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Title: Trois Héros de la colonie de Montréal
Author: Dupuy, P. (Paul), 1831-1891
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Trois Héros de la colonie de Montréal" ***


P. DUPUY

TROIS HÉROS DE LA COLONIE DE MONTRÉAL


1887


  MM. JACQUES LE MAITRE
  ET
  GUILLAUME VIGNAL,
  _prêtres de Saint-Sulpice_.

  1659-1661



I

ARRIVÉE DE MM. LE MAITRE ET VIGNAL EN CANADA.

MM. Jacques Le Maître et Guillaume Vignal quittèrent la France le 2
juillet 1659, fête de la Visitation. Sur le vaisseau qui les emportait,
se trouvaient Mlle Mance, revenant après sa guérison miraculeuse et
amenant trois soeurs hospitalières; les soeurs de Brésoles, Macé,
Maillet; la soeur Bourgeoys et les soeurs Aimée Chatel, Catherine Crolo
et Marie Raisin qui avec la soeur Bourgeoys formèrent le noyau de cette
congrégation de Notre-Dame qui a rendu à notre pays des services si
inappréciables, et près de deux cents passagers.

La traversée fut très pénible; à peine en mer, la peste se déclara
sur le vaisseau, qui depuis deux ans, ayant servi d'hôpital, en était
infecté et un grand nombre de passagers furent violemment atteints de
cette terrible maladie. Ce fut pour les hospitalières une occasion
naturelle d'offrir leurs services pour soigner les pestiférés; dès
qu'elles eurent commencé à donner leurs soins qu'on avait d'abord
refusés, la mortalité diminua, pour cesser bientôt tout à fait,
quoiqu'il y eût encore beaucoup de malades. Les hospitalières ne se
prodiguèrent pas seules pour le soulagement des pestiférés. "La soeur
Bourgeoys, dit M. Dollier de Casson, fut bien celle qui travailla autant
que toutes les autres pendant toute la traversée et que Dieu pourvut
aussi de plus de santé pour cela. Les deux prêtres du séminaire, MM. Le
Maître et Vignal assistaient les malades autant que leurs corps accablés
par la maladie le leur permettaient. Ils soignèrent et assistèrent deux
Huguenots dont ils eurent le bonheur d'obtenir l'abjuration."

A cette affreuse maladie dont furent plus ou moins atteints presque tous
les passagers, se joignirent de terribles tempêtes et le manque d'eau
douce jusqu'à l'arrivée dans le Saint-Laurent. Enfin MM. Le Maître et
Vignal, après avoir débarqué à Québec le 7 septembre l659, arrivèrent
à Montréal vers la fin du mois et furent reçus avec de grandes
démonstrations de joie par tous les colons, pour qui l'arrivée d'un
prêtre était toujours un grand bonheur.

Lorsque M. de Maisonneuve, venu en France en l655, demanda à M. Olier
d'envoyer à Montréal quelques-uns de ses prêtres pour y prendre soin
de la colonie, celui-ci après avoir beaucoup prié Dieu, lui promit de
choisir quelques ecclésiastiques de sa compagnie qu'il croirait les
plus propres à cette oeuvre apostolique. Quand ses prêtres connurent ce
dessein, tous briguèrent l'honneur de ce poste périlleux. L'un d'eux M.
Le Maître, en s'offrant, lui dit qu'une fois en Canada, il courrait de
toutes parts pour chercher des sauvages et irait même les trouver
dans leur pays. "Vous n'en aurez pas la peine répondit M. Olier, ils
viendront bien vous chercher eux-mêmes, et vous vous trouverez tellement
entouré par eux que vous ne pourrez vous échapper de leurs mains."

Ce M. Le Maître auquel M. Olier fit cette réponse prophétique était le
même prêtre dont nous venons de raconter l'arrivée à Montréal.

Les premières fonctions, celles d'économe, dont il fut chargé, ne
paraissaient pas devoir donner raison à la prédiction de M. Olier;
aussi M. Le Maître, dont le plus grand désir était de se dévouer à la
conversion des sauvages, ne les accepta que par obéissance. Cependant,
espérant toujours qu'il arriverait à se trouver avec les Iroquois et
qu'il pourrait exercer son zèle évangélique, il se mit sans tarder à
apprendre leur langue. Il avait pour eux la plus grande affection,
et, si quelques-uns d'entre eux paraissaient à Montréal, il usait des
facilités que lui donnaient ses fonctions d'économe pour leur faire des
largesses et leur donner à manger.

M. Le Maître avait une dévotion particulière envers saint Jean-Baptiste,
et Dieu l'appela à lui du milieu de son désert en permettant que les
Iroquois lui coupassent la tête le jour anniversaire de celui où "Hérode
la fit trancher à ce célèbre habitant de la Judée: saint Jean-Baptiste."



II

MARTYRE DE M. LE MAITRE, 29 AOÛT 1661.

Ce jour-là, 29 août 1661, M. Le Maître, après avoir dit sa messe, se
dirigea vers la résidence de Saint-Gabriel, l'esprit préoccupé de la
fête du jour, et désireux "de sacrifier sa tête pour Jésus-Christ comme
son saint Précurseur." En qualité d'économe, il allait surveiller dans
un champ 14 ou 15 ouvriers, chargés d'y retourner du blé mouillé. Chacun
se mit à l'ouvrage de son côté, en laissant les armes dispersées en
plusieurs endroits. Ils étaient d'autant plus imprudents en agissant
ainsi qu'ils avaient dit eux-mêmes à M. Le Maître, quelques instants
avant, qu'il y avait certainement des ennemis cachés non loin, à cause
de quelques indices qu'ils avaient remarqués. Par suite de cet avis, M.
Le Maître regardait de côté et d'autre dans les buissons pour voir s'il
n'y avait pas des Iroquois en embuscade. En allant et venant il tomba
presque dans une de ces embuscades, car récitant alors les petites
heures de la décollation de saint Jean-Baptiste, et, obligé de tenir
fréquemment les yeux sur son bréviaire, il ne put voir les ennemis que
lorsque ceux-ci, après s'être approchés à petit bruit, sortirent du
bois, et s'avancèrent vers lui dans l'intention de le prendre vivant,
pendant que d'autres se mirent à courir sur les travailleurs.

M. Le Maître, pensant au danger des Français plutôt qu'au sien propre,
résolut de disputer le passage aux Iroquois pour donner le temps aux
colons de prendre leurs armes. Dans ce but il s'arma d'un couteau, dont
il se couvrait comme d'un espadon, et se jeta entre les Iroquois et les
travailleurs, en leur criant d'avoir bon courage et de prendre leurs
armes pour défendre leur vie. Les Iroquois, voyant que ce prêtre leur
barrait le chemin et les empêchait ainsi de tuer les Français, en
conçurent un grand dépit. Ils ne craignaient pas d'être blessés par M.
Le Maître, mais ils étaient curieux contre lui parce qu'ils ne pouvaient
l'approcher pour le prendre vivant et surtout parce qu'il avait averti
les travailleurs et leur donnait le temps de se rendre en bon ordre à la
résidence.

Aussi pour se venger de M. Le Maître, ils le tuèrent à coups de fusils.
Quoique ayant reçu plusieurs blessures mortelles, M. Le Maître eut
encore le courage de courir vers ses travailleurs en leur recommandant
de se retirer, puis il expira.

Les _Relations_ des Jésuites de 1661 parlent comme suit de M. Le Maître
et de sa mort. "C'était trop peu pour notre malheur que tous les états,
toutes les conditions, tous les âges eussent été cette année les
victimes immolées à la fureur de nos ennemis: il fallait pour mettre
le comble à nos infortunes, que l'Eglise eût part à ces sanglants
sacrifices, et qu'elle mêlât son sang avec nos larmes par le massacre
d'un de ses ministres sacrés, M. Le Maître, homme également zélé et
courageux pour le salut des âmes.

"Ce bon prêtre surveillant des travailleurs, et s'étant un peu retiré
d'eux pour réciter son office plus paisiblement, reçut soudain une
décharge de fusils. Blessé à mort, il alla rendre l'âme aux pieds des
Français qui se trouvèrent incontinent chargés de toutes parts, et
investis par cinquante ou soixante Iroquois, qui, sortant du bois comme
des lions de leurs cavernes, jetèrent d'abord mort par terre un des
Français, et en prirent un second en vie, bien résolus à n'en laisser
échapper aucun. Mais les autres qui restaient mirent aussitôt la main à
l'épée, et, animés d'un grand courage, se firent jour à travers de ces
Iroquois et se sauvèrent à la résidence de Saint-Gabriel. Ainsi maîtres
du champ de bataille, qu'on ne leur disputait pas, ces barbares
tournèrent leur rage contre les morts, n'ayant pu le faire davantage sur
les vivants."

Ce fut d'abord sur M. Le Maître qu'ils s'en prirent; ils lui coupèrent
la tête, ainsi qu'au travailleur Gabriel de Rié qu'ils avaient tué. M.
Le Maître, né en Normandie, était âgé de quarante-quatre ans quand il
fut tué.

Pour bien montrer que dans la guerre qu'ils faisaient aux Français, ils
avaient surtout en vue de combattre leur religion et sa propagation
parmi eux, les Iroquois, après avoir tué M. Le Maître, poussèrent de
grandes huées de joie pour avoir ainsi mis à mort un ministre de notre
sainte religion, une _robe noire_ comme ils appelaient les prêtres.
Puis, à ce que raconte la soeur Marie de l'Incarnation, "un renégat qui
se trouvait parmi eux enleva la soutane de M. Le Maître, s'en revêtit,
et, ayant mis sa chemise par dessus pour imiter le surplis, fit la
procession autour du corps, en dérision de ce qu'il avait vu faire aux
obsèques des chrétiens." Cet apostat marchait pompeusement ainsi couvert
de cette précieuse soutane, en vue des Montréalais qu'il bravait avec
insolence.



III

CIRCONSTANCES MERVEILLEUSES QUI SUIVIRENT LA MORT DE M. LE MAITRE.

La mort de M. Le Maître fut accompagnée et suivie de circonstances
merveilleuses dont nous trouvons le récit dans les écrits des
contemporains de ce martyr.

La soeur Bourgeoys, parlant de cette mort, dit qu'on regardait comme un
fait constant que ce saint prêtre avait parlé après que sa tête avait
été séparée de son corps. Elle ajoute aussi, M. Le Maître eut la
tête coupée par les sauvages, le jour de la décollation de saint
Jean-Baptiste, proche Montréal; et l'on rapporte que l'on avait vu sur
son mouchoir, dans lequel on avait emporté sa tête, les traits de son
visage empreints si fortement qu'on pouvait le reconnaître.

"Quelque temps après, comme je me disposais pour aller en France, j'eus
la pensée de m'assurer de ce fait, afin que, si on me demandait si cela
était véritable, je susse ce que je devais en dire. Je fus donc trouver
Lavigne, que l'on avait ramené du pays des Iroquois: car il avait été
pris et les sauvages lui avaient arraché un doigt. Il me dit que cela
était véritable, qu'il en était assuré, non pour l'avoir entendu dire,
mais pour l'avoir vu; qu'il avait promis tout ce qu'il avait pu aux
sauvages pour avoir ce mouchoir, les assurant que, quand il serait à
Montréal, il ne manquerait pas de les satisfaire: ce que cependant ils
ne voulurent pas accepter disant que ce mouchoir était pour eux un
pavillon pour aller en guerre, et qui les rendrait invincibles."

Dans les annales des hospitalières de Saint-Joseph nous lisons aussi:
"Après que les Iroquois eurent décapité M. Le Maître, ils mirent sa tête
dans un mouchoir blanc, qu'apparemment ils avaient pris dans la poche du
défunt, et, l'ayant ainsi emportée dans son pays il arriva une merveille
qui mérite d'être décrite, pour votre édification.

"C'est que la face de ce serviteur de Dieu, et tous les traits de son
visage demeurèrent sur la toile de ce mouchoir, en sorte que ceux qui
avaient eu l'avantage de le connaître pendant sa vie, le reconnaissaient
parfaitement. Ce qu'il y a de particulier, c'est qu'on ne voyait plus de
sang au mouchoir qui était au contraire très blanc; mais il paraissait
dessus comme une cire blanche très fine, qui représentait la face
au serviteur de Dieu: ce qui ne peut pas être arrivé naturellement.
Quelques-uns de nos Français prisonniers dans cette nation le
reconnurent parfaitement. C'est ce que nous ont dit plusieurs fois M. de
Saint-Michel, M. Cuillerier, personnes dignes de foi, ainsi qu'un père
jésuite, qui était prisonnier dans ce temps-là, dans une autre nation
que celle qui avait tué ce saint homme. Il nous a dit en avoir ouï
parler comme d'une chose très vraie, quoique il ne l'ait pas vu
lui-même; et que les sauvages en parlaient les uns aux autres
avec étonnement, comme d'un prodige qu'ils reconnaissaient très
extraordinaire. Ils ajoutaient que cet homme était réellement un grand
démon: ce qui veut dire parmi eux un homme excellent et tout esprit.

"Ils conçurent même une vive crainte de cette image, dans l'appréhension
où ils étaient que le défunt ne se vengeât et ne fit la guerre à leur
nation. Le père jésuite ajoute: J'ai bien fait mon possible pour avoir
ce mouchoir, mais je n'ai pu y réussir. Les Iroquois se cachaient de
moi, à cause que j'étais une _robe noire_, comme le défunt; c'est
pourquoi, pour se défaire de cette image, ils vendirent le mouchoir aux
Anglais. Le père jésuite s'efforça de l'acheter de ces derniers, mais
sans succès; les sauvages ayant menacé de les détruire s'ils le lui
donnaient."

Enfin, pour terminer, donnons le récit de M. Dollier de Casson.

"On raconte, dit-il, une chose bien extraordinaire de M. Le Maître,
c'est que le sauvage qui emportait sa tête, l'ayant enveloppée dans le
mouchoir du défunt, ce linge reçut tellement l'impression de son visage,
que l'image en était parfaitement gravée dessus, et que voyant le
mouchoir, on reconnaissait M. Le Maître. Lavigne, ancien habitant de
ce lieu, homme des plus résolus, m'a dit avoir vu le mouchoir imprimé
pendant qu'il était prisonnier chez les Iroquois et que ces malheureux y
arrivèrent après avoir fait ce méchant coup. Il assure que le capitaine
de ce parti, ayant tiré le mouchoir de M. Le Maître, à son arrivée, lui,
Lavigne, ayant reconnu ce visage, se mit à crier: "Ah! malheureux, tu as
tué Asonandio (c'était ainsi que les Iroquois appelaient M. Le Maître),
car je vois sa face sur son mouchoir."

"Ces sauvages honteux et confus resserrèrent alors ce linge sans que
jamais depuis ils l'aient voulu montrer ni donner à personne, pas même
au R.P. Simon Le Moine, qui sachant la chose fit tout son possible pour
l'avoir."

Et M. Dollier de Casson ajoute: "Je vous dirai qu'on m'a rapporté bien
d'autres choses assez extraordinaires à l'égard de la même personne,
dont une partie était comme les pronostics de ce qui devait lui arriver
un jour, et l'autre se rapportait à l'état des choses présentes et à
celui dans lequel apparemment toutes les choses seront bientôt. M. Le
Maître a parlé assez ouvertement, durant sa vie, de tout ceci à une
religieuse et à quelques autres, pour que je fusse autorisé à en parler
si j'en voulais dire quelque chose. Mais je laisse le tout entre les
mains de Celui qui est le maître des temps et des événements, et qui en
cache la connaissance ou bien la donne à qui bon lui semble."

On conçoit la réserve de M. Dollier de Casson, prêtre de Saint-Sulpice,
parlant d'un de ses confrères; cette réserve est bien naturelle et
pleine de délicatesse.

Quoi qu'il en soit, d'ailleurs, des circonstances merveilleuses qui
accompagnèrent et suivirent la mort de M. Le Maître; que l'on veuille
ou non admettre comme miraculeux les faits que nous venons de raconter,
d'après les écrits des contemporains, on n'en doit pas moins regarder M.
Le Maître comme un martyr. Sa mort a été prompte, il est vrai; il n'a eu
à subir de la part de ses assassins ni supplices, ni tortures; mais ce
qui constitue le martyre ce n'est pas la longueur plus ou moins grande
des souffrances endurées, ce n'est pas la cruauté plus ou moins raffinée
des bourreaux; c'est la volonté de donner sa vie pour sa foi, pour son
Dieu. M. Le Maître avait cette volonté; il brûlait du désir d'être
envoyé au Canada pour travailler à la conversion des sauvages et, dès le
premier jour, il avait fait le sacrifice complet de sa vie pour gagner à
Notre-Seigneur ces barbares idolâtres.



IV

MARTYRE DE M. VIGNAL, 27 OCTOBRE 1661.

Bien peu de temps--deux mois à peine--après que M. Jacques Le Maître eut
reçu la couronne du martyre, la compagnie de Saint-Sulpice et la colonie
furent de nouveau cruellement éprouvées par le massacre de M. Vignal,
prêtre de Saint-Sulpice.

Comme nous l'avons déjà dit, M. Vignal était arrivé à Montréal en même
temps que M. Le Maître vers la fin de septembre 1659, et, comme lui "il
reçut la mort de la main de ceux pour lesquels il avait voulu souvent
donner sa vie."

Ayant succédé comme économe à M. Le Maître, M. Vignal s'empressa de
faire continuer la bâtisse qui devait servir de logement aux Messieurs
de Saint-Sulpice. Ceux-ci, depuis leur arrivée à Montréal, étaient logés
provisoirement à l'Hôtel-Dieu, et en cette année 1661, ils faisaient
bâtir, en face du fleuve, la maison du séminaire. Pour hâter son
achèvement, M. Vignal obtint de M. de Maisonneuve l'autorisation d'aller
avec quelques hommes chercher des pierres dans une petite île appelée
_l'Ile-à-la-Pierre_, située au-dessus de l'île Sainte-Hélène, justement
vis-à-vis le port de Montréal.

Dès que M. Vignal eut obtenu l'autorisation de M. de Maisonneuve il ne
songea qu'à s'embarquer promptement sans se préoccuper des Iroquois dont
pourtant on avait signalé la présence dans l'île, et, à peine arrivés,
lui et ses compagnons allèrent insouciamment à leur travail qui d'un
côté, qui de l'autre, sans avoir même la précaution de prendre leurs
armes avec eux. "Un d'entre eux, dit M. Dollier de Casson, qui ne fut
pas le moins surpris, alla vaquer à ses nécessités, se mettant sur le
bord de l'embuscade des ennemis, auxquels il tourna le derrière. Un
Iroquois, indigné de cette insulte, sans dire un mot, le piqua d'un coup
de son épée. Cet homme qui n'avait jamais éprouvé de seringue si vive et
si pointue, fit un bond en recevant cette piqûre, et se mit à courir
à _la voile_ vers ses compagnons. Ceux-ci virent de suite l'ennemi et
l'entendirent faire une grosse huée, ce qui effraya tellement nos gens
dont une partie n'était pas encore débarquée, que tous généralement ne
songèrent qu'à s'enfuir, s'oubliant ainsi de leur bravoure ordinaire."

Malheureusement, le chef de cette petite troupe Claude de Brigeac, jeune
gentilhomme de 30 ans, "venu à Villemarie comme soldat, par pur motif de
religion, dans l'intention d'y sacrifier sa vie pour l'établissement
de l'église catholique," et dont M. de Maisonneuve avait fait son
secrétaire particulier, n'était pas encore débarqué.

En voyant l'épouvante et la déroute des Français il se jette à terre
en encourageant ses hommes à la résistance. Ces exhortations ne
produisirent aucun effet sur ces soldats épouvantés, gui ne secondèrent
nullement les efforts de leur chef, et laissèrent ainsi la victoire aux
Iroquois.

Quoique seul, M. de Brigeac par sa fière attitude effraya les sauvages
et les arrêta pendant quelque temps: ce qui permit aux Français de fuir
et les empêcha d'être tous faits prisonniers. Mais bientôt les ennemis
voyant M. de Brigeac tout seul, devinrent plus courageux et se jetèrent
sur lui. Ce brave, conservant tout son sang-froid, ajuste le capitaine
des Iroquois et le tue d'un coup de fusil. Cette mort effraya tellement
les autres sauvages que pendant quelques instants, ils hésitèrent à
affronter le coup de pistolet que M. de Brigeac avait encore à tirer.
Cependant, honteux d'être tenus en échec par un seul homme, ils font sur
lui une décharge qui lui casse le bras droit et fait tomber le pistolet
qu'il tenait à la main. Il parait qu'il eut assez de courage pour le
reprendre, et qu'il ne cessait de le leur présenter quoiqu'il eût le
bras rompu. Mais n'ayant pas la force de le tirer, il se jette à l'eau;
les Iroquois s'y jettent après lui, et, l'ayant pris, le traînent sur
les rochers la tête et le visage en bas presque tout autour de l'île.
D'autres, pendant ce temps, tirent sur un bateau et tuent plusieurs
personnes, entre autres deux braves fils de famille: J.-Bte Moyen, âgé
de 19 ans, et Joseph Duchesne, âgé de 20 ans, qui, sans faire attention
à ses blessures, exhortait son camarade à bien mourir, quand il tomba
lui-même raide mort dans le bateau.

M. Vignal, déjà blessé d'un coup d'épée, voyant tout son monde dans une
telle déroute, voulut monter dans le canot d'un des meilleurs colons,
René Cuillérier. Pour s'aider à y embarquer, il saisit le fusil, mais
par un faux mouvement, il le fit tremper dans l'eau, le rendant ainsi
inutile. Les Iroquois qui ont aperçu cet accident si funeste, criblent
de coups de fusil le canot avant qu'il ait pu gagner le large. M. Vignal
tombe couvert de blessures et est fait prisonnier avec Cuillérier.
Il est jeté "comme un sac de blé" dans un canot des Iroquois, et son
compagnon d'infortune est mis dans un autre.

Malgré les vives souffrances que lui faisaient éprouver ses blessures,
M. Vignal, tout couvert de sang, se levait fréquemment et adressait
aux prisonniers, proches de lui dans d'autres canots, des paroles
d'encouragement et de consolation: "Tout mon regret, au milieu des
souffrances que j'endure, est d'être la cause que vous soyez dans un si
triste état; mes amis, prenez courage, endurez pour l'amour de Dieu."
Ces paroles prononcées par un homme qui était lui-même tant à plaindre,
crevaient le coeur de tous ces pauvres captifs.

Les Iroquois ayant traversé le fleuve, allèrent débarquer à la prairie
de la Madeleine. Là ils donnèrent des soins aux blessés pour pouvoir les
amener comme des trophées de victoire dans leurs tribus. Mais M. Vignal
avait reçu des blessures si graves que les Iroquois renoncèrent bientôt
à le guérir, et voyant qu'ils ne pourraient l'amener jusques en leur
pays, ils le tuèrent deux jours après, le 27 octobre 1661, puis ayant
fait rôtir son corps sur un bûcher, ils le mangèrent. "Ils lui donnèrent
ainsi, dit M. Dollier de Casson, d'offrir à son créateur, le sacrifice
de son corps en odeur de suavité, étant brûlé sur un bûcher comme le
grain d'encens sur le charbon sans qu'il restât rien de son corps."

Cette _robe noire_ dont les sauvages voulaient faire leur plus beau
trophée et qui devait être la victime sur laquelle se serait exercée
leur cruauté, venant à leur manquer, ces bourreaux redoublèrent de soins
envers M. de Brigeac pour qu'il pût arriver jusque dans leur pays. Il
fut enfin capable de marcher, mais il ne les suivait qu'avec la plus
grande peine, à cause des blessures qu'il avait reçues au bras droit, à
la tête, aux pieds et par tout le corps. Tout en cheminant, et malgré
ses souffrances, il ne cessait de prier Dieu. Lorsqu'ils furent enfin
arrivés, ses bourreaux commencèrent à lui faire subir les tortures
auxquelles ils le destinaient, tortures qu'ils voulaient rendre aussi
cruelles que possible pour venger la mort de leur capitaine. Ils lui
arrachèrent les ongles, les bouts des doigts et les fumèrent ensuite;
ils lui coupèrent des lambeaux de chair, tantôt dans un endroit, tantôt
dans un autre; ils l'écorchèrent, le rouèrent de coups de bâton, lui
appuyèrent des charbons ardents et des fers chauds sur sa chair mise à
nu, enfin ils n'épargnèrent rien pendant les vingt-quatre heures que
dura son supplice pour le rendre plus douloureux. Leur rage s'augmentait
de la patience et du courage de ce malheureux "qui, au milieu des plus
atroces tortures, ne faisait que prier Dieu pour la conversion et le
salut de ses bourreaux, ainsi qu'il avait promis à Dieu de le faire, en
se voyant sur le point d'entrer dans ces tortures."

Les _Relations_ des Jésuites de 1665 racontent ainsi le supplice de M.
de Brigeac: "Il fut brûlé toute la nuit depuis les pieds jusqu'à la
ceinture, et le lendemain on continua encore à le brûler, après lui
avoir cassé les doigts. Durant cette sanglante et cruelle exécution, il
ne cessa jamais de prier Dieu pour la conversion de ces barbares offrant
pour eux toutes les douleurs qu'ils lui faisaient endurer, faisant à
Dieu cette prière: _Mon Dieu, convertissez-les_, et répétant toujours
ces paroles sans pousser un seul cri de plainte, quelque affreuses que
furent ses tortures."

Ce courage à supporter les supplices les plus cruels, cette sollicitude
et cette compassion pour les bourreaux étonnent moins quand on réfléchit
à la pureté de la vie de ce gentilhomme, et au dessein qui l'avait fait
venir à Villemarie pour offrir sa vie à Dieu en assistant les habitants
d'une ville si exposée aux coups des sauvages.



V

M. VIGNAL JUGÉ PAR SES CONTEMPORAINS.

La mort de M. Vignal, arrivant si peu de temps après celle de M. Le
Maître, plongea dans la douleur la plus profonde tous les colons. Ce
digne prêtre, si remarquable par sa charité, son humilité, son esprit de
pénitence et son zèle d'apôtre, avait, quoique arrivé depuis deux ans
seulement à Villemarie, conquis l'estime et l'affection de tous. On
attendait beaucoup de lui, Dieu ne lui laissa pas le temps de produire
tous ses fruits.

Les contemporains ont rendu à ses vertus les plus éclatants témoignages.

"La vie de M. Vignal, lit-on dans la _Relation_ des Jésuites de 1662,
était d'une très douce odeur à tous les Français par la pratique de
l'humilité, de la charité, de la pénitence, vertus qui étaient rares en
lui et qui le rendaient aimable à tout le monde; et sa mort a été bien
précieuse aux yeux de Dieu, puisqu'il l'a reçue de la main de ceux
pour lesquels il a souvent voulu donner sa vie; il avait des grandes
tendresses pour leur salut, il s'est offert plusieurs fois de nous venir
joindre quand nous étions à Onnontaghé, afin de travailler ensemble à
la conversion de ces barbares. Il l'aurait fait si sa complexion et ses
forces eussent correspondu à son courage."

Ce fut surtout aux hospitalières de Saint-Joseph, dont M. Vignal était
le supérieur et le confesseur, que cette mort fut sensible. Elles en
parlaient ainsi à leurs soeurs de France: "Nous nous flattions de
posséder longtemps M. Vignal, qui nous avait été donné en remplacement
de M. Le Maître; mais Dieu en a disposé autrement et lui a fait éprouver
le même sort qu'à ce dernier. Étant allé avec quelques ouvriers à l'_Ile
à la Pierre_, il fut reçu par les Iroquois qui le prirent et le tuèrent.
Ce sont là des circonstances bien douloureuses pour ses amis, mais
particulièrement pour nous qui en sommes vivement affligées... Il était
très porté pour nos intérêts, et nous affectionnait beaucoup."

M. Vignal, comme tant d'autres colons qui avaient abandonné positions du
monde, affections de famille, patrie pour venir en Canada conquérir à
Dieu des âmes, s'était consacré au service du divin Maître, service qui,
ainsi qu'il nous l'a appris lui-même, doit être une lutte.

M. Vignal était un véritable serviteur de Dieu; il aspirait au martyre
qui rend l'homme le plus semblable au divin Maître, et son désir le plus
intense était d'en conquérir la couronne.

Dieu exauça le désir de ce saint prêtre et, pour prix de ses vertus,
il lui donna la récompense la plus enviable pour toute âme vraiment
chrétienne: le martyre.



LE MAJOR LAMBERT CLOSSE

1641-1662



I

DES QUALITÉS ET DU COURAGE DE LAMBERT CLOSSE.

"C'était un homme dont la piété ne cédait en rien à la vaillance, et
qui avait une présence d'esprit tout à fait rare dans la chaleur des
combats. Il a tenu ferme, à la tête de vingt-six hommes seulement,
contre deux cents Onnontagherons, combattant depuis le matin jusques à
trois heures de l'après-midi, quoique la partie fût si peu égale... Il
leur a souvent fait lâcher prise, les repoussant des postes avantageux
et même des redoutes dont ils s'étaient emparés, et a justement mérité
la louange d'avoir sauvé Montréal et par son bras et par sa réputation.
Aussi a-t-on jugé à propos de tenir sa mort cachée aux ennemis de peur
qu'ils n'en tirassent un avantage."

Tel est l'éloge que le R.P. Hierosme Lalemant fait du major Lambert
Closse dans la _Relation_ de 1662 en annonçant sa mort qu'il signale
comme une "perte notable" pour Montréal. "Cet éloge," ajoute le révérend
père, "nous le devions à sa mémoire puisque Montréal lui doit la vie."

Il est donc de simple justice que nous placions Lambert Closse dans
cette première série "des Illustrations canadiennes," puisque à tous ses
autres mérites s'ajoute le plus grand de tous: avoir sauvé la vie de
Montréal. Sauver Montréal à cette époque de guerres incessantes et
d'attaques furieuses des sauvages, c'était par cela même sauver la
Nouvelle-France tout entière, car Montréal en était le rempart le plus
puissant, En complétant donc l'éloge du R.P. Lalemant nous pouvons dire
en toute vérité que Montréal et la Nouvelle-France doivent leur salut au
brave major Lambert Closse.

Lambert Closse qui naquit à Saint-Denis de Mourguer, dans le diocèse
de Trèves, avait accompagné M. de Maisonneuve, lors de la fondation
de Villemarie. Son but, comme celui de la plupart de ses compagnons,
n'était pas de conquérir des terres ou d'exploiter les richesses de ces
pays nouveaux, mais de gagner à Dieu les habitants idolâtres, et de
payer de tout son sang l'établissement de la foi catholique dans
ces régions où n'avaient régné jusqu'alors que les plus abjectes
superstitions.

Cet héroïque chrétien avait bien réellement fait le sacrifice de sa vie
pour son Dieu; ce généreux dessein lui tenait tellement au coeur qu'à
tous ceux qui l'exhortaient à la prudence, et lui disaient qu'il se
ferait tuer, vu la facilité avec laquelle il s'exposait partout pour le
service du pays, il répondait toujours: "Messieurs, je ne suis venu ici
qu'afin d'y mourir pour Dieu en le servant dans la profession des armes;
_si je n'y croyait mourir_, je quitterais le pays pour aller servir
contre le Turc et n'être pas privé de cette gloire."

Avec ces admirables dispositions, on ne doit pas s'étonner que Lambert
Closse ait rendu de nombreux et signalés services à la colonie. Il était
partout et partout il faisait des merveilles; il avait l'honneur de
commander en second la garnison de Villemarie. Malheureusement dans ces
temps si troublés, où les périls les plus graves menaçaient incessamment
les colons, on n'avait guère le temps d'écrire l'histoire au jour le
jour; aussi beaucoup de belles actions, accomplies par Lambert Closse et
d'autres de ses compagnons, sont-elles restées ignorées.

Nous savons cependant par des écrits du temps, soit de M. Dollier de
Casson, soit de la mère Juchereau, que Lambert Closse se montrait
toujours et partout l'ami des braves et le fléau des poltrons, et qu'il
prenait le plus grand soin de ses soldats en les exerçant fréquemment au
maniement des armes. Il voulait ainsi les aguerrir et les rendre plus
confiants en eux-mêmes. Quant à lui, singulièrement habile à manier le
mousquet, il pouvait, par son adresse à se servir de cette arme, être
comparé à ces guerriers dont il est dit dans la Bible, qu'avec leur
fronde, ils auraient atteint jusqu'à un cheveu sans donner ni à droite
ni à gauche. Il paraît même qu'il exerçait ses soldats non seulement à
tirer juste, mais à tirer toujours en face d'eux-mêmes de manière à tuer
le plus d'ennemis, en tirant chacun sur le sien.



II

RÉSULTATS DES EXERCICES QUE LE MAJOR FAISAIT FAIRE AUX SOLDATS.

Ces résultats étaient excellents ainsi que le prouve le trait suivant,
fort surprenant, et peut-être unique dans son genre. C'est la mère Marie
Juchereau qui la rapporte dans son _Histoire de l'Hôtel-Dieu de Québec_.

"Une fois," dit-elle, "une armée formidable d'Iroquois assiégea une
des redoutes construites par les habitants de Villemarie à la pointe
Saint-Charles. M. de Maisonneuve, s'étant informé où étaient les
quatre hommes qui en avaient la garde, demanda à ceux du fort s'ils
laisseraient périr leurs camarades. Il n'a pas plutôt parlé que vingt
d'entre eux s'offrent pour aller les délivrer de cette multitude
de barbares qui environnent la redoute. _Après avoir tous reçu
l'absolution_, ils partent sous la conduite de M. Closse et prennent un
chemin détourné pour arriver sans être aperçus; mais ils ne purent si
bien faire que les ennemis ne les découvrissent; ce qu'ils marquèrent
aussitôt par des huées et des cris bien propres à effrayer les plus
braves.

"Sans être alarmés de ces cris, ils s'encouragent à vendre leur vie bien
cher; et, afin de se battre à la manière des sauvages, chacun choisit un
arbre pour se cacher et essuyer le feu des ennemis. Durant ce temps
les Iroquois les voyant à portée du mousquet, font tous ensemble une
décharge et tuent quatre de ces Français. Aussitôt M. Closse exhorte
les seize qui restaient à demeurer fermes et à tirer leur coup si juste
qu'ils jetassent par terre seize Iroquois. Ils tirent et abattent seize
hommes. Incontinent, prenant le pistolet qu'ils avaient à leur ceinture,
ils font une seconde décharge et seize Iroquois tombent à l'instant.
Étonnés de voir trente-deux des leurs tués en si peu de temps, les
Iroquois sont comme déconcertés; et les autres, profitant de cet
avantage, sans donner aux ennemis le temps de recharger leur mousquet,
mettent promptement l'épée à la main et les obligent à prendre la fuite.
Ils les poursuivent jusqu'au fleuve Saint-Laurent où les Iroquois
entrèrent précipitamment dans l'eau et s'y plongèrent jusqu'au cou pour
se sauver. Puis ces seize colons victorieux ramenèrent dans le fort, à
la vue des sauvages tremblants, les quatre soldats de la redoute."

Dans l'été de 1652, Mlle Mance, anxieuse de savoir des nouvelles de M.
de Maisonneuve alors en France, voulut se rendre à Québec; elle pria
Lambert Closse de l'accompagner jusqu'aux Trois-Rivières "afin de lui
faciliter le voyage." Pendant qu'il était avec elle dans cette ville,
des sauvages, venant de Montréal, annoncèrent que les Iroquois se
montraient plus terribles et plus agressifs que jamais. L'épouvante
régnait dans la place et les habitants ne savaient que devenir. Ayant
entendu ces mauvaises nouvelles, le major Closse laissa Mlle Mance
et remonta au plus vite à Montréal, où son retour fit renaître la
confiance, tant on faisait fond sur sa bravoure et son sang-froid.

A son arrivée le brave Major fut récréé et affligé en même temps par une
histoire bien plaisante.

Une femme de vertu qu'on nommait la _bonne femme Primot_, Martine
Messier, femme d'Antoine Primot, fut attaquée, le 29 juillet 1652, par
trois Iroquois qui s'étaient cachés pour la massacrer. Ils n'étaient
qu'à deux portées de fusil du fort lorsqu'ils l'assaillirent. La brave
femme pousse un grand cri, et à ce cri trois bandes d'Iroquois qui
étaient en embuscade, se lèvent et paraissent en armes. Les trois
premiers Iroquois se jetèrent sur elle pour la tuer à coups de haches;
Martine Primot se défend comme une lionne, bien que n'ayant pour seules
armes que ses mains et ses pieds. Au troisième coup de hache, elle tombe
à terre, comme morte; alors un des Iroquois se jette sur elle pour la
scalper, et emporter sa chevelure comme trophée. Mais cette vaillante
femme, se sentant ainsi saisir, reprend tout à coup ses sens, se relève
plus furieuse et plus courageuse encore, et saisit son assassin avec
tant de force par un endroit très sensible qu'il ne peut se dégager de
ses mains. Il lui donnait toujours des coups de hache sur la tête, et
toujours elle le tenait avec autant de force. Elle s'évanouit enfin une
seconde fois et donne ainsi à l'Iroquois la liberté de s'enfuir. C'était
la seule chose à laquelle il pensait à ce moment, car il était sur le
point d'être enveloppé par des colons qui accouraient au secours de la
_bonne femme Primot_.

Les Français, dès qu'ils furent près d'elle, la trouvèrent baignée
dans son sang et l'aidèrent à se relever; lever; l'un d'eux, touché de
compassion pour ses souffrances, l'embrassa. Mais cette femme, aussi
vertueuse que courageuse, revenant à elle, et se sentant embrassée,
appliqua un vigoureux soufflet à ce charitable auxiliaire, qui n'avait
cependant que les intentions les plus pures.

"Que faites-vous, dirent à Martine Primot les autres Français? Cet
homme vous témoigne son amitié sans penser à mal, pourquoi le
frappez-vous?"--"_Parmenda_, répondit-elle en son patois, je croyais
qu'il voulait me baiser." Le courage et la vertu de cette femme ont
inspiré à M. Dollier de Casson les réflexions suivantes: "C'est une
chose étonnante que ses profondes racines que jette la vertu dans un
coeur. L'âme de cette héroïne était prête à sortir de son corps,
son sang avait quitté ses veines et la vertu de pureté était encore
inébranlable en son coeur. Dieu bénisse le noble exemple que, dans
cette occasion, cette bonne personne a donné à tout le monde pour
la conservation de cette vertu. Mme Primot, ajoute-t-il, est encore
vivante, et on l'appelle communément _Parmenda_, à cause de ce soufflet
qui surprit tellement un chacun que ce nom lui est resté."



III

COMBAT CONTRE LES IROQUOIS, 14 OCTOBRE 1652.

Quelque temps après, le 14 octobre de la même année, le major Closse eut
l'occasion de montrer de nouveau son sang-froid et sa bravoure dans un
combat contre les Iroquois dont la présence avait été signalée par les
dogues.

Les Français avaient amené de France quelques dogues pour veiller, à
leur manière, à la sûreté du fort. "Ces chiens faisaient tous les matins
une grande ronde pour découvrir les ennemis et allaient ainsi sous la
conduite d'une chienne nommée Pilotte. L'expérience de tous les jours
avait fait connaître à tout le monde cet instinct admirable que Dieu
donnait à ces animaux pour nous garantir--c'est M. Dollier de Casson qui
parle--de quantité d'embuscades que les Iroquois nous faisaient partout,
sans qu'il nous fût possible de nous en garantir, si Dieu n'y eut pourvu
par ce moyen." Le P. J. Lalemant, dans la _Relation_ de 1647, parle lui
aussi de l'instinct merveilleux et providentiel de ces dogues. "Il y
avait dans Montréal, dit-il, une chienne qui jamais ne manquait d'aller,
tous les jours, à la découverte conduisant ses petits avec elle; et si
quelqu'un d'eux faisait le rétif, elle le mordait pour le faire marcher.
Bien plus: si l'un d'eux retournait au milieu de sa course, elle se
jetait sur lui, comme par châtiment au retour. Si elle découvrait dans
ses recherches quelques Iroquois, elle tirait court, tirant droit au
fort en aboyant et donnant à connaître que l'ennemi n'était pas loin."

Or le 14 octobre 1652, les chiens firent entendre de nombreux aboiements
signalant la présence de l'ennemi, qui devait se trouver du côté où
regardaient ces intelligents animaux. Le major Lambert Closse, qui était
toujours sur pied dans toutes les occasions, eut l'honneur d'être chargé
par M. des Musseaux, d'aller à la découverte. Il partit aussitôt avec
vingt-quatre soldats se dirigeant vers l'endroit qu'indiquaient les
chiens. Il détacha en avant-garde trois de ses soldats: La Lochetière,
Baston et un autre avec l'ordre de s'arrêter en un lieu qu'il leur
désigne. La Lochetière, emporté par son courage, dépasse ce lieu, et,
pour découvrir plus aisément l'ennemi, monte sur un arbre, afin de voir
si les Iroquois ne se trouvaient pas dans un bas-fond. Il y en avait
tout près de cet arbre. Dès que La Lochetière y fut monté, ils poussent
d'abord leurs huées ordinaires, puis font une décharge qui tue La
Lochetière, mais non pas assez vite pour qu'il ne puisse d'un coup
de son arquebuse tuer lui aussi un des Iroquois. Les deux autres
éclaireurs, comprenant le danger et craignant d'être enveloppés, se
retirent et subissent de furieuses décharges auxquelles ils échappent
sains et saufs.

Lambert Closse se prépare à une énergique défense contre cet ennemi,
comme toujours très supérieur en nombre. On tient ferme pendant quelque
temps, mais on allait être investi de toute part par deux cents Iroquois
quand un brave habitant, Louis Prudhomme, qui se trouvait dans une
petite maison, crie au major de se retirer au plus vite s'il ne veut
être enveloppé. Closse se retourne, et voit le péril extrême dans lequel
on se trouve, car les Iroquois environnent déjà sa petite troupe et même
la maison où se trouve Prudhomme. Le salut, si salut il peut y avoir,
est dans cette maison; à tout prix, il faut s'y réfugier. Il commande
donc à sa petite troupe de forcer les Iroquois et d'arriver à la maison
coûte que coûte. Cet ordre est exécuté avec tant d'audace et d'élan que
les Français, après avoir rompu les lignes de leur ennemis, peuvent
gagner ce refuge. Dès qu'ils y sont entrés, ils se mettent tous à percer
des meurtrières, d'où ils dirigent un feu nourri sur les sauvages.
Ceux-ci pressés autour de la maison qu'ils entourent de toute part,
ripostent vigoureusement; leurs balles passent au travers des murs
de cette bicoque, construite très légèrement, et l'une d'elles vient
blesser et mettre hors de combat un des assiégés, Laviolette. Ce fut une
perte sensible pour cette troupe déjà si peu nombreuse, car Laviolette,
un des plus beaux soldats de Montréal, s'était toujours montré très
courageux et invincible. Les assiégés ne sont cependant pas abattus,
ils continuent à faire des décharges meurtrières qui, dès le début,
renversent par terre un grand nombre d'Iroquois, les mettant dans un
grand embarras, car selon leur coutume, ils ne voulaient pas abandonner
leurs morts, et ils ne savaient comment les enlever, car chaque ennemi
qui s'approchait était reçu par une terrible décharge. Le feu continue
avec la plus grande vigueur, tant qu'on a des munitions; mais bientôt
elles viennent à manquer car on ne s'était pas approvisionné pour
soutenir un siège.

La position de nos braves devient des plus critiques; il faut ou se
rendre à discrétion à ces cruels Iroquois, ou se précipiter au milieu
d'eux et mourir les armes à la main. Le major Closse a la charge
de cette petite armée, et doit tout faire pour la sauver, et ne
s'abandonner lui et les siens que lorsque tous les moyens, tous les
expédients auront été épuisés. Il aperçoit une chance de salut, il va
essayer. On peut encore être sauvé si quelqu'un a assez de courage pour
se rendre jusqu'au fort et en ramener des munitions. A peine a-t-il
indiqué cette chance suprême que Baston, excellent coureur, s'offre
à lui pour tenter l'aventure. Le major, transporté de joie d'un tel
dévouement, prodigue à ce brave les témoignages d'amitié; il fait ouvrir
la porte et protège la sortie de cet audacieux soldat par des décharges
bien nourries.

Baston est assez heureux pour traverser les feux des Iroquois sans
recevoir aucune blessure; il arrive bientôt au fort et en revient
immédiatement avec dix hommes, conduisant deux pièces de campagne,
prêtes à tirer, et des cartouches. Pour aller au fort à la maison
assiégée, on profite d'un rideau qui cachait aux Iroquois l'arrivée de
cet inappréciable renfort. Dès qu'on se trouve à découvert, on décharge
sur les Iroquois les deux petites pièces de campagne, et M. Closse ayant
fait au même moment une sortie, le renfort put entrer dans la petite
maison. Dès qu'il y fut arrivé, le feu éclate avec une nouvelle
intensité pour montrer aux Iroquois "si cette poudre nouvelle valait
bien la précédente."

Les choses changent alors rapidement de face; les Iroquois comprenant
que ce siège devient trop meurtrier pour eux, se décident à battre en
retraite. Mais pendant cette retraite qui dégénéra bientôt en déroute
complète, ils furent assaillis par de nouvelles décharges qui tuèrent
plusieurs de ces sauvages. On ne put savoir les pertes qu'ils firent
dans cette rencontre si meurtrière pour eux, parce que, quoiqu'ils aient
eu beaucoup de morts, ils les emportèrent presque tous et parce que,
selon leur habitude, ils se gardèrent de se vanter des gens qu'ils
avaient perdus. "Il est vrai, dit M. Dollier de Casson, en parlant de ce
combat, que les Iroquois n'ont pu se taire absolument et que exagérant
leurs pertes, ils les ont exprimées en ces termes: _Nous sommes tous
morts._ Quant aux blessés, ils ont avoué dans la suite trente-sept
guerriers complètement estropiés par suite de cette action."

Au sujet de la coutume des Iroquois d'emporter leurs morts, voici ce que
remarque M. Dollier de Casson: "Quoique ces barbares ne soient pas très
forts, ils ont cependant une force étonnante pour porter des fardeaux,
chacun pouvant avoir sur ses épaules la charge d'un mulet et s'enfuir
ainsi avec un mort ou un blessé, comme s'il ne portait presque rien,
c'est pourquoi il ne faut pas s'étonner si, après les combats, on trouve
si peu de leurs morts puisqu'ils font tant d'efforts pour les emporter."

Quant aux Français, ils ne perdirent dans ce combat qu'un seul homme, La
Lochetière, et n'eurent qu'un blessé, Laviolette.



IV

LAMBERT CLOSSE REMPLACE M. DE MAISONNEUVE.--SON MARIAGE.

Vers la fin de 1655, M. de Maisonneuve passe en France. Le but principal
de son voyage était de demander à M. Olier, l'illustre fondateur du
séminaire de Saint-Sulpice, quelques-uns de ses prêtres pour prendre
soin de l'île de Montréal. Avant de partir, il nomma pour exercer le
commandement pendant son absence, le brave major Closse Il avait su
assez l'apprécier pour juger qu'il était tout à fait propre à le
remplacer, tant à cause de son expérience dans le métier des armes que
par le grand ascendant que ses vertus et sa bravoure lui avaient acquis
sur les soldats et sur les colons. Lambert Closse exerça ce commandement
pendant toute l'année à la satisfaction générale; il montra clairement à
tous qu'il savait et qu'il méritait de commander.

En 1657, Lambert Closse épousa Mlle Elizabeth Moyen, fille adoptive de
Mlle Mance, dont les parents avaient été cruellement mis à mort par les
Iroquois le jour de la fête du Saint-Sacrement de l'année 1655. Jean
Moyen, sieur Des Granges, et sa femme Elizabeth le Brest s'étaient
établis avec toute leur famille dans l'île aux Oies, sous Québec. Ils
y résidaient lorsqu'ils furent surpris par les Iroquois. Les gens de
service étant absents, M. et Mme Moyen ne purent être secourus, et
furent mis à mort, ainsi que trois ou quatre travailleurs au service de
M. Denis. Après avoir tué tous ceux qu'ils purent prendre, ils firent
prisonniers et amenèrent dans leur pays les enfants de M. Moyen et
ceux de M. Macart, pendant qu'une partie de leur troupe fut attaquer
Montréal.

Mais là ils éprouvèrent des échecs et eurent plusieurs des leurs faits
prisonniers, entre autres un de leurs capitaines _la Plume._ Un échange
de prisonniers se fit peu après, entre les Français et les Iroquois, par
lequel les demoiselles Elizabeth et Marie Moyen et les deux filles de M.
Macart furent rendues à la liberté. Mlle Mance les reçut à l'Hôtel-Dieu
et témoigna à ces orphelines l'affection et la sollicitude d'une mère.

Le 21 novembre 1657, fête de la Présentation, eut lieu à Montréal la
première nomination des marguilliers, à la joie de tous les colons qui
voyaient ainsi le commencement de l'organisation de leur chère paroisse.
Parmi les plus heureux, se trouvait le major Closse qui, à cette
occasion, donna à l'église Notre-Dame deux cent cinquante livres,
et quelques jours après trois cent vingt-cinq pour reconnaître la
protection dont les avait entourés leur puissante patronne.



V

MORT DE LAMBERT CLOSSE, 16 FÉVRIER 1662.

Nous voici arrivé à une date fatale, 16 février 1662, date à laquelle
Lambert Closse perdit la vie. Sa mort fut incontestablement la perte la
plus grande qu'eut faite Montréal depuis sa fondation. Aussi la mort de
ce brave, de ce chrétien qui s'était illustré par tant de beaux faits
d'armes et par de si éclatantes vertus, plongea-t-elle dans le deuil
toute la colonie.

Ce fut le 16 février que ce malheur arriva. Ce jour-là, le major,
toujours prêt à exposer sa vie pour protéger les colons en danger, était
accouru à la tête de quelques braves au secours de travailleurs attaqués
par des Iroquois. Il se trouvait avec lui un Flamand qui lui servait de
domestique. Les Iroquois faisaient contre les Français un feu terrible
qui effraya tellement ce lâche serviteur qu'il se hâta de prendre la
fuite, abandonnant ainsi Lambert Closse. Un autre serviteur nommé
Pigeon, à cause de sa petite taille, fit montre au contraire dans cette
rencontre d'un grand courage, et s'avança tellement au milieu des
ennemis qu'il ne dut qu'à l'extrême rapidité de sa course d'échapper
à leurs balles. "Si le Flamand, dit M. Dollier de Casson, avait eu le
courage du _Pigeon_ français qui était son compagnon, M. le major serait
peut-être aujourd'hui encore en vie, car ce Pigeon fit merveille et
s'exposa si avant que s'il n'eût eu de bonnes ailes pour s'en revenir,
il eût été perdu lui-même et ne fut jamais revenu à la charge." La fuite
du Flamand donna du courage aux Iroquois pour attaquer Lambert Closse,
qui se trouvait ainsi moins entouré. Ne perdant rien de son sang-froid
et de son courage, le major ainsi délaissé, s'apprête à combattre
héroïquement; et si Dieu n'eut permis que ses deux pistolets n'eussent
raté, l'un après l'autre, il eût probablement changé la fortune du
combat, ou, tout au moins, fait éprouver aux Iroquois de sérieuses
pertes. Mais avant d'avoir pu recharger ses armes, Lambert Closse était
atteint et tombait mort. "Il mourut en cette rencontre, en brave soldat
de Jésus-Christ, après avoir mille fois exposé sa vie, sans jamais
craindre de la perdre, n'étant venu dans ce pays que pour la sacrifier à
Dieu." C'est ainsi que M. Dollier de Casson termine le récit de la
mort du Major qui, comme nous l'avons déjà fait remarquer, était aussi
remarquable par ses qualités privées, par ses vertus chrétiennes, que
par son courage militaire.

Lambert Closse, en mourant, laissait sa jeune femme de 19 ans, Elizabeth
Moyen, avec une fille de deux ans et dans des embarras d'affaires. Sa
mère adoptive, Mlle Mance qui l'aimait comme si elle eut été sa propre
fille, s'engagea à payer annuellement aux créanciers les sommes qui leur
étaient dues, et Mme Closse détacha pour la même fin dix arpents de son
fief. Plus tard le séminaire remit gratuitement à la veuve du brave
major tous les droits qu'il avait sur ce fief et cela _en considération
des bons et agréables services que son mari a rendus à l'établissement
de cette colonie, où il a été tué par les Iroquois en la défendant_. La
mort de Lambert Closse, par suite des difficultés des communications,
ne fut connue à Québec qu'à la fin de mars; elle y excita, comme à
Montréal, des regrets universels.



TABLE DES MATIÈRES

MM. J. LE MAÎTRE ET G. VIGNAL

  I. Arrivée de MM. Le Maître et Vignal en Canada
  II. Martyre de M. Le Maître, 29 août 1661
  III. Circonstances merveilleuses qui suivirent la mort de M. Le Maître
  IV. Martyre de M. Vignal, 27 octobre 1661
  V. M. Vignal jugé par ses contemporains


LE MAJOR LAMBERT CLOSSE.

  I. Des qualités et du courage de Lambert Closse
  II. Résultats des exercices que le major faisait faire aux soldats
  III. Combat contre les Iroquois, 14 octobre 1652
  IV. Lambert Closse remplace M. de Maisonneuve, son mariage
  V. Mort de Lambert Closse, 16 février 1662





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