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Title: Souvenirs entomologiques - Livre I - Étude sur l'instinct et les moeurs des insectes
Author: Fabre, Jean-Henri, 1823-1915
Language: French
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de correction et la conversion aux formats. Ont participé
Europe, Michel Arotcarena. Pour Ebooks libres et gratuits,
Charly, Fred et Coolmicro.



Jean-Henri Fabre
SOUVENIRS
ENTOMOLOGIQUES

Livre I
Étude sur l'instinct et les moeurs des insectes
(1879)



Table des matières

CHAPITRE I LE SCARABÉE SACRÉ
CHAPITRE II LA VOLIÈRE
CHAPITRE III LE CERCERIS BUPRESTICIDE
CHAPITRE IV LE CERCERIS TUBERCULÉ
CHAPITRE V UN SAVANT TUEUR
CHAPITRE VI LE SPHEX À AILES JAUNES
CHAPITRE VII LES TROIS COUPS DE POIGNARD
CHAPITRE VIII LA LARVE ET LA NYMPHE
CHAPITRE IX LES HAUTES THÉORIES
CHAPITRE X LE SPHEX LANGUEDOCIEN
CHAPITRE XI SCIENCE DE L'INSTINCT
CHAPITRE XII IGNORANCE DE L'INSTINCT
CHAPITRE XIII UNE ASCENSION AU MONT VENTOUX
CHAPITRE XIV LES ÉMIGRANTS
CHAPITRE XV LES AMMOPHILES
CHAPITRE XVI LES BEMBEX
CHAPITRE XVII LA CHASSE AUX DIPTÈRES
CHAPITRE XVIII UN PARASITE. LE COCON
CHAPITRE XIX RETOUR AU NID
CHAPITRE XX LES CHALICODOMES
CHAPITRE XXI EXPÉRIENCES
CHAPITRE XXII ÉCHANGE DE NIDS
NOTES



Pour tous les yeux attentifs, c'est un spectacle à la fois étrange
et d'une grandeur singulière que celui des insectes industrieux
déployant dans leurs travaux l'art le plus raffiné. L'instinct
porté ainsi au plus haut degré dont la nature offre des exemples,
confond la raison humaine. Le trouble de l'esprit augmente,
lorsque intervient l'observation patiente et minutieuse de tous
les détails de la vie des êtres les mieux doués sous le rapport de
l'instinct.

E. Blanchard.

CHAPITRE I
LE SCARABÉE SACRÉ

Les choses se passèrent ainsi. Nous étions cinq ou six: moi le
plus vieux, leur maître, mais encore plus leur compagnon et leur
ami; eux, jeunes gens à coeur chaleureux, à riante imagination,
débordant de cette sève printanière de la vie qui nous rend si
expansifs et si désireux de connaître. Devisant de choses et
d'autres, par un sentier bordé d'hyèbles et d'aubépines, où déjà
la Cétoine dorée s'enivrait d'amères senteurs sur les corymbes
épanouis, on allait voir si le Scarabée sacré avait fait sa
première apparition au plateau sablonneux des Angles[1], et roulait
sa pilule de bouse, image du monde pour la vieille Égypte; on
allait s'informer si les eaux vives de la base de la colline
n'abritaient point, sous leur tapis de lentilles aquatiques, de
jeunes tritons, dont les branchies ressemblent à de menus rameaux
de corail; si l'épinoche, l'élégant petit poisson des ruisselets,
avait mis sa cravate de noces, azur et pourpre; si, de son aile
aiguë, l'hirondelle, nouvellement arrivée, effleurait la prairie,
pourchassant les tipules, qui sèment leurs oeufs en dansant; si,
sur le seuil d'un terrier creusé dans le grès, le lézard ocellé
étalait au soleil sa croupe constellée de taches bleues; si la
mouette rieuse, venue de la mer à la suite des légions de poissons
qui remontent le Rhône pour frayer dans ses eaux, planait par
bandes sur le fleuve en jetant par intervalles son cri pareil à
l'éclat de rire d'un maniaque; si... mais tenons-nous-en là; pour
abréger, disons que, gens simples et naïfs, prenant un vif plaisir
à vivre avec les bêtes, nous allions passer une matinée à la fête
ineffable du réveil de la vie au printemps.

Les événements répondirent à nos espérances. L'épinoche avait fait
sa toilette; ses écailles eussent fait pâlir l'éclat de l'argent;
sa gorge était frottée du plus vif vermillon. À l'approche de
l'aulastome, grosse sangsue noire mal intentionnée, sur le dos,
sur les flancs, ses aiguillons brusquement se dressaient, comme
poussés par un ressort. Devant cette attitude déterminée, le
bandit se laisse honteusement couler parmi les herbages. La gent
béate des mollusques, planorbes, physes, limnées, humait l'air à
la surface des eaux. L'hydrophile et sa hideuse larve, pirates des
mares, tantôt à l'un tantôt à l'autre en passant tordaient le cou.
Le stupide troupeau ne paraissait pas même s'en apercevoir. Mais
laissons les eaux de la plaine et gravissons la falaise qui nous
sépare du plateau. Là-haut, des moutons pâturent, des chevaux
s'exercent aux courses prochaines, tous distribuant la manne aux
bousiers en liesse.

Voici à l'oeuvre les coléoptères vidangeurs à qui est dévolue la
haute mission d'expurger le sol de ses immondices. On ne se
lasserait pas d'admirer la variété d'outils dont ils sont munis,
soit pour remuer la matière stercorale, la dépecer, la façonner,
soit pour creuser de profondes retraites où ils doivent s'enfermer
avec leur butin. Cet outillage est comme un musée technologique,
où tous les instruments de fouille seraient représentés. Il y a là
des pièces qui semblent imitées de celles de l'industrie humaine;
il y en a d'autres d'un type original, où nous pourrions nous-
mêmes prendre modèle pour de nouvelles combinaisons.

Le Copris espagnol porte sur le front une vigoureuse corne,
pointue et recourbée en arrière, pareille à la longue branche d'un
pic. À semblable corne, le Copris lunaire adjoint deux fortes
pointes taillées en soc de charrue, issues du thorax; et entre les
deux, une protubérance à arête vive faisant office de large
racloir. Le Bubas Bubale et le Bubas Bison, tous les deux confinés
aux bords de la Méditerranée, sont armés sur le front de deux
robustes cornes divergentes, entre lesquelles s'avance un soc
horizontal fourni par le corselet. Le Minotaure Typhée porte sur
le devant du thorax, trois pointes d'araire, parallèles et
dirigées en avant, les latérales plus longues, la médiane plus
courte. L'Onthophage taureau a pour outil deux pièces longues et
courbes qui rappellent les cornes d'un taureau; l'Onthophage
fourchu a pour sa part une fourche à deux branches, dressées
d'aplomb sur sa tête aplatie. Le moins avantagé est doué, tantôt
sur la tête, tantôt sur le corselet, de tubercules durs, outils
obtus que la patience de l'insecte sait toutefois très-bien
utiliser. Tous sont armés de la pelle, c'est-à-dire qu'ils ont la
tête large, plate et à bord tranchant; tous font usage du râteau,
c'est-à-dire qu'ils recueillent avec leurs pattes antérieures
dentelées.

Comme dédommagement à sa besogne ordurière, plus d'un exhale
l'odeur forte du musc, et brille sous le ventre du reflet des
métaux polis. Le Géotrupe hypocrite a par dessous l'éclat du
cuivre et de l'or; le Géotrupe stercoraire a le ventre d'un violet
améthyste. Mais, en général, leur coloration est le noir. C'est
aux régions tropicales qu'appartiennent les bousiers splendidement
costumés, véritables bijoux vivants. Sous les bouses de chameau,
la Haute-Égypte nous présenterait tel Scarabée qui rivalise avec
le vert éclatant de l'émeraude; la Guyane, le Brésil, le Sénégal,
nous montreraient tels Copris d'un rouge métallique, aussi riche
que celui du cuivre, aussi vif que celui du rubis. Si cet écrin de
l'ordure nous manque, les bousiers de nos pays ne sont pas moins
remarquables par leurs moeurs.

Quel empressement autour d'une même bouse! Jamais aventuriers
accourus des quatre coins du monde n'ont mis telle ferveur à
l'exploitation d'un placer californien. Avant que le soleil soit
devenu trop chaud, ils sont là par centaines, grands et petits,
pêle-mêle, de toute espèce, de toute forme, de toute taille, se
hâtant de se tailler une part dans le gâteau commun. Il y en a qui
travaillent à ciel ouvert, et ratissent la surface; il y en a qui
s'ouvrent des galeries dans l'épaisseur même du monceau, à la
recherche des filons de choix; d'autres exploitent la couche
inférieure pour enfouir sans délai leur butin dans le sol sous-
jacent; d'autres, les plus petits, émiettent à l'écart un lopin
éboulé des grandes fouilles de leurs forts collaborateurs.
Quelques-uns, les nouveaux venus et les plus affamés sans doute,
consomment sur place; mais le plus grand nombre songe à se faire
un avoir qui lui permette de couler de longs jours dans
l'abondance, au fond d'une sûre retraite. Une bouse, fraîche à
point, ne se trouve pas quand on veut au milieu des plaines
stériles du thym; telle aubaine est une vraie bénédiction du ciel;
les favorisés du sort ont seuls un pareil lot. Aussi les richesses
d'aujourd'hui sont-elles prudemment mises en magasin. Le fumet
stercoraire a porté l'heureuse nouvelle à un kilomètre à la ronde,
et tous sont accourus s'amasser des provisions. Quelques
retardataires arrivent encore, au vol ou pédestrement.

Quel est celui-ci qui trottine vers le monceau, craignant
d'arriver trop tard? Ses longues pattes se meuvent avec une
brusque gaucherie, comme poussées par une mécanique que l'insecte
aurait dans le ventre; ses petites antennes rousses épanouissent
leur éventail, signe d'inquiète convoitise. Il arrive, il est
arrivé, non sans culbuter quelques convives. C'est le Scarabée
sacré, tout de noir habillé, le plus gros et le plus célèbre de
nos bousiers. Le voilà attablé, côte à côte avec ses confrères,
qui, du plat de leurs larges pattes antérieures, donnent à petits
coups la dernière façon à leur boule, ou bien l'enrichissent d'une
dernière couche avant de se retirer et d'aller jouir en paix du
fruit de leur travail. Suivons dans toutes ses phases la
confection de la fameuse boule.

Le chaperon, c'est-à-dire le bord de la tête, large et plate, est
crénelé de six dentelures angulaires rangées en demi-cercle. C'est
là l'outil de fouille et de dépècement, le râteau qui soulève et
rejette les fibres végétales non nutritives, va au meilleur, le
ratisse et le rassemble. Un choix est ainsi fait, car pour ces
fins connaisseurs, ceci vaut mieux que cela; choix par à peu près,
si le Scarabée s'occupe de ses propres victuailles, mais d'une
scrupuleuse rigueur s'il faut confectionner la boule maternelle,
creusée d'une niche centrale où l'oeuf doit éclore. Alors tout
brin fibreux est soigneusement rejeté, et la quintessence
stercoraire seule cueillie pour bâtir la couche interne de la
cellule. À sa sortie de l'oeuf, la jeune larve trouve ainsi, dans
la paroi même de sa loge, un aliment raffiné qui lui fortifie
l'estomac et lui permet d'attaquer plus tard les couches externes
et grossières.

Pour ses besoins à lui, le Scarabée est moins difficile, et se
contente d'un triage en gros. Le chaperon dentelé éventre donc et
fouille, élimine et rassemble un peu au hasard. Les jambes
antérieures concourent puissamment à l'ouvrage. Elles sont
aplaties, courbées en arc de cercle, relevées de fortes nervures
et armées en dehors de cinq robustes dents. Faut-il faire acte de
force, culbuter un obstacle, se frayer une voie au plus épais du
monceau, le bousier joue des coudes, c'est-à-dire qu'il déploie de
droite et de gauche ses jambes dentelées, et d'un vigoureux coup
de râteau déblaie une demi-circonférence. La place faite, les
mêmes pattes ont un autre genre de travail: elles recueillent par
brassées la matière râtelée par le chaperon et la conduisent sous
le ventre de l'insecte, entre les quatre pattes postérieures.
Celles-ci sont conformées pour le métier de tourneur. Leurs
jambes, surtout celles de la dernière paire, sont longues et
fluettes, légèrement courbées en arc et terminées par une griffe
très-aiguë. Il suffit de les voir pour reconnaître en elles un
compas sphérique, qui, dans ses branches courbes, enlace un corps
globuleux pour en vérifier, en corriger la forme. Leur rôle est,
en effet, de façonner la boule.

Brassée par brassée, la matière s'amasse sous le ventre, entre les
quatre jambes, qui, par une simple pression, lui communiquent leur
propre courbure et lui donnent une première façon. Puis, par
moments, la pilule dégrossie est mise en branle entre les quatre
branches du double compas sphérique; elle tourne sous le ventre du
bousier et se perfectionne par la rotation. Si la couche
superficielle manque de plasticité et menace de s'écailler, si
quelque point trop filandreux n'obéit pas à l'action du tour, les
pattes antérieures retouchent les endroits défectueux; à petits
coups de leurs larges battoirs, elles tapent la pilule pour faire
prendre corps à la couche nouvelle et emplâtrer dans la masse les
brins récalcitrants.

Par un soleil vif, quand l'ouvrage presse, on est émerveillé de la
fébrile prestesse du tourneur. Aussi la besogne marche-t-elle
vite: c'était tantôt une maigre pilule, c'est maintenant une bille
de la grosseur d'une noix, ce sera tout à l'heure une boule de la
grosseur d'une pomme. J'ai vu des goulus en confectionner de la
grosseur du poing. Voilà certes sur la planche du pain pour
quelques jours.

Les provisions sont faites; il s'agit maintenant de se retirer de
la mêlée et d'acheminer les vivres en lieu opportun. Là,
commencent les traits de moeurs les plus frappants du Scarabée.
Sans délai, le bousier se met en route; il embrasse la sphère de
ses deux longues jambes postérieures, dont les griffes terminales,
implantées dans la masse, servent de pivots de rotation; il prend
appui sur les jambes intermédiaires, et faisant levier avec les
brassards dentelés des pattes de devant, qui tour à tour pressent
sur le sol, il progresse à reculons avec sa charge, le corps
incliné, la tête en bas, l'arrière-train en haut. Les pattes
postérieures, organe principal de la mécanique, sont dans un
mouvement continuel; elles vont et viennent, déplaçant la griffe
pour changer l'axe de rotation, maintenir la charge en équilibre
et la faire avancer par les poussées alternatives de droite et de
gauche. À tour de rôle, la boule se trouve de la sorte en contact
avec le sol par tous les points de sa surface, ce qui la
perfectionne dans sa forme et donne consistance égale à sa couche
extérieure par une pression uniformément répartie.

Et hardi! Ça va, ça roule; on arrivera, non sans encombre
cependant. Voici un premier pas difficile: le bousier s'achemine
en travers d'un talus, et la lourde masse tend à suivre la pente;
mais l'insecte, pour des motifs à lui connus, préfère croiser
cette voie naturelle, projet audacieux dont l'insuccès dépend d'un
faux pas, d'un grain de sable troublant l'équilibre. Le faux pas
est fait, la boule roule au fond de la vallée; l'insecte, culbuté
par l'élan de la charge, gigote, se remet sur ses jambes et
accourt s'atteler. La mécanique fonctionne de plus belle. -- Mais
prends donc garde, étourdi; suis le creux du vallon, qui
t'épargnera peine et mésaventure; le chemin y est bon, tout uni;
ta pilule y roulera sans effort. -- Eh bien non: l'insecte se
propose de remonter le talus qui lui a été fatal. Peut-être lui
convient-il de regagner les hauteurs. À cela je n'ai rien à dire;
l'opinion du Scarabée est plus clairvoyante que la mienne sur
l'opportunité de se tenir en haut lieu. -- Prends au moins ce
sentier, qui, par une pente douce, te conduira là-haut. -- Pas du
tout, s'il se trouve à proximité quelque talus bien raide,
impossible à remonter, c'est celui-là que l'entêté préfère. Alors
commence le travail de Sisyphe. La boule, fardeau énorme, est
péniblement hissée, pas à pas, avec mille précautions, à une
certaine hauteur, toujours à reculons. On se demande par quel
miracle de statique une telle masse peut être retenue sur la
pente. Ah! un mouvement mal combiné met à néant tant de fatigue:
la boule dévale entraînant avec elle le Scarabée. L'escalade est
reprise, bientôt suivie d'une nouvelle chute. La tentative
recommence, mieux conduite cette fois aux passages difficiles; une
maudite racine de gramen, cause des précédentes culbutes, est
prudemment tournée. Encore un peu, et nous y sommes; mais
doucement, tout doucement. La rampe est périlleuse et un rien peut
tout compromettre. Voilà que la jambe glisse sur un gravier poli.
La boule redescend pêle-mêle avec le bousier. Et celui-ci de
recommencer avec une opiniâtreté que rien ne lasse. Dix fois,
vingt fois, il tentera l'infructueuse escalade, jusqu'à ce que son
obstination ait triomphé des obstacles, ou que, mieux avisé et
reconnaissant l'inutilité de ses efforts, il adopte le chemin en
plaine.

Le Scarabée ne travaille pas toujours seul au charroi de la
précieuse pilule: fréquemment, il s'adjoint un confrère; ou, pour
mieux dire, c'est le confrère qui s'adjoint. Voici comment
d'habitude se passe la chose. -- Sa boule préparée, un bousier
sort de la mêlée et quitte le chantier, poussant à reculons son
butin. Un voisin, des derniers venus, et dont la besogne est à
peine ébauchée, brusquement laisse là son travail et court à la
boule roulante, prêter main forte à l'heureux propriétaire, qui
paraît accepter bénévolement le secours. Désormais, les deux
compagnons travaillent en associés. À qui mieux mieux, ils
acheminent la pilule en lieu sûr. Y a-t-il eu pacte, en effet, sur
le chantier, convention tacite de se partager le gâteau? Pendant
que l'un pétrissait et façonnait la boule, l'autre ouvrait-il de
riches filons pour en extraire des matériaux de choix et les
adjoindre aux provisions communes? Je n'ai jamais surpris pareille
collaboration; j'ai toujours vu chaque bousier exclusivement
occupé de ses propres affaires sur les lieux d'exploitation. Donc,
pour le dernier venu, aucun droit acquis.

Serait-ce alors une association des deux sexes, un couple qui va
se mettre en ménage? Quelque temps, je l'ai cru. Les deux
bousiers, l'un par devant, l'autre par derrière, poussant d'un
même zèle la lourde pelote, me rappelaient certains couplets que
moulinaient dans le temps les orgues de Barbarie. «Pour monter
notre ménage, hélas! comment ferons-nous. -- Toi devant et moi
derrière, nous pousserons le tonneau.» -- De par le scalpel, il
m'a fallu renoncer à cette idylle de famille. Chez les Scarabées,
les deux sexes ne se distinguent l'un de l'autre par aucune
différence extérieure. J'ai donc soumis à l'autopsie les deux
bousiers occupés au charroi d'une même boule; et très-souvent, ils
se sont trouvés du même sexe.

Ni communauté de famille, ni communauté de travail. Quelle est
alors la raison d'être de l'apparente société? C'est tout
simplement tentative de rapt. L'empressé confrère, sous le
fallacieux prétexte de donner un coup de main, nourrit le projet
de détourner la boule à la première occasion. Faire sa pilule au
tas demande fatigue et patience; la piller quand elle est faite,
ou du moins s'imposer comme convive, est bien plus commode. Si la
vigilance du propriétaire fait défaut, on prendra la fuite avec le
trésor; si l'on est surveillé de trop près, on s'attable à deux,
alléguant les services rendus. Tout est profit en pareille
tactique; aussi le pillage est-il exercé comme une industrie des
plus fructueuses. Les uns s'y prennent sournoisement, comme je
viens de le dire; ils accourent en aide à un confrère qui
nullement n'a besoin d'eux, et sous les apparences d'un charitable
secours, dissimulent de très indélicates convoitises. D'autres,
plus hardis peut-être, plus confiants dans leur force, vont droit
au but et détroussent brutalement.

À tout instant des scènes se passent dans le genre de celle-ci. --
Un Scarabée s'en va, paisible, tout seul, roulant sa boule,
propriété légitime, acquise par un travail consciencieux. Un autre
survient au vol, je ne sais d'où, se laisse lourdement choir,
replie sous les élytres ses ailes enfumées et du revers de ses
brassards dentés culbute le propriétaire, impuissant à parer
l'attaque dans sa posture d'attelage. Pendant que l'exproprié se
démène et se remet sur jambes, l'autre se campe sur le haut de la
boule, position la plus avantageuse pour repousser l'assaillant.
Les brassards pliés sous la poitrine et prêt à la riposte, il
attend les événements. Le volé tourne autour de la pelote,
cherchant un point favorable pour tenter l'assaut; le voleur
pivote sur le dôme de la citadelle et constamment lui fait face.
Si le premier se dresse pour l'escalade, le second lui détache un
coup de bras qui l'étend sur le dos. Inexpugnable du haut de son
fort, l'assiégé déjouerait indéfiniment les tentatives de son
adversaire si celui-ci ne changeait de tactique pour rentrer en
possession de son bien. La sape joue pour faire crouler la
citadelle avec la garnison. La boule, inférieurement ébranlée,
chancelle et roule, entraînant avec elle le bousier pillard, qui
s'escrime de son mieux pour se maintenir au dessus. Il y parvient,
mais non toujours, par une gymnastique précipitée qui lui fait
gagner en altitude ce que la rotation du support lui fait perdre.
S'il est mis à pied par un faux mouvement, les chances s'égalisent
et la lutte tourne au pugilat. Voleur et volé se prennent corps à
corps, poitrine contre poitrine. Des pattes s'emmêlent et se
démêlent, les articulations s'enlacent, les armures de corne se
choquent ou grincent avec le bruit aigre d'un métal limé. Puis
celui des deux qui parvient à renverser sur le dos son adversaire
et à se dégager, à la hâte prend position sur le haut de la boule.
Le siège recommence, tantôt par le pillard, tantôt par le pillé,
suivant que l'ont décidé les chances de la lutte corps à corps. Le
premier, hardi flibustier sans doute et coureur d'aventures,
fréquemment a le dessus. Alors, après deux ou trois défaites,
l'exproprié se lasse et revient philosophiquement au tas pour se
confectionner une nouvelle pilule. Quant à l'autre, toute crainte
de surprise dissipée, il s'attelle et pousse où bon lui semble la
boule conquise. J'ai vu parfois survenir un troisième larron qui
volait le voleur. En conscience, je n'en étais pas fâché.

Vainement, je me demande quel est le Proudhon qui a fait passer
dans les moeurs du Scarabée l'audacieux paradoxe: «_La propriété,
c'est le vol_»; quel est le diplomate qui a mis en honneur chez
les bousiers la sauvage proposition: «_La force prime le droit._»
Les données me manquent pour remonter aux causes de ces
spoliations passées en habitude, de cet abus de la force pour la
conquête d'un crottin; tout ce que je peux affirmer, c'est que le
larcin est, parmi les Scarabées, d'un usage général. Ces rouleurs
de bouse se pillent entre eux avec un sans-gêne dont je ne connais
pas d'autre exemple aussi effrontément caractérisé. Je laisse aux
observateurs futurs le soin d'élucider ce curieux problème de la
psychologie des bêtes, et je reviens aux deux associés roulant de
concert leur pilule.

Mais, d'abord, dissipons une erreur qui a cours dans les livres.
Je lis dans le magnifique ouvrage de M. Émile Blanchard,
_Métamorphoses, Moeurs et Instincts des insectes_, le passage
suivant: «Notre insecte se trouve parfois arrêté, par un obstacle
insurmontable, la boule est tombée dans un trou. C'est ici
qu'apparaît chez l'Ateuchus[2] une intelligence de la situation
vraiment étonnante, et une facilité de communication entre les
individus de la même espèce plus surprenante encore.
L'impossibilité de franchir l'obstacle avec la boule étant
reconnue, l'Ateuchus semble l'abandonner, il s'envole au loin. Si
vous êtes suffisamment doué de cette grande et noble vertu qu'on
appelle la patience, demeurez près de cette boule laissée à
l'abandon: au bout de quelque temps, l'Ateuchus reviendra à cette
place, et il n'y reviendra pas seul; il sera suivi de deux, trois,
quatre, cinq compagnons qui s'abattent tous à l'endroit désigné,
mettent leurs efforts en commun pour enlever le fardeau.
L'Ateuchus a été chercher du renfort, et voilà comment, au milieu
des champs arides, il est si ordinaire de voir plusieurs Ateuchus
réunis pour le transport d'une seule boule.» -- Je lis enfin dans
le _Magasin d'entomologie_ d'Illiger: -- «Un Gymnopleure
pilulaire[3] en construisant la boule de fiente destinée à
renfermer ses oeufs, la fit rouler dans un trou, d'où il s'efforça
pendant longtemps de la tirer tout seul. Voyant qu'il perdait son
temps en vains efforts, il courut à un tas de fumier voisin
chercher trois individus de son espèce, qui, unissant leurs forces
aux siennes, parvinrent à retirer la boule de la cavité où elle
était tombée, puis retournèrent à leur fumier continuer leurs
travaux.»

J'en demande bien pardon à mon illustre maître, M. Blanchard, mais
certainement, les choses ne se passent pas ainsi. D'abord les deux
récits sont tellement conformes, qu'ils ont sans doute chacun même
origine. Illiger, sur une observation trop peu suivie pour mériter
confiance aveugle, a mis en avant l'aventure de son Gymnopleure;
et le même fait a été répété pour les Scarabées, parce que, en
effet, il est très commun de voir deux de ces insectes occupés en
commun soit à faire rouler une pilule, soit à la retirer d'un
endroit difficile. Mais le concours de deux ne prouve en rien que
le bousier dans l'embarras soit allé requérir main forte auprès
des camarades. J'ai eu, dans une large mesure, la patience que
recommande M. Blanchard; j'ai vécu de longs jours, pourrais-je
dire, en intimité avec le Scarabée sacré; je me suis ingénié de
toutes les manières pour voir clair, autant que possible, dans ses
us et coutumes et les étudier sur le vif, et je n'ai jamais rien
surpris qui de près ou de loin, fit songer à des compagnons
appelés en aide. Comme je le relaterai bientôt, j'ai soumis le
bousier à des épreuves bien autrement sérieuses que celles d'une
cavité où la pilule aurait pu choir; je l'ai mis dans des embarras
plus graves que celui d'une pente à remonter, vrai jeu pour le
Sisyphe entêté qui semble se complaire à la rude gymnastique des
endroits déclives, comme si la pilule en devenant de la sorte plus
ferme, gagnait ainsi en valeur; j'ai fait naître par mon artifice
des situations où l'insecte avait besoin plus que jamais de
secours, et jamais à mes yeux n'a paru quelque preuve de bons
offices entre camarades. J'ai vu des pillés, j'ai vu des pillards,
et rien de plus. Si plusieurs bousiers entouraient la même pilule,
c'est qu'il y avait bataille. Mon humble avis est donc que
quelques Scarabées réunis autour d'une même pelote dans des
intentions de pillage, ont donné lieu à ces récits de camarades
appelés pour donner un coup de main. Des observations incomplètes,
ont fait d'un audacieux détrousseur un compagnon serviable, qui se
dérange de son travail pour prêter un coup d'épaule.

Ce n'est pas affaire de faible portée que d'accorder à un insecte
une intelligence de la situation vraiment étonnante, et une
facilité de communication entre individus de la même espèce plus
surprenante encore. J'insiste donc sur ce point. Comment? Un
Scarabée dans la détresse concevrait l'idée d'aller quérir de
l'aide? Il s'en irait au vol, explorant le pays tout à la ronde,
pour trouver des confrères à l'oeuvre autour d'une bouse; et les
trouvant, par une pantomime quelconque, par le geste des antennes
en particulier, il leur tiendrait à peu près ce langage: «Dites
donc, vous autres, ma charge a versé là-bas dans un trou; venez
m'aider à la retirer. Je vous revaudrai cela dans l'occasion.» Et
les collègues comprendraient! Et, chose non moins forte, ils
laisseraient aussitôt là leur travail, leur pilule commencée, leur
chère pilule exposée aux convoitises des autres et certainement
pillée en leur absence, pour s'en aller prêter secours au
suppliant! Tant d'abnégation me laisse d'une profonde incrédulité,
que corrobore tout ce que j'ai vu pendant des années et des
années, non dans des boites à collection, mais sur les lieux mêmes
de travail du Scarabée. En dehors des soins de la maternité, soins
dans lesquels il est presque toujours admirable, l'insecte, à
moins qu'il ne vive en société, comme les Abeilles, les Fourmis et
les autres, ne se préoccupe d'autre chose que de lui-même.

Mais terminons là cette digression, qu'excuse l'importance du
sujet. J'ai dit qu'un Scarabée, propriétaire d'une boule qu'il
pousse à reculons, est fréquemment rejoint par un confrère, qui
accourt le seconder dans un but intéressé, et le piller si
l'occasion s'en présente. Appelons associés, bien que ce ne soit
pas là le mot propre, les deux collaborateurs, dont l'un s'impose
et dont l'autre peut-être, n'accepte des offices étrangers que
crainte d'un mal pire. La rencontre est d'ailleurs des plus
pacifiques. Le bousier propriétaire ne se détourne pas un seul
instant de son travail à l'arrivée de l'acolyte; le nouveau venu
semble animé des meilleures intentions et se met incontinent à
l'ouvrage. Le mode d'attelage est différent pour chacun des
associés. Le propriétaire occupe la position principale, la place
d'honneur: il pousse à l'arrière de la charge, les pattes
postérieures en haut, la tête en bas. L'acolyte occupe le devant,
dans une position inverse, la tête en haut, les bras dentés sur la
boule, les longues jambes postérieures sur le sol. Entre les deux,
la pilule chemine, chassée devant par le premier, attirée à lui
par le second.

Les efforts du couple ne sont pas toujours bien concordants,
d'autant plus que l'aide tourne le dos au chemin à parcourir, et
que le propriétaire a la vue bornée par la charge. De là, des
accidents réitérés, de grotesques culbutes dont on prend gaîment
son parti: chacun se ramasse à la hâte et reprend position sans
intervertir l'ordre. En plaine, ce mode de charroi ne répond pas à
la dépense dynamique, faute de précision dans les mouvements
combinés; à lui seul, le Scarabée de l'arrière ferait aussi vite
et mieux. Aussi l'acolyte, après avoir donné des preuves de son
bon vouloir, au risque de troubler le mécanisme, prend-il le parti
de se tenir en repos, sans abandonner, bien entendu, la précieuse
pelote qu'il regarde comme déjà sienne. Pelote touchée est pelote
acquise. Il ne commettra pas cette imprudence: l'autre le
planterait là.

Il ramasse donc ses jambes sous le ventre, s'aplatit, s'incruste
pour ainsi dire sur la boule et fait corps avec elle. Le tout,
pilule et bousier cramponné à sa surface, roule désormais en bloc
sous la poussée du légitime propriétaire. Que la charge lui passe
sur le corps, qu'il occupe le dessus, le dessous, le côté du
fardeau roulant, peu lui importe; l'aide tient bon et reste coi.
Singulier auxiliaire, qui se fait carrosser pour avoir sa part de
vivres! Mais qu'une rampe ardue se présente, et un beau rôle lui
revient. Alors, sur la pente pénible, il se met en chef de file,
retenant de ses bras dentés la pesante masse, tandis que son
confrère prend appui pour hisser la charge un peu plus haut.
Ainsi, à deux, par une combinaison d'efforts bien ménagés, celui
d'en haut retenant, celui d'en bas poussant, je les ai vus gravir
des talus où sans résultat se serait épuisé l'entêtement d'un
seul. Mais tous n'ont pas le même zèle en ces moments difficiles:
il s'en trouve qui, sur les pentes où leur concours serait le plus
nécessaire, n'ont pas l'air de se douter le moins du monde des
difficultés à surmonter. Tandis que le malheureux Sisyphe s'épuise
en tentatives pour franchir le mauvais pas, l'autre,
tranquillement laisse faire, incrusté sur la boule, avec elle
roulant dans la dégringolade, avec elle hissé derechef.

J'ai soumis bien des fois deux associés à l'épreuve suivante, pour
juger de leurs facultés inventives en un grave embarras.
Supposons-les en plaine, l'acolyte immobile sur la pelote, l'autre
poussant. Avec une longue et forte épingle, sans troubler
l'attelage, je cloue au sol la boule, qui s'arrête soudain. Le
Scarabée, non au courant de mes perfidies, croit sans doute
quelque obstacle naturel, ornière, racine de chiendent, caillou
barrant le chemin. Il redouble d'efforts, s'escrime de son mieux;
rien ne bouge. -- Que se passe-t-il donc? Allons voir. -- Par deux
ou trois fois, l'insecte fait le tour de sa pilule. Ne découvrant
rien qui puisse motiver l'immobilité, il revient à l'arrière, et
pousse de nouveau. La boule reste inébranlable. -- Voyons là-haut.
-- L'insecte y monte. Il n'y trouve que son collègue immobile, car
j'avais soin d'enfoncer assez l'épingle pour que la tête disparût
dans la masse de la pelote; il explore tout le dôme et redescend.
D'autres poussées sont vigoureusement essayées en avant, sur les
côtés; l'insuccès est le même. Jamais bousier sans doute ne
s'était trouvé en présence d'un pareil problème d'inertie.

Voilà le moment, le vrai moment de réclamer de l'aide, chose
d'autant plus aisée que le collègue est là, tout près, accroupi
sur le dôme. Le Scarabée va-t-il le secouer et lui dire quelque
chose comme ceci: «Que fais-tu là, fainéant! Mais viens donc voir,
la mécanique ne marche plus!» Rien ne le prouve, car je vois
longtemps le Scarabée s'obstiner à ébranler l'inébranlable, à
explorer d'ici et de là, par dessus, par côté, la machine
immobilisée, tandis que l'acolyte persiste dans son repos. À la
longue, cependant, ce dernier a conscience que quelque chose
d'insolite se passe; il en est averti par les allées et venues
inquiètes du confrère et par l'immobilité de la pilule. Il descend
donc et à son tour examine la chose. L'attelage à deux ne fait pas
mieux que l'attelage à un seul. Ceci se complique. Le petit
éventail de leurs antennes s'épanouit, se ferme, se rouvre,
s'épanouit, se rouvre, s'agite et trahit leur vive préoccupation.
Puis un trait de génie met fin à ces perplexités. «Qui sait ce
qu'il y a là-dessous?» -- La pilule est donc explorée par la base,
et une fouille légère a bientôt mis l'épingle à découvert.
Aussitôt il est reconnu que le noeud de la question est là.

Si j'avais eu voix délibérative au conseil, j'aurais dit: Il faut
pratiquer une excavation et extraire le pieu qui fixe la boule. --
Ce procédé, le plus élémentaire de tous et d'une mise en pratique
facile pour des fouilleurs aussi experts, ne fut pas adopté, pas
même essayé. Le bousier trouva mieux que l'homme. Les deux
collègues, qui d'ici, qui de là, s'insinuent sous la boule,
laquelle glisse d'autant et remonte le long de l'épingle à mesure
que s'enfoncent les coins vivants. La mollesse de la matière, qui
cède en se creusant d'un canal sous la tête du pieu inébranlable,
permet cette habile manoeuvre. Bientôt la pelote est suspendue à
une hauteur, égale à l'épaisseur du corps des Scarabées. Le reste
est plus difficile. Les bousiers, d'abord couchés à plat, se
dressent peu à peu sur les jambes, poussant toujours sur le dos.
C'est dur à venir à mesure que les pattes perdent de leur
puissance en se redressant davantage; mais enfin cela vient. Puis
un moment arrive où la poussée avec le dos n'est plus praticable,
la hauteur limite étant atteinte. Un dernier moyen reste, mais
bien moins favorable au développement de force. Tantôt dans l'une,
tantôt dans l'autre de ses postures d'attelage, c'est-à-dire la
tête en bas ou bien la tête en haut, l'insecte pousse soit avec
les pattes postérieures, soit avec les pattes antérieures.
Finalement, la boule tombe à terre, si l'épingle toutefois n'est
pas trop longue. L'éventrement de la pilule par le pieu est tant
bien que mal réparé et le charroi aussitôt recommence.

Mais si l'épingle est d'une longueur trop considérable, la pelote,
encore solidement fixée, finit par être suspendue à une hauteur
que l'insecte, se redressant, ne peut plus dépasser. Dans ce cas,
après de vaines évolutions autour du mât de cocagne inaccessible,
les bousiers abandonnent la place si l'on n'a pas la bonté d'âme
d'achever soi-même la besogne et de leur restituer le trésor. Ou
bien encore, on leur vient en aide de la manière suivante. On
exhausse le sol au moyen d'une petite pierre plate, piédestal du
haut duquel il est possible à l'insecte de continuer. L'utilité de
ce secours ne semble pas immédiatement comprise, car nul des deux
ne s'empresse d'en faire profit. Néanmoins, par hasard ou à
dessein, l'un ou l'autre finit par se trouver sur le haut de la
pierre. O bonheur! en passant, le bousier a senti la pilule lui
effleurer le dos. À ce contact, le courage revient et les efforts
recommencent. Voilà l'insecte qui, sur la secourable plate-forme,
tend les articulations, fait comme on dit le gros dos et refoule
en haut la pilule. Quand le dos ne suffit plus, il manoeuvre des
pattes, soit droit, soit renversé. Nouvel arrêt et nouveaux signes
d'inquiétude lorsque la limite d'extension est atteinte. Alors,
sans déranger la bête, sur la première petite pierre mettons-en
une seconde. À l'aide de ce nouveau gradin, point d'appui pour ses
leviers, l'insecte poursuit le travail. En ajoutant ainsi assise
sur assise, à mesure qu'il en était besoin, j'ai vu le Scarabée,
hissé sur une branlante pile de trois à quatre travers de doigt de
hauteur, persister dans son oeuvre jusqu'à complet arrachement de
la pilule.

Y avait-il en lui quelque vague connaissance des services rendus
par l'exhaussement de la base d'appui? Je me permettrai d'en
douter, bien que l'insecte ait fort habilement profité de ma
plate-forme de petites pierres. Si, en effet, l'idée si
élémentaire de faire usage d'une base plus haute pour atteindre à
un objet trop élevé ne dépassait la portée de ses facultés,
comment se fait-il qu'étant deux, nul ne songe à prêter son dos à
l'autre pour l'élever d'autant et lui rendre ainsi le travail
possible? L'un aidant l'autre, ils doubleraient l'altitude gagnée.
Ah! qu'ils sont loin de semblable combinaison! Chacun pousse à la
boule, du mieux qu'il peut, il est vrai; mais il pousse comme s'il
était seul et sans paraître soupçonner l'heureux résultat
qu'amènerait une manoeuvre d'ensemble. Ils font là, sur la pilule
clouée à terre par une épingle, ce qu'ils font dans des
circonstances analogues, lorsque la charge est arrêtée par un
obstacle, retenue par un lacet de chiendent, ou bien fixée en
place par quelque menu bout de tige qui s'est implanté dans la
masse molle et roulante. Mes artifices ont réalisé une condition
d'arrêt peu différente au fond, de celles qui doivent
naturellement se produire quand la pilule roule au milieu des
mille accidents du terrain; et l'insecte agit, dans mes épreuves
expérimentales, comme il agirait en toute autre circonstance où je
ne serai pas intervenu. Il fait coin et levier avec le dos, il
pousse avec les pattes, sans rien innover dans ses moyens
d'action, même lorsqu'il pourrait disposer du concours d'un
confrère.

S'il est tout seul en face des difficultés de la boule clouée au
sol, s'il n'a pas d'acolyte, ses manoeuvres dynamiques restent
absolument les mêmes, et ses efforts aboutissent à un succès,
pourvu qu'on lui donne l'indispensable appui de la plate-forme,
édifiée petit à petit. Si pareil secours lui est refusé, le
Scarabée, que le toucher de sa chère pilule trop élevée ne stimule
plus, se décourage et, tôt ou tard, à son grand regret, sans
doute, s'envole et disparaît. Où va-t-il? Je l'ignore. Ce que je
sais fort bien, c'est qu'il ne revient pas avec une escouade de
compagnons priés de lui venir en aide. Qu'en ferait-il, lui qui ne
sait pas utiliser la présence d'un confrère quand la pilule est
part à deux?

Mais peut-être mon expérience, dont le résultat est la suspension
de la boule à une hauteur inaccessible lorsque sont épuisés les
moyens d'action de l'insecte, sort-elle un peu trop des
habituelles conditions. Essayons alors une fossette assez profonde
et assez escarpée pour que le bousier, déposé avec sa pelote au
fond du trou, ne puisse remonter la paroi en roulant sa charge.
Voilà bien les conditions exactes citées par MM. Blanchard et
Illiger. Or, qu'advient-il dans ce cas? Lorsque des efforts
obstinés, mais sans résultat aucun, l'ont convaincu de son
impuissance, le bousier prend son vol et disparaît. Longtemps,
très-longtemps, sur la foi des maîtres, j'ai attendu le retour de
l'insecte avec le renfort de quelques amis; j'ai toujours attendu
en vain. Maintes fois aussi, il m'est arrivé de retrouver,
plusieurs jours après, la pilule sur les lieux mêmes de
l'expérience, au sommet de l'épingle ou bien au fond du trou;
preuve qu'en mon absence rien de nouveau ne s'était passé. Pilule
délaissée pour cause de force majeure, est pilule abandonnée sans
retour, sans tentatives de sauvetage avec secours d'autrui. Savant
emploi du coin et du levier pour remettre en marche la boule
immobilisée, telle est donc en somme la plus haute prouesse
intellectuelle dont m'ait rendu témoin le Scarabée sacré. En
dédommagement de ce que l'expérience nie, savoir l'appel entre
confrères à un coup de main, très volontiers je transmets ce haut
fait mécanique à l'histoire pour la glorification des bousiers.

Orientés au hasard, à travers plaines de sable, fourrés de thym,
ornières et talus, les deux Scarabées collègues quelque temps
roulent la pelote et lui donnent ainsi une certaine fermeté de
pâte qui peut-être est de leur goût. Tout chemin faisant, un
endroit favorable est adopté. Le bousier propriétaire, celui qui
s'est maintenu toujours à la place d'honneur, à l'arrière de la
pilule, celui enfin qui presque à lui seul a fait tous les frais
du charroi, se met à l'oeuvre pour creuser la salle à manger. Tout
à côté de lui est la boule, sur laquelle l'acolyte reste cramponné
et fait le mort. Le chaperon et les jambes dentées attaquent le
sable; les déblais sont rejetés à reculons par brassées, et
l'excavation rapidement avance. Bientôt l'insecte disparaît en
entier dans l'antre ébauché. Toutes les fois qu'il revient à ciel
ouvert avec sa brassée de déblais, le fouisseur ne manque pas de
donner un coup d'oeil à sa pelote pour s'informer si tout va bien.
De temps à autre, il la rapproche du seuil du terrier; il la
palpe, et à ce contact, il semble acquérir un redoublement de
zèle. L'autre, sainte-nitouche, par son immobilité sur la boule,
continue à inspirer confiance. Cependant la salle souterraine
s'élargit et s'approfondit; le fouisseur fait de plus rares
apparitions, retenu qu'il est par l'ampleur des travaux. Le moment
est bon. L'endormi se réveille, l'astucieux acolyte décampe
chassant derrière lui la boule avec la prestesse d'un larron qui
ne veut pas être pris sur le fait. Cet abus de confiance
m'indigne, mais je laisse faire dans l'intérêt de l'histoire: il
me sera toujours temps d'intervenir pour sauvegarder la morale si
le dénouement menace de tourner à mal.

Le voleur est déjà à quelques mètres de distance. Le volé sort du
terrier, regarde et ne trouve plus rien. Coutumier du fait lui-
même, sans doute, il sait ce que cela veut dire. Du flair et du
regard, la piste est bientôt trouvée. À la hâte, le bousier
rejoint le ravisseur; mais celui-ci, roué compère, dès qu'il se
sent talonné de près, change de mode d'attelage, se met sur les
jambes postérieures et enlace la boule avec ses bras dentés, comme
il le fait en ses fonctions d'aide. -- «Ah! mauvais drôle!
j'évente ta mèche: tu veux alléguer pour excuse que la pilule a
roulé sur la pente et que tu t'efforces de la retenir et de la
ramener au logis. Pour moi, témoin impartial de l'affaire,
j'affirme que la boule bien équilibrée à l'entrée du terrier n'a
pas roulé d'elle-même: d'ailleurs le sol est en plaine; j'affirme
t'avoir vu mettre la pelote en mouvement et t'éloigner avec des
intentions non équivoques. C'est une tentative de rapt, ou je ne
m'y connais pas.» -- Mon témoignage n'étant pas pris en
considération, le propriétaire accueille débonnairement les
excuses de l'autre; et les deux, comme si de rien n'était,
ramènent la pilule au terrier.

Mais si le voleur a le temps de s'éloigner assez, ou s'il parvient
à celer la piste par quelque adroite contremarche, le mal est
irréparable. Avoir amassé des vivres sous les feux du soleil, les
avoir péniblement voiturés au loin, s'être creusé dans le sable
une confortable salle de banquet, et au moment où tout est prêt,
quand l'appétit aiguisé par l'exercice ajoute de nouveaux charmes
à la perspective de la prochaine bombance, se trouver tout à coup
dépossédé par un astucieux collaborateur, c'est, il faut en
convenir, un revers de fortune qui ébranlerait plus d'un courage.
Le bousier ne se laisse pas abattre par ce mauvais coup du sort:
il se frotte les joues, épanouit les antennes, hume l'air et prend
son vol vers le tas prochain pour recommencer à nouveau. J'admire
et j'envie cette trempe de caractère.

Supposons le Scarabée assez heureux pour avoir trouvé un associé
fidèle; ou, ce qui est mieux, supposons qu'il n'ait pas rencontré
en route de confrère s'invitant lui-même. Le terrier est prêt.
C'est une cavité creusée en terrain meuble, habituellement dans le
sable, peu profonde, du volume du poing, et communiquant au dehors
par un court goulot, juste suffisant au passage de la pilule.
Aussitôt les vivres emmagasinés, le Scarabée s'enferme chez lui en
bouchant l'entrée du logis avec des déblais tenus en réserve dans
un coin. La porte close, rien au dehors ne trahit la salle du
festin. Et maintenant vive la joie; tout est pour le mieux dans le
meilleur des mondes! La table est somptueusement servie; le
plafond tamise les ardeurs du soleil et ne laisse pénétrer qu'une
chaleur douce et moite; le recueillement, l'obscurité, le concert
extérieur des grillons, tout favorise les fonctions du ventre.
Dans mon illusion, je me suis surpris à écouter aux portes,
croyant ouïr, pour couplets de table, le fameux morceau de l'opéra
de Galathée: «Ah! qu'il est doux de ne rien faire, quand tout
s'agite autour de nous.»

Qui oserait troubler les béatitudes d'un pareil banquet? Mais le
désir d'apprendre est capable de tout, et cette audace, je l'ai
eue. J'inscris ici le résultat de mes violations de domicile. -- À
elle seule, la pilule presque en entier remplit la salle; la
somptueuse victuaille s'élève du plancher au plafond. Une étroite
galerie la sépare des parois. Là se tiennent les convives, deux ou
plus, un seul très souvent, le ventre à table, le dos à la
muraille. Une fois la place choisie, on ne bouge plus, toutes les
puissances vitales sont absorbées par les facultés digestives. Pas
de menus ébats, qui feraient perdre une bouchée, pas d'essais
dédaigneux, qui gaspilleraient les vivres. Tout doit y passer, par
ordre et religieusement. À les voir si recueillis autour de
l'ordure, on dirait qu'ils ont conscience de leur rôle
d'assainisseurs de la terre, et qu'ils se livrent avec
connaissance de cause à cette merveilleuse chimie qui de
l'immondice fait la fleur, joie des regards, et l'élytre des
Scarabées, ornement des pelouses printanières. Pour ce travail
transcendant qui doit faire matière vivante des résidus non
utilisés par le cheval et le mouton, malgré la perfection de leurs
voies digestives, le bousier doit être outillé d'une manière
particulière. Et, en effet, l'anatomie nous fait admirer la
prodigieuse longueur de son intestin, qui, plié et replié sur lui-
même, lentement élabore les matériaux en ses circuits multipliés
et les épuise jusqu'au dernier atome utilisable. D'où l'estomac de
l'herbivore n'a rien pu retirer, ce puissant alambic extrait des
richesses qui, par une simple retouche, deviennent armure d'ébène
chez le Scarabée sacré, cuirasse d'or et de rubis chez d'autres
bousiers.

Or cette admirable métamorphose de l'ordure doit s'accomplir dans
le plus bref délai: la salubrité générale l'exige. Aussi le
Scarabée est-il doué d'une puissance digestive peut-être sans
exemple ailleurs. Une fois en loge avec des vivres, jour et nuit
il ne cesse de manger et de digérer jusqu'à ce que les provisions
soient épuisées. La preuve en est palpable. Ouvrons la cellule où
le bousier s'est retiré de ce monde. À toute heure du jour nous
trouverons l'insecte attablé, et derrière lui, appendu encore à
l'animal, un cordon continu grossièrement enroulé à la façon d'un
tas de câbles. Sans explications délicates à donner, aisément on
devine ce que le dit cordon représente. La volumineuse boule
passe, bouchée par bouchée, dans les voies digestives de
l'insecte, cède ses principes nutritifs, et reparaît du côté
opposé filée en cordon. Eh bien, ce cordon sans rupture, souvent
d'une seule pièce, toujours appendu à l'orifice de la filière,
prouve surabondamment, sans autres observations, la continuité de
l'acte digestif. Quand les provisions touchent à leur fin, le
câble déroulé est d'une longueur étonnante: cela se mesure par
pans. Où trouver le pareil de tel estomac qui, de si triste
pitance, afin que rien ne se perde au bilan de la vie, fait régal
une semaine, des quinze jours durant sans discontinuer.

Toute la pelote passée à la filière, l'ermite reparaît au jour,
cherche fortune, trouve, se façonne une nouvelle boule et
recommence. Cette vie de liesse dure un à deux mois, de mai en
juin; puis quand viennent les fortes chaleurs aimées des Cigales,
les Scarabées prennent leurs quartiers d'été et s'enfouissent au
frais dans le sol. Ils reparaissent aux premières pluies
d'automne, moins nombreux, moins actifs qu'au printemps, mais
occupés alors apparemment de l'oeuvre capitale, de l'avenir de
leur race.

CHAPITRE II
LA VOLIÈRE

Si l'on recherche dans les auteurs quelques renseignements sur les
moeurs du Scarabée sacré en particulier, et sur les rouleurs de
pilules de bouse en général, on trouve que la science en est
encore aujourd'hui à quelques-uns des préjugés ayant cours du
temps des Pharaons. La pilule cahotée à travers champs, contient,
dit-on, un oeuf; c'est un berceau où la future larve doit trouver
à la fois le vivre et le couvert. Les parents la roulent sur le
sol accidenté pour la façonner plus ronde; et quand par les chocs,
les cahotements, les chutes le long des pentes, elle est
convenablement élaborée, ils l'enfouissent et l'abandonnent aux
soins de la grande couveuse, la terre.

Ces brutalités de la première éducation m'ont toujours paru peu
probables. Comment un oeuf de Scarabée, chose si délicate, si
impressionnable sous sa tendre enveloppe, résisterait-il aux
commotions du berceau roulant? Il y a dans le germe une étincelle
de vie que le moindre attouchement, un rien, peut dissiper; et les
parents s'avisent de la cahoter des heures et des heures par monts
et vallées! Non, ce n'est pas ainsi que les choses se passent; la
tendresse maternelle ne soumet pas sa progéniture au supplice du
tonneau de Régulus.

Il fallait cependant autre chose que des considérations logiques
pour faire table rase des opinions reçues. J'ai donc ouvert par
centaines des pelotes roulées par les bousiers; j'en ai ouvert
d'autres extraites des terriers creusés sous mes yeux; et jamais,
au grand jamais, je n'ai trouvé ni loge centrale, ni oeuf dans ces
pilules. Ce sont invariablement de grossiers amas de vivres,
façonnés à la hâte, sans structure interne déterminée, de simples
munitions de bouche avec lesquelles on s'enferme pour couler en
paix quelques jours de bombance. Les bousiers mutuellement se les
jalousent, se les pillent avec une ardeur qu'ils ne mettraient
certainement pas à se dérober de nouvelles charges de famille.
Entre Scarabées, le vol des oeufs serait une absurdité, chacun
ayant assez à faire pour assurer l'avenir des siens. Donc sur ce
point désormais aucun doute: les pelotes que l'on voit rouler aux
bousiers jamais ne contiennent d'oeufs.

Pour résoudre la question ardue de l'éducation de la larve, ma
première tentative fut la construction d'une ample volière, avec
sol artificiel de sable et provisions de bouche fréquemment
renouvelées. Des Scarabées sacrés y furent introduits au nombre
d'une vingtaine, en société de Copris, de Gymnopleures et
Onthophages. Jamais expérience entomologique ne me valut autant de
déboires. Le difficile était le renouvellement des vivres. Mon
propriétaire avait écurie et cheval. Je gagnai la confiance du
domestique, qui rit d'abord de mes projets, puis se laissa
convaincre par la petite pièce blanche. Chaque déjeuner de mes
bêtes me coûtait vingt-cinq centimes. Budget de bousier n'avait
jamais sans doute atteint un pareil chiffre. Or, je vois encore,
je verrai toujours Joseph qui, le matin, après le pansement du
cheval, dressait un peu la tête par-dessus le mur mitoyen des deux
jardins et, tout doucement, faisant porte-voix de la main, me
criait: hé! hé! J'accourais recevoir un plein pot de crottin. La
discrétion des deux parts était nécessaire, vous allez voir. Un
jour le maître survient de fortune au moment de l'opération; il
s'imagine que tout son fumier déménage par-dessus le mur et que je
détourne au profit de mes verveines et de mes narcisses ce qu'il
réserve pour ses choux. Vainement j'essaie d'expliquer la chose:
mes raisons paraissent plaisanteries. Joseph est houspillé, traité
de ceci, traité de cela, et menacé d'être congédié s'il
recommence. On se le tint pour dit.

Il me restait la ressource d'aller sur la grande route cueillir
honteusement, à la dérobée, dans un cornet de papier, le pain
quotidien de mes élèves. Je l'ai fait et je n'en rougis pas.
Quelquefois le sort me favorisait: un âne apportant au marché
d'Avignon les produits maraîchers de Château-Renard ou de
Barbentane, déposait son offrande en passant devant ma porte.
Telle aubaine, aussitôt recueillie, m'enrichissait pour quelques
jours. Bref, rusant, guettant, courant, faisant de la diplomatie
pour une bouse, je parvins à nourrir mes captifs. Si le succès est
attaché aux entreprises faites avec passion, avec amour que rien
ne rebute, mon expérience devait réussir; elle ne réussit pas. Au
bout de quelques temps, mes Scarabées consumés de nostalgie dans
un espace qui ne leur permettait pas les grandes évolutions, se
laissèrent misérablement mourir sans me livrer leur secret. Les
Gymnopleures et les Onthophages répondirent mieux à mon attente.
En moment opportun, je profiterai des renseignements par eux
fournis.

Avec mes essais d'éducation en volière étaient menées de front les
recherches directes, dont les résultats étaient loin de ce que je
pouvais désirer. Je crus nécessaire de m'adjoindre des aides.
Précisément, une joyeuse bande d'enfants traversaient le plateau.
C'était un jeudi. Oublieux de l'école et de l'affreuse leçon, une
pomme dans une main, un morceau de pain dans l'autre, ils venaient
du village voisin, les Angles; ils s'en allaient tout là-bas
gratter la colline pelée où viennent s'amortir les balles de la
garnison dans les exercices de tir. Quelques morceaux de plomb, de
la valeur d'un petit sou peut-être pour la récolte entière,
étaient le mobile de la matinale expédition. Les fleurettes roses
des géraniums émaillaient les pelouses qui se hâtaient d'embellir
un moment cette Arabie pétrée; le motteux oreillard, mi-partie
blanc et noir, ricanait en voletant d'une pointe de rocher à
l'autre; sur le seuil de terriers creusés au pied des touffes de
thym, les grillons emplissaient l'air de leur monotone symphonie.
Et les enfants étaient heureux de cette fête printanière; plus
heureux encore des richesses en perspective, du petit sou, prix
des balles trouvées, du petit sou qui leur permettrait d'acheter
le dimanche suivant, à la marchande établie devant la porte de
l'église, deux berlingots à la menthe, deux gros berlingots de
deux liards pièce.

J'aborde le plus grand, dont la mine éveillée me donne bon espoir;
les petits font cercle tout en mangeant leur pomme. J'expose la
chose, je leur montre le Scarabée sacré roulant sa boule; je leur
dis que dans cette boule, enfouie quelque part en terre, je ne
sais où, doit quelquefois se trouver une niche creuse et dans
cette niche un ver. Il s'agit, en fouillant çà et là au hasard, en
surveillant les manoeuvres du Scarabée, de trouver la boule
habitée par le ver. Les boules sans ver ne doivent pas compter. Et
pour les allécher par une somme fabuleuse, qui détournât désormais
au profit de mes recherches le temps consacré à quelques liards de
plomb, je promis un franc, une belle pièce toute neuve de vingt
sous, pour chaque boule habitée. À l'énoncé de cette somme, il y
eut des écarquillements d'yeux d'une adorable naïveté. Je venais
de bouleverser leurs conceptions sur le numéraire, en cotant à ce
prix fou la valeur d'un crottin. Puis, pour confirmer le sérieux
de ma proposition, quelques sous furent distribués en manière
d'arrhes. La semaine suivante, à pareil jour, à pareille heure, je
devais me retrouver aux mêmes lieux, et fidèlement remplir les
conditions du marché envers tous ceux qui auraient la précieuse
trouvaille. La bande bien endoctrinée, je congédiai les enfants.
«C'est pour tout de bon, disaient-ils entre eux en s'en allant;
c'est pour tout de bon! Si nous pouvions gagner une pièce chacun!»
Et le coeur gonflé de douces espérances, ils faisaient tinter les
sous d'arrhes dans le creux de la main. Les balles aplaties
étaient oubliées. Je vis les enfants se disséminer dans la plaine
et chercher.

Au jour dit, la semaine d'après, je revins au plateau. Je ne
doutais pas du succès. Mes jeunes collaborateurs avaient dû parler
à leurs camarades du commerce si lucratif des pilules de bousier,
et montrer les arrhes pour convaincre les incrédules. Je trouvai,
en effet, sur les lieux un groupe plus nombreux que la première
fois. À mon arrivée, ils accoururent, mais sans élan de triomphe,
sans cris de joie. Je voyais déjà les choses prendre une mauvaise
tournure. L'appréhension n'était que trop fondée. Au sortir de
l'école, à bien des reprises, ils avaient cherché sans rien
trouver de conforme à ce que je leur avais décrit. Il me fut
présenté quelques pelotes trouvées en terre avec le Scarabée; mais
c'était simplement des amas de vivres, ne contenant pas de ver. De
nouvelles explications sont données, et la partie remise au jeudi
suivant. L'insuccès fut le même. Les chercheurs découragés
n'étaient déjà plus qu'en petit nombre. Une dernière fois, je fais
appel à leur bonne volonté, toujours sans résultat. Enfin, je
dédommageai les plus zélés, ceux qui avaient tenu bon jusqu'au
bout, et le pacte fut rompu. Je ne devais compter que sur moi seul
pour des recherches qui, très simples en apparence, étaient
réellement d'une difficulté extrême.

Aujourd'hui même, après bien des années, les fouilles faites en
lieux opportuns, les occasions épiées en temps favorables ne m'ont
pas encore donné un résultat net et suivi. J'en suis réduit à
raccorder entre elles des observations tronquées, et à combler les
lacunes par l'analogie. Le peu que j'ai vu, combiné avec les
renseignements que m'ont donné en volière d'autres bousiers,
Gymnopleures, Copris et Onthophages, se résume dans l'exposé
suivant.

La boule destinée à l'oeuf ne se confectionne pas en public, dans
le pêle-mêle du chantier d'exploitation. C'est une oeuvre d'art et
de haute patience, qui demande recueillement et soins minutieux,
impossibles au sein de la foule. On entre en loge pour méditer ses
plans et se mettre à l'ouvrage. La mère se creuse donc un terrier
à un décimètre ou deux dans le sable. C'est une assez vaste salle
communiquant au dehors par une galerie bien moindre en diamètre.
L'insecte y introduit des matériaux de choix, roulés sans doute
sous forme de pilule. Les voyages doivent être multiples, car, sur
la fin du travail, le contenu de la loge est hors de proportion
avec la porte d'entrée et ne pourrait être emmagasiné en une seule
fois. J'ai en mémoire un Copris espagnol qui, au moment de ma
visite, achevait une pelote de la grosseur d'une orange au fond
d'un terrier ne communiquant au dehors que par une galerie où le
doigt pouvait tout juste passer. Il est vrai que les Copris ne
roulent pas de pilules et ne font pas de longues pérégrinations
pour transporter les vivres au logis. Ils creusent directement un
puits sous l'ordure; et brassée par brassée, ils entraînent à
reculons la matière au fond du souterrain. La facilité de
l'approvisionnement et la sécurité du travail, sous l'abri de la
bouse, favorisent des goûts luxueux, qu'on ne peut trouver, au
même degré, chez les bousiers adonnés à la rude profession de
rouleurs de pilules; cependant, pour peu qu'il y revienne à deux
ou trois fois, le Scarabée sacré peut s'amasser des richesses que
jalouserait le Copris espagnol.

Ce ne sont encore là que des matériaux bruts, amalgamés au hasard.
Un triage minutieux est tout d'abord à faire: ceci, le plus fin,
pour les couches internes dont la larve doit se nourrir; cela, le
plus grossier, pour les couches externes non destinées à
l'alimentation et faisant seulement office de coque protectrice.
Puis, autour d'une niche centrale qui reçoit l'oeuf, il faut
disposer les matériaux assise par assise d'après l'ordre
décroissant de leur finesse et de leur valeur nutritive; il faut
donner consistance aux couches, les faire adhérer l'une à l'autre,
enfin, feutrer les brins filamenteux des dernières, qui doivent
protéger le tout. Comment, dans une complète obscurité, au fond
d'un terrier qui, encombré de vivres, laisse à peine la place pour
se mouvoir, le Scarabée vient-il à bout d'oeuvre pareille, lui si
gauche d'allures, si raide de mouvements? Quand je songe à la
délicatesse du travail accompli et aux grossiers outils de
l'ouvrier, pattes anguleuses bonnes pour éventrer le sol et au
besoin le tuf, l'idée me vient d'un éléphant qui s'aviserait de
tisser de la dentelle. Explique qui voudra ce miracle de
l'industrie maternelle: quant à moi, j'y renonce, d'autant plus
qu'il ne m'a pas été donné de voir l'artiste en ses fonctions.
Bornons-nous à décrire le chef-d'oeuvre.

La pilule où l'oeuf est renfermé a généralement le volume d'une
moyenne pomme. Au centre est une niche ovalaire d'un centimètre
environ de diamètre. Sur le fond est fixé verticalement l'oeuf,
cylindrique, arrondi aux deux bouts, d'un blanc jaunâtre, du
volume à peu près d'un grain de froment mais plus court. La paroi
de la niche est crépie d'une matière brune verdâtre, luisante,
demi-fluide, vraie crème stercorale destinée aux premières
bouchées de la larve. Pour cet aliment raffiné, la mère
cueillerait-elle la quintessence de l'ordure? L'aspect du mets me
dit autre chose, et m'affirme que c'est là une purée élaborée dans
l'estomac maternel. Le pigeon ramollit le grain dans son jabot et
le convertit en une sorte de laitage qu'il dégorge ensuite à sa
couvée. Selon toute apparence, le bousier a les mêmes tendresses:
il digère à demi des aliments de choix et les dégorge en une fine
bouillie, dont il enduit la paroi de la niche où l'oeuf est
déposé. À son éclosion, la larve trouve de la sorte une nourriture
de digestion facile, qui lui fortifie rapidement l'estomac et lui
permet d'attaquer les couches sous-jacentes, auxquelles manque ce
raffinement de préparation. Sous l'enduit demi-fluide est une
pulpe de choix, compacte, homogène, d'où tout brin filandreux est
exclu. Par-delà viennent des assises grossières, où les fibres
végétales abondent; enfin l'extérieur de la pelote est composé des
matériaux les plus communs, mais tassés, feutrés en coque
résistante.

Un changement progressif dans le régime alimentaire est ici
manifeste. En sortant de l'oeuf, le tout débile vermisseau lèche
la fine purée sur les murs de sa loge. Il y en a peu, mais c'est
fortifiant et de haute valeur nutritive. À la bouillie de la
tendre enfance succède la pâtée du nourrisson sevré, pâtée
intermédiaire entre les exquises délicatesses du début et la
nourriture grossière de la fin. La couche en est épaisse et
suffisante pour faire du vermisseau un robuste ver. Mais alors aux
forts la nourriture des forts, le pain d'orge avec ses arêtes, le
crottin naturel plein d'aiguilles de foin. La larve en est
surabondamment approvisionnée; et toute sa croissance prise, il
lui reste une couche formant cloison autour d'elle. La capacité de
l'habitacle s'est agrandie à mesure que grossissait l'habitant,
nourri de la substance même des murailles; la petite niche
primitive à parois très épaisses est maintenant une grande cellule
à parois de quelques millimètres d'épaisseur; les assises
intérieures de la maison sont devenues larve, nymphe ou Scarabée
suivant l'époque. Finalement la pilule est une solide coque,
abritant dans sa loge spacieuse le mystérieux travail de la
métamorphose.

Pour continuer, les observations me manquent: mes actes de l'état
civil du Scarabée sacré s'arrêtent à l'oeuf. Je n'ai pas vu la
larve qui, du reste, est connue et décrite dans les auteurs[4]; je
n'ai pas vu davantage l'insecte parfait encore renfermé dans la
chambre de sa pilule, avant toute pratique des fonctions de
rouleur et de fouisseur. Et c'est précisément là ce que j'aurais
surtout désiré voir. J'aurais voulu trouver le bousier dans sa
loge natale, récemment transfiguré, novice de tout travail, pour
examiner la main de l'ouvrier avant sa mise à l'ouvrage. La raison
de ce souhait, la voici:

Les insectes ont chaque patte terminée par une sorte de doigt ou
tarse, comme on l'appelle, composé d'une suite de fines pièces que
l'on pourrait comparer aux phalanges de nos doigts. Un ongle en
croc termine le tout. Un doigt à chaque patte, telle est la règle;
et ce doigt, du moins pour les coléoptères supérieurs, notamment
pour les bousiers, comprend cinq phalanges ou articles. Or, par
une exception bien étrange, les Scarabées sont privés de tarses
aux pattes antérieures, tandis qu'ils en possèdent de fort bien
conformés, avec cinq articles, aux deux autres paires. Ils sont
manchots, estropiés: ils manquent, aux membres de devant, de ce
qui, dans l'insecte, représente fort grossièrement notre main.
Pareille anomalie se retrouve chez les Onitis et les Bubas,
également de la famille des bousiers. L'entomologie a depuis
longtemps enregistré ce curieux fait sans pouvoir en donner une
satisfaisante explication. L'animal est-il manchot de naissance;
vient-il au monde sans doigts aux membres antérieurs? Ou bien est-
ce par accident qu'il les perd une fois qu'il se livre à ses
travaux pénibles?

Aisément on concevrait pareille mutilation comme une suite de la
rude besogne de l'insecte. Fouiller, creuser, râteler, dépecer
tantôt dans le gravier du sol, tantôt dans la masse filandreuse du
crottin, n'est pas oeuvre où des organes aussi délicats que les
tarses puissent être engagés sans péril. Circonstance plus grave
encore: quand l'insecte roule à reculons sa pilule, la tête en
bas, c'est par l'extrémité des pattes antérieures qu'il prend
appui sur le terrain. Que pourraient devenir dans de continuel
frottement contre les rudesses du sol les faibles doigts de
l'insecte, aussi menus qu'un bout de fil? Inutiles, pur embarras,
un jour ou l'autre ils devraient disparaître, écrasés, arrachés,
usés au milieu de mille accidents. À manier de lourds outils, à
soulever de pesants fardeaux, nos ouvriers, trop souvent, hélas!
s'estropient; ainsi s'estropierait le Scarabée en roulant sa
pelote, faix énorme pour lui. Ses bras manchots seraient noble
certificat, attestant vie laborieuse.

Mais ici des doutes sérieux aussitôt surviennent. Ces mutilations,
si elles sont en réalité accidentelles et la conséquence d'un
pénible travail, doivent être l'exception et non la règle. De ce
qu'un ouvrier, de ce que plusieurs ouvriers auront la main broyée
dans les engrenages d'une machine, ce n'est pas à dire que tous
les autres seront aussi manchots. Si le Scarabée souvent, très
souvent même, perd les doigts antérieurs à son métier de rouleur
de pilules, quelques-uns au moins doivent se trouver qui, plus
heureux ou plus adroits, ont conservé leurs tarses. Consultons
donc les faits. J'ai observé en très-grand nombre les espèces de
Scarabées qui habitent la France: le _Scarabée sacré_, commun en
Provence; le _Scarabée semi-ponctué_ qui s'éloigne peu de la mer
et fréquente les plages sablonneuses de Cette, de Palavas et du
golfe Juan; enfin le _Scarabée à large cou_, beaucoup plus répandu
que les deux autres et qui remonte la vallée du Rhône au moins
jusqu'à Lyon. Enfin mes observations ont porté sur une espèce
africaine, le _Scarabée à cicatrices, _recueilli aux environs de
Constantine. Eh bien, le manque de tarses aux pattes antérieures
s'est trouvé, pour les quatre espèces, un fait constant, sans
exception aucune, du moins dans la limite de mes observations. Le
Scarabée serait donc manchot d'origine; ce serait chez lui
particularité naturelle et non accident.

Une autre raison d'ailleurs apporte un supplément de preuves. Si
l'absence de doigts antérieurs était une mutilation accidentelle,
suite de violents exercices, il ne manque pas d'autres insectes,
de bousiers notamment, qui se livrent à des travaux d'excavation
encore plus pénibles que ceux du Scarabée, et qui devraient alors,
à plus forte raison, être privés des tarses de devant, appendices
sans usage, embarrassants même quand la patte doit être un robuste
outil de fouille. Les Géotrupes, par exemple, qui méritent si bien
leur nom, signifiant troueur de terre, creusent dans le sol battu
des chemins, au milieu des cailloux cimentés d'argile, des puits
verticaux tellement profonds qu'il faut, pour en visiter la
cellule terminale, faire emploi de puissants instruments de
fouille, et encore ne réussit-on pas toujours. Or, ces mineurs par
excellence, qui s'ouvrent aisément de longues galeries dans un
milieu dont le Scarabée sacré pourrait à peine entamer la surface,
ont leurs tarses antérieurs intacts, comme si perforer le tuf
était oeuvre de délicatesse et non de violence. Tout porte donc à
croire qu'observé, novice encore, dans la cellule natale, le
Scarabée se trouverait manchot et semblable au vétéran qui a couru
le monde et s'est usé au travail.

Sur cette absence de doigts pourrait se baser un raisonnement en
faveur des théories à la mode aujourd'hui, concurrence vitale et
transformation de l'espèce. On dirait: «Les Scarabées ont eu
d'abord des tarses à toutes les pattes, conformément aux lois
générales de l'organisation chez les insectes. D'une façon ou de
l'autre, quelques-uns ont perdu aux pattes antérieures ces
appendices embarrassants, plus nuisibles qu'utiles; se trouvant
bien de cette mutilation qui favorisait le travail, ils ont
prévalu peu à peu sur les autres, moins avantagés; ils ont fait
souche en transmettant à leur descendance leurs moignons sans
doigts, et finalement l'antique insecte doigté est devenu
l'insecte manchot de nos jours». À ces raisons je veux bien me
rendre si l'on me démontre d'abord pour quels motifs, avec des
travaux analogues et bien autrement rudes, le Géotrupe a conservé
ses tarses. Jusque-là, continuons à croire que le premier Scarabée
qui roula sa pilule, peut-être sur la plage de quelque lac où se
baignait le Paloeothérium, était privé de tarses antérieurs comme
le nôtre.

CHAPITRE III
LE CERCERIS BUPRESTICIDE

Il est pour chacun, suivant la tournure de ses idées, certaines
lectures qui font date en montrant à l'esprit des horizons non
encore soupçonnés. Elles ouvrent toutes grandes les portes d'un
monde nouveau où doivent désormais se dépenser les forces de
l'intelligence: elles sont l'étincelle qui porte la flamme dans un
foyer dont les matériaux, privés de son concours, persisteraient
indéfiniment inutiles. Et ces lectures, point de départ d'une ère
nouvelle dans l'évolution de nos idées, c'est fréquemment le
hasard qui nous en fournit l'occasion. Les circonstances les plus
fortuites, quelques lignes venues sous nos yeux on ne sait plus
comment, décident de notre avenir et nous engagent dans le sillon
de notre lot.

Un soir d'hiver, à côté d'un poêle dont les cendres étaient encore
chaudes, et la famille endormie, j'oubliais, dans la lecture, les
soucis du lendemain, les noirs soucis du professeur de physique
qui, après avoir empilé diplôme universitaire sur diplôme et rendu
pendant un quart de siècle des services dont le mérite n'était pas
méconnu, recevait pour lui et les siens 1600 fr., moins que le
gage d'un palefrenier de bonne maison. Ainsi le voulait la
honteuse parcimonie de cette époque pour les choses de
l'enseignement. Ainsi le voulaient les paperasses administratives:
j'étais un irrégulier, fils de mes études solitaires. J'oubliais
donc, au milieu des livres, mes poignantes misères du professorat,
quand, de fortune, je vins à feuilleter une brochure entomologique
qui m'était venue entre les mains je ne sais plus par quelles
circonstances.

C'était un travail du patriarche de l'entomologie à cette époque,
du vénérable savant Léon Dufour, sur les moeurs d'un Hyménoptère
chasseur de Buprestes. Certes, je n'avais pas attendu jusque-là
pour m'intéresser aux insectes; depuis mon enfance, coléoptères,
abeilles et papillons étaient ma joie; d'aussi loin qu'il me
souvienne, je me vois en extase devant les magnificences des
élytres d'un Carabe et des ailes d'un Machaon. Les matériaux du
foyer étaient prêts; il manquait l'étincelle pour les embraser. La
lecture si fortuite de Léon Dufour fut cette étincelle.

Des clartés nouvelles jaillirent: ce fut en mon esprit comme une
révélation. Disposer de beaux coléoptères dans une boîte à liège,
les dénommer, les classer, ce n'était donc pas toute la science;
il y avait quelque chose de bien supérieur: l'étude intime de
l'animal dans sa structure et surtout dans ses facultés. J'en
lisais, gonflé d'émotion, un magnifique exemple. À quelque temps
de là, servi par ces heureuses circonstances que trouve toujours
celui qui les cherche avec passion, je publiais mon premier
travail entomologique, complément de celui de Léon Dufour. Ce
début eut les honneurs de l'Institut de France; un prix de
physiologie expérimentale lui fut décerné. Mais, récompense bien
plus douce encore, je recevais bientôt après, la lettre la plus
élogieuse, la plus encourageante de celui-là même qui m'avait
inspiré. Le vénéré Maître m'adressait du fond des Landes la
chaleureuse expression de son enthousiasme, et m'engageait
vivement à continuer dans la voie. À ce souvenir, mes vieilles
paupières se mouillent encore d'une larme de sainte émotion. O
beaux jours des illusions, de la foi en l'avenir, qu'êtes-vous
devenus?

J'aime à croire que le lecteur ne sera pas fâché de trouver ici,
en extrait, le mémoire point de départ de mes propres recherches,
d'autant plus que cet extrait est nécessaire pour l'intelligence
de ce qui doit suivre. Je laisse donc la parole au Maître, mais en
abrégeant.[5]

«Je ne vois dans l'histoire des Insectes aucun fait aussi curieux,
aussi extraordinaire que celui dont je vais vous entretenir. Il
s'agit d'une espèce de _Cerceris_ qui alimente sa famille avec les
plus somptueuses espèces du genre Bupreste. Permettez-moi, mon
ami, de vous associer aux vives impressions que m'a procurées
l'étude des moeurs de cet Hyménoptère.

En juillet 1839, un de mes amis qui habite la campagne, m'envoya
deux individus du _Buprestis bifasciata_, insecte alors nouveau
pour ma collection, en m'apprenant qu'une espèce de guêpe qui
transportait un de ces jolis coléoptères l'avait abandonné sur son
habit et que peu d'instants après, une semblable guêpe en avait
laissé tomber un autre à terre.

En juillet 1840, étant allé faire une visite, comme médecin, dans
la maison de mon ami, je lui rappelai sa capture de l'année
précédente, et je m'informai des circonstances qui l'avaient
accompagnée. La conformité de saisons et de lieux me faisait
espérer de renouveler moi-même cette conquête; mais le temps était
ce jour-là, sombre et frais, peu favorable, par conséquent, à la
circulation des hyménoptères. Néanmoins, nous nous mîmes en
observation dans les allées du jardin et ne voyant rien venir, je
m'avisai de chercher sur le sol des habitations d'hyménoptères
fouisseurs.

Un léger tas de sable, récemment remué et formant comme une petite
taupinière, arrêta mon attention. En le grattant, je reconnus
qu'il masquait l'orifice d'un conduit qui s'enfonçait
profondément. Au moyen d'une bêche, nous défonçons avec précaution
le terrain, et nous ne tardons pas à voir briller les élytres
épars du Bupreste si convoité. Bientôt ce ne sont plus des élytres
isolés, des fragments que je découvre; c'est un Bupreste tout
entier, ce sont trois, quatre Buprestes qui étalent leur or et
leurs émeraudes. Je n'en croyais pas mes yeux. Mais ce n'était là
qu'un prélude de mes jouissances.

Dans le chaos des débris de l'exhumation, un hyménoptère se
présente et tombe sous ma main: c'était le ravisseur des
Buprestes, qui cherchait à s'évader du milieu des victimes. Dans
cet insecte fouisseur, je reconnais une vieille connaissance, un
Cerceris que j'ai trouvé deux cents fois en ma vie, soit en
Espagne, soit dans les environs de Saint-Sever.

Mon ambition était loin d'être satisfaite. Il ne me suffisait pas
de connaître et le ravisseur et la proie ravie, il me fallait la
larve, seul consommateur de ces opulentes provisions. Après avoir
épuisé ce premier filon à Buprestes, je courus à de nouvelles
fouilles, je sondai avec un soin plus scrupuleux; je parvins enfin
à découvrir deux larves qui complétèrent la bonne fortune de cette
campagne. En moins d'une heure, je bouleversai trois repaires de
Cerceris, et mon butin fut une quinzaine de Buprestes entiers avec
des fragments d'un plus grand nombre encore. Je calculai, en
restant, je crois, bien en deçà de la vérité, qu'il y avait dans
ce jardin vingt-cinq nids, ce qui faisait une somme énorme de
Buprestes enfouis. Que sera-ce donc, me disais-je, dans les
localités où, en quelques heures, j'ai pu saisir sur les fleurs
des alliacées jusqu'à soixante Cerceris, dont les nids, suivant
toute apparence, étaient dans le voisinage et approvisionnés, sans
doute, avec la même somptuosité. Ainsi mon imagination, d'accord
avec les probabilités, me faisait entrevoir sous terre, et dans un
rayon peu étendu, des _Buprestis bifasciata_ par milliers, tandis
que depuis plus de trente ans que j'explore l'entomologie de nos
contrées, je n'en ai jamais trouvé un seul dans la campagne.

Une fois seulement, il y a peut-être vingt ans, je rencontrai,
engagé dans un trou de vieux chêne, un abdomen de cet insecte
revêtu de ses élytres. Ce dernier fait devint pour moi un trait de
lumière. En m'apprenant que la larve du _Buprestis bifasciata_
devait vivre dans le bois de chêne, il me rendait parfaitement
raison de l'abondance de ce coléoptère dans un pays où les forêts
sont exclusivement formées par cet arbre. Comme le Cerceris
bupresticide est rare dans les collines argileuses de cette
dernière contrée, comparativement aux plaines sablonneuses
peuplées par le pin maritime, il devenait piquant pour moi de
savoir si cet hyménoptère, lorsqu'il habite la région des pins,
approvisionne son nid comme dans la région des chênes. J'avais de
fortes présomptions qu'il ne devait pas en être ainsi; et vous
verrez bientôt, avec quelque surprise, combien est exquis le tact
entomologique de notre Cerceris dans le choix des nombreuses
espèces du genre Bupreste.

Hâtons-nous donc de nous rendre dans la région des pins pour
moissonner de nouvelles jouissances. Le chantier d'exploration est
le jardin d'une propriété située au milieu de forêts de pins
maritimes. -- Les repaires de Cerceris furent bientôt reconnus;
ils étaient exclusivement pratiqués dans les maîtresses allées, où
le sol, plus battu, plus compact à la surface, offrait à
l'hyménoptère fouisseur des conditions de solidité pour
l'établissement de son domicile souterrain. J'en visitai une
vingtaine environ, et je puis le dire, à la sueur de mon front.
C'est un genre d'exploitation assez pénible, car les nids, et par
conséquent les provisions, ne se rencontrent qu'à un pied de
profondeur. Aussi, pour éviter leur dégradation, il convient,
après avoir enfoncé dans la galerie des Cerceris un chaume de
graminée qui sert de jalon et de conducteur, d'investir la place
par une ligne de sape carrée dont les côtés sont distants de
l'orifice ou du jalon d'environ sept à huit pouces. Il faut saper
avec une pelle de jardin, de manière que la motte centrale, bien
détachée dans son pourtour, puisse s'enlever en une pièce, que
l'on renverse sur le sol pour la briser ensuite avec
circonspection. Telle est la manoeuvre qui m'a réussi.

Vous eussiez partagé, mon ami, notre enthousiasme à la vue des
belles espèces de Buprestes que cette exploitation si nouvelle
étala successivement à nos regards empressés. Il fallait entendre
nos exclamations toutes les fois qu'en renversant de fond en
comble la mine, on mettait en évidence de nouveaux trésors, rendus
plus éclatants encore par l'ardeur du soleil; ou lorsque nous
découvrions, ici, des larves de tout âge attachées à leur proie,
là des coques de ces larves toutes incrustées de cuivre, de
bronze, d'émeraudes. Moi qui suis un entomophile praticien, et,
depuis, hélas! trois ou quatre fois dix ans, je n'avais jamais
assisté à un spectacle si ravissant, je n'avais jamais vu pareille
fête. Vous y manquiez pour en doubler la jouissance. Notre
admiration, toujours progressive, se portait alternativement de
ces brillants coléoptères au discernement merveilleux, à la
sagacité étonnante du Cerceris qui les avait enfouis et
emmagasinés. Le croiriez-vous, sur plus de quatre cents individus
exhumés, il ne s'en est pas trouvé un seul qui n'appartint au
vieux genre Bupreste. La plus minime erreur n'a point été commise
par notre savant hyménoptère. Quels enseignements à puiser dans
cette intelligente industrie d'un si petit insecte! Quel prix
Latreille n'aurait-il pas attaché au suffrage de ce Cerceris en
faveur de la méthode naturelle.[6]

Passons maintenant aux diverses manoeuvres du Cerceris pour
établir et approvisionner ses nids. J'ai déjà dit qu'il choisit
les terrains dont la surface est battue, compacte et solide:
j'ajoute que ces terrains doivent être secs et exposés au grand
soleil. Il y a dans ce choix une intelligence, ou, si vous voulez,
un instinct qu'on serait tenté de croire le résultat de
l'expérience. Une terre meuble, un sol uniquement sablonneux,
seraient, sans doute, bien plus faciles à creuser: mais comment y
pratiquer un orifice qui pût rester béant pour le besoin du
service, et une galerie dont les parois ne fussent pas exposées à
s'ébouler à chaque instant, à se déformer, à s'obstruer à la
moindre pluie? Ce choix est donc rationnel et parfaitement
calculé.

Notre hyménoptère fouisseur creuse sa galerie au moyen de ses
mandibules et de ses tarses antérieurs qui, à cet effet, sont
garnis de piquants raides, faisant l'office de râteaux. Il ne faut
pas que l'orifice ait seulement le diamètre du corps du mineur; il
faut qu'il puisse admettre une proie plus volumineuse. C'est une
prévoyance admirable. À mesure que le Cerceris s'enfonce dans le
sol, il amène au dehors les déblais, et ce sont ceux-ci qui
forment le tas que j'ai comparé plus haut à une petite taupinière.
Cette galerie n'est pas verticale, ce qui l'aurait infailliblement
exposée à se combler, soit par l'effet du vent, soit par bien
d'autres causes. Non loin de son origine, elle forme un coude; sa
longueur est de sept à huit pouces. Au fond du couloir,
l'industrieuse mère établit les berceaux de sa postérité. Ce sont
cinq cellules séparées et indépendantes les unes des autres,
disposées en demi-cercle, creusées de manière à posséder la forme
et presque la grandeur d'une olive, polies et solides à leur
intérieur. Chacune d'elles est assez grande pour contenir trois
Buprestes, qui sont la ration ordinaire pour chaque larve. La mère
pond un oeuf au milieu des trois victimes, et bouche ensuite la
galerie avec de la terre, de manière que, l'approvisionnement de
toute la couvée terminé, les cellules ne communiquent plus au
dehors.

Le Cerceris bupresticide doit être un adroit, un intrépide, un
habile chasseur. La propreté, la fraîcheur des Buprestes qu'il
enfouit dans sa tanière, portent à croire qu'il les saisit au
moment où ces coléoptères sortent des galeries ligneuses où vient
de s'opérer leur dernière métamorphose. Mais quel inconcevable
instinct le pousse, lui qui ne vit que du nectar des fleurs, à se
procurer, à travers mille difficultés, une nourriture animale pour
des enfants carnivores qu'il ne doit jamais voir, et à venir se
placer en arrêt sur les arbres les plus dissemblables, recélant
dans les profondeurs de leurs troncs les insectes destinés à
devenir sa proie? Quel tact entomologique, plus inconcevable
encore, lui fait une rigoureuse loi de se renfermer, pour le choix
de ses victimes, dans un seul groupe générique et de capturer des
espèces qui ont entre elles des différences considérables de
taille, de configuration, de couleur? Car voyez, mon ami, combien
peu se ressemblent le _B. biguttata_ à corps mince et allongé, à
couleur sombre; le _B. octo-guttata_, ovale-oblong, à grandes
taches d'un beau jaune sur un fond bleu ou vert; le _B. micans_,
qui a trois ou quatre fois le volume du _B. biguttata_ et une
couleur métallique d'un beau vert doré éclatant.

Il est encore, dans les manoeuvres de notre assassin des
Buprestes, un fait des plus singuliers. Les Buprestes enterrés,
ainsi que ceux dont je me suis emparé entre les pattes de leurs
ravisseurs, sont toujours dépourvus de tout signe de vie; en un
mot, ils sont décidément morts. Je remarquai avec surprise que,
n'importe l'époque de l'exhumation de ces cadavres, non-seulement
ils conservaient toute la fraîcheur de leur coloris, mais ils
avaient les pattes, les antennes, les palpes et les membranes qui
unissent les parties du corps, parfaitement souples et flexibles.
On ne reconnaissait en eux aucune mutilation, aucune blessure
apparente. On croirait d'abord en trouver la raison, pour ceux qui
sont ensevelis, dans la fraîcheur des entrailles du sol, dans
l'absence de l'air et de la lumière; et pour ceux enlevés aux
ravisseurs, dans une mort très récente.

Mais observez, je vous prie, que lors de mes expériences, après
avoir placé isolément dans des cornets de papier les nombreux
Buprestes exhumés, il m'est souvent arrivé de ne les enfiler avec
des épingles qu'après trente-six heures de séjour dans les
cornets. Eh bien! malgré la sécheresse et la vive chaleur de
juillet, j'ai toujours trouvé la même flexibilité dans leurs
articulations. Il y a plus: après ce laps de temps, j'ai disséqué
plusieurs d'entre eux, et leurs viscères étaient aussi
parfaitement conservés que si j'avais posé le scalpel dans les
entrailles encore vivantes de ces insectes. Or, une longue
expérience m'a appris que, même dans un coléoptère de cette
taille, lorsqu'il s'est écoulé douze heures depuis la mort en été,
les organes intérieurs sont ou desséchés ou corrompus, de manière
qu'il est impossible d'en constater la forme et la structure. Il y
a dans les Buprestes mis à mort par les Cerceris quelque
circonstance particulière qui les met à l'abri de la dessiccation
et de la corruption pendant une et peut-être deux semaines. Mais
quelle est cette circonstance?»

Pour expliquer cette merveilleuse conservation des chairs qui,
d'un insecte plongé depuis plusieurs semaines dans l'inertie d'un
cadavre, fait une pièce de gibier ne se faisandant pas et se
tenant aussi fraîche qu'à la minute même de sa capture, pendant
les plus fortes chaleurs de l'été, l'habile historien du chasseur
de Buprestes, suppose un liquide antiseptique, agissant à la
manière des préparations usitées pour conserver les pièces
d'anatomie. Ce liquide ne saurait être que le venin de
l'hyménoptère, inoculé dans le corps de la victime. Une petite
gouttelette de l'humeur venimeuse accompagnant le dard, stylet
destiné à l'inoculation, ferait office d'une sorte de saumure ou
de liqueur préservatrice pour conserver les chairs dont la larve
doit se nourrir. Mais quelle supériorité n'aurait pas sur les
nôtres le procédé de l'hyménoptère en matière de conserves
alimentaires! Nous saturons de sel, nous imprégnons des âcretés de
la fumée, nous enfermons dans des boîtes de fer-blanc
hermétiquement closes, des aliments qui se maintiennent
mangeables, il est vrai, mais sont loin, bien loin, des qualités
qu'ils avaient à l'état de fraîcheur. Les boîtes de sardines
noyées dans de l'huile, les harengs fumés de la Hollande, les
morues réduites en une plaque racornie par le sel et le soleil,
tout cela peut-il soutenir la comparaison avec les mêmes poissons
livrés à la cuisine alors qu'ils frétillent encore? Pour les
viandes proprement dites, c'est encore pire. Hors de la salaison
et du boucanage, nous n'avons rien qui puisse, même pendant une
période assez courte, maintenir mangeable à la rigueur un morceau
de chair. Aujourd'hui, après mille tentatives infructueuses dans
les voies les plus variées, on équipe à grands frais des navires
spéciaux, qui, munis de puissants appareils frigorifiques, nous
apportent congelées et soustraites à l'altération par l'intensité
du froid, les chairs des moutons et des boeufs abattus dans les
pampas de l'Amérique du Sud. Comme le Cerceris prime sur nous par
sa méthode, si prompte, si peu coûteuse, si efficace! Quelles
leçons nous aurions à prendre dans sa chimie transcendante! Avec
une imperceptible goutte de son liquide à venin, il rend à
l'instant même sa proie incorruptible. Que dis-je! incorruptible!
C'est fort loin d'être tout! Il met son gibier dans un état qui
empêche la dessiccation, qui laisse aux articulations leur
souplesse, qui maintient dans leur fraîcheur première tous les
organes tant intérieurs qu'extérieurs; enfin il met l'insecte
sacrifié dans un état ne différant de la vie que par l'immobilité
cadavérique.

Telle est l'idée à laquelle s'est arrêté L. Dufour, devant
l'incompréhensible merveille des Buprestes morts que la corruption
n'envahit pas. Une liqueur préservatrice, incomparablement
supérieure à tout ce que la science humaine sait produire,
expliquerait le mystère. Lui, le maître, habile parmi les habiles,
rompu aux fines anatomies; lui qui, de la loupe et du scalpel, a
scruté la série entomologique entière, sans laisser un recoin
inexploré; lui, enfin, pour qui l'organisation des insectes n'a
pas de secrets, ne peut rien imaginer de mieux qu'un liquide
antiseptique pour donner au moins une apparence d'explication, à
un fait qui le laisse confondu. Qu'il me soit permis d'insister
sur ce rapprochement entre l'instinct de la bête et la raison du
savant pour mieux mettre en son jour, en temps opportun,
l'écrasante supériorité de l'animal.

Je n'ajouterai que peu de mots à l'histoire du Cerceris
bupresticide. Cet hyménoptère, commun dans les Landes, ainsi que
nous l'enseigne son historien, paraît être fort rare dans le
département de Vaucluse. Il ne m'est arrivé que de loin en loin de
le rencontrer en automne, et toujours par individus isolés, sur
les capitules épineux du Chardon-Roland (_Eryngium campestre_),
soit aux environs d'Avignon, soit aux environs d'Orange et de
Carpentras. Dans cette dernière localité, si favorable aux travaux
des hyménoptères fouisseurs par son terrain sablonneux de mollasse
marine, j'ai eu la bonne fortune, non d'assister à l'exhumation de
richesses entomologiques, telles que nous les décrit L. Dufour,
mais de trouver quelques vieux nids, que je rapporte sans hésiter
au chasseur de Buprestes, me basant sur la forme des cocons, le
genre d'approvisionnement et la rencontre de l'hyménoptère dans
les environs. Ces nids, creusés au sein d'un grès très friable,
nommé _safre_ dans le pays, étaient bourrés de débris de
coléoptères, débris très reconnaissables et consistant en élytres
détachés, corselets vidés, pattes entières. Or ces reliefs du
festin des larves se rapportaient tous à une seule espèce; et
cette espèce était encore un Bupreste, le Bupreste géminé
(_Sphaenoptera geminata_). Ainsi de l'ouest à l'est de la France,
du département des Landes à celui de Vaucluse, le Cerceris reste
fidèle à son gibier de prédilection; la longitude ne change rien à
ses préférences; chasseur de Buprestes au milieu des pins
maritimes des dunes océaniques, il reste chasseur de Buprestes au
milieu des yeuses et des oliviers de la Provence. Il change
d'espèces suivant les lieux, le climat et la végétation, qui font
tant varier les populations entomologiques; mais il ne sort pas de
son genre favori, le genre Bupreste. Pour quel singulier motif?
C'est ce que je vais essayer de démontrer.

CHAPITRE IV
LE CERCERIS TUBERCULÉ

La mémoire pleine des hauts faits du chasseur de Buprestes,
j'épiais l'occasion d'assister à mon tour aux travaux des
Cerceris; et je l'épiai tellement que je finis par la trouver. Ce
n'était pas, il est vrai, l'hyménoptère célébré par L. Dufour,
avec ses somptueuses victuailles, dont les débris exhumés du sol
font songer à la poudre de quelque pépite brisée sous le pic du
mineur dans un placer aurifère; c'était une espèce congénère,
ravisseur géant qui se contente d'une proie plus modeste, enfin le
Cerceris tuberculé ou Cerceris majeur, le plus grand, le plus
robuste du genre.

La dernière quinzaine de septembre est l'époque où notre
hyménoptère fouisseur creuse ses terriers et enfouit dans leur
profondeur la proie destinée à ses larves. L'emplacement pour le
domicile, toujours choisi avec discernement, est soumis à ces lois
mystérieuses si variables d'une espèce à l'autre, mais immuables
pour une même espèce. Au Cerceris de L. Dufour, il faut un sol
horizontal, battu et compact, tel que celui d'une allée, pour
rendre impossible les éboulements, les déformations qui
ruineraient sa galerie à la première pluie. Il faut au nôtre, au
contraire, un sol vertical. Avec cette légère modification
architectonique, il évite la plupart des dangers qui pourraient
menacer sa galerie; aussi se montre-t-il peu difficile dans le
choix de la nature du sol, et creuse-t-il indifféremment ses
terriers soit dans une terre meuble légèrement argileuse, soit
dans les sables friables de la mollasse; ce qui rend ses travaux
d'excavation beaucoup plus aisés. La seule condition indispensable
paraît être un sol sec et exposé, la plus grande partie du jour,
aux rayons du soleil. Ce sont donc les talus à pic des chemins,
les flancs des ravins, creusés par les pluies dans les sables de
la mollasse, que notre hyménoptère choisit pour établir son
domicile. Semblables conditions sont fréquentes au voisinage de
Carpentras, au lieu-dit le _Chemin creux;_ c'est là aussi que j'ai
observé en plus grande abondance le Cerceris tuberculé et que j'ai
recueilli la majeure partie des faits relatifs à son histoire.

Ce n'est pas assez pour lui du choix de cet emplacement vertical:
d'autres précautions sont prises pour se garantir des pluies
inévitables de la saison déjà avancée. Si quelque lame de grès dur
fait saillie en forme de corniche; si quelque trou, à y loger le
poing, est naturellement creusé dans le sol, c'est là, sous cet
auvent, au fond de cette cavité, qu'il pratique sa galerie,
ajoutant ainsi un vestibule naturel à son propre édifice. Bien
qu'il n'y ait entre eux aucune espèce de communauté, ces insectes
aiment cependant à se réunir en petit nombre; et c'est toujours
par groupes d'une dizaine environ au moins que j'ai observé leurs
nids, dont les orifices, le plus souvent assez distants l'un de
l'autre, se rapprochent quelquefois jusqu'à se toucher.

Par un beau soleil, c'est merveille de voir les diverses
manoeuvres de ces laborieux mineurs. Les uns, avec leurs
mandibules, arrachent patiemment au fond de l'excavation quelques
grains de gravier et en poussent la lourde masse au dehors;
d'autres, grattant les parois de leur couloir avec les râteaux
acérés des tarses, forment un tas de déblais qu'ils balaient au
dehors à reculons, et qu'ils font ruisseler sur les flancs des
talus en longs filets pulvérulents. Ce sont ces ondées périodiques
de sable rejeté hors de galeries en construction, qui ont trahi
mes premiers Cerceris et m'ont fait découvrir leurs nids.
D'autres, soit par fatigue, soit par suite de l'achèvement de leur
rude tâche, semblent se reposer et lustrent leurs antennes et
leurs ailes sous l'auvent naturel qui, le plus souvent, protège
leur domicile; ou bien encore restent immobiles à l'orifice de
leur trou, et montrent seulement leur large face carrée, bariolée
de jaune et de noir. D'autres enfin, avec un grave bourdonnement,
voltigent sur les buissons voisins du Chêne au Kermès, où les
mâles, sans cesse aux aguets dans le voisinage des terriers en
construction, ne tardent pas à les suivre. Des couples se forment,
souvent troublés par l'arrivée d'un second mâle qui cherche à
supplanter l'heureux possesseur. Les bourdonnements deviennent
menaçants, des rixes ont lieu, et souvent les deux mâles se
roulent dans la poussière jusqu'à ce que l'un des deux reconnaisse
la supériorité de son rival. Non loin de là, la femelle attend,
indifférente, le dénouement de la lutte; enfin elle accueille le
mâle que les hasards du combat lui ont donné, et le couple,
s'envolant à perte de vue, va chercher la tranquillité sur quelque
lointaine touffe de broussailles. Là se borne le rôle de mâles. De
moitié plus petits que les femelles, et presque aussi nombreux
qu'elles, ils rôdent çà et là, à proximité des terriers, mais sans
y pénétrer, et sans jamais prendre part aux laborieux travaux de
mine et aux chasses, peut-être encore plus pénibles, qui doivent
approvisionner les cellules.

En peu de jours les galeries sont prêtes, d'autant plus que celles
de l'année précédente sont employées de nouveau après quelques
réparations. Les autres Cerceris, à ma connaissance, n'ont pas de
domicile fixe, héritage de famille transmis d'une génération à
l'autre. Vraie Bohême errante, ils s'établissent isolément où les
ont conduits les hasards de leur vie vagabonde, pourvu que le sol
leur convienne. Le Cerceris tuberculé est, lui, fidèle à ses
pénates. La lame de grès qui surplombe et servait d'auvent à ses
prédécesseurs, il l'adopte à son tour; il creuse la même assise de
sable qu'ont creusée ses ancêtres, et ajoutant ses propres travaux
aux travaux antérieurs, il obtient des retraites profondes qu'on
ne visite pas toujours sans difficulté. Le diamètre des galeries
est assez large pour qu'on puisse y plonger le pouce, et l'insecte
peut s'y mouvoir aisément, même lorsqu'il est chargé de la proie
que nous lui verrons saisir. Leur direction, qui d'abord est
horizontale jusqu'à la profondeur de un à deux décimètres, fait
subitement un coude, et plonge plus ou moins obliquement tantôt
dans un sens, tantôt dans l'autre. Sauf la partie horizontale et
le coude du tube, le reste ne paraît réglé que par les difficultés
du terrain, comme le prouvent les sinuosités, les orientations
variables qu'on observe dans la partie la plus reculée. La
longueur totale de cette espèce de trou de sonde atteint jusqu'à
un demi-mètre. À l'extrémité la plus reculée du tube se trouvent
les cellules, en assez petit nombre, et approvisionnées chacune
avec cinq ou six cadavres de coléoptères. Mais laissons ces
détails de maçonnerie, et arrivons à des faits plus capables
d'exciter notre admiration.

La victime que le Cerceris choisit pour alimenter ses larves est
un Curculionite de grande taille, le _Cleonus ophthalmicus_. On
voit le ravisseur arriver pesamment chargé, portant sa victime
entre les pattes, ventre à ventre, tête contre tête, et s'abattre
lourdement à quelque distance du trou, pour achever le reste du
trajet sans le secours des ailes. Alors l'hyménoptère traîne
péniblement sa proie avec les mandibules sur un plan vertical ou
au moins très incliné, cause de fréquentes culbutes qui font
rouler pêle-mêle le ravisseur et sa victime jusqu'au bas du talus,
mais incapables de décourager l'infatigable mère qui, souillée de
poussière, plonge enfin dans le terrier avec le butin dont elle ne
s'est point dessaisie un instant. Si la marche avec un tel fardeau
n'est point aisée pour le Cerceris, surtout sur un pareil terrain,
il n'en est pas de même du vol dont la puissance est admirable, si
l'on considère que la robuste bestiole emporte une proie presque
aussi grosse et plus pesante qu'elle. J'ai eu la curiosité de
peser comparativement le Cerceris et son gibier: j'ai trouvé pour
le premier 150 milligrammes, pour le second, en moyenne, 250
milligrammes, presque le double.

Ces nombres parlent assez éloquemment en faveur du vigoureux
chasseur; aussi ne pouvais-je me lasser d'admirer avec quelle
prestesse, quelle aisance, il reprenait son vol, le gibier entre
les pattes, et s'élevait à une hauteur où je le perdais de vue,
lorsque traqué de trop près par ma curiosité indiscrète, il se
décidait à fuir pour sauver son précieux butin. Mais il ne fuyait
pas toujours, et je parvenais alors, non sans difficulté pour ne
pas blesser le chasseur, en le harcelant, en le culbutant avec une
paille, à lui faire abandonner sa proie dont je m'emparais
aussitôt. Le Cerceris ainsi dépouillé cherchait çà et là, entrait
un instant dans sa tanière et en sortait bientôt pour voler à de
nouvelles chasses. En moins de dix minutes, l'adroit investigateur
avait trouvé une nouvelle victime, consommé le meurtre et accompli
le rapt, que je me suis souvent permis de faire tourner à mon
profit. Huit fois, aux dépens du même individu, j'ai commis coup
sur coup le même larcin; huit fois avec une constance
inébranlable, il a recommencé son expédition infructueuse. Sa
patience a lassé la mienne, et la neuvième capture lui est restée
définitivement acquise.

Par ce procédé, ou en violant les cellules déjà approvisionnées,
je me suis procuré près d'une centaine de Curculionites; et malgré
ce que j'avais droit d'attendre, d'après ce que L. Dufour nous a
appris sur les moeurs du Cerceris bupresticide, je n'ai pu
réprimer mon étonnement à la vue de la singulière collection que
je venais de faire. Si le chasseur de Buprestes, sans sortir des
limites d'un genre, passe indistinctement d'une espèce à l'autre,
celui-ci, plus exclusif, s'adresse invariablement à la même
espèce, le _Cleonus ophthalmicus_. Dans le dénombrement de mon
butin, je n'ai reconnu qu'une exception, une seule, et encore
était-elle fournie par une espèce congénère, le _Cleonus
alternans_, espèce que je n'ai pu revoir une seconde fois dans mes
fréquentes visites aux Cerceris. Des recherches ultérieures m'ont
fourni une seconde exception, le _Bothynoderes albidus;_ et voilà
tout. Une proie plus savoureuse, plus succulente, suffit-elle pour
expliquer cette prédilection pour une espèce unique? Les larves
trouvent-elles, dans ce gibier sans variété, des sucs mieux à leur
convenance et qu'elles ne trouveraient pas ailleurs? Je ne le
pense pas; et si le Cerceris de L. Dufour chasse indistinctement
tous les Buprestes, c'est que, sans doute, tous les Buprestes ont
les mêmes propriétés nutritives. Mais les Curculionides doivent
être en général dans le même cas; leurs qualités alimentaires
doivent être identiques, et alors ce choix si surprenant n'est
plus qu'une question de volume, et par suite d'économie de fatigue
et de temps. Notre Cerceris, le géant de ses congénères, s'attaque
de préférence au Cléone ophthalmique parce que ce Charançon est le
plus gros de nos contrées et peut-être aussi le plus fréquent.
Mais si cette proie préférée vient à lui manquer, il doit se
rabattre sur d'autres espèces, seraient-elles moins grosses, comme
le prouvent les deux exceptions constatées.

Du reste, il est loin d'être le seul à giboyer aux dépens de la
gent porte-trompe, les Charançons. Bien d'autres Cerceris suivant
leur taille, leur force et les éventualités de la chasse,
capturent les Curculionides les plus variés pour le genre,
l'espèce, la forme, la grosseur. On sait depuis longtemps que le
_Cerceris arenaria_ nourrit ses larves de semblables provisions.
J'ai reconnu moi-même dans ses repaires les _Sitona lineata,
Sitona tibialis, Cneorinus hispidus, Brachyderes gracilis,
Geonemus flabellipes, Otiorhynchus maleficus_. Au _Cerceris
aurita_, on a reconnu pour butin l'_Otiorhynchus raucus_ et le
_Phytonomus punctatus_. Le garde-manger du _Cerceris Ferreri_ m'a
montré les pièces suivantes: _Phytonomus murinus, Phytonomus
punctatus, Sitona lineata, Cneorhinus hispidus, Rhynchites
betuleti_. Ce dernier, rouleur des feuilles de la vigne sous forme
de cigares, est parfois d'un superbe bleu métallique, et plus
ordinairement d'un splendide éclat cuivreux doré. Il m'est arrivé
de trouver jusqu'à sept de ces brillants insectes pour
l'approvisionnement d'une cellule; et alors la somptuosité du
petit amas souterrain pouvait presque soutenir la comparaison avec
les bijoux enfouis par le chasseur de Buprestes. D'autres espèces,
notamment les plus faibles, s'adonnent au menu gibier, dont le
petit volume est suppléé par l'abondance des pièces. Ainsi le
_Cerceris quadricincta_ entasse dans chaque cellule jusqu'à une
trentaine d'_Apion gravidum;_ sans dédaigner, lorsque l'occasion
s'en présente, des Curculionides plus volumineux, tels que _Sitona
lineata, Phytonomus murinus_. Pareil approvisionnement en petites
espèces est encore le lot du _Cerceris labiata_. Enfin le plus
petit des Cerceris de ma région, le _Cerceris Julii[7]_, pourchasse
les plus petits Curculionides, _Apion gravidum_ et _Bruchus
granarius_, gibier proportionné au frêle giboyeur. Pour en finir
avec ce relevé des victuailles, ajoutons que quelques Cerceris
suivent d'autres lois gastronomiques et élèvent leur famille avec
des hyménoptères. Tel est le _Cerceris ornata_. De tels goûts
sortant de notre cadre, passons outre.

Voilà donc que sur huit espèces de Cerceris dont les provisions de
bouche consistent en coléoptères, sept sont adonnées au régime des
Charançons et une à celui des Buprestes. Pour quelles raisons
singulières les déprédations de ces hyménoptères sont-elles
renfermées dans des limites si étroites? Quels sont les motifs de
ces choix si exclusifs? Quels traits de ressemblance interne y a-
t-il entre les Buprestes et les Charançons, qui extérieurement ne
se ressemblent en rien, pour devenir ainsi également la pâture de
larves carnivores congénères? Entre telle et telle autre espèce de
victime, il y a, sans doute aucun, des différences de saveur, des
différences nutritives que les larves savent très-bien apprécier;
mais une raison autrement grave doit dominer toutes ces
considérations gastronomiques et motiver ces étranges
prédilections.

Après tout ce qui a été dit d'admirable par L. Dufour sur la
longue et merveilleuse conservation des insectes destinés aux
larves carnassières, il est presque inutile d'ajouter que les
Charançons, autant ceux que j'exhumais que ceux que je prenais
entre les pattes des ravisseurs, quoique privés pour toujours du
mouvement, étaient dans un parfait état de conservation. Fraîcheur
des couleurs, souplesse des membranes et des moindres
articulations, état normal des viscères, tout conspire à vous
faire douter que ce corps inerte qu'on a sous les yeux soit un
véritable cadavre, d'autant plus qu'à la loupe même il est
impossible d'y apercevoir la moindre lésion; et, malgré soi, on
s'attend à voir remuer, à voir marcher l'insecte d'un moment à
l'autre. Bien plus: par des chaleurs qui, en quelques heures,
auraient desséché et rendu friables des insectes morts d'une mort
ordinaire, par des temps humides qui les auraient tout aussi
rapidement corrompus et moisis, j'ai conservé, sans aucune
précaution et pendant plus d'un mois, les mêmes individus, soit
dans des tubes de verre, soit dans des cornets de papier; et,
chose inouïe, après cet énorme laps de temps, les viscères
n'avaient rien perdu de leur fraîcheur, et la dissection en était
aussi aisée que si l'on eût opéré sur un animal vivant. Non, en
présence de pareils faits, on ne peut invoquer l'action d'un
antiseptique et croire à une mort réelle; la vie est encore là,
vie latente et passive, la vie du végétal. Elle seule, luttant
encore quelque temps avec avantage contre l'invasion destructive
des forces chimiques, peut ainsi préserver l'organisme de la
décomposition. La vie est encore là, moins le mouvement; et l'on a
sous les yeux une merveille comme pourraient en produire le
chloroforme et l'éther, une merveille reconnaissant pour cause les
mystérieuses lois du système nerveux.

Les fonctions de cette vie végétative sont ralenties, troublées
sans doute; mais enfin elles s'exercent sourdement. J'en ai pour
preuves la défécation qui s'opère, normalement et par intervalles
chez les Charançons, pendant la première semaine de ce profond
sommeil qu'aucun réveil ne doit suivre, et qui, cependant, n'est
pas encore la mort. Elle ne s'arrête que lorsque l'intestin ne
renferme plus rien, comme le constate l'autopsie. Là, ne se
bornent pas les faibles lueurs de vie que l'animal manifeste
encore; et bien que l'irritabilité paraisse pour toujours
anéantie, j'ai pu cependant en réveiller encore quelques vestiges.
Ayant mis dans un flacon contenant de la sciure de bois humectée
de quelques gouttes de benzine des Charançons récemment exhumés et
plongés dans une immobilité absolue, je n'ai pas été peu surpris
de les voir un quart d'heure après remuer leurs pattes. Un moment
j'ai cru pouvoir les rappeler à la vie. Vain espoir! ces
mouvements, derniers vestiges d'une irritabilité qui va
s'éteindre, ne tardent pas à s'arrêter, et ne peuvent pas être
excités une seconde fois. J'ai recommencé cette expérience depuis
quelques heures jusqu'à trois ou quatre jours après le meurtre,
toujours avec le même succès. Cependant le mouvement est d'autant
plus lent à se manifester que la victime est plus vieille. Ce
mouvement se propage toujours d'avant en arrière: les antennes
exécutent d'abord quelques lentes oscillations, puis les tarses
antérieurs frémissent et prennent part à l'état oscillatoire;
enfin les tarses de seconde paire, et en dernier lieu ceux de
troisième paire, ne tardent pas à en faire autant. Une fois
l'ébranlement donné, ces divers appendices exécutent leurs
oscillations sans aucun ordre, jusqu'à ce que le tout retombe dans
l'immobilité, ce qui arrive plus ou moins promptement. À moins que
le meurtre ne soit très récent, l'ébranlement des tarses ne se
communique pas plus loin, et les jambes restent immobiles.

Dix jours après le meurtre, je n'ai pu obtenir par le même procédé
le moindre vestige d'irritabilité; alors j'ai eu recours au
courant voltaïque. Ce dernier moyen est plus énergique, et
provoque des contractions musculaires et des mouvements là où la
vapeur de benzine reste sans effet. Il suffit d'un ou deux
éléments de Bunsen dont on arme les rhéophores d'aiguilles
déliées. En plongeant la pointe de l'une sous l'anneau le plus
reculé de l'abdomen, et la pointe de l'autre sous le cou, on
obtient, toutes les fois que le courant est établi, outre le
frémissement des tarses, une forte flexion des pattes, qui se
replient sur l'abdomen, et leur relâchement quand le courant est
interrompu. Ces mouvements, fort énergiques les premiers jours,
diminuent peu à peu d'intensité et ne se montrent plus après un
certain temps. Le dixième jour, j'ai encore obtenu des mouvements
sensibles; le quinzième, la pile était impuissante à les
provoquer, malgré la souplesse des membres et la fraîcheur des
viscères. J'ai soumis comparativement à l'action de la pile des
coléoptères réellement morts, Blaps, Saperdes, Lamies, asphyxiés
par la benzine ou par le gaz sulfureux. Deux heures au plus après
l'asphyxie, il m'a été impossible de provoquer ces mouvements,
obtenus si aisément dans les Charançons qui sont déjà depuis
plusieurs jours dans cet état singulier, intermédiaire entre la
vie et la mort, où les plonge leur redoutable ennemi.

Tous ces faits sont contradictoires avec la supposition d'un
animal complètement mort, avec l'hypothèse d'un vrai cadavre
devenu incorruptible par l'effet d'une liqueur préservatrice. On
ne peut les expliquer qu'en admettant que l'animal est atteint
dans le principe de ses mouvements; que son irritabilité
brusquement engourdie s'éteint avec lenteur, tandis que les
fonctions végétatives, plus tenaces, s'éteignent plus lentement
encore et maintiennent, pendant le temps nécessaire aux larves, la
conservation des viscères.

La particularité qu'il importait le plus de constater, c'était la
manière dont s'opère le meurtre. Il est bien évident que
l'aiguillon à venin du Cerceris doit jouer ici le premier rôle.
Mais où et comment pénètre-t-il dans le corps du Charançon,
couvert d'une dure cuirasse, dont les pièces sont si étroitement
ajustées? Dans les individus atteints par le dard, rien, même à la
loupe, ne trahit l'assassinat. Il faut donc constater, par un
examen direct, les manoeuvres meurtrières de l'hyménoptère,
problème devant les difficultés duquel avait déjà reculé L. Dufour
et dont la solution m'a paru quelque temps impossible à trouver.
J'ai essayé cependant, et j'ai eu la satisfaction d'y parvenir,
mais non sans tâtonnements.

En s'envolant de leurs cavernes pour faire leurs chasses, les
Cerceris se dirigeaient indifféremment, tantôt d'un côté, tantôt
de l'autre, et ils rentraient chargés de leur proie suivant toutes
les directions. Tous les alentours étaient donc indistinctement
exploités; mais comme les chasseurs ne mettaient guère plus de dix
minutes entre l'aller et le retour, le rayon du terrain exploré ne
paraissait pas devoir être d'une grande étendue, surtout en tenant
compte du temps nécessaire pour découvrir la proie, l'attaquer et
en faire une masse inerte. Je me suis donc mis à parcourir, avec
toute l'attention possible, les terres circonvoisines, dans
l'espoir de trouver quelques Cerceris en chasse. Un après-midi
consacré à ce travail ingrat a fini par me convaincre de
l'inutilité de mes recherches, et du peu de chances que j'avais de
surprendre sur le fait quelques rares chasseurs disséminés çà et
là, et bientôt dérobés aux regards par la rapidité du vol, surtout
dans un terrain difficile, complanté de vignes et d'oliviers. J'ai
renoncé à ce procédé.

En apportant moi-même des Charançons vivants dans le voisinage des
nids, ne pourrais-je tenter les Cerceris par une proie trouvée
sans fatigue, et assister ainsi au drame tant désiré? L'idée m'a
paru bonne, et dès le lendemain matin j'étais en course pour me
procurer des _Cleonus ophthalmicus_ vivants. Vignes, champs de
luzerne, terres à blé, haies, tas de pierres, bords des chemins,
j'ai tout visité, tout scruté; et après deux mortelles journées de
recherches minutieuses, j'étais possesseur, oserai-je le dire,
j'étais possesseur de trois Charançons, tout pelés, souillés de
poussière, privés d'antennes ou de tarses, vétérans éclopés dont
les Cerceris ne voudront peut-être pas! Depuis le jour de cette
fiévreuse recherche où, pour un Charançon, je me mettais en nage
dans des courses folles, bien des années se sont écoulées, et
malgré mes explorations entomologiques presque quotidiennes,
j'ignore toujours dans quelles conditions vit le fameux Cléone,
que je rencontre par-ci, par-là, vagabondant au bord des sentiers.
Puissance admirable de l'instinct! Dans les mêmes lieux, en un
rien de temps, c'est par centaines que nos hyménoptères auraient
trouvé ces insectes, introuvables pour l'homme; ils les auraient
trouvés frais, lustrés, récemment sortis sans doute de leurs
coques de nymphe!

N'importe, essayons avec mon pitoyable gibier. Un Cerceris vient
d'entrer dans sa galerie avec la proie accoutumée; avant qu'il
ressorte pour une autre expédition, je place un Charançon à
quelques pouces du trou. L'insecte va et vient; quand il s'écarte
trop, je le ramène à son poste. Enfin le Cerceris montre sa large
face et sort du trou: le coeur me bat d'émotion. L'hyménoptère
arpente quelques instants les abords de son domicile, voit le
Charançon, le coudoie, se retourne, lui passe à plusieurs reprises
sur le dos, et s'envole sans honorer ma capture d'un coup de
mandibule, ma capture qui m'a donné tant de mal. J'étais confondu,
atterré. Nouveaux essais à d'autres trous; nouvelles déceptions.
Décidément ces chasseurs délicats ne veulent pas du gibier que je
leur offre. Peut-être, le trouvent-ils trop vieux, trop fané.
Peut-être, en le prenant entre les doigts, lui ai-je communiqué
quelque odeur qui leur déplaît. Pour ces raffinés, un attouchement
étranger est cause de dégoût.

Serai-je plus heureux en obligeant le Cerceris à faire usage de
son dard pour sa propre défense? J'ai enfermé dans le même flacon
un Cerceris et un Cléone, que j'ai irrités par quelques secousses.
L'hyménoptère, nature fine, est plus impressionné que l'autre
prisonnier, épaisse et lourde organisation; il songe à la fuite et
non à l'attaque. Les rôles mêmes sont intervertis: le Charançon
devenant l'agresseur, saisit parfois du bout de sa trompe une
patte de son mortel ennemi, qui ne cherche pas même à se défendre,
tant la frayeur le domine. J'étais à bout de ressources, et mon
désir d'assister au dénouement n'avait fait qu'augmenter par les
difficultés déjà éprouvées. Voyons, cherchons encore.

Une idée lumineuse survient, amenant avec elle l'espoir, tant elle
entre d'une façon naturelle dans le vif de la question. Oui, c'est
bien cela; cela doit réussir. Il faut offrir mon gibier dédaigné
au Cerceris au plus fort de l'ardeur de la chasse. Alors, emporté
par la préoccupation qui l'absorbe, il ne s'apercevra pas de ses
imperfections. -- J'ai déjà dit qu'en revenant de la chasse, le
Cerceris s'abat au pied du talus, à quelque distance du trou, où
il achève de traîner péniblement sa proie. Il s'agit alors de lui
enlever cette victime en la tiraillant par une patte avec des
pinces, et de lui jeter aussitôt en échange le Charançon vivant.
Cette manoeuvre m'a parfaitement réussi. Dès que le Cerceris a
senti la proie lui glisser sous le ventre et lui échapper, il
frappe le sol de ses pattes avec impatience, se retourne, et
apercevant le Charançon qui a remplacé le sien, il se précipite
sur lui et l'enlace de ses pattes pour l'emporter. Mais il
s'aperçoit promptement que la proie est vivante, et alors le drame
commence pour s'achever avec une inconcevable rapidité.
L'hyménoptère se met face à face avec sa victime, lui saisit la
trompe entre ses puissantes mandibules, l'assujettit
vigoureusement; et tandis que le Curculionite se cambre sur ses
jambes, l'autre, avec les pattes antérieures, le presse avec
effort sur le dos comme pour faire bâiller quelque articulation
ventrale. On voit alors l'abdomen du meurtrier se glisser sous le
ventre du Cléone, se recourber, et darder vivement à deux ou trois
reprises son stylet venimeux à la jointure du prothorax, entre la
première et la seconde paire de pattes. En un clin d'oeil, tout
est fait. Sans le moindre mouvement convulsif, sans aucune de ces
pandiculations des membres qui accompagnent l'agonie d'un animal,
la victime, comme foudroyée, tombe pour toujours immobile. C'est
terrible en même temps qu'admirable de rapidité. Puis le ravisseur
retourne le cadavre sur le dos, se met ventre à ventre avec lui,
jambes de çà, jambes de là, l'enlace et s'envole. Trois fois, avec
mes trois Charançons, j'ai renouvelé l'épreuve; les manoeuvres
n'ont jamais varié.

Il est bien entendu que chaque fois je rendais au Cerceris sa
première proie, et que je retirais mon Cléone pour l'examiner plus
à loisir. Cet examen n'a fait que me confirmer dans la haute idée
que j'avais du talent redoutable de l'assassin. Au point atteint,
il est impossible d'apercevoir le plus léger signe de blessure, le
moindre épanchement de liquides vitaux. Mais ce qui a surtout le
droit de nous surprendre, c'est l'anéantissement si prompt et si
complet de tout mouvement. Aussitôt après le meurtre, j'ai en vain
épié sur les trois Charançons opérés sous mes yeux des traces
d'irritabilité; ces traces ne se manifestent jamais en pinçant, en
piquant l'animal, et il faut les moyens artificiels décrits plus
haut pour les provoquer. Ainsi, ces robustes Cléones qui,
transpercés vivants d'une épingle et fixés sur la fatale
planchette de liège du collectionneur d'insectes, se seraient
démenés des jours, des semaines, que dis-je, des mois entiers,
perdent à l'instant même tous leurs mouvements par l'effet d'une
fine piqûre qui leur inocule une invisible gouttelette de venin.
Mais la chimie ne possède pas de poison aussi actif à si minime
dose; l'acide prussique produirait à peine ces effets, si
toutefois il peut les produire. Aussi n'est-ce pas à la
toxicologie mais bien à la physiologie et à l'anatomie qu'il faut
s'adresser, pour saisir la cause d'un anéantissement si
foudroyant; ce n'est pas tant la haute énergie du venin inoculé
que l'importance de l'organe lésé qu'il faut considérer pour se
rendre compte de ces merveilleux faits.

Qu'y a-t-il donc au point où pénètre le dard?

CHAPITRE V
UN SAVANT TUEUR

L'Hyménoptère vient de nous révéler en partie son secret en nous
montrant le point qu'atteint son aiguillon. La question est-elle
avec cela résolue? Pas encore, et de bien s'en faut. Revenons en
arrière: oublions un instant ce que la bête vient de nous
apprendre, et proposons-nous à notre tour le problème du Cerceris.
Le problème est celui-ci: emmagasiner sous terre, dans une
cellule, un certain nombre de pièces de gibier qui puissent
suffire à la nourriture de la larve, provenant de l'oeuf pondu sur
l'amas de vivres.

Tout d'abord cet approvisionnement paraît chose bien simple; mais
la réflexion ne tarde pas à y découvrir les plus graves
difficultés. Notre gibier à nous est abattu par exemple d'un coup
de feu: il est tué avec d'horribles blessures. L'Hyménoptère a des
délicatesses qui nous sont inconnues: il veut une proie intacte,
avec toutes ses élégances de forme et de coloration. Pas de
membres fracassés, pas de plaies béantes, pas de hideux
événements. Sa proie a toute la fraîcheur de l'insecte vivant;
elle conserve, sans un grain de moins, cette fine poussière
colorée, que déflore le simple contact de nos doigts. L'insecte
serait-il mort, serait-il réellement un cadavre, quelles
difficultés pour nous s'il fallait obtenir semblable résultat!
Tuer un insecte par le brutal écrasement sous le pied est à la
portée de tous; mais le tuer proprement, sans que cela y paraisse,
n'est pas opération aisée, où chacun puisse réussir. Combien
d'entre nous se trouveraient dans un insurmontable embarras s'il
leur était proposé de tuer, à l'instant même, sans l'écraser, une
bestiole à vie dure qui, même la tête arrachée, se débat longtemps
encore! Il faut être entomologiste pratique pour songer aux moyens
par l'asphyxie. Mais ici encore, la réussite serait douteuse avec
les méthodes primitives par la vapeur de la benzine ou du soufre
brûlé. Dans ce milieu délétère, l'insecte trop longtemps se démène
et ternit sa parure. On doit recourir à des moyens plus héroïques,
par exemple aux émanations terribles de l'acide prussique se
dégageant lentement de bandelettes de papier imprégnées de cyanure
de potassium; ou bien encore, ce qui vaut mieux, étant sans danger
pour le chasseur d'insectes, aux vapeurs foudroyantes du sulfure
de carbone. C'est tout un art, on le voit, un art appelant à son
aide le redoutable arsenal de la chimie, que de tuer proprement un
insecte, que de faire ce que le Cerceris obtient si vite, avec son
élégante méthode, dans la supposition bien grossière où sa capture
deviendrait en réalité cadavre.

Un cadavre! mais ce n'est pas là du tout l'ordinaire des larves,
petits ogres friands de chair fraîche, à qui gibier faisandé, si
peu qu'il le fût, inspirerait insurmontable dégoût. Il leur faut
viande du jour, sans fumet aucun, premier indice de la corruption.
La proie néanmoins ne peut être emmagasinée vivante dans la
cellule, comme nous le faisons des bestiaux destinés à fournir des
vivres frais à l'équipage et aux passagers d'un navire. Que
deviendrait, en effet, l'oeuf délicat déposé au milieu de vivres
animés; que deviendrait la faible larve, vermisseau qu'un rien
meurtrit, parmi de vigoureux coléoptères remuant des semaines
entières leurs longues jambes éperonnées. Il faut ici,
contradiction qui paraît sans issue, il faut ici de toute
nécessité l'immobilité de la mort et la fraîcheur d'entrailles de
la vie. Devant pareil problème alimentaire, l'homme du monde,
possédât-il la plus large instruction, resterait impuissant;
l'entomologiste pratique lui-même s'avouerait inhabile. Le garde-
manger du Cerceris défierait leur raison.

Supposons donc une Académie d'anatomistes et de physiologistes:
imaginons un congrès où la question soit agitée parmi les
Flourens, les Magendie, les Claude Bernard. Pour obtenir à la fois
immobilité complète et longue durée des vivres sans altération
putride, la première idée qui surgira, la plus naturelle, la plus
simple, sera celle de conserves alimentaires. On invoquera quelque
liqueur préservatrice, comme le fit, devant ses Buprestes,
l'illustre savant des Landes; on supposera d'exquises vertus
antiseptiques à l'humeur venimeuse de l'hyménoptère, mais ces
vertus étranges resteront à démontrer. Une hypothèse gratuite
remplaçant l'inconnu de la conservation des chairs par l'inconnu
du liquide conservateur, sera peut-être le dernier mot de la
savante assemblée, comme elle a été le dernier mot du naturaliste
Landais.

Si l'on insiste, si l'on explique qu'il faut aux larves, non des
conserves, qui ne sauraient avoir jamais les propriétés d'une
chair encore palpitante, mais bien une proie qui soit comme vive
malgré sa complète inertie, après mûre réflexion, le docte congrès
arrêtera ses pensées sur la paralysie. -- Oui, c'est bien cela! Il
faut paralyser la bête; il faut lui enlever le mouvement mais sans
lui enlever la vie. -- Pour arriver à ce résultat le moyen est
unique: léser, couper, détruire l'appareil nerveux de l'insecte en
un ou plusieurs points habilement choisis.

Abandonnée en cet état entre des mains à qui ne seraient pas
familiers les secrets d'une délicate anatomie, la question
n'aurait guère avancé. Comment est-il disposé, en effet, cet
appareil nerveux qu'il s'agit d'atteindre pour paralyser l'insecte
sans le tuer néanmoins? Et d'abord, où est-il? Dans la tête sans
doute et suivant la longueur du dos, comme le cerveau et la moelle
épinière des animaux supérieurs. -- En cela grave erreur, dirait
notre congrès: l'insecte est comme un animal renversé, qui
marcherait sur le dos; c'est-à-dire qu'au lieu d'avoir la moelle
épinière en haut, il l'a en bas, le long de la poitrine et du
ventre. C'est donc à la face inférieure, et à cette face
exclusivement que devra se pratiquer l'opération sur l'insecte à
paralyser.

Cette difficulté levée, une autre se présente, autrement sérieuse.
Armé de son scalpel, l'anatomiste peut porter la pointe de son
instrument où bon lui semble, malgré des obstacles qu'il lui est
loisible d'écarter. L'Hyménoptère n'a pas le choix. Sa victime est
un coléoptère solidement cuirassé; son bistouri est l'aiguillon,
arme fine, d'extrême délicatesse, qu'arrêterait invinciblement
l'armure de corne. Quelques points seuls sont accessibles au frêle
outil, savoir les articulations, uniquement protégées par une
membrane sans résistance. En outre, les articulations des membres,
quoique vulnérables, ne remplissent pas le moins du monde les
conditions voulues, car par leur voie pourrait tout au plus
s'obtenir une paralysie locale, mais non une paralysie générale,
embrassant dans son ensemble l'organisme moteur. Sans lutte
prolongée, qui pourrait lui devenir fatale, sans opérations
répétées qui, trop nombreuses, pourraient compromettre la vie du
patient, l'Hyménoptère doit abolir en un seul coup, si c'est
possible, toute mobilité. Il lui est donc indispensable de porter
son aiguillon sur des centres nerveux, foyer des facultés
motrices, d'où s'irradient les nerfs qui se distribuent aux divers
organes du mouvement. Or, ces foyers de locomotion, ces centres
nerveux, consistent en un certain nombre de noyaux ou ganglions,
plus nombreux dans la larve, moins nombreux dans l'insecte
parfait, et, disposés sur la ligne médiane de la face inférieure
en un chapelet à grains plus ou moins distants et reliés l'un à
l'autre par un double ruban de substance nerveuse. Chez tous les
insectes à l'état parfait, les ganglions dits thoraciques, c'est-
à-dire ceux qui fournissent des nerfs aux ailes et aux pattes et
président à leurs mouvements, sont au nombre de trois. Voilà les
points qu'il s'agit d'atteindre. Leur action détruite d'une façon
ou d'une autre, sera détruite aussi la possibilité de se mouvoir.

Deux voies se présentent pour arriver à ces centres moteurs avec
l'outil si faible de l'Hyménoptère, l'aiguillon. L'une est
l'articulation du cou avec le corselet; l'autre est l'articulation
du corselet avec la suite du thorax, enfin entre la première et la
seconde paire de pattes. La voie par l'articulation du cou ne
convient guère: elle est trop éloignée des ganglions, eux-mêmes
rapprochés de la base des pattes qu'ils animent. C'est à l'autre,
uniquement à l'autre, qu'il faut frapper. -- Ainsi dirait
l'Académie où les Claude Bernard éclaireraient la question des
lumières de leur profonde science. -- Et c'est là, précisément là,
entre la première et la seconde paire de pattes, sur la ligne
médiane de la face inférieure, que l'Hyménoptère plonge son
stylet. Par quelle docte intelligence est-il donc inspiré?

Choisir, pour y darder l'aiguillon, le point entre tous
vulnérable, le point qu'un physiologiste versé dans la structure
anatomique des insectes pourrait seul déterminer à l'avance, est
encore fort loin de suffire: l'Hyménoptère a une difficulté bien
plus grande à surmonter, et il la surmonte avec une supériorité
qui vous saisit de stupeur. Les centres nerveux qui animent les
organes locomoteurs de l'insecte parfait sont, disons-nous, au
nombre de trois. Ils sont plus ou moins distants l'un de l'autre;
quelquefois, mais rarement, rapprochés entre eux. Enfin, ils
possèdent une certaine indépendance d'action, de telle sorte que
la lésion de l'un d'eux n'amène, immédiatement du moins, que la
paralysie des membres qui lui correspondent, sans trouble dans les
autres ganglions, et les membres auxquels ces derniers président.
Atteindre l'un après l'autre ces trois foyers moteurs, de plus en
plus reculés en arrière, et cela par une voie unique, entre la
première et la seconde paire de pattes, ne semble pas opération
praticable pour l'aiguillon, trop court, et d'ailleurs si
difficile à diriger en de pareilles conditions. Il est vrai que
certains coléoptères ont les trois ganglions thoraciques très
rapprochés, contigus presque; il en est d'autres chez lesquels les
deux derniers sont complètement réunis, soudés, fondus ensemble.
Il est aussi reconnu qu'à mesure que les divers noyaux nerveux
tendent à se confondre et se centralisent davantage, les fonctions
caractéristiques de l'animalité deviennent plus parfaites, et par
suite, hélas! plus vulnérables. Voilà vraiment la proie qu'il faut
aux Cerceris. Ces Coléoptères à centres moteurs rapprochés jusqu'à
se toucher, assemblés même en une masse commune et de la sorte
solidaires l'un de l'autre, seront à l'instant même paralysés d'un
seul coup d'aiguillon; ou bien, s'il faut plusieurs coups de
lancette, les ganglions à piquer seront tous là, du moins, réunis
sous la pointe du dard.

Ces Coléoptères, proie éminemment facile à paralyser, quels sont-
ils? Là est la question. La haute science d'un Claude Bernard
planant dans les généralités fondamentales de l'organisation et de
la vie ici, ne suffit plus; elle ne pourrait nous renseigner et
nous guider dans ce choix entomologique. Je m'en rapporte à tout
physiologiste sous les yeux de qui ces lignes pourront tomber.
Sans recourir aux archives de sa bibliothèque, lui serait-il
possible de dire les Coléoptères où peut se trouver pareille
centralisation nerveuse; et même avec la bibliothèque, saura-t-il
à l'instant où trouver les renseignements voulus? C'est qu'en
effet, nous entrons maintenant dans les détails minutieux du
spécialiste; la grande voie est laissée pour le sentier connu du
petit nombre.

Ces documents nécessaires, je les trouve dans le beau travail de
M. E. Blanchard, sur le système nerveux des insectes
Coléoptères[8]. J'y vois que cette centralisation de l'appareil
nerveux est l'apanage d'abord des Scarabéiens; mais la plupart
sont trop gros: le Cerceris ne pourrait peut-être ni les attaquer,
ni les emporter; d'ailleurs beaucoup vivent dans des ordures où
l'Hyménoptère, lui si propre, n'irait pas les chercher. Les
centres moteurs très-rapprochés se retrouvent encore chez les
Histériens, qui vivent de matières immondes, au milieu des
puanteurs cadavériques, et doivent par conséquent être abandonnés;
chez les Scolytiens, qui sont de trop petite taille; et enfin chez
les Buprestes et les Charançons.

Quel jour inattendu au milieu des obscurités primitives du
problème! Parmi le nombre immense de Coléoptères sur lesquels
sembleraient pouvoir se porter les déprédations des Cerceris, deux
groupes seulement, les Charançons et les Buprestes, remplissent
les conditions indispensables. Ils vivent loin de l'infection et
de l'ordure, objets peut-être de répugnances invincibles pour le
délicat chasseur; ils ont dans leurs nombreux représentants les
tailles les plus variées, proportionnées à la taille des divers
ravisseurs, qui peuvent ainsi choisir à leur convenance; ils sont
beaucoup plus que tous les autres vulnérables au seul point où
l'aiguillon de l'Hyménoptère puisse pénétrer avec succès, car en
ce point se pressent, tous aisément accessibles au dard, les
centres moteurs des pattes et des ailes. En ce point, pour les
Charançons, les trois ganglions thoraciques sont très-rapprochés,
les deux derniers même sont contigus; en ce même point, pour les
Buprestes, le second et le troisième sont confondus en une seule
et grosse masse, à peu de distance du premier. Et ce sont
précisément des Buprestes et des Charançons que nous voyons
chasser, à l'exclusion absolue de tout autre gibier, par les huit
espèces de Cerceris dont l'approvisionnement en Coléoptères est
constaté! Une certaine ressemblance intérieure, c'est-à-dire la
centralisation de l'appareil nerveux, telle serait donc la cause
qui, dans les repaires des divers Cerceris, fait entasser des
victimes ne se ressemblant en rien pour le dehors.

Il y a dans ce choix, comme n'en ferait pas de plus judicieux un
savoir transcendant, un tel concours de difficultés supérieurement
bien résolues, que l'on se demande si l'on n'est pas dupe de
quelque illusion involontaire, si des idées théoriques préconçues
ne sont pas venues obscurcir la réalité des faits, enfin si la
plume n'a pas décrit des merveilles imaginaires. Un résultat
scientifique n'est solidement établi que lorsque l'expérience,
répétée de toutes les manières, est venue toujours le confirmer.
Soumettons donc à l'épreuve expérimentale l'opération
physiologique que vient de nous enseigner le Cerceris tuberculé.
S'il est possible d'obtenir artificiellement ce que l'Hyménoptère
obtient avec son aiguillon, savoir l'abolition du mouvement et la
longue conservation de l'opéré dans un état de parfaite fraîcheur;
s'il est possible de réaliser cette merveille avec les Coléoptères
que chasse le Cerceris, ou bien avec ceux qui présentent une
centralisation nerveuse semblable, tandis qu'on ne peut y parvenir
avec les Coléoptères à ganglions distants, faudra-t-il admettre,
si difficile que l'on soit en matière de preuves, que
l'Hyménoptère a, dans les inspirations inconscientes de son
instinct, les ressources d'une sublime science. Voyons donc ce que
dit l'expérimentation.

La manière d'opérer est des plus simples. Il s'agit, avec une
aiguille, ou, ce qui est plus commode, avec la pointe bien acérée
d'une plume métallique, d'amener une gouttelette de quelque
liquide corrosif sur les centres moteurs thoraciques, en piquant
légèrement l'insecte à la jointure du prothorax en arrière de la
première paire de pattes. Le liquide que j'emploie est
l'ammoniaque; mais il est évident que tout autre liquide ayant une
action aussi énergique produirait les mêmes résultats. La plume
métallique étant chargée d'ammoniaque comme elle le serait d'une
très-petite goutte d'encre, j'opère la piqûre. Les effets ainsi
obtenus diffèrent énormément, suivant que l'on expérimente sur des
espèces dont les ganglions thoraciques sont rapprochés, ou sur des
espèces où ces mêmes ganglions sont distants. Pour la première
catégorie, mes expériences ont été faites sur des Scarabéiens, le
Scarabée sacré et le Scarabée à large cou; sur des Buprestes, le
Bupreste bronzé; enfin sur des Charançons, en particulier sur le
Cléone que chasse le héros de ces observations. Pour la seconde
catégorie, j'ai expérimenté sur des Carabiques: Carabes,
Procustes, Chlaenies, Sphodres, Nébries; sur des Longicornes:
Saperdes et Lamies; sur des Mélasomes: Blaps, Scaures, Asides.

Chez les Scarabées, les Buprestes et les Charançons, l'effet est
instantané; tout mouvement cesse subitement sans convulsions, dès
que la fatale gouttelette a touché les centres nerveux. La piqûre
du Cerceris ne produit pas un anéantissement plus prompt. Rien de
plus frappant que cette immobilité soudaine provoquée dans un
vigoureux Scarabée sacré. Mais là ne s'arrête pas la ressemblance
des effets produits par le dard de l'Hyménoptère et par la pointe
métallique empoisonnée avec de l'ammoniaque. Les Scarabées, les
Buprestes et les Charançons piqués artificiellement, malgré leur
immobilité complète, conservent pendant trois semaines, un mois et
même deux, la parfaite flexibilité de toutes les articulations et
la fraîcheur normale des viscères. Chez eux, la défécation s'opère
les premiers jours comme dans l'état habituel, et les mouvements
peuvent être provoqués par le courant voltaïque. En un mot, ils se
comportent absolument comme les Coléoptères sacrifiés par le
Cerceris; il y a identité complète entre l'état où le ravisseur
plonge ses victimes et celui qu'on produit, à volonté, en lésant
les centres nerveux thoraciques avec de l'ammoniaque. Or, comme il
est impossible d'attribuer à la gouttelette inoculée la
conservation parfaite de l'insecte pendant un temps aussi long, il
faut rejeter bien loin toute idée de liqueur antiseptique, et
admettre que, malgré sa profonde immobilité, l'animal n'est pas
réellement mort, qu'il lui reste encore une lueur de vie,
maintenant quelque temps encore les organes dans leur fraîcheur
normale, mais les abandonnant peu à peu pour les laisser enfin
livrés à la corruption. Dans quelques cas d'ailleurs, l'ammoniaque
ne produit l'anéantissement complet des mouvements que dans les
pattes; et alors, l'action délétère du liquide ne s'étant pas sans
doute étendue assez loin, les antennes conservent un reste de
mobilité; et l'on voit l'animal, même plus d'un mois après
l'inoculation, les retirer avec vivacité au moindre attouchement:
preuve évidente que la vie n'a pas complètement abandonné ce corps
inerte. Ce mouvement des antennes n'est pas rare non plus chez les
Charançons blessés par le Cerceris.

L'inoculation de l'ammoniaque arrête toujours sur le champ les
mouvements des Scarabées, des Charançons et des Buprestes; mais on
ne parvient pas toujours à mettre l'animal dans l'état que je
viens de décrire. Si la blessure est trop profonde, si la
gouttelette instillée est trop forte, la victime meurt réellement,
et au bout de deux ou trois jours, on n'a plus qu'un cadavre
infect. Si la piqûre est trop faible, au contraire, l'animal,
après un temps plus ou moins long d'un profond engourdissement,
revient à lui, et recouvre au moins en partie ses mouvements. Le
ravisseur lui-même peut parfois opérer maladroitement, tout comme
l'homme, car j'ai pu constater cette espèce de résurrection dans
une victime atteinte par le dard d'un Hyménoptère fouisseur. Le
Sphex à ailes jaunes, dont l'histoire va bientôt nous occuper,
entasse dans ses repaires de jeunes Grillons préalablement
atteints par son stylet venimeux. J'ai retiré de l'un de ces
repaires trois pauvres Grillons, dont la flaccidité extrême aurait
dénoté la mort dans toute autre circonstance. Mais ici encore ce
n'était qu'une mort apparente. Mis dans un flacon, ces Grillons se
sont conservés en fort bon état, et toujours immobiles, pendant
près de trois semaines. À la fin, deux se sont moisis, et le
troisième a partiellement ressuscité, c'est-à-dire qu'il a
recouvré le mouvement des antennes, des pièces de la bouche et,
chose plus remarquable, des deux premières paires de pattes. Si
l'habileté de l'Hyménoptère est parfois en défaut pour engourdir à
jamais la victime, peut-on exiger des grossières expérimentations
de l'homme une réussite constante!

Chez les Coléoptères de la seconde catégorie, c'est-à-dire chez
ceux dont les ganglions thoraciques sont distants l'un de l'autre,
l'effet produit par l'ammoniaque est tout à fait différent. Ce
sont les Carabiques qui se montrent les moins vulnérables. Une
piqûre qui aurait produit chez un gros Scarabée sacré
l'anéantissement instantané des mouvements ne produit, même chez
les Carabiques de médiocre taille, Chlaenie, Nébrie, Calathe, que
des convulsions violentes et désordonnées. Peu à peu l'animal se
calme, et, après quelques heures de repos, il reprend ses
mouvements habituels, ne paraissant avoir rien éprouvé. Si l'on
renouvelle l'épreuve sur le même individu, deux, trois, quatre
fois, les résultats sont les mêmes, jusqu'à ce que, la blessure
devenant trop grave, l'animal meure réellement, comme le prouvent
son dessèchement et sa putréfaction, qui surviennent bientôt
après.

Les Mélasomes et les Longicornes sont plus sensibles à l'action de
l'ammoniaque. L'inoculation de la gouttelette corrosive les plonge
assez rapidement dans l'immobilité et, après quelques convulsions,
l'animal paraît mort. Mais cette paralysie, qui aurait persisté
dans les Scarabées, les Charançons et les Buprestes, n'est ici que
momentanée: du jour au lendemain, les mouvements reparaissent,
aussi énergiques que jamais. Ce n'est qu'autant que la dose
d'ammoniaque est d'une certaine force que les mouvements ne
reparaissent plus; mais alors l'animal est mort, bien mort, car il
ne tarde pas à tomber en putréfaction. Par les mêmes procédés, si
efficaces sur les Coléoptères à ganglions rapprochés, il est donc
impossible de provoquer une paralysie complète et persistante chez
les Coléoptères à ganglions distants; on ne peut obtenir tout au
plus qu'une paralysie momentanée se dissipant du jour au
lendemain.

La démonstration est décisive: les Cerceris ravisseurs de
Coléoptères se conforment, dans leur choix, à ce que pourraient
seules enseigner la physiologie la plus savante et l'anatomie la
plus fine. Vainement on s'efforcerait de ne voir là que des
concordances fortuites: ce n'est pas avec le hasard que
s'expliquent de telles harmonies.

CHAPITRE VI
LE SPHEX À AILES JAUNES

Sous leur robuste armure, impénétrable au dard, les insectes
coléoptères n'offrent au ravisseur porte-aiguillon qu'un seul
point vulnérable. Ce défaut de la cuirasse est connu du meurtrier,
qui plonge là son stylet empoisonné et atteint du même coup les
trois centres moteurs, en choisissant les groupes Charançons et
Buprestes, dont l'appareil nerveux possède un degré suffisant de
centralisation. Mais que doit-il arriver lorsque la proie est un
insecte non cuirassé, à peau molle, que l'hyménoptère peut
poignarder ici ou là indifféremment, au hasard de la lutte, en un
point quelconque du corps? Y a-t-il encore un choix dans les coups
portés? Pareil à l'assassin qui frappe au coeur pour abréger les
résistances compromettantes de sa victime, le ravisseur suit-il la
tactique des Cerceris et blesse-t-il de préférence les ganglions
moteurs? Si cela est, que doit-il arriver lorsque ces ganglions
sont distants entre eux, et agissent avec assez d'indépendance
pour que la paralysie de l'un n'entraîne pas la paralysie des
autres? À ces questions va répondre l'histoire d'un chasseur de
Grillons, le Sphex à ailes jaunes (_Sphex flavipennis_).

C'est vers la fin du mois de juillet que le Sphex à ailes jaunes
déchire le cocon qui l'a protégé jusqu'ici et s'envole de son
berceau souterrain. Pendant tout le mois d'août, on le voit
communément voltiger, à la recherche de quelque gouttelette
mielleuse, autour des têtes épineuses du chardon-roland, la plus
commune des plantes robustes qui bravent impunément les feux
caniculaires de ce mois. Mais cette vie insouciante est de courte
durée, car dès les premiers jours de septembre, le Sphex est à sa
rude tâche de pionnier et de chasseur. C'est ordinairement quelque
plateau de peu d'étendue, sur les berges élevées des chemins,
qu'il choisit pour l'établissement de son domicile, pourvu qu'il y
trouve deux choses indispensables: un sol aréneux facile à creuser
et du soleil. Du reste aucune précaution n'est prise pour abriter
le domicile contre les pluies de l'automne et les frimas de
l'hiver. Un emplacement horizontal, sans abri, battu par la pluie
et les vents, lui convient à merveille, avec la condition
cependant d'être exposé au soleil. Aussi, lorsqu'au milieu de ses
travaux de mineur, une pluie abondante survient, c'est pitié de
voir, le lendemain, les galeries en construction bouleversées,
obstruées de sable et finalement abandonnées.

Rarement le Sphex se livre solitaire à son industrie; c'est par
petites tribus de dix, vingt pionniers ou davantage que
l'emplacement élu est exploité. Il faut avoir passé quelques
journées en contemplation devant l'une de ces bourgades, pour se
faire une idée de l'activité remuante, de la prestesse saccadée,
de la brusquerie de mouvements de ces laborieux mineurs. Le sol
est rapidement attaqué avec les râteaux des pattes antérieures:
_canis instar_, comme dit Linné. Un jeune chien ne met pas plus de
fougue à fouiller le sol pour jouer. En même temps, chaque ouvrier
entonne sa joyeuse chanson, qui se compose d'un bruit strident,
aigu, interrompu à de très-courts intervalles, et modulé par les
vibrations des ailes et du thorax. On dirait une troupe de gais
compagnons se stimulant au travail par un rythme cadencé.
Cependant le sable vole, retombant en fine poussière sur leurs
ailes frémissantes, et le gravier trop volumineux, arraché grain à
grain, roule loin du chantier. Si la pièce résiste trop, l'insecte
se donne de l'élan avec une note aigre qui fait songer aux ahans!
dont le fendeur de bois accompagne un coup de hache. Sous les
efforts redoublés des tarses et des mandibules, l'antre ne tarde
pas à se dessiner; l'animal peut déjà y plonger en entier. C'est
alors une vive alternative de mouvements en avant pour détacher de
nouveaux matériaux, et de mouvements de recul pour balayer au
dehors les débris. Dans ce va-et-vient précipité, le Sphex ne
marche pas, il s'élance, comme poussé par un ressort; il bondit,
l'abdomen palpitant, les antennes vibrantes, tout le corps enfin
animé d'une sonore trépidation. Voilà le mineur dérobé aux
regards; on entend encore sous terre son infatigable chanson,
tandis qu'on entrevoit, par intervalles, ses jambes postérieures,
poussant à reculons une ondée de sable jusqu'à l'orifice du
terrier. De temps à autre, le Sphex interrompt son travail
souterrain, soit pour venir s'épousseter au soleil, se débarrasser
des grains de poussière qui, en s'introduisant dans ses fines
articulations, gênent la liberté de ses mouvements, soit pour
opérer dans les alentours une ronde de reconnaissance. Malgré ces
interruptions, qui d'ailleurs sont de courte durée, dans
l'intervalle de quelques heures la galerie est creusée, et le
Sphex vient sur le seuil de sa porte chanter son triomphe et
donner le dernier poli au travail, en effaçant quelques
inégalités, en enlevant quelques parcelles terreuses dont son oeil
clairvoyant peut seul discerner les inconvénients.

Des nombreuses tribus de Sphex que j'ai visitées, une surtout m'a
laissé de vifs souvenirs à cause de son originale installation.
Sur le bord d'une grande route s'élevaient de petits tas de boue
retirée des rigoles latérales par la pelle du cantonnier. L'un de
ces tas, depuis longtemps desséchés au soleil, formait un
monticule conique, un gros pain de sucre d'un demi-mètre de haut.
L'emplacement avait plu aux Sphex, qui s'y étaient établis en une
bourgade comme je n'en ai jamais depuis rencontré de plus
populeuse. De la base au sommet, le cône de boue sèche était
criblé de terriers, lui donnant l'aspect d'une énorme éponge. À
tous les étages, c'était une animation fiévreuse, un va-et-vient
affairé, qui mettait en mémoire les scènes de quelque grand
chantier lorsque le travail presse. Grillons traînés par les
antennes sur les pentes de la cité conique, emmagasinement des
vivres dans le garde-manger des cellules, ruissellement de
poussière hors des galeries en voie d'excavation, poudreuses faces
des mineurs apparaissant par intervalles aux orifices des
couloirs, continuelles entrées et continuelles sorties, parfois un
Sphex en ses courts loisirs gravissant la cime du cône pour jeter
peut-être, du haut de ce belvédère, un regard de satisfaction sur
l'ensemble des travaux; quel spectacle propre à me tenter, à me
faire désirer d'emporter avec moi la bourgade entière et ses
habitants! Essayer était même inutile: la masse était trop lourde
on ne déracine pas ainsi un village de ses fondations pour le
transplanter ailleurs.

Revenons donc au Sphex travaillant en plaine, dans un sol naturel,
ce qui est le cas de beaucoup le plus fréquent. Aussitôt le
terrier creusé, la chasse commence. Mettons à profit les courses
lointaines de l'hyménoptère, à la recherche du gibier, pour
examiner le domicile. L'emplacement général d'une colonie de Sphex
est, disons-nous, un terrain horizontal. Cependant le sol n'y est
pas tellement uni, qu'on n'y trouve quelques petits mamelons
couronnés d'une touffe de gazon ou d'armoise, quelques plis
consolidés par les maigres racines de la végétation qui les
recouvre; c'est sur le flanc de ces rides qu'est établi le repaire
du Sphex. La galerie se compose d'abord d'une portion horizontale,
de deux à trois pouces de profondeur et servant d'avenue à la
retraite cachée, destinée aux provisions et aux larves. C'est dans
ce vestibule que le Sphex s'abrite pendant le mauvais temps; c'est
là qu'il se retire la nuit et se repose le jour quelques instants,
montrant seulement au dehors sa face expressive, ses gros yeux
effrontés. À la suite du vestibule survient un coude brusque,
plongeant plus ou moins obliquement à une profondeur de deux à
trois pouces encore, et terminé par une cellule ovalaire d'un
diamètre un peu plus grand et dont l'axe le plus long est couché
suivant l'horizontale. Les parois de la cellule ne sont crépies
d'aucun ciment particulier; mais, malgré leur nudité, on voit
qu'elles ont été l'objet d'un travail plus soigné. Le sable y est
tassé, égalisé avec soin sur le plancher, sur le plafond, sur les
côtés, pour éviter des éboulements, et pour effacer les aspérités
qui pourraient blesser le délicat épiderme de la larve. Enfin
cette cellule communique avec le couloir par une entrée étroite,
juste suffisante pour laisser passer le Sphex chargé de sa proie.

Quand cette première cellule est munie d'un oeuf et des provisions
nécessaires, le Sphex en mure l'entrée, mais il n'abandonne pas
encore son terrier. Une seconde cellule est creusée à côté de la
première et approvisionnée de la même façon, puis une troisième et
quelquefois enfin une quatrième. C'est alors seulement que le
Sphex rejette dans le terrier tous les déblais amassés devant la
porte, et qu'il efface complètement les traces extérieures de son
travail. Ainsi, à chaque terrier, il correspond ordinairement
trois cellules, rarement deux, et plus rarement encore quatre. Or,
comme l'apprend l'autopsie de l'insecte, on peut évaluer à une
trentaine le nombre des oeufs pondus, ce qui porte à dix le nombre
des terriers nécessaires. D'autre part, les travaux ne commencent
guère avant septembre, et sont achevés à la fin de ce mois. Par
conséquent, le Sphex ne peut consacrer à chaque terrier et à son
approvisionnement que deux ou trois jours au plus. On conviendra
que l'active bestiole n'a pas un moment à perdre, lorsque, en si
peu de temps, elle doit creuser le gîte, se procurer une douzaine
de grillons, les transporter quelquefois de loin à travers mille
difficultés, les mettre en magasin et boucher enfin le terrier. Et
puis d'ailleurs, il y a des journées où le vent rend la chasse
impossible, des journées pluvieuses, ou même seulement sombres,
qui suspendent tout travail. On conçoit d'après cela que le Sphex
ne peut donner à ses constructions la solidité peut-être séculaire
que les Cerceris tuberculés donnent à leurs profondes galeries.
Ces derniers se transmettent d'une génération à l'autre leurs
demeures solides, chaque année plus profondément encavées, qui
m'ont mis tout en nage lorsque j'ai voulu les visiter, et qui
même, le plus souvent, ont triomphé de mes efforts et de mes
instruments de fouille. Le Sphex n'hérite pas du travail de ses
devanciers: il a tout à faire et rapidement. Sa demeure est la
tente d'un jour, qu'on dresse à la hâte pour la lever le
lendemain. En compensation, les larves recouvertes seulement d'une
mince couche de sable, savent elles-mêmes suppléer à l'abri que
leur mère n'a pu leur créer: elles savent se revêtir d'une triple
et quadruple enveloppe imperméable, bien supérieure au mince cocon
des Cerceris.

Mais voici venir bruyamment un Sphex qui, de retour de la chasse,
s'arrête sur un buisson voisin et soutient par une antenne, avec
les mandibules, un volumineux Grillon, plusieurs fois aussi pesant
que lui. Accablé sous le poids, un instant il se repose. Puis il
reprend sa capture entre les pattes, et par un suprême effort,
franchit d'un seul trait la largeur du ravin qui le sépare de son
domicile. Il s'abat lourdement sur le plateau où je suis en
observation, au milieu même d'une bourgade de Sphex. Le reste du
trajet s'effectue à pied. L'hyménoptère que ma présence n'intimide
en rien, est à califourchon sur sa victime, et s'avance, la tête
haute et fière, tirant par une antenne, à l'aide de ses
mandibules, le Grillon qui traîne entre ses pattes. Si le sol est
nu, le transport s'effectue sans encombre; mais si quelque touffe
de gramen étend en travers de la route à parcourir, le réseau de
ses stolons, il est curieux de voir la stupéfaction du Sphex
lorsqu'une de ces cordelettes vient tout à coup à paralyser ses
efforts; il est curieux d'être témoin de ses marches et contre-
marches, de ses tentatives réitérées, jusqu'à ce que l'obstacle
soit surmonté, soit par le secours des ailes, soit par un détour
habilement calculé. Le Grillon est enfin amené à destination, et
se trouve placé de manière que ses antennes arrivent précisément à
l'orifice du terrier. Le Sphex abandonne alors sa proie, et
descend précipitamment au fond du souterrain. Quelques secondes
après, on le voit reparaître, montrant la tête au dehors, et
jetant un petit cri allègre. Les antennes du Grillon sont à sa
portée; il les saisit et le gibier est prestement descendu au fond
du repaire.

Je me demande encore, sans pouvoir trouver une solution
suffisamment motivée, pourquoi cette complication de manoeuvres au
moment d'introduire le Grillon dans le terrier. Au lieu de
descendre seul dans son gîte pour reparaître après, et reprendre
la proie quelques temps abandonnée sur le seuil de la porte, le
Sphex n'aurait-il pas plutôt fait de continuer à traîner le
Grillon dans sa galerie, comme il le fait à l'air libre, puisque
la largeur du souterrain le permet, ou bien de l'entraîner à sa
suite et pénétrant lui-même le premier à reculons? Les divers
hyménoptères déprédateurs que j'ai pu observer jusqu'ici
entraînent immédiatement, sans aucun préliminaire, au fond de
leurs cellules, le gibier retenu sous le ventre à l'aide des
mandibules et des pattes intermédiaires. Le Cerceris de L. Dufour
commence à compliquer ses manoeuvres, puisque, après avoir
momentanément déposé son Bupreste à la porte du logis souterrain,
il entre tout aussitôt à reculons dans sa galerie pour saisir
alors la victime avec les mandibules et l'entraîner au fond du
clapier. Il y a encore loin de cette tactique à celle qu'adoptent
en pareil cas les chasseurs de Grillons. Pourquoi cette visite
domiciliaire qui précède invariablement l'introduction du gibier?
Ne se peut-il pas qu'avant de descendre avec un fardeau
embarrassant, le Sphex ne juge prudent de donner un coup d'oeil au
fond du logis pour s'assurer que tout y est en ordre, pour chasser
au besoin quelque parasite effronté qui aurait pu s'y introduire
en son absence? Quel est alors ce parasite? Divers Diptères,
moucherons de rapine, des Tachinaires surtout, veillent aux portes
de tous les hyménoptères chasseurs, épiant le moment favorable de
déposer leurs oeufs sur le gibier d'autrui; mais aucun ne pénètre
dans le domicile et ne se hasarde dans des couloirs obscurs où le
propriétaire, s'il venait par malheur à s'y trouver, leur ferait
peut-être chèrement payer leur audace. Le Sphex, tout comme les
autres, paie son tribut aux rapines des Tachinaires; mais ceux-ci
n'entrent jamais dans le terrier pour commettre leur méfait.
N'ont-ils pas d'ailleurs tout le temps nécessaire pour déposer
leurs oeufs sur le Grillon? S'ils sont vigilants, ils sauront bien
profiter de l'abandon momentané de la victime pour lui confier
leur postérité. Quelque danger plus grand encore menace donc le
Sphex, puisque sa descente préalable au fond du terrier est pour
lui d'une si impérieuse nécessité.

Voici le seul fait d'observation qui puisse jeter quelque jour sur
le problème. Au milieu d'une colonie de Sphex en pleine activité,
colonie d'où tout autre hyménoptère est habituellement exclu, j'ai
surpris un jour un giboyeur de genre différent, un _Tachytes
nigra_, transportant un à un, sans se presser, avec le plus grand
sang-froid, au milieu de la foule où il n'était qu'un intrus, des
grains de sable, des brins de petites tiges sèches et autres menus
matériaux, pour boucher un terrier de même calibre que les
terriers voisins du Sphex. Ce travail était fait trop
consciencieusement pour qu'il fût permis de douter de la présence
de l'oeuf de l'ouvrier dans le souterrain. Un Sphex aux démarches
inquiètes, apparemment légitime propriétaire du terrier, ne
manquait pas, chaque fois que l'hyménoptère étranger pénétrait
dans la galerie, de s'élancer à sa poursuite; mais il ressortait
brusquement, comme effrayé, suivi de l'autre qui, impassible,
continuait son oeuvre. J'ai visité ce terrier, évidemment objet de
litige entre les deux hyménoptères, et j'y ai trouvé une cellule
approvisionnée de quatre Grillons. Le soupçon fait presque place à
la certitude: ces provisions dépassent, et de beaucoup, les
besoins d'une larve de Tachytes, de moitié au moins plus petit que
le Sphex. Celui que son impassibilité, ses soins à boucher le
terrier, auraient d'abord fait prendre pour le maître du logis,
n'était en réalité qu'un usurpateur. Comment le Sphex, bien plus
gros, plus vigoureux que son adversaire, se laisse-t-il impunément
dépouiller, se bornant à des poursuites sans résultat, et fuyant
lâchement lorsque l'intrus, qui n'a pas même l'air de s'apercevoir
de sa présence, se retourne pour sortir du terrier? Est-ce que,
chez les insectes comme chez l'homme, la première chance de succès
serait de l'audace, encore de l'audace et toujours de l'audace?
L'usurpateur certes n'en manquait pas. Je le vois encore, avec un
calme imperturbable, aller et venir devant le débonnaire Sphex,
qui trépigne d'impatience sur place mais sans oser fondre sur le
pillard.

Ajoutons qu'en d'autres circonstances, à diverses reprises, j'ai
trouvé le même hyménoptère, parasite présumé, enfin le Tachyte
noir, traînant un Grillon par une antenne. Était-ce un gibier
légitimement acquis? J'aimerais à le croire; mais les allures
indécises de l'insecte qui s'en allait vagabondant par les
ornières des chemins, comme à la recherche d'un terrier à sa
convenance, m'ont toujours laissé des soupçons. Je n'ai jamais
assisté à ses travaux de fouille, s'il se livre en réalité aux
fatigues de l'excavation. Chose plus grave: je l'ai vu abandonner
son gibier à la voirie, ne sachant peut-être qu'en faire, faute
d'un terrier où le déposer. Pareil gaspillage me semble indice de
bien mal acquis, et je me demande si le Grillon ne provient pas
d'un larcin fait au Sphex à l'instant où celui-ci abandonne sa
proie sur le seuil de sa porte. Mes soupçons planent également sur
le _Tachytes obsoleta, _ceinturé de blanc à l'abdomen comme le
_Sphex albisecta_, et qui nourrit ses larves avec des Criquets
pareils à ceux que chasse ce dernier. Je ne l'ai jamais vu creuser
des galeries, mais je l'ai surpris traînant un Criquet que
n'aurait pas désavoué le Sphex. Cette identité des provisions de
bouche dans des espèces de genres différents me donne à réfléchir
sur la légitimité du butin. Disons enfin, pour réparer en partie
les atteintes que mes soupçons pourraient porter à la réputation
du genre, que j'ai été témoin oculaire de la capture très-loyale
d'un petit Criquet encore sans ailes par le _Tachytes tarsina_;
que j'ai vu celui-ci creuser des cellules et les approvisionner
avec une proie vaillamment acquise.

Je n'ai donc que des soupçons à proposer pour expliquer
l'opiniâtreté des Sphex à descendre au fond de leurs souterrains
avant d'y introduire le gibier. Auraient-ils un autre but que
celui de déloger un parasite survenu en leur absence? C'est ce que
je désespère de savoir, car qui pourra jamais interpréter les
mille manoeuvres de l'instinct? Pauvre raison humaine, qui ne sait
pas se rendre compte de la sapience d'un Sphex!

Quoi qu'il en soit, il est constaté que ces manoeuvres sont d'une
singulière invariabilité. Je citerai à ce sujet une expérience qui
m'a vivement intéressé. Voici le fait: au moment où le Sphex opère
sa visite domiciliaire, je prends le Grillon, abandonné à l'entrée
du logis, et le place quelques pouces plus loin. Le Sphex remonte,
jette son cri ordinaire, regarde étonné de çà et de là, et voyant
son gibier trop loin, il sort de son trou pour aller le saisir et
le ramener dans la position voulue. Cela fait, il redescend
encore, mais seul. Même manoeuvre de ma part, même désappointement
du Sphex à son arrivée. Le gibier est encore rapporté au bord du
trou, mais l'hyménoptère descend toujours seul; et ainsi de suite,
tant que ma patience n'est pas lassée. Coup sur coup, une
quarantaine de fois, j'ai répété la même épreuve sur le même
individu; son obstination a vaincu la mienne, et sa tactique n'a
jamais varié.

Constatée chez tous les Sphex qu'il me prit désir d'expérimenter
dans la même bourgade, l'inflexible obstination que je viens de
décrire ne laissa pas de me tourmenter l'esprit quelque temps.
L'insecte, me disais-je, obéirait donc à une inclination fatale,
que les circonstances ne peuvent modifier en rien; ses actes
seraient invariablement réglés, et la faculté d'acquérir la
moindre expérience, à ses propres dépens, lui serait étrangère. De
nouvelles observations modifièrent cette manière de voir, trop
absolue.

L'année d'après, en temps opportun, je visite le même point. Pour
creuser les terriers, la génération nouvelle a hérité de
l'emplacement élu par la génération précédente; elle a aussi
fidèlement hérité de ses tactiques: l'expérience du Grillon reculé
donne les mêmes résultats. Tels étaient les Sphex de l'année
passée, tels sont ceux de l'année présente, également obstinés
dans une infructueuse manoeuvre. L'erreur allait s'aggravant,
lorsqu'une bonne fortune me met en présence d'une autre colonie de
Sphex dans un canton éloigné du premier. Je recommence mes essais.
Après deux ou trois épreuves dont le résultat est pareil à celui
que j'ai si souvent obtenu, le Sphex se met à califourchon sur le
Grillon, le saisit avec les mandibules par les antennes et
l'entraîne immédiatement dans le terrier. Qui fut sot? ce fut
l'expérimentateur déjoué par le malin hyménoptère. Aux autres
trous, qui plus tôt, qui plus tard, ses voisins éventent
pareillement mes perfidies et pénètrent dans leur domicile avec le
gibier, au lieu de s'obstiner à l'abandonner un instant sur le
seuil pour le saisir après. Que veut dire ceci? La peuplade que
j'examine aujourd'hui, issue d'une autre souche, car les fils
reviennent à l'emplacement choisi par les aïeux, est plus habile
que la peuplade de l'an passé. L'esprit de ruse se transmet: il y
a des tribus plus habiles et des tribus plus simples, apparemment
suivant les facultés des pères. Pour les Sphex, comme pour nous,
l'esprit change avec la province. -- Le lendemain, en une autre
localité, je recommence l'épreuve du Grillon. Elle me réussit
indéfiniment. J'étais tombé sur une tribu à vues obtuses, une
vraie bourgade de Béotiens, comme dans mes premières observations.

CHAPITRE VII
LES TROIS COUPS DE POIGNARD

C'est sans doute au moment d'immoler le Grillon que le Sphex
déploie ses plus savantes ressources; il importe donc de constater
la manière dont la victime est sacrifiée. Instruit par mes
tentatives multipliées dans le but d'observer les manoeuvres de
guerre des Cerceris, j'ai immédiatement appliqué aux Sphex la
méthode qui m'avait réussi avec les premiers, méthode consistant à
enlever la proie au chasseur et à la remplacer aussitôt par une
autre vivante. Cette substitution est d'autant plus facile, que
nous avons vu le Sphex lâcher lui-même sa capture pour descendre
un instant seul au fond du terrier. Son audacieuse familiarité,
qui le porte à venir saisir au bout de vos doigts et jusque sur
votre main le Grillon qu'on vient de lui ravir et qu'on lui offre
de nouveau, se prête encore à merveille à l'heureuse issue de
l'expérience, en permettant d'observer de très-près tous les
détails du drame.

Trouver des Grillons vivants, c'est encore chose facile: il n'y a
qu'à soulever les premières pierres venues pour en trouver de
tapis à l'abri du soleil. Ces Grillons sont des jeunes de l'année,
n'ayant encore que des ailes rudimentaires, et qui, dépourvus de
l'industrie de l'adulte, ne savent pas encore se creuser ces
profondes retraites où ils seraient à l'abri des investigations
des Sphex. En peu d'instants me voilà possesseur d'autant de
Grillons vivants que je peux en désirer. Voilà tous mes
préparatifs faits. Je me hisse au haut de mon observatoire, je
m'établis sur le plateau au centre de la bourgade des Sphex, et
j'attends.

Un chasseur survient, charrie son Grillon jusqu'à l'entrée du
logis et pénètre seul dans son terrier. Ce Grillon est rapidement
enlevé et remplacé, mais à quelque distance du trou, par un des
miens. Le ravisseur revient, regarde et court saisir la proie trop
éloignée. Je suis tout yeux, tout attention. Pour rien au monde,
je ne céderais ma part du dramatique spectacle auquel je vais
assister. Le Grillon effrayé s'enfuit en sautillant; le Sphex le
serre de près, l'atteint, se précipite sur lui. C'est alors au
milieu de la poussière un pêle-mêle confus, où tantôt vainqueur,
tantôt vaincu, chaque champion occupe tour à tour le dessus ou le
dessous dans la lutte. Le succès, un instant balancé, couronne
enfin les efforts de l'agresseur. Malgré ses vigoureuses ruades,
malgré les coups de tenaille de ses mandibules, le Grillon est
terrassé, étendu sur le dos.

Les dispositions du meurtrier sont bientôt prises. Il se met
ventre à ventre avec son adversaire, mais en sens contraire,
saisit avec les mandibules l'un ou l'autre des filets terminant
l'abdomen du Grillon, et maîtrise avec les pattes de devant les
efforts convulsifs des grosses cuisses postérieures. En même
temps, ses pattes intermédiaires étreignent les flancs pantelants
du vaincu, et ses pattes postérieures s'appuyant, comme deux
leviers, sur la face, font largement bâiller l'articulation du
cou. Le Sphex recourbe alors verticalement l'abdomen de manière à
ne présenter aux mandibules du Grillon qu'une surface convexe
insaisissable; et l'on voit, non sans émotion, son stylet
empoisonné plonger une première fois dans le cou de la victime,
puis une seconde fois dans l'articulation des deux segments
antérieurs du thorax, puis encore vers l'abdomen. En bien moins de
temps qu'il n'en faut pour le raconter, le meurtre est consommé,
et le Sphex, après avoir réparé le désordre de sa toilette,
s'apprête à charrier au logis la victime, dont les membres sont
encore animés des frémissements de l'agonie.

Arrêtons-nous un instant sur ce que présente d'admirable la
tactique de guerre dont je viens de donner un pâle aperçu. Les
Cerceris s'attaquent à un adversaire passif, incapable de fuir,
presque privé d'armes offensives, et dont toutes les chances de
salut résident en une solide cuirasse, dont le meurtrier sait
toutefois trouver le point faible. Mais ici, quelles différences!
La proie est armée de mandibules redoutables, capables d'éventrer
l'agresseur si elles parviennent à le saisir; elle est pourvue de
deux pattes vigoureuses, véritables massues hérissées d'un double
rang d'épines acérées, qui peuvent tour à tour servir au Grillon
pour bondir loin de son ennemi, ou pour le culbuter sous de
brutales ruades. Aussi voyez quelles précautions, de la part du
Sphex, avant de faire manoeuvrer son aiguillon. La victime,
renversée sur le dos, ne peut, faute de point d'appui, faire
usage, pour s'évader, de ses leviers postérieurs, ce qu'elle ne
manquerait pas de faire si elle était attaquée dans la station
normale, comme le sont les gros Charançons du Cerceris tuberculé.
Ses jambes épineuses, maîtrisées par les pattes antérieures du
Sphex, ne peuvent non plus agir comme armes offensives; et ses
mandibules, retenues à distance par les pattes postérieures de
l'hyménoptère, s'entr'ouvrent menaçantes, mais sans pouvoir rien
saisir. Mais ce n'est pas assez pour le Sphex de mettre sa victime
dans l'impossibilité de lui nuire; il lui faut encore la tenir si
étroitement garrottée, qu'elle ne puisse faire le moindre
mouvement capable de détourner l'aiguillon des points où doit être
instillée la goutte de venin; et c'est probablement dans le but de
paralyser les mouvements de l'abdomen qu'est saisi l'un des filets
qui le terminent. Non, si une imagination féconde s'était donné le
champ libre pour inventer à plaisir le plan d'attaque, elle n'eût
pas trouvé mieux; et il est douteux que les athlètes des antiques
palestres, en se prenant corps à corps avec un adversaire, eussent
des attitudes calculées avec plus de science.

Je viens de dire que l'aiguillon est dardé à plusieurs reprises
dans le corps du patient: d'abord sous le cou, puis en arrière du
prothorax, puis enfin vers la naissance de l'abdomen. C'est dans
ce triple coup de poignard que se montrent, dans toute leur
magnificence, l'infaillibilité, la science infuse de l'instinct.
Rappelons d'abord les principales conséquences où nous a conduits
la précédente étude sur le Cerceris. Les victimes des Hyménoptères
dont les larves vivent de proie ne sont pas de vrais cadavres,
malgré leur immobilité parfois complète. Chez elles, il y a simple
paralysie totale ou partielle des mouvements, il y a
anéantissement plus ou moins complet de la vie animale; mais la
vie végétative, la vie des organes de nutrition, se maintient
longtemps encore, et préserve de la décomposition la proie que la
larve ne doit dévorer qu'à une époque assez reculée. Pour produire
cette paralysie, les Hyménoptères chasseurs emploient précisément
les procédés que la science avancée de nos jours pourrait suggérer
aux physiologistes expérimentateurs, c'est-à-dire la lésion, au
moyen de leur dard vénénifère, des centres nerveux qui animent les
organes locomoteurs. On sait, en outre, que les divers centres ou
ganglions de la chaîne nerveuse des animaux articulés sont, dans
une certaine limite, indépendants les uns des autres dans leur
action; de telle sorte que la lésion de l'un d'eux n'entraîne,
immédiatement du moins, que la paralysie du segment correspondant;
et ceci est d'autant plus exact que les divers ganglions sont plus
séparés, plus distants l'un de l'autre. S'ils sont, au contraire,
soudés ensemble, la lésion de ce centre commun amène la paralysie
de tous les segments où se distribuent ses ramifications. C'est le
cas qui se présente chez les Buprestes et les Charançons, que les
Cerceris paralysent d'un seul coup d'aiguillon dirigé vers la
masse commune des centres nerveux du thorax. Mais ouvrons un
Grillon. Qu'y trouvons-nous pour animer les trois paires de
pattes? On y trouve ce que le Sphex savait fort bien avant les
anatomistes: trois centres nerveux largement distants l'un de
l'autre. De là, la sublime logique de ces coups d'aiguillon
réitérés à trois reprises. Science superbe, humiliez-vous!

Non plus que les Charançons atteints par le dard des Cerceris, les
Grillons sacrifiés par le Sphex à ailes jaunes ne sont réellement
morts, malgré des apparences qui peuvent en imposer. La
flexibilité des téguments des victimes peut ici, en traduisant
fidèlement les moindres mouvements internes, dispenser des moyens
artificiels que j'ai employés pour constater la présence d'un
reste de vie dans les Cléones du Cerceris tuberculé. En effet, si
l'on observe assidûment un Grillon étendu sur le dos, une semaine,
quinze jours même et davantage après le meurtre, on voit, à de
longs intervalles, l'abdomen exécuter de profondes pulsations.
Assez souvent on peut constater encore quelques frémissements dans
les palpes, et des mouvements très-prononcés de la part des
antennes ainsi que des filets abdominaux, qui s'écartent en
divergeant, puis se rapprochent tout à coup. En tenant les
Grillons sacrifiés dans des tubes de verre, je suis parvenu à les
conserver pendant un mois et demi avec toute leur fraîcheur. Par
conséquent les larves de Sphex, qui vivent moins de quinze jours
avant de s'enfermer dans leurs cocons, ont, jusqu'à la fin de leur
banquet, de la chair fraîche assurée.

La chasse est terminée. Les trois ou quatre Grillons qui forment
l'approvisionnement d'une cellule sont méthodiquement empilés,
couchés sur le dos, la tête au fond de la cellule, les pieds à
l'entrée. Un oeuf est pondu sur l'un d'eux. Il reste à clore le
terrier. Le sable provenant de l'excavation et amassé devant la
porte du logis est prestement balayé à reculons dans le couloir.
De temps en temps, des grains de gravier assez volumineux sont
choisis un à un, en grattant le tas de déblais avec les pattes de
devant, et transportés avec les mandibules pour consolider la
masse pulvérulente. S'il n'en trouve pas de convenable à sa
portée, l'hyménoptère va à leur recherche dans le voisinage, et
paraît en faire un choix scrupuleux, comme le ferait un maçon des
maîtresses pièces de sa construction. Des débris végétaux, de
menus fragments de feuilles sèches, sont également employés. En
peu d'instants, toute trace extérieure de l'édifice souterrain a
disparu, et si l'on n'a pas eu soin de marquer d'un signe
l'emplacement du domicile, il est impossible à l'oeil le plus
attentif de le retrouver. Cela fait, un nouveau terrier est
creusé, approvisionné et muré autant de fois que le demande la
richesse des ovaires. La ponte achevée, l'animal recommence sa vie
insouciante et vagabonde, jusqu'à ce que les premiers froids
viennent mettre fin à une vie si bien remplie.

La tâche du Sphex est accomplie; je terminerai la mienne par
l'examen de son arme. L'organe destiné à l'élaboration du venin se
compose de deux tubes élégamment ramifiés, aboutissant séparément
dans un réservoir commun ou ampoule en forme de poire.

De cette ampoule part un canal délié qui plonge dans l'axe du
stylet, et amène à son extrémité la gouttelette empoisonnée. Le
stylet n'a que des dimensions très-exiguës, auxquelles on ne
s'attendrait pas d'après la taille du Sphex, et surtout d'après
les effets que sa piqûre produit sur les Grillons. La pointe est
parfaitement lisse, tout à fait dépourvue de ces dentelures
dirigées en arrière qu'on trouve dans l'aiguillon de l'Abeille
domestique. La raison en est évidente. L'Abeille ne se sert de son
aiguillon que pour venger une injure, même aux dépens de sa vie,
les dentelures du dard s'opposant à son issue de la plaie et
amenant ainsi des ruptures mortelles dans les viscères de
l'extrémité de l'abdomen. Qu'aurait fait le Sphex d'une arme qui
lui aurait été fatale à sa première expédition? En supposant même
qu'avec des dentelures, le dard puisse se retirer, je doute
qu'aucun hyménoptère, se servant avant tout de son arme pour
blesser le gibier destiné à ses larves, soit pourvu d'un aiguillon
dentelé. Pour lui, le dard n'est pas une arme de luxe, qu'on
dégaine pour la satisfaction de la vengeance, plaisir des Dieux,
dit-on, mais plaisir bien coûteux, puisque la vindicative Abeille
le paie quelquefois de sa vie; c'est un instrument de travail, un
outil, duquel dépend l'avenir des larves. Il doit donc être d'un
emploi facile dans la lutte avec la proie saisie; il doit plonger
dans les chairs et en sortir sans hésitation aucune, condition
bien mieux remplie avec une lame unie qu'avec une lame barbelée.

J'ai voulu m'assurer à mes dépens si la piqûre du Sphex est bien
douloureuse, elle qui terrasse avec une effrayante rapidité de
robustes victimes. Eh bien! je le confesse avec une haute
admiration, cette piqûre est insignifiante et ne peut nullement se
comparer, pour l'intensité de la douleur, aux piqûres des Abeilles
et des Guêpes irascibles. Elle est si peu douloureuse, qu'au lieu
de faire usage de pinces, je prenais sans scrupule avec les doigts
les Sphex vivants dont j'avais besoin dans mes recherches. Je peux
en dire autant des divers Cerceris, des Philanthes, des Palares,
des énormes Scolies même, dont la vue seule inspire l'effroi et,
en général, de tous les hyménoptères déprédateurs que j'ai pu
observer. J'en excepte les chasseurs d'Araignées, les Pompiles, et
encore leur piqûre est bien inférieure à celle des Abeilles.

Une dernière remarque. On sait avec quelle fureur les hyménoptères
armés d'un dard uniquement pour leur défense, les Guêpes par
exemple, se précipitent sur l'audacieux qui trouble leur domicile,
et punissent sa témérité. Ceux dont le dard est destiné au gibier
sont au contraire très-pacifiques, comme s'ils avaient conscience
de l'importance qu'a, pour leur famille, la gouttelette venimeuse
de leur ampoule. Cette gouttelette est la sauvegarde de leur race,
volontiers je dirais son gagne-pain; aussi ne la dépensent-ils
qu'avec économie et dans les circonstances solennelles de la
chasse, sans faire parade d'un courage vindicatif. Établi au
milieu des peuplades de nos divers hyménoptères chasseurs, dont je
bouleversais les nids, ravissais les larves et les provisions, il
ne m'est pas arrivé une seule fois d'être puni par un coup
d'aiguillon. Il faut saisir l'animal pour le décider à faire usage
de son arme; et encore ne parvient-il pas toujours à transpercer
l'épiderme si l'on ne met à sa portée une partie plus délicate que
les doigts, le poignet par exemple.

CHAPITRE VIII
LA LARVE ET LA NYMPHE

L'oeuf du Sphex à ailes jaunes est blanc, allongé, cylindrique, un
peu courbé en arc, et mesure de trois à quatre millimètres en
longueur. Au lieu d'être pondu au hasard, sur un point quelconque
de la victime, il est au contraire, déposé sur un point privilégié
et invariable, enfin il est placé en travers de la poitrine du
Grillon, un peu par côté, entre la première et la seconde paire de
pattes. Celui du Sphex à bordures blanches et celui du Sphex
languedocien occupent une position semblable, le premier sur la
poitrine d'un Criquet, le second sur la poitrine d'une
Éphippigère. Il faut que le point choisi présente quelque
particularité d'une haute importance pour la sécurité de la jeune
larve, puisque je ne l'ai jamais vu varier.

L'éclosion a lieu au bout de trois ou quatre jours. Une tunique
des plus délicates se déchire, et on a sous les yeux un débile
vermisseau, transparent comme du cristal, un peu atténué et comme
étranglé en avant, légèrement renflé en arrière, et orné, de
chaque côté, d'un étroit filet blanc formé par les principaux
troncs trachéens. La faible créature occupe la position même de
l'oeuf. Sa tête est comme implantée au point même où l'extrémité
antérieure de l'oeuf était fixée, et tout le reste du corps
s'appuie simplement sur la victime sans y adhérer. On ne tarde pas
à distinguer, par transparence, dans l'intérieur du vermisseau,
des fluctuations rapides, des ondes qui marchent les unes à la
suite des autres avec une mathématique régularité, et qui naissant
du milieu du corps, se propagent, les unes en avant, les autres en
arrière. Ces mouvements ondulatoires sont dus au canal digestif,
qui s'abreuve à longs traits des sucs puisés dans les flancs de la
victime.

Arrêtons-nous un instant sur un spectacle fait pour captiver
l'attention. La proie est couchée sur le dos, immobile. Dans la
cellule du Sphex à ailes jaunes, c'est un Grillon, ce sont trois
et quatre Grillons empilés; dans la cellule du Sphex languedocien,
c'est une pièce unique mais proportionnellement énorme, une
Éphippigère ventrue. Le vermisseau est perdu s'il vient à être
arraché du point où il puise la vie; tout est fini pour lui s'il
fait une chute, car dans sa débilité et privé qu'il est des moyens
de se mouvoir, comment retrouvera-t-il le point où il doit
s'abreuver? Un rien suffit à la victime pour se débarrasser de
l'animalcule qui lui ronge les entrailles, et la gigantesque proie
se laisse faire, sans le moindre frémissement de protestation. Je
sais bien qu'elle est paralysée, qu'elle a perdu l'usage des
pattes sous l'aiguillon de son meurtrier; mais encore, récente
comme elle est, conserve-t-elle plus ou moins les facultés
motrices et sensitives dans les régions non atteintes par le dard.
L'abdomen palpite, les mandibules s'ouvrent et se referment, les
filets abdominaux oscillent ainsi que les antennes.
Qu'adviendrait-il si le ver mordait en l'un des points encore
impressionnables, au voisinage des mandibules, ou même sur le
ventre qui, plus tendre et plus succulent, semblerait pourtant
devoir fournir les premières bouchées du faible vermisseau? Mordus
dans le vif, le Grillon, le Criquet, l'Éphippigère, auraient au
moins quelques frémissements de peau; et cela suffirait pour
détacher, pour faire choir l'infime larve, désormais perdue sans
doute, exposée à se trouver sous la redoutable tenaille des
mandibules.

Mais il est une partie du corps où pareil danger n'est pas à
craindre, la partie que l'Hyménoptère a blessée de son dard, enfin
le thorax. Là et seulement là, sur une victime récente,
l'expérimentateur peut fouiller avec la pointe d'une aiguille,
percer de part en part, sans que le patient manifeste signe de
douleur. Eh bien, c'est là aussi que l'oeuf est invariablement
pondu; c'est par là que la jeune larve entame toujours sa proie.
Rongé en un point qui n'est plus apte à la douleur, le Grillon
reste donc immobile. Plus tard, lorsque le progrès de la plaie
aura gagné un point sensible, il se démènera sans doute dans la
mesure de ce qui lui est permis; mais il sera trop tard: sa
torpeur sera trop profonde, et d'ailleurs l'ennemi aura pris des
forces. Ainsi s'explique pourquoi l'oeuf est déposé en un point
invariable, au voisinage des blessures faites par l'aiguillon, sur
le thorax enfin, non au milieu, où la peau serait peut-être
épaisse pour le vermisseau naissant, mais de côté, vers la
jointure des pattes, où la peau est bien plus fine. Quel choix
judicieux, quelle logique de la part de la mère lorsque, sous
terre, dans une complète obscurité, elle discerne sur la victime
et adopte le seul point convenable pour son oeuf!

J'ai élevé des larves de Sphex en leur donnant, l'un après
l'autre, les Grillons pris dans les cellules; et j'ai pu suivre
ainsi jour par jour les progrès rapides de mes nourrissons. Le
premier Grillon, celui-là même sur lequel l'oeuf a été pondu, est
attaqué, ainsi que je viens de le dire, vers le point où le dard
du chasseur s'est porté en second lieu, c'est-à-dire entre la
première et la seconde paire de pattes. En peu de jours, la jeune
larve a creusé dans la poitrine de la victime un puits suffisant
pour y plonger à demi. Il n'est pas rare de voir alors le Grillon,
mordu au vif, agiter inutilement les antennes et les filets
abdominaux, ouvrir et fermer à vide les mandibules, et même remuer
quelque patte. Mais l'ennemi est en sûreté et fouille impunément
ses entrailles. Quel épouvantable cauchemar pour le Grillon
paralysé!

Cette première ration est épuisée dans l'intervalle de six à sept
jours; il n'en reste que la carcasse tégumentaire, dont toutes les
pièces sont à peu près en place. La larve, dont la longueur est
alors d'une douzaine de millimètres, sort du corps du Grillon par
le trou qu'elle a pratiqué au début dans le thorax. Pendant cette
opération, elle subit une mue, et sa dépouille reste souvent
engagée dans l'ouverture par où elle est sortie. Après le repos de
la mue, une seconde ration est entamée. Fortifiée maintenant, la
larve n'a rien à craindre des faibles mouvements du Grillon, dont
la torpeur chaque jour croissante, a eu le temps d'éteindre les
dernières velléités de résistance, depuis plus d'une semaine que
les coups d'aiguillon ont été donnés. Aussi l'attaque-t-elle sans
précaution, et habituellement par le ventre, plus tendre et plus
riche en sucs. Bientôt vient le tour du troisième Grillon, et
enfin celui du quatrième, qui est dévoré en une dizaine d'heures.
De ces trois dernières victimes, il ne reste que les téguments
coriaces dont les diverses pièces sont démembrées une à une et
soigneusement vidées. Si une cinquième ration lui est offerte, la
larve la dédaigne ou y touche à peine, non par tempérance, mais
par une impérieuse nécessité. Remarquons, en effet, que jusqu'ici
la larve n'a rejeté aucun excrément, et que son intestin, où se
sont engouffrés quatre Grillons, est tendu jusqu'à crever.

Une nouvelle ration ne peut donc tenter sa gloutonnerie, et
désormais elle songe à se faire un habitacle de soie. En tout, son
repas a duré de dix à douze jours, sans discontinuer. À cette
époque, la longueur de la larve mesure de 25 à 30 millimètres, et
la plus grande largeur de 5 à 6. Sa forme générale, un peu élargie
en arrière, graduellement rétrécie en avant, est conforme au type
ordinaire des larves d'Hyménoptères. Ses segments sont au nombre
de quatorze, en y comprenant la tête, fort petite et armée de
faibles mandibules, qu'on croirait incapables du rôle qu'elles
viennent de remplir. De ces quatorze segments, les intermédiaires
sont munis de stigmates. Sa livrée se compose d'un fond blanc
jaunâtre, semé d'innombrables ponctuations d'un blanc crétacé.

Nous venons de voir la larve commencer le deuxième Grillon par le
ventre, partie la plus juteuse, la plus moelleuse de la pièce de
gibier. Pareille à l'enfant, qui lèche d'abord le raisiné de sa
tartine et mord après sur le pain d'une dent dédaigneuse, elle va
tout de suite au meilleur, aux viscères abdominaux, et laisse pour
le loisir d'une douce digestion les chairs qu'il faut patiemment
extraire de leur étui de corne. Cependant le vermisseau tout
jeune, au sortir de l'oeuf, ne débute pas avec semblable
friandise: à lui le pain d'abord et puis le raisiné. Il n'a pas le
choix: il doit mordre, pour première bouchée, en pleine poitrine,
au point même où la mère a fixé l'oeuf. C'est un peu plus dur,
mais la place est sûre, à cause de l'inertie profonde dans
laquelle trois coups de stylet ont plongé le thorax. Ailleurs il y
aurait, sinon toujours, du moins souvent, des frémissements
spasmodiques, qui détacheraient le faible ver et l'exposeraient
ainsi à de terribles chances, au milieu d'un amoncellement de
victimes dont les jambes postérieures, dentelées en scie, peuvent
avoir de loin en loin quelques soubresauts et dont les mandibules
peuvent encore happer. Ce sont donc bien des motifs de sécurité et
non les appétits du ver qui déterminent le choix de la mère pour
l'emplacement de l'oeuf.

À ce même sujet, un soupçon me vient. La première ration, le
Grillon sur lequel l'oeuf est pondu, expose plus que les autres le
ver à des chances périlleuses. D'abord la larve n'est encore qu'un
frêle vermisseau; et puis la victime est toute récente et par
conséquent dans les meilleures conditions pour donner signe d'un
reste de vie. Cette première pièce doit être paralysée aussi
complètement que possible: à elle donc les trois coups d'aiguillon
de l'Hyménoptère. Mais les autres, dont la torpeur devient plus
profonde à mesure qu'elles vieillissent, les autres que la larve
attaquera devenue forte, exigent-elles d'être opérées avec le même
soin? Une seule piqûre, deux piqûres dont les effets gagneraient
peu à peu de proche en proche tandis que le ver dévore sa première
ration, ne pourraient-elles suffire? Le liquide venimeux est trop
précieux pour que l'Hyménoptère le prodigue sans nécessité: c'est
la munition de chasse dont l'emploi doit se faire avec économie.
Du moins si j'ai pu assister à trois coups de dard consécutifs sur
la même victime, d'autres fois je n'en ai vu donner que deux. Il
est vrai que la pointe frémissante de l'abdomen du Sphex semblait
rechercher le point favorable pour une troisième blessure, qui m'a
échappé si réellement elle est faite. J'inclinerais donc à croire
que la première ration est toujours poignardée trois fois, mais
que les autres, par économie, ne reçoivent que deux coups
d'aiguillon. L'étude des Ammophiles, chasseurs de Chenilles,
viendra plus tard confirmer ce soupçon.

Le dernier Grillon dévoré, la larve s'occupe du tissage du cocon.
En moins de deux fois vingt-quatre heures, l'oeuvre est achevée.
Désormais l'habile ouvrière peut, en sûreté sous un abri
impénétrable, s'abandonner à cette profonde torpeur qui la gagne
invinciblement, à cette manière d'être sans nom, qui n'est ni le
sommeil, ni la veille, ni la mort, ni la vie, et d'où elle doit
sortir transfigurée au bout de dix mois. Peu de cocons sont aussi
complexes que le sien. On y trouve, en effet, outre un lacis
grossier et extérieur, trois couches distinctes figurant comme
trois cocons inclus l'un dans l'autre. Examinons en détail ces
diverses assises de l'édifice de soie.

C'est en premier lieu une trame à claire-voie, grossière,
aranéeuse, sur laquelle la larve s'isole d'abord et se suspend
comme dans un hamac, pour travailler plus aisément au cocon
proprement dit. Ce réseau incomplet, tissé à la hâte pour servir
d'échafaudage de construction, est formé de fil jetés au hasard,
qui relient des grains de sable, des parcelles terreuses et les
reliefs du festin de la larve, les cuisses encore galonnées de
rouge du Grillon, les pattes, les calottes crâniennes. L'enveloppe
suivante, qui est la première du cocon proprement dit, se compose
d'une tunique feutrée, d'un roux clair, très-fine, très-souple et
irrégulièrement chiffonnée. Quelques fils jetés çà et là la
rattachent à l'échafaudage précédent et à l'enveloppe suivante.
Elle forme une bourse cylindrique, close de toute part, et d'une
ampleur trop grande pour le contenu, ce qui donne lieu aux plis de
sa surface.

Vient ensuite un étui plastique, de dimensions notablement plus
petites que celles de la bourse qui le contient, presque
cylindrique, arrondi au pôle supérieur, vers lequel est tournée la
tête de la larve, et terminé en cône obtus au pôle inférieur. Sa
couleur est encore d'un roux clair, excepté vers le cône
inférieur, dont la teinte est plus sombre. Sa consistance est
assez ferme; cependant il cède à une pression modérée, si ce n'est
dans sa partie conique qui résiste à la pression des doigts et
paraît contenir un corps dur. En ouvrant cet étui, on voit qu'il
est formé de deux couches étroitement appliquées l'une contre
l'autre, mais séparables sans difficulté. La couche externe est un
feutre de soie, en tout pareil à celui de la bourse précédente, la
couche interne ou la troisième du cocon, est une sorte de laque,
un enduit brillant d'un brun violet foncé, cassant, fort doux au
toucher, et dont la nature paraît toute différente de celle du
reste du cocon. On reconnaît, en effet, à la loupe, qu'au lieu
d'être un feutre de filaments soyeux comme les enveloppes
précédentes, c'est un enduit homogène d'un vernis particulier,
dont l'origine est assez singulière comme on va le voir. Quant à
la résistance du pôle conique du cocon, on reconnaît qu'elle a
pour cause un tampon de matière friable, d'un noir violacé, où
brillent de nombreuses particules noires. Ce tampon, c'est la
masse desséchée des excréments que la larve rejette, une seule
fois pour toutes, dans l'intérieur même du cocon. C'est encore à
ce noyau stercoral qu'est due la nuance plus foncée du pôle
conique du cocon. En moyenne, la longueur de cette demeure
complexe est de 27 millimètres, et sa plus grande largeur de 9.

Revenons au vernis violacé qui enduit l'intérieur du cocon. J'ai
cru d'abord devoir l'attribuer aux glandes sérifiques qui, après
avoir servi à tisser la double tunique de soie et son échafaudage,
l'auraient sécrété en dernier lieu. Pour me convaincre, j'ai
ouvert des larves qui venaient de finir leur travail de
filandières et n'avaient pas encore commencé de déposer leur
laque. À cette époque, je n'ai vu aucune trace de fluide violet
dans les glandes à soie. Cette nuance ne se retrouve que dans le
canal digestif, gonflé d'une pulpe amaranthe; on la retrouve
encore, mais plus tard, dans le tampon stercoral relégué à
l'extrémité inférieure du cocon. Hors de là, tout est blanc, ou
faiblement teinté de jaune. Loin de moi la pensée de vouloir faire
badigeonner son cocon à la larve avec les résidus excrémentiels;
cependant je suis convaincu que ce badigeon est un produit de
l'appareil digestif, et je soupçonne, sans pouvoir l'affirmer,
ayant eu la maladresse de manquer à plusieurs reprises l'occasion
favorable pour m'en assurer, que la larve dégorge et applique avec
la bouche la quintessence de la pulpe amaranthe de son estomac,
pour former l'enduit de laque. Ce ne serait qu'après ce dernier
travail, qu'elle rejetterait en une masse unique les résidus de la
digestion; et l'on s'expliquerait ainsi la rebutante nécessité où
est la larve de faire séjourner ses excréments dans l'intérieur
même de son habitacle.

Quoi qu'il en soit, l'utilité de cette couche de laque n'est pas
douteuse; sa parfaite imperméabilité doit mettre la larve à l'abri
de l'humidité qui la gagnerait évidemment dans l'asile précaire
que la mère lui a creusé. Rappelons-nous, en effet, que la larve
est enfouie à quelques pouces de profondeur à peine dans un sol
sablonneux et découvert. Pour juger à quel point les cocons ainsi
vernissés peuvent résister à l'accès de l'humidité, j'en ai tenu
d'immergés dans l'eau plusieurs journées entières, sans trouver
après des vestiges d'humidité dans leur intérieur. En parallèle
avec ce cocon du Sphex, à couches multiples, si bien disposées
pour protéger la larve dans un terrier lui-même sans protection,
mettons le cocon du Cerceris tuberculé, reposant sous l'abri sec
d'une couche de grès, à un demi-mètre et plus de profondeur. Ce
cocon a la forme d'une poire très-allongée, avec le petit bout
tronqué. Il se compose d'une seule enveloppe de soie, si délicate,
si fine, que la larve se voit à travers. En mes nombreuses
observations entomologiques, j'ai toujours vu l'industrie de la
larve et celle de la mère se suppléer ainsi mutuellement. Pour un
domicile profond, bien abrité, le cocon est d'étoffe légère; pour
un domicile superficiel, exposé aux intempéries, le cocon est de
robuste structure.

Neuf mois s'écoulent pendant lesquels s'effectue un travail où
tout est mystère. Je franchis ce laps de temps rempli par
l'inconnu de la transformation, et, pour arriver à la nymphe, je
passe, sans transition, de la fin du mois de septembre aux
premiers jours du mois de juillet suivant. La larve vient de
rejeter sa dépouille fanée; la nymphe, organisation transitoire,
ou mieux insecte parfait au maillot, attend immobile l'éveil qui
doit tarder encore un mois. Les pattes, les antennes, les pièces
étalées de la bouche et les moignons des ailes ont l'aspect du
cristal le plus liquide, et sont régulièrement étendus sous le
thorax et l'abdomen. Le reste du corps est d'un blanc opaque,
très-légèrement lavé de jaune. Les quatre segments intermédiaires
de l'abdomen portent de chaque côté un prolongement étroit et
obtus. Le dernier segment, terminé en dessus par une expansion
lamelleuse en forme de secteur de cercle, est armé en dessous de
deux mamelons coniques disposés côte à côte; ce qui forme en tout
onze appendices étoilant le contour de l'abdomen. Telle est la
délicate créature qui, pour devenir un Sphex, doit revêtir une
livrée mi-partie noire et rouge, et se dépouiller de la fine
pellicule qui l'emmaillote étroitement.

J'ai été curieux de suivre jour après jour l'apparition et les
progrès de la coloration des nymphes, et d'expérimenter si la
lumière solaire, cette palette féconde où la nature puise ses
couleurs, pourrait influencer ces progrès. Dans ce but, j'ai
extrait des nymphes de leurs cocons pour les renfermer dans des
tubes de verre, dont les uns, tenus dans une obscurité complète,
réalisaient pour les nymphes les conditions naturelles et me
servaient de termes de comparaison, et dont les autres, appendus
contre un mur blanc, recevaient tout le jour une vive lumière
diffuse. Dans ces conditions diamétralement opposées, l'évolution
des couleurs s'est maintenue des deux côtés dans la parité; ou
bien, si quelques légères discordances ont eu lieu, c'est au
désavantage des nymphes exposées à la lumière. Tout au contraire
de ce qui se passe dans les plantes, la lumière n'influe donc pas
sur la coloration des insectes, ne l'accélère même pas; et cela
doit être puisque, dans les espèces les plus privilégiées sous le
rapport de l'éclat, les Buprestes et les Carabes par exemple, les
merveilleuses splendeurs qu'on croirait dérobées à un rayon de
soleil, sont en réalité élaborées dans les ténèbres des entrailles
du sol ou dans les profondeurs du tronc carié d'un arbre
séculaire.

Les premiers linéaments colorés se montrent sur les yeux, dont la
cornée à facette passe successivement du blanc au fauve, puis à
l'ardoisé, enfin au noir. Les yeux simples du sommet du front, les
ocelles, participent à leur tour à cette coloration, avant que le
reste du corps ait encore rien perdu de sa teinte neutre, le
blanc. Il est à remarquer que cette précocité de l'organe le plus
délicat, l'oeil, est générale chez tous les animaux. Plus tard, un
trait enfumé se dessine supérieurement dans le sillon qui sépare
le mésothorax du métathorax, et, vingt-quatre heures après, tout
le dos du mésothorax est noir. En même temps, la tranche du
prothorax s'obombre, un point noir apparaît dans la partie
centrale et supérieure du métathorax, et les mandibules se
couvrent d'une teinte ferrugineuse. Une nuance de plus en plus
foncée gagne graduellement les deux segments extrêmes du thorax,
et finit par atteindre la tête et les hanches. Une journée suffit
pour transformer en un noir profond la teinte enfumée de la tête
et des segments extrêmes du thorax. C'est alors que l'abdomen
prend part à la coloration rapidement croissante. Le bord de ses
segments antérieurs se teinte d'aurore, et ses segments
postérieurs acquièrent un liséré d'un noir cendré. Enfin les
antennes et les pattes, après avoir passé par des nuances de plus
en plus foncées, deviennent noires; la base de l'abdomen est
entièrement envahie par le rouge orangé, et son extrémité par le
noir. La livrée serait alors complète, si ce n'était les tarses et
les pièces de la bouche qui sont d'un roux transparent, et les
moignons des ailes qui sont d'un noir cendré. Vingt-quatre heures
après, la nymphe doit rompre ses entraves.

Il ne faut que de six à sept jours à la nymphe pour revêtir ses
teintes définitives, en ne tenant compte des yeux, dont la
coloration précoce devance d'une quinzaine de jours celle du reste
du corps. D'après cet aperçu, la loi de l'évolution chromatique
est facile à saisir. On voit qu'en laissant de côté les yeux et
les ocelles, dont la perfection hâtive rappelle ce qui a lieu dans
les animaux supérieurs, le lieu de départ de la coloration est un
point central, le mésothorax, d'où elle gagne progressivement, par
une marche centrifuge, d'abord le reste du thorax, puis la tête et
l'abdomen, enfin les divers appendices, les antennes et les
pattes. Les tarses et les pièces de la bouche se colorent plus
tard encore, et les ailes ne prennent leur teinte qu'après être
sorties de leurs étuis.

Voilà maintenant le Sphex paré de sa livrée, il lui reste à se
dépouiller de son enveloppe de nymphe. C'est une tunique très-
fine, exactement moulée sur les moindres détails de structure,
voilant à peine la forme et les couleurs de l'insecte parfait.
Pour préluder au dernier acte de la métamorphose, le Sphex, sorti
tout à coup de sa torpeur, commence à s'agiter violemment, comme
pour appeler la vie dans ses membres si longtemps engourdis.
L'abdomen est tour à tour allongé ou raccourci; les pattes sont
brusquement tendues, puis fléchies, puis tendues encore, et leurs
diverses articulations roidies avec effort. L'animal arc-bouté sur
la tête et la pointe de l'abdomen, la face ventrale en dessus,
distend à plusieurs reprises, par d'énergiques secousses,
l'articulation du cou et celle du pédicule qui rattache l'abdomen
au thorax. Enfin ses efforts sont couronnés de succès, et après un
quart d'heure de cette rude gymnastique, le fourreau, tiraillé de
toute part, se déchire au cou, autour de l'insertion des pattes et
vers le pédicule de l'abdomen, en un mot partout où la mobilité
des parties a permis des dislocations assez violentes.

De toutes ces ruptures dans le voile à dépouiller, il résulte
plusieurs lambeaux irréguliers dont le plus considérable enveloppe
l'abdomen et remonte sur le dos du thorax. C'est à ce lambeau
qu'appartiennent les fourreaux des ailes. Un second lambeau
enveloppe la tête. Enfin chaque patte a son étui particulier, plus
ou moins maltraité vers la base. Le grand lambeau, qui fait à lui
seul la majeure partie de l'enveloppe, est dépouillé par des
mouvements alternatifs de contraction et de dilatation dans
l'abdomen. Par ce mécanisme, il est lentement refoulé en arrière,
où il finit par former une petite pelote reliée quelque temps à
l'animal par des filaments trachéens. Le Sphex retombe alors dans
l'immobilité, et l'opération est finie. Cependant la tête, les
antennes et les pattes sont encore plus ou moins voilées. Il est
évident que le dépouillement des pattes en particulier ne peut se
faire tout d'une pièce, à cause des nombreuses aspérités ou épines
dont elles sont armées. Aussi ces divers lambeaux de pellicule se
dessèchent-ils sur l'animal pour être détachés plus tard par le
frottement des pattes. Ce n'est que lorsque le Sphex a acquis
toute sa vigueur qu'il effectue cette desquamation finale, en se
brossant, lissant, peignant tout le corps avec ses tarses.

La manière dont les ailes sortent de leurs étuis est ce qu'il y a
de plus remarquable dans l'opération du dépouillement. À l'état de
moignon, elles sont plissées dans le sens de leur longueur et
très-contractées. Peu de temps avant leur apparition normale, on
peut facilement les extraire de leurs fourreaux; mais alors elles
ne s'étalent pas et restent toujours crispées. Au contraire, quand
le grand lambeau dont leurs fourreaux font partie est refoulé en
arrière par les mouvements de l'abdomen, on voit les ailes sortir
peu à peu des étuis, prendre immédiatement, à mesure qu'elles
deviennent libres, une étendue démesurée par rapport à l'étroite
prison d'où elles émergent. Elles sont alors le siège d'un afflux
abondant de liquides vitaux qui les gonflent, les étalent, et
doivent par la turgescence qu'ils provoquent, être la principale
cause de leur sortie des étuis. Récemment étalées, les ailes sont
lourdes, pleines de sucs et d'un jaune paille très-clair. Si
l'afflux des liquides se fait d'une manière irrégulière, on voit
alors le bout de l'aile appesanti par une gouttelette jaune
enchâssée entre les deux feuillets.

Après s'être dépouillé du fourreau de l'abdomen, qui entraîne avec
lui les étuis des ailes, le Sphex retombe dans l'immobilité pour
trois jours environ. Dans cet intervalle, les ailes prennent leur
coloration normale, les tarses se colorent, et les pièces de la
bouche, d'abord étalées, se rangent dans la position voulue. Après
vingt-quatre jours passés à l'état de nymphe, l'insecte est
parvenu à l'état parfait. Il déchire le cocon qui le retient
captif, s'ouvre un passage à travers le sable, et apparaît un beau
matin, sans en être ébloui, à la lumière qui lui est encore
inconnue. Inondé de soleil, le Sphex se brosse les antennes et les
ailes, passe et repasse les pattes sur l'abdomen, se lave les yeux
avec les tarses antérieurs humectés de salive, comme le font les
chats; et, la toilette finie, il s'envole joyeux: il a deux mois à
vivre.

Beaux Sphex éclos sous mes yeux, élevés de ma main, ration par
ration, sur un lit de sable au fond de vieilles boîtes à plumes;
vous dont j'ai suivi pas à pas les transformations, m'éveillant en
sursaut la nuit crainte de manquer le moment où la nymphe rompt
son maillot, où l'aile sort de son étui; vous qui m'avez appris
tant de choses et n'avez rien appris vous-mêmes, sachant sans
maîtres tout ce que vous devez savoir; oh! mes beaux Sphex!
envolez-vous sans crainte de mes tubes, de mes boîtes, de mes
flacons, de tous mes récipients, par ce chaud soleil aimé des
Cigales; partez, méfiez-vous de la Mante religieuse qui médite
votre perte sur la tête fleurie des chardons, prenez garde au
Lézard qui vous guette sur les talus ensoleillés; allez en paix,
creusez vos terriers, poignardez savamment vos Grillons et faites
race, afin de procurer un jour à d'autres ce que vous m'avez valu
à moi-même: les rares instants de bonheur de ma vie.

CHAPITRE IX
LES HAUTES THÉORIES

Les espèces du genre Sphex sont assez nombreuses, mais étrangères
à notre pays pour la plupart. À ma connaissance, la faune
française n'en compte que trois, toutes amies du chaud soleil de
la région des oliviers, savoir: le Sphex à ailes jaunes (_Sphex
flavipennis)_, le Sphex à bordures blanches (_Sphex albisecta_) et
le Sphex languedocien (_Sphex occitanica_). Or ce n'est pas sans
un vif intérêt que l'observateur constate en ces trois
déprédateurs un choix de vivres conforme aux scrupuleuses lois des
classifications entomologiques. Pour alimenter les larves, tous
les trois choisissent uniquement des orthoptères. Le premier
chasse des grillons; le second, des criquets; le troisième, des
éphippigères.

Les proies adoptées ont entre elles des différences extérieures si
profondes que, pour les associer et saisir leurs analogies, il
faut le coup d'oeil exercé de l'entomologiste, ou le coup d'oeil
non moins expert du Sphex. Comparez, en effet, le grillon avec le
criquet: celui-là doué d'une grosse tête ronde, trapu, ramassé
dans sa courte épaisseur, tout noir avec des galons rouges aux
cuisses de derrière; celui-ci grisâtre, fluet, élancé, à petite
tête conique, bondissant par la soudaine détente de ses longues
jambes postérieures et continuant cet essor avec des ailes
plissées en éventail. Comparez-les après tous les deux avec
l'éphippigère, qui porte sur le dos son instrument de musique,
deux aigres cymbales en forme d'écailles concaves, et qui traîne
lourdement son ventre obèse, annelé de vert tendre et de jaune
beurre, avec une longue dague au bout; mettez en parallèle ces
trois espèces, et convenez avec moi que, pour se guider dans des
choix aussi dissemblables, sans néanmoins sortir du même ordre
entomologique, il faut aux Sphex un coup d'oeil connaisseur que
l'homme, non le premier venu, mais l'homme de science, ne
désavouerait pas.

Devant ces prédilections singulières, qui semblent avoir reçu
leurs limites de quelque législateur en classification, d'un
Latreille par exemple, il devient intéressant de rechercher si les
Sphex étrangers à notre pays chassent un gibier de même ordre. Par
malheur ici les documents sont rares, et pour la plupart des
espèces font même totalement défaut. Cette regrettable lacune a
pour cause, avant tout, la superficielle méthode généralement
adoptée. On prend un insecte, on le transperce d'une longue
épingle, on le fixe dans la boîte à fond de liège, on lui met sous
les pattes une étiquette avec un nom latin, et tout est dit sur
son compte. Cette manière de comprendre l'histoire entomologique
ne me satisfait pas. Vainement on me dira que telle espèce a tant
d'articles aux antennes, tant de nervures aux ailes, tant de poils
en une région du ventre ou du thorax; je ne connaîtrai réellement
la bête que lorsque je saurai sa manière de vivre, ses instincts,
ses moeurs.

Et voyez quelle lumineuse supériorité un renseignement de ce genre
énoncé en deux ou trois mots, aurait sur les détails descriptifs,
si longs, si pénibles parfois à comprendre. Vous voulez,
supposons, me faire connaître le Sphex languedocien, et vous me
décrivez tout d'abord le nombre et l'agencement des nervures de
l'aile; vous me parlez de nervures cubitales et de nervures
récurrentes. Vient ensuite le portrait écrit de l'insecte. Ici du
noir, là du ferrugineux, au bout de l'aile du brun enfumé; en ce
point un velours noir, en cet autre un duvet argenté, en ce
troisième une surface lisse. C'est très précis, très minutieux, il
faut rendre cette justice à la perspicace patience du descripteur:
mais c'est bien long, et puis c'est loin d'être toujours clair,
tellement qu'on est excusable de s'y perdre un peu, même alors
qu'on n'est pas tout à fait novice. Mais ajoutez à la fastidieuse
description seulement ceci: chasse des éphippigères, et avec ces
trois mots, le jour aussitôt se fait; je connais mon Sphex sans
erreur possible, lui seul ayant le monopole de pareille proie.
Pour donner ce vif trait de lumière, que faudrait-il? Observer
réellement et ne pas faire consister l'entomologie en des séries
d'insectes embrochés.

Mais passons et consultons le peu que l'on sait sur le genre de
chasse des Sphex étrangers. J'ouvre l'_Histoire des Hyménoptères_
de Lepeletier de Saint-Fargeau, et j'y vois que, par de là la
Méditerranée, dans nos provinces algériennes, les Sphex à ailes
jaunes et le Sphex à bordures blanches conservent les goûts qui
les caractérisent ici. Au pays des palmiers, ils capturent des
orthoptères comme ils le font au pays des oliviers. Quoique
séparés par l'immensité de la mer, les giboyeurs concitoyens du
kabyle et du berbère ont le même gibier que leurs confrères de
Provence. J'y vois encore qu'une quatrième espèce, le Sphex
africain (_Sphex afra_), pourchasse des criquets aux environs
d'Oran. Enfin j'ai souvenir d'avoir lu, je ne sais plus où, qu'une
cinquième espèce guerroie encore contre des criquets dans les
steppes des environs de la Caspienne. Ainsi, sur le pourtour de la
Méditerranée, nous aurions cinq Sphex différents, dont les larves
sont toutes livrées au régime des orthoptères.

Franchissons maintenant l'équateur et allons tout là-bas, dans
l'autre hémisphère, aux îles Maurice et de la Réunion, nous y
trouverons, non un Sphex, mais un hyménoptère très-voisin, de même
tribu, le Chlorion comprimé, faisant la chasse à d'affreux
kakerlacs, fléau des denrées dans les navires et dans les ports
des colonies. Ces kakerlacs, ne sont autre chose que des blattes,
dont une espèce hante nos habitations. Qui ne connaît cet insecte
puant, qui, de nuit, grâce à son corps aplati comme le serait
celui d'une énorme punaise, se glisse par les interstices des
meubles, par les fentes des cloisons et fait irruption partout où
il y a des provisions alimentaires à dévorer? Voilà la blatte de
nos maisons, dégoûtante image de la non moins dégoûtante proie
chérie du Chlorion. Qu'a donc le kakerlac pour être ainsi choisi
comme gibier par un confrère presque de nos Sphex? C'est bien
simple: avec sa forme de punaise, le kakerlac est lui aussi un
orthoptère, aux mêmes titres que le grillon, l'éphippigère, le
criquet. De ces six exemples, les seuls à moi connus et de
provenance si diverse, peut-être serait-il permis de conclure que
tous les Sphex sont chasseurs d'orthoptères. Sans adopter une
conclusion aussi générale, on voit du moins quelle doit être, la
plupart du temps, chez le Sphex, la nourriture des larves.

À ce choix surprenant, il y a une cause. Quelle est-elle? Quels
motifs déterminent un ordinaire, qui, dans les limites rigoureuses
d'un même ordre entomologique, se compose ici d'infects kakerlacs,
ailleurs de criquets un peu secs, mais de haut goût, ailleurs
encore de grillons dodus ou bien d'éphippigères corpulentes?
J'avoue n'y rien comprendre, absolument rien, et livre à d'autres
le problème. Remarquons cependant que les orthoptères sont parmi
les insectes, ce que les ruminants sont parmi les mammifères.
Doués d'une puissante panse et d'un caractère placide, ils
pâturent l'herbage et prennent aisément du ventre. Ils sont
nombreux, partout répandus, de démarche lente, qui en rend la
capture facile; ils sont en outre de taille avantageuse, qui en
fait de maîtresses pièces. Qui nous dira si les Sphex, vigoureux
ravisseurs à qui forte proie est nécessaire, ne trouvent dans ces
ruminants de la classe des insectes, ce que nous trouvons nous-
mêmes dans nos ruminants domestiques, le mouton et le boeuf, des
victimes pacifiques, riches de chair? C'est un peut-être, mais
rien de plus.

J'ai mieux qu'un peut-être pour une autre question tout aussi
importante. Les consommateurs d'orthoptères ne varient-ils jamais
leur régime? Si le gibier préféré vient à manquer, ne peuvent-ils
en accepter un autre? Le Sphex languedocien trouve-t-il qu'en ce
monde, après la grasse éphippigère, il n'y a plus rien de bon? Le
Sphex à bordures blanches n'admet-il à sa table que des criquets;
et le Sphex à ailes jaunes que des grillons? Ou bien suivant le
temps, les lieux, les circonstances, chacun supplée-t-il les
vivres de prédilection qui manquent, par d'autres à peu près
équivalents? Constater de pareils faits, s'il s'en produit, serait
d'importance majeure, car ils nous enseigneraient si les
inspirations de l'instinct sont absolues, immuables, ou bien si
elles varient et dans quelles limites. Il est vrai que dans les
cellules d'un même Cerceris sont enfouies les espèces les plus
variées soit du groupe Bupreste, soit du groupe Charançon, ce qui
démontre pour le chasseur une grande latitude de choix; mais
pareille extension des domaines de chasse ne peut être supposée
chez les Sphex, que j'ai vus si fidèles à une proie exclusive,
toujours la même pour chacun d'eux, et qui d'ailleurs trouvent
parmi les Orthoptères des groupes à formes les plus différentes.
J'ai eu la bonne fortune néanmoins de recueillir un cas, un seul,
de changement complet dans la nourriture de la larve, et je
l'inscris d'autant plus volontiers dans les archives Sphégiennes,
que de pareils faits, scrupuleusement observés, seront un jour des
matériaux de fondation pour qui voudra édifier sur des bases
solides la psychologie de l'instinct.

Voici le fait. La scène se passe sur une jetée au bord du Rhône.
D'un côté le grand fleuve, aux eaux mugissantes; de l'autre un
épais fourré d'osiers, de saules, de roseaux; entre les deux, un
étroit sentier, matelassé de sable fin. Un Sphex à ailes jaunes se
présente, sautillant, traînant sa proie. Qu'aperçois-je? la proie
n'est pas un Grillon, mais un vulgaire acridien, un Criquet! Et
cependant l'hyménoptère est bien le Sphex qui m'est si familier,
le Sphex à ailes jaunes, le passionné chasseur de Grillons. À
peine puis-je en croire le témoignage de mes yeux. -- Le terrier
n'est pas loin: l'insecte y pénètre et emmagasine son butin. Je
m'assieds, décidé à attendre une nouvelle expédition, des heures
s'il le faut, pour voir si l'extraordinaire capture se
renouvellera. Dans ma position assise, j'occupe toute la largeur
du sentier. Deux naïfs conscrits surviennent, récemment tondus,
avec cette incomparable tournure d'automates que donnent les
premiers jours de caserne. Ils devisent entre eux, parlant sans
doute du pays et de la payse; et tous les deux innocemment,
ratissent du couteau une badine de saule. Une appréhension me
saisit. Ah! ce n'est pas facile que d'expérimenter sur la voie
publique, où, lorsque se présente enfin le fait épié depuis des
années, l'arrivée d'un passant vient troubler, mettre à néant, des
chances qui ne se présenteront peut-être plus! Je me lève,
anxieux, pour faire place aux conscrits; je m'efface dans
l'oseraie et laisse l'étroit passage libre. Faire davantage
n'était pas prudent. Leur dire: «Mes braves, ne passez pas là»,
c'eût été empirer le mal. Ils auraient cru à quelque traquenard
dissimulé sous le sable; et des questions se seraient produites
auxquelles ne pouvaient se donner raison valable pour eux. Mon
invitation d'ailleurs aurait fait de ces désoeuvrés des témoins,
compagnie fort embarrassante en de telles études. Je me lève donc
sans rien dire, m'en remettant à ma bonne étoile. Hélas! hélas! la
bonne étoile me trahit: la lourde semelle d'ordonnance vient juste
appuyer sur le plafond du Sphex. Un frisson me passa dans le corps
comme si j'eusse reçu moi-même l'empreinte de la chaussure ferrée.

Les conscrits passés, il fut procédé au sauvetage du contenu du
terrier en ruines. Le Sphex s'y trouvait, éclopé par la pression;
et avec lui, non seulement l'acridien que j'avais vu introduire,
mais encore deux autres; en tout trois criquets au lieu des
grillons habituels. Pour quels motifs ce changement étrange? Le
voisinage du terrier manquait-il donc de grillons, et
l'hyménoptère en détresse se dédommagerait-il avec des acridiens:
faute de grives se contentant de merles, ainsi que le dit le
proverbe? J'hésite à le croire, car ce voisinage n'avait rien qui
put faire admettre l'absence du gibier favori. Un autre, plus
heureux, dégagera du problème cette nouvelle inconnue. Toujours
est-il que le Sphex à ailes jaunes, soit par nécessité impérieuse,
soit pour des motifs qui m'échappent, remplace parfois sa proie de
prédilection, le grillon, par une autre proie, l'acridien, sans
ressemblance extérieure avec le premier, mais qui est encore, lui
aussi, un orthoptère.

L'observateur d'après lequel Lepeletier de Saint-Fargeau dit un
mot des moeurs du même Sphex a été témoin en Afrique, aux environs
d'Oran, d'un semblable approvisionnement en criquets. Un Sphex à
ailes jaunes a été surpris par lui traînant un acridien. Est-ce là
un fait accidentel comme celui dont j'ai été témoin sur les bords
du Rhône? Est-ce l'exception, est-ce la règle? Les grillons
manqueraient-ils dans la campagne d'Oran, et l'hyménoptère les
remplacerait-il par des acridiens? La force des choses m'impose de
faire la question sans y trouver de réponse.

C'est ici le lieu d'intercaler certain passage que je puise dans
l'_Introduction à l'Entomologie_ de Lacordaire, et contre lequel
il me tarde de protester. Le voici: «Darwin, qui a fait un livre
exprès pour prouver l'identité du principe intellectuel qui fait
agir l'homme et les animaux, se promenant un jour dans son jardin,
aperçut à terre, dans son allée, un Sphex qui venait de s'emparer
d'une mouche presque aussi grosse que lui. Darwin le vit couper
avec ses mandibules la tête et l'abdomen de sa victime, en ne
gardant que le thorax, auquel étaient restés attachées les ailes,
après quoi il s'envola; mais un souffle de vent, ayant frappé dans
les ailes de la mouche, fit tourbillonner le Sphex sur lui-même et
l'empêchait d'avancer; là-dessus, il se posa de nouveau dans
l'allée, coupa une des ailes de la mouche, puis l'autre, et, après
avoir ainsi détruit la cause de son embarras, reprit son vol avec
le reste de sa proie. Ce fait porte les signes manifestes du
raisonnement. L'instinct pourrait avoir porté ce Sphex à couper
les ailes de sa victime avant de la porter dans son nid, ainsi que
le font quelques espèces du même genre; mais ici il y eut une
suite d'idées et de conséquences de ces idées, tout à fait
inexplicables si l'on n'admet pas l'intervention de la raison».

Il manque à ce petit récit, qui si légèrement accorde la raison à
un insecte, je ne dirai pas la vérité, mais même la simple
vraisemblance, non dans l'acte lui-même, que j'admets sans réserve
aucune, mais dans les mobiles de l'acte. Darwin a vu ce qu'il nous
dit, seulement il s'est mépris sur le héros du drame, sur le drame
lui-même et sa signification. Il s'est profondément mépris, et je
le prouve.

Et d'abord, le vieux savant anglais devait être assez versé dans
la connaissance des êtres qu'il ennoblit si libéralement, pour
appeler les choses par leur nom. Prenons alors le mot Sphex dans
sa rigueur scientifique. Dans cette hypothèse, par quelle étrange
aberration ce Sphex d'Angleterre, s'il y en a dans ce pays,
choisissait-il pour proie une mouche lorsque ses congénères
chassent un gibier si différent, des Orthoptères? En admettant
même, à mon sens, l'inadmissible, une mouche pour gibier de Sphex,
d'autres impossibilités se pressent. Il est maintenant d'évidence
que les Hyménoptères fouisseurs n'apportent pas à leurs larves des
cadavres, mais une proie seulement engourdie, paralysée. Que
signifie alors cette proie dont le Sphex coupe la tête, l'abdomen,
les ailes? Le tronçon emporté n'est plus qu'un morceau de cadavre,
qui souillerait de son infection la cellule, sans être d'aucune
utilité pour la larve, dont l'éclosion n'aura lieu que quelques
jours après. C'est aussi clair que le jour: en faisant son
observation, Darwin n'avait pas devant lui un Sphex dans le sens
rigoureux du mot. Qu'a-t-il donc vu?

Le terme de mouche, par lequel est désignée la proie saisie, est
un mot fort vague, qui peut s'appliquer à la majorité de l'ordre
immense des Diptères, et nous laisse par conséquent indécis entre
des milliers d'espèces. L'expression de Sphex est très-
probablement, elle aussi, prise dans un sens aussi peu déterminé.
Sur la fin du dernier siècle, à l'époque où parut le livre de
Darwin, on désignait par cette expression non seulement les
Sphégiens proprement dits, mais en particulier les Crabroniens.
Or, parmi ces derniers, quelques-uns, pour l'approvisionnement des
larves, chassent des Diptères, des mouches, proie qu'exige
l'Hyménoptère inconnu du naturaliste anglais. Le Sphex de Darwin
serait-il donc un Crabronien? Pas davantage, car pour ces
chasseurs de Diptères, comme pour les chasseurs de tout autre
gibier, il faut des proies qui se conservent fraîches, immobiles,
mais à demi vivantes, pendant les quinze jours ou les trois
semaines qu'exigent l'éclosion des oeufs et le complet
développement des larves. À tous ces petits ogres, il faut viande
du jour, et non chair corrompue ou même faisandée. C'est là une
règle à laquelle je ne connais pas d'exception. Le mot de Sphex ne
peut donc être pris même avec sa vieille signification.

Au lieu d'un fait précis, vraiment digne de la science, c'est une
énigme à déchiffrer. Continuons à sonder l'énigme. Divers
Crabroniens, par leur taille, leur forme, leur livrée, mélange de
noir et de jaune, ont avec les Guêpes une ressemblance assez
grande pour tromper tout regard non expert dans les délicates
distinctions de l'entomologie. Aux yeux de toute personne qui n'a
pas fait sur pareil sujet des études spéciales, un Crabronien est
une Guêpe. Ne pourrait-il se faire que l'observateur anglais,
regardant les choses de haut et jugeant indigne d'un sévère examen
le fait infime qui devait néanmoins corroborer ses transcendantes
vues théoriques et faire accorder la raison à la bête, ait commis
à son tour une erreur, mais inverse et bien excusable, en prenant
une Guêpe pour un Crabronien? Je l'affirmerais presque et voici
mes raisons.

Les Guêpes, sinon toujours, du moins souvent, élèvent la famille
avec une nourriture animale; mais, au lieu d'amasser d'avance,
dans chaque cellule, une provision de gibier, elles distribuent la
nourriture aux larves, une à une et plusieurs fois par jour; elles
les servent de bouche à bouche, leur donnent la becquée, ainsi que
le font le père et la mère pour les oisillons. Et cette becquée se
compose d'une fine marmelade d'insectes broyés, porphyrisés entre
les mandibules de la Guêpe nourrice. Les insectes préférés pour la
préparation de cette pâtée du jeune âge sont des Diptères, des
mouches vulgaires surtout; si de la viande fraîche se présente,
c'est une aubaine dont il est largement profité. Qui n'a vu les
Guêpes pénétrer audacieusement dans nos cuisines ou se jeter sur
l'étal des bouchers, pour découper un lopin de chair à leur
convenance et l'emporter aussitôt, dépouille opime à l'usage des
larves? Lorsque les volets à demi fermés découpent sur le parquet
d'un appartement une bande ensoleillée, où la Mouche domestique
vient faire voluptueusement la sieste ou s'épousseter les ailes,
qui n'a vu la Guêpe faire brusque irruption, fondre sur le
Diptère, le broyer entre les mandibules et fuir avec le butin?
Encore une pièce réservée aux carnivores nourrissons.

Tantôt sur les lieux mêmes de la prise, tantôt en route, tantôt au
nid, la pièce est démembrée. Les ailes, de valeur nutritive nulle,
sont coupées et rejetées; les pattes, pauvres de suc, sont parfois
aussi dédaignées. Reste un tronçon de cadavre, tête, thorax,
abdomen, unis ou séparés, que la Guêpe mâche et remâche pour la
réduire en une bouillie, régal des larves. J'ai essayé de me
substituer aux nourrices dans cette éducation avec une purée de
mouches. Mon sujet d'expérience était un nid de Polistes gallica,
cette Guêpe qui fixe aux rameaux d'un arbuste sa petite rosace de
cellules en papier gris. Mon matériel de cuisine était un morceau
de plaque de marbre sur lequel je broyais la marmelade de mouches,
après avoir nettoyé les pièces du gibier, c'est-à-dire après leur
avoir enlevé les parties trop coriaces, ailes et pattes; enfin la
cuiller à bouche était une fine paille, au bout de laquelle le
mets était servi, d'une cellule à l'autre, à chaque nourrisson
entrebâillant les mandibules non moins bien que le feraient les
oisillons d'un nid. Pour élever les couvées de moineaux, joie du
jeune âge, je ne m'y prenais pas autrement et ne réussissais pas
mieux. Tout marcha donc à souhait tant que ne faiblit pas ma
patience, bien mise à l'épreuve par une éducation si absorbante et
si minutieuse.

À l'obscurité de l'énigme succède la pleine lumière du vrai au
moyen de l'observation que voici, faite avec tout le loisir que
réclame une rigoureuse précision. Dans les premiers jours
d'octobre, deux grandes touffes d'aster en fleur devant la porte
de mon cabinet de travail deviennent le rendez-vous d'une foule
d'insectes, parmi lesquels dominent l'Abeille domestique et un
Éristale (_Eristalis tenax)_. Il s'en élève un doux murmure pareil
à celui dont nous parle Virgile:

_Sæpe levi somnum suadebit inire susurro._

Mais si le poète n'y trouve qu'une excitation aux charmes du
sommeil, le naturaliste y voit sujet d'étude: tout ce petit peuple
en liesse sur les dernières fleurs de l'année lui fournira peut-
être quelque document inédit. Me voilà donc en observation devant
les deux touffes aux innombrables corolles liliacées.

L'air est d'un calme parfait, le soleil violent, l'atmosphère
lourde, signes d'un prochain orage, mais conditions éminemment
favorables au travail des Hyménoptères, qui semblent prévoir les
pluies du lendemain et redoublent d'activité pour mettre à profit
l'heure présente. Les Abeilles butinent donc avec ardeur, les
Éristales volent gauchement d'une fleur à l'autre. Par moments, au
sein de la population paisible, se gonflant le jabot de liqueur
nectarée, fait soudain irruption la Guêpe, insecte de rapine
qu'attire ici la proie et non le miel.

Également ardentes au carnage, mais de force très-inégale, deux
espèces se partagent l'exploitation du gibier: la Guêpe commune
(_Vespa vulgaris)_, qui capture des Éristales, et la guêpe frelon
(_Vespa crabro_), qui ravit des Abeilles domestiques. Des deux
parts, la méthode de chasse est la même. D'un vol impétueux,
croisé et recroisé de mille manières les deux bandits explorent la
nappe de fleurs, et brusquement se précipitent vers la proie
convoitée, qui, sur ses gardes, s'envole tandis que le ravisseur,
dans son élan, vient heurter du front la fleur déserte. Alors la
poursuite se continue dans les airs; on dirait l'épervier chassant
l'alouette. Mais l'Abeille et l'Éristale, par de brusques
crochets, ont bientôt déjoué les tentatives de la Guêpe, qui
reprend ses évolutions au-dessus de la gerbe de fleurs. Enfin,
moins prompte à la fuite, tôt ou tard une pièce est saisie.
Aussitôt la Guêpe commune se laisse choir avec son Éristale parmi
le gazon; à l'instant aussi, de mon côté, je me couche à terre,
écartant doucement, des deux mains, les feuilles mortes et les
brins d'herbe qui pourraient gêner le regard; et voici le drame
auquel j'assiste, si les précautions sont bien prises pour ne pas
effaroucher le chasseur.

C'est d'abord entre la Guêpe et l'Éristale, plus gros qu'elle, une
lutte désordonnée dans le fouillis du gazon. Le Diptère est sans
armes, mais il est vigoureux; un aigu piaulement d'ailes dénote sa
résistance désespérée. La Guêpe porte poignard; mais elle ne
connaît pas le méthodique emploi de l'aiguillon, elle ignore les
points vulnérables, si bien connus des ravisseurs à qui proie
longtemps fraîche est nécessaire. Ce que réclament ses
nourrissons, c'est une marmelade de mouches broyées à l'instant
même; et dès lors peu importe à la Guêpe la manière dont le gibier
est tué. Le dard opère donc sans méthode aucune, à l'aveugle. On
le voit s'adresser au dos de la victime, aux flancs, à la tête, au
thorax, au ventre indifféremment, suivant les chances de la lutte
corps à corps. L'Hyménoptère paralysant sa victime agit en
chirurgien, dont une main habile dirige le scalpel; la Guêpe tuant
sa proie agit en vulgaire assassin, qui, dans la lutte, poignarde
au hasard. Aussi la résistance de l'Éristale est longue; et sa
mort est la suite plutôt de coups de ciseaux que de coups de
dague. Ces ciseaux sont les mandibules de la Guêpe, taillant,
éventrant, dépeçant. Quand la pièce est bien garrottée,
immobilisée entre les pattes du ravisseur, la tête tombe d'un coup
de mandibules; puis les ailes sont tranchées à leur jonction avec
l'épaule; les pattes les suivent, coupées une à une; enfin le
ventre est rejeté, mais vide des entrailles, que la Guêpe paraît
adjoindre au morceau préféré. Ce morceau est uniquement le thorax,
plus riche en muscles que le reste de l'Éristale. Sans tarder
davantage, la Guêpe l'emporte au vol, entre les pattes. Arrivée au
nid, elle en fera marmelade, pour distribuer la becquée aux
larves.

À peu près ainsi agit le Frelon qui vient de saisir une Abeille;
mais avec lui, ravisseur géant, la lutte ne peut être de longue
durée, malgré l'aiguillon de la victime. Sur la fleur même où la
capture a été faite, plus souvent sur quelque rameau d'un arbuste
du voisinage, le Frelon prépare sa pièce. Le jabot de l'Abeille
fut tout d'abord crevé, et le miel, qui en découle, lapé. La prise
est ainsi double: prise d'une goutte de miel, régal du chasseur,
et prise de l'Hyménoptère, régal de la larve. Parfois les ailes
sont détachées, ainsi que l'abdomen; mais en général, le Frelon se
contente de faire de l'Abeille une masse informe, qu'il emporte
sans rien dédaigner. C'est au nid que les parties de valeur
nutritive nulle, que les ailes surtout doivent être rejetées.
Enfin il lui arrive de préparer la marmelade sur les lieux mêmes
de chasse, c'est-à-dire de broyer l'Abeille entre ses mandibules
après en avoir retranché les ailes, les pattes et quelquefois
aussi l'abdomen.

Voilà donc bien, dans tous ses détails, le fait observé par
Darwin. Une Guêpe (_Vespa vulgaris_) saisit une grosse Mouche
(_Eristalis tenax_); à coups de mandibules, elle tranche la tête,
les ailes, l'abdomen, les pattes de la victime, et ne conserve que
le thorax, qu'elle emporte au vol. Mais ici, pas le moindre
souffle d'air à invoquer pour expliquer le motif du dépècement;
d'ailleurs la chose se passe dans un abri parfait, dans
l'épaisseur du gazon. Le ravisseur rejette de sa proie ce qu'il
juge sans valeur pour ses larves; et tout se réduit là.

Bref, une Guêpe est certainement le héros du récit de Darwin. Que
devient alors ce calcul si rationnel de la bête qui, pour mieux
lutter contre le vent, coupe à sa proie l'abdomen, la tête, les
ailes et ne garde que le thorax? Il devient un fait des plus
simples, d'où ne découlent en rien les grosses conséquences que
l'on veut en tirer; le fait bien trivial d'une Guêpe qui, sur
place, commence le dépècement de sa proie et ne garde que le
tronçon jugé digne des larves. Loin d'y voir le moindre indice de
raisonnement, je n'y trouve qu'un acte d'instinct, si élémentaire
qu'il ne vaut vraiment pas la peine de s'y arrêter.

Rabaisser l'homme, exalter la bête pour établir un point de
contact, puis un point de fusion, telle a été, telle est encore la
marche générale dans les _hautes théories_ en vogue de nos jours.
Ah! combien, dans ces _sublimes théories_, engouement maladif de
l'époque, ne trouve-t-on pas, magistralement affirmées, de preuves
qui, soumises aux lumières expérimentales, finiraient
dérisoirement comme le Sphex du docte Érasme Darwin.

CHAPITRE X
LE SPHEX LANGUEDOCIEN

Lorsqu'il a mûrement arrêté le plan de ses recherches, le
chimiste, au moment qui lui convient le mieux, mélange ses
réactifs et met le feu sous sa cornue. Il est maître du temps, des
lieux, des circonstances. Il choisit son heure, il s'isole dans la
retraite du laboratoire, où rien ne viendra le distraire de ses
préoccupations; il fait naître à son gré telle ou telle autre
circonstance que la réflexion lui suggère: il poursuit les secrets
de la nature brute, dont la science peut susciter, quand bon lui
semble, les activités chimiques.

Les secrets de la nature vivante, non ceux de la structure
anatomique, mais bien ceux de la vie en action, de l'instinct
surtout, font à l'observateur des conditions bien autrement
difficultueuses et délicates. Loin de pouvoir disposer de son
temps, on est esclave de la saison, du jour, de l'heure, de
l'instant même. Si l'occasion se présente, il faut, sans hésiter,
la saisir au passage, car de longtemps peut-être ne se présentera-
t-elle plus. Et comme elle se présente d'habitude au moment où
l'on y songe le moins, rien n'est prêt pour en tirer
avantageusement profit. Il faut sur-le-champ improviser son petit
matériel d'expérimentation, combiner ses plans, dresser sa
tactique, imaginer ses ruses; trop heureux encore si l'inspiration
arrive assez prompte pour vous permettre de tirer parti de la
chance offerte. Cette chance, d'ailleurs, ne se présente guère
qu'à celui qui la recherche. Il faut l'épier patiemment des jours
et puis des jours, ici sur des pentes sablonneuses exposées à
toutes les ardeurs du soleil, là dans l'étuve de quelque sentier
encaissé entre de hautes berges, ailleurs sur quelque corniche de
grès dont la solidité n'inspire pas toujours confiance. S'il vous
est donné de pouvoir établir votre observatoire sous un maigre
olivier, qui fait semblant de vous protéger contre les rayons d'un
soleil implacable, bénissez le destin qui vous traite en sybarite:
votre lot est un Eden. Surtout, ayez l'oeil au guet. L'endroit est
bon, et qui sait? d'un moment à l'autre l'occasion peut venir.

Elle est venue, tardive il est vrai: mais enfin elle est venue.
Ah! si l'on pouvait maintenant observer à son aise, dans le calme
de son cabinet d'étude, isolé, recueilli, tout à son sujet, loin
du profane passant, qui s'arrêtera, vous voyant si préoccupé en
face d'un point où lui-même ne voit rien, vous accablera de
questions, vous prendra pour quelque découvreur de sources avec la
baguette divinatoire de coudrier, ou, soupçon plus grave, vous
considérera comme un personnage suspect, retrouvant sous terre,
par des incantations, les vieilles jarres pleines de monnaie! Si
vous conservez à ses yeux tournure de chrétien, il vous abordera,
regardera ce que vous regardez, et sourira de façon à ne laisser
aucune équivoque sur la pauvre idée qu'il se fait des gens occupés
à considérer des mouches. Trop heureux serez-vous si le fâcheux
visiteur, riant de vous en sa barbe, se retire enfin sans apporter
ici le désordre, sans renouveler innocemment le désastre amené par
la semelle de mes deux conscrits.

Si ce n'est pas le passant que vos inexplicables occupations
intriguent, ce sera le garde champêtre, l'intraitable représentant
de la loi au milieu des guérets. Depuis longtemps il vous
surveille. Il vous a vu si souvent errer, de çà, de là, sans motif
appréciable, comme une âme en peine; si souvent il vous a surpris
fouillant le sol, abattant avec mille précautions quelque pan de
paroi dans un chemin creux, qu'à la fin des suspicions lui sont
venues en votre défaveur. Bohémien, vagabond, rôdeur suspect,
maraudeur, ou tout au moins maniaque, vous n'êtes pas autre chose
pour lui. Si la boîte d'herborisation vous accompagne, c'est à ses
yeux la boîte à furet du braconnier, et l'on ne lui ôterait pas de
la cervelle que vous dépeuplez de lapins tous les clapiers du
voisinage, dédaigneux des lois de la chasse et des droits du
propriétaire. Méfiez-vous. Si pressante que devienne la soif, ne
portez la main sur la grappe de la vigne voisine: l'homme à la
plaque municipale serait là, heureux de verbaliser pour avoir
enfin l'explication d'une conduite qui l'intrigue au plus haut
point.

Je n'ai jamais, je peux me rendre cette justice, commis pareil
méfait, et cependant un jour, couché sur le sable, absorbé dans
les détails de ménage d'un Bembex, tout à coup j'entends à côté de
moi: «Au nom de la loi, je vous somme de me suivre!» C'était le
garde champêtre des Angles qui, après avoir épié vainement
l'occasion de me prendre en défaut, et chaque jour plus désireux
du mot de l'énigme lui tourmentant l'esprit, s'était enfin décidé
à une brutale sommation. Il fallut s'expliquer. Le pauvre homme ne
parut nullement convaincu. -- «Bah! bah! fit-il, vous ne me ferez
jamais accroire que vous venez ici vous rôtir au soleil uniquement
pour voir voler des mouches. Je ne vous perds pas de vue, vous
savez! Et à la première occasion! Enfin suffit.» Il partit. J'ai
toujours cru que mon ruban rouge avait été pour beaucoup dans ce
départ. J'inscris encore à l'actif dudit ruban rouge d'autres
petits services du même genre dans mes expéditions entomologiques
ou botaniques. Il m'a semblé, était-ce une illusion, il m'a semblé
que dans mes herborisations au mont Ventoux, le guide était plus
traitable et l'âne moins récalcitrant.

La petite bande écarlate ne m'a pas toujours épargné les
tribulations auxquelles doit s'attendre l'entomologiste
expérimentant sur la voie publique. Citons-en une,
caractéristique. -- Dès le jour, je suis en embuscade, assis sur
une pierre, au fond d'un ravin. Le Sphex languedocien est le sujet
de ma matinale visite. Un groupe de trois vendangeuses passe, se
rendant au travail. Un coup d'oeil est donné à l'homme assis, qui
paraît absorbé dans ses réflexions. Un bonjour même est donné
poliment et poliment rendu. Au coucher du soleil, les mêmes
vendangeuses repassent, les corbeilles pleines sur la tête.
L'homme est toujours là, assis sur la même pierre, les regards
fixés sur le même point. Mon immobilité, ma longue persistance en
ce point désert durent vivement les frapper. Comme elles passaient
devant moi, je vis l'une d'elles se porter le doigt au milieu du
front, et je l'entendis chuchoter aux autres:

«_Un paouré inoucènt, pécaïré_!»

Et toutes les trois se signèrent.

Un _inoucènt_, avait-elle dit, un _inoucènt_, un idiot, un pauvre
diable inoffensif mais qui n'a pas sa raison; et toutes avaient
fait le signe de la croix, un idiot étant pour elles marqué du
sceau de Dieu. Comment! me disais-je, cruelle dérision du sort;
toi qui recherches avec tant de soin ce qui est instinct dans la
bête et ce qui est raison, tu n'as pas même ta raison aux yeux de
ces bonnes femmes! Quelle humiliation! C'est égal: _pécaïré_,
terme de la suprême commisération en provençal, _pécaïré_, venu du
fond du coeur, m'eut bientôt fait oublier _inoucènt_.

C'est précisément dans ce même ravin aux trois vendangeuses que je
convie le lecteur, s'il n'est pas rebuté par les petites misères
dont je viens de lui donner un avant-goût. Le Sphex languedocien
hante ces parages, non en tribus se donnant rendez-vous aux mêmes
points lorsque vient le travail de la nidification, mais par
individus solitaires, très-clairsemés, s'établissant où les
conduisent les hasards de leurs vagabondes pérégrinations. Autant
son congénère, le Sphex à ailes jaunes, recherche la société des
siens et l'animation d'un chantier de travailleurs, autant lui
préfère l'isolement, le calme de la solitude. Plus grave en sa
démarche, plus compassé d'allures, de taille plus avantageuse et
de costume plus sombre aussi, il vit toujours à l'écart,
insoucieux de ce que font les autres, dédaigneux de la compagnie,
vrai misanthrope parmi les Sphégiens. Le premier est sociable, le
second ne l'est pas: différence profonde qui suffirait à elle
seule pour les caractériser.

C'est dire qu'avec le Sphex languedocien les difficultés
d'observation augmentent. Avec lui, point d'expérience longuement
méditée, point de tentative à renouveler dans la même séance sur
un second, sur un troisième sujet, indéfiniment, lorsque les
premiers essais n'ont pas abouti. Si vous préparez à l'avance un
matériel d'observation, si vous tenez en réserve, par exemple, une
pièce de gibier que vous vous proposez de substituer à celle du
Sphex, il est à craindre, il est presque sûr que le chasseur ne se
présentera pas; et lorsqu'enfin il s'offre à vous, votre matériel
est hors d'usage, tout doit être improvisé à la hâte, à l'instant
même, conditions qu'il ne m'a pas été toujours donné de réaliser
comme je l'aurais voulu.

Ayons confiance: l'emplacement est bon. À bien des reprises déjà,
j'ai surpris en ces lieux le Sphex au repos sur quelque feuille de
vigne exposée en plein aux rayons du soleil. L'insecte, étalé à
plat, y jouit voluptueusement des délices de la chaleur et de la
lumière. De temps à autre éclate en lui comme une frénésie de
plaisir: il se trémousse de bien-être; du bout des pattes, il tape
rapidement son reposoir et produit ainsi comme un roulement de
tambour, pareil à celui d'une averse de pluie tombant dru sur la
feuille. À plusieurs pas de distance peut s'entendre l'allègre
batterie. Puis l'immobilité recommence, suivie bientôt d'une
nouvelle commotion nerveuse et du moulinet des tarses, témoignage
du comble de la félicité. J'en ai connu de ces passionnés de
soleil, qui, l'antre pour la larve à demi-creusée, abandonnaient
brusquement les travaux, allaient sur les pampres voisins prendre
un bain de chaleur et de lumière, revenaient comme à regret donner
au terrier un coup de balai négligent, puis finissaient par
abandonner le chantier, ne pouvant plus résister à la tentation
des suprêmes jouissances sur les feuilles de vigne.

Peut-être aussi le voluptueux reposoir est-il en outre un
observatoire, d'où l'Hyménoptère inspecte les alentours pour
découvrir et choisir sa proie. Son gibier exclusif est, en effet,
l'Éphippigère des vignes, répandue çà et là sur les pampres ainsi
que sur les premières broussailles venues. La pièce est opulente,
d'autant plus que le Sphex porte ses préférences uniquement sur
les femelles, dont le ventre est gonflé d'une somptueuse grappe
d'oeufs.

Ne tenons compte des courses répétées, des recherches
infructueuses, de l'ennui des longues attentes, et présentons
brusquement le Sphex au lecteur, comme il se présente lui-même à
l'observateur. Le voici au fond d'un chemin creux, à hautes berges
sablonneuses. Il arrive à pied, mais se donne élan des ailes pour
traîner sa lourde capture. Les antennes de l'Éphippigère, longues
et fines comme des fils, sont pour lui cordes d'attelage. La tête
haute, il en tient une entre ses mandibules. L'antenne saisie lui
passe entre les pattes; et le gibier suit, renversé sur le dos. Si
le sol, trop inégal, s'oppose à ce mode de charroi, l'Hyménoptère
enlace la volumineuse victuaille et la transporte par très courtes
volées, entremêlées, toutes les fois que cela se peut, de
progressions pédestres. On n'est jamais témoin avec lui de vol
soutenu, à grandes distances, le gibier retenu entre les pattes,
comme le pratiquent les fins voiliers, les Bembex et les Cerceris,
par exemple, transportant par les airs, d'un kilomètre peut-être à
la ronde, les uns leurs Diptères, les autres leurs Charançons,
butin bien léger comparé à l'Éphippigère énorme. Le faix accablant
de sa capture impose donc au Sphex languedocien, pour le trajet
entier ou à peu près, le charroi pédestre plein de lenteur et de
difficultés.

Le même motif, proie volumineuse et lourde, renverse de fond en
comble ici l'ordre habituel suivi dans leurs travaux par les
Hyménoptères fouisseurs. Cet ordre, on le connaît: il consiste à
se creuser d'abord un terrier, puis à l'approvisionner de vivres.
La proie n'étant pas disproportionnée avec les forces du
ravisseur, la facilité du transport au vol laisse à l'Hyménoptère
le choix de l'emplacement de son domicile. Que lui importe d'aller
giboyer à des distances considérables: la capture faite, il rentre
chez lui d'un rapide essor, pour lequel l'éloigné et le rapproché
sont indifférents. Il adopte donc de préférence pour ses terriers
les lieux où lui-même est né, les lieux où ses prédécesseurs ont
vécu; il y hérite de profondes galeries, travail accumulé des
générations antérieures; en les réparant un peu, il les fait
servir d'avenues aux nouvelles chambres, mieux défendues ainsi que
par l'excavation d'un seul, chaque année reprises à fleur de
terre. Tel est le cas, par exemple du Cerceris tuberculé et du
Philanthe apivore. Et si la demeure des pères n'est pas assez
solide pour résister d'une année à l'autre aux intempéries et se
transmettre aux fils, si le fouisseur doit chaque fois
entreprendre à nouveaux frais son trou de sonde, du moins
l'Hyménoptère trouve des conditions de sécurité plus grandes dans
les lieux consacrés par l'expérience de ses devanciers. Il y
creuse donc ses galeries, qu'il fait servir chacune de corridor à
un groupe de cellules, économisant ainsi sur la somme de travail à
dépenser pour la ponte entière.

De cette manière se forment, non de véritables sociétés puisqu'il
n'y a pas ici concert d'efforts dans un but commun, du moins des
agglomérations où la vue de ses pareils, ses voisins, réchauffe
sans doute le travail individuel. On remarque, en effet, entre ces
petites tribus, issues de même souche, et les fouisseurs livrés
solitaires à leur ouvrage, une différence d'activité qui rappelle
l'émulation d'un chantier populeux et la nonchalance des
travailleurs abandonnés aux ennuis de l'isolement. Pour la bête
comme pour l'homme, l'action est contagieuse; elle s'exalte par
son propre exemple.

Concluons: de poids modéré pour le ravisseur, la proie rend
possible le transport au vol, à grande distance. L'Hyménoptère
dispose alors à sa guise de l'emplacement pour ses terriers. Il
adopte de préférence les lieux où il est né, il fait servir chaque
couloir de corridor commun donnant accès dans plusieurs cellules.
De ce rendez-vous sur l'emplacement natal résulte une
agglomération, un voisinage entre pareils, source d'émulation pour
le travail. Ce premier pas vers la vie est la conséquence des
voyages faciles. Et n'est-ce pas ainsi, permettons-nous cette
comparaison, que les choses se passent chez l'homme? Réduit à des
sentiers peu praticables, l'homme bâtit isolément sa hutte; pourvu
de routes commodes, il se groupe en cités populeuses; servi par
les voies ferrées qui suppriment pour ainsi dire la distance, il
s'assemble en d'immenses ruches humaines ayant nom Londres et
Paris.

Le Sphex languedocien est dans des conditions tout opposée. Sa
proie à lui est une lourde Éphippigère, pièce unique représentant
à elle seule la somme de vivres que les autres ravisseurs amassent
en plusieurs voyages, insecte par insecte. Ce que les Cerceris et
autres déprédateurs de haut vol accomplissent en divisant le
travail, lui le fait en une seule fois. La pesante pièce lui rend
impossible l'essor de longue portée; elle doit être amenée au
domicile avec les lenteurs et les fatigues du charroi à pied. Par
cela seul l'emplacement du terrier se trouve subordonné aux
éventualités de la chasse: la proie d'abord et puis le domicile.
Alors plus de rendez-vous en un point d'élection commune, plus de
voisinage entre pareils, plus de tribus se stimulant à l'ouvrage
par l'exemple mutuel; mais l'isolement dans les cantons où les
hasards du jour ont conduit le Sphex, le travail solitaire et sans
entrain, quoique toujours consciencieux. Avant tout, la proie est
recherchée, attaquée, rendue immobile. C'est après que le
fouisseur s'occupe du terrier. Un endroit favorable est choisi,
aussi rapproché que possible du point où gît la victime, afin
d'abréger les lenteurs du transport; et la chambre de la future
larve est rapidement creusée pour recevoir aussitôt l'oeuf et les
victuailles. Tel est le renversement complet de méthode dont
témoignent toutes mes observations. J'en rapporterai les
principales.

Surpris au milieu de ses fouilles, le Sphex languedocien est
toujours seul, tantôt au fond de la niche poudreuse qu'a laissée
dans un vieux mur la chute d'une pierre, tantôt dans l'abri sous
roche que forme en surplombant une lame de grès, abri recherché du
féroce Lézard ocellé pour servir de vestibule à son repaire. Le
soleil y donne en plein; c'est une étuve. Le sol en est des plus
faciles à creuser, formé qu'il est d'une antique poussière
descendue peu à peu de la voûte. Les mandibules, pinces qui
fouillent, et les tarses, râteaux qui déblaient, ont bientôt
creusé la chambre. Alors le fouisseur s'envole, mais d'un essor
ralenti, sans brusque déploiement de puissance d'ailes, signe
manifeste que l'insecte ne se propose pas lointaine expédition. On
peut très bien le suivre du regard et constater le point où il
s'abat, d'habitude à une dizaine de mètres de distance environ.
D'autres fois, il se décide pour le voyage à pied. Il part et se
dirige en toute hâte vers un point où nous aurons l'indiscrétion
de le suivre, notre présence ne le troublant en rien. Parvenu au
lieu désiré, soit pédestrement, soit au vol, quelque temps il
cherche, ce que l'on reconnaît à ses allures indécises, à ses
allées et venues un peu de tous côtés. Il cherche; enfin il trouve
ou plutôt il retrouve. L'objet retrouvé est une Éphippigère à demi
paralysée, mais remuant encore tarses, antennes, oviscapte. C'est
une victime que le Sphex a certainement poignardée depuis peu de
quelques coups d'aiguillon. L'opération faite, l'Hyménoptère a
quitté sa proie, fardeau embarrassant au milieu des hésitations
pour la recherche d'un domicile; il l'a abandonnée peut-être sur
les lieux mêmes de la prise, se bornant à la mettre un peu en
évidence sur quelque touffe de gazon, afin de mieux la retrouver
plus tard; et, confiant dans sa bonne mémoire pour revenir tout à
l'heure au point où gît le butin, il s'est mis à explorer le
voisinage dans le but de choisir un emplacement à sa convenance et
d'y creuser un terrier. Une fois la demeure prête, il est retourné
au gibier, qu'il a retrouvé sans grande hésitation; et maintenant
il s'apprête à le voiturer au logis. Il se met à califourchon sur
la pièce, lui saisit une antenne ou toutes les deux à la fois, et
le voilà en route, tirant, traînant à la force des reins et des
mâchoires.

Parfois le trajet s'accomplit tout d'une traite; parfois et plus
souvent, le voiturier tout à coup laisse là sa charge et accourt
rapidement chez lui. Peut-être lui revient-il que la porte
d'entrée n'a pas l'ampleur voulue pour recevoir ce copieux
morceau; peut-être songe-t-il à quelques défectuosités de détail
qui pourraient entraver l'emmagasinement. Voici qu'en effet
l'ouvrier retouche son ouvrage: il agrandit le portail d'entrée,
égalise le seuil, consolide le cintre. C'est affaire de quelques
coups de tarses. Puis il revient à l'Éphippigère, qui gît là-bas,
renversée sur le dos, à quelques pas de distance. Le charroi est
repris. Chemin faisant, le Sphex paraît saisi d'une autre idée,
qui lui traverse son mobile intellect. Il a visité la porte, mais
il n'a pas vu l'intérieur. Qui sait si tout va bien là-dedans? Il
y accourt, laissant l'Éphippigère en route. La visite à
l'intérieur est faite, accompagnée apparemment de quelques coups
de truelle des tarses, donnant aux parois leur dernière
perfection. Sans trop s'attarder à ces fines retouches,
l'Hyménoptère retourne à sa pièce et s'attelle aux antennes. En
avant; le voyage s'achèvera-t-il cette fois? Je n'en répondrais
pas. J'ai vu tel Sphex, plus soupçonneux que les autres peut-être,
ou plus oublieux des menus détails d'architecture, réparer ses
oublis, éclaircir ses soupçons en abandonnant le butin cinq, six
fois de suite sur la voie pour accourir au terrier, chaque fois un
peu retouché, ou simplement visité à l'intérieur. Il est vrai que
d'autres marchent droit au but, sans faire même halte de repos.
Disons encore que, lorsque l'Hyménoptère revient au logis pour le
perfectionner, il ne manque pas de donner, de loin et de temps en
temps, un coup d'oeil à l'Éphippigère laissée en chemin, pour
s'informer si nul n'y touche. Ce prudent examen rappelle celui du
Scarabée sacré lorsqu'il sort de la salle en voie d'excavation
pour venir palper sa chère pilule et la rapprocher de lui un peu
plus.

La conséquence à déduire des faits que je viens de raconter est
évidente. De ce que tout Sphex languedocien surpris dans son
travail de fouisseur, serait-ce au commencement même de la
fouille, au premier coup de tarse donné dans la poussière, fait
après, le domicile étant préparé, une courte expédition, tantôt à
pied, tantôt au vol, pour se trouver toujours en possession d'une
victime déjà poignardée, déjà paralysée, on doit conclure, en
pleine certitude, que l'Hyménoptère fait d'abord oeuvre de
chasseur et après oeuvre de fouisseur; de sorte que le lieu de sa
capture décide du lieu de son domicile.

Ce renversement de méthode, qui fait préparer les vivres avant le
garde-manger, tandis que jusqu'ici nous avons vu le garde-manger
précéder les vivres, je l'attribue à la lourde proie du Sphex,
proie impossible à transporter au loin par les airs. Ce n'est pas
que le Sphex languedocien ne soit bien organisé pour le vol; il
est, au contraire, magnifique d'essor; mais la proie qu'il chasse
l'accablerait s'il n'avait d'autre appui que celui des ailes. Il
lui faut l'appui du sol et le travail de voiturier, pour lequel il
déploie vigueur admirable. S'il est chargé de sa proie, il va
toujours à pied ou ne fait que de très-courtes volées, serait-il
dans des conditions où le vol abrégerait pour lui temps et
fatigues. Que j'en cite un exemple, puisé dans mes plus récentes
observations sur ce curieux Hyménoptère.

Un Sphex se présente à l'improviste, survenu je ne sais d'où. Il
est à pied et traîne son Éphippigère, capture qu'il vient de faire
apparemment à l'instant même dans le voisinage. En l'état, il
s'agit pour lui de se creuser un terrier. L'emplacement est des
plus mauvais. C'est un chemin battu, dur comme pierre. Il faut au
Sphex, qui n'a pas le loisir des pénibles fouilles parce que la
proie déjà capturée doit être emmagasinée au plus vite, il faut au
Sphex terrain facile, où la chambre de la larve soit pratiquée en
une courte séance. J'ai dit le sol qu'il préfère, savoir: la
poussière déposée par les ans au fond de quelque petit abri sous
roche. Or, le Sphex actuellement sous mes yeux s'arrête au pied
d'une maison de campagne dont la façade est crépie de frais et
mesure six à huit mètres de hauteur. Son instinct lui dit que là-
haut, sous les tuiles en brique du toit, il trouvera des réduits
riches en vieille poudre. Il laisse son gibier au pied de la
façade et s'envole sur le toit. Quelque temps je le vois chercher,
de çà, de là, à l'aventure. L'emplacement convenable trouvé, il se
met à travailler sous la courbure d'une tuile. En dix minutes, un
quart d'heure au plus, le domicile est prêt. Alors l'insecte
redescend au vol. L'Éphippigère est promptement retrouvée. Il
s'agit de l'amener là-haut. Sera-ce au vol, comme semblent
l'exiger les circonstances? Pas du tout. Le Sphex adopte la rude
voie de l'escalade sur un mur vertical, à surface unie par la
truelle du maçon, et de six à huit mètres de hauteur. En lui
voyant prendre ce chemin, le gibier lui traînant entre les pattes,
je crois d'abord à l'impossible; mais je suis bientôt rassuré sur
l'issue de l'audacieuse tentative. Prenant appui sur les petites
aspérités du mortier, le vigoureux insecte, malgré l'embarras de
sa lourde charge, chemine sur ce plan vertical avec la même sûreté
d'allure, la même prestesse, que sur un sol horizontal. Le faîte
est atteint sans encombre aucun; et la proie est provisoirement
déposée au bord du toit, sur le dos arrondi d'une tuile. Pendant
que le fouisseur retouche le terrier, le gibier mal équilibré
glisse et retombe au pied de la muraille. Il faut recommencer, et
c'est encore par le moyen de l'escalade. La même imprudence est
commise une seconde fois. Abandonnée de nouveau sur la tuile
courbe, la proie glisse de nouveau, et de nouveau revient à terre.
Avec un calme que de pareils accidents ne sauraient troubler, le
Sphex, pour la troisième fois, hisse l'Éphippigère en escaladant
le mur et, mieux avisé, l'entraîne sans délai au fond du domicile.

Si l'enlèvement de la proie au vol n'a pas même été essayé dans de
telles conditions, il est clair que l'Hyménoptère est incapable de
long essor avec fardeau si lourd. De cette impuissance découlent
les quelques traits de moeurs, sujet de ce chapitre. Une proie
n'excédant pas l'effort du vol fait du Sphex à ailes jaunes une
espèce à demi sociale, c'est-à-dire recherchant la compagnie des
siens; une proie lourde, impossible à transporter par les airs,
fait du Sphex languedocien une espèce vouée aux travaux
solitaires, une sorte de sauvage dédaigneux des satisfactions que
donne le voisinage entre pareils. Le poids plus petit ou plus
grand du gibier adopté décide ici du caractère fondamental.

CHAPITRE XI
SCIENCE DE L'INSTINCT

Pour paralyser sa proie, le Sphex languedocien suit, je n'en doute
pas, la méthode du chasseur de Grillons, et plonge à diverses
reprises son stylet dans la poitrine de l'Éphippigère afin
d'atteindre les ganglions thoraciques. Le procédé de la lésion des
centres nerveux doit lui être familier, et je suis convaincu
d'avance de son habileté consommée dans la savante opération.
C'est là un art connu à fond de tous les Hyménoptères
déprédateurs, portant une dague empoisonnée, qui ne leur a pas été
donnée en vain. Je dois toutefois avouer n'avoir pu encore
assister à la manoeuvre assassine. Cette lacune a pour cause la
vie solitaire du Sphex.

Lorsque, sur un emplacement commun, de nombreux terriers sont
creusés et approvisionnés ensuite, il suffit d'attendre sur les
lieux pour voir arriver les chasseurs, tantôt l'un, tantôt
l'autre, avec le gibier saisi. Il est alors facile d'essayer sur
les arrivants la substitution d'une proie vivante à la pièce
sacrifiée, et de renouveler l'épreuve aussi souvent qu'on le
désire. En outre, la certitude de ne pas manquer de sujets
d'observation, au moment voulu, permet de tout disposer à
l'avance. Avec le Sphex languedocien, ces conditions de succès
n'existent plus. Se mettre en course à sa recherche expresse, avec
le matériel préparé, est à peu près inutile, tant l'insecte aux
moeurs solitaires est disséminé un à un sur de grandes étendues.
D'ailleurs, si vous le rencontrez, ce sera la plupart du temps en
une heure d'oisiveté, et vous n'obtiendrez rien de lui. C'est,
disons-le encore, presque toujours à l'improviste, lorsque la
préoccupation n'est plus là, que le Sphex se présente, traînant
son Éphippigère.

Voilà le moment, le seul moment propice pour essayer une
substitution de gibier et engager le chasseur à vous rendre témoin
de ses coups de stylet. Procurons-nous vite une pièce de
substitution, une Éphippigère vivante. Hâtons-nous, le temps
presse: dans quelques minutes, le terrier aura reçu les vivres et
la magnifique occasion sera perdue. Faut-il parler de mes dépits
en ces instants de bonne fortune, appât dérisoire offert par le
hasard! J'ai là, sous les yeux, matière à de curieuses
observations, et je ne peux en profiter! Je ne peux dérober son
secret au Sphex faute d'avoir à lui offrir l'équivalent de sa
capture! Allez donc songer, n'ayant que peu de minutes
disponibles, à vous mettre en campagne pour la recherche d'une
pièce de substitution, lorsqu'il m'a fallu trois journées de
folles courses avant de trouver les Charançons de mes Cerceris!
Cette tentative désespérée, à deux reprises cependant je l'ai
essayée. Ah! si le garde champêtre m'eut surpris en ces moments-
là, courant affolé par les vignes, quelle bonne occasion pour lui
de croire au maraudage et de verbaliser! Pampres et grappes, rien
n'était respecté dans la précipitation de mes pas, entravés au
milieu des lianes. À tout prix, il me fallait une Éphippigère, il
me la fallait sur-le-champ. Et je l'eus une fois, en mes
expéditions si promptement conduites. J'en rayonnais de joie, ne
soupçonnant pas l'amer déboire qui m'attendait.

Pourvu que j'arrive à temps, pourvu que le Sphex soit encore
occupé au charroi de sa pièce! Béni soit le ciel! tout me
favorise. L'Hyménoptère est encore assez loin du terrier et traîne
toujours sa victime. Avec des pinces, je tiraille doucement celle-
ci par derrière. Le chasseur résiste, s'acharne aux antennes et ne
veut lâcher prise. Je tire plus fort, jusqu'à faire reculer le
voiturier; rien n'y fait: le Sphex ne démord pas. J'avais sur moi
de fins ciseaux, faisant partie de ma petite trousse
entomologique. J'en fais usage, et d'un coup promptement donné, je
coupe les cordons de l'attelage, les longues antennes de
l'Éphippigère. Le Sphex va toujours de l'avant, mais bientôt
s'arrête surpris de la soudaine diminution du poids que vient de
subir le fardeau traîné. Ce fardeau, en effet, se réduit pour lui
maintenant aux seules antennes, détachées par mes malicieux
artifices. Le faix réel, l'insecte lourd et ventru, est resté en
arrière, aussitôt remplacé par ma pièce vivante. L'Hyménoptère se
retourne, lâche les cordons que rien ne suit et revient sur ses
pas. Le voilà face à face avec la proie substituée à la sienne. Il
l'examine, en fait le tour avec une méfiante circonspection, puis
s'arrête, se mouille la patte de salive et se met à se laver les
yeux. En cette posture de méditation, lui passerait-il dans
l'intellect quelque chose comme ceci: «Ah çà! est-ce que je
veille, est-ce que je dors? Y vois-je clair ou non? Cette affaire-
là n'est pas la mienne. De qui, de quoi suis-je dupe ici?»
Toujours est-il que le Sphex ne s'empresse guère de porter les
mandibules sur ma proie. Il s'en tient à distance et ne témoigne
la moindre velléité de la saisir. Pour l'exciter, du bout des
doigts je lui présente l'insecte, je lui mets presque les antennes
sous la dent. Son audacieuse familiarité m'est connue: je sais
qu'il vient prendre, sans hésitation aucune, au bout de vos
doigts, la proie qu'on lui a enlevée et qu'on lui présente
ensuite.

Qu'est ceci? Dédaigneux de mes offres, le Sphex recule au lieu de
happer ce que je mets à sa portée. Je replace à terre
l'Éphippigère, qui, cette fois, d'un mouvement étourdi,
inconscient du danger, va droit à son assassin. Nous y sommes. --
Hélas! non: le Sphex continue à reculer, en vrai poltron; et
finalement s'envole. Je ne l'ai plus revu. Ainsi finit, à ma
confusion, une expérience, qui m'avait tant chauffé
l'enthousiasme.

Plus tard et peu à peu, à mesure que j'ai visité un plus grand
nombre de terriers, j'ai fini par me rendre compte de mon insuccès
et du refus obstiné du Sphex. Pour approvisionnement, j'ai
toujours trouvé, sans exception aucune, une Éphippigère femelle,
recelant dans le ventre une copieuse et succulente grappe d'oeufs.
C'est là, paraît-il, la victuaille préférée des larves. Or, dans
ma course précipitée à travers les vignes, j'avais mis la main sur
une Éphippigère de l'autre sexe. C'était un mâle que j'offrais au
Sphex. Plus clairvoyant que moi dans cette haute question des
vivres, l'Hyménoptère n'avait pas voulu de mon gibier. «Un mâle,
c'est bien là le dîner de mes larves! Et pour qui les prend-on?» -
- Quel tact dans ces fins gourmets qui savent différencier les
chairs tendres de la femelle, des chairs relativement arides des
mâles! Quelle précision de coup d'oeil pour reconnaître à
l'instant les deux sexes, pareils de forme et de coloration! La
femelle porte au bout du ventre le sabre, l'oviscapte enfouissant
les oeufs en terre; et voilà, peu s'en faut, le seul trait qui,
extérieurement, la distingue du mâle. Ce caractère différentiel
n'échappe jamais au perspicace Sphex; et voilà pourquoi, dans mon
expérience, l'Hyménoptère se frottait les yeux, profondément ahuri
de voir privée de sabre une proie qu'il savait très bien en être
pourvue quand il l'avait saisie. Devant pareil changement, que
devait-il se passer dans sa petite cervelle de Sphex?

Suivons maintenant l'Hyménoptère lorsque, le terrier étant prêt,
il va retrouver sa victime, abandonnée non loin de là après la
capture et l'opération de la paralysie. L'Éphippigère est dans un
état comparable à celui du Grillon sacrifié par le Sphex à ailes
jaunes, preuve certaine de coups d'aiguillons au thorax.
Néanmoins, bien des mouvements persistent encore, mais dépourvus
d'ensemble, quoique doués d'une certaine vigueur. Impuissant à se
tenir sur ses jambes, l'insecte gît sur le flanc ou sur le dos. Il
remue rapidement ses longues antennes, ainsi que les palpes; il
ouvre, referme les mandibules et mord avec la même force que dans
l'état normal. L'abdomen exécute de nombreuses et profondes
pulsations. L'oviscapte est brusquement ramené sous le ventre,
contre lequel il vient s'appliquer presque. Les pattes s'agitent,
mais avec paresse et sans ordre; les médianes semblent plus
engourdies que les autres. Au stimulant de la pointe d'une
aiguille, tout le corps est pris d'un tressaillement désordonné;
des efforts sont faits pour se relever et marcher, sans pouvoir y
parvenir. Bref, l'animal serait plein de vie, si ce n'était
l'impossibilité de la locomotion et même de la simple station sur
jambes. Il y a donc ici paralysie tout à fait locale, paralysie
des pattes, ou plutôt abolition partielle et ataxie de leurs
mouvements. Cet état si incomplet d'inertie aurait-il pour cause
quelque disposition particulière du système nerveux de la victime,
ou bien proviendrait-il de ce que l'Hyménoptère se borne à un seul
coup de dard, au lieu de piquer chaque ganglion du thorax, ainsi
que le fait le chasseur de Grillons? C'est ce que j'ignore.

Telle qu'elle est, avec ses tressaillements, ses convulsions, ses
mouvements dépourvus d'ensemble, la victime n'est pas moins hors
d'état de nuire à la larve qui doit la dévorer. J'ai retiré du
terrier du Sphex des Éphippigères se démenant avec la même vigueur
qu'aux premiers instants de leur demi-paralysie; et néanmoins le
faible vermisseau, éclos depuis quelques heures à peine, attaquait
de la dent, en pleine sécurité, la gigantesque victime; le nain,
sans péril pour lui, mordait sur le colosse. Ce frappant résultat
est la conséquence du point que choisit la mère pour le dépôt de
l'oeuf. J'ai déjà dit comment le Sphex à ailes jaunes colle son
oeuf sur la poitrine du Grillon, un peu par côté, entre la
première et la seconde paire de pattes. C'est un point identique
que choisit le Sphex à bordures blanches: c'est un point analogue,
un peu plus reculé en arrière, vers la base de l'une des grosses
cuisses postérieures, qu'adopte le Sphex languedocien; faisant
preuve ainsi tous les trois, par cette concordance, d'un tact
admirable pour discerner la place où l'oeuf doit être en sécurité.

Considérons, en effet, l'Éphippigère clôturée dans le terrier.
Elle est étendue sur le dos, absolument incapable de se retourner.
En vain elle se démène, en vain elle s'agite: les mouvements sans
ordre de ses pattes se perdent dans le vide, la chambre étant trop
spacieuse pour leur prêter l'appui de ses parois. Qu'importent au
vermisseau les convulsions de la victime: il est en un point où
rien ne peut l'atteindre, ni tarses, ni mandibules, ni oviscapte,
ni antennes; en un point tout à fait immobile, sans un simple
frémissement de peau. La sécurité est parfaite à la condition
seule que l'Éphippigère ne puisse se déplacer, se retourner, se
remettre sur ses jambes; et cette condition unique est
admirablement remplie.

Mais avec des pièces de gibier multiples et dont la paralysie ne
serait pas plus avancée, le danger serait grand pour la larve.
N'ayant rien à craindre de l'insecte attaqué le premier, à cause
de sa position hors des atteintes de la victime, elle aurait à
redouter le voisinage des autres, qui, étendant au hasard les
jambes, pourraient l'atteindre et l'éventrer sous leurs éperons.
Tel est peut-être le motif pour lequel le Sphex à ailes jaunes,
qui entasse dans une même cellule trois ou quatre Grillons, abolit
presque à fond les mouvements de ses victimes; tandis que le Sphex
languedocien, approvisionnant chaque terrier d'une pièce unique,
laisse à ses Éphippigères la majeure partie de leurs mouvements,
et se borne à les mettre dans l'impossibilité de se déplacer et de
se tenir sur les jambes. Ce dernier, sans que je puisse
l'affirmer, ferait ainsi économie de coups de dague.

Si l'Éphippigère seulement à demi paralysée est sans danger pour
la larve, établie en un point du corps où la défense est
impossible, il n'en est pas de même du Sphex, qui doit la charrier
au logis. D'abord avec les crochets de ses tarses, dont l'usage
lui est à peu près conservé, la proie traînée harponne les brins
d'herbe rencontrés en chemin, ce qui produit dans le charroi des
résistances difficiles à surmonter. Le Sphex, accablé déjà par le
poids de la charge, est exposé à s'épuiser en efforts dans les
endroits herbus pour faire lâcher prise à l'insecte désespérément
accroché. Mais c'est le moindre des inconvénients. L'Éphippigère
conserve le complet usage des mandibules, qui happent et mordent
avec l'habituelle vigueur. Or ces terribles tenailles ont
précisément devant elles le corps fluet du ravisseur, lorsque
celui-ci est dans sa posture de voiturier. Les antennes, en effet,
sont saisies non loin de leur base, de manière que la bouche de la
victime, renversée sur le dos, est en face soit du thorax, soit de
l'abdomen du Sphex. Celui-ci, hautement relevé sur ses longues
jambes, veille, j'en ai la conviction, à ne pas être saisi par les
mandibules qui bâillent au-dessous de lui; toutefois, un moment
d'oubli, un faux pas, un rien peut le mettre à la portée de deux
puissants crocs, qui ne laisseraient pas échapper l'occasion d'une
impitoyable vengeance. Dans certains cas des plus difficiles,
sinon toujours, le jeu de ces redoutables tenailles doit être
aboli; les harpons des pattes doivent être mis dans
l'impossibilité d'opposer au charroi un surcroît de résistance.

Comment s'y prendra le Sphex pour obtenir ce résultat? Ici
l'homme, le savant même, hésiterait, se perdrait en essais
stériles, et peut-être renoncerait à réussir. Qu'il vienne prendre
leçon auprès du Sphex. Lui, sans l'avoir jamais appris, sans
l'avoir jamais vu pratiquer à d'autres, connaît à fond son métier
d'opérateur. Il sait les mystères les plus délicats de la
physiologie des nerfs, ou plutôt se comporte comme s'il les
savait. Il sait que, sous le crâne de sa victime, est un collier
de noyaux nerveux, quelque chose d'analogue au cerveau des animaux
supérieurs. Il sait que ce foyer principal d'innervation anime les
pièces de la bouche et, de plus, est le siège de la volonté, sans
l'ordre de laquelle aucun muscle n'agit; il sait enfin qu'en
lésant cette espèce de cerveau toute résistance cessera, l'insecte
n'en ayant plus le vouloir. Quant au mode d'opérer, c'est pour lui
chose la plus facile et, lorsque nous nous serons instruits à son
école, il nous sera loisible d'essayer à notre tour son procédé.
L'instrument employé n'est plus ici le dard: l'insecte, en sa
sagesse, a décidé la compression préférable à la piqûre
empoisonnée. Inclinons-nous devant sa décision, car nous verrons
tout à l'heure combien il est prudent de se pénétrer de son
ignorance devant le savoir de la bête. Crainte de mal rendre par
une nouvelle rédaction ce qu'il y a de sublime dans le talent de
ce maître opérateur, je transcris ici ma note telle que je l'ai
crayonnée sur les lieux, immédiatement après l'émouvant spectacle.

Le Sphex trouve que sa pièce de gibier résiste trop, s'accrochant
de ci et de là aux brins d'herbe. Il s'arrête alors pour pratiquer
sur elle la singulière opération suivante, sorte de coup de grâce.
L'Hyménoptère, toujours à califourchon sur la proie, fait
largement bâiller l'articulation du cou, à la partie supérieure, à
la nuque. Puis il saisit le cou avec les mandibules et fouille
aussi avant que possible sous le crâne, mais sans blessures
extérieures aucune, pour saisir, mâcher et remâcher les ganglions
cervicaux. Cette opération faite, la victime est totalement
immobile, incapable de la moindre résistance, tandis qu'auparavant
les pattes, quoique dépourvues des mouvements d'ensemble
nécessaires à la marche, résistaient vigoureusement à la traction.

Voilà le fait dans toute son éloquence. De la pointe des
mandibules, l'insecte, tout en respectant la fine et souple
membrane de la nuque, va fouiller dans le crâne et mâcher le
cerveau. Il n'y a pas effusion de sang, il n'y a pas de blessure,
mais simple compression extérieure. Il est bien entendu que j'ai
gardé pour moi, afin de constater à loisir les suites de
l'opération, l'Éphippigère immobilisée sous mes yeux; il est bien
entendu aussi que je me suis empressé de répéter à mon tour, sur
des Éphippigères vivantes, ce que venait de m'apprendre le Sphex.
Je mets ici en parallèle mes résultats et ceux de l'Hyménoptère.

Deux Éphippigères, auxquelles je serre et comprime les ganglions
cervicaux avec des pinces, tombent rapidement dans un état
comparable à celui des victimes du Sphex. Seulement, elles font
grincer leurs cymbales si je les irrite avec la pointe d'une
aiguille, et puis les pattes ont quelques mouvements sans ordre et
paresseux. Cette différence provient, sans doute, de ce que mes
opérées ne sont pas préalablement atteintes dans leurs ganglions
thoraciques comme le sont les Éphippigères du Sphex, piquées
d'abord de l'aiguillon à la poitrine. En faisant la part de cette
importante condition, on voit que je n'ai pas été trop mauvais
élève, et que j'ai assez bien imité mon maître en physiologie, le
Sphex.

Ce n'est pas sans une certaine satisfaction, je l'avoue, que je
suis parvenu à faire presque aussi bien que l'animal.

Aussi bien? Qu'ai-je dit là! Attendons un peu et l'on verra que
j'ai longtemps encore à fréquenter l'école du Sphex. Voici qu'en
effet mes deux opérées ne tardent pas à mourir, ce qui s'appelle
mourir; et au bout de quatre à cinq jours, je n'ai plus sous les
yeux que des cadavres infects. -- Et l'Éphippigère du Sphex? --
Est-il besoin de le dire: l'Éphippigère du Sphex, dix jours même
après l'opération, est dans un état de fraîcheur parfaite, comme
l'exigerait la larve à laquelle la proie était destinée. Bien
mieux: quelques heures seulement après l'opération sous le crâne,
ont reparu, comme si rien ne s'était passé, les mouvements sans
ordre des pattes, des antennes, des palpes, de l'oviscapte, des
mandibules; en un mot l'animal est revenu dans l'état où il était
avant que le Sphex lui eût mordu le cerveau. Et ces mouvements se
sont maintenus depuis, mais affaiblis chaque jour davantage. Le
Sphex n'avait plongé sa victime que dans un engourdissement
passager, d'une durée largement suffisante pour lui permettre de
l'amener au logis sans résistance; moi, qui croyais être son
émule, je n'ai été qu'un maladroit et barbare charcutier: j'ai tué
les miennes. Lui, avec sa dextérité inimitable, a savamment
comprimé le cerveau pour amener une léthargie de quelques heures;
moi, brutal par ignorance, j'ai peut-être écrasé sous mes pinces
ce délicat organe, premier foyer de la vie. Si quelque chose peut
m'empêcher de rougir de ma défaite, c'est ma conviction que bien
peu, s'il y en a, pourraient lutter d'habileté avec ces habiles.

Ah! je m'explique maintenant pourquoi le Sphex ne fait pas usage
de son dard pour léser les ganglions cervicaux. Une goutte de
venin instillée dans cet organe, centre des forces vitales,
anéantirait l'ensemble de l'innervation, et la mort suivrait à
bref délai. Mais ce n'est pas la mort que le chasseur veut
obtenir; les larves ne trouveraient nullement leur compte dans un
gibier privé de vie, enfin dans un cadavre livré aux puanteurs de
la corruption; il veut obtenir seulement une léthargie, une
torpeur passagère, qui abolisse pendant le charroi les résistances
de la victime, résistances pénibles à vaincre et d'ailleurs
dangereuses pour lui. Cette torpeur, il l'obtient par le procédé
connu dans les laboratoires de physiologie expérimentale: la
compression du cerveau. Il agit comme un Flourens, qui, mettant à
nu le cerveau d'un animal, et pesant sur la masse cérébrale,
abolit du coup intelligence, vouloir, sensibilité, mouvement. La
compression cesse, et tout reparaît. Ainsi reparaissent les restes
de vie de l'Éphippigère, à mesure que s'effacent les effets
léthargiques d'une compression habilement conduite. Les ganglions
crâniens, pressés entre les mandibules, mais sans mortelles
contusions, peu à peu reprennent activité et mettent fin à la
torpeur générale. Reconnaissons-le, c'est effrayant de science!

La fortune a ses caprices entomologiques: vous courez après elle,
et vous ne la rencontrez pas; vous l'oubliez, et voici qu'elle
frappe à votre porte. Pour voir le Sphex languedocien sacrifier
ses Éphippigères, que de courses inutiles, que de préoccupations
sans résultat! Vingt années s'écoulent, ces pages sont déjà entre
les mains de l'imprimeur, lorsque dans les premiers jours de ce
mois (8 août 1878), mon fils Émile entre précipitamment dans mon
cabinet de travail. -- «Vite, fait-il; viens vite: un Sphex traîne
sa proie sous les platanes, devant la porte de la cour!» -- Mis au
courant de l'affaire par mes récits, distraction de nos veillées,
et mieux encore par des faits analogues auxquels il avait assisté
dans notre vie aux champs, Émile avait vu juste. J'accours et
j'aperçois un superbe Sphex languedocien, traînant par les
antennes une Éphippigère paralysée. Il se dirige vers le
poulailler voisin et paraît vouloir en escalader le mur, pour
établir son terrier là-haut, sous quelque tuile du toit; car, au
même endroit, quelques années avant, j'avais vu pareil Sphex
accomplir l'escalade avec un gibier, et élire domicile sous
l'arcade d'une tuile mal jointe. Peut-être l'Hyménoptère actuel
est-il la descendance de celui dont j'ai raconté la rude
ascension.

Semblable prouesse va probablement se répéter, et cette fois-ci
devant nombreux témoins, car toute la maisonnée, travaillant à
l'ombre des platanes, vient faire cercle autour du Sphex. On
admire la familière audace de l'insecte, non détourné de son
travail par la galerie de curieux; chacun est frappé de sa fière
et robuste allure, tandis que, la tête relevée et les antennes de
la victime saisies à pleines mandibules, il traîne après lui
l'énorme faix. Seul parmi les assistants, j'éprouve un regret
devant ce spectacle. -- «Ah! si j'avais des Éphippigères
vivantes!» ne puis-je m'empêcher de dire, sans le moindre espoir
de voir mon souhait se réaliser. -- «Des Éphippigères vivantes?
répond Émile; mais j'en ai de toutes fraîches, cueillies de ce
matin.» Quatre à quatre, il monte les escaliers, et court chez
lui, dans sa petite chambre d'étude, où des enceintes de
dictionnaires servent de parc pour l'éducation de quelque belle
chenille du Sphinx de l'Euphorbe. Il m'en rapporte trois
Éphippigères, comme je ne pouvais en désirer de mieux, deux
femelles et un mâle.

Comment ces insectes se sont-ils trouvés sous ma main, au moment
voulu, pour une expérience vainement entreprise il y a quelque
vingt ans? Ceci est une autre histoire. -- Une pie-grièche
méridionale avait fait son nid sur l'un des hauts platanes de
l'allée. Or, quelques jours avant, le mistral, le vent brutal de
ces régions, avait soufflé avec une telle violence que les
branches fléchissaient ainsi que des joncs; et le nid, renversé
sens dessus dessous par les ondulations de son support, avait
laissé choir son contenu, quatre oisillons. Le lendemain, je
trouvai la nichée à terre; trois étaient morts de la chute, le
quatrième vivait encore. Le survivant fut confié aux soins
d'Émile, qui, trois fois par jour, faisait la chasse aux Criquets
dans les pelouses du voisinage à l'intention de son élève. Mais
les Criquets sont de petite taille, et l'appétit du nourrisson en
réclamait beaucoup. Une autre pièce fut préférée, l'Éphippigère,
dont il était fait provision de temps à autre, parmi les chaumes
et le feuillage piquant de l'Eryngium. Les trois insectes que
m'apportait Émile provenaient donc du garde-manger de la pie-
grièche. Ma commisération pour l'oisillon précipité me valait ce
succès inespéré.

Le cercle des spectateurs élargi pour laisser le champ libre au
Sphex, je lui enlève sa proie avec des pinces et lui donne
aussitôt en échange une de mes Éphippigères, portant sabre au bout
du ventre comme le gibier soustrait. Quelques trépignements de
pattes sont les seuls signes d'impatience de l'Hyménoptère
dépossédé. Le sphex court sus à la nouvelle proie, trop
corpulente, trop obèse pour tenter même de se soustraire à la
poursuite. Il la saisit avec les mandibules par le corselet en
forme de selle, se place en travers, et recourbant l'abdomen, en
promène l'extrémité sous le thorax de l'insecte. Là, sans doute,
des coups d'aiguillon sont donnés, sans que je puisse en préciser
le nombre à cause de la difficulté d'observation. L'Éphippigère,
victime pacifique, se laisse opérer sans résistance; c'est
l'imbécile mouton de nos abattoirs. Le Sphex prend son temps, et
manoeuvre du stylet avec une lenteur favorable à la précision des
coups portés. Jusque-là tout est bien pour l'observateur; mais la
proie touche à terre de la poitrine et du ventre, et ce qui se
passe exactement là-dessous échappe au regard. Quant à intervenir
pour soulever un peu l'Éphippigère et voir mieux, il ne faut pas y
songer: le meurtrier rengainerait son arme et se retirerait.
L'acte suivant est d'observation aisée. Après avoir poignardé le
thorax, le bout de l'abdomen du Sphex se présente sous le cou, que
l'opérateur fait largement bâiller en pressant la victime sur la
nuque. En ce point, l'aiguillon fouille avec une persistance
marquée, comme si la piqûre y était plus efficace qu'ailleurs. On
pourrait croire que le centre nerveux atteint est la partie
inférieure du collier oesophagien; mais la persistance du
mouvement dans les pièces de la bouche, mandibules, mâchoires,
palpes, animées par ce foyer d'innervation, montre que les choses
ne se passent pas ainsi. Par la voie du cou, le Sphex atteint
simplement les ganglions du thorax, du moins le premier, plus
accessible à travers la fine peau du cou qu'à travers les
téguments de la poitrine.

Et c'est fini. Sans aucun tressaillement, marque de douleur,
l'Éphippigère est rendue désormais masse inerte. Pour la seconde
fois, j'enlève au Sphex son opérée, que je remplace par la seconde
femelle dont je dispose. Les mêmes manoeuvres recommencent,
suivies du même résultat. À trois reprises, presque coup sur coup,
avec son propre gibier d'abord, puis avec celui de mes échanges,
le Sphex vient de recommencer sa chirurgie savante. Recommencera-
t-il une quatrième avec l'Éphippigère mâle qui me reste encore?
C'est douteux, non que l'Hyménoptère soit lassé, mais parce que le
gibier n'est pas à sa convenance. Je ne lui ai jamais vu d'autre
proie que des femelles, qui, bourrées d'oeufs sont manger plus
apprécié de la larve. Mon soupçon est fondé: privé de sa troisième
capture, le Sphex refuse obstinément le mâle que je lui présente.
Il court çà et là, d'un pas précipité, à la recherche du gibier
disparu; trois ou quatre fois, il se rapproche de l'Éphippigère,
il en fait le tour, il jette un regard dédaigneux, et finalement
s'envole. Ce n'est pas là ce qu'il faut à ses larves; l'expérience
me le répète à vingt ans d'intervalle.

Les trois femelles poignardées, dont deux sous mes yeux, restent
ma possession. Toutes les pattes sont complètement paralysées.
Qu'il soit sur le ventre dans la station normale, qu'il soit sur
le dos ou sur le flanc, l'animal garde indéfiniment la position
qu'on lui a donnée. De continuelles oscillations des antennes, par
intervalles quelques pulsations du ventre et le jeu des pièces de
la bouche, sont les seuls indices de vie. Le mouvement est détruit
mais non la sensibilité, car à la moindre piqûre en un point à
peau fine, tout le corps légèrement frémit. Peut-être un jour la
physiologie trouvera-t-elle en pareilles victimes matière à de
belles études sur les fonctions du système nerveux. Le dard de
l'Hyménoptère, incomparable d'adresse pour atteindre un point et
faire une blessure n'intéressant que ce point, suppléera, avec
immense avantage, le scalpel brutal de l'expérimentateur, qui
éventre quand il ne faudrait qu'effleurer. En attendant, voici les
résultats que m'ont fournis les trois victimes, mais sous un autre
point de vue.

Le mouvement seul des pattes étant détruit, sans autre lésion que
celle des centres nerveux, foyer de ce mouvement, l'animal doit
périr d'inanition et non de sa blessure. L'expérimentation en a
été ainsi conduite:

Deux Éphippigères intactes, telles que venaient de me les fournir
les champs, ont été mises en captivité sans nourriture, l'une dans
l'obscurité, l'autre à la lumière. En quatre jours, la seconde
était morte de faim; en cinq jours, la première. Cette différence
d'un jour s'explique aisément. À la lumière, l'animal s'est plus
agité pour recouvrer sa liberté; et comme à tout mouvement de la
machine animale correspond une dépense de combustible, une plus
grande somme d'activité a consommé plus vite les réserves de
l'organisation. Avec la lumière, agitation plus grande et vie plus
courte; avec l'obscurité, agitation moindre et vie plus longue,
l'abstinence étant complète de part et d'autre.

L'une de mes trois opérées a été tenue dans l'obscurité, sans
nourriture. Pour elle, aux conditions d'abstinence complète et
d'obscurité, s'ajoute la gravité de blessures faites par le Sphex;
et néanmoins pendant dix-sept jours, je lui vois accomplir ses
continuelles oscillations d'antennes. Tant que marche cette sorte
de pendule, l'horloge de la vie n'est pas arrêtée. L'animal cesse
le mouvement antennaire et périt le dix-huitième jour. L'insecte
gravement blessé a donc vécu, dans les mêmes conditions, quatre
fois plus longtemps que l'insecte intact. Ce qui paraissait devoir
être cause de mort, est en réalité cause de vie.

Si paradoxal au premier aspect, ce résultat est des plus simples.
Intact, l'animal s'agite et par conséquent se dépense. Paralysé,
il n'a plus en lui que de faibles mouvements internes,
inséparables de toute organisation; et sa substance s'économise en
proportion de la faiblesse de l'action déployée. Dans le premier
cas, la machine animale fonctionne et s'use; dans le second cas,
elle est en repos et se conserve. L'alimentation n'étant plus là
pour réparer les pertes, l'insecte en mouvement dépense en quatre
jours ses réserves nutritives et meurt; l'insecte immobile ne les
dépense et ne périt qu'en dix-huit jours. La vie est une
continuelle destruction, nous dit la physiologie; et les victimes
du Sphex nous en donnent une démonstration comme il n'y en a peut-
être pas de plus élégante.

Encore une remarque. Il faut de rigueur viande fraîche aux larves
de l'Hyménoptère. Si la proie était emmagasinée intacte dans le
terrier, en quatre à cinq jours elle serait cadavre livré à la
pourriture; et la larve, à peine éclose, ne trouverait pour vivre
qu'un amas corrompu; mais piquée de l'aiguillon, elle est apte à
se maintenir en vie de deux à trois semaines, temps plus que
suffisant pour l'éclosion de l'oeuf et le développement du ver. La
paralysie a ainsi double résultat: immobilité des vivres pour ne
pas compromettre l'existence du délicat vermisseau, longue
conservation des chairs pour assurer à la larve saine nourriture.
Éclairée par la science, la logique de l'homme ne trouverait pas
mieux.

Mes deux autres Éphippigères piquées par le Sphex ont été tenues
dans l'obscurité avec alimentation. Alimenter des animaux inertes,
ne différant guère d'un cadavre que par une perpétuelle
oscillation de leurs longues antennes, semble d'abord une
impossibilité; cependant le jeu libre des pièces de la bouche m'a
donné quelque espoir et j'ai essayé. Le succès a dépassé mes
prévisions. Il ne s'agit pas ici, bien entendu, de leur présenter
une feuille de laitue ou tout autre morceau de verdure qu'ils
pourraient brouter dans leur état normal; ce sont de faibles
valétudinaires qu'il faut nourrir au biberon, pour ainsi dire, et
entretenir avec de la tisane. J'ai fait emploi d'eau sucrée.

L'insecte étant couché sur le dos, avec une paille je lui dépose
sur la bouche une gouttelette du liquide sucré. Aussitôt palpes de
s'agiter, mandibules et mâchoires de se mouvoir. La goutte est bue
avec des signes évidents de satisfaction, surtout quand le jeûne
s'est un peu prolongé. Je renouvelle la dose jusqu'à refus. Le
repas a lieu une fois par jour, quelque fois deux, à des mesures
irrégulières pour ne pas être moi-même trop esclave de pareil
hôpital.

Eh bien, avec ce maigre régime, l'une des Éphippigères a vécu
vingt et un jours. C'est peu, relativement à celle que j'avais
abandonnée à l'inanition. Il est vrai que par deux fois l'insecte
avait fait grave chute et était tombé de la table d'expérience sur
le parquet à la suite de quelque maladresse de ma part. Les
contusions reçues doivent avoir hâté sa fin. Quant à l'autre,
exempte d'accidents, elle a vécu quarante jours. Comme l'aliment
employé, l'eau sucrée, ne pouvait indéfiniment tenir lieu de
l'aliment naturel, la verdure, il est très probable que l'insecte
aurait vécu plus longtemps encore si le régime habituel avait été
possible. Ainsi se trouve démontré le point que j'avais en vue:
les victimes piquées par le dard des Hyménoptères fouisseurs
périssent d'inanition et non de leur blessure.

CHAPITRE XII
IGNORANCE DE L'INSTINCT

Le Sphex vient de nous montrer avec quelle infaillibilité, avec
quel art transcendant, il agit guidé par son inspiration
inconsciente, l'instinct; il va nous montrer maintenant combien il
est pauvre de ressources, borné d'intelligence, illogique même, au
milieu d'éventualités s'écartant quelque peu de ses habituelles
voies. Par une étrange contradiction, caractéristique des facultés
instinctives, à la science profonde s'associe l'ignorance non
moins profonde. Pour l'instinct, rien n'est impossible, si élevée
d'ailleurs que soit la difficulté. Dans la construction de ses
cellules hexagones, à fond composé de trois losanges, l'Abeille
résout, avec une précision parfaite, des problèmes ardus de
maximum et de minimum, dont la solution par l'homme exigerait une
puissante intelligence algébrique. Les Hyménoptères dont les
larves vivent de proie déploient dans leur art meurtrier des
procédés avec lesquels rivaliseraient à peine ceux de l'homme
versé dans ce que l'anatomie et la physiologie ont de plus
délicat. Pour l'instinct rien n'est difficile, tant que l'acte ne
sort pas de l'immuable cycle dévolu à l'animal; pour l'instinct
aussi, rien n'est facile si l'acte doit s'écarter des voies
habituellement suivies. L'insecte qui nous émerveille, qui nous
épouvante de sa haute lucidité, un instant après, en face du fait
le plus simple, mais étranger à sa pratique ordinaire, nous étonne
par sa stupidité. Le Sphex va nous en fournir des exemples.

Suivons-le traînant l'Éphippigère au logis. Si le hasard nous
sourit, peut-être assisterons-nous à une petite scène dont je
retrace ici le tableau. En pénétrant dans l'abri sous roche où le
terrier est pratiqué, l'Hyménoptère y trouve, perchée sur un brin
d'herbe, une Mante religieuse, insecte carnivore, qui, sous un air
patenôtrier, cache des moeurs de cannibale. Le danger que lui fait
courir ce bandit embusqué sur son passage doit être connu du
Sphex, car celui-ci laisse là son gibier et bravement court sus à
la Mante pour lui administrer quelques chaudes bourrades, la
déloger ou du moins l'effrayer, lui imposer respect. Le bandit ne
bouge pas, mais ferme sa machine de mort, les deux terribles scies
du bras et de l'avant-bras. Le Sphex revient audacieusement passer
sous le brin d'herbe où l'autre est perché. À la direction de sa
tête, on reconnaît qu'il est sur ses gardes, et qu'il tient
l'ennemi cloué, immobile, sous la menace du regard. Tant de
bravoure a la récompense qu'elle mérite: la proie est emmagasinée
sans autre mésaventure.

Encore un mot sur la Mante religieuse, _lou Prégo Diéou_ comme on
dit en Provence, la bête qui prie Dieu. En effet, ses longues
ailes d'un vert tendre, pareilles à d'amples voiles, sa tête levée
au ciel, ses bras repliés, croisés sur la poitrine, lui donnent un
faux air de nonne en extase. Féroce bête cependant, amie du
carnage. Sans être ses points de prédilection, les chantiers des
divers Hyménoptères fouisseurs reçoivent assez souvent ses
visites. Postée à proximité des terriers, sur quelque broussaille,
elle attend que le hasard mette à sa portée quelques-uns des
arrivants, capture double pour elle, qui saisit à la fois le
chasseur et son gibier. Sa patience est longuement mise à
l'épreuve: l'Hyménoptère se méfie, se tient sur ses gardes; mais
enfin, de loin en loin, quelque étourdi se laisse prendre. D'un
soudain bruissement d'ailes à demi étalées par une sorte de
détente convulsive, la Mante terrifie l'approchant, qui, dans sa
frayeur, un instant hésite. Aussitôt, avec la brusquerie d'un
ressort, l'avant-bras dentelé se replie sur le bras également
dentelé, et l'insecte est saisi entre les lames de la double scie.
On dirait les mâchoires d'un traquenard à loups se refermant sur
la bête qui vient de mordre à l'appât. Sans desserrer la féroce
machine, la Mante, à petites bouchées, grignote alors sa capture.
Telles sont les extases, les patenôtres, les méditations mystiques
du _Prégo Diéou_.

Des scènes de carnage que la Mante religieuse a laissées dans mes
souvenirs, relatons celle-ci. La chose se passe devant un chantier
de Philanthes apivores. Ces fouisseurs nourrissent leurs larves
avec des Abeilles domestiques, qu'ils vont saisir sur les fleurs
au moment de la récolte du pollen et du miel. Si le Philanthe qui
vient de faire capture sent son Abeille gonflée de miel, il ne
manque guère, avant de l'emmagasiner, de lui presser le jabot,
soit en chemin, soit sur la porte du logis, pour lui faire
dégorger la délicieuse purée, dont il s'abreuve en léchant la
langue de la malheureuse, qui, agonisante, l'étale dans toute sa
longueur hors de la bouche. Cette profanation d'un mourant, dont
le meurtrier presse le ventre pour le vider et faire régal du
contenu, a quelque chose de hideux dont je ferais un crime au
Philanthe si la bête pouvait avoir tort. En pareil moment
d'horrible régal, j'ai vu l'Hyménoptère, avec sa proie, saisi par
la Mante: le bandit était détroussé par un autre bandit. Détail
affreux: tandis que la Mante le tenait transpercé sous les pointes
de la double scie et lui mâchonnait déjà le ventre, l'Hyménoptère
continuait à lécher le miel de son Abeille, ne pouvant renoncer à
l'exquise nourriture même au milieu des affres de la mort. Hâtons-
nous de jeter un voile sur ces horreurs.

Revenons au Sphex, dont il convient de connaître le terrier, avant
d'aller plus loin. Ce terrier est pratiqué dans du sable fin, ou
plutôt dans une sorte de poussière au fond d'un abri naturel. Le
couloir en est très court, un pouce ou deux, sans coude. Il donne
accès dans une chambre spacieuse, ovalaire et unique. En somme,
c'est un antre grossier, à la hâte creusé, plutôt qu'un domicile
fouillé avec art et loisir. J'ai dit comment le gibier, capturé
d'avance et momentanément abandonné sur les lieux de chasse, est
cause de la simplicité du gîte et ne permet qu'une seule chambre,
qu'une seule cellule, pour chaque repaire. Qui sait effectivement
où les hasards de la journée conduiront le chasseur pour une
seconde capture! Il faut que le terrier soit dans le voisinage de
la lourde pièce saisie; et la demeure d'aujourd'hui, trop éloignée
pour le charroi de la seconde Éphippigère, ne peut servir aux
travaux de demain. Donc, à chaque proie capturée, nouvelle
fouille, nouveau terrier avec sa chambre unique, tantôt ici et
tantôt là.

Cela dit, essayons quelques expériences pour apprendre comment se
comporte l'insecte lorsqu'on fait naître des circonstances
nouvelles pour lui.

_Première expérience_. -- Un Sphex, traînant sa proie, est à
quelques pouces de distance du terrier. Sans le déranger, je coupe
avec des ciseaux les antennes de l'Éphippigère, antennes qui lui
servent, on le sait, de cordons d'attelage. Remis de la surprise
que lui cause le brusque allégement du fardeau traîné,
l'Hyménoptère revient au gibier, et sans hésitation saisit
maintenant la base de l'antenne, le court tronçon non emporté par
les ciseaux. C'est très court, un millimètre à peine, n'importe:
cela suffit au Sphex, qui happe ce reste de cordon et se remet au
charroi. Avec beaucoup de précaution, pour ne pas blesser
l'Hyménoptère, je coupe les deux tronçons antennaires, maintenant
au niveau du crâne. Ne trouvant plus rien à saisir aux points qui
lui sont familiers, l'insecte prend, tout à côté, un des longs
palpes de la victime et continue son travail de traction, sans
paraître en rien troublé par cette modification dans le mode
d'attelage. Je laisse faire. La proie est amenée au logis, et
disposée de telle sorte que sa tête se présente à l'entrée du
terrier. L'Hyménoptère entre alors seul chez lui, pour faire une
courte inspection de l'intérieur de la cellule avant de procéder à
l'emmagasinement des vivres. Cette tactique rappelle celle du
Sphex à ailes jaunes en pareille circonstance. Je profite de ce
court instant pour m'emparer de la proie abandonnée, lui enlever
tous les palpes et la déposer un peu plus loin, à un pas du
terrier. Le Sphex reparaît et va droit au gibier, qu'il a aperçu
du seuil de sa porte. Il cherche en dessus de la tête, il cherche
en dessous, par côté, et ne trouve rien qu'il puisse saisir. Une
tentative désespérée est faite: ouvrant ses mandibules toutes
grandes, l'Hyménoptère essaie de happer l'Éphippigère par la tête;
mais les pinces, d'une ouverture insuffisante pour cerner pareil
volume, glissent sur le crâne, rond et poli. À plusieurs reprises,
il recommence, toujours sans résultat aucun. Le voilà convaincu de
l'inutilité de ses efforts. Il se retire un peu à l'écart et
semble renoncer à de nouveaux essais. On le dirait découragé; du
moins il se lisse les ailes avec les pattes postérieures, tandis
qu'avec les tarses antérieurs, passés d'abord dans la bouche, il
se lave les yeux. C'est là chez les Hyménoptères, à ce qu'il m'a
paru, le signe du renoncement à l'ouvrage.

Il ne manque pas néanmoins de points par où l'Éphippigère pourrait
être saisie et entraînée aussi facilement que par les antennes et
les palpes. Il y a six pattes, il y a l'oviscapte, tous organes
assez menus pour être happés en plein et servir de cordons de
traction. Introduite la tête la première et tirée par les
antennes, la proie, j'en conviens, se présente de la manière la
plus commode pour la manoeuvre de l'emmagasinement; mais tirée par
une patte, par une patte antérieure surtout, elle entrerait
presque avec la même facilité, car l'orifice est large, et le
couloir très court ou même nul. D'où vient donc que le Sphex n'a
pas même essayé une seule fois de saisir l'un des six tarses ou la
pointe de l'oviscapte, tandis qu'il a essayé l'impossible,
l'absurde, en s'efforçant de happer, avec ses mandibules
incomparablement trop courtes, l'énorme crâne de sa proie? L'idée
ne lui en serait-elle pas venue? Tentons alors de l'éveiller en
lui.

Je lui présente, sous les mandibules, soit une patte, soit
l'extrémité du sabre abdominal. L'insecte obstinément refuse d'y
mordre; mes tentations répétées n'aboutissent à rien. Singulier
chasseur qui reste embarrassé de son gibier, ne sachant le saisir
par une patte alors qu'il ne peut le prendre par les cornes! Peut-
être ma présence prolongée et les événements insolites qui
viennent de se passer, lui ont-ils troublé les facultés.
Abandonnons alors le Sphex à lui-même, en présence de son
Éphippigère et de son terrier; laissons-lui le temps de se
recueillir et d'imaginer, dans le calme de l'isolement, quelque
moyen de se tirer d'affaires. Je le laisse donc, je continue ma
course; et deux heures après, je reviens au même lieu. Le Sphex
n'y est plus, le terrier est toujours ouvert, et l'Éphippigère gît
au point où je l'avais déposée. Conclusion: l'Hyménoptère n'a rien
essayé; il est parti, abandonnant tout, domicile et gibier,
lorsque pour utiliser l'un et l'autre, il n'avait qu'à saisir sa
proie par une patte. Ainsi cet émule des Flourens, qui tantôt nous
effrayait de sa science lorsqu'il comprimait le cerveau pour
obtenir la léthargie, est d'une incroyable ineptie pour le fait le
plus simple en dehors de ses habitudes. Lui qui sait si bien
atteindre de son dard les ganglions thoraciques d'une victime, et
de ses mandibules les ganglions cervicaux; lui qui fait une
différence si judicieuse entre une piqûre empoisonnée abolissant
pour toujours l'influence vitale des nerfs et une compression
n'amenant qu'une torpeur momentanée, ne sait plus saisir sa proie
par ici s'il est dans l'impossibilité de la saisir par là. Prendre
une patte au lieu d'une antenne est pour lui insurmontable
difficulté d'entendement. Il lui faut l'antenne ou un autre
filament de la tête, un palpe. Faute de ces cordons, sa race
périrait, inhabile à résoudre l'insignifiante difficulté.

_Deuxième expérience. _-- L'Hyménoptère est occupé à clore son
terrier, où la proie est emmagasinée et la ponte faite. Avec les
tarses antérieurs, il balaie à reculons le devant de sa porte et
lance dans l'entrée du logis un jet de poussière, qui lui passe
sous le ventre et jaillit en arrière en un filet parabolique,
aussi continu qu'un filet liquide, tant est vive la prestesse du
balayeur. Le Sphex, de temps à autre, choisit avec les mandibules
quelques grains de sable, moellons de résistance qu'il intercale
un à un dans la masse poudreuse. Le tout, pour faire corps, est
cogné avec le front, tassé à coups de mandibules. La porte
d'entrée rapidement disparaît, murée par cette maçonnerie.
J'interviens au milieu du travail. Le Sphex écarté, je déblaie
soigneusement avec la lame d'un couteau la courte galerie,
j'enlève les matériaux de clôture et rétablis en plein la
communication de la cellule avec l'extérieur. Puis, avec des
pinces, sans détériorer l'édifice, je retire de la cellule
l'Éphippigère, disposée la tête au fond, l'oviscapte à l'entrée.
L'oeuf de l'Hyménoptère est sur la poitrine de la victime, au
point habituel, la base de l'une des cuisses postérieures; preuve
que l'Hyménoptère donnait le dernier travail au terrier pour ne
jamais plus y revenir.

Ces dispositions prises, et la proie saisie mise en sûreté dans
une boîte, je cède la place au Sphex, resté aux aguets, tout à
côté, pendant que son domicile était ainsi dévalisé. Trouvant la
porte ouverte, il entre chez lui et quelques instants y séjourne.
Puis il sort et reprend l'ouvrage au point où je l'avais
interrompu, c'est-à-dire se remet à boucher consciencieusement
l'entrée de la cellule, en balayant de la poussière à reculons et
transportant des grains de sable, qu'il tasse toujours avec un
soin minutieux comme s'il faisait oeuvre utile. La porte de
nouveau bien murée, l'insecte se brosse, paraît donner un regard
de satisfaction à sa besogne accomplie et finalement s'envole.

Le Sphex devait savoir que le terrier ne contenait plus rien
puisqu'il venait d'y pénétrer, d'y faire même une station assez
prolongée; et pourtant, après cette visite du domicile pillé, il
se remet à clore la cellule avec le même soin que si rien
d'extraordinaire ne s'était passé. Se proposerait-il d'utiliser
plus tard de terrier, d'y revenir avec une autre proie et d'y
faire une nouvelle ponte? Son travail de clôture aurait alors pour
but de défendre en son absence aux indiscrets l'accès du domicile;
ce serait mesure de prudence contre les tentations d'autres
fouisseurs qui pourraient convoiter la chambre déjà prête; ce
serait aussi peut-être sage précaution contre des dégâts
intérieurs. Et en effet, certains Hyménoptères déprédateurs ont le
soin, lorsque le travail doit être quelque temps suspendu, de
défendre l'entrée du terrier par une clôture provisoire. Ainsi,
j'ai vu quelques Ammophiles, dont le terrier est un puits
vertical, clore l'entrée du logis avec une petite pierre plate,
lorsque l'insecte part pour la chasse ou termine sa besogne de
mineur à l'heure de la cessation des travaux, au coucher du
soleil. Mais c'est là clôture légère, une simple dalle superposée
à la bouche du puits. Il suffit à l'insecte qui arrive de déplacer
la petite pierre plate, affaire d'un instant, et la porte d'entrée
est libre.

La clôture que nous venons de voir construire par le Sphex est, au
contraire, barrière solide, maçonnerie résistante, où la poussière
et le gravier alternent par assises dans toute l'étendue du
couloir. C'est ouvrage définitif et non défense provisoire: les
soins qu'y met le constructeur le démontrent assez. D'ailleurs, je
crois suffisamment l'avoir établi, il est très douteux, vu sa
manière d'agir, que le Sphex revienne jamais ici pour tirer parti
de la demeure préparée. C'est autre part que la nouvelle
Éphippigère sera capturée; c'est autre part aussi que sera creusé
le magasin destiné à la recevoir. Comme ce ne sont là, après tout,
que des raisonnements, consultons l'expérience, plus concluante
ici que la logique. -- J'ai laissé écouler près d'une semaine pour
laisser au Sphex le temps de revenir au terrier qu'il avait si
méthodiquement fermé, et d'en profiter pour la ponte suivante si
telle était son intention. Les événements ont répondu aux
conclusions logiques; le terrier était dans l'état où je l'avais
laissé: toujours bien bouché, mais sans vivres, sans oeuf, sans
larve. La démonstration est décisive: l'Hyménoptère n'était pas
revenu.

Ainsi le Sphex dévalisé entre chez lui, visite à loisir la chambre
vide et se comporte un instant après comme s'il ne s'était pas
aperçu de la disparition de la proie volumineuse qui, tout à
l'heure, encombrait la cellule. A-t-il méconnu, en effet,
l'absence des vivres et de l'oeuf? Lui, si clairvoyant en ses
manoeuvres meurtrières, est-il d'intelligence assez obtuse pour ne
pas reconnaître que la cellule ne renferme plus rien? Je n'ose
mettre tant de stupidité sur son compte. Il s'en aperçoit. Mais
alors, pourquoi cette autre stupidité qui lui fait boucher, et
consciencieusement boucher, un terrier vide, qu'il ne se propose
pas d'approvisionner plus tard? Le travail de clôture est ici
inutile, souverainement absurde; n'importe: l'animal l'accomplit
avec le même zèle que si l'avenir de la larve en dépendait. Les
divers actes instinctifs des insectes sont donc fatalement liés
l'un à l'autre. Parce que telle chose vient de se faire, telle
autre doit inévitablement se faire pour compléter la première ou
pour préparer les voies à son complément; et les deux actes sont
dans une telle dépendance l'un de l'autre que l'exécution du
premier entraîne celle du second, lors même que, par des
circonstances fortuites, le second soit devenu non seulement
inopportun, mais quelquefois même contraire aux intérêts de
l'animal. Quel peut-être le but du Sphex en bouchant un terrier
devenu inutile, maintenant qu'il ne renferme plus la proie et
l'oeuf, et qui restera toujours inutile puisque l'insecte ne doit
pas y revenir? On ne s'explique cet acte inconséquent qu'en le
regardant comme le complément fatal des actes qui l'ont précédé.
Dans l'ordre normal, le Sphex chasse sa proie, pond un oeuf et
ferme son terrier. La chasse s'est faite; le gibier, il est vrai,
a été retiré par moi de la cellule. C'est égal: la chasse s'est
faite, l'oeuf a été pondu, et maintenant vient le tour de clore la
demeure. C'est ce que fait l'insecte, sans arrière-pensée aucune,
sans soupçonner en rien l'inutilité de son travail actuel.

_Troisième expérience._ -- Savoir tout et tout ignorer, suivant
qu'il agit dans des conditions normales ou dans des conditions
exceptionnelles, telle est l'étrange antithèse que nous présente
l'insecte. D'autres exemples que je puise encore chez les Sphex
vont nous confirmer dans cette proposition.

Le Sphex à bordures blanches (_Sphex albisecta_) attaque des
Criquets de moyenne taille, dont les diverses espèces, répandues
dans les environs du terrier, lui fournissent indistinctement leur
tribut de victimes. À cause de l'abondance de ces Acridiens, la
chasse se fait sans lointaines pérégrinations. Lorsque le terrier,
en forme de puits vertical, est préparé, le Sphex se borne à
parcourir le voisinage de son gîte dans un rayon de peu d'étendue,
et il ne tarde pas à trouver quelque Criquet pâturant au soleil.
Fondre sur lui, le piquer de l'aiguillon, tout en maîtrisant ses
ruades, c'est pour le Sphex affaire d'un instant. Après quelques
trémoussements des ailes, qui déploient leur éventail de carmin ou
d'azur, après quelques pandiculations des pattes, la victime est
immobile. Il s'agit maintenant de la transporter au logis, ce qui
se fait à pied. Pour cette laborieuse opération, il emploie le
même procédé que ses deux congénères, c'est-à-dire qu'il traîne le
gibier entre les pattes, en le tenant par une antenne avec les
mandibules. Si quelque fourré de gazon se présente sur son
passage, il s'en va sautillant, voletant d'un brin d'herbe à
l'autre, sans jamais se dessaisir de sa capture. Parvenu enfin à
quelques pieds de son domicile, il exécute une manoeuvre que
pratique aussi le Sphex languedocien, mais sans y attacher la même
importance, car fréquemment il la dédaigne. Le gibier est
abandonné en chemin, et l'Hyménoptère, sans qu'aucun danger
apparent menace le logis, se dirige avec précipitation vers
l'orifice de son puits, où il plonge à diverses reprises la tête,
où il descend même en partie. Ensuite il revient au Criquet, et
après l'avoir rapproché davantage du point de destination, il le
lâche une seconde fois pour renouveler sa visite au puits; et
ainsi de suite à plusieurs reprises, toujours avec une hâte
empressée.

Ces visites réitérées sont parfois suivies de fâcheux accidents.
La victime, étourdiment abandonnée sur un sol en pente, roule au
pied du talus; et le Sphex, à son retour, ne la trouvant plus à la
place où il l'avait laissée, est obligé de se livrer à des
recherches quelquefois infructueuses. S'il la retrouve, il lui
faut recommencer une pénible escalade, ce qui ne l'empêche pas
d'abandonner encore son butin sur la même malencontreuse
déclivité. De ces visites multipliées à l'orifice du puits, la
première très logiquement s'explique. L'insecte, avant d'arriver
avec son lourd fardeau, s'informe si l'entrée du logis est bien
libre, si rien n'y fera obstacle à l'introduction du gibier. Mais
cette première reconnaissance faite, à quoi peuvent servir les
autres, qui se succèdent coup sur coup, par intervalles
rapprochés? Dans sa mobilité d'idées, le Sphex oublierait-il la
visite qu'il vient de faire, pour accourir de nouveau au terrier
un instant après, oublier encore l'inspection renouvelée et
recommencer ainsi à plusieurs reprises? Ce serait là une mémoire à
souvenirs bien fugaces, où l'impression s'effacerait à peine
produite. N'insistons pas davantage sur ce point trop obscur.

Enfin le gibier est amené au bord du puits, les antennes pendantes
dans l'orifice. Alors reparaît, fidèlement imitée, la méthode
employée en pareil cas par le Sphex à ailes jaunes, et aussi, mais
dans des conditions moins frappantes, par le Sphex languedocien.
L'Hyménoptère entre seul, visite l'intérieur, reparaît à l'entrée,
saisit les antennes et entraîne le Criquet. J'ai, pendant que le
chasseur d'Acridiens effectuait l'examen de son logis, repoussé un
peu plus loin sa capture; et j'ai obtenu des résultats en tous
points conformes à ceux que m'a fournis le chasseur de Grillons.
C'est dans les deux Sphex la même opiniâtreté à plonger dans leurs
souterrains avant d'entraîner la proie. Rappelons ici que le Sphex
à ailes jaunes ne se laisse pas toujours duper dans ce jeu qui
consiste à lui reculer le Grillon. Il y a chez lui des tribus
d'élite, des familles à forte tête, qui, après quelques échecs,
reconnaissent les malices de l'expérimentateur et savent les
déjouer. Mais ces révolutionnaires, aptes au progrès, sont le
petit nombre; les autres, conservateurs entêtés des vieux us et
coutumes, sont la majorité, la foule. J'ignore si le chasseur
d'Acridiens fait preuve à son tour de plus ou de moins de ruse
suivant le canton.

Mais voici qui est plus remarquable, et c'est ce à quoi je voulais
finalement arriver. Après avoir, à plusieurs reprises, reculé loin
de l'entrée du souterrain la capture du Sphex à bordures blanches
et obligé celui-ci à venir la ressaisir, je profite de sa descente
au fond du puits pour m'emparer de la proie, et la mettre en un
lieu sûr où il ne pourra la trouver. Le Sphex remonte, cherche
longtemps, et quand il s'est convaincu que la proie est bien
perdue, il redescend en sa demeure. Quelques instants après, il
reparaît. Serait-ce pour recommencer la chasse? Pas le moins du
monde: le Sphex se met à boucher le terrier. Et ce n'est pas ici
clôture temporaire, obtenue avec une petite pierre plate, une
dalle masquant l'embouchure du puits; c'est clôture finale,
soigneusement faite avec poussière et gravier balayés dans le
couloir jusqu'à le combler. Le Sphex à bordures blanches ne
pratique qu'une cellule au fond de son puits, et dans cette
cellule met une seule pièce de gibier. Ce Criquet unique a été
pris et amené au bord du trou. S'il n'a pas été emmagasiné, ce
n'est pas la faute du chasseur, c'est la mienne. L'insecte a
conduit le travail suivant l'inflexible règle; et suivant
l'inflexible règle aussi, il complète son oeuvre en bouchant le
logis, tout vide qu'il est. C'est la répétition exacte des soins
inutiles que prend le Sphex languedocien dont le domicile vient
d'être pillé.

_Quatrième expérience. _-- Il est à peu près impossible de
s'assurer si le Sphex à ailes jaunes, qui construit plusieurs
cellules au fond du même couloir et entasse plusieurs Grillons
dans chacune, commet les mêmes inconséquences lorsqu'il est
accidentellement troublé dans ses manoeuvres. Une cellule peut
être clôturée quoique vide ou bien incomplètement approvisionnée,
et l'Hyménoptère n'en continuera pas moins à venir au même terrier
pour le travail des autres. J'ai néanmoins des raisons de croire
que ce Sphex est sujet aux mêmes aberrations que ses deux
congénères. Voici sur quoi se base ma conviction. Le nombre de
Grillons qu'on trouve dans les cellules, lorsque tout travail est
fini, est ordinairement de quatre pour chacune. Il n'est pas rare
pourtant de n'en trouver que trois, et même que deux. Le nombre
quatre me paraît être le nombre normal, d'abord parce qu'il est le
plus fréquent, et ensuite parce qu'en élevant de jeunes larves
exhumées, lorsqu'elles en étaient encore à leur première pièce,
j'ai reconnu que toutes, aussi bien celles qui n'étaient
actuellement pourvues que de deux ou trois pièces de gibier, que
celles qui en avaient quatre, venaient facilement à bout des
divers Grillons que je leur servais un à un, jusqu'à la quatrième
pièce inclusivement, mais que par delà elles refusaient toute
nourriture, ou n'entamaient qu'à peine la cinquième ration. Si
quatre Grillons sont nécessaires à la larve pour acquérir tout le
développement que son organisation comporte, pourquoi ne lui en
est-il servi parfois que trois, parfois que deux? Pourquoi cette
différence énorme du simple au double dans la quantité de ses
provisions de bouche? Ce n'est pas à cause des différences que
peuvent présenter les pièces servies à son appétit, car toutes ont
très sensiblement le même volume; ce ne peut donc résulter que de
la déperdition du gibier en route. On trouve, en effet, au pied du
talus dont les gradins supérieurs sont occupés par les Sphex, des
Grillons sacrifiés, mais perdus par suite de la pente du sol, qui
les a laissé glisser lorsque pour un motif quelconque, les
chasseurs les ont un instant lâchés. Ces Grillons deviennent la
proie des Fourmis et des Mouches, et les Sphex qui les rencontrent
se gardent bien de les recueillir, car ils introduiraient eux-
mêmes des ennemis dans le logis.

Ces faits me paraissent démontrer que, si l'arithmétique du Sphex
à ailes jaunes sait supputer exactement le nombre des victimes à
capturer, elle ne peut s'élever jusqu'au recensement de celles qui
sont arrivées à heureuse destination, comme si l'animal n'avait
d'autre guide, en ses calculs, qu'une propulsion irrésistible
l'entraînant à la recherche du gibier un nombre de fois déterminé.
Quand il a fait le nombre voulu d'expéditions, quand il a fait
tout son possible pour emmagasiner les captures qui en résultent,
son oeuvre est finie; et la cellule est close, complètement
approvisionnée ou non. La nature ne l'a doué que des facultés
réclamées dans les circonstances ordinaires par les intérêts de
ses larves; et ces facultés aveugles, non modifiables par
l'expérience, étant suffisantes pour la conservation de la race,
l'animal ne saurait aller plus loin.

Je terminerai donc comme j'ai débuté. L'instinct sait tout dans
les voies invariables qui lui ont été tracées; il ignore tout, en
dehors de ces voies. Inspirations sublimes de science,
inconséquences étonnantes de stupidité, sont à la fois son
partage, suivant que l'animal agit dans des conditions normales ou
dans des conditions accidentelles.

CHAPITRE XIII
UNE ASCENSION AU MONT VENTOUX

Par un isolement, qui lui laisse, sur toutes les faces, exposition
libre à l'influence des agents atmosphériques; par son élévation,
qui en fait le point culminant de la France en deçà des frontières
soit des Alpes, soit des Pyrénées, le mont pelé de la Provence, le
mont Ventoux, se prête, avec une remarquable netteté, aux études
de la distribution des espèces végétales suivant le climat. À la
base, prospèrent le frileux Olivier et cette multitude de petites
plantes demi-ligneuses, telles que le Thym dont les aromatiques
senteurs réclament le soleil des régions méditerranéennes; au
sommet, couvert de neige au moins la moitié de l'année, le sol se
couvre d'une flore boréale, empruntée en partie aux plages des
terres arctiques. Une demi-journée de déplacement suivant la
verticale fait passer sous les regards la succession des
principaux types végétaux que l'on rencontrerait en un long voyage
du sud au nord, suivant le même méridien. Au départ, vos pieds
foulent les touffes balsamiques du Thym, qui forme tapis continu
sur les croupes inférieures; dans quelques heures, ils fouleront
les sombres coussinets de la Saxifrage à feuilles opposées, la
première plante qui s'offre au botaniste débarquant, en juillet,
sur le rivage du Spitzberg. En bas, dans les haies, vous avez
récolté les fleurs écarlates du Grenadier, ami du ciel africain;
là-haut, vous récolterez un petit Pavot velu, qui abrite ses tiges
sous une couverture de menus débris pierreux, et déploie sa large
corolle jaune dans les solitudes glacées du Groenland et du cap
Nord, comme sur les pentes terminales du Ventoux.

De tels contrastes ont toujours saveur nouvelle; aussi vingt-cinq
ascensions n'ont-elles pu encore amener en moi la satiété. En août
1865, j'entreprenais la vingt-troisième. Nous étions huit: trois
dont le mobile était la botanique, cinq alléchés par une course
dans les montagnes et le panorama des hauteurs. Aucun de nos cinq
compagnons étrangers à l'étude des plantes n'a, depuis, manifesté
le désir de m'accompagner une seconde fois. C'est qu'en effet
l'expédition est rude, et la vue d'un lever de soleil ne dédommage
pas des fatigues endurées.

On ne saurait mieux comparer le Ventoux qu'à un tas de pierres
concassées pour l'entretien des routes. Dressez brusquement le tas
à deux kilomètres de hauteur, donnez-lui une base proportionnée,
jetez sur le blanc de sa roche calcaire la tache noire des forêts,
et vous aurez une idée nette de l'ensemble de la montagne. Cet
amoncellement de débris, tantôt petits éclats, tantôt quartiers
énormes, s'élève dans la plaine sans pentes préalables, sans
gradins successifs, qui rendraient l'ascension moins pénible en la
divisant par étapes. L'escalade immédiatement commence par des
sentiers rocailleux, dont le meilleur ne vaut pas la surface d'un
chemin récemment empierré; et se poursuit, toujours plus rude,
jusqu'au sommet, dont l'altitude mesure 1912 mètres. Frais gazons,
gais ruisselets, roches mousseuses, grandes ombres des arbres
séculaires, toutes ces choses enfin, qui donnent tant de charme
aux autres montagnes, ici sont inconnues et font place à une
interminable couche de calcaire fragmenté par écailles qui fuient
sous les pieds avec un cliquetis sec, presque métallique. Les
cascades du Ventoux sont des ruissellements de pierrailles; le
bruissement des roches éboulées y remplace le murmure des eaux.

Nous voici à Bédoin, tout au pied de la montagne. Les pourparlers
avec le guide sont terminés, l'heure du départ est convenue, les
vivres sont discutés et se préparent. Essayons de dormir, car
demain il y aura une nuit blanche à passer sur la montagne.
Dormir, voilà vraiment le difficile; jamais je n'y suis parvenu,
et la principale cause de fatigue est là. Je conseillerais donc à
ceux de mes lecteurs qui se proposeraient une ascension botanique
au Ventoux, de ne pas se trouver à Bédoin un dimanche au soir. Ils
éviteront le bruyant va-et-vient d'un café-auberge, les
interminables conversations à haute voix, l'écho des carambolages
dans la salle de billard, le tintement des verres, la chansonnette
après boire, les couplets nocturnes des passants, le beuglement
des cuivres du bal voisin, et autres tribulations inévitables en
ce saint jour de désoeuvrement et de liesse. Reposeront-ils mieux
dans le courant de la semaine? je le souhaite, mais n'en réponds
pas. Pour mon compte, je n'ai pas fermé l'oeil. Toute la nuit, le
tourne-broche rouillé, fonctionnant pour nos victuailles, a gémi
sous ma chambre à coucher. Je n'étais séparé de la satanée machine
que par une mince planche.

Mais déjà le ciel blanchit. Un âne brait sous les fenêtres. C'est
l'heure: levons-nous! Autant eût valu ne pas se coucher.
Provisions de bouche et bagages chargés, ja! hi! fait notre guide,
et nous voilà partis. Il est quatre heures du matin. En tête de la
caravane marche Triboulet, avec son mulet et son âne, Triboulet le
doyen des guides au Ventoux. Mes collègues en botanique scrutent
du regard, aux fraîches lueurs de l'aurore, la végétation des
bords du chemin; les autres causent. Je suis la bande, un
baromètre pendu à l'épaule, un carnet de notes et un crayon à la
main.

Mon baromètre, destiné à relever l'altitude des principales
stations botaniques, ne tarde pas à devenir un prétexte
d'accolades à la gourde de rhum. Dès qu'une plante remarquable est
signalée: «Vite, un coup de baromètre», s'écrie l'un; et nous nous
empressons tous autour de la gourde, l'instrument de physique ne
venant qu'après. La fraîcheur du matin et la marche nous font si
bien apprécier ces coups de baromètre, que le niveau du liquide
tonique baisse encore plus rapidement que celui de la colonne
mercurielle. Il me faut, dans l'intérêt de l'avenir, consulter
moins fréquemment le tube de Torricelli.

Peu à peu disparaissent, la température devenant trop froide,
l'Olivier et le Chêne vert d'abord. Puis la Vigne et l'Amandier;
puis encore le Mûrier, le Noyer, le Chêne blanc. Le Buis devient
abondant. On entre dans une région monotone qui s'étend de la fin
des cultures à la limite inférieure des Hêtres, et dont la
végétation dominante est la Sarriette des montagnes, connue ici
sous le nom vulgaire de _Pébré d'asé_, poivre d'âne, à cause de
l'âcre saveur de son menu feuillage, imprégné d'huile essentielle.
Certains petits fromages, faisant partie de nos provisions, sont
poudrés de cette forte épice. Plus d'un déjà les entame en esprit,
plus d'un jette un regard d'affamé sur les sacoches aux vivres,
que porte le mulet. Avec notre rude et matinale gymnastique,
l'appétit est venu, mieux que l'appétit, une faim dévorante, ce
qu'Horace appelle _latrantem stomachum_. J'enseigne à mes
collègues à tromper cette angoisse stomacale jusqu'à la prochaine
halte; je leur indique, au milieu des pierrailles, une petite
oseille à feuilles en fer de flèche, le _Rumexscutatus;_ et
prêchant moi-même d'exemple, j'en cueille une bouchée. On rit
d'abord de ma proposition. Je laisse rire, et bientôt je les vois
tous occupés, à qui mieux mieux, à la cueillette de la précieuse
oseille.

Tout en mâchant l'acide feuille, on atteint les hêtres, d'abord
larges buissons, isolés, traînant à terre; bientôt arbres nains,
serrés l'un contre l'autre; enfin troncs vigoureux, forêt épaisse
et sombre, dont le sol est un chaos de blocs calcaires. Surchargés
en hiver par le poids des neiges, battus toute l'année par les
furieux coups d'haleine du mistral, beaucoup sont ébranchés,
tordus dans des positions bizarres, ou même couchés à terre. Une
heure et plus se passe à traverser la zone boisée, qui, de loin,
apparaît sur les flancs du Ventoux comme une ceinture noire. Voici
que, de nouveau, les hêtres deviennent buissonnants et clairsemés.
Nous avons atteint leur limite supérieure et, au grand soulagement
de tous, malgré les feuilles d'oseille, nous avons atteint aussi
la halte choisie pour notre déjeuner.

Nous sommes à la fontaine de la Grave, mince filet d'eau reçu au
sortir du sol dans une série de longues auges en tronc de hêtre,
où les bergers de la montagne viennent faire boire leur troupeau.
La température de la source est de 7°, fraîcheur inestimable pour
nous, qui sortons des fournaises caniculaires de la plaine. La
nappe est étalée sur un charmant tapis de plantes alpines, parmi
lesquelles brille la Paronyque à feuilles de serpolet, dont les
larges et minces bractées ressemblent à des écailles d'argent. Les
vivres sont tirés de leurs sacoches, les bouteilles exhumées de
leur couche de foin. Ici, les pièces de résistance, les gigots
bourrés d'ail et les piles de pain; là, les fades poulets, qui
amuseront un moment les molaires, quand sera apaisée la grosse
faim; non loin, à une place d'honneur, les fromages du Ventoux
épicés avec la sarriette des montagnes, les petits fromages au
_Pébré d'asé_; tout à côté, les saucissons d'Arles, dont la chair
rose est marbrée de cubes de lard et de grains entiers de poivre;
par ici, en ce coin, les olives vertes, ruisselantes encore de
saumure, et les olives assaisonnées d'huile; en cet autre, les
melons de Cavaillon, les uns à chair blanche, les autres à chair
orangée, car il y en a pour tous les goûts; en celui-ci, le pot
aux anchois, qui font boire sec pour avoir du jarret; enfin les
bouteilles au frais dans l'eau glacée de cette auge. N'oublions-
nous rien? Si, nous oublions le maître dessert, l'oignon, qui se
mange cru avec du sel. Nos deux Parisiens, car il y en a deux
parmi nous, mes confrères en botanique, sont d'abord un peu ébahis
de ce menu par trop tonique; ils seront les premiers tout à
l'heure à se répandre en éloges. Tout y est. À table!

Alors commence un de ces repas homériques qui font date en la vie.
Les premières bouchées ont quelque chose de frénétique. Tranches
de gigots et morceaux de pain se succèdent avec une rapidité
alarmante. Chacun, sans communiquer aux autres ses appréhensions,
jette un regard anxieux sur les victuailles et se dit: «Si l'on y
va de la sorte, en aurons-nous assez pour ce soir et demain?»
Cependant la fringale s'apaise; on dévorait d'abord en silence,
maintenant on mange et on cause. Les appréhensions pour le
lendemain se calment aussi; on rend justice à l'ordonnateur du
menu, qui a prévu cette famélique consommation et tout disposé
pour y parer dignement. C'est le tour d'apprécier les vivres en
connaisseur. L'un fait l'éloge des olives, qu'il pique une à une
de la pointe du couteau; un second exalte le pot aux anchois, tout
en découpant sur son pain le petit poisson jauni d'ocre; un
troisième parle avec enthousiasme du saucisson; tous enfin sont
unanimes pour célébrer les fromages au _Pébré d'asé, _pas plus
grands que la paume de la main. Bref, pipes et cigares s'allument,
et l'on s'étend sur l'herbe, le ventre au soleil.

Après une heure de repos: debout! le temps presse; il faut se
remettre en marche. Le guide, avec les bagages, s'en ira seul,
vers l'ouest, en longeant la lisière des bois, où se trouve un
sentier praticable aux bêtes de somme. Il nous attendra au Jas ou
Bâtiment, situé à la limite supérieure de hêtres, vers 1550 mètres
d'altitude. Le Jas est une grande hutte en pierres qui doit nous
abriter la nuit, bêtes et gens. Quant à nous, poursuivons
l'ascension et atteignons la crête, que nous suivrons pour gagner
avec moins de peine la cime terminale. Du sommet, après le coucher
du soleil, nous descendrons au Jas, où le guide sera depuis
longtemps arrivé. Tel est le plan proposé et adopté.

La crête est atteinte. Au sud se déroulent, à perte de vue, les
pentes, relativement douces, que nous venons de gravir; au nord,
la scène est d'une grandiose sauvagerie: la montagne, tantôt
coupée à pic, tantôt disposée en gradins d'une effrayante
déclivité, n'est guère qu'un précipice d'un kilomètre et demi de
hauteur. Toute pierre lancée ne s'arrête plus et bondit de chute
en chute jusqu'au fond de la vallée, où se distingue, comme un
ruban, le lit du Toulourenc. Tandis que mes compagnons ébranlent
des quartiers de roche et les font rouler dans l'abîme pour en
suivre l'épouvantable dégringolade, je découvre, sous l'abri d'une
large pierre plate, une vieille connaissance entomologique,
l'Ammophile hérissée, que j'avais toujours rencontrée isolée sur
les berges des chemins de la plaine, tandis qu'ici, presque à la
cime du Ventoux, je la trouve au nombre de quelques centaines
d'individus groupés en tas sous le même abri.

J'en étais à rechercher les causes de cette populeuse
agglomération, lorsque le souffle du midi, qui déjà nous avait
inspiré dans la matinée quelques vagues craintes, amène
soudainement un convoi de nuages se résolvant en pluie. Avant d'y
avoir pris garde, nous sommes enveloppés d'une épaisse brume
pluvieuse, qui ne permet d'y voir à deux pas devant soi. Par une
fâcheuse coïncidence, l'un de nous, mon excellent ami Th.
Delacour, s'est écarté à la recherche de l'Euphorbe saxatile,
l'une des curiosités végétales de ces hauteurs. Faisant porte-voix
de nos mains, nous réunissons en un appel commun l'effort de nos
poitrines. Personne ne répond. La voix se perd dans la masse
floconneuse et dans la sourde rumeur de la nuée tourbillonnante.
Cherchons donc l'égaré puisqu'il ne peut nous entendre. Au milieu
de l'obscurité de nuage, il est impossible de se voir l'un
l'autre, à la distance de deux ou trois pas, et je suis le seul
des sept qui connaisse les localités. Pour ne laisser personne à
l'abandon, nous nous prenons par la main, et je me mets moi-même
en tête de la chaîne. C'est alors, pendant quelques minutes, un
véritable jeu de colin-maillard, qui n'aboutit à rien. Delacour,
sans doute, lui-même habitué du Ventoux, en voyant venir les
nuages, aura profité des dernières éclaircies pour gagner à la
hâte l'abri du Jas. Gagnons-le nous-mêmes au plus tôt, car déjà
l'eau nous ruisselle à l'intérieur des vêtements tout aussi bien
qu'à l'extérieur. Le pantalon de coutil est collé sur la peau
comme un second épiderme.

Une grave difficulté s'élève: les va et revient, tours et retours
de nos recherches, m'ont mis dans l'état d'une personne à qui l'on
bande les yeux et que l'on fait, après, pirouetter sur les talons.
J'ai perdu toute orientation; je ne sais plus, absolument plus, de
quel côté est le flanc sud. J'interroge l'un, j'interroge l'autre:
les avis sont partagés, très-douteux. Conclusion: aucun de nous ne
saurait affirmer où est le nord, où est le sud. Jamais, non,
jamais, je n'ai compris la valeur des points cardinaux comme en ce
moment-là. Tout autour de nous est l'inconnu de la nuée grise;
sous nos pieds nous distinguons tout juste la naissance d'une
pente d'ici et d'une pente de là. Mais quelle est la bonne? Il
faut choisir et se précipiter de confiance. Si par malheur nous
descendons la pente nord, nous courons nous fracasser dans les
précipices dont la vue seule tantôt nous inspirait l'effroi. Pas
un n'en reviendra peut-être. J'eus là quelques minutes de
poignante perplexité.

Restons ici, disaient la plupart; attendons la fin de la pluie.
Mauvais conseil, répliquaient les autres, et j'étais du nombre;
mauvais conseil: la pluie peut durer longtemps, et mouillés comme
nous le sommes, aux premières fraîcheurs de la nuit nous gèlerons
sur place. Mon digne ami Bernard Verlot, venu tout exprès du
Jardin des Plantes de Paris pour faire avec moi l'ascension du
Ventoux, montrait un calme imperturbable, s'en remettant à ma
prudence pour sortir de ce mauvais pas. Je le tire un peu à
l'écart, afin de ne pas augmenter la panique des autres, et lui
dévoile mes terribles appréhensions. Un conciliabule est tenu à
nous deux: nous cherchons à suppléer par la boussole de la
réflexion l'aiguille aimantée absente. «Quand les nuages sont
venus, lui disais-je, c'est bien par le sud? -- C'est parfaitement
par le sud. -- Et, quoique le vent fût presque insensible, la
pluie avait une légère inclinaison du sud au nord? -- Mais oui:
j'ai constaté cette direction tant que j'ai pu me reconnaître.
N'avons-nous pas là de quoi nous guider? Descendons du côté d'où
vient la pluie. -- J'y avais songé, mais des doutes me prennent.
Le vent est trop faible pour avoir une direction bien déterminée.
C'est peut-être un souffle tournant, comme il s'en produit au
sommet de la montagne lorsque des nuages l'enveloppent. Rien ne me
dit que la direction première se soit conservée, et que le
mouvement de l'air n'arrive maintenant du nord. -- Je partage vos
doutes. Et alors? -- Alors, alors, voilà le difficile. Une idée:
si le vent n'a pas tourné nous devons surtout être mouillés à
gauche puisque la pluie a été reçue de ce côté tant que n'a pas
été perdue notre orientation. S'il a tourné, la mouillure doit
être à peu près égale de partout. Que l'on se tâte et décidons. Ça
y est-il? -- Ça y est. -- Et si je me trompe? -- Vous ne vous
tromperez pas.»

En deux mots les collègues sont mis au courant de la chose. Chacun
se palpe, non au dehors, exploration insuffisante, mais sous le
vêtement le plus intime; et c'est avec un soulagement indicible
que j'entends déclarer à l'unanimité le flanc gauche bien plus
mouillé que l'autre. Le vent n'a pas tourné. C'est bien:
dirigeons-nous du côté de la pluie. La chaîne se reforme, moi en
tête, Verlot à l'arrière-garde pour ne pas laisser de traînard.
Avant de se lancer: «Eh bien, dis-je encore une fois à mon ami,
risquons-nous l'affaire? -- Risquez; je vous suis». -- Et nous
piquons aveuglément une tête dans le redoutable inconnu.

Vingt enjambées n'étaient pas faites, vingt de ces enjambées dont
on n'est pas maître sur les fortes pentes, que toute crainte de
péril cesse. Sous nos pieds ce n'est pas le vide de l'abîme, c'est
le sol tant désiré, le sol de pierrailles, qui croule derrière
nous en longs ruissellements. Pour nous tous, ce cliquetis, signe
de terre ferme, est musique divine. En quelques minutes est
atteinte la lisière supérieure des hêtres. Ici l'obscurité est
plus forte encore qu'au sommet de la montagne: il faut se courber
jusqu'à terre pour reconnaître où l'on met les pieds. Comment, au
sein de ces ténèbres, trouver le Jas, enfoui dans l'épaisseur du
bois? Deux plantes, assidue végétation des points hantés par
l'homme, le Chénopode Bon-Henri et l'Ortie dioïque me servent de
fil conducteur. De ma main libre, je fauche dans l'air, tout en
cheminant. À chaque piqûre ressentie, c'est une ortie, c'est un
jalon. Verlot, à l'arrière-garde, s'escrime aussi de son mieux et
supplée la vue par la cuisante piqûre. Nos compagnons n'ont guère
foi en ce mode de recherche. Ils parlent de continuer la descente
furibonde, de rétrograder, s'il le faut, jusqu'à Bédoin. Plus
confiant dans le flair botanique, qu'il possède si bien lui-même,
Verlot se joint à moi pour insister dans nos recherches, pour
rassurer les plus démoralisés et leur démontrer qu'il est
possible, en interrogeant de la main les herbages, d'arriver au
gîte malgré l'obscurité. On se rend à nos raisons; et peu après,
de touffe d'ortie en touffe d'ortie, la bande arrive au Jas.

Delacour y est, ainsi que le guide avec nos bagages, abrités à
temps de la pluie. Un feu flambant et des vêtements de rechange
ont bientôt ramené l'habituelle gaieté. Un bloc de neige, apporté
du vallon voisin, est suspendu dans un sac devant le foyer. Une
bouteille reçoit l'eau de fusion; ce sera notre fontaine pour le
repas du soir. Enfin la nuit se passe sur une couche de feuillage
de hêtre, qu'ont triturée nos prédécesseurs; et ils sont nombreux.
Qui sait depuis combien d'années n'a pas été renouvelé ce matelas,
aujourd'hui devenu terreau! Ceux qui ne peuvent dormir ont pour
mission d'entretenir le foyer. Les mains ne manquent pas pour
tisonner, car la fumée, sans autre issue qu'un large trou produit
par l'écroulement partiel de la voûte, emplit la hutte d'une
atmosphère à fumer des harengs. Pour obtenir quelques bouffées
respirables, il faut les chercher dans les couches les plus
inférieures, le nez presque à terre. On tousse donc, on maugrée,
on tisonne, mais vainement essaie-t-on de dormir. Dès deux heures
du matin tout le monde est sur pied, pour gravir le cône terminal
et assister au lever du soleil. La pluie a cessé, le ciel est
superbe et promet une admirable journée.

Pendant l'ascension, quelques-uns éprouvent une sorte de mal au
coeur, dont la cause est d'abord la fatigue et en second lieu la
raréfaction de l'air. Le baromètre a baissé de 140 millimètres;
l'air que nous respirons est d'un cinquième moins dense, et par
conséquent d'un cinquième moins riche en oxygène. Dans l'état de
bien-être, cette modification de l'air, trop peu considérable,
passerait inaperçue; mais venant s'ajouter aux fatigues de la
veille et à l'insomnie, elle aggrave notre malaise. On monte donc
avec lenteur, les jarrets brisés, le souffle haletant. De vingt
pas en vingt pas, plus d'un est obligé de faire halte. Enfin nous
y voici. On se réfugie dans la rustique chapelle de Sainte-Croix,
pour reprendre haleine et combattre le froid piquant du matin par
une accolade à la gourde, dont cette fois on épuise les flancs.
Bientôt, le soleil se lève. Jusqu'aux extrêmes limites de
l'horizon, le Ventoux projette son ombre triangulaire, dont les
côtés s'irisent de violet par l'effet des rayons diffractés. Au
sud et à l'ouest s'étendent des plaines brumeuses, où, lorsque le
soleil sera plus haut, nous pourrons distinguer le Rhône, ainsi
qu'un fil d'argent. Au nord et à l'est s'étale sous nos pieds une
couche énorme de nuages, sorte d'océan de blanche ouate d'où
émergent, comme des îlots de scories, les sommets obscurs des
montagnes inférieures. Quelques cimes, avec leurs traînées de
glaciers, resplendissent du côté des Alpes.

Mais la plante nous réclame; arrachons-nous à ce magique
spectacle. L'époque de notre ascension, en août, était un peu
tardive; pour bien des plantes, la floraison était passée. Voulez-
vous faire une herborisation vraiment fructueuse? Soyez ici dans
la première quinzaine de juillet, et surtout devancez l'apparition
des troupeaux sur ces hauteurs: où le mouton a brouté vous ne
récolteriez que misérables restes. Encore épargné par la dent des
troupeaux, le sommet du Ventoux est en juillet un vrai parterre;
sa couche de pierrailles est émaillée de fleurs. En mes souvenirs
apparaissent, toutes ruisselantes de la rosée du matin, les
gracieuses touffes d'Androsace villeuse, à fleurs blanches avec un
oeil rose tendre; la Violette du mont Cenis, dont les grandes
corolles bleues s'étalent sur les éclats de calcaire; la Valériane
Saliunque, qui associe le suave parfum de ses inflorescences et
l'odeur stercoraire de ses racines; la Globulaire cordifoliée,
formant des tapis compacts d'un vert cru semés de capitules bleus;
le Myosotis alpestre, dont l'azur rivalise avec celui des cieux;
l'Iberis de Candolle, dont la tige menue porte une tête serrée de
fleurettes blanches et plonge en serpentant au milieu des
pierrailles; la Saxifrage à feuilles opposées et la Saxifrage
muscoïde, toutes les deux serrées en coussinets sombres,
constellés de corolles roses pour la première, de corolles
blanches lavées de jaune pour la seconde. Quand le soleil aura
plus de force, nous verrons mollement voleter d'une touffe fleurie
à l'autre un superbe Papillon à ailes blanches avec quatre taches
d'un rouge carmin vif, cerclées de noir. C'est le _Parnassius
Apollo_, hôte élégant des solitudes des Alpes, au voisinage des
neiges éternelles. Sa chenille vit sur les Saxifrages. Bornons là
cet aperçu des douces joies qui attendent le naturaliste au sommet
du mont Ventoux et revenons à l'Ammophile hérissée, blottie en
nombre sous l'abri d'une pierre lorsque la nuée pluvieuse est
venue hier nous envelopper.

CHAPITRE XIV
LES ÉMIGRANTS

J'ai raconté comment, sur les crêtes du mont Ventoux, vers
l'altitude de 1800 mètres, j'avais eu une de ces bonnes fortunes
entomologiques qui seraient riches de conséquences si elles se
présentaient assez fréquemment pour se prêter à des études
suivies. Malheureusement mon observation est unique, et je
désespère de jamais la renouveler. Je ne pourrai donc étayer sur
elle que des soupçons. C'est aux observateurs futurs de remplacer
mes probabilités par des certitudes.

Sous l'abri d'une large pierre plate, je découvre quelques
centaines d'Ammophiles (_Ammophila hirsuta_), amoncelées les unes
sur les autres et d'une manière presque aussi compacte que le sont
les Abeilles dans la grappe d'un essaim. Aussitôt la pierre levée,
tout ce petit monde velu se met à grouiller, sans tentative aucune
de fuir au vol. Je déplace le tas à pleines mains, nul ne fait
mine de vouloir abandonner le groupe. Des intérêts communs
semblent les maintenir indissolublement unis; pas un ne part si
tous ne partent. Avec tout le soin possible, j'examine la pierre
plate qui servait d'abri, le sol qu'elle recouvrait ainsi que les
environs immédiats je ne découvre rien qui puisse me dire la cause
de cette étrange réunion. Ne pouvant mieux faire, j'essaie le
dénombrement. J'en étais là quand les nuages sont venus mettre fin
à mes observations et nous plonger dans cette obscurité dont je
viens de dire les anxieuses suites. Aux premières gouttes de
pluie, avant d'abandonner les lieux, je m'empresse de remettre la
pierre en place et de réintégrer les Ammophiles sous leur abri. Je
m'accorde un bon point, que le lecteur confirmera, je l'espère,
pour avoir eu la précaution de ne pas laisser exposées à l'averse
les pauvres bêtes dérangées par ma curiosité.

L'Ammophile hérissée n'est pas rare dans la plaine, mais c'est
toujours une à une qu'elle se rencontre au bord des sentiers et
sur les pentes sablonneuses, tantôt livrée au travail d'excavation
de son puits, tantôt occupée au charroi de sa lourde chenille.
Elle est solitaire, comme le Sphex languedocien; aussi était-ce
pour moi profonde surprise que de trouver, presque à la cime du
Ventoux, cet Hyménoptère réuni en si grand nombre sous l'abri de
la même pierre. Au lieu de l'individu isolé, qui jusqu'ici m'était
connu, s'offrait à mes regards une société populeuse. Essayons de
remonter aux causes probables de cette agglomération.

Par une exception fort rare chez les Hyménoptères fouisseurs,
l'Ammophile hérissée nidifie dès les premiers jours du printemps:
vers la fin de mars si la saison est douce, au plus tard dans la
première quinzaine d'avril, alors que les Grillons prennent la
forme adulte et dépouillent douloureusement la peau du jeune âge
sur le seuil de leur logis, alors que le Narcisse des poètes
épanouit ses premières fleurs et que le Proyer lance, dans les
prairies, sa traînante note du haut des peupliers, l'Ammophile
hérissée est à l'oeuvre pour creuser le domicile de ses larves et
l'approvisionner; tandis que les autres Ammophiles et les divers
Hyménoptères déprédateurs en général, ne font ce travail qu'en
automne, dans le courant de septembre et d'octobre. Cette
nidification si précoce, devançant de six mois la date adoptée par
l'immense majorité, suscite aussitôt quelques réflexions.

On se demande si les Ammophiles qu'on trouve occupées à leurs
terriers, dans les premiers jours d'avril, sont bien des insectes
de l'année; c'est-à-dire si ces printaniers travailleurs ont
achevé leurs métamorphoses et quitté leurs cocons dans les trois
mois qui précèdent. La règle générale veut que le fouisseur
devienne insecte parfait, abandonne sa demeure souterraine et
s'occupe de ses larves dans la même saison. C'est en juin et
juillet que la plupart des Hyménoptères giboyeurs sortent des
galeries où ils ont vécu à l'état de larves; c'est dans les mois
suivants, août, septembre et octobre, qu'ils déploient leurs
industries de mineur et de chasseur.

Semblable loi s'applique-t-elle à l'Ammophile hérissée? La même
saison voit-elle la transformation finale et les travaux de
l'insecte? C'est très douteux, car l'Hyménoptère, occupé au
travail des terriers en fin mars, devrait alors achever ses
métamorphoses et rompre l'abri du cocon dans le courant de
l'hiver, au plus tard en février. La rudesse du climat en cette
période ne permet pas d'admettre telle conclusion. Ce n'est point
quand l'âpre mistral hurle des quinze jours sans discontinuer et
congèle le sol, ce n'est point quand des rafales de neige
succèdent à ce souffle glacé, que peuvent s'accomplir les
délicates transformations de la nymphose et que l'insecte parfait
peut songer à quitter l'abri de son cocon. Il faut les douces
moiteurs de la terre sous le soleil d'été pour l'abandon de la
cellule.

Si elle m'était connue, l'époque précise à laquelle l'Ammophile
hérissée sort du terrier natal me viendrait ici grandement en
aide; mais, à mon vif regret, je l'ignore. Mes notes, recueillies
au jour le jour, avec cette confusion inévitable dans un genre de
recherches presque constamment subordonnées aux chances de
l'imprévu, sont muettes sur ce point, dont je vois toute
l'importance aujourd'hui que je veux coordonner mes matériaux pour
écrire ces lignes. J'y trouve mentionnée l'éclosion de l'Ammophile
des sables le 5 juin, et celle de l'Ammophile argentée le 2 du
même mois; rien, dans mes archives, ne se rapporte à l'éclosion de
l'Ammophile hérissée. C'est un détail non élucidé par oubli. Les
dates données pour les deux autres espèces rentrent dans la loi
générale: l'apparition de l'insecte parfait a lieu à l'époque des
chaleurs. Par analogie, je rapporte à la même époque la sortie de
l'Ammophile hérissée hors du cocon.

D'où proviennent alors les Ammophiles que l'on voit travailler à
leurs terriers en fin mars et avril? La conclusion est forcée: ces
Hyménoptères ne sont pas de l'année actuelle, mais de l'année
précédente, sortis de leurs cellules à l'époque habituelle, en
juin et juillet, ils ont passé l'hiver pour nidifier aussitôt le
printemps venu. En un mot, ce sont des insectes hivernants.
L'expérience confirme en plein cette conclusion.

Pour peu qu'on se livre à des recherches patientes dans les bancs
verticaux de terre ou de sable bien exposés aux rayons du soleil,
là surtout où des générations de divers Hyménoptères récolteurs de
miel se sont succédé d'année en année et ont criblé la paroi d'un
labyrinthe de couloirs, de manière à lui donner l'aspect d'une
énorme éponge, on est à peu près sûr de rencontrer, au coeur de
l'hiver, bien tapie au chaud dans les retraites du banc
ensoleillé, l'Ammophile hérissée, soit seule, soit par groupes de
trois ou quatre, attendant inactive l'arrivée des beaux jours.
Cette petite fête de revoir, au milieu des deuils et des froids de
l'hiver, le gracieux Hyménoptère qui, aux premiers chants du
Proyer et du Grillon, anime les pelouses des sentiers, j'ai pu me
la procurer autant de fois que je l'ai voulu. Si le temps est
calme et le soleil un peu vif, le frileux insecte vient sur le
seuil de son abri se pénétrer avec délices des rayons les plus
chauds; ou bien encore il s'aventure timidement au dehors et
parcourt pas à pas, en se lustrant les ailes, la surface du banc
spongieux. Ainsi fait le petit lézard gris, quand le soleil
commence à réchauffer la vieille muraille, sa patrie.

Mais vainement on chercherait en hiver, même aux abris les mieux
défendus, les Cerceris, Sphex, Philanthes, Bembex et autres
Hyménoptères à larves carnassières. Tous sont morts après le
travail d'automne, et leurs races ne sont plus représentées, dans
la froide saison, que par les larves, engourdies au fond des
cellules. Ainsi donc, par une exception fort rare, l'Ammophile
hérissée, éclose à l'époque des chaleurs, passe l'hiver suivant,
abritée dans quelque chaud refuge; et telle est la cause de son
apparition si printanière.

Avec ces données, essayons d'expliquer le groupe d'Ammophiles
observé sur les crêtes du mont Ventoux. Que pouvaient faire sous
l'abri de leur pierre ces nombreux Hyménoptères amoncelés? Se
proposaient-ils d'y prendre leurs quartiers d'hiver, et
d'attendre, engourdis sous le couvert de la dalle, la saison
propice à leurs travaux? Tout en démontre l'invraisemblance. Ce
n'est pas au mois d'août, au moment des fortes chaleurs, qu'un
animal est pris des somnolences de l'hiver. Le manque de
nourriture, suc mielleux lapé au fond des fleurs, ne peut non plus
être invoqué. Bientôt vont arriver les ondées de septembre, et la
végétation, un moment suspendue par les ardeurs caniculaires, va
prendre vigueur nouvelle et couvrir les champs d'une floraison
presque aussi variée que celle du printemps. Cette période de
liesse pour la majorité des Hyménoptères ne saurait être, pour
l'Ammophile hérissée, une époque de torpeur.

Et puis, est-il permis de supposer que les hauteurs du Ventoux,
balayées par des coups de mistral déracinant parfois hêtres et
sapins; que des cimes où la bise fait pendant six mois
tourbillonner les neiges; que des crêtes enfin, enveloppées la
majeure partie de l'année par la froide brume des nuages, soient
adoptées, comme refuge d'hiver, par un insecte si ami du soleil?
Autant vaudrait le faire hiverner parmi les glaces du cap Nord.
Non, ce n'est pas là que l'Ammophile hérissée doit passer la
mauvaise saison. Le groupe observé n'y était que de passage. Aux
premiers indices de la pluie, qui nous échappaient à nous, mais ne
pouvaient échapper à l'insecte, éminemment sensible aux variations
de l'atmosphère, la bande en voyage s'était réfugiée sous une
pierre, et attendait la fin de la pluie pour reprendre son vol.
D'où venait-elle? Où allait-elle?

En cette même époque d'août, et principalement de septembre,
arrivent chez nous, sur les terres chaudes de l'olivier, les
caravanes des petits oiseaux émigrants, descendant par étapes des
pays où ils ont aimé, des pays plus frais, plus boisés, plus
paisibles que les nôtres, où ils ont élevé leur couvée. Ils
arrivent presque à jour fixe, dans un ordre invariable, comme
guidés par les fastes d'un calendrier d'eux seuls connu. Ils
séjournent quelque temps dans nos plaines, riche étape où abonde
l'insecte, exclusive nourriture de la plupart; motte par motte,
ils visitent nos champs, où le soc du labourage met alors à
découvert dans les sillons une foule de vermisseaux, leur régal; à
ce régime, promptement ils gagnent croupion matelassé de graisse,
grenier d'abondance, réserve nutritive pour les fatigues à venir;
enfin, bien pourvus de ce viatique, ils poursuivent leur descente
vers le sud, pour se rendre aux pays sans hiver, où l'insecte ne
manque jamais: l'Espagne et l'Italie méridionales, les îles de la
Méditerranée, l'Afrique. C'est l'époque des joies de la chasse et
des succulentes brochettes de Pieds-noirs.

La Calandrelle, le_ Crèou_, comme on dit ici, est la première
arrivée. À peine le mois d'août commence, qu'on la voit explorer
les champs caillouteux, à la recherche des petites semences de
Setaria, mauvaise graminée qui infeste les cultures. À la moindre
alerte, elle part avec un aigre clapotement de gosier assez bien
imité par son nom provençal. Elle est bientôt suivie du Tarier,
qui butine paisiblement de petits charançons, des criquets, des
fourmis, dans les vieux champs de luzerne. Avec lui commence
l'illustre série des Pieds-noirs, honneur de la broche. Elle se
continue, quand septembre est arrivé, par le plus célèbre, le
Motteux vulgaire ou Cul-blanc, glorifié de tous ceux qui ont pu
apprécier ses hautes qualités. Jamais Becfigue des gourmets de
Rome, immortalisé dans les épigrammes de Martial, n'a valu
l'exquise et parfumée pelote de graisse du Motteux, devenu
scandaleusement obèse par un régime immodéré. C'est un
consommateur effréné d'insectes de tout ordre. Mes archives de
chasseur naturaliste font foi du contenu de son gésier. On y
trouve tout le petit peuple des guérets: larves et charançons de
toutes espèces, criquets, opatres, cassides, chrysomèles,
grillons, forficules, fourmis, araignées, cloportes, hélices,
iules et tant d'autres. Et pour faire diversion à cette nourriture
de haut goût, raisins, baies de la ronce, baies du cornouiller
sanguin. Tel est le menu que poursuit sans repos le Motteux,
lorsqu'il vole d'une motte de terre à l'autre, avec ce faux air de
papillon en fuite que lui donnent les pennes blanches de sa queue
étalée. Aussi Dieu sait à quel prodige d'embonpoint il s'élève.

Un seul le surpasse dans l'art de se faire gras. C'est son
contemporain d'émigration, autre passionné consommateur
d'insectes: le Pipit des buissons, ainsi que le dénomment
absurdement les nomenclateurs, tandis que le dernier de nos pâtres
n'a jamais hésité à l'appeler le Grasset, l'oiseau gras par
excellence. Ce nom seul renseigne à fond sur le caractère
dominant. Aucun autre n'atteint pareille obésité. Un moment arrive
où chargé de coussinets de graisse jusque sur l'aile, le cou, la
naissance du crâne, l'oiseau figure une petite motte de beurre. À
peine peut-il, le malheureux, voleter d'un mûrier à l'autre, où il
halète dans l'épaisseur de la feuillée, à demi étouffé de gras
fondu, victime de son amour du charançon.

Octobre nous amène la svelte Lavandière grise, mi-cendrée, mi-
blanche, avec un large hausse-col de velours noir sur la poitrine.
Le gracieux oiseau, trottinant, hochant la queue, suit le
laboureur presque sous les pas de l'attelage, et cueille la
vermine dans le sillon tout frais. Vers la même époque arrive
l'Alouette, d'abord par petites compagnies envoyées en éclaireurs;
puis par bandes sans nombre, qui prennent possession des champs de
blé et des terres en friche, où abondent les semences de Setaria,
leur nourriture habituelle. Alors, dans la plaine, au milieu de la
scintillation générale des gouttes de rosée et des cristaux de
gelée blanche appendus à chaque brin d'herbe, le miroir lance ses
éclairs intermittents sous les rayons du soleil du matin; alors la
chouette, lancée par la main du chasseur, fait sa courte volée,
s'abat, se redresse avec de brusques haut-le-corps et des
roulements d'yeux effarés; et l'Alouette d'arriver, d'un vol
plongeant, curieuse de voir de près la brillante machine ou le
grotesque oiseau. Elle est là, devant vous, à quinze pas, les
pattes pendantes, les ailes étalées, en manière de Saint-Esprit.
C'est le moment: visez et feu! Je souhaite à mes lecteurs les
émotions de cette ravissante chasse.

Avec l'Alouette, souvent dans les mêmes compagnies, nous vient la
Farlouse, vulgairement le Sisi. Encore une onomatopée qui traduit
le petit cri d'appel de l'oiseau. Nul ne donne avec plus de fougue
sur la chouette, autour de laquelle il évolue dans un balancement
continuel. Ne poursuivons pas davantage la revue des émigrants qui
nous visitent. La plupart ne font ici qu'une halte; ils y
séjournent quelques semaines, retenus par l'abondance des vivres,
des insectes surtout; puis fortifiés, riches d'embonpoint, ils
poursuivent leur voyage vers le sud. D'autres, en petit nombre,
pour quartiers d'hiver adoptent nos plaines, où la neige est très
rare, où mille petites graines sont à découvert sur le sol, même
au coeur de la rude saison. Telle est l'Alouette, qui exploite les
champs de blé et les friches; telle est la Farlouse qui préfère
les luzernières et les prairies.

L'Alouette, si commune dans presque toute la France, ne niche pas
dans les plaines du Vaucluse; elle y est remplacée par l'Alouette
huppée, le Cochevis, ami de la grande route et du cantonnier. Mais
il n'est pas nécessaire de remonter bien avant dans le nord pour
trouver les lieux favoris de ses couvées: le département
limitrophe, la Drôme, est déjà riche en nids de cet oiseau. Il est
alors fort probable que, parmi les vols d'Alouettes venant prendre
possession de nos plaines pour tout l'automne et tout l'hiver,
beaucoup ne descendent pas de plus loin que la Drôme. Il leur
suffit d'émigrer dans le département voisin pour avoir plaines
sans neige et menues semences assurées.

Semblable émigration à petite distance me paraît être la cause du
rassemblement d'Ammophiles surpris vers la cime du Ventoux. J'ai
établi que cet Hyménoptère passe l'hiver à l'état d'insecte
parfait, réfugié dans quelque abri, où il attend le mois d'avril
pour nidifier. Lui aussi, comme l'Alouette, doit prendre ses
précautions contre la saison des frimas. S'il n'a pas à redouter
le manque de nourriture, capable qu'il est de supporter
l'abstinence jusqu'au retour des fleurs, il lui faut du moins, à
lui si frileux, se garantir des mortelles atteintes du froid. Il
fuira donc les cantons neigeux, les pays où le sol profondément se
gèle; il se réunira en caravane émigrante à la manière des
oiseaux, et franchissant monts et vallées, ira élire domicile dans
les vieilles murailles et les bancs sablonneux que réchauffe le
soleil méridional. Puis, les froids passés, la bande regagnera, en
totalité ou en partie, les lieux d'où elle était venue. Ainsi
s'expliquerait le groupe d'Ammophiles du Ventoux. C'était une
tribu émigrante, qui, venue des froides terres de la Drôme pour
descendre dans les chaudes plaines de l'olivier, avait franchi la
profonde et large vallée du Toulourenc et, surprise par la pluie,
faisait halte sur la crête du mont. L'Ammophile hérissée, pour se
soustraire aux froids de l'hiver, paraîtrait donc soumise à des
émigrations. À l'époque où les petits oiseaux voyageurs commencent
le défilé de leurs caravanes, elle entreprendrait, elle aussi, son
voyage d'un canton plus froid dans un canton voisin plus chaud.
Quelques vallées traversées, quelques montagnes franchies, lui
feraient trouver le climat désiré.

J'ai recueilli deux autres exemples de réunions extraordinaires
d'insectes à de grandes hauteurs. En octobre, j'ai trouvé la
chapelle du sommet du mont Ventoux couverte de Coccinelles à sept
points, la bête à bon Dieu du langage populaire. Ces insectes,
appliqués sur la pierre tant des parois que de la toiture en
dalles, étaient si serrés l'un contre l'autre, que le grossier
édifice prenait, à quelques pas, l'aspect d'un ouvrage en globules
de corail. Je n'oserais évaluer les myriades de Coccinelles qui se
trouvaient là en assemblée générale. Ce n'est certainement pas la
nourriture qui avait attiré ces mangeuses de pucerons sur la cime
du Ventoux, presque à deux kilomètres d'altitude. La végétation y
est trop maigre, et jamais pucerons ne se sont aventurés jusque-
là.

Une autre fois, en juin, sur le plateau de Saint-Amans, voisin du
Ventoux, à une altitude de 734 mètres, j'ai été témoin d'une
réunion semblable, mais beaucoup moins nombreuse. Au point le plus
saillant du plateau, sur le bord d'un escarpement de roches à pic,
se dresse une croix avec piédestal de pierres de taille. C'est sur
les faces de ce piédestal et sur les rochers lui servant de base
que le même Coléoptère du Ventoux, la Coccinelle à sept points,
s'était rassemblé en légions. Les insectes étaient pour la plupart
immobiles; mais partout où le soleil donnait avec ardeur, il y
avait continuel échange entre les arrivants, qui venaient prendre
place, et les occupants du reposoir, qui s'envolaient pour revenir
après un court essor.

Là, pas plus qu'au sommet du Ventoux, rien n'a pu me renseigner
sur les causes de ces étranges réunions en des points arides, sans
Pucerons, et nullement faits pour attirer des Coccinelles; rien
n'a pu me dire le secret de ces rendez-vous populeux sur les
maçonneries des hauteurs. Y aurait-il encore ici des exemples
d'émigration entomologique? Y aurait-il assemblée générale,
pareille à celle des Hirondelles avant le jour du départ commun?
Était-ce là des points de convocation, d'où la nuée des
Coccinelles devait gagner canton plus riche en vivres? C'est bien
possible, mais c'est bien aussi extraordinaire. La bête à bon Dieu
n'a jamais guère fait parler d'elle pour sa passion des voyages.
Elle nous semble bien casanière quand nous la voyons faire
boucherie des poux verts de nos rosiers et des poux noirs de nos
fèves; et cependant, avec son aile courte, elle va tenir réunion
plénière, par myriades, au sommet du Ventoux, où le Martinet ne
monte qu'en des moments de fougue effrénée. Pourquoi ces
assemblées à de telles hauteurs? Pourquoi ces prédilections pour
les blocs d'une maçonnerie?

CHAPITRE XV
LES AMMOPHILES

Taille fine, tournure svelte, abdomen très étranglé à la naissance
et rattaché au corps comme par un fil, costume noir avec écharpe
rouge sur le ventre, tel est le signalement sommaire de ces
fouisseurs, voisins des Sphex par leur forme et leur coloration,
mais bien différents par leurs moeurs. Les Sphex chassent des
orthoptères, Criquets, Éphippigères, Grillons; les Ammophiles ont
pour gibier des chenilles. Ce changement de proie fait prévoir à
lui seul de nouvelles ressources dans la tactique meurtrière de
l'instinct.

Si le mot ne sonnait convenablement à l'oreille, volontiers je
chercherais querelle au terme d'Ammophile, signifiant ami des
sables, comme trop exclusif et souvent erroné. Les véritables amis
des sables, des sables secs, poudreux, ruisselants, ce sont les
Bembex, giboyeurs de Mouches; mais les chasseurs de Chenilles,
dont je me propose ici l'histoire, n'ont aucune prédilection pour
les sables purs et mobiles; ils les fuient même comme trop sujets
à des éboulements qu'un rien provoque. Leur puits vertical, qui
doit rester libre jusqu'à ce que la cellule ait reçu les vivres et
l'oeuf, exige un milieu plus ferme pour ne pas s'obstruer avant
l'heure. Ce qu'il leur faut, c'est un sol léger, de fouille
facile, où l'élément sablonneux soit cimenté par un peu d'argile
et de calcaire. Les bords des sentiers, les pentes à maigre gazon
exposées au soleil, voilà les lieux préférés. Au printemps, dès
les premiers jours d'avril, on y voit l'Ammophile hérissée
(_Ammophila hirsut_a); quand viennent septembre et octobre, on y
trouve l'Ammophile des sables (_A. sabulosa_), l'Ammophile
argentée (_A. argentata_), et l'Ammophile soyeuse (_A._
_holosericea)_. Je condenserai ici les documents que les quatre
espèces m'ont fournis.

Pour toutes les quatre, le terrier est un trou de sonde vertical,
une sorte de puits, ayant au plus le calibre d'une forte plume
d'oie, et une profondeur d'environ un demi-décimètre. Au fond est
la cellule, toujours unique et consistant en une simple dilatation
du puits d'entrée. C'est, en somme, logis mesquin, obtenu à peu de
frais, en une séance; la larve n'y trouvera protection contre
l'hiver qu'à la faveur de la quadruple enceinte de son cocon,
imité de celui du Sphex. L'Ammophile travaille solitaire à son
excavation, paisiblement, sans se presser, sans de joyeux
entrains. Comme toujours, les tarses antérieurs servent de râteaux
et les mandibules font office d'outils de fouille. Si quelque
grain de sable résiste trop à l'arrachement, on entend monter du
fond du puits, comme expression des efforts de l'insecte, une
sorte de grincement aigu produit par les vibrations des ailes et
du corps tout entier. Par intervalles rapprochés, l'Hyménoptère
apparaît au jour avec la charge de déblais entre les dents, un
gravier, qu'il va, au vol, laisser choir plus loin, à quelques
décimètres de distance, pour ne pas encombrer la place. Sur le
nombre des grains extraits, quelques-uns, par leur forme et leurs
dimensions, paraissent mériter attention spéciale: du moins
l'Ammophile ne les traite pas comme les autres: au lieu d'aller
les rejeter au vol loin du chantier, elle les transporte à pied et
les dépose à proximité du puits. Ce sont là matériaux de choix,
moellons tout préparés qui serviront plus tard à clore le logis.

Ce travail extérieur se fait avec des allures compassées et une
diligence grave. L'insecte, hautement retroussé, l'abdomen tendu
au bout de son long pédicule, se retourne, vire de bord tout d'une
pièce, avec la raideur géométrique d'une ligne qui pivoterait sur
elle-même. S'il lui faut rejeter à distance les déblais jugés
encombrants, il le fait par petites volées silencieuses, assez
souvent à reculons, comme si l'Hyménoptère, sortant de son puits
la tête la dernière, évitait de se retourner afin d'économiser le
temps. Ce sont les espèces à ventre longuement pédiculé, comme
l'Ammophile des sables et l'Ammophile soyeuse, qui déploient le
mieux dans l'action cette rigidité d'automate. C'est si délicat,
en effet, à gouverner, que cet abdomen se renflant en poire au
bout d'un fil: un brusque mouvement pourrait fausser la fine tige.
On marche donc avec une sorte de précision géométrique; s'il faut
voler, c'est à reculons pour s'épargner des virements de bord trop
répétés. Au contraire, l'Ammophile hérissée, dont le pédicule
abdominal est court, possède en travaillant à son terrier, la
désinvolture, la prestesse des mouvements qu'on admire chez la
plupart des fouisseurs. Elle est plus libre d'action, n'ayant pas
l'embarras du ventre.

Le logis est creusé. Sur le tard, ou même tout simplement lorsque
le soleil s'est retiré des lieux où le terrier vient d'être foré,
l'Ammophile ne manque pas de visiter le petit amas de moellons mis
en réserve pendant les travaux de fouille, dans le but d'y choisir
une pièce à sa convenance. Si rien ne s'y trouve qui puisse la
satisfaire, elle explore le voisinage et ne tarde pas à rencontrer
ce qu'elle veut. C'est une petite pierre plate, d'un diamètre un
peu plus grand que celui de la bouche du puits. La dalle est
transportée avec les mandibules, et mise, pour clôture provisoire,
sur l'orifice du terrier. Demain, au retour de la chaleur, lorsque
le soleil inondera les pentes voisines et favorisera la chasse,
l'insecte saura très bien retrouver le logis, rendu inviolable par
la massive porte; il y reviendra avec une Chenille paralysée,
saisie par la peau de la nuque et traînée entre les pattes du
chasseur; il soulèvera la dalle que rien ne distingue des autres
petites pierres voisines et dont lui seul a le secret; il
introduira la pièce de gibier au fond du puits, déposera son oeuf
et bouchera définitivement la demeure en balayant dans la galerie
verticale les déblais conservés à proximité.

À plusieurs reprises, l'Ammophile des sables et l'Ammophile
argentée m'ont rendu témoin de cette clôture temporaire du
terrier, lorsque le soleil baisse et que l'heure trop avancée fait
renvoyer au lendemain l'approvisionnement. Les scellés mis au
logis par l'Hyménoptère, moi aussi je renvoyais au lendemain la
suite de mes observations, mais en relevant d'abord la carte des
lieux, en choisissant mes alignements et mes points de repère, en
implantant quelques bouts de tige comme jalons, afin de retrouver
le puits lorsqu'il serait comblé. Toujours, si je ne revenais pas
trop matin, si je laissais à l'Hyménoptère le loisir de mettre à
profit les heures du plein soleil, j'ai revu le terrier
définitivement bouché et approvisionné.

La fidélité de mémoire est ici frappante. L'insecte, attardé à son
travail, remet au lendemain le reste de son oeuvre. Il ne passe
pas la soirée, il ne passe pas la nuit dans le gîte qu'il vient de
fouir, il abandonne le logis, au contraire; il s'en va, après en
avoir masqué l'entrée avec une petite pierre. Les lieux ne lui
sont pas familiers; il ne les connaît pas mieux que tout autre
endroit, car les Ammophiles se comportent comme le Sphex
languedocien, et logent leur famille un peu d'ici, un peu de là,
au gré de leur vagabondage. L'Hyménoptère s'est trouvé là par
hasard; le sol lui a plu et le terrier a été creusé. Maintenant
l'insecte part. Où va-t-il? Qui le sait... peut-être sur les
fleurs du voisinage, où, aux dernières lueurs du jour, il léchera,
dans le fond des corolles, une goutte de liqueur sucrée, de même
que l'ouvrier mineur, après les fatigues de la noire galerie,
cherche le réconfort de la bouteille du soir. Il part, entraîné
plus ou moins loin, de station en station à la cave des fleurs. La
soirée, la nuit, la matinée se passent. Il faut cependant revenir
au terrier et compléter l'oeuvre; il faut y revenir après les
marches et contre marches de la chasse du matin, et les essors de
fleur en fleur des libations de la veille. Que la Guêpe regagne
son nid et l'Abeille sa ruche, il n'y a rien là qui m'étonne: le
nid, la ruche, sont des domiciles permanents, dont les voies sont
connues par longue pratique; mais l'Ammophile, pour revenir à son
terrier après si longue absence, n'a rien de ce que pourrait
donner l'habitude des lieux. Son puits est en un point qu'elle a
visité hier, peut-être pour la première fois et qu'il faut
retrouver aujourd'hui, lorsque l'insecte est totalement désorienté
et de plus embarrassé d'un lourd gibier. Ce petit exploit de
mémoire topographique s'accomplit néanmoins, parfois avec une
précision dont je restais émerveillé. L'insecte marchait droit à
son terrier comme s'il eut depuis longtemps battu et rebattu tous
les petits sentiers du voisinage. D'autre fois, il y avait de
longues hésitations, des recherches multipliées.

Si la difficulté s'aggrave, la proie, charge embarrassante pour la
hâte de l'exploration, est déposée en haut lieu, sur une touffe de
thym, un bouquet de gazon, où elle soit en évidence pour être
retrouvée plus tard. Ainsi allégée, l'Ammophile reprend ses
actives recherches. J'ai eu tracé au crayon, à mesure que
cheminait l'insecte, le croquis de la voie suivie. Le résultat fut
une ligne des plus embrouillées, avec courbures et angles
brusques, branches rentrantes et branches rayonnantes, noeuds,
lacets, intersections répétées, enfin un vrai labyrinthe dont la
complication traduisait au regard les perplexités de l'insecte
égaré.

Le puits retrouvé et la dalle levée, il faut revenir à la
Chenille, ce qui ne se fait pas toujours sans tâtonnements,
lorsque les allées et venues de l'Hyménoptère se sont par trop
multipliées. Bien qu'elle ait laissé sa proie convenablement
visible, l'Ammophile paraît prévoir l'embarras de la retrouver
quand le moment sera venu de la traîner au logis. Du moins, si la
recherche du gîte se prolonge trop, on voit l'Hyménoptère
brusquement interrompre son exploration du terrain et revenir à la
Chenille, qu'il palpe, qu'il mordille un moment, comme pour
s'affirmer que c'est bien là son gibier, sa propriété. Puis
l'insecte accourt de nouveau, en toute hâte, sur les lieux de
recherche, qu'il abandonne encore une seconde fois, s'il le faut
une troisième, pour rendre visite à la proie. Volontiers, je
verrais dans ces retours répétés vers la Chenille, un moyen de se
rafraîchir le souvenir du point de dépôt.

Ainsi se passent les choses dans les cas de grande complication;
mais d'ordinaire, l'insecte revient sans peine au puits qu'il a
creusé la veille, sur l'emplacement inconnu où l'on conduit les
hasards de sa vie errante. Pour guide, il a sa mémoire des lieux,
dont j'aurai plus tard à raconter les merveilleuses prouesses.
Pour revenir moi-même, le lendemain, au puits dissimulé sous le
couvercle de la petite pierre plate, je n'osais m'en rapporter à
ma mémoire seule: il me fallait notes, croquis, alignements,
jalons, enfin toute une minutieuse géométrie.

Le scellé provisoire du terrier avec une dalle, comme le
pratiquent l'Ammophile des sables et l'Ammophile argentée, me
paraît inconnu des deux autres espèces. Je n'ai jamais vu du moins
leur logis protégé d'un couvercle. Cette absence de clôture
temporaire semble s'imposer du reste à l'Ammophile hérissée. À ce
qu'il m'a paru, celle-ci, en effet, chasse d'abord sa proie et
fouit après son terrier non loin du lieu de capture. La mise en
magasin des vivres étant de la sorte possible à l'instant même, il
est inutile de se mettre en frais d'un couvercle. Quant à
l'Ammophile soyeuse, je lui soupçonne un autre motif pour ignorer
l'emploi de la provisoire fermeture. Tandis que les trois autres
ne mettent qu'une seule Chenille dans chaque terrier, elle en met
jusqu'à cinq, mais beaucoup plus petites. De même que nous
négligeons de fermer une porte à passages fréquents de même
l'Ammophile soyeuse néglige peut-être la précaution de la dalle
pour un puits où elle doit descendre, au moins à cinq reprises,
dans un bref laps de temps.

Pour toutes les quatre, les provisions de bouche des larves
consistent en Chenilles de Papillons nocturnes. L'Ammophile
soyeuse fait choix, mais non exclusif, des Chenilles fluettes,
allongées, qui marchent en bouclant le corps et en le débouclant.
Leur allure de compas, qui cheminerait en s'ouvrant et se fermant
tour à tour, leur a fait donner le nom expressif de Chenilles
arpenteuses. Le même terrier réunit des vivres à coloration très
variée; preuve que l'Ammophile chasse indifféremment toutes les
espèces d'arpenteuses, pourvu qu'elles soient de petite taille,
car le chasseur lui-même est bien faible, et sa larve ne doit pas
faire copieuse consommation malgré les cinq pièces de gibier qui
lui sont servies. Si les arpenteuses manquent, l'Hyménoptère se
rabat sur d'autres Chenilles tout aussi menues. Roulées en cercle
par l'effet de la piqûre qui les a paralysées, les cinq pièces
sont empilées dans la cellule; celle qui termine la pile porte
l'oeuf, pour lequel ces provisions sont faites.

Les trois autres ne donnent qu'une seule Chenille à chaque larve.
Il est vrai qu'ici le volume supplée au nombre: le gibier choisi
est corpulent, dodu, capable de suffire amplement à l'appétit du
ver. J'ai retiré, par exemple, des mandibules de l'Ammophile des
sables, une Chenille qui pesait quinze fois le poids du ravisseur;
quinze fois, chiffre énorme si l'on considère quelle dépense de
force ce doit être pour le chasseur que de traîner semblable
gibier, par la peau de la nuque, à travers les mille difficultés
du terrain. Aucun autre Hyménoptère soumis avec sa proie à
l'épreuve de la balance, ne m'a montré pareille disproportion
entre le ravisseur et son butin. La variété presque indéfinie de
coloration dans les vivres exhumés des terriers ou reconnus entre
les pattes des Ammophiles établit encore que les trois
déprédateurs n'ont pas de préférence et font prise de la première
Chenille venue, à la condition qu'elle soit de taille convenable,
ni trop grande ni trop petite, et qu'elle appartienne à la série
des Papillons nocturnes. Le gibier le plus fréquent consiste en
Chenilles à costume gris, ravageant le collet des plantes sous une
mince couche de terre.

Ce qui domine l'histoire entière des Ammophiles, ce qui appelait
de préférence toute mon attention, c'est la manière dont l'insecte
se rend maître de sa proie et la plonge dans l'état inoffensif
réclamé par la sécurité des larves. Le gibier chassé, la Chenille,
possède en effet une organisation fort différente de celle des
victimes que nous avons vu sacrifier jusqu'ici: Buprestes,
Charançons, Criquets, Éphippigères. L'animal se compose d'une
série d'anneaux ou segments similaires, disposés bout à bout:
trois d'entre eux, les premiers, portant les pattes vraies, qui
doivent devenir les pattes du futur Papillon; d'autres ont des
pattes membraneuses ou fausses pattes, spéciales à la Chenille et
non représentées dans le Papillon; d'autres enfin sont dépourvus
de membres. Chacun de ces anneaux possède son noyau nerveux, ou
ganglion, foyer de la sensibilité et du mouvement: de sorte que le
système de l'innervation comprend douze centres distincts,
éloignés l'un de l'autre, non compris le collier ganglionnaire
logé sous le crâne et comparable au cerveau.

Nous voilà bien loin de la centralisation nerveuse des Charançons
et des Buprestes, se prêtant si bien à la paralysie générale par
un seul coup de dard; nous voilà bien loin aussi des ganglions
thoraciques que le Sphex blesse l'un après l'autre pour abolir les
mouvements de ses Grillons. Au lieu d'un point de centralisation
unique, au lieu de trois foyers nerveux, la Chenille en a douze,
séparés entre eux par la distance d'un anneau au suivant, et
disposés en chapelet à la face ventrale, sur la ligne médiane du
corps. De plus, ce qui est la règle générale chez les êtres
inférieurs où le même organe se répète un grand nombre de fois et
perd en puissance par sa diffusion, ces divers noyaux nerveux sont
dans une large indépendance l'un de l'autre: chacun anime son
segment de son influence propre et n'est qu'avec lenteur troublé
dans ses fonctions par le désordre des segments voisins. Qu'un
anneau de la Chenille perde mouvement et sensibilité, et les
autres, demeurés intacts, n'en resteront pas moins longtemps
encore mobiles et sensibles. Ces données suffisent pour montrer le
haut intérêt qui s'attache aux procédés meurtriers de
l'Hyménoptère en face de son gibier.

Mais si l'intérêt est grand, la difficulté d'observation n'est pas
petite. Les moeurs solitaires des Ammophiles, leur dissémination
une à une sur de grandes étendues, enfin leur rencontre presque
toujours fortuite, ne permettent guère d'entreprendre avec elles,
pas plus qu'avec le Sphex languedocien, des expérimentations
méditées à l'avance. Il faut longtemps épier l'occasion,
l'attendre avec une inébranlable patience, et savoir en profiter à
l'instant même quand elle se présente, enfin au moment où vous n'y
songiez plus. Cette occasion, je l'ai guettée des années et encore
des années; puis un jour, tout à coup, la voilà qui se présente à
mes yeux avec une facilité d'examen et une clarté de détail qui me
dédommagent de ma longue attente.

Au début de mes recherches, j'ai pu assister une paire de fois au
meurtre de la Chenille, et j'ai vu, autant que le permettait la
rapidité de l'opération, l'aiguillon de l'Hyménoptère s'adresser
une fois pour toutes, soit au cinquième, soit au sixième segment
de la victime. Pour confirmer ce résultat, la pensée m'est venue
de constater encore l'anneau piqué sur des Chenilles non
sacrifiées sous mes yeux et dérobées aux ravisseurs occupés à les
traîner au terrier; mais ce n'est pas à la loupe que je devais
recourir, aucune loupe ne permettant de découvrir sur une victime
la moindre trace de blessure. Voici le procédé suivi. La Chenille
étant parfaitement tranquille, j'explore chaque segment avec la
pointe d'une fine aiguille; et je mesure ainsi sa dose de
sensibilité par le plus ou moins de signes de douleur que
manifeste l'animal. Si l'aiguille pique le cinquième segment ou le
sixième jusqu'à la transpercer même de part en part, la Chenille
ne bouge pas. Mais si, en avant ou en arrière de ce segment
insensible, on en pique même légèrement un second, la Chenille se
tord et se démène, avec d'autant plus de violence que le segment
exploré est plus éloigné du point de départ. Vers l'extrémité
postérieure surtout, le moindre attouchement provoque des
contorsions désordonnées. Le coup d'aiguillon a donc été unique,
et c'est le cinquième anneau ou le sixième qui l'a reçu.

Que présentent donc de particulier ces deux segments pour être
ainsi, l'un ou l'autre, le point de mire des armes du meurtrier?
Dans leur organisation, rien; mais dans leur position, c'est autre
chose. En laissant de côté les Chenilles arpenteuses de
l'Ammophile soyeuse, je trouve, dans le gibier des autres,
l'organisation suivante, en comptant la tête pour premier segment
trois paires de pattes vraies placées sur les anneaux deux, trois,
et quatre; quatre paires de pattes membraneuses placées sur les
anneaux sept, huit, neuf et dix; enfin une dernière paire de
pattes membraneuses placées sur le treizième et dernier anneau. En
tout huit paires de pattes, dont les sept premières forment deux
groupes puissants, l'un de trois, l'autre de quatre paires. Ces
deux groupes sont séparés par deux segments sans pattes, qui sont
précisément le cinquième et le sixième.

Maintenant, pour enlever à la Chenille ses moyens d'évasion, pour
la rendre immobile, l'Hyménoptère ira-t-il darder son stylet dans
chacun des huit anneaux pourvus d'organes locomoteurs? Prendra-t-
il surtout ce luxe de précautions quand la proie est petite, toute
faible? Non certes: un seul coup d'aiguillon suffira; mais il sera
donné en un point central, d'où la torpeur produite par la
gouttelette venimeuse puisse se propager peu et peu, dans le plus
bref délai possible, au sein des segments munis de pattes. Le
segment à choisir pour cette unique inoculation n'est donc pas
douteux: c'est le cinquième ou le sixième, séparant les deux
groupes d'anneaux locomoteurs. Le point indiqué par les déductions
rationnelles est donc aussi le point adopté par l'instinct.

Disons enfin que l'oeuf de l'Ammophile est invariablement déposé
sur l'anneau rendu insensible. En ce point, et en ce point seul,
la jeune larve peut mordre sans provoquer des contorsions
compromettantes; où la piqûre de l'aiguille ne produit rien, la
morsure du vermisseau ne produira pas davantage. La proie restera
ainsi immobile jusqu'à ce que le nourrisson ait pris des forces et
puisse, sans danger pour lui, s'attaquer plus avant.

Dans mes recherches ultérieures, les observations se multipliant,
des doutes me vinrent, non sur les conséquences auxquelles j'étais
arrivé, mais sur leur extension générale. Que de faibles
arpenteuses, que des Chenilles de taille médiocre aient assez d'un
seul coup d'aiguillon pour devenir inoffensives, surtout lorsque
le dard atteint le point si propice qui vient d'être déterminé,
c'est chose d'elle-même fort probable et d'ailleurs démontrée soit
par l'observation directe, soit par l'exploration de la
sensibilité au moyen d'une aiguille. Mais il arrive à l'Ammophile
des sables et surtout à l'Ammophile hérissée, de capturer des
proies énormes, dont le poids, ai-je dit, atteint une quinzaine de
fois celui du ravisseur. Ce gibier géant sera-t-il traité comme la
fluette arpenteuse? pour dompter le monstre et le mettre dans
l'impossibilité de nuire, suffira-t-il d'un seul coup de stylet?
L'affreux ver gris, s'il fouette de sa vigoureuse croupe les
parois de la cellule, ne mettra-t-il pas en péril soit l'oeuf,
soit la petite larve? On n'ose se figurer, en tête à tête dans
l'étroite chambre du terrier, la débile créature qui vient
d'éclore et cette espèce de dragon assez libre encore de
mouvements pour rouler et dérouler ses tortueux replis.

Mes soupçons s'aggravaient par l'examen de la Chenille sous le
rapport de la sensibilité. Tandis que le menu gibier de
l'Ammophile soyeuse et de l'Ammophile argentée se débat avec
violence lorsque l'aiguille le pique autre part que sur l'anneau
atteint par le dard de l'Hyménoptère, les grasses Chenilles de
l'Ammophile des sables, et surtout de l'Ammophile hérissée,
demeurent immobiles quel que soit l'anneau stimulé, au milieu, en
avant, en arrière, n'importe. Avec elles, plus de contorsions,
plus de brusques enroulements de croupe; la pointe d'acier ne
provoque, comme signe d'un reste de sensibilité, que de faibles
frémissements de peau. Ainsi que l'exige la sécurité de la larve
approvisionnée de cette monstrueuse proie, il y a donc ici
abolition à peu près totale de la faculté de se mouvoir et de
sentir. Avant de l'introduire dans le terrier, l'Hyménoptère en a
fait une masse inerte, mais non morte.

Il m'a été donné d'assister à l'oeuvre de l'Ammophile opérant de
son bistouri la robuste Chenille; et jamais la science infuse de
l'instinct ne m'a montré chose plus émouvante. Avec un de mes amis
que la mort, hélas! devait bientôt m'enlever, je revenais du
plateau des Angles, tendre des embûches au Scarabée sacré pour
mettre à l'épreuve son savoir-faire, quand une Ammophile hérissée
se montre à nous, fort affairée, à la base d'une touffe de thym.
Aussitôt tous les deux de nous coucher à terre, très près de
l'Hyménoptère en travail. Notre présence n'intimide pas l'insecte,
qui vient un moment se poser sur ma manche, reconnaît ses deux
visiteurs pour inoffensifs puisqu'ils sont immobiles et retourne à
sa touffe de thym. Vieil habitué, je sais ce que veut dire cette
familiarité audacieuse: l'Hyménoptère est préoccupé de quelque
grave affaire. Attendons et nous verrons.

L'Ammophile gratte le sol au collet de la plante, elle extirpe de
fines radicelles de gramen, elle plonge la tête sous les petites
mottes soulevées. Avec précipitation, elle accourt un peu d'ici,
un peu de là autour du thym, visitant toutes les failles qui
peuvent donner accès sous l'arbuste. Ce n'est pas un domicile
qu'elle se creuse; elle est en chasse de quelque gibier logé sous
terre; on le voit à ses manoeuvres, rappelant celles d'un chien
qui chercherait à déloger un lapin de son clapier. Voici qu'en
effet, ému de ce qui se passe là-haut et traqué de près par
l'Ammophile, un gros Ver gris se décide à quitter son gîte et à
venir au jour. C'en est fait de lui: le chasseur est aussitôt là,
qui le happe par la peau de la nuque et tient ferme en dépit de
ses contorsions. Campé sur le dos du monstre, l'Hyménoptère
recourbe l'abdomen, et méthodiquement, sans se presser, comme un
chirurgien connaissant à fond l'anatomie de son opéré, plonge son
bistouri à la face ventrale, dans tous les segments de la victime,
du premier au dernier. Aucun anneau n'est laissé sans coup de
stylet; avec pattes ou sans pattes, tous y passent, et par ordre,
de l'avant à l'arrière.

Voilà ce que j'ai vu avec tout le loisir et toute la facilité que
réclame une observation irréprochable. L'Hyménoptère agit avec une
précision que jalouserait la science; il sait ce que l'homme
presque toujours ignore; il connaît l'appareil nerveux complexe de
sa victime, et pour les ganglions répétés de sa Chenille réserve
ses coups de poignard répétés. Je dis: il sait et connaît; je
devrais dire: il se comporte comme s'il savait et connaissait. Son
acte est tout d'inspiration. L'animal, sans se rendre nullement
compte de ce qu'il fait, obéit à l'instinct qui le pousse. Mais
cette inspiration sublime, d'où vient-elle? Les théories de
l'atavisme, de la sélection, du combat pour l'existence, sont-
elles en mesure de l'interpréter raisonnablement? Pour moi et mon
ami, ce fut et c'est resté une des plus éloquentes révélations de
l'ineffable logique qui régente le monde et guide l'inconscient
par les lois de son inspiration. Remués à fond par cet éclair de
vérité, nous sentions l'un et l'autre rouler sous la paupière une
larme d'indéfinissable émotion.

CHAPITRE XVI
LES BEMBEX

Non loin d'Avignon, sur la rive droite du Rhône, en face de
l'embouchure de la Durance, se trouve l'un de mes points favoris
pour les observations que je vais rapporter. C'est le bois des
Issarts. Que l'on ne se méprenne pas sur la valeur de ce mot, le
bois éveillant en général dans l'esprit l'idée d'un sol matelassé
d'un frais tapis de mousse, et l'idée du couvert d'une haute
futaie d'où descend un demi-jour tamisé par le feuillage. Les
plaines brûlées, où grince la Cigale sur le pâle olivier, ne
connaissent pas ces délicieuses retraites remplies d'ombre et de
fraîcheur.

Le bois des Issarts est un taillis de chênes verts, à hauteur
d'homme, clairsemés par maigres touffes qui tempèrent à peine à
leur pied les ardeurs du soleil. Lorsque, par les jours
caniculaires de juillet et d'août, je m'établissais des après-midi
en quelque point du taillis favorable à mes observations, j'avais
pour refuge un grand parapluie qui, plus tard, vint, de la manière
la plus inattendue, me prêter un concours bien précieux sous un
autre rapport, ainsi que mon récit l'établira en temps opportun.
Si j'avais négligé de me munir de ce meuble, embarrassant pour une
longue course, la seule ressource contre une insolation était de
me coucher tout au long derrière quelque butte de sable; et
lorsque les artères étaient par trop en ébullition dans les
tempes, le moyen suprême consistait à m'abriter la tête à l'entrée
de quelque terrier de lapin. Telles sont les sources de fraîcheur
au bois des Issarts.

Le sol non occupé par les bouquets de végétation ligneuse est à
peu près nu et se compose d'un sable fin, aride et très mobile,
que le vent amoncelle en petites dunes partout où les souches et
les racines des chênes verts forment obstacle à sa dissémination.
La pente de ces dunes est en général bien unie, à cause de
l'extrême mobilité des matériaux, qui s'éboulent dans la moindre
dépression et rétablissent d'eux-mêmes la régularité des surfaces.
Il suffit de plonger le doigt dans le sable et de le retirer pour
amener aussitôt un éboulis qui comble la cavité et rétablit les
choses en l'état primitif, sans laisser de trace visible. Mais à
une certaine profondeur, variable suivant l'époque plus ou moins
reculée des dernières pluies, le sable conserve un reste
d'humidité qui le maintient en place, et lui donne la consistance
nécessaire pour être creusé de légères excavations sans
affaissement des parois et de la voûte. Un soleil ardent, un ciel
magnifiquement bleu, des pentes qui cèdent sans la moindre
difficulté aux coups de râteau de l'Hyménoptère, du gibier en
abondance pour la nourriture des larves, un emplacement paisible
que ne trouble presque jamais le pied du passant, tout est réuni
en ce lieu de délices des Bembex. Assistons à l'oeuvre de
l'industrieux insecte.

Si le lecteur veut prendre place avec moi sous le parapluie, ou
profiter de mon terrier de lapin, voici le spectacle auquel il est
convié vers la fin de juillet. Un Bembex (B. restrata) brusquement
survient, je ne sais d'où, et s'abat sans recherches préalables,
sans hésitation aucune, en un point qui, pour mes regards, ne
diffère en rien du reste de la surface sablonneuse. Avec ses
tarses antérieurs qui, armés de robustes rangées de cils,
rappellent à la fois le balai, la brosse et le râteau, il
travaille à déblayer sa demeure souterraine. L'insecte se tient
sur les quatre pattes postérieures, les deux de derrière un peu
écartées; celles de devant, à coups alternatifs, grattent et
balaient le sable mobile. La précision et la rapidité de la
manoeuvre ne seraient pas plus grandes si quelque ressort animait
le moulinet des tarses. Le sable, lancé en arrière sous le ventre,
franchit l'arcade des jambes postérieures, jaillit en un filet
continu semblable à celui d'un liquide, décrit sa parabole et va
retomber à deux décimètres plus loin. Ce jet poudreux, toujours
également nourri, des cinq et des dix minutes durant, démontre
assez l'étourdissante rapidité des outils en action. Je ne
pourrais citer un second exemple de pareille prestesse, qui
n'enlève rien néanmoins à la grâce dégagée, à la liberté
d'évolution de l'insecte, avançant et reculant d'un côté puis de
l'autre, sans discontinuer la parabole de son jet.

Le terrain creusé est des plus mouvants. À mesure que
l'Hyménoptère creuse, le sable voisin s'éboule et comble la
cavité. Dans l'éboulis sont compris de menus débris de bois, des
queues de feuilles pourries, des grains de gravier plus volumineux
que les autres. Le Bembex les enlève avec les mandibules et les
porte plus loin à reculons; puis il revient balayer, mais toujours
peu profondément, sans tentatives pour s'enfoncer en terre. Quel
est son but en ce travail tout à la surface? Il serait impossible
de le dire d'après ce premier coup d'oeil; mais ayant passé bien
des journées avec mes chers Hyménoptères, et groupant en un
faisceau les données éparses de mes observations, je crois
entrevoir le motif des manoeuvres actuelles.

Le nid de l'Hyménoptère est là certainement, sous terre, à
quelques pouces de profondeur; dans une logette creusée au sein du
sable frais et fixe se trouve un oeuf, peut-être une larve que la
mère approvisionne au jour le jour de mouches, invariables
victuailles des Bembex dans leur premier état. La mère, à tout
moment, doit pouvoir pénétrer dans ce nid, portant au vol, entre
les pattes, le gibier quotidien destiné au nourrisson, de même que
l'oiseau de proie pénètre dans son aire ayant dans les serres la
venaison destinée aux petits. Mais si l'oiseau rentre chez lui,
sur quelque corniche de rocher inaccessible, sans autre difficulté
que celle du poids et de l'embarras du gibier capturé, le Bembex
ne peut le faire qu'en se livrant chaque fois à la rude besogne de
mineur et en ouvrant à nouveau une galerie qui s'obstrue, se clôt
d'elle-même par le fait seul de l'éboulement du sable à mesure que
l'insecte progresse. Dans cette demeure souterraine, la seule
pièce à parois immobiles, c'est la cellule spacieuse qu'habite la
larve, au milieu des débris de son festin de quinze jours; le
vestibule étroit, où la mère s'engage pour pénétrer dans
l'appartement du fond ou pour sortir et aller en chasse, s'écroule
chaque fois, du moins dans la partie antérieure creusée au milieu
d'un sable très sec, que des entrées et des sorties répétées
rendent plus mobile encore. Chaque fois qu'il entre et chaque fois
qu'il sort, l'Hyménoptère doit par conséquent se frayer un passage
au sein de l'éboulis.

La sortie ne présente pas de difficulté, le sable eût-il la
consistance qu'il pouvait avoir au début, lorsqu'il a été remué
pour la première fois: l'insecte est libre dans ses mouvements, il
est en sécurité sous l'abri qui le couvre, il peut prendre son
temps et faire agir sans précipitation tarses et mandibules. C'est
une tout autre affaire pour la rentrée. Le Bembex a l'embarras de
sa proie, que les pattes retiennent serrée contre le ventre; le
mineur est ainsi privé du libre usage de ses outils. Circonstance
bien plus grave: d'effrontés parasites, vrais bandits en
embuscade, sont tapis ici et là aux environs du terrier, guettant
la difficultueuse rentrée de la mère pour déposer à la hâte leur
oeuf sur la pièce de gibier, à l'instant même où elle va
disparaître dans la galerie. S'ils réussissent, le nourrisson de
l'Hyménoptère, le fils de la maison périra affamé par de goulus
commensaux.

Le Bembex paraît au courant de ces périls; aussi des dispositions
sont-elles prises pour que la rentrée s'effectue promptement, sans
obstacles sérieux, enfin pour que le sable obstruant la porte cède
à la seule poussée de la tête aidée d'un rapide coup de balai des
tarses antérieurs. Dans ce but, les matériaux aux abords du logis
subissent une sorte de tamisage. En des moments de loisir, lorsque
le soleil s'y prête, et que la larve pourvue de vivres ne réclame
pas ses soins, la mère passe au râteau le devant de sa porte; elle
écarte les menus débris de bois, les graviers trop forts, les
feuilles qui pourraient se mettre en travers et barrer le passage
au moment périlleux de la rentrée. C'est à pareil travail de
tamisage que se livre, avec tant de zèle, le Bembex que nous
venons de voir à l'oeuvre: pour rendre l'accès du logis plus
facile, les matériaux du vestibule sont fouillés, épluchés
minutieusement et purgés de toute pièce encombrante. Qui nous dira
même si, par sa vive prestesse, sa joyeuse activité, l'insecte
n'exprime pas à sa manière la satisfaction maternelle, le bonheur
de veiller sur le toit de la cellule qui a reçu le précieux dépôt
de l'oeuf.

Puisque l'Hyménoptère se borne à des soins de ménage extérieurs,
sans chercher à pénétrer dans le sable, tout est en ordre au logis
et rien ne presse. En vain nous attendrions; l'insecte, pour le
moment, ne nous en apprendrait pas davantage. Examinons alors la
demeure souterraine. En raclant légèrement la dune avec la lame
d'un couteau, au point même où le Bembex se tenait de préférence,
on ne tarde pas à découvrir le vestibule d'entrée, qui, tout
obstrué qu'il est dans une partie de sa longueur, n'est pas moins
reconnaissable à l'aspect particulier des matériaux remués. Ce
couloir, du calibre du doigt, rectiligne ou sinueux, plus long ou
plus court, suivant la nature et les accidents du terrain, mesure
de deux à trois décimètres. Il conduit à une chambre unique,
creusée dans le sable frais, dont les parois ne sont crépies
d'aucune espèce de mortier qui puisse prévenir les éboulements et
donner du poli aux surfaces raboteuses. Pourvu que la voûte tienne
bon pendant l'éducation de sa larve, cela suffit: peu importent
les effondrements futurs lorsque la larve sera renfermée dans le
robuste cocon, espèce de coffre-fort que nous lui verrons
construire. Le travail de la cellule est donc des plus rustiques:
tout se réduit à une grossière excavation, sans forme bien
déterminée, à plafond surbaissé et d'une capacité qui donnerait
place à deux ou trois noix.

Dans cette retraite gît une pièce de gibier, une seule, toute
petite et bien insuffisante pour le vorace nourrisson auquel elle
est destinée. C'est une mouche d'un vert doré, une Lucilia Caesar,
hôte des chairs corrompues. Le Diptère servi en pâture est
complètement immobile. Est-il tout à fait mort? n'est-il que
paralysé? Cette question s'élucidera plus tard. Pour le moment,
constatons sur le flanc du gibier un oeuf cylindrique, blanc, très
légèrement courbe et d'une paire de millimètres de longueur. C'est
l'oeuf du Bembex. Comme nous l'avions prévu d'après la conduite de
la mère, rien ne presse en effet au logis: l'oeuf est pondu et
approvisionné d'une première ration proportionnée aux besoins de
la débile larve qui doit éclore dans les vingt-quatre heures. De
quelque temps, le Bembex ne devait pas rentrer dans le souterrain,
se bornant à faire bonne garde aux environs, ou peut-être creusant
d'autres terriers pour y continuer sa ponte, oeuf par oeuf, chacun
dans une cellule à part.

Cette particularité de l'approvisionnement initial avec une pièce
de gibier unique et de petite taille n'est pas spéciale au Bembex
rostré. Toutes les autres espèces se comportent de même. Si l'on
ouvre une loge de Bembex quelconque, peu après la ponte, on y
trouve toujours l'oeuf collé sur le flanc d'un Diptère, qui forme
à lui seul l'approvisionnement; en outre, cette ration du début
est invariablement de petite taille, comme si la mère recherchait
des bouchées plus tendres pour le faible nourrisson. Un autre
motif d'ailleurs, celui des vivres frais, pourrait bien la guider
dans ce choix, ainsi que nous l'examinerons plus tard. Ce premier
service de table, toujours peu copieux, varie beaucoup de nature
suivant la fréquence de telle ou telle autre espèce de gibier aux
environs du nid. C'est tantôt une Lucilia Caesar, tantôt un
Stomoxys ou quelque petit Éristale, tantôt un délicat Bombylien
habillé de velours noir; mais la pièce la plus fréquente est une
Phérophorie, à ventre fluet.

Ce fait général, sans exception aucune, de l'approvisionnement de
l'oeuf avec un Diptère unique, ration infiniment trop maigre pour
une larve douée d'un vorace appétit, nous met déjà sur la voie de
trait de moeurs le plus remarquable chez les Bembex. Les
Hyménoptères dont les larves vivent de proie entassent dans chaque
cellule le nombre de victimes nécessaires à l'éducation complète;
ils déposent l'oeuf sur l'une des pièces et clôturent la loge où
ils ne rentrent plus. Désormais la larve éclôt et se développe
solitaire, ayant devant elle, du premier coup, tout le monceau de
vivres qu'elle doit consommer. Les Bembex font exception à cette
loi. La cellule est d'abord approvisionnée d'une pièce de
venaison, unique toujours, de faible volume, sur laquelle l'oeuf
est pondu. Cela fait, la mère quitte le terrier qui se bouche de
lui-même; d'ailleurs, avant de se retirer, l'insecte a soin de
ratisser le dehors pour égaliser la surface et dissimuler l'entrée
à tout regard autre que le sien.

Deux ou trois jours se passent; l'oeuf éclôt et la petite larve
consomme la ration de choix qui lui a été servie. La mère
cependant se tient dans le voisinage; on la voit tantôt lécher
pour nourriture les exsudations sucrées des têtes du Panicaut,
tantôt se poser avec délices sur le sable brûlant, d'où elle
surveille sans doute l'extérieur du domicile. Par moments, elle
tamise le sable de l'entrée; puis elle s'envole et disparaît,
occupée peut-être ailleurs à creuser d'autres cellules, qu'elle
approvisionne de la même manière. Mais si prolongée que soit son
absence, elle n'oublie pas la jeune larve si parcimonieusement
servie; son instinct de mère lui apprend l'heure où le vermisseau
a fini ses vivres et réclame nouvelle pâture. Elle revient donc au
nid, dont elle sait admirablement retrouver l'invisible entrée;
elle pénètre dans le souterrain, cette fois chargée d'un gibier
plus volumineux. La proie déposée, elle quitte de nouveau le
domicile et attend au dehors le moment d'un troisième service. Ce
moment ne tarde pas à venir, car la larve consomme les victuailles
avec un dévorant appétit. Nouvelle arrivée de la mère avec
nouvelle provision.

Pendant deux semaines à peu près que dure l'éducation de la larve,
les repas se succèdent ainsi, un à un, à mesure qu'il en est
besoin, et d'autant plus rapprochés que le nourrisson se fait plus
fort. Sur la fin de la quinzaine, il faut toute l'activité de la
mère pour suffire à l'appétit du goulu, qui traîne lourdement son
ventre au milieu des dépouilles dédaignées, pattes, anneaux cornés
de l'abdomen. À tout moment, on la voit rentrer avec une récente
capture; à tout moment, ressortir pour la chasse. Bref, le Bembex
élève sa famille au jour le jour, sans provisions amassées
d'avance, comme le fait l'oiseau apportant la becquée à ses petits
encore au nid. Des preuves multipliées qui mettent en évidence ce
genre d'éducation, bien singulier pour un Hyménoptère alimentant
sa famille de proie, j'ai déjà cité la présence de l'oeuf dans une
cellule où ne se trouve, pour provision, qu'un petit Diptère,
toujours un seul, jamais plus. Une autre preuve est la suivante,
qui n'exige pas un moment spécial pour être constatée.

Fouillons le terrier d'un Hyménoptère qui fait les provisions de
ses larves à l'avance: si nous choisissons le moment où l'insecte
pénètre chez lui avec une proie, nous trouverons dans la cellule
un certain nombre de victimes, approvisionnement commencé, jamais
alors de larve, pas même d'oeuf, car celui-ci n'est pondu que
lorsque les vivres sont au grand complet. La ponte faite, la
cellule est close, et la mère n'y revient plus. C'est donc
uniquement dans des terriers où les visites de la mère ne sont
plus nécessaires qu'il est possible de trouver des larves à côté
des vivres plus ou moins entassés. Visitons, au contraire, le
domicile d'un Bembex, au moment où celui-ci entre avec le produit
de sa chasse. Nous sommes certains de trouver dans la cellule une
larve, plus grosse ou plus petite, au milieu de débris de vivres
déjà consommés. La ration que la mère apporte maintenant est donc
destinée à la continuation d'un repas qui dure déjà depuis
plusieurs jours et doit continuer encore avec le produit des
chasses futures. S'il nous est donné de faire cette fouille sur la
fin de l'éducation, avantage que j'ai eu aussi souvent que je l'ai
désiré, nous trouverons, sur un copieux monceau de débris, une
grosse larve ventrue, à laquelle la mère apporte encore des
victuailles fraîches. Le Bembex ne cesse l'approvisionnement et ne
quitte pour toujours la cellule que lorsque la larve, distendue
par une bouillie alimentaire d'aspect vineux, refuse le manger et
se couche, toute rebondie, sur le hachis d'ailes et de pattes du
gibier dévoré.

Chaque fois qu'elle pénètre dans le terrier, au retour de la
chasse, la mère n'apporte qu'un seul Diptère. S'il était possible,
au moyen des débris contenus dans une cellule où l'éducation est
finie, de compter les victimes servies à la larve, on saurait
combien de fois au moins l'Hyménoptère a visité son terrier depuis
la ponte de l'oeuf. Malheureusement ces reliefs de table, mâchés
et remâchés en des moments de disette, sont pour la plupart
méconnaissables. Mais si l'on ouvre une cellule dont le nourrisson
soit moins avancé, les vivres se prêtent à l'examen, quelques
pièces encore entières ou presque entières, les autres, plus
nombreuses, se trouvant à l'état de tronçons assez bien conservés
pour être déterminés. Tout incomplet qu'il est, le dénombrement
obtenu dans ces conditions frappe de surprise, en montrant quelle
activité doit déployer l'Hyménoptère pour suffire au service d'une
pareille table. Voici la carte de l'un des menus observés.

En fin septembre, autour de la larve du Bembex de Jules (_B.
Julii_)[9], parvenue à peu près au tiers de la taille qu'elle doit
définitivement acquérir, je trouve le gibier dont suit le détail.
-- 6 _Echinomyia rubescens, _deux entiers et quatre dépecés; 4
_Syrphus corolloe_, deux au complet, deux autres en pièces; 3
_Gonia atra_, tous les trois intacts et dont un apporté à
l'instant même par la mère, ce qui m'a fait découvrir le terrier;
2 _Pollenia ruficollis_, l'un intact, l'autre entamé; le
_Bombylius_ réduit en marmelade; 2 _Echinomyia intermedia_, à
l'état de débris; enfin 2 _Pollenia floralis, _encore à l'état de
débris. Total: 20 pièces. Voilà certes un menu aussi abondant que
varié; mais comme la larve n'a guère que le tiers de la grosseur
finale, la carte complète du festin pourrait bien s'élever à une
soixantaine de pièces.

La vérification de ce somptueux chiffre peut s'obtenir sans
difficulté aucune: je vais remplacer moi-même le Bembex dans ses
soins maternels et fournir à la larve de vivres jusqu'à satiété.
Je déménage la cellule dans une petite boîte de carton, que je
meuble d'une couche de sable. Sur ce lit est déposée la larve,
avec tous les égards dus à son délicat épiderme. Autour d'elle,
sans oublier un débris, je range les provisions de bouche dont
elle était pourvue. Enfin je reviens chez moi, la boîte toujours à
la main pour éviter des secousses qui pourraient renverser le
logis sens dessus dessous et mettre en péril mon élève pendant un
trajet de plusieurs kilomètres. Quelqu'un qui m'eût vu, sur la
route poudreuse de Nîmes, exténué de fatigue et portant à la main,
avec un soin religieux, le fruit unique de ma pénible course, un
vilain ver faisant ventre d'un monceau de mouches, eût certes bien
souri de ma naïveté.

Le voyage s'accomplit sans encombre: à mon arrivée, la larve
continuait paisiblement de manger ses Diptères, comme si de rien
n'était. Le troisième jour de la captivité, les vivres pris dans
le terrier même étaient achevés; le ver, de sa bouche pointue,
fouillait dans le tas de débris sans rien trouver à sa convenance;
les parcelles saisies, trop arides, lambeaux cornés et dépourvus
de suc, étaient rejetées avec dégoût. Le moment est venu pour moi
de continuer le service alimentaire. Les premiers Diptères à ma
portée, tel sera le régime de ma prisonnière. Je les tue en les
pressant entre les doigts, mais sans les écraser. La première
ration se compose de 3 _Eristalis tenax_ et de le _Sarcophaga_. En
vingt-quatre heures, tout était dévoré. Le lendemain, je sers 2
Éristales et 4 Mouches domestiques. Il y en eut assez pour la
journée, mais pas de reste. Je continuai de la sorte pendant huit
jours, donnant chaque matin au ver ration plus copieuse. Le
neuvième, la larve refuse toute nourriture et se met à filer son
cocon. Le relevé de ses huit jours de bombance se chiffre par le
nombre de 62 pièces, composées principalement d'Éristales et de
Mouches domestiques; ce qui, joint aux 20 pièces trouvées entières
ou en débris dans la cellule, forme un total de 82.

Il est possible que je n'aie pas élevé ma larve avec la sobriété
hygiénique et la sage épargne qu'eût observées la mère; il y a eu
peut-être du gaspillage dans des vivres servis quotidiennement en
une seule fois et abandonnés à l'entière discrétion du ver. En
quelques circonstances, j'ai cru reconnaître que les choses ne se
passent pas ainsi dans la cellule maternelle, car mes notes
relatent des faits dans le genre du suivant. -- Dans les sables
des alluvions de la Durance, je mets à découvert un terrier où
l'Hyménoptère (_Bembex oculata)_ vient de pénétrer avec un
_Sarcophaga agricola_. Au fond du clapier, je trouve une larve, de
nombreux débris et quelques Diptères complets, savoir: 4
_Sphoerophoria scripta, _1 _Onesia viarum_, et 2 _Sarcophaga
agricola_ dont fait partie celui que le Bembex vient d'apporter
sous mes yeux. Or, il est à remarquer qu'une moitié de ce gibier,
les Sphérophories, est tout au fond de la cellule, sous la dent
même de la larve; tandis que l'autre moitié est encore dans la
galerie, sur le seuil de la cellule, et par conséquent hors des
atteintes du ver, incapable de se déplacer. Il me paraît donc que
la mère dépose provisoirement ses captures, lorsque la chasse
abonde, sur le seuil de la cellule, et forme un magasin de réserve
où elle puise à mesure qu'il en est besoin, surtout en des jours
pluvieux pendant lesquels tout travail chôme.

Ainsi pratiquée avec économie, la distribution des vivres
préviendrait des gaspillages que je n'ai pas su éviter avec ma
larve, trop somptueusement traitée peut-être. J'abaisse donc le
chiffre obtenu et je le réduis à une soixantaine de pièces, de
taille médiocre, comprise entre celle de la Mouche domestique et
de l'_Eristalis tenax_. Tel serait à peu près le nombre de
Diptères servis par la mère à la larve lorsque la proie est de
médiocre volume, ce qui a lieu pour tous les Bembex de ma région,
excepté le Bembex rostré (_B. rostrata)_, et le Bembex bidenté
(_B. bidentata_), qui affectionnent particulièrement les Taons.
Pour ceux-ci le chiffre des victimes serait d'une à deux
douzaines, suivant la grosseur du Diptère qui varie beaucoup d'une
espèce à l'autre du genre Taon.

Pour ne plus revenir sur la nature des vivres, je donne ici
l'énumération des Diptères observés dans les terriers des six
espèces de Bembex qui font le sujet de ce travail.

1)_ Bembex olivacea_ Rossi. -- J'ai vu cette espèce à Cavaillon,
une seule fois, avec des _Lucilia Caesar_ pour approvisionnement.
Les cinq espèces suivantes sont communes aux environs d'Avignon.

2) _Bembex oculata Jur_. -- Le Diptère sur lequel l'oeuf est pondu
consiste le plus souvent en une Sphérophorie, _Sphoerophoria
scripta_ surtout; parfois en un _Geron gibbosus_. Les provisions
ultérieures comprennent: _Stomoxys calcitrans, Pollenia
ruficollis, Pollenia rudis, Pipiza nigripes, Syrphus corolloe,
Onesia viarum, Calliphora vomitoria, Echinomyia intermedia,
Sarcophaga agricola, Musca domestica._ L'approvisionnement
habituel consiste en Stomoxys calcitrans, dont j'ai bien des fois
trouvé de 5 à 6 individus dans un seul terrier.

3) _Bembex tarsata_ Lat. -- Celui-ci dépose également son oeuf sur
le _Sphoerophoria tarsata_. Il chasse ensuite: _Anthrax flava,
Bombylius nitidulus, Eristalis oeneus, Eristalis sepulchralis,
Merodon spinipes, Syrphus corollae, Helophilus trivittatus, Zodion
notatum._ Son gibier de prédilection consiste en Bombyles et en
Anthrax.

4) _Bembex Julii_ (sp. nov.). -- L'oeuf est déposé soit sur un
_Sphaerophoria_, soit sur un _Pollenia floralis_. Les vivres sont
un mélange de _Syrphus corollae, Echinomyia rubescens, Echinomyia
intermedia, Gonia atra, Pollenia floralis, Pollenia ruficollis,
Clytia pellucens, Lucilia Caesar, Dexia rustica, Bombylius._

5) _Bembex rostrata_ Fab. -- Celui-ci est par excellence un
consommateur de Taons. Il pond son oeuf sur un _Syrphus corollae_,
sur un _Lucilia Caesar_; puis il sert à sa larve exclusivement du
gros gibier appartenant aux diverses espèces du genre _Tabanus_.

6) _Bembex bidentata _V. L. -- Encore un passionné chasseur de
Taons. Je ne lui ai pas reconnu d'autre gibier, et j'ignore sur
quel autre Diptère il pond son oeuf.

Cette variété de provisions démontre que les Bembex n'ont pas de
goûts exclusifs et s'attaquent indifféremment à toutes les espèces
de Diptères que leur offrent les hasards de la chasse. Il paraît y
avoir néanmoins quelques prédilections. Ainsi une espèce consomme
surtout des Bombyles, une seconde des Stomoxys, une troisième et
une quatrième des Taons.

CHAPITRE XVII
LA CHASSE AUX DIPTÈRES

Après ce relevé des vivres des Bembex sous forme de larve, il
convient de rechercher le motif qui peut faire adopter par ces
Hyménoptères un mode d'approvisionnement si exceptionnel parmi les
fouisseurs. Pourquoi, au lieu d'emmagasiner au préalable une
quantité suffisante de vivres sur lesquels l'oeuf serait pondu, ce
qui permettrait de clore, immédiatement après, la cellule et de
n'y plus revenir; pourquoi, dis-je, l'Hyménoptère s'astreint-il à
ce labeur d'aller et revenir sans cesse, pendant une quinzaine de
jours, du terrier aux champs et des champs au terrier, s'ouvrant
chaque fois avec effort un chemin dans le sable éboulé, soit pour
chasser aux environs, soit pour apporter à la larve la capture du
moment? C'est ici, avant tout, une question de fraîcheur de
vivres, question capitale, car le ver refuse absolument tout
gibier faisandé, envahi par la pourriture: comme aux vers des
autres fouisseurs, il lui faut de la chair fraîche, et toujours de
la chair fraîche.

Nous venons de voir, au sujet des Cerceris, des Sphex et des
Ammophiles, comment la mère résout le problème des conserves
alimentaires, le problème qui consiste à déposer par avance dans
la cellule la quantité nécessaire de gibier et à le maintenir des
semaines entières dans un parfait état de fraîcheur, que dis-je,
presque à l'état de vie, bien que les victimes soient immobiles
ainsi que l'exige la sécurité du vermisseau qui en fait pâture.
Les ressources les plus savantes de la physiologie accomplissent
cette merveille. Le stylet à venin est dardé dans les centres
nerveux une seule fois, ou bien à diverses reprises, suivant la
structure de l'appareil d'innervation. Ainsi opérée, la victime
conserve les attributs de la vie, moins l'aptitude de se mouvoir.

Examinons si les Bembex font usage de cette profonde science du
meurtre. Les Diptères retirés d'entre les pattes du ravisseur
entrant dans son terrier ont, pour la plupart, toutes les
apparences de la mort. Ils sont immobiles; rarement, sur quelques-
uns, peut-on constater de légères convulsions des tarses, derniers
vestiges d'une vie qui s'éteint. Les mêmes apparences de mort
complète se retrouvent habituellement chez les insectes non tués
en réalité, mais paralysés par l'habile coup de dard des Cerceris
et des Sphégiens. La question de vie ou de mort ne peut alors se
décider que d'après la manière dont se conservent les victimes.

Mis dans de petits cornets de papier ou dans des tubes de verre,
les Orthoptères des Sphex, les Chenilles des Ammophiles, les
Coléoptères des Cerceris gardent la flexibilité de leurs membres,
la fraîcheur de leur coloration et l'état normal de leurs viscères
pendant des semaines et des mois entiers. Ce ne sont pas des
cadavres, mais des corps plongés dans une torpeur qui n'aura pas
de réveil. Les Diptères des Bembex se comportent tout autrement.
Les Éristales, les Syrphes, tous ceux enfin dont la livrée
présente quelque vive coloration, perdent en peu de temps l'éclat
de leur parure. Les yeux de certains Taons, magnifiquement dorés
avec trois bandes pourpres, pâlissent vite et se ternissent comme
le fait le regard d'un mourant. Tous ces Diptères, grands et
petits, enfouis dans des cornets où l'air circule, se dessèchent
en deux ou trois jours et deviennent cassants; tous, préservés de
l'évaporation dans des tubes de verre où l'air est stagnant, se
moisissent et se corrompent. Ils sont donc morts, bien réellement
morts lorsque l'Hyménoptère les apporte à la larve. Si quelques-
uns conservent encore un reste de vie, peu de jours, peu d'heures
terminent leur agonie. Ainsi, par défaut de talent dans l'emploi
de son stylet ou pour tout autre motif, l'assassin tue à fond ses
victimes.

Étant connue cette mort complète du gibier au moment où il est
saisi, qui n'admirerait la logique des manoeuvres des Bembex?
Comme tout se suit méthodiquement, comme tout s'enchaîne dans les
actes de l'Hyménoptère avisé! Les vivres ne pouvant se conserver
sans pourriture au delà de deux ou trois jours, ne doivent pas
être emmagasinés au grand complet dès le début d'une éducation qui
durera pour le moins une quinzaine; forcément la chasse et la
distribution doivent se faire au jour le jour, peu à peu, à mesure
que le ver grandit. La première ration, celle qui reçoit l'oeuf,
durera plus longtemps que les autres; il faudra plusieurs jours au
naissant vermisseau pour en manger les chairs. Il la faut par
conséquent de petite taille, sinon la corruption gagnerait la
pièce avant qu'elle fut consommée. Cette pièce ne sera donc pas un
Taon volumineux, un corpulent Bombyle, mais bien une menue
Sphérophorie, ou quelque chose de semblable, tendre repas pour un
ver si délicat encore. Viendront après et par ordre croissant les
pièces de haute venaison.

En l'absence de la mère, le terrier doit être clos pour éviter à
la larve de fâcheuses invasions; l'entrée néanmoins doit pouvoir
s'ouvrir très fréquemment, à la hâte, sans difficulté sérieuse,
lorsque l'Hyménoptère rentre, chargé de son gibier et guetté par
d'audacieux parasites. Ces conditions feraient défaut dans un sol
consistant, tel que celui où d'habitude s'établissent les
Hyménoptères fouisseurs: la porte, béante par elle-même,
demanderait chaque fois un travail pénible et long, soit pour être
obstruée avec de la terre et du gravier, soit pour être
désobstruée. Le domicile sera, par conséquent, creusé dans un
terrain très mobile à la surface, dans un sable fin et sec, qui
cédera aussitôt au moindre effort de la mère et, en s'éboulant,
fermera de lui-même la porte, ainsi qu'une tapisserie flottante
qui, repoussée de la main, livre passage et se remet en place. Tel
est l'enchaînement des actes que déduit la raison de l'homme et
que met en pratique la sapience des Bembex.

Pour quel motif le ravisseur met-il à mort le gibier saisi, au
lieu de le paralyser simplement? Est-ce défaut d'habileté dans
l'emploi de son dard? est-ce difficulté provenant soit de
l'organisation des Diptères, soit des manoeuvres usitées pour la
chasse? Je dois avouer tout d'abord que mes tentatives ont échoué
pour mettre un Diptère, sans le tuer, dans cet état d'immobilité
complète où il est si facile de plonger un Bupreste, un Charançon,
un Scarabée, en inoculant, avec la pointe d'une aiguille, une
gouttelette d'ammoniaque dans la région ganglionnaire du thorax.
L'insecte expérimenté difficilement devient immobile; et quand il
ne remue plus, la mort réelle est arrivée, comme le prouve la
prochaine corruption ou la dessiccation. Mais j'ai trop de
confiance dans les ressources de l'instinct, j'ai été témoin de
trop de problèmes ingénieusement résolus pour croire qu'une
difficulté insurmontable pour l'expérimentateur puisse arrêter la
bête. Aussi, sans mettre en doute le talent meurtrier des Bembex,
volontiers j'inclinerais vers d'autres motifs.

Peut-être le Diptère, si mollement cuirassé, si peu replet, disons
le mot, si maigre, ne pourrait, une fois paralysé par le dard
résister assez longtemps à l'évaporation et se dessécherait
pendant deux ou trois semaines d'attente. Considérons la fluette
Sphérophorie, première bouchée de la larve. Pour suffire à
l'évaporation, qu'y a-t-il en liquide dans ce corps? Un atome, un
rien. Le ventre est une fine lanière; ses deux parois se touchent.
Des conserves alimentaires peuvent-elles avoir pour base un tel
gibier, dont l'évaporation tarit en quelques heures les humeurs,
lorsque la nutrition ne les renouvelle pas? C'est au moins
douteux.

Passons au mode de chasse pour achever de jeter quelque lumière
sur ce point. Dans la proie retirée d'entre les pattes des Bembex,
il n'est pas rare d'observer des indices d'une prise faite à la
hâte, sans ménagements au hasard d'une lutte désordonnée. Le
Diptère a parfois la tête tournée sens devant derrière, comme si
le ravisseur lui eût tordu le cou; ses ailes sont chiffonnées; sa
fourrure, quand il en possède, est ébouriffée. J'en ai vu avec le
ventre ouvert d'un coup de mandibules, et des pattes emportées
dans la bataille. D'habitude, cependant, la pièce est intacte.

N'importe: vu la nature du gibier, doué d'ailes promptes à la
fuite, la prise doit se faire avec une brusquerie qui ne permet
guère, ce me semble, d'obtenir la paralysie sans la mort. Un
Cerceris en face de son lourd Charançon, un Sphex aux prises avec
le Grillon corpulent ou l'Éphippigère ventrue, l'Ammophile qui
tient sa Chenille par la peau de la nuque, ont tous les trois la
partie belle avec une proie trop lente pour éviter l'attaque. Ils
peuvent prendre leur temps, choisir à l'aise le point mathématique
où le dard doit pénétrer et opérer enfin avec la précaution d'un
physiologiste qui sonde du scalpel le patient étendu sur la table
de travail. Mais pour les Bembex, c'est bien une autre affaire: à
la moindre alerte, la proie prestement décampe, et son vol défie
celui du ravisseur. L'Hyménoptère doit fondre à l'improviste sur
son gibier, sans mesurer l'attaque, sans ménager les coups, comme
le fait l'Autour chassant dans les guérets. Mandibules, griffes,
dard, toutes les armes doivent concourir à la fois à la chaude
mêlée pour terminer au plus vite une lutte où la moindre
indécision laisserait à l'attaqué le temps de fuir. Si ces
prévisions sont d'accord avec les faits, la capture des Bembex ne
saurait être qu'un cadavre ou du moins une proie blessée à mort.

Eh bien, ces prévisions sont justes: l'attaque du Bembex se fait
avec une fougue que ne désapprouverait pas l'oiseau de proie.
Surprendre l'Hyménoptère en chasse n'est pas chose aisée;
vainement on s'armerait de patience pour épier le ravisseur aux
environs du terrier: l'occasion favorable ne se présenterait pas,
car l'insecte s'envole au loin, et il est impossible de le suivre
dans ses rapides évolutions. Ses manoeuvres me seraient sans doute
inconnues sans le concours d'un meuble dont certes je n'avais
jamais attendu pareil service. Je veux parler de mon parapluie,
qui me servait de tente contre le soleil au milieu des sables du
bois des Issarts.

Je n'étais pas seul à profiter de son ombre; ma société était
habituellement nombreuse. Des Taons d'espèces diverses venaient se
réfugier sous le dôme de soie, et se tenaient, paisibles, qui
d'ici, qui de là, sur l'étoffe tendue. Leur compagnie me faisait
rarement défaut lorsque la chaleur était accablante. Pour tromper
mes heures d'inaction, j'aimais à voir leurs gros yeux dorés, qui
reluisaient comme des escarboucles à la voûte de mon abri;
j'aimais à suivre leur grave marche quand un point trop échauffé
au plafond les obligeait de se déplacer un peu.

Un jour: pan! La soie tendue résonne comme la membrane d'un
tambour. Quelque gland peut-être vient de tomber d'un chêne sur le
parapluie. Bientôt après, coup sur coup: pan! pan! Un mauvais
plaisant viendrait-il troubler ma solitude et lancer sur le
parapluie des glands ou de menus cailloux? Je sors de ma tente,
j'inspecte le voisinage: rien. Le même coup sec se reproduit. Je
porte mes regards au plafond et le mystère s'explique. Les Bembex
du voisinage, consommateurs de Taons, avaient découvert les riches
victuailles qui me faisaient société, et pénétraient effrontément
sous l'abri pour piller au plafond les Diptères. Les choses se
passaient à souhait, je n'avais qu'à laisser faire et à regarder.

De moment en moment, un Bembex entrait brusque comme l'éclair, et
s'élançait au plafond de soie, qui résonnait d'un coup sec.
Quelque chose se passait là-haut de tumultueux, où l'oeil ne
distinguait plus l'attaquant de l'attaqué, tant la mêlée était
vive. La lutte n'avait pas une durée appréciable: l'Hyménoptère se
retirait tout aussitôt avec une proie entre les pattes. Le stupide
troupeau de Taons, à cette soudaine irruption qui les décimait
l'un après l'autre, reculait un peu tout à la ronde, sans
abandonner le perfide abri. Il faisait si chaud au dehors!
pourquoi s'émouvoir?

Il est clair qu'une telle soudaineté dans l'attaque et une telle
promptitude dans l'enlèvement de la proie ne permettent pas au
Bembex de régler le jeu de son poignard. L'aiguillon remplit son
office sans doute, mais il est dirigé sans précision vers les
points que les hasards de la lutte mettent à sa portée. Pour
donner le coup de grâce à leurs Taons mal sacrifiés, et se
débattant encore entre les pattes du ravisseur, j'ai vu des Bembex
mâchonner la tête et le thorax des victimes. Ce trait à lui seul
démontre que l'Hyménoptère veut un vrai cadavre et non une proie
paralysée, puisqu'il met si peu de ménagement à terminer l'agonie
du Diptère. Tout considéré, je pense donc que, d'une part, la
nature du gibier trop prompt à se dessécher, et d'autre part les
difficultés d'une attaque aussi rapide, sont cause que les Bembex
servent à leurs larves une proie morte, et les approvisionnent par
conséquent au jour le jour.

Suivons l'Hyménoptère quand il rentre au terrier avec sa capture
maintenue sous le ventre entre les pattes. En voici un, le Bembex
tarsier (B. tarsata) qui arrive chargé d'un Bombyle. Le nid est
placé au pied sablonneux d'un talus vertical. L'approche du
chasseur s'annonce par un bourdonnement aigu, qui a quelque chose
de plaintif, et ne discontinue tant que l'insecte n'a pas mis pied
à terre. On voit le Bembex planer au haut du talus, puis descendre
suivant la verticale avec beaucoup de lenteur et de
circonspection, tout en faisant entendre son bourdonnement aigu.
Si quelque chose d'insolite vient à se révéler à son perçant
regard, il ralentit la descente, plane un moment, remonte,
redescend, puis s'enfuit prompt comme un trait. Après quelques
instants, le voici revenu. En planant à une certaine élévation, il
a l'air d'inspecter les lieux, comme du haut d'un observatoire. La
descente verticale recommence avec la plus circonspecte lenteur;
enfin l'Hyménoptère s'abat sans indécision aucune, en un point que
rien à mes yeux ne distingue du reste de la surface sablonneuse.
Le piaulement plaintif à l'instant cesse.

L'insecte, sans doute, a pris terre un peu au hasard, puisque
l'oeil le plus exercé ne saurait distinguer un point de l'autre
sur la nappe de sable; il s'est abattu par à peu près aux environs
du logis, dont il va maintenant rechercher l'entrée, masquée, lors
de la dernière sortie, non seulement par l'éboulement naturel des
matériaux mais encore par les scrupuleux coups de balai de
l'Hyménoptère. Mais non: le Bembex n'hésite pas du tout, il ne
tâtonne pas, il ne cherche pas. On s'accorde à voir dans les
antennes des organes propres à diriger les insectes dans leurs
recherches. En ce moment de la rentrée au nid, je ne vois rien de
particulier dans le jeu des antennes. Sans lâcher un seul moment
son gibier, le Bembex gratte un peu devant lui, au point même où
il a pris pied, pousse du front et entre tout aussitôt avec le
Diptère sous le ventre. Le sable s'éboule, la porte se ferme, et
voilà l'Hyménoptère chez lui.

En vain, des centaines de fois, j'ai assisté au retour du Bembex
dans son domicile; c'est toujours avec un étonnement nouveau que
je vois le clairvoyant insecte retrouver sans hésitation une porte
que rien n'indique. Cette porte, en effet, est dissimulée avec un
soin jaloux, non maintenant après l'entrée du Bembex, car le
sable, plus ou moins bien éboulé ne se nivelle pas par sa propre
chute et laisse tantôt une légère dépression, tantôt un porche
incomplètement obstrué; mais bien après la sortie de
l'Hyménoptère, car celui-ci, partant pour une expédition, ne
néglige jamais de retoucher le résultat de l'éboulement naturel.
Attendons son départ, et nous le verrons, avant de s'éloigner,
balayer les devants de sa porte et les niveler avec une
scrupuleuse attention. La bête partie, je défierais l'oeil le plus
perspicace de retrouver l'entrée. Pour la retrouver, lorsque la
nappe sablonneuse était de quelque étendue, il me fallait recourir
à une sorte de triangulation; et, que de fois encore, après
quelques heures d'absence, mes combinaisons de triangles et mes
efforts de mémoire se sont trouvés en défaut! Il me restait le
jalon, le fétu de graminée implanté sur le seuil de la porte,
moyen non toujours efficace, car l'insecte, en ses continuelles
retouches à l'extérieur du nid, trop souvent faisait disparaître
le bout de paille.

CHAPITRE XVIII
UN PARASITE. LE COCON

Je viens de montrer le Bembex planant, chargé de sa capture, au-
dessus du nid, puis descendant d'un vol vertical, très lent, et
accompagné d'une sorte de piaulement plaintif. Cette arrivée
circonspecte, hésitante, pourrait faire croire que l'insecte
examine de haut le terrain pour retrouver sa porte, et cherche,
avant de prendre pied, à bien se remémorer les lieux. Mais un
autre motif est en jeu, ainsi que je vais l'exposer. Dans les
conditions habituelles, lorsque rien de périlleux n'attire son
attention, l'Hyménoptère survient brusquement, d'un vol impétueux,
et, sans planer avec piaulement, sans hésiter, s'abat aussitôt sur
le seuil de sa porte ou très près. Toute recherche est inutile,
tant sa mémoire est fidèle. Informons-nous donc des causes de
cette arrivée hésitante à laquelle je viens de faire assister le
lecteur.

L'insecte plane, descend lentement, remonte, s'enfuit et revient,
parce qu'un danger très grave menace le nid. Son bourdonnement
plaintif est signe d'anxiété: il ne le fait pas entendre quand il
n'y a pas péril. Quel est alors l'ennemi? Serait-ce moi, assis
pour l'observer? Mais non: je ne suis rien pour lui, rien qu'une
masse, un bloc, indigne sans doute de son attention. L'ennemi
redoutable, l'ennemi terrible, qu'il faut éviter à tout prix, est
là, à terre, bien immobile sur le sable, à proximité du domicile.
C'est un petit Diptère, de très pauvre apparence, de tournure
inoffensive. Ce moucheron de rien est l'effroi du Bembex.
L'audacieux bourreau des Diptères, lui qui tord si prestement le
cou aux Taons, colosses repus de sang sur le dos d'un boeuf, n'ose
entrer chez lui parce qu'il se voit guetté par un autre Diptère,
vrai pygmée qui fournirait à peine une bouchée à ses larves.

Que ne fond-il sur lui pour s'en débarrasser? L'Hyménoptère a le
vol assez prompt pour l'atteindre; et si petite que soit la prise,
les larves ne la dédaigneront pas, puisque tout Diptère leur est
bon. Mais non: le Bembex fuit devant un ennemi qu'il mettrait en
pièces d'un seul coup de mandibules; il me semble voir le chat
fuir, affolé de peur, devant une souris. L'ardent chasseur de
Diptères est chassé par un autre Diptère, et l'un des plus petits.
Je m'incline sans espérer jamais comprendre ce renversement des
rôles. Pouvoir se débarrasser sans difficulté d'un ennemi mortel,
qui médite la ruine de votre famille et qui en deviendrait le
régal, pouvoir cela et ne pas le faire quand l'ennemi est là, à
votre portée, vous guettant, vous bravant, c'est le comble de
l'aberration chez l'animal. Aberration n'est pas du tout le mot;
disons plutôt harmonie des êtres, car, puisque ce misérable
Diptère a son petit rôle à remplir dans l'ensemble des choses,
faut-il encore que le Bembex le respecte et fuit lâchement devant
lui, sinon, depuis longtemps, il n'y en aurait plus au monde.

Traçons ici l'histoire de ce parasite. Parmi les nids des Bembex,
il s'en trouve, et très fréquemment, qui sont occupés à la fois
par la larve de l'Hyménoptère et par d'autres larves, étrangères à
la famille et goulues commensales de la première. Ces étrangères
sont plus petites que le nourrisson du Bembex, en forme de larme
et de couleur vineuse due à la teinte de la bouillie alimentaire
que laisse entrevoir la transparence du corps. Leur nombre est
variable: une demi-douzaine souvent, parfois dix et davantage.
Elles appartiennent à une espèce de Diptère, ainsi qu'il résulte
de leur forme et comme le confirment les pupes que l'on rencontre
à leur place. L'éducation en domesticité achève la démonstration.
Élevées dans des boîtes, sur une couche de sable, avec des mouches
que l'on renouvelle chaque jour, elles deviennent des pupes, d'où,
l'année d'après, sort un petit Diptère, un Tachinaire du genre
Miltogramme.

C'est le même Diptère qui, embusqué aux environs du terrier, cause
au Bembex de si vives appréhensions. La terreur de l'Hyménoptère
n'est que trop fondée. Voyez, en effet, ce qui se passe au logis.
Autour du monceau de vivres, que la mère s'exténue à maintenir en
quantité suffisante, en compagnie du nourrisson légitime, six à
dix convives affamés, qui, de leur bouche aiguë, piquent au tas
commun, sans plus de réserve que s'ils étaient chez eux. La
concorde paraît régner à table. Je n'ai jamais vu la larve
légitime se formaliser de l'indiscrétion des larves étrangères, ni
celles-ci faire mine de vouloir troubler le repas de l'autre.
Toutes, pêle-mêle, prennent au tas et mangent tranquilles, sans
chercher noise aux voisines.

Jusque-là tout serait pour le mieux s'il ne survenait grave
difficulté. Si active que soit la mère nourrice, il est clair
qu'elle ne peut suffire à pareille dépense. Il lui fallait
d'incessantes expéditions de chasse pour nourrir une seule larve,
la sienne; que sera-ce si elle doit alimenter à la fois une
quinzaine de goulues? Le résultat de cet énorme accroissement de
famille ne peut être que la disette, la famine même, non pour les
larves du Diptère qui, plus hâtives dans leur développement,
devancent la larve du Bembex et profitent des jours où l'abondance
est encore possible, vu le très jeune âge de leur amphitryon; mais
bien pour celui-ci, qui atteint l'heure de la métamorphose sans
pouvoir réparer le temps perdu. D'ailleurs, si les premiers
convives, devenus pupes, lui laissent la table libre, d'autres
surviennent tant que la mère pénètre dans le nid et achèvent de
l'affamer.

Dans les terriers envahis par de nombreux parasites, la larve du
Bembex est effectivement bien inférieure pour la grosseur à ce que
supposerait le tas de vivres consommés, et dont les débris
encombrent la cellule. Toute flasque, émaciée, réduite à la
moitié, au tiers de la taille normale, elle essaie vainement de
tisser un cocon dont elle ne possède pas les matériaux de soie;
elle périt en un coin du logis parmi les pupes de ses convives
plus heureux qu'elle. Sa fin peut être plus cruelle encore. Si les
vivres manquent, si la mère nourrice tarde trop de revenir avec de
la pâture, les Diptères dévorent la larve du Bembex. Je me suis
assuré de cette noire action en élevant moi-même la nichée. Tout
allait bien tant que les vivres abondaient; mais, si par oubli ou
à dessein, la ration quotidienne était supprimée, le lendemain ou
le surlendemain, j'étais sûr de trouver les larves du Diptère
dépeçant avec avidité la larve du Bembex. Ainsi, lorsque le nid
est envahi par les parasites, la larve légitime doit fatalement
périr, soit de faim, soit de mort violente; et tel est le motif
qui rend si odieuse au Bembex la vue des Miltogrammes rôdant
autour de son logis.

Les Bembex ne sont pas les seules victimes de ces parasites: tous
les Hyménoptères fouisseurs indistinctement ont leurs terriers
dévalisés par des Tachinaires, des Miltogrammes surtout. Divers
observateurs, notamment Lepeletier de Saint-Fargeau, ont parlé des
manoeuvres de ces effrontés Diptères; mais aucun, que je sache,
n'a entrevu le côté si curieux du parasitisme aux dépens des
Bembex. Je dis si curieux, car, en effet, les conditions sont bien
différentes. Les nids des autres fouisseurs sont approvisionnés à
l'avance, et le Miltogramme dépose ses oeufs sur les pièces de
gibier au moment où elles sont introduites. L'approvisionnement
terminé et son oeuf pondu, l'Hyménoptère clôture la cellule, où
désormais éclosent et vivent ensemble la larve légitime et les
larves étrangères, sans jamais être visitées dans leur solitude.
Le brigandage des parasites est donc ignoré de la mère et reste
impuni faute d'être connu.

Avec les Bembex, c'est bien tout autre chose. La mère rentre à
tout moment chez elle, pendant les deux semaines que dure
l'éducation; elle sait sa géniture en compagnie de nombreux
intrus, qui s'approprient la majeure partie des vivres; elle
touche, elle sent au fond de l'antre, toutes les fois qu'elle sert
sa larve, ces affamés commensaux qui, loin de se contenter des
restes, se jettent sur le meilleur; elle doit s'apercevoir, si
bornées que soient ses évaluations numériques, que douze sont plus
que un; les dépenses en victuailles disproportionnées avec ses
moyens de chasse l'en avertiraient d'ailleurs; et cependant, au
lieu de prendre ces hardis étrangers par la peau du ventre et de
les jeter à la porte, elle les tolère pacifiquement.

Que dis-je: elle les tolère? Elle les nourrit, elle leur apporte
la becquée, ayant peut-être pour ces intrus la même tendresse
maternelle que pour sa propre larve. C'est ici une nouvelle
édition de l'histoire du Coucou, mais avec des circonstances
encore plus singulières. Que le Coucou, presque de la taille de
l'Épervier, dont il a le costume, en impose assez pour introduire
impunément son oeuf dans le nid de la faible Fauvette; que celle-
ci, à son tour, dominée peut-être par l'aspect terrifiant de son
nourrisson à face de crapaud, accepte l'étranger et lui donne ses
soins, à la rigueur cela comporte un semblant d'explication. Mais
que dirions-nous de la Fauvette qui, devenue parasite, irait, avec
une superbe audace, confier ses oeufs à l'aire de l'oiseau de
proie, au nid de l'Épervier lui-même, le sanguinaire mangeur de
Fauvettes; que dirions-nous de l'oiseau de rapine qui accepterait
le dépôt et tendrement élèverait la nichée d'oisillons? C'est
précisément là ce que fait le Bembex, ravisseur de Diptères qui
soigne d'autres Diptères, giboyeur qui distribue la pâture à un
gibier dont le dernier régal sera sa propre larve éventrée. Je
laisse à d'autres plus habiles le soin d'interpréter ces
étonnantes relations.

Assistons à la tactique employée par le Tachinaire dans le but de
confier ses oeufs au nid du fouisseur. Il est de règle absolue que
le moucheron ne pénètre jamais dans le terrier, le trouvât-il
ouvert et le propriétaire absent. Le madré parasite se garderait
bien de s'engager dans un couloir où, n'ayant plus la liberté de
fuir, il pourrait payer cher son impudente audace. Pour lui,
l'unique moment propice à ses desseins, moment qu'il guette avec
une exquise patience, est celui où l'Hyménoptère s'engage dans la
galerie, le gibier sous le ventre. En cet instant-là, si court
qu'il soit, lorsque le Bembex ou tout autre fouisseur a la moitié
du corps engagée dans l'entrée et va disparaître sous terre, le
Miltogramme accourt au vol, se campe sur la pièce de gibier qui
déborde un peu l'extrémité postérieure du ravisseur, et tandis que
celui-ci est ralenti par les difficultés de l'entrée, l'autre,
avec une prestesse sans pareille, pond sur la proie un oeuf, deux
même, trois coup sur coup.

L'hésitation de l'Hyménoptère, empêtré de sa charge, a la durée
d'un clin d'oeil; n'importe: cela suffit au moucheron pour
accomplir son méfait sans se laisser entraîner au delà du seuil de
la porte. Quelle ne doit pas être la souplesse de fonction des
organes pour se prêter à cette ponte instantanée! Le Bembex
disparaît, introduisant lui-même l'ennemi au logis; et le
Tachinaire va se tapir au soleil, à proximité du terrier, pour
méditer de nouvelles noirceurs. Si l'on désire vérifier que les
oeufs du Diptère ont été réellement déposés pendant cette rapide
manoeuvre, il suffit d'ouvrir le terrier et de suivre le Bembex au
fond du logis. La proie qu'on lui saisit porte en un point du
ventre au moins un oeuf, parfois plus, suivant la durée du retard
éprouvé à l'entrée. Ces oeufs, de très petite taille, ne peuvent
appartenir qu'au parasite; d'ailleurs, s'il restait des doutes,
l'éducation à part dans une boîte donne pour résultat des larves
de Diptère, plus tard des pupes et enfin des Miltogrammes.

L'instant adopté par le moucheron est choisi avec un discernement
supérieur: c'est le seul où il lui soit permis d'accomplir ses
desseins sans péril, sans vaines poursuites. L'Hyménoptère, à demi
engagé dans le vestibule, ne peut voir l'ennemi, si audacieusement
campé sur l'arrière-train de la proie; s'il soupçonne la présence
du bandit, il ne peut le chasser, n'ayant pas sa liberté de
mouvements dans l'étroit couloir; enfin, malgré toutes ses
précautions pour faciliter l'entrée, il ne peut disparaître
toujours sous terre avec la célérité nécessaire, tant le parasite
est prompt. En vérité, voilà l'instant propice et le seul, puisque
la prudence défend au Diptère de pénétrer dans l'antre où d'autres
Diptères, bien plus vigoureux que lui, servent de pâture à la
larve. Au dehors, en plein air, la difficulté est insurmontable,
tant est grande la vigilance des Bembex. Donnons un instant à
l'arrivée de la mère lorsque son domicile est surveillé par des
Miltogrammes.

Quelques-uns de ces moucherons, tantôt plus, tantôt moins, trois
ou quatre d'habitude, sont posés sur le sable, dans une immobilité
complète, tous les regards tournés vers le terrier, dont ils
savent très bien l'entrée, si dissimulée qu'elle soit. Leur
coloration d'un brun obscur, leurs gros yeux d'un rouge
sanguinolent, leur immobilité que rien ne lasse, bien des fois
m'ont mis en l'esprit l'idée de bandits qui, vêtus de bure et la
tête enveloppée d'un mouchoir rouge, attendraient en embuscade
l'heure d'un mauvais coup. L'Hyménoptère arrive chargé de sa
proie. Si rien d'inquiétant ne le préoccupait, à l'instant même il
prendrait pied devant la porte. Mais il plane à une certaine
élévation, il s'abaisse d'un vol lent et circonspect, il hésite;
un piaulement plaintif, résultant d'une vibration spéciale des
ailes, dénote ses appréhensions. Il a donc vu les malfaiteurs.
Ceux-ci pareillement ont vu le Bembex; ils le suivent des yeux
comme l'indique le mouvement de leurs têtes rouges; tous les
regards convergent vers le butin convoité. Alors se passent les
marches et les contre-marches de l'astuce aux prises avec la
prudence.

Le Bembex descend d'aplomb, d'un vol insensible; on dirait qu'il
se laisse mollement choir, retenu par le parachute des ailes. Le
voilà qui plane à un pan du sol. C'est le moment. Les moucherons
prennent l'essor et se portent tous à l'arrière de l'Hyménoptère;
ils planent à sa suite, qui plus près, qui plus loin et
géométriquement alignés. Si, pour déjouer leur dessein, le Bembex
tourne, ils tournent aussi avec une précision qui les maintient en
arrière sur la même ligne droite; si l'Hyménoptère avance, ils
avancent; si l'Hyménoptère recule, ils reculent; mesurant leur
vol, tantôt lent ou stationnaire, sur le vol du Bembex, chef de
file. Ils ne cherchent nullement à se jeter sur l'objet de leur
convoitise; leur tactique se borne à se tenir prêts, dans cette
position d'arrière-garde qui leur épargnera des hésitations
d'essor pour la rapide manoeuvre de la fin.

Parfois, lassé de ces obstinées poursuites, le Bembex met pied à
terre; les autres, à l'instant se posent sur le sable, toujours en
arrière, et ne bougent plus. L'Hyménoptère repart avec des
piaulements plus aigus, signe sans doute d'une indignation
croissante, les moucherons repartent à sa suite. Un moyen suprême
reste pour dévoyer les tenaces Diptères: d'un élan fougueux, le
Bembex s'envole au loin, avec l'espoir peut-être d'égarer les
parasites par de rapides évolutions à travers champs. Mais les
astucieux moucherons ne donnent pas dans le piège: ils laissent
partir l'insecte et prennent de nouveau position sur le sable
autour du terrier. Quand le Bembex reviendra, les mêmes poursuites
recommenceront, jusqu'à ce qu'enfin l'obstination des parasites
ait épuisé la prudence de la mère. En un moment où sa vigilance
est en défaut, les moucherons sont aussitôt là. L'un d'eux, le
mieux favorisé par sa position, s'abat sur la proie qui va
disparaître, et c'est fait: l'oeuf est pondu.

Il est ici de pleine évidence que le Bembex a le sentiment du
danger. L'Hyménoptère sait ce qu'a de redoutable, pour l'avenir du
nid, la présence de l'odieux moucheron; ses longues tentatives
pour dévoyer les Tachinaires, ses hésitations, ses fuites, ne
laissent sur ce point l'ombre d'un doute. Comment se fait-il donc,
me demanderai-je encore une fois, que le ravisseur de Diptères se
laisse harceler par un autre Diptère, par un bandit infime,
incapable de la moindre résistance, et qu'il atteindrait d'un élan
s'il le voulait bien? Pourquoi, un moment débarrassé de la proie
qui le gêne, ne fond-il pas sur ces malfaiteurs? Que lui faudrait-
il pour exterminer la calamiteuse engeance du voisinage du
terrier? Une battue, pour lui affaire de quelques instants. Mais
ainsi ne le veulent pas les lois harmoniques de la conservation
des êtres; et les Bembex se laisseront toujours harceler, sans que
jamais le fameux combat pour l'existence leur apprenne le moyen
radical de l'extermination. J'en ai vu qui, serrés de trop près
par les moucherons, laissaient tomber leur proie et précipitamment
s'enfuyaient affolés, mais sans aucune démonstration hostile,
quoique la chute du fardeau leur laissât pleine liberté de
mouvements. La proie lâchée, si ardemment convoitée tout à l'heure
par les Tachinaires, gisait à terre, à la discrétion de tous, et
nul n'en faisait cas. Ce gibier en plein air était sans valeur
pour les moucherons, dont les larves réclament l'abri d'un
terrier. Il était sans valeur aussi pour le Bembex soupçonneux,
qui, de retour, le palpait un moment et l'abandonnait avec dédain.
Une interruption momentanée de surveillance lui avait rendu la
pièce suspecte.

Terminons ce chapitre par l'histoire de la larve. Sa vie monotone
ne présente rien de remarquable pendant les deux semaines que
durent son repas et sa croissance. Puis arrive la construction du
cocon. Le parcimonieux développement des organes sérifiques ne
permet pas au ver une demeure de soie pure, composée, comme celle
des Ammophiles et des Sphex, de plusieurs enceintes qui
superposent leurs barrières pour défendre la larve et plus tard la
nymphe de l'accès de l'humidité, dans un terrier peu profond et
mal protégé, quand viennent les pluies de l'automne et les neiges
de l'hiver. Cependant le terrier des Bembex est dans des
conditions plus mauvaises que ne l'est celui du Sphex, puisqu'il
est situé à quelques pouces de profondeur dans un sol des plus
perméables. Aussi, pour se créer un abri suffisant, la larve
supplée, par son industrie, à la petite quantité de soie dont elle
dispose. Avec des grains de sable artistement assemblés, cimentés
entre eux au moyen de la matière soyeuse, elle se construit un
cocon des plus solides, où l'humidité ne peut pénétrer.

Trois méthodes générales sont employées par les Hyménoptères
fouisseurs dans la confection de l'habitacle où doit s'effectuer
la métamorphose. Les uns creusent leurs terriers à de grandes
profondeurs, sous des abris; leur cocon est alors composé d'une
seule enceinte, assez mince pour être transparente. Tel est le cas
des Philanthes et des Cerceris. D'autres se contentent d'un
terrier peu profond, dans un sol découvert; mais alors, tantôt ils
ont assez de soie pour multiplier les assises du cocon, comme le
font les Sphex, les Ammophiles, les Scolies; tantôt, la quantité
de soie étant insuffisante, ils ont recours au sable agglutiné,
ainsi que le pratiquent les Bembex, les Stizes, les Palares. On
prendrait le cocon des Bembéciens pour le robuste noyau de quelque
semence, tant il est compact et résistant. Sa forme est
cylindrique, avec une extrémité en calotte sphérique et l'autre
pointue. Sa longueur mesure une paire de centimètres. À
l'extérieur, il est légèrement rugueux, d'aspect assez grossier;
mais en dedans la paroi est glacée d'un fin vernis.

Mes éducations en domesticité m'ont permis de suivre dans tous ses
détails la construction de cette curieuse pièce d'architecture,
vrai coffre-fort où se bravent en sécurité les intempéries. La
larve repousse d'abord autour d'elle les débris de ses vivres et
les refoule dans un coin de la cellule ou compartiment que je lui
ai ménagé dans une boîte avec des cloisons de papier.
L'emplacement nettoyé, elle fixe aux diverses parois de sa demeure
des fils d'une belle soie blanche, formant une trame aranéeuse,
qui maintient à distance l'encombrant monceau des restes
alimentaires, et sert d'échafaudage pour le travail suivant.

Ce travail consiste en un hamac suspendu loin de toute souillure,
au centre des fils tendus d'une paroi à l'autre. La soie seule,
magnifiquement fine et blanche, entre dans sa composition. Sa
forme est celle d'un sac ouvert à un bout d'un large orifice
circulaire, fermé à l'autre et terminé en pointe. La nasse des
pêcheurs en donne une assez fidèle image. Les bords de l'ouverture
sont maintenus écartés et toujours tendus par de nombreux fils qui
en partent et vont se rattacher aux parois voisines. Enfin le
tissu de ce sac est d'une finesse extrême, qui permet de voir par
transparence toutes les manoeuvres du ver.

Les choses depuis la veille se trouvaient en cet état, lorsque
j'ai entendu la larve gratter dans la boîte. En ouvrant, j'ai
trouvé ma captive occupée à ratisser, du bout des mandibules, la
paroi de carton, le corps à moitié hors du sac. Déjà le carton
était profondément entamé, et un monceau de menus débris était
amassé devant l'orifice du hamac pour être utilisé plus tard.
Faute d'autres matériaux, le ver aurait sans doute fait emploi de
ces ratissures pour sa construction. J'ai jugé plus à propos de le
servir suivant ses goûts et de lui donner du sable. Jamais larve
de Bembex n'avait construit avec des matériaux aussi somptueux. Je
versai à la prisonnière du sable à sécher l'écriture, du sable
bleu semé de paillettes dorée de mica.

La provision est déposée devant l'orifice du sac, situé lui-même
dans une position horizontale, ainsi qu'il convient pour le
travail qui va suivre. La larve, à demi penchée hors du hamac,
choisit son sable presque grain par grain, en fouillant dans le
tas avec les mandibules. Si quelque grain, trop volumineux se
présente, elle le saisit et le rejette plus loin. Quand le sable
est ainsi trié, elle en introduit une certaine quantité dans
l'édifice de soie en le balayant de sa bouche. Cela fait, elle
rentre dans la nasse et se met à étendre les matériaux en couche
uniforme sur la face inférieure du sac, puis elle agglutine les
divers grains et les enchâsse dans l'ouvrage avec de la soie pour
ciment. La face supérieure se bâtit avec plus de lenteur: les
grains y sont portés un à un et aussitôt fixés avec le mastic
soyeux.

Ce premier dépôt de sable n'embrasse encore que la moitié
antérieure du cocon, la moitié se terminant par l'orifice du sac.
Avant de se retourner pour travailler à la moitié postérieure, la
larve renouvelle sa provision de matériaux et prend certaines
précautions afin de ne pas être gênée dans son oeuvre de
maçonnerie. Le sable extérieur, amoncelé devant l'entrée, pourrait
s'ébouler dans l'enceinte et entraver le constructeur dans un
espace aussi étroit. Le ver prévoit l'accident: il agglutine
quelques grains et fabrique un rideau grossier de sable qui bouche
l'orifice d'une manière bien imparfaite, mais suffit pour empêcher
l'éboulement. Ces précautions prises, la larve travaille à la
moitié postérieure du cocon. De temps à autre, elle se retourne
pour s'approvisionner au dehors; elle déchire un coin du rideau
qui la protège contre l'envahissement du sable extérieur, et par
cette fenêtre, elle happe les matériaux nécessaires.

Le cocon est encore incomplet, tout ouvert à son gros bout; il lui
manque la calotte sphérique qui doit le clore. Pour ce travail
final, le ver fait une abondante provision de sable, la dernière
de toutes; puis il repousse le tas amoncelé devant l'entrée. À
l'orifice, une calotte de soie est alors tissée et parfaitement
raccordée à l'embouchure de la nasse primitive. Enfin sur cette
fondation de soie les grains de sable, tenus en réserve à
l'intérieur, sont déposés un à un et cimentés avec la bave
soyeuse. Cet opercule terminé, la larve n'a plus qu'à donner le
dernier fini à l'intérieur de l'habitacle, et à glacer les parois
d'un vernis qui doit protéger sa peau délicate contre les
rugosités du sable.

Le hamac de soie pure et l'hémisphère qui plus tard le ferme ne
sont, on le voit, qu'un échafaudage destiné à servir d'appui à la
maçonnerie de sable et à lui donner une régulière courbure; on
pourrait les comparer aux cintres en charpente que les
constructeurs disposent pour bâtir un arceau, une voûte. Le
travail fini, la charpente est retirée, et la voûte se soutient
par son propre équilibre. De même, quand le cocon est achevé, le
support de soie disparaît, en partie noyé dans la maçonnerie, en
partie détruit par le contact de la terre grossière; et aucune
trace ne reste de l'ingénieuse méthode suivie pour assembler en
édifice d'une parfaite régularité des matériaux aussi mobiles que
le sable.

La calotte sphérique formant l'embouchure de la nasse initiale est
un travail à part, rajusté au corps principal du cocon. Si bien
conduits que soient le raccordement et la soudure des deux pièces,
la solidité n'est pas celle qu'obtiendrait la larve en maçonnant
d'une manière continue l'ensemble de sa demeure. Il y a donc sur
le pourtour du couvercle une ligne circulaire de moindre
résistance. Mais ce n'est pas là vice de structure; c'est, au
contraire, nouvelle perfection. Pour sortir plus tard de son
coffre-fort, l'insecte éprouverait de graves difficultés, tant les
parois sont résistantes. La ligne de jonction, plus faible que les
autres, lui épargne apparemment bien des efforts, car c'est en
majeure partie suivant cette ligne que se détache le couvercle,
lorsque le Bembex sort de terre à l'état parfait.

J'ai appelé ce cocon coffre-fort. C'est, en effet, pièce très
solide, tant à cause de sa configuration que de la nature de ses
matériaux. Éboulements et tassements de terrain ne peuvent le
déformer, car la plus forte pression des doigts ne parvient pas
toujours à l'écraser. Peu importe donc à la larve que le plafond
de son terrier, creusé dans un sol sans consistance, s'effondre
tôt ou tard; peu lui importe même, sous sa mince couverture de
sable, la pression du pied d'un passant; elle n'a plus rien à
craindre du moment qu'elle est enclose dans son robuste abri.
L'humidité ne la met pas davantage en péril. J'ai tenu des quinze
jours des cocons de Bembex immergés dans l'eau sans leur trouver,
après, la moindre trace d'humidité à l'intérieur. Que ne pouvons-
nous disposer pour nos habitations d'un pareil hydrofuge! Enfin,
par sa gracieuse forme d'oeuf, ce cocon semble plutôt le produit
d'un art patient que celui d'un ver. Pour quelqu'un non au courant
du mystère, les cocons que je fis construire avec du sable à
sécher l'écriture, eussent été des bijoux d'une industrie
inconnue, de grosses perles constellées de points d'or sur un fond
bleu lapis, destinées au collier d'une élégante de la Polynésie.

CHAPITRE XIX
RETOUR AU NID

L'Ammophile forant son puits à une heure tardive de la journée,
abandonne son ouvrage après en avoir fermé l'orifice avec le
couvercle d'une pierre, s'éloigne d'une fleur à l'autre, se
dépayse, et sait néanmoins revenir le lendemain avec sa Chenille
au domicile creusé la veille, malgré l'inconnu des lieux, souvent
nouveaux pour elle; le Bembex, chargé de gibier, s'abat, avec une
précision mathématique, sur le seuil de sa porte, obstruée de
sable et confondue avec le reste de la nappe sablonneuse. Où mon
regard et ma mémoire sont en défaut, leur coup d'oeil et leur
souvenir ont une sûreté qui tient de l'infaillible. On dirait
qu'il y a dans l'insecte quelque chose de plus subtil que le
souvenir simple, une sorte d'intuition des lieux sans analogue en
nous, enfin une faculté indéfinissable que je nomme mémoire, faute
d'autre expression pour la désigner. L'inconnu ne peut avoir de
nom. Afin de jeter, s'il est possible, un peu de jour sur ce point
de la psychologie des bêtes, j'ai institué une série d'expériences
que je vais exposer ici.

La première a pour objet le Cerceris tuberculé, le chasseur de
Cléones. Vers dix heures du matin, je prends douze femelles
occupées, dans le même talus, dans la même bourgade, soit à
l'excavation, soit à l'approvisionnement des terriers. Chaque
prisonnière est enfermée à part dans un cornet de papier, et le
tout est mis dans une boîte. Je m'éloigne de l'emplacement des
nids de deux kilomètres environ, et je relâche alors mes Cerceris,
en ayant soin d'abord, pour les reconnaître plus tard, de les
marquer d'un point blanc au milieu du thorax, avec un bout de
paille trempé dans une couleur indélébile.

Les Hyménoptères s'envolent à quelques pas seulement, dans toutes
les directions, qui d'ici, qui de là; ils se posent sur des brins
d'herbe, se passent un moment les tarses antérieurs sur les yeux
comme éblouis par le vif soleil qui leur est brusquement rendu,
puis prennent l'essor les uns plus tôt, les autres plus tard, et
se dirigent tous, sans hésitation aucune, en ligne droite vers le
sud, c'est-à-dire dans la direction de leur domicile. Cinq heures
plus tard, je reviens à l'emplacement commun des nids. À peine
arrivé, je vois deux de mes Cerceris à marque blanche travaillant
aux terriers; bientôt un troisième survient de la campagne avec un
Charançon entre les pattes; un quatrième ne tarde pas à le suivre.
Quatre sur douze, en moins d'un quart d'heure, c'était assez pour
la conviction. Je jugeai inutile de prolonger mon attente. Ce que
quatre ont su faire, les autres le feront s'ils ne l'ont déjà
fait; et il est bien permis de supposer que les huit absents sont
en course pour raison de chasse, ou bien retirés dans les
profondeurs de leurs galeries. Ainsi, transportés à deux
kilomètres, dans une direction et par une voie dont ils ne
pouvaient avoir eu connaissance au fond de leur prison de papier,
mes Cerceris étaient revenus, en partie du moins, à leur domicile.

J'ignore à quelle distance les Cerceris prolongent leurs domaines
de chasse; et il peut se faire que, dans un rayon de deux
kilomètres, le pays leur soit plus ou moins connu. Non
suffisamment dépaysés au point où je les avais transportés, ils
auraient alors regagné leur domicile par l'habitude acquise des
lieux. L'expérience était à renouveler, avec un éloignement plus
grand et un lieu de départ qu'on ne pût soupçonner être connu de
l'Hyménoptère.

Au même groupe de terriers où j'ai puisé le matin, je prends donc
neuf Cerceris femelles, dont trois venant de subir la précédente
épreuve. Le transport se fait encore dans l'obscurité d'une boîte,
chaque insecte reclus dans son cornet de papier. Le point de
départ choisi est la ville voisine, Carpentras, à trois kilomètres
environ du terrier. Je dois relâcher mes bêtes, non au milieu des
champs, comme la première fois, mais en pleine rue, au centre d'un
quartier populeux, où les Cerceris, avec leurs moeurs rustiques,
n'ont certainement jamais pénétré. Comme la journée est déjà
avancée, je diffère l'épreuve, et mes captifs passent la nuit dans
leurs prisons cellulaires.

Le lendemain matin, vers les huit heures, je les marque sur le
thorax d'un double point blanc pour les distinguer de ceux de la
veille n'en portant qu'un seul; et je les rends à la liberté, l'un
après l'autre, au milieu de la rue. Chaque Cerceris relâché monte
d'abord verticalement entre les deux rangées de façades, comme
pour se dégager au plus vite du défilé de la rue et gagner les
larges horizons; puis, dominant les toits, il s'élance tout
aussitôt, et d'un fougueux essor, vers le sud. Et c'est du sud que
je les ai apportés dans la ville; c'est au sud que se trouvent
leurs terriers. Neuf fois, avec mes neuf prisonniers, rendus
libres l'un après l'autre, j'eus ce frappant exemple de l'insecte
qui, totalement dépaysé, n'hésite pas dans la direction à suivre
pour revenir au nid.

Quelques heures plus tard, j'étais moi-même aux terriers. Je vis
plusieurs des Cerceris de la veille, reconnaissables à leur point
blanc unique sur le thorax; mais je n'en vis aucun de ceux que je
venais de relâcher. N'avaient-ils su retrouver leur domicile?
Étaient-ils en expédition de chasse, ou bien se tenaient-ils
cachés dans leurs galeries pour y calmer les émotions d'une telle
épreuve? Je ne sais. Le lendemain, nouvelle visite de ma part; et
cette fois, j'ai la satisfaction de trouver à l'ouvrage, aussi
actifs que si rien d'extraordinaire ne s'était passé, cinq
Cerceris à double point blanc sur le thorax. Trois kilomètres au
moins de distance, la ville avec ses habitations, ses toitures,
ses cheminées fumeuses, choses si nouvelles pour ces francs
campagnards, n'avaient pu faire obstacle à leur retour au nid.

Enlevé de sa couvée, et transporté à des distances énormes, le
Pigeon promptement revient au colombier. Si l'on voulait
proportionner la longueur du trajet au volume de l'animal, combien
le Cerceris, transporté à trois kilomètres et retrouvant son
terrier, serait supérieur au Pigeon! Le volume de l'insecte ne
fait pas un centimètre cube, et celui du Pigeon doit bien égaler
le décimètre cube, s'il ne le dépasse pas. L'Oiseau, un millier de
fois plus gros que l'Hyménoptère, devrait donc, pour rivaliser
avec celui-ci, retrouver le colombier à une distance de 3000
kilomètres, trois fois la plus grande longueur de la France du
nord au sud. Je ne sache pas qu'un Pigeon voyageur ait jamais
accompli pareille prouesse. Mais puissance d'aile et encore moins
lucidité d'instinct ne sont pas qualités se mesurant au mètre. Le
rapport des volumes ne peut ici se prendre en considération; et
l'on ne doit voir dans l'insecte qu'un digne émule de l'oiseau,
sans décider à qui des deux revient l'avantage.

Pour revenir au colombier et au terrier, lorsqu'ils sont
artificiellement dépaysés par l'homme, et transportés à de grandes
distances, en des régions non encore visitées par eux et dans des
directions inconnues, le Pigeon et le Cerceris sont-ils guidés par
le souvenir? Ont-ils pour boussole la mémoire, quand, parvenus à
une certaine hauteur, d'où ils relèvent en quelque sorte le point,
ils s'élancent, de toute leur puissance d'essor, du côté de
l'horizon où se trouvent leurs nids? Est-ce la mémoire qui leur
trace la route dans les airs à travers de régions qu'ils voient
pour la première fois? Évidemment non: il ne peut y avoir souvenir
de l'inconnu. L'Hyménoptère et l'Oiseau ignorent les lieux où ils
se trouvent; rien ne peut les avoir instruits de la direction
générale suivant laquelle s'est effectué le déplacement, car c'est
dans l'obscurité d'un panier clos ou d'une boîte que le voyage
s'est accompli. Localité, orientation, tout leur est inconnu; et
cependant ils se retrouvent. Ils ont donc pour guide mieux que le
souvenir simple: ils ont une faculté spéciale, une sorte de
sentiment topographique, dont il nous est impossible de nous faire
une idée, n'ayant en nous rien d'analogue.

Je vais établir expérimentalement combien cette faculté est
subtile, précise, dans le cycle étroit de ses attributions, et
combien aussi elle est bornée, obtuse, s'il lui faut sortir des
habituelles conditions où elle s'exerce. Telle est l'invariable
antithèse de l'instinct.

Un Bembex, activement occupé de l'alimentation de sa larve, quitte
le terrier. Il y reviendra tout à l'heure avec le produit de sa
chasse. L'entrée est soigneusement bouchée avec du sable, que
l'insecte y a balayé à reculons avant de partir; rien ne la
distingue des autres points de la surface sablonneuse; mais ce
n'est pas là du tout une difficulté pour l'Hyménoptère, qui
retrouve sa porte avec un tact que j'ai déjà fait ressortir.

Méditons quelque perfidie, modifions l'état des lieux pour
dérouter la bête. -- Je recouvre l'entrée d'une pierre plate,
large comme la main. Bientôt l'Hyménoptère arrive. Le changement
profond qui s'est fait en son absence sur le seuil du logis,
paraît ne lui causer la moindre hésitation; du moins le Bembex
s'abat tout aussitôt sur la pierre, et cherche un moment à
creuser, non au hasard sur la dalle, mais en un point qui
correspond à l'orifice du terrier. La dureté de l'obstacle l'a
promptement dissuadé de cette entreprise. Il parcourt alors la
pierre en tous sens, la contourne, se glisse par dessous et se met
à fouiller dans la direction précise du logis.

La pierre plate est trop peu pour dérouter la fine mouche:
trouvons mieux que cela. Afin d'abréger, je ne laisse pas le
Bembex continuer ses fouilles, qui, je le vois, aboutiraient
promptement au succès; je le chasse au loin avec le mouchoir.
L'absence assez longue de l'insecte effrayé me permettra de
préparer à loisir mes embûches. Quels matériaux maintenant
employer? En ces expérimentations improvisées, il faut savoir
tirer parti de tout. Non loin, sur le chemin, est le crottin frais
d'une bête de somme. Voilà du bois pour faire flèche. Le crottin
est recueilli, mis en morceaux, émietté, puis répandu en une
couche d'au moins un pouce d'épaisseur, sur le seuil du terrier et
des alentours, dans une étendue d'un quart de mètre carré environ.
Voilà certes une façade d'habitation comme jamais Bembex n'en
connut de pareille. Coloration, nature des matériaux, effluves
stercorales, tout concourt à donner le change à l'Hyménoptère.
Prendra-t-il cela, cette nappe de fumier, cette ordure, pour le
devant de sa porte? -- Mais, oui: le voici qui arrive, examinant
de haut l'état insolite des lieux, et prend pied au centre de la
couche, précisément en face de l'entrée. Il fouille, se fait jour
à travers la masse filandreuse, et pénètre jusqu'au sable où
l'orifice du couloir est aussitôt trouvé. Je l'arrête, pour le
chasser au loin une seconde fois.

Cette précision avec laquelle l'Hyménoptère s'abat devant sa
porte, masquée cependant d'une façon si nouvelle pour lui, n'est-
elle pas la preuve que la vue et le souvenir ne sont pas ici les
seuls guides? Que peut-il y avoir de plus? Serait-ce l'odorat?
C'est fort douteux, car les émanations du crottin n'ont pu mettre
en défaut la perspicacité de l'insecte. Essayons néanmoins une
autre odeur. J'ai sur moi précisément, faisant partie de mon
bagage entomologique, un petit flacon d'éther. La nappe de fumier
est balayée et remplacée par un matelas de mousse, peu épais mais
à grande surface, et sur lequel je verse le contenu de mon flacon
aussitôt que je vois le Bembex arriver. Trop fortes, les vapeurs
éthérées tiennent d'abord l'Hyménoptère à distance. C'est
l'affaire d'un instant. Puis l'Hyménoptère s'abat sur la mousse,
répandant encore une odeur très sensible d'éther; il traverse
l'obstacle et pénètre chez lui. Les effluves éthérés ne le
déroutent pas mieux que les effluves stercoraux. Quelque chose de
plus sûr que l'odorat lui dit où est son nid.

Fréquemment on a fait intervenir les antennes comme siège d'un
sens spécial apte à guider les insectes. J'ai déjà montré comment
la suppression de ces organes paraît n'entraver en rien les
recherches des Hyménoptères. Essayons encore une fois, dans de
plus larges conditions. Le Bembex est saisi, amputé de ses
antennes jusqu'à la racine, et aussitôt relâché. Aiguillonné par
la douleur, affolé par sa captivité entre mes doigts, l'insecte
part plus rapide qu'un trait. Il me faut attendre une grosse
heure, très incertain du retour. L'Hyménoptère arrive pourtant,
et, avec son invariable précision, s'abat tout près de sa porte,
dont j'ai pour la quatrième fois changé le décor. L'emplacement du
nid est maintenant couvert d'une mosaïque de cailloux de la
grosseur d'une noix. Mon travail qui, par rapport au Bembex,
dépasse ce que sont pour nous les monuments mégalithiques de la
Bretagne, les alignements de menhirs de Carnac, est inefficace
pour tromper l'insecte mutilé. L'Hyménoptère privé d'antennes
retrouve son entrée au milieu de ma mosaïque avec la même facilité
que l'avait fait en d'autres conditions l'insecte pourvu de ces
organes. Je laissai la fidèle mère rentrer en paix cette fois dans
son logis.

Les lieux transformés d'aspect coup sur coup à quatre reprises;
les devants de la demeure changés dans leur coloration, leur
odeur, leurs matériaux; la douleur enfin d'une double blessure,
tout avait échoué pour dérouter l'Hyménoptère, pour le faire
simplement hésiter sur le point précis de sa porte. J'étais à bout
de stratagèmes, et je comprenais moins que jamais comment
l'insecte, s'il n'a pas un guide spécial dans quelque faculté de
nous inconnue, peut se retrouver lorsque la vue et l'odorat sont
mis en défaut par les artifices dont je viens de parler.

À quelques jours de là, une expérience me sourit pour reprendre le
problème sous un nouveau point de vue. Il s'agit de mettre à
découvert dans toute son étendue, sans trop le dénaturer, le
terrier des Bembex, opération à laquelle se prêtent aisément le
peu de profondeur de ce terrier, sa direction presque horizontale
et la faible consistance du sol où il est creusé. À cet effet, le
sable est peu à peu raclé avec la lame d'un couteau. Ainsi privé
de sa toiture d'un bout à l'autre, la demeure souterraine devient
un demi-canal, une rigole, droite ou courbe, d'une paire de
décimètres de longueur, libre au point où était la porte d'entrée,
terminée en cul-de-sac à l'autre bout, où gît la larve au milieu
de ses victuailles.

Voilà le domicile à découvert, en pleine lumière, sous les rayons
du soleil. Comment se comportera la mère à son retour? Divisons la
question suivant le précepte scientifique: l'embarras pourrait
être grand pour l'observateur; ce que j'ai déjà vu me le fait
assez soupçonner. La mère survenant a pour mobile la nourriture de
sa larve; mais pour arriver à cette larve, il faut premièrement
trouver la porte. Ver et porte d'entrée, voilà dans la question
les deux points qui me semblent mériter d'être examinés à part.
J'enlève donc le ver ainsi que les provisions; et le fond du
couloir devient place nette. Ces préparatifs faits, il n'y a plus
qu'à s'armer de patience.

L'Hyménoptère survient enfin et va droit à sa porte absente, à
cette porte dont il ne reste que le seuil. Là, pendant une bonne
heure, je le vois fouiller superficiellement, balayer, faire voler
le sable et s'obstiner, non à creuser une nouvelle galerie, mais à
rechercher cette clôture mobile qui doit aisément céder sous la
seule poussée de la tête et livrer passage à l'insecte. Au lieu de
matériaux mouvants, il trouve sol ferme, non encore remué. Averti
par cette résistance, il se borne à explorer la surface, toujours
dans l'étroit voisinage de l'endroit où devrait se trouver
l'entrée. Quelques pouces d'écart, c'est tout ce qu'il se permet.
Les points qu'il a déjà sondés et balayés pour la vingtième fois,
il revient les sonder, les balayer encore, sans pouvoir se décider
à sortir de son étroit rayon, tant est tenace sa conviction que la
porte devrait être là et pas ailleurs. Avec une paille, à diverses
reprises, doucement je le pousse en un autre point. L'insecte ne
s'y laisse prendre: il revient tout aussitôt à l'emplacement de sa
porte. De loin en loin, la galerie, devenue demi-canal, paraît
attirer son attention, mais bien faiblement. Le Bembex y fait
quelques pas, toujours en râtelant; puis revient à l'entrée. Deux
ou trois fois, je lui vois parcourir la rigole dans toute sa
longueur; il atteint le cul-de-sac, demeure de la larve, y donne
négligemment quelques coups de râteau et se hâte de regagner le
point où fut l'entrée, pour y continuer ses recherches avec une
persistance qui finit par lasser la mienne. Plus d'une heure
s'était écoulée, et le tenace Hyménoptère cherchait toujours sur
l'emplacement de la porte disparue.

Que se passera-t-il en présence de la larve? Tel est le second
point de la question. Continuer l'expérimentation avec le même
Bembex n'eût pas présenté les garanties désirables: l'insecte,
rendu plus opiniâtre par ses vaines recherches, me semblait
maintenant obsédé d'une idée fixe, cause certaine de troubles pour
les faits que je désirais constater. Il me fallait un sujet
nouveau, non surexcité, uniquement livré aux impulsions du premier
moment. L'occasion ne tarda pas à se présenter.

Le terrier est mis à découvert d'un bout à l'autre, comme je viens
de l'expliquer; mais je ne touche pas au contenu: la larve est
laissée en place, les provisions sont respectées; tout est en
ordre dans la maison, il n'y manque que la toiture. Et bien,
devant ce domicile à jour, dont le regard saisit librement tous
les détails, vestibule, galerie, chambre du fond avec le ver et
son monceau de Diptères; devant cette demeure devenue rigole, à
l'extrémité de laquelle s'agite la larve, sous les cuisants rayons
du soleil, la mère ne change rien aux manoeuvres déjà décrites.
Elle met pied à terre au point où fut l'entrée. C'est là qu'elle
fouille, qu'elle balaie le sable; c'est là qu'elle revient
toujours après quelques essais ailleurs, dans un rayon de quelques
pouces. Nulle exploration de la galerie, nul souci de la larve en
angoisse. Le ver, dont le délicat épiderme vient brusquement de
passer de la douce moiteur d'un souterrain aux âpres ardeurs de
l'insolation, se tord sur son monceau de Diptères mâchés; la mère
ne s'en préoccupe. C'est pour elle le premier des objets venus
épars sur le sol, petit caillou, motte de terre, lopin de boue
sèche, et pas plus. Ça ne mérite pas attention. À cette tendre et
fidèle mère, qui s'exténue pour arriver au berceau de son
nourrisson, il faut pour le moment la porte d'entrée, l'habituelle
porte et rien que cette porte. Ce qui remue ses entrailles
maternelles, c'est le souci du passage connu. La voie est libre
cependant: rien n'arrête la mère, et sous ses yeux se démène
anxieusement le ver, but final de ses inquiétudes. D'un bond, elle
serait au malheureux, qui réclame assistance. Que n'accourt-elle
auprès du nourrisson chéri? Elle lui creuserait nouvelle demeure;
rapidement elle le mettrait à l'abri sous terre. Mais non: la mère
s'entête à la recherche d'un passage n'existant plus, tandis que
le fils se grille au soleil sous ses yeux. Ma surprise n'a pas
d'égale devant cette obtuse maternité, le plus puissant néanmoins,
le plus fécond en ressources, de tous les sentiments qui agitent
l'animal. À peine en croirais-je le témoignage de ma vue sans des
épreuves répétées à satiété tant sur les Cerceris et les
Philanthes que sur les Bembex de différentes espèces.

Il y a plus fort encore. La mère, après de longues hésitations,
s'engage enfin dans la rigole, reste du primitif corridor. Elle
avance, recule, avance de nouveau, donnant de ci de là, sans s'y
arrêter, quelques négligents coups de balai. Guidée par de vagues
réminiscences, et peut-être aussi par le fumet de venaison
qu'exhale le tas de Diptères, elle atteint par moments le fond de
la galerie, le point même où gît la larve. Voilà la mère et son
fils. En ce moment de rencontre après de longues angoisses, y a-t-
il soins empressés, effusion de tendresse, signe quelconque de
maternelle joie? Qui le croirait n'a qu'à recommencer mes
expériences pour se dissuader. Le Bembex ne reconnaît en rien sa
larve, chose pour lui de valeur nulle, encombrante même, pur
embarras. Il marche sur le ver, il le piétine sans ménagement,
dans ses allées et venues précipitées. S'il veut essayer une
fouille au fond de la chambre, il le refoule en arrière par de
brutales ruades; il le pousse, le culbute, l'expulse. Il ne
traiterait pas autrement un gravier volumineux qui le gênerait
dans son travail. Ainsi rudoyée, la larve songe à la défense. Je
l'ai vue saisir la mère par un tarse, sans plus de façon qu'elle
en aurait mis à mordre la patte d'un Diptère, sa proie. La lutte
fut vive, mais enfin les féroces mandibules lâchèrent prise, et la
mère disparut affolée, en jetant un piaulement d'ailes des plus
aigus. Cette scène dénaturée, le fils mordant la mère, essayant
peut-être de la manger, est rare et amenée par des circonstances
qu'il n'est pas permis à l'observateur de provoquer; ce à quoi il
est toujours possible d'assister, c'est la profonde indifférence
de l'Hyménoptère devant sa progéniture, et le dédain brutal avec
lequel est traité cette masse encombrante, le ver. Une fois le
fond du couloir exploré du râteau, ce qui est affaire d'un
instant, le Bembex revient au point favori, le seuil de la
demeure, où il reprend ses inutiles recherches. Quant au ver, il
continue à se démener, à se tordre, où l'ont rejeté les
maternelles ruades. Il périra sans secours aucun de sa mère, qui
ne le reconnaît plus faute d'avoir trouvé l'habituel passage.
Repassons par là le lendemain, et nous le verrons au fond de sa
rigole, à demi cuit au soleil et déjà la proie des mouches, dont
il faisait lui-même sa proie.

Telle est la liaison des actes de l'instinct, s'appelant l'un
l'autre dans un ordre que les plus graves circonstances sont
impuissantes à troubler. Que cherche le Bembex, en dernière
analyse? La larve, évidemment. Mais pour arriver à cette larve, il
faut pénétrer dans le terrier, et pour pénétrer dans ce terrier,
il faut d'abord en trouver la porte. Et c'est à la recherche de
cette porte que la mère s'obstine, devant sa galerie librement
ouverte, devant ses provisions, devant sa larve elle-même. La
maison en ruines, la famille en péril, pour le moment ne lui
disent rien; il lui faut, avant tout, le passage connu, le passage
à travers le sable mobile. Périsse tout, habitation et habitant,
si ce passage n'est pas retrouvé! Ses actes sont comme une série
d'échos qui s'éveillent l'un l'autre dans un ordre fixe, et dont
le suivant ne parle que lorsque le précédent a parlé. Non pour
cause d'obstacle, puisque la demeure est toute ouverte, mais faute
de l'habituelle entrée, le premier acte ne peut s'accomplir. Cela
suffit: les actes suivants ne s'accompliront pas; le premier écho
est muet, et les autres se taisent. Quel abîme de séparation entre
l'intelligence et l'instinct! À travers les décombres de
l'habitation ruinée, la mère, guidée par l'intelligence, se
précipite et va droit à son fils; guidée par l'instinct, elle
s'arrête obstinément où fut la porte.

CHAPITRE XX
LES CHALICODOMES

Réaumur a consacré l'un de ses mémoires à l'histoire du
Chalicodome des murailles, qu'il appelle Abeille maçonne. Je me
propose de reprendre ici cette histoire, de la compléter et de la
considérer surtout sous un point de vue qu'a totalement négligé
l'illustre observateur. Et tout d'abord, la tentation me vient de
dire comment je fis connaissance avec cet Hyménoptère.

C'était à mes premiers débuts dans l'enseignement, vers 1843.
Sorti depuis quelques mois de l'École normale de Vaucluse, avec
mon brevet et les naïfs enthousiasmes de dix-huit ans, j'étais
envoyé à Carpentras pour y diriger l'école primaire annexée au
collège. Singulière école, ma foi, malgré son titre pompeux de
supérieure. Une sorte de vaste cave, transpirant l'humidité
qu'entretenait une fontaine adossée au dehors dans la rue. Pour
jour, la porte ouverte au dehors lorsque la saison le permettait,
et une étroite fenêtre de prison, avec barreaux de fer et petits
losanges de verre enchâssés dans un réseau de plomb. Tout autour,
pour sièges, une planche scellée dans le mur; au milieu, une
chaise veuve de sa paille, un tableau noir et un bâton de craie.

Matin et soir, au son de la cloche; on lâchait là-dedans une
cinquantaine de galopins, qui, n'ayant pu mordre au _De Viris_ et
à l_'Epitoine, _étaient voués, comme on disait alors, à quelques
_bonnes années de français_. Le rebut de _Rosa_ la rose venait
chercher chez moi un peu d'orthographe.

Enfants et grands garçons étaient là pêle-mêle, d'instruction très
diverse, mais d'une désespérante unanimité pour faire des niches
au maître, au jeune maître dont quelques-uns avaient l'âge ou même
le dépassaient.

Aux petits, j'enseignais à déchiffrer les syllabes; aux moyens,
j'apprenais à tenir correctement la plume pour écrire quelques
mots de dictée sur les genoux; aux grands, je dévoilais les
secrets des fractions et même les arcanes de l'hypoténuse. Et pour
tenir en respect ce monde remuant, donner à chaque intelligence
travail suivant ses forces, tenir en éveil l'attention, chasser
enfin l'ennui de la sombre salle, dont les murailles suaient la
tristesse encore plus que l'humidité, j'avais pour unique
ressource la parole, pour unique mobilier le bâton de craie.

Même dédain, du reste, dans les autres classes pour tout ce qui
n'était pas latin ou grec. Un trait suffira pour montrer où en
était l'enseignement des sciences physiques, à qui si large place
est faite aujourd'hui. Le collège avait pour principal un
excellent homme, le digne abbé X***, qui, peu soucieux
d'administrer lui-même les pois verts et le lard, avait abandonné
le commerce de la soupe à quelqu'un de sa parenté, et s'était
chargé d'enseigner la physique.

Assistons à l'une de ses leçons. Il s'agit du baromètre. De
fortune, l'établissement en possède un. C'est une vieille machine,
toute poudreuse, appendue au mur, loin des mains profanes et
portant inscrits, sur sa planchette en gros caractères, les mots
tempête, pluie, beau temps.

«Le baromètre, fait le bon abbé s'adressant à ses disciples qu'il
tutoie patriarcalement, le baromètre annonce le bon et le mauvais
temps. Tu vois les mots écrits sur la planche, tempête, pluie; tu
vois Bastien?»

«Je vois» répond Bastien, le plus malin de la bande. Il a déjà
parcouru son livre; il est au courant du baromètre mieux que le
professeur.

«Il se compose, continue l'abbé, d'un canal de verre recourbé,
plein de mercure, qui monte ou qui descend suivant le temps qu'il
fait. La petite branche de ce canal est ouverte; l'autre...
l'autre... enfin nous allons voir. Toi, Bastien, qui es grand,
monte sur la chaise et va voir un peu, du bout du doigt, si la
longue branche est ouverte ou fermée. Je ne me rappelle plus
bien.»

Bastien va à la chaise, s'y dresse tant qu'il peut sur la pointe
des pieds, et du doigt palpe le sommet de la longue colonne. Puis
avec un sourire fermement épanoui sous le poil follet de sa
moustache naissante:

«Oui, fait-il, oui, c'est bien cela. La longue branche est ouverte
par le haut. Voyez, je sens le creux.»

Et Bastien pour corroborer son fallacieux dire, continuait à
remuer l'index sur le haut du tube. Ses condisciples complices de
l'espièglerie, étouffaient du mieux leur envie de rire.

L'abbé, impassible: «Cela suffit. Descends, Bastien. Écrivez,
messieurs, écrivez dans vos notes que la longue branche du
baromètre est ouverte. Cela peut s'oublier; je l'avais oublié moi-
même.»

Ainsi s'enseignait la physique. Les choses, cependant,
s'améliorèrent: on eut un maître, un maître pour tout de bon,
sachant que la longue branche d'un baromètre est fermée. Moi-même
j'obtins des tables où mes élèves pouvaient écrire au lieu de
griffonner sur leurs genoux; comme ma classe devenait chaque jour
plus nombreuse, on finit par la dédoubler. Du moment que j'eus un
aide pour avoir soin des plus jeunes, les choses changèrent de
face.

Parmi les matières enseignées, une surtout nous souriait, tant au
maître qu'aux élèves. C'était la géométrie en plein champ,
l'arpentage pratique. Le collège n'avait rien de l'outillage
nécessaire; mais avec mes gros émoluments, 7 francs s'il vous
plaît, je ne pouvais hésiter à me mettre en dépense. Chaîne
d'arpenteur et jalons, fiches et niveau, équerre et boussole, sont
acquis à mes frais. Un graphomètre minuscule, guère plus large que
la main et pouvant bien valoir cent sous, m'est fourni par
l'établissement. Le trépied manquait; je le fis faire. Bref, me
voilà outillé.

Le mois de mai venu, une fois par semaine, on quittait donc la
sombre salle pour les champs. C'était fête. On se disputait
l'honneur de porter les jalons, répartis par faisceaux de trois;
et plus d'une épaule, en traversant la ville, se sentait
glorifiée, à la vue de tous, par les doctes bâtons de la
géométrie. Moi-même, pourquoi le cacher, je n'étais pas sans
ressentir une certaine satisfaction de porter religieusement
l'appareil le plus délicat, le plus précieux: le fameux
graphomètre de cent sous. Les lieux d'opération étaient une plaine
inculte, caillouteuse, un harmas comme on dit dans le pays. Là,
nul rideau de haies vives ou d'arbustes ne m'empêchait de
surveiller mon personnel; là, condition absolue, je n'avais à
redouter pour mes écoliers la tentation irrésistible de l'abricot
vert. La plaine s'étendait en long et en large, uniquement
couverte de thym en fleurs et de cailloux roulés. Il y avait libre
place pour tous les polygones imaginables; trapèzes et triangles
pouvaient s'y marier de toutes les façons. Les distances
inaccessibles s'y sentaient les coudées franches; et même une
vieille masure, autrefois colombier, y prêtait sa verticale aux
exploits du graphomètre.

Or, dès la première séance, quelque chose de suspect attira mon
attention. Un écolier était-il envoyé au loin planter un jalon; je
le voyais faire en chemin stations nombreuses, se baisser, se
relever, chercher, se baisser encore, oublieux de l'alignement et
des signaux. Un autre, chargé de relever les fiches, oubliait la
brochette de fer et prenait à sa place un caillou; un troisième,
sourd aux mesures d'angle, émiettait entre les mains une motte de
terre. La plupart étaient surpris léchant un bout de paille Et le
polygone chômait, les diagonales étaient en souffrance. Qu'était-
ce donc que ce mystère?

Je m'informe, et tout s'explique. Né fureteur, observateur,
l'écolier savait depuis longtemps ce qu'ignorait encore le maître.
Sur les cailloux de l'harmas, une grosse Abeille noire fait des
nids de terre. Dans ces nids, il y a du miel; et mes arpenteurs
les ouvrent pour vider les cellules avec une paille. La manière
d'opérer m'est enseignée. Le miel, quoique un peu fort, est très
acceptable. J'y prends goût à mon tour, et me joins aux chercheurs
de nids. On reprendra plus tard le polygone. C'est ainsi que, pour
la première fois, je vis l'Abeille maçonne de Réaumur, ignorant
son histoire, ignorant son historien.

Ce magnifique Hyménoptère, portant ailes d'un violet sombre et
costume de velours noir, ses constructions rustiques sur les
galets ensoleillés, parmi le thym, son miel apportant diversion
aux sévérités de la boussole et de l'équerre d'arpenteur, firent
impression vivace en mon esprit; et je désirai en savoir plus long
que ne m'en avaient appris les écoliers: dévaliser les cellules de
leur miel avec un bout de paille. Justement mon libraire avait en
vente un magnifique ouvrage sur les insectes: _Histoire naturelle
des animaux articulés, _par De Castelnau, E. Blanchard, Lucas.
C'était riche d'une foule de figures qui vous prenaient par
l'oeil; mais hélas! c'était aussi d'un prix! ah! d'un prix!
Qu'importe: mes somptueux revenus, mes 7 francs ne devaient-ils
pas suffire à tout, nourriture de l'esprit comme celle du corps.
Ce que je donnerai de plus à l'une, je le retrancherai à l'autre,
balance à laquelle doit fatalement se résigner quiconque prend la
science pour gagne-pain. L'achat fut fait. Ce jour-là, ma prébende
universitaire reçut saignée copieuse: je consacrai à l'acquisition
du livre un mois de traitement. Un miracle de parcimonie devait
combler plus tard l'énorme déficit.

Le livre fut dévoré, c'est le mot. J'y appris le nom de mon
Abeille noire; j'y lus pour la première fois des détails de moeurs
entomologiques; j'y trouvai, enveloppés à mes yeux d'une sorte
d'auréole, les noms vénérés des Réaumur, des Huber, des Léon
Dufour; et, tandis que je feuilletais l'ouvrage pour la centième
fois, une voix intime vaguement en moi chuchotait: «Et toi aussi,
tu seras historien des bêtes». -- Naïves illusions qu'êtes-vous
devenues! Mais refoulons ces souvenirs tristes et doux à la fois,
pour arriver aux faits et gestes de notre Abeille noire.

_Chalicodome, _c'est-à-dire maison en cailloutage, en béton, en
mortier; dénomination on ne peut mieux réussie, si ce n'était sa
tournure bizarre pour qui n'est pas nourri de la moelle du grec.
Ce nom s'applique, en effet, à des Hyménoptères qui bâtissent
leurs cellules avec des matériaux analogues à ceux que nous
employons pour nos demeures. L'ouvrage de ces insectes est travail
de maçon, mais de maçon rustique plus versé dans le pisé que dans
la pierre de taille. Étranger aux classifications scientifiques,
ce qui jette grande obscurité dans plusieurs de ses mémoires,
Réaumur a nommé l'ouvrier d'après l'ouvrage, et appelé nos
bâtisseurs en pisé _Abeilles maçonnes:_ ce qui les peint d'un mot.

Nos pays en ont deux: le Chalicodome des murailles (_Chalicodoma
muraria_), celui dont Réaumur a magistralement donné l'histoire;
et le Chalicodome de Sicile (_Chalicodoma sicula_), qui n'est pas
spécial aux pays de l'Etna, comme son nom pourrait le faire
croire, mais se retrouve en Grèce, en Algérie et dans la région
méditerranéenne de la France, en particulier dans le département
de Vaucluse, où il est un des Hyménoptères les plus abondants au
mois de mai. Dans la première espèce, les deux sexes sont de
coloration si différente, qu'un observateur novice, tout surpris
de les voir sortir d'un même nid, les prend d'abord pour des
étrangers l'un à l'autre. La femelle est d'un superbe noir velouté
avec les ailes d'un violet sombre. Chez le mâle, ce velours noir
est remplacé par une toison d'un roux ferrugineux assez vif. La
seconde espèce, de taille bien moins grande, n'a pas cette
opposition de couleurs; les deux sexes y portent même costume,
mélange diffus de brun, de roux et de cendré. Enfin le bout de
l'aile, lavé de violacé sur un fond rembruni, rappelle, mais de
loin, la riche pourpre de la première. Les deux espèces commencent
leur travail à la même époque, vers les premiers jours du mois de
mai.

Comme support de son nid, le Chalicodome des murailles fait choix,
dans les provinces du nord, ainsi que nous l'apprend Réaumur,
d'une muraille bien exposée au soleil et non recouverte de crépi,
qui, se détachant, compromettrait l'avenir des cellules. Il ne
confie ses constructions qu'à des fondements solides, à la pierre
nue. Dans le Midi, je lui reconnais même prudence; mais, j'ignore
pour quel motif, à la pierre de la muraille, il préfère
généralement ici une autre base. Un caillou roulé, souvent guère
plus gros que le poing, un de ces galets dont les eaux de la
débâcle glaciaire ont recouvert les terrasses de la vallée du
Rhône, voilà le support de prédilection. L'extrême abondance de
pareil emplacement pourrait bien être pour quelque chose dans le
choix de l'Hyménoptère: tous nos plateaux de faible élévation,
tous nos terrains arides à végétation de thym, ne sont
qu'amoncellement de galets cimentés de terre rouge. Dans les
vallées, le Chalicodome a de plus à sa disposition les pierrailles
des torrents. Au voisinage d'Orange, par exemple, ses lieux
préférés sont les alluvions de l'Aygues, avec leurs nappes de
cailloux roulés que les eaux ne visitent plus. Enfin, à défaut de
galet, l'Abeille maçonne s'établit sur une pierre quelconque, sur
une borne de champs, sur un mur de clôture.

Le Chalicodome de Sicile met encore plus de variété dans ses
choix. Son emplacement de prédilection est la face inférieure des
tuiles en brique faisant saillie au bord d'une toiture. Il n'est
petite habitation des champs qui n'abrite ses nids sous le rebord
du toit. Là, tous les printemps, il s'établit par colonies
populeuses, dont la maçonnerie, transmise d'une génération à
l'autre, et chaque année amplifiée, finit par couvrir d'amples
surfaces. J'ai vu tel de ces nids qui, sous les tuiles d'un
hangar, occupait une superficie de cinq à six mètres carrés. En
plein travail, c'était un monde étourdissant par le nombre et le
bruissement des travailleurs. Le dessous d'un balcon plaît
également au Chalicodome, ainsi que l'embrasure d'une fenêtre
abandonnée, surtout si elle est close d'une persienne qui lui
laisse libre passage. Mais ce sont là lieux de grands rendez-vous,
où travaillent, chacun pour soi, des centaines et des milliers
d'ouvriers. S'il est seul, ce qui n'est pas rare, le Chalicodome
de Sicile s'établit dans le premier petit recoin venu, pourvu
qu'il y trouve base fixe et chaleur. La nature de cette base lui
est d'ailleurs fort indifférente. J'en ai vu bâtir sur la pierre
nue, sur la brique, sur le bois des contrevents, et jusque sur les
carreaux de vitre d'un hangar. Une seule chose ne lui va pas: le
crépi de nos habitations. Aussi prudent que son congénère, il
craindrait la ruine des cellules, s'il les confiait à un appui
dont la chute est possible.

Enfin, pour des raisons que je ne peux m'expliquer encore d'une
manière satisfaisante, le Chalicodome de Sicile change souvent, du
tout au tout, l'assiette de sa bâtisse: de sa lourde maison de
mortier, qui semblerait exiger le solide appui du roc, il fait
demeure aérienne, appendue à un rameau. Un arbuste des haies, quel
qu'il soit, aubépine, grenadier, paliure, lui fournit le support,
habituellement à hauteur d'homme. Le chêne vert et l'orme lui
donnent élévation plus grande. Dans le fourré buissonneux, il fait
donc choix d'un rameau de la grosseur d'une paille; et, sur cette
étroite base, il construit son édifice avec le même mortier qu'il
mettrait en oeuvre sous un balcon ou le rebord d'un toit. Terminé,
le nid est une boule de terre, traversée latéralement par le
rameau. La grosseur en est celle d'un abricot si l'ouvrage est
d'un seul, et celle du poing si plusieurs insectes y ont
collaboré; mais ce dernier cas est rare.

Les deux Hyménoptères font emploi des mêmes matériaux: terre
argilo-calcaire, mélangée d'un peu de sable et pétrie avec la
salive même du maçon. Les lieux humides, qui faciliteraient
l'exploitation et diminueraient la dépense en salive pour gâcher
le mortier, sont dédaignés des Chalicodomes, qui refusent la terre
fraîche pour bâtir, de même que nos constructeurs refusent plâtre
éventé et chaux depuis longtemps éteinte. De pareils matériaux,
gorgés d'humidité pure, ne feraient pas convenablement prise. Ce
qu'il leur faut, c'est une poudre aride, qui s'imbibe avidement de
la salive dégorgée et forme, avec les principes albumineux de ce
liquide, une sorte de ciment romain prompt à durcir, quelque chose
enfin de comparable au mastic que nous obtenons avec de la chaux
vive et du blanc d'oeuf.

Une route fréquentée, dont l'empierrement de galets calcaires,
broyés sous les roues, est devenu surface unie, semblable à une
dalle continue, telle est la carrière à mortier qu'exploite de
préférence le Chalicodome de Sicile. Qu'il s'établisse sur un
rameau dans une haie, ou qu'il fasse élection de domicile sous le
rebord du toit de quelque habitation rurale, c'est toujours au
sentier voisin, au chemin, à la route, qu'il va récolter de quoi
bâtir, sans se laisser distraire du travail par le continuel
passage des gens et des bestiaux. Il faut voir l'active Abeille à
l'oeuvre quand le chemin resplendit de blancheur sous les rayons
d'un soleil ardent. Entre la ferme voisine, chantier où l'on
construit, et la route, chantier où le mortier se prépare, bruit
le grave murmure des arrivants et des partants qui se succèdent,
se croisent sans interruption. L'air semble traversé par de
continuels traits de fumée, tant l'essor des travailleurs est
direct et rapide. Les partants s'en vont avec une pelote de
mortier de la grosseur d'un grain de plomb à lièvre; les arrivants
aussitôt s'installent aux endroits les plus durs, les plus secs.
Tout le corps en vibration, ils grattent du bout des mandibules,
ils ratissent avec les tarses antérieurs, pour extraire des atomes
de terre et des granules de sable, qui, roulés entre les dents,
s'imbibent de salive et se prennent en une masse commune. L'ardeur
au travail est telle que l'ouvrier se laisse écraser sous les
pieds des passants plutôt que d'abandonner son ouvrage.

Enfin le Chalicodome des murailles, qui recherche la solitude,
loin des habitations de l'homme, se montre rarement sur les
chemins battus, peut-être parce qu'ils sont trop éloignés des
lieux où il construit. Pourvu qu'il trouve à proximité du galet
adopté comme emplacement du nid, de la terre sèche, riche en menus
graviers, cela lui suffit.

L'Hyménoptère peut construire tout à fait à neuf, sur un
emplacement qui n'a pas encore été occupé; ou bien utiliser les
cellules d'un vieux nid, après les avoir restaurées. Examinons
d'abord le premier cas.

Après avoir fait le choix de son galet, le Chalicodome des
murailles y arrive avec une pelote de mortier entre les
mandibules, et la dispose en un bourrelet circulaire sur la
surface du caillou. Les pattes antérieures et les mandibules
surtout, premiers outils du maçon, mettent en oeuvre la matière,
que maintient plastique l'humeur salivaire peu à peu dégorgée.
Pour consolider le pisé, des graviers anguleux, de la grosseur
d'une lentille, sont enchâssés un à un, mais seulement à
l'extérieur, dans la masse encore molle. Voilà la fonction de
l'édifice. À cette première assise en succèdent d'autres, jusqu'à
ce que la cellule ait la hauteur voulue, de deux à trois
centimètres.

Nos maçonneries sont formées de pierres superposées, et cimentées
entre elles par la chaux. L'ouvrage du Chalicodome peut soutenir
la comparaison avec le nôtre. Pour faire économie de main-d'oeuvre
et de mortier, l'Hyménoptère, en effet, emploie de gros matériaux,
de volumineux graviers, pour lui vraies pierres de taille. Il les
choisit un par un avec soin, bien durs, presque toujours avec des
angles qui, agencés les uns dans les autres, se prêtent mutuel
appui et concourent à la solidité de l'ensemble. Des couches de
mortier, interposées avec épargne, les maintiennent unis. Le
dehors de la cellule prend lui l'aspect d'un travail
d'architecture rustique, où les pierres font saillie avec leurs
inégalités naturelles; mais l'intérieur, qui demande surface plus
fine pour ne pas blesser la tendre peau du ver est revêtu d'un
crépi de mortier pur. Du reste, cet enduit interne est déposé sans
art, on pourrait dire à grands coups de truelle; aussi le ver a-t-
il soin, lorsque la pâtée de miel est finie, de se faire un cocon
et de tapisser de soie la grossière paroi de sa demeure. Au
contraire, les Anthophores et les Halictes, dont les larves ne se
tissent pas de cocon, glacent délicatement la face intérieure de
leurs cellules de terre et lui donnent le poli de l'ivoire
travaillé.

La construction, dont l'axe est toujours à peu près vertical et
dont l'orifice regarde le haut, pour ne pas laisser écouler le
miel, de nature assez fluide, diffère un peu de forme suivant la
base qui la supporte. Assise sur une surface horizontale, elle
s'élève en manière de petite tour ovalaire; fixée sur une surface
verticale ou inclinée, elle ressemble à la moitié d'un dé à coudre
coupé dans le sens de sa longueur. Dans ce cas, l'appui lui-même,
le galet, complète la paroi d'enceinte.

La cellule terminée, l'Abeille s'occupe aussitôt de
l'approvisionnement. Les fleurs du voisinage, en particulier
celles du genêt épine fleuri (Genista scorpius), qui dorent au
mois de mai les alluvions des torrents, lui fournissent liqueur
sucrée et pollen. Elle arrive, le jabot gonflé de miel, et le
ventre jauni en dessous de poussière pollinique. Elle plonge dans
la cellule la tête la première et pendant quelques instants on la
voit se livrer à des haut-le-corps, signe du dégorgement de la
purée mielleuse. Le jabot vide, elle sort de la cellule pour y
rentrer à l'instant même, mais cette fois à reculons. Maintenant,
avec les deux pattes de derrière, l'Abeille se brosse la face
inférieure du ventre et en fait tomber la charge de pollen.
Nouvelle sortie et nouvelle rentrée la tête la première. Il s'agit
de brasser la matière avec la cuiller des mandibules, et de faire
du tout un mélange homogène. Ce travail de mixtion ne se répète
pas à chaque voyage: il n'a lieu que de loin en loin, quand les
matériaux sont amassés en quantité notable.

L'approvisionnement est au complet lorsque la cellule est à demi
pleine. Il reste à pondre un oeuf à la surface de la pâtée et à
fermer le domicile. Tout cela se fait sans délai. La clôture
consiste en un couvercle de mortier pur, que l'Abeille construit
progressivement de la circonférence au centre. Deux jours au plus
m'ont paru nécessaires pour l'ensemble du travail, à la condition
que le mauvais temps, ciel pluvieux ou simplement nuageux, ne
vienne pas interrompre l'ouvrage. Puis, adossée à cette première
cellule, une seconde est bâtie et approvisionnée de la même
manière. Une troisième, une quatrième, etc., succèdent, toujours
pourvues de miel, d'un oeuf, et clôturées avant la fondation de la
suivante. Tout travail commencé est poursuivi jusqu'à parfaite
exécution; l'Abeille n'entreprend nouvelle cellule que lorsque
sont terminés, pour la précédente, les quatre actes de la
construction, de l'approvisionnement, de la ponte et de la
clôture.

Comme le Chalicodome des murailles travaille toujours solitaire
sur le galet dont il a fait choix, et se montre même fort jaloux
de son emplacement lorsque des voisins viennent s'y poser, le
nombre des cellules adossées l'une à l'autre sur le même caillou
n'est pas considérable, de six à dix le plus souvent. Huit larves
environ, est-ce là toute la famille de l'Hyménoptère? ou bien
celui-ci va-t-il établir après, sur d'autres galets, progéniture
plus nombreuse? La surface de la même pierre est assez large pour
fournir encore appui à d'autres cellules, si la ponte le
réclamait; l'Abeille pourrait y bâtir très à l'aise, sans se
mettre en recherche d'un autre emplacement, sans quitter le galet
auquel attachent les habitudes, la longue fréquentation. Il me
paraît donc fort probable que la famille, peu nombreuse, est
établie au complet sur le même caillou, du moins lorsque le
Chalicodome bâtit à neuf.

Les six à dix cellules composant le groupe sont certes demeure
solide, avec leur revêtement rustique de graviers; mais
l'épaisseur de leurs parois et de leurs couvercles, deux
millimètres au plus, ne paraît guère suffisante pour défendre les
larves quand viendront les intempéries. Assis sur sa pierre, en
plein air, sans aucune espèce d'abri, le nid subira les ardeurs de
l'été, qui feront de chaque cellule une étuve étouffante, puis les
pluies de l'automne, qui lentement corroderont l'ouvrage; puis
encore les gelées d'hiver, qui émietteront ce que les pluies
auront respecté. Si dur que soit le ciment, pourra-t-il résister à
toutes ces causes de destruction; et s'il résiste, les larves,
abritées par une paroi trop mince, n'auront-elles pas à redouter
chaleur trop forte en été, froid trop vif en hiver?

Sans avoir fait tous ces raisonnements, l'Abeille n'agit pas moins
avec sagesse. Toutes les cellules terminées, elle maçonne sur le
groupe un épais couvert, qui, formé d'une manière inattaquable par
l'eau et conduisant mal la chaleur, à la fois défend de
l'humidité, du chaud et du froid. Cette matière est l'habituel
mortier, la terre gâchée avec de la salive; mais, cette fois, sans
mélange de menus cailloux. L'Hyménoptère en applique, pelote par
pelote, truelle par truelle, une couche d'un centimètre
d'épaisseur sur l'amas des cellules, qui disparaissent
complètement noyées au centre de la minérale couverture. Cela
fait, le nid a la forme d'une sorte de dôme grossier, équivalant
en grosseur à la moitié d'une orange. On le prendrait pour une
boule de boue qui, lancée contre une pierre, s'y serait à demi
écrasée et aurait séché sur place. Rien au dehors ne trahit le
contenu, aucune apparence de cellules, aucune apparence de
travail. Pour un oeil non exercé, c'est un éclat fortuit de boue,
et rien de plus.

La dessiccation de ce couvert général est prompte à l'égal de
celle de nos ciments hydrauliques; et alors la dureté du nid est
presque comparable à celle d'une pierre. Il faut une solide lame
de couteau pour entamer la construction. Disons, pour terminer,
que, sous sa forme finale, le nid ne rappelle en rien l'ouvrage
primitif, tellement que l'on prendrait pour travail de deux
espèces différentes les cellules du début, élégantes tourelles, à
revêtement de cailloutage, et le dôme de la fin, en apparence
simple amas de boue. Mais grattons le couvert de ciment, et nous
trouverons en dessous les cellules et leurs assises de menus
cailloux parfaitement reconnaissables.

Au lieu de bâtir à neuf, sur un galet qui n'a pas été encore
occupé, le Chalicodome des murailles volontiers utilise les vieux
nids qui ont traversé l'année sans subir notables dommages. Le
dôme de mortier est resté, bien peu s'en faut, ce qu'il était au
début, tant la maçonnerie a été solidement construite; seulement,
il est percé d'un certain nombre d'orifices ronds correspondant
aux chambres, aux cellules qu'habitaient les larves de la
génération passée. Pareilles demeures, qu'il suffit de réparer un
peu pour les mettre en bon état, économisent grande dépense de
temps et de fatigue; aussi les Abeilles maçonnes les recherchent
et ne se décident pour des constructions nouvelles que lorsque les
vieux nids viennent à leur manquer.

D'un même dôme il sort plusieurs habitants, frères et soeurs,
mâles roux et femelles noires, tous lignée de la même Abeille. Les
mâles, qui mènent vie insouciante, ignorent tout travail et ne
reviennent aux maisons de pisé que pour faire un instant la cour
aux dames, ne se soucient de la masure abandonnée. Ce qu'il leur
faut, c'est le nectar dans l'amphore des fleurs, et non le mortier
à gâcher entre les mandibules. Restent les jeunes mères, seules
chargées de l'avenir de la famille. À qui d'entre elles reviendra
l'immeuble, l'héritage du vieux nid? Comme soeurs, elles y ont
droit égal: ainsi le déciderait notre justice, depuis que, progrès
énorme, elle s'est affranchie de l'antique et sauvage droit
d'aînesse. Mais les Chalicodomes en sont toujours à la base
première de la propriété: le droit du premier occupant.

Lors donc que l'heure de la ponte approche, l'Abeille s'empare du
premier nid libre à sa convenance, s'y établit; et malheur
désormais à qui viendrait, voisine ou soeur, lui en disputer la
possession. Des poursuites acharnées, de chaudes bourrades,
auraient bientôt mis en fuite la nouvelle arrivée. Des diverses
cellules qui bâillent, comme autant de puits, sur la rondeur du
dôme, une seule pour le moment est nécessaire; mais l'Abeille
calcule très bien que les autres auront plus tard leur utilité
pour le restant des oeufs; et c'est avec une vigilance jalouse
qu'elle les surveille toutes pour en chasser qui viendrait les
visiter. Aussi n'ai-je pas souvenir d'avoir vu deux maçonnes
travailler à la fois sur le même galet.

L'ouvrage est maintenant très simple. L'Hyménoptère examine
l'intérieur de la vieille cellule pour reconnaître les points qui
demandent réparation. Il arrache les lambeaux de cocon tapissant
la paroi, extrait les débris terreux provenant de la voûte qu'a
percée l'habitant pour sortir, crépit de mortier les endroits
délabrés, restaure un peu l'orifice, et tout se borne là. Suivent
l'approvisionnement, la ponte et la clôture de la chambre. Quand
toutes les cellules, l'une après l'autre, sont ainsi garnies, le
couvert général, le dôme de mortier, reçoit quelques réparations
s'il en est besoin; et c'est fini.

À la vie solitaire, le Chalicodome de Sicile préfère compagnie
nombreuse; et c'est par centaines, très souvent par nombreux
milliers, qu'il s'établit à la face inférieure des tuiles d'un
hangar ou du rebord d'un toit. Ce n'est pas ici véritable société,
avec des intérêts communs, objet de l'attention de tous; mais
simplement rassemblement, où chacun travaille pour soi et ne se
préoccupe des autres; enfin une cohue de travailleurs rappelant
l'essaim d'une ruche uniquement par le nombre et l'ardeur. Le
mortier mis en oeuvre est le même que celui du Chalicodome des
murailles, aussi résistant, aussi imperméable, mais plus fin et
sans cailloutage. Les vieux nids sont d'abord utilisés. Toute
chambre libre est restaurée, approvisionnée et scellée. Mais les
anciennes cellules sont loin de suffire à la population, qui,
d'une année à l'autre, s'accroît rapidement. Alors, à la surface
du nid, dont les habitacles sont dissimulés sous l'ancien couvert
général de mortier, d'autres cellules sont bâties, tant qu'en
réclament les besoins de la ponte. Elles sont couchées
horizontalement ou à peu près, les unes à côté des autres, sans
ordre aucun dans leur disposition. Chaque constructeur a les
coudées franches. Il bâtit où il veut, à la seule condition de ne
pas gêner le travail des voisins; sinon les houspillages des
intéressés le rappellent à l'ordre. Les cellules s'amoncellent
donc au hasard sur ce chantier où ne règne aucun esprit
d'ensemble. Leur forme est celle d'un dé à coudre partagé suivant
l'axe, et leur enceinte se complète soit par les cellules
adjacentes, soit par la surface du vieux nid. Au dehors, elles
sont rugueuses et montrent une superposition de cordons noueux
correspondant aux diverses assises de mortier. Au dedans, la paroi
en est égalisée sans être lisse, le cocon du ver devant plus tard
suppléer le poli qui manque.

À mesure qu'elle est bâtie, chaque cellule est immédiatement
approvisionnée et murée, ainsi que vient de nous le montrer le
Chalicodome des murailles. Semblable travail se poursuit pendant
la majeure partie du mois de mai. Enfin tous les oeufs sont
pondus, et les Abeilles, sans distinction de ce qui leur
appartient et de ce qui ne leur appartient pas, entreprennent en
commun l'abri général de la colonie. C'est une épaisse couche de
mortier, qui remplit les intervalles et recouvre l'ensemble des
cellules. Finalement, le nid commun a l'aspect d'une large plaque
de boue sèche, très irrégulièrement bombée, plus épaisse au
centre, noyau primitif de l'établissement, plus mince aux bords,
où ne sont encore que des cellules de fondation nouvelle et d'une
étendue fort variable suivant le nombre des travailleurs et, par
conséquent, suivant l'âge du nid premier fondé. Tel de ces nids
n'est guère plus grand que la main; tel autre occupe la majeure
partie du rebord d'une toiture et se mesure par mètres carrés.

Travaillant seul, ce qui n'est pas rare, sur le contrevent d'une
fenêtre abandonnée, sur une pierre, sur un rameau de haies, le
Chalicodome de Sicile n'agit pas d'autre manière. S'il s'établit,
par exemple, sur un rameau, l'Hyménoptère commence par mastiquer
solidement sur l'étroit appui la base de sa cellule. Ensuite la
construction s'élève et prend forme d'une tourelle verticale. À
cette première cellule approvisionnée et scellée en succède une
autre, ayant pour soutien, outre le rameau, le travail déjà fait.
De six à dix cellules sont ainsi groupées l'une à côté de l'autre.
Puis un couvert général de mortier enveloppe le tout et englobe
dans son épaisseur le rameau, ce qui fournit solide point
d'attache.

CHAPITRE XXI
EXPÉRIENCES

Édifiés sur des galets de petit volume, que l'on peut transporter
où bon vous semble, déplacer, échanger entre eux, sans troubler
soit le travail du constructeur, soit le repos des habitants des
cellules, les nids du Chalicodome des murailles se prêtent
facilement à l'expérimentation, seule méthode qui puisse jeter un
peu de clarté sur la nature de l'instinct. Pour étudier avec
quelque fruit les facultés psychiques de la bête, il ne suffit pas
de savoir profiter des circonstances qu'un heureux hasard présente
à l'observation; il faut savoir en faire naître d'autres, les
varier autant que possible, et les soumettre à un contrôle mutuel;
il faut enfin expérimenter pour donner à la science une base
solide de faits. Ainsi s'évanouiront un jour, en face de documents
précis, les clichés fantaisistes dont nos livres sont encombrés:
Scarabée conviant des collègues à lui prêter main-forte pour
retirer sa pilule du fond d'une ornière, Sphex dépeçant sa mouche
pour la transporter malgré l'obstacle du vent, et tant d'autres
dont abuse qui veut trouver dans l'animal ce qui n'y est
réellement pas. Ainsi encore se prépareront les matériaux qui, mis
en oeuvre tôt ou tard par une main savante, rejetteront dans
l'oubli des théories prématurées, assises sur le vide.

Réaumur, d'habitude, se borne à relever les faits tels qu'ils se
présentent à lui dans le cours normal des choses, et ne songe à
scruter plus avant le savoir-faire de l'insecte au moyen de
conditions artificiellement réalisées. À son époque tout était à
faire; et la moisson est si grande, que l'illustre moissonneur va
au plus pressé, la rentrée de la récolte, et laisse à ses
successeurs l'examen en détail du grain et de l'épi. Néanmoins, au
sujet du Chalicodome des murailles, il mentionne une expérience
entreprise par son ami Du Hamel. Il raconte comment un nid
d'Abeille maçonne fut renfermé sous un entonnoir en verre, dont on
avait eu soin de boucher le bout avec une simple gaze. Il en
sortit trois mâles qui, étant venus à bout d'un mortier dur comme
pierre, ne tentèrent pas de percer une fine gaze ou jugèrent ce
travail au-dessus de leurs forces. Les trois Abeilles périrent
sous l'entonnoir. Communément les insectes, ajoute Réaumur, ne
savent faire que ce qu'ils ont besoin de faire dans l'ordre
ordinaire de la nature.

L'expérience ne me satisfait pas, pour deux motifs. Et d'abord,
donner à couper une gaze à des ouvriers outillés pour percer un
pisé équivalent du tuf ne me paraît pas inspiration heureuse: on
ne peut demander à la pioche d'un terrassier le travail des
ciseaux d'une couturière. En second lieu, la transparente prison
de verre me semble mal choisie. Dès qu'il s'est ouvert un passage
à travers l'épaisseur de son dôme de terre, l'insecte se trouve au
jour, à la lumière, et pour lui le jour, la lumière, c'est la
délivrance finale, c'est la liberté. Il se heurte à un obstacle
invisible, le verre; pour lui le verre est un rien qui arrête.
Par-delà, il voit l'étendue libre, inondée de soleil. Il s'exténue
en efforts pour y voler, incapable de comprendre l'inutilité de
ses tentatives contre cette étrange barrière qui ne se voit pas.
Il périt enfin épuisé, sans avoir donné, dans son obstination, un
regard à la gaze fermant la cheminée conique. L'expérience est à
refaire en de meilleures conditions.

L'obstacle que je choisis est du papier gris ordinaire,
suffisamment opaque pour maintenir l'insecte dans l'obscurité,
assez mince pour ne pas présenter de résistance sérieuse aux
efforts du prisonnier. Comme il y a fort loin, en tant que nature
de barrière, d'une cloison de papier à une voûte de pisé,
informons-nous d'abord si le Chalicodome des murailles sait, ou,
pour mieux dire, peut se faire jour à travers pareille cloison.
Les mandibules, pioches aptes à percer le dur mortier, sont-elles
également des ciseaux propres à couper une mince membrane? Voilà
le point dont il faut avant tout s'informer.

En février, alors que l'insecte est déjà dans son état parfait, je
retire, sans les endommager, un certain nombre de cocons de leurs
cellules, et je les introduis, chacun à part, dans un bout de
roseau, fermé à une extrémité par la cloison naturelle du noeud,
ouvert à l'autre. Ces fragments de roseau représenteront les
cellules du nid. Les cocons y sont introduits de manière que la
tête de l'insecte soit tournée vers l'orifice. Enfin mes cellules
artificielles sont clôturées de différentes manières. Les unes
reçoivent dans leur ouverture un tampon de terre pétrie, qui,
desséchée, équivaudra en épaisseur et en consistance au plafond de
mortier du nid naturel. Les autres ont pour clôture un cylindre de
sorgho à balai, épais au moins d'un centimètre; enfin quelques-
unes sont bouchées avec une rondelle de papier gris solidement
fixée par les bords. Tous ces bouts de roseau sont disposés à côté
l'un de l'autre dans une boîte, verticalement, et la cloison de ma
fabrique en haut. Les insectes sont donc dans la position exacte
qu'ils avaient dans le nid. Pour s'ouvrir un passage, ils doivent
faire ce qu'ils auraient fait sans mon intervention: fouiller la
paroi située au-dessus de leur tête. J'abrite le tout sous une
large cloche de verre, et j'attends le mois de mai, époque de la
sortie.

Les résultats dépassent, et de beaucoup, mes prévisions. Le tampon
de terre, oeuvre de mes doigts, est percé d'un trou rond, ne
différant en rien de celui que le Chalicodome pratique à travers
son dôme natal de mortier. La barrière végétale, si nouvelle pour
mon prisonnier, c'est-à-dire le cylindre en tige de sorgho,
s'ouvre pareillement d'un orifice que l'on dirait fait à
l'emporte-pièce. Enfin l'opercule de papier gris livre passage à
l'Hyménoptère, non par une effraction, une déchirure violente,
mais encore au moyen d'un trou rond nettement délimité. Donc mes
Abeilles sont capables d'un travail pour lequel elles n'étaient
pas nées; elles font, pour sortir de leurs cellules de roseau, ce
que leur race n'avait probablement jamais fait; elles perforent la
paroi de moelle de sorgho, elles trouent la barrière de papier,
comme elles auraient percé leur naturel plafond de pisé. Quand
vient le moment de se libérer, la nature de l'obstacle ne les
arrête pas, pourvu qu'il ne soit pas au-dessus de leurs forces;
et, désormais, des raisons d'impuissance ne peuvent être invoquées
s'il s'agit d'une simple barrière de papier.

En même temps que les cellules faites de bouts de roseau, étaient
préparés et mis sous la cloche deux nids intacts assis sur leurs
galets. Sur l'un d'eux j'ai fixé une feuille de papier gris
étroitement appliquée contre le dôme de mortier. Pour sortir,
l'insecte devra percer la cloche de terre, puis la feuille de
papier, qui lui succède sans intervalle vide. Autour de l'autre,
j'ai collé sur la pierre un petit cône du même papier gris; il y a
donc ici, comme dans le premier cas, double enceinte, paroi de
papier, avec cette différence que les deux enceintes ne font plus
immédiatement suite l'une à l'autre, mais sont séparées par un
intervalle vide, d'un centimètre environ à la base, et croissant à
mesure que le cône s'élève.

Les résultats de ces deux préparations sont tout différents. Les
Hyménoptères du nid à feuille de papier appliquée sur le dôme sans
intervalle, sortent en perçant la double enceinte, dont la
dernière, l'enveloppe de papier, est trouée d'un orifice rond bien
net, comme nous en ont déjà montré les cellules en bout de roseau
fermées d'un couvercle de même nature. Pour la seconde fois, nous
reconnaissons ainsi que, si le Chalicodome s'arrête devant une
barrière de papier, la cause n'en est pas son impuissance contre
pareil obstacle. Au contraire, après s'être fait jour à travers le
dôme de terre, les habitants du nid recouvert du cône, trouvant à
distance la feuille de papier, n'essaient pas même de percer cet
obstacle, dont ils auraient si facilement triomphé si la feuille
eût été appliquée sur le nid. Sans tentative de libération, ils
meurent sous le couvert. Ainsi avaient péri, dans l'entonnoir de
verre, les Abeilles de Réaumur, n'ayant, pour être libres, qu'une
gaze à percer.

Ce fait me paraît riche de conséquences. Comment! Voilà de
robustes insectes, pour qui forer le tuf est un jeu, pour qui
tampon de bois tendre et diaphragme de papier sont parois si
faciles à trouer malgré la nouveauté de la matière, et ces
vigoureux démolisseurs se laissent sottement périr dans la prison
d'un cornet, qu'ils éventreraient en un seul coup de mandibules?
Cet éventrement, ils le peuvent, mais ils n'y songent pas. Le
motif de leur stupide inaction ne saurait être que celui-ci. --
L'insecte est excellemment doué en outils et en facultés
instinctives pour accomplir l'acte final de ses métamorphoses:
l'issue du cocon et de la cellule. Il a dans ses mandibules
ciseaux, lime, pic, levier, pour couper, ronger, abattre tant son
cocon et sa muraille de mortier que toute autre enceinte, pas par
trop tenace, substituée à la paroi naturelle du nid. De plus,
condition majeure sans laquelle l'outillage resterait inutile, il
a, je ne dirai pas la volonté de se servir de ses outils, mais
bien un stimulant intime qui l'invite à les employer. L'heure de
la sortie venue, ce stimulant s'éveille, et l'insecte se met au
travail du forage.

Peu lui importe alors que la matière à trouer soit le mortier
naturel, la moelle de sorgho, le papier: le couvercle qui
l'emprisonne ne lui résiste pas longtemps. Peu lui importe même
qu'un supplément d'épaisseur s'ajoute à l'obstacle, et qu'à
l'enceinte de terre se superpose une enceinte de papier; les deux
barrières, non séparées par un intervalle, ne font qu'un pour
l'Hyménoptère, qui s'y fait jour parce que l'acte de la délivrance
se maintient dans son unité. Avec le cône de papier, dont la paroi
reste peu à distance, les conditions changent, bien que l'enceinte
totale, au fond, soit la même. Une fois sorti de sa demeure de
terre, l'insecte a fait tout ce qu'il était destiné à faire pour
se libérer; circuler librement sur le dôme de mortier est pour lui
la fin de la délivrance, la fin de l'acte où il faut trouer.
Autour du nid une autre barrière se présente, la paroi du cornet;
mais pour la percer il faudrait renouveler l'acte qui vient d'être
accompli, cet acte auquel l'insecte ne doit se livrer qu'une fois
en sa vie; il faudrait enfin doubler ce qui de sa nature est un,
et l'animal ne le peut, uniquement parce qu'il n'en a pas le
vouloir. L'Abeille maçonne périt faute de la moindre lueur
d'intelligence. Et, dans ce singulier intellect, il est de mode
aujourd'hui de voir un rudiment de la raison humaine! La mode
passera, et les faits resteront, nous ramenant aux bonnes
vieilleries de l'âme et de ses immortelles destinées.

Réaumur raconte encore comment son ami Du Hamel, ayant saisi avec
des tenettes une Abeille maçonne qui était entrée en partie dans
une cellule, la tête la première, pour la remplir de pâtée, la
porta dans un cabinet assez éloigné de l'endroit où il l'avait
prise. L'Abeille lui échappa dans ce cabinet et s'envola par la
fenêtre. Sur-le-champ Du Hamel se rendit au nid. La maçonne y
arriva presque aussitôt que lui, et reprit son travail. Elle en
parut seulement un peu plus farouche, conclut le narrateur.

Que n'étiez-vous ici, vénéré maître, avec moi sur les bords de
l'Aygues, vaste nappe de galets à sec les trois quarts de l'année,
torrent énorme quand il pleut; je vous eusse montré
incomparablement mieux que la fugitive échappée aux tenettes. Vous
eussiez assisté, partageant ma surprise, non à un bref essor de la
maçonne qui, transportée dans un cabinet voisin, se délivre et
revient aussitôt au nid, dont les environs lui sont familiers;
mais à de voyages de long cours et par des voies inconnues. Vous
eussiez vu l'Abeille, dépaysée par mes soins à de grandes
distances, rentrer chez elle avec un tact géographique que ne
désavoueraient pas l'Hirondelle, le Martinet et le Pigeon
voyageur; et vous vous seriez demandé, comme moi, quelle
inexplicable connaissance de la carte des lieux guide cette mère
en recherche du nid.

Venons au fait. Il s'agit de renouveler avec le Chalicodome des
murailles mes expériences d'autrefois avec les Cerceris:
transporter dans l'obscurité l'insecte fort loin de son nid et
l'abandonner à lui-même après l'avoir marqué. Si quelqu'un se
trouvait désireux de répéter l'épreuve, je lui transmets ma
manière d'opérer, ce qui pourra abréger les hésitations du début.

L'insecte que l'on destine à long voyage doit être évidemment
saisi avec certaines précautions. Pas de tenettes, pas de pinces,
qui pourraient fausser une aile, donner une entorse, et
compromettre la puissance d'essor. Tandis que l'Abeille est à sa
cellule, absorbée dans son travail, je la recouvre d'une petite
éprouvette de verre. En s'envolant, la maçonne s'y engouffre, ce
qui me permet, sans la toucher, de la transvaser aussitôt dans un
cornet de papier, que je me hâte de fermer. Une boite en fer-
blanc, boîte d'herborisation, me sert au transport des
prisonnières, chacune dans son cornet.

C'est sur les lieux choisis comme point de départ que le plus
délicat reste à faire: marquer chaque captive avant sa mise en
liberté. Je fais emploi de craie en poudre fine, délayée dans une
forte dissolution de gomme arabique. La bouillie, déposée avec un
bout de paillé sur un point de l'insecte, y laisse tache blanche,
qui promptement se sèche et adhère à la toison. S'il s'agit de
marquer un Chalicodome pour ne pas le confondre avec un autre dans
des expériences de courte durée, comme j'en rapporterai plus loin,
je me borne à toucher, de ma paille chargée de couleur, le bout de
l'abdomen, tandis que l'insecte est à demi plongé dans la cellule,
la tête en bas. Cet attouchement léger passe inaperçu de
l'Hyménoptère, qui continue son travail sans dérangement aucun;
mais la marque n'est pas bien solide, et de plus elle est en un
point défavorable à sa conservation, car l'Abeille, avec ses
fréquents coups de brosse sur le ventre pour détacher le pollen,
tôt ou tard la fait disparaître. C'est donc au beau milieu du
thorax, entre les ailes, que je dépose le point de craie gommée.

Dans ce travail, l'emploi de gants n'est guère possible: les
doigts réclament toute leur dextérité pour saisir avec délicatesse
la remuante Abeille et maîtriser ses efforts sans brutale
pression. On voit déjà qu'à ce métier, s'il n'y a pas d'autre
profit, il y a du moins gain assuré de piqûres. Un peu d'adresse
fait éviter le dard, mais pas toujours. On s'y résigne. Du reste,
la piqûre des Chalicodomes est loin d'être aussi cuisante que
celle de l'Abeille domestique. Le point blanc est déposé sur le
thorax; la maçonne part, et la marque se sèche en route.

Une première fois, je prends deux Chalicodomes des murailles
occupés à leurs nids sur les galets des alluvions de l'Aygues, non
loin de Sérignan; et je les transporte chez moi à Orange, où je
les lâche après les avoir marquées. D'après la carte de l'état-
major, la distance entre les deux points est d'environ quatre
kilomètres en ligne droite. La mise en liberté des captives a lieu
sur le soir, à une heure où les Hyménoptères commencent à mettre
fin aux travaux de la journée. Il est alors probable que mes deux
Abeilles passeront la nuit dans le voisinage.

Le lendemain matin, je me rends aux nids. La fraîcheur est encore
trop grande, et les travaux chôment. Quand la rosée est dissipée,
les Maçonnes se mettent à l'ouvrage. J'en vois une, mais sans
tache blanche, qui apporte du pollen à l'un des deux nids d'où
proviennent les voyageurs que j'attends. C'est une étrangère qui,
trouvant inoccupée la cellule dont j'ai moi-même expatrié la
propriétaire, s'y est établie et en a fait son bien, ignorant que
c'est déjà le bien d'une autre. Depuis la veille, peut-être, elle
travaille à l'approvisionnement. Sur les dix heures, au fort de la
chaleur, la maîtresse de céans survient tout à coup: ses droits de
premier occupant sont inscrits pour moi en caractères irrécusables
sur le thorax, blanchi de craie. Voilà une de mes voyageuses de
retour.

À travers les vagues des blés, à travers les champs roses de
sainfoin, elle a franchi les quatre kilomètres; et la voilà de
retour au nid, après avoir butiné en route, car elle arrive, la
vaillante, avec le ventre tout jaune de pollen. Rentrer chez soi,
du fond de l'horizon, c'est merveilleux; y rentrer la brosse à
pollen bien garnie, c'est sublime d'économie. Un voyage, pour les
Abeilles, serait-il voyage forcé, est toujours expédition de
récolte. Elle trouve au nid l'étrangère -- «Qu'est ceci? Tu vas
voir!» Et la propriétaire fond furieuse sur l'autre, qui peut-être
ne songeait à mal. C'est alors, entre les deux maçonnes,
d'ardentes poursuites par les airs. De temps à autre, elles
planent presque immobiles face à face, à une paire de pouces de
distance, et, là sans doute, se mesurant du regard, s'injurient du
bourdonnement. Puis, elles reviennent s'abattre sur le nid en
litige, tantôt l'une, tantôt l'autre. Je m'attends à les voir se
prendre corps à corps, à faire jouer le dard entre elles. Mon
attente est déçue: les devoirs de la maternité parlent trop
impérieusement en elles pour leur permettre de risquer la vie en
lavant l'injure dans un duel à mort. Tout se borne à des
démonstrations hostiles, à quelques bourrades sans gravité.

La vraie propriétaire néanmoins semble puiser double audace,
double force dans le sentiment de son droit. Elle prend pied sur
le nid, pour ne plus le quitter, et accueille l'autre, chaque fois
qu'elle ose s'approcher, avec un frôlement d'ailes irrité, signe
non équivoque de sa juste indignation. Découragée, l'étrangère
finit par abandonner la place. À l'instant la maçonne se remet au
travail, aussi active que si elle ne venait pas de subir les
épreuves de son long voyage.

Encore un mot sur les rixes au sujet de la propriété. Quand un
Chalicodome est en expédition, il n'est pas rare qu'un autre,
vagabond sans domicile, visite le nid, le trouve à son gré et s'y
mette au travail, tantôt à la même cellule, tantôt à la cellule
voisine s'il y en a plusieurs de libres, cas habituels des vieux
nids. À son retour, le premier occupant ne manque pas de
pourchasser l'intrus, qui finit toujours par être délogé, tant est
vif, indomptable chez le maître le sentiment de la propriété. Au
rebours de la sauvage maxime prussienne, la force prime le droit,
chez les Chalicodomes le droit prime la force; autrement ne
pourrait s'expliquer la retraite constante de l'usurpateur, qui,
pour la vigueur, ne le cède en rien au vrai propriétaire. S'il n'a
pas autant d'audace, c'est qu'il ne se sent pas réconforté par
cette puissance souveraine, le droit, qui fait autorité, entre
pareils, jusque chez la brute.

Le second de mes deux voyageurs ne parut pas, ni le jour de
l'arrivée du premier, ni les jours suivants.

Une autre épreuve est décidée, cette fois avec cinq sujets. Le
lieu de départ, le lieu de l'arrivée, la distance, les heures,
tout reste le même. Sur les cinq expérimentés, j'en retrouve trois
à leurs nids le lendemain les deux autres font défaut.

Il est ainsi parfaitement reconnu que le Chalicodome des
murailles, transporté à quatre kilomètres de distance et relâché
dans des lieux qu'il n'a certes jamais vus, sait revenir au nid.
Mais pourquoi en manque-t-il au rendez-vous, d'abord un sur deux,
puis deux sur cinq? Ce que l'un sait faire, l'autre ne le
pourrait-il? Y aurait-il disparité dans la faculté qui les guide
au milieu de l'inconnu? Ne serait-ce pas plutôt disparité de
puissance de vol? Le souvenir me revient que mes Hyménoptères
n'étaient pas tous partis avec le même entrain. Les uns, à peine
échappés de mes doigts, s'étaient fougueusement lancés dans les
airs, où je les avais perdus tout aussitôt de vue; les autres
s'étaient laissés choir à quelques pas de moi après courte volée.
Ces derniers, la chose paraît certaine, ont souffert pendant le
trajet, peut-être de la chaleur concentrée dans la fournaise de ma
boîte. Je peux bien avoir endolori la jointure des ailes pendant
l'opération de la marque, si difficile à conduire quand il faut
veiller aux coups de dard. Ce sont des éclopés, des invalides, qui
traîneront dans les sainfoins voisins, et non de vigoureux
voiliers comme il en faut pour le voyage.

L'expérience est à refaire, en ne tenant compte que de ceux qui
partiront aussitôt d'entre mes doigts, avec un essor franc et
vigoureux. Les hésitants, les traînards qui s'arrêtent tout à côté
sur un buisson, seront laissés hors de cause. En outre,
j'essaierai d'évaluer de mon mieux le temps employé pour le retour
au nid. Pour pareille expérience, il me faut un nombre
considérable de sujets: les faibles et tous les éclopés, et ils
seront peut-être nombreux, devant être mis au rebut. Le
Chalicodome des murailles ne peut me fournir la collection
désirée: il n'est pas assez fréquent et je tins à ne pas trop
troubler la petite peuplade que je destine à d'autres observations
sur les bords de l'Aygues. Heureusement j'ai chez moi, en pleine
activité, sous le rebord de la toiture d'un hangar, un magnifique
nid de Chalicodome de Sicile. Je peux, dans la cité populeuse,
puiser en aussi grand nombre que je voudrai. L'insecte est petit,
plus de moitié moindre que le Chalicodome des murailles;
n'importe: il n'y aura que plus de mérite pour lui s'il sait
franchir les quatre kilomètres que je lui réserve, et retrouver
son nid. J'en prends quarante, isolés, comme d'habitude, dans des
cornets.

Une échelle est dressée contre le mur pour arriver au nid: elle
doit servir à ma fille Aglaé, et lui permettre de constater
l'instant précis du retour de la première Abeille. La pendule de
la cheminée et ma montre sont mises en concordance pour la
comparaison du moment de départ et du moment d'arrivée. Les choses
ainsi disposées, j'emporte mes quarante captives et me rends au
point même où travaille le Chalicodome des murailles, dans les
alluvions de l'Aygues. La course aura double but: observation de
la maçonne de Réaumur et mise en liberté de la maçonne sicilienne.
Pour le retour de celle-ci la distance sera donc encore de quatre
kilomètres.

Enfin mes prisonniers sont relâchés, tous marqués d'abord d'un
large point blanc au milieu du thorax. Ce n'est pas en vain que
l'on manie du bout des doigts, un à un, quarante irascibles
Hyménoptères, qui dégainent aussitôt et jouent du dard empoisonné.
Avant que la marque soit faite, le coup de stylet n'est que trop
souvent donné. Mes doigts endoloris ont des mouvements de défense
que la volonté ne peut toujours réprimer. Je saisis avec plus de
précaution pour moi que pour l'insecte, je serre parfois plus
qu'il ne conviendrait pour ménager mes voyageurs. C'est une belle
et noble chose, capable de faire braver bien des périls, que
d'expérimenter afin de soulever, s'il se peut, un tout petit coin
des voiles de la vérité; mais encore est-il permis de laisser
poindre quelque impatience s'il s'agit de recevoir, en une courte
séance, quarante coups d'aiguillon au bout des doigts. À qui me
reprocherait mes coups de pouce non assez ménagés, je
conseillerais de recommencer l'épreuve: il jugera par lui-même de
la déplaisante situation.

Bref: soit à cause des fatigues du transport, soit par le fait de
mes doigts qui ont trop appuyé et faussé peut-être quelques
articulations, sur mes quarante Hyménoptères, il n'en part qu'une
vingtaine d'un essor franc et vigoureux. Les autres vaguent sur
les herbages voisins, inhabiles à conserver l'équilibre, ou se
maintiennent sur les osiers où je les ai posés, sans se décider à
prendre le vol, même quand je les excite avec une paille. Ces
défaillants, ces estropiés à épaules luxées, ces impotents mis à
mal par mes doigts, doivent être défalqués de la liste. Il en est
parti vingt environ, d'un essor qui n'a pas hésité. Cela suffit et
largement.

À l'instant même du départ, rien de précis dans l'orientation
adoptée, rien de cet essor direct vers le nid que m'avaient
autrefois montré les Cerceris en pareille circonstance. Aussitôt
libres, les Chalicodomes fuient, comme effarés, qui dans une
direction, qui dans la direction tout opposée. Autant que le
permet leur vol fougueux, je crois néanmoins reconnaître un prompt
retour des Abeilles lancées à l'opposé de leur demeure, et la
majorité me semble se diriger du côté de l'horizon où se trouve le
nid. Je laisse ce point avec des doutes, que rendent inévitables
des insectes perdus de vue à une vingtaine de mètres de distance.

Jusqu'ici l'opération a été favorisée par un temps calme; mais
voici qui vient compliquer les affaires. La chaleur est étouffante
et le ciel se fait orageux. Un vent assez fort se lève, soufflant
du sud, précisément la direction que doivent prendre mes Abeilles
pour retourner au nid. Pourront-elles surmonter ce courant
contraire, fendre de l'aile le torrent aérien? Si elles le
tentent, il leur faudra voler près de terre, comme je le vois
faire maintenant aux Hyménoptères qui continuent encore à butiner;
mais l'essor dans les hautes régions, d'où elles pourraient
prendre claire connaissance des lieux, leur est, ce me semble,
interdit. C'est donc avec de vives appréhensions sur le succès de
mon épreuve que je reviens à Orange, après avoir essayé de dérober
encore quelque secret au Chalicodome des galets de l'Aygues.

À peine rentré chez moi, je vois Aglaé, la joue fleurie
d'animation. -- «Deux, fait-elle; deux arrivées à trois heures
moins vingt, avec la charge de pollen sous le ventre.» -- Un de
mes amis était survenu, grave personnage de loi, qui, mis au
courant de l'affaire, oubliant code et papier timbré, avait voulu
assister, lui aussi, à l'arrivée de mes pigeons voyageurs. Le
résultat l'intéressait plus que le procès du mur mitoyen. Par un
soleil sénégalien et une chaleur de fournaise réverbérée par la
muraille, de cinq minutes en cinq minutes, il montait à l'échelle,
tête nue, sans autre abri contre l'insolation que sa crinière
grise et touffue. Au lieu de l'unique observateur que j'avais
aposté, je retrouvais deux bonnes paires d'yeux surveillant le
retour.

J'avais relâché mes Hyménoptères sur les deux heures et les
premiers arrivés rentraient au nid à trois heures moins vingt.
Trois quarts d'heure à peu près leur avaient donc suffi pour
franchir les quatre kilomètres; résultat bien frappant, surtout si
l'on considère que les Abeilles butinaient en route, comme en
témoignaient le ventre jauni de pollen, et que, d'autre part,
l'essor des voyageurs devait être entravé par le souffle contraire
du vent. Trois autres rentrèrent sous mes yeux, toujours avec la
preuve du travail fait en chemin, la charge pollinique. La journée
touchant à sa fin, l'observation ne pouvait être continuée.
Lorsque le soleil baisse, les Chalicodomes quittent, en effet, le
nid pour aller se réfugier je ne sais où, qui d'ici, qui de là;
peut-être sous les tuiles des toits et dans les petits abris des
murailles. Je ne pouvais compter sur l'arrivée des autres qu'à la
reprise des travaux, au moment du plein soleil.

Le lendemain, quand le soleil rappela au nid les travailleurs
dispersés, je repris le recensement des Abeilles à thorax marqué
de blanc. Le succès dépassa toutes mes espérances: j'en comptai
quinze, quinze des expatriées de la veille, approvisionnant ou
maçonnant comme si rien d'extraordinaire ne s'était passé. Puis
l'orage, dont les indices se multipliaient, éclata, et fut suivi
d'une série de jours pluvieux qui m'empêchèrent de continuer.

Telle qu'elle est, l'expérience suffit. Sur une vingtaine
d'Hyménoptères qui m'avaient paru en état de faire le voyage
lorsque je les avais relâchés, quinze au moins étaient revenus:
deux dans la première heure, trois dans la soirée, et les autres
le lendemain matin. Ils étaient revenus malgré le vent contraire
et, difficulté plus grave, malgré l'inconnu des lieux où je les
avais transportés. Il est indubitable, en effet, qu'ils voyaient
pour la première fois ces oseraies de l'Aygues, choisies par moi
comme point de départ. Jamais d'eux-mêmes ils ne s'étaient
éloignés à pareille distance, car pour bâtir et approvisionner
sous le rebord du toit de mon hangar, tout le nécessaire est à
portée. Le sentier au pied du mur fournit le mortier; les prairies
émaillées de fleurs dont ma demeure est entourée fournissent
nectar et pollen. Si économes de leur temps, ils ne vont pas
chercher à quatre kilomètres de distance ce qui abonde à quelques
pas du nid. Du reste, je les vois journellement prendre leurs
matériaux de construction sur le sentier et faire leurs récoltes
sur les fleurs des prairies, en particulier sur la sauge des prés.
Suivant toute apparence, leurs expéditions ne dépassent pas une
centaine de mètres à la ronde. Comment donc mes dépaysées sont-
elles revenues? Quel est leur guide? Ce n'est certes pas la
mémoire, mais une faculté spéciale qu'il faut se borner à
constater par ses étonnants effets, sans prétendre l'expliquer,
tant elle est en dehors de notre propre psychologie.

CHAPITRE XXII
ÉCHANGE DE NIDS

Poursuivons la série des expériences sur le Chalicodome des
murailles. Par sa position sur un galet que l'on déplace comme
l'on veut, le nid de cet Hyménoptère se prête aux plus
intéressantes épreuves. Voici la première.

Je change un nid de place, c'est-à-dire que je transporte à une
paire de mètres plus loin le caillou qui lui sert de support.
L'édifice et sa base ne faisant qu'un, le déménagement s'opère
sans le moindre trouble dans les cellules. Le galet est déposé en
lieu découvert et se trouve bien en vue comme il l'était sur son
emplacement naturel. L'Hyménoptère, à son retour de la récolte, ne
peut manquer de l'apercevoir.

Au bout de quelques minutes, le propriétaire arrive et va droit où
était le nid. Il plane mollement au-dessus de l'emplacement vide,
examine et s'abat au point précis où reposait la pierre. Là,
recherches pédestres, obstinément prolongées; puis l'insecte prend
l'essor et s'envole au loin. Son absence est de courte durée. Le
voici revenu. Les recherches sont reprises, au vol ou à pied, et
toujours sur l'emplacement que le nid occupait d'abord. Nouvel
accès de dépit, c'est-à-dire brusque essor à travers l'oseraie;
nouveau retour et reprise des vaines recherches, constamment sur
l'empreinte même qu'a laissée le galet déplacé. Ces fuites
soudaines, ces prompts retours, ces examens tenaces du lieu
désert, longtemps, fort longtemps se répètent avant que la maçonne
soit convaincue que son nid n'est plus là. Certainement elle a vu,
elle a revu le nid déplacé, car parfois en volant elle a passé en
dessus, à quelques pouces; mais elle n'en fait cas. Ce nid, pour
elle, n'est pas le sien, mais la propriété d'une autre Abeille.

Souvent l'épreuve se termine sans qu'il y ait même simple visite
au galet changé de place et porté à deux ou trois mètres plus
loin: l'Abeille part et ne revient plus. Si la distance est moins
considérable, un mètre par exemple, la maçonne prend pied, plus
tôt ou plus tard, sur le caillou support de sa demeure. Elle
visite la cellule qu'elle approvisionnait ou construisait peu
auparavant; à diverses reprises elle y plonge la tête; elle
examine pas à pas la surface du galet, et, après de longues
hésitations, va reprendre ses recherches sur l'emplacement où la
demeure devrait se trouver. Le nid qui n'est plus à sa place
naturelle est définitivement abandonné, ne serait-il distant que
d'un mètre du point primitif. En vain l'Abeille s'y pose à
plusieurs reprises; elle ne peut le reconnaître pour sien. Je m'en
suis convaincu en le retrouvant, plusieurs jours après l'épreuve,
exactement dans le même état où il était lorsque je l'avais
déplacé. La cellule ouverte et à demi garnie de miel était
toujours ouverte et livrait son contenu au pillage des fourmis; la
cellule en construction était restée inachevée, sans une nouvelle
assise de plus. L'hyménoptère, la chose est évidente, pouvait y
être revenu, mais n'y avait pas repris le travail. La demeure
déplacée était pour toujours abandonnée.

Je n'en déduirai pas l'étrange paradoxe que l'Abeille maçonne,
capable de retrouver son nid du bout de l'horizon, ne sait plus le
retrouver à un mètre de distance: l'interprétation des faits
n'amène nullement là. La conclusion me paraît celle-ci:
l'Hyménoptère garde impression tenace de l'emplacement occupé par
le nid. C'est là qu'il revient, même quand le nid n'y est plus,
avec une obstination difficile à lasser. Mais il n'a que très
vague idée du nid lui-même. Il ne reconnaît pas la maçonnerie
qu'il a construite lui-même et pétrie de sa salive; il ne
reconnaît pas la pâtée qu'il a lui-même amassée. En vain il visite
sa cellule, son oeuvre; il l'abandonne, ne la prenant pas pour
sienne du moment que l'endroit où repose le galet n'est plus le
même.

Étrange mémoire, il faut l'avouer, que celle de l'insecte, si
lucide dans la connaissance générale des lieux, si bornée dans la
connaissance du chez soi. Volontiers je l'appellerai instinct
topographique: la carte du pays lui est connue; et le nid chéri,
la demeure elle-même, non. Les Bembex nous ont déjà conduits à
pareille conclusion. Devant le nid mis à découvert, ils ne se
préoccupent de la famille, de la larve qui se tord dans l'angoisse
au soleil. Ils ne la reconnaissent pas. Ce qu'ils reconnaissent,
ce qu'ils cherchent et trouvent avec une précision merveilleuse,
c'est l'emplacement de la porte d'entrée dont il ne reste plus
rien, pas même le seuil.

S'il restait des doutes sur l'impuissance où se trouve le
Chalicodome des murailles de reconnaître son nid autrement que
d'après la place que le galet occupe sur le sol, voici de quoi les
lever. -- Au nid de l'Abeille maçonne, j'en substitue un autre
pris à quelque voisine, et pareil, autant que faire se peut, aussi
bien sous le rapport de la maçonnerie que sous le rapport de
l'approvisionnement. Cet échange et ceux dont il me reste à
parler, se font en l'absence du propriétaire bien entendu. À ce
nid qui n'est pas le sien, mais repose au point où était l'autre,
l'Abeille s'établit sans hésitation. Si elle construisait, je lui
offre une cellule en voie de construction. Elle y continue le
travail de maçonnerie avec le même soin, le même zèle, que si
l'ouvrage déjà fait était son propre ouvrage. Si elle apportait
miel et pollen, je lui offre une cellule en partie approvisionnée.
Ses voyages se continuent, avec miel dans le jabot et pollen sous
le ventre, pour achever de garnir le magasin d'autrui.

L'Abeille ne soupçonne donc pas l'échange; elle ne distingue pas
ce qui est sa propriété et ce qui ne l'est pas; elle croit
toujours travailler à la cellule vraiment sienne. Après l'avoir
laissée en possession un certain temps du nid étranger, je lui
rends le sien. Ce nouveau changement est incompris de
l'Hyménoptère: le travail se poursuit dans la cellule rendue, au
point où il était dans la cellule substituée. Puis, second
remplacement par le nid étranger; et même persistance de l'insecte
à y continuer son ouvrage. Alternant ainsi, toujours à la même
place, tantôt le nid d'autrui, tantôt le nid propre de l'Abeille,
je me suis convaincu, à satiété, que l'Hyménoptère ne peut faire
de différence entre ce qui est son oeuvre et ce qui ne l'est pas.
Que la cellule lui appartienne ou non, il y travaille avec ferveur
pareille, pourvu que le support de l'édifice, le galet, occupe
toujours le primitif emplacement.

On peut donner à l'épreuve intérêt plus vif, en mettant à profit
deux nids voisins dont le travail soit à peu près également
avancé. Je les transporte l'un à la place de l'autre. La distance
en est d'une coudée à peine. Malgré ce voisinage si rapproché, qui
permet à l'insecte d'apercevoir à la fois les deux domiciles et de
choisir entre eux, les deux Abeilles, à leur arrivée, se posent à
l'instant chacune sur le nid substitué et y continuent leur
ouvrage. Alternons les deux nids autant de fois que bon nous
semblera, et nous verrons les deux Chalicodomes garder
l'emplacement choisi par eux, et travailler à tour de rôle tantôt
à leur propre cellule, tantôt à la cellule d'autrui.

On pourrait croire que cette confusion a pour cause une étroite
ressemblance entre les deux nids, car m'attendant fort peu, en mes
débuts, aux résultats que je devais obtenir, je choisissais aussi
pareils que possible les deux nids à substituer l'un à l'autre,
crainte à rebuter les Hyménoptères. Ma précaution supposait une
clairvoyance que l'insecte n'a pas. Je prends maintenant, en
effet, deux nids d'une dissemblance extrême à la seule condition
que, de part et d'autre, l'ouvrier trouve une cellule conforme au
travail qui l'occupe en ce moment. Le premier est un vieux nid
dont le dôme est percé de huit trous, orifices des cellules de la
précédente génération. Une de ces huit cellules a été restaurée,
et l'Abeille y travaille à l'approvisionnement. Le second est un
nid de fondation nouvelle, sans dôme de mortier et composé d'une
seule cellule à revêtement de cailloutage. L'insecte s'y occupe
pareillement de l'amas de pâtée. Voilà certes deux nids qui ne
sauraient différer davantage, l'un avec ses huit chambres vides et
son ample dôme de pisé; l'autre avec son unique cellule, toute
nue, grosse au plus comme un gland.

Eh bien, devant ces nids échangés et distants d'un mètre à peine,
les deux Chalicodomes n'hésitent pas longtemps. Chacun gagne
l'emplacement de son domicile. L'un, propriétaire d'abord du vieux
nid, ne trouve plus chez lui qu'une cellule. Il inspecte
rapidement le galet, et, sans autre façon, plonge dans la cellule
étrangère d'abord la tête pour y dégorger le miel, puis le ventre
pour y déposer le pollen. Et ce n'est pas là action imposée par la
nécessité de se débarrasser au plus vite, n'importe où, d'un
pénible fardeau, car l'Hyménoptère s'envole et ne tarde pas à
revenir avec une nouvelle récolte, qu'il emmagasine soigneusement.
Cet apport de provisions dans le garde-manger d'autrui se répète
autant de fois que je le permets. L'autre Hyménoptère, trouvant à
la place de son unique cellule, la spacieuse construction à huit
appartements, est d'abord assez embarrassé. Quelle est la bonne,
parmi les huit cellules? Dans quelle est l'amas de pâtée commencé?
L'Abeille donc visite une à une les chambres, y plonge jusqu'au
fond, et finit par rencontrer ce qu'elle cherche, c'est-à-dire ce
qu'il y avait dans son nid à son dernier voyage, un commencement
de provisions. À partir de ce moment, elle fait comme sa voisine,
et continue, dans le magasin qui n'est pas son ouvrage, l'apport
du miel et du pollen.

Remettons les nids à leurs places naturelles, échangeons-les
encore, et chaque Abeille, après de courtes hésitations
qu'explique assez la différence si grande des deux nids,
poursuivra le travail dans la cellule de son propre ouvrage, et
dans la cellule étrangère, alternativement. Enfin l'oeuf est pondu
et l'habitacle clôturé, quel que soit le nid occupé au moment où
les provisions suffisent. De tels faits disent assez pourquoi
j'hésite à donner le nom de mémoire à cette faculté singulière qui
ramène l'insecte, avec tant de précision, à l'emplacement de son
nid, et ne lui permet pas de distinguer son ouvrage de l'ouvrage
d'un autre, si profondes qu'en soient les différences.

Expérimentons maintenant le Chalicodome des murailles sous un
autre point de vue psychologique. -- Voici une Abeille maçonne qui
construit; elle en est à la première assise de sa cellule. Je lui
donne en échange une cellule non seulement achevée comme édifice,
mais encore garnie de miel presque au complet. Je viens de la
dérober à sa propriétaire, qui n'aurait pas tardé à y déposer son
oeuf. Que va faire la maçonne devant ce don de ma munificence, lui
épargnant fatigues de bâtisse et de récolte? Laisser là le
mortier, sans doute; achever l'amas de pâtée, pondre et sceller. -
- Erreur, profonde erreur: notre logique est illogique pour la
bête. L'insecte obéit à une incitation fatale, inconsciente. Il
n'a pas le choix de ce qu'il doit faire; il n'a pas le
discernement de ce qui convient et de ce qui ne convient pas; il
glisse, en quelque sorte, suivant une pente irrésistible,
déterminée d'avance pour l'amener au but. C'est ce qu'affirment
hautement les faits qu'il me reste à rapporter.

L'Abeille qui bâtissait et à qui j'offre cellule toute bâtie et
pleine de miel ne renonce nullement au mortier pour cela. Elle
faisait travail de maçonne; et une fois sur cette pente, entraînée
par l'inconsciente impulsion, elle doit maçonner, son travail
serait-il inutile, superflu, contraire à ses intérêts. La cellule
que je lui donne est certainement parfaite de construction,
d'après l'avis du maître maçon lui-même, puisque l'Hyménoptère à
qui je l'ai soustraite y achevait la provision de miel. Y faire
des retouches, y ajouter surtout, est chose inutile et, qui plus
est, absurde. C'est égal: l'Abeille qui maçonnait maçonnera. Sur
l'orifice du magasin à miel, elle dispose un premier bourrelet de
mortier, puis un autre, un autre encore, tant enfin que la cellule
s'allonge du tiers de la hauteur réglementaire. Voilà l'oeuvre de
maçonnerie accomplie, non aussi développée, il est vrai, que si
l'Hyménoptère avait continué la cellule dont il jetait les
fondations au moment de l'échange des nids; mais enfin d'une
étendue plus que suffisante pour démontrer l'impulsion fatale à
laquelle obéit le constructeur. Arrive alors l'approvisionnement,
abrégé lui aussi, sinon le miel déborderait par l'addition des
récoltes des deux Abeilles. Ainsi le Chalicodome qui commence à
construire et à qui l'on donne cellule achevée et garnie de miel,
ne change rien à la marche de son travail: il maçonne d'abord et
puis approvisionne. Seulement il abrège, son instinct
l'avertissant que les hauteurs de la cellule et la quantité de
miel commencent à prendre des proportions par trop exagérées.

L'inverse n'est pas moins concluant. Au Chalicodome qui
approvisionne, je donne un nid à cellule ébauchée, très
insuffisante encore pour recevoir la pâtée. Cette cellule, humide
en sa dernière assise de la salive de son constructeur, peut se
trouver ou non accompagnée d'autres cellules contenant oeuf et
miel et récemment scellées. L'Hyménoptère, dont elle remplace le
magasin à miel en partie plein, se montre fort embarrassé quand il
arrive avec sa récolte devant ce godet imparfait, sans profondeur,
où l'approvisionnement ne pourrait trouver place. Il l'examine, la
sonde du regard, la jauge avec les antennes et en reconnaît la
capacité insuffisante. Longtemps il hésite, s'en va, revient,
s'envole encore et retourne bientôt, pressé de déposer ses
richesses. L'embarras de l'insecte est des plus manifestes. Prends
du mortier, ne pouvais-je m'empêcher de dire en moi-même; prends
du mortier et achève le magasin. C'est travail de quelques
instants, et tu auras réservoir profond comme il convient. --
L'Hyménoptère est d'un autre avis: il approvisionnait, il doit
approvisionner quand même. Jamais il ne se décidera à quitter la
brosse à pollen pour la truelle à mortier; jamais il ne suspendra
la récolte qui l'occupe en ce moment pour se livrer au travail de
construction dont l'heure n'est pas venue. Il ira plutôt à la
recherche d'une cellule étrangère, en l'état qu'il désire, et s'y
introduira pour y loger son miel, dût-il recevoir furieux accueil
du propriétaire survenant. Il part, en effet, pour tenter
l'aventure. Je lui souhaite succès, étant moi-même cause de cet
acte désespéré. Ma curiosité vient de faire d'un honnête ouvrier
un voleur.

Les choses peuvent prendre tournure encore plus grave, tant est
inflexible, impérieux, le désir de mettre sans tarder la récolte
en lieu sûr. La cellule incomplète, dont l'Hyménoptère ne veut pas
à la place de son propre magasin achevé et garni de miel en
partie, se trouve parfois, ai-je dit, avec d'autres cellules
contenant oeuf, pâtée, et closes depuis peu. Dans ce cas, il m'est
arrivé, mais non toujours, d'assister à ceci. L'insuffisance de la
cellule inachevée bien reconnue, l'Abeille se met à ronger le
couvercle de terre fermant l'une des cellules voisines. Avec de la
salive, elle ramollit un point de l'opercule de mortier, et
patiemment, atome par atome, elle creuse dans la dure cloison.
L'opération marche avec une lenteur extrême. Une grosse demi-heure
se passe avant que la fossette excavée ait l'ampleur nécessaire
pour recevoir une tête d'épingle. J'attends encore. Puis
l'impatience me gagne; et bien convaincu que l'Abeille cherche à
ouvrir le magasin, je me décide à lui venir en aide pour abréger.
De la pointe du couteau, je fais sauter le couvercle. Avec lui
vient le couronnement de la cellule, qui reste avec le bord
fortement ébréché. Dans ma maladresse, d'un vase gracieux j'ai
fait un mauvais pot égueulé.

J'avais bien jugé: le dessein de l'Hyménoptère était de forcer la
porte. Voici qu'en effet, sans se préoccuper des brèches de
l'orifice, l'Abeille s'établit aussitôt à la cellule que je lui ai
ouverte. À nombreuses reprises, elle y apporte miel et pollen,
quoique les provisions y soient déjà au grand complet. Enfin dans
cette cellule, renfermant déjà un oeuf qui n'est pas le sien, elle
dépose son oeuf; puis elle clôture de son mieux l'embouchure
égueulée. Donc cette Abeille qui approvisionnait n'a su, n'a pu
reculer devant l'impossibilité où je l'avais mise de continuer son
travail à moins d'achever la cellule incomplète remplaçant la
sienne. Ce qu'elle faisait, elle a persisté à le faire en dépit
des obstacles. Elle a jusqu'au bout accompli son oeuvre mais par
les voies les plus absurdes: entrée avec effraction dans le bien
d'une autre, approvisionnement continué dans un magasin qui déjà
regorgeait, dépôt de l'oeuf dans une cellule où la vraie
propriétaire avait déjà pondu, enfin clôture de l'orifice dont les
brèches réclamaient sérieuses réparations. Quelle meilleure preuve
désirer de cette pente irrésistible à laquelle obéit l'insecte?

Enfin il est certains actes rapides et consécutifs tellement liés
l'un à l'autre, que l'exécution du second exige la répétition
préalable du premier, alors même que celui-ci est devenu inutile.
J'ai déjà raconté comment le Sphex à ailes jaunes s'obstine à
descendre seul dans son terrier, après avoir rapproché le Grillon
que j'ai la malice d'éloigner aussitôt. Ses déconvenues
multipliées coup sur coup ne le font pas renoncer à la visite
domiciliaire préalable, visite bien inutile quand il l'a répétée
pour la dixième, pour la vingtième fois. Le Chalicodome des
murailles nous montre, sous une autre forme, semblable répétition
d'un acte sans utilité, mais prélude obligatoire de l'acte qui le
suit. Quand elle arrive avec sa récolte, l'Abeille fait double
opération d'emmagasinement. D'abord elle plonge, la tête première,
dans la cellule pour y dégorger le contenu du jabot; puis elle
sort et rentre tout aussitôt à reculons pour s'y brosser l'abdomen
et en faire tomber la charge pollinique. Au moment où l'insecte va
s'introduire dans la cellule, le ventre premier, je l'écarte
doucement avec une paille. Le second acte est ainsi empêché.
L'Abeille recommence le tout, c'est-à-dire plonge encore, la tête
première au fond de la cellule, bien qu'elle n'ait plus rien à
dégorger, le jabot venant d'être vidé. Cela fait, c'est le tour
d'introduire le ventre. À l'instant, je l'écarte de nouveau.
Reprise de la manoeuvre de l'insecte, toujours la tête en premier
lieu; reprise aussi de mon coup de paille. Et cela se répète ainsi
tant que le veut l'observateur. Écarté au moment où il va
introduire le ventre dans la cellule, l'Hyménoptère vient à
l'orifice et persiste à descendre chez lui d'abord la tête la
première. Tantôt la descente est complète, tantôt l'Abeille se
borne à descendre à demi, tantôt encore il y a simple simulacre de
descente, c'est-à-dire flexion de la tête dans l'embouchure; mais
complet ou non, cet acte qui n'a plus de raison d'être, le
dégorgement du miel étant fini, précède invariablement l'entrée à
reculons pour le dépôt du pollen. C'est ici presque mouvement de
machine, dont un rouage ne marche que lorsque a commencé de
tourner la roue qui le commande.

NOTES

Les Hyménoptères suivants me paraissent nouveaux pour notre faune.
En voici la description:

CERCERIS ANTONIA. -- H. Fab.

Longueur de 16 à 18 mm. Noir, densément et fortement ponctué.
Chaperon soulevé en manière de nez, c'est-à-dire formant une
saillie convexe, large à la base, pointue au bout et semblable à
la moitié d'un cône coupé dans le sens de sa longueur. Crête entre
les antennes proéminente. Un trait linaire au-dessus de la crête,
joues et un gros point derrière chaque oeil, jaunes. Chaperon
jaune, avec la pointe noire. Mandibules d'un jaune ferrugineux,
leur extrémité noire. Les 4-5 premiers articles des antennes d'un
jaune ferrugineux, les autres bruns.

Deux points sur le prothorax, les écailles des ailes et le
postécusson, jaunes. Premier segment de l'abdomen avec deux taches
punctiformes. Les quatre segments suivants ayant à leur bord
postérieur une bande jaune fortement échancrée en triangle, ou
même interrompue et d'autant plus que le segment occupe un rang
moins reculé.

Dessous du corps noir. Pattes en entier d'un jaune ferrugineux.
Ailes légèrement rembrunies à l'extrémité. FEMELLE.

Le mâle m'est inconnu.

Par la coloration, cette espèce se rapproche du _Cerceris
labiata_, dont elle diffère surtout par la forme du chaperon et
par sa taille beaucoup plus grande. Observée aux environs
d'Avignon en juillet. Je dédie cette espèce à ma fille Antonia,
dont le concours m'a été souvent précieux dans mes recherches
entomologiques.

CERCERIS JULII. -- H. Fab.

Longueur de 7 à 9 mm. Noir densément et fortement ponctué.
Chaperon plan. Face couverte d'une fine pubescence argentée. Une
étroite bande jaune de chaque côté au bord interne des yeux.
Mandibules jaunes avec leur extrémité brune. Antennes noires en
dessus, d'un roux pâle en dessous; face inférieure de leur article
basilaire jaune.

Deux petits points distants sur le prothorax, les écailles des
ailes et le postécusson, jaunes. Une bande jaune sur le troisième
segment de l'abdomen, et une autre sur le cinquième; ces deux
bandes profondément échancrées à leur bord antérieur, la première
échancrée en demi-cercle, la seconde en triangle.

Dessous du corps entièrement noir. Hanches noires, cuisses
postérieures en entier noires; celles des deux paires antérieures
noires à la base, jaunes à l'extrémité. Jambes et tarses jaunes.
Ailes un peu enfumées. FEMELLE.

Var.: 1° Prothorax sans points jaunes; 2° Deux petits points
jaunes sur le second segment de l'abdomen; 3° Bande jaune au côté
interne des yeux plus larges; 4° Chaperon antérieurement bordé de
jaune.

Le mâle m'est inconnu.

Ce Cerceris, le plus petit de ma région, approvisionne ses larves
avec des Curculionides de la moindre taille, _Bruchus granarius_
et _Apion gravidum_. Observé aux environs de Carpentras, où il
nidifie en septembre, dans le grès tendre, vulgairement _safre_.

BEMBEX JULII. -- H. Fab.

Longueur de 18 à 20 mm. Noir, hérissé de poils blanchâtres sur la
tête, le thorax et la base du premier segment de l'abdomen. Labre
allongé, jaune. Chaperon en dos d'âne, formant comme un angle
trièdre, dont une face, celle du bord antérieur, est en entier
jaune, tandis que chacune des deux autres est marquée d'une large
tache rectangulaire noire, contiguë avec sa voisine et formant
avec celle-ci un chevron; ces deux taches, ainsi que les joues,
couvertes d'un fin duvet argenté. Joues jaunes ainsi qu'une ligne
médiane entre les antennes. Bord postérieur des yeux longuement
marginé de jaune. Mandibules jaunes, brunes à l'extrémité. Les
deux premiers articles des antennes jaunes en dessous, noirs en
dessus; les autres noirs.

Prothorax noir, ses côtés et sa tranche dorsale jaunes. Mésothorax
noir, le point calleux et un petit point de chaque côté, au-dessus
de la base des pattes intermédiaires, jaunes. Métathorax noir,
avec deux points jaunes en arrière, et un autre plus large, de
chaque côté, au-dessus de la base des pattes postérieures. Les
deux premiers points manquent parfois.

Abdomen en dessus d'un noir brillant; nu, si ce n'est à la base du
premier segment, qui est hérissé de poils blanchâtres. Tous les
segments avec une bande transversale ondulée, plus large sur les
côtés qu'au milieu, et se rapprochant du bord postérieur à mesure
que le segment est de rang plus reculé. Sur le cinquième segment,
la bande jaune atteint le bord postérieur. Segment anal jaune,
noir à la base, hérissé sur toute sa surface dorsale de papilles
d'un roux ferrugineux, servant de base à des cils. Une rangée de
pareils tubercules cilifères occupe aussi le bord postérieur du
cinquième segment. En dessous, l'abdomen est d'un noir brillant,
avec une tache jaune triangulaire de chaque côté des quatre
segments intermédiaires.

Hanches noires, cuisses jaunes sur le devant, noires en arrière;
jambes et tarses jaunes. Ailes transparentes.

MÂLE. -- La tache en chevron du chaperon est plus étroite, ou même
disparaît entièrement; face alors en entier jaune. Les bandes de
l'abdomen sont d'un jaune très pâle presque blanc. Le sixième
segment porte une bande comme les précédents, mais raccourcie et
souvent réduite à deux points. Le deuxième segment a en dessous
une carène longitudinale, relevée et spiniforme en arrière. Enfin
le segment anal porte en dessous une saillie anguleuse assez
épaisse. Le reste comme dans la femelle.

Cet Hyménoptère se rapproche beaucoup du _Bembex rostrata_ pour la
taille et la disposition des couleurs noire et jaune. Il en
diffère surtout par les traits suivants. Le chaperon fait un angle
trièdre, tandis qu'il est arrondi, convexe, dans les autres
Bembex. Il présente en outre à sa base une large bande noire en
chevron, formée de deux taches rectangulaires conjointes et
veloutées d'un duvet argenté, très brillant sous une incidence
convenable. Le segment anal est hérissé en dessus de papilles et
de cils roux; il en est de même du bord postérieur du cinquième
segment; enfin les mandibules ne sont tachées de noir qu'à
l'extrémité, tandis que la base est en même temps noire dans le
_Bembex rostrata_. Les moeurs ne diffèrent pas moins. Le _Bembex
rostrata_ chasse surtout des Taons; le _Bembex Julii_ ne fait
jamais gibier de gros Diptères, et s'adresse à des espèces de
moindre taille, très variables du reste.

Il est fréquent dans les terrains sablonneux des Angles, aux
environs d'Avignon, et sur la colline d'Orange.

AMMOPHILA JULII -- H. Fab.

Longueur de 16 à 22 mm. Pétiole de l'abdomen composé du premier
segment et de la moitié du second. Troisième cubitale rétrécie
vers la radiale. Tête noire avec duvet argenté sur la face.
Antennes noires. Thorax noir, strié transversalement sur ses trois
segments, plus fortement sur le prothorax et le mésothorax. Deux
taches sur les flancs, et une en arrière de chaque côté du
métathorax, couvertes de duvet argenté. Abdomen nu, brillant.
Premier segment noir. Deuxième segment rouge dans sa parti
rétrécie en pétiole et dans sa partie élargie. Troisième segment
en entier rouge. Les autres d'un beau bleu indigo métallique.
Pattes noires, avec duvet argenté sur les hanches. Ailes
légèrement roussâtres. Nidifie en octobre et approvisionne chaque
cellule de deux médiocres Chenilles.

Se rapproche de l'_Ammophila holosericea_, dont elle a la taille,
mais en diffère d'une manière nette par la coloration des pattes
qui toutes sont noires, par sa tête et son thorax beaucoup moins
velus, enfin par les stries transverses des trois segments du
thorax.

* * *

Je désire que ces trois Hyménoptères portent le nom de mon fils
Jules, à qui je les dédie.

«Cher enfant, ravi si jeune à ton amour passionné des fleurs et
des insectes, tu étais mon collaborateur, rien n'échappait à ton
regard clairvoyant; pour toi, je devais écrire ce livre, dont les
récits faisaient ta joie; et tu devais toi-même le continuer un
jour. Hélas! tu es parti pour une meilleure demeure, ne
connaissant encore du livre que les premières lignes! Que ton nom
du moins y figure, porté par quelques-uns de ces industrieux et
beaux Hyménoptères que tu aimais tant.

«Orange, 3 avril 1879

«J.-H. F.»



     [1] Village du Gard, en face d'Avignon.
     [2] Les Scarabées portent aussi le nom d'Ateuchus.
     [3] Le Gymnopleure pilulaire est un bousier assez
voisin du Scarabée mais de plus petite taille. Il roule
comme lui des pilules de bouse ainsi que l'indique son
nom. Le Gymnopleure est répandu partout, même dans le
nord; tandis que le Scarabée sacré ne s'écarte guère des
bords de la Méditerranée.
     [4] Voir _Mulsant_, Coléoptères de France,
Lamellicornes.
     [5] Pour le mémoire complet, consulter _Annales des
Sciences naturelles_, 2e série, tome XV
     [6] Les 450 Buprestes exhumés appartiennent aux
espèces suivantes: _Buprestis octo guttata; B. bifasciata;
B. pruni; B. tarda; B. biguttata; B. micans; B. flavo
maculata; B. chrysostigma; B. novem maculata._
     [7] Voir aux notes la description de cette espèce,
nouvelle pour l'entomologie.
     [8] Annales des sciences naturelles, 3e série, tome V.
     [9] Voir les notes pour la description de cette espèce
nouvelle.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Souvenirs entomologiques - Livre I - Étude sur l'instinct et les moeurs des insectes" ***

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