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Title: Vingt ans après
Author: Dumas père, Alexandre, 1802-1870
Language: French
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Alexandre Dumas

VINGT ANS APRÈS

(1845)


Table des matières

I. Le fantôme de Richelieu
II. Une ronde de nuit
III. Deux anciens ennemis
IV. Anne d’Autriche à quarante-six ans
V. Gascon et Italien
VI. D’Artagnan à quarante ans
VII. D’Artagnan est embarrassé, mais une de nos anciennes
connaissances lui vient en aide
VIII. Des influences différentes que peut avoir une demi-pistole
sur un bedeau et sur un enfant de choeur
IX. Comment d’Artagnan, en cherchant bien loin Aramis, s’aperçut
qu’il était en croupe derrière Planchet
X. L’abbé d’Herblay
XI. Les deux Gaspards
XII. M. Porthos du Vallon de Bracieux de Pierrefonds
XIII. Comment d’Artagnan s’aperçut, en retrouvant Porthos, que la
fortune ne fait pas le bonheur
XIV. Où il est démontré que, si Porthos était mécontent de son
état, Mousqueton était fort satisfait du sien
XV. Deux têtes d’ange
XVI. Le château de Bragelonne
XVII. La diplomatie d’Athos
XVIII. M. de Beaufort
XIX. Ce à quoi se récréait M. le duc de Beaufort au donjon de
Vincennes
XX. Grimaud entre en fonctions
XXI. Ce que contenaient les pâtés du successeur du père Marteau
XXII. Une aventure de Marie Michon
XXIII. L’abbé Scarron
XXIV. Saint-Denis
XXV. Un des quarante moyens d’évasion de Monsieur de Beaufort
XXVI. D’Artagnan arrive à propos
XXVII. La grande route
XXVIII. Rencontre
XXIX. Le bonhomme Broussel
XXX. Quatre anciens amis s’apprêtent à se revoir
XXXI. La place Royale
XXXII. Le bac de l’Oise
XXXIII. Escarmouche
XXXIV. Le moine
XXXV. L’absolution
XXXVI. Grimaud parle
XXXVII. La veille de la bataille
XXXVIII. Un dîner d’autrefois
XXXIX. La lettre de Charles Ier
XL. La lettre de Cromwell
XLI. Mazarin et Madame Henriette
XLII. Comment les malheureux prennent parfois le hasard pour la
providence
XLIII. L’oncle et le neveu
XLIV. Paternité
XLV. Encore une reine qui demande secours
XLVI. Où il est prouvé que le premier mouvement est toujours le
bon
XLVII. Le Te Deum de la victoire de Lens
XLVIII. Le mendiant de Saint-Eustache
XLIX. La tour de Saint-Jacques-la-Boucherie
L. L’émeute
LI. L’émeute se fait révolte
LII. Le malheur donne de la mémoire
LIII. L’entrevue
LIV. La fuite
LV. Le carrosse de M. le coadjuteur
LVI. Comment d’Artagnan et Porthos gagnèrent, l’un deux cent dix-
neuf, et l’autre deux cent quinze louis, à vendre de la paille
LVII. On a des nouvelles d’Aramis
LVIII. L’Écossais, parjure à sa foi, pour un denier vendit son roi
LIX. Le vengeur
LX. Olivier Cromwell
LXI. Les gentilshommes
LXII. Jésus Seigneur
LXIII. Où il est prouvé que dans les positions les plus difficiles
les grands coeurs ne perdent jamais le courage, ni les bons
estomacs l’appétit
LXIV. Salut à la Majesté tombée
LXV. D’Artagnan trouve un projet
LXVI. La partie de lansquenet
LXVII. Londres
LXVIII. Le procès
LXIX. White-Hall
LXX. Les ouvriers
LXXI. Remember
LXXII. L’homme masqué
LXXIII. La maison de Cromwell
LXXIV. Conversation
LXXV. La felouque «L’Éclair»
LXXVI. Le vin de Porto
LXXVII. Le vin de Porto (Suite)
LXXVIII. Fatality
LXXIX. Où, après avoir manqué d’être rôti, Mousqueton manqua
d’être mangé
LXXX. Retour
LXXXI. Les ambassadeurs
LXXXII. Les trois lieutenants du généralissime
LXXXIII. Le combat de Charenton
LXXXIV. La route de Picardie
LXXXV. La reconnaissance d’Anne d’Autriche
LXXXVI. La royauté de M. de Mazarin
LXXXVII. Précautions
LXXXVIII. L’esprit et le bras
LXXXIX. L’esprit et le bras (Suite)
XC. Le bras et l’esprit
XCI. Le bras et l’esprit (Suite)
XCII. Les oubliettes de M. de Mazarin
XCIII. Conférences
XCIV. Où l’on commence à croire que Porthos sera enfin baron et
d’Artagnan capitaine
XCV. Comme quoi avec une plume et une menace on fait plus vite et
mieux qu’avec l’épée et du dévouement
XCVI. Comme quoi avec une plume et une menace on fait plus vite et
mieux qu’avec l’épée et du dévouement (Suite)
XCVII. Où il est prouvé qu’il est quelquefois plus difficile aux
rois de rentrer dans la capitale de leur royaume que d’en sortir
XCVIII. Où il est prouvé qu’il est quelquefois plus difficile aux
rois de rentrer dans la capitale de leur royaume que d’en sortir
(Suite)
Conclusion



I. Le fantôme de Richelieu

Dans une chambre du palais Cardinal que nous connaissons déjà,
près d’une table à coins de vermeil, chargée de papiers et de
livres, un homme était assis la tête appuyée dans ses deux mains.

Derrière lui était une vaste cheminée, rouge de feu, et dont les
tisons enflammés s’écroulaient sur de larges chenets dorés. La
lueur de ce foyer éclairait par-derrière le vêtement magnifique de
ce rêveur, que la lumière d’un candélabre chargé de bougies
éclairait par-devant.

À voir cette simarre rouge et ces riches dentelles, à voir ce
front pâle et courbé sous la méditation, à voir la solitude de ce
cabinet, le silence des antichambres, le pas mesuré des gardes sur
le palier, on eût pu croire que l’ombre du cardinal de Richelieu
était encore dans sa chambre.

Hélas! c’était bien en effet seulement l’ombre du grand homme. La
France affaiblie, l’autorité du roi méconnue, les grands redevenus
forts et turbulents, l’ennemi rentré en deçà des frontières, tout
témoignait que Richelieu n’était plus là.

Mais ce qui montrait encore mieux que tout cela que la simarre
rouge n’était point celle du vieux cardinal, c’était cet isolement
qui semblait, comme nous l’avons dit, plutôt celui d’un fantôme
que celui d’un vivant; c’étaient ces corridors vides de
courtisans, ces cours pleines de gardes; c’était le sentiment
railleur qui montait de la rue et qui pénétrait à travers les
vitres de cette chambre ébranlée par le souffle de toute une ville
liguée contre le ministre; c’étaient enfin des bruits lointains et
sans cesse renouvelés de coups de feu, tirés heureusement sans but
et sans résultat, mais seulement pour faire voir aux gardes, aux
Suisses, aux mousquetaires et aux soldats qui environnaient le
Palais-Royal, car le palais Cardinal lui-même avait changé de nom,
que le peuple aussi avait des armes.

Ce fantôme de Richelieu, c’était Mazarin.

Or, Mazarin était seul et se sentait faible.

-- Étranger! murmurait-il; Italien! voilà leur grand mot lâché!
avec ce mot, ils ont assassiné, pendu et dévoré Concini, et, si je
les laissais faire, ils m’assassineraient, me pendraient et me
dévoreraient comme lui, bien que je ne leur aie jamais fait
d’autre mal que de les pressurer un peu. Les niais! ils ne sentent
donc pas que leur ennemi, ce n’est point cet Italien qui parle mal
le français, mais bien plutôt ceux-là qui ont le talent de leur
dire des belles paroles avec un si pur et si bon accent parisien.

«Oui, oui, continuait le ministre avec son sourire fin, qui cette
fois semblait étrange sur ses lèvres pâles, oui, vos rumeurs me le
disent, le sort des favoris est précaire; mais, si vous savez
cela, vous devez savoir aussi que je ne suis point un favori
ordinaire, moi! Le comte d’Essex avait une bague splendide et
enrichie de diamants que lui avait donnée sa royale maîtresse;
moi, je n’ai qu’un simple anneau avec un chiffre et une date, mais
cet anneau a été béni dans la chapelle du Palais-Royal; aussi,
moi, ne me briseront-ils pas selon leurs voeux. Ils ne
s’aperçoivent pas qu’avec leur éternel cri: «À bas le Mazarin!» je
leur fais crier tantôt vive M. de Beaufort, tantôt vive M. le
Prince, tantôt vive le parlement! Eh bien! M. de Beaufort est à
Vincennes, M. le Prince ira le rejoindre un jour ou l’autre, et le
parlement...

Ici le sourire du cardinal prit une expression de haine dont sa
figure douce paraissait incapable.

-- Eh bien! le parlement... nous verrons ce que nous en ferons du
parlement; nous avons Orléans et Montargis. Oh! j’y mettrai le
temps; mais ceux qui ont commencé à crier à bas le Mazarin
finiront par crier à bas tous ces gens-là, chacun à son tour.
Richelieu, qu’ils haïssaient quand il était vivant, et dont ils
parlent toujours depuis qu’il est mort, a été plus bas que moi;
car il a été chassé plusieurs fois, et plus souvent encore il a
craint de l’être. La reine ne me chassera jamais, moi, et si je
suis contraint de céder au peuple, elle cédera avec moi; si je
fuis, elle fuira, et nous verrons alors ce que feront les rebelles
sans leur reine et sans leur roi. Oh! si seulement je n’étais pas
étranger, si seulement j’étais Français, si seulement j’étais
gentilhomme!

Et il retomba dans sa rêverie.

En effet, la position était difficile, et la journée qui venait de
s’écouler l’avait compliquée encore. Mazarin, toujours éperonné
par sa sordide avarice, écrasait le peuple d’impôts, et ce peuple,
à qui il ne restait que l’âme, comme le disait l’avocat général
Talon, et encore parce qu’on ne pouvait vendre son âme à l’encan,
le peuple, à qui on essayait de faire prendre patience avec le
bruit des victoires qu’on remportait, et qui trouvait que les
lauriers n’étaient pas viande dont il pût se nourrir, le peuple
depuis longtemps avait commencé à murmurer.

Mais ce n’était pas tout; car lorsqu’il n’y a que le peuple qui
murmure, séparée qu’elle en est par la bourgeoisie et les
gentilshommes, la cour ne l’entend pas; mais Mazarin avait eu
l’imprudence de s’attaquer aux magistrats! il avait vendu douze
brevets de maître des requêtes, et, comme les officiers payaient
leurs charges fort cher, et que l’adjonction de ces douze nouveaux
confrères devait en faire baisser le prix, les anciens s’étaient
réunis, avaient juré sur les Évangiles de ne point souffrir cette
augmentation et de résister à toutes les persécutions de la cour,
se promettant les uns aux autres qu’au cas où l’un d’eux, par
cette rébellion, perdrait sa charge, ils se cotiseraient pour lui
en rembourser le prix.

Or, voici ce qui était arrivé de ces deux côtés:

Le 7 de janvier, sept à huit cents marchands de Paris s’étaient
assemblés et mutinés à propos d’une nouvelle taxe qu’on voulait
imposer aux propriétaires de maisons, et ils avaient député dix
d’entre eux pour parler au duc d’Orléans, qui, selon sa vieille
habitude, faisait de la popularité. Le duc d’Orléans les avait
reçus, et ils lui avaient déclaré qu’ils étaient décidés à ne
point payer cette nouvelle taxe, dussent-ils se défendre à main
armée contre les gens du roi qui viendraient pour la percevoir. Le
duc d’Orléans les avait écoutés avec une grande complaisance, leur
avait fait espérer quelque modération, leur avait promis d’en
parler à la reine et les avait congédiés avec le mot ordinaire des
princes: «On verra.»

De leur côté, le 9, les maîtres des requêtes étaient venus trouver
le cardinal, et l’un d’eux, qui portait la parole pour tous les
autres, lui avait parlé avec tant de fermeté et de hardiesse, que
le cardinal en avait été tout étonné; aussi les avait-il renvoyés
en disant comme le duc d’Orléans, que l’on verrait.

Alors, pour _voir_, on avait assemblé le conseil et l’on avait
envoyé chercher le surintendant des finances d’Emery.

Ce d’Emery était fort détesté du peuple, d’abord parce qu’il était
surintendant des finances, et que tout surintendant des finances
doit être détesté; ensuite, il faut le dire, parce qu’il méritait
quelque peu de l’être.

C’était le fils d’un banquier de Lyon qui s’appelait Particelli,
et qui, ayant changé de nom à la suite de sa banqueroute, se
faisait appeler d’Emery. Le cardinal de Richelieu, qui avait
reconnu en lui un grand mérite financier, l’avait présenté au roi
Louis XIII sous le nom de M. d’Emery, et voulant le faire nommer
intendant des finances, il lui en disait grand bien.

-- À merveille! avait répondu le roi, et je suis aise que vous me
parliez de M. d’Emery pour cette place qui veut un honnête homme.
On m’avait dit que vous poussiez ce coquin de Particelli, et
j’avais peur que vous ne me forçassiez à le prendre.

-- Sire! répondit le cardinal, que Votre Majesté se rassure, le
Particelli dont elle parle a été pendu.

-- Ah! tant mieux! s’écria le roi, ce n’est donc pas pour rien que
l’on m’a appelé Louis Le Juste.

Et il signa la nomination de M. d’Emery.

C’était ce même d’Emery qui était devenu surintendant des
finances.

On l’avait envoyé chercher de la part du ministre, et il était
accouru tout pâle et tout effaré, disant que son fils avait manqué
d’être assassiné le jour même sur la place du Palais: la foule
l’avait rencontré et lui avait reproché le luxe de sa femme, qui
avait un appartement tendu de velours rouge avec des crépines
d’or. C’était la fille de Nicolas Le Camus, secrétaire en 1617,
lequel était venu à Paris avec vingt livres et qui, tout en se
réservant quarante mille livres de rente, venait de partager neuf
millions entre ses enfants.

Le fils d’Emery avait manqué d’être étouffé, un des émeutiers
ayant proposé de le presser jusqu’à ce qu’il eût rendu l’or qu’il
dévorait. Le conseil n’avait rien décidé ce jour-là, le
surintendant étant trop occupé de cet événement pour avoir la tête
bien libre.

Le lendemain, le premier président Mathieu Molé, dont le courage
dans toutes ces affaires, dit le cardinal de Retz, égala celui de
M. le duc de Beaufort et celui de M. le prince de Condé, c’est-à-
dire des deux hommes qui passaient pour les plus braves de France;
le lendemain, le premier président, disons-nous, avait été attaqué
à son tour; le peuple le menaçait de se prendre à lui des maux
qu’on lui voulait faire; mais le premier président avait répondu
avec son calme habituel, sans s’émouvoir et sans s’étonner, que si
les perturbateurs n’obéissaient pas aux volontés du roi, il allait
faire dresser des potences dans les places pour faire pendre à
l’instant même les plus mutins d’entre eux. Ce à quoi ceux-ci
avaient répondu qu’ils ne demandaient pas mieux que de voir
dresser des potences, et qu’elles serviraient à pendre les mauvais
juges qui achetaient la faveur de la cour au prix de la misère du
peuple.

Ce n’est pas tout; le 11, la reine allant à la messe à Notre-Dame,
ce qu’elle faisait régulièrement tous les samedis, avait été
suivie par plus de deux cents femmes criant et demandant justice.
Elles n’avaient, au reste, aucune intention mauvaise, voulant
seulement se mettre à genoux devant elle pour tâcher d’émouvoir sa
pitié; mais les gardes les en empêchèrent, et la reine passa
hautaine et fière sans écouter leurs clameurs.

L’après-midi, il y avait eu conseil de nouveau; et là on avait
décidé que l’on maintiendrait l’autorité du roi: en conséquence,
le parlement fut convoqué pour le lendemain, 12.

Ce jour, celui pendant la soirée duquel nous ouvrons cette
nouvelle histoire, le roi, alors âgé de dix ans, et qui venait
d’avoir la petite vérole, avait, sous prétexte d’aller rendre
grâce à Notre-Dame de son rétablissement, mis sur pied ses gardes,
ses Suisses et ses mousquetaires, et les avait échelonnés autour
du Palais-Royal, sur les quais et sur le Pont-Neuf, et, après la
messe entendue, il était passé au parlement, où, sur un lit de
justice improvisé, il avait non seulement maintenu ses édits
passés, mais encore en avait rendu cinq ou six nouveaux, tous, dit
le cardinal de Retz, plus ruineux les uns que les autres. Si bien
que le premier président, qui, on a pu le voir, était les jours
précédents pour la cour, s’était cependant élevé fort hardiment
sur cette manière de mener le roi au Palais pour surprendre et
forcer la liberté des suffrages.

Mais ceux qui surtout s’élevèrent fortement contre les nouveaux
impôts, ce furent le président Blancmesnil et le conseiller
Broussel.

Ces édits rendus, le roi rentra au Palais-Royal. Une grande
multitude de peuple était sur sa route; mais comme on savait qu’il
venait du parlement, et qu’on ignorait s’il y avait été pour y
rendre justice au peuple ou pour l’opprimer de nouveau, pas un
seul cri de joie ne retentit sur son passage pour le féliciter de
son retour à la santé. Tous les visages, au contraire, étaient
mornes et inquiets; quelques-uns même étaient menaçants.

Malgré son retour, les troupes restèrent sur place: on avait
craint qu’une émeute n’éclatât quand on connaîtrait le résultat de
la séance du parlement: et, en effet, à peine le bruit se fut-il
répandu dans les rues qu’au lieu d’alléger les impôts, le roi les
avait augmentés, que des groupes se formèrent et que de grandes
clameurs retentirent, criant: «À bas le Mazarin! vive Broussel!
vive Blancmesnil!» car le peuple avait su que Broussel et
Blancmesnil avaient parlé en sa faveur; et quoique leur éloquence
eût été perdue, il ne leur en savait pas moins bon gré.

On avait voulu dissiper ces groupes, on avait voulu faire taire
ces cris, et, comme cela arrive en pareil cas, les groupes
s’étaient grossis et les cris avaient redoublé. L’ordre venait
d’être donné aux gardes du roi et aux gardes suisses, non
seulement de tenir ferme, mais encore de faire des patrouilles
dans les rues Saint-Denis et Saint-Martin, où ces groupes surtout
paraissaient plus nombreux et plus animés, lorsqu’on annonça au
Palais-Royal le prévôt des marchands.

Il fut introduit aussitôt: il venait dire que si l’on ne cessait
pas à l’instant même ces démonstrations hostiles, dans deux heures
Paris tout entier serait sous les armes.

On délibérait sur ce qu’on aurait à faire, lorsque Comminges,
lieutenant aux gardes, rentra ses habits tout déchirés et le
visage sanglant. En le voyant paraître, la reine jeta un cri de
surprise et lui demanda ce qu’il y avait.

Il y avait qu’à la vue des gardes, comme l’avait prévu le prévôt
des marchands, les esprits s’étaient exaspérés. On s’était emparé
des cloches et l’on avait sonné le tocsin. Comminges avait tenu
bon, avait arrêté un homme qui paraissait un des principaux
agitateurs, et, pour faire un exemple avait ordonné qu’il fût
pendu à la croix du Trahoir. En conséquence, les soldats l’avaient
entraîné pour exécuter cet ordre. Mais aux halles, ceux-ci avaient
été attaqués à coups de pierres et à coups de hallebarde; le
rebelle avait profité de ce moment pour s’échapper, avait gagné la
rue des Lombards et s’était jeté dans une maison dont on avait
aussitôt enfoncé les portes.

Cette violence avait été inutile, on n’avait pu retrouver le
coupable. Comminges avait laissé un poste dans la rue, et avec le
reste de son détachement, était revenu au Palais-Royal pour rendre
compte à la reine de ce qui se passait. Tout le long de la route,
il avait été poursuivi par des cris et par des menaces, plusieurs
de ses hommes avaient été blessés de coups de pique et de
hallebarde, et lui-même avait été atteint d’une pierre qui lui
fendait le sourcil.

Le récit de Comminges corroborait l’avis du prévôt des marchands,
on n’était pas en mesure de tenir tête à une révolte sérieuse; le
cardinal fit répandre dans le peuple que les troupes n’avaient été
échelonnées sur les quais et le Pont-Neuf qu’à propos de la
cérémonie, et qu’elles allaient se retirer. En effet, vers les
quatre heures du soir, elles se concentrèrent toutes vers le
Palais-Royal; on plaça un poste à la barrière des Sergents, un
autre aux Quinze-Vingts, enfin un troisième à la butte Saint-Roch.
On emplit les cours et les rez-de-chaussée de Suisses et de
mousquetaires, et l’on attendit.

Voilà donc où en étaient les choses lorsque nous avons introduit
nos lecteurs dans le cabinet du cardinal Mazarin, qui avait été
autrefois celui du cardinal de Richelieu. Nous avons vu dans
quelle situation d’esprit il écoutait les murmures du peuple qui
arrivaient jusqu’à lui et l’écho des coups de fusil qui
retentissaient jusque dans sa chambre.

Tout à coup il releva la tête, le sourcil à demi froncé, comme un
homme qui a pris son parti, fixa les yeux sur une énorme pendule
qu’allait sonner dix heures, et, prenant un sifflet de vermeil
placé sur la table, à la portée de sa main, il siffla deux coups.

Une porte cachée dans la tapisserie s’ouvrit sans bruit, et un
homme vêtu de noir s’avança silencieusement et se tint debout
derrière le fauteuil.

-- Bernouin, dit le cardinal sans même se retourner, car ayant
sifflé deux coups il savait que ce devait être son valet de
chambre, quels sont les mousquetaires de garde au palais?

-- Les mousquetaires noirs, Monseigneur.

-- Quelle compagnie?

-- Compagnie Tréville.

-- Y a-t-il quelque officier de cette compagnie dans
l’antichambre?

-- Le lieutenant d’Artagnan.

-- Un bon, je crois?

-- Oui, Monseigneur.

-- Donnez-moi un habit de mousquetaire, et aidez-moi à m’habiller.

Le valet de chambre sortit aussi silencieusement qu’il était
entré, et revint un instant après, apportant le costume demandé.

Le cardinal commença alors, silencieux et pensif, à se défaire du
costume de cérémonie qu’il avait endossé pour assister à la séance
du parlement, et à se revêtir de la casaque militaire, qu’il
portait avec une certaine aisance, grâce à ses anciennes campagnes
d’Italie; puis quand il fut complètement habillé:

-- Allez me chercher M. d’Artagnan, dit-il.

Et le valet de chambre sortit cette fois par la porte du milieu,
mais toujours aussi silencieux et aussi muet. On eût dit d’une
ombre.

Resté seul, le cardinal se regarda avec une certaine satisfaction
dans une glace; il était encore jeune, car il avait quarante-six
ans à peine, il était d’une taille élégante et un peu au-dessous
de la moyenne; il avait le teint vif et beau, le regard plein de
feu, le nez grand, mais cependant assez bien proportionné, le
front large et majestueux, les cheveux châtains un peu crépus, la
barbe plus noire que les cheveux et toujours bien relevée avec le
fer, ce qui lui donnait bonne grâce. Alors il passa son baudrier,
regarda avec complaisance ses mains, qu’il avait fort belles et
desquelles il prenait le plus grand soin; puis rejetant les gros
gants de daim qu’il avait déjà pris, et qui étaient d’uniforme, il
passa de simples gants de soie.

En ce moment la porte s’ouvrit.

-- M. d’Artagnan, dit le valet de chambre.

Un officier entra.

C’était un homme de trente-neuf à quarante ans, de petite taille
mais bien prise, maigre, l’oeil vif et spirituel, la barbe noire
et les cheveux grisonnants, comme il arrive toujours lorsqu’on a
trouvé la vie trop bonne ou trop mauvaise, et surtout quand on est
fort brun.

D’Artagnan fit quatre pas dans le cabinet, qu’il reconnaissait
pour y être venu une fois dans le temps du cardinal de Richelieu,
et voyant qu’il n’y avait personne dans ce cabinet qu’un
mousquetaire de sa compagnie, il arrêta les yeux sur ce
mousquetaire, sous les habits duquel, au premier coup d’oeil, il
reconnut le cardinal.

-- Il demeura debout dans une pose respectueuse mais digne et
comme il convient à un homme de condition qui a eu souvent dans sa
vie occasion de se trouver avec des grands seigneurs.

Le cardinal fixa sur lui son oeil plus fin que profond, l’examina
avec attention, puis, après quelques secondes de silence:

-- C’est vous qui êtes monsieur d’Artagnan? dit-il.

-- Moi-même, Monseigneur, dit l’officier.

Le cardinal regarda un moment encore cette tête si intelligente et
ce visage dont l’excessive mobilité avait été enchaînée par les
ans et l’expérience; mais d’Artagnan soutint l’examen en homme qui
avait été regardé autrefois par des yeux bien autrement perçants
que ceux dont il soutenait à cette heure l’investigation.

-- Monsieur, dit le cardinal, vous allez venir avec moi, ou plutôt
je vais aller avec vous.

-- À vos ordres, Monseigneur, répondit d’Artagnan.

-- Je voudrais visiter moi-même les postes qui entourent le
Palais-Royal; croyez-vous qu’il y ait quelque danger?

-- Du danger, Monseigneur! demanda d’Artagnan d’un air étonné, et
lequel?

-- On dit le peuple tout à fait mutiné.

-- L’uniforme des mousquetaires du roi est fort respecté,
Monseigneur, et ne le fût-il pas, moi, quatrième je me fais fort
de mettre en fuite une centaine de ces manants.

-- Vous avez vu cependant ce qui est arrivé à Comminges?

-- M. de Comminges est aux gardes et non pas aux mousquetaires,
répondit d’Artagnan.

-- Ce qui veut dire, reprit le cardinal en souriant, que les
mousquetaires sont meilleurs soldats que les gardes?

-- Chacun a l’amour-propre de son uniforme, Monseigneur.

-- Excepté moi, monsieur, reprit Mazarin en souriant, puisque vous
voyez que j’ai quitté le mien pour prendre le vôtre.

-- Peste, Monseigneur! dit d’Artagnan, c’est de la modestie. Quant
à moi, je déclare que, si j’avais celui de Votre Éminence, je m’en
contenterais et m’engagerais au besoin à n’en porter jamais
d’autre.

-- Oui, mais pour sortir ce soir, peut-être n’eût-il pas été très
sûr. Bernouin, mon feutre.

Le valet de chambre rentra, rapportant un chapeau d’uniforme à
larges bords. Le cardinal s’en coiffa d’une façon assez cavalière,
et se retourna vers d’Artagnan:

-- Vous avez des chevaux tout sellés dans les écuries, n’est-ce
pas?

-- Oui, Monseigneur.

-- Eh bien! partons.

-- Combien Monseigneur veut-il d’hommes?

-- Vous avez dit qu’avec quatre hommes, vous vous chargeriez de
mettre en fuite cent manants; comme nous pourrions en rencontrer
deux cents, prenez-en huit.

-- Quand Monseigneur voudra.

-- Je vous suis; ou plutôt, reprit le cardinal, non, par ici.
Éclairez-nous, Bernouin.

Le valet prit une bougie, le cardinal prit une petite clef dorée
sur son bureau, et ayant ouvert la porte d’un escalier secret, il
se trouva au bout d’un instant dans la cour du Palais-Royal.


II. Une ronde de nuit

Dix minutes après, la petite troupe sortait par la rue des Bons-
Enfants, derrière la salle de spectacle qu’avait bâtie le cardinal
de Richelieu pour y faire jouer _Mirame_, et dans laquelle le
cardinal Mazarin, plus amateur de musique que de littérature,
venait de faire jouer les premiers opéras qui aient été
représentés en France.

L’aspect de la ville présentait tous les caractères d’une grande
agitation; des groupes nombreux parcouraient les rues, et, quoi
qu’en ait dit d’Artagnan, s’arrêtaient pour voir passer les
militaires avec un air de raillerie menaçante qui indiquait que
les bourgeois avaient momentanément déposé leur mansuétude
ordinaire pour des intentions plus belliqueuses. De temps en temps
des rumeurs venaient du quartier des Halles. Des coups de fusil
pétillaient du côté de la rue Saint-Denis, et parfois tout à coup,
sans que l’on sût pourquoi, quelque cloche se mettait à sonner,
ébranlée par le caprice populaire.

D’Artagnan suivait son chemin avec l’insouciance d’un homme sur
lequel de pareilles niaiseries n’ont aucune influence. Quand un
groupe tenait le milieu de la rue, il poussait son cheval sans lui
dire gare, et comme si, rebelles ou non, ceux qui le composaient
avaient su à quel homme ils avaient affaire, ils s’ouvraient et
laissaient passer la patrouille. Le cardinal enviait ce calme,
qu’il attribuait à l’habitude du danger; mais il n’en prenait pas
moins pour l’officier, sous les ordres duquel il s’était
momentanément placé, cette sorte de considération que la prudence
elle-même accorde à l’insoucieux courage.

En approchant du poste de la barrière des Sergents, la sentinelle
cria: «Qui vive?» D’Artagnan répondit, et, ayant demandé les mots
de passe au cardinal, s’avança à l’ordre; les mots de passe
étaient _Louis_ et _Rocroy_.

Ces signes de reconnaissance échangés, d’Artagnan demanda si ce
n’était pas M. de Comminges qui commandait le poste.

La sentinelle lui montra alors un officier qui causait, à pied, la
main appuyée sur le cou du cheval de son interlocuteur. C’était
celui que demandait d’Artagnan.

-- Voici M. de Comminges, dit d’Artagnan revenant au cardinal.

Le cardinal poussa son cheval vers eux, tandis que d’Artagnan se
reculait par discrétion; cependant, à la manière dont l’officier à
pied et l’officier à cheval ôtèrent leurs chapeaux, il vit qu’ils
avaient reconnu son Éminence.

-- Bravo, Guitaut, dit le cardinal au cavalier, je vois que malgré
vos soixante-quatre ans vous êtes toujours le même, alerte et
dévoué. Que dites-vous à ce jeune homme?

-- Monseigneur, répondit Guitaut, je lui disais que nous vivions à
une singulière époque, et que la journée d’aujourd’hui ressemblait
fort à l’une de ces journées de la Ligue dont j’ai tant entendu
parler dans mon jeune temps. Savez-vous qu’il n’était question de
rien moins, dans les rues Saint-Denis et Saint-Martin, que de
faire des barricades.

-- Et que vous répondait Comminges, mon cher Guitaut?

-- Monseigneur, dit Comminges, je répondais que, pour faire une
Ligue, il ne leur manquait qu’une chose qui me paraissait assez
essentielle, c’était un duc de Guise; d’ailleurs, on ne fait pas
deux fois la même chose.

-- Non, mais ils feront une Fronde, comme ils disent, reprit
Guitaut.

-- Qu’est-ce que cela, une Fronde? demanda Mazarin.

-- Monseigneur, c’est le nom qu’ils donnent à leur parti.

-- Et d’où vient ce nom?

-- Il paraît qu’il y a quelques jours le conseiller Bachaumont a
dit au Palais que tous les faiseurs d’émeutes ressemblaient aux
écoliers qui frondent dans les fossés de Paris et qui se
dispersent quand ils aperçoivent le lieutenant civil, pour se
réunir de nouveau lorsqu’il est passé. Alors ils ont ramassé le
mot au bond, comme ont fait les gueux à Bruxelles, ils se sont
appelés frondeurs. Aujourd’hui et hier, tout était à la Fronde,
les pains, les chapeaux, les gants, les manchons, les éventails;
et, tenez, écoutez.

En ce moment en effet une fenêtre s’ouvrit; un homme se mit à
cette fenêtre et commença de chanter:

_Un vent de Fronde_
_S’est levé ce matin;_
_Je crois qu’il gronde_
_Contre le Mazarin._
_Un vent de Fronde_
_S’est levé ce matin!_

-- L’insolent! murmura Guitaut.

-- Monseigneur, dit Comminges, que sa blessure avait mis de
mauvaise humeur et qui ne demandait qu’à prendre une revanche et à
rendre plaie pour bosse, voulez-vous que j’envoie à ce drôle-là
une balle pour lui apprendre à ne pas chanter si faux une autre
fois?

Et il mit la main aux fontes du cheval de son oncle.

-- Non pas, non pas! s’écria Mazarin. _Diavolo_! mon cher ami,
vous allez tout gâter; les choses vont à merveille, au contraire!
Je connais vos Français comme si je les avais faits depuis le
premier jusqu’au dernier: ils chantent, ils payeront. Pendant la
Ligue, dont parlait Guitaut tout à l’heure, on ne chantait que la
messe, aussi tout allait fort mal. Viens, Guitaut, viens, et
allons voir si l’on fait aussi bonne garde aux Quinze-Vingts qu’à
la barrière des Sergents.

Et, saluant Comminges de la main, il rejoignit d’Artagnan, qui
reprit la tête de sa petite troupe suivi immédiatement par Guitaut
et le cardinal, lesquels étaient suivis à leur tour du reste de
l’escorte.

-- C’est juste, murmura Comminges en le regardant s’éloigner,
j’oubliais que, pourvu qu’on paye, c’est tout ce qu’il lui faut, à
lui.

On reprit la rue Saint-Honoré en déplaçant toujours des groupes;
dans ces groupes, on ne parlait que des édits du jour; on
plaignait le jeune roi qui ruinait ainsi son peuple sans le
savoir; on jetait toute la faute sur Mazarin; on parlait de
s’adresser au duc d’Orléans et à M. le Prince; on exaltait
Blancmesnil et Broussel.

D’Artagnan passait au milieu de ces groupes, insoucieux comme si
lui et son cheval eussent été de fer; Mazarin et Guitaut causaient
tout bas; les mousquetaires, qui avaient fini par reconnaître le
cardinal, suivaient en silence.

On arriva à la rue Saint-Thomas-du-Louvre, où était le poste des
Quinze-Vingts; Guitaut appela un officier subalterne, qui vint
rendre compte.

-- Eh bien! demanda Guitaut.

-- Ah! mon capitaine, dit l’officier, tout va bien de ce côté, si
ce n’est, je crois, qu’il se passe quelque chose dans cet hôtel.

Et il montrait de la main un magnifique hôtel situé juste sur
l’emplacement où fut depuis le Vaudeville.

-- Dans cet hôtel, dit Guitaut, mais c’est l’hôtel de Rambouillet.

-- Je ne sais pas si c’est l’hôtel de Rambouillet, reprit
l’officier, mais ce que je sais, c’est que j’y ai vu entrer force
gens de mauvaise mine.

-- Bah! dit Guitaut en éclatant de rire, ce sont des poètes.

-- Eh bien, Guitaut! dit Mazarin, veux-tu bien ne pas parler avec
une pareille irrévérence de ces messieurs! tu ne sais pas que j’ai
été poète aussi dans ma jeunesse et que je faisais des vers dans
le genre de ceux de M. de Benserade.

-- Vous, Monseigneur?

-- Oui, moi. Veux-tu que je t’en dise?

-- Cela m’est égal, Monseigneur! Je n’entends pas l’italien.

-- Oui, mais tu entends le français, n’est-ce pas, mon bon et
brave Guitaut, reprit Mazarin en lui posant amicalement la main
sur l’épaule, et, quelque ordre qu’on te donne dans cette langue,
tu l’exécuteras?

-- Sans doute, Monseigneur, comme je l’ai déjà fait, pourvu qu’il
me vienne de la reine.

-- Ah oui! dit Mazarin en se pinçant les lèvres, je sais que tu
lui es entièrement dévoué.

-- Je suis capitaine de ses gardes depuis plus de vingt ans.

-- En route, monsieur d’Artagnan, reprit le cardinal, tout va bien
de ce côté.

D’Artagnan reprit la tête de la colonne sans souffler un mot et
avec cette obéissance passive qui fait le caractère du vieux
soldat.

Il s’achemina vers la butte Saint-Roch, où était le troisième
poste, en passant par la rue Richelieu et la rue Villedo. C’était
le plus isolé, car il touchait presque aux remparts, et la ville
était peu peuplée de ce côté-là.

-- Qui commande ce poste? demanda le cardinal.

-- Villequier, répondit Guitaut.

-- Diable! fit Mazarin, parlez-lui seul, vous savez que nous
sommes en brouille depuis que vous avez eu la charge d’arrêter
M. le duc de Beaufort; il prétendait que c’était à lui, comme
capitaine des gardes du roi, que revenait cet honneur.

-- Je le sais bien, et je lui ai dit cent fois qu’il avait tort,
le roi ne pouvait lui donner cet ordre, puisqu’à cette époque-là
le roi avait à peine quatre ans.

-- Oui, mais je pouvais le lui donner, moi, Guitaut, et j’ai
préféré que ce fût vous.

Guitaut, sans répondre, poussa son cheval en avant, et s’étant
fait reconnaître à la sentinelle, fit appeler M. de Villequier.

Celui-ci sortit.

-- Ah! c’est vous, Guitaut! dit-il de ce ton de mauvaise humeur
qui lui était habituel, que diable venez-vous faire ici?

-- Je viens vous demander s’il y a quelque chose de nouveau de ce
côté.

-- Que voulez-vous qu’il y ait? On crie: «Vive le roi!» et «À bas
le Mazarin!» ce n’est pas du nouveau, cela; il y a déjà quelque
temps que nous sommes habitués à ces cris-là.

-- Et vous faites chorus? répondit en riant Guitaut.

-- Ma foi, j’en ai quelquefois grande envie! je trouve qu’ils ont
bien raison, Guitaut; je donnerais volontiers cinq ans de ma paye,
qu’on ne me paye pas, pour que le roi eût cinq ans de plus.

-- Vraiment, et qu’arriverait-il si le roi avait cinq ans de plus?

-- Il arriverait qu’à l’instant où le roi serait majeur, le roi
donnerait ses ordres lui-même, et qu’il y a plus de plaisir à
obéir au petit-fils de Henri IV qu’au fils de Pietro Mazarini.
Pour le roi, mort-diable! je me ferais tuer avec plaisir; mais si
j’étais tué pour le Mazarin, comme votre neveu a manqué de l’être
aujourd’hui, il n’y a point de paradis, si bien placé que j’y
fusse, qui m’en consolât jamais.

-- Bien, bien, monsieur de Villequier, dit Mazarin. Soyez
tranquille, je rendrai compte de votre dévouement au roi.

Puis se retournant vers l’escorte:

-- Allons, messieurs, continua-t-il, tout va bien, rentrons.

-- Tiens, dit Villequier, le Mazarin était là! Tant mieux; il y
avait longtemps que j’avais envie de lui dire en face ce que j’en
pensais; vous m’en avez fourni l’occasion, Guitaut; et quoique
votre intention ne soit peut-être pas des meilleures pour moi, je
vous remercie.

Et tournant sur ses talons, il rentra au corps de garde en
sifflant un air de Fronde.

Cependant Mazarin revenait tout pensif; ce qu’il avait
successivement entendu de Comminges, de Guitaut et de Villequier
le confirmait dans cette pensée qu’en cas d’événements graves, il
n’aurait personne pour lui que la reine, et encore la reine avait
si souvent abandonné ses amis que son appui paraissait parfois au
ministre, malgré les précautions qu’il avait prises, bien
incertain et bien précaire.

Pendant tout le temps que cette course nocturne avait duré, c’est-
à-dire pendant une heure à peu près, le cardinal avait, tout en
étudiant tour à tour Comminges, Guitaut et Villequier, examiné un
homme. Cet homme, qui était resté impassible devant la menace
populaire, et dont la figure n’avait pas plus sourcillé aux
plaisanteries qu’avait faites Mazarin qu’à celles dont il avait
été l’objet, cet homme lui semblait un être à part et trempé pour
des événements dans le genre de ceux dans lesquels on se trouvait,
surtout de ceux dans lesquels on allait se trouver.

D’ailleurs ce nom de d’Artagnan ne lui était pas tout à fait
inconnu, et quoique lui, Mazarin, ne fût venu en France que vers
1634 ou 1635, c’est-à-dire sept ou huit ans après les événements
que nous avons racontés dans une précédente histoire, il semblait
au cardinal qu’il avait entendu prononcer ce nom comme celui d’un
homme qui, dans une circonstance qui n’était plus présente à son
esprit, s’était fait remarquer comme un modèle de courage,
d’adresse et de dévouement.

Cette idée s’était tellement emparée de son esprit, qu’il résolut
de l’éclaircir sans retard; mais ces renseignements qu’il désirait
sur d’Artagnan, ce n’était point à d’Artagnan lui-même qu’il
fallait les demander. Aux quelques mots qu’avait prononcés le
lieutenant des mousquetaires, le cardinal avait reconnu l’origine
gasconne; et Italiens et Gascons se connaissent trop bien et se
ressemblent trop pour s’en rapporter les uns aux autres de ce
qu’ils peuvent dire d’eux-mêmes. Aussi, en arrivant aux murs dont
le jardin du Palais-Royal était enclos, le cardinal frappa-t-il à
une petite porte située à peu près où s’élève aujourd’hui le café
de Foy, et, après avoir remercié d’Artagnan et l’avoir invité à
l’attendre dans la cour du Palais-Royal, fit-il signe à Guitaut de
le suivre. Tous deux descendirent de cheval, remirent la bride de
leur monture au laquais qui avait ouvert la porte et disparurent
dans le jardin.

-- Mon cher Guitaut, dit le cardinal en s’appuyant sur le bras du
vieux capitaine des gardes, vous me disiez tout à l’heure qu’il y
avait tantôt vingt ans que vous étiez au service de la reine?

-- Oui, c’est la vérité, répondit Guitaut.

-- Or, mon cher Guitaut, continua le cardinal, j’ai remarqué
qu’outre votre courage, qui est hors de contestation, et votre
fidélité, qui est à toute épreuve, vous aviez une admirable
mémoire.

-- Vous avez remarqué cela, Monseigneur? dit le capitaine des
gardes; diable! tant pis pour moi.

-- Comment cela?

-- Sans doute, une des premières qualités du courtisan est de
savoir oublier.

-- Mais vous n’êtes pas un courtisan, vous, Guitaut, vous êtes un
brave soldat, un de ces capitaines comme il en reste encore
quelques-uns du temps du roi Henri IV, mais comme malheureusement
il n’en restera plus bientôt.

-- Peste, Monseigneur! m’avez-vous fait venir avec vous pour me
tirer mon horoscope?

-- Non, dit Mazarin en riant; je vous ai fait venir pour vous
demander si vous aviez remarqué notre lieutenant de mousquetaires.

-- M. d’Artagnan?

-- Oui.

-- Je n’ai pas eu besoin de le remarquer, Monseigneur, il y a
longtemps que je le connais.

-- Quel homme est-ce, alors?

-- Eh mais, dit Guitaut, surpris de la demande, c’est un Gascon!

-- Oui, je sais cela; mais je voulais vous demander si c’était un
homme en qui l’on pût avoir confiance.

-- M. de Tréville le tient en grande estime, et M. de Tréville,
vous le savez, est des grands amis de la reine.

-- Je désirais savoir si c’était un homme qui eût fait ses
preuves.

-- Si c’est comme brave soldat que vous l’entendez, je crois
pouvoir vous répondre que oui. Au siège de La Rochelle, au pas de
Suze, à Perpignan, j’ai entendu dire qu’il avait fait plus que son
devoir.

-- Mais, vous le savez, Guitaut, nous autres pauvres ministres,
nous avons souvent besoin encore d’autres hommes que d’hommes
braves. Nous avons besoin de gens adroits. M. d’Artagnan ne s’est-
il pas trouvé mêlé du temps du cardinal dans quelque intrigue dont
le bruit public voudrait qu’il se fût tiré fort habilement?

-- Monseigneur, sous ce rapport, dit Guitaut, qui vit bien que le
cardinal voulait le faire parler, je suis forcé de dire à Votre
Éminence que je ne sais que ce que le bruit public a pu lui
apprendre à elle-même. Je ne me suis jamais mêlé d’intrigues pour
mon compte, et si j’ai parfois reçu quelque confidence à propos
des intrigues des autres, comme le secret ne m’appartient pas,
Monseigneur trouvera bon que je le garde à ceux qui me l’ont
confié.

Mazarin secoua la tête.

-- Ah! dit-il, il y a, sur ma parole, des ministres bien heureux,
et qui savent tout ce qu’ils veulent savoir.

-- Monseigneur, reprit Guitaut, c’est que ceux-là ne pèsent pas
tous les hommes dans la même balance, et qu’ils savent s’adresser
aux gens de guerre pour la guerre et aux intrigants pour
l’intrigue. Adressez-vous à quelque intrigant de l’époque dont
vous parlez, et vous en tirerez ce que vous voudrez, en payant,
bien entendu.

-- Eh, pardieu! reprit Mazarin en faisant une certaine grimace qui
lui échappait toujours lorsqu’on touchait avec lui la question
d’argent dans le sens que venait de le faire Guitaut... on
paiera... s’il n’y a pas moyen de faire autrement.

-- Est-ce sérieusement que Monseigneur me demande de lui indiquer
un homme qui ait été mêlé dans toutes les cabales de cette époque?

-- _Per Bacco!_ reprit Mazarin, qui commençait à s’impatienter, il
y a une heure que je ne vous demande pas autre chose, tête de fer
que vous êtes.

-- Il y en a un dont je vous réponds sous ce rapport, s’il veut
parler toutefois.

-- Cela me regarde.

-- Ah, Monseigneur! ce n’est pas toujours chose facile, que de
faire dire aux gens ce qu’ils ne veulent pas dire.

-- Bah! avec de la patience on y arrive. Eh bien! cet homme
c’est...

-- C’est le comte de Rochefort.

-- Le comte de Rochefort!

-- Malheureusement il a disparu depuis tantôt quatre ou cinq ans
et je ne sais ce qu’il est devenu.

-- Je le sais, moi, Guitaut, dit Mazarin.

-- Alors, de quoi se plaignait donc tout à l’heure Votre Éminence,
de ne rien savoir?

-- Et, dit Mazarin, vous croyez que Rochefort...

-- C’était l’âme damnée du cardinal, Monseigneur; mais, je vous en
préviens, cela vous coûtera cher; le cardinal était prodigue avec
ses créatures.

-- Oui, oui, Guitaut, dit Mazarin, c’était un grand homme, mais il
avait ce défaut-là. Merci, Guitaut, je ferai mon profit de votre
conseil, et cela ce soir même.

Et comme en ce moment les deux interlocuteurs étaient arrivés à la
cour du Palais-Royal, le cardinal salua Guitaut d’un signe de la
main; et apercevant un officier qui se promenait de long en large,
il s’approcha de lui.

C’était d’Artagnan qui attendait le retour du cardinal, comme
celui-ci en avait donné l’ordre.

-- Venez, monsieur d’Artagnan, dit Mazarin de sa voix la plus
flûtée, j’ai un ordre à vous donner.

D’Artagnan s’inclina, suivit le cardinal par l’escalier secret,
et, un instant après, se retrouva dans le cabinet d’où il était
parti. Le cardinal s’assit devant son bureau et prit une feuille
de papier sur laquelle il écrivit quelques lignes.

D’Artagnan, debout, impassible, attendit sans impatience comme
sans curiosité: il était devenu un automate militaire, agissant,
ou plutôt obéissant par ressort.

Le cardinal plia la lettre et y mit son cachet.

-- Monsieur d’Artagnan, dit-il, vous allez porter cette dépêche à
la Bastille, et ramener la personne qui en est l’objet; vous
prendrez un carrosse, une escorte et vous garderez soigneusement
le prisonnier.

D’Artagnan prit la lettre, porta la main à son feutre, pivota sur
ses talons, comme eût pu le faire le plus habile sergent
instructeur, sortit, et, un instant après, on l’entendit commander
de sa voix brève et monotone:

-- Quatre hommes d’escorte, un carrosse, mon cheval.

Cinq minutes après, on entendait les roues de la voiture et les
fers des chevaux retentir sur le pavé de la cour.


III. Deux anciens ennemis

D’Artagnan arrivait à la Bastille comme huit heures et demie
sonnaient.

Il se fit annoncer au gouverneur, qui, lorsqu’il sut qu’il venait
de la part et avec un ordre du ministre, s’avança au-devant de lui
jusqu’au perron.

Le gouverneur de la Bastille était alors M. du Tremblay, frère du
fameux capucin Joseph, ce terrible favori de Richelieu que l’on
appelait Éminence grise.

Lorsque le maréchal de Bassompierre était à la Bastille, où il
resta douze ans bien comptés, et que ses compagnons, dans leurs
rêves de liberté, se disaient les uns aux autres: Moi, je sortirai
à telle époque; et moi, dans tel temps, Bassompierre répondait: Et
moi, messieurs, je sortirai quand M. du Tremblay sortira. Ce qui
voulait dire qu’à la mort du cardinal M. du Tremblay ne pouvait
manquer de perdre sa place à la Bastille, et Bassompierre de
reprendre la sienne à la cour.

Sa prédiction faillit en effet s’accomplir, mais d’une autre façon
que ne l’avait pensé Bassompierre, car, le cardinal mort, contre
toute attente, les choses continuèrent de marcher comme par le
passé: M. du Tremblay ne sortit pas, et Bassompierre faillit ne
point sortir.

M. du Tremblay était donc encore gouverneur de la Bastille lorsque
d’Artagnan s’y présenta pour accomplir l’ordre du ministre; il le
reçut avec la plus grande politesse et, comme il allait se mettre
à table, il invita d’Artagnan à souper avec lui.

-- Ce serait avec le plus grand plaisir, dit d’Artagnan; mais, si
je ne me trompe, il y a sur l’enveloppe de la lettre _très
pressée._

-- C’est juste, dit M. du Tremblay. Holà, major! que l’on fasse
descendre le numéro 256.

En entrant à la Bastille, on cessait d’être un homme et l’on
devenait un numéro.

D’Artagnan se sentit frissonner au bruit des clefs; aussi resta-t-
il à cheval sans en vouloir descendre, regardant les barreaux, les
fenêtres renforcées; les murs énormes qu’il n’avait jamais vus que
de l’autre côté des fossés, et qui lui avaient fait si grand’peur
il y avait quelque vingt années.

Un coup de cloche retentit.

-- Je vous quitte, lui dit M. du Tremblay, on m’appelle pour
signer la sortie du prisonnier. Au revoir, monsieur d’Artagnan.

-- Que le diable m’extermine si je te rends ton souhait! murmura
d’Artagnan, en accompagnant son imprécation du plus gracieux
sourire; rien que de demeurer cinq minutes dans la cour j’en suis
malade. Allons, allons, je vois que j’aime encore mieux mourir sur
la paille, ce qui m’arrivera probablement, que d’amasser dix mille
livres de rente à être gouverneur de la Bastille.

Il achevait à peine ce monologue que le prisonnier parut. En le
voyant, d’Artagnan fit un mouvement de surprise qu’il réprima
aussitôt. Le prisonnier monta dans le carrosse sans paraître avoir
reconnu d’Artagnan.

-- Messieurs, dit d’Artagnan aux quatre mousquetaires, on m’a
recommandé la plus grande surveillance pour le prisonnier; or,
comme le carrosse n’a pas de serrures à ses portières; je vais
monter près de lui. Monsieur de Lillebonne, ayez l’obligeance de
mener mon cheval en bride.

-- Volontiers, mon lieutenant, répondit celui auquel il s’était
adressé.

D’Artagnan mit pied à terre, il donna la bride de son cheval au
mousquetaire, monta dans le carrosse, se plaça près du prisonnier,
et, d’une voix dans laquelle il était impossible de distinguer la
moindre émotion:

-- Au Palais-Royal, et au trot, dit-il.

Aussitôt la voiture partit, et d’Artagnan, profitant de
l’obscurité qui régnait sous la voûte que l’on traversait, se jeta
au cou du prisonnier.

-- Rochefort! s’écria-t-il. Vous! c’est bien vous! Je ne me trompe
pas!

-- D’Artagnan, s’écria à son tour Rochefort étonné.

-- Ah! mon pauvre ami! continua d’Artagnan, ne vous ayant pas revu
depuis quatre ou cinq ans, je vous ai cru mort.

-- Ma foi, dit Rochefort, il n’y a pas grande différence, je
crois, entre un mort et un enterré; or je suis enterré, ou peu
s’en faut.

-- Et pour quel crime êtes-vous à la Bastille?

-- Voulez-vous que je vous dise la vérité?

-- Oui.

-- Eh bien! je n’en sais rien.

-- De la défiance avec moi, Rochefort?

-- Non, foi de gentilhomme! car il est impossible que j’y sois
pour la cause que l’on m’impute.

-- Quelle cause?

-- Comme voleur de nuit.

-- Vous, voleur de nuit! Rochefort, vous riez?

-- Je comprends. Ceci demande explication, n’est-ce pas?

-- Je l’avoue.

-- Eh bien, voilà ce qui est arrivé: un soir, après une orgie chez
Reinard, aux Tuileries, avec le duc d’Harcourt, Fontrailles, de
Rieux et autres, le duc d’Harcourt proposa d’aller tirer des
manteaux sur le Pont-Neuf; c’est, vous le savez, un divertissement
qu’avait mis fort à la mode M. le duc d’Orléans.

-- Étiez-vous fou, Rochefort! à votre âge?

-- Non, j’étais ivre; et cependant, comme l’amusement me semblait
médiocre, je proposai au chevalier de Rieux d’être spectateurs au
lieu d’être acteurs, et, pour voir la scène des premières loges,
de monter sur le cheval de bronze. Aussitôt dit, aussitôt fait.
Grâce aux éperons, qui nous servirent d’étriers, en un instant
nous fûmes perchés sur la croupe; nous étions à merveille et nous
voyions à ravir. Déjà quatre ou cinq manteaux avaient été enlevés
avec une dextérité sans égale et sans que ceux à qui on les avait
enlevés osassent dire un mot, quand je ne sais quel imbécile moins
endurant que les autres s’avise de crier: «À la garde!» et nous
attire une patrouille d’archers. Le duc d’Harcourt, Fontrailles et
les autres se sauvent; de Rieux veut en faire autant. Je le
retiens en lui disant qu’on ne viendra pas nous dénicher où nous
sommes. Il ne m’écoute pas, met le pied sur l’éperon pour
descendre, l’éperon casse, il tombe, se rompt une jambe, et, au
lieu de se taire, se met à crier comme un pendu. Je veux sauter à
mon tour, mais il était trop tard: je saute dans les bras des
archers, qui me conduisent au Châtelet, où je m’endors sur les
deux oreilles, bien certain que le lendemain je sortirais de là.
Le lendemain se passe, le surlendemain se passe, huit jours se
passent; j’écris au cardinal. Le même jour on vient me chercher et
l’on me conduit à la Bastille; il y a cinq ans que j’y suis.
Croyez-vous que ce soit pour avoir commis le sacrilège de monter
en croupe derrière Henri IV?

-- Non, vous avez raison, mon cher Rochefort, ce ne peut pas être
pour cela, mais vous allez savoir probablement pourquoi.

-- Ah! oui, car j’ai, moi, oublié de vous demander cela: où me
menez-vous?

-- Au cardinal.

-- Que me veut-il?

-- Je n’en sais rien, puisque j’ignorais même que c’était vous que
j’allais chercher.

-- Impossible. Vous, un favori!

-- Un favori, moi! s’écria d’Artagnan. Ah! mon pauvre comte! je
suis plus cadet de Gascogne que lorsque je vous vis à Meung, vous
savez, il y a tantôt vingt-deux ans, hélas!

Et un gros soupir acheva sa phrase.

-- Cependant vous venez avec un commandement?

-- Parce que je me trouvais là par hasard dans l’antichambre, et
que le cardinal s’est adressé à moi comme il se serait adressé à
un autre; mais je suis toujours lieutenant aux mousquetaires, et
il y a, si je compte bien, à peu près vingt et un ans que je le
suis.

-- Enfin, il ne vous est pas arrivé malheur, c’est beaucoup.

-- Et quel malheur vouliez-vous qu’il m’arrivât? Comme dit je ne
sais quel vers latin que j’ai oublié, ou plutôt que je n’ai jamais
bien sur La foudre ne frappe pas les vallées; et je suis une
vallée, mon cher Rochefort, et des plus basses qui soient.

-- Alors le Mazarin est toujours Mazarin?

-- Plus que jamais, mon cher; on le dit marié avec la reine.

-- Marié!

-- S’il n’est pas son mari, il est à coup sûr son amant.

-- Résister à un Buckingham et céder à un Mazarin!

-- Voilà les femmes! reprit philosophiquement d’Artagnan.

-- Les femmes, bon, mais les reines!

-- Eh! mon Dieu! sous ce rapport, les reines sont deux fois
femmes.

-- Et M. de Beaufort, est-il toujours en prison?

-- Toujours; pourquoi?

-- Ah! c’est que, comme il me voulait du bien, il aurait pu me
tirer d’affaire.

-- Vous êtes probablement plus près d’être libre que lui; ainsi
c’est vous qui l’en tirerez.

-- Alors, la guerre...

-- On va l’avoir.

-- Avec l’Espagnol?

-- Non, avec Paris.

-- Que voulez-vous dire?

-- Entendez-vous ces coups de fusil?

-- Oui. Eh bien?

-- Eh bien, ce sont les bourgeois qui pelotent! en attendant la
partie.

-- Est-ce que vous croyez qu’on pourrait faire quelque chose des
bourgeois?

-- Mais, oui, ils promettent, et s’ils avaient un chef qui fit de
tous les groupes un rassemblement...

-- C’est malheureux de ne pas être libre.

-- Eh! mon Dieu! ne vous désespérez pas. Si Mazarin vous fait
chercher, c’est qu’il a besoin de vous; et s’il a besoin de vous,
eh bien! je vous en fais mon compliment. Il y a bien des années
que personne n’a plus besoin de moi; aussi vous voyez où j’en
suis.

-- Plaignez-vous donc, je vous le conseille!

-- Écoutez, Rochefort. Un traité...

-- Lequel?

-- Vous savez que nous sommes bons amis.

-- Pardieu! j’en porte les marques, de notre amitié: trois coups
d’épée!...

-- Eh bien, si vous redevenez en faveur, ne m’oubliez pas.

-- Foi de Rochefort, mais à charge de revanche.

-- C’est dit: voilà ma main.

-- Ainsi, à la première occasion que vous trouvez de parler de
moi...

-- J’en parle, et vous?

-- Moi de même.

-- À propos, et vos amis, faut-il parler d’eux aussi?

-- Quels amis?

-- Athos, Porthos et Aramis, les avez-vous donc oubliés?

-- À peu près.

-- Que sont-ils devenus?

-- Je n’en sais rien.

-- Vraiment!

-- Ah! mon Dieu, oui! nous nous sommes quittés comme vous savez;
ils vivent, voilà tout ce que je peux dire; j’en apprends de temps
en temps des nouvelles indirectes. Mais dans quel lieu du monde
ils sont, le diable m’emporte si j’en sais quelque chose. Non,
d’honneur! je n’ai plus que vous d’ami, Rochefort.

-- Et l’illustre... comment appelez-vous donc ce garçon que j’ai
fait sergent au régiment de Piémont?

-- Planchet?

-- Oui, c’est cela. Et l’illustre Planchet, qu’est-il devenu?

-- Mais il a épousé une boutique de confiseur dans la rue des
Lombards, c’est un garçon qui a toujours fort aimé les douceurs;
de sorte qu’il est bourgeois de Paris et que, selon toute
probabilité, il fait de l’émeute en ce moment. Vous verrez que ce
drôle sera échevin avant que je sois capitaine.

-- Allons, mon cher d’Artagnan, un peu de courage! c’est quand on
est au plus bas de la roue que la roue tourne et vous élève. Dès
ce soir, votre sort va peut-être changer.

-- Amen! dit d’Artagnan en arrêtant le carrosse.

-- Que faites-vous? demanda Rochefort.

-- Je fais que nous sommes arrivés et que je ne veux pas qu’on me
voie sortir de votre voiture; nous ne nous connaissons pas.

-- Vous avez raison. Adieu.

-- Au revoir; rappelez-vous votre promesse.

Et d’Artagnan remonta à cheval et reprit la tête de l’escorte.

Cinq minutes après on entrait dans la cour du Palais-Royal.

D’Artagnan conduisit le prisonnier par le grand escalier et lui
fit traverser l’antichambre et le corridor. Arrivé à la porte du
cabinet de Mazarin, il s’apprêtait à se faire annoncer quand
Rochefort lui mit la main sur l’épaule.

-- D’Artagnan, dit Rochefort en souriant, voulez-vous que je vous
avoue une chose à laquelle j’ai pensé tout le long de la route, en
voyant les groupes de bourgeois que nous traversions et qui vous
regardaient, vous et vos quatre hommes, avec des yeux flamboyants?

-- Dites, répondit d’Artagnan.

-- C’est que je n’avais qu’à crier à l’aide pour vous faire mettre
en pièces, vous et votre escorte, et qu’alors j’étais libre.

-- Pourquoi ne l’avez-vous pas fait? dit d’Artagnan.

-- Allons donc! reprit Rochefort. L’amitié jurée! Ah! si c’eût été
un autre que vous qui m’eût conduit, je ne dis pas...

D’Artagnan inclina la tête.

-- Est-ce que Rochefort serait devenu meilleur que moi? se dit-il.

Et il se fit annoncer chez le ministre.

-- Faites entrer M. de Rochefort, dit la voix impatiente de
Mazarin aussitôt qu’il eut entendu prononcer ces deux noms, et
priez M. d’Artagnan d’attendre: je n’en ai pas encore fini avec
lui.

Ces paroles rendirent d’Artagnan tout joyeux. Comme il l’avait
dit, il y avait longtemps que personne n’avait eu besoin de lui,
et cette insistance de Mazarin à son égard lui paraissait d’un
heureux présage.

Quant à Rochefort, elle ne lui produisit pas d’autre effet que de
le mettre parfaitement sur ses gardes. Il entra dans le cabinet et
trouva Mazarin assis à sa table avec son costume ordinaire, c’est-
à-dire en monsignor; ce qui était à peu près l’habit des abbés du
temps, excepté qu’il portait les bas et le manteau violet.

Les portes se refermèrent, Rochefort regarda Mazarin du coin de
l’oeil, et il surprit un regard du ministre qui croisait le sien.

Le ministre était toujours le même, bien peigné, bien frisé, bien
parfumé, et, grâce à sa coquetterie, ne paraissait pas même son
âge. Quant à Rochefort, c’était autre chose, les cinq années qu’il
avait passées en prison avaient fort vieilli ce digne ami de
M. de Richelieu; ses cheveux noirs étaient devenus tout blancs, et
les couleurs bronzées de son teint avaient fait place à une
entière pâleur qui semblait de l’épuisement. En l’apercevant,
Mazarin secoua imperceptiblement la tête d’un air qui voulait
dire:

-- Voilà un homme qui ne me paraît plus bon à grand’chose.

Après un silence qui fut assez long en réalité, mais qui parut un
siècle à Rochefort, Mazarin tira d’une liasse de papiers une
lettre tout ouverte, et la montrant au gentilhomme:

-- J’ai trouvé là une lettre où vous réclamez votre liberté,
monsieur de Rochefort. Vous êtes donc en prison?

Rochefort tressaillit à cette demande.

-- Mais, dit-il, il me semblait que Votre Éminence le savait mieux
que personne.

-- Moi? pas du tout! il y a encore à la Bastille une foule de
prisonniers qui y sont du temps de M. de Richelieu, et dont je ne
sais pas même les noms.

-- Oh, mais, moi, c’est autre chose, Monseigneur! et vous saviez
le mien, puisque c’est sur un ordre de Votre Éminence que j’ai été
transporté du Châtelet à la Bastille.

-- Vous croyez?

-- J’en suis sûr.

-- Oui, je crois me souvenir, en effet; n’avez-vous pas, dans le
temps, refusé de faire pour la reine un voyage à Bruxelles?

-- Ah! ah! dit Rochefort, voilà donc la véritable cause? Je la
cherche depuis cinq ans. Niais que je suis, je ne l’avais pas
trouvée!

-- Mais je ne vous dis pas que ce soit la cause de votre
arrestation; entendons-nous, je vous fais cette question, voilà
tout: n’avez-vous pas refusé d’aller à Bruxelles pour le service
de la reine, tandis que vous aviez consenti à y aller pour le
service du feu cardinal?

-- C’est justement parce que j’y avais été pour le service du feu
cardinal, que je ne pouvais y retourner pour celui de la reine.
J’avais été à Bruxelles dans une circonstance terrible. C’était
lors de la conspiration de Chalais. J’y avais été pour surprendre
la correspondance de Chalais avec l’archiduc, et déjà à cette
époque, lorsque je fus reconnu, je faillis y être mis en pièces.
Comment vouliez-vous que j’y retournasse! je perdais la reine au
lieu de la servir.

-- Eh bien, vous comprenez, voici comment les meilleures
intentions sont mal interprétées, mon cher monsieur de Rochefort.
La reine n’a vu dans votre refus qu’un refus pur et simple; elle
avait eu fort à se plaindre de vous sous le feu cardinal, Sa
Majesté la reine! Rochefort sourit avec mépris.

-- C’était justement parce que j’avais bien servi M. le cardinal
de Richelieu contre la reine, que, lui mort, vous deviez
comprendre, Monseigneur, que je vous servirais bien contre tout le
monde.

-- Moi, monsieur de Rochefort, dit Mazarin, moi, je ne suis pas
comme M. de Richelieu, qui visait à la toute-puissance; je suis un
simple ministre qui n’a pas besoin de serviteurs étant celui de la
reine. Or, Sa Majesté est très susceptible; elle aura su votre
refus, elle l’aura pris pour une déclaration de guerre, et elle
m’aura, sachant combien vous êtes un homme supérieur et par
conséquent dangereux, mon cher monsieur de Rochefort, elle m’aura
ordonné de m’assurer de vous. Voilà comment vous vous trouvez à la
Bastille.

Eh bien, Monseigneur, il me semble, dit Rochefort, que si c’est
par erreur que je me trouve à la Bastille...

-- Oui, oui, reprit Mazarin, certainement tout cela peut
s’arranger; vous êtes homme à comprendre certaines affaires, vous,
et, une fois ces affaires comprises, à les bien pousser.

-- C’était l’avis de M. le cardinal de Richelieu, et mon
admiration pour ce grand homme s’augmente encore de ce que vous
voulez bien me dire que c’est aussi le vôtre.

-- C’est vrai, reprit Mazarin, M. le cardinal avait beaucoup de
politique, c’est ce qui faisait sa grande supériorité sur moi, qui
suis un homme tout simple et sans détours; c’est ce qui me nuit,
j’ai une franchise toute française.

Rochefort se pinça les lèvres pour ne pas sourire.

-- Je viens donc au but. J’ai besoin de bons amis, de serviteurs
fidèles; quand je dis j’ai besoin, je veux dire: la reine a
besoin. Je ne fais rien que par les ordres de la reine, moi,
entendez-vous bien? ce n’est pas comme M. le cardinal de
Richelieu, qui faisait tout à son caprice. Aussi, je ne serai
jamais un grand homme comme lui; mais en échange, je suis un bon
homme, monsieur de Rochefort, et j’espère que je vous le
prouverai.

Rochefort connaissait cette voix soyeuse, dans laquelle glissait
de temps en temps un sifflement qui ressemblait à celui de la
vipère.

-- Je suis tout prêt à vous croire, Monseigneur, dit-il, quoique,
pour ma part, j’aie eu peu de preuves de cette bonhomie dont parle
Votre Éminence N’oubliez pas, Monseigneur, reprit Rochefort voyant
le mouvement qu’essayait de réprimer le ministre, n’oubliez pas
que depuis cinq ans je suis à la Bastille, et que rien ne fausse
les idées comme de voir les choses à travers les grilles d’une
prison.

-- Ah! monsieur de Rochefort, je vous ai déjà dit que je n’y étais
pour rien dans votre prison. La reine... (colère de femme et de
princesse, que voulez-vous! mais cela passe comme cela vient, et
après on n’y pense plus)...

-- Je conçois, Monseigneur, qu’elle n’y pense plus, elle qui a
passé cinq ans au Palais-Royal, au milieu des fêtes et des
courtisans; mais, moi, qui les ai passés à la Bastille...

-- Eh! mon Dieu, mon cher monsieur de Rochefort, croyez-vous que
le Palais-Royal soit un séjour bien gai? Non pas, allez. Nous y
avons eu, nous aussi, nos grands tracas, je vous assure. Mais,
tenez, ne parlons plus de tout cela. Moi, je joue cartes sur
table, comme toujours. Voyons, êtes-vous des nôtres, monsieur de
Rochefort?

-- Vous devez comprendre, Monseigneur, que je ne demande pas
mieux, mais je ne suis plus au courant de rien, moi. À la
Bastille, on ne cause politique qu’avec les soldats et les
geôliers, et vous n’avez pas idée, Monseigneur, comme ces gens-là
sont peu au courant des choses qui se passent. J’en suis toujours
à M. de Bassompierre, moi... Il est toujours un des dix-sept
seigneurs?

-- Il est mort, monsieur, et c’est une grande perte. C’était un
homme dévoué à la reine, lui, et les hommes dévoués sont rares.

-- Parbleu! je crois bien, dit Rochefort. Quand vous en avez, vous
les envoyez à la Bastille.

-- Mais c’est qu’aussi, dit Mazarin, qu’est-ce qui prouve le
dévouement?

-- L’action, dit Rochefort.

-- Ah! oui, l’action! reprit le ministre réfléchissant; mais où
trouver des hommes d’action?

Rochefort hocha la tête.

-- Il n’en manque jamais, Monseigneur, seulement vous cherchez
mal.

-- Je cherche mal! que voulez-vous dire, mon cher monsieur de
Rochefort? Voyons, instruisez-moi. Vous avez dû beaucoup apprendre
dans l’intimité de feu Monseigneur le cardinal. Ah! c’était un si
grand homme!

-- Monseigneur se fâchera-t-il si je lui fais de la morale?

-- Moi, jamais! Vous le savez bien, on peut tout me dire. Je
cherche à me faire aimer, et non à me faire craindre.

-- Eh bien, Monseigneur, il y a dans mon cachot un proverbe écrit
sur la muraille, avec la pointe d’un clou.

-- Et quel est ce proverbe? demanda Mazarin.

-- Le voici, Monseigneur: _Tel maître..._

-- Je le connais: _tel valet._

-- Non: _tel serviteur._ C’est un petit changement que les gens
dévoués dont je vous parlais tout à l’heure y ont introduit pour
leur satisfaction particulière.

-- Eh bien! que signifie le proverbe?

-- Il signifie que M. de Richelieu a bien su trouver des
serviteurs dévoués, et par douzaines.

-- Lui, le point de mire de tous les poignards! lui qui a passé sa
vie à parer tous les coups qu’on lui portait!

-- Mais il les a parés, enfin, et pourtant ils étaient rudement
portés. C’est que s’il avait de bons ennemis, il avait aussi de
bons amis.

-- Mais voilà tout ce que je demande!

-- J’ai connu des gens, continua Rochefort, qui pensa que le
moment était venu de tenir parole à d’Artagnan, j’ai connu des
gens qui, par leur adresse, ont cent fois mis en défaut la
pénétration du cardinal; par leur bravoure, battu ses gardes et
ses espions; des gens qui sans argent, sans appui, sans crédit,
ont conservé une couronne à une tête couronnée et fait demander
grâce au cardinal.

-- Mais ces gens dont vous parlez, dit Mazarin en souriant en lui-
même de ce que Rochefort arrivait où il voulait le conduire, ces
gens-là n’étaient pas dévoués au cardinal, puisqu’ils luttaient
contre lui.

-- Non, car ils eussent été mieux récompensés; mais ils avaient le
malheur d’être dévoués à cette même reine pour laquelle tout à
l’heure vous demandiez des serviteurs.

-- Mais comment pouvez-vous savoir toutes ces choses?

-- Je sais ces choses parce que ces gens-là étaient mes ennemis à
cette époque, parce qu’ils luttaient contre moi, parce que je leur
ai fait tout le mal que j’ai pu, parce qu’ils me l’ont rendu de
leur mieux, parce que l’un d’eux, à qui j’avais eu plus
particulièrement affaire, m’a donné un coup d’épée, voilà sept ans
à peu près: c’était le troisième que je recevais de la même
main... la fin d’un ancien compte.

-- Ah! fit Mazarin avec une bonhomie admirable, si je connaissais
des hommes pareils.

-- Eh! Monseigneur, vous en avez un à votre porte depuis plus de
six ans, et que depuis six ans vous n’avez jugé bon à rien.

-- Qui donc?

-- Monsieur d’Artagnan.

-- Ce Gascon! s’écria Mazarin avec une surprise parfaitement
jouée.

-- Ce Gascon a sauvé une reine, et fait confesser à
M. de Richelieu qu’en fait d’habileté, d’adresse et de politique
il n’était qu’un écolier.

-- En vérité!

-- C’est comme j’ai l’honneur de le dire à Votre Éminence.

-- Contez-moi un peu cela, mon cher monsieur de Rochefort.

-- C’est bien difficile, Monseigneur, dit le gentilhomme en
souriant.

-- Il me le contera lui-même, alors.

-- J’en doute, Monseigneur.

-- Et pourquoi cela?

-- Parce que le secret ne lui appartient pas; parce que, comme je
vous l’ai dit, ce secret est celui d’une grande reine.

-- Et il était seul pour accomplir une pareille entreprise?

-- Non, Monseigneur, il avait trois amis, trois braves qui le
secondaient, des braves comme vous en cherchiez tout à l’heure.

-- Et ces quatre hommes étaient unis, dites-vous?

-- Comme si ces quatre hommes eussent fait qu’un, comme si ces
quatre coeurs eussent battu dans la même poitrine; aussi, que
n’ont-ils fait à eux quatre!

-- Mon cher monsieur de Rochefort, en vérité vous piquez ma
curiosité à un point que je ne puis vous dire. Ne pourriez-vous
donc ma narrer cette histoire?

-- Non, mais je puis vous dire un conte, un véritable conte de
fée, je vous en réponds, Monseigneur.

-- Oh! dites-moi cela, monsieur de Rochefort, j’aime beaucoup les
contes.

-- Vous le voulez donc, Monseigneur? dit Rochefort en essayant de
démêler une intention sur cette figure fine et rusée.

-- Oui.

-- Eh bien! écoutez! Il y avait une fois une reine... mais une
puissante reine, la reine d’un des plus grands royaumes du monde,
à laquelle un grand ministre voulait beaucoup de mal pour lui
avoir voulu auparavant trop de bien. Ne cherchez pas, Monseigneur!
vous ne pourriez pas deviner qui. Tout cela se passait bien
longtemps avant que vous vinssiez dans le royaume où régnait cette
reine. Or, il vint à la cour un ambassadeur si brave, si riche et
si élégant, que toutes les femmes en devinrent folles, et que la
reine elle-même, en souvenir sans doute de la façon dont il avait
traité les affaires d’État, eut l’imprudence de lui donner
certaine parure si remarquable qu’elle ne pouvait être remplacée.
Comme cette parure venait du roi, le ministre engagea celui-ci à
exiger de la princesse que cette parure figurât dans sa toilette
au prochain bal. Il est inutile de vous dire, Monseigneur, que le
ministre savait de science certaine que la parure avait suivi
l’ambassadeur, lequel ambassadeur était fort loin, de l’autre côté
des mers. La grande reine était perdue! perdue comme la dernière
de ses sujettes, car elle tombait du haut de sa grandeur.

-- Vraiment, fit Mazarin.

-- Eh bien, Monseigneur! quatre hommes résolurent de la sauver.
Ces quatre hommes, ce n’étaient pas des princes, ce n’étaient pas
des ducs, ce n’étaient pas des hommes puissants, ce n’étaient même
pas des hommes riches; c’étaient quatre soldats ayant grand coeur,
bon bras, franche épée. Ils partirent. Le ministre savait leur
départ et avait aposté des gens sur la route pour les empêcher
d’arriver à leur but. Trois furent mis hors de combat par de
nombreux assaillants; mais un seul arriva au port, tua ou blessa
ceux qui voulaient l’arrêter, franchit la mer et rapporta la
parure à la grande reine, qui put l’attacher sur son épaule au
jour désigné, ce qui manqua de faire damner le ministre. Que
dites-vous de ce trait-là, Monseigneur?

-- C’est magnifique! dit Mazarin rêveur.

-- Eh bien! j’en sais dix pareils.

Mazarin ne parlait plus, il songeait.

Cinq ou six minutes s’écoulèrent.

-- Vous n’avez plus rien à me demander, Monseigneur, dit
Rochefort.

-- Si fait, et M. d’Artagnan était un de ces quatre hommes, dites-
vous?

-- C’est lui qui a mené toute l’entreprise.

-- Et les autres, quels étaient-ils?

-- Monseigneur, permettez que je laisse à M. d’Artagnan le soin de
vous les nommer. C’étaient ses amis et non les miens; lui seul
aurait quelque influence sur eux, et je ne les connais même pas
sous leurs véritables noms.

-- Vous vous défiez de moi, monsieur de Rochefort. Eh bien, je
veux être franc jusqu’au bout; j’ai besoin de vous, de lui, de
tous!

-- Commençons par moi, Monseigneur, puisque vous m’avez envoyé
chercher et que me voilà, puis vous passerez à eux. Vous ne vous
étonnerez pas de ma curiosité: lorsqu’il il y a cinq ans qu’on est
en prison, on n’est pas fâché de savoir où l’on va vous envoyer.

-- Vous, mon cher monsieur de Rochefort, vous aurez le poste de
confiance, vous irez à Vincennes où M. de Beaufort est prisonnier:
vous me le garderez à vue. Eh bien! qu’avez-vous donc?

-- J’ai que vous me proposez là une chose impossible, dit
Rochefort en secouant la tête d’un air désappointé.

-- Comment, une chose impossible! Et pourquoi cette chose est-elle
impossible?

-- Parce que M. de Beaufort est un de mes amis, ou plutôt que je
suis un des siens; avez-vous oublié, Monseigneur, que c’est lui
qui avait répondu de moi à la reine?

-- M. de Beaufort, depuis ce temps-là, est l’ennemi de État.

-- Oui, Monseigneur, c’est possible; mais comme je ne suis ni roi,
ni reine, ni ministre, il n’est pas mon ennemi, à moi, et je ne
puis accepter ce que vous m’offrez.

-- Voilà ce que vous appelez du dévouement? je vous en félicite!
Votre dévouement ne vous engage pas trop, monsieur de Rochefort.

-- Et puis, Monseigneur, reprit Rochefort, vous comprendrez que
sortir de la Bastille pour rentrer à Vincennes, ce n’est que
changer de prison.

-- Dites tout de suite que vous êtes du parti de M. de Beaufort,
et ce sera plus franc de votre part.

-- Monseigneur, j’ai été si longtemps enfermé que je ne suis que
d’un parti: c’est du parti du grand air. Employez-moi à tout autre
chose, envoyez-moi en mission, occupez-moi activement, mais sur
les grands chemins, si c’est possible!

-- Mon cher monsieur de Rochefort, dit Mazarin avec son air
goguenard, votre zèle vous emporte: vous vous croyez encore un
jeune homme, parce que le coeur y est toujours; mais les forces
vous manqueraient. Croyez-moi donc: ce qu’il vous faut maintenant,
c’est du repos. Holà, quelqu’un!

-- Vous ne statuez donc rien sur moi, Monseigneur?

-- Au contraire, j’ai statué.

Bernouin entra.

-- Appelez un huissier, dit-il, et restez près de moi, ajouta-t-il
tout bas.

Un huissier entra. Mazarin écrivit quelques mots qu’il remit à cet
homme, puis salua de la tête.

-- Adieu, monsieur de Rochefort! dit-il.

Rochefort s’inclina respectueusement.

-- Je vois, Monseigneur, dit-il, que l’on me reconduit à la
Bastille.

-- Vous êtes intelligent.

-- J’y retourne, Monseigneur; mais, je vous le répète, vous avez
tort de ne pas savoir m’employer.

-- Vous, l’ami de mes ennemis!

-- Que voulez-vous! il me fallait faire l’ennemi de vos ennemis.

-- Croyez-vous qu’il n’y ait que vous seul, monsieur de Rochefort?
Croyez-moi, j’en trouverai qui vous vaudront bien.

-- Je vous le souhaite, Monseigneur.

-- C’est bien. Allez, allez! À propos, c’est inutile que vous
m’écriviez davantage, monsieur de Rochefort, vos lettres seraient
des lettres perdues.

-- J’ai tiré les marrons du feu, murmura Rochefort en se retirant;
et si d’Artagnan n’est pas content de moi quand je lui raconterai
tout à l’heure l’éloge que j’ai fait de lui, il sera difficile.
Mais où diable me mène-t-on?

En effet, on conduisait Rochefort par le petit escalier, au lieu
de le faire passer par l’antichambre, où attendait d’Artagnan.
Dans la cour, il trouva son carrosse et ses quatre hommes
d’escorte; mais il chercha vainement son ami.

-- Ah! ah! se dit en lui-même Rochefort, voilà qui change
terriblement la chose! et s’il y a toujours un aussi grand nombre
de populaire dans les rues, eh bien! nous tâcherons de prouver au
Mazarin que nous sommes encore bon à autre chose, Dieu merci! qu’à
garder un prisonnier.

Et il sauta dans le carrosse aussi légèrement que s’il n’eût eu
que vingt-cinq ans.


IV. Anne d’Autriche à quarante-six ans

Resté seul avec Bernouin, Mazarin demeura un instant pensif; il en
savait beaucoup, et cependant il n’en savait pas encore assez.
Mazarin était tricheur au jeu; c’est un détail que nous a conservé
Brienne: il appelait cela prendre ses avantages. Il résolut de
n’entamer la partie avec d’Artagnan que lorsqu’il connaîtrait bien
toutes les cartes de son adversaire.

-- Monseigneur n’ordonne rien? demanda Bernouin.

-- Si fait, répondit Mazarin; éclaire-moi, je vais chez la reine.

Bernouin prit un bougeoir et marcha le premier.

Il y avait un passage secret qui aboutissait des appartements et
du cabinet de Mazarin aux appartements de la reine; c’était par ce
corridor que passait le cardinal pour se rendre à toute heure
auprès d’Anne d’Autriche.

En arrivant dans la chambre à coucher où donnait ce passage,
Bernouin rencontra madame Beauvais. Madame Beauvais et Bernouin
étaient les confidents intimes de ces amours surannées; et madame
Beauvais se chargea d’annoncer le cardinal à Anne d’Autriche, qui
était dans son oratoire avec le jeune Louis XIV.

Anne d’Autriche, assise dans un grand fauteuil, le coude appuyé
sur une table et la tête appuyée sur sa main, regardait l’enfant
royal, qui, couché sur le tapis, feuilletait un grand livre de
bataille. Anne d’Autriche était une reine qui savait le mieux
s’ennuyer avec majesté; elle restait quelquefois des heures ainsi
retirée dans sa chambre ou dans son oratoire, sans lire ni prier.

Quant au livre avec lequel jouait le roi, c’était un _Quinte-
Curce_ enrichi de gravures représentant les hauts faits
d’Alexandre.

Madame Beauvais apparut à la porte de l’oratoire et annonça le
cardinal de Mazarin.

L’enfant se releva sur un genou, le sourcil froncé, et regardant
sa mère:

-- Pourquoi donc, dit-il, entre-t-il ainsi sans faire demander
audience?

Anne rougit légèrement.

-- Il est important, répliqua-t-elle, qu’un premier ministre, dans
les temps où nous sommes, puisse venir rendre compte à toute heure
de ce qui se passe à la reine, sans avoir à exciter la curiosité
ou les commentaires de toute la cour.

-- Mais il me semble que M. de Richelieu n’entrait pas ainsi,
répondit l’enfant implacable.

-- Comment vous rappelez-vous ce que faisait M. de Richelieu? vous
ne pouvez le savoir, vous étiez trop jeune.

-- Je ne me le rappelle pas, je l’ai demandé, on me l’a dit.

-- Et qui vous a dit cela? reprit Anne d’Autriche avec un
mouvement d’humeur mal déguisé.

-- Je sais que je ne dois jamais nommer les personnes qui
répondent aux questions que je leur fais, répondit l’enfant, ou
que sans cela je n’apprendrai plus rien.

En ce moment Mazarin entra. Le roi se leva alors tout à fait, prit
son livre, le plia et alla le porter sur la table, près de
laquelle il se tint debout pour forcer Mazarin à se tenir debout
aussi.

Mazarin surveillait de son oeil intelligent toute cette scène, à
laquelle il semblait demander l’explication de celle qui l’avait
précédée.

Il s’inclina respectueusement devant la reine et fit une profonde
révérence au roi, qui lui répondit par un salut de tête assez
cavalier; mais un regard de sa mère lui reprocha cet abandon aux
sentiments de haine que dès son enfance Louis XIV avait vouée au
cardinal, et il accueillit le sourire sur les lèvres le compliment
du ministre.

Anne d’Autriche cherchait à deviner sur le visage de Mazarin la
cause de cette visite imprévue, le cardinal ordinairement ne
venant chez elle que lorsque tout le monde était retiré.

Le ministre fit un signe de tête imperceptible; alors la reine
s’adressant à madame Beauvais:

-- Il est temps que le roi se couche, dit-elle, appelez Laporte.

Déjà la reine avait dit deux ou trois fois au jeune Louis de se
retirer, et toujours l’enfant avait tendrement insisté pour
rester; mais cette fois, il ne fit aucune observation, seulement
il se pinça les lèvres et pâlit.

Un instant après, Laporte entra.

L’enfant alla droit à lui sans embrasser sa mère.

-- Eh bien, Louis, dit Anne, pourquoi ne m’embrassez-vous point?

-- Je croyais que vous étiez fâchée contre moi, Madame: vous me
chassez.

-- Je ne vous chasse pas: seulement vous venez d’avoir la petite
vérole, vous êtes souffrant encore, et je crains que veiller ne
vous fatigue.

-- Vous n’avez pas eu la même crainte quand vous m’avez fait aller
aujourd’hui au Palais pour rendre ces méchants édits qui ont tant
fait murmurer le peuple.

-- Sire, dit Laporte pour faire diversion, à qui Votre Majesté
veut-elle que je donne le bougeoir?

-- À qui tu voudras, Laporte, répondit l’enfant, pourvu, ajouta-t-
il à haute voix, que ce ne soit pas à Mancini.

M. Mancini était un neveu du cardinal que Mazarin avait placé près
du roi comme enfant d’honneur et sur lequel Louis XIV reportait
une partie de la haine qu’il avait pour son ministre.

Et le roi sortit sans embrasser sa mère et sans saluer le
cardinal.

-- À la bonne heure! dit Mazarin; j’aime à voir qu’on élève Sa
Majesté dans l’horreur de la dissimulation.

-- Pourquoi cela? demanda la reine d’un air presque timide.

-- Mais il me semble que la sortie du roi n’a pas besoin de
commentaires; d’ailleurs, Sa Majesté ne se donne pas la peine de
cacher le peu d’affection qu’elle me porte: ce qui ne m’empêche
pas, du reste, d’être tout dévoué à son service, comme à celui de
Votre Majesté.

-- Je vous demande pardon pour lui, cardinal, dit la reine, c’est
un enfant qui ne peut encore savoir toutes les obligations qu’il
vous a.

Le cardinal sourit.

-- Mais, continua la reine, vous étiez venu sans doute pour
quelque objet important, qu’y a-t-il donc?

Mazarin s’assit ou plutôt se renversa dans une large chaise, et
d’un air mélancolique:

-- Il y a, dit-il, que, selon toute probabilité, nous serons
forcés de nous quitter bientôt, à moins que vous ne poussiez le
dévouement pour moi jusqu’à me suivre en Italie.

-- Et pourquoi cela? demanda la reine.

-- Parce que, comme dit l’opéra de _Thisbé_, reprit Mazarin:

_Le monde entier conspire à diviser nos feux._

-- Vous plaisantez, monsieur! dit la reine en essayant de
reprendre un peu de son ancienne dignité.

-- Hélas, non, Madame! dit Mazarin, je ne plaisante pas le moins
du monde; je pleurerais bien plutôt, je vous prie. de le croire;
et il y a de quoi, car notez bien que j’ai dit:

_Le monde entier conspire à diviser nos feux._

Or, comme vous faites partie du monde entier, je veux dire que
vous aussi m’abandonnez.

-- Cardinal!

-- Eh! mon Dieu, ne vous ai-je pas vue sourire l’autre jour très
agréablement à M. le duc d’Orléans ou plutôt à ce qu’il vous
disait!

-- Et que me disait-il?

-- Il vous disait, Madame: «C’est votre Mazarin qui est la pierre
d’achoppement; qu’il parte, et tout ira bien.»

-- Que vouliez-vous que je fisse?

-- Oh! Madame, vous êtes la reine, ce me semble!

-- Belle royauté, à la merci du premier gribouilleur de paperasses
du Palais-Royal ou du premier gentillâtre du royaume!

-- Cependant vous êtes assez forte pour éloigner de vous les gens
qui vous déplaisent.

-- C’est-à-dire qui vous déplaisent, à vous! répondit la reine.

-- À moi!

-- Sans doute. Qui a renvoyé madame de Chevreuse, qui pendant
douze ans avait été persécutée sous l’autre règne?

-- Une intrigante qui voulait continuer contre moi les cabales
commencées contre M. de Richelieu!

-- Qui a renvoyé madame de Hautefort, cette amie si parfaite,
qu’elle avait refusé les bonnes grâces du roi pour rester dans les
miennes?

-- Une prude qui vous disait chaque soir, en vous déshabillant,
que c’était perdre votre âme que d’aimer un prêtre, comme si on
était prêtre parce qu’on est cardinal.

-- Qui a fait arrêter M. de Beaufort?

-- Un brouillon qui ne parlait de rien moins que de m’assassiner!

-- Vous voyez bien, cardinal, reprit la reine, que vos ennemis
sont les miens.

-- Ce n’est pas assez, Madame, il faudrait encore que vos amis
fussent les miens aussi.

-- Mes amis, monsieur!... La reine secoua la tête:

Hélas! je n’en ai plus.

-- Comment n’avez-vous plus d’amis dans le bonheur, quand vous en
aviez bien dans l’adversité?

-- Parce que, dans le bonheur, j’ai oublié ces amis-là, monsieur:
Parce que j’ai fait comme la reine Marie de Médicis, qui, au
retour de son premier exil, a méprisé tous ceux qui avaient
souffert pour elle, et qui proscrite une seconde fois est morte à
Cologne, abandonnée du monde entier et même de son fils, parce que
tout le monde la méprisait à son tour.

-- Eh bien, voyons! dit Mazarin, ne serait-il pas temps de réparer
le mal? Cherchez parmi vos amis vos plus anciens.

-- Que voulez-vous dire, monsieur?

-- Rien autre chose que ce que je dis: cherchez.

-- Hélas! j’ai beau regarder autour de moi, je n’ai d’influence
sur personne. Monsieur, comme toujours, est conduit par son
favori: hier c’était Choisy, aujourd’hui c’est La Rivière, demain
ce sera un autre. M. le Prince est conduit par le coadjuteur, qui
est conduit par madame de Guéménée.

-- Aussi, Madame, je ne vous dis pas de regarder parmi vos amis du
jour, mais parmi vos amis d’autrefois.

-- Parmi mes amis d’autrefois? fit la reine.

-- Oui, parmi vos amis d’autrefois, parmi ceux qui vous ont aidée
à lutter contre M. le duc de Richelieu, à le vaincre même.

-- Où veut-il en venir? murmura la reine en regardant le cardinal
avec inquiétude.

-- Oui, continua celui-ci, en certaines circonstances, avec cet
esprit puissant et fin qui caractérise Votre Majesté, vous avez
su, grâce au concours de vos amis, repousser les attaques de cet
adversaire.

-- Moi! dit la reine, j’ai souffert, voilà tout.

-- Oui, dit Mazarin, comme souffrent les femmes en se vengeant.
Voyons, allons au fait! connaissez-vous M. de Rochefort?

-- M. de Rochefort n’était pas un de mes amis, dit la reine, mais
bien au contraire de mes ennemis les plus acharnés, un des plus
fidèles de M. le cardinal. Je croyais que vous saviez cela.

-- Je le sais si bien, répondit Mazarin, que nous l’avons fait
mettre à la Bastille.

-- En est-il sorti? demanda la reine.

-- Non, rassurez-vous, il y est toujours; aussi je ne vous parle
de lui que pour arriver à un autre. Connaissez-vous M. d’Artagnan?
continua Mazarin en regardant la reine en face.

Anne d’Autriche reçut le coup en plein coeur.

«Le Gaston aurait-il été indiscret?» murmura-t-elle.

Puis tout haut:

-- D’Artagnan! ajouta-t-elle. Attendez donc, Oui, certainement, ce
nom-là m’est familier. D’Artagnan, un mousquetaire, qui aimait une
de mes femmes, Pauvre petite créature qui est morte empoisonnée à
cause de moi.

-- Voilà tout? dit Mazarin.

La reine regarda le cardinal avec étonnement.

-- Mais, monsieur, dit-elle, il me semble que vous me faites subir
un interrogatoire?

-- Auquel, en tout cas, dit Mazarin avec son éternel sourire et sa
voix toujours douce, vous ne répondez que selon votre fantaisie.

-- Exposez clairement vos désirs, monsieur, et j’y répondrai de
même, dit la reine avec un commencement d’impatience.

-- Eh bien, Madame! dit Mazarin en s’inclinant, je désire que vous
me fassiez part de vos amis, comme je vous ai fait part du peu
d’industrie et de talent que le ciel a mis en moi. Les
circonstances sont graves, et il va falloir agir énergiquement.

-- Encore! dit la reine, je croyais que nous en serions quittes
avec M. de Beaufort.

-- Oui! vous n’avez vu que le torrent qui voulait tout renverser,
et vous n’avez pas fait attention à l’eau donnante. Il y a
cependant en France un proverbe sur l’eau qui dort.

-- Achevez, dit la reine.

-- Eh bien! continua Mazarin, je souffre tous les jours les
affronts que me font vos princes et vos valets titrés, tous
automates qui ne voient pas que je tiens leur fil, et qui, sous ma
gravité patiente, n’ont pas deviné le rire de l’homme irrité, qui
s’est juré à lui-même d’être un jour le plus fort. Nous avons fait
arrêter M. de Beaufort, c’est vrai; mais c’était le moins
dangereux de tous, il y a encore M. le Prince...

-- Le vainqueur de Rocroy! y pensez-vous?

-- Oui, Madame, et fort souvent; mais _patienza_, comme nous
disons, nous autres Italiens. Puis, après M. de Condé, il y a
M. le duc d’Orléans.

-- Que dites-vous là? le premier prince du sang, l’oncle du roi!

-- Non pas le premier prince du sang, non pas l’oncle du roi, mais
le lâche conspirateur qui, sous l’autre règne, poussé par son
caractère capricieux et fantasque rongé d’ennuis misérables,
dévoré d’une plate ambition, jaloux de tout ce qui le dépassait en
loyauté et en courage, irrité de n’être rien, grâce à sa nullité,
s’est fait l’écho de tous les mauvais bruits, s’est fait l’âme de
toutes les cabales, a fait signe d’aller en avant à tous ces
braves gens qui ont eu la sottise de croire à la parole d’un homme
du sang royal, et qui les a reniés lorsqu’ils sont montés sur
l’échafaud! non pas le premier prince du sang, non pas l’oncle du
roi, je le répète, mais l’assassin de Chalais, de Montmorency et
de Cinq-Mars, qui essaye aujourd’hui de jouer le même jeu, et qui
se figure qu’il gagnera la partie parce qu’il changera
d’adversaire et parce qu’au lieu d’avoir en face de lui un homme
qui menace il a un homme qui sourit. Mais il se trompe, il aura
perdu à perdre M. de Richelieu, et je n’ai pas intérêt à laisser
près de la reine ce ferment de discorde avec lequel feu M. le
cardinal a fait bouillir vingt ans la bile du roi.

Anne rougit et cacha sa tête dans ses deux mains.

-- Je ne veux point humilier Votre Majesté, reprit Mazarin,
revenant à un ton plus calme, mais en même temps d’une fermeté
étrange. Je veux qu’on respecte la reine et qu’on respecte son
ministre, puisque aux yeux de tous je ne suis que cela. Votre
Majesté sait, elle, que je ne suis pas, comme beaucoup de gens le
disent, un pantin venu d’Italie; il faut que tout le monde le
sache comme Votre Majesté.

-- Eh bien donc, que dois-je faire? dit Anne d’Autriche courbée
sous cette voix dominatrice.

-- Vous devez chercher dans votre souvenir le nom de ces hommes
fidèles et dévoués qui ont passé la mer malgré M. de Richelieu, en
laissant des traces de leur sang tout le long de la route, pour
rapporter à Votre Majesté certaine parure qu’elle avait donnée à
M. de Buckingham.

Anne se leva majestueuse et irritée comme si un ressort d’acier
l’eût fait bondir, et, regardant le cardinal avec cette hauteur et
cette dignité qui la rendaient si puissante aux jours de sa
jeunesse:

-- Vous m’insultez, monsieur! dit-elle.

-- Je veux enfin, continua Mazarin, achevant la pensée qu’avait
tranchée par le milieu le mouvement de la reine, je veux que vous
fassiez aujourd’hui pour votre mari ce que vous avez fait
autrefois pour votre amant.

-- Encore cette calomnie! s’écria la reine. Je la croyais
cependant bien morte et bien étouffée, car vous me l’aviez
épargnée jusqu’à présent; mais voilà que vous m’en parlez à votre
tour. Tant mieux! car il en sera question cette fois entre nous,
et tout sera fini, entendez-vous bien?

-- Mais, Madame, dit Mazarin étonné de ce retour de force, je ne
demande pas que vous me disiez tout.

-- Et moi je veux tout vous dire, répondit Anne d’Autriche.
Écoutez donc. Je veux vous dire qu’il y avait effectivement à
cette époque quatre coeurs dévoués, quatre âmes loyales, quatre
épées fidèles, qui m’ont sauvé plus que la vie, monsieur, qui
m’ont sauvé l’honneur.

-- Ah! vous l’avouez, dit Mazarin.

-- N’y a-t-il donc que les coupables dont l’honneur soit en jeu,
monsieur, et ne peut-on pas déshonorer quelqu’un, une femme
surtout, avec des apparences! Oui, les apparences étaient contre
moi et j’allais être déshonorée, et cependant, je le jure, je
n’étais pas coupable. Je le jure...

La reine chercha une chose sainte sur laquelle elle pût jurer; et
tirant d’une armoire perdue dans la tapisserie un petit coffret de
bois de rose incrusté d’argent, et le posant sur l’autel:

-- Je le jure, reprit-elle, sur ces reliques sacrées, j’aimais
M. de Buckingham, mais M. de Buckingham n’était pas mon amant!

-- Et quelles sont ces reliques sur lesquelles vous faites ce
serment, Madame? dit en souriant Mazarin; car je vous en préviens,
en ma qualité de Romain je suis incrédule: il y a relique et
relique.

La reine détacha une petite clef d’or de son cou et la présenta au
cardinal.

-- Ouvrez, monsieur, dit-elle, et voyez vous-même.

Mazarin étonné prit la clef et ouvrit le coffret, dans lequel il
ne trouva qu’un couteau rongé par la rouille et deux lettres dont
l’une était tachée de sang.

-- Qu’est-ce que cela? demanda Mazarin.

-- Qu’est-ce que cela, monsieur? dit Anne d’Autriche avec son
geste de reine et en étendant sur le coffret ouvert un bras resté
parfaitement beau malgré les années, je vais vous le dire. Ces
deux lettres sont les deux seules lettres que je lui aie jamais
écrites. Ce couteau, c’est celui dont Felton l’a frappé. Lisez ces
lettres, monsieur, et vous verrez si j’ai menti.

Malgré la permission qui lui était donnée, Mazarin, par un
sentiment naturel, au lieu de lire les lettres, prit le couteau
que Buckingham mourant avait arraché de sa blessure, et qu’il
avait, par Laporte, envoyé à la reine; la lame en était toute
rongée; car le sang était devenu de la rouille; puis après un
instant d’examen, pendant lequel la reine était devenue aussi
blanche que la nappe de l’autel sur lequel elle était appuyée, il
le replaça dans le coffret avec un frisson involontaire.

-- C’est bien, Madame, dit-il, je m’en rapporte à votre serment.

-- Non, non! lisez, dit la reine en fronçant le sourcil; lisez, je
le veux, je l’ordonne, afin, comme je l’ai résolu, que tout soit
fini de cette fois, et que nous ne revenions plus sur ce sujet.
Croyez-vous, ajouta-t-elle avec un sourire terrible, que je sois
disposée à rouvrir ce coffret à chacune de vos accusations à
venir?

Mazarin, dominé par cette énergie, obéit presque machinalement et
lut les deux lettres. L’une était celle par laquelle la reine
redemandait les ferrets à Buckingham; c’était celle qu’avait
portée d’Artagnan, et qui était arrivée à temps. L’autre était
celle que Laporte avait remise au duc, dans laquelle la reine le
prévenait qu’il allait être assassiné et qui était arrivée trop
tard.

-- C’est bien, Madame, dit Mazarin, et il n’y a rien à répondre à
cela.

-- Si, monsieur, dit la reine en refermant le coffret et en
appuyant sa main dessus; si, il y a quelque chose à répondre:
c’est que j’ai toujours été ingrate envers ces hommes qui m’ont
sauvée, moi, et qui ont fait tout ce qu’ils ont pu pour le sauver,
lui; c’est que je n’ai rien donné à ce brave d’Artagnan, dont vous
me parliez tout à l’heure, que ma main à baiser, et ce diamant.

La reine étendit sa belle main vers le cardinal et lui montra une
pierre admirable qui scintillait à son doigt.

-- Il l’a vendu, à ce qu’il paraît, reprit-elle, dans un moment de
gêne; il l’a vendu pour me sauver une seconde fois, car c’était
pour envoyer un messager au duc et pour le prévenir qu’il devait
être assassiné.

-- D’Artagnan le savait donc?

-- Il savait tout. Comment faisait-il? Je l’ignore. Mais enfin il
l’a vendu à M. des Essarts, au doigt duquel je l’ai vu, et de qui
je l’ai racheté; mais ce diamant lui appartient, Monsieur, rendez-
le-lui donc de ma part, et, puisque vous avez le bonheur d’avoir
près de vous un pareil homme, tâchez de l’utiliser.

-- Merci, Madame! dit Mazarin, je profiterai du conseil.

-- Et maintenant, dit la reine comme brisée par l’émotion, avez-
vous autre chose à me demander?

-- Rien, Madame, répondit le cardinal de sa voix la plus
caressante, que de vous supplier de me pardonner mes injustes
soupçons; mais je vous aime tant, qu’il n’est pas étonnant que je
sois jaloux, même du passé.

Un sourire d’une indéfinissable expression passa sur les lèvres de
la reine.

-- Eh bien, alors, monsieur, dit-elle, si vous n’avez rien autre
chose à me demander, laissez-moi; vous devez comprendre qu’après
une pareille scène j’ai besoin d’être seule.

Mazarin s’inclina.

-- Je me retire, Madame, dit-il; me permettez-vous de revenir?

-- Oui, mais demain; je n’aurai pas trop de tout ce temps pour me
remettre.

Le cardinal prit la main de la reine et la lui baisa galamment,
puis il se retira.

À peine fut-il sorti que la reine passa dans l’appartement de son
fils et demanda à Laporte si le roi était couché. Laporte lui
montra de la main l’enfant qui dormait.

Anne d’Autriche monta sur les marches du lit, approcha ses lèvres
du front plissé de son fils et y déposa doucement un baiser; puis
elle se retira silencieuse comme elle était venue, se contentant
de dire au valet de chambre.

-- Tâchez donc, mon cher Laporte, que le roi fasse meilleure mine
à M. le cardinal, auquel lui et moi avons de si grandes
obligations.


V. Gascon et Italien

Pendant ce temps le cardinal était revenu dans son cabinet, à la
porte duquel veillait Bernouin, à qui il demanda si rien ne
s’était passé de nouveau et s’il n’était venu aucune nouvelle du
dehors. Sur sa réponse négative il lui fit signe de se retirer.

Resté seul, il alla ouvrir la porte du corridor, puis celle de
l’antichambre; d’Artagnan, fatigué, dormait sur une banquette.

-- Monsieur d’Artagnan! dit-il d’une voix douce.

D’Artagnan ne broncha point.

-- Monsieur d’Artagnan! dit-il plus haut.

D’Artagnan continua de dormir.

Le cardinal s’avança vers lui et lui toucha l’épaule du bout du
doigt.

Cette fois d’Artagnan tressaillit, se réveilla, et, en se
réveillant, se trouva tout debout et comme un soldat sous les
armes.

-- Me voilà, dit-il; qui m’appelle?

-- Moi, dit Mazarin avec son visage le plus souriant.

-- J’en demande pardon à Votre Éminence, dit d’Artagnan, mais
j’étais si fatigué...

-- Ne me demandez pas pardon, monsieur, dit Mazarin, car vous vous
êtes fatigué à mon service.

D’Artagnan admira l’air gracieux du ministre.

-- Ouais! dit-il entre ses dents, est-il vrai le proverbe qui dit
que le bien vient en dormant?

-- Suivez-moi, monsieur! dit Mazarin.

-- Allons, allons, murmura d’Artagnan, Rochefort m’a tenu parole;
seulement, par où diable est-il passé?

Et il regarda jusque dans les moindres recoins du cabinet mais il
n’y avait plus de Rochefort.

-- Monsieur d’Artagnan, dit Mazarin en s’asseyant et en
s’accommodant sur son fauteuil, vous m’avez toujours paru un brave
et galant homme.

«C’est possible, pensa d’Artagnan, mais il a mis le temps à me le
dire.»

Ce qui ne l’empêcha pas de saluer Mazarin jusqu’à terre pour
répondre à son compliment.

-- Eh bien, continua Mazarin, le moment est venu de mettre à
profit vos talents et votre valeur!

Les yeux de l’officier lancèrent comme un éclair de joie qui
s’éteignit aussitôt, car il ne savait pas où Mazarin en voulait
venir.

-- Ordonnez, Monseigneur, dit-il, je suis prêt à obéir à Votre
Éminence.

-- Monsieur d’Artagnan, continua Mazarin, vous avez fait sous le
dernier règne certains exploits...

-- Votre Éminence est trop bonne de se souvenir... C’est vrai,
j’ai fait la guerre avec assez de succès.

-- Je ne parle pas de vos exploits guerriers, dit Mazarin car,
quoiqu’ils aient fait quelque bruit, ils ont été surpassés par les
autres.

D’Artagnan fit l’étonné.

-- Eh bien, dit Mazarin, vous ne répondez pas?

-- J’attends, reprit d’Artagnan, que Monseigneur me dise de quels
exploits il veut parler.

-- Je parle de l’aventure... Hé! vous savez bien ce que je veux
dire.

-- Hélas! non, Monseigneur, répondit d’Artagnan tout étonné.

-- Vous êtes discret, tant mieux. Je veux parler de cette aventure
de la reine, de ces ferrets, de ce voyage que vous avez fait avec
trois de vos amis.

-- Hé! hé! pensa le Gascon, est-ce un piège? Tenons-nous ferme.

Et il arma ses traits d’une stupéfaction que lui eût enviée
Mondori ou Bellerose, les deux meilleurs comédiens de l’époque.

-- Fort bien! dit Mazarin en riant, bravo! on m’avait bien dit que
vous étiez l’homme qu’il me fallait. Voyons, là, que feriez-vous
bien pour moi?

-- Tout ce que Votre Éminence m’ordonnera de faire, dit
d’Artagnan.

-- Vous feriez pour moi ce que vous avez fait autrefois pour une
reine?

-- Décidément, se dit d’Artagnan à lui-même, on veut me faire
parler; voyons-le venir. Il n’est pas plus fin que le Richelieu,
que diable!... Pour une reine, Monseigneur! je ne comprends pas.

-- Vous ne comprenez pas que j’ai besoin de vous et de vos trois
amis?

-- De quels amis, Monseigneur?

-- De vos trois amis d’autrefois.

-- Autrefois, Monseigneur, répondit d’Artagnan, je n’avais pas
trois amis, j’en avais cinquante. À vingt ans, on appelle tout le
monde ses amis.

-- Bien, bien, monsieur l’officier! dit Mazarin, la discrétion est
une belle chose; mais aujourd’hui vous pourriez vous repentir
d’avoir été trop discret.

-- Monseigneur, Pythagore faisait garder pendant cinq ans le
silence à ses disciples pour leur apprendre à se taire.

-- Et vous l’avez gardé vingt ans, monsieur. C’est quinze ans de
plus qu’un philosophe pythagoricien, ce qui me semble raisonnable.
Parlez donc aujourd’hui, car la reine elle-même vous relève de
votre serment.

-- La reine! dit d’Artagnan avec un étonnement, qui, cette fois,
n’était pas joué.

-- Oui, la reine! et pour preuve que je vous parle en son nom,
c’est qu’elle m’a dit de vous montrer ce diamant qu’elle prétend
que vous connaissez, et qu’elle a racheté de M. des Essarts.

Et Mazarin étendit la main vers l’officier, qui soupira en
reconnaissant la bague que la reine lui avait donnée le soir du
bal de l’Hôtel de Ville.

-- C’est vrai! dit d’Artagnan, je reconnais ce diamant, qui a
appartenu à la reine.

-- Vous voyez donc bien que je vous parle en son nom. Répondez-moi
donc sans jouer davantage la comédie. Je vous l’ai déjà dit, et je
vous le répète, il y va de votre fortune.

-- Ma foi, Monseigneur! j’ai grand besoin de faire fortune. Votre
Éminence m’a oublié si longtemps!

-- Il ne faut que huit jours pour réparer cela. Voyons, vous
voilà, vous, mais où sont vos amis?

-- Je n’en sais rien, Monseigneur.

-- Comment, vous n’en savez rien?

-- Non; il y a longtemps que nous nous sommes séparés, car tous
trois ont quitté le service.

-- Mais où les retrouverez-vous?

-- Partout où ils seront. Cela me regarde.

-- Bien! Vos conditions?

-- De l’argent, Monseigneur, tant que nos entreprises en
demanderont. Je me rappelle trop combien parfois nous avons été
empêchés, faute d’argent, et sans ce diamant, que j’ai été obligé
de vendre, nous serions restés en chemin.

-- Diable! de l’argent, et beaucoup! dit Mazarin; comme vous y
allez, monsieur l’officier! Savez-vous bien qu’il n’y en a pas,
d’argent, dans les coffres du roi?

-- Faites comme moi, alors, Monseigneur, vendez les diamants de la
couronne; croyez-moi, ne marchandons pas, on fait mal les grandes
choses avec de petits moyens.

-- Eh bien! dit Mazarin, nous verrons à vous satisfaire.

-- Richelieu, pensa d’Artagnan, m’eût déjà donné cinq cents
pistoles d’arrhes.

-- Vous serez donc à moi?

-- Oui, si mes amis le veulent.

-- Mais, à leur refus, je pourrais compter sur vous?

-- Je n’ai jamais rien fait de bon seul, dit d’Artagnan en
secouant la tête.

-- Allez donc les trouver.

-- Que leur dirai-je pour les déterminer à servir Votre Éminence?

-- Vous les connaissez mieux que moi. Selon leurs caractères vous
promettrez.

-- Que promettrai-je?

-- Qu’ils me servent comme ils ont servi la reine, et ma
reconnaissance sera éclatante.

-- Que ferons-nous?

-- Tout, puisqu’il paraît que vous savez tout faire.

-- Monseigneur, lorsqu’on a confiance dans les gens et qu’on veut
qu’ils aient confiance en nous, on les renseigne mieux que ne fait
Votre Éminence.

-- Lorsque le moment d’agir sera venu, soyez tranquille, reprit
Mazarin, vous aurez toute ma pensée.

-- Et jusque-là!

-- Attendez et cherchez vos amis.

-- Monseigneur, peut-être ne sont-ils pas à Paris, c’est probable
même, il va falloir voyager. Je ne suis qu’un lieutenant de
mousquetaires fort pauvre et les voyages sont chers.

-- Mon intention, dit Mazarin, n’est pas que vous paraissiez avec
un grand train, mes projets ont besoin de mystère et souffriraient
d’un trop grand équipage.

-- Encore, Monseigneur, ne puis-je voyager avec ma paye, puisque
l’on est en retard de trois mois avec moi; et je ne puis voyager
avec mes économies, attendu que depuis vingt-deux ans que je suis
au service je n’ai économisé que des dettes.

Mazarin resta un instant pensif, comme si un grand combat se
livrait en lui; puis allant à une armoire fermée d’une triple
serrure, il en tira un sac, et le pesant dans sa main deux ou
trois fois avant de le donner à d’Artagnan:

-- Prenez donc ceci, dit-il avec un soupir, voilà pour le voyage.

-- Si ce sont des doublons d’Espagne ou même des écus d’or, pensa
d’Artagnan, nous pourrons encore faire affaire ensemble.

Il salua le cardinal et engouffra le sac dans sa large poche.

-- Eh bien, c’est donc dit, répondit le cardinal, vous allez
voyager...

-- Oui, Monseigneur.

-- Écrivez-moi tous les jours pour me donner des nouvelles de
votre négociation.

-- Je n’y manquerai pas, Monseigneur.

-- Très bien. À propos, le nom de vos amis?

-- Le nom de mes amis? répéta d’Artagnan avec un reste
d’inquiétude.

-- Oui; pendant que vous cherchez de votre côté, moi, je
m’informerai du mien et peut-être apprendrai-je quelque chose.

-- M. le comte de La Fère, autrement dit Athos; M. du Vallon,
autrement dit Porthos, et M. le chevalier d’Herblay, aujourd’hui
l’abbé d’Herblay, autrement dit Aramis.

Le cardinal sourit.

-- Des cadets, dit-il, qui s’étaient engagés aux mousquetaires
sous de faux noms pour ne pas compromettre leurs noms de famille.
Longues rapières, mais bourses légères; on connaît cela.

-- Si Dieu veut que ces rapières-là passent au service de Votre
Éminence, dit d’Artagnan, j’ose exprimer un désir, c’est que ce
soit à son tour la bourse de Monseigneur qui devienne légère et la
leur qui devienne lourde; car avec ces trois hommes et moi, Votre
Éminence remuera toute la France et même toute l’Europe, si cela
lui convient.

-- Ces Gascons, dit Mazarin en riant, valent presque les Italiens
pour la bravade.

-- En tout cas, dit d’Artagnan avec un sourire pareil à celui du
cardinal, ils valent mieux pour l’estocade.

Et il sortit après avoir demandé un congé qui lui fut accordé à
l’instant et signé par Mazarin lui-même.

À peine dehors il s’approcha d’une lanterne qui était dans la cour
et regarda précipitamment dans le sac.

-- Des écus d’argent! fit-il avec mépris; je m’en doutais. Ah!
Mazarin, Mazarin! tu n’as pas confiance en moi! tant pis! cela te
portera malheur!

Pendant ce temps le cardinal se frottait les mains.

-- Cent pistoles, murmura-t-il, cent pistoles! pour cent pistoles
j’ai eu un secret que M. de Richelieu aurait payé vingt mille
écus. Sans compter ce diamant, en jetant amoureusement les yeux
sur la bague qu’il avait gardée, au lieu de la donner à
d’Artagnan; sans compter ce diamant, qui vaut au moins dix mille
livres.

Et le cardinal rentra dans sa chambre tout joyeux de cette soirée
dans laquelle il avait fait un si beau bénéfice, plaça la bague
dans un écrin garni de brillants de toute espèce, car le cardinal
avait le goût des pierreries, et il appela Bemouin pour le
déshabiller, sans davantage se préoccuper des rumeurs qui
continuaient de venir par bouffées battre les vitres, et des coups
de fusil qui retentissaient encore dans Paris, quoiqu’il fût plus
de onze heures du soir.

Pendant ce temps d’Artagnan s’acheminait vers la rue Tiquetonne,
où il demeurait à l’hôtel de _La Chevrette_...

Disons en peu de mots comment d’Artagnan avait été amené à faire
choix de cette demeure.


VI. D’Artagnan à quarante ans

Hélas! depuis l’époque où, dans notre roman _des Trois
Mousquetaires_, nous avons quitté d’Artagnan, rue des Fossoyeurs,
12, il s’était passé bien des choses, et surtout bien des années.

D’Artagnan n’avait pas manqué aux circonstances, mais les
circonstances avaient manqué à d’Artagnan. Tant que ses amis
l’avaient entouré, d’Artagnan était resté dans sa jeunesse et sa
poésie; c’était une de ces natures fines et ingénieuses qui
s’assimilent facilement les qualités des autres. Athos lui donnait
de sa grandeur, Porthos de sa verve, Aramis de son élégance. Si
d’Artagnan eût continué de vivre avec ces trois hommes, il fût
devenu un homme supérieur. Athos le quitta le premier, pour se
retirer dans cette petite terre dont il avait hérité du côté de
Blois; Porthos, le second, pour épouser sa procureuse; enfin,
Aramis, le troisième, pour entrer définitivement dans les ordres
et se faire abbé. À partir de ce moment, d’Artagnan, qui semblait
avoir confondu son avenir avec celui de ses trois amis, se trouva
isolé et faible, sans courage pour poursuivre une carrière dans
laquelle il sentait qu’il ne pouvait devenir quelque chose qu’à la
condition que chacun de ses amis lui céderait, si cela peut se
dire, une part du fluide électrique qu’il avait reçu du ciel.

Ainsi, quoique devenu lieutenant de mousquetaires, d’Artagnan ne
s’en trouva que plus isolé; il n’était pas d’assez haute
naissance, comme Athos, pour que les grandes maisons s’ouvrissent
devant lui; il n’était pas assez vaniteux, comme Porthos, pour
faire croire qu’il voyait la haute société; il n’était pas assez
gentilhomme, comme Aramis, pour se maintenir dans son élégance
native, en tirant son élégance de lui-même. Quelque temps le
souvenir charmant de madame Bonacieux avait imprimé à l’esprit du
jeune lieutenant une certaine poésie; mais comme celui de toutes
les choses de ce monde, ce souvenir périssable s’était peu à peu
effacé; la vie de garnison est fatale, même aux organisations
aristocratiques. Des deux natures opposées qui composaient
l’individualité de d’Artagnan, la nature matérielle l’avait peu à
peu emporté, et tout doucement, sans s’en apercevoir lui-même,
d’Artagnan, toujours en garnison, toujours au camp, toujours à
cheval, était devenu (je ne sais comment cela s’appelait à cette
époque) ce qu’on appelle de nos jours un _véritable troupier._

Ce n’est point que pour cela d’Artagnan eût perdu de sa finesse
primitive; non pas. Au contraire, peut-être, cette finesse s’était
augmentée, ou du moins paraissait doublement remarquable sous une
enveloppe un peu grossière; mais cette finesse il l’avait
appliquée aux petites et non aux grandes choses de la vie; au
bien-être matériel, au bien-être comme les soldats l’entendent,
c’est-à-dire à avoir bon gîte, bonne table, bonne hôtesse.

Et d’Artagnan avait trouvé tout cela depuis six ans rue
Tiquetonne, à l’enseigne de _La Chevrette._

Dans les premiers temps de son séjour dans cet hôtel, la maîtresse
de la maison, belle et fraîche Flamande de vingt-cinq à vingt-six
ans, s’était singulièrement éprise de lui; et après quelques
amours fort traversées par un mari incommode, auquel dix fois
d’Artagnan avait fait semblant de passer son épée au travers du
corps, ce mari avait disparu un beau matin, désertant à tout
jamais, après avoir vendu furtivement quelques pièces de vin et
emporté l’argent et les bijoux. On le crut mort; sa femme surtout,
qui se flattait de cette douce idée qu’elle était veuve, soutenait
hardiment qu’il était trépassé. Enfin, après trois ans d’une
liaison que d’Artagnan s’était bien gardé de rompre, trouvant
chaque année son gîte et sa maîtresse plus agréables que jamais,
car l’une faisait crédit de l’autre, la maîtresse eut
l’exorbitante prétention de devenir femme, et proposa à d’Artagnan
de l’épouser.

-- Ah! fi! répondit d’Artagnan. De la bigamie, ma chère! Allons
donc, vous n’y pensez pas!

-- Mais il est mort, j’en suis sûre.

-- C’était un gaillard très contrariant et qui reviendrait pour
nous faire pendre.

-- Eh bien, s’il revient, vous le tuerez; vous êtes si brave et si
adroit!

-- Peste! ma mie! autre moyen d’être pendu.

-- Ainsi vous repoussez ma demande?

-- Comment donc! mais avec acharnement!

La belle hôtelière fut désolée. Elle eût fait bien volontiers de
M. d’Artagnan non seulement son mari, mais encore son Dieu:
c’était un si bel homme et une si fière moustache!

Vers la quatrième année de cette liaison vint l’expédition de
Franche-Comté. D’Artagnan fut désigné pour en être et se prépara à
partir. Ce furent de grandes douleurs, des larmes sans fin, des
promesses solennelles de rester fidèle; le tout de la part de
l’hôtesse, bien entendu. D’Artagnan était trop grand seigneur pour
rien promettre; aussi promit-il seulement de faire ce qu’il
pourrait pour ajouter encore à la gloire de son nom.

Sous ce rapport, on connaît le courage de d’Artagnan; il paya
admirablement de sa personne, et, en chargeant à la tête de sa
compagnie, il reçut au travers de la poitrine une balle qui le
coucha tout de son long sur le champ de bataille. On le vit tomber
de son cheval, on ne le vit pas se relever, on le crut mort, et
tous ceux qui avaient espoir de lui succéder dans son grade dirent
à tout hasard qu’il l’était. On croit facilement ce qu’on désire;
or, à l’armée depuis les généraux de division qui désirent la mort
du général en chef, jusqu’aux soldats qui désirent la mort des
caporaux, tout le monde désire la mort de quelqu’un.

Mais d’Artagnan n’était pas homme à se laisser tuer comme cela.
Après être resté pendant la chaleur du jour évanoui sur le champ
de bataille, la fraîcheur de la nuit le fit revenir à lui; il
gagna un village, alla frapper à la porte de la plus belle maison,
fut reçu comme le sont partout et toujours les Français, fussent-
ils blessés; il fut choyé, soigné, guéri, et, mieux portant que
jamais, il reprit un beau matin le chemin de la France, une fois
en France la route de Paris, et une fois à Paris la direction de
la rue Tiquetonne.

Mais d’Artagnan trouva sa chambre prise par un portemanteau
d’homme complet, sauf l’épée, installé contre la muraille.

-- Il sera revenu, dit-il; tant pis et tant mieux!

Il va sans dire que d’Artagnan songeait toujours au mari.

Il s’informa: nouveau garçon, nouvelle servante; la maîtresse
était allée à la promenade.

-- Seule! demanda d’Artagnan.

-- Avec monsieur.

-- Monsieur est donc revenu?

-- Sans doute, répondit naïvement la servante.

-- Si j’avais de l’argent, se dit d’Artagnan à lui-même, je m’en
irai; mais je n’en ai pas, il faut demeurer et suivre les conseils
de mon hôtesse, en traversant les projets conjugaux de cet
importun revenant.

Il achevait ce monologue, ce qui prouve que dans les grandes
circonstances rien n’est plus naturel que le monologue, quand la
servante, qui guettait à la porte, s’écria tout à coup:

-- Ah, tenez! justement voici madame qui revient avec monsieur.

D’Artagnan jeta les yeux au loin dans la rue et vit en effet, au
tournant de la rue Montmartre, l’hôtesse qui revenait suspendue au
bras d’un énorme Suisse, lequel se dandinait en marchant avec des
airs qui rappelèrent agréablement Porthos à son ancien ami.

-- C’est là monsieur? se dit d’Artagnan. Oh! oh! il a fort grandi,
ce me semble!

Et il s’assit dans la salle, dans un endroit parfaitement en vue.

L’hôtesse en entrant aperçut tout d’abord d’Artagnan et jeta un
petit cri.

À ce petit cri, d’Artagnan se jugeant reconnu se leva, courut à
elle et l’embrassa tendrement.

Le Suisse regardait d’un air stupéfait l’hôtesse qui demeurait
toute pâle.

-- Ah! c’est vous, monsieur! Que me voulez-vous. demanda-t-elle
dans le plus grand trouble.

-- Monsieur est votre cousin? Monsieur est votre frère? dit
d’Artagnan sans se déconcerter aucunement dans le rôle qu’il
jouait.

Et, sans attendre qu’elle répondît, il se jeta dans les bras de
l’Helvétien, qui le laissa faire avec une grande froideur.

-- Quel est cet homme? demanda-t-il.

L’hôtesse ne répondit que par des suffocations.

-- Quel est ce Suisse? demanda d’Artagnan.

-- Monsieur va m’épouser, répondit l’hôtesse entre deux spasmes.

-- Votre mari est donc mort enfin?

-- Que vous imborde? répondit le Suisse.

-- Il m’imborde beaucoup, répondit d’Artagnan, attendu que vous ne
pouvez épouser madame sans mon consentement et que...

-- Et gue?... demanda le Suisse.

-- Et gue... je ne le donne pas, dit le mousquetaire.

Le Suisse devint pourpre comme une pivoine; il portait son bel
uniforme doré, d’Artagnan était enveloppé d’une espèce de manteau
gris; le Suisse avait six pieds, d’Artagnan n’en avait guère plus
de cinq; le Suisse se croyait chez lui, d’Artagnan lui sembla un
intrus.

-- Foulez-vous sordir d’izi? demanda le Suisse en frappant
violemment du pied comme un homme qui commence sérieusement à se
fâcher.

-- Moi? pas du tout! dit d’Artagnan.

-- Mais il n’y a qu’à aller chercher main-forte, dit un garçon qui
ne pouvait comprendre que ce petit homme disputât la place à cet
homme si grand.

-- Toi, dit d’Artagnan que la colère commençait à prendre aux
cheveux et en saisissant le garçon par l’oreille, toi, tu vas
commencer par te tenir à cette place, et ne bouge pas ou j’arrache
ce que je tiens. Quant à vous, illustre descendant de Guillaume
Tell, vous allez faire un paquet de vos habits qui sont dans ma
chambre et qui me gênent, et partir vivement pour chercher une
autre auberge.

Le Suisse se mit à rire bruyamment.

-- Moi bardir! dit-il, et bourguoi?

-- Ah! c’est bien! dit d’Artagnan, je vois que vous comprenez le
français. Alors, venez faire un tour avec moi, et je vous
expliquerai le reste.

L’hôtesse, qui connaissait d’Artagnan pour une fine lame, commença
à pleurer et à s’arracher les cheveux.

D’Artagnan se retourna du côté de la belle éplorée.

-- Alors, renvoyez-le, madame, dit-il.

-- Pah! répliqua le Suisse, à qui il avait fallu un certain temps
pour se rendre compte de la proposition que lui avait faite
d’Artagnan; pah! qui êtes fous, t’apord, pour me broboser t’aller
faire un tour avec fous!

-- Je suis lieutenant aux mousquetaires de Sa Majesté, dit
d’Artagnan, et par conséquent votre supérieur en tout; seulement,
comme il ne s’agit pas de grade ici, mais de billet de logement,
vous connaissez la coutume. Venez chercher le vôtre; le premier de
retour ici reprendra sa chambre.

D’Artagnan emmena le Suisse malgré les lamentations de l’hôtesse,
qui, au fond, sentait son coeur pencher pour l’ancien amour, mais
qui n’eût pas été fâchée de donner une leçon à cet orgueilleux
mousquetaire, qui lui avait fait l’affront de refuser sa main.

Les deux adversaires s’en allèrent droit aux fossés Montmartre, il
faisait nuit quand ils y arrivèrent; d’Artagnan pria poliment le
Suisse de lui céder la chambre et de ne plus revenir; celui-ci
refusa d’un signe de tête et tira son épée.

-- Alors, vous coucherez ici, dit d’Artagnan; c’est un vilain
gîte, mais ce n’est pas ma faute et c’est vous qui l’aurez voulu.

Et à ces mots il tira le fer à son tour et croisa l’épée avec son
adversaire.

Il avait affaire à un rude poignet, mais sa souplesse était
supérieure à toute force. La rapière de l’Allemand ne trouvait
jamais celle du mousquetaire. Le Suisse reçut deux coups d’épée
avant de s’en être aperçu, à cause du froid; cependant, tout à
coup, la perte de son sang et la faiblesse qu’elle lui occasionna
le contraignirent de s’asseoir.

-- Là! dit d’Artagnan, que vous avais-je prédit? vous voilà bien
avancé, entêté que vous êtes! Heureusement que vous n’en avez que
pour une quinzaine de jours. Restez-là, et je vais vous envoyer
vos habits par le garçon. Au revoir. À propos, logez-vous rue
Montorgueil, _Au Chat qui pelote_, on y est parfaitement nourri,
si c’est toujours la même hôtesse. Adieu.

Et là-dessus il revint tout guilleret au logis, envoya en effet
les hardes au Suisse, que le garçon trouva assis à la même place
où l’avait laissé d’Artagnan, et tout consterné encore de l’aplomb
de son adversaire.

Le garçon, l’hôtesse et toute la maison eurent pour d’Artagnan les
égards que l’on aurait pour Hercule s’il revenait sur la terre
pour y recommencer ses douze travaux.

Mais lorsqu’il fut seul avec l’hôtesse:

-- Maintenant, belle Madeleine, dit-il, vous savez la distance
qu’il y a d’un Suisse à un gentilhomme; quant à vous, vous vous
êtes conduite comme une cabaretière. Tant pis pour vous, car à
cette conduite vous perdez mon estime et ma pratique. J’ai chassé
le Suisse pour vous humilier; mais je ne logerai plus ici; je ne
prends pas gîte là où je méprise. Holà, garçon! qu’on emporte ma
valise au _Muid d’amour_, rue des Bourdonnais. Adieu, madame.

D’Artagnan fut à ce qu’il paraît, en disant ces paroles, à la fois
majestueux et attendrissant. L’hôtesse se jeta à ses pieds, lui
demanda pardon, et le retint par une douce violence. Que dire de
plus? la broche tournait, le poêle ronflait, la belle Madeleine
pleurait; d’Artagnan sentit la faim, le froid et l’amour lui
revenir ensemble: il pardonna; et ayant pardonné, il resta.

Voilà comment d’Artagnan était logé rue Tiquetonne, à l’hôtel de
_La Chevrette._


VII. D’Artagnan est embarrassé, mais une de nos anciennes
connaissances lui vient en aide

D’Artagnan s’en revenait donc tout pensif, trouvant un assez vif
plaisir à porter le sac du cardinal Mazarin, et songeant à ce beau
diamant qui avait été à lui et qu’un instant il avait vu briller
au doigt du premier ministre.

-- Si ce diamant retombait jamais entre mes mains, disait-il, j’en
ferais à l’instant même de l’argent, j’achèterais quelques
propriétés autour du château de mon père, qui est une jolie
habitation, mais qui n’a, pour toutes dépendances, qu’un jardin,
grand à peine comme le cimetière des Innocents, et là,
j’attendrais, dans ma majesté, que quelque riche héritière,
séduite par ma bonne mine, me vînt épouser; puis j’aurais trois
garçons: je ferais du premier un grand seigneur comme Athos; du
second, un beau soldat comme Porthos; et du troisième un gentil
abbé comme Aramis. Ma foi! cela vaudrait infiniment mieux que la
vie que je mène; mais malheureusement M. de Mazarin est un pleutre
qui ne se dessaisira pas de son diamant en ma faveur.

Qu’aurait dit d’Artagnan s’il avait su que ce diamant avait été
confié par la reine à Mazarin pour lui être rendu?

En entrant dans la rue Tiquetonne, il vit qu’il s’y faisait une
grande rumeur; il y avait un attroupement considérable aux
environs de son logement.

-- Oh! oh! dit-il, le feu serait-il à l’hôtel de _La Chevrette_,
ou le mari de la belle Madeleine serait-il décidément revenu?

Ce n’était ni l’un ni l’autre: en approchant, d’Artagnan s’aperçut
que ce n’était pas devant son hôtel, mais devant la maison
voisine, que le rassemblement avait lieu. On poussait de grands
cris, on courait avec des flambeaux, et, à la lueur de ces
flambeaux, d’Artagnan aperçut des uniformes.

Il demanda ce qui se passait.

On lui répondit que c’était un bourgeois qui avait attaqué, avec
une vingtaine de ses amis, une voiture escortée par les gardes de
M. le cardinal, mais qu’un renfort étant survenu les bourgeois
avaient été mis en fuite. Le chef du rassemblement s’était réfugié
dans la maison voisine de l’hôtel, et on fouillait la maison.

Dans sa jeunesse, d’Artagnan eût couru là où il voyait des
uniformes et eût porté main-forte aux soldats contre les
bourgeois, mais il était revenu de toutes ces chaleurs de tête;
d’ailleurs, il avait dans sa poche les cent pistoles du cardinal,
et il ne voulait pas s’aventurer dans un rassemblement.

Il entra dans l’hôtel sans faire d’autres questions.

Autrefois, d’Artagnan voulait toujours tout savoir; maintenant il
en savait toujours assez.

il trouva la belle Madeleine qui ne l’attendait pas, croyant,
comme le lui avait dit d’Artagnan, qu’il passerait la nuit au
Louvre; elle lui fit donc grande fête de ce retour imprévu, qui,
cette fois, lui allait d’autant mieux qu’elle avait grand peur de
ce qui se passait dans la rue, et qu’elle n’avait aucun Suisse
pour la garder.

Elle voulut donc entamer la conversation avec lui et lui raconter
ce qui s’était passé; mais d’Artagnan lui dit de faire monter le
souper dans sa chambre, et d’y joindre une bouteille de vieux
bourgogne.

La belle Madeleine était dressée à obéir militairement, c’est-à-
dire sur un signe. Cette fois, d’Artagnan avait daigné parler, il
fut donc obéi avec une double vitesse.

D’Artagnan prit sa clef et sa chandelle et monta dans sa chambre.
Il s’était contenté, pour ne pas nuire à la location, d’une
chambre au quatrième. Le respect que nous avons pour la vérité
nous force même à dire que la chambre était immédiatement au-
dessus de la gouttière et au-dessous du toit.

C’était là sa tente d’Achille. D’Artagnan se renfermait dans cette
chambre lorsqu’il voulait, par son absence, punir la belle
Madeleine.

Son premier soin fut d’aller serrer, dans un vieux secrétaire dont
la serrure était neuve, son sac, qu’il n’eut pas même besoin de
vérifier pour se rendre compte de la somme qu’il contenait; puis,
comme un instant après son souper était servi, sa bouteille de vin
apportée, il congédia le garçon, ferma la porte et se mit à table.

Ce n’était pas pour réfléchir, comme on pourrait le croire, mais
d’Artagnan pensait qu’on ne fait bien les choses qu’en les faisant
chacune à son tour. Il avait faim, il soupa, puis après souper il
se coucha. D’Artagnan n’était pas non plus de ces gens qui pensent
que la nuit porte conseil; la nuit d’Artagnan dormait. Mais le
matin, au contraire, tout frais, tout avisé, il trouvait les
meilleures inspirations. Depuis longtemps il n’avait pas eu
l’occasion de penser le matin, mais il avait toujours dormi la
nuit.

Au petit jour il se réveilla, sauta en bas de son lit avec une
résolution toute militaire, et se promena autour de sa chambre en
réfléchissant.

-- En 43, dit-il, six mois à peu près avant la mort du feu
cardinal, j’ai reçu une lettre d’Athos. Où cela? Voyons... Ah!
c’était au siège de Besançon, je me rappelle... j’étais dans la
tranchée. Que me disait-il? Qu’il habitait une petite terre, oui,
c’est bien cela, une petite terre; mais où? J’en étais là quand un
coup de vent a emporté ma lettre. Autrefois j’eusse été la
chercher, quoique le vent l’eût menée à un endroit fort découvert.
Mais la jeunesse est un grand défaut... quand on n’est plus jeune.
J’ai laissé ma lettre s’en aller porter l’adresse d’Athos aux
Espagnols, qui n’en ont que faire et qui devraient bien me la
renvoyer. Il ne faut donc plus penser à Athos. Voyons... Porthos.

«J’ai reçu une lettre de lui: il m’invitait à une grande chasse
dans ses terres, pour le mois de septembre 1646. Malheureusement,
comme à cette époque j’étais en Béarn à cause de la mort de mon
père, la lettre m’y suivit; j’étais parti quand elle arriva. Mais
elle se mit à me poursuivre et toucha à Montmédy quelques jours
après que j’avais quitté la ville. Enfin elle me rejoignit au mois
d’avril; mais, comme c’était seulement au mois d’avril 1647
qu’elle me rejoignit et que l’invitation était pour le mois de
septembre 46, je ne pus en profiter. Voyons, cherchons cette
lettre, elle doit être avec mes titres de propriété.

D’Artagnan ouvrit une vieille cassette qui gisait dans un coin de
la chambre, pleine de parchemins relatifs à la terre d’Artagnan,
qui depuis deux cents ans était entièrement sortie de sa famille,
et il poussa un cri de joie: il venait de reconnaître la vaste
écriture de Porthos et au-dessous quelques lignes en pattes de
mouche tracées par la main sèche de sa digne épouse.

D’Artagnan ne s’amusa point à relire la lettre, il savait ce
qu’elle contenait, il courut à l’adresse.

L’adresse était: au château du Vallon.

Porthos avait oublié tout autre renseignement. Dans son orgueil il
croyait que tout le monde devait connaître le château auquel il
avait donné son nom.

-- Au diable le vaniteux! dit d’Artagnan, toujours le même! Il
m’allait cependant bien de commencer par lui, attendu qu’il ne
devait pas avoir besoin d’argent, lui qui a hérité des huit cent
mille livres de M. Coquenard. Allons, voilà le meilleur qui me
manque. Athos sera devenu idiot à force de boire. Quant à Aramis,
il doit être plongé dans ses pratiques de dévotion.

D’Artagnan jeta encore une fois les yeux sur la lettre de Porthos.
Il y avait un_ post-scriptum_, et ce _post-scriptum_ contenait
cette phrase:

«J’écris par le même courrier à notre digne ami Aramis en son
couvent.»

-- En son couvent! oui; mais quel couvent? Il y en a deux cents à
Paris et trois mille en France. Et puis peut-être en se mettant au
couvent a-t-il changé une troisième fois de nom. Ah! si j’étais
savant en théologie et que je me souvinsse seulement du sujet de
ses thèses qu’il discutait si bien à Crèvecoeur avec le curé de
Montdidier et le supérieur des jésuites, je verrais quelle
doctrine il affectionne et je déduirais de là à quel saint il a pu
se vouer, voyons, si j’allais trouver le cardinal et que je lui
demandasse un sauf-conduit pour entrer dans tous les couvents
possibles, même dans ceux des religieuses? Ce serait une idée et
peut-être le trouverais-je là comme Achille ... Oui, mais c’est
avouer dès le début mon impuissance, et au premier coup je suis
perdu dans l’esprit du cardinal. Les grands ne sont reconnaissants
que lorsque l’on fait pour eux l’impossible.»Si c’eût été
possible, nous disent-ils, je l’eusse fait moi-même. Et les grands
ont raison. Mais attendons un peu et voyons. J’ai reçu une lettre
de lui aussi, le cher ami, à telle enseigne qu’il me demandait
même un petit service que je lui ai rendu. Ah! oui; mais où ai-je
mis cette lettre à présent?

D’Artagnan réfléchit un instant et s’avança vers le porte-manteau
où étaient pendus ses vieux habits; il y chercha son pourpoint de
l’année 1648, et, comme c’était un garçon d’ordre que d’Artagnan,
il le trouva accroché à son clou. Il fouilla dans la poche et en
tira un papier: c’était justement la lettre d’Aramis.

«Monsieur d’Artagnan, lui disait-il, vous sauvez que j’ai eu
querelle avec un certain gentilhomme qui m’a donné rendez-vous
pour ce soir, place Royale; comme je suis d’Église et que
l’affaire pourrait me nuire si j’en faisais part à un autre qu’à
un ami aussi sûr que vous, je vous écris pour que vous me serviez
de second.

«Vous entrerez par la rue Neuve-Sainte-Catherine; sous le second
réverbère à droite vous trouverez votre adversaire. Je serai avec
le mien sous le troisième.

«Tout à vous,

«ARAMIS.»

Cette fois il n’y avait pas même d’adieux. D’Artagnan essaya de
rappeler ses souvenirs; il était allé au rendez-vous, y avait
rencontré l’adversaire indiqué, dont il n’avait jamais su le nom,
lui avait fourni un joli coup d’épée dans le bras, puis il s’était
approché d’Aramis, qui venait de son côté au-devant de lui, ayant
déjà fini son affaire.

-- C’est terminé, avait dit Aramis. Je crois que j’ai tué
l’insolent. Mais, cher ami, si vous avez besoin de moi, vous savez
que je vous suis tout dévoué.

Sur quoi Aramis lui avait donné une poignée de main et avait
disparu sous les arcades.

Il ne savait donc pas plus où était Aramis qu’où étaient Athos et
Porthos, et la chose commençait à devenir assez embarrassante,
lorsqu’il crut entendre le bruit d’une vitre qu’on brisait dans sa
chambre. Il pensa aussitôt à son sac qui était dans le secrétaire
et s’élança du cabinet. Il ne s’était pas trompé, au moment où il
entrait par la porte, un homme entrait par la fenêtre.

-- Ah! misérable! s’écria d’Artagnan, prenant cet homme pour un
larron et mettant l’épée à la main.

-- Monsieur, s’écria l’homme, au nom du ciel, remettez votre épée
au fourreau et ne me tuez pas sans m’entendre! Je ne suis pas un
voleur, tant s’en faut! je suis un honnête bourgeois bien établi,
ayant pignon sur rue. Je me nomme...

Eh! mais, je ne me trompe pas, vous êtes monsieur d’Artagnan!

-- Et toi Planchet! s’écria le lieutenant.

-- Pour vous servir, monsieur, dit Planchet au comble du
ravissement, si j’en étais encore capable.

-- Peut-être, dit d’Artagnan; mais que diable fais-tu à courir sur
les toits à sept heures du matin dans le mois de janvier?

-- Monsieur, dit Planchet, il faut que vous sachiez... Mais, au
fait, vous ne devez peut-être pas le savoir.

-- Voyons, quoi? dit d’Artagnan. Mais d’abord mets une serviette
devant la vitre et tire les rideaux.

Planchet obéit, puis quand il eut fini:

-- Eh bien? dit d’Artagnan.

-- Monsieur, avant toute chose, dit le prudent Planchet, comment
êtes-vous avec M. de Rochefort?

-- Mais à merveille. Comment donc! Rochefort, mais tu sais bien
que c’est maintenant un de mes meilleurs amis?

-- Ah! tant mieux.

-- Mais qu’a de commun Rochefort avec cette manière d’entrer dans
ma chambre?

-- Ah! voilà, monsieur! il faut vous dire d’abord que
M. de Rochefort est...

Planchet hésita.

-- Pardieu, dit d’Artagnan, je le sais bien, il est à la Bastille.

-- C’est-à-dire qu’il y était, répondit Planchet.

-- Comment, il y était! s’écria d’Artagnan; aurait-il eu le
bonheur de se sauver?

-- Ah! monsieur, s’écria à son tour Planchet, si vous appelez cela
du bonheur, tout va bien; il faut donc vous dire qu’il paraît
qu’hier on avait envoyé prendre M. de Rochefort à la Bastille.

-- Et pardieu! je le sais bien, puisque c’est moi qui suis allé
l’y chercher!

-- Mais ce n’est pas vous qui l’y avez reconduit, heureusement
pour lui; car si je vous eusse reconnu parmi l’escorte, croyez,
monsieur, que j’ai toujours trop de respect pour vous...

-- Achève donc, animal! voyons, qu’est-il donc arrivé?

-- Eh bien! il est arrivé qu’au milieu de la rue de la
Ferronnerie, comme le carrosse de M. de Rochefort traversait un
groupe de peuple, et que les gens de l’escorte rudoyaient les
bourgeois, il s’est élevé des murmures; le prisonnier a pensé que
l’occasion était belle, il s’est nommé et a crié à l’aide. Moi
j’étais là, j’ai reconnu le nom du comte de Rochefort; je me suis
souvenu que c’était lui qui m’avait fait sergent dans le régiment
de Piémont; j’ai dit tout haut que c’était un prisonnier, ami de
M. le duc de Beaufort. On s’est émeuté, on a arrêté les chevaux,
on a culbuté l’escorte. Pendant ce temps-là j’ai ouvert la
portière, M. de Rochefort a sauté à terre et s’est perdu dans la
foule. Malheureusement en ce moment-là une patrouille passait,
elle s’est réunie aux gardes et nous a chargés. J’ai battu en
retraite du côté de la rue Tiquetonne, j’étais suivi de près, je
me suis réfugié dans la maison à côté de celle-ci; on l’a cernée,
fouillée, mais inutilement; j’avais trouvé au cinquième une
personne compatissante qui m’a fait cacher sous deux matelas. Je
suis resté dans ma cachette, ou à peu près, jusqu’au jour, et,
pensant qu’au soir on allait peut-être recommencer les
perquisitions, je me suis aventuré sur les gouttières, cherchant
une entrée d’abord, puis ensuite une sortie dans une maison
quelconque, mais qui ne fût point gardée. Voilà mon histoire, et
sur l’honneur, monsieur, je serais désespéré qu’elle vous fût
désagréable.

-- Non pas, dit d’Artagnan, au contraire, et je suis, ma foi, bien
aise que Rochefort soit en liberté; mais sais-tu bien une chose:
c’est que si tu tombes dans les mains des gens du roi, tu seras
pendu sans miséricorde?

-- Pardieu, si je le sais! dit Planchet; c’est bien ce qui me
tourmente même, et voilà pourquoi je suis si content de vous avoir
retrouvé; car si vous voulez me cacher, personne ne le peut mieux
que vous.

-- Oui, dit d’Artagnan, je ne demande pas mieux, quoique je ne
risque ni plus ni moins que mon grade, s’il était reconnu que j’ai
donné asile à un rebelle.

-- Ah! monsieur, vous savez bien que moi je risquerais ma vie pour
vous.

-- Tu pourrais même ajouter que tu l’as risquée, Planchet. Je
n’oublie que les choses que je dois oublier, et quant à celle-ci,
je veux m’en souvenir. Assieds-toi donc là, mange tranquille, car
je m’aperçois que tu regardes les restes de mon souper avec un
regard des plus expressifs.

-- Oui, monsieur, car le buffet de la voisine était fort mal garni
en choses succulentes, et je n’ai mangé depuis hier midi qu’une
tartine de pain et de confitures. Quoique je ne méprise pas les
douceurs quand elles viennent en leur lieu et place, j’ai trouvé
le souper un peu bien léger.

-- Pauvre garçon! dit d’Artagnan; eh bien! voyons, remets-toi!

-- Ah! monsieur, vous me sauvez deux fois la vie, dit Planchet.

Et il s’assit à la table, où il commença à dévorer comme aux beaux
jours de la rue des Fossoyeurs.

D’Artagnan continuait de se promener de long en large; il
cherchait dans son esprit tout le parti qu’il pouvait tirer de
Planchet dans les circonstances où il se trouvait. Pendant ce
temps, Planchet travaillait de son mieux à réparer les heures
perdues.

Enfin il poussa ce soupir de satisfaction de l’homme affamé, qui
indique qu’après avoir pris un premier et solide acompte il va
faire une petite halte.

-- Voyons, dit d’Artagnan, qui pensa que le moment était venu de
commencer l’interrogatoire, procédons par ordre; sais-tu où est
Athos?

-- Non, monsieur, répondit Planchet.

-- Diable! Sais-tu où est Porthos?

-- Pas davantage.

-- Diable, diable!

-- Et Aramis?

-- Non plus.

-- Diable, diable, diable!

-- Mais, dit Planchet de son air narquois, je sais où est Bazin.?

-- Comment! tu sais où est Bazin?

-- Oui, monsieur.

-- Et où est-il?

-- À Notre-Dame.

-- Et que fait-il à Notre-Dame?

-- Il est bedeau.

-- Bazin bedeau à Notre-Dame! Tu en es sûr?

-- Parfaitement sûr; je l’ai vu, je lui ai parlé.

-- Il doit savoir où est son maître.

-- Sans aucun doute.

D’Artagnan réfléchit, puis il prit son manteau et son épée et
s’apprêta à sortir.

-- Monsieur, dit Planchet d’un air lamentable, m’abandonnez-vous
ainsi? songez que je n’ai d’espoir qu’en vous!

-- Mais on ne viendra pas te chercher ici, dit d’Artagnan.

-- Enfin, si on y venait, dit le prudent Planchet, songez que pour
les gens de la maison, qui ne m’ont pas vu entrer, je suis un
voleur.

-- C’est juste, dit d’Artagnan; voyons, parles-tu un patois
quelconque?

-- Je parle mieux que cela, monsieur, dit Planchet, je parle une
langue; je parle le flamand.

-- Et où diable l’as-tu appris?

-- En Artois, où j’ai fait la guerre deux ans. Écoutez _Goeden
morgen, mynheer! ith ben begeeray te weeten the gesond bects
omstand._

-- Ce qui veut dire?

-- Bonjour, monsieur! je m’empresse de m’informer de l’état de
votre santé.

-- Il appelle cela une langue! Mais, n’importe, dit d’Artagnan,
cela tombe à merveille.

D’Artagnan alla à la porte, appela un garçon et lui ordonna de
dire à la belle Madeleine de monter.

-- Que faites-vous, monsieur, dit Planchet, vous allez confier
notre secret à une femme!

-- Sois tranquille, celle-là ne soufflera pas le mot.

En ce moment l’hôtesse entra. Elle accourait l’air riant,
s’attendant à trouver d’Artagnan seul; mais, en apercevant
Planchet, elle recula d’un air étonné.

-- Ma chère hôtesse, dit d’Artagnan, je vous présente monsieur
votre frère qui arrive de Flandre, et que je prends pour quelques
jours à mon service.

-- Mon frère! dit l’hôtesse de plus en plus étonnée.

-- Souhaitez donc le bonjour à votre soeur, _master Peter._

-- _Vilkom, zuster!_ dit Planchet.

-- _Goeden day, broer!_ répondit l’hôtesse étonnée.

-- Voici la chose, dit d’Artagnan: Monsieur est votre frère, que
vous ne connaissez pas peut-être, mais que je connais, moi; il est
arrivé d’Amsterdam; vous l’habillez pendant mon absence; à mon
retour, c’est-à-dire dans une heure, vous me le présentez, et, sur
votre recommandation, quoiqu’il ne dise pas un mot de français,
comme je n’ai rien à vous refuser, je le prends à mon service,
vous entendez?

-- C’est-à-dire que je devine ce que vous désirez, et c’est tout
ce qu’il me faut, dit Madeleine.

-- Vous êtes une femme précieuse, ma belle hôtesse, et je m’en
rapporte à vous.

Sur quoi, ayant fait un signe d’intelligence à Planchet,
d’Artagnan sortit pour se rendre à Notre-Dame.


VIII. Des influences différentes que peut avoir une demi-pistole
sur un bedeau et sur un enfant de choeur

D’Artagnan prit le Pont-Neuf en se félicitant d’avoir retrouvé
Planchet; car tout en ayant l’air de rendre un service au digne
garçon, c’était dans la réalité d’Artagnan qui en recevait un de
Planchet. Rien ne pouvait en effet lui être plus agréable en ce
moment qu’un laquais brave et intelligent. Il est vrai que
Planchet, selon toute probabilité, ne devait pas rester longtemps
à son service; mais, en reprenant sa position sociale rue des
Lombards, Planchet demeurait l’obligé de d’Artagnan, qui lui
avait, en le cachant chez lui, sauvé la vie ou à peu près, et
d’Artagnan n’était pas fâché d’avoir des relations dans la
bourgeoisie au moment où celle-ci s’apprêtait à faire la guerre à
la cour. C’était une intelligence dans le camp ennemi, et, pour un
homme aussi fin que l’était d’Artagnan, les plus petites choses
pouvaient mener aux grandes.

C’était donc dans cette disposition d’esprit, assez satisfait du
hasard et de lui-même, que d’Artagnan atteignit Notre-Dame. Il
monta le perron, entra dans l’église, et, s’adressant à un
sacristain qui balayait une chapelle, il lui demanda s’il ne
connaissait pas M. Bazin.

-- M. Bazin le bedeau? dit le sacristain.

-- Lui-même.

-- Le voilà qui sert la messe là-bas, à la chapelle de la Vierge.

D’Artagnan tressaillit de joie, il lui semblait que, quoi que lui
en eût dit Planchet, il ne trouverait jamais Bazin; mais
maintenant qu’il tenait un bout du fil, il répondait bien
d’arriver à l’autre bout.

Il alla s’agenouiller en face de la chapelle pour ne pas perdre
son homme de vue. C’était heureusement une messe basse et qui
devait finir promptement. D’Artagnan, qui avait oublié ses prières
et qui avait négligé de prendre un livre de messe, utilisa ses
loisirs en examinant Bazin.

Bazin portait son costume, on peut le dire, avec autant de majesté
que de béatitude. On comprenait qu’il était arrivé, ou peu s’en
fallait, à l’apogée de ses ambitions, et que la baleine garnie
d’argent qu’il tenait à la main lui paraissait aussi honorable que
le bâton de commandement que Condé jeta ou ne jeta pas dans les
lignes ennemies à la bataille de Fribourg. Son physique avait subi
un changement, si on peut le dire, parfaitement analogue au
costume. Tout son corps s’était arrondi et comme chanoinisé. Quant
à sa figure, les parties saillantes semblaient s’en être effacées.
Il avait toujours son nez, mais les joues, en s’arrondissant, en
avaient attiré à elles chacune une partie; le menton fuyait sous
la gorge; chose qui était non pas de la graisse, mais de la
bouffissure, laquelle avait enfermé ses yeux; quant au front, des
cheveux taillés carrément et saintement le couvraient jusqu’à
trois lignes des sourcils. Hâtons-nous de dire que le front de
Bazin n’avait toujours eu, même au temps de sa plus grande
découverte, qu’un pouce et demi de hauteur.

Le desservant achevait la messe en même temps que d’Artagnan son
examen; il prononça les paroles sacramentelles et se retira en
donnant, au grand étonnement de d’Artagnan, sa bénédiction, que
chacun recevait à genoux. Mais l’étonnement de d’Artagnan cessa
lorsque dans l’officiant il eut reconnu le coadjuteur lui-même,
c’est-à-dire le fameux Jean-François de Gondy, qui, à cette
époque, pressentant le rôle qu’il allait jouer, commençait à force
d’aumônes à se faire très populaire. C’était dans le but
d’augmenter cette popularité qu’il disait de temps en temps une de
ces messes matinales auxquelles le peuple seul a l’habitude
d’assister.

D’Artagnan se mit à genoux comme les autres, reçut sa part de
bénédiction, fit le signe de la croix; mais au moment où Bazin
passait à son tour les yeux levés au ciel, et marchant humblement
le dernier, d’Artagnan l’accrocha par le bas de sa robe. Bazin
baissa les yeux et fit un bond en arrière comme s’il eût aperçu un
serpent.

-- Monsieur d’Artagnan! s’écria-t-il; _vade retro, Satanas!..._

-- Eh bien, mon cher Bazin, dit l’officier en riant, voilà comment
vous recevez un ancien ami!

-- Monsieur, répondit Bazin, les vrais amis du chrétien sont ceux
qui l’aident à faire son salut, et non ceux qui l’en détournent.

-- Je ne vous comprends pas, Bazin, dit d’Artagnan, et je ne vois
pas en quoi je puis être une pierre d’achoppement à votre salut.

-- Vous oubliez, monsieur, répondit Bazin, que vous avez failli
détruire à jamais celui de mon pauvre maître, et qu’il n’a pas
tenu à vous qu’il ne se damnât en restant mousquetaire, quand sa
vocation l’entraînait si ardemment vers Église.

-- Mon cher Bazin, reprit d’Artagnan, vous devez voir, par le lieu
où vous me rencontrez, que je suis fort changé en toutes choses:
l’âge amène la raison; et, comme je ne doute pas que votre maître
ne soit en train de faire son salut, je viens m’informer de vous
où il est, pour qu’il m’aide par ses conseils à faire le mien.

-- Dites plutôt pour le ramener avec vous vers le monde.
Heureusement, ajouta Bazin, que j’ignore où il est, car, comme
nous sommes dans un saint lieu, je n’oserais pas mentir.

-- Comment! s’écria d’Artagnan au comble du désappointement, vous
ignorez où est Aramis?

-- D’abord, dit Bazin, Aramis était son nom de perdition, dans
Aramis on trouve Simara, qui est un nom de démon, et, par bonheur
pour lui, il a quitté à tout jamais ce nom.

-- Aussi, dit d’Artagnan décidé à être patient jusqu’au bout,
n’est-ce point Aramis que je cherchais, mais l’abbé d’Herblay.
Voyons, mon cher Bazin, dites-moi où il est.

-- N’avez-vous pas entendu, monsieur d’Artagnan, que je vous ai
répondu que je l’ignorais?

-- Oui, sans doute; mais à ceci je vous réponds, moi, que c’est
impossible.

-- C’est pourtant la vérité, monsieur, la vérité pure, la vérité
du bon Dieu.

D’Artagnan vit bien qu’il ne tirerait rien de Bazin; il était
évident que Bazin mentait, mais il mentait avec tant d’ardeur et
de fermeté, qu’on pouvait deviner facilement qu’il ne reviendrait
pas sur son mensonge.

-- C’est bien, Bazin! dit d’Artagnan; puisque vous ignorez où
demeure votre maître, n’en parlons plus, quittons-nous bons amis,
et prenez cette demi-pistole pour boire à ma santé.

-- Je ne bois pas, monsieur, dit Bazin en repoussant
majestueusement la main de l’officier, c’est bon pour des laïques.

-- Incorruptible! murmura d’Artagnan. En vérité, je joue de
malheur.

Et comme d’Artagnan, distrait par ses réflexions, avait lâché la
robe de Bazin, Bazin profita de la liberté pour battre vivement en
retraite vers la sacristie, dans laquelle il ne se crut encore en
sûreté qu’après avoir fermé la porte derrière lui.

D’Artagnan restait immobile, pensif et les yeux fixés sur la porte
qui avait mis une barrière entre lui et Bazin, lorsqu’il sentit
qu’on lui touchait légèrement l’épaule du bout du doigt.

Il se retourna et allait pousser une exclamation de surprise,
lorsque celui qui l’avait touché du bout du doigt ramena ce doigt
sur ses lèvres en signe de silence.

-- Vous ici, mon cher Rochefort! dit-il à demi-voix.

-- Chut! dit Rochefort. Saviez-vous que j’étais libre!

-- Je l’ai su de première main.

-- Et par qui?

-- Par Planchet.

-- Comment, par Planchet?

-- Sans doute! C’est lui qui vous a sauvé.

-- Planchet!... En effet, j’avais cru le reconnaître. Voilà ce qui
prouve, mon cher, qu’un bienfait n’est jamais perdu.

-- Et que venez-vous faire ici?

-- Je viens remercier Dieu de mon heureuse délivrance, dit
Rochefort.

-- Et puis quoi encore? car je présume que ce n’est pas tout.

-- Et puis prendre les ordres du coadjuteur, pour voir si nous ne
pourrons pas quelque peu faire enrager Mazarin.

-- Mauvaise tête! vous allez vous faire fourrer encore à la
Bastille.

-- Oh! quant à cela, j’y veillerai, je vous en réponds! c’est si
bon, le grand air! Aussi, continua Rochefort en respirant à pleine
poitrine, je vais aller me promener à la campagne, faire un tour
en province.

-- Tiens! dit d’Artagnan, et moi aussi!

-- Et sans indiscrétion, peut-on vous demander où vous allez?

-- À la recherche de mes amis.

-- De quels amis?

-- De ceux dont vous me demandiez des nouvelles hier.

-- D’Athos, de Porthos et d’Aramis? Vous les cherchez?

-- Oui.

-- D’honneur?

-- Qu’y a-t-il donc là d’étonnant?

-- Rien. C’est drôle. Et de la part de qui les cherchez-vous?

-- Vous ne vous en doutez pas.

-- Si fait.

-- Malheureusement je ne sais où ils sont.

-- Et vous n’avez aucun moyen d’avoir de leurs nouvelles? Attendez
huit jours, et je vous en donnerai, moi.

-- Huit jours, c’est trop; il faut qu’avant trois jours je les aie
trouvés.

-- Trois jours, c’est court, dit Rochefort, et la France est
grande.

-- N’importe, vous connaissez le mot _il faut;_ avec ce mot-là on
fait bien des choses.

-- Et quand vous mettez-vous à leur recherche?

-- J’y suis.

-- Bonne chance!

-- Et vous, bon voyage!

-- Peut-être nous rencontrerons-nous par les chemins.

-- Ce n’est pas probable.

-- Qui sait! le hasard est si capricieux.

-- Adieu.

-- Au revoir. À propos, si le Mazarin vous parle de moi, dites-lui
que je vous ai chargé de lui faire savoir qu’il verrait avant peu
si je suis, comme il le dit, trop vieux pour l’action.

Et Rochefort s’éloigna avec un de ces sourires diaboliques qui
autrefois avaient si souvent fait frissonner d’Artagnan; mais
d’Artagnan le regarda cette fois sans angoisse, et souriant à son
tour avec une expression de mélancolie que ce souvenir seul peut-
être pouvait donner à son visage:

-- Va, démon, dit-il, et fais ce que tu voudras, peu m’importe: il
n’y a pas une seconde Constance! au monde!

En se retournant, d’Artagnan vit Bazin qui, après avoir déposé ses
habits ecclésiastiques, causait avec le sacristain à qui lui,
d’Artagnan, avait parlé en entrant dans l’église. Bazin paraissait
fort animé et faisait avec ses gros petits bras courts force
gestes. D’Artagnan comprit que, selon toute probabilité, il lui
recommandait la plus grande discrétion à son égard.

D’Artagnan profita de la préoccupation des deux hommes Église pour
se glisser hors de la cathédrale et aller s’embusquer au coin de
la rue des Canettes. Bazin ne pouvait, du point où était caché
d’Artagnan, sortir sans qu’on le vît.

Cinq minutes après, d’Artagnan étant à son poste, Bazin apparut
sur le parvis; il regarda de tous côtés pour s’assurer s’il
n’était pas observé; mais il n’avait garde d’apercevoir notre
officier, dont la tête seule passait à l’angle d’une maison à
cinquante pas de là. Tranquillisé par les apparences, il se
hasarda dans la rue Notre-Dame. D’Artagnan s’élança de sa cachette
et arriva à temps pour lui voir tourner la rue de la Juiverie et
entrer, rue de la Calandre, dans une maison d’honnête apparence.
Aussi notre officier ne douta point que ce ne fût dans cette
maison que logeait le digne bedeau.

D’Artagnan n’avait garde d’aller s’informer à cette maison; le
concierge, s’il y en avait un, devait déjà être prévenu; et s’il
n’y en avait point, à qui s’adresserait-il?

Il entra dans un petit cabaret qui faisait le coin de la rue
Saint-Éloi et de la rue de la Calandre, et demanda une mesure
d’hypocras. Cette boisson demandait une bonne demi-heure de
préparation; d’Artagnan avait tout le temps d’épier Bazin sans
éveiller aucun soupçon.

Il avisa dans l’établissement un petit drôle de douze à quinze ans
à l’air éveillé, qu’il crut reconnaître pour l’avoir vu vingt
minutes auparavant sous l’habit d’enfant de choeur. Il
l’interrogea, et comme l’apprenti sous-diacre n’avait aucun
intérêt à dissimuler, d’Artagnan apprit de lui qu’il exerçait de
six à neuf heures du matin la profession d’enfant de choeur et de
neuf heures à minuit celle de garçon de cabaret.

Pendant qu’il causait avec l’enfant, on amena un cheval à la porte
de la maison de Bazin. Le cheval était tout sellé et bridé. Un
instant après, Bazin descendit.

-- Tiens! dit l’enfant, voilà notre bedeau qui va se mettre en
route.

-- Et où va-t-il comme cela? demanda d’Artagnan.

-- Dame, je n’en sais rien.

-- Une demi-pistole, dit d’Artagnan, si tu peux le savoir.

-- Pour moi! dit l’enfant dont les yeux étincelèrent de joie, si
je puis savoir où va Bazin! ce n’est pas difficile. Vous ne vous
moquez pas de moi?

-- Non, foi d’officier, tiens, voilà la demi-pistole.

Et il lui montra la pièce corruptrice, mais sans cependant la lui
donner.

-- Je vais lui demander.

-- C’est justement le moyen de ne rien savoir, dit d’Artagnan;
attends qu’il soit parti, et puis après, dame! questionne,
interroge, informe-toi. Cela te regarde, la demi-pistole est là.
Et il la remit dans sa poche.

-- Je comprends, dit l’enfant avec ce sourire narquois qui
n’appartient qu’au gamin de Paris; eh bien! on attendra.

On n’eut pas à attendre longtemps. Cinq minutes après, Bazin
partit au petit trot, activant le pas de son cheval à coups de
parapluie.

Bazin avait toujours eu l’habitude de porter un parapluie en guise
de cravache.

À peine eut-il tourné le coin de la rue de la Juiverie, que
l’enfant s’élança comme un limier sur sa trace.

D’Artagnan reprit sa place à la table où il s’était assis en
entrant, parfaitement sûr qu’avant dix minutes il saurait ce qu’il
voulait savoir.

En effet, avant que ce temps fût écoulé, l’enfant rentrait.

-- Eh bien? demanda d’Artagnan.

-- Eh bien, dit le petit garçon, on sait la chose.

-- Et où est-il allé?

-- La demi-pistole est toujours pour moi?

-- Sans doute! réponds.

-- Je demande à la voir. Prêtez-la-moi, que je voie si elle n’est
pas fausse.

-- La voilà.

-- Dites donc, bourgeois, dit l’enfant, monsieur demande de la
monnaie.

Le bourgeois était à son comptoir, il donna la monnaie et prit la
demi-pistole.

L’enfant mit la monnaie dans sa poche.

-- Et maintenant, où est-il allé? dit d’Artagnan, qui l’avait
regardé faire son petit manège en riant.

-- Il est allé à Noisy.

-- Comment sais-tu cela?

-- Ah! pardié! il n’a pas fallu être bien malin. J’avais reconnu
le cheval pour être celui du boucher qui le loue de temps en temps
à M. Bazin. Or, j’ai pensé que le boucher ne louait pas son cheval
comme cela sans demander où on le conduisait, quoique je ne croie
pas M. Bazin capable de surmener un cheval.

-- Et il t’a répondu que M. Bazin...

-- Allait à Noisy. D’ailleurs il paraît que c’est son habitude, il
y va deux ou trois fois par semaine.

-- Et connais-tu Noisy?

-- Je crois bien, j’y ai ma nourrice.

-- Y a-t-il un couvent à Noisy?

-- Et un fier, un couvent de jésuites.

-- Bon, fit d’Artagnan, plus de doute!

-- Alors, vous êtes content?

-- Oui. Comment t’appelle-t-on?

-- Friquet.

D’Artagnan prit ses tablettes et écrivit le nom de l’enfant et
l’adresse du cabaret.

-- Dites donc, monsieur l’officier, dit l’enfant, est-ce qu’il y a
encore d’autres demi-pistoles à gagner?

-- Peut-être, dit d’Artagnan.

Et comme il avait appris ce qu’il voulait savoir, il paya la
mesure d’hypocras, qu’il n’avait point bue, et reprit vivement le
chemin de la rue Tiquetonne.


IX. Comment d’Artagnan, en cherchant bien loin Aramis, s’aperçut
qu’il était en croupe derrière Planchet

En rentrant, d’Artagnan vit un homme assis au coin du feu: c’était
Planchet, mais Planchet si bien métamorphosé, grâce aux vieilles
hardes qu’en fuyant le mari avait laissées, que lui-même avait
peine à le reconnaître. Madeleine le lui présenta à la vue de tous
les garçons. Planchet adressa à l’officier une belle phrase
flamande, l’officier lui répondit par quelques paroles qui
n’étaient d’aucune langue, et le marché fut conclu. Le frère de
Madeleine entrait au service de d’Artagnan.

Le plan de d’Artagnan était parfaitement arrêté: il ne voulait pas
arriver de jour à Noisy, de peur d’être reconnu. Il avait donc du
temps devant lui, Noisy n’étant situé qu’à trois ou quatre lieues
de Paris, sur la route de Meaux.

Il commença par déjeuner substantiellement, ce qui peut être un
mauvais début quand on veut agir de la tête, mais ce qui est une
excellente précaution lorsqu’on veut agir de son corps; puis il
changea d’habit, craignant que sa casaque de lieutenant de
mousquetaires n’inspirât de la défiance; puis il prit la plus
forte et la plus solide de ses trois épées, qu’il ne prenait
qu’aux grands jours; puis, vers les deux heures, il fit seller les
deux chevaux, et, suivi de Planchet, il sortit par la barrière de
la Villette. On faisait toujours, dans la maison voisine de
l’hôtel de _La Chevrette_, les perquisitions les plus actives pour
retrouver Planchet.

À une lieue et demie de Paris, d’Artagnan, voyant que dans son
impatience il était encore parti trop tôt, s’arrêta pour faire
souffler les chevaux; l’auberge était pleine de gens d’assez
mauvaise mine qui avaient l’air d’être sur le point de tenter
quelque expédition nocturne. Un homme enveloppé d’un manteau parut
à la porte; mais voyant un étranger, il fit un signe de la main et
deux buveurs sortirent pour s’entretenir avec lui.

Quant à d’Artagnan, il s’approcha de la maîtresse de la maison
insoucieusement, vanta son vin, qui était d’un horrible cru de
Montreuil, lui fit quelques questions sur Noisy, et apprit qu’il
n’y avait dans le village que deux maisons de grande apparence:
l’une qui appartenait à monseigneur l’archevêque de Paris, et dans
laquelle se trouvait en ce moment sa nièce, madame la duchesse de
Longueville; l’autre qui était un couvent de jésuites, et qui,
selon l’habitude, était la propriété de ces dignes pères; il n’y
avait pas à se tromper.

À quatre heures, d’Artagnan se remit en route, marchant au pas,
car il ne voulait arriver qu’à nuit close. Or, quand on marche au
pas à cheval, par une journée d’hiver, par un temps gris, au
milieu d’un paysage sans accident, on n’a guère rien de mieux à
faire que ce que fait, comme dit La Fontaine, un lièvre dans son
gîte: à songer; d’Artagnan songeait donc, et Planchet aussi.
Seulement, comme on va le voir, leurs rêveries étaient
différentes.

Un mot de l’hôtesse avait imprimé une direction particulière aux
pensées de d’Artagnan; ce mot, c’était le nom de madame de
Longueville.

En effet, madame de Longueville avait tout ce qu’il fallait pour
faire songer: c’était une des plus grandes dames du royaume,
c’était une des plus belles femmes de la cour. Mariée au vieux duc
de Longueville qu’elle n’aimait pas, elle avait d’abord passé pour
être la maîtresse de Coligny, qui s’était fait tuer pour elle par
le duc de Guise, dans un duel sur la place Royale; puis on avait
parlé d’une amitié un peu trop tendre qu’elle aurait eue pour le
prince de Condé, son frère, et qui aurait scandalisé les âmes
timorées de la cour; puis enfin, disait-on encore, une haine
véritable et profonde avait succédé à cette amitié, et la duchesse
de Longueville, en ce moment, avait, disait-on toujours, une
liaison politique avec le prince de Marcillac, fils aîné du vieux
duc de La Rochefoucauld, dont elle était en train de faire un
ennemi à M. le duc de Condé, son frère.

D’Artagnan pensait à toutes ces choses-là. Il pensait que
lorsqu’il était au Louvre il avait vu souvent passer devant lui,
radieuse et éblouissante, la belle madame de Longueville. Il
pensait à Aramis, qui, sans être plus que lui, avait été autrefois
l’amant de madame de Chevreuse, qui était à l’autre cour ce que
madame de Longueville était à celle-ci. Et il se demandait
pourquoi il y a dans le monde des gens qui arrivent à tout ce
qu’ils désirent, ceux-ci comme ambition, ceux-là comme amour,
tandis qu’il y en a d’autres qui restent, soit hasard, soit
mauvaise fortune, soit empêchement naturel que la nature a mis en
eux, à moitié chemin de toutes leurs espérances.

Il était forcé de s’avouer que malgré tout son esprit, malgré
toute son adresse, il était et resterait probablement de ces
derniers, lorsque Planchet s’approcha de lui et lui dit:

-- Je parie, monsieur, que vous pensez à la même chose que moi.

-- J’en doute, Planchet, dit en souriant d’Artagnan; mais à quoi
penses-tu?

-- Je pense, monsieur, à ces gens de mauvaise mine qui buvaient
dans l’auberge où nous nous sommes arrêtés.

-- Toujours prudent, Planchet.

-- Monsieur, c’est de l’instinct.

-- Eh bien! voyons, que te dit ton instinct en pareille
circonstance?

-- Monsieur, mon instinct me disait que ces gens-là étaient
rassemblés dans cette auberge pour un mauvais dessein, et je
réfléchissais à ce que mon instinct me disait dans le coin le plus
obscur de l’écurie, lorsqu’un homme enveloppé d’un manteau entra
dans cette même écurie suivi de deux autres hommes.

-- Ah! ah! fit d’Artagnan, le récit de Planchet correspondant avec
ses précédentes observations. Eh bien?

-- L’un de ces hommes disait:

«-- Il doit bien certainement être à Noisy ou y venir ce soir, car
j’ai reconnu son domestique.

«-- Tu es sûr? a dit l’homme au manteau.

-- Oui, mon prince.

-- Mon prince, interrompit d’Artagnan.

-- Oui, mon prince. Mais écoutez donc.

«-- S’il y est, voyons décidément, que faut-il en faire? a dit
l’autre buveur.

«-- Ce qu’il faut en faire? a dit le prince.

«-- Oui. Il n’est pas homme à se laisser prendre comme cela, il
jouera de l’épée.

«-- Eh bien, il faudra faire comme lui, et cependant tâchez de
l’avoir vivant. Avez-vous des cordes pour le lier, et un bâillon
pour lui mettre sur la bouche?

«-- Nous avons tout cela.

«-- Faites attention qu’il sera, selon toute probabilité, déguisé
en cavalier.

«-- Oh! oui, oui, Monseigneur, soyez tranquille.

«-- D’ailleurs, je serai là, et je vous guiderai.

«-- Vous répondez que la justice...

«-- Je réponds de tout, dit le prince.»

«-- C’est bon, nous ferons de notre mieux.»

Et sur ce, ils sont sortis de l’écurie.

-- Eh bien, dit d’Artagnan, en quoi cela nous regarde-t-il? C’est
quelqu’une de ces entreprises comme on en fait tous les jours.

-- Êtes-vous sûr qu’elle n’est point dirigée contre nous?

-- Contre nous! et pourquoi?

-- Dame! repassez leurs paroles: «J’ai reconnu son domestique», a
dit l’un, ce qui pourrait bien se rapporter à moi.

-- Après?

«Il doit être à Noisy ou y venir ce soir», a dit l’autre, ce qui
pourrait bien se rapporter à vous.

-- Ensuite?

-- Ensuite le prince a dit: «Faites attention qu’il sera, selon
toute probabilité, déguisé en cavalier», ce qui me paraît ne pas
laisser de doute, puisque vous êtes en cavalier et non en officier
de mousquetaires; eh bien! que dites-vous de cela?

-- Hélas! mon cher Planchet! dit d’Artagnan en poussant un soupir,
j’en dis que je n’en suis malheureusement plus au temps où les
princes me voulaient faire assassiner. Ah! celui-là, c’était le
bon temps. Sois donc tranquille, ces gens-là n’en veulent point à
nous.

-- Monsieur est sûr?

-- J’en réponds.

-- C’est bien, alors; n’en parlons plus.

Et Planchet reprit sa place à la suite de d’Artagnan, avec cette
sublime confiance qu’il avait toujours eue pour son maître, et que
quinze ans de séparation n’avaient point altérée.

On fit ainsi une lieue à peu près.

Au bout de cette lieue, Planchet se rapprocha de d’Artagnan.

-- Monsieur, dit-il.

-- Eh bien? fit celui-ci.

-- Tenez, monsieur, regardez de ce côté, dit Planchet, ne vous
semble-t-il pas au milieu de la nuit voir passer comme des ombres?
Écoutez, il me semble qu’on entend des pas de chevaux.

-- Impossible, dit d’Artagnan, la terre est détrempée par les
pluies; cependant, comme tu me le dis, il me semble voir quelque
chose.

Et il s’arrêta pour regarder et écouter.

-- Si l’on n’entend point les pas des chevaux, on entend leur
hennissement au moins; tenez.

Et en effet le hennissement d’un cheval vint, en traversant
l’espace et l’obscurité, frapper l’oreille de d’Artagnan.

-- Ce sont nos hommes qui sont en campagne, dit-il, mais cela ne
nous regarde pas, continuons notre chemin.

Et ils se remirent en route.

Une demi-heure après ils atteignaient les premières maisons de
Noisy, il pouvait être huit heures et demie à neuf heures du soir.

Selon les habitudes villageoises, tout le monde était couché, et
pas une lumière ne brillait dans le village.

D’Artagnan et Planchet continuèrent leur route.

À droite et à gauche de leur chemin se découpait sur le gris
sombre du ciel la dentelure plus sombre encore des toits des
maisons; de temps en temps un chien éveillé aboyait derrière une
porte, ou un chat effrayé quittait précipitamment le milieu du
pavé pour se réfugier dans un tas de fagots, où l’on voyait
briller comme des escarboucles ses yeux effarés. C’étaient les
seuls êtres vivants qui semblaient habiter ce village.

Vers le milieu du bourg à peu près, dominant la place principale,
s’élevait une masse sombre, isolée entre deux ruelles, et sur la
façade de laquelle d’énormes tilleuls étendaient leurs bras
décharnés. D’Artagnan examina avec attention la bâtisse.

-- Ceci, dit-il à Planchet, ce doit être le château de
l’archevêque, la demeure de la belle madame de Longueville. Mais
le couvent, où est-il?

-- Le couvent, dit Planchet, il est au bout du village, je le
connais.

-- Eh bien, dit d’Artagnan, un temps de galop jusque-là, Planchet,
tandis que je vais resserrer la sangle de mon cheval, et reviens
me dire s’il y a quelque fenêtre éclairée chez les jésuites.

Planchet obéit et s’éloigna dans l’obscurité, tandis que
d’Artagnan, mettant pied à terre, rajustait, comme il l’avait dit,
la sangle de sa monture.

Au bout de cinq minutes, Planchet revint.

-- Monsieur, dit-il, il y a une seule fenêtre éclairée sur la face
qui donne vers les champs.

-- Hum! dit d’Artagnan; si j’étais frondeur, je frapperais ici et
serais sûr d’avoir un bon gîte; si j’étais moine, je frapperais
là-bas et serais sûr d’avoir un bon souper; tandis qu’au
contraire, il est bien possible qu’entre le château et le couvent
nous couchions sur la dure, mourant de soif et de faim.

-- Oui, ajouta Planchet, comme le fameux âne de Buridan. En
attendant, voulez-vous que je frappe?

-- Chut! dit d’Artagnan; la seule fenêtre qui était éclairée vient
de s’éteindre.

-- Entendez-vous, monsieur? dit Planchet.

-- En effet, quel est ce bruit? C’était comme la rumeur d’un
ouragan qui s’approchait; au même instant deux troupes de
cavaliers, chacune d’une dizaine d’hommes, débouchèrent par
chacune des deux ruelles qui longeaient la maison, et fermant
toute issue enveloppèrent d’Artagnan et Planchet.

-- Ouais! dit d’Artagnan en tirant son épée et en s’abritant
derrière son cheval, tandis que Planchet exécutait la même
manoeuvre, aurais-tu pensé juste, et serait-ce à nous qu’on en
veut réellement?

-- Le voilà, nous le tenons! dirent les cavaliers en s’élançant
sur d’Artagnan, l’épée nue.

-- Ne le manquez pas, dit une voix haute.

-- Non, Monseigneur, soyez tranquille.

D’Artagnan crut que le moment était venu pour lui de se mêler à la
conversation.

-- Holà, messieurs! dit-il avec son accent gascon, que voulez-
vous, que demandez-vous?

-- Tu vas le savoir! hurlèrent en choeur les cavaliers.

-- Arrêtez, arrêtez! cria celui qu’ils avaient appelé Monseigneur;
arrêtez, sur votre tête, ce n’est pas sa voix.

-- Ah çà! messieurs, dit d’Artagnan, est-ce qu’on est enragé, par
hasard, à Noisy? Seulement, prenez-y garde, car je vous préviens
que le premier qui s’approche à la longueur de mon épée, et mon
épée est longue, je l’éventre.

Le chef s’approcha.

-- Que faites-vous là? dit-il d’une voix hautaine et comme
habituée au commandement.

-- Et vous-même? dit d’Artagnan.

-- Soyez poli, ou l’on vous étrillera de bonne sorte; car, bien
qu’on ne veuille pas se nommer, on désire être respecté selon son
rang.

-- Vous ne voulez pas vous nommer parce que vous dirigez un guet-
apens, dit d’Artagnan; mais moi qui voyage tranquillement avec mon
laquais, je n’ai pas les mêmes raisons de vous taire mon nom.

-- Assez, assez! comment vous appelez-vous?

-- Je vous dis mon nom afin que vous sachiez où me retrouver,
monsieur, Monseigneur ou mon prince, comme il vous plaira qu’on
vous appelle, dit notre Gascon, qui ne voulait pas avoir l’air de
céder à une menace, connaissez-vous M. d’Artagnan?

-- Lieutenant aux mousquetaires du roi? dit la voix.

-- C’est cela même.

-- Oui, sans doute.

-- Eh bien! continua le Gascon, vous devez avoir entendu dire que
c’est un poignet solide et une fine lame?

-- Vous êtes monsieur d’Artagnan?

-- Je le suis.

-- Alors, vous venez ici pour _le_ défendre?

-- _Le_?... qui _le_?...

-- Celui que nous cherchons.

-- Il paraît, continua d’Artagnan, qu’en croyant venir à Noisy,
j’ai abordé, sans m’en douter, dans le royaume des énigmes.

-- Voyons, répondez! dit la même voix hautaine; l’attendez-vous
sous ces fenêtres? Veniez-vous à Noisy pour le défendre?

-- Je n’attends personne, dit d’Artagnan, qui commençait à
s’impatienter, je ne compte défendre personne que moi; mais, ce
moi, je le défendrai vigoureusement, je vous en préviens.

-- C’est bien, dit la voix, partez d’ici et quittez-nous la place!

-- Partir d’ici! dit d’Artagnan, que cet ordre contrariait dans
ses projets, ce n’est pas facile, attendu que je tombe de
lassitude et mon cheval aussi; à moins cependant que vous ne soyez
disposé à m’offrir à souper et à coucher aux environs.

-- Maraud!

-- Eh! monsieur! dit d’Artagnan, ménagez vos paroles, je vous en
prie, car si vous en disiez encore une seconde comme celle-ci,
fussiez-vous marquis, duc, prince ou roi, je vous la ferais
rentrer dans le ventre, entendez-vous?

-- Allons, allons, dit le chef, il n’y a pas à s’y tromper, c’est
bien un Gascon qui parle, et par conséquent ce n’est pas celui que
nous cherchons. Notre coup est manqué pour ce soir, retirons-nous.
Nous nous retrouverons, maître d’Artagnan, continua le chef en
haussant la voix.

-- Oui, mais jamais avec les mêmes avantages, dit le Gascon en
raillant, car, lorsque vous me retrouverez, peut-être serez-vous
seul et fera-t-il jour.

-- C’est bon, c’est bon! dit la voix; en route, messieurs! Et la
troupe, murmurant et grondant, disparut dans les ténèbres,
retournant du côté de Paris.

D’Artagnan et Planchet demeurèrent un instant encore sur la
défensive; mais le bruit continuant de s’éloigner, ils remirent
leurs épées au fourreau.

-- Tu vois bien, imbécile, dit tranquillement d’Artagnan à
Planchet, que ce n’était pas à nous qu’ils en voulaient.

-- Mais à qui donc alors? demanda Planchet.

-- Ma foi, je n’en sais rien! et peu m’importe. Ce qui m’importe,
c’est d’entrer au couvent des jésuites. Ainsi, à cheval! et allons
y frapper. Vaille que vaille, que diable, ils ne nous mangeront
pas!

Et d’Artagnan se remit en selle.

Planchet venait d’en faire autant, lorsqu’un poids inattendu tomba
sur le derrière de son cheval, qui s’abattit.

-- Eh! monsieur, s’écria Planchet, j’ai un homme en croupe!

D’Artagnan se retourna et vit effectivement deux formes humaines
sur le cheval de Planchet.

-- Mais c’est donc le diable qui nous poursuit! s’écria-t-il en
tirant son épée et s’apprêtant à charger le nouveau venu.

-- Non, mon cher d’Artagnan, dit celui-ci; ce n’est pas le diable.
C’est moi, c’est Aramis. Au galop, Planchet, et au bout du
village, guide à gauche.

Et Planchet, portant Aramis en croupe, partit au galop suivi de
d’Artagnan, qui commençait à croire qu’il faisait quelque rêve
fantastique et incohérent.


X. L’abbé d’Herblay

Au bout du village, Planchet tourna à gauche, comme le lui avait
ordonné Aramis, et s’arrêta au-dessous de la fenêtre éclairée.
Aramis sauta à terre et frappa trois fois dans ses mains. Aussitôt
la fenêtre s’ouvrit, et une échelle de corde descendit.

-- Mon cher, dit Aramis, si vous voulez monter, je serai enchanté
de vous recevoir.

-- Ah çà, dit d’Artagnan, c’est comme cela que l’on rentre chez
vous?

-- Passé neuf heures du soir il le faut pardieu bien! dit Aramis:
la consigne du couvent est des plus sévères.

-- Pardon, mon cher ami, dit d’Artagnan, il me semble que vous
avez dit pardieu!

-- Vous croyez, dit Aramis en riant, c’est possible; vous
n’imaginez pas, mon cher, combien dans ces maudits couvents on
prend de mauvaises habitudes et quelles méchantes façons ont tous
ces gens Église avec lesquels je suis forcé de vivre! mais vous ne
montez pas?

-- Passez devant, je vous suis.

-- Comme disait le feu cardinal au feu roi: «Pour vous montrer le
chemin, sire.»

Et Aramis monta lestement à l’échelle, et en un instant il eut
atteint la fenêtre.

D’Artagnan monta derrière lui, mais plus doucement; on voyait que
ce genre de chemin lui était moins familier qu’à son ami.

-- Pardon, dit Aramis en remarquant sa gaucherie: si j’avais su
avoir l’honneur de votre visite, j’aurais fait apporter l’échelle
du jardinier; mais pour moi seul, celle-ci est suffisante.

-- Monsieur, dit Planchet lorsqu’il vit d’Artagnan sur le point
d’achever son ascension, cela va bien pour M. Aramis, cela va
encore pour vous, cela, à la rigueur, irait aussi pour moi, mais
les deux chevaux ne peuvent pas monter l’échelle.

-- Conduisez-les sous ce hangar, mon ami, dit Aramis en montrant à
Planchet une espèce de fabrique qui s’élevait dans la plaine, vous
y trouverez de la paille et de l’avoine pour eux.

-- Mais pour moi? dit Planchet.

-- Vous reviendrez sous cette fenêtre, vous frapperez trois fois
dans vos mains, et nous vous ferons passer des vivres. Soyez
tranquille, morbleu! on ne meurt pas de faim ici, allez!

Et Aramis, retirant l’échelle, ferma la fenêtre.

D’Artagnan examinait la chambre.

Jamais il n’avait vu appartement plus guerrier à la fois et plus
élégant. À chaque angle étaient des trophées d’armes offrant à la
vue et à la main des épées de toutes sortes, et quatre grands
tableaux représentaient dans leurs costumes de bataille le
cardinal de Lorraine, le cardinal de Richelieu, le cardinal de La
Valette et l’archevêque de Bordeaux. Il est vrai qu’au surplus
rien n’indiquait la demeure d’un abbé; les tentures étaient de
damas, les tapis venaient d’Alençon et le lit surtout avait plutôt
l’air du lit d’une petite-maîtresse, avec sa garniture de dentelle
et son couvre-pied, que de celui d’un homme qui avait fait voeu de
gagner le ciel par l’abstinence et la macération.

-- Vous regardez mon bouge, dit Aramis. Ah! mon cher, excusez-moi.
Que voulez-vous! je suis logé comme un chartreux. Mais que
cherchez-vous des yeux?

-- Je cherche qui vous a jeté l’échelle; je ne vois personne, et
cependant l’échelle n’est pas venue toute seule.

-- Non, c’est Bazin.

-- Ah! ah! fit d’Artagnan.

-- Mais, continua Aramis, monsieur Bazin est un garçon bien
dressé, qui, voyant que je ne rentrais pas seul, se sera retiré
par discrétion. Asseyez-vous, mon cher, et causons.

Et Aramis poussa à d’Artagnan un large fauteuil, dans lequel
celui-ci s’allongea en s’accoudant.

-- D’abord, vous soupez avec moi, n’est-ce pas? demanda Aramis.

-- Oui, si vous le voulez bien, dit d’Artagnan, et même ce sera
avec grand plaisir, je vous l’avoue; la route m’a donné un appétit
de diable.

-- Ah! mon pauvre ami! dit Aramis, vous trouverez maigre chère, on
ne vous attendait pas.

-- Est-ce que je suis menacé de l’omelette de Crèvecoeur et des
théobromes en question? N’est-ce pas comme cela que vous appeliez
autrefois les épinards?

-- Oh! il faut espérer, dit Aramis, qu’avec l’aide de Dieu et de
Bazin nous trouverons quelque chose de mieux dans le garde-manger
des dignes pères jésuites.

-- Bazin, mon ami, dit Aramis, Bazin, venez ici.

La porte s’ouvrit et Bazin parut; mais, en apercevant d’Artagnan,
il poussa une exclamation qui ressemblait à un cri de désespoir.

-- Mon cher Bazin, dit d’Artagnan, je suis bien aise de voir avec
quel admirable aplomb vous mentez, même dans une église.

-- Monsieur, dit Bazin, j’ai appris des dignes pères jésuites
qu’il était permis de mentir lorsqu’on mentait dans une bonne
intention.

-- C’est bien, c’est bien, Bazin, d’Artagnan meurt de faim et moi
aussi, servez-nous à souper de votre mieux, et surtout, montez-
nous du bon vin.

Bazin s’inclina en signe d’obéissance, poussa un gros soupir et
sortit.

-- Maintenant que nous voilà seuls, mon cher Aramis, dit
d’Artagnan en ramenant ses yeux de l’appartement au propriétaire
et en achevant par les habits l’examen commencé par les meubles,
dites-moi, d’où diable veniez-vous lorsque vous êtes tombé en
croupe derrière Planchet?

-- Eh! corbleu! dit Aramis, vous le voyez bien, du ciel!

-- Du ciel! reprit d’Artagnan en hochant la tête, vous ne m’avez
pas plus l’air d’en revenir que d’y aller.

-- Mon cher, dit Aramis avec un air de fatuité que d’Artagnan ne
lui avait jamais vu du temps qu’il était mousquetaire, si je ne
venais pas du ciel, au moins je sortais du paradis: ce qui se
ressemble beaucoup.

-- Alors voilà les savants fixés, reprit d’Artagnan. Jusqu’à
présent on n’avait pas su s’entendre sur la situation positive du
paradis: les uns l’avaient placé sur le mont Ararat; les autres
entre le Tigre et l’Euphrate; il parait qu’on le cherchait bien
loin tandis qu’il était bien près. Le paradis est à Noisy-le-Sec,
sur l’emplacement du château de M. l’archevêque de Paris. On en
sort non point par la porte, mais par la fenêtre; on en descend
non par les degrés de marbre d’un péristyle, mais par les branches
d’un tilleul, et l’ange à l’épée flamboyante qui le garde m’a bien
l’air d’avoir changé son nom céleste de Gabriel en celui plus
terrestre de prince de Marcillac.

Aramis éclata de rire.

-- Vous êtes toujours joyeux compagnon, mon cher, dit-il, et votre
spirituelle humeur gasconne ne vous a pas quitté. Oui, il y a bien
un peu de tout cela dans ce que vous me dites; seulement, n’allez
pas croire au moins que ce soit de madame de Longueville que je
sois amoureux.

-- Peste, je m’en garderai bien! dit d’Artagnan. Après avoir été
si longtemps amoureux de madame de Chevreuse, vous n’auriez pas
été porter votre coeur à sa plus mortelle ennemie.

-- Oui, c’est vrai, dit Aramis d’un air détaché, oui, cette pauvre
duchesse, je l’ai fort aimée autrefois, et il faut lui rendre
cette justice, qu’elle nous a été fort utile; mais, que voulez-
vous! il lui a fallu quitter la France. C’était un si rude jouteur
que ce damné cardinal! continua Aramis en jetant un coup d’oeil
sur le portrait de l’ancien ministre: il avait donné l’ordre de
l’arrêter et de la conduire au château de Loches; il lui eût fait
trancher la tête, sur ma foi, comme à Chalais, à Montmorency et à
Cinq-Mars; elle s’est sauvée déguisée en homme, avec sa femme de
chambre, cette pauvre Ketty; il lui est même arrivé, à ce que j’ai
entendu dire, une étrange aventure dans je ne sais quel village,
avec je ne sais quel curé à qui elle demandait l’hospitalité, et
qui, n’ayant qu’une chambre et la prenant pour un cavalier, lui a
offert de la partager avec elle. C’est qu’elle portait d’une façon
incroyable l’habit d’homme, cette chère Marie. Je ne connais
qu’une femme qui le porte aussi bien; aussi avait-on fait ce
couplet sur elle:

_Laboissière, dis-moi..._
_Vous le connaissez?_
--_ Non pas; chantez-le, mon cher._
_Et Aramis reprit du ton le plus cavalier:_
_Laboissière, dis-moi,_
_Suis-je pas bien en homme_
--_ Vous chevauchez, ma foi,_
_Mieux que tant que nous sommes._
_Elle est,_
_Parmi les hallebardes,_
_Au régiment des gardes,_
_Comme un cadet._

-- Bravo! dit d’Artagnan; vous chantez toujours à merveille, mon
cher Aramis, et je vois que la messe ne vous a pas gâté la voix.

-- Mon cher, dit Aramis, vous comprenez... du temps que j’étais
mousquetaire, je montais le moins de gardes que je pouvais;
aujourd’hui que je suis abbé, je dis le moins de messes que je
peux. Mais revenons à cette pauvre duchesse.

-- Laquelle? la duchesse de Chevreuse ou la duchesse de
Longueville?

-- Mon cher, je vous ai dit qu’il n’y avait rien entre moi et la
duchesse de Longueville: des coquetteries peut-être, et voilà
tout. Non, je parlais de la duchesse de Chevreuse. L’avez-vous vue
à son retour de Bruxelles, après la mort du roi?

-- Oui, certes, et elle était fort belle encore.

-- Oui, dit Aramis. Aussi l’ai-je quelque peu revue à cette
époque; je lui avais donné d’excellents conseils, dont elle n’a
point profité; je me suis tué de lui dire que Mazarin était
l’amant de la reine; elle n’a pas voulu me croire, disant qu’elle
connaissait Anne d’Autriche, et qu’elle était trop fière pour
aimer un pareil faquin. Puis, en attendant, elle s’est jetée dans
la cabale du duc de Beaufort, et le faquin a fait arrêter M. le
duc de Beaufort et exilé madame de Chevreuse.

-- Vous savez, dit d’Artagnan, qu’elle a obtenu la permission de
revenir?

-- Oui, et même qu’elle est revenue... Elle va encore faire
quelque sottise.

-- Oh! mais cette fois peut-être suivra-t-elle vos conseils.

-- Oh! cette fois, dit Aramis, je ne l’ai pas revue; elle est fort
changée.

-- Ce n’est pas comme vous, mon cher Aramis, car vous êtes
toujours le même; vous avez toujours vos beaux cheveux noirs,
toujours votre taille élégante, toujours vos mains de femme, qui
sont devenues d’admirables mains de prélat.

-- Oui, dit Aramis, c’est vrai, je me soigne beaucoup. Savez-vous,
mon cher, que je me fais vieux: je vais avoir trente-sept ans.

-- Écoutez, mon cher, dit d’Artagnan avec un sourire, puisque nous
nous retrouvons, convenons d’une chose: c’est de l’âge que nous
aurons à l’avenir.

-- Comment cela? dit Aramis.

-- Oui, reprit d’Artagnan; autrefois c’était moi qui étais votre
cadet de deux ou trois ans, et, si je ne fais pas d’erreur, j’ai
quarante ans bien sonnés.

-- Vraiment! dit Aramis. Alors c’est moi qui me trompe, car vous
avez toujours été, mon cher, un admirable mathématicien. J’aurais
donc quarante-trois ans, à votre compte! Diable, diable, mon cher!
n’allez pas le dire à l’hôtel de Rambouillet, cela me ferait tort.

-- Soyez tranquille, dit d’Artagnan, je n’y vais pas.

-- Ah çà mais, s’écria Aramis, que fait donc cet animal de Bazin?
Bazin! dépêchons-nous donc, monsieur le drôle! nous enrageons de
faim et de soif!

Bazin, qui entrait en ce moment, leva au ciel ses mains chargées
chacune d’une bouteille.

-- Enfin, dit Aramis, sommes-nous prêts, voyons?

-- Oui, monsieur, à l’instant même, dit Bazin; mais il m’a fallu
le temps de monter toutes les...

-- Parce que vous vous croyez toujours votre simarre de bedeau sur
les épaules, interrompit Aramis, et que vous passez tout votre
temps à lire votre bréviaire. Mais je vous préviens que si, à
force de polir toutes les affaires qui sont dans les chapelles,
vous désappreniez à fourbir mon épée, j’allume un grand feu de
toutes vos images bénites et je vous y fais rôtir.

Bazin scandalisé fit un signe de croix avec la bouteille qu’il
tenait. Quant à d’Artagnan, plus surpris que jamais du ton et des
manières de l’abbé d’Herblay, qui contrastaient si fort avec
celles du mousquetaire Aramis, il demeurait les yeux écarquillés
en face de son ami.

Bazin couvrit vivement la table d’une nappe damassée, et sur cette
nappe rangea tant de choses dorées, parfumées, friandes, que
d’Artagnan en demeura tout ébahi.

-- Mais vous attendiez donc quelqu’un? demanda l’officier.

-- Heu! dit Aramis, j’ai toujours un en-cas; puis je savais que
vous me cherchiez.

-- Par qui?

-- Mais par maître Bazin, qui vous a pris pour le diable, mon
cher, et qui est accouru pour me prévenir du danger qui menaçait
mon âme si je revoyais aussi mauvaise compagnie qu’un officier de
mousquetaires.

-- Oh! monsieur!... fit Bazin les mains jointes et d’un air
suppliant.

-- Allons, pas d’hypocrisies! vous savez que je ne les aime pas.
Vous feriez bien mieux d’ouvrir la fenêtre et de descendre un
pain, un poulet et une bouteille de vin à votre ami Planchet, qui
s’extermine depuis une heure à frapper dans ses mains.

En effet, Planchet, après avoir donné la paille et l’avoine à ses
chevaux, était revenu sous la fenêtre et avait répété deux ou
trois foi le signal indiqué.

Bazin obéit, attacha au bout d’une corde les trois objets désignés
et les descendit à Planchet, qui, n’en demandant pas davantage, se
retira aussitôt sous le hangar.

-- Maintenant soupons, dit Aramis.

Les deux amis se mirent à table, et Aramis commença à découper
poulets, perdreaux et jambons avec une adresse toute
gastronomique.

-- Peste, dit d’Artagnan, comme vous vous nourrissez!

-- Oui, assez bien. J’ai pour les jours maigres des dispenses de
Rome que m’a fait avoir M. le coadjuteur à cause de ma santé; puis
j’ai pris pour cuisinier l’ex-cuisinier de Lafollone, vous savez?
l’ancien ami du cardinal, ce fameux, gourmand qui disait pour
toute prière après son dîner: «Mon Dieu, faites-moi la grâce de
bien digérer ce que j’ai si bien mangé.»

-- Ce qui ne l’a pas empêché de mourir d’indigestion, dit en riant
d’Artagnan.

-- Que voulez-vous, reprit Aramis d’un air résigné, on ne peut
fuir sa destinée!

-- Mais pardon, mon cher, de la question que je vais vous faire,
reprit d’Artagnan.

-- Comment donc, faites, vous savez bien qu’entre nous il ne peut
y avoir d’indiscrétion.

-- Vous êtes donc devenu riche?

-- Oh! mon Dieu, non! je me fais une douzaine de mille livres par
an, sans compter un petit bénéfice d’un millier d’écus que m’a
fait avoir M. le Prince.

-- Et avec quoi vous faites-vous ces douze mille livres? dit
d’Artagnan; avec vos poèmes?

-- Non, j’ai renoncé à la poésie, excepté pour faire de temps en
temps quelque chanson à boire, quelque sonnet galant ou quelque
épigramme innocent: je fais des sermons, mon cher.

-- Comment, des sermons?

-- Oh! mais des sermons prodigieux, voyez-vous! À ce qu’il paraît,
du moins.

-- Que vous prêchez?

-- Non, que je vends.

-- À qui?

-- À ceux de mes compères qui visent à être de grands orateurs
donc!

-- Ah! vraiment? Et vous n’avez pas été tenté de la gloire pour
vous-même?

-- Si fait, mon cher, mais la nature l’a emporté. Quand je suis en
chaire et que par hasard une jolie femme me regarde, je la
regarde; si elle sourit, je souris aussi. Alors je bats la
campagne; au lieu de parler des tourments de l’enfer, je parle des
joies du paradis. Eh! tenez, la chose m’est arrivée un jour à
l’église Saint-Louis au Marais... Un cavalier m’a ri au nez, je me
suis interrompu pour lui dire qu’il était un sot. Le peuple est
sorti pour ramasser des pierres; mais pendant ce temps j’ai si
bien retourné l’esprit des assistants, que c’est lui qu’ils ont
lapidé. Il est vrai que le lendemain il s’est présenté chez moi,
croyant avoir affaire à un abbé comme tous les abbés.

-- Et qu’est-il résulté de sa visite? dit d’Artagnan en se tenant
les côtes de rire.

-- Il en est résulté que nous avons pris pour le lendemain soir
rendez-vous sur la place Royale! Eh! pardieu, vous en savez
quelque chose.

-- Serait-ce, par hasard, contre cet impertinent que je vous
aurais servi de second? demanda d’Artagnan.

-- Justement. Vous avez vu comme je l’ai arrangé.

-- En est-il mort?

-- Je n’en sais rien. Mais en tout cas je lui avais donné
l’absolution _in articulo mortis._ C’est assez de tuer le corps
sans tuer l’âme.

Bazin fit un signe de désespoir qui voulait dire qu’il approuvait
peut-être cette morale, mais qu’il désapprouvait fort le ton dont
elle était faite.

-- Bazin, mon ami, vous ne remarquez pas que je vous vois dans
cette glace, et qu’une fois pour toutes je vous ai interdit tout
signe d’approbation ou d’improbation. Vous allez donc me faire le
plaisir de nous servir le vin d’Espagne et de vous retirer chez
vous. D’ailleurs, mon ami d’Artagnan a quelque chose de secret à
me dire. N’est-ce pas, d’Artagnan?

D’Artagnan fit signe de la tête que oui, et Bazin se retira après
avoir posé le vin d’Espagne sur la table.

Les deux amis, restés seuls, demeurèrent un instant silencieux en
face l’un de l’autre. Aramis semblait attendre une douce
digestion. D’Artagnan préparait son exorde. Chacun d’eux, lorsque
l’autre ne le regardait pas, risquait un coup d’oeil en dessous.

Aramis rompit le premier le silence.


XI. Les deux Gaspards

-- À quoi songez-vous, d’Artagnan, dit-il, et quelle pensée vous
fait sourire?

-- Je songe, mon cher, que lorsque vous étiez mousquetaire, vous
tourniez sans cesse à l’abbé, et qu’aujourd’hui que vous êtes
abbé, vous me paraissez tourner fort au mousquetaire.

-- C’est vrai, dit Aramis en riant. L’homme, vous le savez, mon
cher d’Artagnan, est un étrange animal, tout composé de
contrastes. Depuis que je suis abbé, je ne rêve plus que
batailles.

-- Cela se voit à votre ameublement: vous avez là des rapières de
toutes les formes et pour les goûts les plus difficiles. Est-ce
que vous tirez toujours bien?

-- Moi, je tire comme vous tiriez autrefois, mieux encore peut-
être. Je ne fais que cela toute la journée.

-- Et avec qui?

-- Avec un excellent maître d’armes que nous avons ici.

-- Comment, ici?

-- Oui, ici, dans ce couvent, mon cher. Il y a de tout dans un
couvent de jésuites.

-- Alors vous auriez tué M. de Marcillac s’il fût venu vous
attaquer seul, au lieu de tenir tête à vingt hommes?

-- Parfaitement, dit Aramis, et même à la tête de ses vingt
hommes, si j’avais pu dégainer sans être reconnu.

-- Dieu me pardonne, dit tout bas d’Artagnan, je crois qu’il est
devenu plus Gascon que moi.

Puis tout haut:

-- Eh bien! mon cher Aramis, vous me demandez pourquoi je vous
cherchais?

-- Non, je ne vous le demandais pas, dit Aramis avec son air fin,
mais j’attendais que vous me le dissiez.

-- Eh bien, je vous cherchais pour vous offrir tout uniquement un
moyen de tuer M. de Marcillac, quand cela vous fera plaisir, tout
prince qu’il est.

-- Tiens, tiens, tiens! dit Aramis, c’est une idée, cela.

-- Dont je vous invite à faire votre profit, mon cher. Voyons!
avec votre abbaye de mille écus et les douze mille livres que vous
vous faites en vendant des sermons, êtes-vous riche? répondez
franchement.

-- Moi! je suis gueux comme Job, et en fouillant poches et
coffres, je crois que vous ne trouveriez pas ici cent pistoles.

-- Peste, cent pistoles! se dit tout bas d’Artagnan, il appelle
cela être gueux comme Job! Si je les avais toujours devant moi, je
me trouverais riche comme Crésus.

Puis, tout haut:

-- Êtes-vous ambitieux?

-- Comme Encelade.

-- Eh bien! mon ami, je vous apporte de quoi être riche, puissant,
et libre de faire tout ce que vous voudrez.

L’ombre d’un nuage passa sur le front d’Aramis aussi rapide que
celle qui flotte en août sur les blés; mais si rapide qu’elle fût,
d’Artagnan la remarqua.

-- Parlez, dit Aramis.

-- Encore une question auparavant. Vous occupez-vous de politique?

Un éclair passa dans les yeux d’Aramis, rapide comme l’ombre qui
avait passé sur son front, mais pas si rapide cependant que
d’Artagnan ne le vit.

-- Non, répondit Aramis.

-- Alors toutes propositions vous agréeront, puisque vous n’avez
pour le moment d’autre maître que Dieu, dit en riant le Gascon.

-- C’est possible.

-- Avez-vous, mon cher Aramis, songé quelquefois à ces beaux jours
de notre jeunesse que nous passions riant, buvant ou nous battant?

-- Oui, certes, et plus d’une fois je les ai regrettés. C’était un
heureux temps, _delectabile tempus!_

-- Eh bien, mon cher, ces beaux jours peuvent renaître, cet
heureux temps peut revenir! J’ai reçu mission d’aller trouver mes
compagnons, et j’ai voulu commencer par vous, qui étiez l’âme de
notre association.

Aramis s’inclina plus poliment qu’affectueusement.

-- Me remettre dans la politique! dit-il d’une voix mourante et en
se renversant sur son fauteuil. Ah! cher d’Artagnan, voyez comme
je vis régulièrement et à l’aise. Nous avons essuyé l’ingratitude
des grands, vous le savez!

-- C’est vrai, dit d’Artagnan; mais peut-être les grands se
repentent-ils d’avoir été ingrats.

-- En ce cas, dit Aramis, ce serait autre chose. Voyons! à tout
péché miséricorde. D’ailleurs, vous avez raison sur un point:
c’est que si l’envie nous reprenait de nous mêler des affaires
État, le moment, je crois, serait venu.

-- Comment savez-vous cela, vous qui ne vous occupez pas de
politique?

-- Eh! mon Dieu! sans m’en occuper personnellement, je vis dans un
monde où l’on s’en occupe. Tout en cultivant la poésie, tout en
faisant l’amour, je me suis lié avec M. Sarazin, qui est à
M. de Conti; avec M. Voiture qui est au coadjuteur, et avec
M. de Bois-Robert, qui, depuis qu’il n’est plus à M. le cardinal
de Richelieu, n’est à personne ou est à tout le monde, comme vous
voudrez; en sorte que le mouvement politique ne m’a pas tout à
fait échappé.

-- Je m’en doutais, dit d’Artagnan.

-- Au reste, mon cher, ne prenez tout ce que je vais vous dire que
pour parole de cénobite, d’homme qui parle comme un écho, en
répétant purement et simplement ce qu’il a entendu dire, reprit
Aramis. J’ai entendu dire que dans ce moment-ci le cardinal
Mazarin était fort inquiet de la manière dont marchaient les
choses. Il paraît qu’on n’a pas pour ses commandements tout le
respect qu’on avait autrefois pour ceux de notre ancien
épouvantail, le feu cardinal, dont vous voyez ici le portrait;
car, quoi qu’on en ait dit, il faut convenir, mon cher, que
c’était un grand homme.

-- Je ne vous contredirai pas là-dessus, mon cher Aramis, c’est
lui qui m’a fait lieutenant.

-- Ma première opinion avait été tout entière pour le cardinal: je
m’étais dit qu’un ministre n’est jamais aimé, mais qu’avec le
génie qu’on accorde à celui-ci il finirait par triompher de ses
ennemis et par se faire craindre, ce qui, selon moi, vaut peut-
être mieux encore que de se faire aimer.

D’Artagnan fit un signe de tête qui voulait dire qu’il approuvait
entièrement cette douteuse maxime.

-- Voilà donc, poursuivit Aramis, quelle était mon opinion
première; mais comme je suis fort ignorant dans ces sortes de
matières et que l’humilité dont je fais profession m’impose la loi
de ne pas m’en rapporter à mon propre jugement, je me suis
informé. Eh bien! mon cher ami...

-- Eh bien! quoi? demanda d’Artagnan.

-- Eh bien! reprit Aramis, il faut que je mortifie mon orgueil, il
faut que j’avoue que je m’étais trompé.

-- Vraiment?

-- Oui; je me suis informé, comme je vous disais, et voici ce que
m’ont répondu plusieurs personnes toutes différentes de goût et
d’ambition: M. de Mazarin n’est point un homme de génie, comme je
le croyais.

-- Bah! dit d’Artagnan.

-- Non. C’est un homme de rien, qui a été domestique du cardinal
Bentivoglio, qui s’est poussé par l’intrigue; un parvenu, un homme
sans nom, qui ne fera en France qu’un chemin de partisan. Il
entassera beaucoup d’écus, dilapidera fort les revenus du roi, se
paiera à lui-même toutes les pensions que feu le cardinal de
Richelieu payait à tout le monde, mais ne gouvernera jamais par la
loi du plus fort, du plus grand ou du plus honoré. Il paraît en
outre qu’il n’est pas gentilhomme de manières et de coeur, ce
ministre, et que c’est une espèce de bouffon, de Pulcinello, de
Pantalon. Le connaissez-vous? Moi, je ne le connais pas.

-- Heu! fit d’Artagnan, il y a un peu de vrai dans ce que vous
dites.

-- Eh bien! vous me comblez d’orgueil, mon cher, si j’ai pu, grâce
à certaine pénétration vulgaire dont je suis doué, me rencontrer
avec un homme comme vous, qui vivez à la cour.

-- Mais vous m’avez parlé de lui personnellement et non de son
parti et de ses ressources.

-- C’est vrai. Il a pour lui la reine.

-- C’est quelque chose, ce me semble.

-- Mais il n’a pas pour lui le roi.

-- Un enfant!

-- Un enfant qui sera majeur dans quatre ans.

-- C’est le présent.

-- Oui, mais ce n’est pas l’avenir, et encore dans le présent, il
n’a pour lui ni le parlement ni le peuple, c’est-à-dire l’argent;
il n’a pour lui ni la noblesse ni les princes, c’est-à-dire
l’épée.

D’Artagnan se gratta l’oreille, il était forcé de s’avouer à lui-
même que c’était non seulement largement mais encore justement
pensé.

-- Voyez, mon pauvre ami, si je suis toujours doué de ma
perspicacité ordinaire. Je vous dirai que peut-être ai-je tort de
vous parler ainsi à coeur ouvert, car vous, vous me paraissez
pencher pour le Mazarin.

-- Moi! s’écria d’Artagnan; moi! pas le moins du monde!

-- Vous parliez de mission.

-- Ai-je parlé de mission? Alors j’ai eu tort. Non, je me suis dit
comme vous le dites: Voilà les affaires qui s’embrouillent. Eh
bien! jetons la plume au vent, allons du côté où le vent
l’emportera et reprenons la vie d’aventures. Nous étions quatre
chevaliers vaillants, quatre coeurs tendrement unis; unissons de
nouveau, non pas nos coeurs qui n’ont jamais été séparés, mais nos
fortunes et nos courages. L’occasion est bonne pour conquérir
quelque chose de mieux qu’un diamant.

-- Vous avez raison, d’Artagnan, toujours raison, continua Aramis,
et la preuve, c’est que j’avais eu la même idée que vous;
seulement, à moi, qui n’ai pas votre nerveuse et féconde
imagination, elle m’avait été suggérée; tout le monde a besoin
aujourd’hui d’auxiliaires; on m’a fait des propositions, il a
transpercé quelque chose de nos fameuses prouesses d’autrefois, et
je vous avouerai franchement que le coadjuteur m’a fait parler.

-- M. de Gondy, l’ennemi du cardinal! s’écria d’Artagnan.

-- Non, l’ami du roi, dit Aramis, l’ami du roi, entendez-vous! Eh
bien! il s’agirait de servir le roi, ce qui est le devoir d’un
gentilhomme.

-- Mais le roi est avec M. de Mazarin, mon cher!

-- De fait, pas de volonté; d’apparence, mais pas de coeur, et
voilà justement le piège que les ennemis du roi tendent au pauvre
enfant.

-- Ah çà! mais c’est la guerre civile tout bonnement que vous me
proposez là, mon cher Aramis.

-- La guerre pour le roi.

-- Mais le roi sera à la tête de l’armée où sera Mazarin.

-- Mais il sera de coeur dans l’armée que commandera
M. de Beaufort.

-- M. de Beaufort? il est à Vincennes.

-- Ai-je dit M. de Beaufort? dit Aramis; M. de Beaufort ou un
autre, M. de Beaufort ou M. le Prince.

-- Mais M. le Prince va partir pour l’armée, il est entièrement au
cardinal.

-- Heu! heu! fit Aramis, ils ont quelques discussions ensemble
justement en ce moment-ci. Mais d’ailleurs, si ce n’est M. le
Prince, M. de Gondy...

-- Mais M. de Gondy va être cardinal, on demande pour lui le
chapeau.

-- N’y a-t-il pas des cardinaux fort belliqueux? dit Aramis.
Voyez: voici autour de vous quatre cardinaux qui, à la tête des
armées, valaient bien M. de Guébriant et M. de Gassion.

-- Mais un général bossu!

-- Sous sa cuirasse on ne verra pas sa bosse. D’ailleurs,
souvenez-vous qu’Alexandre boitait et qu’Annibal était borgne.

-- Voyez-vous de grands avantages dans ce parti? demanda
d’Artagnan.

-- J’y vois la protection de princes puissants.

-- Avec la proscription du gouvernement.

-- Annulée par les parlements et les émeutes.

-- Tout cela pourrait se faire, comme vous le dites, si l’on
parvenait à séparer le roi de sa mère.

-- On y arrivera peut-être.

-- Jamais! s’écria d’Artagnan rentrant cette fois dans sa
conviction. J’en appelle à vous, Aramis, à vous qui connaissez
Anne d’Autriche aussi bien que moi. Croyez-vous que jamais elle
puisse oublier que son fils est sa sûreté, son palladium, le gage
de sa considération, de sa fortune et de sa vie? Il faudrait
qu’elle passât avec lui du côté des princes en abandonnant
Mazarin; mais vous savez mieux que personne qu’il y a des raisons
puissantes pour qu’elle ne l’abandonne jamais.

-- Peut-être avez-vous raison, dit Aramis rêveur; ainsi je ne
m’engagerai pas.

-- Avec eux, dit d’Artagnan, mais avec moi?

-- Avec personne. Je suis prêtre, qu’ai-je affaire de la
politique! je ne lis aucun bréviaire; j’ai une petite clientèle de
coquins d’abbés spirituels et de femmes charmantes; plus les
affaires se troubleront, moins mes escapades feront de bruit; tout
va donc à merveille sans que je m’en mêle; et décidément, tenez,
cher ami, je ne m’en mêlerai pas.

-- Eh bien! tenez, mon cher, dit d’Artagnan, votre philosophie me
gagne, parole d’honneur, et je ne sais pas quelle diable de mouche
d’ambition m’avait piqué; j’ai une espèce de charge qui me
nourrit; je puis, à la mort de ce pauvre M. de Tréville, qui se
fait vieux, devenir capitaine; c’est un fort joli bâton de
maréchal pour un cadet de Gascogne, et je sens que je me rattache
aux charmes du pain modeste mais quotidien: au lieu de courir les
aventures, eh bien! j’accepterai les invitations de Porthos,
j’irai chasser dans ses terres; vous savez qu’il a des terres,
Porthos?

-- Comment donc! je crois bien. Dix lieues de bois, de marais et
de vallées; il est seigneur du mont et de la plaine, et il plaide
pour droits féodaux contre l’évêque de Noyon.

-- Bon, dit d’Artagnan à lui-même, voilà ce que je voulais savoir;
Porthos est en Picardie.

Puis tout haut:

-- Et il a repris son ancien nom de du Vallon?

-- Auquel il a ajouté celui de Bracieux, une terre qui a été
baronnie, par ma foi!

-- De sorte que nous verrons Porthos baron.

-- Je n’en doute pas. La baronne Porthos surtout est admirable.

Les deux amis éclatèrent de rire.

-- Ainsi, reprit d’Artagnan, vous ne voulez pas passer au Mazarin?

-- Ni vous aux princes?

-- Non. Ne passons à personne, alors, et restons amis; ne soyons
ni cardinalistes ni frondeurs.

-- Oui, dit Aramis, soyons mousquetaires.

-- Même avec le petit collet, reprit d’Artagnan.

-- Surtout avec le petit collet! s’écria Aramis, c’est ce qui en
fait le charme.

-- Alors donc, adieu, dit d’Artagnan.

-- Je ne vous retiens pas, mon cher, dit Aramis, vu que je ne
saurais où vous coucher, et que je ne puis décemment vous offrir
la moitié du hangar de Planchet.

-- D’ailleurs je suis à trois lieues à peine de Paris, les chevaux
sont reposés, et en moins d’une heure je serai rendu.

Et d’Artagnan se versa un dernier verre de vin.

-- À notre ancien temps! dit-il.

-- Oui, reprit Aramis, malheureusement c’est un temps passé...
_fugit irreparabile tempus ..._

-- Bah! dit d’Artagnan, il reviendra peut-être. En tout cas, si
vous avez besoin de moi, rue Tiquetonne, hôtel de_ La Chevrette._

-- Et moi au couvent des jésuites: de six heures du matin à huit
heures du soir, par la porte; de huit heures du soir à six heures
du matin, par la fenêtre.

-- Adieu, mon cher.

-- Oh! je ne vous quitte pas ainsi, laissez-moi vous reconduire.

Et il prit son épée et son manteau.

-- Il veut s’assurer que je pars, dit en lui-même d’Artagnan.

Aramis siffla Bazin, mais Bazin dormait dans l’antichambre sur les
restes de son souper, et Aramis fut forcé de le secouer par
l’oreille pour le réveiller.

Bazin étendit les bras, se frotta les yeux et essaya de se
rendormir.

-- Allons, allons, maître dormeur, vite l’échelle.

-- Mais, dit Bazin en bâillant à se démonter la mâchoire, elle est
restée à la fenêtre, l’échelle.

-- L’autre, celle du jardinier: n’as-tu pas vu que d’Artagnan a eu
peine à monter et aura encore plus grand’peine à descendre?

D’Artagnan allait assurer Aramis qu’il descendrait fort bien,
lorsqu’il lui vint une idée; cette idée fit qu’il se tut.

Bazin poussa un profond soupir et sortit pour aller chercher
l’échelle. Un instant après, une bonne et solide échelle de bois
était posée contre la fenêtre.

-- Allons donc, dit d’Artagnan, voilà ce qui s’appelle un moyen de
communication, une femme monterait à une échelle comme celle-là.

Un regard perçant d’Aramis sembla vouloir aller chercher la pensée
de son ami jusqu’au fond de son coeur, mais d’Artagnan soutint ce
regard avec un air d’admirable naïveté.

D’ailleurs en ce moment il mettait le pied sur le premier échelon
de l’échelle et descendait.

En un instant il fut à terre. Quant à Bazin, il demeura à la
fenêtre.

-- Reste là, dit Aramis, je reviens.

Tous deux s’acheminèrent vers le hangar: à leur approche Planchet
sortit, tenant en bride les deux chevaux.

-- À la bonne heure, dit Aramis, voilà un serviteur actif et
vigilant; ce n’est pas comme ce paresseux de Bazin, qui n’est plus
bon à rien depuis qu’il est homme Église Suivez-nous, Planchet;
nous allons en causant jusqu’au bout du village.

Effectivement, les deux amis traversèrent tout le village en
causant de choses indifférentes; puis, aux dernières maisons:

-- Allez donc, cher ami, dit Aramis, suivez votre carrière, la
fortune vous sourit, ne la laissez pas échapper; souvenez-vous que
c’est une courtisane, et traitez-la en conséquence; quant à moi,
je reste dans mon humilité et dans ma paresse; adieu.

-- Ainsi, c’est bien décidé, dit d’Artagnan, ce que je vous ai
offert ne vous agrée point?

-- Cela m’agréerait fort, au contraire, dit Aramis, si j’étais un
homme comme un autre, mais, je vous le répète, en vérité je suis
un composé de contrastes: ce que je hais aujourd’hui, je
l’adorerai demain, et _vice versa._ Vous voyez bien que je ne puis
m’engager comme vous, par exemple, qui avez des idées arrêtées.

-- Tu mens, sournois, se dit à lui-même d’Artagnan: tu es le seul,
au contraire, qui saches choisir un but et qui y marches
obscurément.

-- Adieu donc, mon cher, continua Aramis, et merci de vos
excellentes intentions, et surtout des bons souvenirs que votre
présence a éveillés en moi.

Ils s’embrassèrent. Planchet était déjà à cheval. D’Artagnan se
mit en selle à son tour, puis ils se serrèrent encore une fois la
main. Les cavaliers piquèrent leurs chevaux et s’éloignèrent du
côté de Paris.

Aramis resta debout et immobile sur le milieu du pavé jusqu’à ce
qu’il les eût perdus de vue.

Mais, au bout de deux cents pas, d’Artagnan s’arrêta court, sauta
à terre, jeta la bride de son cheval au bras de Planchet, et prit
ses pistolets dans ses fontes, qu’il passa à sa ceinture.

-- Qu’avez-vous donc, monsieur? dit Planchet tout effrayé.

-- J’ai que, si fin qu’il soit, dit d’Artagnan, il ne sera pas dit
que je serai sa dupe. Reste ici et ne bouge pas; seulement mets-
toi sur le revers du chemin et attends-moi.

À ces mots, d’Artagnan s’élança de l’autre côté du fossé qui
bordait la route, et piqua à travers la plaine de manière à
tourner le village. Il avait remarqué entre la maison qu’habitait
madame de Longueville et le couvent des jésuites un espace vide
qui n’était fermé que par une haie.

Peut-être une heure auparavant eût-il eu de la peine à retrouver
cette haie, mais la lune venait de se lever, et quoique de temps
en temps elle fût couverte par des nuages, on y voyait, même
pendant les obscurcies, assez clair pour retrouver son chemin.

D’Artagnan gagna donc la haie et se cacha derrière. En passant
devant la maison où avait eu lieu la scène que nous avons
racontée, il avait remarqué que la même fenêtre s’était éclairée
de nouveau, et il était convaincu qu’Aramis était pas encore
rentré chez lui, et que, lorsqu’il y rentrerait, il n’y rentrerait
pas seul.

En effet, au bout d’un instant il entendit des pas qui
s’approchaient et comme un bruit de voix qui parlaient à demi bas.

Au commencement de la haie les pas s’arrêtèrent.

D’Artagnan mit un genou en terre, cherchant la plus grande
épaisseur de la haie pour s’y cacher.

En ce moment deux hommes apparurent, au grand étonnement de
d’Artagnan; mais bientôt son étonnement cessa, car il entendit
vibrer une voix douce et harmonieuse: l’un de ces deux hommes
était une femme déguisée en cavalier.

-- Soyez tranquille, mon cher René, disait la voix douce, la même
chose ne se renouvellera plus; j’ai découvert une espèce de
souterrain qui passe sous la rue, et nous n’aurons qu’à soulever
une des dalles qui sont devant la porte pour vous ouvrir une
sortie.

-- Oh! dit une autre voix que d’Artagnan reconnut pour celle
d’Aramis, je vous jure bien, princesse, que si notre renommée ne
dépendait pas de toutes ces précautions, et que je n’y risquasse
que ma vie...

-- Oui, oui, je sais que vous êtes brave et aventureux autant
qu’homme du monde; mais vous n’appartenez pas seulement à moi
seule, vous appartenez à tout notre parti. Soyez donc prudent,
soyez donc sage.

-- J’obéis toujours, madame, dit Aramis, quand on me sait
commander avec une voix si douce.

Il lui baisa tendrement la main.

-- Ah! s’écria le cavalier à la voix douce.

-- Quoi? demanda Aramis.

-- Mais ne voyez-vous pas que le vent a enlevé mon chapeau?

Et Aramis s’élança après le feutre fugitif. D’Artagnan profita de
la circonstance pour chercher un endroit de la haie moins touffu
qui laissât son regard pénétrer librement jusqu’au problématique
cavalier. En ce moment, justement, la lune, curieuse peut-être
comme l’officier, sortait de derrière un nuage, et, à sa clarté
indiscrète, d’Artagnan reconnut les grands yeux bleus, les cheveux
d’or et la noble tête de la duchesse de Longueville.

Aramis revint en riant un chapeau sur la tête et un à la main, et
tous deux continuèrent leur chemin vers le couvent des jésuites.

-- Bon! dit d’Artagnan en se relevant et en brossant son genou,
maintenant je te tiens, tu es frondeur et amant de madame de
Longueville.


XII. M. Porthos du Vallon de Bracieux de Pierrefonds

Grâce aux informations prises auprès d’Aramis, d’Artagnan, qui
savait déjà que Porthos, de son nom de famille, s’appelait du
Vallon, avait appris que, de son nom de terre, il s’appelait de
Bracieux, et qu’à cause de cette terre de Bracieux il était en
procès avec l’évêque de Noyon.

C’était donc dans les environs de Noyon qu’il devait aller
chercher cette terre, c’est-à-dire sur la frontière de l’Île-de-
France et de la Picardie.

Son itinéraire fut promptement arrêté: il irait jusqu’à Dammartin,
où s’embranchent deux routes, l’une qui va à Soissons, l’autre à
Compiègne; là il s’informerait de la terre de Bracieux, et selon
la réponse il suivrait tout droit ou prendrait à gauche.

Planchet, qui n’était pas encore bien rassuré à l’endroit de son
escapade, déclara qu’il suivrait d’Artagnan jusqu’au bout du
monde, prit-il tout droit, ou prit-il à gauche. Seulement il
supplia son ancien maître de partir le soir, l’obscurité
présentant plus de garanties. D’Artagnan lui proposa alors de
prévenir sa femme pour la rassurer au moins sur son sort; mais
Planchet répondit avec beaucoup de sagacité qu’il était bien
certain que sa femme ne mourrait point d’inquiétude de ne pas
savoir où il était, tandis que, connaissant l’incontinence de
langue dont elle était atteinte, lui, Planchet, mourrait
d’inquiétude si elle le savait.

Ces raisons parurent si bonnes à d’Artagnan, qu’il ‘insista pas
davantage, et que, vers les huit heures du soir, au moment où la
brume commençait à s’épaissir dans les rues, il partit de l’hôtel
de _La Chevrette_, et, suivi de Planchet, sortit de la capitale
par la porte Saint-Denis.

À minuit, les deux voyageurs étaient à Dammartin.

C’était trop tard pour prendre des renseignements. L’hôte du
_Cygne de la Croix_ était couché. D’Artagnan remit donc la chose
au lendemain.

Le lendemain il fit venir l’hôte. C’était un de ces rusés Normands
qui ne disent ni oui ni non, et qui croient toujours qu’ils se
compromettent en répondant directement à la question qu’on leur
fait; seulement, ayant cru comprendre qu’il devait suivre tout
droit, d’Artagnan se remit en marche sur ce renseignement assez
équivoque. À neuf heures du matin, il était à Nanteuil; là il
s’arrêta pour déjeuner.

Cette fois, l’hôte était un franc et bon Picard qui, reconnaissant
dans Planchet un compatriote, ne fit aucune difficulté pour lui
donner les renseignements qu’il désirait. La terre de Bracieux
était à quelques lieues de Villers-Cotterêts.

D’Artagnan connaissait Villers-Cotterêts pour y avoir suivi deux
ou trois fois la cour, car à cette époque Villers-Cotterêts était
une résidence royale. Il s’achemina donc vers cette ville, et
descendit à son hôtel ordinaire, c’est-à-dire au _Dauphin d’or._

Là les renseignements furent des plus satisfaisants. Il apprit que
la terre de Bracieux était située à quatre lieues de cette ville,
mais que ce n’était point là qu’il fallait chercher Porthos.
Porthos avait eu effectivement des démêlés avec l’évêque de Noyon
à propos de la terre de Pierrefonds, qui limitait la sienne, et,
ennuyé de tous ces démêlés judiciaires auxquels il ne comprenait
rien, il avait, pour en finir, acheté Pierrefonds, de sorte qu’il
avait ajouté ce nouveau nom à ses anciens noms. Il s’appelait
maintenant du Vallon de Bracieux de Pierrefonds, et demeurait dans
sa nouvelle propriété. À défaut d’autre illustration, Porthos
visait évidemment à celle du marquis de Carabas.

Il fallait encore attendre au lendemain, les chevaux avaient fait
dix lieues dans leur journée et étaient fatigués. On aurait pu en
prendre d’autres, il est vrai, mais il y avait toute une grande
forêt à traverser, et Planchet, on se le rappelle, n’aimait pas
les forêts la nuit.

Il y avait une chose encore que Planchet n’aimait pas, c’était de
se mettre en route à jeun: aussi en se réveillant, d’Artagnan
trouva-t-il son déjeuner tout prêt. Il n’y avait pas moyen de se
plaindre d’une pareille attention. Aussi d’Artagnan se mit-il à
table; il va sans dire que Planchet, en reprenant ses anciennes
fonctions, avait repris son ancienne humilité et n’était pas plus
honteux de manger les restes de d’Artagnan que ne l’étaient madame
de Motteville et madame du Fargis de ceux d’Anne d’Autriche.

On ne put donc partir que vers les huit heures. Il n’y avait pas à
se tromper, il fallait suivre la route qui mène de Villers-
Cotterêts à Compiègne, et en sortant du bois prendre à droite.

Il faisait une belle matinée de printemps, les oiseaux chantaient
dans les grands arbres, de larges rayons de soleil passaient à
travers les clairières et semblaient des rideaux de gaze dorée.

En d’autres endroits, la lumière perçait à peine la voûte épaisse
des feuilles, et les pieds des vieux chênes, que rejoignaient
précipitamment, à la vue des voyageurs, les écureuils agiles,
étaient plongés dans l’ombre. Il sortait de toute cette nature
matinale un parfum d’herbes, de fleurs et de feuilles qui
réjouissait le coeur. D’Artagnan, lassé de l’odeur fétide de
Paris, se disait à lui-même que lorsqu’on portait trois noms de
terre embrochés les uns aux autres, on devait être bien heureux
dans un pareil paradis; puis il secouait la tête en disant: «Si
j’étais Porthos et que d’Artagnan me vînt faire la proposition que
je vais faire à Porthos, je sais bien ce que je répondrais à
d’Artagnan.»

Quant à Planchet, il ne pensait à rien, il digérait.

À la lisière du bois, d’Artagnan aperçut le chemin indiqué, et au
bout du chemin les tours d’un immense château féodal.

-- Oh! oh! murmura-t-il, il me semblait que ce château appartenait
à l’ancienne branche d’Orléans; Porthos en aurait-il traité avec
le duc de Longueville?

-- Ma foi, monsieur, dit Planchet, voici des terres bien tenues;
et si elles appartiennent à M. Porthos, je lui en ferai mon
compliment.

-- Peste, dit d’Artagnan, ne va pas l’appeler Porthos, ni même du
Vallon; appelle-le de Bracieux ou de Pierrefonds. Tu me ferais
manquer mon ambassade.

À mesure qu’il approchait du château qui avait d’abord attiré ses
regards, d’Artagnan comprenait que ce n’était point là que pouvait
habiter son ami: les tours, quoique solides et paraissant bâties
d’hier, étaient ouvertes et comme éventrées. On eût dit que
quelque géant les avait fendues à coup de hache.

Arrivé à l’extrémité du chemin, d’Artagnan se trouva dominer une
magnifique vallée, au fond de laquelle on voyait dormir un
charmant petit lac au pied de quelques maisons éparses çà et là et
qui semblaient, humbles et couvertes les unes de tuile et les
autres de chaume, reconnaître pour seigneur suzerain un joli
château bâti vers le commencement du règne de Henri IV, que
surmontaient des girouettes seigneuriales.

Cette fois, d’Artagnan ne douta pas qu’il fût en vue de la demeure
de Porthos.

Le chemin conduisait droit à ce joli château, qui était à son
aïeul le château de la montagne ce qu’un petit-maître de la
coterie de M. le duc d’Enghien était à un chevalier bardé de fer
du temps de Charles VII; d’Artagnan mit son cheval au trot et
suivit le chemin, Planchet régla le pas de son coursier sur celui
de son maître.

Au bout de dix minutes, d’Artagnan se trouva à l’extrémité d’une
allée régulièrement plantée de beaux peupliers, et qui aboutissait
à une grille de fer dont les piques et les bandes transversales
étaient dorées. Au milieu de cette avenue se tenait une espèce de
seigneur habillé de vert et doré comme la grille, lequel était à
cheval sur un gros roussin. À sa droite et à sa gauche étaient
deux valets galonnés sur toutes les coutures; bon nombre de
croquants assemblés lui rendaient des hommages fort respectueux.

-- Ah! se dit d’Artagnan, serait-ce là le seigneur du Vallon de
Bracieux de Pierrefonds? Eh! mon Dieu! comme il est recroquevillé
depuis qu’il ne s’appelle plus Porthos!

-- Ce ne peut être lui, dit Planchet répondant à ce que d’Artagnan
s’était dit à lui-même. M. Porthos avait près de six pieds, et
celui-là en a cinq à peine.

-- Cependant, reprit d’Artagnan, on salue bien bas ce monsieur.

À ces mots, d’Artagnan piqua vers le roussin, l’homme considérable
et les valets. À mesure qu’il approchait, il lui semblait
reconnaître les traits du personnage.

-- Jésus Dieu! monsieur, dit Planchet, qui de son côté croyait le
reconnaître, serait-il donc possible que ce fût lui?

À cette exclamation, l’homme à cheval se retourna lentement et
d’un air fort noble, et les deux voyageurs purent voir briller
dans tout leur éclat les gros yeux, la trogne vermeille et le
sourire si éloquent de Mousqueton.

En effet, c’était Mousqueton, Mousqueton gras à lard, croulant de
bonne santé, bouffi de bien-être, qui, reconnaissant d’Artagnan,
tout au contraire de cet hypocrite de Bazin, se laissa glisser de
son roussin par terre et s’approcha chapeau bas vers l’officier;
de sorte que les hommages de l’assemblée firent un quart de
conversion vers ce nouveau soleil qui éclipsait l’ancien.

-- Monsieur d’Artagnan, monsieur d’Artagnan, répétait dans ses
joues énormes Mousqueton tout suant d’allégresse, monsieur
d’Artagnan! Oh! quelle joie pour mon seigneur et maître du Vallon
de Bracieux de Pierrefonds!

-- Ce bon Mousqueton! Il est donc ici, ton maître?

-- Vous êtes sur ses domaines.

-- Mais, comme te voilà beau, comme te voilà gras, comme te voilà
fleuri! continuait d’Artagnan infatigable à détailler les
changements que la bonne fortune avait apportés chez l’ancien
affamé.

-- Eh! oui, dieu merci! monsieur, dit Mousqueton, je me porte
assez bien.

-- Mais ne dis-tu donc rien à ton ami Planchet?

-- À mon ami Planchet! Planchet, serait-ce toi par hasard? s’écria
Mousqueton les bras ouverts et des larmes plein les yeux.

-- Moi-même, dit Planchet toujours prudent, mais je voulais savoir
si tu n’étais pas devenu fier.

-- Devenu fier avec un ancien ami! Jamais, Planchet. Tu n’as pas
pensé cela ou tu ne connais pas Mousqueton.

-- À la bonne heure! dit Planchet en descendant de son cheval et
en tendant à son tour les bras à Mousqueton: ce n’est pas comme
cette canaille de Bazin, qui m’a laissé deux heures sous un hangar
sans même faire semblant de me reconnaître.

Et Planchet et Mousqueton s’embrassèrent avec une effusion qui
toucha fort les assistants et qui leur fit croire que Planchet
était quelque seigneur déguisé, tant ils appréciaient à sa plus
haute valeur la position de Mousqueton.

-- Et maintenant, monsieur, dit Mousqueton lorsqu’il se fut
débarrassé de l’étreinte de Planchet, qui avait inutilement essayé
de joindre ses mains derrière le dos de son ami; et maintenant,
monsieur, permettez-moi de vous quitter, car je ne veux pas que
mon maître apprenne la nouvelle de votre arrivée par d’autres que
par moi; il ne me pardonnerait pas de m’être laissé devancer.

-- Ce cher ami, dit d’Artagnan, évitant de donner à Porthos ni son
ancien ni son nouveau nom, il ne m’a donc pas oublié!

-- Oublié! lui! s’écria Mousqueton, c’est-à-dire, monsieur, qu’il
n’y a pas de jour que nous ne nous attendions à apprendre que vous
étiez nommé maréchal, ou en place de M. de Gassion, ou en place de
M. de Bassompierre.

D’Artagnan laissa errer sur ses lèvres un de ces rares sourires
mélancoliques qui avaient survécu dans le plus profond de son
coeur au désenchantement de ses jeunes années.

-- Et vous, manants, continua Mousqueton, demeurez près de M. le
comte d’Artagnan, et faites-lui honneur de votre mieux, tandis que
je vais prévenir monseigneur de son arrivée.

Et remontant, aidé de deux âmes charitables, sur son robuste
cheval, tandis que Planchet, plus ingambe, remontait tout seul sur
le sien, Mousqueton prit sur le gazon de l’avenue un petit galop
qui témoignait encore plus en faveur des reins que des jambes du
quadrupède.

-- Ah çà! mais voilà qui s’annonce bien! dit d’Artagnan; pas de
mystère, pas de manteau, pas de politique par ici; on rit à gorge
déployée, on pleure de joie, je ne vois que des visages larges
d’une aune; en vérité, il me semble que la nature elle-même est en
fête, que les arbres, au lieu de feuilles et de fleurs, sont
couverts de petits rubans verts et roses.

-- Et moi, dit Planchet, il me semble que je sens d’ici la plus
délectable odeur de rôti, que je vois des marmitons se ranger en
haie pour nous voir passer. Ah, monsieur! quel cuisinier doit
avoir M. de Pierrefonds, lui qui aimait déjà tant et si bien
manger quand il ne s’appelait encore que M. Porthos!

-- Halte-là! dit d’Artagnan: tu me fais peur. Si la réalité répond
aux apparences, je suis perdu. Un homme si heureux ne sortira
jamais de son bonheur, et je vais échouer près de lui comme j’ai
échoué près d’Aramis.


XIII. Comment d’Artagnan s’aperçut, en retrouvant Porthos, que la
fortune ne fait pas le bonheur

D’Artagnan franchit la grille et se trouva en face du château; il
mettait pied à terre quand une sorte de géant apparut sur le
perron. Rendons cette justice à d’Artagnan, qu’à part tout
sentiment d’égoïsme le coeur lui battit avec joie à l’aspect de
cette haute taille et de cette figure martiale qui lui rappelaient
un homme brave et bon.

Il courut à Porthos et se précipita dans ses bras; toute la
valetaille, rangée en cercle à distance respectueuse, regardait
avec une humble curiosité. Mousqueton, au premier rang, s’essuya
les yeux, le pauvre garçon n’avait pas cessé de pleurer de joie
depuis qu’il avait reconnu d’Artagnan et Planchet.

Porthos prit son ami par le bras.

-- Ah! quelle joie de vous revoir, cher d’Artagnan, s’écria-t-il
d’une voix qui avait tourné du baryton à la basse; vous ne m’avez
donc pas oublié, vous?

-- Vous oublier! ah! cher du Vallon, oublie-t-on les plus beaux
jours de sa jeunesse et ses amis dévoués, et les périls affrontés
ensemble! mais c’est-à-dire qu’en vous revoyant il n’y a pas un
instant de notre ancienne amitié qui ne se présente à ma pensée.

-- Oui, oui, dit Porthos en essayant de redonner à sa moustache ce
pli coquet qu’elle avait perdu dans la solitude, oui, nous en
avons fait de belles dans notre temps, et nous avons donné du fil
à retordre à ce pauvre cardinal.

Et il poussa un soupir. D’Artagnan le regarda.

-- En tout cas, continua Porthos d’un ton languissant, soyez le
bienvenu, cher ami, vous m’aiderez à retrouver ma joie; nous
courrons demain le lièvre dans ma plaine, qui est superbe, ou le
chevreuil dans mes bois, qui sont fort beaux: j’ai quatre lévriers
qui passent pour les plus légers de la province, et une meute qui
n’a point sa pareille à vingt lieues à la ronde.

Et Porthos poussa un second soupir.

-- Oh, oh! se dit d’Artagnan tout bas, mon gaillard serait-il
moins heureux qu’il n’en a l’air?

Puis tout haut:

-- Mais avant tout, dit-il, vous me présenterez à madame du
Vallon, car je me rappelle certaine lettre d’obligeante invitation
que vous avez bien voulu m’écrire, et au bas de laquelle elle
avait bien voulu ajouter quelques lignes.

Troisième soupir de Porthos.

-- J’ai perdu madame du Vallon il y a deux ans, dit-il, et vous
m’en voyez encore tout affligé. C’est pour cela que j’ai quitté
mon château du Vallon près de Corbeil, pour venir habiter ma terre
de Bracieux, changement qui m’a amené à acheter celle-ci. Pauvre
madame du Vallon, continua Porthos en faisant une grimace de
regret; ce n’était pas une femme d’un caractère fort égal, mais
elle avait fini cependant par s’accoutumer à mes façons et par
accepter mes petites volontés.

-- Ainsi, vous êtes riche et libre? dit d’Artagnan.

-- Hélas! dit Porthos, je suis veuf et j’ai quarante mille livres
de rente. Allons déjeuner, voulez-vous?

-- Je le veux fort, dit d’Artagnan; l’air du matin m’a mis en
appétit.

-- Oui, dit Porthos, mon air est excellent.

Ils entrèrent dans le château; ce n’étaient que dorures du haut en
bas, les corniches étaient dorées, les moulures étaient dorées,
les bois des fauteuils étaient dorés.

Une table toute servie attendait.

-- Vous voyez, dit Porthos, c’est mon ordinaire.

-- Peste, dit d’Artagnan, je vous en fais mon compliment: le roi
n’en a pas un pareil.

-- Oui, dit Porthos, j’ai entendu dire qu’il était fort mal nourri
par M. de Mazarin. Goûtez cette côtelette, mon cher d’Artagnan,
c’est de mes moutons.

-- Vous avez des moutons fort tendres, dit d’Artagnan, et je vous
en félicite.

-- Oui, on les nourrit dans mes prairies qui sont excellentes.

-- Donnez-m’en encore.

-- Non; prenez plutôt de ce lièvre que j’ai tué hier dans une de
mes garennes.

-- Peste! quel goût! dit d’Artagnan. Ah çà! vous ne les nourrissez
donc que de serpolet, vos lièvres?

-- Et que pensez-vous de mon vin? dit Porthos; il est agréable,
n’est-ce pas?

-- Il est charmant.

-- C’est cependant du vin du pays.

-- Vraiment!

-- Oui, un petit versant au midi, là-bas sur ma montagne; il
fournit vingt muids.

-- Mais c’est une véritable vendange, cela!

Porthos soupira pour la cinquième fois. D’Artagnan avait compté
les soupirs de Porthos.

-- Ah çà! mais, dit-il curieux d’approfondir le problème, on
dirait, mon cher ami, que quelque chose vous chagrine. Seriez-vous
souffrant, par hasard?... Est-ce que cette santé...

-- Excellente, mon cher, meilleure que jamais; je tuerais un boeuf
d’un coup de poing.

-- Alors, des chagrins de famille...

-- De famille! par bonheur que je n’ai que moi au monde.

-- Mais alors qu’est-ce donc qui vous fait soupirer?

-- Mon cher, dit Porthos, je serai franc avec vous: je ne suis pas
heureux.

-- Vous, pas heureux, Porthos! vous qui avez un château, des
prairies, des montagnes, des bois; vous qui avez quarante mille
livres de rente, enfin, vous n’êtes pas heureux?

-- Mon cher, j’ai tout cela, c’est vrai, mais je suis seul au
milieu de tout cela.

-- Ah! je comprends: vous êtes entouré de croquants que vous ne
pouvez pas voir sans déroger.

Porthos pâlit légèrement, et vida un énorme verre de son petit vin
du versant.

-- Non pas, dit-il, au contraire; imaginez-vous que ce sont des
hobereaux qui ont tous un titre quelconque et prétendent remonter
à Pharamond, à Charlemagne, ou tout au moins à Hugues Capet. Dans
le commencement, j’étais le dernier venu, par conséquent j’ai dû
faire les avances, je les ai faites; mais vous le savez, mon cher,
madame du Vallon...

Porthos, en disant ces mots, parut avaler avec peine sa salive.

-- Madame du Vallon, reprit-il, était de noblesse douteuse, elle
avait, en premières noces (je crois, d’Artagnan, ne vous apprendre
rien de nouveau), épousé un procureur. Ils trouvèrent cela
nauséabond. Ils ont dit nauséabond. Vous comprenez, c’était un mot
à faire tuer trente mille hommes. J’en ai tué deux; cela a fait
taire les autres, mais ne m’a pas rendu leur ami. De sorte que je
n’ai plus de société, que je vis seul, que je m’ennuie, que je me
ronge.

D’Artagnan sourit; il voyait le défaut de la cuirasse, et il
apprêtait le coup.

-- Mais enfin, dit-il, vous êtes par vous-même, et votre femme ne
peut vous défaire.

-- Oui, mais vous comprenez, n’étant pas de noblesse historique
comme les Coucy, qui se contentaient d’être sires, et les Rohan,
qui ne voulaient pas être ducs, tous ces gens-là, qui sont tous ou
vicomtes ou comtes, ont le pas sur moi, à l’église, dans les
cérémonies, partout, et je n’ai rien à dire. Ah! si j’étais
seulement...

-- Baron? n’est-ce pas? dit d’Artagnan achevant la phrase de son
ami.

-- Ah! s’écria Porthos dont les traits s’épanouirent, ah! si
j’étais baron!

-- Bon! pensa d’Artagnan, je réussirai ici.

Puis tout haut:

-- Eh bien! cher ami, c’est ce titre que vous souhaitez que je
viens vous apporter aujourd’hui.

Porthos fit un bond qui ébranla toute la salle; deux ou trois
bouteilles en perdirent l’équilibre et roulèrent à terre, où elles
furent brisées. Mousqueton accourut au bruit, et l’on aperçut à la
perspective Planchet la bouche pleine et la serviette à la main.

-- Monseigneur m’appelle? demanda Mousqueton.

Porthos fit signe de la main à Mousqueton de ramasser les éclats
de bouteilles.

-- Je vois avec plaisir, dit d’Artagnan, que vous avez toujours ce
brave garçon.

-- Il est mon intendant, dit Porthos.

Puis haussant la voix:

-- Il a fait ses affaires, le drôle, on voit cela; mais, continua-
t-il plus bas, il m’est attaché et ne me quitterait pour rien au
monde.

-- Et il l’appelle monseigneur, pensa d’Artagnan.

-- Sortez, Mouston, dit Porthos.

-- Vous dites Mouston? Ah! oui! par abréviation: Mousqueton était
trop long à prononcer.

-- Oui, dit Porthos, et puis cela sentait son maréchal des logis
d’une lieue. Mais nous parlions affaire quand ce drôle est entré.

-- Oui, dit d’Artagnan; cependant remettons la conversation à plus
tard, vos gens pourraient soupçonner quelque chose; il y a peut-
être des espions dans le pays. Vous devinez, Porthos, qu’il s’agit
de choses sérieuses.

Peste! dit Porthos. Eh bien! pour faire la digestion promenons-
nous dans mon parc.

-- Volontiers.

Et comme tous deux avaient suffisamment déjeuné, ils commencèrent
à faire le tour d’un jardin magnifique; des allées de marronniers
et de tilleuls enfermaient un espace de trente arpents au moins;
au bout de chaque quinconce bien fourré de taillis et d’arbustes,
on voyait courir des lapins disparaissant dans les glandées et se
jouant dans les hautes herbes.

-- Ma foi, dit d’Artagnan, le parc correspond à tout le reste; et
s’il y a autant de poissons dans votre étang que de lapins dans
vos garennes, vous êtes un homme heureux, mon cher Porthos, pour
peu que vous ayez conservé le goût de la chasse et acquis celui de
la pêche.

-- Mon ami, dit Porthos, je laisse la pêche à Mousqueton, c’est un
plaisir de roturier; mais je chasse quelquefois; c’est-à-dire que
quand je m’ennuie, je m’assieds sur un de ces bancs de marbre, je
me fais apporter mon fusil, je me fais amener Gredinet, mon chien
favori, et je tire des lapins.

-- Mais c’est fort divertissant! dit d’Artagnan.

-- Oui, répondit Porthos avec un soupir, c’est fort divertissant.

D’Artagnan ne les comptait plus.

-- Puis, ajouta Porthos, Gredinet va les chercher et les porte
lui-même au cuisinier; il est dressé à cela.

-- Ah! la charmante petite bête! dit d’Artagnan.

-- Mais, reprit Porthos, laissons là Gredinet, que je vous
donnerai si vous en avez envie, car je commence à m’en lasser, et
revenons à notre affaire.

-- Volontiers, dit d’Artagnan; seulement je vous préviens, cher
ami, pour que vous ne disiez pas que je vous ai pris en traître,
qu’il faudra bien changer d’existence.

-- Comment cela?

-- Reprendre le harnais, ceindre l’épée, courir les aventures,
laisser, comme dans le temps passé, un peu de sa chair par les
chemins; vous savez, la manière d’autrefois, enfin.

-- Ah diable! fit Porthos.

-- Oui, je comprends, vous vous êtes gâté, cher ami; vous avez
pris du ventre, et le poignet n’a plus cette élasticité dont les
gardes de M. le cardinal ont eu tant de preuves.

-- Ah! le poignet est encore bon, je vous le jure, dit Porthos en
étendant une main pareille à une épaule de mouton.

-- Tant mieux.

-- C’est donc la guerre qu’il faut que nous fassions?

-- Eh! mon Dieu, oui!

-- Et contre qui?

-- Avez-vous suivi la politique, mon ami?

-- Moi! pas le moins du monde.

-- Alors, êtes-vous pour le Mazarin ou pour les princes?

-- Moi, je ne suis pour personne.

-- C’est-à-dire que vous êtes pour nous. Tant mieux, Porthos,
c’est la bonne position pour faire ses affaires. Eh bien, mon
cher, je vous dirai que je viens de la part du cardinal.

Ce mot fit son effet sur Porthos, comme si on eût encore été en
1640 et qu’il se fût agi du vrai cardinal.

-- Oh, oh! dit-il, que me veut Son Éminence?

-- Son Éminence veut vous avoir à son service.

-- Et qui lui a parlé de moi?

-- Rochefort. Vous rappelez-vous?

-- Oui, pardieu! celui qui nous a donné tant d’ennui dans le temps
et qui nous a fait tant courir par les chemins, le même à qui vous
avez fourni successivement trois coups d’épée, qu’il n’a pas
volés, au reste.

-- Mais vous savez qu’il est devenu notre ami? dit d’Artagnan.

-- Non, je ne le savais pas. Ah! il n’a pas de rancune!

-- Vous vous trompez, Porthos, dit d’Artagnan à son tour: c’est
moi qui n’en ai pas.

Porthos ne comprit pas très bien; mais, on se le rappelle, la
compréhension n’était pas son fort.

-- Vous dites donc, continua-t-il, que c’est le comte de Rochefort
qui a parlé de moi au cardinal?

-- Oui, et puis la reine.

-- Comment, la reine?

-- Pour nous inspirer confiance, elle lui a même remis le fameux
diamant, vous savez, que j’avais vendu à M. des Essarts, et qui,
je ne sais comment, est rentré en sa possession.

-- Mais il me semble, dit Porthos avec son gros bon sens, qu’elle
eût mieux fait de le remettre à vous.

-- C’est aussi mon avis, dit d’Artagnan; mais que voulez-vous! les
rois et les reines ont quelquefois de singuliers caprices. Au bout
du compte, comme ce sont eux qui tiennent les richesses et les
honneurs, qui distribuent l’argent et les titres, on leur est
dévoué.

-- Oui, on leur est dévoué! dit Porthos. Alors vous êtes donc
dévoué, dans ce moment-ci?...

-- Au roi, à la reine et au cardinal, et j’ai de plus répondu de
votre dévouement.

-- Et vous dites que vous avez fait certaines conditions pour moi?

-- Magnifiques, mon cher, magnifiques! D’abord vous avez de
l’argent, n’est-ce pas? Quarante mille livres de rente, vous me
l’avez dit.

Porthos entra en défiance.

-- Eh! mon ami, lui dit-il, on n’a jamais trop d’argent. Madame du
Vallon a laissé une succession embrouillée; je ne suis pas grand
clerc, moi, en sorte que je vis un peu au jour le jour.

-- Il a peur que je ne sois venu pour lui emprunter de l’argent,
pensa d’Artagnan. Ah! mon ami, dit-il tout haut, tant mieux si
vous êtes gêné!

-- Comment, tant mieux? dit Porthos.

-- Oui, car Son Éminence donnera tout ce que l’on voudra, terres,
argent et titres.

-- Ah! ah! ah! fit Porthos écarquillant les yeux à ce dernier mot.

-- Sous l’autre cardinal, continua d’Artagnan, nous n’avons pas su
profiter de la fortune; c’était le cas pourtant; je ne dis pas
cela pour vous qui avez vos quarante mille livres de rente, et qui
me paraissez l’homme le plus heureux de la terre.

Porthos soupira.

-- Toutefois, continua d’Artagnan, malgré vos quarante mille
livres de rente, et peut-être même à cause de vos quarante mille
livres de rente, il me semble qu’une petite couronne ferait bien
sur votre carrosse. Eh! eh!

-- Mais oui, dit Porthos.

-- Eh bien! mon cher, gagnez-la; elle est au bout de votre épée.
Nous ne nous nuirons pas. Votre but à vous, c’est un titre; mon
but, à moi, c’est de l’argent. Que j’en gagne assez pour faire
reconstruire Artagnan, que mes ancêtres appauvris par les
croisades ont laissé tomber en ruine depuis ce temps, et pour
acheter une trentaine d’arpents de terre autour, c’est tout ce
qu’il faut; je m’y retire, et j’y meurs tranquille.

-- Et moi, dit Porthos, je veux être baron.

-- Vous le serez.

-- Et n’avez-vous donc point pensé aussi à nos autres amis?
demanda Porthos.

-- Si fait, j’ai vu Aramis.

-- Et que désire-t-il, lui? d’être évêque?

-- Aramis, dit d’Artagnan, qui ne voulait pas désenchanter
Porthos; Aramis, imaginez-vous, mon cher, qu’il est devenu moine
et jésuite, qu’il vit comme un ours: il renonce à tout, et ne
pense qu’à son salut. Mes offres n’ont pu le décider.

-- Tant pis! dit Porthos, il avait de l’esprit. Et Athos?

-- Je ne l’ai pas encore vu, mais j’irai le voir en vous quittant.
Savez-vous où je le trouverai, lui?

-- Près de Blois, dans une petite terre qu’il a héritée, je ne
sais de quel parent.

-- Et qu’on appelle?

-- Bragelonne. Comprenez-vous, mon cher, Athos qui était noble
comme l’empereur et qui hérite d’une terre qui a titre de comté!
que fera-t-il de tous ces comtés-là? Comté de la Fère, comté de
Bragelonne?

-- Avec cela qu’il n’a pas d’enfants, dit d’Artagnan.

-- Heu! fit Porthos, j’ai entendu dire qu’il avait adopté un jeune
homme qui lui ressemble par le visage.

-- Athos, notre Athos, qui était vertueux comme Scipion? l’avez-
vous revu?

-- Non.

-- Eh bien! j’irai demain lui porter de vos nouvelles. J’ai peur,
entre nous, que son penchant pour le vin ne l’ait fort vieilli et
dégradé.

-- Oui, dit Porthos, c’est vrai; il buvait beaucoup.

-- Puis c’était notre aîné à tous, dit d’Artagnan.

-- De quelques années seulement, reprit Porthos; son air grave le
vieillissait beaucoup.

-- Oui, c’est vrai. Donc, si nous avons Athos, ce sera tant mieux:
si nous ne l’avons pas, eh bien! nous nous en passerons. Nous en
valons bien douze à nous deux.

-- Oui, dit Porthos souriant au souvenir de ses anciens exploits;
mais à nous quatre nous en aurions valu trente-six; d’autant plus
que le métier sera dur, à ce que vous dites.

-- Dur pour des recrues, oui; mais pour nous, non.

-- Sera-ce long?

-- Dame! cela pourra durer trois ou quatre ans.

-- Se battra-t-on beaucoup?

-- Je l’espère.

-- Tant mieux, au bout du compte, tant mieux! s’écria Porthos:
vous n’avez point idée, mon cher, combien les os me craquent
depuis que je suis ici! Quelquefois le dimanche, en sortant de la
messe, je cours à cheval dans les champs et sur les terres des
voisins pour rencontrer quelque bonne petite querelle, car je sens
que j’en ai besoin; mais rien, mon cher! Soit qu’on me respecte,
soit qu’on ne craigne, ce qui est bien plus probable, on me laisse
fouler les luzernes avec mes chiens, passer sur le ventre à tout
le monde, et je reviens, plus ennuyé, voilà tout. Au moins, dites-
moi, se bat-on un peu plus facilement à Paris?

-- Quant à cela, mon cher, c’est charmant; plus d’édits, plus de
gardes du cardinal, plus de Jussac ni d’autres limiers. Mon Dieu!
voyez-vous, sous une lanterne, dans une auberge, partout; êtes-
vous frondeur, on dégaine et tout est dit. M. de Guise a tué
M. de Coligny en pleine place Royale, et il n’en a rien été.

-- Ah! voilà qui va bien, alors, dit Porthos.

-- Et puis avant peu, continua d’Artagnan, nous aurons des
batailles rangées, du canon, des incendies, ce sera très varié.

-- Alors, je me décide.

-- J’ai donc votre parole?

-- Oui, c’est dit. Je frapperai d’estoc et de taille pour Mazarin.
Mais...

-- Mais?

-- Mais il me fera baron.

-- Eh pardieu! dit d’Artagnan, c’est arrêté d’avance; je vous l’ai
dit et je vous le répète, je réponds de votre baronnie.

Sur cette promesse, Porthos, qui n’avait jamais douté de la parole
de son ami, reprit avec lui le chemin du château.


XIV. Où il est démontré que, si Porthos était mécontent de son
état, Mousqueton était fort satisfait du sien

Tout en revenant vers le château et tandis que Porthos nageait
dans ses rêves de baronnie, d’Artagnan réfléchissait à la misère
de cette pauvre nature humaine, toujours mécontente de ce qu’elle
a, toujours désireuse de ce qu’elle n’a pas. À la place de
Porthos, d’Artagnan se serait trouvé l’homme le plus heureux de la
terre, et pour que Porthos fût heureux, il lui manquait, quoi?
cinq lettres à mettre avant tous ses noms et une petite couronne à
faire peindre sur les panneaux de sa voiture.

-- Je passerai donc toute ma vie, disait en lui-même d’Artagnan, à
regarder à droite et à gauche sans voir jamais la figure d’un
homme complètement heureux.

Il faisait cette réflexion philosophique, lorsque la Providence
sembla vouloir lui donner un démenti. Au moment où Porthos venait
de le quitter pour donner quelques ordres à son cuisinier, il vit
s’approcher de lui Mousqueton. La figure du brave garçon, moins un
léger trouble qui, comme un nuage d’été, gazait sa physionomie
plutôt qu’elle ne la voilait, paraissait celle d’un homme
parfaitement heureux.

-- Voilà ce que je cherchais, se dit d’Artagnan; mais, hélas! le
pauvre garçon ne sait pas pourquoi je suis venu.

Mousqueton se tenait à distance. D’Artagnan s’assit sur un banc et
lui fit signe de s’approcher.

-- Monsieur, dit Mousqueton profitant de la permission, j’ai une
grâce à vous demander.

-- Parle, mon ami, dit d’Artagnan.

-- C’est que je n’ose, j’ai peur que vous ne pensiez que la
prospérité m’a perdu.

-- Tu es donc heureux, mon ami, dit d’Artagnan.

-- Aussi heureux qu’il est possible de l’être, et cependant vous
pouvez me rendre plus heureux encore.

-- Eh bien, parle! et si la chose dépend de moi, elle est faite.

-- Oh! monsieur, elle ne dépend que de vous.

-- J’attends.

-- Monsieur, la grâce que j’ai à vous demander, c’est de m’appeler
non plus Mousqueton, mais bien Mouston. Depuis que j’ai l’honneur
d’être intendant de monseigneur, j’ai pris ce dernier nom, qui est
plus digne et sert à me faire respecter de mes inférieurs. Vous
savez, monsieur, combien la subordination est nécessaire à la
valetaille.

D’Artagnan sourit; Porthos allongeait ses noms, Mousqueton
raccourcissait le sien.

-- Eh bien, monsieur? dit Mousqueton tout tremblant.

-- Eh bien, oui, mon cher Mouston, dit d’Artagnan; sois
tranquille, je n’oublierai pas ta requête, et si cela te fait
plaisir je ne te tutoierai même plus.

-- Oh! s’écria Mousqueton rouge de joie, si vous me faisiez un
pareil honneur, monsieur, j’en serais reconnaissant toute ma vie,
mais ce serait trop demander peut-être?

-- Hélas! dit en lui-même d’Artagnan, c’est bien peu en échange
des tribulations inattendues que j’apporte à ce pauvre diable qui
m’a si bien reçu.

-- Et monsieur reste longtemps avec nous? dit Mousqueton, dont la
figure, rendue à son ancienne sérénité, s’épanouissait comme une
pivoine.

-- Je pars demain, mon ami, dit d’Artagnan.

-- Ah, monsieur! dit Mousqueton, c’était donc seulement pour nous
donner des regrets que vous étiez venu?

-- J’en ai peur, dit d’Artagnan, si bas que Mousqueton, qui se
retirait en saluant, ne put l’entendre.

Un remords traversait l’esprit de d’Artagnan, quoique son coeur ce
fût fort racorni.

Il ne regrettait pas d’engager Porthos dans une route où sa vie et
sa fortune allaient être compromises, car Porthos risquait
volontiers tout cela pour le titre de baron, qu’il désirait depuis
quinze ans d’atteindre; mais Mousqueton, qui ne désirait rien que
d’être appelé Mouston, n’était-il pas bien cruel de l’arracher à
la vie délicieuse de son grenier d’abondance? Cette idée-là le
préoccupait lorsque Porthos reparut.

-- À table! dit Porthos.

-- Comment, à table? dit d’Artagnan, quelle heure est-il donc?

-- Eh! mon cher, il est une heure passée.

-- Votre habitation est un paradis, Porthos, on y oublie le temps.
Je vous suis, mais je n’ai pas faim.

-- Venez, si l’on ne peut pas toujours manger, l’on peut toujours
boire; c’est une des maximes de ce pauvre Athos dont j’ai reconnu
la solidité depuis que je m’ennuie.

D’Artagnan, que son naturel gascon avait toujours fait sobre, ne
paraissait pas aussi convaincu que son ami de la vérité de
l’axiome d’Athos; néanmoins il fit ce qu’il put pour se tenir à la
hauteur de son hôte.

Cependant, tout en regardant manger Porthos et en buvant de son
mieux, cette idée de Mousqueton revenait à l’esprit de d’Artagnan,
et cela avec d’autant plus de force que Mousqueton, sans servir
lui-même à table, ce qui eût été au-dessous de sa nouvelle
position, apparaissait de temps en temps à la porte et trahissait
sa reconnaissance pour d’Artagnan par l’âge et le cru des vins
qu’il faisait servir.

Aussi, quand au dessert, sur un signe de d’Artagnan, Porthos eut
renvoyé ses laquais et que les deux amis se trouvèrent seuls:

-- Porthos, dit d’Artagnan, qui vous accompagnera donc dans vos
campagnes?

-- Mais, répondit naturellement Porthos, Mouston, ce me semble.

Ce fut un coup pour d’Artagnan; il vit déjà se changer en grimace
de douleur le bienveillant sourire de l’intendant.

-- Cependant, répliqua d’Artagnan, Mouston n’est plus de la
première jeunesse, mon cher; de plus, il est devenu très gros et
peut-être a-t-il perdu l’habitude du service actif.

-- Je le sais, dit Porthos. Mais je me suis accoutumé à lui; et
d’ailleurs il ne voudrait pas me quitter, il m’aime trop.

-- Oh! aveugle amour-propre! pensa d’Artagnan.

-- D’ailleurs, vous-même, demanda Porthos, n’avez-vous pas
toujours à votre service votre même laquais: ce bon, ce grave, cet
intelligent... comment l’appelez-vous donc?

-- Planchet. Oui, je l’ai retrouvé, mais il n’est plus laquais.

-- Qu’est-il donc?

-- Eh bien! avec ses seize cents livres, vous savez, les seize
cents livres qu’il a gagnées au siège de La Rochelle en portant la
lettre à lord de Winter, il a élevé une petite boutique rue des
Lombards, et il est confiseur.

-- Ah! il est confiseur rue des Lombards! Mais comment vous sert-
il?

-- Il a fait quelques escapades, dit d’Artagnan, et il craint
d’être inquiété.

Et le mousquetaire raconta à son ami comment il avait retrouvé
Planchet.

-- Eh bien! dit alors Porthos, si on vous eût dit, mon cher, qu’un
jour Planchet ferait sauver Rochefort, et que vous le cacheriez
pour cela?

-- Je ne l’aurais pas cru. Mais, que voulez-vous? les événements
changent les hommes.

-- Rien de plus vrai, dit Porthos; mais ce qui ne change pas, ou
ce qui change pour se bonifier, c’est le vin. Goûtez de celui-ci;
c’est d’un cru d’Espagne qu’estimait fort notre ami Athos: c’est
du xérès.

À ce moment, l’intendant vint consulter son maître sur le menu du
lendemain et aussi sur la partie de chasse projetée.

-- Dis-moi, Mouston, dit Porthos, mes armes sont-elles en bon
état?

D’Artagnan commença à battre la mesure sur la table pour cacher
son embarras.

-- Vos armes, monseigneur, demanda Mouston, quelles armes?

-- Eh pardieu, mes harnais!

-- Quels harnais?

-- Mes harnais de guerre.

-- Mais oui, monseigneur. Je le crois, du moins.

-- Tu t’en assureras demain, et tu les feras fourbir si elles en
ont besoin. Quel est mon meilleur cheval de course?

-- Vulcain.

-- Et de fatigue?

-- Bayard.

-- Quel cheval aimes-tu, toi?

-- J’aime Rustaud, monseigneur; c’est une bonne bête, avec
laquelle je m’entends à merveille.

-- C’est vigoureux, n’est-ce pas?

-- Normand croisé Mecklembourg, ça irait jour et nuit.

-- Voilà notre affaire. Tu feras restaurer les trois bêtes, tu
fourbiras ou tu feras fourbir mes armes; plus, des pistolets pour
toi et un couteau de chasse.

-- Nous voyagerons donc, monseigneur? dit Mousqueton d’un air
inquiet.

D’Artagnan, qui n’avait jusque-là fait que des accords vagues,
battit une marche.

-- Mieux que cela, Mouston! répondit Porthos.

-- Nous faisons une expédition, monsieur? dit l’intendant, dont
les roses commençaient à se changer en lis.

-- Nous rentrons au service, Mouston! répondit Porthos en essayant
toujours de faire reprendre à sa moustache ce pli martial qu’elle
avait perdu.

Ces paroles étaient à peine prononcées que Mousqueton fut agité
d’un tremblement qui secouait ses grosses joues marbrées, il
regarda d’Artagnan d’un air indicible de tendre reproche, que
l’officier ne put supporter sans se sentir attendri; puis il
chancela, et d’une voix étranglée:

-- Du service! du service dans les armées du roi? dit-il.

-- Oui et non. Nous allons refaire campagne, chercher toutes
sortes d’aventures, reprendre la vie d’autrefois, enfin.

Ce dernier mot tomba sur Mousqueton comme la foudre. C’était cet
_autrefois_ si terrible qui faisait le _maintenant_ si doux.

-- Oh! mon Dieu! qu’est-ce que j’entends? dit Mousqueton avec un
regard plus suppliant encore que le premier, à l’adresse de
d’Artagnan.

-- Que voulez-vous, mon pauvre Mouston? dit d’Artagnan, la
fatalité...

Malgré la précaution qu’avait prise d’Artagnan de ne pas le
tutoyer et de donner à son nom la mesure qu’il ambitionnait,
Mousqueton n’en reçut pas moins le coup, et le coup fut si
terrible, qu’il sortit tout bouleversé en oubliant de fermer la
porte.

-- Ce bon Mousqueton, il ne se connaît plus de joie, dit Porthos
du ton que Don Quichotte dut mettre à encourager Sancho à seller
son grison pour une dernière campagne.

Les deux amis restés seuls se mirent à parler de l’avenir et à
faire mille châteaux en Espagne. Le bon vin de Mousqueton leur
faisait voir, à d’Artagnan une perspective toute reluisante de
quadruples et de pistoles, à Porthos le cordon bleu! et le manteau
ducal. Le fait est qu’ils dormaient sur la table lorsqu’on vint
les inviter à passer dans leur lit.

Cependant, dès le lendemain, Mousqueton fut un peu réconforté par
d’Artagnan, qui lui annonça que probablement la guerre se ferait
toujours au coeur de Paris et à la portée du château du Vallon,
qui était près de Corbeil; de Bracieux, qui était près de Melun,
et de Pierrefonds, qui était entre Compiègne et Villers-Cotterêts.

-- Mais il me semble qu’autrefois... dit timidement Mousqueton.

-- Oh! dit d’Artagnan, on ne fait pas la guerre à la manière
d’autrefois. Ce sont aujourd’hui affaires diplomatiques, demandez
à Planchet.

Mousqueton alla demander ces renseignements à son ancien ami,
lequel confirma en tout point ce qu’avait dit d’Artagnan;
seulement, ajouta-t-il, dans cette guerre, les prisonniers courent
le risque d’être pendus.

-- Peste, dit Mousqueton, je crois que j’aime encore mieux le
siège de La Rochelle.

Quant à Porthos, après avoir fait tuer un chevreuil à son hôte,
après l’avoir conduit de ses bois à sa montagne, de sa montagne à
ses étangs, après lui avoir fait voir ses lévriers, sa meute,
Gredinet, tout ce qu’il possédait enfin, et fait refaire trois
autres repas des plus somptueux, il demanda ses instructions
définitives à d’Artagnan, forcé de le quitter pour continuer son
chemin.

-- Voici, cher ami! lui dit le messager; il me faut quatre jours
pour aller d’ici à Blois, un jour pour y rester, trois ou quatre
jours pour retourner à Paris. Partez donc dans une semaine avec
vos équipages; vous descendrez rue Tiquetonne, à l’hôtel de la
Chevrette, et vous attendrez mon retour.

-- C’est convenu, dit Porthos.

-- Moi je vais faire un tour sans espoir chez Athos, dit
d’Artagnan; mais, quoique je le croie devenu fort incapable, il
faut observer les procédés avec ses amis.

-- Si j’allais avec vous, dit Porthos, cela me distrairait peut-
être.

-- C’est possible, dit d’Artagnan, et moi aussi; mais vous
n’auriez plus le temps de faire vos préparatifs.

-- C’est vrai, dit Porthos. Partez donc, et bon courage; quant à
moi, je suis plein d’ardeur.

-- À merveille! dit d’Artagnan.

Et ils se séparèrent sur les limites de la terre de Pierrefonds,
jusqu’aux extrémités de laquelle Porthos voulut conduire son ami.

-- Au moins, disait d’Artagnan tout en prenant la route de
Villers-Cotterêts, au moins je ne serai pas seul. Ce diable de
Porthos est encore d’une vigueur superbe. Si Athos vient, eh bien!
nous serons trois à nous moquer d’Aramis, de ce petit frocard à
bonnes fortunes.

À Villers-Cotterêts il écrivit au cardinal.

«Monseigneur, j’en ai déjà un à offrir à Votre Éminence, et celui-
là vaut vingt hommes. Je pars pour Blois, le comte de La Fère
habitant le château de Bragelonne aux environs de cette ville.»

Et sur ce il prit la route de Blois tout en devisant avec
Planchet, qui lui était une grande distraction pendant ce long
voyage.


XV. Deux têtes d’ange

Il s’agissait d’une longue route; mais d’Artagnan ne s’en
inquiétait point: il savait que ses chevaux s’étaient rafraîchis
aux plantureux râteliers du seigneur de Bracieux. Il se lança donc
avec confiance dans les quatre ou cinq journées de marche qu’il
avait à faire suivi du fidèle Planchet.

Comme nous l’avons déjà dit, ces deux hommes, pour combattre les
ennuis de la route, cheminaient côte à côte et causaient toujours
ensemble. D’Artagnan avait peu à peu dépouillé le maître, et
Planchet avait quitté tout à fait la peau du laquais. C’était un
profond matois, qui, depuis sa bourgeoisie improvisée, avait
regretté souvent les franches lippées du grand chemin ainsi que la
conversation et la compagnie brillante des gentilshommes, et qui,
se sentant une certaine valeur personnelle, souffrait de se voir
démonétiser par le contact perpétuel des gens à idées plates.

Il s’éleva donc bientôt avec celui qu’il appelait encore son
maître au rang de confident. D’Artagnan depuis de longues années
n’avait pas ouvert son coeur. Il arriva que ces deux hommes en se
retrouvant s’agencèrent admirablement.

D’ailleurs, Planchet n’était pas un compagnon d’aventures tout à
fait vulgaire; il était homme de bon conseil; sans chercher le
danger il ne reculait pas aux coups, comme d’Artagnan avait eu
plusieurs fois occasion de s’en apercevoir; enfin, il avait été
soldat, et les armes anoblissaient; et puis, plus que tout cela,
si Planchet avait besoin de lui, Planchet ne lui était pas non
plus inutile. Ce fut donc presque sur le pied de deux bons amis
que d’Artagnan et Planchet arrivèrent dans le Blaisois.

Chemin faisant, d’Artagnan disait en secouant la tête et en
revenant à cette idée qui l’obsédait sans cesse:

-- Je sais bien que ma démarche près d’Athos est inutile et
absurde, mais je dois ce procédé à mon ancien ami, homme qui avait
l’étoffe en lui du plus noble et du plus généreux de tous les
hommes.

-- Oh! M. Athos était un fier gentilhomme! dit Planchet.

-- N’est-ce pas? reprit d’Artagnan.

-- Semant l’argent comme le ciel fait de la grêle, continua
Planchet, mettant l’épée à la main avec un air royal. Vous
souvient-il, monsieur, du duel avec les Anglais dans l’enclos des
Carmes? Ah! que M. Athos était beau et magnifique ce jour-là,
lorsqu’il dit à son adversaire: «Vous avez exigé que je vous dise
mon nom, monsieur; tant pis pour vous, car je vais être forcé de
vous tuer!» J’étais près de lui et je l’ai entendu. Ce sont mot à
mot ses propres paroles. Et ce coup d’oeil, monsieur, lorsqu’il
toucha son adversaire comme il avait dit, et que son adversaire
tomba, sans seulement dire ouf. Ah! monsieur, je le répète,
c’était un fier gentilhomme.

-- Oui, dit d’Artagnan, tout cela est vrai comme l’Évangile, mais
il aura perdu toutes ces qualités avec un seul défaut.

-- Je m’en souviens, dit Planchet, il aimait à boire, ou plutôt il
buvait. Mais il ne buvait pas comme les autres. Ses yeux ne
disaient rien quand il portait le verre à ses lèvres. En vérité,
jamais silence n’a été si parlant. Quant à moi, il me semblait que
je l’entendais murmurer: «Entre, liqueur! et chasse mes chagrins.»
Et comme il vous brisait le pied d’un verre ou le cou d’une
bouteille! il n’y avait que lui pour cela.

-- Eh bien! aujourd’hui, continua d’Artagnan, voici le triste
spectacle qui nous attend. Ce noble gentilhomme à l’oeil fier, ce
beau cavalier si brillant sous les armes, que l’on s’étonnait
toujours qu’il tînt une simple épée à la main au lieu d’un bâton
de commandement, eh bien! il se sera transformé en un vieillard
courbé, au nez rouge, aux yeux pleurants. Nous allons le trouver
couché sur quelque gazon, d’où il nous regardera d’un oeil terne,
et qui peut-être ne nous reconnaîtra pas. Dieu m’est témoin,
Planchet, continua d’Artagnan, que je fuirais ce triste spectacle
si je ne tenais à prouver mon respect à cette ombre illustre du
glorieux comte de La Fère, que nous avons tant aimé.

Planchet hocha la tête et ne dit mot: on voyait facilement qu’il
partageait les craintes de son maître.

-- Et puis, reprit d’Artagnan, cette décrépitude, car Athos est
vieux maintenant; la misère, peut-être, car il aura négligé le peu
de bien qu’il avait; et le sale Grimaud, plus muet que jamais et
plus ivrogne que son maître... tiens, Planchet, tout cela me fend
le coeur.

-- Il me semble que j’y suis, et que je le vois là bégayant et
chancelant, dit Planchet d’un ton piteux.

-- Ma seule crainte, je l’avoue, reprit d’Artagnan, c’est qu’Athos
n’accepte mes propositions dans un moment d’ivresse guerrière. Ce
serait pour Porthos et moi un grand malheur et surtout un
véritable embarras; mais, pendant sa première orgie, nous le
quitterons, voilà tout. En revenant à lui, il comprendra.

-- En tout cas, monsieur, dit Planchet, nous ne tarderons pas à
être éclairés, car je crois que ces murs si hauts, qui rougissent
au soleil couchant, sont les murs de Blois.

-- C’est probable, répondit d’Artagnan, et ces clochetons aigus et
sculptés que nous entrevoyons là-bas à gauche dans les bois
ressemblent à ce que j’ai entendu dire de Chambord.

-- Entrerons-nous en ville? demanda Planchet.

-- Sans doute, pour nous renseigner.

-- Monsieur, je vous conseille, si nous y entrons, de goûter à
certains petits pots de crème dont j’ai fort entendu parler, mais
qu’on ne peut malheureusement faire venir à Paris et qu’il faut
manger sur place.

-- Eh bien, nous en mangerons! sois tranquille, dit d’Artagnan.

En ce moment un de ces lourds chariots, attelés de boeufs, qui
portent le bois coupé dans les belles forêts du pays jusqu’aux
ports de la Loire, déboucha par un sentier plein d’ornières sur la
route que suivaient les deux cavaliers. Un homme l’accompagnait,
portant une longue gaule armée d’un clou avec laquelle il
aiguillonnait son lent attelage.

-- Hé! l’ami, cria Planchet au bouvier.

-- Qu’y a-t-il pour votre service, messieurs? dit le paysan avec
cette pureté de langage particulière aux gens de ce pays et qui
ferait honte aux citadins puristes de la place de la Sorbonne et
de la rue de l’Université.

-- Nous cherchons la maison de M. le comte de La Fère, dit
d’Artagnan; connaissez-vous ce nom-là parmi ceux des seigneurs des
environs?

Le paysan ôta son chapeau en entendant ce nom et répondit:

-- Messieurs, ce bois que je charrie est à lui; je l’ai coupé dans
sa futaie et je le conduis au château.

D’Artagnan ne voulut pas questionner cet homme, il lui répugnait
d’entendre dire par un autre peut-être ce qu’il avait dit lui-même
à Planchet.

-- Le _château_! se dit-il à lui-même, le _château_! Ah! je
comprends! Athos n’est pas endurant; il aura forcé, comme Porthos,
ses paysans à l’appeler monseigneur et à nommer château sa
bicoque: il avait la main lourde, ce cher Athos, surtout quand il
avait bu.

Les boeufs avançaient lentement. D’Artagnan et Planchet marchaient
derrière la voiture. Cette allure les impatienta.

-- Le chemin est donc celui-ci, demanda d’Artagnan au bouvier, et;
nous pouvons le suivre sans crainte de nous égarer?

-- Oh! mon Dieu! oui, monsieur, dit l’homme, et vous pouvez le
prendre au lieu de vous ennuyer à escorter des bêtes si lentes.
Vous n’avez qu’une demi-lieue à faire et vous apercevrez un
château sur la droite; on ne le voit pas encore d’ici, à cause
d’un rideau de peupliers qui le cache. Ce château n’est point
Bragelonne, c’est La Vallière: vous passerez outre; mais à trois
portées de mousquet plus loin, une grande maison blanche, à toits
en ardoises, bâtie sur un tertre ombragé de sycomores énormes,
c’est le château de M. le comte de La Fère.

-- Et cette demi-lieue est-elle longue? demanda d’Artagnan, car il
y a lieue et lieue dans notre beau pays de France.

-- Dix minutes de chemin, monsieur, pour les jambes fines de votre
cheval.

D’Artagnan remercia le bouvier et piqua aussitôt; puis, troublé
malgré lui à l’idée de revoir cet homme singulier qui l’avait tant
aimé, qui avait tant contribué par ses conseils et par son exemple
à son éducation de gentilhomme, il ralentit peu à peu le pas de
son cheval et continua d’avancer la tête basse comme un rêveur.

Planchet aussi avait trouvé dans la rencontre et l’attitude de ce
paysan matière à de graves réflexions. Jamais, ni en Normandie, ni
en Franche-Comté, ni en Artois, ni en Picardie, pays qu’il avait
particulièrement habités, il n’avait rencontré chez les villageois
cette allure facile, cet air poli, ce langage épuré. Il était
tenté de croire qu’il avait rencontré quelque gentilhomme,
frondeur comme lui, qui, pour cause politique, avait été forcé
comme lui de se déguiser.

Bientôt, au détour du chemin, le château de La Vallière, comme
l’avait dit le bouvier, apparut aux yeux des voyageurs; puis à un
quart de lieue plus loin environ, la maison blanche encadrée dans
ses sycomores, se dessina sur le fond d’un massif d’arbres épais
que le printemps poudrait d’une neige de fleurs.

À cette vue d’Artagnan, qui d’ordinaire s’émotionnait peu, sentit
un trouble étrange pénétrer jusqu’au fond de son coeur, tant sont
puissants pendant tout le cours de la vie ces souvenirs de
jeunesse. Planchet, qui n’avait pas les mêmes motifs d’impression,
interdit de voir son maître si agité, regardait alternativement
d’Artagnan et la maison.

Le mousquetaire fit encore quelques pas en avant et se trouva en
face d’une grille travaillée avec le goût qui distingue les fontes
de cette époque.

On voyait par cette grille des potagers tenus avec soin, une cour
assez spacieuse dans laquelle piétinaient plusieurs chevaux de
main tenus par des valets en livrées différentes, et un carrosse
attelé de deux chevaux du pays.

-- Nous nous trompons, ou cet homme nous a trompés, dit
d’Artagnan, ce ne peut être là que demeure Athos. Mon Dieu!
serait-il mort, et cette propriété appartiendrait-elle à quelqu’un
de son nom? Mets pied à terre, Planchet, et va t’informer; j’avoue
que pour moi je n’en ai pas le courage.

Planchet mit pied à terre.

-- Tu ajouteras, dit d’Artagnan, qu’un gentilhomme qui passe
désire avoir l’honneur de saluer M. le comte de La Fère, et si tu
es content des renseignements, eh bien! alors nomme-moi.

Planchet, traînant son cheval par la bride, s’approcha de la
porte, fit retentir la cloche de la grille, et aussitôt un homme
de service, aux cheveux blanchis, à la taille droite malgré son
âge, vint se présenter et reçut Planchet.

-- C’est ici que demeure M. le comte de La Fère? demanda Planchet.

-- Oui, monsieur, c’est ici, répondit le serviteur à Planchet, qui
ne portait pas de livrée.

-- Un seigneur retiré du service, n’est-ce pas?

-- C’est cela même.

-- Et qui avait un laquais nommé Grimaud, reprit Planchet, qui,
avec sa prudence habituelle, ne croyait pas pouvoir s’entourer de
trop de renseignements.

-- M. Grimaud est absent du château pour le moment, dit le
serviteur commençant à regarder Planchet des pieds à la tête, peu
accoutumé qu’il était à de pareilles interrogations.

-- Alors, s’écria Planchet radieux, je vois bien que c’est le même
comte de La Fère que nous cherchons. Veuillez m’ouvrir alors, car
je désirais annoncer à M. le comte que mon maître, un gentilhomme
de ses amis, est là qui voudrait le saluer.

-- Que ne disiez-vous cela plus tôt! dit le serviteur en ouvrant
la grille. Mais votre maître, où est-il?

-- Derrière moi, il me suit.

Le serviteur ouvrit la grille et précéda Planchet, lequel fit
signe à d’Artagnan, qui, le coeur plus palpitant que jamais, entra
à cheval dans la cour.

Lorsque Planchet fut sur le perron, il entendit une voix sortant
d’une salle basse et qui disait:

-- Eh bien! où est-il, ce gentilhomme, et pourquoi ne pas le
conduire ici?

Cette voix, qui parvint jusqu’à d’Artagnan, réveilla dans son
coeur mille sentiments, mille souvenirs qu’il avait oubliés. Il
sauta précipitamment à bas de son cheval, tandis que Planchet, le
sourire sur les lèvres, s’avançait vers le maître du logis.

-- Mais je connais ce garçon-là, dit Athos en apparaissant sur le
seuil.

-- Oh! oui, monsieur le comte, vous me connaissez, et moi aussi je
vous connais bien. Je suis Planchet, monsieur le comte, Planchet,
vous savez bien...

Mais l’honnête serviteur ne put en dire davantage, tant l’aspect
inattendu du gentilhomme l’avait saisi.

-- Quoi! Planchet! s’écria Athos. M. d’Artagnan serait-il donc
ici?

-- Me voici, ami! me voici, cher Athos, dit d’Artagnan en
balbutiant et presque chancelant.

À ces mots une émotion visible se peignit à son tour sur le beau
visage et les traits calmes d’Athos. Il fit deux pas rapides vers
d’Artagnan sans le perdre du regard et le serra tendrement dans
ses bras. D’Artagnan, remis de son trouble, l’étreignit à son tour
avec une cordialité qui brillait en larmes dans ses yeux...

Athos le prit alors par la main, qu’il serrait dans les siennes,
et le mena au salon, où plusieurs personnes étaient réunies. Tout
le monde se leva.

-- Je vous présente, dit Athos, monsieur le chevalier d’Artagnan,
lieutenant aux mousquetaires de Sa Majesté, un ami bien dévoué, et
l’un des plus braves et des plus aimables gentilshommes que j’aie
jamais connus.

D’Artagnan, selon l’usage, reçut les compliments des assistants,
les rendit de son mieux, prit place au cercle, et, tandis que la
conversation interrompue un moment redevenait générale, il se mit
à examiner Athos.

Chose étrange! Athos avait vieilli à peine. Ses beaux yeux,
dégagés de ce cercle de bistre que dessinent les veilles et
l’orgie, semblaient plus grands et d’un fluide plus pur que
jamais; son visage, un peu allongé, avait gagné en majesté ce
qu’il avait perdu d’agitation fébrile; sa main, toujours
admirablement belle et nerveuse, malgré la souplesse des chairs,
resplendissait sous une manchette de dentelles, comme certaines
mains de Titien et de Van Dick; il était plus svelte qu’autrefois;
ses épaules, bien effacées et larges, annonçaient une vigueur peu
commune; ses longs cheveux noirs, parsemés à peine de quelques
cheveux gris, tombaient élégants sur ses épaules, et ondulés comme
par un pli naturel; sa voix était toujours fraîche comme s’il
n’eût eu que vingt-cinq ans, et ses dents magnifiques, qu’il avait
conservées blanches et intactes, donnaient un charme inexprimable
à son sourire.

Cependant les hôtes du comte, qui s’aperçurent, à la froideur
imperceptible de l’entretien, que les deux amis brûlaient du désir
de se trouver seuls, commencèrent à préparer, avec tout cet art et
cette politesse d’autrefois, leur départ, cette grave affaire des
gens du grand monde, quand il y avait des gens du grand monde;
mais alors un grand bruit de chiens aboyants retentit dans la
cour, et plusieurs personnes dirent en même temps:

-- Ah! c’est Raoul qui revient.

Athos, à ce nom de Raoul, regarda d’Artagnan, et sembla épier la
curiosité que ce nom devait faire naître sur son visage. Mais
d’Artagnan ne comprenait encore rien, il était mal revenu de son
éblouissement. Ce fut donc presque machinalement qu’il se
retourna, lorsqu’un beau jeune homme de quinze ans, vêtu
simplement, mais avec un goût parfait, entra dans le salon en
levant gracieusement son feutre orné de longues plumes rouges.

Cependant ce nouveau personnage, tout à fait inattendu, le frappa.
Tout un monde d’idées nouvelles se présenta à son esprit, lui
expliquant par toutes les sources de son intelligence le
changement d’Athos, qui jusque-là lui avait paru inexplicable. Une
ressemblance singulière entre le gentilhomme et l’enfant lui
expliquait le mystère de cette vie régénérée. Il attendit,
regardant et écoutant.

-- Vous voici de retour, Raoul? dit le comte.

-- Oui, monsieur, répondit le jeune homme avec respect, et je me
suis acquitté de la commission que vous m’aviez donnée.

-- Mais qu’avez-vous, Raoul? dit Athos avec sollicitude, vous êtes
pâle et vous paraissez agité.

-- C’est qu’il vient, monsieur, répondit le jeune homme, d’arriver
un malheur à notre petite voisine.

-- À mademoiselle de La Vallière? dit vivement Athos.

-- Quoi donc? demandèrent quelques voix.

-- Elle se promenait avec sa bonne Marceline dans l’enclos où les
bûcherons équarrissent leurs arbres, lorsqu’en passant à cheval je
l’ai aperçue et me suis arrêté. Elle m’a aperçu à son tour, et, en
voulant sauter du haut d’une pile de bois où elle était montée, le
pied de la pauvre enfant est tombé à faux et elle n’a pu se
relever. Elle s’est, je crois, foulé la cheville.

-- Oh! mon Dieu! dit Athos; et madame de Saint-Remy, sa mère, est-
elle prévenue?

-- Non, monsieur, madame de Saint-Remy est à Blois, près de madame
la duchesse d’Orléans. J’ai eu peur que les premiers secours
fussent inhabilement appliqués, et j’accourais, monsieur, vous
demander des conseils.

-- Envoyez vite à Blois, Raoul! ou plutôt prenez votre cheval et
courez-y vous-même.

Raoul s’inclina.

-- Mais où est Louise? continua le comte.

-- Je l’ai apportée jusqu’ici, monsieur, et l’ai déposée chez la
femme de Charlot, qui, en attendant, lui a fait mettre le pied
dans de l’eau glacée.

Après cette explication, qui avait fourni un prétexte pour se
lever, les hôtes d’Athos prirent congé de lui; le vieux duc de
Barbé seul, qui agissait familièrement en vertu d’une amitié de
vingt ans avec la maison de La Vallière, alla voir la petite
Louise, qui pleurait et qui, en apercevant Raoul, essuya ses beaux
yeux et sourit aussitôt.

Alors il proposa d’emmener la petite Louise à Blois dans son
carrosse.

-- Vous avez raison, monsieur, dit Athos, elle sera plus tôt près
de sa mère; quant à vous, Raoul, je suis sûr que vous avez agi
étourdiment et qu’il y a de votre faute.

-- Oh! non, non, monsieur, je vous le jure! s’écria la jeune
fille; tandis que le jeune homme pâlissait à l’idée qu’il était
peut-être la cause de cet accident...

-- Oh! monsieur, je vous assure... murmura Raoul.

-- Vous n’en irez pas moins à Blois, continua le comte avec bonté,
et vous ferez vos excuses et les miennes à madame de Saint-Remy,
puis vous reviendrez.

Les couleurs reparurent sur les joues du jeune homme; il reprit,
après avoir consulté des yeux le comte, dans ses bras déjà
vigoureux la petite fille, dont la jolie tête endolorie et
souriante à la fois posait sur son épaule, et il l’installa
doucement dans le carrosse; puis, sautant sur son cheval avec
l’élégance et l’agilité d’un écuyer consommé, après avoir salué
Athos et d’Artagnan, il s’éloigna rapidement, accompagnant la
portière du carrosse, vers l’intérieur duquel ses yeux restèrent
constamment fixés.


XVI. Le château de Bragelonne

D’Artagnan était resté pendant toute cette scène le regard effaré,
la bouche presque béante, il avait si peu trouvé les choses selon
ses prévisions, qu’il en était resté stupide d’étonnement.

Athos lui prit le bras et l’emmena dans le jardin.

-- Pendant qu’on nous prépare à souper, dit-il en souriant, vous
ne serez point fâché, n’est-ce pas, mon ami, d’éclaircir un peu
tout ce mystère qui vous fait rêver?

-- Il est vrai, monsieur le comte, dit d’Artagnan, qui avait senti
peu à peu Athos reprendre sur lui cette immense supériorité
d’aristocrate qu’il avait toujours eue.

Athos le regarda avec son doux sourire.

-- Et d’abord, dit-il, mon cher d’Artagnan, il n’y a point ici de
monsieur le comte. Si je vous ai appelé chevalier, c’était pour
vous présenter à mes hôtes, afin qu’ils sussent qui vous étiez;
mais, pour vous, d’Artagnan, je suis, je l’espère, toujours Athos,
votre compagnon, votre ami. Préférez-vous le cérémonial parce que
vous m’aimez moins?

-- Oh! Dieu m’en préserve! dit le Gascon avec un de ces loyaux
élans de jeunesse qu’on retrouve si rarement dans l’âge mûr.

-- Alors revenons à nos habitudes, et, pour commencer, soyons
francs. Tout vous étonne ici?

-- Profondément.

-- Mais ce qui vous étonne le plus, dit Athos en souriant, c’est
moi, avouez-le.

-- Je vous l’avoue.

-- Je suis encore jeune, n’est-ce pas, malgré mes quarante-neuf
ans, je suis reconnaissable encore?

-- Tout au contraire, dit d’Artagnan tout prêt à outrer la
recommandation de franchise que lui avait faite Athos, c’est que
vous ne l’êtes plus du tout.

-- Ah! je comprends, dit Athos avec une légère rougeur, tout a une
fin, d’Artagnan, la folie comme autre chose.

-- Puis il s’est fait un changement dans votre fortune, ce me
semble. Vous êtes admirablement logé; cette maison est à vous, je
présume.

-- Oui; c’est ce petit bien, vous savez, mon ami, dont je vous ai
dit que j’avais hésité quand j’ai quitté le service.

-- Vous avez parc, chevaux, équipages.

Athos sourit.

-- Le parc a vingt arpents, mon ami, dit-il; vingt arpents sur
lesquels sont pris les potagers et les communs. Mes chevaux sont
au nombre de deux; bien entendu que je ne compte pas le courtaud
de mon valet. Mes équipages se réduisent à quatre chiens de bois,
à deux lévriers et à un chien d’arrêt. Encore tout ce luxe de
meute, ajouta Athos en souriant, n’est-il pas pour moi.

-- Oui, je comprends, dit d’Artagnan, c’est pour le jeune homme,
pour Raoul.

Et d’Artagnan regarda Athos avec un sourire involontaire.

-- Vous avez deviné, mon ami! dit Athos.

-- Et ce jeune homme est votre commensal, votre filleul, votre
parent peut-être? Ah! que vous êtes changé, mon cher Athos!

-- Ce jeune homme, répondit Athos avec calme, ce jeune homme,
d’Artagnan, est un orphelin que sa mère avait abandonné chez un
pauvre curé de campagne; je l’ai nourri, élevé.

-- Et il doit vous être bien attaché?

-- Je crois qu’il m’aime comme si j’étais son père.

-- Bien reconnaissant surtout?

-- Oh! quant à la reconnaissance, dit Athos, elle est réciproque,
je lui dois autant qu’il me doit; et je ne le lui dis pas, à lui,
mais je le dis à vous, d’Artagnan, je suis encore son obligé.

-- Comment cela? dit le mousquetaire étonné.

-- Eh! mon Dieu, oui! c’est lui qui a causé en moi le changement
que vous voyez: je me desséchais comme un pauvre arbre isolé qui
ne tient en rien sur la terre, il n’y avait qu’une affection
profonde qui pût me faire reprendre racine dans la vie. Une
maîtresse? j’étais trop vieux. Des amis? je ne vous avais plus là.
Eh bien! cet enfant m’a fait retrouver tout ce que j’avais perdu;
je n’avais plus le courage de vivre pour moi, j’ai vécu pour lui.
Les leçons sont beaucoup pour un enfant, l’exemple vaut mieux. Je
lui ai donné l’exemple, d’Artagnan. Les vices que j’avais, je m’en
suis corrigé; les vertus que je n’avais pas, j’ai feint de les
avoir. Aussi, je ne crois pas m’abuser, d’Artagnan, mais Raoul est
destiné à être un gentilhomme aussi complet qu’il est donné à
notre âge appauvri d’en fournir encore.

D’Artagnan regardait Athos avec une admiration croissante. Ils se
promenaient sous une allée fraîche et ombreuse, à travers laquelle
filtraient obliquement quelques rayons de soleil couchant. Un de
ces rayons dorés illuminait le visage d’Athos, et ses yeux
semblaient rendre à leur tour ce feu tiède et calme du soir qu’ils
recevaient.

L’idée de milady vint se présenter à l’esprit de d’Artagnan.

-- Et vous êtes heureux? dit-il à son ami.

L’oeil vigilant d’Athos pénétra jusqu’au fond du coeur de
d’Artagnan, et sembla y lire sa pensée.

-- Aussi heureux qu’il est permis à une créature de Dieu de l’être
sur la terre. Mais achevez votre pensée, d’Artagnan, car vous ne
me l’avez pas dite tout entière.

-- Vous êtes terrible, Athos, et l’on ne vous peut rien cacher,
dit d’Artagnan. Eh bien! oui, je voulais vous demander si vous
n’avez pas quelquefois des mouvements inattendus de terreur qui
ressemblent...

-- À des remords? continua Athos. J’achève votre phrase, mon ami.
Oui et non: je n’ai pas de remords, parce que cette femme, je le
crois, méritait la peine qu’elle a subie; je n’ai pas de remords,
parce que, si nous l’eussions laissée vivre, elle eût sans aucun
doute continué son oeuvre de destruction; mais cela ne veut pas
dire, ami, que j’aie cette conviction que nous avions le droit de
faire ce que nous avons fait. Peut-être tout sang versé veut-il
une expiation. Elle a accompli la sienne; peut-être à notre tour
nous reste-t-il à accomplir la nôtre.

-- Je l’ai quelquefois pensé comme vous, Athos, dit d’Artagnan.

-- Elle avait un fils, cette femme?

-- Oui.

-- En avez-vous quelquefois entendu parler?

-- Jamais.

-- Il doit avoir vingt-trois ans, murmura Athos; je pense souvent
à ce jeune homme, d’Artagnan.

-- C’est étrange! et moi qui l’avais oublié!

Athos sourit mélancoliquement.

-- Et lord de Winter, en avez-vous quelque nouvelle?

-- Je sais qu’il était en grande faveur près du roi Charles Ier.

-- Il aura suivi sa fortune, qui est mauvaise en ce moment. Tenez,
d’Artagnan, continua Athos, cela revient à ce que je vous ai dit
tout à l’heure. Lui, il a laissé couler le sang de Strafford; le
sang appelle le sang. Et la reine?

-- Quelle reine?

-- Madame Henriette d’Angleterre, la fille de Henri IV.

-- Elle est au Louvre, comme vous savez.

-- Oui, où elle manque de tout, n’est-ce pas? Pendant les grands
froids de cet hiver, sa fille malade, m’a-t-on dit, était forcée,
faute de bois, de rester couchée. Comprenez-vous cela? dit Athos
en haussant les épaules. La fille de Henri IV grelottant faute
d’un fagot! Pourquoi n’est-elle pas venue demander l’hospitalité
au premier venu de nous au lieu de la demander au Mazarin! elle
n’eût manqué de rien.

-- La connaissez-vous donc, Athos?

-- Non, mais ma mère l’a vue enfant. Vous ai-je jamais dit que ma
mère avait été dame d’honneur de Marie de Médicis?

-- Jamais. Vous ne dites pas de ces choses-là, vous, Athos.

-- Ah! mon Dieu si, vous le voyez, reprit Athos; mais encore faut-
il que l’occasion s’en présente.

-- Porthos ne l’attendrait pas si patiemment, dit d’Artagnan avec
un sourire.

-- Chacun sa nature, mon cher d’Artagnan. Porthos a, malgré un peu
de vanité, des qualités excellentes. L’avez-vous revu?

-- Je le quitte il y a cinq jours, dit d’Artagnan.

Et alors il raconta, avec la verve de son humeur gasconne, toutes
les magnificences de Porthos en son château de Pierrefonds; et,
tout en criblant son ami, il lança deux ou trois flèches à
l’adresse de cet excellent M. Mouston.

-- J’admire, répliqua Athos en souriant de cette gaieté qui lui
rappelait leurs bons jours, que nous ayons autrefois formé au
hasard une société d’hommes encore si bien liés les uns aux
autres, malgré vingt ans de séparation. L’amitié jette des racines
bien profondes dans les coeurs honnêtes, d’Artagnan; croyez-moi,
il n’y a que les méchants qui nient l’amitié, parce qu’ils ne la
comprennent pas. Et Aramis?

-- Je l’ai vu aussi, dit d’Artagnan, mais il m’a paru froid.

-- Ah! vous avez vu Aramis, reprit Athos en regardant d’Artagnan
avec son oeil investigateur. Mais c’est un véritable pèlerinage,
cher ami, que vous faites au temple de l’Amitié, comme diraient
les poètes.

-- Mais oui, dit d’Artagnan embarrassé.

-- Aramis, vous le savez, continua Athos, est naturellement froid,
puis il est toujours empêché dans des intrigues de femmes.

-- Je lui en crois en ce moment une fort compliquée, dit
d’Artagnan.

Athos ne répondit pas.

-- Il n’est pas curieux, pensa d’Artagnan.

Non seulement Athos ne répondit pas, mais encore il changea la
conversation.

-- Vous le voyez, dit-il en faisant remarquer à d’Artagnan qu’ils
étaient revenus près du château, en une heure de promenade, nous
avons quasi fait le tour de mes domaines.

-- Tout y est charmant, et surtout tout y sent son gentilhomme,
répondit d’Artagnan.

En ce moment on entendit le pas d’un cheval.

-- C’est Raoul qui revient, dit Athos, nous allons avoir des
nouvelles de la pauvre petite.

En effet, le jeune homme reparut à la grille et rentra dans la
cour tout couvert de poussière, puis sauta à bas de son cheval
qu’il remit aux mains d’une espèce de palefrenier; il vint saluer
le comte et d’Artagnan.

-- Monsieur, dit Athos en posant la main sur l’épaule de
d’Artagnan, monsieur est le chevalier d’Artagnan, dont vous m’avez
entendu parler souvent, Raoul.

-- Monsieur, dit le jeune homme en saluant de nouveau et plus
profondément, M. le comte a prononcé votre nom devant moi comme un
exemple chaque fois qu’il a eu à citer un gentilhomme intrépide et
généreux.

Ce petit compliment ne laissa pas que d’émouvoir d’Artagnan, qui
sentit son coeur doucement remué. Il tendit une main à Raoul en
lui disant:

-- Mon jeune ami, tous les éloges que l’on fait de moi doivent
retourner à M. le comte que voici: car il a fait mon éducation en
toutes choses, et ce n’est pas sa faute si l’élève a si mal
profité. Mais il se rattrapera sur vous, j’en suis sûr. J’aime
votre air, Raoul, et votre politesse m’a touché.

Athos fut plus ravi qu’on ne saurait le dire: il regarda
d’Artagnan avec reconnaissance, puis attacha sur Raoul un de ces
sourires étranges dont les enfants sont fiers lorsqu’ils les
saisissent.

-- À présent, se dit d’Artagnan, à qui ce jeu muet de physionomie
n’avait point échappé, j’en suis certain.

-- Eh bien! dit Athos, j’espère que l’accident n’a pas eu de
suite?

-- On ne sait encore rien, monsieur, et le médecin n’a rien pu
dire à cause de l’enflure; il craint cependant qu’il n’y ait
quelque nerf endommagé.

-- Et vous n’êtes pas resté plus tard près de madame de Saint-
Remy?

-- J’aurais craint de n’être pas de retour pour l’heure de votre
dîner, monsieur, dit Raoul, et par conséquent de vous faire
attendre.

En ce moment un petit garçon, moitié paysan, moitié laquais, vint
avertir que le souper était servi.

Athos conduisit son hôte dans une salle à manger fort simple, mais
dont les fenêtres s’ouvraient d’un côté sur le jardin et de
l’autre sur une serre où poussaient de magnifiques fleurs.

D’Artagnan jeta les yeux sur le service: la vaisselle était
magnifique; on voyait que c’était de la vieille argenterie de
famille. Sur un dressoir était une aiguière d’argent superbe;
d’Artagnan s’arrêta à la regarder.

-- Ah! voilà qui est divinement fait, dit-il.

-- Oui, répondit Athos, c’est un chef-d’oeuvre d’un grand artiste
florentin nommé Benvenuto Cellini.

-- Et la bataille qu’elle représente?

-- Est celle de Marignan. C’est le moment où l’un de mes ancêtres
donne son épée à François Ier, qui vient de briser la sienne. Ce
fut à cette occasion qu’Enguerrand de la Fère, mon aïeul, fut fait
chevalier de Saint-Michel. En outre, le roi, quinze ans plus tard,
car il n’avait pas oublié qu’il avait combattu trois heures encore
avec l’épée de son ami Enguerrand sans qu’elle se rompît, lui fit
don de cette aiguière et d’une épée que vous avez peut-être vue
autrefois chez moi, et qui est aussi un assez beau morceau
d’orfèvrerie. C’était le temps des géants, dit Athos. Nous sommes
des nains, nous autres, à côté de ces hommes-là. Asseyons-nous,
d’Artagnan, et soupons. À propos, dit Athos au petit laquais qui
venait de servir le potage, appelez Charlot.

L’enfant sortit, et, un instant après, l’homme de service auquel
les deux voyageurs s’étaient adressés en arrivant entra.

-- Mon cher Charlot, lui dit Athos, je vous recommande
particulièrement, pour tout le temps qu’il demeurera ici,
Planchet, le laquais de monsieur d’Artagnan. Il aime le bon vin;
vous avez la clef des caves. Il a couché longtemps sur la dure et
ne doit pas détester un bon lit; veillez encore à cela, je vous
prie.

Charlot s’inclina et sortit.

-- Charlot est aussi un brave homme, dit le comte, voici dix-huit
ans qu’il me sert.

-- Vous pensez à tout, dit d’Artagnan, et je vous remercie pour
Planchet, mon cher Athos.

Le jeune homme ouvrit de grands yeux à ce nom, et regarda si
c’était bien au comte que d’Artagnan parlait.

-- Ce nom vous paraît bizarre, n’est-ce pas, Raoul? dit Athos en
souriant. C’était mon nom de guerre, alors que M. d’Artagnan, deux
braves amis et moi faisions nos prouesses à La Rochelle sous le
défunt cardinal et sous M. de Bassompierre qui est mort aussi
depuis. Monsieur daigne me conserver ce nom d’amitié, et chaque
fois que je l’entends, mon coeur est joyeux.

-- Ce nom-là était célèbre, dit d’Artagnan, et il eut un jour les
honneurs du triomphe.

-- Que voulez-vous dire, monsieur? demanda Raoul avec sa curiosité
juvénile.

-- Je n’en sais ma foi rien, dit Athos.

-- Vous avez oublié le bastion Saint-Gervais, Athos, et cette
serviette dont trois balles firent un drapeau. J’ai meilleure
mémoire que vous, je m’en souviens, et je vais vous raconter cela,
jeune homme.

Et il raconta à Raoul toute l’histoire du bastion, comme Athos lui
avait raconté celle de son aïeul.

À ce récit, le jeune homme crut voir se dérouler un de ces faits
d’armes racontés par le Tasse ou l’Arioste, et qui appartiennent
aux temps prestigieux de la chevalerie.

-- Mais ce que ne vous dit pas d’Artagnan, Raoul, reprit à son
tour Athos, c’est qu’il était une des meilleures lames de son
temps: jarret de fer, poignet d’acier, coup d’oeil sûr et regard
brûlant, voilà ce qu’il offrait à son adversaire: il avait dix-
huit ans, trois ans de plus que vous, Raoul, lorsque je le vis à
l’oeuvre pour la première fois et contre des hommes éprouvés.

-- Et M. d’Artagnan fut vainqueur? dit le jeune homme, dont les
yeux brillaient pendant cette conversation et semblaient implorer
des détails.

-- J’en tuai un, je crois! dit d’Artagnan interrogeant Athos du
regard. Quant à l’autre, je le désarmai, ou je le blessai, je ne
me le rappelle plus.

-- Oui, vous le blessâtes. Oh! vous étiez un rude athlète!

-- Eh! je n’ai pas encore trop perdu, reprit d’Artagnan avec son
petit rire gascon plein de contentement de lui-même, et
dernièrement encore...

Un regard d’Athos lui ferma la bouche.

-- Je veux que vous sachiez, Raoul, reprit Athos, vous qui vous
croyez une fine épée et dont la vanité pourrait souffrir un jour
quelque cruelle déception; je veux que vous sachiez combien est
dangereux l’homme qui unit le sang-froid à l’agilité, car jamais
je ne pourrais vous en offrir un plus frappant exemple: priez
demain monsieur d’Artagnan, s’il n’est pas trop fatigué, de
vouloir bien vous donner une leçon.

-- Peste, mon cher Athos, vous êtes cependant un bon maître,
surtout sous le rapport des qualités que vous vantez en moi.
Tenez, aujourd’hui encore, Planchet me parlait de ce fameux duel
de l’enclos des Carmes, avec lord de Winter et ses compagnons. Ah!
jeune homme, continua d’Artagnan, il doit y avoir quelque part une
épée que j’ai souvent appelée la première du royaume.

-- Oh! j’aurai gâté ma main avec cet enfant, dit Athos.

-- Il y a des mains qui ne se gâtent jamais, mon cher Athos, dit
d’Artagnan, mais qui gâtent beaucoup les autres.

Le jeune homme eût voulu prolonger cette conversation toute la
nuit; mais Athos lui fit observer que leur hôte devait être
fatigué et avait besoin de repos. D’Artagnan s’en défendit par
politesse, mais Athos insista pour que d’Artagnan prit possession
de sa chambre. Raoul y conduisit l’hôte du logis; et, comme Athos
pensa qu’il resterait le plus tard possible près de d’Artagnan
pour lui faire dire toutes les vaillantises de leur jeune temps,
il vint le chercher lui-même un instant après, et ferma cette
bonne soirée par une poignée de main bien amicale et un souhait de
bonne nuit au mousquetaire.


XVII. La diplomatie d’Athos

D’Artagnan s’était mis au lit bien moins pour dormir que pour être
seul et penser à tout ce qu’il avait vu et entendu dans cette
soirée.

Comme il était d’un bon naturel et qu’il avait eu tout d’abord
pour Athos un penchant instinctif qui avait fini par devenir une
amitié sincère, il fut enchanté de trouver un homme brillant
d’intelligence et de force au lieu de cet ivrogne abruti qu’il
s’attendait à voir cuver son vin sur quelque fumier; il accepta,
sans trop regimber, cette supériorité constante d’Athos sur lui,
et, au lieu de ressentir la jalousie et le désappointement qui
eussent attristé une nature moins généreuse, il n’éprouva en
résumé qu’une joie sincère et loyale qui lui fit concevoir pour sa
négociation les plus favorables espérances.

Cependant il lui semblait qu’il ne retrouvait point Athos franc et
clair sur tous les points. Qu’était-ce que ce jeune homme qu’il
disait avoir adopté et qui avait avec lui une si grande
ressemblance? Qu’étaient-ce que ce retour à la vie du monde et
cette sobriété exagérée qu’il avait remarquée à table? Une chose
même insignifiante en apparence, cette absence de Grimaud, dont
Athos ne pouvait se séparer autrefois et dont le nom même n’avait
pas été prononcé malgré les ouvertures faites à ce sujet, tout
cela inquiétait d’Artagnan. Il ne possédait donc plus la confiance
de son ami, ou bien Athos était attaché à quelque chaîne
invisible, ou bien encore prévenu d’avance contre la visite qu’il
lui faisait.

Il ne put s’empêcher de songer à Rochefort, à ce qu’il lui avait
dit à l’église Notre-Dame. Rochefort aurait-il précédé d’Artagnan
chez Athos?

D’Artagnan n’avait pas de temps à perdre en longues études. Aussi
résolut-il d’en venir dès le lendemain à une explication. Ce peu
de fortune d’Athos si habilement déguisé annonçait l’envie de
paraître et trahissait un reste d’ambition facile à réveiller. La
vigueur d’esprit et la netteté d’idées d’Athos en faisaient un
homme plus prompt qu’un autre à s’émouvoir. Il entrerait dans les
plans du ministre avec d’autant plus d’ardeur, que son activité
naturelle serait doublée d’une dose de nécessité.

Ces idées maintenaient d’Artagnan éveillé malgré sa fatigue; il
dressait ses plans d’attaque, et quoiqu’il sût qu’Athos était un
rude adversaire, il fixa l’action au lendemain après le déjeuner.

Cependant il se dit aussi, d’un autre côté, que sur un terrain si
nouveau il fallait s’avancer avec prudence, étudier pendant
plusieurs jours les connaissances d’Athos, suivre ses nouvelles
habitudes et s’en rendre compte, essayer de tirer du naïf jeune
homme, soit en faisant des armes avec lui, soit en courant quelque
gibier, les renseignements intermédiaires qui lui manquaient pour
joindre l’Athos d’autrefois à l’Athos d’aujourd’hui; et cela
devait être facile, car le précepteur devait avoir déteint sur le
coeur et l’esprit de son élève. Mais d’Artagnan lui-même qui était
un garçon d’une grande finesse, comprit sur-le-champ quelles
chances il donnerait contre lui au cas où une indiscrétion ou une
maladresse laisserait à découvert ses manoeuvres à l’oeil exercé
d’Athos.

Puis, faut-il le dire, d’Artagnan, tout prêt à user de ruse contre
la finesse d’Aramis ou la vanité de Porthos, d’Artagnan avait
honte de biaiser avec Athos, l’homme franc, le coeur loyal. Il lui
semblait qu’en le reconnaissant leur maître en diplomatie, Aramis
et Porthos l’en estimeraient davantage, tandis qu’au contraire
Athos l’en estimerait moins.

-- Ah! pourquoi Grimaud, le silencieux Grimaud, n’est-il pas ici?
disait d’Artagnan; il y a bien des choses dans son silence que
j’aurais comprises, Grimaud avait un silence si éloquent!

Cependant toutes les rumeurs s’étaient éteintes successivement
dans la maison; d’Artagnan avait entendu se fermer les portes et
les volets; puis, après s’être répondu quelque temps les uns aux
autres dans la campagne, les chiens s’étaient tus à leur tour;
enfin, un rossignol perdu dans un massif d’arbres avait quelque
temps égrené au milieu de la nuit ses gammes harmonieuses et
s’était endormi; il ne se faisait plus dans le château qu’un bruit
de pas égal et monotone au-dessous de sa chambre; il supposait que
c’était la chambre d’Athos.

-- Il se promène et réfléchit, pensa d’Artagnan, mais à quoi?
C’est ce qu’il est impossible de savoir. On pouvait deviner le
reste, mais non pas cela.

Enfin, Athos se mit au lit sans doute, car ce dernier bruit
s’éteignit.

Le silence et la fatigue unis ensemble vainquirent d’Artagnan; il
ferma les yeux à son tour, et presque aussitôt le sommeil le prit.

D’Artagnan n’était pas dormeur. À peine l’aube eut-elle doré ses
rideaux, qu’il sauta en bas de son lit et ouvrit les fenêtres. Il
lui sembla alors voir à travers la jalousie quelqu’un qui rôdait
dans la cour en évitant de faire du bruit. Selon son habitude de
ne rien laisser passer à sa portée sans s’assurer de ce que
c’était, d’Artagnan regarda attentivement sans faire aucun bruit,
et reconnut le justaucorps grenat et les cheveux bruns de Raoul.

Le jeune homme, car c’était bien lui, ouvrit la porte de l’écurie,
en tira le cheval bai qu’il avait déjà monté la veille, le sella
et brida lui-même avec autant de promptitude et de dextérité
qu’eût pu le faire le plus habile écuyer, puis il fit sortir
l’animal par l’allée droite du potager, ouvrit une petite porte
latérale qui donnait sur un sentier, tira son cheval dehors, la
referma derrière lui, et alors, par-dessus la crête du mur,
d’Artagnan le vit passer comme une flèche en se courbant sous les
branches pendantes et fleuries des érables et des acacias.

D’Artagnan avait remarqué la veille que le sentier devait conduire
à Blois.

-- Eh, eh! dit le Gascon, voici un gaillard qui fait déjà des
siennes, et qui ne me paraît point partager les haines d’Athos
contre le beau sexe: il ne va pas chasser, car il n’a ni armes ni
chiens; il ne remplit pas un message, car il se cache. De qui se
cache-t-il?... est-ce de moi ou de son père?... car je suis sûr
que le comte est son père... Parbleu! quant à cela je le saurai,
car j’en parlerai tout net à Athos.

Le jour grandissait; tous ces bruits que d’Artagnan avait entendus
s’éteindre successivement la veille se réveillaient, l’un après
l’autre: l’oiseau dans les branches, le chien dans l’étable, les
moutons dans les champs; les bateaux amarrés sur la Loire
paraissaient eux-mêmes s’animer, se détachant du rivage et se
laissant aller au fil de l’eau. D’Artagnan resta ainsi à sa
fenêtre pour ne réveiller personne, puis lorsqu’il eut entendu les
portes et les volets du château s’ouvrir, il donna un dernier pli
à ses cheveux, un dernier tour à sa moustache, brossa par habitude
les rebords de son feutre avec la manche de son pourpoint, et
descendit. Il avait à peine franchi la dernière marche du perron,
qu’il aperçut Athos baissé vers terre et dans l’attitude d’un
homme qui cherche un écu dans le sable.

-- Eh! bonjour, cher hôte, dit d’Artagnan.

-- Bonjour, cher ami. La nuit a-t-elle été bonne?

-- Excellente, Athos, comme votre lit, comme votre souper d’hier
soir qui devait me conduire au sommeil, comme, votre accueil quand
vous m’avez revu. Mais que regardiez-vous donc là si
attentivement? Seriez-vous devenu amateur de tulipes par hasard?

-- Mon cher ami, il ne faudrait pas pour cela vous moquer de moi.
À la campagne, les goûts changent fort, et on arrive à aimer, sans
y faire attention, toutes ces belles choses que le regard de Dieu
fait sortir du fond de la terre et que l’on méprise fort dans les
villes. Je regardais tout bonnement des iris que j’avais déposés
près de ce réservoir et qui ont été écrasés ce matin. Ces
jardiniers sont les gens les plus maladroits du monde. En ramenant
le cheval après lui avoir fait tirer de l’eau, ils l’auront laissé
marcher dans la plate-bande.

D’Artagnan se prit à sourire.

-- Ah! dit-il, vous croyez?

Et il amena son ami le long de l’allée, où bon nombre de pas
pareils à celui qui avait écrasé les iris étaient imprimés.

-- Les voici encore, ce me semble; tenez, Athos, dit-il
indifféremment.

-- Mais, oui; et des pas tout frais!

-- Tout frais, répéta d’Artagnan.

-- Qui donc est sorti par ici ce matin? se demanda Athos avec
inquiétude. Un cheval se serait-il échappé de l’écurie?

-- Ce n’est pas probable, dit d’Artagnan, car les pas sont très
égaux et très reposés.

-- Où est Raoul? s’écria Athos, et comment se fait-il que je ne
l’aie pas aperçu?

-- Chut! dit d’Artagnan en mettant avec un sourire son doigt sur
sa bouche.

-- Qu’y a-t-il donc? demanda Athos.

D’Artagnan raconta ce qu’il avait vu, en épiant la physionomie de
son hôte.

-- Ah! je devine tout maintenant, dit Athos avec un léger
mouvement d’épaules: le pauvre garçon est allé à Blois.

-- Pour quoi faire?

-- Eh, mon Dieu! pour savoir des nouvelles de la petite La
Vallière. Vous savez, cette enfant qui s’est foulé hier le pied.

-- Vous croyez? dit d’Artagnan incrédule.

-- Non seulement je le crois, mais j’en suis sûr, répondit Athos.
N’avez-vous donc pas remarqué que Raoul est amoureux?

-- Bon! De qui? de cette enfant de sept ans?

-- Mon cher, à l’âge de Raoul le coeur est si plein, qu’il faut
bien le répandre sur quelque chose, rêve ou réalité. Eh bien! son
amour, à lui, est moitié l’un, moitié l’autre.

-- Vous voulez rire! Quoi! cette petite fille.

-- N’avez-vous donc pas regardé? C’est la plus jolie petite
créature qui soit au monde: des cheveux d’un blond d’argent, des
yeux bleus déjà mutins et langoureux à la fois.

-- Mais que dites-vous de cet amour?

-- Je ne dis rien, je ris et je me moque de Raoul; mais ces
premiers besoins du coeur sont tellement impérieux, ces
épanchements de la mélancolie amoureuse chez les jeunes gens sont
si doux et si amers tout ensemble, que cela paraît avoir souvent
tous les caractères de la passion. Moi, je me rappelle qu’à l’âge
de Raoul j’étais devenu amoureux d’une statue grecque que le bon
roi Henri IV avait donnée à mon père, et que je pensai devenir fou
de douleur, lorsqu’on me dit que l’histoire de Pygmalion n’était
qu’une fable.

-- C’est du désoeuvrement. Vous n’occupez pas assez Raoul, et il
cherche à s’occuper de son côté.

-- Pas autre chose. Aussi songé-je à l’éloigner d’ici.

-- Et vous ferez bien.

-- Sans doute; mais ce sera lui briser le coeur, et il souffrira
autant que pour un véritable amour. Depuis trois ou quatre ans, et
à cette époque lui-même était un enfant, il s’est habitué à parer
et à admirer cette petite idole, qu’il finirait un jour par adorer
s’il restait ici. Ces enfants rêvent tout le jour ensemble et
causent de mille choses sérieuses comme de vrais amants de vingt
ans. Bref, cela a fait longtemps sourire les parents de la petite
de La Vallière, mais je crois qu’ils commencent à froncer le
sourcil.

-- Enfantillage! mais Raoul a besoin d’être distrait; éloignez-le
bien vite d’ici, ou, morbleu! vous n’en ferez jamais un homme.

-- Je crois, dit Athos, que je vais l’envoyer à Paris.

-- Ah! fit d’Artagnan.

Et il pensa que le moment des hostilités était arrivé.

-- Si vous voulez, dit-il, nous pouvons faire un sort à ce jeune
homme.

-- Ah! fit à son tour Athos.

-- Je veux même vous consulter sur quelque chose qui m’est passé
en tête.

-- Faites.

-- Croyez-vous que le temps soit venu de prendre du service?

-- Mais n’êtes-vous pas toujours au service, vous, d’Artagnan?

-- Je m’entends: du service actif. La vie d’autrefois n’a-t-elle
plus rien qui vous tente, et, si des avantages réels vous
attendaient, ne seriez-vous pas bien aise de recommencer en ma
compagnie et en celle de notre ami Porthos les exploits de notre
jeunesse?

-- C’est une proposition que vous me faites alors! dit Athos.

-- Nette et franche.

-- Pour rentrer en campagne?

-- Oui.

-- De la part de qui et contre qui demanda tout à coup Athos en
attachant son oeil si clair et si bienveillant sur le Gascon.

-- Ah diable! vous êtes pressant!

-- Et surtout précis. Écoutez bien d’Artagnan. Il n’y a qu’une
personne ou plutôt une cause à qui un homme comme moi puisse être
utile: celle du roi.

-- Voilà précisément, dit le mousquetaire.

-- Oui; mais entendons-nous, reprit sérieusement Athos: si par la
cause du roi vous entendez celle de M. de Mazarin, nous cessons de
nous comprendre.

-- Je ne dis pas précisément, répondit le Gascon embarrassé.

-- Voyons, d’Artagnan, dit Athos, ne jouons pas au plus fin, votre
hésitation, vos détours me disent de quelle part vous venez. Cette
cause, en effet, on n’ose l’avouer hautement, et lorsqu’on recrute
pour elle, c’est l’oreille basse et la voix embarrassée.

-- Ah! mon cher Athos! dit d’Artagnan.

-- Eh! vous savez bien, reprit Athos, que je ne parle pas pour
vous, qui êtes la perle des gens braves et hardis, je vous parle
de cet Italien mesquin et intrigant de ce cuistre qui essaie de
mettre sur sa tête une couronnée qu’il a volée sous un oreiller,
de ce faquin qui appelle son parti le parti du roi, et qui s’avise
de faire mettre des princes du sang en prison, n’osant pas les
tuer, comme faisait notre cardinal à nous, le grand cardinal; un
fesse-mathieu qui pèse ses écus d’or et garde les rognés, de peur,
quoiqu’il triche, de les perdre à son jeu du lendemain; un drôle
enfin qui maltraite la reine, à ce qu’on assure; au reste, tant
pis pour elle! et qui va d’ici à trois mois nous faire une guerre
civile pour garder ses pensions. C’est là le maître que vous me
proposez, d’Artagnan? Grand merci!

-- Vous êtes plus vif qu’autrefois, Dieu me pardonne! dit
d’Artagnan, et les années ont échauffé votre sang, au lieu de le
refroidir. Qui vous dit donc que ce soit là mon maître et que je
veuille vous l’imposer?

«Diable! s’était dit le Gascon, ne livrons pas nos secrets à un
homme si mal disposé.»

-- Mais alors, cher ami, reprit Athos, qu’est-ce donc que ces
propositions?

-- Eh, mon Dieu! rien de plus simple: vous vivez dans vos terres,
vous, et il paraît que vous êtes heureux dans votre médiocrité
dorée. Porthos a cinquante ou soixante mille livres de revenu
peut-être; Aramis a toujours quinze duchesses qui se disputent le
prélat, comme elles se disputaient le mousquetaire; c’est encore
un enfant gâté du sort; mais moi, que fais-je en ce monde? Je
porte ma cuirasse et mon buffle depuis vingt ans, cramponné à ce
grade insuffisant, sans avancer, sans reculer, sans vivre. Je suis
mort en un mot! Eh bien! lorsqu’il s’agit pour moi de ressusciter
un peu, vous venez tous me dire: C’est un faquin! c’est un drôle!
un cuistre! un mauvais maître! Eh, parbleu! je suis de votre avis,
moi, mais trouvez-m’en un meilleur, ou faites-moi des rentes.

Athos réfléchit trois secondes, et pendant ces trois secondes il
comprit la ruse de d’Artagnan, qui pour s’être trop avancé tout
d’abord rompait maintenant afin de cacher son jeu. Il vit
clairement que les propositions qu’on venait de lui faire étaient
réelles, et se fussent déclarées dans tout leur développement,
pour peu qu’il eût prêté l’oreille.

-- Bon! se dit-il, d’Artagnan est à Mazarin.

De ce moment il s’observa avec une extrême prudence.

De son côté d’Artagnan joua plus serré que jamais.

-- Mais, enfin, vous avez une idée? continua Athos.

-- Assurément. Je voulais prendre conseil de vous tous et aviser
au moyen de faire quelque chose, car les uns sans les autres nous
serons toujours incomplets.

-- C’est vrai. Vous me parliez de Porthos; l’avez-vous donc décidé
à chercher fortune? Mais cette fortune, il l’a.

-- Sans doute, il l’a; mais l’homme est ainsi fait, il désire
toujours quelque chose.

-- Et que désire Porthos?

-- D’être baron.

-- Ah! c’est vrai, j’oubliais, dit Athos en riant.

-- C’est vrai? pensa d’Artagnan. Et d’où a-t-il appris cela?
Correspondrait-il avec Aramis? Ah! si je savais cela, je saurais
tout.

La conversation finit là, car Raoul entra juste en ce moment.
Athos voulut le gronder sans aigreur; mais le jeune homme était si
chagrin, qu’il n’en eut pas le courage et qu’il s’interrompit pour
lui demander ce qu’il avait.

-- Est-ce que notre petite voisine irait plus mal? dit d’Artagnan.

-- Ah! monsieur, reprit Raoul presque suffoqué par la douleur, sa
chute est grave, et, sans difformité apparente, le médecin craint
qu’elle ne boite toute sa vie.

-- Ah! ce serait affreux! dit Athos.

D’Artagnan avait une plaisanterie au bout des lèvres; mais en
voyant la part que prenait Athos à ce malheur, il se retint.

-- Ah! monsieur, ce qui me désespère surtout, reprit Raoul, c’est
que ce malheur, c’est moi qui en suis cause.

-- Comment vous, Raoul? demanda Athos.

-- Sans doute, n’est-ce point pour accourir à moi qu’elle a sauté
du haut de cette pile de bois?

-- Il ne vous reste plus qu’une ressource, mon cher Raoul, c’est
de l’épouser en expiation, dit d’Artagnan.

-- Ah! monsieur, dit Raoul, vous plaisantez avec une douleur
réelle: c’est mal, cela.

Et Raoul, qui avait besoin d’être seul pour pleurer tout à son
aise, rentra dans sa chambre, d’où il ne sortit qu’à l’heure du
déjeuner.

La bonne intelligence des deux amis n’avait pas le moins du monde
été altérée par l’escarmouche du matin; aussi déjeunèrent-ils du
meilleur appétit, regardant de temps en temps le pauvre Raoul,
qui, les yeux tout humides et le coeur gros, mangeait à peine.

À la fin du déjeuner deux lettres arrivèrent, qu’Athos lut avec
une extrême attention, sans pouvoir s’empêcher de tressaillir
plusieurs fois. D’Artagnan, qui le vit lire ces lettres d’un côté
de la table à l’autre, et dont la vue était perçante, jura qu’il
reconnaissait à n’en pas douter la petite écriture d’Aramis. Quant
à l’autre, c’était une écriture de femme, longue et embarrassée.

-- Allons, dit d’Artagnan à Raoul, voyant qu’Athos désirait
demeurer seul, soit pour répondre à ces lettres, soit pour y
réfléchir; allons faire un tour dans la salle d’armes, cela vous
distraira.

Le jeune homme regarda Athos, qui répondit à ce regard par un
signe d’assentiment.

Tous deux passèrent dans une salle basse où étaient suspendus des
fleurets, des masques, des gants, des plastrons, et tous les
accessoires de l’escrime.

-- Eh bien? dit Athos en arrivant un quart d’heure après.

-- C’est déjà votre main, mon cher Athos, dit d’Artagnan, et s’il
avait votre sang-froid, je n’aurais que des compliments à lui
faire...

Quant au jeune homme, il était un peu honteux. Pour une ou deux
fois qu’il avait touché d’Artagnan, soit au bras, soit à la
cuisse, celui-ci l’avait boutonné vingt fois en plein corps.

En ce moment, Charlot entra porteur d’une lettre très pressée pour
d’Artagnan qu’un messager venait d’apporter.

Ce fut au tour d’Athos de regarder du coin de l’oeil.

D’Artagnan lut la lettre sans aucune émotion apparente et après
avoir lu, avec un léger hochement de tête:

-- Voyez, mon cher ami, dit-il, ce que c’est que le service, et
vous avez, ma foi, bien raison de n’en pas vouloir reprendre:
M. de Tréville est malade, et voilà la compagnie qui ne peut se
passer de moi; de sorte que mon congé se trouve perdu.

-- Vous retournez à Paris? dit vivement Athos.

-- Eh, mon Dieu, oui! dit d’Artagnan; mais n’y venez-vous pas
vous-même?

Athos rougit un peu et répondit:

-- Si j’y allais, je serais fort heureux de vous voir.

-- Holà, Planchet! s’écria d’Artagnan de la porte, nous partons
dans dix minutes: donnez l’avoine aux chevaux.

Puis se retournant vers Athos:

-- Il me semble qu’il me manque quelque chose ici, et je suis
vraiment désespéré de vous quitter sans avoir revu ce bon Grimaud.

-- Grimaud! dit Athos. Ah! c’est vrai? je m’étonnais aussi que
vous ne me demandassiez pas de ses nouvelles. Je l’ai prêté à un
de mes amis.

-- Qui comprendra ses signes? dit d’Artagnan.

-- Je l’espère, dit Athos.

Les deux amis s’embrassèrent cordialement. D’Artagnan serra la
main de Raoul, fit promettre à Athos de le visiter s’il venait à
Paris, de lui écrire s’il ne venait pas, et il monta à cheval.
Planchet, toujours exact, était déjà en selle.

-- Ne venez-vous point avec moi, dit-il en riant à Raoul, je passe
par Blois?

Raoul se retourna vers Athos qui le retint d’un signe
imperceptible.

-- Non, monsieur, répondit le jeune homme, je reste près de
monsieur le comte.

-- En ce cas, adieu tous deux, mes bons amis, dit d’Artagnan en
leur serrant une dernière fois la main, et Dieu vous garde! comme
nous nous disions chaque fois que nous nous quittions du temps du
feu cardinal.

Athos lui fit un signe de la main, Raoul une révérence, et
d’Artagnan et Planchet partirent.

Le comte les suivit des yeux, la main appuyée sur l’épaule du
jeune homme, dont la taille égalait presque la sienne; mais
aussitôt qu’ils eurent disparu derrière le mur:

-- Raoul, dit le comte, nous partons ce soir pour Paris.

-- Comment! dit le jeune homme en pâlissant.

-- Vous pouvez aller présenter mes adieux et les vôtres à madame
de Saint-Remy. Je vous attendrai ici à sept heures.

Le jeune homme s’inclina avec une expression mêlée de douleur et
de reconnaissance, et se retira pour aller seller son cheval.

Quant à d’Artagnan, à peine hors de vue de son côté, il avait tiré
la lettre de sa poche et l’avait relue:

«Revenez sur-le-champ à Paris.

«J.M...»

-- La lettre est sèche, murmura d’Artagnan, et s’il n’y avait un
post-scriptum, peut-être ne l’eussé-je pas comprise; mais
heureusement il y a un_ post-scriptum._

Et il lut ce fameux _post-scriptum_ qui lui faisait passer par-
dessus la sécheresse de la lettre:

«_P.-S_. -- Passez chez le trésorier du roi, à Blois: dites-lui
votre nom et montrez-lui cette lettre: vous toucherez deux cents
pistoles.»

-- Décidément, dit d’Artagnan, j’aime cette prose, et le cardinal
écrit mieux que je ne croyais. Allons, Planchet, allons rendre
visite à monsieur le trésorier du roi, et puis piquons.

-- Vers Paris, monsieur.

-- Vers Paris.

Et tous deux partirent au plus grand trot de leurs montures.


XVIII. M. de Beaufort

Voici ce qui était arrivé et quelles étaient les causes qui
nécessitaient le retour de d’Artagnan à Paris.

Un soir que Mazarin, selon son habitude, se rendait chez la reine
à l’heure où tout le monde s’en était retiré, et qu’en passant
près de la salle des gardes, dont une porte donnait sur ses
antichambres, il avait entendu parler haut dans cette chambre, il
avait voulu savoir de quel sujet s’entretenaient les soldats,
s’était approché à pas de loup, selon son habitude, avait poussé
la porte, et, par l’entrebâillement, avait passé la tête.

Il y avait une discussion parmi les gardes.

-- Et moi je vous réponds, disait l’un d’eux, que si Coysel a
prédit cela, la chose est aussi sûre que si elle était arrivée. Je
ne le connais pas, mais j’ai entendu dire qu’il était non
seulement astrologue, mais encore magicien.

-- Peste, mon cher, s’il est de tes amis, prends garde! tu lui
rends un mauvais service.

-- Pourquoi cela?

-- Parce qu’on pourrait bien lui faire un procès.

-- Ah bah! on ne brûle plus les sorciers, aujourd’hui.

-- Non! il me semble cependant qu’il n’y a pas si longtemps que le
feu cardinal a fait brûler Urbain Grandier. J’en sais quelque
chose, moi. J’étais de garde au bûcher, et je l’ai vu rôtir.

-- Mon cher, Urbain Grandier n’était pas un sorcier, c’était un
savant, ce qui est tout autre chose. Urbain Grandier ne prédisait
pas l’avenir. Il savait le passé, ce qui quelquefois est bien pis.

Mazarin hocha la tête en signe d’assentiment; mais désirant
connaître la prédiction sur laquelle on discutait, il demeura à la
même place.

-- Je ne te dis pas, reprit le garde, que Coysel ne soit pas un
sorcier, mais je te dis que s’il publie d’avance sa prédiction
c’est le moyen qu’elle ne s’accomplisse point.

-- Pourquoi?

-- Sans doute. Si nous nous battons l’un contre l’autre et que je
te dise: «Je vais te porter ou un coup droit ou un coup de
seconde», tu pareras tout naturellement. Eh bien si Coysel dit
assez haut pour que le cardinal l’entende: «Avant tel jour, tel
prisonnier se sauvera», il est bien évident que le cardinal
prendra si bien ses précautions que le prisonnier ne se sauvera
pas.

-- Eh! mon Dieu, dit un autre qui semblait dormir, couché sur un
banc, et qui, malgré son sommeil apparent, ne perdait pas un mot
de la conversation; eh! mon Dieu, croyez-vous que les hommes
puissent échapper à leur destinée? S’il est écrit là-haut que le
duc de Beaufort doit se sauver, M. de Beaufort se sauvera, et
toutes les précautions du cardinal n’y feront rien.

Mazarin tressaillit. Il était italien, c’est-à-dire superstitieux;
il s’avança rapidement au milieu des gardes, qui, l’apercevant,
interrompirent leur conversation.

-- Que disiez-vous donc, messieurs? fit-il avec son air caressant,
que M. de Beaufort s’était évadé, je crois?

-- Oh! non, monseigneur, dit le soldat incrédule; pour le moment
il n’a garde. On disait seulement qu’il devait se sauver.

-- Et qui dit cela?

-- Voyons, répétez votre histoire, Saint-Laurent, dit le garde se
tournant vers le narrateur.

-- Monseigneur, dit le garde, je racontais purement et simplement
à ces messieurs ce que j’ai entendu dire de la prédiction d’un
nommé Coysel, qui prétend que, si bien gardé que soit
M. de Beaufort, il se sauvera avant la Pentecôte.

-- Et ce Coysel est un rêveur, un fou? reprit le cardinal toujours
souriant.

-- Non pas, dit le garde, tenace dans sa crédulité, il a prédit
beaucoup de choses qui sont arrivées, comme par exemple que la
reine accoucherait d’un fils, que M. de Coligny serait tué dans
son duel avec le duc de Guise, enfin que le coadjuteur serait
nommé cardinal. Eh bien! la reine est accouchée non seulement d’un
premier fils, mais encore, deux ans après, d’un second, et
M. de Coligny a été tué.

-- Oui, dit Mazarin; mais le coadjuteur n’est pas encore cardinal.

-- Non, Monseigneur, dit le garde, mais il le sera.

Mazarin fit une grimace qui voulait dire: il ne tient pas encore
la barrette. Puis il ajouta:

-- Ainsi votre avis, mon ami, est que M. de Beaufort doit se
sauver.

-- C’est si bien mon avis, Monseigneur, dit le soldat, que si
Votre Éminence m’offrait à cette heure la place de M. de Chavigny,
c’est-à-dire celle de gouverneur du château de Vincennes, je ne
l’accepterais pas. Oh! le lendemain de la Pentecôte, ce serait
autre chose.

Il n’y a rien de plus convaincant qu’une grande conviction, elle
influe même sur les incrédules; et, loin d’être incrédule, nous
l’avons dit, Mazarin était superstitieux. Il se retira donc tout
pensif.

-- Le ladre! dit le garde qui était accoudé contre la muraille, il
fait semblant de ne pas croire à votre magicien, Saint-Laurent,
pour n’avoir rien à vous donner; mais il ne sera pas plus tôt
rentré chez lui qu’il fera son profit de votre prédiction.

En effet, au lieu de continuer son chemin vers la chambre de la
reine, Mazarin rentra dans son cabinet, et appelant Bernouin, il
donna l’ordre que le lendemain, au point du jour, on lui allât
chercher l’exempt qu’il avait placé auprès de M. de Beaufort, et
qu’on l’éveillât aussitôt qu’il arriverait.

Sans s’en douter, le garde avait touché du doigt la plaie la plus
vive du cardinal. Depuis cinq ans que M. de Beaufort était en
prison, il n’y avait pas de jour que Mazarin ne pensât qu’à un
moment ou à un autre, il en sortirait. On ne pouvait pas retenir
prisonnier toute sa vie un petit-fils de Henri IV, surtout quand
ce petit-fils de Henri IV avait à peine trente ans. Mais, de
quelque façon qu’il en sortît, quelle haine n’avait-il pas dû,
dans sa captivité, amasser contre celui à qui il la devait; qui
l’avait pris riche, brave, glorieux, aimé des femmes, craint des
hommes, pour retrancher de sa vie ses plus belles années, car ce
n’est pas exister que de vivre en prison! En attendant, Mazarin
redoublait de surveillance contre M. de Beaufort. Seulement, il
était pareil à l’avare de la fable, qui ne pouvait dormir près de
son trésor. Bien des fois la nuit il se réveillait en sursaut,
rêvant qu’on lui avait volé M. de Beaufort. Alors il s’informait
de lui, et à chaque information qu’il prenait, il avait la douleur
d’entendre que le prisonnier jouait, buvait, chantait que c’était
merveille; mais que tout en jouant, buvant et chantant, il
s’interrompait toujours pour jurer que le Mazarin lui payerait
cher tout ce plaisir qu’il le forçait de prendre à Vincennes.

Cette pensée avait fort préoccupé le ministre pendant son sommeil;
aussi, lorsqu’à sept heures du matin Bernouin entra dans sa
chambre pour le réveiller, son premier mot fut:

-- Eh! qu’y a-t-il? Est-ce que M. de Beaufort s’est sauvé de
Vincennes?

-- Je ne crois pas, Monseigneur, dit Bernouin, dont le calme
officiel ne se démentait jamais; mais en tout cas vous allez en
avoir des nouvelles, car l’exempt La Ramée, que l’on a envoyé
chercher ce matin à Vincennes, est là qui attend les ordres de
Votre Éminence.

-- Ouvrez et faites-le entrer ici, dit Mazarin en accommodant ses
oreillers de manière à le recevoir assis dans son lit.

L’officier entra. C’était un grand et gros homme joufflu et de
bonne mine. Il avait un air de tranquillité qui donna des
inquiétudes à Mazarin.

-- Ce drôle-là m’a tout l’air d’un sot, murmura-t-il.

L’exempt demeurait debout et silencieux à la porte.

-- Approchez, monsieur! dit Mazarin.

L’exempt obéit.

-- Savez-vous ce qu’on dit ici? continua le cardinal.

-- Non, Votre Éminence.

-- Eh bien! l’on dit que M. de Beaufort va se sauver de Vincennes,
s’il ne l’a déjà fait.

La figure de l’officier exprima la plus profonde stupéfaction. Il
ouvrit tout ensemble ses petits yeux et sa grande bouche, pour
mieux humer la plaisanterie que Son Éminence lui faisait l’honneur
de lui adresser; puis ne pouvant tenir plus longtemps son sérieux
à une pareille supposition, il éclata de rire, mais d’une telle
façon, que ses gros membres étaient secoués par cette hilarité
comme par une fièvre violente.

Mazarin fut enchanté de cette expansion peu respectueuse, mais
cependant il ne cessa de garder son air grave.

Quand La Ramée eut bien ri et qu’il se fut essuyé les yeux, il
crut qu’il était temps enfin de parler et d’excuser l’inconvenance
de sa gaieté.

-- Se sauver, Monseigneur! dit-il, se sauver! Mais Votre Éminence
ne sait donc pas où est M. de Beaufort?

-- Si fait, monsieur, je sais qu’il est au donjon de Vincennes.

-- Oui, Monseigneur, dans une chambre dont les murs ont sept pieds
d’épaisseur, avec des fenêtres à grillages croisés dont chaque
barreau est gros comme le bras.

-- Monsieur, dit Mazarin, avec de la patience on perce tous les
murs, et avec un ressort de montre on scie un barreau.

-- Mais Monseigneur ignore donc qu’il a près de lui huit gardes,
quatre dans son antichambre et quatre dans sa chambre, et que ces
gardes ne le quittent jamais.

-- Mais il sort de sa chambre, il joue au mail, il joue à la
paume!

-- Monseigneur, ce sont les amusements permis aux prisonniers.
Cependant, si Votre Éminence le veut, on les lui retranchera.

-- Non pas, non pas, dit le Mazarin, qui craignait, en lui
retranchant ces plaisirs, que si son prisonnier sortait jamais de
Vincennes, il n’en sortît encore plus exaspéré contre lui.
Seulement je demande avec qui il joue.

-- Monsieur, il joue avec l’officier de garde, ou bien avec moi,
ou bien avec les autres prisonniers.

-- Mais n’approche-t-il point des murailles en jouant?

-- Monseigneur, Votre Éminence ne connaît-elle point les
murailles? Les murailles ont soixante pieds de hauteur et je doute
que M. de Beaufort soit encore assez las de la vie pour risquer de
se rompre le cou en sautant du haut en bas.

-- Hum! fit le cardinal, qui commençait à se rassurer. Vous dites
donc, mon cher monsieur La Ramée?...

-- Qu’à moins que M. de Beaufort ne trouve moyen de se changer en
petit oiseau, je réponds de lui.

-- Prenez garde! vous vous avancez fort, reprit Mazarin.
M. de Beaufort a dit aux gardes qui le conduisaient à Vincennes,
qu’il avait souvent pensé au cas où il serait emprisonné, et que,
dans ce cas, il avait trouvé quarante manières de s’évader de
prison.

-- Monseigneur, si parmi ces quarante manières il y en avait eu
une bonne, répondit La Ramée, il serait dehors depuis longtemps.

-- Allons, allons, pas si bête que je croyais, murmura Mazarin.

-- D’ailleurs, Monseigneur oublie que M. de Chavigny est
gouverneur de Vincennes, continua La Ramée, et que M. de Chavigny
n’est pas des amis de M. de Beaufort.

-- Oui, mais M. de Chavigny s’absente.

-- Quand il s’absente, je suis là.

-- Mais quand vous vous absentez vous-même?

-- Oh! quand je m’absente moi-même, j’ai en mon lieu et place un
gaillard qui aspire à devenir exempt de Sa Majesté, et qui, je
vous en réponds, fait bonne garde. Depuis trois semaines que je
l’ai pris à mon service, je n’ai qu’un reproche à lui faire, c’est
d’être trop dur au prisonnier.

-- Et quel est ce cerbère? demanda le cardinal.

-- Un certain M. Grimaud, Monseigneur.

-- Et que faisait-il avant d’être près de vous à Vincennes?

-- Mais il était en province, à ce que m’a dit celui qui me l’a
recommandé; il s’y est fait je ne sais quelle méchante affaire, à
cause de sa mauvaise tête, et je crois qu’il ne serait pas fâché
de trouver l’impunité sous l’uniforme du roi.

-- Et qui vous a recommandé cet homme?

-- L’intendant de M. le duc de Grammont.

-- Alors, on peut s’y fier, à votre avis?

-- Comme à moi-même, Monseigneur.

-- Ce n’est pas un bavard?

-- Jésus-Dieu! Monseigneur, j’ai cru longtemps qu’il était muet,
il ne parle et ne répond que par signes; il paraît que c’est son
ancien maître qui l’a dressé à cela.

-- Eh bien! dites-lui, mon cher monsieur La Ramée, reprit le
cardinal, que s’il nous fait bonne et fidèle garde, on fermera les
yeux sur ses escapades de province, qu’on lui mettra sur le dos un
uniforme qui le fera respecter, et dans les poches de cet uniforme
quelques pistoles pour boire à la santé du roi.

Mazarin était fort large en promesses: c’était tout le contraire
de ce bon M. Grimaud, que vantait La Ramée, lequel parlait peu et
agissait beaucoup.

Le cardinal fit encore à La Ramée une foule de questions sur le
prisonnier, sur la façon dont il était nourri, logé et couché,
auxquelles celui-ci répondit d’une façon si satisfaisante, qu’il
le congédia presque rassuré.

Puis, comme il était neuf heures du matin, il se leva, se parfuma,
s’habilla et passa chez la reine pour lui faire part des causes
qui l’avaient retenu chez lui. La reine, qui ne craignait guère
moins M. de Beaufort que le cardinal le craignait lui-même, et qui
était presque aussi superstitieuse que lui, lui fit répéter mot
pour mot toutes les promesses de La Ramée et tous les éloges qu’il
donnait à son second; puis lorsque le cardinal eut fini:

-- Hélas! monsieur, dit-elle à demi-voix, que n’avons-nous un
Grimaud auprès de chaque prince!

-- Patience, dit Mazarin avec son sourire italien, cela viendra
peut-être un jour; mais en attendant...

-- Eh bien! en attendant?

-- Je vais toujours prendre mes précautions.

Sur ce, il avait écrit à d’Artagnan de presser son retour.


XIX. Ce à quoi se récréait M. le duc de Beaufort au donjon de
Vincennes

Le prisonnier qui faisait si grand’peur à M. le cardinal, et dont
les moyens d’évasion troublaient le repos de toute la cour, ne se
doutait guère de tout cet effroi qu’à cause de lui on ressentait
au Palais-Royal.

Il se voyait si admirablement gardé qu’il avait reconnu
l’inutilité de ses tentatives; toute sa vengeance consistait à
lancer nombre d’imprécations et d’injures contre le Mazarin. Il
avait même essayé de faire des couplets, mais il y avait bien vite
renoncé. En effet, M. de Beaufort non seulement n’avait pas reçu
du ciel le don d’aligner des vers, mais encore ne s’exprimait
souvent en prose qu’avec la plus grande peine du monde. Aussi
Blot, le chansonnier de l’époque, disait-il de lui:

_Dans un combat il brille, il tonne!_

_On le redoute avec raison;_

_Mais de la façon qu’il raisonne, _

_On le prendrait pour un oison._

_Gaston, pour faire une harangue, _

_Éprouve bien moins d’embarras;_

_Pourquoi Beaufort n’a-t-il la langue!_

_Pourquoi Gaston n’a-t-il le bras?_

Ceci posé, on comprend que le prisonnier se soit borné aux injures
et aux imprécations.

Le duc de Beaufort était petit-fils de Henri IV et de Gabrielle
d’Estrées, aussi bon, aussi brave, aussi fier et surtout aussi
Gascon que son aïeul, mais beaucoup moins lettré. Après avoir été
pendant quelque temps, à la mort du roi Louis XIII, le favori,
l’homme de confiance, le premier à la cour enfin, un jour il lui
avait fallu céder la place à Mazarin, et il s’était trouvé le
second; et le lendemain, comme il avait eu le mauvais esprit de se
fâcher de cette transposition et l’imprudence de le dire, la reine
l’avait fait arrêter et conduire à Vincennes par ce même Guitaut
que nous avons vu apparaître au commencement de cette histoire, et
que nous aurons l’occasion de retrouver. Bien entendu, qui dit la
reine dit Mazarin. Non seulement on s’était débarrassé ainsi de sa
personne et de ses prétentions, mais encore on ne comptait plus
avec lui, tout prince populaire qu’il était, et depuis cinq ans il
habitait une chambre fort peu royale au donjon de Vincennes.

Cet espace de temps qui eût mûri les idées de tout autre que
M. de Beaufort, avait passé sur sa tête sans y opérer aucun
changement. Un autre, en effet, eût réfléchi que, s’il n’avait pas
accepté de braver le cardinal, de mépriser les princes, et de
marcher seul sans autres acolytes, comme dit le cardinal de Retz,
que quelques mélancoliques qui avaient l’air de songe-creux, il
aurait eu, depuis cinq ans, ou sa liberté, ou des défenseurs. Ces
considérations ne se présentèrent probablement pas même à l’esprit
du duc, que sa longue réclusion ne fit au contraire qu’affermir
davantage dans sa mutinerie, et chaque jour le cardinal reçut des
nouvelles de lui qui étaient on ne peut plus désagréables pour Son
Éminence.

Après avoir échoué en poésie, M. de Beaufort avait essayé de la
peinture. Il dessinait avec du charbon les traits du cardinal, et,
comme ses talents assez médiocres en cet ail ne lui permettaient
pas d’atteindre à une grande ressemblance, pour ne pas laisser de
doute sur l’original du portrait, il écrivait au-dessous:
«_Ritratto dell’ illustrissimo facchino Mazarini._»
M. de Chavigny, prévenu, vint faire une visite au duc et le pria
de se livrer à un autre passe-temps, ou tout au moins de faire des
portraits sans légende. Le lendemain, la chambre était pleine de
légendes et de portraits. M. de Beaufort, comme tous les
prisonniers, au reste, ressemblait fort aux enfants qui ne
s’entêtent qu’aux choses qu’on lui défend.

M. de Chavigny fut prévenu de ce surcroît de profils.

M. de Beaufort, pas assez sûr de lui pour risquer la tête de face,
avait fait de sa chambre une véritable salle d’exposition. Cette
fois le gouverneur ne dit rien; mais un jour que M. de Beaufort
jouait à la paume, il fit passer l’éponge sur tous ses dessins et
peindre la chambre à la détrempe.

M. de Beaufort remercia M. de Chavigny, qui avait la bonté de lui
remettre ses cartons à neuf; et cette fois il divisa sa chambre en
compartiments, et consacra chacun de ses compartiments à un trait
de la vie du cardinal Mazarin.

Le premier devait représenter l’illustrissime faquin Mazarini
recevant une volée de coups de bâton du cardinal Bentivoglio, dont
il avait été le domestique.

Le second, l’illustrissime faquin Mazarini jouant le rôle d’Ignace
de Loyola, dans la tragédie de ce nom.

Le troisième, l’illustrissime faquin Mazarini volant le
portefeuille de premier ministre à M. de Chavigny, qui croyait
déjà le tenir.

Enfin, le quatrième, l’illustrissime faquin Mazarini refusant des
draps à Laporte, valet de chambre de Louis XIV, et disant que
c’est assez, pour un roi de France, de changer de draps tous les
trimestres.

C’étaient là de grandes compositions et qui dépassaient
certainement la mesure du talent du prisonnier; aussi s’était-il
contenté de tracer les cadres et de mettre les inscriptions.

Mais les cadres et les inscriptions suffirent pour éveiller la
susceptibilité de M. de Chavigny, lequel fit prévenir
M. de Beaufort que s’il ne renonçait pas aux tableaux projetés, il
lui enlèverait tout moyen d’exécution. M. de Beaufort répondit
que, puisqu’on lui ôtait la chance de se faire une réputation dans
les armes, il voulait s’en faire une dans la peinture, et que, ne
pouvant être un Bayard ou un Trivulce, il voulait devenir un
Michel-Ange ou un Raphaël.

Un jour que M. de Beaufort se promenait au préau, on enleva son
feu, avec son feu ses charbons, avec son charbon ses cendres, de
sorte qu’en rentrant il ne trouva plus le plus petit objet dont il
pût faire un crayon.

M. de Beaufort jura, tempêta, hurla, dit qu’on voulait le faire
mourir de froid et d’humidité, comme étaient morts Puylaurens, le
maréchal Ornano et le grand prieur de Vendôme, ce à quoi
M. de Chavigny répondit qu’il n’avait qu’à donner sa parole de
renoncer au dessin ou promettre de ne point faire de peintures
historiques, et qu’on lui rendrait du bois et tout ce qu’il
fallait pour l’allumer. M. de Beaufort ne voulut pas donner sa
parole, et il resta sans feu pendant tout le reste de l’hiver.

De plus, pendant une des sorties du prisonnier, on gratta les
inscriptions, et la chambre se retrouva blanche et nue sans la
moindre trace de fresque.

M. de Beaufort alors acheta à l’un de ses gardiens un chien nommé
Pistache; rien ne s’opposant à ce que les prisonniers eussent un
chien, M. de Chavigny autorisa que le quadrupède changeât de
maître. M. de Beaufort restait quelquefois des heures entières
enfermé avec son chien. On se doutait bien que pendant ces heures
le prisonnier s’occupait de l’éducation de Pistache, mais on
ignorait dans quelle voie il la dirigeait. Un jour, Pistache se
trouvant suffisamment dressé, M. de Beaufort invita M. de Chavigny
et les officiers de Vincennes à une grande représentation qu’il
donna dans sa chambre. Les invités arrivèrent; la chambre était
éclairée d’autant de bougies qu’avait pu s’en procurer
M. de Beaufort. Les exercices commencèrent.

Le prisonnier, avec un morceau de plâtre détaché de la muraille,
avait tracé au milieu de la chambre une longue ligne blanche
représentant une corde. Pistache, au premier ordre de son maître,
se plaça sur cette ligne, se dressa sur ses pattes de derrière et,
tenant une baguette à battre les habits entre ses pattes de
devant, il commença à suivre la ligne avec toutes les contorsions
que fait un danseur de corde; puis, après avoir parcouru deux ou
trois fois en avant et en arrière la longueur de la ligne, il
rendit la baguette à M. de Beaufort, et recommença les mêmes
évolutions sans balancier.

L’intelligent animal fut criblé d’applaudissements.

Le spectacle était divisé en trois parties; la première achevée,
on passa à la seconde.

Il s’agissait d’abord de dire l’heure qu’il était.

M. de Chavigny montra sa montre à Pistache. Il était six heures et
demie.

Pistache leva et baissa la patte six fois, et, à la septième,
resta la patte en l’air. Il était impossible d’être plus clair, un
cadran solaire n’aurait pas mieux répondu: comme chacun sait, le
cadran solaire a le désavantage de ne dire l’heure que tant que le
soleil luit.

Ensuite, il s’agissait de reconnaître devant toute la société quel
était le meilleur geôlier de toutes les prisons de France.

Le chien fit trois fois le tour du cercle et alla se coucher de la
façon la plus respectueuse du monde aux pieds de M. de Chavigny.

M. de Chavigny fit semblant de trouver la plaisanterie charmante
et rit du bout des dents. Quand il eut fini de rire il se mordit
les lèvres et commença de froncer le sourcil.

Enfin M. de Beaufort posa à Pistache cette question si difficile à
résoudre, à savoir: Quel était le plus grand voleur du monde
connu?

Pistache, cette fois, fit le tour de la chambre, mais ne s’arrêta
à personne, et, s’en allant à la porte, il se mit à gratter et à
se plaindre.

-- Voyez, messieurs, dit le prince, cet intéressant animal ne
trouvant pas ici ce que je lui demande, va chercher dehors. Mais,
soyez tranquilles, vous ne serez pas privés de sa réponse pour
cela. Pistache, mon ami, continua le duc, venez ici. Le chien
obéit. Le plus grand voleur du monde connu, reprit le prince, est-
ce M. le secrétaire du roi Le Camus, qui est venu à Paris avec
vingt livres et qui possède maintenant dix millions?

Le chien secoua la tête en signe de négation.

-- Est-ce, continua le prince, M. le surintendant d’Emery, qui a
donné à M. Thoré, son fils, en le mariant, trois cent mille livres
de rente et un hôtel près duquel les Tuileries sont une masure et
le Louvre une bicoque?

Le chien secoua la tête en signe de négation.

-- Ce n’est pas encore lui, reprit le prince. Voyons, cherchons
bien: serait-ce, par hasard, l’illustrissime _facchino_ Mazarini
di Piscina, hein?

Le chien fit désespérément signe que oui en se levant et en
baissant la tête huit ou dix fois de suite.

-- Messieurs, vous le voyez, dit M. de Beaufort aux assistants,
qui cette fois n’osèrent pas même rire du bout des dents,
l’illustrissime _facchino_ Mazarini di Piscina est le plus grand
voleur du monde connu; c’est Pistache qui le dit, du moins.

Passons à un autre exercice.

-- Messieurs, continua le duc de Beaufort, profitant d’un grand
silence qui se faisait pour produire le programme de la troisième
partie de la soirée, vous vous rappelez tous que M. le duc de
Guise avait appris à tous les chiens de Paris à sauter pour
mademoiselle de Pons, qu’il avait proclamée la belle des belles!
eh bien, messieurs, ce n’était rien, car ces animaux obéissaient
machinalement, ne sachant point faire de dissidence
(M. de Beaufort voulait dire différence) entre ceux pour lesquels
ils devaient sauter et ceux pour lesquels ils ne le devaient pas.
Pistache va vous montrer ainsi qu’à monsieur le gouverneur qu’il
est fort au-dessus de ses confrères. Monsieur de Chavigny, ayez la
bonté de me prêter votre canne.

M. de Chavigny prêta sa canne à M. de Beaufort.

M. de Beaufort la plaça horizontalement à la hauteur d’un pied.

-- Pistache, mon ami, dit-il, faites-moi le plaisir de sauter pour
madame de Montbazon.

Tout le monde se mit à rire: on savait qu’au moment où il avait
été arrêté, M. de Beaufort était l’amant déclaré de madame de
Montbazon.

Pistache ne fit aucune difficulté, et sauta joyeusement par-dessus
la canne.

-- Mais, dit M. de Chavigny, il me semble que Pistache fait juste
ce que faisaient ses confrères quand ils sautaient pour
mademoiselle de Pons.

-- Attendez, dit le prince. Pistache, mon ami, dit-il, sautez pour
la reine.

Et il haussa la canne de six pouces.

Le chien sauta respectueusement par-dessus la canne.

-- Pistache, mon ami, continua le duc en haussant la canne de six
pouces, sautez pour le roi.

Le chien prit son élan, et, malgré la hauteur, sauta légèrement
par-dessus.

-- Et maintenant, attention, reprit le duc en baissant la canne
presque au niveau de terre, Pistache, mon ami, sautez pour
l’illustrissime _facchino_ Mazarini di Piscina.

Le chien tourna le derrière à la canne.

-- Eh bien! qu’est-ce que cela? dit M. de Beaufort en décrivant un
demi-cercle de la queue à la tête de l’animal, et en lui
présentant de nouveau la canne, sautez donc, monsieur Pistache.

Mais Pistache, comme la première fois, fit un demi-tour sur lui-
même et présenta le derrière à la canne.

M. de Beaufort fit la même évolution et répéta la même phrase,
mais cette fois la patience de Pistache était à bout; il se jeta
avec fureur sur la canne, l’arracha des mains du prince et la
brisa entre ses dents.

M. de Beaufort lui prit les deux morceaux de la gueule, et, avec
un grand sérieux, les rendit à M. de Chavigny en lui faisant force
excuses et en lui disant que la soirée était finie; mais que s’il
voulait bien dans trois mois assister à une autre séance, Pistache
aurait appris de nouveaux tours.

Trois jours après, Pistache était empoisonné.

On chercha le coupable; mais, comme on le pense bien, le coupable
demeura inconnu. M. de Beaufort lui fit élever un tombeau avec
cette épitaphe:

«Ci-gît Pistache, un des chiens les plus intelligents qui aient
jamais existé.»

Il n’y avait rien à dire de cet éloge: M. de Chavigny ne put
l’empêcher.

Mais alors le duc dit bien haut qu’on avait fait sur son chien
l’essai de la drogue dont on devait se servir pour lui, et un
jour, après son dîner, il se mit au lit en criant qu’il avait des
coliques et que c’était le Mazarin qui l’avait fait empoisonner.

Cette nouvelle espièglerie revint aux oreilles du cardinal et lui
fit grand’peur. Le donjon de Vincennes passait pour fort malsain:
madame de Rambouillet avait dit que la chambre dans laquelle
étaient morts Puylaurens, le maréchal Ornano et le grand prieur de
Vendôme valait son pesant d’arsenic, et le mot avait fait fortune.
Il ordonna donc que le prisonnier ne mangeât plus rien sans qu’on
fit l’essai du vin et des viandes. Ce fut alors que l’exempt La
Ramée fut placé près de lui à titre de dégustateur.

Cependant M. de Chavigny n’avait point pardonné au duc les
impertinences qu’avait déjà expiées l’innocent Pistache.

M. de Chavigny était une créature du feu cardinal, on disait même
que c’était son fils; il devait donc quelque peu se connaître en
tyrannie: il se mit à rendre ses noises à M. de Beaufort; il lui
enleva ce qu’on lui avait laissé jusqu’alors de couteaux de fer et
de fourchettes d’argent, il lui fit donner des couteaux d’argent
et des fourchettes de bois. M. de Beaufort se plaignit;
M. de Chavigny lui fit répondre qu’il venait d’apprendre que le
cardinal ayant dit à madame de Vendôme que son fils était au
donjon de Vincennes pour toute sa vie, il avait craint qu’à cette
désastreuse nouvelle son prisonnier ne se portât à quelque
tentative de suicide. Quinze jours après, M. de Beaufort trouva
deux rangées d’arbres gros comme le petit doigt plantés sur le
chemin qui conduisait au jeu de paume; il demanda ce que c’était,
et il lui fut répondu que c’était pour lui donner de l’ombre un
jour. Enfin, un matin, le jardinier vint le trouver, et, sous la
couleur de lui plaire, lui annonça qu’on allait faire pour lui des
plants d’asperges. Or, comme chacun le sait, les asperges, qui
mettent aujourd’hui quatre ans à venir, en mettaient cinq à cette
époque où le jardinage était moins perfectionné. Cette civilité
mit M. de Beaufort en fureur.

Alors M. de Beaufort pensa qu’il était temps de recourir à l’un de
ses quarante moyens, et il essaya d’abord du plus simple, qui
était de corrompre La Ramée; mais La Ramée, qui avait acheté sa
charge d’exempt quinze cents écus, tenait fort à sa charge. Aussi,
au lieu d’entrer dans les vues du prisonnier, alla-t-il tout
courant prévenir M. de Chavigny; aussitôt M. de Chavigny mit huit
hommes dans la chambre même du prince, doubla les sentinelles et
tripla les postes. À partir de ce moment, le prince ne marcha plus
que comme les rois de théâtre, avec quatre hommes devant lui et
quatre derrière, sans compter ceux qui marchaient en serre-file.

M. de Beaufort rit beaucoup d’abord de cette sévérité, qui lui
devenait une distraction. Il répéta tant qu’il put: «Cela m’amuse,
cela me _diversifie_» (M. de Beaufort voulait dire: Cela me
divertit; mais, comme on sait, il ne disait pas toujours ce qu’il
voulait dire). Puis il ajoutait: «D’ailleurs, quand je voudrai me
soustraire aux honneurs que vous me rendez, j’ai encore trente-
neuf autres moyens.»

Mais cette distraction devint à la fin un ennui. Par fanfaronnade,
mais de Beaufort tint bon six mois; mais au bout de six mois,
voyant toujours huit hommes s’asseyant quand il s’asseyait, se
levant quand il se levait, s’arrêtant quand il s’arrêtait, il
commença à froncer le sourcil et à compter les jours.

Cette nouvelle persécution amena une recrudescence de haine contre
le Mazarin. Le prince jurait du matin au soir, ne parlant que de
capilotades d’oreilles mazarines. C’était à faire frémir; le
cardinal, qui savait tout ce qui se passait à Vincennes, en
enfonçait malgré lui sa barrette jusqu’au cou.

Un jour M. de Beaufort rassembla les gardiens, et malgré sa
difficulté d’élocution devenue proverbiale, il leur fit ce
discours qui, il est vrai, était préparé d’avance:

-- Messieurs, leur dit-il, souffrirez-vous donc qu’un petit-fils
du bon roi Henri IV soit abreuvé d’outrages et d’_ignobilies_ (il
voulait dire d’ignominies); ventre-saint-gris! comme disait mon
grand-père, j’ai presque régné dans Paris, savez-vous! j’ai eu en
garde pendant tout un jour le roi et Monsieur. La reine me
caressait alors et m’appelait le plus honnête homme du royaume.
Messieurs les bourgeois, maintenant, mettez-moi dehors: j’irai au
Louvre, je tordrai le cou au Mazarin, vous serez mes gardes du
corps, je vous ferai tous officiers et avec de bonnes pensions.
Ventre-saint-gris! en avant, marche!

Mais, si pathétique qu’elle fût, l’éloquence du petit-fils de
Henri IV n’avait point touché ces coeurs de pierre; pas un ne
bougea: ce que voyant, M. de Beaufort leur dit qu’ils étaient tous
des gredins et s’en fit des ennemis cruels.

Quelquefois, lorsque M. de Chavigny le venait voir, ce à quoi il
ne manquait pas deux ou trois fois la semaine, le duc profitait de
ce moment pour le menacer.

-- Que feriez-vous, monsieur, lui disait-il, si un beau jour vous
voyiez apparaître une armée de Parisiens tout bardés de fer et
hérissés de mousquets, venant me délivrer?

-- Monseigneur, répondit M. de Chavigny en saluant profondément le
prince, j’ai sur les remparts vingt pièces d’artillerie, et dans
mes casemates trente mille coups à tirer; je les cartonnerais de
mon mieux.

-- Oui, mais quand vous auriez tiré vos trente mille coups, ils
prendraient le donjon, et le donjon pris, je serais forcé de les
laisser vous pendre, ce dont je serais bien marri, certainement.

Et à son tour le prince salua M. de Chavigny avec la plus grande
politesse.

-- Mais moi, Monseigneur, reprenait M. de Chavigny, au premier
croquant qui passerait le seuil de mes poternes, ou qui mettrait
le pied sur mon rempart, je serais forcé, à mon bien grand regret,
de vous tuer de ma propre main, attendu que vous m’êtes confié
tout particulièrement, et que je vous dois rendre mort au vif.

Et il saluait Son Altesse de nouveau.

-- Oui, continuait le duc; mais comme bien certainement ces braves
gens-là ne viendraient ici qu’après avoir un peu pendu M. Giulio
Mazarini, vous vous garderiez bien de porter la main sur moi et
vous me laisseriez vivre, de peur d’être tiré à quatre chevaux par
les Parisiens, ce qui est bien plus désagréable encore que d’être
pendu, allez.

Ces plaisanteries aigres-douces allaient ainsi dix minutes, un
quart d’heure, vingt minutes au plus, mais elles finissaient
toujours ainsi:

M. de Chavigny, se retournant vers la porte:

-- Holà! La Ramée, criait-il.

La Ramée entrait.

-- La Ramée, continuait M. de Chavigny, je vous recommande tout
particulièrement M. de Beaufort: traitez-le avec tous les égards
dus à son nom et à son rang, et à cet effet ne le perdez pas un
instant de vue.

Puis il se retirait en saluant M. de Beaufort avec une politesse
ironique qui mettait celui-ci dans des colères bleues.

La Ramée était donc devenu le commensal obligé du prince, son
gardien éternel, l’ombre de son corps; mais, il faut le dire, la
compagnie de La Ramée, joyeux vivant, franc convive, buveur
reconnu, grand joueur de paume, bon diable au fond, et n’ayant
pour M. de Beaufort qu’un défaut, celui d’être incorruptible,
était devenu pour le prince plutôt une distraction qu’une fatigue.

Malheureusement il n’en était point de même pour maître La Ramée,
et quoiqu’il estimât à un certain prix l’honneur d’être enfermé
avec un prisonnier de si haute importance, le plaisir de vivre
dans la familiarité du petit-fils d’Henri IV ne compensait pas
celui qu’il eût éprouvé à aller faire de temps en temps visite à
sa famille.

On peut être excellent exempt du roi, en même temps que bon père
et bon époux. Or maître La Ramée adorait sa femme et ses enfants,
qu’il ne faisait plus qu’entrevoir du haut de la muraille, lorsque
pour lui donner cette consolation paternelle et conjugale ils se
venaient promener de l’autre côté des fossés; décidément c’était
trop peu pour lui, et La Ramée sentait que sa joyeuse humeur,
qu’il avait considérée comme la cause de sa bonne santé, sans
calculer qu’au contraire elle n’en était probablement que le
résultat, ne tiendrait pas longtemps à un pareil régime. Cette
conviction ne fit que croître dans son esprit, lorsque, peu à peu,
les relations de M. de Beaufort et de M. de Chavigny s’étant
aigries de plus en plus, ils cessèrent tout à fait de se voir. La
Ramée sentit alors la responsabilité peser plus forte sur sa tête,
et comme justement, par ces raisons que nous venons d’expliquer,
il cherchait du soulagement, il accueillit très chaudement
l’ouverture que lui avait faite son ami, l’intendant du maréchal
de Grammont, de lui donner un acolyte: il en avait aussitôt parlé
à M. de Chavigny, lequel avait répondu qu’il ne s’y opposait en
aucune manière, à la condition toutefois que le sujet lui convînt.

Nous regardons comme parfaitement inutile de faire à nos lecteurs
le portrait physique et moral de Grimaud: si, comme nous
l’espérons, ils n’ont pas tout à fait oublié la première partie de
cet ouvrage, ils doivent avoir conservé un souvenir assez net de
cet estimable personnage, chez lequel il ne s’était fait d’autre
changement que d’avoir pris vingt ans de plus: acquisition qui
n’avait fait que le rendre plus taciturne et plus silencieux,
quoique, depuis le changement qui s’était opéré en lui, Athos lui
eût rendu toute permission de parler.

Mais à cette époque il y avait déjà douze ou quinze ans que
Grimaud se taisait, et une habitude de douze ou quinze ans est
devenue une seconde nature.


XX. Grimaud entre en fonctions

Grimaud se présenta donc avec ses dehors favorables au donjon de
Vincennes. M. de Chavigny se piquait d’avoir l’oeil infaillible;
ce qui pourrait faire croire qu’il était véritablement le fils du
cardinal de Richelieu, dont c’était aussi la prétention éternelle.
Il examina donc avec attention le postulant, et conjectura que les
sourcils rapprochés, les lèvres minces, le nez crochu et les
pommettes saillantes de Grimaud étaient des indices parfaits. Il
ne lui adressa que douze paroles; Grimaud en répondit quatre.

-- Voilà un garçon distingué, et je l’avais jugé tel, dit
M. de Chavigny; allez vous faire agréer de M. La Ramée, et dites-
lui que vous me convenez sur tous les points.

Grimaud tourna sur ses talons et s’en alla passer l’inspection
beaucoup plus rigoureuse de La Ramée. Ce qui le rendait plus
difficile, c’est que M. de Chavigny savait qu’il pouvait se
reposer sur lui, et que lui voulait pouvoir se reposer sur
Grimaud.

Grimaud avait juste les qualités qui peuvent séduire un exempt qui
désire un sous-exempt; aussi, après mille questions qui
n’obtinrent chacune qu’un quart de réponse, La Ramée, fasciné par
cette sobriété de paroles, se frotta les mains et enrôla Grimaud.

-- La consigne? demanda Grimaud.

-- La voici: Ne jamais laisser le prisonnier seul, lui ôter tout
instrument piquant ou tranchant, l’empêcher de faire signe aux
gens du dehors ou de causer trop longtemps avec ses gardiens.

-- C’est tout? demanda Grimaud.

-- Tout pour le moment, répondit La Ramée. Des circonstances
nouvelles, s’il y en a, amèneront de nouvelles consignes.

-- Bon, répondit Grimaud.

Et il entra chez M. le duc de Beaufort.

Celui-ci était en train de se peigner la barbe qu’il laissait
pousser ainsi que ses cheveux, pour faire pièce au Mazarin en
étalant sa misère et en faisant parade de sa mauvaise mine. Mais
comme quelques jours auparavant il avait cru, du haut du donjon,
reconnaître au fond d’un carrosse la belle madame de Montbazon,
dont le souvenir lui était toujours cher, il n’avait pas voulu
être pour elle ce qu’il était pour Mazarin; il avait donc, dans
l’espérance de la revoir, demandé un peigne de plomb qui lui avait
été accordé.

M. de Beaufort avait demandé un peigne de plomb, parce que comme
tous les blonds, il avait la barbe un peu rouge: il se la teignait
en se la peignant.

Grimaud, en entrant, vit le peigne que le prince venait de déposer
sur la table; il le prit en faisant une révérence.

Le duc regarda cette étrange figure avec étonnement.

La figure mit le peigne dans sa poche.

-- Holà, hé! qu’est-ce que cela? s’écria le duc, et quel est ce
drôle?

Grimaud ne répondit point, mais salua une seconde fois.

-- Es-tu muet? s’écria le duc.

Grimaud fit signe que non.

-- Qu’es-tu alors? réponds, je te l’ordonne, dit le duc.

-- Gardien, répondit Grimaud.

-- Gardien! s’écria le duc. Bien, il ne manquait que cette figure
patibulaire à ma collection. Holà! La Ramée, quelqu’un!

La Ramée appelé accourut; malheureusement pour le prince il
allait, se reposant sur Grimaud, se rendre à Paris, il était déjà
dans la cour et remonta mécontent.

-- Qu’est-ce, mon prince? demanda-t-il.

-- Quel est ce maraud qui prend mon peigne et qui le met dans sa
poche? demanda M. de Beaufort.

-- C’est un de vos gardes, Monseigneur, un garçon plein de mérite
et que vous apprécierez comme M. de Chavigny et moi, j’en suis
sûr.

-- Pourquoi me prend-il mon peigne?

-- En effet, dit La Ramée, pourquoi prenez-vous le peigne de
Monseigneur?

Grimaud tira le peigne de sa poche, passa son doigt dessus, et, en
regardant et montrant la grosse dent, se contenta de prononcer un
seul mot:

-- Piquant.

-- C’est vrai, dit La Ramée.

-- Que dit cet animal? demanda le duc.

-- Que tout instrument piquant est interdit par le roi à
Monseigneur.

-- Ah çà! dit le duc, êtes-vous fou, La Ramée? Mais c’est vous-
même qui me l’avez donné, ce peigne.

-- Et grand tort j’ai eu, Monseigneur; car en vous le donnant je
me suis mis en contravention avec ma consigne.

Le duc regarda furieusement Grimaud, qui avait rendu le peigne à
La Ramée.

-- Je prévois que ce drôle me déplaira énormément, murmura le
prince.

En effet, en prison il n’y a pas de sentiment intermédiaire. Comme
tout, hommes et choses, vous est ou ami ou ennemi, on aime ou l’on
hait quelquefois avec raison, mais bien plus souvent encore par
instinct. Or, par ce motif infiniment simple que Grimaud au
premier coup d’oeil avait plu à M. de Chavigny et à La Ramée, il
devait, ses qualités aux yeux du gouverneur et de l’exempt
devenant des défauts aux yeux du prisonnier, déplaire tout d’abord
à M. de Beaufort.

Cependant Grimaud ne voulut pas dès le premier jour rompre
directement en visière avec le prisonnier; il avait besoin, non
pas d’une répugnance improvisée, mais d’une belle et bonne haine
bien tenace.

Il se retira donc pour faire place à quatre gardes qui, venant de
déjeuner, pouvaient reprendre leur service près du prince.

De son côté, le prince avait à confectionner une nouvelle
plaisanterie sur laquelle il comptait beaucoup: il avait demandé
des écrevisses pour son déjeuner du lendemain et comptait passer
la journée à faire une petite potence pour pendre la plus belle au
milieu de sa chambre. La couleur rouge que devait lui donner la
cuisson ne laisserait aucun doute sur l’allusion, et ainsi il
aurait eu le plaisir de pendre le cardinal en effigie en attendant
qu’il fût pendu en réalité, sans qu’on pût toutefois lui reprocher
d’avoir pendu autre chose qu’une écrevisse.

La journée fut employée aux préparatifs de l’exécution. On devient
très enfant en prison, et M. de Beaufort était de caractère à le
devenir plus que tout autre. Il alla se promener comme d’habitude,
brisa deux ou trois petites branches destinées à jouer un rôle
dans sa parade, et, après avoir beaucoup cherché, trouva un
morceau de verre cassé, trouvaille qui parut lui faire le plus
grand plaisir. Rentré chez lui, il effila son mouchoir.

Aucun de ces détails n’échappa à l’oeil investigateur de Grimaud.

Le lendemain matin la potence était prête, et afin de pouvoir la
planter dans le milieu de la chambre, M. de Beaufort en effilait
un des bouts avec son verre brisé.

La Ramée le regardait faire avec la curiosité d’un père qui pense
qu’il va peut-être découvrir un joujou nouveau pour ses enfants,
et les quatre gardes avec cet air de désoeuvrement qui faisait à
cette époque comme aujourd’hui le caractère principal de la
physionomie du soldat.

Grimaud entra comme le prince venait de poser son morceau de
verre, quoiqu’il n’eût pas encore achevé d’effiler le pied de sa
potence; mais il s’était interrompu pour attacher le fil à son
extrémité opposée.

Il jeta sur Grimaud un coup d’oeil où se révélait un reste de la
mauvaise humeur de la veille; mais comme il était d’avance très
satisfait du résultat que ne pouvait manquer d’avoir sa nouvelle
invention, il n’y fit pas autrement attention.

Seulement, quand il eut fini de faire un noeud à la marinière à un
bout de son fil et un noeud coulant à l’autre, quand il eut jeté
un regard sur le plat d’écrevisses et choisi de l’oeil la plus
majestueuse, il se retourna pour aller chercher son morceau de
verre. Le morceau de verre avait disparu.

-- Qui m’a pris mon morceau de verre? demanda le prince en
fronçant le sourcil.

Grimaud fit signe que c’était lui.

-- Comment! toi encore? et pourquoi me l’as-tu pris?

-- Oui, demanda La Ramée, pourquoi avez-vous pris le morceau de
verre à Son Altesse?

Grimaud, qui tenait à la main le fragment de vitre, passa le doigt
sur le fil, et dit:

-- Tranchant.

-- C’est juste, Monseigneur, dit La Ramée. Ah peste! que nous
avons acquis là un garçon précieux!

-- Monsieur Grimaud, dit le prince, dans votre intérêt, je vous en
conjure, ayez soin de ne jamais vous trouver à la portée de ma
main.

Grimaud fit la révérence et se retira au bout de la chambre.

-- Chut, chut, Monseigneur, dit La Ramée; donnez-moi votre petite
potence, je vais l’effiler avec mon couteau.

-- Vous? dit le duc en riant.

-- Oui, moi; n’était-ce pas cela que vous désiriez?

-- Sans doute.

-- Tiens, au fait, dit le duc, ce sera plus drôle. Tenez, mon cher
La Ramée.

La Ramée, qui n’avait rien compris à l’exclamation du prince,
effila le pied de la potence le plus proprement du monde.

-- Là, dit le duc; maintenant, faites-moi un petit trou en terre
pendant que je vais aller chercher le patient.

La Ramée mit un genou en terre et creusa le sol.

Pendant ce temps, le prince suspendit son écrevisse au fil.

Puis il planta la potence au milieu de la chambre en éclatant de
rire.

La Ramée aussi rit de tout son coeur, sans trop savoir de quoi il
riait, et les gardes firent chorus.

Grimaud seul ne rit pas.

Il s’approcha de La Ramée, et, lui montrant l’écrevisse qui
tournait au bout de son fil:

-- Cardinal! dit-il.

-- Pendu par Son Altesse le duc de Beaufort, reprit le prince en
riant plus fort que jamais, et par maître Jacques-Chrysostome La
Ramée, exempt du roi.

La Ramée poussa un cri de terreur et se précipita vers la potence,
qu’il arracha de terre, qu’il mit incontinent en morceaux, et dont
il jeta les morceaux par la fenêtre. Il allait en faire autant de
l’écrevisse, tant il avait perdu l’esprit, lorsque Grimaud la lui
prit des mains.

-- Bonne à manger, dit-il; et il la mit dans sa poche.

Cette fois le duc avait pris si grand plaisir à cette scène, qu’il
pardonna presque à Grimaud le rôle qu’il avait joué. Mais comme,
dans le courant de la journée, il réfléchit à l’intention qu’avait
eue son gardien, et qu’au fond cette intention lui parut mauvaise,
il sentit sa haine pour lui s’augmenter d’une manière sensible.

Mais l’histoire de l’écrevisse n’en eut pas moins, au grand
désespoir de La Ramée, un immense retentissement dans l’intérieur
du donjon, et même au-dehors. M. de Chavigny, qui au fond du coeur
détestait fort le cardinal, eut soin de conter l’anecdote à deux
ou trois amis bien intentionnés, qui la répandirent à l’instant
même.

Cela fit passer deux ou trois bonnes journées à M. de Beaufort.

Cependant, le duc avait remarqué parmi ses gardes un homme porteur
d’une assez bonne figure, et il l’amadouait d’autant plus qu’à
chaque instant Grimaud lui déplaisait davantage. Or, un matin
qu’il avait pris cet homme à part, et qu’il était parvenu à lui
parler quelque temps en tête à tête, Grimaud entra, regarda ce qui
se passait, puis s’approchant respectueusement du garde et du
prince, il prit le garde par le bras.

-- Que me voulez-vous? demanda brutalement le duc.

Grimaud conduisit le garde à quatre pas et lui montra la porte.

-- Allez, dit-il.

Le garde obéit.

-- Oh! mais, s’écria le prince, vous m’êtes insupportable: je vous
châtierai.

Grimaud salua respectueusement.

-- Monsieur l’espion, je vous romprai les os! s’écria le prince
exaspéré.

Grimaud salua en reculant.

-- Monsieur l’espion, continua le duc, je vous étranglerai de mes
propres mains.

Grimaud salua en reculant toujours.

-- Et cela, reprit le prince, qui pensait qu’autant valait en
finir de suite, pas plus tard qu’à l’instant même.

Et il étendit ses deux mains crispées vers Grimaud, qui se
contenta de pousser le garde dehors et de fermer la porte derrière
lui.

En même temps il sentit les mains du prince qui s’abaissaient sur
ses épaules, pareilles à deux tenailles de fer; il se contenta, au
lieu d’appeler ou de se défendre, d’amener lentement son index à
la hauteur de ses lèvres et de prononcer à demi-voix, en colorant
sa figure de son plus charmant sourire, le mot:

-- Chut!

C’était une chose si rare de la part de Grimaud qu’un geste, qu’un
sourire et qu’une parole, que Son Altesse s’arrêta tout court, au
comble de la stupéfaction.

Grimaud profita de ce moment pour tirer de la doublure de sa veste
un charmant petit billet à cachet aristocratique, auquel sa longue
station dans les habits de Grimaud n’avait pu faire perdre
entièrement son premier parfum, et le présenta au duc sans
prononcer une parole.

Le duc, de plus en plus étonné, lâcha Grimaud, prit le billet, et,
reconnaissant l’écriture:

-- De madame de Montbazon? s’écria-t-il.

Grimaud fit signe de la tête que oui.

Le duc déchira rapidement l’enveloppe, passa sa main sur ses yeux,
tant il était ébloui, et lut ce qui suit:

«Mon cher duc,

Vous pouvez vous fier entièrement au brave garçon qui vous
remettra ce billet, car c’est le valet d’un gentilhomme qui est à
nous, et qui nous l’a garanti comme éprouvé par vingt ans de
fidélité. Il a consenti à entrer au service de votre exempt et à
s’enfermer avec vous à Vincennes, pour préparer et aider à votre
fuite, de laquelle nous nous occupons.

Le moment de la délivrance approche; prenez patience et courage en
songeant que, malgré le temps et l’absence, tous vos amis vous ont
conservé les sentiments qu’ils vous avaient voués.

Votre toute et toujours affectionnée,

«MARIE DE MONTBAZON.»

«_P.-S._ -- Je signe en toutes lettres, car ce serait par trop de
vanité de penser qu’après cinq ans d’absence vous reconnaîtriez
mes initiales.»

Le duc demeura un instant étourdi. Ce qu’il cherchait depuis cinq
ans sans avoir pu le trouver, c’est-à-dire un serviteur, un aide,
un ami, lui tombait tout à coup du ciel au moment où il s’y
attendait le moins. Il regarda Grimaud avec étonnement et revint à
sa lettre qu’il relut d’un bout à l’autre.

-- Oh! chère Marie, murmura-t-il quand il eut fini, c’est donc
bien elle que j’avais aperçue au fond de son carrosse! Comment,
elle pense encore à moi après cinq ans de séparation! Morbleu!
voilà une constance comme on n’en voit que dans l’_Astrée_.

Puis se retournant vers Grimaud:

-- Et toi, mon brave garçon, ajouta-t-il, tu consens donc à nous
aider?

Grimaud fit signe que oui.

-- Et tu es venu ici pour cela?

Grimaud répéta le même signe.

-- Et moi qui voulais t’étrangler! s’écria le duc. Grimaud se prit
à sourire.

-- Mais attends, dit le duc.

Et il fouilla dans sa poche.

-- Attends, continua-t-il en renouvelant l’expérience infructueuse
une première fois, il ne sera pas dit qu’un pareil dévouement pour
un petit-fils de Henri IV restera sans récompense.

Le mouvement du duc de Beaufort dénonçait la meilleure intention
du monde. Mais une des précautions qu’on prenait à Vincennes était
de ne pas laisser d’argent aux prisonniers.

Sur quoi Grimaud, voyant le désappointement du duc, tira de sa
poche une bourse pleine d’or et la lui présenta.

-- Voilà ce que vous cherchez, dit-il.

Le duc ouvrit la bourse et voulut la vider entre les mains de
Grimaud, mais Grimaud secoua la tête.

-- Merci, Monseigneur, ajouta-t-il en se reculant, je suis payé.

Le duc tombait de surprise en surprise.

Le duc lui tendit la main; Grimaud s’approcha et la lui baisa
respectueusement. Les grandes manières d’Athos avaient déteint sur
Grimaud.

-- Et maintenant, demanda le duc, qu’allons-nous faire?

-- Il est onze heures du matin, reprit Grimaud. Que Monseigneur, à
deux heures, demande à faire une partie de paume avec La Ramée, et
envoie deux ou trois balles pardessus les remparts.

-- Eh bien, après?

-- Après... Monseigneur s’approchera des murailles et criera à un
homme qui travaille dans les fossés de les lui renvoyer.

-- Je comprends, dit le duc.

Le visage de Grimaud parut exprimer une vive satisfaction: le peu
d’usage qu’il faisait d’habitude de la parole lui rendait la
conversation difficile.

Il fit un mouvement pour se retirer.

-- Ah çà! dit le duc, tu ne veux donc rien accepter?

-- Je voudrais que Monseigneur me fît une promesse.

-- Laquelle? parle.

-- C’est que, lorsque nous nous sauverons, je passerai toujours et
partout le premier; car si l’on rattrape Monseigneur, le plus
grand risque qu’il coure est d’être réintégré dans sa prison,
tandis que si l’on m’attrape, moi, le moins qui puisse m’arriver,
c’est d’être pendu.

-- C’est trop juste, dit le duc, et, foi de gentilhomme, il sera
fait comme tu demandes.

-- Maintenant, dit Grimaud, je n’ai plus qu’une chose à demander à
Monseigneur: c’est qu’il continue de me faire l’honneur de me
détester comme auparavant.

-- Je tâcherai, dit le duc.

On frappa à la porte.

Le duc mit son billet et sa bourse dans sa poche et se jeta sur
son lit. On savait que c’était sa ressource dans ses grands
moments d’ennui. Grimaud alla ouvrir: c’était La Ramée qui venait
de chez le cardinal, où s’était passée la scène que nous avons
racontée.

La Ramée jeta un regard investigateur autour de lui, et voyant
toujours les mêmes symptômes d’antipathie entre le prisonnier et
son gardien, il sourit plein d’une satisfaction intérieure.

Puis se retournant vers Grimaud:

-- Bien, mon ami, lui dit-il, bien. Il vient d’être parlé de vous
en bon lieu, et vous aurez bientôt, je l’espère, des nouvelles qui
ne vous seront point désagréables.

Grimaud salua d’un air qu’il tâcha de rendre gracieux et se
retira, ce qui était son habitude quand son supérieur entrait.

-- Eh bien, Monseigneur! dit La Ramée avec son gros rire, vous
boudez donc toujours ce pauvre garçon?

-- Ah! c’est vous, La Ramée, dit le duc; ma foi, il était temps
que vous arrivassiez. Je m’étais jeté sur mon lit et j’avais
tourné le nez au mur pour ne pas céder à la tentation de tenir ma
promesse en étranglant ce scélérat de Grimaud.

-- Je doute pourtant, dit La Ramée en faisant une spirituelle
allusion au mutisme de son subordonné, qu’il ait dit quelque chose
de désagréable à Votre Altesse.

-- Je le crois pardieu bien! un muet d’Orient. Je vous jure qu’il
était temps que vous revinssiez, La Ramée, et que j’avais hâte de
vous revoir.

-- Monseigneur est trop bon, dit La Ramée, flatté du compliment.

-- Oui, continua le duc; en vérité, je me sens aujourd’hui d’une
maladresse qui vous fera plaisir à voir.

-- Nous ferons donc une partie de paume? dit machinalement La
Ramée.

-- Si vous le voulez bien.

-- Je suis aux ordres de Monseigneur.

-- C’est-à-dire, mon cher La Ramée, dit le duc, que vous êtes un
homme charmant et que je voudrais demeurer éternellement à
Vincennes pour avoir le plaisir de passer ma vie avec vous.

-- Monseigneur, dit La Ramée, je crois qu’il ne tiendra pas au
cardinal que vos souhaits ne soient accomplis.

-- Comment cela? L’avez-vous vu depuis peu?

-- Il m’a envoyé quérir ce matin.

-- Vraiment! pour vous parler de moi?

-- De quoi voulez-vous qu’il me parle? En vérité, Monseigneur,
vous êtes son cauchemar.

Le duc sourit amèrement.

-- Ah! dit-il, si vous acceptiez mes offres, La Ramée!

-- Allons, Monseigneur, voilà encore que nous allons reparler de
cela; mais vous voyez bien que vous n’êtes pas raisonnable.

-- La Ramée, je vous ai dit et je vous répète encore que je ferais
votre fortune.

-- Avec quoi? Vous ne serez pas plus tôt sorti de prison que vos
biens seront confisqués.

-- Je ne serai pas plus tôt sorti de prison que je serai maître de
Paris.

-- Chut! chut donc! Eh bien... mais, est-ce que je puis entendre
des choses comme cela? Voilà une belle conversation à tenir à un
officier du roi! Je vois bien, Monseigneur, qu’il faudra que je
cherche un second Grimaud.

-- Allons! n’en parlons plus. Ainsi il a été question de moi entre
toi et le cardinal? La Ramée, tu devrais, un jour qu’il te fera
demander, me laisser mettre tes habits; j’irais à ta place, je
l’étranglerais, et, foi de gentilhomme, si c’était une condition,
je reviendrais me mettre en prison.

-- Monseigneur, je vois bien qu’il faut que j’appelle Grimaud.

-- J’ai tort. Et que t’a-t-il dit, le cuistre?

-- Je vous passe le mot, Monseigneur, dit La Ramée d’un air fin,
parce qu’il rime avec ministre. Ce qu’il m’a dit? Il m’a dit de
vous surveiller.

-- Et pourquoi cela, me surveiller? demanda le duc inquiet.

-- Parce qu’un astrologue a prédit que vous vous échapperiez.

-- Ah! un astrologue a prédit cela? dit le duc en tressaillant
malgré lui.

-- Oh! mon Dieu, oui! ils ne savent que s’imaginer, ma parole
d’honneur, pour tourmenter les honnêtes gens, ces imbéciles de
magiciens.

-- Et qu’as-tu répondu à l’illustrissime Éminence?

-- Que si l’astrologue en question faisait des almanachs, je ne
lui conseillerais pas d’en acheter.

-- Pourquoi?

-- Parce que, pour vous sauver, il faudrait que vous devinssiez
pinson ou roitelet.

-- Et tu as bien raison, malheureusement. Allons faire une partie
de paume, La Ramée.

-- Monseigneur, j’en demande bien pardon à Votre Altesse, mais il
faut qu’elle m’accorde une demi-heure.

-- Et pourquoi cela?

-- Parce que monseigneur Mazarin est plus fier que vous, quoiqu’il
ne soit pas tout à fait de si bonne naissance, et qu’il a oublié
de m’inviter à déjeuner.

-- Eh bien! veux-tu que je te fasse apporter à déjeuner ici?

-- Non pas! Monseigneur. Il faut vous dire que le pâtissier qui
demeurait en face du château, et qu’on appelait le père Marteau
...

-- Eh bien?

-- Eh bien! il y a huit jours qu’il a vendu son fonds à un
pâtissier de Paris, à qui les médecins, à ce qu’il paraît, ont
recommandé l’air de la campagne.

-- Eh bien! qu’est-ce que cela me fait à moi?

-- Attendez donc, Monseigneur; de sorte que ce damné pâtissier a
devant sa boutique une masse de choses qui vous font venir l’eau à
la bouche.

-- Gourmand.

-- Eh, mon Dieu! Monseigneur, reprit La Ramée, on n’est pas
gourmand parce qu’on aime à bien manger. Il est dans la nature de
l’homme de chercher la perfection dans les pâtés comme dans les
autres choses. Or, ce gueux de pâtissier, il faut vous dire,
Monseigneur, que quand il m’a vu m’arrêter devant son étalage, il
est venu à moi la langue tout enfarinée et m’a dit: «Monsieur La
Ramée, il faut me faire avoir la pratique des prisonniers du
donjon. J’ai acheté l’établissement de mon prédécesseur parce
qu’il m’a assuré qu’il fournissait le château: et cependant, sur
mon honneur, monsieur La Ramée, depuis huit jours que je suis
établi, M. de Chavigny ne m’a pas fait acheter une tartelette.

«-- Mais, lui ai-je dit alors, c’est probablement que
M. de Chavigny craint que votre pâtisserie ne soit pas bonne.

«-- Pas bonne, ma pâtisserie! eh bien, monsieur La Ramée, je veux
vous en faire juge, et cela à l’instant même.

«-- Je ne peux pas, lui ai-je répondu, il faut absolument que je
rentre au château.

«-- Eh bien, a-t-il dit, allez à vos affaires, puisque vous
paraissez pressé, mais revenez dans une demi-heure.

«-- Dans une demi-heure?

«-- Oui. Avez-vous déjeuné?

«-- Ma foi, non.

«-- Eh bien, voici un pâté qui vous attendra avec une bouteille de
vieux bourgogne...

«Et vous comprenez, Monseigneur, comme je suis à jeun, je
voudrais, avec la permission de Votre Altesse...

Et La Ramée s’inclina.

-- Va donc, animal, dit le duc; mais fais attention que je ne te
donne qu’une demi-heure.

-- Puis-je promettre votre pratique au successeur du père Marteau,
Monseigneur?

-- Oui, pourvu qu’il ne mette pas de champignons dans ses pâtés;
tu sais, ajouta le prince, que les champignons du bois de
Vincennes sont mortels à ma famille.

La Ramée sortit sans relever l’allusion, et, cinq minutes après sa
sortie, l’officier de garde entra sous prétexte de faire honneur
au prince en lui tenant compagnie, mais en réalité pour accomplir
les ordres du cardinal, qui, ainsi que nous l’avons dit,
recommandait de ne pas perdre le prisonnier de vue.

Mais pendant les cinq minutes qu’il était resté seul, le duc avait
eu le temps de relire le billet de madame de Montbazon, lequel
prouvait au prisonnier que ses amis ne l’avaient pas oublié et
s’occupaient de sa délivrance. De quelle façon? il l’ignorait
encore, mais il se promettait bien, quel que fût son mutisme, de
faire parler Grimaud, dans lequel il avait une confiance d’autant
plus grande qu’il se rendait maintenant compte de toute sa
conduite, et qu’il comprenait qu’il n’avait inventé toutes les
petites persécutions dont il poursuivait le duc, que pour ôter à
ses gardiens toute idée qu’il pouvait s’entendre avec lui.

Cette ruse donna au duc une haute idée de l’intellect de Grimaud,
auquel il résolut de se fier entièrement.


XXI. Ce que contenaient les pâtés du successeur du père Marteau

Une demi-heure après, La Ramée rentra gai et allègre comme un
homme qui a bien mangé, et qui surtout a bien bu. Il avait trouvé
les pâtés excellents et le vin délicieux.

Le temps était beau et permettait la partie projetée. Le jeu de
paume de Vincennes était un jeu de longue paume, c’est-à-dire en
plein air; rien n’était donc plus facile au duc que de faire ce
que lui avait recommandé Grimaud, c’est-à-dire d’envoyer les
balles dans les fossés.

Cependant, tant que deux heures ne furent pas sonnées, le duc ne
fut pas trop maladroit, car deux heures étaient l’heure dite. Il
n’en perdit pas moins les parties engagées jusque-là, ce qui lui
permit de se mettre en colère et de faire ce qu’on fait en pareil
cas, faute sur faute.

Aussi, à deux heures sonnant, les balles commencèrent-elles à
prendre le chemin des fossés, à la grande joie de La Ramée qui
marquait quinze à chaque dehors que faisait le prince.

Les dehors se multiplièrent tellement que bientôt on manqua de
balles. La Ramée proposa alors d’envoyer quelqu’un pour les
ramasser dans le fossé. Mais le duc fit observer très
judicieusement que c’était du temps perdu, et s’approchant du
rempart qui à cet endroit, comme l’avait dit l’exempt, avait au
moins cinquante pieds de haut, il aperçut un homme qui travaillait
dans un des mille petits jardins que défrichent les paysans sur le
revers du fossé.

-- Eh! l’ami? cria le duc.

L’homme leva la tête, et le duc fut prêt à pousser un cri de
surprise. Cet homme, ce paysan, ce jardinier, c’était Rochefort,
que le prince croyait à la Bastille.

-- Eh bien, qu’y a-t-il là-haut? demanda l’homme.

-- Ayez l’obligeance de nous rejeter nos balles, dit le duc.

Le jardinier fit un signe de la tête, et se mit à jeter les
balles, que ramassèrent La Ramée et les gardes. Une d’elles tomba
aux pieds du duc, et comme celle-là lui était visiblement
destinée, il la mit dans sa poche.

Puis, ayant fait au jardinier un signe de remerciement, il
retourna à sa partie.

Mais décidément le duc était dans son mauvais jour, les balles
continuèrent à battre la campagne: au lieu de se maintenir dans
les limites du jeu, deux ou trois retournèrent dans le fossé; mais
comme le jardinier n’était plus là pour les renvoyer, elles furent
perdues, puis le duc déclara qu’il avait honte de tant de
maladresse et qu’il ne voulait pas continuer.

La Ramée était enchanté d’avoir si complètement battu un prince du
sang.

Le prince rentra chez lui et se coucha; c’était ce qu’il faisait
presque toute la journée depuis qu’on lui avait enlevé ses livres.

La Ramée prit les habits du prince, sous prétexte qu’ils étaient
couverts de poussière, et qu’il allait les faire brosser, mais, en
réalité, pour être sûr que le prince ne bougerait pas. C’était un
homme de précaution que La Ramée.

Heureusement le prince avait eu le temps de cacher la balle sous
son traversin.

Aussitôt que la porte fut refermée, le duc déchira l’enveloppe de
la balle avec ses dents, car on ne lui laissait aucun instrument
tranchant; il mangeait avec des couteaux à lames d’argent
pliantes, et qui ne coupaient pas.

Sous l’enveloppe était une lettre qui contenait les lignes
suivantes:

«Monseigneur, vos amis veillent, et l’heure de votre délivrance
approche: demandez après-demain à manger un pâté fait par le
nouveau pâtissier qui a acheté le fonds de boutique de l’ancien,
et qui n’est autre que Noirmont, votre maître d’hôtel; n’ouvrez le
pâté que lorsque vous serez seul, j’espère que vous serez content
de ce qu’il contiendra.

«Le serviteur toujours dévoué de Votre Altesse, à la Bastille
comme ailleurs,

«Comte de ROCHEFORT.»

«_P.-S_. -- Votre Altesse peut se fier à Grimaud en tout point;
c’est un garçon fort intelligent et qui nous est tout à fait
dévoué.»

Le duc de Beaufort, à qui l’on avait rendu son feu depuis qu’il
avait renoncé à la peinture, brûla la lettre, comme il avait fait,
avec plus de regrets, de celle de madame de Montbazon, et il
allait en faire autant de la balle, lorsqu’il pensa qu’elle
pourrait lui être utile pour faire parvenir sa réponse à
Rochefort.

Il était bien gardé, car au mouvement qu’il avait fait, La Ramée
entra.

-- Monseigneur a besoin de quelque chose? dit-il.

-- J’avais froid, répondit le duc, et j’attisais le feu pour qu’il
donnât plus de chaleur. Vous savez, mon cher, que les chambres du
donjon de Vincennes sont réputées pour leur fraîcheur. On pourrait
y conserver la glace et on y récolte du salpêtre. Celles où sont
morts Puylaurens, le maréchal d’Ornano et le grand prieur, mon
oncle, valaient, sous ce rapport, comme le disait madame de
Rambouillet, leur pesant d’arsenic.

Et le duc se recoucha en fourrant la balle sous son traversin. La
Ramée sourit du bout des lèvres. C’était un brave homme au fond,
qui s’était pris d’une grande affection pour son illustre
prisonnier, et qui eût été désespéré qu’il lui arrivât malheur.
Or, les malheurs successifs arrivés aux trois personnages qu’avait
nommés le duc étaient incontestables.

-- Monseigneur, lui dit-il, il ne faut point se livrer à de
pareilles pensées. Ce sont ces pensées-là qui tuent, et non le
salpêtre.

-- Eh! mon cher, dit le duc, vous êtes charmant; si je pouvais
comme vous aller manger des pâtés et boire du vin de Bourgogne
chez le successeur du père Marteau, cela me distrairait.

-- Le fait est, Monseigneur, dit La Ramée, que ses pâtés sont, de
fameux pâtés, et que son vin est un fier vin.

-- En tout cas, reprit le duc, sa cave et sa cuisine n’ont pas de
peine à valoir mieux que celles de M. de Chavigny.

-- Eh bien! Monseigneur, dit La Ramée donnant dans le piège, qui
vous empêche d’en tâter? d’ailleurs, je lui ai promis votre
pratique.

-- Tu as raison, dit le duc, si je dois rester ici à perpétuité,
comme monsieur Mazarin a eu la bonté de me le faire entendre, il
faut que je me crée une distraction pour mes vieux jours, il faut
que je me fasse gourmand.

-- Monseigneur, dit La Ramée, croyez-en un bon conseil, n’attendez
pas que vous soyez vieux pour cela.

-- Bon, dit à part le duc de Beaufort, tout homme doit avoir, pour
perdre son coeur et son âme, reçu de la magnificence céleste un
des sept péchés capitaux, quand il n’en a pas reçu deux; il paraît
que celui de maître La Ramée est la gourmandise. Soit, nous en
profiterons.

Puis tout haut:

-- Eh bien! mon cher La Ramée, ajouta-t-il, c’est après-demain
fête?

-- Oui, Monseigneur, c’est la Pentecôte.

-- Voulez-vous me donner une leçon, après-demain?

-- De quoi?

-- De gourmandise.

-- Volontiers, Monseigneur.

-- Mais une leçon en tête à tête. Nous enverrons dîner les gardes
à la cantine de M. de Chavigny, et nous ferons ici un souper dont
je vous laisse la direction.

-- Hum! fit La Ramée.

L’offre était séduisante; mais La Ramée, quoi qu’en eût pensé de
désavantageux en le voyant M. le cardinal, était un vieux routier
qui connaissait tous les pièges que peut tendre un prisonnier.
M. de Beaufort avait, disait-il, préparé quarante moyens de fuir
de prison. Ce déjeuner ne cachait-il pas quelque ruse?

Il réfléchit un instant; mais le résultat de ses réflexions fut
qu’il commanderait les vivres et le vin, et que par conséquent
aucune poudre ne serait semée sur les vivres, aucune liqueur ne
serait mêlée au vin.

Quant à le griser, le duc ne pouvait avoir une pareille intention,
et il se mit à rire à cette seule pensée; puis une idée lui vint
qui conciliait tout.

Le duc avait suivi le monologue intérieur de La Ramée d’un oeil
assez inquiet à mesure que le trahissait sa physionomie; mais
enfin, le visage de l’exempt s’éclaira.

-- Eh bien, demanda le duc, cela va-t-il?

-- Oui, Monseigneur, à une condition.

-- Laquelle?

-- C’est que Grimaud nous servira à table.

Rien ne pouvait mieux aller au prince.

Cependant il eut cette puissance de faire prendre à sa figure une
teinte de mauvaise humeur des plus visibles.

-- Au diable votre Grimaud! s’écria-t-il, il me gâtera toute la
fête.

-- Je lui ordonnerai de se tenir derrière Votre Altesse, et comme
il ne souffle pas un mot, Votre Altesse ne le verra ni ne
l’entendra, et, avec un peu de bonne volonté, pourra se figurer
qu’il est à cent lieues d’elle.

-- Mon cher, dit le duc, savez-vous ce que je vois de plus clair
dans cela? c’est que vous vous défiez de moi.

-- Monseigneur, c’est après-demain la Pentecôte.

-- Eh bien! que me fait la Pentecôte à moi? Avez-vous peur que le
Saint-Esprit ne descende sous la figure d’une langue de feu pour
m’ouvrir les portes de ma prison?

-- Non, Monseigneur; mais je vous ai raconté ce qu’avait prédit ce
magicien damné.

-- Et qu’a-t-il prédit?

-- Que le jour de la Pentecôte ne se passerait pas sans que Votre
Altesse fût hors de Vincennes.

-- Tu crois donc aux magiciens? imbécile!

-- Moi, dit La Ramée, je m’en soucie comme de cela, et il fit
claquer ses doigts. Mais c’est monseigneur Giulio qui s’en soucie;
en qualité d’italien, il est superstitieux.

Le duc haussa les épaules.

-- Eh bien, soit, dit-il avec une bonhomie parfaitement jouée,
j’accepte Grimaud, car sans cela la chose n’en finirait point;
mais je ne veux personne autre que Grimaud; vous vous chargerez de
tout. Vous commanderez le souper comme vous l’entendrez, le seul
mets que je désigne est un de ces pâtés dont vous m’avez parlé.
Vous le commanderez pour moi, afin que le successeur du père
Marteau se surpasse, et vous lui promettrez ma pratique, non
seulement pour tout le temps que je resterai en prison, mais
encore pour le moment où j’en serai sorti.

-- Vous croyez donc toujours que vous en sortirez? dit La Ramée.

-- Dame! répliqua le prince, ne fût-ce qu’à la mort de Mazarin:
j’ai quinze ans de moins que lui. Il est vrai, ajouta-t-il en
souriant, qu’à Vincennes on vit plus vite.

-- Monseigneur! reprit La Ramée, Monseigneur!

-- Ou qu’on meurt plus tôt, ajouta le duc de Beaufort, ce qui
revient au même.

-- Monseigneur, dit La Ramée, je vais commander le souper.

-- Et vous croyez que vous pourrez faire quelque chose de votre
élève?

-- Mais je l’espère, Monseigneur, répondit La Ramée.

-- S’il vous en laisse le temps, murmura le duc.

-- Que dit Monseigneur? demanda La Ramée.

-- Monseigneur dit que vous n’épargniez pas la bourse de M. le
cardinal, qui a bien voulu se charger de notre pension.

La Ramée s’arrêta à la porte.

-- Qui Monseigneur veut-il que je lui envoie?

-- Qui vous voudrez, excepté Grimaud.

-- L’officier des gardes, alors?

-- Avec son jeu d’échecs.

-- Oui.

Et La Ramée sortit.

Cinq minutes après, l’officier des gardes entrait et le duc de
Beaufort paraissait profondément plongé dans les sublimes
combinaisons de l’échec et mat.

C’est une singulière chose que la pensée, et quelles révolutions
un signe, un mot, une espérance, y opèrent. Le duc était depuis
cinq ans en prison, et un regard jeté en arrière lui faisait
paraître ces cinq années, qui cependant s’étaient écoulées bien
lentement, moins longues que les deux jours, les quarante-huit
heures qui le séparaient encore du moment fixé pour l’évasion.

Puis il y avait une chose surtout qui le préoccupait affreusement:
c’était de quelle manière s’opérerait cette évasion. On lui avait
fait espérer le résultat; mais on lui avait caché les détails que
devait contenir le mystérieux pâté. Quels amis l’attendaient? Il
avait donc encore des amis après cinq ans de prison? En ce cas il
était un prince bien privilégié.

Il oubliait qu’outre ses amis, chose bien plus extraordinaire, une
femme s’était souvenue de lui; il est vrai qu’elle ne lui avait
peut-être pas été bien scrupuleusement fidèle, mais elle ne
l’avait pas oublié, ce qui était beaucoup.

Il y en avait là plus qu’il n’en fallait pour donner des
préoccupations du duc; aussi en fut-il des échecs comme de la
longue paume: M. de Beaufort fit école sur école, et l’officier le
battit à son tour le soir comme l’avait battu le matin La Ramée.

Mais ses défaites successives avaient eu un avantage: c’était de
conduire le prince jusqu’à huit heures du soir; c’était toujours
trois heures gagnées; puis la nuit allait venir, et avec la nuit,
le sommeil.

Le duc le pensait ainsi du moins: mais le sommeil est une divinité
fort capricieuse, et c’est justement lorsqu’on l’invoque qu’elle
se fait attendre. Le duc l’attendit jusqu’à minuit, se tournant et
se retournant sur ses matelas comme saint Laurent sur son gril.
Enfin il s’endormit.

Mais avec le jour il s’éveilla: il avait fait des rêves
fantastiques; il lui était poussé des ailes; il avait alors et
tout naturellement voulu s’envoler, et d’abord ses ailes l’avaient
parfaitement soutenu; mais, parvenu à une certaine hauteur, cet
appui étrange lui avait manqué tout à coup, ses ailes s’étaient
brisées, et il lui avait semblé qu’il roulait dans des abîmes sans
fond; et il s’était réveillé le front couvert de sueur et brisé
comme s’il avait réellement fait une chute aérienne.

Alors il s’était endormi pour errer de nouveau dans un dédale de
songes plus insensés les uns que les autres; à peine ses yeux
étaient-ils fermés, que son esprit, tendu vers un seul but, son
évasion, se reprenait à tenter cette évasion. Alors c’était autre
chose: on avait trouvé un passage souterrain qui devait le
conduire hors de Vincennes, il était engagé dans ce passage, et
Grimaud marchait devant lui une lanterne à la main; mais peu à peu
le passage se rétrécissait, et cependant le duc continuait
toujours son chemin; enfin le souterrain devenait si étroit, que
le fugitif essayait inutilement d’aller plus loin: les parois de
la muraille se resserraient et le pressaient entre elles, il
faisait des efforts inouïs pour avancer, la chose était
impossible; et cependant il voyait au loin Grimaud avec sa
lanterne qui continuait de marcher; il voulait l’appeler pour
qu’il l’aidât à se tirer de ce défilé qui l’étouffait, mais
impossible de prononcer une parole. Alors, à l’autre extrémité, à
celle par laquelle il était venu, il entendait les pas de ceux qui
le poursuivaient, ces pas se rapprochaient incessamment, il était
découvert, il n’avait plus d’espoir de fuir. La muraille semblait
être d’intelligence avec ses ennemis, et le presser d’autant plus
qu’il avait plus besoin de fuir; enfin il entendait la voix de La
Ramée, il l’apercevait. La Ramée étendait la main et lui posait
cette main sur l’épaule en éclatant de rire; il était repris et
conduit dans cette chambre basse et voûtée où étaient morts le
maréchal Ornano, Puylaurens et son oncle; leurs trois tombes
étaient là, bosselant le terrain, et une quatrième fosse était
ouverte, n’attendant plus qu’un cadavre.

Aussi, quand il se réveilla, le duc fit-il autant d’efforts pour
se tenir éveillé qu’il en avait fait pour s’endormir; et lorsque
La Ramée entra, il le trouva si pâle et si fatigué qu’il lui
demanda s’il était malade.

-- En effet, dit un des gardes qui avait couché dans la chambre et
qui n’avait pas pu dormir à cause d’un mal de dents que lui avait
donné l’humidité, Monseigneur a eu une nuit agitée et deux ou
trois fois dans ses rêves a appelé au secours.

-- Qu’a donc Monseigneur? demanda La Ramée.

-- Eh! c’est toi, imbécile, dit le duc, qui avec toutes tes
billevesées d’évasion m’as rompu la tête hier, et qui es cause que
j’ai rêvé que je me sauvais, et qu’en me sauvant je me cassais le
cou.

La Ramée éclata de rire.

-- Vous le voyez, Monseigneur, dit La Ramée, C’est un
avertissement du ciel; aussi j’espère que Monseigneur ne commettra
jamais de pareilles imprudences qu’en rêve.

-- Et vous avez raison, mon cher La Ramée, dit le duc en essuyant
la sueur qui coulait encore sur son front, tout éveillé qu’il
était, je ne veux plus songer qu’à boire et à manger.

-- Chut! dit La Ramée.

Et il éloigna les gardes les uns après les autres sous un prétexte
quelconque.

-- Eh bien? demanda le duc quand ils furent seuls.

-- Eh bien! dit La Ramée, votre souper est commandé.

-- Ah! fit le prince, et de quoi se composera-t-il? Voyons,
monsieur mon majordome.

-- Monseigneur a promis de s’en rapporter à moi.

-- Et il y aura un pâté?

-- Je crois bien! comme une tour.

-- Fait par le successeur du père Marteau?

-- Il est commandé.

-- Et tu lui as dit que c’était pour moi?

-- Je le lui ai dit.

-- Et il a répondu?

-- Qu’il ferait de son mieux pour contenter Votre Altesse.

-- À la bonne heure! dit le duc en se frottant les mains.

-- Peste! Monseigneur, dit La Ramée, comme vous mordez à la
gourmandise! je ne vous ai pas encore vu, depuis cinq ans, si
joyeux visage qu’en ce moment.

Le duc vit qu’il n’avait point été assez maître de lui; mais en ce
moment, comme s’il eût écouté à la porte et qu’il eût compris
qu’une distraction aux idées de La Ramée était urgente, Grimaud
entra et fit signe à La Ramée qu’il avait quelque chose à lui
dire.

La Ramée s’approcha de Grimaud, qui lui parla tout bas. Le duc se
remit pendant ce temps.

-- J’ai déjà défendu à cet homme, dit-il, de se présenter ici sans
ma permission.

-- Monseigneur, dit La Ramée, il faut lui pardonner, car c’est moi
qui l’ai mandé.

-- Et pourquoi l’avez-vous mandé, puisque vous savez qu’il me
déplaît?

-- Monseigneur se rappelle ce qui a été convenu, dit La Ramée, et
qu’il doit nous servir à ce fameux souper. Monseigneur a oublié le
souper.

-- Non; mais j’avais oublié M. Grimaud.

-- Monseigneur sait qu’il n’y a pas de souper sans lui.

-- Allons donc, faites à votre guise.

-- Approchez, mon garçon, dit La Ramée, et écoutez ce que je vais
vous dire.

Grimaud s’approcha avec son visage le plus renfrogné.

La Ramée continua:

-- Monseigneur me fait l’honneur de m’inviter à souper demain en
tête à tête.

Grimaud fit un signe qui voulait dire qu’il ne voyait pas en quoi
la chose pouvait le regarder.

-- Si fait, si fait, dit La Ramée, la chose vous regarde, au
contraire, car vous aurez l’honneur de nous servir, sans compter
que, si bon appétit et si grande soif que nous ayons, il restera
bien quelque chose au fond des plats et au fond des bouteilles, et
que ce quelque chose sera pour vous.

Grimaud s’inclina en signe de remerciement.

-- Et maintenant, Monseigneur, dit La Ramée, j’en demande pardon à
Votre Altesse, il paraît que M. de Chavigny s’absente pour
quelques jours, et avant son départ il me prévient qu’il a des
ordres à me donner.

Le duc essaya d’échanger un regard avec Grimaud, mais l’oeil de
Grimaud était sans regard.

-- Allez, dit le duc à La Ramée, et revenez le plus tôt possible.

-- Monseigneur veut-il donc prendre sa revanche de la partie de
paume d’hier?

Grimaud fit un signe de tête imperceptible de haut en bas.

-- Oui, dit le duc; mais prenez garde, mon cher La Ramée, les
jours se suivent et ne se ressemblent pas, de sorte qu’aujourd’hui
je suis décidé à vous battre d’importance.

La Ramée sortit: Grimaud le suivit des yeux, sans que le reste de
son corps déviât d’une ligne; puis, lorsqu’il vit la porte
refermée, il tira vivement de sa poche un crayon et un carré de
papier.

-- Écrivez, Monseigneur, lui dit-il.

-- Et que faut-il que j’écrive?

Grimaud fit un signe du doigt et dicta:

«Tout est prêt pour demain soir, tenez-vous sur vos gardes de sept
à neuf heures, ayez deux chevaux de main tout prêts, nous
descendrons par la première fenêtre de la galerie.»

-- Après? dit le duc.

-- Après, Monseigneur? reprit Grimaud étonné. Après, signez.

-- Et c’est tout?

-- Que voulez-vous de plus, Monseigneur? reprit Grimaud, qui était
pour la plus austère concision.

Le duc signa.

-- Maintenant, dit Grimaud, Monseigneur a-t-il perdu la balle?

-- Quelle balle?

-- Celle qui contenait la lettre.

-- Non, j’ai pensé qu’elle pouvait nous être utile. La voici.

Et le duc prit la balle sous son oreiller et la présenta à
Grimaud.

Grimaud sourit le plus agréablement qu’il lui fut possible.

-- Eh bien? demanda le duc.

-- Eh bien! Monseigneur, dit Grimaud, je recouds le papier dans la
balle, en jouant à la paume vous envoyez la balle dans le fossé.

-- Mais peut-être sera-t-elle perdue?

-- Soyez tranquille, Monseigneur, il y aura quelqu’un pour la
ramasser.

-- Un jardinier? demanda le duc.

Grimaud fit signe que oui.

-- Le même qu’hier?

Grimaud répéta son signe.

-- Le comte de Rochefort, alors?

Grimaud fit trois fois signe que oui.

-- Mais, voyons, dit le duc, donne-moi au moins quelques détails
sur la manière dont nous devons fuir.

-- Cela m’est défendu, dit Grimaud, avant le moment même de
l’exécution.

-- Quels sont ceux qui m’attendront de l’autre côté du fossé?

-- Je n’en sais rien, Monseigneur.

-- Mais, au moins, dis-moi ce que contiendra ce fameux pâté, si tu
ne veux pas que je devienne fou.

-- Monseigneur, dit Grimaud, il contiendra deux poignards, une
corde à noeud et une poire d’angoisse.

-- Bien, je comprends.

-- Monseigneur voit qu’il y en aura pour tout le monde.

-- Nous prendrons pour nous les poignards et la corde, dit le duc.

-- Et nous ferons manger la poire à La Ramée, répondit Grimaud.

-- Mon cher Grimaud, dit le duc, tu ne parles pas souvent, mais
quand tu parles, c’est une justice à te rendre, tu parles d’or.


XXII. Une aventure de Marie Michon

Vers la même époque où ces projets d’évasion se tramaient entre le
duc de Beaufort et Grimaud, deux hommes à cheval, suivis à
quelques pas par un laquais, entraient dans Paris par la rue du
faubourg Saint-Marcel. Ces deux hommes, c’étaient le comte de La
Fère et le vicomte de Bragelonne.

C’était la première fois que le jeune homme venait à Paris, et
Athos n’avait pas mis grande coquetterie en faveur de la capitale,
son ancienne amie, en la lui montrant de ce côté. Certes, le
dernier village de la Touraine était plus agréable à la vue que
Paris vu sous la face avec laquelle il regarde Blois. Aussi faut-
il le dire à la honte de cette ville tant vantée, elle produisit
un médiocre effet sur le jeune homme.

Athos avait toujours son air insoucieux et serein.

Arrivé à Saint-médard, Athos, qui servait dans ce grand labyrinthe
de guide à son compagnon de voyage, prit la rue des Postes, puis
celle de l’estrapade, puis celle des Fossés Saint-Michel, puis
celle de Vaugirard. Parvenus à la rue Férou, les voyageurs s’y
engagèrent. Vers la moitié de cette rue, Athos leva les yeux en
souriant, et, montrant une maison de bourgeoise apparence au jeune
homme:

-- Tenez, Raoul, lui dit-il, voici une maison où j’ai passé sept
des plus douces et des plus cruelles années de ma vie.

Le jeune homme sourit à son tour et salua la maison. La piété de
Raoul pour son protecteur se manifestait dans tous les actes de sa
vie.

Quant à Athos, nous l’avons dit, Raoul était non seulement pour
lui le centre, mais encore, moins ses anciens souvenirs de
régiment, le seul objet de ses affections, et l’on comprend de
quelle façon tendre et profonde cette fois pouvait aimer le coeur
d’Athos.

Les deux voyageurs s’arrêtèrent rue du Vieux-Colombier, à
l’enseigne du _Renard-Vert_. Athos connaissait la taverne de
longue date, cent fois il y était venu avec ses amis; mais depuis
vingt ans il s’était fait force changements dans l’hôtel, à
commencer par les maîtres.

Les voyageurs remirent leurs chevaux aux mains des garçons, et
comme c’étaient des animaux de noble race, ils recommandèrent
qu’on en eût le plus grand soin, qu’on ne leur donnât que de la
paille et de l’avoine, et qu’on leur lavât le poitrail et les
jambes avec du vin tiède. Ils avaient fait vingt lieues dans la
journée. Puis, s’étant occupés d’abord de leurs chevaux, comme
doivent faire de vrais cavaliers, ils demandèrent ensuite deux
chambres pour eux.

-- Vous allez faire toilette, Raoul, dit Athos, je vous présente à
quelqu’un.

-- Aujourd’hui, monsieur? demanda le jeune homme.

-- Dans une demi-heure.

Le jeune homme salua.

Peut-être, moins infatigable qu’Athos, qui semblait de fer, eût-il
préféré un bain dans cette rivière de Seine dont il avait tant
entendu parler, et qu’il se promettait bien de trouver inférieure
à la Loire, et son lit après; mais le comte de La Fère avait
parlé, il ne songea qu’à obéir.

-- À propos, dit Athos, soignez-vous, Raoul; je veux qu’on vous
trouve beau.

-- J’espère, monsieur, dit le jeune homme en souriant, qu’il ne
s’agit point de mariage. Vous savez mes engagements avec Louise.

Athos sourit à son tour.

-- Non, soyez tranquille, dit-il, quoique ce soit à une femme que
je vais vous présenter.

-- Une femme? demanda Raoul.

-- Oui, et je désire même que vous l’aimiez.

Le jeune homme regarda le comte avec une certaine inquiétude; mais
au sourire d’Athos, il fut bien vite rassuré.

-- Et quel âge a-t-elle? demanda le vicomte de Bragelonne.

-- Mon cher Raoul, apprenez une fois pour toutes, dit Athos, que
voilà une question qui ne se fait jamais. Quand vous pouvez lire
son âge sur le visage d’une femme, il est inutile de le lui
demander; quand vous ne le pouvez plus, c’est indiscret.

-- Et est-elle belle?

-- Il y a seize ans, elle passait non seulement pour la plus
jolie, mais encore pour la plus gracieuse femme de France.

Cette réponse rassura complètement le vicomte. Athos ne pouvait
avoir aucun projet sur lui et sur une femme qui passait pour la
plus jolie et la plus gracieuse de France un an avant qu’il vînt
au monde.

Il se retira donc dans sa chambre, et avec cette coquetterie qui
va si bien à la jeunesse, il s’appliqua à suivre les instructions
d’Athos, c’est-à-dire à se faire le plus beau qu’il lui était
possible. Or c’était chose facile avec ce que la nature avait fait
pour cela.

Lorsqu’il reparut, Athos le reçut avec ce sourire paternel dont
autrefois il accueillait d’Artagnan, mais qui s’était empreint
d’une plus profonde tendresse encore pour Raoul.

Athos jeta un regard sur ses pieds, sur ses mains et sur ses
cheveux, ces trois signes de race. Ses cheveux noirs étaient
élégamment partagés comme on les portait à cette époque et
retombaient en boucles encadrant son visage au teint mat; des
gants de daim grisâtres et qui s’harmonisaient avec son feutre
dessinaient une main fine et élégante, tandis que ses bottes, de
la même couleur que ses gants et son feutre, pressaient un pied
qui semblait être celui d’un enfant de dix ans.

-- Allons, murmura-t-il, si elle n’est pas fière de lui, elle sera
bien difficile.

Il était trois heures de l’après-midi, c’est-à-dire l’heure
convenable aux visites. Les deux voyageurs s’acheminèrent par la
rue de Grenelle, prirent la rue des Rosiers, entrèrent dans la rue
Saint-Dominique, et s’arrêtèrent devant un magnifique hôtel situé
en face des Jacobins, et que surmontaient les armes de Luynes.

-- C’est ici, dit Athos.

Il entra dans l’hôtel de ce pas ferme et assuré qui indique au
suisse que celui qui entre a le droit d’en agir ainsi. Il monta le
perron, et, s’adressant à un laquais qui attendait en grande
livrée, il demanda si madame la duchesse de Chevreuse était
visible et si elle pouvait recevoir M. le comte de La Fère.

Un instant après le laquais rentra, et dit que, quoique madame la
duchesse de Chevreuse n’eût pas l’honneur de connaître monsieur le
comte de La Fère, elle le priait de vouloir bien entrer.

Athos suivit le laquais, qui lui fit traverser une longue file
d’appartements et s’arrêta enfin devant une porte fermée. On était
dans un salon. Athos fit signe au vicomte de Bragelonne de
s’arrêter là où il était.

Le laquais ouvrit et annonça M. le comte de La Fère.

Madame de Chevreuse, dont nous avons si souvent parlé dans notre
histoire des _Trois Mousquetaires_ sans avoir eu l’occasion de la
mettre en scène, passait encore pour une fort belle femme. En
effet, quoiqu’elle eût à cette époque déjà quarante-quatre ou
quarante-cinq ans, à peine en paraissait-elle trente-huit ou
trente-neuf; elle avait toujours ses beaux cheveux blonds, ses
grands yeux vifs et intelligents que l’intrigue avait si souvent
ouverts et l’amour si souvent fermés, et sa taille de nymphe, qui
faisait que lorsqu’on la voyait par-derrière elle semblait
toujours être la jeune fille qui sautait avec Anne d’Autriche ce
fossé des Tuileries qui priva, en 1623, la couronne de France d’un
héritier.

Au reste, c’était toujours la même folle créature qui a jeté sur
ses amours un tel cachet d’originalité, que ses amours sont
presque devenues une illustration pour sa famille.

Elle était dans un petit boudoir dont la fenêtre donnait sur le
jardin. Ce boudoir, selon la mode qu’en avait fait venir madame de
Rambouillet en bâtissant son hôtel, était tendu d’une espèce de
damas bleu à fleurs roses et à feuillage d’or. Il y avait une
grande coquetterie à une femme de l’âge de madame de Chevreuse à
rester dans un pareil boudoir, et surtout comme elle était en ce
moment, c’est-à-dire couchée sur une chaise longue et la tête
appuyée à la tapisserie.

Elle tenait à la main un livre entr’ouvert et avait un coussin
pour soutenir le bras qui tenait ce livre.

À l’annonce du laquais, elle se souleva un peu et avança
curieusement la tête.

Athos parut.

Il était vêtu de velours violet avec des passementeries pareilles;
les aiguillettes étaient d’argent bruni, son manteau n’avait
aucune broderie d’or, et une simple plume violette enveloppait son
feutre noir.

Il avait aux pieds des bottes de cuir noir, et à son ceinturon
verni pendait cette épée à la poignée magnifique que Porthos avait
si souvent admirée rue Férou, mais qu’Athos n’avait jamais voulu
lui prêter. De splendides dentelles formaient le col rabattu de sa
chemise; des dentelles retombaient aussi sur les revers de ses
bottes.

Il y avait dans toute la personne de celui qu’on venait d’annoncer
ainsi sous un nom complètement inconnu à madame de Chevreuse un
tel air de gentilhomme de haut lieu, qu’elle se souleva à demi, et
lui fit gracieusement signe de prendre un siège auprès d’elle.

Athos salua et obéit. Le laquais allait se retirer, lorsque Athos
fit un signe qui le retint.

-- Madame, dit-il à la duchesse, j’ai eu cette audace de me
présenter à votre hôtel sans être connu de vous; elle m’a réussi,
puisque vous avez daigné me recevoir. J’ai maintenant celle de
vous demander une demi-heure d’entretien.

-- Je vous l’accorde, monsieur, répondit madame de Chevreuse avec
son plus gracieux sourire.

-- Mais ce n’est pas tout, madame. Oh! je suis un grand ambitieux,
je le sais! l’entretien que je vous demande est un entretien de
tête-à-tête, et dans lequel j’aurais un bien vif désir de ne pas
être interrompu.

-- Je n’y suis pour personne, dit la duchesse de Chevreuse au
laquais. Allez.

Le laquais sortit.

Il se fit un instant de silence, pendant lequel ces deux
personnages, qui se reconnaissaient si bien à la première vue pour
être de haute race, s’examinèrent sans aucun embarras de part ni
d’autre.

La duchesse de Chevreuse rompit la première le silence.

-- Eh bien! monsieur, dit-elle en souriant, ne voyez-vous pas que
j’attends avec impatience?

-- Et moi, madame, répondit Athos, je regarde avec admiration.

-- Monsieur, dit madame de Chevreuse, il faut m’excuser, car j’ai
hâte de savoir à qui je parle. Vous êtes homme de cour, c’est
incontestable, et cependant je ne vous ai jamais vu à la cour.
Sortez-vous de la Bastille par hasard?

-- Non, madame, répondit en souriant Athos, mais peut-être suis-je
sur le chemin qui y mène.

-- Ah! en ce cas, dites-moi vite qui vous êtes et allez-vous-en,
répondit la duchesse de ce ton enjoué qui avait un si grand charme
chez elle, car je suis déjà bien assez compromise comme cela, sans
me compromettre encore davantage.

-- Qui je suis, madame? On vous a dit mon nom, le comte de La
Fère. Ce nom, vous ne l’avez jamais su. Autrefois j’en portais un
autre que vous avez su peut-être, mais que vous avez certainement
oublié.

-- Dites toujours, monsieur.

-- Autrefois, dit le comte de La Fère, je m’appelais Athos.

Madame de Chevreuse ouvrit de grands yeux étonnés. Il était
évident, comme le lui avait dit le comte, que ce nom n’était pas
tout à fait effacé de sa mémoire, quoiqu’il y fût fort confondu
parmi d’anciens souvenirs.

-- Athos? dit-elle, attendez donc!...

Et elle posa ses deux mains sur son front comme pour forcer les
mille idées fugitives qu’il contenait à se fixer un instant pour
lui laisser voir clair dans leur troupe brillante et diaprée.

-- Voulez-vous que je vous aide, madame? dit en souriant Athos.

-- Mais oui, dit la duchesse, déjà fatiguée de chercher, vous me
ferez plaisir.

-- Cet Athos était lié avec trois jeunes mousquetaires qui se
nommaient d’Artagnan, Porthos, et...

Athos s’arrêta.

-- Et Aramis, dit vivement la duchesse.

-- Et Aramis, c’est cela, reprit Athos; vous n’avez donc pas tout
à fait oublié ce nom?

-- Non, dit-elle, non; pauvre Aramis! c’était un charmant
gentilhomme, élégant, discret et faisant de jolis vers; je crois
qu’il a mal tourné, ajouta-t-elle.

-- Au plus mal: il s’est fait abbé.

-- Ah! quel malheur! dit madame de Chevreuse jouant négligemment
avec son éventail. En vérité, monsieur, je vous remercie.

-- De quoi, madame?

-- De m’avoir rappelé ce souvenir, qui est un des souvenirs
agréables de ma jeunesse.

-- Me permettrez-vous alors, dit Athos, de vous en rappeler un
second?

-- Qui se rattache à celui-là?

-- Oui et non.

-- Ma foi, dit madame de Chevreuse, dites toujours; d’un homme
comme vous je risque tout.

Athos salua.

-- Aramis, continua-t-il, était lié avec une jeune lingère de
Tours.

-- Une jeune lingère de Tours? dit madame de Chevreuse.

-- Oui une cousine à lui, qu’on appelait Marie Michon.

-- Ah! je la connais, s’écria madame de Chevreuse, c’est celle à
laquelle il écrivait du siège de La Rochelle pour la prévenir d’un
complot qui se tramait contre ce pauvre Buckingham.

-- Justement, dit Athos; voulez-vous bien me permettre de vous
parler d’elle?

Madame de Chevreuse regarda Athos.

-- Oui, dit-elle, pourvu que vous n’en disiez pas trop de mal.

-- Je serais un ingrat, dit Athos, et je regarde l’ingratitude,
non pas comme un défaut ou un crime, Mais comme un vice, ce qui
est bien pis.

-- Vous, ingrat envers Marie Michon, monsieur? dit madame de
Chevreuse essayant de lire dans les yeux d’Athos. Mais comment
cela pourrait-il être? Vous ne l’avez jamais connue
personnellement.

-- Eh! madame, qui sait? reprit Athos. Il y a un proverbe
populaire qui dit qu’il n’y a que les montagnes qui ne se
rencontrent pas, et les proverbes populaires sont quelquefois
d’une justesse incroyable.

-- Oh! continuez, monsieur, continuez! dit vivement madame de
Chevreuse; car vous ne pouvez vous faire une idée combien cette
conversation m’amuse.

-- Vous m’encouragez, dit Athos; je vais donc poursuivre. Cette
cousine d’Aramis, cette Marie Michon, cette jeune lingère, enfin,
malgré sa condition vulgaire, avait les plus hautes connaissances;
elle appelait les plus grandes dames de la cour ses amies, et la
reine, toute fière qu’elle est, en sa double qualité
d’Autrichienne et d’Espagnole, l’appelait sa soeur.

-- Hélas, dit madame de Chevreuse avec un léger soupir et un petit
mouvement de sourcils qui n’appartenait qu’à elle, les choses sont
bien changées depuis ce temps-là.

-- Et la reine avait raison, continua Athos; car elle lui était
fort dévouée, dévouée au point de lui servir d’intermédiaire avec
son frère le roi d’Espagne.

-- Ce qui, reprit la duchesse, lui est imputé aujourd’hui à grand
crime.

-- Si bien, continua Athos, que le cardinal, le vrai cardinal,
l’autre, résolut un beau matin de faire arrêter la pauvre Marie
Michon et de la faire conduire au château de Loches.

Heureusement que la chose ne put se faire si secrètement que la
chose ne transpirât; le cas était prévu: si Marie Michon était
menacée de quelque danger, la reine devait lui faire parvenir un
livre d’heures relié en velours vert.

-- C’est cela, monsieur! vous êtes bien instruit.

-- Un matin le livre vert arriva apporté par le prince de
Marcillac. Il n’y avait pas de temps à perdre. Par bonheur, Marie
Michon et une suivante qu’elle avait, nommée Ketty, portaient
admirablement les habits d’hommes. Le prince leur procura, à Marie
Michon un habit de cavalier, à Ketty un habit de laquais, leur
remit deux excellents chevaux, et les deux fugitives quittèrent
rapidement Tours, se dirigeant vers l’Espagne, tremblant au
moindre bruit, suivant les chemins détournés, parce qu’elles
n’osaient suivre les grandes routes, et demandant l’hospitalité
quand elles ne trouvaient pas d’auberge.

-- Mais, en vérité, c’est que c’est cela tout à fait! s’écria
madame de Chevreuse en frappant ses mains l’une dans l’autre. Il
serait vraiment curieux...

Elle s’arrêta.

-- Que je suivisse les deux fugitives jusqu’au bout de leur
voyage? dit Athos. Non, madame, je n’abuserai pas ainsi de vos
moments, et nous ne les accompagnerons que jusqu’à un petit
village du Limousin situé entre Tulle et Angoulême, un petit
village que l’on nomme Roche-l’Abeille.

Madame de Chevreuse jeta un cri de surprise et regarda Athos avec
une expression d’étonnement qui fit sourire l’ancien mousquetaire.

-- Attendez, madame, continua Athos, car ce qu’il me reste à vous
dire est bien autrement étrange que ce que je vous ai dit.

-- Monsieur, dit madame de Chevreuse, je vous tiens pour sorcier,
je m’attends à tout; mais en vérité...

n’importe, allez toujours.

-- Cette fois la journée avait été longue et fatigante; il faisait
froid; c’était le 11 octobre; ce village ne présentait ni auberge
ni château, les maisons des paysans étaient pauvres et sales.
Marie Michon était une personne fort aristocrate; comme la reine
sa soeur, elle était habituée aux bonnes odeurs et au linge fin
elle résolut donc de demander l’hospitalité au presbytère.

Athos fit une pause.

-- Oh! continuez, dit la duchesse, je vous ai prévenu que je
m’attendais à tout.

-- Les deux voyageuses frappèrent à la porte; il était tard; le
prêtre, qui était couché, leur cria d’entrer; elles entrèrent, car
la porte n’était point fermée. La confiance est grande dans les
villages. Une lampe brûlait dans la chambre où était le prêtre.
Marie Michon, qui faisait bien le plus charmant cavalier de la
terre, poussa la porte, passa la tête et demanda l’hospitalité.

«-- Volontiers, mon jeune cavalier, dit le prêtre, si vous voulez
vous contenter des restes de mon souper et de la moitié de ma
chambre.

«Les deux voyageuses se consultèrent un instant; le prêtre les
entendit éclater de rire, puis le maître ou plutôt la maîtresse
répondit:

«-- Merci, monsieur le curé, j’accepte.

«-- Alors, soupez et faites le moins de bruit possible, répondit
le prêtre, car moi aussi j’ai couru toute la journée et ne serais
pas fâché de dormir cette nuit.

Madame de Chevreuse marchait évidemment de surprise en étonnement
et d’étonnement en stupéfaction; sa figure, en regardant Athos,
avait pris une expression impossible à rendre; on voyait qu’elle
eût voulu parler, et cependant elle se taisait, de peur de perdre
une des paroles de son interlocuteur.

-- Après? dit-elle.

-- Après? dit Athos. Ah! voilà justement le plus difficile.

-- Dites, dites, dites! On peut tout me dire à moi. D’ailleurs
cela ne me regarde pas, et c’est l’affaire de mademoiselle Marie
Michon.

-- Ah! c’est juste, dit Athos. Eh bien! donc, Marie Michon soupa
avec sa suivante, et, après avoir soupé, selon la permission qui
lui avait été donnée, elle rentra dans la chambre où reposait son
hôte, tandis que Ketty s’accommodait sur un fauteuil dans la
première pièce, c’est-à-dire dans celle où l’on avait soupé.

-- En vérité, monsieur, dit madame de Chevreuse, à moins que vous
ne soyez le démon en personne, je ne sais pas comment vous pouvez
connaître tous ces détails.

-- C’était une charmante femme que cette Marie Michon, reprit
Athos, une de ces folles créatures à qui passent sans cesse dans
l’esprit les idées les plus étranges, un de ces êtres nés pour
nous damner tous tant que nous sommes. Or, en pensant que son hôte
était prêtre, il vint à l’esprit de la coquette que ce serait un
joyeux souvenir pour sa vieillesse, au milieu de tant de souvenirs
joyeux qu’elle avait déjà, que celui d’avoir damné un abbé.

-- Comte, dit la duchesse, ma parole d’honneur, vous m’épouvantez!

-- Hélas! reprit Athos, le pauvre abbé n’était pas un saint
Ambroise, et, je le répète, Marie Michon était une adorable
créature.

-- Monsieur, s’écria la duchesse en saisissant les mains d’Athos,
dites-moi tout de suite comment vous savez tous ces détails, ou je
fais venir un moine du couvent des Vieux-Augustins et je vous
exorcise.

Athos se mit à rire.

-- Rien de plus facile, madame. Un cavalier, qui lui-même était
chargé d’une mission importante, était venu demander une heure
avant vous l’hospitalité au presbytère et cela au moment même où
le curé, appelé auprès d’un mourant, quittait non seulement sa
maison, mais le village pour toute la nuit. Alors l’homme de Dieu,
plein de confiance dans son hôte, qui d’ailleurs était
gentilhomme, lui avait abandonné maison, souper et chambre.
C’était donc à l’hôte du bon abbé, et non à l’abbé lui-même, que
Marie Michon était venue demander l’hospitalité.

-- Et ce cavalier, cet hôte, ce gentilhomme arrivé avant elle?

-- C’était moi, le comte de La Fère, dit Athos en se levant et en
saluant respectueusement la duchesse de Chevreuse.

La duchesse resta un moment stupéfaite, puis tout à coup éclatant
de rire:

-- Ah! ma foi! dit-elle, c’est fort drôle, et cette folle de Marie
Michon a trouvé mieux qu’elle n’espérait. Asseyez-vous, cher
comte, et reprenez votre récit.

-- Maintenant, il me reste à m’accuser, madame. Je vous l’ai dit,
moi-même je voyageais pour une mission pressée; dès le point du
jour, je sortis de la chambre, sans bruit, laissant dormir mon
charmant compagnon de gîte. Dans la première pièce dormait aussi,
la tête renversée sur un fauteuil, la suivante, en tout digne de
la maîtresse. Sa jolie figure me frappa; je m’approchai et je
reconnus cette petite Ketty, que notre ami Aramis avait placée
auprès d’elle. Ce fut ainsi que je sus que la charmante voyageuse
était...

-- Marie Michon! dit vivement madame de Chevreuse.

-- Marie Michon, reprit Athos. Alors je sortis de la maison,
j’allai à l’écurie, je trouvai mon cheval sellé et mon laquais
prêt; nous partîmes.

-- Et vous n’êtes jamais repassé par ce village? demanda vivement
madame de Chevreuse.

-- Un an après, madame.

-- Eh bien?

-- Eh bien! je voulus revoir le bon curé. Je le trouvai fort
préoccupé d’un événement auquel il ne comprenait rien. Il avait,
huit jours auparavant, reçu dans une barcelonnette un charmant
petit garçon de trois mois avec une bourse pleine d’or et un
billet contenant ces simples mots: «11 octobre 1633».

-- C’était la date de cette étrange aventure, reprit madame de
Chevreuse.

-- Oui, mais il n’y comprenait rien, sinon qu’il avait passé cette
nuit-là près d’un mourant, car Marie Michon avait quitté elle-même
le presbytère avant qu’il y fût de retour.

-- Vous savez, monsieur, que Marie Michon, lorsqu’elle revint en
France, en 1643, fit redemander à l’instant même des nouvelles de
cet enfant; car, fugitive, elle ne pouvait le garder; mais,
revenue à Paris, elle voulait le faire élever près d’elle.

-- Et que lui dit l’abbé? demanda à son tour Athos.

-- Qu’un seigneur qu’il ne connaissait pas avait bien voulu s’en
charger, avait répondu de son avenir, et l’avait emporté avec lui.

-- C’était la vérité.

-- Ah! je comprends alors! Ce seigneur, c’était vous, c’était son
père!

-- Chut! ne parlez pas si haut, madame; il est là.

-- Il est là! s’écria madame de Chevreuse se levant vivement; il
est là, mon fils, le fils de Marie Michon est là! Mais je veux le
voir à l’instant!

-- Faites attention, madame, qu’il ne connaît ni son père ni sa
mère, interrompit Athos.

-- Vous avez gardé le secret, et vous me l’amenez ainsi, pensant
que vous me rendrez bien heureuse. Oh! merci, merci, monsieur!
s’écria madame de Chevreuse en saisissant sa main, qu’elle essaya
de porter à ses lèvres; merci! Vous êtes un noble coeur.

-- Je vous l’amène, dit Athos en retirant sa main, pour qu’à votre
tour vous fassiez quelque chose pour lui, madame. Jusqu’à présent
j’ai veillé sur son éducation, et j’en ai fait, je le crois, un
gentilhomme accompli; mais le moment est venu où je me trouve de
nouveau forcé de reprendre la vie errante et dangereuse d’homme de
parti. Dès demain je me jette dans une affaire aventureuse où je
puis être tué; alors il n’aura plus que vous pour le pousser dans
le monde, où il est appelé à tenir une place.

-- Oh! soyez tranquille s’écria la duchesse. Malheureusement j’ai
peu de crédit à cette heure, mais ce qu’il m’en reste est à lui;
quant à sa fortune et à son titre...

-- De ceci, ne vous inquiétez point, madame; je lui ai substitué
la terre de Bragelonne, que je tiens d’héritage, laquelle lui
donne le titre de vicomte et dix mille livres de rente.

-- Sur mon âme, monsieur, dit la duchesse, vous êtes un vrai
gentilhomme! mais j’ai hâte de voir notre jeune vicomte. Où est-il
donc?

-- Là, dans le salon; je vais le faire venir, si vous le voulez
bien.

Athos fit un mouvement vers la porte. Madame de Chevreuse
l’arrêta.

-- Est-il beau? demanda-t-elle.

Athos sourit.

-- Il ressemble à sa mère, dit-il.

En même temps il ouvrit la porte et fit signe au jeune homme, qui
apparut sur le seuil.

Madame de Chevreuse ne put s’empêcher de jeter un cri de joie en
apercevant un si charmant cavalier, qui dépassait toutes les
espérances que son orgueil avait pu concevoir.

-- Vicomte, approchez-vous, dit Athos, madame la duchesse de
Chevreuse permet que vous lui baisiez la main.

Le jeune homme s’approcha avec son charmant sourire et, la tête
découverte, mit un genou en terre et baisa la main de madame de
Chevreuse.

-- Monsieur le comte, dit-il en se retournant vers Athos, n’est-ce
pas pour ménager ma timidité que vous m’avez dit que madame était
la duchesse de Chevreuse, et n’est-ce pas plutôt la reine?

-- Non, vicomte, dit madame de Chevreuse en lui prenant la main à
son tour, en le faisant asseoir auprès d’elle et en le regardant
avec des yeux brillants de plaisir. Non, malheureusement, je ne
suis point la reine, car si je l’étais, je ferais à l’instant même
pour vous tout ce que vous méritez; mais, voyons, telle que je
suis, ajouta-t-elle en se retenant à peine d’appuyer ses lèvres
sur son front si pur, voyons, quelle carrière désirez-vous
embrasser?

Athos, debout, les regardait tous deux avec une expression
d’indicible bonheur.

-- Mais, madame, dit le jeune homme avec sa voix douce et sonore à
la fois, il me semble qu’il n’y a qu’une carrière pour un
gentilhomme, c’est celle des armes. Monsieur le comte m’a élevé
avec l’intention, je crois, de faire de moi un soldat, et il m’a
laissé espérer qu’il me présenterait à Paris à quelqu’un qui
pourrait me recommander peut-être à M. le Prince.

-- Oui, je comprends, il va bien à un jeune soldat comme vous de
servir sous un général comme lui; mais voyons, attendez...
personnellement je suis assez mal avec lui, à cause des querelles
de madame de Montbazon, ma belle-mère, avec madame de Longueville;
mais par le prince de Marcillac... Eh! vraiment, tenez, comte,
c’est cela! M. le prince de Marcillac est un ancien ami à moi; il
recommandera notre jeune ami à madame de Longueville, laquelle lui
donnera une lettre pour son frère, M. le Prince, qui l’aime trop
tendrement pour ne pas faire à l’instant même pour lui tout ce
qu’elle lui demandera.

-- Eh bien! voilà qui va à merveille, dit le comte. Seulement,
oserai-je maintenant vous recommander la plus grande diligence?
J’ai des raisons pour désirer que le vicomte ne soit plus demain
soir à Paris.

-- Désirez-vous que l’on sache que vous vous intéressez à lui,
monsieur le comte?

-- Mieux vaudrait peut-être pour son avenir que l’on ignorât qu’il
m’ait jamais connu.

-- Oh! monsieur! s’écria le jeune homme.

-- Vous savez, Bragelonne, dit le comte, que je ne fais jamais
rien sans raison.

-- Oui, monsieur, répondit le jeune homme, je sais que la suprême
sagesse est en vous, et je vous obéirai comme j’ai l’habitude de
le faire.

-- Eh bien! comte, laissez-le-moi, dit la duchesse; je vais
envoyer chercher le prince de Marcillac, qui par bonheur est à
Paris en ce moment, et je ne le quitterai pas que l’affaire ne
soit terminée.

-- C’est bien, madame la duchesse, mille grâces. J’ai moi-même
plusieurs courses à faire aujourd’hui, et à mon retour, c’est-à-
dire vers les six heures du soir, j’attendrai le vicomte à
l’hôtel.

-- Que faites-vous, ce soir?

-- Nous allons chez l’abbé Scarron, pour lequel j’ai une lettre,
et chez qui je dois rencontrer un de mes amis.

-- C’est bien, dit la duchesse de Chevreuse, j’y passerai moi-même
un instant, ne quittez donc pas ce salon que vous ne m’ayez vue.

Athos salua madame de Chevreuse et s’apprêta à sortir.

-- Eh bien, monsieur le comte, dit en riant la duchesse, quitte-t-
on si sérieusement ses anciens amis?

-- Ah! murmura Athos en lui baisant la main, si j’avais su plus
tôt que Marie Michon fût une si charmante créature!...

Et il se retira en soupirant.


XXIII. L’abbé Scarron

Il y avait, rue des Tournelles, un logis que connaissaient tous
les porteurs de chaises et tous les laquais de Paris, et cependant
ce logis n’était ni celui d’un grand seigneur ni celui d’un
financier. On n’y mangeait pas, on n’y jouait jamais, on n’y
dansait guère.

Cependant, c’était le rendez-vous du beau monde, et tout Paris y
allait.

Ce logis était celui du petit Scarron.

On y riait tant, chez ce spirituel abbé; on y débitait tant de
nouvelles; ces nouvelles étaient si vite commentées, déchiquetées
et transformées, soit en contes, soit en épigrammes, que chacun
voulait aller passer une heure avec le petit Scarron, entendre ce
qu’il disait et reporter ailleurs ce qu’il avait dit. Beaucoup
brûlaient aussi d’y placer leur mot; et, s’il était drôle, ils
étaient eux-mêmes les bienvenus.

Le petit abbé Scarron, qui n’était au reste abbé que parce qu’il
possédait une abbaye, et non point du tout parce qu’il était dans
les ordres, avait été autrefois un des plus coquets prébendiers de
la ville du Mans, qu’il habitait. Or, un jour de carnaval, il
avait voulu réjouir outre mesure cette bonne ville dont il était
l’âme; il s’était donc fait frotter de miel par son valet; puis,
ayant ouvert un lit de plume, il s’était roulé dedans, de sorte
qu’il était devenu le plus grotesque volatile qu’il fût possible
de voir. Il avait commencé alors à faire des visites à ses amis et
amies dans cet étrange costume; on avait commencé par le suivre
avec ébahissement, puis avec des huées, puis les crocheteurs
l’avaient insulté, puis les enfants lui avaient jeté des pierres,
puis enfin il avait été obligé de prendre la fuite pour échapper
aux projectiles. Du moment où il avait fui, tout le monde l’avait
poursuivi; pressé, traqué, relancé de tous côtés, Scarron n’avait
trouvé d’autre moyen d’échapper à son escorte qu’en se jetant à la
rivière. Il nageait comme un poisson, mais l’eau était glacée.
Scarron était en sueur, le froid le saisit, et en atteignant
l’autre rive, il était perclus.

On avait alors essayé, par tous les moyens connus, de lui rendre
l’usage de ses membres; on l’avait tant fait souffrir du
traitement, qu’il avait renvoyé tous les médecins en déclarant
qu’il préférait de beaucoup la maladie; puis il était revenu à
Paris, où déjà sa réputation d’homme d’esprit était établie. Là,
il s’était fait confectionner une chaise de son invention; et
comme un jour, dans cette chaise, il faisait une visite à la reine
Anne d’Autriche, celle-ci, charmée de son esprit, lui avait
demandé s’il ne désirait pas quelque titre.

-- Oui, Votre Majesté, il en est un que j’ambitionne fort, avait
répondu Scarron.

-- Et lequel? avait demandé Anne d’Autriche.

-- Celui de votre malade, répondit l’abbé.

Et Scarron avait été nommé _malade de la reine_ avec une pension
de quinze cents livres.

À partir de ce moment, n’ayant plus d’inquiétude sur l’avenir,
Scarron avait mené joyeuse vie, mangeant le fonds et le revenu.

Un jour cependant un émissaire du cardinal lui avait donné à
entendre qu’il avait tort de recevoir M. le coadjuteur.

-- Et pourquoi cela? avait demandé Scarron, n’est-ce donc point un
homme de naissance?

-- Si fait, pardieu!

-- Aimable?

-- Incontestablement.

-- Spirituel?

-- Il n’a malheureusement que trop d’esprit.

-- Eh bien! alors, avait répondu Scarron, pourquoi voulez-vous que
je cesse de voir un pareil homme?

-- Parce qu’il pense mal.

-- Vraiment? et de qui?

-- Du cardinal.

-- Comment! avait dit Scarron, je continue bien de voir M. Gilles
Despréaux, qui pense mal de moi, et vous voulez que je cesse de
voir M. le coadjuteur parce qu’il pense mal d’un autre?
impossible!

La conversation en était restée là, et Scarron, par esprit de
contrariété, n’en avait vu que plus souvent M. de Gondy.

Or, le matin du jour où nous sommes arrivés, et qui était le jour
d’échéance de son trimestre, Scarron, comme c’était son habitude,
avait envoyé son laquais avec son reçu pour toucher son trimestre
à la caisse des pensions; mais il lui avait été répondu:

«Que l’état n’avait plus d’argent pour M. l’abbé Scarron.»

Lorsque le laquais apporta cette réponse à Scarron, il avait près
de lui M. le duc de Longueville, qui offrait de lui donner une
pension double de celle que le Mazarin lui supprimait; mais le
rusé goutteux n’avait garde d’accepter. Il fit si bien, qu’à
quatre heures de l’après-midi toute la ville savait le refus du
cardinal. Justement c’était jeudi, jour de réception chez l’abbé;
on y vint en foule, et l’on fronda d’une manière enragée par toute
la ville.

Athos rencontra dans la rue Saint-Honoré deux gentilshommes qu’il
ne connaissait pas, à cheval comme lui, suivis d’un laquais comme
lui, et faisant le même chemin que lui. L’un des deux mit le
chapeau à la main et lui dit:

-- Croyez-vous bien, monsieur, que ce pleutre de Mazarin a
supprimé la pension au pauvre Scarron!

-- Cela est extravagant, dit Athos en saluant à son tour les deux
cavaliers.

-- On voit que vous êtes honnête homme, monsieur, répondit le même
seigneur qui avait déjà adressé la parole à Athos, et ce Mazarin
est un véritable fléau.

-- Hélas, monsieur, répondit Athos, à qui le dites-vous! Et ils se
séparèrent avec force politesses.

-- Cela tombe bien que nous devions y aller ce soir, dit Athos au
vicomte, nous ferons notre compliment à ce pauvre homme.

-- Mais qu’est-ce donc que M. Scarron, qui met ainsi en émoi tout
Paris? demanda Raoul; est-ce quelque ministre disgracié?

-- Oh! mon Dieu, non, vicomte, répondit Athos, c’est tout
bonnement un petit gentilhomme de grand esprit qui sera tombé dans
la disgrâce du cardinal pour avoir fait quelque quatrain contre
lui.

-- Est-ce que les gentilshommes font des vers? demanda naïvement
Raoul, je croyais que c’était déroger.

-- Oui, mon cher vicomte, répondit Athos en riant, quand on les
fait mauvais; mais quand on les fait bons, cela illustre encore.
Voyez M. de Rotrou. Cependant, continua Athos du ton dont on donne
un conseil salutaire, je crois qu’il vaut mieux ne pas en faire.

-- Et alors, demanda Raoul, ce monsieur Scarron est poète?

-- Oui, vous voilà prévenu, vicomte; faites bien attention à vous
dans cette maison; ne parlez que par gestes, ou plutôt, écoutez
toujours.

-- Oui, monsieur, répondit Raoul.

-- Vous me verrez causant beaucoup avec un gentilhomme de mes
amis: ce sera l’abbé d’Herblay, vous m’avez souvent entendu
parler.

-- Je me rappelle, monsieur.

-- Approchez-vous quelquefois de nous comme pour nous parler, mais
ne nous parlez pas; n’écoutez pas non plus. Ce jeu servira pour
que les importuns ne nous dérangent pas.

-- Fort bien, monsieur, et je vous obéirai de point en point.

Athos alla faire deux visites dans Paris. Puis, à sept heures, ils
se dirigèrent vers la rue des Tournelles. La rue était obstruée
par les porteurs, les chevaux et les valets de pied. Athos se fit
faire passage et entra suivi du jeune homme. La première personne
qui le frappa en entrant fut Aramis, installé près d’un fauteuil à
roulettes, fort large, recouvert d’un dais en tapisserie, sous
lequel s’agitait, enveloppée dans une couverture de brocart, une
petite figure assez jeune, assez rieuse, mais parfois pâlissante,
sans que ses yeux cessassent néanmoins d’exprimer un sentiment
vif, spirituel ou gracieux. C’était l’abbé Scarron, toujours
riant, raillant, complimentant, souffrant et se grattant avec une
petite baguette.

Autour de cette espèce de tente roulante, s’empressait une foule
de gentilshommes et de dames. La chambre était fort propre et
convenablement meublée. De grandes pentes de soies brochées de
fleurs qui avaient été autrefois de couleurs vives, et qui pour le
moment étaient un peu passées, tombaient de larges fenêtres, la
tapisserie était modeste, mais de bon goût. Deux laquais fort
polis et dressés aux bonnes manières faisaient le service avec
distinction.

En apercevant Athos, Aramis s’avança vers lui, le prit par la main
et le présenta à Scarron, qui témoigna autant de plaisir que de
respect pour le nouvel hôte, et fit un compliment très spirituel
pour le vicomte. Raoul resta interdit, car il ne s’était pas
préparé à la majesté du bel esprit. Toutefois il salua avec
beaucoup de grâce. Athos reçut ensuite les compliments de deux ou
trois seigneurs auxquels le présenta Aramis; puis le tumulte de
son entrée s’effaça peu à peu, et la conversation devint générale.

Au bout de quatre ou cinq minutes, que Raoul employa à se remettre
et à prendre topographiquement connaissance de l’assemblée, la
porte se rouvrit, et un laquais annonça mademoiselle Paulet.

Athos toucha de la main l’épaule du vicomte.

-- Regardez cette femme, Raoul, dit-il, car c’est un personnage
historique; c’est chez elle que se rendait le roi Henri IV
lorsqu’il fut assassiné.

Raoul tressaillit; à chaque instant, depuis quelques jours, se
levait pour lui quelque rideau qui lui découvrait un aspect
héroïque: cette femme, encore jeune et encore belle, qui entrait,
avait connu Henri IV et lui avait parlé.

Chacun s’empressa auprès de la nouvelle venue, car elle était
toujours fort à la mode. C’était une grande personne à taille fine
et onduleuse, avec une forêt de cheveux dorés, comme Raphaël les
affectionnait et comme Titien en a mis à toutes ses Madeleines.
Cette couleur fauve, ou peut-être aussi la royauté qu’elle avait
conquise sur les autres femmes, l’avait fait surnommer la Lionne.

Nos belles dames d’aujourd’hui qui visent à ce titre fashionable
sauront donc qu’il leur vient, non pas d’Angleterre, comme elles
le croyaient peut-être, mais de leur belle et spirituelle
compatriote mademoiselle Paulet.

Mademoiselle Paulet alla droit à Scarron, au milieu du murmure qui
de toutes parts s’éleva à son arrivée.

-- Eh bien, mon cher abbé! dit-elle de sa voix tranquille, vous
voilà donc pauvre? Nous avons appris cela cet après-midi, chez
madame de Rambouillet, c’est M. de Grasse qui nous l’a dit.

-- Oui, mais État est riche maintenant, dit Scarron; il faut
savoir se sacrifier à son pays.

-- Monsieur le cardinal va s’acheter pour quinze cents livres de
plus de pommades et de parfums par an, dit un frondeur qu’Athos
reconnut pour le gentilhomme qu’il avait rencontré rue Saint-
Honoré.

-- Mais la Muse, que dira-t-elle, répondit Aramis de sa voix
mielleuse; la Muse qui a besoin de la médiocrité dorée? Car enfin:

_Si Virgilio puer aut tolerabile desit_
_Hospitium, caderent omnes a crinibus hydri._

-- Bon! dit Scarron en tendant la main à mademoiselle Paulet; mais
si je n’ai plus mon hydre, il me reste au moins ma lionne.

Tous les mots de Scarron paraissaient exquis ce soir-là. C’est le
privilège de la persécution. M. Ménage en fit des bonds
d’enthousiasme.

Mademoiselle Paulet alla prendre sa place accoutumée; mais, avant
de s’asseoir, elle promena du haut de sa grandeur un regard de
reine sur toute l’assemblée, et ses yeux s’arrêtèrent sur Raoul.

Athos sourit.

-- Vous avez été remarqué par mademoiselle Paulet, vicomte; allez
la saluer. Donnez-vous pour ce que vous êtes, pour un franc
provincial; mais ne vous avisez pas de lui parler de Henri IV.

Le vicomte s’approcha en rougissant de la Lionne, et on le
confondit bientôt avec tous les seigneurs qui entouraient la
chaise.

Cela faisait déjà deux groupes bien distincts: celui qui entourait
M. Ménage, et celui qui entourait mademoiselle Paulet; Scarron
courait de l’un à l’autre, manoeuvrant son fauteuil à roulettes au
milieu de tout ce monde avec autant d’adresse qu’un pilote
expérimenté ferait d’une barque au milieu d’une mer parsemée
d’écueils.

-- Quand causerons-nous? dit Athos à Aramis.

-- Tout à l’heure, répondit celui-ci; il n’y a pas encore assez de
monde, et nous serions remarqués.

En ce moment la porte s’ouvrit, et le laquais annonça M. le
coadjuteur.

À ce nom, tout le monde se retourna, car c’était un nom qui
commençait déjà à devenir fort célèbre.

Athos fit comme les autres. Il ne connaissait l’abbé de Gondy que
de nom.

Il vit entrer un petit homme noir, mal fait, myope, maladroit de
ses mains à toutes choses, excepté à tirer l’épée et le pistolet,
qui alla tout d’abord donner contre une table qu’il faillit
renverser; mais ayant avec tout cela quelque chose de haut et de
fier dans le visage.

Scarron se retourna de son côté et vint au-devant de lui dans son
fauteuil, mademoiselle Paulet salua de sa place et de la main.

-- Eh bien! dit le coadjuteur en apercevant Scarron, ce qui ne fut
que lorsqu’il se trouva sur lui, vous voilà donc en disgrâce,
l’abbé?

C’était la phrase sacramentelle; elle avait été dite cent fois
dans la soirée, et Scarron en était à son centième bon mot sur le
même sujet: aussi faillit-il rester court; mais un effort
désespéré le sauva.

-- M. le cardinal Mazarin a bien voulu songer à moi, dit-il.

-- Prodigieux! s’écria Ménage.

-- Mais comment allez-vous faire pour continuer de nous recevoir?
continua le coadjuteur. Si vos revenus baissent je vais être
obligé de vous faire nommer chanoine de Notre-Dame.

-- Oh! non pas, dit Scarron, je vous compromettrais trop.

-- Alors vous avez des ressources que nous ne connaissons pas?

-- J’emprunterai à la reine.

-- Mais Sa Majesté n’a rien à elle, dit Aramis; ne vit-elle pas
sous le régime de la communauté?

Le coadjuteur se retourna et sourit à Aramis, en lui faisant du
bout du doigt un signe d’amitié.

-- Pardon, mon cher abbé, lui dit-il, vous êtes en retard, et il
faut que je vous fasse un cadeau.

-- De quoi? dit Aramis.

-- D’un cordon de chapeau.

Chacun se retourna du côté du coadjuteur, qui tira de sa poche un
cordon de soie d’une forme singulière.

-- Ah! mais, dit Scarron, c’est une fronde, cela!

-- Justement, dit le, coadjuteur, on fait tout à la fronde.
Mademoiselle Paulet, j’ai un éventail pour vous à la fronde. Je
vous donnerai mon marchand de gants, d’Herblay, il fait des gants
à la fronde; et à vous, Scarron, mon boulanger avec un crédit
illimité: il fait des pains à la fronde qui sont excellents.

Aramis prit le cordon et le noua autour de son chapeau.

En ce moment la porte s’ouvrit, et le laquais cria à haute voix:

-- Madame la duchesse de Chevreuse!

Au nom de madame de Chevreuse, tout le monde se leva.

Scarron dirigea vivement son fauteuil du côté de la porte. Raoul
rougit. Athos fit un signe à Aramis, qui alla se tapir dans
l’embrasure d’une fenêtre.

Au milieu des compliments respectueux qui l’accueillirent à son
entrée, la duchesse cherchait visiblement quelqu’un ou quelque
chose. Enfin elle distingua Raoul, et ses yeux devinrent
étincelants: elle aperçut Athos, et devint rêveuse; elle vit
Aramis dans l’embrasure de la fenêtre, et fit un imperceptible
mouvement de surprise derrière son éventail.

-- À propos, dit-elle comme pour chasser les idées qui
l’envahissaient malgré elle, comment va ce pauvre Voiture? Savez-
vous, Scarron?

-- Comment! M. Voiture est malade? demanda le seigneur qui avait
parlé à Athos dans la rue Saint-Honoré, et qu’a-t-il donc encore?

-- Il a joué sans avoir eu le soin de faire prendre par son
laquais des chemises de rechange, dit le coadjuteur, de sorte
qu’il a attrapé un froid et s’en va mourant.

-- Où donc cela?

-- Eh! mon Dieu! chez moi. Imaginez donc que le pauvre Voiture
avait fait un voeu solennel de ne plus jouer. Au bout de trois
jours il n’y peut plus tenir, et s’achemine vers l’archevêché pour
que je le relève de son voeu. Malheureusement, en ce moment-là,
j’étais en affaires très sérieuses avec ce bon conseiller
Broussel, au plus profond de mon appartement, lorsque Voiture
aperçoit le marquis de Luynes à une table et attendant un joueur.
Le marquis l’appelle, l’invite à se mettre à table. Voiture répond
qu’il ne peut pas jouer que je ne l’aie relevé de son voeu. Luynes
s’engage en mon nom, prend le péché pour son compte; Voiture se
met à table, perd quatre cents écus, prend froid en sortant et se
couche pour ne plus se relever.

-- Est-il donc si mal que cela, ce cher Voiture? demanda Aramis à
demi caché derrière son rideau de fenêtre.

-- Hélas! répondit M. Ménage, il est fort mal, et ce grand homme
va peut-être nous quitter, _deseret orbem._

-- Bon, dit avec aigreur mademoiselle Paulet, lui, mourir! il n’a
garde! il est entouré de sultanes comme un Turc. Madame de Saintot
est accourue et lui donne des bouillons. La Renaudot lui chauffe
ses draps, et il n’y a pas jusqu’à notre amie, la marquise de
Rambouillet, qui ne lui envoie des tisanes.

-- Vous ne l’aimez pas, ma chère Parthénie! dit en riant Scarron.

-- Oh! quelle injustice, mon cher malade! je le hais si peu que je
ferais dire avec plaisir des messes pour le repos de son âme.

-- Vous n’êtes pas nommée Lionne pour rien, ma chère, dit madame
de Chevreuse de sa place, et vous mordez rudement.

-- Vous maltraitez fort un grand poète, ce me semble, madame,
hasarda Raoul.

-- Un grand poète, lui?... Allons, on voit bien, vicomte, que vous
arrivez de province, comme vous me le disiez tout à l’heure, et
que vous ne l’avez jamais vu. Lui! un grand poète? Eh! il a à
peine cinq pieds.

-- Bravo! bravo! dit un grand homme sec et noir avec une moustache
orgueilleuse et une énorme rapière. Bravo, belle Paulet! il est
temps enfin de remettre ce petit Voiture à sa place. Je déclare
hautement que je crois me connaître en poésie, et que j’ai
toujours trouvé la sienne fort détestable.

-- Quel est donc ce capitan, monsieur? demanda Raoul à Athos.

-- M. de Scudéry.

-- L’auteur de la _Clélie_ et du _Grand Cyrus_?

-- Qu’il a composés de compte à demi avec sa soeur, qui cause en
ce moment avec cette jolie personne, là-bas, près de M. Scarron.

Raoul se retourna et vit effectivement deux figures nouvelles qui
venaient d’entrer: l’une toute charmante, toute frêle, toute
triste, encadrée dans de beaux cheveux noirs, avec des yeux
veloutés comme ces belles fleurs violettes de la pensée sous
lesquelles étincelle un calice d’or; l’autre femme, semblant tenir
celle-ci sous sa tutelle, était froide, sèche et jaune, une
véritable figure de duègne ou de dévote.

Raoul se promit bien de ne pas sortir du salon sans avoir parlé à
la belle jeune fille aux yeux veloutés qui, par un étrange jeu de
la pensée, venait, quoiqu’elle n’eût aucune ressemblance avec
elle, de lui rappeler sa pauvre petite Louise qu’il avait laissée
souffrante au château de La Vallière, et qu’au milieu de tout ce
monde il avait oubliée un instant.

Pendant ce temps, Aramis s’était approché du coadjuteur, qui, avec
une mine toute rieuse, lui avait glissé quelques mots à l’oreille.
Aramis, malgré sa puissance sur lui-même, ne put s’empêcher de
faire un léger mouvement.

-- Riez donc, lui dit M. de Retz; on nous regarde.

Et il le quitta pour aller causer avec madame de Chevreuse, qui
avait un grand cercle autour d’elle.

Aramis feignit de rire pour dépister l’attention de quelques
auditeurs curieux, et, s’apercevant qu’à son tour Athos était allé
se mettre dans l’embrasure de la fenêtre où il était resté quelque
temps, il s’en fut, après avoir jeté quelques mots à droite et à
gauche, le rejoindre sans affectation.

Aussitôt qu’ils se furent rejoints, ils entamèrent une
conversation accompagnée de force gestes.

Raoul alors s’approcha d’eux, comme le lui avait recommandé Athos.

-- C’est un rondeau de M. Voiture que me débite M. l’abbé, dit
Athos à haute voix, et que je trouve incomparable.

Raoul demeura quelques instants près d’eux, puis il alla se
confondre au groupe de madame de Chevreuse, dont s’étaient
rapprochées mademoiselle Paulet d’un côté et mademoiselle de
Scudéry de l’autre.

-- Eh bien! moi, dit le coadjuteur, je me permettrai de n’être pas
tout à fait de l’avis de M. de Scudéry; je trouve au contraire que
M. de Voiture est un poète, mais un pur poète. Les idées
politiques lui manquent complètement.

-- Ainsi donc? demanda Athos.

-- C’est demain, dit précipitamment Aramis.

-- À quelle heure?

-- À six heures.

-- Où cela?

-- À Saint-Mandé.

-- Qui vous l’a dit?

-- Le comte de Rochefort.

Quelqu’un s’approchait.

-- Et les idées philosophiques? C’étaient celles-là qui lui
manquaient à ce pauvre Voiture. Moi je me range à l’avis de M. le
coadjuteur: pur poète.

-- Oui certainement, en poésie il était prodigieux, dit Ménage, et
toutefois la postérité, tout en l’admirant, lui reprochera une
chose, c’est d’avoir amené dans la facture du vers une trop grande
licence; il a tué la poésie sans le savoir.

-- Tué, c’est le mot, dit Scudéry.

-- Mais quel chef-d’oeuvre que ses lettres, dit madame de
Chevreuse.

-- Oh! sous ce rapport, dit mademoiselle de Scudéry, c’est un
illustre complet.

-- C’est vrai, répliqua mademoiselle Paulet, mais tant qu’il
plaisante, car dans le genre épistolaire sérieux il est pitoyable,
et s’il ne dit les choses très crûment, vous conviendrez qu’il les
dit fort mal.

-- Mais vous conviendrez au moins que dans la plaisanterie il est
inimitable.

-- Oui, certainement, reprit Scudéry en tordant sa moustache; je
trouve seulement que son comique est forcé et sa plaisanterie est
par trop familière. Voyez sa _Lettre de la Carpe au Brochet._

-- Sans compter, reprit Ménage, que ses meilleures inspirations
lui venaient de l’hôtel Rambouillet. Voyez _Zélide et Alcidalis._

-- Quant à moi, dit Aramis en se rapprochant du cercle et en
saluant respectueusement madame de Chevreuse, qui lui répondit par
un gracieux sourire; quant à moi, je l’accuserai encore d’avoir
été trop libre avec les grands. Il a manqué souvent à madame la
Princesse, à M. le maréchal d’Albert, à M. de Schomberg, à la
reine elle-même.

-- Comment, à la reine? demanda Scudéry en avançant la jambe
droite comme pour se mettre en garde. Morbleu! je ne savais pas
cela. Et comment donc a-t-il manqué à Sa Majesté?

-- Ne connaissez-vous donc pas sa pièce:_ Je pensais?_

-- Non, dit madame de Chevreuse.

-- Non, dit mademoiselle de Scudéry.

-- Non, dit mademoiselle Paulet.

-- En effet, je crois que la reine l’a communiquée à peu de
personnes; mais moi je la tiens de mains sûres.

-- Et vous la savez?

-- Je me la rappellerais, je crois.

-- Voyons! voyons! dirent toutes les voix.

-- Voici dans quelle occasion la chose a été faite, dit Aramis.
M. de Voiture était dans le carrosse de la reine, qui se promenait
en tête à tête avec lui dans la forêt de Fontainebleau; il fit
semblant de penser pour que la reine lui demandât à quoi il
pensait, ce qui ne manqua point.

«-- À quoi pensez-vous donc, monsieur de Voiture? demanda Sa
Majesté.

«Voiture sourit, fit semblant de réfléchir cinq secondes pour
qu’on crût qu’il improvisait, et répondit:

_Je pensais que la destinée,_
_Après tant d’injustes malheurs,_
_Vous a justement couronnée_
_De gloire, d’éclat et d’honneurs;_

_Mais que vous étiez plus heureuse,_
_Lorsque vous étiez autrefois,_
_Je ne dirai pas amoureuse! ..._
_La rime le veut toutefois._

Scudéry, Ménage et mademoiselle Paulet haussèrent les épaules.

-- Attendez, attendez, dit Aramis, il y a trois strophes.

-- Oh! dites trois couplets, dit mademoiselle de Scudéry, c’est
tout au plus une chanson.

_Je pensais que ce pauvre Amour,_
_Qui toujours vous prêta ses armes,_
_Est banni loin de votre cour,_
_Sans ses traits, son arc et ses charmes;_

_Et de quoi puis-je profiter,_
_En pensant près de vous, Marie,_
_Si vous pouvez si maltraiter_
_Ceux qui vous ont si bien servie?_

-- Oh! quant à ce dernier trait, dit madame de Chevreuse, je ne
sais s’il est dans les règles poétiques, mais je demande grâce
pour lui comme vérité et madame de Hautefort et madame de Sennecey
se joindront à moi s’il le faut, sans compter M. de Beaufort.

-- Allez, allez, dit Scarron, cela ne me regarde plus: depuis ce
matin je ne suis plus son malade.

-- Et le dernier couplet? dit mademoiselle de Scudéry, le dernier
couplet? voyons.

-- Le voici, dit Aramis; celui-ci a l’avantage de procéder par
noms propres, de sorte qu’il n’y a pas à s’y tromper.

_Je pensais, -- nous autres poètes,_
_Nous pensons extravagamment, -_
_Ce que, dans l’humeur où vous êtes,_
_Vous feriez, si dans ce moment_

_Vous avisiez en cette place_
_Venir le duc de Buckingham,_
_Et lequel serait en disgrâce,_
_Du duc ou du père Vincent._

À cette dernière strophe, il n’y eut qu’un cri sur l’impertinence
de Voiture.

-- Mais, dit à demi-voix la jeune fille aux yeux veloutés, mais
j’ai le malheur de les trouver charmants, moi, ces vers.

C’était aussi l’avis de Raoul, qui s’approcha de Scarron et lui
dit en rougissant:

-- Monsieur Scarron, faites-moi donc l’honneur, je vous prie, de
me dire quelle est cette jeune dame qui est seule de son opinion
contre toute cette illustre assemblée.

-- Ah! ah! mon jeune vicomte, dit Scarron, je crois que vous avez
envie de lui proposer une alliance offensive et défensive?

Raoul rougit de nouveau.

-- J’avoue, dit-il, que je trouve ces vers fort jolis.

-- Et ils le sont en effet, dit Scarron; mais chut, entre poètes,
on ne dit pas de ces choses-là.

-- Mais moi, dit Raoul, je n’ai pas l’honneur d’être poète, et je
vous demandais...

-- C’est vrai: quelle était cette jeune dame, n’est-ce pas? C’est
la belle Indienne.

-- Veuillez m’excuser, monsieur, dit en rougissant Raoul, mais je
n’en sais pas plus qu’auparavant. Hélas! je suis provincial.

-- Ce qui veut dire que vous ne connaissez pas grand’chose au
phébus qui ruisselle ici de toutes les bouches. Tant mieux, jeune
homme, tant mieux! Ne cherchez pas à comprendre, vous y perdriez
votre temps; et quand vous le comprendrez, il faut espérer qu’on
ne le parlera plus.

-- Ainsi, vous me pardonnez, monsieur, dit Raoul, et vous
daignerez me dire quelle est la personne que vous appelez la belle
Indienne?

-- Oui, certes, c’est une des plus charmantes personnes qui
existent, mademoiselle Françoise d’Aubigné.

-- Est-elle de la famille du fameux Agrippa, l’ami du roi Henri
IV?

-- C’est sa petite-fille. Elle arrive de la Martinique, voilà
pourquoi je l’appelle la belle Indienne.

Raoul ouvrit des yeux excessifs; et ses yeux rencontrèrent ceux de
la jeune dame qui sourit.

On continuait à parler de Voiture.

-- Monsieur, dit mademoiselle d’Aubigné en s’adressant à son tour
à Scarron comme pour entrer dans la conversation qu’il avait avec
le jeune vicomte, n’admirez-vous pas les amis du pauvre Voiture!
Mais écoutez donc comme ils le plument tout en le louant! L’un lui
ôte le bon sens, l’autre la poésie, l’autre l’originalité, l’autre
le comique, l’autre l’indépendance, l’autre... Eh mais, bon Dieu!
que vont-ils donc lui laisser, à cet illustre complet? comme a dit
mademoiselle de Scudéry.

Scarron se mit à rire et Raoul aussi. La belle Indienne, étonnée
elle-même de l’effet qu’elle avait produit, baissa les yeux et
reprit son air naïf.

-- Voilà une spirituelle personne, dit Raoul.

Athos, toujours dans l’embrasure de la fenêtre planait sur toute
cette scène, le sourire du dédain sur les lèvres.

-- Appelez donc M. le comte de La Fère, dit madame de Chevreuse au
coadjuteur, j’ai besoin de lui parler.

-- Et moi, dit le coadjuteur, j’ai besoin qu’on croie que je ne
lui parle pas. Je l’aime et l’admire, car je connais ses anciennes
aventures, quelques-unes, du moins; mais je ne compte le saluer
qu’après-demain matin.

-- Et pourquoi après-demain matin? demanda madame de Chevreuse.

-- Vous saurez cela demain soir, dit le coadjuteur en riant.

-- En vérité, mon cher Gondy, dit la duchesse, vous parlez comme
l’Apocalypse. Monsieur d’Herblay, ajouta-t-elle en se retournant
du côté d’Aramis, voulez-vous bien encore une fois être mon
servant ce soir?

-- Comment donc, duchesse? dit Aramis, ce soir, demain, toujours,
ordonnez.

-- Eh bien! allez me chercher le comte de La Fère, je veux lui
parler.

Aramis s’approcha d’Athos et revint avec lui.

-- Monsieur le comte, dit la duchesse en remettant une lettre à
Athos, voici ce que je vous ai promis. Notre protégé sera
parfaitement reçu.

-- Madame, dit Athos, il est bien heureux de vous devoir quelque
chose.

-- Vous n’avez rien à lui envier sous ce rapport; car moi je vous
dois de l’avoir connu, répliqua la malicieuse femme avec un
sourire qui rappela Marie Michon à Aramis et à Athos.

Et à ce mot, elle se leva et demanda son carrosse. Mademoiselle
Paulet était déjà partie, mademoiselle de Scudéry partait.

-- Vicomte, dit Athos en s’adressant à Raoul, suivez madame la
duchesse de Chevreuse; priez-la qu’elle vous fasse la grâce de
prendre votre main pour descendre, et en descendant remerciez-la.

La belle indienne s’approcha de Scarron pour prendre congé de lui.

-- Vous vous en allez déjà? dit-il.

-- Je m’en vais une des dernières, comme vous le voyez. Si vous
avez des nouvelles de M. de Voiture, et qu’elles soient bonnes
surtout, faites-moi la grâce de m’en envoyer demain.

-- Oh! maintenant, dit Scarron, il peut mourir.

-- Comment cela? dit la jeune fille aux yeux de velours.

-- Sans doute, son panégyrique est fait.

Et l’on se quitta en riant, la jeune fille se retournant pour
regarder le pauvre paralytique avec intérêt, le pauvre paralytique
la suivant des yeux avec amour.

Peu à peu les groupes s’éclaircirent. Scarron ne fit pas semblant
de voir que certains de ses hôtes s’étaient parlé mystérieusement,
que des lettres étaient venues pour plusieurs, et que sa soirée
semblait avoir eu un but mystérieux qui s’écartait de la
littérature, dont on avait cependant tant fait de bruit. Mais
qu’importait à Scarron? on pouvait maintenant fronder chez lui
tout à l’aise: depuis le matin comme il l’avait dit, il n’était
plus le malade de la reine.

Quant à Raoul, il avait en effet accompagné la duchesse jusqu’à
son carrosse, où elle avait pris place en lui donnant sa main à
baiser; puis, par un de ses fous caprices qui la rendaient si
adorable et surtout si dangereuse, elle l’avait saisi tout à coup
par la tête et l’avait embrassé au front en lui disant:

-- Vicomte, que mes voeux et ce baiser vous portent bonheur!

Puis elle l’avait repoussé et avait ordonné au cocher de toucher à
l’hôtel de Luynes. Le carrosse était parti; madame de Chevreuse
avait fait au jeune homme un dernier signe par la portière, et
Raoul était remonté tout interdit.

Athos comprit ce qui s’était passé et sourit.

-- Venez, vicomte, dit-il, il est temps de vous retirer; vous
partez demain pour l’armée de M. le Prince; dormez bien votre
dernière nuit de citadin.

-- Je serai donc soldat? dit le jeune homme; oh! monsieur, merci
de tout mon coeur!

-- Adieu, comte, dit l’abbé d’Herblay; je rentre dans mon couvent.

-- Adieu, l’abbé, dit le coadjuteur, je prêche demain, et j’ai
vingt textes à consulter ce soir.

-- Adieu, messieurs, dit le comte; moi je vais dormir vingt-quatre
heures de suite, je tombe de lassitude.

Les trois hommes se saluèrent après avoir échangé un dernier
regard.

Scarron les suivait du coin de l’oeil à travers les portières de
son salon.

-- Pas un d’eux ne fera ce qu’il dit, murmura-t-il avec son petit
sourire de singe; mais qu’ils aillent, les braves gentilshommes!
Qui sait s’ils ne travaillent pas à me faire rendre ma pension!...
Ils peuvent remuer les bras, eux, c’est beaucoup; hélas! moi je
n’ai que la langue, mais je tâcherai de prouver que c’est quelque
chose. Holà! Champenois, voilà onze heures qui sonnent. Venez me
rouler vers mon lit... En vérité, cette demoiselle d’Aubigné est
bien charmante!

Sur ce, le pauvre paralytique disparut dans sa chambre à coucher,
dont la porte se referma derrière lui, et les lumières
s’éteignirent l’une après l’autre dans le salon de la rue des
Tournelles.


XXIV. Saint-Denis

Le jour commençait à poindre lorsque Athos se leva et se fit
habiller; il était facile de voir, à sa pâleur, plus grande que
d’habitude, et à ces traces que l’insomnie laisse sur le visage,
qu’il avait dû passer presque toute la nuit sans dormir. Contre
l’habitude de cet homme si ferme et si décidé, il y avait ce matin
dans toute sa personne quelque chose de lent et d’irrésolu.

C’est qu’il s’occupait des préparatifs de départ de Raoul et qu’il
cherchait à gagner du temps. D’abord, il fourbit lui-même une épée
qu’il tira de son étui de cuir parfumé, examina si la poignée
était bien en garde, et si la lame tenait solidement à la poignée.

Puis il jeta au fond d’une valise destinée au jeune homme un petit
sac plein de louis, appela Olivain, c’était le nom du laquais qui
l’avait suivi de Blois, lui fit faire le portemanteau! devant lui,
veillant à ce que toutes les choses nécessaires à un jeune homme
qui se met en campagne y fussent renfermées.

Enfin, après avoir employé à peu près une heure à tous ces soins,
il ouvrit la porte qui conduisait dans la chambre du vicomte et
entra légèrement.

Le soleil, déjà radieux, pénétrait dans la chambre par la fenêtre
à larges panneaux, dont Raoul, rentré tard, avait négligé de
fermer les rideaux la veille. Il dormait encore, la tête
gracieusement appuyée sur son bras. Ses longs cheveux noirs
couvraient à demi son front charmant et tout humide de cette
vapeur qui roule en perles le long des joues de l’enfant fatigué.

Athos s’approcha, et le corps incliné dans une attitude pleine de
tendre mélancolie, il regarda longtemps ce jeune homme à la bouche
souriante, aux paupières mi-closes, dont les rêves devaient être
doux et le sommeil léger, tant son ange protecteur mettait dans sa
garde muette de sollicitude et d’affection. Peu à peu Athos se
laissa entraîner charmes de sa rêverie en présence de cette
jeunesse si riche et si pure. Sa jeunesse à lui reparut, apportant
tous ces souvenirs suaves, qui sont plutôt des parfums que des
pensées. De ce passé au présent il y avait un abîme. Mais
l’imagination a le vol de l’ange et de l’éclair; elle franchit les
mers où nous avons failli faire naufrage, les ténèbres où nos
illusions se sont perdues, le précipice où notre bonheur s’est
englouti. Il songea que toute la première partie de sa vie à lui
avait été brisée par une femme; il pensa avec terreur quelle
influence pouvait avoir l’amour sur une organisation si fine et si
vigoureuse à la fois.

En se rappelant tout ce qu’il avait souffert, il prévit tout ce
que Raoul pouvait souffrir, et l’expression de la tendre et
profonde pitié qui passa dans son coeur se répandit dans le regard
humide dont il couvrit le jeune homme.

À ce moment Raoul s’éveilla de ce réveil sans nuages, sans
ténèbres et sans fatigues qui caractérise certaines organisations
délicates comme celle de l’oiseau. Ses yeux s’arrêtèrent sur ceux
d’Athos, et il comprit sans doute tout ce qui se passait dans le
coeur de cet homme qui attendait son réveil comme un amant attend
le réveil de sa maîtresse, car son regard à son tour prit
l’expression d’un amour infini.

-- Vous étiez là, monsieur? dit-il avec respect.

-- Oui, Raoul, j’étais là, dit le comte.

-- Et vous ne m’éveilliez point?

-- Je voulais vous laisser encore quelques moments de ce bon
sommeil, mon ami; vous devez être fatigué de la journée d’hier,
qui s’est prolongée si avant dans la nuit.

-- Oh! monsieur, que vous êtes bon! dit Raoul.

Athos sourit.

-- Comment vous trouvez-vous? lui dit-il.

-- Mais parfaitement bien, monsieur, et tout à fait remis et
dispos.

-- C’est que vous grandissez encore, continua Athos avec un
intérêt paternel et charmant d’homme mûr pour le jeune homme, et
que les fatigues sont doubles à votre âge.

-- Oh! monsieur, je vous demande bien pardon, dit Raoul honteux de
tant de prévenances, mais dans un instant je vais être habillé.

Athos appela Olivain, et en effet au bout de dix minutes, avec
cette ponctualité qu’Athos, rompu au service militaire, avait
transmise à son pupille, le jeune homme fut prêt.

-- Maintenant, dit le jeune homme au laquais, occupez-vous de mon
bagage.

-- Vos bagages vous attendent, Raoul, dit Athos. J’ai fait faire
la valise sous mes yeux, et rien ne vous manquera. Elle doit déjà,
ainsi que le portemanteau du laquais, être placée sur les chevaux,
si toutefois on a suivi les ordres que j’ai donnés.

-- Tout a été fait selon la volonté de monsieur le comte, dit
Olivain, et les chevaux attendent.

-- Et moi qui dormais, s’écria Raoul, tandis que vous, monsieur,
vous aviez la bonté de vous occuper de tous ces détails! Oh! mais,
en vérité, monsieur, vous me comblez de bontés.

-- Ainsi vous m’aimez un peu, je l’espère du moins? répliqua Athos
d’un ton presque attendri.

-- Oh! monsieur, s’écria Raoul, qui, pour ne pas manifester son
émotion par un élan de tendresse, se domptait presque à suffoquer,
oh! Dieu m’est témoin que je vous aime et que je vous vénère.

-- Voyez si vous n’oubliez rien, dit Athos en faisant semblant de
chercher autour de lui pour cacher son émotion.

-- Mais non, monsieur, dit Raoul.

Le laquais s’approcha alors d’Athos avec une certaine hésitation,
et lui dit tout bas:

-- M. le vicomte n’a pas d’épée, car monsieur le comte m’a fait
enlever hier soir celle qu’il a quittée.

-- C’est bien, dit Athos, cela me regarde.

Raoul ne parut pas s’apercevoir du colloque. Il descendit,
regardant le comte à chaque instant pour voir si le moment des
adieux était arrivé; mais Athos ne sourcillait pas.

Arrivé sur le perron, Raoul vit trois chevaux.

-- Oh! monsieur, s’écria-t-il tout radieux, vous m’accompagnez
donc?

-- Je veux vous conduire quelque peu, dit Athos.

La joie brilla dans les yeux de Raoul, et il s’élança légèrement
sur son cheval.

Athos monta lentement sur le sien après avoir dit un mot tout bas
au laquais, qui, au lieu de suivre immédiatement, remonta au
logis. Raoul, enchanté d’être en la compagnie du comte, ne
s’aperçut ou feignit de ne s’apercevoir de rien.

Les deux gentilshommes prirent par le Pont-Neuf, suivirent les
quais ou plutôt ce qu’on appelait alors l’abreuvoir Pépin, et
longèrent les murs du Grand-Châtelet. Ils entraient dans la rue
Saint-Denis lorsqu’ils furent rejoints par le laquais.

La route se fit silencieusement. Raoul sentait bien que le moment
de la séparation approchait; le comte avait donné la veille
différents ordres pour des choses qui le regardaient, dans le
courant de la journée. D’ailleurs ses regards redoublaient de
tendresse, et les quelques paroles qu’il laissait échapper
redoublaient d’affection. De temps en temps une réflexion ou un
conseil lui échappait, et ses paroles étaient pleines de
sollicitude.

Après avoir passé la porte Saint-Denis, et comme les deux
cavaliers étaient arrivés à la hauteur des Récollets, Athos jeta
les yeux sur la monture du vicomte.

-- Prenez-y garde, Raoul, lui dit-il, je vous l’ai déjà dit
souvent; il faudrait ne point oublier cela, car c’est un grand
défaut dans un écuyer. Voyez! votre cheval est déjà fatigué; il
écume, tandis que le mien semble sortir de l’écurie. Vous lui
endurcissez la bouche en lui serrant ainsi le mors; et, faites-y
attention, vous ne pouvez plus le faire manoeuvrer avec la
promptitude nécessaire. Le salut d’un cavalier est parfois dans la
prompte obéissance de son cheval. Dans huit jours, songez-y, vous
ne manoeuvrerez plus dans un manège, mais sur un champ de
bataille.

Puis tout à coup, pour ne point donner une trop triste importance
à cette observation:

-- Voyez donc, Raoul, continua Athos, la belle plaine pour voler
la perdrix.

Le jeune homme profitait de la leçon, et admirait surtout avec
quelle tendre délicatesse elle était donnée.

-- J’ai encore remarqué l’autre jour une chose, disait Athos,
c’est qu’en tirant le pistolet vous teniez le bras trop tendu.
Cette tension fait perdre la justesse du coup. Aussi, sur douze
fois manquâtes-vous trois fois le but.

-- Que vous atteignîtes douze fois, vous, monsieur, répondit en
souriant Raoul.

-- Parce que je pliais la saignée et que je reposais ainsi ma main
sur mon coude. Comprenez-vous bien ce que je veux vous dire,
Raoul?

-- Oui, monsieur; j’ai tiré seul depuis en suivant ce conseil, et
j’ai obtenu un succès entier.

-- Tenez, reprit Athos, c’est comme en faisant des armes, vous
chargez trop votre adversaire. C’est un défaut de votre âge, je le
sais bien; mais le mouvement du corps en chargeant dérange
toujours l’épée de la ligne; et si vous aviez affaire à un homme
de sang-froid, il vous arrêterait au premier pas que vous feriez
ainsi par un simple dégagement, ou même par un coup droit.

-- Oui, monsieur, comme vous l’avez fait bien souvent, mais tout
le monde n’a pas votre adresse et votre courage.

-- Que voilà un vent frais! reprit Athos, c’est un souvenir de
l’hiver. À propos, dites-moi, si vous allez au feu, et vous irez,
car vous êtes recommandé à un jeune général qui aime fort la
poudre, souvenez-vous bien dans une lutte particulière, comme cela
arrive souvent à nous autres cavaliers surtout, souvenez-vous bien
de ne tirer jamais le premier: qui tire le premier touche rarement
son homme, car il tire avec la crainte de rester désarmé devant un
ennemi armé; puis, lorsqu’il tirera, faites cabrer votre cheval;
cette manoeuvre m’a sauvé deux ou trois fois la vie.

-- Je l’emploierai, ne fût-ce que par reconnaissance.

-- Eh! dit Athos, ne sont-ce pas des braconniers qu’on arrête là-
bas? Oui, vraiment... Puis encore une chose importante, Raoul: si
vous êtes blessé dans une charge, si vous tombez de votre cheval
et s’il vous reste encore quelque force, dérangez-vous de la ligne
qu’a suivie votre régiment; autrement, il peut être ramené, et
vous seriez foulé aux pieds des chevaux. En tout cas, si vous
étiez blessé, écrivez-moi à l’instant même, ou faites-moi écrire;
nous nous connaissons en blessures, nous autres, ajouta Athos en
souriant.

-- Merci, monsieur, répondit le jeune homme tout ému.

-- Ah! nous voici à Saint-Denis, murmura Athos.

Ils arrivaient effectivement en ce moment à la porte de la ville,
gardée par deux sentinelles. L’une dit à l’autre:

-- Voici encore un jeune gentilhomme qui m’a l’air de se rendre à
l’armée.

Athos se retourna: tout ce qui s’occupait, d’une façon même
indirecte, de Raoul prenait aussitôt un intérêt à ses yeux.

-- À quoi voyez-vous cela? demanda-t-il.

-- À son air, monsieur, dit la sentinelle. D’ailleurs il a l’âge.
C’est le second d’aujourd’hui.

-- Il est déjà passé ce matin un jeune homme comme moi? demanda
Raoul.

-- Oui, ma foi, de haute mine et dans un bel équipage, cela m’a eu
l’air de quelque fils de bonne maison.

-- Ce me sera un compagnon de route, monsieur, reprit Raoul en
continuant son chemin; mais, hélas! il ne me fera pas oublier
celui que je perds.

-- Je ne crois pas que vous le rejoigniez, Raoul, car j’ai à vous
parler ici, et ce que j’ai à vous dire durera peut-être assez de
temps pour que ce gentilhomme prenne de l’avance sur vous.

-- Comme il vous plaira, monsieur.

Tout en causant ainsi on traversait les rues qui étaient pleines
de monde à cause de la solennité de la fête, et l’on arrivait en
face de la vieille basilique, dans laquelle on disait une première
messe.

-- Mettons pied à terre, Raoul, dit Athos. Vous, Olivain, gardez
nos chevaux et me donnez l’épée.

Athos prit à la main l’épée que lui tendait le laquais, et les
deux gentilshommes entrèrent dans l’église.

Athos présenta de l’eau bénite à Raoul. Il y a dans certains
coeurs de père un peu de cet amour prévenant qu’un amant a pour sa
maîtresse.

Le jeune homme toucha la main d’Athos, salua et se signa. Athos
dit un mot à l’un des gardiens, qui s’inclina et marcha dans la
direction des caveaux.

-- Venez, Raoul, dit Athos, et suivons cet homme.

Le gardien ouvrit la grille des tombes royales et se tint sur la
haute marche, tandis qu’Athos et Raoul descendaient. Les
profondeurs de l’escalier sépulcral étaient éclairées par une
lampe d’argent brûlant sur la dernière marche, et juste au-dessous
de cette lampe reposait, enveloppé d’un large manteau de velours
violet semé de fleurs de lis d’or, un catafalque soutenu par des
chevalets de chêne.

Le jeune homme, préparé à cette situation par l’état de son propre
coeur plein de tristesse, par la majesté de l’église qu’il avait
traversée, était descendu d’un pas lent et solennel, et se tenait
debout et la tête découverte devant cette dépouille mortelle du
dernier roi, qui ne devait aller rejoindre ses aïeux que lorsque
son successeur viendrait le rejoindre lui-même, et qui semblait
demeurer là pour dire à l’orgueil humain, parfois si facile à
s’exalter sur le trône:

-- Poussière terrestre, je t’attends!

Il se fit un instant de silence.

Puis Athos leva la main, et désignant du doigt le cercueil:

-- Cette sépulture incertaine, dit-il, est celle d’un homme faible
et sans grandeur, et qui eut cependant un règne plein d’immenses
événements; c’est qu’au-dessus de ce roi veillait l’esprit d’un
autre homme, comme cette lampe veille au-dessus de ce cercueil et
l’éclaire. Celui-là, c’était le roi réel, Raoul; l’autre n’était
qu’un fantôme dans lequel il mettait son âme. Et cependant, tant
est puissante la majesté monarchique chez nous, cet homme n’a pas
même l’honneur d’une tombe aux pieds de celui pour la gloire
duquel il a usé sa vie, car cet homme, Raoul, souvenez-vous de
cette chose, s’il a fait ce roi petit, il a fait la royauté
grande, et il y a deux choses enfermées au palais du Louvre: le
roi, qui meurt, et la royauté qui ne meurt pas. Ce règne est
passé, Raoul; ce ministre tant redouté, tant craint, tant haï de
son maître, est descendu dans la tombe, tirant après lui le roi
qu’il ne voulait pas laisser vivre seul, de peur sans doute qu’il
ne détruisît son oeuvre, car un roi n’édifie que lorsqu’il a près
de lui soit Dieu, soit l’esprit de Dieu. Alors, cependant, tout le
monde regarda la mort du cardinal comme une délivrance, et moi-
même, tant sont aveugles les contemporains, j’ai quelquefois
traversé en face les desseins de ce grand homme qui tenait la
France dans ses mains, et qui, selon qu’il les serrait ou les
ouvrait, l’étouffait ou lui donnait de l’air à son gré. S’il ne
m’a pas broyé, moi et mes amis, dans sa terrible colère, c’était
sans doute pour que je puisse aujourd’hui vous dire: Raoul, sachez
distinguer toujours le roi de la royauté; le roi n’est qu’un
homme, la royauté, c’est l’esprit de Dieu; quand vous serez dans
le doute de savoir qui vous devez servir, abandonnez l’apparence
matérielle pour le principe invisible, car le principe invisible
est tout. Seulement, Dieu a voulu rendre ce principe palpable en
l’incarnant dans un homme. Raoul, il me semble que je vois votre
avenir comme à travers un nuage. Il est meilleur que le nôtre, je
le crois. Tout au contraire de nous, qui avons eu un ministre sans
roi, vous aurez, vous, un roi sans ministre. Vous pourrez donc
servir, aimer et respecter le roi. Si ce roi est un tyran, car la
toute-puissance a son vertige qui la pousse à la tyrannie, servez,
aimez et respectez la royauté, c’est-à-dire la chose infaillible,
c’est-à-dire l’esprit de Dieu sur la terre, c’est-à-dire cette
étincelle céleste qui fait la poussière si grande et si sainte
que, nous autres gentilshommes de haut lieu cependant, nous sommes
aussi peu de chose devant ce corps étendu sur la dernière marche
de cet escalier que ce corps lui-même devant le trône du Seigneur.

-- J’adorerai Dieu, monsieur, dit Raoul, je respecterai la
royauté; je servirai le roi, et tâcherai, si je meurs, que ce soit
pour le roi, pour la royauté ou pour Dieu. Vous ai-je bien
compris?

Athos sourit.

-- Vous êtes une noble nature, dit-il, voici votre épée.

Raoul mit un genou en terre.

-- Elle a été portée par mon père, un loyal gentilhomme. Je l’ai
portée à mon tour, et lui ai fait honneur quelquefois quand la
poignée était dans ma main et que son fourreau pendait à mon côté.
Si votre main est faible encore pour manier cette épée, Raoul,
tant mieux, vous aurez plus de temps à apprendre à ne la tirer que
lorsqu’elle devra voir le jour.

-- Monsieur, dit Raoul en recevant l’épée de la main du comte, je
vous dois tout; cependant, cette épée est le plus précieux présent
que vous m’ayez fait. Je la porterai, je vous jure, en homme
reconnaissant.

Et il approcha ses lèvres de la poignée, qu’il baisa avec respect.

-- C’est bien, dit Athos. Relevez-vous, vicomte, et embrassons-
nous.

Raoul se releva et se jeta avec effusion dans les bras d’Athos.

-- Adieu, murmura le comte, qui sentait son coeur se fondre,
adieu, et pensez à moi.

-- Oh! éternellement! éternellement! s’écria le jeune homme. Oh!
je le jure, monsieur, et s’il m’arrive malheur, votre nom sera le
dernier nom que je prononcerai, votre souvenir ma dernière pensée.

Athos remonta précipitamment pour cacher son émotion, donna une
pièce d’or au gardien des tombeaux, s’inclina devant l’autel et
gagna à grands pas le porche de l’église, au bas duquel Olivain
attendait avec les deux autres chevaux.

-- Olivain, dit-il en montrant le baudrier de Raoul, resserrez la
boucle de cette épée qui tombe un peu bas. Bien. Maintenant, vous
accompagnerez M. le vicomte jusqu’à ce que Grimaud vous ait
rejoints; lui venu, vous quitterez le vicomte. Vous entendez,
Raoul? Grimaud est un vieux serviteur plein de courage et de
prudence, Grimaud vous suivra.

-- Oui, monsieur, dit Raoul.

-- Allons, à cheval, que je vous voie partir.

Raoul obéit.

-- Adieu! Raoul, dit le comte, adieu, mon cher enfant.

-- Adieu, monsieur, dit Raoul, adieu, mon bien-aimé protecteur!

Athos fit signe de la main, car il n’osait parler, et Raoul
s’éloigna, la tête découverte.

Athos resta immobile et le regardant aller jusqu’au moment où il
disparut au tournant d’une rue.

Alors le comte jeta la bride de son cheval aux mains d’un paysan,
remonta lentement les degrés, rentra dans l’église, alla
s’agenouiller dans le coin le plus obscur et pria.


XXV. Un des quarante moyens d’évasion de Monsieur de Beaufort

Cependant le temps s’écoulait pour le prisonnier comme pour ceux
qui s’occupaient de sa fuite: seulement, il s’écoulait plus
lentement. Tout au contraire des autres hommes qui prennent avec
ardeur une résolution périlleuse et qui se refroidissent à mesure
que le moment de l’exécuter se rapproche, le duc de Beaufort, dont
le courage bouillant était passé en proverbe, et qu’avait enchaîné
une inaction de cinq années, le duc de Beaufort semblait pousser
le temps devant lui et appelait de tous ses voeux l’heure de
l’action. Il y avait dans son évasion seule, à part les projets
qu’il nourrissait pour l’avenir, projets, il faut l’avouer, encore
fort vagues et fort incertains, un commencement de vengeance qui
lui dilatait le coeur. D’abord sa fuite était une mauvaise affaire
pour M. de Chavigny, qu’il avait pris en haine à cause des petites
persécutions auxquelles il l’avait soumis; puis, une plus mauvaise
affaire contre le Mazarin, que avait pris en exécration à cause
des grands reproches qu’il avait à lui faire. On voit que toute
proportion était gardée entre les sentiments que M. de Beaufort
avait voués au gouverneur et au ministre, au subordonné et au
maître.

Puis M. de Beaufort, qui connaissait si bien l’intérieur du
Palais-Royal, qui n’ignorait pas les relations de la reine et du
cardinal, mettait en scène, de sa prison, tout ce mouvement
dramatique qui allait s’opérer, quand ce bruit retentirait du
cabinet du ministre à la chambre d’Anne d’Autriche: M. de Beaufort
est sauvé! En se disant tout cela à lui-même, M. de Beaufort
souriait doucement, se croyait déjà dehors, respirant l’air des
plaines et des forêts, pressant un cheval vigoureux entre ses
jambes et criant à haute voix: «Je suis libre!»

Il est vrai qu’en revenant à lui, il se trouvait entre ses quatre
murailles, voyait à dix pas de lui La Ramée qui tournait ses
pouces l’un autour de l’autre, et dans l’antichambre, ses gardes
qui riaient ou qui buvaient.

La seule chose qui le reposait de cet odieux tableau, tant est
grande l’instabilité de l’esprit humain, c’était la figure
refrognée de Grimaud, cette figure qu’il avait prise d’abord en
haine, et qui depuis était devenue toute son espérance. Grimaud
lui semblait un Antinoüs.

Il est inutile de dire que tout cela était un jeu de l’imagination
fiévreuse du prisonnier. Grimaud était toujours le même. Aussi
avait-il conservé la confiance entière de son supérieur La Ramée,
qui maintenant se serait fié à lui mieux qu’à lui-même: car, nous
l’avons dit, La Ramée se sentait au fond du coeur un certain
faible pour M. de Beaufort.

Aussi ce bon La Ramée se faisait-il une fête de ce petit souper en
tête à tête avec son prisonnier. La Ramée n’avait qu’un défaut, il
était gourmand; il avait trouvé les pâtés bons, le vin excellent.
Or, le successeur du père Marteau lui avait promis un pâté de
faisan au lieu d’un pâté de volaille, et du vin de Chambertin au
lieu du vin de Mâcon. Tout cela, rehaussé de la présence de cet
excellent prince qui était si bon au fond, qui inventait de si
drôles de tours contre M. de Chavigny, et de, si bonnes
plaisanteries contre le Mazarin, faisait pour La Ramée, de cette
belle Pentecôte qui allait venir, une des quatre grandes fêtes de
l’année.

La Ramée attendait donc six heures du soir avec autant
d’impatience que le duc.

Dès le matin il s’était préoccupé de tous les détails, et, ne se
fiant qu’à lui-même, il avait fait en personne une visite au
successeur du père Marteau. Celui-ci s’était surpassé: il lui
montra un véritable pâté monstre, orné sur sa couverture des armes
de M. de Beaufort: le pâté était vide encore, mais près de lui
étaient un faisan et deux perdrix, piqués si menu, qu’ils avaient
l’air chacun d’une pelote d’épingles. L’eau en était venue à la
bouche de La Ramée, et il était rentré dans la chambre du duc en
se frottant les mains.

Pour comble de bonheur, comme nous l’avons dit, M. de Chavigny, se
reposant sur La Ramée, était allé faire lui-même un petit voyage,
et était parti le matin même, ce qui faisait de La Ramée le sous-
gouverneur du château.

Quant à Grimaud, il paraissait plus refrogné que jamais.

Dans la matinée, M. de Beaufort avait fait avec La Ramée une
partie de paume; un signe de Grimaud lui avait fait comprendre de
faire attention à tout.

Grimaud, marchant devant, traçait le chemin qu’on avait à suivre
le soir. Le jeu de paume était dans ce qu’on appelait l’enclos de
la petite cour du château. C’était un endroit assez désert, où
l’on ne mettait de sentinelles qu’au moment où M. de Beaufort
faisait sa partie; encore, à cause de la hauteur de la muraille,
cette précaution paraissait-elle superflue.

Il y avait trois portes à ouvrir avant d’arriver à cet enclos.
Chacune s’ouvrait avec une clef différente.

En arrivant à l’enclos, Grimaud alla machinalement s’asseoir près
d’une meurtrière, les jambes pendantes en dehors de la muraille.
Il devenait évident que c’était à cet endroit qu’on attacherait
l’échelle de corde.

Toute cette manoeuvre, compréhensible pour le duc de Beaufort,
était, on en conviendra, inintelligible pour La Ramée.

La partie commença. Cette fois, M. de Beaufort était en veine, et
l’on eût dit qu’il posait avec la main les balles où il voulait
qu’elles allassent. La Ramée fut complètement battu.

Quatre des gardes de M. de Beaufort l’avaient suivi et ramassaient
les balles: le jeu terminé, M. de Beaufort, tout en raillant à son
aise La Ramée sur sa maladresse, offrit aux gardes deux louis pour
aller boire à sa santé avec leurs quatre autres camarades.

Les gardes demandèrent l’autorisation de La Ramée, qui la leur
donna, mais pour le soir seulement. Jusque-là, La Ramée avait à
s’occuper de détails importants; il désirait, comme il avait des
courses à faire, que le prisonnier ne fût pas perdu de vue.

M. de Beaufort aurait arrangé les choses lui-même que, selon toute
probabilité, il les eût faites moins à sa convenance que ne le
faisait son gardien.

Enfin six heures sonnèrent; quoiqu’on ne dût se mettre à table
qu’à sept heures, le dîner se trouvait prêt et servi. Sur un
buffet était le pâté colossal aux armes du duc et paraissant cuit
à point, autant qu’on en pouvait juger par la couleur dorée qui
enluminait sa croûte.

Le reste du dîner était à l’avenant.

Tout le monde était impatient, les gardes d’aller boire, La Ramée
de se mettre à table, et M. de Beaufort de se sauver.

Grimaud seul était impassible. On eût dit qu’Athos avait fait son
éducation dans la prévision de cette grande circonstance.

Il y avait des moments où, en le regardant, le duc de Beaufort se
demandait s’il ne faisait point un rêve, et si cette figure de
marbre était bien réellement à son service et s’animerait au
moment venu.

La Ramée renvoya les gardes en leur recommandant de boire à la
santé du prince; puis, lorsqu’ils furent partis, il ferma les
portes, mit les clefs dans sa poche, et montra la table au prince
d’un air qui voulait dire:

-- Quand Monseigneur voudra.

Le prince regarda Grimaud, Grimaud regarda la pendule: il était
six heures un quart à peine, l’évasion était fixée à sept heures,
il y avait donc trois quarts d’heure à attendre.

Le prince, pour gagner un quart d’heure, prétexta une lecture qui
l’intéressait et demanda à finir son chapitre. La Ramée
s’approcha, regarda par-dessus son épaule quel était ce livre qui
avait sur le prince cette influence de l’empêcher de se mettre à
table quand le dîner était servi.

C’étaient les _Commentaires de César_, que lui-même, contre les
ordonnances de M. de Chavigny, lui avait procurés trois jours
auparavant.

La Ramée se promit bien de ne plus se mettre en contravention avec
les règlements du donjon.

En attendant, il déboucha les bouteilles et alla flairer le pâté.

À six heures et demie, le duc se leva en disant avec gravité:

-- Décidément, César était le plus grand homme de l’antiquité.

-- Vous trouvez, Monseigneur, dit La Ramée.

-- Oui.

-- Eh bien! moi, reprit La Ramée, j’aime mieux Annibal.

-- Et pourquoi cela, maître La Ramée? demanda le duc.

-- Parce qu’il n’a pas laissé de Commentaires, dit La Ramée avec
son gros sourire.

Le duc comprit l’allusion et se mit à table en faisant signe à La
Ramée de se placer en face de lui.

L’exempt ne se le fit pas répéter deux fois.

Il n’y a pas de figure aussi expressive que celle d’un véritable
gourmand qui se trouve en face d’une bonne table; aussi, en
recevant son assiette de potage des mains de Grimaud, la figure de
La Ramée présentait-elle le sentiment de la parfaite béatitude.

Le duc le regarda avec un sourire.

-- Ventre-saint-gris! La Ramée, s’écria-t-il, savez-vous que si on
me disait qu’il y a en ce moment en France un homme plus heureux
que vous, je ne le croirais pas!

-- Et vous auriez, ma foi, raison, Monseigneur, dit La Ramée.
Quant à moi, j’avoue que lorsque j’ai faim, je ne connais pas de
vue plus agréable qu’une table bien servie, et si vous ajoutez,
continua La Ramée, que celui qui fait les honneurs de cette table
est le petit-fils de Henri le Grand, alors vous comprendrez,
Monseigneur, que l’honneur qu’on reçoit double le plaisir qu’on
goûte.

Le prince s’inclina à son tour, et un imperceptible sourire parut
sur le visage de Grimaud, qui se tenait derrière La Ramée.

-- Mon cher La Ramée, dit le duc, il n’y a en vérité que vous pour
tourner un compliment.

-- Non, Monseigneur, dit La Ramée dans l’effusion de son âme; non,
en vérité, je dis ce que je pense, il n’y a pas de compliment dans
ce que je vous dis là.

-- Alors, vous m’êtes attaché? demanda le prince.

-- C’est-à-dire, reprit La Ramée, que je ne me consolerais pas si
Votre Altesse sortait de Vincennes.

-- Une drôle de manière de témoigner votre affliction. (Le prince
voulait dire affection.)

-- Mais, Monseigneur, dit La Ramée, que feriez-vous dehors?
Quelque folie qui vous brouillerait avec la cour et vous ferait
mettre à la Bastille au lieu d’être à Vincennes. M. de Chavigny
n’est pas aimable, j’en conviens, continua La Ramée en savourant
un verre de madère, mais M. du Tremblay, c’est bien pis.

-- Vraiment! dit le duc, qui s’amusait du tour que prenait la
conversation et qui de temps en temps regardait la pendule, dont
l’aiguille marchait avec une lenteur désespérante.

-- Que voulez-vous attendre du frère d’un capucin nourri à l’école
du cardinal de Richelieu! Ah! Monseigneur, croyez-moi, c’est un
grand bonheur que la reine, qui vous a toujours voulu du bien, à
ce que j’ai entendu dire du moins, ait eu l’idée de vous envoyer
ici, où il y a promenade, jeu de paume, bonne table, bon air.

-- En vérité, dit le duc, à vous entendre, La Ramée, je suis donc
bien ingrat d’avoir eu un instant l’idée de sortir d’ici?

-- Oh! Monseigneur, c’est le comble de l’ingratitude, reprit La
Ramée; mais Votre Altesse n’y a jamais songé sérieusement.

-- Si fait, reprit le duc, et, je dois vous l’avouer, c’est peut-
être une folie, je ne dis pas non, mais de temps en temps j’y
songe encore.

-- Toujours par un de vos quarante moyens, Monseigneur?

-- Eh! mais, oui, reprit le duc.

-- Monseigneur, dit La Ramée, puisque nous sommes aux
épanchements, dites-moi un de ces quarante moyens inventés par
Votre Altesse.

-- Volontiers, dit le duc. Grimaud, donnez-moi le pâté.

-- J’écoute, dit La Ramée en se renversant sur son fauteuil, en
soulevant son verre et en clignant de l’oeil, pour regarder le
soleil à travers le rubis liquide qu’il contenait.

Le duc jeta un regard sur la pendule. Dix minutes encore et elle
allait sonner sept heures.

Grimaud apporta le pâté devant le prince, qui prit son couteau à
lame d’argent pour enlever le couvercle; mais La Ramée, qui
craignait qu’il n’arrivât malheur à cette belle pièce, passa au
duc son couteau, qui avait une lame de fer.

-- Merci, La Ramée, dit le duc en prenant le couteau.

-- Eh bien Monseigneur, dit l’exempt, ce fameux moyen?

-- Faut-il que je vous dise, reprit le duc, celui sur lequel je
comptais le plus, celui que j’avais résolu d’employer le premier?

-- Oui, celui-là, dit La Ramée.

-- Eh bien! dit le duc, en creusant le pâté d’une main et en
décrivant de l’autre un cercle avec son couteau, j’espérais
d’abord avoir pour gardien un brave garçon comme vous, monsieur La
Ramée.

-- Bien! dit La Ramée; vous l’avez, Monseigneur. Après?

-- Et je m’en félicite.

La Ramée salua.

-- Je me disais, continua le prince, si une fois j’ai près de moi
un bon garçon comme La Ramée, je tâcherai de lui faire recommander
par quelque ami à moi, avec lequel il ignorera mes relations, un
homme qui me soit dévoué, et avec lequel je puisse m’entendre pour
préparer ma fuite.

-- Allons! allons! dit La Ramée, pas mal imaginé.

-- N’est-ce pas? reprit le prince; par exemple, le serviteur de
quelque brave gentilhomme, ennemi lui-même du Mazarin, comme doit
l’être tout gentilhomme.

-- Chut! Monseigneur, dit La Ramée, ne parlons pas politique.

-- Quand j’aurai cet homme près de moi, continua le duc, pour peu
que cet homme soit adroit et ait su inspirer de la confiance à mon
gardien, celui-ci se reposera sur lui, et alors j’aurai des
nouvelles du dehors.

-- Ah! oui, dit La Ramée, mais comment cela, des nouvelles du
dehors?

-- Oh! rien de plus facile, dit le duc de Beaufort, en jouant à la
paume, par exemple.

-- En jouant à la paume? demanda La Ramée, commençant à prêter la
plus grande attention au récit du duc.

-- Oui, tenez, j’envoie une balle dans le fossé, un homme est là
qui la ramasse. La balle renferme une lettre; au lieu de renvoyer
cette balle que je lui ai demandée du haut des remparts, il m’en
envoie une autre. Cette autre balle contient une lettre. Ainsi,
nous avons échangé nos idées, et personne n’y a rien vu.

-- Diable! diable! dit La Ramée en se grattant l’oreille, vous
faites bien de me dire cela, Monseigneur, je surveillerai les
ramasseurs des balles.

Le duc sourit.

-- Mais, continua La Ramée, tout cela, au bout du compte, n’est
qu’un moyen de correspondre.

-- C’est déjà beaucoup, ce me semble.

-- Ce n’est pas assez.

-- Je vous demande pardon. Par exemple, je dis à mes amis:
«Trouvez-vous tel jour, à telle heure, de l’autre côté du fossé
avec deux chevaux de main.»

-- Eh bien! après? dit La Ramée avec une certaine inquiétude; à
moins que ces chevaux n’aient des ailes pour monter sur le rempart
et venir vous y chercher.

-- Eh! mon Dieu, dit négligemment le prince, il ne s’agit pas que
les chevaux aient des ailes pour monter sur les remparts, mais que
j’aie, moi, un moyen d’en descendre.

-- Lequel?

-- Une échelle de corde.

-- Oui, mais, dit La Ramée en essayant de rire, une échelle de
corde ne s’envoie pas comme une lettre, dans une balle de paume.

-- Non, mais elle s’envoie dans autre chose.

-- Dans autre chose, dans autre chose! dans quoi?

-- Dans un pâté, par exemple.

-- Dans un pâté? dit La Ramée.

-- Oui. Supposez une chose, reprit le duc; supposez, par exemple,
que mon maître d’hôtel, Noirmont, ait traité du fonds de boutique
du père Marteau...

-- Eh bien? demanda La Ramée tout frissonnant.

-- Eh bien! La Ramée, qui est un gourmand, voit ces pâtés, trouve
qu’ils ont meilleure mine que ceux de ses prédécesseurs, vient
m’offrir de m’en faire goûter. J’accepte, à la condition que La
Ramée en goûtera avec moi. Pour être plus à l’aise, La Ramée
écarte les gardes et ne conserve que Grimaud pour nous servir.
Grimaud est l’homme qui m’a été donné par un ami, ce serviteur
avec lequel je m’entends, prêt à me seconder en toutes choses. Le
moment de ma fuite est marqué à sept heures. Eh bien! à sept
heures moins quelques minutes...

-- À sept heures moins quelques minutes?... reprit La Ramée,
auquel la sueur commençait à perler sur le front.

-- À sept heures moins quelques minutes, reprit le duc en joignant
l’action aux paroles, j’enlève la croûte du pâté. J’y trouve deux
poignards, une échelle de corde et un bâillon. Je mets un des
poignards sur la poitrine de La Ramée et je lui dis: «Mon ami,
j’en suis désolé, mais si tu fais un geste, si tu pousses un cri,
tu es mort!»

Nous l’avons dit, en prononçant ces derniers mots, le duc avait
joint l’action aux paroles. Le duc était debout près de lui et lui
appuyait la pointe d’un poignard sur la poitrine avec un accent
qui ne permettait pas à celui auquel il s’adressait de conserver
de doute sur sa résolution.

Pendant ce temps Grimaud, toujours silencieux, tirait du pâté le
second poignard, l’échelle de corde et la poire d’angoisse.

La Ramée suivait des yeux chacun de ces objets avec une terreur
croissante.

-- Oh! Monseigneur, s’écria-t-il en regardant le duc avec une
expression de stupéfaction qui eût fait éclater de rire le prince
dans un autre moment, vous n’aurez pas le coeur de me tuer!

-- Non, si tu ne t’opposes pas à ma fuite.

-- Mais, Monseigneur, si je vous laisse fuir, je suis un homme
ruiné.

-- Je te rembourserai le prix de ta charge.

-- Et vous êtes bien décidé à quitter le château?

-- Pardieu!

-- Tout ce que je pourrais vous dire ne vous fera pas changer de
résolution?

-- Ce soir, je veux être libre.

-- Et si je me défends, si j’appelle, si je crie?

-- Foi de gentilhomme, je te tue.

En ce moment la pendule sonna.

-- Sept heures, dit Grimaud, qui n’avait pas encore prononcé une
parole.

-- Sept heures, dit le duc, tu vois, je suis en retard.

La Ramée fit un mouvement comme pour l’acquit de sa conscience.

Le duc fronça le sourcil, et l’exempt sentit la pointe du poignard
qui, après avoir traversé ses habits, s’apprêtait à lui traverser
la poitrine.

-- Bien, Monseigneur, dit-il, cela suffit. Je ne bougerai pas.

-- Hâtons-nous, dit le duc.

-- Monseigneur, une dernière grâce.

-- Laquelle? Parle, dépêche-toi.

-- Liez-moi bien, Monseigneur.

-- Pourquoi cela, te lier?

-- Pour qu’on ne croie pas que je suis votre complice.

-- Les mains! dit Grimaud.

-- Non pas par devant, par derrière donc, par derrière!

-- Mais avec quoi? dit le duc.

-- Avec votre ceinture, Monseigneur, reprit La Ramée.

Le duc détacha sa ceinture et la donna à Grimaud, qui lia les
mains de La Ramée de manière à le satisfaire.

-- Les pieds, dit Grimaud.

La Ramée tendit les jambes, Grimaud prit une serviette, la déchira
par bandes et ficela La Ramée.

-- Maintenant mon épée, dit La Ramée; liez-moi donc la garde de
mon épée.

Le duc arracha un des rubans de son haut-de-chausses, et accomplit
le désir de son gardien.

-- Maintenant, dit le pauvre La Ramée, la poire d’angoisse, je la
demande; sans cela on me ferait mon procès parce que je n’ai pas
crié. Enfoncez, Monseigneur, enfoncez.

Grimaud s’apprêta à remplir le désir de l’exempt, qui fit un
mouvement en signe qu’il avait quelque chose à dire.

-- Parle, dit le duc.

-- Maintenant, Monseigneur, dit La Ramée, n’oubliez pas, s’il
m’arrive malheur à cause de vous, que j’ai une femme et quatre
enfants.

-- Sois tranquille. Enfonce, Grimaud.

En une seconde La Ramée fut bâillonné et couché à terre, deux ou
trois chaises furent renversées en signe de lutte. Grimaud prit
dans les poches de l’exempt toutes les clefs qu’elles contenaient,
ouvrit d’abord la porte de la chambre où ils se trouvaient, la
referma à double tour quand ils furent sortis, puis tous deux
prirent rapidement le chemin de la galerie qui conduisait au petit
enclos. Les trois portes furent successivement ouvertes et fermées
avec une promptitude qui faisait honneur à la dextérité de
Grimaud. Enfin l’on arriva au jeu de paume. Il était parfaitement
désert, pas de sentinelles, personne aux fenêtres.

Le duc courut au rempart et aperçut de l’autre côté des fossés
trois cavaliers avec deux chevaux en main. Le duc échangea un
signe avec eux, c’était bien pour lui qu’ils étaient là.

Pendant ce temps, Grimaud attachait le fil conducteur.

Ce n’était pas une échelle de corde, mais un peloton de soie, avec
un bâton qui devait se passer entre les jambes et se dévider de
lui-même par le poids de celui qui se tenait dessus à
califourchon.

-- Va, dit le duc.

-- Le premier, Monseigneur? demanda Grimaud.

Sans doute, dit le duc; si on me rattrape, je ne risque que la
prison; si on t’attrape, toi, tu es pendu.

-- C’est juste, dit Grimaud.

Et aussitôt Grimaud, se mettant à cheval sur le bâton, commença sa
périlleuse descente; le duc le suivit des yeux avec une terreur
involontaire; il était déjà arrivé aux trois quarts de la
muraille, lorsque tout à coup la corde cassa. Grimaud tomba
précipité dans le fossé.

Le duc jeta un cri, mais Grimaud ne poussa pas une plainte; et
cependant il devait être blessé grièvement, car il était resté
étendu à l’endroit où il était tombé.

Aussitôt un des hommes qui attendaient se laissa glisser dans le
fossé, attacha sous les épaules de Grimaud l’extrémité d’une
corde, et les deux autres, qui en tenaient le bout opposé,
tirèrent Grimaud à eux.

-- Descendez, Monseigneur, dit l’homme qui était dans la fosse; il
n’y a qu’une quinzaine de pieds de distance et le gazon est
moelleux.

Le duc était déjà à l’oeuvre. Sa besogne à lui était plus
difficile, car il n’avait plus de bâton pour se soutenir; il
fallait qu’il descendît à la force des poignets, et cela d’une
hauteur d’une cinquantaine de pieds. Mais, nous l’avons dit, le
duc était adroit, vigoureux et plein de sang-froid; en moins de
cinq minutes, il se trouva à l’extrémité de la corde; comme le lui
avait dit le gentilhomme, il n’était plus qu’à quinze pieds de
terre. Il lâcha l’appui qui le soutenait et tomba sur ses pieds
sans se faire aucun mal.

Aussitôt il se mit à gravir le talus du fossé, au haut duquel il
trouva Rochefort. Les deux autres gentilshommes lui étaient
inconnus. Grimaud, évanoui, était attaché sur un cheval.

-- Messieurs, dit le prince, je vous remercierai plus tard; mais à
cette heure, il n’y a pas un instant à perdre, en route donc, en
route! qui m’aime, me suive!

Et il s’élança sur son cheval, partit au grand galop, respirant à
pleine poitrine, et criant avec une expression de joie impossible
à rendre:

-- Libre!... Libre!... Libre!...


XXVI. D’Artagnan arrive à propos

D’Artagnan toucha à Blois la somme que Mazarin, dans son désir de
le revoir près de lui, s’était décidé à lui donner pour ses
services futurs.

De Blois à Paris il y avait quatre journées pour un cavalier
ordinaire. D’Artagnan arriva vers les quatre heures de l’après-
midi du troisième jour à la barrière Saint-Denis. Autrefois il
n’en eût mis que deux. Nous avons vu qu’Athos, parti trois heures
après lui, était arrivé vingt-quatre heures auparavant.

Planchet avait perdu l’usage de ces promenades forcées; d’Artagnan
lui reprocha sa mollesse.

-- Eh! monsieur, quarante lieues en trois jours! je trouve cela
fort joli pour un marchand de pralines.

-- Es-tu réellement devenu marchand, Planchet, et comptes-tu
sérieusement, maintenant que nous nous sommes retrouvés, végéter
dans ta boutique?

-- Heu! reprit Planchet, vous seul en vérité êtes fait pour
l’existence active. Voyez M. Athos, qui dirait que c’est cet
intrépide chercheur d’aventures que nous avons connu? Il vit
maintenant en véritable gentilhomme fermier, en vrai seigneur
campagnard. Tenez, monsieur, il n’y a en vérité de désirable
qu’une existence tranquille.

-- Hypocrite! dit d’Artagnan, que l’on voit bien que tu te
rapproches de Paris, et qu’il y a à Paris une corde et une potence
qui t’attendent!

En effet, comme ils en étaient là de leur conversation, les deux
voyageurs arrivèrent à la barrière. Planchet baissait son feutre
en songeant qu’il allait passer dans des rues où il était fort
connu, et d’Artagnan relevait sa moustache en se rappelant Porthos
qui devait l’attendre rue Tiquetonne. Il pensait aux moyens de lui
faire oublier sa seigneurie de Bracieux et les cuisines homériques
de Pierrefonds.

En tournant le coin de la rue Montmartre, il aperçut, à l’une des
fenêtres de l’hôtel de la Chevrette, Porthos vêtu d’un splendide
justaucorps bleu de ciel tout brodé d’argent, et bâillant à se
démonter la mâchoire, de sorte que les passants contemplaient avec
une certaine admiration respectueuse ce gentilhomme si beau et si
riche, qui semblait si fort ennuyé de sa richesse et de sa
grandeur.

À peine d’ailleurs, de leur côté, d’Artagnan et Planchet avaient-
ils tourné l’angle de la rue, que Porthos les avait reconnus.

-- Eh! d’Artagnan, s’écria-t-il, Dieu soit loué! c’est vous!

-- Eh! bonjour, cher ami! répondit d’Artagnan.

Une petite foule de badauds se forma bientôt autour des chevaux
que les valets de l’hôtel tenaient déjà par la bride, et des
cavaliers qui causaient ainsi le nez en l’air; mais un froncement
de sourcils de d’Artagnan et deux ou trois gestes mal intentionnés
de Planchet et bien compris des assistants, dissipèrent la foule,
qui commençait à devenir d’autant plus compacte qu’elle ignorait
pourquoi elle était rassemblée.

Porthos était déjà descendu sur le seuil de l’hôtel.

-- Ah! mon cher ami, dit-il, que mes chevaux sont mal ici.

-- En vérité! dit d’Artagnan, j’en suis au désespoir pour ces
nobles animaux.

-- Et moi aussi, j’étais assez mal, dit Porthos, et n’était
l’hôtesse continua-t-il en se balançant sur ses jambes avec son
gros air content de lui-même, qui est assez avenante et qui entend
la plaisanterie, j’aurais été chercher gîte ailleurs.

La belle Madeleine, qui s’était approchée pendant ce colloque, fit
un pas en arrière et devint pâle comme la mort en entendant les
paroles de Porthos, car elle crut que la scène du Suisse allait se
renouveler; mais à sa grande stupéfaction d’Artagnan ne sourcilla
point, et, au lieu de se fâcher, il dit en riant à Porthos:

-- Oui, je comprends, cher ami, l’air de la rue Tiquetonne ne vaut
pas celui de la vallée de Pierrefonds; mais, soyez tranquille, je
vais vous en faire prendre un meilleur.

-- Quand cela?

-- Ma foi, bientôt, je l’espère.

-- Ah! tant mieux!

À cette exclamation de Porthos succéda un gémissement bas et
profond qui partait de l’angle d’une porte. D’Artagnan, qui venait
de mettre pied à terre, vit alors se dessiner en relief sur le mur
l’énorme ventre de Mousqueton, dont la bouche attristée laissait
échapper de sourdes plaintes.

-- Et vous aussi, mon pauvre monsieur Mouston, êtes déplacé dans
ce chétif hôtel, n’est-ce pas? demanda d’Artagnan de ce ton
railleur qui pouvait être aussi bien de la compassion que de la
moquerie.

-- Il trouve la cuisine détestable, répondit Porthos.

-- Eh bien, mais, dit d’Artagnan, que ne la faisait-il lui-même
comme à Chantilly?

-- Ah! monsieur, je n’avais plus ici, comme là-bas, les étangs de
M. le Prince, pour y pêcher ces belles carpes, et les forêts de
Son Altesse pour y prendre au collet ces fines perdrix. Quant à la
cave, je l’ai visitée en détail, et en vérité c’est bien peu de
chose.

-- Monsieur Mouston, dit d’Artagnan, en vérité je vous plaindrais,
si je n’avais pour le moment quelque chose de bien autrement
pressé à faire.

Alors, prenant Porthos à part:

-- Mon cher du Vallon, continua-t-il, vous voilà tout habillé, et
c’est heureux, car je vous mène de ce pas chez le cardinal.

-- Bah! vraiment? dit Porthos en ouvrant de grands yeux ébahis.

-- Oui, mon ami.

-- Une présentation?

-- Cela vous effraie?

-- Non, mais cela m’émeut.

-- Oh! soyez tranquille; vous n’avez plus affaire à l’autre
cardinal, et celui-ci ne vous terrassera pas sous sa majesté.

-- C’est égal, vous comprenez, d’Artagnan, la cour!

-- Eh! mon ami, il n’y a plus de cour.

-- La reine!

-- J’allais dire: il n’y a plus de reine. La reine? rassurez-vous,
nous ne la verrons pas.

-- Et vous dites que nous allons de ce pas au Palais-Royal?

-- De ce pas. Seulement, pour ne point faire de retard, je vous
emprunterai un de vos chevaux.

-- À votre aise: ils sont tous les quatre à votre service.

-- Oh! je n’en ai besoin que d’un pour le moment.

-- N’emmenons-nous pas nos valets?

-- Oui, prenez Mousqueton, cela ne fera pas mal. Quant à Planchet,
il a ses raisons pour ne pas venir à la cour.

-- Et pourquoi cela?

-- Heu! il est mal avec Son Éminence.

-- Mouston, dit Porthos, sellez Vulcain et Bayard.

-- Et moi, monsieur, prendrai-je Rustaud?

-- Non, prenez un cheval de luxe, prenez Phébus ou Superbe, nous
allons en cérémonie.

-- Ah! dit Mousqueton respirant, il ne s’agit donc que de faire
une visite?

-- Eh! mon Dieu, oui, Mouston, pas d’autre chose. Seulement, à
tout hasard, mettez des pistolets dans les fontes; vous trouverez
à ma selle les miens tout chargés.

Mouston poussa un soupir, il comprenait peu ces visites de
cérémonie qui se faisaient armé jusqu’aux dents.

-- Au fait, dit Porthos en regardant s’éloigner complaisamment son
ancien laquais, vous avez raison, d’Artagnan, Mouston suffira,
Mouston a fort belle apparence.

D’Artagnan sourit.

Et vous, dit Porthos, ne vous habillez-vous point de frais?

-- Non pas, je reste comme je suis.

-- Mais vous êtes tout mouillé de sueur et de poussière, vos
bottes sont fort crottées?

-- Ce négligé de voyage témoignera de mon empressement à me rendre
aux ordres du cardinal.

En ce moment Mousqueton revint avec les trois chevaux tout
accommodés. D’Artagnan se remit en selle comme s’il se reposait
depuis huit jours.

-- Oh! dit-il à Planchet, ma longue épée...

-- Moi, dit Porthos montrant une petite épée de parade à la garde
toute dorée, j’ai mon épée de cour.

-- Prenez votre rapière, mon ami.

-- Et pourquoi?

-- Je n’en sais rien, mais prenez toujours, croyez-moi.

-- Ma rapière, Mouston, dit Porthos.

-- Mais c’est tout un attirail de guerre, monsieur! dit celui-ci;
nous allons donc faire campagne? Alors dites-le moi tout de suite,
je prendrai mes précautions en conséquence.

-- Avec nous, Mouston, vous le savez, reprit d’Artagnan, les
précautions sont toujours bonnes à prendre. Ou vous n’avez pas
grande mémoire, ou vous avez oublié que nous n’avons pas
l’habitude de passer nos nuits en bals et en sérénades.

-- Hélas! c’est vrai, dit Mousqueton en s’armant de pied en cap,
mais je l’avais oublié.

Ils partirent d’un trait assez rapide et arrivèrent au Palais-
Cardinal vers les sept heures un quart. Il y avait foule dans les
rues, car c’était le jour de la Pentecôte, et cette foule
regardait passer avec étonnement ces deux cavaliers, dont l’un
était si frais qu’il semblait sortir d’une boîte, et l’autre si
poudreux qu’on eût dit qu’il quittait un champ de bataille.

Mousqueton attirait aussi les regards des badauds, et comme le
roman de Don Quichotte était alors dans toute sa vogue, quelques-
uns disaient que c’était Sancho qui, après avoir perdu un maître,
en avait trouvé deux.

En arrivant à l’antichambre, d’Artagnan se trouva en pays de
connaissance. C’étaient des mousquetaires de sa compagnie qui
justement étaient de garde. Il fit appeler l’huissier et montra la
lettre du cardinal qui lui enjoignait de revenir sans perdre une
seconde. L’huissier s’inclina et entra chez Son Éminence.

D’Artagnan se tourna vers Porthos, et crut remarquer qu’il était
agité d’un léger tremblement. Il sourit, et s’approchant de son
oreille, il lui dit:

-- Bon courage, mon brave ami! ne soyez pas intimidé; croyez-moi,
l’oeil de l’aigle est fermé, et nous n’avons plus affaire qu’au
simple vautour. Tenez-vous raide comme au jour du bastion Saint-
Gervais, et ne saluez pas trop bas cet Italien, cela lui donnerait
une pauvre idée de vous.

-- Bien, bien, répondit Porthos.

L’huissier reparut.

-- Entrez, messieurs dit-il, Son Éminence vous attend.

En effet, Mazarin était assis dans son cabinet, travaillant à
raturer le plus de noms possible sur une liste de pensions et de
bénéfices. Il vit du coin de l’oeil entrer d’Artagnan et Porthos
et quoique son regard eût pétillé de joie à l’annonce de
l’huissier, il ne parut pas s’émouvoir.

-- Ah! c’est vous, monsieur le lieutenant? dit-il, vous avez fait
diligence, c’est bien; soyez le bienvenu.

-- Merci, Monseigneur. Me voilà aux ordres de Votre Éminence,
ainsi que M. du Vallon, celui de mes anciens amis, celui qui
déguisait sa noblesse sous le nom de Porthos.

Porthos salua le cardinal.

-- Un cavalier magnifique, dit Mazarin.

Porthos tourna la tête à droite et à gauche, et fit des mouvements
d’épaule pleins de dignité.

-- La meilleure épée du royaume, Monseigneur, dit d’Artagnan, et
bien des gens le savent qui ne le disent pas et qui ne peuvent pas
le dire.

Porthos salua d’Artagnan.

Mazarin aimait presque autant les beaux soldats que Frédéric de
Prusse les aima plus tard. Il se mit à admirer les mains
nerveuses, les vastes épaules et l’oeil fixe de Porthos. Il lui
sembla qu’il avait devant lui le salut de son ministère et du
royaume, taillé en chair et en os. Cela lui rappela que l’ancienne
association des mousquetaires était formée de quatre personnes.

-- Et vos deux autres amis? demanda Mazarin.

Porthos ouvrait la bouche, croyant que c’était l’occasion de
placer un mot à son tour. D’Artagnan lui fit un signe du coin de
l’oeil.

-- Nos autres amis sont empêchés en ce moment, ils nous
rejoindront plus tard.

Mazarin toussa légèrement.

-- Et monsieur, plus libre qu’eux, reprendra volontiers du
service? demanda Mazarin.

-- Oui, Monseigneur, et cela par un dévouement, car M. de Bracieux
est riche.

-- Riche? dit Mazarin, à qui ce seul mot avait toujours le
privilège d’inspirer une grande considération.

-- Cinquante mille livres de rente, dit Porthos.

C’était la première parole qu’il avait prononcée.

-- Par pur dévouement, reprit Mazarin avec son fin sourire, par
pur dévouement alors?

-- Monseigneur ne croit peut-être pas beaucoup à ce mot-là?
demanda d’Artagnan.

-- Et vous, monsieur le Gascon? dit Mazarin en appuyant ses deux
coudes sur son bureau et son menton dans ses deux mains.

-- Moi, dit d’Artagnan, je crois au dévouement comme à un nom de
baptême, par exemple, qui doit être naturellement suivi d’un nom
de terre. On est d’un naturel plus ou moins dévoué, certainement;
mais il faut toujours qu’au bout d’un dévouement il y ait quelque
chose.

-- Et votre ami, par exemple, quelle chose désirerait-il avoir au
bout de son dévouement?

-- Eh bien! Monseigneur, mon ami a trois terres magnifiques: celle
du Vallon, à Corbeil; celle de Bracieux, dans le Soissonnais, et
celle de Pierrefonds dans le Valois; or, Monseigneur, il
désirerait que l’une de ses trois terres fût érigée en baronnie.

-- N’est-ce que cela? dit Mazarin, dont les yeux pétillèrent de
joie en voyant qu’il pouvait récompenser le dévouement de Porthos
sans bourse délier; n’est-ce que cela? la chose pourra s’arranger.

-- Je serai baron! s’écria Porthos en faisant un pas en avant.

-- Je vous l’avais dit, reprit d’Artagnan en l’arrêtant de la
main, et Monseigneur vous le répète.

-- Et vous, monsieur d’Artagnan, que désirez-vous?

Monseigneur, dit d’Artagnan, il y aura vingt ans au mois de
septembre prochain que M. le cardinal de Richelieu m’a fait
lieutenant.

-- Oui, et vous voudriez que le cardinal Mazarin vous fît
capitaine.

D’Artagnan salua.

-- Eh bien! tout cela n’est pas chose impossible. On verra,
messieurs, on verra. Maintenant, monsieur du Vallon, dit Mazarin,
quel service préférez-vous? celui de la ville? celui de la
campagne?

Porthos ouvrit la bouche pour répondre.

-- Monseigneur, dit d’Artagnan, M. du Vallon est comme moi, il
aime le service extraordinaire, c’est-à-dire des entreprises qui
sont réputées comme folles et impossibles.

Cette gasconnade ne déplut pas à Mazarin, qui se mit à rêver.

-- Cependant, je vous avoue que je vous avais fait venir pour vous
donner un poste sédentaire. J’ai certaines inquiétudes. Eh bien!
qu’est-ce que cela? dit Mazarin.

En effet, un grand bruit se faisait entendre dans l’antichambre,
et presque en même temps la porte du cabinet s’ouvrit; un homme
couvert de poussière se précipita dans la chambre en criant:

-- Monsieur le cardinal? où est monsieur le cardinal?

Mazarin crut qu’on voulait l’assassiner, et se recula en faisant
rouler son fauteuil. D’Artagnan et Porthos firent un mouvement qui
les plaça entre le nouveau venu et le cardinal.

-- Eh! monsieur, dit Mazarin, qu’y a-t-il donc, que vous entrez
ici comme dans les halles?

-- Monseigneur, dit l’officier à qui s’adressait ce reproche, deux
mots, je voudrais vous parler vite et en secret. Je suis
M. de Poins, officier aux gardes, en service au donjon de
Vincennes.

L’officier était si pâle et si défait, que Mazarin, persuadé qu’il
était porteur d’une nouvelle d’importance, fit signe à d’Artagnan
et à Porthos de faire place au messager.

D’Artagnan et Porthos se retirèrent dans un coin du cabinet.

-- Parlez, monsieur, parlez vite, dit Mazarin, qu’y a-t-il donc?

-- Il y a, Monseigneur, dit le messager, que M. de Beaufort vient
de s’évader du château de Vincennes.

Mazarin poussa un cri et devint à son tour plus pâle que celui qui
lui annonçait cette nouvelle; il retomba sur son fauteuil presque
anéanti.

-- Évadé! dit-il, M. de Beaufort évadé?

-- Monseigneur, je l’ai vu fuir du haut de la terrasse.

-- Et vous n’avez pas tiré dessus?

-- Il était hors de portée.

-- Mais M. de Chavigny, que faisait-il donc?

-- Il était absent.

-- Mais La Ramée?

-- On l’a trouvé garrotté dans la chambre du prisonnier, un
bâillon dans la bouche et un poignard près de lui.

-- Mais cet homme qu’il s’était adjoint?

-- Il était complice du duc et s’est évadé avec lui.

Mazarin poussa un gémissement.

-- Monseigneur, dit d’Artagnan faisant un pas vers le cardinal.

-- Quoi? dit Mazarin.

-- Il me semble que Votre Éminence perd un temps précieux.

-- Comment cela?

-- Si Votre Éminence ordonnait qu’on courût après le prisonnier,
peut-être le rejoindrait-on encore. La France est grande, et la
plus proche frontière est à soixante lieues.

-- Et qui courrait après lui? s’écria Mazarin.

-- Moi, pardieu!

-- Et vous l’arrêteriez?

-- Pourquoi pas?

-- Vous arrêteriez le duc de Beaufort, armé, en campagne?

-- Si Monseigneur m’ordonnait d’arrêter le diable, je
l’empoignerais par les cornes et je le lui amènerais.

-- Moi aussi, dit Porthos.

-- Vous aussi? dit Mazarin en regardant ces deux hommes avec
étonnement. Mais le duc ne se rendra pas sans un combat acharné.

-- Eh bien! dit d’Artagnan dont les yeux s’enflammaient, bataille!
il y a longtemps que nous ne nous sommes battus, n’est-ce pas,
Porthos?

-- Bataille! dit Porthos.

-- Et vous croyez le rattraper?

-- Oui, si nous sommes mieux montés que lui.

-- Alors, prenez ce que vous trouverez de gardes ici et courez.

-- Vous l’ordonnez, Monseigneur.

-- Je le signe, dit Mazarin en prenant un papier et en écrivant
quelques lignes.

-- Ajoutez, Monseigneur, que nous pourrons prendre tous les
chevaux que nous rencontrerons sur notre route.

-- Oui, oui, dit Mazarin, service du roi! Prenez et courez!

-- Bon, Monseigneur.

-- Monsieur du Vallon, dit Mazarin, votre baronnie est en croupe
du duc de Beaufort; il ne s’agit que de le rattraper. Quant à
vous, mon cher monsieur d’Artagnan, je ne vous promets rien, mais
si vous le ramenez, mort ou vif, vous demanderez ce que vous
voudrez.

-- À cheval, Porthos! dit d’Artagnan en prenant la main de son
ami.

-- Me voici, répondit Porthos avec son sublime sang-froid.

Et ils descendirent le grand escalier, prenant avec eux les gardes
qu’ils rencontraient sur leur route en criant: «À cheval! à
cheval!»

Une dizaine d’hommes se trouvèrent réunis.

D’Artagnan et Porthos sautèrent l’un sur Vulcain, l’autre sur
Bayard, Mousqueton enfourcha Phébus.

-- Suivez-moi! cria d’Artagnan.

-- En route, dit Porthos.

Et ils enfoncèrent l’éperon dans les flancs de leurs nobles
coursiers, qui partirent par la rue Saint-Honoré comme une tempête
furieuse.

-- Eh bien! monsieur le baron! je vous avais promis de l’exercice,
vous voyez que je vous tiens parole.

-- Oui, mon capitaine, répondit Porthos.

Ils se retournèrent, Mousqueton, plus suant que son cheval, se
tenait à la distance obligée. Derrière Mousqueton galopaient les
dix gardes.

Les bourgeois ébahis sortaient sur le seuil de leur porte, et les
chiens effarouchés suivaient les cavaliers en aboyant.

Au coin du cimetière Saint-Jean, d’Artagnan renversa un homme;
mais c’était un trop petit événement pour arrêter des gens si
pressés. La troupe galopante continua donc son chemin comme si les
chevaux eussent eu des ailes.

Hélas! Il n’y a pas de petits événements dans ce monde, et nous
verrons que celui-ci pensa perdre la monarchie!


XXVII. La grande route

Ils coururent ainsi pendant toute la longueur du faubourg Saint-
Antoine et la route de Vincennes; bientôt ils se trouvèrent hors
de la ville, bientôt dans la forêt, bientôt en vue du village.

Les chevaux semblaient s’animer de plus en plus à chaque pas, et
leurs naseaux commençaient à rougir comme des fournaises ardentes.
D’Artagnan, les éperons dans le ventre de son cheval, devançait
Porthos de deux pieds au plus. Mousqueton suivait à deux
longueurs. Les gardes venaient distancés selon la valeur de leurs
montures.

Du haut d’une éminence d’Artagnan vit un groupe de personnes
arrêtées de l’autre côté du fossé, en face de la partie du donjon
qui regarde Saint-Maur. Il comprit que c’était par là que le
prisonnier avait fui, et que c’était de ce côté qu’il aurait des
renseignements. En cinq minutes il était arrivé à ce but, où le
rejoignirent successivement les gardes.

Tous les gens qui composaient ce groupe étaient fort occupés; ils
regardaient la corde encore pendante à la meurtrière et rompue à
vingt pieds du sol. Leurs yeux mesuraient la hauteur, et ils
échangeaient force conjectures. Sur le haut du rempart allaient et
venaient des sentinelles à l’air effaré.

Un poste de soldats, commandé par un sergent, éloignait les
bourgeois de l’endroit où le duc était monté à cheval.

D’Artagnan piqua droit au sergent.

-- Mon officier, dit le sergent, on ne s’arrête pas ici.

-- Cette consigne n’est pas pour moi, dit d’Artagnan. A-t-on
poursuivi les fuyards?

-- Oui, mon officier; malheureusement ils sont bien montés.

-- Et combien sont-ils?

-- Quatre valides, et un cinquième qu’ils ont emporté blessé.

-- Quatre! dit d’Artagnan en regardant Porthos; entends-tu, baron?
ils ne sont que quatre!

Un joyeux sourire illumina la figure de Porthos.

-- Et combien d’avance ont-ils?

-- Deux heures un quart, mon officier.

-- Deux heures un quart, ce n’est rien, nous sommes bien montés,
n’est-ce pas, Porthos?

Porthos poussa un soupir; il pensa à ce qui attendait ses pauvres
chevaux.

-- Fort bien, dit d’Artagnan, et maintenant de quel côté sont-ils
partis?

-- Quant à ceci, mon officier, défense de le dire.

D’Artagnan tira de sa poche un papier.

-- Ordre du roi, dit-il.

-- Parlez au gouverneur alors.

-- Et où est le gouverneur?

-- À la campagne.

La colère monta au visage de d’Artagnan, son front se plissa, ses
tempes se colorèrent.

-- Ah! misérable! dit-il au sergent, je crois que tu te moques de
moi. Attends!

Il déplia le papier, le présenta d’une main au sergent et de
l’autre prit dans ses fontes un pistolet qu’il arma.

-- Ordre du roi, te dis-je. Lis et réponds, ou je te fais sauter
la cervelle! quelle route ont-ils prise?

Le sergent vit que d’Artagnan parlait sérieusement.

-- Route du Vendômois, répondit-il.

-- Et par quelle porte sont-ils sortis?

-- Par la porte de Saint-Maur.

-- Si tu me trompes, misérable, dit d’Artagnan, tu seras pendu
demain!

-- Et vous, si vous les rejoignez, vous ne reviendrez pas me faire
pendre, murmura le sergent.

D’Artagnan haussa les épaules, fit un signe à son escorte et
piqua.

-- Par ici, messieurs, par ici! cria-t-il en se dirigeant vers la
porte du parc indiquée.

Mais maintenant que le duc s’était sauvé, le concierge avait jugé
à propos de fermer la porte à double tour. Il fallut le forcer de
l’ouvrir comme on avait forcé le sergent, et cela fit perdre
encore dix minutes.

Le dernier obstacle franchi, la troupe reprit sa course avec la
même vélocité.

Mais tous les chevaux ne continuèrent pas avec la même ardeur;
quelques-uns ne purent soutenir longtemps cette course effrénée;
trois s’arrêtèrent après une heure de marche; un tomba.

D’Artagnan, qui ne tournait pas la tête, ne s’en aperçut même pas.
Porthos le lui dit avec son air tranquille.

-- Pourvu que nous arrivions à deux, dit d’Artagnan, c’est tout ce
qu’il faut, puisqu’ils ne sont que quatre.

-- C’est vrai, dit Porthos.

Et il mit les éperons dans le ventre de son cheval.

Au bout de deux heures, les chevaux avaient fait douze lieues sans
s’arrêter; leurs jambes commençaient à trembler et l’écume qu’ils
soufflaient mouchetait les pourpoints des cavaliers, tandis que la
sueur pénétrait sous leurs hauts-de-chausses.

-- Reposons-nous un instant pour faire souffler ces malheureuses
bêtes, dit Porthos.

-- Tuons-les, au contraire, tuons-les! dit d’Artagnan, et
arrivons. Je vois des traces fraîches, il n’y a pas plus d’un
quart d’heure qu’ils sont passés ici.

Effectivement, le revers de la route était labouré par les pieds
des chevaux. On voyait les traces aux derniers rayons du jour.

Ils repartirent; mais après deux lieues, le cheval de Mousqueton
s’abattit.

-- Bon! dit Porthos, voilà Phébus flambé!

-- Le cardinal vous le paiera mille pistoles.

-- Oh! dit Porthos, je suis au-dessus de cela.

-- Repartons donc, et au galop!

-- Oui, si nous pouvons.

En effet, le cheval de d’Artagnan refusa d’aller plus loin, il ne
respirait plus; un dernier coup d’éperon, au lieu de le faire
avancer, le fit tomber.

-- Ah! diable! dit Porthos, voilà Vulcain fourbu!

-- Mordieu! s’écria d’Artagnan en saisissant ses cheveux à pleine
poignée, il faut donc s’arrêter! Donnez-moi votre cheval, Porthos.
Eh bien! mais, que diable faites-vous?

-- Eh! pardieu! je tombe, dit Porthos, ou plutôt c’est Bayard qui
s’abat.

D’Artagnan voulut le faire relever pendant que Porthos se tirait
comme il pouvait des étriers, mais il s’aperçut que le sang lui
sortait par les naseaux.

-- Et de trois! dit-il. Maintenant tout est fini!

En ce moment un hennissement se fit entendre.

-- Chut! dit d’Artagnan.

-- Qu’y a-t-il?

-- J’entends un cheval.

-- C’est celui de quelqu’un de nos compagnons qui nous rejoint.

-- Non, dit d’Artagnan, c’est en avant.

-- Alors, c’est autre chose, dit Porthos.

Et il écouta à son tour en tendant l’oreille du côté qu’avait
indiqué d’Artagnan.

-- Monsieur, dit Mousqueton, qui, après avoir abandonné son cheval
sur la grande route, venait de rejoindre son maître à pied;
monsieur, Phébus n’a pu résister, et...

-- Silence donc! dit Porthos.

En effet, en ce moment un second hennissement passait emporté par
la brise de la nuit.

-- C’est à cinq cents pas d’ici, en avant de nous, dit d’Artagnan.

-- En effet, monsieur, dit Mousqueton, et à cinq cents pas de nous
il y a une petite maison de chasse.

-- Mousqueton, tes pistolets, dit d’Artagnan.

-- Je les ai à la main, monsieur.

-- Porthos, prenez les vôtres dans vos fontes.

-- Je les tiens.

-- Bien! dit d’Artagnan en s’emparant à son tour des siens;
maintenant vous comprenez, Porthos?

-- Pas trop.

-- Nous courons pour le service du roi.

-- Eh bien?

-- Pour le service du roi nous requérons ces chevaux.

-- C’est cela, dit Porthos.

-- Alors, pas un mot et à l’oeuvre!

Tous trois s’avancèrent dans la nuit, silencieux comme des
fantômes. À un détour de la route, ils virent briller une lumière
au milieu des arbres.

-- Voilà la maison, dit d’Artagnan tout bas. Laissez-moi faire,
Porthos, et faites comme je ferai.

Ils se glissèrent d’arbre en arbre, et arrivèrent jusqu’à vingt
pas de la maison sans avoir été vus. Parvenus à cette distance,
ils aperçurent, à la faveur dune lanterne suspendue sous un
hangar, quatre chevaux d’une belle mine. Un valet les pansait.
Près deux étaient les selles et les brides.

D’Artagnan s’approcha vivement, faisant signe à ses deux
compagnons de se tenir quelques pas en arrière.

-- J’achète ces chevaux, dit-il au valet.

Celui-ci se retourna étonné, mais sans rien dire.

-- N’as-tu pas entendu, drôle? reprit d’Artagnan.

-- Si fait, dit celui-ci.

-- Pourquoi ne réponds-tu pas?

-- Parce que ces chevaux ne sont pas à vendre.

-- Je les prends alors, dit d’Artagnan.

Et il mit la main sur celui qui était à sa portée. Ses deux
compagnons apparurent au même moment et en firent autant.

-- Mais, messieurs! s’écria le laquais, ils viennent de faire une
traite de six lieues, et il y a à peine une demi-heure qu’ils sont
dessellés.

-- Une demi-heure de repos suffit, dit d’Artagnan, et ils n’en
seront que mieux en haleine.

Le palefrenier appela à son aide. Une espèce d’intendant sortit
juste au moment où d’Artagnan et ses compagnons mettaient la selle
sur le dos des chevaux.

L’intendant voulut faire la grosse voix.

-- Mon cher ami, dit d’Artagnan, si vous dites un mot je vous
brûle la cervelle.

Et il lui montra le canon d’un pistolet qu’il remit aussitôt sous
son bras pour continuer sa besogne.

-- Mais, monsieur, dit l’intendant, savez-vous que ces chevaux
appartiennent à M. de Montbazon?

-- Tant mieux, dit d’Artagnan, ce doivent être de bonnes bêtes.

-- Monsieur, dit l’intendant en reculant pas à pas et en essayant
de regagner la porte, je vous préviens que je vais appeler mes
gens.

-- Et moi les miens, dit d’Artagnan. Je suis lieutenant aux
mousquetaires du roi, j’ai dix gardes qui me suivent, et, tenez,
les entendez-vous galoper? Nous allons voir.

On n’entendait rien, mais l’intendant eut peur d’entendre.

-- Y êtes-vous, Porthos? dit d’Artagnan.

-- J’ai fini.

-- Et vous, Mouston?

-- Moi aussi.

-- Alors en selle, et partons.

Tous trois s’élancèrent sur leurs chevaux.

-- À moi! dit l’intendant, à moi, les laquais et les carabines!

-- En route! dit d’Artagnan, il va y avoir de la mousquetade.

Et tous trois partirent comme le vent.

-- À moi! hurla l’intendant, tandis que le palefrenier courait
vers le bâtiment voisin.

-- Prenez garde de tuer vos chevaux! cria d’Artagnan en éclatant
de rire.

-- Feu! répondit l’intendant.

Une lueur pareille à celle d’un éclair illumina le chemin; puis en
même temps que la détonation, les trois cavaliers entendirent
siffler les balles, qui se perdirent dans l’air.

-- Ils tirent comme des laquais, dit Porthos. On tirait mieux que
cela du temps de M. de Richelieu. Vous rappelez-vous la route de
Crèvecoeur, Mousqueton?

-- Ah! monsieur, la fesse droite m’en fait encore mal.

-- Êtes-vous sûr que nous sommes sur la piste, d’Artagnan? demanda
Porthos.

-- Pardieu! n’avez-vous donc pas entendu?

-- Quoi?

-- Que ces chevaux appartiennent à M. de Montbazon.

-- Eh bien?

-- Eh bien! M. de Montbazon est le mari de madame de Montbazon.

-- Après?

-- Et madame de Montbazon est la maîtresse de M. de Beaufort.

-- Ah! je comprends, dit Porthos. Elle avait disposé des relais.

-- Justement.

-- Et nous courons après le duc avec les chevaux qu’il vient de
quitter.

-- Mon cher Porthos, vous êtes vraiment d’une intelligence
supérieure, dit d’Artagnan de son air moitié figue, moitié raisin.

-- Peuh! fit Porthos, voilà comme je suis, moi!

On courut ainsi une heure, les chevaux étaient blancs d’écume et
le sang leur coulait du ventre.

-- Hein! qu’ai-je vu là-bas? dit d’Artagnan.

-- Vous êtes bien heureux si vous y voyez quelque chose par une
pareille nuit, dit Porthos.

-- Des étincelles.

-- Moi aussi, dit Mousqueton, je les ai vues.

-- Ah! ah! les aurions-nous rejoints?

-- Bon! un cheval mort! dit d’Artagnan en ramenant sa monture d’un
écart qu’elle venait de faire, il paraît qu’eux aussi sont au bout
de leur haleine.

-- Il semble qu’on entend le bruit d’une troupe de cavaliers, dit
Porthos penché sur la crinière de son cheval.

-- Impossible.

-- Ils sont nombreux.

-- Alors, c’est autre chose.

-- Encore un cheval! dit Porthos.

-- Mort?

-- Non, expirant.

-- Sellé ou dessellé?

-- Sellé.

-- Ce sont eux, alors.

-- Courage! nous les tenons.

-- Mais s’ils sont nombreux, dit Mousqueton, ce n’est pas nous qui
les tenons, ce sont eux qui nous tiennent.

-- Bah! dit d’Artagnan, ils nous croiront plus forts qu’eux,
puisque nous les poursuivons; alors ils prendront peur et se
disperseront.

-- C’est sûr, dit Porthos.

-- Ah! voyez-vous, s’écria d’Artagnan.

-- Oui, encore des étincelles; cette fois je les ai vues à mon
tour, dit Porthos.

-- En avant, en avant! dit d’Artagnan de sa voix stridente et dans
cinq minutes nous allons rire.

Et ils s’élancèrent de nouveau. Les chevaux, furieux de douleur et
d’émulation, volaient sur la route sombre, au milieu de laquelle
on commençait d’apercevoir une masse plus compacte et plus obscure
que le reste de l’horizon.


XXVIII. Rencontre

On courut dix minutes encore ainsi.

Soudain, deux points noirs se détachèrent de la masse, avancèrent,
grossirent, et, à mesure qu’ils grossissaient, prirent la forme de
deux cavaliers.

-- Oh! oh! dit d’Artagnan, on vient à nous.

-- Tant pis pour ceux qui viennent, dit Porthos.

-- Qui va là? cria une voix rauque.

Les trois cavaliers lancés ne s’arrêtèrent ni ne répondirent,
seulement on entendit le bruit des épées qui sortaient du fourreau
et le cliquetis des chiens de pistolet qu’armaient les deux
fantômes noirs.

-- Bride aux dents! dit d’Artagnan.

Porthos comprit, et d’Artagnan et lui tirèrent chacun de la main
gauche un pistolet de leurs fontes et l’armèrent à leur tour.

-- Qui va là? s’écria-t-on une seconde fois. Pas un pas de plus ou
vous êtes morts!

-- Bah! répondit Porthos presque étranglé par la poussière et
mâchant sa bride comme son cheval mâchait son mors, bah! nous en
avons vu bien d’autres!

À ces mots les deux ombres barrèrent le chemin, et l’on vit, à la
clarté des étoiles, reluire les canons des pistolets abaissés.

-- Arrière! cria d’Artagnan, ou c’est vous qui êtes morts!

Deux coups de pistolet répondirent à cette menace, mais les deux
assaillants venaient avec une telle rapidité qu’au même instant
ils furent sur leurs adversaires. Un troisième coup de pistolet
retentit, tiré à bout portant par d’Artagnan, et son ennemi tomba.
Quant à Porthos il heurta le sien avec tant de violence que,
quoique son épée eût été détournée, il l’envoya du choc rouler à
dix pas de son cheval.

-- Achève, Mousqueton, achève! dit Porthos.

Et il s’élança en avant aux côtés de son ami, qui avait déjà
repris sa poursuite.

-- Eh bien? dit Porthos.

-- Je lui ai cassé la tête, dit d’Artagnan; et vous?

-- Je l’ai renversé seulement; mais tenez...

On entendit un coup de carabine: c’était Mousqueton qui, en
passant, exécutait l’ordre de son maître.

-- Sus! sus! dit d’Artagnan; cela va bien et nous avons la
première manche!

-- Ah! ah! dit Porthos, voilà d’autres joueurs.

En effet, deux autres cavaliers apparaissaient détachés du groupe
principal, et s’avançaient rapidement pour barrer de nouveau la
route.

Cette fois, d’Artagnan n’attendit pas même qu’on lui adressât la
parole.

-- Place! cria-t-il le premier, place!

-- Que voulez-vous? dit une voix.

-- Le duc! hurlèrent à la fois Porthos et d’Artagnan.

Un éclat de rire répondit, mais il s’acheva dans un gémissement;
d’Artagnan avait percé le rieur de part en part avec son épée.

En même temps deux détonations ne faisaient qu’un seul coup:
c’étaient Porthos et son adversaire qui tiraient l’un sur l’autre.

D’Artagnan se retourna et vit Porthos près de lui.

-- Bravo! Porthos, dit-il, vous l’avez tué, ce me semble?

-- Je crois que je n’ai touché que le cheval, dit Porthos.

-- Que voulez-vous, mon cher? on ne fait pas mouche à tous coups,
et il ne faut pas se plaindre quand on met dans la carte. Hé!
parbleu! qu’a donc mon cheval?

-- Votre cheval a qu’il s’abat, dit Porthos en arrêtant le sien.

En effet, le cheval de d’Artagnan butait et tombait sur les
genoux, puis il poussa un râle et se coucha.

Il avait reçu dans le poitrail la balle du premier adversaire de
d’Artagnan.

D’Artagnan poussa un juron à faire éclater le ciel.

-- Monsieur veut-il un cheval? dit Mousqueton.

-- Pardieu! si j’en veux un, cria d’Artagnan.

-- Voici, dit Mousqueton.

-- Comment diable as-tu deux chevaux de main? dit d’Artagnan en
sautant sur l’un d’eux.

-- Leurs maîtres sont morts: j’ai pensé qu’ils pouvaient nous être
utiles, et je les ai pris.

Pendant ce temps Porthos avait rechargé son pistolet.

-- Alerte! dit d’Artagnan, en voilà deux autres.

-- Ah çà, mais! il y en aura donc jusqu’à demain! dit Porthos.

En effet, deux autres cavaliers s’avançaient rapidement.

-- Eh! monsieur, dit Mousqueton, celui que vous avez renversé se
relève.

-- Pourquoi n’en as-tu pas fait autant que du premier?

-- J’étais embarrassé, monsieur, je tenais les chevaux.

Un coup de feu partit, Mousqueton jeta un cri de douleur.

-- Ah! monsieur, cria-t-il, dans l’autre! juste dans l’autre! Ce
coup-là fera le pendant de celui de la route d’Amiens.

Porthos se retourna comme un lion, fondit sur le cavalier démonté,
qui essaya de tirer son épée, mais avant qu’elle fût hors du
fourreau, Porthos, du pommeau de la sienne, lui avait porté un si
terrible coup sur la tête qu’il était tombé comme un boeuf sous la
masse du boucher.

Mousqueton, tout en gémissant, s’était laissé glisser le long de
son cheval, la blessure qu’il avait reçue ne lui permettait pas de
rester en selle.

En apercevant les cavaliers, d’Artagnan s’était arrêté et avait
rechargé son pistolet; de plus, son nouveau cheval avait une
carabine à l’arçon de la selle.

-- Me voilà! dit Porthos, attendons-nous ou chargeons-nous?

-- Chargeons, dit d’Artagnan.

-- Chargeons, dit Porthos.

Ils enfoncèrent leurs éperons dans le ventre de leurs chevaux.

Les cavaliers n’étaient plus qu’à vingt pas d’eux.

-- De par le roi! cria d’Artagnan, laissez-nous passer.

-- Le roi n’a rien à faire ici! répliqua une voix sombre et
vibrante qui semblait sortir d’une nuée, car le cavalier arrivait
enveloppé d’un tourbillon de poussière.

-- C’est bien, nous verrons si le roi ne passe pas partout, reprit
d’Artagnan.

-- Voyez, dit la même voix.

Deux coups de pistolet partirent presque en même temps, un tiré
par d’Artagnan, l’autre par l’adversaire de Porthos. La balle de
d’Artagnan enleva le chapeau de son ennemi; la balle de
l’adversaire de Porthos traversa la gorge de son cheval, qui tomba
raide en poussant un gémissement.

-- Pour la dernière fois, où allez-vous? dit la même voix.

-- Au diable! répondit d’Artagnan.

-- Bon! soyez tranquille alors, vous arriverez.

D’Artagnan vit s’abaisser vers lui le canon d’un mousquet; il
n’avait pas le temps de fouiller à ses fontes; il se souvint d’un
conseil que lui avait donné autrefois Athos. Il fit cabrer son
cheval.

La balle frappa l’animal en plein ventre. D’Artagnan sentit qu’il
manquait sous lui, et avec son agilité merveilleuse se jeta de
côté.

-- Ah çà, mais! dit la même voix vibrante et railleuse, c’est une
boucherie de chevaux et non un combat d’hommes que nous faisons
là. À l’épée! monsieur, à l’épée!

Et il sauta à bas de son cheval.

-- À l’épée, soit, dit d’Artagnan, c’est mon affaire.

En deux bonds d’Artagnan fut contre son adversaire, dont il sentit
le fer sur le sien. D’Artagnan, avec son adresse ordinaire, avait
engagé l’épée en tierce, sa garde favorite.

Pendant ce temps, Porthos, agenouillé derrière son cheval, qui
trépignait dans les convulsions de l’agonie, tenait un pistolet
dans chaque main.

Cependant le combat était commencé entre d’Artagnan et son
adversaire. D’Artagnan l’avait attaqué rudement, selon sa coutume;
mais cette fois il avait rencontré un jeu et un poignet qui le
firent réfléchir. Deux fois ramené en quatre, d’Artagnan fit un
pas en arrière; son adversaire ne bougea point; d’Artagnan revint
et engagea de nouveau l’épée en tierce.

Deux ou trois coups furent portés de part et d’autre sans
résultat, les étincelles jaillissaient par gerbes des épées.

Enfin, d’Artagnan pensa que c’était le moment d’utiliser sa feinte
favorite; il l’amena fort habilement, l’exécuta avec la rapidité
de l’éclair, et porta le coup avec une vigueur qu’il croyait
irrésistible.

Le coup fut paré.

-- Mordious! s’écria-t-il avec son accent gascon.

À cette exclamation, son adversaire bondit en arrière, et,
penchant sa tête découverte, il s’efforça de distinguer à travers
les ténèbres le visage de d’Artagnan.

Quant à d’Artagnan, craignant une feinte, il se tenait sur la
défensive.

-- Prenez garde, dit Porthos à son adversaire, j’ai encore mes
deux pistolets chargés.

-- Raison de plus pour que vous tiriez le premier, répondit celui-
ci.

Porthos tira: un éclair illumina le champ de bataille.

À cette lueur, les deux autres combattants jetèrent chacun un cri.

-- Athos! dit d’Artagnan.

-- D’Artagnan! dit Athos.

Athos leva son épée, d’Artagnan baissa la sienne.

-- Aramis! cria Athos, ne tirez pas.

-- Ah! ah! c’est vous, Aramis? dit Porthos.

Et il jeta son pistolet.

Aramis repoussa le sien dans ses fontes et remit son épée au
fourreau.

-- Mon fils! dit Athos en tendant la main à d’Artagnan.

C’était le nom qu’il lui donnait autrefois dans ses moments de
tendresse.

-- Athos, dit d’Artagnan en se tordant les mains, vous le défendez
donc? Et moi qui avais juré de le ramener mort ou vif! Ah! je suis
déshonoré.

-- Tuez-moi, dit Athos en découvrant sa poitrine, si votre honneur
a besoin de ma mort.

-- Oh! malheur à moi! malheur à moi! s’écriait d’Artagnan, il n’y
avait qu’un homme au monde qui pouvait m’arrêter, et il faut que
la fatalité mette cet homme sur mon chemin! Ah! que dirai-je au
cardinal?

-- Vous lui direz, monsieur, répondit une voix qui dominait le
champ de bataille, qu’il avait envoyé contre moi les deux seuls
hommes capables de renverser quatre hommes, de lutter corps à
corps sans désavantage contre le comte de La Fère et le chevalier
d’Herblay, et de ne se rendre qu’à cinquante hommes.

-- Le prince! dirent en même temps Athos et Aramis en faisant un
mouvement pour démasquer le duc de Beaufort, tandis que d’Artagnan
et Porthos faisaient de leur côté un pas en arrière.

-- Cinquante cavaliers! murmurèrent d’Artagnan et Porthos.

-- Regardez autour de vous, messieurs, si vous en doutez, dit le
duc.

D’Artagnan et Porthos regardèrent autour d’eux; ils étaient en
effet entièrement enveloppés par une troupe d’hommes à cheval.

-- Au bruit de votre combat, dit le duc, j’ai cru que vous étiez
vingt hommes, et je suis revenu avec tous ceux qui m’entouraient,
las de toujours fuir, et désireux de tirer un peu l’épée à mon
tour, vous n’étiez que deux.

-- Oui, Monseigneur, dit Athos, mais vous l’avez dit, deux qui en
valent vingt.

-- Allons, messieurs, vos épées, dit le duc.

-- Nos épées! dit d’Artagnan relevant la tête et revenant à lui,
nos épées! jamais!

-- Jamais! dit Porthos.

Quelques hommes firent un mouvement.

-- Un instant, Monseigneur, dit Athos, deux mots.

Et il s’approcha du prince, qui se pencha vers lui et auquel il
dit quelques paroles tout bas.

-- Comme vous voudrez, comte, dit le prince. Je suis trop votre
obligé pour vous refuser votre première demande. Écartez-vous,
messieurs, dit-il aux hommes de son escorte. Messieurs d’Artagnan
et du Vallon, vous êtes libres.

L’ordre fut aussitôt exécuté, et d’Artagnan et Porthos se
trouvèrent former le centre d’un vaste cercle.

-- Maintenant, d’Herblay, dit Athos, descendez de cheval et venez.

Aramis mit pied à terre et s’approcha de Porthos, tandis qu’Athos
s’approchait de d’Artagnan. Tous quatre alors se trouvèrent
réunis.

-- Amis, dit Athos, regrettez-vous encore de n’avoir pas versé
notre sang?

-- Non, dit d’Artagnan, je regrette de nous voir les uns contre
les autres, nous qui avions toujours été si bien unis, je regrette
de nous rencontrer dans deux camps opposés. Ah! rien ne nous
réussira plus.

-- Oh! mon Dieu! non, c’est fini, dit Porthos.

-- Eh bien! soyez des nôtres alors, dit Aramis.

-- Silence, d’Herblay, dit Athos, on ne fait point de ces
propositions-là à des hommes comme ces messieurs. S’ils sont
entrés dans le parti de Mazarin, c’est que leur conscience les a
poussés de ce côté, comme la nôtre nous a poussés du côté des
princes.

-- En attendant, nous voilà ennemis, dit Porthos; sang-bleu! qui
aurait jamais cru cela?

D’Artagnan ne dit rien, mais poussa un soupir.

Athos les regarda et prit leurs mains dans les siennes.

-- Messieurs, dit-il, cette affaire est grave, et mon coeur
souffre comme si vous l’aviez percé d’outre en outre. Oui, nous
sommes séparés, voilà la grande, voilà la triste vérité, mais nous
ne nous sommes pas déclaré la guerre encore; peut-être avons-nous
des conditions à faire, un entretien suprême est indispensable.

-- Quant à moi, je le réclame, dit Aramis.

-- Je l’accepte, dit d’Artagnan avec fierté.

Porthos inclina la tête en signe d’assentiment.

-- Prenons donc un lieu de rendez-vous, continua Athos, à la
portée de nous tous, et dans une dernière entrevue réglons
définitivement notre position réciproque et la conduite que nous
devons tenir les uns vis-à-vis des autres.

-- Bien! dirent les trois autres.

-- Vous êtes donc de mon avis? demanda Athos.

-- Entièrement.

-- Eh bien! le lieu?

-- La place Royale vous convient-elle? demanda d’Artagnan.

-- À Paris?

-- Oui.

Athos et Aramis se regardèrent, Aramis fit un signe de tête
approbatif.

-- La place Royale, soit! dit Athos.

-- Et quand cela?

-- Demain soir, si vous voulez.

-- Serez-vous de retour?

-- Oui.

-- À quelle heure?

-- À dix heures de la nuit, cela vous convient-il?

-- À merveille.

-- De là, dit Athos, sortira la paix ou la guerre, mais notre
honneur du moins, amis, sera sauf.

-- Hélas! murmura d’Artagnan, notre honneur de soldat est perdu, à
nous.

-- D’Artagnan, dit gravement Athos, je vous jure que vous me
faites mal de penser à ceci quand je ne pense, moi, qu’à une
chose, c’est que nous avons croisé l’épée l’un contre l’autre.
Oui, continua-t-il en secouant douloureusement la tête, oui, vous
l’avez dit; le malheur est sur nous; venez, Aramis.

-- Et nous, Porthos, dit d’Artagnan, retournons porter notre honte
au cardinal.

-- Et dites-lui surtout, cria une voix, que je ne suis pas trop
vieux pour être un homme d’action.

D’Artagnan reconnut la voix de Rochefort.

-- Puis-je quelque chose pour vous, messieurs? dit le prince.

-- Rendre témoignage que nous avons fait ce que nous avons pu,
Monseigneur.

-- Soyez tranquille, cela sera fait. Adieu, messieurs, dans
quelque temps nous nous reverrons, je l’espère, sous Paris, et
même dans Paris peut-être, et alors vous pourrez prendre votre
revanche.

À ces mots, le duc salua de la main, remit son cheval au galop et
disparut suivi de son escorte, dont la vue alla se perdre dans
l’obscurité et le bruit dans l’espace.

D’Artagnan et Porthos se trouvèrent seuls sur la grande route avec
un homme qui tenait deux chevaux de main.

Ils crurent que c’était Mousqueton et s’approchèrent.

-- Que vois-je! s’écria d’Artagnan, c’est toi, Grimaud?

-- Grimaud! dit Porthos.

Grimaud fit signe aux deux amis qu’ils ne se trompaient pas.

-- Et à qui les chevaux? demanda d’Artagnan.

-- Qui nous les donne? demanda Porthos.

-- M. le comte de La Fère.

-- Athos, Athos, murmura d’Artagnan, vous pensez à tout et vous
êtes vraiment un gentilhomme.

-- À la bonne heure! dit Porthos, j’avais peur d’être obligé de
faire l’étape à pied.

Et il se mit en selle. D’Artagnan y était déjà.

-- Eh bien! où vas-tu donc, Grimaud? demanda d’Artagnan; tu
quittes ton maître?

-- Oui, dit Grimaud, je vais rejoindre le vicomte de Bragelonne à
l’armée de Flandre.

Ils firent alors silencieusement quelques pas sur le grand chemin
en venant vers Paris, mais tout à coup ils entendirent des
plaintes qui semblaient sortir d’un fossé.

-- Qu’est-ce que cela? demanda d’Artagnan.

-- Cela, dit Porthos, c’est Mousqueton.

-- Eh! oui, monsieur, c’est moi, dit une voix plaintive, tandis
qu’une espèce d’ombre se dressait sur le revers de la route.

Porthos courut à son intendant, auquel il était réellement
attaché.

-- Serais-tu blessé dangereusement, mon cher Mouston? dit-il.

-- Mouston! reprit Grimaud en ouvrant des yeux ébahis.

-- Non, monsieur, je ne crois pas; mais je suis blessé d’une
manière fort gênante.

-- Alors, tu ne peux pas monter à cheval?

-- Ah! monsieur, que me proposez-vous là!

-- Peux-tu aller à pied?

-- Je tâcherai, jusqu’à la première maison.

-- Comment faire? dit d’Artagnan, il faut cependant que nous
revenions à Paris.

-- Je me charge de Mousqueton, dit Grimaud.

-- Merci, mon bon Grimaud! dit Porthos.

Grimaud mit pied à terre et alla donner le bras à son ancien ami,
qui l’accueillit les larmes aux yeux, sans que Grimaud pût
positivement savoir si ces larmes venaient du plaisir de le revoir
ou de la douleur que lui causait blessure.

Quant à d’Artagnan et à Porthos, ils continuèrent silencieusement
leur route vers Paris.

Trois heures après, ils furent dépassés par une espèce de courrier
couvert de poussière: c’était un homme envoyé par le duc et qui
portait au cardinal une lettre dans laquelle, comme l’avait promis
le prince, il rendait témoignage de ce qu’avaient fait Porthos et
d’Artagnan.

Mazarin avait passé une fort mauvaise nuit lorsqu’il reçut cette
lettre, dans laquelle le prince lui annonçait lui-même qu’il était
en liberté et qu’il allait lui faire une guerre mortelle.

Le cardinal la lut deux ou trois fois, puis la pliant et la
mettant dans sa poche:

-- Ce qui me console, dit-il, puisque d’Artagnan l’a manqué, c’est
qu’au moins en courant après lui il a écrasé Broussel. Décidément
le Gascon est un homme précieux, et il me sert jusque dans ses
maladresses.

Le cardinal faisait allusion à cet homme qu’avait renversé
d’Artagnan au coin du cimetière Saint-Jean à Paris, et qui n’était
autre que le conseiller Broussel.


XXIX. Le bonhomme Broussel

Mais malheureusement pour le cardinal Mazarin, qui était en ce
moment-là en veine de guignon, le bonhomme Broussel n’était pas
écrasé.

En effet, il traversait tranquillement la rue Saint-Honoré quand
le cheval emporté de d’Artagnan l’atteignit à l’épaule et le
renversa dans la boue. Comme nous l’avons dit, d’Artagnan n’avait
pas fait attention à un si petit événement. D’ailleurs d’Artagnan
partageait la profonde et dédaigneuse indifférence que la
noblesse, et surtout la noblesse militaire, professait à cette
époque pour la bourgeoisie. Il était donc resté insensible au
malheur arrivé au petit homme noir, bien qu’il fût cause de ce
malheur, et avant même que le pauvre Broussel eût eu le temps de
jeter un cri, toute la tempête de ces coureurs armés était passée.
Alors seulement le blessé put être entendu et relevé.

On accourut, on vit cet homme gémissant, on lui demanda son nom,
son adresse, son titre, et aussitôt qu’il eut dit qu’il se nommait
Broussel, qu’il était conseiller au Parlement et qu’il demeurait
rue Saint-Landry, un cri s’éleva dans cette foule, cri terrible et
menaçant, et qui fit autant de peur au blessé que l’ouragan qui
venait de lui passer sur le corps.

-- Broussel! s’écriait-on, Broussel, notre père! celui qui défend
nos droits contre le Mazarin! Broussel, l’ami du peuple, tué,
foulé aux pieds par ces scélérats de cardinalistes! Au secours!
aux armes! à mort!

En un moment la foule devint immense; on arrêta un carrosse pour y
mettre le petit conseiller; mais un homme du peuple ayant fait
observer que, dans l’état où était le blessé, le mouvement de la
voiture pouvait empirer son mal, des fanatiques proposèrent de le
porter à bras, proposition qui fut accueillie avec enthousiasme et
acceptée à l’unanimité. Sitôt dit, sitôt fait. Le peuple le
souleva, menaçant et doux à la fois, et l’emporta, pareil à ce
géant des contes fantastiques qui gronde tout en caressant et en
berçant un nain entre ses bras.

Broussel se doutait bien déjà de cet attachement des Parisiens
pour sa personne; il n’avait pas semé l’opposition pendant trois
ans sans un secret espoir de recueillir un jour la popularité.
Cette démonstration, qui arrivait à point, lui fit donc plaisir et
l’enorgueillit, car elle lui donnait la mesure de son pouvoir;
mais d’un autre côté, ce triomphe était troublé par certaines
inquiétudes. Outre les contusions qui le faisaient fort souffrir,
il craignait à chaque coin de rue de voir déboucher quelque
escadron de gardes et de mousquetaires, pour charger cette
multitude, et alors que deviendrait le triomphateur dans cette
bagarre?

Il avait sans cesse devant les yeux ce tourbillon d’hommes, cet
orage au pied de fer qui d’un souffle l’avait culbuté. Aussi
répétait-il d’une voix éteinte:

-- Hâtons-nous, mes enfants, car en vérité je souffre beaucoup.

Et à chacune de ces plaintes c’était autour de lui une
recrudescence de gémissements et un redoublement de malédictions.

On arriva, non sans peine, à la maison de Broussel. La foule qui
bien avant lui avait déjà envahi la rue avait attiré aux croisées
et sur les seuils des portes tout le quartier. À la fenêtre d’une
maison à laquelle donnait entrée une porte étroite, on voyait se
démêler une vieille servante qui criait de toutes ses forces, et
une femme, déjà âgée aussi, qui pleurait. Ces deux personnes, avec
une inquiétude visible quoique exprimée de façon différente,
interrogeaient le peuple, lequel leur envoyait pour toute réponse
des cris confus et inintelligibles.

Mais lorsque le conseiller, porté par huit hommes, apparut tout
pâle et regardant d’un oeil mourant son logis, sa femme et sa
servante, la bonne dame Broussel s’évanouit, et la servante,
levant les bras au ciel, se précipita dans l’escalier pour aller
au-devant de son maître en criant: «O mon Dieu! mon Dieu! si
Friquet était là, au moins, pour aller chercher un chirurgien!»

Friquet était là. Où n’est pas le gamin de Paris?

Friquet avait naturellement profité du jour de la Pentecôte pour
demander son congé au maître de la taverne, congé qui ne pouvait
lui être refusé, vu que son engagement portait qu’il serait libre
pendant les quatre grandes fêtes de l’année.

Friquet était à la tête du cortège. L’idée lui était bien venue
d’aller chercher un chirurgien, mais il trouvait plus amusant en
somme de crier à tue-tête: «Ils ont tué M. Broussel! M. Broussel
le père du peuple! Vive M. Broussel!» que de s’en aller tout seul
par des rues détournées dire tout simplement à un homme noir:
«Venez, monsieur le chirurgien, le conseiller Broussel a besoin de
vous.»

Malheureusement pour Friquet, qui jouait un rôle d’importance dans
le cortège, il eut l’imprudence de s’accrocher aux grilles de la
fenêtre du rez-de-chaussée, afin de dominer la foule. Cette
ambition le perdit; sa mère l’aperçut et l’envoya chercher le
médecin.

Puis elle prit le bonhomme dans ses bras et voulut le porter
jusqu’au premier; mais au bas de l’escalier le conseiller se remit
sur ses jambes et déclara qu’il se sentait assez fort pour monter
seul. Il priait en outre Gervaise, c’était le nom de sa servante,
de tâcher d’obtenir du peuple qu’il se retirât, mais Gervaise ne
l’écoutait pas.

-- Oh! mon pauvre maître! mon cher maître, s’écriait-elle. -- Oui,
ma bonne, oui, Gervaise, murmurait Broussel pour la calmer,
tranquillise-toi, ce ne sera rien. -- Que je me tranquillise,
quand vous êtes broyé, écrasé, moulu! -- Mais non, mais non,
disait Broussel; ce n’est rien ou presque rien. -- Rien, et vous
êtes couvert de boue! Rien, et vous avez du sang, vos cheveux! Ah!
mon Dieu, mon Dieu, mon pauvre maître! -- Chut donc! disait
Broussel, chut! -- Du sang, mon Dieu, du sang! criait Gervaise. --
Un médecin! un chirurgien! un docteur, hurlait la foule; le
conseiller Broussel se meurt! Ce sont les Mazarin qui l’ont tué!

-- Mon Dieu, disait Broussel, se désespérant, les malheureux vont
faire brûler la maison! -- Mettez-vous à votre fenêtre et montrez-
vous, notre maître. -- Je m’en garderai bien, peste! disait
Broussel; c’est bon pour un roi de se montrer. Dis-leur que je
suis mieux, Gervaise; dis-leur que je vais me mettre, non pas à la
fenêtre, mais au lit, et qu’ils se retirent. -- Mais pourquoi donc
voulez-vous qu’ils se retirent? Mais cela vous fait honneur,
qu’ils soient là. -- Oh! mais ne vois-tu pas, disait Broussel
désespéré, qu’ils me, feront pendre! Allons! voilà ma femme qui se
trouve mal!

-- Broussel! Broussel! criait la foule; vive Broussel! Un
chirurgien pour Broussel!

Ils firent tant de bruit que ce qu’avait prévu Broussel arriva. Un
peloton de gardes balaya avec la crosse des mousquets cette
multitude, assez inoffensive du reste; mais aux premiers cris de
«La garde! les soldats!» Broussel, qui tremblait qu’on ne le prît
pour l’instigateur de ce tumulte, se fourra tout habillé dans son
lit.

Grâce à cette balayade, la vieille Gervaise, sur l’ordre trois
fois réitéré de Broussel, parvint à fermer la porte de la rue.
Mais à peine la porte fut-elle fermée et Gervaise remontée près de
son maître, que l’on heurta fortement à cette porte.

Mme Broussel, revenue à elle, déchaussait son mari par le pied de
son lit, tout en tremblant comme une feuille.

-- Regardez qui frappe, dit Broussel, et n’ouvrez qu’à bon
escient, Gervaise.

Gervaise regarda.

-- C’est M. le président Blancmesnil, dit-elle.

-- Alors, dit Broussel, il n’y a pas d’inconvénient, ouvrez.

-- Eh bien! dit le président en entrant, que vous ont-ils donc
fait, mon cher Broussel? J’entends dire que vous avez failli être
assassiné? -- Le fait est que, selon toute probabilité, quelque
chose a été tramé contre ma vie, répondit Broussel avec une
fermeté qui parut stoïque. -- Mon pauvre ami! Oui, ils ont voulu
commencer par vous; mais notre tour viendra à chacun, et ne
pouvant nous vaincre en masse, ils chercheront à nous détruire les
uns après les autres. -- Si j’en réchappe, dit Broussel, je veux
les écraser à leur tour sous le poids de ma parole. -- Vous en
reviendrez, dit Blancmesnil, et pour leur faire payer cher cette
agression.

Mme Broussel pleurait à chaudes larmes; Gervaise se désespérait.

-- Qu’y a-t-il donc? s’écria un beau jeune homme aux formes
robustes en se précipitant dans la chambre. Mon père blessé? --
Vous voyez une victime de la tyrannie, dit Blancmesnil en vrai
Spartiate. -- Oh! dit le jeune homme en se retournant vers la
porte, malheur à ceux qui vous ont touché, mon père! -- Jacques,
dit le conseiller en le relevant, allez plutôt chercher un
médecin, mon ami. -- J’entends les cris du peuple, dit la vieille;
c’est sans doute Friquet qui en amène un; mais non, c’est un
carrosse.

Blancmesnil regarda par la fenêtre. -- Le coadjuteur! dit-il.

-- M. le coadjuteur! répéta Broussel. Eh! mon Dieu, attendez donc
que j’aille au-devant de lui!

Et le conseiller, oubliant sa blessure, allait s’élancer à la
rencontre de M. de Retz, si Blancmesnil ne l’eût arrêté.

-- Eh bien! mon cher Broussel, dit le coadjuteur en entrant, qu’y
a-t-il donc? On parle de guet-apens, d’assassinat? Bonjour,
monsieur Blancmesnil. J’ai pris en passant mon médecin, et je vous
l’amène. -- Ah! monsieur, dit Broussel, que de grâces je vous
dois! Il est vrai que j’ai été cruellement renversé et foulé aux
pieds par les mousquetaires du roi. -- Dites du cardinal, reprit
le coadjuteur, dites du Mazarin. Mais nous lui ferons payer tout
cela, soyez tranquille. N’est-ce pas, monsieur de Blancmesnil?

Blancmesnil s’inclinait lorsque la porte s’ouvrit tout à coup,
poussée par un coureur. Un laquais à grande livrée le suivait, qui
annonça à haute voix:

-- M. le duc de Longueville.

-- Quoi! s’écria Broussel, M. le duc ici? quel honneur à moi! Ah!
monseigneur! -- Je viens gémir, monsieur, dit le duc, sur le sort
de notre brave défenseur. Êtes-vous donc blessé, mon cher
conseiller? -- Si je l’étais votre visite me guérirait,
monseigneur. -- Vous souffrez, cependant? -- Beaucoup, dit
Broussel. -- J’ai amené mon médecin, dit le duc, permettez-vous
qu’il entre? -- Comment donc! dit Broussel.

Le duc fit signe à son laquais qui introduisit un homme noir.

-- J’avais eu la même idée que vous, mon prince, dit le
coadjuteur.

Les deux médecins se regardèrent. -- Ah! c’est vous, monsieur le
coadjuteur? dit le duc. Les amis du peuple se rencontrent sur leur
véritable terrain. -- Ce bruit m’avait effrayé et je suis accouru,
mais je crois que le plus pressé serait que les médecins
visitassent notre brave conseiller. -- Devant vous, messieurs? dit
Broussel tout intimidé. -- Pourquoi pas, mon cher? Nous avons
hâte, je vous le jure, de savoir ce qu’il en est. -- Eh! mon Dieu,
dit Mme Broussel, qu’est-ce encore que ce nouveau tumulte? -- On
dirait des applaudissements, dit Blancmesnil en courant à la
fenêtre. -- Quoi? s’écria Broussel pâlissant, qu’y a-t-il encore?
-- La livrée de M. le prince de Conti! s’écria Blancmesnil. M. le
prince de Conti lui-même!

Le coadjuteur et M. de Longueville avaient une énorme envie de
rire. Les médecins allaient lever la couverture de Broussel.
Broussel les arrêta. En ce moment le prince de Conti entra.

-- Ah! messieurs, dit-il en voyant le coadjuteur, vous m’avez
prévenu! Mais il ne faut pas m’en vouloir, mon cher monsieur
Broussel. Quand j’ai appris votre accident, j’ai cru que vous
manqueriez peut-être de médecin, et j’ai passé pour prendre le
mien. Comment allez-vous, et qu’est-ce que cet assassinat dont on
parle?

Broussel voulut parler, mais les paroles lui manquèrent; il était
écrasé sous le poids des honneurs qui lui arrivaient.

-- Eh bien! mon cher docteur, voyez, dit le prince de Conti à un
homme noir qui l’accompagnait. -- Messieurs, dit un des médecins,
c’est alors une consultation. -- C’est ce que vous voudrez, dit le
prince, mais rassurez-moi vite sur l’état de ce cher conseiller.

Les trois médecins s’approchèrent du lit. Broussel tirait la
couverture à lui de toutes ses forces; mais malgré sa résistance
il fut dépouillé et examiné.

Il n’avait qu’une contusion au bras et l’autre à la cuisse.

Les trois médecins se regardèrent, ne comprenant pas qu’on eût
réuni trois des hommes les plus savants de la faculté de Paris
pour une pareille misère.

-- Eh bien? dit le coadjuteur. -- Eh bien? dit le duc. -- Eh bien?
dit le prince.

-- Nous espérons que l’accident n’aura pas de suite, dit l’un des
trois médecins. Nous allons nous retirer dans la chambre voisine
pour faire l’ordonnance.

-- Broussel! des nouvelles de Broussel! criait le peuple. Comment
va Broussel?

Le coadjuteur courut à la fenêtre. À sa vue le peuple fit silence.

-- Mes amis, dit-il, rassurez-vous, M. Broussel est hors de
danger. Cependant sa blessure est sérieuse et le repos est
nécessaire.

Les cris Vive Broussel! Vive le coadjuteur! retentirent aussitôt
dans la rue.

M. de Longueville fut jaloux et alla à son tour à la fenêtre.

-- Vive M. de Longueville! cria-t-on aussitôt.

-- Mes amis, dit le duc en saluant de la main, retirez-vous en
paix, et ne donnez pas la joie du désordre à nos ennemis.

-- Bien! monsieur le duc, dit Broussel de son lit; voilà qui est
parlé en bon Français. -- Oui, messieurs les Parisiens, dit le
prince de Conti allant à son tour à la fenêtre pour avoir sa part
des applaudissements; oui, M. Broussel vous en prie. D’ailleurs il
a besoin de repos, et le bruit pourrait l’incommoder.

-- Vive M. le prince de Conti! cria la foule. Le prince salua.

Tous trois prirent alors congé du conseiller, et la foule qu’ils
avaient renvoyée au nom de Broussel leur fit escorte. Ils étaient
sur les quais que Broussel de son lit saluait encore.

La vieille servante, stupéfaite, regardait son maître avec
admiration. Le conseiller avait grandi d’un pied à ses yeux.

-- Voilà ce que c’est que de servir son pays selon sa conscience,
dit Broussel avec satisfaction.

Les médecins sortirent après une heure de délibération et
ordonnèrent de bassiner les contusions avec de l’eau et du sel.

Ce fut toute la journée une procession de carrosses. Toute la
Fronde se fit inscrire chez Broussel.

-- Quel beau triomphe, mon père! dit le jeune homme, qui, ne
comprenant pas le véritable motif qui poussait tous ces gens-là
chez son père, prenait au sérieux cette démonstration des grands,
des princes et de leurs amis. -- Hélas! mon cher Jacques, dit
Broussel, j’ai bien peur de payer ce triomphe-là un peu cher, et
je m’abuse fort, ou M. Mazarin, à cette heure, est en train de me
faire la carte des chagrins que je lui cause.

Friquet rentra à minuit, il n’avait pas pu trouver de médecin.


XXX. Quatre anciens amis s’apprêtent à se revoir

-- Eh bien! dit Porthos, assis dans la cour de l’hôtel de _La
Chevrette_, à d’Artagnan, qui, la figure allongée et maussade,
rentrait du Palais-Cardinal; eh bien! il vous a mal reçu, mon
brave d’Artagnan?

-- Ma foi, oui! Décidément, c’est une laide bête que cet homme!
Que mangez-vous là, Porthos?

-- Eh! vous voyez, je trempe un biscuit dans un verre de vin
d’Espagne. Faites-en autant.

-- Vous avez raison. Gimblou, un verre!

Le garçon apostrophé par ce nom harmonieux apporta le verre
demandé, et d’Artagnan s’assit près de son ami.

-- Comment cela s’est-il passé?

-- Dame! vous comprenez, il n’y avait pas deux moyens de dire la
chose. Je suis entré, il m’a regardé de travers; j’ai haussé les
épaules, et je lui ai dit:

«-- Eh bien! Monseigneur, nous n’avons pas été les plus forts.

«-- Oui, je sais tout cela; mais racontez-moi les détails.

«Vous comprenez, Porthos, je ne pouvais pas raconter les détails
sans nommer nos amis, et les nommer, c’était les perdre.

-- Pardieu!

-- Monseigneur, ai-je dit, ils étaient cinquante et nous étions
deux.

«-- Oui, mais cela n’empêche pas, a-t-il répondu, qu’il y a eu des
coups de pistolet échangés, à ce que j’ai entendu dire.

«-- Le fait est que de part et d’autre, il y a eu quelques charges
de poudre de brûlées.

«-- Et les épées ont vu le jour? a-t-il ajouté.

«C’est-à-dire la nuit, Monseigneur, ai-je répondu.

«-- Ah çà! a continué le cardinal, je vous croyais Gascon, mon
cher?

«-- Je ne suis Gascon que quand je réussis, Monseigneur.

«La réponse lui a plu, car il s’est mis à rire.

«-- Cela m’apprendra, a-t-il dit, à faire donner de meilleurs
chevaux à mes gardes; car s’ils eussent pu vous suivre, et qu’ils
eussent fait chacun autant que vous et votre ami, vous eussiez
tenu votre parole et me l’eussiez ramené mort ou vif.

-- Eh bien! mais il me semble que ce n’est pas mal, cela, reprit
Porthos.

-- Eh! mon Dieu, non, mon cher, mais c’est la manière dont c’est
dit. C’est incroyable, interrompit d’Artagnan, combien ces
biscuits tiennent de vin! Ce sont de véritables éponges! Gimblou,
une autre bouteille.

La bouteille fut apportée avec une promptitude qui prouvait le
degré de considération dont d’Artagnan jouissait dans
l’établissement. Il continua:

-- Aussi je me retirais, lorsqu’il m’a rappelé.

«-- Vous avez eu trois chevaux tant tués que fourbus? m’a-t-il
demandé.

«-- Oui, Monseigneur.

«-- Combien valaient-ils?

-- Mais, dit Porthos, c’est un assez bon mouvement, cela, il me
semble.

-- Mille pistoles, ai-je répondu.

-- Mille pistoles! dit Porthos; oh! oh! c’est beaucoup, et s’il se
connaît en chevaux, il a dû marchander.

-- Il en avait, ma foi, bien envie, le pleutre, car il a fait un
soubresaut terrible et m’a regardé. Je l’ai regardé aussi; alors
il a compris, et mettant la main dans une armoire, il en a tiré
des billets sur la banque de Lyon.

-- Pour mille pistoles?

-- Pour mille pistoles! tout juste, le ladre! pas pour une de
plus.

-- Et vous les avez?

-- Les voici.

-- Ma foi! je trouve que c’est agir convenablement, dit Porthos.

-- Convenablement! avec des gens qui non seulement viennent de
risquer leur peau, mais encore de lui rendre un grand service?

-- Un grand service, et lequel? demanda Porthos.

-- Dame! il paraît que je lui ai écrasé un conseiller au
parlement.

-- Comment! ce petit homme noir que vous avez renversé au coin du
cimetière Saint-Jean.

-- Justement, mon cher. Eh bien! il le gênait. Malheureusement, je
ne l’ai pas écrasé à plat. Il paraît qu’il en reviendra et qu’il
le gênera encore.

-- Tiens! dit Porthos, et moi qui ai dérangé mon cheval qui allait
donner en plein dessus! Ce sera pour une autre fois.

-- Il aurait dû me payer le conseiller, le cuistre!

-- Dame! dit Porthos, s’il n’était pas écrasé tout à fait...

-- Ah! M. de Richelieu eût dit: «Cinq cents écus pour le
conseiller!» Enfin n’en parlons plus. Combien vous coûtaient vos
bêtes, Porthos?

-- Ah! mon ami, si le pauvre Mousqueton était là, il vous dirait
la chose à livre, sou et denier.

-- N’importe! dites toujours, à dix écus près.

-- Mais Vulcain et Bayard me coûtaient chacun deux cents pistoles
à peu près, et en mettant Phébus à cent cinquante, je crois que
nous approcherons du compte.

-- Alors, il reste donc quatre cent cinquante pistoles, dit
d’Artagnan assez satisfait.

-- Oui, dit Porthos, mais il y a les harnais.

-- C’est pardieu vrai. À combien les harnais?

-- Mais en mettant cent pistoles pour les trois...

-- Va pour cent pistoles, dit d’Artagnan. Il reste alors trois
cent cinquante pistoles.

Porthos inclina la tête en signe d’adhésion.

-- Donnons les cinquante pistoles à l’hôtesse pour notre dépense,
dit d’Artagnan, et partageons les trois cents autres.

-- Partageons, dit Porthos.

-- Piètre affaire! murmura d’Artagnan en serrant ses billets.

-- Heu! dit Porthos, c’est toujours cela. Mais dites donc?

-- Quoi?

-- N’a-t-il en aucune façon parlé de moi?

-- Ah! si fait! s’écria d’Artagnan, qui craignait de décourager
son ami en lui disant que le cardinal n’avait pas soufflé un mot
de lui; si fait! il a dit...

-- Il a dit? reprit Porthos.

-- Attendez, je tiens à me rappeler ses propres paroles;

il a dit: «Quant à votre ami, annoncez-lui qu’il peut dormir sur
ses deux oreilles.»

-- Bon, dit Porthos; cela signifie clair comme le jour qu’il
compte toujours me faire baron.

En ce moment neuf heures sonnèrent à l’église voisine. D’Artagnan
tressaillit.

-- Ah! c’est vrai, dit Porthos, voilà neuf heures qui sonnent, et
c’est à dix, vous vous le rappelez, que nous avons rendez-vous à
la place Royale.

-- Ah! tenez, Porthos, taisez-vous! s’écria d’Artagnan avec un
mouvement d’impatience, ne me rappelez pas ce souvenir, c’est cela
qui m’a rendu maussade depuis hier. Je n’irai pas.

-- Et pourquoi? demanda Porthos.

-- Parce que ce m’est une chose douloureuse que de revoir ces deux
hommes qui ont fait échouer notre entreprise.

-- Cependant, reprit Porthos, ni l’un ni l’autre n’ont eu
l’avantage. J’avais encore un pistolet chargé, et vous étiez en
face l’un de l’autre, l’épée à la main.

-- Oui, dit d’Artagnan; mais, si ce rendez-vous cache quelque
chose...

-- Oh! dit Porthos, vous ne le croyez pas, d’Artagnan.

C’était vrai. D’Artagnan ne croyait pas Athos capable d’employer
la ruse, mais il cherchait un prétexte de ne point aller à ce
rendez-vous.

-- Il faut y aller, continua le superbe seigneur de Bracieux; ils
croiraient que nous avons eu peur. Eh! cher ami, nous avons bien
affronté cinquante ennemis sur la grande route; nous affronterons
bien deux amis sur la place Royale.

-- Oui, oui, dit d’Artagnan, je le sais; mais ils ont pris le
parti des princes sans nous en prévenir; mais Athos et Aramis ont
joué avec moi un jeu qui m’alarme. Nous avons découvert la vérité
hier. À quoi sert-il d’aller apprendre aujourd’hui autre chose?

-- Vous vous défiez donc réellement? dit Porthos.

-- D’Aramis, oui, depuis qu’il est devenu abbé. Vous ne pouvez pas
vous figurer, mon cher, ce qu’il est devenu. Il nous voit sur le
chemin qui doit le conduire à son évêché, et ne serait pas fâché
de nous supprimer peut-être.

-- Ah! de la part d’Aramis, c’est autre chose, dit Porthos, et
cela ne m’étonnerait pas.

-- M. de Beaufort peut essayer de nous faire saisir à son tour.

-- Bah! puisqu’il nous tenait et qu’il nous a lâchés. D’ailleurs,
mettons-nous sur nos gardes, armons-nous et emmenons Planchet avec
sa carabine.

-- Planchet est frondeur, dit d’Artagnan.

-- Au diable les guerres civiles! dit Porthos; on ne peut plus
compter ni sur ses amis, ni sur ses laquais. Ah! si le pauvre
Mousqueton était là! En voilà un qui ne me quittera jamais.

-- Oui, tant que vous serez riche. Eh! mon cher, ce ne sont pas
les guerres civiles qui nous désunissent; c’est que nous n’avons
plus vingt ans chacun, c’est que les loyaux élans de la jeunesse
ont disparu pour faire place au murmure des intérêts, au souffle
des ambitions, aux conseils de l’égoïsme. Oui, vous avez raison,
allons-y, Porthos, mais allons-y bien armés. Si nous n’y allons
pas, ils diraient que nous avons peur.

-- Holà! Planchet! dit d’Artagnan.

Planchet apparut.

-- Faites seller les chevaux, et prenez votre carabine.

-- Mais, monsieur, contre qui allons-nous d’abord!

-- Nous n’allons contre personne, dit d’Artagnan; c’est une simple
mesure de précaution dans le cas où nous serions attaqués.

-- Vous savez, monsieur, qu’on a voulu tuer ce bon conseiller
Broussel, le père du peuple?

-- Ah! vraiment? dit d’Artagnan.

-- Oui, mais il a été bien vengé, car il a été reporté chez lui
dans les bras du peuple. Depuis hier sa maison ne désemplit pas.
Il a reçu la visite du coadjuteur, de M. de Longueville et du
prince de Conti. Madame de Chevreuse et madame de Vendôme se sont
fait inscrire chez lui, et quand il voudra maintenant...

-- Eh bien! quand il voudra?

Planchet se mit à chantonner:

_Un vent de Fronde_
_S’est levé ce matin;_
_Je crois qu’il gronde_
_Contre le Mazarin._
_Un vent de Fronde_
_S’est levé ce matin._

-- Cela ne m’étonne plus, dit tout bas d’Artagnan à Porthos, que
le Mazarin eût préféré de beaucoup que j’eusse écrasé tout à fait
son conseiller.

-- Vous comprenez donc, monsieur, reprit Planchet, que si c’était
pour quelque entreprise pareille à celle qu’on a tramée contre
M. Broussel, que vous me priez de prendre ma carabine...

-- Non, sois tranquille; mais de qui tiens-tu tous ces détails?

-- Oh! de bonne source, monsieur. Je les tiens de Friquet.

-- De Friquet? dit d’Artagnan. Je connais ce nom-là.

-- C’est le fils de la servante de M. Broussel, un gaillard qui,
je vous en réponds, dans une émeute ne donnerait pas sa part aux
chiens.

-- N’est-il pas enfant de choeur à Notre-Dame! demanda d’Artagnan.

-- Oui, c’est cela; Bazin le protège.

-- Ah! ah! je sais, dit d’Artagnan. Et garçon de comptoir au
cabaret de la rue de la Calandre?

-- Justement.

-- Que vous fait ce marmot? dit Porthos.

-- Heu! dit d’Artagnan, il m’a déjà donné de bons renseignements,
et dans l’occasion il pourrait m’en donner encore.

-- À vous qui avez failli écraser son maître?

-- Et qui le lui dira?

-- C’est juste.

À ce même moment, Athos et Aramis entraient dans Paris par le
faubourg Saint-Antoine. Ils s’étaient rafraîchis en route et se
hâtaient pour ne pas manquer au rendez-vous. Bazin seul les
suivait. Grimaud, on se le rappelle, était resté pour soigner
Mousqueton, et devait rejoindre directement le jeune vicomte de
Bragelonne, qui se rendait à l’armée de Flandre.

-- Maintenant, dit Athos, il nous faut entrer dans quelque auberge
pour prendre l’habit de ville, déposer nos pistolets et nos
rapières, et désarmer notre valet.

-- Oh, point du tout, cher comte, et en ceci, vous me permettrez,
non seulement de n’être point de votre avis, mais encore d’essayer
de vous ramener au mien.

-- Et pourquoi cela?

-- Parce que c’est à un rendez-vous de guerre que nous allons.

-- Que voulez-vous dire, Aramis?

-- Que la place Royale est la suite de la grande route du
Vendômois, et pas autre chose.

-- Comment! nos amis...

-- Sont devenus nos plus dangereux ennemis, Athos; croyez-moi,
défions-nous, et surtout défiez-vous.

-- Oh! mon cher d’Herblay!

-- Qui vous dit que d’Artagnan n’a pas rejeté sa défaite sur nous
et n’a pas prévenu le cardinal? Qui vous dit que le cardinal ne
profitera pas de ce rendez-vous pour nous faire saisir?

-- Eh quoi! Aramis, vous pensez que d’Artagnan, que Porthos
prêteraient les mains à une pareille infamie?

-- Entre amis, mon cher Athos, vous avez raison, ce serait une
infamie; mais entre ennemis, c’est une ruse.

Athos croisa les bras et laissa tomber sa belle tête sur sa
poitrine.

-- Que voulez-vous, Athos! dit Aramis, les hommes sont ainsi
faits, et n’ont pas toujours vingt ans. Nous avons cruellement
blessé, vous le savez, cet amour-propre qui dirige aveuglément les
actions de d’Artagnan. Il a été vaincu. Ne l’avez-vous pas entendu
se désespérer sur la route? Quant à Porthos, sa baronnie dépendait
peut-être de la réussite de cette affaire. Eh bien! il nous a
rencontrés sur son chemin, et ne sera pas encore baron de cette
fois-ci. Qui vous dit que cette fameuse baronnie ne tient pas à
notre entrevue de ce soir? Prenons nos précautions, Athos.

-- Mais s’ils allaient venir sans armes, eux? Quelle honte pour
nous, Aramis!

-- Oh! soyez tranquille, mon cher, je vous réponds qu’il n’en sera
pas ainsi. D’ailleurs, nous avons une excuse, nous, nous arrivons
de voyage et nous sommes rebelles!

-- Une excuse à nous! Il nous faut prévoir le cas où nous aurions
besoin dune excuse vis-à-vis de d’Artagnan, vis-à-vis de Porthos!
Oh! Aramis, Aramis continua Athos en secouant tristement la tête,
sur mon âme, vous me rendez le plus malheureux des hommes. Vous
désenchantez un coeur qui n’était pas entièrement mort à l’amitié!
Tenez, Aramis, j’aimerais presque autant, je vous le jure, qu’on
me l’arrachât de la poitrine. Allez-y comme vous voudrez, Aramis.
Quant à moi, j’irai désarmé.

-- Non pas, car je ne vous laisserai pas aller ainsi. Ce n’est
plus un homme, ce n’est plus Athos, ce n’est plus même le comte de
La Fère que vous trahirez par cette faiblesse; c’est un parti tout
entier auquel vous appartenez et qui compte sur vous.

-- Qu’il soit fait comme vous dites, répondit tristement Athos.

Et ils continuèrent leur chemin.

À peine arrivaient-ils par la rue du Pas-de-la-Mule, aux grilles
de la place déserte, qu’ils aperçurent sous l’arcade, au débouché
de la rue Sainte-Catherine, trois cavaliers.

C’étaient d’Artagnan et Porthos marchant enveloppés de leurs
manteaux que relevaient les épées. Derrière eux venait Planchet,
le mousquet à la cuisse.

Athos et Aramis descendirent de cheval en apercevant d’Artagnan et
Porthos.

Ceux-ci en firent autant. D’Artagnan remarqua que les trois
chevaux, au lieu d’être tenus par Bazin, étaient attachés aux
anneaux des arcades. Il ordonna à Planchet de faire comme faisait
Bazin.

Alors ils s’avancèrent, deux contre deux, suivis des valets, à la
rencontre les uns des autres, et se saluèrent poliment.

-- Où vous plaît-il que nous causions, messieurs? dit Athos, qui
s’aperçut que plusieurs personnes s’arrêtaient et les regardaient,
comme s’il s’agissait d’un de ces fameux duels, encore vivants
dans la mémoire des Parisiens, et surtout de ceux qui habitaient
la place Royale.

-- La grille est fermée, dit Aramis, mais si ces messieurs aiment
le frais sous les arbres et une solitude inviolable, je prendrai
la clef à l’hôtel de Rohan, et nous serons à merveille.

D’Artagnan plongea son regard dans l’obscurité de la place, et
Porthos hasarda sa tête entre deux barreaux pour sonder les
ténèbres.

-- Si vous préférez un autre endroit, messieurs, dit Athos de sa
voix noble et persuasive, choisissez vous-mêmes.

-- Cette place, si M. d’Herblay peut s’en procurer la clef, sera,
je le crois, le meilleur terrain possible.

Aramis s’écarta aussitôt, en prévenant Athos de ne pas rester seul
ainsi à portée de d’Artagnan et de Porthos; mais celui auquel il
donnait ce conseil ne fit que sourire dédaigneusement, et fit un
pas vers ses anciens amis qui demeurèrent tous deux à leur place.

Aramis avait effectivement été frapper à l’hôtel de Rohan, il
parut bientôt avec un homme qui disait:

-- Vous me le jurez, monsieur?

-- Tenez, dit Aramis en lui donnant un louis.

-- Ah! vous ne voulez pas jurer, mon gentilhomme! disait le
concierge en secouant la tête.

-- Eh! peut-on jurer de rien, dit Aramis. Je vous affirme
seulement qu’à cette heure ces messieurs sont nos amis.

-- Oui, certes, dirent froidement Athos, d’Artagnan et Porthos.

D’Artagnan avait entendu le colloque et avait compris.

-- Vous voyez? dit-il à Porthos.

-- Qu’est-ce que je vois?

-- Qu’il n’a pas voulu jurer.

-- Jurer, quoi?

-- Cet homme voulait qu’Aramis lui jurât que nous n’allions pas
sur la place Royale pour nous battre.

-- Et Aramis n’a pas voulu jurer?

-- Non.

-- Attention, alors.

Athos ne perdait pas de vue les deux discoureurs. Aramis ouvrit la
porte et s’effaça pour que d’Artagnan et Porthos pussent entrer.
En entrant, d’Artagnan engagea la poignée de son épée dans la
grille et fut forcé d’écarter son manteau. En écartant son manteau
il découvrit la crosse luisante de ses pistolets, sur lesquels se
refléta un rayon de la lune.

-- Voyez-vous, dit Aramis en touchant l’épaule d’Athos d’une main
et en lui montrant de l’autre l’arsenal que d’Artagnan portait à
sa ceinture.

-- Hélas! oui, dit Athos avec un profond soupir.

Et il entra le troisième. Aramis entra le dernier et ferma la
grille derrière lui. Les deux valets restèrent dehors; mais comme
si eux aussi se méfiaient l’un de l’autre, ils restèrent à
distance.


XXXI. La place Royale

On marcha silencieusement jusqu’au centre de la place; mais comme
en ce moment la lune venait de sortir d’un nuage, on réfléchit
qu’à cette place découverte on serait facilement vu, et l’on gagna
les tilleuls, où l’ombre était plus épaisse.

Des bancs étaient disposés de place en place; les quatre
promeneurs s’arrêtèrent devant l’un d’eux. Athos fit un signe,
d’Artagnan et Porthos s’assirent. Athos et Aramis restèrent debout
devant eux.

Au bout d’un moment de silence dans lequel chacun sentait
l’embarras qu’il y avait à commencer l’explication:

-- Messieurs, dit Athos, une preuve de la puissance de notre
ancienne amitié, c’est notre présence à ce rendez-vous; pas un n’a
manqué, pas un n’avait donc de reproches à se faire.

-- Écoutez, monsieur le comte, dit d’Artagnan, au lieu de nous
faire des compliments que nous ne méritons peut-être ni les uns ni
les autres, expliquons-nous en gens de coeur.

-- Je ne demande pas mieux, répondit Athos. Je suis franc; parlez
avec toute franchise: avez-vous quelque chose à me reprocher, à
moi ou à M. l’abbé d’Herblay?

-- Oui, dit d’Artagnan; lorsque j’eus l’honneur de vous voir au
château de Bragelonne, je vous portais des propositions que vous
avez comprises; au lieu de me répondre comme à un ami, vous m’avez
joué comme un enfant, et cette amitié que vous vantez ne s’est pas
rompue hier par le choc de nos épées, mais par votre dissimulation
à votre château.

-- D’Artagnan! dit Athos d’un ton de doux reproche.

-- Vous m’avez demandé de la franchise, dit d’Artagnan, en voilà;
vous demandez ce que je pense, je vous le dis. Et maintenant j’en
ai autant à votre service, monsieur l’abbé d’Herblay. J’ai agi de
même avec vous et vous m’avez abusé aussi.

-- En vérité, monsieur, vous êtes étrange, dit Aramis; vous êtes
venu me trouver pour me faire des propositions, mais me les avez-
vous faites? Non, vous m’avez sondé, voilà tout. Eh bien! que vous
ai-je dit? que Mazarin était un cuistre et que je ne servirais pas
Mazarin. Mais voilà tout. Vous ai-je dit que je ne servirais pas
un autre? Au contraire, je vous ai fait entendre, ce me semble,
que j’étais aux princes. Nous avons même, si je ne m’abuse, fort
agréablement plaisanté sur le cas très probable où vous recevriez
du cardinal mission de m’arrêter. Étiez-vous homme de parti? Oui,
sans doute. Eh bien! pourquoi ne serions-nous pas à notre tour
gens de parti? Vous aviez votre secret comme nous avions le nôtre;
nous ne les avons pas échangés, tant mieux: cela prouve que nous
savons garder nos secrets.

-- Je ne vous reproche rien, monsieur, dit d’Artagnan, c’est
seulement parce que M. le comte de La Fère a parlé d’amitié que
j’examine vos procédés.

-- Et qu’y trouvez-vous? demanda Aramis avec hauteur.

Le sang monta aussitôt aux tempes de d’Artagnan, qui se leva et
répondit:

-- Je trouve que ce sont bien ceux d’un élève des jésuites.

En voyant d’Artagnan se lever, Porthos s’était levé aussi. Les
quatre hommes se retrouvaient donc debout et menaçants en face les
uns des autres.

À la réponse de d’Artagnan, Aramis fit un mouvement comme pour
porter la main à son épée.

Athos l’arrêta.

-- D’Artagnan, dit-il, vous venez ce soir ici encore tout furieux
de notre aventure d’hier. D’Artagnan, je vous croyais assez grand
coeur pour qu’une amitié de vingt ans résistât chez vous à une
défaite d’amour-propre d’un quart d’heure. Voyons, dites cela à
moi. Croyez-vous avoir quelque chose à me reprocher? Si je suis en
faute, d’Artagnan, j’avouerai ma faute.

Cette voix grave et harmonieuse d’Athos avait toujours sur
d’Artagnan son ancienne influence, tandis que celle d’Aramis,
devenue aigre et criarde dans ses moments de mauvaise humeur,
l’irritait. Aussi répondit-il à Athos:

-- Je crois, monsieur le comte, que vous aviez une confidence à me
faire au château de Bragelonne, et que monsieur, continua-t-il en
désignant Aramis, en avait une à me faire à son couvent; je ne me
fusse point jeté alors dans une aventure où vous deviez me barrer
le chemin; cependant, parce que j’ai été discret, il ne faut pas
tout à fait me prendre pour un sot. Si j’avais voulu approfondir
la différence des gens que M. d’Herblay reçoit par une échelle de
corde avec celle des gens qu’il reçoit par une échelle de bois, je
l’aurais bien forcé de me parler.

-- De quoi vous mêlez-vous? s’écria Aramis, pâle de colère au
doute qui lui vint dans le coeur qu’épié par d’Artagnan, il avait
été vu avec madame de Longueville.

-- Je me mêle de ce qui me regarde, et je sais faire semblant de
ne pas avoir vu ce qui ne me regarde pas, mais je hais les
hypocrites, et, dans cette catégorie, je range les mousquetaires
qui font les abbés et les abbés qui font les mousquetaires, et,
ajouta-t-il en se tournant vers Porthos, voici monsieur qui est de
mon avis.

Porthos, qui n’avait pas encore parlé, ne répondit que par un mot
et un geste.

Il dit «Oui», et mit l’épée à la main.

Aramis fit un bond en arrière et tira la sienne. D’Artagnan se
courba, prêt à attaquer ou à se défendre.

Alors Athos étendit la main avec le geste de commandement suprême
qui n’appartenait qu’à lui, tira lentement épée et fourreau tout à
la fois, brisa le fer dans sa gaine en le frappant sur son genou,
et jeta les deux morceaux à sa droite.

Puis se retournant vers Aramis:

-- Aramis, dit-il, brisez votre épée.

Aramis hésita.

-- Il le faut, dit Athos. Puis d’une voix plus basse et plus
douce: Je le veux.

Alors Aramis, plus pâle encore, mais subjugué par ce geste, vaincu
par cette voix, rompit dans ses mains la lame flexible, puis se
croisa les bras et attendit frémissant de rage.

Ce mouvement fit reculer d’Artagnan et Porthos; d’Artagnan ne tira
point son épée, Porthos remit la sienne au fourreau.

-- Jamais, dit Athos en levant lentement la main droite au ciel,
jamais, je le jure devant Dieu qui nous voit et nous écoute
pendant la solennité de cette nuit, jamais mon épée ne touchera
les vôtres, jamais mon oeil n’aura pour vous un regard de colère,
jamais mon coeur un battement de haine. Nous avons vécu ensemble,
haï et aimé ensemble; nous avons versé et confondu notre sang; et
peut-être, ajouterai-je encore, y a-t-il entre nous un lien plus
puissant que celui de l’amitié, peut-être y a-t-il le pacte du
crime; car, tous quatre, nous avons condamné, jugé, exécuté un
être humain que nous n’avions peut-être pas le droit de retrancher
de ce monde, quoique plutôt qu’à ce monde il parût appartenir à
l’enfer. D’Artagnan, je vous ai toujours aimé comme mon fils.
Porthos, nous avons dormi dix ans côte à côte; Aramis est votre
frère comme il est le mien, car Aramis vous a aimés comme je vous
aime encore, comme je vous aimerai toujours. Qu’est-ce que le
cardinal de Mazarin peut être pour nous, qui avons forcé la main
et le coeur d’un homme comme Richelieu? Qu’est-ce que tel ou tel
prince pour nous qui avons consolidé la couronne sur la tête d’une
reine? D’Artagnan, je vous demande pardon d’avoir hier croisé le
fer avec vous; Aramis en fait autant pour Porthos. Et maintenant,
haïssez-moi si vous pouvez, mais, moi, je vous jure que, malgré
votre haine, je n’aurai que de l’estime et de l’amitié pour vous.
Maintenant répétez mes paroles, Aramis, et après, s’ils le
veulent, et si vous le voulez, quittons nos anciens amis pour
toujours.

Il se fit un instant de silence solennel qui fut rompu par Aramis.

-- Je le jure, dit-il avec un front calme et un regard loyal, mais
d’une voix dans laquelle vibrait un dernier tremblement d’émotion,
je jure que je n’ai plus de haine contre ceux qui furent mes amis;
je regrette d’avoir touché votre épée, Porthos. Je jure enfin que
non seulement la mienne ne se dirigera plus sur votre poitrine,
mais encore qu’au fond de ma pensée la plus secrète, il ne restera
pas dans l’avenir l’apparence de sentiments hostiles contre vous.
Venez, Athos.

Athos fit un mouvement pour se retirer.

-- Oh! non, non! ne vous en allez pas! s’écria d’Artagnan,
entraîné par un de ces élans irrésistibles qui trahissaient la
chaleur de son sang et la droiture native de son âme, ne vous en
allez pas; car, moi aussi, j’ai un serment à faire, je jure que je
donnerais jusqu’à la dernière goutte de mon sang, jusqu’au dernier
lambeau de ma chair pour conserver l’estime d’un homme comme vous,
Athos, l’amitié d’un homme comme vous, Aramis.

Et il se précipita dans les bras d’Athos.

-- Mon fils! dit Athos en le pressant sur son coeur.

-- Et moi, dit Porthos, je ne jure rien, mais j’étouffe,
sacrebleu! S’il me fallait me battre contre vous, je crois que je
me laisserais percer d’outre en outre, car je n’ai jamais aimé que
vous au monde.

Et l’honnête Porthos se mit à fondre en larmes en se jetant dans
les bras d’Aramis.

-- Mes amis, dit Athos, voilà ce que j’espérais, voilà ce que
j’attendais de deux coeurs comme les vôtres; oui, je l’ai dit et
je le répète, nos destinées sont liées irrévocablement, quoique
nous suivions une route différente. Je respecte votre opinion,
d’Artagnan; je respecte votre conviction, Porthos; mais quoique
nous combattions pour des causes opposées, gardons-nous amis; les
ministres, les princes, les rois passeront comme un torrent, la
guerre civile comme une flamme, mais nous, resterons-nous? j’en ai
le pressentiment.

-- Oui, dit d’Artagnan, soyons toujours mousquetaires, et gardons
pour unique drapeau cette fameuse serviette du bastion de Saint-
Gervais, où le grand cardinal avait fait broder trois fleurs de
lis.

-- Oui, dit Aramis, cardinalistes ou frondeurs, que nous importe!
Retrouvons nos bons seconds pour les duels, nos amis dévoués dans
les affaires graves, nos joyeux compagnons pour le plaisir!

-- Et chaque fois, dit Athos, que nous nous rencontrerons dans la
mêlée, à ce seul mot: Place Royale! passons nos épées dans la main
gauche et tendons-nous la main droite, fût-ce au milieu du
carnage!

-- Vous parlez à ravir, dit Porthos.

-- Vous êtes le plus grand des hommes, dit d’Artagnan, et, quant à
nous, vous nous dépassez de dix coudées.

Athos sourit d’un sourire d’ineffable joie.

-- C’est donc conclu, dit-il. Allons, messieurs, votre main. Êtes-
vous quelque peu chrétiens?

-- Pardieu! dit d’Artagnan.

-- Nous le serons dans cette occasion, pour rester fidèles à notre
serment, dit Aramis.

-- Ah! je suis prêt à jurer par ce qu’on voudra, dit Porthos, même
par Mahomet! Le diable m’emporte si j’ai jamais été si heureux
qu’en ce moment.

Et le bon Porthos essuyait ses yeux encore humides.

-- L’un de vous a-t-il une croix? demanda Athos.

Porthos et d’Artagnan se regardèrent en secouant la tête comme des
hommes pris au dépourvu.

Aramis sourit et tira de sa poitrine une croix de diamants
suspendue à son cou par un fil de perles.

-- En voilà une, dit-il.

-- Eh bien! reprit Athos, jurons sur cette croix, qui malgré sa
matière est toujours une croix, jurons d’être unis malgré tout et
toujours; et puisse ce serment non seulement nous lier nous-mêmes,
mais encore lier nos descendants! Ce serment vous convient-il?

-- Oui, dirent-ils tout d’une voix.

-- Ah! traître! dit tout bas d’Artagnan en se penchant à l’oreille
d’Aramis, vous nous avez fait jurer sur le crucifix d’une
frondeuse.


XXXII. Le bac de l’Oise

Nous espérons que le lecteur n’a point tout à fait oublié le jeune
voyageur que nous avons laissé sur la route de Flandre.

Raoul, en perdant de vue son protecteur, qu’il avait laissé le
suivant des yeux en face de la basilique royale, avait piqué son
cheval pour échapper d’abord à ses douloureuses pensées, et
ensuite pour dérober à Olivain l’émotion qui altérait ses traits.

Une heure de marche rapide dissipa bientôt cependant toutes ces
sombres vapeurs qui avaient attristé l’imagination si riche du
jeune homme. Ce plaisir inconnu d’être libre, plaisir qui a sa
douceur, même pour ceux qui n’ont jamais souffert de leur
dépendance, dora pour Raoul le ciel et la terre, et surtout cet
horizon lointain et azuré de la vie qu’on appelle l’avenir.

Cependant il s’aperçut, après plusieurs essais de conversation
avec Olivain, que de longues journées passées ainsi seraient bien
tristes, et la parole du comte, si douce, si persuasive et si
intéressante, lui revint en mémoire à propos des villes que l’on
traversait, et sur lesquelles personne ne pouvait plus lui donner
ces renseignements précieux qu’il eût tirés d’Athos, le plus
savant et le plus amusant de tous les guides.

Un autre souvenir attristait encore Raoul: on arrivait à Louvres,
il avait vu, perdu derrière un rideau de peupliers, un petit
château qui lui avait si fort rappelé celui de La Vallière, qu’il
s’était arrêté à le regarder près de dix minutes, et avait repris
sa route en soupirant, sans même répondre à Olivain, qui l’avait
interrogé respectueusement sur la cause de cette attention.
L’aspect des objets extérieurs est un mystérieux conducteur, qui
correspond aux fibres de la mémoire et va les réveiller
quelquefois malgré nous; une fois ce fil éveillé, comme celui
d’Ariane, il conduit dans un labyrinthe de pensées où l’on s’égare
en suivant cette ombre du passé qu’on appelle le souvenir. Or, la
vue de ce château avait rejeté Raoul à cinquante lieues du côté de
l’occident, et lui avait fait remonter sa vie depuis le moment où
il avait pris congé de la petite Louise jusqu’à celui où il
l’avait vue pour la première fois, et chaque touffe de chêne,
chaque girouette entrevue au haut d’un toit d’ardoises, lui
rappelaient qu’au lieu de retourner vers ses amis d’enfance, il
s’en éloignait chaque instant davantage, et que peut-être même il
les avait quittés pour jamais.

Le coeur gonflé, la tête lourde, il commanda à Olivain de conduire
les chevaux à une petite auberge qu’il apercevait sur la route à
une demi-portée de mousquet à peu près en avant de l’endroit où
l’on était parvenu. Quant à lui, il mit pied à terre, s’arrêta
sous un beau groupe de marronniers en fleurs, autour desquels
murmuraient des multitudes d’abeilles, et dit à Olivain de lui
faire apporter par l’hôte du papier à lettres et de l’encre sur
une table qui paraissait là toute disposée pour écrire.

Olivain obéit et continua sa route, tandis que Raoul s’asseyait le
coude appuyé sur cette table, les regards vaguement perdus sur ce
charmant paysage tout parsemé de champs verts et de bouquets
d’arbres, et faisant de temps en temps tomber de ses cheveux ces
fleurs qui descendaient sur lui comme une neige.

Raoul était là depuis dix minutes à peu près, et il y en avait
cinq qu’il était perdu dans ses rêveries, lorsque dans le cercle
embrassé par ses regards distraits il vit se mouvoir une figure
rubiconde qui, une serviette autour du corps, une serviette sur le
bras, un bonnet blanc sur la tête, s’approchait de lui, tenant
papier, encore et plume.

-- Ah! ah! dit l’apparition, on voit que tous les gentilshommes
ont des idées pareilles, car il n’y a qu’un quart d’heure qu’un
jeune seigneur, bien monté comme vous, de haute mine comme vous,
et de votre âge à peu près, a fait halte devant ce bouquet
d’arbres, y a fait apporter cette table et cette chaise, et y a
dîné, avec un vieux monsieur qui avait l’air d’être son
gouverneur, d’un pâté dont ils n’ont pas laissé un morceau, et
d’une bouteille de vieux vin de Mâcon dont ils n’ont pas laissé
une goutte; mais heureusement nous avons encore du même vin et des
pâtés pareils, et si monsieur veut donner ses ordres...

-- Non, mon ami, dit Raoul en souriant, et je vous remercie, je
n’ai besoin pour le moment que des choses que j’ai fait demander;
seulement je serais bien heureux que l’encre fût noire et que la
plume fût bonne; à ces conditions je paierai la plume au prix de
la bouteille, et l’encre au prix du pâté.

-- Eh bien! monsieur, dit l’hôte, je vais donner le pâté et la
bouteille à votre domestique, de cette façon-là vous aurez la
plume et l’encre par-dessus le marché.

-- Faites comme vous voudrez, dit Raoul, qui commençait son
apprentissage avec cette classe toute particulière de la société
qui, lorsqu’il y avait des voleurs sur les grandes routes, était
associée avec eux, et qui, depuis qu’il n’y en a plus, les a
avantageusement remplacés.

L’hôte, tranquillisé sur sa recette, déposa sur la table papier,
encre et plume. Par hasard, la plume était passable, et Raoul se
mit à écrire.

L’hôte était resté devant lui et considérait avec une espèce
d’admiration involontaire cette charmante figure si sérieuse et si
douce à la fois. La beauté a toujours été et sera toujours une
reine.

-- Ce n’est pas un convive comme celui de tout à l’heure, dit
l’hôte à Olivain, qui venait rejoindre Raoul pour voir s’il
n’avait besoin de rien, et votre jeune maître n’a pas d’appétit.

-- Monsieur en avait encore il y a trois jours, de l’appétit, mais
que voulez-vous! il l’a perdu depuis avant-hier.

Et Olivain et l’hôte s’acheminèrent vers l’auberge. Olivain, selon
la coutume des laquais heureux de leur condition, racontant au
tavernier tout ce qu’il crut pouvoir dire sur le compte du jeune
gentilhomme.

Cependant Raoul écrivait:

Monsieur,

«Après quatre heures de marche, je m’arrête pour vous écrire, car
vous me faites faute à chaque instant, et je suis toujours prêt à
tourner la tête, comme pour répondre lorsque vous me parliez. J’ai
été si étourdi de votre départ, et si affecté du chagrin de notre
séparation, que je ne vous ai que bien faiblement exprimé tout ce
que je ressentais de tendresse et de reconnaissance pour vous.
Vous m’excuserez, monsieur, car votre coeur est si généreux, que
vous avez compris tout ce qui se passait dans le mien. Écrivez-
moi, monsieur, je vous en prie, car vos conseils sont une partie
de mon existence; et puis, si j’ose vous le dire, je suis inquiet,
il m’a semblé que vous vous prépariez vous-même à quelque
expédition périlleuse, sur laquelle je n’ai point osé vous
interroger, car vous ne m’en avez rien dit. J’ai donc, vous le
voyez, grand besoin d’avoir de vos nouvelles. Depuis que je ne
vous ai plus là, près de moi, j’ai peur à tout moment de manquer.
Vous me souteniez puissamment, monsieur, et aujourd’hui, je le
jure, je me trouve bien seul.

«Aurez-vous l’obligeance, monsieur, si vous recevez des nouvelles
de Blois, de me toucher quelques mots de ma petite amie Mlle de La
Vallière, dont, vous le savez, la santé, lors de notre départ,
pouvait donner quelque inquiétude? Vous comprenez, monsieur et
cher protecteur, combien les souvenirs du temps que j’ai passé
près de vous me sont précieux et indispensables. J’espère que
parfois vous penserez aussi à moi, et si je vous manque à de
certaines heures, si vous ressentez comme un petit regret de mon
absence, je serais comblé de joie en songeant que vous avez senti
mon affection et mon dévouement pour vous, et que j’ai su vous les
faire comprendre pendant que j’avais le bonheur de vivre auprès de
vous.»

Cette lettre achevée, Raoul se sentit plus calme; il regarda bien
si Olivain et l’hôte ne le guettaient pas, et il déposa un baiser
sur ce papier, muette et touchante caresse que le coeur d’Athos
était capable de deviner en ouvrant la lettre.

Pendant ce temps, Olivain avait bu sa bouteille et mangé son pâté;
les chevaux aussi s’étaient rafraîchis. Raoul fit signe à l’hôte
de venir, jeta un écu sur la table, remonta à cheval, et à Senlis,
jeta la lettre à la poste.

Le repos qu’avaient pris cavaliers et chevaux leur permettait de
continuer leur route sans s’arrêter. À Verberie, Raoul ordonna à
Olivain de s’informer de ce jeune gentilhomme qui les précédait;
on l’avait vu passer il n’y avait pas trois quarts d’heure, mais
il était bien monté, comme l’avait déjà dit le tavernier, et
allait bon train.

-- Tâchons de rattraper ce gentilhomme, dit Raoul à Olivain, il va
comme nous à l’armée, et ce nous sera une compagnie agréable.

Il était quatre heures de l’après-midi lorsque Raoul arriva à
Compiègne; il y dîna de bon appétit et s’informa de nouveau du
jeune gentilhomme qui le précédait: il s’était arrêté comme Raoul
à l’_Hôtel_ _de la Cloche et de la Bouteille_, qui était le
meilleur de Compiègne, et avait continué sa route en disant qu’il
voulait aller coucher à Noyon.

-- Allons coucher à Noyon, dit Raoul.

-- Monsieur, répondit respectueusement Olivain, permettez-moi de
vous faire observer que nous avons déjà fort fatigué les chevaux
ce matin. Il sera bon, je crois, de coucher ici et de repartir
demain de bon matin. Dix-huit lieues suffisent pour une première
étape.

-- M. le comte de La Fère désire que je me hâte, répondit Raoul,
et que j’aie rejoint M. le Prince dans la matinée du quatrième
jour: poussons donc jusqu’à Noyon, ce sera une étape pareille à
celles que nous avons faites en allant de Blois à Paris. Nous
arriverons à huit heures. Les chevaux auront toute la nuit pour se
reposer, et demain, à cinq heures du matin, nous nous remettrons
en route.

Olivain n’osa s’opposer à cette détermination; mais il suivit en
murmurant.

-- Allez, allez, disait-il entre ses dents, jetez votre feu le
premier jour; demain, en place d’une journée de vingt lieues, vous
en ferez une de dix, après-demain, une de cinq, et dans trois
jours vous serez au lit. Là, il faudra bien que vous vous
reposiez. Tous ces jeunes gens sont de vrais fanfarons.

On voit qu’Olivain n’avait pas été élevé à l’école des Planchet et
des Grimaud.

Raoul se sentait las en effet; mais il désirait essayer ses
forces, et nourri des principes d’Athos, sûr de l’avoir entendu
mille fois parler d’étapes de vingt-cinq lieues, il ne voulait pas
rester au-dessous de son modèle. D’Artagnan, cet homme de fer qui
semblait tout bâti de nerfs et de muscles, l’avait frappé
d’admiration.

Il allait donc toujours pressant de plus en plus le pas de son
cheval, malgré les observations d’Olivain, et suivant un charmant
petit chemin qui conduisait à un bac et qui raccourcissait d’une
lieue la route, à ce qu’on lui avait assuré, lorsque, en arrivant
au sommet d’une colline, il aperçut devant lui la rivière. Une
petite troupe d’hommes à cheval se tenait sur le bord et était
prête à s’embarquer. Raoul ne douta point que ce ne fût le
gentilhomme et son escorte; il poussa un cri d’appel, mais il
était encore trop loin pour être entendu; alors, tout fatigué
qu’était son cheval, Raoul le mit au galop; mais une ondulation de
terrain lui déroba bientôt la vue des voyageurs, et lorsqu’il
parvint sur une nouvelle hauteur, le bac avait quitté le bord et
voguait vers l’autre rive.

Raoul, voyant qu’il ne pouvait arriver à temps pour passer le bac
en même temps que les voyageurs, s’arrêta pour attendre Olivain.

En ce moment on entendit un cri qui semblait venir de la rivière.
Raoul se retourna du côté d’où venait le cri, et mettant la main
sur ses yeux qu’éblouissait le soleil couchant:

-- Olivain! s’écria-t-il, que vois-je donc là-bas?

Un second cri retentit plus perçant que le premier.

-- Eh! monsieur, dit Olivain, la corde du bac a cassé et le bateau
dérive. Mais que vois-je donc dans l’eau? cela se débat.

-- Eh! sans doute, s’écria Raoul, fixant ses regards vers un point
de la rivière que les rayons du soleil illuminaient splendidement,
un cheval, un cavalier.

-- Ils enfoncent, cria à son tour Olivain.

C’était vrai, et Raoul aussi venait d’acquérir la certitude qu’un
accident était arrivé et qu’un homme se noyait. Il rendit la main
à son cheval, lui enfonça les éperons dans le ventre, et l’animal,
pressé par la douleur et sentant qu’on lui livrait l’espace,
bondit par-dessus une espèce de garde-fou qui entourait le
débarcadère, et tomba dans la rivière en faisant jaillir au loin
des flots d’écume.

-- Ah! monsieur, s’écria Olivain, que faites-vous donc, Seigneur
Dieu!

Raoul dirigeait son cheval vers le malheureux en danger. C’était,
au reste, un exercice qui lui était familier. Élevé sur les bords
de la Loire, il avait pour ainsi dire été bercé dans ses flots;
cent fois, il l’avait traversée à cheval, mille fois en nageant.
Athos, dans la prévoyance du temps où il ferait du vicomte un
soldat, l’avait aguerri dans toutes ces entreprises.

-- Oh! mon Dieu! continuait Olivain désespéré, que dirait M. le
comte s’il vous voyait?

-- M. le comte eût fait comme moi, répondit Raoul en poussant
vigoureusement son cheval.

-- Mais moi! mais moi! s’écriait Olivain pâle et désespéré en
s’agitant sur la rive, comment passerai-je, moi?

-- Saute, poltron! cria Raoul nageant toujours.

Puis s’adressant au voyageur qui se débattait à vingt pas de lui:

-- Courage, monsieur, dit-il, courage, on vient à votre aide.

Olivain avança, recula, fit cabrer son cheval, le fit tourner, et
enfin, mordu au coeur par la honte, s’élança comme avait fait
Raoul, mais en répétant: «Je suis mort, nous sommes perdus!»

Cependant le bac descendait rapidement, emporté par le fil de
l’eau, et on entendait crier ceux qu’il emportait.

Un homme à cheveux gris s’était jeté du bac à la rivière et
nageait vigoureusement vers la personne qui se noyait; mais il
avançait lentement, car il lui fallait remonter le cours de l’eau.

Raoul continuait sa route et gagnait visiblement du terrain; mais
le cheval et le cavalier, qu’il ne quittait pas du regard,
s’enfonçaient visiblement: le cheval n’avait plus que les naseaux
hors de l’eau, et le cavalier, qui avait quitté les rênes en se
débattant, tendait les bras et laissait aller sa tête en arrière.
Encore une minute, et tout disparaissait.

-- Courage, cria Raoul, courage!

-- Trop tard, murmura le jeune homme, trop tard!

L’eau passa par-dessus sa tête et éteignit sa voix dans sa bouche.

Raoul s’élança de son cheval, auquel il laissa le soin de sa
propre conservation, et en trois ou quatre brassées fut près du
gentilhomme. Il saisit aussitôt le cheval par la gourmette, et lui
souleva la tête hors de l’eau; l’animal alors respira plus
librement, et comme s’il eût compris que l’on venait à son aide,
il redoubla d’efforts; Raoul en même temps saisissait une des
mains du jeune homme et la ramenait à la crinière, à laquelle elle
se cramponna avec cette ténacité de l’homme qui se noie. Sûr alors
que le cavalier ne lâcherait plus prise, Raoul ne s’occupa que du
cheval, qu’il dirigea vers la rive opposée en l’aidant à couper
l’eau et en l’encourageant de la langue.

Tout à coup l’animal buta contre un bas-fond et prit pied sur le
sable.

-- Sauvé! s’écria l’homme aux cheveux gris en prenant pied à son
tour.

-- Sauvé! murmura machinalement le gentilhomme en lâchant la
crinière et en se laissant glisser de dessus la selle aux bras de
Raoul.

Raoul n’était qu’à dix pas de la rive; il y porta le gentilhomme
évanoui, le coucha sur l’herbe, desserra les cordons de son col et
déboutonna les agrafes de son pourpoint.

Une minute après, l’homme aux cheveux gris était près de lui.

Olivain avait fini par aborder à son tour après force signes de
croix, et les gens du bac se dirigeaient du mieux qu’ils pouvaient
vers le bord, à l’aide d’une perche qui se trouvait par hasard
dans le bateau.

Peu à peu, grâce aux soins de Raoul et de l’homme qui accompagnait
le jeune cavalier, la vie revint sur les joues pâles du moribond,
qui ouvrit d’abord deux yeux égarés, mais qui bientôt se fixèrent
sur celui qui l’avait sauvé.

-- Ah! monsieur, s’écria-t-il, c’est vous que je cherchais: sans
vous j’étais mort, trois fois mort.

-- Mais on ressuscite, monsieur, comme vous voyez, dit Raoul, et
nous en serons quittes pour un bain.

-- Ah! monsieur, que de reconnaissance! s’écria l’homme aux
cheveux gris.

-- Ah! vous voilà, mon bon d’Arminges! je vous ai fait grand’peur,
n’est-ce pas? mais c’est votre faute: vous étiez mon précepteur,
pourquoi ne m’avez-vous pas fait apprendre à mieux nager?

-- Ah! monsieur le comte, dit le vieillard, s’il vous était arrivé
malheur, je n’aurais jamais osé me représenter devant le maréchal.

-- Mais comment la chose est-elle donc arrivée? demanda Raoul.

-- Ah! monsieur, de la manière la plus simple, répondit celui à
qui l’on avait donné le titre de comte. Nous étions au tiers de la
rivière à peu près quand la corde du bac a cassé. Aux cris et aux
mouvements qu’ont faits les bateliers, mon cheval s’est effrayé et
a sauté à l’eau. Je nage mal et n’ai pas osé me lancer à la
rivière. Au lieu d’aider les mouvements de mon cheval, je les
paralysais, et j’étais en train de me noyer le plus galamment du
monde lorsque vous êtes arrivé là tout juste pour me tirer de
l’eau. Aussi, monsieur, si vous le voulez bien, c’est désormais
entre nous à la vie et à la mort.

-- Monsieur, dit Raoul en s’inclinant, je suis tout à fait votre
serviteur, je vous l’assure.

-- Je me nomme le comte de Guiche, continua le cavalier; mon père
est le maréchal de Grammont. Et maintenant que vous savez qui je
suis, me ferez-vous l’honneur de me dire qui vous êtes?

-- Je suis le vicomte de Bragelonne, dit Raoul en rougissant de ne
pouvoir nommer son père comme avait fait le comte de Guiche.

-- Vicomte, votre visage, votre bonté et votre courage m’attirent
à vous; vous avez déjà toute ma reconnaissance. Embrassons-nous,
je vous demande votre amitié.

-- Monsieur, dit Raoul en rendant au comte son accolade, je vous
aime aussi déjà de tout mon coeur, faites donc état de moi, je
vous prie, comme d’un ami dévoué.

-- Maintenant, où allez-vous, vicomte? demanda de Guiche.

-- À l’armée de M. le Prince, comte.

-- Et moi aussi, s’écria le jeune homme avec un transport de joie.
Ah! tant mieux, nous allons faire ensemble le premier coup de
pistolet.

-- C’est bien, aimez-vous, dit le gouverneur; jeunes tous deux,
vous n’avez sans doute qu’une même étoile, et vous deviez vous
rencontrer.

Les deux jeunes gens sourirent avec la confiance de la jeunesse.

-- Et maintenant, dit le gouverneur, il vous faut changer
d’habits; vos laquais, à qui j’ai donné des ordres au moment où
ils sont sortis du bac, doivent être arrivés déjà à l’hôtellerie.
Le linge et le vin chauffent, venez.

Les jeunes gens n’avaient aucune objection à faire à cette
proposition; au contraire, la trouvèrent-ils excellente; ils
remontèrent donc aussitôt à cheval, en se regardant et en
s’admirant tous deux: c’étaient en effet deux élégants cavaliers à
la tournure svelte et élancée, deux nobles visages au front
dégagé, au regard doux et fier, au sourire loyal et fin.

De Guiche pouvait avoir dix-huit ans, mais il n’était guère plus
grand que Raoul, qui n’en avait que quinze.

Ils se tendirent la main par un mouvement spontané, et piquant
leurs chevaux, firent côte à côte le trajet de la rivière à
l’hôtellerie, l’un trouvant bonne et riante cette vie qu’il avait
failli perdre, l’autre remerciant Dieu d’avoir déjà assez vécu
pour avoir fait quelque chose qui serait agréable à son
protecteur.

Quant à Olivain, il était le seul que cette belle action de son
maître ne satisfît pas entièrement. Il tordait les manches et les
basques de son justaucorps en songeant qu’une halte à Compiègne
lui eût sauvé non seulement l’accident auquel il venait
d’échapper, mais encore les fluxions de poitrine et les
rhumatismes qui devaient naturellement en être le résultat.


XXXIII. Escarmouche

Le séjour à Noyon fut court, chacun y dormait d’un profond
sommeil. Raoul avait recommandé de le réveiller si Grimaud
arrivait, mais Grimaud n’arriva point.

Les chevaux apprécièrent de leur côté, sans doute, les huit heures
de repos absolu et d’abondante litière qui leur furent accordées.
Le comte de Guiche fut réveillé à cinq heures du matin par Raoul,
qui lui vint souhaiter le bonjour. On déjeuna à la hâte, et à six
heures on avait déjà fait deux lieues.

La conversation du jeune comte était des plus intéressantes pour
Raoul. Aussi Raoul écoutait-il beaucoup, et le jeune comte
racontait-il toujours. Élevé à Paris, où Raoul n’était venu qu’une
fois; à la cour que Raoul n’avait jamais vue, ses folies de page,
deux duels qu’il avait déjà trouvé moyen d’avoir malgré les édits
et surtout malgré son gouverneur, étaient des choses de la plus
haute curiosité pour Raoul. Raoul n’avait été que chez M. Scarron;
il nomma à Guiche les personnes qu’il y avait vues. Guiche
connaissait tout le monde: madame de Neuillan, mademoiselle
d’Aubigné, mademoiselle de Scudéry, mademoiselle Paulet, madame de
Chevreuse. Il railla tout le monde avec esprit; Raoul tremblait
qu’il ne raillât aussi madame de Chevreuse, pour laquelle il se
sentait une réelle et profonde sympathie; mais soit instinct, soit
affection pour la duchesse de Chevreuse, il en dit le plus grand
bien possible. L’amitié de Raoul pour le comte redoubla de ces
éloges.

Puis vint l’article des galanteries et des amours. Sous ce rapport
aussi, Bragelonne avait beaucoup plus à écouter qu’à dire. Il
écouta donc et il lui sembla voir à travers trois ou quatre
aventures assez diaphanes que, comme lui, le comte cachait un
secret au fond du coeur.

De Guiche, comme nous l’avons dit, avait été élevé à la cour, et
les intrigues de toute cette cour lui étaient connues. C’était la
cour dont Raoul avait tant entendu parler au comte de La Fère;
seulement elle avait fort changé de face depuis l’époque où Athos
lui-même l’avait vue. Tout le récit du comte de Guiche fut donc
nouveau pour son compagnon de voyage. Le jeune comte, médisant et
spirituel, passa tout le monde en revue; il raconta les anciennes
amours de madame de Longueville avec Coligny, et le duel de celui-
ci à la place Royale, duel qui lui fut si fatal, et que madame de
Longueville vit à travers une jalousie; ses amours nouvelles avec
le prince de Marcillac, qui en était jaloux, disait-on, à vouloir
faire tuer tout le monde, et même l’abbé d’Herblay, son directeur;
les amours de M. le prince de Galles avec Mademoiselle, qu’on
appela plus tard la grande Mademoiselle, si célèbre depuis par son
mariage secret avec Lauzun. La reine elle-même ne fut pas
épargnée, et le cardinal Mazarin eut sa part de raillerie aussi.

La journée passa rapide comme une heure. Le gouverneur du comte,
bon vivant, homme du monde, savant jusqu’aux dents, comme le
disait son élève, rappela plusieurs fois à Raoul la profonde
érudition et la raillerie spirituelle et mordante d’Athos; mais
quant à la grâce, à la délicatesse et à la noblesse des
apparences, personne, sur ce point, ne pouvait être comparé au
comte de La Fère.

Les chevaux, plus ménagés que la veille, s’arrêtèrent vers quatre
heures du soir à Arras. On s’approchait du théâtre de la guerre,
et l’on résolut de s’arrêter dans cette ville jusqu’au lendemain,
des partis d’Espagnols profitant quelquefois de la nuit pour faire
des expéditions jusque dans les environs d’Arras.

L’armée française tenait depuis Pont-à-Marc jusqu’à Valenciennes,
en revenant sur Douai. On disait M. le Prince de sa personne à
Béthune.

L’armée ennemie s’étendait de Cassel à Courtray, et, comme il
n’était sorte de pillages et de violences qu’elle ne commît, les
pauvres gens de la frontière quittaient leurs habitations isolées
et venaient se réfugier dans les villes fortes qui leur
promettaient un abri. Arras était encombrée de fuyards.

On parlait d’une prochaine bataille qui devait être décisive,
M. le Prince n’ayant manoeuvré jusque-là que dans l’attente de
renforts, qui venaient enfin d’arriver. Les jeunes gens se
félicitaient de tomber si à propos.

Ils soupèrent ensemble et couchèrent dans la même chambre. Ils
étaient à l’âge des promptes amitiés, il leur semblait qu’ils se
connaissaient depuis leur naissance et qu’il leur serait
impossible de jamais plus se quitter.

La soirée fut employée à parler guerre; les laquais fourbirent les
armes; les jeunes gens chargèrent des pistolets en cas
d’escarmouche; et ils se réveillèrent désespérés, ayant rêvé tous
deux qu’ils arrivaient trop tard pour prendre part à la bataille.

Le matin, le bruit se répandit que le prince de Condé avait évacué
Béthune pour se retirer sur Carvin, en laissant cependant garnison
dans cette première ville. Mais comme cette nouvelle ne présentait
rien de positif, les jeunes gens décidèrent qu’ils continueraient
leur chemin vers Béthune, quittes, en route, à obliquer à droite
et à marcher sur Carvin.

Le gouverneur du comte de Guiche connaissait parfaitement le pays;
il proposa en conséquence de prendre un chemin de traverse qui
tenait le milieu entre la route de Lens et celle de Béthune. À
Ablain, on prendrait des informations. Un itinéraire fut laissé
pour Grimaud.

On se mit en route vers les sept heures du matin.

De Guiche, qui était jeune et emporté, disait à Raoul:

-- Nous voici trois maîtres et trois valets; nos valets sont bien
armés, et le vôtre me paraît assez têtu.

-- Je ne l’ai jamais vu à l’oeuvre, répondit Raoul, mais il est
Breton, cela promet.

-- Oui, oui, reprit de Guiche, et je suis certain qu’il ferait le
coup de mousquet à l’occasion; quant à moi, j’ai deux hommes sûrs,
qui ont fait la guerre avec mon père; c’est donc six combattants
que nous représentons; si nous trouvions une petite troupe de
partisans égale en nombre à la nôtre, et même supérieure, est-ce
que nous ne chargerions pas, Raoul?

-- Si fait, monsieur, répondit le vicomte.

-- Holà! jeunes gens, holà! dit le gouverneur se mêlant à la
conversation, comme vous y allez, vertudieu! et mes instructions,
à moi, monsieur le comte? oubliez-vous que j’ai ordre de vous
conduire sain et sauf à M. le Prince? Une fois à l’armée, faites-
vous tuer si c’est votre bon plaisir; mais d’ici là je vous
préviens qu’en ma qualité de général d’armée j’ordonne la
retraite, et tourne le dos au premier plumet que j’aperçois.

De Guiche et Raoul se regardèrent du coin de l’oeil en souriant.
Le pays devenait assez couvert, et de temps en temps on
rencontrait de petites troupes de paysans qui se retiraient,
chassant devant eux leurs bestiaux et traînant dans des charrettes
ou portant à bras leurs objets les plus précieux.

On arriva jusqu’à Ablain sans accident. Là on prit langue, et on
apprit que M. le Prince avait quitté effectivement Béthune et se
tenait entre Cambrin et La Venthie. On reprit alors, en laissant
toujours la carte à Grimaud, un chemin de traverse qui conduisit
en une demi-heure la petite troupe sur la rive d’un petit ruisseau
qui va se jeter dans la Lys.

Le pays était charmant, coupé de vallées vertes comme de
l’émeraude. De temps en temps on trouvait de petits bois, que
traversait le sentier que l’on suivait. À chacun de ces bois, dans
la prévoyance d’une embuscade, le gouverneur faisait prendre la
tête aux deux laquais du comte, qui formaient ainsi l’avant-garde.
Le gouverneur et les deux jeunes gens représentaient le corps
d’armée, et Olivain, la carabine sur le genou et l’oeil au guet,
veillait sur les derrières.

Depuis quelque temps, un bois assez épais se présentait à
l’horizon; arrivé à cent pas de ce bois, M. d’Arminges prit ses
précautions habituelles et envoya en avant les deux laquais du
comte.

Les laquais venaient de disparaître sous les arbres; les jeunes
gens et le gouverneur riant et causant suivaient à cent pas à peu
près. Olivain se tenait en arrière à pareille distance, lorsque
tout à coup cinq ou six coups de mousquet retentirent. Le
gouverneur cria halte, les jeunes gens obéirent et retinrent leurs
chevaux. Au même instant on vit revenir au galop les deux laquais.

Les deux jeunes gens impatients de connaître la cause de cette
mousqueterie, piquèrent vers les laquais. Le gouverneur les suivit
par derrière.

-- Avez-vous été arrêtés? demandèrent vivement les deux jeunes
gens.

-- Non, répondirent les laquais; il est même probable que nous
n’avons pas été vus: les coups de fusil ont éclaté à cent pas en
avant de nous, à peu près dans l’endroit le plus épais du bois, et
nous sommes revenus pour demander avis.

-- Mon avis, dit M. d’Arminges, et au besoin même ma volonté est
que nous fassions retraite: ce bois peut cacher une embuscade.

-- N’avez-vous donc rien vu? demanda le comte aux laquais.

-- Il m’a semblé voir, dit l’un d’eux, des cavaliers vêtus de
jaune qui se glissaient dans le lit du ruisseau.

-- C’est cela, dit le gouverneur, nous sommes tombés dans un parti
d’Espagnols. Arrière, messieurs, arrière!

Les deux jeunes gens se consultèrent du coin de l’oeil, et en ce
moment on entendit un coup de pistolet suivi de deux ou trois cris
qui appelaient au secours.

Les deux jeunes gens s’assurèrent par un dernier regard que chacun
d’eux était dans la disposition de ne pas reculer, et, comme le
gouverneur avait déjà fait retourner son cheval, tous deux
piquèrent en avant, Raoul criant: À moi, Olivain! et le comte de
Guiche criant: À moi, Urbain et Blanchet!

Et avant que le gouverneur fût revenu de sa surprise, ils étaient
déjà disparus dans la forêt.

En même temps qu’ils piquaient leurs chevaux, les deux jeunes gens
avaient mis le pistolet au poing.

Cinq minutes après, ils étaient arrivés à l’endroit d’où le bruit
semblait être venu. Alors ils ralentirent leurs chevaux,
s’avançant avec précaution.

-- Chut! dit de Guiche, des cavaliers.

-- Oui, trois à cheval, et trois qui ont mis pied à terre.

-- Que font-ils? Voyez-vous?

-- Oui, il me semble qu’ils fouillent un homme blessé ou mort.

-- C’est quelque lâche assassinat, dit de Guiche.

-- Ce sont des soldats cependant, reprit Bragelonne.

-- Oui, mais des partisans, c’est-à-dire des voleurs de grand
chemin.

-- Donnons! dit Raoul.

-- Donnons! dit de Guiche.

-- Messieurs! s’écria le pauvre gouverneur; messieurs, au nom du
ciel...

Mais les jeunes gens n’écoutaient point. Ils étaient partis à
l’envi l’un de l’autre, et les cris du gouverneur n’eurent d’autre
résultat que de donner l’éveil aux Espagnols.

Aussitôt les trois partisans qui étaient à cheval s’élancèrent à
la rencontre des jeunes gens, tandis que les trois autres
achevaient de dévaliser les deux voyageurs; car, en approchant,
les deux jeunes gens, au lieu d’un corps étendu, en aperçurent
deux.

À dix pas, de Guiche tira le premier et manqua son homme;
l’Espagnol qui venait au-devant de Raoul tira à son tour, et Raoul
sentit au bras gauche une douleur pareille à un coup de fouet. À
quatre pas, il lâcha son coup, et l’Espagnol, frappé au milieu de
la poitrine, étendit les bras et tomba à la renverse sur la croupe
de son cheval, qui tourna bride et l’emporta.

En ce moment, Raoul vit comme à travers un nuage le canon d’un
mousquet se diriger sur lui. La recommandation d’Athos lui revint
à l’esprit: par un mouvement rapide comme l’éclair, il fit cabrer
sa monture, le coup partit.

Le cheval fit un bond de côté, manqua des quatre pieds, et tomba
engageant la jambe de Raoul sous lui.

L’Espagnol s’élança, saisissant son mousquet par le canon pour
briser la tête de Raoul avec sa crosse.

Malheureusement, dans la position où était Raoul, il ne pouvait ni
tirer l’épée de son fourreau, ni tirer le pistolet de ses fontes:
il vit la crosse tournoyer au-dessus de sa tête, et, malgré lui,
il allait fermer les yeux, lorsque d’un bond Guiche arriva sur
l’Espagnol et lui mit le pistolet sur la gorge.

-- Rendez-vous! lui dit-il, ou vous êtes mort!

Le mousquet tomba des mains du soldat, qui se rendit à l’instant
même.

Guiche appela un de ses laquais, lui remit le prisonnier en garde
avec ordre de lui brûler la cervelle s’il faisait un mouvement
pour s’échapper, sauta à bas de son cheval, et s’approcha de
Raoul.

-- Ma foi! monsieur, dit Raoul en riant, quoique sa pâleur trahît
l’émotion inévitable d’une première affaire, vous payez vite vos
dettes et n’avez pas voulu m’avoir longue obligation. Sans vous,
ajouta-t-il en répétant les paroles du comte, j’étais mort, trois
fois mort.

-- Mon ennemi en prenant la fuite, dit de Guiche, m’a laissé toute
facilité de venir à votre secours; mais êtes-vous blessé
gravement, je vous vois tout ensanglanté?

-- Je crois, dit Raoul, que j’ai quelque chose comme une
égratignure au bras. Aidez-moi donc à me tirer de dessous mon
cheval, et rien, je l’espère, ne s’opposera à ce que nous
continuions notre route.

M. d’Arminges et Olivain étaient déjà à terre et soulevaient le
cheval, qui se débattait dans l’agonie. Raoul parvint à tirer son
pied de l’étrier, et sa jambe de dessous le cheval, et en un
instant il se trouva debout.

-- Rien de cassé? dit de Guiche.

-- Ma foi, non, grâce au ciel, répondit Raoul. Mais que sont
devenus les malheureux que les misérables assassinaient?

-- Nous sommes arrivés trop tard, ils les ont tués, je crois, et
ont pris la fuite en emportant leur butin; mes deux laquais sont
près des cadavres.

-- Allons voir s’ils ne sont point tout à fait morts et si on peut
leur porter secours, dit Raoul. Olivain, nous avons hérité de deux
chevaux, mais j’ai perdu le mien: prenez le meilleur des deux pour
vous et vous me donnerez le vôtre.

Et ils s’approchèrent de l’endroit où gisaient les victimes.


XXXIV. Le moine

Deux hommes étaient étendus: l’un immobile; la face contre terre,
percé de trois balles et nageant dans son sang... celui-là était
mort.

L’autre, adossé à un arbre par les deux laquais, les yeux au ciel
et les mains jointes, faisait une ardente prière... il avait reçu
une balle qui lui avait brisé le haut de la cuisse.

Les jeunes gens allèrent d’abord au mort et se regardèrent avec
étonnement.

-- C’est un prêtre, dit Bragelonne, il est tonsuré. Oh! les
maudits! qui portent la main sur les ministres de Dieu!

-- Venez ici, monsieur, dit Urbain, vieux soldat qui avait fait
toutes les campagnes avec le cardinal-duc; venez ici... il n’y a
plus rien à faire avec l’autre, tandis que celui-ci, peut-être
peut-on encore le sauver.

Le blessé sourit tristement.

-- Me sauver! non, dit-il; mais m’aider à mourir, oui.

-- Êtes-vous prêtre? demanda Raoul.

-- Non, monsieur.

-- C’est que votre malheureux compagnon m’a paru appartenir à
Église, reprit Raoul.

-- C’est le curé de Béthune, monsieur; il portait en lieu sûr les
vases sacrés de son église et le trésor du chapitre; car M. le
Prince a abandonné notre ville hier, et peut-être l’Espagnol y
sera-t-il demain; or, comme on savait que des partis ennemis
couraient la campagne, et que la mission était périlleuse,
personne n’a osé l’accompagner, alors je me suis offert.

-- Et ces misérables vous ont attaqués, ces misérables ont tiré
sur un prêtre!

-- Messieurs, dit le blessé en regardant autour de lui, je souffre
bien, et cependant je voudrais être transporté dans quelque
maison.

-- Où vous puissiez être secouru? dit de Guiche.

-- Non, où je puisse me confesser.

-- Mais peut-être, dit Raoul, n’êtes-vous point blessé si
dangereusement que vous croyez.

-- Monsieur, dit le blessé, croyez-moi, il n’y a pas de temps à
perdre, la balle a brisé le col du fémur et a pénétré jusqu’aux
intestins.

-- Êtes-vous médecin? demanda de Guiche.

-- Non, dit le moribond, mais je me connais un peu aux blessures,
et la mienne est mortelle. Tâchez donc de me transporter quelque
part où je puisse trouver un prêtre, ou prenez cette peine de m’en
amener un ici, et Dieu récompensera cette sainte action; c’est mon
âme qu’il faut sauver car, pour mon corps, il est perdu.

-- Mourir en faisant une bonne oeuvre, c’est impossible! et Dieu
vous assistera.

-- Messieurs, au nom du ciel! dit le blessé rassemblant toutes ses
forces comme pour se lever, ne perdons point le temps en paroles
inutiles: ou aidez-moi à gagner le prochain village, ou jurez-moi
sur votre salut que vous m’enverrez ici le premier moine, le
premier curé, le premier prêtre que vous rencontrerez. Mais,
ajouta-t-il avec l’accent du désespoir, peut-être nul n’osera
venir, car on sait que les Espagnols courent la campagne, et je
mourrai sans absolution. Mon Dieu! mon Dieu! ajouta le blessé avec
un accent de terreur qui fit frissonner les jeunes gens, vous ne
permettrez point cela, n’est-ce pas? ce serait trop terrible!

-- Monsieur, tranquillisez-vous, dit de Guiche, je vous jure que
vous allez avoir la consolation que vous demandez. Dites-nous
seulement où il y a une maison où nous puissions demander du
secours, et un village où nous puissions aller quérir un prêtre.

-- Merci, et que Dieu vous récompense! Il y a une auberge à une
demi-lieue d’ici en suivant cette route et à une lieue à peu près
au-delà de l’auberge vous trouverez le village de Greney. Allez
trouver le curé; si le curé n’est pas chez lui, entrez dans le
couvent des Augustins, qui est la dernière maison du bourg à
droite, et amenez-moi un frère, qu’importe! moine ou curé, pourvu
qu’il ait reçu de notre sainte Église la faculté d’absoudre _in
articulo mortis._

-- Monsieur d’Arminges, dit de Guiche, restez près de ce
malheureux, et veillez à ce qu’il soit transporté le plus
doucement possible. Faites un brancard avec des branches d’arbre,
mettez-y tous nos manteaux; deux de nos laquais le porteront,
tandis que le troisième se tiendra prêt à prendre la place de
celui qui sera las. Nous allons, le vicomte et moi, chercher un
prêtre.

-- Allez, monsieur le comte, dit le gouverneur; mais au nom du
ciel! ne vous exposez pas.

-- Soyez tranquille. D’ailleurs, nous sommes sauvés pour
aujourd’hui; vous connaissez l’axiome:_ Non bis in idem._

-- Bon courage, monsieur! dit Raoul au blessé, nous allons
exécuter votre désir.

-- Dieu vous bénisse, messieurs! répondit le, moribond avec un
accent de reconnaissance impossible à décrire.

Et les deux jeunes gens partirent au galop dans la direction
indiquée, tandis que le gouverneur du comte de Guiche présidait à
la confection du brancard.

Au bout de dix minutes de marche les deux jeunes gens aperçurent
l’auberge.

Raoul, sans descendre de cheval, appela l’hôte, le prévint qu’on
allait lui amener un blessé et le pria de préparer, en attendant,
tout ce qui serait nécessaire à son pansement, c’est-à-dire un
lit, des bandes, de la charpie, l’invitant en outre, s’il
connaissait dans les environs quelque médecin, chirurgien ou
opérateur, à renvoyer chercher, se chargeant, lui, de récompenser
le messager.

L’hôte, qui vit deux jeunes seigneurs richement vêtus, promit tout
ce qu’ils lui demandèrent, et nos deux cavaliers, après avoir vu
commencer les préparatifs de la réception, partirent de nouveau et
piquèrent vivement vers Greney.

Ils avaient fait plus d’une lieue et distinguaient déjà les
premières maisons du village dont les toits couverts de tuiles
rougeâtres se détachaient vigoureusement sur les arbres verts qui
les environnaient, lorsqu’ils aperçurent, venant à leur rencontre,
monté sur une mule, un pauvre moine qu’à son large chapeau et à sa
robe de laine grise ils prirent pour un frère augustin. Cette fois
le hasard semblait leur envoyer ce qu’ils cherchaient.

Ils s’approchèrent du moine.

C’était un homme de vingt-deux à vingt-trois ans, mais que les
pratiques ascétiques avaient vieilli en apparence. Il était pâle,
non de cette pâleur mate qui est une beauté, mais d’un jaune
bilieux; ses cheveux courts, qui dépassaient à peine le cercle que
son chapeau traçait autour de son front, étaient d’un blond pâle,
et ses yeux, d’un bleu clair, semblaient dénués de regard.

-- Monsieur, dit Raoul avec sa politesse ordinaire, êtes-vous
ecclésiastique?

-- Pourquoi me demandez-vous cela? dit l’étranger avec une
impassibilité presque incivile.

-- Pour le savoir, dit le comte de Guiche avec hauteur.

L’étranger toucha sa mule du talon et continua son chemin.

De Guiche sauta d’un bond en avant de lui, et lui barra la route.

-- Répondez, monsieur! dit-il, on vous a interrogé poliment, et
toute question vaut une réponse.

-- Je suis libre, je suppose, de dire ou de ne pas dire qui je
suis aux deux premières personnes venues à qui il prend le caprice
de m’interroger.

De Guiche réprima à grand-peine la furieuse envie qu’il avait de
casser les os au moine.

-- D’abord, dit-il en faisant un effort sur lui-même, nous ne
sommes pas les deux premières personnes venues; mon ami que voilà
est le vicomte de Bragelonne, et moi je suis le comte de Guiche.
Enfin, ce n’est point par caprice que nous vous faisons cette
question; car un homme est là, blessé et mourant, qui réclame les
secours de Église Êtes-vous prêtre, je vous somme, au nom de
l’humanité, de me suivre pour secourir cet homme; ne l’êtes-vous
pas, c’est autre chose. Je vous préviens, au nom de la courtoisie,
que vous paraissez si complètement ignorer, que je vais vous
châtier de votre insolence.

La pâleur du moine devint de la lividité, et il sourit d’une si
étrange façon que Raoul, qui ne le quittait pas des yeux, sentit
ce sourire lui serrer le coeur comme une insulte.

-- C’est quelque espion espagnol ou flamand, dit-il en mettant la
main sur la crosse de ses pistolets.

Un regard menaçant et pareil à un éclair répondit à Raoul.

-- Eh bien! monsieur, dit de Guiche, répondez-vous?

-- Je suis prêtre, messieurs, dit le jeune homme.

Et sa figure reprit son impassibilité ordinaire.

-- Alors, mon père, dit Raoul laissant retomber ses pistolets dans
ses fontes et imposant à ses paroles un accent respectueux qui ne
sortait pas de son coeur, alors, si vous êtes prêtre, vous allez
trouver, comme vous l’a dit mon ami, une occasion d’exercer votre
état: un malheureux blessé vient à notre rencontre et doit
s’arrêter au prochain hôtel; il demande l’assistance d’un ministre
de Dieu; nos gens l’accompagnent.

-- J’y vais, dit le moine.

Et il donna du talon à sa mule.

-- Si vous n’y allez pas, monsieur, dit de Guiche, croyez que nous
avons des chevaux capables de rattraper votre mule, un crédit
capable de vous faire saisir partout où vous serez; et alors, je
vous le jure, votre procès sera bientôt fait: on trouve partout un
arbre et une corde.

L’oeil du moine étincela de nouveau, mais ce fut tout; il répéta
sa phrase: «J’y vais», et il partit.

-- Suivons-le, dit de Guiche, ce sera plus sûr.

-- J’allais vous le proposer, dit de Bragelonne.

Et les deux jeunes gens se remirent en route, réglant leur pas sur
celui du moine, qu’ils suivaient ainsi à une portée de pistolet.

Au bout de cinq minutes, le moine se retourna pour s’assurer s’il
était suivi ou non.

-- Voyez-vous, dit Raoul, que nous avons bien fait!

-- L’horrible figure que celle de ce moine! dit le comte de
Guiche.

-- Horrible, répondit Raoul, et d’expression surtout; ces cheveux
jaunes, ces yeux ternes, ces lèvres qui disparaissent au moindre
mot qu’il prononce...

-- Oui, oui, dit de Guiche, qui avait été moins frappé que Raoul
de tous ces détails, attendu que Raoul examinait tandis que de
Guiche parlait; oui, figure étrange; mais ces moines sont
assujettis à des pratiques si dégradantes: les jeûnes les font
pâlir, les coups de discipline les font hypocrites, et c’est à
force de pleurer les biens de la vie, qu’ils ont perdus et dont
nous jouissons, que leurs yeux deviennent ternes.

-- Enfin, dit Raoul, ce pauvre homme va avoir son prêtre; mais, de
par Dieu! le pénitent a la mine de posséder une conscience
meilleure que celle du confesseur. Quant à moi, je l’avoue, je
suis accoutumé à voir des prêtres d’un tout autre aspect.

-- Ah! dit de Guiche, comprenez-vous? Celui-ci est un de ces
frères errants qui s’en vont mendiant sur les grandes routes
jusqu’au jour où un bénéfice leur tombe du ciel; ce sont des
étrangers pour la plupart: Écossais, Irlandais, Danois. On m’en a
quelquefois montré de pareils.

-- Aussi laids?

-- Non, mais raisonnablement hideux, cependant.

-- Quel malheur pour ce pauvre blessé de mourir entre les mains
d’un pareil frocard!

-- Bah! dit de Guiche, l’absolution vient, non de celui qui la
donne, mais de Dieu. Cependant, voulez-vous que je vous dise, eh
bien! j’aimerais mieux mourir impénitent que d’avoir affaire à un
pareil confesseur. Vous êtes de mon avis, n’est-ce pas, vicomte?
et je vous voyais caresser le pommeau de votre pistolet comme si
vous aviez quelque intention de lui casser la tête.

-- Oui, comte, c’est une chose étrange, et qui va vous surprendre,
j’ai éprouvé à l’aspect de cet homme une horreur indéfinissable.
Avez-vous quelquefois fait lever un serpent sur votre chemin?

-- Jamais, dit de Guiche.

-- Eh bien! à moi cela m’est arrivé dans nos forêts du Blaisois,
et je me rappelle qu’à la vue du premier qui me regarda de ses
yeux ternes, replié sur lui-même, branlant la tête et agitant la
langue, je demeurai fixe, pâle et comme fasciné jusqu’au moment où
le comte de La Fère...

-- Votre père? demanda de Guiche.

-- Non, mon tuteur, répondit Raoul en rougissant.

-- Fort bien.

-- Jusqu’au moment, reprit Raoul, où le comte de La Fère me dit:
Allons, Bragelonne, dégainez. Alors seulement je courus au reptile
et le tranchai en deux, au moment où il se dressait sur sa queue
en sifflant pour venir lui-même au-devant de moi. Eh bien! je vous
jure que j’ai ressenti exactement la même sensation à la vue de
cet homme lorsqu’il a dit: _«Pourquoi me demandez-vous cela?»_ et
qu’il m’a regardé.

-- Alors, vous vous reprochez de ne l’avoir pas coupé en deux
comme votre serpent?

-- Ma foi, oui, presque, dit Raoul.

En ce moment, on arrivait en vue de la petite auberge, et l’on
apercevait de l’autre côté le cortège du blessé qui s’avançait
guidé par M. d’Arminges. Deux hommes portaient le moribond, le
troisième tenait les chevaux en main.

Les jeunes gens donnèrent de l’éperon.

-- Voici le blessé, dit de Guiche en passant près du frère
augustin; ayez la bonté de vous presser un peu, sire moine.

Quant à Raoul, il s’éloigna du frère de toute la largeur de la
route, et passa en détournant la tête avec dégoût.

C’étaient alors les jeunes gens qui précédaient le confesseur au
lieu de le suivre. Ils allèrent au-devant du blessé et lui
annoncèrent cette bonne nouvelle. Celui-ci se souleva pour
regarder dans la direction indiquée, vit le moine qui s’approchait
en hâtant le pas de sa mule, et retomba sur sa litière le visage
éclairé d’un rayon de joie.

-- Maintenant, dirent les jeunes gens, nous avons fait pour vous
tout ce que nous avons pu faire, et comme nous sommes pressés de
rejoindre l’armée de M. le Prince, nous allons continuer notre
route; vous nous excusez, n’est-ce pas, monsieur? Mais on dit
qu’il va y avoir une bataille, et nous ne voudrions pas arriver le
lendemain.

-- Allez, mes jeunes seigneurs, dit le blessé, et soyez bénis tous
deux pour votre piété. Vous avez en effet, et comme vous l’avez
dit, fait pour moi tout ce que vous pouviez faire; moi, je ne puis
que vous dire encore une fois: Dieu vous garde, vous et ceux qui
vous sont chers!

-- Monsieur, dit de Guiche à son gouverneur, nous allons devant
vous nous rejoindrez sur la route de Cambrin.

L’hôte était sur sa porte et avait tout préparé, lit, bandes et
charpie, et un palefrenier était allé chercher un médecin à Lens,
qui était la ville la plus proche.

-- Bien, dit l’aubergiste, il sera fait comme vous le désirez;
mais ne vous arrêtez-vous pas, monsieur, pour panser votre
blessure? continua-t-il en s’adressant à Bragelonne.

-- Oh! ma blessure, à moi, n’est rien, dit le vicomte, et il sera
temps que je m’en occupe à la prochaine halte; seulement ayez la
bonté, si vous voyez passer un cavalier, et si ce cavalier vous
demande des nouvelles d’un jeune homme monté sur un alezan et
suivi d’un laquais, de lui dire qu’effectivement vous m’avez vu,
mais que j’ai continué ma route et que je compte dîner à
Mazingarbe et coucher à Cambrin. Ce cavalier est mon serviteur.

-- Ne serait-il pas mieux, et pour plus grande sûreté, que je lui
demandasse son nom et que je lui dise le vôtre? répondit l’hôte.

-- Il n’y a pas de mal au surcroît de précaution, dit Raoul, je me
nomme le vicomte de Bragelonne et lui Grimaud.

En ce moment le blessé arrivait d’un côté et le moine de l’autre;
les deux jeunes gens se reculèrent pour laisser passer le
brancard; de son côté le moine descendait de sa mule, et ordonnait
qu’on la conduisît à l’écurie sans la desseller.

-- Sire moine, dit de Guiche, confessez bien ce brave homme, et ne
vous inquiétez pas de votre dépense ni de celle de votre mule:
tout est payé.

-- Merci, monsieur! dit le moine avec un de ces sourires qui
avaient fait frissonner Bragelonne.

-- Venez, comte, dit Raoul, qui semblait instinctivement ne
pouvoir supporter la présence de l’augustin, venez, je me sens mal
ici.

-- Merci, encore une fois, mes beaux jeunes seigneurs, dit le
blessé, et ne m’oubliez pas dans vos prières!

-- Soyez tranquille! dit de Guiche en piquant pour rejoindre
Bragelonne, qui était déjà de vingt pas en avant.

En ce moment le brancard, porté par les deux laquais, entrait dans
la maison. L’hôte et sa femme, qui était accourue, se tenaient
debout sur les marches de l’escalier. Le malheureux blessé
paraissait souffrir des douleurs atroces; et cependant il n’était
préoccupé que de savoir si le moine le suivait.

À la vue de cet homme pâle et ensanglanté, la femme saisit
fortement le bras de son mari.

-- Eh bien! qu’y a-t-il? demanda celui-ci. Est-ce que par hasard
tu te trouverais mal?

-- Non, mais regarde! dit l’hôtesse en montrant à son mari le
blessé.

-- Dame! répondit celui-ci, il me paraît bien malade.

-- Ce n’est pas cela que je veux dire, continua la femme toute
tremblante, je te demande si tu le reconnais?

-- Cet homme? attends donc...

-- Ah! je vois que tu le reconnais, dit la femme, car tu pâlis à
ton tour.

-- En vérité! s’écria l’hôte. Malheur à notre maison, c’est
l’ancien bourreau de Béthune.

-- L’ancien bourreau de Béthune! murmura le jeune moine en faisant
un mouvement d’arrêt et en laissant voir sur son visage le
sentiment de répugnance que lui inspirait son pénitent.

M. d’Arminges, qui se tenait à la porte, s’aperçut de son
hésitation.

-- Sire moine, dit-il, pour être ou pour avoir été bourreau, ce
malheureux n’en est pas moins un homme. Rendez-lui donc le dernier
service qu’il réclame de vous, et votre oeuvre n’en sera que plus
méritoire.

Le moine ne répondit rien, mais il continua silencieusement son
chemin vers la chambre basse où les deux valets avaient déjà
déposé le mourant sur un lit.

En voyant l’homme de Dieu s’approcher du chevet du blessé, les
deux laquais sortirent en fermant la porte sur le moine et sur le
moribond.

D’Arminges et Olivain les attendaient; ils remontèrent à cheval,
et tous quatre partirent au trot, suivant le chemin à l’extrémité
duquel avaient déjà disparu Raoul et son compagnon.

Au moment où le gouverneur et son escorte disparaissaient à leur
tour, un nouveau voyageur s’arrêtait devant le seuil de l’auberge.

-- Que désire monsieur? dit l’hôte, encore pâle et tremblant de la
découverte qu’il venait de faire.

Le voyageur fit le signe d’un homme qui boit, et, mettant pied à
terre, montra son cheval et fit le signe d’un homme qui frotte.

-- Ah diable! se dit l’hôte, il paraît que celui-ci est muet.

-- Et où voulez-vous boire? demanda-t-il.

-- Ici, dit le voyageur en montrant une table.

-- Je me trompais, dit l’hôte, il n’est pas tout à fait muet.

Et il s’inclina, alla chercher une bouteille de vin et des
biscuits, qu’il posa devant son taciturne convive.

-- Monsieur ne désire pas autre chose? demanda-t-il.

-- Si fait, dit le voyageur.

-- Que désire monsieur?

-- Savoir si vous avez vu passer un jeune gentilhomme de quinze
ans, monté sur un cheval alezan et suivi d’un laquais.

-- Le vicomte de Bragelonne? dit l’hôte.

-- Justement.

-- Alors c’est vous qui vous appelez M. Grimaud?

Le voyageur fit signe que oui.

-- Eh bien! dit l’hôte, votre jeune maître était ici il n’y a
qu’un quart d’heure; il dînera à Mazingarbe et couchera à Cambrin.

-- Combien d’ici à Mazingarbe?

-- Deux lieues et demie.

-- Merci.

Grimaud, assuré de rencontrer son jeune maître avant la fin du
jour, parut plus calme, s’essuya le front et se versa un verre de
vin, qu’il but silencieusement.

Il venait de poser son verre sur la table et se disposait à le
remplir une seconde fois, lorsqu’un cri terrible partit de la
chambre où étaient le moine et le mourant.

Grimaud se leva tout debout.

-- Qu’est-ce que cela, dit-il, et d’où vient ce cri?

-- De la chambre du blessé, dit l’hôte.

-- Quel blessé? demanda Grimaud.

-- L’ancien bourreau de Béthune, qui vient d’être assassiné par
les partisans espagnols, qu’on a apporté ici, et qui se confesse
en ce moment à un frère augustin: il paraît qu’il souffre bien.

-- L’ancien bourreau de Béthune? murmura Grimaud rappelant ses
souvenirs... un homme de cinquante-cinq à soixante ans, grand,
vigoureux, basané, cheveux et barbe noirs?

-- C’est cela, excepté que sa barbe a grisonné et que ses cheveux
ont blanchi. Le connaissez-vous? demanda l’hôte.

-- Je l’ai vu une fois, dit Grimaud, dont le front s’assombrit au
tableau que lui présentait ce souvenir.

La femme était accourue toute tremblante.

-- As-tu entendu? dit-elle à son mari.

-- Oui, répondit l’hôte en regardant avec inquiétude du côté de la
porte.

En ce moment, un cri moins fort que le premier, mais suivi d’un
gémissement long et prolongé, se fit entendre.

Les trois personnages se regardèrent en frissonnant.

-- Il faut voir ce que c’est, dit Grimaud.

-- On dirait le cri d’un homme qu’on égorge, murmura l’hôte.

-- Jésus! dit la femme en se signant.

Si Grimaud parlait peu, on sait qu’il agissait beaucoup. Il
s’élança vers la porte et la secoua vigoureusement, mais elle
était fermée par un verrou intérieur.

-- Ouvrez! cria l’hôte, ouvrez; sire moine, ouvrez à l’instant!

Personne ne répondit.

-- Ouvrez, ou j’enfonce la porte! dit Grimaud.

Même silence.

Grimaud jeta les yeux autour de lui et avisa une pince qui
d’aventure se trouvait dans un coin; il s’élança dessus, et, avant
que l’hôte eût pu s’opposer à son dessein, il avait mis la porte
en dedans.

La chambre était inondée du sang qui filtrait à travers les
matelas, le blessé ne parlait plus et râlait; le moine avait
disparu.

-- Le moine? cria l’hôte; où est le moine?

Grimaud s’élança vers une fenêtre ouverte qui donnait sur la cour.

-- Il aura fui par là, s’écria-t-il.

-- Vous croyez? dit l’hôte effaré. Garçon, voyez si la mule du
moine est à l’écurie.

-- Plus de mule! cria celui à qui cette question était adressée.

Grimaud fronça le sourcil, l’hôte joignit les mains et regarda
autour de lui avec défiance. Quant à la femme, elle n’avait pas
osé entrer dans la chambre et se tenait debout, épouvantée, à la
porte.

Grimaud s’approcha du blessé, regardant ses traits rudes et
marqués qui lui rappelaient un souvenir si terrible.

Enfin, après un moment de morne et muette contemplation:

-- Il n’y a plus de doute, dit-il, c’est bien lui.

-- Vit-il encore? demanda l’hôte.

Grimaud, sans répondre, ouvrit son justaucorps pour lui tâter le
coeur, tandis que l’hôte s’approchait à son tour; mais tout à coup
tous deux reculèrent, l’hôte en poussant un cri d’effroi, Grimaud
en pâlissant.

La lame d’un poignard était enfoncée jusqu’à la garde du côté
gauche de la poitrine du bourreau.

-- Courez chercher du secours, dit Grimaud, moi je resterai près
de lui.

L’hôte sortit de la chambre tout égaré; quant à la femme, elle
s’était enfuie au cri qu’avait poussé son mari.


XXXV. L’absolution

Voici ce qui s’était passé.

Nous avons vu que ce n’était point par un effet de sa propre
volonté, mais au contraire assez à contrecoeur que le moine
escortait le blessé qui lui avait été recommandé d’une si étrange
manière. Peut-être eût-il cherché à fuir, s’il en avait vu la
possibilité; mais les menaces des deux gentilshommes, leur suite
qui était restée après eux et qui sans doute avait reçu leurs
instructions, et pour tout dire enfin, la réflexion même avait
engagé le moine, sans laisser paraître trop de mauvais vouloir, à
jouer jusqu’au bout son rôle de confesseur, et, une fois entré
dans la chambre, il s’était approché du chevet du blessé.

Le bourreau examina de ce regard rapide, particulier à ceux qui
vont mourir et qui, par conséquent, n’ont pas de temps à perdre,
la figure de celui qui devait être son consolateur; il fit un
mouvement de surprise et dit:

-- Vous êtes bien jeune, mon père?

-- Les gens qui portent ma robe n’ont point d’âge, répondit
sèchement le moine.

-- Hélas! parlez-moi plus doucement, mon père, dit le blessé, j’ai
besoin d’un ami à mes derniers moments.

-- Vous souffrez beaucoup? demanda le moine.

-- Oui; mais de l’âme bien plus que du corps.

-- Nous sauverons votre âme, dit le jeune homme; mais êtes-vous
réellement le bourreau de Béthune, comme le disaient ces gens?

-- C’est-à-dire, reprit vivement le blessé, qui craignait sans
doute que ce nom de bourreau n’éloignât de lui les derniers
secours qu’il réclamait, c’est-à-dire que je l’ai été, mais je ne
le suis plus; il y a quinze ans que j’ai cédé ma charge. Je figure
encore aux exécutions, mais je ne frappe plus moi-même, oh non!

-- Vous avez donc horreur de votre état?

Le bourreau poussa un profond soupir.

-- Tant que je n’ai frappé qu’au nom de la loi et de la justice,
dit-il, mon état m’a laissé dormir tranquille, abrité que j’étais
sous la justice et sous la loi; mais depuis cette nuit terrible où
j’ai servi d’instrument à une vengeance particulière et où j’ai
levé avec haine le glaive sur une créature de Dieu, depuis ce
jour...

Le bourreau s’arrêta en secouant la tête d’un air désespéré.

-- Parlez, dit le moine, qui s’était assis au pied du lit du
blessé et qui commençait à prendre intérêt à un récit qui
s’annonçait d’une façon si étrange.

-- Ah! s’écria le moribond avec tout l’élan d’une douleur
longtemps comprimée et qui finit enfin par se faire jour, ah! j’ai
pourtant essayé d’étouffer ce remords par vingt ans de bonnes
oeuvres; j’ai dépouillé la férocité naturelle à ceux qui versent
le sang; à toutes les occasions j’ai exposé ma vie pour sauver la
vie de ceux qui étaient en péril, et j’ai conservé à la terre des
existences humaines, en échange de celle que je lui avais enlevée.
Ce n’est pas tout: le bien acquis dans l’exercice de ma
profession, je l’ai distribué aux pauvres, je suis devenu assidu
aux églises, les gens qui me fuyaient se sont habitués à me voir.
Tous m’ont pardonné, quelques-uns même m’ont aimé; mais je crois
que Dieu ne m’a pas pardonné, lui, car le souvenir de cette
exécution me poursuit sans cesse, et il me semble chaque nuit voir
se dresser devant moi le spectre de cette femme.

-- Une femme! C’est donc une femme que vous avez assassinée?
s’écria le moine.

-- Et vous aussi! s’écria le bourreau, vous vous servez donc de ce
mot qui retentit à mon oreille: assassinée! Je l’ai donc
assassinée et non pas exécutée! je suis donc un assassin et non
pas un justicier!

Et il ferma les yeux en poussant un gémissement.

Le moine craignit sans doute qu’il ne mourût sans en dire
davantage, car il reprit vivement:

-- Continuez, je ne sais rien, et quand vous aurez achevé votre
récit, Dieu et moi jugerons.

-- Oh! mon père! continua le bourreau sans rouvrir les yeux, comme
s’il craignait, en les rouvrant, de revoir quelque objet
effrayant, c’est surtout lorsqu’il fait nuit et que je traverse
quelque rivière, que cette terreur que je n’ai pu vaincre
redouble: il me semble alors que ma main s’alourdit, comme si mon
coutelas y pesait encore; que l’eau devient couleur de sang, et
que toutes les voix de la nature, le bruissement des arbres, le
murmure du vent, le clapotement du flot, se réunissent pour former
une voix pleurante, désespérée, terrible, qui me crie: «Laissez
passer la justice de Dieu!»

-- Délire! murmura le moine en secouant la tête à son tour.

Le bourreau rouvrit les yeux, fit un mouvement pour se retourner
du côté du jeune homme et lui saisit le bras.

-- Délire, répéta-t-il, délire, dites-vous? Oh! non pas, car
c’était le soir, car j’ai jeté son corps dans la rivière, car les
paroles que mes remords me répètent, ces paroles, c’est moi qui
dans mon orgueil les ai prononcées: après avoir été l’instrument
de la justice humaine, je croyais être devenu celui de la justice
de Dieu.

-- Mais, voyons, comment cela s’est-il fait? parlez, dit le moine.

-- C’était un soir, un homme me vint chercher, me montra un ordre,
je le suivis. Quatre autres seigneurs m’attendaient. Ils
m’emmenèrent masqué. Je me réservais toujours de résister si
l’office qu’on réclamait de moi me paraissait injuste. Nous fîmes
cinq ou six lieues, sombres, silencieux et presque sans échanger
une parole; enfin, à travers les fenêtres d’une petite chaumière,
ils me montrèrent une femme accoudée sur une table et me dirent:
«Voici celle qu’il faut exécuter.»

-- Horreur! dit le moine. Et vous avez obéi?

-- Mon père, cette femme était un monstre: elle avait empoisonné,
disait-on, son second mari, tenté d’assassiner son beau-frère, qui
se trouvait parmi ces hommes; elle venait d’empoisonner une jeune
femme qui était sa rivale, et avant de quitter l’Angleterre elle
avait, disait-on, fait poignarder le favori du roi.

-- Buckingham? s’écria le moine.

-- Oui, Buckingham, c’est cela.

-- Elle était donc Anglaise, cette femme?

-- Non, elle était Française, mais elle s’était mariée en
Angleterre.

Le moine pâlit, s’essuya le front et alla fermer la porte au
verrou. Le bourreau crut qu’il l’abandonnait et retomba en
gémissant sur son lit.

-- Non, non, me voilà, reprit le moine en revenant vivement près
de lui; continuez: quels étaient ces hommes?

-- L’un était étranger, Anglais, je crois. Les quatre autres
étaient Français et portaient le costume de mousquetaires.

-- Leurs noms? demanda le moine.

-- Je ne les connais pas. Seulement les quatre autres seigneurs
appelaient l’Anglais milord.

-- Et cette femme était-elle belle?

-- Jeune et belle! Oh! oui, belle surtout. Je la vois encore,
lorsque, à genoux à mes pieds, elle priait, la tête renversée en
arrière. Je n’ai jamais compris depuis, comment j’avais abattu
cette tête si belle et si pâle.

Le moine semblait agité d’une émotion étrange. Tous ses membres
tremblaient; on voyait qu’il voulait faire une question, mais il
n’osait pas.

Enfin, après un violent effort sur lui-même:

-- Le nom de cette femme? dit-il.

-- Je l’ignore. Comme je vous le dis, elle s’était mariée deux
fois, à ce qu’il paraît: une fois en France, et l’autre en
Angleterre.

-- Et elle était jeune, dites-vous?

-- Vingt-cinq ans.

-- Belle?

-- À ravir.

-- Blonde?

-- Oui.

-- De grands cheveux, n’est-ce pas? qui tombaient jusque sur ses
épaules.

-- Oui.

-- Des yeux d’une expression admirable?

-- Quand elle voulait. Oh! oui, c’est bien cela.

-- Une voix d’une douceur étrange?

-- Comment le savez-vous?

Le bourreau s’accouda sur son lit et fixa son regard épouvanté sur
le moine, qui devint livide.

-- Et vous l’avez tuée! dit le moine; vous avez servi d’instrument
à ces lâches, qui n’osaient la tuer eux-mêmes! vous n’avez pas eu
pitié de cette jeunesse, de cette beauté, de cette faiblesse! vous
avez tué cette femme?

-- Hélas! reprit le bourreau, je vous l’ai dit, mon père, cette
femme, sous cette enveloppe céleste, cachait un esprit infernal,
et quand je la vis, quand je me rappelai tout le mal qu’elle
m’avait fait à moi-même...

-- À vous? et qu’avait-elle pu vous faire à vous? Voyons.

-- Elle avait séduit et perdu mon frère, qui était prêtre; elle
s’était sauvée avec lui de son couvent.

-- Avec ton frère?

-- Oui. Mon frère avait été son premier amant: elle avait été la
cause de la mort de mon frère. Oh! mon père! mon père! ne me
regardez donc pas ainsi. Oh! je suis donc coupable? Oh! vous ne me
pardonnerez donc pas?

Le moine composa son visage.

-- Si fait, si fait, dit-il, je vous pardonnerai si vous me dites
tout!

-- Oh! s’écria le bourreau, tout! tout! tout!

-- Alors, répondez. Si elle a séduit votre frère... vous dites
qu’elle l’a séduit, n’est-ce pas?

-- Oui.

-- Si elle a causé sa mort... vous avez dit qu’elle avait causé sa
mort?

-- Oui, répéta le bourreau.

-- Alors, vous devez savoir son nom de jeune fille?

-- O mon Dieu! dit le bourreau, mon Dieu! il me semble que je vais
mourir. L’absolution, mon père! l’absolution!

-- Dis son nom! s’écria le moine, et je te la donnerai.

-- Elle s’appelait... mon Dieu, ayez pitié de moi! murmura le
bourreau.

Et il se laissa aller sur son lit, pâle, frissonnant et pareil à
un homme qui va mourir.

-- Son nom! répéta le moine se courbant sur lui comme pour lui
arracher ce nom s’il ne voulait pas le lui dire; son nom!...
parle, ou pas d’absolution!

Le mourant parut rassembler toutes ses forces. Les yeux du moine
étincelaient.

-- Anne de Bueil, murmura le blessé.

-- Anne de Bueil! s’écria le moine en se redressant et en levant
les deux mains au ciel; Anne de Bueil! tu as bien dit Anne de
Bueil, n’est-ce pas?

-- Oui, oui, c’était son nom, et maintenant absolvez-moi, car je
me meurs.

-- Moi, t’absoudre! s’écria le prêtre avec un rire qui fit dresser
les cheveux sur la tête du mourant, moi, t’absoudre? je ne suis
pas prêtre!

-- Vous n’êtes pas prêtre! s’écria le bourreau, mais qu’êtes-vous
donc alors?

-- Je vais te le dire à mon tour, misérable!

-- Ah! Seigneur! mon Dieu!

-- Je suis John Francis de Winter!

-- Je ne vous connais pas! s’écria le bourreau.

-- Attends, attends, tu vas me connaître: je suis John Francis de
Winter, répéta-t-il, et cette femme...

-- Eh bien! cette femme?

-- C’était ma mère!

Le bourreau poussa le premier cri, ce cri si terrible qu’on avait
entendu d’abord.

-- Oh! pardonnez-moi, pardonnez-moi, murmura-t-il, sinon au nom de
Dieu, du moins en votre nom; sinon comme prêtre, du moins comme
fils.

-- Te pardonner! s’écria le faux moine, te pardonner! Dieu le fera
peut-être, mais moi, jamais!

-- Par pitié, dit le bourreau en tendant ses bras vers lui.

-- Pas de pitié pour qui n’a pas eu de pitié; meurs impénitent,
meurs désespéré, meurs et sois damné!

Et tirant de sa robe un poignard et le lui enfonçant dans la
poitrine:

-- Tiens, dit-il, voilà mon absolution!

Ce fut alors que l’on entendit ce second cri plus faible que le
premier, qui avait été suivi d’un long gémissement.

Le bourreau, qui s’était soulevé, retomba renversé sur son lit.
Quant au moine, sans retirer le poignard de la plaie, il courut à
la fenêtre, l’ouvrit, sauta sur les fleurs d’un petit jardin, se
glissa dans l’écurie, prit sa mule, sortit par une porte de
derrière, courut jusqu’au prochain bouquet de bois, y jeta sa robe
de moine, tira de sa valise un habit complet de cavalier, s’en
revêtit, gagna à pied la première poste, prit un cheval et
continua à franc étrier son chemin vers Paris.


XXXVI. Grimaud parle

Grimaud était resté seul auprès du bourreau: l’hôte était allé
chercher du secours; la femme priait.

Au bout d’un instant, le blessé rouvrit les yeux.

-- Du secours! murmura-t-il; du secours! O mon Dieu, mon Dieu! ne
trouverai-je donc pas un ami dans ce monde qui m’aide à vivre ou à
mourir?

Et il porta avec effort sa main à sa poitrine; sa main rencontra
le manche du poignard.

-- Ah! dit-il comme un homme qui se souvient.

Et il laissa retomber son bras près de lui.

-- Ayez courage, dit Grimaud, on est allé chercher du secours.

-- Qui êtes-vous? demanda le blessé en fixant sur Grimaud des yeux
démesurément ouverts.

-- Une ancienne connaissance, dit Grimaud.

-- Vous?

Le blessé chercha à se rappeler les traits de celui qui lui
parlait ainsi.

-- Dans quelles circonstances nous sommes-nous donc rencontrés?
demanda-t-il.

-- Il y a vingt ans, une nuit; mon maître vous avait pris à
Béthune et vous conduisit à Armentières.

-- Je vous reconnais bien, dit le bourreau, vous êtes un des
quatre laquais.

-- C’est cela.

-- D’où venez-vous?

-- Je passais sur la route; je me suis arrêté dans cette auberge
pour faire rafraîchir mon cheval. On me racontait que le bourreau
de Béthune était là blessé, quand vous avez poussé deux cris. Au
premier nous sommes accourus, au second nous avons enfoncé la
porte.

-- Et le moine? dit le bourreau; avez-vous vu le moine?

-- Quel moine?

-- Le moine qui était enfermé avec moi?

-- Non, il n’y était déjà plus; il paraît qu’il a fui par cette
fenêtre. Est-ce donc lui qui vous a frappé?

-- Oui, dit le bourreau.

Grimaud fit un mouvement pour sortir.

-- Qu’allez-vous faire? demanda le blessé.

-- Il faut courir après lui.

-- Gardez-vous-en bien!

-- Et pourquoi?

-- Il s’est vengé, et il a bien fait. Maintenant j’espère que Dieu
me pardonnera, car il y a expiation.

-- Expliquez-vous, dit Grimaud.

-- Cette femme que vous et vos maîtres m’avez fait tuer...

-- Milady?

-- Oui, Milady, c’est vrai, vous l’appeliez ainsi...

-- Qu’a de commun Milady et le moine?

-- C’était sa mère.

Grimaud chancela et regarda le mourant d’un oeil terne et presque
hébété.

-- Sa mère? répéta-t-il.

-- Oui, sa mère.

-- Mais il sait donc ce secret?

-- Je l’ai pris pour un moine, et je le lui ai révélé en
confession.

-- Malheureux! s’écria Grimaud, dont les cheveux se mouillèrent de
sueur à la seule idée des suites que pouvait avoir une pareille
révélation; malheureux! vous n’avez nommé personne, j’espère?

-- Je n’ai prononcé aucun nom, car je n’en connais aucun, excepté
le nom de fille de sa mère, et c’est à ce nom qu’il l’a reconnue;
mais il sait que son oncle était au nombre des juges.

Et il retomba épuisé, Grimaud voulut lui porter secours et avança
sa main vers le manche du poignard.

-- Ne me touchez pas, dit le bourreau; si l’on retirait ce
poignard, je mourrais.

Grimaud resta la main étendue, puis tout à coup se frappant le
front du poing:

-- Ah! mais si jamais cet homme apprend qui sont les autres, mon
maître est perdu alors.

-- Hâtez-vous, hâtez-vous! s’écria le bourreau, prévenez-le, s’il
vit encore; prévenez ses amis; ma mort, croyez-le bien, ne sera
pas le dénouement de cette terrible aventure.

-- Où allait-il? demanda Grimaud.

-- Vers Paris.

-- Qui l’a arrêté?

-- Deux jeunes gentilshommes qui se rendaient à l’armée, et dont
l’un d’eux, j’ai entendu son nom prononcé par son camarade,
s’appelle le vicomte de Bragelonne.

-- Et c’est ce jeune homme qui vous a amené ce moine?

-- Oui.

Grimaud leva les yeux au ciel.

-- C’était donc la volonté de Dieu? dit-il.

-- Sans doute, dit le blessé.

-- Alors voilà qui est effrayant, murmura Grimaud; et cependant
cette femme, elle avait mérité son sort. N’est-ce donc plus votre
avis?

-- Au moment de mourir, dit le bourreau, on voit les crimes des
autres bien petits en comparaison des siens.

Et il tomba épuisé en fermant les yeux.

Grimaud était retenu entre la pitié qui lui défendait de laisser
cet homme sans secours et la crainte qui lui commandait de partir
à l’instant même pour aller porter cette nouvelle au comte de La
Fère, lorsqu’il entendit du bruit dans le corridor et vit l’hôte
qui rentrait avec le chirurgien, qu’on avait enfin trouvé.

Plusieurs curieux suivaient, attirés par la curiosité; le bruit de
l’étrange événement commençait à se répandre.

Le praticien, s’approcha du mourant, qui semblait évanoui.

-- Il faut d’abord extraire le fer de la poitrine, dit-il en
secouant la tête d’une façon significative.

Grimaud se rappela la prophétie que venait de faire le blessé et
détourna les yeux.

Le chirurgien écarta le pourpoint, déchira la chemise et mit la
poitrine à nu.

Le fer, comme nous l’avons dit, était enfoncé jusqu’à la garde.

Le chirurgien le prit par l’extrémité de la poignée; à mesure
qu’il l’attirait, le blessé ouvrait les yeux avec une fixité
effrayante. Lorsque la lame fut sortie entièrement de la plaie,
une mousse rougeâtre vint couronner la bouche du blessé, puis au
moment où il respira, un flot de sang jaillit de l’orifice de sa
blessure; le mourant fixa son regard sur Grimaud avec une
expression singulière, poussa un râle étouffé, et expira sur-le-
champ.

Alors, Grimaud ramassa le poignard inondé de sang qui gisait dans
la chambre et faisait horreur à tous, fit signe à l’hôte de le
suivre, paya la dépense avec une générosité digne de son maître et
remonta à cheval.

Grimaud avait pensé tout d’abord à retourner droit à Paris, mais
il songea à l’inquiétude où son absence prolongée tiendrait Raoul;
il se rappela que Raoul n’était qu’à deux lieues de l’endroit où
il se trouvait lui-même, qu’en un quart d’heure il serait près de
lui, et qu’allée, retour et explication ne lui prendraient pas une
heure: il mit son cheval au galop, et dix minutes après il
descendait au_ Mulet-Couronné_, la seule auberge de Mazingarbe.

Aux premiers mots qu’il échangea avec l’hôte, il acquit la
certitude qu’il avait rejoint celui qu’il cherchait.

Raoul était à table avec le comte de Guiche et son gouverneur,
mais la sombre aventure de la matinée laissait sur les deux jeunes
fronts une tristesse que la gaieté de M. d’Arminges, plus
philosophe qu’eux par la grande habitude qu’il avait de ces sortes
de spectacles, ne pouvait parvenir à dissiper.

Tout à coup la porte s’ouvrit, et Grimaud se présenta pâle,
poudreux et encore couvert du sang du malheureux blessé.

-- Grimaud, mon bon Grimaud, s’écria Raoul, enfin te voici.
Excusez-moi, messieurs, ce n’est pas un serviteur, c’est un ami.

Et se levant et courant à lui:

-- Comment va M. le comte? continua-t-il; me regrette-t-il un peu?
L’as-tu vu depuis que nous nous sommes quittés? Réponds, mais j’ai
de mon côté bien des choses à te dire. Va, depuis trois jours, il
nous est arrivé force aventures; mais qu’as-tu? comme tu es pâle!
Du sang! pourquoi ce sang?

-- En effet, il y a du sang! dit le comte en se levant. Êtes-vous
blessé, mon ami?

-- Non, monsieur, dit Grimaud, ce sang n’est pas à moi.

-- Mais à qui? demanda Raoul.

-- C’est le sang du malheureux que vous avez laissé à l’auberge,
et qui est mort entre mes bras.

-- Entre tes bras! cet homme! mais sais-tu qui il était?

-- Oui, dit Grimaud.

-- Mais c’était l’ancien bourreau de Béthune.

-- Je le sais.

-- Et tu le connaissais?

-- Je le connaissais.

-- Et il est mort?

-- Oui.

Les deux jeunes gens se regardèrent.

-- Que voulez-vous, messieurs, dit d’Arminges, c’est la loi
commune, et pour avoir été bourreau on n’en est pas exempt. Du
moment où j’ai vu sa blessure, j’en ai eu mauvaise idée; et, vous
le savez, c’était son opinion à lui-même, puisqu’il demandait un
moine.

À ce mot de moine, Grimaud pâlit.

-- Allons, allons, à table! dit d’Arminges, qui, comme tous les
hommes de cette époque et surtout de son âge, n’admettait pas la
sensibilité entre deux services.

-- Oui, monsieur, vous avez raison, dit Raoul. Allons, Grimaud,
fais-toi servir; ordonne, commande, et après que tu seras reposé,
nous causerons.

-- Non, monsieur, non, dit Grimaud, je ne puis pas m’arrêter un
instant, il faut que je reparte pour Paris.

-- Comment, que tu repartes pour Paris! tu te trompes, c’est
Olivain qui va partir; toi tu restes.

-- C’est Olivain qui reste, au contraire, et c’est moi qui pars.
Je suis venu tout exprès pour vous l’apprendre.

-- Mais à quel propos ce changement?

-- Je ne puis vous le dire.

-- Explique-toi.

-- Je ne puis m’expliquer.

-- Allons, qu’est-ce que cette plaisanterie?

-- Monsieur le vicomte sait que je ne plaisante jamais.

-- Oui, mais je sais aussi que M. le comte de La Fère a dit que
vous resteriez près de moi et qu’Olivain retournerait à paris. Je
suivrai les ordres de M. le comte.

-- Pas dans cette circonstance, monsieur.

-- Me désobéirez-vous, par hasard?

-- Oui, monsieur, car il le faut.

-- Ainsi, vous persistez?

-- Ainsi je pars; soyez heureux, monsieur le vicomte.

Et Grimaud salua et tourna vers la porte pour sortir.

Raoul, furieux et inquiet tout à la fois, courut après lui et
l’arrêta par le bras.

-- Grimaud! s’écria Raoul, restez, je le veux!

-- Alors, dit Grimaud, vous voulez que je laisse tuer M. le comte.

Grimaud salua et s’apprêta à sortir.

-- Grimaud, mon ami, dit le vicomte, vous ne partirez pas ainsi,
vous ne me laisserez pas dans une pareille inquiétude. Grimaud,
parle, parle, au nom du ciel!

Et Raoul tout chancelant tomba sur un fauteuil.

-- Je ne puis vous dire qu’une chose, monsieur, car le secret que
vous me demandez n’est pas à moi. Vous avez rencontré un moine,
n’est-ce pas?

-- Oui.

Les deux jeunes gens se regardèrent avec effroi.

-- Vous l’avez conduit près du blessé?

-- Oui.

-- Vous avez eu le temps de le voir, alors?

-- Oui.

-- Et peut-être le reconnaîtriez-vous si jamais vous le
rencontriez?

-- Oh! oui, je le jure, dit Raoul.

-- Et moi aussi, dit de Guiche.

-- Eh bien! si vous le rencontrez jamais, dit Grimaud, quelque
part que ce soit, sur la grande route, dans la rue, dans une
église, partout où il sera et où vous serez, mettez le pied dessus
et écrasez-le sans pitié, sans miséricorde, comme vous feriez
d’une vipère, d’un serpent, d’un aspic; écrasez-le et ne le
quittez que quand il sera mort; la vie de cinq hommes sera pour
moi en doute tant qu’il vivra.

Et sans ajouter une seule parole, Grimaud profita de l’étonnement
et de la terreur où il avait jeté ceux qui l’écoutaient pour
s’élancer hors de l’appartement.

-- Eh bien! comte, dit Raoul en se retournant vers de Guiche, ne
l’avais-je pas bien dit que ce moine me faisait l’effet d’un
reptile!

Deux minutes après on entendait sur la route le galop d’un cheval.
Raoul courut à la fenêtre.

C’était Grimaud qui reprenait la route de Paris. Il salua le
vicomte en agitant son chapeau et disparut bientôt à l’angle du
chemin.

En route Grimaud réfléchit à deux choses: la première, c’est qu’au
train dont il allait son cheval ne le mènerait pas dix lieues.

La seconde, c’est qu’il n’avait pas d’argent.

Mais Grimaud avait l’imagination d’autant plus féconde qu’il
parlait moins.

Au premier relais qu’il rencontra il vendit son cheval, et avec
l’argent de son cheval il prit la poste.


XXXVII. La veille de la bataille

Raoul fut tiré de ces sombres réflexions par l’hôte, qui entra
précipitamment dans la chambre où venait de se passer la scène que
nous avons racontée, en criant:

-- Les Espagnols! les Espagnols!

Ce cri était assez grave pour que toute préoccupation fît place à
celle qu’il devait causer. Les jeunes gens demandèrent quelques
informations et apprirent que l’ennemi s’avançait effectivement
par Houdin et Béthune.

Tandis que M. d’Arminges donnait les ordres pour que les chevaux,
qui se rafraîchissaient, fussent mis en état de partir, les deux
jeunes gens montèrent aux plus hautes fenêtres de la maison qui
dominaient les environs, et virent effectivement poindre du côté
de Hersin et de Lens un corps nombreux d’infanterie et de
cavalerie. Cette fois, ce n’était plus une troupe nomade de
partisans, c’était toute une armée.

Il n’y avait donc d’autre parti à prendre qu’à suivre les sages
instructions de M. d’Arminges et à battre en retraite.

Les jeunes gens descendirent rapidement. M. d’Arminges était déjà
à cheval. Olivain tenait en main les deux montures des jeunes
gens, et les laquais du comte de Guiche gardaient soigneusement
entre eux le prisonnier espagnol, monté sur un bidet qu’on venait
d’acheter à son intention. Pour surcroît de précaution, il avait
les mains liées.

La petite troupe prit au trot le chemin de Cambrin, où l’on
croyait trouver le prince; mais il n’y était plus depuis la veille
et s’était retiré à La Bassée, une fausse nouvelle lui ayant
appris que l’ennemi devait passer la Lys à Estaire.

En effet, trompé par ces renseignements, le prince avait retiré
ses troupes de Béthune, concentré toutes ses forces entre Vieille-
Chapelle et La Venthie, et lui-même, après la reconnaissance sur
toute la ligne avec le maréchal de Grammont, venait de rentrer et
de se mettre à table, interrogeant les officiers, qui étaient
assis à ses côtés, sur les renseignements qu’il avait chargé
chacun d’eux de prendre; mais nul n’avait de nouvelles positives.
L’armée ennemie avait disparu depuis quarante-huit heures et
semblait s’être évanouie.

Or, jamais une armée ennemie n’est si proche et par conséquent si
menaçante que lorsqu’elle a disparu complètement. Le prince était
donc maussade et soucieux contre son habitude, lorsqu’un officier
de service entra et annonça au maréchal de Grammont que quelqu’un
demandait à lui parler.

Le duc de Grammont prit du regard la permission du prince et
sortit.

Le prince le suivit des yeux, et ses regards restèrent fixés sur
la porte, personne n’osant parler, de peur de le distraire de sa
préoccupation.

Tout à coup un bruit sourd retentit; le prince se leva vivement en
étendant la main du côté d’où venait le bruit. Ce bruit lui était
bien connu, c’était celui du canon.

Chacun s’était levé comme lui.

En ce moment la porte s’ouvrit.

-- Monseigneur, dit le maréchal de Grammont radieux, Votre Altesse
veut-elle permettre que mon fils, le comte de Guiche, et son
compagnon de voyage, le vicomte de Bragelonne, viennent lui donner
des nouvelles de l’ennemi que nous cherchons, nous, et qu’ils ont
trouvé, eux?

-- Comment donc! dit vivement le prince, si je le permets! non
seulement je le permets, mais je le désire. Qu’ils entrent.

Le maréchal poussa les deux jeunes gens, qui se trouvèrent en face
du prince.

-- Parlez, messieurs, dit le prince en les saluant, parlez
d’abord; ensuite nous nous ferons les compliments d’usage. Le plus
pressé pour nous tous maintenant est de savoir où est l’ennemi et
ce qu’il fait.

C’était au comte de Guiche que revenait naturellement la parole;
non seulement il était le plus âgé des deux jeunes gens, mais
encore il était présenté au prince par son père. D’ailleurs, il
connaissait depuis longtemps le prince, que Raoul voyait pour la
première fois.

Il raconta donc au prince ce qu’ils avaient vu de l’auberge de
Mazingarbe.

Pendant ce temps, Raoul regardait ce jeune général déjà si fameux
par les batailles de Rocroy, de Fribourg et de Nordlingen.

Louis de Bourbon, prince de Condé, que, depuis la mort de Henri de
Bourbon, son père, on appelait, par abréviation et selon
l’habitude du temps, Monsieur le Prince, était un jeune homme de
vingt-six à vingt-sept ans à peine, au regard d’aigle, _agl’occhi
grifani_, comme dit Dante, au nez recourbé, aux longs cheveux
flottant par boucles, à la taille médiocre mais bien prise, ayant
toutes les qualités d’un grand homme de guerre, c’est-à-dire coup
d’oeil, décision rapide, courage fabuleux; ce qui ne l’empêchait
pas d’être en même temps homme d’élégance et d’esprit, si bien
qu’outre la révolution qu’il faisait dans la guerre par les
nouveaux aperçus qu’il y portait, il avait aussi fait révolution à
Paris parmi les jeunes seigneurs de la cour, dont il était le chef
naturel, et qu’en opposition aux élégants de l’ancienne cour, dont
Bassompierre, Bellegarde et le duc d’Angoulême avaient été les
modèles, on appelait les petits-maîtres.

Aux premiers mots du comte de Guiche et à la direction de laquelle
venait le bruit du canon, le prince avait tout compris. L’ennemi
avait dû passer la Lys à Saint-Venant et marchait sur Lens, dans
l’intention sans doute de s’emparer de cette ville et de séparer
l’armée française de la France. Ce canon qu’on entendait, dont les
détonations dominaient de temps en temps les autres, c’étaient des
pièces de gros calibre qui répondaient au canon espagnol et
lorrain.

Mais de quelle force était cette troupe? Était-ce un corps destiné
à produire une simple diversion? était-ce l’armée tout entière?

C’était la dernière question du prince, à laquelle il était
impossible à de Guiche de répondre.

Or, comme c’était la plus importante, c’était aussi celle à
laquelle surtout le prince eût désiré une réponse exacte, précise,
positive.

Raoul alors surmonta le sentiment bien naturel de timidité qu’il
sentait, malgré lui, s’emparer de sa personne en face du prince,
et se rapprochant de lui:

-- Monseigneur me permettra-t-il de hasarder sur ce sujet quelques
paroles qui peut-être le tireront d’embarras? dit-il.

Le prince se retourna et sembla envelopper tout entier le jeune
homme dans un seul regard; il sourit en reconnaissant en lui un
enfant de quinze ans à peine.

-- Sans doute, monsieur, parlez, dit-il en adoucissant sa voix
brève et accentuée, comme s’il eût cette fois adressé la parole à
une femme.

-- Monseigneur, répondit Raoul en rougissant, pourrait interroger
le prisonnier espagnol.

-- Vous avez fait un prisonnier espagnol? s’écria le prince.

-- Oui, Monseigneur.

-- Ah! c’est vrai, répondit de Guiche, je l’avais oublié.

-- C’est tout simple, c’est vous qui l’avez fait, comte, dit Raoul
en souriant.

Le vieux maréchal se retourna vers le vicomte reconnaissant de cet
éloge donné à son fils, tandis que le prince s’écriait:

-- Le jeune homme a raison, qu’on amène le prisonnier.

Pendant ce temps, le prince prit de Guiche à part et l’interrogea
sur la manière dont ce prisonnier avait été fait, et lui demanda
quel était ce jeune homme.

-- Monsieur, dit le prince en revenant vers Raoul, je sais que
vous avez une lettre de ma soeur, madame de Longueville, mais je
vois que vous avez préféré vous recommander vous-même en me
donnant un bon avis.

-- Monseigneur, dit Raoul en rougissant, je n’ai point voulu
interrompre Votre Altesse dans une conversation aussi importante
que celle qu’elle avait entamée avec M. le comte. Mais voici la
lettre.

-- C’est bien, dit le prince, vous me la donnerez plus tard. Voici
le prisonnier, pensons au plus pressé.

En effet, on amenait le partisan. C’était un de ces condottieri
comme il en restait encore à cette époque, vendant leur sang à qui
voulait l’acheter et vieillis dans la ruse et le pillage. Depuis
qu’il avait été pris, il n’avait pas prononcé une seule parole; de
sorte que ceux qui l’avaient pris ne savaient pas eux-mêmes à
quelle nation il appartenait.

Le prince le regarda d’un air d’indicible défiance.

-- De quelle nation es-tu? demanda le prince.

Le prisonnier répondit quelques mots en langue étrangère.

-- Ah! ah! il paraît qu’il est Espagnol. Parlez-vous espagnol,
Grammont?

-- Ma foi, Monseigneur, fort peu.

-- Et moi, pas du tout, dit le prince en riant; messieurs, ajouta-
t-il en se retournant vers ceux qui l’environnaient, y a-t-il
parmi vous quelqu’un qui parle espagnol et qui veuille me servir
d’interprète?

-- Moi, Monseigneur, dit Raoul.

-- Ah! vous parlez espagnol?

-- Assez, je crois, pour exécuter les ordres de Votre Altesse en
cette occasion.

Pendant tout ce temps, le prisonnier était resté impassible et
comme s’il n’eût pas compris le moins du monde de quelle chose il
s’agissait.

-- Monseigneur vous a fait demander de quelle nation vous êtes,
dit le jeune homme dans le plus pur castillan.

--_ Ich bin ein Deutscher_, répondit le prisonnier.

-- Que diable dit-il? demanda le prince, et quel nouveau baragouin
est celui-là?

-- Il dit qu’il est Allemand, Monseigneur, reprit Raoul; cependant
j’en doute, car son accent est mauvais et sa prononciation
défectueuse.

-- Vous parlez donc allemand aussi? demanda le prince.

-- Oui, Monseigneur, répondit Raoul.

-- Assez pour l’interroger dans cette langue?

-- Oui, Monseigneur.

-- Interrogez-le donc, alors.

Raoul commença l’interrogatoire, mais les faits vinrent à l’appui
de son opinion. Le prisonnier n’entendait pas ou faisait semblant
de ne pas entendre ce que Raoul lui disait, et Raoul, de son côté,
comprenait mal ses réponses mélangées de flamand et d’alsacien.
Cependant, au milieu de tous les efforts du prisonnier pour éluder
un interrogatoire en règle, Raoul avait reconnu l’accent naturel à
cet homme.

-- _Non siete Spagnuolo_, dit-il, _non siete Tedesco, siete
Italiano._

Le prisonnier fit un mouvement et se mordit les lèvres.

-- Ah! ceci, je l’entends à merveille, dit le prince de Condé, et
puisqu’il est Italien, je vais continuer l’interrogatoire. Merci,
vicomte, continua le prince en riant, je vous nomme, à partir de
ce moment, mon interprète.

Mais le prisonnier n’était pas plus disposé à répondre en italien
que dans les autres langues; ce qu’il voulait, c’était éluder les
questions. Aussi ne savait-il rien, ni le nombre de l’ennemi, ni
le nom de ceux qui le commandaient, ni l’intention de la marche de
l’armée.

-- C’est bien, dit le prince, qui comprit les causes de cette
ignorance; cet homme a été pris pillant et assassinant; il aurait
pu racheter sa vie en parlant, il ne veut pas parler, emmenez-le
et passez-le par les armes.

Le prisonnier pâlit, les deux soldats qui l’avaient emmené le
prirent chacun par un bras et le conduisirent vers la porte,
tandis que le prince, se retournant vers le maréchal de Grammont,
paraissait déjà avoir oublié l’ordre qu’il avait donné.

Arrivé au seuil de la porte, le prisonnier s’arrêta; les soldats,
qui ne connaissaient que leur consigne, voulurent le forcer à
continuer son chemin.

-- Un instant, dit le prisonnier en français: je suis prêt à
parler, Monseigneur.

-- Ah! ah! dit le prince en riant, je savais bien que nous
finirions par là. J’ai un merveilleux secret pour défier les
langues; jeunes gens, faites-en votre profit pour le temps où vous
commanderez à votre tour.

-- Mais à la condition, continua le prisonnier, que Votre Altesse
me jurera la vie sauve.

-- Sur ma foi de gentilhomme, dit le prince.

-- Alors, interrogez, Monseigneur.

-- Où l’armée a-t-elle passé la Lys?

-- Entre Saint-Venant et Aire.

-- Par qui est-elle commandée?

-- Par le comte de Fuensaldagna, par le général Beck et par
l’archiduc en personne.

-- De combien d’hommes se compose-t-elle?

-- De dix-huit mille hommes et de trente-six pièces de canon.

-- Et elle marche?

-- Sur Lens.

-- Voyez-vous, messieurs! dit le prince en se retournant d’un air
de triomphe vers le maréchal de Grammont et les autres officiers.

-- Oui, Monseigneur, dit le maréchal, vous avez deviné tout ce
qu’il était possible au génie humain de deviner.

-- Rappelez Le Plessis-Bellièvre, Villequier et d’Erlac dit le
prince, rappelez toutes les troupes qui sont en deçà de la Lys,
qu’elles se tiennent prêtes à marcher cette nuit: demain, selon
toute probabilité, nous attaquons l’ennemi.

-- Mais, Monseigneur, dit le maréchal de Grammont, songez qu’en
réunissant tout ce que nous avons d’hommes disponibles, nous
atteindrons à peine le chiffre de 13.000 hommes.

-- Monsieur le maréchal, dit le prince avec cet admirable regard
qui n’appartenait qu’à lui, c’est avec les petites armées qu’on
gagne les grandes batailles.

Puis se retournant vers le prisonnier:

-- Que l’on emmène cet homme, et qu’on le garde soigneusement à
vue. Sa vie repose sur les renseignements qu’il nous a donnés:
s’ils sont faux, qu’on le fusille.

On emmena le prisonnier.

-- Comte de Guiche, reprit le prince, il y a longtemps que vous
n’avez vu votre père, restez près de lui. Monsieur, continua-t-il
en s’adressant à Raoul, si vous n’êtes pas trop fatigué, suivez-
moi.

-- Au bout du monde! Monseigneur, s’écria Raoul, éprouvant pour ce
jeune général, qui lui paraissait si digne de sa renommée, un
enthousiasme inconnu.

Le prince sourit; il méprisait les flatteurs, mais estimait fort
les enthousiastes.

-- Allons, monsieur, dit-il, vous êtes bon au conseil, nous venons
de l’éprouver; demain nous verrons comment vous êtes à l’action.

-- Et moi, Monseigneur, dit le maréchal, que ferai-je?

-- Restez pour recevoir les troupes; ou je reviendrai les chercher
moi-même, ou je vous enverrai un courrier pour que vous me les
ameniez. Vingt gardes des mieux montés c’est tout ce dont j’ai
besoin pour mon escorte.

-- C’est bien peu, dit le maréchal.

-- C’est assez, dit le prince. Avez-vous un bon cheval, monsieur
de Bragelonne?

-- Le mien a été tué ce matin, Monseigneur, et je monte
provisoirement celui de mon laquais.

-- Demandez et choisissez vous-même dans mes écuries celui qui
vous conviendra. Pas de fausse honte, prenez le cheval qui vous
semblera le meilleur. Vous en aurez besoin ce soir peut-être, et
demain certainement.

Raoul ne se le fit pas dire deux fois; il savait qu’avec les
supérieurs, et surtout quand ces supérieurs sont princes, la
politesse suprême est d’obéir sans retard et sans raisonnements;
il descendit aux écuries, choisit un cheval andalou de couleur
isabelle, le sella, le brida lui-même, -- car Athos lui avait
recommandé, au moment du danger, de ne confier ces soins
importants à personne, -- et il vint rejoindre le prince qui, en
ce moment, montait à cheval.

-- Maintenant, monsieur, dit-il à Raoul, voulez-vous me remettre
la lettre dont vous êtes porteur?

Raoul tendit la lettre au prince.

-- Tenez-vous près de moi, monsieur, dit celui-ci.

Le prince piqua des deux, accrocha sa bride au pommeau de sa selle
comme il avait l’habitude de le faire quand il voulait avoir les
mains libres, décacheta la lettre de Mme de Longueville et partit
au galop sur la route de Lens, accompagné de Raoul, et suivi de sa
petite escorte; tandis que les messagers qui devaient rappeler les
troupes partaient de leur côté à franc étrier dans des directions
opposées.

Le prince lisait tout en courant.

-- Monsieur, dit-il après un instant, on me dit le plus grand bien
de vous; je n’ai qu’une chose à vous apprendre, c’est que, d’après
le peu que j’ai vu et entendu, j’en pense encore plus qu’on ne
m’en dit.

Raoul s’inclina.

Cependant, à chaque pas qui conduisait la petite troupe vers Lens,
les coups de canon retentissaient plus rapprochés. Le regard du
prince était tendu vers ce bruit avec la fixité de celui d’un
oiseau de proie. On eût dit qu’il avait la puissance de percer les
rideaux d’arbres qui s’étendaient devant lui et qui bornaient
l’horizon.

De temps en temps les narines du prince se dilataient, comme s’il
avait eu hâte de respirer l’odeur de la poudre, et il soufflait
comme son cheval.

Enfin on entendit le canon de si près qu’il était évident qu’on
n’était plus guère qu’à une lieue du champ de bataille. En effet,
au détour du chemin, on aperçut le petit village d’Annay.

Les paysans étaient en grande confusion; le bruit des cruautés des
Espagnols s’était répandu et effrayait chacun; les femmes avaient
déjà fui, se retirant vers Vitry; quelques hommes restaient seuls.

À la vue du prince, ils accoururent; un d’eux le reconnut.

-- Ah! Monseigneur, dit-il, venez-vous chasser tous ces gueux
d’Espagnols et tous ces pillards de Lorrains?

-- Oui, dit le prince, si tu veux me servir de guide.

-- Volontiers, Monseigneur; où Votre Altesse veut-elle que je la
conduise?

-- Dans quelque endroit élevé, d’où je puisse découvrir Lens et
ses environs.

-- J’ai votre affaire, en ce cas.

-- Je puis me fier à toi, tu es bon Français?

-- Je suis un vieux soldat de Rocroy, Monseigneur.

-- Tiens, dit le prince en lui donnant sa bourse, voilà pour
Rocroy. Maintenant, veux-tu un cheval ou préfères-tu aller à pied?

-- À pied, Monseigneur, à pied, j’ai toujours servi dans
l’infanterie. D’ailleurs, je compte faire passer Votre Altesse par
des chemins où il faudra bien qu’elle mette pied à terre.

-- Viens donc, dit le prince, et ne perdons pas de temps.

Le paysan partit, courant devant le cheval du prince; puis, à cent
pas du village, il prit par un petit chemin perdu au fond d’un
joli vallon. Pendant une demi-lieue, on marcha ainsi sous un
couvert d’arbres, les coups de canon retentissant si près qu’on
eût dit à chaque détonation qu’on allait entendre siffler le
boulet. Enfin, on trouva un sentier qui quittait le chemin pour
s’escarper au flanc de la montagne. Le paysan prit le sentier en
invitant le prince à le suivre. Celui-ci mit pied à terre, ordonna
à un de ses aides de camp et à Raoul d’en faire autant, aux autres
d’attendre ses ordres en se gardant et se tenant sur le qui-vive,
et il commença de gravir le sentier.

Au bout de dix minutes, on était arrivé aux ruines d’un vieux
château; ces ruines couronnaient le sommet d’une colline du haut
de laquelle on dominait tous les environs. À un quart de lieue à
peine, on découvrait Lens aux abois, et, devant Lens, toute
l’armée ennemie.

D’un seul coup d’oeil, le prince embrassa l’étendue qui se
découvrait à ses yeux depuis Lens jusqu’à Vimy. En un instant,
tout le plan de la bataille qui devait le lendemain sauver la
France pour la seconde fois d’une invasion se déroula dans son
esprit. Il prit un crayon, déchira une page de ses tablettes et
écrivit:

«Mon cher maréchal,

«Dans une heure Lens sera au pouvoir de l’ennemi. Venez me
rejoindre; amenez avec vous toute l’armée. Je serai à Vendin pour
lui faire prendre sa position. Demain nous aurons repris Lens et
battu l’ennemi.»

Puis, se retournant vers Raoul:

-- Allez, monsieur, dit-il, partez à franc étrier et remettez
cette lettre à M. de Grammont.

Raoul s’inclina, prit le papier, descendit rapidement la montagne,
s’élança sur son cheval et partit au galop.

Un quart d’heure après il était près du maréchal.

Une partie des troupes était déjà arrivée, on attendait le reste
d’instant en instant.

Le maréchal de Grammont se mit à la tête de tout ce qu’il avait
d’infanterie et de cavalerie disponible, et prit la route de
Vendin, laissant le duc de Châtillon pour attendre et amener le
reste.

Toute l’artillerie était en mesure de partir à l’instant même et
se mit en marche.

Il était sept heures du soir lorsque le maréchal arriva au rendez-
vous. Le prince l’y attendait. Comme il l’avait prévu, Lens était
tombé au pouvoir de l’ennemi presque aussitôt après le départ de
Raoul. La cessation de la canonnade avait annoncé d’ailleurs cet
événement.

On attendit la nuit. À mesure que les ténèbres s’avançaient, les
troupes mandées par le prince arrivaient successivement. On avait
ordonné qu’aucune d’elles ne battît le tambour ni ne sonnât de la
trompette.

À neuf heures, la nuit était tout à fait venue. Cependant un
dernier crépuscule éclairait encore la plaine. On se mit en marche
silencieusement, le prince conduisant la colonne.

Arrivée au-delà d’Annay, l’armée aperçut Lens; deux ou trois
maisons étaient en flammes, et une sourde rumeur qui indiquait
l’agonie d’une ville prise d’assaut arrivait jusqu’aux soldats.

Le prince indiqua à chacun son poste: le maréchal de Grammont
devait tenir l’extrême gauche et devait s’appuyer à Méricourt; le
duc de Châtillon formait le centre; enfin le prince, qui formait
l’aile droite, resterait en avant d’Annay.

L’ordre de bataille du lendemain devait être le même que celui des
positions prises la veille. Chacun en se réveillant se trouverait
sur le terrain où il devait manoeuvrer.

Le mouvement s’exécuta dans le plus profond silence et avec la
plus grande précision. À dix heures, chacun tenait sa position, à
dix heures et demie, le prince parcourut les postes et donna
l’ordre du lendemain.

Trois choses étaient recommandées par-dessus toutes aux chefs, qui
devaient veiller à ce que les soldats les observassent
scrupuleusement. La première, que les différents corps se
regarderaient bien marcher, afin que la cavalerie et l’infanterie
fussent bien sur la même ligne et que chacun gardât ses
intervalles.

La seconde, de n’aller à la charge qu’au pas.

La troisième, de laisser tirer l’ennemi le premier.

Le prince donna le comte de Guiche à son père et retint pour lui
Bragelonne; mais les deux jeunes gens demandèrent à passer cette
nuit ensemble, ce qui leur fut accordé.

Une tente fut posée pour eux près de celle du maréchal. Quoique la
journée eût été fatigante, ni l’un ni l’autre n’avaient besoin de
dormir.

D’ailleurs c’est une chose grave et imposante, même pour les vieux
soldats, que la veille d’une bataille; à plus forte raison pour
deux jeunes gens qui allaient voir ce terrible spectacle pour la
première fois.

La veille d’une bataille, on pense à mille choses qu’on avait
oubliées jusque-là et qui vous reviennent alors à l’esprit. La
veille d’une bataille, les indifférents deviennent des amis, les
amis deviennent des frères.

Il va sans dire que si on a au fond du coeur quelque sentiment
plus tendre, ce sentiment atteint tout naturellement le plus haut
degré d’exaltation auquel il puisse atteindre.

Il faut croire que chacun des deux jeunes gens éprouvait quelque
sentiment car au bout d’un instant, chacun d’eux s’assit à une
extrémité de la tente et se mit à écrire sur ses genoux.

Les épîtres furent longues, les quatre pages se couvrirent
successivement de lettres fines et rapprochées. De temps en temps
les deux jeunes gens se regardaient en souriant. Ils se
comprenaient sans rien dire; ces deux organisations élégantes et
sympathiques étaient faites pour s’entendre sans se parler.

Les lettres finies, chacun mit la sienne dans deux enveloppes, où
nul ne pouvait lire le nom de la personne à laquelle elle était
adressée qu’en déchirant la première enveloppe; puis tous deux
s’approchèrent l’un de l’autre et échangèrent leurs lettres en
souriant.

-- S’il m’arrivait malheur, dit Bragelonne.

-- Si j’étais tué, dit de Guiche.

-- Soyez tranquille, dirent-ils tous deux.

Puis ils s’embrassèrent comme deux frères, s’enveloppèrent chacun
dans son manteau et s’endormirent de ce sommeil jeune et gracieux
dont dorment les oiseaux, les fleurs et les enfants.


XXXVIII. Un dîner d’autrefois

La seconde entrevue des anciens mousquetaires n’avait pas été
pompeuse et menaçante comme la première. Athos avait jugé, avec sa
raison toujours supérieure, que la table serait le centre le plus
rapide et le plus complet de la réunion; et au moment où ses amis,
redoutant sa distinction et sa sobriété, n’osaient parler d’un de
ces bons dîners d’autrefois mangés soit à la _Pomme-de-Pin_, soit
au _Parpaillot_, il proposa le premier de se trouver autour de
quelque table bien servie, et de s’abandonner sans réserve chacun
à son caractère et à ses manières, abandon qui avait entretenu
cette bonne intelligence qui les avait fait nommer autrefois les
inséparables.

La proposition fut agréable à tous et surtout à d’Artagnan, lequel
était avide de retrouver le bon goût et la gaieté des entretiens
de sa jeunesse; car depuis longtemps son esprit fin et enjoué
n’avait rencontré que des satisfactions insuffisantes, une vile
pâture, comme il le disait lui-même. Porthos, au moment d’être
baron, était enchanté de trouver cette occasion d’étudier dans
Athos et dans Aramis le ton et les manières des gens de qualité.
Aramis voulait savoir les nouvelles du Palais-Royal par d’Artagnan
et par Porthos, et se ménager pour toutes les occasions des amis
si dévoués, qui autrefois soutenaient ses querelles avec des épées
si promptes et si invincibles.

Quant à Athos, il était le seul qui n’eût rien à attendre ni à
recevoir des autres et qui ne fût mû que par un sentiment de
grandeur simple et d’amitié pure.

On convint donc que chacun donnerait son adresse très positive, et
que sur le besoin de l’un des associés la réunion serait convoquée
chez un fameux traiteur de la rue de la Monnaie, à l’enseigne de
l’_Ermitage_. Le premier rendez-vous fut fixé au mercredi suivant
et à huit heures précises du soir.

En effet, ce jour-là, les quatre amis arrivèrent ponctuellement à
l’heure dite, et chacun de son côté. Porthos avait eu à essayer un
nouveau cheval, d’Artagnan descendait sa garde du Louvre, Aramis
avait eu à visiter une de ses pénitentes dans le quartier, et
Athos, qui avait établi son domicile rue Guénégaud, se trouvait
presque tout porté. Ils furent donc surpris de se rencontrer à la
porte de l’_Ermitage_, Athos débouchant par le Pont-Neuf, Porthos
par la rue du Roule, d’Artagnan par la rue des Fossés-Saint-
Germain-l’Auxerrois, Aramis par la rue de Béthisy.

Les premières paroles échangées entre les quatre amis, justement
par l’affectation que chacun mit dans ses démonstrations, furent
donc un peu forcées et le repas lui-même commença avec une espèce
de raideur. On voyait que d’Artagnan se forçait pour rire, Athos
pour boire, Aramis pour conter, Porthos pour se taire. Athos
s’aperçut de cet embarras, et ordonna, pour y porter un prompt
remède, d’apporter quatre bouteilles de vin de Champagne.

À cet ordre donné avec le calme habituel d’Athos, on vit se
décider là figure du Gascon et s’épanouir le front de Porthos.

Aramis fut étonné. Il savait non seulement qu’Athos ne buvait
plus, mais encore qu’il éprouvait une certaine répugnance pour le
vin.

Cet étonnement redoubla quand Aramis vit Athos se verser rasade et
boire avec son enthousiasme d’autrefois. D’Artagnan remplit et
vida aussitôt son verre; Porthos et Aramis choquèrent les leurs.
En un instant les quatre bouteilles furent vides. On eût dit que
les convives avaient hâte de divorcer avec leurs arrière-pensées.

En un instant cet excellent spécifique eut dissipé jusqu’au
moindre nuage qui pouvait rester au fond de leur coeur. Les quatre
amis se mirent à parler plus haut sans attendre que l’un eût fini
pour que l’autre commençât, et à prendre sur la table chacun sa
posture favorite. Bientôt, chose énorme, Aramis défit deux
aiguillettes de son pourpoint; ce que voyant, Porthos dénoua
toutes les siennes.

Les batailles, les longs chemins, les coups reçus et donnés firent
les premiers frais de la conversation. Puis on passa aux luttes
sourdes soutenues contre celui qu’on appelait maintenant le grand
cardinal.

-- Ma foi, dit Aramis en riant, voici assez d’éloges donnés aux
morts, médisons un peu des vivants. Je voudrais bien un peu médire
du Mazarin. Est-ce permis?

-- Toujours, dit d’Artagnan en éclatant de rire, toujours; contez
votre histoire, et je vous applaudirai si elle est bonne.

-- Un grand prince, dit Aramis, dont le Mazarin recherchait
l’alliance, fut invité par celui-ci à lui envoyer la liste des
conditions moyennant lesquelles il voulait bien lui faire
l’honneur de frayer avec lui. Le prince, qui avait quelque
répugnance à traiter avec un pareil cuistre, fit sa liste à
contrecoeur et la lui envoya. Sur cette liste il y avait trois
conditions qui déplaisaient à Mazarin; il fit offrir au prince d’y
renoncer pour dix mille écus.

-- Ah! ah! ah! s’écrièrent les trois amis, ce n’était pas cher, et
il n’avait pas à craindre d’être pris au mot. Que fit le prince?

-- Le prince envoya aussitôt cinquante mille livres à Mazarin en
le priant de ne plus jamais lui écrire, et en lui offrant vingt
mille livres de plus s’il engageait à ne plus jamais lui parler.

-- Que fit Mazarin?

-- Il se fâcha? dit Athos.

-- Il fit bâtonner le messager? dit Porthos.

-- Il accepta la somme? dit d’Artagnan.

-- Vous avez deviné, d’Artagnan, dit Aramis.

Et tous d’éclater de rire si bruyamment que l’hôte monta en
demandant si ces messieurs n’avaient pas besoin de quelque chose.

Il avait cru que l’on se battait.

L’hilarité se calma enfin.

-- Peut-on crosser M. de Beaufort? demanda d’Artagnan, j’en ai
bien envie.

-- Faites, dit Aramis, qui connaissait à fond cet esprit gascon si
fin et si brave qui ne reculait jamais d’un seul pas sur aucun
terrain.

-- Et vous, Athos? demanda d’Artagnan.

-- Je vous jure, foi de gentilhomme, que nous rirons si vous êtes
drôle, dit Athos.

-- Je commence, dit d’Artagnan. M. de Beaufort, causant un jour
avec un des amis de M. le Prince, lui dit que sur les premières
querelles du Mazarin et du parlement, il s’était trouvé un jour en
différend avec M. de Chavigny, et que le voyant attaché au nouveau
cardinal, lui qui tenait à l’ancien par tant de manières, il
l’avait _gourmé_ de bonne façon.

«Cet ami, qui connaissait M. de Beaufort pour avoir la main fort
légère, ne fut pas autrement étonné du fait, et l’alla tout
courant conter à M. le Prince. La chose se répand, et voilà que
chacun tourne le dos à Chavigny. Celui-ci cherche l’explication de
cette froideur générale: on hésite à la lui faire connaître; enfin
quelqu’un se hasarde à lui dire que chacun s’étonne qu’il se soit
laissé _gourmer_ par M. de Beaufort, tout prince qu’il est.

«-- Et qui a dit que le prince m’avait gourmé? demanda Chavigny.

«-- Le prince lui-même, répond l’ami.

«On remonte à la source et l’on trouve la personne à laquelle le
prince a tenu ce propos, laquelle, adjurée sur l’honneur de dire
la vérité, le répète et l’affirme.

«Chavigny, au désespoir d’une pareille calomnie, à laquelle il ne
comprend rien, déclare à ses amis qu’il mourra plutôt que de
supporter une pareille injure. En conséquence, il envoie deux
témoins au prince, avec mission de lui demander s’il est vrai
qu’il ait dit qu’il avait gourmé M. de Chavigny.

«-- Je l’ai dit et je le répète, répondit le prince, car c’est la
vérité.

«-- Monseigneur, dit alors l’un des parrains de Chavigny,
permettez-moi de dire à Votre Altesse que des coups à un
gentilhomme dégradent autant celui qui les donne que celui qui les
reçoit. Le roi Louis XIII ne voulait pas avoir de valets de
chambre gentilshommes, pour avoir le droit de battre ses valets de
chambre.

«-- Eh bien mais, demanda M. de Beaufort étonné, qui a reçu des
coups et qui parle de battre?

«-- Mais vous, Monseigneur, qui prétendez avoir battu....

«-- Qui?

«-- M. de Chavigny.

«-- Moi?

«-- N’avez-vous pas gourmé M. de Chavigny, à ce que vous dites au
moins, Monseigneur?

«-- Oui.

«-- Eh bien! lui dément.

«-- Ah! par exemple, dit le prince, je l’ai si bien gourmé que
voilà mes propres paroles, dit M. de Beaufort avec toute la
majesté que vous lui connaissez:

«Mon cher Chavigny, vous êtes blâmable de prêter secours à un
drôle comme ce Mazarin.

«-- Ah! Monseigneur, s’écria le second, je comprends, c’est
gourmander que vous avez voulu dire.

«-- Gourmander, gourmer, que fait cela? dit le prince; n’est-ce
pas la même chose? En vérité, vos faiseurs de morts sont bien
pédants!

On rit beaucoup de cette erreur philologique de M. de Beaufort,
dont les bévues en ce genre commençaient à devenir proverbiales,
et il fut convenu que, l’esprit de parti étant exilé à tout jamais
de ces réunions amicales, d’Artagnan et Porthos pourraient railler
les princes, à la condition qu’Athos et Aramis pourraient
_gourmer_ le Mazarin.

-- Ma foi, dit d’Artagnan à ses deux amis, vous avez raison de lui
vouloir du mal, à ce Mazarin, car de son côté, je vous le jure, il
ne vous veut pas de bien.

-- Bah! vraiment? dit Athos. Si je croyais que ce drôle me connût
par mon nom, je me ferais débaptiser, de peur qu’on ne crût que je
le connais, moi.

-- Il ne vous connaît point par votre nom, mais par vos faits; il
sait qu’il y a deux gentilshommes qui ont plus particulièrement
contribué à l’évasion de M. de Beaufort, et il les fait chercher
activement, je vous en réponds.

-- Par qui?

-- Par moi.

-- Comment, par vous?

-- Oui, il m’a encore envoyé chercher ce matin pour me demander si
j’avais quelque renseignement.

-- Sur ces deux gentilshommes?

-- Oui.

-- Et que lui avez-vous répondu?

-- Que je n’en avais pas encore, mais que je dînais avec deux
personnes qui pourraient m’en donner.

-- Vous lui avez dit cela! dit Porthos avec son gros rire épanoui
sur sa large figure. Bravo! Et cela ne vous fait pas peur, Athos?

-- Non, dit Athos, ce n’est pas la recherche du Mazarin que je
redoute.

-- Vous, reprit Aramis, dites-moi un peu ce que vous redoutez?

-- Rien, dans le présent du moins, c’est vrai.

-- Et dans le passé? dit Porthos.

-- Ah! dans le passé, c’est autre chose, dit Athos avec un soupir;
dans le passé et dans l’avenir...

-- Est-ce que vous craignez pour votre jeune Raoul? demanda
Aramis.

-- Bon! dit d’Artagnan, on n’est jamais tué à la première affaire.

-- Ni à la seconde, dit Aramis.

-- Ni à la troisième, dit Porthos. D’ailleurs, quand on est tué,
on en revient, et la preuve c’est que nous voilà.

-- Non, dit Athos, ce n’est pas Raoul non plus qui m’inquiète, car
il se conduira, je l’espère, en gentilhomme, et s’il est tué, eh
bien! ce sera bravement; mais tenez, si ce malheur lui arrivait,
eh bien...

Athos passa la main sur son front pâle.

-- Eh bien? demanda Aramis.

-- Eh bien! je regarderais ce malheur comme une expiation.

-- Ah! ah! dit d’Artagnan, je sais ce que vous voulez dire.

-- Et moi aussi, dit Aramis; mais il ne faut pas songer à cela,
Athos: le passé est le passé.

-- Je ne comprends pas, dit Porthos.

-- L’affaire d’Armentières, dit tout bas d’Artagnan.

-- L’affaire d’Armentières? demanda celui-ci.

-- Milady...

-- Ah.! oui, dit Porthos, je l’avais oubliée, moi.

Athos le regarda de son oeil profond.

-- Vous l’avez oubliée, vous, Porthos? dit-il.

-- Ma foi, oui, dit Porthos, il y a longtemps de cela.

-- La chose ne pèse donc point à votre conscience?

-- Ma foi, non! dit Porthos.

-- Et à vous, Aramis?

-- Mais, j’y pense parfois, dit Aramis, comme à un des cas de
conscience qui prêtent le plus à la discussion.

-- Et à vous, d’Artagnan?

-- Moi, j’avoue que lorsque mon esprit s’arrête sur cette époque
terrible, je n’ai de souvenirs que pour le corps glacé de cette
pauvre Mme Bonacieux. Oui, Oui, murmura-t-il, j’ai eu bien des
fois des regrets pour la victime, jamais de remords pour son
assassin.

Athos secoua la tête d’un air de doute.

-- Songez, dit Aramis, que si vous admettez la justice divine et
sa participation aux choses de ce monde, cette femme a été punie
de par la volonté de Dieu. Nous avons été les instruments, voilà
tout.

-- Mais le libre arbitre, Aramis?

-- Que fait le juge? il a son libre arbitre et il condamne sans
crainte. Que fait le bourreau? Il est maître de son bras, et
cependant il frappe sans remords.

-- Le bourreau... murmura Athos.

Et l’on vit qu’il s’arrêtait à un souvenir.

-- Je sais que c’est effrayant, dit d’Artagnan, mais quand on
pense que nous avons tué des Anglais, des Rochelois, des
Espagnols, des Français même, qui n’avaient jamais fait d’autre
mal que de nous coucher en joue et de nous manquer, qui n’avaient
jamais eu d’autre tort que de croiser le fer avec nous et de ne
pas arriver à la parade assez vite, je m’excuse pour ma part dans
le meurtre de cette femme, parole d’honneur!

-- Moi, dit Porthos, maintenant que vous m’en avez fait souvenir,
Athos, je revois encore la scène comme si j’y étais: Milady était
là, où vous êtes (Athos pâlit); moi j’étais à la place où se
trouve d’Artagnan. J’avais au côté une épée qui coupait comme un
damas... Vous vous la rappelez, Aramis, car vous l’appeliez
toujours Balizarde? Eh bien! je vous jure à tous trois que s’il
n’y avait pas eu là le bourreau de Béthune... Est-ce de
Béthune?... Oui, ma foi, de Béthune... j’eusse coupé le cou à
cette scélérate, sans m’y reprendre, et même en m’y reprenant.
C’était une méchante femme.

-- Et puis, dit Aramis, avec ce ton d’insoucieuse philosophie
qu’il avait pris depuis qu’il était Église, et dans lequel il y
avait bien plus d’athéisme que de confiance en Dieu, à quoi bon
songer à tout cela! ce qui est fait est fait. Nous nous
confesserons de cette action à l’heure suprême et Dieu saura bien
mieux que nous si c’est un crime, une faute ou une action
méritoire. M’en repentir? me direz-vous; ma foi, non. Sur
l’honneur et sur la croix, je ne me repens que parce qu’elle était
femme.

-- Le plus tranquillisant dans tout cela, dit d’Artagnan, c’est
que de tout cela il ne reste aucune trace.

-- Elle avait un fils, dit Athos.

-- Ah! oui, je le sais bien, dit d’Artagnan, et vous m’en avez
parlé; mais qui sait ce qu’il est devenu? Mort le serpent, morte
la couvée? Croyez-vous que de Winter, son oncle, aura élevé ce
serpenteau-là? De Winter aura condamné le fils comme il a condamné
la mère.

-- Alors, dit Athos, malheur à de Winter, car l’enfant n’avait
rien fait, lui.

-- L’enfant est mort, ou le diable m’emporte! dit Porthos. Il fait
tant de brouillard dans cet affreux pays, à ce que dit d’Artagnan,
du moins...

Au moment où cette conclusion de Porthos allait peut-être ramener
la gaieté sur tous ces fronts plus ou moins assombris, un bruit de
pas se fit entendre dans l’escalier, et l’on frappa à la porte.

-- Entrez, dit Athos.

-- Messieurs, dit l’hôte, il y a un garçon très pressé qui demande
à parler à l’un de vous.

-- Auquel? demandèrent les quatre amis.

-- À celui qui se nomme le comte de La Fère.

-- C’est moi, dit Athos. Et comment s’appelle ce garçon?

-- Grimaud.

-- Ah! fit Athos pâlissant, déjà de retour? Qu’est-il donc arrivé
à Bragelonne?

-- Qu’il entre! dit d’Artagnan, qu’il entre!

Mais déjà Grimaud avait franchi l’escalier et attendait sur le
degré; il s’élança dans la chambre et congédia l’hôte d’un geste.

L’hôte referma la porte: les quatre amis restèrent dans l’attente.
L’agitation de Grimaud, sa pâleur, la sueur qui mouillait son
visage, la poussière qui souillait ses vêtements, tout annonçait
qu’il s’était fait le messager de quelque importante et terrible
nouvelle.

-- Messieurs, dit-il, cette femme avait un enfant, l’enfant est
devenu un homme; la tigresse avait un petit, le tigre est lancé,
il vient à vous, prenez garde!

Athos regarda ses amis avec un sourire mélancolique. Porthos
chercha à son côté son épée, qui était pendue à la muraille;
Aramis saisit son couteau, d’Artagnan se leva.

-- Que veux-tu dire, Grimaud? s’écria ce dernier.

-- Que le fils de Milady a quitté l’Angleterre, qu’il est en
France, qu’il vient à Paris, s’il n’y est déjà.

-- Diable! dit Porthos, tu es sûr?

-- Sûr, dit Grimaud.

Un long silence accueillit cette déclaration. Grimaud était si
haletant, si fatigué, qu’il tomba sur une chaise.

Athos remplit un verre de Champagne et le lui porta.

-- Eh bien! après tout, dit d’Artagnan, quand il vivrait, quand il
viendrait à Paris, nous en avons vu bien d’autres! Qu’il vienne!

-- Oui, dit Porthos, caressant du regard son épée pendue à la
muraille, nous l’attendons: qu’il vienne!

-- D’ailleurs ce n’est qu’un enfant, dit Aramis.

Grimaud se leva.

-- Un enfant! dit-il. Savez-vous ce qu’il a fait, cet enfant?
Déguisé en moine, il a découvert toute l’histoire en confessant le
bourreau de Béthune, et après l’avoir confessé, après avoir tout
appris de lui, il lui a, pour absolution, planté dans le coeur le
poignard que voilà. Tenez, il est encore rouge et humide, car il
n’y a pas plus de trente heures qu’il est sorti de la plaie.

Et Grimaud jeta sur la table le poignard oublié par le moine dans
la blessure du bourreau.

D’Artagnan, Porthos et Aramis se levèrent, et d’un mouvement
spontané coururent à leurs épées.

Athos seul demeura sur sa chaise calme et rêveur.

-- Et tu dis qu’il est vêtu en moine, Grimaud?

-- Oui, en moine augustin.

-- Quel homme est-ce?

-- De ma taille, à ce que m’a dit l’hôte, maigre, pâle, avec des
yeux bleu clair, et des cheveux blonds!

-- Et... il n’a pas vu Raoul? dit Athos.

-- Au contraire, ils se sont rencontrés, et c’est le vicomte lui-
même qui l’a conduit au lit du mourant.

Athos se leva sans dire une parole et alla à son tour décrocher
son épée.

-- Ah çà, messieurs, dit d’Artagnan essayant de rire, savez-vous
que nous avons l’air de femmelettes! Comment, nous, quatre hommes,
qui avons sans sourciller tenu tête à des armées, voilà que nous
tremblons devant un enfant!

-- Oui, dit Athos, mais cet enfant vient au nom de Dieu.

Et ils sortirent empressés de l’hôtellerie.


XXXIX. La lettre de Charles Ier

Maintenant, il faut que le lecteur franchisse avec nous la Seine,
et nous suive jusqu’à la porte du couvent des Carmélites de la rue
Saint-Jacques.

Il est onze heures du matin, et les pieuses soeurs viennent de
dire une messe pour le succès des armes de Charles Ier. En sortant
de l’église, une femme et une jeune fille vêtues de noir, l’une
comme une veuve, l’autre comme une orpheline, sont rentrées dans
leur cellule.

La femme s’est agenouillée sur un prie-Dieu de bois peint, et à
quelques pas d’elle la jeune fille, appuyée sur une chaise, se
tient debout et pleure.

La femme a dû être belle, mais on voit que ses larmes l’ont
vieillie. La jeune fille est charmante, et ses pleurs
l’embellissent encore. La femme paraît avoir quarante ans, la
jeune fille en a quatorze.

-- Mon Dieu! disait la suppliante agenouillée, conservez mon
époux, conservez mon fils, et prenez ma vie si triste et si
misérable.

-- Mon Dieu! disait la jeune fille, conservez-moi ma mère!

-- Votre mère ne peut plus rien pour vous en ce monde, Henriette,
dit en se retournant la femme affligée qui priait. Votre mère n’a
plus ni trône, ni époux, ni fils, ni argent, ni amis; votre mère,
ma pauvre enfant, est abandonnée de tout l’univers.

Et la femme, se renversant aux bras de sa fille qui se précipitait
pour la soutenir, se laissa aller elle-même aux sanglots.

-- Ma mère, prenez courage! dit la jeune fille.

-- Ah! les rois sont malheureux cette année, dit la mère en posant
sa tête sur l’épaule de l’enfant; et personne ne songe à nous dans
ce pays, car chacun songe à ses propres affaires. Tant que votre
frère a été avec nous, il m’a soutenue; mais votre frère est
parti: il est à présent sans pouvoir donner de ses nouvelles à moi
ni à son père. J’ai engagé mes derniers bijoux, vendu toutes mes
hardes et les vôtres pour payer les gages de ses serviteurs, qui
refusaient de l’accompagner si je n’eusse fait ce sacrifice.
Maintenant nous en sommes réduites de vivre aux dépens des filles
du Seigneur. Nous sommes des pauvres secourues par Dieu.

-- Mais pourquoi ne vous adressez-vous pas à la reine votre soeur?
demanda la jeune fille.

-- Hélas! dit l’affligée, la reine ma soeur n’est plus reine, mon
enfant, et c’est un autre qui règne en son nom. Un jour vous
pourrez comprendre cela.

-- Eh bien, alors, au roi votre neveu. Voulez-vous que je lui
parle? Vous savez comme il m’aime, ma mère.

-- Hélas! le roi, mon neveu, n’est pas encore roi, et lui-même,
vous le savez bien, Laporte nous l’a dit vingt fois, lui-même
manque de tout.

-- Alors adressons-nous à Dieu, dit la jeune fille.

Et elle s’agenouilla près de sa mère.

Ces deux femmes qui priaient ainsi au même prie-Dieu, c’étaient la
fille et la petite-fille de Henri IV, la femme et la fille de
Charles Ier.

Elles achevaient leur double prière lorsqu’une religieuse gratta
doucement à la porte de la cellule.

-- Entrez, ma soeur, dit la plus âgée des deux femmes en essuyant
ses pleurs et en se relevant.

La religieuse entrouvrit respectueusement la porte.

-- Que Votre Majesté veuille bien m’excuser si je trouble ses
méditations, dit-elle; mais il y a au parloir un seigneur étranger
qui arrive d’Angleterre, et qui demande l’honneur de présenter une
lettre à Votre Majesté.

-- Oh! une lettre! une lettre du roi peut-être! des nouvelles de
votre père, sans doute! Entendez-vous, Henriette?

-- Oui, Madame, j’entends et j’espère.

-- Et quel est ce seigneur, dites?

-- Un gentilhomme de quarante-cinq à cinquante ans.

-- Son nom? a-t-il dit son nom?

-- Milord de Winter.

-- Milord de Winter! s’écria la reine; l’ami de mon époux! Eh!
faites entrer, faites entrer!

Et la reine courut au-devant du messager, dont elle saisit la main
avec empressement.

Lord de Winter, en entrant dans la cellule, s’agenouilla et
présenta à la reine une lettre roulée dans un étui d’or.

-- Ah! milord, dit la reine, vous nous apportez trois choses que
nous n’avions pas vues depuis bien longtemps: de l’or, un ami
dévoué et une lettre du roi notre époux et maître.

De Winter salua de nouveau; mais il ne put répondre, tant il était
profondément ému.

-- Milord, dit la reine montrant la lettre, vous comprenez que je
suis pressée de savoir ce que contient ce papier.

-- Je me retire, madame, dit de Winter.

-- Non, restez, dit la reine, nous lirons devant vous. Ne
comprenez-vous pas que j’ai mille questions à vous faire?

De Winter recula de quelques pas, et demeura debout en silence.

La mère et la fille, de leur côté, s’étaient retirées dans
l’embrasure d’une fenêtre, et lisaient avidement, la fille appuyée
au bras de la mère, la lettre suivante:

«Madame et chère épouse,

«Nous voici arrivés au terme. Toutes les ressources que Dieu m’a
laissées sont concentrées en ce camp de Naseby, d’où je vous écris
à la hâte. Là j’attends l’armée de mes sujets rebelles, et je vais
lutter une dernière fois contre eux. Vainqueur, j’éternise la
lutte; vaincu, je suis perdu complètement. Je veux, dans ce
dernier cas (hélas! quand on en est où nous en sommes, il faut
tout prévoir), je veux essayer de gagner les côtes de France. Mais
pourra-t-on, voudra-t-on y recevoir un roi malheureux, qui
apportera un si funeste exemple dans un pays déjà soulevé par les
discordes civiles? Votre sagesse et votre affection me serviront
de guide. Le porteur de cette lettre vous dira, Madame, ce que je
ne puis confier au risque d’un accident. Il vous expliquera quelle
démarche j’attends de vous. Je le charge aussi de ma bénédiction
pour mes enfants et de tous les sentiments de mon coeur pour vous,
Madame et chère épouse.»

La lettre était signée, au lieu de «Charles, roi», «Charles,
encore roi.»

Cette triste lecture, dont de Winter suivait les impressions sur
le visage de la reine, amena cependant dans ses yeux un éclair
d’espérance.

-- Qu’il ne soit plus roi! s’écria-t-elle, qu’il soit vaincu,
exilé, proscrit, mais qu’il vive! Hélas! le trône est un poste
trop périlleux aujourd’hui pour que je désire qu’il y reste. Mais,
dites-moi, milord, continua la reine, ne me cachez rien, où en est
le roi? Sa position est-elle donc aussi désespérée qu’il le pense?

-- Hélas! Madame, plus désespérée qu’il ne le pense lui-même. Sa
Majesté a le coeur si bon, qu’elle ne comprend pas la haine; si
loyal, qu’elle ne devine pas la trahison. L’Angleterre est
atteinte d’un esprit de vertige qui, j’en ai bien peur, ne
s’éteindra que dans le sang.

-- Mais lord Montrose? répondit la reine. J’avais entendu parler
de grands et rapides succès, de batailles gagnées à Inverlochy, à
Auldearn, à Alford et à Kilsyth. J’avais entendu dire qu’il
marchait à la frontière pour se joindre à son roi.

-- Oui, Madame; mais à la frontière il a rencontré Lesley. Il
avait lassé la victoire à force d’entreprises surhumaines: la
victoire l’a abandonné. Montrose, battu à Philiphaugh, a été forcé
de congédier les restes de son armée et de fuir déguisé en
laquais. Il est à Bergen en Norvège.

-- Dieu le garde! dit la reine. C’est au moins une consolation de
savoir que ceux qui ont tant de fois risqué leur vie pour nous
sont en sûreté. Et maintenant, milord, que je vois la position du
roi telle qu’elle est, c’est-à-dire désespérée, dites-moi ce que
vous avez à me dire de la part de mon royal époux.

-- Eh bien! Madame, dit de Winter, le roi désire que vous tâchiez
de pénétrer les dispositions du roi et de la reine à son égard.

-- Hélas! vous le savez, répondit la reine, le roi n’est encore
qu’un enfant, et la reine est une femme, bien faible même: c’est
M. de Mazarin qui est tout.

-- Voudrait-il donc jouer en France le rôle que Cromwell joue en
Angleterre?

-- Oh! non. C’est un Italien souple et rusé, qui peut-être rêve le
crime mais n’osera jamais le commettre; et, tout au contraire de
Cromwell, qui dispose des deux chambres, Mazarin n’a pour appui
que la reine dans sa lutte avec le parlement.

-- Raison de plus alors pour qu’il protège un roi que les
parlements poursuivent.

La reine hocha la tête avec amertume.

-- Si j’en juge par moi-même, milord, dit-elle, le cardinal ne
fera rien, ou peut-être même sera contre nous. Ma présence et
celle de ma fille en France lui pèsent déjà: à plus forte raison,
celle du roi. Milord, ajouta Henriette en souriant avec
mélancolie, c’est triste et presque honteux à dire, mais nous
avons passé l’hiver au Louvre sans argent, sans linge, presque
sans pain, et souvent ne nous levant pas faute de feu.

-- Horreur! s’écria de Winter. La fille de Henri IV, la femme du
roi Charles! Que ne vous adressiez-vous donc, Madame, au premier
venu de nous?

-- Voilà l’hospitalité que donne à une reine le ministre auquel un
roi veut la demander.

-- Mais j’avais entendu parler d’un mariage entre monseigneur le
prince de Galles et mademoiselle d’Orléans dit de Winter.

, -- Oui, j’en ai eu un instant l’espoir. Les enfants s’aimaient;
mais la reine, qui avait d’abord donné les mains à cet amour, a
changé d’avis; mais M. le duc d’Orléans, qui avait encouragé le
commencement de leur familiarité, a défendu à sa fille de songer
davantage à cette union. Ah! milord, continua la reine sans songer
même à essuyer ses larmes, mieux vaut combattre comme a fait le
roi, et mourir comme il va faire peut-être, que de vivre en
mendiant comme je le fais.

-- Du courage, Madame, dit de Winter, du courage. Ne désespérez
pas. Les intérêts de la couronne de France, si ébranlée en ce
moment, sont de combattre la rébellion chez le peuple le plus
voisin. Mazarin est homme d’état et il comprendra cette nécessité.

-- Mais êtes-vous sûr, dit la reine d’un air de doute, que vous ne
soyez pas prévenu?

-- Par qui? demanda de Winter.

-- Mais par les Joyce, par les Pride, par les Cromwell.

-- Par un tailleur! par un charretier par un brasseur! Ah! je
l’espère, Madame, le cardinal n’entrerait pas en alliance avec de
pareils hommes.

-- Eh! qu’est-il lui-même? demanda Madame Henriette.

-- Mais, pour l’honneur du roi, pour celui de la reine...

-- Allons, espérons qu’il fera quelque chose pour cet honneur, dit
Madame Henriette. Un ami possède une si bonne éloquence, milord,
que vous me rassurez. Donnez-moi donc la main et allons chez le
ministre.

-- Madame, dit de Winter en s’inclinant, je suis confus de cet
honneur.

-- Mais enfin, s’il refusait, dit Madame Henriette s’arrêtant, et
que le roi perdît la bataille?

-- Sa Majesté alors se réfugierait en Hollande, où j’ai entendu
dire qu’était monseigneur le prince de Galles.

-- Et Sa Majesté pourrait-elle compter pour sa fuite sur beaucoup
de serviteurs comme vous?

-- Hélas! non, madame, dit de Winter; mais le cas est prévu, et je
viens chercher des alliés en France.

-- Des alliés! dit la reine en secouant la tête.

-- Madame, répondit de Winter, que je retrouve d’anciens amis que
j’ai eus autrefois, et je réponds de tout.

-- Allons donc, milord, dit la reine avec ce doute poignant des
gens qui ont été longtemps malheureux, allons donc, et que Dieu
vous entende!

La reine monta dans sa voiture, et de Winter, à cheval, suivi de
deux laquais, l’accompagna à la portière.


XL. La lettre de Cromwell

Au moment où Madame Henriette quittait les Carmélites pour se
rendre au Palais-Royal, un cavalier descendait de cheval à la
porte de cette demeure royale, et annonçait aux gardes qu’il avait
quelque chose de conséquence à dire au cardinal Mazarin.

Bien que le cardinal eût souvent peur, comme il avait encore plus
souvent besoin d’avis et de renseignements, il était assez
accessible. Ce n’était point à la première porte qu’on trouvait la
difficulté véritable, la seconde même se franchissait assez
facilement, mais à la troisième veillait, outre le garde et les
huissiers, le fidèle Bernouin, cerbère qu’aucune parole ne pouvait
fléchir, qu’aucun rameau, fût-il d’or, ne pouvait charmer.

C’était donc à la troisième porte que celui qui sollicitait ou
réclamait une audience devait subir un interrogatoire formel.

Le cavalier, ayant laissé son cheval attaché aux grilles de la
cour, monta le grand escalier, et s’adressant aux gardes dans la
première salle:

-- M. le cardinal Mazarin? dit-il.

-- Passez, répondirent les gardes sans lever le nez, les uns de
dessus leurs cartes et les autres de dessus leurs dés, enchantés
d’ailleurs de faire comprendre que ce n’était pas à eux de remplir
l’office de laquais.

Le cavalier entra dans la seconde salle. Celle-ci était gardée par
les mousquetaires et les huissiers.

Le cavalier répéta sa demande.

-- Avez-vous une lettre d’audience? demanda un huissier s’avançant
au-devant du solliciteur.

-- J’en ai une, mais pas du cardinal Mazarin.

-- Entrez et demandez M. Bernouin, dit l’huissier. Et il ouvrit la
porte de la troisième chambre. Soit par hasard, soit qu’il se tînt
à son poste habituel, Bernouin était debout derrière cette porte
et avait tout entendu.

-- C’est moi, monsieur, que vous cherchez, dit-il. De qui est la
lettre que vous apportez à Son Éminence?

-- Du général Olivier Cromwell, dit le nouveau venu; veuillez dire
ce nom à Son Éminence, et venir rapporter s’il peut me recevoir
oui ou non.

Et il se tint debout dans l’attitude sombre et fière qui était
particulière aux puritains.

Bernouin, après avoir promené sur toute la personne du jeune homme
un regard inquisiteur, rentra dans le cabinet du cardinal, auquel
il transmet les paroles du messager.

-- Un homme porteur d’une lettre d’Olivier Cromwell? dit Mazarin;
et quelle espèce d’homme?

-- Un vrai Anglais, monseigneur; cheveux blond roux, plutôt roux
que blonds; oeil gris bleu, plutôt gris que bleu; pour le reste,
orgueil et raideur.

-- Qu’il donne sa lettre.

-- Monseigneur demande la lettre, dit Bernouin en repassant du
cabinet dans l’antichambre.

-- Monseigneur ne verra pas la lettre sans le porteur, répondit le
jeune homme; mais pour vous convaincre que je suis réellement
porteur d’une lettre, regardez, la voici.

Bernouin regarda le cachet; et, voyant que la lettre venait
véritablement du général Olivier Cromwell, il s’apprêta à
retourner près de Mazarin.

-- Ajoutez, dit le jeune homme, que je suis non pas un simple
messager, mais un envoyé extraordinaire.

Bernouin rentrant dans le cabinet, et sortant après quelques
secondes:

-- Entrez, monsieur, dit-il en tenant la porte ouverte.

Mazarin avait eu besoin de toutes ces allées et venues pour se
remettre de l’émotion que lui avait causée l’annonce de cette
lettre, mais quelque perspicace que fût son esprit, il cherchait
en vain quel motif avait pu porter Cromwell à entrer avec lui en
communication.

Le jeune homme parut sur le seuil de son cabinet; il tenait son
chapeau d’une main et la lettre de l’autre.

Mazarin se leva.

-- Vous avez, monsieur, dit-il, une lettre de créance pour moi?

-- La voici, Monseigneur, dit le jeune homme.

Mazarin prit la lettre, la décacheta et lut:

«M. Mordaunt, un de mes secrétaires, remettra cette lettre
d’introduction à Son Éminence le cardinal Mazarini, à Paris; il
est porteur, en outre, pour Son Éminence, d’une seconde lettre
confidentielle.

«OLIVIER CROMWELL.»

-- Fort bien, monsieur Mordaunt, dit Mazarin, donnez-moi cette
seconde lettre et asseyez-vous.

Le jeune homme tira de sa poche une seconde lettre, la donna au
cardinal et s’assit.

Cependant, tout à ses réflexions, le cardinal avait pris la
lettre, et, sans la décacheter, la tournait et la retournait dans
sa main; mais pour donner le change au messager, il se mit à
l’interroger selon son habitude, et convaincu qu’il était, par
l’expérience, que peu d’hommes parvenaient à lui cacher quelque
chose lorsqu’il interrogeait et regardait à la fois:

-- Vous êtes bien jeune, monsieur Mordaunt, pour ce rude métier
d’ambassadeur où échouent parfois les plus vieux diplomates.

-- Monseigneur, j’ai vingt-trois ans; mais Votre Éminence se
trompe en me disant que je suis jeune. J’ai plus d’âge qu’elle,
quoique je n’aie point sa sagesse.

-- Comment cela, monsieur? dit Mazarin, je ne vous comprends pas.

-- Je dis, Monseigneur, que les années de souffrance comptent
double, et que depuis vingt ans je souffre.

-- Ah! oui, je comprends, dit Mazarin, défaut de fortune; vous
êtes pauvre, n’est-ce pas?

Puis il ajouta en lui-même:

-- Ces révolutionnaires anglais sont tous des gueux et des
manants.

-- Monseigneur, je devais avoir un jour une fortune de six
millions; mais on me l’a prise.

-- Vous n’êtes donc pas un homme du peuple? dit Mazarin étonné.

-- Si je portais mon titre je serais lord; si je portais mon nom,
vous eussiez entendu un des noms les plus illustres de
l’Angleterre.

-- Comment vous appelez-vous donc? demanda Mazarin.

-- Je m’appelle M. Mordaunt, dit le jeune homme en s’inclinant.

Mazarin comprit que l’envoyé de Cromwell désirait garder son
incognito.

Il se tut un instant, mais pendant cet instant, il le regarda avec
une attention plus grande encore qu’il n’avait fait la première
fois.

Le jeune homme était impassible.

-- Au diable ces puritains! dit tout bas Mazarin, ils sont taillés
dans le marbre.

Et tout haut:

-- Mais il vous reste des parents? dit-il.

-- Il m’en reste un, oui, Monseigneur.

-- Alors il vous aide?

-- Je me suis présenté trois fois pour implorer son appui, et
trois fois il m’a fait chasser par ses valets.

-- Oh! mon Dieu! mon cher monsieur Mordaunt, dit Mazarin, espérant
faire tomber le jeune homme dans quelque piège par sa fausse
pitié, mon Dieu! que votre récit m’intéresse donc! Vous ne
connaissez donc pas votre naissance?

-- Je ne la connais que depuis peu de temps.

-- Et jusqu’au moment où vous l’avez connue?...

-- Je me considérais comme un enfant abandonné.

-- Alors vous n’avez jamais vu votre mère?

-- Si fait, Monseigneur; quand j’étais enfant, elle vint trois
fois chez ma nourrice; je me rappelle la dernière fois qu’elle
vint comme si c’était aujourd’hui.

-- Vous avez bonne mémoire, dit Mazarin.

-- Oh, oui, Monseigneur, dit le jeune homme, avec un si singulier
accent, que le cardinal sentit un frisson lui courir par les
veines.

-- Et qui vous élevait? demanda Mazarin.

-- Une nourrice française, qui me renvoya quand j’eus cinq ans,
parce que personne ne la payait plus, en me nommant ce parent dont
souvent ma mère lui avait parlé.

-- Que devîntes-vous?

-- Comme je pleurais et mendiais sur les grands chemins, un
ministre de Kingston me recueillit, m’instruisit dans la religion
calviniste, me donna toute la science qu’il avait lui-même, et
m’aida dans les recherches que je fis de ma famille.

-- Et ces recherches?

-- Furent infructueuses; le hasard fit tout.

-- Vous découvrîtes ce qu’était devenue votre mère?

-- J’appris qu’elle avait été assassinée par ce parent aidé de
quatre de ses amis, mais je savais déjà que j’avais été dégradé de
la noblesse et dépouillé de tous mes biens par le roi Charles Ier.

-- Ah! je comprends maintenant pourquoi vous servez M. Cromwell.
Vous haïssez le roi.

-- Oui, Monseigneur, je le hais! dit le jeune homme.

Mazarin vit avec étonnement l’expression diabolique avec laquelle
le jeune homme prononça ces paroles: comme les visages ordinaires
se colorent de sang, son visage, à lui, se colora de fiel et
devint livide.

-- Votre histoire est terrible, monsieur Mordaunt, et me touche
vivement; mais, par bonheur pour vous, vous servez un maître tout-
puissant. Il doit vous aider dans vos recherches. Nous avons tant
de renseignements, nous autres.

-- Monseigneur, à un bon chien de race il ne faut montrer que le
bout d’une piste pour qu’il arrive sûrement à l’autre bout.

-- Mais ce parent dont vous m’avez entretenu, voulez-vous que je
lui parle? dit Mazarin qui tenait à se faire un ami près de
Cromwell.

-- Merci, Monseigneur, je lui parlerai moi-même.

-- Mais ne m’avez-vous pas dit qu’il vous maltraitait?

-- Il me traitera mieux la première fois que je le verrai.

-- Vous avez donc un moyen de l’attendrir?

-- J’ai un moyen de me faire craindre.

Mazarin regardait le jeune homme, mais à l’éclair qui jaillit de
ses yeux il baissa la tête, et embarrassé de continuer une
semblable conversation, il ouvrit la lettre de Cromwell.

Peu à peu les yeux du jeune homme redevinrent ternes et vitreux
comme d’habitude, et il tomba dans une rêverie profonde. Après
avoir lu les premières lignes, Mazarin se hasarda à regarder en
dessous si Mordaunt n’épiait pas sa physionomie; et remarquant son
indifférence:

-- Faites donc faire vos affaires, dit-il en haussant
imperceptiblement les épaules, par des gens qui font en même temps
les leurs! Voyons ce que veut cette lettre.

Nous la reproduisons textuellement:

«À Son Éminence

«Monseigneur le cardinal Mazarini.

«J’ai voulu, Monseigneur, connaître vos intentions au sujet des
affaires présentes de l’Angleterre. Les deux royaumes sont trop
voisins pour que la France ne s’occupe pas de notre situation,
comme nous nous occupons de celle de la France. Les Anglais sont
presque tous unanimes pour combattre la tyrannie du roi Charles et
de ses partisans. Placé à la tête de ce mouvement par la confiance
publique, j’en apprécie mieux que personne la nature et les
conséquences. Aujourd’hui je fais la guerre et je vais livrer au
roi Charles une bataille décisive. Je la gagnerai, car l’espoir de
la nation et l’esprit du Seigneur sont avec moi. Cette bataille
gagnée, le roi n’a plus de ressources en Angleterre ni en Écosse;
et s’il n’est pas pris ou tué, il va essayer de passer en France
pour recruter des soldats et se refaire des armes et de l’argent.
Déjà la France a reçu la reine Henriette, et, involontairement
sans doute, a entretenu un foyer de guerre civile inextinguible
dans mon pays; mais Madame Henriette est fille de France et
l’hospitalité de la France lui était due. Quant au roi Charles, la
question change de face: en le recevant et en le secourant, la
France improuverait les actes du peuple anglais et nuirait si
essentiellement à l’Angleterre et surtout à la marche du
gouvernement qu’elle compte se donner, qu’un pareil état
équivaudrait à des hostilités flagrantes...»

À ce moment, Mazarin, fort inquiet de la tournure que prenait la
lettre, cessa de lire de nouveau et regarda le jeune homme en
dessous.

Il rêvait toujours.

Mazarin continua:

«Il est donc urgent, Monseigneur, que je sache à quoi m’en tenir
sur les vues de la France: les intérêts de ce royaume et ceux de
l’Angleterre, quoique dirigés en sens inverse, se rapprochent
cependant plus qu’on ne saurait le croire. L’Angleterre a besoin
de tranquillité intérieure pour consommer l’expulsion de son roi,
la France a besoin de cette tranquillité pour consolider le trône
de son jeune monarque; vous avez autant que nous besoin de cette
paix intérieure, à laquelle nous touchons, nous, grâce à l’énergie
de notre gouvernement.

«Vos querelles avec le parlement, vos dissensions bruyantes avec
les princes qui aujourd’hui combattent pour vous et demain
combattront contre vous, la ténacité populaire dirigée par le
coadjuteur, le président Blancmesnil et le conseiller Broussel;
tout ce désordre enfin qui parcourt les différents degrés de État
doit vous faire envisager avec inquiétude l’éventualité d’une
guerre étrangère: car alors l’Angleterre, surexcitée par
l’enthousiasme des idées nouvelles, s’allierait avec l’Espagne qui
déjà convoite cette alliance. J’ai donc pensé, Monseigneur,
connaissant votre prudence et la position toute personnelle que
les événements vous font aujourd’hui, j’ai pensé que vous aimeriez
mieux concentrer vos forces dans l’intérieur du royaume de France
et abandonner aux siennes le gouvernement nouveau de l’Angleterre.
Cette neutralité consiste seulement à éloigner le roi Charles du
territoire de France, et à ne secourir ni par armes, ni par
argent, ni par troupes, ce roi entièrement étranger à votre pays.

«Ma lettre est donc toute confidentielle, et c’est pour cela que
je vous l’envoie par un homme de mon intime confiance; elle
précédera, par un sentiment que Votre Éminence appréciera, les
mesures que je prendrai d’après les événements. Olivier Cromwell a
pensé qu’il ferait mieux entendre la raison à un esprit
intelligent comme celui de Mazarini, qu’à une reine admirable de
fermeté sans doute, mais trop soumise aux vains préjugés de la
naissance et du pouvoir divin.

«Adieu, Monseigneur, si je n’ai pas de réponse dans quinze jours,
je regarderai ma lettre comme non avenue.

«OLIVIER CROMWELL»

-- Monsieur Mordaunt, dit le cardinal en élevant la voix comme
pour éveiller le songeur, ma réponse à cette lettre sera d’autant
plus satisfaisante pour le général Cromwell, que je serai plus sûr
qu’on ignorera que je la lui aurai faite. Allez donc l’attendre à
Boulogne-sur-Mer, et promettez-moi de partir demain matin.

-- Je vous le promets, Monseigneur, répondit Mordaunt, mais
combien de jours Votre Éminence me fera-t-elle attendre cette
réponse?

-- Si vous ne l’avez pas reçue dans dix jours, vous pouvez partir.

Mordaunt s’inclina.

-- Ce n’est pas tout, monsieur, continua Mazarin, vos aventures
particulières m’ont vivement touché; en outre, la lettre de
M. Cromwell vous rend important à mes yeux comme ambassadeur.
Voyons, je vous le répète, dites-moi, que puis-je faire pour vous?

Mordaunt réfléchit un instant, et, après une visible hésitation,
il allait ouvrir la bouche pour parler, quand Bernouin entra
précipitamment, se pencha vers l’oreille du cardinal et lui parla
tout bas.

-- Monseigneur, lui dit-il, la reine Henriette accompagnée d’un
gentilhomme anglais entre en ce moment au Palais-Royal.

Mazarin fit sur sa chaise un bond qui n’échappa point au jeune
homme et réprima la confidence qu’il allait sans doute faire.

-- Monsieur, dit le cardinal, vous avez entendu, n’est-ce pas? Je
vous fixe Boulogne parce que je pense que toute ville de France
vous est indifférente; si vous en préférez une autre, nommez-là;
mais vous concevez facilement qu’entouré comme je le suis
d’influences auxquelles je n’échappe qu’à force de discrétion, je
désire qu’on ignore votre présence à Paris.

-- Je partirai, monsieur, dit Mordaunt en faisant quelques pas
vers la porte par laquelle il était entré.

-- Non, point par là, monsieur, je vous prie! s’écria vivement le
cardinal: veuillez passer par cette galerie d’où vous gagnerez le
vestibule. Je désire qu’on ne vous voie pas sortir, notre entrevue
doit être secrète.

Mordaunt suivit Bernouin, qui le fit passer dans une salle voisine
et le remit à un huissier en lui indiquant une porte de sortie.

Puis il revint à la hâte vers son maître pour introduire près de
lui la reine Henriette, qui traversait déjà la galerie vitrée.


XLI. Mazarin et Madame Henriette

Le cardinal se leva et alla recevoir en hâte la reine
d’Angleterre. Il la joignit au milieu de la galerie qui précédait
son cabinet.

Il témoignait d’autant plus de respect à cette reine sans suite et
sans parure, qu’il sentait lui-même qu’il avait bien quelque
reproche à se faire sur son avarice et son manque de coeur.

Mais les suppliants savent contraindre leur visage à prendre
toutes les expressions, et la fille de Henri IV souriait en venant
au-devant de celui qu’elle haïssait et méprisait.

-- Ah! se dit à lui-même Mazarin, quel doux visage! Viendrait-elle
pour m’emprunter de l’argent?

Et il jeta un regard inquiet sur le panneau de son coffre-fort; il
tourna même en dedans le chaton du diamant magnifique dont l’éclat
attirait les yeux sur sa main, qu’il avait d’ailleurs blanche et
belle. Malheureusement cette bague n’avait pas la vertu de celle
de Gygès, qui rendait son maître invisible lorsqu’il faisait ce
que venait de faire Mazarin.

Or, Mazarin eût bien désiré être invisible en ce moment, car il
devinait que Madame Henriette venait lui demander quelque chose;
du moment où une reine qu’il avait traitée ainsi apparaissait avec
le sourire sur les lèvres, au lieu d’avoir la menace sur la
bouche, elle venait en suppliante.

-- Monsieur le cardinal, dit l’auguste visiteuse, j’avais d’abord
eu l’idée de parler de l’affaire qui m’amène avec la reine ma
soeur, mais j’ai réfléchi que les choses politiques regardent
avant tout les hommes.

-- Madame, dit Mazarin, croyez que Votre Majesté me confond avec
cette distinction flatteuse.

-- Il est bien gracieux, pensa la reine, m’aurait-il donc devinée?

On était arrivé au cabinet du cardinal. Il fit asseoir la reine,
et lorsqu’elle fut accommodée dans son fauteuil:

-- Donnez, dit-il, vos ordres au plus respectueux de vos
serviteurs.

-- Hélas! monsieur, répondit la reine, j’ai perdu l’habitude de
donner des ordres, et pris celle de faire des prières. Je viens
vous prier, trop heureuse si ma prière est exaucée par vous.

-- Je vous écoute, Madame, dit Mazarin.

-- Monsieur le cardinal, il s’agit de la guerre que le roi mon
mari soutient contre ses sujets rebelles. Vous ignorez peut-être
qu’on se bat en Angleterre, dit la reine avec un sourire triste,
et que dans peu l’on se battra d’une façon bien plus décisive
encore qu’on ne l’a fait jusqu’à présent.

-- Je l’ignore complètement, madame, dit le cardinal en
accompagnant ces paroles d’un léger mouvement d’épaule. Hélas! nos
guerres à nous absorbent le temps et l’esprit d’un pauvre ministre
incapable et infirme comme je le suis.

-- Eh bien! monsieur le cardinal, dit la reine, je vous apprendrai
donc que Charles Ier, mon époux, est à la veille d’engager une
action décisive. En cas d’échec... Mazarin fit un mouvement... Il
faut tout prévoir, continua la reine; en cas d’échec, il désire se
retirer en France et y vivre comme un simple particulier. Que
dites-vous de ce projet?

Le cardinal avait écouté sans qu’une fibre de son visage trahit
l’impression qu’il éprouvait; en écoutant, son sourire resta ce
qu’il était toujours, faux et câlin, et quand la reine eut fini:

-- Croyez-vous, Madame, dit-il de sa voix la plus soyeuse, que la
France, tout agitée et toute bouillante comme elle est elle-même,
soit un port bien salutaire pour un roi détrôné? La couronne est
déjà peu solide sur la tête du roi Louis XIV, comment
supporterait-il un double poids?

-- Ce poids n’a pas été bien lourd, quant à ce qui me regarde,
interrompit la reine avec un douloureux sourire, et je ne demande
pas qu’on fasse plus pour mon époux qu’on n’a fait pour moi. Vous
voyez que nous sommes des rois bien modestes, monsieur.

-- Oh! vous, Madame, vous, se hâta de dire le cardinal pour couper
court aux explications qu’il voyait arriver, vous, c’est autre
chose, une fille de Henri IV, de ce grand, de ce sublime roi...

-- Ce qui ne vous empêche pas de refuser l’hospitalité à son
gendre, n’est-ce pas, monsieur? Vous devriez pourtant vous
souvenir que ce grand, ce sublime roi, proscrit un jour comme va
l’être mon mari, a été demander du secours à l’Angleterre, et que
l’Angleterre lui en a donné; il est vrai de dire que la reine
Élisabeth n’était pas sa nièce.

-- _Peccato!_ dit Mazarin se débattant sous cette logique si
simple, Votre Majesté ne me comprend pas; elle juge mal mes
intentions, et cela sans doute parce que je m’explique mal en
français.

-- Parlez italien, monsieur; la reine Marie de Médicis, notre
mère, nous a appris cette langue avant que le cardinal votre
prédécesseur l’ait envoyée mourir en exil. S’il est resté quelque
chose de ce grand, de ce sublime roi Henri dont vous parliez tout
à l’heure, il doit bien s’étonner de cette profonde admiration
pour lui jointe à si peu de pitié pour sa famille.

La sueur coulait à grosses gouttes sur le front de Mazarin.

-- Cette admiration est, au contraire, si grande et si réelle,
Madame, dit Mazarin sans accepter l’offre que lui faisait la reine
de changer d’idiome, que, si le roi Charles Ier -- que Dieu le
garde de tout malheur! -- venait en France, je lui offrirais ma
maison, ma propre maison; mais, hélas! ce serait une retraite peu
sûre. Quelque jour le peuple brûlera cette maison comme il a brûlé
celle du maréchal d’Ancre. Pauvre Concino Concini! il ne voulait
cependant que le bien de la France.

-- Oui, Monseigneur, comme vous, dit ironiquement la reine.

Mazarin fit semblant de ne pas comprendre le double sens de la
phrase qu’il avait dite lui-même, et continua de s’apitoyer sur le
sort de Concino Concini.

-- Mais enfin, monseigneur le cardinal, dit la reine impatientée,
que me répondez-vous?

-- Madame, s’écria Mazarin de plus en plus attendri, Madame, Votre
Majesté me permettrait-elle de lui donner un conseil? Bien entendu
qu’avant de prendre cette hardiesse, je commence à me mettre aux
pieds de Votre Majesté pour tout ce qui lui fera plaisir.

-- Dites, monsieur, répondit la reine. Le conseil d’un homme aussi
prudent que vous doit être assurément bon.

-- Madame, croyez-moi, le roi doit se défendre jusqu’au bout.

-- Il l’a fait, monsieur, et cette dernière bataille, qu’il va
livrer avec des ressources bien inférieures à celles de ses
ennemis, prouve qu’il ne compte pas se rendre sans combattre; mais
enfin, dans le cas où il serait vaincu?

-- Eh bien, Madame, dans ce cas, mon avis, je sais que je suis
bien hardi de donner un avis à Votre Majesté, mais mon avis est
que le roi ne doit pas quitter son royaume. On oublie vite les
rois absents: s’il passe en France, sa cause est perdue.

-- Mais alors, dit la reine, si c’est votre avis et que vous lui
portiez vraiment intérêt, envoyez-lui quelque secours d’hommes et
d’argent; car, moi, je ne puis plus rien pour lui, j’ai vendu pour
l’aider jusqu’à mon dernier diamant. Il ne me reste rien, vous le
savez, vous le savez mieux que personne, monsieur. S’il m’était
resté quelque bijou, j’en aurais acheté du bois pour me chauffer,
moi et ma fille, cet hiver.

-- Ah! Madame, dit Mazarin, Votre Majesté ne sait guère ce qu’elle
me demande. Du jour où un secours d’étrangers entre à la suite
d’un roi pour le replacer sur le trône, c’est avouer qu’il n’a
plus d’aide dans l’amour de ses sujets.

-- Au fait, monsieur le cardinal, dit la reine impatientée de
suivre cet esprit subtil dans le labyrinthe de mots où il
s’égarait, au fait, et répondez-moi oui ou non: si le roi persiste
à rester en Angleterre, lui enverrez-vous des secours? S’il vient
en France, lui donnerez-vous l’hospitalité?

-- Madame, dit le cardinal en affectant la plus grande franchise,
je vais montrer à Votre Majesté, je l’espère, combien je lui suis
dévoué et le désir que j’ai de terminer une affaire qu’elle a tant
à coeur. Après quoi Votre Majesté, je pense, ne doutera plus de
mon zèle à la servir.

La reine se mordait les lèvres et s’agitait d’impatience sur son
fauteuil.

-- Eh bien! qu’allez-vous faire? dit-elle enfin; voyons, parlez.

-- Je vais à l’instant même aller consulter la reine, et nous
déférerons de suite la chose au parlement.

-- Avec lequel vous êtes en guerre, n’est-ce pas? Vous chargerez
Broussel d’en être rapporteur. Assez, monsieur le cardinal, assez.
Je vous comprends, ou plutôt j’ai tort. Allez en effet au
parlement; car c’est de ce parlement, ennemi des rois, que sont
venus à la fille de ce grand, de ce sublime Henri IV, que vous
admirez tant, les seuls secours qui l’aient empêchée de mourir de
faim et de froid cet hiver.

Et, sur ces paroles, la reine se leva avec une majestueuse
indignation.

Le cardinal étendit vers elle ses mains jointes.

-- Ah! Madame, Madame, que vous me connaissez mal, mon Dieu!

Mais la reine Henriette, sans même se retourner du côté de celui
qui versait ces hypocrites larmes, traversa le cabinet, ouvrit la
porte elle-même, et, au milieu des gardes nombreuses de Éminence,
des courtisans empressés à lui faire leur cour, du luxe d’une
royauté rivale, elle alla prendre la main de Winter, seul, isolé
et debout. Pauvre reine déjà déchue, devant laquelle tous
s’inclinaient encore par étiquette, mais qui n’avait plus, de
fait, qu’un seul bras sur lequel elle pût s’appuyer.

-- C’est égal, dit Mazarin quand il fut seul, cela m’a donné de la
peine, et c’est un rude rôle à jouer. Mais je n’ai rien dit ni à
l’un ni à l’autre. Hum! le Cromwell est un rude chasseur de rois,
je plains ses ministres, s’il en prend jamais. Bernouin!

Bernouin entra.

-- Qu’on voie si le jeune homme au pourpoint noir et aux cheveux
courts, que vous avez tantôt introduit près de moi, est encore au
palais.

Bernouin sortit. Le cardinal occupa le temps de son absence à
retourner en dehors le chaton de sa bague, à en frotter le
diamant, à en admirer l’eau, et comme une larme roulait encore
dans ses yeux et lui rendait la vue trouble, il secoua la tête
pour la faire tomber.

Bernouin rentra avec Comminges, qui était de garde.

-- Monseigneur, dit Comminges, comme je reconduisais le jeune
homme que Votre Éminence demande, il s’est approché de la porte
vitrée de la galerie et a regardé quelque chose avec étonnement,
sans doute le tableau de Raphaël, qui est vis-à-vis cette porte.
Ensuite il a rêvé un instant, et a descendu l’escalier. Je crois
l’avoir vu monter sur un cheval gris et sortir de la cour du
palais. Mais Monseigneur ne va-t-il point chez la reine?

-- Pourquoi faire?

-- M. de Guitaut, mon oncle, vient de me dire que Sa Majesté avait
reçu des nouvelles de l’armée.

-- C’est bien, j’y cours.

En ce moment, M. de Villequier apparut. Il venait en effet
chercher le cardinal de la part de la reine.

Comminges avait bien vu, et Mordaunt avait réellement agi comme il
l’avait raconté. En traversant la galerie parallèle à la grande
galerie vitrée, il aperçut de Winter qui attendait que la reine
eût terminé sa négociation.

À cette vue, le jeune homme s’arrêta court, non point en
admiration devant le tableau de Raphaël, mais comme fasciné par la
vue d’un objet terrible. Ses yeux se dilatèrent; un frisson courut
par tout son corps. On eût dit qu’il voulait franchir le rempart
de verre qui le séparait de son ennemi; car si Comminges avait vu
avec quelle expression de haine les yeux de ce jeune homme
s’étaient fixés sur de Winter, il n’eût point douté un instant que
ce seigneur anglais ne fût son ennemi mortel.

Mais il s’arrêta.

Ce fut pour réfléchir sans doute; car au lieu de se laisser
entraîner à son premier mouvement, qui avait été d’aller droit à
milord de Winter, il descendit lentement l’escalier, sortit du
palais la tête baissée, se mit en selle, fit ranger son cheval à
l’angle de la rue Richelieu et, les yeux fixés sur la grille, il
attendit que le carrosse de la reine sortît de la cour.

Il ne fut pas longtemps à attendre, car à peine la reine était-
elle restée un quart d’heure chez Mazarin; mais ce quart d’heure
d’attente parut un siècle à celui qui attendait.

Enfin la lourde machine qu’on appelait alors un carrosse sortit,
en grondant, des grilles, et de Winter, toujours à cheval, se
pencha de nouveau à la portière pour causer avec Sa Majesté.

Les chevaux partirent au trot et prirent le chemin du Louvre, où
ils entrèrent. Avant de partir du couvent des Carmélites, Madame
Henriette avait dit à sa fille de venir l’attendre au Palais
qu’elle avait habité longtemps et qu’elle n’avait quitté que parce
que leur misère leur semblait plus lourde encore dans les salles
dorées.

Mordaunt suivit la voiture, et lorsqu’il l’eut vue entrer sous
l’arcade sombre, il alla, lui et son cheval, s’appliquer contre
une muraille sur laquelle l’ombre s’étendait, et demeura immobile
au milieu des moulures de Jean Goujon, pareil à un bas-relief
représentant une statue équestre.

Il attendait comme il avait déjà fait au Palais-Royal.


XLII. Comment les malheureux prennent parfois le hasard pour la
providence

-- Eh bien! Madame? dit de Winter quand la reine eut éloigné ses
serviteurs.

-- Eh bien, ce que j’avais prévu arrive, milord.

-- Il refuse?

-- Ne vous l’avais-je pas dit d’avance?

-- Le cardinal refuse de recevoir le roi, la France refuse
l’hospitalité à un prince malheureux? mais c’est la première fois,
Madame!

-- Je n’ai pas dit la France, milord, j’ai dit le cardinal, et le
cardinal n’est pas même français.

-- Mais la reine, l’avez-vous vue?

-- Inutile, dit Madame Henriette en secouant la tête tristement;
ce n’est pas la reine qui dira jamais oui quand le cardinal a dit
non. Ignorez-vous que cet Italien mène tout, au-dedans comme au-
dehors? Il y a plus, et j’en reviens à ce que je vous ai dit, je
ne serais pas étonnée que nous eussions été prévenus par Cromwell;
il était embarrassé en me parlant, et cependant ferme dans sa
volonté de refuser. Puis, avez-vous remarqué cette agitation au
Palais-Royal, ces allées, ces venues de gens affairés! Auraient-
ils reçu quelques nouvelles, milord?

-- Ce n’est point d’Angleterre, Madame; j’ai fait si grande
diligence que je suis sûr de n’avoir point été prévenu: je suis
parti il y a trois jours, j’ai passé par miracle au milieu de
l’armée puritaine, j’ai pris la poste avec mon laquais Tony, et
les chevaux que nous montons, nous les avons achetés à Paris.
D’ailleurs, avant de rien risquer, le roi, j’en suis sûr, attendra
la réponse de Votre Majesté.

-- Vous lui rapporterez, milord, reprit la reine au désespoir, que
je ne puis rien, que j’ai souffert autant que lui, plus que lui,
obligée que je suis de manger le pain de l’exil, et de demander
l’hospitalité à de faux amis qui rient de mes larmes, et que,
quant à sa personne royale, il faut qu’il se sacrifie
généreusement et meure en roi. J’irai mourir à ses côtés.

-- Madame! Madame! s’écria de Winter, Votre Majesté s’abandonne au
découragement, et peut-être nous reste-t-il encore quelque espoir.

-- Plus d’amis, milord! plus d’amis dans le monde entier que vous!
O mon Dieu! mon Dieu! s’écria Madame Henriette en levant les bras
au ciel, avez-vous donc repris tous les coeurs généreux qui
existaient sur la terre!

-- J’espère que non, Madame, répondit de Winter rêveur; je vous ai
parlé de quatre hommes.

-- Que voulez-vous faire avec quatre hommes?

-- Quatre hommes dévoués, quatre hommes résolus à mourir peuvent
beaucoup, croyez-moi, Madame, et ceux dont je vous parle ont
beaucoup fait dans un temps.

-- Et ces quatre hommes, où sont-ils?

-- Ah! voilà ce que j’ignore. Depuis près de vingt ans je les ai
perdus de vue, et cependant dans toutes les occasions où j’ai vu
le roi en péril j’ai songé à eux.

-- Et ces hommes étaient vos amis?

-- L’un d’eux a tenu ma vie entre ses mains et me l’a rendue; je
ne sais pas s’il est resté mon ami, mais depuis ce temps au moins,
moi, je suis demeuré le sien.

-- Et ces hommes sont en France, milord?

-- Je le crois.

-- Dites leurs noms; peut-être les ai-je entendu nommer et
pourrais-je vous aider dans votre recherche.

-- L’un d’eux se nommait le chevalier d’Artagnan.

-- Oh! milord! si je ne me trompe, ce chevalier d’Artagnan est
lieutenant aux gardes, j’ai entendu prononcer son nom; mais,
faites-y attention, cet homme, j’en ai peur, est tout au cardinal.

-- En ce cas, ce serait un dernier malheur, dit de Winter, et je
commencerais à croire que nous sommes véritablement maudits.

-- Mais les autres, dit la reine, qui s’accrochait à ce dernier
espoir comme un naufragé aux débris de son vaisseau, les autres,
milord!

-- Le second, j’ai entendu son nom par hasard, car avant de se
battre contre nous ces quatre gentilshommes nous avaient dit leurs
noms, le second s’appelait le comte de La Fère. Quant aux deux
autres, l’habitude que j’avais de les appeler de noms empruntés
m’a fait oublier leurs noms véritables.

-- Oh! mon Dieu, il serait pourtant bien urgent de les retrouver,
dit la reine, puisque vous pensez que ces dignes gentilshommes
pourraient être si utiles au roi.

-- Oh! oui, dit de Winter, car ce sont les mêmes; écoutez bien
ceci, Madame, et rappelez tous vos souvenirs: n’avez-vous pas
entendu raconter que la reine Anne d’Autriche avait été autrefois
sauvée du plus grand danger que jamais reine ait couru?

-- Oui, lors de ses amours avec M. de Buckingham, et je ne sais à
propos de quels ferrets de diamants.

-- Eh bien! c’est cela, Madame; ces hommes, ce sont ceux qui la
sauvèrent, et je souris de pitié en songeant que si les noms de
ces gentilshommes ne vous sont pas connus, c’est que la reine les
a oubliés, tandis qu’elle aurait dû les faire les premiers
seigneurs du royaume.

-- Eh bien! milord, il faut les chercher; mais que pourront faire
quatre hommes, ou plutôt trois hommes? car, je vous le dis, il ne
faut pas compter sur M. d’Artagnan.

-- Ce serait une vaillante épée de moins, Madame, mais il en
resterait toujours trois autres sans compter la mienne; or, quatre
hommes dévoués autour du roi pour le garder de ses ennemis,
l’entourer dans la bataille, l’aider dans le conseil l’escorter
dans sa fuite, ce serait assez, non pas pour faire le roi
vainqueur, mais pour le sauver s’il était vaincu, pour l’aider à
traverser la mer, et quoi qu’en dise Mazarin, une fois sur les
côtes de France, votre royal époux y trouverait autant de
retraites et d’asiles que l’oiseau de mer en trouve dans les
tempêtes.

-- Cherchez, milord, cherchez ces gentilshommes, et si vous les
retrouvez, s’ils consentent à passer avec vous en Angleterre, je
leur donnerai à chacun un duché le jour où nous remonterons sur le
trône, et en outre autant d’or qu’il en faudrait pour paver le
palais de White-Hall. Cherchez donc, milord, cherchez, je vous en
conjure.

-- Je chercherais bien, Madame, dit de Winter, et je les
trouverais sans doute, mais le temps me manque: Votre Majesté
oublie-t-elle que le roi attend sa réponse et l’attend avec
angoisse?

-- Alors nous sommes donc perdus! s’écria la reine avec
l’expansion d’un coeur brisé.

En ce moment la porte s’ouvrit, la jeune Henriette parut, et la
reine, avec cette sublime force qui est l’héroïsme des mères,
renfonça ses larmes au fond de son coeur en faisant signe à de
Winter de changer de conversation.

Mais cette réaction, si puissante qu’elle fût, n’échappa point aux
yeux de la jeune princesse; elle s’arrêta sur le seuil, poussa un
soupir, et s’adressant à la reine:

-- Pourquoi donc pleurez-vous toujours sans moi, ma mère? lui dit-
elle.

La reine sourit, et au lieu de lui répondre:

-- Tenez, de Winter, lui dit-elle, j’ai au moins gagné une chose à
n’être plus qu’à moitié reine, c’est que mes enfants m’appellent
ma mère au lieu de m’appeler Madame.

Puis se tournant vers sa fille:

-- Que voulez-vous, Henriette? continua-t-elle.

-- Ma mère, dit la jeune princesse, un cavalier vient d’entrer au
Louvre et demande à présenter ses respects à Votre Majesté; il
arrive de l’armée, et a, dit-il, une lettre à vous remettre de la
part du maréchal de Grammont, je crois.

-- Ah! dit la reine à de Winter, c’est un de mes fidèles; mais ne
remarquez-vous pas, mon cher lord, que nous sommes si pauvrement
servis, que c’est ma fille qui fait les fonctions d’introductrice?

-- Madame, ayez pitié de moi, dit de Winter, vous me brisez l’âme.

-- Et quel est ce cavalier, Henriette? demanda la reine.

-- Je l’ai vu par la fenêtre, Madame; c’est un jeune homme qui
paraît à peine seize ans et qu’on nomme le vicomte de Bragelonne.

La reine fit en souriant un signe de la tête, la jeune princesse
rouvrit la porte et Raoul apparut sur le seuil.

Il fit trois pas vers la reine et s’agenouilla.

-- Madame, dit-il, j’apporte à Votre Majesté une lettre de mon
ami, M. le comte de Guiche, qui m’a dit avoir l’honneur d’être de
vos serviteurs; cette lettre contient une nouvelle importante et
l’expression de ses respects.

Au nom du comte de Guiche, une rougeur se répandit sur les joues
de la jeune princesse; la reine la regarda avec une certaine
sévérité.

-- Mais vous m’aviez dit que la lettre était du maréchal de
Grammont, Henriette! dit la reine.

-- Je le croyais, Madame... balbutia la jeune fille.

-- C’est ma faute, Madame, dit Raoul, je me suis annoncé
effectivement comme venant de la part du maréchal de Grammont;
mais blessé au bras droit, il n’a pu écrire, et c’est le comte de
Guiche qui lui a servi de secrétaire.

-- On s’est donc battu? dit la reine faisant signe à Raoul de se
relever.

-- Oui, Madame, dit le jeune homme remettant la lettre à de
Winter, qui s’était avancé pour la recevoir et qui la transmit à
la reine.

À cette nouvelle d’une bataille livrée, la jeune princesse ouvrit
la bouche pour faire une question qui l’intéressait sans doute;
mais sa bouche se referma sans avoir prononcé une parole, tandis
que les roses de ses joues disparaissaient graduellement.

La reine vit tous ces mouvements, et sans doute son coeur maternel
les traduisit; car s’adressant de nouveau à Raoul:

-- Et il n’est rien arrivé de mal au jeune comte de Guiche?
demanda-t-elle; car non seulement il est de nos serviteurs, comme
il vous l’a dit, monsieur, mais encore de nos amis.

-- Non, Madame, répondit Raoul; mais au contraire, il a gagné dans
cette journée une grande gloire, et il a eu l’honneur d’être
embrassé par M. le Prince sur le champ de bataille.

La jeune princesse frappa ses mains l’une contre l’autre, mais
toute honteuse de s’être laissé entraîner à une pareille
démonstration de joie, elle se tourna à demi et se pencha vers un
vase plein de roses comme pour en respirer l’odeur.

-- Voyons ce que nous dit le comte, dit la reine.

-- J’ai eu l’honneur de dire à Votre Majesté qu’il écrivait au nom
de son père.

-- Oui, monsieur.

La reine décacheta la lettre et lut:

«Madame et reine,

«Ne pouvant avoir l’honneur de vous écrire moi-même pour cause
d’une blessure que j’ai reçue dans la main droite, je vous fais
écrire par mon fils, M. le comte de Guiche, que vous savez être
votre serviteur à l’égal de son père, pour vous dire que nous
venons de gagner la bataille de Lens, et que cette victoire ne
peut manquer de donner grand pouvoir au cardinal Mazarin et à la
reine sur les affaires de l’Europe. Que Votre Majesté, si elle
veut bien en croire mon conseil, profite donc de ce moment pour
insister en faveur de son auguste époux auprès du gouvernement du
roi. M. le vicomte de Bragelonne, qui aura l’honneur de vous
remettre cette lettre, est l’ami de mon fils, auquel il a, selon
toute probabilité, sauvé la vie; c’est un gentilhomme auquel Votre
Majesté peut entièrement se confier, dans le cas où elle aurait
quelque ordre verbal ou écrit à me faire parvenir.

«J’ai l’honneur d’être avec respect...

«Maréchal DE GRAMMONT.»

Au moment où il avait été question du service qu’il avait rendu au
comte, Raoul n’avait pu s’empêcher de tourner la tête vers la
jeune princesse, et alors il avait vu passer dans ses yeux une
expression de reconnaissance infinie pour Raoul; il n’y avait plus
de doute, la fille du roi Charles Ier aimait son ami.

-- La bataille de Lens est gagnée! dit la reine. Ils sont heureux
ici, ils gagnent des batailles! Oui, le maréchal de Grammont a
raison, cela va changer la face de leurs affaires; mais j’ai bien
peur qu’elle ne fasse rien aux nôtres, si toutefois elle ne leur
nuit pas. Cette nouvelle est récente, monsieur, continua la reine,
je vous sais gré d’avoir mis cette diligence à me l’apporter; sans
vous, sans cette lettre, je ne l’eusse apprise que demain, après-
demain peut-être, la dernière de tout Paris.

-- Madame, dit Raoul, le Louvre est le second palais où cette
nouvelle soit arrivée; personne encore ne la connaît; et j’avais
juré à M. le comte de Guiche de remettre cette lettre à Votre
Majesté avant même d’avoir embrassé mon tuteur.

-- Votre tuteur est-il un Bragelonne comme vous? demanda lord de
Winter. J’ai connu autrefois un Bragelonne, vit-il toujours?

-- Non, monsieur, il est mort, et c’est de lui que mon tuteur,
dont il était parent assez proche, je crois, a hérité cette terre
dont il porte le nom.

-- Et votre tuteur, monsieur, demanda la reine, qui ne pouvait
s’empêcher de prendre intérêt à ce beau jeune homme, comment se
nomme-t-il?

-- M. le comte de La Fère, Madame, répondit le jeune homme en
s’inclinant.

De Winter fit un mouvement de surprise, la reine le regarda en
éclatant de joie.

-- Le comte de La Fère! s’écria-t-elle; n’est-ce point ce nom que
vous m’avez dit?

Quant à de Winter, il ne pouvait en croire ce qu’il avait entendu.

-- M. le comte de La Fère! s’écria-t-il à son tour. Oh! monsieur,
répondez-moi, je vous en supplie: le comte de La Fère n’est-il
point un seigneur que j’ai connu beau et brave, qui fut
mousquetaire de Louis XIII, et qui peut avoir maintenant quarante-
sept à quarante-huit ans?

-- Oui, monsieur, c’est cela en tous points.

-- Et qui servait sous un nom d’emprunt?

-- Sous le nom d’Athos. Dernièrement encore j’ai, entendu son ami,
M. d’Artagnan, lui donner ce nom.

-- C’est cela, Madame, c’est cela. Dieu soit loué! Et il est à
Paris? continua le comte en s’adressant à Raoul.

Puis revenant à la reine:

-- Espérez encore, espérez, lui dit-il, la Providence se déclare
pour nous, puisqu’elle fait que je retrouve ce brave gentilhomme
d’une façon si miraculeuse. Et où loge-t-il, monsieur, je vous
prie?

-- M. le comte de La Fère loge rue Guénégaud, hôtel du Grand-Roi-
Charlemagne.

-- Merci, monsieur. Prévenez ce digne ami afin qu’il reste chez
lui, je vais aller l’embrasser tout à l’heure.

-- Monsieur, j’obéis avec grand plaisir, si Sa Majesté veut me
donner mon congé.

-- Allez, monsieur le vicomte de Bragelonne, dit la reine, allez,
et soyez assuré de notre affection.

Raoul s’inclina respectueusement devant les deux princesses, salua
de Winter et partit.

De Winter et la reine continuèrent à s’entretenir quelque temps à
voix basse pour que la jeune princesse ne les entendît pas; mais
cette précaution était inutile, celle-ci s’entretenait avec ses
pensées.

Puis comme de Winter allait prendre congé:

-- Écoutez, milord, dit la reine, j’avais conservé cette croix de
diamants, qui vient de ma mère, et cette plaque de saint Michel,
qui vient de mon époux; ils valent à peu près cinquante mille
livres. J’avais juré de mourir de faim près de ces gages précieux
plutôt que de m’en défaire; mais aujourd’hui que ces deux bijoux
peuvent être utiles à lui ou à ses défenseurs, il faut sacrifier
tout à cette espérance. Prenez-les; et s’il est besoin d’argent
pour votre expédition, vendez sans crainte, milord, vendez. Mais
si vous trouvez moyen de les conserver, songez, milord, que je
vous tiens comme m’ayant rendu le plus grand service qu’un
gentilhomme puisse rendre à une reine, et qu’au jour de ma
prospérité celui qui me rapportera cette plaque et cette croix
sera béni par moi et mes enfants.

-- Madame, dit le Winter, Votre Majesté sera servie par un homme
dévoué. Je cours déposer en lieu sûr ces deux objets, que je
n’accepterais pas s’il nous restait les ressources de notre
ancienne fortune; mais nos biens sont confisqués, notre argent
comptant est tari, et nous sommes arrivés aussi à faire ressources
de tout ce que nous possédons. Dans une heure je me rends chez le
comte de La Fère, et demain Votre Majesté aura une réponse
définitive.

La reine tendit la main à lord de Winter, qui la baisa
respectueusement; et se tournant vers sa fille:

-- Milord, dit-elle, vous étiez chargé de remettre à cette enfant
quelque chose de la part de son père.

De Winter demeura étonné; il ne savait pas ce que la reine voulait
dire.

La jeune Henriette s’avança alors souriant et rougissant, et
tendit son front au gentilhomme.

-- Dites à mon père que, roi ou fugitif, vainqueur ou vaincu,
puissant ou pauvre, dit la jeune princesse, il a en moi la fille
la plus soumise et la plus affectionnée.

-- Je le sais, Madame, répondit de Winter, en touchant de ses
lèvres le front d’Henriette.

Puis il partit, traversant, sans être reconduit, ces grands
appartements déserts et obscurs, essuyant les larmes que, tout
blasé qu’il était par cinquante années de vie de cour, il ne
pouvait s’empêcher de verser à la vue de cette royale infortune,
si digne et si profonde à la fois.


XLIII. L’oncle et le neveu

Le cheval et le laquais de Winter l’attendaient à la porte. Il
s’achemina alors vers son logis tout pensif et regardant derrière
lui de temps en temps pour contempler la façade silencieuse et
noire du Louvre. Ce fut alors qu’il vit un cavalier se détacher
pour ainsi dire de la muraille et le suivre à quelque distance; il
se rappela avoir vu, en sortant du Palais-Royal, une ombre à peu
près pareille.

Le laquais de lord de Winter, qui le suivait à quelques pas,
suivait aussi de l’oeil ce cavalier avec inquiétude.

-- Tony, dit le gentilhomme en faisant signe au valet de
s’approcher.

-- Me voici, Monseigneur.

Et le valet se plaça côte à côte avec mon maître.

-- Avez-vous remarqué cet homme qui nous suit?

-- Oui, milord.

-- Qui est-il?

-- Je n’en sais rien; seulement il suit Votre Grâce depuis le
Palais-Royal, s’est arrêté au Louvre pour attendre sa sortie, et
repart du Louvre avec elle.

-- Quelque espion du cardinal, dit de Winter à part lui; feignons
de ne pas nous apercevoir de sa surveillance.

Et, piquant des deux, il s’enfonça dans le dédale des rues qui
conduisaient à son hôtel situé du côté du Marais: ayant habité
longtemps la place Royale, lord de Winter était revenu tout
naturellement se loger près de son ancienne demeure.

L’inconnu mit son cheval au galop.

De Winter descendit à son hôtellerie et monta chez lui, se
promettant de faire observer l’espion; mais comme il déposait ses
gants et son chapeau sur une table, il vit dans une glace qui se
trouvait devant lui une figure qui se dessinait sur le seuil de la
chambre.

Il se retourna, Mordaunt était devant lui.

De Winter pâlit et resta debout et immobile; quant à Mordaunt, il
se tenait sur la porte, froid, menaçant, et pareil à la statue du
Commandeur.

Il y eut un instant de silence glacé entre ces deux hommes.

-- Monsieur, dit de Winter, je croyais déjà vous avoir fait
comprendre que cette persécution me fatiguait, retirez-vous donc
ou je vais appeler pour vous faire chasser comme à Londres. Je ne
suis pas votre oncle, je ne vous connais pas.

-- Mon oncle, répliqua Mordaunt de sa voix rauque et railleuse,
vous vous trompez; vous ne me ferez pas chasser cette fois comme
vous l’avez fait à Londres, vous n’oserez. Quant à nier que je
suis votre neveu, vous y songerez à deux fois, maintenant que j’ai
appris bien des choses que j’ignorais il y a un an.

-- Et que m’importe ce que vous avez appris! dit de Winter.

-- Oh! il vous importe beaucoup, mon oncle, j’en suis sûr, et vous
allez être de mon avis tout à l’heure, ajouta-t-il avec un sourire
qui fit passer un frisson dans les veines de celui auquel il
s’adressait. Quand je me suis présenté chez vous la première fois,
à Londres, c’était pour vous demander ce qu’était devenu mon bien;
quand je me suis présenté la seconde fois, c’était pour vous
demander ce qui avait souillé mon nom. Cette fois je me présente
devant vous pour vous faire une question bien autrement terrible
que toutes ces questions, pour vous dire, comme Dieu dit au
premier meurtrier: «Caïn, qu’as-tu fait de ton frère Abel?»

-- Milord, qu’avez-vous fait de votre soeur, de votre soeur qui
était ma mère?

De Winter recula sous le feu de ces yeux ardents.

-- De votre mère? dit-il.

-- Oui, de ma mère, milord, répondit le jeune homme en jetant la
tête de haut en bas.

De Winter fit un effort violent sur lui-même, et, plongeant dans
ses souvenirs pour y chercher une haine nouvelle, il s’écria:

-- Cherchez ce qu’elle est devenue, malheureux, et demandez-le à
l’enfer, peut-être que l’enfer vous répondra.

Le jeune homme s’avança alors dans la chambre jusqu’à ce qu’il se
trouvât face à face avec lord de Winter, et croisant les bras:

-- Je l’ai demandé au bourreau de Béthune, dit Mordaunt d’une voix
sourde et le visage livide de douleur et de colère, et le bourreau
de Béthune m’a répondu.

De Winter tomba sur une chaise comme si la foudre l’avait frappé,
et tenta vainement de répondre.

-- Oui, n’est-ce pas? continua le jeune homme, avec ce mot tout
s’explique, avec cette clef l’abîme s’ouvre. Ma mère avait hérité
de son mari, et vous avez assassiné ma mère! mon nom m’assurait le
bien paternel, et vous m’avez dégradé de mon nom; puis, quand vous
m’avez eu dégradé de mon nom, vous m’avez dépouillé de ma fortune.
Je ne m’étonne plus maintenant que vous ne me reconnaissiez pas;
je ne m’étonne plus que vous refusiez de me reconnaître. Il est
malséant d’appeler son neveu, quand on est spoliateur, l’homme
qu’on a fait pauvre; quand on est meurtrier, l’homme qu’on a fait
orphelin!

Ces paroles produisirent l’effet contraire qu’en attendait
Mordaunt: de Winter se rappela quel monstre était Milady; il se
releva calme et grave, contenant par son regard sévère le regard
exalté du jeune homme.

-- Vous voulez pénétrer dans cet horrible secret, monsieur? dit de
Winter. Eh bien, soit!... Sachez donc quelle était cette femme
dont vous venez aujourd’hui me demander compte; cette femme avait,
selon toute probabilité, empoisonné mon frère, et, pour hériter de
moi, elle allait m’assassiner à mon tour; j’en ai la preuve. Que
direz-vous à cela?

-- Je dirai que c’était ma mère!

-- Elle a fait poignarder, par un homme autrefois juste, bon et
pur, le malheureux duc de Buckingham. Que direz-vous à ce crime,
dont j’ai la preuve?

-- C’était ma mère!

-- Revenue en France, elle a empoisonné dans le couvent des
Augustines de Béthune une jeune femme qu’aimait un de ses ennemis.
Ce crime vous persuadera-t-il de la justice du châtiment? Ce
crime, j’en ai la preuve!

-- C’était ma mère! s’écria le jeune homme, qui avait donné à ces
trois exclamations une force toujours progressive.

-- Enfin, chargée de meurtres, de débauches, odieuse à tous,
menaçante encore comme une panthère altérée de sang, elle a
succombé sous les coups d’hommes qu’elle avait désespérés et qui
jamais ne lui avaient causé le moindre dommage; elle a trouvé des
juges que ses attentats hideux ont évoqués: et ce bourreau que
vous avez vu, ce bourreau qui vous a tout raconté, prétendez-vous,
ce bourreau, s’il vous a tout raconté, a dû vous dire qu’il avait
tressailli de joie en vengeant sur elle la honte et le suicide de
son frère. Fille pervertie, épouse adultère, soeur dénaturée,
homicide, empoisonneuse, exécrable à tous les gens qui l’avaient
connue, à toutes les nations qui l’avaient reçue dans leur sein,
elle est morte maudite du ciel et de la terre; voilà ce qu’était
cette femme.

Un sanglot plus fort que la volonté de Mordaunt lui déchira la
gorge et fit remonter le sang à son visage livide; il crispa ses
poings, et le visage ruisselant de sueur, les cheveux hérissés sur
son front comme ceux d’Hamlet, il s’écria dévoré de fureur:

-- Taisez-vous, monsieur! c’était ma mère! Ses désordres, je ne
les connais pas; ses vices, je ne les connais pas; ses crimes, je
ne les connais pas! Mais ce que je sais, c’est que j’avais une
mère, c’est que cinq hommes, ligués contre une femme, l’ont tuée
clandestinement, nuitamment, silencieusement, comme des lâches! Ce
que je sais, c’est que vous en étiez, monsieur; c’est que vous en
étiez, mon oncle, et que vous avez dit comme les autres, et plus
haut que les autres: _Il faut qu’elle meure!_ Donc, je vous en
préviens, écoutez bien ces paroles et qu’elles se gravent dans
votre mémoire de manière que vous ne les oubliez jamais: ce
meurtre qui m’a tout ravi, ce meurtre qui m’a fait sans nom, ce
meurtre qui m’a fait pauvre, ce meurtre qui m’a fait corrompu,
méchant, implacable, j’en demanderai compte à vous d’abord, puis à
ceux qui furent vos complices, quand je les connaîtrai.

La haine dans les yeux, l’écume à la bouche, le poing tendu,
Mordaunt avait fait un pas de plus, un pas terrible et menaçant
vers de Winter.

Celui-ci porta la main à son épée, et dit avec le sourire de
l’homme qui depuis trente ans joue avec la mort:

-- Voulez-vous m’assassiner, monsieur? alors je vous reconnaîtrai
pour mon neveu, car vous êtes bien le fils de votre mère.

-- Non, répliqua Mordaunt en forçant toutes les fibres de son
visage, tous les muscles de son corps à reprendre leur place et à
s’effacer; non, je ne vous tuerai pas, en ce moment du moins: car
sans vous je ne découvrirais pas les autres. Mais quand je les
connaîtrai, tremblez, monsieur; j’ai poignardé le bourreau de
Béthune, je l’ai poignardé sans pitié, sans miséricorde, et
c’était le moins coupable de vous tous.

À ces mots, le jeune homme sortit, et descendit l’escalier avec
assez de calme pour n’être pas remarqué; puis sur le palier
inférieur il passa devant Tony, penché sur la rampe et n’attendant
qu’un cri de son maître pour monter près de lui.

Mais de Winter n’appela point: écrasé, défaillant, il resta debout
et l’oreille tendue; puis seulement lorsqu’il eut entendu le pas
du cheval qui s’éloignait, il tomba sur une chaise en disant:

-- Mon Dieu! je vous remercie qu’il ne connaisse que moi.


XLIV. Paternité

Pendant que cette scène terrible se passait chez lord de Winter,
Athos, assis près de la fenêtre de sa chambre, le coude appuyé sur
une table, la tête inclinée sur sa main, écoutait des yeux et des
oreilles à la fois Raoul qui lui racontait les aventures de son
voyage et les détails de la bataille.

La belle et noble figure du gentilhomme exprimait un indicible
bonheur au récit de ces premières émotions si fraîches et si
pures; il aspirait les sons de cette voix juvénile qui se
passionnait déjà aux beaux sentiments, comme on fait d’une musique
harmonieuse. Il avait oublié ce qu’il y avait de sombre dans le
passé, de nuageux dans l’avenir. On eût dit que le retour de cet
enfant bien-aimé avait fait de ces craintes mêmes des espérances.
Athos était heureux, heureux comme jamais il ne l’avait été.

-- Et vous avez assisté et pris part à cette grande bataille,
Bragelonne? disait l’ancien mousquetaire.

-- Oui, monsieur.

-- Et elle a été rude, dites-vous?

-- M. le Prince a chargé onze fois en personne.

-- C’est un grand homme de guerre, Bragelonne.

-- C’est un héros, monsieur; je ne l’ai pas perdu de vue un
instant. Oh! que c’est beau, monsieur, de s’appeler Condé... et de
porter ainsi son nom!

-- Calme et brillant, n’est-ce pas?

-- Calme comme à une parade, brillant comme dans une fête. Lorsque
nous abordâmes l’ennemi, c’était au pas; on nous avait défendu de
tirer les premiers, et nous marchions aux Espagnols, qui se
tenaient sur une hauteur, le mousqueton à la cuisse. Arrivé à
trente pas d’eux, le prince se retourna vers les soldats:
«Enfants, dit-il, vous allez avoir à souffrir une furieuse
décharge; mais, après, soyez tranquilles, vous aurez bon marché de
tous ces gens.» Il se faisait un tel silence, qu’amis et ennemis
entendirent ces paroles. Puis levant son épée: «Sonnez,
trompettes» dit-il.

-- Bien, bien!... Dans l’occasion, vous feriez ainsi, Raoul,
n’est-ce pas?

-- S’en doute, monsieur, car j’ai trouvé cela bien beau et bien
grand. Lorsque nous fûmes arrivés à vingt pas, nous vîmes tous ces
mousquetons s’abaisser comme une ligne brillante; car le soleil
resplendissait sur les canons.»Au pas, enfants, au pas, dit le
prince, voici le moment.»

-- Eûtes-vous peur, Raoul? demanda le comte.

-- Oui, monsieur, répondit naïvement le jeune homme, je me sentis
comme un grand froid au coeur, et au mot de: «Feu!» qui retentit
en espagnol dans les rangs ennemis, je fermai les yeux et je
pensai à vous.

-- Bien vrai, Raoul? dit Athos en lui serrant la main.

-- Oui, monsieur. Au même instant il se fit une telle détonation,
qu’on eût dit que l’enfer s’ouvrait et ceux qui ne furent pas tués
sentirent la chaleur de la flamme. Je rouvris les yeux, étonné de
n’être pas mort, ou tout au moins blessé; le tiers de l’escadron
était couché à terre, mutilé et sanglant. En ce moment je
rencontrai l’oeil du prince; je ne pensai plus qu’à une chose,
c’est qu’il me regardait. Je piquai des deux et je me trouvai au
milieu des rangs ennemis.

-- Et le prince fut content de vous?

-- Il me le dit du moins, monsieur, lorsqu’il me chargea
d’accompagner à Paris M. de Châtillon, qui est venu donner cette
nouvelle à la reine et apporter les drapeaux pris.»Allez, me dit
le prince, l’ennemi ne sera pas rallié de quinze jours. D’ici là
je n’ai pas besoin de vous. Allez embrasser ceux que vous aimez et
qui vous aiment, et dites à ma soeur de Longueville que je la
remercie du cadeau qu’elle m’a fait en vous donnant à moi.» Et je
suis venu, monsieur, ajouta Raoul en regardant le comte avec un
sourire de profond amour, car j’ai pensé que vous seriez bien aise
de me revoir.

Athos attira le jeune homme à lui et l’embrassa au front comme il
eût fait à une jeune fille.

-- Ainsi, dit-il, vous voilà lancé, Raoul; vous avez des ducs pour
amis, un maréchal de France pour parrain, un prince du sang pour
capitaine, et dans une même journée de retour vous avez été reçu
par deux reines: c’est beau pour un novice.

-- Ah! monsieur, dit Raoul tout à coup, vous me rappelez une chose
que j’oubliais, dans mon empressement à vous raconter mes
exploits: c’est qu’il se trouvait chez Sa Majesté la reine
d’Angleterre un gentilhomme qui, lorsque j’ai prononcé votre nom,
a poussé un cri de surprise et de joie; il s’est dit de vos amis,
m’a demandé votre adresse et va venir vous voir.

-- Comment s’appelle-t-il?

-- Je n’ai pas osé le lui demander, monsieur; mais quoiqu’il
s’exprime élégamment, à son accent j’ai jugé qu’il était Anglais.

-- Ah! fit Athos.

Et sa tête se pencha comme pour chercher un souvenir. Puis,
lorsqu’il releva son front, ses yeux furent frappés de la présence
d’un homme qui se tenait debout devant la porte entrouverte et le
regardait d’un air attendri.

-- Lord de Winter! s’écria le comte.

-- Athos, mon ami!

Et les deux gentilshommes se tinrent un instant embrassés; puis
Athos, lui prenant les deux mains, lui dit en le regardant:

-- Qu’avez-vous, milord? vous paraissez aussi triste que je suis
joyeux.

-- Oui, cher ami, c’est vrai; et je dirai même plus, c’est que
votre vue redouble ma crainte.

Et de Winter regarda autour de lui comme pour chercher la
solitude. Raoul comprit que les deux amis avaient à causer, et
sortit sans affectation.

-- Voyons, maintenant que nous voilà seuls, dit Athos, parlons de
vous.

-- Pendant que nous voilà seuls, parlons de nous, répondit lord de
Winter. Il est ici.

-- Qui?

-- Le fils de Milady.

Athos, encore une fois frappé par ce nom qui semblait le
poursuivre comme un écho fatal, hésita un moment, fronça
légèrement le sourcil, puis d’un ton calme:

-- Je le sais, dit-il.

-- Vous le savez?

-- Oui. Grimaud l’a rencontré entre Béthune et Arras, et est
revenu à franc étrier pour me prévenir de sa présence.

-- Grimaud le connaissait donc?

-- Non, mais il a assisté à son lit de mort un homme qui le
connaissait.

-- Le bourreau de Béthune! s’écria de Winter.

-- Vous savez cela? dit Athos étonné.

-- Il me quitte à l’instant, répondit de Winter, il m’a tout dit.
Ah! mon ami, quelle horrible scène! que n’avons-nous étouffé
l’enfant avec la mère!

Athos, comme toutes les nobles natures, ne rendait pas à autrui
les impressions fâcheuses qu’il ressentait; mais, au contraire, il
les absorbait toujours en lui-même et renvoyait en leur place des
espérances et des consolations. On eût dit que ses douleurs
personnelles sortaient de son âme transformées en joies pour les
autres.

-- Que craignez-vous? dit-il revenant par le raisonnement sur la
terreur instinctive qu’il avait éprouvée d’abord, ne sommes-nous
pas là pour nous défendre? Ce jeune homme s’est-il fait assassin
de profession, meurtrier de sang-froid? Il a pu tuer le bourreau
de Béthune dans un mouvement de rage, mais maintenant sa fureur
est assouvie.

De Winter sourit tristement et secoua la tête.

-- Vous ne connaissez donc plus ce sang? dit-il.

-- Bah! dit Athos en essayant de sourire à son tour, il aura perdu
de sa férocité à la deuxième génération. D’ailleurs, ami, la
Providence nous a prévenus que nous nous mettions sur nos gardes.
Nous ne pouvons rien autre chose qu’attendre. Attendons. Mais,
comme je le disais d’abord, parlons de vous. Qui vous amène à
Paris?

-- Quelques affaires d’importance que vous connaîtrez plus tard.
Mais qu’ai-je ouï dire chez Sa Majesté la reine d’Angleterre,
M. d’Artagnan est à Mazarin! Pardonnez-moi ma franchise, mon ami,
je ne hais ni ne blâme le cardinal, et vos opinions me seront
toujours sacrées; seriez-vous par hasard à cet homme?

-- M. d’Artagnan est au service, dit Athos, il est soldat, il
obéit au pouvoir constitué. M. d’Artagnan n’est pas riche et a
besoin pour vivre de son grade de lieutenant. Les millionnaires
comme vous, milord, sont rares en France.

-- Hélas! dit de Winter, je suis aujourd’hui aussi pauvre et plus
pauvre que lui. Mais revenons à vous.

-- Eh bien! vous voulez savoir si je suis mazarin? Non, mille fois
non. Pardonnez-moi aussi ma franchise, milord.

De Winter se leva et serra Athos dans ses bras.

-- Merci, comte, dit-il, merci de cette heureuse nouvelle. Vous me
voyez heureux et rajeuni. Ah! vous n’êtes pas mazarin, vous! à la
bonne heure! d’ailleurs, ce ne pouvait pas être. Mais, pardonnez
encore, êtes-vous libre?

-- Qu’entendez-vous par libre?

-- Je vous demande si vous n’êtes point marié.

-- Ah! pour cela, non, dit Athos en souriant.

-- C’est que ce jeune homme, si beau, si élégant, si gracieux...

-- C’est un enfant que j’élève et qui ne connaît pas même son
père.

-- Fort bien; vous êtes toujours le même, Athos, grand et
généreux.

-- Voyons, milord, que me demandez-vous?

-- Vous avez encore pour amis MM. Porthos et Aramis?

-- Et ajoutez d’Artagnan, milord. Nous sommes toujours quatre amis
dévoués l’un à l’autre comme autrefois, mais lorsqu’il s’agit de
servir le cardinal ou de le combattre, d’être mazarins ou
frondeurs, nous ne sommes plus que deux.

-- M. Aramis est avec d’Artagnan? demanda lord de Winter.

-- Non, dit Athos, M. Aramis me fait l’honneur de partager mes
convictions.

-- Pouvez-vous me mettre en relation avec cet ami si charmant et
si spirituel?

-- Sans doute, dès que cela vous sera agréable.

-- Est-il changé?

-- Il s’est fait abbé, voilà tout.

-- Vous m’effrayez. Son état a dû le faire renoncer alors aux
grandes entreprises.

-- Au contraire, dit Athos en souriant, il n’a jamais été si
mousquetaire que depuis qu’il est abbé, et vous retrouverez un
véritable Galaor. Voulez-vous que je l’envoie chercher par Raoul?

-- Merci, comte, on pourrait ne pas le trouver à cette heure chez
lui. Mais puisque vous croyez pouvoir répondre de lui...

-- Comme de moi-même.

-- Pouvez-vous vous engager à me l’amener demain à dix heures sur
le pont du Louvre?

-- Ah! ah! dit Athos en souriant, vous avez un duel?

-- Oui, comte, et un beau duel, un duel dont vous serez, j’espère.

-- Où irons-nous, milord?

-- Chez Sa Majesté la reine d’Angleterre, qui m’a chargé de vous
présenter à elle, comte.

-- Sa Majesté me connaît donc?

-- Je vous connais, moi.

-- Énigme, dit Athos; mais n’importe, du moment où vous en avez le
mot, je n’en demande pas davantage. Me ferez-vous l’honneur de
souper avec moi, milord?

-- Merci, comte, dit de Winter, la visite de ce jeune homme, je
vous l’avoue, m’a ôté l’appétit et m’ôtera probablement le
sommeil. Quelle entreprise vient-il accomplir à Paris? Ce n’est
pas pour m’y rencontrer qu’il est venu, car il ignorait mon
voyage. Ce jeune homme m’épouvante, comte; il y a en lui un avenir
de sang.

-- Que fait-il en Angleterre?

-- C’est un des sectateurs les plus ardents d’Olivier Cromwell.

-- Qui l’a donc rallié à cette cause? Sa mère et son père étaient
catholiques, je crois?

-- La haine qu’il a contre le roi.

-- Contre le roi?

-- Oui, le roi l’a déclaré bâtard, l’a dépouillé de ses biens, lui
a défendu de porter le nom de Winter.

-- Et comment s’appelle-t-il maintenant?

-- Mordaunt.

-- Puritain et déguisé en moine, voyageant seul sur les routes de
France.

-- En moine, dites-vous?

-- Oui, ne le saviez-vous pas?

-- Je ne sais rien que ce qu’il m’a dit.

-- C’est ainsi et que par hasard, j’en demande pardon à Dieu si je
blasphème, c’est ainsi qu’il a entendu la confession du bourreau
de Béthune.

-- Alors je devine tout: il vient envoyé par Cromwell.

-- À qui?

-- À Mazarin; et la reine avait deviné juste, nous avons été
prévenus: tout s’explique pour moi maintenant. Adieu, comte, à
demain.

-- Mais la nuit est noire, dit Athos en voyant lord de Winter
agité d’une inquiétude plus grande que celle qu’il voulait laisser
paraître, et vous n’avez peut-être pas de laquais?

-- J’ai Tony, un bon, mais naïf garçon.

-- Holà! Olivain, Grimaud, Blaisois, qu’on prenne le mousqueton et
qu’on appelle M. le vicomte.

Blaisois était ce grand garçon, moitié laquais, moitié paysan, que
nous avons entrevu au château de Bragelonne, venant annoncer que
le dîner était servi et qu’Athos avait baptisé du nom de sa
province.

Cinq minutes après cet ordre donné, Raoul entra.

-- Vicomte, dit-il, vous allez escorter milord jusqu’à son
hôtellerie et ne le laisserez approcher par personne.

-- Ah! comte, dit de Winter, pour qui donc me prenez-vous?

-- Pour un étranger qui ne connaît point Paris, dit Athos, et à
qui le vicomte montrera le chemin.

De Winter lui serra la main.

-- Grimaud, dit Athos, mets-toi à la tête de la troupe, et gare au
moine.

Grimaud tressaillit, puis il fit un signe de tête et attendit le
départ en caressant avec une éloquence silencieuse la crosse de
son mousqueton.

-- À demain, comte, dit de Winter.

-- Oui, milord.

La petite troupe s’achemina vers la rue Saint-Louis, Olivain
tremblant comme Sosie à chaque reflet de lumière équivoque;
Blaisois assez ferme parce qu’il ignorait qu’on courût un danger
quelconque; Tony regardant à droite et à gauche, mais ne pouvant
dire une parole, attendu qu’il ne parlait pas français.

De Winter et Raoul marchaient côte à côte et causaient ensemble.

Grimaud, qui, selon l’ordre d’Athos, avait précédé le cortège le
flambeau d’une main et le mousqueton de l’autre, arriva devant
l’hôtellerie de de Winter, frappa du poing à la porte, et,
lorsqu’on fut venu ouvrir, salua milord sans rien dire.

Il en fut de même pour le retour; les yeux perçants de Grimaud ne
virent rien de suspect qu’une espèce d’ombre embusquée au coin de
la rue Guénégaud et du quai; il lui sembla qu’en passant il avait
déjà remarqué ce guetteur de nuit qui attirait ses yeux. Il piqua
vers lui; mais, avant qu’il pût l’atteindre, l’ombre avait disparu
dans une ruelle où Grimaud ne pensa point qu’il était prudent de
s’engager.

On rendit compte à Athos du succès de l’expédition; et comme il
était dix heures du soir, chacun se retira dans son appartement.

Le lendemain, en ouvrant les yeux, ce fut le comte à son tour qui
aperçut Raoul à son chevet. Le jeune homme était tout habillé et
lisait un livre nouveau de M. Chapelain.

-- Déjà levé, Raoul? dit le comte.

-- Oui, monsieur, répondit le jeune homme avec une légère
hésitation, j’ai mal dormi.

-- Vous, Raoul! vous avez mal dormi? quelque chose vous
préoccupait donc? demanda Athos.

-- Monsieur, vous allez dire que j’ai bien grande hâte de vous
quitter quand je viens d’arriver à peine, mais...

-- Vous n’aviez donc que deux jours de congé, Raoul?

-- Au contraire, monsieur, j’en ai dix, aussi n’est-ce point au
camp que je désirerais aller.

Athos sourit.

-- Où donc, dit-il, à moins que ce ne soit un secret, vicomte?
Vous voilà presque un homme, puisque vous avez fait vos premières
armes, et vous avez conquis le droit d’aller où vous voulez sans
me le dire.

-- Jamais, monsieur, dit Raoul, tant que j’aurai le bonheur de
vous avoir pour protecteur, je ne croirai avoir le droit de
m’affranchir d’une tutelle qui m’est si chère. J’aurais donc le
désir d’aller passer un jour à Blois seulement. Vous me regardez
et vous allez rire de moi?

-- Non, au contraire, dit Athos en étouffant un soupir, non, je ne
ris pas, vicomte. Vous avez envie de revoir Blois, mais c’est tout
naturel!

-- Ainsi, vous me le permettez? s’écria Raoul tout joyeux.

-- Assurément, Raoul.

-- Au fond du coeur, monsieur, vous n’êtes point fâché?

-- Pas du tout. Pourquoi serais-je fâché de ce qui vous fait
plaisir?

-- Ah! monsieur, que vous êtes bon! s’écria le jeune homme faisant
un mouvement pour sauter au cou d’Athos, mais le respect l’arrêta.

Athos lui ouvrit ses bras.

-- Ainsi je puis partir tout de suite?

-- Quand vous voudrez, Raoul.

Raoul fit trois pas pour sortir.

-- Monsieur, dit-il, j’ai pensé à une chose, c’est que c’est à
madame la duchesse de Chevreuse, si bonne pour moi, que j’ai dû
mon introduction près de M. le Prince.

-- Et que vous lui devez un remerciement, n’est-ce pas, Raoul?

-- Mais il me semble, monsieur; cependant c’est à vous de décider.

-- Passez par l’hôtel de Luynes, Raoul, et faites demander si
madame la duchesse peut vous recevoir. Je vois avec plaisir que
vous n’oubliez pas les convenances. Vous prendrez Grimaud et
Olivain.

-- Tous deux, monsieur? demanda Raoul avec étonnement.

Raoul salua et sortit.

En lui regardant fermer la porte et en l’écoutant appeler de sa
voix joyeuse et vibrante Grimaud et Olivain, Athos soupira.

-- C’est bien vite me quitter, pensa-t-il en secouant la tête;
mais il obéit à la loi commune. La nature est ainsi faite, elle
regarde en avant. Décidément il aime cette enfant; mais m’aimera-
t-il moins pour en aimer d’autres?

Et Athos s’avoua qu’il ne s’attendait point à ce prompt départ;
mais Raoul était si heureux que tout s’effaça dans l’esprit
d’Athos devant cette considération.

À dix heures tout était prêt pour le départ. Comme Athos regardait
Raoul monter à cheval, un laquais le vint saluer de la part de
madame de Chevreuse. Il était chargé de dire au comte de La Fère
qu’elle avait appris le retour de son jeune protégé, ainsi que la
conduite qu’il avait tenue à la bataille et qu’elle serait fort
aise de lui faire ses félicitations.

-- Dites à madame la duchesse, répondit Athos, que M. le vicomte
montait à cheval pour se rendre à l’hôtel de Luynes.

Puis, après avoir fait de nouvelles recommandations à Grimaud,
Athos fit de la main signe à Raoul qu’il pouvait partir.

Au reste, en y réfléchissant, Athos songeait qu’il n’y avait point
de mal peut-être à ce que Raoul s’éloignât de Paris en ce moment.


XLV. Encore une reine qui demande secours

Athos avait envoyé prévenir Aramis dès le matin et avait donné sa
lettre à Blaisois, seul serviteur qui lui fût resté. Blaisois
trouva Bazin revêtant sa robe de bedeau; il était ce jour-là de
service à Notre-Dame.

Athos avait recommandé à Blaisois de tâcher de parler à Aramis
lui-même. Blaisois, grand et naïf garçon, qui ne connaissait que
sa consigne, avait donc demandé l’abbé d’Herblay, et, malgré les
assurances de Bazin qu’il n’était pas chez lui, il avait insisté
de telle façon que Bazin s’était mis fort en colère. Blaisois,
voyant Bazin en costume d’église, s’était peu inquiété de ses
dénégations et avait voulu passer outre, croyant celui auquel il
avait affaire doué de toutes les vertus de son habit, c’est-à-dire
de la patience et de la charité chrétiennes.

Mais Bazin, toujours valet de mousquetaire lorsque le sang montait
à ses gros yeux, saisit un manche à balai et rossa Blaisois en lui
disant:

-- Vous avez insulté Église; mon ami, vous avez insulté Église.

En ce moment et à ce bruit inaccoutumé, Aramis était apparu
entr’ouvrant avec précaution la porte de sa chambre à coucher.
Alors Bazin avait posé respectueusement son balai sur un des deux
bouts, comme il avait vu à Notre-Dame le suisse faire de sa
hallebarde; et, Blaisois, avec un regard de reproche adressé au
cerbère, avait tiré sa lettre de sa poche et l’avait présentée à
Aramis.

-- Du comte de La Fère? dit Aramis, c’est bien.

Puis il était rentré sans même demander la cause de tout ce bruit.

Blaisois revint tristement à l’hôtel du _Grand-Roi-Charlemagne._
Athos lui demanda des nouvelles de sa commission. Blaisois raconta
son aventure.

-- Imbécile! dit Athos en riant, tu n’as donc pas annoncé que tu
venais de ma part?

-- Non, monsieur.

-- Et qu’a dit Bazin quand il a su que vous étiez à moi?

-- Ah! monsieur, il m’a fait toute sorte d’excuses et m’a forcé à
boire deux verres d’un très bon vin muscat, dans lequel il m’a
fait tremper trois ou quatre biscuits excellents; mais c’est égal,
il est brutal en diable. Un bedeau! fi donc!

-- Bon, pensa Athos, du moment où Aramis a reçu ma lettre, si
empêché qu’il soit, Aramis viendra.

À dix heures, Athos, avec son exactitude habituelle, se trouvait
sur le pont du Louvre. Il y rencontra lord de Winter, qui arrivait
à l’instant même.

Ils attendirent dix minutes à peu près.

Milord de Winter commençait à craindre qu’Aramis ne vînt pas.

-- Patience, dit Athos, qui tenait ses yeux fixés dans la
direction de la rue du Bac, patience, voici un abbé qui donne une
gourmade à un homme et qui salue une femme, ce doit être Aramis.

C’était lui en effet: un jeune bourgeois qui bayait aux corneilles
s’était trouvé sur son chemin, et d’un coup de poing Aramis, qu’il
avait éclaboussé, l’avait envoyé à dix pas. En même temps une de
ses pénitentes avait passé; et comme elle était jeune et jolie,
Aramis l’avait saluée de son plus gracieux sourire. En un instant
Aramis fut près d’eux.

Ce furent, comme on le comprend bien, de grandes embrassades entre
lui et lord de Winter.

-- Où allons-nous? dit Aramis; est-ce qu’on se bat par là,
sacrebleu? Je n’ai pas d’épée ce matin, et il faut que je repasse
chez moi pour en prendre une.

-- Non, dit de Winter, nous allons faire visite à Sa Majesté la
reine d’Angleterre.

-- Ah! fort bien, dit Aramis; et dans quel but cette visite?
continua-t-il en se penchant à l’oreille d’Athos.

-- Ma foi, je n’en sais rien; quelque témoignage qu’on réclame de
nous, peut-être?

-- Ne serait-ce point pour cette maudite affaire? dit Aramis. Dans
ce cas je ne me soucierais pas trop d’y aller, car ce serait pour
empocher quelque semonce; et depuis que j’en donne aux autres, je
n’aime pas à en recevoir.

-- Si cela était ainsi, dit Athos, nous ne serions pas conduits à
Sa Majesté par lord de Winter, car il en aurait sa part: il était
des nôtres.

-- Ah! oui, c’est vrai. Allons donc.

Arrivés au Louvre, lord de Winter passa le premier; au reste, un
seul concierge tenait la porte. À la lumière du jour, Athos,
Aramis et l’Anglais lui-même purent remarquer le dénûment affreux
de l’habitation qu’une avare charité concédait à la malheureuse
reine. De grandes salles toutes dépouillées de meubles, des murs
dégradés sur lesquels reposaient par places d’anciennes moulures
d’or qui avaient résisté à l’abandon, des fenêtres qui ne
fermaient plus et qui manquaient de vitres; pas de tapis, pas de
gardes, pas de valets; voilà ce qui frappa tout d’abord les yeux
d’Athos, et ce qu’il fit silencieusement remarquer à son compagnon
en le poussant du coude et en lui montrant cette misère des yeux.

-- Mazarin est mieux logé, dit Aramis.

-- Mazarin est presque roi, dit Athos, et Madame Henriette n’est
presque plus reine.

-- Si vous daigniez avoir de l’esprit, Athos, dit Aramis, je crois
véritablement que vous en auriez plus que n’en avait ce pauvre
M. de Voiture.

Athos sourit.

La reine paraissait attendre avec impatience car, au premier
mouvement qu’elle entendit dans la salle qui précédait sa chambre,
elle vint elle-même sur le seuil pour y recevoir les courtisans de
son infortune.

-- Entrez et soyez les bienvenus, messieurs, dit-elle.

Les gentilshommes entrèrent et demeurèrent d’abord debout; mais
sur un geste de la reine qui leur faisait signe de s’asseoir,
Athos donna l’exemple de l’obéissance. Il était grave et calme;
mais Aramis était furieux: cette détresse royale l’avait exaspéré,
ses yeux étudiaient chaque nouvelle trace de misère qu’il
apercevait.

-- Vous examinez mon luxe? dit Madame Henriette avec un triste
regard jeté autour d’elle.

-- Madame, dit Aramis, j’en demande pardon à Votre Majesté, mais
je ne saurais cacher mon indignation de voir qu’à la cour de
France on traite ainsi la fille de Henri IV.

-- Monsieur n’est point cavalier? dit la reine à lord de Winter.

-- Monsieur est l’abbé d’Herblay, répondit celui-ci.

Aramis rougit.

-- Madame, dit-il, je suis abbé, il est vrai, mais c’est contre
mon gré; jamais je n’eus de vocation pour le petit collet: ma
soutane ne tient qu’à un bouton, et je suis toujours prêt à
redevenir mousquetaire. Ce matin, ignorant que j’aurais l’honneur
de voir Votre Majesté, je me suis affublé de ces habits, mais je
n’en suis pas moins l’homme que Votre Majesté trouvera le plus
dévoué à son service, quelque chose qu’elle veuille ordonner.

-- Monsieur le chevalier d’Herblay, reprit de Winter, est l’un de
ces vaillants mousquetaires de Sa Majesté le roi Louis XIII dont
je vous ai parlé, Madame... Puis, se retournant vers Athos: Quant
à monsieur, continua-t-il, c’est ce noble comte de La Fère dont la
haute réputation est si bien connue de Votre Majesté.

-- Messieurs, dit la reine, j’avais autour de moi, il y a quelques
années, des gentilshommes, des trésors, des armées; à un signe de
ma main tout cela s’employait pour mon service. Aujourd’hui,
regardez autour de moi, cela vous surprendra sans doute; mais pour
accomplir un dessein qui doit me sauver la vie, je n’ai que lord
de Winter, un ami de vingt ans, et vous, messieurs, que je vois
pour la première fois, et que je ne connais que comme mes
compatriotes.

-- C’est assez, Madame, dit Athos en saluant profondément, si la
vie de trois hommes peut racheter la vôtre.

-- Merci, messieurs. Mais écoutez-moi, poursuivit-elle, je suis
non seulement la plus misérable des reines, mais la plus
malheureuse des mères, la plus désespérée des épouses: mes
enfants, deux du moins, le duc d’York et la princesse Charlotte,
sont loin de moi, exposés aux coups des ambitieux et des ennemis;
le roi mon mari traîne en Angleterre une existence si douloureuse,
que c’est peu dire en vous affirmant qu’il cherche la mort comme
une chose désirable. Tenez, messieurs, voici la lettre qu’il me
fit tenir par milord de Winter. Lisez.

Athos et Aramis s’excusèrent.

Lisez, dit la reine.

Athos lut à haute voix la lettre que nous connaissons, et dans
laquelle le roi Charles demandait si l’hospitalité lui serait
accordée en France.

-- Eh bien? demanda Athos lorsqu’il eut fini cette lecture.

-- Eh bien! dit la reine, il a refusé.

Les deux amis échangèrent un sourire de mépris.

-- Et maintenant, Madame, que faut-il faire? dit Athos.

-- Avez-vous quelque compassion pour tant de malheur? dit la reine
émue.

-- J’ai eu l’honneur de demander à Votre Majesté ce qu’elle
désirait que M. d’Herblay et moi fissions pour son service; nous
sommes prêts.

-- Ah! monsieur, vous êtes en effet un noble coeur! s’écria la
reine avec une explosion de voix reconnaissante, tandis que lord
de Winter la regardait en ayant l’air de lui dire: Ne vous avais-
je pas répondu d’eux?

-- Mais vous, monsieur? demanda la reine à Aramis.

-- Moi, Madame, répondit celui-ci, partout où va M. le comte, fût-
ce à la mort, je le suis sans demander pourquoi; mais quand il
s’agit du service de Votre Majesté, ajouta-t-il en regardant la
reine avec toute la grâce de sa jeunesse, alors je précède M. le
comte.

-- Eh bien! messieurs, dit la reine, puisqu’il en est ainsi,
puisque vous voulez bien vous dévouer au service d’une pauvre
princesse que le monde entier abandonne, voici ce qu’il s’agit de
faire pour moi. Le roi est seul avec quelques gentilshommes qu’il
craint de perdre chaque jour, au milieu d’Écossais dont il se
défie, quoiqu’il soit Écossais lui-même. Depuis que lord de Winter
l’a quitté, je ne vis plus, messieurs. Eh bien! je demande
beaucoup trop peut-être, car je n’ai aucun titre pour demander;
passez en Angleterre, joignez le roi, soyez ses amis, soyez ses
gardiens, marchez à ses côtés dans la bataille, marchez près de
lui dans l’intérieur de sa maison, où des embûches se pressent
chaque jour, bien plus périlleuses que tous les risques de la
guerre; et en échange de ce sacrifice que vous me ferez,
messieurs, je vous promets, non de vous récompenser, je crois que
ce mot vous blesserait, mais de vous aimer comme une soeur et de
vous préférer à tout ce qui ne sera pas mon époux et mes enfants,
je le jure devant Dieu!

Et la reine leva lentement et solennellement les yeux au ciel.

-- Madame, dit Athos, quand faut-il partir?

-- Vous consentez donc? s’écria la reine avec joie.

-- Oui, Madame. Seulement Votre Majesté va trop loin, ce me
semble, en s’engageant à nous combler d’une amitié si fort au-
dessus de nos mérites. Nous servons Dieu, Madame, en servant un
prince si malheureux et une reine si vertueuse. Madame, nous
sommes à vous corps et âme.

-- Ah! messieurs, dit la reine attendrie jusqu’aux larmes, voici
le premier instant de joie et d’espoir que j’ai éprouvé depuis
cinq ans. Oui, vous servez Dieu, et comme mon pouvoir sera trop
borné pour reconnaître un pareil sacrifice, c’est lui qui vous
récompensera, lui qui lit dans mon coeur tout ce que j’ai de
reconnaissance envers lui et envers vous. Sauvez mon époux, sauvez
le roi; et bien que vous ne soyez pas sensibles au prix qui peut
vous revenir sur la terre pour cette belle action, laissez-moi
l’espoir que je vous reverrai pour vous remercier moi-même. En
attendant, je reste. Avez-vous quelque recommandation à me faire?
Je suis dès à présent votre amie; et puisque vous faites mes
affaires, je dois m’occuper des vôtres.

-- Madame, dit Athos, je n’ai rien à demander à Votre Majesté que
ses prières.

-- Et moi, dit Aramis, je suis seul au monde et n’ai que Votre
Majesté à servir.

La reine leur tendit sa main, qu’ils baisèrent, et elle dit tout
bas à de Winter:

-- Si vous manquez d’argent, milord, n’hésitez pas un instant,
brisez les joyaux que je vous ai donnés, détachez-en les diamants
et vendez-les à un juif: vous en tirerez cinquante à soixante
mille livres; dépensez-les s’il est nécessaire, mais que ces
gentilshommes soient traités comme ils le méritent, c’est-à-dire
en rois.

La reine avait préparé deux lettres: une écrite par elle, une
écrite par la princesse Henriette sa fille. Toutes deux étaient
adressées au roi Charles. Elle en donna une à Athos et une à
Aramis, afin que si le hasard les séparait, ils pussent se faire
reconnaître au roi; puis ils se retirèrent.

Au bas de l’escalier, de Winter s’arrêta:

-- Allez de votre côté et moi du mien, messieurs, dit-il, afin que
nous n’éveillions point les soupçons, et ce soir, à neuf heures,
trouvons-nous à la porte Saint-Denis. Nous irons avec mes chevaux
tant qu’ils pourront aller, puis ensuite nous prendrons la poste.
Encore une fois merci, mes chers amis, merci en mon nom, merci au
nom de la reine.

Les trois gentilshommes se serrèrent la main; le comte de Winter
prit la rue Saint-Honoré, et Athos et Aramis demeurèrent ensemble.

-- Eh bien! dit Aramis quand ils furent seuls, que dites-vous de
cette affaire, mon cher comte?

-- Mauvaise, répondit Athos, très mauvaise.

-- Mais vous l’avez accueillie avec enthousiasme?

-- Comme j’accueillerai toujours la défense d’un grand principe,
mon cher d’Herblay. Les rois ne peuvent être forts que par la
noblesse, mais la noblesse ne peut être grande que par les rois.
Soutenons donc les monarchies, c’est nous soutenir nous-mêmes.

-- Nous allons nous faire assassiner là-bas, dit Aramis. Je hais
les Anglais, ils sont grossiers comme tous les gens qui boivent de
la bière.

-- Valait-il donc mieux rester ici, dit Athos, et nous en aller
faire un tour à la Bastille ou au donjon de Vincennes, comme ayant
favorisé l’évasion de M. de Beaufort? Ah! ma foi, Aramis, croyez-
moi, il n’y a point de regret à avoir. Nous évitons la prison et
nous agissons en héros, le choix est facile.

-- C’est vrai; mais, en toute chose, mon cher, il faut en revenir
à cette première question, fort sotte, je le sais, mais fort
nécessaire: Avez-vous de l’argent?

-- Quelque chose comme une centaine de pistoles, que mon fermier
m’avait envoyées la veille de mon départ de Bragelonne; mais là-
dessus je dois en laisser une cinquantaine à Raoul: il faut qu’un
jeune gentilhomme vive dignement. Je n’ai donc que cinquante
pistoles à peu près: et vous?

-- Moi, je suis sûr qu’en retournant toutes mes poches et en
ouvrant tous mes tiroirs je ne trouverai pas dix louis chez moi.
Heureusement que lord de Winter est riche.

-- Lord de Winter est momentanément ruiné, car c’est Cromwell qui
touche ses revenus.

-- Voilà où le baron Porthos serait bon, dit Aramis.

-- Voilà où je regrette d’Artagnan, dit Athos.

-- Quelle bourse ronde!

-- Quelle fière épée!

-- Débauchons-les.

-- Ce secret n’est pas le nôtre, Aramis; croyez-moi donc, ne
mettons personne dans notre confidence. Puis, en faisant une
pareille démarche, nous paraîtrions douter de nous-mêmes.
Regrettons à part nous, mais ne parlons pas.

-- Vous avez raison. Que ferez-vous d’ici à ce soir? Moi je suis
forcé de remettre deux choses.

-- Est-ce choses qui puissent se remettre?

-- Dame! il le faudra bien.

-- Et quelles étaient-elles?

-- D’abord un coup d’épée au coadjuteur, que j’ai rencontré hier
soir chez madame de Rambouillet, et que j’ai trouvé monté sur un
singulier ton à mon égard.

-- Fi donc! une querelle entre prêtres! un duel entre alliés!

-- Que voulez-vous, mon cher! il est ferrailleur, et moi aussi; il
court les ruelles, et moi aussi; sa soutane lui pèse, et j’ai, je
crois, assez de la mienne; je crois parfois qu’il est Aramis et
que je suis le coadjuteur, tant nous avons d’analogie l’un avec
l’autre. Cette espèce de Sosie m’ennuie et me fait ombre;
d’ailleurs, c’est un brouillon qui perdra notre parti. Je suis
convaincu que si je lui donnais un soufflet, comme j’ai fait ce
matin à ce petit bourgeois qui m’avait éclaboussé, cela changerait
la face des affaires.

-- Et moi, mon cher Aramis, répondit tranquillement Athos, je
crois que cela ne changerait que la face de M. de Retz. Ainsi,
croyez-moi, laissons les choses comme elles sont: d’ailleurs, vous
ne vous appartenez plus ni l’un ni l’autre: vous êtes à la reine
d’Angleterre et lui à la Fronde; donc, si la seconde chose que
vous regrettez de ne pouvoir accomplir n’est pas plus importante
que la première...

-- Oh! celle-là était fort importante.

-- Alors faites-la tout de suite.

-- Malheureusement je ne suis pas libre de la faire à l’heure que
je veux. C’était au soir, tout à fait au soir.

-- Je comprends, dit Athos en souriant, à minuit?

-- À peu près.

-- Que voulez-vous, mon cher, ce sont choses qui se remettent, que
ces choses-là, et vous la remettrez, ayant surtout une pareille
excuse à donner à votre retour...

-- Oui, si je reviens.

-- Si vous ne revenez pas, que vous importe? Soyez donc un peu
raisonnable. Voyons, Aramis, vous n’avez plus vingt ans, mon cher
ami.

-- À mon grand regret, mordieu! Ah! si je les avais!

-- Oui, dit Athos, je crois que vous feriez de bonnes folies! Mais
il faut que nous nous quittions: j’ai, moi, une ou deux visites à
faire et une lettre à écrire; revenez donc me prendre à huit
heures, ou plutôt voulez-vous que je vous attende à souper à sept?

-- Fort bien; j’ai, moi, dit Aramis, vingt visites à faire et
autant de lettres à écrire.

Et sur ce ils se quittèrent. Athos alla faire une visite à madame
de Vendôme, déposa son nom chez madame de Chevreuse, et écrivit à
d’Artagnan la lettre suivante:

«Cher ami, je pars avec Aramis pour une affaire d’importance. Je
voudrais vous faire mes adieux, mais le temps me manque. N’oubliez
pas que je vous écris pour vous répéter combien je vous aime.

«Raoul est allé à Blois, et il ignore mon départ; veillez sur lui
en mon absence du mieux qu’il vous sera possible, et si par hasard
vous n’avez pas de mes nouvelles d’ici à trois mois, dites-lui
qu’il ouvre un paquet cacheté à son adresse, qu’il trouvera à
Blois dans ma cassette de bronze, dont je vous envoie la clef.

«Embrassez Porthos pour Aramis et pour moi. Au revoir, peut-être
adieu.»

Et il fit porter la lettre par Blaisois.

À l’heure convenue, Aramis arriva: il était en cavalier et avait
au côté cette ancienne épée qu’il avait tirée si souvent et qu’il
était plus que jamais prêt à tirer.

-- Ah çà! dit-il, je crois que décidément nous avons tort de
partir ainsi, sans laisser un petit mot d’adieu à Porthos et à
d’Artagnan.

-- C’est chose faite, cher ami, dit Athos, et j’y ai pourvu; je
les ai embrassés tous deux pour vous et pour moi.

-- Vous êtes un homme admirable, mon cher comte, dit Aramis, et
vous pensez à tout.

-- Eh bien! avez-vous pris votre parti de ce voyage?

-- Tout à fait; et maintenant que j’y ai réfléchi, je suis aise de
quitter Paris en ce moment.

-- Et moi aussi, répondit Athos; seulement je regrette de ne pas
avoir embrassé d’Artagnan, mais le démon est si fin qu’il eût
deviné nos projets.

À la fin du souper, Blaisois rentra.

-- Monsieur, voilà la réponse de M. d’Artagnan.

-- Mais je ne t’ai pas dit qu’il y eût réponse, imbécile! dit
Athos.

-- Aussi étais-je parti sans l’attendre, mais il m’a fait rappeler
et il m’a donné ceci.

Et il présenta un petit sac de peau tout arrondi et tout sonnant.

Athos l’ouvrit et commença par en tirer un petit billet conçu en
ces termes:

«Mon cher comte,

«Quand on voyage, et surtout pour trois mois, on n’a jamais assez
d’argent; or, je me rappelle nos temps de détresse, et je vous
envoie la moitié de ma bourse: c’est de l’argent que je suis
parvenu à faire suer au Mazarin. N’en faites donc pas un trop
mauvais usage, je vous en supplie.

«Quant à ce qui est de ne plus vous revoir, je n’en crois pas un
mot; quand on a votre coeur et votre épée, on passe-partout.

«Au revoir donc, et pas adieu.

«Il va sans dire que du jour où j’ai vu Raoul je l’ai aimé comme
mon enfant; cependant croyez que je demande bien sincèrement à
Dieu de ne pas devenir son père, quoique je fusse fier d’un fils
comme lui.

«VOTRE D’ARTAGNAN.»

«_P.-S_. -- Bien entendu que les cinquante louis que je vous
envoie sont à vous comme à Aramis, à Aramis comme à vous.»

Athos sourit, et son beau regard se voila d’une larme. D’Artagnan,
qu’il avait toujours tendrement aimé, l’aimait donc toujours, tout
mazarin qu’il était.

-- Voilà, ma foi, les cinquante louis, dit Aramis en versant la
bourse sur une table, tous à l’effigie du roi Louis XIII. Eh bien,
que faites-vous de cet argent, comte, le gardez-vous ou le
renvoyez-vous?

-- Je le garde, Aramis, et je n’en aurais pas besoin que je le
garderais encore. Ce qui est offert de grand coeur doit être
accepté de grand coeur. Prenez-en vingt-cinq, Aramis, et donnez-
moi les vingt-cinq autres.

-- À la bonne heure, je suis heureux de voir que vous êtes de mon
avis. Là, maintenant, partons-nous?

-- Quand vous voudrez; mais n’avez-vous donc point de laquais?

-- Non, cet imbécile de Bazin a eu la sottise de se faire bedeau,
comme vous savez, de sorte qu’il ne peut pas quitter Notre-Dame.

-- C’est bien, vous Prendrez Blaisois, dont je ne saurais que
faire, puisque j’ai déjà Grimaud.

-- Volontiers, dit Aramis.

En ce moment, Grimaud parut sur le seuil.

-- Prêts, dit-il avec son laconisme ordinaire.

-- Partons donc, dit Athos.

En effet, les chevaux attendaient tout sellés. Les deux laquais en
firent autant.

Au coin du quai ils rencontrèrent Bazin qui accourait tout
essoufflé.

-- Ah! monsieur, dit Bazin, Dieu merci! j’arrive à temps.

-- Qu’y a-t-il?

-- M. Porthos sort de la maison et a laissé ceci pour vous, en
disant que la chose était fort pressée et devait vous être remise
avant votre départ.

-- Bon, dit Aramis en prenant une bourse que lui tendait Bazin,
qu’est ceci?

-- Attendez, monsieur l’abbé, il y a une lettre.

-- Tu sais que je t’ai déjà dit que si tu m’appelais autrement que
chevalier, je te briserais les os. Voyons la lettre.

-- Comment allez-vous lire? demanda Athos, il fait noir comme dans
un four.

-- Attendez, dit Bazin.

Bazin battit le briquet et alluma une bougie roulée avec laquelle
il allumait ses cierges. À la lueur de cette bougie, Aramis lut:

«Mon cher d’Herblay,

«J’apprends par d’Artagnan, qui m’embrasse de votre part et de
celle du comte de La Fère, que vous partez pour une expédition qui
durera peut-être deux ou trois mois; comme je sais que vous
n’aimez pas demander à vos amis, moi je vous offre: voici deux
cents pistoles dont vous pouvez disposer et que vous me rendrez
quand l’occasion s’en présentera. Ne craignez pas de me gêner: si
j’ai besoin d’argent, j’en ferai venir de l’un de mes châteaux;
rien qu’à Bracieux j’ai vingt mille livres en or. Aussi, si je ne
vous envoie pas plus, c’est que je crains que vous n’acceptiez pas
une somme trop forte.

«Je m’adresse à vous parce que vous savez que le comte de La Fère
m’impose toujours un peu malgré moi, quoique je l’aime de tout mon
coeur; mais il est bien entendu que ce que j’offre à vous, je
l’offre en même temps à lui.

«Je suis, comme vous n’en doutez pas, j’espère, votre bien dévoué.

«DU VALLON DE BRACIEUX DE PIERREFONDS.»

-- Eh bien! dit Aramis, que dites-vous de cela?

-- Je dis, mon cher d’Herblay, que c’est presque un sacrilège de
douter de la Providence quand on a de tels amis.

-- Ainsi donc?

-- Ainsi donc nous partageons les pistoles de Porthos comme nous
avons partagé les louis de d’Artagnan.

Le partage fait à la lueur du rat-de-cave de Bazin, les deux amis
se remirent en route.

Un quart d’heure après, ils étaient à la porte Saint-Denis où de
Winter les attendait.


XLVI. Où il est prouvé que le premier mouvement est toujours le
bon

Les trois gentilshommes prirent la route de Picardie, cette route
si connue d’eux, et qui rappelait à Athos et à Aramis quelques-uns
des souvenirs les plus pittoresques de leur jeunesse.

-- Si Mousqueton était avec nous, dit Athos en arrivant à
l’endroit où ils avaient eu dispute avec des paveurs, comme il
frémirait en passant ici; vous rappelez-vous, Aramis? c’est ici
que lui arriva cette fameuse balle.

-- Ma foi, je le lui permettrais, dit Aramis, car moi je me sens
frissonner à ce souvenir; tenez, voici au-delà de cet arbre un
petit endroit où j’ai bien cru que j’étais mort.

On continua le chemin. Bientôt ce fut à Grimaud à redescendre dans
sa mémoire. Arrivés en face de l’auberge où son maître et lui
avaient fait autrefois une si énorme ripaille, il s’approcha
d’Athos, et, lui montrant le soupirail de la cave, il lui dit:

-- Saucissons!

Athos se mit à rire, et cette folie de son jeune âge lui parut
aussi amusante que si quelqu’un la lui eût racontée comme d’un
autre.

Enfin, après deux jours et une nuit de marche, ils arrivèrent vers
le soir, par un temps magnifique, à Boulogne, ville alors presque
déserte, bâtie entièrement sur la hauteur; ce qu’on appelle la
basse ville n’existait pas. Boulogne était une position
formidable.

En arrivant aux portes de la ville:

-- Messieurs, dit de Winter, faisons ici comme à Paris: séparons-
nous pour éviter les soupçons; j’ai une auberge peu fréquentée,
mais dont le patron m’est entièrement dévoué. Je vais y aller, car
des lettres doivent m’y attendre; vous, allez à la première
hôtellerie de la ville, à l’_Épée du Grand Henri_, par exemple;
rafraîchissez-vous, et dans deux heures trouvez-vous sur la jetée,
notre barque doit nous y attendre.

La chose fut arrêtée ainsi. Lord de Winter continua son chemin le
long des boulevards extérieurs pour entrer par une autre porte,
tandis que les deux amis entrèrent par celle devant laquelle ils
se trouvaient; au bout de deux cents pas ils rencontrèrent l’hôtel
indiqué.

On fit rafraîchir les chevaux, mais sans les desseller; les
laquais soupèrent, car il commençait à se faire tard, et les deux
maîtres, fort impatients de s’embarquer, leur donnèrent rendez-
vous sur la jetée, avec ordre de n’échanger aucune parole avec qui
que ce fût. On comprend bien que cette recommandation ne regardait
que Blaisois; pour Grimaud, il y avait longtemps qu’elle était
devenue inutile.

Athos et Aramis descendirent vers le port.

Par leurs habits couverts de poussière, par certain air dégagé qui
fait toujours reconnaître un homme habitué aux voyages, les deux
amis excitèrent l’attention de quelques promeneurs.

Ils en virent un surtout à qui leur arrivée avait produit une
certaine impression. Cet homme, qu’ils avaient remarqué les
premiers, par les mêmes causes qui les avaient fait, eux,
remarquer des autres, allait et venait tristement sur la jetée.
Dès qu’il les vit, il ne cessa de les regarder à son tour et parut
brûler d’envie de leur adresser la parole.

Cet homme était jeune et pâle; il avait les yeux d’un bleu si
incertain, qu’ils paraissaient s’irriter comme ceux du tigre,
selon les couleurs qu’ils reflétaient; sa démarche, malgré la
lenteur et l’incertitude de ses détours, était raide et hardie; il
était vêtu de noir et portait une longue épée avec assez de grâce.

Arrivés sur la jetée, Athos et Aramis s’arrêtèrent à regarder un
petit bateau amarré à un pieu et tout équipé comme s’il attendait.

-- C’est sans doute le nôtre, dit Athos.

-- Oui, répondit Aramis, et le sloop qui appareille là-bas a bien
l’air d’être celui qui doit nous conduire à notre destination;
maintenant, continua-t-il, pourvu que de Winter ne se fasse pas
attendre. Ce n’est point amusant de demeurer ici: il n’y passe pas
une seule femme.

-- Chut! dit Athos: on nous écoutait.

En effet, le promeneur, qui, pendant l’examen des deux amis, avait
passé et repassé plusieurs fois derrière eux, s’était arrêté au
nom de Winter; mais comme sa figure n’avait exprimé aucune émotion
en entendant ce nom, ce pouvait être aussi bien le hasard qui
l’avait fait s’arrêter.

-- Messieurs, dit le jeune homme en saluant avec beaucoup
d’aisance et de politesse, pardonnez à ma curiosité, mais je vois
que vous venez de Paris, ou du moins que vous êtes étrangers à
Boulogne.

-- Nous venons de Paris, oui, monsieur, répondit Athos avec la
même courtoisie, qu’y a-t-il pour votre service?

-- Monsieur, dit le jeune homme, seriez-vous assez bon pour me
dire s’il est vrai que monsieur le cardinal Mazarin ne soit plus
ministre?

-- Voilà une question étrange, dit Aramis.

-- Il l’est et ne l’est pas, répondit Athos; c’est-à-dire que la
moitié de la France le chasse, et qu’à force d’intrigues et de
promesses, il se fait maintenir par l’autre moitié: cela peut
durer ainsi fort longtemps, comme vous voyez.

-- Enfin, monsieur, dit l’étranger, il n’est pas en fuite ni en
prison?

-- Non, monsieur, pas pour le moment du moins.

-- Messieurs, agréez mes remerciements pour votre complaisance,
dit le jeune homme en s’éloignant.

-- Que dites-vous de ce questionneur? dit Aramis.

-- Je dis que c’est un provincial qui s’ennuie ou un espion qui
s’informe.

-- Et vous lui avez répondu ainsi?

-- Rien ne m’autorisait à lui répondre autrement. Il était poli
avec moi, je l’ai été avec lui.

-- Mais cependant si c’est un espion...

-- Que voulez-vous que fasse un espion? nous ne sommes plus au
temps du cardinal de Richelieu, qui, sur un simple soupçon,
faisait fermer les ports.

-- N’importe, vous avez eu tort de lui répondre comme vous avez
fait, dit Aramis, en suivant des yeux le jeune homme qui
disparaissait derrière les dunes.

-- Et vous, dit Athos, vous oubliez que vous avez commis une bien
autre imprudence, c’était celle de prononcer le nom de lord de
Winter. Oubliez-vous que c’est à ce nom que le jeune homme s’est
arrêté?

-- Raison de plus, quand il vous a parlé, de l’inviter à passer
son chemin.

-- Une querelle, dit Athos.

-- Et depuis quand une querelle vous fait-elle peur?

-- Une querelle me fait toujours peur lorsqu’on m’attend quelque
part et que cette querelle peut m’empêcher d’arriver. D’ailleurs,
voulez-vous que je vous avoue une chose? moi aussi je suis curieux
de voir ce jeune homme de près.

-- Et pourquoi cela?

-- Aramis, vous allez vous moquer de moi; Aramis, vous allez dire
que je répète toujours la même chose; vous allez m’appeler le plus
peureux des visionnaires.

-- Après?

-- À qui trouvez-vous que cet homme ressemble?

-- En laid ou en beau? demanda en riant Aramis.

-- En laid, et autant qu’un homme peut ressembler à une femme.

-- Ah! pardieu! s’écria Aramis, vous m’y faites penser. Non,
certes, vous n’êtes pas visionnaire, mon cher ami, et, à présent
que je réfléchis, oui, vous avez ma foi raison: cette bouche fine
et rentrée, ces yeux qui semblent toujours aux ordres de l’esprit
et jamais à ceux du coeur. C’est quelque bâtard de Milady.

-- Vous riez, Aramis!

-- Par habitude, voilà tout; car, je vous le jure, je n’aimerais
pas plus que vous à rencontrer ce serpenteau sur mon chemin.

-- Ah! voici de Winter qui vient, dit Athos.

-- Bon, il ne manquerait plus qu’une chose, dit Aramis, c’est que
ce fussent maintenant nos laquais qui se fissent attendre.

-- Non, dit Athos, je les aperçois, ils viennent à vingt pas
derrière milord. Je reconnais Grimaud à sa tête raide et à ses
longues jambes. Tony porte nos carabines.

-- Alors nous allons nous embarquer de nuit? demanda Aramis en
jetant un coup d’oeil sur l’occident, où le soleil ne laissait
plus qu’un nuage d’or qui semblait s’éteindre peu à peu en se
trempant dans la mer.

-- C’est probable, dit Athos.

-- Diable! reprit Aramis, j’aime peu la mer le jour, mais encore
moins la nuit; le bruit des flots, le bruit des vents, le
mouvement affreux du bâtiment, j’avoue que je préférerais le
couvent de Noisy.

Athos sourit de son sourire triste, car il écoutait ce que lui
disait son ami tout en pensant évidemment à autre chose, et
s’achemina vers de Winter.

Aramis le suivit.

-- Qu’a donc notre ami? dit Aramis, il ressemble aux damnés de
Dante, à qui Satan a disloqué le cou et qui regardent leurs
talons. Que diable a-t-il donc à regarder ainsi derrière lui?

En les apercevant à son tour, de Winter doubla le pas et vint à
eux avec une rapidité surprenante.

-- Qu’avez-vous donc, milord, dit Athos, et qui vous essouffle
ainsi?

-- Rien, dit de Winter, rien. Cependant, en passant près des
dunes, il m’a semblé...

Et il se retourna de nouveau.

Athos regarda Aramis.

-- Mais partons, continua de Winter, partons, le bateau doit nous
attendre, et voici notre sloop à l’ancre, le voyez-vous d’ici? Je
voudrais déjà être dessus.

Et il se retourna encore.

-- Ah çà! dit Aramis, vous oubliez donc quelque chose?

-- Non, c’est une préoccupation.

-- Il l’a vu, dit tout bas Athos à Aramis.

On était arrivé à l’escalier qui conduisait à la barque. De Winter
fit descendre les premiers les laquais qui portaient les armes,
les crocheteurs qui portaient les malles, et commença à descendre
après eux.

En ce moment, Athos aperçut un homme qui suivait le bord de la mer
parallèle à la jetée, et qui hâtant sa marche comme pour assister
de l’autre côté du port, séparé de vingt pas à peine, à leur
embarquement.

Il crut, au milieu de l’ombre qui commençait à descendre,
reconnaître le jeune homme qui les avait questionnés.

-- Oh! oh! se dit-il, serait-ce décidément un espion et voudrait-
il s’opposer à notre embarquement?

Mais comme, dans le cas où l’étranger aurait eu ce projet, il
était déjà un peu tard pour qu’il fût mis à exécution, Athos, à
son tour, descendit l’escalier, mais sans perdre de vue le jeune
homme. Celui-ci, pour couper court, avait paru sur une écluse.

-- Il nous en veut assurément, dit Athos, mais embarquons-nous
toujours, et, une fois en pleine mer, qu’il y vienne.

Et Athos sauta dans la barque, qui se détacha aussitôt du rivage
et qui commença de s’éloigner sous l’effort de quatre vigoureux
rameurs.

Mais le jeune homme se mit à suivre ou plutôt à devancer la
barque. Elle devait passer entre la pointe de la jetée, dominée
par le fanal qui venait de s’allumer, et un rocher qui
surplombait. On le vit de loin gravir le rocher de manière à
dominer la barque lorsqu’elle passerait.

-- Ah çà! dit Aramis à Athos, ce jeune homme est décidément un
espion.

-- Quel est ce jeune homme? demanda de Winter en se retournant.

-- Mais celui qui nous a suivis, qui nous a parlé et qui nous a
attendus là-bas: voyez.

De Winter se retourna et suivit la direction du doigt d’Aramis. Le
phare inondait de clarté le petit détroit où l’on allait passer et
le rocher où se tenait debout le jeune homme, qui attendait la
tête nue et les bras croisés.

-- C’est lui! s’écria lord de Winter en saisissant le bras
d’Athos, c’est lui; j’avais bien cru le reconnaître et je ne
m’étais pas trompé.

-- Qui, lui? demanda Aramis.

-- Le fils de Milady, répondit Athos.

-- Le moine! s’écria Grimaud.

Le jeune homme entendit ces paroles; on eût dit qu’il allait se
précipiter, tant il se tenait à l’extrémité du rocher, penché sur
la mer.

-- Oui, c’est moi, mon oncle; moi, le fils de Milady; moi, le
moine; moi, le secrétaire et l’ami de Cromwell, et je vous
connais, vous et vos compagnons.

Il y avait dans cette barque trois hommes qui étaient braves,
certes, et desquels nul homme n’eût osé contester le courage; eh
bien, à cette voix, à cet accent, à ce geste, ils sentirent le
frisson de la terreur courir dans leurs veines.

Quant à Grimaud, ses cheveux étaient hérissés sur sa tête, et la
sueur lui coulait du front.

-- Ah! dit Aramis, c’est là le neveu, c’est le moine, c’est là le
fils de Milady, comme il le dit lui-même?

-- Hélas! oui, murmura de Winter.

-- Alors, attendez! dit Aramis.

Et il prit, avec le sang-froid terrible qu’il avait dans les
suprêmes occasions, un des deux mousquets que tenait Tony, l’arma
et coucha en joue cet homme qui se tenait debout sur ce rocher
comme l’ange des malédictions.

-- Feu! cria Grimaud hors de lui.

Athos se jeta sur le canon de la carabine et arrêta le coup qui
allait partir.

-- Que le diable vous emporte! s’écria Aramis, je le tenais si
bien au bout de mon mousquet; je lui eusse mis la balle en pleine
poitrine.

-- C’est bien assez d’avoir tué la mère, dit sourdement Athos.

-- La mère était une scélérate, qui nous avait tous frappés en
nous ou dans ceux qui nous étaient chers.

-- Oui, mais le fils ne nous a rien fait, lui.

Grimaud, qui s’était soulevé pour voir l’effet du coup, retomba
découragé en frappant des mains.

Le jeune homme éclata de rire.

-- Ah! c’est bien vous, dit-il, c’est bien vous, et je vous
connais maintenant.

Son rire strident et ses paroles menaçantes passèrent au-dessus de
la barque, emportés par la brise et allèrent se perdre dans les
profondeurs de l’horizon.

Aramis frémit.

-- Du calme, dit Athos. Que diable! ne sommes-nous donc plus des
hommes?

-- Si fait, dit Aramis; mais celui-là est un démon. Et, tenez,
demandez à l’oncle si j’avais tort de le débarrasser de son cher
neveu.

De Winter ne répondit que par un soupir.

-- Tout était fini, continua Aramis. Ah! j’ai bien peur, Athos,
que vous ne m’ayez fait faire une folie avec votre sagesse.

Athos prit la main de de Winter, et, essayant de détourner la
conversation:

-- Quand aborderons-nous en Angleterre? demanda-t-il au
gentilhomme.

Mais celui-ci n’entendit point ces paroles et ne répondit pas.

-- Tenez, Athos, dit Aramis, peut-être serait-il encore temps.
Voyez, il est toujours à la même place.

Athos se retourna avec effort, la vue de ce jeune homme lui était
évidemment pénible.

En effet, il était toujours debout sur son rocher, le phare
faisant autour de lui comme une auréole de lumière.

-- Mais que fait-il à Boulogne? demanda Athos, qui, étant la
raison même, cherchait en tout la cause, peu soucieux de l’effet.

-- Il me suivait, il me suivait, dit de Winter, qui, cette fois,
avait entendu la voix d’Athos; car la voix d’Athos correspondait à
ses pensées.

-- Pour vous suivre, mon ami, dit Athos, il aurait fallu qu’il sût
notre départ; et, d’ailleurs, selon toute probabilité, au
contraire, il nous avait précédés.

-- Alors je n’y comprends rien! dit l’Anglais en secouant la tête
comme un homme qui pense qu’il est inutile d’essayer de lutter
contre une force surnaturelle.

-- Décidément, Aramis, dit Athos, je crois que j’ai eu tort de ne
pas vous laisser faire.

-- Taisez-vous, répondit Aramis; vous me feriez pleurer si je
pouvais.

Grimaud poussa un grognement sourd qui ressemblait à un
rugissement.

En ce moment, une voix les héla du sloop. Le pilote, qui était
assis au gouvernail, répondit, et la barque aborda le bâtiment.

En un instant, hommes, valets et bagages furent à bord. Le patron
n’attendait que les passagers pour partir; et, à peine eurent-ils
le pied sur le pont que l’on mit le cap vers Hastings où on devait
débarquer.

En ce moment les trois amis, malgré eux, jetèrent un dernier
regard vers le rocher, où se détachait visible encore l’ombre
menaçante qui les poursuivait.

Puis une voix arriva jusqu’à eux, qui leur envoyait cette dernière
menace:

-- Au revoir, messieurs, en Angleterre!


XLVII. Le Te Deum de la victoire de Lens

Tout ce mouvement que Madame Henriette avait remarqué et dont elle
avait cherché vainement le motif était occasionné par la victoire
de Lens, dont M. le Prince avait fait messager M. le duc de
Châtillon, qui y avait eu une noble part; il était, en outre,
chargé de suspendre aux voûtes de Notre-Dame vingt-deux drapeaux,
pris tant aux Lorrains qu’aux Espagnols.

Cette nouvelle était décisive: elle tranchait le procès entamé
avec le parlement en faveur de la cour. Tous les impôts
enregistrés sommairement, et auxquels le parlement faisait
opposition, étaient toujours motivés sur la nécessité de soutenir
l’honneur de la France et sur l’espérance hasardeuse de battre
l’ennemi. Or, comme depuis Nordlingen on n’avait éprouvé que des
revers, le parlement avait beau jeu pour interpeller M. de Mazarin
sur les victoires toujours promises et toujours ajournées; mais
cette fois on en était enfin venu aux mains, il y avait eu
triomphe et triomphe complet: aussi tout le monde avait-il compris
qu’il y avait double victoire pour la cour, victoire à
l’extérieur, victoire à l’intérieur, si bien qu’il n’y avait pas
jusqu’au jeune roi, qui, en apprenant cette nouvelle, ne se fût
écrié:

-- Ah! messieurs du parlement, nous allons voir ce que vous allez
dire.

Sur quoi la reine avait pressé sur son coeur l’enfant royal, dont
les sentiments hautains et indomptés s’harmonisaient si bien avec
les siens. Un conseil eut lieu le même soir, auquel avaient été
appelés le maréchal de La Meilleraie et M. de Villeroy, parce
qu’ils étaient mazarins; Chavigny et Séguier, parce qu’ils
haïssaient le parlement, et Guitaut et Comminges, parce qu’ils
étaient dévoués à la reine.

Rien ne transpira de ce qui avait été décidé dans ce conseil. On
sut seulement que le dimanche suivant il y aurait un _Te Deum_
chanté à Notre-Dame en l’honneur de la victoire de Lens.

Le dimanche suivant, les Parisiens s’éveillèrent donc dans
l’allégresse: c’était une grande affaire, à cette époque, qu’un
_Te Deum_. On n’avait pas encore fait abus de ce genre de
cérémonie, et elle produisait son effet. Le soleil, qui, de son
côté, semblait prendre part à la fête, s’était levé radieux et
dorait les sombres tours de la métropole, déjà remplie d’une
immense quantité de peuple; les rues les plus obscures de la Cité
avaient pris un air de fête, et tout le long des quais on voyait
de longues files de bourgeois, d’artisans, de femmes et d’enfants
se rendant à Notre-Dame, semblables à un fleuve qui remonterait
vers sa source.

Les boutiques étaient désertes, les maisons fermées; chacun avait
voulu voir le jeune roi avec sa mère et le fameux cardinal de
Mazarin, que l’on haïssait tant que personne ne voulait se priver
de sa présence.

La plus grande liberté, au reste, régnait parmi ce peuple immense;
toutes les opinions s’exprimaient ouvertement et sonnaient, pour
ainsi dire, l’émeute, comme les mille cloches de toutes les
églises de Paris sonnaient le _Te Deum_. La police de la ville
était faite par la ville elle-même, rien de menaçant ne venait
troubler le concert de la haine générale et glacer les paroles
dans ces bouches médisantes.

Cependant, dès huit heures du matin, le régiment des gardes de la
reine, commandé par Guitaut, et en second par Comminges, son
neveu, était venu, tambours et trompettes en tête, s’échelonner
depuis le Palais-Royal jusqu’à Notre-Dame, manoeuvre que les
Parisiens avaient vue avec tranquillité, toujours curieux qu’ils
sont de musique militaire et d’uniformes éclatants.

Friquet était endimanché, et sous prétexte d’une fluxion qu’il
s’était momentanément procurée en introduisant un nombre infini de
noyaux de cerise dans un des côtés de sa bouche, il avait obtenu
de Bazin son supérieur un congé pour toute la journée.

Bazin avait commencé par refuser, car Bazin était de mauvaise
humeur, d’abord du départ d’Aramis, qui était parti sans lui dire
où il allait, ensuite de servir une messe dite en faveur d’une
victoire qui n’était pas selon ses opinions, Bazin était frondeur,
on se le rappelle; et s’il y avait eu moyen que, dans une pareille
solennité, le bedeau s’absentât comme un simple enfant de choeur,
Bazin eût certainement adressé à l’archevêque la même demande que
celle qu’on venait de lui faire. Il avait donc commencé par
refuser, comme nous avons dit, tout congé; mais en la présence
même de Bazin la fluxion de Friquet avait tellement augmenté de
volume, que pour l’honneur du corps des enfants de choeur, qui
aurait été compromis par une pareille difformité, il avait fini
par céder en grommelant. À la porte de l’église, Friquet avait
craché sa fluxion et envoyé du côté de Bazin un de ces gestes qui
assurent au gamin de Paris sa supériorité sur les autres gamins de
l’univers; et, quant à son hôtellerie, il s’en était naturellement
débarrassé en disant qu’il servait la messe à Notre-Dame.

Friquet était donc libre, et, ainsi que nous l’avons vu, avait
revêtu sa plus somptueuse toilette; il avait surtout, comme
ornement remarquable de sa personne, un de ces bonnets
indescriptibles qui tiennent le milieu entre la barrette du moyen
âge et le chapeau du temps de Louis XIII. Sa mère lui avait
fabriqué ce curieux couvre-chef, et, soit caprice, soit manque
d’étoffe uniforme, s’était montrée en le fabriquant peu soucieuse
d’assortir les couleurs; de sorte que le chef-d’oeuvre de la
chapellerie du dix-septième siècle était jaune et vert d’un côté,
blanc et rouge de l’autre. Mais Friquet, qui avait toujours aimé
la variété dans les tons, n’en était que plus fier et plus
triomphant.

En sortant de chez Bazin, Friquet était parti tout courant pour le
Palais-Royal; il y arriva au moment où en sortait le régiment des
gardes, et, comme il ne venait pas pour autre chose que pour jouir
de sa vue et profiter de sa musique, il prit place en tête,
battant le tambour avec deux ardoises, et passant de cet exercice
à celui de la trompette, qu’il contrefaisait naturellement avec la
bouche d’une façon qui lui avait plus d’une fois valu les éloges
des amateurs de l’harmonie imitative.

Cet amusement dura de la barrière des Sergents jusqu’à la place
Notre-Dame; et Friquet y prit un véritable plaisir; mais lorsque
le régiment s’arrêta et que les compagnies, en se développant,
pénétrèrent jusqu’au coeur de la Cité, se posant à l’extrémité de
la rue Saint-Christophe, près de la rue Cocatrix, où demeurait
Broussel, alors Friquet, se rappelant qu’il n’avait pas déjeuné,
chercha de quel côté il pourrait tourner ses pas pour accomplir
cet acte important de la journée, et après avoir mûrement
réfléchi, décida que ce serait le conseiller Broussel qui ferait
les frais de son repas.

En conséquence il prit son élan, arriva tout essoufflé devant la
porte du conseiller et heurta rudement.

Sa mère, la vieille servante de Broussel, vint ouvrir.

-- Que viens-tu faire ici, garnement, dit-elle, et pourquoi n’es-
tu pas à Notre-Dame?

-- J’y étais, mère Nanette, dit Friquet, mais j’ai vu qu’il s’y
passait des choses dont maître Broussel devait être averti, et
avec la permission de M. Bazin, vous savez bien, mère Nanette,
M. Bazin le bedeau? je suis venu pour parler à M. Broussel.

-- Et que veux-tu lui dire, magot, à M. Broussel?

-- Je veux lui parler à lui-même.

-- Cela ne se peut pas, il travaille.

-- Alors j’attendrai, dit Friquet, que cela arrangeait d’autant
mieux qu’il trouverait bien moyen d’utiliser le temps.

Et il monta rapidement l’escalier, que dame Nanette monta plus
lentement derrière lui.

-- Mais enfin, dit-elle, que lui veux-tu, à M. Broussel?

-- Je veux lui dire, répondit Friquet en criant de toutes ses
forces, qu’il y a le régiment des gardes tout entier qui vient de
ce côté-ci. Or, comme j’ai entendu dire partout qu’il y avait à la
cour de mauvaises dispositions contre lui, je viens le prévenir
afin qu’il se tienne sur ses gardes.

Broussel entendit le cri du jeune drôle, et, charmé de son excès
de zèle, descendit au premier étage; car il travaillait en effet
dans son cabinet au second.

-- Eh! dit-il, mon ami, que nous importe le régiment des gardes,
et n’es-tu pas fou de faire un pareil esclandre? Ne sais-tu pas
que c’est l’usage d’agir comme ces messieurs le font, et que c’est
l’habitude de ce régiment de se mettre en haie sur le passage du
roi?

Friquet contrefit l’étonné, et tournant son bonnet neuf entre ses
doigts:

-- Ce n’est pas étonnant que vous le sachiez, dit-il, vous,
monsieur Broussel, qui savez tout; mais moi, en vérité du bon
Dieu, je ne le savais pas, et j’ai cru vous donner un bon avis. Il
ne faut pas m’en vouloir pour cela, monsieur Broussel.

-- Au contraire, mon garçon, au contraire, et ton zèle me plaît.
Dame Nanette, voyez donc un peu à ces abricots que madame de
Longueville nous a envoyés hier de Noisy; et donnez-en donc une
demi-douzaine à votre fils avec un croûton de pain tendre.

-- Ah! merci, monsieur Broussel, dit Friquet; merci, j’aime
justement beaucoup les abricots.

Broussel alors passa chez sa femme et demanda son déjeuner. Il
était neuf heures et demie. Le conseiller se mit à la fenêtre. La
rue était complètement déserte, mais au loin on entendait, comme
le bruit d’une marée qui monte, l’immense mugissement des ondes
populaires qui grossissaient déjà autour de Notre-Dame.

Ce bruit redoubla lorsque d’Artagnan vint avec une compagnie de
mousquetaires se poser aux portes de Notre-Dame pour faire faire
le service de l’église. Il avait dit à Porthos de profiter de
l’occasion pour voir la cérémonie, et Porthos, en grande tenue,
monta sur son plus beau cheval, faisant le mousquetaire honoraire,
comme jadis si souvent d’Artagnan l’avait fait. Le sergent de
cette compagnie, vieux soldat des guerres d’Espagne, avait reconnu
Porthos, son ancien compagnon, et bientôt il avait mis au courant
chacun de ceux qui servaient sous ses ordres des hauts faits de ce
géant, l’honneur des anciens mousquetaires de Tréville. Porthos
non seulement avait été bien accueilli dans la compagnie mais
encore il y était regardé avec admiration.

À dix heures, le canon du Louvre annonça la sortie du roi. Un
mouvement pareil à celui des arbres dont un vent d’orage courbe et
tourmente les cimes courut dans la multitude, qui s’agita derrière
les mousquets immobiles des gardes. Enfin le roi parut avec la
reine dans un carrosse tout doré. Dix autres carrosses suivaient,
renfermant les dames d’honneur, les officiers de la maison royale
et toute la cour.

-- Vive le roi! cria-t-on de toutes parts.

Le jeune roi mit gravement la tête à la portière, fit une petite
mine assez reconnaissante, et salua même légèrement, ce qui fit
redoubler les cris de la multitude.

Le cortège s’avança lentement et mit près d’une demi-heure pour
franchir l’intervalle qui sépare le Louvre de la place Notre-Dame.
Arrivé là, il se rendit peu à peu sous la voûte immense de la
sombre métropole, et le service divin commença.

Au moment où la cour prenait place, un carrosse aux armes de
Comminges quitta la file des carrosses de la cour, et vint
lentement se placer au bout de la rue Saint-Christophe,
entièrement déserte. Arrivé là, quatre gardes et un exempt qui
l’escortaient montèrent dans la lourde machine et en fermèrent les
mantelets; puis à travers un jour prudemment ménagé, l’exempt se
mit à guetter le long de la rue Cocatrix, comme s’il attendait
l’arrivée de quelqu’un.

Tout le monde était occupé de la cérémonie, de sorte que ni le
carrosse ni les précautions dont s’entouraient ceux qui étaient
dedans ne furent remarqués. Friquet, dont l’oeil toujours au guet
eût pu seul les pénétrer, s’en était allé savourer ses abricots
sur l’entablement d’une maison du parvis Notre-Dame. De là il
voyait le roi, la reine et M. de Mazarin et entendait la messe
comme s’il l’avait servie.

Vers la fin de l’office, la reine, voyant que Comminges attendait
debout auprès d’elle une confirmation de l’ordre qu’elle lui avait
déjà donné avant de quitter le Louvre, dit à demi-voix:

-- Allez Comminges, et que Dieu vous assiste!

Comminges partit aussitôt, sortit de l’église, et entra dans la
rue Saint-Christophe.

Friquet, qui vit ce bel officier marcher suivi de deux gardes,
s’amusa à le suivre, et cela avec d’autant plus d’allégresse que
la cérémonie finissait à l’instant même et que le roi remontait
dans son carrosse.

À peine l’exempt vit-il apparaître Comminges au bout de la rue
Cocatrix, qu’il dit un mot au cocher, lequel mit aussitôt sa
machine en mouvement et la conduisit devant la porte de Broussel.

Comminges frappait à cette porte en même temps que la voiture s’y
arrêtait.

Friquet attendait derrière Comminges que cette porte fût ouverte.

-- Que fais-tu là, drôle? demanda Comminges.

-- J’attends pour entrer chez maître Broussel, monsieur
l’officier! dit Friquet de ce ton câlin que sait si bien prendre
dans l’occasion le gamin de Paris.

-- C’est donc bien là qu’il demeure? demanda Comminges.

-- Oui, monsieur.

-- Et quel étage occupe-t-il?

-- Toute la maison, dit Friquet; la maison est à lui.

-- Mais où se tient-il ordinairement?

-- Pour travailler, il se tient au second, mais pour prendre ses
repas, il descend au premier; dans ce moment il doit dîner, car il
est midi.

-- Bien, dit Comminges.

En ce moment on ouvrit. L’officier interrogea le laquais, et
apprit que maître Broussel était chez lui, et dînait
effectivement. Comminges monta derrière le laquais, et Friquet
monta derrière Comminges.

Broussel était assis à table avec sa famille, ayant devant lui sa
femme, à ses côtés ses deux filles, et au bout de la table son
fils, Louvières, que nous avons vu déjà apparaître lors de
l’accident arrivé au conseiller, accident dont au reste il était
parfaitement remis. Le bonhomme, revenu en pleine santé, goûtait
donc les beaux fruits que lui avait envoyés madame de Longueville.

Comminges, qui avait arrêté le bras du laquais au moment où celui-
ci allait ouvrir la porte pour l’annoncer, ouvrit la porte lui-
même et se trouva en face de ce tableau de famille.

À la vue de l’officier, Broussel se sentit quelque peu ému; mais,
voyant qu’il saluait poliment, il se leva et salua aussi.

Cependant, malgré cette politesse réciproque, l’inquiétude se
peignit sur le visage des femmes; Louvières devint fort pâle et
attendait impatiemment que l’officier s’expliquât.

-- Monsieur, dit Comminges, je suis porteur d’un ordre du roi.

-- Fort bien, monsieur, répondit Broussel. Quel est cet ordre?

Et il tendit la main.

-- J’ai commission de me saisir de votre personne, monsieur, dit
Comminges, toujours sur le même ton, avec la même politesse, et si
vous voulez bien m’en croire, vous vous épargnerez la peine de
lire cette longue lettre et vous me suivrez.

La foudre tombée au milieu de ces bonnes gens si paisiblement
assemblés n’eût pas produit un effet plus terrible. Broussel
recula tout tremblant. C’était une terrible chose à cette époque
que d’être emprisonné par l’inimitié du roi. Louvières fit un
mouvement pour sauter sur son épée, qui était sur une chaise dans
l’angle de la salle; mais un coup d’oeil du bonhomme Broussel, qui
au milieu de tout cela ne perdait pas la tête, contint ce
mouvement désespéré. Madame Broussel, séparée de son mari par la
largeur de la table, fondait en larmes, les deux jeunes filles
tenaient leur père embrassé.

-- Allons, monsieur, dit Comminges, hâtons-nous, il faut obéir au
roi.

-- Monsieur, dit Broussel, je suis en mauvaise santé et ne puis me
rendre prisonnier en cet état; je demande du temps.

-- C’est impossible, répondit Comminges, l’ordre est formel et
doit être exécuté à l’instant même.

-- Impossible! dit Louvières; monsieur, prenez garde de nous
pousser au désespoir.

-- Impossible! dit une voix criarde au fond de la chambre.

Comminges se retourna et vit dame Nanette son balai à la main et
dont les yeux brillaient de tous les feux de la colère.

-- Ma bonne Nanette, tenez-vous tranquille, dit Broussel, je vous
en prie.

-- Moi, me tenir tranquille quand on arrête mon maître, le
soutien, le libérateur, le père du pauvre peuple! Ah bien oui!
vous me connaissez encore... Voulez-vous vous en aller! dit-elle à
Comminges.

Comminges sourit.

-- Voyons, monsieur, dit-il en se retournant vers Broussel,
faites-moi taire cette femme et suivez-moi.

-- Me faire taire, moi! moi! dit Nanette; ah bien oui! il en
faudrait encore un autre que vous, mon bel oiseau du roi! Vous
allez voir.

Et dame Nanette s’élança vers la fenêtre, l’ouvrit, et d’une voix
si perçante qu’on put l’entendre du parvis Notre-Dame:

-- Au secours! cria-t-elle, on arrête mon maître! on arrête le
conseiller Broussel! au secours!

-- Monsieur, dit Comminges, déclarez-vous tout de suite: obéirez-
vous ou comptez-vous faire rébellion au roi?

-- J’obéis, j’obéis, monsieur, s’écria Broussel essayant de se
dégager de l’étreinte de ses deux filles et de contenir du regard
son fils toujours prêt à lui échapper.

-- En ce cas, dit Comminges, imposez silence à cette vieille.

-- Ah! vieille! dit Nanette.

Et elle se mit à crier de plus belle en se cramponnant aux barres
de la fenêtre:

-- Au secours! au secours! pour maître Broussel, qu’on arrête
parce qu’il a défendu le peuple; au secours!

Comminges saisit la servante à bras-le-corps, et voulut l’arracher
de son poste; mais au même instant une autre voix, sortant d’une
espèce d’entresol, hurla d’un ton de fausset:

-- Au meurtre! au feu! à l’assassin! On tue M. Broussel! on égorge
M. Broussel!

C’était la voix de Friquet. Dame Nanette, se sentant soutenue,
reprit alors avec plus de force et fit chorus.

Déjà des têtes curieuses apparaissaient aux fenêtres. Le peuple,
attiré au bout de la rue, accourait, des hommes, puis des groupes,
puis une foule: on entendait les cris; on voyait un carrosse, mais
on ne comprenait pas. Friquet sauta de l’entresol sur l’impériale
de la voiture.

-- Ils veulent arrêter M. Broussel! cria-t-il; il y a des gardes
dans le carrosse, et l’officier est là-haut.

La foule se mit à gronder et s’approcha des chevaux. Les deux
gardes qui étaient restés dans l’allée montèrent au secours de
Comminges; ceux qui étaient dans le carrosse ouvrirent les
portières et croisèrent la pique.

-- Les voyez-vous? criait Friquet. Les voyez-vous? les voilà.

Le cocher se retourna et envoya à Friquet un coup de fouet qui le
fit hurler de douleur.

-- Ah! cocher du diable! s’écria Friquet, tu t’en mêles? attends!

Et il regagna son entresol, d’où il accabla le cocher de tous les
projectiles qu’il put trouver.

Malgré la démonstration hostile des gardes, et peut-être même à
cause de cette démonstration, la foule se mit à gronder et
s’approcher des chevaux. Les gardes firent reculer les plus mutins
à grands coups de pique.

Cependant le tumulte allait toujours croissant; la rue ne pouvait
plus contenir les spectateurs qui affluaient de toutes parts; la
presse envahissait l’espace que formaient encore entre eux et le
carrosse les redoutables piques des gardes. Les soldats, repoussés
comme par des murailles vivantes, allaient être écrasés contre les
moyeux des roues et les panneaux de la voiture. Les cris: «Au nom
du roi!» vingt fois répétés par l’exempt, ne pouvaient rien contre
cette redoutable multitude, et semblaient l’exaspérer encore,
quand, à ces cris: «Au nom du roi!», un cavalier accourut, et,
voyant des uniformes fort maltraités, s’élança dans la mêlée
l’épée à la main et apporta un secours inespéré aux gardes.

Ce cavalier était un jeune homme de quinze à seize ans à peine,
que la colère rendait pâle. Il mit pied à terre comme les autres
gardes, s’adossa au timon de la voiture, se fit un rempart de son
cheval, tira de ses fontes les pistolets, qu’il passa à sa
ceinture et commença à espadonner en homme à qui le maniement de
l’épée est chose familière.

Pendant dix minutes, à lui seul le jeune homme soutint l’effort de
toute la foule.

Alors on vit paraître Comminges poussant Broussel devant lui.

-- Rompons le carrosse! criait le peuple.

-- Au secours! criait la vieille.

-- Au meurtre! criait Friquet en continuant de faire pleuvoir sur
les gardes tout ce qui se trouvait sous sa main.

-- Au nom du roi! criait Comminges.

-- Le premier qui avance est mort! cria Raoul qui, se voyant
pressé, fit sentir la pointe de son épée à une espèce de géant qui
était prêt à l’écraser, et qui, se sentant blessé, recula en
hurlant.

Car c’était Raoul qui, revenant de Blois, selon qu’il l’avait
promis au comte de La Fère, après cinq jours d’absence, avait
voulu jouir du coup d’oeil de la cérémonie, et avait pris par les
rues qui le conduiraient plus directement à Notre-Dame. Arrivé aux
environs de la rue Cocatrix, il s’était trouvé entraîné par le
flot du populaire, et à ce mot: «Au nom du roi!» il s’était
rappelé le mot d’Athos: «Servez le roi» et il était accouru
combattre pour le roi, dont on maltraitait les gardes.

Comminges jeta pour ainsi dire Broussel dans le carrosse et
s’élança derrière lui. En ce moment un coup d’arquebuse retentit,
une balle traversa du haut en bas le chapeau de Comminges et cassa
le bras d’un garde. Comminges releva la tête et vit, au milieu de
la fumée, la figure menaçante de Louvières qui apparaissait à la
fenêtre du second étage.

-- C’est bien, monsieur, dit Comminges, vous entendrez parler de
moi.

-- Et vous aussi, monsieur, dit Louvières, et nous verrons lequel
parlera plus haut.

Friquet et Nanette hurlaient toujours; les cris, le bruit du coup,
l’odeur de la poudre toujours si enivrante, faisaient leur effet.

-- À mort l’officier! à mort! hurla la foule.

Et il se fit un grand mouvement.

-- Un pas de plus, cria Comminges en abattant les mantelets pour
qu’on pût bien voir dans la voiture et en appuyant son épée sur la
poitrine de Broussel, un pas de plus, et je tue le prisonnier;
j’ai ordre de l’amener mort ou vif, je l’amènerai mort, voilà
tout.

Un cri terrible retentit: la femme et les filles de Broussel
tendaient au peuple des mains suppliantes.

Le peuple comprit que cet officier si pâle, mais qui paraissait si
résolu, ferait comme il disait: on continua de menacer, mais on
s’écarta.

Comminges fit monter avec lui dans la voiture le garde blessé, et
ordonna aux autres de fermer la portière.

-- Touche au palais, dit-il au cocher plus mort que vif.

Celui-ci fouetta ses animaux, qui ouvrirent un large chemin dans
la foule; mais en arrivant au quai, il fallut s’arrêter. Le
carrosse versa, les chevaux étaient portés, étouffés, broyés par
la foule, Raoul, à pied, car il n’avait pas eu le temps de
remonter à cheval, las de distribuer des coups de plat d’épée,
comme les gardes las de distribuer des coups de plat de lame,
commençait à recourir à la pointe. Mais ce terrible et dernier
recours ne faisait qu’exaspérer la multitude. On commençait de
temps en temps à voir reluire aussi au milieu de la foule le canon
d’un mousquet ou la lame d’une rapière; quelques coups de feu
retentissaient, tirés en l’air sans doute, mais dont l’écho ne
faisait pas moins vibrer les coeurs; les projectiles continuaient
de pleuvoir des fenêtres. On entendait des voix que l’on n’entend
que les jours d’émeute; on voyait des visages qu’on ne voit que
les jours sanglants. Les cris: «À mort! à mort les gardes! à la
Seine l’officier!» dominaient tout ce bruit, si immense qu’il fût.
Raoul, son chapeau broyé, le visage sanglant, sentait que non
seulement ses forces, mais encore sa raison, commençaient à
l’abandonner; ses yeux nageaient dans un brouillard rougeâtre, et
à travers ce brouillard il voyait cent bras menaçants s’étendre
sur lui, prêts à le saisir quand il tomberait. Comminges
s’arrachait les cheveux de rage dans le carrosse renversé. Les
gardes ne pouvaient porter secours à personne, occupés qu’ils
étaient chacun à se défendre personnellement. Tout était fini:
carrosse, chevaux, gardes, satellites et prisonnier peut-être,
tout allait être dispersé par lambeaux, quand tout à coup une voix
bien connue de Raoul retentit, quand soudain une large épée brilla
en l’air; au même instant la foule s’ouvrit, trouée, renversée,
écrasée: un officier de mousquetaires, frappant et taillant de
droite et de gauche, courut à Raoul et le prit dans ses bras au
moment où il allait tomber.

-- Sangdieu! cria l’officier, l’ont-ils donc assassiné? En ce cas,
malheur à eux!

Et il se retourna si effrayant de vigueur, de colère et de menace,
que les plus enragés rebelles se ruèrent les uns sur les autres
pour s’enfuir et que quelques-uns roulèrent jusque dans la Seine.

-- Monsieur d’Artagnan, murmura Raoul.

-- Oui, sangdieu! en personne, et heureusement pour vous, à ce
qu’il paraît, mon jeune ami. Voyons! ici, vous autres, s’écria-t-
il en se redressant sur ses étriers et élevant son épée, appelant
de la voix et du geste les mousquetaires qui n’avaient pu le
suivre tant sa course avait été rapide. Voyons, balayez-moi tout
cela! Aux mousquets! Portez armes! Apprêtez armes! En joue...

À cet ordre les montagnes du populaire s’affaissèrent si
subitement, que d’Artagnan ne put retenir un éclat de rire
homérique.

-- Merci, d’Artagnan, dit Comminges, montrant la moitié de son
corps par la portière du carrosse renversé; merci, mon jeune
gentilhomme! Votre nom? que je le dise à la reine.

Raoul allait répondre, lorsque d’Artagnan se pencha à son oreille:

-- Taisez-vous, dit-il, et laissez-moi répondre.

Puis, se retournant vers Comminges:

-- Ne perdez pas votre temps, Comminges, dit-il, sortez du
carrosse si vous pouvez, et faites-en avancer un autre.

-- Mais lequel?

-- Pardieu, le premier venu qui passera sur le Pont-Neuf, ceux qui
le montent seront trop heureux, je l’espère, de prêter leur
carrosse pour le service du roi.

-- Mais, dit Comminges, je ne sais.

-- Allez donc, ou, dans cinq minutes, tous les manants vont
revenir avec des épées et des mousquets. Vous serez tué et votre
prisonnier délivré. Allez. Et, tenez, voici justement un carrosse
qui vient là-bas.

Puis se penchant de nouveau vers Raoul:

-- Surtout ne dites pas votre nom, lui souffla-t-il.

Le jeune homme le regardait d’un air étonné.

-- C’est bien, j’y cours, dit Comminges, et s’ils reviennent
faites feu.

-- Non pas, non pas, répondit d’Artagnan, que personne ne bouge,
au contraire: un coup de feu tiré en ce moment serait payé trop
cher demain.

Comminges prit ses quatre gardes et autant de mousquetaires et
courut au carrosse. Il en fit descendre les gens qui s’y
trouvaient et le ramena près du carrosse versé.

Mais lorsqu’il fallut transporter Broussel du char brisé dans
l’autre, le peuple, qui aperçut celui qu’il appelait son
libérateur, poussa des hurlements inimaginables et se rua de
nouveau vers le carrosse.

-- Partez, dit d’Artagnan. Voici dix mousquetaires pour vous
accompagner, j’en garde vingt pour contenir le peuple; partez et
ne perdez pas une minute. Dix hommes pour monsieur de Comminges!

Dix hommes se séparèrent de la troupe, entourèrent le nouveau
carrosse et partirent au galop.

Au départ du carrosse les cris redoublèrent; plus de dix mille
hommes se pressaient sur le quai, encombrant le Pont-Neuf et les
rues adjacentes.

Quelques coups de feu partirent. Un mousquetaire fut blessé.

-- En avant, cria d’Artagnan poussé à bout et mordant sa
moustache.

Et il fit avec ses vingt hommes une charge sur tout ce peuple, qui
se renversa épouvanté. Un seul homme demeura à sa place
l’arquebuse à la main.

-- Ah! dit cet homme, c’est toi qui déjà as voulu l’assassiner!
attends!

Et il abaissa son arquebuse sur d’Artagnan, qui arrivait sur lui
au triple galop.

D’Artagnan se pencha sur le cou de son cheval, le jeune homme fit
feu; la balle coupa la plume de son chapeau.

Le cheval emporté heurta l’imprudent qui, à lui seul, essayait
d’arrêter une tempête, et l’envoya tomber contre la muraille.

D’Artagnan arrêta son cheval tout court, et tandis que ses
mousquetaires continuaient de charger, il revint l’épée haute sur
celui qu’il avait renversé.

-- Ah! monsieur, cria Raoul, qui reconnaissait le jeune homme pour
l’avoir vu rue Cocatrix, monsieur, épargnez-le, c’est son fils.

D’Artagnan retint son bras prêt à frapper.

-- Ah! vous êtes son fils, dit-il; c’est autre chose.

-- Monsieur, je me rends! dit Louvières tendant à l’officier son
arquebuse déchargée.

-- Eh non! ne vous rendez pas, mordieu! filez au contraire, et
promptement; si je vous prends, vous serez pendu.

Le jeune homme ne se le fit pas dire deux fois, il passa sous le
cou du cheval et disparut au coin de la rue Guénégaud.

-- Ma foi, dit d’Artagnan à Raoul, il était temps que vous
m’arrêtiez la main, c’était un homme mort, et, ma foi, quand
j’aurais su qui il était, j’eusse eu regret de l’avoir tué.

-- Ah! monsieur, dit Raoul, permettez qu’après vous avoir remercié
pour ce pauvre garçon, je vous remercie pour moi; moi aussi,
monsieur, j’allais mourir quand vous êtes arrivé.

-- Attendez, attendez, jeune homme, et ne vous fatiguez pas à
parler.

Puis tirant d’une de ses fontes un flacon plein de vin d’Espagne:

-- Buvez deux gorgées de ceci, dit-il.

Raoul but et voulut renouveler ses remerciements.

-- Cher, dit d’Artagnan, nous parlerons de cela plus tard.

Puis, voyant que les mousquetaires avaient balayé le quai depuis
le Pont-Neuf jusqu’au quai Saint-Michel et qu’ils revenaient, il
leva son épée pour qu’ils doublassent le pas.

Les mousquetaires arrivèrent au trot; en même temps, de l’autre
côté du quai, arrivaient les dix hommes d’escorte que d’Artagnan
avait donnés à Comminges.

-- Holà! dit d’Artagnan s’adressant à ceux-ci, est-il arrivé
quelque chose de nouveau?

-- Eh, monsieur, dit le sergent, leur carrosse s’est encore brisé
une fois; c’est une véritable malédiction.

D’Artagnan haussa les épaules.

-- Ce sont des maladroits, dit-il; quand on choisit un carrosse,
il faut qu’il soit solide: le carrosse avec lequel on arrête un
Broussel doit pouvoir porter dix mille hommes.

-- Qu’ordonnez-vous, mon lieutenant?

-- Prenez le détachement et conduisez-le au quartier.

-- Mais vous vous retirez donc seul?

-- Certainement. Croyez-vous pas que j’aie besoin d’escorte?

-- Cependant...

-- Allez donc.

Les mousquetaires partirent et d’Artagnan demeura seul avec Raoul.

-- Maintenant, souffrez-vous? lui dit-il.

-- Oui, monsieur, j’ai la tête lourde et brûlante.

-- Qu’y a-t-il donc à cette tête? dit d’Artagnan levant le
chapeau. Ah! ah! une contusion.

-- Oui, j’ai reçu, je crois, un pot de fleurs sur la tête.

-- Canaille! dit d’Artagnan. Mais vous avez des éperons, étiez-
vous donc à cheval?

-- Oui; mais j’en suis descendu pour défendre M. de Comminges, et
mon cheval a été pris. Et tenez, le voici.

En effet, en ce moment même le cheval de Raoul passait monté par
Friquet, qui courait au galop, agitant son bonnet de quatre
couleurs et criant.

-- Broussel! Broussel!

-- Holà! arrête, drôle! cria d’Artagnan, amène ici ce cheval.

Friquet entendit bien; mais il fit semblant de ne pas entendre, et
essaya de continuer son chemin.

D’Artagnan eut un instant envie de courir après maître Friquet,
mais il ne voulut point laisser Raoul seul; il se contenta donc de
prendre un pistolet dans ses fontes et de l’armer.

Friquet avait l’oeil vif et l’oreille fine, il vit le mouvement de
d’Artagnan, entendit le bruit du chien; il arrêta son cheval tout
court.

-- Ah! c’est vous, monsieur l’officier, s’écria-t-il en venant à
d’Artagnan, et je suis en vérité bien aise de vous rencontrer.

D’Artagnan regarda Friquet avec attention et reconnut le petit
garçon de la rue de la Calandre.

-- Ah! c’est toi, drôle, dit-il; viens ici.

-- Oui, c’est moi, monsieur l’officier, dit Friquet de son air
câlin.

-- Tu as donc changé de métier? tu n’es donc plus enfant de
choeur? tu n’es donc plus garçon de taverne? tu es donc voleur de
chevaux?

-- Ah! monsieur l’officier, peut-on dire! s’écria Friquet, je
cherchais le gentilhomme auquel appartient ce cheval, un beau
cavalier brave comme un César... Il fit semblant d’apercevoir
Raoul pour la première fois... Ah! mais je ne me trompe pas,
continua-t-il, le voici. Monsieur, vous n’oublierez pas le garçon,
n’est-ce pas?

Raoul mit la main à sa poche.

-- Qu’allez-vous faire? dit d’Artagnan.

-- Donner dix livres à ce brave garçon, répondit Raoul en tirant
une pistole de sa poche.

-- Dix coups de pied dans le ventre, dit d’Artagnan. Va-t’en,
drôle! et n’oublie pas que j’ai ton adresse.

Friquet, qui ne s’attendait pas à en être quitte à si bon marché,
ne fit qu’un bond du quai à la rue Dauphine, où il disparut. Raoul
remonta sur son cheval, et tous deux marchant au pas, d’Artagnan
gardant le jeune homme comme si c’était son fils, prirent le
chemin de la rue Tiquetonne.

Tout le long de la route il y eut bien de sourds murmures et de
lointaines menaces; mais, à l’aspect de cet officier à la tournure
si militaire, à la vue de cette puissante épée qui pendait à son
poignet soutenue par sa dragonne, on s’écarta constamment, et
aucune tentative sérieuse ne fut faite contre les deux cavaliers.

On arriva donc sans accident à l’hôte de _La Chevrette._

La belle Madeleine annonça à d’Artagnan que Planchet était de
retour et avait amené Mousqueton, lequel avait supporté
héroïquement l’extraction de la balle et se trouvait aussi bien
que le comportait son état.

D’Artagnan ordonna alors d’appeler Planchet; mais, si bien qu’on
l’appelât, Planchet ne répondit point: il avait disparu.

-- Alors, du vin! dit d’Artagnan.

Puis quand le vin fut apporté et que d’Artagnan fut seul avec
Raoul:

-- Vous êtes bien content de vous, n’est-ce pas? dit-il en le
regardant entre les deux yeux.

-- Mais oui, dit Raoul; il me semble que j’ai fait mon devoir.
N’ai-je pas défendu le roi?

-- Et qui vous dit de défendre le roi?

-- Mais M. le comte de La Fère lui-même.

-- Oui, le roi; mais aujourd’hui vous n’avez pas défendu le roi,
vous avez défendu Mazarin, ce qui n’est pas la même chose.

-- Mais, monsieur...

-- Vous avez fait une énormité, jeune homme, vous vous êtes mêlé
de choses qui ne vous regardent pas.

-- Cependant vous-même...

-- Oh! moi, c’est autre chose; moi, j’ai dû obéir aux ordres de
mon capitaine. Votre capitaine, à vous, c’est M. le Prince.
Entendez bien cela, vous n’en avez pas d’autre. Mais a-t-on vu,
continua d’Artagnan, cette mauvaise tête qui va se faire mazarin,
et qui aide à arrêter Broussel! Ne soufflez pas un mot de cela, au
moins, ou M. le comte de La Fère serait furieux.

-- Vous croyez que M. le comte de La Fère se fâcherait contre moi?

-- Si je le crois! j’en suis sûr; sans cela je vous remercierais,
car enfin vous avez travaillé pour nous. Aussi je vous gronde en
son lieu et place; la tempête sera plus douce, croyez-moi. Puis,
ajouta d’Artagnan, j’use, mon cher enfant, du privilège que votre
tuteur m’a concédé.

-- Je ne vous comprends pas, monsieur, dit Raoul.

D’Artagnan se leva, alla à son secrétaire, prit une lettre et la
présenta à Raoul.

Dès que Raoul eut parcouru le papier, ses regards se troublèrent.

-- Oh! mon Dieu, dit-il en levant ses beaux yeux tout humides de
larmes sur d’Artagnan, M. le comte a donc quitté Paris sans me
voir?

-- Il est parti il y a quatre jours, dit d’Artagnan.

-- Mais sa lettre semble indiquer qu’il court un danger de mort.

-- Ah bien oui; lui, courir un danger de mort! soyez tranquille:
non, il voyage pour affaire et va revenir bientôt; vous n’avez pas
de répugnance, je l’espère, à m’accepter pour tuteur par intérim?

-- Oh! non, monsieur d’Artagnan, dit Raoul, vous êtes si brave
gentilhomme et M. le comte de La Fère vous aime tant!

-- Eh! mon Dieu! aimez-moi aussi; je ne vous tourmenterai guère,
mais à la condition que vous serez frondeur, mon jeune ami, et
très frondeur même.

-- Mais puis-je continuer de voir madame de Chevreuse?

-- Je le crois mordieu bien! et M. le coadjuteur aussi, et madame
de Longueville aussi; et si le bonhomme Broussel était là, que
vous avez si étourdiment contribué à faire arrêter, je vous
dirais: Faites vos excuses bien vite à M. Broussel et embrassez-le
sur les deux joues.

-- Allons, monsieur, je vous obéirai, quoique je ne vous comprenne
pas.

-- C’est inutile que vous compreniez. Tenez, continua d’Artagnan
en se tournant vers la porte qu’on venait d’ouvrir, voici M. du
Vallon qui nous arrive avec ses habits tout déchirés.

-- Oui, mais en échange, dit Porthos ruisselant de sueur et tout
souillé de poussière, en échange j’ai déchiré bien des peaux. Ces
croquants ne voulaient-ils pas m’ôter mon épée! Peste! quelle
émotion populaire! continua le géant avec son air tranquille; mais
j’en ai assommé plus de vingt avec le pommeau de Balizarde... Un
doigt de vin, d’Artagnan.

-- Oh! je m’en rapporte à vous, dit le Gascon en remplissant le
verre de Porthos jusqu’au bord; mais quand vous aurez bu, dites-
moi votre opinion.

Porthos avala le verre d’un trait; puis, quand il l’eut posé sur
la table et qu’il eut sucé sa moustache:

-- Sur quoi? dit-il.

-- Tenez, reprit d’Artagnan, voici monsieur de Bragelonne qui
voulait à toute force aider à l’arrestation de Broussel et que
j’ai eu grand peine à empêcher de défendre M. de Comminges!

-- Peste! dit Porthos; et le tuteur, qu’aurait-il dit s’il eût
appris cela?

-- Voyez-vous, interrompit d’Artagnan; frondez, mon ami, frondez
et songez que je remplace M. le comte en tout.

Et il fit sonner sa bourse.

Puis, se retournant vers son compagnon:

-- Venez-vous, Porthos? dit-il.

-- Où cela? demanda Porthos en se versant un second verre de vin.

-- Présenter nos hommages au cardinal.

Porthos avala le second verre avec la même tranquillité qu’il
avait bu le premier, reprit son feutre, qu’il avait déposé sur une
chaise, et suivit d’Artagnan.

Quant à Raoul, il resta tout étourdi de ce qu’il voyait,
d’Artagnan lui ayant défendu de quitter la chambre avant que toute
cette émotion se fût calmée.


XLVIII. Le mendiant de Saint-Eustache

D’Artagnan avait calculé ce qu’il faisait en ne se rendant pas
immédiatement au Palais-Royal: il avait donné le temps à Comminges
de s’y rendre avant lui, et par conséquent de faire part au
cardinal des services éminents que lui, d’Artagnan, et son ami
avaient rendus dans cette matinée au parti de la reine.

Aussi tous deux furent-ils admirablement reçus par Mazarin, qui
leur fit force compliments et qui leur annonça que chacun d’eux
était à plus de moitié chemin de ce qu’il désirait: c’est-à-dire
d’Artagnan de son capitainat, et Porthos de sa baronnie.

D’Artagnan aurait mieux aimé de l’argent que tout cela, car il
savait que Mazarin promettait facilement et tenait avec grand-
peine: il estimait donc les promesses du cardinal comme viandes
creuses; mais il ne parut pas moins très satisfait devant Porthos,
qu’il ne voulait pas décourager.

Pendant que les deux amis étaient chez le cardinal, la reine le
fit demander. Le cardinal pensa que c’était un moyen de redoubler
le zèle de ses deux défenseurs, en leur procurant les
remerciements de la reine elle-même; il leur fit signe de le
suivre. D’Artagnan et Porthos lui montrèrent leurs habits tout
poudreux et tout déchirés, mais le cardinal secoua la tête.

-- Ces costumes-là, dit-il, valent mieux que ceux de la plupart
des courtisans que vous trouverez chez la reine, car ce sont des
costumes de bataille.

D’Artagnan et Porthos obéirent.

La cour d’Anne d’Autriche était nombreuse et joyeusement bruyante,
car, à tout prendre, après avoir remporté une victoire sur
l’Espagnol, on venait de remporter une victoire sur le peuple.
Broussel avait été conduit hors de Paris sans résistance et devait
être à cette heure dans les prisons de Saint-Germain; et
Blancmesnil, qui avait été arrêté en même temps que lui, mais dont
l’arrestation s’était opérée sans bruit et sans difficulté, était
écroué au château de Vincennes.

Comminges était près de la reine, qui l’interrogeait sur les
détails de son expédition; et chacun écoutait son récit, lorsqu’il
aperçut à la porte, derrière le cardinal qui entrait, d’Artagnan
et Porthos.

-- Eh! Madame, dit-il courant à d’Artagnan, voici quelqu’un qui
peut vous dire cela mieux que moi, car c’est mon sauveur. Sans
lui, je serais probablement dans ce moment arrêté aux filets de
Saint-Cloud; car il ne s’agissait de rien moins que de me jeter à
la rivière. Parlez, d’Artagnan, parlez.

Depuis qu’il était lieutenant aux mousquetaires, d’Artagnan
s’était trouvé cent fois peut-être dans le même appartement que la
reine, mais jamais celle-ci ne lui avait parlé.

-- Eh bien, monsieur, après m’avoir rendu un pareil service, vous
vous taisez? dit Anne d’Autriche.

-- Madame, répondit d’Artagnan, je n’ai rien à dire, sinon que ma
vie est au service de Votre Majesté, et que je ne serai heureux
que le jour où je la perdrai pour elle.

-- Je sais cela, monsieur, je sais cela, dit la reine, et depuis
longtemps. Aussi suis-je charmée de pouvoir vous donner cette
marque publique de mon estime et de ma reconnaissance.

-- Permettez-moi, Madame, dit d’Artagnan, d’en reverser une part
sur mon ami, ancien mousquetaire de la compagnie de Tréville,
comme moi (il appuya sur ces mots), et qui a fait des merveilles,
ajouta-t-il.

-- Le nom de monsieur? demanda la reine.

-- Aux mousquetaires, dit d’Artagnan, il s’appelait Porthos (la
reine tressaillit), mais son véritable nom est le chevalier du
Vallon.

-- De Bracieux de Pierrefonds, ajouta Porthos.

-- Ces noms sont trop nombreux pour que je me les rappelle tous,
et je ne veux me souvenir que du premier, dit gracieusement la
reine.

Porthos salua. D’Artagnan fit deux pas en arrière.

Il y eut un cri de surprise dans la royale assemblée. Quoique
M. le coadjuteur eût prêché le matin même, on savait qu’il
penchait fort du côté de la Fronde; et Mazarin, en demandant à
M. l’archevêque de Paris de faire prêcher son neveu, avait eu
évidemment l’intention de porter à M. de Retz une de ces bottes à
l’italienne qui le réjouissaient si fort.

En effet, au sortir de Notre-Dame, le coadjuteur avait appris
l’événement. Quoique à peu près engagé avec les principaux
frondeurs, il ne l’était point assez pour qu’il ne pût faire
retraite si la cour lui offrait les avantages qu’il ambitionnait
et auxquels la coadjutorerie n’était qu’un acheminement.
M. de Retz voulait être archevêque en remplacement de son oncle,
et cardinal, comme Mazarin. Or, le parti populaire pouvait
difficilement lui accorder ces faveurs toutes royales. Il se
rendait donc au palais pour faire compliment à la reine sur la
bataille de Lens, déterminé d’avance à agir pour ou contre la
cour, selon que son compliment serait bien ou mal reçu.

Le coadjuteur fut donc annoncé; il entra, et, à son aspect, toute
cette cour triomphante redoubla de curiosité pour entendre ses
paroles.

Le coadjuteur avait à lui seul à peu près autant d’esprit que tous
ceux qui étaient réunis là pour se moquer de lui. Aussi son
discours fut-il si parfaitement habile, que, si bonne envie que
les assistants eussent d’en rire, ils n’y trouvaient point prise.
Il termina en disant qu’il mettait sa faible puissance au service
de Sa Majesté.

La reine parut, tout le temps qu’elle dura, goûter fort la
harangue de M. le coadjuteur; mais cette harangue terminée par
cette phrase, la seule qui donnât prise aux quolibets, Anne se
retourna, et un coup d’oeil décoché vers ses favoris leur annonça
qu’elle leur livrait le coadjuteur. Aussitôt les plaisants de cour
se lancèrent dans la mystification. Nogent-Bautru, le bouffon de
la maison, s’écria que la reine était bien heureuse de trouver les
secours de la religion dans un pareil moment.

Chacun éclata de rire.

Le comte de Villeroy dit qu’il ne savait pas comment on avait pu
craindre un instant, quand on avait pour défendre la cour contre
le parlement et les bourgeois de Paris, M. le coadjuteur qui, d’un
signe, pouvait lever une armée de curés, de suisses et de bedeaux.

Le maréchal de La Meilleraie ajouta que, le cas échéant où l’on en
viendrait aux mains, et où M. le coadjuteur ferait le coup de feu,
il était fâcheux seulement que M. le coadjuteur ne pût pas être
reconnu à un chapeau rouge dans la mêlée, comme Henri IV l’avait
été à sa plume blanche à la bataille d’Ivry.

Gondy, devant cet orage qu’il pouvait rendre mortel pour les
railleurs, demeura calme et sévère. La reine lui demanda alors
s’il avait quelque chose à ajouter au beau discours qu’il venait
de lui faire.

-- Oui, Madame, dit le coadjuteur, j’ai à vous prier d’y réfléchir
à deux fois avant de mettre la guerre civile dans le royaume.

La reine tourna le dos et les rires recommencèrent.

Le coadjuteur salua et sortit du palais en lançant au cardinal,
qui le regardait, un de ces regards qu’on comprend entre ennemis
mortels. Ce regard était si acéré, qu’il pénétra jusqu’au fond du
coeur de Mazarin, et que celui-ci, sentant que c’était une
déclaration de guerre, saisit le bras de d’Artagnan et lui dit:

-- Dans l’occasion, monsieur, vous reconnaîtrez bien cet homme,
qui vient de sortir, n’est-ce pas?

-- Oui, Monseigneur, dit-il.

Puis, se tournant à son tour vers Porthos:

-- Diable! dit-il, cela se gâte; je n’aime pas les querelles entre
les gens Église.

Gondy se retira en semant les bénédictions sur son passage et en
se donnant le malin plaisir de faire tomber à ses genoux jusqu’aux
serviteurs de ses ennemis.

-- Oh! murmura-t-il en franchissant le seuil du palais, cour
ingrate, cour perfide, cour lâche! je t’apprendrai demain à rire,
mais sur un autre ton.

Mais tandis que l’on faisait des extravagances de joie au Palais-
Royal pour renchérir sur l’hilarité de la reine, Mazarin, homme de
sens, et qui d’ailleurs avait toute la prévoyance de la peur, ne
perdait pas son temps à de vaines et dangereuses plaisanteries: il
était sorti derrière le coadjuteur, assurait ses comptes, serrait
son or, et faisait, par des ouvriers de confiance, pratiquer des
cachettes dans ses murailles.

En rentrant chez lui, le coadjuteur apprit qu’un jeune homme était
venu après son départ et l’attendait; il demanda le nom de ce
jeune homme, et tressaillit de joie en apprenant qu’il s’appelait
Louvières.

Il courut aussitôt à son cabinet; en effet le fils de Broussel,
encore tout furieux et tout sanglant de la lutte contre les gens
du roi, était là. La seule précaution qu’il eût prise pour venir à
l’archevêché avait été de déposer son arquebuse chez un ami.

Le coadjuteur alla à lui et lui tendit la main. Le jeune homme le
regarda comme s’il eût voulu lire au fond de son coeur.

-- Mon cher monsieur Louvières, dit le coadjuteur, croyez que je
prends une part bien réelle au malheur qui vous arrive.

-- Est-ce vrai et parlez-vous sérieusement? dit Louvières.

-- Du fond du coeur, dit de Gondy.

-- En ce cas, Monseigneur, le temps des paroles est passé, et
l’heure d’agir est venue; Monseigneur, si vous le voulez, mon
père, dans trois jours, sera hors de prison, et dans six mois vous
serez cardinal.

Le coadjuteur tressaillit.

-- Oh! parlons franc, dit Louvières, et jouons cartes sur table.
on ne sème pas pour trente mille écus d’aumônes comme vous l’avez
fait depuis six mois par pure charité chrétienne, ce serait trop
beau. Vous êtes ambitieux, c’est tout simple: vous êtes homme de
génie et vous sentez votre valeur. Moi je hais la cour et n’ai, en
ce moment-ci, qu’un seul désir, la vengeance. Donnez-nous le
clergé et le peuple, dont vous disposez; moi, je vous donne la
bourgeoisie et le parlement; avec ces quatre éléments, dans huit
jours Paris est à nous, et, croyez-moi, monsieur le coadjuteur, la
cour donnera par crainte ce qu’elle ne donnerait pas par
bienveillance.

Le coadjuteur regarda à son tour Louvières de son oeil perçant.

-- Mais, monsieur Louvières, savez-vous que c’est tout bonnement
la guerre civile que vous me proposez là?

-- Vous la préparez depuis assez longtemps, Monseigneur, pour
qu’elle soit la bienvenue de vous.

-- N’importe, dit le coadjuteur, vous comprenez que cela demande
réflexion?

-- Et combien d’heures demandez-vous?

-- Douze heures, monsieur. Est-ce trop?

-- Il est midi; à minuit je serai chez vous.

-- Si je n’étais pas rentré, attendez-moi.

-- À merveille. À minuit, Monseigneur.

-- À minuit, mon cher monsieur Louvières.

Resté seul, Gondy manda chez lui tous les curés avec lesquels il
était en relations. Deux heures après, il avait réuni trente
desservants des paroisses les plus populeuses et par conséquent
les plus remuantes de Paris.

Gondy leur raconta l’insulte qu’on venait de lui faire au Palais-
Royal, et rapporta les plaisanteries de Bautru, du comte de
Villeroy et du maréchal de La Meilleraie. Les curés lui
demandèrent ce qu’il y avait à faire.

-- C’est tout simple, dit le coadjuteur; vous dirigez les
consciences, eh bien! sapez-y ce misérable préjugé de la crainte
et du respect des rois; apprenez à vos ouailles que la reine est
un tyran, et répétez, tant et si fort que chacun le sache, que les
malheurs de la France viennent du Mazarin, son amant et son
corrupteur; commencez l’oeuvre aujourd’hui, à l’instant même, et
dans trois jours, je vous attends au résultat. En outre, si
quelqu’un de vous a un bon conseil à me donner, qu’il reste, je
l’écouterai avec plaisir.

Trois curés restèrent: celui de Saint-Merri, celui de Saint-
Sulpice et celui de Saint-Eustache.

Les autres se retirèrent.

-- Vous croyez donc pouvoir m’aider encore plus efficacement que
vos confrères? dit de Gondy.

-- Nous l’espérons, reprirent les curés.

-- Voyons, monsieur le desservant de Saint-Merri, commencez.

-- Monseigneur, j’ai dans mon quartier un homme qui pourrait vous
être de la plus grande utilité.

-- Quel est cet homme?

-- Un marchand de la rue des Lombards, qui a la plus grande
influence sur le petit commerce de son quartier.

-- Comment l’appelez-vous?

-- C’est un nommé Planchet: il avait fait à lui seul une émeute il
y a six semaines à peu près; mais, à la suite de cette émeute,
comme on le cherchait pour le pendre, il a disparu.

-- Et le retrouverez-vous?

-- Je l’espère, je ne crois pas qu’il ait été arrêté; et comme je
suis confesseur de sa femme, si elle sait où il est, je le saurai.

-- Bien, monsieur le curé, cherchez-moi cet homme-là, et si vous
me le trouvez, amenez-le-moi.

-- À quelle heure, Monseigneur?

-- À six heures, voulez-vous?

-- Nous serons chez vous à six heures, Monseigneur.

-- Allez, mon cher curé, allez, et que Dieu vous seconde!

Le curé sortit.

-- Et vous, monsieur? dit Gondy en se retournant vers le curé de
Saint-Sulpice.

-- Moi, Monseigneur, dit celui-ci, je connais un homme qui a rendu
de grands services à un prince très populaire, qui ferait un
excellent chef de révoltés et que je puis mettre à votre
disposition.

-- Comment nommez-vous cet homme?

-- M. le comte de Rochefort.

-- Je le connais aussi; malheureusement il n’est pas à Paris.

-- Monseigneur, il est rue Cassette.

-- Depuis quand?

-- Depuis trois jours déjà.

-- Et pourquoi n’est-il pas venu me voir?

-- On lui a dit... Monseigneur me pardonnera...

-- Sans doute; dites.

-- Que Monseigneur était en train de traiter avec la cour.

Gondy se mordit les lèvres.

-- On l’a trompé; amenez-le-moi à huit heures, monsieur le curé,
et que Dieu vous bénisse comme je vous bénis!

Le second curé s’inclina et sortit.

-- À votre tour, monsieur, dit le coadjuteur en se tournant vers
le dernier restant. Avez-vous aussi bien à m’offrir que ces deux
messieurs qui nous quittent?

-- Mieux, Monseigneur.

-- Diable! faites attention que vous prenez là un terrible
engagement: l’un m’a offert un marchand, l’autre m’a offert un
comte; vous allez donc m’offrir un prince, vous?

-- Je vais vous offrir un mendiant, Monseigneur.

-- Ah! ah! fit Gondy réfléchissant, vous avez raison, monsieur le
curé; quelqu’un qui soulèverait toute cette légion de pauvres qui
encombrent les carrefours de Paris et qui saurait leur faire
crier, assez haut pour que toute la France l’entendît, que c’est
le Mazarin qui les a réduits à la besace.

-- Justement j’ai votre homme.

-- Bravo! et quel est cet homme?

-- Un simple mendiant comme je vous l’ai dit, Monseigneur, qui
demande l’aumône en donnant de l’eau bénite sur les marches de
l’église Saint-Eustache depuis six ans à peu près.

-- Et vous dites qu’il a une grande influence sur ses pareils?

-- Monseigneur sait-il que la mendicité est un corps organisé, une
espèce d’association de ceux qui ne possèdent pas contre ceux qui
possèdent, une association dans laquelle chacun apporte sa part,
et qui relève d’un chef?

-- Oui, j’ai déjà entendu dire cela, reprit le coadjuteur.

-- Eh bien! cet homme que je vous offre est un syndic général.

-- Et que savez-vous de cet homme?

-- Rien, Monseigneur, sinon qu’il me paraît tourmenté de quelque
remords.

-- Qui vous le fait croire?

-- Tous les 28 de chaque mois, il me fait dire une messe pour le
repos de l’âme d’une personne morte de mort violente; hier encore
j’ai dit cette messe.

-- Et vous l’appelez?

-- Maillard; mais je ne pense pas que ce soit son véritable nom.

-- Et croyez-vous qu’à cette heure nous le trouvions à son poste?

-- Parfaitement.

-- Allons voir votre mendiant, monsieur le curé; et s’il est tel
que vous me le dites, vous avez raison, c’est vous qui aurez
trouvé le véritable trésor.

Et Gondy s’habilla en cavalier, mit un large feutre avec une plume
rouge, ceignit une longue épée, boucla des éperons à ses bottes,
s’enveloppa d’un ample manteau et suivit le curé.

Le coadjuteur et son compagnon traversèrent toutes les rues qui
séparent l’archevêché de l’église Saint-Eustache, examinant avec
soin l’esprit du peuple. Le peuple était ému, mais, comme un
essaim d’abeilles effarouchées, semblait ne savoir sur quelle
place s’abattre, et il était évident que, si l’on ne trouvait des
chefs à ce peuple, tout se passerait en bourdonnements.

En arrivant à la rue des Prouvaires, le curé étendit la main vers
le parvis de l’église.

-- Tenez, dit-il, le voilà, il est à son poste.

Gondy regarda du côté indiqué, et aperçut un pauvre assis sur une
chaise et adossé à une des moulures; il avait près de lui un petit
seau et tenait un goupillon à la main.

-- Est-ce par privilège, dit Gondy, qu’il se tient là?

-- Non, Monseigneur, dit le curé, il a traité avec son
prédécesseur de la place de donneur d’eau bénite.

-- Traité?

-- Oui, ces places s’achètent; je crois que celui-ci a payé la
sienne cent pistoles.

-- Le drôle est donc riche?

-- Quelques-uns de ces hommes meurent en laissant parfois vingt
mille, vingt-cinq mille, trente mille livres et même plus.

-- Hum! fit Gondy en riant, je ne croyais pas si bien placer mes
aumônes.

Cependant on s’avançait vers le parvis; au moment où le curé et le
coadjuteur mettaient le pied sur la première marche de l’église,
le mendiant se leva et tendit son goupillon.

C’était un homme de soixante-six à soixante-huit ans, petit, assez
gros, aux cheveux gris, aux yeux fauves. Il y avait sur sa figure
la lutte de deux principes opposés, une nature mauvaise domptée
par la volonté, peut-être par le repentir.

En voyant le cavalier qui accompagnait le curé, il tressaillit
légèrement et le regarda d’un air étonné.

Le curé et le coadjuteur touchèrent le goupillon du bout des
doigts et firent le signe de la croix; le coadjuteur jeta une
pièce d’argent dans le chapeau qui était à terre.

-- Maillard, dit le curé, nous sommes venus, monsieur et moi, pour
causer un instant avec vous.

-- Avec moi! dit le mendiant; c’est bien de l’honneur pour un
pauvre donneur d’eau bénite.

Il y avait dans la voix du pauvre un accent d’ironie qu’il ne put
dominer tout à fait et qui étonna le coadjuteur.

-- Oui, continua le curé qui semblait habitué à cet accent, oui,
nous avons voulu savoir ce que vous pensiez des événements
d’aujourd’hui, et ce que vous en avez entendu dire aux personnes
qui entrent à l’église et qui en sortent.

Le mendiant hocha la tête.

-- Ce sont de tristes événements, monsieur le curé, qui, comme
toujours, retombent sur le pauvre peuple. Quant à ce qu’on en dit,
tout le monde est mécontent, tout le monde se plaint, mais qui dit
tout le monde ne dit personne.

-- Expliquez-vous, mon cher ami, dit le coadjuteur.

-- Je dis que tous ces cris, toutes ces plaintes, toutes ces
malédictions ne produiront qu’une tempête et des éclairs, voilà
tout; mais que le tonnerre ne tombera que lorsqu’il y aura un chef
pour le diriger.

-- Mon ami, dit Gondy, vous me paraissez un habile homme; seriez-
vous disposé à vous mêler d’une petite guerre civile dans le cas
où nous en aurions une, et à mettre à la disposition de ce chef,
si nous en trouvions un, votre pouvoir personnel et l’influence
que vous avez acquise sur vos camarades?

-- Oui, monsieur, pourvu que cette guerre fût approuvée par
Église, et par conséquent pût me conduire au but que je veux
atteindre, c’est-à-dire à la rémission de mes péchés.

-- Cette guerre sera non seulement approuvée, mais encore dirigée
par elle. Quant à la rémission de vos péchés, nous avons
M. l’archevêque de Paris qui tient de grands pouvoirs de la cour
de Rome, et même M. le coadjuteur qui possède des indulgences
plénières; nous vous recommanderions à lui.

-- Songez, Maillard, dit le curé, que c’est moi qui vous ai
recommandé à monsieur qui est un seigneur tout-puissant, et qui en
quelque sorte ai répondu de vous.

-- Je sais, monsieur le curé, dit le mendiant, que vous avez
toujours été excellent pour moi; aussi, de mon côté, suis-je tout
disposé à vous être agréable.

-- Et croyez-vous votre pouvoir aussi grand sur vos confrères que
me le disait tout à l’heure M. le curé?

-- Je crois qu’ils ont pour moi une certaine estime, dit le
mendiant avec orgueil, et que non seulement ils feront tout ce que
je leur ordonnerai, mais encore que partout où j’irai ils me
suivront.

-- Et pouvez-vous me répondre de cinquante hommes bien résolus, de
bonnes âmes oisives et bien animées, de braillards capables de
faire tomber les murs du Palais-Royal en criant: «À bas le
Mazarin!» comme tombaient autrefois ceux de Jéricho?

-- Je crois, dit le mendiant, que je puis être chargé de choses
plus difficiles et plus importantes que cela.

-- Ah! ah! dit Gondy, vous chargeriez-vous donc dans une nuit de
faire une dizaine de barricades?

-- Je me chargerais d’en faire cinquante, et, le jour venu, de les
défendre.

-- Pardieu, dit de Gondy, vous parlez avec une assurance qui me
fait plaisir, et puisque M. le curé me répond de vous...

-- J’en réponds, dit le curé.

-- Voici un sac contenant cinq cents pistoles en or, faites toutes
vos dispositions, et dites-moi où je puis vous retrouver ce soir à
dix heures.

-- Il faudrait que ce fût dans un endroit élevé, et d’où un signal
fait pût être vu dans tous les quartiers de Paris.

-- Voulez-vous que je vous donne un mot pour le vicaire de Saint-
Jacques-la-Boucherie? Il vous introduira dans une des chambres de
la tour, dit le curé.

-- À merveille, dit le mendiant.

-- Donc, dit le coadjuteur, ce soir, à dix heures; et si je suis
content de vous, il y aura à votre disposition un autre sac de
cinq cents pistoles.

Les yeux du mendiant brillèrent d’avidité, mais il réprima cette
émotion.

-- À ce soir, monsieur, répondit-il, tout sera prêt.

Et il reporta sa chaise dans l’église, rangea près de sa chaise
son seau et son goupillon, alla prendre de l’eau bénite au
bénitier, comme s’il n’avait pas confiance dans la sienne, et
sortit de l’église.


XLIX. La tour de Saint-Jacques-la-Boucherie

À six heures moins un quart, M. de Gondy avait fait toutes ses
courses et était rentré à l’archevêché.

À six heures on annonça le curé de Saint-Merri.

Le coadjuteur jeta vivement les yeux derrière lui et vit qu’il
était suivi d’un autre homme.

-- Faites entrer, dit-il.

Le curé entra, et Planchet avec lui.

-- Monseigneur, dit le curé de Saint-Merri, voici la personne dont
j’ai eu l’honneur de vous parler.

Planchet salua de l’air d’un homme qui a fréquenté les bonnes
maisons.

-- Et vous êtes disposé à servir la cause du peuple? demanda
Gondy.

-- Je crois bien, dit Planchet: je suis frondeur dans l’âme. Tel
que vous me voyez, Monseigneur, je suis condamné à être pendu.

-- Et à quelle occasion?

-- J’ai tiré des mains des sergents de Mazarin un noble seigneur
qu’ils reconduisaient à la Bastille, où il était depuis cinq ans.

-- Vous le nommez?

-- Oh! Monseigneur le connaît bien: c’est le comte de Rochefort.

-- Ah! vraiment oui! dit le coadjuteur, j’ai entendu parler de
cette affaire: vous aviez soulevé tout le quartier, m’a-t-on dit?

-- À peu près, dit Planchet d’un air satisfait de lui-même.

-- Et vous êtes de votre état?...

-- Confiseur, rue des Lombards.

-- Expliquez-moi comment il se fait qu’exerçant un état si
pacifique vous ayez des inclinations si belliqueuses?

-- Comment Monseigneur, étant Église, me reçoit-il maintenant en
habit de cavalier, avec l’épée au côté et les éperons aux bottes?

-- Pas mal répondu, ma foi! dit Gondy en riant; mais, vous le
savez, j’ai toujours eu, malgré mon rabat, des inclinations
guerrières.

-- Eh bien, Monseigneur, moi, avant d’être confiseur, j’ai été
trois ans sergent au régiment de Piémont, et avant d’être trois
ans au régiment de Piémont, j’ai été dix-huit mois laquais de
M. d’Artagnan.

-- Le lieutenant aux mousquetaires? demanda Gondy.

-- Lui-même, Monseigneur.

-- Mais on le dit mazarin enragé?

-- Heu... fit Planchet.

-- Que voulez-vous dire?

-- Rien, Monseigneur. M. d’Artagnan est au service; M. d’Artagnan
fait son état de défendre Mazarin, qui le paye, comme nous
faisons, nous autres bourgeois, notre état d’attaquer le Mazarin,
qui nous vole.

-- Vous êtes un garçon intelligent, mon ami, peut-on compter sur
vous?

-- Je croyais, dit Planchet, que M. le curé vous avait répondu
pour moi.

-- En effet; mais j’aime à recevoir cette assurance de votre
bouche.

-- Vous pouvez compter sur moi, Monseigneur, pourvu qu’il s’agisse
de faire un bouleversement par la ville.

-- Il s’agit justement de cela. Combien d’hommes croyez-vous
pouvoir rassembler dans la nuit?

-- Deux cents mousquets et cinq cents hallebardes.

-- Qu’il y ait seulement un homme par chaque quartier qui en fasse
autant, et demain nous aurons une assez forte armée.

-- Mais oui.

-- Seriez-vous disposé à obéir au comte de Rochefort?

-- Je le suivrais en enfer; et ce n’est pas peu dire, car je le
crois capable d’y descendre.

-- Bravo!

-- À quel signe pourra-t-on distinguer demain les amis des
ennemis?

-- Tout frondeur peut mettre un noeud de paille à son chapeau.

-- Bien. Donnez la consigne.

-- Avez-vous besoin d’argent?

-- L’argent ne fait jamais de mal en aucune chose, Monseigneur. Si
on n’en a pas, on s’en passera; si on en a, les choses n’iront que
plus vite et mieux.

Gondy alla à un coffre et tira un sac.

-- Voici cinq cents pistoles, dit-il; et si l’action va bien,
comptez demain sur pareille somme.

-- Je rendrai fidèlement compte à Monseigneur de cette somme, dit
Planchet en mettant le sac sous son bras.

-- C’est bien, je vous recommande le cardinal.

-- Soyez tranquille, il est en bonnes mains.

Planchet sortit, le curé resta un peu en arrière.

-- Êtes-vous content, Monseigneur? dit-il.

-- Oui, cet homme m’a l’air d’un gaillard résolu.

-- Eh bien, il fera plus qu’il n’a promis.

-- C’est merveilleux alors.

Et le curé rejoignit Planchet, qui l’attendait sur l’escalier. Dix
minutes après on annonçait le curé de Saint-Sulpice.

Dès que la porte du cabinet de Gondy fut ouverte, un homme s’y
précipita, c’était le comte de Rochefort.

-- C’est donc vous, mon cher comte! dit de Gondy en lui tendant la
main.

-- Vous êtes donc enfin décidé, Monseigneur? dit Rochefort.

-- Je l’ai toujours été, dit Gondy.

-- Ne parlons plus de cela, vous le dites, je vous crois; nous
allons donner le bal au Mazarin.

-- Mais... je l’espère.

-- Et quand commencera la danse?

-- Les invitations se font pour cette nuit, dit le coadjuteur,
mais les violons ne commenceront à jouer que demain matin.

-- Vous pouvez compter sur moi et sur cinquante soldats que m’a
promis le chevalier d’Humières, dans l’occasion où j’en aurais
besoin.

-- Sur cinquante soldats?

-- Oui; il fait des recrues et me les prête; la fête finie, s’il
en manque, je les remplacerai.

-- Bien, mon cher Rochefort; mais ce n’est pas tout.

-- Qu’y a-t-il encore? demanda Rochefort en souriant.

-- M. de Beaufort, qu’en avez-vous fait?

-- Il est dans le Vendômois, où il attend que je lui écrive de
revenir à Paris.

-- Écrivez-lui, il est temps.

-- Vous êtes donc sûr de votre affaire?

-- Oui, mais il faut qu’il se presse; car à peine le peuple de
Paris va-t-il être révolté, que nous aurons dix princes pour un
qui voudront se mettre à sa tête: s’il tarde, il trouvera la place
prise.

-- Puis-je lui donner avis de votre part?

-- Oui, parfaitement.

-- Puis-je lui dire qu’il doit compter sur vous?

-- À merveille.

-- Et vous lui laisserez tout pouvoir?

-- Pour la guerre, oui; quant à la politique...

-- Vous savez que ce n’est pas son fort.

-- Il me laissera négocier à ma guise mon chapeau de cardinal.

-- Vous y tenez?

-- Puisqu’on me force de porter un chapeau d’une forme qui ne me
convient pas, dit Gondy, je désire au moins que ce chapeau soit
rouge.

-- Il ne faut pas disputer des goûts et des couleurs, dit
Rochefort en riant; je réponds de son consentement.

-- Et vous lui écrivez ce soir?

-- Je fais mieux que cela, je lui envoie un messager.

-- Dans combien de jours peut-il être ici?

-- Dans cinq jours.

-- Qu’il vienne, et il trouvera un changement.

-- Je le désire.

-- Je vous en réponds.

-- Ainsi?

-- Allez rassembler vos cinquante hommes et tenez-vous prêt.

-- À quoi?

-- À tout.

-- Y a-t-il un signe de ralliement?

-- Un noeud de paille au chapeau.

-- C’est bien. Adieu, Monseigneur.

-- Adieu, mon cher Rochefort.

-- Ah! mons Mazarin, mons Mazarin! dit Rochefort en entraînant son
curé, qui n’avait pas trouvé moyen de placer un mot dans ce
dialogue, vous verrez si je suis trop vieux pour être un homme
d’action!

Il était neuf heures et demie, il fallait bien une demi-heure au
coadjuteur pour se rendre de l’archevêché à la tour de Saint-
Jacques-la-Boucherie.

Le coadjuteur remarqua qu’une lumière veillait à l’une des
fenêtres les plus élevées de la tour.

-- Bon, dit-il, notre syndic est à son poste.

Il frappa, on vint lui ouvrir. Le vicaire lui-même l’attendait et
le conduisit en l’éclairant jusqu’au haut de la tour; arrivé là,
il lui montra une petite porte, posa la lumière dans un angle de
la muraille pour que le coadjuteur pût la trouver en sortant, et
descendit.

Quoique la clef fût à la porte, le coadjuteur frappa.

-- Entrez, dit une voix que le coadjuteur reconnut pour celle du
mendiant.

De Gondy entra. C’était effectivement le donneur d’eau bénite du
parvis Saint-Eustache. Il attendait couché sur une espèce de
grabat.

En voyant entrer le coadjuteur il se leva.

Dix heures sonnèrent.

-- Eh bien! dit Gondy, m’as-tu tenu parole?

-- Pas tout à fait, dit le mendiant.

-- Comment cela?

-- Vous m’avez demandé cinq cents hommes, n’est-ce pas?

-- Oui, eh bien?

-- Eh bien! je vous en aurai deux mille.

-- Tu ne te vantes pas?

-- Voulez-vous une preuve?

-- Oui.

Trois chandelles étaient allumées, chacune d’elles brûlant devant
une fenêtre dont l’une donnait sur la Cité, l’autre sur le Palais-
Royal, l’autre sur la rue Saint-Denis.

L’homme alla silencieusement à chacune des trois chandelles et les
souffla l’une après l’autre.

Le coadjuteur se trouva dans l’obscurité, la chambre n’était plus
éclairée que par le rayon incertain de la lune perdue dans les
gros nuages noirs dont elle frangeait d’argent les extrémités.

-- Qu’as-tu fait? dit le coadjuteur.

-- J’ai donné le signal.

-- Lequel?

-- Celui des barricades.

-- Ah! ah!

-- Quand vous sortirez d’ici vous verrez mes hommes à l’oeuvre.
Prenez seulement garde de vous casser les jambes en vous heurtant
à quelque chaîne ou en vous laissant tomber dans quelque trou.

-- Bien! Voici la somme, la même que celle que tu as reçue.
Maintenant souviens-toi que tu es un chef et ne va pas boire.

-- Il y a vingt ans que je n’ai bu que de l’eau.

L’homme prit le sac des mains du coadjuteur, qui entendit le bruit
que faisait la main en fouillant et en maniant les pièces d’or.

-- Ah! ah! dit le coadjuteur, tu es avare, mon drôle.

Le mendiant poussa un soupir et rejeta le sac.

-- Serai-je donc toujours le même, dit-il, et ne parviendrai-je
jamais à dépouiller le vieil homme? O misère, ô vanité!

-- Tu le prends, cependant.

-- Oui, mais je fais voeu devant vous d’employer ce qui me restera
à des oeuvres pies.

Son visage était pâle et contracté comme l’est celui d’un homme
qui vient de subir une lutte intérieure.

-- Singulier homme! murmura Gondy.

Et il prit son chapeau pour s’en aller, mais en se retournant il
vit le mendiant entre lui et la porte.

Son premier mouvement fut que cet homme lui voulait quelque mal.

Mais bientôt, au contraire, il lui vit joindre les deux mains et
il tomba à genoux.

-- Monseigneur, lui dit-il, avant de me quitter, votre
bénédiction, je vous prie.

-- Monseigneur! s’écria Gondy; mon ami, tu me prends pour un
autre.

-- Non, Monseigneur, je vous prends pour ce que vous êtes, c’est-
à-dire pour M. le coadjuteur; je vous ai reconnu du premier coup
d’oeil.

Gondy sourit.

-- Et tu veux ma bénédiction? dit-il.

-- Oui, j’en ai besoin.

Le mendiant dit ces paroles avec un ton d’humilité si grande et de
repentir si profond, que Gondy étendit sa main sur lui et lui
donna sa bénédiction avec toute l’onction dont il était capable.

-- Maintenant, dit le coadjuteur, il y a communion entre nous. Je
t’ai béni et tu m’es sacré, comme à mon tour je le suis pour toi.
Voyons, as-tu commis quelque crime que poursuive la justice
humaine dont je puisse te garantir?

Le mendiant secoua la tête.

-- Le crime que j’ai commis, Monseigneur, ne relève point de la
justice humaine, et vous ne pouvez m’en délivrer qu’en me
bénissant souvent comme vous venez de le faire.

-- Voyons, sois franc, dit le coadjuteur, tu n’as pas fait toute
ta vie le métier que tu fais?

-- Non, Monseigneur, je ne le fais pas depuis six ans.

-- Avant de le faire, où étais-tu?

-- À la Bastille.

-- Et avant d’être à la Bastille?

-- Je vous le dirai, Monseigneur, le jour où vous voudrez bien
m’entendre en confession.

-- C’est bien. À quelque heure du jour ou de la nuit que tu te
présentes, souviens-toi que je suis prêt à te donner l’absolution.

-- Merci, Monseigneur, dit le mendiant d’une voix sourde, mais je
ne suis pas encore prêt à la recevoir.

-- C’est bien. Adieu.

-- Adieu, Monseigneur, dit le mendiant en ouvrant la porte et en
se courbant devant le prélat.

Le coadjuteur prit la chandelle, descendit et sortit tout rêveur.


L. L’émeute

Il était onze heures de la nuit à peu près. Gondy n’eut pas fait
cent pas dans les rues de Paris qu’il s’aperçut du changement
étrange qui s’était opéré.

Toute la ville semblait habitée d’êtres fantastiques; on voyait
des ombres silencieuses qui dépavaient les rues, d’autres qui
traînaient et qui renversaient des charrettes, d’autres qui
creusaient des fossés à engloutir des compagnies entières de
cavaliers. Tous ces personnages si actifs allaient, venaient,
couraient, pareils à des démons accomplissant quelque oeuvre
inconnue: c’étaient les mendiants de la cour des Miracles,
c’étaient les agents du donneur d’eau bénite du parvis Saint-
Eustache qui préparaient les barricades du lendemain.

Gondy regardait ces hommes de l’obscurité, ces travailleurs
nocturnes, avec une certaine épouvante; il se demandait si, après
avoir fait sortir toutes ces créatures immondes de leurs repaires,
il aurait le pouvoir de les y faire rentrer. Quand quelqu’un de
ces êtres s’approchait de lui, il était prêt à faire le signe de
la croix.

Il gagna la rue Saint-Honoré et la suivit en s’avançant vers la
rue de la Ferronnerie. Là, l’aspect changea: c’étaient des
marchands qui couraient de boutique en boutique; les portes
semblaient fermées comme les contrevents; mais elles n’étaient que
poussées, si bien qu’elles s’ouvraient et se refermaient aussitôt
pour donner entrée à des hommes qui semblaient craindre de laisser
voir ce qu’ils portaient; ces hommes, c’étaient les boutiquiers
qui ayant des armes en prêtaient à ceux qui n’en avaient pas.

Un individu allait de porte en porte, pliant sous le poids
d’épées, d’arquebuses, de mousquetons, d’armes de toute espèce,
qu’il déposait au fur et à mesure. À la lueur d’une lanterne, le
coadjuteur reconnut Planchet.

Le coadjuteur regagna le quai par la rue de la Monnaie; sur le
quai, des groupes de bourgeois en manteaux noirs et gris, selon
qu’ils appartenaient à la haute ou à la basse bourgeoisie,
stationnaient immobiles, tandis que des hommes isolés passaient
d’un groupe à l’autre. Tous ces manteaux gris ou noirs étaient
relevés par-derrière par la pointe d’une épée, par-devant par le
canon d’une arquebuse ou d’un mousqueton.

En arrivant sur le Pont-Neuf, le coadjuteur trouva ce pont gardé;
un homme s’approcha de lui.

-- Qui êtes-vous? demanda cet homme; je ne vous reconnais pas pour
être des nôtres.

-- C’est que vous ne reconnaissez pas vos amis, mon cher monsieur
Louvières, dit le coadjuteur en levant son chapeau.

Louvières le reconnut et s’inclina.

Gondy poursuivit sa route et descendit jusqu’à la tour de Nesle.
Là, il vit une longue file de gens qui se glissaient le long des
murs. On eût dit d’une procession de fantômes, car ils étaient
tous enveloppés de manteaux blancs. Arrivés à un certain endroit,
tous ces hommes semblaient s’anéantir l’un après l’autre comme si
la terre eût manqué sous leurs pieds. Gondy s’accouda dans un
angle et les vit disparaître depuis le premier jusqu’à l’avant-
dernier.

Le dernier leva les yeux pour s’assurer sans doute que lui et ses
compagnons n’étaient point épiés, et malgré l’obscurité il aperçut
Gondy. Il marcha droit à lui et lui mit le pistolet sous la gorge.

-- Holà! monsieur de Rochefort, dit Gondy en riant, ne plaisantons
pas avec les armes à feu.

Rochefort reconnut la voix.

-- Ah! c’est vous, Monseigneur? dit-il.

-- Moi-même. Quelles gens menez-vous ainsi dans les entrailles de
la terre?

-- Mes cinquante recrues du chevalier d’Humières, qui sont
destinées à entrer dans les chevau-légers, et qui ont pour tout
équipement reçu leurs manteaux blancs.

-- Et vous allez?

-- Chez un sculpteur de mes amis; seulement nous descendons par la
trappe où il introduit ses marbres.

-- Très bien, dit Gondy.

Et il donna une poignée de main à Rochefort, qui descendit à son
tour et referma la trappe derrière lui.

Le coadjuteur rentra chez lui. Il était une heure du matin. Il
ouvrit la fenêtre et se pencha pour écouter.

Il se faisait par toute la ville une rumeur étrange, inouïe,
inconnue; on sentait qu’il se passait dans toutes ces rues,
obscures comme des gouffres, quelque chose d’inusité et de
terrible. De temps en temps un grondement pareil à celui d’une
tempête qui s’amasse ou d’une houle qui monte se faisait entendre;
mais rien de clair, rien de distinct, rien d’explicable ne se
présentait à l’esprit: on eût dit de ces bruits mystérieux et
souterrains qui précèdent les tremblements de terre.

L’oeuvre de révolte dura toute la nuit ainsi. Le lendemain, Paris
en s’éveillant sembla tressaillir à son propre aspect. On eût dit
d’une ville assiégée. Des hommes armés se tenaient sur les
barricades l’oeil menaçant, le mousquet à l’épaule; des mots
d’ordre, des patrouilles, des arrestations, des exécutions même,
voilà ce que le passant trouvait à chaque pas. On arrêtait les
chapeaux à plumes et les épées dorées pour leur faire crier: _Vive
Broussel! à bas le Mazarin!_ et quiconque se refusait à cette
cérémonie était hué, conspué et même battu. On ne tuait pas
encore, mais on sentait que ce n’était pas l’envie qui en
manquait.

Les barricades avaient été poussées jusqu’auprès du Palais-Royal.
De la rue des Bons-Enfants à celle de la Ferronnerie, de la rue
Saint-Thomas-du-Louvre au Pont-Neuf, de la rue Richelieu à la
porte Saint-Honoré, il y avait plus de dix mille hommes armés,
dont les plus avancés criaient des défis aux sentinelles
impassibles du régiment des gardes placées en vedettes tout autour
du Palais-Royal, dont les grilles étaient refermées derrière
elles, précaution qui rendait leur situation précaire. Au milieu
de tout cela circulaient, par bandes de cent, de cent cinquante,
de deux cents, des hommes hâves, livides, déguenillés, portant des
espèces d’étendards où étaient écrits ces mots:_ Voyez la misère
du peuple!_ Partout où passaient ces gens, des cris frénétiques se
faisaient entendre; et il y avait tant de bandes semblables, que
l’on criait partout.

L’étonnement d’Anne d’Autriche et de Mazarin fut grand à leur
lever, quand on vint leur annoncer que la Cité, que la veille au
soir ils avaient laissée tranquille, se réveillait fiévreuse et
tout en émotion; aussi ni l’un ni l’autre ne voulaient-ils croire
les rapports qu’on leur faisait, disant qu’ils ne s’en
rapporteraient de cela qu’à leurs yeux et à leurs oreilles. On
leur ouvrit une fenêtre. Ils virent, ils entendirent et ils furent
convaincus.

Mazarin haussa les épaules et fit semblant de mépriser fort cette
populace, mais il pâlit visiblement et, tout tremblant, courut à
son cabinet, enfermant son or et ses bijoux dans ses cassettes, et
passant à ses doigts ses plus beaux diamants. Quant à la reine,
furieuse et abandonnée à sa seule volonté, elle fit venir le
maréchal de La Meilleraie, lui ordonna de prendre autant d’hommes
qu’il lui plairait et d’aller voir ce que c’était que cette
_plaisanterie._

Le maréchal était d’ordinaire fort aventureux et ne doutait de
rien, ayant ce haut mépris de la populace que professaient pour
elle les gens d’épée; il prit cent cinquante hommes et voulut
sortir par le pont du Louvre, mais là il rencontra Rochefort et
ses cinquante chevau-légers accompagnés de plus de quinze cents
personnes. Il n’y avait pas moyen de forcer une pareille barrière.
Le maréchal ne l’essaya même point et remonta le quai.

Mais au Pont-Neuf il trouva Louvières et ses bourgeois. Cette fois
le maréchal essaya de charger, mais il fut accueilli à coups de
mousquet, tandis que les pierres tombaient comme grêle par toutes
les fenêtres. Il y laissa trois hommes.

Il battit en retraite vers le quartier des Halles, mais il y
trouva Planchet et ses hallebardiers. Les hallebardes se
couchèrent menaçantes vers lui; il voulut passer sur le ventre à
tous ces manteaux gris, mais les manteaux gris tinrent bon, et le
maréchal recula vers la rue Saint-Honoré, laissant sur le champ
quatre de ses gardes qui avaient été tués tout doucement à l’arme
blanche.

Alors il s’engagea dans la rue Saint-Honoré; mais là il rencontra
les barricades du mendiant de Saint-Eustache. Elles étaient
gardées, non seulement par des hommes armés, mais encore par des
femmes et des enfants. Maître Friquet, possesseur d’un pistolet et
d’une épée que lui avait donnés Louvières, avait organisé une
bande de drôles comme lui, et faisait un bruit à tout rompre.

Le maréchal crut ce point plus mal gardé que les autres et voulut
le forcer. Il fit mettre pied à terre à vingt hommes pour forcer
et ouvrir cette barricade, tandis que lui et le reste de sa troupe
à cheval protégeraient les assaillants. Les vingt hommes
marchèrent droit à l’obstacle; mais, là, de derrière les poutres,
d’entre les roues des charrettes, du haut des pierres, une
fusillade terrible partit, et au bruit de cette fusillade, les
hallebardiers de Planchet apparurent au coin du cimetière des
Innocents, et les bourgeois de Louvières au coin de la rue de la
Monnaie.

Le maréchal de La Meilleraie était pris entre deux feux.

Le maréchal de La Meilleraie était brave, aussi résolut-il de
mourir où il était. Il rendit coups pour coups, et les hurlements
de douleur commencèrent à retentir dans la foule. Les gardes,
mieux exercés, tiraient plus juste, mais les bourgeois, plus
nombreux, les écrasaient sous un véritable ouragan de fer. Les
hommes tombaient autour de lui comme ils auraient pu tomber à
Rocroy ou à Lérida. Fontrailles, son aide de camp, avait le bras
cassé, son cheval avait reçu une balle dans le cou, et il avait
grand’peine à le maîtriser, car la douleur le rendait presque fou.
Enfin, il en était à ce moment suprême où le plus brave sent le
frisson dans ses veines et la sueur sur son front, lorsque tout à
coup la foule s’ouvrit du côté de la rue de l’Arbre-Sec en criant:

-- _Vive le coadjuteur!_ et Gondy, en rochet et en camail, parut,
passant tranquille au milieu de la fusillade, et distribuant à
droite et à gauche ses bénédictions avec autant de calme que s’il
conduisait la procession de la Fête-Dieu.

Tout le monde tomba à genoux.

Le maréchal le reconnut et courut à lui.

-- Tirez-moi d’ici, au nom du ciel, dit-il, ou j’y laisserai ma
peau et celle de tous mes hommes.

Il se faisait un tumulte au milieu duquel on n’eût pas entendu
gronder le tonnerre du ciel. Gondy leva la main et réclama le
silence. On se tut.

-- Mes enfants, dit-il, voici M. le maréchal de La Meilleraie, aux
intentions duquel vous vous êtes trompés, et qui s’engage, en
rentrant au Louvre, à demander en votre nom, à la reine, la
liberté de notre Broussel. Vous y engagez-vous, maréchal? ajouta
Gondy en se tournant vers La Meilleraie.

-- Morbleu! s’écria celui-ci, je le crois bien que je m’y engage!
Je n’espérais pas en être quitte à si bon marché.

-- Il vous donne sa parole de gentilhomme, dit Gondy.

Le maréchal leva la main en signe d’assentiment.

-- «Vive le coadjuteur!» cria la foule. Quelques voix ajoutèrent
même.»Vive le maréchal!» mais toutes reprirent en choeur: «À bas
le Mazarin!»

La foule s’ouvrit, le chemin de la rue Saint-Honoré était le plus
court. On ouvrit les barricades, et le maréchal et le reste de sa
troupe firent retraite, précédés par Friquet et ses bandits, les
uns faisant semblant de battre du tambour, les autres imitant le
son de la trompette.

Ce fut presque une marche triomphante: seulement, derrière les
gardes, les barricades se refermaient; le maréchal rongeait ses
poings.

Pendant ce temps, comme nous l’avons dit, Mazarin était dans son
cabinet, mettant ordre à ses petites affaires. Il avait fait
demander d’Artagnan; mais, au milieu de tout ce tumulte, il
n’espérait pas le voir, d’Artagnan n’étant pas de service. Au bout
de dix minutes le lieutenant parut sur le seuil, suivi de son
inséparable Porthos.

-- Ah! venez, venez, _monsou_ d’Artagnan, s’écria le cardinal, et
soyez le bienvenu, ainsi que votre ami. Mais que se passe-t-il
donc dans ce damné Paris?

-- Ce qui se passe, Monseigneur! rien de bon, dit d’Artagnan en
hochant la tête; la ville est en pleine révolte, et tout à
l’heure, comme je traversais la rue Montorgueil avec M. du Vallon
que voici et qui est bien votre serviteur, malgré mon uniforme et
peut-être même à cause de mon uniforme, on a voulu nous faire
crier: Vive Broussel! et faut-il que je dise, Monseigneur, ce
qu’on a voulu nous faire crier encore?

-- Dites, dites.

-- Et: À bas Mazarin! Ma foi, voilà le grand mot lâché.

Mazarin sourit, mais devint fort pâle.

-- Et vous avez crié? dit-il.

-- Ma foi non, dit d’Artagnan, je n’étais pas en voix; M. du
Vallon est enrhumé et n’a pas crié non plus. Alors, Monseigneur...

-- Alors quoi? demanda Mazarin.

-- Regardez mon chapeau et mon manteau.

Et d’Artagnan montra quatre trous de balle dans son manteau et
deux dans son feutre. Quant à l’habit de Porthos, un coup de
hallebarde l’avait ouvert sur le flanc, et un coup de pistolet
avait coupé sa plume.

-- _Diavolo_! dit le cardinal pensif et en regardant les deux amis
avec une naïve admiration, j’aurais crié, moi!

En ce moment le tumulte retentit plus rapproché.

Mazarin s’essuya le front en regardant autour de lui. Il avait
bonne envie d’aller à la fenêtre, mais il n’osait.

-- Voyez donc ce qui se passe, monsieur d’Artagnan, dit-il.

D’Artagnan alla à la fenêtre avec son insouciance habituelle.

-- Oh! oh! dit-il, qu’est-ce que cela? le maréchal de La
Meilleraie qui revient sans chapeau, Fontrailles qui porte son
bras en écharpe, des gardes blessés, des chevaux tout en sang...
Eh! mais... que font donc les sentinelles! elles mettent en joue,
elles vont tirer!

-- On leur a donné la consigne de tirer sur le peuple, s’écria
Mazarin, si le peuple approchait du Palais-Royal.

-- Mais si elles font feu, tout est perdu! s’écria d’Artagnan.

-- Nous avons les grilles.

-- Les grilles! il y en a pour cinq minutes; les grilles! elles
seront arrachées, tordues, broyées!... Ne tirez pas, mordieu!
s’écria d’Artagnan en ouvrant la fenêtre.

Malgré cette recommandation, qui, au milieu du tumulte, n’avait pu
être entendue, trois ou quatre coups de mousquet retentirent, puis
une fusillade terrible leur succéda; on entendit cliqueter les
balles sur la façade du Palais-Royal, une d’elles passa sous le
bras de d’Artagnan et alla briser une glace dans laquelle Porthos
se mirait avec complaisance.

-- Ohimé! s’écria le cardinal; une glace de Venise!

-- Oh! Monseigneur, dit d’Artagnan en refermant tranquillement la
fenêtre, ne pleurez pas encore, cela n’en vaut pas la peine, car
il est probable que dans une heure il n’en restera pas une au
Palais-Royal, de toutes vos glaces, qu’elles soient de Venise ou
de Paris.

-- Mais quel est donc votre avis, alors? dit le cardinal tout
tremblant.

-- Eh morbleu! de leur rendre Broussel, puisqu’ils vous le
redemandent! Que diable voulez-vous faire d’un conseiller au
parlement? ce n’est bon à rien!

-- Et vous, monsieur du Vallon, est-ce votre avis? Que feriez-
vous?

-- Je rendrais Broussel, dit Porthos.

-- Venez, venez, messieurs, s’écria Mazarin, je vais parler de la
chose à la reine.

Au bout du corridor il s’arrêta.

-- Je puis compter sur vous, n’est-ce pas, messieurs? dit-il.

-- Nous ne nous donnons pas deux fois, dit d’Artagnan, nous nous
sommes donnés à vous, ordonnez, nous obéirons.

-- Eh bien! dit Mazarin, entrez dans ce cabinet, et attendez.

En faisant un détour, il rentra dans le salon par une autre porte.


LI. L’émeute se fait révolte

Le cabinet où l’on avait fait entrer d’Artagnan et Porthos n’était
séparé du salon où se trouvait la reine que par des portières de
tapisserie. Le peu d’épaisseur de la séparation permettait donc
d’entendre tout ce qui se passait, tandis que l’ouverture qui se
trouvait entre les deux rideaux, si étroite qu’elle fût,
permettait de voir.

La reine était debout dans ce salon, pâle de colère; mais
cependant sa puissance sur elle-même était si grande, qu’on eût
dit qu’elle n’éprouvait aucune émotion. Derrière elle étaient
Comminges, Villequier et Guitaut; derrière les hommes, les femmes.

Devant elle, le chancelier Séguier, le même qui, vingt ans
auparavant, l’avait si fort persécutée, racontait que son carrosse
venait d’être brisé, qu’il avait été poursuivi, qu’il s’était jeté
dans l’Hôtel d’O ..., que l’hôtel avait été aussitôt envahi,
pillé, dévasté; heureusement il avait eu le temps de gagner un
cabinet perdu dans la tapisserie, où une vieille femme l’avait
enfermé avec son frère l’évêque de Meaux. Là, le danger avait été
si réel, les forcenés s’étaient approchés de ce cabinet avec de
telles menaces, que le chancelier avait cru que son heure était
venue, et qu’il s’était confessé à son frère, afin d’être tout
prêt à mourir s’il était découvert. Heureusement ne l’avait-il
point été: le peuple, croyant qu’il s’était évadé par quelque
porte de derrière, s’était retiré et lui avait laissé la retraite
libre. Il s’était alors déguisé avec les habits du marquis d’O...
et il était sorti de l’hôtel, enjambant par-dessus les corps de
son exempt et de deux gardes qui avaient été tués en défendant la
porte de la rue.

Pendant ce récit, Mazarin était entré, et sans bruit s’était
glissé près de la reine et écoutait.

-- Eh bien! demanda la reine quand le chancelier eut fini, que
pensez-vous de cela?

-- Je pense que la chose est fort grave, Madame.

-- Mais quel conseil me proposez-vous?

-- J’en proposerais bien un à Votre Majesté, mais je n’ose.

-- Osez, osez, monsieur, dit la reine avec un sourire amer, vous
avez bien osé autre chose.

Le chancelier rougit et balbutia quelques mots.

-- Il n’est pas question du passé, mais du présent, dit la reine.
Vous avez dit que vous aviez un conseil à me donner, quel est-il?

-- Madame, dit le chancelier en hésitant, ce serait de relâcher
Broussel.

La reine, quoique très pâle, pâlit visiblement encore et sa figure
se contracta.

-- Relâcher Broussel! dit-elle, jamais!

En ce moment on entendit des pas dans la salle précédente, et,
sans être annoncé, le maréchal de La Meilleraie parut sur le seuil
de la porte.

-- Ah! vous voilà, maréchal! s’écria Anne d’Autriche avec joie,
vous avez mis toute cette canaille à la raison, j’espère?

-- Madame, dit le maréchal, j’ai laissé trois hommes au Pont-Neuf,
quatre aux Halles, six au coin de la rue de l’Arbre-Sec et deux à
la porte de votre palais, en tout quinze. Je ramène dix ou douze
blessés. Mon chapeau est resté je ne sais où, emporté par une
balle et, selon toute probabilité, je serais resté avec mon
chapeau, sans M. le coadjuteur, qui est venu et qui m’a tiré
d’affaire.

-- Ah! au fait, dit la reine, cela m’eût étonnée de ne pas voir ce
basset à jambes torses mêlé dans tout cela.

-- Madame, dit La Meilleraie en riant, n’en dites pas trop de mal
devant moi, car le service qu’il m’a rendu est encore tout chaud.

-- C’est bon, dit la reine, soyez-lui reconnaissant tant que vous
voudrez; mais cela ne m’engage pas, moi. Vous voilà sain et sauf,
c’est tout ce que je désirais; soyez non seulement le bienvenu,
mais le bien revenu.

-- Oui, Madame; mais je suis le bien revenu à une condition, c’est
que je vous transmettrai les volontés du peuple.

-- Des volontés! dit Anne d’Autriche en fronçant le sourcil. Oh!
oh! monsieur le maréchal, il faut que vous vous soyez trouvé dans
un bien grand danger, pour vous charger d’une ambassade si
étrange!

Et ces mots furent prononcés avec un accent d’ironie qui n’échappa
point au maréchal.

-- Pardon, Madame, dit le maréchal, je ne suis pas avocat, je suis
homme de guerre, et par conséquent peut-être je comprends mal la
valeur des mots; c’est le _désir_ et non la volonté du peuple que
j’aurais dû dire. Quant à ce que vous me faites l’honneur de me
répondre, je crois que vous vouliez dire que j’ai eu peur.

La reine sourit.

-- Eh bien! oui, Madame, j’ai eu peur; c’est la troisième fois de
ma vie que cela m’arrive, et cependant je me suis trouvé à douze
batailles rangées et je ne sais combien de combats et
d’escarmouches: oui, j’ai eu peur, et j’aime mieux être en face de
Votre Majesté, si menaçant que soit son sourire, qu’en face de ces
démons d’enfer qui m’ont accompagné jusqu’ici et qui sortent je ne
sais d’où.

-- Bravo! dit tout bas d’Artagnan à Porthos, bien répondu.

-- Eh bien! dit la reine se mordant les lèvres, tandis que les
courtisans se regardaient avec étonnement, quel est ce désir de
mon peuple?

-- Qu’on lui rende Broussel, Madame, dit le maréchal.

-- Jamais! dit la reine, jamais!

-- Votre Majesté est la maîtresse, dit La Meilleraie saluant en
faisant un pas en arrière.

-- Où allez-vous, maréchal? dit la reine.

-- Je vais rendre la réponse de Votre Majesté à ceux qui
l’attendent.

-- Restez, maréchal, je ne veux pas avoir l’air de parlementer
avec des rebelles.

-- Madame, j’ai donné ma parole, dit le maréchal.

-- Ce qui veut dire?...

-- Que si vous ne me faites pas arrêter, je suis forcé de
descendre.

Les yeux d’Anne d’Autriche lancèrent deux éclairs.

-- Oh! qu’à cela ne tienne, monsieur, dit-elle, j’en ai fait
arrêter de plus grands que vous; Guitaut!

Mazarin s’élança.

-- Madame, dit-il, si j’osais à mon tour vous donner un avis...

-- Serait-ce aussi de rendre Broussel, monsieur? En ce cas vous
pouvez vous en dispenser.

-- Non, dit Mazarin, quoique peut-être celui-là en vaille bien un
autre.

-- Que serait-ce, alors?

-- Ce serait d’appeler M. le coadjuteur.

-- Le coadjuteur! s’écria la reine, cet affreux brouillon! C’est
lui qui a fait toute cette révolte.

-- Raison de plus, dit Mazarin; s’il l’a faite, il peut la
défaire.

-- Et tenez, Madame, dit Comminges qui se tenait près d’une
fenêtre par laquelle il regardait; tenez, l’occasion est bonne,
car le voici qui donne sa bénédiction sur la place du Palais-
Royal.

La reine s’élança vers la fenêtre.

-- C’est vrai, dit-elle, le maître hypocrite! voyez!

-- Je vois, dit Mazarin, que tout le monde s’agenouille devant
lui, quoiqu’il ne soit que coadjuteur; tandis que si j’étais à sa
place on me mettrait en pièces, quoique je sois cardinal. Je
persiste donc, Madame, dans _mon désir_ (Mazarin appuya sur ce
mot) que Votre Majesté reçoive le coadjuteur.

-- Et pourquoi ne dites-vous pas, vous aussi, dans _votre
volonté?_ répondit la reine à voix basse.

Mazarin s’inclina.

La reine demeura un instant pensive. Puis relevant la tête:

-- Monsieur le maréchal, dit-elle, allez me chercher M. le
coadjuteur, et me l’amenez.

-- Et que dirai-je au peuple? demanda le maréchal.

-- Qu’il ait patience, dit Anne d’Autriche; je l’ai bien, moi!

Il y avait dans la voix de la fière Espagnole un accent si
impératif, que le maréchal ne fit aucune observation; il s’inclina
et sortit.

D’Artagnan se retourna vers Porthos:

-- Comment cela va-t-il finir? dit-il.

-- Nous le verrons bien, dit Porthos avec son air tranquille.

Pendant ce temps Anne d’Autriche allait à Comminges et lui parlait
tout bas.

Mazarin, inquiet, regardait du côté où étaient d’Artagnan et
Porthos.

Les autres assistants échangeaient des paroles à voix basse.

La porte se rouvrit; le maréchal parut, suivi du coadjuteur.

-- Voici, Madame, dit-il, M. de Gondy qui s’empresse de se rendre
aux ordres de Votre Majesté.

La reine fit quelques pas à sa rencontre et s’arrêta froide,
sévère, immobile et la lèvre inférieure dédaigneusement avancée.

Gondy s’inclina respectueusement.

-- Eh bien, monsieur, dit la reine, que dites-vous de cette
émeute?

-- Que ce n’est déjà plus une émeute, Madame, répondit le
coadjuteur, mais une révolte.

-- La révolte est chez ceux qui pensent que mon peuple puisse se
révolter! s’écria Anne incapable de dissimuler devant le
coadjuteur, qu’elle regardait à bon titre peut-être, comme le
promoteur de toute cette émotion. La révolte, voilà comment
appellent ceux qui la désirent le mouvement qu’ils ont fait eux-
mêmes; mais, attendez, attendez, l’autorité du roi y mettra bon
ordre.

-- Est-ce pour me dire cela, Madame, répondit froidement Gondy,
que Votre Majesté m’a admis à l’honneur de sa présence?

-- Non, mon cher coadjuteur, dit Mazarin, c’était pour vous
demander votre avis dans la conjoncture fâcheuse où nous nous
trouvons.

-- Est-il vrai, demanda de Gondy en feignant l’air d’un homme
étonné, que Sa Majesté m’ait fait appeler pour me demander un
conseil?

-- Oui, dit la reine, on l’a voulu.

Le coadjuteur s’inclina.

-- Sa Majesté désire donc...

-- Que vous lui disiez ce que vous feriez à sa place, s’empressa
de répondre Mazarin.

Le coadjuteur regarda la reine, qui fit un signe affirmatif.

-- À la place de Sa Majesté, dit froidement Gondy, je n’hésiterais
pas, je rendrais Broussel.

-- Et si je ne le rends pas, s’écria la reine, que croyez-vous
qu’il arrive?

-- Je crois qu’il n’y aura pas demain pierre sur pierre dans
Paris, dit le maréchal.

-- Ce n’est pas vous que j’interroge, dit la reine d’un ton sec et
sans même se retourner, c’est M. de Gondy.

-- Si c’est moi que Sa Majesté interroge, répondit le coadjuteur
avec le même calme, je lui dirai que je suis en tout point de
l’avis de monsieur le maréchal.

Le rouge monta au visage de la reine, ses beaux yeux bleus
parurent prêts à lui sortir de la tête; ses lèvres de carmin,
comparées par tous les poètes du temps à des grenades en fleur,
pâlirent et tremblèrent de rage: elle effraya presque Mazarin lui-
même, qui pourtant était habitué aux fureurs domestiques de ce
ménage tourmenté:

-- Rendre Broussel! s’écria-t-elle enfin avec un sourire
effrayant: le beau conseil, par ma foi! On voit bien qu’il vient
d’un prêtre!

Gondy tint ferme. Les injures du jour semblaient glisser sur lui
comme les sarcasmes de la veille; mais la haine et la vengeance
s’amassaient silencieusement et goutte à goutte au fond de son
coeur. Il regarda froidement la reine, qui poussait Mazarin pour
lui faire dire à son tour quelque chose.

Mazarin, selon son habitude, pensait beaucoup et parlait peu.

-- Hé! hé! dit-il, bon conseil d’ami. Moi aussi je le rendrais, ce
bon _monsou_ Broussel, mort ou vif, et tout serait fini.

-- Si vous le rendiez mort, tout serait fini, comme vous dites,
Monseigneur, mais autrement que vous ne l’entendez.

-- Ai-je dit mort ou vif? reprit Mazarin: manière de parler; vous
savez que j’entends bien mal le français, que vous parlez et
écrivez si bien, vous, _monsou_ le coadjuteur.

-- Voilà un conseil État, dit d’Artagnan à Porthos, mais nous en
avons tenu de meilleurs à La Rochelle, avec Athos et Aramis.

-- Au bastion Saint-Gervais, dit Porthos.

-- Là, et ailleurs.

Le coadjuteur laissa passer l’averse, et reprit, toujours avec le
même flegme:

-- Madame, si Votre Majesté ne goûte pas l’avis que je lui
soumets, c’est sans doute parce qu’elle en a de meilleurs à
suivre; je connais trop la sagesse de la reine et celle de ses
conseillers pour supposer qu’on laissera longtemps la ville
capitale dans un trouble qui peut amener une révolution.

-- Ainsi donc, à votre avis, reprit en ricanant l’Espagnole qui se
mordait les lèvres de colère, cette émeute d’hier, qui aujourd’hui
est déjà une révolte, peut demain devenir une révolution?

-- Oui, Madame, dit gravement le coadjuteur.

-- Mais, à vous entendre, monsieur, les peuples auraient donc
oublié tout frein?

-- L’année est mauvaise pour les rois, dit Gondy en secouant la
tête, regardez en Angleterre, Madame.

-- Oui, mais heureusement nous n’avons point en France d’Olivier
Cromwell, répondit la reine.

-- Qui sait? dit Gondy, ces hommes-là sont pareils à la foudre: on
ne les connaît que lorsqu’ils frappent.

Chacun frissonna, et il se fit un moment de silence.

Pendant ce temps, la reine avait ses deux mains appuyées sur sa
poitrine; on voyait qu’elle comprimait les battements précipités
de son coeur.

-- Porthos, murmura d’Artagnan, regardez bien ce prêtre.

-- Bon, je le vois, dit Porthos. Eh bien?

-- Eh bien! c’est un homme.

Porthos regarda d’Artagnan d’un air étonné; il était évident qu’il
ne comprenait point parfaitement ce que son ami voulait dire.

-- Votre Majesté, continua impitoyablement le coadjuteur, va donc
prendre les mesures qui conviennent. Mais je les prévois terribles
et de nature à irriter encore les mutins.

-- Eh bien, alors, vous, monsieur le coadjuteur, qui avez tant de
puissance sur eux et qui êtes notre ami, dit ironiquement la
reine, vous les calmerez en leur donnant vos bénédictions.

-- Peut-être sera-t-il trop tard, dit Gondy toujours de glace, et
peut-être aurai-je perdu moi-même toute influence, tandis qu’en
leur rendant leur Broussel, Votre Majesté coupe toute racine à la
sédition et prend droit de châtier cruellement toute recrudescence
de révolte.

-- N’ai-je donc pas ce droit? s’écria la reine.

-- Si vous l’avez, usez-en, répondit Gondy.

-- Peste! dit d’Artagnan à Porthos, voilà un caractère comme je
les aime; que n’est-il ministre, et que ne suis-je son d’Artagnan,
au lieu d’être à ce bélître de Mazarin! Ah! mordieu! les beaux
coups que nous ferions ensemble!

-- Oui, dit Porthos.

La reine, d’un signe, congédia la cour, excepté Mazarin. Gondy
s’inclina et voulut se retirer comme les autres.

-- Restez, monsieur, dit la reine.

-- Bon, dit Gondy en lui-même, elle va céder.

-- Elle va le faire tuer, dit d’Artagnan à Porthos; mais, en tout
cas, ce ne sera point par moi. Je jure Dieu, au contraire, que si
l’on arrive sur lui, je tombe sur les arrivants.

-- Moi aussi, dit Porthos.

-- Bon! murmura Mazarin en prenant un siège, nous allons voir du
nouveau.

La reine suivait des yeux les personnes qui sortaient. Quand la
dernière eut refermé la porte, elle se retourna. On voyait qu’elle
faisait des efforts inouïs pour dompter sa colère; elle
s’éventait, elle respirait des cassolettes, elle allait et venait.
Mazarin restait sur le siège où il s’était assis, paraissant
réfléchir. Gondy, qui commençait à s’inquiéter, sondait des yeux
toutes les tapisseries, tâtait la cuirasse qu’il portait sous sa
longue robe, et de temps en temps cherchait sous son camail si le
manche d’un bon poignard espagnol qu’il y avait caché était bien à
la portée de sa main.

-- Voyons, dit la reine en s’arrêtant enfin, voyons, maintenant
que nous sommes seuls, répétez votre conseil, monsieur le
coadjuteur.

-- Le voici, Madame: feindre une réflexion, reconnaître
publiquement une erreur, ce qui est la force des gouvernements
forts, faire sortir Broussel de sa prison et le rendre au peuple.

-- Oh! s’écria Anne d’Autriche, m’humilier ainsi! Suis-je oui ou
non la reine? Toute cette canaille qui hurle est-elle ou non la
foule de mes sujets? Ai-je des amis, des gardes? Ah! par Notre-
Dame! comme disait la reine Catherine, continua-t-elle en se
montant à ses propres paroles, plutôt que de leur rendre cet
infâme Broussel, je l’étranglerais de mes propres mains!

Et elle s’élança les poings crispés vers Gondy, que certes en ce
moment elle détestait pour le moins autant que Broussel.

Gondy demeura immobile, pas un muscle de son visage ne bougea;
seulement son regard glacé se croisa comme un glaive avec le
regard furieux de la reine.

-- Voilà un homme mort, s’il y a encore quelque Vitry à la cour et
que le Vitry entre en ce moment, dit le Gascon. Mais moi, avant
qu’il arrive à ce bon prélat, je tue le Vitry, et net! M. le
cardinal de Mazarin m’en saura un gré infini.

-- Chut! dit Porthos; écoutez donc.

-- Madame! s’écria le cardinal en saisissant Anne d’Autriche et en
la tirant en arrière; Madame, que faites-vous?

Puis il ajouta en espagnol:

-- Anne, êtes-vous folle? vous faites ici des querelles de
bourgeoise, vous, une reine! et ne voyez-vous pas que vous avez
devant vous, dans la personne de ce prêtre, tout le peuple de
Paris, auquel il est dangereux de faire insulte en ce moment, et
que, si ce prêtre le veut, dans une heure vous n’aurez plus de
couronne! Allons donc, plus tard, dans une autre occasion, vous
tiendrez ferme et fort, mais aujourd’hui ce n’est pas l’heure;
aujourd’hui, flattez et caressez, ou vous n’êtes qu’une femme
vulgaire.

Aux premiers mots de ce discours, d’Artagnan avait saisi le bras
de Porthos et l’avait serré progressivement; puis quand Mazarin se
fut tu:

-- Porthos, dit-il tout bas, ne dites jamais devant Mazarin que
j’entends l’espagnol ou je suis un homme perdu et vous aussi.

-- Bon, dit Porthos.

Cette rude semonce, empreinte d’une éloquence qui caractérisait
Mazarin lorsqu’il parlait italien ou espagnol, et qu’il perdait
entièrement lorsqu’il parlait français, fut prononcée avec un
visage impénétrable qui ne laissa soupçonner à Gondy, si habile
physionomiste qu’il fût, qu’un simple avertissement d’être plus
modérée.

De son côté aussi, la reine rudoyée s’adoucit tout à coup; elle
laissa pour ainsi dire tomber de ses yeux le feu, de ses joues le
sang, de ses lèvres la colère verbeuse. Elle s’assit, et d’une
voix humide de pleurs, laissant tomber ses bras abattus à ses
côtés:

-- Pardonnez-moi, monsieur le coadjuteur, dit-elle, et attribuez
cette violence à ce que je souffre. Femme, et par conséquent
assujettie aux faiblesses de mon sexe, je m’effraie de la guerre
civile; reine et accoutumée à être obéie, je m’emporte aux
premières résistances.

-- Madame, dit de Gondy en s’inclinant, Votre Majesté se trompe en
qualifiant de résistance mes sincères avis. Votre Majesté n’a que
des sujets soumis et respectueux. Ce n’est point à la reine que le
peuple en veut, il appelle Broussel, et voilà tout, trop heureux
de vivre sous les lois de Votre Majesté, si toutefois Votre
Majesté lui rend Broussel, ajouta Gondy en souriant.

Mazarin qui, à ces mots:_ Ce n’est pas à la reine que le peuple en
veut_, avait déjà dressé l’oreille, croyant que le coadjuteur
allait parler des cris: «À bas le Mazarin!», sut gré à Gondy de
cette suppression, et dit de sa voix la plus soyeuse et avec son
visage le plus gracieux:

-- Madame, croyez-en le coadjuteur, qui est l’un des plus habiles
politiques que nous ayons; le premier chapeau de cardinal qui
vaquera semble fait pour sa noble tête.

-- Ah! que tu as besoin de moi, rusé coquin! dit de Gondy.

-- Et que nous promettra-t-il à nous, dit d’Artagnan, le jour où
on voudra le tuer? Peste, s’il donne comme cela des chapeaux,
apprêtons-nous, Porthos, et demandons chacun un régiment dès
demain. Corbleu! que la guerre civile dure une année seulement, et
je ferai redorer pour moi l’épée de connétable!

-- Et moi? dit Porthos.

-- Toi! je te ferai donner le bâton de maréchal de M. de La
Meilleraie, qui ne me paraît pas en grande faveur en ce moment.

-- Ainsi, monsieur, dit la reine, sérieusement, vous craignez
l’émotion populaire?

-- Sérieusement, Madame, reprit Gondy étonné de ne pas être plus
avancé; je crains, quand le torrent a rompu sa digue, qu’il ne
cause de grands ravages.

-- Et moi, dit la reine, je crois que dans ce cas, il lui faut
opposer des digues nouvelles. Allez, je réfléchirai.

Gondy regarda Mazarin d’un air étonné. Mazarin s’approcha de la
reine pour lui parler. En ce moment on entendit un tumulte
effroyable sur la place du Palais-Royal.

Gondy sourit, le regard de la reine s’enflamma, Mazarin devint
très pâle.

-- Qu’est-ce encore? dit-il.

En ce moment Comminges se précipita dans le salon.

-- Pardon, Madame, dit Comminges à la reine en entrant, mais le
peuple a broyé les sentinelles contre les grilles, et en ce moment
il force les portes: qu’ordonnez-vous?

-- Écoutez, Madame, dit Gondy.

Le mugissement des flots, le bruit de la foudre, les rugissements
d’un volcan, ne peuvent point se comparer à la tempête de cris qui
s’éleva au ciel en ce moment.

-- Ce que j’ordonne? dit la reine.

-- Oui, le temps presse.

-- Combien d’hommes à peu près avez-vous au Palais-Royal?

-- Six cents hommes.

-- Mettez cent hommes autour du roi, et avec le reste balayez-moi
toute cette populace.

-- Madame, dit Mazarin, que faites-vous?

-- Allez! dit la reine.

Comminges sortit avec l’obéissance passive du soldat.

En ce moment un craquement horrible se fit entendre, une des
portes commençait à céder.

-- Eh! Madame, dit Mazarin, vous nous perdez tous, le roi, vous et
moi.

Anne d’Autriche, à ce cri parti de l’âme du cardinal effrayé, eut
peur à son tour, elle rappela Comminges.

-- Il est trop tard! dit Mazarin en s’arrachant les cheveux, il
est trop tard!

La porte céda, et l’on entendit les hurlements de joie de la
populace. D’Artagnan mit l’épée à la main et fit signe à Porthos
d’en faire autant.

-- Sauvez la reine! s’écria Mazarin en s’adressant au coadjuteur.

Gondy s’élança vers la fenêtre qu’il ouvrit; il reconnut Louvières
à la tête d’une troupe de trois ou quatre mille hommes peut-être.

-- Pas un pas de plus! cria-t-il, la reine signe.

-- Que dites-vous? s’écria la reine.

-- La vérité, Madame, dit Mazarin lui présentant une plume et un
papier, il le faut. Puis il ajouta: Signez, Anne, je vous en prie,
je le veux!

La reine tomba sur une chaise, prit la plume et signa.

Contenu par Louvières, le peuple n’avait pas fait un pas de plus;
mais ce murmure terrible qui indique la colère de la multitude
continuait toujours.

La reine écrivit:

«Le concierge de la prison de Saint-Germain mettra en liberté le
conseiller Broussel.» Et elle signa.

Le coadjuteur, qui dévorait des yeux ses moindres mouvements,
saisit le papier aussitôt que la signature y fut déposée, revint à
la fenêtre, et l’agitant avec la main:

-- Voici l’ordre, dit-il.

Paris tout entier sembla pousser une grande clameur de joie; puis
les cris: «Vive Broussel! Vive le coadjuteur!» retentirent.

-- Vive la reine! dit le coadjuteur.

Quelques cris répondirent au sien, mais pauvres et rares.

Peut-être le coadjuteur n’avait-il poussé ce cri que pour faire
sentir à Anne d’Autriche sa faiblesse.

-- Et maintenant que vous avez ce que vous avez voulu, dit-elle,
allez, monsieur de Gondy.

-- Quand la reine aura besoin de moi, dit le coadjuteur en
s’inclinant, Sa Majesté sait que je suis à ses ordres.

La reine fit un signe de tête, Gondy se retira.

-- Ah! prêtre maudit! s’écria Anne d’Autriche en étendant la main
vers la porte à peine fermée, je te ferai boire un jour le reste
du fiel que tu m’as versé aujourd’hui.

Mazarin voulut s’approcher d’elle.

-- Laissez-moi! dit-elle; vous n’êtes pas un homme!

Et elle sortit.

-- C’est vous qui n’êtes pas une femme, murmura Mazarin.

Puis, après un instant de rêverie, il se souvint que d’Artagnan et
Porthos devaient être là, et par conséquent avaient tout entendu.
Il fronça le sourcil et alla droit à la tapisserie, qu’il souleva;
le cabinet était vide.

Au dernier mot de la reine, d’Artagnan avait pris Porthos par la
main et l’avait entraîné vers la galerie.

Mazarin entra à son tour dans la galerie et trouva les deux amis
qui se promenaient.

-- Pourquoi avez-vous quitté le cabinet, monsieur d’Artagnan? dit
Mazarin.

-- Parce que, dit d’Artagnan, la reine a ordonné à tout le monde
de sortir et que j’ai pensé que cet ordre était pour nous comme
pour les autres.

-- Ainsi vous êtes ici depuis...

-- Depuis un quart d’heure à peu près, dit d’Artagnan en regardant
Porthos et en lui faisant signe de ne pas le démentir.

Mazarin surprit ce signe et demeura convaincu que d’Artagnan avait
tout vu et tout entendu, mais il lui sut gré du mensonge.

-- Décidément, monsieur d’Artagnan, vous êtes l’homme que je
cherchais, et vous pouvez compter sur moi ainsi que votre ami.

Puis, saluant les deux amis de son plus charmant sourire, il
rentra plus tranquille dans son cabinet, car à la sortie de Gondy,
le tumulte avait cessé comme par enchantement.


LII. Le malheur donne de la mémoire

Anne était rentrée furieuse dans son oratoire.

-- Quoi! s’écria-t-elle en tordant ses beaux bras, quoi, le peuple
a vu M. de Condé, le premier prince du sang, arrêté par ma belle-
mère, Marie de Médicis; il a vu ma belle-mère, son ancienne
régente, chassée par le cardinal; il a vu M. de Vendôme, c’est-à-
dire le fils de Henri IV, prisonnier à Vincennes; il n’a rien dit
tandis qu’on insultait, qu’on incarcérait, qu’on menaçait ces
grands personnages! et pour un Broussel! Jésus, qu’est donc
devenue la royauté?

Anne touchait sans y penser à la question brûlante. Le peuple
n’avait lien dit pour les princes, le peuple se soulevait pour
Broussel; c’est qu’il s’agissait d’un plébéien, et qu’en défendant
Broussel le peuple sentait instinctivement qu’il se défendait lui-
même.

Pendant ce temps, Mazarin se promenait de long en large dans son
cabinet, regardant de temps en temps sa belle glace de Venise tout
étoilée.

-- Eh! disait-il, c’est triste, je le sais bien, d’être forcé de
céder ainsi; mais bah! nous prendrons notre revanche: qu’importe
Broussel! c’est un nom, ce n’est pas une chose.

Si habile politique qu’il fût, Mazarin se trompait cette fois:
Broussel était une chose et non pas un nom.

Aussi, lorsque le lendemain matin Broussel fit son entrée à Paris
dans un grand carrosse, ayant son fils Louvières à côté de lui et
Friquet derrière la voiture, tout le peuple en armes se précipita-
t-il sur son passage! les cris de: «Vive Broussel! Vive notre
père!» retentissaient de toutes parts et portaient la mort aux
oreilles de Mazarin; de tous les côtés les espions du cardinal et
de la reine rapportaient de fâcheuses nouvelles, qui trouvaient le
ministre fort agité et la reine fort tranquille. La reine
paraissait mûrir dans sa tête une grande résolution, ce qui
redoublait les inquiétudes de Mazarin. Il connaissait
l’orgueilleuse princesse et craignait fort les résolutions d’Anne
d’Autriche.

Le coadjuteur était rentré au parlement plus roi que le roi, la
reine et le cardinal ne l’étaient à eux trois ensemble; sur son
avis, un édit du parlement avait invité les bourgeois à déposer
leurs armes et à démolir les barricades: ils savaient maintenant
qu’il ne fallait qu’une heure pour reprendre les armes et qu’une
nuit pour refaire les barricades.

Planchet était rentré dans sa boutique; la victoire amnistie:
Planchet n’avait donc plus peur d’être pendu; il était convaincu
que, si l’on faisait seulement mine de l’arrêter, le peuple se
soulèverait pour lui comme il venait de le faire pour Broussel.

Rochefort avait rendu ses chevau-légers au chevalier d’Humières:
il en manquait bien deux à l’appel; mais le chevalier, qui était
frondeur dans l’âme, n’avait pas voulu entendre parler de
dédommagement.

Le mendiant avait repris sa place au parvis Saint-Eustache,
distribuant toujours son eau bénite d’une main et demandant
l’aumône de l’autre; et nul ne se doutait que ces deux mains-là
venaient d’aider à tirer de l’édifice social la pierre
fondamentale de la royauté.

Louvières était fier et content, il s’était vengé du Mazarin,
qu’il détestait, et avait fort contribué à faire sortir son père
de prison; son nom avait été répété avec terreur au Palais-Royal,
et il disait en riant au conseiller réintégré dans sa famille:

-- Croyez-vous, mon père, que si maintenant je demandais une
compagnie à la reine elle me la donnerait?

D’Artagnan avait profité du moment de calme pour renvoyer Raoul,
qu’il avait eu grand’peine à retenir enfermé pendant l’émeute, et
qui voulait absolument tirer l’épée pour l’un ou l’autre parti.
Raoul avait fait quelque difficulté d’abord, mais d’Artagnan avait
parlé au nom du comte de La Fère. Raoul avait été faire une visite
à madame de Chevreuse et était parti pour rejoindre l’armée.

Rochefort seul trouvait la chose assez mal terminée: il avait
écrit à M. le duc de Beaufort de venir; le duc allait arriver et
trouverait Paris tranquille.

Il alla trouver le coadjuteur, pour lui demander s’il ne fallait
pas donner avis au prince de s’arrêter en route; mais Gondy y
réfléchit un instant et dit:

-- Laissez-le continuer son chemin.

-- Mais ce n’est donc pas fini? demanda Rochefort.

-- Bon! mon cher comte, nous ne sommes encore qu’au commencement.

-- Qui vous fait croire cela?

-- La connaissance que j’ai du coeur de la reine: elle ne voudra
pas demeurer battue.

-- Prépare-t-elle donc quelque chose?

-- Je l’espère.

-- Que savez-vous, voyons?

-- Je sais qu’elle a écrit à M. le Prince de revenir de l’armée en
toute hâte.

-- Ah! ah! dit Rochefort, vous avez raison, il faut laisser venir
M. de Beaufort.

Le soir même de cette conversation, le bruit se répandit que M. le
Prince était arrivé.

C’était une nouvelle bien simple et bien naturelle, et cependant
elle eut un immense retentissement; des indiscrétions, disait-on,
avaient été commises par madame de Longueville, à qui M. le
Prince, qu’on accusait d’avoir pour sa soeur une tendresse qui
dépassait les bornes de l’amitié fraternelle, avait fait des
confidences.

Ces confidences dévoilaient de sinistres projets de la part de la
reine.

Le soir même de l’arrivée de M. le Prince, des bourgeois plus
avancés que les autres, des échevins, des capitaines de quartier
s’en allaient chez leurs connaissances, disant:

-- Pourquoi ne prendrions-nous pas le roi et ne le mettrions-nous
pas à l’Hôtel de Ville? c’est un tort de le laisser élever par nos
ennemis, qui lui donnent de mauvais conseils; tandis que s’il
était dirigé par M. le coadjuteur, par exemple, il sucerait des
principes nationaux et aimerait le peuple.

La nuit fut sourdement agitée; le lendemain on revit les manteaux
gris et noirs, les patrouilles de marchands en armes et les bandes
de mendiants.

La reine avait passé la nuit à conférer seule à seul avec M. le
Prince; à minuit il avait été introduit dans son oratoire et ne
l’avait quittée qu’à cinq heures.

À cinq heures la reine se rendit au cabinet du cardinal.

Si elle n’était pas encore couchée, elle, le cardinal était déjà
levé.

Il rédigeait une réponse à Cromwell, six jours étaient déjà
écoulés sur les dix qu’il avait demandés à Mordaunt.

-- Bah! disait-il, je l’aurai fait un peu attendre, mais
M. Cromwell sait trop ce que c’est que les révolutions pour ne pas
m’excuser.

Il relisait donc avec complaisance le premier paragraphe de son
factum, lorsqu’on gratta doucement à la porte qui communiquait aux
appartements de la reine. Anne d’Autriche pouvait seule venir par
cette porte. Le cardinal se leva et alla ouvrir.

La reine était en négligé, mais le négligé lui allait encore, car,
ainsi que Diane de Poitiers et Ninon, Anne d’Autriche conserva ce
privilège de rester toujours belle: seulement ce matin-là elle
était plus belle que de coutume, car ses yeux avaient tout le
brillant que donne au regard une joie intérieure.

-- Qu’avez-vous, Madame, dit Mazarin inquiet, vous avez l’air
toute fière?

-- Oui, Giulio, dit-elle, fière et heureuse, car j’ai trouvé le
moyen d’étouffer cette hydre.

-- Vous êtes un grand politique, ma reine, dit Mazarin, voyons le
moyen.

Et il cacha ce qu’il écrivait en glissant la lettre commencée sous
du papier blanc.

-- Ils veulent me prendre le roi, vous savez? dit la reine.

-- Hélas! oui! et me pendre, moi.

-- Ils n’auront pas le roi.

-- Et ils ne me pendront pas, _benone._

-- Écoutez: je veux leur enlever mon fils et moi-même, et vous
avec moi; je veux que cet événement, qui du jour au lendemain
changera la face des choses, s’accomplisse sans que d’autres le
sachent que vous, moi et une troisième personne.

-- Et quelle est cette troisième personne?

-- M. le Prince.

-- Il est donc arrivé, comme on me l’avait dit?

-- Hier soir.

-- Et vous l’avez vu?

-- Je le quitte.

-- Il prête les mains à ce projet?

-- Le conseil vient de lui.

-- Et Paris?

-- Il l’affame et le force à se rendre à discrétion.

-- Le projet ne manque pas de grandiose, mais je n’y vois qu’un
empêchement.

-- Lequel?

-- L’impossibilité.

-- Parole vide de sens. Rien n’est impossible.

-- En projet.

-- En exécution. Avons-nous de l’argent?

-- Un peu, dit Mazarin tremblant qu’Anne d’Autriche ne demandât à
puiser dans sa bourse.

-- Avons-nous des troupes?

-- Cinq ou six mille hommes.

-- Avons-nous du courage?

-- Beaucoup.

-- Alors la chose est facile. Oh! comprenez-vous, Giulio? Paris,
cet odieux Paris, se réveillant un matin sans reine et sans roi,
cerné, assiégé, affamé, n’ayant plus pour toute ressource que son
stupide parlement et son maigre coadjuteur aux jambes torses!

-- Joli! joli! dit Mazarin: je comprends l’effet; mais je ne vois
pas le moyen d’y arriver.

-- Je le trouverai, moi!

-- Vous savez que c’est la guerre, la guerre civile, ardente,
acharnée, implacable.

-- Oh! oui, oui, la guerre, dit Anne d’Autriche; oui, je veux
réduire cette ville rebelle en cendres; je veux éteindre le feu
dans le sang; je veux qu’un exemple effroyable éternise le crime
et le châtiment. Paris! je le hais, je le déteste.

-- Tout beau, Anne, vous voilà sanguinaire! Prenez garde, nous ne
sommes pas au temps des Malatesta et des Castruccio Castracani;
vous vous ferez décapiter, ma belle reine, et ce serait dommage.

-- Vous riez.

-- Je ris très peu, la guerre est dangereuse avec tout un peuple:
voyez votre frère Charles Ier, il est mal, très mal.

-- Nous sommes en France et je suis Espagnole.

-- Tant pis, _per Baccho_, tant pis, j’aimerais mieux que vous
fussiez française, et moi aussi: on nous détesterait moins tous
les deux.

-- Cependant vous m’approuvez?

-- Oui, si je vois la chose possible.

-- Elle l’est, c’est moi qui vous le dis; faites vos préparatifs
de départ.

-- Moi! je suis toujours prêt à partir; seulement, vous le savez,
je ne pars jamais... et cette fois probablement pas plus que les
autres.

-- Enfin, si je pars, partirez-vous?

-- J’essaierai.

-- Vous me faites mourir, avec vos peurs, Giulio, et de quoi donc
avez-vous peur?

-- De beaucoup de choses.

-- Desquelles?

La physionomie de Mazarin, de railleuse qu’elle était, devint
sombre.

-- Anne, dit-il, vous n’êtes qu’une femme, et, comme femme, vous
pouvez insulter à votre aise les hommes, sûre que vous êtes de
l’impunité: vous m’accusez d’avoir peur: je n’ai pas tant peur que
vous, puisque je ne me sauve pas, moi. Contre qui crie-t-on? Est-
ce contre vous ou contre moi? Qui veut-on pendre? Est-ce vous ou
moi? Eh bien, je fais tête à l’orage, moi, cependant, que vous
accusez d’avoir peur, non pas en bravache, ce n’est pas ma mode,
mais je tiens. Imitez-moi, pas tant d’éclat, plus d’effet. Vous
criez très haut, vous n’aboutissez à rien. Vous parlez de fuir!

Mazarin haussa les épaules, prit la main de la reine et la
conduisit à la fenêtre:

-- Regardez!

-- Eh bien? dit la reine aveuglée par son entêtement.

-- Eh bien, que voyez-vous de cette fenêtre? Ce sont, si je ne
m’abuse, des bourgeois cuirassés, casqués, armés de bons
mousquets, comme au temps de la Ligue, et qui regardent si bien la
fenêtre d’où vous les regardez, vous, que vous allez être vue si
vous soulevez si fort le rideau. Maintenant, venez à cette autre:
que voyez-vous? Des gens du peuple armés de hallebardes qui
gardent vos portes. À chaque ouverture de ce palais où je vous
conduirais, vous en verriez autant; vos portes sont gardées, les
soupiraux de vos caves sont gardés, et je vous dirai à mon tour ce
que ce bon La Ramée me disait de M. de Beaufort: À moins d’être
oiseau ou souris, vous ne sortirez pas.

-- Il est cependant sorti, lui.

-- Comptez-vous sortir de la même manière?

-- Je suis donc prisonnière alors?

-- Parbleu! dit Mazarin, il y a une heure que je vous le prouve.

Et Mazarin reprit tranquillement sa dépêche commencée, à l’endroit
où il l’avait interrompue.

Anne, tremblante de colère, rouge d’humiliation, sortit du cabinet
en repoussant derrière elle la porte avec violence.

Mazarin ne tourna pas même la tête.

Rentrée dans ses appartements, la reine se laissa tomber sur un
fauteuil et se mit à pleurer.

Puis tout à coup frappée d’une idée subite:

-- Je suis sauvée, dit-elle en se levant. Oh! oui, oui, je connais
un homme qui saura me tirer de Paris, lui, un homme que j’ai trop
longtemps oublié.

Et, rêveuse, quoique avec un sentiment de joie:

-- Ingrate que je suis, dit-elle, j’ai vingt ans oublié cet homme,
dont j’eusse dû faire un maréchal de France. Ma belle-mère a
prodigué l’or, les dignités, les caresses à Concini, qui l’a
perdue, le roi a fait Vitry maréchal de France pour un assassinat,
et moi, j’ai laissé dans l’oubli, dans la misère, ce noble
d’Artagnan qui m’a sauvée.

Et elle courut à une table sur laquelle étaient du papier et de
l’encre, et se mit à écrire.


LIII. L’entrevue

Ce matin-là d’Artagnan était couché dans la chambre de Porthos.
C’était une habitude que les deux amis avaient prise depuis les
troubles. Sous leur chevet était leur épée, et sur leur table, à
portée de la main étaient leurs pistolets.

D’Artagnan dormait encore et rêvait que le ciel se couvrait d’un
grand nuage jaune, que de ce nuage tombait une pluie d’or, et
qu’il tendait son chapeau sous une gouttière.

Porthos rêvait de son côté que le panneau de son carrosse n’était
pas assez large pour contenir les armoiries qu’il y faisait
peindre.

Ils furent réveillés à sept heures par un valet sans livrée qui
apportait une lettre à d’Artagnan.

-- De quelle part? demanda le Gascon.

-- De la part de la reine, répondit le valet.

-- Hein! fit Porthos en se soulevant sur son lit, que dit-il donc?

D’Artagnan pria le valet de passer dans une salle voisine, et dès
qu’il eut refermé la porte il sauta à bas de son lit et lut
rapidement, pendant que Porthos le regardait les yeux écarquillés
et sans oser lui adresser une question.

-- Ami Porthos, dit d’Artagnan en lui tendant la lettre, voici
pour cette fois ton titre de baron et mon brevet de capitaine.
Tiens, lis et juge.

Porthos étendit la main, prit la lettre, et lut ces mots d’une
voix tremblante:

«La reine veut parler à monsieur d’Artagnan, qu’il suive le
porteur.»

-- Eh bien! dit Porthos, je ne vois rien là que d’ordinaire.

-- J’y vois, moi, beaucoup d’extraordinaire, dit d’Artagnan. Si
l’on m’appelle, c’est que les choses sont bien embrouillées. Songe
un peu quel remue-ménage a dû se faire dans l’esprit de la reine,
pour qu’après vingt ans mon souvenir remonte à la surface.

-- C’est juste, dit Porthos.

-- Aiguise ton épée, baron, charge tes pistolets, donne l’avoine
aux chevaux, je te réponds qu’il y aura du nouveau avant demain;
et _motus!_

-- Ah çà! ce n’est point un piège qu’on nous tend pour se défaire
de nous? dit Porthos toujours préoccupé de la gêne que sa grandeur
future devait causer à autrui.

-- Si c’est un piège, reprit d’Artagnan, je le flairerai, sois
tranquille. Si Mazarin est Italien, je suis Gascon, moi.

Et d’Artagnan s’habilla en un tour de main.

Comme Porthos, toujours couché, lui agrafait son manteau, on
frappa une seconde fois à la porte.

-- Entrez, dit d’Artagnan.

Un second valet entra.

-- De la part de Son Éminence le cardinal Mazarin, dit-il.

D’Artagnan regarda Porthos.

-- Voilà qui se complique, dit Porthos, par où commencer?

-- Cela tombe à merveille, dit d’Artagnan; Son Éminence me donne
rendez-vous dans une demi-heure.

-- Bien.

-- Mon ami, dit d’Artagnan se retournant vers le valet, dites à
Son Éminence que dans une demi-heure je suis à ses ordres.

Le valet salua et sortit.

-- C’est bien heureux qu’il n’ait pas vu l’autre, reprit
d’Artagnan.

-- Tu crois donc qu’ils ne t’envoient pas chercher tous deux pour
la même chose?

-- Je ne le crois pas, j’en suis sûr.

-- Allons, allons, d’Artagnan, alerte! Songe que la reine
t’attend; après la reine, le cardinal; et après le cardinal, moi.

D’Artagnan rappela le valet d’Anne d’Autriche.

-- Me voilà, mon ami, dit-il, conduisez-moi.

Le valet le conduisit par la rue des Petits-Champs, et, tournant à
gauche, le fit entrer par la petite porte du jardin qui donnait
sur la rue Richelieu, puis on gagna un escalier dérobé, et
d’Artagnan fut introduit dans l’oratoire.

Une certaine émotion dont il ne pouvait se rendre compte faisait
battre le coeur du lieutenant; il n’avait plus la confiance de la
jeunesse, et l’expérience lui avait appris toute la gravité des
événements passés. Il savait ce que c’était que la noblesse des
princes et la majesté des rois, il s’était habitué à classer sa
médiocrité après les illustrations de la fortune et de la
naissance. Jadis il eût abordé Anne d’Autriche en jeune homme qui
salue une femme. Aujourd’hui c’était autre chose: il se rendait
près d’elle comme un humble soldat près d’un illustre chef.

Un léger bruit troubla le silence de l’oratoire. D’Artagnan
tressaillit et vit une blanche main soulever la tapisserie, et à
sa forme, à sa blancheur, à sa beauté, il reconnut cette main
royale qu’un jour on lui avait donnée à baiser.

La reine entra.

-- C’est vous, monsieur d’Artagnan, dit-elle en arrêtant sur
l’officier un regard plein d’affectueuse mélancolie, c’est vous et
je vous reconnais bien. Regardez-moi à votre tour, je suis la
reine; me reconnaissez-vous?

-- Non, Madame, répondit d’Artagnan.

-- Mais ne savez-vous donc plus, continua Anne d’Autriche avec cet
accent délicieux qu’elle savait, lorsqu’elle le voulait, donner à
sa voix, que la reine a eu besoin d’un jeune cavalier brave et
dévoué, qu’elle a trouvé ce cavalier, et que, quoiqu’il ait pu
croire qu’elle l’avait oublié, elle lui a gardé une place au fond
de son coeur?

-- Non, Madame, j’ignore cela, dit le mousquetaire.

-- Tant pis, monsieur, dit Anne d’Autriche, tant pis, pour la
reine du moins, car la reine aujourd’hui a besoin de ce même
courage et de ce même dévouement.

-- Eh quoi! dit d’Artagnan, la reine, entourée comme elle est de
serviteurs si dévoués, de conseillers si sages, d’hommes si grands
enfin par leur mérite ou leur position, daigne jeter les yeux sur
un soldat obscur!

Anne comprit ce reproche voilé; elle en fut émue plus qu’irritée.
Tant d’abnégation et de désintéressement de la part du gentilhomme
gascon l’avait maintes fois humiliée, elle s’était laissée vaincre
en générosité.

-- Tout ce que vous me dites de ceux qui m’entourent, monsieur
d’Artagnan, est vrai peut-être, dit la reine: mais moi je n’ai de
confiance qu’en vous seul. Je sais que vous êtes à M. le cardinal,
mais soyez à moi aussi et je me charge de votre fortune. Voyons,
feriez-vous pour moi aujourd’hui ce que fit jadis pour la reine ce
gentilhomme que vous ne connaissez pas?

-- Je ferai tout ce qu’ordonnera Votre Majesté, dit d’Artagnan.

La reine réfléchit un moment; et, voyant l’attitude circonspecte
du mousquetaire:

-- Vous aimez peut-être le repos? dit-elle.

-- Je ne sais, car je ne me suis jamais reposé, Madame.

-- Avez-vous des amis?

-- J’en avais trois: deux ont quitté Paris et j’ignore où ils sont
allés. Un seul me reste, mais c’est un de ceux qui connaissaient,
je crois, le cavalier dont Votre Majesté m’a fait l’honneur de me
parler.

-- C’est bien, dit la reine: vous et votre ami, vous valez une
armée.

-- Que faut-il que je fasse, Madame?

-- Revenez à cinq heures et je vous le dirai; mais ne parlez à âme
qui vive, monsieur, du rendez-vous que je vous donne.

-- Non, Madame.

-- Jurez-le sur le Christ.

-- Madame, je n’ai jamais menti à ma parole; quand je dis non,
c’est non.

La reine, quoique étonnée de ce langage, auquel ses courtisans ne
l’avaient pas habituée, en tira un heureux présage pour le zèle
que d’Artagnan mettrait à la servir dans l’accomplissement de son
projet. C’était un des artifices du Gascon de cacher parfois sa
profonde subtilité sous les apparences d’une brutalité loyale.

-- La reine n’a pas autre chose à m’ordonner pour le moment? dit-
il.

-- Non, monsieur, répondit Anne d’Autriche, et vous pouvez vous
retirer jusqu’au moment que je vous ai dit.

D’Artagnan salua et sortit.

-- Diable! dit-il lorsqu’il fut à la porte, il paraît qu’on a bien
besoin de moi ici.

Puis, comme la demi-heure était écoulée. Il traversa la galerie et
alla heurter à la porte du cardinal.

Bernouin l’introduisit.

-- Je me rends à vos ordres, Monseigneur, dit-il.

Et, selon son habitude, d’Artagnan jeta un coup d’oeil rapide
autour de lui, et remarqua que Mazarin avait devant lui une lettre
cachetée. Seulement elle était posée sur le bureau du côté de
l’écriture, de sorte qu’il était impossible de voir à qui elle
était adressée.

-- Vous venez de chez la reine? dit Mazarin en regardant fixement
d’Artagnan.

-- Moi, Monseigneur! qui vous a dit cela?

-- Personne; mais je le sais.

-- Je suis désespéré de dire à Monseigneur qu’il se trompe,
répondit impudemment le Gascon, fort de la promesse qu’il venait
de faire à Anne d’Autriche.

-- J’ai ouvert moi-même l’antichambre, et je vous ai vu venir du
bout de la galerie.

-- C’est que j’ai été introduit par l’escalier dérobé.

-- Comment cela?

-- Je l’ignore; il y aura eu malentendu.

Mazarin savait qu’on ne faisait pas dire facilement à d’Artagnan
ce qu’il voulait cacher; aussi renonça-t-il à découvrir pour le
moment le mystère que lui faisait le Gascon.

-- Parlons de mes affaires, dit le cardinal, puisque vous ne
voulez rien me dire des vôtres.

D’Artagnan s’inclina.

-- Aimez-vous les voyages? demanda le cardinal.

-- J’ai passé ma vie sur les grands chemins.

-- Quelque chose vous retiendrait-il à Paris?

-- Rien ne me retiendrait à Paris qu’un ordre supérieur.

-- Bien. Voici une lettre qu’il s’agit de remettre à son adresse.

-- À son adresse, Monseigneur? mais il n’y en a pas.

En effet, le côté opposé au cachet était intact de toute écriture.

-- C’est-à-dire, reprit Mazarin, qu’il y a une double enveloppe.

-- Je comprends, et je dois déchirer la première, arrivé à un
endroit donné seulement.

-- À merveille. Prenez et partez. Vous avez un ami, M. du Vallon,
je l’aime fort, vous l’emmènerez.

-- Diable! se dit d’Artagnan, il sait que nous avons entendu sa
conversation d’hier, et il veut nous éloigner de Paris.

-- Hésiteriez-vous? demanda Mazarin.

-- Non, Monseigneur, et je pars sur-le-champ. Seulement je
désirerais une chose...

-- Laquelle? dites.

-- C’est que Votre Éminence passât chez la reine.

-- Quand cela?

-- À l’instant même.

-- Pourquoi faire?

-- Pour lui dire seulement ces mots: «J’envoie M. d’Artagnan
quelque part, et je le fais partir tout de suite.»

-- Vous voyez bien, dit Mazarin, que vous avez vu la reine.

-- J’ai eu l’honneur de dire à Votre Éminence qu’il était possible
qu’il y eût un malentendu.

-- Que signifie cela? demanda Mazarin.

-- Oserais-je renouveler ma prière à Son Éminence?

-- C’est bien, j’y vais. Attendez-moi ici.

Mazarin regarda avec attention si aucune clef n’avait été oubliée
aux armoires et sortit.

Dix minutes s’écoulèrent, pendant lesquelles d’Artagnan fit tout
ce qu’il put pour lire à travers la première enveloppe ce qui
était écrit sur la seconde; mais il n’en put venir à bout.

Mazarin rentra pâle et vivement préoccupé; il alla s’asseoir à son
bureau. D’Artagnan l’examinait comme il venait d’examiner
l’épître; mais l’enveloppe de son visage était presque aussi
impénétrable que l’enveloppe de la lettre.

-- Eh, eh! dit le Gascon, il a l’air fâché. Serait-ce contre moi?
Il médite; est-ce de m’envoyer à la Bastille? Tout beau,
Monseigneur! au premier mot que vous en dites, je vous étrangle et
me fais frondeur. On me portera en triomphe comme M. Broussel, et
Athos me proclamera le Brutus français. Ce serait drôle.

Le Gascon, avec son imagination toujours galopante, avait déjà vu
tout le parti qu’il pouvait tirer de la situation.

Mais Mazarin ne donna aucun ordre de ce genre et se mit au
contraire à faire patte de velours à d’Artagnan:

-- Vous aviez raison, lui dit-il, mon cher _monsou_ d’Artagnan, et
vous ne pouvez partir encore.

-- Ah! fit d’Artagnan.

-- Rendez-moi donc cette dépêche, je vous prie.

D’Artagnan obéit. Mazarin s’assura que le cachet était bien
intact.

-- J’aurai besoin de vous ce soir, dit-il, revenez dans, deux
heures.

-- Dans deux heures, Monseigneur, dit d’Artagnan, j’ai un rendez-
vous auquel je ne puis manquer.

-- Que cela ne vous inquiète pas, dit Mazarin, c’est le même.

-- Bon! pensa d’Artagnan, je m’en doutais.

-- Revenez donc à cinq heures et amenez-moi ce cher M. du Vallon;
seulement, laissez-le dans l’antichambre: je veux causer avec vous
seul.

D’Artagnan s’inclina.

En s’inclinant il se disait:

-- Tous deux le même ordre, tous deux à la même heure, tous deux
au Palais-Royal; je devine. Ah! voilà un secret que M. de Gondy
eût payé cent mille livres.

-- Vous réfléchissez! dit Mazarin inquiet.

-- Oui, je me demande si nous devons être armés ou non.

-- Armés jusqu’aux dents, dit Mazarin.

-- C’est bien, Monseigneur, on le sera.

D’Artagnan salua, sortit et courut répéter à son ami les promesses
flatteuses de Mazarin, lesquelles donnèrent à Porthos une
allégresse inconcevable.


LIV. La fuite

Le Palais-Royal, malgré les signes d’agitation que donnait la
ville, présentait, lorsque d’Artagnan s’y rendit vers les cinq
heures du soir, un spectacle des plus réjouissants. Ce n’était pas
étonnant: la reine avait rendu Broussel et Blancmesnil au peuple.
La reine n’avait réellement donc rien à craindre, puisque le
peuple n’avait plus rien à demander. Son émotion était un reste
d’agitation auquel il fallait laisser le temps de se calmer, comme
après une tempête il faut quelquefois plusieurs journées pour
affaisser la houle.

Il y avait eu un grand festin, dont le retour du vainqueur de Lens
était le prétexte. Les princes, les princesses étaient invités,
les carrosses encombraient les cours depuis midi. Après le dîner,
il devait y avoir jeu chez la reine.

Anne d’Autriche était charmante, ce jour-là, de grâce et d’esprit,
jamais on ne l’avait vue de plus joyeuse humeur. La vengeance en
fleurs brillait dans ses yeux et épanouissait ses lèvres.

Au moment où l’on se leva de table, Mazarin s’éclipsa. D’Artagnan
était déjà à son poste et l’attendait dans l’antichambre. Le
cardinal parut l’air riant, le prit par la main et l’introduisit
dans son cabinet.

-- Mon cher _monsou_ d’Artagnan, dit le ministre en s’asseyant, je
vais vous donner la plus grande marque de confiance qu’un ministre
puisse donner à un officier.

D’Artagnan s’inclina.

-- J’espère, dit-il, que Monseigneur me la donne sans arrière-
pensée et avec cette conviction que j’en suis digne.

-- Le plus digne de tous, mon cher ami, puisque c’est à vous que
je m’adresse.

-- Eh bien! dit d’Artagnan, je vous l’avouerai, Monseigneur, il y
a longtemps que j’attends une occasion pareille. Ainsi, dites-moi
vite ce que vous avez à me dire.

-- Vous allez, mon cher _monsou_ d’Artagnan, reprit Mazarin, avoir
ce soir entre les mains le salut de État.

Il s’arrêta.

-- Expliquez-vous, Monseigneur, j’attends.

-- La reine a résolu de faire avec le roi un petit voyage à Saint-
Germain.

-- Ah! ah! dit d’Artagnan, c’est-à-dire que la reine veut quitter
Paris.

-- Vous comprenez, caprice de femme.

-- Oui, je comprends très bien, dit d’Artagnan.

-- C’était pour cela qu’elle vous avait fait venir ce matin, et
qu’elle vous a dit de revenir à cinq heures.

-- C’était bien la peine de vouloir me faire jurer que je ne
parlerais de ce rendez-vous à personne! murmura d’Artagnan; oh!
les femmes! fussent-elles reines, elles sont toujours femmes.

-- Désapprouveriez-vous ce petit voyage, mon cher _monsou_
d’Artagnan? demanda Mazarin avec inquiétude.

-- Moi, Monseigneur! dit d’Artagnan, et pourquoi cela?

-- C’est que vous haussez les épaules.

-- C’est une façon de me parler à moi-même, Monseigneur.

-- Ainsi, vous approuvez ce voyage?

-- Je n’approuve pas plus que je ne désapprouve, Monseigneur,
j’attends vos ordres.

-- Bien. C’est donc sur vous que j’ai jeté les yeux pour porter le
roi et la reine à Saint-Germain.

-- Double fourbe, dit en lui-même d’Artagnan.

-- Vous voyez bien, reprit Mazarin voyant l’impassibilité de
d’Artagnan, que, comme je vous le disais, le salut de État va
reposer entre vos mains.

-- Oui, Monseigneur, et je sens toute la responsabilité d’une
pareille charge.

-- Vous acceptez, cependant?

-- J’accepte toujours.

-- Vous croyez la chose possible.

-- Tout l’est.

-- Serez-vous attaqué en chemin?

-- C’est probable.

-- Mais comment ferez-vous en ce cas?

-- Je passerai à travers ceux qui m’attaqueront.

-- Et si vous ne passez pas à travers?

-- Alors, tant pis pour eux, je passerai dessus.

-- Et vous rendrez le roi et la reine sains et saufs à Saint-
Germain?

-- Oui.

-- Sur votre vie?

-- Sur ma vie.

-- Vous êtes un héros, mon cher! dit Mazarin en regardant le
mousquetaire avec admiration.

D’Artagnan sourit.

-- Et moi? dit Mazarin après un moment de silence et en regardant
fixement d’Artagnan.

-- Comment et vous, Monseigneur?

-- Et moi, si je veux partir?

-- Ce sera plus difficile.

-- Comment cela?

-- Votre Éminence peut être reconnue.

-- Même sous ce déguisement? dit Mazarin.

Et il leva un manteau qui couvrait un fauteuil sur lequel était un
habit complet de cavalier gris perle et grenat tout passementé
d’argent.

-- Si Votre Éminence se déguise, cela devient plus facile.

-- Ah! fit Mazarin en respirant.

-- Mais il faudra faire ce que Votre Éminence disait l’autre jour
qu’elle eût fait à notre place.

-- Que faudra-t-il faire?

-- Crier: À bas Mazarin!

-- Je crierai.

-- En français, en bon français, Monseigneur, prenez garde à
l’accent; on nous a tué six mille Angevins en Sicile parce qu’ils
prononçaient mal l’italien. Prenez garde que les Français ne
prennent sur vous leur revanche des Vêpres siciliennes.

-- Je ferai de mon mieux.

-- Il y a bien des gens armés dans les rues, continua d’Artagnan;
êtes-vous sûr que personne ne connaît le projet de la reine?

Mazarin réfléchit.

-- Ce serait une belle affaire pour un traître, Monseigneur, que
l’affaire que vous me proposez là; les hasards d’une attaque
excuseraient tout.

Mazarin frissonna; mais il réfléchit qu’un homme qui aurait
l’intention de trahir ne préviendrait pas.

-- Aussi, dit-il vivement, je ne me fie pas à tout le monde, et la
preuve, c’est que je vous ai choisi pour m’escorter.

-- Ne partez-vous pas avec la reine?

-- Non, dit Mazarin.

-- Alors, vous partez après la reine?

-- Non, fit encore Mazarin.

-- Ah! dit d’Artagnan qui commençait à comprendre.

-- Oui, j’ai mes plans, continua le cardinal: avec la reine, je
double ses mauvaises chances: après la reine, son départ double
les miennes; puis, la cour une fois sauvée, on peut m’oublier: les
grands sont ingrats.

-- C’est vrai, dit d’Artagnan en jetant malgré lui les yeux sur le
diamant de la reine que Mazarin avait à son doigt.

Mazarin suivit la direction de ce regard et tourna doucement le
chaton de sa bague en dedans.

-- Je veux donc, dit Mazarin avec son fin sourire, les empêcher
d’être ingrats envers moi.

-- C’est de charité chrétienne, dit d’Artagnan, que de ne pas
induire son prochain en tentation.

-- C’est justement pour cela, dit Mazarin, que je veux partir
avant eux.

D’Artagnan sourit; il était homme à très bien comprendre cette
astuce italienne.

Mazarin le vit sourire et profita du moment.

-- Vous commencerez donc par me faire sortir de Paris d’abord,
n’est-ce pas, mon cher _monsou_ d’Artagnan?

-- Rude commission, Monseigneur! dit d’Artagnan en reprenant son
air grave.

-- Mais, dit Mazarin en le regardant attentivement pour que pas
une des expressions de sa physionomie ne lui échappât, mais vous
n’avez pas fait toutes ces observations pour le roi et pour la
reine?

-- Le roi et la reine sont ma reine et mon roi, Monseigneur,
répondit le mousquetaire; ma vie est à eux, je la leur dois. Ils
me la demandent, je n’ai rien à dire.

-- C’est juste, murmura tout bas Mazarin; mais comme ta vie n’est
pas à moi, il faut que je te l’achète, n’est-ce pas?

Et tout en poussant un profond soupir, il commença de retourner le
chaton de sa bague en dehors.

D’Artagnan sourit.

Ces deux hommes se touchaient par un point, par l’astuce. S’ils se
fussent touchés de même par le courage, l’un eût fait faire à
l’autre de grandes choses.

-- Mais aussi, dit Mazarin, vous comprenez, si je vous demande ce
service, c’est avec l’intention d’en être reconnaissant.

-- Monseigneur n’en est-il encore qu’à l’intention? demanda
d’Artagnan.

-- Tenez, dit Mazarin en tirant la bague de son doigt, mon cher
_monsou_ d’Artagnan, voici un diamant qui vous a appartenu jadis,
il est juste qu’il vous revienne; prenez-le, je vous en supplie.

D’Artagnan ne donna point à Mazarin la peine d’insister, il le
prit, regarda si la pierre était bien la même, et, après s’être
assuré de la pureté de son eau, il le passa à son doigt avec un
plaisir indicible.

-- J’y tenais beaucoup, dit Mazarin en l’accompagnant d’un dernier
regard; mais n’importe, je vous le donne avec grand plaisir.

-- Et moi, Monseigneur, dit d’Artagnan, je le reçois comme il
m’est donné. Voyons, parlons donc de vos petites affaires. Vous
voulez partir avant tout le monde?

-- Oui, j’y tiens.

-- À quelle heure?

-- À dix heures?

-- Et la reine, à quelle heure part-elle?

-- À minuit.

-- Alors c’est possible: je vous fais sortir d’abord, je vous
laisse hors de la barrière, et je reviens la chercher.

-- À merveille, mais comment me conduire hors de Paris?

-- Oh! pour cela, il faut me laisser faire.

-- Je vous donne plein pouvoir, prenez une escorte aussi
considérable que vous le voudrez.

D’Artagnan secoua la tête.

-- Il me semble cependant que c’est le moyen le plus sur, dit
Mazarin.

-- Oui, pour vous, Monseigneur, mais pas pour la reine.

Mazarin se mordit les lèvres.

-- Alors, dit-il, comment opérerons-nous?

-- Il faut me laisser faire, Monseigneur.

-- Hum! fit Mazarin.

-- Et il faut me donner la direction entière de cette entreprise.

-- Cependant...

-- Ou en chercher un autre, dit d’Artagnan en tournant le dos.

-- Eh! fit tout bas Mazarin, je crois qu’il s’en va avec le
diamant.

Et il le rappela.

-- _Monsou_ d’Artagnan, mon cher _monsou_ d’Artagnan, dit-il d’une
voix caressante.

-- Monseigneur?

-- Me répondez-vous de tout?

-- Je ne réponds de rien, je ferai de mon mieux.

-- De votre mieux?

-- Oui.

-- Eh bien! allons, je me fie à vous.

-- C’est bien heureux, se dit d’Artagnan à lui-même.

-- Vous serez donc ici à neuf heures et demie.

-- Et je trouverai Votre Éminence prête?

-- Certainement, toute prête.

-- C’est chose convenue, alors. Maintenant, Monseigneur veut-il me
faire voir la reine?

-- À quoi bon?

-- Je désirerais prendre les ordres de Sa Majesté de sa propre
bouche.

-- Elle m’a chargé de vous les donner.

-- Elle pourrait avoir oublié quelque chose.

-- Vous tenez à la voir?

-- C’est indispensable, Monseigneur.

Mazarin hésita un instant, d’Artagnan demeura impassible dans sa
volonté.

-- Allons donc, dit Mazarin, je vais vous conduire, mais pas un
mot de notre conversation.

-- Ce qui a été dit entre nous ne regarde que nous, Monseigneur,
dit d’Artagnan.

-- Vous jurez d’être muet?

-- Je ne jure jamais, Monseigneur. Je dis oui ou je dis non; et
comme je suis gentilhomme, je tiens ma parole.

-- Allons, je vois qu’il faut me fier à vous sans restriction.

-- C’est ce qu’il y a de mieux, croyez-moi, Monseigneur.

-- Venez, dit Mazarin.

Mazarin fit entrer d’Artagnan dans l’oratoire de la reine et lui
dit d’attendre.

D’Artagnan n’attendit pas longtemps. Cinq minutes après qu’il
était dans l’oratoire, la reine arriva en costume de grand gala.
Parée ainsi, elle paraissait trente-cinq ans à peine et était
toujours belle.

-- C’est vous, monsieur d’Artagnan, dit-elle en souriant
gracieusement, je vous remercie d’avoir insisté pour me voir.

-- J’en demande pardon à Votre Majesté, dit d’Artagnan, mais j’ai
voulu prendre ses ordres de sa bouche même.

-- Vous savez de quoi il s’agit?

-- Oui, Madame.

-- Vous acceptez la mission que je vous confie?

-- Avec reconnaissance.

-- C’est bien; soyez ici à minuit.

-- J’y serai.

-- Monsieur d’Artagnan, dit la reine, je connais trop votre
désintéressement pour vous parler de ma reconnaissance dans ce
moment-ci, mais je vous jure que je n’oublierai pas ce second
service comme j’ai oublié le premier.

-- Votre Majesté est libre de se souvenir et d’oublier, et je ne
sais pas ce qu’elle veut dire.

Et d’Artagnan s’inclina.

-- Allez, monsieur, dit la reine avec son plus charmant sourire,
allez et revenez à minuit.

Elle lui fit de la main un signe d’adieu, et d’Artagnan se retira;
mais en se retirant il jeta les yeux sur la portière par laquelle
était entrée la reine, et au bas de la tapisserie il aperçut le
bout d’un soulier de velours.

-- Bon, dit-il, le Mazarin écoutait pour voir si je ne le
trahissais pas. En vérité, ce pantin d’Italie ne mérite pas d’être
servi par un honnête homme.

D’Artagnan n’en fut pas moins exact au rendez-vous; à neuf heures
et demie, il entrait dans l’antichambre.

Bernouin attendait et l’introduisit.

Il trouva le cardinal habillé en cavalier. Il avait fort bonne
mine sous ce costume, qu’il portait, nous l’avons dit, avec
élégance; seulement il était fort pâle et tremblait quelque peu.

-- Tout seul? dit Mazarin.

-- Oui, Monseigneur.

-- Et ce bon M. du Vallon, ne jouirons-nous pas de sa compagnie?

-- Si fait, Monseigneur, il attend dans son carrosse.

-- Où cela?

-- À la porte du jardin du Palais-Royal.

-- C’est donc dans son carrosse que nous partons?

-- Oui, Monseigneur.

-- Et sans autre escorte que vous deux?

-- N’est-ce donc pas assez? un des deux suffirait!

-- En vérité, mon cher monsieur d’Artagnan, dit Mazarin, vous
m’épouvantez avec votre sang-froid.

-- J’aurais cru, au contraire, qu’il devait vous inspirer de la
confiance.

-- Et Bernouin, est-ce que je ne l’emmène pas?

-- Il n’y a point de place pour lui, il viendra rejoindre Votre
Éminence.

-- Allons, dit Mazarin, puisqu’il faut faire en tout comme vous le
voulez.

-- Monseigneur, il est encore temps de reculer, dit d’Artagnan, et
Votre Éminence est parfaitement libre.

-- Non pas, non pas, dit Mazarin, partons.

Et tous deux descendirent par l’escalier dérobé, Mazarin appuyant
au bras de d’Artagnan son bras que le mousquetaire sentait
trembler sur le sien.

Ils traversèrent les cours du Palais-Royal, où stationnaient
encore quelques carrosses de convives attardés, gagnèrent le
jardin et atteignirent la petite porte.

Mazarin essaya de l’ouvrir à l’aide d’une clef qu’il tira de sa
poche, mais la main lui tremblait tellement qu’il ne put trouver
le trou de la serrure.

-- Donnez, dit d’Artagnan.

Mazarin lui donna la clef, d’Artagnan ouvrit et remit la clef dans
sa poche; il comptait rentrer par là.

Le marchepied était abaissé, la porte ouverte; Mousqueton se
tenait à la portière, Porthos était au fond de la voiture.

-- Montez, Monseigneur, dit d’Artagnan.

Mazarin ne se le fit pas dire à deux fois et il s’élança dans le
carrosse.

D’Artagnan monta derrière lui, Mousqueton referma la portière et
se hissa avec force gémissements derrière la voiture. Il avait
fait quelques difficultés pour partir sous prétexte que sa
blessure le faisait encore souffrir, mais d’Artagnan lui avait
dit:

-- Restez si vous voulez, mon cher monsieur Mouston, mais je vous
préviens que Paris sera brûlé cette nuit.

Sur quoi Mousqueton n’en avait pas demandé davantage et avait
déclaré qu’il était prêt à suivre son maître et M. d’Artagnan au
bout du monde.

La voiture partit à un trot raisonnable et qui ne dénonçait pas le
moins du monde qu’elle renfermât des gens pressés. Le cardinal
s’essuya le front avec son mouchoir et regarda autour de lui.

Il avait à sa gauche Porthos et à sa droite d’Artagnan; chacun
gardait une portière, chacun lui servait de rempart.

En face, sur la banquette de devant, étaient deux paires de
pistolets, une paire devant Porthos, une paire devant d’Artagnan;
les deux amis avaient en outre chacun son épée au côté.

À cent pas du Palais-Royal une patrouille arrêta le carrosse.

-- Qui vive? dit le chef.

-- Mazarin! répondit d’Artagnan en éclatant de rire.

Le cardinal sentit ses cheveux se dresser sur sa tête.

La plaisanterie parut excellente aux bourgeois, qui, voyant ce
carrosse sans armes et sans escorte, n’eussent jamais cru à la
réalité d’une pareille imprudence.

-- Bon voyage! crièrent-ils.

Et ils laissèrent passer.

-- Hein! dit d’Artagnan, que pense Monseigneur de cette réponse?

-- Homme d’esprit! s’écria Mazarin.

-- Au fait, dit Porthos, je comprends...

Vers le milieu de la rue des Petits-Champs, une seconde patrouille
arrêta le carrosse.

-- Qui vive? cria le chef de la patrouille.

-- Rangez-vous, Monseigneur, dit d’Artagnan.

Et Mazarin s’enfonça tellement entre les deux amis, qu’il disparut
complètement caché par eux.

-- Qui vive? reprit la même voix avec impatience.

Et d’Artagnan sentit qu’on se jetait à la tête des chevaux.

Il sortit la moitié du corps du carrosse.

-- Eh! Planchet, dit-il.

Le chef s’approcha: c’était effectivement Planchet. D’Artagnan
avait reconnu la voix de son ancien laquais.

-- Comment! monsieur, dit Planchet, c’est vous?

-- Eh! mon Dieu, oui, mon cher ami. Ce cher Porthos vient de
recevoir un coup d’épée, et je le reconduis à sa maison de
campagne de Saint-Cloud.

-- Oh! vraiment? dit Planchet.

-- Porthos, reprit d’Artagnan, si vous pouvez encore parler, mon
cher Porthos, dites donc un mot à ce bon Planchet.

-- Planchet, mon ami, dit Porthos d’une voix dolente, je suis bien
malade, et si tu rencontres un médecin, tu me feras plaisir de me
l’envoyer.

-- Ah! grand Dieu! dit Planchet, quel malheur! Et comment cela
est-il arrivé?

-- Je te conterai cela, dit Mousqueton.

Porthos poussa un profond gémissement.

-- Fais-nous faire place, Planchet, dit tout bas d’Artagnan, ou il
n’arrivera pas vivant: les poumons sont offensés, mon ami.

Planchet secoua la tête de l’air d’un homme qui dit: En ce cas, la
chose va mal.

Puis, Se retournant vers ses hommes:

-- Laissez passer, dit-il, ce sont des amis.

La voiture reprit sa marche, et Mazarin, qui avait retenu son
haleine, se hasarda à respirer.

-- _Bricconi!_ murmura-t-il.

Quelques pas avant la porte Saint-Honoré, on rencontra une
troisième troupe; celle-ci était composée de gens de mauvaise mine
et qui ressemblaient plutôt à des bandits qu’à autre chose:
c’étaient les hommes du mendiant de Saint-Eustache.

-- Attention, Porthos! dit d’Artagnan.

Porthos allongea la main vers ses pistolets.

-- Qu’y a-t-il? dit Mazarin.

-- Monseigneur, je crois que nous sommes en mauvaise compagnie.

Un homme s’avança à la portière avec une espèce de faux à la main.

-- Qui vive? demanda cet homme.

-- Eh! drôle, dit d’Artagnan, ne connaissez-vous pas le carrosse
de M. le Prince?

-- Prince ou non, dit cet homme, ouvrez! nous avons la garde de la
porte, et personne ne passera que nous ne sachions qui passe.

-- Que faut-il faire? demanda Porthos.

-- Pardieu! passer, dit d’Artagnan.

-- Mais comment passer? dit Mazarin.

-- À travers ou dessus. Cocher, au galop.

Le cocher leva son fouet.

-- Pas un pas de plus, dit l’homme qui paraissait le chef, ou je
coupe le jarret à vos chevaux.

-- Peste! dit Porthos, ce serait dommage, des bêtes qui me coûtent
cent pistoles pièce.

-- Je vous les paierai deux cents, dit Mazarin.

-- Oui; mais quand ils auront les jarrets coupés, on nous coupera
le cou, à nous.

-- Il en vient un de mon côté, dit Porthos; faut-il que je le tue?

-- Oui; d’un coup de poing, si vous pouvez: ne faisons feu qu’à la
dernière extrémité.

-- Je le puis, dit Porthos.

-- Venez ouvrir alors, dit d’Artagnan à l’homme à la faux, en
prenant un de ses pistolets par le canon et en s’apprêtant à
frapper de la crosse.

Celui-ci s’approcha.

À mesure qu’il s’approchait, d’Artagnan, pour être plus libre de
ses mouvements, sortait à demi par la portière; ses yeux
s’arrêtèrent sur ceux du mendiant, qu’éclairait la lueur d’une
lanterne.

Sans doute il reconnut le mousquetaire, car il devint fort pâle;
sans doute d’Artagnan le reconnut, car ses cheveux se dressèrent
sur sa tête.

-- Monsieur d’Artagnan! s’écria-t-il en reculant d’un pas,
monsieur d’Artagnan! laissez passer!

Peut-être d’Artagnan allait-il répondre de son côté, lorsqu’un
coup pareil à celui d’une masse qui tombe sur la tête d’un boeuf
retentit: c’était Porthos qui venait d’assommer son homme.

D’Artagnan se retourna et vit le malheureux gisant à quatre pas de
là.

-- Ventre à terre, maintenant! cria-t-il au cocher; pique! pique.

Le cocher enveloppa ses chevaux d’un large coup de fouet, les
nobles animaux bondirent. On entendit des cris comme ceux d’hommes
qui sont renversés. Puis on sentit une double secousse: deux des
roues venaient de passer sur un corps flexible et rond.

Il se fit un moment de silence. La voiture franchit la porte.

-- Au Cours-la-Reine! cria d’Artagnan au cocher.

Puis se retournant vers Mazarin:

-- Maintenant, Monseigneur, lui dit-il, vous pouvez dire cinq
_Pater_ et cinq _Ave_ pour remercier Dieu de votre délivrance;
vous êtes sauvé, vous êtes libre!

Mazarin ne répondit que par une espèce de gémissement, il ne
pouvait croire à un pareil miracle.

Cinq minutes après, la voiture s’arrêta, elle était arrivée au
Cours-la-Reine.

-- Monseigneur est-il content de son escorte? demanda le
mousquetaire.

-- Enchanté, _monsou_, dit Mazarin en hasardant sa tête à l’une
des portières; maintenant faites-en autant pour la reine.

-- Ce sera moins difficile, dit d’Artagnan en sautant à terre.
Monsieur du Vallon, je vous recommande Son Éminence.

-- Soyez tranquille, dit Porthos en étendant la main.

D’Artagnan prit la main de Porthos et la secoua.

-- Aïe! fit Porthos.

D’Artagnan regarda son ami avec étonnement.

-- Qu’avez-vous donc? demanda-t-il.

-- Je crois que j’ai le poignet foulé, dit Porthos.

-- Que diable, aussi, vous frappez comme un sourd.

-- Il le fallait bien, mon homme allait me lâcher un coup de
pistolet; mais vous, comment vous êtes-vous débarrassé du vôtre?

-- Oh! le mien, dit d’Artagnan, ce n’était pas un homme.

-- Qu’était-ce donc?

-- C’était un spectre.

-- Et...

-- Et je l’ai conjuré.

Sans autre explication, d’Artagnan prit les pistolets qui étaient
sur la banquette de devant, les passa à sa ceinture, s’enveloppa
dans son manteau, et, ne voulant pas rentrer par la même barrière
qu’il était sorti, il s’achemina vers la porte Richelieu.


LV. Le carrosse de M. le coadjuteur

Au lieu de rentrer par la porte Saint-Honoré, d’Artagnan qui avait
du temps devant lui, fit le tour et rentra par la porte Richelieu.
On vint le reconnaître, et, quand on vit à son chapeau à plumes et
à son manteau galonné qu’il était officier des mousquetaires, on
l’entoura avec l’intention de lui faire crier: «À bas le Mazarin!»
Cette première démonstration ne laissa pas que de l’inquiéter
d’abord; mais quand il sut de quoi il était question, il cria
d’une si belle voix que les plus difficiles furent satisfaits.

Il suivait la rue de Richelieu, rêvant à la façon dont il
emmènerait à son tour la reine, car de l’emmener dans un carrosse
aux armes de France il n’y fallait pas songer, lorsqu’à la porte
de l’hôtel de madame de Guéménée il aperçut un équipage.

Une idée subite l’illumina.

-- Ah! pardieu, dit-il, ce serait de bonne guerre.

Et il s’approcha du carrosse, regarda les armes qui étaient sur
les panneaux et la livrée du cocher qui était sur le siège.

Cet examen lui était d’autant plus facile que le cocher dormait
les poings fermés.

-- C’est bien le carrosse de M. le coadjuteur, dit-il; sur ma
parole, je commence à croire que la Providence est pour nous.

Il monta doucement dans le carrosse, et tirant le fil de soie qui
correspondait au petit doigt du cocher:

-- Au Palais-Royal! dit-il.

Le cocher, réveillé en sursaut, se dirigea vers le point désigné
sans se douter que l’ordre vînt d’un autre que de son maître. Le
suisse allait fermer les grilles; mais en voyant ce magnifique
équipage il ne douta pas que ce ne fût une visite d’importance, et
laissa passer le carrosse, qui s’arrêta sous le péristyle.

Là seulement le cocher s’aperçut que les laquais n’étaient pas
derrière la voiture.

Il crut que M. le coadjuteur en avait disposé, sauta à bas du
siège sans lâcher les rênes et vint ouvrir.

D’Artagnan sauta à son tour à terre, et, au moment où le cocher,
effrayé en ne reconnaissant pas son maître, faisait un pas en
arrière, il le saisit au collet de la main gauche, et de la droite
lui mit un pistolet sur la gorge:

-- Essaye de prononcer un seul mot, dit d’Artagnan, et tu es mort!

Le cocher vit à l’expression du visage de celui qui lui parlait
qu’il était tombé dans un guet-apens, et il resta la bouche béante
et les yeux démesurément ouverts.

Deux mousquetaires se promenaient dans la cour, d’Artagnan les
appela par leur nom.

-- Monsieur de Bellière, dit-il à l’un, faites-moi le plaisir de
prendre les rênes des mains de ce brave homme, de monter sur le
siège de la voiture, de la conduire à la porte de l’escalier
dérobé et de m’attendre là; c’est pour affaire d’importance et qui
tient au service du roi.

Le mousquetaire, qui savait son lieutenant incapable de faire une
mauvaise plaisanterie à l’endroit du service, obéit sans dire un
mot, quoique l’ordre lui parût singulier.

Alors, se retournant vers le second mousquetaire:

-- Monsieur du Verger, dit-il, aidez-moi à conduire cet homme en
lieu de sûreté.

Le mousquetaire crut que son lieutenant venait d’arrêter quelque
prince déguisé, s’inclina et, tirant son épée, fit signe qu’il
était prêt.

D’Artagnan monta l’escalier suivi de son prisonnier, qui était
suivi lui-même du mousquetaire, traversa le vestibule et entra
dans l’antichambre de Mazarin.

Bernouin attendait avec impatience des nouvelles de son maître.

-- Eh bien! monsieur? dit-il.

-- Tout va à merveille, mon cher monsieur Bernouin; mais voici,
s’il vous plaît, un homme qu’il vous faudrait mettre en lieu de
sûreté...

-- Où cela, monsieur?

-- Où vous voudrez, pourvu que l’endroit que vous choisirez ait
des volets qui ferment au cadenas et une porte qui ferme à la
clef.

-- Nous avons cela, monsieur, dit Bernouin.

Et l’on conduisit le pauvre cocher dans un cabinet dont les
fenêtres étaient grillées et qui ressemblait fort à une prison.

-- Maintenant, mon cher ami, je vous invite, dit d’Artagnan, à
vous défaire en ma faveur de votre chapeau et de votre manteau.

Le cocher, comme on le comprend bien, ne fit aucune résistance;
d’ailleurs il était si étonné de ce qui lui arrivait qu’il
chancelait et balbutiait comme un homme ivre: d’Artagnan mit le
tout sous le bras du valet de chambre.

-- Maintenant, monsieur du Verger, dit d’Artagnan, enfermez-vous
avec cet homme jusqu’à ce que M. Bernouin vienne ouvrir la porte;
la faction sera passablement longue et fort peu amusante, je le
sais, mais vous comprenez, ajouta-t-il gravement, service du roi.

-- À vos ordres, mon lieutenant, répondit le mousquetaire, qui vit
qu’il s’agissait de choses sérieuses.

-- À propos, dit d’Artagnan; si cet homme essaie de fuir ou de
crier, passez-lui votre épée au travers du corps.

Le mousquetaire fit un signe de tête qui voulait dire qu’il
obéirait ponctuellement à la consigne.

D’Artagnan sortit emmenant Bernouin avec lui.

Minuit sonnait.

-- Menez-moi dans l’oratoire de la reine, dit-il; prévenez-la que
j’y suis, et allez me mettre ce paquet-là, avec un mousqueton bien
chargé, sur le siège de la voiture qui attend au bas de l’escalier
dérobé.

Bernouin introduisit d’Artagnan dans l’oratoire où il s’assit tout
pensif.

Tout avait été au Palais-Royal comme d’habitude. À dix heures,
ainsi que nous l’avons dit, presque tous les convives étaient
retirés; ceux qui devaient fuir avec la cour eurent le mot
d’ordre; et chacun fut invité à se trouver de minuit à une heure
au Cours-la-Reine.

À dix heures, Anne d’Autriche passa chez le roi. On venait de
coucher Monsieur; et le jeune Louis, resté le dernier, s’amusait à
mettre en bataille des soldats de plomb, exercice qui le récréait
fort. Deux enfants d’honneur jouaient avec lui.

-- Laporte, dit la reine, il serait temps de coucher Sa Majesté.

Le roi demanda à rester encore debout, n’ayant aucune envie de
dormir, disait-il; mais la reine insista.

-- Ne devez-vous pas aller demain matin à six heures vous baigner
à Conflans, Louis? C’est vous-même qui l’avez demandé, ce me
semble.

-- Vous avez raison, Madame, dit le roi, et je suis prêt à me
retirer dans mon appartement quand vous aurez bien voulu
m’embrasser. Laporte, donnez le bougeoir à M. le chevalier de
Coislin.

La reine posa ses lèvres sur le front blanc et poli que l’auguste
enfant lui tendait avec une gravité qui sentait déjà l’étiquette.

-- Endormez-vous bien vite, Louis, dit la reine, car vous serez
réveillé de bonne heure.

-- Je ferai de mon mieux pour vous obéir, Madame, dit le jeune
Louis, mais je n’ai aucune envie de dormir.

-- Laporte, dit tout bas Anne d’Autriche, cherchez quelque livre
bien ennuyeux à lire à Sa Majesté, mais ne vous déshabillez pas.

Le roi sortit accompagné du chevalier de Coislin, qui lui portait
le bougeoir. L’autre enfant d’honneur fut reconduit chez lui.

Alors la reine rentra dans son appartement. Ses femmes, c’est-à-
dire madame de Brégy, mademoiselle de Beaumont, madame de
Motteville et Socratine sa soeur, que l’on appelait ainsi à cause
de sa sagesse, venaient de lui apporter dans la garde-robe des
restes du dîner, avec lesquels elle soupait, selon son habitude.

La reine alors donna ses ordres, parla d’un repas que lui offrait
le surlendemain le marquis de Villequier, désigna les personnes
qu’elle admettait à l’honneur d’en être, annonça pour le lendemain
encore une visite au Val-de-Grâce, où elle avait l’intention de
faire ses dévotions, et donna à Béringhen, son premier valet de
chambre, ses ordres pour qu’il l’accompagnât.

Le souper des dames fini, la reine feignit une grande fatigue et
passa dans sa chambre à coucher. Madame de Motteville, qui était
de service particulier ce soir-là, l’y suivit, puis l’aida à se
dévêtir. La reine alors se mit au lit, lui parla affectueusement
pendant quelques minutes et la congédia.

C’était en ce moment que d’Artagnan entrait dans la cour du
Palais-Royal avec la voiture du coadjuteur.

Un instant après, les carrosses des dames d’honneur en sortaient
et la grille se refermait derrière eux.

Minuit sonnait.

Cinq minutes après, Bernouin frappait à la chambre à coucher de la
reine, venant par le passage secret du cardinal.

Anne d’Autriche alla ouvrir elle-même.

Elle était déjà habillée, c’est-à-dire qu’elle avait remis ses bas
et s’était enveloppée d’un long peignoir.

-- C’est vous, Bernouin, dit-elle, M. d’Artagnan est-il là?

-- Oui, Madame, dans votre oratoire, il attend que Votre Majesté
soit prête.

-- Je le suis. Allez dire à Laporte d’éveiller et d’habiller le
roi, puis de là passez chez le maréchal de Villeroy et prévenez-le
de ma part.

Bernouin s’inclina et sortit.

La reine entra dans son oratoire, qu’éclairait une simple lampe en
verroterie de Venise. Elle vit d’Artagnan debout et qui
l’attendait.

-- C’est vous? lui dit-elle.

-- Oui, Madame.

-- Vous êtes prêt?

-- Je le suis.

-- Et M. le cardinal?

-- Est sorti sans accident. Il attend Votre Majesté au Cours-la-
Reine.

-- Mais dans quelle voiture partons-nous?

-- J’ai tout prévu, un carrosse attend en bas Votre Majesté.

-- Passons chez le roi.

D’Artagnan s’inclina et suivit la reine.

Le jeune Louis était déjà habillé, à l’exception des souliers et
du pourpoint, il se laissait faire d’un air étonné, en accablant
de questions Laporte, qui ne lui répondait que ces paroles:

-- Sire, c’est par l’ordre de la reine.

Le fit était découvert, et l’on voyait les draps du roi tellement
usés qu’en certains endroits il y avait des trous.

C’était encore un des effets de la lésinerie de Mazarin.

La reine entra, et d’Artagnan se tint sur le seuil. L’enfant, en
apercevant la reine, s’échappa des mains de Laporte et courut à
elle.

La reine fit signe à d’Artagnan de s’approcher.

D’Artagnan obéit.

-- Mon fils, dit Anne d’Autriche, en lui montrant le mousquetaire
calme, debout et découvert, voici M. d’Artagnan, qui est brave
comme un de ces anciens preux dont vous aimez tant que mes femmes
vous racontent l’histoire. Rappelez-vous bien son nom, et
regardez-le bien, pour ne pas oublier son visage, car ce soir il
nous rendra un grand service.

Le jeune roi regarda l’officier de son grand oeil fier et répéta:

-- M. d’Artagnan?

-- C’est cela, mon fils.

Le jeune roi leva lentement sa petite main et la tendit au
mousquetaire; celui-ci mit un genou en terre et la baisa.

-- M. d’Artagnan, répéta Louis, c’est bien, Madame.

À ce moment on entendit comme une rumeur qui s’approchait.

-- Qu’est-ce que cela? dit la reine.

-- Oh! oh! répondit d’Artagnan en tendant tout à la fois son
oreille fine et son regard intelligent, c’est le bruit du peuple
qui s’émeut.

-- Il faut fuir, dit la reine.

-- Votre Majesté m’a donné la direction de cette affaire, il faut
rester et savoir ce qu’il veut.

-- Monsieur d’Artagnan!

-- Je réponds de tout.

Rien ne se communique plus rapidement que la confiance. La reine,
pleine de force et de courage, sentait au plus haut degré ces deux
vertus chez les autres.

-- Faites, dit-elle, je m’en rapporte à vous.

-- Votre Majesté veut-elle me permettre dans toute cette affaire
de donner des ordres en son nom?

-- Ordonnez, monsieur.

-- Que veut donc encore ce peuple? dit le roi.

-- Nous allons le savoir, sire, dit d’Artagnan.

Et il sortit rapidement de la chambre.

Le tumulte allait croissant, il semblait envelopper le Palais-
Royal tout entier. On entendait de l’intérieur des cris dont on ne
pouvait comprendre le sens. Il était évident qu’il y avait clameur
et sédition. Le roi, à moitié habillé, la reine et Laporte
restèrent chacun dans l’état et presque à la place où ils étaient,
écoutant et attendant.

Comminges, qui était de garde cette nuit-là au Palais-Royal,
accourut; il avait deux cents hommes à peu près dans les cours et
dans les écuries, il les mettait à la disposition de la reine.

-- Eh bien! demanda Anne d’Autriche en voyant reparaître
d’Artagnan, qu’y a-t-il?

-- Il y a, madame, que le bruit s’est répandu que la reine avait
quitté le Palais-Royal, enlevant le roi, et que le peuple demande
à avoir la preuve du contraire, ou menace de démolir le Palais-
Royal.

-- Oh! cette fois, c’est trop fort, dit la reine, et je leur
prouverai que je ne suis point partie.

D’Artagnan vit, à l’expression du visage de la reine, qu’elle
allait donner quelque ordre violent. Il s’approcha d’elle et lui
dit tout bas:

-- Votre Majesté a-t-elle toujours confiance en moi?

Cette voix la fit tressaillir.

-- Oui, monsieur, toute confiance, dit-elle... Dites.

-- La reine daigne-t-elle se conduire d’après mes avis?

-- Dites.

-- Que Votre Majesté veuille renvoyer M. de Comminges, en lui
ordonnant de se renfermer, lui et ses hommes, dans le corps de
garde et les écuries.

Comminges regarda d’Artagnan de ce regard envieux avec lequel tout
courtisan voit poindre une fortune nouvelle.

-- Vous avez entendu, Comminges? dit la reine.

D’Artagnan alla à lui, il avait reconnu avec sa sagacité ordinaire
ce coup d’oeil inquiet.

-- Monsieur de Comminges, lui dit-il, pardonnez-moi; nous sommes
tous deux serviteurs de la reine, n’est-ce pas? c’est mon tour de
lui être utile, ne m’enviez donc pas ce bonheur.

Comminges s’inclina et sortit.

-- Allons, se dit d’Artagnan, me voilà avec un ennemi de plus!

-- Et maintenant, dit la reine en s’adressant à d’Artagnan, que
faut-il faire? car, vous l’entendez, au lieu de se calmer le bruit
redouble.

-- Madame, répondit d’Artagnan, le peuple veut voir le roi, il
faut qu’il le voie.

-- Comment, qu’il le voie! où cela! sur le balcon?

-- Non pas, Madame, mais ici, dans son lit, dormant.

-- Oh! Votre Majesté, M. d’Artagnan a toute raison! s’écria
Laporte.

La reine réfléchit et sourit en femme à qui la duplicité n’est pas
étrangère.

-- Au fait, murmura-t-elle.

-- Monsieur Laporte, dit d’Artagnan, allez à travers les grilles
du Palais-Royal annoncer au peuple qu’il va être satisfait et que,
dans cinq minutes, non seulement il verra le roi, mais encore
qu’il le verra dans son lit; ajoutez que le roi dort et que la
reine prie que l’on fasse silence pour ne point le réveiller.

-- Mais pas tout le monde, une députation de deux ou quatre
personnes?

-- Tout le monde, Madame.

-- Mais ils nous tiendront jusqu’au jour, songez-y.

-- Nous en aurons pour un quart d’heure. Je réponds de tout,
Madame; croyez-moi, je connais le peuple c’est un grand enfant
qu’il ne s’agit que de caresser. Devant le roi endormi, il sera
muet, doux et timide comme un agneau.

-- Allez, Laporte, dit la reine.

Le jeune roi se rapprocha de sa mère.

-- Pourquoi faire ce que ces gens demandent? dit-il.

-- Il le faut, mon fils, dit Anne d’Autriche.

-- Mais alors, si on me dit _il le faut_, je ne suis donc plus
roi?

La reine resta muette.

-- Sire, dit d’Artagnan, Votre Majesté me permettra-t-elle de lui
faire une question?

Louis XIV se retourna, étonné qu’on osât lui adresser la parole;
la reine serra la main de l’enfant.

-- Oui, monsieur, dit-il.

-- Votre Majesté se rappelle-t-elle avoir, lorsqu’elle jouait dans
le parc de Fontainebleau ou dans les cours du palais de
Versailles, vu tout à coup le ciel se couvrir et entendu le bruit
du tonnerre?

-- Oui, sans doute.

-- Eh bien! ce bruit du tonnerre, si bonne envie que Votre Majesté
eût encore de jouer, lui disait: «Rentrez, sire, il le faut.»

-- Sans doute, monsieur; mais aussi l’on m’a dit que le bruit du
tonnerre, c’était la voix de Dieu.

-- Eh bien! sire, dit d’Artagnan, écoutez le bruit du peuple, et
vous verrez que cela ressemble beaucoup à celui du tonnerre.

En effet, en ce moment une rumeur terrible passait emportée par la
brise de la nuit.

Tout à coup elle cessa.

-- Tenez, sire, dit d’Artagnan, on vient de dire au peuple que
vous dormiez; vous voyez bien que vous êtes toujours roi.

La reine regardait avec étonnement cet homme étrange que son
courage éclatant faisait l’égal des plus braves, que son esprit
fin et rusé faisait l’égal de tous.

Laporte entra.

-- Eh bien, Laporte? demanda la reine.

-- Madame, répondit-il, la prédiction de M. d’Artagnan s’est
accomplie, ils se sont calmés comme par enchantement. On va leur
ouvrir les portes, et dans cinq minutes ils seront ici.

-- Laporte, dit la reine, si vous mettiez un de vos fils à la
place du roi, nous partirions pendant ce temps.

-- Si Sa Majesté l’ordonne, dit Laporte, mes fils, comme moi, sont
au service de la reine.

-- Non pas, dit d’Artagnan, car si l’un d’eux connaissait Votre
Majesté et s’apercevait du subterfuge, tout serait perdu.

-- Vous avez raison, monsieur, toujours raison, dit Anne
d’Autriche. Laporte, couchez le roi.

Laporte posa le roi tout vêtu comme il était dans son lit, puis il
le recouvrit jusqu’aux épaules avec le drap.

La reine se courba sur lui et l’embrassa au front.

-- Faites semblant de dormir, Louis, dit-elle.

-- Oui, dit le roi, mais je ne veux pas qu’un seul de ces hommes
me touche.

-- Sire, je suis là, dit d’Artagnan, et je vous réponds que si un
seul avait cette audace, il la payerait de sa vie.

-- Maintenant, que faut-il faire? demanda la reine, car je les
entends.

-- Monsieur Laporte, allez au-devant d’eux, et leur recommandez de
nouveau le silence. Madame, attendez-là à la porte. Moi je suis au
chevet du roi, tout prêt à mourir pour lui.

Laporte sortit, la reine se tint debout près de la tapisserie,
d’Artagnan se glissa derrière les rideaux.

Puis on entendit la marche sourde et contenue d’une grande
multitude d’hommes; la reine souleva elle-même la tapisserie en
mettant un doigt sur sa bouche.

En voyant la reine, ces hommes s’arrêtèrent dans l’attitude du
respect.

-- Entrez, messieurs, entrez, dit la reine.

Il y eut alors parmi tout ce peuple un mouvement d’hésitation qui
ressemblait à de la honte: il s’attendait à la résistance, il
s’attendait à être contrarié, à forcer les grilles et à renverser
les gardes; les grilles s’étaient ouvertes toutes seules, et le
roi, ostensiblement du moins, n’avait à son chevet d’autre garde
que sa mère.

Ceux qui étaient en tête balbutièrent et essayèrent de reculer.

-- Entrez donc, messieurs, dit Laporte, puisque la reine le
permet.

Alors un plus hardi que les autres se hasardant dépassa le seuil
de la porte et s’avança sur la pointe du pied. Tous les autres
l’imitèrent, et la chambre s’emplit silencieusement, comme si tous
ces hommes eussent été les courtisans les plus humbles et les plus
dévoués. Bien au-delà de la porte on apercevait les têtes de ceux
qui, n’ayant pu entrer, se haussaient sur la pointe des pieds.
D’Artagnan voyait tout à travers une ouverture qu’il avait faite
au rideau; dans l’homme qui entra le premier il reconnut Planchet.

-- Monsieur, lui dit la reine, qui comprit qu’il était le chef de
toute cette bande, vous avez désiré voir le roi et j’ai voulu le
montrer moi-même. Approchez, regardez-le et dites si nous avons
l’air de gens qui veulent s’échapper.

-- Non certes, répondit Planchet un peu étonné de l’honneur
inattendu qu’il recevait.

-- Vous direz donc à mes bons et fidèles Parisiens, reprit Anne
d’Autriche avec un sourire à l’expression duquel d’Artagnan ne se
trompa point, que vous avez vu le roi couché et dormant, ainsi que
la reine prête à se mettre au lit à son tour.

-- Je le dirai, Madame, et ceux qui m’accompagnent le diront tous
ainsi que moi, mais...

-- Mais quoi? demanda Anne d’Autriche.

-- Que Votre Majesté me pardonne, dit Planchet, mais est-ce bien
le roi qui est couché dans ce lit?

Anne d’Autriche tressaillit.

-- S’il y a quelqu’un parmi vous tous qui connaisse le roi, dit-
elle, qu’il s’approche et qu’il dise si c’est bien Sa Majesté qui
est là.

Un homme enveloppé d’un manteau, dont en se drapant il se cachait
le visage, s’approcha, se pencha sur le lit et regarda.

Un instant d’Artagnan crut que cet homme avait un mauvais dessein,
et il porta la main à son épée; mais dans le mouvement que fit en
se baissant l’homme au manteau, il découvrit une portion de son
visage, et d’Artagnan reconnut le coadjuteur.

-- C’est bien le roi, dit cet homme en se relevant. Dieu bénisse
Sa Majesté!

-- Oui, dit à demi-voix le chef, oui, Dieu bénisse Sa Majesté!

Et tous ces hommes, qui étaient entrés furieux, passant de la
colère à la pitié, bénirent à leur tour l’enfant royal.

-- Maintenant, dit Planchet, remercions la reine, mes amis, et
retirons-nous.

Tous s’inclinèrent et sortirent peu à peu et sans bruit, comme ils
étaient entrés. Planchet, entré le premier, sortait le dernier.

La reine l’arrêta.

-- Comment vous nommez-vous, mon ami? lui dit-elle.

Planchet se retourna fort étonné de la question.

-- Oui, dit la reine, je me tiens tout aussi honorée de vous avoir
reçu ce soir que si vous étiez un prince, et je désire savoir
votre nom.

-- Oui, pensa Planchet, pour me traiter comme un prince, merci!

D’Artagnan frémit que Planchet, séduit comme le corbeau de la
fable, ne dît son nom, et que la reine, sachant son nom, ne sût
que Planchet lui avait appartenu.

-- Madame, répondit respectueusement Planchet, je m’appelle
Dulaurier pour vous servir.

-- Merci, monsieur Dulaurier, dit la reine, et que faites-vous?

-- Madame, je suis marchand drapier dans la rue des Bourdonnais.

-- Voilà tout ce que je voulais savoir, dit la reine; bien
obligée, mon cher monsieur Dulaurier, vous entendrez parler de
moi.

-- Allons, allons, murmura d’Artagnan en sortant de derrière son
rideau, décidément maître Planchet n’est point un sot, et l’on
voit bien qu’il a été élevé à bonne école.

Les différents acteurs de cette scène étrange restèrent un instant
en face les uns des autres sans dire une seule parole, la reine
debout près de la porte, d’Artagnan à moitié sorti de sa cachette,
le roi soulevé sur son coude et prêt à retomber sur son lit au
moindre bruit qui indiquerait le retour de toute cette multitude;
mais, au lieu de se rapprocher, le bruit s’éloigna de plus en plus
et finit par s’éteindre tout à fait.

La reine respira; d’Artagnan essuya son front humide; le roi se
laissa glisser en bas de son lit en disant:

-- Partons.

En ce moment Laporte reparut.

-- Eh bien? demanda la reine.

-- Eh bien, Madame, répondit le valet de chambre, je les ai suivis
jusqu’aux grilles; ils ont annoncé à tous leurs camarades qu’ils
ont vu le roi et que la reine leur a parlé, de sorte qu’ils
s’éloignent tout fiers et tout glorieux.

-- Oh! les misérables! murmura la reine, ils paieront cher leur
hardiesse, c’est moi qui le leur promets!

Puis, se retournant vers d’Artagnan:

-- Monsieur, dit-elle, vous m’avez donné ce soir les meilleurs
conseils que j’aie reçus de ma vie. Continuez: que devons-nous
faire maintenant?

-- Monsieur Laporte, dit d’Artagnan, achevez d’habiller Sa
Majesté.

-- Nous pouvons partir alors? demanda la reine.

-- Quand Votre Majesté voudra; elle n’a qu’à descendre par
l’escalier dérobé, elle me trouvera à la porte.

-- Allez, monsieur, dit la reine, je vous suis.

D’Artagnan descendit, le carrosse était à son poste, le
mousquetaire se tenait sur le siège.

D’Artagnan prit le paquet qu’il avait chargé Bernouin de mettre
aux pieds du mousquetaire. C’était, on se le rappelle, le chapeau
et le manteau du cocher de M. de Gondy.

Il mit le manteau sur ses épaules et le chapeau sur sa tête.

Le mousquetaire descendit du siège.

-- Monsieur, dit d’Artagnan, vous allez rendre la liberté à votre
compagnon qui garde le cocher. Vous monterez sur vos chevaux, vous
irez prendre, rue Tiquetonne, hôtel de _La Chevrette_, mon cheval
et celui de M. du Vallon, que vous sellerez et harnacherez en
guerre, puis vous sortirez de Paris en les conduisant en main, et
vous vous rendrez au Cours-la-Reine. Si au Cours-la-Reine vous ne
trouviez plus personne, vous pousseriez jusqu’à Saint-Germain.
Service du roi.

Le mousquetaire porta la main à son chapeau et s’éloigna pour
accomplir les ordres qu’il venait de recevoir.

D’Artagnan monta sur le siège.

Il avait une paire de pistolets à sa ceinture, un mousqueton sous
ses pieds, son épée nue derrière lui.

La reine parut; derrière elle venaient le roi et M. le duc
d’Anjou, son frère.

-- Le carrosse de M. le coadjuteur! s’écria-t-elle en reculant
d’un pas.

-- Oui, madame, dit d’Artagnan, mais montez hardiment; c’est moi
qui le conduis.

La reine poussa un cri de surprise et monta dans le carrosse. Le
roi et Monsieur montèrent après elle et s’assirent à ses côtés.

-- Venez, Laporte, dit la reine.

-- Comment, Madame! dit le valet de chambre, dans le même carrosse
que Vos Majestés?

-- Il ne s’agit pas ce soir de l’étiquette royale, mais du salut
du roi. Montez, Laporte!

Laporte obéit.

-- Fermez les mantelets, dit d’Artagnan.

-- Mais cela n’inspirera-t-il pas de la défiance, monsieur?
demanda la reine.

-- Que Votre Majesté soit tranquille, dit d’Artagnan, j’ai ma
réponse prête.

On ferma les mantelets et on partit au galop par la rue de
Richelieu. En arrivant à la porte, le chef du poste s’avança à la
tête d’une douzaine d’hommes et tenant une lanterne à la main.

D’Artagnan lui fit signe d’approcher.

-- Reconnaissez-vous la voiture? dit-il au sergent.

-- Non, répondit celui-ci.

-- Regardez les armes.

Le sergent approcha sa lanterne du panneau.

-- Ce sont celles de M. le coadjuteur! dit-il.

-- Chut! il est en bonne fortune avec madame de Guéménée.

Le sergent se mit à rire.

-- Ouvrez la porte, dit-il, je sais ce que c’est.

Puis, s’approchant du mantelet baissé:

-- Bien du plaisir, Monseigneur! dit-il.

-- Indiscret! cria d’Artagnan, vous me ferez chasser.

La barrière cria sur ses gonds; et d’Artagnan, voyant le chemin
ouvert, fouetta vigoureusement ses chevaux qui partirent au grand
trot.

Cinq minutes après on avait rejoint le carrosse du cardinal.

-- Mousqueton, cria d’Artagnan, relevez les mantelets du carrosse
de Sa Majesté.

-- C’est lui, dit Porthos.

-- En cocher! s’écria Mazarin.

-- Et avec le carrosse du coadjuteur! dit la reine.

-- _Corpo di Dio!_ _monsou_ d’Artagnan, dit Mazarin, vous valez
votre pesant d’or!


LVI. Comment d’Artagnan et Porthos gagnèrent, l’un deux cent dix-
neuf, et l’autre deux cent quinze louis, à vendre de la paille

Mazarin voulait partir à l’instant même pour Saint-Germain, mais
la reine déclara qu’elle attendrait les personnes auxquelles elle
avait donné rendez-vous. Seulement, elle offrit au cardinal la
place de Laporte. Le cardinal accepta et passa d’une voiture dans
l’autre.

Ce n’était pas sans raison que le bruit s’était répandu que le roi
devait quitter Paris dans la nuit: dix ou douze personnes étaient
dans le secret de cette fuite depuis six heures du soir, et, si
discrètes qu’elles eussent été, elles n’avaient pu donner leurs
ordres de départ sans que la chose transpirât quelque peu.
D’ailleurs, chacune de ces personnes en avait une ou deux autres
auxquelles elle s’intéressait; et comme on ne doutait point que la
reine ne quittât Paris avec de terribles projets de vengeance,
chacun avait averti ses amis ou ses parents; de sorte que la
rumeur de ce départ courut comme une traînée de poudre par les
rues de la ville.

Le premier carrosse qui arriva après celui de la reine fut le
carrosse de M. le Prince; il contenait M. de Condé, madame la
princesse et madame la princesse douairière. Toutes deux avaient
été réveillées au milieu de la nuit et ne savaient pas de quoi il
était question.

Le second contenait M. le duc d’Orléans, madame la duchesse, la
grande Mademoiselle et l’abbé de La Rivière, favori inséparable et
conseiller intime du prince.

Le troisième contenait M. de Longueville et M. le prince de Conti,
frère et beau-frère de M. le Prince. Ils mirent pied à terre,
s’approchèrent du carrosse du roi et de la reine, et présentèrent
leurs hommages à Sa Majesté.

La reine plongea son regard jusqu’au fond du carrosse, dont la
portière était restée ouverte, et vit qu’il était vide.

-- Mais où est donc madame de Longueville? dit-elle.

-- En effet, où est donc ma soeur? demanda M. le Prince.

-- Madame de Longueville est souffrante, madame, répondit le duc,
et elle m’a chargé de l’excuser près de Votre Majesté.

Anne lança un coup d’oeil rapide à Mazarin, qui répondit par un
signe imperceptible de tête.

-- Qu’en dites-vous? demanda la reine.

-- Je dis que c’est un otage pour les Parisiens, répondit le
cardinal.

-- Pourquoi n’est-elle pas venue? demanda tout bas M. le Prince à
son frère.

-- Silence! répondit celui-ci; sans doute elle a ses raisons.

-- Elle nous perd, murmura le prince.

-- Elle nous sauve, dit Conti.

Les voitures arrivaient en foule. Le maréchal de La Meilleraie, le
maréchal de Villeroy, Guitaut, Villequier, Comminges, vinrent à la
file; les deux mousquetaires arrivèrent à leur tour, tenant les
chevaux de d’Artagnan et de Porthos en main. D’Artagnan et Porthos
se mirent en selle. Le cocher de Porthos remplaça d’Artagnan sur
le siège du carrosse royal, Mousqueton remplaça le cocher,
conduisant debout, pour raison à lui connue, et pareil à
l’Automédon antique.

La reine, bien qu’occupée de mille détails, cherchait des yeux
d’Artagnan, mais le Gascon s’était déjà replongé dans la foule
avec sa prudence accoutumée.

-- Faisons l’avant-garde, dit-il à Porthos, et ménageons-nous de
bons logements à Saint-Germain, car personne ne songera à nous. Je
me sens fort fatigué.

-- Moi, dit Porthos, je tombe véritablement de sommeil. Dire que
nous n’avons pas eu la moindre bataille. Décidément les Parisiens
sont bien sots.

-- Ne serait-ce pas plutôt que nous sommes bien habiles? dit
d’Artagnan.

-- Peut-être.

-- Et votre poignet, comment va-t-il?

-- Mieux; mais croyez-vous que nous les tenons cette fois-ci?

-- Quoi?

-- Vous, votre grade; et moi, mon titre?

-- Ma foi! oui, je parierais presque. D’ailleurs, s’ils ne se
souviennent pas, je les ferai souvenir.

-- On entend la voix de la reine, dit Porthos. Je crois qu’elle
demande à monter à cheval.

-- Oh! elle le voudrait bien, elle; mais...

-- Mais quoi?

-- Mais le cardinal ne veut pas, lui. Messieurs, continua
d’Artagnan s’adressant aux deux mousquetaires, accompagnez le
carrosse de la reine, et ne quittez pas les portières. Nous allons
faire préparer les logis.

Et d’Artagnan piqua vers Saint-Germain accompagné de Porthos.

-- Partons, messieurs! dit la reine.

Et le carrosse royal se mit en route, suivi de tous les autres
carrosses et de plus de cinquante cavaliers.

On arriva à Saint-Germain sans accident; en descendant du
marchepied, la reine trouva M. le Prince qui attendait debout et
découvert pour lui offrir la main.

-- Quel réveil pour les Parisiens! dit Anne d’Autriche radieuse.

-- C’est la guerre, dit le prince.

-- Eh bien! la guerre, soit. N’avons-nous pas avec nous le
vainqueur de Rocroy, de Nordlingen et de Lens?

Le prince s’inclina en signe de remerciement.

Il était trois heures du matin. La reine entra la première dans le
château; tout le monde la suivit: deux cents personnes à peu près
l’avaient accompagnée dans sa fuite.

-- Messieurs, dit la reine en riant, logez-vous dans le château,
il est vaste et la place ne vous manquera point; mais, comme on ne
comptait pas y venir, on me prévient qu’il n’y a en tout que trois
lits, un pour le roi, un pour moi...

-- Et un pour Mazarin, dit tout bas M. le Prince.

-- Et moi, je coucherai donc sur le plancher? dit Gaston d’Orléans
avec un sourire très inquiet...

-- Non, Monseigneur, dit Mazarin, car le troisième lit est destiné
à Votre Altesse.

-- Mais vous? demanda le prince.

-- Moi, je ne me coucherai pas, dit Mazarin, j’ai à travailler.

Gaston se fit indiquer la chambre où était le lit, sans
s’inquiéter de quelle façon se logeraient sa femme et sa fille.

-- Eh bien, moi, je me coucherai, dit d’Artagnan. Venez avec moi,
Porthos.

Porthos suivit d’Artagnan avec cette profonde confiance qu’il
avait dans l’intellect de son ami.

Ils marchaient l’un à côté de l’autre sur la place du château,
Porthos regardant avec des yeux ébahis d’Artagnan, qui calculait
sur ses doigts.

-- Quatre cents à une pistole la pièce, quatre cents pistoles.

-- Oui, disait Porthos, quatre cents pistoles; mais qu’est-ce qui
fait quatre cents pistoles?

-- Une pistole n’est pas assez, continua d’Artagnan; cela vaut un
louis.

-- Qu’est-ce qui vaut un louis?

-- Quatre cents, à un louis, font quatre cents louis.

-- Quatre cents? dit Porthos.

-- Oui, ils sont deux cents; et il en faut au moins deux par
personne. À deux par personne, cela fait quatre cents.

-- Mais quatre cents quoi?

-- Écoutez, dit d’Artagnan.

Et comme il y avait là toutes sortes de gens qui regardaient dans
l’ébahissement l’arrivée de la cour, il acheva sa phrase tout bas
à l’oreille de Porthos.

-- Je comprends, dit Porthos, je comprends à merveille, par ma
foi! Deux cents louis chacun, c’est joli; mais que dira-t-on?

-- On dira ce qu’on voudra; d’ailleurs saura-t-on que c’est nous?

-- Mais qui se chargera de la distribution?

-- Mousqueton n’est-il pas là?

-- Et ma livrée! dit Porthos, on reconnaîtra ma livrée.

-- Il retournera son habit.

-- Vous avez toujours raison, mon cher, s’écria Porthos, mais où
diable puisez-vous donc toutes les idées que vous avez?

D’Artagnan sourit.

Les deux amis prirent la première rue qu’ils rencontrèrent;
Porthos frappa à la porte de la maison de droite, tandis que
d’Artagnan frappait à la porte de la maison de gauche.

-- De la paille! dirent-ils.

-- Monsieur, nous n’en avons pas, répondirent les gens qui vinrent
ouvrir, mais adressez-vous au marchand de fourrages.

-- Et où est-il, le marchand de fourrages?

-- La dernière grand’porte de la rue.

-- À droite ou à gauche?

-- À gauche.

-- Et y a-t-il encore à Saint-Germain d’autres gens chez lesquels
on en pourrait trouver?

-- Il y a l’aubergiste du _Mouton-Couronné_, et Gros-Louis le
fermier.

-- Où demeurent-ils?

-- Rue des Ursulines.

-- Tous deux?

-- Oui.

-- Très bien.

Les deux amis se firent indiquer la seconde et la troisième
adresse aussi exactement qu’ils s’étaient fait indiquer la
première; puis d’Artagnan se rendit chez le marchand de fourrages
et traita avec lui de cent cinquante bottes de paille qu’il
possédait, moyennant la somme de trois pistoles. Il se rendit
ensuite chez l’aubergiste, où il trouva Porthos qui venait de
traiter de deux cents bottes pour une somme à peu près pareille.
Enfin le fermier Louis en mit cent quatre-vingts à leur
disposition. Cela faisait un total de quatre cent trente.

Saint-Germain n’en avait pas davantage.

Toute cette rafle ne leur prit pas plus d’une demi-heure.
Mousqueton, dûment éduqué, fut mis à la tête de ce commerce
improvisé. On lui recommanda de ne pas laisser sortir de ses mains
un fétu de paille au-dessous d’un louis la botte; on lui en
confiait pour quatre cent trente louis.

Mousqueton secouait la tête et ne comprenait rien à la spéculation
des deux amis.

D’Artagnan, portant trois bottes de paille, s’en retourna au
château, où chacun, grelottant de froid et tombant de sommeil,
regardait envieusement le roi, la reine et Monsieur sur leurs lits
de camp.

L’entrée de d’Artagnan dans la grande salle produisit un éclat de
rire universel; mais d’Artagnan n’eut pas même l’air de
s’apercevoir qu’il était l’objet de l’attention générale et se mit
à disposer avec tant d’habileté, d’adresse et de gaieté sa couche
de paille que l’eau en venait à la bouche à tous ces pauvres
endormis qui ne pouvaient dormir.

-- De la paille! s’écrièrent-ils, de la paille! où trouve-t-on de
la paille?

-- Je vais vous conduire, dit Porthos.

Et il conduisit les amateurs à Mousqueton, qui distribuait
généreusement les bottes à un louis la pièce. On trouva bien que
c’était un peu cher; mais quand on a bien envie de dormir, qui
est-ce qui ne paierait pas deux ou trois louis quelques heures de
bon sommeil?

D’Artagnan cédait à chacun son lit, qu’il recommença dix fois de
suite; et comme il était censé avoir payé comme les autres sa
botte de paille un louis, il empocha ainsi une trentaine de louis
en moins d’une demi-heure. À cinq heures du matin, la paille
valait quatre-vingts livres la botte, et encore n’en trouvait-on
plus.

D’Artagnan avait eu le soin d’en mettre quatre bottes de côté pour
lui. Il prit dans sa poche la clef du cabinet où il les avait
cachées, et, accompagné de Porthos, s’en retourna compter avec
Mousqueton, qui, naïvement et comme un digne intendant qu’il
était, leur remit quatre cent trente louis et garda encore cent
louis pour lui.

Mousqueton, qui ne savait rien de ce qui s’était passé au château,
ne comprenait pas comment l’idée de vendre de la paille ne lui
était pas venue plus tôt.

D’Artagnan mit l’or dans son chapeau, et tout en revenant fit son
compte avec Porthos. Il leur revenait à chacun deux cent quinze
louis.

Porthos alors seulement s’aperçut qu’il n’avait pas de paille pour
son compte, il retourna auprès de Mousqueton; mais Mousqueton
avait vendu jusqu’à son dernier fétu, ne gardant rien pour lui-
même.

Il revint alors trouver d’Artagnan, lequel, grâce à ses quatre
bottes de paille, était en train de confectionner, et en le
savourant d’avance avec délices, un lit si moelleux, si bien
rembourré à la tête, si bien couvert au pied, que ce lit eût fait
envie au roi lui-même, si le roi n’eût si bien dormi dans le sien.

D’Artagnan, à aucun prix, ne voulut déranger son lit pour Porthos;
mais moyennant quatre louis que celui-ci lui compta, il consentit
à ce que Porthos couchât avec lui.

Il rangea son épée à son chevet, posa ses pistolets à son côté,
étendit son manteau à ses pieds, plaça son feutre sur son manteau,
et s’étendit voluptueusement sur la paille qui craquait. Déjà il
caressait les doux rêves qu’engendre la possession de deux cent
dix-neuf louis gagnés en un quart d’heure, quand une voix retentit
à la porte de la salle et le fit bondir.

-- Monsieur d’Artagnan! criait-elle, monsieur d’Artagnan!

-- Ici, dit Porthos, ici!

Porthos comprenait que si d’Artagnan s’en allait, le lit lui
resterait à lui tout seul.

Un officier s’approcha.

D’Artagnan se souleva sur son coude.

-- C’est vous qui êtes monsieur d’Artagnan? dit-il.

-- Oui, monsieur; que me voulez-vous?

-- Je viens vous chercher.

-- De quelle part?

-- De la part de Son Éminence.

-- Dites à Monseigneur que je vais dormir et que je lui conseille
en ami d’en faire autant.

-- Son Éminence ne s’est pas couchée et ne se couchera pas, et
elle vous demande à l’instant même.

-- La peste étouffe le Mazarin, qui ne sait pas dormir à propos!
murmura d’Artagnan. Que me veut-il? Est-ce pour me faire
capitaine? En ce cas je lui pardonne.

Et le mousquetaire se leva tout en grommelant, prit son épée, son
chapeau, ses pistolets et son manteau, puis suivit l’officier,
tandis que Porthos, resté seul unique possesseur du lit, essayait
d’imiter les belles dispositions de son ami.

-- _Monsou_ d’Artagnan, dit le cardinal en apercevant celui qu’il
venait d’envoyer chercher si mal à propos, je n’ai point oublié
avec quel zèle vous m’avez servi, et je vais vous en donner une
preuve.

-- Bon! pensa d’Artagnan, cela s’annonce bien.

Mazarin regardait le mousquetaire et vit sa figure s’épanouir.

-- Ah! Monseigneur...

-- Monsieur d’Artagnan, dit-il, avez-vous bien envie d’être
capitaine?

-- Oui, Monseigneur.

-- Et votre ami désire-t-il toujours être baron?

-- En ce moment-ci, Monseigneur, il rêve qu’il l’est!

-- Alors, dit Mazarin, tirant d’un portefeuille la lettre qu’il
avait déjà montrée à d’Artagnan, prenez cette dépêche et portez-la
en Angleterre.

D’Artagnan regarda l’enveloppe: il n’y avait point d’adresse.

-- Ne puis-je savoir à qui je dois la remettre?

-- En arrivant à Londres, vous le saurez; à Londres seulement vous
déchirerez la double enveloppe.

-- Et quelles sont mes instructions?

-- D’obéir en tout point à celui à qui cette lettre est adressée.

D’Artagnan allait faire de nouvelles questions, lorsque Mazarin
ajouta:

-- Vous partez pour Boulogne; vous trouverez, _aux Armes
d’Angleterre_, un jeune gentilhomme nommé M. Mordaunt.

-- Oui, Monseigneur, et que dois-je faire de ce gentilhomme?

-- Le suivre jusqu’où il vous mènera.

D’Artagnan regarda le cardinal d’un air stupéfait.

-- Vous voilà renseigné, dit Mazarin; allez!

-- Allez! c’est bien facile à dire, reprit d’Artagnan; mais pour
aller il faut de l’argent et je n’en ai pas.

-- Ah! dit Mazarin en se grattant l’oreille, vous dites que vous
n’avez pas d’argent?

-- Non, Monseigneur.

-- Mais ce diamant que je vous donnai hier soir?

-- Je désire le conserver comme un souvenir de votre Éminence.

Mazarin soupira.

-- Il fait cher vivre en Angleterre, Monseigneur, et surtout comme
envoyé extraordinaire.

-- Hein! fit Mazarin, c’est un pays fort sobre et qui vit de
simplicité depuis la révolution; mais n’importe.

Il ouvrit un tiroir et prit une bourse.

-- Que dites-vous de ces mille écus?

D’Artagnan avança la lèvre inférieure d’une façon démesurée.

-- Je dis, Monseigneur, que c’est peu, car je ne partirai
certainement pas seul.

-- J’y compte bien, répondit Mazarin, M. du Vallon vous
accompagnera, le digne gentilhomme; car, après vous, mon cher
_monsou_ d’Artagnan, c’est bien certainement l’homme de France que
j’aime et estime le plus.

-- Alors, Monseigneur, dit d’Artagnan en montrant la bourse que
Mazarin n’avait point lâchée; alors, si vous l’aimez et l’estimez
tant, vous comprenez...

-- Soit! à sa considération, j’ajouterai deux cents écus.

-- Ladre! murmura d’Artagnan... Mais à notre retour, au moins,
ajouta-t-il tout haut, nous pourrons compter, n’est-ce pas,
M. Porthos sur sa baronnie et moi sur mon grade?

-- Foi de Mazarin!

-- J’aimerais mieux un autre serment, se dit tout bas d’Artagnan;
puis tout haut: Ne puis-je, dit-il, présenter mes respects à Sa
Majesté la reine?

-- Sa Majesté dort, répondit vivement Mazarin, et il faut que vous
partiez sans délai; allez donc, monsieur.

-- Encore un mot, Monseigneur: si on se bat où je vais, me
battrai-je?

-- Vous ferez ce que vous ordonnera la personne à laquelle je vous
adresse.

-- C’est bien, Monseigneur, dit d’Artagnan en allongeant la main
pour recevoir le sac, et je vous présente tous mes respects.

D’Artagnan mit lentement le sac dans sa large poche et, se
retournant vers l’officier:

-- Monsieur, lui dit-il, voulez-vous bien aller réveiller à son
tour M. du Vallon de la part de Son Éminence et lui dire que je
l’attends aux écuries?

L’officier partit aussitôt avec un empressement qui parut à
d’Artagnan avoir quelque chose d’intéressé.

Porthos venait de s’étendre à son tour dans son lit, et il
commençait à ronfler harmonieusement, selon son habitude,
lorsqu’il sentit qu’on fui frappait sur l’épaule.

Il crut que c’était d’Artagnan et ne bougea point.

-- De la part du cardinal, dit l’officier.

-- Hein! dit Porthos en ouvrant de grands yeux, que dites-vous?

-- Je dis que Son Éminence vous envoie en Angleterre, et que
M. d’Artagnan vous attend aux écuries.

Porthos poussa un profond soupir, se leva, prit son feutre, ses
pistolets, son épée et son manteau, et sortit en jetant un regard
de regret sur le lit dans lequel il s’était promis de si bien
dormir.

À peine avait-il tourné le dos que l’officier y était installé, et
il n’avait point passé le seuil de la porte que son successeur, à
son tour, ronflait à tout rompre. C’était bien naturel, il était
seul dans toute cette assemblée, avec le roi, la reine et
Monseigneur Gaston d’Orléans, qui dormît gratis.


LVII. On a des nouvelles d’Aramis

D’Artagnan s’était rendu droit aux écuries. Le jour venait de
paraître; il reconnut son cheval et celui de Porthos attachés au
râtelier, mais au râtelier vide. Il eut pitié de ces pauvres
animaux, et s’achemina vers un coin de l’écurie où il voyait
reluire un peu de paille échappée sans doute à la razzia de la
nuit; mais en rassemblant cette paille avec le pied, le bout de sa
botte rencontra un corps rond qui, touché sans doute à un endroit
sensible, poussa un cri et se releva sur ses genoux en se frottant
les yeux. C’était Mousqueton, qui, n’ayant plus de paille pour
lui-même, s’était accommodé de celle des chevaux.

-- Mousqueton, dit d’Artagnan, allons, en route! en route!

Mousqueton, en reconnaissant la voix de l’ami de son maître, se
leva précipitamment, et en se levant laissa choir quelques-uns des
louis gagnés illégalement pendant la nuit.

-- Oh! oh! dit d’Artagnan en ramassant un louis et en le flairant,
voilà de l’or qui a une drôle d’odeur, il sent la paille.

Mousqueton rougit si honnêtement et parut si fort embarrassé, que
le Gascon se mit à rire et lui dit:

-- Porthos se mettrait en colère, mon cher monsieur Mousqueton,
mais moi je vous pardonne; seulement rappelons-nous que cet or
doit nous servir de topique pour notre blessure, et soyons gai,
allons!

Mousqueton prit à l’instant même une figure des plus hilares,
sella avec activité le cheval de son maître et monta sur le sien
sans trop faire de grimace. Sur ces entrefaites, Porthos arriva
avec une figure fort maussade, et fut on ne peut plus étonné de
trouver d’Artagnan résigné et Mousqueton presque joyeux.

-- Ah, çà, dit-il, nous avons donc, vous votre grade, et moi ma
baronnie?

-- Nous allons en chercher les brevets, dit d’Artagnan, et à notre
retour maître Mazarini les signera.

-- Et où allons-nous? demanda Porthos.

-- À Paris d’abord, répondit d’Artagnan; j’y veux régler quelques
affaires.

-- Allons à Paris, dit Porthos.

Et tous deux partirent pour Paris.

En arrivant aux portes ils furent étonnés de voir l’attitude
menaçante de la capitale. Autour d’un carrosse brisé en morceaux
le peuple vociférait des imprécations, tandis que les personnes
qui avaient voulu fuir étaient prisonnières, c’est-à-dire un
vieillard et deux femmes.

Lorsque au contraire d’Artagnan et Porthos demandèrent l’entrée,
il n’est sortes de caresses qu’on ne leur fît. On les prenait pour
des déserteurs du parti royaliste, et on voulait se les attacher.

-- Que fait le roi? demanda-t-on.

-- Il dort.

-- Et l’espagnole?

-- Elle rêve.

-- Et l’italien maudit?

-- Il veille. Ainsi tenez-vous fermes; car s’ils sont partis,
c’est bien certainement pour quelque chose. Mais comme, au bout du
compte, vous êtes les plus forts, continua d’Artagnan, ne vous
acharnez pas après des femmes et des vieillards, et prenez-vous-en
aux causes véritables.

Le peuple entendit ces paroles avec plaisir et laissa aller les
dames, qui remercièrent d’Artagnan par un éloquent regard.

-- Maintenant, en avant! dit d’Artagnan.

Et ils continuèrent leur chemin, traversant les barricades,
enjambant les chaînes, poussés, interrogés, interrogeant.

À la place du Palais-Royal, d’Artagnan vit un sergent qui faisait
faire l’exercice à cinq ou six cents bourgeois: c’était Planchet
qui utilisait au profit de la milice urbaine ses souvenirs du
régiment de Piémont.

En passant devant d’Artagnan, il reconnut son ancien maître.

-- Bonjour, monsieur d’Artagnan, dit Planchet d’un air fier.

-- Bonjour, monsieur Dulaurier, répondit d’Artagnan.

Planchet s’arrêta court, fixant sur d’Artagnan de grands yeux
ébahis; le premier rang, voyant son chef s’arrêter, s’arrêta à son
tour, ainsi de suite jusqu’au dernier.

-- Ces bourgeois sont affreusement ridicules, dit d’Artagnan à
Porthos.

Et il continua son chemin.

Cinq minutes après, il mettait pied à terre à l’hôtel de_ La
Chevrette._

La belle Madeleine se précipita au-devant de d’Artagnan.

-- Ma chère madame Turquaine, dit d’Artagnan, si vous avez de
l’argent, enfouissez-le vite, si vous avez des bijoux, cachez-les
promptement, si vous avez des débiteurs, faites-vous payer; si
vous avez des créanciers, ne les payez pas.

-- Pourquoi cela? demanda Madeleine.

-- Parce que Paris va être réduit en cendres ni plus ni moins que
Babylone, dont vous avez sans doute entendu parler.

-- Et vous me quittez dans un pareil moment?

-- À l’instant même, dit d’Artagnan.

-- Et où allez-vous?

-- Ah! si vous pouvez me le dire, vous me rendrez un véritable
service.

-- Ah! mon Dieu! mon Dieu!

-- Avez-vous des lettres pour moi? demanda d’Artagnan en faisant
signe de la main à son hôtesse qu’elle devait s’épargner les
lamentations, attendu que les lamentations seraient superflues.

-- Il y en a une qui vient justement d’arriver.

Et elle donna la lettre à d’Artagnan.

-- D’Athos! s’écria d’Artagnan en reconnaissant l’écriture ferme
et allongée de leur ami.

-- Ah! fit Porthos, voyons un peu quelles choses il dit.

D’Artagnan ouvrit la lettre et lut:

«Cher d’Artagnan, cher du Vallon, mes bons amis, peut-être
recevez-vous de mes nouvelles pour la dernière fois. Aramis et moi
nous sommes bien malheureux; mais Dieu, notre courage et le
souvenir de notre amitié nous soutiennent. Pensez bien à Raoul. Je
vous recommande les papiers qui sont à Blois, et dans deux mois et
demi, si vous n’avez pas reçu de nos nouvelles, prenez-en
connaissance. Embrassez le vicomte de tout votre coeur pour votre
ami dévoué,

«ATHOS.»

-- Je le crois pardieu bien, que je l’embrasserai, dit d’Artagnan,
avec cela qu’il est sur notre route, et s’il a le malheur de
perdre notre pauvre Athos, de ce jour, il devient mon fils.

-- Et moi, dit Porthos, je le fais mon légataire universel.

-- Voyons, que dit encore Athos?

«Si vous rencontrez par les routes un M. Mordaunt, défiez-vous-en.
Je ne puis vous en dire davantage dans ma lettre.»

-- M. Mordaunt! dit avec surprise d’Artagnan.

-- M. Mordaunt, c’est bon, dit Porthos, on s’en souviendra. Mais
voyez donc, il y a un post-scriptum d’Aramis.

-- En effet, dit d’Artagnan.

Et il lut:

«Nous vous cachons le lieu de notre séjour, chers amis,
connaissant votre dévouement fraternel, et sachant bien que vous
viendriez mourir avec nous.»

-- Sacrebleu! interrompit Porthos avec une explosion de colère qui
fit bondir Mousqueton à l’autre bout de la chambre, sont-ils donc
en danger de mort?

D’Artagnan continua:

«Athos vous lègue Raoul, et moi je vous lègue une vengeance. Si
vous mettez par bonheur la main sur un certain Mordaunt, dites à
Porthos de l’emmener dans un coin et de lui tordre le cou. Je
n’ose vous en dire davantage dans une lettre.

«ARAMIS.»

-- Si ce n’est que cela, dit Porthos, c’est facile à faire.

-- Au contraire, dit d’Artagnan d’un air sombre, c’est impossible.

-- Et pourquoi cela?

-- C’est justement ce M. Mordaunt que nous allons rejoindre à
Boulogne et avec lequel nous passons en Angleterre.

-- Eh bien! si au lieu d’aller rejoindre ce M. Mordaunt, nous
allions rejoindre nos amis? dit Porthos avec un geste capable
d’épouvanter une armée.

-- J’y ai bien pensé, dit d’Artagnan; mais la lettre n’a ni date
ni timbre.

-- C’est juste, dit Porthos.

Et il se mit à errer dans la chambre comme un homme égaré,
gesticulant et tirant à tout moment son épée au tiers du fourreau.

Quant à d’Artagnan, il restait debout comme un homme consterné, et
la plus profonde affliction se peignait sur son visage.

-- Ah! c’est mal, disait-il; Athos nous insulte; il veut mourir
seul, c’est mal.

Mousqueton, voyant ces deux grands désespoirs, fondait en larmes
dans son coin.

-- Allons, dit d’Artagnan, tout cela ne mène à rien. Partons,
allons embrasser Raoul comme nous avons dit, et peut-être aura-t-
il reçu des nouvelles d’Athos.

-- Tiens, c’est une idée, dit Porthos; en vérité, mon cher
d’Artagnan, je ne sais pas comment vous faites, mais vous êtes
plein d’idées. Allons embrasser Raoul.

-- Gare à celui qui regarderait mon maître de travers en ce
moment, dit Mousqueton, je ne donnerais pas un denier de sa peau.

On monta à cheval et l’on partit. En arrivant à la rue Saint-
Denis, les amis trouvèrent un grand concours de peuple. C’était
M. de Beaufort qui venait d’arriver du Vendômois et que le
coadjuteur montrait aux Parisiens émerveillés et joyeux.

Avec M. de Beaufort, ils se regardaient désormais comme
invincibles.

Les deux amis prirent par une petite rue pour ne pas rencontrer le
prince et gagnèrent la barrière Saint-Denis.

-- Est-il vrai, dirent les gardes aux deux cavaliers, que
M. de Beaufort est arrivé dans Paris?

-- Rien de plus vrai, dit d’Artagnan et la preuve, c’est qu’il
nous envoie au-devant de M. de Vendôme, son père, qui va arriver à
son tour.

-- Vive M. de Beaufort! crièrent les gardes.

Et ils s’écartèrent respectueusement pour laisser passer les
envoyés du grand prince.

Une fois hors barrière, la route fut dévorée par ces gens qui ne
connaissaient ni fatigue ni découragement; leurs chevaux volaient,
et eux ne cessaient de parler d’Athos et d’Aramis.

Mousqueton souffrait tous les tourments imaginables, mais
l’excellent serviteur se consolait en pensant que ses deux maîtres
éprouvaient bien d’autres souffrances. Car il était arrivé à
regarder d’Artagnan comme son second maître et lui obéissait même
plus promptement et plus correctement qu’à Porthos.

Le camp était entre Saint-Omer et Lambres; les deux amis firent un
crochet jusqu’au camp et apprirent en détail à l’armée la nouvelle
de la fuite du roi et de la reine, qui était arrivée sourdement
jusque-là. Ils trouvèrent Raoul près de sa tente, couché sur une
botte de foin dont son cheval tirait quelques bribes à la dérobée.
Le jeune homme avait les yeux rouges et semblait abattu. Le
maréchal de Grammont et le comte de Guiche étaient revenus à
Paris, et le pauvre enfant se trouvait isolé.

Au bout d’un instant Raoul leva les yeux et vit les deux cavaliers
qui le regardaient; il les reconnut et courut à eux les bras
ouverts.

-- Oh! c’est vous, chers amis! s’écria-t-il, me venez-vous
chercher? m’emmenez-vous avec vous? m’apportez-vous des nouvelles
de mon tuteur?

-- N’en avez-vous donc point reçu? demanda d’Artagnan au jeune
homme.

-- Hélas! non, monsieur, et je ne sais en vérité ce qu’il est
devenu. De sorte, oh! de sorte que je suis inquiet à en pleurer.

Et effectivement deux grosses larmes roulaient sur les joues
brunies du jeune homme.

Porthos détourna la tête pour ne pas laisser voir sur sa bonne
grosse figure ce qui se passait dans son coeur.

-- Que diable! dit d’Artagnan plus remué qu’il ne l’avait été
depuis bien longtemps, ne vous désespérez point, mon ami; si vous
n’avez point reçu de lettres du comte, nous avons reçu, nous...
une...

-- Oh! vraiment? s’écria Raoul.

-- Et bien rassurante même, dit d’Artagnan en voyant la joie que
cette nouvelle causait au jeune homme.

-- L’avez-vous? demanda Raoul.

-- Oui; c’est-à-dire je l’avais, dit d’Artagnan en faisant
semblant de chercher; attendez, elle doit être là, dans ma poche;
il me parle de son retour, n’est-ce pas, Porthos?

Tout Gascon qu’il était, d’Artagnan ne voulait pas prendre à lui
seul le fardeau de ce mensonge.

-- Oui, dit Porthos en toussant.

-- Oh! donnez-la-moi, dit le jeune homme.

-- Eh! je la lisais encore tantôt. Est-ce que je l’aurai perdue!
Ah! pécaïre, ma poche est percée.

-- Oh! oui, monsieur Raoul, dit Mousqueton, et la lettre était
même très consolante; ces messieurs me l’ont lue et j’en ai pleuré
de joie.

-- Mais au moins, monsieur d’Artagnan, vous savez où il est?
demanda Raoul à moitié rasséréné.

-- Ah! voilà, dit d’Artagnan, certainement que je le sais,
pardieu! mais c’est un mystère.

-- Pas pour moi, je l’espère.

-- Non, pas pour vous, aussi je vais vous dire où il est.

Porthos regardait d’Artagnan avec ses gros yeux étonnés.

-- Où diable vais-je dire qu’il est pour qu’il n’essaye pas
d’aller le rejoindre? murmurait d’Artagnan.

-- Eh bien! où est-il, monsieur? demanda Raoul de sa voix douce et
caressante.

-- Il est à Constantinople!

-- Chez les Turcs! s’écria Raoul effrayé. Bon dieu! que me dites-
vous là?

-- Eh bien! cela vous fait peur? dit d’Artagnan. Bah! qu’est-ce
que les Turcs pour des hommes comme le comte de La Fère et l’abbé
d’Herblay?

-- Ah! son ami est avec lui? dit Raoul, cela me rassure un peu.

-- A-t-il de l’esprit, ce démon de d’Artagnan! disait Porthos tout
émerveillé de la ruse de son ami.

-- Maintenant, dit d’Artagnan pressé de changer le sujet de la
conversation, voilà cinquante pistoles que M. le comte vous
envoyait par le même courrier. Je présume que vous n’avez plus
d’argent et qu’elles sont les bienvenues.

-- J’ai encore vingt pistoles, monsieur.

-- Eh bien! prenez toujours, cela vous en fera soixante-dix.

-- Et si vous en voulez davantage... dit Porthos mettant la main à
son gousset.

-- Merci, dit Raoul en rougissant, merci mille fois, monsieur.

En ce moment, Olivain parut à l’horizon.

-- À propos, dit d’Artagnan de manière que le laquais l’entendît,
êtes-vous content d’Olivain?

-- Oui, assez comme cela.

Olivain fit semblant de n’avoir rien entendu et entra dans la
tente.

-- Que lui reprochez-vous, à ce drôle-là?

-- Il est gourmand, dit Raoul.

-- Oh! monsieur! dit Olivain reparaissant à cette accusation.

-- Il est un peu voleur.

-- Oh! monsieur, oh!

-- Et surtout il est fort poltron.

-- Oh! oh! oh! monsieur, vous me déshonorez, dit Olivain.

-- Peste! dit d’Artagnan, apprenez, maître Olivain, que des gens
tels que nous ne se font pas servir par des poltrons. Volez votre
maître, mangez ses confitures et buvez son vin, mais, cap de Diou!
ne soyez pas poltron, ou je vous coupe les oreilles. Regardez
monsieur Mousqueton, dites-lui de vous montrer les blessures
honorables qu’il a reçues, et voyez ce que sa bravoure habituelle
a mis de dignité sur son visage.

Mousqueton était au troisième ciel et eût embrassé d’Artagnan s’il
l’eût osé; en attendant, il se promettait de se faire tuer pour
lui si l’occasion s’en présentait jamais.

-- Renvoyez ce drôle, Raoul, dit d’Artagnan, car s’il est poltron,
il se déshonorera quelque jour.

-- Monsieur dit que je suis poltron, s’écria Olivain, parce qu’il
a voulu se battre l’autre jour avec un cornette du régiment de
Grammont, et que j’ai refusé de l’accompagner.

-- Monsieur Olivain, un laquais ne doit jamais désobéir, dit
sévèrement d’Artagnan.

Et le tirant à l’écart:

-- Tu as bien fait, dit-il, si ton maître avait tort, et voici un
écu pour toi; mais s’il est jamais insulté et que tu ne te fasses
pas couper en quartiers près de lui, je te coupe la langue et je
t’en balaye la figure. Retiens bien ceci.

Olivain s’inclina et mit l’écu dans sa poche.

-- Et maintenant, ami Raoul, dit d’Artagnan, nous partons, M. du
Vallon et moi, comme ambassadeurs. Je ne puis vous dire dans quel
but, je n’en sais rien moi-même; mais si vous avez besoin de
quelque chose, écrivez à madame Madelon Turquaine, à la Chevrette,
rue Tiquetonne, et tirez sur cette caisse comme sur celle d’un
banquier: avec ménagement toutefois, car je vous préviens qu’elle
n’est pas tout à fait si bien garnie que celle de M. d’Emery.

Et ayant embrassé son pupille par intérim, il le passa aux
robustes bras de Porthos, qui l’enlevèrent de terre et le tinrent
un moment suspendu sur le noble coeur du redoutable géant.

-- Allons, dit d’Artagnan, en route.

Et ils repartirent pour Boulogne, où vers le soir ils arrêtèrent
leurs chevaux trempés de sueur et blancs d’écume.

À dix pas de l’endroit où ils faisaient halte avant d’entrer en
ville était un jeune homme vêtu de noir qui paraissait attendre
quelqu’un, et qui, du moment où il les avait vus paraître, n’avait
point cessé d’avoir les yeux fixés sur eux.

D’Artagnan s’approcha de lui, et voyant que son regard ne le
quittait pas:

-- Hé! dit-il, l’ami, je n’aime pas qu’on me toise.

-- Monsieur, dit le jeune homme sans répondre à l’interpellation
de d’Artagnan, ne venez-vous pas de Paris, s’il vous plaît?

D’Artagnan pensa que c’était un curieux qui désirait avoir des
nouvelles de la capitale.

-- Oui, monsieur, dit-il d’un ton plus radouci.

-- Ne devez-vous pas loger aux _Armes d’Angleterre?_

-- Oui, monsieur.

-- N’êtes-vous pas chargé d’une mission de la part de Son Éminence
M. le cardinal de Mazarin?

-- Oui, monsieur.

-- En ce cas, dit le jeune homme, c’est à moi que vous avez
affaire, je suis M. Mordaunt.

Ah! dit tout bas d’Artagnan, celui dont Athos me dit de me méfier.

-- Ah! murmura Porthos, celui qu’Aramis veut que j’étrangle.

Tous deux regardèrent attentivement le jeune homme.

Celui-ci se trompa à l’expression de leur regard.

-- Douteriez-vous de ma parole? dit-il; en ce cas je suis prêt à
vous donner toute preuve.

-- Non, monsieur, dit d’Artagnan, et nous nous mettons à votre
disposition.

-- Eh bien! messieurs, dit Mordaunt, nous partirons sans retard;
car c’est aujourd’hui le dernier jour de délai que m’avait demandé
le cardinal. Mon bâtiment est prêt; et, si vous n’étiez venus,
j’allais partir sans vous, car le général Olivier Cromwell doit
attendre mon retour avec impatience.

-- Ah! ah! dit d’Artagnan, c’est donc au général Olivier Cromwell
que nous sommes dépêchés?

-- N’avez-vous donc pas une lettre pour lui? demanda le jeune
homme.

-- J’ai une lettre dont je ne devais rompre la double enveloppe
qu’à Londres; mais puisque vous me dites à qui elle est adressée,
il est inutile que j’attende jusque-là.

D’Artagnan déchira l’enveloppe de la lettre. Elle était en effet
adressée:

«À monsieur Olivier Cromwell, général des troupes de la nation
anglaise.»

-- Ah! fit d’Artagnan, singulière commission!

-- Qu’est-ce que ce M. Olivier Cromwell? demanda tout bas Porthos.

-- Un ancien brasseur, répondit d’Artagnan.

-- Est-ce que le Mazarin voudrait faire une spéculation sur la
bière comme nous en avons fait sur la paille? demanda Porthos.

-- Allons, allons, messieurs, dit Mordaunt impatient, partons.

-- Oh! oh! dit Porthos, sans souper? Est-ce que M. Cromwell ne
peut pas bien attendre un peu?

-- Oui, mais moi? dit Mordaunt.

-- Eh bien! vous, dit Porthos, après?

-- Moi, je suis pressé.

-- Oh! si c’est pour vous, dit Porthos, la chose ne me regarde
pas, et je souperai avec votre permission ou sans votre
permission.

Le regard vague du jeune homme s’enflamma et parut prêt à jeter un
éclair, mais il se contint.

-- Monsieur, continua d’Artagnan, il faut excuser des voyageurs
affamés. D’ailleurs notre souper ne vous retardera pas beaucoup,
nous allons piquer jusqu’à l’auberge. Allez à pied jusqu’au port,
nous mangeons un morceau et nous y sommes en même temps que vous.

-- Tout ce qu’il vous plaira, messieurs, pourvu que nous partions,
dit Mordaunt.

-- C’est bien heureux, murmura Porthos.

-- Le nom du bâtiment? demanda d’Artagnan.

-- _Le Standard._

-- C’est bien. Dans une demi-heure nous serons à bord.

Et tous deux, donnant de l’éperon à leurs chevaux, piquèrent vers
l’hôtel des _Armes d’Angleterre._

-- Que dites-vous de ce jeune homme? demanda d’Artagnan tout en
courant.

-- Je dis qu’il ne me revient pas du tout, dit Porthos, et que je
me suis senti une rude démangeaison de suivre le conseil d’Aramis.

-- Gardez-vous-en, mon cher Porthos, cet homme est un envoyé du
général Cromwell, et ce serait une façon de nous faire pauvrement
recevoir, je crois que de lui annoncer que nous avons tordu le cou
à son confident.

-- C’est égal, dit Porthos, j’ai toujours remarqué qu’Aramis était
homme de bon conseil.

-- Écoutez, dit d’Artagnan, quand notre ambassade sera finie...

-- Après?

-- S’il nous reconduit en France...

-- Eh bien?

-- Eh bien! nous verrons.

Les deux amis arrivèrent sur ce à l’hôtel des _Armes d’Angleterre,
_où ils soupèrent de grand appétit; puis, incontinent, ils se
rendirent sur le port. Un brick était prêt à mettre à la voile;
et, sur le pont de ce brick, ils reconnurent Mordaunt, qui se
promenait avec impatience.

-- C’est incroyable, disait d’Artagnan, tandis que la barque le
conduisait à bord du _Standard_, c’est étonnant comme ce jeune
homme ressemble à quelqu’un que j’ai connu, mais je ne puis dire à
qui.

Ils arrivèrent à l’escalier, et, un instant après, ils furent
embarqués.

Mais l’embarquement des chevaux fut plus long que celui des
hommes, et le brick ne put lever l’ancre qu’à huit heures du soir.

Le jeune homme trépignait d’impatience et commandait que l’on
couvrit les mâts de voiles.

Porthos, éreinté de trois nuits sans sommeil et d’une route de
soixante-dix lieues faite à cheval, s’était retiré dans sa cabine
et dormait.

D’Artagnan, surmontant sa répugnance pour Mordaunt, se promenait
avec lui sur le pont et faisait cent contes pour le forcer à
parler.

Mousqueton avait le mal de mer.


LVIII. L’Écossais, parjure à sa foi, pour un denier vendit son roi

Et, maintenant, il faut que nos lecteurs laissent voguer
tranquillement le _Standard_, non pas vers Londres, où d’Artagnan
et Porthos croient aller, mais vers Durham, où des lettres reçues
d’Angleterre pendant son séjour à Boulogne avaient ordonné à
Mordaunt de se rendre, et nous suivent au camp royaliste, situé en
deçà de la Tyne, auprès de la ville de Newcastle.

C’est là, placées entre deux rivières, sur la frontière d’Écosse,
mais sur le sol d’Angleterre, que s’étalent les tentes d’une
petite armée. Il est minuit. Des hommes qu’on peut reconnaître à
leurs jambes nues, à leurs jupes courtes, à leurs plaids bariolés
et à la plume qui décore leur bonnet pour des highlanders,
veillent nonchalamment. La lune, qui glisse entre deux gros
nuages, éclaire à chaque intervalle qu’elle trouve sur sa route
les mousquets des sentinelles et découpe en vigueur les murailles,
les toits et les clochers de la ville que Charles Ier vient de
rendre aux troupes du parlement ainsi qu’Oxford et Newark, qui
tenaient encore pour lui, dans l’espoir d’un accommodement.

À l’une des extrémités du camp, près d’une tente immense, pleine
d’officiers écossais tenant une espèce de conseil présidé par le
vieux comte de Loewen, leur chef, un homme, vêtu en cavalier, dort
couché sur le gazon et la main droite étendue sur son épée.

À cinquante pas de là, un autre homme, vêtu aussi en cavalier,
cause avec une sentinelle écossaise; et grâce à l’habitude qu’il
paraît avoir, quoique étranger, de la langue anglaise, il parvient
à comprendre les réponses que son interlocuteur lui fait dans le
patois du comté de Perth.

Comme une heure du matin sonnait à la ville de Newcastle, le
dormeur s’éveilla; et après avoir fait tous les gestes d’un homme
qui ouvre les yeux après un profond sommeil, il regarda
attentivement autour de lui: voyant qu’il était seul il se leva,
et, faisant un détour, alla passer près du cavalier qui causait
avec la sentinelle. Celui-ci avait sans doute fini ses
interrogations, car après un instant il prit congé de cet homme et
suivit sans affectation la même route que le premier cavalier que
nous avons vu passer.

À l’ombre d’une tente placée sur le chemin, l’autre l’attendait.

-- Eh bien, mon cher ami? lui dit-il dans le plus pur français qui
ait jamais été parlé de Rouen à Tours.

-- Eh bien, mon ami, il n’y a pas de temps à perdre, et il faut
prévenir le roi.

-- Que se passe-t-il donc?

-- Ce serait trop long à vous dire; d’ailleurs, vous l’entendrez
tout à l’heure. Puis le moindre mot prononcé ici peut tout perdre.
Allons trouver milord de Winter.

Et tous deux s’acheminèrent vers l’extrémité opposée du camp; mais
comme le camp ne couvrait pas une surface de plus de cinq cents
pas carrés, ils furent bientôt arrivés à la tente de celui qu’ils
cherchaient.

-- Votre maître dort-il, Tony? dit en anglais l’un des deux
cavaliers à un domestique couché dans un premier compartiment qui
servait d’antichambre.

-- Non, monsieur le comte, répondit le laquais, je ne crois pas,
ou ce serait depuis, bien peu de temps, car il a marché pendant
plus de deux heures après avoir quitté le roi, et le bruit de ses
pas a cessé à peine depuis dix minutes; d’ailleurs, ajouta le
laquais en levant la portière de la tente, vous pouvez le voir.

En effet, de Winter était assis devant une ouverture, pratiquée
comme une fenêtre, qui laissait pénétrer l’air de la nuit, et à
travers laquelle il suivait mélancoliquement des yeux la lune,
perdue, comme nous l’avons dit tout à l’heure, au milieu de gros
nuages noirs.

Les deux amis s’approchèrent de de Winter, qui, la tête appuyée
sur sa main, regardait le ciel; il ne les entendit pas venir et
resta dans la même attitude, jusqu’au moment où il sentit qu’on
lui posait la main sur l’épaule. Alors il se retourna, reconnut
Athos et Aramis, et leur tendit la main.

-- Avez-vous remarqué, leur dit-il, comme la lune est ce soir
couleur de sang?

-- Non, dit Athos, elle m’a semblé comme à l’ordinaire.

-- Regardez, chevalier, dit de Winter.

-- Je vous avoue, dit Aramis, que je suis comme le comte de La
Fère, et que je n’y vois rien de particulier.

-- Comte, dit Athos, dans une position aussi précaire que la
nôtre, c’est la terre qu’il faut examiner, et non le ciel. Avez-
vous étudié nos Écossais et en êtes-vous sûr?

-- Les Écossais? demanda de Winter; quels Écossais?

-- Eh! les nôtres, pardieu! dit Athos; ceux auxquels le roi s’est
confié, les Écossais du comte de Loewen.

-- Non, dit de Winter. Puis il ajouta: Ainsi, dites-moi, vous ne
voyez pas comme moi cette teinte rougeâtre qui couvre le ciel?

-- Pas le moins du monde, dirent ensemble Athos et Aramis.

-- Dites-moi, continua de Winter toujours préoccupé de la même
idée, n’est-ce pas une tradition en France, que, la veille du jour
où il fut assassiné, Henri IV, qui jouait aux échecs avec
M. de Bassompierre, vit des taches de sang sur l’échiquier?

-- Oui, dit Athos et le maréchal me l’a raconté maintes fois à
moi-même.

-- C’est cela, murmura de Winter, et le lendemain Henri IV fut
tué.

-- Mais quel rapport cette vision de Henri IV a-t-elle avec vous,
comte? demanda Aramis.

-- Aucune, messieurs, et en vérité je suis fou de vous entretenir
de pareilles choses, quand votre entrée à cette heure dans ma
tente m’annonce que vous êtes porteurs de quelque nouvelle
importante.

-- Oui, milord, dit Athos, je voudrais parler au roi.

-- Au roi? mais le roi dort.

-- J’ai à lui révéler des choses de conséquence.

-- Ces choses ne peuvent-elles être remises à demain?

-- Il faut qu’il les sache à l’instant même, et peut-être est-il
déjà trop tard.

-- Entrons, messieurs, dit de Winter.

La tente de de Winter était posée à côté de la tente royale, une
espèce de corridor communiquait de l’une à l’autre. Ce corridor
était gardé non par une sentinelle, mais par un valet de confiance
de Charles Ier, afin qu’en cas urgent le roi pût à l’instant même
communiquer avec son fidèle serviteur.

-- Ces messieurs sont avec moi, dit de Winter.

Le laquais s’inclina et laissa passer.

En effet, sur un lit de camp, vêtu de son pourpoint noir, chaussé
de ses bottes longues, la ceinture lâche et son feutre près de
lui, le roi Charles, cédant à un besoin irrésistible de sommeil,
s’était endormi. Les hommes s’avancèrent, et Athos, qui marchait
le premier, considéra un instant en silence cette noble figure si
pâle, encadrée de ses longs cheveux noirs que collait à ses tempes
la sueur d’un mauvais sommeil et que marbraient de grosses veines
bleues, qui semblaient gonflées de larmes sous ses yeux fatigués.

Athos poussa un profond soupir; ce soupir réveilla le roi, tant il
dormait d’un faible sommeil.

Il ouvrit les yeux.

-- Ah? dit-il en se soulevant sur son coude, c’est vous, comte de
La Fère?

-- Oui, sire, répondit Athos.

-- Vous veillez tandis que je dors, et vous venez m’apporter
quelque nouvelle?

-- Hélas! sire, répondit Athos, Votre Majesté a deviné juste.

-- Alors, la nouvelle est mauvaise? dit le roi en souriant avec
mélancolie.

-- Oui, sire.

-- N’importe, le messager est le bienvenu, et vous ne pouvez
entrer chez moi sans me faire toujours plaisir. Vous dont le
dévouement ne connaît ni patrie, ni malheur, vous m’êtes envoyé
par Henriette; quelle que soit la nouvelle que vous m’apportez,
parlez donc avec assurance.

-- Sire, M. Cromwell est arrivé cette nuit à Newcastle.

-- Ah! fit le roi, pour me combattre?

-- Non, sire, pour vous acheter.

-- Que dites-vous?

-- Je dis, sire, qu’il est dû à l’armée écossaise quatre cent
mille livres sterling.

-- Pour solde arriérée; oui, je le sais. Depuis près d’un an mes
braves et fidèles Écossais se battent pour l’honneur.

Athos sourit.

-- Eh bien! sire, quoique l’honneur soit une belle chose, il se
sont lassés de se battre pour lui, et, cette nuit, ils vous ont
vendu pour deux cent mille livres, c’est-à-dire pour la moitié de
ce qui leur était dû.

-- Impossible! s’écria le roi, les Écossais vendre leur roi pour
deux cent mille livres!

-- Les Juifs ont bien vendu leur Dieu pour trente deniers.

-- Et quel est le Judas qui a fait ce marché infâme?

-- Le comte de Loewen.

-- En êtes-vous sûr, monsieur?

-- Je l’ai entendu de mes propres oreilles.

Le roi poussa un soupir profond, comme si son coeur se brisait, et
laissa tomber sa tête entre ses mains.

-- Oh! les Écossais! dit-il, les Écossais! que j’appelais mes
fidèles; les Écossais! à qui je m’étais confié, quand je pouvais
fuir à Oxford; les Écossais! mes compatriotes; les Écossais! mes
frères! Mais en êtes-vous bien sûr, monsieur?

-- Couché derrière la tente du comte de Loewen, dont j’avais
soulevé la toile, j’ai tout vu, tout entendu.

-- Et quand doit se consommer cet odieux marché?

-- Aujourd’hui, dans la matinée. Comme le voit Votre Majesté, il
n’y a pas de temps à perdre.

-- Pour quoi faire, puisque vous dites que je suis vendu?

-- Pour traverser la Tyne, pour gagner l’Écosse, pour rejoindre
lord Montrose, qui ne vous vendra pas, lui.

-- Et que ferais-je en Écosse? une guerre de partisans? une
pareille guerre est indigne d’un roi.

-- L’exemple de Robert Bruce est là pour vous absoudre, sire.

-- Non, non! il y a trop longtemps que je lutte; s’ils m’ont
vendu, qu’ils me livrent, et que la honte éternelle de leur
trahison retombe sur eux.

-- Sire, dit Athos, peut-être est-ce ainsi que doit agir un roi,
mais ce n’est point ainsi que doit agir un époux et un père. Je
suis venu au nom de votre femme et de votre fille, et, au nom de
votre femme et de votre fille et des deux autres enfants que vous
avez encore à Londres, je vous dis: Vivez, sire, Dieu le veut!

Le roi se leva, resserra sa ceinture, ceignit son épée, et
essuyant d’un mouchoir son front mouillé de sueur:

-- Eh bien! dit-il, que faut-il faire?

-- Sire, avez-vous dans toute l’armée un régiment sur lequel vous
puissiez compter?

-- De Winter, dit le roi, croyez-vous à la fidélité du vôtre?

-- Sire, ce ne sont que des hommes, et les hommes sont devenus
bien faibles ou bien méchants. Je crois à leur fidélité, mais je
n’en réponds pas; je leur confierais ma vie, mais j’hésite à leur
confier celle de Votre Majesté.

-- Eh bien! dit Athos, à défaut de régiment, nous sommes trois
hommes dévoués, nous suffirons. Que Votre Majesté monte à cheval,
qu’elle se place au milieu de nous, nous traversons la Tyne, nous
gagnons Écosse, et nous sommes sauvés.

-- Est-ce votre avis, de Winter? demanda le roi.

-- Oui, sire.

-- Est-ce le vôtre, monsieur d’Herblay?

-- Oui, sire.

-- Qu’il soit donc fait ainsi que vous le voulez. De Winter,
donnez les ordres.

De Winter sortit; pendant ce temps, le roi acheva sa toilette. Les
premiers rayons du jour commençaient à filtrer à travers les
ouvertures de la tente lorsque de Winter entra.

-- Tout est prêt, sire, dit-il.

-- Et nous? demanda Athos.

-- Grimaud et Blaisois vous tiennent vos chevaux tout sellés.

-- En ce cas, dit Athos, ne perdons pas un instant et partons.

-- Partons, dit le roi.

-- Sire, dit Aramis, Votre Majesté ne prévient-elle pas ses amis?

-- Mes amis, dit Charles Ier en secouant tristement la tête, je
n’en ai plus d’autres que vous trois. Un ami de vingt ans qui ne
m’a jamais oublié; deux amis de huit jours que je n’oublierai
jamais. Venez, messieurs, venez.

Le roi sortit de sa tente et trouva effectivement son cheval prêt.
C’était un cheval isabelle qu’il montait depuis trois ans et qu’il
affectionnait beaucoup.

Le cheval en le voyant hennit de plaisir.

-- Ah! dit le roi, j’étais injuste, et voilà encore, sinon un ami,
du moins un être qui m’aime. Toi, tu me seras fidèle, n’est-ce
pas, Arthus?

Et comme s’il eût entendu ces paroles, le cheval approcha ses
naseaux fumants du visage du roi, en relevant ses lèvres et en
montrant joyeusement ses dents blanches.

-- Oui, oui, dit le roi en le flattant de la main; oui, c’est
bien, Arthus, et je suis content de toi.

Et avec cette légèreté qui faisait du roi un des meilleurs
cavaliers de l’Europe, Charles se mit en selle, et, se retournant
vers Athos, Aramis et de Winter:

-- Eh bien! messieurs, dit-il, je vous attends.

Mais Athos était debout, immobile, les yeux fixés et la main
tendue vers une ligne noire, qui suivait le rivage de la Tyne et
qui s’étendait sur une longueur double de celle du camp.

-- Qu’est-ce que cette ligne? dit Athos, auquel les dernières
ténèbres de la nuit, luttant avec les premiers rayons du jour, ne
permettaient pas bien de distinguer encore. Qu’est-ce que cette
ligne? je ne l’ai pas vue hier.

-- C’est sans doute le brouillard qui s’élève de la rivière, dit
le roi.

-- Sire, c’est quelque chose de plus compact qu’une vapeur.

-- En effet, je vois comme une barrière rougeâtre, dit de Winter.

-- C’est l’ennemi qui sort de Newcastle et qui nous enveloppe,
s’écria Athos.

-- L’ennemi! dit le roi.

-- Oui, l’ennemi. Il est trop tard. Tenez! tenez! sous ce rayon de
soleil, là, du côté de la ville, voyez-vous reluire les côtes de
fer?

On appelait ainsi les cuirassiers dont Cromwell avait fait ses
gardes.

-- Ah! dit le roi, nous allons savoir s’il est vrai que mes
Écossais me trahissent.

-- Qu’allez-vous faire? s’écria Athos.

-- Leur donner l’ordre de charger et passer avec eux sur le ventre
de ces misérables rebelles.

Et le roi, piquant son cheval, s’élança vers la tente du comte de
Loewen.

-- Suivons-le, dit Athos.

-- Allons, dit Aramis.

-- Est-ce que le roi serait blessé? dit de Winter. Je vois à terre
des taches de sang.

Et il s’élança sur la trace des deux amis. Athos l’arrêta.

-- Allez rassembler votre régiment, dit-il, je prévois que nous en
aurons besoin tout à l’heure.

De Winter tourna bride, et les deux amis continuèrent leur route.
En deux secondes le roi était arrivé à la tente du général en chef
de l’armée écossaise. Il sauta à terre et entra.

Le général était au milieu des principaux chefs.

-- Le roi! s’écrièrent-ils en se levant et en se regardant avec
stupéfaction.

En effet, Charles était debout devant eux, le chapeau sur la tête,
les sourcils froncés, et fouettant sa botte avec la cravache.

-- Oui, messieurs, dit-il, le roi en personne; le roi qui vient
vous demander compte de ce qui se passe.

-- Qu’y a-t-il donc, sire? demanda le comte de Loewen.

-- Il y a, monsieur, dit le roi, se laissant emporter par la
colère, que le général Cromwell est arrivé cette nuit à Newcastle;
que vous le savez et que je n’en suis pas averti; il y a que
l’ennemi sort de la ville et nous ferme le passage de la Tyne, que
vos sentinelles ont dû voir ce mouvement, et que je n’en suis pas
averti; il y a que vous m’avez, par un infâme traité, vendu deux
cent mille livres sterling au parlement, mais que de ce traité au
moins j’en suis averti. Voici ce qu’il y a, messieurs; répondez ou
disculpez-vous, car je vous accuse.

-- Sire, balbutia le comte de Loewen, sire, Votre Majesté aura été
trompée par quelque faux rapport.

-- J’ai vu de mes yeux l’armée ennemie s’étendre entre moi et
Écosse, dit Charles, et je puis presque dire: J’ai entendu de mes
propres oreilles débattre les clauses du marché.

Les chefs écossais se regardèrent en fronçant le sourcil à leur
tour.

-- Sire, murmura le comte de Loewen courbé sous le poids de la
honte, sire, nous sommes prêts à vous donner toutes preuves.

-- Je n’en demande qu’une seule, dit le roi. Mettez l’armée en
bataille et marchons à l’ennemi.

-- Cela ne se peut pas, sire, dit le comte.

-- Comment! cela ne se peut pas! et qui empêche que cela se
puisse? s’écria Charles Ier.

-- Votre Majesté sait bien qu’il y a trêve entre nous et l’armée
anglaise, répondit le comte.

-- S’il y a trêve, l’armée anglaise l’a rompue en sortant de la
ville, contre les conventions qui l’y tenaient enfermée; or, je
vous le dis, il faut passer avec moi à travers cette armée et
rentrer en Écosse, et si vous ne le faites pas, eh bien!
choisissez entre les deux noms qui font les hommes en mépris et en
exécration aux autres hommes: ou vous êtes des lâches, ou vous
êtes des traîtres!

Les yeux des Écossais flamboyèrent, et, comme cela arrive souvent
en pareille occasion, ils passèrent de l’extrême honte à l’extrême
impudence, et deux chefs de clan s’avançant de chaque côté du roi:

-- Eh bien, oui, dirent-ils, nous avons promis de délivrer Écosse
et l’Angleterre de celui qui depuis vingt-cinq ans boit le sang et
l’or de l’Angleterre et de Écosse Nous avons promis, et nous
tenons nos promesses. Roi Charles Stuart, vous êtes notre
prisonnier.

Et tous deux étendirent en même temps la main pour saisir le roi;
mais avant que le bout de leurs doigts touchât sa personne, tous
deux étaient tombés, l’un évanoui et l’autre mort.

Athos avait assommé l’un avec le pommeau de son pistolet, et
Aramis avait passé son épée au travers du corps de l’autre.

Puis, comme le comte de Loewen et les autres chefs reculaient
devant ce secours inattendu qui semblait tomber du ciel à celui
qu’ils croyaient déjà leur prisonnier, Athos et Aramis
entraînèrent le roi hors de la tente parjure, où il s’était si
imprudemment aventuré, et sautant sur les chevaux que les laquais
tenaient préparés, tous trois reprirent au galop le chemin de la
tente royale.

En passant ils aperçurent de Winter qui accourait à la tête de son
régiment. Le roi lui fit signe de les accompagner.


LIX. Le vengeur

Tous quatre entrèrent dans la tente; il n’y avait point de plan de
fait, il fallait en arrêter un.

Le roi se laissa tomber sur un fauteuil.

-- Je suis perdu, dit-il.

-- Non, sire, répondit Athos, vous êtes seulement trahi.

Le roi poussa un profond soupir.

-- Trahi, trahi par les Écossais, au milieu desquels je suis né,
que j’ai toujours préférés aux Anglais! Oh! les misérables!

-- Sire, dit Athos, ce n’est point l’heure des récriminations,
mais le moment de montrer que vous êtes roi et gentilhomme.
Debout, sire, debout! car vous avez du moins ici trois hommes qui
ne vous trahiront pas, vous pouvez être tranquille. Ah! si
seulement nous étions cinq! murmura Athos en pensant à d’Artagnan
et à Porthos.

-- Que dites-vous? demanda Charles en se levant.

-- Je dis, sire, qu’il n’y a plus qu’un moyen. Milord de Winter
répond de son régiment ou à peu près, ne chicanons pas sur les
mots: il se met à la tête de ses hommes; nous nous mettons, nous,
aux côtés de Sa Majesté, nous faisons une trouée dans l’armée de
Cromwell et nous gagnons l’Écosse.

-- Il y a encore un moyen, dit Aramis, c’est que l’un de nous
prenne le costume et le cheval du roi: tandis qu’on s’acharnerait
après celui-là, le roi passerait peut-être.

-- L’avis est bon, dit Athos, et si Sa Majesté veut faire à l’un
de nous cet honneur, nous lui en serons bien reconnaissants.

-- Que pensez-vous de ce conseil, de Winter? dit le roi, regardant
avec admiration ces deux hommes, dont l’unique préoccupation était
d’amasser sur leur tête les dangers qui le menaçaient.

-- Je pense, sire, que s’il y a un moyen de sauver votre Majesté,
monsieur d’Herblay vient de le proposer. Je supplie donc bien
humblement Votre Majesté de faire promptement son choix, car nous
n’avons pas de temps à perdre.

-- Mais si j’accepte, c’est la mort, c’est tout au moins la prison
pour celui qui prendra ma place.

-- C’est l’honneur d’avoir sauvé son roi! s’écria de Winter.

Le roi regarda son vieil ami les larmes aux yeux, détacha le
cordon du Saint-Esprit, qu’il portait pour faire honneur aux deux
Français qui l’accompagnaient, et le passa au cou de de Winter,
qui reçut à genoux cette terrible marque de l’amitié et de la
confiance de son souverain.

-- C’est juste, dit Athos: il y a plus longtemps qu’il sert que
nous.

Le roi entendit ces mots et se retourna les larmes aux yeux.

-- Messieurs, dit-il, attendez un instant, j’ai aussi un cordon à
donner à chacun de vous.

Puis il alla à une armoire où étaient renfermés ses propres
ordres, et prit deux Cordons de la Jarretière.

-- Ces ordres ne peuvent être pour nous, dit Athos.

-- Et Pourquoi cela, monsieur? demanda Charles.

-- Ces ordres sont presque royaux, et nous ne sommes que de
simples gentilshommes.

-- Passez-moi en revue tous les trônes de la terre, dit le roi, et
trouvez-moi de plus grands coeurs que les vôtres.

Non, non, vous ne vous rendez pas justice, messieurs, mais je suis
là pour vous la rendre, moi. À genoux, comte.

Athos s’agenouilla, le roi lui passa le cordon de gauche à droite
comme d’habitude, et levant son épée, au lieu de la formule
habituelle: Je vous fais chevalier, soyez brave, fidèle et loyal,
il dit:

-- Vous êtes brave fidèle et loyal, je vous fais chevalier,
monsieur le comte.

Puis se retournant vers Aramis:

-- À votre tour, monsieur le chevalier, dit-il.

Et la même cérémonie recommença avec les mêmes paroles, tandis que
de Winter, aidé des écuyers, détachait sa cuirasse de cuivre pour
être mieux pris pour le roi.

Puis, lorsque Charles en eut fini avec Aramis comme il avait fini
avec Athos, il les embrassa tous deux.

-- Sire, dit de Winter, qui, en face d’un grand dévouement, avait
repris toute sa force et tout son courage, nous sommes prêts.

Le roi regarda les trois gentilshommes.

-- Ainsi donc il faut fuir? dit-il.

-- Fuir à travers une armée, sire, dit Athos, dans tous les pays
du monde s’appelle charger.

-- Je mourrai donc l’épée à la main, dit Charles. Monsieur le
comte, monsieur le chevalier, si jamais je suis roi...

-- Sire, vous nous avez déjà honorés plus qu’il n’appartenait à de
simples gentilshommes; ainsi la reconnaissance vient de nous. Mais
ne perdons pas de temps, car nous n’en avons déjà que trop perdu.

Le roi leur tendit une dernière fois la main à tous les trois,
échangea son chapeau avec celui de de Winter et sortit.

Le régiment de de Winter était rangé sur une plate-forme qui
dominait le camp; le roi, suivi des trois amis, se dirigea vers la
plate-forme.

Le camp écossais semblait être éveillé enfin; les hommes étaient
sortis de leurs tentes et avaient pris leur rang comme pour la
bataille.

-- Voyez-vous, dit le roi, peut-être se repentent-ils et sont-ils
prêts à marcher.

-- S’ils se repentent, sire, répondit Athos, ils nous suivront.

-- Bien! dit le roi, que faisons-nous?

-- Examinons l’armée ennemie, dit Athos.

Les yeux du petit groupe se fixèrent à l’instant même sur cette
ligne qu’à l’aube du jour on avait prise pour du brouillard, et
que les premiers rayons du soleil dénonçaient maintenant pour une
armée rangée en bataille. L’air était pur et limpide comme il est
d’ordinaire à cette heure de la matinée. On distinguait
parfaitement les régiments, les étendards et jusqu’à la couleur
des uniformes et des chevaux.

Alors on vit sur une petite colline, un peu en avant du front
ennemi, apparaître un homme petit, trapu et lourd; cet homme était
entouré de quelques officiers. Il dirigea une lunette sur le
groupe dont le roi faisait partie.

-- Cet homme connaît-il personnellement Votre Majesté? demanda
Aramis.

Charles sourit.

-- Cet homme, c’est Cromwell, dit-il.

-- Alors, abaissez votre chapeau, sire, qu’il ne s’aperçoive pas
de la substitution.

-- Ah! dit Athos, nous avons perdu bien du temps.

-- Alors, dit le roi, en avant! et partons.

-- Le donnez-vous, sire? demanda Athos.

-- Non, je vous nomme mon lieutenant général, dit le roi.

-- Écoutez alors, milord de Winter, dit Athos; éloignez-vous,
Sire, je vous prie; ce que nous allons dire ne regarde pas Votre
Majesté.

Le roi fit en souriant trois pas en arrière.

-- Voici ce que je propose, continua Athos. Nous divisons notre
régiment en deux escadrons; vous vous mettez à la tête du premier;
Sa Majesté et nous à la tête du second; si rien ne vient nous
barrer le passage, nous chargeons tous ensemble pour forcer la
ligne ennemie et nous jeter dans la Tyne, que nous traversons,
soit à gué, soit à la nage; si au contraire on nous pousse quelque
obstacle sur le chemin, vous et vos hommes vous vous faites tuer
jusqu’au dernier, nous et le roi nous continuons notre route: une
fois arrivés au bord de la rivière, fussent-ils sur trois rangs
d’épaisseur, si votre escadron fait son devoir, cela nous regarde.

-- À cheval! dit de Winter.

-- À cheval! dit Athos, tout est prévu et décidé.

-- Alors, messieurs, dit le roi, en avant! rallions-nous à
l’ancien cri de France: Montjoie et Saint-Denis! Le cri de
l’Angleterre est répété maintenant par trop de traîtres.

On monta à cheval, le roi sur le cheval de de Winter, de Winter
sur le cheval du roi; puis de Winter se mit au premier rang du
premier escadron, et le roi, ayant Athos à sa droite et Aramis à
sa gauche, au premier rang du second.

Toute l’armée écossaise regardait ces préparatifs avec
l’immobilité et le silence de la honte.

On vit quelques chefs sortir des rangs et briser leurs épées.

-- Allons, dit le roi, cela me console, ils ne sont pas tous des
traîtres.

En ce moment la voix de de Winter retentit:

-- En avant! criait-il.

Le premier escadron s’ébranla, le second le suivit et descendit de
la plate-forme. Un régiment de cuirassiers à peu près égal en
nombre se développait derrière la colline et venait ventre à terre
au-devant de lui.

Le roi montra à Athos et à Aramis ce qui se passait.

-- Sire, dit Athos, le cas est prévu, et si les hommes de de
Winter font leur devoir, cet événement nous sauve au lieu de nous
perdre.

En ce moment on entendit, par-dessus tout le bruit que faisaient
les chevaux en galopant et hennissant, de Winter qui criait:

-- Sabre en main!

Tous les sabres à ce commandement sortirent du fourreau et
parurent comme des éclairs.

-- Allons, messieurs, cria le roi à son tour, enivré par le bruit
et par la vue, allons, messieurs, sabre en main!

Mais à ce commandement, dont le roi donna l’exemple, Athos et
Aramis seuls obéirent.

-- Nous sommes trahis, dit tout bas le roi.

-- Attendons encore, dit Athos, peut-être n’ont-ils pas reconnu la
voix de Votre Majesté, et attendent-ils l’ordre de leur chef
d’escadron.

-- N’ont-ils pas entendu celui de leur colonel! Mais voyez!
s’écria le roi, arrêtant son cheval d’une secousse qui le fit
plier sur ses jarrets, et saisissant la bride du cheval d’Athos.

-- Ah! lâches! ah! misérables! ah! traîtres! criait de Winter,
dont on entendait la voix, tandis que ses hommes, quittant leurs
rangs, s’éparpillaient dans la plaine.

Une quinzaine d’hommes à peine étaient groupés autour de lui et
attendaient la charge des cuirassiers de Cromwell.

-- Allons mourir avec eux! dit le roi.

-- Allons mourir! dirent Athos et Aramis.

-- À moi tous les coeurs fidèles! cria de Winter. Cette voix
arriva jusqu’aux deux amis, qui partirent au galop.

-- Pas de quartier! cria en français, et répondant à la voix de de
Winter, une voix qui les fit tressaillir.

Quant à de Winter, au son de cette voix il demeura pâle et comme
pétrifié.

Cette voix, c’était celle d’un cavalier monté sur un magnifique
cheval noir, et qui chargeait en tête du régiment anglais que,
dans son ardeur, il devançait de dix pas.

-- C’est lui! murmura de Winter les yeux fixes et laissant pendre
son épée à ses côtés.

-- Le roi! le roi! crièrent plusieurs voix se trompant au cordon
bleu et au cheval isabelle de de Winter; prenez-le vivant!

-- Non, ce n’est pas le roi! s’écria le cavalier; ne vous y
trompez pas. N’est-ce pas, milord de Winter, que vous n’êtes pas
le roi? n’est-ce pas que vous êtes mon oncle?

Et en même temps, Mordaunt, car c’était lui, dirigea le canon d’un
pistolet contre de Winter. Le coup partit; la balle traversa la
poitrine du vieux gentilhomme, qui fit un bond sur sa selle et
retomba entre les bras d’Athos en murmurant:

-- Le vengeur!

-- Souviens-toi de ma mère, hurla Mordaunt en passant outre,
emporté qu’il était par le galop furieux de son cheval.

-- Misérable! cria Aramis en lui lâchant un coup de pistolet
presque à bout portant et comme il passait à côté de lui; mais
l’amorce seule prit feu et le coup ne partit point.

En ce moment le régiment tout entier tomba sur les quelques hommes
qui avaient tenu, et les deux Français furent entourés, pressés,
enveloppés. Athos, après s’être assuré que de Winter était mort,
lâcha le cadavre, et tirant son épée:

-- Allons, Aramis, pour l’honneur de la France.

Et les deux Anglais qui se trouvaient les plus proches des deux
gentilshommes tombèrent tous deux frappés mortellement.

Au même instant un hourra terrible retentit et trente lames
étincelèrent au-dessus de leurs têtes.

Tout à coup un homme s’élance du milieu des rangs anglais, qu’il
bouleverse, bondit sur Athos, l’enlace de ses bras nerveux, lui
arrache son épée en lui disant à l’oreille:

-- Silence! rendez-vous. Vous rendre à moi, ce n’est pas vous
rendre.

Un géant a aussi saisi les deux poignets d’Aramis, qui essaie en
vain de se soustraire à sa formidable étreinte.

-- Rendez-vous, lui dit-il en le regardant fixement.

Aramis lève la tête, Athos se retourne.

-- D’Art..., s’écria Athos dont le Gascon ferma la bouche avec la
main.

-- Je me rends, dit Aramis en tendant son épée à Porthos.

-- Feu! feu! criait Mordaunt en revenant sur le groupe où étaient
les deux amis.

-- Et pourquoi feu? dit le colonel, tout le monde s’est rendu.

-- C’est le fils de Milady, dit Athos à d’Artagnan.

-- Je l’ai reconnu.

-- C’est le moine, dit Porthos à Aramis.

-- Je le sais.

En même temps les rangs commencèrent à s’ouvrir. D’Artagnan tenait
la bride du cheval d’Athos, Porthos celle du cheval d’Aramis.
Chacun deux essayait d’entraîner son prisonnier loin du champ de
bataille.

Ce mouvement découvrit l’endroit où était tombé le corps de de
Winter. Avec l’instinct de la haine, Mordaunt l’avait retrouvé, et
le regardait, penché sur son cheval, avec un sourire hideux.

Athos, tout calme qu’il était, mit la main à ses fontes encore
garnies de pistolets.

-- Que faites-vous? dit d’Artagnan.

-- Laissez-moi le tuer.

-- Pas un geste qui puisse faire croire que vous le connaissez, ou
nous sommes perdus tous quatre.

Puis se retournant vers le jeune homme:

-- Bonne prise! s’écria-t-il, bonne prise! ami Mordaunt. Nous
avons chacun le nôtre, M. du Vallon et moi: des chevaliers de la
jarretière, rien que cela.

-- Mais, s’écria Mordaunt, regardant Athos et Aramis avec des yeux
sanglants, mais ce sont des Français, ce me semble?

-- Je n’en sais ma foi rien. Êtes-vous Français, monsieur?
demanda-t-il à Athos.

-- Je le suis, répondit gravement celui-ci.

-- Eh bien! mon cher monsieur, vous voilà prisonnier d’un
compatriote.

-- Mais le roi? dit Athos avec angoisse, le roi?

D’Artagnan serra vigoureusement la main de son prisonnier et lui
dit:

-- Eh! nous le tenons, le roi!

-- Oui, dit Aramis, par une trahison infâme.

Porthos broya le poignet de son ami et lui dit avec un sourire:

-- Eh! monsieur! la guerre se fait autant par l’adresse que par la
force: regardez!

En effet on vit en ce moment l’escadron qui devait protéger la
retraite de Charles s’avancer à la rencontre du régiment anglais,
enveloppant le roi, qui marchait seul à pied dans un grand espace
vide. Le prince était calme en apparence, mais on voyait ce qu’il
devait souffrir pour paraître calme; ainsi la sueur coulait de son
front, et il s’essuyait les tempes et les lèvres avec un mouchoir
qui chaque fois s’éloignait de sa bouche teint de sang.

-- Voilà Nabuchodonosor, s’écria un des cuirassiers de Cromwell,
vieux puritain, dont les yeux s’enflammèrent à l’aspect de celui
qu’on appelait le tyran.

-- Que dites-vous donc, Nabuchodonosor? dit Mordaunt avec un
sourire effrayant. Non, c’est le roi Charles Ier, le bon roi
Charles qui dépouille ses sujets pour en hériter.

Charles leva les yeux vers l’insolent qui parlait ainsi, mais il
ne le reconnut point. Cependant la majesté calme et religieuse de
son visage fit baisser le regard de Mordaunt.

-- Bonjour, messieurs, dit le roi aux deux gentilshommes qu’il
vit, l’un aux mains de d’Artagnan, l’autre aux mains de Porthos.
La journée a été malheureuse, mais ce n’est point votre faute,
Dieu merci! Où est mon vieux de Winter!

Les deux gentilshommes tournèrent la tête et gardèrent le silence.

-- Cherche où est Strafford, dit la voix stridente de Mordaunt.

Charles tressaillit: le démon avait frappé juste. Strafford,
c’était son remords éternel, l’ombre de ses jours, le fantôme de
ses nuits.

Le roi regarda autour de lui et vit un cadavre à ses pieds.
C’était celui de de Winter.

Charles ne jeta pas un cri, ne versa pas une larme, seulement une
pâleur plus livide s’étendit sur son visage; il mit un genou en
terre, souleva la tête de de Winter, l’embrassa au front, et
reprenant le cordon du Saint-Esprit qu’il lui avait passé au cou,
il le mit religieusement sur sa poitrine.

-- De Winter est donc tué? demanda d’Artagnan en fixant ses Yeux
sur le cadavre.

-- Oui, dit Athos, et par son neveu.

-- Allons! c’est le premier de nous qui s’en va, murmura
d’Artagnan; qu’il dorme en paix, c’était un brave.

-- Charles Stuart, dit alors le colonel du régiment anglais en
s’avançant vers le roi qui venait de reprendre les insignes de la
royauté, vous rendez-vous notre prisonnier?

-- Colonel Thomlison, dit Charles, le roi ne se rend point;
l’homme cède à la force, voilà tout.

-- Votre épée.

Le roi tira son épée et la brisa sur son genou.

En ce moment un cheval sans cavalier, ruisselant d’écume, l’oeil
en flamme, les naseaux ouverts, accourut, et reconnaissant son
maître, s’arrêta près de lui en hennissant de joie: c’était
Arthus.

Le roi sourit, le flatta de la main et se mit légèrement en selle.

-- Allons, messieurs, dit-il, conduisez-moi où vous voudrez.

Puis se retournant vivement:

-- Attendez, dit-il; il m’a semblé voir remuer de Winter; s’il vit
encore, par ce que vous avez de plus sacré, n’abandonnez pas ce
noble gentilhomme.

-- Oh! soyez tranquille, roi Charles, dit Mordaunt, la balle a
traversé le coeur.

-- Ne soufflez pas un mot, ne faites pas un geste, ne risquez pas
un regard pour moi ni pour Porthos, dit d’Artagnan à Athos et à
Aramis, car Milady n’est pas morte, et son âme vit dans le corps
de ce démon!

Et le détachement s’achemina vers la ville, emmenant sa royale
capture; mais à moitié chemin, un aide de camp du général Cromwell
apporta l’ordre au colonel Thomlison de conduire le roi à
Holdenby-Castle.

En même temps les courriers partaient dans toutes les directions
pour annoncer à l’Angleterre et à toute l’Europe que le roi
Charles Stuart était prisonnier du général Olivier Cromwell.


LX. Olivier Cromwell

-- Venez-vous chez le général? dit Mordaunt à d’Artagnan et à
Porthos, vous savez qu’il vous a mandés après l’action.

-- Nous allons d’abord mettre nos prisonniers en lieu de sûreté,
dit d’Artagnan à Mordaunt. Savez-vous, monsieur, que ces
gentilshommes valent chacun quinze cents pistoles?

-- Oh! soyez tranquilles, dit Mordaunt en les regardant d’un oeil
dont il essayait en vain de réprimer la férocité, mes cavaliers
les garderont, et les garderont bien; je vous réponds d’eux.

-- Je les garderai encore mieux moi-même, reprit d’Artagnan;
d’ailleurs, que faut-il? une bonne chambre avec des sentinelles,
ou leur simple parole qu’ils ne chercheront pas à fuir. Je vais
mettre ordre à cela, puis nous aurons l’honneur de nous présenter
chez le général et de lui demander ses ordres pour Son Éminence.

-- Vous comptez donc partir bientôt? demanda Mordaunt.

-- Notre mission est finie et rien ne nous arrête plus en
Angleterre que le bon plaisir du grand homme près duquel nous
avons été envoyés.

Le jeune homme se mordit les lèvres, et se penchant à l’oreille du
sergent:

-- Vous suivrez ces hommes, lui dit-il, vous ne les perdrez pas de
vue; et quand vous saurez où ils sont logés, vous reviendrez
m’attendre à la porte de la ville.

Le sergent fit signe qu’il serait obéi.

Alors, au lieu de suivre le gros des prisonniers qu’on ramenait
dans la ville, Mordaunt se dirigea vers la colline d’où Cromwell
avait regardé la bataille et où il venait de faire dresser sa
tente.

Cromwell avait défendu qu’on laissât pénétrer personne près de
lui: mais la sentinelle, qui connaissait Mordaunt pour un des
confidents les plus intimes du général, pensa que la défense ne
regardait point le jeune homme.

Mordaunt écarta donc la toile de la tente et vit Cromwell assis
devant une table, la tête cachée entre ses deux mains; en outre,
il lui tournait le dos.

Soit qu’il entendît ou non le bruit que fit Mordaunt en entrant,
Cromwell ne se retourna point.

Mordaunt resta debout près de la porte.

Enfin, au bout d’un instant, Cromwell releva son front appesanti,
et, comme s’il eût senti instinctivement que quelqu’un était là,
il tourna lentement la tête.

-- J’avais dit que je voulais être seul! s’écria-t-il en voyant le
jeune homme.

-- On n’a pas cru que cette défense me regardât, monsieur, dit
Mordaunt; cependant, si vous l’ordonnez, je suis prêt à sortir.

-- Ah! c’est vous, Mordaunt! dit Cromwell, éclaircissant, comme
par la force de sa volonté, le voile qui couvrait ses yeux;
puisque vous voilà, c’est bien, restez.

-- Je vous apporte mes félicitations.

-- Vos félicitations! et de quoi?

-- De la prise de Charles Stuart. Vous êtes le maître de
l’Angleterre maintenant.

-- Je l’étais bien mieux il y a deux heures, dit Cromwell.

-- Comment cela, général?

-- L’Angleterre avait besoin de moi pour prendre le tyran,
maintenant le tyran est pris. L’avez-vous vu?

-- Oui, monsieur, dit Mordaunt.

-- Quelle attitude a-t-il?

Mordaunt hésita, mais la vérité sembla sortir de force de ses
lèvres.

-- Calme et digne, dit-il.

-- Qu’a-t-il dit?

-- Quelques paroles d’adieu à ses amis.

-- À ses amis! murmura Cromwell; il a donc des amis, lui?

Puis tout haut:

-- S’est-il défendu?

-- Non, monsieur, il a été abandonné de tous, excepté de trois ou
quatre hommes; il n’y avait donc pas moyen de se défendre.

-- À qui a-t-il rendu son épée?

-- Il ne l’a pas rendue, il l’a brisée.

-- Il a bien fait; mais au lieu de la briser il eût mieux fait
encore de s’en servir avec plus d’avantage.

Il y eut un instant de silence.

-- Le colonel du régiment qui servait d’escorte au roi, à Charles,
a été tué, ce me semble? dit Cromwell en regardant fixement
Mordaunt.

-- Oui, monsieur.

-- Par qui? demanda Cromwell.

-- Par moi.

-- Comment se nommait-il?

-- Lord de Winter.

-- Votre oncle? s’écria Cromwell.

-- Mon oncle! reprit Mordaunt; les traîtres à l’Angleterre ne sont
pas de ma famille.

Cromwell resta un instant pensif, regardant ce jeune homme; puis,
avec cette profonde mélancolie que peint si bien Shakespeare:

-- Mordaunt, lui dit-il, vous êtes un terrible serviteur.

-- Quand le Seigneur ordonne, dit Mordaunt, il n’y a pas à
marchander avec ses ordres. Abraham a levé le couteau sur Isaac,
et Isaac était son fils.

-- Oui, dit Cromwell, mais le Seigneur n’a pas laissé s’accomplir
le sacrifice.

-- J’ai regardé autour de moi, dit Mordaunt, et je n’ai vu ni bouc
ni chevreau arrêté dans les buissons de la plaine.

Cromwell s’inclina.

-- Vous êtes fort parmi les forts, Mordaunt, dit-il. Et les
Français, comment se sont-ils conduits?

-- En gens de coeur, monsieur, dit Mordaunt.

-- Oui, oui, murmura Cromwell, les Français se battent bien; et,
en effet, si ma lunette est bonne, il me semble que je les ai vus
au premier rang.

-- Ils y étaient, dit Mordaunt.

-- Après vous, cependant, dit Cromwell.

-- C’est la faute de leurs chevaux et non la leur.

Il se fit encore un moment de silence.

-- Et les Écossais? demanda Cromwell.

-- Ils ont tenu leur parole, dit Mordaunt, et n’ont pas bougé.

-- Les misérables! murmura Cromwell.

-- Leurs officiers demandent à vous voir, monsieur.

-- Je n’ai pas le temps. Les a-t-on payés?

-- Cette nuit.

-- Qu’ils partent alors, qu’ils retournent dans leurs montagnes,
qu’ils y cachent leur honte, si leurs montagnes sont assez hautes
pour cela; je n’ai plus affaire à eux, ni eux à moi. Et
maintenant, allez, Mordaunt.

-- Avant de m’en aller, dit Mordaunt, j’ai quelques questions à
vous adresser, monsieur, et une demande à vous faire, mon maître.

-- À moi?

Mordaunt s’inclina:

-- Je viens à vous, mon héros, mon protecteur, mon père, et je
vous dis: Maître, êtes-vous content de moi?

Cromwell le regarda avec étonnement.

Le jeune homme demeura impassible.

-- Oui, dit Cromwell; vous avez fait, depuis que je vous connais,
non seulement votre devoir, mais encore plus que votre devoir,
vous avez été fidèle ami, adroit négociateur, bon soldat.

-- Avez-vous souvenir, monsieur, que c’est moi qui ai eu la
première idée de traiter avec les Écossais de l’abandon de leur
roi?

-- Oui, la pensée vient de vous, c’est vrai; je ne poussais pas
encore le mépris des hommes jusque-là.

-- Ai-je été bon ambassadeur en France?

-- Oui, et vous avez obtenu de Mazarin ce que je demandais.

-- Ai-je combattu toujours ardemment pour votre gloire et vos
intérêts?

-- Trop ardemment peut-être, c’est ce que je vous reprochais tout
à l’heure. Mais où voulez-vous en venir avec toutes vos questions?

-- À vous dire, milord, que le moment est venu où vous pouvez d’un
mot récompenser tous mes services.

-- Ah! fit Olivier avec un léger mouvement de dédain; c’est vrai,
j’oubliais que tout service mérite sa récompense, que vous m’avez
servi et que vous n’êtes pas encore récompensé.

-- Monsieur, je puis l’être à l’instant même et au-delà de mes
souhaits.

-- Comment cela?

-- J’ai le prix sous la main et je le tiens presque.

-- Et quel est ce prix? demanda Cromwell. Vous a-t-on offert de
l’or? Demandez-vous un grade? Désirez-vous un gouvernement?

-- Monsieur, m’accorderez-vous ma demande?

-- Voyons ce qu’elle est d’abord.

-- Monsieur, lorsque vous m’avez dit: Vous allez accomplir un
ordre, vous ai-je jamais répondu: Voyons cet ordre?

-- Si cependant votre désir était impossible à réaliser.

-- Lorsque vous avez eu un désir et que vous m’avez chargé de son
accomplissement, vous ai-je jamais répondu: C’est impossible?

-- Mais une demande formulée avec tant de préparation...

-- Ah! soyez tranquille, monsieur, dit Mordaunt avec une simple
expression, elle ne vous minera pas.

-- Eh bien donc, dit Cromwell, je vous promets de faire droit à
votre demande autant que la chose sera en mon pouvoir; demandez.

-- Monsieur, répondit Mordaunt, on a fait ce matin deux
prisonniers, je vous les demande.

-- Ils ont donc offert une rançon considérable? dit Cromwell.

-- Je les crois pauvres, au contraire, monsieur.

-- Mais ce sont donc des amis à vous?

-- Oui, monsieur, s’écria Mordaunt, ce sont des amis à moi, de
chers amis, et je donnerais ma vie pour la leur.

-- Bien, Mordaunt, dit Cromwell, reprenant, avec un certain
mouvement de joie, une meilleure opinion du jeune homme; bien, je
te les donne, je ne veux même pas savoir qui ils sont; fais-en ce
que tu voudras.

-- Merci, monsieur, s’écria Mordaunt, merci! ma vie est désormais
à vous, et en la perdant je vous serai encore redevable; merci,
vous venez de me payer magnifiquement de mes services.

Et il se jeta aux genoux de Cromwell, et, malgré les efforts du
général puritain, qui ne voulait pas ou qui faisait semblant de ne
pas vouloir se laisser rendre cet hommage presque royal, il prit
sa main qu’il baisa.

-- Quoi! dit Cromwell, l’arrêtant à son tour au moment où il se
relevait, pas d’autres récompenses? Pas d’or? Pas de grade?

-- Vous m’avez donné tout ce que vous pouviez me donner, milord,
et de ce jour je vous tiens quitte du reste.

Et Mordaunt s’élança hors de la tente du général avec, une joie
qui débordait de son coeur et de ses yeux.

Cromwell le suivit du regard.

-- Il a tué son oncle! murmura-t-il; hélas! quels sont donc mes
serviteurs? Peut-être celui-ci, qui ne me réclame rien ou qui
semble ne rien réclamer, a-t-il plus demandé devant Dieu que ceux
qui viendront réclamer l’or des provinces et le pain des
malheureux; personne ne me sert pour rien, Charles, qui est mon
prisonnier, a peut-être encore des amis, et moi je n’en ai pas.

Et il reprit en soupirant sa rêverie interrompue par Mordaunt.


LXI. Les gentilshommes

Pendant que Mordaunt s’acheminait vers la tente de Cromwell,
d’Artagnan et Porthos ramenaient leurs prisonniers dans la maison
qui leur avait été assignée pour logement à Newcastle.

La recommandation faite par Mordaunt au sergent n’avait point
échappé au Gascon; aussi avait-il recommandé de l’oeil à Athos et
à Aramis la plus sévère prudence. Aramis et Athos avaient en
conséquence marché silencieux près de leurs vainqueurs; ce qui ne
leur avait pas été difficile, chacun ayant assez à faire de
répondre à ses propres pensées.

Si jamais homme fut étonné, ce fut Mousqueton, lorsque du seuil de
la porte il vit s’avancer les quatre amis suivis du sergent et
d’une dizaine d’hommes. Il se frotta les yeux, ne pouvant se
décider à reconnaître Athos et Aramis, mais enfin force lui fut de
se rendre à l’évidence. Aussi allait-il se confondre en
exclamations, lorsque Porthos lui imposa silence d’un de ces coups
d’oeil qui n’admettent pas de discussion.

Mousqueton resta collé le long de la porte, attendant
l’explication d’une chose si étrange; ce qui le bouleversait
surtout, c’est que les quatre amis avaient l’air de ne plus se
reconnaître.

La maison dans laquelle d’Artagnan et Porthos conduisirent Athos
et Aramis était celle qu’ils habitaient depuis la veille et qui
leur avait été donnée par le général Cromwell: elle faisait
l’angle d’une rue, avait une espèce de jardin et des écuries en
retour sur la rue voisine.

Les fenêtres du rez-de-chaussée, comme cela arrive souvent dans
les petites villes de province, étaient grillées, de sorte
qu’elles ressemblaient fort à celles d’une prison.

Les deux amis firent entrer les prisonniers devant eux et se
tinrent sur le seuil après avoir ordonné à Mousqueton de conduire
les quatre chevaux à l’écurie.

-- Pourquoi n’entrons-nous pas avec eux? dit Porthos.

-- Parce que, auparavant, répondit d’Artagnan, il faut voir ce que
nous veulent ce sergent et les huit ou dix hommes qui
l’accompagnent.

Le sergent et les huit ou dix hommes s’établirent dans le petit
jardin.

D’Artagnan leur demanda ce qu’ils désiraient et pourquoi ils se
tenaient là.

-- Nous avons reçu l’ordre, dit le sergent, de vous aider à garder
vos prisonniers.

Il n’y avait rien à dire à cela, c’était au contraire une
attention délicate dont il fallait avoir l’air de savoir gré à
celui qui l’avait eue. D’Artagnan remercia le sergent et lui donna
une couronne pour boire à la santé du général Cromwell.

Le sergent répondit que les puritains ne buvaient point et mit la
couronne dans sa poche.

-- Ah! dit Porthos, quelle affreuse journée, mon cher d’Artagnan!

-- Que dites-vous là, Porthos, vous appelez une affreuse journée
celle dans laquelle nous avons retrouvé nos amis!

-- Oui, mais dans quelle circonstance!

Il est vrai que la conjoncture est embarrassante, dit d’Artagnan;
mais n’importe, entrons chez eux, et tâchons de voir clair un peu
dans notre position.

-- Elle est fort embrouillée, dit Porthos, et je comprends
maintenant pourquoi Aramis me recommandait si fort d’étrangler cet
affreux Mordaunt.

-- Silence donc! dit d’Artagnan, ne prononcez pas ce nom.

-- Mais, dit Porthos, puisque je parle français et qu’ils sont
anglais!

D’Artagnan regarda Porthos avec cet air d’admiration qu’un homme
raisonnable ne peut refuser aux énormités de tout genre.

Puis, comme Porthos de son côté le regardait sans rien comprendre
à son étonnement, d’Artagnan le poussa en lui disant:

-- Entrons.

Porthos entra le premier, d’Artagnan le second; d’Artagnan referma
soigneusement la porte et serra successivement les deux amis dans
ses bras.

Athos était d’une tristesse mortelle. Aramis regardait
successivement Porthos et d’Artagnan sans rien dire, mais son
regard était si expressif, que d’Artagnan le comprit.

-- Vous voulez savoir comment il se fait que nous sommes ici? Eh!
mon Dieu! c’est bien facile à deviner, Mazarin nous a chargés
d’apporter une lettre au général Cromwell.

-- Mais comment vous trouvez-vous à côté de Mordaunt? dit Athos,
de Mordaunt, dont je vous avais dit de vous défier, d’Artagnan.

-- Et que je vous avais recommandé d’étrangler, Porthos, dit
Aramis.

-- Toujours Mazarin. Cromwell l’avait envoyé à Mazarin; Mazarin
nous a envoyés à Cromwell. Il y a de la fatalité dans tout cela.

-- Oui, vous avez raison, d’Artagnan, une fatalité qui nous divise
et qui nous perd. Ainsi, mon cher Aramis, n’en parlons plus et
préparons-nous à subir notre sort.

-- Sang-Diou! parlons-en, au contraire, car il a été convenu une
fois pour toutes, que nous sommes toujours ensemble, quoique dans
des causes opposées.

-- Oh! oui, bien opposées, dit en souriant Athos; car ici, je vous
le demande, quelle cause servez-vous? Ah! d’Artagnan, voyez à quoi
le misérable Mazarin vous emploie. Savez-vous de quel crime vous
vous êtes rendu coupable aujourd’hui? De la prise du roi, de son
ignominie, de sa mort.

-- Oh! oh! dit Porthos, croyez-vous?

-- Vous exagérez, Athos, dit d’Artagnan, nous n’en sommes pas là.

-- Eh, mon Dieu! nous y touchons, au contraire. Pourquoi arrête-t-
on un roi? Quand on veut le respecter comme un maître, on ne
l’achète pas comme un esclave. Croyez-vous que ce soit pour le
remettre sur le trône que Cromwell l’a payé deux cent mille livres
sterling? Amis, ils le tueront, soyez-en sûrs, et c’est encore le
moindre crime qu’ils puissent commettre. Mieux vaut décapiter que
souffleter un roi.

-- Je ne vous dis pas non, et c’est possible après tout, dit
d’Artagnan; mais que nous fait tout cela? Je suis ici, moi, parce
que je suis soldat, parce que je sers mes maîtres, c’est-à-dire
ceux qui me payent ma solde. J’ai fait serment d’obéir et j’obéis;
mais vous qui n’avez pas fait de serment, pourquoi êtes-vous ici,
et quelle cause y servez-vous?

-- La cause la plus sacrée qu’il y ait au monde, dit Athos; celle
du malheur, de la royauté et de la religion. Un ami, une épouse,
une fille, nous ont fait l’honneur de nous appeler à leur aide.
Nous les avons servis selon nos faibles moyens, et Dieu nous
tiendra compte de la volonté à défaut du pouvoir. Vous pouvez
penser d’une autre façon, d’Artagnan, envisager les choses d’une
autre manière, mon ami; je ne vous en détourne pas, mais je vous
blâme.

-- Oh! oh! dit d’Artagnan, et que me fait au bout du compte que
M. Cromwell, qui est Anglais, se révolte contre son roi, qui est
Écossais? Je suis Français, moi, toutes ces choses ne me regardent
pas. Pourquoi donc voudriez-vous m’en rendre responsable?

-- Au fait, dit Porthos.

-- Parce que tous les gentilshommes sont frères, parce que vous
êtes gentilhomme, parce que les rois de tous les pays sont les
premiers entre les gentilshommes, parce que la plèbe aveugle,
ingrate et bête prend toujours plaisir à abaisser ce qui lui est
supérieur; et c’est vous, vous, d’Artagnan, l’homme de la vieille
seigneurie, l’homme au beau nom, l’homme à la bonne épée, qui avez
contribué à livrer un roi à des marchands de bière, à des
tailleurs, à des charretiers! Ah! d’Artagnan, comme soldat, peut-
être avez-vous fait votre devoir, mais comme gentilhomme, vous
êtes coupable, je vous le dis.

D’Artagnan mâchonnait une tige de fleur, ne répondait pas et se
sentait mal à l’aise; car lorsqu’il détournait son regard de celui
d’Athos, il rencontrait celui d’Aramis.

-- Et vous, Porthos, continua le comte comme s’il eût eu pitié de
l’embarras de d’Artagnan; vous, le meilleur coeur, le meilleur
ami, le meilleur soldat que je connaisse; vous que votre âme
faisait digne de naître sur les degrés d’un trône, et qui tôt ou
tard serez récompensé par un roi intelligent; vous, mon cher
Porthos, vous, gentilhomme par les moeurs, par les goûts et par le
courage, vous êtes aussi coupable que d’Artagnan.

Porthos rougit, mais de plaisir plutôt que de confusion, et
cependant, baissant la tête comme s’il était humilié:

-- Oui, oui, dit-il, je crois que vous avez raison, mon cher
comte.

Athos se leva.

-- Allons, dit-il en marchant à d’Artagnan et en lui tendant la
main; allons, ne bougez pas, mon cher fils, car tout ce que je
vous ai dit, je vous l’ai dit sinon avec la voix, du moins avec le
coeur d’un père. Il m’eût été plus facile, croyez-moi, de vous
remercier de m’avoir sauvé la vie et de ne pas vous toucher un
seul mot de mes sentiments.

-- Sans doute, sans doute, Athos, répondit d’Artagnan en lui
serrant la main à son tour; mais c’est qu’aussi vous avez de
diables de sentiments que tout le monde ne peut avoir. Qui va
s’imaginer qu’un homme raisonnable va quitter sa maison, la
France, son pupille, un jeune homme charmant, car nous l’avons vu
au camp, pour courir où? Au secours d’une royauté pourrie et
vermoulue qui va crouler un de ces matins comme une vieille
baraque. Le sentiment que vous dites est beau, sans doute, si beau
qu’il est surhumain.

-- Quel qu’il soit, d’Artagnan, répondit Athos sans donner dans le
piège qu’avec son adresse gasconne son ami tendait à son affection
paternelle pour Raoul, quel qu’il soit, vous savez bien au fond du
coeur qu’il est juste; mais j’ai tort de discuter avec mon mettre.
D’Artagnan, je suis votre prisonnier, traitez-moi donc comme tel.

-- Ah! pardieu! dit d’Artagnan, vous savez bien que vous ne le
serez pas longtemps, mon prisonnier.

-- Non, dit Aramis, on nous traitera sans doute comme ceux qui
furent faits à Philip-Haugh.

-- Et comment les a-t-on traités? demanda d’Artagnan.

-- Mais, dit Aramis, on en a pendu une moitié et l’on a fusillé
l’autre.

-- Eh bien! moi, dit d’Artagnan, je vous réponds que tant qu’il me
restera une goutte de sang dans les veines, vous ne serez ni
pendus ni fusillés. Sang-Diou! qu’ils y viennent! D’ailleurs,
voyez-vous cette porte, Athos?

-- Eh bien?

-- Eh bien! vous passerez par cette porte quand vous voudrez; car,
à partir de ce moment, vous et Aramis, vous êtes libres comme
l’air.

-- Je vous reconnais bien là, mon brave d’Artagnan, répondit
Athos, mais vous n’êtes plus maîtres de nous: cette porte est
gardée, d’Artagnan, vous le savez bien.

-- Eh bien, vous la forcerez, dit Porthos. Qu’y a-t-il là? dix
hommes tout au plus.

-- Ce ne serait rien pour nous quatre, c’est trop pour nous deux.
Non, tenez, divisés comme nous sommes maintenant, il faut que nous
périssions. Voyez l’exemple fatal: sur la route du Vendômois,
d’Artagnan, vous si brave, Porthos, vous si vaillant et si fort,
vous avez été battus; aujourd’hui Aramis et moi nous le sommes,
c’est notre tour. Or, jamais cela ne nous était arrivé lorsque
nous étions tous quatre réunis; mourons donc comme est mort de
Winter; quant à moi, je le déclare, je ne consens à fuir que tous
quatre ensemble.

-- Impossible, dit d’Artagnan, nous sommes sous les ordres de
Mazarin.

-- Je le sais, et ne vous presse point davantage; mes
raisonnements n’ont rien produit; sans doute ils étaient mauvais,
puisqu’ils n’ont point eu d’empire sur des esprits aussi justes
que les vôtres.

-- D’ailleurs eussent-ils fait effet, dit Aramis, le meilleur est
de ne pas compromettre deux excellents amis comme sont d’Artagnan
et Porthos. Soyez tranquilles, messieurs, nous vous ferons honneur
en mourant; quant à moi, je me sens tout fier d’aller au-devant
des balles et même de la corde avec vous, Athos, car vous ne
m’avez jamais paru si grand qu’aujourd’hui.

D’Artagnan ne disait rien, mais, après avoir rongé la tige de sa
fleur, il se rongeait les doigts.

-- Vous figurez-vous, reprit-il enfin, que l’on va vous tuer? Et
pourquoi faire? Qui a intérêt à votre mort? D’ailleurs, vous êtes
nos prisonniers.

-- Fou, triple fou! dit Aramis, ne connais-tu donc pas Mordaunt?
Eh bien! moi, je n’ai échangé qu’un regard avec lui, et j’ai vu
dans ce regard que nous étions condamnés.

-- Le fait est que je suis fâché de ne pas l’avoir étranglé comme
vous me l’aviez dit, Aramis, reprit Porthos.

-- Eh! je me moque pas mal de Mordaunt! s’écria d’Artagnan; cap de
Diou! s’il me chatouille de trop près, je l’écraserai, cet
insecte! Ne vous sauvez donc pas, c’est inutile, car, je vous le
jure, vous êtes ici aussi en sûreté que vous l’étiez il y a vingt
ans, vous, Athos, dans la rue Férou, et vous, Aramis, rue de
Vaugirard.

-- Tenez, dit Athos en étendant la main vers une des deux fenêtres
grillées qui éclairaient la chambre, vous saurez tout à l’heure à
quoi vous en tenir, car le voilà qui accourt.

-- Qui?

-- Mordaunt.

En effet, en suivant la direction qu’indiquait la main d’Athos,
d’Artagnan vit un cavalier qui accourait au galop.

C’était en effet Mordaunt.

D’Artagnan s’élança hors de la chambre.

Porthos voulut le suivre.

-- Restez, dit d’Artagnan, et ne venez que lorsque vous
m’entendrez battre le tambour avec les doigts contre la porte.


LXII. Jésus Seigneur

Lorsque Mordaunt arriva en face de la maison, il vit d’Artagnan
sur le seuil et les soldats couchés çà et là avec leurs armes, sur
le gazon du jardin.

-- Holà! cria-t-il d’une voix étranglée par la précipitation de sa
course, les prisonniers sont-ils toujours là?

-- Oui, monsieur, dit le sergent en se levant vivement ainsi que
ses hommes, qui portèrent vivement comme lui la main à leur
chapeau.

-- Bien. Quatre hommes pour les prendre et les mener à l’instant
même à mon logement.

Quatre hommes s’apprêtèrent.

-- Plaît-il? dit d’Artagnan avec cet air goguenard que nos
lecteurs ont dû lui voir bien des fois depuis qu’ils le
connaissent. Qu’y a-t-il, s’il vous plaît?

-- Il y a, monsieur, dit Mordaunt, que j’ordonnais à quatre hommes
de prendre les prisonniers que nous avons faits ce matin et de les
conduire à mon logement.

-- Et pourquoi cela? demanda d’Artagnan. Pardon de la curiosité;
mais vous comprenez que je désire être édifié à ce sujet.

-- Parce que les prisonniers sont à moi maintenant, répondit
Mordaunt avec hauteur, et que j’en dispose à ma fantaisie.

-- Permettez, permettez, mon jeune monsieur, dit d’Artagnan, vous
faites erreur, ce me semble; les prisonniers sont d’habitude à
ceux qui les ont pris et non à ceux qui les ont regardé prendre.
Vous pouviez prendre milord de Winter, qui était votre oncle, à ce
que l’on dit; vous avez préféré le tuer, c’est bien; nous
pouvions, M. du Vallon et moi, tuer ces deux gentilshommes, nous
avons préféré les prendre, chacun son goût.

Les lèvres de Mordaunt devinrent blanches.

D’Artagnan comprit que les choses ne tarderaient pas à se gâter,
et se mit à tambouriner la marche des gardes sur la porte.

À la première mesure, Porthos sortit et vint se placer de l’autre
côté de la porte, dont ses pieds touchaient le seuil et son front
le faîte.

La manoeuvre n’échappa point à Mordaunt.

-- Monsieur, dit-il avec une colère qui commençait à poindre, vous
feriez une résistance inutile, ces prisonniers viennent de m’être
donnés à l’instant même par le général en chef mon illustre
patron, par M. Olivier Cromwell.

D’Artagnan fut frappé de ces paroles comme d’un coup de foudre. Le
sang lui monta aux tempes, un nuage passa devant ses yeux, il
comprit l’espérance féroce du jeune homme; et sa main descendit
par un mouvement instinctif à la garde de son épée.

Quant à Porthos, il regardait d’Artagnan pour savoir ce qu’il
devait faire et régler ses mouvements sur les siens.

Ce regard de Porthos inquiéta plus qu’il ne rassura d’Artagnan, et
il commença à se reprocher d’avoir appelé la force brutale de
Porthos dans une affaire qui lui semblait surtout devoir être
menée par la ruse.

«La Violence, se disait-il tout bas, nous perdrait tous;
d’Artagnan, mon ami, prouve à ce jeune serpenteau que tu es non
seulement plus fort, mais encore plus fin que lui.»

-- Ah! dit-il en faisant un profond salut, que ne commenciez-vous
par dire cela, monsieur Mordaunt! Comment! vous venez de la part
de M. Olivier Cromwell, le plus illustre capitaine de ces temps-
ci?

-- Je le quitte, monsieur, dit Mordaunt en mettant pied à terre et
en donnant son cheval à tenir à l’un de ses soldats, je le quitte
à l’instant même.

-- Que ne disiez-vous donc cela tout de suite, mon cher monsieur!
continua d’Artagnan; toute l’Angleterre est à M. Cromwell, et
puisque vous venez me demander mes prisonniers en son nom, je
m’incline, monsieur, ils sont à vous, prenez-les.

Mordaunt s’avança radieux, et Porthos, anéanti et regardant
d’Artagnan avec une stupeur profonde, ouvrait la bouche pour
parler.

D’Artagnan marcha sur la botte de Porthos, qui comprit alors que
c’était un jeu que son ami jouait.

Mordaunt posa le pied sur le premier degré de la porte, et le
chapeau à la main, s’apprêta à passer entre les deux amis, en
faisant signe à ses quatre hommes de le suivre.

-- Mais, pardon, dit d’Artagnan avec le plus charmant sourire et
en posant la main sur l’épaule du jeune homme, si l’illustre
général Olivier Cromwell a disposé de nos prisonniers en votre
faveur, il vous a sans doute fait par écrit cet acte de donation.

Mordaunt s’arrêta court.

-- Il vous a donné quelque petite lettre pour moi, le moindre
chiffon de papier, enfin, qui atteste que vous venez en son nom.
Veuillez me confier ce chiffon pour que j’excuse au moins par un
prétexte l’abandon de mes compatriotes. Autrement, vous comprenez,
quoique je sois sûr que le général Olivier Cromwell ne peut leur
vouloir de mal, ce serait d’un mauvais effet.

Mordaunt recula, et sentant le coup, lança un terrible regard à
d’Artagnan; mais celui-ci répondit par la mine la plus aimable et
la plus amicale qui ait jamais épanoui un visage.

-- Lorsque je vous dis une chose, monsieur, dit Mordaunt, me
faites-vous l’injure d’en douter?

-- Moi! s’écria d’Artagnan, moi! douter de ce que vous dites! Dieu
m’en préserve, mon cher monsieur Mordaunt! je vous tiens au
contraire pour un digne et accompli gentilhomme, suivant les
apparences; et puis, monsieur, voulez-vous que je vous parle
franc? continua d’Artagnan avec sa mine ouverte.

-- Parlez, monsieur, dit Mordaunt.

-- Monsieur du Vallon que voilà est riche, il a quarante mille
livres de rente, et par conséquent ne tient point à l’argent; je
ne parle donc pas pour lui, mais pour moi.

-- Après, monsieur?

-- Eh bien, moi, je ne suis pas riche; en Gascogne ce n’est pas un
déshonneur, monsieur; personne ne l’est, et Henri IV, de glorieuse
mémoire, qui était le roi des Gascons, comme Sa Majesté Philippe
IV est le roi de toutes les Espagnes, n’avait jamais le sou dans
sa poche.

-- Achevez, monsieur, dit Mordaunt; je vois où vous voulez en
venir, et si c’est ce que je pense qui vous retient, on pourra
lever cette difficulté-là.

-- Ah! je savais bien, dit d’Artagnan, que vous étiez un garçon
d’esprit. Eh bien! voilà le fait, voilà où le bât me blesse, comme
nous disons, nous autres Français; je suis un officier de fortune,
pas autre chose; je n’ai que ce que me rapporte mon épée, c’est-à-
dire plus de coups que de bank-notes. Or, en prenant ce matin deux
Français qui me paraissent de grande naissance, deux chevaliers de
la Jarretière, enfin, je me disais: Ma fortune est faite. Je dis
deux, parce que, en pareille circonstance, M. du Vallon, qui est
riche, me cède toujours ses prisonniers.

Mordaunt, complètement abusé par la verbeuse bonhomie de
d’Artagnan, sourit en homme qui comprend à merveille les raisons
qu’on lui donne, et répondit avec douceur:

-- J’aurai l’ordre signé tout à l’heure, monsieur, et avec cet
ordre deux mille pistoles; mais en attendant, monsieur, laissez-
moi emmener ces hommes.

-- Non, dit d’Artagnan; que vous importe un retard d’une demi-
heure? je suis homme d’ordre, monsieur, faisons les choses dans
les règles.

-- Cependant, reprit Mordaunt, je pourrais vous forcer, monsieur,
je commande ici.

-- Ah! monsieur, dit d’Artagnan en souriant agréablement, on voit
bien que, quoique nous ayons eu l’honneur de voyager, M. du Vallon
et moi, en votre compagnie, vous ne nous connaissez pas. Nous
sommes gentilshommes, nous sommes capables, à nous deux, de vous
tuer, vous et vos huit hommes. Pour Dieu! monsieur Mordaunt, ne
faites pas l’obstiné, car lorsque l’on s’obstine je m’obstine
aussi, et alors je deviens d’un entêtement féroce; et voilà
monsieur, continua d’Artagnan, qui, dans ce cas-là, est bien plus
entêté encore et bien plus féroce que moi: sans compter que nous
sommes envoyés par M. le cardinal Mazarin, lequel représente le
roi de France. Il en résulte que, dans ce moment-ci, nous
représentons le roi et le cardinal, ce qui fait qu’en notre
qualité d’ambassadeurs nous sommes inviolables, chose que
M. Olivier Cromwell, aussi grand politique certainement qu’il est
grand général, est tout à fait homme à comprendre. Demandez-lui
donc l’ordre écrit. Qu’est-ce que cela vous coûte, mon cher
monsieur Mordaunt?

-- Oui, l’ordre écrit, dit Porthos, qui commençait à comprendre
l’intention de d’Artagnan; on ne vous demande que cela.

Si bonne envie que Mordaunt eût d’avoir recours à la violence, il
était homme à très bien reconnaître pour bonnes les raisons que
lui donnait d’Artagnan. D’ailleurs sa réputation lui imposait, et,
ce qu’il lui avait vu faire le matin venant en aide à sa
réputation, il réfléchit. Puis, ignorant complètement les
relations de profonde amitié qui existaient entre les quatre
Français, toutes ses inquiétudes avaient disparu devant le motif,
fort plausible d’ailleurs, de la rançon.

Il résolut donc d’aller non seulement chercher l’ordre, mais
encore les deux mille pistoles auxquelles il avait estimé lui-même
les deux prisonniers.

Mordaunt remonta donc à cheval, et, après avoir recommandé au
sergent de faire bonne garde, il tourna bride et disparut.

-- Bon! dit d’Artagnan, un quart d’heure pour aller à la tente, un
quart d’heure pour revenir, c’est plus qu’il ne nous en faut.

Puis, revenant à Porthos, sans que son visage exprimât le moindre
changement, de sorte que ceux qui l’épiaient eussent pu croire
qu’il continuait la même conversation:

-- Ami Porthos, lui dit-il en le regardant en face, écoutez bien
ceci... D’abord, pas un seul mot à nos amis de ce que vous venez
d’entendre; il est inutile qu’ils sachent le service que nous leur
rendons.

-- Bien, dit Porthos, je comprends.

-- Allez-vous-en à l’écurie, vous y trouverez Mousqueton, vous
sellerez les chevaux, vous leur mettrez les pistolets dans les
fontes, vous les ferez sortir, et vous les conduirez dans la rue
d’en bas, afin qu’il n’y ait plus qu’à monter dessus; le reste me
regarde.

Porthos ne fit pas la moindre observation, et obéit avec cette
sublime confiance qu’il avait en son ami.

-- J’y vais, dit-il; seulement, entrerai-je dans la chambre où
sont ces messieurs?

-- Non, c’est inutile.

-- Eh bien! faites-moi le plaisir d’y prendre ma bourse que j’ai
laissée sur la cheminée.

-- Soyez tranquille.

Porthos s’achemina de son pas calme et tranquille vers l’écurie,
et passa au milieu des soldats qui ne purent, tout Français qu’il
était, s’empêcher d’admirer sa haute taille et ses membres
vigoureux. À l’angle de la rue, il rencontra Mousqueton, qu’il
emmena avec lui.

Alors d’Artagnan rentra tout en sifflotant un petit air qu’il
avait commencé au départ de Porthos.

-- Mon cher Athos, je viens de réfléchir à vos raisonnements, et
ils m’ont convaincu; décidément je regrette de m’être trouvé à
toute cette affaire. Vous l’avez dit, Mazarin est un cuistre. Je
suis donc résolu de fuir avec vous. Pas de réflexions, tenez-vous
prêts; vos deux épées sont dans le coin, ne les oubliez pas, c’est
un outil qui, dans les circonstances où nous nous trouvons, peut
être fort utile; cela me rappelle la bourse de Porthos. Bon! la
voilà.

Et d’Artagnan mit la bourse dans sa poche. Les deux amis le
regardaient faire avec stupéfaction.

-- Eh bien! qu’y a-t-il donc d’étonnant? dit d’Artagnan, je vous
le demande. J’étais aveugle: Athos m’a fait voir clair, voilà
tout. Venez ici.

Les deux amis s’approchèrent.

-- Voyez-vous cette rue? dit d’Artagnan, c’est là que seront les
chevaux; vous sortirez par la porte, vous tournerez à gauche, vous
sauterez en selle, et tout sera dit; ne vous inquiétez de rien que
de bien écouter le signal. Ce signal sera quand je crierai: «Jésus
Seigneur!»

-- Mais, vous, votre parole que vous viendrez, d’Artagnan! dit
Athos.

-- Sur Dieu, je vous le jure!

-- C’est dit, s’écria Aramis. Au cri de: «Jésus Seigneur!» nous
sortons, nous renversons tout ce qui s’oppose à notre passage,
nous courons à nos chevaux, nous sautons en selle, et nous
piquons; est-ce cela?

-- À merveille!

-- Voyez, Aramis, dit Athos, je vous le dis toujours, d’Artagnan
est le meilleur de nous tous.

-- Bon! dit d’Artagnan, des compliments, je me sauve. Adieu.

-- Et vous fuyez avec nous, n’est-ce pas?

Je le crois bien. N’oubliez pas le signal: «Jésus Seigneur!»

Et il sortit du même pas qu’il était entré, en reprenant l’air
qu’il sifflotait en entrant à l’endroit où il l’avait interrompu.

Les soldats jouaient ou dormaient; deux chantaient faux dans un
coin le psaume: _Super flumina Babylonis_.

D’Artagnan appela le sergent.

-- Mon cher monsieur, lui dit-il, le général Cromwell m’a fait
demander par M. Mordaunt; veillez bien, je vous prie, sur les
prisonniers.

Le sergent fit signe qu’il ne comprenait pas le français.

Alors d’Artagnan essaya de lui faire comprendre par gestes ce
qu’il n’avait pu comprendre par paroles.

Le sergent fit signe que c’était bien.

D’Artagnan descendit vers l’écurie: il trouva les cinq chevaux
sellés, le sien comme les autres.

-- Prenez chacun un cheval en main, dit-il à Porthos et à
Mousqueton, tournez à gauche de façon qu’Athos et Aramis vous
voient bien de leur fenêtre.

-- Es vont venir alors? dit Porthos.

-- Dans un instant.

-- Vous n’avez pas oublié ma bourse?

-- Non, soyez tranquille.

-- Bon.

Et Porthos et Mousqueton, tenant chacun un cheval en main, se
rendirent à leur poste.

Alors d’Artagnan, resté seul, battit le briquet, alluma un morceau
d’amadou deux fois grand comme une lentille, monta à cheval, et
vint s’arrêter tout au milieu des soldats, en face de la porte.

Là, tout en flattant l’animal de la main, il lui introduisit le
petit morceau d’amadou dans l’oreille.

Il fallait être aussi bon cavalier que l’était d’Artagnan pour
risquer un pareil moyen, car à peine l’animal eut-il senti la
brûlure ardente qu’il jeta un cri de douleur, se cabra et bondit
comme s’il devenait fou.

Les soldats, qu’il menaçait d’écraser, s’éloignèrent
précipitamment.

-- À moi! à moi! criait d’Artagnan. Arrêtez! arrêtez! mon cheval a
le vertige.

En effet, en un instant, le sang parut lui sortir des yeux et il
devint blanc d’écume.

-- À moi! criait toujours d’Artagnan sans que les soldats osassent
venir à son aide. À moi! me laisserez-vous tuer? Jésus Seigneur!

À peine d’Artagnan avait-il poussé ce cri, que la porte s’ouvrit,
et qu’Athos et Aramis l’épée à la main s’élancèrent. Mais grâce à
la ruse de d’Artagnan, le chemin était libre.

-- Les prisonniers qui se sauvent! les prisonniers qui se sauvent!
cria le sergent.

-- Arrête! arrête! cria d’Artagnan en lâchant la bride à son
cheval furieux, qui s’élança renversant deux ou trois hommes.

-- Stop! stop! crièrent les soldats en courant à leurs armes.

Mais les prisonniers étaient déjà en selle, et une fois en selle
ils ne perdirent pas de temps, s’élançant vers la porte la plus
prochaine. Au milieu de la rue ils aperçurent Grimaud et Blaisois,
qui revenaient cherchant leurs maîtres.

D’un signe Athos fit tout comprendre à Grimaud, lequel se mit à la
suite de la petite troupe qui semblait un tourbillon et que
d’Artagnan, qui venait par derrière, aiguillonnait encore de la
voix. Ils passèrent sous la porte comme des ombres, sans que les
gardiens songeassent seulement à les arrêter, et se trouvèrent en
rase campagne.

Pendant ce temps, les soldats criaient toujours: Stop! stop! et le
sergent, qui commençait à s’apercevoir qu’il avait été dupe d’une
ruse, s’arrachait les cheveux.

Sur ces entrefaites, on vit arriver un cavalier au galop et tenant
un papier à la main.

C’était Mordaunt, qui revenait avec l’ordre.

-- Les prisonniers? cria-t-il en sautant à bas de son cheval.

Le sergent n’eut pas la force de lui répondre, il lui montra la
porte béante et la chambre vide. Mordaunt s’élança vers les
degrés, comprit tout, poussa un cri comme si on lui eût déchiré
les entrailles, et tomba évanoui sur la pierre.


LXIII. Où il est prouvé que dans les positions les plus difficiles
les grands coeurs ne perdent jamais le courage, ni les bons
estomacs l’appétit

La petite troupe, sans échanger une parole, sans regarder en
arrière, courut ainsi au grand galop, traversant une petite
rivière, dont personne ne savait le nom, et laissant à sa gauche
une ville qu’Athos prétendit être Durham.

Enfin on aperçut un petit bois, et l’on donna un dernier coup
d’éperon aux chevaux en les dirigeant de ce côté.

Dès qu’ils eurent disparu derrière un rideau de verdure assez
épais pour les dérober aux regards de ceux qui pouvaient les
poursuivre, ils s’arrêtèrent pour tenir conseil; on donna les
chevaux à deux laquais, afin qu’ils soufflassent sans être
dessellés ni débridés, et l’on plaça Grimaud en sentinelle.

-- Venez d’abord, que je vous embrasse, mon ami, dit Athos à
d’Artagnan, vous notre sauveur, vous qui êtes le vrai héros parmi
nous!

-- Athos a raison et je vous admire, dit à son tour Aramis en le
serrant dans ses bras; à quoi ne devriez-vous pas prétendre avec
un maître intelligent, oeil infaillible, bras d’acier, esprit
vainqueur!

-- Maintenant, dit le Gascon, ça va bien, j’accepte tout pour moi
et pour Porthos, embrassades et remerciements: nous avons du temps
à perdre, allez, allez.

Les deux amis, rappelés par d’Artagnan à ce qu’ils devaient aussi
à Porthos, lui serrèrent à son tour la main.

-- Maintenant, dit Athos, il s’agirait de ne point courir au
hasard et comme des insensés, mais d’arrêter un plan. Qu’allons-
nous faire?

-- Ce que nous allons faire, mordious! Ce n’est point difficile à
dire.

-- Dites donc alors, d’Artagnan.

-- Nous allons gagner le port de mer le plus proche, réunir toutes
nos petites ressources, fréter un bâtiment et passer en France.
Quant à moi, j’y mettrai jusqu’à mon dernier sou. Le premier
trésor, c’est la vie, et la nôtre, il faut le dire, ne tient qu’à
un fil.

-- Qu’en dites-vous, du Vallon? demanda Athos.

-- Moi, dit Porthos, je suis absolument de l’avis de d’Artagnan;
c’est un vilain pays que cette Angleterre.

-- Vous êtes bien décidé à la quitter, alors? demanda Athos à
d’Artagnan.

-- Sang-Diou, dit d’Artagnan, je ne vois pas ce qui m’y
retiendrait.

Athos échangea un regard avec Aramis.

-- Allez donc, mes amis, dit-il en soupirant.

-- Comment! allez? dit d’Artagnan. Allons, ce me semble!

-- Non, mon ami, dit Athos; il faut nous quitter.

-- Vous quitter! dit d’Artagnan tout étourdi de cette nouvelle
inattendue.

-- Bah! fit Porthos; pourquoi donc nous quitter, puisque nous
sommes ensemble?

-- Parce que votre mission est remplie, à vous, et que vous
pouvez, et que vous devez même retourner en France, mais la nôtre
ne l’est pas, à nous.

-- Votre mission n’est pas accomplie? dit d’Artagnan en regardant
Athos avec surprise.

-- Non, mon ami, répondit Athos de sa voix si douce et si ferme à
la fois. Nous sommes venus ici pour défendre le roi Charles, nous
l’avons mal défendu, il nous reste à le sauver.

-- Sauver le roi! fit d’Artagnan en regardant Aramis comme il
avait regardé Athos.

Aramis se contenta de faire un signe de tête.

Le visage de d’Artagnan prit un air de profonde compassion; il
commença à croire qu’il avait affaire à deux insensés.

-- Il ne se peut pas que vous parliez sérieusement, Athos, dit
d’Artagnan; le roi est au milieu d’une armée qui le conduit à
Londres. Cette armée est commandée par un boucher, ou un fils de
boucher, peu importe, le colonel Harrison. Le procès de Sa Majesté
va être fait à son arrivée à Londres, je vous en réponds; j’en ai
entendu sortir assez sur ce sujet de la bouche de M. Olivier
Cromwell pour savoir à quoi m’en tenir.

Athos et Aramis échangèrent un second regard.

-- Et son procès fait, le jugement ne tardera pas à être mis à
exécution, continua d’Artagnan. Oh! ce sont des gens qui vont vite
en besogne que messieurs les puritains.

-- Et à quelle peine pensez-vous que le roi soit condamné? demanda
Athos.

-- Je crains bien que ce ne soit à la peine de mort; ils en ont
trop fait contre lui pour qu’il leur pardonne, ils n’ont plus
qu’un moyen: c’est de le tuer. Ne connaissez-vous donc pas le mot
de M. Olivier Cromwell quand il est venu à Paris et qu’on lui a
montré le donjon de Vincennes, où était enfermé M. de Vendôme?

-- Quel est ce mot? demanda Porthos.

-- Il ne faut toucher les princes qu’à la tête.

-- Je le connaissais, dit Athos.

-- Et vous croyez qu’il ne mettra point sa maxime à exécution,
maintenant qu’il tient le roi?

-- Si fait, j’en suis sûr même, mais raison de plus pour ne point
abandonner l’auguste tête menacée.

-- Athos, vous devenez fou.

-- Non, mon ami, répondit doucement le gentilhomme, mais de Winter
est venu nous chercher en France, il nous a conduits à Madame
Henriette; Sa Majesté nous a fait l’honneur, à M. d’Herblay et à
moi, de nous demander notre aide pour son époux; nous lui avons
engagé notre parole, notre parole renfermait tout. C’était notre
force, c’était notre intelligence, c’était notre vie, enfin, que
nous lui engagions; il nous reste à tenir notre parole. Est-ce
votre avis, d’Herblay?

-- Oui, dit Aramis, nous avons promis.

-- Puis, continua Athos, nous avons une autre raison, et la voici;
écoutez bien. Tout est pauvre et mesquin en France en ce moment.
Nous avons un roi de dix ans qui ne sait pas encore ce qu’il veut;
nous avons une reine qu’une passion tardive rend aveugle; nous
avons un ministre qui régit la France comme il ferait d’une vaste
ferme, c’est-à-dire ne se préoccupant que de ce qu’il peut y
pousser d’or en la labourant avec l’intrigue et l’astuce
italiennes; nous avons des princes qui font de l’opposition
personnelle et égoïste, qui n’arriveront à rien qu’à tirer des
mains de Mazarin quelques lingots d’or, quelques bribes de
puissance. Je les ai servis, non par enthousiasme, Dieu sait que
je les estime à ce qu’ils valent, et qu’ils ne sont pas bien haut
dans mon estime, mais par principe. Aujourd’hui c’est autre chose;
aujourd’hui je rencontre sur ma route une haute infortune, une
infortune royale, une infortune européenne, je m’y attache. Si
nous parvenons à sauver le roi, ce sera beau: si nous mourons pour
lui, ce sera grand!

-- Ainsi, d’avance, vous savez que vous y périrez, dit d’Artagnan.

-- Nous le craignons, et notre seule douleur est de mourir loin de
vous.

-- Qu’allez-vous faire dans un pays étranger, ennemi?

-- Jeune, j’ai voyagé en Angleterre, je parle anglais comme un
Anglais, et de son côté Aramis a quelque connaissance de la
langue. Ah! si nous vous avions, mes amis! Avec vous, d’Artagnan,
avec vous, Porthos, tous quatre, et réunis pour la première fois
depuis vingt ans, nous tiendrions tête non seulement à
l’Angleterre, mais aux trois royaumes!

-- Et avez-vous promis à cette reine, reprit d’Artagnan avec
humeur, de forcer la Tour de Londres, de tuer cent mille soldats,
de lutter victorieusement contre le voeu d’une nation et
l’ambition d’un homme, quand cet homme s’appelle Cromwell? Vous ne
l’avez pas vu, cet homme, vous, Athos, vous, Aramis. Eh bien!
c’est un homme de génie, qui m’a fort rappelé notre cardinal,
l’autre, le grand! vous savez bien. Ne vous exagérez donc pas vos
devoirs. Au nom du ciel, mon cher Athos, ne faites pas du
dévouement inutile! Quand je vous regarde, en vérité, il me semble
que je vois un homme raisonnable; quand vous me répondez, il me
semble que j’ai affaire à un fou. Voyons, Porthos, joignez-vous
donc à moi. Que pensez-vous de cette affaire, dites franchement?

-- Rien de bon, répondit Porthos.

-- Voyons, continua d’Artagnan, impatienté de ce qu’au lieu de
l’écouter Athos semblait écouter une voix qui parlait en lui-même,
jamais vous ne vous êtes mal trouvé de mes conseils; eh bien!
croyez-moi, Athos, votre mission est terminée, terminée noblement;
revenez en France avec nous.

-- Ami, dit Athos, notre résolution est inébranlable.

-- Mais vous avez quelque autre motif que nous ne connaissons pas?

Athos sourit.

D’Artagnan frappa sur sa cuisse avec colère et murmura les raisons
les plus convaincantes qu’il put trouver; mais à toutes ces
raisons, Athos se contenta de répondre par un sourire calme et
doux, et Aramis par des signes de tête.

-- Eh bien! s’écria enfin d’Artagnan furieux, eh bien! puisque
vous le voulez, laissons donc nos os dans ce gredin de pays, où il
fait froid toujours, où le beau temps est du brouillard, le
brouillard de la pluie, la pluie du déluge; où le soleil ressemble
à la lune, et la lune à un fromage à la crème. Au fait, mourir là
ou mourir ailleurs, puisqu’il faut mourir, peu nous importe.

-- Seulement, songez-y, dit Athos, cher ami, c’est mourir plus
tôt.

-- Bah! un peu plus tôt, un peu plus tard, cela ne vaut pas la
peine de chicaner.

-- Si je m’étonne de quelque chose, dit sentencieusement Porthos,
c’est que ce ne soit pas déjà fait.

-- Oh! cela se fera, soyez tranquille, Porthos, dit d’Artagnan.
Ainsi, c’est convenu, continua le Gascon, et si Porthos ne s’y
oppose pas...

-- Moi, dit Porthos, je ferai ce que vous voudrez. D’ailleurs je
trouve très beau ce qu’a dit tout à l’heure le comte de La Fère.

-- Mais votre avenir, d’Artagnan? vos ambitions, Porthos?

-- Notre avenir, nos ambitions! dit d’Artagnan avec une volubilité
fiévreuse; avons-nous besoin de nous occuper de cela, puisque nous
sauvons le roi? Le roi sauvé, nous rassemblons ses amis, nous
battons les puritains, nous reconquérons l’Angleterre, nous
rentrons dans Londres avec lui, nous le reposons bien carrément
sur son trône...

-- Et il nous fait ducs et pairs, dit Porthos, dont les yeux
étincelaient de joie, même en voyant cet avenir à travers une
fable.

-- Ou il nous oublie, dit d’Artagnan.

-- Oh! fit Porthos.

-- Dame! cela s’est vu, ami Porthos; et il me semble que nous
avons autrefois rendu à la reine Anne d’Autriche un service qui ne
le cédait pas de beaucoup à celui que nous voulons rendre
aujourd’hui à Charles Ier, ce qui n’a point empêché la reine Anne
d’Autriche de nous oublier pendant près de vingt ans.

-- Eh bien, malgré cela, d’Artagnan, dit Athos, êtes-vous fâché de
lui avoir rendu service?

-- Non, ma foi, dit d’Artagnan, et j’avoue même que dans mes
moments de plus mauvaise humeur, eh bien! j’ai trouvé une
consolation dans ce souvenir.

-- Vous voyez bien, d’Artagnan; que les princes sont ingrats
souvent, mais que Dieu ne l’est jamais.

-- Tenez, Athos, dit d’Artagnan, je crois que si vous rencontriez
le diable sur la terre, vous feriez si bien, que vous le
ramèneriez avec vous au ciel.

-- Ainsi donc? dit Athos en tendant la main à d’Artagnan.

-- Ainsi donc, c’est convenu, dit d’Artagnan, je trouve
l’Angleterre un pays charmant, et j’y reste, mais à une condition.

-- Laquelle?

-- C’est qu’on ne me forcera pas d’apprendre l’anglais.

-- Eh bien? maintenant, dit Athos triomphant, je vous le jure, mon
ami, par ce Dieu qui nous entend, par mon nom que je crois sans
tache, je crois qu’il y a une puissance qui veille sur nous, et
j’ai l’espoir que nous reverrons tous quatre la France.

-- Soit, dit d’Artagnan; mais moi j’avoue que j’ai la conviction
toute contraire.

-- Ce cher d’Artagnan! dit Aramis, il représente au milieu de nous
l’opposition des parlements, qui disent toujours _non_ et qui font
toujours _oui_.

-- Oui, mais qui, en attendant, sauvent la patrie, dit Athos.

-- Eh bien! maintenant que tout est arrêté, dit Porthos en se
frottant les mains, si nous pensions à dîner! il me semble que,
dans les situations les plus critiques de notre vie, nous avons
dîné toujours.

-- Ah! oui, parlez donc de dîner dans un pays où l’on mange pour
tout festin du mouton cuit à l’eau, et où, pour tout régal, on
boit de la bière! Comment diable êtes-vous venu dans un pays
pareil, Athos? Ah! pardon, ajouta-t-il en souriant, j’oubliais que
vous n’êtes plus Athos. Mais, n’importe, voyons votre plan pour
dîner, Porthos.

-- Mon plan!

-- Oui, avez-vous un plan?

-- Non, j’ai faim, voilà tout.

-- Pardieu! si ce n’est que cela, moi aussi j’ai faim; mais ce
n’est pas le tout que d’avoir faim, il faut trouver à manger, et à
moins que de brouter l’herbe comme nos chevaux...

-- Ah! fit Aramis, qui n’était pas tout à fait si détaché des
choses de la terre qu’Athos, quand nous étions au _Parpaillot_,
vous rappelez-vous les belles huîtres que nous mangions?

-- Et ces gigots de mouton des marais salants! fit Porthos en
passant sa langue sur ses lèvres.

-- Mais, dit d’Artagnan, n’avons-nous pas notre ami Mousqueton,
qui vous faisait si bien vivre à Chantilly, Porthos?

-- En effet, dit Porthos, nous avons Mousqueton, mais depuis qu’il
est intendant, il s’est fort alourdi; n’importe, appelons-le.

Et pour être sûr qu’il répondît agréablement:

-- Eh! Mouston! fit Porthos.

Mouston parut; il avait la figure fort piteuse.

-- Qu’avez-vous donc, mon cher monsieur Mouston? dit d’Artagnan;
seriez-vous malade?

-- Monsieur, j’ai très faim, répondit Mousqueton.

-- Eh bien! c’est justement pour cela que nous vous faisons venir,
mon cher monsieur Mouston. Ne pourriez-vous donc pas vous procurer
au collet quelques-uns de ces gentils lapins et quelques-unes de
ces charmantes perdrix dont vous faisiez des gibelottes et des
salmis à l’hôtel de... ma foi, je ne me rappelle plus le nom de
l’hôtel?

-- À l’hôtel de... dit Porthos. Ma foi, je ne me rappelle pas non
plus.

-- Peu importe; et au lasso quelques-unes de ces bouteilles de
vieux vin de Bourgogne qui ont si vivement guéri, votre maître de
sa foulure.

-- Hélas! monsieur, dit Mousqueton, je crains bien que tout ce que
vous me demandez là ne soit fort rare dans cet affreux pays, et je
crois que nous ferons mieux d’aller demander l’hospitalité au
maître d’une petite maison que l’on aperçoit de la lisière du
bois.

-- Comment! il y a une maison aux environs? demanda d’Artagnan.

-- Oui monsieur, répondit Mousqueton.

-- Eh bien! comme vous le dites, mon ami, allons demander à dîner
au maître de cette maison. Messieurs, qu’en pensez-vous, et le
conseil de M. Mouston ne vous paraît-il pas plein de sens?

-- Eh! eh! dit Aramis, si le maître est puritain?...

-- Tant mieux, mordioux! dit d’Artagnan: s’il est puritain, nous
lui apprendrons la prise du roi, et en l’honneur de cette
nouvelle, il nous donnera ses poules blanches.

-- Mais s’il est cavalier? dit Porthos.

-- Dans ce cas, nous prendrons un air de deuil, et nous plumerons
ses poules noires.

-- Vous êtes bien heureux, dit Athos en souriant malgré lui de la
saillie de l’indomptable Gascon, car vous voyez toute chose en
riant.

-- Que voulez-vous? dit d’Artagnan, je suis d’un pays où il n’y a
pas un nuage au ciel.

-- Ce n’est pas comme dans celui-ci, dit Porthos en étendant la
main pour s’assurer si un sentiment de fraîcheur qu’il venait de
ressentir sur la joue était bien réellement causé par une goutte
de pluie.

-- Allons, allons, dit d’Artagnan, raison de plus pour nous mettre
en route... Holà, Grimaud!

Grimaud apparut.

-- Eh bien, Grimaud, mon ami, avez-vous vu quelque chose? demanda
d’Artagnan.

-- Rien, répondit Grimaud.

-- Ces imbéciles, dit Porthos, ils ne nous ont même pas
poursuivis. Oh! si nous eussions été à leur place!

-- Eh! ils ont eu tort, dit d’Artagnan; je dirais volontiers deux
mots au Mordaunt dans cette petite Thébaïde. Voyez la jolie place
pour coucher proprement un homme à terre.

-- Décidément, dit Aramis, je crois, messieurs, que le fils n’est
pas de la force de la mère.

-- Eh! cher ami, répondit Athos, attendez donc, nous le quittons
depuis deux heures à peine, il ne sait pas encore de quel côté
nous nous dirigeons, il ignore où nous sommes. Nous dirons qu’il
est moins fort que sa mère en mettant le pied sur la terre de
France, si d’ici là nous ne sommes ni tués, ni empoisonnés.

-- Dînons toujours en attendant, dit Porthos.

-- Ma foi, oui, dit Athos, car j’ai grand’faim.

-- Gare aux poules noires! dit Aramis.

Et les quatre amis, conduits par Mousqueton, s’acheminèrent vers
la maison, déjà presque rendus à leur insouciance première, car
ils étaient maintenant tous les quatre unis et d’accord, comme
l’avait dit Athos.


LXIV. Salut à la Majesté tombée

À mesure qu’ils approchaient de la maison, nos fugitifs voyaient
la terre écorchée comme si une troupe considérable de cavaliers
les eût précédés; devant la porte les traces étaient encore plus
visibles; cette troupe, quelle qu’elle fût, avait fait là une
halte.

-- Pardieu! dit d’Artagnan, la chose est claire, le roi et son
escorte ont passé par ici.

-- Diable! dit Porthos, en ce cas ils auront tout dévoré.

-- Bah! dit d’Artagnan, ils auront bien laissé une poule. Et il
sauta à bas de son cheval et frappa à la porte; mais personne ne
répondit.

Il poussa la porte qui n’était pas fermée, et vit que la première
chambre était vide et déserte.

-- Eh bien? demanda Porthos.

-- Je ne vois personne, dit d’Artagnan. Ah! ah!

-- Quoi?

-- Du sang!

À ce mot, les trois amis sautèrent à bas de leurs chevaux et
entrèrent dans la première chambre; mais d’Artagnan avait déjà
poussé la porte de la seconde, et à l’expression de son visage, il
était clair qu’il y voyait quelque objet extraordinaire.

Les trois amis s’approchèrent et aperçurent un homme encore jeune
étendu à terre et baigné dans une mare de sang.

On voyait qu’il avait voulu gagner son lit, mais il n’en avait pas
eu la force, il était tombé auparavant.

Athos fut le premier qui se rapprocha de ce malheureux: il avait
cru lui voir faire un mouvement.

-- Eh bien? demanda d’Artagnan.

-- Eh bien! dit Athos, s’il est mort, il n’y a pas longtemps car
il est chaud encore. Mais non, son coeur bat. Eh! mon ami!

Le blessé poussa un soupir; d’Artagnan prit de l’eau dans le creux
de sa main et la lui jeta au visage.

L’homme rouvrit les yeux, fit un mouvement pour relever sa tête et
retomba.

Athos alors essaya de la lui porter sur son genou, mais il
s’aperçut que la blessure était un peu au-dessus du cervelet et
lui fendait le crâne; le sang s’en échappait avec abondance.

Aramis trempa une serviette dans l’eau et l’appliqua sur la plaie;
la fraîcheur rappela le blessé à lui, il rouvrit une seconde fois
les yeux.

Il regarda avec étonnement ces hommes qui paraissaient le
plaindre, et qui, autant qu’il était en leur pouvoir, essayaient
de lui porter secours.

-- Vous êtes avec des amis, dit Athos en anglais, rassurez-vous
donc, et, si vous en avez la force, racontez-nous ce qui est
arrivé.

-- Le roi, murmura le blessé, le roi est prisonnier.

-- Vous l’avez vu? demanda Aramis dans la même langue.

L’homme ne répondit pas.

-- Soyez tranquille, reprit Athos, nous sommes de fidèles
serviteurs de Sa Majesté.

-- Est-ce vrai ce que vous me dites là? demanda le blessé.

-- Sur notre honneur de gentilshommes.

-- Alors je puis donc vous dire?

-- Dites.

-- Je suis le frère de Parry, le valet de chambre de Sa Majesté.

Athos et Aramis se rappelèrent que c’était de ce nom que de Winter
avait appelé le laquais qu’ils avaient trouvé dans le corridor de
la tente royale.

-- Nous le connaissons, dit Athos; il ne quittait jamais le roi!

-- Oui, c’est cela, dit le blessé. Eh bien! voyant le roi pris, il
songea à moi; on passait devant la maison, il demanda au nom du
roi qu’on s’y arrêtât. La demande fut accordée. Le roi, disait-on,
avait faim; on le fit entrer dans la chambre où je suis, afin
qu’il y prit son repas, et l’on plaça des sentinelles aux portes
et aux fenêtres. Parry connaissait cette chambre, car plusieurs
fois, tandis que Sa Majesté était à Newcastle, il était venu me
voir. Il savait que dans cette chambre il y avait une trappe, que
cette trappe conduisait à la cave, et que de cette cave on pouvait
gagner le verger. Il me fit un signe. Je le compris. Mais sans
doute ce signe fut intercepté par les gardiens du roi et les mit
en défiance. Ignorant qu’on se doutait de quelque chose, je n’eus
plus qu’un désir, celui de sauver Sa Majesté. Je fis donc semblant
de sortir pour aller chercher du bois, en pensant qu’il n’y avait
pas de temps à perdre. J’entrai dans le passage souterrain qui
conduisait à la cave à laquelle cette trappe correspondait. Je
levai la planche avec ma tête; et tandis que Parry poussait
doucement le verrou de la porte, je fis signe au roi de me suivre.
Hélas! il ne le voulait pas; on eût dit que cette fuite lui
répugnait. Mais Parry joignit les mains en le suppliant; je
l’implorai aussi de mon côté pour qu’il ne perdit pas une pareille
occasion. Enfin il se décida à me suivre. Je marchai devant par
bonheur; le roi venait à quelques pas derrière moi, lorsque tout à
coup, dans le passage souterrain, je vis se dresser comme une
grande ombre. Je voulus crier pour avertir le roi, mais je n’en
eus pas le temps. Je sentis un coup comme si la maison s’écroulait
sur ma tête, et je tombai évanoui.

-- Bon et loyal Anglais! fidèle serviteur! dit Athos.

-- Quand je revins à moi, j’étais étendu à la même place. Je me
traînai jusque dans la cour; le roi et son escorte étaient partis.
Je mis une heure peut-être à venir de la cour ici; mais les forces
me manquèrent, et je m’évanouis pour la seconde fois.

-- Et à cette heure, comment vous sentez-vous?

-- Bien mal, dit le blessé.

-- Pouvons-nous quelque chose pour vous? demanda Athos.

-- Aidez-moi à me mettre sur le lit; cela me soulagera, il me
semble.

-- Aurez-vous quelqu’un qui vous porte secours?

-- Ma femme est à Durham, et va revenir d’un moment à l’autre.
Mais vous-mêmes, n’avez-vous besoin de rien, ne désirez-vous rien?

-- Nous étions venus dans l’intention de vous demander à manger.

-- Hélas! ils ont tout pris, il ne reste pas un morceau de pain
dans la maison.

-- Vous entendez, d’Artagnan? dit Athos, il nous faut aller
chercher notre dîner ailleurs.

-- Cela m’est bien égal, maintenant, dit d’Artagnan; je n’ai plus
faim.

-- Ma foi, ni moi non plus, dit Porthos.

Et ils transportèrent l’homme sur son lit. On fit venir Grimaud,
qui pansa sa blessure. Grimaud avait, au service des quatre amis,
eu tant de fois l’occasion de faire de la charpie et des
compresses, qu’il avait pris une certaine teinte de chirurgie.

Pendant ce temps, les fugitifs étaient revenus dans la première
chambre et tenaient conseil.

-- Maintenant, dit Aramis, nous savons à quoi nous en tenir: c’est
bien le roi et son escorte qui sont passés par ici; il faut
prendre du côté opposé. Est-ce votre avis, Athos?

Athos ne répondit pas, il réfléchissait.

-- Oui, dit Porthos, prenons du côté opposé. Si nous suivons
l’escorte, nous trouverons tout dévoré et nous finirons par mourir
de faim; quel maudit pays que cette Angleterre! c’est la première
fois que j’aurai manqué à dîner. Le dîner est mon meilleur repas,
à moi.

-- Que pensez-vous, d’Artagnan? dit Athos, êtes-vous de l’avis
d’Aramis?

-- Non point, dit d’Artagnan, je suis au contraire de l’avis tout
opposé.

-- Comment! vous voulez suivre l’escorte? dit Porthos effrayé.

-- Non, mais faire route avec elle.

Les yeux d’Athos brillèrent de joie.

-- Faire route avec l’escorte! s’écria Aramis.

-- Laissez dire d’Artagnan, vous savez que c’est l’homme aux bons
conseils, dit Athos.

-- Sans doute, dit d’Artagnan, il faut aller où l’on ne nous
cherchera pas. Or, on se gardera bien de nous chercher parmi les
puritains; allons donc parmi les puritains.

-- Bien, ami, bien! excellent conseil, dit Athos, j’allais le
donner quand vous m’avez devancé.

-- C’est donc aussi votre avis? demanda Aramis.

-- Oui. On croira que nous voulons quitter l’Angleterre, on nous
cherchera dans les ports; pendant ce temps nous arriverons à
Londres avec le roi; une fois à Londres, nous sommes introuvables;
au milieu d’un million d’hommes, il n’est pas difficile de se
cacher; sans compter, continua Athos en jetant un regard à Aramis,
les chances que nous offre ce voyage.

-- Oui, dit Aramis, je comprends.

-- Moi, je ne comprends pas, dit Porthos, mais n’importe; puisque
cet avis est à la fois celui de d’Artagnan et d’Athos, ce doit
être le meilleur.

-- Mais, dit Aramis, ne paraîtrons-nous point suspects au colonel
Harrison?

-- Eh! mordioux! dit d’Artagnan, c’est justement sur lui que je
compte; le colonel Harrison est de nos amis; nous l’avons vu deux
fois chez le général Cromwell; il sait que nous lui avons été
envoyés de France par mons Mazarini: il nous regardera comme des
frères. D’ailleurs, n’est-ce pas le fils d’un boucher? Oui, n’est-
ce pas? Eh bien! Porthos lui montrera comment on assomme un boeuf
d’un coup de poing, et moi comment on renverse un taureau en le
prenant par les cornes; cela captera sa confiance.

Athos sourit.

Vous êtes le meilleur compagnon que je connaisse, d’Artagnan, dit-
il en tendant la main au Gascon, et je suis bien heureux de vous
avoir retrouvé, mon cher fils.

C’était, comme on le sait, le nom qu’Athos donnait à d’Artagnan
dans ses grandes effusions de coeur.

En ce moment Grimaud sortit de la chambre. Le blessé était pansé
et se trouvait mieux.

Les quatre amis prirent congé de lui et lui demandèrent s’il
n’avait pas quelque commission à leur donner pour son frère.

-- Dites-lui, répondit le brave homme, qu’il fasse savoir au roi
qu’ils ne m’ont pas tué tout à fait; si peu que je sois, je suis
sûr que Sa Majesté me regrette et se reproche ma mort.

-- Soyez tranquille, dit d’Artagnan, il le saura avant ce soir.

La petite troupe se remit en marche; il n’y avait point à se
tromper de chemin; celui qu’il voulait suivre était visiblement
tracé à travers la plaine.

Au bout de deux heures de marche silencieuse, d’Artagnan, qui
tenait la tête, s’arrêta au tournant d’un chemin.

-- Ah! ah! dit-il, voici nos gens.

En effet, une troupe considérable de cavaliers apparaissait à une
demi-lieue de là environ.

-- Mes chers amis, dit d’Artagnan, donnez vos épées à M. Mouston,
qui vous les remettra en temps et lieu, et n’oubliez point que
vous êtes nos prisonniers.

Puis on mit au trot les chevaux qui commençaient à se fatiguer, et
l’on eut bientôt rejoint l’escorte.

Le roi, placé en tête, entouré d’une partie du régiment du colonel
Harrison, cheminait impassible, toujours digne et avec une sorte
de bonne volonté.

En apercevant Athos et Aramis, auxquels on ne lui avait pas même
laissé le temps de dire adieu, et en lisant dans les regards de
ces deux gentilshommes qu’il avait encore des amis à quelques pas
de lui, quoiqu’il crût ces amis prisonniers, une rougeur de
plaisir monta aux joues pâlies du roi.

D’Artagnan gagna la tête de la colonne, et, laissant ses amis sous
la garde de Porthos, il alla droit à Harrison, qui le reconnut
effectivement pour l’avoir vu chez Cromwell, et qui l’accueillit
aussi poliment qu’un homme de cette condition et de ce caractère
pouvait accueillir quelqu’un. Ce qu’avait prévu d’Artagnan arriva:
le colonel n’avait et ne pouvait avoir aucun soupçon.

On s’arrêta: c’était à cette halte que devait dîner le roi.
Seulement cette fois les précautions furent prises pour qu’il ne
tentât pas de s’échapper. Dans la grande chambre de l’hôtellerie,
une petite table fut placée pour lui, et une grande table pour les
officiers.

-- Dînez-vous avec moi? demanda Harrison à d’Artagnan.

-- Diable! dit d’Artagnan, cela me ferait grand plaisir, mais j’ai
mon compagnon, M. du Vallon, et mes deux prisonniers que je ne
puis quitter et qui encombreraient votre table. Mais faisons
mieux: faites dresser une table dans un coin, et envoyez-nous ce
que bon vous semblera de la vôtre, car, sans cela, nous courrons
grand risque de mourir de faim. Ce sera toujours dîner ensemble,
puisque nous dînerons dans la même chambre.

-- Soit, dit Harrison.

La chose fut arrangée comme le désirait d’Artagnan, et lorsqu’il
revint près du colonel il trouva le roi déjà assis à sa petite
table et servi par Parry, Harrison et ses officiers attablés en
communauté, et dans un coin les places réservées pour lui et ses
compagnons.

La table à laquelle étaient assis les officiers puritains était
ronde, et, soit par hasard, soit grossier calcul, Harrison
tournait le dos au roi.

Le roi vit entrer les quatre gentilshommes, mais il ne parut faire
aucune attention à eux.

Ils allèrent s’asseoir à la table qui leur était réservée et se
placèrent pour ne tourner le dos à personne. Ils avaient en face
d’eux la table des officiers et celle du roi.

Harrison, pour faire honneur à ses hôtes, leur envoyait les
meilleurs plats de sa table; malheureusement pour les quatre amis,
le vin manquait. La chose paraissait complètement indifférente à
Athos, mais d’Artagnan, Porthos et Aramis faisaient la grimace
chaque fois qu’il leur fallait avaler la bière, cette boisson
puritaine.

-- Ma foi, colonel, dit d’Artagnan, nous vous sommes bien
reconnaissants de votre gracieuse invitation, car, sans vous, nous
courions le risque de nous passer de dîner, comme nous nous sommes
passés de déjeuner; et voilà mon ami, M. du Vallon, qui partage ma
reconnaissance, car il avait grand’faim.

-- J’ai faim encore, dit Porthos en saluant le colonel Harrison.

-- Et comment ce grave événement vous est-il donc arrivé, de vous
passer de déjeuner? demanda le colonel en riant.

-- Par une raison bien simple, colonel, dit d’Artagnan. J’avais
hâte de vous rejoindre, et, pour arriver à ce résultat, j’avais
pris la même route que vous, ce que n’aurait pas dû faire un vieux
fourrier comme moi, qui doit savoir que là où a passé un bon et
brave régiment comme le vôtre, il ne reste rien à glaner. Aussi,
vous comprenez notre déception lorsqu’en arrivant à une jolie
petite maison située à la lisière d’un bois, et qui, de loin, avec
son toit rouge et ses contrevents verts, avait un petit air de
fête qui faisait plaisir à voir, au lieu d’y trouver les poules
que nous nous apprêtions à faire rôtir, et les jambons que nous
comptions faire griller, nous ne vîmes qu’un pauvre diable
baigné... Ah! mordioux! colonel, faites mon compliment à celui de
vos officiers qui a donné ce coup-là, il était bien donné, si bien
donné, qu’il a fait l’admiration de M. du Vallon, mon ami, qui les
donne gentiment aussi, les coups.

-- Oui, dit Harrison en riant et en s’adressant des yeux à un
officier assis à sa table, quand Groslow se charge de cette
besogne, il n’y a pas besoin de revenir après lui.

-- Ah! c’est monsieur, dit d’Artagnan en saluant l’officier; je
regrette que monsieur ne parle pas français, pour lui faire mon
compliment.

-- Je suis prêt à le recevoir et à vous le rendre, monsieur, dit
l’officier en assez bon français, car j’ai habité trois ans Paris.

-- Eh bien! monsieur, je m’empresse de vous dire, continua
d’Artagnan, que le coup était si bien appliqué, que vous avez
presque tué votre homme.

-- Je croyais l’avoir tué tout à fait, dit Groslow.

-- Non. Il ne s’en est pas fallu grand’chose, c’est vrai, mais il
n’est pas mort.

Et en disant ces mots, d’Artagnan jeta un regard sur Parry, qui se
tenait debout devant le roi, la pâleur de la mort au front, pour
lui indiquer que cette nouvelle était à son adresse.

Quant au roi, il avait écouté toute cette conversation le coeur
serré d’une indicible angoisse, car il ne savait pas où l’officier
français en voulait venir et ces détails cruels, cachés sous une
apparence insoucieuse, le révoltaient.

Aux derniers mots qu’il prononça seulement, il respira avec
liberté.

-- Ah diable! dit Groslow, je croyais avoir mieux réussi. S’il n’y
avait pas si loin d’ici à la maison de ce misérable, je
retournerais pour l’achever.

-- Et vous feriez bien, si vous avez peur qu’il en revienne, dit
d’Artagnan, car vous le savez, quand les blessures à la tête ne
tuent pas sur le coup, au bout de huit jours elles sont guéries.

Et d’Artagnan lança un second regard à Parry, sur la figure duquel
se répandit une telle expression de joie, que Charles lui tendit
la main en souriant.

Parry s’inclina sur la main de son maître et la baisa avec
respect.

-- En vérité, d’Artagnan, dit Athos, vous êtes à la fois homme de
parole et d’esprit. Mais que dites-vous du roi?

-- Sa physionomie me revient tout à fait, dit d’Artagnan; il a
l’air à la fois noble et bon.

-- Oui, mais il se laisse prendre, dit Porthos, c’est un tort.

-- J’ai bien envie de boire à la santé du roi, dit Athos.

-- Alors, laissez-moi porter la santé, dit d’Artagnan.

-- Faites, dit Aramis.

Porthos regardait d’Artagnan, tout étourdi des ressources que son
esprit gascon fournissait incessamment à son camarade.

D’Artagnan prit son gobelet d’étain, l’emplit et se leva.

-- Messieurs, dit-il à ses compagnons, buvons, s’il vous plaît, à
celui qui préside le repas. À notre colonel, et qu’il sache que
nous sommes bien à son service jusqu’à Londres et au-delà.

Et comme, en disant ces paroles, d’Artagnan regardait Harrison,
Harrison crut que le toast était pour lui, se leva et salua les
quatre amis, qui, les yeux attachés sur le roi Charles, burent
ensemble, tandis que Harrison, de son côté, vidait son verre sans
aucune défiance.

Charles, à son tour, tendit son verre à Parry, qui y versa
quelques gouttes de bière, car le roi était au régime de tout le
monde; et le portant à ses lèvres, en regardant à son tour les
quatre gentilshommes, il but avec un sourire plein de noblesse et
de reconnaissance.

-- Allons, messieurs, s’écria Harrison en reposant son verre et
sans aucun égard pour l’illustre prisonnier qu’il conduisait, en
route!

-- Où couchons-nous, colonel?

-- À Tirsk, répondit Harrison.

-- Parry, dit le roi en se levant à son tour et en se retournant
vers son valet, mon cheval. Je veux aller à Tirsk.

-- Ma foi, dit d’Artagnan à Athos, votre roi m’a véritablement
séduit et je suis tout à fait à son service.

-- Si ce que vous me dites là est sincère, répondit Athos, il
n’arrivera pas jusqu’à Londres.

-- Comment cela?

-- Oui, car avant ce moment nous l’aurons enlevé.

-- Ah! pour cette fois, Athos, dit d’Artagnan, ma parole
d’honneur, vous êtes fou.

-- Avez-vous donc quelque projet arrêté? demanda Aramis.

-- Eh! dit Porthos, la chose ne serait pas impossible si on avait
un bon projet.

-- Je n’en ai pas, dit Athos; mais d’Artagnan en trouvera un.

D’Artagnan haussa les épaules, et on se mit en route.


LXV. D’Artagnan trouve un projet

Athos connaissait d’Artagnan mieux peut-être que d’Artagnan ne se
connaissait lui-même. Il savait que, dans un esprit aventureux
comme l’était celui du Gascon, il s’agit de laisser tomber une
pensée, comme dans une terre riche et vigoureuse il s’agit
seulement de laisser tomber une graine.

Il avait donc laissé tranquillement son ami hausser les épaules,
et il avait continué son chemin en lui parlant de Raoul,
conversation qu’il avait, dans une autre circonstance,
complètement laissée tomber, on se le rappelle.

À la nuit fermée on arriva à Tirsk. Les quatre amis parurent
complètement étrangers et indifférents aux mesures de précaution
que l’on prenait pour s’assurer de la personne du roi. Ils se
retirèrent dans une maison particulière, et, comme ils avaient
d’un moment à l’autre à craindre pour eux-mêmes, ils s’établirent
dans une seule chambre en se ménageant une issue en cas d’attaque.
Les valets furent distribués à des postes différents; Grimaud
coucha sur une botte de paille en travers de la porte.

D’Artagnan était pensif, et semblait avoir momentanément perdu sa
loquacité ordinaire. Il ne disait pas mot, sifflotant sans cesse,
allant de son lit à la croisée. Porthos, qui ne voyait jamais rien
que les choses extérieures, lui, parlait comme d’habitude.
D’Artagnan répondait par monosyllabes. Athos et Aramis se
regardaient en souriant.

La journée avait été fatigante, et cependant, à l’exception de
Porthos, dont le sommeil était aussi inflexible que l’appétit, les
amis dormirent mal.

Le lendemain matin, d’Artagnan fut le premier debout. Il était
descendu aux écuries, il avait déjà visité les chevaux, il avait
déjà donné tous les ordres nécessaires à la journée qu’Athos et
Aramis n’étaient point levés, et que Porthos ronflait encore.

À huit heures du matin, on se mit en marche dans le même ordre que
la veille. Seulement d’Artagnan laissa ses amis cheminer de leur
côté, et alla renouer avec M. Groslow la connaissance entamée la
veille.

Celui-ci, que ses éloges avaient doucement caressé au coeur, le
reçut avec un gracieux sourire.

-- En vérité, monsieur, lui dit d’Artagnan, je suis heureux de
trouver quelqu’un avec qui parler ma pauvre langue.

M. du Vallon, mon ami, est d’un caractère fort mélancolique, de
sorte qu’on ne saurait lui tirer quatre paroles par jour; quant à
nos deux prisonniers, vous comprenez qu’ils sont peu en train de
faire la conversation.

-- Ce sont des royalistes enragés, dit Groslow.

-- Raison de plus pour qu’ils nous boudent d’avoir pris le Stuart,
à qui, je l’espère bien, vous allez faire un bel et bon procès.

-- Dame! dit Groslow, nous le conduisons à Londres pour cela.

-- Et vous ne le perdez pas de vue, je présume?

-- Peste! je le crois bien! Vous le voyez, ajouta l’officier en
riant, il a une escorte vraiment royale.

-- Oui, le jour, il n’y a pas de danger qu’il vous échappe; mais
la nuit...

-- La nuit, les précautions redoublent.

-- Et quel mode de surveillance employez-vous?

-- Huit hommes demeurent constamment dans sa chambre.

-- Diable! fit d’Artagnan, il est bien gardé. Mais, outre ces huit
hommes, vous placez sans doute une garde dehors? On ne peut
prendre trop de précaution contre un pareil prisonnier.

-- Oh! non. Pensez donc: que voulez-vous que fassent deux hommes
sans armes contre huit hommes armés?

-- Comment, deux hommes?

-- Oui, le roi et son valet de chambre.

-- On a donc permis à son valet de chambre de ne pas le quitter?

-- Oui, Stuart a demandé qu’on lui accordât cette grâce, et le
colonel Harrison y a consenti. Sous prétexte qu’il est roi, il
paraît qu’il ne peut pas s’habiller ni se déshabiller tout seul.

-- En vérité, capitaine, dit d’Artagnan décidé à continuer à
l’endroit de l’officier anglais le système laudatif qui lui avait
si bien réussi, plus je vous écoute, plus je m’étonne de la
manière facile et élégante avec laquelle vous parlez le français.
Vous avez habité Paris trois ans, c’est bien; mais j’habiterais
Londres toute ma vie que je n’arriverais pas, j’en suis sûr, au
degré où vous en êtes. Que faisiez-vous donc à Paris?

-- Mon père, qui est commerçant, m’avait placé chez son
correspondant, qui, de son côté, avait envoyé son fils chez mon
père; c’est l’habitude entre négociants de faire de pareils
échanges.

-- Et Paris vous a-t-il plu, monsieur?

-- Oui, mais vous auriez grand besoin d’une révolution dans le
genre de la nôtre; non pas contre votre roi, qui n’est qu’un
enfant, mais contre ce ladre d’italien qui est l’amant de votre
reine.

-- Ah! je suis bien de votre avis, monsieur, et que ce serait
bientôt fait, si nous avions seulement douze officiers comme vous,
sans préjugés, vigilants, intraitables! Ah! nous viendrions bien
vite à bout du Mazarin, et nous lui ferions un bon petit procès
comme celui que vous allez faire à votre roi.

-- Mais, dit l’officier, je croyais que vous étiez à son service,
et que c’était lui qui vous avait envoyé au général Cromwell?

-- C’est-à-dire que je suis au service du roi, et que, sachant
qu’il devait envoyer quelqu’un en Angleterre, j’ai sollicité cette
mission, tant était grand mon désir de connaître l’homme de génie
qui commande à cette heure aux trois royaumes. Aussi, quand il
nous a proposé, à M. du Vallon et à moi, de tirer l’épée en
l’honneur de la vieille Angleterre, vous avez vu comme nous avons
mordu à la proposition.

-- Oui, je sais que vous avez chargé aux côtés de M. Mordaunt.

-- À sa droite et à sa gauche, monsieur. Peste, encore un brave et
excellent jeune homme que celui-là. Comme il vous a décousu
monsieur son oncle! avez-vous vu?

-- Le connaissez-vous? demanda l’officier.

-- Beaucoup; je puis même dire que nous sommes fort liés: M. du
Vallon et moi sommes venus avec lui de France.

-- Il paraît même que vous l’avez fait attendre fort longtemps à
Boulogne.

-- Que voulez-vous, dit d’Artagnan, j’étais comme vous, j’avais un
roi en garde.

-- Ah! ah! dit Groslow, et quel roi?

-- Le nôtre, pardieu! le petit _king_, Louis le quatorzième.

Et d’Artagnan ôta son chapeau. L’Anglais en fit autant par
politesse.

-- Et combien de temps l’avez-vous gardé?

-- Trois nuits, et, par ma foi, je me rappellerai toujours ces
trois nuits avec plaisir.

-- Le jeune roi est donc bien aimable?

-- Le roi! il dormait les poings fermés.

-- Mais alors, que voulez-vous dire?

-- Je veux dire que mes amis les officiers aux gardes et aux
mousquetaires me venaient tenir compagnie, et que nous passions
nos nuits à boire et à jouer.

-- Ah! oui, dit l’Anglais avec un soupir, c’est vrai, vous êtes
joyeux compagnons, vous autres Français.

-- Ne jouez-vous donc pas aussi, quand vous êtes de garde?

-- Jamais, dit l’Anglais.

-- En ce cas vous devez fort vous ennuyer et je vous plains, dit
d’Artagnan.

-- Le fait est, reprit l’officier, que je vois arriver mon tour
avec une certaine terreur. C’est fort long, une nuit tout entière
à veiller.

-- Oui, quand on veille seul ou avec des soldats stupides; mais
quand on veille avec un joyeux _partner_, quand on fait rouler
l’or et les dés sur une table, la nuit passe comme un rêve.
N’aimez-vous donc pas le jeu?

-- Au contraire.

-- Le lansquenet, par exemple?

-- J’en suis fou, je le jouais presque tous les soirs en France.

-- Et depuis que vous êtes en Angleterre?

-- Je n’ai pas tenu un cornet ni une carte.

-- Je vous plains, dit d’Artagnan d’un air de compassion profonde.

-- Écoutez, dit l’Anglais, faites une chose.

-- Laquelle?

-- Demain je suis de garde.

-- Près du Stuart?

-- Oui. Venez passer la nuit avec moi.

-- Impossible.

-- Impossible?

-- De toute impossibilité.

-- Comment cela?

-- Chaque nuit je fais la partie de M. du Vallon. Quelquefois nous
ne nous couchons pas... Ce matin, par exemple, au jour nous
jouions encore.

-- Eh bien?

-- Eh bien! il s’ennuierait si je ne faisais pas sa partie.

-- Il est beau joueur?

-- Je lui ai vu perdre jusqu’à deux mille pistoles en riant aux
larmes.

-- Amenez-le alors.

-- Comment voulez-vous? Et nos prisonniers?

-- Ah diable! c’est vrai, dit l’officier. Mais faites-les garder
par vos laquais.

-- Oui, pour qu’ils se sauvent! dit d’Artagnan, je n’ai garde.

-- Ce sont donc des hommes de condition, que vous y tenez tant?

Peste! l’un est un riche seigneur de la Touraine; l’autre est un
chevalier de Malte de grande maison. Nous avons traité de leur
rançon à chacun: deux mille livres sterling en arrivant en France.
Nous ne voulons donc pas quitter un seul instant des hommes que
nos laquais savent des millionnaires. Nous les avons bien un peu
fouillés en les prenant et je vous avouerai même que c’est leur
bourse que nous nous tiraillons chaque nuit, M. du Vallon et moi;
mais ils peuvent nous avoir caché quelque pierre précieuse,
quelque diamant de prix, de sorte que nous sommes comme les
avares, qui ne quittent pas leur trésor; nous nous sommes
constitués gardiens permanents de nos hommes, et quand je dors,
M. du Vallon veille.

-- Ah! ah! fit Groslow.

-- Vous comprenez donc maintenant ce qui me force de refuser votre
politesse, à laquelle au reste je suis d’autant plus sensible, que
rien n’est plus ennuyeux que de jouer toujours avec la même
personne; les chances se compensent éternellement, et au bout d’un
mois on trouve qu’on ne s’est fait ni bien ni mal.

-- Ah! dit Groslow avec un soupir, il y a quelque chose de plus
ennuyeux encore, c’est de ne pas jouer du tout.

-- Je comprends cela, dit d’Artagnan.

-- Mais voyons, reprit l’Anglais, sont-ce des hommes dangereux que
vos hommes?

-- Sous quel rapport?

-- Sont-ils capables de tenter un coup de main?

D’Artagnan éclata de rire.

-- Jésus Dieu! s’écria-t-il; l’un des deux tremble la fièvre, ne
pouvant pas se faire au charmant pays que vous habitez; l’autre
est un chevalier de Malte, timide comme une jeune fille; et, pour
plus grande sécurité, nous leur avons ôté jusqu’à leurs couteaux
fermants et leurs ciseaux de poche.

-- Eh bien, dit Groslow, amenez-les.

-- Comment, vous voulez! dit d’Artagnan.

-- Oui, j’ai huit hommes.

-- Eh bien?

-- Quatre les garderont, quatre garderont le roi.

-- Au fait, dit d’Artagnan, la chose peut s’arranger ainsi,
quoique ce soit un grand embarras que je vous donne.

-- Bah! venez toujours; vous verrez comment j’arrangerai la chose.

-- Oh! je ne m’en inquiète pas, dit d’Artagnan; à un homme comme
vous, je me livre les yeux fermés.

Cette dernière flatterie tira de l’officier un de ces petits rires
de satisfaction qui font les gens amis de celui qui les provoque,
car ils sont une évaporation de la vanité caressée.

-- Mais, dit d’Artagnan, j’y pense, qui nous empêche de commencer
ce soir?

-- Quoi?

-- Notre partie.

-- Rien au monde, dit Groslow.

-- En effet, venez ce soir chez nous, et demain nous irons vous
rendre votre visite. Si quelque chose vous inquiète dans nos
hommes, qui, comme vous le savez, sont des royalistes enragés, eh
bien! il n’y aura rien de dit, et ce sera toujours une bonne nuit
de passée.

-- À merveille! Ce soir chez vous, demain chez Stuart, après-
demain chez moi.

-- Et les autres jours à Londres. Eh mordioux! dit d’Artagnan,
vous voyez bien qu’on peut mener joyeuse vie partout.

-- Oui, quand on rencontre des Français, et des Français comme
vous, dit Groslow.

-- Et comme M. du Vallon; vous verrez bien quel gaillard! un
frondeur enragé, un homme qui a failli tuer Mazarin entre deux
portes; on l’emploie parce qu’on en a peur.

-- Oui, dit Groslow, il a une bonne figure, et sans que je le
connaisse, il me revient tout à fait.

-- Ce sera bien autre chose quand vous le connaîtrez. Eh! tenez,
le voilà qui m’appelle. Pardon, nous sommes tellement liés qu’il
ne peut se passer de moi. Vous m’excusez?

-- Comment donc!

-- À ce soir.

-- Chez vous?

-- Chez moi.

Les deux hommes échangèrent un salut, et d’Artagnan revint vers
ses compagnons.

-- Que diable pouviez-vous dire à ce bouledogue? dit Porthos.

-- Mon cher ami, ne parlez point ainsi de M. Groslow, c’est un de
mes amis intimes.

-- Un de vos amis, dit Porthos, ce massacreur de paysans.

-- Chut! mon cher Porthos. Eh bien! oui, M. Groslow est un peu
vif, c’est vrai, mais au fond, je lui ai découvert deux bonnes
qualités: il est bête et orgueilleux.

Porthos ouvrit de grands yeux stupéfaits, Athos et Aramis se
regardèrent avec un sourire; ils connaissaient d’Artagnan et
savaient qu’il ne faisait rien sans but.

-- Mais, continua d’Artagnan, vous l’apprécierez vous-même.

-- Comment cela?

-- Je vous le présente ce soir, il vient jouer avec nous.

-- Oh! oh! dit Porthos, dont les yeux s’allumèrent à ce mot, et il
est riche?

-- C’est le fils d’un des plus forts négociants de Londres.

-- Et il connaît le lansquenet?

-- Il l’adore.

-- La bassette?

-- C’est sa folie.

-- Le biribi?

-- Il y raffine.

-- Bon, dit Porthos, nous passerons une agréable nuit.

-- D’autant plus agréable qu’elle nous promettra une nuit
meilleure.

-- Comment cela?

-- Oui, nous lui donnons à jouer ce soir; lui, donne à jouer
demain.

-- Où cela?

-- Je vous le dirai. Maintenant ne nous occupons que d’une chose:
c’est de recevoir dignement l’honneur que nous fait M. Groslow.
Nous nous arrêtons ce soir à Derby: que Mousqueton prenne les
devants, et s’il y a une bouteille de vin dans toute la ville,
qu’il l’achète. Il n’y aura pas de mal non plus qu’il préparât un
petit souper, auquel vous ne prendrez point part, vous, Athos,
parce que vous avez la fièvre, et vous, Aramis, parce que vous
êtes chevalier de Malte, et que les propos de soudards comme nous
vous déplaisent et vous font rougir. Entendez-vous bien cela?

-- Oui, dit Porthos; mais le diable m’emporte si je comprends.

-- Porthos, mon ami, vous savez que je descends des prophètes par
mon père, et des sibylles par ma mère, que je ne parle que par
paraboles et par énigmes; que ceux qui ont des oreilles écoutent,
et que ceux qui ont des yeux regardent, je n’en puis pas dire
davantage pour le moment.

-- Faites, mon ami, dit Athos, je suis sûr que ce que vous faites
est bien fait.

-- Et vous, Aramis, êtes-vous dans la même opinion?

-- Tout à fait, mon cher d’Artagnan.

-- À la bonne heure, dit d’Artagnan, voilà de vrais croyants, et
il y a plaisir d’essayer des miracles pour eux; ce n’est pas comme
cet incrédule de Porthos, qui veut toujours voir et toucher pour
croire.

-- Le fait est, dit Porthos d’un air fin, que je suis très
incrédule.

D’Artagnan lui donna une claque sur l’épaule, et, comme on
arrivait à la station du déjeuner, la conversation en resta là.

Vers les cinq heures du soir, comme la chose était convenue, on
fit partir Mousqueton en avant. Mousqueton ne parlait pas anglais,
mais, depuis qu’il était en Angleterre, il avait remarqué une
chose, c’est que Grimaud, par l’habitude du geste, avait
parfaitement remplacé la parole. Il s’était donc mis à étudier le
geste avec Grimaud, et en quelques leçons, grâce à la supériorité
du maître, il était arrivé à une certaine force. Blaisois
l’accompagna.

Les quatre amis, en traversant la principale rue de Derby,
aperçurent Blaisois debout sur le seuil d’une maison de belle
apparence; c’est là que leur logement était préparé.

De toute la journée, ils ne s’étaient pas approchés du roi, de
peur de donner des soupçons, et au lieu de dîner à la table du
colonel Harrison, comme ils l’avaient fait la veille, ils avaient
dîné entre eux.

À l’heure convenue, Groslow vint. D’Artagnan le reçut comme il eût
reçu un ami de vingt ans. Porthos le toisa des pieds à la tête et
sourit en reconnaissant que malgré le coup remarquable qu’il avait
donné au frère de Parry, il n’était pas de sa force. Athos et
Aramis firent ce qu’ils purent pour cacher le dégoût que leur
inspirait cette nature brutale et grossière.

En somme, Groslow parut content de la réception.

Athos et Aramis se tinrent dans leur rôle. À minuit ils se
retirèrent dans leur chambre, dont on laissa, sous prétexte de
surveillance, la porte ouverte. En outre, d’Artagnan les y
accompagna, laissant Porthos aux prises avec Groslow.

Porthos gagna cinquante pistoles à Groslow, et trouva, lorsqu’il
se fut retiré, qu’il était d’une compagnie plus agréable qu’il ne
l’avait cru d’abord.

Quant à Groslow, il se promit de réparer le lendemain sur
d’Artagnan l’échec qu’il avait éprouvé avec Porthos, et quitta le
Gascon en lui rappelant le rendez-vous du soir.

Nous disons du soir, car les joueurs se quittèrent à quatre heures
du matin.

La journée se passa comme d’habitude; d’Artagnan allait du
capitaine Groslow au colonel Harrison et du colonel Harrison à ses
amis. Pour quelqu’un qui ne connaissait pas d’Artagnan, il
paraissait être dans son assiette ordinaire; pour ses amis, c’est-
à-dire pour Athos et Aramis, sa gaieté était de la fièvre.

-- Que peut-il machiner? disait Aramis.

-- Attendons, disait Athos.

Porthos ne disait rien, seulement il comptait l’une après l’autre,
dans son gousset, avec un air de satisfaction qui se trahissait à
l’extérieur, les cinquante pistoles qu’il avait gagnées à Groslow.

En arrivant le soir à Ryston, d’Artagnan rassembla ses amis. Sa
figure avait perdu ce caractère de gaieté insoucieuse qu’il avait
porté comme un masque toute la journée; Athos serra la main à
Aramis.

-- Le moment approche, dit-il.

-- Oui, dit d’Artagnan qui avait entendu, oui, le moment approche:
cette nuit, messieurs, nous sauvons le roi.

Athos tressaillit, ses yeux s’enflammèrent.

-- D’Artagnan, dit-il, doutant après avoir espéré, ce n’est point
une plaisanterie, n’est-ce pas? elle me ferait trop grand mal!

-- Vous êtes étrange, Athos, dit d’Artagnan, de douter ainsi de
moi. Où et quand m’avez-vous vu plaisanter avec le coeur d’un ami
et la vie d’un roi? Je vous ai dit et je vous répète que cette
nuit nous sauvons Charles Ier. Vous vous en êtes rapporté à moi de
trouver un moyen, le moyen est trouvé.

Porthos regardait d’Artagnan avec un sentiment d’admiration
profonde. Aramis souriait en homme qui espère.

Athos était pâle comme la mort et tremblait de tous ses membres.

-- Parlez, dit Athos.

Porthos ouvrit ses gros yeux, Aramis se pendit pour ainsi dire aux
lèvres de d’Artagnan.

-- Nous sommes invités à passer la nuit chez M. Groslow, vous
savez cela?

-- Oui, répondit Porthos, il nous a fait promettre de lui donner
sa revanche.

-- Bien. Mais savez-vous où nous lui donnons sa revanche?

-- Non.

-- Chez le roi.

-- Chez le roi! s’écria Athos.

-- Oui, messieurs, chez le roi. M. Groslow est de garde ce soir
près de Sa Majesté, et, pour se distraire dans sa faction, il nous
invite à aller lui tenir compagnie.

-- Tous quatre? demanda Athos.

-- Pardieu! certainement, tous quatre; est-ce que nous quittons
nos prisonniers!

-- Ah! ah! fit Aramis.

-- Voyons, dit Athos palpitant.

-- Nous allons donc chez Groslow, nous avec nos épées, vous avec
des poignards; à nous quatre nous nous rendons maîtres de ces huit
imbéciles et de leur stupide commandant. Monsieur Porthos, qu’en
dites-vous?

-- Je dis que c’est facile, dit Porthos.

-- Nous habillons le roi en Groslow; Mousqueton, Grimaud et
Blaisois nous tiennent des chevaux tout sellés au détour de la
première rue, nous sautons dessus, et avant le jour nous sommes à
vingt lieues d’ici! est-ce tramé cela, Athos?

Athos posa ses deux mains sur les épaules de d’Artagnan et le
regarda avec son calme et doux sourire.

-- Je déclare, ami, dit-il, qu’il n’y a pas de créature sous le
ciel qui vous égale en noblesse et en courage; pendant que nous
vous croyions indifférent à nos douleurs que vous pouviez sans
crime ne point partager, vous seul d’entre nous trouvez ce que
nous cherchions vainement. Je te le répète donc, d’Artagnan, tu es
le meilleur de nous, et je te bénis et je t’aime, mon cher fils.

-- Dire que je n’ai point trouvé cela, dit Porthos en se frappant
sur le front, c’est si simple!

-- Mais, dit Aramis, si j’ai bien compris, nous tuerons tout,
n’est-ce pas?

Athos frissonna et devint fort pâle.

-- Mordioux! dit d’Artagnan, il le faudra bien. J’ai cherché
longtemps s’il n’y avait pas moyen d’éluder la chose, mais j’avoue
que je n’en ai pas pu trouver.

-- Voyons, dit Aramis, il ne s’agit pas ici de marchander avec la
situation; comment procédons-nous?

-- J’ai fait un double plan, répondit d’Artagnan.

-- Voyons le premier, dit Aramis.

-- Si nous sommes tous les quatre réunis, à mon signal, et ce
signal sera le mot _enfin_, vous plongez chacun un poignard dans
le coeur du soldat qui est le plus proche de vous, nous en faisons
autant de notre côté; voilà d’abord quatre hommes morts; la partie
devient donc égale, puisque nous nous trouvons quatre contre cinq;
ces cinq-là se rendent, et on les bâillonne, ou ils se défendent
et on les tue; si par hasard notre amphitryon change d’avis et ne
reçoit à sa partie que Porthos et moi, dame! il faudra prendre les
grands moyens en frappant double; ce sera un peu plus long et un
peu bruyant, mais vous vous tiendrez dehors avec des épées et vous
accourrez au bruit.

-- Mais si l’on vous frappait vous-mêmes? dit Athos.

-- Impossible! dit d’Artagnan, ces buveurs de bière sont trop
lourds et trop maladroits; d’ailleurs vous frapperez à la gorge,
Porthos, cela tue aussi vite et empêche de crier ceux que l’on
tue.

-- Très bien! dit Porthos, ce sera un joli petit égorgement.

-- Affreux! affreux! dit Athos.

-- Bah! monsieur l’homme sensible, dit d’Artagnan, vous en feriez
bien d’autres dans une bataille. D’ailleurs, ami, continua-t-il,
si vous trouvez que la vie du roi ne vaille pas ce qu’elle doit
coûter, rien n’est dit, et je vais prévenir M. Groslow que je suis
malade.

-- Non, dit Athos, j’ai tort, mon ami, et c’est vous qui avez
raison, pardonnez-moi.

En ce moment la porte s’ouvrit et un soldat parut.

-- M. le capitaine Groslow, dit-il en mauvais français, fait
prévenir monsieur d’Artagnan et monsieur du Vallon qu’il les
attend.

-- Où cela?

-- Où cela? demanda d’Artagnan.

-- Dans la chambre du Nabuchodonosor anglais, répondit le soldat,
puritain renforcé.

-- C’est bien, répondit en excellent anglais Athos, à qui le rouge
était monté au visage à cette insulte faite à la majesté royale,
c’est bien; dites au capitaine Groslow que nous y allons.

Puis le puritain sortit; l’ordre avait été donné aux laquais de
seller huit chevaux, et d’aller attendre, sans se séparer les uns
des autres ni sans mettre pied à terre, au coin d’une rue située à
vingt pas à peu près de la maison où était logé le roi.


LXVI. La partie de lansquenet

En effet, il était neuf heures du soir; les postes avaient été
relevés à huit, et depuis une heure la garde du capitaine Groslow
avait commencé.

D’Artagnan et Porthos armés de leurs épées, et Athos et Aramis
ayant chacun un poignard caché dans la poitrine, s’avancèrent vers
la maison qui ce soir-là servait de prison à Charles Stuart. Ces
deux derniers suivaient leurs vainqueurs, humbles et désarmés en
apparence, comme des captifs.

-- Ma foi, dit Groslow en les apercevant, je ne comptais presque
plus sur vous.

D’Artagnan s’approcha de celui-ci et lui dit tout bas:

-- En effet, nous avons hésité un instant, M. du Vallon et moi.

-- Et pourquoi? demanda Groslow.

D’Artagnan lui montra de l’oeil Athos et Aramis.

-- Ah! ah! dit Groslow, à cause des opinions? peu importe. Au
contraire, ajouta-t-il en riant; s’ils veulent voir leur Stuart,
ils le verront.

-- Passons-nous la nuit dans la chambre du roi? demanda
d’Artagnan.

-- Non, mais dans la chambre voisine; et comme la porte restera
ouverte, c’est exactement comme si nous demeurions dans sa chambre
même. Vous êtes-vous munis d’argent? Je vous déclare que je compte
jouer ce soir un jeu d’enfer.

-- Entendez-vous? dit d’Artagnan en faisant sonner l’or dans ses
poches.

-- _Very good!_ dit Groslow, et il ouvrit la porte de la chambre.
C’est pour vous montrer le chemin, messieurs, dit-il.

Et il entra le premier.

D’Artagnan se retourna vers ses amis. Porthos était insoucieux
comme s’il s’agissait d’une partie ordinaire; Athos était pâle,
mais résolu; Aramis essuyait avec un mouchoir son front mouillé
d’une légère sueur.

Les huit gardes étaient à leur poste: quatre étaient dans la
chambre du roi, deux à la porte de communication, deux à la porte
par laquelle entraient les quatre amis. À la vue des épées nues,
Athos sourit; ce n’était donc plus une boucherie, mais un combat.

À partir de ce moment toute sa bonne humeur parut revenue.

Charles, que l’on apercevait à travers une porte ouverte, était
sur son lit tout habillé: seulement une couverture de laine était
rejetée sur lui.

À son chevet, Parry était assis lisant à voix basse, et cependant
assez haute pour que Charles, qui l’écoutait les yeux fermés,
l’entendît, un chapitre dans une Bible catholique.

Une chandelle de suif grossier, placée sur une table noire,
éclairait le visage résigné du roi et le visage infiniment moins
calme de son fidèle serviteur.

De temps en temps Parry s’interrompait, croyant que le roi dormait
visiblement; mais alors le roi rouvrait les yeux et lui disait en
souriant:

-- Continue, mon bon Parry, j’écoute.

Groslow s’avança jusqu’au seuil de la chambre du roi, remit avec
affectation sur sa tête le chapeau qu’il avait tenu à la main pour
recevoir ses hôtes, regarda un instant avec mépris ce tableau
simple et touchant d’un vieux serviteur lisant la Bible à son roi
prisonnier, s’assura que chaque homme était bien au poste qu’il
lui avait assigné, et, se retournant vers d’Artagnan, il regarda
triomphalement le Français comme pour mendier un éloge sur sa
tactique.

-- À merveille, dit le Gascon; cap de Diou! vous ferez un général
un peu distingué.

-- Et croyez-vous, demanda Groslow, que ce sera tant que je serai
de garde près de lui que le Stuart se sauvera?

-- Non, certes, répondit d’Artagnan. À moins qu’il ne lui pleuve
des amis du ciel.

Le visage de Groslow s’épanouit.

Comme Charles Stuart avait gardé pendant cette scène ses yeux
constamment fermés, on ne peut dire s’il s’était aperçu ou non de
l’insolence du capitaine puritain. Mais malgré lui, dès qu’il
entendit le timbre accentué de la voix de d’Artagnan, ses
paupières se rouvrirent.

Parry, de son côté, tressaillit et interrompit la lecture.

-- À quoi songes-tu donc de t’interrompre? dit le roi, continue,
mon bon Parry; à moins que tu ne sois fatigué, toutefois.

-- Non, sire, dit le valet de chambre.

Et il reprit sa lecture.

Une table était préparée dans la première chambre, et sur cette
table, couverte d’un tapis, étaient deux chandelles allumées, des
cartes, deux cornets et des dés.

-- Messieurs, dit Groslow, asseyez-vous, je vous prie, moi, en
face du Stuart, que j’aime tant à voir, surtout où il est; vous,
monsieur d’Artagnan, en face de moi.

Athos rougit de colère, d’Artagnan le regarda en fronçant le
sourcil.

-- C’est cela, dit d’Artagnan; vous, monsieur le comte de La Fère,
à la droite de monsieur Groslow; vous, monsieur le chevalier
d’Herblay, à sa gauche; vous, du Vallon, près de moi. Vous pariez
pour moi, et ces messieurs pour monsieur Groslow.

D’Artagnan les avait ainsi: Porthos à sa gauche, et il lui parlait
du genou; Athos et Aramis en face de lui, et il les tenait sous
son regard.

Aux noms du comte de La Fère et du chevalier d’Herblay, Charles
rouvrit les yeux, et malgré lui, relevant sa noble tête, embrassa
d’un regard tous les acteurs de cette scène.

En ce moment Parry tourna quelques feuillets de sa Bible et lut
tout haut ce verset de Jérémie:

«Dieu dit: Écoutez les paroles des prophètes, mes serviteurs, que
je vous ai envoyés avec grand soin, et que j’ai conduits vers
vous.»

Les quatre amis échangèrent un regard. Les paroles que venait de
dire Parry leur indiquaient que leur présence était attribuée par
le roi à son véritable motif.

Les yeux de d’Artagnan pétillèrent de joie.

-- Vous m’avez demandé tout à l’heure si j’étais en fonds? dit
d’Artagnan en mettant une vingtaine de pistoles sur la table.

-- Oui, dit Groslow.

-- Eh bien, reprit d’Artagnan, à mon tour je vous dis. Tenez bien
votre trésor, mon cher monsieur Groslow, car je vous réponds que
nous ne sortirons d’ici qu’en vous l’enlevant.

-- Ce ne sera pas sans que je le défende, dit Groslow.

-- Tant mieux, dit d’Artagnan. Bataille, mon cher capitaine,
bataille! Vous savez ou vous ne savez pas que c’est ce que nous
demandons.

-- Ah! oui, je sais bien, dit Groslow en éclatant de son gros
rire, vous ne cherchez que plaies et bosses, vous autres Français.

En effet, Charles avait tout entendu, tout compris. Une légère
rougeur monta à son visage. Les soldats qui le gardaient le virent
donc peu à peu étendre ses membres fatigués, et, sous prétexte
d’une excessive chaleur, provoquée par un poêle chauffé à blanc,
rejeter peu à peu la couverture écossaise sous laquelle, nous
l’avons dit, il était couché tout vêtu.

Athos et Aramis tressaillirent de joie en voyant que le roi était
couché habillé.

La partie commença. Ce soir-là la veine avait tourné et était pour
Groslow, il tenait tout et gagnait toujours. Une centaine de
pistoles passa ainsi d’un côté de la table à l’autre. Groslow
était d’une gaieté folle.

Porthos, qui avait reperdu les cinquante pistoles qu’il avait
gagnées la veille, et en outre une trentaine de pistoles à lui,
était fort maussade et interrogeait d’Artagnan du genou, comme
pour lui demander s’il n’était pas bientôt temps de passer à un
autre jeu; de leur côté, Athos et Aramis le regardaient d’un oeil
scrutateur, mais d’Artagnan restait impassible.

Dix heures sonnèrent. On entendit la ronde qui passait.

-- Combien faites-vous de rondes comme celle-là? dit d’Artagnan en
tirant de nouvelles pistoles de sa poche.

-- Cinq, dit Groslow, une toutes les deux heures.

-- Bien, dit d’Artagnan, c’est prudent.

Et à son tour, il lança un coup d’oeil à Athos et à Aramis. On
entendit les pas de la patrouille qui s’éloignait.

D’Artagnan répondit pour la première fois au coup de genou de
Porthos par un coup de genou pareil.

Cependant, attirés par cet attrait du jeu et par la vue de l’or,
si puissante chez tous les hommes, les soldats, dont la consigne
était de rester dans la chambre du roi, s’étaient peu à peu
rapprochés de la porte, et là, en se haussant sur la pointe du
pied, ils regardaient par-dessus l’épaule de d’Artagnan et de
Porthos; ceux de la porte s’étaient rapprochés aussi, secondant de
cette façon les désirs des quatre amis, qui aimaient mieux les
avoir sous la main que d’être obligés de courir à eux aux quatre
coins de la chambre. Les deux sentinelles de la porte avaient
toujours l’épée nue, seulement elles s’appuyaient sur la pointe,
et regardaient les joueurs.

Athos semblait se calmer à mesure que le moment approchait; ses
deux mains blanches et aristocratiques jouaient avec des louis,
qu’il tordait et redressait avec autant de facilité que si l’or
eût été de l’étain; moins maître de lui, Aramis fouillait
continuellement sa poitrine; impatient de perdre toujours, Porthos
jouait du genou à tout rompre.

D’Artagnan se retourna, regardant machinalement en arrière, et vit
entre deux soldats Parry debout, et Charles appuyé sur son coude,
joignant les mains et paraissant adresser à Dieu une fervente
prière. D’Artagnan comprit que le moment était venu, que chacun
était à son poste et qu’on n’attendait plus que le mot: «Enfin!»
qui, on se le rappelle, devait servir de signal.

Il lança un coup d’oeil préparatoire à Athos et à Aramis, et tous
deux reculèrent légèrement leur chaise pour avoir la liberté du
mouvement.

Il donna un second coup de genou à Porthos, et celui-ci se leva
comme pour se dégourdir les jambes; seulement en se levant il
s’assura que son épée pouvait sortir facilement du fourreau.

-- Sacrebleu! dit d’Artagnan, encore vingt pistoles de perdues! En
vérité, capitaine Groslow, vous avez trop de bonheur, cela ne peut
durer.

Et il tira vingt autres pistoles de sa poche.

-- Un dernier coup, capitaine. Ces vingt pistoles sur un coup, sur
un seul, sur le dernier.

-- Va pour vingt pistoles, dit Groslow.

Et il retourna deux cartes comme c’est l’habitude, un roi pour
d’Artagnan, un as pour lui.

-- Un roi, dit d’Artagnan, c’est de bon augure. Maître Groslow,
ajouta-t-il, prenez garde au roi.

Et, malgré sa puissance sur lui-même, il y avait dans la voix de
d’Artagnan une vibration étrange qui fit tressaillir son
_partner_.

Groslow commença à retourner les cartes les unes après les autres.
S’il retournait un as d’abord, il avait gagné; s’il retournait un
roi, il avait perdu.

Il retourna un roi.

-- Enfin! dit d’Artagnan.

À ce mot, Athos et Aramis se levèrent, Porthos recula d’un pas.

Poignards et épées allaient briller, mais soudain la porte
s’ouvrit, et Harrison parut sur le seuil, accompagné d’un homme
enveloppé dans un manteau.

Derrière cet homme, on voyait briller les mousquets de cinq ou six
soldats.

Groslow se leva vivement, honteux d’être surpris au milieu du vin,
des cartes et des dés. Mais Harrison ne fit point attention à lui,
et, entrant dans la chambre du roi suivi de son compagnon:

-- Charles Stuart, dit-il, l’ordre arrive de vous conduire à
Londres sans s’arrêter ni jour ni nuit. Apprêtez-vous donc à
partir à l’instant même.

-- Et de quelle part cet ordre est-il donné? demanda le roi, de la
part du général Olivier Cromwell?

-- Oui, dit Harrison, et voici monsieur Mordaunt qui l’apporte à
l’instant même et qui a charge de le faire exécuter.

-- Mordaunt! murmurèrent les quatre amis en échangeant un regard.

D’Artagnan rafla sur la table tout l’argent que lui et Porthos
avaient perdu et l’engouffra dans sa vaste poche; Athos et Aramis
se rangèrent derrière lui. À ce mouvement Mordaunt se retourna,
les reconnut et poussa une exclamation de joie sauvage.

-- Je crois que nous sommes pris, dit tout bas d’Artagnan à ses
amis.

-- Pas encore, dit Porthos.

-- Colonel! colonel! dit Mordaunt, faites entourer cette chambre,
vous êtes trahis. Ces quatre Français se sont sauvés de Newcastle
et veulent sans doute enlever le roi. Qu’on les arrête.

-- Oh! jeune homme, dit d’Artagnan en tirant son épée, voici un
ordre plus facile à dire qu’à exécuter.

Puis, décrivant autour de lui un moulinet terrible:

-- En retraite, amis, cria-t-il, en retraite!

En même temps il s’élança vers la porte, renversa deux des soldats
qui la gardaient avant qu’ils eussent eu le temps d’armer leurs
mousquets; Athos et Aramis le suivirent; Porthos fit l’arrière-
garde, et avant que soldats, officiers, colonel, eussent eu le
temps de se reconnaître, ils étaient tous quatre dans la rue.

-- Feu! cria Mordaunt, feu sur eux!

Deux ou trois coups de mousquet partirent effectivement, mais
n’eurent d’autre effet que de montrer les quatre fugitifs tournant
sains et saufs l’angle de la rue.

Les chevaux étaient à l’endroit désigné; les valets n’eurent qu’à
jeter la bride à leurs maîtres, qui se trouvèrent en selle avec la
légèreté de cavaliers consommés.

-- En avant! dit d’Artagnan, de l’éperon, ferme!

Ils coururent ainsi suivant d’Artagnan et reprenant la route
qu’ils avaient déjà faite dans la journée, c’est-à-dire se
dirigeant vers Écosse Le bourg n’avait ni portes ni murailles, ils
en sortirent donc sans difficulté.

À cinquante pas de la dernière maison, d’Artagnan s’arrêta.

-- Halte! dit-il.

-- Comment, halte? s’écria Porthos. Ventre à terre, vous voulez
dire?

-- Pas du tout, répondit d’Artagnan. Cette fois-ci on va nous
poursuivre, laissons-les sortir du bourg et courir après nous sur
la route Écosse; et quand nous les aurons vus passer au galop,
suivons la route opposée.

À quelques pas de là passait un ruisseau, un pont était jeté sur
le ruisseau; d’Artagnan conduisit son cheval sous l’arche de ce
pont; ses amis le suivirent.

Ils n’y étaient pas depuis dix minutes qu’ils entendirent
approcher le galop rapide d’une troupe de cavaliers. Cinq minutes
après, cette troupe passait sur leur tête, bien loin de se douter
que ceux qu’ils cherchaient n’étaient séparés d’eux que par
l’épaisseur de la voûte du pont.


LXVII. Londres

Lorsque le bruit des chevaux se fut perdu dans le lointain,
d’Artagnan regagna le bord de la rivière, et se mit à arpenter la
plaine en s’orientant autant que possible sur Londres. Ses trois
amis le suivirent en silence, jusqu’à ce qu’à l’aide d’un large
demi-cercle ils eussent laissé la ville loin derrière eux.

-- Pour cette fois, dit d’Artagnan lorsqu’il se crut enfin assez
loin du point de départ pour passer du galop au trot, je crois
bien que décidément tout est perdu, et que ce que nous avons de
mieux à faire est de gagner la France. Que dites-vous de la
proposition, Athos? ne la trouvez-vous point raisonnable?

-- Oui, cher ami, répondit Athos; mais vous avez prononcé l’autre
jour une parole plus que raisonnable, une parole noble et
généreuse, vous avez dit: «Nous mourrons ici!» Je vous rappellerai
votre parole.

-- Oh! dit Porthos, la mort n’est rien, et ce n’est pas la mort
qui doit nous inquiéter, puisque nous ne savons pas ce que c’est;
mais c’est l’idée d’une défaite qui me tourmente. À la façon dont
les choses tournent, je vois qu’il nous faudra livrer bataille à
Londres, aux provinces, à toute l’Angleterre, et en vérité nous ne
pouvons à la fin manquer d’être battus.

-- Nous devons assister à cette grande tragédie jusqu’à la fin,
dit Athos; quel qu’il soit, ne quittons l’Angleterre qu’après le
dénouement. Pensez-vous comme moi, Aramis?

-- En tout point, mon cher comte; puis je vous avoue que je ne
serais pas fâché de retrouver le Mordaunt; il me semble que nous
avons un compte à régler avec lui, et que ce n’est pas notre
habitude de quitter les pays sans payer ces sortes de dettes.

-- Ah! ceci est autre chose, dit d’Artagnan, et voilà une raison
qui me paraît plausible. J’avoue, quant à moi, que, pour retrouver
le Mordaunt en question, je resterai s’il le faut un an à Londres.
Seulement logeons-nous chez un homme sûr et de façon à n’éveiller
aucun soupçon, car à cette heure, M. Cromwell doit nous faire
chercher, et autant que j’en ai pu juger, il ne plaisante pas,
M. Cromwell. Athos, connaissez-vous dans toute la ville une
auberge où l’on trouve des draps blancs, du rosbif raisonnablement
cuit et du vin qui ne soit pas fait avec du houblon ou du
genièvre?

-- Je crois que j’ai votre affaire, dit Athos. De Winter nous a
conduits chez un homme qu’il disait être un ancien Espagnol
naturalisé Anglais de par les guinées de ses nouveaux
compatriotes. Qu’en dites-vous Aramis?

-- Mais le projet de nous arrêter chez el señor Perez me paraît
des plus raisonnables, je l’adopte donc pour mon compte. Nous
invoquerons le souvenir de ce pauvre de Winter, pour lequel il
paraissait avoir une grande vénération; nous lui dirons que nous
venons en amateurs pour voir ce qui se passe; nous dépenserons
chez lui chacun une guinée par jour, et je crois que, moyennant
toutes ces précautions, nous pourrons demeurer assez tranquilles.

-- Vous en oubliez une, Aramis, et une précaution assez importante
même.

-- Laquelle?

-- Celle de changer d’habits.

-- Bah! dit Porthos, pourquoi faire, changer d’habits? nous sommes
si bien à notre aise dans ceux-ci!

-- Pour ne pas être reconnus, dit d’Artagnan. Nos habits ont une
coupe et presque une couleur uniforme qui dénonce leur _Frenchman_
à la première vue. Or, je ne tiens pas assez à la coupe de mon
pourpoint ou à la couleur de mes chausses pour risquer, par amour
pour elles, d’être pendu à Tyburn ou d’aller faire un tour aux
Indes. Je vais m’acheter un habit marron. J’ai remarqué que tous
ces imbéciles de puritains raffolaient de cette couleur.

-- Mais retrouverez-vous votre homme? dit Aramis.

-- Oh! certainement, il demeurait Green-Hall street_, Bedford’s
Tavern;_ d’ailleurs j’irais dans la cité les yeux fermés.

-- Je voudrais déjà y être, dit d’Artagnan, et mon avis serait
d’arriver à Londres avant le jour, dussions-nous crever nos
chevaux.

-- Allons donc, dit Athos, car si je ne me trompe pas dans mes
calculs, nous ne devons guère en être éloignés que de huit ou dix
lieues.

Les amis pressèrent leurs chevaux, et effectivement ils arrivèrent
vers les cinq heures du matin. À la porte par laquelle ils se
présentèrent, un poste les arrêta; mais Athos répondit en
excellent anglais qu’ils étaient envoyés par le colonel Harrison
pour prévenir son collègue, M. Pride, de l’arrivée prochaine du
roi. Cette réponse amena quelques questions sur la prise du roi,
et Athos donna des détails si précis et si positifs, que si les
gardiens des portes avaient quelques soupçons, ces soupçons
s’évanouirent complètement. Le passage fut donc livré aux quatre
amis avec toutes sortes de congratulations puritaines.

Athos avait dit vrai; il alla droit à _Bedford’s Tavern_ et se fit
reconnaître de l’hôte, qui fut si fort enchanté de le voir revenir
en si nombreuse et si belle compagnie, qu’il fit préparer à
l’instant même ses plus belles chambres.

Quoiqu’il ne fît pas jour encore, nos quatre voyageurs, en
arrivant à Londres, avaient trouvé toute la ville en rumeur. Le
bruit que le roi, ramené par le colonel Harrison, s’acheminait
vers la capitale, s’était répandu dès la veille, et beaucoup ne
s’étaient point couchés de peur que le Stuart, comme ils
l’appelaient, n’arrivât dans la nuit et qu’ils ne manquassent son
entrée.

Le projet de changement d’habits avait été adopté à l’unanimité,
on se le rappelle, moins la légère opposition de Porthos. On
s’occupa donc de le mettre à exécution. L’hôte se fit apporter des
vêtements de toute sorte comme s’il voulait remonter sa garde-
robe. Athos prit un habit noir qui lui donnait l’air d’un honnête
bourgeois; Aramis, qui ne voulait pas quitter l’épée, choisit un
habit foncé de coupe militaire; Porthos fut séduit par un
pourpoint rouge et par des chausses vertes; d’Artagnan, dont la
couleur était arrêtée d’avance, n’eut qu’à s’occuper de la nuance,
et, sous l’habit marron qu’il convoitait, représenta assez
exactement un marchand de sucre retiré.

Quant à Grimaud et à Mousqueton, qui ne portaient pas de livrée,
ils se trouvèrent tout déguisés; Grimaud, d’ailleurs, offrait le
type calme, sec et raide de l’Anglais circonspect; Mousqueton,
celui de l’Anglais ventru, bouffi et flâneur.

-- Maintenant, dit d’Artagnan, passons au principal; coupons-nous
les cheveux afin de n’être point insultés par la populace. N’étant
plus gentilshommes par l’épée, soyons puritains par la coiffure.
C’est, vous le savez, le point important qui sépare le
covenantaire du cavalier.

Sur ce point important, d’Artagnan trouva Aramis fort insoumis; il
voulait à toute force garder sa chevelure, qu’il avait fort belle
et dont il prenait le plus grand soin, et il fallut qu’Athos, à
qui toutes ces questions étaient indifférentes, lui donnât
l’exemple. Porthos livra sans difficulté son chef à Mousqueton,
qui tailla à pleins ciseaux dans l’épaisse et rude chevelure.
D’Artagnan se découpa lui-même une tête de fantaisie qui ne
ressemblait pas mal à une médaille du temps de François Ier ou de
Charles IX.

-- Nous sommes affreux, dit Athos.

-- Et il me semble que nous puons le puritain à faire frémir, dit
Aramis.

-- J’ai froid à la tête, dit Porthos.

-- Et moi, je me sens envie de prêcher, dit d’Artagnan.

-- Maintenant, dit Athos, que nous ne nous reconnaissons pas nous-
mêmes et que nous n’avons point par conséquent la crainte que les
autres nous reconnaissent, allons voir entrer le roi; s’il a
marché toute la nuit, il ne doit pas être loin de Londres.

En effet, les quatre amis n’étaient pas mêlés depuis deux heures à
la foule que de grands cris et un grand mouvement annoncèrent que
Charles arrivait. On avait envoyé un carrosse au-devant de lui, et
de loin le gigantesque Porthos, qui dépassait de la tête toutes
les têtes, annonça qu’il voyait venir le carrosse royal.
D’Artagnan se dressa sur la pointe des pieds, tandis qu’Athos et
Aramis écoutaient pour tâcher de se rendre compte eux-mêmes de
l’opinion générale. Le carrosse passa, et d’Artagnan reconnut
Harrison à une portière et Mordaunt à l’autre. Quant au peuple,
dont Athos et Aramis étudiaient les impressions, il lançait force
imprécations contre Charles.

Athos rentra désespéré.

-- Mon cher, lui dit d’Artagnan, vous vous entêtez inutilement, et
je vous proteste, moi, que la position est mauvaise. Pour mon
compte je ne m’y attache qu’à cause de vous et par un certain
intérêt d’artiste en politique à la mousquetaire; je trouve qu’il
serait très plaisant d’arracher leur proie à tous ces hurleurs et
de se moquer d’eux. J’y songerai.

Dès le lendemain, en se mettant à sa fenêtre qui donnait sur les
quartiers les plus populeux de la Cité, Athos entendit crier le
bill du parlement qui traduisait à la barre l’ex-roi Charles Ier,
coupable présumé de trahison et d’abus de pouvoir.

D’Artagnan était près de lui. Aramis consultait une carte, Porthos
était absorbé dans les dernières délices d’un succulent déjeuner.

-- Le parlement! s’écria Athos, il n’est pas possible que le
parlement ait rendu un pareil bill.

-- Écoutez, dit d’Artagnan, je comprends peu l’anglais; mais,
comme l’anglais n’est que du français mal prononcé, voici ce que
j’entends: _Parliament’s bill;_ ce qui veut dire bill du
parlement, ou Dieu me damne, comme ils disent ici.

En ce moment l’hôte entrait; Athos lui fit signe de venir.

-- Le parlement a rendu ce bill? lui demanda Athos en anglais.

-- Oui milord, le parlement pur.

-- Comment, le parlement pur! il y a donc deux parlements?

-- Mon ami, interrompit d’Artagnan, comme je n’entends pas
l’anglais, mais que nous entendons tous l’espagnol, faites-nous le
plaisir de nous entretenir dans cette langue, qui est la vôtre, et
que, par conséquent, vous devez parler avec plaisir quand vous en
retrouvez l’occasion.

-- Ah! parfait, dit Aramis.

Quant à Porthos, nous l’avons dit, toute son attention était
concentrée sur un os de côtelette qu’il était occupé à dépouiller
de son enveloppe charnue.

-- Vous demandiez donc? dit l’hôte en espagnol.

-- Je demandais, reprit Athos dans la même langue, s’il y avait
deux parlements, un pur et un impur.

-- Oh! que c’est bizarre! dit Porthos en levant lentement la tête
et en regardant ses amis d’un air étonné, je comprends donc
maintenant l’anglais? j’entends ce que vous dites.

-- C’est que nous parlons espagnol, cher ami, dit Athos avec son
sang-froid ordinaire.

-- Ah! diable! dit Porthos, j’en suis fâché, cela m’aurait fait
une langue de plus.

-- Quand je dis le parlement pur, señor, reprit l’hôte, je parle
de celui que M. le colonel Pride a épuré.

-- Ah! vraiment, dit d’Artagnan, ces gens-ci sont bien ingénieux;
il faudra qu’en revenant en France je donne ce moyen à
M. de Mazarin et à M. le coadjuteur. L’un épurera au nom de la
cour, l’autre au nom du peuple, de sorte qu’il n’y aura plus de
parlement du tout.

-- Qu’est-ce que le colonel Pride? demanda Aramis, et de quelle
façon s’y est-il pris pour épurer le parlement?

-- Le colonel Pride, dit l’espagnol, est un ancien charretier,
homme de beaucoup d’esprit, qui avait remarqué une chose en
conduisant sa charrette: c’est que lorsqu’une pierre se trouvait
sur sa route, il était plus court d’enlever la pierre que
d’essayer de faire passer la roue par-dessus. Or, sur deux cent
cinquante et un membres dont se composait le parlement, cent
quatre-vingt-onze le gênaient et auraient pu faire verser sa
charrette politique. Il les a pris comme autrefois il prenait les
pierres, et les a jetés hors de là Chambre.

-- Joli! dit d’Artagnan, qui, homme d’esprit surtout, estimait
fort l’esprit partout où il le rencontrait.

-- Et tous ces expulsés étaient stuartistes? demanda Athos.

-- Sans aucun doute, señor, et vous comprenez qu’ils eussent sauvé
le roi.

-- Pardieu! dit majestueusement Porthos, ils faisaient majorité.

-- Et vous pensez, dit Aramis, qu’il consentira à paraître devant
un tel tribunal?

-- Il le faudra bien, répondit l’espagnol; s’il essayait d’un
refus, le peuple l’y contraindrait.

-- Merci, maître Perez, dit Athos; maintenant je suis suffisamment
renseigné.

-- Commencez-vous à croire enfin que c’est une cause perdue,
Athos, dit d’Artagnan, et qu’avec les Harrison, les Joyce, les
Pride et les Cromwell, nous ne serons jamais à la hauteur?

-- Le roi sera délivré au tribunal, dit Athos; le silence même de
ses partisans indique un complot.

D’Artagnan haussa les épaules.

-- Mais, dit Aramis, s’ils osent condamner leur roi, ils le
condamneront à l’exil ou à la prison, voilà tout.

D’Artagnan siffla d’un petit air d’incrédulité.

-- Nous le verrons bien, dit Athos; car nous irons aux séances, je
le présume.

-- Vous n’aurez pas longtemps à attendre, dit l’hôte, car elles
commencent demain.

-- Ah çà! répondit Athos, la procédure était donc instruite avant
que le roi eût été pris?

-- Sans doute, dit d’Artagnan, on l’a commencée du jour où il a
été acheté.

-- Vous savez, dit Aramis, que c’est notre ami Mordaunt qui a
fait, sinon le marché, du moins les premières ouvertures de cette
petite affaire.

-- Vous savez, dit d’Artagnan, que partout où il me tombe sous la
main, je le tue, M. Mordaunt.

-- Fi donc! dit Athos, un pareil misérable!

-- Mais c’est justement parce que c’est un misérable que je le
tue, reprit d’Artagnan. Ah! cher ami, je fais assez vos volontés
pour que vous soyez indulgent aux miennes; d’ailleurs, cette fois,
que cela vous plaise ou non, je vous déclare que ce Mordaunt ne
sera tué que par moi.

-- Et par moi, dit Porthos.

-- Et par moi, dit Aramis.

Touchante unanimité, s’écria d’Artagnan, et qui convient bien à de
bons bourgeois que nous sommes. Allons faire un tour par la ville;
ce Mordaunt lui-même ne nous reconnaîtrait point à quatre pas avec
le brouillard qu’il fait.

Allons boire un peu de brouillard.

-- Oui, dit Porthos, cela nous changera de la bière.

Et les quatre amis sortirent en effet pour prendre, comme on le
dit vulgairement, l’air du pays.


LXVIII. Le procès

Le lendemain une garde nombreuse conduisait Charles Ier devant la
haute cour qui devait le juger.

La foule envahissait les rues et les maisons voisines du palais;
aussi, dès les premiers pas que firent les quatre amis, ils furent
arrêtés par l’obstacle presque infranchissable de ce mur vivant;
quelques hommes du peuple, robustes et hargneux, repoussèrent même
Aramis si rudement, que Porthos leva son poing formidable et le
laissa retomber sur la face farineuse d’un boulanger, laquelle
changea immédiatement de couleur et se couvrit de sang, écachée
qu’elle était comme une grappe de raisins mûrs. La chose fit
grande rumeur; trois hommes voulurent s’élancer sur Porthos; mais
Athos en écarta un, d’Artagnan l’autre, et Porthos jeta le
troisième par-dessus sa tête. Quelques Anglais amateurs de pugilat
apprécièrent la façon rapide et facile avec laquelle avait été
exécutée cette manoeuvre, et battirent des mains. Peu s’en fallut
alors qu’au lieu d’être assommés, comme ils commençaient à le
craindre, Porthos et ses amis ne fussent portés en triomphe; mais
nos quatre voyageurs, qui craignaient tout ce qui pouvait les
mettre en lumière, parvinrent à se soustraire à l’ovation.
Cependant ils gagnèrent une chose à cette démonstration
herculéenne, c’est que la foule s’ouvrit devant eux et qu’ils
parvinrent au résultat qui un instant auparavant leur avait paru
impossible, c’est-à-dire à aborder le palais.

Tout Londres se pressait aux portes des tribunes; aussi, lorsque
les quatre amis réussirent à pénétrer dans une d’elles,
trouvèrent-ils les trois premiers bancs occupés. Ce n’était que
demi-mal pour des gens qui désiraient ne pas être reconnus; ils
prirent donc leurs places, fort satisfaits d’en être arrivés là, à
l’exception de Porthos, qui désirait montrer son pourpoint rouge
et ses chausses vertes, et qui regrettait de ne pas être au
premier rang.

Les bancs étaient disposés en amphithéâtre, et de leur place les
quatre amis dominaient toute l’assemblée. Le hasard avait fait
justement qu’ils étaient entrés dans la tribune du milieu et
qu’ils se trouvaient juste en face du fauteuil préparé pour
Charles Ier.

Vers onze heures du matin le roi parut sur le seuil de la salle.
Il entra environné de gardes, mais couvert et l’air calme, et
promena de tous côtés un regard plein d’assurance, comme s’il
venait présider une assemblée de sujets soumis, et non répondre
aux accusations d’une cour rebelle.

Les juges, fiers d’avoir un roi à humilier, se préparaient
visiblement à user de ce droit qu’ils s’étaient arrogé. En
conséquence, un huissier vint dire à Charles Ier que l’usage était
que l’accusé se découvrît devant lui.

Charles, sans répondre un seul mot, enfonça son feutre sur sa
tête, qu’il tourna d’un autre côté; puis, lorsque l’huissier se
fut éloigné, il s’assit sur le fauteuil préparé en face du
président, fouettant sa botte avec un petit jonc qu’il portait à
la main.

Parry, qui l’accompagnait, se tint debout derrière lui.

D’Artagnan, au lieu de regarder tout ce cérémonial, regardait
Athos, dont le visage reflétait toutes les émotions que le roi, à
force de puissance sur lui-même, parvenait à chasser du sien.
Cette agitation d’Athos, l’homme froid et calme, l’effraya.

-- J’espère bien, lui dit-il en se penchant à son oreille, que
vous allez prendre exemple de Sa Majesté et ne pas vous faire
sottement tuer dans cette cage?

-- Soyez tranquille, dit Athos.

-- Ah! ah! continua d’Artagnan, il paraît que l’on craint quelque
chose, car voici les postes qui se doublent; nous n’avions que des
pertuisanes, voici des mousquets. Il y en a maintenant pour tout
le monde: les pertuisanes regardent les auditeurs du parquet, les
mousquets sont à notre intention.

-- Trente, quarante, cinquante, soixante-dix hommes, dit Porthos
en comptant les nouveaux venus.

-- Eh! dit Aramis, vous oubliez l’officier, Porthos, il vaut
cependant, ce me semble, bien la peine d’être compté.

-- Oui-da! dit d’Artagnan.

Et il devint pâle de colère, car il avait reconnu Mordaunt qui,
l’épée nue, conduisait les mousquetaires derrière le roi, c’est-à-
dire en face des tribunes.

-- Nous aurait-il reconnus? continua d’Artagnan; c’est que, dans
ce cas, je battrais très promptement en retraite. Je ne me soucie
aucunement qu’on m’impose un genre de mort, et désire fort mourir
à mon choix. Or, je ne choisis pas d’être fusillé dans une boîte.

-- Non, dit Aramis, il ne nous a pas vus. Il ne voit que le roi.
Mordieu! avec quels yeux il le regarde, l’insolent! Est-ce qu’il
haïrait Sa Majesté autant qu’il nous hait nous-mêmes?

-- Pardieu! dit Athos, nous ne lui avons enlevé que sa mère, nous,
et le roi l’a dépouillé de son nom et de sa fortune.

-- C’est juste, dit Aramis; mais, silence! voici le président qui
parle au roi.

En effet, le président Bradshaw interpellait l’auguste accusé.

-- Stuart, lui dit-il, écoutez l’appel nominal de vos juges, et
adressez au tribunal les observations que vous aurez à faire.

Le roi, comme si ces paroles ne s’adressaient point à lui, tourna
la tête d’un autre côté.

Le président attendit, et comme aucune réponse ne vint, il se fit
un instant de silence.

Sur cent soixante-trois membres désignés, soixante-treize
seulement pouvaient répondre car les autres, effrayés de la
complicité d’un pareil acte, s’étaient abstenus.

-- Je procède à l’appel, dit Bradshaw sans paraître remarquer
l’absence des trois cinquièmes de l’assemblée.

Et il commença à nommer les uns après les autres les membres
présents et absents. Les présents répondaient d’une voix forte ou
faible, selon qu’ils avaient ou non le courage de leur opinion. Un
court silence suivait le nom des absents, répétés deux fois.

Le nom du colonel Fairfax vint à son tour, et fut suivi d’un de
ces silences courts mais solennels qui dénonçaient l’absence des
membres qui n’avaient pas voulu personnellement prendre part à ce
jugement.

-- Le colonel Fairfax? répéta Bradshaw.

-- Fairfax? répondit une voix moqueuse, qu’à son timbre argentin
on reconnut pour une voix de femme, il a trop d’esprit pour être
ici.

Un immense éclat de rire accueillit ces paroles prononcées avec
cette audace que les femmes puisent dans leur propre faiblesse,
faiblesse qui les soustrait à toute vengeance.

-- C’est une voix de femme, s’écria Aramis. Ah! par ma foi, je
donnerais beaucoup pour qu’elle fût jeune et jolie.

Et il monta sur le gradin pour tâcher de voir dans la tribune d’où
la voix était partie.

-- Sur mon âme, dit Aramis, elle est charmante! regardez donc,
d’Artagnan, tout le monde la regarde, et malgré le regard de
Bradshaw, elle n’a point pâli.

-- C’est lady Fairfax elle-même, dit d’Artagnan; vous la rappelez-
vous, Porthos? nous l’avons vue avec son mari chez le général
Cromwell.

Au bout d’un instant le calme troublé par cet étrange épisode se
rétablit, et l’appel continua.

-- Ces drôles vont lever la séance, quand ils s’apercevront qu’ils
ne sont pas en nombre suffisant, dit le comte de La Fère.

-- Vous ne les connaissez pas, Athos; remarquez donc le sourire de
Mordaunt, voyez comme il regarde le roi. Ce regard est-il celui
d’un homme qui craint que sa victime lui échappe? Non, non, c’est
le sourire de la haine satisfaite, de la vengeance sûre de
s’assouvir. Ah! basilic maudit, ce sera un heureux jour pour moi
que celui où je croiserai avec toi autre chose que le regard!

-- Le roi est véritablement beau, dit Porthos; et puis voyez, tout
prisonnier qu’il est, comme il est vêtu avec soin.

La plume de son chapeau vaut au moins cinquante pistoles,
regardez-la donc, Aramis.

L’appel achevé, le président donna ordre de passer à la lecture de
l’acte d’accusation.

Athos, pâlit: il était trompé encore une fois dans son attente.
Quoique les juges fussent en nombre insuffisant, le procès allait
s’instruire, le roi était donc condamné d’avance.

-- Je vous l’avais dit, Athos, fit d’Artagnan en haussant les
épaules. Mais vous doutez toujours. Maintenant prenez votre
courage à deux mains et écoutez, sans vous faire trop de mauvais
sang, je vous prie, les petites horreurs que ce monsieur en noir
va dire de son roi avec licence et privilège.

En effet, jamais plus brutale accusation, jamais injures plus
basses, jamais plus sanglant réquisitoire n’avaient encore flétri
la majesté royale. Jusque-là on s’était contenté d’assassiner les
rois, mais ce n’était du moins qu’à leurs cadavres qu’on avait
prodigué l’insulte.

Charles Ier écoutait le discours de l’accusateur avec une
attention toute particulière, laissant passer les injures,
retenant les griefs, et, quand la haine débordait par trop, quand
l’accusateur se faisait bourreau par avance, il répondait par un
sourire de mépris. C’était, après tout, une oeuvre capitale et
terrible que celle où ce malheureux roi retrouvait toutes ses
imprudences changées en guet-apens, ses erreurs transformées en
crimes.

D’Artagnan, qui laissait couler ce torrent d’injures avec tout le
dédain qu’elles méritaient, arrêta cependant son esprit judicieux
sur quelques-unes des inculpations de l’accusateur.

-- Le fait est, dit-il, que si l’on punit pour imprudence et
légèreté, ce pauvre roi mérite punition; mais il me semble que
celle qu’il subit en ce moment est assez cruelle.

-- En tout cas, répondit Aramis, la punition ne saurait atteindre
le roi, mais ses ministres, puisque la première loi de la
constitution est: _Le roi ne peut faillir._

Pour moi, pensait Porthos en regardant Mordaunt et ne s’occupant
que de lui, si ce n’était troubler la majesté de la situation, je
sauterais de la tribune en bas, je tomberais en trois bonds sur
M. Mordaunt, que j’étranglerais; je le prendrais par les pieds et
j’en assommerais tous ces mauvais mousquetaires qui parodient les
mousquetaires de France. Pendant ce temps-là, d’Artagnan, qui est
plein d’esprit et d’à-propos, trouverait peut-être un moyen de
sauver le roi. Il faudra que je lui en parle.

Quant à Athos, le feu au visage, les poings crispés, les lèvres
ensanglantées par ses propres morsures, il écumait sur son banc,
furieux de cette éternelle insulte parlementaire et de cette
longue patience royale, et ce bras inflexible, ce coeur
inébranlable s’étaient changés en une main tremblante et un corps
frissonnant.

À ce moment l’accusateur terminait son office par ces mots:

«La présente accusation est portée par nous au nom du peuple
anglais.»

Il y eut à ces paroles un murmure dans les tribunes, et une autre
voix, non pas une voix de femme, mais une voix d’homme, mâle et
furieuse, tonna derrière d’Artagnan.

-- Tu mens! s’écria cette voix, et les neuf dixièmes du peuple
anglais ont horreur de ce que tu dis!

Cette voix était celle d’Athos, qui, hors de lui, debout, le bras
étendu, interpellait ainsi l’accusateur public.

À cette apostrophe, roi, juges, spectateurs, tout le monde tourna
les yeux vers la tribune où étaient les quatre amis. Mordaunt fit
comme les autres et reconnut le gentilhomme autour duquel
s’étaient levés les trois autres Français, pâles et menaçants. Ses
yeux flamboyèrent de joie, il venait de retrouver ceux à la
recherche et à la mort desquels il avait voué sa vie. Un mouvement
furieux appela près de lui vingt de ses mousquetaires, et montrant
du doigt la tribune où étaient ses ennemis:

-- Feu sur cette tribune! dit-il.

Mais alors, rapides comme la pensée, d’Artagnan saisissant Athos
par le milieu du corps, Porthos emportant Aramis, sautèrent à bas
des gradins, s’élancèrent dans les corridors, descendirent
rapidement les escaliers et se perdirent dans la foule; tandis
qu’à l’intérieur de la salle les mousquets abaissés menaçaient
trois mille spectateurs, dont les cris de miséricorde et les
bruyantes terreurs arrêtèrent l’élan déjà donné au carnage.

Charles avait aussi reconnu les quatre Français; il mit une main
sur son coeur pour en comprimer les battements, l’autre sur ses
yeux pour ne pas voir égorger ses fidèles amis.

Mordaunt, pâle et tremblant de rage, se précipita hors de la
salle, l’épée nue à la main, avec dix hallebardiers, fouillant la
foule, interrogeant, haletant, puis il revint sans avoir rien
trouvé.

Le trouble était inexprimable. Plus d’une demi-heure se passa sans
que personne pût se faire entendre. Les juges croyaient chaque
tribune prête à tonner. Les tribunes voyaient les mousquets
dirigés sur elles, et, partagées entre la crainte et la curiosité,
demeuraient tumultueuses et agitées.

Enfin le calme se rétablit.

-- Qu’avez-vous à dire pour votre défense? demanda Bradshaw au
roi.

Alors, du ton d’un juge et non de celui d’un accusé, la tête
toujours couverte, se levant, non point par humilité, mais par
domination:

-- Avant de m’interroger, dit Charles, répondez-moi. J’étais libre
à Newcastle, j’y avais conclu un traité avec les deux chambres. Au
lieu d’accomplir de votre part ce traité que j’accomplissais de la
mienne, vous m’avez acheté aux Écossais, pas cher, je le sais, et
cela fait honneur à l’économie de votre gouvernement. Mais pour
m’avoir payé le prix d’un esclave, espérez-vous que j’aie cessé
d’être votre roi? Non pas. Vous répondre serait l’oublier. Je ne
vous répondrai donc que lorsque vous m’aurez justifié de vos
droits à m’interroger. Vous répondre serait vous reconnaître pour
mes juges, et je ne vous reconnais que pour mes bourreaux.

Et au milieu d’un silence de mort, Charles, calme, hautain et
toujours couvert, se rassit sur son fauteuil.

-- Que ne sont-ils là, les Français! murmura Charles avec orgueil
et en tournant les yeux vers la tribune où ils étaient apparus un
instant, ils verraient que leur ami, vivant, est digne d’être
défendu; mort, d’être pleuré.

Mais il eut beau sonder les profondeurs de la foule, et demander
en quelque sorte à Dieu ces douces et consolantes présences, il ne
vit rien que des physionomies hébétées et craintives; il se sentit
aux prises avec la haine et la férocité.

-- Eh bien, dit le président voyant Charles décidé à se taire
invinciblement, soit, nous vous jugerons malgré votre silence;
vous êtes accusé de trahison, d’abus de pouvoir et d’assassinat.
Les témoins feront foi. Allez, et une prochaine séance accomplira
ce que vous vous refusez à faire dans celle-ci.

Charles se leva, et se retournant vers Parry, qu’il voyait pâle et
les tempes mouillées de sueur:

-- Eh bien! mon cher Parry, lui dit-il, qu’as-tu donc et qui peut
t’agiter ainsi?

-- Oh! sire, dit Parry les larmes aux yeux et d’une voix
suppliante, sire, en sortant de la salle, ne regardez pas à votre
gauche.

-- Pourquoi cela, Parry?

-- Ne regardez pas, je vous en supplie, mon roi!

-- Mais qu’y a-t-il? parle donc, dit Charles en essayant de voir à
travers la haie de gardes qui se tenaient derrière lui.

-- Il y a; mais vous ne regarderez point, sire, n’est-ce pas? Il y
a que, sur une table, ils ont fait apporter la hache avec laquelle
on exécute les criminels. Cette vue est hideuse; ne regardez pas,
sire, je vous en supplie.

-- Les sots! dit Charles, me croient-ils donc un lâche comme eux?
Tu fais bien de m’avoir prévenu; merci, Parry.

Et comme le moment était venu de se retirer, le roi sortit suivant
ses gardes.

À gauche de la porte, en effet, brillait d’un reflet sinistre,
celui du tapis rouge sur lequel elle était déposée, la hache
blanche, au long manche poli par la main de l’exécuteur.

Arrivé en face d’elle, Charles s’arrêta; et se tournant avec un
sourire:

-- Ah! ah! dit-il en riant, la hache! Épouvantail ingénieux et
bien digne de ceux qui ne savent pas ce que c’est qu’un
gentilhomme; tu ne me fais pas peur, hache du bourreau, ajouta-t-
il en la fouettant du jonc mince et flexible qu’il tenait à la
main, et je te frappe, en attendant patiemment et chrétiennement
que tu me le rendes.

Et haussant les épaules avec un royal dédain, il continua sa
route, laissant stupéfaits ceux qui s’étaient pressés en foule
autour de cette table pour voir quelle figure ferait le roi en
voyant cette hache qui devait séparer sa tête de son corps.

-- En vérité, Parry, continua le roi en s’éloignant, tous ces
gens-là me prennent, Dieu me pardonne! pour un marchand de coton
des Indes, et non pour un gentilhomme accoutumé à voir briller le
fer; pensent-ils donc que je ne vaux pas bien un boucher!

Comme il disait ces mots, il arriva à la porte. Une longue file de
peuple était accourue, qui, n’ayant pu trouver place dans les
tribunes, voulait au moins jouir de la fin du spectacle dont la
plus intéressante partie lui était échappée. Cette multitude
innombrable, dont les rangs étaient semés de physionomies
menaçantes, arracha un léger soupir au roi.

-- Que de gens, pensa-t-il, et pas un ami dévoué!

Et comme il disait ces paroles de doute et de découragement en
lui-même, une voix répondant à ces paroles dit près de lui:

-- Salut à la majesté tombée!

Le roi se retourna vivement, les larmes aux yeux et au coeur.

C’était un vieux soldat de ses gardes qui n’avait pas voulu voir
passer devant lui son roi captif sans lui rendre ce dernier
hommage.

Mais au même instant le malheureux fut presque assommé à coups de
pommeau d’épée.

Parmi les assommeurs, le roi reconnut le capitaine Groslow.

-- Hélas! dit Charles, voici un bien grand châtiment pour une bien
petite faute.

Puis, le coeur serré, il continua son chemin, mais il n’avait pas
fait cent pas, qu’un furieux, se penchant entre deux soldats de la
haie, cracha au visage du roi, comme jadis un Juif infâme et
maudit avait craché au visage de Jésus le Nazaréen.

De grands éclats de rire et de sombres murmures retentirent tout
ensemble: la foule s’écarta, se rapprocha, ondula comme une mer
tempétueuse, et il sembla au roi qu’il voyait reluire au milieu de
la vague vivante les yeux étincelants d’Athos.

Charles s’essuya le visage et dit avec un triste sourire:

-- Le malheureux! pour une demi-couronne il en ferait autant à son
père.

Le roi ne s’était pas trompé; il avait vu en effet Athos et ses
amis, qui, mêlés de nouveau dans les groupes, escortaient d’un
dernier regard le roi martyr.

Quand le soldat salua Charles, le coeur d’Athos se fondit de joie;
et lorsque ce malheureux revint à lui, il put trouver dans sa
poche dix guinées qu’y avait glissées le gentilhomme français.
Mais quand le lâche insulteur cracha au visage du roi prisonnier,
Athos porta la main à son poignard.

Mais d’Artagnan arrêta cette main, et d’une voix rauque:

-- Attends! dit-il.

Jamais d’Artagnan n’avait tutoyé ni Athos ni le comte de La Fère.

Athos s’arrêta.

D’Artagnan s’appuya sur Athos, fit signe à Porthos et à Aramis de
ne pas s’éloigner, et vint se placer derrière l’homme aux bras
nus, qui riait encore de son infâme plaisanterie et que
félicitaient quelques autres furieux.

Cet homme s’achemina vers la Cité. D’Artagnan, toujours appuyé sur
Athos, le suivit en faisant signe à Porthos et à Aramis de les
suivre eux-mêmes.

L’homme aux bras nus, qui semblait un garçon boucher, descendit
avec deux compagnons par une petite rue rapide et isolée qui
donnait sur la rivière.

D’Artagnan avait quitté le bras d’Athos et marchait derrière
l’insulteur.

Arrivés près de l’eau, ces trois hommes s’aperçurent qu’ils
étaient suivis, s’arrêtèrent, et, regardant insolemment les
Français, échangèrent quelques lazzi entre eux.

-- Je ne sais pas l’anglais, Athos, dit d’Artagnan, mais vous le
savez, vous, et vous m’allez servir d’interprète.

Et à ces mots, doublant le pas, ils dépassèrent les trois hommes.
Mais se retournant tout à coup, d’Artagnan marcha droit au garçon
boucher, qui s’arrêta, et le touchant à la poitrine du bout de son
index:

-- Répétez-lui ceci, Athos, dit-il à son ami: «Tu as été lâche, tu
as insulté un homme sans défense, tu as souillé la face de ton
roi, tu vas mourir!...»

Athos, pâle comme un spectre et que d’Artagnan tenait par le
poignet, traduisit ces étranges paroles à l’homme, qui, voyant ces
préparatifs sinistres et l’oeil terrible de d’Artagnan, voulut se
mettre en défense. Aramis, à ce mouvement, porta la main à son
épée.

-- Non, pas de fer, pas de fer! dit d’Artagnan, le fer est pour
les gentilshommes.

Et, saisissant le boucher à la gorge:

-- Porthos, dit d’Artagnan, assommez-moi ce misérable d’un seul
coup de poing.

Porthos leva son bras terrible, le fit siffler en l’air comme la
branche d’une fronde, et la masse pesante s’abattit avec un bruit
sourd sur le crâne du lâche, qu’elle brisa.

L’homme tomba comme tombe un boeuf sous le marteau.

Ses compagnons voulurent crier, voulurent fuir, mais la voix
manqua à leur bouche, et leurs jambes tremblantes se dérobèrent
sous eux.

-- Dites-leur encore ceci, Athos, continua d’Artagnan: «Ainsi
mourront tous ceux qui oublient qu’un homme enchaîné est une tête
sacrée, qu’un roi captif est deux fois le représentant du
Seigneur.»

Athos répéta les paroles de d’Artagnan.

Les deux hommes, muets et les cheveux hérissés, regardèrent le
corps de leur compagnon qui nageait dans des flots de sang noir;
puis, retrouvant à la fois la voix et les forces, ils s’enfuirent
avec un cri et en joignant les mains.

-- Justice est faite! dit Porthos en s’essuyant le front.

-- Et maintenant, dit d’Artagnan à Athos, ne doutez point de moi
et tenez-vous tranquille, je me charge de tout ce qui regarde le
roi.


LXIX. White-Hall

Le parlement condamna Charles Stuart à mort, comme il était facile
de le prévoir. Les jugements politiques sont toujours de vaines
formalités, car les mêmes passions qui font accuser font condamner
aussi. Telle est la terrible logique des révolutions.

Quoique nos amis s’attendissent à cette condamnation, elle les
remplit de douleur. D’Artagnan, dont l’esprit n’avait jamais plus
de ressources que dans les moments extrêmes, jura de nouveau qu’il
tenterait tout au monde pour empêcher le dénouement de la
sanglante tragédie. Mais par quels moyens? C’est ce qu’il
n’entrevoyait que vaguement encore. Tout dépendrait de la nature
des circonstances. En attendant qu’un plan complet pût être
arrêté, il fallait à tout prix, pour gagner du temps, mettre
obstacle à ce que l’exécution eût lieu le lendemain ainsi que les
juges en avaient décidé. Le seul moyen, c’était de faire
disparaître le bourreau de Londres.

Le bourreau disparu, la sentence ne pouvait être exécutée. Sans
doute on enverrait chercher celui de la ville la plus voisine de
Londres, mais cela faisait gagner au moins un jour, et un jour en
pareil cas, c’est le salut peut-être! D’Artagnan se chargea de
cette tâche plus que difficile.

Une chose non moins essentielle, c’était de prévenir Charles
Stuart qu’on allait tenter de le sauver, afin qu’il secondât
autant que possible ses défenseurs, ou que du moins il ne fit rien
qui pût contrarier leurs efforts. Aramis se chargea de ce soin
périlleux. Charles Stuart avait demandé qu’il fût permis à
l’évêque Juxon de le visiter dans sa prison de White-Hall.
Mordaunt était venu chez l’évêque ce soir-là même pour lui faire
connaître le désir religieux exprimé par le roi, ainsi que
l’autorisation de Cromwell. Aramis résolut d’obtenir de l’évêque,
soit par la terreur, soit par la persuasion, qu’il le laissât
pénétrer à sa place et revêtu de ses insignes sacerdotaux, dans le
palais de White-Hall.

Enfin, Athos se chargea de préparer, à tout événement, les moyens
de quitter l’Angleterre en cas d’insuccès comme en cas de
réussite.

La nuit étant venue, on se donna rendez-vous à l’hôtel à onze
heures, et chacun se mit en route pour exécuter sa dangereuse
mission.

Le palais de White-Hall était gardé par trois régiments de
cavalerie et surtout par les inquiétudes incessantes de Cromwell,
qui allait, venait, envoyait ses généraux ou ses agents.

Seul et dans sa chambre habituelle, éclairée par la lueur de deux
bougies, le monarque condamné à mort regardait tristement le luxe
de sa grandeur passée, comme on voit à la dernière heure l’image
de la vie plus brillante et plus suave que jamais.

Parry n’avait point quitté son maître, et depuis sa condamnation
n’avait point cessé de pleurer.

Charles Stuart, accoudé sur une table, regardait un médaillon sur
lequel étaient, près l’un de l’autre, les portraits de sa femme et
de sa fille. Il attendait d’abord Juxon; puis après Juxon, le
martyre.

Quelquefois sa pensée s’arrêtait sur ces braves gentilshommes
français qui déjà lui paraissaient éloignés de cent lieues,
fabuleux, chimériques, et pareils à ces figures que l’on voit en
rêve et qui disparaissent au réveil.

C’est qu’en effet parfois Charles se demandait si tout ce qui
venait de lui arriver n’était pas un rêve ou tout au moins le
délire de la fièvre.

À cette pensée, il se levait, faisait quelques pas comme pour
sortir de sa torpeur, allait jusqu’à la fenêtre; mais aussitôt au-
dessous de la fenêtre il voyait reluire les mousquets des gardes.
Alors il était forcé de s’avouer qu’il était bien réveillé et que
son rêve sanglant était bien réel.

Charles revenait silencieux à son fauteuil, s’accoudait de nouveau
à la table, laissait retomber sa tête sur sa main, et songeait.

-- Hélas! disait-il en lui-même, si j’avais au moins pour
confesseur une de ces lumières de Église dont l’âme a sondé tous
les mystères de la vie, toutes les petitesses de la grandeur,
peut-être sa voix étoufferait-elle la voix qui se lamente dans mon
âme! Mais j’aurai un prêtre à l’esprit vulgaire, dont j’ai brisé,
par mon malheur, la carrière et la fortune. Il me parlera de Dieu
et de la mort comme il en a parlé à d’autres mourants, sans
comprendre que ce mourant royal laisse un trône à l’usurpateur
quand ses enfants n’ont plus de pain.

Puis, approchant le portrait de ses lèvres, il murmurait tour à
tour et l’un après l’autre le nom de chacun de ses enfants.

Il faisait, comme nous l’avons dit, une nuit brumeuse et sombre.
L’heure sonnait lentement à l’horloge de l’église voisine. Les
pâles clartés des deux bougies semaient dans cette grande et haute
chambre des fantômes éclairés d’étranges reflets. Ces fantômes
c’étaient les aïeux du roi Charles qui se détachaient de leurs
cadres d’or; ces reflets c’étaient les dernières lueurs bleuâtres
et miroitantes d’un feu de charbon qui s’éteignait.

Une immense tristesse s’empara de Charles. Il ensevelit son front
entre ses deux mains, songea au monde si beau lorsqu’on le quitte
ou plutôt lorsqu’il nous quitte, aux caresses des enfants si
suaves et si douces, surtout quand on est séparé de ses enfants
pour ne plus les revoir; puis à sa femme, noble et courageuse
créature qui l’avait soutenu jusqu’au dernier moment. Il tira de
sa poitrine la croix de diamants et la plaque de la Jarretière
qu’elle lui avait envoyées par ces généreux Français, et les
baisa; puis, songeant qu’elle ne reverrait ces objets que
lorsqu’il serait couché froid et mutilé dans une tombe, il sentit
passer en lui un de ces frissons glacés que la mort nous jette
comme son premier manteau.

Alors dans cette chambre qui lui rappelait tant de souvenirs
royaux, où avaient passé tant de courtisans et tant de flatteries,
seul avec un serviteur désolé dont l’âme faible ne pouvait
soutenir son âme, le roi laissa tomber son courage au niveau de
cette faiblesse, de ces ténèbres, de ce froid d’hiver; et, le
dira-t-on, ce roi qui mourut si grand, si sublime, avec le sourire
de la résignation sur les lèvres, essuya dans l’ombre une larme
qui était tombée sur la table et qui tremblait sur le tapis brodé
d’or.

Soudain on entendit des pas dans les corridors, la porte s’ouvrit,
des torches emplirent la chambre d’une lumière fumeuse, et un
ecclésiastique, revêtu des habits épiscopaux, entra suivi de deux
gardes auxquels Charles fit de la main un geste impérieux.

Ces deux gardes se retirèrent; la chambre rentra dans son
obscurité.

-- Juxon! s’écria Charles, Juxon! Merci, mon dernier ami, vous
arrivez à propos.

L’évêque jeta un regard oblique et inquiet sur cet homme qui
sanglotait dans l’angle du foyer.

-- Allons, Parry, dit le roi, ne pleure plus, voici Dieu qui vient
à nous.

-- Si c’est Parry, dit l’évêque, je n’ai plus rien à craindre;
mais, sire, permettez-moi de saluer Votre Majesté et de lui dire
qui je suis et pour quelle chose je viens.

À cette vue, à cette voix, Charles allait s’écrier sans doute,
mais Aramis mit un doigt sur ses lèvres, et salua profondément le
roi d’Angleterre.

-- Le chevalier, murmura Charles.

-- Oui, sire, interrompit Aramis en élevant la voix, oui, l’évêque
Juxon, fidèle chevalier du Christ, et qui se rend aux voeux de
Votre Majesté.

Charles joignit les mains; il avait reconnu d’Herblay, il restait
stupéfait, anéanti, devant ces hommes qui, étrangers, sans aucun
mobile qu’un devoir imposé par leur propre conscience, luttaient
ainsi contre la volonté d’un peuple et contre la destinée d’un
roi.

-- Vous, dit-il, vous! comment êtes-vous parvenu jusqu’ici? Mon
Dieu, s’ils vous reconnaissaient, vous seriez perdu.

Parry était debout, toute sa personne exprimait le sentiment d’une
naïve et profonde admiration.

-- Ne songez pas à moi, sire, dit Aramis en recommandant toujours
du geste le silence au roi, ne songez qu’à vous; vos amis
veillent, vous le voyez; ce que nous ferons, je ne sais pas
encore; mais quatre hommes déterminés peuvent faire beaucoup. En
attendant, ne fermez pas l’oeil de la nuit, ne vous étonnez de
lien et attendez-vous à tout.

Charles secoua la tête.

-- Ami, dit-il, savez-vous que vous n’avez pas de temps à perdre
et que si vous voulez agir, il faut vous presser? Savez-vous que
c’est demain à dix heures que je dois mourir?

-- Sire, quelque chose se passera d’ici là qui rendra l’exécution
impossible.

Le roi regarda Aramis avec étonnement.

En ce moment même il se fit, au-dessous de la fenêtre du roi, un
bruit étrange et comme ferait celui d’une charrette de bois qu’on
décharge.

-- Entendez-vous? dit le roi.

Ce bruit fut suivi d’un cri de douleur.

-- J’écoute, dit Aramis, mais je ne comprends pas quel est ce
bruit, et surtout ce cri.

-- Ce cri, j’ignore qui a pu le pousser, dit le roi, mais ce
bruit, je vais vous en rendre compte. Savez-vous que je dois être
exécuté en dehors de cette fenêtre? ajouta Charles en étendant la
main vers la place sombre et déserte, peuplée seulement de soldats
et de sentinelles.

-- Oui, sire, dit Aramis, je le sais.

-- Eh bien! ces bois qu’on apporte sont les poutres et les
charpentes avec lesquelles on va construire mon échafaud. Quelque
ouvrier se sera blessé en les déchargeant.

Aramis frissonna malgré lui.

-- Vous voyez bien, dit Charles, qu’il est inutile que vous vous
obstiniez davantage; je suis condamné, laissez-moi subir mon sort.

-- Sire, dit Aramis en reprenant sa tranquillité un instant
troublée, ils peuvent bien dresser un échafaud, mais ils ne
pourront pas trouver un exécuteur.

-- Que voulez-vous dire? demanda le roi.

-- Je veux dire qu’à cette heure, sire, le bourreau est enlevé ou
séduit; demain, l’échafaud sera prêt, mais le bourreau manquera,
on remettra alors l’exécution à après-demain.

-- Eh bien? dit le roi.

-- Eh bien? dit Aramis, demain dans la nuit nous vous enlevons.

-- Comment cela? s’écria le roi, dont le visage s’illumina malgré
lui d’un éclair de joie.

-- Oh! monsieur, murmura Parry les mains jointes, soyez bénis,
vous et les vôtres.

-- Comment cela? répéta le roi; il faut que je le sache, afin que
je vous seconde s’il en est besoin.

-- Je n’en sais rien, sire, dit Aramis; mais le plus adroit, le
plus brave, le plus dévoué de nous quatre m’a dit en me quittant:
«Chevalier, dites au roi que demain à dix heures du soir nous
l’enlevons.» Puisqu’il l’a dit, il le fera.

-- Dites-moi le nom de ce généreux ami, dit le roi, pour que je
lui en garde une reconnaissance éternelle, qu’il réussisse ou non.

-- D’Artagnan, sire, le même qui a failli vous sauver quand le
colonel Harrison est entré si mal à propos.

-- Vous êtes en vérité des hommes merveilleux! dit le roi, et l’on
m’eût raconté de pareilles choses que je ne les eusse pas crues.

-- Maintenant, sire, reprit Aramis, écoutez-moi. N’oubliez pas un
seul instant que nous veillons pour votre salut; le moindre geste,
le moindre chant, le moindre signe de ceux qui s’approcheront de
vous, épiez tout, écoutez tout, commentez tout.

-- Oh! chevalier! s’écria le roi, que puis-je vous dire? aucune
parole, vînt-elle du plus profond de mon coeur, n’exprimerait ma
reconnaissance. Si vous réussissez, je ne vous dirai pas que vous
sauvez un roi; non, vue de l’échafaud comme je la vois, la
royauté, je vous le jure, est bien peu de chose; mais vous
conserverez un mari à sa femme, un père à ses enfants. Chevalier,
touchez ma main, c’est celle d’un ami qui vous aimera jusqu’au
dernier soupir.

Aramis voulut baiser la main du roi, mais le roi saisit la sienne
et l’appuya contre son coeur.

En ce moment un homme entra sans même frapper à la porte; Aramis
voulut retirer sa main, le roi la retint.

Celui qui entrait était un de ces puritains demi-prêtres, demi-
soldats, comme il en pullulait près de Cromwell.

-- Que voulez-vous, monsieur? lui dit le roi.

-- Je désire savoir si la confession de Charles Stuart est
terminée, dit le nouveau venu.

-- Que vous importe? dit le roi, nous ne sommes pas de la même
religion.

-- Tous les hommes sont frères, dit le puritain. Un de mes frères
va mourir, et je viens l’exhorter à la mort.

-- Assez, dit Parry, le roi n’a que faire de vos exhortations.

-- Sire, dit tout bas Aramis, ménagez-le, c’est sans doute quelque
espion.

-- Après le révérend docteur évêque, dit le roi, je vous entendrai
avec plaisir, monsieur.

L’homme au regard louche se retira, non sans avoir observé Juxon
avec une attention qui n’échappa point au roi.

-- Chevalier, dit-il quand la porte fut refermée, je crois que
vous aviez raison et que cet homme est venu ici avec des
intentions mauvaises; prenez garde en vous retirant qu’il ne vous
arrive malheur.

-- Sire, dit Aramis, je remercie Votre Majesté; mais qu’elle se
tranquillise, sous cette robe j’ai une cotte de mailles et un
poignard.

-- Allez donc, monsieur, et que Dieu vous ait dans sa sainte
garde, comme je disais du temps que j’étais roi.

Aramis sortit; Charles le reconduisit jusqu’au seuil. Aramis lança
sa bénédiction, qui fit incliner les gardes, passa majestueusement
à travers les antichambres pleines de soldats, remonta dans son
carrosse, où le suivirent ses deux gardiens, et se fit ramener à
l’évêché, où ils le quittèrent.

Juxon attendait avec anxiété.

-- Eh bien? dit-il en apercevant Aramis.

-- Eh bien! dit celui-ci, tout a réussi selon mes souhaits;
espions, gardes, satellites m’ont pris pour vous, et le roi vous
bénit en attendant que vous le bénissiez.

-- Dieu vous protège, mon fils, car votre exemple m’a donné à la
fois espoir et courage.

Aramis reprit ses habits et son manteau, et sortit en prévenant
Juxon qu’il aurait encore une fois recours à lui.

À peine eut-il fait dix pas dans la rue qu’il s’aperçut qu’il
était suivi par un homme enveloppé dans un grand manteau; il mit
la main sur son poignard et s’arrêta. L’homme vint droit à lui.
C’était Porthos.

-- Ce cher ami! dit Aramis en lui tendant la main.

-- Vous le voyez, mon cher, dit Porthos, chacun de nous avait sa
mission; la mienne était de vous garder, et je vous gardais. Avez-
vous vu le roi?

-- Oui, et tout va bien. Maintenant, nos amis, où sont-ils?

-- Nous avons rendez-vous à onze heures à l’hôtel.

-- Il n’y a pas de temps à perdre alors, dit Aramis.

En effet, dix heures et demie sonnaient à l’église Saint-Paul.

Cependant, comme les deux amis firent diligence, ils arrivèrent,
les premiers.

Après eux, Athos entra.

-- Tout va bien, dit-il avant que ses amis eussent eu le temps de
l’interroger.

-- Qu’avez-vous fait? dit Aramis.

J’ai loué une petite felouque, étroite comme une pirogue, légère
comme une hirondelle; elle nous attend à Greenwich, en face de
l’île des Chiens; elle est montée d’un patron et de quatre hommes,
qui, moyennant cinquante livres sterling, se tiendront tout à
notre disposition trois nuits de suite. Une fois à bord avec le
roi, nous profitons de la marée, nous descendons la Tamise, et en
deux heures nous sommes en pleine mer. Alors, en vrais pirates,
nous suivons les côtes, nous nichons sur les falaises, ou si la
mer est libre, nous mettons le cap sur Boulogne. Si j’étais tué,
le patron se nomme le capitaine Roger, et la felouque _l’Éclair_.
Avec ces renseignements, vous les retrouverez l’un et l’autre. Un
mouchoir noué aux quatre coins est le signe de reconnaissance.

Un instant après, d’Artagnan rentra à son tour.

-- Videz vos poches, dit-il, jusqu’à concurrence de cent livres
sterling, car, quant aux miennes...

Et d’Artagnan retourna ses poches absolument vides.

La somme fut faite à la seconde; d’Artagnan sortit et rentra un
instant après.

-- Là! dit-il, c’est fini. Ouf! ce n’est pas sans peine.

-- Le bourreau a quitté Londres? demanda Athos.

-- Ah bien, oui! ce n’était pas assez sûr, cela. Il pouvait sortir
par une porte et rentrer par l’autre.

-- Et où est-il? demanda Athos.

-- Dans la cave.

-- Dans quelle cave?

-- Dans la cave de notre hôte! Mousqueton est assis sur le seuil,
et voici la clef.

-- Bravo! dit Aramis. Mais comment avez-vous décidé cet homme à
disparaître?

-- Comme on décide tout en ce monde, avec de l’argent; cela m’a
coûté cher, mais il y a consenti.

-- Et combien cela vous a-t-il coûté, ami? dit Athos; car, vous le
comprenez, maintenant que nous ne sommes plus tout à fait de
pauvres mousquetaires sans feu ni lieu, toutes dépenses doivent
être communes.

-- Cela m’a coûté douze mille livres, dit d’Artagnan.

-- Et où les avez-vous trouvées? demanda Athos; possédiez-vous
donc cette somme?

-- Et le fameux diamant de la reine! dit d’Artagnan avec un
soupir.

-- Ah! c’est vrai, dit Aramis, je l’avais reconnu à votre doigt.

-- Vous l’avez donc racheté à M. des Essarts? demanda Porthos.

-- Eh! mon Dieu, oui, dit d’Artagnan; mais il est écrit là-haut
que je ne pourrai pas le garder. Que voulez-vous! les diamants, à
ce qu’il faut croire, ont leurs sympathies et leurs antipathies
comme les hommes; il paraît que celui-là me déteste.

-- Mais, dit Athos, voilà qui va bien pour le bourreau;
malheureusement tout bourreau a son aide, son valet, que sais-je
moi.

-- Aussi celui-là avait-il le sien; mais nous jouons de bonheur.

-- Comment cela?

-- Au moment où je croyais que j’allais avoir une seconde affaire
à traiter, on a rapporté mon gaillard avec une cuisse cassée. Par
excès de zèle, il a accompagné jusque sous les fenêtres du roi la
charrette qui portait les poutres et les charpentes; une de ces
poutres lui est tombée sur la jambe et la lui a brisée.

-- Ah! dit Aramis, c’est donc lui qui a poussé le cri que j’ai
entendu de la chambre du roi?

-- C’est probable, dit d’Artagnan; mais comme c’est un homme bien
pensant, il a promis en se retirant d’envoyer en son lieu et place
quatre ouvriers experts et habiles pour aider ceux qui sont déjà à
la besogne, et en rentrant chez son patron, tout blessé qu’il
était, il a écrit à l’instant même à maître Tom Low, garçon
charpentier de ses amis, de se rendre à White-Hall pour accomplir
sa promesse. Voici la lettre qu’il envoyait par un exprès qui
devait la porter pour dix pence et qui me l’a vendue un louis.

-- Et que diable voulez-vous faire de cette lettre? demanda Athos.

-- Vous ne devinez pas? dit d’Artagnan avec ses yeux brillants
d’intelligence.

-- Non, sur mon âme!

-- Eh bien! mon cher Athos, vous qui parlez anglais comme John
Bull lui-même, vous êtes maître Tom Low, et nous sommes, nous, vos
trois compagnons; comprenez-vous maintenant?

Athos poussa un cri de joie et d’admiration, courut à un cabinet,
en tira des habits d’ouvrier, que revêtirent aussitôt les quatre
amis; après quoi ils sortirent de l’hôtel, Athos portant une scie,
Porthos une pince, Aramis une hache, et d’Artagnan un marteau et
des clous.

La lettre du valet de l’exécuteur faisait foi près du maître
charpentier que c’était bien eux que l’on attendait.


LXX. Les ouvriers

Vers le milieu de la nuit, Charles entendit un grand fracas au-
dessous de sa fenêtre: c’étaient des coups de marteau et de hache,
des morsures de pince et des cris de scie.

Comme il s’était jeté tout habillé sur son lit et qu’il commençait
à s’endormir, ce bruit l’éveilla en sursaut; et comme, outre son
retentissement matériel, ce bruit avait un écho moral et terrible
dans son âme, les pensées affreuses de la veille vinrent
l’assaillir de nouveau. Seul en face des ténèbres et de
l’isolement, il n’eut pas la force de soutenir cette nouvelle
torture, qui n’était pas dans le programme de son supplice, et il
envoya Parry dire à la sentinelle de prier les ouvriers de frapper
moins fort et d’avoir pitié du dernier sommeil de celui qui avait
été leur roi.

La sentinelle ne voulut point quitter son poste, mais laissa
passer Parry.

Arrivé près de la fenêtre, après avoir fait le tour du palais,
Parry aperçut de plain-pied avec le balcon, dont on avait descellé
la grille, un large échafaud inachevé, mais sur lequel on
commençait à clouer une tenture de serge noire.

Cet échafaud, élevé à la hauteur de la fenêtre, c’est-à-dire à
près de vingt pieds, avait deux étages inférieurs. Parry, si
odieuse que lui fût cette vue, chercha parmi huit ou dix ouvriers
qui bâtissaient la sombre machine ceux dont le bruit devait être
le plus fatigant pour le roi, et sur le second plancher il aperçut
deux hommes qui descellaient à l’aide d’une pince les dernières
fiches du balcon de fer; l’un d’eux, véritable colosse, faisait
l’office du bélier antique chargé de renverser les murailles. À
chaque coup de son instrument la pierre volait en éclats. L’autre,
qui se tenait à genoux tirait à lui les pierres ébranlées.

Il était évident que c’étaient ceux-là qui faisaient le bruit dont
se plaignait le roi.

Parry monta à l’échelle et vint à eux.

-- Mes amis, dit-il, voulez-vous travailler un peu plus doucement,
je vous prie? Le roi dort, et il a besoin de sommeil.

L’homme qui frappait avec sa pince arrêta son mouvement et se
tourna à demi; mais comme il était debout, Parry ne put voir son
visage perdu dans les ténèbres qui s’épaississaient près du
plancher.

L’homme qui était à genoux se retourna aussi; et comme, plus bas
que son compagnon, il avait le visage éclairé par la lanterne,
Parry put le voir.

Cet homme le regarda fixement et porta un doigt à sa bouche.

Parry recula stupéfait.

-- C’est bien, c’est bien, dit l’ouvrier en excellent anglais,
retourne dire au roi que s’il dort mal cette nuit-ci, il dormira
mieux la nuit prochaine.

Ces rudes paroles, qui, en les prenant au pied de la lettre,
avaient un sens si terrible, furent accueillies des ouvriers qui
travaillaient sur les côtés et à l’étage inférieur avec une
explosion d’affreuse joie.

Parry se retira, croyant qu’il faisait un rêve.

Charles l’attendait avec impatience.

Au moment où il rentra, la sentinelle qui veillait à la porte
passa curieusement sa tête par l’ouverture pour voir ce que
faisait le roi.

Le roi était accoudé sur son lit.

Parry ferma la porte, et, allant au roi le visage rayonnant de
joie:

-- Sire, dit-il à voix basse, savez-vous quels sont ces ouvriers
qui font tant de bruit?

-- Non, dit Charles en secouant mélancoliquement la tête; comment
veux-tu que je sache cela? est-ce que je connais ces hommes?

-- Sire, dit Parry plus bas encore et en se penchant vers le lit
de son maître, sire, c’est le comte de La Fère et son compagnon.

-- Qui dressent mon échafaud? dit le roi étonné.

-- Oui, et qui en le dressant font un trou à la muraille.

-- Chut! dit le roi en regardant avec terreur autour de lui. Tu
les as vus?

-- Je leur ai parlé.

Le roi joignit les mains et leva les yeux au ciel; puis, après une
courte et fervente prière, il se jeta à bas de son lit et alla à
la fenêtre, dont il écarta les rideaux; les sentinelles du balcon
y étaient toujours; puis au-delà du balcon s’étendait une sombre
plate-forme sur laquelle elles passaient comme des ombres.

Charles ne put rien distinguer, mais il sentit sous ses pieds la
commotion des coups que frappaient ses amis. Et chacun de ces
coups maintenant lui répondait au coeur.

Parry ne s’était pas trompé, et il avait bien reconnu Athos.
C’était lui, en effet, qui, aidé de Porthos, creusait un trou sur
lequel devait poser une des charpentes transversales.

Ce trou communiquait dans une espèce de tambour pratiqué sous le
plancher même de la chambre royale. Une fois dans ce tambour, qui
ressemblait à un entre-sol fort bas, on pouvait, avec une pince et
de bonnes épaules, et cela regardait Porthos, faire sauter une
lame du parquet; le roi alors se glissait par cette ouverture,
regagnait avec ses sauveurs un des compartiments de l’échafaud
entièrement recouvert de drap noir, s’affublait à son tour d’un
habit d’ouvrier qu’on lui avait préparé, et, sans affectation,
sans crainte, il descendait avec les quatre compagnons.

Les sentinelles, sans soupçon, voyant des ouvriers qui venaient de
travailler à l’échafaud, laissaient passer.

Comme nous l’avons dit, la felouque était toute prête.

Ce plan était large, simple et facile, comme toutes les choses qui
naissent d’une résolution hardie.

Donc Athos déchirait ses belles mains si blanches et si fines à
lever les pierres arrachées de leur base par Porthos. Déjà il
pouvait passer la tête sous les ornements qui décoraient la
crédence du balcon. Deux heures encore, il y passerait tout le
corps. Avant le jour, le trou serait achevé et disparaîtrait sous
les plis d’une tenture intérieure que poserait d’Artagnan.
D’Artagnan s’était fait passer pour un ouvrier français et posait
les clous avec la régularité du plus habile tapissier. Aramis
coupait l’excédent de la serge, qui pendait jusqu’à terre et
derrière laquelle se levait la charpente de l’échafaud.

Le jour parut au sommet des maisons. Un grand feu de tourbe et de
charbon avait aidé les ouvriers à passer cette nuit si froide du
29 au 30 janvier; à tout moment les plus acharnés à leur ouvrage
s’interrompaient pour aller se réchauffer. Athos et Porthos seuls
n’avaient point quitté leur oeuvre. Aussi, aux premières lueurs du
matin, le trou était-il achevé. Athos y entra, emportant avec lui
les habits destinés au roi, enveloppés dans un coupon de serge
noire. Porthos lui passa une pince; et d’Artagnan cloua, luxe bien
grand mais fort utile, une tenture de serge intérieure, derrière
laquelle le trou et celui qu’il cachait disparurent.

Athos n’avait plus que deux heures de travail pour pouvoir
communiquer avec le roi; et, selon la prévision des quatre amis,
ils avaient toute la journée devant eux, puisque, le bourreau
manquant, on serait forcé d’aller chercher celui de Bristol.

D’Artagnan alla reprendre son habit marron, et Porthos son
pourpoint rouge; quant à Aramis, il se rendit chez Juxon, afin de
pénétrer, s’il était possible, avec lui jusqu’auprès du roi.

Tous trois avaient rendez-vous à midi sur la place de White-Hall
pour voir ce qui s’y passerait.

Avant de quitter l’échafaud, Aramis s’était approché de
l’ouverture où était caché Athos, afin de lui annoncer qu’il
allait tâcher de revoir Charles.

-- Adieu donc et bon courage, dit Athos; rapportez au roi où en
sont les choses; dites-lui que lorsqu’il sera seul il frappe au
parquet, afin que je puisse continuer sûrement ma besogne. Si
Parry pouvait m’aider en détachant d’avance la plaque inférieure
de la cheminée, qui sans doute est une dalle de marbre, ce serait
autant de fait. Vous, Aramis, tâchez de ne pas quitter le roi.
Parlez haut, très haut, car on vous écoutera de la porte. S’il y a
une sentinelle dans l’intérieur de l’appartement, tuez-la sans
marchander; s’il y en a deux, que Parry en tue une et vous
l’autre; s’il y en a trois, faites-vous tuer, mais sauvez le roi.

-- Soyez tranquille, dit Aramis, je prendrai deux poignards, afin
d’en donner un à Parry. Est-ce tout?

-- Oui, allez; mais recommandez bien au roi de ne pas faire de
fausse générosité. Pendant que vous vous battrez, s’il y a combat,
qu’il fuie; la plaque une fois replacée sur sa tête, vous, mort ou
vivant sur cette plaque, on sera dix minutes au moins à retrouver
le trou par lequel il aura fui. Pendant ces dix minutes nous
aurons fait du chemin et le roi sera sauvé.

-- Il sera fait comme vous le dites, Athos. Votre main, car peut-
être ne nous reverrons-nous plus.

Athos passa ses bras autour du cou d’Aramis et l’embrassa:

-- Pour vous, dit-il. Maintenant, si je meurs, dites à d’Artagnan
que je l’aime comme un enfant, et embrassez-le pour moi. Embrassez
aussi notre bon et brave Porthos. Adieu.

-- Adieu, dit Aramis. Je suis aussi sûr maintenant que le roi se
sauvera que je suis sûr de tenir et de serrer la plus loyale main
qui soit au monde.

Aramis quitta Athos, descendit de l’échafaud à son tour et regagna
l’hôtel en sifflotant l’air d’une chanson à la louange de
Cromwell. Il trouva ses deux autres amis attablés près d’un bon
feu, buvant une bouteille de vin de Porto et dévorant un poulet
froid. Porthos mangeait, tout en maugréant force injures sur ces
infâmes parlementaires; d’Artagnan mangeait en silence, mais en
bâtissant dans sa pensée les plans les plus audacieux.

Aramis lui conta tout ce qui était convenu; d’Artagnan approuva de
la tête et Porthos de la voix.

-- Bravo! dit-il; d’ailleurs nous serons là au moment de sa fuite:
on est très bien caché sous cet échafaud, et nous pouvons nous y
tenir. Entre d’Artagnan, moi, Grimaud et Mousqueton, nous en
tuerons bien huit: je ne parle pas de Blaisois, il n’est bon qu’à
garder les chevaux. À deux minutes par homme, c’est quatre
minutes; Mousqueton en perdra une, c’est cinq, pendant ces cinq
minutes-là vous pouvez avoir fait un quart de lieue.

Aramis mangea rapidement un morceau, but un verre de vin et
changea d’habits.

-- Maintenant, dit-il, je, me rends chez Sa Grandeur. Chargez-vous
de préparer les armes, Porthos; surveillez bien votre bourreau,
d’Artagnan.

-- Soyez tranquille, Grimaud a relevé Mousqueton, et il a le pied
dessus.

-- N’importe, redoublez de surveillance et ne demeurez pas un
instant inactif.

-- Inactif! Mon cher, demandez à Porthos: je ne vis pas, je suis
sans cesse sur mes jambes, j’ai l’air d’un danseur. Mordioux! que
j’aime la France en ce moment, et qu’il est bon d’avoir une patrie
à soi, quand on est si mal dans celle des autres.

Aramis les quitta comme il avait quitté Athos, c’est-à-dire en les
embrassant; puis il se rendit chez l’évêque Juxon, auquel il
transmit sa requête. Juxon consentit d’autant plus facilement à
emmener Aramis, qu’il avait déjà prévenu qu’il aurait besoin d’un
prêtre, au cas certain où le roi voudrait communier, et surtout au
cas probable où le roi désirerait entendre une messe.

Vêtu comme Aramis l’était la veille, l’évêque monta dans sa
voiture. Aramis, plus déguisé encore par sa pâleur et sa tristesse
que par son costume de diacre, monta près de lui. La voiture
s’arrêta à la porte de White-Hall; il était neuf heures du matin à
peu près. Rien ne semblait changé; les antichambres et les
corridors, comme la veille, étaient pleins de gardes. Deux
sentinelles veillaient à la porte du roi, deux autres se
promenaient devant le balcon sur la plate-forme de l’échafaud, où
le billot était déjà posé.

Le roi était plein d’espérance; en revoyant Aramis, cette
espérance se changea en joie. Il embrassa Juxon, il serra la main
d’Aramis. L’évêque affecta de parler haut et devant tout le monde
de leur entrevue de la veille. Le roi lui répondit que les paroles
qu’il lui avait dites dans cette entrevue avaient porté leur
fruit, et qu’il désirait encore un entretien pareil. Juxon se
retourna vers les assistants et les pria de le laisser seul avec
le roi. Tout le monde se retira.

Dès que la porte se fut refermée:

-- Sire, dit Aramis avec rapidité, vous êtes sauvé! Le bourreau de
Londres a disparu; son aide s’est cassé la cuisse hier sous les
fenêtres de Votre Majesté. Ce cri que nous avons entendu, c’était
le sien. Sans doute on s’est déjà aperçu de la disparition de
l’exécuteur; mais il n’y a de bourreau qu’à Bristol, et il faut le
temps de l’aller chercher. Nous avons donc au moins jusqu’à
demain.

-- Mais le comte de La Fère? demanda le roi.

-- À deux pieds de vous, sire. Prenez le poker du brasier et
frappez trois coups, vous allez l’entendre vous répondre.

Le roi, d’une main tremblante, prit l’instrument et frappa trois
coups à intervalles égaux. Aussitôt des coups sourds et ménagés,
répondant au signal donné, retentirent sous le parquet.

-- Ainsi, dit le roi, celui qui me répond là...

-- Est le comte de La Fère, sire, dit Aramis. Il prépare la voie
par laquelle Votre Majesté pourra fuir. Parry, de son côté,
soulèvera cette dalle de marbre, et un passage sera tout ouvert.

-- Mais, dit Parry, je n’ai aucun instrument.

-- Prenez ce poignard, dit Aramis; seulement prenez garde de le
trop émousser, car vous pourrez bien en avoir besoin pour creuser
autre chose que la pierre.

-- Oh! Juxon, dit Charles, se retournant vers l’évêque et lui
prenant les deux mains, Juxon, retenez la prière de celui qui fut
votre roi...

-- Qui l’est encore et qui le sera toujours, dit Juxon en baisant
la main du prince.

-- Priez toute votre vie pour ce gentilhomme que vous voyez, pour
cet autre que vous entendez sous nos pieds, pour deux autres
encore qui, quelque part qu’ils soient, veillent, j’en suis sûr, à
mon salut.

-- Sire répondit Juxon, vous serez obéi. Chaque jour il y aura,
tant que je vivrai, une prière offerte à Dieu pour ces fidèles
amis de Votre Majesté.

Le mineur continua quelque temps encore son travail, qu’on sentait
incessamment se rapprocher. Mais tout à coup un bruit inattendu
retentit dans la galerie. Aramis saisit le poker et donna le
signal de l’interruption.

Ce bruit se rapprochait: c’était celui d’un certain nombre de pas
égaux et réguliers. Les quatre hommes restèrent immobiles; tous
les yeux se fixèrent sur la porte, qui s’ouvrit lentement et avec
une sorte de solennité.

Des gardes étaient formés en haie dans la chambre qui précédait
celle du roi. Un commissaire du parlement, vêtu de noir et plein
d’une gravité de mauvais augure, entra, salua le roi, et déployant
un parchemin, lui lut son arrêt comme on a l’habitude de le faire
aux condamnés qui vont marcher à l’échafaud.

-- Que signifie cela? demanda Aramis à Juxon.

Juxon fit un signe qui voulait dire qu’il était en tout point
aussi ignorant que lui.

-- C’est donc pour aujourd’hui? demanda le roi avec une émotion
perceptible seulement pour Juxon et Aramis.

-- N’étiez-vous point prévenu, sire, que c’était pour ce matin?
répondit l’homme vêtu de noir.

-- Et, dit le roi, je dois périr comme un criminel ordinaire, de
la main du bourreau de Londres?

-- Le bourreau de Londres a disparu, sire, dit le commissaire du
parlement; mais à sa place un homme s’est offert. L’exécution ne
sera donc retardée que du temps seulement que vous demanderez pour
mettre ordre à vos affaires temporelles et spirituelles.

Une légère sueur qui perla à la racine des cheveux de Charles fut
la seule trace d’émotion qu’il donna en apprenant cette nouvelle.

Mais Aramis devint livide. Son coeur ne battait plus: il ferma les
yeux et appuya sa main sur une table. En voyant cette profonde
douleur, Charles parut oublier la sienne.

Il alla à lui, lui prit la main et l’embrassa.

-- Allons, ami, dit-il avec un doux et triste sourire, du courage.

Puis se retournant vers le commissaire:

-- Monsieur, dit-il, je suis prêt. Vous le voyez, je ne désire que
deux choses qui ne vous retarderont pas beaucoup, je crois: la
première, de communier; la seconde, d’embrasser mes enfants et de
leur dire adieu pour la dernière fois; cela me sera-t-il permis?

-- Oui, sire, répondit le commissaire du parlement.

Et il sortit.

Aramis, rappelé à lui, s’enfonçait les ongles dans la chair, un
immense gémissement sortit de sa poitrine.

-- Oh! Monseigneur, s’écria-t-il en saisissant les mains de Juxon,
où est Dieu? où est Dieu?

-- Mon fils, dit avec fermeté l’évêque, vous ne le voyez point,
parce que les passions de la terre le cachent.

-- Mon enfant, dit le roi à Aramis, ne te désole pas ainsi. Tu
demandes ce que fait Dieu? Dieu regarde ton dévouement et mon
martyre, et, crois-moi, l’un et l’autre auront leur récompense;
prends-t’en donc de ce qui arrive aux hommes, et non à Dieu. Ce
sont les hommes qui me font mourir, ce sont les hommes qui te font
pleurer.

-- Oui, sire, dit Aramis, oui, vous avez raison; c’est aux hommes
qu’il faut que je m’en prenne, et c’est à eux que je m’en
prendrai.

-- Asseyez-vous, Juxon, dit le roi en tombant à genoux, car il
vous reste à m’entendre, et il me reste à me confesser. Restez,
monsieur, dit-il à Aramis qui faisait un mouvement pour se
retirer; restez, Parry, je n’ai rien à dire, même dans le secret
de la pénitence, qui ne puisse se dire en face de tous; restez, et
je n’ai qu’un regret, c’est que le monde entier ne puisse pas
m’entendre comme vous et avec vous.

Juxon s’assit, et le roi, agenouillé devant lui comme le plus
humble des fidèles, commença sa confession.


LXXI. _Remember_

La confession royale achevée, Charles communia, puis il demanda à
voir ses enfants. Dix heures sonnaient; comme l’avait dit le roi,
ce n’était donc pas un grand retard.

Cependant le peuple était déjà prêt; il savait que dix heures
étaient le moment fixé pour l’exécution, il s’entassait dans les
rues adjacentes au palais, et le roi commençait à distinguer ce
bruit lointain que font la foule et la mer, quand l’une est agitée
par ses passions, l’autre par ses tempêtes.

Les enfants du roi arrivèrent: c’était d’abord la princesse
Charlotte, puis le duc de Glocester, c’est-à-dire une petite fille
blonde, belle et les yeux mouillés de larmes, puis un jeune garçon
de huit à neuf ans, dont l’oeil sec et la lèvre dédaigneusement
relevée accusaient la fierté naissante. L’enfant avait pleuré
toute la nuit, mais devant tout ce monde il ne pleurait pas.

Charles sentit son coeur se fondre à l’aspect de ces deux enfants
qu’il n’avait pas vus depuis deux ans, et qu’il ne revoyait qu’au
moment de mourir. Une larme vint à ses yeux et il se retourna pour
l’essuyer, car il voulait être fort devant ceux à qui il léguait
un si lourd héritage de souffrance et de malheur.

Il parla à la jeune fille d’abord; l’attirant à lui, il lui
recommanda la piété, la résignation et l’amour filial; puis,
passant de l’un à l’autre, il prit le jeune duc de Glocester, et
l’asseyant sur son genou pour qu’à la fois il pût le presser sur
son coeur et baiser son visage:

-- Mon fils, lui dit-il, vous avez vu par les rues et dans les
antichambres beaucoup de gens en venant ici; ces gens vont couper
la tête à votre père, ne l’oubliez jamais. Peut-être un jour, vous
voyant près d’eux et vous ayant en leur pouvoir, voudront-ils vous
faire roi à l’exclusion du prince de Galles ou du duc d’York, vos
frères aînés qui sont, l’un en France, l’autre je ne sais où; mais
vous n’êtes pas le roi, mon fils, et vous ne pouvez le devenir que
par leur mort. Jurez-moi donc de ne pas vous laisser mettre la
couronne sur la tête, que vous n’ayez légitimement droit à cette
couronne; car un jour, écoutez bien, mon fils, si vous faisiez
cela, tête et couronne, ils abattraient tout, et ce jour-là vous
ne pourriez mourir calme et sans remords, comme je meurs. Jurez,
mon fils.

L’enfant étendit sa petite main dans celle de son père, et dit.

-- Sire, je jure à Votre Majesté...

Charles l’interrompit.

-- Henri, dit-il, appelle-moi ton père.

-- Mon père, reprit l’enfant, je vous jure qu’ils me tueront avant
de me faire roi.

-- Bien, mon fils, dit Charles. Maintenant embrassez-moi, et vous
aussi, Charlotte, et ne m’oubliez point.

-- Oh! non, jamais! jamais! s’écrièrent les deux enfants en
lançant leurs bras au cou du roi.

-- Adieu, dit Charles; adieu, mes enfants. Emmenez-les, Juxon;
leurs larmes m’ôteraient le courage de mourir.

Juxon arracha les pauvres enfants des bras de leur père et les
remit à ceux qui les avaient amenés.

Derrière eux les portes s’ouvrirent, et tout le monde put entrer.

Le roi, se voyant seul au milieu de la foule des gardes et des
curieux qui commençaient à envahir la chambre, se rappela que le
comte de La Fère était là bien près, sous le parquet de
l’appartement, ne le pouvant voir et espérant peut-être toujours.

Il tremblait que le moindre bruit ne semblât un signal pour Athos,
et que celui-ci, en se remettant au travail, ne se trahit lui-
même. Il affecta donc l’immobilité et contint par son exemple tous
les assistants dans le repos.

Le roi ne se trompait point, Athos était réellement sous ses
pieds: il écoutait, il se désespérait de ne pas entendre le
signal; il commençait parfois, dans son impatience, à déchiqueter
de nouveau la pierre; mais, craignant d’être entendu, il
s’arrêtait aussitôt.

Cette horrible inaction dura deux heures. Un silence de mort
régnait dans la chambre royale.

Alors Athos se décida à chercher la cause de cette sombre et
muette tranquillité que troublait seule l’immense rumeur de la
foule. Il entr’ouvrit la tenture qui cachait le trou de la
crevasse, et descendit sur le premier étage de l’échafaud. Au-
dessus de sa tête, à quatre pouces à peine, était le plancher qui
s’étendait au niveau de la plate-forme et qui faisait l’échafaud.

Ce bruit qu’il n’avait entendu que sourdement jusque-là et qui dès
lors parvint à lui, sombre et menaçant, le fit bondir de terreur.
Il alla jusqu’au bord de l’échafaud, entr’ouvrit le drap noir à la
hauteur de son oeil et vit les cavaliers acculés à la terrible
machine; au-delà des cavaliers, une rangée de pertuisaniers; au-
delà des pertuisaniers, des mousquetaires; et au-delà des
mousquetaires les premières files du peuple, qui, pareil à un
sombre océan, bouillonnait et mugissait.

-- Qu’est-il donc arrivé? se demanda Athos plus tremblant que le
drap dont il froissait les plis. Le peuple se presse, les soldats
sont sous les armes, et parmi les spectateurs, qui tous ont les
yeux fixés sur la fenêtre, j’aperçois d’Artagnan! Qu’attend-il?
Que regarde-t-il? Grand Dieu auraient-ils laissé échapper le
bourreau!

Tout à coup le tambour roula sourd et funèbre sur la place; un
bruit de pas pesants et prolongés retentit au-dessus de sa tête.
Il lui sembla que quelque chose de pareil à une procession immense
foulait les parquets de White-Hall; bientôt il entendit craquer
les planches mêmes de l’échafaud. Il jeta un dernier regard sur la
place, et l’attitude des spectateurs lui apprit ce qu’une dernière
espérance restée au fond de son coeur l’empêchait encore de
deviner.

Le murmure de la place avait cessé entièrement. Tous les yeux
étaient fixés sur la fenêtre de White-Hall, les bouches
entr’ouvertes et les haleines suspendues indiquaient l’attente de
quelque terrible spectacle.

Ce bruit de pas que, de la place qu’il occupait alors sous le
parquet de l’appartement du roi, Athos avait entendu au-dessus de
sa tête se reproduisit sur l’échafaud, qui plia sous le poids, de
façon à ce que les planches touchèrent presque la tête du
malheureux gentilhomme. C’était évidemment deux files de soldats
qui prenaient leur place.

Au même instant une voix bien connue du gentilhomme, une noble
voix prononça ces paroles au-dessus de sa tête:

-- Monsieur le colonel, je désire parler au peuple.

Athos frissonna des pieds à la tête: c’était bien le roi qui
parlait sur l’échafaud.

En effet, après avoir bu quelques gouttes de vin et rompu un pain,
Charles, las d’attendre la mort, s’était tout à coup décidé à
aller au-devant d’elle et avait donné le signal de la marche.

Alors on avait ouvert à deux battants la fenêtre donnant sur la
place, et du fond de la vaste chambre, le peuple avait pu voir
s’avancer silencieusement d’abord un homme masqué, qu’à la hache
qu’il tenait à la main il avait reconnu pour le bourreau. Cet
homme s’était approché du billot et y avait déposé sa hache.

C’était le premier bruit qu’Athos avait entendu.

Puis, derrière cet homme, pâle sans doute, mais calme et marchant
d’un pas ferme, Charles Stuart, lequel s’avançait entre deux
prêtres suivis de quelques officiers supérieurs, chargés de
présider à l’exécution, et escorté de deux files de pertuisaniers,
qui se rangèrent aux deux côtés de l’échafaud.

La vue de l’homme masqué avait provoqué une longue rumeur. Chacun
était plein de curiosité pour savoir quel était ce bourreau
inconnu qui s’était présenté si à point pour que le terrible
spectacle promis au peuple pût avoir lieu, quand le peuple avait
cru que ce spectacle était remis au lendemain. Chacun l’avait donc
dévoré des yeux; mais tout ce qu’on avait pu voir, c’est que
c’était un homme de moyenne taille, vêtu tout en noir, et qui
paraissait déjà d’un certain âge, car l’extrémité d’une barbe
grisonnante dépassait le bas du masque qui lui couvrait le visage.

Mais à la vue du roi si calme, si noble, si digne, le silence
s’était à l’instant même rétabli, de sorte que chacun put entendre
le désir qu’il avait manifesté de parler au peuple.

À cette demande, celui à qui elle était adressée avait sans doute
répondu par un signe affirmatif, car d’une voix ferme et sonore,
et qui vibra jusqu’au fond du coeur d’Athos, le roi commença de
parler.

Il expliquait sa conduite au peuple et lui donnait des conseils
pour le bien de l’Angleterre.

-- Oh! se disait Athos en lui-même, est-il bien possible que
j’entende ce que j’entends et que je voie ce que je vois? Est-il
bien possible que Dieu ait abandonné son représentant sur la terre
à ce point qu’il le laisse mourir si misérablement!... Et moi qui
ne l’ai pas vu! moi qui ne lui ai pas dit adieu!

Un bruit pareil à celui qu’aurait fait l’instrument de mort remué
sur le billot se fit entendre.

Le roi s’interrompit.

-- Ne touchez pas à la hache, dit-il.

Et il reprit son discours où il l’avait laissé.

Le discours fini, un silence de glace s’établit sur la tête du
comte. Il avait la main à son front, et entre sa main et son front
ruisselaient des gouttes de sueur, quoique l’air fût glacé.

Ce silence indiquait les derniers préparatifs.

Le discours terminé, le roi avait promené sur la foule un regard
plein de miséricorde; et détachant l’ordre qu’il portait, et qui
était cette même plaque en diamants que la reine lui avait
envoyée, il la remit au prêtre qui accompagnait Juxon. Puis il
tira de sa poitrine une petite croix en diamants aussi. Celle-là,
comme la plaque, venait de Madame Henriette.

-- Monsieur, dit-il en s’adressant au prêtre qui accompagnait
Juxon, je garderai cette croix dans ma main jusqu’au dernier
moment; vous me la reprendrez quand je serai mort.

-- Oui, sire, dit une voix qu’Athos reconnut pour celle d’Aramis.

Alors Charles, qui jusque-là s’était tenu la tête couverte, prit
son chapeau et le jeta près de lui; puis un à un il défit tous les
boutons de son pourpoint, se dévêtit et le jeta près de son
chapeau. Alors, comme il faisait froid, il demanda sa robe de
chambre, qu’on lui donna.

Tous ces préparatifs avaient été faits avec un calme effrayant.

On eût dit que le roi allait se coucher dans son lit et non dans
son cercueil.

Enfin, relevant ses cheveux avec la main:

-- Vous gêneront-ils, monsieur? dit-il au bourreau. En ce cas on
pourrait les retenir avec un cordon.

Charles accompagna ces paroles d’un regard qui semblait vouloir
pénétrer sous le masque de l’inconnu. Ce regard si noble, si calme
et si assuré força cet homme à détourner la tête. Mais derrière le
regard profond du roi il trouva le regard ardent d’Aramis.

Le roi, voyant qu’il ne répondait pas, répéta sa question.

-- Il suffira, répondit l’homme d’une voix sourde, que vous les
écartiez sur le cou.

Le roi sépara ses cheveux avec les deux mains, et regardant le
billot:

-- Ce billot est bien bas, dit-il, n’y en aurait-il point de plus
élevé?

-- C’est le billot ordinaire, répondit l’homme masqué.

-- Croyez-vous me couper la tête d’un seul coup? demanda le roi.

-- Je l’espère, répondit l’exécuteur.

Il y avait dans ces deux mots: _Je l’espère_, une si étrange
intonation, que tout le monde frissonna, excepté le roi.

-- C’est bien, dit le roi; et maintenant, bourreau, écoute.

L’homme masqué fit un pas vers le roi et s’appuya sur sa hache.

-- Je ne veux pas que tu me surprennes, lui dit Charles. Je
m’agenouillerai pour prier, alors ne frappe pas encore.

-- Et quand frapperai-je? demanda l’homme masqué.

-- Quand je poserai le cou sur le billot et que je tendrai les
bras en disant: _Remember_, alors frappe hardiment.

L’homme masqué s’inclina légèrement.

-- Voici le moment de quitter le monde, dit le roi à ceux qui
l’entouraient. Messieurs, je vous laisse au milieu de la tempête
et vous précède dans cette patrie qui ne connaît pas d’orage.
Adieu.

Il regarda Aramis et lui fit un signe de tête particulier.

-- Maintenant, continua-t-il, éloignez-vous et laissez-moi faire
tout bas ma prière, je vous prie. Éloigne-toi aussi, dit-il à
l’homme masqué; ce n’est que pour un instant, et je sais que je
t’appartiens; mais souviens-toi de ne frapper qu’à mon signal.

Alors Charles s’agenouilla, fit le signe de la croix, approcha sa
bouche des planches comme s’il eût voulu baiser la plate-forme;
puis s’appuyant d’une main sur le plancher et de l’autre sur le
billot:

-- Comte de La Fère, dit-il en français, êtes-vous là et puis-je
parler?

Cette voix frappa droit au coeur d’Athos et le perça comme un fer
glacé.

-- Oui, Majesté, dit-il en tremblant.

-- Ami fidèle, coeur généreux, dit le roi, je n’ai pu être sauvé
je ne devais pas l’être. Maintenant, dussé-je commettre un
sacrilège, je te dirai: Oui, j’ai parlé aux hommes, j’ai parlé à
Dieu, je te parle à toi le dernier. Pour soutenir une cause que
j’ai crue sacrée, j’ai perdu le trône de mes pères et diverti
l’héritage de mes enfants. Un million en or me reste, je l’ai
enterré dans les caves du château de Newcastle au moment où j’ai
quitté cette ville. Cet argent, toi seul sais qu’il existe, fais-
en usage quand tu croiras qu’il en sera temps pour le plus grand
bien de mon fils aîné; et maintenant, comte de La Fère, dites-moi
adieu.

-- Adieu, Majesté sainte et martyre, balbutia Athos glacé de
terreur.

Il se fit alors un instant de silence, pendant lequel il sembla à
Athos que le roi se relevait et changeait de position.

Puis d’une voix pleine et sonore, de manière qu’on l’entendît non
seulement sur l’échafaud, mais encore sur la place:

-- _Remember_, dit le roi.

Il achevait à peine ce mot qu’un coup terrible ébranla le plancher
de l’échafaud; la poussière s’échappa du drap et aveugla le
malheureux gentilhomme. Puis soudain, comme par un mouvement
machinal il levait les yeux et la tête, une goutte chaude tomba
sur son front. Athos recula avec un frisson d’épouvante, et au
même instant, les gouttes se changèrent en une noire cascade, qui
rejaillit sur le plancher.

Athos, tombé lui-même à genoux, demeura pendant quelques instants
comme frappé de folie et d’impuissance. Bientôt, à son murmure
décroissant, il s’aperçut que la foule s’éloignait; il demeura
encore un instant immobile, muet et consterné. Alors se
retournant, il alla tremper le bout de son mouchoir dans le sang
du roi martyr; puis, comme la foule s’éloignait de plus en plus,
il descendit, fendit le drap, et se glissa entre deux chevaux, se
mêla au peuple dont il portait le vêtement, et arriva le premier à
la taverne.

Monté à sa chambre, il se regarda dans une glace, vit son front
marqué d’une large tache rouge, porta la main à son front, la
retira pleine du sang du roi et s’évanouit.


LXXII. L’homme masqué

Quoiqu’il ne fût que quatre heures du soir, il faisait nuit close;
la neige tombait épaisse et glacée. Aramis rentra à son tour et
trouva Athos, sinon sans connaissance, du moins anéanti.

Aux premiers mots de son ami, le comte sortit de l’espèce de
léthargie où il était tombé.

-- Eh bien! dit Aramis, vaincus par la fatalité.

-- Vaincus! dit Athos. Noble et malheureux roi!

-- Êtes-vous donc blessé? demanda Aramis.

-- Non, ce sang est le sien.

Le comte s’essuya le front.

-- Où étiez-vous donc?

-- Où vous m’aviez laissé, sous l’échafaud.

-- Et vous avez tout vu?

-- Non, mais tout entendu; Dieu me garde d’une autre heure
pareille à celle que je viens de passer! N’ai-je point les cheveux
blancs?

-- Alors vous savez que je ne l’ai point quitté?

-- J’ai entendu votre voix jusqu’au dernier moment.

-- Voici la plaque qu’il m’a donnée, dit Aramis, voici la croix
que j’ai retirée de sa main; il désirait qu’elles fussent remises
à la reine.

-- Et voilà un mouchoir pour les envelopper, dit Athos.

Et il tira de sa poche le mouchoir qu’il avait trempé dans le sang
du roi.

-- Maintenant, demanda Athos, qu’a-t-on fait de ce pauvre cadavre?

-- Par ordre de Cromwell, les honneurs royaux lui seront rendus.
Nous avons placé le corps dans un cercueil de plomb; les médecins
s’occupent d’embaumer ces malheureux restes, et, leur oeuvre
finie, le roi sera déposé dans une chapelle ardente.

-- Dérision! murmura sombrement Athos; les honneurs royaux à celui
qu’ils ont assassiné!

-- Cela prouve, dit Aramis, que le roi meurt, mais que la royauté
ne meurt pas.

-- Hélas! dit Athos, c’est peut-être le dernier roi chevalier
qu’aura eu le monde.

-- Allons, ne vous désolez pas, comte, dit une grosse voix dans
l’escalier, où retentissaient les larges pas de Porthos, nous
sommes tous mortels, mes pauvres amis.

-- Vous arrivez tard, mon cher Porthos, dit le comte de La Fère.

-- Oui, dit Porthos, il y avait des gens sur ma route qui m’ont
retardé. Ils dansaient, les misérables! J’en ai pris un par le cou
et je crois l’avoir un peu étranglé. Juste en ce moment une
patrouille est venue. Heureusement, celui à qui j’avais eu
particulièrement affaire a été quelques minutes sans pouvoir
parler. J’ai profité de cela pour me jeter dans une petite rue.
Cette petite rue m’a conduit dans une autre plus petite encore.
Alors je me suis perdu. Je ne connais pas Londres, je ne sais pas
l’anglais, j’ai cru que je ne me retrouverais jamais; enfin me
voilà.

-- Mais d’Artagnan, dit Aramis, ne l’avez-vous point vu et ne lui
serait-il rien arrivé?

-- Nous avons été séparés par la foule, dit Porthos, et, quelques
efforts que j’aie faits, je n’ai pas pu le rejoindre.

-- Oh! dit Athos avec amertume, je l’ai vu, moi; il était au
premier rang de la foule, admirablement placé pour ne rien perdre;
et comme, à tout prendre, le spectacle était curieux, il aura
voulu voir jusqu’au bout.

-- Oh! comte de La Fère, dit une voix calme, quoique étouffée par
la précipitation de la course, est-ce bien vous qui calomniez les
absents?

Ce reproche atteignit Athos au coeur. Cependant, comme
l’impression que lui avait produite d’Artagnan aux premiers rangs
de ce peuple stupide et féroce était profonde, il se contenta de
répondre:

-- Je ne vous calomnie pas, mon ami. On était inquiet de vous ici,
et j’ai dit où vous étiez. Vous ne connaissiez pas le roi Charles,
ce n’était qu’un étranger pour vous, et vous n’étiez pas forcé de
l’aimer.

Et en disant ces mots il tendit la main à son ami. Mais d’Artagnan
fit semblant de ne point voir le geste d’Athos et garda sa main
sous son manteau.

Athos laissa retomber lentement la sienne près de lui.

-- Ouf! je suis las, dit d’Artagnan, et il s’assit.

-- Buvez un verre de porto, dit Aramis en prenant une bouteille
sur une table et en remplissant un verre; buvez, cela vous
remettra.

-- Oui, buvons, dit Athos, qui, sensible au mécontentement du
Gascon, voulait choquer son verre contre le sien, buvons et
quittons cet abominable pays. La felouque nous attend, vous le
savez; partons ce soir, nous n’avons plus rien à faire ici.

-- Vous êtes bien pressé, monsieur le comte, dit d’Artagnan.

-- Ce sol sanglant me brûle les pieds, dit Athos.

-- La neige ne me fait pas cet effet, à moi, dit tranquillement le
Gascon.

-- Mais que voulez-vous donc que nous fassions, dit Athos,
maintenant que le roi est mort?

-- Ainsi, monsieur le comte, dit d’Artagnan avec négligence, vous
ne voyez point qu’il vous reste quelque chose à faire en
Angleterre?

-- Rien, rien, dit Athos, qu’à douter de la bonté divine et à
mépriser mes propres forces.

-- Eh bien! moi, dit d’Artagnan, moi chétif, moi badaud
sanguinaire, qui suis allé me placer à trente pas de l’échafaud
pour mieux voir tomber la tête de ce roi que je ne connaissais
pas, et qui, à ce qu’il paraît, m’était indifférent, je pense
autrement que monsieur le comte... je reste!

Athos pâlit extrêmement; chaque reproche de son ami vibrait
jusqu’au plus profond de son coeur.

-- Ah! vous restez à Londres? dit Porthos à d’Artagnan.

-- Oui, dit celui-ci. Et vous?

-- Dame! dit Porthos un peu embarrassé vis-à-vis d’Athos et
d’Aramis, dame! si vous restez, comme je suis venu avec vous, je
ne m’en irai qu’avec vous; je ne vous laisserai pas seul dans cet
abominable pays.

-- Merci, mon excellent ami. Alors j’ai une petite entreprise à
vous proposer, et que nous mettrons à exécution ensemble quand
monsieur le comte sera parti, et dont l’idée m’est venue pendant
que je regardais le spectacle que vous savez.

-- Laquelle? dit Porthos.

-- C’est de savoir quel est cet homme masqué qui s’est offert si
obligeamment pour couper le cou du roi.

-- Un homme masqué! s’écria Athos, vous n’avez donc pas laissé
fuir le bourreau?

-- Le bourreau? dit d’Artagnan, il est toujours dans la cave, où
je présume qu’il dit deux mots aux bouteilles de notre hôte. Mais
vous m’y faites penser...

Il alla à la porte.

-- Mousqueton! dit-il.

-- Monsieur? répondit une voix qui semblait sortir des profondeurs
de la terre.

-- Lâchez votre prisonnier, dit d’Artagnan, tout est fini.

-- Mais, dit Athos, quel est donc le misérable qui a porté la main
sur son roi?

-- Un bourreau amateur, qui, du reste, manie la hache avec
facilité, car, ainsi qu’il l’_espérait_, dit Aramis, il ne lui a
fallu qu’un coup.

-- N’avez-vous point vu son visage? demanda Athos.

-- Il avait un masque, dit d’Artagnan.

-- Mais vous qui étiez près de lui, Aramis?

-- Je n’ai vu qu’une barbe grisonnante qui passait sous le masque.

-- C’est donc un homme d’un certain âge? demanda Athos.

-- Oh! dit d’Artagnan, cela ne signifie rien. Quand on met un
masque, on peut bien mettre une barbe.

-- Je suis fâché de ne pas l’avoir suivi, dit Porthos.

-- Eh bien! mon cher Porthos, dit d’Artagnan, voilà justement
l’idée qui m’est venue, à moi.

Athos comprit tout; il se leva.

-- Pardonne-moi, d’Artagnan, dit-il; j’ai douté de Dieu, je
pouvais bien douter de toi. Pardonne-moi, ami.

-- Nous verrons cela tout à l’heure, dit d’Artagnan avec un demi-
sourire.

-- Eh bien? dit Aramis.

-- Eh bien, reprit d’Artagnan, tandis que je regardais, non pas le
roi, comme le pense monsieur le comte, car je sais ce que c’est
qu’un homme qui va mourir, et, quoique je dusse être habitué à ces
sortes de choses, elles me font toujours mal, mais bien le
bourreau masqué, cette idée me vint, ainsi que je vous l’ai dit,
de savoir qui il était. Or, comme nous avons l’habitude de nous
compléter les uns par les autres, et de nous appeler à l’aide,
comme on appelle sa seconde main au secours de la première, je
regardai machinalement autour de moi pour voir si Porthos ne
serait pas là; car je vous avais reconnu près du roi, Aramis, et
vous, comte, je savais que vous deviez être sous l’échafaud. Ce
qui fait que je vous pardonne, ajouta-t-il en tendant la main à
Athos, car vous avez bien dû souffrir. Je regardais donc autour de
moi quand je vis à ma droite une tête qui avait été fendue, et
qui, tant bien que mal, s’était raccommodée avec du taffetas
noir.»Parbleu! me dis-je, il me semble que voilà une couture de ma
façon, et que j’ai recousu ce crâne-là quelque part.» En effet,
c’était ce malheureux Écossais, le frère de Parry, vous savez,
celui sur lequel Groslow s’est amusé à essayer ses forces, et qui
n’avait plus qu’une moitié de tête quand nous le rencontrâmes.

-- Parfaitement, dit Porthos, l’homme aux poules noires.

-- Vous l’avez dit, lui-même; il faisait des signes à un autre
homme qui se trouvait à ma gauche; je me retournai, et je reconnus
l’honnête Grimaud, tout occupé comme moi à dévorer des yeux mon
bourreau masqué.

«-- Oh! lui fis-je. Or, comme cette syllabe est l’abréviation dont
se sert M. le comte les jours où il lui parle, Grimaud comprit que
c’était lui qu’on appelait, et se retourna comme mû par un
ressort; il me reconnut à son tour, alors, allongeant le doigt
vers l’homme masqué:

«-- Hein? dit-il. Ce qui voulait dire: avez-vous vu?

«-- Parbleu! répondis-je.

«Nous nous étions parfaitement compris.

«Je me retournai vers notre Écossais; celui-là aussi avait des
regards parlants.

«Bref, tout finit, vous savez comment, d’une façon fort lugubre.
Le peuple s’éloigna; peu à peu le soir venait; je m’étais retiré
dans un coin de la place avec Grimaud et l’Écossais, auquel
j’avais fait signe de demeurer avec nous, et je regardais de là le
bourreau, qui, rentré dans la chambre royale, changeait d’habit;
le sien était ensanglanté sans doute. Après quoi il mit un chapeau
noir sur sa tête, s’enveloppa d’un manteau et disparut. Je devinai
qu’il allait sortir et je courus en face de la porte. En effet,
cinq minutes après nous le vîmes descendre l’escalier.

-- Vous l’avez suivi? s’écria Athos.

-- Parbleu! dit d’Artagnan; mais ce n’est pas sans peine, allez! À
chaque instant il se retournait; alors nous étions obligés de nous
cacher ou de prendre des airs indifférents. J’aurais été à lui et
je l’aurais bien tué; mais je ne suis pas égoïste, moi, et c’était
un régal que je vous ménageais, à Aramis et à vous, Athos, pour
vous consoler un peu. Enfin, après une demi-heure de marche à
travers les rues les plus tortueuses de la Cité, il arriva à une
petite maison isolée, où pas un bruit, pas une lumière
n’annonçaient la présence de l’homme.

«Grimaud tira de ses larges chausses un pistolet.

«-- Hein? dit-il en le montrant.

«-- Non pas, lui dis-je. Et je lui arrêtai le bras.

«Je vous l’ai dit, j’avais mon idée.

«L’homme masqué s’arrêta devant une porte basse et tira une clef;
mais avant de la mettre dans la serrure, il se retourna pour voir
s’il n’avait pas été suivi. J’étais blotti derrière un arbre;
Grimaud derrière une borne; l’Écossais, qui n’avait rien pour se
cacher, se jeta à plat ventre sur le chemin.

«Sans doute celui que nous poursuivons se crut bien seul, car
j’entendis le grincement de la clef; la porte s’ouvrit et il
disparut.

-- Le misérable! dit Aramis, pendant que vous êtes revenu, il aura
fui, et nous ne le retrouverons pas.

-- Allons donc, Aramis, dit d’Artagnan, vous me prenez pour un
autre.

-- Cependant, dit Athos, en votre absence...

-- Eh bien, en mon absence, n’avais-je pas pour me remplacer
Grimaud et l’Écossais? Avant qu’il eût le temps de faire dix pas
dans l’intérieur j’avais fait le tour de la maison, moi. À l’une
des portes, celle par laquelle il était entré, j’ai mis notre
Écossais en lui faisant signe que si l’homme au masque noir
sortait, il fallait le suivre où il allait, tandis que Grimaud le
suivrait lui-même et reviendrait nous attendre où nous étions.
Enfin, j’ai mis Grimaud à la seconde issue, en lui faisant la même
recommandation, et me voilà. La bête est cernée; maintenant, qui
veut voir l’hallali?

Athos se précipita dans les bras de d’Artagnan, qui s’essuyait le
front.

-- Ami, dit-il, en vérité vous avez été trop bon de me pardonner;
j’ai tort, cent fois tort, je devrais vous connaître pourtant;
mais il y a au fond de nous quelque chose de méchant qui doute
sans cesse.

-- Hum! dit Porthos, est-ce que le bourreau ne serait point par
hasard M. Cromwell, qui pour être sûr que sa besogne fût bien
faite, aurait voulu la faire lui-même!

-- Ah bien oui! M. Cromwell est gros et court, et celui-là mince,
élancé et plutôt grand que petit.

-- Quelque soldat condamné auquel on aura offert sa grâce à ce
prix, dit Athos, comme on a fait pour le malheureux Chalais.

-- Non, non, continua d’Artagnan, ce n’est point la marche mesurée
d’un fantassin; ce n’est point non plus le pas écarté d’un homme
de cheval. Il y a dans tout cela une jambe fine, une allure
distinguée. Ou je me trompe fort, ou nous avons affaire à un
gentilhomme.

-- Un gentilhomme! s’écria Athos, impossible! ce serait un
déshonneur pour toute la seigneurie.

-- Belle chasse! dit Porthos avec un rire qui fit trembler les
vitres; belle chasse, mordieu!

-- Partez-vous toujours, Athos? demanda d’Artagnan.

-- Non, je reste, répondit le gentilhomme avec un geste de menace
qui ne promettait rien de bon à celui à qui ce geste était
adressé.

-- Alors, les épées! dit Aramis, les épées! et ne perdons pas un
instant.

Les quatre amis reprirent promptement leurs habits de
gentilshommes, ceignirent leurs épées, firent monter Mousqueton,
Blaisois, et leur ordonnèrent de régler la dépense avec l’hôte et
de tenir tout prêt pour leur départ, les probabilités étant que
l’on quitterait Londres la nuit même.

La nuit s’était assombrie encore, la neige continuait de tomber et
semblait un vaste linceul étendu sur la ville régicide; il était
sept heures du soir à peu près, à peine voyait-on quelques
passants dans les rues, chacun s’entretenait en famille et tout
bas des événements terribles de la journée.

Les quatre amis, enveloppés de leurs manteaux, traversèrent toutes
les places et les rues de la Cité, si fréquentées le jour, et si
désertes cette nuit-là. D’Artagnan les conduisait, essayant de
reconnaître de temps en temps des croix qu’il avait faites avec
son poignard sur les murailles; mais la nuit était si sombre que
les vestiges indicateurs avaient grand’peine à être reconnus.
Cependant d’Artagnan avait si bien incrusté dans sa tête chaque
borne, chaque fontaine, chaque enseigne, qu’au bout d’une demi-
heure de marche il parvint, avec ses trois compagnons, en vue de
la maison isolée.

D’Artagnan crut un instant que le frère de Parry avait disparu; il
se trompait: le robuste Écossais, accoutumé aux glaces de ses
montagnes, s’était étendu contre une borne, et comme une statue
abattue de sa base, insensible aux intempéries de la saison,
s’était laissé recouvrir de neige; mais à l’approche des quatre
hommes il se leva.

-- Allons, dit Athos, voici encore un bon serviteur. Vrai Dieu!
les braves gens sont moins rares qu’on ne le croit; cela
encourage.

-- Ne nous pressons pas de tresser des couronnes pour notre
Écossais, dit d’Artagnan; je crois que le drôle est ici pour son
propre compte. J’ai entendu dire que ces messieurs qui ont vu le
jour de l’autre côté de la Tweed sont fort rancuniers. Gare à
maître Groslow! il pourra bien passer un mauvais quart d’heure
s’il le rencontre.

En se détachant de ses amis il s’approcha de l’Écossais et se fit
reconnaître. Puis il fit signe aux autres de venir.

-- Eh bien? dit Athos en anglais.

-- Personne n’est sorti, répondit le frère de Parry.

-- Bien, restez avec cet homme, Porthos, et vous aussi, Aramis.
D’Artagnan va me conduire à Grimaud.

Grimaud, non moins habile que l’Écossais, était collé contre un
saule creux dont il s’était fait une guérite. Un instant, comme il
l’avait craint pour l’autre sentinelle, d’Artagnan crut que
l’homme masqué était sorti et que Grimaud l’avait suivi.

Tout à coup une tête apparut et fit entendre un léger sifflement.

-- Oh! dit Athos.

-- Oui, répondit Grimaud.

Ils se rapprochèrent du saule.

-- Eh bien, demanda d’Artagnan, quelqu’un est-il sorti?

-- Non, mais quelqu’un est entré, dit Grimaud.

-- Un homme ou une femme?

-- Un homme.

-- Ah! ah! dit d’Artagnan; ils sont deux, alors.

-- Je voudrais qu’ils fussent quatre, dit Athos, au moins la
partie serait égale.

-- Peut-être sont-ils quatre, dit d’Artagnan.

-- Comment cela?

-- D’autres hommes ne pouvaient-ils pas être dans cette maison
avant eux et les y attendre?

-- On peut voir, dit Grimaud en montrant une fenêtre à travers les
contrevents de laquelle filtraient quelques rayons de lumière.

-- C’est juste, dit d’Artagnan, appelons les autres.

Et ils tournèrent autour de la maison pour faire signe à Porthos
et à Aramis de venir.

Ceux-ci accoururent empressés.

-- Avez-vous vu quelque chose? dirent-ils.

-- Non, mais nous allons voir, répondit d’Artagnan en montrant
Grimaud, qui, en s’accrochant aux aspérités de la muraille, était
déjà parvenu à cinq ou six pieds de la terre.

Tous quatre se rapprochèrent. Grimaud continuait son ascension
avec l’adresse d’un chat; enfin il parvint à saisir un de ces
crochets qui servent à maintenir les contrevents quand ils sont
ouverts; en même temps son pied trouva une moulure qui parut lui
présenter un point d’appui suffisant, car il fit un signe qui
indiquait qu’il était arrivé à son but. Alors il approcha son oeil
de la fente du volet.

-- Eh bien? demanda d’Artagnan.

Grimaud montra sa main fermée avec deux doigts ouverts seulement.

-- Parle, dit Athos, on ne voit pas tes signes. Combien sont-ils?

Grimaud fit un effort sur lui-même.

-- Deux, dit-il, l’un est en face de moi; l’autre me tourne le
dos.

-- Bien. Et quel est celui qui est en face de toi?

-- L’homme que j’ai vu passer.

-- Le connais-tu?

-- J’ai cru le reconnaître et je ne me trompais pas; gros et
court.

-- Qui est-ce? demandèrent ensemble et à voix basse les quatre
amis.

-- Le général Olivier Cromwell.

Les quatre amis se regardèrent.

-- Et l’autre? demanda Athos.

-- Maigre et élancé.

-- C’est le bourreau, dirent à la fois d’Artagnan et Aramis.

-- Je ne vois que son dos, reprit Grimaud; mais attendez, il fait
un mouvement, il se retourne; et s’il a déposé son masque, je
pourrai voir... Ah!

Grimaud, comme s’il eût été frappé au coeur, lâcha le crochet de
fer et se rejeta en arrière en poussant un gémissement sourd.
Porthos le retint dans ses bras.

-- L’as-tu vu? dirent les quatre amis.

-- Oui, dit Grimaud les cheveux hérissés et la sueur au front.

-- L’homme maigre et élancé? dit d’Artagnan.

-- Oui.

-- Le bourreau, enfin? demanda Aramis.

-- Oui.

-- Et qui est-ce? dit Porthos.

-- Lui! lui! balbutia Grimaud pâle comme un mort et saisissant de
ses mains tremblantes la main de son maître.

-- Qui, lui? demanda Athos.

-- Mordaunt! ... répondit Grimaud.

D’Artagnan, Porthos et Aramis poussèrent une exclamation de joie.

Athos fit un pas en arrière et passa la main sur son front:

-- Fatalité! murmura-t-il.


LXXIII. La maison de Cromwell

C’était effectivement Mordaunt que d’Artagnan avait suivi sans le
reconnaître.

En entrant dans la maison il avait ôté son masque, enlevé la barbe
grisonnante qu’il avait mise pour se déguiser, avait monté
l’escalier, avait ouvert une porte, et, dans une chambre éclairée
par la lueur d’une lampe et tendue d’une tenture de couleur
sombre, s’était trouvé en face d’un homme assis devant un bureau
et écrivant.

Cet homme, c’était Cromwell.

Cromwell avait dans Londres, on le sait, deux ou trois de ces
retraites inconnues même au commun de ses amis, et dont il ne
livrait le secret qu’à ses plus intimes. Or, Mordaunt, on se le
rappelle, pouvait être compté au nombre de ces derniers.

Lorsqu’il entra, Cromwell leva la tête.

-- C’est vous, Mordaunt, lui dit-il, vous venez tard.

-- Général, répondit Mordaunt, j’ai voulu voir la cérémonie
jusqu’au bout, cela m’a retardé.

-- Ah! dit Cromwell, je ne vous croyais pas d’ordinaire aussi
curieux que cela.

-- Je suis toujours curieux de voir la chute d’un des ennemis de
Votre Honneur, et celui-là n’était pas compté au nombre des plus
petits. Mais vous, général, n’étiez-vous pas à White-Hall?

-- Non, dit Cromwell.

Il y eut un moment de silence.

-- Avez-vous eu des détails? demanda Mordaunt.

-- Aucun. Je suis ici depuis le matin. Je sais seulement qu’il y
avait un complot pour sauver le roi.

-- Ah! vous saviez cela? dit Mordaunt.

-- Peu importe. Quatre hommes déguisés en ouvriers devaient tirer
le roi de prison et le conduire à Greenwich, où une barque
l’attendait.

-- Et sachant tout cela, Votre Honneur se tenait ici, loin de la
Cité, tranquille et inactif!

-- Tranquille, oui, répondit Cromwell; mais qui vous dit inactif?

-- Cependant, si le complot avait réussi?

-- Je l’eusse désiré.

-- Je pensais que Votre Honneur regardait la mort de Charles Ier
comme un malheur nécessaire au bien de l’Angleterre.

-- Eh bien! dit Cromwell, c’est toujours mon avis. Mais, pourvu
qu’il mourût, c’était tout ce qu’il fallait; mieux eût valu, peut-
être, que ce ne fût point sur un échafaud.

-- Pourquoi cela, Votre Honneur?

Cromwell sourit.

-- Pardon, dit Mordaunt, mais vous savez, général, que je suis un
apprenti politique, et je désire profiter en toutes circonstances
des leçons que veut bien me donner mon maître.

-- Parce qu’on eût dit que je l’avais fait condamner par justice,
et que je l’avais laissé fuir par miséricorde.

-- Mais s’il avait fui effectivement?

-- Impossible.

-- Impossible?

-- Oui, mes précautions étaient prises.

-- Et Votre Honneur connaît-il les quatre hommes qui avaient
entrepris de sauver le roi?

-- Ce sont ces quatre Français dont deux ont été envoyés par
Madame Henriette à son mari, et deux par Mazarin à moi.

-- Et croyez-vous, monsieur, que Mazarin les ait chargés de faire
ce qu’ils ont fait?

-- C’est possible, mais il les désavouera.

-- Vous croyez?

-- J’en suis sûr.

-- Pourquoi cela?

-- Parce qu’ils ont échoué.

-- Votre Honneur m’avait donné deux de ces Français alors qu’ils
n’étaient coupables que d’avoir porté les armes en faveur de
Charles Ier. Maintenant qu’ils sont coupables de complot contre
l’Angleterre, Votre Honneur veut-il me les donner tous les quatre?

-- Prenez-les, dit Cromwell.

Mordaunt s’inclina avec un sourire de triomphale férocité.

-- Mais, dit Cromwell, voyant que Mordaunt s’apprêtait à le
remercier, revenons, s’il vous plaît, à ce malheureux Charles. A-
t-on crié parmi le peuple?

-- Fort peu, si ce n’est: «Vive Cromwell!»

-- Où étiez-vous placé?

Mordaunt regarda un instant le général pour essayer de lire dans
ses yeux s’il faisait une question inutile et s’il savait tout.

Mais le regard ardent de Mordaunt ne put pénétrer dans les sombres
profondeurs du regard de Cromwell.

-- J’étais placé de manière à tout voir et à tout entendre,
répondit Mordaunt.

Ce fut au tour de Cromwell de regarder fixement Mordaunt et au
tour de Mordaunt de se rendre impénétrable. Après quelques
secondes d’examen, il détourna les yeux avec indifférence.

-- Il paraît, dit Cromwell, que le bourreau improvisé a fort bien
fait son devoir. Le coup, à ce qu’on m’a rapporté du moins, a été
appliqué de main de maître.

Mordaunt se rappela que Cromwell lui avait dit n’avoir aucun
détail, et il fut dès lors convaincu que le général avait assisté
à l’exécution, caché derrière quelque rideau ou quelque jalousie.

-- En effet, dit Mordaunt d’une voix calme et avec un visage
impassible, un seul coup a suffi.

-- Peut-être, dit Cromwell, était-ce un homme du métier.

-- Le croyez-vous, monsieur?

-- Pourquoi pas?

-- Cet homme n’avait pas l’air d’un bourreau.

-- Et quel autre qu’un bourreau, demanda Cromwell, eût voulu
exercer cet affreux métier?

-- Mais, dit Mordaunt, peut-être quelque ennemi personnel du roi
Charles, qui aura fait voeu de vengeance et qui aura accompli ce
voeu, peut-être quelque gentilhomme qui avait de graves raisons de
haïr le roi déchu, et qui, sachant qu’il allait fuir et lui
échapper, s’est placé ainsi sur sa route, le front masqué et la
hache à la main, non plus comme suppléant du bourreau, mais comme
mandataire de la fatalité.

-- C’est possible, dit Cromwell.

-- Et si cela était ainsi, dit Mordaunt, Votre Honneur
condamnerait-il son action?

-- Ce n’est point à moi de juger, dit Cromwell. C’est une affaire
entre lui et Dieu.

-- Mais si Votre Honneur connaissait ce gentilhomme?

-- Je ne le connais pas, monsieur, répondit Cromwell, et ne veux
pas le connaître. Que m’importe à moi que ce soit celui-là ou un
autre? Du moment où Charles était condamné, ce n’est point un
homme qui a tranché la tête, c’est une hache.

-- Et cependant, sans cet homme, dit Mordaunt, le roi était sauvé.

Cromwell sourit.

-- Sans doute, vous l’avez dit vous-même, on l’enlevait.

-- On l’enlevait jusqu’à Greenwich. Là il s’embarquait sur une
felouque avec ses quatre sauveurs. Mais sur la felouque étaient
quatre hommes à moi, et cinq tonneaux de poudre à la nation. En
mer, les quatre hommes descendaient dans la chaloupe, et vous êtes
déjà trop habile politique, Mordaunt, pour que je vous explique le
reste.

-- Oui, en mer ils sautaient tous.

-- Justement. L’explosion faisait ce que la hache n’avait pas
voulu faire. Le roi Charles disparaissait anéanti. On disait
qu’échappé à la justice humaine, il avait été poursuivi et atteint
par la vengeance céleste; nous n’étions plus que ses juges et
c’était Dieu qui était son bourreau. Voilà ce que m’a fait perdre
votre gentilhomme masqué, Mordaunt. Vous voyez donc bien que
j’avais raison quand je ne voulais pas le connaître; car, en
vérité, malgré ses excellentes intentions, je ne saurais lui être
reconnaissant de ce qu’il a fait.

-- Monsieur, dit Mordaunt, comme toujours je m’incline et
m’humilie devant vous; vous êtes un profond penseur, et, continua-
t-il, votre idée de la felouque minée est sublime.

-- Absurde, dit Cromwell, puisqu’elle est devenue inutile. Il n’y
a d’idée sublime en politique que celle qui porte ses fruits;
toute idée qui avorte est folle et aride. Vous irez donc ce soir à
Greenwich, Mordaunt, dit Cromwell en se levant; vous demanderez le
patron de la felouque _l’Éclair_, vous lui montrerez un mouchoir
blanc noué par les quatre bouts, c’était le signe convenu; vous
direz aux gens de reprendre terre, et vous ferez reporter la
poudre à l’arsenal, à moins que...

-- À moins que... répondit Mordaunt, dont le visage s’était
illuminé d’une joie sauvage pendant que Cromwell parlait.

-- À moins que cette felouque telle qu’elle est ne puisse servir à
vos projets personnels.

-- Ah! milord, milord! s’écria Mordaunt, Dieu, en vous faisant son
élu, vous a donné son regard, auquel rien ne peut échapper.

-- Je crois que vous m’appelez milord! dit Cromwell en riant.
C’est bien, parce que nous sommes entre nous, mais il faudrait
faire attention qu’une pareille parole ne vous échappât devant nos
imbéciles de puritains.

-- N’est-ce pas ainsi que Votre Honneur sera appelé bientôt?

-- Je l’espère du moins, dit Cromwell, mais il n’est pas encore
temps.

Cromwell se leva et prit son manteau.

-- Vous vous retirez, monsieur, demanda Mordaunt.

-- Oui, dit Cromwell, j’ai couché ici hier et avant-hier, et vous
savez que ce n’est pas mon habitude de coucher trois fois dans le
même lit.

-- Ainsi, dit Mordaunt, Votre Honneur me donne toute liberté pour
la nuit?

Et même pour la journée de demain si besoin est, dit Cromwell.
Depuis hier soir, ajouta-t-il en souriant, vous avez assez fait
pour mon service, et si vous avez quelques affaires personnelles à
régler, il est juste que je vous laisse votre temps.

-- Merci, monsieur; il sera bien employé, je l’espère.

Cromwell fit à Mordaunt un signe de la tête; puis, se retournant:

-- Êtes-vous armé? demanda-t-il.

-- J’ai mon épée, dit Mordaunt.

-- Et personne qui vous attende à la porte?

-- Personne.

-- Alors vous devriez venir avec moi, Mordaunt.

-- Merci, monsieur; les détours que vous êtes obligé de faire en
passant par le souterrain me prendraient du temps, et, d’après ce
que vous venez de me dire, je n’en ai peut-être que trop perdu. Je
sortirai par l’autre porte.

-- Allez donc, dit Cromwell.

Et posant la main sur un bouton caché, il fit ouvrir une porte si
bien perdue dans la tapisserie qu’il était impossible à l’oeil le
plus exercé de la reconnaître.

Cette porte, mue par un ressort d’acier, se referma sur lui.

C’était une de ces issues secrètes comme l’histoire nous dit qu’il
en existait dans toutes les mystérieuses maisons qu’habitait
Cromwell.

Celle-là passait sous la rue déserte et allait s’ouvrir au fond
d’une grotte, dans le jardin d’une autre maison située à cent pas
de celle que le futur protecteur venait de quitter.

C’était pendant cette dernière partie de la scène, que, par
l’ouverture que laissait un pan du rideau mal tiré, Grimaud avait
aperçu les deux hommes et avait successivement reconnu Cromwell et
Mordaunt.

On a vu l’effet qu’avait produit la nouvelle sur les quatre amis.

D’Artagnan fut le premier qui reprit la plénitude de ses facultés.

-- Mordaunt, dit-il; ah! par le ciel! c’est Dieu lui-même qui nous
l’envoie.

-- Oui, dit Porthos, enfonçons la porte et tombons sur lui.

-- Au contraire, dit d’Artagnan, n’enfonçons rien, pas de bruit,
le bruit appelle du monde; car, s’il est, comme le dit Grimaud,
avec son digne maître, il doit y avoir, caché à une cinquantaine
de pas d’ici, quelque poste des côtes de fer. Holà! Grimaud, venez
ici, et tâchez de vous tenir sur vos jambes.

Grimaud s’approcha. La fureur lui était revenue avec le sentiment,
mais il était ferme.

-- Bien, continua d’Artagnan. Maintenant montez de nouveau à ce
balcon, et dites-nous si le Mordaunt est encore en compagnie, s’il
s’apprête à sortir ou à se coucher; s’il est en compagnie, nous
attendrons qu’il soit seul; s’il sort, nous le prendrons à la
sortie; s’il reste, nous enfoncerons la fenêtre. C’est toujours
moins bruyant et moins difficile qu’une porte.

Grimaud commença à escalader silencieusement la fenêtre.

-- Gardez l’autre issue, Athos et Aramis; nous restons ici avec
Porthos.

Les deux amis obéirent.

-- Eh bien! Grimaud! demanda d’Artagnan.

-- Il est seul, dit Grimaud.

-- Tu en es sûr?

-- Oui.

-- Nous n’avons pas vu sortir son compagnon.

-- Peut-être est-il sorti par l’autre porte.

-- Que fait-il?

-- Il s’enveloppe de son manteau et met ses gants.

-- À nous! murmura d’Artagnan.

Porthos mit la main à son poignard, qu’il tira machinalement du
fourreau.

-- Rengaine, ami Porthos, dit d’Artagnan, il ne s’agit point ici
de frapper d’abord. Nous le tenons, procédons avec ordre. Nous
avons quelques explications mutuelles à nous demander, et ceci est
un pendant de la scène d’Armentières; seulement, espérons que
celui-ci n’aura point de progéniture, et que, si nous l’écrasons,
tout sera bien écrasé avec lui.

-- Chut! dit Grimaud; le voilà qui s’apprête à sortir. Il
s’approche de la lampe. Il la souffle. Je ne vois plus rien.

-- À terre, alors, à terre!

Grimaud sauta en arrière et tomba sur ses pieds. La neige
assourdissait le bruit. On n’entendit rien.

-- Va prévenir Athos et Aramis qu’ils se placent de chaque côté de
la porte, comme nous allons faire Porthos et moi; qu’ils frappent
dans leurs mains s’ils le tiennent, nous frapperons dans les
nôtres si nous le tenons.

Grimaud disparut.

-- Porthos, Porthos, dit d’Artagnan, effacez mieux vos larges
épaules, cher ami; il faut qu’il sorte sans rien voir.

-- Pourvu qu’il sorte par ici!

-- Chut! dit d’Artagnan.

Porthos se colla contre le mur à croire qu’il y voulait rentrer.
D’Artagnan en fit autant.

On entendit alors retentir le pas de Mordaunt dans l’escalier
sonore. Un guichet inaperçu glissa en grinçant dans son
coulisseau. Mordaunt regarda, et, grâce aux précautions prises par
les deux amis, il ne vit rien. Alors il introduisit la clef dans
la serrure; la porte s’ouvrit et il parut sur le seuil.

Au même instant, il se trouva face à face avec d’Artagnan.

Il voulut repousser la porte. Porthos s’élança sur le bouton et la
rouvrit toute grande.

Porthos frappa trois fois dans ses mains. Athos et Aramis
accoururent.

Mordaunt devint livide, mais il ne poussa point un cri, mais
n’appela point au secours.

D’Artagnan marcha droit sur Mordaunt, et, le repoussant pour ainsi
dire avec sa poitrine, lui fit remonter à reculons tout
l’escalier, éclairé par une lampe qui permettait au Gascon de ne
pas perdre de vue les mains de Mordaunt; mais Mordaunt comprit
que, d’Artagnan tué, il lui resterait encore à se défaite de ses
trois autres ennemis. Il ne fit donc pas un seul mouvement de
défense, pas un seul geste de menace. Arrivé à la porte, Mordaunt
se sentit acculé contre elle, et sans doute il crut que c’était là
que tout allait finir pour lui; mais il se trompait, d’Artagnan
étendit la main et ouvrit la porte. Mordaunt et lui se trouvèrent
donc dans la chambre où dix minutes auparavant le jeune homme
causait avec Cromwell.

Porthos entra derrière lui; il avait étendu le bras et décroché la
lampe du plafond; à l’aide de cette première lampe il alluma la
seconde.

Athos et Aramis parurent à la porte, qu’ils refermèrent à clef.

-- Prenez donc la peine de vous asseoir, dit d’Artagnan en
présentant un siège au jeune homme.

Celui-ci prit la chaise des mains de d’Artagnan et s’assit, pâle
mais calme. À trois pas de lui, Aramis approcha trois sièges pour
lui, d’Artagnan et Porthos.

Athos alla s’asseoir dans un coin, à l’angle le plus éloigné de la
chambre, paraissant résolu de rester spectateur immobile de ce qui
allait se passer.

Porthos s’assit à la gauche et Aramis à la droite de d’Artagnan.

Athos paraissait accablé. Porthos se frottait les paumes des mains
avec une impatience fiévreuse.

Aramis se mordait, tout en souriant, les lèvres jusqu’au sang.

D’Artagnan seul se modérait, du moins en apparence.

-- Monsieur Mordaunt, dit-il au jeune homme, puisque, après tant
de jours perdus à courir les uns après les autres, le hasard nous
rassemble enfin, causons un peu, s’il vous plaît.


LXXIV. Conversation

Mordaunt avait été surpris si inopinément, il avait monté les
degrés sous l’impression d’un sentiment si confus encore, que sa
réflexion n’avait pu être complète; ce qu’il y avait de réel,
c’est que son premier sentiment avait été tout entier à l’émotion,
à la surprise et à l’invincible terreur qui saisit tout homme dont
un ennemi mortel et supérieur en force étreint le bras au moment
même où il croit cet ennemi dans un autre lieu et occupé d’autres
soins.

Mais une fois assis, mais du moment qu’il s’aperçut qu’un sursis
lui était accordé, n’importe dans quelle intention, il concentra
toutes ses idées et rappela toutes ses forces.

Le feu du regard de d’Artagnan, au lieu de l’intimider,
l’électrisa pour ainsi dire, car ce regard, tout brûlant de menace
qu’il se répandît sur lui, était franc dans sa haine et dans sa
colère. Mordaunt, prêt à saisir toute occasion qui lui serait
offerte de se tirer d’affaire, soit par la force, soit par la
ruse, se ramassa donc sur lui-même, comme fait l’ours acculé dans
sa tanière, et qui suit d’un oeil en apparence immobile tous les
gestes du chasseur qui l’a traqué.

Cependant cet oeil, par un mouvement rapide, se porta sur l’épée
longue et forte qui battait sur sa hanche; il posa sans
affectation sa main gauche sur la poignée, la ramena à la portée
de la main droite et s’assit, comme l’en priait d’Artagnan.

Ce dernier attendait sans doute quelque parole agressive pour
entamer une de ces conversations railleuses ou terribles comme il
les soutenait si bien. Aramis se disait tout bas: «Nous allons
entendre des banalités.» Porthos mordait sa moustache en
murmurant: «Voilà bien des façons, mordieu! pour écraser ce
serpenteau!» Athos s’effaçait dans l’angle de la chambre, immobile
et pâle comme un bas-relief de marbre, et sentant malgré son
immobilité son front se mouiller de sueur.

Mordaunt ne disait rien; seulement lorsqu’il se fut bien assuré
que son épée était toujours à sa disposition, il croisa
imperturbablement les jambes et attendit.

Ce silence ne pouvait se prolonger plus longtemps sans devenir
ridicule; d’Artagnan le comprit; et comme il avait invité Mordaunt
à s’asseoir pour _causer_, il pensa que c’était à lui de commencer
la conversation.

-- Il me paraît, monsieur, dit-il avec sa mortelle politesse, que
vous changez de costume presque aussi rapidement que je l’ai vu
faire aux mimes italiens que M. le cardinal Mazarin fit venir de
Bergame, et qu’il vous a sans doute mené voir pendant votre voyage
en France.

Mordaunt ne répondit rien.

-- Tout à l’heure, continua d’Artagnan, vous étiez déguisé, je
veux dire habillé en assassin, et maintenant...

-- Et maintenant, au contraire, j’ai tout l’air d’être dans
l’habit d’un homme qu’on va assassiner, n’est-ce pas? répondit
Mordaunt de sa voix calme et brève.

-- Oh! monsieur, répondit d’Artagnan, comment pouvez-vous dire de
ces choses-là, quand vous êtes en compagnie de gentilshommes et
que vous avez une si bonne épée au côté!

-- Il n’y a pas si bonne épée monsieur, qui vaille quatre épées et
quatre poignards; sans compter les épées et les poignards de vos
acolytes qui vous attendent à la porte.

-- Pardon, monsieur, reprit d’Artagnan, vous faites erreur, ceux
qui nous attendent à la porte ne sont point nos acolytes, mais nos
laquais. Je tiens à rétablir les choses dans leur plus scrupuleuse
vérité.

Mordaunt ne répondit que par un sourire qui crispa ironiquement
ses lèvres.

-- Mais ce n’est point de cela qu’il s’agit, reprit d’Artagnan, et
j’en reviens à ma question. Je me faisais donc l’honneur de vous
demander, monsieur, pourquoi vous aviez changé d’extérieur. Le
masque vous était assez commode, ce me semble; la barbe grise vous
seyait à merveille, et quant à cette hache dont vous avez fourni
un si illustre coup, je crois qu’elle ne vous irait pas mal non
plus dans ce moment. Pourquoi donc vous en êtes-vous dessaisi?

-- Parce qu’en me rappelant la scène d’Armentières, j’ai pensé que
je trouverais quatre haches pour une, puisque j’allais me trouver
entre quatre bourreaux.

-- Monsieur, répondit d’Artagnan avec le plus grand calme, bien
qu’un léger mouvement de ses sourcils annonçât qu’il commençait à
s’échauffer, monsieur, quoique profondément vicieux et corrompu,
vous êtes excessivement jeune, ce qui fait que je ne m’arrêterai
pas à vos discours frivoles. Oui frivoles, car ce que vous venez
de dire à propos d’Armentières n’a pas le moindre rapport avec la
situation présente. En effet, nous ne pouvions pas offrir une épée
à madame votre mère et la prier de s’escrimer contre nous; mais à
vous, monsieur, à un jeune cavalier qui joue du poignard et du
pistolet comme nous vous avons vu faire, et qui porte une épée de
la taille de celle-ci, il n’y a personne qui n’ait le droit de
demander la faveur d’une rencontre.

-- Ah! ah! dit Mordaunt, c’est donc un duel que vous voulez?

Et il se leva, l’oeil étincelant, comme s’il était disposé à
répondre à l’instant même à la provocation.

Porthos se leva aussi, prêt comme toujours à ces sortes
d’aventures.

-- Pardon, pardon, dit d’Artagnan avec le même sang-froid; ne nous
pressons pas, car chacun de nous doit désirer que les choses se
passent dans toutes les règles. Rasseyez-vous donc, cher Porthos,
et vous, monsieur Mordaunt, veuillez demeurer tranquille. Nous
allons régler au mieux cette affaire, et je vais être franc avec
vous. Avouez, monsieur Mordaunt, que vous avez bien envie de nous
tuer les uns ou les autres?

-- Les uns et les autres, répondit Mordaunt.

D’Artagnan se retourna vers Aramis et lui dit:

-- C’est un bien grand bonheur, convenez-en, cher Aramis, que
M. Mordaunt connaisse si bien les finesses de la langue française;
au moins il n’y aura pas de malentendu entre nous, et nous allons
tout régler merveilleusement.

Puis se retournant vers Mordaunt:

-- Cher monsieur Mordaunt, continua-t-il, je vous dirai que ces
messieurs payent de retour vos bons sentiments à leur égard, et
seraient charmés de vous tuer aussi. Je vous dirai plus, c’est
qu’ils vous tueront probablement; toutefois, ce sera en
gentilshommes loyaux, et la meilleure preuve que l’on puisse
fournir, la voici.

Et ce disant, d’Artagnan jeta son chapeau sur le tapis, recula sa
chaise contre la muraille, fit signe à ses amis d’en faire autant,
et saluant Mordaunt avec une grâce toute française:

-- À vos ordres, monsieur, continua-t-il; car si vous n’avez rien
à dire contre l’honneur que je réclame, c’est moi qui commencerai,
s’il vous plaît. Mon épée est plus courte que la vôtre, c’est
vrai, mais bast! j’espère que le bras suppléera à l’épée.

-- Halte-là! dit Porthos en s’avançant; je commence, moi, et sans
rhétorique.

-- Permettez, Porthos, dit Aramis.

Athos ne fit pas un mouvement; on eût dit d’une statue; sa
respiration même semblait arrêtée.

-- Messieurs, messieurs, dit d’Artagnan, soyez tranquilles, vous
aurez votre tour. Regardez donc les yeux de monsieur, et lisez-y
la haine bienheureuse que nous lui inspirons; voyez comme il a
habilement dégainé; admirez avec quelle circonspection il cherche
tout autour de lui s’il ne rencontrera pas quelque obstacle qui
l’empêche de rompre. Eh bien! tout cela ne vous prouve-t-il pas
que M. Mordaunt est une fine lame et que vous me succéderez avant
peu, pourvu que je le laisse faire? Demeurez donc à votre place
comme Athos, dont je ne puis trop vous recommander le calme, et
laissez-moi l’initiative que j’ai prise. D’ailleurs, continua-t-il
tirant son épée avec un geste terrible, j’ai particulièrement
affaire à monsieur, et je commencerai. Je le désire, je le veux.

C’était la première fois que d’Artagnan prononçait ce mot en
parlant à ses amis. Jusque-là, il s’était contenté de le penser.

Porthos recula, Aramis mit son épée sous son bras; Athos demeura
immobile dans l’angle obscur où il se tenait, non pas calme, comme
le disait d’Artagnan, mais suffoqué, mais haletant.

-- Remettez votre épée au fourreau, chevalier, dit d’Artagnan à
Aramis, monsieur pourrait croire à des intentions que vous n’avez
pas.

Puis se retournant vers Mordaunt:

-- Monsieur, lui dit-il, je vous attends.

-- Et moi, messieurs, je vous admire. Vous discutez à qui
commencera de se battre contre moi, et vous ne me consultez pas
là-dessus, moi que la chose regarde un peu, ce me semble. Je vous
hais tous quatre, c’est vrai, mais à des degrés différents.
J’espère vous tuer tous quatre, mais j’ai plus de chance de tuer
le premier que le second, le second que le troisième, le troisième
que le dernier. Je réclame donc le droit de choisir mon
adversaire. Si vous me déniez ce droit, tuez-moi, je ne me battrai
pas.

Les quatre amis se regardèrent.

-- C’est juste, dirent Porthos et Aramis, qui espéraient que le
choix tomberait sur eux.

Athos ni d’Artagnan ne dirent rien; mais leur silence même était
un assentiment.

-- Eh bien! dit Mordaunt au milieu du silence profond et solennel
qui régnait dans cette mystérieuse maison; eh bien! je choisis
pour mon premier adversaire celui de vous qui, ne se croyant plus
digne de se nommer le comte de La Fère, s’est fait appeler Athos!

Athos se leva de sa chaise comme si un ressort l’eût mis sur ses
pieds; mais au grand étonnement de ses amis, après un moment
d’immobilité et de silence:

-- Monsieur Mordaunt, dit-il en secouant la tête, tout duel entre
nous deux est impossible, faites à quelque autre l’honneur que
vous me destiniez.

Et il se rassit.

-- Ah! dit Mordaunt, en voilà déjà un qui a peur.

-- Mille tonnerres, s’écria d’Artagnan en bondissant vers le jeune
homme, qui a dit ici qu’Athos avait peur?

-- Laissez dire, d’Artagnan, reprit Athos avec un sourire plein de
tristesse et de mépris.

-- C’est votre décision, Athos? reprit le Gascon.

-- Irrévocable.

-- C’est bien, n’en parlons plus.

Puis se retournant vers Mordaunt:

-- Vous l’avez entendu, monsieur, dit-il, le comte de La Fère ne
veut pas vous faire l’honneur de se battre avec vous. Choisissez
parmi nous quelqu’un qui le remplace.

-- Du moment que je ne me bats pas avec lui, dit Mordaunt, peu
m’importe avec qui je me batte. Mettez vos noms dans un chapeau,
et je tirerai au hasard.

-- Voilà une idée, dit d’Artagnan.

-- En effet, ce moyen concilie tout, dit Aramis.

-- Je n’y eusse point songé, dit Porthos, et cependant c’est bien
simple.

-- Voyons, Aramis, dit d’Artagnan, écrivez-nous cela de cette
jolie petite écriture avec laquelle vous écriviez à Marie Michon
pour la prévenir que la mère de monsieur voulait faire assassiner
milord Buckingham.

Mordaunt supporta cette nouvelle attaque sans sourciller; il était
debout, les bras croisés, et paraissait aussi calme qu’un homme
peut l’être en pareille circonstance. Si ce n’était pas du
courage, c’était du moins de l’orgueil, ce qui y ressemble
beaucoup.

Aramis s’approcha du bureau de Cromwell, déchira trois morceaux de
papier d’égale grandeur, écrivit sur le premier son nom à lui et
sur les deux autres les noms de ses compagnons, les présenta tout
ouverts à Mordaunt, qui, sans les lire, fit un signe de tête qui
voulait dire qu’il s’en rapportait parfaitement à lui; puis, les
ayant roulés, il les mit dans un chapeau et les présenta au jeune
homme.

Celui-ci plongea la main dans le chapeau et en tira un de trois
papiers, qu’il laissa dédaigneusement retomber, sans le lire, sur
la table.

-- Ah! serpenteau! murmura d’Artagnan, je donnerais toutes mes
chances au grade de capitaine des mousquetaires pour que ce
bulletin portât mon nom!

Aramis ouvrit le papier; mais, quelque calme et quelque froideur
qu’il affectât, on voyait que sa voix tremblait de haine et de
désir.

-- D’Artagnan! lut-il à haute voix.

D’Artagnan jeta un cri de joie.

-- Ah! dit-il, il y a donc une justice au ciel!

Puis se retournant vers Mordaunt:

-- J’espère, monsieur, dit-il, que vous n’avez aucune objection à
faire?

-- Aucune, monsieur, dit Mordaunt en tirant à son tour son épée et
en appuyant la pointe sur sa botte.

Du moment que d’Artagnan fut sûr que son désir était exaucé et que
son homme ne lui échapperait point, il reprit toute sa
tranquillité, tout son calme et même toute la lenteur qu’il avait
l’habitude de mettre aux préparatifs de cette grave affaire qu’on
appelle un duel. Il releva promptement ses manchettes, frotta la
semelle de son pied droit sur le parquet, ce qui ne l’empêcha pas
de remarquer que, pour la seconde fois, Mordaunt lançait autour de
lui le singulier regard qu’une fois déjà il avait saisi au
passage.

-- Êtes-vous prêt, monsieur? dit-il enfin.

-- C’est moi qui vous attends, monsieur, répondit Mordaunt en
relevant la tête et en regardant d’Artagnan avec un regard dont il
serait impossible de rendre l’expression.

-- Alors, prenez garde à vous, monsieur, dit le Gascon, car je
tire assez bien l’épée.

-- Et moi aussi, dit Mordaunt.

-- Tant mieux; cela met ma conscience en repos. En garde!

-- Un moment, dit le jeune homme, engagez-moi votre parole,
messieurs, que vous ne me chargerez que les uns après les autres.

-- C’est pour avoir le plaisir de nous insulter que tu nous
demandes cela, petit serpent! dit Porthos.

-- Non, c’est pour avoir, comme disait monsieur tout à l’heure, la
conscience tranquille.

-- Ce doit être pour autre chose, murmura d’Artagnan en secouant
la tête et en regardant avec une certaine inquiétude autour de
lui.

-- Foi de gentilhomme! dirent ensemble Aramis et Porthos.

-- En ce cas, messieurs, dit Mordaunt, rangez-vous dans quelque
coin, comme a fait M. le comte de La Fère, qui, s’il ne veut point
se battre, me paraît connaître au moins les règles du combat, et
livrez-nous de l’espace; nous allons en avoir besoin.

-- Soit, dit Aramis.

-- Voilà bien des embarras! dit Porthos.

-- Rangez-vous, messieurs, dit d’Artagnan; il ne faut pas laisser
à monsieur le plus petit prétexte de se mal conduire, ce dont,
sauf le respect que je lui dois, il me semble avoir grande envie.

Cette nouvelle raillerie alla s’émousser sur la face impassible de
Mordaunt.

Porthos et Aramis se rangèrent dans le coin parallèle à celui où
se tenait Athos, de sorte que les deux champions se trouvèrent
occuper le milieu de la chambre, c’est-à-dire qu’ils étaient
placés en pleine lumière, les deux lampes qui éclairaient la scène
étant posées sur le bureau de Cromwell. Il va sans dire que la
lumière s’affaiblissait à mesure qu’on s’éloignait du centre de
son rayonnement.

-- Allons, dit d’Artagnan, êtes-vous enfin prêt, monsieur?

-- Je le suis, dit Mordaunt.

Tous deux firent en même temps un pas en avant, et grâce à ce seul
et même mouvement, les fers furent engagés.

D’Artagnan était une lame trop distinguée pour s’amuser, comme on
dit en termes d’académie, à tâter son adversaire. Il fit une
feinte brillante et rapide; la feinte fut parée par Mordaunt.

-- Ah! ah! fit-il avec un sourire de satisfaction.

Et, sans perdre de temps, croyant voir une ouverture, il allongea
un coup droit, rapide et flamboyant comme l’éclair.

Mordaunt para un contre de quarte si serré qu’il ne fût pas sorti
de l’anneau d’une jeune fille.

-- Je commence à croire que nous allons nous amuser, dit
d’Artagnan.

-- Oui, murmura Aramis, mais en vous amusant, jouez serré.

-- Sangdieu! mon ami, faites attention, dit Porthos.

Mordaunt sourit à son tour.

-- Ah! monsieur, dit d’Artagnan, que vous avez un vilain sourire!
C’est le diable qui vous a appris à sourire ainsi, n’est-ce pas?

Mordaunt ne répondit qu’en essayant de lier l’épée de d’Artagnan
avec une force que le Gascon ne s’attendait pas à trouver dans ce
corps débile en apparence; mais, grâce à une parade non moins
habile que celle que venait d’exécuter son adversaire, il
rencontra à temps le fer de Mordaunt, qui glissa le long du sien
sans rencontrer sa poitrine.

Mordaunt fit rapidement un pas en arrière.

-- Ah! vous rompez, dit d’Artagnan, vous tournez? comme il vous
plaira, j’y gagne même quelque chose: je ne vois plus votre
méchant sourire. Me voilà tout à fait dans l’ombre; tant mieux.
Vous n’avez pas idée comme vous avez le regard faux, monsieur,
surtout lorsque vous avez peur. Regardez un peu mes yeux, et vous
verrez une chose que votre miroir ne vous montrera jamais, c’est-
à-dire un regard loyal et franc.

Mordaunt, à ce flux de paroles, qui n’était peut-être pas de très
bon goût, mais qui était habituel à d’Artagnan, lequel avait pour
principe de préoccuper son adversaire, ne répondit pas un seul
mot; mais il rompait, et, tournant toujours, il parvint ainsi à
changer de place avec d’Artagnan.

Il souriait de plus en plus. Ce sourire commença d’inquiéter le
Gascon.

-- Allons, allons, il faut en finir, dit d’Artagnan, le drôle a
des jarrets de fer, en avant les grands coups!

Et à son tour il pressa Mordaunt, qui continua de rompre, mais
évidemment par tactique, sans faire une faute dont d’Artagnan pût
profiter, sans que son épée s’écartât un instant de la ligne.
Cependant, comme le combat avait lieu dans une chambre et que
l’espace manquait aux combattants, bientôt le pied de Mordaunt
toucha la muraille, à laquelle il appuya sa main gauche.

-- Ah! fit d’Artagnan, pour cette fois vous ne romprez plus, mon
bel ami! Messieurs, continua-t-il en serrant les lèvres et en
fronçant le sourcil, avez-vous jamais vu un scorpion cloué à un
mur? Non. Eh bien! vous allez le voir...

Et, en une seconde, d’Artagnan porta trois coups terribles à
Mordaunt. Tous trois le touchèrent, mais en l’effleurant.
D’Artagnan ne comprenait rien à cette puissance. Les trois amis
regardaient haletants, la sueur au front.

Enfin d’Artagnan, engagé de trop près, fit à son tour un pas en
arrière pour préparer un quatrième coup, ou plutôt pour
l’exécuter; car, pour d’Artagnan, les armes comme les échecs
étaient une vaste combinaison dont tous les détails s’enchaînaient
les uns aux autres. Mais au moment où, après une feinte rapide et
serrée, il attaquait prompt comme l’éclair, la muraille sembla se
fendre; Mordaunt disparut par l’ouverture béante, et l’épée de
d’Artagnan, prise entre les deux panneaux, se brisa comme si elle
eût été de verre.

D’Artagnan fit un pas en arrière. La muraille se referma.

Mordaunt avait manoeuvré, tout en se défendant, de manière à venir
s’adosser à la porte secrète par laquelle nous avons vu sortir
Cromwell. Arrivé là, il avait de la main gauche cherché et poussé
le bouton; puis il avait disparu comme disparaissent au théâtre
ces mauvais génies qui ont le don de passer à travers les
murailles.

Le Gascon poussa une imprécation furieuse, à laquelle, de l’autre
côté du panneau de fer, répondit un rire sauvage, rire funèbre qui
fit passer un frisson jusque dans les veines du sceptique Aramis.

-- À moi, messieurs! cria d’Artagnan, enfonçons cette porte.

-- C’est le démon en personne! dit Aramis en accourant à l’appel
de son ami.

-- Il nous échappe, sangdieu! il nous échappe, hurla Porthos en
appuyant sa large épaule contre la cloison, qui, retenue par
quelque ressort secret, ne bougea point.

-- Tant mieux, murmura sourdement Athos.

-- Je m’en doutais, mordioux! dit d’Artagnan en s’épuisant en
efforts inutiles, je m’en doutais; quand le misérable a tourné
autour de la chambre, je prévoyais quelque infâme manoeuvre, je
devinais qu’il tramait quelque chose; mais qui pouvait se douter
de cela?

-- C’est un affreux malheur que nous envoie le diable son ami!
s’écria Aramis.

-- C’est un bonheur manifeste que nous envoie Dieu! dit Athos avec
une joie évidente.

-- En vérité, répondit d’Artagnan en haussant les épaules et en
abandonnant la porte qui décidément ne voulait pas s’ouvrir, vous
baissez, Athos! Comment pouvez-vous dire des choses pareilles à
des gens comme nous, mordioux! Vous ne comprenez donc pas la
situation?

-- Quoi donc? quelle situation? demanda Porthos.

-- À ce jeu-là, quiconque ne tue pas est tué, reprit d’Artagnan.
Voyons maintenant, mon cher, entre-t-il dans vos jérémiades
expiatoires que M. Mordaunt nous sacrifie à sa piété filiale? Si
c’est votre avis dites-le franchement.

-- Oh! d’Artagnan, mon ami!

-- C’est qu’en vérité, c’est pitié que de voir les choses à ce
point de vue! Le misérable va nous envoyer cent côtes de fer qui
nous pileront comme grains dans ce mortier de M. Cromwell. Allons!
allons! en route! si nous demeurons cinq minutes seulement ici,
c’est fait de nous.

-- Oui, vous avez raison, en route! reprirent Athos et Aramis.

-- Et où allons-nous? demanda Porthos.

-- À l’hôtel, cher ami, prendre nos hardes et nos chevaux; puis de
là, s’il plaît à Dieu, en France, où, du moins, je connais
l’architecture des maisons. Notre bateau nous attend; ma foi,
c’est encore heureux.

Et d’Artagnan, joignant l’exemple au précepte, remit au fourreau
son tronçon d’épée, ramassa son chapeau, ouvrit la porte de
l’escalier et descendit rapidement suivi de ses trois compagnons.

À la porte les fugitifs retrouvèrent leurs laquais et leur
demandèrent des nouvelles de Mordaunt; mais ils n’avaient vu
sortir personne.


LXXV. La felouque «L’Éclair»

D’Artagnan avait deviné juste: Mordaunt n’avait pas de temps à
perdre et n’en avait pas perdu. Il connaissait la rapidité de
décision et d’action de ses ennemis, il résolut donc d’agir en
conséquence. Cette fois les mousquetaires avaient trouvé un
adversaire digne d’eux.

Après avoir refermé avec soin la porte derrière lui, Mordaunt se
glissa dans le souterrain, tout en remettant au fourreau son épée
inutile, et, gagnant la maison voisine, il s’arrêta pour se tâter
et reprendre haleine.

-- Bon! dit-il, rien, presque rien: des égratignures, voilà tout;
deux au bras, l’autre à la poitrine. Les blessures que je fais
sont meilleures, moi! Qu’on demande au bourreau de Béthune, à mon
oncle de Winter et au roi Charles! Maintenant pas une seconde à
perdre, car une seconde de perdue les sauve peut-être, et il faut
qu’ils meurent tous quatre ensemble, d’un seul coup, dévorés par
la foudre des hommes à défaut de celle de Dieu. Il faut qu’ils
disparaissent brisés, anéantis, dispersés. Courons donc jusqu’à ce
que mes jambes ne puissent plus me porter, jusqu’à ce que mon
coeur se gonfle dans ma poitrine, mais arrivons avant eux.

Et Mordaunt se mit à marcher d’un pas rapide mais plus égal vers
la première caserne de cavalerie, distante d’un quart de lieue à
peu près. Il fit ce quart de lieue en quatre ou cinq minutes.

Arrivé à la caserne, il se fit reconnaître, prit le meilleur
cheval de l’écurie, sauta dessus et gagna la route. Un quart
d’heure après, il était à Greenwich.

-- Voilà le port, murmura-t-il; ce point sombre là-bas, c’est
l’île des Chiens. Bon! j’ai une demi-heure d’avance sur eux... une
heure, peut-être. Niais que j’étais! j’ai failli m’asphyxier par
ma précipitation insensée. Maintenant, ajouta-t-il en se dressant
sur ses étriers comme pour voir au loin parmi tous ces cordages,
parmi tous ces mâts, _l’Éclair_, où est _l’Éclair_?

Au moment où il prononçait mentalement ces paroles, comme pour
répondre à sa pensée un homme couché sur un rouleau de câbles se
leva et fit quelques pas vers Mordaunt.

Mordaunt tira un mouchoir de sa poche et le fit flotter un instant
en l’air. L’homme parut attentif, mais demeura à la même place
sans faire un pas en avant ni en arrière.

Mordaunt fit un noeud à chacun des coins de son mouchoir; l’homme
s’avança jusqu’à lui. C’était, on se le rappelle, le signal
convenu. Le marin était enveloppé d’un large caban de laine qui
cachait sa taille et lui voilait le visage.

-- Monsieur, dit le marin, ne viendrait-il pas par hasard de
Londres pour faire une promenade sur mer?

-- Tout exprès, répondit Mordaunt, du côté de l’île des Chiens.

-- C’est cela. Et sans doute monsieur a une préférence quelconque?
Il aimerait mieux un bâtiment qu’un autre? Il voudrait un bâtiment
marcheur, un bâtiment rapide?...

-- Comme l’éclair, répondit Mordaunt.

-- Bien, alors, c’est mon bâtiment que monsieur cherche, je suis
le patron qu’il lui faut.

-- Je commence à le croire, dit Mordaunt, surtout si vous n’avez
pas oublié certain signe de reconnaissance.

-- Le voilà, monsieur, dit le marin en tirant de la poche de son
caban un mouchoir noué aux quatre coins.

-- Bon! bon! s’écria Mordaunt en sautant à bas de son cheval.
Maintenant il n’y a pas de temps à perdre. Faites conduire mon
cheval à la première auberge et menez-moi à votre bâtiment.

-- Mais vos compagnons? dit le marin; je croyais que vous étiez
quatre, sans compter les laquais.

-- Écoutez, dit Mordaunt en se rapprochant du marin, je ne suis
pas celui que vous attendez, comme vous n’êtes pas celui qu’ils
espèrent trouver. Vous avez pris la place du capitaine Roggers,
n’est-ce pas? vous êtes ici par l’ordre du général Cromwell, et
moi je viens de sa part.

-- En effet, dit le patron, je vous reconnais, vous êtes le
capitaine Mordaunt.

Mordaunt tressaillit.

-- Oh! ne craignez rien, dit le patron en abaissant son capuchon
et en découvrant sa tête, je suis un ami.

-- Le capitaine Groslow! s’écria Mordaunt.

-- Lui-même. Le général s’est souvenu que j’avais été autrefois
officier de marine, et il m’a chargé de cette expédition. Y a-t-il
donc quelque chose de changé?

-- Non, rien. Tout demeure dans le même état, au contraire.

-- C’est qu’un instant j’avais pensé que la mort du roi...

-- La mort du roi n’a fait que hâter leur fuite; dans un quart
d’heure, dans dix minutes ils seront ici peut-être.

-- Alors, que venez-vous faire?

-- M’embarquer avec vous.

-- Ah! ah! le général douterait-il de mon zèle?

-- Non; mais je veux assister moi-même à ma vengeance. N’avez-vous
point quelqu’un qui puisse me débarrasser de mon cheval?

Groslow siffla, un marin parut.

-- Patrick, dit Groslow, conduisez ce cheval à l’écurie de
l’auberge la plus proche. Si l’on vous demande à qui il
appartient, vous direz que c’est à un seigneur irlandais.

Le marin s’éloigna sans faire une observation.

-- Maintenant, dit Mordaunt, ne craignez-vous point qu’ils vous
reconnaissent?

-- Il n’y a pas de danger sous ce costume, enveloppé de ce caban,
par cette nuit sombre; d’ailleurs vous ne m’avez pas reconnu,
vous; eux, à plus forte raison, ne me reconnaîtront point.

-- C’est vrai, dit Mordaunt; d’ailleurs ils seront loin de songer
à vous. Tout est prêt, n’est-ce pas?

-- Oui.

-- La cargaison est chargée?

-- Oui.

-- Cinq tonneaux pleins?

-- Et cinquante vides.

-- C’est cela.

-- Nous conduisons du porto à Anvers.

-- À merveille. Maintenant menez-moi à bord et revenez prendre
votre poste, car ils ne tarderont pas à arriver.

-- Je suis prêt.

-- Il est important qu’aucun de vos gens ne me voie entrer.

-- Je n’ai qu’un homme à bord, et je suis sûr de lui comme de moi-
même. D’ailleurs, cet homme ne vous connaît pas, et, comme ses
compagnons, il est prêt à obéir à nos ordres, mais il ignore tout.

-- C’est bien. Allons.

Ils descendirent alors vers la Tamise. Une petite barque était
amarrée au rivage par une chaîne de fer fixée à un pieu. Groslow
tira la barque à lui, l’assura tandis que Mordaunt descendait
dedans, puis il sauta à son tour, et, presque aussitôt saisissant
les avirons, il se mit à ramer de manière à prouver à Mordaunt la
vérité de ce qu’il avait avancé, c’est-à-dire qu’il n’avait pas
oublié son métier de marin.

Au bout de cinq minutes on fut dégagé de ce monde de bâtiments
qui, à cette époque déjà, encombraient les approches de Londres,
et Mordaunt put voir, comme un point sombre, la petite felouque se
balançant à l’ancre à quatre ou cinq encablures de l’île des
Chiens.

En approchant de _l’Éclair_, Groslow siffla d’une certaine façon,
et vit la tête d’un homme apparaître au-dessus de la muraille.

-- Est-ce vous, capitaine? demanda cet homme.

-- Oui, jette l’échelle.

Et Groslow, passant léger et rapide comme une hirondelle sous le
beaupré, vint se ranger bord à bord avec lui.

-- Montez, dit Groslow à son compagnon.

Mordaunt, sans répondre, saisit la corde et grimpa le long des
flancs du navire avec une agilité et un aplomb peu ordinaires aux
gens de terre; mais son désir de vengeance lui tenait lieu
d’habitude et le rendait apte à tout.

Comme l’avait prévu Groslow, le matelot de garde à bord de
_l’Éclair_ ne parut pas même remarquer que son patron revenait
accompagné.

Mordaunt et Groslow s’avancèrent vers la chambre du capitaine.
C’était une espèce de cabine provisoire bâtie en planches sur le
pont.

L’appartement d’honneur avait été cédé par le capitaine Roggers à
ses passagers.

-- Et eux, demanda Mordaunt, où sont-ils?

-- À l’autre extrémité du bâtiment, répondit Groslow.

-- Et ils n’ont rien à faire de ce côté?

-- Rien absolument.

-- À merveille! Je me tiens caché chez vous. Retournez à Greenwich
et ramenez-les. Vous avez une chaloupe?

-- Celle dans laquelle nous sommes venus.

-- Elle m’a paru légère et bien taillée.

-- Une véritable pirogue.

-- Amarrez-la à la poupe avec une liasse de chanvre, mettez-y les
avirons afin qu’elle suive dans le sillage et qu’il n’y ait que la
corde à couper. Munissez-la de rhum et de biscuits. Si par hasard
la mer était mauvaise, vos hommes ne seraient pas fâchés de
trouver sous leur main de quoi se réconforter.

-- Il sera fait comme vous dites. Voulez-vous visiter la sainte-
barbe!

-- Non, à votre retour. Je veux placer la mèche moi-même, pour
être sûr qu’elle ne fera pas long feu. Surtout cachez bien votre
visage, qu’ils ne vous reconnaissent pas.

-- Soyez donc tranquille.

-- Allez, voilà dix heures qui sonnent à Greenwich.

En effet, les vibrations d’une cloche dix fois répétées
traversèrent tristement l’air chargé de gros nuages qui roulaient
au ciel pareils à des vagues silencieuses.

Groslow repoussa la porte, que Mordaunt ferma en dedans, et, après
avoir donné au matelot de garde l’ordre de veiller avec la plus
grande attention, il descendit dans sa barque, qui s’éloigna
rapidement, écumant le flot de son double aviron.

Le vent était froid et la jetée déserte lorsque Groslow aborda à
Greenwich; plusieurs barques venaient de partir à la marée pleine.
Au moment où Groslow prit terre, il entendit comme un galop de
chevaux sur le chemin pavé de galets.

-- Oh! oh! dit-il, Mordaunt avait raison de me presser. Il n’y
avait pas de temps de perdre; les voici.

En effet, c’étaient nos amis ou plutôt leur avant-garde composée
de d’Artagnan et d’Athos. Arrivés en face de l’endroit où se
tenait Groslow, ils s’arrêtèrent comme s’ils eussent deviné que
celui à qui ils avaient affaire était là. Athos mit pied à terre
et déroula tranquillement un mouchoir dont les quatre coins
étaient noués, et qu’il fit flotter au vent, tandis que
d’Artagnan, toujours prudent, restait à demi penché sur son
cheval, une main enfoncée dans les fontes.

Groslow, qui, dans le doute où il était que les cavaliers fussent
bien ceux qu’il attendait, s’était accroupi derrière un de ces
canons plantés dans le sol et qui servent à enrouler les câbles,
se leva alors, en voyant le signal convenu, et marcha droit aux
gentilshommes. Il était tellement encapuchonné dans son caban,
qu’il était impossible de voir sa figure. D’ailleurs la nuit était
si sombre, que cette précaution était superflue.

Cependant l’oeil perçant d’Athos devina, malgré l’obscurité, que
ce n’était pas Roggers qui était devant lui.

-- Que voulez-vous? dit-il à Groslow en faisant un pas en arrière.

-- Je veux vous dire, milord, répondit Groslow en affectant
l’accent irlandais, que vous cherchez le patron Roggers, mais que
vous cherchez vainement.

-- Comment cela? demanda Athos.

-- Parce que ce matin il est tombé d’un mât de hune et qu’il s’est
cassé la jambe. Mais je suis son cousin; il m’a conté toute
l’affaire et m’a chargé de reconnaître pour lui et de conduire à
sa place, partout où ils le désireraient, les gentilshommes qui
m’apporteraient un mouchoir noué aux quatre coins comme celui que
vous tenez à la main et comme celui que j’ai dans ma poche.

Et à ces mots Groslow tira de sa poche le mouchoir qu’il avait
déjà montré à Mordaunt.

-- Est-ce tout? demanda Athos.

-- Non pas, milord; car il y a encore soixante-quinze livres
promises si je vous débarque sains et saufs à Boulogne ou sur tout
autre point de la France que vous m’indiquerez.

-- Que dites-vous de cela, d’Artagnan? demanda Athos en français.

-- Que dit-il, d’abord? répondit celui-ci.

-- Ah! c’est vrai, dit Athos; j’oubliais que vous n’entendez pas
l’anglais.

Et il redit à d’Artagnan la conversation qu’il venait d’avoir avec
le patron.

-- Cela me paraît assez vraisemblable, dit le Gascon.

-- Et à moi aussi, répondit Athos.

-- D’ailleurs, reprit d’Artagnan, si cet homme nous trompe, nous
pourrons toujours lui brûler la cervelle.

-- Et qui nous conduira?

-- Vous, Athos; vous savez tant de choses, que je ne doute pas que
vous ne sachiez conduire un bâtiment.

-- Ma foi, dit Athos avec un sourire, tout en plaisantant, ami,
vous avez presque rencontré juste; j’étais destiné par mon père à
servir dans la marine, et j’ai quelques vagues notions du
pilotage.

-- Voyez-vous! s’écria d’Artagnan.

-- Allez donc chercher nos amis, d’Artagnan, et revenez, il est
onze heures, nous n’avons pas de temps à perdre.

D’Artagnan s’avança vers deux cavaliers qui, le pistolet au poing,
se tenaient en vedette aux premières maisons de la ville,
attendant et surveillant sur le revers de la route et rangés
contre une espèce de hangar; trois autres cavaliers faisaient le
guet et semblaient attendre aussi.

Les deux vedettes du milieu de la route étaient Porthos et Aramis.

Les trois cavaliers du hangar étaient Mousqueton, Blaisois et
Grimaud; seulement ce dernier, en y regardant de plus près, était
double, car il avait en croupe Parry, qui devait ramener à Londres
les chevaux des gentilshommes et de leurs gens, vendus à l’hôte
pour payer les dettes qu’ils avaient faites chez lui. Grâce à ce
coup de commerce, les quatre amis avaient pu emporter avec eux une
somme sinon considérable, du moins suffisante pour faire face aux
retards et aux éventualités.

D’Artagnan transmit à Porthos et à Aramis l’invitation de le
suivre, et ceux-ci firent signe à leurs gens de mettre pied à
terre et de détacher leurs porte-manteaux.

Parry se sépara, non sans regret, de ses amis; on lui avait
proposé de venir en France, mais il avait opiniâtrement refusé.

-- C’est tout simple, avait dit Mousqueton, il a son idée à
l’endroit de Groslow.

On se rappelle que c’était le capitaine Groslow qui lui avait
cassé la tête.

La petite troupe rejoignit Athos. Mais déjà d’Artagnan avait
repris sa méfiance naturelle; il trouvait le quai trop désert, la
nuit trop noire, le patron trop facile.

Il avait raconté à Aramis l’incident que nous avons dit, et
Aramis, non moins défiant que lui, n’avait pas peu contribué à
augmenter ses soupçons.

Un petit claquement de la langue contre ses dents traduisit à
Athos les inquiétudes du Gascon.

-- Nous n’avons pas le temps d’être défiants, dit Athos, la barque
nous attend, entrons.

-- D’ailleurs, dit, Aramis, qui nous empêche d’être défiants et
d’entrer tout de même? on surveillera le patron.

-- Et s’il ne marche pas droit, je l’assommerai. Voilà tout.

-- Bien dit, Porthos, reprit d’Artagnan. Entrons donc. Passe,
Mousqueton.

Et d’Artagnan arrêta ses amis, faisant passer les valets les
premiers afin qu’ils essayassent la planche qui conduisait de la
jetée à la barque.

Les trois valets passèrent sans accident.

Athos les suivit, puis Porthos, puis Aramis. D’Artagnan passa le
dernier, tout en continuant de secouer la tête.

-- Que diable avez-vous donc, mon ami? dit Porthos; sur ma parole,
vous feriez peur à César.

-- J’ai, répondit d’Artagnan, que je ne vois sur ce port ni
inspecteur, ni sentinelle, ni gabelou.

-- Plaignez-vous donc! dit Porthos, tout va comme sur une pente
fleurie.

-- Tout va trop bien, Porthos. Enfin, n’importe, à la grâce de
Dieu.

Aussitôt que la planche fut retirée, le patron s’assit au
gouvernail et fit signe à l’un de ses matelots, qui, armé d’une
gaffe, commença à manoeuvrer pour sortir du dédale de bâtiments au
milieu duquel la petite barque était engagée.

L’autre matelot se tenait déjà à bâbord, son aviron à la main.

Lorsqu’on put se servir des rames, son compagnon vint le
rejoindre, et la barque commença de filer plus rapidement.

-- Enfin, nous partons! dit Porthos.

-- Hélas! répondit le comte de La Fère, nous partons seuls!

-- Oui; mais nous partons tous quatre ensemble, et sans une
égratignure; c’est une consolation.

-- Nous ne sommes pas encore arrivés, dit d’Artagnan; gare les
rencontres!

-- Eh! mon cher, dit Porthos, vous êtes comme les corbeaux, vous!
vous chantez toujours malheur. Qui peut nous rencontrer par cette
nuit sombre, où l’on ne voit pas à vingt pas de distance?

-- Oui, mais demain matin? dit d’Artagnan.

-- Demain matin nous serons à Boulogne.

-- Je le souhaite de tout mon coeur, dit le Gascon, et j’avoue ma
faiblesse. Tenez, Athos, vous allez rire! mais tant que nous avons
été à portée de fusil de la jetée ou des bâtiments qui la
bordaient, je me suis attendu à quelque effroyable mousquetade qui
nous écrasait tous.

-- Mais, dit Porthos avec un gros bon sens, c’était chose
impossible, car on eût tué en même temps le patron et les
matelots.

-- Bah! voilà une belle affaire pour M. Mordaunt croyez-vous qu’il
y regarde de si près?

-- Enfin, dit Porthos, je suis bien aise que d’Artagnan avoue
qu’il ait eu peur.

-- Non seulement je l’avoue, mais je m’en vante. Je ne suis pas un
rhinocéros comme vous. Ohé! qu’est-ce que cela?

-- _L’Éclair_, dit le patron.

-- Nous sommes donc arrivés? demanda Athos en anglais.

-- Nous arrivons, dit le capitaine.

En effet, après trois coups de rame, on se trouvait côte à côte
avec le petit bâtiment.

Le matelot attendait, l’échelle était préparée; il avait reconnu
la barque.

Athos monta le premier avec une habileté toute marine; Aramis,
avec l’habitude qu’il avait depuis longtemps des échelles de corde
et des autres moyens plus ou moins ingénieux qui existent pour
traverser les espaces défendus; d’Artagnan comme un chasseur
d’isard et de chamois; Porthos, avec ce développement de force qui
chez lui suppléait à tout.

Chez les valets l’opération fut plus difficile; non pas pour
Grimaud, espèce de chat de gouttière, maigre et effilé, qui
trouvait toujours moyen de se hisser partout, mais pour Mousqueton
et pour Blaisois, que les matelots furent obligés de soulever dans
leurs bras à la portée de la main de Porthos, qui les empoigna par
le collet de leur justaucorps et les déposa tout debout sur le
pont du bâtiment.

Le capitaine conduisit ses passagers à l’appartement qui leur
était préparé, et qui se composait d’une seule pièce qu’ils
devaient habiter en communauté; puis il essaya de s’éloigner sous
le prétexte de donner quelques ordres.

-- Un instant, dit d’Artagnan; combien d’hommes avez-vous à bord,
patron?

-- Je ne comprends pas, répondit celui-ci en anglais.

-- Demandez-lui cela dans sa langue, Athos.

Athos fit la question que désirait d’Artagnan.

-- Trois, répondit Groslow, sans me compter, bien entendu.

D’Artagnan comprit, car en répondant le patron avait levé trois
doigts.

-- Oh! dit d’Artagnan, trois, je commence à me rassurer.
N’importe, pendant que vous vous installerez, moi, je vais faire
un tour dans le bâtiment.

-- Et moi, dit Porthos, je vais m’occuper du souper.

-- Ce projet est beau et généreux, Porthos, mettez-le à exécution.
Vous, Athos, prêtez-moi Grimaud, qui, dans la compagnie de son ami
Parry, a appris à baragouiner un peu d’anglais; il me servira
d’interprète.

-- Allez, Grimaud, dit Athos.

Une lanterne était sur le pont, d’Artagnan la souleva d’une main,
prit un pistolet de l’autre et dit au patron:

-- _Come_.

C’était, avec _Goddam_, tout ce qu’il avait pu retenir de la
langue anglaise.

D’Artagnan gagna l’écoutille et descendit dans l’entrepont.

L’entrepont était divisé en trois compartiments: celui dans lequel
d’Artagnan descendait et qui pouvait s’étendre du troisième
mâtereau à l’extrémité de la poupe, et qui par conséquent était
recouvert par le plancher de la chambre dans laquelle Athos,
Porthos et Aramis se préparaient à passer la nuit; le second, qui
occupait le milieu du bâtiment, et qui était destiné au logement
des domestiques; le troisième qui s’allongeait sous la proue,
c’est-à-dire sous la cabine improvisée par le capitaine et dans
laquelle Mordaunt se trouvait caché.

-- Oh! oh! dit d’Artagnan, descendant l’escalier de l’écoutille et
se faisant précéder de sa lanterne, qu’il tenait étendue de toute
la longueur du bras, que de tonneaux! on dirait la caverne d’Ali-
Baba.

Les _Mille et Une Nuits_ venaient d’être traduites pour la
première fois et étaient fort à la mode à cette époque.

-- Que dites-vous? demanda en anglais le capitaine.

D’Artagnan comprit à l’intonation de la voix.

-- Je désire savoir ce qu’il y a dans ces tonneaux? demanda
d’Artagnan en posant sa lanterne sur l’une des futailles.

Le patron fit un mouvement pour remonter l’échelle, mais il se
contint.

-- Porto, répondit-il.

-- Ah! du vin de Porto? dit d’Artagnan, c’est toujours une
tranquillité, nous ne mourrons pas de soif.

Puis se retournant vers Groslow, qui essuyait sur son front de
grosses gouttes de sueur:

-- Et elles sont pleines? demanda-t-il.

Grimaud traduisit la question.

Les unes pleines, les autres vides, dit Groslow d’une voix dans
laquelle, malgré ses efforts, se trahissait son inquiétude.

D’Artagnan frappa du doigt sur les tonneaux, reconnut cinq
tonneaux pleins et les autres vides; puis il introduisit, toujours
à la grande terreur de l’Anglais, sa lanterne dans les intervalles
des barriques, et reconnaissant que ces intervalles étaient
inoccupés:

-- Allons, passons, dit-il, et il s’avança vers la porte qui
donnait dans le second compartiment.

-- Attendez, dit l’Anglais, qui était resté derrière, toujours en
proie à cette émotion que nous avons indiquée; attendez, c’est moi
qui ai la clef de cette porte.

Et, passant rapidement devant d’Artagnan et Grimaud, il
introduisit d’une main tremblante la clef dans la serrure et l’on
se trouva dans le second compartiment, où Mousqueton et Blaisois
s’apprêtaient à souper.

Dans celui-là ne se trouvait évidemment rien à chercher ni à
reprendre: on en voyait tous les coins et tous les recoins à la
lueur de la lampe qui éclairait ces dignes compagnons.

On passa donc rapidement et l’on visita le troisième compartiment.

Celui-là était la chambre des matelots.

Trois ou quatre hamacs pendus au plafond, une table soutenue par
une double corde passée à chacune de ses extrémités, deux bancs
vermoulus et boiteux en formaient tout l’ameublement. D’Artagnan
alla soulever deux ou trois vieilles voiles pendantes contre les
parois, et, ne voyant encore rien de suspect, regagna par
l’écoutille le pont du bâtiment.

-- Et cette chambre? demanda d’Artagnan.

Grimaud traduisit à l’Anglais les paroles du mousquetaire.

-- Cette chambre est la mienne, dit le patron; y voulez-vous
entrer?

-- Ouvrez la porte, dit d’Artagnan.

L’Anglais obéit: d’Artagnan allongea son bras armé de la lanterne,
passa la tête par la porte entrebâillée, et voyant que cette
chambre était un véritable réduit:

-- Bon, dit-il, s’il y a une armée à bord, ce n’est point ici
qu’elle sera cachée. Allons voir si Porthos a trouvé de quoi
souper.

En remerciant le patron d’un signe de tête, il regagna la chambre
d’honneur, où étaient ses amis.

Porthos n’avait rien trouvé, à ce qu’il paraît, ou, s’il avait
trouvé quelque chose, la fatigue l’avait emporté sur la faim, et,
couché dans son manteau, il dormait profondément lorsque
d’Artagnan rentra.

Athos et Aramis, bercés par les mouvements moelleux des premières
vagues de la mer, commençaient de leur côté à fermer les yeux; ils
les rouvrirent au bruit que fit leur compagnon.

-- Eh bien? fit Aramis.

-- Tout va bien, dit d’Artagnan, et nous pouvons dormir
tranquilles.

Sur cette assurance, Aramis laissa retomber sa tête; Athos fit de
la sienne un signe affectueux; et d’Artagnan, qui, comme Porthos,
avait encore plus besoin de dormir que de manger, congédia
Grimaud, et se coucha dans son manteau l’épée nue, de telle façon
que son corps barrait le passage et qu’il était impossible
d’entrer dans la chambre sans le heurter.


LXXVI. Le vin de Porto

Au bout de dix minutes, les maîtres dormaient, mais il n’en était
pas ainsi des valets, affamés et surtout altérés.

Blaisois et Mousqueton s’apprêtaient à préparer leur lit, qui
consistait en une planche et une valise, tandis que sur une table
suspendue comme celle de la chambre voisine se balançaient, au
roulis de la mer, un pot de bière et trois verres.

-- Maudit roulis! disait Blaisois. Je sens que cela va me
reprendre comme en venant.

-- Et n’avoir pour combattre le mal de mer, répondit Mousqueton,
que du pain d’orge et du vin de houblon! pouah!

-- Mais votre bouteille d’osier, monsieur Mousqueton, demanda
Blaisois, qui venait d’achever la préparation de sa couche et qui
s’approchait en trébuchant de la table devant laquelle Mousqueton
était déjà assis et où il parvint à s’asseoir; mais votre
bouteille d’osier, l’avez-vous perdue?

-- Non pas, dit Mousqueton, mais Parry l’a gardée. Ces diables
d’Écossais ont toujours soif. Et vous, Grimaud, demanda Mousqueton
à son compagnon, qui venait de rentrer après avoir accompagné
d’Artagnan dans sa tournée, avez-vous soif?

-- Comme un Écossais, répondit laconiquement Grimaud.

Et il s’assit près de Blaisois et de Mousqueton, tira un carnet de
sa poche et se mit à faire les comptes de la société, dont il
était l’économe.

-- Oh! là, là! dit Blaisois, voilà mon coeur qui s’embrouille!

-- S’il en est ainsi, dit Mousqueton d’un ton doctoral, prenez un
peu de nourriture.

-- Vous appelez cela de la nourriture? dit Blaisois en
accompagnant d’une mine piteuse le doigt dédaigneux dont il
montrait le pain d’orge et le pot de bière.

-- Blaisois, reprit Mousqueton, souvenez-vous que le pain est la
vraie nourriture du Français; encore le Français n’en a-t-il pas
toujours, demandez à Grimaud.

-- Oui, mais la bière, reprit Blaisois avec une promptitude qui
faisait honneur à la vivacité de son esprit de repartie, mais la
bière, est-ce là sa vraie boisson?

-- Pour ceci, dit Mousqueton, pris par le dilemme et assez
embarrassé d’y répondre, je dois avouer que non, et que la bière
lui est aussi antipathique que le vin l’est aux Anglais.

-- Comment, monsieur Mouston, dit Blaisois, qui cette fois doutait
des profondes connaissances de Mousqueton, pour lesquelles, dans
les circonstances ordinaires de la vie, il avait cependant
l’admiration la plus entière; comment: monsieur Mouston, les
Anglais n’aiment pas le vin?

-- Ils le détestent.

-- Mais je leur en ai vu boire, cependant.

-- Par pénitence; et la preuve, continua Mousqueton en se
rengorgeant, c’est qu’un prince anglais est mort un jour parce
qu’on l’avait mis dans un tonneau de malvoisie. J’ai entendu
raconter le fait à M. l’abbé d’Herblay.

-- L’imbécile! dit Blaisois, je voudrais bien être à sa place!

-- Tu le peux, dit Grimaud tout en alignant ses chiffres.

-- Comment cela, dit Blaisois, je le peux?

-- Oui, continua Grimaud tout en retenant quatre et en reportant
ce nombre à la colonne suivante.

-- Je le peux? expliquez-vous, monsieur Grimaud.

Mousqueton gardait le silence pendant les interrogations de
Blaisois, mais il était facile de voir à l’expression de son
visage que ce n’était point par indifférence.

Grimaud continua son calcul et posa son total.

-- Porto, dit-il alors en étendant la main dans la direction du
premier compartiment visité par d’Artagnan et lui en compagnie du
patron.

-- Comment! ces tonneaux que j’ai aperçus à travers la porte
entr’ouverte?

-- Porto, répéta Grimaud, qui recommença une nouvelle opération
arithmétique.

-- J’ai entendu dire, reprit Blaisois en s’adressant à Mousqueton,
que le porto est un excellent vin d’Espagne.

-- Excellent, dit Mousqueton en passant le bout de sa langue sur
ses lèvres, excellent. Il y en a dans la cave de M. le baron de
Bracieux.

-- Si nous priions ces Anglais de nous en vendre une bouteille?
demanda l’honnête Blaisois.

-- Vendre! dit Mousqueton amené à ses anciens instincts de
marauderie. On voit bien, jeune homme, que vous n’avez pas encore
l’expérience des choses de la vie. Pourquoi donc acheter quand on
peut prendre?

-- Prendre, dit Blaisois, convoiter le bien du prochain! la chose
est défendue, ce me semble.

-- Où cela? demanda Mousqueton.

-- Dans les commandements de Dieu ou de Église, je ne sais plus
lesquels. Mais ce que je sais, c’est qu’il y a:

_Bien d’autrui ne convoiteras, _

_Ni son épouse mêmement._

-- Voilà encore une raison d’enfant, monsieur Blaisois, dit de son
ton le plus protecteur Mousqueton. Oui, d’enfant, je répète le
mot. Où avez-vous vu dans les écritures, je vous le demande, que
les Anglais fussent votre prochain?

-- Ce n’est nulle part, la chose est vraie, dit Blaisois, du moins
je ne me le rappelle pas.

-- Raison d’enfant, je le répète, reprit Mousqueton. Si vous aviez
fait dix ans la guerre comme Grimaud et moi, mon cher Blaisois,
vous sauriez faire la différence qu’il y a entre le bien d’autrui
et le bien de l’ennemi. Or, un Anglais est un ennemi, je pense, et
ce vin de Porto appartient aux Anglais. Donc il nous appartient,
puisque nous sommes Français. Ne connaissez-vous pas le proverbe:
Autant de pris sur l’ennemi?

Cette faconde, appuyée de toute l’autorité que puisait Mousqueton
dans sa longue expérience, stupéfia Blaisois. Il baissa la tête
comme pour se recueillir, et tout à coup relevant le front en
homme armé d’un argument irrésistible:

-- Et les maîtres, dit-il, seront-ils de votre avis, monsieur
Mouston?

Mousqueton sourit avec dédain.

-- Il faudrait peut-être, dit-il, que j’allasse troubler le
sommeil de ces illustres seigneurs pour leur dire: «Messieurs,
votre serviteur Mousqueton a soif, voulez-vous lui permettre de
boire?» Qu’importe, je vous le demande, à M. de Bracieux que j’aie
soif ou non?

-- C’est du vin bien cher, dit Blaisois en secouant la tête.

-- Fût-ce de l’or potable, monsieur Blaisois, dit Mousqueton, nos
maîtres ne s’en priveraient pas. Apprenez que M. le baron de
Bracieux est à lui seul assez riche pour boire une tonne de porto,
fût-il obligé de la payer une pistole la goutte. Or, je ne vois
pas, continua Mousqueton de plus en plus magnifique dans son
orgueil, puisque les maîtres ne s’en priveraient pas, pourquoi les
valets s’en priveraient.

Et Mousqueton, se levant, prit le pot de bière qu’il vida par un
sabord jusqu’à la dernière goutte, et s’avança majestueusement
vers la porte qui donnait dans le compartiment.

-- Ah! ah! fermée, dit-il. Ces diables d’Anglais, comme ils sont
défiants!

-- Fermée! dit Blaisois d’un ton non moins désappointé que celui
de Mousqueton. Ah! peste! c’est malheureux; avec cela que je sens
mon coeur qui se barbouille de plus en plus.

Mousqueton se retourna vers Blaisois avec un visage si piteux,
qu’il était évident qu’il partageait à un haut degré le
désappointement du brave garçon.

-- Fermée! répéta-t-il.

-- Mais, hasarda Blaisois, je vous ai entendu raconter, monsieur
Mouston, qu’une fois dans votre jeunesse, à Chantilly, je crois,
vous avez nourri votre maître et vous-même en prenant des perdrix
au collet, des carpes à la ligne et des bouteilles au lacet.

-- Sans doute, répondit Mousqueton, c’est l’exacte vérité, et
voilà Grimaud qui peut vous le dire. Mais il y avait un soupirail
à la cave, et le vin était en bouteilles. Je ne puis pas jeter le
lacet à travers cette cloison, ni tirer avec une ficelle une pièce
de vin qui pèse peut-être deux quintaux.

-- Non, mais vous pouvez lever deux ou trois planches de la
cloison, dit Blaisois, et faire à l’un des tonneaux un trou avec
une vrille.

Mousqueton écarquilla démesurément ses yeux ronds et regardant
Blaisois en homme émerveillé de rencontrer dans un autre homme des
qualités qu’il ne soupçonnait pas:

-- C’est vrai, dit-il, cela se peut; mais un ciseau pour faire
sauter les planches, une vrille pour percer le tonneau?

-- La trousse, dit Grimaud tout en établissant la balance de ses
comptes.

-- Ah! oui, la trousse, dit Mousqueton, et moi qui n’y pensais
pas!

Grimaud, en effet, était non seulement l’économe de la troupe,
mais encore son armurier; outre un registre il avait une trousse.
Or, comme Grimaud était homme de suprême précaution, cette
trousse, soigneusement roulée dans sa valise, était garnie de tous
les instruments de première nécessité.

Elle contenait donc une vrille d’une raisonnable grosseur.

Mousqueton s’en empara.

Quant au ciseau, il n’eut point à le chercher bien loin, le
poignard qu’il portait à sa ceinture pouvait le remplacer
avantageusement. Mousqueton chercha un coin où les planches
fussent disjointes, ce qu’il n’eut pas de peine à trouver, et se
mit immédiatement à l’oeuvre.

Blaisois le regardait faire avec une admiration mêlée
d’impatience, hasardant de temps en temps sur la façon de faire
sauter un clou ou de pratiquer une pesée des observations pleines
d’intelligence et de lucidité.

Au bout d’un instant, Mousqueton avait fait sauter trois planches.

-- Là, dit Blaisois.

Mousqueton était le contraire de la grenouille de la fable qui se
croyait plus grosse qu’elle n’était. Malheureusement, s’il était
parvenu à diminuer son nom d’un tiers, il n’en était pas de même
de son ventre. Il essaya de passer par l’ouverture pratiquée et
vit avec douleur qu’il lui faudrait encore enlever deux ou trois
planches au moins pour que l’ouverture fût à sa taille.

Il poussa un soupir et se retira pour se remettre à l’oeuvre.

Mais Grimaud, qui avait fini ses comptes, s’était levé, et, avec
un intérêt profond pour l’opération qui s’exécutait, il s’était
approché de ses deux compagnons et avait vu les efforts inutiles
tentés par Mousqueton pour atteindre la terre promise.

-- Moi, dit Grimaud.

Ce mot valait à lui seul tout un sonnet, qui vaut à lui seul,
comme on le sait, tout un poème.

Mousqueton se retourna.

-- Quoi, vous? demanda-t-il.

-- Moi, je passerai.

-- C’est vrai, dit Mousqueton en jetant un regard sur le corps
long et mince de son ami, vous passerez, vous, et même facilement.

-- C’est juste, il connaît les tonneaux pleins, dit Blaisois,
puisqu’il a déjà été dans la cave avec M. le chevalier d’Artagnan.
Laissez passer M. Grimaud, monsieur Mouston.

-- J’y serais passé aussi bien que Grimaud, dit Mousqueton un peu
piqué.

-- Oui, mais ce serait plus long, et j’ai bien soif. Je sens mon
coeur qui se barbouille de plus en plus.

-- Passez donc, Grimaud, dit Mousqueton en donnant à celui qui
allait tenter l’expédition à sa place le pot de bière et la
vrille.

-- Rincez les verres, dit Grimaud.

Puis il fit un geste amical à Mousqueton, afin que celui-ci lui
pardonnât d’achever une expédition si brillamment commencée par un
autre, et comme une couleuvre il se glissa par l’ouverture béante
et disparut.

Blaisois semblait ravi, en extase. De tous les exploits accomplis
depuis leur arrivée en Angleterre par les hommes extraordinaires
auxquels ils avaient le bonheur d’être adjoint, celui-là lui
semblait sans contredit le plus miraculeux.

-- Vous allez voir, dit alors Mousqueton en regardant Blaisois
avec une supériorité à laquelle celui-ci n’essaya même point de se
soustraire, vous allez voir, Blaisois, comment, nous autres
anciens soldats, nous buvons quand nous avons soif.

-- Le manteau, dit Grimaud du fond de la cave.

-- C’est juste, dit Mousqueton.

-- Que désire-t-il? demanda Blaisois.

-- Qu’on bouche l’ouverture avec un manteau.

-- Pourquoi faire? demande Blaisois.

-- Innocent! dit Mousqueton, et si quelqu’un entrait?

-- Ah! c’est vrai! s’écria Blaisois avec une admiration de plus en
plus visible. Mais il n’y verra pas clair.

-- Grimaud voit toujours clair, répondit Mousqueton, la nuit comme
le jour.

-- Il est bien heureux, dit Blaisois; quand je n’ai pas de
chandelle, je ne puis pas faire deux pas sans me cogner, moi.

-- C’est que vous n’avez pas servi, dit Mousqueton; sans cela vous
auriez appris à ramasser une aiguille dans un four. Mais silence!
On vient, ce me semble.

Mousqueton fit entendre un petit sifflement d’alarme qui était
familier aux laquais aux jours de leur jeunesse, reprit sa place à
table et fit signe à Blaisois d’en faire autant.

Blaisois obéit.

La porte s’ouvrit. Deux hommes enveloppés dans leurs manteaux
parurent.

-- Oh! oh! dit l’un d’eux, pas encore couchés à onze heures et un
quart? c’est contre les règles. Que dans un quart d’heure tout
soit éteint et que tout le monde ronfle.

Les deux hommes s’acheminèrent vers la porte du compartiment dans
lequel s’était glissé Grimaud, ouvrirent cette porte, entrèrent et
la refermèrent derrière eux.

-- Ah! dit Blaisois frémissant, il est perdu!

-- C’est un bien fin renard que Grimaud, murmura Mousqueton.

Et ils attendirent, l’oreille au guet et l’haleine suspendue.

Dix minutes s’écoulèrent, pendant lesquelles on n’entendit aucun
bruit qui pût faire soupçonner que Grimaud fût découvert.

Ce temps écoulé, Mousqueton et Blaisois virent la porte se
rouvrir, les deux hommes en manteau sortirent, refermèrent la
porte avec la même précaution qu’ils avaient fait en entrant et
ils s’éloignèrent en renouvelant l’ordre de se coucher et
d’éteindre les lumières.

-- Obéirons-nous? demanda Blaisois; tout cela me semble louche.

-- Ils ont dit un quart d’heure; nous avons encore cinq minutes,
reprit Mousqueton.

-- Si nous prévenions les maîtres?

-- Attendons Grimaud.

-- Mais s’ils l’ont tué?

-- Grimaud eût crié.

-- Vous savez qu’il est presque muet.

-- Nous eussions entendu le coup, alors.

-- Mais s’il ne revient pas?

-- Le voici.

En effet, au moment même Grimaud écartait le manteau qui cachait
l’ouverture et passait à travers cette ouverture une tête livide
dont les yeux arrondis par l’effroi laissaient voir une petite
prunelle dans un large cercle blanc. Il tenait à la main le pot de
bière plein d’une substance quelconque, l’approcha du rayon de
lumière qu’envoyait la lampe fumeuse, et murmura ce simple
monosyllabe: _Oh!_ avec une expression de si profonde terreur, que
Mousqueton recula épouvanté et que Blaisois pensa s’évanouir.

Tous deux jetèrent néanmoins un regard curieux dans le pot à
bière: il était plein de poudre.

Une fois convaincu que le bâtiment était chargé de poudre au lieu
de l’être de vin, Grimaud s’élança vers l’écoutille et ne fit
qu’on bond jusqu’à la chambre où dormaient les quatre amis. Arrivé
à cette chambre, il repoussa doucement la porte, laquelle en
s’ouvrant réveilla immédiatement d’Artagnan couché derrière elle.

À peine eut-il vu la figure décomposée de Grimaud, qu’il comprit
qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire et voulut
s’écrier; mais Grimaud, d’un geste plus rapide que la parole elle-
même, mit un doigt sur ses lèvres, et, d’un souffle qu’on n’eût
pas soupçonné dans un corps si frêle, il éteignit la petite
veilleuse à trois pas.

D’Artagnan se souleva sur le coude, Grimaud mit un genou en terre,
et là, le cou tendu, tous les sens surexcités, il lui glissa dans
l’oreille un récit qui, à la rigueur, était assez dramatique pour
se passer du geste et du jeu de physionomie.

Pendant ce récit, Athos, Porthos et Aramis dormaient comme des
hommes qui n’ont pas dormi depuis huit jours, et dans l’entrepont,
Mousqueton nouait par précaution ses aiguillettes, tandis que
Blaisois, saisi d’horreur, les cheveux hérissés sur sa tête,
essayait d’en faire autant.

Voici ce qui s’était passé.

À peine Grimaud eut-il disparu par l’ouverture et se trouva-t-il
dans le premier compartiment, qu’il se mit en quête et qu’il
rencontra un tonneau. Il frappa dessus: le tonneau était vide. Il
passa à un autre, il était vide encore; mais le troisième sur
lequel il répéta l’expérience rendit un son si mat qu’il n’y avait
point à s’y tromper. Grimaud reconnut qu’il était plein.

Il s’arrêta à celui-ci, chercha une place convenable pour le
percer avec sa vrille, et, en cherchant cet endroit, mit la main
sur un robinet.

-- Bon! dit Grimaud, voilà qui m’épargne de la besogne.

Et il approcha son pot à bière, tourna le robinet et sentit que le
contenu passait tout doucement d’un récipient dans l’autre.

Grimaud, après avoir préalablement pris la précaution de fermer le
robinet, allait porter le pot à ses lèvres, trop consciencieux
qu’il était pour apporter à ses compagnons une liqueur dont il
n’eût pas pu leur répondre, lorsqu’il entendit le signal de
l’alarme que lui donnait Mousqueton; il se douta de quelque ronde
de nuit, se glissa dans l’intervalle de deux tonneaux et se cacha
derrière une futaille.

En effet, un instant après, la porte s’ouvrit et se referma après
avoir donné passage aux deux hommes à manteau que nous avons vus
passer et repasser devant Blaisois et Mousqueton en donnant
l’ordre d’éteindre les lumières.

L’un des deux portait une lanterne garnie de vitres, soigneusement
fermée et d’une telle hauteur que la flamme ne pouvait atteindre à
son sommet. De plus, les vitres elles-mêmes étaient recouvertes
d’une feuille de papier blanc qui adoucissait ou plutôt absorbait
la lumière et la chaleur.

Cet homme était Groslow.

L’autre tenait à la main quelque chose de long, de flexible et de
roulé comme une corde blanchâtre. Son visage était recouvert d’un
chapeau à larges bords. Grimaud, croyant que le même sentiment que
le sien les attirait dans le caveau, et que, comme lui, ils
venaient faire une visite au vin de Porto, se blottit de plus en
plus derrière sa futaille, se disant qu’au reste, s’il était
découvert, le crime n’était pas bien grand.

Arrivés au tonneau derrière lequel Grimaud était caché, les deux
hommes s’arrêtèrent.

-- Avez-vous la mèche? demanda en anglais celui qui portait le
falot.

-- La voici, dit l’autre.

À la voix du dernier, Grimaud tressaillit et sentit un frisson lui
passer dans la moelle des os; il se souleva lentement, jusqu’à ce
que sa tête dépassât le cercle de bois, et sous le large chapeau
il reconnut la pâle figure de Mordaunt.

-- Combien de temps peut durer cette mèche? demanda-t-il.

-- Mais... cinq minutes à peu près, dit le patron.

Cette voix, non plus, n’était pas étrangère à Grimaud. Ses regards
passèrent de l’un à l’autre, et après Mordaunt il reconnut
Groslow.

-- Alors, dit Mordaunt, vous allez prévenir vos hommes de se tenir
prêts, sans leur dire à quoi. La chaloupe suit-elle le bâtiment?

-- Comme un chien suit son mettre au bout d’une laisse de chanvre.

-- Alors, quand la pendule piquera le quart après minuit vous
réunirez vos hommes, vous descendrez sans bruit dans la
chaloupe...

-- Après avoir mis le feu à la mèche?

-- Ce soin me regarde. Je veux être sûr de ma vengeance. Les rames
sont dans le canot?

-- Tout est préparé.

-- Bien.

-- C’est entendu, alors.

Mordaunt s’agenouilla et assura un bout de sa mèche au robinet,
pour n’avoir plus qu’à mettre le feu à l’extrémité opposée.

Puis, cette opération achevée, il tira sa montre.

-- Vous avez entendu? au quart d’heure après minuit, dit-il en se
relevant, c’est-à-dire...

Il regarda sa montre.

-- Dans vingt minutes.

-- Parfaitement, monsieur, répondit Groslow; seulement, je dois
vous faire observer une dernière fois qu’il y a quelque danger
pour la mission que vous vous réservez, et qu’il vaudrait mieux
charger un de nos hommes de mettre le feu à l’artifice.

-- Mon cher Groslow, dit Mordaunt, vous connaissez le proverbe
français: _On n’est bien servi que par soi-même_. Je le mettrai en
pratique.

Grimaud avait tout écouté, sinon tout entendu; mais la vue
suppléait chez lui au défaut de compréhension parfaite de la
langue; il avait vu et reconnu les deux mortels ennemis des
mousquetaires; il avait vu Mordaunt disposer la mèche; il avait
entendu le proverbe, que pour sa plus grande facilité Mordaunt
avait dit en français. Enfin il palpait et repalpait le contenu du
cruchon qu’il tenait à la main, et, au lieu du liquide
qu’attendaient Mousqueton et Blaisois, criaient et s’écrasaient
sous ses doigts les grains d’une poudre grossière.

Mordaunt s’éloigna avec le patron. À la porte il s’arrêta,
écoutant.

-- Entendez-vous comme ils dorment? dit-il.

En effet, on entendait ronfler Porthos à travers le plancher.

-- C’est Dieu qui nous les livre, dit Groslow.

-- Et cette fois, dit Mordaunt, le diable ne les sauverait pas!

Et tous deux sortirent.


LXXVII. Le vin de Porto (Suite)

Grimaud attendit qu’il eût entendu grincer le pêne de la porte
dans la serrure, et quand il se fut assuré qu’il était seul, il se
dressa lentement le long de la muraille.

-- Ah! fit-il en essuyant avec sa manche de larges gouttes de
sueur qui perlaient sur son front; comme c’est heureux que
Mousqueton ait eu soif!

Il se hâta de passer par son trou, croyant encore rêver; mais la
vue de la poudre dans le pot de bière lui prouva que ce rêve était
un cauchemar mortel.

D’Artagnan, comme on le pense, écouta tous ces détails avec un
intérêt croissant, et, sans attendre que Grimaud eût fini, il se
leva sans secousse, et approchant sa bouche de l’oreille d’Aramis,
qui dormait à sa gauche, et lui touchant l’épaule en même temps
pour prévenir tout mouvement brusque:

-- Chevalier, lui dit-il, levez-vous, et ne faites pas le moindre
bruit.

Aramis s’éveilla. D’Artagnan lui répéta son invitation en lui
serrant la main. Aramis obéit.

-- Vous avez Athos à votre gauche, dit-il, prévenez-le comme je
vous ai prévenu.

Aramis réveilla facilement Athos, dont le sommeil était léger
comme l’est ordinairement celui de toutes les natures fines et
nerveuses; mais on eut plus de difficulté pour réveiller Porthos.
Il allait demander les causes et les raisons de cette interruption
de son sommeil, qui lui paraissait fort déplaisante, lorsque
d’Artagnan, pour toute explication, lui appliqua la main sur la
bouche.

Alors notre Gascon, allongeant ses bras et les ramenant à lui,
enferma dans leur cercle les trois têtes de ses amis, de façon
qu’elles se touchassent pour ainsi dire.

-- Amis, dit-il, nous allons immédiatement quitter ce bateau, ou
nous sommes tous morts.

-- Bah! dit Athos, encore?

-- Savez-vous quel était le capitaine du bateau?

-- Non.

-- Le capitaine Groslow.

Un frémissement des trois mousquetaires apprit à d’Artagnan que
son discours commençait à faire quelque impression sur ses amis.

-- Groslow! fit Aramis, diable!

-- Qu’est-ce que c’est que cela, Groslow? demanda Porthos, je ne
me le rappelle plus.

-- Celui qui a cassé la tête à Parry et qui s’apprête en ce moment
à casser les nôtres.

-- Oh! oh!

-- Et son lieutenant, savez-vous qui c’est?

-- Son lieutenant? il n’en a pas, dit Athos. On n’a pas de
lieutenant dans une felouque montée par quatre hommes.

-- Oui, mais M. Groslow n’est pas un capitaine comme un autre; il
a un lieutenant, lui, et ce lieutenant est M. Mordaunt.

Cette fois ce fut plus qu’un frémissement parmi les mousquetaires,
ce fut presque un cri. Ces hommes invincibles étaient soumis à
l’influence mystérieuse et fatale qu’exerçait ce nom sur eux, et
ressentaient de la terreur à l’entendre seulement prononcer.

-- Que faire? dit Athos.

-- Nous emparer de la felouque, dit Aramis.

-- Et le tuer, dit Porthos.

-- La felouque est minée, dit d’Artagnan. Ces tonneaux que j’ai
pris pour des futailles pleines de porto sont des tonneaux de
poudre. Quand Mordaunt se verra découvert, il fera tout sauter,
amis et ennemis, et ma foi c’est un monsieur de trop mauvaise
compagnie pour que j’aie le désir de me présenter en sa société,
soit au ciel, soit à l’enfer.

-- Vous avez donc un plan? demanda Athos.

-- Oui.

-- Lequel?

-- Avez-vous confiance en moi?

-- Ordonnez, dirent ensemble les trois mousquetaires.

-- Eh bien, venez!

D’Artagnan alla à une fenêtre basse comme un dalot, mais qui
suffisait pour donner passage à un homme; il la fit glisser
doucement sur sa charnière.

-- Voilà le chemin, dit-il.

-- Diable! dit Aramis, il fait bien froid, cher ami!

-- Restez si vous voulez ici, mais je vous préviens qu’il y fera
chaud tout à l’heure.

-- Mais nous ne pouvons gagner la terre à la nage.

-- La chaloupe suit en laisse, nous gagnerons la chaloupe et nous
couperons la laisse. Voilà tout. Allons, messieurs.

-- Un instant, dit Athos; les laquais?

-- Nous voici, dirent Mousqueton et Blaisois, que Grimaud avait
été chercher pour concentrer toutes les forces dans la cabine, et
qui, par l’écoutille qui touchait presque à la porte, étaient
entrés sans être vus.

Cependant les trois amis étaient restés immobiles devant le
terrible spectacle que leur avait découvert d’Artagnan en
soulevant le volet et qu’ils voyaient par cette étroite ouverture.

En effet, quiconque a vu ce spectacle une fois sait que rien n’est
plus profondément saisissant qu’une mer houleuse, roulant avec de
sourds murmures ses vagues noires à la pâle clarté d’une lune
d’hiver.

-- Cordieu! dit d’Artagnan, nous hésitons, ce me semble! Si nous
hésitons, nous, que feront donc les laquais?

-- Je n’hésite pas, moi, dit Grimaud.

-- Monsieur, dit Blaisois, je ne sais nager que dans les rivières,
je vous en préviens.

-- Et moi, je ne sais pas nager du tout, dit Mousqueton.

Pendant ce temps, d’Artagnan s’était glissé par l’ouverture.

-- Vous êtes donc décidé, ami? dit Athos.

-- Oui, répondit le Gascon. Allons, Athos, vous qui êtes l’homme
parfait, dites à l’esprit de dominer la matière. Vous, Aramis,
donnez le mot aux laquais. Vous, Porthos, tuez tout ce qui nous
fera obstacle.

Et d’Artagnan, après avoir serré la main d’Athos, choisit le
moment où par un mouvement de tangage la felouque plongeait de
l’arrière; de sorte qu’il n’eut qu’à se laisser glisser dans
l’eau, qui l’enveloppait déjà jusqu’à la ceinture.

Athos le suivit avant même que la felouque fût relevée; après
Athos elle se releva, et l’on vit se tendre et sortir de l’eau le
câble qui attachait la chaloupe.

D’Artagnan nagea vers ce câble et l’atteignit.

Là il attendit suspendu à ce câble par une main et la tête seule à
fleur d’eau.

Au bout d’une seconde, Athos le rejoignit.

Puis l’on vit au tournant de la felouque poindre deux autres
têtes. C’étaient celle d’Aramis et de Grimaud.

-- Blaisois m’inquiète, dit Athos. N’avez-vous pas entendu,
d’Artagnan, qu’il a dit qu’il ne savait nager que dans les
rivières?

-- Quand on sait nager, on nage partout, dit d’Artagnan; à la
barque! à la barque!

-- Mais Porthos? je ne le vois pas.

-- Porthos va venir, soyez tranquille, il nage comme Léviathan
lui-même.

En effet Porthos ne paraissait point; car une scène, moitié
burlesque, moitié dramatique, se passait entre lui, Mousqueton et
Blaisois.

Ceux-ci, épouvantés par le bruit de l’eau, par le sifflement du
vent, effarés par la vue de cette eau noire bouillonnant dans le
gouffre, reculaient au lieu d’avancer.

-- Allons! allons! dit Porthos, à l’eau!

-- Mais, monsieur, disait Mousqueton, je ne sais pas nager,
laissez-moi ici.

-- Et moi aussi, monsieur, disait Blaisois.

-- Je vous assure que je vous embarrasserai dans cette petite
barque, reprit Mousqueton.

-- Et moi je me noierai bien sûr avant que d’y arriver, continuait
Blaisois.

-- Ah çà, je vous étrangle tous deux si vous ne sortez pas, dit
Porthos en les saisissant à la gorge. En avant, Blaisois!

Un gémissement étouffé par la main de fer de Porthos fut toute la
réponse de Blaisois, car le géant, le tenant par le cou et par les
pieds, le fit glisser comme une planche par la fenêtre et l’envoya
dans la mer tête en bas.

-- Maintenant, Mouston, dit Porthos, j’espère que vous
n’abandonnerez pas votre maître.

-- Ah! monsieur, dit Mousqueton les larmes aux yeux, pourquoi
avez-vous repris du service? nous étions si bien au château de
Pierrefonds!

Et sans autre reproche, devenu pensif et obéissant, soit par
dévouement réel, soit par l’exemple donné à l’égard de Blaisois,
Mousqueton donna tête baissée dans la mer.

Action sublime en tout cas, car Mousqueton se croyait mort.

Mais Porthos n’était pas homme à abandonner ainsi son fidèle
compagnon. Le maître suivit de si près son valet, que la chute des
deux corps ne fit qu’un seul et même bruit; de sorte que lorsque
Mousqueton revint sur l’eau tout aveuglé, il se trouva retenu par
la large main de Porthos, et put, sans avoir besoin de faire aucun
mouvement, s’avancer vers la corde avec la majesté d’un dieu
marin.

Au même instant, Porthos vit tourbillonner quelque chose à la
portée de son bras. Il saisit ce quelque chose par la chevelure:
c’était Blaisois, au-devant duquel venait déjà Athos.

-- Allez, allez, comte, dit Porthos, je n’ai pas besoin de _vous_.

Et en effet, d’un coup de jarret vigoureux, Porthos se dressa
comme le géant Adamastor au-dessus de la lame, et en trois élans
il se trouva avoir rejoint ses compagnons.

D’Artagnan, Aramis et Grimaud aidèrent Mousqueton et Blaisois à
monter; puis vint le tour de Porthos, qui, en enjambant par-dessus
le bord, manqua de faire chavirer la petite embarcation.

-- Et Athos? demanda d’Artagnan.

-- Me voici! dit Athos, qui, comme un général soutenant la
retraite, n’avait voulu monter que le dernier et se tenait au
rebord de la barque. Êtes-vous tous réunis?

-- Tous, dit d’Artagnan. Et vous, Athos, avez-vous votre poignard?

-- Oui.

-- Alors coupez le câble et venez.

Athos tira un poignard acéré de sa ceinture et coupa la corde; la
felouque s’éloigna; la barque resta stationnaire, sans autre
mouvement que celui que lui imprimaient les vagues.

-- Venez, Athos! dit d’Artagnan.

Et il tendit la main au comte de La Fère, qui prit à son tour
place dans le bateau.

-- Il était temps, dit le Gascon, et vous allez voir quelque chose
de curieux.


LXXVIII. _Fatality_

En effet, d’Artagnan achevait à peine ces paroles qu’un coup de
sifflet retentit sur la felouque, qui commençait à s’enfoncer dans
la brume et dans l’obscurité.

-- Ceci, comme vous le comprenez bien, reprit le Gascon, veut dire
quelque chose.

En ce moment on vit un falot apparaître sur le pont et dessiner
des ombres à l’arrière.

Soudain un cri terrible, un cri de désespoir traversa l’espace; et
comme si ce cri eût chassé les nuages, le voile qui cachait la
lune s’écarta, et l’on vit se dessiner sur le ciel, argenté d’une
pâle lumière, la voilure grise et les cordages noirs de la
felouque.

Des ombres couraient éperdues sur le navire, et des cris
lamentables accompagnaient ces promenades insensées.

Au milieu de ces cris, on vit apparaître, sur le couronnement de
la poupe, Mordaunt, une torche à la main.

Ces ombres qui couraient éperdues sur le navire, c’était Groslow
qui, à l’heure indiquée par Mordaunt, avait rassemblé ses hommes;
tandis que celui-ci, après avoir écouté à la porte de la cabine si
les mousquetaires dormaient toujours, était descendu dans la cale,
rassuré par le silence.

En effet, qui eût pu soupçonner ce qui venait de se passer?

Mordaunt avait en conséquence ouvert la porte et couru à la mèche;
ardent comme un homme altéré de vengeance et sûr de lui comme ceux
que Dieu aveugle, il avait mis le feu au soufre.

Pendant ce temps, Groslow et ses matelots s’étaient réunis à
l’arrière.

-- Halez la corde, dit Groslow, et attirez la chaloupe à nous.

Un des matelots enjamba la muraille du navire, saisit le câble et
tira; le câble vint à lui sans résistance aucune.

-- Le câble est coupé! s’écria le marin: plus de canot!

-- Comment! plus de canot! dit Groslow en s’élançant à son tour
sur le bastingage, c’est impossible!

-- Cela est cependant, dit le marin, voyez plutôt; rien dans le
sillage, et d’ailleurs voilà le bout du câble.

C’était alors que Groslow avait poussé ce rugissement que les
mousquetaires avaient entendu.

-- Qu’y a-t-il? s’écria Mordaunt, qui, sortant de l’écoutille,
s’élança à son tour vers l’arrière sa torche à la main.

-- Il y a que nos ennemis nous échappent; il y a qu’ils ont coupé
la corde et qu’ils fuient avec le canot.

Mordaunt ne fit qu’un bond jusqu’à la cabine, dont il enfonça la
porte d’un coup de pied.

-- Vide! s’écria-t-il. Oh! les démons!

-- Nous allons les poursuivre, dit Groslow; ils ne peuvent être
loin, et nous les coulerons en passant sur eux.

-- Oui, mais le feu! dit Mordaunt, j’ai mis le feu!

-- À quoi?

-- À la mèche!

-- Mille tonnerres! hurla Groslow en se précipitant vers
l’écoutille. Peut-être est-il encore temps.

Mordaunt ne répondit que par un rire terrible; et, les traits
bouleversés par la haine plus encore que par la terreur, cherchant
le ciel de ses yeux hagards pour lui lancer un dernier blasphème,
il jeta d’abord sa torche dans la mer, puis il s’y précipita lui-
même.

Au même instant et comme Groslow mettait le pied sur l’escalier de
l’écoutille, le navire s’ouvrit comme le cratère d’un volcan; un
jet de feu s’élança vers le ciel avec une explosion pareille à
celle de cent pièces de canon qui tonneraient à la fois; l’air
s’embrasa tout sillonné de débris embrasés eux-mêmes, puis
l’effroyable éclair disparut, les débris tombèrent l’un après
l’autre, frémissant dans l’abîme, où ils s’éteignirent, et, à
l’exception d’une vibration dans l’air, au bout d’un instant on
eût cru qu’il ne s’était rien passé.

Seulement la felouque avait disparu de la surface de la mer, et
Groslow et ses trois hommes étaient anéantis.

Les quatre amis avaient tout vu, aucun des détails de ce terrible
drame ne leur avait échappé. Un instant inondés de cette lumière
éclatante qui avait éclairé la mer à plus d’une lieue, on aurait
pu les voir chacun dans une attitude diverse, exprimant l’effroi
que, malgré leurs coeurs de bronze, ils ne pouvaient s’empêcher de
ressentir. Bientôt la pluie de flammes retomba tout autour d’eux;
puis enfin le volcan s’éteignit comme nous l’avons raconté, et
tout rentra dans l’obscurité, barque flottante et océan houleux.

Ils demeurèrent un instant silencieux et abattus. Porthos et
d’Artagnan, qui avaient pris chacun une rame, la soutenaient
machinalement au-dessus de l’eau en pesant dessus de tout leur
corps et en l’étreignant de leurs mains crispées.

-- Ma foi, dit Aramis rompant le premier ce silence de mort, pour
cette fois je crois que tout est fini.

-- À moi, milords! à l’aide! au secours! cria une voix lamentable
dont les accents parvinrent aux quatre amis, et pareille à celle
de quelque esprit de la mer.

Tous se regardèrent. Athos lui-même tressaillit.

-- C’est lui, c’est sa voix! dit-il.

Tous gardèrent le silence, car tous avaient, comme Athos, reconnu
cette voix. Seulement leurs regards aux prunelles dilatées se
tournèrent dans la direction où avait disparu le bâtiment, faisant
des efforts inouïs pour percer l’obscurité.

Au bout d’un instant on commença de distinguer un homme; il
s’approchait nageant avec vigueur.

Athos étendit lentement le bras vers lui, le montrant du doigt à
ses compagnons.

-- Oui, oui, dit d’Artagnan, je le vois bien.

-- Encore lui! dit Porthos en respirant comme un soufflet de
forge. Ah çà, mais il est donc de fer?

-- O mon Dieu! murmura Athos.

Aramis et d’Artagnan se parlaient à l’oreille.

Mordaunt fit encore quelques brassées, et, levant en signe de
détresse une main au-dessus de la mer:

-- Pitié! messieurs, pitié, au nom du ciel! je sens mes forces qui
m’abandonnent, je vais mourir!

La voix qui implorait secours était si vibrante, qu’elle alla
éveiller la compassion au fond du coeur d’Athos.

-- Le malheureux! murmura-t-il.

-- Bon! dit d’Artagnan, il ne vous manque plus que de le plaindre!
En vérité, je crois qu’il nage vers nous. Pense-t-il donc que nous
allons le prendre? Ramez, Porthos, ramez!

Et donnant l’exemple, d’Artagnan plongea sa rame dans la mer, deux
coups d’aviron éloignèrent la barque de vingt brasses.

-- Oh! vous ne m’abandonnerez pas! vous ne me laisserez pas périr!
vous ne serez pas sans pitié! s’écria Mordaunt.

-- Ah! ah! dit Porthos à Mordaunt, je crois que nous vous tenons,
enfin, mon brave, et que vous n’avez pour vous sauver d’ici
d’autres portes que celles de l’enfer!

-- Oh! Porthos! murmura le comte de La Fère.

-- Laissez-moi tranquille, Athos; en vérité vous devenez ridicule
avec vos éternelles générosités! D’abord, s’il approche à dix
pieds de la barque, je vous déclare que je lui fends la tête d’un
coup d’aviron.

-- Oh! de grâce... ne me fuyez pas, messieurs... de grâce... ayez
pitié de moi! cria le jeune homme, dont la respiration haletante
faisait parfois, quand sa tête disparaissait sous la vague,
bouillonner l’eau glacée.

D’Artagnan, qui tout en suivant de l’oeil chaque mouvement de
Mordaunt, avait terminé son colloque avec Aramis, se leva:

-- Monsieur, dit-il en s’adressant au nageur, éloignez-vous, s’il
vous plaît. Votre repentir est de trop fraîche date pour que nous
y ayons une bien grande confiance; faites attention que le bateau
dans lequel vous avez voulu nous griller fume encore à quelques
pieds sous l’eau, et que la situation dans laquelle vous êtes est
un lit de roses en comparaison de celle où vous vouliez nous
mettre et où vous avez mis M. Groslow et ses compagnons.

-- Messieurs, reprit Mordaunt avec un accent plus désespéré, je
vous jure que mon repentir est véritable. Messieurs, je suis si
jeune, j’ai vingt-trois ans à peine! messieurs, j’ai été entraîné
par un ressentiment bien naturel, j’ai voulu venger ma mère, et
vous eussiez tous fait ce que j’ai fait.

-- Peuh! fit d’Artagnan, voyant qu’Athos s’attendrissait de plus
en plus; c’est selon.

Mordaunt n’avait plus que trois ou quatre brassées à faire pour
atteindre la barque, car l’approche de la mort semblait lui donner
une vigueur surnaturelle.

-- Hélas! reprit-il, je vais donc mourir! vous allez donc tuer le
fils comme vous avez tué la mère! Et cependant je n’étais pas
coupable; selon toutes les lois divines et humaines, un fils doit
venger sa mère. D’ailleurs, ajouta-t-il en joignant les mains, si
c’est un crime, puisque je m’en repens, puisque j’en demande
pardon, je dois être pardonné.

Alors, comme si les forces lui manquaient, il sembla ne plus
pouvoir se soutenir sur l’eau, et une vague passa sur sa tête, qui
éteignit sa voix.

-- Oh! cela me déchire! dit Athos.

Mordaunt reparut.

-- Et moi, répondit d’Artagnan, je dis qu’il faut en finir;
monsieur l’assassin de votre oncle, monsieur le bourreau du roi
Charles, monsieur l’incendiaire, je vous engage à vous laisser
couler à fond; ou, si vous approchez encore de la barque d’une
seule brasse, je vous casse la tête avec mon aviron.

Mordaunt, comme au désespoir, fit une brassée. D’Artagnan prit sa
rame à deux mains, Athos se leva.

-- D’Artagnan! d’Artagnan! s’écria-t-il; d’Artagnan! mon fils, je
vous en supplie. Le malheureux va mourir, et c’est affreux de
laisser mourir un homme sans lui tendre la main, quand on n’a qu’à
lui tendre la main pour le sauver. Oh! mon coeur me défend une
pareille action; je ne puis y résister, il faut qu’il vive!

-- Mordieu! répliqua d’Artagnan, pourquoi ne vous livrez-vous pas
tout de suite pieds et poings liés à ce misérable? Ce sera plus
tôt fait. Ah! comte de La Fère, vous voulez périr par lui; eh
bien! moi, votre fils, comme vous m’appelez, je ne le veux pas.

C’était la première fois que d’Artagnan résistait à une prière
qu’Athos faisait en l’appelant son fils.

Aramis tira froidement son épée, qu’il avait emportée entre ses
dents à la nage.

-- S’il pose la main sur le bordage, dit-il, je la lui coupe comme
à un régicide qu’il est.

-- Et moi, dit Porthos, attendez...

-- Qu’allez-vous faire? demanda Aramis.

-- Je vais me jeter à l’eau et je l’étranglerai.

-- Oh! messieurs, s’écria Athos avec un sentiment irrésistible,
soyons hommes, soyons chrétiens!

D’Artagnan poussa un soupir qui ressemblait à un gémissement,
Aramis abaissa son épée, Porthos se rassit.

-- Voyez, continua Athos, voyez, la mort se peint sur son visage;
ses forces sont à bout, une minute encore, et il coule au fond de
l’abîme. Ah! ne me donnez pas cet horrible remords, ne me forcez
pas à mourir de honte à mon tour; mes amis, accordez-moi la vie de
ce malheureux, je vous bénirai, je vous...

-- Je me meurs! murmura Mordaunt; à moi!... à moi!...

-- Gagnons une minute, dit Aramis en se penchant à gauche et en
s’adressant à d’Artagnan. Un coup d’aviron, ajouta-t-il en se
penchant à droite vers Porthos.

D’Artagnan ne répondit ni du geste ni de la parole; il commençait
d’être ému, moitié des supplications d’Athos, moitié par le
spectacle qu’il avait sous les yeux. Porthos seul donna un coup de
rame, et, comme ce coup n’avait pas de contre-poids, la barque
tourna seulement sur elle-même et ce mouvement rapprocha Athos du
moribond.

-- Monsieur le comte de La Fère! s’écria Mordaunt, monsieur le
comte de La Fère! C’est à vous que je m’adresse, c’est vous que je
supplie, ayez pitié de moi... Où êtes-vous, monsieur le comte de
La Fère? Je n’y vois plus... Je me meurs!... À moi! à moi!

-- Me voici, monsieur, dit Athos en se penchant et en étendant le
bras vers Mordaunt avec cet air de noblesse et de dignité qui lui
était habituel, me voici; prenez ma main, et entrez dans notre
embarcation.

-- J’aime mieux ne pas regarder, dit d’Artagnan, cette faiblesse
me répugne.

Il se retourna vers les deux amis, qui, de leur côté, se
pressaient au fond de la barque comme s’ils eussent craint de
toucher celui auquel Athos ne craignait pas de tendre la main.

Mordaunt fit un effort suprême, se souleva, saisit cette main qui
se tendait vers lui et s’y cramponna avec la véhémence du dernier
espoir.

-- Bien! dit Athos, mettez votre autre main ici.

Et il lui offrait son épaule comme second point d’appui, de sorte
que sa tête touchait presque la tête de Mordaunt, et que ces deux
ennemis mortels se tenaient embrassés comme deux frères.

Mordaunt étreignit de ses doigts crispés le collet d’Athos.

-- Bien, monsieur, dit le comte, maintenant vous voilà sauvé,
tranquillisez-vous.

-- Ah! ma mère, s’écria Mordaunt avec un regard flamboyant et avec
un accent de haine impossible à décrire, je ne peux t’offrir
qu’une victime, mais ce sera du moins celle que tu eusses choisie!

Et tandis que d’Artagnan poussait un cri, que Porthos levait
l’aviron, qu’Aramis cherchait une place pour frapper, une
effrayante secousse donnée à la barque entraîna Athos dans l’eau,
tandis que Mordaunt, poussant un cri de triomphe, serrait le cou
de sa victime et enveloppait, pour paralyser ses mouvements, ses
jambes et les siennes comme aurait pu le faire un serpent.

Un instant, sans pousser un cri, sans appeler à son aide, Athos
essaya de se maintenir à la surface de la mer, mais le poids
l’entraînant, il disparut peu à peu; bientôt on ne vit plus que
ses longs cheveux flottants; puis tout disparut, et un large
bouillonnement, qui s’effaça à son tour, indiqua seul l’endroit où
tous deux s’étaient engloutis.

Muets d’horreur, immobiles, suffoqués par l’indignation et
l’épouvante, les trois amis étaient restés la bouche béante, les
yeux dilatés, les bras tendus; ils semblaient des statues et
cependant, malgré leur immobilité, on entendait battre leur coeur.
Porthos le premier revint à lui, et s’arrachant les cheveux à
pleines mains:

-- Oh! s’écria-t-il avec un sanglot déchirant chez un pareil homme
surtout, oh! Athos, Athos! noble coeur! malheur! malheur sur nous
qui t’avons laissé mourir!

-- Oh! oui, répéta d’Artagnan, malheur!

-- Malheur! murmura Aramis.

En ce moment, au milieu du vaste cercle illuminé des rayons de la
lune, à quatre ou cinq brasses de la barque, le même
tourbillonnement qui avait annoncé l’absorption se renouvela, et
l’on vit reparaître d’abord des cheveux, puis un visage pâle aux
yeux ouverts mais cependant morts, puis un corps qui, après s’être
dressé jusqu’au buste au-dessus de la mer, se renversa mollement
sur le dos, selon le caprice de la vague.

Dans la poitrine du cadavre était enfoncé un poignard dont le
pommeau d’or étincelait.

-- Mordaunt! Mordaunt! Mordaunt! s’écrièrent les trois amis, c’est
Mordaunt!

-- Mais Athos? dit d’Artagnan.

Tout à coup la barque pencha à gauche sous un poids nouveau et
inattendu, et Grimaud poussa un hurlement de joie; tous se
retournèrent, et l’on vit Athos, livide, l’oeil éteint et la main
tremblante, se reposer en s’appuyant sur le bord du canot. Huit
bras nerveux l’enlevèrent aussitôt et le déposèrent dans la
barque, où dans un instant Athos se sentit réchauffé, ranimé,
renaissant sous les caresses et dans les étreintes de ses amis
ivres de joie.

-- Vous n’êtes pas blessé, au moins? demanda d’Artagnan.

-- Non, répondit Athos... Et lui?

-- Oh! lui, cette fois, Dieu merci! il est bien mort. Tenez!

Et d’Artagnan, forçant Athos de regarder dans la direction qu’il
lui indiquait, lui montra le corps de Mordaunt flottant sur le dos
des lames, et qui, tantôt submergé, tantôt relevé, semblait encore
poursuivre les quatre amis d’un regard chargé d’insulte et de
haine mortelle.

Enfin il s’abîma. Athos l’avait suivi d’un oeil empreint de
mélancolie et de pitié.

-- Bravo, Athos! dit Aramis avec une effusion bien rare chez lui.

-- Le beau coup! s’écria Porthos.

-- J’avais un fils, dit Athos, j’ai voulu vivre.

-- Enfin, dit d’Artagnan, voilà où Dieu a parlé.

-- Ce n’est pas moi qui l’ai tué, murmura Athos, c’est le destin.


LXXIX. Où, après avoir manqué d’être rôti, Mousqueton manqua
d’être mangé

Un profond silence régna longtemps dans le canot après la scène
terrible que nous venons de raconter. La lune, qui s’était montrée
un instant comme si Dieu eût voulu qu’aucun détail de cet
événement ne restât caché aux yeux des spectateurs, disparut
derrière les nuages; tout rentra dans cette obscurité si
effrayante dans tous les déserts et surtout dans ce désert liquide
qu’on appelle l’Océan, et l’on n’entendit plus que le sifflement
du vent d’ouest dans la crête des lames.

Porthos rompit le premier le silence.

-- J’ai vu bien des choses, dit-il, mais aucune ne m’a ému comme
celle que je viens de voir. Cependant, tout troublé que je suis,
je vous déclare que je me sens excessivement heureux. J’ai cent
livres de moins sur la poitrine, et je respire enfin librement.

En effet, Porthos respira avec un bruit qui faisait honneur au jeu
puissant de ses poumons.

-- Pour moi, dit Aramis, je n’en dirai pas autant que vous,
Porthos; je suis encore épouvanté. C’est au point que je n’en
crois pas mes yeux, que je doute de ce que j’ai vu, que je cherche
tout autour du canot, et que je m’attends à chaque minute à voir
reparaître ce misérable tenant à la main le poignard qu’il avait
dans le coeur.

-- Oh! moi, je suis tranquille, reprit Porthos; le coup lui a été
porté vers la sixième côte et enfoncé jusqu’à la garde. Je ne vous
en fais pas un reproche, Athos, au contraire. Quand on frappe,
c’est comme cela qu’il faut frapper. Aussi je vis à présent, je
respire, je suis joyeux.

-- Ne vous hâtez pas de chanter victoire, Porthos! dit d’Artagnan.
Jamais nous n’avons couru un danger plus grand qu’à cette heure;
car un homme vient à bout d’un homme, mais non pas d’un élément.
Or, nous sommes en mer la nuit, sans guide, dans une frêle barque;
qu’un coup de vent fasse chavirer le canot, et nous sommes perdus.

Mousqueton poussa un profond soupir.

-- Vous êtes ingrat, d’Artagnan, dit Athos; oui, ingrat de douter
de la Providence au moment où elle vient de nous sauver tous d’une
façon si miraculeuse. Croyez-vous qu’elle nous ait fait passer, en
nous guidant par la main, à travers tant de périls, pour nous
abandonner ensuite? Non pas. Nous sommes partis par un vent
d’ouest, ce vent souffle toujours. Athos s’orienta sur l’étoile
polaire. Voici le Chariot, par conséquent là est la France.
Laissons-nous aller au vent, et tant qu’il ne changera point il
nous poussera vers les côtes de Calais ou de Boulogne. Si la
barque chavire, nous sommes assez forts et assez bons nageurs, à
nous cinq du moins, pour la retourner, ou pour nous attacher à
elle si cet effort est au-dessus de nos forces. Or, nous nous
trouvons sur la route de tous les vaisseaux qui vont de Douvres à
Calais et de Portsmouth à Boulogne; si l’eau conservait leurs
traces, leur sillage eût creusé une vallée à l’endroit même où
nous sommes. Il est donc impossible qu’au jour nous ne
rencontrions pas quelque barque de pêcheur qui nous recueillera.

-- Mais si nous n’en rencontrions point, par exemple, et que le
vent tournât au nord!

-- Alors, dit Athos, c’est autre chose, nous ne retrouverions la
terre que de l’autre côté de l’Atlantique.

-- Ce qui veut dire que nous mourrions de faim, reprit Aramis.

-- C’est plus que probable, dit le comte de La Fère.

Mousqueton poussa un second soupir plus douloureux encore que le
premier.

-- Ah! çà! Mouston, demanda Porthos, qu’avez-vous donc à gémir
toujours ainsi? cela devient fastidieux!

-- J’ai que j’ai froid, monsieur, dit Mousqueton.

-- C’est impossible, dit Porthos.

-- Impossible? dit Mousqueton étonné.

-- Certainement. Vous avez le corps couvert d’une couche de
graisse qui le rend impénétrable à l’air. Il y a autre chose,
parlez franchement.

-- Eh bien, oui, monsieur, et c’est même cette couche de graisse,
dont vous me glorifiez, qui m’épouvante, moi!

-- Et pourquoi cela, Mouston? parlez hardiment, ces messieurs vous
le permettent.

-- Parce que, monsieur, je me rappelais que dans la bibliothèque
du château de Bracieux il y a une foule de livres de voyages, et
parmi ces livres de voyages ceux de Jean Mocquet, le fameux
voyageur du roi Henri IV.

-- Après?

-- Eh bien! monsieur, dit Mousqueton, dans ces livres il est fort
parlé d’aventures maritimes et d’événements semblables à celui qui
nous menace en ce moment!

-- Continuez, Mouston, dit Porthos, cette analogie est pleine
d’intérêt.

-- Eh bien, monsieur, en pareil cas, les voyageurs affamés, dit
Jean Mocquet, ont l’habitude affreuse de se manger les uns les
autres et de commencer par...

-- Par le plus gras! s’écria d’Artagnan ne pouvant s’empêcher de
rire, malgré la gravité de la situation.

-- Oui, monsieur, répondit Mousqueton, un peu abasourdi de cette
hilarité, et permettez-moi de vous dire que je ne vois pas ce
qu’il peut y avoir de risible là-dedans.

-- C’est le dévouement personnifié que ce brave Mousqueton! reprit
Porthos. Gageons que tu te voyais déjà dépecé et mangé par ton
maître?

-- Oui, monsieur, quoique cette joie que vous devinez en moi ne
soit pas, je vous l’avoue, sans quelque mélange de tristesse.
Cependant je ne me regretterais pas trop, monsieur, si en mourant
j’avais la certitude de vous être utile encore.

-- Mouston, dit Porthos attendri, si nous revoyons jamais mon
château de Pierrefonds, vous aurez, en toute propriété, pour vous
et vos descendants, le clos de vignes qui surmonte la ferme.

Et vous le nommerez la vigne du Dévouement, Mouston, dit Aramis,
pour transmettre aux derniers âges le souvenir de votre sacrifice.

-- Chevalier, dit d’Artagnan en riant à son tour, vous eussiez
mangé du Mouston sans trop de répugnance, n’est-ce pas, surtout
après deux ou trois jours de diète?

-- Oh! ma foi, non, reprit Aramis, j’eusse mieux aimé Blaisois: il
y a moins longtemps que nous le connaissons.

On conçoit que pendant cet échange de plaisanteries, qui avaient
pour but surtout d’écarter de l’esprit d’Athos la scène qui venait
de se passer, à l’exception de Grimaud, qui savait qu’en tout cas
le danger, quel qu’il fût, passerait au-dessus de sa tête, les
valets ne fussent point tranquilles.

Aussi Grimaud, sans prendre aucune part à la conversation, et
muet, selon son habitude, s’escrimait-il de son mieux, un aviron
de chaque main.

-- Tu rames donc, toi? dit Athos.

Grimaud fit signe que oui.

-- Pourquoi rames-tu?

-- Pour avoir chaud.

En effet, tandis que les autres naufragés grelottaient de froid,
le silencieux Grimaud suait à grosses gouttes.

Tout à coup Mousqueton poussa un cri de joie en élevant au-dessus
de sa tête sa main armée d’une bouteille.

-- Oh! dit-il en passant la bouteille à Porthos, oh! monsieur,
nous sommes sauvés! la barque est garnie de vivres.

Et fouillant vivement sous le banc d’où il avait déjà tiré le
précieux spécimen, il amena successivement une douzaine de
bouteilles pareilles, du pain et un morceau de boeuf salé.

Il est inutile de dire que cette trouvaille rendit la gaieté à
tous, excepté à Athos.

-- Mordieu! dit Porthos, qui, on se le rappelle, avait déjà faim
en mettant le pied sur la felouque, c’est étonnant comme les
émotions creusent l’estomac!

Et il avala une bouteille d’un coup et mangea à lui seul un bon
tiers du pain et du boeuf salé.

-- Maintenant, dit Athos, dormez ou tâchez de dormir, messieurs;
moi, je veillerai.

Pour d’autres hommes que pour nos hardis aventuriers une pareille
proposition eût été dérisoire. En effet, ils étaient mouillés
jusqu’aux os, il faisait un vent glacial, et les émotions qu’ils
venaient d’éprouver semblaient leur défendre de fermer l’oeil;
mais pour ces natures d’élite, pour ces tempéraments de fer, pour
ces corps brisés à toutes les fatigues, le sommeil, dans toutes
les circonstances, arrivait à son heure sans jamais manquer à
l’appel.

Aussi au bout d’un instant chacun, plein de confiance dans le
pilote, se fut-il accoudé à sa façon, et eut-il essayé de profiter
du conseil donné par Athos, qui, assis au gouvernail et les yeux
fixés sur le ciel, où sans doute il cherchait non seulement le
chemin de la France, mais encore le visage de Dieu, demeura seul,
comme il l’avait promis, pensif et éveillé, dirigeant la petite
barque dans la voie qu’elle devait suivre.

Après quelques heures de sommeil, les voyageurs furent réveillés
par Athos.

Les premières lueurs du jour venaient de blanchir la mer bleuâtre,
et à dix portées de mousquet à peu près vers l’avant on apercevait
une masse noire au-dessus de laquelle se déployait une voile
triangulaire fine et allongée comme l’aile d’une hirondelle.

-- Une barque! dirent d’une même voix les quatre amis, tandis que
les laquais, de leur côté, exprimaient aussi leur joie sur des
tons différents.

C’était en effet une flûte dunkerquoise qui faisait voile vers
Boulogne.

Les quatre maîtres, Blaisois et Mousqueton unirent leurs voix en
un seul cri qui vibra sur la surface élastique des flots, tandis
que Grimaud, sans rien dire, mettait son chapeau au bout de sa
rame pour attirer les regards de ceux qu’allait frapper le son de
la voix.

Un quart d’heure après, le canot de cette flûte les remorquait;
ils mettaient le pied sur le pont du petit bâtiment. Grimaud
offrait vingt guinées au patron de la part de son maître, et à
neuf heures du matin, par un bon vent, nos Français mettaient le
pied sur le sol de la patrie.

-- Mordieu! qu’on est fort là-dessus! dit Porthos en enfonçant ses
larges pieds dans le sable. Qu’on vienne me chercher noise
maintenant, me regarder de travers ou me chatouiller, et l’on
verra à qui l’on a affaire! Morbleu! je défierais tout un royaume!

-- Et moi, dit d’Artagnan, je vous engage à ne pas faire sonner ce
défi trop haut, Porthos; car il me semble qu’on nous regarde
beaucoup par ici.

-- Pardieu! dit Porthos, on nous admire.

-- Eh bien, moi, répondit d’Artagnan, je n’y mets point d’amour-
propre, je vous jure, Porthos! Seulement j’aperçois des hommes en
robe noire, et dans notre situation les hommes en robe noire
m’épouvantent, je l’avoue.

-- Ce sont les greffiers des marchandises du port, dit Aramis.

-- Sous l’autre cardinal, sous le grand, dit Athos, on eût plus
fait attention à nous qu’aux marchandises. Mais sous celui-ci,
tranquillisez-vous, amis, on fera plus attention aux marchandises
qu’à nous.

-- Je ne m’y fie pas, dit d’Artagnan, et je gagne les dunes.

-- Pourquoi pas la ville? dit Porthos. J’aimerais mieux une bonne
auberge que ces affreux déserts de sable que Dieu a créés pour les
lapins seulement. D’ailleurs j’ai faim, moi.

-- Faites comme vous voudrez, Porthos! dit d’Artagnan; mais, quant
à moi, je suis convaincu que ce qu’il y a de plus sûr pour des
hommes dans notre situation, c’est la rase campagne.

Et d’Artagnan, certain de réunir la majorité, s’enfonça dans les
dunes sans attendre la réponse de Porthos.

La petite troupe le suivit et disparut bientôt avec lui derrière
les monticules de sable, sans avoir attiré sur elle l’attention
publique.

-- Maintenant, dit Aramis quand on eut fait un quart de lieue à
peu près, causons.

-- Non pas, dit d’Artagnan, fuyons. Nous avons échappé à Cromwell,
à Mordaunt, à la mer, trois abîmes qui voulaient nous dévorer;
nous n’échapperons pas au sieur Mazarin.

-- Vous avez raison, d’Artagnan, dit Aramis, et mon avis est que,
pour plus de sécurité même, nous nous séparions.

-- Oui, oui, Aramis, dit d’Artagnan, séparons-nous.

Porthos voulut parler pour s’opposer à cette résolution, mais
d’Artagnan lui fit comprendre, en lui serrant la main, qu’il
devait se taire. Porthos était fort obéissant à ces signes de son
compagnon, dont avec sa bonhomie ordinaire il reconnaissait la
supériorité intellectuelle. Il renfonça donc les paroles qui
allaient sortir de sa bouche.

-- Mais pourquoi nous séparer? dit Athos.

-- Parce que, dit d’Artagnan, nous avons été envoyés à Cromwell
par M. de Mazarin, Porthos et moi, et qu’au lieu de servir
Cromwell nous avons servi le roi Charles Ier, ce qui n’est pas du
tout la même chose. En revenant avec messieurs de La Fère et
d’Herblay, notre crime est avéré; en revenant seuls, notre crime
demeure à l’état de doute, et avec le doute on mène les hommes
très loin. Or, je veux faire voir du pays à M. de Mazarin, moi.

-- Tiens, dit Porthos, c’est vrai!

-- Vous oubliez, dit Athos, que nous sommes vos prisonniers, que
nous ne nous regardons pas du tout comme dégagés de notre parole
envers vous, et qu’en nous ramenant prisonniers à Paris...

-- En vérité, Athos, interrompit d’Artagnan, je suis fâché qu’un
homme d’esprit comme vous dise toujours des pauvretés dont
rougiraient des écoliers de troisième. Chevalier, continua
d’Artagnan en s’adressant à Aramis, qui, campé fièrement sur son
épée, semblait, quoiqu’il eût d’abord émis une opinion contraire,
s’être au premier mot rallié à celle de son compagnon, chevalier,
comprenez donc qu’ici comme toujours mon caractère défiant
exagère. Porthos et moi ne risquons rien, au bout du compte. Mais
si par hasard cependant on essayait de nous arrêter devant vous,
eh bien! on n’arrêterait pas sept hommes comme on en arrête trois;
les épées verraient le soleil, et l’affaire, mauvaise pour tout le
monde, deviendrait une énormité qui nous perdrait tous quatre.
D’ailleurs, si malheur arrive à deux de nous, ne vaut-il pas mieux
que les deux autres soient en liberté pour tirer ceux-là
d’affaire, pour ramper, miner, saper, les délivrer enfin? Et puis,
qui sait si nous n’obtiendrons pas séparément, vous de la reine,
nous de Mazarin, un pardon qu’on nous refuserait réunis? Allons,
Athos et Aramis, tirez à droite; vous, Porthos, venez à gauche
avec moi; laissez ces messieurs filer sur la Normandie, et nous,
par la route la plus courte, gagnons Paris.

-- Mais si l’on nous enlève en route, comment nous prévenir
mutuellement de cette catastrophe? demanda Aramis.

-- Rien de plus facile, répondit d’Artagnan; convenons d’un
itinéraire dont nous ne nous écarterons pas. Gagnez Saint-Valery,
puis Dieppe, puis suivez la route droite de Dieppe à Paris; nous,
nous allons prendre par Abbeville, Amiens, Péronne, Compiègne et
Senlis, et dans chaque auberge, dans chaque maison où nous nous
arrêterons, nous écrirons sur la muraille avec la pointe du
couteau, ou sur la vitre avec le tranchant d’un diamant, un
renseignement qui puisse guider les recherches de ceux qui
seraient libres.

-- Ah! mon ami, dit Athos, comme j’admirerais les ressources de
votre tête, si je ne m’arrêtais pas, pour les adorer, à celles de
votre coeur.

Et il tendit la main à d’Artagnan.

-- Est-ce que le renard a du génie, Athos? dit le Gascon avec un
mouvement d’épaules. Non, il sait croquer les poules, dépister les
chasseurs et retrouver son chemin le jour comme la nuit, voilà
tout. Eh bien, est-ce dit?

-- C’est dit.

-- Alors, partageons l’argent, reprit d’Artagnan, il doit rester
environ deux cents pistoles. Combien reste-t-il, Grimaud?

-- Cent quatre-vingts demi-louis, monsieur.

-- C’est cela. Ah! vivat! voilà le soleil! Bonjour, ami soleil!
Quoique tu ne sois pas le même que celui de la Gascogne, je te
reconnais ou je fais semblant de te reconnaître. Bonjour. Il y
avait bien longtemps que je ne t’avais vu.

-- Allons, allons, d’Artagnan, dit Athos, ne faites pas l’esprit
fort, vous avez les larmes aux yeux. Soyons toujours francs entre
nous, cette franchise dût-elle laisser voir nos bonnes qualités.

-- Eh mais, dit d’Artagnan, est-ce que vous croyez, Athos, qu’on
quitte de sang-froid et dans un moment qui n’est pas sans danger
deux amis comme vous et Aramis?

-- Non, dit Athos; aussi venez dans mes bras, mon fils!

-- Mordieu! dit Porthos en sanglotant, je crois que je pleure;
comme c’est bête!

Et les quatre amis se jetèrent en un seul groupe dans les bras les
uns des autres. Ces quatre hommes, réunis par l’étreinte
fraternelle, n’eurent certes qu’une âme en ce moment.

Blaisois et Grimaud devaient suivre Athos et Aramis.

Mousqueton suffisait à Porthos et à d’Artagnan.

On partagea, comme on avait toujours fait, l’argent avec une
fraternelle régularité; puis après s’être individuellement serré
la main et s’être mutuellement réitéré l’assurance d’une amitié
éternelle, les quatre gentilshommes se séparèrent pour prendre
chacun la route convenue, non sans se retourner, non sans se
renvoyer encore d’affectueuses paroles que répétaient les échos de
la dune.

Enfin ils se perdirent de vue.

-- Sacrebleu! d’Artagnan, dit Porthos, il faut que je vous dise
cela tout de suite, car je ne saurais jamais garder sur le coeur
quelque chose contre vous, je ne vous ai pas reconnu dans cette
circonstance!

-- Pourquoi? demanda d’Artagnan avec son fin sourire.

-- Parce que si, comme vous le dites, Athos et Aramis courent un
véritable danger, ce n’est pas le moment de les abandonner. Moi,
je vous avoue que j’étais tout prêt à les suivre et que je le suis
encore à les rejoindre malgré tous les Mazarins de la terre.

-- Vous auriez raison, Porthos, s’il en était ainsi, dit
d’Artagnan; mais apprenez une toute petite chose, qui cependant,
toute petite qu’elle est, va changer le cours de vos idées: c’est
que ce ne sont pas ces messieurs qui courent le plus grave danger,
c’est nous; c’est que ce n’est point pour les abandonner que nous
les quittons, mais pour ne pas les compromettre.

-- Vrai? dit Porthos en ouvrant de grands yeux étonnés.

-- Eh! sans doute: qu’ils soient arrêtés, il y va pour eux de la
Bastille tout simplement; que nous le soyons, nous, il y va de la
place de Grève.

-- Oh! oh! dit Porthos, il y a loin de là à cette couronne de
baron que vous me promettiez, d’Artagnan!

-- Bah! pas si loin que vous le croyez, peut-être, Porthos, vous
connaissez le proverbe: «Tout chemin mène à Rome.»

-- Mais pourquoi courons-nous des dangers plus grands que ceux que
courent Athos et Aramis? demanda Porthos.

-- Parce qu’ils n’ont fait, eux, que de suivre la mission qu’ils
avaient reçue de la reine Henriette, et que nous avons trahi,
nous, celle que nous avons reçue de Mazarin; parce que, partis
comme messagers à Cromwell, nous sommes devenus partisans du roi
Charles; parce que, au lieu de concourir à faire tomber sa tête
royale condamnée par ces cuistres qu’on appelle MM. Mazarin,
Cromwell, Joyce, Pride, Fairfax, etc., nous avons failli le
sauver.

-- C’est, ma foi, vrai, dit Porthos; mais comment voulez-vous, mon
cher ami, qu’au milieu de ces grandes préoccupations le général
Cromwell ait eu le temps de penser...

-- Cromwell pense à tout, Cromwell a du temps pour tout; et,
croyez-moi, cher ami, ne perdons pas le nôtre, il est précieux.
Nous ne serons en sûreté qu’après avoir vu Mazarin, et encore...

-- Diable! dit Porthos, et que lui dirons-nous à Mazarin?

-- Laissez-moi faire, j’ai mon plan; rira bien qui rira le
dernier. M. Cromwell est bien fort; M. Mazarin est bien rusé, mais
j’aime encore mieux faire de la diplomatie contre eux que contre
feu M. Mordaunt.

-- Tiens! dit Porthos, c’est agréable de dire _feu monsieur
Mordaunt._

-- Ma foi, oui! dit d’Artagnan; mais en route!

Et tous deux, sans perdre un instant, se dirigèrent à vue de pays
vers la route de Paris, suivis de Mousqueton, qui, après avoir eu
trop froid toute la nuit, avait déjà trop chaud au bout d’un quart
d’heure.


LXXX. Retour

Athos et Aramis avaient pris l’itinéraire que leur avait indiqué
d’Artagnan et avaient cheminé aussi vite qu’ils avaient pu. Il
leur semblait qu’il serait plus avantageux pour eux d’être arrêtés
près de Paris que loin.

Tous les soirs, dans la crainte d’être arrêtés pendant la nuit,
ils traçaient soit sur la muraille, soit sur les vitres, le signe
de reconnaissance convenu; mais tous les matins ils se
réveillaient libres, à leur grand étonnement.

À mesure qu’ils avançaient vers Paris, les grands événements
auxquels ils avaient assisté et qui venaient de bouleverser
l’Angleterre s’évanouissaient comme des songes; tandis qu’au
contraire ceux qui pendant leur absence avaient remué Paris et la
province venaient au-devant d’eux.

Pendant ces six semaines d’absence, il s’était passé en France
tant de petites choses qu’elles avaient presque composé un grand
événement. Les Parisiens, en se réveillant le matin sans reine,
sans roi, furent fort tourmentés de cet abandon; et l’absence de
Mazarin, si vivement désirée, ne compensa point celle des deux
augustes fugitifs.

Le premier sentiment qui remua Paris lorsqu’il apprit la fuite à
Saint-Germain, fuite à laquelle nous avons fait assister nos
lecteurs, fut donc cette espèce d’effroi qui saisit les enfants
lorsqu’ils se réveillent dans la nuit ou dans la solitude. Le
parlement s’émut, et il fut décidé qu’une députation irait trouver
la reine, pour la prier de ne pas plus longtemps priver Paris de
sa royale présence.

Mais la reine était encore sous la double impression du triomphe
de Lens et de l’orgueil de sa fuite si heureusement exécutée. Les
députés non seulement n’eurent pas l’honneur d’être reçus par
elle, mais encore on les fit attendre sur le grand chemin, où le
chancelier, ce même chancelier Séguier que nous avons vu dans la
première partie de cet ouvrage poursuivre si obstinément une
lettre jusque dans le corset de la reine, vint leur remettre
l’ultimatum de la cour, portant que si le parlement ne s’humiliait
pas devant la majesté royale en passant condamnation sur toutes
les questions qui avaient amené la querelle qui les divisait,
Paris serait assiégé le lendemain; que même déjà, dans la
prévision de ce siège, le duc d’Orléans occupait le pont de Saint-
Cloud, et que M. le Prince, tout resplendissant encore de sa
victoire de Lens, tenait Charenton et Saint-Denis.

Malheureusement pour la cour, à qui une réponse modérée eût rendu
peut-être bon nombre de partisans, cette réponse menaçante
produisit un effet contraire de celui qui était attendu. Elle
blessa l’orgueil du parlement, qui, se sentant vigoureusement
appuyé par la bourgeoisie, à qui la grâce de Broussel avait donné
la mesure de sa force, répondit à ces lettres patentes en
déclarant que le cardinal Mazarin étant notoirement l’auteur de
tous les désordres, il le déclarait ennemi du roi et de État, et
lui ordonnait de se retirer de la cour le jour même, et de la
France sous huit jours, et, après ce délai expiré, s’il
n’obéissait pas, enjoignait à tous les sujets du roi de lui courir
sus.

Cette réponse énergique, à laquelle la cour avait été loin de
s’attendre, mettait à la fois Paris et Mazarin hors la loi.
Restait à savoir seulement qui l’emporterait du parlement ou de la
cour.

La cour fit alors ses préparatifs d’attaque, et Paris ses
préparatifs de défense. Les bourgeois étaient donc occupés à
l’oeuvre ordinaire des bourgeois en temps d’émeute, c’est-à-dire à
tendre des chaînes et à dépaver les rues, lorsqu’ils virent
arriver à leur aide, conduits par le coadjuteur, M. le prince de
Conti, frère de M. le prince de Condé, et M. le duc de
Longueville, son beau-frère. Dès lors ils furent rassurés, car ils
avaient pour eux deux princes du sang, et de plus l’avantage du
nombre. C’était le 10 janvier que ce secours inespéré était venu
aux Parisiens.

Après une discussion orageuse, M. le prince de Conti fut nommé
généralissime des armées du roi hors Paris, avec MM. les ducs
d’Elbeuf et de Bouillon et le maréchal de La Mothe pour
lieutenants généraux. Le duc de Longueville, sans charge et sans
titre, se contentait de l’emploi d’assister son beau-frère.

Quant à M. de Beaufort, il était arrivé, lui, du Vendômois
apportant, dit la chronique, sa haute mine, de beaux et longs
cheveux et cette popularité qui lui valut la royauté des Halles.

L’armée parisienne s’était alors organisée avec cette promptitude
que les bourgeois mettent à se déguiser en soldats, lorsqu’ils
sont poussés à cette transformation par un sentiment quelconque.
Le 19, l’armée improvisée avait tenté une sortie, plutôt pour
s’assurer et assurer les autres de sa propre existence que pour
tenter quelque chose de sérieux, faisant flotter au-dessus de sa
tête un drapeau, sur lequel on lisait cette singulière devise:
_Nous cherchons notre roi._

Les jours suivants furent occupés à quelques petites opérations
partielles qui n’eurent d’autre résultat que l’enlèvement de
quelques troupeaux et l’incendie de deux ou trois maisons.

On gagna ainsi les premiers jours de février, et c’était le 1er de
ce mois que nos quatre compagnons avaient abordé à Boulogne et
avaient pris leur course vers Paris chacun de son côté.

Vers la fin du quatrième jour de marche ils évitaient Nanterre
avec précaution, afin de ne pas tomber dans quelque parti de la
reine.

C’était bien à contre-coeur qu’Athos prenait toutes ces
précautions, mais Aramis lui avait très judicieusement fait
observer qu’ils n’avaient pas le droit d’être imprudents, qu’ils
étaient chargés, de la part du roi Charles, d’une mission suprême
et sacrée, et que cette mission reçue au pied de l’échafaud ne
s’achèverait qu’aux pieds de la reine.

Athos céda donc.

Aux faubourgs, nos voyageurs trouvèrent bonne garde, tout Paris
était armé. La sentinelle refusa de laisser passer les deux
gentilshommes, et appela son sergent.

Le sergent sortit aussitôt, et prenant toute l’importance qu’ont
l’habitude de prendre les bourgeois lorsqu’ils ont le bonheur
d’être revêtus d’une dignité militaire:

-- Qui êtes-vous, messieurs? demanda-t-il.

-- Deux gentilshommes, répondit Athos.

-- D’où venez-vous?

-- De Londres.

-- Que venez-vous faire à Paris?

-- Accomplir une mission près de Sa Majesté la reine d’Angleterre.

-- Ah çà! tout le monde va donc aujourd’hui chez la reine
d’Angleterre! répliqua le sergent. Nous avons déjà au poste trois
gentilshommes dont on visite les passes et qui vont chez Sa
Majesté. Où sont les vôtres?

-- Nous n’en avons point.

-- Comment! vous n’en avez point?

-- Non, nous arrivons d’Angleterre, comme nous vous l’avons dit;
nous ignorons complètement où en sont les affaires politiques,
ayant quitté Paris avant le départ du roi.

-- Ah! dit le sergent d’un air fin, vous êtes des mazarins qui
voudriez bien entrer chez nous pour nous espionner.

-- Mon cher ami, dit Athos, qui avait jusque-là laissé à Aramis le
soin de répondre, si nous étions des mazarins, nous aurions au
contraire tous les passes possibles. Dans la situation où vous
êtes, défiez-vous avant tout, croyez-moi, de ceux qui sont
parfaitement en règle.

-- Entrez au corps de garde, dit le sergent; vous exposerez vos
raisons au chef du poste.

Il fit un signe à la sentinelle, elle se rangea; le sergent passa
le premier, les deux gentilshommes le suivirent au corps de garde.

Ce corps de garde était entièrement occupé par des bourgeois et
des gens du peuple; les uns jouaient, les autres buvaient, les
autres péroraient.

Dans un coin et presque gardés à vue, étaient les trois
gentilshommes arrivés les premiers et dont l’officier visitait les
passes. Cet officier était dans la chambre voisine, l’importance
de son grade lui concédant l’honneur d’un logement particulier.

Le premier mouvement des nouveaux venus et des premiers arrivés
fut, des deux extrémités du corps de garde, de jeter un regard
rapide et investigateur les uns sur les autres. Les premiers venus
étaient couverts de longs manteaux dans les plis desquels ils
étaient soigneusement enveloppés. L’un d’eux, moins grand que ses
compagnons, se tenait en arrière dans l’ombre.

À l’annonce que fit en entrant le sergent, que selon, toute
probabilité, il amenait deux mazarins, les trois gentilshommes
dressèrent l’oreille et prêtèrent attention. Le plus petit des
trois, qui avait fait deux pas en avant, en fit un en arrière et
se retrouva dans l’ombre.

Sur l’annonce que les nouveaux venus n’avaient point de passes,
l’avis unanime du corps de garde parut être qu’ils n’entreraient
pas.

-- Si fait, dit Athos, il est probable au contraire que nous
entrerons, car nous paraissons avoir affaire à des gens
raisonnables. Or, il y aura une chose bien simple à faire: ce sera
de faire passer nos noms à Sa Majesté la reine d’Angleterre; et si
elle répond de nous, j’espère que vous ne verrez plus aucun
inconvénient à nous laisser le passage libre.

À ces mots l’attention du gentilhomme caché dans l’ombre redoubla
et fut même accompagnée d’un mouvement de surprise tel, que son
chapeau, repoussé par le manteau dont il s’enveloppait plus
soigneusement encore qu’auparavant, tomba; il se baissa et le
ramassa vivement.

-- Oh! mon Dieu! dit Aramis poussant Athos du coude, avez-vous vu?

-- Quoi? demanda Athos.

-- La figure du plus petit des trois gentilshommes?

-- Non.

-- C’est qu’il m’a semblé... mais c’est chose impossible...

En ce moment le sergent, qui était allé dans la chambre
particulière prendre des ordres de l’officier du poste, sortit, et
désignant les trois gentilshommes, auxquels il remit un papier:

-- Les passes sont en règle, dit-il, laissez passer ces trois
messieurs.

Les trois gentilshommes firent un signe de tête et s’empressèrent
de profiter de la permission et du chemin qui, sur l’ordre du
sergent, s’ouvrait devant eux.

Aramis les suivit des yeux; et au moment où le plus petit passait
devant lui, il serra vivement la main d’Athos.

-- Qu’avez-vous, mon cher? demanda celui-ci.

-- J’ai... c’est une vision sans doute.

Puis, s’adressant au sergent:

-- Dites-moi, monsieur, ajouta-t-il, connaissez-vous les trois
gentilshommes qui viennent de sortir d’ici?

-- Je les connais d’après leur passe: ce sont MM. de Flamarens, de
Châtillon et de Bruy, trois gentilshommes frondeurs qui vont
rejoindre M. le duc de Longueville.

-- C’est étrange, dit Aramis répondant à sa propre pensée plutôt
qu’au sergent, j’avais cru reconnaître le Mazarin lui-même.

Le sergent éclata de rire.

-- Lui, dit-il, se hasarder ainsi chez nous, pour être pendu; pas
si bête!

-- Ah! murmura Aramis, je puis bien m’être trompé, je n’ai pas
l’oeil infaillible de d’Artagnan.

-- Qui parle ici de d’Artagnan? demanda l’officier, qui, en ce
moment même, apparaissait sur le seuil de sa chambre.

-- Oh! fit Grimaud en écarquillant les yeux.

-- Quoi? demandèrent à la fois Aramis et Athos.

-- Planchet! reprit Grimaud; Planchet avec le hausse-col!

-- Messieurs de La Fère et d’Herblay, s’écria l’officier, de
retour à Paris! Oh! quelle joie pour moi, messieurs! car sans
doute vous venez vous joindre à MM. les princes!

-- Comme tu vois, mon cher Planchet, dit Aramis, tandis qu’Athos
souriait en voyant le grade important qu’occupait dans la milice
bourgeoise l’ancien camarade de Mousqueton, de Bazin et de
Grimaud.

-- Et M. d’Artagnan dont vous parliez tout à l’heure, monsieur
d’Herblay, oserai-je vous demander si vous avez de ses nouvelles?

-- Nous l’avons quitté il y a quatre jours, mon cher ami, et tout
nous portait à croire qu’il nous avait précédés à Paris.

-- Non, monsieur, j’ai la certitude qu’il n’est point rentré dans
la capitale; après cela, peut-être est-il resté à Saint-Germain.

-- Je ne crois pas, nous avons rendez-vous à _La Chevrette._

-- J’y suis passé aujourd’hui même.

-- Et la belle Madeleine n’avait pas de ses nouvelles? demanda
Aramis en souriant.

-- Non, monsieur, je ne vous cacherai même point qu’elle
paraissait fort inquiète.

Au fait, dit Aramis, il n’y a point de temps de perdu, et nous
avons fait grande diligence. Permettez donc, mon cher Athos, sans
que je m’informe davantage de notre ami, que je fasse mes
compliments à M. Planchet.

-- Ah! monsieur le chevalier! dit Planchet en s’inclinant.

-- Lieutenant! dit Aramis.

-- Lieutenant, et promesse pour être capitaine.

-- C’est fort beau, dit Aramis; et comment tous ces honneurs sont-
ils venus à vous?

-- D’abord vous savez, messieurs, que c’est moi qui ai fait sauver
M. de Rochefort?

-- Oui, pardieu! il nous a conté cela.

-- J’ai à cette occasion failli être pendu par le Mazarin, ce qui
m’a rendu naturellement plus populaire encore que je n’étais.

-- Et grâce à cette popularité...

-- Non, grâce à quelque chose de mieux. Vous savez d’ailleurs,
messieurs, que j’ai servi dans le régiment de Piémont, où j’avais
l’honneur d’être sergent.

-- Oui.

-- Eh bien! un jour que personne ne pouvait mettre en rang une
foule de bourgeois armés qui partaient les uns du pied gauche et
les autres du pied droit, je suis parvenu, moi, à les faire partir
tous du même pied, et l’on m’a fait lieutenant sur le champ de...
manoeuvre.

-- Voilà l’explication, dit Aramis.

-- De sorte, dit Athos, que vous avez une foule de noblesse avec
vous?

-- Certes! Nous avons d’abord, comme vous le savez sans doute,
M. le prince de Conti, M. le duc de Longueville, M. le duc de
Beaufort, M. le duc d’Elbeuf, le duc de Bouillon, le duc de
Chevreuse, M. de Brissac, le maréchal de La Mothe, M. de Luynes,
le marquis de Vitry, le prince de Marcillac, le marquis de
Noirmoutiers, le comte de Fiesque, le marquis de Laigues, le comte
de Montrésor, le marquis de Sévigné, que sais-je encore, moi.

-- Et M. Raoul de Bragelonne? demanda Athos d’une voix émue;
d’Artagnan m’a dit qu’il vous l’avait recommandé en partant, mon
bon Planchet.

-- Oui, monsieur le comte, comme si c’était son propre fils, et je
dois dire que je ne l’ai pas perdu de vue un seul instant.

-- Alors, reprit Athos d’une voix altérée par la joie, il se porte
bien? aucun accident ne lui est arrivé?

-- Aucun, monsieur.

-- Et il demeure?

-- Au_ Grand-Charlemagne_ toujours.

-- Il passe ses journées?...

-- Tantôt chez la reine d’Angleterre, tantôt chez madame de
Chevreuse. Lui et le comte de Guiche ne se quittent point.

-- Merci, Planchet, merci! dit Athos en lui tendant la main.

-- Oh! monsieur le comte, dit Planchet en touchant cette main du
bout des doigts.

-- Eh bien! que faites-vous donc, comte? à un ancien laquais! dit
Aramis.

-- Ami, dit Athos, il me donne des nouvelles de Raoul.

-- Et maintenant, messieurs, demanda Planchet qui n’avait point
entendu l’observation, que comptez-vous faire?

-- Rentrer dans Paris, si toutefois vous nous en donnez la
permission, mon cher monsieur Planchet, dit Athos.

-- Comment! si je vous en donnerai la permission! vous vous moquez
de moi, monsieur le comte; je ne suis pas autre chose que votre
serviteur.

Et il s’inclina.

Puis, se retournant vers ses hommes:

-- Laissez passer ces messieurs, dit-il, je les connais, ce sont
des amis de M. de Beaufort.

-- Vive M. de Beaufort! cria tout le poste d’une seule voix en
ouvrant un chemin à Athos et à Aramis.

Le sergent seul s’approcha de Planchet:

-- Quoi! sans passeport? murmura-t-il.

-- Sans passeport, dit Planchet.

-- Faites attention, capitaine, continua-t-il en donnant d’avance
à Planchet le titre qui lui était promis, faites attention qu’un
des trois hommes qui sont sortis tout à l’heure m’a dit tout bas
de me défier de ces messieurs.

-- Et moi, dit Planchet avec majesté, je les connais et j’en
réponds.

Cela dit, il serra la main de Grimaud, qui parut fort honoré de
cette distinction.

-- Au revoir donc, capitaine, reprit Aramis de son ton goguenard;
s’il nous arrivait quelque chose, nous nous réclamerions de vous.

-- Monsieur, dit Planchet, en cela comme en toutes choses, je suis
bien votre valet.

-- Le drôle a de l’esprit, et beaucoup, dit Aramis en montant à
cheval.

-- Et comment n’en aurait-il pas, dit Athos en se mettant en selle
à son tour, après avoir si longtemps brossé les chapeaux de son
maître?


LXXXI. Les ambassadeurs

Les deux amis se mirent aussitôt en route, descendant la pente
rapide du faubourg; mais arrivés au bas de cette pente, ils virent
avec un grand étonnement que les rues de Paris étaient changées en
rivières et les places en lacs. À la suite de grandes pluies qui
avaient eu lieu pendant le mois de janvier, la Seine avait débordé
et la rivière avait fini par envahir la moitié de la capitale.

Athos et Aramis entrèrent bravement dans cette inondation avec
leurs chevaux; mais bientôt les pauvres animaux en eurent jusqu’au
poitrail, et il fallut que les deux gentilshommes se décidassent à
les quitter et à prendre une barque: ce qu’ils firent après avoir
recommandé aux laquais d’aller les attendre aux Halles.

Ce fut donc en bateau qu’ils abordèrent le Louvre. Il était nuit
close, et Paris, vu ainsi à la lueur de quelques pâles falots
tremblotants parmi tous ces étangs, avec ses barques chargées de
patrouilles aux armes étincelantes, avec tous ces cris de veille
échangés la nuit entre les postes, Paris présentait un aspect dont
fut ébloui Aramis, l’homme le plus accessible aux sentiments
belliqueux qu’il fût possible de rencontrer.

On arriva chez la reine; mais force fut de faire antichambre, Sa
Majesté donnant en ce moment même audience à des gentilshommes qui
apportaient des nouvelles d’Angleterre.

-- Et nous aussi, dit Athos au serviteur qui lui faisait cette
réponse, nous aussi, non seulement nous apportons des nouvelles
d’Angleterre, mais encore nous en arrivons.

-- Comment donc vous nommez-vous, messieurs? demanda le serviteur.

-- M. le comte de La Fère et M. le chevalier d’Herblay, dit
Aramis.

-- Ah! en ce cas, messieurs, dit le serviteur en entendant ces
noms que tant de fois la reine avait prononcés dans son espoir, en
ce cas c’est autre chose, et je crois que Sa Majesté ne me
pardonnerait pas de vous avoir fait attendre un seul instant.
Suivez-moi, je vous prie.

Et il marcha devant, suivi d’Athos et d’Aramis.

Arrivés à la chambre où se tenait la reine, il leur fit signe
d’attendre; et ouvrant la porte:

-- Madame, dit-il, j’espère que Votre Majesté me pardonnera
d’avoir désobéi à ses ordres, quand elle saura que ceux que je
viens lui annoncer sont messieurs le comte de La Fère et le
chevalier d’Herblay.

À ces deux noms, la reine poussa un cri de joie que les deux
gentilshommes entendirent de l’endroit où ils s’étaient arrêtés.

-- Pauvre reine! murmura Athos.

-- Oh! qu’ils entrent! qu’ils entrent! s’écria à son tour la jeune
princesse en s’élançant vers la porte.

La pauvre enfant ne quittait point sa mère et essayait de lui
faire oublier par ses soins filiaux l’absence de ses deux frères
et de sa soeur.

-- Entrez, entrez, messieurs, dit-elle en ouvrant elle-même la
porte.

Athos et Aramis se présentèrent. La reine était assise dans un
fauteuil, et devant elle se tenaient debout deux des trois
gentilshommes qu’ils avaient rencontrés dans le corps de garde.

C’étaient MM. de Flamarens et Gaspard de Coligny, duc de
Châtillon, frère de celui qui avait été tué sept ou huit ans
auparavant dans un duel sur la place Royale, duel qui avait eu
lieu à propos de madame de Longueville.

À l’annonce des deux amis, ils reculèrent d’un pas et échangèrent
avec inquiétude quelques paroles à voix basse.

-- Eh bien! messieurs? s’écria la reine d’Angleterre en apercevant
Athos et Aramis. Vous voilà enfin, amis fidèles, mais les
courriers État vont encore plus vite que vous. La cour a été
instruite des affaires de Londres au moment où vous touchiez les
portes de Paris, et voilà messieurs de Flamarens et de Châtillon
qui m’apportent de la part de Sa Majesté la reine Anne d’Autriche
les plus récentes informations.

Aramis et Athos se regardèrent; cette tranquillité, cette joie
même, qui brillaient dans les regards de la reine, les comblaient
de stupéfaction.

-- Veuillez continuer, dit-elle, en s’adressant à MM. de Flamarens
et de Châtillon; vous disiez donc que Sa Majesté Charles le’, mon
auguste maître, avait été condamné à mort malgré le voeu de la
majorité des sujets anglais?

-- Oui, madame, balbutia Châtillon.

Athos et Aramis se regardaient de plus en plus étonnés.

-- Et que, conduit à l’échafaud, continua la reine, à l’échafaud!
ô mon seigneur! ô mon roi!... et que, conduit à l’échafaud, il
avait été sauvé par le peuple indigné?

-- Oui, madame, répondit Châtillon d’une voix si basse, que ce fut
à peine si les deux gentilshommes, cependant fort attentifs,
purent entendre cette affirmation.

La reine joignit les mains avec une généreuse reconnaissance,
tandis que sa fille passait un bras autour du cou de sa mère et
l’embrassait les yeux baignés de larmes de joie.

-- Maintenant, il ne nous reste plus qu’à présenter à Votre
Majesté nos humbles respects, dit Châtillon, à qui ce rôle
semblait peser et qui rougissait à vue d’oeil sous le regard fixe
et perçant d’Athos.

-- Un moment encore, messieurs, dit la reine en les retenant d’un
signe. Un moment, de grâce! car voici messieurs de La Fère et
d’Herblay qui, ainsi que vous avez pu l’entendre, arrivent de
Londres et qui vous donneront peut-être, comme témoins oculaires,
des détails que vous ne connaissez pas. Vous porterez ces détails
à la reine, ma bonne soeur. Parlez, messieurs, parlez, je vous
écoute. Ne me cachez rien; ne ménagez rien. Dès que Sa Majesté vit
encore et que l’honneur royal est sauf, tout le reste m’est
indifférent.

Athos pâlit et porta la main sur son coeur.

-- Eh bien! dit la reine, qui vit ce mouvement et cette pâleur,
parlez donc, monsieur, je vous en prie.

-- Pardon, madame, dit Athos; mais je ne veux rien ajouter au
récit de ces messieurs avant qu’ils aient reconnu que peut-être
ils se sont trompés.

-- Trompés! s’écria la reine presque suffoquée; trompés!... Qu’y
a-t-il donc? ô mon Dieu!

-- Monsieur, dit M. de Flamarens à Athos, si nous nous sommes
trompés, c’est de la part de la reine que vient l’erreur, et vous
n’avez pas, je suppose, la prétention de la rectifier, car ce
serait donner un démenti à Sa Majesté.

-- De la reine, monsieur? reprit Athos de sa voix calme et
vibrante.

-- Oui, murmura Flamarens en baissant les yeux.

Athos soupira tristement.

-- Ne serait-ce pas plutôt de la part de celui qui vous
accompagnait, et que nous avons vu avec vous au corps de garde de
la barrière du Roule, que viendrait cette erreur? dit Aramis avec
sa politesse insultante. Car, si nous ne nous sommes trompés, le
comte de La Fère et moi, vous étiez trois en entrant dans Paris.

Châtillon et Flamarens tressaillirent.

-- Mais expliquez-vous, comte! s’écria la reine dont l’angoisse
croissait de moment en moment; sur votre front je lis le
désespoir, votre bouche hésite à m’annoncer quelque nouvelle
terrible, vos mains tremblent... Oh! mon Dieu! mon Dieu! qu’est-il
donc arrivé?

-- Seigneur! dit la jeune princesse en tombant à genoux près de sa
mère, ayez pitié de nous!

-- Monsieur, dit Châtillon, si vous portez une nouvelle funeste,
vous agissez en homme cruel lorsque vous annoncez cette nouvelle à
la reine.

Aramis s’approcha de Châtillon presque à le toucher.

-- Monsieur, lui dit-il les lèvres pincées et le regard
étincelant, vous n’avez pas, je le suppose, la prétention
d’apprendre à M. le comte de La Fère et à moi ce que nous avons à
dire ici?

Pendant cette courte altercation, Athos, toujours la main sur son
coeur et la tête inclinée, s’était approché de la reine, et d’une
voix émue:

-- Madame, lui dit-il, les princes, qui, par leur nature, sont au-
dessus des autres hommes, ont reçu du ciel un coeur fait pour
supporter de plus grandes infortunes que celles du vulgaire; car
leur coeur participe de leur supériorité. On ne doit donc pas, ce
me semble, en agir avec une grande reine comme Votre Majesté de la
même façon qu’avec une femme de notre état. Reine, destinée à tous
les martyres sur cette terre, voici le résultat de la mission dont
vous nous avez honorés.

Et Athos, s’agenouillant devant la reine palpitante et glacée,
tira de son sein, enfermés dans la même boîte, l’ordre en diamants
qu’avant son départ la reine avait remis à lord de Winter, et
l’anneau nuptial qu’avant sa mort Charles avait remis à Aramis;
depuis qu’il les avait reçus, ces deux objets n’avaient point
quitté Athos.

Il ouvrit la boîte et les tendit à la reine avec une muette et
profonde douleur.

La reine avança la main, saisit l’anneau, le porta convulsivement
à ses lèvres, et sans pouvoir pousser un soupir, sans pouvoir
particulier un sanglot, elle étendit les bras, pâlit et tomba sans
connaissance dans ceux de ses femmes et de sa fille.

Athos baisa le bas de la robe de la malheureuse veuve, et se
relevant avec une majesté qui fit sur les assistants une
impression profonde:

-- Moi, comte de La Fère, dit-il, gentilhomme qui n’a jamais
menti, je jure devant Dieu d’abord, et ensuite devant cette pauvre
reine, que tout ce qu’il était possible de faire pour sauver le
roi, nous l’avons fait sur le sol d’Angleterre. Maintenant,
chevalier, ajouta-t-il en se tournant vers d’Herblay, partons,
notre devoir est accompli.

-- Pas encore, dit Aramis; il nous reste un mot à dire à ces
messieurs.

Et se retournant vers Châtillon:

-- Monsieur, lui dit-il, ne vous plairait-il pas de sortir, ne
fût-ce qu’un instant, pour entendre ce mot que je ne puis dire
devant la reine?

Châtillon s’inclina sans répondre en signe d’assentiment; Athos et
Aramis passèrent les premiers, Châtillon et Flamarens les
suivirent; ils traversèrent sans mot dire le vestibule; mais
arrivés à une terrasse de plain-pied avec une fenêtre, Aramis prit
le chemin de cette terrasse, tout à fait solitaire; à la fenêtre
il s’arrêta, et se retournant vers le duc de Châtillon:

-- Monsieur, lui dit-il, vous vous êtes permis tout à l’heure, ce
me semble, de nous traiter bien cavalièrement. Cela n’était point
convenable en aucun cas, moins encore de la part de gens qui
venaient apporter à la reine le message d’un menteur.

-- Monsieur! s’écria Châtillon.

-- Qu’avez-vous donc fait de M. de Bruy? demanda ironiquement
Aramis. Ne serait-il point par hasard allé changer sa figure qui
ressemble trop à celle de M. Mazarin? On sait qu’il y a au Palais-
Royal bon nombre de masques italiens de rechange, depuis celui
d’Arlequin jusqu’à celui de Pantalon.

-- Mais vous nous provoquez, je crois! dit Flamarens.

-- Ah! vous ne faites que le croire, messieurs?

-- Chevalier! chevalier! dit Athos.

-- Eh! laissez-moi donc faire, dit Aramis avec humeur, vous savez
bien que je n’aime pas les choses qui restent en chemin.

-- Achevez donc, monsieur, dit Châtillon avec une hauteur qui ne
le cédait en rien à celle d’Aramis.

Aramis s’inclina.

-- Messieurs, dit-il, un autre que moi ou M. le comte de La Fère
vous ferait arrêter, car nous avons quelques amis à Paris; mais
nous vous offrons un moyen de partir sans être inquiétés. Venez
causer cinq minutes l’épée à la main avec nous sur cette terrasse
abandonnée.

-- Volontiers, dit Châtillon.

-- Un moment, messieurs, s’écria Flamarens. Je sais bien que la
proposition est tentante, mais à cette heure il est impossible de
l’accepter.

-- Et pourquoi cela? dit Aramis de son ton goguenard; est-ce donc
le voisinage de Mazarin qui vous rend si prudents?

-- Oh! vous entendez, Flamarens, dit Châtillon, ne pas répondre
serait une tache à mon nom et à mon honneur.

-- C’est mon avis, dit Aramis.

-- Vous ne répondrez pas, cependant, et ces messieurs tout à
l’heure seront, j’en suis sûr, de mon avis.

Aramis secoua la tête avec un geste d’incroyable insolence.

Châtillon vit ce geste et porta la main à son épée.

-- Duc, dit Flamarens, vous oubliez que demain vous commandez une
expédition de la plus haute importance, et que, désigné par M. le
Prince, agréé par la reine, jusqu’à demain soir vous ne vous
appartenez pas.

-- Soit. À après-demain matin donc, dit Aramis.

-- À après-demain matin, dit Châtillon, c’est bien long,
messieurs.

-- Ce n’est pas moi, dit Aramis, qui fixe ce terme, et qui demande
ce délai, d’autant plus, ce me semble, ajouta-t-il, qu’on pourrait
se retrouver à cette expédition.

-- Oui, monsieur, vous avez raison, s’écria Châtillon, et avec
grand plaisir, si vous voulez prendre la peine de venir jusqu’aux
portes de Charenton.

-- Comment donc, monsieur! pour avoir l’honneur de vous rencontrer
j’irais au bout du monde, à plus forte raison ferai-je dans ce but
une ou deux lieues.

-- Eh bien! à demain, monsieur.

-- J’y compte. Allez-vous-en donc rejoindre votre cardinal. Mais
auparavant jurez sur l’honneur que vous ne le préviendrez pas de
notre retour.

-- Des conditions!

-- Pourquoi pas?

-- Parce que c’est aux vainqueurs à en faire, et que vous ne
l’êtes pas, messieurs.

Alors, dégainons sur-le-champ. Cela nous est égal, à nous qui ne
commandons pas l’expédition de demain.

Châtillon et Flamarens se regardèrent; il y avait tant d’ironie
dans la parole et dans le geste d’Aramis, que Châtillon surtout
avait grand’peine de tenir en bride sa colère. Mais sur un mot de
Flamarens il se contint.

-- Eh bien! soit, dit-il, notre compagnon, quel qu’il soit, ne
saura rien de ce qui s’est passé. Mais vous me promettez bien,
monsieur, de vous trouver demain à Charenton, n’est-ce pas?

-- Ah! dit Aramis, soyez tranquilles, messieurs.

Les quatre gentilshommes se saluèrent, mais cette fois ce furent
Châtillon et Flamarens qui sortirent du Louvre les premiers, et
Athos en Aramis qui les suivirent.

-- À qui donc en avez-vous avec toute cette fureur, Aramis?
demanda Athos.

-- Eh pardieu! j’en ai à ceux à qui je m’en suis pris.

-- Que vous ont-il fait?

-- Ils m’ont fait... Vous n’avez donc pas vu?

-- Non.

-- Ils ont ricané quand nous avons juré que nous avions fait notre
devoir en Angleterre. Or, ils l’ont cru ou ne l’ont pas cru; s’ils
l’ont cru, c’était pour nous insulter qu’ils ricanaient; s’ils ne
l’ont pas cru, ils nous insultaient encore, et il est urgent de
leur prouver que nous sommes bons à quelque chose. Au reste, je ne
suis pas fâché qu’ils aient remis la chose à demain, je crois que
nous avons ce soir quelque chose de mieux à faire que de tirer
l’épée.

-- Qu’avons-nous à faire?

-- Eh pardieu! nous avons à faire prendre le Mazarin.

Athos allongea dédaigneusement les lèvres.

-- Ces expéditions ne me vont pas, vous le savez, Aramis.

-- Pourquoi cela?

-- Parce qu’elles ressemblent à des surprises.

-- En vérité, Athos, vous seriez un singulier général d’armée;
vous ne vous battriez qu’au grand jour; vous feriez prévenir votre
adversaire de l’heure à laquelle vous l’attaqueriez, et vous vous
garderiez bien de rien tenter la nuit contre lui, de peur qu’il ne
vous accusât d’avoir profité de l’obscurité.

Athos sourit.

-- Vous savez qu’on ne peut pas changer sa nature, dit-il;
d’ailleurs, savez-vous où nous en sommes, et si l’arrestation du
Mazarin ne serait pas plutôt un mal qu’un bien, un embarras qu’un
triomphe?

-- Dites, Athos, que vous désapprouvez ma proposition.

-- Non pas, je crois au contraire qu’elle est de bonne guerre;
cependant...

-- Cependant, quoi?

-- Je crois que vous n’auriez pas dû faire jurer à ces messieurs
de ne rien dire au Mazarin; car en leur faisant jurer cela, vous
avez presque pris l’engagement de ne rien faire.

-- Je n’ai pris aucun engagement, je vous jure; je me regarde
comme parfaitement libre. Allons, allons, Athos! allons!

-- Où?

-- Chez M. de Beaufort ou chez M. de Bouillon; nous leur dirons ce
qu’il en est.

-- Oui, mais à une condition: c’est que nous commencerons par le
coadjuteur. C’est un prêtre; il est savant sur les cas de
conscience, et nous lui conterons le nôtre.

-- Ah! fit Aramis, il va tout gâter, tout s’approprier; finissons
par lui au lieu de commencer.

Athos sourit. On voyait qu’il avait au fond du coeur une pensée
qu’il ne disait pas.

-- Eh bien! soit, dit-il; par lequel commençons-nous?

-- Par M. de Bouillon, si vous voulez bien; c’est celui qui se
présente le premier sur notre chemin.

-- Maintenant vous me permettrez une chose, n’est-ce pas?

-- Laquelle?

-- C’est que je passe à l’hôtel du _Grand-Roi-Charlemagne_ pour
embrasser Raoul.

-- Comment donc! j’y vais avec vous, nous l’embrasserons ensemble.

Tous deux avaient repris le bateau qui les avait amenés et
s’étaient fait conduire aux Halles. Ils y trouvèrent Grimaud et
Blaisois, qui leur tenaient leurs chevaux, et tous quatre
s’acheminèrent vers la rue Guénégaud.

Mais Raoul n’était point à l’hôtel du _Grand-Roi;_ il avait reçu
dans la journée un message de M. le Prince et était parti avec
Olivain aussitôt après l’avoir reçu.


LXXXII. Les trois lieutenants du généralissime

Selon qu’il avait été convenu et dans l’ordre arrêté entre eux,
Athos et Aramis, en sortant de l’auberge du _Grand-Roi-
Charlemagne, _s’acheminèrent vers l’hôtel de M. le duc de
Bouillon.

La nuit était noire, et, quoique s’avançant vers les heures
silencieuses et solitaires, elle continuait de retentir de ces
mille bruits qui réveillent en sursaut une ville assiégée. À
chaque pas on rencontrait des barricades, à chaque détour des rues
des chaînes tendues, à chaque carrefour des bivouacs; les
patrouilles se croisaient, échangeant les mots d’ordre; les
messagers expédiés par les différents chefs sillonnaient les
places; enfin, des dialogues animés, et qui indiquaient
l’agitation des esprits, s’établissaient entre les habitants
pacifiques qui se tenaient aux fenêtres et leurs concitoyens plus
belliqueux qui couraient les rues la pertuisane sur l’épaule ou
l’arquebuse au bras.

Athos et Aramis n’avaient pas fait cent pas sans être arrêtés par
les sentinelles placées aux barricades, qui leur avaient demandé
le mot d’ordre; mais ils avaient répondu qu’ils allaient chez
M. de Bouillon pour lui annoncer une nouvelle d’importance, et
l’on s’était contenté de leur donner un guide qui, sous prétexte
de les accompagner et de leur faciliter les passages, était chargé
de veiller sur eux. Celui-ci était parti les précédant et
chantant:

_Ce brave monsieur de Bouillon_
_Est incommodé de la goutte._

C’était un triolet des plus nouveaux et qui se composait de je ne
sais combien de couplets où chacun avait sa part.

En arrivant aux environs de l’hôtel de Bouillon, on croisa une
petite troupe de trois cavaliers qui avaient tous les mots du
monde, car ils marchaient sans guide et sans escorte, et en
arrivant aux barricades n’avaient qu’à échanger avec ceux qui les
gardaient quelques paroles pour qu’on les laissât passer avec
toutes les déférences qui sans doute étaient dues à leur rang. À
leur aspect, Athos et Aramis s’arrêtèrent.

-- Oh! oh! dit Aramis, voyez-vous, comte?

-- Oui, dit Athos.

-- Que vous semble de ces trois cavaliers?

-- Et à vous Aramis?

-- Mais que ce sont nos hommes.

-- Vous ne vous êtes pas trompé, j’ai parfaitement reconnu
M. de Flamarens.

-- Et moi, M. de Châtillon.

-- Quant au cavalier au manteau brun...

-- C’est le cardinal.

-- En personne.

-- Comment diable se hasardent-ils ainsi dans le voisinage de
l’hôtel de Bouillon? demanda Aramis.

Athos sourit, mais il ne répondit point. Cinq minutes après ils
frappaient à la porte du prince.

La porte était gardée par une sentinelle, comme c’est l’habitude
pour les gens revêtus de grades supérieurs; un petit poste se
tenait même dans la cour, prêt à obéir aux ordres du lieutenant de
M. le prince de Conti.

Comme le disait la chanson, M. le duc de Bouillon avait la goutte
et se tenait au lit; mais malgré cette grave indisposition, qui
l’empêchait de monter à cheval depuis un mois, c’est-à-dire depuis
que Paris était assiégé, il n’en fit pas moins dire qu’il était
prêt à recevoir MM. le comte de La Fère et le chevalier d’Herblay.

Les deux amis furent introduits près de M. le duc de Bouillon. Le
malade était dans sa chambre, couché, mais entouré de l’appareil
le plus militaire qui se pût voir. Ce n’étaient partout, pendus
aux murailles, qu’épées, pistolets, cuirasses et arquebuses, et il
était facile de voir que, dès qu’il n’aurait plus la goutte,
M. de Bouillon donnerait un joli peloton de fil à retordre aux
ennemis du parlement. En attendant, à son grand regret, disait-il,
il était forcé de se tenir au lit.

-- Ah! messieurs, s’écria-t-il en apercevant les deux visiteurs et
en faisant pour se soulever sur son lit un effort qui lui arracha
une grimace de douleur, vous êtes bien heureux, vous; vous pouvez
monter à cheval, aller, venir, combattre pour la cause du peuple.
Mais moi, vous le voyez, je suis cloué sur mon lit. Ah! diable de
goutte! fit-il en grimaçant de nouveau. Diable de goutte!

-- Monseigneur, dit Athos, nous arrivons d’Angleterre, et notre
premier soin en touchant à Paris a été de venir prendre des
nouvelles de votre santé.

-- Grand merci, messieurs, grand merci! reprit le duc. Mauvaise,
comme vous le voyez, ma santé... Diable de goutte! Ah! vous
arrivez d’Angleterre? et le roi Charles se porte bien, à ce que je
viens d’apprendre?

-- Il est mort, Monseigneur, dit Aramis.

-- Bah! fit le duc étonné.

-- Mort sur un échafaud, condamné par le parlement.

-- Impossible!

-- Et exécuté en notre présence.

-- Que me disait donc M. de Flamarens?

-- M. de Flamarens? fit Aramis.

-- Oui, il sort d’ici.

Athos sourit.

-- Avec deux compagnons? dit-il.

-- Avec deux compagnons, oui, reprit le duc; puis il ajouta avec
quelque inquiétude: Les auriez-vous rencontrés?

-- Mais oui, dans la rue ce me semble, dit Athos.

Et il regarda en souriant Aramis, qui, de son côté, le regarda
d’un air quelque peu étonné.

-- Diable de goutte! s’écria M. de Bouillon évidemment mal à son
aise.

-- Monseigneur, dit Athos, en vérité il faut tout votre dévouement
à la cause parisienne pour rester, souffrant comme vous l’êtes, à
la tête des armées, et cette persévérance cause en vérité notre
admiration, à M. d’Herblay et à moi.

-- Que voulez-vous, messieurs! il faut bien, et vous en êtes un
exemple, vous si braves et si dévoués, vous à qui mon cher
collègue le duc de Beaufort doit la liberté et peut-être la vie,
il faut bien se sacrifier à la chose publique. Aussi vous le
voyez, je me sacrifie; mais, je l’avoue, je suis au bout de ma
force. Le coeur est bon, la tête est bonne; mais cette diable de
goutte me tue, et j’avoue que si la cour faisait droit à mes
demandes, demandes bien justes, puisque je ne fais que demander
une indemnité promise par l’ancien cardinal lui-même lorsqu’on m’a
enlevé ma principauté de Sedan, oui, je l’avoue, si l’on me
donnait des domaines de la même valeur, si l’on m’indemnisait de
la non-jouissance de cette propriété depuis qu’elle m’a été
enlevée, c’est-à-dire depuis huit ans; si le titre de prince était
accordé à ceux de ma maison, et si mon frère de Turenne était
réintégré dans son commandement, je me retirerais immédiatement
dans mes terres et laisserais la cour et le parlement s’arranger
entre eux comme ils l’entendraient.

-- Et vous auriez bien raison, Monseigneur, dit Athos.

-- C’est votre avis, n’est-ce pas, monsieur le comte de La Fère?

-- Tout à fait.

-- Et à vous aussi, monsieur le chevalier d’Herblay?

-- Parfaitement.

-- Eh bien! je vous assure, messieurs, reprit le duc, que selon
toute probabilité, c’est celui que j’adopterai. La cour me fait
des ouvertures en ce moment; il ne tient qu’à moi de les accepter.
Je les avais repoussées jusqu’à cette heure, mais puisque des
hommes comme vous me disent que j’ai tort, mais puisque surtout
cette diable de goutte me met dans l’impossibilité de rendre aucun
service à la cause parisienne, ma foi, j’ai bien envie de suivre
votre conseil et d’accepter la proposition que vient de me faire
M. de Châtillon.

-- Acceptez, prince, dit Aramis, acceptez.

-- Ma foi, oui. Je suis même fâché, ce soir, de l’avoir presque
repoussée... mais il y a conférence demain, et nous verrons.

Les deux amis saluèrent le duc.

-- Allez, messieurs, leur dit celui-ci, allez, vous devez être
bien fatigués du voyage. Pauvre roi Charles! Mais enfin, il y a
bien un peu de sa faute dans tout cela, et ce qui doit nous
consoler c’est que la France n’a rien à se reprocher dans cette
occasion, et qu’elle a fait tout ce qu’elle a pu pour le sauver.

-- Oh! quant à cela, dit Aramis, nous en sommes témoins,
M. de Mazarin surtout....

-- Eh bien! voyez-vous, je suis bien aise que vous lui rendiez ce
témoignage; il a du bon au fond, le cardinal, et s’il n’était pas
étranger... eh bien! on lui rendrait justice. Aïe! diable de
goutte!

Athos et Aramis sortirent, mais jusque dans l’antichambre les cris
de M. de Bouillon les accompagnèrent; il était évident que le
pauvre prince souffrait comme un damné.

Arrivés à la porte de la rue:

-- Eh bien! demanda Aramis à Athos, que pensez-vous?

-- De qui?

-- De M. de Bouillon, pardieu!

-- Mon ami, j’en pense ce qu’en pense le triolet de notre guide,
reprit Athos:

_Ce pauvre monsieur de Bouillon_
_Est incommodé de la goutte._

-- Aussi, dit Aramis, vous voyez que je ne lui ai pas soufflé mot
de l’objet qui nous amenait.

-- Et vous avez agi prudemment, vous lui eussiez redonné un accès.
Allons chez M. de Beaufort.

Et les deux amis s’acheminèrent vers l’hôtel de Vendôme.

Dix heures sonnaient comme ils arrivaient.

L’hôtel de Vendôme était non moins bien gardé et présentait un
aspect non moins belliqueux que celui de Bouillon. Il y avait
sentinelles, poste dans la cour, armes aux faisceaux, chevaux tout
sellés aux anneaux. Deux cavaliers, sortant comme Athos et Aramis
entraient, furent obligés de faire faire un pas en arrière à leurs
montures pour laisser passer ceux-ci.

-- Ah! ah! messieurs, dit Aramis, c’est décidément la nuit aux
rencontres, j’avoue que nous serions bien malheureux, après nous
être si souvent rencontrés ce soir, si nous allions ne point
parvenir à nous rencontrer demain.

-- Oh! quant à cela, monsieur, repartit Châtillon (car c’était
lui-même qui sortait avec Flamarens de chez le duc de Beaufort),
vous pouvez être tranquille; si nous nous rencontrons la nuit sans
nous chercher, à plus forte raison nous rencontrerons-nous le jour
en nous cherchant.

-- Je l’espère, monsieur, dit Aramis.

-- Et moi, j’en suis sûr, dit le duc.

MM. de Flamarens et de Châtillon continuèrent leur chemin, et
Athos et Aramis mirent pied à terre.

À peine avaient-ils passé la bride de leurs chevaux aux bras de
leurs laquais et s’étaient-ils débarrassés de leurs manteaux,
qu’un homme s’approcha d’eux, et après les avoir regardés un
instant à la douteuse clarté d’une lanterne suspendue au milieu de
la cour, poussa un cri de surprise et vint se jeter dans leurs
bras.

-- Comte de La Fère, s’écria cet homme, chevalier d’Herblay!
comment êtes-vous ici, à Paris?

-- Rochefort! dirent ensemble les deux amis.

-- Oui, sans doute. Nous sommes arrivés, comme vous l’avez su, du
Vendômois, il y a quatre ou cinq jours, et nous nous apprêtons à
donner de la besogne au Mazarin. Vous êtes toujours des nôtres, je
présume?

-- Plus que jamais. Et le duc?

-- Il est enragé contre le cardinal. Vous savez ses succès, à
notre cher duc! c’est le véritable roi de Paris, il ne peut pas
sortir sans risquer qu’on l’étouffe.

-- Ah! tant mieux, dit Aramis; mais dites-moi, n’est-ce pas
MM. de Flamarens et de Châtillon qui sortent d’ici?

-- Oui, ils viennent d’avoir audience du duc; ils venaient de la
part du Mazarin sans doute, mais ils auront trouvé à qui parler,
je vous en réponds.

-- À la bonne heure! dit Athos. Et ne pourrait-on avoir l’honneur
de voir Son Altesse?

-- Comment donc! à l’instant même. Vous savez que pour vous elle
est toujours visible. Suivez-moi, je réclame l’honneur de vous
présenter.

Rochefort marcha devant. Toutes les portes s’ouvrirent devant lui
et devant les deux amis. Ils trouvèrent M. de Beaufort près de se
mettre à table. Les mille occupations de la soirée avaient retardé
son souper jusqu’à ce moment-là; mais, malgré la gravité de la
circonstance, le prince n’eut pas plus tôt entendu les deux noms
que lui annonçait Rochefort, qu’il se leva de la chaise qu’il
était en train d’approcher de la table, et que s’avançant vivement
au-devant des deux amis:

-- Ah! pardieu, dit-il, soyez les bienvenus, messieurs.

Vous venez prendre votre part de mon souper, n’est-ce pas?
Boisjoli, préviens Noirmont que j’ai deux convives. Vous
connaissez Noirmont, n’est-ce pas, messieurs? c’est mon maître
d’hôtel, le successeur du père Marteau, qui confectionne les
excellents pâtés que vous savez. Boisjoli, qu’il envoie un de sa
façon, mais pas dans le genre de celui qu’il avait fait pour La
Ramée. Dieu merci! nous n’avons plus besoin d’échelles de corde,
de poignards ni de poires d’angoisse.

-- Monseigneur, dit Athos, ne dérangez pas pour nous votre
illustre maître d’hôtel, dont nous connaissons les talents
nombreux et variés. Ce soir, avec la permission de Votre Altesse,
nous aurons seulement l’honneur de lui demander des nouvelles de
sa santé et de prendre ses ordres.

-- Oh! quant à ma santé, vous voyez, messieurs, excellente. Une
santé qui a résisté à cinq ans de Vincennes accompagnés de
M. de Chavigny est capable de tout. Quant à mes ordres, ma foi,
j’avoue que je serais fort embarrassé de vous en donner, attendu
que chacun donne les siens de son côté, et que je finirai, si cela
continue, par n’en pas donner du tout.

-- Vraiment? dit Athos, je croyais cependant que c’était sur votre
union que le parlement comptait.

-- Ah! oui, notre union! elle est belle! Avec le duc de Bouillon,
ça va encore, il a la goutte et ne quitte pas son lit, il y a
moyen de s’entendre; mais avec M. d’Elbeuf et ses éléphants de
fils... Vous connaissez le triolet sur le duc d’Elbeuf, messieurs?

-- Non, Monseigneur.

-- Vraiment!

Le duc se mit à chanter:

_Monsieur d’Elbeuf et ses enfants_
_Font rage à la place Royale._
_Ils vont tous quatre piaffant,_
_Monsieur d’Elbeuf et ses enfants._
_Mais sitôt qu’il faut battre aux champs,_
_Adieu leur humeur martiale._
_Monsieur d’Elbeuf et ses enfants_
_Font rage à la place Royale_

-- Mais, reprit Athos, il n’en est pas ainsi avec le coadjuteur,
j’espère?

-- Ah! bien oui! avec le coadjuteur, c’est pis encore. Dieu vous
garde des prélats brouillons, surtout quand ils portent une
cuirasse sous leur simarre! Au lieu de se tenir tranquille dans
son évêché à chanter des _Te Deum_ pour les victoires que nous ne
remportons pas, ou pour les victoires où nous sommes battus,
savez-vous ce qu’il fait?

-- Non.

-- Il lève un régiment auquel il donne son nom, le régiment de
Corinthe. Il fait des lieutenants et des capitaines ni plus ni
moins qu’un maréchal de France, et des colonels comme le roi.

-- Oui, dit Aramis; mais lorsqu’il faut se battre, j’espère qu’il
se tient à son archevêché?

-- Eh bien! pas du tout, voilà ce qui vous trompe, mon cher
d’Herblay! Lorsqu’il faut se battre, il se bat; de sorte que comme
la mort de son oncle lui a donné siège au parlement, maintenant on
l’a sans cesse dans les jambes; au parlement, au conseil, au
combat. Le prince de Conti est général en peinture, et quelle
peinture! Un prince bossu! Ah! tout cela va bien mal, messieurs,
tout cela va bien mal!

-- De sorte, Monseigneur, que Votre Altesse est mécontente? dit
Athos en échangeant un regard avec Aramis.

-- Mécontente, comte! dites que Mon Altesse est furieuse. C’est au
point, tenez, je le dis à vous, je ne le dirais point à d’autres,
c’est au point que si la reine, reconnaissant ses torts envers
moi, rappelait ma mère exilée et me donnait la survivance de
l’amirauté, qui est à monsieur mon père et qui m’a été promise à
sa mort, eh bien! je ne serais pas bien éloigné de dresser des
chiens à qui j’apprendrais à dire qu’il y a encore en France de
plus grands voleurs que M. de Mazarin.

Ce ne fut plus un regard seulement, ce furent un regard et un
sourire qu’échangèrent Athos et Aramis; et ne les eussent-ils pas
rencontrés, ils eussent deviné que MM. de Châtillon et de
Flamarens avaient passé par là. Aussi ne soufflèrent-ils pas mot
de la présence à Paris de M. de Mazarin.

-- Monseigneur, dit Athos, nous voilà satisfaits. Nous n’avions,
en venant à cette heure chez Votre Altesse, d’autre but que de
faire preuve de notre dévouement, et de lui dire que nous nous
tenions à sa disposition comme ses plus fidèles serviteurs.

-- Comme mes plus fidèles amis, messieurs, comme mes plus fidèles
amis! vous l’avez prouvé; et si jamais je me raccommode avec la
cour, je vous prouverai, je l’espère, que moi aussi je suis resté
votre ami ainsi que celui de ces messieurs; comment diable les
appelez-vous, d’Artagnan et Porthos?

-- D’Artagnan et Porthos.

-- Ah! oui, c’est cela. Ainsi donc, vous comprenez, comte de La
Fère, vous comprenez, chevalier d’Herblay, tout et toujours à
vous.

Athos et Aramis s’inclinèrent et sortirent.

-- Mon cher Athos, dit Aramis, je crois que vous n’avez consenti à
m’accompagner, Dieu me pardonne! que pour me donner une leçon?

-- Attendez donc, mon cher, dit Athos, il sera temps de vous en
apercevoir quand nous sortirons de chez le coadjuteur.

-- Allons donc à l’archevêché, dit Aramis.

Et tous deux s’acheminèrent vers la Cité.

En se rapprochant du berceau de Paris, Athos et Aramis trouvèrent
les rues inondées, et il fallut reprendre une barque.

Il était onze heures passées, mais on savait qu’il n’y avait pas
d’heure pour se présenter chez le coadjuteur; son incroyable
activité faisait, selon les besoins, de la nuit le jour, et du
jour la nuit.

Le palais archiépiscopal sortait du sein de l’eau, et on eût dit,
au nombre des barques amarrées de tous côtés autour de ce palais,
qu’on était, non à Paris, mais à Venise. Ces barques allaient,
venaient, se croisaient en tous sens, s’enfonçant dans le dédale
des rues de la Cité, ou s’éloignant dans la direction de l’Arsenal
ou du quai Saint-Victor, et alors nageaient comme sur un lac. De
ces barques les unes étaient muettes et mystérieuses, les autres
étaient bruyantes et éclairées. Les deux amis glissèrent au milieu
de ce monde d’embarcations et abordèrent à leur tour.

Tout le rez-de-chaussée de l’archevêché était inondé, mais des
espèces d’escaliers avaient été adaptés aux murailles; et tout le
changement qui était résulté de l’inondation, c’est qu’au lieu
d’entrer par les portes on entrait par les fenêtres.

Ce fut ainsi qu’Athos et Aramis abordèrent dans l’antichambre du
prélat. Cette antichambre était encombrée de laquais, car une
douzaine de seigneurs étaient entassés dans le salon d’attente.

-- Mon Dieu! dit Aramis, regardez donc, Athos! est-ce que ce fat
de coadjuteur va se donner le plaisir de nous faire faire
antichambre?

Athos sourit.

-- Mon cher ami, lui dit-il, il faut prendre les gens avec tous
les inconvénients de leur position; le coadjuteur est en ce moment
un des sept ou huit rois qui règnent à Paris, il a une cour.

-- Oui, dit Aramis; mais nous ne sommes pas des courtisans, nous.

-- Aussi allons-nous lui faire passer nos noms, et s’il ne fait
pas en les voyant une réponse convenable, eh bien! nous le
laisserons aux affaires de la France et aux siennes. Il ne s’agit
que d’appeler un laquais et de lui mettre une demi-pistole dans la
main.

-- Eh! justement, s’écria Aramis, je ne me trompe pas... oui...
non... si fait, Bazin; venez ici, drôle!

Bazin, qui dans ce moment traversait l’antichambre,
majestueusement revêtu de ses habits d’église, se retourna, le
sourcil froncé, pour voir quel était l’impertinent qui
l’apostrophait de cette manière. Mais à peine eut-il reconnu
Aramis, que le tigre se fit agneau, et que s’approchant des deux
gentilshommes:

-- Comment! dit-il, c’est vous, monsieur le chevalier! c’est vous,
monsieur le comte! Vous voilà tous deux au moment où nous étions
si inquiets de vous! Oh! que je suis heureux de vous revoir!

-- C’est bien, c’est bien, maître Bazin, dit Aramis; trêve de
compliments. Nous venons pour voir M. le coadjuteur, mais nous
sommes pressés, et il faut que nous le voyions à l’instant même.

-- Comment donc! dit Bazin, à l’instant même, sans doute; ce n’est
point à des seigneurs de votre sorte qu’on fait faire antichambre.
Seulement en ce moment il est en conférence secrète avec un
M. de Bruy.

-- De Bruy! s’écrièrent ensemble Athos et Aramis.

-- Oui! c’est moi qui l’ai annoncé, et je me rappelle parfaitement
son nom. Le connaissez-vous, monsieur? ajouta Bazin en se
retournant vers Aramis.

-- Je crois le connaître.

-- Je n’en dirai pas autant, moi, reprit Bazin, car il était si
bien enveloppé dans son manteau, que, quelque persistance que j’y
aie mise, je n’ai pas pu voir le plus petit coin de son visage.
Mais je vais entrer pour annoncer, et cette fois peut-être serai-
je plus heureux.

-- Inutile, dit Aramis, nous renonçons à voir M. le coadjuteur
pour ce soir, n’est-ce pas, Athos?

-- Comme vous voudrez, dit le comte.

-- Oui, il a de trop grandes affaires à traiter avec ce
M. de Bruy.

-- Et lui annoncerai-je que ces messieurs étaient venus à
l’archevêché?

-- Non, ce n’est pas la peine, dit Aramis; venez, Athos.

Et les deux amis, fendant la foule des laquais, sortirent de
l’archevêché suivis de Bazin, qui témoignait de leur importance en
leur prodiguant les salutations.

-- Eh bien! demanda Athos lorsque Aramis et lui furent dans la
barque, commencez-vous à croire, mon ami, que nous aurions joué un
bien mauvais tour à tous ces gens-là en arrêtant M. de Mazarin?

-- Vous êtes la sagesse incarnée, Athos, répondit Aramis.

Ce qui avait surtout frappé les deux amis, c’était le peu
d’importance qu’avaient pris à la cour de France les événements
terribles qui s’étaient passés en Angleterre et qui leur
semblaient, à eux, devoir occuper l’attention de toute l’Europe.

En effet, à part une pauvre veuve et une orpheline royale qui
pleuraient dans un coin du Louvre, personne ne paraissait savoir
qu’il eût existé un roi Charles Ier et que ce roi venait de mourir
sur un échafaud.

Les deux amis s’étaient donné rendez-vous pour le lendemain matin
à dix heures, car, quoique la nuit fût fort avancée lorsqu’ils
étaient arrivés à la porte de l’hôtel, Aramis avait prétendu qu’il
avait encore quelques visites d’importance à faire et avait laissé
Athos entrer seul.

Le lendemain à dix heures sonnantes ils étaient réunis. Depuis six
heures du matin Athos était sorti de son côté.

-- Eh bien! avez-vous eu quelques nouvelles? demanda Athos.

-- Aucune; on n’a vu d’Artagnan nulle part, et Porthos n’a pas
encore paru. Et chez vous?

-- Rien.

-- Diable! fit Aramis.

-- En effet, dit Athos, ce retard n’est point naturel; ils ont
pris la route la plus directe, et par conséquent ils auraient dû
arriver avant nous.

-- Ajoutez à cela, dit Aramis, que nous connaissons d’Artagnan
pour la rapidité de ses manoeuvres, et qu’il n’est pas homme à
avoir perdu une heure, sachant que nous l’attendons...

-- Il comptait, si vous vous rappelez, être ici le cinq.

-- Et nous voilà au neuf. C’est ce soir qu’expire le délai.

-- Que comptez-vous faire, demanda Athos, si ce soir nous n’avons
pas de nouvelles?

-- Pardieu! nous mettre à sa recherche.

-- Bien, dit Athos.

-- Mais Raoul? demanda Aramis.

Un léger nuage passa sur le front du comte.

-- Raoul me donne beaucoup d’inquiétude, dit-il, il a reçu hier un
message du prince de Condé, il est allé le rejoindre à Saint-Cloud
et n’est pas revenu.

-- N’avez-vous point vu madame de Chevreuse?

-- Elle n’était point chez elle. Et vous, Aramis, vous deviez
passer, je crois, chez madame de Longueville?

-- J’y ai passé en effet.

-- Eh bien?

-- Elle n’était point chez elle non plus, mais au moins elle avait
laissé l’adresse de son nouveau logement.

-- Où était-elle?

-- Devinez, je vous le donne en mille.

-- Comment voulez-vous que je devine où est à minuit, car je
présume que c’est en me quittant que vous vous êtes présenté chez
elle, comment, dis-je, voulez-vous que je devine où est à minuit
la plus belle et la plus active de toutes les frondeuses?

-- À l’Hôtel de Ville! mon cher!

-- Comment, à l’Hôtel de Ville! Est-elle donc nommée prévôt des
marchands?

-- Non, mais elle s’est faite reine de Paris par intérim, et comme
elle n’a pas osé de prime abord aller s’établir au Palais-Royal ou
aux Tuileries, elle s’est installée à l’Hôtel de Ville, où elle va
donner incessamment un héritier ou une héritière à ce cher duc.

-- Vous ne m’aviez pas fait part de cette circonstance, Aramis,
dit Athos.

-- Bah! vraiment! C’est un oubli alors, excusez-moi.

-- Maintenant, demanda Athos, qu’allons-nous faire d’ici à ce
soir? Nous voici fort désoeuvrés, ce me semble.

-- Vous oubliez, mon ami, que nous avons de la besogne toute
taillée.

-- Où cela?

-- Du côté de Charenton, morbleu! J’ai l’espérance, d’après sa
promesse, de rencontrer là un certain M. de Châtillon que je
déteste depuis longtemps.

-- Et pourquoi cela?

-- Parce qu’il est frère d’un certain M. de Coligny.

-- Ah! c’est vrai, j’oubliais... lequel a prétendu à l’honneur
d’être votre rival. Il a été bien cruellement puni de cette
audace, mon cher, et, en vérité, cela devrait vous suffire.

-- Oui; mais que voulez-vous! cela ne me suffit point. Je suis
rancunier; c’est le seul point par lequel je tienne à Église Après
cela, vous comprenez, Athos, vous n’êtes aucunement forcé de me
suivre.

-- Allons donc, dit Athos, vous plaisantez!

-- En ce cas, mon cher, si vous êtes décidé à m’accompagner, il
n’y a point de temps à perdre. Le tambour a battu, j’ai rencontré
les canons qui partaient, j’ai vu les bourgeois qui se rangeaient
en bataille sur la place de l’Hôtel-de-Ville; on va bien
certainement se battre vers Charenton, comme l’a dit hier le duc
de Châtillon.

-- J’aurais cru, dit Athos, que les conférences de cette nuit
avaient changé quelque chose à ces dispositions belliqueuses.

-- Oui sans doute, mais on ne s’en battra pas moins, ne fût-ce que
pour mieux masquer ces conférences.

-- Pauvres gens! dit Athos, qui vont se faire tuer pour qu’on
rende Sedan à M. de Bouillon, pour qu’on donne la survivance de
l’amirauté à M. de Beaufort, et pour que le coadjuteur soit
cardinal!

-- Allons! allons! mon cher, dit Aramis, convenez que vous ne
seriez pas si philosophe si votre Raoul ne se devait point trouver
à toute cette bagarre.

-- Peut-être dites-vous vrai, Aramis.

-- Eh bien! allons donc où l’on se bat, c’est un moyen sûr de
retrouver d’Artagnan, Porthos, et peut-être même Raoul.

-- Hélas! dit Athos.

-- Mon bon ami, dit Aramis, maintenant que nous sommes à Paris, il
vous faut, croyez-moi, perdre cette habitude de soupirer sans
cesse. À la, guerre, morbleu! comme à la guerre, Athos! N’êtes-
vous plus homme d’épée, et vous êtes-vous fait Église, voyons!
Tenez, voilà de beaux bourgeois qui passent; c’est engageant,
tudieu! Et ce capitaine, voyez donc, ça vous a presque une
tournure militaire!

-- Ils sortent de la rue du Mouton.

-- Tambour en tête, comme de vrais soldats! Mais voyez donc ce
gaillard-là, comme il se balance, comme il se cambre!

-- Heu! fit Grimaud.

-- Quoi? demanda Athos.

-- Planchet, monsieur.

-- Lieutenant hier, dit Aramis, capitaine aujourd’hui, colonel
sans doute demain; dans huit jours le gaillard sera maréchal de
France.

-- Demandons-lui quelques renseignements, dit Athos.

Et les deux amis s’approchèrent de Planchet, qui, plus fier que
jamais d’être vu en fonctions, daigna expliquer aux deux
gentilshommes qu’il avait ordre de prendre position sur la place
Royale avec deux cents hommes formant l’arrière-garde de l’armée
parisienne, et de se diriger de là vers Charenton quand besoin
serait.

Comme Athos et Aramis allaient du même côté, ils escortèrent
Planchet jusque sur son terrain.

Planchet fit assez adroitement manoeuvrer ses hommes sur la place
Royale, et les échelonna derrière une longue file de bourgeois
placée rue et faubourg Saint-Antoine, en attendant le signal du
combat.

-- La journée sera chaude, dit Planchet d’un ton belliqueux.

-- Oui, sans doute, répondit Aramis; mais il y a loin d’ici à
l’ennemi.

-- Monsieur, on rapprochera la distance, répondit un dizainier.

Aramis salua, puis se retournant vers Athos:

-- Je ne me soucie pas de camper place Royale avec tous ces gens-
là, dit-il; voulez-vous que nous marchions en avant? nous verrons
mieux les choses.

-- Et puis M. de Châtillon ne viendrait point vous chercher place
Royale, n’est-ce pas? Allons donc en avant, mon ami.

-- N’avez-vous pas deux mots à dire de votre côté à
M. de Flamarens?

-- Ami, dit Athos, j’ai pris une résolution, c’est de ne plus
tirer l’épée que je n’y sois forcé absolument.

-- Et depuis quand cela?

-- Depuis que j’ai tiré le poignard.

-- Ah bon! encore un souvenir de M. Mordaunt! Eh bien! mon cher,
il ne vous manquerait plus que d’éprouver des remords d’avoir tué
celui-là!

-- Chut! dit Athos en mettant un doigt sur sa bouche avec ce
sourire triste qui n’appartenait qu’à lui, ne parlons plus de
Mordaunt, cela nous porterait malheur.

Et Athos piqua vers Charenton, longeant le faubourg, puis la
vallée de Fécamp, toute noire de bourgeois armés. Il va sans dire
qu’Aramis le suivait d’une demi-longueur de cheval.


LXXXIII. Le combat de Charenton

À mesure qu’Athos et Aramis avançaient, et qu’en avançant ils
dépassaient les différents corps échelonnés sur la route, ils
voyaient les cuirasses fourbies et éclatantes succéder aux armes
rouillées, et les mousquets étincelants aux pertuisanes bigarrées.

-- Je crois que c’est ici le vrai champ de bataille, dit Aramis;
voyez-vous ce corps de cavalerie qui se tient en avant du pont, le
pistolet au poing? Eh! prenez garde, voici du canon qui arrive.

-- Ah ça! mon cher, dit Athos, où nous avez-vous menés? Il me
semble que je vois tout autour de nous des figures appartenant à
des officiers de l’armée royale. N’est-ce pas M. de Châtillon lui-
même qui s’avance avec ces deux brigadiers?

Et Athos mit l’épée à la main, tandis qu’Aramis, croyant qu’en
effet il avait dépassé les limites du camp parisien, portait la
main à ses fontes.

-- Bonjour, messieurs, dit le duc en s’approchant, je vois que
vous ne comprenez rien à ce qui se passe, mais un mot vous
expliquera tout. Nous sommes pour le moment en trêve; il y a
conférence: M. le Prince, M. de Retz, M. de Beaufort et
M. de Bouillon causent en ce moment politique. Or, de deux choses
l’une: ou les affaires ne s’arrangeront pas, et nous nous
retrouverons, chevalier; ou elles s’arrangeront, et, comme je
serai débarrassé de mon commandement, nous nous retrouverons
encore.

-- Monsieur, dit Aramis, vous parlez à merveille. Permettez-moi
donc de vous adresser une question.

-- Faites, monsieur.

-- Où sont les plénipotentiaires?

-- À Charenton même, dans la seconde maison à droite en entrant du
côté de Paris.

-- Et cette conférence n’était pas prévue!

-- Non, messieurs. Elle est, à ce qu’il paraît, le résultat de
nouvelles propositions que M. de Mazarin a fait faire hier soir
aux Parisiens.

Athos et Aramis se regardèrent en riant; ils savaient mieux que
personne quelles étaient ces propositions, à qui elles avaient été
faites et qui les avait faites.

-- Et cette maison où sont les plénipotentiaires, demanda Athos,
appartient...?

-- À M. de Chanleu, qui commande vos troupes à Charenton. Je dis
vos troupes, parce que je présume que ces messieurs sont
frondeurs.

-- Mais... à peu près, dit Aramis.

-- Comment à peu près?

-- Eh! sans doute, monsieur; vous le savez mieux que personne,
dans ce temps-ci on ne peut pas dire bien précisément ce qu’on
est.

-- Nous sommes pour le roi et MM. les princes, dit Athos.

-- Il faut cependant nous entendre, dit Châtillon: le roi est avec
nous, et il a pour généralissimes MM. d’Orléans et de Condé.

-- Oui, dit Athos, mais sa place est dans nos rangs avec
MM. de Conti, de Beaufort, d’Elbeuf et de Bouillon.

-- Cela peut être, dit Châtillon, et l’on sait que pour mon compte
j’ai assez peu de sympathie pour M. de Mazarin; mes intérêts mêmes
sont à Paris: j’ai là un grand procès d’où dépend toute ma
fortune, et, tel que vous me voyez, je viens de consulter mon
avocat...

-- À Paris?

-- Non pas, à Charenton... M. Viole, que vous connaissez de nom,
un excellent homme, un peu têtu; mais il n’est pas du parlement
pour rien. Je comptais le voir hier soir, mais notre rencontre m’a
empêché de m’occuper de mes affaires. Or, comme il faut que les
affaires se fassent, j’ai profité de la trêve, et voilà comment je
me trouve au milieu de vous.

-- M. Viole donne donc ses consultations en plein vent? demanda
Aramis en riant.

-- Oui, monsieur, et à cheval même. Il commande cinq cents
pistoliers pour aujourd’hui, et je lui ai rendu visite accompagné,
pour lui faire honneur, de ces deux petites pièces de canon, en
tête desquelles vous avez paru si étonnés de me voir. Je ne le
reconnaissais pas d’abord, je dois l’avouer; il a une longue épée
sur sa robe et des pistolets à sa ceinture, ce qui lui donne un
air formidable qui vous ferait plaisir, si vous aviez le bonheur
de le rencontrer.

-- S’il est si curieux à voir, on peut se donner la peine de le
chercher tout exprès, dit Aramis.

-- Il faudrait vous hâter, monsieur, car les conférences ne
peuvent durer longtemps encore.

-- Et si elles sont rompues sans amener de résultat, dit Athos,
vous allez tenter d’enlever Charenton?

-- C’est mon ordre; je commande les troupes d’attaque, et je ferai
de mon mieux pour réussir.

-- Monsieur, dit Athos, puisque vous commandez la cavalerie...

-- Pardon! je commande en chef.

-- Mieux encore!... Vous devez connaître tous vos officiers,
j’entends tous ceux qui sont de distinction.

-- Mais oui, à peu près.

-- Soyez assez bon pour me dire alors si vous n’avez pas sous vos
ordres M. le chevalier d’Artagnan, lieutenant aux mousquetaires.

-- Non, monsieur, il n’est pas avec nous; depuis plus de six
semaines il a quitté Paris, et il est, dit-on, en mission en
Angleterre.

-- Je savais cela, mais je le croyais de retour.

-- Non, monsieur, et je ne sache point que personne l’ait revu. Je
puis d’autant mieux vous répondre à ce sujet que les mousquetaires
sont des nôtres, et que c’est M. de Cambon qui, par intérim, tient
la place de M. d’Artagnan.

Les deux amis se regardèrent.

-- Vous voyez, dit Athos.

-- C’est étrange, dit Aramis.

-- Il faut absolument qu’il leur soit arrivé malheur en route.

-- Nous sommes aujourd’hui le huit, c’est ce soir qu’expire le
délai fixé. Si ce soir nous n’avons point de nouvelles, demain
matin nous partirons.

Athos fit de la tête un signe affirmatif, puis se retournant:

-- Et M. de Bragelonne, un jeune homme de quinze ans, attaché à
M. le Prince, demanda Athos presque embarrassé de laisser percer
ainsi devant le sceptique Aramis ses préoccupations paternelles,
a-t-il l’honneur d’être connu de vous, monsieur le duc?

-- Oui, certainement, répondit Châtillon, il nous est arrivé ce
matin avec M. le Prince. Un charmant jeune homme! il est de vos
amis, monsieur le comte?

-- Oui, monsieur, répliqua Athos doucement ému; à telle enseigne,
que j’aurais même le désir de le voir. Est-ce possible?

-- Très possible, monsieur. Veuillez m’accompagner et je vous
conduirai au quartier général.

-- Holà! dit Aramis en se retournant, voilà bien du bruit derrière
nous, ce me semble.

-- En effet, un gros de cavaliers vient à nous! fit Châtillon.

-- Je reconnais M. le coadjuteur à son chapeau de la fronde.

-- Et moi, M. de Beaufort à ses plumes blanches.

-- Ils viennent au galop. M. le Prince est avec eux. Ah! voilà
qu’il les quitte.

-- On bat le rappel, s’écria Châtillon. Entendez-vous? Il faut
nous informer.

En effet, on voyait les soldats courir à leurs armes, les
cavaliers qui étaient à pied se remettre en selle, les trompettes
sonnaient, les tambours battaient; M. de Beaufort tira l’épée.

De son côté, M. le Prince fit un signe de rappel, et tous les
officiers de l’armée royale, mêlés momentanément aux troupes
parisiennes, coururent à lui.

-- Messieurs, dit Châtillon, la trêve est rompue, c’est évident;
on va se battre. Rentrez donc dans Charenton, car j’attaquerai
sous peu. Voilà le signal que M. le Prince me donne.

En effet, une cornette élevait par trois fois en l’air le guidon
de M. le Prince.

-- Au revoir, monsieur le chevalier! cria Châtillon.

Et il partit au galop pour rejoindre son escorte.

Athos et Aramis tournèrent bride de leur côté et vinrent saluer le
coadjuteur et M. de Beaufort. Quant à M. de Bouillon, il avait eu
vers la fin de la conférence un si terrible accès de goutte, qu’on
avait été obligé de le reconduire à Paris en litière.

En échange, M. le duc d’Elbeuf, entouré de ses quatre fils comme
d’un état-major, parcourait les rangs de l’armée parisienne.

Pendant ce temps, entre Charenton et l’armée royale se formait un
long espace blanc qui semblait se préparer pour servir de dernière
couche aux cadavres.

-- Ce Mazarin est véritablement une honte pour la France, dit le
coadjuteur en resserrant le ceinturon de son épée qu’il portait, à
la mode des anciens prélats militaires, sur sa simarre
archiépiscopale. C’est un cuistre qui voudrait gouverner la France
comme une métairie. Aussi la France ne peut-elle espérer de
bonheur et de tranquillité que lorsqu’il en sera sorti.

-- Il paraît que l’on ne s’est pas entendu sur la couleur du
chapeau, dit Aramis.

Au même instant, M. de Beaufort leva son épée.

-- Messieurs, dit-il, nous avons fait de la diplomatie inutile;
nous voulions nous débarrasser de ce pleutre de Mazarini; mais la
reine, qui en est embéguinée, le veut absolument garder pour
ministre, de sorte qu’il ne nous reste plus qu’une ressource,
c’est de le battre congrûment.

-- Bon! dit le coadjuteur, voilà l’éloquence accoutumée de
M. de Beaufort.

-- Heureusement, dit Aramis, qu’il corrige ses fautes de français
avec la pointe de son épée.

-- Peuh! fit le coadjuteur avec mépris, je vous jure que dans
toute cette guerre il est bien pâle.

Et il tira son épée à son tour.

-- Messieurs, dit-il, voilà l’ennemi qui vient à nous; nous lui
épargnerons bien, je l’espère, la moitié du chemin.

Et sans s’inquiéter s’il était suivi ou non, il partit. Son
régiment, qui portait le nom de régiment de Corinthe, du nom de
son archevêché, s’ébranla derrière lui et commença la mêlée.

De son côté, M. de Beaufort lançait sa cavalerie, sous la conduite
de M. de Noirmoutiers, vers Étampes, où elle devait rencontrer un
convoi de vivres impatiemment attendu par les Parisiens.
M. de Beaufort s’apprêtait à le soutenir.

M. de Clanleu, qui commandait la place, se tenait, avec le plus
fort de ses troupes, prêt à résister à l’assaut, et même, au cas
où l’ennemi serait repoussé, à tenter une sortie.

Au bout d’une demi-heure le combat était engagé sur tous les
points. Le coadjuteur, que la réputation de courage de
M. de Beaufort exaspérait, s’était jeté en avant et faisait
personnellement des merveilles de courage. Sa vocation, on le
sait, était l’épée, et il était heureux chaque fois qu’il la
pouvait tirer du fourreau, n’importe pour qui ou pour quoi. Mais
dans cette circonstance, s’il avait bien fait son métier de
soldat, il avait mal fait celui de colonel. Avec sept ou huit
cents hommes il était allé heurter trois mille hommes, lesquels, à
leur tour, s’étaient ébranlés tout d’une masse et ramenaient
tambour battant les soldats du coadjuteur, qui arrivèrent en
désordre aux remparts. Mais le feu de l’artillerie de Clanleu
arrêta court l’armée royale, qui parut un instant ébranlée.
Cependant cela dura peu, et elle alla se reformer derrière un
groupe de maisons et un petit bois.

Clanleu crut que le moment était venu; il s’élança à la tête de
deux régiments pour poursuivre l’armée royale; mais, comme nous
l’avons dit, elle s’était reformée et revenait à la charge, guidée
par M. de Châtillon en personne. La charge fut si rude et si
habilement conduite, que Clanleu et ses hommes se trouvèrent
presque entourés. Clanleu ordonna la retraite, qui commença de
s’exécuter pied à pied, pas à pas. Malheureusement, au bout d’un
instant, Clanleu tomba mortellement frappé.

M. de Châtillon le vit tomber et annonça tout haut cette mort, qui
redoubla le courage de l’armée royale et démoralisa complètement
les deux régiments avec lesquels Clanleu avait fait sa sortie. En
conséquence, chacun songea à son salut et ne s’occupa plus que de
regagner les retranchements, au pied desquels le coadjuteur
essayait de reformer son régiment écharpé.

Tout à coup un escadron de cavalerie vint à la rencontre des
vainqueurs, qui entraient pêle-mêle avec les fugitifs dans les
retranchements. Athos et Aramis chargeaient en tête, Aramis l’épée
et le pistolet à la main, Athos l’épée au fourreau, le pistolet
aux fontes. Athos était calme et froid comme dans une parade,
seulement son beau et noble regard s’attristait en voyant
s’entr’égorger tant d’hommes que sacrifiaient d’un côté
l’entêtement royal, et de l’autre côté la rancune des princes.
Aramis, au contraire, tuait et s’enivrait peu à peu, selon son
habitude. Ses yeux vifs devenaient ardents; sa bouche, si finement
découpée, souriait d’un sourire lugubre; ses narines ouvertes
aspiraient l’odeur du sang; chacun de ses coups d’épée frappait
juste, et le pommeau de son pistolet achevait, assommait le blessé
qui essayait de se relever.

Du côté opposé, et dans les rangs de l’armée royale, deux
cavaliers, l’un couvert d’une cuirasse dorée, l’autre d’un simple
buffle duquel sortaient les manches d’un justaucorps de velours
bleu, chargeaient au premier rang. Le cavalier à la cuirasse dorée
vint heurter Aramis et lui porta un coup d’épée qu’Aramis para
avec son habileté ordinaire.

-- Ah! c’est vous, monsieur de Châtillon! s’écria le chevalier;
soyez le bienvenu, je vous attendais!

-- J’espère ne vous avoir pas trop fait attendre, monsieur, dit le
duc; en tout cas, me voici.

-- Monsieur de Châtillon, dit Aramis en tirant de ses fontes un
second pistolet qu’il avait réservé pour cette occasion, je crois
que si votre pistolet est déchargé vous êtes un homme mort.

-- Dieu merci, dit Châtillon, il ne l’est pas!

Et le duc, levant son pistolet sur Aramis, l’ajusta et fit feu.
Mais Aramis courba la tête au moment où il vit le duc appuyer le
doigt sur la gâchette, et la balle passa, sans l’atteindre, au-
dessus de lui.

-- Oh! vous m’avez manqué, dit Aramis. Mais moi, j’en jure Dieu,
je ne vous manquerai pas.

-- Si je vous en laisse le temps! s’écria M. de Châtillon en
piquant son cheval et en bondissant sur lui l’épée haute.

Aramis l’attendit avec ce sourire terrible qui lui était propre en
pareille occasion; et Athos, qui voyait M. de Châtillon s’avancer
sur Aramis avec la rapidité de l’éclair, ouvrait la bouche pour
crier: «Tirez! mais tirez donc!» quand le coup partit.
M. de Châtillon ouvrit les bras et se renversa sur la croupe de
son cheval.

La balle lui était entrée dans la poitrine par l’échancrure de la
cuirasse.

-- Je suis mort! murmura le duc.

Et il glissa de son cheval à terre.

-- Je vous l’avais dit, monsieur, et je suis fâché maintenant
d’avoir si bien tenu ma parole. Puis-je vous être bon à quelque
chose?

Châtillon fit un signe de la main; et Aramis s’apprêtait à
descendre, quand tout à coup il reçut un choc violent dans le
côté: c’était un coup d’épée, mais la cuirasse para le coup.

Il se tourna vivement, saisit ce nouvel antagoniste par le
poignet, quand deux cris partirent en même temps, l’un poussé par
lui, l’autre par Athos:

-- Raoul!

Le jeune homme reconnut à la fois la figure du chevalier d’Herblay
et la voix de son père, et laissa tomber son épée. Plusieurs
cavaliers de l’armée parisienne s’élancèrent en ce moment sur
Raoul, mais Aramis le couvrit de son épée.

-- Prisonnier à moi! Passez donc au large! cria-t-il.

Athos, pendant ce temps, prenait le cheval de son fils par la
bride et l’entraînait hors de la mêlée.

En ce moment M. le Prince, qui soutenait M. de Châtillon en
seconde ligne, apparut au milieu de la mêlée; on vit briller son
oeil d’aigle et on le reconnut à ses coups.

À sa vue, le régiment de l’archevêque de Corinthe, que le
coadjuteur, malgré tous ses efforts, n’avait pu réorganiser, se
jeta au milieu des troupes parisiennes, renversa tout et rentra en
fuyant dans Charenton, qu’il traversa sans s’arrêter. Le
coadjuteur, entraîné par lui, repassa près du groupe formé par
Athos, par Aramis et Raoul.

-- Ah! ah! dit Aramis, qui ne pouvait, dans sa jalousie, ne pas se
réjouir de l’échec arrivé au coadjuteur, en votre qualité
d’archevêque, Monseigneur, vous devez connaître les Écritures.

-- Et qu’ont de commun les Écritures avec ce qui m’arrive? demanda
le coadjuteur.

-- Que M. le Prince vous traite aujourd’hui comme saint Paul, la
première aux Corinthiens.

-- Allons! allons! dit Athos, le mot est joli, mais il ne faut pas
attendre ici les compliments. En avant, en avant, ou plutôt en
arrière, car la bataille m’a bien l’air d’être perdue pour les
frondeurs.

-- Cela m’est bien égal! dit Aramis, je ne venais ici que pour
rencontrer M. de Châtillon. Je l’ai rencontré, je suis content; un
duel avec un Châtillon, c’est flatteur!

-- Et de plus un prisonnier, dit Athos en montrant Raoul.

Les trois cavaliers continuèrent la route au galop.

Le jeune homme avait ressenti un frisson de joie en retrouvant son
père. Ils galopaient l’un à côté de l’autre, la main gauche du
jeune homme dans la main droite d’Athos.

Quand ils furent loin du champ de bataille:

-- Qu’alliez-vous donc faire si avant dans la mêlée, mon ami?
demanda Athos au jeune homme; ce n’était point là votre place, ce
me semble, n’étant pas mieux armé pour le combat.

-- Aussi ne devais-je point me battre aujourd’hui, monsieur.
J’étais chargé d’une mission pour le cardinal, et je partais pour
Rueil, quand, voyant charger M. de Châtillon, l’envie me prit de
charger à ses côtés. C’est alors qu’il me dit que deux cavaliers
de l’armée parisienne me cherchaient, et qu’il me nomma le comte
de La Fère.

-- Comment! vous saviez que nous étions là, et vous avez voulu
tuer votre ami le chevalier?

-- Je n’avais point reconnu M. le chevalier sous son armure, dit
en rougissant Raoul, mais j’aurais dû le reconnaître à son adresse
et à son sang-froid.

-- Merci du compliment, mon jeune ami, dit Aramis, et l’on voit
qui vous a donné des leçons de courtoisie. Mais vous allez à
Rueil, dites-vous?

-- Oui.

-- Chez le cardinal?

-- Sans doute. J’ai une dépêche de M. le Prince pour Son Éminence.

-- Il faut la porter, dit Athos.

-- Oh! pour cela, un instant, pas de fausse générosité, comte. Que
diable! notre sort, et, ce qui est plus important, le sort de nos
amis, est peut-être dans cette dépêche.

-- Mais il ne faut pas que ce jeune homme manque à son devoir, dit
Athos.

-- D’abord, comte, ce jeune homme est prisonnier, vous l’oubliez.
Ce que nous faisons là est de bonne guerre. D’ailleurs, des
vaincus ne doivent pas être difficiles sur le choix des moyens.
Donnez cette dépêche, Raoul.

Raoul hésita, regardant Athos comme pour chercher une règle de
conduite dans ses yeux.

-- Donnez la dépêche, Raoul, dit Athos, vous êtes le prisonnier du
chevalier d’Herblay.

Raoul céda avec répugnance, mais Aramis, moins scrupuleux que le
comte de La Fère, saisit la dépêche avec empressement, la
parcourut, et la rendant à Athos:

-- Vous, dit-il, qui êtes croyant, lisez et voyez, en y
réfléchissant, dans cette lettre, quelque chose que la Providence
juge important que nous sachions.

Athos prit la lettre tout en fronçant son beau sourcil, mais
l’idée qu’il était question, dans la lettre, de d’Artagnan l’aida
à vaincre le dégoût qu’il éprouvait à la lire.

Voici ce qu’il y avait dans la lettre:

«Monseigneur, j’enverrai ce soir à Votre Éminence, pour renforcer
la troupe de M. de Comminges, les dix hommes que vous demandez. Ce
sont de bons soldats, propres à maintenir les deux rudes
adversaires dont Votre Éminence craint l’adresse et la
résolution.»

-- Oh! oh! dit Athos.

-- Eh bien! demanda Aramis, que vous semble de deux adversaires
qu’il faut, outre la troupe de Comminges, dix bons soldats pour
garder? cela ne ressemble-t-il pas comme deux gouttes d’eau à
d’Artagnan et à Porthos?

-- Nous allons battre Paris toute la journée, dit Athos, et si
nous n’avons pas de nouvelles ce soir, nous reprendrons le chemin
de la Picardie, et je réponds, grâce à l’imagination de
d’Artagnan, que nous ne tarderons pas à trouver quelque indication
qui nous enlèvera tous nos doutes.

-- Battons donc Paris, et informons-nous, à Planchet surtout, s’il
n’aura point entendu parler de son ancien maître.

-- Ce pauvre Planchet! vous en parlez bien à votre aise, Aramis,
il est massacré sans doute. Tous ces belliqueux bourgeois seront
sortis, et l’on aura fait un massacre.

Comme c’était assez probable, ce fut avec un sentiment
d’inquiétude que les deux amis rentrèrent à Paris par la porte du
Temple, et qu’ils se dirigèrent vers la place Royale où ils
comptaient avoir des nouvelles de ces pauvres bourgeois. Mais
l’étonnement des deux amis fut grand lorsqu’ils les trouvèrent
buvant et goguenardant, eux et leur capitaine, toujours campés
place Royale et pleurés sans doute par leurs familles qui
entendaient le bruit du canon de Charenton et les croyaient au
feu.

Athos et Aramis s’informèrent de nouveau à Planchet; mais il
n’avait rien su de d’Artagnan., Ils voulurent l’emmener, il leur
déclara qu’il ne pouvait quitter son poste sans ordre supérieur.

À cinq heures seulement ils rentrèrent chez eux en disant qu’ils
revenaient de la bataille; ils n’avaient pas perdu de vue le
cheval de bronze de Louis XIII.

-- Mille tonnerres! dit Planchet en rentrant dans sa boutique de
la rue des Lombards, nous avons été battus à plate couture. Je ne
m’en consolerai jamais!


LXXXIV. La route de Picardie

Athos et Aramis, fort en sûreté dans Paris, ne se dissimulaient
pas qu’à peine auraient-ils mis le pied dehors ils courraient les
plus grands dangers; mais on sait ce qu’était la question de
danger pour de pareils hommes. D’ailleurs ils sentaient que le
dénouement de cette seconde odyssée approchait, et qu’il n’y avait
plus, comme on dit, qu’un coup de collier à donner.

Au reste, Paris lui-même n’était pas tranquille; les vivres
commençaient à manquer, et selon que quelqu’un des généraux de
M. le prince de Conti avait besoin de reprendre son influence, il
se faisait une petite émeute qu’il calmait et qui lui donnait un
instant la supériorité sur ses collègues.

Dans une de ces émeutes, M. de Beaufort avait fait piller la
maison et la bibliothèque de M. de Mazarin pour donner, disait-il,
quelque chose à ronger à ce pauvre peuple.

Athos et Aramis quittèrent Paris sur ce coup État, qui avait eu
lieu dans la soirée même du jour où les Parisiens avaient été
battus à Charenton.

Tous deux laissaient Paris dans la misère et touchant presque à la
famine, agité par la crainte, déchiré par les factions. Parisiens
et frondeurs, ils s’attendaient à trouver même misère, mêmes
craintes, mêmes intrigues dans le camp ennemi. Leur surprise fut
donc grande lorsque, en passant à Saint-Denis, ils apprirent qu’à
Saint-Germain on riait, on chansonnait et l’on menait joyeuse vie.

Les deux gentilshommes prirent des chemins détournés, d’abord pour
ne pas tomber aux mains des mazarins épars dans l’Île-de-France,
ensuite, pour échapper aux frondeurs qui tenaient la Normandie, et
qui n’eussent pas manqué de les conduire à M. de Longueville pour
que M. de Longueville reconnût en eux des amis ou des ennemis. Une
fois échappés à ces deux dangers, ils rejoignirent le chemin de
Boulogne à Abbeville, et le suivirent pas à pas, trace à trace.

Cependant ils furent quelque temps indécis; deux ou trois
aubergistes avaient été interrogés, sans qu’un seul indice vînt
éclairer leurs doutes ou guider leurs recherches, lorsqu’à
Montreuil Athos sentit sur la table quelque chose de rude au
toucher de ses doigts délicats. Il leva la nappe, et lut sur le
bois ces hiéroglyphes creusés profondément avec la lame d’un
couteau:

_Port... -- d’Art... -- 2 février._

-- À merveille, dit Athos en faisant voir l’inscription à Aramis;
nous voulions coucher ici, mais c’est inutile. Allons plus loin.

Ils remontèrent à cheval et gagnèrent Abbeville. Là ils
s’arrêtèrent fort perplexes à cause de la grande quantité
d’hôtelleries. On ne pouvait pas les visiter toutes. Comment
deviner dans laquelle avaient logé ceux que l’on cherchait?

-- Croyez-moi, Athos, dit Aramis, ne songeons pas à rien trouver à
Abbeville. Si nous sommes embarrassés, nos amis l’ont été aussi.
S’il n’y avait que Porthos, Porthos eût été loger à la plus
magnifique hôtellerie, et, nous la faisant indiquer, nous serions
sûrs de retrouver trace de son passage. Mais d’Artagnan n’a point
de ces faiblesses-là; Porthos aura eu beau lui faire observer
qu’il mourait de faim, il aura continué sa route, inexorable comme
le destin, et c’est ailleurs qu’il faut le chercher.

Ils continuèrent donc leur route, mais rien ne se présenta.
C’était une tâche des plus pénibles et surtout des plus
fastidieuses qu’avaient entreprise là Athos et Aramis, et sans ce
triple mobile de l’honneur, de l’amitié et de la reconnaissance
incrusté dans leur âme, nos deux voyageurs eussent cent fois
renoncé à fouiller le sable, à interroger les passants, à
commenter les signes, à épier les visages.

Ils allèrent ainsi jusqu’à Péronne.

Athos commençait à désespérer. Cette noble et intéressante nature
se reprochait cette obscurité dans laquelle Aramis et lui se
trouvaient. Sans doute ils avaient mal cherché; sans doute ils
n’avaient pas mis dans leurs questions assez de persistance, dans
leurs investigations assez de perspicacité. Ils étaient prêts à
retourner sur leurs pas, lorsqu’en traversant le faubourg qui
conduisait aux portes de la ville, sur un mur blanc qui faisait
l’angle d’une rue tournant autour du rempart, Athos jeta les yeux
sur un dessin de pierre noire qui représentait, avec la naïveté
des premières tentatives d’un enfant, deux cavaliers galopant avec
frénésie; l’un des deux cavaliers tenait à la main une pancarte où
étaient écrits en espagnol ces mots:

«On nous suit.»

-- Oh! oh! dit Athos, voilà qui est clair comme le jour. Tout
suivi qu’il était, d’Artagnan se sera arrêté cinq minutes ici;
cela prouve au reste qu’il n’était pas suivi de bien près; peut-
être sera-t-il parvenu à s’échapper.

Aramis secoua la tête.

-- S’il était échappé, nous l’aurions revu ou nous en aurions au
moins entendu parler.

-- Vous avez raison, Aramis, continuons.

Dire l’inquiétude et l’impatience des deux gentilshommes serait
chose impossible. L’inquiétude était pour le coeur tendre et
amical d’Athos; l’impatience était pour l’esprit nerveux et si
facile à égarer d’Aramis. Aussi galopèrent-ils tous deux pendant
trois ou quatre heures avec la frénésie des deux cavaliers de la
muraille. Tout à coup, dans une gorge étroite, resserrée entre
deux talus, ils virent la route à moitié barrée par une énorme
pierre. Sa place primitive était indiquée sur un des côtés du
talus, et l’espèce d’alvéole qu’elle y avait laissé, par suite de
l’extraction, prouvait qu’elle n’avait pu rouler toute seule,
tandis que sa pesanteur indiquait qu’il avait fallu, pour la faire
mouvoir, le bras d’un Encelade ou d’un Briarée.

Aramis s’arrêta.

-- Oh! dit-il en regardant la pierre, il y a là-dedans de l’Ajax
de Télamon ou du Porthos. Descendons, s’il vous plaît, comte, et
examinons ce rocher.

Tous deux descendirent. La pierre avait été apportée dans le but
évident de barrer le chemin à des cavaliers. Elle avait donc été
placée d’abord en travers; puis les cavaliers avaient trouvé cet
obstacle, étaient descendus et l’avaient écarté.

Les deux amis examinèrent la pierre de tous les côtés exposés à la
lumière: elle n’offrait rien d’extraordinaire. Ils appelèrent
alors Blaisois et Grimaud. À eux quatre, ils parvinrent à
retourner le rocher. Sur le côté qui touchait la terre était
écrit:

«Huit chevau-légers nous poursuivent. Si nous arrivons jusqu’à
_Compiègne_, nous nous arrêterons au _Paon-Couronné;_ l’hôte est
de nos amis.»

-- Voilà quelque chose de positif, dit Athos, et dans l’un ou
l’autre cas nous saurons à quoi nous en tenir. Allons donc au_
Paon-Couronné._

-- Oui, dit Aramis; mais si nous voulons y arriver, donnons
quelque relâche à nos chevaux; ils sont presque fourbus.

Aramis disait vrai. On s’arrêta au premier bouchon; on fit avaler
à chaque cheval double mesure d’avoine détrempée dans du vin, on
leur donna trois heures de repos et l’on se remit en route. Les
hommes eux-mêmes étaient écrasés de fatigue, mais l’espérance les
soutenait.

Six heures après, Athos et Aramis entraient à Compiègne et
s’informaient du _Paon-Couronné_. On leur montra une enseigne
représentant le dieu Pan avec une couronne sur la tête.

Les deux amis descendirent de cheval sans s’arrêter autrement à la
prétention de l’enseigne, que, dans un autre temps, Aramis eût
fort critiquée. Ils trouvèrent un brave homme d’hôtelier, chauve
et pansu comme un magot de la Chine, auquel ils demandèrent s’il
n’avait pas logé plus ou moins longtemps deux gentilshommes
poursuivis par des chevau-légers. L’hôte, sans rien répondre, alla
chercher dans un bahut une moitié de lame de rapière.

-- Connaissez-vous cela? dit-il.

Athos ne fit que jeter un coup d’oeil sur cette lame.

-- C’est l’épée de d’Artagnan, dit-il.

-- Du grand ou du petit? demanda l’hôte.

-- Du petit, répondit Athos.

-- Je vois que vous êtes des amis de ces messieurs.

-- Eh bien! que leur est-il arrivé?

-- Qu’ils sont entrés dans ma cour avec des chevaux fourbus, et
qu’avant qu’ils aient eu le temps de refermer la grande porte huit
chevau-légers qui les poursuivaient sont entrés après eux.

-- Huit! dit Aramis, cela m’étonne bien que d’Artagnan et Porthos,
deux vaillants de cette nature, se soient laissé arrêter par huit
hommes.

-- Sans doute, monsieur, et les huit hommes n’en seraient pas
venus à bout s’ils n’eussent recruté par la ville une vingtaine de
soldats du régiment de Royal-Italien, en garnison dans cette
ville, de sorte que vos deux amis ont été littéralement accablés
par le nombre.

-- Arrêtés! dit Athos, et sait-on pourquoi?

-- Non, monsieur, on les a emmenés tout de suite, et ils n’ont eu
le temps de me rien dire; seulement, quand ils ont été partis,
j’ai trouvé ce fragment d’épée sur le champ de bataille en aidant
à ramasser deux morts et cinq ou six blessés.

-- Et à eux, demanda Aramis, ne leur est-il rien arrivé?

-- Non, monsieur, je ne crois pas.

-- Allons, dit Aramis, c’est toujours une consolation.

-- Et savez-vous où on les a conduits? demanda Athos.

-- Du côté de Louvres.

-- Laissons Blaisois et Grimaud ici, dit Athos, ils reviendront
demain à Paris avec les chevaux, qui aujourd’hui nous laisseraient
en route, et prenons la poste.

-- Prenons la poste, dit Aramis.

On envoya chercher des chevaux. Pendant ce temps, les deux amis
dînèrent à la hâte; ils voulaient, s’ils trouvaient à Louvres
quelques renseignements, pouvoir continuer leur route.

Ils arrivèrent à Louvres. Il n’y avait qu’une auberge. On y buvait
une liqueur qui a conservé de nos jours sa réputation, et qui s’y
fabriquait déjà à cette époque.

-- Descendons ici, dit Athos, d’Artagnan n’aura pas manqué cette
occasion, non pas de boire un verre de liqueur, mais de nous
laisser un indice.

Ils entrèrent et demandèrent deux verres de liqueur sur le
comptoir, comme avaient dû les demander d’Artagnan et Porthos. Le
comptoir sur lequel on buvait d’habitude était recouvert d’une
plaque d’étain. Sur cette plaque on avait écrit avec la pointe
d’une grosse épingle: «Rueil, D.»

-- Ils sont à Rueil! dit Aramis, que cette inscription frappa le
premier.

-- Allons donc à Rueil, dit Athos.

-- C’est nous jeter dans la gueule du loup, dit Aramis.

-- Si j’eusse été l’ami de Jonas comme je suis celui de
d’Artagnan, dit Athos, je l’eusse suivi jusque dans le ventre de
la baleine et vous en feriez autant que moi, Aramis.

-- Décidément, mon cher comte, je crois que vous me faites
meilleur que je ne suis. Si j’étais seul, je ne sais pas si
j’irais ainsi à Rueil sans de grandes précautions; mais où vous
irez, j’irai.

Ils prirent des chevaux et partirent pour Rueil.

Athos, sans s’en douter, avait donné à Aramis le meilleur conseil
qui pût être suivi. Les députés du parlement venaient d’arriver à
Rueil pour ces fameuses conférences qui devaient durer trois
semaines et amener cette paix boiteuse à la suite de laquelle
M. le Prince fut arrêté. Rueil était encombré, de la part des
Parisiens, d’avocats, de présidents, de conseillers, de robins de
toute espèce; et enfin, de la part de la cour, de gentilshommes,
d’officiers et de gardes; il était donc facile, au milieu de cette
confusion, de demeurer aussi inconnu qu’on désirait l’être.
D’ailleurs, les conférences avaient amené une trêve, et arrêter
deux gentilshommes en ce moment, fussent-ils frondeurs au premier
chef, c’était porter atteinte au droit des gens.

Les deux amis croyaient tout le monde occupé de la pensée qui les
tourmentait. Ils se mêlèrent aux groupes, croyant qu’ils
entendraient dire quelque chose de d’Artagnan et de Porthos; mais
chacun n’était occupé que d’articles et d’amendements. Athos
opinait pour qu’on allât droit au ministre.

-- Mon ami, objecta Aramis, ce que vous dites là est bien beau,
mais, prenez-y garde, notre sécurité vient de notre obscurité. Si
nous nous faisons connaître d’une façon ou d’une autre, nous irons
immédiatement rejoindre nos amis dans quelque cul-de-basse-fosse
d’où le diable ne nous tirera pas. Tâchons de ne pas les retrouver
par accident, mais bien à notre fantaisie. Arrêtés à Compiègne,
ils ont été amenés à Rueil, comme nous en avons acquis la
certitude à Louvres; conduits à Rueil, ils ont été interrogés par
le cardinal, qui, après cet interrogatoire, les a gardés près de
lui ou les a envoyés à Saint-Germain. Quant à la Bastille ils n’y
sont point, puisque la Bastille est aux frondeurs et que le fils
de Broussel y commande. Ils ne sont pas morts, car la mort de
d’Artagnan serait bruyante. Quant à Porthos, je le crois éternel
comme Dieu, quoiqu’il soit moins patient. Ne désespérons pas,
attendons, et restons à Rueil, car ma conviction est qu’ils sont à
Rueil. Mais qu’avez-vous donc? vous pâlissez!

-- J’ai, dit Athos d’une voix presque tremblante, que je me
souviens qu’au château de Rueil M. de Richelieu avait fait
fabriquer une affreuse oubliette...

-- Oh! soyez tranquille, dit Aramis, M. de Richelieu était un
gentilhomme, notre égal à tous par la naissance, notre supérieur
par la position. Il pouvait, comme un roi, toucher les plus grands
de nous à la tête et, en les touchant, faire vaciller cette tête
sur les épaules. Mais M. de Mazarin est un cuistre qui peut tout
au plus nous prendre au collet comme un archer. Rassurez-vous
donc, ami, je persiste à dire que d’Artagnan et Porthos sont à
Rueil, vivants et bien vivants.

-- N’importe, dit Athos, il nous faudrait obtenir du coadjuteur
d’être des conférences, et ainsi nous entrerions à Rueil.

-- Avec tous ces affreux robins! y pensez-vous, mon cher? et
croyez-vous qu’il y sera le moins du monde discuté de la liberté
et de la prison de d’Artagnan et de Porthos? Non, je suis d’avis
que nous cherchions quelque autre moyen.

-- Eh bien! reprit Athos, j’en reviens à ma première pensée; je ne
connais point de meilleur moyen que d’agir franchement et
loyalement. J’irai trouver non pas Mazarin, mais la reine, et je
lui dirai: «Madame, rendez-nous vos deux serviteurs et nos deux
amis.»

Aramis secoua la tête.

-- C’est une dernière ressource dont vous serez toujours libre
d’user, Athos; mais croyez-moi, n’en usez qu’à l’extrémité; il
sera toujours temps d’en venir là. En attendant, continuons nos
recherches.

Ils continuèrent donc de chercher, et prirent tant d’informations,
firent, sous mille prétextes plus ingénieux les uns que les
autres, causer tant de personnes, qu’ils finirent par trouver un
chevau-léger qui leur avoua avoir fait partie de l’escorte qui
avait amené d’Artagnan et Porthos de Compiègne à Rueil. Sans les
chevau-légers, on n’aurait pas même su qu’ils y étaient rentrés.

Athos en revenait éternellement à son idée de voir la reine.

-- Pour voir la reine, disait Aramis, il faut d’abord voir le
cardinal, et à peine aurons-nous vu le cardinal, rappelez-vous ce
que je vous dis, Athos, que nous serons réunis à nos amis, mais
point de la façon que nous l’entendons. Or, cette façon d’être
réunis à eux me sourit assez peu, je l’avoue. Agissons en liberté
pour agir bien et vite.

-- Je verrai la reine, dit Athos.

-- Eh bien, mon ami, si vous êtes décidé à faire cette folie,
prévenez-moi, je vous prie, un jour à l’avance.

-- Pourquoi cela?

-- Parce que je profiterai de la circonstance pour aller faire une
visite à Paris.

-- À qui?

-- Dame? que sais-je! peut-être bien à madame de Longueville. Elle
est toute-puissante là-bas; elle m’aidera. Seulement faites-moi
dire par quelqu’un si vous êtes arrêté, alors je me retournerai de
mon mieux.

-- Pourquoi ne risquez-vous point l’arrestation avec moi, Aramis?
dit Athos.

-- Non merci.

-- Arrêtés à quatre et réunis, je crois que nous ne risquons plus
rien. Au bout de vingt-quatre heures nous sommes tous quatre
dehors.

-- Mon cher, depuis que j’ai tué Châtillon, l’adoration des dames
de Saint-Germain, j’ai trop d’éclat autour de ma personne pour ne
pas craindre doublement la prison. La reine serait capable de
suivre les conseils de Mazarin en cette occasion, et le conseil
que lui donnerait Mazarin serait de me faire juger.

-- Mais pensez-vous donc, Aramis, qu’elle aime cet Italien au
point qu’on le dit?

-- Elle a bien aimé un Anglais.

-- Eh! mon cher, elle est femme!

-- Non pas; vous vous trompez, Athos, elle est reine!

-- Cher ami, je me dévoue et vais demander audience à Anne
d’Autriche.

-- Adieu, Athos, je vais lever une armée.

-- Pour quoi faire?

-- Pour revenir assiéger Rueil.

-- Où nous retrouverons-nous?

-- Au pied de la potence du cardinal.

Et les deux amis se séparèrent, Aramis pour retourner à Paris,
Athos pour s’ouvrir par quelques démarches préparatoires un chemin
jusqu’à la reine.


LXXXV. La reconnaissance d’Anne d’Autriche

Athos éprouva beaucoup moins de difficulté qu’il ne s’y était
attendu à pénétrer près d’Anne d’Autriche; à la première démarche,
tout s’aplanit, au contraire, et l’audience qu’il désirait lui fut
accordée pour le lendemain, à la suite du lever, auquel sa
naissance lui donnait le droit d’assister.

Une grande foule emplissait les appartements de Saint-Germain;
jamais au Louvre ou au Palais-Royal Anne d’Autriche n’avait eu
plus grand nombre de courtisans; seulement, un mouvement s’était
fait parmi cette foule qui appartenait à la noblesse secondaire,
tandis que tous les premiers gentilshommes de France étaient près
de M. de Conti, de M. de Beaufort et du coadjuteur.

Au reste, une grande gaieté régnait dans cette cour. Le caractère
particulier de cette guerre fut qu’il y eut plus de couplets faits
que de coups de canon tirés. La cour chansonnait les Parisiens,
qui chansonnaient la cour, et les blessures, pour n’être pas
mortelles, n’en étaient pas moins douloureuses, faites qu’elles
étaient avec l’arme du ridicule.

Mais au milieu de cette hilarité générale et de cette futilité
apparente, une grande préoccupation vivait au fond de toutes les
pensées, Mazarin resterait-il ministre ou favori, ou Mazarin, venu
du Midi comme un nuage, s’en irait-il emporté par le vent qui
l’avait apporté? Tout le monde l’espérait, tout le monde le
désirait; de sorte que le ministre sentait qu’autour de lui tous
les hommages, toutes les courtisaneries recouvraient un fond de
haine mal déguisée sous la crainte et sous l’intérêt. Il se
sentait mal à l’aise, ne sachant sur quoi faire compte ni sur qui
s’appuyer.

M. le Prince lui-même, qui combattait pour lui, ne manquait jamais
une occasion ou de le railler ou de l’humilier; et, à deux ou
trois reprises, Mazarin ayant voulu, devant le vainqueur de
Rocroy, faire acte de volonté, celui-ci l’avait regardé de manière
à lui faire comprendre que, s’il le défendait, ce n’était ni par
conviction ni par enthousiasme.

Alors le cardinal se rejetait vers la reine, son seul appui. Mais
à deux ou trois reprises il lui avait semblé sentir cet appui
vaciller sous sa main.

L’heure de l’audience arrivée, on annonça au comte de La Fère
qu’elle aurait toujours lieu, mais qu’il devait attendre quelques
instants, la reine ayant conseil à tenir avec le ministre.

C’était la vérité. Paris venait d’envoyer une nouvelle députation
qui devait tâcher de donner enfin quelque tournure aux affaires,
et la reine se consultait avec Mazarin sur l’accueil à faire à ces
députés.

La préoccupation était grande parmi les hauts personnages de État
Athos ne pouvait donc choisir un plus mauvais moment pour parler
de ses amis, pauvres atomes perdus dans ce tourbillon déchaîné.

Mais Athos était un homme inflexible qui ne marchandait pas avec
une décision prise, quand cette décision lui paraissait émanée de
sa conscience et dictée par son devoir; il insista pour être
introduit, en disant que, quoiqu’il ne fût député ni de
M. de Conti, ni de M. de Beaufort, ni de M. de Bouillon, ni de
M. d’Elbeuf, ni du coadjuteur, ni de madame de Longueville, ni de
Broussel, ni du parlement, et qu’il vînt pour son propre compte il
n’en avait pas moins les choses les plus importantes à dire à Sa
Majesté.

La conférence finie, la reine le fit appeler dans son cabinet.

Athos fut introduit et se nomma. C’était un nom qui avait trop de
fois retenti aux oreilles de Sa Majesté et trop de fois vibré dans
son coeur, pour qu’Anne d’Autriche ne le reconnût point; cependant
elle demeura impassible, se contentant de regarder ce gentilhomme
avec cette fixité qui n’est permise qu’aux femmes reines soit par
la beauté, soit par le sang.

-- C’est donc un service que vous offrez de nous rendre, comte?
demanda Anne d’Autriche après un instant de silence.

-- Oui, Madame, encore un service, dit Athos, choqué de ce que la
reine ne paraissait point le reconnaître.

C’était un grand coeur qu’Athos, et par conséquent un bien pauvre
courtisan.

Anne fronça le sourcil. Mazarin, qui, assis devant une table,
feuilletait des papiers comme eût pu le faire un simple secrétaire
État, leva la tête.

-- Parlez, dit la reine.

Mazarin se remit à feuilleter ses papiers.

-- Madame, reprit Athos, deux de nos amis, deux des plus
intrépides serviteurs de Votre Majesté, M. d’Artagnan et M. du
Vallon, envoyés en Angleterre par M. le cardinal, ont disparu tout
à coup au moment où ils mettaient le pied sur la terre de France,
et l’on ne sait ce qu’ils sont devenus.

-- Eh bien? dit la reine.

-- Eh bien! dit Athos, je m’adresse à la bienveillance de Votre
Majesté pour savoir ce que sont devenus ces deux gentilshommes, me
réservant, s’il le faut ensuite, de m’adresser à sa justice.

-- Monsieur, répondit Anne d’Autriche avec cette hauteur qui, vis-
à-vis de certains hommes, devenait de l’impertinence, voilà donc
pourquoi vous nous troublez au milieu des grandes préoccupations
qui nous agitent? Une affaire de police! Eh! monsieur, vous savez
bien, ou vous devez bien le savoir, que nous n’avons plus de
police depuis que nous ne sommes plus à Paris.

-- Je crois que Votre Majesté, dit Athos en s’inclinant avec un
froid respect, n’aurait pas besoin de s’informer à la police pour
savoir ce que sont devenus MM. d’Artagnan et du Vallon; et que si
elle voulait bien interroger M. le cardinal à l’endroit de ces
deux gentilshommes, M. le cardinal pourrait lui répondre sans
interroger autre chose que ses propres souvenirs.

-- Mais, Dieu me pardonne! dit Anne d’Autriche avec ce dédaigneux
mouvement des lèvres qui lui était particulier, je crois que vous
interrogez vous-même.

-- Oui, Madame, et j’en ai presque le droit, car il s’agit de
M. d’Artagnan, de M. d’Artagnan, entendez-vous bien, Madame? dit-
il de manière à courber sous les souvenirs de la femme le front de
la reine.

Mazarin comprit qu’il était temps de venir au secours d’Anne
d’Autriche.

-- _Monsou_ le comte, dit-il, je veux bien vous apprendre une
chose qu’ignore Sa Majesté, c’est ce que sont devenus ces deux
gentilshommes. Ils ont désobéi, et ils sont aux arrêts.

-- Je supplie donc Votre Majesté, dit Athos toujours impassible et
sans répondre à Mazarin, de lever ces arrêts en faveur de
MM. d’Artagnan et du Vallon.

-- Ce que vous me demandez est une affaire de discipline et ne me
regarde point, monsieur, répondit la reine.

-- M. d’Artagnan n’a jamais répondu cela lorsqu’il s’est agi du
service de Votre Majesté, dit Athos en saluant avec dignité.

Et il fit deux pas en arrière pour regagner la porte, Mazarin
l’arrêta.

-- Vous venez aussi d’Angleterre, monsieur? dit-il en faisant un
signe à la reine, qui pâlissait visiblement et s’apprêtait à
donner un ordre rigoureux.

-- Et j’ai assisté aux derniers moments du roi Charles Ier, dit
Athos. Pauvre roi! coupable tout au plus de faiblesse, et que ses
sujets ont puni bien sévèrement; car les trônes sont bien ébranlés
à cette heure, et il ne fait pas bon, pour les coeurs dévoués, de
servir les intérêts des princes. C’était la seconde fois que
M. d’Artagnan allait en Angleterre: la première, c’était pour
l’honneur d’une grande reine; la seconde, c’était pour la vie d’un
grand roi.

-- Monsieur, dit Anne d’Autriche à Mazarin avec un accent dont
toute son habitude de dissimuler n’avait pu chasser la véritable
expression, voyez si l’on peut faire quelque chose pour ces
gentilshommes.

-- Madame, dit Mazarin, je ferai tout ce qu’il plaira à Votre
Majesté.

-- Faites ce que demande M. le comte de La Fère. N’est-ce pas
comme cela que vous vous appelez, monsieur?

-- J’ai encore un autre nom, Madame; je me nomme Athos.

-- Madame, dit Mazarin avec un sourire qui indiquait avec quelle
facilité il comprenait à demi-mot, vous pouvez être tranquille,
vos désirs seront accomplis.

-- Vous avez entendu, monsieur? dit la reine.

-- Oui, Madame, et je n’attendais rien moins de la justice de
Votre Majesté. Ainsi, je vais revoir mes amis; n’est-ce pas,
Madame? c’est bien ainsi que Votre Majesté l’entend?

-- Vous allez les revoir, oui, monsieur. Mais, à propos, vous êtes
de la Fronde, n’est-ce pas?

-- Madame, je sers le roi.

-- Oui, à votre manière.

-- Ma manière est celle de tous les vrais gentilshommes, et je
n’en connais pas deux, répondit Athos avec hauteur.

-- Allez donc, monsieur, dit la reine en congédiant Athos du
geste; vous avez obtenu ce que vous désiriez obtenir, et nous
savons tout ce que nous désirions savoir.

Puis s’adressant à Mazarin, quand la portière fut retombée
derrière lui:

-- Cardinal, dit-elle, faites arrêter cet insolent gentilhomme
avant qu’il soit sorti de la cour.

-- J’y pensais, dit Mazarin, et je suis heureux que Votre Majesté
me donne un ordre que j’allais solliciter d’elle. Ces casse-bras
qui apportent dans notre époque les traditions de l’autre règne
nous gênent fort; et puisqu’il y en a déjà deux de pris, joignons-
y le troisième.

Athos n’avait pas été entièrement dupe de la reine. Il y avait
dans son accent quelque chose qui l’avait frappé et qui lui
semblait menacer tout en promettant. Mais il n’était pas homme à
s’éloigner sur un simple soupçon, surtout quand on lui avait dit
clairement qu’il allait revoir ses amis. Il attendit donc, dans
une des chambres attenantes au cabinet où il avait eu audience,
qu’on amenât vers lui d’Artagnan et Porthos, ou qu’on le vînt
chercher pour le conduire vers eux.

Dans cette attente, il s’était approché de la fenêtre et regardait
machinalement dans la cour. Il y vit entrer la députation des
Parisiens, qui venait pour régler le lieu définitif des
conférences et saluer la reine. Il y avait des conseillers au
parlement, des présidents, des avocats, parmi lesquels étaient
perdus quelques hommes d’épée. Une escorte imposante les attendait
hors des grilles.

Athos regardait avec plus d’attention, car au milieu de cette
foule il avait cru reconnaître quelqu’un, lorsqu’il sentit qu’on
lui touchait légèrement l’épaule.

Il se retourna.

-- Ah! monsieur de Comminges! dit-il.

-- Oui, monsieur le comte, moi-même, et chargé d’une mission pour
laquelle je vous prie d’agréer toutes mes excuses.

-- Laquelle, monsieur? demanda Athos.

-- Veuillez me rendre votre épée, comte.

Athos sourit, et ouvrant la fenêtre:

-- Aramis! cria-t-il.

Un gentilhomme se retourna: c’était celui qu’avait cru reconnaître
Athos. Ce gentilhomme, C’était Aramis. Il salua amicalement le
comte.

-- Aramis, dit Athos, on m’arrête.

-- Bien, répondit flegmatiquement Aramis.

-- Monsieur, dit Athos en se retournant vers Comminges et en lui
présentant avec politesse son épée par la poignée, voici mon épée;
veuillez me la garder avec soin pour me la rendre quand je
sortirai de prison. J’y tiens, elle a été donnée par le roi
François Ier à mon aïeul. Dans son temps on armait les
gentilshommes, on ne les désarmait pas. Maintenant, où me
conduisez-vous?

-- Mais... dans ma chambre d’abord, dit Comminges. La reine fixera
le lieu de votre domicile ultérieurement.

Athos suivit Comminges sans ajouter un seul mot.


LXXXVI. La royauté de M. de Mazarin

L’arrestation n’avait fait aucun bruit, causé aucun scandale et
était même restée à peu près inconnue. Elle n’avait donc en rien
entravé la marche des événements, et la députation envoyée par la
ville de Paris fut avertie solennellement qu’elle allait paraître
devant la reine.

La reine la reçut, muette et superbe comme toujours; elle écouta
les doléances et les supplications des députés; mais, lorsqu’ils
eurent fini leurs discours, nul n’aurait pu dire, tant le visage
d’Anne d’Autriche était resté indifférent, si elle les avait
entendus.

En revanche, Mazarin, présent à cette audience entendait très bien
ce que ces députés demandaient: c’était son renvoi en termes
clairs et précis, purement et simplement.

Les discours finis, la reine restant muette:

-- Messieurs, dit Mazarin, je me joindrai à vous pour supplier la
reine de mettre un terme aux maux de ses sujets. J’ai fait tout ce
que j’ai pu pour les adoucir, et cependant la croyance publique,
dites-vous, est qu’ils viennent de moi, pauvre étranger qui n’ai
pu réussir à plaire aux Français. Hélas! on ne m’a point compris,
et c’était raison: je succédais à l’homme le plus sublime qui eût
encore soutenu le sceptre des rois de France. Les souvenirs de
M. de Richelieu m’écrasent. En vain, si j’étais ambitieux,
lutterais-je contre ces souvenirs; mais je ne le suis pas, et j’en
veux donner une preuve. Je me déclare vaincu. Je ferai ce que
demande le peuple. Si les Parisiens ont quelques torts, et qui
n’en a pas, messieurs? Paris est assez puni; assez de sang a
coulé, assez de misère accable une ville privée de son roi et de
la justice. Ce n’est pas à moi, simple particulier, de prendre
tant d’importance que de diviser une reine avec son royaume.
Puisque vous exigez que je me retire, eh bien! je me retirerai.

-- Alors, dit Aramis à l’oreille de son voisin, la paix est faite
et les conférences sont inutiles. Il n’y a plus qu’à envoyer sous
bonne garde M. Mazarini à la frontière la plus éloignée, et à
veiller à ce qu’il ne rentre ni par celle-là, ni par les autres.

-- Un instant, monsieur, un instant, dit l’homme de robe auquel
Aramis s’adressait. Peste! comme vous y allez! On voit bien que
vous êtes des hommes d’épée. Il y a le chapitre des rémunérations
et des indemnités à mettre au net.

-- Monsieur le chancelier, dit la reine en se tournant vers ce
même Séguier, notre ancienne connaissance, vous ouvrirez les
conférences; elles auront lieu à Rueil. M. le cardinal a dit des
choses qui m’ont fort émue. Voilà pourquoi je ne vous réponds pas
plus longuement. Quant à ce qui est de rester ou de partir, j’ai
trop de reconnaissance à M. le cardinal pour ne pas le laisser
libre en tous points de ses actions. M. le cardinal fera ce qu’il
voudra.

Une pâleur fugitive nuança le visage intelligent du premier
ministre. Il regarda la reine avec inquiétude. Son visage était
tellement impassible, qu’il en était, comme les autres, à ne
pouvoir lire ce qui se passait dans son coeur.

-- Mais, ajouta la reine, en attendant la décision de
M. de Mazarin, qu’il ne soit, je vous prie, question que du roi.

Les députés s’inclinèrent et sortirent.

-- Eh quoi! dit la reine quand le dernier d’entre eux eut quitté
la chambre, vous céderiez à ces robins et à ces avocats!

-- Pour le bonheur de Votre Majesté, Madame, dit Mazarin en fixant
sur la reine son oeil perçant, il n’y a point de sacrifice que je
ne sois prêt à m’imposer.

Anne baissa la tête et tomba dans une de ces rêveries qui lui
étaient si habituelles. Le souvenir d’Athos lui revint à l’esprit.
La tournure hardie du gentilhomme, sa parole ferme et digne à la
fois, les fantômes qu’il avait évoqués d’un mot, lui rappelaient
tout un passé d’une poésie enivrante: la jeunesse, la beauté,
l’éclat des amours de vingt ans, et les rudes combats de ses
soutiens, et la fin sanglante de Buckingham, le seul homme qu’elle
eût aimé réellement, et l’héroïsme de ses obscurs défenseurs qui
l’avaient sauvée de la double haine de Richelieu et du roi.

Mazarin la regardait, et maintenant qu’elle se croyait seule et
qu’elle n’avait plus tout un monde d’ennemis pour l’épier, il
suivait ses pensées sur son visage, comme on voit dans les lacs
transparents passer les nuages, reflets du ciel comme les pensées.

-- Il faudrait donc, murmura Anne d’Autriche, céder à l’orage,
acheter la paix, attendre patiemment et religieusement des temps
meilleurs?

Mazarin sourit amèrement à cette proposition, qui annonçait
qu’elle avait pris la proposition du ministre au sérieux.

Anne avait la tête inclinée et ne vit pas ce sourire; mais
remarquant que sa demande n’obtenait aucune réponse, elle releva
le front.

-- Eh bien! vous ne me répondez point, cardinal; que pensez-vous?

-- Je pense, Madame, que cet insolent gentilhomme que nous avons
fait arrêter par Comminges a fait allusion à M. de Buckingham, que
vous laissâtes assassiner; à madame de Chevreuse, que vous
laissâtes exiler; à M. de Beaufort, que vous fîtes emprisonner.
Mais s’il a fait allusion à moi, c’est qu’il ne sait pas ce que je
suis pour vous.

Anne d’Autriche tressaillit comme elle faisait lorsqu’on la
frappait dans son orgueil; elle rougit et enfonça, pour ne pas
répondre, ses ongles acérés dans ses belles mains.

-- Il est homme de bon conseil, d’honneur et d’esprit, sans
compter qu’il est homme de résolution. Vous en savez quelque
chose, n’est-ce pas, Madame? Je veux donc lui dire, c’est une
grâce personnelle que je lui fais, en quoi il s’est trompé à mon
égard. C’est que, vraiment, ce qu’on me propose, c’est presque une
abdication, et une abdication mérite qu’on y réfléchisse.

-- Une abdication! dit Anne; je croyais, monsieur, qu’il n’y avait
que les rois qui abdiquaient.

-- Eh bien! reprit Mazarin, ne suis-je pas presque roi, et roi de
France même? Jetée sur le pied d’un lit royal, je vous assure,
Madame, que ma simarre de ministre ressemble fort, la nuit, à un
manteau royal.

C’était là une des humiliations que lui faisait le plus souvent
subir Mazarin, et sous lesquelles elle courbait constamment la
tête. Il n’y eut qu’Élisabeth et Catherine II qui restèrent à la
fois maîtresses et reines pour leurs amants.

Anne d’Autriche regarda donc avec une sorte de terreur la
physionomie menaçante du cardinal, qui, dans ces moments-là, ne
manquait pas d’une certaine grandeur.

-- Monsieur, dit-elle, n’ai-je point dit, et n’avez-vous point
entendu que j’ai dit à ces gens-là que vous feriez ce qu’il vous
plairait?

-- En ce cas, dit Mazarin, je crois qu’il doit me plaire de
demeurer. C’est non seulement mon intérêt, mais encore j’ose dire
que c’est votre salut.

-- Demeurez donc, monsieur, je ne désire pas autre chose, mais
alors ne me laissez pas insulter.

-- Vous voulez parler des prétentions des révoltés et du ton dont
ils les expriment? Patience! Ils ont choisi un terrain sur lequel
je suis général plus habile qu’eux, les conférences. Nous les
battrons rien qu’en temporisant. Ils ont déjà faim; ce sera bien
pis dans huit jours.

-- Eh! mon Dieu! oui, monsieur, je sais que nous finirons par là.
Mais ce n’est pas d’eux seulement qu’il s’agit; ce n’est pas eux
qui m’adressent les injures les plus blessantes pour moi.

-- Ah! je vous comprends. Vous voulez parler des souvenirs
qu’évoquent perpétuellement ces trois ou quatre gentilshommes.
Mais nous les tenons prisonniers, et ils sont juste assez
coupables pour que nous les laissions en captivité tout le temps
qu’il nous conviendra; un seul est encore hors de notre pouvoir et
nous brave. Mais, que diable! nous parviendrons bien à le joindre
à ses compagnons. Nous avons fait des choses plus difficiles que
cela, ce me semble. J’ai d’abord et par précaution fait enfermer à
Rueil, c’est-à-dire près de moi, c’est-à-dire sous mes yeux, à la
portée de ma main, les deux plus intraitables. Aujourd’hui même le
troisième les y rejoindra.

-- Tant qu’ils seront prisonniers, ce sera bien, dit Anne
d’Autriche, mais ils sortiront un jour.

-- Oui, si Votre Majesté les met en liberté.

-- Ah! continua Anne d’Autriche répondant à sa propre pensée,
c’est ici qu’on regrette Paris!

-- Et pourquoi donc?

-- Pour la Bastille, monsieur, qui est si forte et si discrète.

-- Madame, avec les conférences nous avons la paix; avec la paix
nous avons Paris; avec Paris nous avons la Bastille! nos quatre
matamores y pourriront.

Anne d’Autriche fronça légèrement le sourcil, tandis que Mazarin
lui baisait la main pour prendre congé d’elle.

Mazarin sortit après cet acte moitié humble, moitié galant. Anne
d’Autriche le suivit du regard, et à mesure qu’il s’éloignait on
eût pu voir un dédaigneux sourire se dessiner sur ses lèvres.

-- J’ai méprisé, murmura-t-elle, l’amour d’un cardinal qui ne
disait jamais «Je ferai», mais «J’ai fait». Celui-là connaissait
des retraites plus sûres que Rueil, plus sombres et plus muettes
encore que la Bastille. Oh! le monde dégénère!


LXXXVII. Précautions

Après avoir quitté Anne d’Autriche, Mazarin reprit le chemin de
Rueil, où était sa maison. Mazarin marchait fort accompagné, par
ces temps de trouble, et souvent même il marchait déguisé. Le
cardinal, nous l’avons déjà, dit, sous les habits d’un homme
d’épée, était un fort beau gentilhomme.

Dans la cour du vieux château, il monta en carrosse et gagna la
Seine à Chatou. M. le Prince lui avait fourni cinquante chevau-
légers d’escorte, non pas tant pour le garder encore que pour
montrer aux députés combien les généraux de la reine disposaient
facilement de leurs troupes et les pouvaient disséminer selon leur
caprice.

Athos, gardé à vue par Comminges, à cheval et sans épée, suivait
le cardinal sans dire un seul mot. Grimaud, laissé à la porte du
château par son maître, avait entendu la nouvelle de son
arrestation quand Athos l’avait criée à Aramis, et, sur un signe
du comte, il était allé, sans dire un seul mot, prendre rang près
d’Aramis, comme s’il ne se fût rien passé.

Il est vrai que Grimaud, depuis vingt-deux ans qu’il servait son
maître, avait vu celui-ci se tirer de tant d’aventures, que rien
ne l’inquiétait plus.

Les députés, aussitôt après leur audience, avaient repris le
chemin de Paris, c’est-à-dire qu’ils précédaient le cardinal
d’environ cinq cents pas. Athos pouvait donc, en regardant devant
lui, voir le dos d’Aramis, dont le ceinturon doré et la tournure
fière fixèrent ses regards parmi cette foule, tout autant que
l’espoir de la délivrance qu’il avait mis en lui, l’habitude, la
fréquentation et l’espèce d’attraction qui résulte de toute
amitié.

Aramis, au contraire, ne paraissait pas s’inquiéter le moins du
monde s’il était suivi par Athos. Une seule fois il se retourna;
il est vrai que ce fut en arrivant au château. Il supposait que
Mazarin laisserait peut-être là son nouveau prisonnier dans le
petit château fort, sentinelle qui gardait le pont et qu’un
capitaine gouvernait pour la reine. Mais il n’en fut point ainsi.
Athos passa Chatou à la suite du cardinal.

À l’embranchement du chemin de Paris à Rueil, Aramis se retourna.
Cette fois ses prévisions ne l’avaient pas trompé. Mazarin prit à
droite, et Aramis put voir le prisonnier disparaître au tournant
des arbres. Athos, au même instant, mû par une pensée identique,
regarda aussi en arrière. Les deux amis échangèrent un simple
signe de tête, et Aramis porta son doigt à son chapeau comme pour
saluer. Athos seul comprit que son compagnon lui faisait signe
qu’il avait une pensée.

Dix minutes après, Mazarin rentrait dans la cour du château, que
le cardinal son prédécesseur avait fait disposer pour lui à Rueil.

Au moment où il mettait pied à terre au bas du perron, Comminges
s’approcha de lui.

-- Monseigneur, demanda-t-il, où plairait-il à Votre Éminence que
nous logions M. de La Fère?

-- Mais au pavillon de l’orangerie, en face du pavillon où est le
poste. Je veux qu’on fasse honneur à M. le comte de La Fère, bien
qu’il soit prisonnier de Sa Majesté la reine.

-- Monseigneur, hasarda Comminges, il demande la faveur d’être
conduit près de M. d’Artagnan, qui occupe, ainsi que Votre
Éminence l’a ordonné, le pavillon de chasse en face de
l’orangerie.

Mazarin réfléchit un instant.

Comminges vit qu’il se consultait.

-- C’est un poste très fort, ajouta-t-il; quarante hommes sûrs,
des soldats éprouvés, presque tous Allemands, et par conséquent
n’ayant aucune relation avec les frondeurs ni aucun intérêt dans
la Fronde.

-- Si nous mettions ces trois hommes ensemble, _monsou_ de
Comminges, dit Mazarin, il nous faudrait doubler le poste et nous
ne sommes pas assez riches en défenseurs pour faire de ces
prodigalités-là.

Comminges sourit. Mazarin vit ce sourire et le comprit.

-- Vous ne les connaissez pas, _monsou_ Comminges, mais moi je les
connais, par eux-mêmes d’abord, puis par tradition. Je les avais
chargés de porter secours au roi Charles, et ils ont fait pour le
sauver des choses miraculeuses; il a fallu que la destinée s’en
mêlât pour que ce cher roi Charles ne soit pas à cette heure en
sûreté au milieu de nous.

-- Mais s’ils ont si bien servi Votre Éminence, pourquoi donc
Votre Éminence les tient-elle en prison?

-- En prison! dit Mazarin; et depuis quand Rueil est-il une
prison?

-- Depuis qu’il y a des prisonniers, dit Comminges.

-- Ces messieurs ne sont pas mes prisonniers, Comminges, dit
Mazarin en souriant de son sourire narquois, ce sont mes hôtes;
hôtes si précieux, que j’ai fait griller les fenêtres et mettre
des verrous aux portes des appartements qu’ils habitent, tant je
crains qu’ils ne se lassent de me tenir compagnie. Mais tant il y
a que, tout prisonniers qu’ils semblent être au premier abord, je
les estime grandement; et la preuve, c’est que je désire rendre
visite à M. de La Fère pour causer avec lui en tête à tête. Donc,
pour que nous ne soyons pas dérangés dans cette causerie, vous le
conduirez, comme je vous l’ai déjà dit, dans le pavillon de
l’orangerie; vous savez que c’est ma promenade habituelle; eh
bien! en faisant ma promenade, j’entrerai chez lui et nous
causerons. Tout mon ennemi qu’on prétend qu’il est, j’ai de la
sympathie pour lui, et, s’il est raisonnable, peut-être en ferons-
nous quelque chose.

Comminges s’inclina et revint vers Athos, qui attendait, avec un
calme apparent, mais avec une inquiétude réelle, le résultat de la
conférence.

-- Eh bien? demanda-t-il au lieutenant des gardes.

-- Monsieur, répondit Comminges, il paraît que c’est impossible.

-- Monsieur de Comminges, dit Athos, j’ai toute ma vie été soldat,
je sais donc ce que c’est qu’une consigne; mais en dehors de cette
consigne vous pourriez me rendre un service.

-- Je le veux de grand coeur, monsieur, répondit Comminges, depuis
que je sais qui vous êtes et quels services vous avez rendus
autrefois à Sa Majesté; depuis que je sais combien vous touche ce
jeune homme qui est si vaillamment venu à mon secours le jour de
l’arrestation de ce vieux drôle de Broussel, je me déclare tout
vôtre, sauf cependant la consigne.

-- Merci, monsieur, je n’en désire pas davantage et je vais vous
demander une chose qui ne vous compromettra aucunement.

-- Si elle ne me compromet qu’un peu, monsieur, dit en souriant
M. de Comminges, demandez toujours. Je n’aime pas beaucoup plus
que vous M. Mazarini: je sers la reine, ce qui m’entraîne tout
naturellement à servir le cardinal; mais je sers l’une avec joie
et l’autre à contrecoeur. Parlez donc, je vous prie; j’attends et
j’écoute.

-- Puisqu’il n’y a aucun inconvénient, dit Athos, que je sache que
M. d’Artagnan est ici, il n’y en a pas davantage, je présume, à ce
qu’il sache que j’y suis moi-même?

-- Je n’ai reçu aucun ordre à cet endroit, monsieur.

-- Eh bien! faites-moi donc le plaisir de lui présenter mes
civilités et de lui dire que je suis son voisin. Vous lui
annoncerez en même temps ce que vous m’annonciez tout à l’heure,
c’est-à-dire que M. de Mazarin m’a placé dans le pavillon de
l’orangerie pour me pouvoir faire visite, et vous lui direz que je
profiterai de cet honneur qu’il me veut bien accorder, pour
obtenir quelque adoucissement à notre captivité.

-- Qui ne peut durer, ajouta Comminges; M. le cardinal me le
disait lui-même, il n’y a point ici de prison.

-- Il y a des oubliettes, dit en souriant Athos.

-- Oh! ceci est autre chose, dit Comminges. Oui, je sais qu’il y a
des traditions à ce sujet; mais un homme de petite naissance comme
l’est le cardinal, un Italien qui est venu chercher fortune en
France, n’oserait se porter à de pareils excès envers des hommes
comme vous; ce serait une énormité. C’était bon du temps de
l’autre cardinal, qui était un grand seigneur; mais mons Mazarin!
allons donc! les oubliettes sont vengeances royales et auxquelles
ne doit pas toucher un pleutre comme lui. On sait votre
arrestation, on saura bientôt celle de vos amis, monsieur, et
toute la noblesse de France lui demanderait compte de votre
disparition. Non, non, tranquillisez-vous, les oubliettes de Rueil
sont devenues, depuis dix ans, des traditions à l’usage des
enfants. Demeurez donc sans inquiétude à cet endroit. De mon côté,
je préviendrai M. d’Artagnan de votre arrivée ici. Qui sait si
dans quinze jours vous ne me rendrez pas quelque service analogue!

-- Moi, monsieur?

-- Eh! sans doute; ne puis-je pas à mon tour être prisonnier de
M. le coadjuteur?

-- Croyez bien que dans ce cas, monsieur, dit Athos en
s’inclinant, je m’efforcerais de vous plaire.

-- Me ferez-vous l’honneur de souper avec moi, monsieur le comte?
demanda Comminges.

-- Merci, monsieur, je suis de sombre humeur et je vous ferais
passer la soirée triste. Merci.

Comminges alors conduisit le comte dans une chambre du rez-de-
chaussée d’un pavillon faisant suite à l’orangerie et de plain-
pied avec elle. On arrivait à cette orangerie par une grande cour
peuplée de soldats et de courtisans. Cette cour, qui formait le
fer à cheval, avait à son centre les appartements habités par
M. de Mazarin, et à chacune de ses ailes le pavillon de chasse, où
était d’Artagnan, et le pavillon de l’orangerie, où venait
d’entrer Athos. Derrière l’extrémité de ces deux ailes s’étendait
le parc.

Athos, en arrivant dans la chambre qu’il devait habiter, aperçut à
travers sa fenêtre, soigneusement grillée, des murs et des toits.

-- Qu’est-ce que ce bâtiment? dit-il.

-- Le derrière du pavillon de chasse où vos amis sont détenus, dit
Comminges. Malheureusement, les fenêtres qui donnent de ce côté
ont été bouchées du temps de l’autre cardinal, car plus d’une fois
les bâtiments ont servi de prison, et M. de Mazarin, en vous y
enfermant, ne fait que les rendre à leur destination première. Si
ces fenêtres n’étaient pas bouchées, vous auriez eu la consolation
de correspondre par signes avec vos amis.

-- Et vous êtes sûr, monsieur de Comminges, dit Athos, que le
cardinal me fera l’honneur de me visiter?

-- Il me l’a assuré, du moins, monsieur.

Athos soupira en regardant ses fenêtres grillées.

-- Oui, c’est vrai, dit Comminges, c’est presque une prison, rien
n’y manque, pas même les barreaux. Mais aussi quelle singulière
idée vous a-t-il pris, à vous qui êtes une fleur de noblesse,
d’aller épanouir votre bravoure et votre loyauté parmi tous ces
champignons de la Fronde! Vraiment, comte, si j’eusse jamais cru
avoir quelque ami dans les rangs de l’armée royale, c’est à vous
que j’eusse pensé. Un frondeur, vous, le comte de La Fère, du
parti d’un Broussel, d’un Blancmesnil, d’un Viole! Fi donc! cela
ferait croire que madame votre mère était quelque petite robine.
Vous êtes un frondeur!

-- Ma foi, mon cher monsieur, dit Athos, il fallait être mazarin
ou frondeur. J’ai longtemps fait résonner ces deux noms à mon
oreille, et je me suis prononcé pour le dernier; c’est un nom
français, au moins. Et puis, je suis frondeur, non pas avec
M. Broussel, avec M. Blancmesnil et avec M. Viole, mais avec
M. de Beaufort, M. de Bouillon et M. d’Elbeuf, avec des princes et
non avec des présidents, des conseillers, des robins. D’ailleurs,
l’agréable résultat que de servir M. le cardinal! Regardez ce mur
sans fenêtres, monsieur de Comminges, il vous en dira de belles
sur la reconnaissance mazarine.

-- Oui, reprit en riant Comminges, et surtout s’il répète ce que
M. d’Artagnan lui lance depuis huit jours de malédictions.

-- Pauvre d’Artagnan! dit Athos avec cette mélancolie charmante
qui faisait une des faces de son caractère, un homme si brave, si
bon, si terrible à ceux qui n’aiment pas ceux qu’il aime! Vous
avez là deux rudes prisonniers, monsieur de Comminges, et je vous
plains si l’on a mis sous votre responsabilité ces deux hommes
indomptables.

-- Indomptables! dit en souriant à son tour Comminges, eh!
monsieur, vous voulez me faire peur.

Le premier jour de son emprisonnement, M. d’Artagnan a provoqué
tous les soldats et tous les bas officiers, sans doute afin
d’avoir une épée; cela a duré le lendemain, s’est étendu même
jusqu’au surlendemain, mais ensuite il est devenu calme et doux
comme un agneau. À présent il chante des chansons gasconnes qui
nous font mourir de rire.

-- Et M. du Vallon? demanda Athos.

-- Ah! celui-là, c’est autre chose. J’avoue que c’est un
gentilhomme effrayant. Le premier jour, il a enfoncé toutes les
portes d’un seul coup d’épaule, et je m’attendais à le voir sortir
de Rueil comme Samson est sorti de Gaza. Mais son humeur a suivi
la même marche que celle de M. d’Artagnan. Maintenant, non
seulement il s’accoutume à sa captivité, mais encore il en
plaisante.

-- Tant mieux, dit Athos, tant mieux.

-- En attendiez-vous donc autre chose? demanda Comminges, qui,
rapprochant ce qu’avait dit Mazarin de ses prisonniers avec ce
qu’en disait le comte de La Fère, commençait à concevoir quelques
inquiétudes.

De son côté, Athos réfléchissait que très certainement cette
amélioration dans le moral de ses amis naissait de quelque plan
formé par d’Artagnan. Il ne voulut donc pas leur nuire pour trop
les exalter.

-- Eux? dit-il, ce sont des têtes inflammables; l’un est Gascon,
l’autre Picard; tous deux s’allument facilement, mais s’éteignent
vite. Vous en avez la preuve, et ce que vous venez de me raconter
tout à l’heure fait foi de ce que je vous dis maintenant.

C’était l’opinion de Comminges; aussi se retira-t-il plus rassuré,
et Athos demeura seul dans la vaste chambre, où, suivant l’ordre
du cardinal, il fut traité avec les égards dus à un gentilhomme.

Il attendait, au reste, pour se faire une idée précise de sa
situation, cette fameuse visite promise par Mazarin lui-même.


LXXXVIII. L’esprit et le bras

Maintenant passons de l’orangerie au pavillon de chasse.

Au fond de la cour, où, par un portique fermé de colonnes
ioniennes, on découvrait les chenils, s’élevait un bâtiment oblong
qui semblait s’étendre comme un bras au-devant de cet autre bras,
le pavillon de l’orangerie, demi-cercle enserrant la cour
d’honneur.

C’est dans ce pavillon, au rez-de-chaussée, qu’étaient renfermés
Porthos et d’Artagnan, partageant les longues heures d’une
captivité antipathique à ces deux tempéraments.

D’Artagnan se promenait comme un tigre, l’oeil fixe, et rugissant
parfois sourdement le long des barreaux d’une large fenêtre
donnant sur la cour de service.

Porthos ruminait en silence un excellent dîner dont on venait de
desservir les restes.

L’un semblait privé de raison, et il méditait; l’autre semblait
méditer profondément, et il dormait. Seulement, son sommeil était
un cauchemar, ce qui pouvait se deviner à la manière incohérente
et entrecoupée dont il ronflait.

-- Voilà, dit d’Artagnan, le jour qui baisse. Il doit être quatre
heures à peu près. Il y a tantôt cent quatre-vingt-trois heures
que nous sommes là-dedans.

-- Hum! fit Porthos pour avoir l’air de répondre.

-- Entendez-vous, éternel dormeur? dit d’Artagnan, impatienté
qu’un autre pût se livrer au sommeil le jour, quand il avait, lui,
toutes les peines du monde à dormir la nuit.

-- Quoi? dit Porthos.

-- Ce que je dis?

-- Que dites-vous?

-- Je dis, reprit d’Artagnan, que voilà tantôt cent quatre-vingt-
trois heures que nous sommes ici.

-- C’est votre faute, dit Porthos.

-- Comment! c’est ma faute?...

-- Oui, je vous ai offert de nous en aller.

-- En descellant un barreau ou en enfonçant une porte?

-- Sans doute.

-- Porthos, des gens comme nous ne s’en vont pas purement et
simplement.

-- Ma foi, dit Porthos, moi je m’en irais avec cette pureté et
cette simplicité que vous me semblez dédaigner par trop.

D’Artagnan haussa les épaules.

-- Et puis, dit-il, ce n’est pas le tout que de sortir de cette
chambre.

-- Cher ami, dit Porthos, vous me semblez aujourd’hui d’un peu
meilleure humeur qu’hier. Expliquez-moi comment ce n’est pas le
tout que de sortir de cette chambre.

-- Ce n’est pas le tout, parce que n’ayant ni armes ni mot de
passe, nous ne ferons pas cinquante pas dans la cour sans heurter
une sentinelle.

-- Eh bien! dit Porthos, nous assommerons la sentinelle et nous
aurons ses armes.

-- Oui, mais avant d’être assommée tout à fait, cela a la vie
dure, un Suisse, elle poussera un cri ou tout au moins un
gémissement qui fera sortir le poste; nous serons traqués et pris
comme des renards, nous qui sommes des lions, et l’on nous jettera
dans quelque cul-de-basse-fosse où nous n’aurons pas même la
consolation de voir cet affreux ciel gris de Rueil, qui ne
ressemble pas plus au ciel de Tarbes que la lune ne ressemble au
soleil. Mordioux! si nous avions quelqu’un au dehors, quelqu’un
qui pût nous donner des renseignements sur la topographie morale
et physique de ce château, sur ce que César appelait les _moeurs_
et les _lieux_, à ce qu’on m’a dit, du moins... Eh! quand on pense
que durant vingt ans, pendant lesquels je ne savais que faire, je
n’ai pas eu l’idée d’occuper une de ces heures-là à venir étudier
Rueil.

-- Qu’est-ce que ça fait? dit Porthos, allons-nous-en toujours.

-- Mon cher, dit d’Artagnan, savez-vous pourquoi les maîtres
pâtissiers ne travaillent jamais de leurs mains?

-- Non, dit Porthos; mais je serais flatté de le savoir.

-- C’est que devant leurs élèves ils craindraient de faire
quelques tartes trop rôties ou quelques crèmes tournées.

-- Après?

-- Après, on se moquerait d’eux, et il ne faut jamais qu’on se
moque des maîtres pâtissiers.

-- Et pourquoi les maîtres pâtissiers à propos de nous?

-- Parce que nous devons, en fait d’aventures, jamais n’avoir
d’échec ni prêter à rire de nous. En Angleterre dernièrement nous
avons échoué, nous avons été battus, et c’est une tache à notre
réputation.

-- Par qui donc avons-nous été battus? demanda Porthos.

-- Par Mordaunt.

-- Oui, mais nous avons noyé M. Mordaunt.

-- Je le sais bien, et cela nous réhabilitera un peu dans l’esprit
de la postérité, si toutefois la postérité s’occupe de nous. Mais
écoutez-moi, Porthos; quoique M. Mordaunt ne fût pas à mépriser,
M. Mazarin me paraît bien autrement fort que M. Mordaunt, et nous
ne le noierons pas aussi facilement. Observons-nous donc bien et
jouons serré; car, ajouta d’Artagnan avec un soupir, à nous deux,
nous en valons huit autres peut-être, mais nous ne valons pas les
quatre que vous savez.

-- C’est vrai, dit Porthos en correspondant par un soupir au
soupir de d’Artagnan.

-- Eh bien! Porthos, faites comme moi, promenez-vous de long en
large jusqu’à ce qu’une nouvelle de nos amis nous arrive ou qu’une
bonne idée nous vienne; mais ne dormez pas toujours comme vous le
faites, il n’y a rien qui alourdisse l’esprit comme le sommeil.
Quant à ce qui nous attend, c’est peut-être moins grave que nous
ne le pensions d’abord. Je ne crois pas que M. de Mazarin songe à
nous faire couper la tête, parce qu’on ne nous couperait pas la
tête sans procès, que le procès ferait du bruit, que le bruit
attirerait nos amis, et qu’alors ils ne laisseraient pas faire
M. de Mazarin.

-- Que vous raisonnez bien! dit Porthos avec admiration.

-- Mais oui, pas mal, dit d’Artagnan. Et puis, voyez-vous, si l’on
ne nous fait pas notre procès, si l’on ne nous coupe pas la tête,
il faut qu’on nous garde ici ou qu’on nous transporte ailleurs.

-- Oui, il le faut nécessairement, dit Porthos.

-- Eh bien! il est impossible que maître Aramis, ce fin limier, et
qu’Athos, ce sage gentilhomme, ne découvrent pas notre retraite;
alors, ma foi, il sera temps.

-- Oui, d’autant plus qu’on n’est pas absolument mal ici; à
l’exception d’une chose, cependant.

-- De laquelle?

-- Avez-vous remarqué, d’Artagnan, qu’on nous a donné du mouton
braisé trois jours de suite?

-- Non, mais s’il s’en présente une quatrième fois, je m’en
plaindrai, soyez tranquille.

-- Et puis quelquefois ma maison me manque; il y a bien longtemps
que je n’ai visité mes châteaux.

-- Bah! oubliez-les momentanément; nous les retrouverons, à moins
que M. de Mazarin ne les ait fait raser.

-- Croyez-vous qu’il se soit permis cette tyrannie? demanda
Porthos avec inquiétude.

-- Non; c’était bon pour l’autre cardinal, ces résolutions-là. Le
nôtre est trop mesquin pour risquer de pareilles choses.

-- Vous me tranquillisez, d’Artagnan.

-- Eh bien! alors faites bon visage comme je le fais; plaisantons
avec les gardiens; intéressons les soldats, puisque nous ne
pouvons les corrompre; cajolez-les plus que vous ne faites,
Porthos, quand ils viendront sous nos barreaux. Jusqu’à présent
vous n’avez fait que leur montrer le poing, et plus votre poing
est respectable, Porthos, moins il est attirant. Ah! je donnerais
beaucoup pour avoir cinq cents louis seulement.

-- Et moi aussi, dit Porthos, qui ne voulait pas demeurer en reste
de générosité avec d’Artagnan, je donnerais bien cent pistoles.

Les deux prisonniers en étaient là de leur conversation, quand
Comminges entra, précédé d’un sergent et de deux hommes qui
portaient le souper dans une manne remplie de bassins et de plats.


LXXXIX. L’esprit et le bras (Suite)

-- Bon! dit Porthos, encore du mouton!

-- Mon cher monsieur de Comminges, dit d’Artagnan, vous saurez que
mon ami, M. du Vallon, est décidé à se porter aux plus dures
extrémités, si M. de Mazarin s’obstine à le nourrir de cette sorte
de viande.

-- Je déclare même, dit Porthos, que je ne mangerai de rien autre
chose si on ne l’emporte pas.

-- Emportez le mouton, dit Comminges, je veux que M. du Vallon
soupe agréablement, d’autant plus que j’ai à lui annoncer une
nouvelle qui, j’en suis sûr, va lui donner de l’appétit.

-- M. de Mazarin serait-il trépassé? demanda Porthos.

-- Non, j’ai même le regret de vous annoncer qu’il se porte à
merveille.

-- Tant pis, dit Porthos.

-- Et quelle est cette nouvelle? demanda d’Artagnan. C’est du
fruit si rare qu’une nouvelle en prison, que vous excuserez, je
l’espère, mon impatience, n’est-ce pas, monsieur de Comminges?
d’autant plus que vous nous avez laissé entendre que la nouvelle
était bonne.

-- Seriez-vous aise de savoir que M. le comte de La Fère se porte
bien? répondit Comminges.

Les petits yeux de d’Artagnan s’ouvrirent démesurément.

-- Si j’en serais aise! s’écria-t-il, j’en serais plus qu’aise,
j’en serais heureux.

-- Eh bien! je suis chargé par lui-même de vous présenter tous ses
compliments et de vous dire qu’il est en bonne santé.

D’Artagnan faillit bondir de joie. Un coup d’oeil rapide traduisit
à Porthos sa pensée: «Si Athos sait où nous sommes, disait ce
regard, s’il nous fait parler, avant peu Athos agira.»

Porthos n’était pas très habile à comprendre les coups d’oeil;
mais cette fois, comme il avait, au nom d’Athos, éprouvé la même
impression que d’Artagnan, il comprit.

-- Mais, demanda timidement le Gascon, M. le comte de La Fère,
dites-vous, vous a chargé de tous ses compliments pour M. du
Vallon et moi?

-- Oui, monsieur.

-- Vous l’avez donc vu?

-- Sans doute.

-- Où cela? sans indiscrétion.

-- Bien près d’ici, répondit Comminges en souriant.

-- Bien près d’ici! répéta d’Artagnan, dont les yeux étincelèrent.

-- Si près, que si les fenêtres qui donnent dans l’orangerie
n’étaient pas bouchées, vous pourriez le voir de la place où vous
êtes.

Il rôde aux environs du château, pensa d’Artagnan. Puis tout haut:

-- Vous l’avez rencontré à la chasse, dit-il, dans le parc peut-
être?

-- Non pas, plus près, plus près encore. Tenez, derrière ce mur,
dit Comminges en frappant contre ce mur.

-- Derrière ce mur? Qu’y a-t-il donc derrière ce mur? On m’a amené
ici de nuit, de sorte que le diable m’emporte si je sais où je
suis.

-- Eh bien! dit Comminges, supposez une chose.

-- Je supposerai tout ce que vous voudrez.

-- Supposez qu’il y ait une fenêtre à ce mur.

-- Eh bien?

-- Eh bien! de cette fenêtre vous verriez M. de La Fère à la
sienne.

-- M. de La Fère est donc logé au château?

-- Oui.

-- À quel titre?

-- Au même titre que vous.

-- Athos est prisonnier?

-- Vous savez bien, dit en riant Comminges, qu’il n’y a pas de
prisonniers à Rueil, puisqu’il n’y a pas de prison.

-- Ne jouons pas sur les mots, monsieur; Athos a été arrêté?

-- Hier, à Saint-Germain, en sortant de chez la reine.

Les bras de d’Artagnan retombèrent inertes à son côté. On eût dit
qu’il était foudroyé.

La pâleur courut comme un nuage blanc sur son teint bruni, mais
disparut presque aussitôt.

-- Prisonnier! répéta-t-il.

-- Prisonnier! répéta après lui Porthos abattu.

Tout à coup d’Artagnan releva la tête et on vit luire en ses yeux
un éclair imperceptible pour Porthos lui-même. Puis, le même
abattement qui l’avait précédé suivit cette fugitive lueur.

-- Allons, allons, dit Comminges, qui avait un sentiment réel
d’affection pour d’Artagnan depuis le service signalé que celui-ci
lui avait rendu le jour de l’arrestation de Broussel en le tirant
des mains des Parisiens; allons, ne vous désolez pas, je n’ai pas
prétendu vous apporter une triste nouvelle, tant s’en faut. Par la
guerre qui court, nous sommes tous des êtres incertains. Riez donc
du hasard qui rapproche votre ami de vous et de M. du Vallon, au
lieu de vous désespérer.

Mais cette invitation n’eut aucune influence sur d’Artagnan, qui
conserva son air lugubre.

-- Et quelle mine faisait-il? demanda Porthos, qui, voyant que
d’Artagnan laissait tomber la conversation, en profita pour placer
son mot.

-- Mais fort bonne mine, dit Comminges. D’abord, comme vous, il
avait paru assez désespéré; mais quand il a su que M. le cardinal
devait lui faire une visite ce soir même...

-- Ah! fit d’Artagnan, M. le cardinal doit faire visite au comte
de La Fère?

-- Oui, il l’en a fait prévenir, et M. le comte de La Fère, en
apprenant cette nouvelle, m’a chargé de vous dire, à vous, qu’il
profiterait de cette faveur que lui faisait le cardinal pour
plaider votre cause et la sienne.

-- Ah! ce cher comte! dit d’Artagnan.

-- Belle affaire, grogna Porthos, grande faveur! Pardieu! M. le
comte de La Fère, dont la famille a été alliée aux Montmorency et
aux Rohan, vaut bien M. de Mazarin.

-- N’importe, dit, d’Artagnan avec son ton le plus câlin, en y
réfléchissant, mon cher du Vallon, c’est beaucoup d’honneur pour
M. le comte de La Fère, c’est surtout beaucoup d’espérance à
concevoir, une visite! et même, à mon avis, c’est un honneur si
grand pour un prisonnier, que je crois que M. de Comminges se
trompe.

-- Comment! je me trompe!

-- Ce sera non pas M. de Mazarin qui ira visiter le comte de La
Fère, mais M. le comte de La Fère qui sera appelé par
M. de Mazarin?

-- Non, non, non, dit Comminges, qui tenait à rétablir les faits
dans toute leur exactitude. J’ai parfaitement entendu ce que m’a
dit le cardinal. Ce sera lui qui ira visiter le comte de La Fère.

D’Artagnan essaya de surprendre un des regards de l’importance de
cette visite, mais Porthos ne regardait pas même de son côté.

-- C’est donc l’habitude de M. le cardinal de se promener dans son
orangerie? demanda d’Artagnan.

-- Chaque soir il s’y enferme, dit Comminges. Il paraît que c’est
là qu’il médite sur les affaires de État.

-- Alors, dit d’Artagnan, je commence à croire que M. de La Fère
recevra la visite de Son Éminence; d’ailleurs, il se fera
accompagner, sans doute.

-- Oui, par deux soldats.

-- Et il causera ainsi d’affaires devant deux étrangers?

-- Les soldats sont des Suisses des petits cantons et ne parlent
qu’allemand. D’ailleurs, selon toute probabilité, ils attendront à
la porte.

D’Artagnan s’enfonçait les ongles dans les paumes des mains pour
que son visage n’exprimât pas autre chose que ce qu’il voulait lui
permettre d’exprimer.

-- Que M. de Mazarin prenne garde d’entrer ainsi seul chez M. le
comte de La Fère, dit d’Artagnan, car le comte de La Fère doit
être furieux.

Comminges se mit à rire.

-- Ah çà! mais, en vérité, on dirait que vous êtes des
anthropophages! M. de La Fère est courtois, il n’a point d’armes,
d’ailleurs; au premier cri de Son Éminence, les deux soldats qui
l’accompagnent toujours accourraient.

-- Deux soldats, dit d’Artagnan paraissant rappeler ses souvenirs,
deux soldats, oui; c’est donc cela que j’entends appeler deux
hommes chaque soir, et que je les vois se promener pendant une
demi-heure quelquefois sous ma fenêtre.

-- C’est cela, ils attendent le cardinal, ou plutôt Bernouin, qui
vient les appeler quand le cardinal sort.

-- Beaux hommes, ma foi! dit d’Artagnan.

-- C’est le régiment qui était à Lens, et que M. le Prince a donné
au cardinal pour lui faire honneur.

-- Ah! monsieur, dit d’Artagnan comme pour résumer en un mot toute
cette longue conversation, pourvu que Son Éminence s’adoucisse et
accorde notre liberté à M. de La Fère.

-- Je le désire de tout mon coeur, dit Comminges.

-- Alors, s’il oubliait cette visite, vous ne verriez aucun
inconvénient à la lui rappeler?

-- Aucun, au contraire.

-- Ah! voilà qui me tranquillise un peu.

Cet habile changement de conversation eût paru une manoeuvre
sublime à quiconque eût pu lire dans l’âme du Gascon.

-- Maintenant, continua-t-il, une dernière grâce, je vous prie,
mon cher monsieur de Comminges.

-- Tout à votre service, monsieur.

-- Vous reverrez M. le comte de La Fère?

-- Demain matin.

-- Voulez-vous lui souhaiter le bonjour pour nous, et lui dire
qu’il sollicite pour moi la même faveur qu’il aura obtenue?

-- Vous désirez que M. le cardinal vienne ici?

-- Non; je me connais et ne suis point si exigeant. Que Son
Éminence me fasse l’honneur de m’entendre, c’est tout ce que je
désire.

-- Oh! murmura Porthos en secouant la tête, je n’aurais jamais cru
cela de sa part. Comme l’infortune vous abat un homme!

-- Cela sera fait, dit Comminges.

-- Assurez aussi le comte que je me porte à merveille, et que vous
m’avez vu triste, mais résigné.

-- Vous me plaisez, monsieur, en disant cela.

-- Vous direz la même chose pour M. du Vallon.

-- Pour moi, non pas! s’écria Porthos. Moi, je ne suis pas résigné
du tout.

-- Mais vous vous résignerez, mon ami.

-- Jamais!

-- Il se résignera, monsieur de Comminges. Je le connais mieux
qu’il ne se connaît lui-même, et je lui sais mille excellentes
qualités qu’il ne se soupçonne même pas. Taisez-vous, cher du
Vallon, et résignez-vous.

-- Adieu, messieurs, dit Comminges. Bonne nuit!

-- Nous y tâcherons.

Comminges salua et sortit. D’Artagnan le suivit des yeux dans la
même posture humble et avec le même visage résigné. Mais à peine
la porte fut-elle refermée sur le capitaine des gardes, que,
s’élançant vers Porthos, il le serra dans ses bras avec une
expression de joie sur laquelle il n’y avait pas à se tromper.

-- Oh! oh! dit Porthos, qu’y a-t-il donc? est-ce que vous devenez
fou, mon pauvre ami?

-- Il y a, dit d’Artagnan, que nous sommes sauvés!

-- Je ne vois pas cela le moins du monde, dit Porthos; je vois au
contraire que nous sommes tous pris, à l’exception d’Aramis, et
que nos chances de sortir sont diminuées depuis qu’un de plus est
entré dans la souricière de M. de Mazarin.

-- Pas du tout, Porthos, mon ami, cette souricière était
suffisante pour deux; elle devient trop faible pour trois.

-- Je ne comprends pas du tout, dit Porthos.

-- Inutile, dit d’Artagnan, mettons-nous à table et prenons des
forces, nous en aurons besoin pour la nuit.

-- Que ferons-nous donc cette nuit? demanda Porthos de plus en
plus intrigué.

-- Nous voyagerons probablement.

-- Mais...

-- Mettons-nous à table, cher ami, les idées me viennent en
mangeant. Après le souper, quand mes idées seront au grand
complet, je vous les communiquerai.

Quelque désir qu’eût Porthos d’être mis au courant du projet de
d’Artagnan, comme il connaissait les façons de faire de ce
dernier, il se mit à table sans insister davantage et mangea avec
un appétit qui faisait honneur à la confiance que lui inspirait
l’imaginative de d’Artagnan.


XC. Le bras et l’esprit

Le souper fut silencieux, mais non pas triste; car de temps en
temps un de ces fins sourires qui lui étaient habituels dans ses
moments de bonne humeur illuminait le visage de d’Artagnan.
Porthos ne perdait pas un de ces sourires, et à chacun d’eux il
poussait quelque exclamation qui indiquait à son ami que,
quoiqu’il ne la comprît pas, il n’abandonnait pas davantage la
pensée qui bouillonnait dans son cerveau.

Au dessert, d’Artagnan se coucha sur sa chaise, croisa une jambe
sur l’autre, et se dandina de l’air d’un homme parfaitement
satisfait de lui-même.

Porthos appuya son menton sur ses deux mains, posa ses deux coudes
sur la table et regarda d’Artagnan avec ce regard confiant qui
donnait à ce colosse une si admirable expression de bonhomie.

-- Eh bien? fit d’Artagnan au bout d’un instant.

-- Eh bien? répéta Porthos.

-- Vous disiez donc, cher ami?...

-- Moi! je ne disais rien.

-- Si fait, vous disiez que vous aviez envie de vous en aller
d’ici.

-- Ah! pour cela, oui, ce n’est point l’envie qui me manque.

-- Et vous ajoutiez que, pour vous en aller d’ici, il ne
s’agissait que de desceller une porte ou une muraille.

-- C’est vrai, je disais cela, et même je le dis encore.

-- Et moi je vous répondais, Porthos, que c’était un mauvais
moyen, et que nous ne ferions point cent pas sans être repris et
assommés, à moins que nous n’eussions des habits pour nous
déguiser et des armes pour nous défendre.

-- C’est vrai, il nous faudrait des habits et des armes.

-- Eh bien! dit d’Artagnan en se levant, nous les avons, ami
Porthos, et même quelque chose de mieux.

-- Bah! dit Porthos en regardant autour de lui.

-- Ne cherchez pas, c’est inutile, tout cela viendra nous trouver
au moment voulu. À quelle heure à peu près avons-nous vu se
promener hier les deux gardes suisses?

-- Une heure, je crois, après que la nuit fut tombée.

-- S’ils sortent aujourd’hui comme hier, nous ne serons donc pas
un quart d’heure à attendre le plaisir de les voir.

-- Le fait est que nous serons un quart d’heure tout au plus.

-- Vous avez toujours le bras assez bon, n’est-ce pas, Porthos?

Porthos déboutonna sa manche, releva sa chemise, et regarda avec
complaisance ses bras nerveux, gros comme la cuisse d’un homme
ordinaire.

-- Mais oui, dit-il, assez bon.

-- De sorte que vous feriez, sans trop vous gêner, un cerceau de
cette pincette et un tire-bouchon de cette pelle?

-- Certainement, dit Porthos.

-- Voyons, dit d’Artagnan.

Le géant prit les deux objets désignés et opéra avec la plus
grande facilité et sans aucun effort apparent les deux
métamorphoses désirées par son compagnon.

-- Voilà! dit-il.

-- Magnifique! dit d’Artagnan, et véritablement vous êtes doué,
Porthos.

-- J’ai entendu parler, dit Porthos, d’un certain Milon de Crotone
qui faisait des choses fort extraordinaires, comme de serrer son
front avec une corde et de la faire éclater, de tuer un boeuf d’un
coup de poing et de l’emporter chez lui sur ses épaules, d’arrêter
un cheval par les pieds de derrière, etc., etc. Je me suis fait
raconter toutes ses prouesses, là-bas à Pierrefonds, et j’ai fait
tout ce qu’il faisait, excepté de briser une corde en enflant mes
tempes.

-- C’est que votre force n’est pas dans votre tête, Porthos, dit
d’Artagnan.

-- Non, elle est dans mes bras et dans mes épaules, répondit
naïvement Porthos.

-- Eh bien! mon ami, approchons de la fenêtre et servez-vous de
votre force pour desceller un barreau. Attendez que j’éteigne la
lampe.


XCI. Le bras et l’esprit (Suite)

Porthos s’approcha de la fenêtre, prit un barreau à deux mains,
s’y cramponna, l’attira vers lui et le fit plier comme un arc, si
bien que les deux bouts sortirent de l’alvéole de pierre où depuis
trente ans le ciment les tenait scellés.

-- Eh bien! mon ami, dit d’Artagnan, voilà ce que n’aurait jamais
pu faire le cardinal, tout homme de génie qu’il est.

-- Faut-il en arracher d’autres? demanda Porthos.

-- Non pas, celui-ci nous suffira; un homme peut passer
maintenant.

Porthos essaya et sortit son torse tout entier.

-- Oui, dit-il.

-- En effet, c’est une assez jolie ouverture. Maintenant passez
votre bras.

-- Par où?

-- Par cette ouverture.

-- Pourquoi faire?

-- Vous le saurez tout à l’heure. Passez toujours.

Porthos obéit, docile comme un soldat, et passa son bras à travers
les barreaux.

-- À merveille! dit d’Artagnan.

-- Il paraît que cela marche?

-- Sur des roulettes, cher ami.

-- Bon. Maintenant que faut-il que je fasse?

-- Rien.

-- C’est donc fini?

-- Pas encore.

-- Je voudrais cependant bien comprendre, dit Porthos.

-- Écoutez, mon cher ami, et en deux mots vous serez au fait. La
porte du poste s’ouvre, comme vous voyez.

-- Oui, je vois.

-- On va envoyer dans notre cour, que traverse M. de Mazarin pour
se rendre à l’orangerie, les deux gardes qui l’accompagnent.

-- Les voilà qui sortent.

-- Pourvu qu’ils referment la porte du poste. Bon! ils la
referment.

-- Après?

-- Silence! ils pourraient nous entendre.

-- Je ne saurai rien, alors.

-- Si fait, car à mesure que vous exécuterez vous comprendrez.

-- Cependant, j’aurais préféré...

-- Vous aurez le plaisir de la surprise.

-- Tiens, c’est vrai, dit Porthos.

-- Chut!

Porthos demeura muet et immobile.

En effet, les deux soldats s’avançaient du côté de la fenêtre en
se frottant les mains, car on était, comme nous l’avons dit, au
mois de février, et il faisait froid.

En ce moment la porte du corps de garde s’ouvrait et l’on rappela
un des soldats. Le soldat quitta son camarade et rentra dans le
corps de garde.

-- Cela va donc toujours? dit Porthos.

-- Mieux que jamais, répondit d’Artagnan. Maintenant, écoutez. Je
vais appeler ce soldat et causer avec lui, comme j’ai fait hier
avec un de ses camarades, vous rappelez-vous?

-- Oui; seulement je n’ai pas entendu un mot de ce qu’il disait.

-- Le fait est qu’il avait un accent un peu prononcé. Mais ne
perdez pas un mot de ce que je vais vous dire; tout est dans
l’exécution, Porthos.

-- Bon, l’exécution, c’est mon fort.

-- Je le sais pardieu bien; aussi je compte sur vous.

-- Dites.

-- Je vais donc appeler le soldat et causer avec lui.

-- Vous l’avez déjà dit.

-- Je me tournerai à gauche, de sorte qu’il sera placé, lui, à
votre droite au moment où il montera sur le banc.

-- Mais s’il n’y monte pas!

-- Il y montera, soyez tranquille. Au moment où il montera sur le
banc, vous allongerez votre bras formidable et le saisirez au cou.
Puis, l’enlevant comme Tobie enleva le poisson par les ouïes, vous
l’introduirez dans notre chambre, en ayant soin de serrer assez
fort pour l’empêcher de crier.

-- Oui, dit Porthos; mais si je l’étrangle?

-- D’abord ce ne sera qu’un Suisse de moins; mais vous ne
l’étranglerez pas, je l’espère. Vous le déposerez tout doucement
ici et nous le bâillonnerons, et l’attacherons, peu importe où,
quelque part enfin. Cela nous fera d’abord un habit d’uniforme et
une épée.

-- Merveilleux! dit Porthos en regardant d’Artagnan avec la plus
profonde admiration.

-- Hein! fit le Gascon.

-- Oui, reprit Porthos en se ravisant; mais un habit d’uniforme et
une épée, ce n’est pas assez pour deux.

-- Eh bien! est-ce qu’il n’a pas son camarade?

-- C’est juste, dit Porthos.

-- Donc, quand je tousserai, allongez le bras, il sera temps.

-- Bon!

Les deux amis prirent chacun le poste indiqué. Placé comme il
était, Porthos se trouvait entièrement caché dans l’angle de la
fenêtre.

-- Bonsoir, camarade, dit d’Artagnan de sa voix la plus charmante
et de son diapason le plus modéré.

-- Ponsoir, monsir, répondit le soldat.

-- Il ne fait pas trop chaud à se promener, dit d’Artagnan.

-- Brrrrrrroun, fit le soldat.

-- Et je crois qu’un verre de vin ne vous serait pas désagréable?

-- Un ferre de fin, il serait le bienfenu.

-- Le poisson mord! le poisson mord! murmura d’Artagnan à Porthos.

-- Je comprends, dit Porthos.

-- J’en ai là une bouteille, dit d’Artagnan.

-- Une pouteille!

-- Oui.

-- Une pouteille bleine?

-- Tout entière, et elle est à vous si vous voulez la boire à ma
santé.

-- Ehé! moi fouloir pien, dit le soldat en s’approchant.

-- Allons, venez la prendre, mon ami, dit le Gascon.

-- Pien folontiers. Ché grois qu’il y a un panc.

-- Oh! mon Dieu, on dirait qu’il a été placé exprès là.

Montez dessus... Là, bien, c’est cela, mon ami.

Et d’Artagnan toussa.

Au même moment, le bras de Porthos s’abattit; son poignet d’acier
mordit, rapide comme l’éclair et ferme comme une tenaille, le cou
du soldat, l’enleva en l’étouffant, l’attira à lui par l’ouverture
au risque de l’écorcher en passant, et le déposa sur le parquet,
où d’Artagnan, en lui laissant tout juste le temps de reprendre sa
respiration, le bâillonna avec son écharpe, et, aussitôt
bâillonné, se mit à le déshabiller avec la promptitude et la
dextérité d’un homme qui a appris son métier sur le champ de
bataille.

Puis le soldat garrotté et bâillonné fut porté dans l’âtre, dont
nos amis avaient préalablement éteint la flamme.

-- Voici toujours une épée et un habit, dit Porthos.

-- Je les prends, dit d’Artagnan. Si vous voulez un autre habit et
une autre épée, il faut recommencer le tour. Attention! Je vois
justement l’autre soldat qui sort du corps de garde et qui vient
de ce côté.

-- Je crois, dit Porthos, qu’il serait imprudent de recommencer
pareille manoeuvre. On ne réussit pas deux fois, à ce qu’on
assure, par le même moyen. Si je le manquais, tout serait perdu.
Je vais descendre, le saisir au moment où il ne se défiera pas, et
je vous l’offrirai tout bâillonné.

-- C’est mieux, répondit le Gascon.

-- Tenez-vous prêt, dit Porthos en se laissant glisser par
l’ouverture.

La chose s’effectua comme Porthos l’avait promis. Le géant se
cacha sur son chemin, et, lorsque le soldat passa devant lui, il
le saisit au cou, le bâillonna, le poussa pareil à une momie à
travers les barreaux élargis de la fenêtre et rentra derrière lui.

On déshabilla le second prisonnier comme on avait déshabillé
l’autre. On le coucha sur le lit, on l’assujettit avec des
sangles; et comme le lit était de chêne massif et que les sangles
étaient doublées, on fut non moins tranquille sur celui-là que sur
le premier.

-- Là, dit d’Artagnan, voici qui va à merveille. Maintenant,
essayez-moi l’habit de ce gaillard-là, Porthos, je doute qu’il
vous aille; mais s’il vous est par trop étroit, ne vous inquiétez
point, le baudrier vous suffira, et surtout le chapeau à plumes
rouges.

Il se trouva par hasard que le second était un Suisse gigantesque,
de sorte qu’à l’exception de quelques points qui craquèrent dans
les coutures tout alla le mieux du monde.

Pendant quelque temps on n’entendit que le froissement du drap,
Porthos et d’Artagnan s’habillant à la hâte.

-- C’est fait, dirent-ils en même temps. Quant à vous, compagnons,
ajoutèrent-ils en se retournant vers les deux soldats, il ne vous
arrivera rien si vous êtes bien gentils; mais si vous bougez, vous
êtes morts.

Les soldats se tinrent cois. Ils avaient compris au poignet de
Porthos que la chose était des plus sérieuses et qu’il n’était pas
le moins du monde question de plaisanter.

-- Maintenant, dit d’Artagnan, vous ne seriez pas fâché de
comprendre, n’est-ce pas Porthos?

-- Mais oui, pas mal.

-- Eh bien, nous descendons dans la cour.

-- Oui.

-- Nous prenons la place de ces deux gaillards-là.

-- Bien.

-- Nous nous promenons de long en large.

-- Et ce sera bien vu, attendu qu’il ne fait pas chaud.

-- Dans un instant le valet de chambre appelle comme hier et
avant-hier le service.

-- Nous répondons?

-- Non, nous ne répondons pas, au contraire.

-- Comme vous voudrez. Je ne tiens pas à répondre.

-- Nous ne répondons donc pas; nous enfonçons seulement notre
chapeau sur notre tête et nous escortons Son Éminence

-- Où cela?

-- Où elle va, chez Athos. Croyez-vous qu’il sera fâché de nous
voir?

-- Oh! s’écria Porthos, oh! je comprends!

-- Attendez pour vous écrier, Porthos; car, sur ma parole, vous
n’êtes pas au bout, dit le Gascon tout goguenard.

-- Que va-t-il donc arriver? dit Porthos.

-- Suivez-moi, répondit d’Artagnan. Qui vivra verra.

Et passant par l’ouverture, il se laissa légèrement glisser dans
la cour. Porthos le suivit par le même chemin, quoique avec plus
de peine et moins de diligence.

On entendait frissonner de peur les deux soldats liés dans la
chambre.

À peine d’Artagnan et Porthos eurent-ils touché terre, qu’une
porte s’ouvrit et que la voix du valet de chambre cria:

-- Le service!

En même temps le poste s’ouvrit à son tour et une voix cria:

-- La Bruyère et du Barthois, partez!

-- Il paraît que je m’appelle La Bruyère, dit d’Artagnan.

-- Et moi du Barthois, dit Porthos.

-- Où êtes-vous? demanda le valet de chambre, dont les yeux
éblouis par la lumière ne pouvaient sans doute distinguer nos deux
héros dans l’obscurité.

-- Nous voici, dit d’Artagnan.

Puis, se tournant vers Porthos:

-- Que dites-vous de cela, monsieur du Vallon?

-- Ma foi, pourvu que cela dure, je dis que c’est joli!

Les deux soldats improvisés marchèrent gravement derrière le valet
de chambre; il leur ouvrit une porte du vestibule, puis une autre
qui semblait être celle d’un salon d’attente, et leur montrant
deux tabourets:

-- La consigne est bien simple, leur dit-il, ne laissez entrer
qu’une personne ici, une seule, entendez-vous bien? pas davantage;
à cette personne obéissez en tout. Quant au retour, il n’y a pas à
vous tromper, vous attendrez que je vous relève.

D’Artagnan était fort connu de ce valet de chambre, qui n’était
autre que Bernouin, qui, depuis six ou huit mois, l’avait
introduit une dizaine de fois près du cardinal. Il se contenta
donc, au lieu de répondre, de grommeler le_ ia_ le moins gascon et
le plus allemand possible.

Quant à Porthos, d’Artagnan avait exigé et obtenu de lui la
promesse qu’en aucun cas il ne parlerait. S’il était poussé à
bout, il lui était permis de proférer pour toute réponse le
_tarteifle_ proverbial et solennel.

Bernouin s’éloigna en fermant la porte.

-- Oh! oh! dit Porthos en entendant la clef de la serrure, il
paraît qu’ici c’est de mode d’enfermer les gens. Nous n’avons
fait, ce me semble, que de troquer de prison: seulement, au lieu
d’être prisonniers là-bas, nous le sommes dans l’orangerie. Je ne
sais pas si nous y avons gagné.

-- Porthos, mon ami, dit tout bas d’Artagnan, ne doutez pas de la
Providence, et laissez-moi méditer et réfléchir.

-- Méditez et réfléchissez donc, dit Porthos de mauvaise humeur en
voyant que les choses tournaient ainsi au lieu de tourner
autrement.

-- Nous avons marché quatre-vingts pas, murmura d’Artagnan, nous
avons monté six marches, c’est donc ici, comme l’a dit tout à
l’heure mon illustre ami du Vallon, cet autre pavillon parallèle
au nôtre et qu’on désigne sous le nom de pavillon de l’orangerie.
Le comte de La Fère ne doit pas être loin; seulement les portes
sont fermées.

-- Voilà une belle difficulté! dit Porthos, et avec un coup
d’épaule...

-- Pour Dieu! Porthos, mon ami, dit d’Artagnan, ménagez vos tours
de force, ou ils n’auront plus, dans l’occasion, toute la valeur
qu’ils méritent; n’avez-vous pas entendu qu’il va venir ici
quelqu’un?

-- Si fait.

-- Eh bien! ce quelqu’un nous ouvrira les portes.

-- Mais, mon cher, dit Porthos, si ce quelqu’un nous reconnaît, si
ce quelqu’un en nous reconnaissant se met à crier, nous sommes
perdus; car enfin vous n’avez pas le dessein, j’imagine, de me
faire assommer ou étrangler cet homme Église Ces manières-là sont
bonnes envers les Anglais et les Allemands.

-- Oh! Dieu m’en préserve et vous aussi! dit d’Artagnan. Le jeune
roi nous en aurait peut-être quelque reconnaissance; mais la reine
ne nous le pardonnerait pas, et c’est elle qu’il faut ménager;
puis d’ailleurs, du sang inutile! jamais! au grand jamais! J’ai
mon plan. Laissez-moi donc faire et nous allons rire.

-- Tant mieux, dit Porthos, j’en éprouve le besoin.

-- Chut! dit d’Artagnan, voici le quelqu’un annoncé.

On entendit alors dans la salle précédente, c’est-à-dire dans le
vestibule, le retentissement d’un pas léger. Les gonds de la porte
crièrent et un homme parut en habit de cavalier, enveloppé d’un
manteau brun, un large feutre rabattu sur ses yeux et une lanterne
à la main.

Porthos s’effaça contre la muraille, mais il ne put tellement se
rendre invisible que l’homme au manteau ne l’aperçût; il lui
présenta sa lanterne et lui dit:

-- Allumez la lampe du plafond.

Puis s’adressant à d’Artagnan:

-- Vous connaissez la consigne, dit-il.

--_ Ia_, répliqua le Gascon, déterminé à se borner à cet
échantillon de la langue allemande.

-- _Tedesco_, fit le cavalier, _va bene._

Et s’avançant vers la porte située en face de celle par laquelle
il était entré, il l’ouvrit et disparut derrière elle en la
refermant.

-- Et maintenant, dit Porthos, que ferons-nous?

-- Maintenant, nous nous servirons de votre épaule si cette porte
est fermée, ami Porthos. Chaque chose en son temps, et tout vient
à propos à qui sait attendre. Mais d’abord barricadons la première
porte d’une façon convenable, ensuite nous suivrons le cavalier.

Les deux amis se mirent aussitôt à la besogne et embarrassèrent la
porte de tous les meubles qui se trouvèrent dans la salle,
embarras qui rendait le passage d’autant plus impraticable que la
porte s’ouvrait en dedans.

-- Là, dit d’Artagnan, nous voilà sûrs de ne pas être surpris par
derrière. Allons, en avant.


XCII. Les oubliettes de M. de Mazarin

On arriva à la porte par laquelle avait disparu Mazarin; elle
était fermée; d’Artagnan tenta inutilement de l’ouvrir.

-- Voilà où il s’agit de placer votre coup d’épaule, dit
d’Artagnan. Poussez, ami Porthos, mais doucement, sans bruit;
n’enfoncez rien, disjoignez les battants, voilà tout.

Porthos appuya sa robuste épaule contre un des panneaux, qui plia,
et d’Artagnan introduisit alors la pointe de son épée entre le
pêne et la gâche de la serrure. Le pêne, taillé en biseau, céda,
et la porte s’ouvrit.

-- Quand je vous disais, ami Porthos, qu’on obtenait tout des
femmes et des portes en les prenant par la douceur.

-- Le fait est, dit Porthos, que vous êtes un grand moraliste.

-- Entrons, dit d’Artagnan.

Ils entrèrent. Derrière un vitrage, à la lueur de la lanterne du
cardinal, posée à terre au milieu de la galerie, on voyait les
orangers et les grenadiers du château de Rueil alignés en longues
files formant une grande allée et deux allées latérales plus
petites.

-- Pas de cardinal, dit d’Artagnan, mais sa lampe seule; où diable
est-il donc?

Et comme il explorait une des ailes latérales, après avoir fait
signe à Porthos d’explorer l’autre, il vit tout à coup à sa gauche
une caisse écartée de son rang, et, à la place de cette caisse un
trou béant.

Dix hommes eussent eu de la peine à faire mouvoir cette caisse,
mais, par un mécanisme quelconque, elle avait tourné avec la dalle
qui la supportait.

D’Artagnan, comme nous l’avons dit, vit un trou à cette place, et,
dans ce trou, les degrés de l’escalier tournant.

Il appela Porthos de la main et lui montra le trou et les degrés.

Les deux hommes se regardèrent avec une mine effarée.

-- Si nous ne voulions que de l’or, dit tout bas d’Artagnan, nous
aurions trouvé notre affaire et nous serions riches à tout jamais.

-- Comment cela?

-- Ne comprenez-vous pas, Porthos, qu’au bas de cet escalier est,
selon toute probabilité, ce fameux trésor du cardinal, dont on
parle tant, et que nous n’aurions qu’à descendre, vider une
caisse, enfermer dedans le cardinal à double tour, nous en aller
en emportant ce que nous pourrions traîner d’or, remettre à sa
place cet oranger, et que personne au monde ne viendrait nous
demander d’où nous vient notre fortune, pas même le cardinal?

-- Ce serait un beau coup pour des manants, dit Porthos, mais
indigne, ce me semble, de deux gentilshommes.

-- C’est mon avis, dit d’Artagnan; aussi ai-je dit: «Si nous ne
voulions que de l’or...» mais nous voulons autre chose.

Au même instant, et comme d’Artagnan penchait la tête vers le
caveau pour écouter, un son métallique et sec comme celui d’un sac
d’or qu’on remue vint frapper son oreille; il tressaillit.
Aussitôt une porte se referma et les premiers reflets d’une
lumière parurent dans l’escalier.

Mazarin avait laissé sa lampe dans l’orangerie pour faire croire
qu’il se promenait. Mais il avait une bougie de cire pour explorer
son mystérieux coffre-fort.

-- Hé! dit-il en italien, tandis qu’il remontait les marches en
examinant un sac de réaux à la panse arrondie; hé! voilà de quoi
payer cinq conseillers au parlement et deux généraux de Paris. Moi
aussi je suis un grand capitaine; seulement je fais la guerre à ma
façon...

D’Artagnan et Porthos s’étaient tapis chacun dans une allée
latérale, derrière une caisse, et attendaient.

Mazarin vint, à trois pas de d’Artagnan, pousser un ressort caché
dans le mur. La dalle tourna, et l’oranger supporté par elle
revint de lui-même prendre sa place.

Alors le cardinal éteignit sa bougie, qu’il remit dans sa poche;
et, reprenant sa lampe:

-- Allons voir M. de La Fère, dit-il.

-- Bon, c’est notre chemin, pensa d’Artagnan, nous irons ensemble.

Tous trois se mirent en marche. M. de Mazarin suivant l’allée du
milieu, et Porthos et d’Artagnan les allées parallèles. Ces deux
derniers évitaient avec soin ces longues lignes lumineuses que
traçait à chaque pas entre les caisses la lampe du cardinal.

Celui-ci arriva à une seconde porte vitrée sans s’être aperçu
qu’il était suivi, le sable mou amortissant le bruit des pas de
ses deux accompagnateurs.

Puis il tourna sur la gauche, prit un corridor auquel Porthos et
d’Artagnan n’avaient pas encore fait attention; mais au moment
d’en ouvrir la porte, il s’arrêta pensif.

-- Ah! _diavolo_! dit-il, j’oubliais la recommandation de
Comminges. Il me faut prendre les soldats et les placer à cette
porte, afin de ne pas me mettre à la merci de ce diable à quatre.
Allons.

Et, avec un mouvement d’impatience, il se retourna pour revenir
sur ses pas.

-- Ne vous donnez pas la peine, Monseigneur, dit d’Artagnan le
pied en avant, le feutre à la main et la figure gracieuse, nous
avons suivi Votre Éminence pas à pas, et nous voici.

-- Oui, nous voici, dit Porthos.

Et il fit le même geste d’agréable salutation.

Mazarin porta ses yeux effarés de l’un à l’autre, les reconnut
tous deux, et laissa échapper sa lanterne en poussant un
gémissement d’épouvante.

D’Artagnan la ramassa; par bonheur elle ne s’était pas éteinte
dans la chute.

-- Oh! quelle imprudence, Monseigneur! dit d’Artagnan; il ne fait
pas bon à aller ici sans lumière! Votre Éminence pourrait se
cogner contre quelque caisse ou tomber dans quelque trou.

-- Monsieur d’Artagnan! murmura Mazarin, qui ne pouvait revenir de
son étonnement.

-- Oui, Monseigneur, moi-même, et j’ai l’honneur de vous présenter
M. du Vallon, cet excellent ami à moi, auquel Votre Éminence a eu
la bonté de s’intéresser si vivement autrefois.

Et d’Artagnan dirigea la lumière de la lampe vers le visage joyeux
de Porthos, qui commençait à comprendre et qui en était tout fier.

-- Vous alliez chez M. de La Fère, continua d’Artagnan. Que nous
ne vous gênions pas, Monseigneur. Veuillez nous montrer le chemin,
et nous vous suivrons.

Mazarin reprenait peu à peu ses esprits.

-- Y a-t-il longtemps que vous êtes dans l’orangerie, messieurs?
demanda-t-il d’une voix tremblante en songeant à la visite qu’il
venait de faire à son trésor.

Porthos ouvrit la bouche pour répondre, d’Artagnan lui fit un
signe, et la bouche de Porthos, demeurée muette, se referma
graduellement.

-- Nous arrivons à l’instant même, Monseigneur, dit d’Artagnan.

Mazarin respira: il ne craignait plus pour son trésor; il ne
craignait que pour lui-même. Une espèce de sourire passa sur ses
lèvres.

-- Allons, dit-il, vous m’avez pris au piège, messieurs, et je me
déclare vaincu. Vous voulez me demander votre liberté, n’est-ce
pas? Je vous la donne.

-- Oh! Monseigneur, dit d’Artagnan, vous êtes bien bon; mais notre
liberté, nous l’avons, et nous aimerions autant vous demander
autre chose.

-- Vous avez votre liberté? dit Mazarin tout effrayé.

-- Sans doute, et c’est au contraire vous, Monseigneur, qui avez
perdu la vôtre, et maintenant, que voulez-vous, Monseigneur, c’est
la loi de la guerre, il s’agit de la racheter.

Mazarin se sentit frissonner jusqu’au fond du coeur. Son regard si
perçant se fixa en vain sur la face moqueuse du Gascon et sur le
visage impassible de Porthos. Tous deux étaient cachés dans
l’ombre, et la sibylle de Cumes elle-même n’aurait pas su y lire.

-- Racheter ma liberté! répéta Mazarin.

-- Oui, Monseigneur.

-- Et combien cela me coûtera-t-il, monsieur d’Artagnan?

-- Dame, Monseigneur, je ne sais pas encore. Nous allons demander
cela au comte de La Fère, si Votre Éminence veut bien le
permettre. Que Votre Éminence daigne donc ouvrir la porte qui mène
chez lui, et dans dix minutes elle sera fixée.

Mazarin tressaillit.

-- Monseigneur, dit d’Artagnan, Votre Éminence voit combien nous y
mettons de formes, mais cependant nous sommes obligés de la
prévenir que nous n’avons pas de temps à perdre; ouvrez donc,
Monseigneur, s’il vous plaît, et veuillez vous souvenir, une fois
pour toutes, qu’au moindre mouvement que vous feriez pour fuir, au
moindre en que vous pousseriez pour échapper, notre position étant
tout exceptionnelle, il ne faudrait pas nous en vouloir si nous
nous portions à quelque extrémité.

-- Soyez tranquilles, messieurs, dit Mazarin, je ne tenterai rien,
je vous en donne ma parole d’honneur.

D’Artagnan fit un signe à Porthos de redoubler de surveillance,
puis, se retournant vers Mazarin:

-- Maintenant, Monseigneur, entrons, s’il vous plaît.


XCIII. Conférences

Mazarin fit jouer le verrou d’une double porte, sur le seuil de
laquelle se trouva Athos tout prêt à recevoir son illustre
visiteur, selon l’avis que Comminges lui avait donné.

En apercevant Mazarin il s’inclina.

-- Votre Éminence, dit-il, pouvait se dispenser de se faire
accompagner; l’honneur que je reçois est trop grand pour que je
l’oublie.

-- Aussi, mon cher comte, dit d’Artagnan, Son Éminence ne voulait-
elle pas absolument de nous; c’est du Vallon et moi qui avons
insisté, d’une façon inconvenante peut-être, tant nous avions
grand désir de vous voir.

À cette voix, à son accent railleur, à ce geste si connu qui
accompagnait cet accent et cette voix, Athos fit un bond de
surprise.

-- D’Artagnan! Porthos! s’écria-t-il.

-- En personne, cher ami.

-- En personne, répéta Porthos.

-- Que veut dire ceci? demanda le comte.

-- Ceci veut dire, répondit Mazarin, en essayant, comme il l’avait
déjà fait, de sourire, et en se mordant les lèvres en souriant,
cela veut dire que les rôles ont changé, et qu’au lieu que ces
messieurs soient mes prisonniers, c’est moi qui suis le prisonnier
de ces messieurs, si bien que vous me voyez forcé de recevoir ici
la loi au lieu de la faire. Mais, messieurs, je vous en préviens,
à moins que vous ne m’égorgiez, votre victoire sera de peu de
durée; j’aurai mon tour, on viendra...

-- Ah! Monseigneur, dit d’Artagnan, ne menacez point; c’est d’un
mauvais exemple. Nous sommes si doux et si charmants avec Votre
Éminence! Voyons, mettons de côté toute mauvaise humeur, écartons
toute rancune, et causons gentiment.

-- Je ne demande pas mieux, messieurs, dit Mazarin; mais au moment
de discuter ma rançon, je ne veux pas que vous teniez votre
position pour meilleure qu’elle n’est; en me prenant au piège,
vous vous êtes pris avec moi. Comment sortirez-vous d’ici? Voyez
les grilles, voyez les portes, voyez ou plutôt devinez les
sentinelles qui veillent derrière ces portes et ces grilles, les
soldats qui encombrent ces cours, et composons. Tenez, je vais
vous montrer que je suis loyal.

-- Bon! pensa d’Artagnan, tenons-nous bien, il va nous jouer un
tour.

-- Je vous offrais votre liberté, continua le ministre, je vous
l’offre encore. En voulez-vous? Avant une heure vous serez
découverts, arrêtés, forcés de me tuer, ce qui serait un crime
horrible et tout à fait indigne de loyaux gentilshommes comme
vous.

-- Il a raison, pensa Athos.

Et comme toute raison qui passait dans cette âme qui n’avait que
de nobles pensées, sa pensée se refléta dans ses yeux.

-- Aussi, dit d’Artagnan pour corriger l’espoir que l’adhésion
tacite d’Athos avait donné à Mazarin, ne nous porterons-nous à
cette violence qu’à la dernière extrémité.

-- Si au contraire, continua Mazarin, vous me laissez aller en
acceptant votre liberté...

-- Comment, interrompit d’Artagnan, voulez-vous que nous
acceptions notre liberté, puisque vous pouvez nous la reprendre,
vous le dites vous-même, cinq minutes après nous l’avoir donnée?
Et, ajouta d’Artagnan, tel que je vous connais, Monseigneur, vous
nous la reprendriez.

-- Non, foi de cardinal... Vous ne me croyez pas?

-- Monseigneur, je ne crois pas aux cardinaux qui ne sont pas
prêtres.

-- Eh bien! foi de ministre!

-- Vous ne l’êtes plus, Monseigneur, vous êtes prisonnier.

-- Alors, foi de Mazarin! Je le suis et le serai toujours, je
l’espère.

-- Hum! fit d’Artagnan, j’ai entendu parler d’un Mazarin qui avait
peu de religion pour ses serments, et j’ai peur que ce ne soit un
des ancêtres de Votre Éminence.

-- Monsieur d’Artagnan, dit Mazarin, vous avez beaucoup d’esprit,
et je suis tout à fait fâché de m’être brouillé avec vous.

-- Monseigneur, raccommodons-nous, je ne demande pas mieux.

-- Eh bien! dit Mazarin, si je vous mets en sûreté d’une façon
évidente, palpable?...

-- Ah! c’est autre chose, dit Porthos.

-- Voyons, dit Athos.

-- Voyons, dit d’Artagnan.

-- D’abord, acceptez-vous? demanda le cardinal.

-- Expliquez-nous votre plan, Monseigneur, et nous verrons.

-- Faites attention que vous êtes enfermés, pris.

-- Vous savez bien, Monseigneur, dit d’Artagnan, qu’il nous reste
toujours une dernière ressource.

-- Laquelle?

-- Celle de mourir ensemble.

Mazarin frissonna.

-- Tenez, dit-il, au bout du corridor est une porte dont j’ai la
clef; cette porte donne dans le parc. Partez avec cette clef. Vous
êtes alertes, vous êtes vigoureux, vous êtes armés. À cent pas, en
tournant à gauche, vous rencontrerez le mur du parc; vous le
franchirez, et en trois bonds vous serez sur la route et libres.
Maintenant je vous connais assez pour savoir que si l’on vous
attaque, ce ne sera point un obstacle à votre fuite.

-- Ah! pardieu! Monseigneur, dit d’Artagnan, à la bonne heure,
voilà qui est parlé. Où est cette clef que vous voulez bien nous
offrir?

-- La voici.

-- Ah! Monseigneur, dit d’Artagnan, vous nous conduirez bien vous-
même jusqu’à cette porte.

-- Très volontiers, dit le ministre, s’il vous faut cela pour vous
tranquilliser.

Mazarin, qui n’espérait pas en être quitte à si bon marché, se
dirigea tout radieux vers le corridor et ouvrit la porte.

Elle donnait bien sur le parc, et les trois fugitifs s’en
aperçurent au vent de la nuit qui s’engouffra dans le corridor et
leur fit voler la neige au visage.

-- Diable! diable! dit d’Artagnan, il fait une nuit horrible,
Monseigneur. Nous ne connaissons pas les localités, et jamais nous
ne trouverons notre chemin. Puisque Votre Éminence a tant fait que
de venir jusqu’ici, quelques pas encore, Monseigneur... conduisez-
nous au mur.

-- Soit, dit le cardinal.

Et coupant en ligne droite, il marcha d’un pas rapide vers le mur,
au pied duquel tous quatre furent en un instant.

-- Êtes-vous contents, messieurs? demanda Mazarin.

-- Je crois bien! nous serions difficiles! Peste! quel honneur!
trois pauvres gentilshommes escortés par un prince de Église! Ah!
à propos, Monseigneur, vous disiez tout à l’heure que nous étions
braves, alertes et armés?

-- Oui.

-- Vous vous trompez: il n’y a d’armés que M. du Vallon et moi;
M. le comte ne l’est pas, et si nous étions rencontrés par quelque
patrouille, il faut que nous puissions nous défendre.

-- C’est trop juste.

-- Mais où trouverons-nous une épée? demanda Porthos.

-- Monseigneur, dit d’Artagnan, prêtera au comte la sienne qui lui
est inutile.

-- Bien volontiers, dit le cardinal; je prierai même M. le comte
de vouloir bien la garder en souvenir de moi.

-- J’espère que voilà qui est galant, comte! dit d’Artagnan.

-- Aussi, répondit Athos, je promets à Monseigneur de ne jamais
m’en séparer.

-- Bien, dit d’Artagnan, échange de procédés, comme c’est
touchant! N’en avez-vous point les larmes aux yeux, Porthos?

-- Oui, dit Porthos; mais je ne sais si c’est cela ou si c’est le
vent qui me fait pleurer. Je crois que c’est le vent.

-- Maintenant montez, Athos, fit d’Artagnan, et faites vite.

Athos, aidé de Porthos, qui l’enleva comme une plume, arriva sur
le perron.

-- Maintenant sautez, Athos.

Athos sauta et disparut de l’autre côté du mur.

-- Êtes-vous à terre? demanda d’Artagnan.

-- Oui.

-- Sans accident?

-- Parfaitement sain et sauf.

-- Porthos, observez M. le cardinal tandis que je vais monter;
non, je n’ai pas besoin de vous, je monterai bien tout seul.
Observez M. le cardinal, voilà tout.

-- J’observe, dit Porthos. Eh bien?...

-- Vous avez raison, c’est plus difficile que je ne croyais,
prêtez-moi votre dos, mais sans lâcher M. le cardinal.

-- Je ne le lâche pas.

Porthos prêta son dos à d’Artagnan, qui en un instant, grâce à cet
appui, fut à cheval sur le couronnement du mur.

Mazarin affectait de rire.

-- Y êtes-vous? demanda Porthos.

-- Oui, mon ami, et maintenant...

-- Maintenant, quoi?

-- Maintenant, passez-moi M. le cardinal, et au moindre cri qu’il
poussera, étouffez-le.

Mazarin voulut s’écrier; mais Porthos l’étreignit de ses deux
mains et l’éleva jusqu’à d’Artagnan, qui, à son tour, le saisit au
collet et l’assit près de lui. Puis d’un ton menaçant:

-- Monsieur, sautez à l’instant même en bas, près de M. de La
Fère, ou je vous tue, foi de gentilhomme!

-- _Monsou_, _monsou_, s’écria Mazarin, vous manquez à la foi
promise.

-- Moi! Où vous ai-je promis quelque chose, Mon seigneur?

Mazarin poussa un gémissement.

-- Vous êtes libre par moi, monsieur, dit-il, votre liberté
c’était ma rançon.

-- D’accord; mais la rançon de cet immense trésor enfoui dans la
galerie et près duquel on descend en poussant un ressort caché
dans la muraille, lequel fait tourner une caisse qui, en tournant,
découvre un escalier, ne faut-il pas aussi en parler un peu,
dites, Monseigneur?

-- Jésous! dit Mazarin presque suffoqué et en joignant les mains,
Jésous mon Diou! Je suis un homme perdu.

Mais, sans s’arrêter à ses plaintes, d’Artagnan le prit par-
dessous le bras et le fit glisser doucement aux mains d’Athos, qui
était demeuré impassible au bas de la muraille.

Alors, se retournant vers Porthos:

-- Prenez ma main, dit d’Artagnan; je me tiens au mur.

Porthos fit un effort qui ébranla la muraille, et à son tour il
arriva au sommet.

-- Je n’avais pas compris tout à fait, dit-il, mais je comprends
maintenant; c’est très drôle.

-- Trouvez-vous? dit d’Artagnan; tant mieux! Mais pour que ce soit
drôle jusqu’au bout, ne perdons pas de temps.

Et il sauta au bas du mur.

Porthos en fit autant.

-- Accompagnez M. le cardinal, messieurs, dit d’Artagnan, moi, je
sonde le terrain.

Le Gascon tira son épée et marcha à l’avant-garde.

-- Monseigneur, dit-il, par où faut-il tourner pour gagner la
grande route? Réfléchissez bien avant de répondre; car si Votre
Éminence se trompait, cela pourrait avoir de graves inconvénients,
non seulement pour nous, mais encore pour elle.

-- Longez le mur, monsieur, dit Mazarin, et vous ne risquez pas de
vous perdre.

Les trois amis doublèrent le pas, mais au bout de quelques
instants ils furent obligés de ralentir leur marche; quoiqu’il y
mît toute la bonne volonté possible, le cardinal ne pouvait les
suivre.

Tout à coup d’Artagnan se heurta à quelque chose de tiède qui fit
un mouvement.

-- Tiens! un cheval! dit-il; je viens de trouver un cheval,
messieurs!

-- Et moi aussi! dit Athos.

-- Et moi aussi! dit Porthos, qui, fidèle à la consigne, tenait
toujours le cardinal par le bras.

-- Voilà ce qui s’appelle de la chance, Monseigneur, dit
d’Artagnan, juste au moment où Votre Éminence se plaignait d’être
obligée d’aller à pied...

Mais au moment où il prononçait ces mots, un canon de pistolet
s’abaissa sur sa poitrine; il entendit ces mots prononcés
gravement:

-- Touchez pas!

-- Grimaud! s’écria-t-il, Grimaud! que fais-tu là? Est-ce le ciel
qui t’envoie?

-- Non, monsieur, dit l’honnête domestique, c’est M. Aramis qui
m’a dit de garder les chevaux.

-- Aramis est donc ici?

-- Oui, monsieur, depuis hier.

-- Et que faites-vous?

-- Nous guettons.

-- Quoi! Aramis est ici? répéta Athos.

-- À la petite porte du château. C’était là son poste.

-- Vous êtes donc nombreux?

-- Nous sommes soixante.

-- Fais-le prévenir.

-- À l’instant même, monsieur.

Et pensant que personne ne ferait mieux la commission que lui,
Grimaud partit à toutes jambes, tandis que, venant d’être enfin
réunis, les trois amis attendaient.

Il n’y avait dans tout le groupe que M. de Mazarin qui fût de fort
mauvaise humeur.


XCIV. Où l’on commence à croire que Porthos sera enfin baron et
d’Artagnan capitaine

Au bout de dix minutes Aramis arriva accompagné de Grimaud et de
huit ou dix gentilshommes. Il était tout radieux, et se jeta au
cou de ses amis.

-- Vous êtes donc libres, frères! libres sans mon aide! je n’aurai
donc rien pu faire pour vous malgré tous mes efforts!

-- Ne vous désolez pas, cher ami. Ce qui est différé n’est pas
perdu. Si vous n’avez pas pu faire, vous ferez.

-- J’avais cependant bien pris mes mesures, dit Aramis. J’ai
obtenu soixante hommes de M. le coadjuteur; vingt gardent les murs
du parc, vingt la route de Rueil à Saint-Germain, vingt sont
disséminés dans les bois. J’ai intercepté ainsi, et grâce à ces
dispositions stratégiques, deux courriers de Mazarin à la reine.

Mazarin dressa les oreilles.

-- Mais, dit d’Artagnan, vous les avez honnêtement, je l’espère,
renvoyés à M. le cardinal?

-- Ah! oui, dit Aramis, c’est bien avec lui que je me piquerais de
semblable délicatesse! Dans l’une de ces dépêches, le cardinal
déclare à la reine que les coffres sont vides et que Sa Majesté
n’a plus d’argent; dans l’autre, il annonce qu’il va faire
transporter ses prisonniers à Melun, Rueil ne lui paraissant pas
une localité assez sûre. Vous comprenez, cher ami, que cette
dernière lettre m’a donné bon espoir. Je me suis embusqué avec mes
soixante hommes, j’ai cerné le château, j’ai fait préparer des
chevaux de main que j’ai confiés à l’intelligent Grimaud, et j’ai
attendu votre sortie; je n’y comptais guère que pour demain matin,
et je n’espérais pas vous délivrer sans escarmouche. Vous êtes
libres ce soir, libres sans combat, tant mieux! Comment avez-vous
fait pour échapper à ce pleutre de Mazarin? vous devez avoir eu
fort à vous en plaindre.

-- Mais pas trop, dit d’Artagnan.

-- Vraiment!

-- Je dirai même plus, nous avons eu à nous louer de lui.

-- Impossible!

-- Si fait, en vérité; c’est grâce à lui que nous sommes libres.

-- Grâce à lui?

-- Oui, il nous a fait conduire dans l’orangerie par M. Bernouin,
son valet de chambre, puis de là nous l’avons suivi jusque chez le
comte de La Fère. Alors il nous a offert de nous rendre notre
liberté, nous avons accepté, et il a poussé la complaisance
jusqu’à nous montrer le chemin et nous conduire au mur du parc,
que nous venions d’escalader avec le plus grand bonheur, quand
nous avons rencontré Grimaud.

-- Ah! bien, dit Aramis, voici qui me raccommode avec lui, et je
voudrais qu’il fût là pour lui dire que je ne le croyais pas
capable d’une si belle action.

-- Monseigneur, dit d’Artagnan incapable de se contenir plus
longtemps, permettez que je vous présente M. le chevalier
d’Herblay, qui désire offrir, comme vous avez pu l’entendre, ses
félicitations respectueuses à Votre Éminence.

Et il se retira, démasquant Mazarin confus aux regards effarés
d’Aramis.

-- Oh! oh! fit celui-ci, le cardinal? Belle prise! Holà! holà!
amis! les chevaux! les chevaux!

Quelques cavaliers accoururent.

-- Pardieu! dit Aramis, j’aurai donc été utile à quelque chose.
Monseigneur, daigne Votre Éminence recevoir tous mes hommages! Je
parie que c’est ce saint Christophe de Porthos qui a encore fait
ce coup-là? À propos, j’oubliais...

Et il donna tout bas un ordre à un cavalier.

-- Je crois qu’il serait prudent de partir, dit d’Artagnan.

-- Oui, mais j’attends quelqu’un... un ami d’Athos.

-- Un ami? dit le comte.

-- Et tenez, le voilà qui arrive au galop à travers les
broussailles.

-- Monsieur le comte! monsieur le comte! cria une jeune voix qui
fit tressaillir Athos.

-- Raoul! Raoul! s’écria le comte de La Fère.

Un instant le jeune homme oublia son respect habituel; il se jeta
au cou de son père.

-- Voyez, monsieur le cardinal, n’eût-ce pas été dommage de
séparer des gens qui s’aiment comme nous nous aimons! Messieurs,
continua Aramis en s’adressant aux cavaliers qui se réunissaient
plus nombreux à chaque instant, messieurs, entourez Son Éminence
pour lui faire honneur; elle veut bien nous accorder la faveur de
sa compagnie; vous lui en serez reconnaissants, je l’espère.
Porthos, ne perdez pas de vue Son Éminence.

Et Aramis se réunit à d’Artagnan et à Athos, qui délibéraient, et
délibéra avec eux.

-- Allons, dit d’Artagnan après cinq minutes de conférence, en
route!

-- Et où allons-nous? demanda Porthos.

-- Chez vous, cher ami, à Pierrefonds; votre beau château est
digne d’offrir son hospitalité seigneuriale à Son Éminence Et
puis, très bien situé, ni trop près ni trop loin de Paris; on
pourra de là établir des communications faciles avec la capitale.
Venez, Monseigneur, vous serez là comme un prince, que vous êtes.

-- Prince déchu, dit piteusement Mazarin.

-- La guerre a ses chances, Monseigneur, répondit Athos, mais
soyez assuré que nous n’en abuserons point.

-- Non, mais nous en userons, dit d’Artagnan.

Tout le reste de la nuit, les ravisseurs coururent avec cette
rapidité infatigable d’autrefois; Mazarin, sombre et pensif, se
laissait entraîner au milieu de cette course de fantômes.

À l’aube, on avait fait douze lieues d’une seule traite; la moitié
de l’escorte était harassée, quelques chevaux tombèrent.

-- Les chevaux d’aujourd’hui ne valent pas ceux d’autrefois, dit
Porthos, tout dégénère.

-- J’ai envoyé Grimaud à Dammartin, dit Aramis; il doit nous
ramener cinq chevaux frais, un pour son Éminence, quatre pour
nous. Le principal est que nous ne quittions pas Monseigneur; le
reste de l’escorte nous rejoindra plus tard; une fois Saint-Denis
passé, nous n’avons plus rien à craindre.

Grimaud ramena effectivement cinq chevaux; le Seigneur auquel il
s’était adressé, étant un ami de Porthos, s’était empressé, non
pas de les vendre, comme on le lui avait proposé, mais de les
offrir. Dix minutes après, l’escorte s’arrêtait à Ermenonville;
mais les quatre amis couraient avec une ardeur nouvelle, escortant
M. de Mazarin.

À midi on entrait dans l’avenue du château de Porthos.

-- Ah! fit Mousqueton, qui était placé près de d’Artagnan et qui
n’avait pas soufflé un seul mot pendant toute la route; ah! vous
me croirez si vous voulez, monsieur, mais voilà la première fois
que je respire depuis mon départ de Pierrefonds.

Et il mit son cheval au galop pour annoncer aux autres serviteurs
l’arrivée de M. du Vallon et de ses amis.

-- Nous sommes quatre, dit d’Artagnan à ses amis; nous nous
relayons pour garder Monseigneur, et chacun de nous veillera trois
heures. Athos va visiter le château, qu’il s’agit de rendre
imprenable en cas de siège, Porthos veillera aux
approvisionnements, et Aramis aux entrées des garnisons; c’est-à-
dire qu’Athos sera ingénieur en chef, Porthos munitionnaire
général, et Aramis gouverneur de la place.

En attendant, on installa Mazarin dans le plus bel appartement du
château.

-- Messieurs, dit-il quand cette installation fut faite, vous ne
comptez pas, je présume, me garder ici longtemps incognito?

-- Non, Monseigneur, répondit d’Artagnan, et, tout au contraire,
comptons-nous publier bien vite que nous vous tenons.

-- Alors on vous assiégera.

-- Nous y comptons bien.

-- Et que ferez-vous?

-- Nous nous défendrons. Si feu M. le cardinal de Richelieu vivait
encore, il vous raconterait une certaine histoire d’un bastion
Saint-Gervais, où nous avons tenu à nous quatre, avec nos quatre
laquais et douze morts, contre toute une armée.

-- Ces prouesses-là se font une fois, monsieur, et ne se
renouvellent pas.

-- Aussi, aujourd’hui, n’aurons-nous pas besoin d’être si
héroïques; demain l’armée parisienne sera prévenue, après-demain,
elle sera ici. La bataille, au lieu de se livrer à Saint-Denis ou
à Charenton, se livrera donc vers Compiègne ou Villers-Cotterêts.

-- M. le Prince vous battra, comme il vous a toujours battus.

-- C’est possible, Monseigneur; mais avant la bataille nous ferons
filer Votre Éminence sur un autre château de notre ami du Vallon,
et il en a trois comme celui-ci. Nous ne voulons pas exposer Votre
Éminence aux hasards de la guerre.

-- Allons, dit Mazarin, je vois qu’il faudra capituler.

-- Avant le siège?

-- Oui, les conditions seront peut-être meilleures.

-- Ah! Monseigneur, pour ce qui est des conditions, vous verrez
comme nous sommes raisonnables.

-- Voyons, quelles sont-elles, vos conditions?

-- Reposez-vous d’abord, Monseigneur, et nous, nous allons
réfléchir.

-- Je n’ai pas besoin de repos, messieurs, j’ai besoin de savoir
si je suis entre des mains amies ou ennemies.

-- Amies, Monseigneur. Amies!

-- Eh bien, alors, dites-moi tout de suite ce que vous voulez,
afin que je voie si un arrangement est possible entre nous.
Parlez, monsieur le comte de La Fère.

-- Monseigneur, dit Athos, je n’ai rien à demander pour moi et
j’aurais trop à demander pour la France. Je me récuse donc et
passe la parole à M. le chevalier d’Herblay.

Athos, s’inclinant, fit un pas en arrière et demeura debout,
appuyé contre la cheminée, en simple spectateur de la conférence.

-- Parlez donc, monsieur le chevalier d’Herblay, dit le cardinal.
Que désirez-vous? Pas d’ambages, pas d’ambiguïtés. Soyez clair,
court et précis.

-- Moi, Monseigneur, je jouerai cartes sur table.

-- Abattez donc votre jeu.

-- J’ai dans ma poche, dit Aramis, le programme des conditions
qu’est venue vous imposer avant-hier à Saint-Germain la députation
dont je faisais partie. Respectons d’abord les droits anciens; les
demandes qui seront portées au programme seront accordées.

Nous étions presque d’accord sur celles-là, dit Mazarin, passons
donc aux conditions particulières.

-- Vous croyez donc qu’il y en aura? dit en souriant Aramis.

-- Je crois que vous n’aurez pas tous le même désintéressement que
M. le comte de La Fère, dit Mazarin en se retournant vers Athos en
le saluant.

-- Ah? Monseigneur, vous avez raison, dit Aramis, et je suis
heureux de voir que vous rendez enfin justice au comte. M. de La
Fère est un esprit supérieur qui plane au-dessus des désirs
vulgaires et des passions humaines; c’est une âme antique et
fière. M. le comte est un homme à part. Vous avez raison,
Monseigneur, nous ne le valons pas, et nous sommes les premiers à
le confesser avec vous.

-- Aramis, dit Athos, raillez-vous?

-- Non, mon cher comte, non, je dis ce que nous pensons et ce que
pensent tous ceux qui vous connaissent. Mais vous avez raison, ce
n’est pas de vous qu’il s’agit, c’est de Monseigneur et de son
indigne serviteur le chevalier d’Herblay.

-- Eh bien! que désirez-vous, monsieur, outre les conditions
générales sur lesquelles nous reviendrons?

-- Je désire, Monseigneur, qu’on donne la Normandie à madame de
Longueville, avec l’absolution pleine et entière, et cinq cent
mille livres. Je désire que Sa Majesté le roi daigne être le
parrain du fils dont elle vient d’accoucher; puis que Monseigneur,
après avoir assisté au baptême, aille présenter ses hommages à
notre saint-père le pape.

-- C’est-à-dire que vous voulez que je me démette de mes fonctions
de ministre, que je quitte la France, que je m’exile?

-- Je veux que Monseigneur soit pape à la première vacance, me
réservant alors de lui demander des indulgences plénières pour moi
et mes amis.

Mazarin fit une grimace intraduisible.

-- Et vous, monsieur? demanda-t-il à d’Artagnan.

-- Moi, Monseigneur, dit le Gascon, je suis en tout point du même
avis que M. le chevalier d’Herblay, excepté sur le dernier
article, sur lequel je diffère entièrement de lui. Loin de vouloir
que Monseigneur quitte la France, je veux qu’il demeure premier
ministre, car Monseigneur est un grand politique. Je tâcherai
même, autant qu’il dépendra de moi, qu’il ait le dé sur la Fronde
tout entière; mais à la condition qu’il se souviendra quelque peu
des fidèles serviteurs du roi, et qu’il donnera la première
compagnie de mousquetaires à quelqu’un que je désignerai. Et vous,
du Vallon?

-- Oui, à votre tour, monsieur, dit Mazarin, parlez.

-- Moi, dit Porthos, je voudrais que monsieur le cardinal, pour
honorer ma maison qui lui a donné asile, voulût bien, en mémoire
de cette aventure, ériger ma terre en baronnie, avec promesse de
l’ordre pour un de mes amis à la première promotion que fera Sa
Majesté.

-- Vous savez, monsieur, que pour recevoir l’ordre il faut faire
ses preuves.

-- Cet ami les fera. D’ailleurs, s’il le fallait absolument,
Monseigneur lui dirait comment on évite cette formalité.

Mazarin se mordit les lèvres, le coup était direct, et il reprit
assez sèchement:

-- Tout cela se concilie fort mal, ce me semble, messieurs; car si
je satisfais les uns, je mécontente nécessairement les autres. Si
je reste à Paris, je ne puis aller à Rome, si je deviens pape, je
ne puis rester ministre, et si je ne suis pas ministre, je ne puis
pas faire M. d’Artagnan capitaine et M. du Vallon baron.

-- C’est vrai, dit Aramis. Aussi, comme je fais minorité, je
retire ma proposition en ce qui est du voyage de Rome et de la
démission de Monseigneur.

-- Je demeure donc ministre? dit Mazarin.

-- Vous demeurez ministre, c’est entendu, Monseigneur, dit
d’Artagnan; la France a besoin de vous.

-- Et moi je me désiste de mes prétentions, reprit Aramis, Son
Éminence restera premier ministre, et même favori de Sa Majesté,
si elle veut m’accorder, à moi et à mes amis, ce que nous
demandons pour la France et pour nous.

-- Occupez-vous de vous, messieurs, et laissez la France
s’arranger avec moi comme elle l’entendra, dit Mazarin.

-- Non pas! non pas! reprit Aramis, il faut un traité aux
frondeurs, et Votre Éminence voudra bien le rédiger et le signer
devant nous, en s’engageant par le même traité à obtenir la
ratification de la reine.

-- Je ne puis répondre que de moi, dit Mazarin, je ne puis
répondre de la reine. Et si Sa Majesté refuse?

-- Oh! dit d’Artagnan, Monseigneur sait bien que Sa Majesté n’a
rien à lui refuser.

-- Tenez, Monseigneur, dit Aramis, voici le traité proposé par la
députation des frondeurs; plaise à Votre Éminence de le lire et de
l’examiner.

-- Je le connais, dit Mazarin.

-- Alors, signez-le donc.

-- Réfléchissez, messieurs, qu’une signature donnée dans les
circonstances où nous sommes pourrait être considérée comme
arrachée par la violence.

-- Monseigneur sera là pour dire qu’elle a été donnée
volontairement.

-- Mais enfin, si je refuse?

-- Alors, Monseigneur, dit d’Artagnan, Votre Éminence ne pourra
s’en prendre qu’à elle des conséquences de son refus.

-- Vous oseriez porter la main sur un cardinal?

-- Vous l’avez bien portée, Monseigneur, sur des mousquetaires de
Sa Majesté!

-- La reine me vengera, messieurs!

-- Je n’en crois rien, quoique je ne pense pas que la bonne envie
lui en manque; mais nous irons à Paris avec Votre Éminence, et les
Parisiens sont gens à nous défendre...

-- Comme on doit être inquiet en ce moment à Rueil et à Saint-
Germain! dit Aramis; comme on doit se demander où est le cardinal,
ce qu’est devenu le ministre, où est passé le favori! comme on
doit chercher Monseigneur dans tous les coins et recoins! comme on
doit faire des commentaires, et si la Fronde sait la disparition
de Monseigneur, comme la Fronde doit triompher!

-- C’est affreux, murmura Mazarin.

-- Signez donc le traité, Monseigneur, dit Aramis.

-- Mais si je le signe et que la reine refuse de le ratifier?

-- Je me charge d’aller voir Sa Majesté, dit d’Artagnan, et
d’obtenir sa signature.

-- Prenez garde, dit Mazarin, de ne pas recevoir à Saint-Germain
l’accueil que vous croyez avoir le droit d’attendre.

-- Ah bah! dit d’Artagnan, je m’arrangerai de manière à être le
bienvenu; je sais un moyen.

-- Lequel?

-- Je porterai à Sa Majesté la lettre par laquelle Monseigneur lui
annonce le complet épuisement des finances.

-- Ensuite? dit Mazarin pâlissant.

-- Ensuite, quand je verrai Sa Majesté au comble de l’embarras, je
la mènerai à Rueil, je la ferai entrer dans l’orangerie, et je lui
indiquerai certain ressort qui fait mouvoir une caisse.

-- Assez, monsieur, murmura le cardinal, assez! Où est le traité?

-- Le voici, dit Aramis.

-- Vous voyez que nous sommes généreux, dit d’Artagnan, car nous
pouvions faire bien des choses avec un pareil secret.

-- Donc, signez, dit Aramis en lui présentant la plume.

Mazarin se leva, se promena quelques instants, plutôt rêveur
qu’abattu. Puis s’arrêtant tout à coup:

-- Et quand j’aurai signé, messieurs, quelle sera ma garantie?

-- Ma parole d’honneur, monsieur, dit Athos.

Mazarin tressaillit, se retourna vers le comte de La Fère, examina
un instant ce visage noble et loyal, et prenant la plume:

-- Cela me suffit, monsieur le comte, dit-il.

Et il signa.

-- Et maintenant, monsieur d’Artagnan, ajouta-t-il, préparez-vous
à partir pour Saint-Germain et à porter une lettre de moi à la
reine.


XCV. Comme quoi avec une plume et une menace on fait plus vite et
mieux qu’avec l’épée et du dévouement

D’Artagnan connaissait sa mythologie: il savait que l’occasion n’a
qu’une touffe de cheveux par laquelle on puisse la saisir, et il
n’était pas homme à la laisser passer sans l’arrêter par le
toupet. Il organisa un système de voyage prompt et sûr en envoyant
d’avance des chevaux de relais à Chantilly, de façon qu’il pouvait
être à Paris en cinq ou six heures. Mais avant de partir, il
réfléchit que, pour un garçon d’esprit et d’expérience, c’était
une singulière position que de marcher à l’incertain en laissant
le certain derrière soi.

-- En effet, se dit-il au moment de monter à cheval pour remplir
sa dangereuse mission, Athos est un héros de roman pour la
générosité; Porthos, une nature excellente, mais facile à
influencer; Aramis, un visage hiéroglyphique, c’est-à-dire
toujours illisible. Que produiront ces trois éléments quand je ne
serai plus là pour les relier entre eux?... la délivrance du
cardinal peut-être. Or, la délivrance du cardinal, c’est la ruine
de nos espérances, et nos espérances sont jusqu’à présent l’unique
récompense de vingt ans de travaux près desquels ceux d’Hercule
sont des oeuvres de pygmée.

Il alla trouver Aramis.

-- Vous êtes, vous, mon cher chevalier d’Herblay, lui dit-il, la
Fronde incarnée. Méfiez-vous donc d’Athos, qui ne veut faire les
affaires de personne, pas même les siennes. Méfiez-vous surtout de
Porthos, qui, pour plaire au comte, qu’il regarde comme la
Divinité sur la terre, l’aidera à faire évader Mazarin, si Mazarin
a seulement l’esprit de pleurer ou de faire de la chevalerie.

Aramis sourit de son sourire fin et résolu à la fois.

-- Ne craignez rien, dit-il, j’ai mes conditions à poser. Je ne
travaille pas pour moi, mais pour les autres. Il faut que ma
petite ambition aboutisse au profit de qui de droit.

-- Bon, pensa d’Artagnan, de ce côté je suis tranquille.

Il serra la main d’Aramis et alla trouver Porthos.

-- Ami, lui dit-il, vous avez tant travaillé avec moi à édifier
notre fortune, jusqu’au moment où nous sommes sur le point de
recueillir le fruit de nos travaux, ce serait une duperie ridicule
à vous que de vous laisser dominer par Aramis, dont vous
connaissez la finesse, finesse qui, nous pouvons le dire entre
nous, n’est pas toujours exempte d’égoïsme; ou par Athos, homme
noble et désintéressé, mais aussi homme blasé, qui, ne désirant
plus rien pour lui-même, ne comprend pas que les autres aient des
désirs. Que diriez-vous si l’un ou l’autre de nos deux amis vous
proposait de laisser aller Mazarin?

-- Mais je dirais que nous avons eu trop de mal à le prendre pour
le lâcher ainsi.

-- Bravo! Porthos, et vous auriez raison, mon ami; car avec lui
vous lâcheriez votre baronnie, que vous tenez entre vos mains;
sans compter qu’une fois hors d’ici Mazarin vous ferait pendre.

-- Bon! vous croyez?

-- J’en suis sûr.

-- Alors je tuerais plutôt tout que de le laisser échapper.

-- Et vous auriez raison. Il ne s’agit pas, vous comprenez, quand
nous avons cru faire nos affaires, d’avoir fait celles des
frondeurs, qui d’ailleurs n’entendent pas les questions politiques
comme nous, qui sommes de vieux soldats.

-- N’ayez pas peur, cher ami, dit Porthos, je vous regarde par la
fenêtre monter à cheval, je vous suis des yeux jusqu’à ce que vous
ayez disparu, puis je reviens m’installer à la porte du cardinal,
à une porte vitrée qui donne dans la chambre. De là je verrai
tout, et au moindre geste suspect j’extermine.

-- Bravo! pensa d’Artagnan, de ce côté, je crois, le cardinal sera
bien gardé.

Et il serra la main du seigneur de Pierrefonds et alla trouver
Athos.

-- Mon cher Athos, dit-il, je pars. Je n’ai qu’une chose à vous
dire: vous connaissez Anne d’Autriche, la captivité de
M. de Mazarin garantit seule ma vie; si vous le lâchez, je suis
mort.

-- Il ne me fallait rien moins qu’une telle considération, mon
cher d’Artagnan, pour me décider à faire le métier de geôlier. Je
vous donne ma parole que vous retrouverez le cardinal où vous le
laissez.

-- Voilà qui me rassure plus que toutes les signatures royales,
pensa d’Artagnan. Maintenant que j’ai la parole d’Athos, je puis
partir.

D’Artagnan partit effectivement seul, sans autre escorte que son
épée et avec un simple laissez-passer de Mazarin pour parvenir
près de la reine.

Six heures après son départ de Pierrefonds, il était à Saint-
Germain.

La disparition de Mazarin était encore ignorée; Anne d’Autriche
seule la savait et cachait son inquiétude à ses plus intimes. On
avait retrouvé dans la chambre de d’Artagnan et de Porthos les
deux soldats garrottés et bâillonnés. On leur avait immédiatement
rendu l’usage des membres et de la parole; mais ils n’avaient rien
autre chose à dire que ce qu’ils savaient, c’est-à-dire comme ils
avaient été harponnés, liés et dépouillés. Mais de ce qu’avaient
fait Porthos et d’Artagnan une fois sortis, par où les soldats
étaient entrés, c’est ce dont ils étaient aussi ignorants que tous
les habitants du château.

Bernouin seul en savait un peu plus que les autres.

Bernouin, ne voyant pas revenir son maître et entendant sonner
minuit, avait pris sur lui de pénétrer dans l’orangerie. La
première porte, barricadée avec les meubles, lui avait déjà donné
quelques soupçons; mais cependant il n’avait voulu faire part de
ses soupçons à personne, et avait patiemment frayé son passage au
milieu de tout ce déménagement. Puis il était arrivé au corridor,
dont il avait trouvé toutes les portes ouvertes. Il en était de
même de la porte de la chambre d’Athos et de celle du parc. Arrivé
là, il lui fut facile de suivre les pas sur la neige. Il vit que
ces pas aboutissaient au mur; de l’autre côté, il retrouva la même
trace, puis des piétinements de chevaux, puis les vestiges d’une
troupe de cavalerie tout entière qui s’était éloignée dans la
direction d’Enghien. Dès lors il n’avait plus conservé aucun doute
que le cardinal eût été enlevé par les trois prisonniers, puisque
les prisonniers étaient disparus avec lui, et il avait couru à
Saint-Germain pour prévenir la reine de cette disparition.

Anne d’Autriche lui avait recommandé le silence, et Bernouin
l’avait scrupuleusement gardé; seulement elle avait fait prévenir
M. le Prince, auquel elle avait tout dit, et M. le Prince avait
aussitôt mis en campagne cinq ou six cents cavaliers, avec ordre
de fouiller tous les environs et de ramener à Saint-Germain toute
troupe suspecte qui s’éloignerait de Rueil, dans quelque direction
que ce fût.

Or, comme d’Artagnan ne formait pas une troupe, puisqu’il était
seul, puisqu’il ne s’éloignait pas de Rueil, puisqu’il allait à
Saint-Germain, personne ne fit attention à lui, et son voyage ne
fut aucunement entravé.

En entrant dans la cour du vieux château, la première personne que
vit notre ambassadeur fut maître Bernouin en personne, qui, debout
sur le seuil, attendait des nouvelles de son maître disparu.

À la vue de d’Artagnan, qui entrait à cheval dans la cour
d’honneur, Bernouin se frotta les yeux et crut se tromper. Mais
d’Artagnan lui fit de la tête un petit signe amical, mit pied à
terre, et, jetant la bride de son cheval au bras d’un laquais qui
passait, il s’avança vers le valet de chambre, qu’il aborda le
sourire sur les lèvres.

-- Monsieur d’Artagnan! s’écria celui-ci, pareil à un homme qui a
le cauchemar et qui parle en dormant; monsieur d’Artagnan!

-- Lui-même, monsieur Bernouin.

-- Et que venez-vous faire ici?

-- Apporter des nouvelles de M. de Mazarin, et des plus fraîches
même.

-- Et qu’est-il donc devenu?

-- Il se porte comme vous et moi.

-- Il ne lui est donc rien arrivé de fâcheux?

-- Rien absolument. Il a seulement éprouvé le besoin de faire une
course dans l’Île-de-France, et nous a priés, M. le comte de La
Fère, M. du Vallon et moi, de l’accompagner. Nous étions trop ses
serviteurs pour lui refuser une pareille demande. Nous sommes
partis hier soir, et nous voilà.

-- Vous voilà.

-- Son Éminence avait quelque chose à faire dire à Sa Majesté,
quelque chose de secret et d’intime, une mission qui ne pouvait
être confiée qu’à un homme sûr, de sorte qu’elle m’a envoyé à
Saint-Germain. Ainsi donc, mon cher monsieur Bernouin, si vous
voulez faire quelque chose qui soit agréable à votre maître,
prévenez Sa Majesté que j’arrive et dites-lui dans quel but.

Qu’il parlât sérieusement ou que son discours ne fût qu’une
plaisanterie, comme il était évident que d’Artagnan était, dans
les circonstances présentes, le seul homme qui pût tirer Anne
d’Autriche d’inquiétude, Bernouin ne fit aucune difficulté d’aller
la prévenir de cette singulière ambassade, et comme il l’avait
prévu, la reine lui donna l’ordre d’introduire à l’instant même
M. d’Artagnan.

D’Artagnan s’approcha de sa souveraine avec toutes les marques du
plus profond respect.

Arrivé à trois pas d’elle, il mit un genou en terre et lui
présenta la lettre.

C’était, comme nous l’avons dit, une simple lettre, moitié
d’introduction, moitié de créance. La reine la lut, reconnut
parfaitement l’écriture du cardinal, quoiqu’elle fût un peu
tremblée; et comme cette lettre ne lui disait rien de ce qui
s’était passé, elle demanda des détails.

D’Artagnan lui raconta tout avec cet air naïf et simple qu’il
savait si bien prendre dans certaines circonstances.

La reine, à mesure qu’il parlait, le regardait avec un étonnement
progressif; elle ne comprenait pas qu’un homme osât concevoir une
telle entreprise, et encore moins qu’il eût l’audace de la
raconter à celle dont l’intérêt et presque le devoir était de la
punir.

-- Comment, monsieur! s’écria, quand d’Artagnan eut terminé son
récit, la reine rouge d’indignation, vous osez m’avouer votre
crime! me raconter votre trahison!

-- Pardon, Madame, mais il me semble, ou que je me suis mal
expliqué, ou que Votre Majesté m’a mal compris; il n’y a là-dedans
ni crime ni trahison. M. de Mazarin nous tenait en prison, M. du
Vallon et moi, parce que nous n’avons pu croire qu’il nous ait
envoyés en Angleterre pour voir tranquillement couper le cou au
roi Charles Ier, le beau-frère du feu roi votre mari, l’époux de
Madame Henriette, votre soeur et votre hôte, et que nous avons
fait tout ce que nous avons pu pour sauver la vie du martyr royal.
Nous étions donc convaincus, mon ami et moi, qu’il y avait là-
dessous quelque erreur dont nous étions victimes, et qu’une
explication entre nous et Son Éminence était nécessaire. Or, pour
qu’une explication porte ses fruits, il faut qu’elle se fasse
tranquillement, loin du bruit des importuns. Nous avons en
conséquence emmené M. le cardinal dans le château de mon ami, et
là nous nous sommes expliqués. Eh bien! Madame, ce que nous avions
prévu est arrivé, il y avait erreur. M. de Mazarin avait pensé que
nous avions servi le général Cromwell, au lieu d’avoir servi le
roi Charles, ce qui eût été une honte qui eût rejailli de nous à
lui, de lui à Votre Majesté, une lâcheté qui eût taché à sa tige
la royauté de votre illustre fils. Or, nous lui avons donné la
preuve du contraire et cette preuve, nous sommes prêts à la donner
à Votre Majesté elle-même, en en appelant à l’auguste veuve qui
pleure dans ce Louvre où l’a logée votre royale munificence. Cette
preuve l’a si bien satisfait, qu’en signe de satisfaction il m’a
envoyé, comme Votre Majesté peut le voir, pour causer avec elle
des réparations naturellement dues à des gentilshommes mal
appréciés et persécutés à tort.

Je vous écoute et vous admire, monsieur, dit Anne d’Autriche. En
vérité, j’ai rarement vu un pareil excès d’impudence.

-- Allons, dit d’Artagnan, voici Votre Majesté qui, à son tour, se
trompe sur nos intentions comme avait fait M. de Mazarin.

-- Vous êtes dans l’erreur, monsieur, dit la reine, et je me
trompe si peu, que dans dix minutes vous serez arrêté et que dans
une heure je partirai pour aller délivrer mon ministre à la tête
de mon armée.

-- Je suis sûr que Votre Majesté ne commettra point une pareille
imprudence, dit d’Artagnan, d’abord parce qu’elle serait inutile
et qu’elle amènerait les plus graves résultats. Avant d’être
délivré, M. le cardinal serait mort, et Son Éminence est si bien
convaincue de la vérité de ce que je dis qu’elle m’a au contraire
prié, dans le cas où je verrais Votre Majesté dans ces
dispositions, de faire tout ce que je pourrais pour obtenir
qu’elle change de projet.

-- Eh bien! je me contenterai donc de vous faire arrêter.

-- Pas davantage, Madame, car le cas de mon arrestation est aussi
bien prévu que celui de la délivrance du cardinal. Si demain, à
une heure fixe, je ne suis pas revenu, après-demain matin M. le
cardinal sera conduit à Paris.

-- On voit bien, monsieur, que vous vivez, par votre position,
loin des hommes et des choses; car autrement vous sauriez que
M. le cardinal a été cinq ou six fois à Paris, et cela depuis que
nous en sommes sortis, et qu’il y a vu M. de Beaufort,
M. de Bouillon, M. le coadjuteur, M. d’Elbeuf, et que pas un n’a
eu l’idée de le faire arrêter.

-- Pardon, Madame, je sais tout cela; aussi n’est-ce ni à
M. de Beaufort, ni à M. de Bouillon, ni à M. le coadjuteur, ni à
M. d’Elbeuf, que mes amis conduiront M. le cardinal, attendu que
ces messieurs font la guerre pour leur propre compte, et qu’en
leur accordant ce qu’ils désirent M. le cardinal en aurait bon
marché; mais bien au parlement, qu’on peut acheter en détail sans
doute, mais que M. de Mazarin lui-même n’est pas assez riche pour
acheter en masse.

-- Je crois, dit Anne d’Autriche en fixant son regard, qui,
dédaigneux chez une femme, devenait terrible chez une reine, je
crois que vous menacez la mère de votre roi.

-- Madame, dit d’Artagnan, je menace parce qu’on m’y force. Je me
grandis parce qu’il faut que je me place à la hauteur des
événements et des personnes. Mais croyez bien une chose, Madame,
aussi vrai qu’il y a un coeur qui bat pour vous dans cette
poitrine, croyez bien que vous avez été l’idole constante de notre
vie, que nous avons, vous le savez bien, mon Dieu, risquée vingt
fois pour Votre Majesté. Voyons, Madame, est-ce que Votre Majesté
n’aura pas pitié de ses serviteurs, qui ont depuis vingt ans
végété dans l’ombre, sans laisser échapper dans un seul soupir les
secrets saints et solennels qu’ils avaient eu le bonheur de
partager avec vous? Regardez-moi, moi qui vous parle, Madame, moi
que vous accusez d’élever la voix et de prendre un ton menaçant.
Que suis-je? un pauvre officier sans fortune, sans abri, sans
avenir, si le regard de ma reine, que j’ai si longtemps cherché,
ne se fixe pas un moment sur moi. Regardez M. le comte de La Fère,
un type de noblesse, une fleur de la chevalerie; il a pris parti
contre sa reine, ou plutôt, non pas, il a pris parti contre son
ministre, et celui-là n’a pas d’exigences, que je crois. Voyez
enfin M. du Vallon, cette âme fidèle, ce bras d’acier, il attend
depuis vingt ans de votre bouche un mot qui le fasse par le blason
ce qu’il est par le sentiment et par la valeur. Voyez enfin votre
peuple, qui est bien quelque chose pour une reine, votre peuple
qui vous aime et qui cependant souffre, que vous aimez et qui
cependant a faim, qui ne demande pas mieux que de vous bénir et
qui cependant vous... Non, j’ai tort; jamais votre peuple ne vous
maudira, Madame. Eh bien! dites un mot, et tout est fini, et la
paix succède à la guerre, la joie aux larmes, le bonheur aux
calamités.

Anne d’Autriche regarda avec un certain étonnement le visage
martial de d’Artagnan, sur lequel on pouvait lire une expression
singulière d’attendrissement.

-- Que n’avez-vous dit tout cela avant d’agir! dit-elle.

-- Parce que, Madame, il s’agissait de prouver à Votre Majesté une
chose dont elle doutait, ce me semble: c’est que nous avons encore
quelque valeur, et qu’il est juste qu’on fasse quelque cas de
nous.

-- Et cette valeur ne reculerait devant rien, à ce que je vois?
dit Anne d’Autriche.

-- Elle n’a reculé devant rien dans le passé, dit d’Artagnan;
pourquoi donc ferait-elle moins dans l’avenir?

-- Et cette valeur, en cas de refus, et par conséquent en cas de
lutte, irait jusqu’à m’enlever moi-même au milieu de ma cour pour
me livrer à la Fronde, comme vous voulez livrer mon ministre?

Nous n’y avons jamais songé, Madame, dit d’Artagnan avec cette
forfanterie gasconne qui n’était chez lui que de la naïveté; mais
si nous l’avions résolu entre nous quatre, nous le ferions bien
certainement.

-- Je devais le savoir, murmura Anne d’Autriche, ce sont des
hommes de fer.

-- Hélas! Madame, dit d’Artagnan, cela me prouve que c’est
seulement d’aujourd’hui que Votre Majesté a une juste idée de
nous.

-- Bien, dit Anne, mais cette idée, si je l’ai enfin...

-- Votre Majesté nous rendra justice. Nous rendant justice, elle
ne nous traitera plus comme des hommes vulgaires. Elle verra en
moi un ambassadeur digne des hauts intérêts qu’il est chargé de
discuter avec vous.

-- Où est le traité?

-- Le voici.


XCVI. Comme quoi avec une plume et une menace on fait plus vite et
mieux qu’avec l’épée et du dévouement (Suite)

Anne d’Autriche jeta les yeux, sur le traité que lui présentait
d’Artagnan.

-- Je n’y vois, dit-elle, que des conditions générales. Les
intérêts de M. de Conti, de M. de Beaufort, de M. de Bouillon, de
M. d’Elbeuf et de M. le coadjuteur y sont établis. Mais les
vôtres?

-- Nous nous rendons justice, Madame, tout en nous plaçant à notre
hauteur. Nous avons pensé que nos noms n’étaient pas dignes de
figurer près de ces grands noms.

-- Mais vous, vous n’avez pas renoncé, je présume, à m’exposer vos
prétentions de vive voix?

-- Je crois que vous êtes une grande et puissante reine, Madame,
et qu’il serait indigne de votre grandeur et de votre puissance de
ne pas récompenser dignement les bras qui ramèneront Son Éminence
à Saint-Germain.

-- C’est mon intention, dit la reine; voyons, parlez.

-- Celui qui a traité l’affaire (pardon si je commence par moi,
mais il faut bien que je m’accorde l’importance, non pas que j’ai
prise, mais qu’on m’a donnée), celui qui a traité l’affaire du
rachat de M. le cardinal doit être, ce me semble, pour que la
récompense ne soit pas au-dessous de Votre Majesté, celui-là doit
être fait chef des gardes, quelque chose comme capitaine des
mousquetaires.

-- C’est la place de M. de Tréville que vous me demandez là!

-- La place est vacante, Madame, et depuis un an que
M. de Tréville l’a quittée, il n’a point été remplacé.

-- Mais c’est une des premières charges militaires de la maison du
roi!

-- M. de Tréville était un simple cadet de Gascogne comme moi,
Madame, et il a occupé cette charge vingt ans.

-- Vous avez réponse à tout, monsieur, dit Anne d’Autriche.

Et elle prit sur un bureau un brevet qu’elle remplit et signa.

Certes, Madame, dit d’Artagnan en prenant le brevet et en
s’inclinant, voilà une belle et noble récompense; mais les choses
de ce monde sont pleines d’instabilité, et un homme qui tomberait
dans la disgrâce de Votre Majesté perdrait cette charge demain.

-- Que voulez-vous donc alors? dit la reine, rougissant d’être
pénétrée par cet esprit aussi subtil que le sien.

Cent mille livres pour ce pauvre capitaine des mousquetaires,
payables le jour où ses services n’agréeront plus à Votre Majesté.

Anne hésita.

-- Et dire que les Parisiens, reprit d’Artagnan, offraient l’autre
jour, par arrêt du parlement, six cent mille livres à qui leur
livrerait le cardinal mort ou vivant; vivant pour le pendre, mort
pour le traîner à la voirie!

-- Allons, dit Anne d’Autriche, c’est raisonnable, puisque vous ne
demandez à une reine que le sixième de ce que proposait le
parlement.

Et elle signa une promesse de cent mille livres.

-- Après? dit-elle.

-- Madame, mon ami du Vallon est riche, et n’a par conséquent rien
à désirer comme fortune; mais je crois me rappeler qu’il a été
question entre lui et M. de Mazarin d’ériger sa terre en baronnie.
C’est même, autant que je puis me le rappeler, une chose promise.

-- Un croquant! dit Anne d’Autriche. On en rira.

-- Soit, dit d’Artagnan. Mais je suis sûr d’une chose, c’est que
ceux qui en riront devant lui ne riront pas deux fois.

-- Va pour la baronnie, dit Anne d’Autriche, et elle signa.

-- Maintenant, reste le chevalier ou l’abbé d’Herblay, comme Votre
Majesté voudra.

-- Il veut être évêque?

-- Non pas, Madame, il désire une chose plus facile.

-- Laquelle?

-- C’est que le roi daigne être le parrain du fils de madame de
Longueville.

La reine sourit.

-- M. de Longueville est de race royale, Madame, dit d’Artagnan.

-- Oui, dit la reine; mais son fils?

-- Son fils, Madame... doit en être, puisque le mari de sa mère en
est.

-- Et votre ami n’a rien à demander de plus pour madame de
Longueville?

-- Non, Madame; car il présume que Sa Majesté le roi, daignant
être le parrain de son enfant, ne peut pas faire à la mère, pour
les relevailles, un cadeau de moins de cinq cent mille livres, en
conservant, bien entendu, au père le gouvernement de la Normandie.

-- Quant au gouvernement de la Normandie, je crois pouvoir
m’engager, dit la reine; mais quant aux cinq cent mille livres,
M. le cardinal ne cesse de me répéter qu’il n’y a plus d’argent
dans les coffres de État.

-- Nous en chercherons ensemble, Madame, si Votre Majesté le
permet, et nous en trouverons.

-- Après?

-- Après, Madame?...

-- Oui.

-- C’est tout.

-- N’avez-vous donc pas un quatrième compagnon?

-- Si fait, Madame; M. le comte de La Fère.

-- Que demande-t-il?

-- Il ne demande rien.

-- Rien?

-- Non.

-- Il y a au monde un homme qui, pouvant demander, ne demande pas?

-- Il y a M. le comte de La Fère, Madame; M. le comte de La Fère
n’est pas un homme.

-- Qu’est-ce donc?

-- M. le comte de La Fère est un demi-dieu.

-- N’a-t-il pas un fils, un jeune homme, un parent, un neveu, dont
Comminges m’a parlé comme d’un brave enfant, et qui a rapporté
avec M. de Châtillon les drapeaux de Lens?

-- Il a, comme Votre Majesté le dit, un pupille qui s’appelle le
vicomte de Bragelonne.

-- Si on donnait à ce jeune homme un régiment, que dirait son
tuteur?

-- Peut-être accepterait-il.

-- Peut-être!

-- Oui, si Votre Majesté elle-même le priait d’accepter.

-- Vous l’avez dit, monsieur, voilà un singulier homme. Eh bien,
nous y réfléchirons, et nous le prierons peut-être. Êtes-vous
content, monsieur?

-- Oui, Votre Majesté. Mais il y a une chose que la reine n’a pas
signée.

-- Laquelle?

-- Et cette chose est la plus, importante.

-- L’acquiescement au traité?

-- Oui.

-- À quoi bon? je signe le traité demain.

-- Il y a une chose que je crois pouvoir affirmer à Votre Majesté,
dit d’Artagnan: c’est que si Votre Majesté ne signe pas cet
acquiescement aujourd’hui, elle ne trouvera pas le temps de signer
plus tard. Veuillez donc, je vous en supplie, écrire au bas de ce
programme, tout entier de la main de M. de Mazarin, comme vous le
voyez:

«Je consens à ratifier le traité proposé par les Parisiens.»

Anne était prise, elle ne pouvait reculer, elle signa. Mais à
peine eut-elle signé que l’orgueil éclata en elle comme une
tempête, et qu’elle se prit à pleurer. D’Artagnan tressaillit en
voyant ces larmes. Dès ce temps les reines pleuraient comme de
simples femmes.

Le Gascon secoua la tête. Ces larmes royales semblaient lui brûler
le coeur.

-- Madame, dit-il en s’agenouillant, regardez le malheureux
gentilhomme qui est à vos pieds, il vous prie de croire que sur un
geste de Votre Majesté tout lui serait possible. Il a foi en lui-
même, il a foi en ses amis, il veut aussi avoir foi en sa reine;
et la preuve qu’il ne craint rien, qu’il ne spécule sur rien,
c’est qu’il ramènera M. de Mazarin à Votre Majesté sans
conditions. Tenez, Madame, voici les signatures sacrées de Votre
Majesté; si vous croyez devoir me les rendre, vous le ferez. Mais,
à partir de ce moment, elles ne vous engagent plus à rien.

Et d’Artagnan, toujours à genoux, avec un regard flamboyant
d’orgueil et de mâle intrépidité, remit en masse à Anne d’Autriche
ces papiers qu’il avait arrachés un à un et avec tant de peine.

Il y a des moments, car si tout n’est pas bon, tout n’est pas
mauvais dans ce monde, il y a des moments où, dans les coeurs les
plus secs et les plus froids, germe, arrosé par les larmes d’une
émotion extrême, un sentiment généreux, que le calcul et l’orgueil
étouffent si un autre sentiment ne s’en empare pas à sa naissance.
Anne était dans un de ces moments-là. D’Artagnan, en cédant à sa
propre émotion, en harmonie avec celle de la reine, avait accompli
l’oeuvre d’une profonde diplomatie; il fut donc immédiatement
récompensé de son adresse ou de son désintéressement, selon qu’on
voudra faire honneur à son esprit ou à son coeur de la raison qui
le fit agir.

-- Vous aviez raison, monsieur, dit Anne, je vous avais méconnu.
Voici les actes signés que je vous rends librement; allez et
ramenez-moi au plus vite le cardinal.

-- Madame, dit d’Artagnan, il y a vingt ans, j’ai bonne mémoire,
que j’ai eu l’honneur, derrière une tapisserie de l’Hôtel de
Ville, de baiser une de ces belles mains.

-- Voici l’autre, dit la reine, et pour que la gauche ne soit pas
moins libérale que la droite (elle tira de son doigt un diamant à
peu près pareil au premier), prenez et gardez cette bague en
mémoire de moi.

-- Madame, dit d’Artagnan en se relevant, je n’ai plus qu’un
désir, c’est que la première chose que vous me demandiez, ce soit
ma vie.

Et, avec cette allure qui n’appartenait qu’à lui, il se releva et
sortit.

-- J’ai méconnu ces hommes, dit Anne d’Autriche en regardant
s’éloigner d’Artagnan, et maintenant il est trop tard pour que je
les utilise: dans un an le roi sera majeur!

Quinze heures après, d’Artagnan et Porthos ramenaient Mazarin à la
reine, et recevaient, l’un son brevet de lieutenant-capitaine des
mousquetaires, l’autre son diplôme de baron.

-- Eh bien! êtes-vous contents? demanda Anne d’Autriche.

D’Artagnan s’inclina. Porthos tourna et retourna son diplôme entre
ses doigts en regardant Mazarin.

-- Qu’y a-t-il donc encore? demanda le ministre.

-- Il y a, Monseigneur, qu’il avait été question d’une promesse de
chevalier de l’ordre à la première promotion.

-- Mais, dit Mazarin, vous savez, monsieur le baron, qu’on ne peut
être chevalier de l’ordre sans faire ses preuves.

-- Oh! dit Porthos, ce n’est pas pour moi, Monseigneur, que j’ai
demandé le cordon bleu.

-- Et pour qui donc? demanda Mazarin.

-- Pour mon ami, M. le comte de La Fère.

-- Oh! celui-là, dit la reine, c’est autre chose: les preuves sont
faites.

-- Il l’aura?

-- Il l’a.

Le même jour le traité de Paris était signé, et l’on proclamait
partout que le cardinal s’était enfermé pendant trois jours pour
l’élaborer avec plus de soin.

Voici ce que chacun gagnait à ce traité:

M. de Conti avait Damvilliers, et, ayant fait ses preuves comme
général, il obtenait de rester homme d’épée et de ne pas devenir
cardinal. De plus, on avait lâché quelques mots d’un mariage avec
une nièce de Mazarin; ces quelques mots avaient été accueillis
avec faveur par le prince, à qui il importait peu avec qui on le
marierait, pourvu qu’on le mariât.

M. le duc de Beaufort faisait son entrée à la cour avec toutes les
réparations dues aux offenses qui lui avaient été faites et tous
les honneurs qu’avait droit de réclamer son rang. On lui accordait
la grâce pleine et entière de ceux qui l’avaient aidé dans sa
fuite, la survivance de l’amirauté que tenait le duc de Vendôme
son père, et une indemnité pour ses maisons et châteaux que le
parlement de Bretagne avait fait démolir.

Le duc de Bouillon recevait des domaines d’une égale valeur à sa
principauté de Sedan, une indemnité pour les huit ans de non-
jouissance de cette principauté, et le titre de prince accordé à
lui et à ceux de sa maison.

M. le duc de Longueville, le gouvernement du Pont-de-l’Arche, cinq
cent mille livres pour sa femme et l’honneur de voir son fils tenu
sur les fonts de baptême par le jeune roi et la jeune Henriette
d’Angleterre.

Aramis stipula que ce serait Bazin qui officierait à cette
solennité et que ce serait Planchet qui fournirait les dragées.

Le duc d’Elbeuf obtint le paiement de certaines sommes dues à sa
femme, cent mille livres pour l’aîné de ses fils et vingt-cinq
mille pour chacun des trois autres.

Il n’y eut que le coadjuteur qui n’obtint rien; on lui promit bien
de négocier l’affaire de son chapeau avec le pape; mais il savait
quel fonds il fallait faire sur de pareilles promesses venant de
la reine et de Mazarin. Tout au contraire de M. de Conti, ne
pouvant devenir cardinal, il était forcé de demeurer homme d’épée.

Aussi, quand tout Paris se réjouissait de la rentrée du roi, fixée
au surlendemain, Gondy seul, au milieu de l’allégresse générale,
était-il de si mauvaise humeur, qu’il envoya chercher à l’instant
deux hommes qu’il avait l’habitude de faire appeler quand il était
dans cette disposition d’esprit.

Ces deux hommes étaient, l’un le comte de Rochefort, l’autre le
mendiant de Saint-Eustache.

Ils vinrent avec leur ponctualité ordinaire, et le coadjuteur
passa une partie de la nuit avec eux.


XCVII. Où il est prouvé qu’il est quelquefois plus difficile aux
rois de rentrer dans la capitale de leur royaume que d’en sortir

Pendant que d’Artagnan et Porthos étaient allés conduire le
cardinal à Saint-Germain, Athos et Aramis, qui les avaient quittés
à Saint-Denis, étaient rentrés à Paris.

Chacun d’eux avait sa visite à faire.

À peine débotté, Aramis courut à l’Hôtel de Ville, où était madame
de Longueville. À la première nouvelle de la paix la belle
duchesse jeta les hauts cris. La guerre la faisait reine, la paix
amenait son abdication; elle déclara qu’elle ne signerait jamais
au traité et qu’elle voulait une guerre éternelle.

Mais lorsque Aramis lui eut présenté cette paix sous son véritable
jour, c’est-à-dire avec tous ses avantages, lorsqu’il lui eut
montré, en échange de sa royauté précaire et contestée de Paris,
la vice-royauté de Pont-de-l’Arche, c’est-à-dire de la Normandie
tout entière, lorsqu’il eut fait sonner à ses oreilles les cinq
cent mille livres promises par le cardinal, lorsqu’il eut fait
briller à ses yeux l’honneur que lui ferait le roi en tenant son
enfant sur les fonts de baptême, madame de Longueville ne contesta
plus que par l’habitude qu’ont les jolies femmes de contester, et
ne se défendit plus que pour se rendre.

Aramis fit semblant de croire à la réalité de son opposition, et
ne voulut pas à ses propres yeux s’ôter le mérite de l’avoir
persuadée.

-- Madame, lui dit-il, vous avez voulu battre une bonne fois M. le
Prince votre frère, c’est-à-dire le plus grand capitaine de
l’époque, et lorsque les femmes de génie le veulent, elles
réussissent toujours. Vous avez réussi, M. le prince est battu,
puisqu’il ne peut plus faire la guerre. Maintenant, attirez-le à
notre parti. Détachez-le tout doucement de la reine, qu’il n’aime
pas, et de M. de Mazarin, qu’il méprise. La Fronde est une comédie
dont nous n’avons encore joué que le premier acte. Attendons
M. de Mazarin au dénouement, c’est-à-dire au jour où M. le Prince,
grâce à vous, sera tourné contre la cour.

Madame de Longueville fut persuadée. Elle était si bien convaincue
du pouvoir de ses beaux yeux, la frondeuse duchesse, qu’elle ne
douta point de leur influence, même sur M. de Condé, et la
chronique scandaleuse du temps dit qu’elle n’avait pas trop
présumé.

Athos, en quittant Aramis à la place Royale, s’était rendu chez
madame de Chevreuse. C’était encore une frondeuse à persuader,
mais celle-là était plus difficile à convaincre que sa jeune
rivale; il n’avait été stipulé aucune condition en sa faveur.
M. de Chevreuse n’était nommé gouverneur d’aucune province, et si
la reine consentait à être marraine, ce ne pouvait être que de son
petit-fils ou de sa petite-fille.

Aussi, au premier mot de paix, madame de Chevreuse fronça-t-elle
le sourcil, et malgré toute la logique d’Athos pour lui montrer
qu’une plus longue guerre était impossible, elle insista en faveur
des hostilités.

-- Belle amie, dit Athos, permettez-moi de vous dire que tout le
monde est las de la guerre; qu’excepté vous et M. le coadjuteur
peut-être, tout le monde désire la paix. Vous vous ferez exiler
comme du temps du roi Louis XIII. Croyez-moi, nous avons passé
l’âge des succès en intrigue, et vos beaux yeux ne sont pas
destinés à s’éteindre en pleurant Paris, où il y aura toujours
deux reines tant que vous y serez.

-- Oh! dit la duchesse, je ne puis faire la guerre toute seule,
mais je puis me venger de cette reine ingrate et de cet ambitieux
favori, et... foi de duchesse! je me vengerai.

-- Madame, dit Athos, je vous en supplie, ne faites pas un avenir
mauvais à M. de Bragelonne; le voilà lancé, M. le Prince lui veut
du bien, il est jeune, laissons un jeune roi s’établir! Hélas!
excusez ma faiblesse, madame, il vient un moment où l’homme revit
et rajeunit dans ses enfants.

La duchesse sourit, moitié tendrement, moitié ironiquement.

-- Comte, dit-elle, vous êtes, j’en ai bien peur, gagné au parti
de la cour. N’avez-vous pas quelque cordon bleu dans votre poche?

-- Oui, madame, dit Athos, j’ai celui de la Jarretière, que le roi
Charles Ier, m’a donné quelques jours avant sa mort.

Le comte disait vrai; il ignorait la demande de Porthos et ne
savait pas qu’il en eût un autre que celui-là.

-- Allons! il faut devenir vieille femme, dit la duchesse rêveuse.

Athos lui prit la main et la lui baisa. Elle soupira en le
regardant.

-- Comte, dit-elle, ce doit être une charmante habitation que
Bragelonne. Vous êtes homme de goût; vous devez avoir de l’eau,
des bois, des fleurs.

Elle soupira de nouveau, et elle appuya sa tête charmante sur sa
main coquettement recourbée et toujours admirable de forme et de
blancheur.

-- Madame, répliqua le comte, que disiez-vous donc tout à l’heure?
Jamais je ne vous ai vue si jeune, jamais je ne vous ai vue plus
belle.

La duchesse secoua la tête.

-- M. de Bragelonne reste-t-il à Paris? dit-elle.

-- Qu’en pensez-vous? demanda Athos.

-- Laissez-le-moi, reprit la duchesse.

-- Non pas, madame, si vous avez oublié l’histoire d’Oedipe, moi,
je m’en souviens.

-- En vérité, vous êtes charmant, comte, et j’aimerais à vivre un
mois à Bragelonne.

-- N’avez-vous pas peur de me faire bien des envieux, duchesse?
répondit galamment Athos.

-- Non, j’irai incognito, comte, sous le nom de Marie Michon.

-- Vous êtes adorable, madame.

-- Mais Raoul, ne le laissez pas près de vous.

-- Pourquoi cela?

-- Parce qu’il est amoureux.

-- Lui, un enfant!

-- Aussi est-ce une enfant qu’il aime!

Athos devant rêveur.

-- Vous avez raison, duchesse, cet amour singulier pour une enfant
de sept ans peut le rendre bien malheureux un jour; on va se
battre en Flandre, il ira.

-- Puis à son tour vous me l’enverrez, je le cuirasserai contre
l’amour.

-- Hélas! madame, dit Athos, aujourd’hui l’amour est comme la
guerre, et la cuirasse y est devenue inutile.

En ce moment Raoul entra; il venait annoncer au comte et à la
duchesse que le comte de Guiche, son ami, l’avait prévenu que
l’entrée solennelle du roi, de la reine et du ministre devait
avoir lieu le lendemain.

Le lendemain, en effet, dès la pointe du jour, la cour fit tous
ses préparatifs pour quitter Saint-Germain.

La reine, dès la veille au soir, avait fait venir d’Artagnan.

-- Monsieur, lui avait-elle dit, on m’assure que Paris n’est pas
tranquille. J’aurais peur pour le roi; mettez-vous à la portière
de droite.

-- Que Votre Majesté soit tranquille, dit d’Artagnan; je réponds
du roi.

Et saluant la reine, il sortit.

En sortant de chez la reine, Bernouin vint dire à d’Artagnan que
le cardinal l’attendait pour des choses importantes.

Il se rendit aussitôt chez le cardinal.

-- Monsieur, lui dit-il, on parle d’émeute à Paris. Je me
trouverai à la gauche du roi, et, comme je serai principalement
menacé, tenez-vous à la portière de gauche.

-- Que Votre Éminence se rassure, dit d’Artagnan, on ne touchera
pas à un cheveu de sa tête.

-- Diable! fit-il une fois dans l’antichambre, comment me tirer de
là? je ne puis cependant pas être à la fois à la portière de
gauche et à celle de droite. Ah bah! je garderai le roi, et
Porthos gardera le cardinal.

Cet arrangement convint à tout le monde, ce qui est assez rare. La
reine avait confiance dans le courage de d’Artagnan qu’elle
connaissait, et le cardinal, dans la force de Porthos qu’il avait
éprouvée.

Le cortège se mit en route pour Paris dans un ordre arrêté
d’avance; Guitaut et Comminges, en tête des gardes, marchaient les
premiers; puis venait la voiture royale, ayant à l’une de ses
portières d’Artagnan, à l’autre Porthos; puis les mousquetaires,
les vieux amis de d’Artagnan depuis vingt-deux ans, leur
lieutenant depuis vingt, leur capitaine depuis la veille.

En arrivant à la barrière, la voiture fut saluée par de grands
cris de: «Vive le roi!» et de: «Vive la reine!» Quelques cris de:
«Vive Mazarin!» s’y mêlèrent, mais n’eurent point d’échos.

On se rendait à Notre-Dame, où devait être chanté un _Te Deum._

Tout le peuple de Paris était dans les rues. On avait échelonné
les Suisses sur toute la longueur de la route; mais, comme la
route était longue, ils n’étaient placés qu’à six ou huit pas de
distance, et sur un seul homme de hauteur. Le rempart était donc
tout à fait insuffisant, et de temps en temps la digue rompue par
un flot de peuple avait toutes les peines du monde à se reformer.

À chaque rupture, toute bienveillante d’ailleurs, puisqu’elle
tenait au désir qu’avaient les Parisiens de revoir leur roi et
leur reine, dont ils étaient privés depuis une année, Anne
d’Autriche regardait d’Artagnan avec inquiétude, et celui-ci la
rassurait avec un sourire.

Mazarin, qui avait dépensé un millier de louis pour faire crier
«Vive Mazarin!» et qui n’avait pas estimé les cris qu’il avait
entendus à vingt pistoles, regardait aussi avec inquiétude
Porthos; mais le gigantesque garde du corps répondait à ce regard
avec une si belle voix de basse: «Soyez tranquille, Monseigneur»,
qu’en effet Mazarin se tranquillisa de plus en plus.

En arrivant au Palais-Royal, on trouva la foule plus grande
encore; elle avait afflué sur cette place par toutes les rues
adjacentes, et l’on voyait, comme une large rivière houleuse, tout
ce flot populaire venant au-devant de la voiture, et roulant
tumultueusement dans la rue Saint-Honoré.

Lorsqu’on arriva sur la place, de grands cris de «Vivent Leurs
Majestés!» retentirent. Mazarin se pencha à la portière. Deux ou
trois cris de: «Vive le cardinal!» saluèrent son apparition; mais
presque aussitôt des sifflets et des huées les étouffèrent
impitoyablement. Mazarin pâlit et se jeta précipitamment en
arrière.

-- Canailles! murmura Porthos.

D’Artagnan ne dit rien, mais frisa sa moustache avec un geste
particulier qui indiquait que sa belle humeur gasconne commençait
à s’échauffer.

Anne d’Autriche se pencha à l’oreille du jeune roi et lui dit tout
bas:

-- Faites un geste gracieux, et adressez quelques mots à
M. d’Artagnan, mon fils.

Le jeune roi se pencha à la portière.

-- Je ne vous ai pas encore souhaité le bonjour, monsieur
d’Artagnan, dit-il, et cependant je vous ai bien reconnu. C’est
vous qui étiez derrière les courtines de mon lit, cette nuit où
les Parisiens ont voulu me voir dormir.

-- Et si le roi le permet, dit d’Artagnan, c’est moi qui serai
près de lui toutes les fois qu’il y aura un danger à courir.

-- Monsieur, dit Mazarin à Porthos, que feriez-vous si toute la
foule se ruait sur nous?

-- J’en tuerais le plus que je pourrais, Monseigneur, dit Porthos.

-- Hum! fit Mazarin, tout brave et tout vigoureux que vous êtes,
vous ne pourriez pas tout tuer.

-- C’est vrai, dit Porthos en se haussant sur ses étriers pour
mieux découvrir les immensités de la foule, c’est vrai, il y en a
beaucoup.

-- Je crois que j’aimerais mieux l’autre, dit Mazarin.

Et il se rejeta dans le fond du carrosse.

La reine et son ministre avaient raison d’éprouver quelque
inquiétude, du moins le dernier. La foule, tout en conservant les
apparences du respect et même de l’affection pour le roi et la
régente, commençait à s’agiter tumultueusement. On entendait
courir de ces rumeurs sourdes qui, quand elles rasent les flots,
indiquent la tempête, et qui, lorsqu’elles rasent la multitude,
présagent l’émeute.

D’Artagnan se retourna vers les mousquetaires et fit, en clignant
de l’oeil, un signe imperceptible pour la foule, mais très
compréhensible pour cette brave élite.

Les rangs des chevaux se resserrèrent, et un léger frémissement
courut parmi les hommes.

À la barrière des Sergents on fut obligé de faire halte; Comminges
quitta la tête de l’escorte qu’il tenait, et vint au carrosse de
la reine. La reine interrogea d’Artagnan du regard; d’Artagnan lui
répondit dans le même langage.

-- Allez en avant, dit la reine.

Comminges regagna son poste. On fit un effort, et la barrière
vivante fut rompue violemment.

Quelques murmures s’élevèrent de la foule, qui, cette fois,
s’adressaient aussi bien au roi qu’au ministre.

-- En avant! cria d’Artagnan à pleine voix.

-- En avant! répéta Porthos.

Mais, comme si la multitude n’eût attendu que cette démonstration
pour éclater, tous les sentiments d’hostilité qu’elle renfermait
éclatèrent à la fois. Les cris: «À bas le Mazarin! À mort le
cardinal!» retentirent de tous côtés.

En même temps, par les rues de Grenelle-Saint-Honoré et du Coq, un
double flot se rua qui rompit la faible haie des gardes suisses,
et s’en vint tourbillonner jusqu’aux jambes des chevaux de
d’Artagnan et de Porthos.

Cette nouvelle irruption était plus dangereuse que les autres, car
elle se composait de gens armés, et mieux armés même que ne le
sont les hommes du peuple en pareil cas. On voyait que ce dernier
mouvement n’était par l’effet du hasard qui aurait réuni un
certain nombre de mécontents sur le même point, mais la
combinaison d’un esprit hostile qui avait organisé une attaque.

Ces deux masses étaient conduites chacune par un chef, l’un qui
semblait appartenir, non pas au peuple, mais même à l’honorable
corporation des mendiants; l’autre que, malgré son affectation à
imiter les airs du peuple, il était facile de reconnaître pour un
gentilhomme.

Tous deux agissaient évidemment poussés par une même impulsion.

Il y eut une vive secousse qui retentit jusque dans la voiture
royale; puis des milliers de cris, formant une vraie clameur, se
firent entendre, entrecoupés de deux ou trois coups de feu.

-- À moi les mousquetaires! s’écria d’Artagnan.

L’escorte se sépara en deux files; l’une passa à droite du
carrosse, l’autre à gauche; l’une vint au secours de d’Artagnan,
l’autre de Porthos.

Alors une mêlée s’engagea, d’autant plus terrible qu’elle n’avait
pas de but, d’autant plus funeste qu’on ne savait ni pourquoi ni
pour qui on se battait.


XCVIII. Où il est prouvé qu’il est quelquefois plus difficile aux
rois de rentrer dans la capitale de leur royaume que d’en sortir
(Suite)

Comme tous les mouvements de la populace, le choc de cette foule
fut terrible; les mousquetaires, peu nombreux, mal alignés, ne
pouvant, au milieu de cette multitude, faire circuler leurs
chevaux, commencèrent par être entamés.

D’Artagnan avait voulu faire baisser les mantelets de la voiture,
mais le jeune roi avait étendu le bras en disant:

-- Non, monsieur d’Artagnan, je veux voir.

-- Si Votre Majesté veut voir, dit d’Artagnan, eh bien, qu’elle
regarde!

Et se retournant avec cette furie qui le rendait si terrible,
d’Artagnan bondit vers le chef des émeutiers, qui, un pistolet
d’une main, une large épée de l’autre, essayait de se frayer un
passage jusqu’à la portière, en luttant avec deux mousquetaires.

-- Place, mordioux! cria d’Artagnan, place!

À cette voix, l’homme au pistolet et à la large épée leva la tête;
mais il était déjà trop tard: le coup de d’Artagnan était porté;
la rapière lui avait traversé la poitrine.

-- Ah! ventre-saint-gris! cria d’Artagnan, essayant trop tard de
retenir le coup, que diable veniez-vous faire ici, comte?

-- Accomplir ma destinée, dit Rochefort en tombant sur un genou.
Je me suis déjà relevé de trois de vos coups d’épée; mais je ne me
relèverai pas du quatrième.

-- Comte, dit d’Artagnan avec une certaine émotion, j’ai frappé
sans savoir que ce fût vous. Je serais fâché, si vous mouriez, que
vous mourussiez avec des sentiments de haine contre moi.

Rochefort tendit la main à d’Artagnan. D’Artagnan la lui prit. Le
comte voulut parler, mais une gorgée de sang étouffa sa parole, il
se raidit dans une dernière convulsion et expira.

-- Arrière, canaille! cria d’Artagnan. Votre chef est mort, et
vous n’avez plus rien à faire ici.

En effet, comme si le comte de Rochefort eût été l’âme de
l’attaque qui se portait de ce côté du carrosse du roi, toute la
foule qui l’avait suivi et qui lui obéissait prit la fuite en le
voyant tomber. D’Artagnan poussa une charge avec une vingtaine de
mousquetaires dans la rue du Coq et cette partie de l’émeute
disparut comme une fumée, en s’éparpillant sur la place de Saint-
Germain-l’Auxerrois et en se dirigeant vers les quais.

D’Artagnan revint pour porter secours à Porthos, si Porthos en
avait besoin; mais Porthos, de son côté, avait fait son oeuvre
avec la même conscience que d’Artagnan. La gauche du carrosse
était non moins bien déblayée que la droite, et l’on relevait le
mantelet de la portière que Mazarin, moins belliqueux que le roi,
avait pris la précaution de faire baisser.

Porthos avait l’air fort mélancolique.

-- Quelle diable de mine faites-vous donc là, Porthos? et quel
singulier air vous avez pour un victorieux!

-- Mais vous-même, dit Porthos, vous me semblez tout ému!

-- Il y a de quoi, mordioux! je viens de tuer un ancien ami.

-- Vraiment! dit Porthos. Qui donc?

-- Ce pauvre comte de Rochefort!...

-- Eh bien! c’est comme moi, je viens de tuer un homme dont la
figure ne m’est pas inconnue; malheureusement je l’ai frappé à la
tête, et en un instant il a eu le visage plein de sang.

-- Et il n’a rien dit en tombant?

-- Si fait, il a dit... Ouf!

-- Je comprends, dit d’Artagnan ne pouvant s’empêcher de rire,
que, s’il n’a pas dit autre chose, cela n’a pas dû vous éclairer
beaucoup.

-- Eh bien, monsieur? demanda la reine.

-- Madame, dit d’Artagnan, la route est parfaitement libre, et
Votre Majesté peut continuer son chemin.

En effet, tout le cortège arriva sans autre accident dans l’église
Notre-Dame, sous le portail de laquelle tout le clergé, le
coadjuteur en tête, attendait le roi, la reine et le ministre,
pour la bienheureuse rentrée desquels on allait chanter le _Te
Deum._

Pendant le service et vers le moment où il tirait à sa fin, un
gamin tout effaré entra dans l’église, courut à la sacristie,
s’habilla rapidement en enfant de choeur, et fendant, grâce au
respectable uniforme dont il venait de se couvrir, la foule qui
encombrait le temple, il s’approcha de Bazin, qui, revêtu de sa
robe bleue et sa baleine garnie d’argent à la main, se tenait
gravement placé en face du Suisse à l’entrée du choeur.

Bazin sentit qu’on le tirait par sa manche. Il abaissa vers la
terre ses yeux béatement levés vers le ciel, et reconnut Friquet.

-- Eh bien! drôle, qu’y a-t-il, que vous osez me déranger dans
l’exercice de mes fonctions? demanda le bedeau.

-- Il y a, monsieur Bazin, dit Friquet, que M. Maillard, vous
savez bien, le donneur d’eau bénite à Saint-Eustache...

-- Oui, après?...

-- Eh bien! il a reçu dans la bagarre un coup d’épée sur la tête;
c’est ce grand géant qui est là, vous voyez, brodé sur toutes les
coutures, qui le lui a donné.

-- Oui? en ce cas, dit Bazin, il doit être bien malade.

-- Si malade qu’il se meurt, et qu’il voudrait, avant de mourir,
se confesser à M. le coadjuteur, qui a pouvoir, à ce qu’on dit, de
remettre les gros péchés.

-- Et il se figure que M. le coadjuteur se dérangera pour lui?

-- Oui, certainement, car il paraît que M. le coadjuteur le lui a
promis.

-- Et qui t’a dit cela?

-- M. Maillard lui-même.

-- Tu l’as donc vu?

-- Certainement, j’étais là quand il est tombé.

-- Et que faisais-tu là?

-- Tiens! je criais: «À bas Mazarin! à mort le cardinal! à la
potence l’italien!» N’est-ce pas cela que vous m’aviez dit de
crier?

-- Veux-tu te taire, petit drôle! dit Bazin en regardant avec
inquiétude autour de lui.

-- De sorte qu’il m’a dit, ce pauvre M. Maillard: «Va chercher
M. le coadjuteur, Friquet, et si tu me l’amènes, je te fais mon
héritier.» Dites donc, père Bazin, l’héritier de M. Maillard, le
donneur d’eau bénite à Saint-Eustache! hein! je n’ai plus qu’à me
croiser les bras! C’est égal, je voudrais bien lui rendre ce
service-là, qu’en dites-vous?

-- Je vais prévenir M. le coadjuteur, dit Bazin.

En effet, il s’approcha respectueusement et lentement du prélat,
lui dit à l’oreille quelques mots, auxquels celui-ci répondit par
un signe affirmatif, et revenant du même pas qu’il était allé:

-- Va dire au moribond qu’il prenne patience, Monseigneur sera
chez lui dans une heure.

-- Bon, dit Friquet, voilà ma fortune faite.

-- À propos, dit Bazin, où s’est-il fait porter?

-- À la tour Saint-Jacques-la-Boucherie.

Et, enchanté du succès de son ambassade, Friquet, sans quitter son
costume d’enfant de choeur, qui d’ailleurs lui donnait une plus
grande facilité de parcours, sortit de la basilique et prit, avec
toute la rapidité dont il était capable, la route de la tour
Saint-Jacques-la-Boucherie.

En effet, aussitôt le _Te Deum_ achevé, le coadjuteur, comme il
l’avait promis, et sans même quitter ses habits sacerdotaux,
s’achemina à son tour vers la vieille tour qu’il connaissait si
bien.

Il arrivait à temps. Quoique plus bas de moment en moment, le
blessé n’était pas encore mort.

On lui ouvrit la porte de la pièce où agonisait le mendiant.

Un instant après Friquet sortit en tenant à la main un gros sac de
cuir qu’il ouvrit aussitôt qu’il fut hors de la chambre, et qu’à
son grand étonnement il trouva plein d’or.

Le mendiant lui avait tenu parole et l’avait fait son héritier.

-- Ah! mère Nanette, s’écria Friquet suffoqué, ah! mère Nanette!

Il n’en put dire davantage; mais la force qui lui manquait pour
parler lui resta pour agir. Il prit vers la rue une course
désespérée, et, comme le Grec de Marathon tombant sur la place
d’Athènes son laurier à la main, Friquet arriva sur le seuil du
conseiller Broussel, et tomba en arrivant, éparpillant sur le
parquet les louis qui dégorgeaient de son sac.

La mère Nanette commença par ramasser les louis, et ensuite
ramassa Friquet.

Pendant ce temps, le cortège rentrait au Palais-Royal.

-- C’est un bien vaillant homme, ma mère, que ce M. d’Artagnan,
dit le jeune roi.

-- Oui, mon fils, et qui a rendu de bien grands services à votre
père. Ménagez-le donc pour l’avenir.

Monsieur le capitaine, dit en descendant de voiture le jeune roi à
d’Artagnan, Madame la reine me charge de vous inviter à dîner pour
aujourd’hui, vous et votre ami le baron du Vallon.

C’était un grand honneur pour d’Artagnan et pour Porthos; aussi
Porthos était-il transporté. Cependant, pendant toute la durée du
repas, le digne gentilhomme parut tout préoccupé.

-- Mais qu’aviez-vous donc, baron? lui dit d’Artagnan en
descendant l’escalier du Palais-Royal; vous aviez l’air tout
soucieux pendant le dîner.

-- Je cherchais, dit Porthos, à me rappeler où j’ai vu ce mendiant
que je dois avoir tué.

-- Et vous ne pouvez en venir à bout?

-- Non.

-- Eh bien! cherchez, mon ami, cherchez; quand vous l’aurez
trouvé, vous me le direz, n’est-ce pas?

-- Pardieu! fit Porthos.


Conclusion

En rentrant chez eux, les deux amis trouvèrent une lettre d’Athos
qui leur donnait rendez-vous au Grand-Charlemagne pour le
lendemain matin.

Tous deux se couchèrent de bonne heure, mais ni l’un ni l’autre ne
dormit. On n’arrive pas ainsi au but de tous ses désirs sans que
ce but atteint n’ait l’influence de chasser le sommeil, au moins
pendant la première nuit.

Le lendemain, à l’heure indiquée, tous deux se rendirent chez
Athos. Ils trouvèrent le comte et Aramis en habits de voyage.

-- Tiens! dit Porthos, nous partons donc tous? Moi aussi j’ai fait
mes apprêts ce matin.

-- Oh! mon Dieu, oui, dit Aramis, il n’y a plus rien à faire à
Paris du moment où il n’y a plus de Fronde.

Madame de Longueville m’a invité à aller passer quelques jours en
Normandie, et m’a chargé, tandis qu’on baptiserait son fils,
d’aller lui faire préparer ses logements à Rouen. Je vais
m’acquitter de cette commission; puis, s’il n’y a rien de nouveau,
je retournerai m’ensevelir dans mon couvent de Noisy-le-Sec.

-- Et moi, dit Athos, je retourne à Bragelonne. Vous le savez, mon
cher d’Artagnan, je ne suis plus qu’un bon et brave campagnard.
Raoul n’a d’autre fortune que ma fortune, pauvre enfant! et il
faut que je veille sur elle, puisque je ne suis en quelque sorte
qu’un prête-nom.

-- Et Raoul, qu’en faites-vous?

-- Je vous le laisse, mon ami. On va faire la guerre en Flandre,
vous l’emmènerez; j’ai peur que le séjour de Blois ne soit
dangereux à sa jeune tête. Emmenez-le et apprenez-lui à être brave
et loyal comme vous.

-- Et moi, dit d’Artagnan, je ne vous aurai plus, Athos, mais au
moins je l’aurai, cette chère tête blonde; et, quoique ce ne soit
qu’un enfant, comme votre âme tout entière revit en lui, cher
Athos, je croirai toujours que vous êtes là près de moi,
m’accompagnant et me soutenant.

Les quatre amis s’embrassèrent les larmes aux yeux.

Puis ils se séparèrent sans savoir s’ils se reverraient jamais.

D’Artagnan revint rue Tiquetonne avec Porthos, toujours préoccupé
et toujours cherchant quel était cet homme qu’il avait tué. En
arrivant devant l’hôtel de La Chevrette, on trouva les équipages
du baron prêts et Mousqueton en selle.

-- Tenez, d’Artagnan, dit Porthos, quittez l’épée et venez avec
moi à Pierrefonds, à Bracieux ou au Vallon; nous vieillirons
ensemble en parlant de nos compagnons.

-- Non pas! dit d’Artagnan. Peste! on va ouvrir la campagne, et je
veux en être; j’espère bien y gagner quelque chose!

-- Et qu’espérez-vous donc devenir?

-- Maréchal de France, pardieu!

-- Ah! ah! fit Porthos en regardant d’Artagnan, aux gasconnades
duquel il n’avait jamais pu se faire entièrement.

-- Venez avec moi, Porthos, dit d’Artagnan, je vous ferai duc.

-- Non, dit Porthos, Mouston ne veut plus faire la guerre.
D’ailleurs on m’a ménagé une entrée solennelle chez moi, qui va
faire crever de pitié tous mes voisins.

-- À ceci, je n’ai rien à répondre, dit d’Artagnan qui connaissait
la vanité du nouveau baron. Au revoir donc, mon ami.

-- Au revoir, cher capitaine, dit Porthos. Vous savez que lorsque
vous me voudrez venir voir, vous serez toujours le bienvenu dans
ma baronnie.

-- Oui, dit d’Artagnan, au retour de la campagne j’irai.

-- Les équipages de M. le baron attendent, dit Mousqueton.

Et les deux amis se séparèrent après s’être serré la main.
D’Artagnan resta sur la porte, suivant d’un oeil mélancolique
Porthos qui s’éloignait.

Mais au bout de vingt pas, Porthos s’arrêta tout court, se frappa
le front et revint.

-- Je me rappelle, dit-il.

-- Quoi? demanda d’Artagnan.

-- Quel est ce mendiant que j’ai tué.

-- Ah vraiment! qui est-ce?

-- C’est cette canaille de Bonacieux.

Et Porthos, enchanté d’avoir l’esprit libre, rejoignit Mousqueton,
avec lequel il disparut au coin de la rue.

D’Artagnan demeura un instant immobile et pensif puis, en se
retournant il aperçut la belle Madeleine, qui, inquiète des
nouvelles grandeurs de d’Artagnan, se tenait debout sur le seuil
de la porte.

-- Madeleine, dit le Gascon, donnez-moi l’appartement du premier;
je suis obligé de représenter, maintenant que je suis capitaine
des mousquetaires. Mais gardez-moi toujours la chambre du
cinquième; on ne sait ce qui peut arriver.

FIN





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