconnaître, prit le meilleur cheval de lécurie, sauta dessus et gagna la route. Un quart dheure après, il était à Greenwich. -- Voilà le port, murmura-t-il; ce point sombre là-bas, cest lîle des Chiens. Bon! jai une demi-heure davance sur eux... une heure, peut-être. Niais que jétais! jai failli masphyxier par ma précipitation insensée. Maintenant, ajouta-t-il en se dressant sur ses étriers comme pour voir au loin parmi tous ces cordages, parmi tous ces mâts, _lÉclair_, où est _lÉclair_? Au moment où il prononçait mentalement ces paroles, comme pour répondre à sa pensée un homme couché sur un rouleau de câbles se leva et fit quelques pas vers Mordaunt. Mordaunt tira un mouchoir de sa poche et le fit flotter un instant en lair. Lhomme parut attentif, mais demeura à la même place sans faire un pas en avant ni en arrière. Mordaunt fit un noeud à chacun des coins de son mouchoir; lhomme savança jusquà lui. Cétait, on se le rappelle, le signal convenu. Le marin était enveloppé dun large caban de laine qui cachait sa taille et lui voilait le visage. -- Monsieur, dit le marin, ne viendrait-il pas par hasard de Londres pour faire une promenade sur mer? -- Tout exprès, répondit Mordaunt, du côté de lîle des Chiens. -- Cest cela. Et sans doute monsieur a une préférence quelconque? Il aimerait mieux un bâtiment quun autre? Il voudrait un bâtiment marcheur, un bâtiment rapide?... -- Comme léclair, répondit Mordaunt. -- Bien, alors, cest mon bâtiment que monsieur cherche, je suis le patron quil lui faut. -- Je commence à le croire, dit Mordaunt, surtout si vous navez pas oublié certain signe de reconnaissance. -- Le voilà, monsieur, dit le marin en tirant de la poche de son caban un mouchoir noué aux quatre coins. -- Bon! bon! sécria Mordaunt en sautant à bas de son cheval. Maintenant il ny a pas de temps à perdre. Faites conduire mon cheval à la première auberge et menez-moi à votre bâtiment. -- Mais vos compagnons? dit le marin; je croyais que vous étiez quatre, sans compter les laquais. -- Écoutez, dit Mordaunt en se rapprochant du marin, je ne suis pas celui que vous attendez, comme vous nêtes pas celui quils espèrent trouver. Vous avez pris la place du capitaine Roggers, nest-ce pas? vous êtes ici par lordre du général Cromwell, et moi je viens de sa part. -- En effet, dit le patron, je vous reconnais, vous êtes le capitaine Mordaunt. Mordaunt tressaillit. -- Oh! ne craignez rien, dit le patron en abaissant son capuchon et en découvrant sa tête, je suis un ami. -- Le capitaine Groslow! sécria Mordaunt. -- Lui-même. Le général sest souvenu que javais été autrefois officier de marine, et il ma chargé de cette expédition. Y a-t-il donc quelque chose de changé? -- Non, rien. Tout demeure dans le même état, au contraire. -- Cest quun instant javais pensé que la mort du roi... -- La mort du roi na fait que hâter leur fuite; dans un quart dheure, dans dix minutes ils seront ici peut-être. -- Alors, que venez-vous faire? -- Membarquer avec vous. -- Ah! ah! le général douterait-il de mon zèle? -- Non; mais je veux assister moi-même à ma vengeance. Navez-vous point quelquun qui puisse me débarrasser de mon cheval? Groslow siffla, un marin parut. -- Patrick, dit Groslow, conduisez ce cheval à lécurie de lauberge la plus proche. Si lon vous demande à qui il appartient, vous direz que cest à un seigneur irlandais. Le marin séloigna sans faire une observation. -- Maintenant, dit Mordaunt, ne craignez-vous point quils vous reconnaissent? -- Il ny a pas de danger sous ce costume, enveloppé de ce caban, par cette nuit sombre; dailleurs vous ne mavez pas reconnu, vous; eux, à plus forte raison, ne me reconnaîtront point. -- Cest vrai, dit Mordaunt; dailleurs ils seront loin de songer à vous. Tout est prêt, nest-ce pas? -- Oui. -- La cargaison est chargée? -- Oui. -- Cinq tonneaux pleins? -- Et cinquante vides. -- Cest cela. -- Nous conduisons du porto à Anvers. -- À merveille. Maintenant menez-moi à bord et revenez prendre votre poste, car ils ne tarderont pas à arriver. -- Je suis prêt. -- Il est important quaucun de vos gens ne me voie entrer. -- Je nai quun homme à bord, et je suis sûr de lui comme de moi- même. Dailleurs, cet homme ne vous connaît pas, et, comme ses compagnons, il est prêt à obéir à nos ordres, mais il ignore tout. -- Cest bien. Allons. Ils descendirent alors vers la Tamise. Une petite barque était amarrée au rivage par une chaîne de fer fixée à un pieu. Groslow tira la barque à lui, lassura tandis que Mordaunt descendait dedans, puis il sauta à son tour, et, presque aussitôt saisissant les avirons, il se mit à ramer de manière à prouver à Mordaunt la vérité de ce quil avait avancé, cest-à-dire quil navait pas oublié son métier de marin. Au bout de cinq minutes on fut dégagé de ce monde de bâtiments qui, à cette époque déjà, encombraient les approches de Londres, et Mordaunt put voir, comme un point sombre, la petite felouque se balançant à lancre à quatre ou cinq encablures de lîle des Chiens. En approchant de _lÉclair_, Groslow siffla dune certaine façon, et vit la tête dun homme apparaître au-dessus de la muraille. -- Est-ce vous, capitaine? demanda cet homme. -- Oui, jette léchelle. Et Groslow, passant léger et rapide comme une hirondelle sous le beaupré, vint se ranger bord à bord avec lui. -- Montez, dit Groslow à son compagnon. Mordaunt, sans répondre, saisit la corde et grimpa le long des flancs du navire avec une agilité et un aplomb peu ordinaires aux gens de terre; mais son désir de vengeance lui tenait lieu dhabitude et le rendait apte à tout. Comme lavait prévu Groslow, le matelot de garde à bord de _lÉclair_ ne parut pas même remarquer que son patron revenait accompagné. Mordaunt et Groslow savancèrent vers la chambre du capitaine. Cétait une espèce de cabine provisoire bâtie en planches sur le pont. Lappartement dhonneur avait été cédé par le capitaine Roggers à ses passagers. -- Et eux, demanda Mordaunt, où sont-ils? -- À lautre extrémité du bâtiment, répondit Groslow. -- Et ils nont rien à faire de ce côté? -- Rien absolument. -- À merveille! Je me tiens caché chez vous. Retournez à Greenwich et ramenez-les. Vous avez une chaloupe? -- Celle dans laquelle nous sommes venus. -- Elle ma paru légère et bien taillée. -- Une véritable pirogue. -- Amarrez-la à la poupe avec une liasse de chanvre, mettez-y les avirons afin quelle suive dans le sillage et quil ny ait que la corde à couper. Munissez-la de rhum et de biscuits. Si par hasard la mer était mauvaise, vos hommes ne seraient pas fâchés de trouver sous leur main de quoi se réconforter. -- Il sera fait comme vous dites. Voulez-vous visiter la sainte- barbe! -- Non, à votre retour. Je veux placer la mèche moi-même, pour être sûr quelle ne fera pas long feu. Surtout cachez bien votre visage, quils ne vous reconnaissent pas. -- Soyez donc tranquille. -- Allez, voilà dix heures qui sonnent à Greenwich. En effet, les vibrations dune cloche dix fois répétées traversèrent tristement lair chargé de gros nuages qui roulaient au ciel pareils à des vagues silencieuses. Groslow repoussa la porte, que Mordaunt ferma en dedans, et, après avoir donné au matelot de garde lordre de veiller avec la plus grande attention, il descendit dans sa barque, qui séloigna rapidement, écumant le flot de son double aviron. Le vent était froid et la jetée déserte lorsque Groslow aborda à Greenwich; plusieurs barques venaient de partir à la marée pleine. Au moment où Groslow prit terre, il entendit comme un galop de chevaux sur le chemin pavé de galets. -- Oh! oh! dit-il, Mordaunt avait raison de me presser. Il ny avait pas de temps de perdre; les voici. En effet, cétaient nos amis ou plutôt leur avant-garde composée de dArtagnan et dAthos. Arrivés en face de lendroit où se tenait Groslow, ils sarrêtèrent comme sils eussent deviné que celui à qui ils avaient affaire était là. Athos mit pied à terre et déroula tranquillement un mouchoir dont les quatre coins étaient noués, et quil fit flotter au vent, tandis que dArtagnan, toujours prudent, restait à demi penché sur son cheval, une main enfoncée dans les fontes. Groslow, qui, dans le doute où il était que les cavaliers fussent bien ceux quil attendait, sétait accroupi derrière un de ces canons plantés dans le sol et qui servent à enrouler les câbles, se leva alors, en voyant le signal convenu, et marcha droit aux gentilshommes. Il était tellement encapuchonné dans son caban, quil était impossible de voir sa figure. Dailleurs la nuit était si sombre, que cette précaution était superflue. Cependant loeil perçant dAthos devina, malgré lobscurité, que ce nétait pas Roggers qui était devant lui. -- Que voulez-vous? dit-il à Groslow en faisant un pas en arrière. -- Je veux vous dire, milord, répondit Groslow en affectant laccent irlandais, que vous cherchez le patron Roggers, mais que vous cherchez vainement. -- Comment cela? demanda Athos. -- Parce que ce matin il est tombé dun mât de hune et quil sest cassé la jambe. Mais je suis son cousin; il ma conté toute laffaire et ma chargé de reconnaître pour lui et de conduire à sa place, partout où ils le désireraient, les gentilshommes qui mapporteraient un mouchoir noué aux quatre coins comme celui que vous tenez à la main et comme celui que jai dans ma poche. Et à ces mots Groslow tira de sa poche le mouchoir quil avait déjà montré à Mordaunt. -- Est-ce tout? demanda Athos. -- Non pas, milord; car il y a encore soixante-quinze livres promises si je vous débarque sains et saufs à Boulogne ou sur tout autre point de la France que vous mindiquerez. -- Que dites-vous de cela, dArtagnan? demanda Athos en français. -- Que dit-il, dabord? répondit celui-ci. -- Ah! cest vrai, dit Athos; joubliais que vous nentendez pas langlais. Et il redit à dArtagnan la conversation quil venait davoir avec le patron. -- Cela me paraît assez vraisemblable, dit le Gascon. -- Et à moi aussi, répondit Athos. -- Dailleurs, reprit dArtagnan, si cet homme nous trompe, nous pourrons toujours lui brûler la cervelle. -- Et qui nous conduira? -- Vous, Athos; vous savez tant de choses, que je ne doute pas que vous ne sachiez conduire un bâtiment. -- Ma foi, dit Athos avec un sourire, tout en plaisantant, ami, vous avez presque rencontré juste; jétais destiné par mon père à servir dans la marine, et jai quelques vagues notions du pilotage. -- Voyez-vous! sécria dArtagnan. -- Allez donc chercher nos amis, dArtagnan, et revenez, il est onze heures, nous navons pas de temps à perdre. DArtagnan savança vers deux cavaliers qui, le pistolet au poing, se tenaient en vedette aux premières maisons de la ville, attendant et surveillant sur le revers de la route et rangés contre une espèce de hangar; trois autres cavaliers faisaient le guet et semblaient attendre aussi. Les deux vedettes du milieu de la route étaient Porthos et Aramis. Les trois cavaliers du hangar étaient Mousqueton, Blaisois et Grimaud; seulement ce dernier, en y regardant de plus près, était double, car il avait en croupe Parry, qui devait ramener à Londres les chevaux des gentilshommes et de leurs gens, vendus à lhôte pour payer les dettes quils avaient faites chez lui. Grâce à ce coup de commerce, les quatre amis avaient pu emporter avec eux une somme sinon considérable, du moins suffisante pour faire face aux retards et aux éventualités. DArtagnan transmit à Porthos et à Aramis linvitation de le suivre, et ceux-ci firent signe à leurs gens de mettre pied à terre et de détacher leurs porte-manteaux. Parry se sépara, non sans regret, de ses amis; on lui avait proposé de venir en France, mais il avait opiniâtrement refusé. -- Cest tout simple, avait dit Mousqueton, il a son idée à lendroit de Groslow. On se rappelle que cétait le capitaine Groslow qui lui avait cassé la tête. La petite troupe rejoignit Athos. Mais déjà dArtagnan avait repris sa méfiance naturelle; il trouvait le quai trop désert, la nuit trop noire, le patron trop facile. Il avait raconté à Aramis lincident que nous avons dit, et Aramis, non moins défiant que lui, navait pas peu contribué à augmenter ses soupçons. Un petit claquement de la langue contre ses dents traduisit à Athos les inquiétudes du Gascon. -- Nous navons pas le temps dêtre défiants, dit Athos, la barque nous attend, entrons. -- Dailleurs, dit, Aramis, qui nous empêche dêtre défiants et dentrer tout de même? on surveillera le patron. -- Et sil ne marche pas droit, je lassommerai. Voilà tout. -- Bien dit, Porthos, reprit dArtagnan. Entrons donc. Passe, Mousqueton. Et dArtagnan arrêta ses amis, faisant passer les valets les premiers afin quils essayassent la planche qui conduisait de la jetée à la barque. Les trois valets passèrent sans accident. Athos les suivit, puis Porthos, puis Aramis. DArtagnan passa le dernier, tout en continuant de secouer la tête. -- Que diable avez-vous donc, mon ami? dit Porthos; sur ma parole, vous feriez peur à César. -- Jai, répondit dArtagnan, que je ne vois sur ce port ni inspecteur, ni sentinelle, ni gabelou. -- Plaignez-vous donc! dit Porthos, tout va comme sur une pente fleurie. -- Tout va trop bien, Porthos. Enfin, nimporte, à la grâce de Dieu. Aussitôt que la planche fut retirée, le patron sassit au gouvernail et fit signe à lun de ses matelots, qui, armé dune gaffe, commença à manoeuvrer pour sortir du dédale de bâtiments au milieu duquel la petite barque était engagée. Lautre matelot se tenait déjà à bâbord, son aviron à la main. Lorsquon put se servir des rames, son compagnon vint le rejoindre, et la barque commença de filer plus rapidement. -- Enfin, nous partons! dit Porthos. -- Hélas! répondit le comte de La Fère, nous partons seuls! -- Oui; mais nous partons tous quatre ensemble, et sans une égratignure; cest une consolation. -- Nous ne sommes pas encore arrivés, dit dArtagnan; gare les rencontres! -- Eh! mon cher, dit Porthos, vous êtes comme les corbeaux, vous! vous chantez toujours malheur. Qui peut nous rencontrer par cette nuit sombre, où lon ne voit pas à vingt pas de distance? -- Oui, mais demain matin? dit dArtagnan. -- Demain matin nous serons à Boulogne. -- Je le souhaite de tout mon coeur, dit le Gascon, et javoue ma faiblesse. Tenez, Athos, vous allez rire! mais tant que nous avons été à portée de fusil de la jetée ou des bâtiments qui la bordaient, je me suis attendu à quelque effroyable mousquetade qui nous écrasait tous. -- Mais, dit Porthos avec un gros bon sens, cétait chose impossible, car on eût tué en même temps le patron et les matelots. -- Bah! voilà une belle affaire pour M. Mordaunt croyez-vous quil y regarde de si près? -- Enfin, dit Porthos, je suis bien aise que dArtagnan avoue quil ait eu peur. -- Non seulement je lavoue, mais je men vante. Je ne suis pas un rhinocéros comme vous. Ohé! quest-ce que cela? -- _LÉclair_, dit le patron. -- Nous sommes donc arrivés? demanda Athos en anglais. -- Nous arrivons, dit le capitaine. En effet, après trois coups de rame, on se trouvait côte à côte avec le petit bâtiment. Le matelot attendait, léchelle était préparée; il avait reconnu la barque. Athos monta le premier avec une habileté toute marine; Aramis, avec lhabitude quil avait depuis longtemps des échelles de corde et des autres moyens plus ou moins ingénieux qui existent pour traverser les espaces défendus; dArtagnan comme un chasseur disard et de chamois; Porthos, avec ce développement de force qui chez lui suppléait à tout. Chez les valets lopération fut plus difficile; non pas pour Grimaud, espèce de chat de gouttière, maigre et effilé, qui trouvait toujours moyen de se hisser partout, mais pour Mousqueton et pour Blaisois, que les matelots furent obligés de soulever dans leurs bras à la portée de la main de Porthos, qui les empoigna par le collet de leur justaucorps et les déposa tout debout sur le pont du bâtiment. Le capitaine conduisit ses passagers à lappartement qui leur était préparé, et qui se composait dune seule pièce quils devaient habiter en communauté; puis il essaya de séloigner sous le prétexte de donner quelques ordres. -- Un instant, dit dArtagnan; combien dhommes avez-vous à bord, patron? -- Je ne comprends pas, répondit celui-ci en anglais. -- Demandez-lui cela dans sa langue, Athos. Athos fit la question que désirait dArtagnan. -- Trois, répondit Groslow, sans me compter, bien entendu. DArtagnan comprit, car en répondant le patron avait levé trois doigts. -- Oh! dit dArtagnan, trois, je commence à me rassurer. Nimporte, pendant que vous vous installerez, moi, je vais faire un tour dans le bâtiment. -- Et moi, dit Porthos, je vais moccuper du souper. -- Ce projet est beau et généreux, Porthos, mettez-le à exécution. Vous, Athos, prêtez-moi Grimaud, qui, dans la compagnie de son ami Parry, a appris à baragouiner un peu danglais; il me servira dinterprète. -- Allez, Grimaud, dit Athos. Une lanterne était sur le pont, dArtagnan la souleva dune main, prit un pistolet de lautre et dit au patron: -- _Come_. Cétait, avec _Goddam_, tout ce quil avait pu retenir de la langue anglaise. DArtagnan gagna lécoutille et descendit dans lentrepont. Lentrepont était divisé en trois compartiments: celui dans lequel dArtagnan descendait et qui pouvait sétendre du troisième mâtereau à lextrémité de la poupe, et qui par conséquent était recouvert par le plancher de la chambre dans laquelle Athos, Porthos et Aramis se préparaient à passer la nuit; le second, qui occupait le milieu du bâtiment, et qui était destiné au logement des domestiques; le troisième qui sallongeait sous la proue, cest-à-dire sous la cabine improvisée par le capitaine et dans laquelle Mordaunt se trouvait caché. -- Oh! oh! dit dArtagnan, descendant lescalier de lécoutille et se faisant précéder de sa lanterne, quil tenait étendue de toute la longueur du bras, que de tonneaux! on dirait la caverne dAli- Baba. Les _Mille et Une Nuits_ venaient dêtre traduites pour la première fois et étaient fort à la mode à cette époque. -- Que dites-vous? demanda en anglais le capitaine. DArtagnan comprit à lintonation de la voix. -- Je désire savoir ce quil y a dans ces tonneaux? demanda dArtagnan en posant sa lanterne sur lune des futailles. Le patron fit un mouvement pour remonter léchelle, mais il se contint. -- Porto, répondit-il. -- Ah! du vin de Porto? dit dArtagnan, cest toujours une tranquillité, nous ne mourrons pas de soif. Puis se retournant vers Groslow, qui essuyait sur son front de grosses gouttes de sueur: -- Et elles sont pleines? demanda-t-il. Grimaud traduisit la question. Les unes pleines, les autres vides, dit Groslow dune voix dans laquelle, malgré ses efforts, se trahissait son inquiétude. DArtagnan frappa du doigt sur les tonneaux, reconnut cinq tonneaux pleins et les autres vides; puis il introduisit, toujours à la grande terreur de lAnglais, sa lanterne dans les intervalles des barriques, et reconnaissant que ces intervalles étaient inoccupés: -- Allons, passons, dit-il, et il savança vers la porte qui donnait dans le second compartiment. -- Attendez, dit lAnglais, qui était resté derrière, toujours en proie à cette émotion que nous avons indiquée; attendez, cest moi qui ai la clef de cette porte. Et, passant rapidement devant dArtagnan et Grimaud, il introduisit dune main tremblante la clef dans la serrure et lon se trouva dans le second compartiment, où Mousqueton et Blaisois sapprêtaient à souper. Dans celui-là ne se trouvait évidemment rien à chercher ni à reprendre: on en voyait tous les coins et tous les recoins à la lueur de la lampe qui éclairait ces dignes compagnons. On passa donc rapidement et lon visita le troisième compartiment. Celui-là était la chambre des matelots. Trois ou quatre hamacs pendus au plafond, une table soutenue par une double corde passée à chacune de ses extrémités, deux bancs vermoulus et boiteux en formaient tout lameublement. DArtagnan alla soulever deux ou trois vieilles voiles pendantes contre les parois, et, ne voyant encore rien de suspect, regagna par lécoutille le pont du bâtiment. -- Et cette chambre? demanda dArtagnan. Grimaud traduisit à lAnglais les paroles du mousquetaire. -- Cette chambre est la mienne, dit le patron; y voulez-vous entrer? -- Ouvrez la porte, dit dArtagnan. LAnglais obéit: dArtagnan allongea son bras armé de la lanterne, passa la tête par la porte entrebâillée, et voyant que cette chambre était un véritable réduit: -- Bon, dit-il, sil y a une armée à bord, ce nest point ici quelle sera cachée. Allons voir si Porthos a trouvé de quoi souper. En remerciant le patron dun signe de tête, il regagna la chambre dhonneur, où étaient ses amis. Porthos navait rien trouvé, à ce quil paraît, ou, sil avait trouvé quelque chose, la fatigue lavait emporté sur la faim, et, couché dans son manteau, il dormait profondément lorsque dArtagnan rentra. Athos et Aramis, bercés par les mouvements moelleux des premières vagues de la mer, commençaient de leur côté à fermer les yeux; ils les rouvrirent au bruit que fit leur compagnon. -- Eh bien? fit Aramis. -- Tout va bien, dit dArtagnan, et nous pouvons dormir tranquilles. Sur cette assurance, Aramis laissa retomber sa tête; Athos fit de la sienne un signe affectueux; et dArtagnan, qui, comme Porthos, avait encore plus besoin de dormir que de manger, congédia Grimaud, et se coucha dans son manteau lépée nue, de telle façon que son corps barrait le passage et quil était impossible dentrer dans la chambre sans le heurter. LXXVI. Le vin de Porto Au bout de dix minutes, les maîtres dormaient, mais il nen était pas ainsi des valets, affamés et surtout altérés. Blaisois et Mousqueton sapprêtaient à préparer leur lit, qui consistait en une planche et une valise, tandis que sur une table suspendue comme celle de la chambre voisine se balançaient, au roulis de la mer, un pot de bière et trois verres. -- Maudit roulis! disait Blaisois. Je sens que cela va me reprendre comme en venant. -- Et navoir pour combattre le mal de mer, répondit Mousqueton, que du pain dorge et du vin de houblon! pouah! -- Mais votre bouteille dosier, monsieur Mousqueton, demanda Blaisois, qui venait dachever la préparation de sa couche et qui sapprochait en trébuchant de la table devant laquelle Mousqueton était déjà assis et où il parvint à sasseoir; mais votre bouteille dosier, lavez-vous perdue? -- Non pas, dit Mousqueton, mais Parry la gardée. Ces diables dÉcossais ont toujours soif. Et vous, Grimaud, demanda Mousqueton à son compagnon, qui venait de rentrer après avoir accompagné dArtagnan dans sa tournée, avez-vous soif? -- Comme un Écossais, répondit laconiquement Grimaud. Et il sassit près de Blaisois et de Mousqueton, tira un carnet de sa poche et se mit à faire les comptes de la société, dont il était léconome. -- Oh! là, là! dit Blaisois, voilà mon coeur qui sembrouille! -- Sil en est ainsi, dit Mousqueton dun ton doctoral, prenez un peu de nourriture. -- Vous appelez cela de la nourriture? dit Blaisois en accompagnant dune mine piteuse le doigt dédaigneux dont il montrait le pain dorge et le pot de bière. -- Blaisois, reprit Mousqueton, souvenez-vous que le pain est la vraie nourriture du Français; encore le Français nen a-t-il pas toujours, demandez à Grimaud. -- Oui, mais la bière, reprit Blaisois avec une promptitude qui faisait honneur à la vivacité de son esprit de repartie, mais la bière, est-ce là sa vraie boisson? -- Pour ceci, dit Mousqueton, pris par le dilemme et assez embarrassé dy répondre, je dois avouer que non, et que la bière lui est aussi antipathique que le vin lest aux Anglais. -- Comment, monsieur Mouston, dit Blaisois, qui cette fois doutait des profondes connaissances de Mousqueton, pour lesquelles, dans les circonstances ordinaires de la vie, il avait cependant ladmiration la plus entière; comment: monsieur Mouston, les Anglais naiment pas le vin? -- Ils le détestent. -- Mais je leur en ai vu boire, cependant. -- Par pénitence; et la preuve, continua Mousqueton en se rengorgeant, cest quun prince anglais est mort un jour parce quon lavait mis dans un tonneau de malvoisie. Jai entendu raconter le fait à M. labbé dHerblay. -- Limbécile! dit Blaisois, je voudrais bien être à sa place! -- Tu le peux, dit Grimaud tout en alignant ses chiffres. -- Comment cela, dit Blaisois, je le peux? -- Oui, continua Grimaud tout en retenant quatre et en reportant ce nombre à la colonne suivante. -- Je le peux? expliquez-vous, monsieur Grimaud. Mousqueton gardait le silence pendant les interrogations de Blaisois, mais il était facile de voir à lexpression de son visage que ce nétait point par indifférence. Grimaud continua son calcul et posa son total. -- Porto, dit-il alors en étendant la main dans la direction du premier compartiment visité par dArtagnan et lui en compagnie du patron. -- Comment! ces tonneaux que jai aperçus à travers la porte entrouverte? -- Porto, répéta Grimaud, qui recommença une nouvelle opération arithmétique. -- Jai entendu dire, reprit Blaisois en sadressant à Mousqueton, que le porto est un excellent vin dEspagne. -- Excellent, dit Mousqueton en passant le bout de sa langue sur ses lèvres, excellent. Il y en a dans la cave de M. le baron de Bracieux. -- Si nous priions ces Anglais de nous en vendre une bouteille? demanda lhonnête Blaisois. -- Vendre! dit Mousqueton amené à ses anciens instincts de marauderie. On voit bien, jeune homme, que vous navez pas encore lexpérience des choses de la vie. Pourquoi donc acheter quand on peut prendre? -- Prendre, dit Blaisois, convoiter le bien du prochain! la chose est défendue, ce me semble. -- Où cela? demanda Mousqueton. -- Dans les commandements de Dieu ou de Église, je ne sais plus lesquels. Mais ce que je sais, cest quil y a: _Bien dautrui ne convoiteras, _ _Ni son épouse mêmement._ -- Voilà encore une raison denfant, monsieur Blaisois, dit de son ton le plus protecteur Mousqueton. Oui, denfant, je répète le mot. Où avez-vous vu dans les écritures, je vous le demande, que les Anglais fussent votre prochain? -- Ce nest nulle part, la chose est vraie, dit Blaisois, du moins je ne me le rappelle pas. -- Raison denfant, je le répète, reprit Mousqueton. Si vous aviez fait dix ans la guerre comme Grimaud et moi, mon cher Blaisois, vous sauriez faire la différence quil y a entre le bien dautrui et le bien de lennemi. Or, un Anglais est un ennemi, je pense, et ce vin de Porto appartient aux Anglais. Donc il nous appartient, puisque nous sommes Français. Ne connaissez-vous pas le proverbe: Autant de pris sur lennemi? Cette faconde, appuyée de toute lautorité que puisait Mousqueton dans sa longue expérience, stupéfia Blaisois. Il baissa la tête comme pour se recueillir, et tout à coup relevant le front en homme armé dun argument irrésistible: -- Et les maîtres, dit-il, seront-ils de votre avis, monsieur Mouston? Mousqueton sourit avec dédain. -- Il faudrait peut-être, dit-il, que jallasse troubler le sommeil de ces illustres seigneurs pour leur dire: «Messieurs, votre serviteur Mousqueton a soif, voulez-vous lui permettre de boire?» Quimporte, je vous le demande, à M. de Bracieux que jaie soif ou non? -- Cest du vin bien cher, dit Blaisois en secouant la tête. -- Fût-ce de lor potable, monsieur Blaisois, dit Mousqueton, nos maîtres ne sen priveraient pas. Apprenez que M. le baron de Bracieux est à lui seul assez riche pour boire une tonne de porto, fût-il obligé de la payer une pistole la goutte. Or, je ne vois pas, continua Mousqueton de plus en plus magnifique dans son orgueil, puisque les maîtres ne sen priveraient pas, pourquoi les valets sen priveraient. Et Mousqueton, se levant, prit le pot de bière quil vida par un sabord jusquà la dernière goutte, et savança majestueusement vers la porte qui donnait dans le compartiment. -- Ah! ah! fermée, dit-il. Ces diables dAnglais, comme ils sont défiants! -- Fermée! dit Blaisois dun ton non moins désappointé que celui de Mousqueton. Ah! peste! cest malheureux; avec cela que je sens mon coeur qui se barbouille de plus en plus. Mousqueton se retourna vers Blaisois avec un visage si piteux, quil était évident quil partageait à un haut degré le désappointement du brave garçon. -- Fermée! répéta-t-il. -- Mais, hasarda Blaisois, je vous ai entendu raconter, monsieur Mouston, quune fois dans votre jeunesse, à Chantilly, je crois, vous avez nourri votre maître et vous-même en prenant des perdrix au collet, des carpes à la ligne et des bouteilles au lacet. -- Sans doute, répondit Mousqueton, cest lexacte vérité, et voilà Grimaud qui peut vous le dire. Mais il y avait un soupirail à la cave, et le vin était en bouteilles. Je ne puis pas jeter le lacet à travers cette cloison, ni tirer avec une ficelle une pièce de vin qui pèse peut-être deux quintaux. -- Non, mais vous pouvez lever deux ou trois planches de la cloison, dit Blaisois, et faire à lun des tonneaux un trou avec une vrille. Mousqueton écarquilla démesurément ses yeux ronds et regardant Blaisois en homme émerveillé de rencontrer dans un autre homme des qualités quil ne soupçonnait pas: -- Cest vrai, dit-il, cela se peut; mais un ciseau pour faire sauter les planches, une vrille pour percer le tonneau? -- La trousse, dit Grimaud tout en établissant la balance de ses comptes. -- Ah! oui, la trousse, dit Mousqueton, et moi qui ny pensais pas! Grimaud, en effet, était non seulement léconome de la troupe, mais encore son armurier; outre un registre il avait une trousse. Or, comme Grimaud était homme de suprême précaution, cette trousse, soigneusement roulée dans sa valise, était garnie de tous les instruments de première nécessité. Elle contenait donc une vrille dune raisonnable grosseur. Mousqueton sen empara. Quant au ciseau, il neut point à le chercher bien loin, le poignard quil portait à sa ceinture pouvait le remplacer avantageusement. Mousqueton chercha un coin où les planches fussent disjointes, ce quil neut pas de peine à trouver, et se mit immédiatement à loeuvre. Blaisois le regardait faire avec une admiration mêlée dimpatience, hasardant de temps en temps sur la façon de faire sauter un clou ou de pratiquer une pesée des observations pleines dintelligence et de lucidité. Au bout dun instant, Mousqueton avait fait sauter trois planches. -- Là, dit Blaisois. Mousqueton était le contraire de la grenouille de la fable qui se croyait plus grosse quelle nétait. Malheureusement, sil était parvenu à diminuer son nom dun tiers, il nen était pas de même de son ventre. Il essaya de passer par louverture pratiquée et vit avec douleur quil lui faudrait encore enlever deux ou trois planches au moins pour que louverture fût à sa taille. Il poussa un soupir et se retira pour se remettre à loeuvre. Mais Grimaud, qui avait fini ses comptes, sétait levé, et, avec un intérêt profond pour lopération qui sexécutait, il sétait approché de ses deux compagnons et avait vu les efforts inutiles tentés par Mousqueton pour atteindre la terre promise. -- Moi, dit Grimaud. Ce mot valait à lui seul tout un sonnet, qui vaut à lui seul, comme on le sait, tout un poème. Mousqueton se retourna. -- Quoi, vous? demanda-t-il. -- Moi, je passerai. -- Cest vrai, dit Mousqueton en jetant un regard sur le corps long et mince de son ami, vous passerez, vous, et même facilement. -- Cest juste, il connaît les tonneaux pleins, dit Blaisois, puisquil a déjà été dans la cave avec M. le chevalier dArtagnan. Laissez passer M. Grimaud, monsieur Mouston. -- Jy serais passé aussi bien que Grimaud, dit Mousqueton un peu piqué. -- Oui, mais ce serait plus long, et jai bien soif. Je sens mon coeur qui se barbouille de plus en plus. -- Passez donc, Grimaud, dit Mousqueton en donnant à celui qui allait tenter lexpédition à sa place le pot de bière et la vrille. -- Rincez les verres, dit Grimaud. Puis il fit un geste amical à Mousqueton, afin que celui-ci lui pardonnât dachever une expédition si brillamment commencée par un autre, et comme une couleuvre il se glissa par louverture béante et disparut. Blaisois semblait ravi, en extase. De tous les exploits accomplis depuis leur arrivée en Angleterre par les hommes extraordinaires auxquels ils avaient le bonheur dêtre adjoint, celui-là lui semblait sans contredit le plus miraculeux. -- Vous allez voir, dit alors Mousqueton en regardant Blaisois avec une supériorité à laquelle celui-ci nessaya même point de se soustraire, vous allez voir, Blaisois, comment, nous autres anciens soldats, nous buvons quand nous avons soif. -- Le manteau, dit Grimaud du fond de la cave. -- Cest juste, dit Mousqueton. -- Que désire-t-il? demanda Blaisois. -- Quon bouche louverture avec un manteau. -- Pourquoi faire? demande Blaisois. -- Innocent! dit Mousqueton, et si quelquun entrait? -- Ah! cest vrai! sécria Blaisois avec une admiration de plus en plus visible. Mais il ny verra pas clair. -- Grimaud voit toujours clair, répondit Mousqueton, la nuit comme le jour. -- Il est bien heureux, dit Blaisois; quand je nai pas de chandelle, je ne puis pas faire deux pas sans me cogner, moi. -- Cest que vous navez pas servi, dit Mousqueton; sans cela vous auriez appris à ramasser une aiguille dans un four. Mais silence! On vient, ce me semble. Mousqueton fit entendre un petit sifflement dalarme qui était familier aux laquais aux jours de leur jeunesse, reprit sa place à table et fit signe à Blaisois den faire autant. Blaisois obéit. La porte souvrit. Deux hommes enveloppés dans leurs manteaux parurent. -- Oh! oh! dit lun deux, pas encore couchés à onze heures et un quart? cest contre les règles. Que dans un quart dheure tout soit éteint et que tout le monde ronfle. Les deux hommes sacheminèrent vers la porte du compartiment dans lequel sétait glissé Grimaud, ouvrirent cette porte, entrèrent et la refermèrent derrière eux. -- Ah! dit Blaisois frémissant, il est perdu! -- Cest un bien fin renard que Grimaud, murmura Mousqueton. Et ils attendirent, loreille au guet et lhaleine suspendue. Dix minutes sécoulèrent, pendant lesquelles on nentendit aucun bruit qui pût faire soupçonner que Grimaud fût découvert. Ce temps écoulé, Mousqueton et Blaisois virent la porte se rouvrir, les deux hommes en manteau sortirent, refermèrent la porte avec la même précaution quils avaient fait en entrant et ils séloignèrent en renouvelant lordre de se coucher et déteindre les lumières. -- Obéirons-nous? demanda Blaisois; tout cela me semble louche. -- Ils ont dit un quart dheure; nous avons encore cinq minutes, reprit Mousqueton. -- Si nous prévenions les maîtres? -- Attendons Grimaud. -- Mais sils lont tué? -- Grimaud eût crié. -- Vous savez quil est presque muet. -- Nous eussions entendu le coup, alors. -- Mais sil ne revient pas? -- Le voici. En effet, au moment même Grimaud écartait le manteau qui cachait louverture et passait à travers cette ouverture une tête livide dont les yeux arrondis par leffroi laissaient voir une petite prunelle dans un large cercle blanc. Il tenait à la main le pot de bière plein dune substance quelconque, lapprocha du rayon de lumière quenvoyait la lampe fumeuse, et murmura ce simple monosyllabe: _Oh!_ avec une expression de si profonde terreur, que Mousqueton recula épouvanté et que Blaisois pensa sévanouir. Tous deux jetèrent néanmoins un regard curieux dans le pot à bière: il était plein de poudre. Une fois convaincu que le bâtiment était chargé de poudre au lieu de lêtre de vin, Grimaud sélança vers lécoutille et ne fit quon bond jusquà la chambre où dormaient les quatre amis. Arrivé à cette chambre, il repoussa doucement la porte, laquelle en souvrant réveilla immédiatement dArtagnan couché derrière elle. À peine eut-il vu la figure décomposée de Grimaud, quil comprit quil se passait quelque chose dextraordinaire et voulut sécrier; mais Grimaud, dun geste plus rapide que la parole elle- même, mit un doigt sur ses lèvres, et, dun souffle quon neût pas soupçonné dans un corps si frêle, il éteignit la petite veilleuse à trois pas. DArtagnan se souleva sur le coude, Grimaud mit un genou en terre, et là, le cou tendu, tous les sens surexcités, il lui glissa dans loreille un récit qui, à la rigueur, était assez dramatique pour se passer du geste et du jeu de physionomie. Pendant ce récit, Athos, Porthos et Aramis dormaient comme des hommes qui nont pas dormi depuis huit jours, et dans lentrepont, Mousqueton nouait par précaution ses aiguillettes, tandis que Blaisois, saisi dhorreur, les cheveux hérissés sur sa tête, essayait den faire autant. Voici ce qui sétait passé. À peine Grimaud eut-il disparu par louverture et se trouva-t-il dans le premier compartiment, quil se mit en quête et quil rencontra un tonneau. Il frappa dessus: le tonneau était vide. Il passa à un autre, il était vide encore; mais le troisième sur lequel il répéta lexpérience rendit un son si mat quil ny avait point à sy tromper. Grimaud reconnut quil était plein. Il sarrêta à celui-ci, chercha une place convenable pour le percer avec sa vrille, et, en cherchant cet endroit, mit la main sur un robinet. -- Bon! dit Grimaud, voilà qui mépargne de la besogne. Et il approcha son pot à bière, tourna le robinet et sentit que le contenu passait tout doucement dun récipient dans lautre. Grimaud, après avoir préalablement pris la précaution de fermer le robinet, allait porter le pot à ses lèvres, trop consciencieux quil était pour apporter à ses compagnons une liqueur dont il neût pas pu leur répondre, lorsquil entendit le signal de lalarme que lui donnait Mousqueton; il se douta de quelque ronde de nuit, se glissa dans lintervalle de deux tonneaux et se cacha derrière une futaille. En effet, un instant après, la porte souvrit et se referma après avoir donné passage aux deux hommes à manteau que nous avons vus passer et repasser devant Blaisois et Mousqueton en donnant lordre déteindre les lumières. Lun des deux portait une lanterne garnie de vitres, soigneusement fermée et dune telle hauteur que la flamme ne pouvait atteindre à son sommet. De plus, les vitres elles-mêmes étaient recouvertes dune feuille de papier blanc qui adoucissait ou plutôt absorbait la lumière et la chaleur. Cet homme était Groslow. Lautre tenait à la main quelque chose de long, de flexible et de roulé comme une corde blanchâtre. Son visage était recouvert dun chapeau à larges bords. Grimaud, croyant que le même sentiment que le sien les attirait dans le caveau, et que, comme lui, ils venaient faire une visite au vin de Porto, se blottit de plus en plus derrière sa futaille, se disant quau reste, sil était découvert, le crime nétait pas bien grand. Arrivés au tonneau derrière lequel Grimaud était caché, les deux hommes sarrêtèrent. -- Avez-vous la mèche? demanda en anglais celui qui portait le falot. -- La voici, dit lautre. À la voix du dernier, Grimaud tressaillit et sentit un frisson lui passer dans la moelle des os; il se souleva lentement, jusquà ce que sa tête dépassât le cercle de bois, et sous le large chapeau il reconnut la pâle figure de Mordaunt. -- Combien de temps peut durer cette mèche? demanda-t-il. -- Mais... cinq minutes à peu près, dit le patron. Cette voix, non plus, nétait pas étrangère à Grimaud. Ses regards passèrent de lun à lautre, et après Mordaunt il reconnut Groslow. -- Alors, dit Mordaunt, vous allez prévenir vos hommes de se tenir prêts, sans leur dire à quoi. La chaloupe suit-elle le bâtiment? -- Comme un chien suit son mettre au bout dune laisse de chanvre. -- Alors, quand la pendule piquera le quart après minuit vous réunirez vos hommes, vous descendrez sans bruit dans la chaloupe... -- Après avoir mis le feu à la mèche? -- Ce soin me regarde. Je veux être sûr de ma vengeance. Les rames sont dans le canot? -- Tout est préparé. -- Bien. -- Cest entendu, alors. Mordaunt sagenouilla et assura un bout de sa mèche au robinet, pour navoir plus quà mettre le feu à lextrémité opposée. Puis, cette opération achevée, il tira sa montre. -- Vous avez entendu? au quart dheure après minuit, dit-il en se relevant, cest-à-dire... Il regarda sa montre. -- Dans vingt minutes. -- Parfaitement, monsieur, répondit Groslow; seulement, je dois vous faire observer une dernière fois quil y a quelque danger pour la mission que vous vous réservez, et quil vaudrait mieux charger un de nos hommes de mettre le feu à lartifice. -- Mon cher Groslow, dit Mordaunt, vous connaissez le proverbe français: _On nest bien servi que par soi-même_. Je le mettrai en pratique. Grimaud avait tout écouté, sinon tout entendu; mais la vue suppléait chez lui au défaut de compréhension parfaite de la langue; il avait vu et reconnu les deux mortels ennemis des mousquetaires; il avait vu Mordaunt disposer la mèche; il avait entendu le proverbe, que pour sa plus grande facilité Mordaunt avait dit en français. Enfin il palpait et repalpait le contenu du cruchon quil tenait à la main, et, au lieu du liquide quattendaient Mousqueton et Blaisois, criaient et sécrasaient sous ses doigts les grains dune poudre grossière. Mordaunt séloigna avec le patron. À la porte il sarrêta, écoutant. -- Entendez-vous comme ils dorment? dit-il. En effet, on entendait ronfler Porthos à travers le plancher. -- Cest Dieu qui nous les livre, dit Groslow. -- Et cette fois, dit Mordaunt, le diable ne les sauverait pas! Et tous deux sortirent. LXXVII. Le vin de Porto (Suite) Grimaud attendit quil eût entendu grincer le pêne de la porte dans la serrure, et quand il se fut assuré quil était seul, il se dressa lentement le long de la muraille. -- Ah! fit-il en essuyant avec sa manche de larges gouttes de sueur qui perlaient sur son front; comme cest heureux que Mousqueton ait eu soif! Il se hâta de passer par son trou, croyant encore rêver; mais la vue de la poudre dans le pot de bière lui prouva que ce rêve était un cauchemar mortel. DArtagnan, comme on le pense, écouta tous ces détails avec un intérêt croissant, et, sans attendre que Grimaud eût fini, il se leva sans secousse, et approchant sa bouche de loreille dAramis, qui dormait à sa gauche, et lui touchant lépaule en même temps pour prévenir tout mouvement brusque: -- Chevalier, lui dit-il, levez-vous, et ne faites pas le moindre bruit. Aramis séveilla. DArtagnan lui répéta son invitation en lui serrant la main. Aramis obéit. -- Vous avez Athos à votre gauche, dit-il, prévenez-le comme je vous ai prévenu. Aramis réveilla facilement Athos, dont le sommeil était léger comme lest ordinairement celui de toutes les natures fines et nerveuses; mais on eut plus de difficulté pour réveiller Porthos. Il allait demander les causes et les raisons de cette interruption de son sommeil, qui lui paraissait fort déplaisante, lorsque dArtagnan, pour toute explication, lui appliqua la main sur la bouche. Alors notre Gascon, allongeant ses bras et les ramenant à lui, enferma dans leur cercle les trois têtes de ses amis, de façon quelles se touchassent pour ainsi dire. -- Amis, dit-il, nous allons immédiatement quitter ce bateau, ou nous sommes tous morts. -- Bah! dit Athos, encore? -- Savez-vous quel était le capitaine du bateau? -- Non. -- Le capitaine Groslow. Un frémissement des trois mousquetaires apprit à dArtagnan que son discours commençait à faire quelque impression sur ses amis. -- Groslow! fit Aramis, diable! -- Quest-ce que cest que cela, Groslow? demanda Porthos, je ne me le rappelle plus. -- Celui qui a cassé la tête à Parry et qui sapprête en ce moment à casser les nôtres. -- Oh! oh! -- Et son lieutenant, savez-vous qui cest? -- Son lieutenant? il nen a pas, dit Athos. On na pas de lieutenant dans une felouque montée par quatre hommes. -- Oui, mais M. Groslow nest pas un capitaine comme un autre; il a un lieutenant, lui, et ce lieutenant est M. Mordaunt. Cette fois ce fut plus quun frémissement parmi les mousquetaires, ce fut presque un cri. Ces hommes invincibles étaient soumis à linfluence mystérieuse et fatale quexerçait ce nom sur eux, et ressentaient de la terreur à lentendre seulement prononcer. -- Que faire? dit Athos. -- Nous emparer de la felouque, dit Aramis. -- Et le tuer, dit Porthos. -- La felouque est minée, dit dArtagnan. Ces tonneaux que jai pris pour des futailles pleines de porto sont des tonneaux de poudre. Quand Mordaunt se verra découvert, il fera tout sauter, amis et ennemis, et ma foi cest un monsieur de trop mauvaise compagnie pour que jaie le désir de me présenter en sa société, soit au ciel, soit à lenfer. -- Vous avez donc un plan? demanda Athos. -- Oui. -- Lequel? -- Avez-vous confiance en moi? -- Ordonnez, dirent ensemble les trois mousquetaires. -- Eh bien, venez! DArtagnan alla à une fenêtre basse comme un dalot, mais qui suffisait pour donner passage à un homme; il la fit glisser doucement sur sa charnière. -- Voilà le chemin, dit-il. -- Diable! dit Aramis, il fait bien froid, cher ami! -- Restez si vous voulez ici, mais je vous préviens quil y fera chaud tout à lheure. -- Mais nous ne pouvons gagner la terre à la nage. -- La chaloupe suit en laisse, nous gagnerons la chaloupe et nous couperons la laisse. Voilà tout. Allons, messieurs. -- Un instant, dit Athos; les laquais? -- Nous voici, dirent Mousqueton et Blaisois, que Grimaud avait été chercher pour concentrer toutes les forces dans la cabine, et qui, par lécoutille qui touchait presque à la porte, étaient entrés sans être vus. Cependant les trois amis étaient restés immobiles devant le terrible spectacle que leur avait découvert dArtagnan en soulevant le volet et quils voyaient par cette étroite ouverture. En effet, quiconque a vu ce spectacle une fois sait que rien nest plus profondément saisissant quune mer houleuse, roulant avec de sourds murmures ses vagues noires à la pâle clarté dune lune dhiver. -- Cordieu! dit dArtagnan, nous hésitons, ce me semble! Si nous hésitons, nous, que feront donc les laquais? -- Je nhésite pas, moi, dit Grimaud. -- Monsieur, dit Blaisois, je ne sais nager que dans les rivières, je vous en préviens. -- Et moi, je ne sais pas nager du tout, dit Mousqueton. Pendant ce temps, dArtagnan sétait glissé par louverture. -- Vous êtes donc décidé, ami? dit Athos. -- Oui, répondit le Gascon. Allons, Athos, vous qui êtes lhomme parfait, dites à lesprit de dominer la matière. Vous, Aramis, donnez le mot aux laquais. Vous, Porthos, tuez tout ce qui nous fera obstacle. Et dArtagnan, après avoir serré la main dAthos, choisit le moment où par un mouvement de tangage la felouque plongeait de larrière; de sorte quil neut quà se laisser glisser dans leau, qui lenveloppait déjà jusquà la ceinture. Athos le suivit avant même que la felouque fût relevée; après Athos elle se releva, et lon vit se tendre et sortir de leau le câble qui attachait la chaloupe. DArtagnan nagea vers ce câble et latteignit. Là il attendit suspendu à ce câble par une main et la tête seule à fleur deau. Au bout dune seconde, Athos le rejoignit. Puis lon vit au tournant de la felouque poindre deux autres têtes. Cétaient celle dAramis et de Grimaud. -- Blaisois minquiète, dit Athos. Navez-vous pas entendu, dArtagnan, quil a dit quil ne savait nager que dans les rivières? -- Quand on sait nager, on nage partout, dit dArtagnan; à la barque! à la barque! -- Mais Porthos? je ne le vois pas. -- Porthos va venir, soyez tranquille, il nage comme Léviathan lui-même. En effet Porthos ne paraissait point; car une scène, moitié burlesque, moitié dramatique, se passait entre lui, Mousqueton et Blaisois. Ceux-ci, épouvantés par le bruit de leau, par le sifflement du vent, effarés par la vue de cette eau noire bouillonnant dans le gouffre, reculaient au lieu davancer. -- Allons! allons! dit Porthos, à leau! -- Mais, monsieur, disait Mousqueton, je ne sais pas nager, laissez-moi ici. -- Et moi aussi, monsieur, disait Blaisois. -- Je vous assure que je vous embarrasserai dans cette petite barque, reprit Mousqueton. -- Et moi je me noierai bien sûr avant que dy arriver, continuait Blaisois. -- Ah çà, je vous étrangle tous deux si vous ne sortez pas, dit Porthos en les saisissant à la gorge. En avant, Blaisois! Un gémissement étouffé par la main de fer de Porthos fut toute la réponse de Blaisois, car le géant, le tenant par le cou et par les pieds, le fit glisser comme une planche par la fenêtre et lenvoya dans la mer tête en bas. -- Maintenant, Mouston, dit Porthos, jespère que vous nabandonnerez pas votre maître. -- Ah! monsieur, dit Mousqueton les larmes aux yeux, pourquoi avez-vous repris du service? nous étions si bien au château de Pierrefonds! Et sans autre reproche, devenu pensif et obéissant, soit par dévouement réel, soit par lexemple donné à légard de Blaisois, Mousqueton donna tête baissée dans la mer. Action sublime en tout cas, car Mousqueton se croyait mort. Mais Porthos nétait pas homme à abandonner ainsi son fidèle compagnon. Le maître suivit de si près son valet, que la chute des deux corps ne fit quun seul et même bruit; de sorte que lorsque Mousqueton revint sur leau tout aveuglé, il se trouva retenu par la large main de Porthos, et put, sans avoir besoin de faire aucun mouvement, savancer vers la corde avec la majesté dun dieu marin. Au même instant, Porthos vit tourbillonner quelque chose à la portée de son bras. Il saisit ce quelque chose par la chevelure: cétait Blaisois, au-devant duquel venait déjà Athos. -- Allez, allez, comte, dit Porthos, je nai pas besoin de _vous_. Et en effet, dun coup de jarret vigoureux, Porthos se dressa comme le géant Adamastor au-dessus de la lame, et en trois élans il se trouva avoir rejoint ses compagnons. DArtagnan, Aramis et Grimaud aidèrent Mousqueton et Blaisois à monter; puis vint le tour de Porthos, qui, en enjambant par-dessus le bord, manqua de faire chavirer la petite embarcation. -- Et Athos? demanda dArtagnan. -- Me voici! dit Athos, qui, comme un général soutenant la retraite, navait voulu monter que le dernier et se tenait au rebord de la barque. Êtes-vous tous réunis? -- Tous, dit dArtagnan. Et vous, Athos, avez-vous votre poignard? -- Oui. -- Alors coupez le câble et venez. Athos tira un poignard acéré de sa ceinture et coupa la corde; la felouque séloigna; la barque resta stationnaire, sans autre mouvement que celui que lui imprimaient les vagues. -- Venez, Athos! dit dArtagnan. Et il tendit la main au comte de La Fère, qui prit à son tour place dans le bateau. -- Il était temps, dit le Gascon, et vous allez voir quelque chose de curieux. LXXVIII. _Fatality_ En effet, dArtagnan achevait à peine ces paroles quun coup de sifflet retentit sur la felouque, qui commençait à senfoncer dans la brume et dans lobscurité. -- Ceci, comme vous le comprenez bien, reprit le Gascon, veut dire quelque chose. En ce moment on vit un falot apparaître sur le pont et dessiner des ombres à larrière. Soudain un cri terrible, un cri de désespoir traversa lespace; et comme si ce cri eût chassé les nuages, le voile qui cachait la lune sécarta, et lon vit se dessiner sur le ciel, argenté dune pâle lumière, la voilure grise et les cordages noirs de la felouque. Des ombres couraient éperdues sur le navire, et des cris lamentables accompagnaient ces promenades insensées. Au milieu de ces cris, on vit apparaître, sur le couronnement de la poupe, Mordaunt, une torche à la main. Ces ombres qui couraient éperdues sur le navire, cétait Groslow qui, à lheure indiquée par Mordaunt, avait rassemblé ses hommes; tandis que celui-ci, après avoir écouté à la porte de la cabine si les mousquetaires dormaient toujours, était descendu dans la cale, rassuré par le silence. En effet, qui eût pu soupçonner ce qui venait de se passer? Mordaunt avait en conséquence ouvert la porte et couru à la mèche; ardent comme un homme altéré de vengeance et sûr de lui comme ceux que Dieu aveugle, il avait mis le feu au soufre. Pendant ce temps, Groslow et ses matelots sétaient réunis à larrière. -- Halez la corde, dit Groslow, et attirez la chaloupe à nous. Un des matelots enjamba la muraille du navire, saisit le câble et tira; le câble vint à lui sans résistance aucune. -- Le câble est coupé! sécria le marin: plus de canot! -- Comment! plus de canot! dit Groslow en sélançant à son tour sur le bastingage, cest impossible! -- Cela est cependant, dit le marin, voyez plutôt; rien dans le sillage, et dailleurs voilà le bout du câble. Cétait alors que Groslow avait poussé ce rugissement que les mousquetaires avaient entendu. -- Quy a-t-il? sécria Mordaunt, qui, sortant de lécoutille, sélança à son tour vers larrière sa torche à la main. -- Il y a que nos ennemis nous échappent; il y a quils ont coupé la corde et quils fuient avec le canot. Mordaunt ne fit quun bond jusquà la cabine, dont il enfonça la porte dun coup de pied. -- Vide! sécria-t-il. Oh! les démons! -- Nous allons les poursuivre, dit Groslow; ils ne peuvent être loin, et nous les coulerons en passant sur eux. -- Oui, mais le feu! dit Mordaunt, jai mis le feu! -- À quoi? -- À la mèche! -- Mille tonnerres! hurla Groslow en se précipitant vers lécoutille. Peut-être est-il encore temps. Mordaunt ne répondit que par un rire terrible; et, les traits bouleversés par la haine plus encore que par la terreur, cherchant le ciel de ses yeux hagards pour lui lancer un dernier blasphème, il jeta dabord sa torche dans la mer, puis il sy précipita lui- même. Au même instant et comme Groslow mettait le pied sur lescalier de lécoutille, le navire souvrit comme le cratère dun volcan; un jet de feu sélança vers le ciel avec une explosion pareille à celle de cent pièces de canon qui tonneraient à la fois; lair sembrasa tout sillonné de débris embrasés eux-mêmes, puis leffroyable éclair disparut, les débris tombèrent lun après lautre, frémissant dans labîme, où ils séteignirent, et, à lexception dune vibration dans lair, au bout dun instant on eût cru quil ne sétait rien passé. Seulement la felouque avait disparu de la surface de la mer, et Groslow et ses trois hommes étaient anéantis. Les quatre amis avaient tout vu, aucun des détails de ce terrible drame ne leur avait échappé. Un instant inondés de cette lumière éclatante qui avait éclairé la mer à plus dune lieue, on aurait pu les voir chacun dans une attitude diverse, exprimant leffroi que, malgré leurs coeurs de bronze, ils ne pouvaient sempêcher de ressentir. Bientôt la pluie de flammes retomba tout autour deux; puis enfin le volcan séteignit comme nous lavons raconté, et tout rentra dans lobscurité, barque flottante et océan houleux. Ils demeurèrent un instant silencieux et abattus. Porthos et dArtagnan, qui avaient pris chacun une rame, la soutenaient machinalement au-dessus de leau en pesant dessus de tout leur corps et en létreignant de leurs mains crispées. -- Ma foi, dit Aramis rompant le premier ce silence de mort, pour cette fois je crois que tout est fini. -- À moi, milords! à laide! au secours! cria une voix lamentable dont les accents parvinrent aux quatre amis, et pareille à celle de quelque esprit de la mer. Tous se regardèrent. Athos lui-même tressaillit. -- Cest lui, cest sa voix! dit-il. Tous gardèrent le silence, car tous avaient, comme Athos, reconnu cette voix. Seulement leurs regards aux prunelles dilatées se tournèrent dans la direction où avait disparu le bâtiment, faisant des efforts inouïs pour percer lobscurité. Au bout dun instant on commença de distinguer un homme; il sapprochait nageant avec vigueur. Athos étendit lentement le bras vers lui, le montrant du doigt à ses compagnons. -- Oui, oui, dit dArtagnan, je le vois bien. -- Encore lui! dit Porthos en respirant comme un soufflet de forge. Ah çà, mais il est donc de fer? -- O mon Dieu! murmura Athos. Aramis et dArtagnan se parlaient à loreille. Mordaunt fit encore quelques brassées, et, levant en signe de détresse une main au-dessus de la mer: -- Pitié! messieurs, pitié, au nom du ciel! je sens mes forces qui mabandonnent, je vais mourir! La voix qui implorait secours était si vibrante, quelle alla éveiller la compassion au fond du coeur dAthos. -- Le malheureux! murmura-t-il. -- Bon! dit dArtagnan, il ne vous manque plus que de le plaindre! En vérité, je crois quil nage vers nous. Pense-t-il donc que nous allons le prendre? Ramez, Porthos, ramez! Et donnant lexemple, dArtagnan plongea sa rame dans la mer, deux coups daviron éloignèrent la barque de vingt brasses. -- Oh! vous ne mabandonnerez pas! vous ne me laisserez pas périr! vous ne serez pas sans pitié! sécria Mordaunt. -- Ah! ah! dit Porthos à Mordaunt, je crois que nous vous tenons, enfin, mon brave, et que vous navez pour vous sauver dici dautres portes que celles de lenfer! -- Oh! Porthos! murmura le comte de La Fère. -- Laissez-moi tranquille, Athos; en vérité vous devenez ridicule avec vos éternelles générosités! Dabord, sil approche à dix pieds de la barque, je vous déclare que je lui fends la tête dun coup daviron. -- Oh! de grâce... ne me fuyez pas, messieurs... de grâce... ayez pitié de moi! cria le jeune homme, dont la respiration haletante faisait parfois, quand sa tête disparaissait sous la vague, bouillonner leau glacée. DArtagnan, qui tout en suivant de loeil chaque mouvement de Mordaunt, avait terminé son colloque avec Aramis, se leva: -- Monsieur, dit-il en sadressant au nageur, éloignez-vous, sil vous plaît. Votre repentir est de trop fraîche date pour que nous y ayons une bien grande confiance; faites attention que le bateau dans lequel vous avez voulu nous griller fume encore à quelques pieds sous leau, et que la situation dans laquelle vous êtes est un lit de roses en comparaison de celle où vous vouliez nous mettre et où vous avez mis M. Groslow et ses compagnons. -- Messieurs, reprit Mordaunt avec un accent plus désespéré, je vous jure que mon repentir est véritable. Messieurs, je suis si jeune, jai vingt-trois ans à peine! messieurs, jai été entraîné par un ressentiment bien naturel, jai voulu venger ma mère, et vous eussiez tous fait ce que jai fait. -- Peuh! fit dArtagnan, voyant quAthos sattendrissait de plus en plus; cest selon. Mordaunt navait plus que trois ou quatre brassées à faire pour atteindre la barque, car lapproche de la mort semblait lui donner une vigueur surnaturelle. -- Hélas! reprit-il, je vais donc mourir! vous allez donc tuer le fils comme vous avez tué la mère! Et cependant je nétais pas coupable; selon toutes les lois divines et humaines, un fils doit venger sa mère. Dailleurs, ajouta-t-il en joignant les mains, si cest un crime, puisque je men repens, puisque jen demande pardon, je dois être pardonné. Alors, comme si les forces lui manquaient, il sembla ne plus pouvoir se soutenir sur leau, et une vague passa sur sa tête, qui éteignit sa voix. -- Oh! cela me déchire! dit Athos. Mordaunt reparut. -- Et moi, répondit dArtagnan, je dis quil faut en finir; monsieur lassassin de votre oncle, monsieur le bourreau du roi Charles, monsieur lincendiaire, je vous engage à vous laisser couler à fond; ou, si vous approchez encore de la barque dune seule brasse, je vous casse la tête avec mon aviron. Mordaunt, comme au désespoir, fit une brassée. DArtagnan prit sa rame à deux mains, Athos se leva. -- DArtagnan! dArtagnan! sécria-t-il; dArtagnan! mon fils, je vous en supplie. Le malheureux va mourir, et cest affreux de laisser mourir un homme sans lui tendre la main, quand on na quà lui tendre la main pour le sauver. Oh! mon coeur me défend une pareille action; je ne puis y résister, il faut quil vive! -- Mordieu! répliqua dArtagnan, pourquoi ne vous livrez-vous pas tout de suite pieds et poings liés à ce misérable? Ce sera plus tôt fait. Ah! comte de La Fère, vous voulez périr par lui; eh bien! moi, votre fils, comme vous mappelez, je ne le veux pas. Cétait la première fois que dArtagnan résistait à une prière quAthos faisait en lappelant son fils. Aramis tira froidement son épée, quil avait emportée entre ses dents à la nage. -- Sil pose la main sur le bordage, dit-il, je la lui coupe comme à un régicide quil est. -- Et moi, dit Porthos, attendez... -- Quallez-vous faire? demanda Aramis. -- Je vais me jeter à leau et je létranglerai. -- Oh! messieurs, sécria Athos avec un sentiment irrésistible, soyons hommes, soyons chrétiens! DArtagnan poussa un soupir qui ressemblait à un gémissement, Aramis abaissa son épée, Porthos se rassit. -- Voyez, continua Athos, voyez, la mort se peint sur son visage; ses forces sont à bout, une minute encore, et il coule au fond de labîme. Ah! ne me donnez pas cet horrible remords, ne me forcez pas à mourir de honte à mon tour; mes amis, accordez-moi la vie de ce malheureux, je vous bénirai, je vous... -- Je me meurs! murmura Mordaunt; à moi!... à moi!... -- Gagnons une minute, dit Aramis en se penchant à gauche et en sadressant à dArtagnan. Un coup daviron, ajouta-t-il en se penchant à droite vers Porthos. DArtagnan ne répondit ni du geste ni de la parole; il commençait dêtre ému, moitié des supplications dAthos, moitié par le spectacle quil avait sous les yeux. Porthos seul donna un coup de rame, et, comme ce coup navait pas de contre-poids, la barque tourna seulement sur elle-même et ce mouvement rapprocha Athos du moribond. -- Monsieur le comte de La Fère! sécria Mordaunt, monsieur le comte de La Fère! Cest à vous que je madresse, cest vous que je supplie, ayez pitié de moi... Où êtes-vous, monsieur le comte de La Fère? Je ny vois plus... Je me meurs!... À moi! à moi! -- Me voici, monsieur, dit Athos en se penchant et en étendant le bras vers Mordaunt avec cet air de noblesse et de dignité qui lui était habituel, me voici; prenez ma main, et entrez dans notre embarcation. -- Jaime mieux ne pas regarder, dit dArtagnan, cette faiblesse me répugne. Il se retourna vers les deux amis, qui, de leur côté, se pressaient au fond de la barque comme sils eussent craint de toucher celui auquel Athos ne craignait pas de tendre la main. Mordaunt fit un effort suprême, se souleva, saisit cette main qui se tendait vers lui et sy cramponna avec la véhémence du dernier espoir. -- Bien! dit Athos, mettez votre autre main ici. Et il lui offrait son épaule comme second point dappui, de sorte que sa tête touchait presque la tête de Mordaunt, et que ces deux ennemis mortels se tenaient embrassés comme deux frères. Mordaunt étreignit de ses doigts crispés le collet dAthos. -- Bien, monsieur, dit le comte, maintenant vous voilà sauvé, tranquillisez-vous. -- Ah! ma mère, sécria Mordaunt avec un regard flamboyant et avec un accent de haine impossible à décrire, je ne peux toffrir quune victime, mais ce sera du moins celle que tu eusses choisie! Et tandis que dArtagnan poussait un cri, que Porthos levait laviron, quAramis cherchait une place pour frapper, une effrayante secousse donnée à la barque entraîna Athos dans leau, tandis que Mordaunt, poussant un cri de triomphe, serrait le cou de sa victime et enveloppait, pour paralyser ses mouvements, ses jambes et les siennes comme aurait pu le faire un serpent. Un instant, sans pousser un cri, sans appeler à son aide, Athos essaya de se maintenir à la surface de la mer, mais le poids lentraînant, il disparut peu à peu; bientôt on ne vit plus que ses longs cheveux flottants; puis tout disparut, et un large bouillonnement, qui seffaça à son tour, indiqua seul lendroit où tous deux sétaient engloutis. Muets dhorreur, immobiles, suffoqués par lindignation et lépouvante, les trois amis étaient restés la bouche béante, les yeux dilatés, les bras tendus; ils semblaient des statues et cependant, malgré leur immobilité, on entendait battre leur coeur. Porthos le premier revint à lui, et sarrachant les cheveux à pleines mains: -- Oh! sécria-t-il avec un sanglot déchirant chez un pareil homme surtout, oh! Athos, Athos! noble coeur! malheur! malheur sur nous qui tavons laissé mourir! -- Oh! oui, répéta dArtagnan, malheur! -- Malheur! murmura Aramis. En ce moment, au milieu du vaste cercle illuminé des rayons de la lune, à quatre ou cinq brasses de la barque, le même tourbillonnement qui avait annoncé labsorption se renouvela, et lon vit reparaître dabord des cheveux, puis un visage pâle aux yeux ouverts mais cependant morts, puis un corps qui, après sêtre dressé jusquau buste au-dessus de la mer, se renversa mollement sur le dos, selon le caprice de la vague. Dans la poitrine du cadavre était enfoncé un poignard dont le pommeau dor étincelait. -- Mordaunt! Mordaunt! Mordaunt! sécrièrent les trois amis, cest Mordaunt! -- Mais Athos? dit dArtagnan. Tout à coup la barque pencha à gauche sous un poids nouveau et inattendu, et Grimaud poussa un hurlement de joie; tous se retournèrent, et lon vit Athos, livide, loeil éteint et la main tremblante, se reposer en sappuyant sur le bord du canot. Huit bras nerveux lenlevèrent aussitôt et le déposèrent dans la barque, où dans un instant Athos se sentit réchauffé, ranimé, renaissant sous les caresses et dans les étreintes de ses amis ivres de joie. -- Vous nêtes pas blessé, au moins? demanda dArtagnan. -- Non, répondit Athos... Et lui? -- Oh! lui, cette fois, Dieu merci! il est bien mort. Tenez! Et dArtagnan, forçant Athos de regarder dans la direction quil lui indiquait, lui montra le corps de Mordaunt flottant sur le dos des lames, et qui, tantôt submergé, tantôt relevé, semblait encore poursuivre les quatre amis dun regard chargé dinsulte et de haine mortelle. Enfin il sabîma. Athos lavait suivi dun oeil empreint de mélancolie et de pitié. -- Bravo, Athos! dit Aramis avec une effusion bien rare chez lui. -- Le beau coup! sécria Porthos. -- Javais un fils, dit Athos, jai voulu vivre. -- Enfin, dit dArtagnan, voilà où Dieu a parlé. -- Ce nest pas moi qui lai tué, murmura Athos, cest le destin. LXXIX. Où, après avoir manqué dêtre rôti, Mousqueton manqua dêtre mangé Un profond silence régna longtemps dans le canot après la scène terrible que nous venons de raconter. La lune, qui sétait montrée un instant comme si Dieu eût voulu quaucun détail de cet événement ne restât caché aux yeux des spectateurs, disparut derrière les nuages; tout rentra dans cette obscurité si effrayante dans tous les déserts et surtout dans ce désert liquide quon appelle lOcéan, et lon nentendit plus que le sifflement du vent douest dans la crête des lames. Porthos rompit le premier le silence. -- Jai vu bien des choses, dit-il, mais aucune ne ma ému comme celle que je viens de voir. Cependant, tout troublé que je suis, je vous déclare que je me sens excessivement heureux. Jai cent livres de moins sur la poitrine, et je respire enfin librement. En effet, Porthos respira avec un bruit qui faisait honneur au jeu puissant de ses poumons. -- Pour moi, dit Aramis, je nen dirai pas autant que vous, Porthos; je suis encore épouvanté. Cest au point que je nen crois pas mes yeux, que je doute de ce que jai vu, que je cherche tout autour du canot, et que je mattends à chaque minute à voir reparaître ce misérable tenant à la main le poignard quil avait dans le coeur. -- Oh! moi, je suis tranquille, reprit Porthos; le coup lui a été porté vers la sixième côte et enfoncé jusquà la garde. Je ne vous en fais pas un reproche, Athos, au contraire. Quand on frappe, cest comme cela quil faut frapper. Aussi je vis à présent, je respire, je suis joyeux. -- Ne vous hâtez pas de chanter victoire, Porthos! dit dArtagnan. Jamais nous navons couru un danger plus grand quà cette heure; car un homme vient à bout dun homme, mais non pas dun élément. Or, nous sommes en mer la nuit, sans guide, dans une frêle barque; quun coup de vent fasse chavirer le canot, et nous sommes perdus. Mousqueton poussa un profond soupir. -- Vous êtes ingrat, dArtagnan, dit Athos; oui, ingrat de douter de la Providence au moment où elle vient de nous sauver tous dune façon si miraculeuse. Croyez-vous quelle nous ait fait passer, en nous guidant par la main, à travers tant de périls, pour nous abandonner ensuite? Non pas. Nous sommes partis par un vent douest, ce vent souffle toujours. Athos sorienta sur létoile polaire. Voici le Chariot, par conséquent là est la France. Laissons-nous aller au vent, et tant quil ne changera point il nous poussera vers les côtes de Calais ou de Boulogne. Si la barque chavire, nous sommes assez forts et assez bons nageurs, à nous cinq du moins, pour la retourner, ou pour nous attacher à elle si cet effort est au-dessus de nos forces. Or, nous nous trouvons sur la route de tous les vaisseaux qui vont de Douvres à Calais et de Portsmouth à Boulogne; si leau conservait leurs traces, leur sillage eût creusé une vallée à lendroit même où nous sommes. Il est donc impossible quau jour nous ne rencontrions pas quelque barque de pêcheur qui nous recueillera. -- Mais si nous nen rencontrions point, par exemple, et que le vent tournât au nord! -- Alors, dit Athos, cest autre chose, nous ne retrouverions la terre que de lautre côté de lAtlantique. -- Ce qui veut dire que nous mourrions de faim, reprit Aramis. -- Cest plus que probable, dit le comte de La Fère. Mousqueton poussa un second soupir plus douloureux encore que le premier. -- Ah! çà! Mouston, demanda Porthos, quavez-vous donc à gémir toujours ainsi? cela devient fastidieux! -- Jai que jai froid, monsieur, dit Mousqueton. -- Cest impossible, dit Porthos. -- Impossible? dit Mousqueton étonné. -- Certainement. Vous avez le corps couvert dune couche de graisse qui le rend impénétrable à lair. Il y a autre chose, parlez franchement. -- Eh bien, oui, monsieur, et cest même cette couche de graisse, dont vous me glorifiez, qui mépouvante, moi! -- Et pourquoi cela, Mouston? parlez hardiment, ces messieurs vous le permettent. -- Parce que, monsieur, je me rappelais que dans la bibliothèque du château de Bracieux il y a une foule de livres de voyages, et parmi ces livres de voyages ceux de Jean Mocquet, le fameux voyageur du roi Henri IV. -- Après? -- Eh bien! monsieur, dit Mousqueton, dans ces livres il est fort parlé daventures maritimes et dévénements semblables à celui qui nous menace en ce moment! -- Continuez, Mouston, dit Porthos, cette analogie est pleine dintérêt. -- Eh bien, monsieur, en pareil cas, les voyageurs affamés, dit Jean Mocquet, ont lhabitude affreuse de se manger les uns les autres et de commencer par... -- Par le plus gras! sécria dArtagnan ne pouvant sempêcher de rire, malgré la gravité de la situation. -- Oui, monsieur, répondit Mousqueton, un peu abasourdi de cette hilarité, et permettez-moi de vous dire que je ne vois pas ce quil peut y avoir de risible là-dedans. -- Cest le dévouement personnifié que ce brave Mousqueton! reprit Porthos. Gageons que tu te voyais déjà dépecé et mangé par ton maître? -- Oui, monsieur, quoique cette joie que vous devinez en moi ne soit pas, je vous lavoue, sans quelque mélange de tristesse. Cependant je ne me regretterais pas trop, monsieur, si en mourant javais la certitude de vous être utile encore. -- Mouston, dit Porthos attendri, si nous revoyons jamais mon château de Pierrefonds, vous aurez, en toute propriété, pour vous et vos descendants, le clos de vignes qui surmonte la ferme. Et vous le nommerez la vigne du Dévouement, Mouston, dit Aramis, pour transmettre aux derniers âges le souvenir de votre sacrifice. -- Chevalier, dit dArtagnan en riant à son tour, vous eussiez mangé du Mouston sans trop de répugnance, nest-ce pas, surtout après deux ou trois jours de diète? -- Oh! ma foi, non, reprit Aramis, jeusse mieux aimé Blaisois: il y a moins longtemps que nous le connaissons. On conçoit que pendant cet échange de plaisanteries, qui avaient pour but surtout décarter de lesprit dAthos la scène qui venait de se passer, à lexception de Grimaud, qui savait quen tout cas le danger, quel quil fût, passerait au-dessus de sa tête, les valets ne fussent point tranquilles. Aussi Grimaud, sans prendre aucune part à la conversation, et muet, selon son habitude, sescrimait-il de son mieux, un aviron de chaque main. -- Tu rames donc, toi? dit Athos. Grimaud fit signe que oui. -- Pourquoi rames-tu? -- Pour avoir chaud. En effet, tandis que les autres naufragés grelottaient de froid, le silencieux Grimaud suait à grosses gouttes. Tout à coup Mousqueton poussa un cri de joie en élevant au-dessus de sa tête sa main armée dune bouteille. -- Oh! dit-il en passant la bouteille à Porthos, oh! monsieur, nous sommes sauvés! la barque est garnie de vivres. Et fouillant vivement sous le banc doù il avait déjà tiré le précieux spécimen, il amena successivement une douzaine de bouteilles pareilles, du pain et un morceau de boeuf salé. Il est inutile de dire que cette trouvaille rendit la gaieté à tous, excepté à Athos. -- Mordieu! dit Porthos, qui, on se le rappelle, avait déjà faim en mettant le pied sur la felouque, cest étonnant comme les émotions creusent lestomac! Et il avala une bouteille dun coup et mangea à lui seul un bon tiers du pain et du boeuf salé. -- Maintenant, dit Athos, dormez ou tâchez de dormir, messieurs; moi, je veillerai. Pour dautres hommes que pour nos hardis aventuriers une pareille proposition eût été dérisoire. En effet, ils étaient mouillés jusquaux os, il faisait un vent glacial, et les émotions quils venaient déprouver semblaient leur défendre de fermer loeil; mais pour ces natures délite, pour ces tempéraments de fer, pour ces corps brisés à toutes les fatigues, le sommeil, dans toutes les circonstances, arrivait à son heure sans jamais manquer à lappel. Aussi au bout dun instant chacun, plein de confiance dans le pilote, se fut-il accoudé à sa façon, et eut-il essayé de profiter du conseil donné par Athos, qui, assis au gouvernail et les yeux fixés sur le ciel, où sans doute il cherchait non seulement le chemin de la France, mais encore le visage de Dieu, demeura seul, comme il lavait promis, pensif et éveillé, dirigeant la petite barque dans la voie quelle devait suivre. Après quelques heures de sommeil, les voyageurs furent réveillés par Athos. Les premières lueurs du jour venaient de blanchir la mer bleuâtre, et à dix portées de mousquet à peu près vers lavant on apercevait une masse noire au-dessus de laquelle se déployait une voile triangulaire fine et allongée comme laile dune hirondelle. -- Une barque! dirent dune même voix les quatre amis, tandis que les laquais, de leur côté, exprimaient aussi leur joie sur des tons différents. Cétait en effet une flûte dunkerquoise qui faisait voile vers Boulogne. Les quatre maîtres, Blaisois et Mousqueton unirent leurs voix en un seul cri qui vibra sur la surface élastique des flots, tandis que Grimaud, sans rien dire, mettait son chapeau au bout de sa rame pour attirer les regards de ceux quallait frapper le son de la voix. Un quart dheure après, le canot de cette flûte les remorquait; ils mettaient le pied sur le pont du petit bâtiment. Grimaud offrait vingt guinées au patron de la part de son maître, et à neuf heures du matin, par un bon vent, nos Français mettaient le pied sur le sol de la patrie. -- Mordieu! quon est fort là-dessus! dit Porthos en enfonçant ses larges pieds dans le sable. Quon vienne me chercher noise maintenant, me regarder de travers ou me chatouiller, et lon verra à qui lon a affaire! Morbleu! je défierais tout un royaume! -- Et moi, dit dArtagnan, je vous engage à ne pas faire sonner ce défi trop haut, Porthos; car il me semble quon nous regarde beaucoup par ici. -- Pardieu! dit Porthos, on nous admire. -- Eh bien, moi, répondit dArtagnan, je ny mets point damour- propre, je vous jure, Porthos! Seulement japerçois des hommes en robe noire, et dans notre situation les hommes en robe noire mépouvantent, je lavoue. -- Ce sont les greffiers des marchandises du port, dit Aramis. -- Sous lautre cardinal, sous le grand, dit Athos, on eût plus fait attention à nous quaux marchandises. Mais sous celui-ci, tranquillisez-vous, amis, on fera plus attention aux marchandises quà nous. -- Je ne my fie pas, dit dArtagnan, et je gagne les dunes. -- Pourquoi pas la ville? dit Porthos. Jaimerais mieux une bonne auberge que ces affreux déserts de sable que Dieu a créés pour les lapins seulement. Dailleurs jai faim, moi. -- Faites comme vous voudrez, Porthos! dit dArtagnan; mais, quant à moi, je suis convaincu que ce quil y a de plus sûr pour des hommes dans notre situation, cest la rase campagne. Et dArtagnan, certain de réunir la majorité, senfonça dans les dunes sans attendre la réponse de Porthos. La petite troupe le suivit et disparut bientôt avec lui derrière les monticules de sable, sans avoir attiré sur elle lattention publique. -- Maintenant, dit Aramis quand on eut fait un quart de lieue à peu près, causons. -- Non pas, dit dArtagnan, fuyons. Nous avons échappé à Cromwell, à Mordaunt, à la mer, trois abîmes qui voulaient nous dévorer; nous néchapperons pas au sieur Mazarin. -- Vous avez raison, dArtagnan, dit Aramis, et mon avis est que, pour plus de sécurité même, nous nous séparions. -- Oui, oui, Aramis, dit dArtagnan, séparons-nous. Porthos voulut parler pour sopposer à cette résolution, mais dArtagnan lui fit comprendre, en lui serrant la main, quil devait se taire. Porthos était fort obéissant à ces signes de son compagnon, dont avec sa bonhomie ordinaire il reconnaissait la supériorité intellectuelle. Il renfonça donc les paroles qui allaient sortir de sa bouche. -- Mais pourquoi nous séparer? dit Athos. -- Parce que, dit dArtagnan, nous avons été envoyés à Cromwell par M. de Mazarin, Porthos et moi, et quau lieu de servir Cromwell nous avons servi le roi Charles Ier, ce qui nest pas du tout la même chose. En revenant avec messieurs de La Fère et dHerblay, notre crime est avéré; en revenant seuls, notre crime demeure à létat de doute, et avec le doute on mène les hommes très loin. Or, je veux faire voir du pays à M. de Mazarin, moi. -- Tiens, dit Porthos, cest vrai! -- Vous oubliez, dit Athos, que nous sommes vos prisonniers, que nous ne nous regardons pas du tout comme dégagés de notre parole envers vous, et quen nous ramenant prisonniers à Paris... -- En vérité, Athos, interrompit dArtagnan, je suis fâché quun homme desprit comme vous dise toujours des pauvretés dont rougiraient des écoliers de troisième. Chevalier, continua dArtagnan en sadressant à Aramis, qui, campé fièrement sur son épée, semblait, quoiquil eût dabord émis une opinion contraire, sêtre au premier mot rallié à celle de son compagnon, chevalier, comprenez donc quici comme toujours mon caractère défiant exagère. Porthos et moi ne risquons rien, au bout du compte. Mais si par hasard cependant on essayait de nous arrêter devant vous, eh bien! on narrêterait pas sept hommes comme on en arrête trois; les épées verraient le soleil, et laffaire, mauvaise pour tout le monde, deviendrait une énormité qui nous perdrait tous quatre. Dailleurs, si malheur arrive à deux de nous, ne vaut-il pas mieux que les deux autres soient en liberté pour tirer ceux-là daffaire, pour ramper, miner, saper, les délivrer enfin? Et puis, qui sait si nous nobtiendrons pas séparément, vous de la reine, nous de Mazarin, un pardon quon nous refuserait réunis? Allons, Athos et Aramis, tirez à droite; vous, Porthos, venez à gauche avec moi; laissez ces messieurs filer sur la Normandie, et nous, par la route la plus courte, gagnons Paris. -- Mais si lon nous enlève en route, comment nous prévenir mutuellement de cette catastrophe? demanda Aramis. -- Rien de plus facile, répondit dArtagnan; convenons dun itinéraire dont nous ne nous écarterons pas. Gagnez Saint-Valery, puis Dieppe, puis suivez la route droite de Dieppe à Paris; nous, nous allons prendre par Abbeville, Amiens, Péronne, Compiègne et Senlis, et dans chaque auberge, dans chaque maison où nous nous arrêterons, nous écrirons sur la muraille avec la pointe du couteau, ou sur la vitre avec le tranchant dun diamant, un renseignement qui puisse guider les recherches de ceux qui seraient libres. -- Ah! mon ami, dit Athos, comme jadmirerais les ressources de votre tête, si je ne marrêtais pas, pour les adorer, à celles de votre coeur. Et il tendit la main à dArtagnan. -- Est-ce que le renard a du génie, Athos? dit le Gascon avec un mouvement dépaules. Non, il sait croquer les poules, dépister les chasseurs et retrouver son chemin le jour comme la nuit, voilà tout. Eh bien, est-ce dit? -- Cest dit. -- Alors, partageons largent, reprit dArtagnan, il doit rester environ deux cents pistoles. Combien reste-t-il, Grimaud? -- Cent quatre-vingts demi-louis, monsieur. -- Cest cela. Ah! vivat! voilà le soleil! Bonjour, ami soleil! Quoique tu ne sois pas le même que celui de la Gascogne, je te reconnais ou je fais semblant de te reconnaître. Bonjour. Il y avait bien longtemps que je ne tavais vu. -- Allons, allons, dArtagnan, dit Athos, ne faites pas lesprit fort, vous avez les larmes aux yeux. Soyons toujours francs entre nous, cette franchise dût-elle laisser voir nos bonnes qualités. -- Eh mais, dit dArtagnan, est-ce que vous croyez, Athos, quon quitte de sang-froid et dans un moment qui nest pas sans danger deux amis comme vous et Aramis? -- Non, dit Athos; aussi venez dans mes bras, mon fils! -- Mordieu! dit Porthos en sanglotant, je crois que je pleure; comme cest bête! Et les quatre amis se jetèrent en un seul groupe dans les bras les uns des autres. Ces quatre hommes, réunis par létreinte fraternelle, neurent certes quune âme en ce moment. Blaisois et Grimaud devaient suivre Athos et Aramis. Mousqueton suffisait à Porthos et à dArtagnan. On partagea, comme on avait toujours fait, largent avec une fraternelle régularité; puis après sêtre individuellement serré la main et sêtre mutuellement réitéré lassurance dune amitié éternelle, les quatre gentilshommes se séparèrent pour prendre chacun la route convenue, non sans se retourner, non sans se renvoyer encore daffectueuses paroles que répétaient les échos de la dune. Enfin ils se perdirent de vue. -- Sacrebleu! dArtagnan, dit Porthos, il faut que je vous dise cela tout de suite, car je ne saurais jamais garder sur le coeur quelque chose contre vous, je ne vous ai pas reconnu dans cette circonstance! -- Pourquoi? demanda dArtagnan avec son fin sourire. -- Parce que si, comme vous le dites, Athos et Aramis courent un véritable danger, ce nest pas le moment de les abandonner. Moi, je vous avoue que jétais tout prêt à les suivre et que je le suis encore à les rejoindre malgré tous les Mazarins de la terre. -- Vous auriez raison, Porthos, sil en était ainsi, dit dArtagnan; mais apprenez une toute petite chose, qui cependant, toute petite quelle est, va changer le cours de vos idées: cest que ce ne sont pas ces messieurs qui courent le plus grave danger, cest nous; cest que ce nest point pour les abandonner que nous les quittons, mais pour ne pas les compromettre. -- Vrai? dit Porthos en ouvrant de grands yeux étonnés. -- Eh! sans doute: quils soient arrêtés, il y va pour eux de la Bastille tout simplement; que nous le soyons, nous, il y va de la place de Grève. -- Oh! oh! dit Porthos, il y a loin de là à cette couronne de baron que vous me promettiez, dArtagnan! -- Bah! pas si loin que vous le croyez, peut-être, Porthos, vous connaissez le proverbe: «Tout chemin mène à Rome.» -- Mais pourquoi courons-nous des dangers plus grands que ceux que courent Athos et Aramis? demanda Porthos. -- Parce quils nont fait, eux, que de suivre la mission quils avaient reçue de la reine Henriette, et que nous avons trahi, nous, celle que nous avons reçue de Mazarin; parce que, partis comme messagers à Cromwell, nous sommes devenus partisans du roi Charles; parce que, au lieu de concourir à faire tomber sa tête royale condamnée par ces cuistres quon appelle MM. Mazarin, Cromwell, Joyce, Pride, Fairfax, etc., nous avons failli le sauver. -- Cest, ma foi, vrai, dit Porthos; mais comment voulez-vous, mon cher ami, quau milieu de ces grandes préoccupations le général Cromwell ait eu le temps de penser... -- Cromwell pense à tout, Cromwell a du temps pour tout; et, croyez-moi, cher ami, ne perdons pas le nôtre, il est précieux. Nous ne serons en sûreté quaprès avoir vu Mazarin, et encore... -- Diable! dit Porthos, et que lui dirons-nous à Mazarin? -- Laissez-moi faire, jai mon plan; rira bien qui rira le dernier. M. Cromwell est bien fort; M. Mazarin est bien rusé, mais jaime encore mieux faire de la diplomatie contre eux que contre feu M. Mordaunt. -- Tiens! dit Porthos, cest agréable de dire _feu monsieur Mordaunt._ -- Ma foi, oui! dit dArtagnan; mais en route! Et tous deux, sans perdre un instant, se dirigèrent à vue de pays vers la route de Paris, suivis de Mousqueton, qui, après avoir eu trop froid toute la nuit, avait déjà trop chaud au bout dun quart dheure. LXXX. Retour Athos et Aramis avaient pris litinéraire que leur avait indiqué dArtagnan et avaient cheminé aussi vite quils avaient pu. Il leur semblait quil serait plus avantageux pour eux dêtre arrêtés près de Paris que loin. Tous les soirs, dans la crainte dêtre arrêtés pendant la nuit, ils traçaient soit sur la muraille, soit sur les vitres, le signe de reconnaissance convenu; mais tous les matins ils se réveillaient libres, à leur grand étonnement. À mesure quils avançaient vers Paris, les grands événements auxquels ils avaient assisté et qui venaient de bouleverser lAngleterre sévanouissaient comme des songes; tandis quau contraire ceux qui pendant leur absence avaient remué Paris et la province venaient au-devant deux. Pendant ces six semaines dabsence, il sétait passé en France tant de petites choses quelles avaient presque composé un grand événement. Les Parisiens, en se réveillant le matin sans reine, sans roi, furent fort tourmentés de cet abandon; et labsence de Mazarin, si vivement désirée, ne compensa point celle des deux augustes fugitifs. Le premier sentiment qui remua Paris lorsquil apprit la fuite à Saint-Germain, fuite à laquelle nous avons fait assister nos lecteurs, fut donc cette espèce deffroi qui saisit les enfants lorsquils se réveillent dans la nuit ou dans la solitude. Le parlement sémut, et il fut décidé quune députation irait trouver la reine, pour la prier de ne pas plus longtemps priver Paris de sa royale présence. Mais la reine était encore sous la double impression du triomphe de Lens et de lorgueil de sa fuite si heureusement exécutée. Les députés non seulement neurent pas lhonneur dêtre reçus par elle, mais encore on les fit attendre sur le grand chemin, où le chancelier, ce même chancelier Séguier que nous avons vu dans la première partie de cet ouvrage poursuivre si obstinément une lettre jusque dans le corset de la reine, vint leur remettre lultimatum de la cour, portant que si le parlement ne shumiliait pas devant la majesté royale en passant condamnation sur toutes les questions qui avaient amené la querelle qui les divisait, Paris serait assiégé le lendemain; que même déjà, dans la prévision de ce siège, le duc dOrléans occupait le pont de Saint- Cloud, et que M. le Prince, tout resplendissant encore de sa victoire de Lens, tenait Charenton et Saint-Denis. Malheureusement pour la cour, à qui une réponse modérée eût rendu peut-être bon nombre de partisans, cette réponse menaçante produisit un effet contraire de celui qui était attendu. Elle blessa lorgueil du parlement, qui, se sentant vigoureusement appuyé par la bourgeoisie, à qui la grâce de Broussel avait donné la mesure de sa force, répondit à ces lettres patentes en déclarant que le cardinal Mazarin étant notoirement lauteur de tous les désordres, il le déclarait ennemi du roi et de État, et lui ordonnait de se retirer de la cour le jour même, et de la France sous huit jours, et, après ce délai expiré, sil nobéissait pas, enjoignait à tous les sujets du roi de lui courir sus. Cette réponse énergique, à laquelle la cour avait été loin de sattendre, mettait à la fois Paris et Mazarin hors la loi. Restait à savoir seulement qui lemporterait du parlement ou de la cour. La cour fit alors ses préparatifs dattaque, et Paris ses préparatifs de défense. Les bourgeois étaient donc occupés à loeuvre ordinaire des bourgeois en temps démeute, cest-à-dire à tendre des chaînes et à dépaver les rues, lorsquils virent arriver à leur aide, conduits par le coadjuteur, M. le prince de Conti, frère de M. le prince de Condé, et M. le duc de Longueville, son beau-frère. Dès lors ils furent rassurés, car ils avaient pour eux deux princes du sang, et de plus lavantage du nombre. Cétait le 10 janvier que ce secours inespéré était venu aux Parisiens. Après une discussion orageuse, M. le prince de Conti fut nommé généralissime des armées du roi hors Paris, avec MM. les ducs dElbeuf et de Bouillon et le maréchal de La Mothe pour lieutenants généraux. Le duc de Longueville, sans charge et sans titre, se contentait de lemploi dassister son beau-frère. Quant à M. de Beaufort, il était arrivé, lui, du Vendômois apportant, dit la chronique, sa haute mine, de beaux et longs cheveux et cette popularité qui lui valut la royauté des Halles. Larmée parisienne sétait alors organisée avec cette promptitude que les bourgeois mettent à se déguiser en soldats, lorsquils sont poussés à cette transformation par un sentiment quelconque. Le 19, larmée improvisée avait tenté une sortie, plutôt pour sassurer et assurer les autres de sa propre existence que pour tenter quelque chose de sérieux, faisant flotter au-dessus de sa tête un drapeau, sur lequel on lisait cette singulière devise: _Nous cherchons notre roi._ Les jours suivants furent occupés à quelques petites opérations partielles qui neurent dautre résultat que lenlèvement de quelques troupeaux et lincendie de deux ou trois maisons. On gagna ainsi les premiers jours de février, et cétait le 1er de ce mois que nos quatre compagnons avaient abordé à Boulogne et avaient pris leur course vers Paris chacun de son côté. Vers la fin du quatrième jour de marche ils évitaient Nanterre avec précaution, afin de ne pas tomber dans quelque parti de la reine. Cétait bien à contre-coeur quAthos prenait toutes ces précautions, mais Aramis lui avait très judicieusement fait observer quils navaient pas le droit dêtre imprudents, quils étaient chargés, de la part du roi Charles, dune mission suprême et sacrée, et que cette mission reçue au pied de léchafaud ne sachèverait quaux pieds de la reine. Athos céda donc. Aux faubourgs, nos voyageurs trouvèrent bonne garde, tout Paris était armé. La sentinelle refusa de laisser passer les deux gentilshommes, et appela son sergent. Le sergent sortit aussitôt, et prenant toute limportance quont lhabitude de prendre les bourgeois lorsquils ont le bonheur dêtre revêtus dune dignité militaire: -- Qui êtes-vous, messieurs? demanda-t-il. -- Deux gentilshommes, répondit Athos. -- Doù venez-vous? -- De Londres. -- Que venez-vous faire à Paris? -- Accomplir une mission près de Sa Majesté la reine dAngleterre. -- Ah çà! tout le monde va donc aujourdhui chez la reine dAngleterre! répliqua le sergent. Nous avons déjà au poste trois gentilshommes dont on visite les passes et qui vont chez Sa Majesté. Où sont les vôtres? -- Nous nen avons point. -- Comment! vous nen avez point? -- Non, nous arrivons dAngleterre, comme nous vous lavons dit; nous ignorons complètement où en sont les affaires politiques, ayant quitté Paris avant le départ du roi. -- Ah! dit le sergent dun air fin, vous êtes des mazarins qui voudriez bien entrer chez nous pour nous espionner. -- Mon cher ami, dit Athos, qui avait jusque-là laissé à Aramis le soin de répondre, si nous étions des mazarins, nous aurions au contraire tous les passes possibles. Dans la situation où vous êtes, défiez-vous avant tout, croyez-moi, de ceux qui sont parfaitement en règle. -- Entrez au corps de garde, dit le sergent; vous exposerez vos raisons au chef du poste. Il fit un signe à la sentinelle, elle se rangea; le sergent passa le premier, les deux gentilshommes le suivirent au corps de garde. Ce corps de garde était entièrement occupé par des bourgeois et des gens du peuple; les uns jouaient, les autres buvaient, les autres péroraient. Dans un coin et presque gardés à vue, étaient les trois gentilshommes arrivés les premiers et dont lofficier visitait les passes. Cet officier était dans la chambre voisine, limportance de son grade lui concédant lhonneur dun logement particulier. Le premier mouvement des nouveaux venus et des premiers arrivés fut, des deux extrémités du corps de garde, de jeter un regard rapide et investigateur les uns sur les autres. Les premiers venus étaient couverts de longs manteaux dans les plis desquels ils étaient soigneusement enveloppés. Lun deux, moins grand que ses compagnons, se tenait en arrière dans lombre. À lannonce que fit en entrant le sergent, que selon, toute probabilité, il amenait deux mazarins, les trois gentilshommes dressèrent loreille et prêtèrent attention. Le plus petit des trois, qui avait fait deux pas en avant, en fit un en arrière et se retrouva dans lombre. Sur lannonce que les nouveaux venus navaient point de passes, lavis unanime du corps de garde parut être quils nentreraient pas. -- Si fait, dit Athos, il est probable au contraire que nous entrerons, car nous paraissons avoir affaire à des gens raisonnables. Or, il y aura une chose bien simple à faire: ce sera de faire passer nos noms à Sa Majesté la reine dAngleterre; et si elle répond de nous, jespère que vous ne verrez plus aucun inconvénient à nous laisser le passage libre. À ces mots lattention du gentilhomme caché dans lombre redoubla et fut même accompagnée dun mouvement de surprise tel, que son chapeau, repoussé par le manteau dont il senveloppait plus soigneusement encore quauparavant, tomba; il se baissa et le ramassa vivement. -- Oh! mon Dieu! dit Aramis poussant Athos du coude, avez-vous vu? -- Quoi? demanda Athos. -- La figure du plus petit des trois gentilshommes? -- Non. -- Cest quil ma semblé... mais cest chose impossible... En ce moment le sergent, qui était allé dans la chambre particulière prendre des ordres de lofficier du poste, sortit, et désignant les trois gentilshommes, auxquels il remit un papier: -- Les passes sont en règle, dit-il, laissez passer ces trois messieurs. Les trois gentilshommes firent un signe de tête et sempressèrent de profiter de la permission et du chemin qui, sur lordre du sergent, souvrait devant eux. Aramis les suivit des yeux; et au moment où le plus petit passait devant lui, il serra vivement la main dAthos. -- Quavez-vous, mon cher? demanda celui-ci. -- Jai... cest une vision sans doute. Puis, sadressant au sergent: -- Dites-moi, monsieur, ajouta-t-il, connaissez-vous les trois gentilshommes qui viennent de sortir dici? -- Je les connais daprès leur passe: ce sont MM. de Flamarens, de Châtillon et de Bruy, trois gentilshommes frondeurs qui vont rejoindre M. le duc de Longueville. -- Cest étrange, dit Aramis répondant à sa propre pensée plutôt quau sergent, javais cru reconnaître le Mazarin lui-même. Le sergent éclata de rire. -- Lui, dit-il, se hasarder ainsi chez nous, pour être pendu; pas si bête! -- Ah! murmura Aramis, je puis bien mêtre trompé, je nai pas loeil infaillible de dArtagnan. -- Qui parle ici de dArtagnan? demanda lofficier, qui, en ce moment même, apparaissait sur le seuil de sa chambre. -- Oh! fit Grimaud en écarquillant les yeux. -- Quoi? demandèrent à la fois Aramis et Athos. -- Planchet! reprit Grimaud; Planchet avec le hausse-col! -- Messieurs de La Fère et dHerblay, sécria lofficier, de retour à Paris! Oh! quelle joie pour moi, messieurs! car sans doute vous venez vous joindre à MM. les princes! -- Comme tu vois, mon cher Planchet, dit Aramis, tandis quAthos souriait en voyant le grade important quoccupait dans la milice bourgeoise lancien camarade de Mousqueton, de Bazin et de Grimaud. -- Et M. dArtagnan dont vous parliez tout à lheure, monsieur dHerblay, oserai-je vous demander si vous avez de ses nouvelles? -- Nous lavons quitté il y a quatre jours, mon cher ami, et tout nous portait à croire quil nous avait précédés à Paris. -- Non, monsieur, jai la certitude quil nest point rentré dans la capitale; après cela, peut-être est-il resté à Saint-Germain. -- Je ne crois pas, nous avons rendez-vous à _La Chevrette._ -- Jy suis passé aujourdhui même. -- Et la belle Madeleine navait pas de ses nouvelles? demanda Aramis en souriant. -- Non, monsieur, je ne vous cacherai même point quelle paraissait fort inquiète. Au fait, dit Aramis, il ny a point de temps de perdu, et nous avons fait grande diligence. Permettez donc, mon cher Athos, sans que je minforme davantage de notre ami, que je fasse mes compliments à M. Planchet. -- Ah! monsieur le chevalier! dit Planchet en sinclinant. -- Lieutenant! dit Aramis. -- Lieutenant, et promesse pour être capitaine. -- Cest fort beau, dit Aramis; et comment tous ces honneurs sont- ils venus à vous? -- Dabord vous savez, messieurs, que cest moi qui ai fait sauver M. de Rochefort? -- Oui, pardieu! il nous a conté cela. -- Jai à cette occasion failli être pendu par le Mazarin, ce qui ma rendu naturellement plus populaire encore que je nétais. -- Et grâce à cette popularité... -- Non, grâce à quelque chose de mieux. Vous savez dailleurs, messieurs, que jai servi dans le régiment de Piémont, où javais lhonneur dêtre sergent. -- Oui. -- Eh bien! un jour que personne ne pouvait mettre en rang une foule de bourgeois armés qui partaient les uns du pied gauche et les autres du pied droit, je suis parvenu, moi, à les faire partir tous du même pied, et lon ma fait lieutenant sur le champ de... manoeuvre. -- Voilà lexplication, dit Aramis. -- De sorte, dit Athos, que vous avez une foule de noblesse avec vous? -- Certes! Nous avons dabord, comme vous le savez sans doute, M. le prince de Conti, M. le duc de Longueville, M. le duc de Beaufort, M. le duc dElbeuf, le duc de Bouillon, le duc de Chevreuse, M. de Brissac, le maréchal de La Mothe, M. de Luynes, le marquis de Vitry, le prince de Marcillac, le marquis de Noirmoutiers, le comte de Fiesque, le marquis de Laigues, le comte de Montrésor, le marquis de Sévigné, que sais-je encore, moi. -- Et M. Raoul de Bragelonne? demanda Athos dune voix émue; dArtagnan ma dit quil vous lavait recommandé en partant, mon bon Planchet. -- Oui, monsieur le comte, comme si cétait son propre fils, et je dois dire que je ne lai pas perdu de vue un seul instant. -- Alors, reprit Athos dune voix altérée par la joie, il se porte bien? aucun accident ne lui est arrivé? -- Aucun, monsieur. -- Et il demeure? -- Au_ Grand-Charlemagne_ toujours. -- Il passe ses journées?... -- Tantôt chez la reine dAngleterre, tantôt chez madame de Chevreuse. Lui et le comte de Guiche ne se quittent point. -- Merci, Planchet, merci! dit Athos en lui tendant la main. -- Oh! monsieur le comte, dit Planchet en touchant cette main du bout des doigts. -- Eh bien! que faites-vous donc, comte? à un ancien laquais! dit Aramis. -- Ami, dit Athos, il me donne des nouvelles de Raoul. -- Et maintenant, messieurs, demanda Planchet qui navait point entendu lobservation, que comptez-vous faire? -- Rentrer dans Paris, si toutefois vous nous en donnez la permission, mon cher monsieur Planchet, dit Athos. -- Comment! si je vous en donnerai la permission! vous vous moquez de moi, monsieur le comte; je ne suis pas autre chose que votre serviteur. Et il sinclina. Puis, se retournant vers ses hommes: -- Laissez passer ces messieurs, dit-il, je les connais, ce sont des amis de M. de Beaufort. -- Vive M. de Beaufort! cria tout le poste dune seule voix en ouvrant un chemin à Athos et à Aramis. Le sergent seul sapprocha de Planchet: -- Quoi! sans passeport? murmura-t-il. -- Sans passeport, dit Planchet. -- Faites attention, capitaine, continua-t-il en donnant davance à Planchet le titre qui lui était promis, faites attention quun des trois hommes qui sont sortis tout à lheure ma dit tout bas de me défier de ces messieurs. -- Et moi, dit Planchet avec majesté, je les connais et jen réponds. Cela dit, il serra la main de Grimaud, qui parut fort honoré de cette distinction. -- Au revoir donc, capitaine, reprit Aramis de son ton goguenard; sil nous arrivait quelque chose, nous nous réclamerions de vous. -- Monsieur, dit Planchet, en cela comme en toutes choses, je suis bien votre valet. -- Le drôle a de lesprit, et beaucoup, dit Aramis en montant à cheval. -- Et comment nen aurait-il pas, dit Athos en se mettant en selle à son tour, après avoir si longtemps brossé les chapeaux de son maître? LXXXI. Les ambassadeurs Les deux amis se mirent aussitôt en route, descendant la pente rapide du faubourg; mais arrivés au bas de cette pente, ils virent avec un grand étonnement que les rues de Paris étaient changées en rivières et les places en lacs. À la suite de grandes pluies qui avaient eu lieu pendant le mois de janvier, la Seine avait débordé et la rivière avait fini par envahir la moitié de la capitale. Athos et Aramis entrèrent bravement dans cette inondation avec leurs chevaux; mais bientôt les pauvres animaux en eurent jusquau poitrail, et il fallut que les deux gentilshommes se décidassent à les quitter et à prendre une barque: ce quils firent après avoir recommandé aux laquais daller les attendre aux Halles. Ce fut donc en bateau quils abordèrent le Louvre. Il était nuit close, et Paris, vu ainsi à la lueur de quelques pâles falots tremblotants parmi tous ces étangs, avec ses barques chargées de patrouilles aux armes étincelantes, avec tous ces cris de veille échangés la nuit entre les postes, Paris présentait un aspect dont fut ébloui Aramis, lhomme le plus accessible aux sentiments belliqueux quil fût possible de rencontrer. On arriva chez la reine; mais force fut de faire antichambre, Sa Majesté donnant en ce moment même audience à des gentilshommes qui apportaient des nouvelles dAngleterre. -- Et nous aussi, dit Athos au serviteur qui lui faisait cette réponse, nous aussi, non seulement nous apportons des nouvelles dAngleterre, mais encore nous en arrivons. -- Comment donc vous nommez-vous, messieurs? demanda le serviteur. -- M. le comte de La Fère et M. le chevalier dHerblay, dit Aramis. -- Ah! en ce cas, messieurs, dit le serviteur en entendant ces noms que tant de fois la reine avait prononcés dans son espoir, en ce cas cest autre chose, et je crois que Sa Majesté ne me pardonnerait pas de vous avoir fait attendre un seul instant. Suivez-moi, je vous prie. Et il marcha devant, suivi dAthos et dAramis. Arrivés à la chambre où se tenait la reine, il leur fit signe dattendre; et ouvrant la porte: -- Madame, dit-il, jespère que Votre Majesté me pardonnera davoir désobéi à ses ordres, quand elle saura que ceux que je viens lui annoncer sont messieurs le comte de La Fère et le chevalier dHerblay. À ces deux noms, la reine poussa un cri de joie que les deux gentilshommes entendirent de lendroit où ils sétaient arrêtés. -- Pauvre reine! murmura Athos. -- Oh! quils entrent! quils entrent! sécria à son tour la jeune princesse en sélançant vers la porte. La pauvre enfant ne quittait point sa mère et essayait de lui faire oublier par ses soins filiaux labsence de ses deux frères et de sa soeur. -- Entrez, entrez, messieurs, dit-elle en ouvrant elle-même la porte. Athos et Aramis se présentèrent. La reine était assise dans un fauteuil, et devant elle se tenaient debout deux des trois gentilshommes quils avaient rencontrés dans le corps de garde. Cétaient MM. de Flamarens et Gaspard de Coligny, duc de Châtillon, frère de celui qui avait été tué sept ou huit ans auparavant dans un duel sur la place Royale, duel qui avait eu lieu à propos de madame de Longueville. À lannonce des deux amis, ils reculèrent dun pas et échangèrent avec inquiétude quelques paroles à voix basse. -- Eh bien! messieurs? sécria la reine dAngleterre en apercevant Athos et Aramis. Vous voilà enfin, amis fidèles, mais les courriers État vont encore plus vite que vous. La cour a été instruite des affaires de Londres au moment où vous touchiez les portes de Paris, et voilà messieurs de Flamarens et de Châtillon qui mapportent de la part de Sa Majesté la reine Anne dAutriche les plus récentes informations. Aramis et Athos se regardèrent; cette tranquillité, cette joie même, qui brillaient dans les regards de la reine, les comblaient de stupéfaction. -- Veuillez continuer, dit-elle, en sadressant à MM. de Flamarens et de Châtillon; vous disiez donc que Sa Majesté Charles le, mon auguste maître, avait été condamné à mort malgré le voeu de la majorité des sujets anglais? -- Oui, madame, balbutia Châtillon. Athos et Aramis se regardaient de plus en plus étonnés. -- Et que, conduit à léchafaud, continua la reine, à léchafaud! ô mon seigneur! ô mon roi!... et que, conduit à léchafaud, il avait été sauvé par le peuple indigné? -- Oui, madame, répondit Châtillon dune voix si basse, que ce fut à peine si les deux gentilshommes, cependant fort attentifs, purent entendre cette affirmation. La reine joignit les mains avec une généreuse reconnaissance, tandis que sa fille passait un bras autour du cou de sa mère et lembrassait les yeux baignés de larmes de joie. -- Maintenant, il ne nous reste plus quà présenter à Votre Majesté nos humbles respects, dit Châtillon, à qui ce rôle semblait peser et qui rougissait à vue doeil sous le regard fixe et perçant dAthos. -- Un moment encore, messieurs, dit la reine en les retenant dun signe. Un moment, de grâce! car voici messieurs de La Fère et dHerblay qui, ainsi que vous avez pu lentendre, arrivent de Londres et qui vous donneront peut-être, comme témoins oculaires, des détails que vous ne connaissez pas. Vous porterez ces détails à la reine, ma bonne soeur. Parlez, messieurs, parlez, je vous écoute. Ne me cachez rien; ne ménagez rien. Dès que Sa Majesté vit encore et que lhonneur royal est sauf, tout le reste mest indifférent. Athos pâlit et porta la main sur son coeur. -- Eh bien! dit la reine, qui vit ce mouvement et cette pâleur, parlez donc, monsieur, je vous en prie. -- Pardon, madame, dit Athos; mais je ne veux rien ajouter au récit de ces messieurs avant quils aient reconnu que peut-être ils se sont trompés. -- Trompés! sécria la reine presque suffoquée; trompés!... Quy a-t-il donc? ô mon Dieu! -- Monsieur, dit M. de Flamarens à Athos, si nous nous sommes trompés, cest de la part de la reine que vient lerreur, et vous navez pas, je suppose, la prétention de la rectifier, car ce serait donner un démenti à Sa Majesté. -- De la reine, monsieur? reprit Athos de sa voix calme et vibrante. -- Oui, murmura Flamarens en baissant les yeux. Athos soupira tristement. -- Ne serait-ce pas plutôt de la part de celui qui vous accompagnait, et que nous avons vu avec vous au corps de garde de la barrière du Roule, que viendrait cette erreur? dit Aramis avec sa politesse insultante. Car, si nous ne nous sommes trompés, le comte de La Fère et moi, vous étiez trois en entrant dans Paris. Châtillon et Flamarens tressaillirent. -- Mais expliquez-vous, comte! sécria la reine dont langoisse croissait de moment en moment; sur votre front je lis le désespoir, votre bouche hésite à mannoncer quelque nouvelle terrible, vos mains tremblent... Oh! mon Dieu! mon Dieu! quest-il donc arrivé? -- Seigneur! dit la jeune princesse en tombant à genoux près de sa mère, ayez pitié de nous! -- Monsieur, dit Châtillon, si vous portez une nouvelle funeste, vous agissez en homme cruel lorsque vous annoncez cette nouvelle à la reine. Aramis sapprocha de Châtillon presque à le toucher. -- Monsieur, lui dit-il les lèvres pincées et le regard étincelant, vous navez pas, je le suppose, la prétention dapprendre à M. le comte de La Fère et à moi ce que nous avons à dire ici? Pendant cette courte altercation, Athos, toujours la main sur son coeur et la tête inclinée, sétait approché de la reine, et dune voix émue: -- Madame, lui dit-il, les princes, qui, par leur nature, sont au- dessus des autres hommes, ont reçu du ciel un coeur fait pour supporter de plus grandes infortunes que celles du vulgaire; car leur coeur participe de leur supériorité. On ne doit donc pas, ce me semble, en agir avec une grande reine comme Votre Majesté de la même façon quavec une femme de notre état. Reine, destinée à tous les martyres sur cette terre, voici le résultat de la mission dont vous nous avez honorés. Et Athos, sagenouillant devant la reine palpitante et glacée, tira de son sein, enfermés dans la même boîte, lordre en diamants quavant son départ la reine avait remis à lord de Winter, et lanneau nuptial quavant sa mort Charles avait remis à Aramis; depuis quil les avait reçus, ces deux objets navaient point quitté Athos. Il ouvrit la boîte et les tendit à la reine avec une muette et profonde douleur. La reine avança la main, saisit lanneau, le porta convulsivement à ses lèvres, et sans pouvoir pousser un soupir, sans pouvoir particulier un sanglot, elle étendit les bras, pâlit et tomba sans connaissance dans ceux de ses femmes et de sa fille. Athos baisa le bas de la robe de la malheureuse veuve, et se relevant avec une majesté qui fit sur les assistants une impression profonde: -- Moi, comte de La Fère, dit-il, gentilhomme qui na jamais menti, je jure devant Dieu dabord, et ensuite devant cette pauvre reine, que tout ce quil était possible de faire pour sauver le roi, nous lavons fait sur le sol dAngleterre. Maintenant, chevalier, ajouta-t-il en se tournant vers dHerblay, partons, notre devoir est accompli. -- Pas encore, dit Aramis; il nous reste un mot à dire à ces messieurs. Et se retournant vers Châtillon: -- Monsieur, lui dit-il, ne vous plairait-il pas de sortir, ne fût-ce quun instant, pour entendre ce mot que je ne puis dire devant la reine? Châtillon sinclina sans répondre en signe dassentiment; Athos et Aramis passèrent les premiers, Châtillon et Flamarens les suivirent; ils traversèrent sans mot dire le vestibule; mais arrivés à une terrasse de plain-pied avec une fenêtre, Aramis prit le chemin de cette terrasse, tout à fait solitaire; à la fenêtre il sarrêta, et se retournant vers le duc de Châtillon: -- Monsieur, lui dit-il, vous vous êtes permis tout à lheure, ce me semble, de nous traiter bien cavalièrement. Cela nétait point convenable en aucun cas, moins encore de la part de gens qui venaient apporter à la reine le message dun menteur. -- Monsieur! sécria Châtillon. -- Quavez-vous donc fait de M. de Bruy? demanda ironiquement Aramis. Ne serait-il point par hasard allé changer sa figure qui ressemble trop à celle de M. Mazarin? On sait quil y a au Palais- Royal bon nombre de masques italiens de rechange, depuis celui dArlequin jusquà celui de Pantalon. -- Mais vous nous provoquez, je crois! dit Flamarens. -- Ah! vous ne faites que le croire, messieurs? -- Chevalier! chevalier! dit Athos. -- Eh! laissez-moi donc faire, dit Aramis avec humeur, vous savez bien que je naime pas les choses qui restent en chemin. -- Achevez donc, monsieur, dit Châtillon avec une hauteur qui ne le cédait en rien à celle dAramis. Aramis sinclina. -- Messieurs, dit-il, un autre que moi ou M. le comte de La Fère vous ferait arrêter, car nous avons quelques amis à Paris; mais nous vous offrons un moyen de partir sans être inquiétés. Venez causer cinq minutes lépée à la main avec nous sur cette terrasse abandonnée. -- Volontiers, dit Châtillon. -- Un moment, messieurs, sécria Flamarens. Je sais bien que la proposition est tentante, mais à cette heure il est impossible de laccepter. -- Et pourquoi cela? dit Aramis de son ton goguenard; est-ce donc le voisinage de Mazarin qui vous rend si prudents? -- Oh! vous entendez, Flamarens, dit Châtillon, ne pas répondre serait une tache à mon nom et à mon honneur. -- Cest mon avis, dit Aramis. -- Vous ne répondrez pas, cependant, et ces messieurs tout à lheure seront, jen suis sûr, de mon avis. Aramis secoua la tête avec un geste dincroyable insolence. Châtillon vit ce geste et porta la main à son épée. -- Duc, dit Flamarens, vous oubliez que demain vous commandez une expédition de la plus haute importance, et que, désigné par M. le Prince, agréé par la reine, jusquà demain soir vous ne vous appartenez pas. -- Soit. À après-demain matin donc, dit Aramis. -- À après-demain matin, dit Châtillon, cest bien long, messieurs. -- Ce nest pas moi, dit Aramis, qui fixe ce terme, et qui demande ce délai, dautant plus, ce me semble, ajouta-t-il, quon pourrait se retrouver à cette expédition. -- Oui, monsieur, vous avez raison, sécria Châtillon, et avec grand plaisir, si vous voulez prendre la peine de venir jusquaux portes de Charenton. -- Comment donc, monsieur! pour avoir lhonneur de vous rencontrer jirais au bout du monde, à plus forte raison ferai-je dans ce but une ou deux lieues. -- Eh bien! à demain, monsieur. -- Jy compte. Allez-vous-en donc rejoindre votre cardinal. Mais auparavant jurez sur lhonneur que vous ne le préviendrez pas de notre retour. -- Des conditions! -- Pourquoi pas? -- Parce que cest aux vainqueurs à en faire, et que vous ne lêtes pas, messieurs. Alors, dégainons sur-le-champ. Cela nous est égal, à nous qui ne commandons pas lexpédition de demain. Châtillon et Flamarens se regardèrent; il y avait tant dironie dans la parole et dans le geste dAramis, que Châtillon surtout avait grandpeine de tenir en bride sa colère. Mais sur un mot de Flamarens il se contint. -- Eh bien! soit, dit-il, notre compagnon, quel quil soit, ne saura rien de ce qui sest passé. Mais vous me promettez bien, monsieur, de vous trouver demain à Charenton, nest-ce pas? -- Ah! dit Aramis, soyez tranquilles, messieurs. Les quatre gentilshommes se saluèrent, mais cette fois ce furent Châtillon et Flamarens qui sortirent du Louvre les premiers, et Athos en Aramis qui les suivirent. -- À qui donc en avez-vous avec toute cette fureur, Aramis? demanda Athos. -- Eh pardieu! jen ai à ceux à qui je men suis pris. -- Que vous ont-il fait? -- Ils mont fait... Vous navez donc pas vu? -- Non. -- Ils ont ricané quand nous avons juré que nous avions fait notre devoir en Angleterre. Or, ils lont cru ou ne lont pas cru; sils lont cru, cétait pour nous insulter quils ricanaient; sils ne lont pas cru, ils nous insultaient encore, et il est urgent de leur prouver que nous sommes bons à quelque chose. Au reste, je ne suis pas fâché quils aient remis la chose à demain, je crois que nous avons ce soir quelque chose de mieux à faire que de tirer lépée. -- Quavons-nous à faire? -- Eh pardieu! nous avons à faire prendre le Mazarin. Athos allongea dédaigneusement les lèvres. -- Ces expéditions ne me vont pas, vous le savez, Aramis. -- Pourquoi cela? -- Parce quelles ressemblent à des surprises. -- En vérité, Athos, vous seriez un singulier général darmée; vous ne vous battriez quau grand jour; vous feriez prévenir votre adversaire de lheure à laquelle vous lattaqueriez, et vous vous garderiez bien de rien tenter la nuit contre lui, de peur quil ne vous accusât davoir profité de lobscurité. Athos sourit. -- Vous savez quon ne peut pas changer sa nature, dit-il; dailleurs, savez-vous où nous en sommes, et si larrestation du Mazarin ne serait pas plutôt un mal quun bien, un embarras quun triomphe? -- Dites, Athos, que vous désapprouvez ma proposition. -- Non pas, je crois au contraire quelle est de bonne guerre; cependant... -- Cependant, quoi? -- Je crois que vous nauriez pas dû faire jurer à ces messieurs de ne rien dire au Mazarin; car en leur faisant jurer cela, vous avez presque pris lengagement de ne rien faire. -- Je nai pris aucun engagement, je vous jure; je me regarde comme parfaitement libre. Allons, allons, Athos! allons! -- Où? -- Chez M. de Beaufort ou chez M. de Bouillon; nous leur dirons ce quil en est. -- Oui, mais à une condition: cest que nous commencerons par le coadjuteur. Cest un prêtre; il est savant sur les cas de conscience, et nous lui conterons le nôtre. -- Ah! fit Aramis, il va tout gâter, tout sapproprier; finissons par lui au lieu de commencer. Athos sourit. On voyait quil avait au fond du coeur une pensée quil ne disait pas. -- Eh bien! soit, dit-il; par lequel commençons-nous? -- Par M. de Bouillon, si vous voulez bien; cest celui qui se présente le premier sur notre chemin. -- Maintenant vous me permettrez une chose, nest-ce pas? -- Laquelle? -- Cest que je passe à lhôtel du _Grand-Roi-Charlemagne_ pour embrasser Raoul. -- Comment donc! jy vais avec vous, nous lembrasserons ensemble. Tous deux avaient repris le bateau qui les avait amenés et sétaient fait conduire aux Halles. Ils y trouvèrent Grimaud et Blaisois, qui leur tenaient leurs chevaux, et tous quatre sacheminèrent vers la rue Guénégaud. Mais Raoul nétait point à lhôtel du _Grand-Roi;_ il avait reçu dans la journée un message de M. le Prince et était parti avec Olivain aussitôt après lavoir reçu. LXXXII. Les trois lieutenants du généralissime Selon quil avait été convenu et dans lordre arrêté entre eux, Athos et Aramis, en sortant de lauberge du _Grand-Roi- Charlemagne, _sacheminèrent vers lhôtel de M. le duc de Bouillon. La nuit était noire, et, quoique savançant vers les heures silencieuses et solitaires, elle continuait de retentir de ces mille bruits qui réveillent en sursaut une ville assiégée. À chaque pas on rencontrait des barricades, à chaque détour des rues des chaînes tendues, à chaque carrefour des bivouacs; les patrouilles se croisaient, échangeant les mots dordre; les messagers expédiés par les différents chefs sillonnaient les places; enfin, des dialogues animés, et qui indiquaient lagitation des esprits, sétablissaient entre les habitants pacifiques qui se tenaient aux fenêtres et leurs concitoyens plus belliqueux qui couraient les rues la pertuisane sur lépaule ou larquebuse au bras. Athos et Aramis navaient pas fait cent pas sans être arrêtés par les sentinelles placées aux barricades, qui leur avaient demandé le mot dordre; mais ils avaient répondu quils allaient chez M. de Bouillon pour lui annoncer une nouvelle dimportance, et lon sétait contenté de leur donner un guide qui, sous prétexte de les accompagner et de leur faciliter les passages, était chargé de veiller sur eux. Celui-ci était parti les précédant et chantant: _Ce brave monsieur de Bouillon_ _Est incommodé de la goutte._ Cétait un triolet des plus nouveaux et qui se composait de je ne sais combien de couplets où chacun avait sa part. En arrivant aux environs de lhôtel de Bouillon, on croisa une petite troupe de trois cavaliers qui avaient tous les mots du monde, car ils marchaient sans guide et sans escorte, et en arrivant aux barricades navaient quà échanger avec ceux qui les gardaient quelques paroles pour quon les laissât passer avec toutes les déférences qui sans doute étaient dues à leur rang. À leur aspect, Athos et Aramis sarrêtèrent. -- Oh! oh! dit Aramis, voyez-vous, comte? -- Oui, dit Athos. -- Que vous semble de ces trois cavaliers? -- Et à vous Aramis? -- Mais que ce sont nos hommes. -- Vous ne vous êtes pas trompé, jai parfaitement reconnu M. de Flamarens. -- Et moi, M. de Châtillon. -- Quant au cavalier au manteau brun... -- Cest le cardinal. -- En personne. -- Comment diable se hasardent-ils ainsi dans le voisinage de lhôtel de Bouillon? demanda Aramis. Athos sourit, mais il ne répondit point. Cinq minutes après ils frappaient à la porte du prince. La porte était gardée par une sentinelle, comme cest lhabitude pour les gens revêtus de grades supérieurs; un petit poste se tenait même dans la cour, prêt à obéir aux ordres du lieutenant de M. le prince de Conti. Comme le disait la chanson, M. le duc de Bouillon avait la goutte et se tenait au lit; mais malgré cette grave indisposition, qui lempêchait de monter à cheval depuis un mois, cest-à-dire depuis que Paris était assiégé, il nen fit pas moins dire quil était prêt à recevoir MM. le comte de La Fère et le chevalier dHerblay. Les deux amis furent introduits près de M. le duc de Bouillon. Le malade était dans sa chambre, couché, mais entouré de lappareil le plus militaire qui se pût voir. Ce nétaient partout, pendus aux murailles, quépées, pistolets, cuirasses et arquebuses, et il était facile de voir que, dès quil naurait plus la goutte, M. de Bouillon donnerait un joli peloton de fil à retordre aux ennemis du parlement. En attendant, à son grand regret, disait-il, il était forcé de se tenir au lit. -- Ah! messieurs, sécria-t-il en apercevant les deux visiteurs et en faisant pour se soulever sur son lit un effort qui lui arracha une grimace de douleur, vous êtes bien heureux, vous; vous pouvez monter à cheval, aller, venir, combattre pour la cause du peuple. Mais moi, vous le voyez, je suis cloué sur mon lit. Ah! diable de goutte! fit-il en grimaçant de nouveau. Diable de goutte! -- Monseigneur, dit Athos, nous arrivons dAngleterre, et notre premier soin en touchant à Paris a été de venir prendre des nouvelles de votre santé. -- Grand merci, messieurs, grand merci! reprit le duc. Mauvaise, comme vous le voyez, ma santé... Diable de goutte! Ah! vous arrivez dAngleterre? et le roi Charles se porte bien, à ce que je viens dapprendre? -- Il est mort, Monseigneur, dit Aramis. -- Bah! fit le duc étonné. -- Mort sur un échafaud, condamné par le parlement. -- Impossible! -- Et exécuté en notre présence. -- Que me disait donc M. de Flamarens? -- M. de Flamarens? fit Aramis. -- Oui, il sort dici. Athos sourit. -- Avec deux compagnons? dit-il. -- Avec deux compagnons, oui, reprit le duc; puis il ajouta avec quelque inquiétude: Les auriez-vous rencontrés? -- Mais oui, dans la rue ce me semble, dit Athos. Et il regarda en souriant Aramis, qui, de son côté, le regarda dun air quelque peu étonné. -- Diable de goutte! sécria M. de Bouillon évidemment mal à son aise. -- Monseigneur, dit Athos, en vérité il faut tout votre dévouement à la cause parisienne pour rester, souffrant comme vous lêtes, à la tête des armées, et cette persévérance cause en vérité notre admiration, à M. dHerblay et à moi. -- Que voulez-vous, messieurs! il faut bien, et vous en êtes un exemple, vous si braves et si dévoués, vous à qui mon cher collègue le duc de Beaufort doit la liberté et peut-être la vie, il faut bien se sacrifier à la chose publique. Aussi vous le voyez, je me sacrifie; mais, je lavoue, je suis au bout de ma force. Le coeur est bon, la tête est bonne; mais cette diable de goutte me tue, et javoue que si la cour faisait droit à mes demandes, demandes bien justes, puisque je ne fais que demander une indemnité promise par lancien cardinal lui-même lorsquon ma enlevé ma principauté de Sedan, oui, je lavoue, si lon me donnait des domaines de la même valeur, si lon mindemnisait de la non-jouissance de cette propriété depuis quelle ma été enlevée, cest-à-dire depuis huit ans; si le titre de prince était accordé à ceux de ma maison, et si mon frère de Turenne était réintégré dans son commandement, je me retirerais immédiatement dans mes terres et laisserais la cour et le parlement sarranger entre eux comme ils lentendraient. -- Et vous auriez bien raison, Monseigneur, dit Athos. -- Cest votre avis, nest-ce pas, monsieur le comte de La Fère? -- Tout à fait. -- Et à vous aussi, monsieur le chevalier dHerblay? -- Parfaitement. -- Eh bien! je vous assure, messieurs, reprit le duc, que selon toute probabilité, cest celui que jadopterai. La cour me fait des ouvertures en ce moment; il ne tient quà moi de les accepter. Je les avais repoussées jusquà cette heure, mais puisque des hommes comme vous me disent que jai tort, mais puisque surtout cette diable de goutte me met dans limpossibilité de rendre aucun service à la cause parisienne, ma foi, jai bien envie de suivre votre conseil et daccepter la proposition que vient de me faire M. de Châtillon. -- Acceptez, prince, dit Aramis, acceptez. -- Ma foi, oui. Je suis même fâché, ce soir, de lavoir presque repoussée... mais il y a conférence demain, et nous verrons. Les deux amis saluèrent le duc. -- Allez, messieurs, leur dit celui-ci, allez, vous devez être bien fatigués du voyage. Pauvre roi Charles! Mais enfin, il y a bien un peu de sa faute dans tout cela, et ce qui doit nous consoler cest que la France na rien à se reprocher dans cette occasion, et quelle a fait tout ce quelle a pu pour le sauver. -- Oh! quant à cela, dit Aramis, nous en sommes témoins, M. de Mazarin surtout.... -- Eh bien! voyez-vous, je suis bien aise que vous lui rendiez ce témoignage; il a du bon au fond, le cardinal, et sil nétait pas étranger... eh bien! on lui rendrait justice. Aïe! diable de goutte! Athos et Aramis sortirent, mais jusque dans lantichambre les cris de M. de Bouillon les accompagnèrent; il était évident que le pauvre prince souffrait comme un damné. Arrivés à la porte de la rue: -- Eh bien! demanda Aramis à Athos, que pensez-vous? -- De qui? -- De M. de Bouillon, pardieu! -- Mon ami, jen pense ce quen pense le triolet de notre guide, reprit Athos: _Ce pauvre monsieur de Bouillon_ _Est incommodé de la goutte._ -- Aussi, dit Aramis, vous voyez que je ne lui ai pas soufflé mot de lobjet qui nous amenait. -- Et vous avez agi prudemment, vous lui eussiez redonné un accès. Allons chez M. de Beaufort. Et les deux amis sacheminèrent vers lhôtel de Vendôme. Dix heures sonnaient comme ils arrivaient. Lhôtel de Vendôme était non moins bien gardé et présentait un aspect non moins belliqueux que celui de Bouillon. Il y avait sentinelles, poste dans la cour, armes aux faisceaux, chevaux tout sellés aux anneaux. Deux cavaliers, sortant comme Athos et Aramis entraient, furent obligés de faire faire un pas en arrière à leurs montures pour laisser passer ceux-ci. -- Ah! ah! messieurs, dit Aramis, cest décidément la nuit aux rencontres, javoue que nous serions bien malheureux, après nous être si souvent rencontrés ce soir, si nous allions ne point parvenir à nous rencontrer demain. -- Oh! quant à cela, monsieur, repartit Châtillon (car cétait lui-même qui sortait avec Flamarens de chez le duc de Beaufort), vous pouvez être tranquille; si nous nous rencontrons la nuit sans nous chercher, à plus forte raison nous rencontrerons-nous le jour en nous cherchant. -- Je lespère, monsieur, dit Aramis. -- Et moi, jen suis sûr, dit le duc. MM. de Flamarens et de Châtillon continuèrent leur chemin, et Athos et Aramis mirent pied à terre. À peine avaient-ils passé la bride de leurs chevaux aux bras de leurs laquais et sétaient-ils débarrassés de leurs manteaux, quun homme sapprocha deux, et après les avoir regardés un instant à la douteuse clarté dune lanterne suspendue au milieu de la cour, poussa un cri de surprise et vint se jeter dans leurs bras. -- Comte de La Fère, sécria cet homme, chevalier dHerblay! comment êtes-vous ici, à Paris? -- Rochefort! dirent ensemble les deux amis. -- Oui, sans doute. Nous sommes arrivés, comme vous lavez su, du Vendômois, il y a quatre ou cinq jours, et nous nous apprêtons à donner de la besogne au Mazarin. Vous êtes toujours des nôtres, je présume? -- Plus que jamais. Et le duc? -- Il est enragé contre le cardinal. Vous savez ses succès, à notre cher duc! cest le véritable roi de Paris, il ne peut pas sortir sans risquer quon létouffe. -- Ah! tant mieux, dit Aramis; mais dites-moi, nest-ce pas MM. de Flamarens et de Châtillon qui sortent dici? -- Oui, ils viennent davoir audience du duc; ils venaient de la part du Mazarin sans doute, mais ils auront trouvé à qui parler, je vous en réponds. -- À la bonne heure! dit Athos. Et ne pourrait-on avoir lhonneur de voir Son Altesse? -- Comment donc! à linstant même. Vous savez que pour vous elle est toujours visible. Suivez-moi, je réclame lhonneur de vous présenter. Rochefort marcha devant. Toutes les portes souvrirent devant lui et devant les deux amis. Ils trouvèrent M. de Beaufort près de se mettre à table. Les mille occupations de la soirée avaient retardé son souper jusquà ce moment-là; mais, malgré la gravité de la circonstance, le prince neut pas plus tôt entendu les deux noms que lui annonçait Rochefort, quil se leva de la chaise quil était en train dapprocher de la table, et que savançant vivement au-devant des deux amis: -- Ah! pardieu, dit-il, soyez les bienvenus, messieurs. Vous venez prendre votre part de mon souper, nest-ce pas? Boisjoli, préviens Noirmont que jai deux convives. Vous connaissez Noirmont, nest-ce pas, messieurs? cest mon maître dhôtel, le successeur du père Marteau, qui confectionne les excellents pâtés que vous savez. Boisjoli, quil envoie un de sa façon, mais pas dans le genre de celui quil avait fait pour La Ramée. Dieu merci! nous navons plus besoin déchelles de corde, de poignards ni de poires dangoisse. -- Monseigneur, dit Athos, ne dérangez pas pour nous votre illustre maître dhôtel, dont nous connaissons les talents nombreux et variés. Ce soir, avec la permission de Votre Altesse, nous aurons seulement lhonneur de lui demander des nouvelles de sa santé et de prendre ses ordres. -- Oh! quant à ma santé, vous voyez, messieurs, excellente. Une santé qui a résisté à cinq ans de Vincennes accompagnés de M. de Chavigny est capable de tout. Quant à mes ordres, ma foi, javoue que je serais fort embarrassé de vous en donner, attendu que chacun donne les siens de son côté, et que je finirai, si cela continue, par nen pas donner du tout. -- Vraiment? dit Athos, je croyais cependant que cétait sur votre union que le parlement comptait. -- Ah! oui, notre union! elle est belle! Avec le duc de Bouillon, ça va encore, il a la goutte et ne quitte pas son lit, il y a moyen de sentendre; mais avec M. dElbeuf et ses éléphants de fils... Vous connaissez le triolet sur le duc dElbeuf, messieurs? -- Non, Monseigneur. -- Vraiment! Le duc se mit à chanter: _Monsieur dElbeuf et ses enfants_ _Font rage à la place Royale._ _Ils vont tous quatre piaffant,_ _Monsieur dElbeuf et ses enfants._ _Mais sitôt quil faut battre aux champs,_ _Adieu leur humeur martiale._ _Monsieur dElbeuf et ses enfants_ _Font rage à la place Royale_ -- Mais, reprit Athos, il nen est pas ainsi avec le coadjuteur, jespère? -- Ah! bien oui! avec le coadjuteur, cest pis encore. Dieu vous garde des prélats brouillons, surtout quand ils portent une cuirasse sous leur simarre! Au lieu de se tenir tranquille dans son évêché à chanter des _Te Deum_ pour les victoires que nous ne remportons pas, ou pour les victoires où nous sommes battus, savez-vous ce quil fait? -- Non. -- Il lève un régiment auquel il donne son nom, le régiment de Corinthe. Il fait des lieutenants et des capitaines ni plus ni moins quun maréchal de France, et des colonels comme le roi. -- Oui, dit Aramis; mais lorsquil faut se battre, jespère quil se tient à son archevêché? -- Eh bien! pas du tout, voilà ce qui vous trompe, mon cher dHerblay! Lorsquil faut se battre, il se bat; de sorte que comme la mort de son oncle lui a donné siège au parlement, maintenant on la sans cesse dans les jambes; au parlement, au conseil, au combat. Le prince de Conti est général en peinture, et quelle peinture! Un prince bossu! Ah! tout cela va bien mal, messieurs, tout cela va bien mal! -- De sorte, Monseigneur, que Votre Altesse est mécontente? dit Athos en échangeant un regard avec Aramis. -- Mécontente, comte! dites que Mon Altesse est furieuse. Cest au point, tenez, je le dis à vous, je ne le dirais point à dautres, cest au point que si la reine, reconnaissant ses torts envers moi, rappelait ma mère exilée et me donnait la survivance de lamirauté, qui est à monsieur mon père et qui ma été promise à sa mort, eh bien! je ne serais pas bien éloigné de dresser des chiens à qui japprendrais à dire quil y a encore en France de plus grands voleurs que M. de Mazarin. Ce ne fut plus un regard seulement, ce furent un regard et un sourire quéchangèrent Athos et Aramis; et ne les eussent-ils pas rencontrés, ils eussent deviné que MM. de Châtillon et de Flamarens avaient passé par là. Aussi ne soufflèrent-ils pas mot de la présence à Paris de M. de Mazarin. -- Monseigneur, dit Athos, nous voilà satisfaits. Nous navions, en venant à cette heure chez Votre Altesse, dautre but que de faire preuve de notre dévouement, et de lui dire que nous nous tenions à sa disposition comme ses plus fidèles serviteurs. -- Comme mes plus fidèles amis, messieurs, comme mes plus fidèles amis! vous lavez prouvé; et si jamais je me raccommode avec la cour, je vous prouverai, je lespère, que moi aussi je suis resté votre ami ainsi que celui de ces messieurs; comment diable les appelez-vous, dArtagnan et Porthos? -- DArtagnan et Porthos. -- Ah! oui, cest cela. Ainsi donc, vous comprenez, comte de La Fère, vous comprenez, chevalier dHerblay, tout et toujours à vous. Athos et Aramis sinclinèrent et sortirent. -- Mon cher Athos, dit Aramis, je crois que vous navez consenti à maccompagner, Dieu me pardonne! que pour me donner une leçon? -- Attendez donc, mon cher, dit Athos, il sera temps de vous en apercevoir quand nous sortirons de chez le coadjuteur. -- Allons donc à larchevêché, dit Aramis. Et tous deux sacheminèrent vers la Cité. En se rapprochant du berceau de Paris, Athos et Aramis trouvèrent les rues inondées, et il fallut reprendre une barque. Il était onze heures passées, mais on savait quil ny avait pas dheure pour se présenter chez le coadjuteur; son incroyable activité faisait, selon les besoins, de la nuit le jour, et du jour la nuit. Le palais archiépiscopal sortait du sein de leau, et on eût dit, au nombre des barques amarrées de tous côtés autour de ce palais, quon était, non à Paris, mais à Venise. Ces barques allaient, venaient, se croisaient en tous sens, senfonçant dans le dédale des rues de la Cité, ou séloignant dans la direction de lArsenal ou du quai Saint-Victor, et alors nageaient comme sur un lac. De ces barques les unes étaient muettes et mystérieuses, les autres étaient bruyantes et éclairées. Les deux amis glissèrent au milieu de ce monde dembarcations et abordèrent à leur tour. Tout le rez-de-chaussée de larchevêché était inondé, mais des espèces descaliers avaient été adaptés aux murailles; et tout le changement qui était résulté de linondation, cest quau lieu dentrer par les portes on entrait par les fenêtres. Ce fut ainsi quAthos et Aramis abordèrent dans lantichambre du prélat. Cette antichambre était encombrée de laquais, car une douzaine de seigneurs étaient entassés dans le salon dattente. -- Mon Dieu! dit Aramis, regardez donc, Athos! est-ce que ce fat de coadjuteur va se donner le plaisir de nous faire faire antichambre? Athos sourit. -- Mon cher ami, lui dit-il, il faut prendre les gens avec tous les inconvénients de leur position; le coadjuteur est en ce moment un des sept ou huit rois qui règnent à Paris, il a une cour. -- Oui, dit Aramis; mais nous ne sommes pas des courtisans, nous. -- Aussi allons-nous lui faire passer nos noms, et sil ne fait pas en les voyant une réponse convenable, eh bien! nous le laisserons aux affaires de la France et aux siennes. Il ne sagit que dappeler un laquais et de lui mettre une demi-pistole dans la main. -- Eh! justement, sécria Aramis, je ne me trompe pas... oui... non... si fait, Bazin; venez ici, drôle! Bazin, qui dans ce moment traversait lantichambre, majestueusement revêtu de ses habits déglise, se retourna, le sourcil froncé, pour voir quel était limpertinent qui lapostrophait de cette manière. Mais à peine eut-il reconnu Aramis, que le tigre se fit agneau, et que sapprochant des deux gentilshommes: -- Comment! dit-il, cest vous, monsieur le chevalier! cest vous, monsieur le comte! Vous voilà tous deux au moment où nous étions si inquiets de vous! Oh! que je suis heureux de vous revoir! -- Cest bien, cest bien, maître Bazin, dit Aramis; trêve de compliments. Nous venons pour voir M. le coadjuteur, mais nous sommes pressés, et il faut que nous le voyions à linstant même. -- Comment donc! dit Bazin, à linstant même, sans doute; ce nest point à des seigneurs de votre sorte quon fait faire antichambre. Seulement en ce moment il est en conférence secrète avec un M. de Bruy. -- De Bruy! sécrièrent ensemble Athos et Aramis. -- Oui! cest moi qui lai annoncé, et je me rappelle parfaitement son nom. Le connaissez-vous, monsieur? ajouta Bazin en se retournant vers Aramis. -- Je crois le connaître. -- Je nen dirai pas autant, moi, reprit Bazin, car il était si bien enveloppé dans son manteau, que, quelque persistance que jy aie mise, je nai pas pu voir le plus petit coin de son visage. Mais je vais entrer pour annoncer, et cette fois peut-être serai- je plus heureux. -- Inutile, dit Aramis, nous renonçons à voir M. le coadjuteur pour ce soir, nest-ce pas, Athos? -- Comme vous voudrez, dit le comte. -- Oui, il a de trop grandes affaires à traiter avec ce M. de Bruy. -- Et lui annoncerai-je que ces messieurs étaient venus à larchevêché? -- Non, ce nest pas la peine, dit Aramis; venez, Athos. Et les deux amis, fendant la foule des laquais, sortirent de larchevêché suivis de Bazin, qui témoignait de leur importance en leur prodiguant les salutations. -- Eh bien! demanda Athos lorsque Aramis et lui furent dans la barque, commencez-vous à croire, mon ami, que nous aurions joué un bien mauvais tour à tous ces gens-là en arrêtant M. de Mazarin? -- Vous êtes la sagesse incarnée, Athos, répondit Aramis. Ce qui avait surtout frappé les deux amis, cétait le peu dimportance quavaient pris à la cour de France les événements terribles qui sétaient passés en Angleterre et qui leur semblaient, à eux, devoir occuper lattention de toute lEurope. En effet, à part une pauvre veuve et une orpheline royale qui pleuraient dans un coin du Louvre, personne ne paraissait savoir quil eût existé un roi Charles Ier et que ce roi venait de mourir sur un échafaud. Les deux amis sétaient donné rendez-vous pour le lendemain matin à dix heures, car, quoique la nuit fût fort avancée lorsquils étaient arrivés à la porte de lhôtel, Aramis avait prétendu quil avait encore quelques visites dimportance à faire et avait laissé Athos entrer seul. Le lendemain à dix heures sonnantes ils étaient réunis. Depuis six heures du matin Athos était sorti de son côté. -- Eh bien! avez-vous eu quelques nouvelles? demanda Athos. -- Aucune; on na vu dArtagnan nulle part, et Porthos na pas encore paru. Et chez vous? -- Rien. -- Diable! fit Aramis. -- En effet, dit Athos, ce retard nest point naturel; ils ont pris la route la plus directe, et par conséquent ils auraient dû arriver avant nous. -- Ajoutez à cela, dit Aramis, que nous connaissons dArtagnan pour la rapidité de ses manoeuvres, et quil nest pas homme à avoir perdu une heure, sachant que nous lattendons... -- Il comptait, si vous vous rappelez, être ici le cinq. -- Et nous voilà au neuf. Cest ce soir quexpire le délai. -- Que comptez-vous faire, demanda Athos, si ce soir nous navons pas de nouvelles? -- Pardieu! nous mettre à sa recherche. -- Bien, dit Athos. -- Mais Raoul? demanda Aramis. Un léger nuage passa sur le front du comte. -- Raoul me donne beaucoup dinquiétude, dit-il, il a reçu hier un message du prince de Condé, il est allé le rejoindre à Saint-Cloud et nest pas revenu. -- Navez-vous point vu madame de Chevreuse? -- Elle nétait point chez elle. Et vous, Aramis, vous deviez passer, je crois, chez madame de Longueville? -- Jy ai passé en effet. -- Eh bien? -- Elle nétait point chez elle non plus, mais au moins elle avait laissé ladresse de son nouveau logement. -- Où était-elle? -- Devinez, je vous le donne en mille. -- Comment voulez-vous que je devine où est à minuit, car je présume que cest en me quittant que vous vous êtes présenté chez elle, comment, dis-je, voulez-vous que je devine où est à minuit la plus belle et la plus active de toutes les frondeuses? -- À lHôtel de Ville! mon cher! -- Comment, à lHôtel de Ville! Est-elle donc nommée prévôt des marchands? -- Non, mais elle sest faite reine de Paris par intérim, et comme elle na pas osé de prime abord aller sétablir au Palais-Royal ou aux Tuileries, elle sest installée à lHôtel de Ville, où elle va donner incessamment un héritier ou une héritière à ce cher duc. -- Vous ne maviez pas fait part de cette circonstance, Aramis, dit Athos. -- Bah! vraiment! Cest un oubli alors, excusez-moi. -- Maintenant, demanda Athos, quallons-nous faire dici à ce soir? Nous voici fort désoeuvrés, ce me semble. -- Vous oubliez, mon ami, que nous avons de la besogne toute taillée. -- Où cela? -- Du côté de Charenton, morbleu! Jai lespérance, daprès sa promesse, de rencontrer là un certain M. de Châtillon que je déteste depuis longtemps. -- Et pourquoi cela? -- Parce quil est frère dun certain M. de Coligny. -- Ah! cest vrai, joubliais... lequel a prétendu à lhonneur dêtre votre rival. Il a été bien cruellement puni de cette audace, mon cher, et, en vérité, cela devrait vous suffire. -- Oui; mais que voulez-vous! cela ne me suffit point. Je suis rancunier; cest le seul point par lequel je tienne à Église Après cela, vous comprenez, Athos, vous nêtes aucunement forcé de me suivre. -- Allons donc, dit Athos, vous plaisantez! -- En ce cas, mon cher, si vous êtes décidé à maccompagner, il ny a point de temps à perdre. Le tambour a battu, jai rencontré les canons qui partaient, jai vu les bourgeois qui se rangeaient en bataille sur la place de lHôtel-de-Ville; on va bien certainement se battre vers Charenton, comme la dit hier le duc de Châtillon. -- Jaurais cru, dit Athos, que les conférences de cette nuit avaient changé quelque chose à ces dispositions belliqueuses. -- Oui sans doute, mais on ne sen battra pas moins, ne fût-ce que pour mieux masquer ces conférences. -- Pauvres gens! dit Athos, qui vont se faire tuer pour quon rende Sedan à M. de Bouillon, pour quon donne la survivance de lamirauté à M. de Beaufort, et pour que le coadjuteur soit cardinal! -- Allons! allons! mon cher, dit Aramis, convenez que vous ne seriez pas si philosophe si votre Raoul ne se devait point trouver à toute cette bagarre. -- Peut-être dites-vous vrai, Aramis. -- Eh bien! allons donc où lon se bat, cest un moyen sûr de retrouver dArtagnan, Porthos, et peut-être même Raoul. -- Hélas! dit Athos. -- Mon bon ami, dit Aramis, maintenant que nous sommes à Paris, il vous faut, croyez-moi, perdre cette habitude de soupirer sans cesse. À la, guerre, morbleu! comme à la guerre, Athos! Nêtes- vous plus homme dépée, et vous êtes-vous fait Église, voyons! Tenez, voilà de beaux bourgeois qui passent; cest engageant, tudieu! Et ce capitaine, voyez donc, ça vous a presque une tournure militaire! -- Ils sortent de la rue du Mouton. -- Tambour en tête, comme de vrais soldats! Mais voyez donc ce gaillard-là, comme il se balance, comme il se cambre! -- Heu! fit Grimaud. -- Quoi? demanda Athos. -- Planchet, monsieur. -- Lieutenant hier, dit Aramis, capitaine aujourdhui, colonel sans doute demain; dans huit jours le gaillard sera maréchal de France. -- Demandons-lui quelques renseignements, dit Athos. Et les deux amis sapprochèrent de Planchet, qui, plus fier que jamais dêtre vu en fonctions, daigna expliquer aux deux gentilshommes quil avait ordre de prendre position sur la place Royale avec deux cents hommes formant larrière-garde de larmée parisienne, et de se diriger de là vers Charenton quand besoin serait. Comme Athos et Aramis allaient du même côté, ils escortèrent Planchet jusque sur son terrain. Planchet fit assez adroitement manoeuvrer ses hommes sur la place Royale, et les échelonna derrière une longue file de bourgeois placée rue et faubourg Saint-Antoine, en attendant le signal du combat. -- La journée sera chaude, dit Planchet dun ton belliqueux. -- Oui, sans doute, répondit Aramis; mais il y a loin dici à lennemi. -- Monsieur, on rapprochera la distance, répondit un dizainier. Aramis salua, puis se retournant vers Athos: -- Je ne me soucie pas de camper place Royale avec tous ces gens- là, dit-il; voulez-vous que nous marchions en avant? nous verrons mieux les choses. -- Et puis M. de Châtillon ne viendrait point vous chercher place Royale, nest-ce pas? Allons donc en avant, mon ami. -- Navez-vous pas deux mots à dire de votre côté à M. de Flamarens? -- Ami, dit Athos, jai pris une résolution, cest de ne plus tirer lépée que je ny sois forcé absolument. -- Et depuis quand cela? -- Depuis que jai tiré le poignard. -- Ah bon! encore un souvenir de M. Mordaunt! Eh bien! mon cher, il ne vous manquerait plus que déprouver des remords davoir tué celui-là! -- Chut! dit Athos en mettant un doigt sur sa bouche avec ce sourire triste qui nappartenait quà lui, ne parlons plus de Mordaunt, cela nous porterait malheur. Et Athos piqua vers Charenton, longeant le faubourg, puis la vallée de Fécamp, toute noire de bourgeois armés. Il va sans dire quAramis le suivait dune demi-longueur de cheval. LXXXIII. Le combat de Charenton À mesure quAthos et Aramis avançaient, et quen avançant ils dépassaient les différents corps échelonnés sur la route, ils voyaient les cuirasses fourbies et éclatantes succéder aux armes rouillées, et les mousquets étincelants aux pertuisanes bigarrées. -- Je crois que cest ici le vrai champ de bataille, dit Aramis; voyez-vous ce corps de cavalerie qui se tient en avant du pont, le pistolet au poing? Eh! prenez garde, voici du canon qui arrive. -- Ah ça! mon cher, dit Athos, où nous avez-vous menés? Il me semble que je vois tout autour de nous des figures appartenant à des officiers de larmée royale. Nest-ce pas M. de Châtillon lui- même qui savance avec ces deux brigadiers? Et Athos mit lépée à la main, tandis quAramis, croyant quen effet il avait dépassé les limites du camp parisien, portait la main à ses fontes. -- Bonjour, messieurs, dit le duc en sapprochant, je vois que vous ne comprenez rien à ce qui se passe, mais un mot vous expliquera tout. Nous sommes pour le moment en trêve; il y a conférence: M. le Prince, M. de Retz, M. de Beaufort et M. de Bouillon causent en ce moment politique. Or, de deux choses lune: ou les affaires ne sarrangeront pas, et nous nous retrouverons, chevalier; ou elles sarrangeront, et, comme je serai débarrassé de mon commandement, nous nous retrouverons encore. -- Monsieur, dit Aramis, vous parlez à merveille. Permettez-moi donc de vous adresser une question. -- Faites, monsieur. -- Où sont les plénipotentiaires? -- À Charenton même, dans la seconde maison à droite en entrant du côté de Paris. -- Et cette conférence nétait pas prévue! -- Non, messieurs. Elle est, à ce quil paraît, le résultat de nouvelles propositions que M. de Mazarin a fait faire hier soir aux Parisiens. Athos et Aramis se regardèrent en riant; ils savaient mieux que personne quelles étaient ces propositions, à qui elles avaient été faites et qui les avait faites. -- Et cette maison où sont les plénipotentiaires, demanda Athos, appartient...? -- À M. de Chanleu, qui commande vos troupes à Charenton. Je dis vos troupes, parce que je présume que ces messieurs sont frondeurs. -- Mais... à peu près, dit Aramis. -- Comment à peu près? -- Eh! sans doute, monsieur; vous le savez mieux que personne, dans ce temps-ci on ne peut pas dire bien précisément ce quon est. -- Nous sommes pour le roi et MM. les princes, dit Athos. -- Il faut cependant nous entendre, dit Châtillon: le roi est avec nous, et il a pour généralissimes MM. dOrléans et de Condé. -- Oui, dit Athos, mais sa place est dans nos rangs avec MM. de Conti, de Beaufort, dElbeuf et de Bouillon. -- Cela peut être, dit Châtillon, et lon sait que pour mon compte jai assez peu de sympathie pour M. de Mazarin; mes intérêts mêmes sont à Paris: jai là un grand procès doù dépend toute ma fortune, et, tel que vous me voyez, je viens de consulter mon avocat... -- À Paris? -- Non pas, à Charenton... M. Viole, que vous connaissez de nom, un excellent homme, un peu têtu; mais il nest pas du parlement pour rien. Je comptais le voir hier soir, mais notre rencontre ma empêché de moccuper de mes affaires. Or, comme il faut que les affaires se fassent, jai profité de la trêve, et voilà comment je me trouve au milieu de vous. -- M. Viole donne donc ses consultations en plein vent? demanda Aramis en riant. -- Oui, monsieur, et à cheval même. Il commande cinq cents pistoliers pour aujourdhui, et je lui ai rendu visite accompagné, pour lui faire honneur, de ces deux petites pièces de canon, en tête desquelles vous avez paru si étonnés de me voir. Je ne le reconnaissais pas dabord, je dois lavouer; il a une longue épée sur sa robe et des pistolets à sa ceinture, ce qui lui donne un air formidable qui vous ferait plaisir, si vous aviez le bonheur de le rencontrer. -- Sil est si curieux à voir, on peut se donner la peine de le chercher tout exprès, dit Aramis. -- Il faudrait vous hâter, monsieur, car les conférences ne peuvent durer longtemps encore. -- Et si elles sont rompues sans amener de résultat, dit Athos, vous allez tenter denlever Charenton? -- Cest mon ordre; je commande les troupes dattaque, et je ferai de mon mieux pour réussir. -- Monsieur, dit Athos, puisque vous commandez la cavalerie... -- Pardon! je commande en chef. -- Mieux encore!... Vous devez connaître tous vos officiers, jentends tous ceux qui sont de distinction. -- Mais oui, à peu près. -- Soyez assez bon pour me dire alors si vous navez pas sous vos ordres M. le chevalier dArtagnan, lieutenant aux mousquetaires. -- Non, monsieur, il nest pas avec nous; depuis plus de six semaines il a quitté Paris, et il est, dit-on, en mission en Angleterre. -- Je savais cela, mais je le croyais de retour. -- Non, monsieur, et je ne sache point que personne lait revu. Je puis dautant mieux vous répondre à ce sujet que les mousquetaires sont des nôtres, et que cest M. de Cambon qui, par intérim, tient la place de M. dArtagnan. Les deux amis se regardèrent. -- Vous voyez, dit Athos. -- Cest étrange, dit Aramis. -- Il faut absolument quil leur soit arrivé malheur en route. -- Nous sommes aujourdhui le huit, cest ce soir quexpire le délai fixé. Si ce soir nous navons point de nouvelles, demain matin nous partirons. Athos fit de la tête un signe affirmatif, puis se retournant: -- Et M. de Bragelonne, un jeune homme de quinze ans, attaché à M. le Prince, demanda Athos presque embarrassé de laisser percer ainsi devant le sceptique Aramis ses préoccupations paternelles, a-t-il lhonneur dêtre connu de vous, monsieur le duc? -- Oui, certainement, répondit Châtillon, il nous est arrivé ce matin avec M. le Prince. Un charmant jeune homme! il est de vos amis, monsieur le comte? -- Oui, monsieur, répliqua Athos doucement ému; à telle enseigne, que jaurais même le désir de le voir. Est-ce possible? -- Très possible, monsieur. Veuillez maccompagner et je vous conduirai au quartier général. -- Holà! dit Aramis en se retournant, voilà bien du bruit derrière nous, ce me semble. -- En effet, un gros de cavaliers vient à nous! fit Châtillon. -- Je reconnais M. le coadjuteur à son chapeau de la fronde. -- Et moi, M. de Beaufort à ses plumes blanches. -- Ils viennent au galop. M. le Prince est avec eux. Ah! voilà quil les quitte. -- On bat le rappel, sécria Châtillon. Entendez-vous? Il faut nous informer. En effet, on voyait les soldats courir à leurs armes, les cavaliers qui étaient à pied se remettre en selle, les trompettes sonnaient, les tambours battaient; M. de Beaufort tira lépée. De son côté, M. le Prince fit un signe de rappel, et tous les officiers de larmée royale, mêlés momentanément aux troupes parisiennes, coururent à lui. -- Messieurs, dit Châtillon, la trêve est rompue, cest évident; on va se battre. Rentrez donc dans Charenton, car jattaquerai sous peu. Voilà le signal que M. le Prince me donne. En effet, une cornette élevait par trois fois en lair le guidon de M. le Prince. -- Au revoir, monsieur le chevalier! cria Châtillon. Et il partit au galop pour rejoindre son escorte. Athos et Aramis tournèrent bride de leur côté et vinrent saluer le coadjuteur et M. de Beaufort. Quant à M. de Bouillon, il avait eu vers la fin de la conférence un si terrible accès de goutte, quon avait été obligé de le reconduire à Paris en litière. En échange, M. le duc dElbeuf, entouré de ses quatre fils comme dun état-major, parcourait les rangs de larmée parisienne. Pendant ce temps, entre Charenton et larmée royale se formait un long espace blanc qui semblait se préparer pour servir de dernière couche aux cadavres. -- Ce Mazarin est véritablement une honte pour la France, dit le coadjuteur en resserrant le ceinturon de son épée quil portait, à la mode des anciens prélats militaires, sur sa simarre archiépiscopale. Cest un cuistre qui voudrait gouverner la France comme une métairie. Aussi la France ne peut-elle espérer de bonheur et de tranquillité que lorsquil en sera sorti. -- Il paraît que lon ne sest pas entendu sur la couleur du chapeau, dit Aramis. Au même instant, M. de Beaufort leva son épée. -- Messieurs, dit-il, nous avons fait de la diplomatie inutile; nous voulions nous débarrasser de ce pleutre de Mazarini; mais la reine, qui en est embéguinée, le veut absolument garder pour ministre, de sorte quil ne nous reste plus quune ressource, cest de le battre congrûment. -- Bon! dit le coadjuteur, voilà léloquence accoutumée de M. de Beaufort. -- Heureusement, dit Aramis, quil corrige ses fautes de français avec la pointe de son épée. -- Peuh! fit le coadjuteur avec mépris, je vous jure que dans toute cette guerre il est bien pâle. Et il tira son épée à son tour. -- Messieurs, dit-il, voilà lennemi qui vient à nous; nous lui épargnerons bien, je lespère, la moitié du chemin. Et sans sinquiéter sil était suivi ou non, il partit. Son régiment, qui portait le nom de régiment de Corinthe, du nom de son archevêché, sébranla derrière lui et commença la mêlée. De son côté, M. de Beaufort lançait sa cavalerie, sous la conduite de M. de Noirmoutiers, vers Étampes, où elle devait rencontrer un convoi de vivres impatiemment attendu par les Parisiens. M. de Beaufort sapprêtait à le soutenir. M. de Clanleu, qui commandait la place, se tenait, avec le plus fort de ses troupes, prêt à résister à lassaut, et même, au cas où lennemi serait repoussé, à tenter une sortie. Au bout dune demi-heure le combat était engagé sur tous les points. Le coadjuteur, que la réputation de courage de M. de Beaufort exaspérait, sétait jeté en avant et faisait personnellement des merveilles de courage. Sa vocation, on le sait, était lépée, et il était heureux chaque fois quil la pouvait tirer du fourreau, nimporte pour qui ou pour quoi. Mais dans cette circonstance, sil avait bien fait son métier de soldat, il avait mal fait celui de colonel. Avec sept ou huit cents hommes il était allé heurter trois mille hommes, lesquels, à leur tour, sétaient ébranlés tout dune masse et ramenaient tambour battant les soldats du coadjuteur, qui arrivèrent en désordre aux remparts. Mais le feu de lartillerie de Clanleu arrêta court larmée royale, qui parut un instant ébranlée. Cependant cela dura peu, et elle alla se reformer derrière un groupe de maisons et un petit bois. Clanleu crut que le moment était venu; il sélança à la tête de deux régiments pour poursuivre larmée royale; mais, comme nous lavons dit, elle sétait reformée et revenait à la charge, guidée par M. de Châtillon en personne. La charge fut si rude et si habilement conduite, que Clanleu et ses hommes se trouvèrent presque entourés. Clanleu ordonna la retraite, qui commença de sexécuter pied à pied, pas à pas. Malheureusement, au bout dun instant, Clanleu tomba mortellement frappé. M. de Châtillon le vit tomber et annonça tout haut cette mort, qui redoubla le courage de larmée royale et démoralisa complètement les deux régiments avec lesquels Clanleu avait fait sa sortie. En conséquence, chacun songea à son salut et ne soccupa plus que de regagner les retranchements, au pied desquels le coadjuteur essayait de reformer son régiment écharpé. Tout à coup un escadron de cavalerie vint à la rencontre des vainqueurs, qui entraient pêle-mêle avec les fugitifs dans les retranchements. Athos et Aramis chargeaient en tête, Aramis lépée et le pistolet à la main, Athos lépée au fourreau, le pistolet aux fontes. Athos était calme et froid comme dans une parade, seulement son beau et noble regard sattristait en voyant sentrégorger tant dhommes que sacrifiaient dun côté lentêtement royal, et de lautre côté la rancune des princes. Aramis, au contraire, tuait et senivrait peu à peu, selon son habitude. Ses yeux vifs devenaient ardents; sa bouche, si finement découpée, souriait dun sourire lugubre; ses narines ouvertes aspiraient lodeur du sang; chacun de ses coups dépée frappait juste, et le pommeau de son pistolet achevait, assommait le blessé qui essayait de se relever. Du côté opposé, et dans les rangs de larmée royale, deux cavaliers, lun couvert dune cuirasse dorée, lautre dun simple buffle duquel sortaient les manches dun justaucorps de velours bleu, chargeaient au premier rang. Le cavalier à la cuirasse dorée vint heurter Aramis et lui porta un coup dépée quAramis para avec son habileté ordinaire. -- Ah! cest vous, monsieur de Châtillon! sécria le chevalier; soyez le bienvenu, je vous attendais! -- Jespère ne vous avoir pas trop fait attendre, monsieur, dit le duc; en tout cas, me voici. -- Monsieur de Châtillon, dit Aramis en tirant de ses fontes un second pistolet quil avait réservé pour cette occasion, je crois que si votre pistolet est déchargé vous êtes un homme mort. -- Dieu merci, dit Châtillon, il ne lest pas! Et le duc, levant son pistolet sur Aramis, lajusta et fit feu. Mais Aramis courba la tête au moment où il vit le duc appuyer le doigt sur la gâchette, et la balle passa, sans latteindre, au- dessus de lui. -- Oh! vous mavez manqué, dit Aramis. Mais moi, jen jure Dieu, je ne vous manquerai pas. -- Si je vous en laisse le temps! sécria M. de Châtillon en piquant son cheval et en bondissant sur lui lépée haute. Aramis lattendit avec ce sourire terrible qui lui était propre en pareille occasion; et Athos, qui voyait M. de Châtillon savancer sur Aramis avec la rapidité de léclair, ouvrait la bouche pour crier: «Tirez! mais tirez donc!» quand le coup partit. M. de Châtillon ouvrit les bras et se renversa sur la croupe de son cheval. La balle lui était entrée dans la poitrine par léchancrure de la cuirasse. -- Je suis mort! murmura le duc. Et il glissa de son cheval à terre. -- Je vous lavais dit, monsieur, et je suis fâché maintenant davoir si bien tenu ma parole. Puis-je vous être bon à quelque chose? Châtillon fit un signe de la main; et Aramis sapprêtait à descendre, quand tout à coup il reçut un choc violent dans le côté: cétait un coup dépée, mais la cuirasse para le coup. Il se tourna vivement, saisit ce nouvel antagoniste par le poignet, quand deux cris partirent en même temps, lun poussé par lui, lautre par Athos: -- Raoul! Le jeune homme reconnut à la fois la figure du chevalier dHerblay et la voix de son père, et laissa tomber son épée. Plusieurs cavaliers de larmée parisienne sélancèrent en ce moment sur Raoul, mais Aramis le couvrit de son épée. -- Prisonnier à moi! Passez donc au large! cria-t-il. Athos, pendant ce temps, prenait le cheval de son fils par la bride et lentraînait hors de la mêlée. En ce moment M. le Prince, qui soutenait M. de Châtillon en seconde ligne, apparut au milieu de la mêlée; on vit briller son oeil daigle et on le reconnut à ses coups. À sa vue, le régiment de larchevêque de Corinthe, que le coadjuteur, malgré tous ses efforts, navait pu réorganiser, se jeta au milieu des troupes parisiennes, renversa tout et rentra en fuyant dans Charenton, quil traversa sans sarrêter. Le coadjuteur, entraîné par lui, repassa près du groupe formé par Athos, par Aramis et Raoul. -- Ah! ah! dit Aramis, qui ne pouvait, dans sa jalousie, ne pas se réjouir de léchec arrivé au coadjuteur, en votre qualité darchevêque, Monseigneur, vous devez connaître les Écritures. -- Et quont de commun les Écritures avec ce qui marrive? demanda le coadjuteur. -- Que M. le Prince vous traite aujourdhui comme saint Paul, la première aux Corinthiens. -- Allons! allons! dit Athos, le mot est joli, mais il ne faut pas attendre ici les compliments. En avant, en avant, ou plutôt en arrière, car la bataille ma bien lair dêtre perdue pour les frondeurs. -- Cela mest bien égal! dit Aramis, je ne venais ici que pour rencontrer M. de Châtillon. Je lai rencontré, je suis content; un duel avec un Châtillon, cest flatteur! -- Et de plus un prisonnier, dit Athos en montrant Raoul. Les trois cavaliers continuèrent la route au galop. Le jeune homme avait ressenti un frisson de joie en retrouvant son père. Ils galopaient lun à côté de lautre, la main gauche du jeune homme dans la main droite dAthos. Quand ils furent loin du champ de bataille: -- Qualliez-vous donc faire si avant dans la mêlée, mon ami? demanda Athos au jeune homme; ce nétait point là votre place, ce me semble, nétant pas mieux armé pour le combat. -- Aussi ne devais-je point me battre aujourdhui, monsieur. Jétais chargé dune mission pour le cardinal, et je partais pour Rueil, quand, voyant charger M. de Châtillon, lenvie me prit de charger à ses côtés. Cest alors quil me dit que deux cavaliers de larmée parisienne me cherchaient, et quil me nomma le comte de La Fère. -- Comment! vous saviez que nous étions là, et vous avez voulu tuer votre ami le chevalier? -- Je navais point reconnu M. le chevalier sous son armure, dit en rougissant Raoul, mais jaurais dû le reconnaître à son adresse et à son sang-froid. -- Merci du compliment, mon jeune ami, dit Aramis, et lon voit qui vous a donné des leçons de courtoisie. Mais vous allez à Rueil, dites-vous? -- Oui. -- Chez le cardinal? -- Sans doute. Jai une dépêche de M. le Prince pour Son Éminence. -- Il faut la porter, dit Athos. -- Oh! pour cela, un instant, pas de fausse générosité, comte. Que diable! notre sort, et, ce qui est plus important, le sort de nos amis, est peut-être dans cette dépêche. -- Mais il ne faut pas que ce jeune homme manque à son devoir, dit Athos. -- Dabord, comte, ce jeune homme est prisonnier, vous loubliez. Ce que nous faisons là est de bonne guerre. Dailleurs, des vaincus ne doivent pas être difficiles sur le choix des moyens. Donnez cette dépêche, Raoul. Raoul hésita, regardant Athos comme pour chercher une règle de conduite dans ses yeux. -- Donnez la dépêche, Raoul, dit Athos, vous êtes le prisonnier du chevalier dHerblay. Raoul céda avec répugnance, mais Aramis, moins scrupuleux que le comte de La Fère, saisit la dépêche avec empressement, la parcourut, et la rendant à Athos: -- Vous, dit-il, qui êtes croyant, lisez et voyez, en y réfléchissant, dans cette lettre, quelque chose que la Providence juge important que nous sachions. Athos prit la lettre tout en fronçant son beau sourcil, mais lidée quil était question, dans la lettre, de dArtagnan laida à vaincre le dégoût quil éprouvait à la lire. Voici ce quil y avait dans la lettre: «Monseigneur, jenverrai ce soir à Votre Éminence, pour renforcer la troupe de M. de Comminges, les dix hommes que vous demandez. Ce sont de bons soldats, propres à maintenir les deux rudes adversaires dont Votre Éminence craint ladresse et la résolution.» -- Oh! oh! dit Athos. -- Eh bien! demanda Aramis, que vous semble de deux adversaires quil faut, outre la troupe de Comminges, dix bons soldats pour garder? cela ne ressemble-t-il pas comme deux gouttes deau à dArtagnan et à Porthos? -- Nous allons battre Paris toute la journée, dit Athos, et si nous navons pas de nouvelles ce soir, nous reprendrons le chemin de la Picardie, et je réponds, grâce à limagination de dArtagnan, que nous ne tarderons pas à trouver quelque indication qui nous enlèvera tous nos doutes. -- Battons donc Paris, et informons-nous, à Planchet surtout, sil naura point entendu parler de son ancien maître. -- Ce pauvre Planchet! vous en parlez bien à votre aise, Aramis, il est massacré sans doute. Tous ces belliqueux bourgeois seront sortis, et lon aura fait un massacre. Comme cétait assez probable, ce fut avec un sentiment dinquiétude que les deux amis rentrèrent à Paris par la porte du Temple, et quils se dirigèrent vers la place Royale où ils comptaient avoir des nouvelles de ces pauvres bourgeois. Mais létonnement des deux amis fut grand lorsquils les trouvèrent buvant et goguenardant, eux et leur capitaine, toujours campés place Royale et pleurés sans doute par leurs familles qui entendaient le bruit du canon de Charenton et les croyaient au feu. Athos et Aramis sinformèrent de nouveau à Planchet; mais il navait rien su de dArtagnan., Ils voulurent lemmener, il leur déclara quil ne pouvait quitter son poste sans ordre supérieur. À cinq heures seulement ils rentrèrent chez eux en disant quils revenaient de la bataille; ils navaient pas perdu de vue le cheval de bronze de Louis XIII. -- Mille tonnerres! dit Planchet en rentrant dans sa boutique de la rue des Lombards, nous avons été battus à plate couture. Je ne men consolerai jamais! LXXXIV. La route de Picardie Athos et Aramis, fort en sûreté dans Paris, ne se dissimulaient pas quà peine auraient-ils mis le pied dehors ils courraient les plus grands dangers; mais on sait ce quétait la question de danger pour de pareils hommes. Dailleurs ils sentaient que le dénouement de cette seconde odyssée approchait, et quil ny avait plus, comme on dit, quun coup de collier à donner. Au reste, Paris lui-même nétait pas tranquille; les vivres commençaient à manquer, et selon que quelquun des généraux de M. le prince de Conti avait besoin de reprendre son influence, il se faisait une petite émeute quil calmait et qui lui donnait un instant la supériorité sur ses collègues. Dans une de ces émeutes, M. de Beaufort avait fait piller la maison et la bibliothèque de M. de Mazarin pour donner, disait-il, quelque chose à ronger à ce pauvre peuple. Athos et Aramis quittèrent Paris sur ce coup État, qui avait eu lieu dans la soirée même du jour où les Parisiens avaient été battus à Charenton. Tous deux laissaient Paris dans la misère et touchant presque à la famine, agité par la crainte, déchiré par les factions. Parisiens et frondeurs, ils sattendaient à trouver même misère, mêmes craintes, mêmes intrigues dans le camp ennemi. Leur surprise fut donc grande lorsque, en passant à Saint-Denis, ils apprirent quà Saint-Germain on riait, on chansonnait et lon menait joyeuse vie. Les deux gentilshommes prirent des chemins détournés, dabord pour ne pas tomber aux mains des mazarins épars dans lÎle-de-France, ensuite, pour échapper aux frondeurs qui tenaient la Normandie, et qui neussent pas manqué de les conduire à M. de Longueville pour que M. de Longueville reconnût en eux des amis ou des ennemis. Une fois échappés à ces deux dangers, ils rejoignirent le chemin de Boulogne à Abbeville, et le suivirent pas à pas, trace à trace. Cependant ils furent quelque temps indécis; deux ou trois aubergistes avaient été interrogés, sans quun seul indice vînt éclairer leurs doutes ou guider leurs recherches, lorsquà Montreuil Athos sentit sur la table quelque chose de rude au toucher de ses doigts délicats. Il leva la nappe, et lut sur le bois ces hiéroglyphes creusés profondément avec la lame dun couteau: _Port... -- dArt... -- 2 février._ -- À merveille, dit Athos en faisant voir linscription à Aramis; nous voulions coucher ici, mais cest inutile. Allons plus loin. Ils remontèrent à cheval et gagnèrent Abbeville. Là ils sarrêtèrent fort perplexes à cause de la grande quantité dhôtelleries. On ne pouvait pas les visiter toutes. Comment deviner dans laquelle avaient logé ceux que lon cherchait? -- Croyez-moi, Athos, dit Aramis, ne songeons pas à rien trouver à Abbeville. Si nous sommes embarrassés, nos amis lont été aussi. Sil ny avait que Porthos, Porthos eût été loger à la plus magnifique hôtellerie, et, nous la faisant indiquer, nous serions sûrs de retrouver trace de son passage. Mais dArtagnan na point de ces faiblesses-là; Porthos aura eu beau lui faire observer quil mourait de faim, il aura continué sa route, inexorable comme le destin, et cest ailleurs quil faut le chercher. Ils continuèrent donc leur route, mais rien ne se présenta. Cétait une tâche des plus pénibles et surtout des plus fastidieuses quavaient entreprise là Athos et Aramis, et sans ce triple mobile de lhonneur, de lamitié et de la reconnaissance incrusté dans leur âme, nos deux voyageurs eussent cent fois renoncé à fouiller le sable, à interroger les passants, à commenter les signes, à épier les visages. Ils allèrent ainsi jusquà Péronne. Athos commençait à désespérer. Cette noble et intéressante nature se reprochait cette obscurité dans laquelle Aramis et lui se trouvaient. Sans doute ils avaient mal cherché; sans doute ils navaient pas mis dans leurs questions assez de persistance, dans leurs investigations assez de perspicacité. Ils étaient prêts à retourner sur leurs pas, lorsquen traversant le faubourg qui conduisait aux portes de la ville, sur un mur blanc qui faisait langle dune rue tournant autour du rempart, Athos jeta les yeux sur un dessin de pierre noire qui représentait, avec la naïveté des premières tentatives dun enfant, deux cavaliers galopant avec frénésie; lun des deux cavaliers tenait à la main une pancarte où étaient écrits en espagnol ces mots: «On nous suit.» -- Oh! oh! dit Athos, voilà qui est clair comme le jour. Tout suivi quil était, dArtagnan se sera arrêté cinq minutes ici; cela prouve au reste quil nétait pas suivi de bien près; peut- être sera-t-il parvenu à séchapper. Aramis secoua la tête. -- Sil était échappé, nous laurions revu ou nous en aurions au moins entendu parler. -- Vous avez raison, Aramis, continuons. Dire linquiétude et limpatience des deux gentilshommes serait chose impossible. Linquiétude était pour le coeur tendre et amical dAthos; limpatience était pour lesprit nerveux et si facile à égarer dAramis. Aussi galopèrent-ils tous deux pendant trois ou quatre heures avec la frénésie des deux cavaliers de la muraille. Tout à coup, dans une gorge étroite, resserrée entre deux talus, ils virent la route à moitié barrée par une énorme pierre. Sa place primitive était indiquée sur un des côtés du talus, et lespèce dalvéole quelle y avait laissé, par suite de lextraction, prouvait quelle navait pu rouler toute seule, tandis que sa pesanteur indiquait quil avait fallu, pour la faire mouvoir, le bras dun Encelade ou dun Briarée. Aramis sarrêta. -- Oh! dit-il en regardant la pierre, il y a là-dedans de lAjax de Télamon ou du Porthos. Descendons, sil vous plaît, comte, et examinons ce rocher. Tous deux descendirent. La pierre avait été apportée dans le but évident de barrer le chemin à des cavaliers. Elle avait donc été placée dabord en travers; puis les cavaliers avaient trouvé cet obstacle, étaient descendus et lavaient écarté. Les deux amis examinèrent la pierre de tous les côtés exposés à la lumière: elle noffrait rien dextraordinaire. Ils appelèrent alors Blaisois et Grimaud. À eux quatre, ils parvinrent à retourner le rocher. Sur le côté qui touchait la terre était écrit: «Huit chevau-légers nous poursuivent. Si nous arrivons jusquà _Compiègne_, nous nous arrêterons au _Paon-Couronné;_ lhôte est de nos amis.» -- Voilà quelque chose de positif, dit Athos, et dans lun ou lautre cas nous saurons à quoi nous en tenir. Allons donc au_ Paon-Couronné._ -- Oui, dit Aramis; mais si nous voulons y arriver, donnons quelque relâche à nos chevaux; ils sont presque fourbus. Aramis disait vrai. On sarrêta au premier bouchon; on fit avaler à chaque cheval double mesure davoine détrempée dans du vin, on leur donna trois heures de repos et lon se remit en route. Les hommes eux-mêmes étaient écrasés de fatigue, mais lespérance les soutenait. Six heures après, Athos et Aramis entraient à Compiègne et sinformaient du _Paon-Couronné_. On leur montra une enseigne représentant le dieu Pan avec une couronne sur la tête. Les deux amis descendirent de cheval sans sarrêter autrement à la prétention de lenseigne, que, dans un autre temps, Aramis eût fort critiquée. Ils trouvèrent un brave homme dhôtelier, chauve et pansu comme un magot de la Chine, auquel ils demandèrent sil navait pas logé plus ou moins longtemps deux gentilshommes poursuivis par des chevau-légers. Lhôte, sans rien répondre, alla chercher dans un bahut une moitié de lame de rapière. -- Connaissez-vous cela? dit-il. Athos ne fit que jeter un coup doeil sur cette lame. -- Cest lépée de dArtagnan, dit-il. -- Du grand ou du petit? demanda lhôte. -- Du petit, répondit Athos. -- Je vois que vous êtes des amis de ces messieurs. -- Eh bien! que leur est-il arrivé? -- Quils sont entrés dans ma cour avec des chevaux fourbus, et quavant quils aient eu le temps de refermer la grande porte huit chevau-légers qui les poursuivaient sont entrés après eux. -- Huit! dit Aramis, cela métonne bien que dArtagnan et Porthos, deux vaillants de cette nature, se soient laissé arrêter par huit hommes. -- Sans doute, monsieur, et les huit hommes nen seraient pas venus à bout sils neussent recruté par la ville une vingtaine de soldats du régiment de Royal-Italien, en garnison dans cette ville, de sorte que vos deux amis ont été littéralement accablés par le nombre. -- Arrêtés! dit Athos, et sait-on pourquoi? -- Non, monsieur, on les a emmenés tout de suite, et ils nont eu le temps de me rien dire; seulement, quand ils ont été partis, jai trouvé ce fragment dépée sur le champ de bataille en aidant à ramasser deux morts et cinq ou six blessés. -- Et à eux, demanda Aramis, ne leur est-il rien arrivé? -- Non, monsieur, je ne crois pas. -- Allons, dit Aramis, cest toujours une consolation. -- Et savez-vous où on les a conduits? demanda Athos. -- Du côté de Louvres. -- Laissons Blaisois et Grimaud ici, dit Athos, ils reviendront demain à Paris avec les chevaux, qui aujourdhui nous laisseraient en route, et prenons la poste. -- Prenons la poste, dit Aramis. On envoya chercher des chevaux. Pendant ce temps, les deux amis dînèrent à la hâte; ils voulaient, sils trouvaient à Louvres quelques renseignements, pouvoir continuer leur route. Ils arrivèrent à Louvres. Il ny avait quune auberge. On y buvait une liqueur qui a conservé de nos jours sa réputation, et qui sy fabriquait déjà à cette époque. -- Descendons ici, dit Athos, dArtagnan naura pas manqué cette occasion, non pas de boire un verre de liqueur, mais de nous laisser un indice. Ils entrèrent et demandèrent deux verres de liqueur sur le comptoir, comme avaient dû les demander dArtagnan et Porthos. Le comptoir sur lequel on buvait dhabitude était recouvert dune plaque détain. Sur cette plaque on avait écrit avec la pointe dune grosse épingle: «Rueil, D.» -- Ils sont à Rueil! dit Aramis, que cette inscription frappa le premier. -- Allons donc à Rueil, dit Athos. -- Cest nous jeter dans la gueule du loup, dit Aramis. -- Si jeusse été lami de Jonas comme je suis celui de dArtagnan, dit Athos, je leusse suivi jusque dans le ventre de la baleine et vous en feriez autant que moi, Aramis. -- Décidément, mon cher comte, je crois que vous me faites meilleur que je ne suis. Si jétais seul, je ne sais pas si jirais ainsi à Rueil sans de grandes précautions; mais où vous irez, jirai. Ils prirent des chevaux et partirent pour Rueil. Athos, sans sen douter, avait donné à Aramis le meilleur conseil qui pût être suivi. Les députés du parlement venaient darriver à Rueil pour ces fameuses conférences qui devaient durer trois semaines et amener cette paix boiteuse à la suite de laquelle M. le Prince fut arrêté. Rueil était encombré, de la part des Parisiens, davocats, de présidents, de conseillers, de robins de toute espèce; et enfin, de la part de la cour, de gentilshommes, dofficiers et de gardes; il était donc facile, au milieu de cette confusion, de demeurer aussi inconnu quon désirait lêtre. Dailleurs, les conférences avaient amené une trêve, et arrêter deux gentilshommes en ce moment, fussent-ils frondeurs au premier chef, cétait porter atteinte au droit des gens. Les deux amis croyaient tout le monde occupé de la pensée qui les tourmentait. Ils se mêlèrent aux groupes, croyant quils entendraient dire quelque chose de dArtagnan et de Porthos; mais chacun nétait occupé que darticles et damendements. Athos opinait pour quon allât droit au ministre. -- Mon ami, objecta Aramis, ce que vous dites là est bien beau, mais, prenez-y garde, notre sécurité vient de notre obscurité. Si nous nous faisons connaître dune façon ou dune autre, nous irons immédiatement rejoindre nos amis dans quelque cul-de-basse-fosse doù le diable ne nous tirera pas. Tâchons de ne pas les retrouver par accident, mais bien à notre fantaisie. Arrêtés à Compiègne, ils ont été amenés à Rueil, comme nous en avons acquis la certitude à Louvres; conduits à Rueil, ils ont été interrogés par le cardinal, qui, après cet interrogatoire, les a gardés près de lui ou les a envoyés à Saint-Germain. Quant à la Bastille ils ny sont point, puisque la Bastille est aux frondeurs et que le fils de Broussel y commande. Ils ne sont pas morts, car la mort de dArtagnan serait bruyante. Quant à Porthos, je le crois éternel comme Dieu, quoiquil soit moins patient. Ne désespérons pas, attendons, et restons à Rueil, car ma conviction est quils sont à Rueil. Mais quavez-vous donc? vous pâlissez! -- Jai, dit Athos dune voix presque tremblante, que je me souviens quau château de Rueil M. de Richelieu avait fait fabriquer une affreuse oubliette... -- Oh! soyez tranquille, dit Aramis, M. de Richelieu était un gentilhomme, notre égal à tous par la naissance, notre supérieur par la position. Il pouvait, comme un roi, toucher les plus grands de nous à la tête et, en les touchant, faire vaciller cette tête sur les épaules. Mais M. de Mazarin est un cuistre qui peut tout au plus nous prendre au collet comme un archer. Rassurez-vous donc, ami, je persiste à dire que dArtagnan et Porthos sont à Rueil, vivants et bien vivants. -- Nimporte, dit Athos, il nous faudrait obtenir du coadjuteur dêtre des conférences, et ainsi nous entrerions à Rueil. -- Avec tous ces affreux robins! y pensez-vous, mon cher? et croyez-vous quil y sera le moins du monde discuté de la liberté et de la prison de dArtagnan et de Porthos? Non, je suis davis que nous cherchions quelque autre moyen. -- Eh bien! reprit Athos, jen reviens à ma première pensée; je ne connais point de meilleur moyen que dagir franchement et loyalement. Jirai trouver non pas Mazarin, mais la reine, et je lui dirai: «Madame, rendez-nous vos deux serviteurs et nos deux amis.» Aramis secoua la tête. -- Cest une dernière ressource dont vous serez toujours libre duser, Athos; mais croyez-moi, nen usez quà lextrémité; il sera toujours temps den venir là. En attendant, continuons nos recherches. Ils continuèrent donc de chercher, et prirent tant dinformations, firent, sous mille prétextes plus ingénieux les uns que les autres, causer tant de personnes, quils finirent par trouver un chevau-léger qui leur avoua avoir fait partie de lescorte qui avait amené dArtagnan et Porthos de Compiègne à Rueil. Sans les chevau-légers, on naurait pas même su quils y étaient rentrés. Athos en revenait éternellement à son idée de voir la reine. -- Pour voir la reine, disait Aramis, il faut dabord voir le cardinal, et à peine aurons-nous vu le cardinal, rappelez-vous ce que je vous dis, Athos, que nous serons réunis à nos amis, mais point de la façon que nous lentendons. Or, cette façon dêtre réunis à eux me sourit assez peu, je lavoue. Agissons en liberté pour agir bien et vite. -- Je verrai la reine, dit Athos. -- Eh bien, mon ami, si vous êtes décidé à faire cette folie, prévenez-moi, je vous prie, un jour à lavance. -- Pourquoi cela? -- Parce que je profiterai de la circonstance pour aller faire une visite à Paris. -- À qui? -- Dame? que sais-je! peut-être bien à madame de Longueville. Elle est toute-puissante là-bas; elle maidera. Seulement faites-moi dire par quelquun si vous êtes arrêté, alors je me retournerai de mon mieux. -- Pourquoi ne risquez-vous point larrestation avec moi, Aramis? dit Athos. -- Non merci. -- Arrêtés à quatre et réunis, je crois que nous ne risquons plus rien. Au bout de vingt-quatre heures nous sommes tous quatre dehors. -- Mon cher, depuis que jai tué Châtillon, ladoration des dames de Saint-Germain, jai trop déclat autour de ma personne pour ne pas craindre doublement la prison. La reine serait capable de suivre les conseils de Mazarin en cette occasion, et le conseil que lui donnerait Mazarin serait de me faire juger. -- Mais pensez-vous donc, Aramis, quelle aime cet Italien au point quon le dit? -- Elle a bien aimé un Anglais. -- Eh! mon cher, elle est femme! -- Non pas; vous vous trompez, Athos, elle est reine! -- Cher ami, je me dévoue et vais demander audience à Anne dAutriche. -- Adieu, Athos, je vais lever une armée. -- Pour quoi faire? -- Pour revenir assiéger Rueil. -- Où nous retrouverons-nous? -- Au pied de la potence du cardinal. Et les deux amis se séparèrent, Aramis pour retourner à Paris, Athos pour souvrir par quelques démarches préparatoires un chemin jusquà la reine. LXXXV. La reconnaissance dAnne dAutriche Athos éprouva beaucoup moins de difficulté quil ne sy était attendu à pénétrer près dAnne dAutriche; à la première démarche, tout saplanit, au contraire, et laudience quil désirait lui fut accordée pour le lendemain, à la suite du lever, auquel sa naissance lui donnait le droit dassister. Une grande foule emplissait les appartements de Saint-Germain; jamais au Louvre ou au Palais-Royal Anne dAutriche navait eu plus grand nombre de courtisans; seulement, un mouvement sétait fait parmi cette foule qui appartenait à la noblesse secondaire, tandis que tous les premiers gentilshommes de France étaient près de M. de Conti, de M. de Beaufort et du coadjuteur. Au reste, une grande gaieté régnait dans cette cour. Le caractère particulier de cette guerre fut quil y eut plus de couplets faits que de coups de canon tirés. La cour chansonnait les Parisiens, qui chansonnaient la cour, et les blessures, pour nêtre pas mortelles, nen étaient pas moins douloureuses, faites quelles étaient avec larme du ridicule. Mais au milieu de cette hilarité générale et de cette futilité apparente, une grande préoccupation vivait au fond de toutes les pensées, Mazarin resterait-il ministre ou favori, ou Mazarin, venu du Midi comme un nuage, sen irait-il emporté par le vent qui lavait apporté? Tout le monde lespérait, tout le monde le désirait; de sorte que le ministre sentait quautour de lui tous les hommages, toutes les courtisaneries recouvraient un fond de haine mal déguisée sous la crainte et sous lintérêt. Il se sentait mal à laise, ne sachant sur quoi faire compte ni sur qui sappuyer. M. le Prince lui-même, qui combattait pour lui, ne manquait jamais une occasion ou de le railler ou de lhumilier; et, à deux ou trois reprises, Mazarin ayant voulu, devant le vainqueur de Rocroy, faire acte de volonté, celui-ci lavait regardé de manière à lui faire comprendre que, sil le défendait, ce nétait ni par conviction ni par enthousiasme. Alors le cardinal se rejetait vers la reine, son seul appui. Mais à deux ou trois reprises il lui avait semblé sentir cet appui vaciller sous sa main. Lheure de laudience arrivée, on annonça au comte de La Fère quelle aurait toujours lieu, mais quil devait attendre quelques instants, la reine ayant conseil à tenir avec le ministre. Cétait la vérité. Paris venait denvoyer une nouvelle députation qui devait tâcher de donner enfin quelque tournure aux affaires, et la reine se consultait avec Mazarin sur laccueil à faire à ces députés. La préoccupation était grande parmi les hauts personnages de État Athos ne pouvait donc choisir un plus mauvais moment pour parler de ses amis, pauvres atomes perdus dans ce tourbillon déchaîné. Mais Athos était un homme inflexible qui ne marchandait pas avec une décision prise, quand cette décision lui paraissait émanée de sa conscience et dictée par son devoir; il insista pour être introduit, en disant que, quoiquil ne fût député ni de M. de Conti, ni de M. de Beaufort, ni de M. de Bouillon, ni de M. dElbeuf, ni du coadjuteur, ni de madame de Longueville, ni de Broussel, ni du parlement, et quil vînt pour son propre compte il nen avait pas moins les choses les plus importantes à dire à Sa Majesté. La conférence finie, la reine le fit appeler dans son cabinet. Athos fut introduit et se nomma. Cétait un nom qui avait trop de fois retenti aux oreilles de Sa Majesté et trop de fois vibré dans son coeur, pour quAnne dAutriche ne le reconnût point; cependant elle demeura impassible, se contentant de regarder ce gentilhomme avec cette fixité qui nest permise quaux femmes reines soit par la beauté, soit par le sang. -- Cest donc un service que vous offrez de nous rendre, comte? demanda Anne dAutriche après un instant de silence. -- Oui, Madame, encore un service, dit Athos, choqué de ce que la reine ne paraissait point le reconnaître. Cétait un grand coeur quAthos, et par conséquent un bien pauvre courtisan. Anne fronça le sourcil. Mazarin, qui, assis devant une table, feuilletait des papiers comme eût pu le faire un simple secrétaire État, leva la tête. -- Parlez, dit la reine. Mazarin se remit à feuilleter ses papiers. -- Madame, reprit Athos, deux de nos amis, deux des plus intrépides serviteurs de Votre Majesté, M. dArtagnan et M. du Vallon, envoyés en Angleterre par M. le cardinal, ont disparu tout à coup au moment où ils mettaient le pied sur la terre de France, et lon ne sait ce quils sont devenus. -- Eh bien? dit la reine. -- Eh bien! dit Athos, je madresse à la bienveillance de Votre Majesté pour savoir ce que sont devenus ces deux gentilshommes, me réservant, sil le faut ensuite, de madresser à sa justice. -- Monsieur, répondit Anne dAutriche avec cette hauteur qui, vis- à-vis de certains hommes, devenait de limpertinence, voilà donc pourquoi vous nous troublez au milieu des grandes préoccupations qui nous agitent? Une affaire de police! Eh! monsieur, vous savez bien, ou vous devez bien le savoir, que nous navons plus de police depuis que nous ne sommes plus à Paris. -- Je crois que Votre Majesté, dit Athos en sinclinant avec un froid respect, naurait pas besoin de sinformer à la police pour savoir ce que sont devenus MM. dArtagnan et du Vallon; et que si elle voulait bien interroger M. le cardinal à lendroit de ces deux gentilshommes, M. le cardinal pourrait lui répondre sans interroger autre chose que ses propres souvenirs. -- Mais, Dieu me pardonne! dit Anne dAutriche avec ce dédaigneux mouvement des lèvres qui lui était particulier, je crois que vous interrogez vous-même. -- Oui, Madame, et jen ai presque le droit, car il sagit de M. dArtagnan, de M. dArtagnan, entendez-vous bien, Madame? dit- il de manière à courber sous les souvenirs de la femme le front de la reine. Mazarin comprit quil était temps de venir au secours dAnne dAutriche. -- _Monsou_ le comte, dit-il, je veux bien vous apprendre une chose quignore Sa Majesté, cest ce que sont devenus ces deux gentilshommes. Ils ont désobéi, et ils sont aux arrêts. -- Je supplie donc Votre Majesté, dit Athos toujours impassible et sans répondre à Mazarin, de lever ces arrêts en faveur de MM. dArtagnan et du Vallon. -- Ce que vous me demandez est une affaire de discipline et ne me regarde point, monsieur, répondit la reine. -- M. dArtagnan na jamais répondu cela lorsquil sest agi du service de Votre Majesté, dit Athos en saluant avec dignité. Et il fit deux pas en arrière pour regagner la porte, Mazarin larrêta. -- Vous venez aussi dAngleterre, monsieur? dit-il en faisant un signe à la reine, qui pâlissait visiblement et sapprêtait à donner un ordre rigoureux. -- Et jai assisté aux derniers moments du roi Charles Ier, dit Athos. Pauvre roi! coupable tout au plus de faiblesse, et que ses sujets ont puni bien sévèrement; car les trônes sont bien ébranlés à cette heure, et il ne fait pas bon, pour les coeurs dévoués, de servir les intérêts des princes. Cétait la seconde fois que M. dArtagnan allait en Angleterre: la première, cétait pour lhonneur dune grande reine; la seconde, cétait pour la vie dun grand roi. -- Monsieur, dit Anne dAutriche à Mazarin avec un accent dont toute son habitude de dissimuler navait pu chasser la véritable expression, voyez si lon peut faire quelque chose pour ces gentilshommes. -- Madame, dit Mazarin, je ferai tout ce quil plaira à Votre Majesté. -- Faites ce que demande M. le comte de La Fère. Nest-ce pas comme cela que vous vous appelez, monsieur? -- Jai encore un autre nom, Madame; je me nomme Athos. -- Madame, dit Mazarin avec un sourire qui indiquait avec quelle facilité il comprenait à demi-mot, vous pouvez être tranquille, vos désirs seront accomplis. -- Vous avez entendu, monsieur? dit la reine. -- Oui, Madame, et je nattendais rien moins de la justice de Votre Majesté. Ainsi, je vais revoir mes amis; nest-ce pas, Madame? cest bien ainsi que Votre Majesté lentend? -- Vous allez les revoir, oui, monsieur. Mais, à propos, vous êtes de la Fronde, nest-ce pas? -- Madame, je sers le roi. -- Oui, à votre manière. -- Ma manière est celle de tous les vrais gentilshommes, et je nen connais pas deux, répondit Athos avec hauteur. -- Allez donc, monsieur, dit la reine en congédiant Athos du geste; vous avez obtenu ce que vous désiriez obtenir, et nous savons tout ce que nous désirions savoir. Puis sadressant à Mazarin, quand la portière fut retombée derrière lui: -- Cardinal, dit-elle, faites arrêter cet insolent gentilhomme avant quil soit sorti de la cour. -- Jy pensais, dit Mazarin, et je suis heureux que Votre Majesté me donne un ordre que jallais solliciter delle. Ces casse-bras qui apportent dans notre époque les traditions de lautre règne nous gênent fort; et puisquil y en a déjà deux de pris, joignons- y le troisième. Athos navait pas été entièrement dupe de la reine. Il y avait dans son accent quelque chose qui lavait frappé et qui lui semblait menacer tout en promettant. Mais il nétait pas homme à séloigner sur un simple soupçon, surtout quand on lui avait dit clairement quil allait revoir ses amis. Il attendit donc, dans une des chambres attenantes au cabinet où il avait eu audience, quon amenât vers lui dArtagnan et Porthos, ou quon le vînt chercher pour le conduire vers eux. Dans cette attente, il sétait approché de la fenêtre et regardait machinalement dans la cour. Il y vit entrer la députation des Parisiens, qui venait pour régler le lieu définitif des conférences et saluer la reine. Il y avait des conseillers au parlement, des présidents, des avocats, parmi lesquels étaient perdus quelques hommes dépée. Une escorte imposante les attendait hors des grilles. Athos regardait avec plus dattention, car au milieu de cette foule il avait cru reconnaître quelquun, lorsquil sentit quon lui touchait légèrement lépaule. Il se retourna. -- Ah! monsieur de Comminges! dit-il. -- Oui, monsieur le comte, moi-même, et chargé dune mission pour laquelle je vous prie dagréer toutes mes excuses. -- Laquelle, monsieur? demanda Athos. -- Veuillez me rendre votre épée, comte. Athos sourit, et ouvrant la fenêtre: -- Aramis! cria-t-il. Un gentilhomme se retourna: cétait celui quavait cru reconnaître Athos. Ce gentilhomme, Cétait Aramis. Il salua amicalement le comte. -- Aramis, dit Athos, on marrête. -- Bien, répondit flegmatiquement Aramis. -- Monsieur, dit Athos en se retournant vers Comminges et en lui présentant avec politesse son épée par la poignée, voici mon épée; veuillez me la garder avec soin pour me la rendre quand je sortirai de prison. Jy tiens, elle a été donnée par le roi François Ier à mon aïeul. Dans son temps on armait les gentilshommes, on ne les désarmait pas. Maintenant, où me conduisez-vous? -- Mais... dans ma chambre dabord, dit Comminges. La reine fixera le lieu de votre domicile ultérieurement. Athos suivit Comminges sans ajouter un seul mot. LXXXVI. La royauté de M. de Mazarin Larrestation navait fait aucun bruit, causé aucun scandale et était même restée à peu près inconnue. Elle navait donc en rien entravé la marche des événements, et la députation envoyée par la ville de Paris fut avertie solennellement quelle allait paraître devant la reine. La reine la reçut, muette et superbe comme toujours; elle écouta les doléances et les supplications des députés; mais, lorsquils eurent fini leurs discours, nul naurait pu dire, tant le visage dAnne dAutriche était resté indifférent, si elle les avait entendus. En revanche, Mazarin, présent à cette audience entendait très bien ce que ces députés demandaient: cétait son renvoi en termes clairs et précis, purement et simplement. Les discours finis, la reine restant muette: -- Messieurs, dit Mazarin, je me joindrai à vous pour supplier la reine de mettre un terme aux maux de ses sujets. Jai fait tout ce que jai pu pour les adoucir, et cependant la croyance publique, dites-vous, est quils viennent de moi, pauvre étranger qui nai pu réussir à plaire aux Français. Hélas! on ne ma point compris, et cétait raison: je succédais à lhomme le plus sublime qui eût encore soutenu le sceptre des rois de France. Les souvenirs de M. de Richelieu mécrasent. En vain, si jétais ambitieux, lutterais-je contre ces souvenirs; mais je ne le suis pas, et jen veux donner une preuve. Je me déclare vaincu. Je ferai ce que demande le peuple. Si les Parisiens ont quelques torts, et qui nen a pas, messieurs? Paris est assez puni; assez de sang a coulé, assez de misère accable une ville privée de son roi et de la justice. Ce nest pas à moi, simple particulier, de prendre tant dimportance que de diviser une reine avec son royaume. Puisque vous exigez que je me retire, eh bien! je me retirerai. -- Alors, dit Aramis à loreille de son voisin, la paix est faite et les conférences sont inutiles. Il ny a plus quà envoyer sous bonne garde M. Mazarini à la frontière la plus éloignée, et à veiller à ce quil ne rentre ni par celle-là, ni par les autres. -- Un instant, monsieur, un instant, dit lhomme de robe auquel Aramis sadressait. Peste! comme vous y allez! On voit bien que vous êtes des hommes dépée. Il y a le chapitre des rémunérations et des indemnités à mettre au net. -- Monsieur le chancelier, dit la reine en se tournant vers ce même Séguier, notre ancienne connaissance, vous ouvrirez les conférences; elles auront lieu à Rueil. M. le cardinal a dit des choses qui mont fort émue. Voilà pourquoi je ne vous réponds pas plus longuement. Quant à ce qui est de rester ou de partir, jai trop de reconnaissance à M. le cardinal pour ne pas le laisser libre en tous points de ses actions. M. le cardinal fera ce quil voudra. Une pâleur fugitive nuança le visage intelligent du premier ministre. Il regarda la reine avec inquiétude. Son visage était tellement impassible, quil en était, comme les autres, à ne pouvoir lire ce qui se passait dans son coeur. -- Mais, ajouta la reine, en attendant la décision de M. de Mazarin, quil ne soit, je vous prie, question que du roi. Les députés sinclinèrent et sortirent. -- Eh quoi! dit la reine quand le dernier dentre eux eut quitté la chambre, vous céderiez à ces robins et à ces avocats! -- Pour le bonheur de Votre Majesté, Madame, dit Mazarin en fixant sur la reine son oeil perçant, il ny a point de sacrifice que je ne sois prêt à mimposer. Anne baissa la tête et tomba dans une de ces rêveries qui lui étaient si habituelles. Le souvenir dAthos lui revint à lesprit. La tournure hardie du gentilhomme, sa parole ferme et digne à la fois, les fantômes quil avait évoqués dun mot, lui rappelaient tout un passé dune poésie enivrante: la jeunesse, la beauté, léclat des amours de vingt ans, et les rudes combats de ses soutiens, et la fin sanglante de Buckingham, le seul homme quelle eût aimé réellement, et lhéroïsme de ses obscurs défenseurs qui lavaient sauvée de la double haine de Richelieu et du roi. Mazarin la regardait, et maintenant quelle se croyait seule et quelle navait plus tout un monde dennemis pour lépier, il suivait ses pensées sur son visage, comme on voit dans les lacs transparents passer les nuages, reflets du ciel comme les pensées. -- Il faudrait donc, murmura Anne dAutriche, céder à lorage, acheter la paix, attendre patiemment et religieusement des temps meilleurs? Mazarin sourit amèrement à cette proposition, qui annonçait quelle avait pris la proposition du ministre au sérieux. Anne avait la tête inclinée et ne vit pas ce sourire; mais remarquant que sa demande nobtenait aucune réponse, elle releva le front. -- Eh bien! vous ne me répondez point, cardinal; que pensez-vous? -- Je pense, Madame, que cet insolent gentilhomme que nous avons fait arrêter par Comminges a fait allusion à M. de Buckingham, que vous laissâtes assassiner; à madame de Chevreuse, que vous laissâtes exiler; à M. de Beaufort, que vous fîtes emprisonner. Mais sil a fait allusion à moi, cest quil ne sait pas ce que je suis pour vous. Anne dAutriche tressaillit comme elle faisait lorsquon la frappait dans son orgueil; elle rougit et enfonça, pour ne pas répondre, ses ongles acérés dans ses belles mains. -- Il est homme de bon conseil, dhonneur et desprit, sans compter quil est homme de résolution. Vous en savez quelque chose, nest-ce pas, Madame? Je veux donc lui dire, cest une grâce personnelle que je lui fais, en quoi il sest trompé à mon égard. Cest que, vraiment, ce quon me propose, cest presque une abdication, et une abdication mérite quon y réfléchisse. -- Une abdication! dit Anne; je croyais, monsieur, quil ny avait que les rois qui abdiquaient. -- Eh bien! reprit Mazarin, ne suis-je pas presque roi, et roi de France même? Jetée sur le pied dun lit royal, je vous assure, Madame, que ma simarre de ministre ressemble fort, la nuit, à un manteau royal. Cétait là une des humiliations que lui faisait le plus souvent subir Mazarin, et sous lesquelles elle courbait constamment la tête. Il ny eut quÉlisabeth et Catherine II qui restèrent à la fois maîtresses et reines pour leurs amants. Anne dAutriche regarda donc avec une sorte de terreur la physionomie menaçante du cardinal, qui, dans ces moments-là, ne manquait pas dune certaine grandeur. -- Monsieur, dit-elle, nai-je point dit, et navez-vous point entendu que jai dit à ces gens-là que vous feriez ce quil vous plairait? -- En ce cas, dit Mazarin, je crois quil doit me plaire de demeurer. Cest non seulement mon intérêt, mais encore jose dire que cest votre salut. -- Demeurez donc, monsieur, je ne désire pas autre chose, mais alors ne me laissez pas insulter. -- Vous voulez parler des prétentions des révoltés et du ton dont ils les expriment? Patience! Ils ont choisi un terrain sur lequel je suis général plus habile queux, les conférences. Nous les battrons rien quen temporisant. Ils ont déjà faim; ce sera bien pis dans huit jours. -- Eh! mon Dieu! oui, monsieur, je sais que nous finirons par là. Mais ce nest pas deux seulement quil sagit; ce nest pas eux qui madressent les injures les plus blessantes pour moi. -- Ah! je vous comprends. Vous voulez parler des souvenirs quévoquent perpétuellement ces trois ou quatre gentilshommes. Mais nous les tenons prisonniers, et ils sont juste assez coupables pour que nous les laissions en captivité tout le temps quil nous conviendra; un seul est encore hors de notre pouvoir et nous brave. Mais, que diable! nous parviendrons bien à le joindre à ses compagnons. Nous avons fait des choses plus difficiles que cela, ce me semble. Jai dabord et par précaution fait enfermer à Rueil, cest-à-dire près de moi, cest-à-dire sous mes yeux, à la portée de ma main, les deux plus intraitables. Aujourdhui même le troisième les y rejoindra. -- Tant quils seront prisonniers, ce sera bien, dit Anne dAutriche, mais ils sortiront un jour. -- Oui, si Votre Majesté les met en liberté. -- Ah! continua Anne dAutriche répondant à sa propre pensée, cest ici quon regrette Paris! -- Et pourquoi donc? -- Pour la Bastille, monsieur, qui est si forte et si discrète. -- Madame, avec les conférences nous avons la paix; avec la paix nous avons Paris; avec Paris nous avons la Bastille! nos quatre matamores y pourriront. Anne dAutriche fronça légèrement le sourcil, tandis que Mazarin lui baisait la main pour prendre congé delle. Mazarin sortit après cet acte moitié humble, moitié galant. Anne dAutriche le suivit du regard, et à mesure quil séloignait on eût pu voir un dédaigneux sourire se dessiner sur ses lèvres. -- Jai méprisé, murmura-t-elle, lamour dun cardinal qui ne disait jamais «Je ferai», mais «Jai fait». Celui-là connaissait des retraites plus sûres que Rueil, plus sombres et plus muettes encore que la Bastille. Oh! le monde dégénère! LXXXVII. Précautions Après avoir quitté Anne dAutriche, Mazarin reprit le chemin de Rueil, où était sa maison. Mazarin marchait fort accompagné, par ces temps de trouble, et souvent même il marchait déguisé. Le cardinal, nous lavons déjà, dit, sous les habits dun homme dépée, était un fort beau gentilhomme. Dans la cour du vieux château, il monta en carrosse et gagna la Seine à Chatou. M. le Prince lui avait fourni cinquante chevau- légers descorte, non pas tant pour le garder encore que pour montrer aux députés combien les généraux de la reine disposaient facilement de leurs troupes et les pouvaient disséminer selon leur caprice. Athos, gardé à vue par Comminges, à cheval et sans épée, suivait le cardinal sans dire un seul mot. Grimaud, laissé à la porte du château par son maître, avait entendu la nouvelle de son arrestation quand Athos lavait criée à Aramis, et, sur un signe du comte, il était allé, sans dire un seul mot, prendre rang près dAramis, comme sil ne se fût rien passé. Il est vrai que Grimaud, depuis vingt-deux ans quil servait son maître, avait vu celui-ci se tirer de tant daventures, que rien ne linquiétait plus. Les députés, aussitôt après leur audience, avaient repris le chemin de Paris, cest-à-dire quils précédaient le cardinal denviron cinq cents pas. Athos pouvait donc, en regardant devant lui, voir le dos dAramis, dont le ceinturon doré et la tournure fière fixèrent ses regards parmi cette foule, tout autant que lespoir de la délivrance quil avait mis en lui, lhabitude, la fréquentation et lespèce dattraction qui résulte de toute amitié. Aramis, au contraire, ne paraissait pas sinquiéter le moins du monde sil était suivi par Athos. Une seule fois il se retourna; il est vrai que ce fut en arrivant au château. Il supposait que Mazarin laisserait peut-être là son nouveau prisonnier dans le petit château fort, sentinelle qui gardait le pont et quun capitaine gouvernait pour la reine. Mais il nen fut point ainsi. Athos passa Chatou à la suite du cardinal. À lembranchement du chemin de Paris à Rueil, Aramis se retourna. Cette fois ses prévisions ne lavaient pas trompé. Mazarin prit à droite, et Aramis put voir le prisonnier disparaître au tournant des arbres. Athos, au même instant, mû par une pensée identique, regarda aussi en arrière. Les deux amis échangèrent un simple signe de tête, et Aramis porta son doigt à son chapeau comme pour saluer. Athos seul comprit que son compagnon lui faisait signe quil avait une pensée. Dix minutes après, Mazarin rentrait dans la cour du château, que le cardinal son prédécesseur avait fait disposer pour lui à Rueil. Au moment où il mettait pied à terre au bas du perron, Comminges sapprocha de lui. -- Monseigneur, demanda-t-il, où plairait-il à Votre Éminence que nous logions M. de La Fère? -- Mais au pavillon de lorangerie, en face du pavillon où est le poste. Je veux quon fasse honneur à M. le comte de La Fère, bien quil soit prisonnier de Sa Majesté la reine. -- Monseigneur, hasarda Comminges, il demande la faveur dêtre conduit près de M. dArtagnan, qui occupe, ainsi que Votre Éminence la ordonné, le pavillon de chasse en face de lorangerie. Mazarin réfléchit un instant. Comminges vit quil se consultait. -- Cest un poste très fort, ajouta-t-il; quarante hommes sûrs, des soldats éprouvés, presque tous Allemands, et par conséquent nayant aucune relation avec les frondeurs ni aucun intérêt dans la Fronde. -- Si nous mettions ces trois hommes ensemble, _monsou_ de Comminges, dit Mazarin, il nous faudrait doubler le poste et nous ne sommes pas assez riches en défenseurs pour faire de ces prodigalités-là. Comminges sourit. Mazarin vit ce sourire et le comprit. -- Vous ne les connaissez pas, _monsou_ Comminges, mais moi je les connais, par eux-mêmes dabord, puis par tradition. Je les avais chargés de porter secours au roi Charles, et ils ont fait pour le sauver des choses miraculeuses; il a fallu que la destinée sen mêlât pour que ce cher roi Charles ne soit pas à cette heure en sûreté au milieu de nous. -- Mais sils ont si bien servi Votre Éminence, pourquoi donc Votre Éminence les tient-elle en prison? -- En prison! dit Mazarin; et depuis quand Rueil est-il une prison? -- Depuis quil y a des prisonniers, dit Comminges. -- Ces messieurs ne sont pas mes prisonniers, Comminges, dit Mazarin en souriant de son sourire narquois, ce sont mes hôtes; hôtes si précieux, que jai fait griller les fenêtres et mettre des verrous aux portes des appartements quils habitent, tant je crains quils ne se lassent de me tenir compagnie. Mais tant il y a que, tout prisonniers quils semblent être au premier abord, je les estime grandement; et la preuve, cest que je désire rendre visite à M. de La Fère pour causer avec lui en tête à tête. Donc, pour que nous ne soyons pas dérangés dans cette causerie, vous le conduirez, comme je vous lai déjà dit, dans le pavillon de lorangerie; vous savez que cest ma promenade habituelle; eh bien! en faisant ma promenade, jentrerai chez lui et nous causerons. Tout mon ennemi quon prétend quil est, jai de la sympathie pour lui, et, sil est raisonnable, peut-être en ferons- nous quelque chose. Comminges sinclina et revint vers Athos, qui attendait, avec un calme apparent, mais avec une inquiétude réelle, le résultat de la conférence. -- Eh bien? demanda-t-il au lieutenant des gardes. -- Monsieur, répondit Comminges, il paraît que cest impossible. -- Monsieur de Comminges, dit Athos, jai toute ma vie été soldat, je sais donc ce que cest quune consigne; mais en dehors de cette consigne vous pourriez me rendre un service. -- Je le veux de grand coeur, monsieur, répondit Comminges, depuis que je sais qui vous êtes et quels services vous avez rendus autrefois à Sa Majesté; depuis que je sais combien vous touche ce jeune homme qui est si vaillamment venu à mon secours le jour de larrestation de ce vieux drôle de Broussel, je me déclare tout vôtre, sauf cependant la consigne. -- Merci, monsieur, je nen désire pas davantage et je vais vous demander une chose qui ne vous compromettra aucunement. -- Si elle ne me compromet quun peu, monsieur, dit en souriant M. de Comminges, demandez toujours. Je naime pas beaucoup plus que vous M. Mazarini: je sers la reine, ce qui mentraîne tout naturellement à servir le cardinal; mais je sers lune avec joie et lautre à contrecoeur. Parlez donc, je vous prie; jattends et jécoute. -- Puisquil ny a aucun inconvénient, dit Athos, que je sache que M. dArtagnan est ici, il ny en a pas davantage, je présume, à ce quil sache que jy suis moi-même? -- Je nai reçu aucun ordre à cet endroit, monsieur. -- Eh bien! faites-moi donc le plaisir de lui présenter mes civilités et de lui dire que je suis son voisin. Vous lui annoncerez en même temps ce que vous mannonciez tout à lheure, cest-à-dire que M. de Mazarin ma placé dans le pavillon de lorangerie pour me pouvoir faire visite, et vous lui direz que je profiterai de cet honneur quil me veut bien accorder, pour obtenir quelque adoucissement à notre captivité. -- Qui ne peut durer, ajouta Comminges; M. le cardinal me le disait lui-même, il ny a point ici de prison. -- Il y a des oubliettes, dit en souriant Athos. -- Oh! ceci est autre chose, dit Comminges. Oui, je sais quil y a des traditions à ce sujet; mais un homme de petite naissance comme lest le cardinal, un Italien qui est venu chercher fortune en France, noserait se porter à de pareils excès envers des hommes comme vous; ce serait une énormité. Cétait bon du temps de lautre cardinal, qui était un grand seigneur; mais mons Mazarin! allons donc! les oubliettes sont vengeances royales et auxquelles ne doit pas toucher un pleutre comme lui. On sait votre arrestation, on saura bientôt celle de vos amis, monsieur, et toute la noblesse de France lui demanderait compte de votre disparition. Non, non, tranquillisez-vous, les oubliettes de Rueil sont devenues, depuis dix ans, des traditions à lusage des enfants. Demeurez donc sans inquiétude à cet endroit. De mon côté, je préviendrai M. dArtagnan de votre arrivée ici. Qui sait si dans quinze jours vous ne me rendrez pas quelque service analogue! -- Moi, monsieur? -- Eh! sans doute; ne puis-je pas à mon tour être prisonnier de M. le coadjuteur? -- Croyez bien que dans ce cas, monsieur, dit Athos en sinclinant, je mefforcerais de vous plaire. -- Me ferez-vous lhonneur de souper avec moi, monsieur le comte? demanda Comminges. -- Merci, monsieur, je suis de sombre humeur et je vous ferais passer la soirée triste. Merci. Comminges alors conduisit le comte dans une chambre du rez-de- chaussée dun pavillon faisant suite à lorangerie et de plain- pied avec elle. On arrivait à cette orangerie par une grande cour peuplée de soldats et de courtisans. Cette cour, qui formait le fer à cheval, avait à son centre les appartements habités par M. de Mazarin, et à chacune de ses ailes le pavillon de chasse, où était dArtagnan, et le pavillon de lorangerie, où venait dentrer Athos. Derrière lextrémité de ces deux ailes sétendait le parc. Athos, en arrivant dans la chambre quil devait habiter, aperçut à travers sa fenêtre, soigneusement grillée, des murs et des toits. -- Quest-ce que ce bâtiment? dit-il. -- Le derrière du pavillon de chasse où vos amis sont détenus, dit Comminges. Malheureusement, les fenêtres qui donnent de ce côté ont été bouchées du temps de lautre cardinal, car plus dune fois les bâtiments ont servi de prison, et M. de Mazarin, en vous y enfermant, ne fait que les rendre à leur destination première. Si ces fenêtres nétaient pas bouchées, vous auriez eu la consolation de correspondre par signes avec vos amis. -- Et vous êtes sûr, monsieur de Comminges, dit Athos, que le cardinal me fera lhonneur de me visiter? -- Il me la assuré, du moins, monsieur. Athos soupira en regardant ses fenêtres grillées. -- Oui, cest vrai, dit Comminges, cest presque une prison, rien ny manque, pas même les barreaux. Mais aussi quelle singulière idée vous a-t-il pris, à vous qui êtes une fleur de noblesse, daller épanouir votre bravoure et votre loyauté parmi tous ces champignons de la Fronde! Vraiment, comte, si jeusse jamais cru avoir quelque ami dans les rangs de larmée royale, cest à vous que jeusse pensé. Un frondeur, vous, le comte de La Fère, du parti dun Broussel, dun Blancmesnil, dun Viole! Fi donc! cela ferait croire que madame votre mère était quelque petite robine. Vous êtes un frondeur! -- Ma foi, mon cher monsieur, dit Athos, il fallait être mazarin ou frondeur. Jai longtemps fait résonner ces deux noms à mon oreille, et je me suis prononcé pour le dernier; cest un nom français, au moins. Et puis, je suis frondeur, non pas avec M. Broussel, avec M. Blancmesnil et avec M. Viole, mais avec M. de Beaufort, M. de Bouillon et M. dElbeuf, avec des princes et non avec des présidents, des conseillers, des robins. Dailleurs, lagréable résultat que de servir M. le cardinal! Regardez ce mur sans fenêtres, monsieur de Comminges, il vous en dira de belles sur la reconnaissance mazarine. -- Oui, reprit en riant Comminges, et surtout sil répète ce que M. dArtagnan lui lance depuis huit jours de malédictions. -- Pauvre dArtagnan! dit Athos avec cette mélancolie charmante qui faisait une des faces de son caractère, un homme si brave, si bon, si terrible à ceux qui naiment pas ceux quil aime! Vous avez là deux rudes prisonniers, monsieur de Comminges, et je vous plains si lon a mis sous votre responsabilité ces deux hommes indomptables. -- Indomptables! dit en souriant à son tour Comminges, eh! monsieur, vous voulez me faire peur. Le premier jour de son emprisonnement, M. dArtagnan a provoqué tous les soldats et tous les bas officiers, sans doute afin davoir une épée; cela a duré le lendemain, sest étendu même jusquau surlendemain, mais ensuite il est devenu calme et doux comme un agneau. À présent il chante des chansons gasconnes qui nous font mourir de rire. -- Et M. du Vallon? demanda Athos. -- Ah! celui-là, cest autre chose. Javoue que cest un gentilhomme effrayant. Le premier jour, il a enfoncé toutes les portes dun seul coup dépaule, et je mattendais à le voir sortir de Rueil comme Samson est sorti de Gaza. Mais son humeur a suivi la même marche que celle de M. dArtagnan. Maintenant, non seulement il saccoutume à sa captivité, mais encore il en plaisante. -- Tant mieux, dit Athos, tant mieux. -- En attendiez-vous donc autre chose? demanda Comminges, qui, rapprochant ce quavait dit Mazarin de ses prisonniers avec ce quen disait le comte de La Fère, commençait à concevoir quelques inquiétudes. De son côté, Athos réfléchissait que très certainement cette amélioration dans le moral de ses amis naissait de quelque plan formé par dArtagnan. Il ne voulut donc pas leur nuire pour trop les exalter. -- Eux? dit-il, ce sont des têtes inflammables; lun est Gascon, lautre Picard; tous deux sallument facilement, mais séteignent vite. Vous en avez la preuve, et ce que vous venez de me raconter tout à lheure fait foi de ce que je vous dis maintenant. Cétait lopinion de Comminges; aussi se retira-t-il plus rassuré, et Athos demeura seul dans la vaste chambre, où, suivant lordre du cardinal, il fut traité avec les égards dus à un gentilhomme. Il attendait, au reste, pour se faire une idée précise de sa situation, cette fameuse visite promise par Mazarin lui-même. LXXXVIII. Lesprit et le bras Maintenant passons de lorangerie au pavillon de chasse. Au fond de la cour, où, par un portique fermé de colonnes ioniennes, on découvrait les chenils, sélevait un bâtiment oblong qui semblait sétendre comme un bras au-devant de cet autre bras, le pavillon de lorangerie, demi-cercle enserrant la cour dhonneur. Cest dans ce pavillon, au rez-de-chaussée, quétaient renfermés Porthos et dArtagnan, partageant les longues heures dune captivité antipathique à ces deux tempéraments. DArtagnan se promenait comme un tigre, loeil fixe, et rugissant parfois sourdement le long des barreaux dune large fenêtre donnant sur la cour de service. Porthos ruminait en silence un excellent dîner dont on venait de desservir les restes. Lun semblait privé de raison, et il méditait; lautre semblait méditer profondément, et il dormait. Seulement, son sommeil était un cauchemar, ce qui pouvait se deviner à la manière incohérente et entrecoupée dont il ronflait. -- Voilà, dit dArtagnan, le jour qui baisse. Il doit être quatre heures à peu près. Il y a tantôt cent quatre-vingt-trois heures que nous sommes là-dedans. -- Hum! fit Porthos pour avoir lair de répondre. -- Entendez-vous, éternel dormeur? dit dArtagnan, impatienté quun autre pût se livrer au sommeil le jour, quand il avait, lui, toutes les peines du monde à dormir la nuit. -- Quoi? dit Porthos. -- Ce que je dis? -- Que dites-vous? -- Je dis, reprit dArtagnan, que voilà tantôt cent quatre-vingt- trois heures que nous sommes ici. -- Cest votre faute, dit Porthos. -- Comment! cest ma faute?... -- Oui, je vous ai offert de nous en aller. -- En descellant un barreau ou en enfonçant une porte? -- Sans doute. -- Porthos, des gens comme nous ne sen vont pas purement et simplement. -- Ma foi, dit Porthos, moi je men irais avec cette pureté et cette simplicité que vous me semblez dédaigner par trop. DArtagnan haussa les épaules. -- Et puis, dit-il, ce nest pas le tout que de sortir de cette chambre. -- Cher ami, dit Porthos, vous me semblez aujourdhui dun peu meilleure humeur quhier. Expliquez-moi comment ce nest pas le tout que de sortir de cette chambre. -- Ce nest pas le tout, parce que nayant ni armes ni mot de passe, nous ne ferons pas cinquante pas dans la cour sans heurter une sentinelle. -- Eh bien! dit Porthos, nous assommerons la sentinelle et nous aurons ses armes. -- Oui, mais avant dêtre assommée tout à fait, cela a la vie dure, un Suisse, elle poussera un cri ou tout au moins un gémissement qui fera sortir le poste; nous serons traqués et pris comme des renards, nous qui sommes des lions, et lon nous jettera dans quelque cul-de-basse-fosse où nous naurons pas même la consolation de voir cet affreux ciel gris de Rueil, qui ne ressemble pas plus au ciel de Tarbes que la lune ne ressemble au soleil. Mordioux! si nous avions quelquun au dehors, quelquun qui pût nous donner des renseignements sur la topographie morale et physique de ce château, sur ce que César appelait les _moeurs_ et les _lieux_, à ce quon ma dit, du moins... Eh! quand on pense que durant vingt ans, pendant lesquels je ne savais que faire, je nai pas eu lidée doccuper une de ces heures-là à venir étudier Rueil. -- Quest-ce que ça fait? dit Porthos, allons-nous-en toujours. -- Mon cher, dit dArtagnan, savez-vous pourquoi les maîtres pâtissiers ne travaillent jamais de leurs mains? -- Non, dit Porthos; mais je serais flatté de le savoir. -- Cest que devant leurs élèves ils craindraient de faire quelques tartes trop rôties ou quelques crèmes tournées. -- Après? -- Après, on se moquerait deux, et il ne faut jamais quon se moque des maîtres pâtissiers. -- Et pourquoi les maîtres pâtissiers à propos de nous? -- Parce que nous devons, en fait daventures, jamais navoir déchec ni prêter à rire de nous. En Angleterre dernièrement nous avons échoué, nous avons été battus, et cest une tache à notre réputation. -- Par qui donc avons-nous été battus? demanda Porthos. -- Par Mordaunt. -- Oui, mais nous avons noyé M. Mordaunt. -- Je le sais bien, et cela nous réhabilitera un peu dans lesprit de la postérité, si toutefois la postérité soccupe de nous. Mais écoutez-moi, Porthos; quoique M. Mordaunt ne fût pas à mépriser, M. Mazarin me paraît bien autrement fort que M. Mordaunt, et nous ne le noierons pas aussi facilement. Observons-nous donc bien et jouons serré; car, ajouta dArtagnan avec un soupir, à nous deux, nous en valons huit autres peut-être, mais nous ne valons pas les quatre que vous savez. -- Cest vrai, dit Porthos en correspondant par un soupir au soupir de dArtagnan. -- Eh bien! Porthos, faites comme moi, promenez-vous de long en large jusquà ce quune nouvelle de nos amis nous arrive ou quune bonne idée nous vienne; mais ne dormez pas toujours comme vous le faites, il ny a rien qui alourdisse lesprit comme le sommeil. Quant à ce qui nous attend, cest peut-être moins grave que nous ne le pensions dabord. Je ne crois pas que M. de Mazarin songe à nous faire couper la tête, parce quon ne nous couperait pas la tête sans procès, que le procès ferait du bruit, que le bruit attirerait nos amis, et qualors ils ne laisseraient pas faire M. de Mazarin. -- Que vous raisonnez bien! dit Porthos avec admiration. -- Mais oui, pas mal, dit dArtagnan. Et puis, voyez-vous, si lon ne nous fait pas notre procès, si lon ne nous coupe pas la tête, il faut quon nous garde ici ou quon nous transporte ailleurs. -- Oui, il le faut nécessairement, dit Porthos. -- Eh bien! il est impossible que maître Aramis, ce fin limier, et quAthos, ce sage gentilhomme, ne découvrent pas notre retraite; alors, ma foi, il sera temps. -- Oui, dautant plus quon nest pas absolument mal ici; à lexception dune chose, cependant. -- De laquelle? -- Avez-vous remarqué, dArtagnan, quon nous a donné du mouton braisé trois jours de suite? -- Non, mais sil sen présente une quatrième fois, je men plaindrai, soyez tranquille. -- Et puis quelquefois ma maison me manque; il y a bien longtemps que je nai visité mes châteaux. -- Bah! oubliez-les momentanément; nous les retrouverons, à moins que M. de Mazarin ne les ait fait raser. -- Croyez-vous quil se soit permis cette tyrannie? demanda Porthos avec inquiétude. -- Non; cétait bon pour lautre cardinal, ces résolutions-là. Le nôtre est trop mesquin pour risquer de pareilles choses. -- Vous me tranquillisez, dArtagnan. -- Eh bien! alors faites bon visage comme je le fais; plaisantons avec les gardiens; intéressons les soldats, puisque nous ne pouvons les corrompre; cajolez-les plus que vous ne faites, Porthos, quand ils viendront sous nos barreaux. Jusquà présent vous navez fait que leur montrer le poing, et plus votre poing est respectable, Porthos, moins il est attirant. Ah! je donnerais beaucoup pour avoir cinq cents louis seulement. -- Et moi aussi, dit Porthos, qui ne voulait pas demeurer en reste de générosité avec dArtagnan, je donnerais bien cent pistoles. Les deux prisonniers en étaient là de leur conversation, quand Comminges entra, précédé dun sergent et de deux hommes qui portaient le souper dans une manne remplie de bassins et de plats. LXXXIX. Lesprit et le bras (Suite) -- Bon! dit Porthos, encore du mouton! -- Mon cher monsieur de Comminges, dit dArtagnan, vous saurez que mon ami, M. du Vallon, est décidé à se porter aux plus dures extrémités, si M. de Mazarin sobstine à le nourrir de cette sorte de viande. -- Je déclare même, dit Porthos, que je ne mangerai de rien autre chose si on ne lemporte pas. -- Emportez le mouton, dit Comminges, je veux que M. du Vallon soupe agréablement, dautant plus que jai à lui annoncer une nouvelle qui, jen suis sûr, va lui donner de lappétit. -- M. de Mazarin serait-il trépassé? demanda Porthos. -- Non, jai même le regret de vous annoncer quil se porte à merveille. -- Tant pis, dit Porthos. -- Et quelle est cette nouvelle? demanda dArtagnan. Cest du fruit si rare quune nouvelle en prison, que vous excuserez, je lespère, mon impatience, nest-ce pas, monsieur de Comminges? dautant plus que vous nous avez laissé entendre que la nouvelle était bonne. -- Seriez-vous aise de savoir que M. le comte de La Fère se porte bien? répondit Comminges. Les petits yeux de dArtagnan souvrirent démesurément. -- Si jen serais aise! sécria-t-il, jen serais plus quaise, jen serais heureux. -- Eh bien! je suis chargé par lui-même de vous présenter tous ses compliments et de vous dire quil est en bonne santé. DArtagnan faillit bondir de joie. Un coup doeil rapide traduisit à Porthos sa pensée: «Si Athos sait où nous sommes, disait ce regard, sil nous fait parler, avant peu Athos agira.» Porthos nétait pas très habile à comprendre les coups doeil; mais cette fois, comme il avait, au nom dAthos, éprouvé la même impression que dArtagnan, il comprit. -- Mais, demanda timidement le Gascon, M. le comte de La Fère, dites-vous, vous a chargé de tous ses compliments pour M. du Vallon et moi? -- Oui, monsieur. -- Vous lavez donc vu? -- Sans doute. -- Où cela? sans indiscrétion. -- Bien près dici, répondit Comminges en souriant. -- Bien près dici! répéta dArtagnan, dont les yeux étincelèrent. -- Si près, que si les fenêtres qui donnent dans lorangerie nétaient pas bouchées, vous pourriez le voir de la place où vous êtes. Il rôde aux environs du château, pensa dArtagnan. Puis tout haut: -- Vous lavez rencontré à la chasse, dit-il, dans le parc peut- être? -- Non pas, plus près, plus près encore. Tenez, derrière ce mur, dit Comminges en frappant contre ce mur. -- Derrière ce mur? Quy a-t-il donc derrière ce mur? On ma amené ici de nuit, de sorte que le diable memporte si je sais où je suis. -- Eh bien! dit Comminges, supposez une chose. -- Je supposerai tout ce que vous voudrez. -- Supposez quil y ait une fenêtre à ce mur. -- Eh bien? -- Eh bien! de cette fenêtre vous verriez M. de La Fère à la sienne. -- M. de La Fère est donc logé au château? -- Oui. -- À quel titre? -- Au même titre que vous. -- Athos est prisonnier? -- Vous savez bien, dit en riant Comminges, quil ny a pas de prisonniers à Rueil, puisquil ny a pas de prison. -- Ne jouons pas sur les mots, monsieur; Athos a été arrêté? -- Hier, à Saint-Germain, en sortant de chez la reine. Les bras de dArtagnan retombèrent inertes à son côté. On eût dit quil était foudroyé. La pâleur courut comme un nuage blanc sur son teint bruni, mais disparut presque aussitôt. -- Prisonnier! répéta-t-il. -- Prisonnier! répéta après lui Porthos abattu. Tout à coup dArtagnan releva la tête et on vit luire en ses yeux un éclair imperceptible pour Porthos lui-même. Puis, le même abattement qui lavait précédé suivit cette fugitive lueur. -- Allons, allons, dit Comminges, qui avait un sentiment réel daffection pour dArtagnan depuis le service signalé que celui-ci lui avait rendu le jour de larrestation de Broussel en le tirant des mains des Parisiens; allons, ne vous désolez pas, je nai pas prétendu vous apporter une triste nouvelle, tant sen faut. Par la guerre qui court, nous sommes tous des êtres incertains. Riez donc du hasard qui rapproche votre ami de vous et de M. du Vallon, au lieu de vous désespérer. Mais cette invitation neut aucune influence sur dArtagnan, qui conserva son air lugubre. -- Et quelle mine faisait-il? demanda Porthos, qui, voyant que dArtagnan laissait tomber la conversation, en profita pour placer son mot. -- Mais fort bonne mine, dit Comminges. Dabord, comme vous, il avait paru assez désespéré; mais quand il a su que M. le cardinal devait lui faire une visite ce soir même... -- Ah! fit dArtagnan, M. le cardinal doit faire visite au comte de La Fère? -- Oui, il len a fait prévenir, et M. le comte de La Fère, en apprenant cette nouvelle, ma chargé de vous dire, à vous, quil profiterait de cette faveur que lui faisait le cardinal pour plaider votre cause et la sienne. -- Ah! ce cher comte! dit dArtagnan. -- Belle affaire, grogna Porthos, grande faveur! Pardieu! M. le comte de La Fère, dont la famille a été alliée aux Montmorency et aux Rohan, vaut bien M. de Mazarin. -- Nimporte, dit, dArtagnan avec son ton le plus câlin, en y réfléchissant, mon cher du Vallon, cest beaucoup dhonneur pour M. le comte de La Fère, cest surtout beaucoup despérance à concevoir, une visite! et même, à mon avis, cest un honneur si grand pour un prisonnier, que je crois que M. de Comminges se trompe. -- Comment! je me trompe! -- Ce sera non pas M. de Mazarin qui ira visiter le comte de La Fère, mais M. le comte de La Fère qui sera appelé par M. de Mazarin? -- Non, non, non, dit Comminges, qui tenait à rétablir les faits dans toute leur exactitude. Jai parfaitement entendu ce que ma dit le cardinal. Ce sera lui qui ira visiter le comte de La Fère. DArtagnan essaya de surprendre un des regards de limportance de cette visite, mais Porthos ne regardait pas même de son côté. -- Cest donc lhabitude de M. le cardinal de se promener dans son orangerie? demanda dArtagnan. -- Chaque soir il sy enferme, dit Comminges. Il paraît que cest là quil médite sur les affaires de État. -- Alors, dit dArtagnan, je commence à croire que M. de La Fère recevra la visite de Son Éminence; dailleurs, il se fera accompagner, sans doute. -- Oui, par deux soldats. -- Et il causera ainsi daffaires devant deux étrangers? -- Les soldats sont des Suisses des petits cantons et ne parlent quallemand. Dailleurs, selon toute probabilité, ils attendront à la porte. DArtagnan senfonçait les ongles dans les paumes des mains pour que son visage nexprimât pas autre chose que ce quil voulait lui permettre dexprimer. -- Que M. de Mazarin prenne garde dentrer ainsi seul chez M. le comte de La Fère, dit dArtagnan, car le comte de La Fère doit être furieux. Comminges se mit à rire. -- Ah çà! mais, en vérité, on dirait que vous êtes des anthropophages! M. de La Fère est courtois, il na point darmes, dailleurs; au premier cri de Son Éminence, les deux soldats qui laccompagnent toujours accourraient. -- Deux soldats, dit dArtagnan paraissant rappeler ses souvenirs, deux soldats, oui; cest donc cela que jentends appeler deux hommes chaque soir, et que je les vois se promener pendant une demi-heure quelquefois sous ma fenêtre. -- Cest cela, ils attendent le cardinal, ou plutôt Bernouin, qui vient les appeler quand le cardinal sort. -- Beaux hommes, ma foi! dit dArtagnan. -- Cest le régiment qui était à Lens, et que M. le Prince a donné au cardinal pour lui faire honneur. -- Ah! monsieur, dit dArtagnan comme pour résumer en un mot toute cette longue conversation, pourvu que Son Éminence sadoucisse et accorde notre liberté à M. de La Fère. -- Je le désire de tout mon coeur, dit Comminges. -- Alors, sil oubliait cette visite, vous ne verriez aucun inconvénient à la lui rappeler? -- Aucun, au contraire. -- Ah! voilà qui me tranquillise un peu. Cet habile changement de conversation eût paru une manoeuvre sublime à quiconque eût pu lire dans lâme du Gascon. -- Maintenant, continua-t-il, une dernière grâce, je vous prie, mon cher monsieur de Comminges. -- Tout à votre service, monsieur. -- Vous reverrez M. le comte de La Fère? -- Demain matin. -- Voulez-vous lui souhaiter le bonjour pour nous, et lui dire quil sollicite pour moi la même faveur quil aura obtenue? -- Vous désirez que M. le cardinal vienne ici? -- Non; je me connais et ne suis point si exigeant. Que Son Éminence me fasse lhonneur de mentendre, cest tout ce que je désire. -- Oh! murmura Porthos en secouant la tête, je naurais jamais cru cela de sa part. Comme linfortune vous abat un homme! -- Cela sera fait, dit Comminges. -- Assurez aussi le comte que je me porte à merveille, et que vous mavez vu triste, mais résigné. -- Vous me plaisez, monsieur, en disant cela. -- Vous direz la même chose pour M. du Vallon. -- Pour moi, non pas! sécria Porthos. Moi, je ne suis pas résigné du tout. -- Mais vous vous résignerez, mon ami. -- Jamais! -- Il se résignera, monsieur de Comminges. Je le connais mieux quil ne se connaît lui-même, et je lui sais mille excellentes qualités quil ne se soupçonne même pas. Taisez-vous, cher du Vallon, et résignez-vous. -- Adieu, messieurs, dit Comminges. Bonne nuit! -- Nous y tâcherons. Comminges salua et sortit. DArtagnan le suivit des yeux dans la même posture humble et avec le même visage résigné. Mais à peine la porte fut-elle refermée sur le capitaine des gardes, que, sélançant vers Porthos, il le serra dans ses bras avec une expression de joie sur laquelle il ny avait pas à se tromper. -- Oh! oh! dit Porthos, quy a-t-il donc? est-ce que vous devenez fou, mon pauvre ami? -- Il y a, dit dArtagnan, que nous sommes sauvés! -- Je ne vois pas cela le moins du monde, dit Porthos; je vois au contraire que nous sommes tous pris, à lexception dAramis, et que nos chances de sortir sont diminuées depuis quun de plus est entré dans la souricière de M. de Mazarin. -- Pas du tout, Porthos, mon ami, cette souricière était suffisante pour deux; elle devient trop faible pour trois. -- Je ne comprends pas du tout, dit Porthos. -- Inutile, dit dArtagnan, mettons-nous à table et prenons des forces, nous en aurons besoin pour la nuit. -- Que ferons-nous donc cette nuit? demanda Porthos de plus en plus intrigué. -- Nous voyagerons probablement. -- Mais... -- Mettons-nous à table, cher ami, les idées me viennent en mangeant. Après le souper, quand mes idées seront au grand complet, je vous les communiquerai. Quelque désir queût Porthos dêtre mis au courant du projet de dArtagnan, comme il connaissait les façons de faire de ce dernier, il se mit à table sans insister davantage et mangea avec un appétit qui faisait honneur à la confiance que lui inspirait limaginative de dArtagnan. XC. Le bras et lesprit Le souper fut silencieux, mais non pas triste; car de temps en temps un de ces fins sourires qui lui étaient habituels dans ses moments de bonne humeur illuminait le visage de dArtagnan. Porthos ne perdait pas un de ces sourires, et à chacun deux il poussait quelque exclamation qui indiquait à son ami que, quoiquil ne la comprît pas, il nabandonnait pas davantage la pensée qui bouillonnait dans son cerveau. Au dessert, dArtagnan se coucha sur sa chaise, croisa une jambe sur lautre, et se dandina de lair dun homme parfaitement satisfait de lui-même. Porthos appuya son menton sur ses deux mains, posa ses deux coudes sur la table et regarda dArtagnan avec ce regard confiant qui donnait à ce colosse une si admirable expression de bonhomie. -- Eh bien? fit dArtagnan au bout dun instant. -- Eh bien? répéta Porthos. -- Vous disiez donc, cher ami?... -- Moi! je ne disais rien. -- Si fait, vous disiez que vous aviez envie de vous en aller dici. -- Ah! pour cela, oui, ce nest point lenvie qui me manque. -- Et vous ajoutiez que, pour vous en aller dici, il ne sagissait que de desceller une porte ou une muraille. -- Cest vrai, je disais cela, et même je le dis encore. -- Et moi je vous répondais, Porthos, que cétait un mauvais moyen, et que nous ne ferions point cent pas sans être repris et assommés, à moins que nous neussions des habits pour nous déguiser et des armes pour nous défendre. -- Cest vrai, il nous faudrait des habits et des armes. -- Eh bien! dit dArtagnan en se levant, nous les avons, ami Porthos, et même quelque chose de mieux. -- Bah! dit Porthos en regardant autour de lui. -- Ne cherchez pas, cest inutile, tout cela viendra nous trouver au moment voulu. À quelle heure à peu près avons-nous vu se promener hier les deux gardes suisses? -- Une heure, je crois, après que la nuit fut tombée. -- Sils sortent aujourdhui comme hier, nous ne serons donc pas un quart dheure à attendre le plaisir de les voir. -- Le fait est que nous serons un quart dheure tout au plus. -- Vous avez toujours le bras assez bon, nest-ce pas, Porthos? Porthos déboutonna sa manche, releva sa chemise, et regarda avec complaisance ses bras nerveux, gros comme la cuisse dun homme ordinaire. -- Mais oui, dit-il, assez bon. -- De sorte que vous feriez, sans trop vous gêner, un cerceau de cette pincette et un tire-bouchon de cette pelle? -- Certainement, dit Porthos. -- Voyons, dit dArtagnan. Le géant prit les deux objets désignés et opéra avec la plus grande facilité et sans aucun effort apparent les deux métamorphoses désirées par son compagnon. -- Voilà! dit-il. -- Magnifique! dit dArtagnan, et véritablement vous êtes doué, Porthos. -- Jai entendu parler, dit Porthos, dun certain Milon de Crotone qui faisait des choses fort extraordinaires, comme de serrer son front avec une corde et de la faire éclater, de tuer un boeuf dun coup de poing et de lemporter chez lui sur ses épaules, darrêter un cheval par les pieds de derrière, etc., etc. Je me suis fait raconter toutes ses prouesses, là-bas à Pierrefonds, et jai fait tout ce quil faisait, excepté de briser une corde en enflant mes tempes. -- Cest que votre force nest pas dans votre tête, Porthos, dit dArtagnan. -- Non, elle est dans mes bras et dans mes épaules, répondit naïvement Porthos. -- Eh bien! mon ami, approchons de la fenêtre et servez-vous de votre force pour desceller un barreau. Attendez que jéteigne la lampe. XCI. Le bras et lesprit (Suite) Porthos sapprocha de la fenêtre, prit un barreau à deux mains, sy cramponna, lattira vers lui et le fit plier comme un arc, si bien que les deux bouts sortirent de lalvéole de pierre où depuis trente ans le ciment les tenait scellés. -- Eh bien! mon ami, dit dArtagnan, voilà ce que naurait jamais pu faire le cardinal, tout homme de génie quil est. -- Faut-il en arracher dautres? demanda Porthos. -- Non pas, celui-ci nous suffira; un homme peut passer maintenant. Porthos essaya et sortit son torse tout entier. -- Oui, dit-il. -- En effet, cest une assez jolie ouverture. Maintenant passez votre bras. -- Par où? -- Par cette ouverture. -- Pourquoi faire? -- Vous le saurez tout à lheure. Passez toujours. Porthos obéit, docile comme un soldat, et passa son bras à travers les barreaux. -- À merveille! dit dArtagnan. -- Il paraît que cela marche? -- Sur des roulettes, cher ami. -- Bon. Maintenant que faut-il que je fasse? -- Rien. -- Cest donc fini? -- Pas encore. -- Je voudrais cependant bien comprendre, dit Porthos. -- Écoutez, mon cher ami, et en deux mots vous serez au fait. La porte du poste souvre, comme vous voyez. -- Oui, je vois. -- On va envoyer dans notre cour, que traverse M. de Mazarin pour se rendre à lorangerie, les deux gardes qui laccompagnent. -- Les voilà qui sortent. -- Pourvu quils referment la porte du poste. Bon! ils la referment. -- Après? -- Silence! ils pourraient nous entendre. -- Je ne saurai rien, alors. -- Si fait, car à mesure que vous exécuterez vous comprendrez. -- Cependant, jaurais préféré... -- Vous aurez le plaisir de la surprise. -- Tiens, cest vrai, dit Porthos. -- Chut! Porthos demeura muet et immobile. En effet, les deux soldats savançaient du côté de la fenêtre en se frottant les mains, car on était, comme nous lavons dit, au mois de février, et il faisait froid. En ce moment la porte du corps de garde souvrait et lon rappela un des soldats. Le soldat quitta son camarade et rentra dans le corps de garde. -- Cela va donc toujours? dit Porthos. -- Mieux que jamais, répondit dArtagnan. Maintenant, écoutez. Je vais appeler ce soldat et causer avec lui, comme jai fait hier avec un de ses camarades, vous rappelez-vous? -- Oui; seulement je nai pas entendu un mot de ce quil disait. -- Le fait est quil avait un accent un peu prononcé. Mais ne perdez pas un mot de ce que je vais vous dire; tout est dans lexécution, Porthos. -- Bon, lexécution, cest mon fort. -- Je le sais pardieu bien; aussi je compte sur vous. -- Dites. -- Je vais donc appeler le soldat et causer avec lui. -- Vous lavez déjà dit. -- Je me tournerai à gauche, de sorte quil sera placé, lui, à votre droite au moment où il montera sur le banc. -- Mais sil ny monte pas! -- Il y montera, soyez tranquille. Au moment où il montera sur le banc, vous allongerez votre bras formidable et le saisirez au cou. Puis, lenlevant comme Tobie enleva le poisson par les ouïes, vous lintroduirez dans notre chambre, en ayant soin de serrer assez fort pour lempêcher de crier. -- Oui, dit Porthos; mais si je létrangle? -- Dabord ce ne sera quun Suisse de moins; mais vous ne létranglerez pas, je lespère. Vous le déposerez tout doucement ici et nous le bâillonnerons, et lattacherons, peu importe où, quelque part enfin. Cela nous fera dabord un habit duniforme et une épée. -- Merveilleux! dit Porthos en regardant dArtagnan avec la plus profonde admiration. -- Hein! fit le Gascon. -- Oui, reprit Porthos en se ravisant; mais un habit duniforme et une épée, ce nest pas assez pour deux. -- Eh bien! est-ce quil na pas son camarade? -- Cest juste, dit Porthos. -- Donc, quand je tousserai, allongez le bras, il sera temps. -- Bon! Les deux amis prirent chacun le poste indiqué. Placé comme il était, Porthos se trouvait entièrement caché dans langle de la fenêtre. -- Bonsoir, camarade, dit dArtagnan de sa voix la plus charmante et de son diapason le plus modéré. -- Ponsoir, monsir, répondit le soldat. -- Il ne fait pas trop chaud à se promener, dit dArtagnan. -- Brrrrrrroun, fit le soldat. -- Et je crois quun verre de vin ne vous serait pas désagréable? -- Un ferre de fin, il serait le bienfenu. -- Le poisson mord! le poisson mord! murmura dArtagnan à Porthos. -- Je comprends, dit Porthos. -- Jen ai là une bouteille, dit dArtagnan. -- Une pouteille! -- Oui. -- Une pouteille bleine? -- Tout entière, et elle est à vous si vous voulez la boire à ma santé. -- Ehé! moi fouloir pien, dit le soldat en sapprochant. -- Allons, venez la prendre, mon ami, dit le Gascon. -- Pien folontiers. Ché grois quil y a un panc. -- Oh! mon Dieu, on dirait quil a été placé exprès là. Montez dessus... Là, bien, cest cela, mon ami. Et dArtagnan toussa. Au même moment, le bras de Porthos sabattit; son poignet dacier mordit, rapide comme léclair et ferme comme une tenaille, le cou du soldat, lenleva en létouffant, lattira à lui par louverture au risque de lécorcher en passant, et le déposa sur le parquet, où dArtagnan, en lui laissant tout juste le temps de reprendre sa respiration, le bâillonna avec son écharpe, et, aussitôt bâillonné, se mit à le déshabiller avec la promptitude et la dextérité dun homme qui a appris son métier sur le champ de bataille. Puis le soldat garrotté et bâillonné fut porté dans lâtre, dont nos amis avaient préalablement éteint la flamme. -- Voici toujours une épée et un habit, dit Porthos. -- Je les prends, dit dArtagnan. Si vous voulez un autre habit et une autre épée, il faut recommencer le tour. Attention! Je vois justement lautre soldat qui sort du corps de garde et qui vient de ce côté. -- Je crois, dit Porthos, quil serait imprudent de recommencer pareille manoeuvre. On ne réussit pas deux fois, à ce quon assure, par le même moyen. Si je le manquais, tout serait perdu. Je vais descendre, le saisir au moment où il ne se défiera pas, et je vous loffrirai tout bâillonné. -- Cest mieux, répondit le Gascon. -- Tenez-vous prêt, dit Porthos en se laissant glisser par louverture. La chose seffectua comme Porthos lavait promis. Le géant se cacha sur son chemin, et, lorsque le soldat passa devant lui, il le saisit au cou, le bâillonna, le poussa pareil à une momie à travers les barreaux élargis de la fenêtre et rentra derrière lui. On déshabilla le second prisonnier comme on avait déshabillé lautre. On le coucha sur le lit, on lassujettit avec des sangles; et comme le lit était de chêne massif et que les sangles étaient doublées, on fut non moins tranquille sur celui-là que sur le premier. -- Là, dit dArtagnan, voici qui va à merveille. Maintenant, essayez-moi lhabit de ce gaillard-là, Porthos, je doute quil vous aille; mais sil vous est par trop étroit, ne vous inquiétez point, le baudrier vous suffira, et surtout le chapeau à plumes rouges. Il se trouva par hasard que le second était un Suisse gigantesque, de sorte quà lexception de quelques points qui craquèrent dans les coutures tout alla le mieux du monde. Pendant quelque temps on nentendit que le froissement du drap, Porthos et dArtagnan shabillant à la hâte. -- Cest fait, dirent-ils en même temps. Quant à vous, compagnons, ajoutèrent-ils en se retournant vers les deux soldats, il ne vous arrivera rien si vous êtes bien gentils; mais si vous bougez, vous êtes morts. Les soldats se tinrent cois. Ils avaient compris au poignet de Porthos que la chose était des plus sérieuses et quil nétait pas le moins du monde question de plaisanter. -- Maintenant, dit dArtagnan, vous ne seriez pas fâché de comprendre, nest-ce pas Porthos? -- Mais oui, pas mal. -- Eh bien, nous descendons dans la cour. -- Oui. -- Nous prenons la place de ces deux gaillards-là. -- Bien. -- Nous nous promenons de long en large. -- Et ce sera bien vu, attendu quil ne fait pas chaud. -- Dans un instant le valet de chambre appelle comme hier et avant-hier le service. -- Nous répondons? -- Non, nous ne répondons pas, au contraire. -- Comme vous voudrez. Je ne tiens pas à répondre. -- Nous ne répondons donc pas; nous enfonçons seulement notre chapeau sur notre tête et nous escortons Son Éminence -- Où cela? -- Où elle va, chez Athos. Croyez-vous quil sera fâché de nous voir? -- Oh! sécria Porthos, oh! je comprends! -- Attendez pour vous écrier, Porthos; car, sur ma parole, vous nêtes pas au bout, dit le Gascon tout goguenard. -- Que va-t-il donc arriver? dit Porthos. -- Suivez-moi, répondit dArtagnan. Qui vivra verra. Et passant par louverture, il se laissa légèrement glisser dans la cour. Porthos le suivit par le même chemin, quoique avec plus de peine et moins de diligence. On entendait frissonner de peur les deux soldats liés dans la chambre. À peine dArtagnan et Porthos eurent-ils touché terre, quune porte souvrit et que la voix du valet de chambre cria: -- Le service! En même temps le poste souvrit à son tour et une voix cria: -- La Bruyère et du Barthois, partez! -- Il paraît que je mappelle La Bruyère, dit dArtagnan. -- Et moi du Barthois, dit Porthos. -- Où êtes-vous? demanda le valet de chambre, dont les yeux éblouis par la lumière ne pouvaient sans doute distinguer nos deux héros dans lobscurité. -- Nous voici, dit dArtagnan. Puis, se tournant vers Porthos: -- Que dites-vous de cela, monsieur du Vallon? -- Ma foi, pourvu que cela dure, je dis que cest joli! Les deux soldats improvisés marchèrent gravement derrière le valet de chambre; il leur ouvrit une porte du vestibule, puis une autre qui semblait être celle dun salon dattente, et leur montrant deux tabourets: -- La consigne est bien simple, leur dit-il, ne laissez entrer quune personne ici, une seule, entendez-vous bien? pas davantage; à cette personne obéissez en tout. Quant au retour, il ny a pas à vous tromper, vous attendrez que je vous relève. DArtagnan était fort connu de ce valet de chambre, qui nétait autre que Bernouin, qui, depuis six ou huit mois, lavait introduit une dizaine de fois près du cardinal. Il se contenta donc, au lieu de répondre, de grommeler le_ ia_ le moins gascon et le plus allemand possible. Quant à Porthos, dArtagnan avait exigé et obtenu de lui la promesse quen aucun cas il ne parlerait. Sil était poussé à bout, il lui était permis de proférer pour toute réponse le _tarteifle_ proverbial et solennel. Bernouin séloigna en fermant la porte. -- Oh! oh! dit Porthos en entendant la clef de la serrure, il paraît quici cest de mode denfermer les gens. Nous navons fait, ce me semble, que de troquer de prison: seulement, au lieu dêtre prisonniers là-bas, nous le sommes dans lorangerie. Je ne sais pas si nous y avons gagné. -- Porthos, mon ami, dit tout bas dArtagnan, ne doutez pas de la Providence, et laissez-moi méditer et réfléchir. -- Méditez et réfléchissez donc, dit Porthos de mauvaise humeur en voyant que les choses tournaient ainsi au lieu de tourner autrement. -- Nous avons marché quatre-vingts pas, murmura dArtagnan, nous avons monté six marches, cest donc ici, comme la dit tout à lheure mon illustre ami du Vallon, cet autre pavillon parallèle au nôtre et quon désigne sous le nom de pavillon de lorangerie. Le comte de La Fère ne doit pas être loin; seulement les portes sont fermées. -- Voilà une belle difficulté! dit Porthos, et avec un coup dépaule... -- Pour Dieu! Porthos, mon ami, dit dArtagnan, ménagez vos tours de force, ou ils nauront plus, dans loccasion, toute la valeur quils méritent; navez-vous pas entendu quil va venir ici quelquun? -- Si fait. -- Eh bien! ce quelquun nous ouvrira les portes. -- Mais, mon cher, dit Porthos, si ce quelquun nous reconnaît, si ce quelquun en nous reconnaissant se met à crier, nous sommes perdus; car enfin vous navez pas le dessein, jimagine, de me faire assommer ou étrangler cet homme Église Ces manières-là sont bonnes envers les Anglais et les Allemands. -- Oh! Dieu men préserve et vous aussi! dit dArtagnan. Le jeune roi nous en aurait peut-être quelque reconnaissance; mais la reine ne nous le pardonnerait pas, et cest elle quil faut ménager; puis dailleurs, du sang inutile! jamais! au grand jamais! Jai mon plan. Laissez-moi donc faire et nous allons rire. -- Tant mieux, dit Porthos, jen éprouve le besoin. -- Chut! dit dArtagnan, voici le quelquun annoncé. On entendit alors dans la salle précédente, cest-à-dire dans le vestibule, le retentissement dun pas léger. Les gonds de la porte crièrent et un homme parut en habit de cavalier, enveloppé dun manteau brun, un large feutre rabattu sur ses yeux et une lanterne à la main. Porthos seffaça contre la muraille, mais il ne put tellement se rendre invisible que lhomme au manteau ne laperçût; il lui présenta sa lanterne et lui dit: -- Allumez la lampe du plafond. Puis sadressant à dArtagnan: -- Vous connaissez la consigne, dit-il. --_ Ia_, répliqua le Gascon, déterminé à se borner à cet échantillon de la langue allemande. -- _Tedesco_, fit le cavalier, _va bene._ Et savançant vers la porte située en face de celle par laquelle il était entré, il louvrit et disparut derrière elle en la refermant. -- Et maintenant, dit Porthos, que ferons-nous? -- Maintenant, nous nous servirons de votre épaule si cette porte est fermée, ami Porthos. Chaque chose en son temps, et tout vient à propos à qui sait attendre. Mais dabord barricadons la première porte dune façon convenable, ensuite nous suivrons le cavalier. Les deux amis se mirent aussitôt à la besogne et embarrassèrent la porte de tous les meubles qui se trouvèrent dans la salle, embarras qui rendait le passage dautant plus impraticable que la porte souvrait en dedans. -- Là, dit dArtagnan, nous voilà sûrs de ne pas être surpris par derrière. Allons, en avant. XCII. Les oubliettes de M. de Mazarin On arriva à la porte par laquelle avait disparu Mazarin; elle était fermée; dArtagnan tenta inutilement de louvrir. -- Voilà où il sagit de placer votre coup dépaule, dit dArtagnan. Poussez, ami Porthos, mais doucement, sans bruit; nenfoncez rien, disjoignez les battants, voilà tout. Porthos appuya sa robuste épaule contre un des panneaux, qui plia, et dArtagnan introduisit alors la pointe de son épée entre le pêne et la gâche de la serrure. Le pêne, taillé en biseau, céda, et la porte souvrit. -- Quand je vous disais, ami Porthos, quon obtenait tout des femmes et des portes en les prenant par la douceur. -- Le fait est, dit Porthos, que vous êtes un grand moraliste. -- Entrons, dit dArtagnan. Ils entrèrent. Derrière un vitrage, à la lueur de la lanterne du cardinal, posée à terre au milieu de la galerie, on voyait les orangers et les grenadiers du château de Rueil alignés en longues files formant une grande allée et deux allées latérales plus petites. -- Pas de cardinal, dit dArtagnan, mais sa lampe seule; où diable est-il donc? Et comme il explorait une des ailes latérales, après avoir fait signe à Porthos dexplorer lautre, il vit tout à coup à sa gauche une caisse écartée de son rang, et, à la place de cette caisse un trou béant. Dix hommes eussent eu de la peine à faire mouvoir cette caisse, mais, par un mécanisme quelconque, elle avait tourné avec la dalle qui la supportait. DArtagnan, comme nous lavons dit, vit un trou à cette place, et, dans ce trou, les degrés de lescalier tournant. Il appela Porthos de la main et lui montra le trou et les degrés. Les deux hommes se regardèrent avec une mine effarée. -- Si nous ne voulions que de lor, dit tout bas dArtagnan, nous aurions trouvé notre affaire et nous serions riches à tout jamais. -- Comment cela? -- Ne comprenez-vous pas, Porthos, quau bas de cet escalier est, selon toute probabilité, ce fameux trésor du cardinal, dont on parle tant, et que nous naurions quà descendre, vider une caisse, enfermer dedans le cardinal à double tour, nous en aller en emportant ce que nous pourrions traîner dor, remettre à sa place cet oranger, et que personne au monde ne viendrait nous demander doù nous vient notre fortune, pas même le cardinal? -- Ce serait un beau coup pour des manants, dit Porthos, mais indigne, ce me semble, de deux gentilshommes. -- Cest mon avis, dit dArtagnan; aussi ai-je dit: «Si nous ne voulions que de lor...» mais nous voulons autre chose. Au même instant, et comme dArtagnan penchait la tête vers le caveau pour écouter, un son métallique et sec comme celui dun sac dor quon remue vint frapper son oreille; il tressaillit. Aussitôt une porte se referma et les premiers reflets dune lumière parurent dans lescalier. Mazarin avait laissé sa lampe dans lorangerie pour faire croire quil se promenait. Mais il avait une bougie de cire pour explorer son mystérieux coffre-fort. -- Hé! dit-il en italien, tandis quil remontait les marches en examinant un sac de réaux à la panse arrondie; hé! voilà de quoi payer cinq conseillers au parlement et deux généraux de Paris. Moi aussi je suis un grand capitaine; seulement je fais la guerre à ma façon... DArtagnan et Porthos sétaient tapis chacun dans une allée latérale, derrière une caisse, et attendaient. Mazarin vint, à trois pas de dArtagnan, pousser un ressort caché dans le mur. La dalle tourna, et loranger supporté par elle revint de lui-même prendre sa place. Alors le cardinal éteignit sa bougie, quil remit dans sa poche; et, reprenant sa lampe: -- Allons voir M. de La Fère, dit-il. -- Bon, cest notre chemin, pensa dArtagnan, nous irons ensemble. Tous trois se mirent en marche. M. de Mazarin suivant lallée du milieu, et Porthos et dArtagnan les allées parallèles. Ces deux derniers évitaient avec soin ces longues lignes lumineuses que traçait à chaque pas entre les caisses la lampe du cardinal. Celui-ci arriva à une seconde porte vitrée sans sêtre aperçu quil était suivi, le sable mou amortissant le bruit des pas de ses deux accompagnateurs. Puis il tourna sur la gauche, prit un corridor auquel Porthos et dArtagnan navaient pas encore fait attention; mais au moment den ouvrir la porte, il sarrêta pensif. -- Ah! _diavolo_! dit-il, joubliais la recommandation de Comminges. Il me faut prendre les soldats et les placer à cette porte, afin de ne pas me mettre à la merci de ce diable à quatre. Allons. Et, avec un mouvement dimpatience, il se retourna pour revenir sur ses pas. -- Ne vous donnez pas la peine, Monseigneur, dit dArtagnan le pied en avant, le feutre à la main et la figure gracieuse, nous avons suivi Votre Éminence pas à pas, et nous voici. -- Oui, nous voici, dit Porthos. Et il fit le même geste dagréable salutation. Mazarin porta ses yeux effarés de lun à lautre, les reconnut tous deux, et laissa échapper sa lanterne en poussant un gémissement dépouvante. DArtagnan la ramassa; par bonheur elle ne sétait pas éteinte dans la chute. -- Oh! quelle imprudence, Monseigneur! dit dArtagnan; il ne fait pas bon à aller ici sans lumière! Votre Éminence pourrait se cogner contre quelque caisse ou tomber dans quelque trou. -- Monsieur dArtagnan! murmura Mazarin, qui ne pouvait revenir de son étonnement. -- Oui, Monseigneur, moi-même, et jai lhonneur de vous présenter M. du Vallon, cet excellent ami à moi, auquel Votre Éminence a eu la bonté de sintéresser si vivement autrefois. Et dArtagnan dirigea la lumière de la lampe vers le visage joyeux de Porthos, qui commençait à comprendre et qui en était tout fier. -- Vous alliez chez M. de La Fère, continua dArtagnan. Que nous ne vous gênions pas, Monseigneur. Veuillez nous montrer le chemin, et nous vous suivrons. Mazarin reprenait peu à peu ses esprits. -- Y a-t-il longtemps que vous êtes dans lorangerie, messieurs? demanda-t-il dune voix tremblante en songeant à la visite quil venait de faire à son trésor. Porthos ouvrit la bouche pour répondre, dArtagnan lui fit un signe, et la bouche de Porthos, demeurée muette, se referma graduellement. -- Nous arrivons à linstant même, Monseigneur, dit dArtagnan. Mazarin respira: il ne craignait plus pour son trésor; il ne craignait que pour lui-même. Une espèce de sourire passa sur ses lèvres. -- Allons, dit-il, vous mavez pris au piège, messieurs, et je me déclare vaincu. Vous voulez me demander votre liberté, nest-ce pas? Je vous la donne. -- Oh! Monseigneur, dit dArtagnan, vous êtes bien bon; mais notre liberté, nous lavons, et nous aimerions autant vous demander autre chose. -- Vous avez votre liberté? dit Mazarin tout effrayé. -- Sans doute, et cest au contraire vous, Monseigneur, qui avez perdu la vôtre, et maintenant, que voulez-vous, Monseigneur, cest la loi de la guerre, il sagit de la racheter. Mazarin se sentit frissonner jusquau fond du coeur. Son regard si perçant se fixa en vain sur la face moqueuse du Gascon et sur le visage impassible de Porthos. Tous deux étaient cachés dans lombre, et la sibylle de Cumes elle-même naurait pas su y lire. -- Racheter ma liberté! répéta Mazarin. -- Oui, Monseigneur. -- Et combien cela me coûtera-t-il, monsieur dArtagnan? -- Dame, Monseigneur, je ne sais pas encore. Nous allons demander cela au comte de La Fère, si Votre Éminence veut bien le permettre. Que Votre Éminence daigne donc ouvrir la porte qui mène chez lui, et dans dix minutes elle sera fixée. Mazarin tressaillit. -- Monseigneur, dit dArtagnan, Votre Éminence voit combien nous y mettons de formes, mais cependant nous sommes obligés de la prévenir que nous navons pas de temps à perdre; ouvrez donc, Monseigneur, sil vous plaît, et veuillez vous souvenir, une fois pour toutes, quau moindre mouvement que vous feriez pour fuir, au moindre en que vous pousseriez pour échapper, notre position étant tout exceptionnelle, il ne faudrait pas nous en vouloir si nous nous portions à quelque extrémité. -- Soyez tranquilles, messieurs, dit Mazarin, je ne tenterai rien, je vous en donne ma parole dhonneur. DArtagnan fit un signe à Porthos de redoubler de surveillance, puis, se retournant vers Mazarin: -- Maintenant, Monseigneur, entrons, sil vous plaît. XCIII. Conférences Mazarin fit jouer le verrou dune double porte, sur le seuil de laquelle se trouva Athos tout prêt à recevoir son illustre visiteur, selon lavis que Comminges lui avait donné. En apercevant Mazarin il sinclina. -- Votre Éminence, dit-il, pouvait se dispenser de se faire accompagner; lhonneur que je reçois est trop grand pour que je loublie. -- Aussi, mon cher comte, dit dArtagnan, Son Éminence ne voulait- elle pas absolument de nous; cest du Vallon et moi qui avons insisté, dune façon inconvenante peut-être, tant nous avions grand désir de vous voir. À cette voix, à son accent railleur, à ce geste si connu qui accompagnait cet accent et cette voix, Athos fit un bond de surprise. -- DArtagnan! Porthos! sécria-t-il. -- En personne, cher ami. -- En personne, répéta Porthos. -- Que veut dire ceci? demanda le comte. -- Ceci veut dire, répondit Mazarin, en essayant, comme il lavait déjà fait, de sourire, et en se mordant les lèvres en souriant, cela veut dire que les rôles ont changé, et quau lieu que ces messieurs soient mes prisonniers, cest moi qui suis le prisonnier de ces messieurs, si bien que vous me voyez forcé de recevoir ici la loi au lieu de la faire. Mais, messieurs, je vous en préviens, à moins que vous ne mégorgiez, votre victoire sera de peu de durée; jaurai mon tour, on viendra... -- Ah! Monseigneur, dit dArtagnan, ne menacez point; cest dun mauvais exemple. Nous sommes si doux et si charmants avec Votre Éminence! Voyons, mettons de côté toute mauvaise humeur, écartons toute rancune, et causons gentiment. -- Je ne demande pas mieux, messieurs, dit Mazarin; mais au moment de discuter ma rançon, je ne veux pas que vous teniez votre position pour meilleure quelle nest; en me prenant au piège, vous vous êtes pris avec moi. Comment sortirez-vous dici? Voyez les grilles, voyez les portes, voyez ou plutôt devinez les sentinelles qui veillent derrière ces portes et ces grilles, les soldats qui encombrent ces cours, et composons. Tenez, je vais vous montrer que je suis loyal. -- Bon! pensa dArtagnan, tenons-nous bien, il va nous jouer un tour. -- Je vous offrais votre liberté, continua le ministre, je vous loffre encore. En voulez-vous? Avant une heure vous serez découverts, arrêtés, forcés de me tuer, ce qui serait un crime horrible et tout à fait indigne de loyaux gentilshommes comme vous. -- Il a raison, pensa Athos. Et comme toute raison qui passait dans cette âme qui navait que de nobles pensées, sa pensée se refléta dans ses yeux. -- Aussi, dit dArtagnan pour corriger lespoir que ladhésion tacite dAthos avait donné à Mazarin, ne nous porterons-nous à cette violence quà la dernière extrémité. -- Si au contraire, continua Mazarin, vous me laissez aller en acceptant votre liberté... -- Comment, interrompit dArtagnan, voulez-vous que nous acceptions notre liberté, puisque vous pouvez nous la reprendre, vous le dites vous-même, cinq minutes après nous lavoir donnée? Et, ajouta dArtagnan, tel que je vous connais, Monseigneur, vous nous la reprendriez. -- Non, foi de cardinal... Vous ne me croyez pas? -- Monseigneur, je ne crois pas aux cardinaux qui ne sont pas prêtres. -- Eh bien! foi de ministre! -- Vous ne lêtes plus, Monseigneur, vous êtes prisonnier. -- Alors, foi de Mazarin! Je le suis et le serai toujours, je lespère. -- Hum! fit dArtagnan, jai entendu parler dun Mazarin qui avait peu de religion pour ses serments, et jai peur que ce ne soit un des ancêtres de Votre Éminence. -- Monsieur dArtagnan, dit Mazarin, vous avez beaucoup desprit, et je suis tout à fait fâché de mêtre brouillé avec vous. -- Monseigneur, raccommodons-nous, je ne demande pas mieux. -- Eh bien! dit Mazarin, si je vous mets en sûreté dune façon évidente, palpable?... -- Ah! cest autre chose, dit Porthos. -- Voyons, dit Athos. -- Voyons, dit dArtagnan. -- Dabord, acceptez-vous? demanda le cardinal. -- Expliquez-nous votre plan, Monseigneur, et nous verrons. -- Faites attention que vous êtes enfermés, pris. -- Vous savez bien, Monseigneur, dit dArtagnan, quil nous reste toujours une dernière ressource. -- Laquelle? -- Celle de mourir ensemble. Mazarin frissonna. -- Tenez, dit-il, au bout du corridor est une porte dont jai la clef; cette porte donne dans le parc. Partez avec cette clef. Vous êtes alertes, vous êtes vigoureux, vous êtes armés. À cent pas, en tournant à gauche, vous rencontrerez le mur du parc; vous le franchirez, et en trois bonds vous serez sur la route et libres. Maintenant je vous connais assez pour savoir que si lon vous attaque, ce ne sera point un obstacle à votre fuite. -- Ah! pardieu! Monseigneur, dit dArtagnan, à la bonne heure, voilà qui est parlé. Où est cette clef que vous voulez bien nous offrir? -- La voici. -- Ah! Monseigneur, dit dArtagnan, vous nous conduirez bien vous- même jusquà cette porte. -- Très volontiers, dit le ministre, sil vous faut cela pour vous tranquilliser. Mazarin, qui nespérait pas en être quitte à si bon marché, se dirigea tout radieux vers le corridor et ouvrit la porte. Elle donnait bien sur le parc, et les trois fugitifs sen aperçurent au vent de la nuit qui sengouffra dans le corridor et leur fit voler la neige au visage. -- Diable! diable! dit dArtagnan, il fait une nuit horrible, Monseigneur. Nous ne connaissons pas les localités, et jamais nous ne trouverons notre chemin. Puisque Votre Éminence a tant fait que de venir jusquici, quelques pas encore, Monseigneur... conduisez- nous au mur. -- Soit, dit le cardinal. Et coupant en ligne droite, il marcha dun pas rapide vers le mur, au pied duquel tous quatre furent en un instant. -- Êtes-vous contents, messieurs? demanda Mazarin. -- Je crois bien! nous serions difficiles! Peste! quel honneur! trois pauvres gentilshommes escortés par un prince de Église! Ah! à propos, Monseigneur, vous disiez tout à lheure que nous étions braves, alertes et armés? -- Oui. -- Vous vous trompez: il ny a darmés que M. du Vallon et moi; M. le comte ne lest pas, et si nous étions rencontrés par quelque patrouille, il faut que nous puissions nous défendre. -- Cest trop juste. -- Mais où trouverons-nous une épée? demanda Porthos. -- Monseigneur, dit dArtagnan, prêtera au comte la sienne qui lui est inutile. -- Bien volontiers, dit le cardinal; je prierai même M. le comte de vouloir bien la garder en souvenir de moi. -- Jespère que voilà qui est galant, comte! dit dArtagnan. -- Aussi, répondit Athos, je promets à Monseigneur de ne jamais men séparer. -- Bien, dit dArtagnan, échange de procédés, comme cest touchant! Nen avez-vous point les larmes aux yeux, Porthos? -- Oui, dit Porthos; mais je ne sais si cest cela ou si cest le vent qui me fait pleurer. Je crois que cest le vent. -- Maintenant montez, Athos, fit dArtagnan, et faites vite. Athos, aidé de Porthos, qui lenleva comme une plume, arriva sur le perron. -- Maintenant sautez, Athos. Athos sauta et disparut de lautre côté du mur. -- Êtes-vous à terre? demanda dArtagnan. -- Oui. -- Sans accident? -- Parfaitement sain et sauf. -- Porthos, observez M. le cardinal tandis que je vais monter; non, je nai pas besoin de vous, je monterai bien tout seul. Observez M. le cardinal, voilà tout. -- Jobserve, dit Porthos. Eh bien?... -- Vous avez raison, cest plus difficile que je ne croyais, prêtez-moi votre dos, mais sans lâcher M. le cardinal. -- Je ne le lâche pas. Porthos prêta son dos à dArtagnan, qui en un instant, grâce à cet appui, fut à cheval sur le couronnement du mur. Mazarin affectait de rire. -- Y êtes-vous? demanda Porthos. -- Oui, mon ami, et maintenant... -- Maintenant, quoi? -- Maintenant, passez-moi M. le cardinal, et au moindre cri quil poussera, étouffez-le. Mazarin voulut sécrier; mais Porthos létreignit de ses deux mains et léleva jusquà dArtagnan, qui, à son tour, le saisit au collet et lassit près de lui. Puis dun ton menaçant: -- Monsieur, sautez à linstant même en bas, près de M. de La Fère, ou je vous tue, foi de gentilhomme! -- _Monsou_, _monsou_, sécria Mazarin, vous manquez à la foi promise. -- Moi! Où vous ai-je promis quelque chose, Mon seigneur? Mazarin poussa un gémissement. -- Vous êtes libre par moi, monsieur, dit-il, votre liberté cétait ma rançon. -- Daccord; mais la rançon de cet immense trésor enfoui dans la galerie et près duquel on descend en poussant un ressort caché dans la muraille, lequel fait tourner une caisse qui, en tournant, découvre un escalier, ne faut-il pas aussi en parler un peu, dites, Monseigneur? -- Jésous! dit Mazarin presque suffoqué et en joignant les mains, Jésous mon Diou! Je suis un homme perdu. Mais, sans sarrêter à ses plaintes, dArtagnan le prit par- dessous le bras et le fit glisser doucement aux mains dAthos, qui était demeuré impassible au bas de la muraille. Alors, se retournant vers Porthos: -- Prenez ma main, dit dArtagnan; je me tiens au mur. Porthos fit un effort qui ébranla la muraille, et à son tour il arriva au sommet. -- Je navais pas compris tout à fait, dit-il, mais je comprends maintenant; cest très drôle. -- Trouvez-vous? dit dArtagnan; tant mieux! Mais pour que ce soit drôle jusquau bout, ne perdons pas de temps. Et il sauta au bas du mur. Porthos en fit autant. -- Accompagnez M. le cardinal, messieurs, dit dArtagnan, moi, je sonde le terrain. Le Gascon tira son épée et marcha à lavant-garde. -- Monseigneur, dit-il, par où faut-il tourner pour gagner la grande route? Réfléchissez bien avant de répondre; car si Votre Éminence se trompait, cela pourrait avoir de graves inconvénients, non seulement pour nous, mais encore pour elle. -- Longez le mur, monsieur, dit Mazarin, et vous ne risquez pas de vous perdre. Les trois amis doublèrent le pas, mais au bout de quelques instants ils furent obligés de ralentir leur marche; quoiquil y mît toute la bonne volonté possible, le cardinal ne pouvait les suivre. Tout à coup dArtagnan se heurta à quelque chose de tiède qui fit un mouvement. -- Tiens! un cheval! dit-il; je viens de trouver un cheval, messieurs! -- Et moi aussi! dit Athos. -- Et moi aussi! dit Porthos, qui, fidèle à la consigne, tenait toujours le cardinal par le bras. -- Voilà ce qui sappelle de la chance, Monseigneur, dit dArtagnan, juste au moment où Votre Éminence se plaignait dêtre obligée daller à pied... Mais au moment où il prononçait ces mots, un canon de pistolet sabaissa sur sa poitrine; il entendit ces mots prononcés gravement: -- Touchez pas! -- Grimaud! sécria-t-il, Grimaud! que fais-tu là? Est-ce le ciel qui tenvoie? -- Non, monsieur, dit lhonnête domestique, cest M. Aramis qui ma dit de garder les chevaux. -- Aramis est donc ici? -- Oui, monsieur, depuis hier. -- Et que faites-vous? -- Nous guettons. -- Quoi! Aramis est ici? répéta Athos. -- À la petite porte du château. Cétait là son poste. -- Vous êtes donc nombreux? -- Nous sommes soixante. -- Fais-le prévenir. -- À linstant même, monsieur. Et pensant que personne ne ferait mieux la commission que lui, Grimaud partit à toutes jambes, tandis que, venant dêtre enfin réunis, les trois amis attendaient. Il ny avait dans tout le groupe que M. de Mazarin qui fût de fort mauvaise humeur. XCIV. Où lon commence à croire que Porthos sera enfin baron et dArtagnan capitaine Au bout de dix minutes Aramis arriva accompagné de Grimaud et de huit ou dix gentilshommes. Il était tout radieux, et se jeta au cou de ses amis. -- Vous êtes donc libres, frères! libres sans mon aide! je naurai donc rien pu faire pour vous malgré tous mes efforts! -- Ne vous désolez pas, cher ami. Ce qui est différé nest pas perdu. Si vous navez pas pu faire, vous ferez. -- Javais cependant bien pris mes mesures, dit Aramis. Jai obtenu soixante hommes de M. le coadjuteur; vingt gardent les murs du parc, vingt la route de Rueil à Saint-Germain, vingt sont disséminés dans les bois. Jai intercepté ainsi, et grâce à ces dispositions stratégiques, deux courriers de Mazarin à la reine. Mazarin dressa les oreilles. -- Mais, dit dArtagnan, vous les avez honnêtement, je lespère, renvoyés à M. le cardinal? -- Ah! oui, dit Aramis, cest bien avec lui que je me piquerais de semblable délicatesse! Dans lune de ces dépêches, le cardinal déclare à la reine que les coffres sont vides et que Sa Majesté na plus dargent; dans lautre, il annonce quil va faire transporter ses prisonniers à Melun, Rueil ne lui paraissant pas une localité assez sûre. Vous comprenez, cher ami, que cette dernière lettre ma donné bon espoir. Je me suis embusqué avec mes soixante hommes, jai cerné le château, jai fait préparer des chevaux de main que jai confiés à lintelligent Grimaud, et jai attendu votre sortie; je ny comptais guère que pour demain matin, et je nespérais pas vous délivrer sans escarmouche. Vous êtes libres ce soir, libres sans combat, tant mieux! Comment avez-vous fait pour échapper à ce pleutre de Mazarin? vous devez avoir eu fort à vous en plaindre. -- Mais pas trop, dit dArtagnan. -- Vraiment! -- Je dirai même plus, nous avons eu à nous louer de lui. -- Impossible! -- Si fait, en vérité; cest grâce à lui que nous sommes libres. -- Grâce à lui? -- Oui, il nous a fait conduire dans lorangerie par M. Bernouin, son valet de chambre, puis de là nous lavons suivi jusque chez le comte de La Fère. Alors il nous a offert de nous rendre notre liberté, nous avons accepté, et il a poussé la complaisance jusquà nous montrer le chemin et nous conduire au mur du parc, que nous venions descalader avec le plus grand bonheur, quand nous avons rencontré Grimaud. -- Ah! bien, dit Aramis, voici qui me raccommode avec lui, et je voudrais quil fût là pour lui dire que je ne le croyais pas capable dune si belle action. -- Monseigneur, dit dArtagnan incapable de se contenir plus longtemps, permettez que je vous présente M. le chevalier dHerblay, qui désire offrir, comme vous avez pu lentendre, ses félicitations respectueuses à Votre Éminence. Et il se retira, démasquant Mazarin confus aux regards effarés dAramis. -- Oh! oh! fit celui-ci, le cardinal? Belle prise! Holà! holà! amis! les chevaux! les chevaux! Quelques cavaliers accoururent. -- Pardieu! dit Aramis, jaurai donc été utile à quelque chose. Monseigneur, daigne Votre Éminence recevoir tous mes hommages! Je parie que cest ce saint Christophe de Porthos qui a encore fait ce coup-là? À propos, joubliais... Et il donna tout bas un ordre à un cavalier. -- Je crois quil serait prudent de partir, dit dArtagnan. -- Oui, mais jattends quelquun... un ami dAthos. -- Un ami? dit le comte. -- Et tenez, le voilà qui arrive au galop à travers les broussailles. -- Monsieur le comte! monsieur le comte! cria une jeune voix qui fit tressaillir Athos. -- Raoul! Raoul! sécria le comte de La Fère. Un instant le jeune homme oublia son respect habituel; il se jeta au cou de son père. -- Voyez, monsieur le cardinal, neût-ce pas été dommage de séparer des gens qui saiment comme nous nous aimons! Messieurs, continua Aramis en sadressant aux cavaliers qui se réunissaient plus nombreux à chaque instant, messieurs, entourez Son Éminence pour lui faire honneur; elle veut bien nous accorder la faveur de sa compagnie; vous lui en serez reconnaissants, je lespère. Porthos, ne perdez pas de vue Son Éminence. Et Aramis se réunit à dArtagnan et à Athos, qui délibéraient, et délibéra avec eux. -- Allons, dit dArtagnan après cinq minutes de conférence, en route! -- Et où allons-nous? demanda Porthos. -- Chez vous, cher ami, à Pierrefonds; votre beau château est digne doffrir son hospitalité seigneuriale à Son Éminence Et puis, très bien situé, ni trop près ni trop loin de Paris; on pourra de là établir des communications faciles avec la capitale. Venez, Monseigneur, vous serez là comme un prince, que vous êtes. -- Prince déchu, dit piteusement Mazarin. -- La guerre a ses chances, Monseigneur, répondit Athos, mais soyez assuré que nous nen abuserons point. -- Non, mais nous en userons, dit dArtagnan. Tout le reste de la nuit, les ravisseurs coururent avec cette rapidité infatigable dautrefois; Mazarin, sombre et pensif, se laissait entraîner au milieu de cette course de fantômes. À laube, on avait fait douze lieues dune seule traite; la moitié de lescorte était harassée, quelques chevaux tombèrent. -- Les chevaux daujourdhui ne valent pas ceux dautrefois, dit Porthos, tout dégénère. -- Jai envoyé Grimaud à Dammartin, dit Aramis; il doit nous ramener cinq chevaux frais, un pour son Éminence, quatre pour nous. Le principal est que nous ne quittions pas Monseigneur; le reste de lescorte nous rejoindra plus tard; une fois Saint-Denis passé, nous navons plus rien à craindre. Grimaud ramena effectivement cinq chevaux; le Seigneur auquel il sétait adressé, étant un ami de Porthos, sétait empressé, non pas de les vendre, comme on le lui avait proposé, mais de les offrir. Dix minutes après, lescorte sarrêtait à Ermenonville; mais les quatre amis couraient avec une ardeur nouvelle, escortant M. de Mazarin. À midi on entrait dans lavenue du château de Porthos. -- Ah! fit Mousqueton, qui était placé près de dArtagnan et qui navait pas soufflé un seul mot pendant toute la route; ah! vous me croirez si vous voulez, monsieur, mais voilà la première fois que je respire depuis mon départ de Pierrefonds. Et il mit son cheval au galop pour annoncer aux autres serviteurs larrivée de M. du Vallon et de ses amis. -- Nous sommes quatre, dit dArtagnan à ses amis; nous nous relayons pour garder Monseigneur, et chacun de nous veillera trois heures. Athos va visiter le château, quil sagit de rendre imprenable en cas de siège, Porthos veillera aux approvisionnements, et Aramis aux entrées des garnisons; cest-à- dire quAthos sera ingénieur en chef, Porthos munitionnaire général, et Aramis gouverneur de la place. En attendant, on installa Mazarin dans le plus bel appartement du château. -- Messieurs, dit-il quand cette installation fut faite, vous ne comptez pas, je présume, me garder ici longtemps incognito? -- Non, Monseigneur, répondit dArtagnan, et, tout au contraire, comptons-nous publier bien vite que nous vous tenons. -- Alors on vous assiégera. -- Nous y comptons bien. -- Et que ferez-vous? -- Nous nous défendrons. Si feu M. le cardinal de Richelieu vivait encore, il vous raconterait une certaine histoire dun bastion Saint-Gervais, où nous avons tenu à nous quatre, avec nos quatre laquais et douze morts, contre toute une armée. -- Ces prouesses-là se font une fois, monsieur, et ne se renouvellent pas. -- Aussi, aujourdhui, naurons-nous pas besoin dêtre si héroïques; demain larmée parisienne sera prévenue, après-demain, elle sera ici. La bataille, au lieu de se livrer à Saint-Denis ou à Charenton, se livrera donc vers Compiègne ou Villers-Cotterêts. -- M. le Prince vous battra, comme il vous a toujours battus. -- Cest possible, Monseigneur; mais avant la bataille nous ferons filer Votre Éminence sur un autre château de notre ami du Vallon, et il en a trois comme celui-ci. Nous ne voulons pas exposer Votre Éminence aux hasards de la guerre. -- Allons, dit Mazarin, je vois quil faudra capituler. -- Avant le siège? -- Oui, les conditions seront peut-être meilleures. -- Ah! Monseigneur, pour ce qui est des conditions, vous verrez comme nous sommes raisonnables. -- Voyons, quelles sont-elles, vos conditions? -- Reposez-vous dabord, Monseigneur, et nous, nous allons réfléchir. -- Je nai pas besoin de repos, messieurs, jai besoin de savoir si je suis entre des mains amies ou ennemies. -- Amies, Monseigneur. Amies! -- Eh bien, alors, dites-moi tout de suite ce que vous voulez, afin que je voie si un arrangement est possible entre nous. Parlez, monsieur le comte de La Fère. -- Monseigneur, dit Athos, je nai rien à demander pour moi et jaurais trop à demander pour la France. Je me récuse donc et passe la parole à M. le chevalier dHerblay. Athos, sinclinant, fit un pas en arrière et demeura debout, appuyé contre la cheminée, en simple spectateur de la conférence. -- Parlez donc, monsieur le chevalier dHerblay, dit le cardinal. Que désirez-vous? Pas dambages, pas dambiguïtés. Soyez clair, court et précis. -- Moi, Monseigneur, je jouerai cartes sur table. -- Abattez donc votre jeu. -- Jai dans ma poche, dit Aramis, le programme des conditions quest venue vous imposer avant-hier à Saint-Germain la députation dont je faisais partie. Respectons dabord les droits anciens; les demandes qui seront portées au programme seront accordées. Nous étions presque daccord sur celles-là, dit Mazarin, passons donc aux conditions particulières. -- Vous croyez donc quil y en aura? dit en souriant Aramis. -- Je crois que vous naurez pas tous le même désintéressement que M. le comte de La Fère, dit Mazarin en se retournant vers Athos en le saluant. -- Ah? Monseigneur, vous avez raison, dit Aramis, et je suis heureux de voir que vous rendez enfin justice au comte. M. de La Fère est un esprit supérieur qui plane au-dessus des désirs vulgaires et des passions humaines; cest une âme antique et fière. M. le comte est un homme à part. Vous avez raison, Monseigneur, nous ne le valons pas, et nous sommes les premiers à le confesser avec vous. -- Aramis, dit Athos, raillez-vous? -- Non, mon cher comte, non, je dis ce que nous pensons et ce que pensent tous ceux qui vous connaissent. Mais vous avez raison, ce nest pas de vous quil sagit, cest de Monseigneur et de son indigne serviteur le chevalier dHerblay. -- Eh bien! que désirez-vous, monsieur, outre les conditions générales sur lesquelles nous reviendrons? -- Je désire, Monseigneur, quon donne la Normandie à madame de Longueville, avec labsolution pleine et entière, et cinq cent mille livres. Je désire que Sa Majesté le roi daigne être le parrain du fils dont elle vient daccoucher; puis que Monseigneur, après avoir assisté au baptême, aille présenter ses hommages à notre saint-père le pape. -- Cest-à-dire que vous voulez que je me démette de mes fonctions de ministre, que je quitte la France, que je mexile? -- Je veux que Monseigneur soit pape à la première vacance, me réservant alors de lui demander des indulgences plénières pour moi et mes amis. Mazarin fit une grimace intraduisible. -- Et vous, monsieur? demanda-t-il à dArtagnan. -- Moi, Monseigneur, dit le Gascon, je suis en tout point du même avis que M. le chevalier dHerblay, excepté sur le dernier article, sur lequel je diffère entièrement de lui. Loin de vouloir que Monseigneur quitte la France, je veux quil demeure premier ministre, car Monseigneur est un grand politique. Je tâcherai même, autant quil dépendra de moi, quil ait le dé sur la Fronde tout entière; mais à la condition quil se souviendra quelque peu des fidèles serviteurs du roi, et quil donnera la première compagnie de mousquetaires à quelquun que je désignerai. Et vous, du Vallon? -- Oui, à votre tour, monsieur, dit Mazarin, parlez. -- Moi, dit Porthos, je voudrais que monsieur le cardinal, pour honorer ma maison qui lui a donné asile, voulût bien, en mémoire de cette aventure, ériger ma terre en baronnie, avec promesse de lordre pour un de mes amis à la première promotion que fera Sa Majesté. -- Vous savez, monsieur, que pour recevoir lordre il faut faire ses preuves. -- Cet ami les fera. Dailleurs, sil le fallait absolument, Monseigneur lui dirait comment on évite cette formalité. Mazarin se mordit les lèvres, le coup était direct, et il reprit assez sèchement: -- Tout cela se concilie fort mal, ce me semble, messieurs; car si je satisfais les uns, je mécontente nécessairement les autres. Si je reste à Paris, je ne puis aller à Rome, si je deviens pape, je ne puis rester ministre, et si je ne suis pas ministre, je ne puis pas faire M. dArtagnan capitaine et M. du Vallon baron. -- Cest vrai, dit Aramis. Aussi, comme je fais minorité, je retire ma proposition en ce qui est du voyage de Rome et de la démission de Monseigneur. -- Je demeure donc ministre? dit Mazarin. -- Vous demeurez ministre, cest entendu, Monseigneur, dit dArtagnan; la France a besoin de vous. -- Et moi je me désiste de mes prétentions, reprit Aramis, Son Éminence restera premier ministre, et même favori de Sa Majesté, si elle veut maccorder, à moi et à mes amis, ce que nous demandons pour la France et pour nous. -- Occupez-vous de vous, messieurs, et laissez la France sarranger avec moi comme elle lentendra, dit Mazarin. -- Non pas! non pas! reprit Aramis, il faut un traité aux frondeurs, et Votre Éminence voudra bien le rédiger et le signer devant nous, en sengageant par le même traité à obtenir la ratification de la reine. -- Je ne puis répondre que de moi, dit Mazarin, je ne puis répondre de la reine. Et si Sa Majesté refuse? -- Oh! dit dArtagnan, Monseigneur sait bien que Sa Majesté na rien à lui refuser. -- Tenez, Monseigneur, dit Aramis, voici le traité proposé par la députation des frondeurs; plaise à Votre Éminence de le lire et de lexaminer. -- Je le connais, dit Mazarin. -- Alors, signez-le donc. -- Réfléchissez, messieurs, quune signature donnée dans les circonstances où nous sommes pourrait être considérée comme arrachée par la violence. -- Monseigneur sera là pour dire quelle a été donnée volontairement. -- Mais enfin, si je refuse? -- Alors, Monseigneur, dit dArtagnan, Votre Éminence ne pourra sen prendre quà elle des conséquences de son refus. -- Vous oseriez porter la main sur un cardinal? -- Vous lavez bien portée, Monseigneur, sur des mousquetaires de Sa Majesté! -- La reine me vengera, messieurs! -- Je nen crois rien, quoique je ne pense pas que la bonne envie lui en manque; mais nous irons à Paris avec Votre Éminence, et les Parisiens sont gens à nous défendre... -- Comme on doit être inquiet en ce moment à Rueil et à Saint- Germain! dit Aramis; comme on doit se demander où est le cardinal, ce quest devenu le ministre, où est passé le favori! comme on doit chercher Monseigneur dans tous les coins et recoins! comme on doit faire des commentaires, et si la Fronde sait la disparition de Monseigneur, comme la Fronde doit triompher! -- Cest affreux, murmura Mazarin. -- Signez donc le traité, Monseigneur, dit Aramis. -- Mais si je le signe et que la reine refuse de le ratifier? -- Je me charge daller voir Sa Majesté, dit dArtagnan, et dobtenir sa signature. -- Prenez garde, dit Mazarin, de ne pas recevoir à Saint-Germain laccueil que vous croyez avoir le droit dattendre. -- Ah bah! dit dArtagnan, je marrangerai de manière à être le bienvenu; je sais un moyen. -- Lequel? -- Je porterai à Sa Majesté la lettre par laquelle Monseigneur lui annonce le complet épuisement des finances. -- Ensuite? dit Mazarin pâlissant. -- Ensuite, quand je verrai Sa Majesté au comble de lembarras, je la mènerai à Rueil, je la ferai entrer dans lorangerie, et je lui indiquerai certain ressort qui fait mouvoir une caisse. -- Assez, monsieur, murmura le cardinal, assez! Où est le traité? -- Le voici, dit Aramis. -- Vous voyez que nous sommes généreux, dit dArtagnan, car nous pouvions faire bien des choses avec un pareil secret. -- Donc, signez, dit Aramis en lui présentant la plume. Mazarin se leva, se promena quelques instants, plutôt rêveur quabattu. Puis sarrêtant tout à coup: -- Et quand jaurai signé, messieurs, quelle sera ma garantie? -- Ma parole dhonneur, monsieur, dit Athos. Mazarin tressaillit, se retourna vers le comte de La Fère, examina un instant ce visage noble et loyal, et prenant la plume: -- Cela me suffit, monsieur le comte, dit-il. Et il signa. -- Et maintenant, monsieur dArtagnan, ajouta-t-il, préparez-vous à partir pour Saint-Germain et à porter une lettre de moi à la reine. XCV. Comme quoi avec une plume et une menace on fait plus vite et mieux quavec lépée et du dévouement DArtagnan connaissait sa mythologie: il savait que loccasion na quune touffe de cheveux par laquelle on puisse la saisir, et il nétait pas homme à la laisser passer sans larrêter par le toupet. Il organisa un système de voyage prompt et sûr en envoyant davance des chevaux de relais à Chantilly, de façon quil pouvait être à Paris en cinq ou six heures. Mais avant de partir, il réfléchit que, pour un garçon desprit et dexpérience, cétait une singulière position que de marcher à lincertain en laissant le certain derrière soi. -- En effet, se dit-il au moment de monter à cheval pour remplir sa dangereuse mission, Athos est un héros de roman pour la générosité; Porthos, une nature excellente, mais facile à influencer; Aramis, un visage hiéroglyphique, cest-à-dire toujours illisible. Que produiront ces trois éléments quand je ne serai plus là pour les relier entre eux?... la délivrance du cardinal peut-être. Or, la délivrance du cardinal, cest la ruine de nos espérances, et nos espérances sont jusquà présent lunique récompense de vingt ans de travaux près desquels ceux dHercule sont des oeuvres de pygmée. Il alla trouver Aramis. -- Vous êtes, vous, mon cher chevalier dHerblay, lui dit-il, la Fronde incarnée. Méfiez-vous donc dAthos, qui ne veut faire les affaires de personne, pas même les siennes. Méfiez-vous surtout de Porthos, qui, pour plaire au comte, quil regarde comme la Divinité sur la terre, laidera à faire évader Mazarin, si Mazarin a seulement lesprit de pleurer ou de faire de la chevalerie. Aramis sourit de son sourire fin et résolu à la fois. -- Ne craignez rien, dit-il, jai mes conditions à poser. Je ne travaille pas pour moi, mais pour les autres. Il faut que ma petite ambition aboutisse au profit de qui de droit. -- Bon, pensa dArtagnan, de ce côté je suis tranquille. Il serra la main dAramis et alla trouver Porthos. -- Ami, lui dit-il, vous avez tant travaillé avec moi à édifier notre fortune, jusquau moment où nous sommes sur le point de recueillir le fruit de nos travaux, ce serait une duperie ridicule à vous que de vous laisser dominer par Aramis, dont vous connaissez la finesse, finesse qui, nous pouvons le dire entre nous, nest pas toujours exempte dégoïsme; ou par Athos, homme noble et désintéressé, mais aussi homme blasé, qui, ne désirant plus rien pour lui-même, ne comprend pas que les autres aient des désirs. Que diriez-vous si lun ou lautre de nos deux amis vous proposait de laisser aller Mazarin? -- Mais je dirais que nous avons eu trop de mal à le prendre pour le lâcher ainsi. -- Bravo! Porthos, et vous auriez raison, mon ami; car avec lui vous lâcheriez votre baronnie, que vous tenez entre vos mains; sans compter quune fois hors dici Mazarin vous ferait pendre. -- Bon! vous croyez? -- Jen suis sûr. -- Alors je tuerais plutôt tout que de le laisser échapper. -- Et vous auriez raison. Il ne sagit pas, vous comprenez, quand nous avons cru faire nos affaires, davoir fait celles des frondeurs, qui dailleurs nentendent pas les questions politiques comme nous, qui sommes de vieux soldats. -- Nayez pas peur, cher ami, dit Porthos, je vous regarde par la fenêtre monter à cheval, je vous suis des yeux jusquà ce que vous ayez disparu, puis je reviens minstaller à la porte du cardinal, à une porte vitrée qui donne dans la chambre. De là je verrai tout, et au moindre geste suspect jextermine. -- Bravo! pensa dArtagnan, de ce côté, je crois, le cardinal sera bien gardé. Et il serra la main du seigneur de Pierrefonds et alla trouver Athos. -- Mon cher Athos, dit-il, je pars. Je nai quune chose à vous dire: vous connaissez Anne dAutriche, la captivité de M. de Mazarin garantit seule ma vie; si vous le lâchez, je suis mort. -- Il ne me fallait rien moins quune telle considération, mon cher dArtagnan, pour me décider à faire le métier de geôlier. Je vous donne ma parole que vous retrouverez le cardinal où vous le laissez. -- Voilà qui me rassure plus que toutes les signatures royales, pensa dArtagnan. Maintenant que jai la parole dAthos, je puis partir. DArtagnan partit effectivement seul, sans autre escorte que son épée et avec un simple laissez-passer de Mazarin pour parvenir près de la reine. Six heures après son départ de Pierrefonds, il était à Saint- Germain. La disparition de Mazarin était encore ignorée; Anne dAutriche seule la savait et cachait son inquiétude à ses plus intimes. On avait retrouvé dans la chambre de dArtagnan et de Porthos les deux soldats garrottés et bâillonnés. On leur avait immédiatement rendu lusage des membres et de la parole; mais ils navaient rien autre chose à dire que ce quils savaient, cest-à-dire comme ils avaient été harponnés, liés et dépouillés. Mais de ce quavaient fait Porthos et dArtagnan une fois sortis, par où les soldats étaient entrés, cest ce dont ils étaient aussi ignorants que tous les habitants du château. Bernouin seul en savait un peu plus que les autres. Bernouin, ne voyant pas revenir son maître et entendant sonner minuit, avait pris sur lui de pénétrer dans lorangerie. La première porte, barricadée avec les meubles, lui avait déjà donné quelques soupçons; mais cependant il navait voulu faire part de ses soupçons à personne, et avait patiemment frayé son passage au milieu de tout ce déménagement. Puis il était arrivé au corridor, dont il avait trouvé toutes les portes ouvertes. Il en était de même de la porte de la chambre dAthos et de celle du parc. Arrivé là, il lui fut facile de suivre les pas sur la neige. Il vit que ces pas aboutissaient au mur; de lautre côté, il retrouva la même trace, puis des piétinements de chevaux, puis les vestiges dune troupe de cavalerie tout entière qui sétait éloignée dans la direction dEnghien. Dès lors il navait plus conservé aucun doute que le cardinal eût été enlevé par les trois prisonniers, puisque les prisonniers étaient disparus avec lui, et il avait couru à Saint-Germain pour prévenir la reine de cette disparition. Anne dAutriche lui avait recommandé le silence, et Bernouin lavait scrupuleusement gardé; seulement elle avait fait prévenir M. le Prince, auquel elle avait tout dit, et M. le Prince avait aussitôt mis en campagne cinq ou six cents cavaliers, avec ordre de fouiller tous les environs et de ramener à Saint-Germain toute troupe suspecte qui séloignerait de Rueil, dans quelque direction que ce fût. Or, comme dArtagnan ne formait pas une troupe, puisquil était seul, puisquil ne séloignait pas de Rueil, puisquil allait à Saint-Germain, personne ne fit attention à lui, et son voyage ne fut aucunement entravé. En entrant dans la cour du vieux château, la première personne que vit notre ambassadeur fut maître Bernouin en personne, qui, debout sur le seuil, attendait des nouvelles de son maître disparu. À la vue de dArtagnan, qui entrait à cheval dans la cour dhonneur, Bernouin se frotta les yeux et crut se tromper. Mais dArtagnan lui fit de la tête un petit signe amical, mit pied à terre, et, jetant la bride de son cheval au bras dun laquais qui passait, il savança vers le valet de chambre, quil aborda le sourire sur les lèvres. -- Monsieur dArtagnan! sécria celui-ci, pareil à un homme qui a le cauchemar et qui parle en dormant; monsieur dArtagnan! -- Lui-même, monsieur Bernouin. -- Et que venez-vous faire ici? -- Apporter des nouvelles de M. de Mazarin, et des plus fraîches même. -- Et quest-il donc devenu? -- Il se porte comme vous et moi. -- Il ne lui est donc rien arrivé de fâcheux? -- Rien absolument. Il a seulement éprouvé le besoin de faire une course dans lÎle-de-France, et nous a priés, M. le comte de La Fère, M. du Vallon et moi, de laccompagner. Nous étions trop ses serviteurs pour lui refuser une pareille demande. Nous sommes partis hier soir, et nous voilà. -- Vous voilà. -- Son Éminence avait quelque chose à faire dire à Sa Majesté, quelque chose de secret et dintime, une mission qui ne pouvait être confiée quà un homme sûr, de sorte quelle ma envoyé à Saint-Germain. Ainsi donc, mon cher monsieur Bernouin, si vous voulez faire quelque chose qui soit agréable à votre maître, prévenez Sa Majesté que jarrive et dites-lui dans quel but. Quil parlât sérieusement ou que son discours ne fût quune plaisanterie, comme il était évident que dArtagnan était, dans les circonstances présentes, le seul homme qui pût tirer Anne dAutriche dinquiétude, Bernouin ne fit aucune difficulté daller la prévenir de cette singulière ambassade, et comme il lavait prévu, la reine lui donna lordre dintroduire à linstant même M. dArtagnan. DArtagnan sapprocha de sa souveraine avec toutes les marques du plus profond respect. Arrivé à trois pas delle, il mit un genou en terre et lui présenta la lettre. Cétait, comme nous lavons dit, une simple lettre, moitié dintroduction, moitié de créance. La reine la lut, reconnut parfaitement lécriture du cardinal, quoiquelle fût un peu tremblée; et comme cette lettre ne lui disait rien de ce qui sétait passé, elle demanda des détails. DArtagnan lui raconta tout avec cet air naïf et simple quil savait si bien prendre dans certaines circonstances. La reine, à mesure quil parlait, le regardait avec un étonnement progressif; elle ne comprenait pas quun homme osât concevoir une telle entreprise, et encore moins quil eût laudace de la raconter à celle dont lintérêt et presque le devoir était de la punir. -- Comment, monsieur! sécria, quand dArtagnan eut terminé son récit, la reine rouge dindignation, vous osez mavouer votre crime! me raconter votre trahison! -- Pardon, Madame, mais il me semble, ou que je me suis mal expliqué, ou que Votre Majesté ma mal compris; il ny a là-dedans ni crime ni trahison. M. de Mazarin nous tenait en prison, M. du Vallon et moi, parce que nous navons pu croire quil nous ait envoyés en Angleterre pour voir tranquillement couper le cou au roi Charles Ier, le beau-frère du feu roi votre mari, lépoux de Madame Henriette, votre soeur et votre hôte, et que nous avons fait tout ce que nous avons pu pour sauver la vie du martyr royal. Nous étions donc convaincus, mon ami et moi, quil y avait là- dessous quelque erreur dont nous étions victimes, et quune explication entre nous et Son Éminence était nécessaire. Or, pour quune explication porte ses fruits, il faut quelle se fasse tranquillement, loin du bruit des importuns. Nous avons en conséquence emmené M. le cardinal dans le château de mon ami, et là nous nous sommes expliqués. Eh bien! Madame, ce que nous avions prévu est arrivé, il y avait erreur. M. de Mazarin avait pensé que nous avions servi le général Cromwell, au lieu davoir servi le roi Charles, ce qui eût été une honte qui eût rejailli de nous à lui, de lui à Votre Majesté, une lâcheté qui eût taché à sa tige la royauté de votre illustre fils. Or, nous lui avons donné la preuve du contraire et cette preuve, nous sommes prêts à la donner à Votre Majesté elle-même, en en appelant à lauguste veuve qui pleure dans ce Louvre où la logée votre royale munificence. Cette preuve la si bien satisfait, quen signe de satisfaction il ma envoyé, comme Votre Majesté peut le voir, pour causer avec elle des réparations naturellement dues à des gentilshommes mal appréciés et persécutés à tort. Je vous écoute et vous admire, monsieur, dit Anne dAutriche. En vérité, jai rarement vu un pareil excès dimpudence. -- Allons, dit dArtagnan, voici Votre Majesté qui, à son tour, se trompe sur nos intentions comme avait fait M. de Mazarin. -- Vous êtes dans lerreur, monsieur, dit la reine, et je me trompe si peu, que dans dix minutes vous serez arrêté et que dans une heure je partirai pour aller délivrer mon ministre à la tête de mon armée. -- Je suis sûr que Votre Majesté ne commettra point une pareille imprudence, dit dArtagnan, dabord parce quelle serait inutile et quelle amènerait les plus graves résultats. Avant dêtre délivré, M. le cardinal serait mort, et Son Éminence est si bien convaincue de la vérité de ce que je dis quelle ma au contraire prié, dans le cas où je verrais Votre Majesté dans ces dispositions, de faire tout ce que je pourrais pour obtenir quelle change de projet. -- Eh bien! je me contenterai donc de vous faire arrêter. -- Pas davantage, Madame, car le cas de mon arrestation est aussi bien prévu que celui de la délivrance du cardinal. Si demain, à une heure fixe, je ne suis pas revenu, après-demain matin M. le cardinal sera conduit à Paris. -- On voit bien, monsieur, que vous vivez, par votre position, loin des hommes et des choses; car autrement vous sauriez que M. le cardinal a été cinq ou six fois à Paris, et cela depuis que nous en sommes sortis, et quil y a vu M. de Beaufort, M. de Bouillon, M. le coadjuteur, M. dElbeuf, et que pas un na eu lidée de le faire arrêter. -- Pardon, Madame, je sais tout cela; aussi nest-ce ni à M. de Beaufort, ni à M. de Bouillon, ni à M. le coadjuteur, ni à M. dElbeuf, que mes amis conduiront M. le cardinal, attendu que ces messieurs font la guerre pour leur propre compte, et quen leur accordant ce quils désirent M. le cardinal en aurait bon marché; mais bien au parlement, quon peut acheter en détail sans doute, mais que M. de Mazarin lui-même nest pas assez riche pour acheter en masse. -- Je crois, dit Anne dAutriche en fixant son regard, qui, dédaigneux chez une femme, devenait terrible chez une reine, je crois que vous menacez la mère de votre roi. -- Madame, dit dArtagnan, je menace parce quon my force. Je me grandis parce quil faut que je me place à la hauteur des événements et des personnes. Mais croyez bien une chose, Madame, aussi vrai quil y a un coeur qui bat pour vous dans cette poitrine, croyez bien que vous avez été lidole constante de notre vie, que nous avons, vous le savez bien, mon Dieu, risquée vingt fois pour Votre Majesté. Voyons, Madame, est-ce que Votre Majesté naura pas pitié de ses serviteurs, qui ont depuis vingt ans végété dans lombre, sans laisser échapper dans un seul soupir les secrets saints et solennels quils avaient eu le bonheur de partager avec vous? Regardez-moi, moi qui vous parle, Madame, moi que vous accusez délever la voix et de prendre un ton menaçant. Que suis-je? un pauvre officier sans fortune, sans abri, sans avenir, si le regard de ma reine, que jai si longtemps cherché, ne se fixe pas un moment sur moi. Regardez M. le comte de La Fère, un type de noblesse, une fleur de la chevalerie; il a pris parti contre sa reine, ou plutôt, non pas, il a pris parti contre son ministre, et celui-là na pas dexigences, que je crois. Voyez enfin M. du Vallon, cette âme fidèle, ce bras dacier, il attend depuis vingt ans de votre bouche un mot qui le fasse par le blason ce quil est par le sentiment et par la valeur. Voyez enfin votre peuple, qui est bien quelque chose pour une reine, votre peuple qui vous aime et qui cependant souffre, que vous aimez et qui cependant a faim, qui ne demande pas mieux que de vous bénir et qui cependant vous... Non, jai tort; jamais votre peuple ne vous maudira, Madame. Eh bien! dites un mot, et tout est fini, et la paix succède à la guerre, la joie aux larmes, le bonheur aux calamités. Anne dAutriche regarda avec un certain étonnement le visage martial de dArtagnan, sur lequel on pouvait lire une expression singulière dattendrissement. -- Que navez-vous dit tout cela avant dagir! dit-elle. -- Parce que, Madame, il sagissait de prouver à Votre Majesté une chose dont elle doutait, ce me semble: cest que nous avons encore quelque valeur, et quil est juste quon fasse quelque cas de nous. -- Et cette valeur ne reculerait devant rien, à ce que je vois? dit Anne dAutriche. -- Elle na reculé devant rien dans le passé, dit dArtagnan; pourquoi donc ferait-elle moins dans lavenir? -- Et cette valeur, en cas de refus, et par conséquent en cas de lutte, irait jusquà menlever moi-même au milieu de ma cour pour me livrer à la Fronde, comme vous voulez livrer mon ministre? Nous ny avons jamais songé, Madame, dit dArtagnan avec cette forfanterie gasconne qui nétait chez lui que de la naïveté; mais si nous lavions résolu entre nous quatre, nous le ferions bien certainement. -- Je devais le savoir, murmura Anne dAutriche, ce sont des hommes de fer. -- Hélas! Madame, dit dArtagnan, cela me prouve que cest seulement daujourdhui que Votre Majesté a une juste idée de nous. -- Bien, dit Anne, mais cette idée, si je lai enfin... -- Votre Majesté nous rendra justice. Nous rendant justice, elle ne nous traitera plus comme des hommes vulgaires. Elle verra en moi un ambassadeur digne des hauts intérêts quil est chargé de discuter avec vous. -- Où est le traité? -- Le voici. XCVI. Comme quoi avec une plume et une menace on fait plus vite et mieux quavec lépée et du dévouement (Suite) Anne dAutriche jeta les yeux, sur le traité que lui présentait dArtagnan. -- Je ny vois, dit-elle, que des conditions générales. Les intérêts de M. de Conti, de M. de Beaufort, de M. de Bouillon, de M. dElbeuf et de M. le coadjuteur y sont établis. Mais les vôtres? -- Nous nous rendons justice, Madame, tout en nous plaçant à notre hauteur. Nous avons pensé que nos noms nétaient pas dignes de figurer près de ces grands noms. -- Mais vous, vous navez pas renoncé, je présume, à mexposer vos prétentions de vive voix? -- Je crois que vous êtes une grande et puissante reine, Madame, et quil serait indigne de votre grandeur et de votre puissance de ne pas récompenser dignement les bras qui ramèneront Son Éminence à Saint-Germain. -- Cest mon intention, dit la reine; voyons, parlez. -- Celui qui a traité laffaire (pardon si je commence par moi, mais il faut bien que je maccorde limportance, non pas que jai prise, mais quon ma donnée), celui qui a traité laffaire du rachat de M. le cardinal doit être, ce me semble, pour que la récompense ne soit pas au-dessous de Votre Majesté, celui-là doit être fait chef des gardes, quelque chose comme capitaine des mousquetaires. -- Cest la place de M. de Tréville que vous me demandez là! -- La place est vacante, Madame, et depuis un an que M. de Tréville la quittée, il na point été remplacé. -- Mais cest une des premières charges militaires de la maison du roi! -- M. de Tréville était un simple cadet de Gascogne comme moi, Madame, et il a occupé cette charge vingt ans. -- Vous avez réponse à tout, monsieur, dit Anne dAutriche. Et elle prit sur un bureau un brevet quelle remplit et signa. Certes, Madame, dit dArtagnan en prenant le brevet et en sinclinant, voilà une belle et noble récompense; mais les choses de ce monde sont pleines dinstabilité, et un homme qui tomberait dans la disgrâce de Votre Majesté perdrait cette charge demain. -- Que voulez-vous donc alors? dit la reine, rougissant dêtre pénétrée par cet esprit aussi subtil que le sien. Cent mille livres pour ce pauvre capitaine des mousquetaires, payables le jour où ses services nagréeront plus à Votre Majesté. Anne hésita. -- Et dire que les Parisiens, reprit dArtagnan, offraient lautre jour, par arrêt du parlement, six cent mille livres à qui leur livrerait le cardinal mort ou vivant; vivant pour le pendre, mort pour le traîner à la voirie! -- Allons, dit Anne dAutriche, cest raisonnable, puisque vous ne demandez à une reine que le sixième de ce que proposait le parlement. Et elle signa une promesse de cent mille livres. -- Après? dit-elle. -- Madame, mon ami du Vallon est riche, et na par conséquent rien à désirer comme fortune; mais je crois me rappeler quil a été question entre lui et M. de Mazarin dériger sa terre en baronnie. Cest même, autant que je puis me le rappeler, une chose promise. -- Un croquant! dit Anne dAutriche. On en rira. -- Soit, dit dArtagnan. Mais je suis sûr dune chose, cest que ceux qui en riront devant lui ne riront pas deux fois. -- Va pour la baronnie, dit Anne dAutriche, et elle signa. -- Maintenant, reste le chevalier ou labbé dHerblay, comme Votre Majesté voudra. -- Il veut être évêque? -- Non pas, Madame, il désire une chose plus facile. -- Laquelle? -- Cest que le roi daigne être le parrain du fils de madame de Longueville. La reine sourit. -- M. de Longueville est de race royale, Madame, dit dArtagnan. -- Oui, dit la reine; mais son fils? -- Son fils, Madame... doit en être, puisque le mari de sa mère en est. -- Et votre ami na rien à demander de plus pour madame de Longueville? -- Non, Madame; car il présume que Sa Majesté le roi, daignant être le parrain de son enfant, ne peut pas faire à la mère, pour les relevailles, un cadeau de moins de cinq cent mille livres, en conservant, bien entendu, au père le gouvernement de la Normandie. -- Quant au gouvernement de la Normandie, je crois pouvoir mengager, dit la reine; mais quant aux cinq cent mille livres, M. le cardinal ne cesse de me répéter quil ny a plus dargent dans les coffres de État. -- Nous en chercherons ensemble, Madame, si Votre Majesté le permet, et nous en trouverons. -- Après? -- Après, Madame?... -- Oui. -- Cest tout. -- Navez-vous donc pas un quatrième compagnon? -- Si fait, Madame; M. le comte de La Fère. -- Que demande-t-il? -- Il ne demande rien. -- Rien? -- Non. -- Il y a au monde un homme qui, pouvant demander, ne demande pas? -- Il y a M. le comte de La Fère, Madame; M. le comte de La Fère nest pas un homme. -- Quest-ce donc? -- M. le comte de La Fère est un demi-dieu. -- Na-t-il pas un fils, un jeune homme, un parent, un neveu, dont Comminges ma parlé comme dun brave enfant, et qui a rapporté avec M. de Châtillon les drapeaux de Lens? -- Il a, comme Votre Majesté le dit, un pupille qui sappelle le vicomte de Bragelonne. -- Si on donnait à ce jeune homme un régiment, que dirait son tuteur? -- Peut-être accepterait-il. -- Peut-être! -- Oui, si Votre Majesté elle-même le priait daccepter. -- Vous lavez dit, monsieur, voilà un singulier homme. Eh bien, nous y réfléchirons, et nous le prierons peut-être. Êtes-vous content, monsieur? -- Oui, Votre Majesté. Mais il y a une chose que la reine na pas signée. -- Laquelle? -- Et cette chose est la plus, importante. -- Lacquiescement au traité? -- Oui. -- À quoi bon? je signe le traité demain. -- Il y a une chose que je crois pouvoir affirmer à Votre Majesté, dit dArtagnan: cest que si Votre Majesté ne signe pas cet acquiescement aujourdhui, elle ne trouvera pas le temps de signer plus tard. Veuillez donc, je vous en supplie, écrire au bas de ce programme, tout entier de la main de M. de Mazarin, comme vous le voyez: «Je consens à ratifier le traité proposé par les Parisiens.» Anne était prise, elle ne pouvait reculer, elle signa. Mais à peine eut-elle signé que lorgueil éclata en elle comme une tempête, et quelle se prit à pleurer. DArtagnan tressaillit en voyant ces larmes. Dès ce temps les reines pleuraient comme de simples femmes. Le Gascon secoua la tête. Ces larmes royales semblaient lui brûler le coeur. -- Madame, dit-il en sagenouillant, regardez le malheureux gentilhomme qui est à vos pieds, il vous prie de croire que sur un geste de Votre Majesté tout lui serait possible. Il a foi en lui- même, il a foi en ses amis, il veut aussi avoir foi en sa reine; et la preuve quil ne craint rien, quil ne spécule sur rien, cest quil ramènera M. de Mazarin à Votre Majesté sans conditions. Tenez, Madame, voici les signatures sacrées de Votre Majesté; si vous croyez devoir me les rendre, vous le ferez. Mais, à partir de ce moment, elles ne vous engagent plus à rien. Et dArtagnan, toujours à genoux, avec un regard flamboyant dorgueil et de mâle intrépidité, remit en masse à Anne dAutriche ces papiers quil avait arrachés un à un et avec tant de peine. Il y a des moments, car si tout nest pas bon, tout nest pas mauvais dans ce monde, il y a des moments où, dans les coeurs les plus secs et les plus froids, germe, arrosé par les larmes dune émotion extrême, un sentiment généreux, que le calcul et lorgueil étouffent si un autre sentiment ne sen empare pas à sa naissance. Anne était dans un de ces moments-là. DArtagnan, en cédant à sa propre émotion, en harmonie avec celle de la reine, avait accompli loeuvre dune profonde diplomatie; il fut donc immédiatement récompensé de son adresse ou de son désintéressement, selon quon voudra faire honneur à son esprit ou à son coeur de la raison qui le fit agir. -- Vous aviez raison, monsieur, dit Anne, je vous avais méconnu. Voici les actes signés que je vous rends librement; allez et ramenez-moi au plus vite le cardinal. -- Madame, dit dArtagnan, il y a vingt ans, jai bonne mémoire, que jai eu lhonneur, derrière une tapisserie de lHôtel de Ville, de baiser une de ces belles mains. -- Voici lautre, dit la reine, et pour que la gauche ne soit pas moins libérale que la droite (elle tira de son doigt un diamant à peu près pareil au premier), prenez et gardez cette bague en mémoire de moi. -- Madame, dit dArtagnan en se relevant, je nai plus quun désir, cest que la première chose que vous me demandiez, ce soit ma vie. Et, avec cette allure qui nappartenait quà lui, il se releva et sortit. -- Jai méconnu ces hommes, dit Anne dAutriche en regardant séloigner dArtagnan, et maintenant il est trop tard pour que je les utilise: dans un an le roi sera majeur! Quinze heures après, dArtagnan et Porthos ramenaient Mazarin à la reine, et recevaient, lun son brevet de lieutenant-capitaine des mousquetaires, lautre son diplôme de baron. -- Eh bien! êtes-vous contents? demanda Anne dAutriche. DArtagnan sinclina. Porthos tourna et retourna son diplôme entre ses doigts en regardant Mazarin. -- Quy a-t-il donc encore? demanda le ministre. -- Il y a, Monseigneur, quil avait été question dune promesse de chevalier de lordre à la première promotion. -- Mais, dit Mazarin, vous savez, monsieur le baron, quon ne peut être chevalier de lordre sans faire ses preuves. -- Oh! dit Porthos, ce nest pas pour moi, Monseigneur, que jai demandé le cordon bleu. -- Et pour qui donc? demanda Mazarin. -- Pour mon ami, M. le comte de La Fère. -- Oh! celui-là, dit la reine, cest autre chose: les preuves sont faites. -- Il laura? -- Il la. Le même jour le traité de Paris était signé, et lon proclamait partout que le cardinal sétait enfermé pendant trois jours pour lélaborer avec plus de soin. Voici ce que chacun gagnait à ce traité: M. de Conti avait Damvilliers, et, ayant fait ses preuves comme général, il obtenait de rester homme dépée et de ne pas devenir cardinal. De plus, on avait lâché quelques mots dun mariage avec une nièce de Mazarin; ces quelques mots avaient été accueillis avec faveur par le prince, à qui il importait peu avec qui on le marierait, pourvu quon le mariât. M. le duc de Beaufort faisait son entrée à la cour avec toutes les réparations dues aux offenses qui lui avaient été faites et tous les honneurs quavait droit de réclamer son rang. On lui accordait la grâce pleine et entière de ceux qui lavaient aidé dans sa fuite, la survivance de lamirauté que tenait le duc de Vendôme son père, et une indemnité pour ses maisons et châteaux que le parlement de Bretagne avait fait démolir. Le duc de Bouillon recevait des domaines dune égale valeur à sa principauté de Sedan, une indemnité pour les huit ans de non- jouissance de cette principauté, et le titre de prince accordé à lui et à ceux de sa maison. M. le duc de Longueville, le gouvernement du Pont-de-lArche, cinq cent mille livres pour sa femme et lhonneur de voir son fils tenu sur les fonts de baptême par le jeune roi et la jeune Henriette dAngleterre. Aramis stipula que ce serait Bazin qui officierait à cette solennité et que ce serait Planchet qui fournirait les dragées. Le duc dElbeuf obtint le paiement de certaines sommes dues à sa femme, cent mille livres pour laîné de ses fils et vingt-cinq mille pour chacun des trois autres. Il ny eut que le coadjuteur qui nobtint rien; on lui promit bien de négocier laffaire de son chapeau avec le pape; mais il savait quel fonds il fallait faire sur de pareilles promesses venant de la reine et de Mazarin. Tout au contraire de M. de Conti, ne pouvant devenir cardinal, il était forcé de demeurer homme dépée. Aussi, quand tout Paris se réjouissait de la rentrée du roi, fixée au surlendemain, Gondy seul, au milieu de lallégresse générale, était-il de si mauvaise humeur, quil envoya chercher à linstant deux hommes quil avait lhabitude de faire appeler quand il était dans cette disposition desprit. Ces deux hommes étaient, lun le comte de Rochefort, lautre le mendiant de Saint-Eustache. Ils vinrent avec leur ponctualité ordinaire, et le coadjuteur passa une partie de la nuit avec eux. XCVII. Où il est prouvé quil est quelquefois plus difficile aux rois de rentrer dans la capitale de leur royaume que den sortir Pendant que dArtagnan et Porthos étaient allés conduire le cardinal à Saint-Germain, Athos et Aramis, qui les avaient quittés à Saint-Denis, étaient rentrés à Paris. Chacun deux avait sa visite à faire. À peine débotté, Aramis courut à lHôtel de Ville, où était madame de Longueville. À la première nouvelle de la paix la belle duchesse jeta les hauts cris. La guerre la faisait reine, la paix amenait son abdication; elle déclara quelle ne signerait jamais au traité et quelle voulait une guerre éternelle. Mais lorsque Aramis lui eut présenté cette paix sous son véritable jour, cest-à-dire avec tous ses avantages, lorsquil lui eut montré, en échange de sa royauté précaire et contestée de Paris, la vice-royauté de Pont-de-lArche, cest-à-dire de la Normandie tout entière, lorsquil eut fait sonner à ses oreilles les cinq cent mille livres promises par le cardinal, lorsquil eut fait briller à ses yeux lhonneur que lui ferait le roi en tenant son enfant sur les fonts de baptême, madame de Longueville ne contesta plus que par lhabitude quont les jolies femmes de contester, et ne se défendit plus que pour se rendre. Aramis fit semblant de croire à la réalité de son opposition, et ne voulut pas à ses propres yeux sôter le mérite de lavoir persuadée. -- Madame, lui dit-il, vous avez voulu battre une bonne fois M. le Prince votre frère, cest-à-dire le plus grand capitaine de lépoque, et lorsque les femmes de génie le veulent, elles réussissent toujours. Vous avez réussi, M. le prince est battu, puisquil ne peut plus faire la guerre. Maintenant, attirez-le à notre parti. Détachez-le tout doucement de la reine, quil naime pas, et de M. de Mazarin, quil méprise. La Fronde est une comédie dont nous navons encore joué que le premier acte. Attendons M. de Mazarin au dénouement, cest-à-dire au jour où M. le Prince, grâce à vous, sera tourné contre la cour. Madame de Longueville fut persuadée. Elle était si bien convaincue du pouvoir de ses beaux yeux, la frondeuse duchesse, quelle ne douta point de leur influence, même sur M. de Condé, et la chronique scandaleuse du temps dit quelle navait pas trop présumé. Athos, en quittant Aramis à la place Royale, sétait rendu chez madame de Chevreuse. Cétait encore une frondeuse à persuader, mais celle-là était plus difficile à convaincre que sa jeune rivale; il navait été stipulé aucune condition en sa faveur. M. de Chevreuse nétait nommé gouverneur daucune province, et si la reine consentait à être marraine, ce ne pouvait être que de son petit-fils ou de sa petite-fille. Aussi, au premier mot de paix, madame de Chevreuse fronça-t-elle le sourcil, et malgré toute la logique dAthos pour lui montrer quune plus longue guerre était impossible, elle insista en faveur des hostilités. -- Belle amie, dit Athos, permettez-moi de vous dire que tout le monde est las de la guerre; quexcepté vous et M. le coadjuteur peut-être, tout le monde désire la paix. Vous vous ferez exiler comme du temps du roi Louis XIII. Croyez-moi, nous avons passé lâge des succès en intrigue, et vos beaux yeux ne sont pas destinés à séteindre en pleurant Paris, où il y aura toujours deux reines tant que vous y serez. -- Oh! dit la duchesse, je ne puis faire la guerre toute seule, mais je puis me venger de cette reine ingrate et de cet ambitieux favori, et... foi de duchesse! je me vengerai. -- Madame, dit Athos, je vous en supplie, ne faites pas un avenir mauvais à M. de Bragelonne; le voilà lancé, M. le Prince lui veut du bien, il est jeune, laissons un jeune roi sétablir! Hélas! excusez ma faiblesse, madame, il vient un moment où lhomme revit et rajeunit dans ses enfants. La duchesse sourit, moitié tendrement, moitié ironiquement. -- Comte, dit-elle, vous êtes, jen ai bien peur, gagné au parti de la cour. Navez-vous pas quelque cordon bleu dans votre poche? -- Oui, madame, dit Athos, jai celui de la Jarretière, que le roi Charles Ier, ma donné quelques jours avant sa mort. Le comte disait vrai; il ignorait la demande de Porthos et ne savait pas quil en eût un autre que celui-là. -- Allons! il faut devenir vieille femme, dit la duchesse rêveuse. Athos lui prit la main et la lui baisa. Elle soupira en le regardant. -- Comte, dit-elle, ce doit être une charmante habitation que Bragelonne. Vous êtes homme de goût; vous devez avoir de leau, des bois, des fleurs. Elle soupira de nouveau, et elle appuya sa tête charmante sur sa main coquettement recourbée et toujours admirable de forme et de blancheur. -- Madame, répliqua le comte, que disiez-vous donc tout à lheure? Jamais je ne vous ai vue si jeune, jamais je ne vous ai vue plus belle. La duchesse secoua la tête. -- M. de Bragelonne reste-t-il à Paris? dit-elle. -- Quen pensez-vous? demanda Athos. -- Laissez-le-moi, reprit la duchesse. -- Non pas, madame, si vous avez oublié lhistoire dOedipe, moi, je men souviens. -- En vérité, vous êtes charmant, comte, et jaimerais à vivre un mois à Bragelonne. -- Navez-vous pas peur de me faire bien des envieux, duchesse? répondit galamment Athos. -- Non, jirai incognito, comte, sous le nom de Marie Michon. -- Vous êtes adorable, madame. -- Mais Raoul, ne le laissez pas près de vous. -- Pourquoi cela? -- Parce quil est amoureux. -- Lui, un enfant! -- Aussi est-ce une enfant quil aime! Athos devant rêveur. -- Vous avez raison, duchesse, cet amour singulier pour une enfant de sept ans peut le rendre bien malheureux un jour; on va se battre en Flandre, il ira. -- Puis à son tour vous me lenverrez, je le cuirasserai contre lamour. -- Hélas! madame, dit Athos, aujourdhui lamour est comme la guerre, et la cuirasse y est devenue inutile. En ce moment Raoul entra; il venait annoncer au comte et à la duchesse que le comte de Guiche, son ami, lavait prévenu que lentrée solennelle du roi, de la reine et du ministre devait avoir lieu le lendemain. Le lendemain, en effet, dès la pointe du jour, la cour fit tous ses préparatifs pour quitter Saint-Germain. La reine, dès la veille au soir, avait fait venir dArtagnan. -- Monsieur, lui avait-elle dit, on massure que Paris nest pas tranquille. Jaurais peur pour le roi; mettez-vous à la portière de droite. -- Que Votre Majesté soit tranquille, dit dArtagnan; je réponds du roi. Et saluant la reine, il sortit. En sortant de chez la reine, Bernouin vint dire à dArtagnan que le cardinal lattendait pour des choses importantes. Il se rendit aussitôt chez le cardinal. -- Monsieur, lui dit-il, on parle démeute à Paris. Je me trouverai à la gauche du roi, et, comme je serai principalement menacé, tenez-vous à la portière de gauche. -- Que Votre Éminence se rassure, dit dArtagnan, on ne touchera pas à un cheveu de sa tête. -- Diable! fit-il une fois dans lantichambre, comment me tirer de là? je ne puis cependant pas être à la fois à la portière de gauche et à celle de droite. Ah bah! je garderai le roi, et Porthos gardera le cardinal. Cet arrangement convint à tout le monde, ce qui est assez rare. La reine avait confiance dans le courage de dArtagnan quelle connaissait, et le cardinal, dans la force de Porthos quil avait éprouvée. Le cortège se mit en route pour Paris dans un ordre arrêté davance; Guitaut et Comminges, en tête des gardes, marchaient les premiers; puis venait la voiture royale, ayant à lune de ses portières dArtagnan, à lautre Porthos; puis les mousquetaires, les vieux amis de dArtagnan depuis vingt-deux ans, leur lieutenant depuis vingt, leur capitaine depuis la veille. En arrivant à la barrière, la voiture fut saluée par de grands cris de: «Vive le roi!» et de: «Vive la reine!» Quelques cris de: «Vive Mazarin!» sy mêlèrent, mais neurent point déchos. On se rendait à Notre-Dame, où devait être chanté un _Te Deum._ Tout le peuple de Paris était dans les rues. On avait échelonné les Suisses sur toute la longueur de la route; mais, comme la route était longue, ils nétaient placés quà six ou huit pas de distance, et sur un seul homme de hauteur. Le rempart était donc tout à fait insuffisant, et de temps en temps la digue rompue par un flot de peuple avait toutes les peines du monde à se reformer. À chaque rupture, toute bienveillante dailleurs, puisquelle tenait au désir quavaient les Parisiens de revoir leur roi et leur reine, dont ils étaient privés depuis une année, Anne dAutriche regardait dArtagnan avec inquiétude, et celui-ci la rassurait avec un sourire. Mazarin, qui avait dépensé un millier de louis pour faire crier «Vive Mazarin!» et qui navait pas estimé les cris quil avait entendus à vingt pistoles, regardait aussi avec inquiétude Porthos; mais le gigantesque garde du corps répondait à ce regard avec une si belle voix de basse: «Soyez tranquille, Monseigneur», quen effet Mazarin se tranquillisa de plus en plus. En arrivant au Palais-Royal, on trouva la foule plus grande encore; elle avait afflué sur cette place par toutes les rues adjacentes, et lon voyait, comme une large rivière houleuse, tout ce flot populaire venant au-devant de la voiture, et roulant tumultueusement dans la rue Saint-Honoré. Lorsquon arriva sur la place, de grands cris de «Vivent Leurs Majestés!» retentirent. Mazarin se pencha à la portière. Deux ou trois cris de: «Vive le cardinal!» saluèrent son apparition; mais presque aussitôt des sifflets et des huées les étouffèrent impitoyablement. Mazarin pâlit et se jeta précipitamment en arrière. -- Canailles! murmura Porthos. DArtagnan ne dit rien, mais frisa sa moustache avec un geste particulier qui indiquait que sa belle humeur gasconne commençait à séchauffer. Anne dAutriche se pencha à loreille du jeune roi et lui dit tout bas: -- Faites un geste gracieux, et adressez quelques mots à M. dArtagnan, mon fils. Le jeune roi se pencha à la portière. -- Je ne vous ai pas encore souhaité le bonjour, monsieur dArtagnan, dit-il, et cependant je vous ai bien reconnu. Cest vous qui étiez derrière les courtines de mon lit, cette nuit où les Parisiens ont voulu me voir dormir. -- Et si le roi le permet, dit dArtagnan, cest moi qui serai près de lui toutes les fois quil y aura un danger à courir. -- Monsieur, dit Mazarin à Porthos, que feriez-vous si toute la foule se ruait sur nous? -- Jen tuerais le plus que je pourrais, Monseigneur, dit Porthos. -- Hum! fit Mazarin, tout brave et tout vigoureux que vous êtes, vous ne pourriez pas tout tuer. -- Cest vrai, dit Porthos en se haussant sur ses étriers pour mieux découvrir les immensités de la foule, cest vrai, il y en a beaucoup. -- Je crois que jaimerais mieux lautre, dit Mazarin. Et il se rejeta dans le fond du carrosse. La reine et son ministre avaient raison déprouver quelque inquiétude, du moins le dernier. La foule, tout en conservant les apparences du respect et même de laffection pour le roi et la régente, commençait à sagiter tumultueusement. On entendait courir de ces rumeurs sourdes qui, quand elles rasent les flots, indiquent la tempête, et qui, lorsquelles rasent la multitude, présagent lémeute. DArtagnan se retourna vers les mousquetaires et fit, en clignant de loeil, un signe imperceptible pour la foule, mais très compréhensible pour cette brave élite. Les rangs des chevaux se resserrèrent, et un léger frémissement courut parmi les hommes. À la barrière des Sergents on fut obligé de faire halte; Comminges quitta la tête de lescorte quil tenait, et vint au carrosse de la reine. La reine interrogea dArtagnan du regard; dArtagnan lui répondit dans le même langage. -- Allez en avant, dit la reine. Comminges regagna son poste. On fit un effort, et la barrière vivante fut rompue violemment. Quelques murmures sélevèrent de la foule, qui, cette fois, sadressaient aussi bien au roi quau ministre. -- En avant! cria dArtagnan à pleine voix. -- En avant! répéta Porthos. Mais, comme si la multitude neût attendu que cette démonstration pour éclater, tous les sentiments dhostilité quelle renfermait éclatèrent à la fois. Les cris: «À bas le Mazarin! À mort le cardinal!» retentirent de tous côtés. En même temps, par les rues de Grenelle-Saint-Honoré et du Coq, un double flot se rua qui rompit la faible haie des gardes suisses, et sen vint tourbillonner jusquaux jambes des chevaux de dArtagnan et de Porthos. Cette nouvelle irruption était plus dangereuse que les autres, car elle se composait de gens armés, et mieux armés même que ne le sont les hommes du peuple en pareil cas. On voyait que ce dernier mouvement nétait par leffet du hasard qui aurait réuni un certain nombre de mécontents sur le même point, mais la combinaison dun esprit hostile qui avait organisé une attaque. Ces deux masses étaient conduites chacune par un chef, lun qui semblait appartenir, non pas au peuple, mais même à lhonorable corporation des mendiants; lautre que, malgré son affectation à imiter les airs du peuple, il était facile de reconnaître pour un gentilhomme. Tous deux agissaient évidemment poussés par une même impulsion. Il y eut une vive secousse qui retentit jusque dans la voiture royale; puis des milliers de cris, formant une vraie clameur, se firent entendre, entrecoupés de deux ou trois coups de feu. -- À moi les mousquetaires! sécria dArtagnan. Lescorte se sépara en deux files; lune passa à droite du carrosse, lautre à gauche; lune vint au secours de dArtagnan, lautre de Porthos. Alors une mêlée sengagea, dautant plus terrible quelle navait pas de but, dautant plus funeste quon ne savait ni pourquoi ni pour qui on se battait. XCVIII. Où il est prouvé quil est quelquefois plus difficile aux rois de rentrer dans la capitale de leur royaume que den sortir (Suite) Comme tous les mouvements de la populace, le choc de cette foule fut terrible; les mousquetaires, peu nombreux, mal alignés, ne pouvant, au milieu de cette multitude, faire circuler leurs chevaux, commencèrent par être entamés. DArtagnan avait voulu faire baisser les mantelets de la voiture, mais le jeune roi avait étendu le bras en disant: -- Non, monsieur dArtagnan, je veux voir. -- Si Votre Majesté veut voir, dit dArtagnan, eh bien, quelle regarde! Et se retournant avec cette furie qui le rendait si terrible, dArtagnan bondit vers le chef des émeutiers, qui, un pistolet dune main, une large épée de lautre, essayait de se frayer un passage jusquà la portière, en luttant avec deux mousquetaires. -- Place, mordioux! cria dArtagnan, place! À cette voix, lhomme au pistolet et à la large épée leva la tête; mais il était déjà trop tard: le coup de dArtagnan était porté; la rapière lui avait traversé la poitrine. -- Ah! ventre-saint-gris! cria dArtagnan, essayant trop tard de retenir le coup, que diable veniez-vous faire ici, comte? -- Accomplir ma destinée, dit Rochefort en tombant sur un genou. Je me suis déjà relevé de trois de vos coups dépée; mais je ne me relèverai pas du quatrième. -- Comte, dit dArtagnan avec une certaine émotion, jai frappé sans savoir que ce fût vous. Je serais fâché, si vous mouriez, que vous mourussiez avec des sentiments de haine contre moi. Rochefort tendit la main à dArtagnan. DArtagnan la lui prit. Le comte voulut parler, mais une gorgée de sang étouffa sa parole, il se raidit dans une dernière convulsion et expira. -- Arrière, canaille! cria dArtagnan. Votre chef est mort, et vous navez plus rien à faire ici. En effet, comme si le comte de Rochefort eût été lâme de lattaque qui se portait de ce côté du carrosse du roi, toute la foule qui lavait suivi et qui lui obéissait prit la fuite en le voyant tomber. DArtagnan poussa une charge avec une vingtaine de mousquetaires dans la rue du Coq et cette partie de lémeute disparut comme une fumée, en séparpillant sur la place de Saint- Germain-lAuxerrois et en se dirigeant vers les quais. DArtagnan revint pour porter secours à Porthos, si Porthos en avait besoin; mais Porthos, de son côté, avait fait son oeuvre avec la même conscience que dArtagnan. La gauche du carrosse était non moins bien déblayée que la droite, et lon relevait le mantelet de la portière que Mazarin, moins belliqueux que le roi, avait pris la précaution de faire baisser. Porthos avait lair fort mélancolique. -- Quelle diable de mine faites-vous donc là, Porthos? et quel singulier air vous avez pour un victorieux! -- Mais vous-même, dit Porthos, vous me semblez tout ému! -- Il y a de quoi, mordioux! je viens de tuer un ancien ami. -- Vraiment! dit Porthos. Qui donc? -- Ce pauvre comte de Rochefort!... -- Eh bien! cest comme moi, je viens de tuer un homme dont la figure ne mest pas inconnue; malheureusement je lai frappé à la tête, et en un instant il a eu le visage plein de sang. -- Et il na rien dit en tombant? -- Si fait, il a dit... Ouf! -- Je comprends, dit dArtagnan ne pouvant sempêcher de rire, que, sil na pas dit autre chose, cela na pas dû vous éclairer beaucoup. -- Eh bien, monsieur? demanda la reine. -- Madame, dit dArtagnan, la route est parfaitement libre, et Votre Majesté peut continuer son chemin. En effet, tout le cortège arriva sans autre accident dans léglise Notre-Dame, sous le portail de laquelle tout le clergé, le coadjuteur en tête, attendait le roi, la reine et le ministre, pour la bienheureuse rentrée desquels on allait chanter le _Te Deum._ Pendant le service et vers le moment où il tirait à sa fin, un gamin tout effaré entra dans léglise, courut à la sacristie, shabilla rapidement en enfant de choeur, et fendant, grâce au respectable uniforme dont il venait de se couvrir, la foule qui encombrait le temple, il sapprocha de Bazin, qui, revêtu de sa robe bleue et sa baleine garnie dargent à la main, se tenait gravement placé en face du Suisse à lentrée du choeur. Bazin sentit quon le tirait par sa manche. Il abaissa vers la terre ses yeux béatement levés vers le ciel, et reconnut Friquet. -- Eh bien! drôle, quy a-t-il, que vous osez me déranger dans lexercice de mes fonctions? demanda le bedeau. -- Il y a, monsieur Bazin, dit Friquet, que M. Maillard, vous savez bien, le donneur deau bénite à Saint-Eustache... -- Oui, après?... -- Eh bien! il a reçu dans la bagarre un coup dépée sur la tête; cest ce grand géant qui est là, vous voyez, brodé sur toutes les coutures, qui le lui a donné. -- Oui? en ce cas, dit Bazin, il doit être bien malade. -- Si malade quil se meurt, et quil voudrait, avant de mourir, se confesser à M. le coadjuteur, qui a pouvoir, à ce quon dit, de remettre les gros péchés. -- Et il se figure que M. le coadjuteur se dérangera pour lui? -- Oui, certainement, car il paraît que M. le coadjuteur le lui a promis. -- Et qui ta dit cela? -- M. Maillard lui-même. -- Tu las donc vu? -- Certainement, jétais là quand il est tombé. -- Et que faisais-tu là? -- Tiens! je criais: «À bas Mazarin! à mort le cardinal! à la potence litalien!» Nest-ce pas cela que vous maviez dit de crier? -- Veux-tu te taire, petit drôle! dit Bazin en regardant avec inquiétude autour de lui. -- De sorte quil ma dit, ce pauvre M. Maillard: «Va chercher M. le coadjuteur, Friquet, et si tu me lamènes, je te fais mon héritier.» Dites donc, père Bazin, lhéritier de M. Maillard, le donneur deau bénite à Saint-Eustache! hein! je nai plus quà me croiser les bras! Cest égal, je voudrais bien lui rendre ce service-là, quen dites-vous? -- Je vais prévenir M. le coadjuteur, dit Bazin. En effet, il sapprocha respectueusement et lentement du prélat, lui dit à loreille quelques mots, auxquels celui-ci répondit par un signe affirmatif, et revenant du même pas quil était allé: -- Va dire au moribond quil prenne patience, Monseigneur sera chez lui dans une heure. -- Bon, dit Friquet, voilà ma fortune faite. -- À propos, dit Bazin, où sest-il fait porter? -- À la tour Saint-Jacques-la-Boucherie. Et, enchanté du succès de son ambassade, Friquet, sans quitter son costume denfant de choeur, qui dailleurs lui donnait une plus grande facilité de parcours, sortit de la basilique et prit, avec toute la rapidité dont il était capable, la route de la tour Saint-Jacques-la-Boucherie. En effet, aussitôt le _Te Deum_ achevé, le coadjuteur, comme il lavait promis, et sans même quitter ses habits sacerdotaux, sachemina à son tour vers la vieille tour quil connaissait si bien. Il arrivait à temps. Quoique plus bas de moment en moment, le blessé nétait pas encore mort. On lui ouvrit la porte de la pièce où agonisait le mendiant. Un instant après Friquet sortit en tenant à la main un gros sac de cuir quil ouvrit aussitôt quil fut hors de la chambre, et quà son grand étonnement il trouva plein dor. Le mendiant lui avait tenu parole et lavait fait son héritier. -- Ah! mère Nanette, sécria Friquet suffoqué, ah! mère Nanette! Il nen put dire davantage; mais la force qui lui manquait pour parler lui resta pour agir. Il prit vers la rue une course désespérée, et, comme le Grec de Marathon tombant sur la place dAthènes son laurier à la main, Friquet arriva sur le seuil du conseiller Broussel, et tomba en arrivant, éparpillant sur le parquet les louis qui dégorgeaient de son sac. La mère Nanette commença par ramasser les louis, et ensuite ramassa Friquet. Pendant ce temps, le cortège rentrait au Palais-Royal. -- Cest un bien vaillant homme, ma mère, que ce M. dArtagnan, dit le jeune roi. -- Oui, mon fils, et qui a rendu de bien grands services à votre père. Ménagez-le donc pour lavenir. Monsieur le capitaine, dit en descendant de voiture le jeune roi à dArtagnan, Madame la reine me charge de vous inviter à dîner pour aujourdhui, vous et votre ami le baron du Vallon. Cétait un grand honneur pour dArtagnan et pour Porthos; aussi Porthos était-il transporté. Cependant, pendant toute la durée du repas, le digne gentilhomme parut tout préoccupé. -- Mais quaviez-vous donc, baron? lui dit dArtagnan en descendant lescalier du Palais-Royal; vous aviez lair tout soucieux pendant le dîner. -- Je cherchais, dit Porthos, à me rappeler où jai vu ce mendiant que je dois avoir tué. -- Et vous ne pouvez en venir à bout? -- Non. -- Eh bien! cherchez, mon ami, cherchez; quand vous laurez trouvé, vous me le direz, nest-ce pas? -- Pardieu! fit Porthos. Conclusion En rentrant chez eux, les deux amis trouvèrent une lettre dAthos qui leur donnait rendez-vous au Grand-Charlemagne pour le lendemain matin. Tous deux se couchèrent de bonne heure, mais ni lun ni lautre ne dormit. On narrive pas ainsi au but de tous ses désirs sans que ce but atteint nait linfluence de chasser le sommeil, au moins pendant la première nuit. Le lendemain, à lheure indiquée, tous deux se rendirent chez Athos. Ils trouvèrent le comte et Aramis en habits de voyage. -- Tiens! dit Porthos, nous partons donc tous? Moi aussi jai fait mes apprêts ce matin. -- Oh! mon Dieu, oui, dit Aramis, il ny a plus rien à faire à Paris du moment où il ny a plus de Fronde. Madame de Longueville ma invité à aller passer quelques jours en Normandie, et ma chargé, tandis quon baptiserait son fils, daller lui faire préparer ses logements à Rouen. Je vais macquitter de cette commission; puis, sil ny a rien de nouveau, je retournerai mensevelir dans mon couvent de Noisy-le-Sec. -- Et moi, dit Athos, je retourne à Bragelonne. Vous le savez, mon cher dArtagnan, je ne suis plus quun bon et brave campagnard. Raoul na dautre fortune que ma fortune, pauvre enfant! et il faut que je veille sur elle, puisque je ne suis en quelque sorte quun prête-nom. -- Et Raoul, quen faites-vous? -- Je vous le laisse, mon ami. On va faire la guerre en Flandre, vous lemmènerez; jai peur que le séjour de Blois ne soit dangereux à sa jeune tête. Emmenez-le et apprenez-lui à être brave et loyal comme vous. -- Et moi, dit dArtagnan, je ne vous aurai plus, Athos, mais au moins je laurai, cette chère tête blonde; et, quoique ce ne soit quun enfant, comme votre âme tout entière revit en lui, cher Athos, je croirai toujours que vous êtes là près de moi, maccompagnant et me soutenant. Les quatre amis sembrassèrent les larmes aux yeux. Puis ils se séparèrent sans savoir sils se reverraient jamais. DArtagnan revint rue Tiquetonne avec Porthos, toujours préoccupé et toujours cherchant quel était cet homme quil avait tué. En arrivant devant lhôtel de La Chevrette, on trouva les équipages du baron prêts et Mousqueton en selle. -- Tenez, dArtagnan, dit Porthos, quittez lépée et venez avec moi à Pierrefonds, à Bracieux ou au Vallon; nous vieillirons ensemble en parlant de nos compagnons. -- Non pas! dit dArtagnan. Peste! on va ouvrir la campagne, et je veux en être; jespère bien y gagner quelque chose! -- Et quespérez-vous donc devenir? -- Maréchal de France, pardieu! -- Ah! ah! fit Porthos en regardant dArtagnan, aux gasconnades duquel il navait jamais pu se faire entièrement. -- Venez avec moi, Porthos, dit dArtagnan, je vous ferai duc. -- Non, dit Porthos, Mouston ne veut plus faire la guerre. Dailleurs on ma ménagé une entrée solennelle chez moi, qui va faire crever de pitié tous mes voisins. -- À ceci, je nai rien à répondre, dit dArtagnan qui connaissait la vanité du nouveau baron. Au revoir donc, mon ami. -- Au revoir, cher capitaine, dit Porthos. Vous savez que lorsque vous me voudrez venir voir, vous serez toujours le bienvenu dans ma baronnie. -- Oui, dit dArtagnan, au retour de la campagne jirai. -- Les équipages de M. le baron attendent, dit Mousqueton. Et les deux amis se séparèrent après sêtre serré la main. DArtagnan resta sur la porte, suivant dun oeil mélancolique Porthos qui séloignait. Mais au bout de vingt pas, Porthos sarrêta tout court, se frappa le front et revint. -- Je me rappelle, dit-il. -- Quoi? demanda dArtagnan. -- Quel est ce mendiant que jai tué. -- Ah vraiment! qui est-ce? -- Cest cette canaille de Bonacieux. Et Porthos, enchanté davoir lesprit libre, rejoignit Mousqueton, avec lequel il disparut au coin de la rue. DArtagnan demeura un instant immobile et pensif puis, en se retournant il aperçut la belle Madeleine, qui, inquiète des nouvelles grandeurs de dArtagnan, se tenait debout sur le seuil de la porte. -- Madeleine, dit le Gascon, donnez-moi lappartement du premier; je suis obligé de représenter, maintenant que je suis capitaine des mousquetaires. Mais gardez-moi toujours la chambre du cinquième; on ne sait ce qui peut arriver. FIN *** End of this LibraryBlog Digital Book "Vingt ans après" *** Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.