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Title: Gutenberg - pièce historique en 5 actes, 8 tableaux
Author: Figuier, Louis, 1819-1894
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Gutenberg - pièce historique en 5 actes, 8 tableaux" ***


generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



PIÈCE HISTORIQUE, EN CINQ ACTES, HUIT TABLEAUX

Représentée pour la première fois à Strasbourg, sur le Théâtre municipal,
le 17 février 1886.



DU MÊME AUTEUR

DENIS PAPIN, drame en cinq actes, huit tableaux, in-18, chez Calmann
Lévy, éditeur (1882).--Prix: 1 fr. 50.

LES SIX PARTIES DU MONDE, pièce en cinq actes, huit tableaux, in-18,
chez Tresse et Stock, éditeurs, 2e édition (1885).--Prix: 1 fr.

Imprimerie générale de Châtillon-sur-Seine.--A. Pichat.



PIÈCE HISTORIQUE
EN CINQ ACTES, HUIT TABLEAUX

PAR
M. LOUIS FIGUIER

[Illustration]


PARIS
TRESSE & STOCK, ÉDITEURS
8, 9, 10, 11, GALERIE DU THÉÂTRE-FRANÇAIS
Palais-Royal
1886
Droits de traduction et de reproduction réservés.



LISTE DES TABLEAUX:

  1er Tableau.--Le départ de Mayence (1440).
  2e     "    --L'imagerie de Laurent Coster, à Harlem (1445).
  3e     "    --Le couvent de Saint-Arbogast, à Strasbourg (1452).
  4e     "    --La peste à Paris (1460).
  5e     "    --Archevêque et soldat (1462).
  6e     "    --La prise de Mayence.
  7e     "    --Jours de misère.
  8e     "    --Le retour à Mayence (1465).

_L'action se passe en Allemagne, en Hollande et à Paris._



PERSONNAGES


  LAURENT COSTER                                   Francis.
  JEAN FUST                                        Thorsigny.
  PIERRE SCHEFFER                                  E. Petit.
  ANDRÉ DRITZEN                                    Krafft.
  CONRAD HUMMER                                    Davoise.
  DIETHER D'YSSEMBOURG, archevêque de Mayence      Mendez.
  FRIÉLO                                           Rivey.
  ZUM                                              Valery.
  LE PETIT ZUM                                     Jardin.
  MEYER, cabaretier                                Robert.
  CORNÉLIUS, maître d'école                        Dumesnil.
  LE DUC DE LA TRÉMOUILLE                          Fleury.
  UN JUGE CRIMINEL                                 Osmont.
  UN JUGE ECCLÉSIASTIQUE                           Vorms.

  ANNETTE DE LA-PORTE-DE-FER                  Mmes D'Askhoff.
  MARTHA, fille de Laurent Coster                  Félicia Mallet.
  MARGUERITE MEYER                                 Carlin.
  UNE DAME                                         Julia.

Peuple, Ouvriers, Soldats, Bourgeois, Paysans, etc.



ACTE PREMIER

PREMIER TABLEAU

LE DÉPART DE MAYENCE

    _Une place publique, à Mayence.--À gauche, une boutique d'orfèvre,
    avec cette enseigne: JEAN GUTENBERG, _orfèvre_.--Sur la façade de la
    maison est sculptée une tête de taureau, avec cet exergue: _Rien ne
    me résiste._--À droite, une boutique de marchand d'estampes, avec
    cette enseigne: PIERRE GRIMMEL, _marchand d'estampes_._


SCÈNE PREMIÈRE

HÉBÈLE, FRIÉLO.

FRIÉLO, _arrivant par la droite, pendant qu'Hébèle sort de la boutique
d'orfèvre, à gauche_.

Damoiselle Hébèle, mon maître va rentrer; il voudrait vous parler.

HÉBÈLE, _descendant en scène_[A].

Je l'attendrai... Mais sais-tu ce que mon frère veut me dire?

FRIÉLO.

Non, damoiselle.

HÉBÈLE.

Comment, toi, son frère de lait, tu n'es pas son confident?

FRIÉLO.

Mon Dieu, non! Depuis qu'il est devenu le premier orfèvre de Mayence,
maître Jean ne fait plus grand cas de moi... pauvre apprenti.... Mais il
ne devrait pas se méfier de ça!... (_Il frappe sur son coeur._) Un
orphelin recueilli par une noble et sainte famille, comme la vôtre, doit
avoir un bon coeur; et Dieu m'en a donné un si grand que malgré la place
qu'y tiennent déjà tous les Gensfleisch, de Mayence, je sens bien que la
femme de mon maître, les enfants et petits-enfants à venir, trouveraient
encore à s'y loger.

HÉBÈLE.

Bon Friélo!

FRIÉLO.

Mon métier, ma vie, je dois tout à mon maître; et il n'a pas confiance
en moi, qui me ferais hacher pour lui!... Car il se méfie de moi,
damoiselle.

HÉBÈLE.

Vraiment!

FRIÉLO.

Depuis quelque temps, il me renvoie de son atelier. Il s'y enferme
pendant de longues heures; et lorsqu'il en sort, il est tout préoccupé.
J'ai aperçu, l'autre jour, par la porte restée ouverte, des outils, dont
je ne peux comprendre l'usage... Tout cela n'est pas naturel. Et tenez,
(_Il montre les feuillets du marchand d'estampes._) voyez-vous ces
feuilles de papier sur lesquelles sont tracés des mots que n'a point
écrits une main humaine? C'est une de ses inventions. J'ai bien peur que
la fantaisie qu'il a eue d'exposer là ces singulières pages d'écriture,
ne lui attire quelque méchante affaire... Mais, silence, le voici.

NOTES:

[A] Hébèle, Friélo.


SCÈNE II

Les Mêmes, GUTENBERG.

    _Gutenberg fait un signe à Friélo, qui sort, par la droite._

HÉBÈLE[A].

Tu désires me parler, mon frère?

GUTENBERG, _prenant la main d'Hébèle_.

Ce que j'ai à te dire est grave, Hébèle. Il s'agit de tout mon avenir.

HÉBÈLE.

Tu sais, Jean, que depuis la mort de nos parents, je t'ai considéré
comme le chef de la famille. Je suis persuadée que tu ne peux vouloir
rien que de bon et d'honnête. Parle donc.

GUTENBERG.

Notre père, tu le sais, était praticien de la ville; mais il était sans
fortune. En mourant, il ne nous laissa pour tout bien que cette maison,
la maison du _Taureau noir_, et le nom, sans tache, de Gensfleisch. Dans
notre libre cité de Mayence, la noblesse n'exclut pas le travail. Je
n'ai donc pas hésité, pour soutenir notre famille, à choisir une
profession; et je suis devenu orfèvre et bijoutier. Mon métier nous fait
vivre; mais depuis deux ans, chère soeur, une grande ambition s'est
emparée de moi: non cette ambition vulgaire, qui vise à des trésors ou à
des honneurs, mais la noble et sainte aspiration de l'homme qui veut
doter son pays d'un bienfait nouveau. Au lieu de fabriquer ici des
bijoux inutiles, je veux, dès aujourd'hui, consacrer ma vie à une
invention destinée à éclairer et à régénérer l'esprit humain.

HÉBÈLE.

Bien dit, mon frère!

GUTENBERG.

As-tu jamais songé à la triste vie de ces pauvres copistes, qui passent
leurs journées courbés sur des parchemins, et dont l'existence entière
ne suffit pas à transcrire une bible ou un psautier? N'as-tu jamais
regretté qu'il n'y eût aucun procédé mécanique pour remplacer le travail
de leur main?

HÉBÈLE.

Mais, mon frère, c'est impossible!

GUTENBERG.

Impossible! non! car je veux créer moi-même cet art nouveau.

HÉBÈLE.

Si cet art existait, le peuple pourrait lire et s'instruire; ce qui
n'est aujourd'hui que le privilège des gens assez riches pour payer les
manuscrits au poids de l'or.

GUTENBERG.

Sans doute! aussi cette idée me prive-t-elle de sommeil, de repos!...
Depuis un an j'essaie toutes sortes de moyens pour reproduire les
manuscrits par un art mécanique. À la mort de notre mère, je dus me
rendre à Gutenberg, pour hériter de son petit domaine. Là, je trouvai,
dans un grenier, une vieille presse à images; et l'idée me vint de
l'employer à la fabrication des manuscrits. Le résultat que j'obtins
dépassa mes espérances. J'ai résolu, dès lors, d'abandonner mon métier
d'orfèvre, pour me vouer, corps et âme, à cette entreprise.

HÉBÈLE.

Mais songes-tu aux difficultés... aux dépenses?...

GUTENBERG.

Mon courage sera à la hauteur de mon oeuvre... Mais tu le sais, il y a
ici une jeune fille, noble, riche et dévouée, à qui j'avais donné mon
coeur et promis ma main...

HÉBÈLE.

Annette de la-Porte-de-Fer.

GUTENBERG.

Je ne veux pas l'associer aux difficultés, aux dangers qui m'attendent
dans l'accomplissement de ma tâche; je veux quitter Mayence et partir
seul. Je viens donc te prier, chère Hébèle, de faire connaître à Annette
de la-Porte-de-Fer le sacrifice que je suis obligé de faire de mon
bonheur au succès de mon art.

HÉBÈLE.

Ce sera pour elle un coup cruel et inattendu... Mais je n'ai pas à
discuter les motifs de ta résolution, ni à sonder les sentiments de ton
coeur. La mission dont tu me charges, frère, je l'accomplirai.

GUTENBERG.

Merci, chère Hébèle, je n'attendais pas moins de toi... (_Il fait passer
Hébèle sur le seuil de la porte de la boutique d'orfèvre._) Et
maintenant, rentrons. Je veux mettre sous ta garde ma vieille presse et
mes premiers outils.

                             _Ils rentrent dans la boutique._

NOTES:

[A] Hébèle, Gutenberg.


SCÈNE III

ANNETTE, FRIÉLO, _des feuillets à la main_[A].

    _Ils arrivent par le fond au moment où Gutenberg et Hébèle entrent
    dans la boutique d'orfèvre._

FRIÉLO.

Comme je vous le dis, damoiselle Annette, c'est votre fiancé qui a
composé ces pages d'écriture mécanique qui vont ameuter tous les manants
de la ville... Cela nous portera malheur!... Continuer son bon état
d'orfèvre, vous épouser, et avoir une demi-douzaine de beaux enfants,
telle aurait été la conduite d'un homme sensé. Mais depuis le jour où il
a eu la malheureuse idée d'imiter les manuscrits, je ne reconnais plus
mon maître! Il est devenu taciturne, rêveur; et je vous assure qu'en ce
moment, il ne songe guère aux femmes, ni au mariage. Si chacun
l'imitait, le monde finirait bientôt... Heureusement il n'oblige
personne à penser comme lui. Voici l'heure où la petite Rosette, la
jolie blonde, m'attend à la fontaine, et si vous n'avez rien à me
commander...

ANNETTE.

Va, mon garçon, va...

                    _Friélo sort, en courant, par le fond, droite._

NOTES:

[A] Annette, Friélo.


SCÈNE IV

ANNETTE, _seule_.

La découverte d'un art nouveau serait le motif des préoccupations de
Jean?... Mais alors je peux encore faire de son amour le but et
l'orgueil de ma vie; car au lieu d'une rivale, je rencontre une ambition
qui servira mes projets. Enfant, je partageais sa joie et ses chagrins;
femme, je partagerai ses travaux et sa gloire.


SCÈNE V

HÉBÈLE, _sortant de la boutique d'orfèvre_; ANNETTE.

ANNETTE, _à Hébèle, qui a traversé la scène, d'un air pensif_[A].

Comme te voilà pensive et préoccupée, Hébèle!

HÉBÈLE.

C'est que j'ai à te faire une communication grave.

ANNETTE.

Une communication grave?... Et de la part de qui?

HÉBÈLE.

De la part de mon frère, de ton fiancé.

ANNETTE.

Ah!

HÉBÈLE.

Mon frère veut partir, il veut quitter Mayence.

ANNETTE.

Partir? et pourquoi?

HÉBÈLE.

Il a résolu de consacrer sa vie à la création d'un art utile à
l'humanité, et il te prie de lui rendre sa liberté.

ANNETTE.

Que dis-tu?

HÉBÈLE.

L'amour tient peu de place dans le coeur d'un homme absorbé par le
travail et l'étude. Que pourrait t'offrir mon frère, dans la vie de
labeur et de mécomptes qui l'attend!... (_Elle lui prend la main._) Je
t'afflige, ma bonne Annette, mais je serais coupable de te laisser un
espoir, que je n'ai plus.

ANNETTE.

Depuis que je me connais, Hébèle, je me regarde comme l'épouse de Jean.
N'a-t-il pas mis à mon doigt l'anneau des fiançailles?... Tu le sais, de
pareils serments sont sacrés. Pourquoi serait-il parjure? Je suis jeune
et noble. Ai-je cessé d'être honnête? (_Mouvement d'Hébèle._) Si je tire
quelque vanité des biens que la providence m'a accordés, c'est parce
qu'il m'est permis de les offrir à celui que j'aime. Oui, Hébèle, j'aime
ton frère, et rien ne me fera renoncer à lui.

HÉBÈLE.

Il est des occasions où les femmes doivent sacrifier leur bonheur à la
gloire de ceux qu'elles aiment. Cède à notre prière, Annette; et rends à
mon frère une liberté, sans laquelle il ne pourra réaliser ses projets.

ANNETTE.

Et pourquoi mon influence serait-elle contraire à son avenir? Pourquoi
ma présence, mon aide et mes encouragements, ne lui seraient-ils pas
salutaires? Le devoir d'une femme n'est pas d'abandonner celui qu'elle
aime aux difficultés de la vie, mais de lutter à côté de lui, avec lui,
contre l'adversité. Si Gutenberg est appelé à la gloire, il l'est aussi
à la souffrance, et je veux être l'appui, la consolation, la tendresse,
que son coeur réclamera dans les moments de doute et de défaillance.

HÉBÈLE.

Le sacrifice, chère Annette, n'est-il pas aussi de l'amour?... Mais
voici Gutenberg. Je voulais seulement te préparer à l'entendre. Je te
quitte. (_Fausse sortie._) Mon frère t'expliquera mieux que moi les
motifs de son départ.

                                _Elle sort par le fond, droite._

NOTES:

[A] Annette, Hébèle.


SCÈNE VI

ANNETTE, _puis_ GUTENBERG[A].

ANNETTE, _reste un moment pensive, puis, avec résolution_.

Non, personne ne m'enlèvera le coeur de Gutenberg. Mais le voici... du
calme! (_À Gutenberg, qui sort de la boutique d'orfèvre._) D'après ce
qu'Hébèle vient de me dire, tu comptes quitter bientôt Mayence?

GUTENBERG.

Ah!... Hébèle t'a appris ma résolution, mes projets...

ANNETTE.

Et ta fiancée, Jean? Le temps où tu jurais de me prendre pour femme,
est-il déjà si loin de ton souvenir? As-tu oublié la Pâques-Fleurie de
1437? C'était la foire de Mayence. Tu m'achetas une bague d'argent, en
me disant: «Ennel, voilà l'anneau des fiançailles. Je le remplacerai
bientôt par l'anneau d'or du mariage.» Trois ans se sont écoulés, et tu
ne m'as plus donné le doux surnom d'Ennel!... Tu pars, et tu ne parles
plus de m'épouser.

GUTENBERG.

Tu sais bien, Annette, qu'une ambition généreuse fait maintenant battre
mon coeur. Tu sais que je ne suis plus libre, que j'ai juré de me vouer,
corps et âme, à mon art... Oublions nos rêves d'enfance.

ANNETTE.

Oublier, dis-tu? La fleur oublie-t-elle la rosée qui la désaltère,
l'oiseau le nid qui lui sert de refuge, et l'homme le soleil qui
l'éclaire? Nous ne pouvons davantage oublier notre amour; car il a
rafraîchi nos coeurs, abrité nos jeunes ans, et porté la lumière en nos
âmes. Tes serments t'ont lié à ma vie, et tu ne saurais les renier sans
nous léguer, à toi la honte, à moi le désespoir.

GUTENBERG.

Nous devons nous incliner sous la fatalité qui nous sépare. Pour
atteindre le but auquel j'aspire, il me faut résister à la voix de
l'amour. Épargne donc à mon coeur le regret d'un parjure.

ANNETTE.

Je suis prête à m'immoler à ta gloire. Pars, puisque tu le veux. Je ne
retiendrai pas le noble élan qui te pousse vers une destinée inconnue.
Mais avant de t'engager dans une voie nouvelle, ne veux-tu pas me dire,
une fois encore, ce que tu m'as répété si souvent?

GUTENBERG.

Que désires-tu, Annette? Parle. Si c'est en mon pouvoir, je te
l'accorderai sur-le-champ.

ANNETTE.

Ce que je désire est bien simple, Jean. Donne-moi par écrit la promesse
de m'épouser, que tu me fis il y a cinq ans... (_Mouvement de
Gutenberg._) Tu ne réponds rien!... Hésiterais-tu à ratifier avec la
plume un serment fait avec le coeur?

GUTENBERG.

Ma vie s'annonce trop aventureuse pour que j'ose t'enchaîner à mon
avenir. En vérité, je ne puis t'accorder ce que tu me demandes.

ANNETTE.

Une autre te reprocherait tes serments et ton abandon; une autre te
poursuivrait de ses lamentations et de son ressentiment. Je ne te
demande, moi, que quelques lignes de ta main!... (_Jean regarde Annette,
fait quelques pas, hésite et revient._) Auras-tu la cruauté de refuser
cette consolation à celle dont ton départ va briser le coeur, à celle
qui avait mis en toi son espoir et sa vie?...

GUTENBERG.

Tout engagement est sacré. Je ne puis faire une promesse que je ne
saurais tenir.

ANNETTE.

C'est ton honneur qui est ici en jeu. L'homme n'est véritablement libre
que par le devoir accompli. Mets-toi donc en règle avec le passé, pour
que le ciel bénisse tes efforts à venir. Tu veux devenir un homme
illustre: commence par être un honnête homme!...

GUTENBERG.

Allons! qu'il soit fait selon ton désir.

                                  _Il entre dans la maison._

ANNETTE, _haletante, ne le perd pas de vue_.

Enfin!... Dieu soit loué! Je n'avais pas trop présumé de son coeur! Je
n'aurai pas invoqué en vain les souvenirs de notre enfance!

GUTENBERG, _revient, avec un parchemin, qu'il remet à Annette._

Voici la promesse de mariage que tu désires, Annette. Puissions-nous
n'avoir à nous repentir jamais, toi de l'avoir exigée, moi de te l'avoir
accordée!

ANNETTE, _mettant le parchemin dans son escarcelle, après l'avoir lu_.

Maintenant, je puis te dire adieu. Pars, je me considère comme ta femme.
De loin mon coeur suivra le tien; il ressentira tes joies et tes
souffrances... Adieu!

                             _Elle sort par la droite, deuxième plan._

NOTES:

[A] Gutenberg, Hébèle.


SCÈNE VII

GUTENBERG, _seul, puis_ FRIÉLO.

GUTENBERG[A].

C'est peut-être une imprudence que j'ai commise, mais je n'ai pu
résister à ses larmes, à sa douleur. Enfin, chassons ces tristes
pensées. (_À Friélo._) Que veux-tu, Friélo?

FRIÉLO, _sortant de la boutique du marchand d'estampes_.

Maître, le seigneur Fust, l'argentier, est en ce moment dans la boutique
du père Grimmel, le marchand d'estampes, et il demande à vous voir.

GUTENBERG.

Que peut-il avoir à me dire?

FRIÉLO.

Il a longtemps examiné les feuillets gravés qui sont exposés à la
devanture et dans la boutique du père Grimmel; et c'est à ce sujet, je
crois, qu'il désire vous parler.

GUTENBERG.

Eh bien, va dire au seigneur Fust que je suis fort honoré de sa visite,
et tout à ses ordres.

                  _Friélo sort par la boutique du marchand d'estampes._

NOTES:

[A] Gutenberg, Friélo.


SCÈNE VIII

GUTENBERG, FRIÉLO, _puis_ FUST.

GUTENBERG, _à part_.

Que peut avoir à demander le riche financier au pauvre orfèvre?

FRIÉLO, _revenant de la boutique du marchand d'estampes_.

Voici le seigneur Fust.

FUST, _sortant du la boutique du marchand d'estampes, quelques feuillets
à la main, à part[A]._

C'est une chose vraiment merveilleuse que d'avoir pu contrefaire ainsi
des manuscrits! Que de florins à gagner avec une pareille découverte! Si
je pouvais décider l'inventeur à me dire son secret! Il est jeune, il
est pauvre... j'en aurai facilement raison, (_Haut, à Gutenberg._) C'est
vous, jeune homme, qui avez gravé ces feuillets?

GUTENBERG.

Oui, messire.

FRIÉLO, _à part_.

Le vilain museau! On dirait une fouine!

FUST.

Mais avez-vous pensé au danger que vous pouvez courir en essayant
d'imiter les manuscrits?

GUTENBERG.

À quel danger, messire?

FUST.

Au plus grand de tous, à une accusation de sorcellerie.

GUTENBERG.

De sorcellerie? Par exemple!...

FUST.

Ceci est plus sérieux que vous ne le pensez, jeune homme. Il est certain
qu'en ce moment, les copistes de Mayence fomentent contre vous un
complot. Ils prétendent que vous avez fait là oeuvre de sorcellerie. Et
je viens, en ami, vous engager à ne pas continuer des travaux, qui ne
pourraient que vous devenir funestes.

GUTENBERG.

Je vous remercie, messire Fust, de l'intérêt que vous me témoignez; mais
espoir, fortune avenir, tout, pour moi, réside dans l'invention dont
vous tenez les premiers essais. Rien ne pourra m'obliger à abandonner
des travaux qui feront la gloire de ma vie.

FUST.

Réfléchissez, jeune homme! Une accusation de sorcellerie est chose bien
grave!... Dans les temps où nous vivons, c'est quelquefois s'exposer à
de grands périls que de lancer une idée nouvelle.

GUTENBERG.

Blâmeriez-vous une oeuvre qui doit être un des plus grands bienfaits
accordés à l'humanité?

FUST.

Nullement!... Aussi suis-je venu vous faire une proposition, qui
comblera tous vos voeux.

GUTENBERG.

Ah!

FUST.

Je vous l'ai dit, les bourgeois de Mayence sont mal disposés contre
vous. Ils s'inquiètent d'une invention qui leur paraît avoir un certain
caractère magique. Seul, inconnu et sans fortune, vous ne pourrez lutter
contre les préjugés populaires, et votre invention périra.

GUTENBERG.

Et moi je vous dis qu'elle vivra, messire Fust!

FUST.

Oui, si elle est patronnée par un homme dont le renom, la position et le
crédit, la mettent à l'abri de tout soupçon... Dites un mot et je suis
cet homme. Vous avez l'idée, j'ai l'expérience.... et l'argent. À nous
deux, nous réaliserons une oeuvre qui, sans mon appui, ne verrait jamais
le jour!

FRIÉLO, _à part_.

Ma foi, l'esprit du vieux renard vaut mieux que son visage. (_À
Gutenberg._) Acceptez, mon cher maître, et votre fortune est faite. Le
seigneur Fust est si riche!

FUST.

Eh bien! vous ne répondez rien? Vous ne me prenez pas au mot?

GUTENBERG.

Je regrette de si mal accueillir une ouverture, qui m'honore, messire
argentier; mais je n'ai besoin du secours de personne. Si la jeunesse
n'a ni renom, ni crédit, elle a, du moins, le courage et la foi,
c'est-à-dire, les leviers qui soulèvent le monde. Excusez-moi donc si je
refuse votre offre généreuse.

FUST.

Voilà bien la jeunesse! orgueilleuse, enthousiaste, et ne doutant de
rien! Vous ne penserez pas toujours de même. L'illusion, c'est par là
que commencent tous les inventeurs; mais bientôt arrivent les
difficultés, les mécomptes et le découragement. Un jour viendra où vous
regretterez amèrement votre refus, et où vous me supplierez de vous
accorder l'aide, la protection que vous repoussez aujourd'hui.

FRIÉLO, _à Gutenberg_.

Ah! cher maître! mieux vaut tout de suite que plus tard. Je vous en
conjure, écoutez les conseils du seigneur Fust: ce sont ceux de la
raison.

GUTENBERG.

Ma découverte m'est plus précieuse que la vie, messire. Je ne la
divulguerai à personne.

    _Jeu de scène de Friélo, qui supplie son maître d'accepter.
    Gutenberg, impatienté, lui fait signe de sortir._

FUST, _à part_.

Je veux ton secret, je l'aurai... je l'aurai à tout prix! (_Haut, il
remonte._) Au revoir, Jean Gutenberg, au revoir.

    _Il le salue et sort par la droite, deuxième plan.--Friélo sort par
    la gauche, sur un nouveau signe de Gutenberg._

NOTES:

[A] Friélo, Gutenberg, Fust.


SCÈNE IX

GUTENBERG, _seul_.

Les voilà bien ces hommes d'argent! Tout est pour eux une question de
lucre, de calculs et de bénéfice! Ils découragent, ils désespèrent
l'artiste, pour s'emparer de sa création, ou pour la payer moins cher!
(_Étendant le bras du côté où est sorti Fust._) Non, jamais, entends-tu,
jamais, tu ne toucheras à mon oeuvre! Plutôt la voir périr que de te la
confier!


SCÈNE X

GUTENBERG, CONRAD HUMMER, ANDRÉ DRITZEN.

    _Conrad et Dritzen entrent par le fond gauche, et regardent
    Gutenberg_[A].

CONRAD HUMMER.

Qu'as-tu donc, Gutenberg? Te voilà tout agité.

                               _Il serre la main de Gutenberg._

GUTENBERG.

C'est que je viens d'avoir un entretien, et presque une altercation,
avec l'argentier Fust.

ANDRÉ DRITZEN.

L'argentier Fust! Méfie-toi de cet homme. Il est capable de tout, pour
arriver à ses fins.

GUTENBERG.

Il est sorti furieux, parce que j'ai refusé de le prendre pour associé.

CONRAD HUMMER.

Il ne veut, crois-le bien, le secret de ton invention que pour t'en
déposséder plus tard.

GUTENBERG.

Ce secret est bien simple, mes amis: et ce n'est pas avec vous que j'en
ferai mystère. Ce que j'obtiens n'est encore qu'une ébauche, mais elle
va m'amener à d'autres résultats. Vous savez que depuis assez longtemps,
nos artistes obtiennent des gravures, en sculptant en relief des dessins
sur le bois. C'est ainsi que j'opère. Seulement, au lieu de sculpter en
relief, sur le bois, les traits du dessin, je sculpte des lettres, des
mots, des phrases; et ces caractères, sculptés en relief sur le bois,
forment des pages de manuscrit, que je multiplie ensuite, à volonté, en
les tirant sur le papier, grâce à l'encre des graveurs, et à la vieille
presse qui sert aux imagiers.

CONRAD HUMMER.

C'est une très belle idée, mais tout dépend de la manière d'opérer...
Consentirais-tu à nous montrer ton travail?


GUTENBERG.

Mais certainement! Suivez-moi, mes amis, dans mon atelier. (_Il passe
devant Conrad, ouvre la porte de la boutique et les fait entrer._) Je
vais vous montrer mes chefs-d'oeuvre.

                    _Il entre derrière eux, dans la boutique._

NOTES:

[A] Conrad, Gutenberg, Dritzen.


SCÈNE XI

ZUM, LE PETIT ZUM, _ils ont, chacun, une longue plume derrière
l'oreille_.

    _La scène reste vide quelques instants; puis Zum et le petit Zum
    entrent, l'un par la droite, l'autre par la gauche. Ils traversent
    la scène, sans se voir, et se rencontrent, nez à nez, au second
    tour, au milieu du théâtre._

ZUM.

C'est toi, grand frère? Où vas-tu ainsi, le nez en l'air?[A]

LE PETIT ZUM.

C'est toi, petit frère? Où vas-tu ainsi, le poing sur la hanche?

ZUM.

Chez Gutenberg, l'orfèvre.

LE PETIT ZUM.

Et moi chez le père Grimmel, le marchand d'estampes.

ZUM.

Gageons que nous venons tous les deux pour la même chose.

LE PETIT ZUM.

Les feuillets gravés par Gutenberg, n'est-ce pas?

ZUM.

Tout juste.

LE PETIT ZUM.

Eh bien! Allons voir ça!

    _Ils vont prendre, à la devanture de la boutique du marchand
    d'estampes, les feuillets, et reviennent au milieu du théâtre._

ZUM, _examinant les feuillets_[B].

C'est vraiment extraordinaire! Quelle écriture admirable! Pas une lettre
ne dépasse l'autre... Partout même largeur de lignes... Et s'il y a une
faute, un trait singulier sur un feuillet, on trouve la même faute, le
même trait, sur tous les autres... C'est la même page constamment
reproduite... Que dis-tu de cela, petit frère?

LE PETIT ZUM.

Je dis, grand frère, que si cette invention se répand, tout le corps de
Mayence, dont nous avons l'honneur de faire partie (_Ils saluent tous
les deux, du pied droit, et en ôtant leur bonnet_.) n'a plus de raison
d'être, ni de moyen d'existence... et que nous n'avons plus qu'à nous
faire moines ou soldats.

ZUM, _allant à la boutique de Gutenberg, et lui montrant le poing_[B].

Et c'est ce Gutenberg qui a fait cela!... Je ne l'aimais déjà pas
beaucoup, ce jeune homme. Il est gentilhomme et de famille noble, et il
s'est fait artisan. Il avait un bon et vieux nom, celui des Gensfleisch,
et il l'a quitté, pour prendre le nom d'un petit domaine qu'il possède à
Gutenberg. Enfin, voilà qu'il lui vient la déplorable idée de ruiner les
copistes!

LE PETIT ZUM.

Et aucune loi ne peut l'empêcher de mettre subitement sur le pavé une
foule de pauvres diables, comme toi et moi?

ZUM.

Aucune... Nous n'avons rien contre lui... Excepté ceci.

                                       _Il tire un poignard._

LE PETIT ZUM.

Ou cela... (_il tire un poignard plus grand._) Alors, grand frère, tu ne
verrais pas d'inconvénients?

                                 _Il fait le geste de poignarder._

ZUM, _bas_.

Au contraire!... morte la bête, mort le venin.

LE PETIT ZUM, _il regarde si personne ne l'écoute, et amène son frère à
l'extrême droite_.

J'ai pris, à tout hasard, quelques informations sur notre homme... Il
sort, chaque soir, à huit heures, après son repas, et se rend à la
brasserie du Rhin, pour deviser, avec ses deux amis, Conrad Hummer et
André Dritzen, de choses de jeunesse et d'amour.

ZUM, _même jeu: Zum amène son frère à l'extrême gauche_.

De sorte qu'il suffirait, ce soir, par exemple, de nous cacher dans un
coin de la rue, et d'attendre notre cavalier.

LE PETIT ZUM.

À ce soir, grand frère! J'aurai mon poignard.

ZUM.

Et moi le mien... c'est-à-dire, non!... j'apporterai une dague: on
frappe de plus loin.

LE PETIT ZUM.

À ce soir!... Gutenberg est un homme mort.

NOTES:

[A] Le petit Zum, Zum.

[B] Zum, le petit Zum.


SCÈNE XII

Les Mêmes, CONRAD HUMMER, ANDRÉ DRITZEN, _sortant de la boutique de
    Gutenberg.--Conrad Hummer et André Dritzen sont entrés à la fin de
    la scène précédente, et ont entendu les dernières paroles des deux
    Zum. Ils s'approchent vivement des deux Zum, et chacun les prend par
    un bras._

CONRAD HUMMER.

Ah! mes drôles, c'est l'assassinat de notre ami Gutenberg que vous
complotiez ainsi[A].

LE PETIT ZUM.

Vous vous trompez! Vous avez espionné tout de travers. Nous ne parlions
pas du tout de faire du mal à votre ami.

ANDRÉ DRITZEN.

Et que disiez-vous donc?

ZUM, _dégageant son bras de l'étreinte de Dritzen, et allant devant la
boutique du marchand d'estampes, (avec force.)_

Nous disions que celui qui a fait et exposé ces feuillets d'écriture,
est un mécréant et un sorcier; car jamais main d'homme ne saurait en
créer de pareils. J'en appelle à tout le monde[B]. Je demande à tous les
bourgeois de la ville (_Montrant les feuillets._) si ce n'est pas là une
oeuvre magique et diabolique.

NOTES:

[A] Conrad, Zum, le petit Zum, Dritzen.

[B] Conrad, Dritzen, le petit Zum, Zum.



SCÈNE XIII

Les Mêmes, FRIÉLO, DRITZEN, CONRAD HUMMER, Bourgeois, Peuple, _puis_
FUST _et_ GUTENBERG.

    _Pendant les dernières paroles de Zum, des bourgeois, des passants
    sont entrés, et se sont peu à peu rassemblés devant la boutique de
    Grimmel._

LE PETIT ZUM.

Mon doux Jésus! Que restera-t-il aux honnêtes copistes pour vivre, si
les mécréants se mettent à faire leur besogne? En écrivant du matin au
soir, et du soir au matin, la vie d'un homme ne suffirait pas à copier
les manuscrits que Jean Gensfleich a livrés ce matin à ce marchand
d'estampes.

FRIÉLO, _à Gutenberg_[A].

Hélas! maître, à quoi cela vous servira-t-il, sinon à vous faire brûler
comme sorcier, de pouvoir écrire plus vite que personne? Le monde en
ira-t-il mieux? Je crains qu'il n'aille, au contraire, plus mal, en
commençant par nous. Renoncez à vos projets, il en est temps encore.
Acceptez la protection du seigneur Fust, ou nous sommes perdus!

GUTENBERG, _à Friélo_.

Si tu m'aimes, tais-toi, si tu as peur, va-t'en. (_Au peuple._) Qu'y
a-t-il? que me voulez-vous? Amis, répondez. De quoi m'accuse-t-on?

ZUM.

On t'accuse de sorcellerie; car il n'y a que le démon qui ait pu, sans
l'aide d'une main humaine, tracer des caractères semblables. Tes
feuillets sentent le roussi: ce sont des oeuvres d'enfer!

LE PETIT ZUM.

Hésiterez-vous à condamner comme sorcier, celui qui écrit à l'aide de
maléfices?

LE PEUPLE.

Mort au renégat! mort à Gensfleisch!... mort à Gutenberg! À mort! à
mort!

FUST, _s'avançant vers Gutenberg_.

Eh bien! jeune homme, tu le vois, toi et ton oeuvre allez périr
ensemble. Un mot, et je te sauve: un mot, et ce peuple menaçant se
prosterne devant toi. Une dernière fois, je t'offre mon appui. Veux-tu
me confier ton secret?

GUTENBERG.

Jamais!

    _Fust fait un geste d'encouragement aux deux Zum, et sort, par la
    droite._

LES DEUX ZUM _et_ LE PEUPLE.

Mort à l'hérétique!... À mort! à mort!

    _Annette et Hébèle sortent de la boutique d'orfèvre; Friélo leur
    montre le peuple en courroux; Conrad et Dritzen les rassurent._

NOTES:

[A] Friélo, Gutenberg, Conrad Dritzen, Petit Zum, Zum, Fust, peuple et
bourgeois au fond.


SCÈNE XIV

Les Mêmes, DIETHER D'YSSEMBOURG.

    _Diether est précédé de soldats, qui font reculer le peuple à droite
    et à gauche, et restent au fond[A]._

DIETHER D'YSSEMBOURG.

Quel est ce tumulte? Pourquoi ces cris?... Silence, bourgeois et
manants! C'est moi, votre chef, votre souverain, votre père, qui ai seul
ici le droit d'accuser, de punir ou d'absoudre. Si Gutenberg est
coupable, il sera condamné; s'il est innocent, pourquoi ces menaces?
Justice sera faite. Retirez-vous un moment (_Le peuple se retire au fond
du théâtre. Friélo s'approche de Zum, et revient près de Conrad et
Dritzen, qui le rassurent. Il baise le bas de la robe de Diether. Sur un
mouvement menaçant de Zum, il s'écarte.--À Gutenberg._) Je sais, jeune
homme, que tu es un bon et loyal ouvrier. Je sais, que tu n'as jamais
fait aucune oeuvre de sorcellerie, et qu'en te livrant à des essais
nouveaux, tu obéis à une noble ambition. Il m'a été facile de te
préserver tout à l'heure de l'émeute populaire; mais la bourgeoisie de
Mayence, jalouse du rang qu'a su jadis conquérir ton père et de ton
mérite personnel, ne te pardonnera pas de sitôt une découverte appelée à
illustrer ton nom... Je ne te dirai pas de renoncer à une idée, que je
tiens, moi, pour excellente; mais comme mon devoir est de faire régner
l'ordre et la bonne harmonie dans la ville, je t'ordonne de partir, de
quitter Mayence, sur l'heure. Ton absence peut seule calmer la
surexcitation du peuple. (_Mouvement de Gutenberg._) Pars pour la
Hollande. Tu trouveras à Harlem l'imagier Laurent Coster; ses lumières
et ses conseils te seront utiles. C'est l'homme le plus propre à
comprendre et à encourager tes travaux. Présente-toi à lui de ma part.
Sois toujours laborieux et honnête, et lorsque tu reviendras, la ville,
apaisée, te fera bon accueil, je te le promets.

GUTENBERG.

Mon intention était de partir, pour aller perfectionner mon invention
loin de Mayence, loin des ennemis et des jaloux. Je l'ai annoncé ce
matin à ma soeur, à mes amis; mais je n'avais pas encore de résidence
déterminée. Vous me donnez, monseigneur, un excellent avis en
m'engageant à me rendre chez Laurent Coster. Je travaillerai sous ses
yeux, et je reviendrai un jour, pour rendre à mon pays l'art merveilleux
dont j'emporte le germe.

DIETHER D'YSSEMBOURG.

Compte toujours sur ma protection et mon appui.

          _Conrad va remercier Diether; Diether remonte près de Conrad._

GUTENBERG, _à Diether_.

Merci, mille fois, monseigneur. (_À Hébèle._) Ne pleure pas, Hébèle. La
prière et le travail sont deux amis qui se retrouvent toujours: nous
nous reverrons. (_À Annette._) Ne veux-tu pas me serrer la main,
Annette?

ANNETTE.

Ah! Jean! ce n'est plus avec les larmes que je te dis adieu... c'est
avec orgueil!

HÉBÈLE.

Cher frère!

GUTENBERG, _à Conrad Hummer et à André Dritzen, et saluant Diether_.

Adieu! Conrad. Adieu, André. Pensez un peu à l'ami absent, qui ne vous
oubliera jamais.

                                       _Fausse sortie._

FRIÉLO, _courant après Gutenberg, d'une voix piteuse_.

Vous oubliez quelqu'un, maître!

GUTENBERG, _revenant_.

C'est vrai: je ne t'ai rien dit, mon pauvre Friélo. (_Il lui tend la
main._) Que la providence veille sur toi!

FRIÉLO.

Ce n'est pas ça, mon cher maître; vos adieux ne me feront pas le coeur
plus content. Ce que je désire, c'est aller avec vous chez Laurent
Coster, l'imagier de Harlem. Comment avez-vous pu songer à partir seul?
Croyez-vous que je me soucie de rester sans vous à Mayence!

GUTENBERG.

Toi, Friélo, si casanier, si poltron et si amoureux des belles filles de
ton pays, tu consentirais à aller jusqu'en Hollande?

FRIÉLO.

Oui, car au-dessus de mes aises, de ma poltronnerie et de mes
amourettes, il y a mon frère de lait, il y a mon maître. Me
conduiriez-vous en enfer? (_À part._) je sais bien qu'il n'ira jamais de
ce vilain côté. (_Haut._) je vous suivrais partout!

GUTENBERG.

Eh bien, mon garçon, tu me suivras, puisque tu le veux.

LE PETIT ZUM, _sortant de la foule restée au fond, à Diether_.

Monseigneur, les amis m'envoient vous demander ce que vous avez décidé
contre ce mécréant.

DIETHER D'YSSEMBOURG.

Je lui ai ordonné de partir, de quitter Mayence.

ZUM, _s'avançant_.

Et de n'y jamais rentrer, nous l'espérons! (_La foule vient se ranger
autour de Gutenberg, de Diether et des autres personnes, avec un air
menaçant._) Qu'il parte à l'instant, s'il ne veut pas tomber sous nos
coups.

LE PEUPLE.

À mort! à mort!

GUTENBERG.

Malheur à qui oserait porter la main sur moi, ou sur cet enfant.
(_Écartant de la main le peuple qui se range aux deux côtés du
théâtre._) Place, bourgeois ingrats et félons! Je méprise vos injures et
brave vos menaces.... Viens, Friélo!

    _Il pose son bras sur l'épaule de Friélo, traverse la scène, et
    sort, entre la double rangée du peuple et des bourgeois._

TOUS.

Vive monseigneur! monseigneur Diether d'Yssembourg!

NOTES:

[A] Annette, Hébèle, Dritzen, Conrad, Friélo, Gutenberg, Diether, Petit
Zum, Zum, Soldats, Peuple, Bourgeois, au fond.



ACTE DEUXIÈME

DEUXIÈME TABLEAU

L'IMAGERIE DE LAURENT COSTER, À HARLEM

    _Une salle de l'imagerie de Laurent Coster, à Harlem.--Au fond, une
    porte.--De chaque coté de la porte, un vitrage, sur lequel sont
    accrochées des images.--Portes latérales.--À droite, un dressoir,
    couvert de vaisselle.--À gauche, un bahut, sur lequel sont un vase
    de fleurs et un sablier.--Près du bahut, un guéridon, avec ce qu'il
    faut pour écrire.--Au milieu du théâtre, une table.--Escabeaux,
    etc._


SCÈNE PREMIÈRE

MARTHA, _elle met le couvert, en allant du dressoir à la
    table.--Gaîment_.

Mon père m'a dit: «Martha, mets à la broche le poulet le plus gras;
monte de la cave le meilleur vin; sors de l'armoire une nappe de la plus
belle toile de notre Hollande, des assiettes de faïence et des gobelets
d'argent, car j'ai à déjeuner quelqu'un que je désire bien traiter, et
que tu ne seras pas fâchée de voir à notre table.» Pour accueillir ainsi
un convive, il faut que mon père le tienne en grand estime. (_Pensive._)
Si c'était Gutenberg? Je n'ose le croire, et pourtant quel autre
pourrait mériter mieux que lui l'amitié de mon père! Depuis que ce jeune
homme est entré à l'imagerie, il ne s'est pas attiré un seul reproche,
et j'ai souvent entendu dire à mon père qu'il est au-dessus du rôle de
contre-maître qu'il remplit ici... Oui, oui, c'est de Jean Gutenberg
qu'il s'agit. (_Elle approche un escabeau de la table._) C'est Jean qui
s'assiéra là. (_Elle met un pâté sur la table._) Toutes ces bonnes
choses seront pour lui... Il va venir!... (_Elle regarde au vitrage._)
Jamais le ciel ne me parut si beau. (_S'approchant du vase, prenant une
fleur et la respirant._) Jamais les fleurs ne m'ont paru aussi
parfumées. (_Elle met la fleur à sa ceinture._) Jamais enfin, je ne me
suis sentie si heureuse de vivre, et si fière d'être la fille de Laurent
Coster... Mais pourquoi suis-je pensive et distraite? J'aime à rêver
pendant de longues heures... Pourquoi? (_Elle s'assied.--Après un
silence._) Puisque je trouve Gutenberg aimable et bon, comment se
fait-il que je sois si craintive devant lui? Le son de sa voix suffit à
me faire rougir, (_Elle se lève._) et à la pensée de le voir, mon coeur
bat à briser ma poitrine. (_Elle s'approche du sablier._) Je
renverserais ce sablier, si cela pouvait ralentir la marche du temps, et
cependant je voudrais qu'il marquât déjà l'heure de midi!... Quel est
donc le sentiment étrange, qui me fait à la fois redouter et souhaiter
la présence de Gutenberg?... Pourquoi, en l'attendant, suis-je si émue?
Je me sens frémir, comme une feuille qui tremble au vent...


SCÈNE II

FRIÉLO, MARTHA.

FRIÉLO, _entrant par la droite, portant des feuilles et des images_.

Pardine, damoiselle, ou je me trompe fort, ou ce mal mystérieux
s'appelle l'amour. Pour le soulager, il ne faut ni médecin, ni
sorcier.... Il faut seulement trouver un coeur qui réponde au sien.
(_Mouvement de Martha._) Ne baissez pas les yeux, damoiselle; votre
amour est de ceux qui peuvent s'avouer à la face de tous. La fille de
Laurent Coster, l'imagier, n'a point à se cacher d'aimer Jean Gutenberg!
Vrai Dieu! heureuse sera la main mignonne que le prêtre mettra dans la
main loyale de mon maître. (_Plaçant les feuillets au vitrage._) Là!

                                        _Il sort par la gauche._


SCÈNE III

MARTHA, _pensive_.

C'est de l'amour, a dit Friélo!... J'aurais de l'amour pour Gutenberg!
Mais lui, m'aime-t-il?... Friélo ne l'a pas dit!...

                                    _Coster arrive par le fond._


SCÈNE IV

MARTHA, COSTER.

COSTER.

Tout est-il prêt, mon enfant?

MARTHA.

Oui, mon père.

COSTER, _il l'embrasse_.

Eh bien! va chercher, pour le dessert, un cruchon de vieux curaçao.

MARTHA.

J'y vais, mon père.

                                   _Elle sort par la gauche._

COSTER, _seul.--Il ferme la porte du fond, va à la porte de droite, puis
à celle de gauche.--Regardant autour de lui_.

Je suis seul!... bien seul!... Vous savez, sainte dame, la vierge, si
j'aime ma fille, l'ange consolateur de ma vieillesse. Eh bien! que je
sois privé du salut éternel, si je ne regarde pas mon invention comme un
second enfant, qui, autant que ma fille, a droit à ma tendresse... (_Il
ouvre un tiroir du bahut, et y prend une casse d'imprimerie._) Mon
invention, la voilà! (_Il pose la casse sur le guéridon._) Jusqu'ici,
l'existence d'un pauvre copiste était à peine suffisante pour transcrire
une bible ou un livre d'heures; mais désormais, grâce à mes caractères
mobiles, on pourra reproduire mécaniquement les manuscrits. (_Il prend
quelques caractères dans la casse d'imprimerie, les regarde et s'assied
près du guéridon._) Chers caractères, enfants de mon esprit, fruits de
mes veilles et de mes labeurs, idée qui a germé dans ma tête, pendant
quarante années, quel bonheur j'éprouve à vous contempler!... À vous
appartiendra le pouvoir d'exprimer les sentiments les plus divers et les
plus opposés de l'âme humaine!... La science, l'histoire, la poésie,
naîtront, tour à tour, de votre arrangement multiple... En vous,
l'écolier épèlera son rudiment, le savant consignera ses doctrines, le
vieillard relira ses prières... Aux financiers, vous parlerez de
chiffres; aux femmes, de parures; à la jeunesse, de plaisirs. Vous
chanterez l'amour, après avoir célébré la gloire, et vous raconterez à
l'avenir, les événements du passé... À vous reviendra l'honneur de
régénérer le monde; car vous vous nommerez l'imprimerie, c'est-à-dire la
voix universelle de l'humanité!... Puisse l'hypocrisie, le mensonge, ni
la calomnie, ne jamais souiller vos empreintes!... (_Il se lève et va
remettre les caractères dans la casse, puis il replace la casse dans le
tiroir du bahut._) Personne ne connaît mon secret. Si mon imagerie est
ouverte et accessible à chacun, l'atelier où je cisèle et fonds mes
caractères, est fermé à tous les regards. Là, comme en un sanctuaire, où
l'on aime à prier seul, je travaille dans la solitude et le silence...
Mais, à mon âge, la mort est proche, et je dois léguer ma découverte à
un héritier capable de la faire grandir... Lorsque Gutenberg est arrivé
à Harlem, il m'a semblé que le ciel l'envoyait; car le feu sacré de
l'artiste brûle dans l'âme honnête de ce jeune ouvrier. Il aimera ma
fille et perfectionnera mon oeuvre. Je quitterai la terre avec moins de
regret, lorsque j'aurai assuré le bonheur de Martha et l'avenir de
l'imprimerie. (_Apercevant à travers le vitrage Gutenberg, qui arrive du
fond gauche._) Gutenberg!


SCÈNE V

COSTER, GUTENBERG.

COSTER, _tendant la main à Gutenberg_.

Arrive donc, mon ami... aurais-tu oublié que tu déjeunes avec moi?

GUTENBERG, _souriant_.

Non, maître, je n'aurais garde de l'oublier. Et je vous remercie de tout
mon coeur, de l'honneur que vous me faites.

COSTER.

Alors, à table! (_Ils se mettent à table._)[A] Dès le jour où tu es
entré ici, j'ai vu que tu n'étais pas un ouvrier ordinaire, et je t'ai
voué une affection paternelle.

GUTENBERG.

Je suis fier de posséder votre estime, maître Coster; et je me
souviendrai toujours de l'accueil bienveillant que vous avez fait au
jeune inconnu qui vint frapper, il y a trois ans, à la porte de votre
maison.

COSTER.

C'est moi qui dois te remercier; car, depuis ton arrivée, mon imagerie
n'a cessé de prospérer.

NOTES:

[A] Coster, Gutenberg.


SCÈNE VI

Les Mêmes, MARTHA.

    _Elle entre par la gauche, portant, sur un plateau, un cruchon de
    curaçao, qu'elle place sur le bahut, à gauche.--Elle fait une
    révérence à Gutenberg.--Gutenberg la salue et ne la quitte pas des
    yeux, Coster regarde les deux jeunes gens, en se frottant les
    mains._

COSTER, _à Gutenberg_[A].

Une coutume qui nous est douce, à nous, bourgeois de la Hollande, c'est
de nous faire servir par nos femmes et nos filles. Les mets et le vin
semblent meilleurs lorsque c'est une main chérie qui vous les
présente... Verse-nous à boire, Martha. (_Martha remplit les verres de
vin.--Élevant son verre._) À notre belle et bonne imagerie!

GUTENBERG, _élevant son verre_.

Oui, à l'imagerie de Harlem!...

    _Martha sert Coster et Gutenberg.--Gutenberg mange, les yeux
    toujours attachés sur Martha._

COSTER, _regardant Gutenberg d'un air satisfait.--À part_.

Allons, allons, je ne me suis pas trompé... (_À Martha._) Martha,
fais-moi passer ce curaçao. (_Martha va prendre le cruchon._) Il date de
ta naissance. Si notre convive a dans le coeur quelque tendre sentiment,
qu'il n'ose nous dire, eh bien! un verre de cette précieuse liqueur lui
donnera peut-être la force de l'exprimer.

    _Il verse du curaçao dans un petit verre, et le présente à Gutenberg._

GUTENBERG.

Un tendre sentiment? Ah! oui, maître, (_Il regarde Martha._) bien
tendre!... (_À Coster._) Et puisque vous le permettez, (_Élevant son
verre_.) je boirai à... à... (_Regardant Martha.--À part._) Non, je
n'oserais jamais...

                                  _Il remet son verre sur la table._

COSTER.

Eh bien!... Tu ne bois pas?

GUTENBERG, _prenant une résolution subite_.

Si!... (_Il se lève, prenant son verre._) À Hébèle, à ma chère, à ma
bien-aimée soeur! (_Il boit, mouvement de Coster.--À Coster._) Je suis
orphelin, messire, et ma soeur a été la seule tendresse de mon
enfance... (_À Martha._) Quand je quittai Mayence, ma soeur avait votre
âge, damoiselle. Tout en vous me la rappelle, et en buvant à elle, il me
semble que c'est à vous que je bois... Voulez-vous me permettre de
prendre votre main, comme je prenais la sienne, (_Il lui tend la main._)
et de vous dire qu'en m'apparaissant à travers votre visage, le souvenir
de ma soeur me devient plus cher encore.

COSTER, _à part_.

Il l'aime, mais il n'ose pas le lui avouer... Allons, c'est à moi de le
faire parler. (_Il se lève. Appelant à la porte de gauche._) Friélo!
Friélo!

FRIÉLO, _entrant par la gauche_.

Que voulez-vous, maître?[B]

COSTER.

Que tu aides Martha à emporter cette table.

FRIÉLO, _enlève la chaise de gauche: Gutenberg écarte celle de droite_.

Avec plaisir.

COSTER, _à Martha_.

Mon enfant, le déjeuner est fini, et Friélo t'attend, pour desservir.

MARTHA, sortant comme d'un rêve.

Ah!...

    _Elle emporte la table, avec Friélo, et sort, avec lui, par la
    gauche.--Gutenberg la suit des yeux._

NOTES:

[A] Coster, Gutenberg, Martha derrière la table, au fond.

[B] Friélo, Coster, Martha, Gutenberg.


SCÈNE VII

COSTER, GUTENBERG.

COSTER.

L'heure que marque ce sablier (_Il montra du doigt le sablier._) est
solennelle, Jean; car elle va décider de notre bonheur à tous. J'ai cru
comprendre que Martha ne t'est pas indifférente!

GUTENBERG, _vivement_.

Qui pourrait rester insensible à la grâce, à la beauté, à la candeur, de
cette nature angélique? Ce que j'éprouve pour Martha, c'est plus que de
l'amour, c'est de l'adoration[A].

COSTER.

As-tu révélé à Martha ce tendre sentiment?

GUTENBERG.

Non, car dans ma famille, on sait obéir au devoir, et refouler dans son
coeur les désirs qu'on ne peut réaliser... Martha est riche, je suis
pauvre. Elle entre à peine dans l'existence, et ma jeunesse s'est déjà à
demi envolée. Elle a pour père le premier imagier de la Hollande, je ne
suis moi, qu'un pauvre artiste... Voilà pourquoi j'ai gardé jusqu'ici en
mon coeur le secret de cet amour.

COSTER.

Eh bien! Jean, si je venais te dire: «Tu peux aimer ma fille...» Et si,
avec la main de Martha, je te livrais le fruit de ma pensée,
c'est-à-dire le procédé qui a servi à imprimer ces livres? (_Il indique
de la main les livres posés sur la bahut._) Si je te disais: «Sois
doublement mon enfant, et par l'affection et par l'intelligence... Que
me répondrais-tu?»

GUTENBERG.

Vous me donneriez à la fois et la main de Martha et le secret de
l'imprimerie?

COSTER.

Oui, mon fils... (_Il lui serre la main._) puisque je veux t'appeler
ainsi.

GUTENBERG.

Ah! messire, tous mes voeux sont donc comblés!

COSTER.

Quand je pense que j'ai pu être jaloux de toi!

GUTENBERG.

De moi?

COSTER.

Oui, lorsque tu arrivas ici, tu te présentas avec la recommandation du
prince électeur, l'archevêque de Mayence, et comme l'auteur d'un procédé
mécanique pour imiter les manuscrits. J'eus peur, un moment, je l'avoue,
que ta découverte ne fût rivale de la mienne. Mais cette crainte fit
place à une satisfaction immense, lorsque je vis que tu n'employais que
des planches de bois sculptées en relief!... (_Avec dédain._) Des
planches de bois sculptées!

GUTENBERG.

Je sais combien ce procédé est imparfait, messire, mais, je n'en connais
pas d'autre, et je ne peux comprendre encore le moyen merveilleux que
vous avez trouvé... Et vous me livreriez ce secret?

COSTER.

Oui, le jour de ton mariage.

GUTENBERG.

Comment vous prouver ma reconnaissance?

COSTER.

En faisant le bonheur de Martha.

                                 _Il lui prend les mains._

GUTENBERG.

Ah! venez![B] Allons la trouver. C'est devant vous que je veux lui jurer
un amour éternel.

NOTES:

[A] Coster, Gutenberg.

[B] Gutenberg, Coster.


SCÈNE VIII

Les Mêmes, FRIÉLO.

FRIÉLO, _arrêtant Gutenberg, au moment où il va sortir par la gauche,
avec Coster_.

Maître, une dame voilée demande à vous parler.

GUTENBERG.

C'est sans doute quelque étrangère qui vient acheter des missels...
Montre-lui les plus beaux, Friélo, et prie-la de vouloir bien
m'attendre. (_À Coster._) Venez, messire, je ne veux pas retarder le
moment de vous entendre répéter à Martha les paroles qui assurent le
bonheur de ma vie.

             _Gutenberg et Coster sortant ensemble, par la gauche._


SCÈNE IX

FRIÉLO, _puis_ ANNETTE, _voilée_.

FRIÉLO, _parlant à la cantonade, à Annette, qui entre par le fond_.

Par ici, damoiselle, par ici. (_À Annette, qui entre et regarde autour
d'elle.--À part._) Je ne connais pas cette acheteuse. (_Haut._) Vous
n'êtes pas de Harlem, n'est-ce pas, damoiselle[A]?...

ANNETTE.

Non, j'arrive de Mayence, et je voudrais parler à messire Jean
Gutenberg.

FRIÉLO.

Messire Jean Gutenberg n'est pas là, en ce moment; mais, si vous désirez
acheter des livres d'heures, je puis vous en montrer.

ANNETTE, _sans l'écouter, à elle-même_.

C'est donc ici que Gutenberg oublie ses serments et renie sa patrie?

FRIÉLO.

Est-ce un psautier fleurdelisé, qu'il vous faut? Je puis vous faire voir
des psautiers.

                         _Il va prendre un psautier, et l'apporte._

ANNETTE, _sans l'écouter, à elle-même_.

La richesse et le bonheur l'attendent dans sa ville natale; et il
préfère rester à travailler, obscur et pauvre, au fond d'une imagerie de
la Hollande! Il y a là-dessous un mystère!

FRIÉLO.

Si vous souhaitez une Bible en gros caractères, avec des encadrements,
nous avons de fort belles Bibles!

                         _Il va prendre une Bible, et l'apporte._

ANNETTE, _sans l'écouter, à elle-même_.

Ce mystère, je le découvrirai!

FRIÉLO, _présentant à Annette un missel_.

Tenez, damoiselle, voilà un missel rempli d'images... Si vous voulez le
feuilleter.

ANNETTE, _repoussant le missel_.

Je ne suis pas venue pour acheter des missels! (_Friélo remet le missel
au vitrage._) Je vous l'ai dit, je viens pour parler à Jean Gutenberg.
Il n'est pas là, je l'attendrai!

          _Elle s'assied à gauche, près du guéridon, et ôte son voile._

FRIÉLO, _la reconnaissant_.

Ah! mon Dieu! c'est damoiselle Annette de la Porte-de-Fer! Que
vient-elle faire ici?... Le temps est à l'orage... Sauve qui peut!

                                 _Il sort par la droite._

ANNETTE, _seule_.

Serait-il retenu dans les griffes du diable... je saurai l'en arracher!

NOTES:

[A] Annette, Friélo.


SCÈNE X

ANNETTE, MARTHA, _entrant par la gauche_.

MARTHA.

Il m'a dit: «Je vous aime!» Mon père a ajouté: «Tu peux l'aimer!» Et
devant tant de bonheur, je m'arrête, étonnée et craintive...
(_Apercevant Annette._) Ah! damoiselle!...

                             _Elle fait une révérence._

ANNETTE, _se levant, et toisant Martha avec méfiance_.

Qui es-tu, mignonne[A]?

MARTHA, _avec dignité_.

Je m'appelle Martha, et je suis la fille de Laurent Coster, le maître de
cette imagerie... Voulez-vous une belle image, représentant les anges du
paradis, ou un almanach, avec messire saint Jacques, prieur de
l'ermitage de Compostelle?

ANNETTE, _brusquement_.

Non, ce n'est pas là ce que je veux.

MARTHA.

Eh bien, damoiselle, Jean va venir; et mieux que moi, il trouvera dans
l'imagerie, de belles miniatures qui vous plairont.

ANNETTE, _vivement_.

Jean, dites-vous? Quel Jean?... Serait-ce messire Jean Gutenberg, de
Mayence?

MARTHA.

Oui, damoiselle.

ANNETTE, _avec véhémence_.

Je trouve étrange que vous osiez parler avec cette familiarité d'un
homme qui n'est ni de votre pays, ni de votre famille!

MARTHA, _s'excusant_.

Mais, damoiselle, Jean Gutenberg est le contre-maître de cet atelier...
mon père lui a accordé ma main, et je vais l'épouser.

ANNETTE.

L'épouser?... Toi?... (_Lui prenant brusquement les mains, et l'amenant
au milieu du théâtre._) Fille de Laurent Coster, sais-tu qui je suis?...
Je suis, depuis huit ans, la fiancée de Jean Gutenberg. (_Mouvement de
Martha._) Et grâce à sainte Anne, ma patronne, j'arrive ici à temps pour
faire valoir mes droits.

MARTHA.

Vos droits? Mais Gutenberg m'a juré un amour éternel.

ANNETTE.

C'est possible; mais à la Pâques fleuries de 1437, c'était à moi qu'il
jurait un amour éternel. Ce jour-là, il passa à mon doigt, un anneau...
«Ennel, me dit-il, voilà l'anneau d'argent des fiançailles. Je le
remplacerai bientôt par l'anneau d'or du mariage.» Il y a huit ans de
cela!... Je viens réclamer l'anneau d'or.

MARTHA, _douloureusement, s'appuyant sur le dossier de la chaise, à
gauche_.

Mon Dieu!

ANNETTE.

Jean n'a pu te dire une seule parole d'amour qu'il ne me l'aie déjà dite
à moi-même (_Martha s'affaisse sur la chaise._) Il ne peut te faire un
serment qu'il ne m'ait déjà fait. Et si ses yeux se fixent tendrement
sur les tiens, c'est qu'ils ont conservé le reflet de mes yeux... J'ai
été la passion et l'orgueil de sa jeunesse... Jamais il ne t'aimera
autant qu'il m'a aimée... Pourrais-tu faire revivre en son coeur les
souvenirs d'un premier amour? Pourrais-tu lui rappeler les danses du
dimanche, dans la salle de la maison du _Taureau-Noir_, les promenades
du soir, au bord de notre grand fleuve, et les doux refrains que nous
chantions ensemble aux veillées de l'hiver? Pourrais-tu l'aimer comme je
l'ai aimé?... comme je l'aime encore?

MARTHA, _se levant_.

J'aime assez Gutenberg pour lui faire le sacrifice de ma vie!

ANNETTE.

Fais-lui le sacrifice de ton amour, c'est plus simple.

                            _Elle passe à droite[B]._

MARTHA.

S'il me fallait renoncer à lui, j'en mourrais.

ANNETTE.

Oui, mais Gutenberg vivrait pour la postérité!

MARTHA, _anxieuse_.

Que voulez-vous dire?

ANNETTE.

Écoute, jeune fille, celui que nous aimons toutes les deux a reçu du
ciel le don du génie... C'est son génie qu'il faut aimer. Ton tranquille
amour amollirait son âme; tandis que moi, je saurai le conduire à la
fortune, à la gloire, à l'immortalité.

MARTHA.

Et moi, damoiselle, je l'aurais conduit au bonheur.

ANNETTE.

Ah! sache-le bien, toute lutte contre moi est impossible... J'aime
Gutenberg sous la foi des serments; je l'aime de toute la force de mon
droit, et rien, entends-tu, rien ne pourra m'empêcher de l'épouser.

MARTHA, _s'incline et se dirige vers la porte de gauche_.

C'est bien, damoiselle, Gutenberg décidera entre nous deux.
(_Pleurant._) Ah! mon Jean adoré!

                                               _Elle sort._

ANNETTE, _seule, elle hausse les épaules_.

Elle prétend aimer Gutenberg, et elle n'a rien dit de ses travaux, de
son art, de son génie!... Elle prétend l'aimer, et elle courbe la tête,
elle pleure, elle s'enfuit!... Ce n'est qu'une enfant.

NOTES:

[A] Martha, Annette.

[B] Martha, Annette.


SCÈNE XI

ANNETTE, GUTENBERG, _il entre par la gauche, deuxième plan_.

GUTENBERG[A].

Friélo m'a dit qu'une étrangère me demandait.

ANNETTE, _à part_.

Lui!... (_Se retournant. Haut._) L'étrangère, c'est moi!

GUTENBERG, _stupéfait_.

Annette!

ANNETTE.

Vous ne m'attendiez pas?

GUTENBERG.

Non, je l'avoue... Et quel motif vous amène?

ANNETTE.

Vous le demandez?... (_Tendrement et presque bas, se rapprochant de
Gutenberg._) Tu le demandes?

GUTENBERG, _embarrassé_.

Vous ne m'avez jamais écrit, Annette; et, ne recevant de vous aucune
nouvelle, j'ai cru que vous m'aviez rendu ma liberté.

ANNETTE.

Mais vous-même, vous ne m'avez jamais écrit, et je ne vous ai pas fait
l'injure de douter de votre fidélité.

GUTENBERG, _avec désespoir_.

Ah! si j'avais reçu une seule lettre de vous!

ANNETTE.

Je n'avais pas promis d'écrire, j'avais promis d'agir, j'ai agi... «Ma
vie appartient à l'art que j'ai créé,» m'as-tu dit, en quittant Mayence.
Eh bien! si je suis venue à Harlem, c'est pour te soustraire à un labeur
ingrat et subalterne; c'est pour te rendre à ton art.

GUTENBERG.

Je ne vous comprends pas.

ANNETTE.

Je vais m'expliquer... Vous savez que ma famille occupe un rang élevé à
Strasbourg. Là, grâce à l'influence de l'échevin, mon oncle, j'ai décidé
trois de nos amis, Jean Riff, André Dritzen, et André Heilmann, à
s'associer avec toi, pour créer l'art nouveau de l'imprimerie.
(_Mouvement de Gutenberg._) Il y a près de Strasbourg, à la montagne
verte, un vieux couvent abandonné. Ses murs silencieux se cachent sous
un épais manteau de mousse. Les oiseaux font, sans bruit, leurs nids,
sous ses ombrages, et tout autour, un ruisseau glisse doucement à
travers la prairie. Le couvent de Saint-Arbogast est le refuge
tranquille que j'ai choisi pour te servir d'atelier. C'est là que tu
pourras, en toute sécurité, te livrer, avec tes trois amis, au
perfectionnement de ton art. (_Mouvement de Gutenberg._) Tes premiers
essais à Mayence ont fait naître des défiances, des menaces! Il faut
donc, pour assurer le succès de ton oeuvre, travailler dans l'ombre. Tes
futurs associés y sont bien décidés. Vous serez censés former une
société pour exploiter quelque industrie. Riff étant marchand de
papiers, Dritzen fabricant de miroirs, et toi, orfèvre, la chose sera
toute simple. Cent soixante florins vous seront comptés le jour de ton
arrivée à Strasbourg, afin que tu puisses te mettre à l'oeuvre sans
retard... Et maintenant hésiteras-tu à me suivre? Quel est ici ton
avenir? Qu'as-tu appris? qu'as-tu recueilli, depuis cinq ans, que tu vis
en Hollande, sous les ordres d'un vieil imagier?

GUTENBERG.

Dites-moi, Annette, avant de récolter, n'est-il pas d'usage
d'ensemencer? et ne doit-on pas préparer le terrain avant les semailles?

ANNETTE.

D'accord.

GUTENBERG.

Eh! bien, le moment de la moisson est arrivé pour moi. (_Il prend les
livres sur le bahut, et les lui montre._) Voyez ces livres, imprimés par
Laurent Coster. Ne laissent-ils pas bien loin mes pauvres feuillets de
Mayence? Ne trouvez-vous pas leurs caractères nets, précis, admirables?
Eh! bien, ce matin même, maître Coster m'a promis de me révéler le
secret de son art. Ce secret, Annette, vaut mieux que l'or de mes amis
de Strasbourg. Remerciez-les donc pour moi, et dites-leur que je reste à
Harlem, à Harlem, le berceau de l'imprimerie.

ANNETTE, _froidement_.

Vous oubliez de me dire une chose, Jean, c'est qu'en vous promettant son
secret, Coster vous promet aussi la main de sa fille. (_Se dressant
devant Gutenberg._) Et moi, je ne compte donc pour rien?... Vous avez
cru pouvoir me jurer un amour éternel, puis m'abandonner, me renier, et
donner votre nom à une étrangère? Heureusement, la tendre et timide
Ennel est devenue une femme énergique et résolue? Reconnaissez-vous
cette promesse de mariage. (_Elle lui montre un parchemin, qu'elle
retire de son corsage._) Ignorez-vous que cet écrit me donne le droit de
vous poursuivre en tous lieux, et de vous imposer ma main? Voulez-vous
que j'aille trouver les juges, et préféreriez-vous le scandale d'un
procès à l'association honorable que je viens vous proposer?

GUTENBERG, _se laissant tomber sur une chaise, près du guéridon, et
posant sa tête sur sa main_.

Ah! doux mirage d'un bonheur paisible, qu'êtes-vous devenu? Vers quels
horizons lointains vous êtes-vous à jamais envolé?

ANNETTE, _posant la main sur son épaule_.

Tu crois aimer la fille de Laurent Coster, tu te trompes. Un jour
viendra où tu comprendras que Martha n'est qu'une de ces poupées
charmantes dont l'unique rôle est d'embellir le logis... Crois-moi, ce
n'est pas un de ces timides anges du foyer qu'il te faut pour compagne:
c'est une femme énergique et fière, qui puisse s'associer à tes pensées,
encourager tes travaux, te soutenir dans tes luttes, applaudir à tes
succès...

GUTENBERG, _se levant_.

Quitter Martha, me serait impossible. Annette, je vous en supplie,
n'exigez pas de moi ce sacrifice.

ANNETTE, _amèrement_.

Vous m'aimiez bien aussi, à la Pâques fleuries de 1437! Je veux
apprendre à Martha la durée de vos serments. Je veux lui montrer la
promesse de mariage écrite, il y a huit ans, par la main que vous lui
offrez aujourd'hui.

GUTENBERG.

Ah! Annette! par pitié! pas un mot à Martha! Son âme est frêle et
délicate. Qu'elle ignore les chaînes qui m'attachent à vous.

ANNETTE.

Je garderai le silence, mais à une condition. Adressez vos adieux à
Martha, écrivez-lui et partons. (_Elle donne une plume à Gutenberg, qui
s'assied près du guéridon. Annette penchée sur son épaule, le regarde
d'un air inspiré._) Sache-le, Jean, ce n'est pas un sentiment égoïste,
ce n'est pas une jalousie mesquine, ce n'est pas un calcul personnel,
indigne de mon coeur, qui m'ont conduit vers toi. La passion qui m'anime
est plus sainte et plus ardente que l'amour même. Ce qui me fait
abaisser mon orgueil à les pieds, c'est ma foi, c'est mon enthousiasme,
pour ton art et pour ton génie. (_Elle se penche vers lui et, peu à peu,
se met à genoux à sa droite._) Reviens dans notre vieille Allemagne.
Qu'as-tu besoin du secret de Coster? Ne sauras-tu pas trouver toi-même
ce qu'il a découvert? Voudrais-tu que l'art de l'imprimerie, déjà conçu
dans ton esprit, aux jours de ta jeunesse, eût deux pères, au lieu d'un,
et partager avec un autre l'honneur d'une aussi noble invention? (_Elle
se relève._) Vois-tu, Jean, la meilleure partie de l'âme d'un artiste
passe dans son oeuvre. Travaille, et cherche toi-même à pénétrer un
secret dont la découverte rendra ton nom immortel!

    _Gutenberg qui a relevé peu à peu la tête, écoute attentivement et
    se lève._

GUTENBERG[B].

Ta voix me rend à l'honneur; elle me rappelle dans ma patrie. Le coeur
de l'artiste est tissu de cordes sensibles, que le moindre choc fait
vibrer: elles dormaient en moi, tu les as réveillées!... Annette, je
consens à te suivre!

                                   _Il écrit._

ANNETTE.

Merci pour toi-même, Jean! Ce que tu traces en ce moment c'est le
premier sillon de ta gloire. (_À part._) Je savais bien que je te
ramènerais.

GUTENBERG, _lui montrant la lettre_.

On remettra à Martha cette lettre, après mon départ.

ANNETTE, _prenant vivement la lettre_.

Je me charge de la faire parvenir... Et maintenant je vais tout disposer
pour notre départ.

                                  _Elle sort par la gauche._

GUTENBERG, _seul_.

Et en perdant Martha, je perds aussi le secret de l'imprimerie. Tout
m'accable à la fois!

                                _Il s'assied à droite, accablé._

NOTES:

[A] Gutenberg, Annette.

[B] Gutenberg, Annette.


SCÈNE XII

GUTENBERG, COSTER, _entrant par le fond_.

COSTER.

Non!... en même temps qu'il t'avait promis la main de sa fille, le vieil
imagier t'avait promis le secret de son art. Il tiendra sa parole... Tu
ne peux plus épouser Martha, ma fille vient de me le déclarer en
pleurant; mais tu restes toujours mon élève bien-aimé... Je veux que
dans l'avenir, les noms de Coster et de Gutenberg soient unis, comme le
furent leurs coeurs... Je suis vieux, la mort me menace: c'est à toi que
je laisse le soin de continuer et de faire vivre éternellement mon
oeuvre. (_Il lui remet un rouleau de parchemin._) Tiens! voilà le secret
de Coster, voilà le secret de l'imprimerie! Tu trouveras dans cet écrit,
l'explication complète de cet art, qui se résume dans les caractères
mobiles, que j'ai le premier inventés et appliqués à composer des
livres. Mais mon invention a besoin de grands progrès. Je m'en rapporte,
pour la développer et la perfectionner, à ton naissant génie.

GUTENBERG.

Merci, Laurent Coster! Je partirai puisqu'il le faut, mais mon âme
restera ici! Ah! nous étions tous si heureux ce matin!

COSTER.

Le bonheur, mon fils, n'est pas fait pour nous, inventeurs et savants!
Le ciel ne t'a pas envoyé sur la terre pour goûter les charmes de
l'existence. Il t'a envoyé pour consacrer les forces de ton corps à un
travail opiniâtre, et pour livrer ton âme à toutes les souffrances... À
ceux qui cherchent, à ceux qui pensent, à ceux qui créent, reviennent
les difficultés, les tortures, les amertumes de la vie. À eux la
jalousie des grands, la haine des petits, le mépris des ignorants. Mais
à eux aussi le rayon divin qui réchauffe, élève et fortifie les âmes. À
eux les nuits sans ténèbres, illuminées par le travail et l'espérance.
À eux les illusions suprêmes, qui donnent à l'esprit une jeunesse
éternelle. À eux les joies de l'artiste, les extases du poète et le
sourire des anges!... Pars, Gutenberg! Pendant que je m'endormirai de
l'éternel sommeil, tu traceras le sillon glorieux dans lequel l'humanité
doit marcher aux siècles à venir!...

GUTENBERG.

Merci, Laurent Coster. Je jure d'achever votre oeuvre, et de répandre
par toute la terre le trésor que vous léguez, par mes mains, à la
postérité!

                                 _Il sort par le fond._


SCÈNE XIII

COSTER, MARTHA, _entrant par la gauche_.

COSTER.

Te voilà toute triste, ma chère enfant![A]

MARTHA.

Oui, ces préparatifs de départ, que je viens de voir, l'air embarrassé
de Friélo, et cette lettre qu'il m'a remise, en s'empressant de me
quitter aussitôt, tout cela m'émeut et m'inquiète... Qui peut
m'écrire?... L'écriture de Gutenberg!... Ah! ma main tremble, et je puis
à peine lire... (_Lisant._) «Chère Martha... c'est le coeur déchiré que
je vous adresse ces lignes; mais un serment m'oblige à retourner
immédiatement à Mayence! Adieu donc, et pour toujours! Dieu fasse que je
survive à ma douleur!...» (Elle laisse tomber la lettre.) Ah! mon père!
(_Ou entend un bruit de grelots._) Il est parti!... Je ne le reverrai
plus!...

                                  _Elle se jette dans ses bras._

NOTES:

[A] Martha, Coster.



ACTE TROISIÈME

TROISIÈME TABLEAU

    _Le couvent de Saint-Arbogast, à Strasbourg.--Une salle voûtée du
    couvent de Saint-Arbogast.--Au fond, une porte.--À gauche, un bureau
    couvert de papiers et d'épreuves d'imprimerie.--À droite, au fond,
    en pan coupé, une fenêtre, et près de la fenêtre, une presse
    d'imprimerie.--Au premier plan, à droite, une casse.--Portes
    latérales.--Une cloche près de la porte du fond, avec sa corde._


SCÈNE PREMIÈRE

ANDRÉ DRITZEN, GUTENBERG, FRIÉLO, Ouvriers imprimeurs.

    _Au lever du rideau, trois ouvriers tirent des feuilles à la presse,
    deux autres sont debout, devant la casse d'imprimerie, à droite, et
    composent. Deux autres, à gauche, au fond, près de la porte
    latérale, serrent des formes, à coups de marteau.--Gutenberg est
    assis devant le bureau et Dritzen se tient debout, devant le même
    bureau. Friélo est près de la presse._

    _Un ouvrier arrivant de droite, premier plan, porte une épreuve à
    Friélo, qui la remet à Dritzen_[A].

FRIÉLO.

Maître, voici les épreuves de la composition d'hier.

DRITZEN.

C'est bien! (_Il la parcourt des yeux._) Descendez-les à Riff, pour la
correction.

    _L'ouvrier sort par la gauche, deuxième plan, avec les épreuves.--Un
    deuxième ouvrier, qui était occupé au fond, à droite, à tirer des
    épreuves à la presse, remet une feuille à Friélo, qui la porte à
    Dritzen._

FRIÉLO.

Maître, l'encre du tampon ne prend plus sur le papier.

DRITZEN.

Prenez le pot de l'encre de Leipzig tenue en réserve. Allez et
dépêchez-vous.

    _Le deuxième ouvrier sort par la gauche, deuxième plan.--Un
    troisième ouvrier, arrivant par le fond, remet à Friélo un papier,
    que Friélo donne à Dritzen._

FRIÉLO.

Maître, il est impossible de serrer les formes: les cadres sont trop
larges.

DRITZEN.

Ne pouvez-vous pas réduire votre cadre?

FRIÉLO.

On n'a pas les outils nécessaires.

DRITZEN.

Nous allons voir cela.

                _Il sort par le fond, avec le troisième ouvrier._

FRIÉLO, _quittant la presse au fond à droite.--À Gutenberg._

On a tiré deux cents feuilles; faut-il continuer?

GUTENBERG.

Non, c'est assez!

                            _Friélo revient à la presse._

DRITZEN, _rentrant par la fond.--À Gutenberg._

Mon cher Jean, voici un contre-temps: un de nos ouvriers veut absolument
partir.

GUTENBERG, _toujours assis à la table, à gauche_.

Quel est cet ouvrier?

DRITZEN.

Pierre Scheffer.

GUTENBERG.

Ce jeune calligraphe qui nous est venu de Mayence?

DRITZEN.

Oui; et il va bien nous manquer, car il n'a pas son égal pour le dessin
des lettres gothiques et ornées qui servent de modèles à nos graveurs de
caractères.

GUTENBERG.

Sans compter qu'il y a un véritable danger pour nous à le laisser
sortir. Le lui as-tu bien fait comprendre? Lui as-tu rappelé le serment
qu'il a fait en entrant ici?

DRITZEN.

Je lui ai dit tout ce qui pouvait l'empêcher de partir; mais rien n'a pu
changer sa résolution!... Du reste, il est là... Je lui ai fait dire que
nous l'attendions ici. Tu pourras lui parler à ton tour.

GUTENBERG.

Eh bien! fais-le venir.

DRITZEN, _parlant à la cantonade_.

Entre, Pierre Scheffer.

NOTES:

[A] Gutenberg, Dritzen, ouvriers, Friélo.


SCÈNE II

GUTENBERG. ANDRÉ DRITZEN, FRIÉLO, Ouvriers, PIERRE SCHEFFER, _entrant
par le fond_.

GUTENBERG, _il se lève_[A].

C'est donc toi, Pierre Scheffer, qui veux nous quitter et abandonner
tes camarades, au moment où notre oeuvre touche à sa fin?

SCHEFFER.

Pardonnez-moi, maître, mais il m'est impossible de rester plus longtemps
ici.

GUTENBERG.

Comment ne peux-tu supporter le régime auquel se soumettent tous les
autres ouvriers? N'as-tu pas juré, en entrant ici, de n'en pas sortir
avant que nous t'ayons rendu la liberté? Ne trouves-tu pas dans les
salles, les cours, les jardins de ce vaste couvent, les moyens de repos
et de distraction, quand ils te sont nécessaires. Es-tu mécontent du
salaire convenu? Je peux l'augmenter, si tu le désires; mais, je t'en
conjure, ne donne pas l'exemple de la désertion. Tu sais que les
accusations de sorcellerie qui ont accueilli nos premiers essais à
Mayence, nous poursuivent à Strasbourg, et que nous sommes forcés de
dérober aux yeux du monde notre travail et notre entreprise, jusqu'au
moment, peu éloigné du reste, où nous pourrons montrer nos livres
imprimés, les répandre, et repousser ainsi, par la simple vue de nos
productions, des soupçons ridicules et odieux. C'est pour cela que tous
nos ouvriers ont consenti à s'enfermer avec nous, dans ce couvent
abandonné. C'est pour cela qu'ils n'en sortent, ni jour ni nuit, et
qu'ils ne rentreront à Strasbourg qu'au jour de l'achèvement de notre
oeuvre. Voudrais-tu donc, ami Scheffer, (_Il lui met la main sur
l'épaule._) donner seul le triste exemple de la défection[B]?

SCHEFFER.

Vos paroles me remuent le coeur, maître!... Mais je suis forcé
d'insister, pour vous demander ma liberté. Un avis m'est parvenu,
m'annonçant que ma mère est au lit de mort, et qu'elle demande à me voir
et à m'embrasser à ses derniers instants. Voilà pourquoi je viens vous
supplier de me laisser partir.

                _Gutenberg et Dritzen se consultant à voix basse._

DRITZEN.

Eh bien! puisque c'est le voeu d'une mourante qui t'appelle, tu
partiras. Mais avant de nous quitter, tu vas jurer sur l'évangile
(_Dritzen va prendre l'évangile, et le tient ouvert sur ses deux
mains._) que tu ne révéleras à personne ce que tes yeux ont vu dans ce
couvent, ce que tes mains ont fait dans cet atelier.

SCHEFFER, _étendant la main sur la Bible_.

Sur l'Évangile ouvert, devant Dieu qui m'entend, je vous jure, Jean
Gutenberg, je vous jure André Dritzen, de ne révéler à qui que ce soit
au monde, ce que mes yeux ont vu dans ce couvent, ce que mes mains ont
fait dans cet atelier.

GUTENBERG.

C'est bien, Scheffer, tu peux partir, (_Scheffer s'incline et sort par
le fond. Dritzen remet l'évangile sur le bureau.--Un ouvrier vient
sonner la cloche._) Voilà la cloche qui appelle les ouvriers au repas du
soir. Allez, mes enfants, allez au réfectoire. (_Les ouvriers sortent
par le fond gauche. Dritzen les suit. À Friélo, qui est resté à droite,
premier plan, occupé à travailler devant la casse._) Eh! bien, Friélo,
tu ne suis pas tes camarades? Tu ne veux pas prendre ta part du souper
en commun?

FRIÉLO.

Je n'ai pas faim, maître Jean; je n'ai jamais faim, depuis que je suis
enfermé dans ce sombre couvent, sans pouvoir en franchir le seuil. Je
pense que la jolie Rosette se désole, que la jeune Gretschen m'accuse
d'inconstance et que la belle madame Marsh déssèche sur pied... Et tout
cela m'ôte l'appétit... J'aime mieux rester à travailler, puisqu'il n'y
a pas d'autre manière de s'amuser ici.

GUTENBERG, _va à son bureau_. _Friélo le suit._

Eh! bien, (_Il lui donne une forme de caractères._) voici des lignes à
distribuer!

FRIÉLO, _prenant la forme, et allant à la casse, à droite_.

Allons, autant cela qu'autre chose! Je vais distribuer, comme vous
dites. (_Distribuant les lettres dans la casse._) A (_Il jette la lettre
dans la casse._) O (_Il jette la lettre dans la casse._) R. S. T...
Comme c'est amusant!... (_Prenant une lettre._) Le voilà donc, ce fameux
secret, que maître Laurent Coster vous a si noblement révélé, malgré
l'affront que vous lui aviez fait de refuser la main de sa fille!... Des
lettres mobiles, en métal, et ornées d'une queue aussi longue que celle
d'une poêle, voilà le secret de l'imprimerie.

GUTENBERG.

Oui, monsieur Friélo, des lettres mobiles en métal, et posées à
l'extrémité d'une queue... comme vous le dites, voilà le secret de
l'imprimerie; et ce secret est plus précieux que tous les joyaux de la
couronne d'Allemagne.

FRIÉLO, _distribuant toujours les lettres_.

J'ignore ce qu'elles vous rapporteront un jour, mais jusqu'ici, depuis
votre association avec vos trois amis, elles ne vous ont causé que
beaucoup de dépenses, et votre réclusion dans ce couvent, où vous
tremblez sans cesse que l'on vienne vous surprendre, pour vous accuser
d'un travail diabolique, d'une oeuvre de sorcellerie, que menacent les
foudres de la sainte église romaine... Qu'est devenu le temps où, libres
et joyeux, nous n'avions d'autre souci que de ciseler, en chantant, de
riches bijoux, pour les belles filles de Mayence?... Aujourd'hui, nous
passons ici nos journées, vous à tailler et à fondre des moules de
lettres, vos ouvriers à en composer des lignes, et moi à les distribuer
dans ces casses... Ah! c'était bien la peine de travailler nuit et jour,
de suer sang et eau, de vous mettre enfin la cervelle à l'envers, pour
venir vous cacher derrière les murs de ce triste couvent.

GUTENBERG.

Un peu de patience, Friélo, et tu verras l'invention de l'imprimerie
faire ma fortune et ma gloire.

FRIÉLO.

A-t-elle fait la fortune de Laurent Coster?

GUTENBERG.

Non, car les caractères qu'employait Laurent Coster étaient en fonte,
c'est-à-dire cassants. Ils déchiraient le papier et s'écrasaient sous la
presse; tandis que ceux-ci, (_Il prend des caractères et vient en
scène._) composés d'un alliage de plomb et d'antimoine, ont le degré
convenable de dureté et de souplesse... L'avenir de l'imprimerie est
tout entier dans cet alliage, Friélo! Seulement, mon invention ressemble
à une dérision de la fortune, puisque je suis forcé de la dérober à tous
les yeux, jusqu'au moment où je pourrai montrer publiquement nos livres
imprimés... Ce qui me rend triste et rêveur, ami Friélo, ce n'est pas la
crainte d'être surpris dans mon mystérieux travail, c'est le souvenir de
mon amour perdu!...

FRIÉLO.

Cependant, puisque vous avez épousé damoiselle Annette, il me semble que
vous devriez oublier la fille de l'imagier de Harlem... Vous me direz
peut-être que, moi aussi, je pense à la jolie Rosette, à la jeune
Gretschen, et même à la sensible madame Marsh: c'est possible, mais je
n'ai épousé aucune des trois.

GUTENBERG.

Ah! Friélo, jamais je n'oublierai ma douce Martha.

FRIÉLO.

Mais voilà mon travail terminé; je puis aller rejoindre mes camarades au
réfectoire. Ils vont se lever de table; je ne trouverai que des croûtes
et des noisettes.

                                _Il sort par la gauche._

NOTES:

[A] Gutenberg, Scheffer, Dritzen.

[B] Dritzen, Gutenberg, Scheffer.


SCÈNE III

GUTENBERG, _seul. Il s'approche de la croisée de droite_.

Oui, là-bas, bien loin, sous le sombre ciel de la Hollande, au fond d'un
triste atelier, languit, comme une pauvre fleur privée de soleil, la
tendre enfant dont le souvenir rayonne en mon esprit, comme une vision
céleste. Mon amour pour celle que je ne dois plus revoir, et mon
indifférence pour celle qui s'est attachée à ma destinée, feront-ils
donc toujours le tourment de ma vie?

                 _Il reste la tête appuyée sur la main.--La nuit arrive._


SCÈNE IV

GUTENBERG, _puis_ MARTHA.

MARTHA, _en longue robe blanche de laine_. _Elle entre par le fond; elle
s'avance lentement, et s'arrête au milieu du théâtre, éclairée par les
rayons de la lune qui viennent de la croisée ouverte._

GUTENBERG, _regardant Martha avec surprise, et se levant. Avec émotion._

Si c'est une vision, prolongez-la, Seigneur! Ne la faites pas
disparaître avant que je lui aie dit mes souffrances, et qu'elle m'ait
accordé son pardon.

MARTHA.

Ce n'est pas un rêve, c'est bien moi, c'est Martha[A].

GUTENBERG.

Mais comment se fait-il?...

MARTHA.

N'ayant pu vous appartenir, j'ai voulu appartenir à Dieu!... Il y a un
an, je perdis mon père.

GUTENBERG.

Eh! quoi! Laurent Coster, mon maître?...

MARTHA, _tristement_.

J'ai reçu son dernier soupir... Et rien ne me retenant à Harlem, sachant
que vous avez épousé Annette de la-Porte-de-Fer, j'entrai au couvent de
Sainte-Claire de Mayence...

GUTENBERG.

Religieuse!... (_À part._) Ah! elle est perdue pour moi.

MARTHA.

Je n'ai pas encore prononcé mes voeux, je suis simple novice, et notre
sainte abbesse m'envoie souvent de Mayence à Strasbourg, secourir des
malheureux. Je vois quelquefois à Mayence, votre soeur Hébèle, et nous
parlons de vous. Elle m'a dit qu'un avenir brillant de fortune et de
gloire vous attend ici; elle ne m'a rien dit de votre bonheur.

GUTENBERG.

Depuis que je vous ai quittée, Martha, j'ai renoncé à l'espoir d'être
jamais heureux. Qu'avez-vous pensé de mon brusque départ?
(_Tristement._) Vous m'avez accusé d'ingratitude, de trahison.

MARTHA.

Vous accuser! Pourquoi? Les serments qui vous liaient à Annette,
n'étaient-ils pas antérieurs à votre séjour en Hollande? Croyez-le bien,
Jean, après votre départ, votre image me souriait encore; je lui
parlais, elle était devenue ma confidente et ma compagne.

GUTENBERG.

Ah! chère Martha!... que votre voix est douce! Parlez, parlez encore.

MARTHA.

Nous avions fait ensemble un doux rêve, oublions-le.

GUTENBERG.

Est-ce bien toi, Martha, qui m'ordonnes de t'oublier. T'oublier? Est-ce
possible?

MARTHA.

Ne me faites pas regretter d'avoir eu confiance en votre loyauté.
Écoutez-moi, Jean, je ne suis pas venue pour vous rappeler l'amour de
nos jeunes années; car nos coeurs ne nous appartiennent plus... Le vôtre
est à Annette, le mien est à Dieu... Mais je viens vous dire de ne pas
vous abandonner à la tristesse, au désespoir. Annette est une femme à
l'âme forte et résolue. Elle vous guidera, vous soutiendra dans les
difficultés et les périls de votre carrière. Je ne suis, moi, qu'une
humble servante de Dieu; mais mon coeur ne se détachera jamais de celui
qui fut l'amour de ma jeunesse. Je veillerai sur vous, je prierai Dieu
pour qu'il écarte de votre chemin les embûches et les trahisons. Je
serai l'ange gardien de votre vie. Je vous éclairerai de mes conseils...
Et je viens commencer dès aujourd'hui... Apprenez qu'une conspiration
secrète vous menace. Fust, l'argentier de Mayence, dont vous avez,
peut-être à tort, dédaigné les offres, est animé contre vous d'une
violente haine, et il travaille sourdement à votre perte. Il a juré de
s'emparer, par ruse ou par violence, du secret que vous avez refusé de
lui communiquer, et tous les moyens lui seront bons pour vous attaquer,
car il est méchant et impitoyable. Il fait circuler dans Strasbourg, des
bruits calomnieux contre l'oeuvre que vous poursuivez à l'ombre de ce
cloître. Il prétend qu'il se trame sous ses arceaux, une oeuvre de
magie; et déjà, dit-on, le tribunal criminel de Strasbourg est entré en
campagne... C'est pour cela que je suis venue vous dire: «Veillez, car
vos ennemis s'agitent et vous menacent.»

GUTENBERG.

Merci, chère Martha, merci de votre bon avis.

MARTHA.

Et maintenant il faut nous séparer. Persévérez dans l'entreprise
glorieuse qui sera l'honneur de votre vie. Mon père vous a légué le
secret de l'imprimerie. Marchez sur ses traces, imitez-le. À votre tour,
travaillez, cherchez, inventez... trouvez!... Adieu, Jean Gutenberg.

GUTENBERG.

De grâce, un moment encore!

MARTHA.

Le destin nous sépare ici-bas. Acceptons ses décrets. Les joies sont
pour là-haut.

    _Elle montre le ciel, puis elle se dirige vers la porte et sort par
    le fond._

GUTENBERG.

Martha! Martha!

               _Il s'assied, accablé, à gauche, près de la porte du fond._

NOTES:

[A] Martha, Gutenberg.


SCÈNE V

GUTENBERG, _assis près de la porte du fond_, ZUM, LE PETIT ZUM. _Il fait
nuit._

ZUM, _entrant par la fenêtre, à droite_.

M'y voilà! À toi, petit frère.

LE PETIT ZUM, _tiré par la main par Zum_.

Et m'y voilà aussi! Merci, grand frère! Il s'agit d'abord de se
reconnaître, car il fait ici, noir comme dans un four.

                                   _Il se heurte à un escabeau._

ZUM.

Tu as ta lanterne?

LE PETIT ZUM, _il tire une lanterne allumée de dessous son manteau_.

Voilà! (_Le jour revient._) Tous les ouvriers sont au dortoir; nous
pouvons nous cacher derrière quelque meuble, en attendant l'arrivée de
nos compagnons.

ZUM.

Ah! commençons par le commencement.

    _Il monte sur un escabeau et coupe, avec son poignard, la corde de
    la cloche._

GUTENBERG, _qui s'est levé, au bruit fait par Zum, en coupant la
corde_[A].

Qui va là? Quels sont ces hommes qui pénètrent ainsi par les fenêtres,
quand tout dort dans le couvent?

ZUM.

Gutenberg!

GUTENBERG.

Tu ne t'attendais pas à me trouver là?

ZUM.

Non! mais qu'importe!... Tu nous demandes qui nous sommes? Tu ne nous as
donc pas reconnus?

GUTENBERG.

Je ne connais pas les voleurs de nuit.

LE PETIT ZUM.

As-tu donc oublié l'émeute populaire de Mayence, du mois de juillet
1440, et les hommes qui criaient contre toi haine et vengeance!

ZUM.

Nous étions parmi ces hommes, moi et mon petit frère... que je te
présente. (_Le petit Zum salue._) Nous étions alors copistes à
l'archevêché. Mais ta diable d'invention d'écriture mécanique nous a
fait perdre notre métier; car sur le seul bruit de ton art prétendu, la
moitié des copistes de Mayence a été renvoyée des couvents... Alors,
nous nous sommes faits soldats. Nous sommes entrés, comme volontaires,
dans les troupes du comte Adolphe de Nassau.

GUTENBERG.

L'ennemi de votre ville? le compétiteur de notre archevêque, Diether
d'Yssembourg! Voilà du patriotisme!... Il est vrai que soldats
volontaires, cela veut dire reîtres, bandits et pillards.

LE PETIT ZUM.

Peut-être; mais le métier de soldat a fini par nous ennuyer; et nous
avons envoyé au diable la souquenille du reître.

ZUM.

Nous n'avons gardé que notre épée.

GUTENBERG.

Pour l'offrir à qui veut la payer?

LE PETIT ZUM.

Tu l'as dit[B]. Et sais-tu qui a accepté nos services?

GUTENBERG.

Vos services de spadassins et d'espions?

ZUM.

Comme tu voudras... c'est une personne de ta connaissance, mais non pas
de tes amis... l'argentier Fust.

GUTENBERG.

Oui, je sais qu'il trame dans l'ombre quelque perfidie contre moi.

LE PETIT ZUM.

Et nous sommes ici pour le seconder.

GUTENBERG.

Mais, au fait, comment êtes-vous entrés? La porte est aussi solide que
celle d'un château fort. Elle a herse, fossé et pont-levis, et de plus,
deux guichets, auxquels se tiennent, jour et nuit, deux de nos hommes,
demandant à ceux qui entrent ou qui sortent le mot d'ordre et la
consigne. Je ne puis donc comprendre...

ZUM.

Dis-moi, Gutenberg, quand on enferme des oiseaux, est-il prudent
d'ouvrir la porte de la cage?

GUTENBERG.

Que veux-tu dire?

LE PETIT ZUM.

Que ce matin, tu as ouvert la porte de ta cage, et qu'un de tes
prisonniers s'est envolé. Or, l'oiseau est bavard; il a jasé.

ZUM.

Il a dit à notre maître, Fust, tout ce que notre maître voulait savoir:
le mot d'ordre et la consigne, la manière de faire abattre herse et
pont-levis, l'heure favorable pour pénétrer en ce mystérieux manoir,
enfin le chemin à suivre pour arriver au pied de cette fenêtre.

GUTENBERG.

Ce matin, dites-vous? Mais ce matin, Pierre Scheffer seul a quitté le
couvent, et Pierre Scheffer n'est ni un traître, ni un parjure. Il a
juré devant moi, sur l'Évangile ouvert, de se taire sur tout ce qu'il a
vu ici.

ZUM.

Pierre Scheffer ne s'inquiète guère de l'Évangile.

LE PETIT ZUM.

Il est juif.

                                            _Ils rient._

GUTENBERG.

Ah ça! mes drôles, est-ce que vous êtes fous, et moi aussi? Vous entrez
chez moi par la fenêtre, au milieu de la nuit; vous me racontez
tranquillement vos projets, et comment vous êtes attachés à l'entreprise
de ruse et de brigandage qui me menace; et vous n'avez pas l'air de vous
douter qu'à quelques pas d'ici, il a y trente ouvriers à ma solde, et
que je n'ai qu'à sonner cette cloche, pour les faire accourir?

ZUM.

Nous le savons; essaie d'appeler.

GUTENBERG, _il va à la corde de la cloche, qu'il trouve coupée_.

Les misérables! Ils ont coupé la corde de la cloche. (_Allant vers la
porte de gauche._) N'importe, je vais chercher mon monde.

ZUM, _tirant son poignard, et se plaçant devant la porte_.

Si tu fais un pas, tu es mort! (_Au petit Zum._) Et toi, petit frère,
donne le signal à nos compagnons.

    _Le petit Zum détache la ceinture qu'il porte autour du corps, monte
    sur l'appui de la fenêtre de droite, et agite la ceinture._

LE PETIT ZUM.

Voilà, grand, frère!

ZUM, _tenant toujours le poignard devant la poitrine de Gutenberg_.

Et maintenant, va ouvrir cette porte à nos amis. Inutile, n'est-ce pas,
d'enfoncer du dehors une porte, quand on peut l'ouvrir du dedans...

    _Le petit Zum sort par la porte du fond, et rentre avec tout le
    monde._

NOTES:

[A] Zum, Gutenberg, le petit Zum.

[B] Gutenberg, le petit Zum, Zum.


SCÈNE VI

FUST. _Entrée générale_, Un Juge Criminel, Soldats, Un Juge
Ecclésiastique. _Les soldats se rangent au fond[A]._

FUST.

Seigneur, juge criminel, Seigneur juge de l'officialité, j'avais pris,
comme vous le voyez, toutes les mesures pour surprendre ici les preuves
du travail secret auquel se livre Gutenberg, assisté de sa bande de
complices. On travaille ici par le secours du diable! (_Il montre les
épreuves restées sur le bureau de Gutenberg._) Voyez ces pages et ces
caractères, si parfaitement semblables les uns aux autres qu'il est
impossible qu'ils proviennent de l'industrie humaine. Voyez ces lettres
rouges, évidemment obtenues avec le sang de tous ces réprouvés, et
dites-moi si ce n'est pas avec raison que j'ai dénoncé au tribunal
ecclésiastique de Strasbourg, ainsi qu'au tribunal criminel, cette
entreprise de sortilège et de magie. Je vous ai demandé, Seigneurs
juges, d'en venir saisir les pièces et les auteurs. Vous voyez que je ne
vous ai pas trompés!

PETIT ZUM, _aux soldats, en leur désignant le côté gauche_.

Par ici, mes amis!

FUST, _à part_.

Pierre Scheffer m'avait bien renseigné.

FRIÉLO, _apparaissant à la fenêtre de droite, au-dehors_.

Que se passe-t-il ici?... Des soldats, des juges! mon maître menacé!
Vite au dortoir, pour appeler les camarades!

LE JUGE CRIMINEL.

Soldats, emparez-vous de cette presse, de ces caractères, et de tous les
objets qui tomberont sous votre main, et transportez-les au greffe du
tribunal.

FUST.

Monsieur le juge criminel, si vous le permettez, je désirerais que tout
cela fût transporté dans ma maison. Je vous en rendrai bon compte.

LE JUGE CRIMINEL, _aux soldats_.

Ces papiers, cette presse, ces outils, seront transportés dans la
demeure de messire Fust, l'argentier, ici présent.

NOTES:

[A] Zum, Gutenberg, Fust, Juge criminel, Juge ecclésiastique, petit Zum.


SCÈNE VII

Les Mêmes, DRITZEN, _puis_ Ouvriers, _entrant par la gauche_.

DRITZEN.

Jean, voici vos ouvriers!

GUTENBERG.

Dieu soit loué! nous allons pouvoir jeter par-dessus les murs, cette
bande de pillards et de traîtres!

FUST, _à Zum, en montrant Dritzen et Gutenberg_.

Il me faut la vie de ces deux hommes!

ZUM.

C'est bien, maître! (_Au petit Zum._) À toi, Gutenberg, à moi, Dritzen.

                              _Il s'élance vers Dritzen._

LE PETIT ZUM.

Tes ouvriers arriveront trop tard.

                             _Il frappa Dritzen, qui tombe mort._

ZUM, _s'élance vers Gutenberg, le poignard levé_.

Maintenant, à toi, Gutenberg.

LES SOLDATS.

Mort à l'hérétique! mort au sacrilège!


SCÈNE VIII

Les Mêmes, MARTHA, _entrant par le fond[A]. Elle présente sa croix aux
    hommes qui entourent Gutenberg._

«Mort à l'hérétique» dites-vous, «mort au sacrilège!...» Appelez-vous
hérétique et sacrilège, celui qui met son travail et son oeuvre sous les
auspices de Dieu, celui qui s'enferme dans un couvent, pour travailler à
la gloire de l'Éternel?... Savez-vous de quelle oeuvre on s'occupe dans
ce cloître?... (_Elle a pris sur la presse la Bible._) Inclinez-vous,
c'est le livre divin; c'est la sainte Bible, que l'on s'attache ici à
multiplier, pour le bien de la religion et la gloire du Christ!

LE JUGE CRIMINEL.

Nous te remercions, sainte fille du Seigneur, de nous avoir éclairés, et
d'avoir épargné un crime à notre conscience.

                                             _Rideau._

NOTES:

[A] Petit Zum, Zum, Friélo, Martha, Gutenberg, Juge criminel, Juge
ecclésiastique.



QUATRIÈME TABLEAU

LA PESTE À PARIS

    _Un magasin de librairie, à Paris.--Contre les murs, des armoires
    pleines de livres.--Comptoir au fond.--À droite, au premier plan,
    une chaise longue.--À gauche, au premier plan, un banc de bois
    sculpté._


SCÈNE PREMIÈRE

ZUM, LE PETIT ZUM.

    _Au lever du rideau, Zum est devant le comptoir et le petit Zum
    devant l'armoire. Ils descendent en scène._

LE PETIT ZUM.

Nous voilà donc à Paris, grand frère!

ZUM.

Et dans un magasin de librairie, à la place Maubert[A]!

LE PETIT ZUM.

Qui nous aurait dit cela, il y a huit ans, quand nous fîmes cette
brillante expédition nocturne au couvent de Saint-Arbogast à Strasbourg,
sous la conduite de Fust?

ZUM.

Quel malin que ce père Fust!

LE PETIT ZUM.

Oui, il est assez retors. Après avoir fait saisir les outils, les
instruments et le matériel de Gutenberg, sous prétexte qu'ils servaient
à une oeuvre de sorcellerie et de magie, il n'a eu rien de plus pressé
que de faire reprendre à Mayence les mêmes travaux, par les mêmes
ouvriers.

ZUM.

Seulement, pour dérober son travail aux yeux des curieux, il a fait plus
que Gutenberg: il a enfermé les ouvriers dans les caves, et les a tenus
sous clef, nuit et jour.

LE PETIT ZUM.

Et au lieu de leur faire jurer sur la Bible de garder le silence, il
leur a fait signer des billets, dont il réclamera le montant, en cas
d'indiscrétion.

ZUM.

C'est ainsi qu'il est parvenu à faire imprimer mystérieusement, à
Mayence, plusieurs livres, qu'il a apportés à Paris, pour les vendre.

LE PETIT ZUM.

Et il les vend, le traître, comme des manuscrits; ce qui lui procure des
bénéfices énormes. Les acheteurs encombrent sa boutique, et quand la
boutique est pleine, il vient des amateurs jusque dans la salle où nous
sommes.

ZUM, _regardant en bas._

Voici justement un acheteur... c'est-à-dire une acheteuse, qui monte
l'escalier... Elle est accompagnée de Scheffer.

LE PETIT ZUM.

Scheffer, l'ancien calligraphe?... Je n'aime pas beaucoup cet homme,
qui, autrefois simple ouvrier de Gutenberg, au couvent de
Saint-Arbogast, semble aujourd'hui commander en maître, chez Fust.

ZUM.

N'est-il pas son associé dans l'imprimerie de Mayence?

LE PETIT ZUM.

Oui, Fust a reconnu de cette manière, le service qu'il reçut de
Scheffer, quand ce traître nous ouvrit les portes du couvent d'Arbogast.
Et sa trahison semble lui avoir porté bonheur, car le père Fust ne voit
que par ses yeux, et le laisse maître absolu de ses affaires. On dit
même qu'il veut lui faire épouser sa fille Christine.

ZUM.

Ce mariage n'est pas encore fait. J'ai idée que Scheffer a le coeur pris
d'un tout autre côté... Mais, silence!... le voici.

                           _Ils remontent tous les deux au comptoir._

NOTES:

[A] Zum, le petit Zum.


SCÈNE II

Les Deux ZUM, PIERRE SCHEFFER, _il entre à reculons,_ Une Dame.

SCHEFFER.

Excusez-moi, noble dame, de vous avoir fait monter jusque dans cette
salle. (_Il prend une chaise placée à gauche près du comptoir, et la
présente à la dame, qui s'assied[A]._) Mais c'est ici que nous enfermons
nos plus précieux manuscrits, ceux que nous réservons pour les personnes
capables d'en apprécier la valeur et le mérite. (_Il va ouvrir une des
armoires du droite, qui est pleine de livres._) Voici un missel, qui, je
le crois, par la richesse de ses ornements, de ses enluminures et de ses
lettres peintes, fixera votre attention... C'est un livre d'heures du
XIe siècle; veuillez l'examiner.

                               _Il lui donne le livre._

LA DAME.

Le manuscrit est, en effet, magnifique. Vous donnerez l'ordre de
l'envoyer à l'hôtel de la duchesse d'Arques.

    _Elle rend le livre, et sort. Zum s'approche de Scheffer. Scheffer
    le regarde avec défiance, et referme l'armoire d'où il a tiré le
    manuscrit d'heures. Il passe alors au milieu du théâtre, entre les
    deux Zum, qu'il regarde et toise._

ZUM.

Vous avez l'air de vous méfier de nous, Pierre Scheffer.... Nous sommes
pourtant d'anciens confrères.

SCHEFFER.

D'anciens confrères?

LE PETIT ZUM.

Vous étiez calligraphe à Mayence, et nous copistes. Vous êtes devenu
l'associé du seigneur Fust; nous sommes, nous, ses serviteurs, ses
écuyers: il n'y a pas grande différence entre nous.

SCHEFFER.

Tout ce qui vous plaira, mais je crois que vous ferez bien de quitter la
maison, et d'aller respirer un peu l'air de Paris.

ZUM.

L'air de Paris n'est pas bon, Pierre Scheffer. La peste a éclaté dans la
ville, et l'on y meurt comme des mouches. Nous trouvons plus simple de
rester ici, à la disposition de notre maître, le seigneur Fust. N'est-ce
pas ton avis, petit frère?

LE PETIT ZUM, _tirant un cornet et des dés de sa poche, et jetant les
dés en l'air, puis enfourchant le banc de bois placé à gauche._

Voilà ma réponse... Pour ne pas rester à ne rien faire, entamons une
petite partie.

    _Zum enfourche le banc de l'autre côté, et ils se mettent à jouer
    aux dés, sur le banc._

NOTES:

[A] La dame assise, Scheffer, les deux Zum, au fond gauche.


SCÈNE III

Les Mêmes, GUTENBERG, FRIÉLO.

    _Ils entrent par le fond. Ils sont fatigués, et leurs habits sont
    couverts de poussière[A]._

GUTENBERG.

Enfin!... j'ai cru que nous n'arriverions jamais à Paris.

FRIÉLO.

Cinquante lieues à cheval, sans s'arrêter que la nuit!... Je suis moulu.

                          _Il s'assied sur le canapé, à gauche._

SCHEFFER, _allant à Gutenberg._

C'est Fust que vous cherchez, messire Gutenberg?

GUTENBERG.

Oui, c'est pour le voir que je voyage depuis huit jours, avec mon
compagnon fidèle...

FRIÉLO, à part.

Et exténué!

GUTENBERG.

Mais je tombe aussi de fatigue; permettez que je reprenne quelques
forces.

    _Il tombe près de Friélo, déjà assis sur le canapé. Zum et le petit
    Zum se lèvent de leur banc, et viennent les saluer. Gutenberg et
    Friélo les reconnaissent, et leur tournent le dos._

ZUM, _revenant en scène._ (_Au petit Zum._)

Il me garde rancune... et moi aussi, de l'avoir manqué au couvent de
Saint-Arbogast.

LE PETIT ZUM.

On peut se retrouver.

    _Ils reprennent leurs places sur le banc à gauche, et se remettent à
    jouer._

NOTES:

[A] Petit Zum, Zum, jouant aux dés, Scheffer, Gutenberg, Friélo.


SCÈNE IV

Les Mêmes, LE DUC DE LA TRÉMOUILLE, _entrant par le fond_, SCHEFFER.

LE DUC, _à Scheffer._

On m'a dit que vous voudriez bien, monsieur Scheffer, me montrer les
«_Offices de Cicéron_» célèbre manuscrit du XIIe siècle?

SCHEFFER, _prenant un livre dans l'armoire._

Voici, monsieur le duc, le manuscrit que vous désirez. (_Il le lui
remet_.) C'est un objet rare et précieux[A].

LE DUC, _examinant le manuscrit._

Je vous remercie de me montrer ce chef-d'oeuvre.

SCHEFFER, _appuyant_.

Nous le vendons vingt écus d'or.

FRIÉLO, _à part._

Rien que ça!

GUTENBERG, _se levant, et allant au duc, en passant devant Scheffer_.

On vous trompe, monsieur le duc!... Les _Offices de Cicéron_ que vous
tenez, ne sont pas un manuscrit; c'est un livre imprimé à Mayence. Il
n'est pas écrit à la main, comme on vous le dit, mais fabriqué
mécaniquement, par l'art de l'imprimerie, récemment inventé. Et ce
prétendu manuscrit n'est pas unique; car Fust en a apporté de Mayence
plus de cinquante exemplaires, absolument pareils à celui qu'on vous
montre. Fust veut faire passer pour des manuscrits des livres imprimés,
et surprendre ainsi la bonne foi et l'or des Parisiens.

LE DUC.

Ce que vous dites est grave; en avez-vous vu la preuve?

GUTENBERG.

La meilleure preuve, monsieur le duc, c'est que je suis l'inventeur, le
créateur de cet art nouveau. Je suis Jean Gutenberg, et ce sont mes
anciens ouvriers qui ont imprimé, à Mayence, les _Offices de Cicéron_.
J'ai fait tout exprès le voyage d'Allemagne à Paris, pour venir
démasquer les mensonges de Fust.

                                         _Les deux Zum se lèvent._

LE DUC.

S'il en est ainsi, Pierre Scheffer, je me retire.

SCHEFFER.

Pourtant, monseigneur....

    _Le duc sort par le fond. Scheffer le suit, en paraissant insister._

ZUM, _s'approchant, menaçant, de Gutenberg._

Tu viens porter ici le trouble et l'agitation! Tu as échappé de mes
mains, au couvent de Saint-Arbogast... Mais cette fois tu ne t'en
tireras pas!

    _Il tire son épée et s'approche de plus près de Gutenberg, qui tire
    également son épée._

GUTENBERG.

Approche donc, misérable!

    _Ils se menacent tous deux de leur épée. Friélo prend un bâton dans
    un coin, et le lève sur le petit Zum, qui a tiré son poignard[B]._

NOTES:

[A] Petit Zum, Zum, le duc, Scheffer, Gutenberg, Friélo.

[B] Gutenberg, Zum, Friélo, petit Zum.


SCÈNE V

Les Mêmes, FUST, _entrant par le fond, entre les deux groupes._

FUST.

Quel est ce bruit? que se passe-t-il ici?... Des épées, des
poignards?... D'où viennent ce tumulte, et ces menaces de mort?

_Les deux Zum reculent, Friélo abaisse son bâton._

GUTENBERG, _à Fust._

Tu me reconnais, n'est-ce pas?... Je suis venu ici pour déjouer tes
ruses, pour confondre tes mensonges et tes perfidies... Tes chiens
aboient après moi, et je tiens tête aux chiens, en attendant que je
m'attaque au maître.

FUST, _bas, à Zum._

Tu n'as donc pas pu me débarrasser de cet homme?...

ZUM, _avec humeur._

Il arrive à l'instant.

FUST, _bas._

Ne vous éloignez pas; tenez-vous derrière cette porte; vous le frapperez
à sa sortie. (_Zum et le petit Zum sortent par la gauche.--À Gutenberg,
avec hypocrisie._) Eh! quoi, messire Gutenberg, hors de l'Allemagne, à
Paris, vous venez me poursuivre de votre haine et de vos fureurs? Il y a
ici, heureusement, des juges et des prévôts, qui sauront me défendre[A].

GUTENBERG, _avec force._

Les juges et les prévôts arriveront trop tard, car je vais te tuer!...

FUST.

Me tuer!... Que vous ai-je fait?

GUTENBERG.

Ce que tu m'as fait?... Il demande ce qu'il m'a fait! Mais tu as voulu,
traître, détruire mon corps et mon âme! Et cela pour la soif de l'or,
par l'appât du gain!... Parce que j'avais refusé de te livrer mon
invention, tu as ourdi contre moi le plus noir des complots. Tu as
envahi, la nuit, à main armée, mon tranquille atelier. Tu as fait
assassiner mon ami, le pauvre Dritzen, qui a expiré sous mes yeux. Et si
je n'ai pas succombé, comme lui, je le dois à un ange du ciel, qui est
apparu pour me défendre... Et n'ayant pu me tuer, tu as entrepris de
tuer ma découverte... Tu fabriques des livres, et tu viens, en plein
Paris, à la face du ciel, déclarer que les livres imprimés n'existent
pas, et que l'art de l'imprimerie est un mensonge! Ces livres que tu as
fabriqués à Mayence, avec tes ouvriers, qui étaient les miens, tu les
vends audacieusement comme des manuscrits... Voilà ton nouveau crime,
Fust! C'est pour cela que tu vas mourir.

           _Il tire son épée. Les deux Zum rentrent par la gauche[B]._

FUST, _fléchissant les genoux, et s'asseyant sur le canapé_.

Qu'est-ce que j'éprouve donc?... Je respire à peine... une sueur glacée
couvre mon corps.

GUTENBERG.

Ah! tu trembles, tu pâlis, tu as peur de la mort!

FUST.

Tu ne me connais pas, Gutenberg. Ce n'est pas la crainte de ton épée, ce
n'est pas la peur de la mort, qui me fait pâlir et trembler.

GUTENBERG.

Qu'est-ce donc?

FUST.

Ce matin, j'étais allé porter, sur sa demande, quelques manuscrits au
médecin de l'Hôtel-Dieu, Mannoury. On m'a fait traverser, pour arriver à
lui, une salle pleine de malades. La souffrance, les cris de douleur et
d'agonie, remplissaient ce lieu funeste. «Quelle est donc la salle que
nous traversons?» ai-je demandé à l'homme qui me conduisait. Et il m'a
répondu. «C'est la salle des pestiférés.» J'ai reculé d'horreur, j'ai
perdu connaissance... En ce moment, venait derrière moi une civière,
emportant le corps d'une malheureuse victime de l'épidémie. Je suis
tombé à la renverse, sur ce corps glacé, et, j'en frémis encore, il m'a
semblé que ce cadavre m'enlaçait de ses bras de marbre, et qu'il me
donnait le baiser de la mort!... Je suis sorti, éperdu, à demi fou de
terreur, croyant toujours sentir sur mes lèvres le funèbre baiser du
pestiféré de l'Hôtel-Dieu... Et maintenant, tes menaces, tes
emportements, ta fureur, tout cela m'accable, m'oppresse. Je souffre, je
souffre horriblement et je sens que j'ai rapporté de l'hôpital, la
maladie terrible... la peste!...

                             _Il retombe sur le canapé._

ZUM.

La peste!...

LE PETIT ZUM.

Sauve qui peut!

                 _Ils sortent, avec les signes de la plus vive terreur._

FRIÉLO, _à Gutenberg_.

Viens donc, maître!...

                   _Gutenberg l'écarte du geste. Friélo sort, en courant._

GUTENBERG.

Étranges créatures que nous sommes! Tout à l'heure, je voulais tuer cet
homme, et maintenant que je le vois haletant, accablé, un pied dans la
tombe, je voudrais le sauver. (_Il remet son épée au fourreau.--À
Fust._) Tu le vois, seul je suis resté. Mon coeur s'amollit au spectacle
de tes souffrances, et je demeurerai près de toi, pour te faire donner
les soins qui te sont nécessaires.

FUST.

Béni sois-tu, Gutenberg! Malheur à moi de t'avoir méconnu, et de t'avoir
si longtemps poursuivi de ma haine! Pardonne-moi, je t'en supplie, mes
torts envers toi. Que je ne paraisse pas devant Dieu, chargé de ton
mépris et de ta malédiction.

GUTENBERG.

Du fond du coeur, je te pardonne! Que Dieu reçoive ton âme en son saint
paradis.

FUST, _à part_.

Ah! la vengeance! la vengeance! (_Haut._) Ce n'est pas assez de tes
paroles, ami Gutenberg. Je veux que tu me donnes le baiser du pardon...
Je veux, pour être bien sûr de tes sentiments, que tu me permettes de
t'embrasser... de t'embrasser comme un fils. (_À part._) Ah! qu'il
vienne! qu'il vienne, et que je lui rende le baiser mortel du pestiféré
de l'Hôtel-Dieu!

NOTES:

[A] Friélo, Gutenberg, Fust.

[B] Petit Zum, Zum, Friélo, Gutenberg, Fust.


SCÈNE VI

FUST, GUTENBERG, MARTHA. _Elle entre par le fond[A]._

GUTENBERG.

Eh bien! puisque tu demandes cette consolation suprême...

                 _Il fait un pas vers Fust, Martha l'arrête._

MARTHA.

Que fais-tu?... Ne comprends-tu pas que c'est la mort que ce misérable
t'offre dans son fatal baiser!...

GUTENBERG.

Serait-il vrai?... une dernière perfidie... Et j'allais en être
victime... Merci, Martha, vous m'avez sauvé une fois encore... Mais
comment vous trouvez-vous ici?

MARTHA.

On a demandé, au couvent de Sainte-Claire de Mayence, quelques
religieuses, pour aller soigner les pestiférés de Paris; et je suis
partie, avec quelques autres soeurs. Tout à l'heure, on est venu
chercher une religieuse, pour donner des secours à un mourant, et
j'accours. Je me charge de cet homme. Laissez-moi le conduire dans sa
chambre.

GUTENBERG.

Vous m'écartez de lui, et vous allez vous exposer vous-même à la
contagion?

MARTHA.

Oh! moi, c'est différent! Les filles de Dieu qui se dévouent aux malades
et aux mourants, ont fait d'avance le sacrifice de leur vie. Quand l'une
d'elles meurt, une autre la remplace. Sa mission est finie ici-bas; une
nouvelle soeur remplira son office. C'est à peine si l'on s'en aperçoit,
car c'est le même costume et presque la même personne, qui assiste le
malade... Dieu la voit, cela suffit!

GUTENBERG.

Tes paroles me remplissent d'admiration et de respect, Martha. Je ne
veux pas que seule tu t'exposes au danger. Laisse-moi prendre une part
des soins à donner à ce malade.

_Il passe derrière Martha, et fait lever et sortir, avec Martha, Fust,
qui se tient à peine.--Ils sortent par la droite, Fust regardant
Gutenberg avec un mélange d'admiration et du remords._

NOTES:

[A] Gutenberg, Martha, Fust.


SCÈNE VII

ANNETTE, SCHEFFER.

    _La scène reste vide pendant quelques instants; puis Scheffer et
    Annette entrent ensemble par le fond[A]._

SCHEFFER.

Quel bonheur pour moi, dame Annette, de vous voir ici! Vous avez donc
accompagné à Paris, Gutenberg?

ANNETTE.

Nous sommes arrivés ce matin, et Gutenberg n'a pas voulu tarder un
instant de se rendre chez Fust. Quant à moi, je suis restée quelques
heures à l'hôtellerie, pour prendre un peu de repos, et quitter ma
toilette de voyage... Et me voilà!... Que se passe-t-il ici? J'ai vu, en
arrivant, tous les visages renversés.

SCHEFFER.

La maison est, en effet, en proie à l'agitation, au vertige. Fust vient
d'être atteint de la peste; il est moribond.

ANNETTE.

Que m'apprenez-vous?

SCHEFFER.

Dame Annette, les moments sont précieux. Je ne trouverai peut-être pas
une autre occasion de vous voir, de vous parler sans témoin...
Laissez-moi donc vous dire ce qui remplit mon coeur...

ANNETTE.

Parlez!

SCHEFFER.

Voilà huit ans que je vous vis pour la première fois. J'étais alors,
vous le savez, calligraphe dans l'imprimerie de Gutenberg, au couvent de
Saint-Arbogast. Tous les jours, vous vous occupiez activement des
travaux de l'atelier, et tous les jours, j'admirais votre haute et
sereine intelligence; je m'enivrais de la douceur et de l'éclat de vos
regards.

ANNETTE.

Scheffer![B]

SCHEFFER.

Comment aurais-je pu rester insensible à votre beauté, au charme de
votre voix, aux mille perfections qui vous élèvent au-dessus des autres
femmes? J'étais désolé de vous voir, vous si belle, si jeune encore,
languir sous la froideur d'un époux usé par les soucis, plus encore que
par l'âge, et qui ne pouvait vous donner ni fortune ni amour.

ANNETTE, _avec force_.

C'est pour cela sans doute, que seul de tous nos ouvriers, tu sortis du
couvent? C'est pour cela que, dans la nuit même qui suivit ton départ,
les sbires du tribunal criminel nous surprenaient, pillaient nos
ateliers, massacraient le pauvre Dritzen, et consommaient notre ruine!
Ôte-toi de mes yeux! Tu n'es qu'un artisan de crime et de trahison.

SCHEFFER.

Ah! ne m'accusez pas. La fatalité a fait tout le mal. J'étais fou, fou
d'amour et de jalousie. Je ne pouvais plus vivre en vous voyant sans
cesse aux côtés de l'homme que je haïssais, parce qu'il était votre
époux. D'ailleurs, il était bien vrai que ma mère m'appelait, pour
recueillir son dernier soupir. C'est pour ce double motif que je
demandai à vous quitter. Le malheur voulut que Fust apprît ma sortie du
couvent. Il vint aussitôt me trouver, il m'accabla de questions, de
demandes, de promesses... Que vous dirai-je? J'avais la tête perdue et
de mon amour inavoué, et de la mort imminente de ma mère. Fust tira de
moi quelques paroles, quelques indications, qui lui étaient du reste,
bien peu nécessaires, avec sa résolution d'agir par la violence autant
que par la ruse... Il y a longtemps que j'ai expliqué tout cela à votre
époux, et qu'il m'a pardonné... Mais, je vous en supplie, dame Annette,
l'heure me presse, laissez-moi, sans perdre de temps, achever ce qu'il
me reste à vous dire... Fust vient d'être frappé de la maladie terrible
qui désole Paris. En le voyant près d'expirer, en songeant que sa place
va être libre dans l'imprimerie de Mayence, j'ai fait un rêve...

ANNETTE.

Un rêve?

SCHEFFER.

Oui, je rêvais au bonheur qui m'attendait si Gutenberg, à la place de
Fust, devenait mon associé dans l'imprimerie; s'il rentrait avec moi
dans ces ateliers, qui sont les siens, et dont l'a chassé la déloyauté
de son ennemi. Alors, et dans ce même rêve, dame Annette, je vivais sans
cesse près de vous, je m'enivrais de vos regards, de votre esprit. Vous
étiez la reine de ce monde de travailleurs et d'artistes; vous nous
inspiriez tous de votre ardeur, de votre ambition, de vos audaces... Et
tous, heureux et soumis, nous marchions ensemble à la gloire et au
bonheur.

ANNETTE.

Ce ne sont pas seulement des pensées coupables que tu exprimes là,
Pierre Scheffer, ce sont des pensées impies. Oublies-tu qu'il y a là
(_Elle passe et montre la chambre de Fust._)[C] un homme qui souffre et
qui meurt? Ce sont les dépouilles d'un mourant qui te préoccupent en ce
moment, et qui te dictent ces propositions déloyales... Mais tu te
trompes, Scheffer, et ton espoir n'est pour moi qu'une offense. Jamais,
jamais, entends-tu! je ne faillirai à mes devoirs!... Renonce donc à me
poursuivre des élans d'un amour coupable. Gutenberg fut ton protecteur
et ton maître, respecte sa femme.

SCHEFFER.

Croyez-vous donc que l'on commande à son coeur? Suis-je le maître de
vous oublier? Est-ce ma faute si votre seule présence, si votre voix
seule me troublent et m'enivrent? Quelle est la puissance qui pourrait
m'empêcher de tomber à vos pieds, et de vous répéter que mon coeur et ma
vie sont à vous à jamais?

                        _Il prend la main d'Annette, et se met à genoux._

NOTES:

[A] Scheffer, Annette.

[B] Annette, Scheffer.

[C] Scheffer, Annette.


SCÈNE VIII

SCHEFFER, ANNETTE, MARTHA, _sortant de la chambre de Fust_[A].

MARTHA, _qui a entendu les dernières paroles de Scheffer, à part._

Qu'ai-je vu?... Annette!... Scheffer!... Ah!... (_Scheffer se relève.
Haut, à Annette._) C'est vous, dame Annette, vous êtes arrivée dans un
triste moment.

ANNETTE.

Oui, Fust est en danger de mort. Comment se trouve-t-il?

MARTHA.

Plus d'espoir!... mais voici Gutenberg, que j'ai laissé près de lui.


SCÈNE IX

Les Mêmes, GUTENBERG, _entrant par la droite[B]._

ANNETTE.

Eh! bien?

GUTENBERG.

Tout est fini!

MARTHA.

À genoux, mes amis, et prions Dieu pour cette âme qui s'envole dans
l'éternité! (_Ils s'agenouillent._) Que la miséricorde céleste s'étende
sur celui que la grâce a touché à ses derniers instants: que Dieu
reçoive en son sein le pécheur repenti.

                                             _Ils se relèvent._

SCHEFFER, _à Gutenberg_[C].

Puisque Dieu a jugé bon de rappeler à lui notre maître Fust, il n'y a
plus de raisons de laisser subsister entre nous la discorde et la haine.
Permets-moi donc, Gutenberg, de te dire: «Il y a, à Mayence, tout ce que
peuvent désirer tes justes ambitions. Là, s'exerce, dans toute son
ampleur, dans toute son activité, l'art auquel tu as voué ta vie.
L'imprimerie de Fust et Scheffer est veuve de l'un de ses chefs:
Gutenberg, veux-tu prendre la place de celui que Dieu vient de rappeler
à lui? Veux-tu concourir avec moi aux travaux qui nous illustreront
tous, en répandant dans le monde entier, les oeuvres de la science de la
littérature et des arts? Veux-tu rentrer en maître dans ces ateliers
d'où t'a banni un concours fatal de circonstances, que je déplore, et
auxquelles, tu le sais, je suis resté étranger?»

GUTENBERG.

Tes paroles sympathiques, cette proposition inattendue, l'horizon
nouveau que tu ouvres à ma pensée, tout cela m'éblouit, Scheffer.
Laisse-moi reprendre un moment mes esprits, et réfléchir à ton offre
amicale...

ANNETTE.

Et qu'est-il besoin de réflexions et de délais? Peux-tu te méprendre à
l'importance de l'offre généreuse que te fait l'amitié de Scheffer?
Peux-tu hésiter? Peux-tu faire attendre un moment ton acceptation? Où
trouveras-tu une occasion plus brillante et plus facile de te consacrer
au perfectionnement de l'art qui te doit sa naissance? (_À Scheffer._)
Oui, Scheffer, oui, j'en réponds pour lui, Gutenberg accepte avec
reconnaissance l'association que tu lui proposes.

GUTENBERG, _à Scheffer, en lui prenant la main_.

Eh! bien oui, j'accepte! Viens, ami; demain nous partirons pour Mayence.

                                    _Ils sortent par la droite._

NOTES:

[A] Scheffer à genoux, Annette, Martha.

[B] Annette, Scheffer, Martha, Gutenberg.

[C] Annette, Martha, Scheffer, Gutenberg.


SCÈNE X

MARTHA, ANNETTE[A].

MARTHA.

Et moi, je dis, madame, que Gutenberg ne doit pas partir!

ANNETTE.

Il ne doit pas partir!... et pourquoi?

MARTHA.

N'insistez pas; je ne pourrai vous répondre. Seulement, dans l'intérêt
de tout ce qu'il a de plus sacré, de plus précieux au monde, que
Gutenberg n'habite jamais sous le même toit que Scheffer.

ANNETTE.

Mais, encore une fois, quel motif invoques-tu pour détourner mon époux
d'une carrière où tout l'appelle, son intérêt, ses goûts, l'avenir de
son art?

MARTHA.

Je n'ai rien à répondre.

ANNETTE.

Ainsi, tu viens te jeter au travers de nos projets, de nos plans
d'avenir, de fortune et de gloire, et tu ne veux donner aucune raison de
tes paroles!... Que veux-tu dire et que caches-tu sous tant de
réticences et de mystère?

MARTHA.

Je n'ai ni à me défendre, ni à accuser... Adieu, Annette.

                                           _Fausse sortie._

ANNETTE, _prenant Martha par la main, et l'amenant au milieu du
théâtre_.

Soeur de Sainte-Claire, tu as aimé avant de prendre le voile, et celui
que tu aimais, c'était Gutenberg, celui qui est maintenant mon époux.
Pourquoi, je te le demande en secret, mes yeux dans tes yeux, mon regard
dans ton regard, pourquoi, ne veux-tu pas que Gutenberg retourne à
Mayence?... Est-ce parce qu'il ne t'y trouverait plus? Sous le voile de
la soeur Sainte-Claire sentirais-tu encore battre le coeur de l'imagière
de Harlem, et voudrais-tu être, comme autrefois, ma rivale d'amour?...

MARTHA.

Oui, j'ai aimé celui qui est aujourd'hui ton époux, et qui devait être
le mien; et depuis longtemps mon amour s'est transformé en une affection
profonde et douloureuse. Tu me demandes pourquoi je conseille qu'il ne
retourne pas à Mayence?... Je vais te le dire. C'est parce que son
honneur m'est plus cher que la vie, et que son honneur serait à la merci
de l'homme qui te poursuit...

ANNETTE.

De qui parles-tu?

MARTHA.

De Pierre Scheffer, qui t'aime, qui t'aime d'un amour insensé. Tu ne
l'ignores pas; car il te le disait tout à l'heure, et je l'ai vu à tes
pieds!

ANNETTE, _confuse et s'asseyant sur le canapé_.

Ah!

                           _Elle se cache la figure dans ses mains._

MARTHA.

Tu finirais par succomber à cet amour. C'est donc pour toi, Annette,
autant que pour Gutenberg, que j'ai parlé... Maintenant j'ai tout dit,
j'ai rempli mon devoir, j'ai agi selon ma conscience et mon coeur: le
reste à la grâce de Dieu!

                   _Elle sort par le fond, Annette tombe sur le canapé._


NOTES:

[A] Martha, Annette.



ACTE QUATRIÈME

CINQUIÈME TABLEAU

ARCHEVÊQUE ET SOLDAT

    _L'intérieur de l'imprimerie de Scheffer et de Gutenberg à
    Mayence.--Porte au fond.--À gauche de la porte, une presse.--À
    droite de la porte, une armoire.--Au premier plan, à gauche, un
    bureau.--Au premier plan, à droite, une table.--Au deuxième plan, à
    droite, une fenêtre.--Portes latérales._


SCÈNE PREMIÈRE

ANNETTE, HÉBÈLE, FRIÉLO.

    _Au lever du rideau, Annette range sur le bureau à gauche. Friélo
    est devant la presse. Hébèle entre par la porte du fond, et va
    ranger sur la table, à droite._

HÉBÈLE.

Quelle activité, aujourd'hui, chère Annette, dans l'imprimerie de
Gutenberg et de Scheffer! Tout le monde est occupé et tout le monde est
content.

ANNETTE.

Oui, leur association a merveilleusement réussi. Les livres qui sortent
de leurs presses font l'admiration de l'Allemagne, et Mayence est
justement fière d'avoir été le bureau de cet art.

HÉBÈLE.

On tire aujourd'hui la dernière feuille de la Bible. Mon frère a décidé
que le tirage de cette feuille serait fait avec quelque solennité, et
qu'un banquet fraternel réunirait ensuite tous les ouvriers de
l'imprimerie.


SCÈNE II

ANNETTE, HÉBÈLE, FRIÉLO, GUTENBERG, _ensuite_ Ouvriers imprimeurs, _en
habits de fête, des bouquets à la boutonnière[A]._

GUTENBERG, _à Friélo_.

Friélo, va prévenir les ouvriers que tout est prêt, et que nous les
attendons.

                                   _Friélo sort par le fond._

ANNETTE.

Je présiderai au festin, et tu resteras ici, avec Scheffer. C'est bien
là ce qui est convenu?

GUTENBERG.

Parfaitement.

FRIÉLO, _précédant les ouvriers_.

Par ici, camarades.

    _Les ouvriers entrent par la gauche, et se rangent des deux côtés du
    théâtre._

GUTENBERG[B].

Mes amis, il ne manque plus qu'une feuille à notre Bible, et j'ai voulu
vous réunir, pour la faire tirer devant vous. (_On tire une feuille de
la presse, et Gutenberg la montre aux assistants, avec solennité._) La
voilà, cette dernière feuille! La Bible est achevée. L'éternelle lumière
de ce livre divin pourra désormais luire par tous les hommes. Remercions
le Seigneur qui a permis la création de l'imprimerie, et prions-le de
bénir les premiers ouvriers de cet art nouveau.

    _Les hommes se découvrent et les femmes s'agenouillent, pendant que
    Gutenberg montre la feuille de la Bible. Puis les femmes se
    relèvent, Friélo prend la feuille des mains de Gutenberg, la plie et
    la joint aux autres feuilles déjà pliées, pour en faire un volume._

ANNETTE.

Quel grand jour, que celui où tu as terminé le plus beau livre de ton
imprimerie, le chef-d'oeuvre qui fera vivre à jamais ton nom dans la
mémoire des hommes! Tes longs travaux, les recherches qui ont occupé ta
vie entière, sont ainsi récompensés. Tu trouvas le germe de cette
invention dans l'atelier de Laurent Coster, et tu as su le porter à sa
perfection. Aux ébauches de l'imagier de Harlem tu as substitué ce
chef-d'oeuvre, et le titre de créateur de l'imprimerie t'est justement
acquis.

GUTENBERG, _aux ouvriers_.

Et maintenant, mes amis, mes enfants, je veux qu'un banquet cordial
réunisse tous ceux qui ont contribué, par leur zèle, par leur
dévouement, par leurs labeurs, au succès de l'oeuvre que nous avons
accomplie. Les tables sont dressées dans la grande salle. Allons
célébrer, le verre en main, cette heureuse journée.

LES OUVRIERS.

Vive Gutenberg!

_Friélo ouvre la porte de droite, va aux ouvriers, les fait sortir et
les suit. Scheffer prend par la main Hébèle et la conduit à la porte de
droite. Gutenberg prend Annette par la main et lui fait signe de suivre
les ouvriers; Scheffer s'efface, pour la laisser passer._

NOTES:

[A] Annette, Friélo, Gutenberg, Scheffer, Hébèle.

[B] Annette, Gutenberg, Scheffer, Friélo, Hébèle, ouvriers au fond et
des deux côtés.


SCÈNE III

GUTENBERG, SCHEFFER[A].

GUTENBERG.

Les chers enfants! Quelle joie, quel orgueil ils éprouvent! Voilà des
instants qu'on n'oublie pas. (_À Scheffer._) Mais il ne faut pas que la
solennité de ce jour nous fasse perdre de vue les affaires. Travaillons,
ami Scheffer... On vient de me remettre, de la part de notre prince,
l'archevêque, ce manuscrit à composer!

SCHEFFER.

De la part du prince?... Ceci nous touche de près; car le sort de notre
ville et nos libertés municipales sont en jeu dans la situation critique
où se trouve notre digne souverain, Diether d'Yssembourg. Voyons de quoi
il s'agit. (_Il s'asseoit et lit._) «_À l'Empereur d'Allemagne, Frédéric
II, archevêque de Mayence, contre les attaques, violences et iniquités
de son voisin, le comte Adolphe de Nassau._» C'est une pièce que le
prince archevêque veut faire imprimer et publier, pour protester, devant
l'Europe, contre la guerre que lui a déclarée le comte de Nassau, et
pour réclamer de l'Empereur d'Allemagne, Frédéric II, des forces
militaires à opposer à celles de son ennemi.

GUTENBERG.

Et que dit notre cher souverain, dans sa protestation?

SCHEFFER, _parcourant des yeux le manuscrit_.

Il commence par rappeler la cause première du conflit armé qui règne
entre lui et le comte de Nassau.

GUTENBERG, _debout près de Scheffer, assis_.

La cause est assez connue, et d'ailleurs, fort singulière. C'est
l'archevêque de Mayence qui a le droit de convoquer les princes
d'Allemagne, quand il s'agit d'élire les empereurs; et c'est dans la
cathédrale de Mayence qu'a toujours lieu le couronnement de l'empereur
élu. Or, le pape Pie II, qui est bien le plus remuant, le plus intrigant
de tous les papes présents et passés, exigeait que notre prince électeur
s'engageât à ne jamais convoquer, sans son ordre à lui, le pape, le
collège électoral des princes d'Allemagne. Notre prince a répondu que si
le pape était maître à Rome, lui, Diether d'Yssembourg, était le maître
à Mayence; qu'il ne se mêlait point des querelles du pape avec les
Napolitains, les Toscans ou les Lombards, et qu'il entendait que le pape
n'intervînt point dans ses rapports avec les princes allemands.

SCHEFFER.

La réplique était juste, mais le pape Pie II, qui a passé sa vie à
batailler contre tous les souverains de l'Europe, et à se mêler à toutes
les intrigues des cours, n'était pas homme à s'arrêter devant les
protestations d'un archevêque. Par une bulle foudroyante, il a déposé
Diether d'Yssembourg, et institué à sa place, comme souverain de
Mayence, notre puissant voisin, le comte Adolphe de Nassau. (_Parcourant
les papiers._) Tout cela est rappelé dans cette pièce... Mais notre cher
souverain ajoute qu'il n'a pas voulu subir la décision pontificale. Il a
fait appel aux amis qu'il possède parmi les princes régnants de
l'Allemagne, et l'un d'eux, l'électeur Palatin, a mis à sa disposition
des armes et des troupes, pour les opposer à celles du comte de Nassau.

GUTENBERG.

Et de bonnes troupes, puisqu'il y a un an, le 14 septembre 1461, une
bataille rangée a eu lieu, sur les bords du Mein, près d'Heidelberg, et
que les soldats de Nassau ont été complètement battus par les nôtres.
(_Il se lève._) Victoire fâcheuse, peut-être, car le comte de Nassau,
furieux de sa défaite, et le pape, irrité d'une pareille résistance, ont
si bien manoeuvré qu'ils ont détaché de notre cause l'électeur Palatin.
Notre ancien allié nous a retiré ses troupes; de sorte qu'aujourd'hui,
nous en sommes réduits à nos propres forces, c'est-à-dire à la garde
civique, pour repousser les attaques des gens de Nassau.

SCHEFFER.

Tout cela est expliqué ici, et Diether d'Yssembourg conclut en demandant
à l'Empereur d'Allemagne, le prompt secours de forces militaires.

GUTENBERG.

Ce secours viendrait trop tard, car Adolphe de Nassau presse ses
armements; et comme nous n'avons, pour défendre la ville, que ses vieux
remparts et ses anciennes fortifications, je suis loin, ami Scheffer,
d'être rassuré sur le sort de Mayence.

                                         _Il va au bureau à gauche._

SCHEFFER.

L'avenir me paraît, en effet, assez sombre pour nous. (_Il se lève et
frappe sur un timbre. Friélo entre par la droite, premier plan._)
Friélo, va porter ceci aux ateliers, et qu'on le compose sans retard[B].

FRIÉLO, _lisant le papier qu'on lui a remis_.

«_Supplique du prince électeur, Diether d'Yssembourg, à l'Empereur
d'Allemagne._» Eh bien, il ne fera pas mal de se presser de nous envoyer
des secours, l'Empereur d'Allemagne; car la pauvre ville de Mayence en a
grand besoin. Tout y est sens dessus dessous. Les femmes pleurent et les
enfants crient. Les gardes civiques fourbissent leurs rapières et
astiquent leurs hallebardes; tandis que les artilleurs traînent les
bombardes du côté des remparts. Comment tout cela finira-t-il?

SCHEFFER.

Va donc porter cette copie, Friélo... Je t'ai dit que c'était pressé!

FRIÉLO.

J'y cours, maître, j'y cours. (_Il va pour sortir par la porte de
droite, mais il s'arrête.--Regardant à gauche._) Monsieur Scheffer,
voyez donc la visite qui nous arrive!

SCHEFFER.

Une visite?

FRIÉLO.

Je ne vois pas les visages, mais ce sont des personnages de très haut
rang, car tous les ouvriers s'inclinent sur leur passage, avec les
signes du plus profond respect.

                                     _Il sort par la droite._

NOTES:

[A] Scheffer, Gutenberg.

[B] Gutenberg, Scheffer, Friélo.


SCÈNE IV

DIETHER D'YSSEMBOURG, SCHEFFER, GUTENBERG, CONRAD HUMMER, Hallebardiers.

    _Les hallebardiers se rangent des deux côtés de la porte._

UN SOLDAT, _annonçant_.

Monseigneur Diether d'Yssembourg, prince électeur, archevêque de
Mayence; M. Conrad Hummer, Syndic de la ville!

    _Le prince électeur et Conrad Hummer entrent[A]._

GUTENBERG.

Heureuse et honorée la maison qui reçoit aujourd'hui le souverain de
Mayence!... ainsi que toi, mon cher Conrad, toi qui es maintenant le
Syndic de notre bonne ville.

DIETHER D'YSSEMBOURG.

Mon cher Gutenberg, mon cher Scheffer, nous laisserons pour un autre
moment les cérémonies et les discours. Les circonstances sont graves, et
ma visite vous dit assez qu'un grand péril menace la cité. Notre
constant ennemi, celui qui, soutenu par le pape, a juré de détruire vos
libertés municipales, et d'absorber Mayence dans ses États, a rassemblé
toutes ses forces, et il marche sur notre ville. Il ne faut pas nous
laisser surprendre. C'est pour cela qu'avec le Syndic de la ville, je
viens donner mes instructions aux chefs des gardes civiques auxquels est
confiée la défense des dix portes fortifiées de la ville. Vous,
Scheffer, et vous, Gutenberg, êtes chargés de garder deux portes,
n'est-ce pas?

CONRAD HUMMER.

Oui; Gutenberg et Scheffer doivent se placer, avec les hommes de leur
quartier, dans les poternes et bastions qui défendent la troisième et la
quatrième porte du côté du Rhin.

DIETHER D'YSSEMBOURG.

Eh! bien, Scheffer, eh! bien, Gutenberg, voici le relevé des forces dont
vous disposerez. (_Il leur remet à chacun un pli. Gutenberg et Scheffer
prennent le pli et s'inclinent._) Dans cette note se trouve le détail
des quantités de poudre et de boulets de pierre accompagnant la bombarde
qui a été placée sur le rempart, entre la troisième et la quatrième
porte du Rhin. Il y a aussi le détail de l'approvisionnement, en grains
et fourrages, pour les chevaux, en cas d'une sortie de notre part.

SCHEFFER.

Nous avons ici soixante ouvriers solides, qui peuvent se rendre, avec
nous, à la porte du Rhin; mais ils ne sont pas encore armés.

DIETHER D'YSSEMBOURG.

Qu'ils se rendent sur la place du Dom. Là, les piques, les lances et les
épées, leur seront délivrées. Nous n'avons, malheureusement pas d'armes
à feu portatives, couleuvrines ou arquebuses, à opposer à nos ennemis,
qui en ont fait venir d'Espagne. Mais la vaillance elle patriotisme des
citoyens suppléeront à l'insuffisance de leurs armes.

    _Fausse sortie du prince et de Conrad Hummer._

DIETHER D'YSSEMBOURG, _revenant_.

Ah! un mot encore. Des vedettes sont placées sur les tours des Églises,
aux quatre coins de la ville. Elles ont pour mission, dès qu'elles
apercevront l'ennemi, de sonner aussitôt le tocsin. Ce sera le signal
d'alarme et d'appel pour toutes les gardes civiques et pour les
habitants de la ville en état de porter les armes... Ainsi, dès que vous
entendrez le tocsin, Scheffer, dès que vous l'entendrez, Gutenberg,
n'hésitez pas un instant, courez, volez aux remparts. Seriez-vous près
de votre fils nouveau né, seriez-vous au chevet de votre mère mourante,
abandonnez tout, courez au combat!

GUTENBERG.

Il s'agit de défendre nos femmes et nos enfants, et de sauver nos
libertés civiques. Nos bras, nos forces, notre existence, sont à vous,
monseigneur.

DIETHER D'YSSEMBOURG.

Je savais que je pouvais compter sur votre courage et votre dévouement.
Adieu donc; je vais continuer à donner mes instructions aux chefs des
autres bastions et poternes.

CONRAD HUMMER, _prenant la main de Gutenberg_.

Nous nous retrouverons, cher camarade, devant l'ennemi.

GUTENBERG.

Permettez, monseigneur, que je vous reconduise jusqu'à votre carrosse.

    _Diether sort, suivi de Conrad et de Gutenberg. Les soldats suivent.
    Scheffer qui les a suivis, rentre en scène._

NOTES:

[A] Gutenberg, Conrad, Diether, Scheffer, Hallebardiers, au fond.


SCÈNE V

SCHEFFER, ANNETTE.

ANNETTE, _entrant par la droite_[A].

C'est le prince électeur et le Syndic de la ville qui sortent d'ici?...
Que se passe-t-il donc? Je meurs d'inquiétude.

SCHEFFER.

Des événements très graves se préparent. Le temps presse et je vous prie
de m'écouter; car j'ai à vous parler, et de choses sérieuses.

ANNETTE.

Je vous écoute.

SCHEFFER.

Depuis trois ans, je travaille en secret, au perfectionnement de
l'imprimerie, et j'ai été assez heureux pour trouver un procédé qui va
simplifier extraordinairement la fabrication des caractères. Vous savez
que les lettres métalliques dont nous nous servons, sont sculptées une à
une. C'est un travail énorme et très dispendieux. Or, j'ai imaginé de
graver en acier un type, qui me sert à frapper ensuite un moule à
lettres. Je coule dans ce moule l'alliage destiné à former les
caractères, et j'obtiens ainsi des lettres ayant toute la perfection
désirable, tout en conservant le type primitif en acier.

ANNETTE.

C'est assurément une grande simplification, et je reconnais là votre
talent.

SCHEFFER.

Attendez! je n'ai pas fini. Gutenberg emploie, pour imprimer ses livres,
les lettres gothiques des anciens manuscrits. Je veux, moi, faire usage
des caractères romains, dont la netteté est précieuse, non seulement
pour l'imprimeur, car elle simplifie son travail, mais aussi pour le
lecteur, car elle facilite la lecture.

ANNETTE.

C'est encore là une belle idée! Mais pourquoi, Scheffer, est-ce à moi
que vous parlez de tout cela, au lieu de le communiquer à Gutenberg, à
votre associé[B]? S'il est vrai que vous ayez découvert plusieurs
perfectionnements utiles à l'art de l'imprimerie, votre devoir serait de
les communiquer à Gutenberg, qui, depuis deux ans, n'a aucun secret pour
vous, qui vous a initié à ses travaux, et vous a traité comme un fils.

SCHEFFER.

Vous oubliez que je vous aime, dame Annette! C'est pour me rendre digne
de vous que j'ai voulu surpasser Gutenberg. Je vous savais ambitieuse de
gloire et passionnée pour notre art. C'est pour cela que je viens vous
dire: «Gutenberg n'est pas le seul créateur de l'imprimerie. Un autre
qui a reçu du ciel ce même don suprême que vous admirez en lui, un
autre, après avoir découvert de nouveaux procédés pour l'imprimerie, met
à vos pieds ses talents et son coeur». Que me répondrez-vous?

ANNETTE.

Je vous répondrai que celui qui veut, du même coup, ravir le bonheur et
la gloire à son bienfaiteur, est un double traître. Je lui dirai qu'il a
menti; car l'art de l'imprimerie a été créé par celui là même qu'il veut
trahir, comme inventeur et comme époux.

SCHEFFER.

Annette! ne me repoussez pas. Croyez en ma parole, et ne vous abusez pas
plus longtemps sur le compte d'un homme qui ne peut plus répondre aux
aspirations de votre coeur, ni de votre esprit.

ANNETTE.

Je vous l'ai déjà dit, Scheffer, j'aime Gutenberg pour son génie, pour
l'affection qu'il me porte, et je suis véritablement indignée de vos
paroles.

SCHEFFER.

Quoi! c'est lorsque j'ai réussi dans mes travaux, au point de surpasser
Gutenberg; c'est lorsque je viens vous offrir les prémices de ma
découverte et le don de mon coeur, que vous m'écrasez de votre
orgueilleuse préférence pour un autre! Ne prononcez plus devant moi le
nom de mon rival; car ce nom ne m'inspire que révolte et jalousie!
Annette, prenez garde, car maintenant, je hais Gutenberg!...

ANNETTE, _elle marche sur Scheffer, qui recule_.

Des menaces, Scheffer! des menaces, parce que je refuse de répondre à un
amour coupable! Esprit envieux, serpent réchauffé dans le sein de
l'amitié, la passion te fait oublier le respect que tu dois à ton maître
et à moi[C].

SCHEFFER.

Annette! de grâce, écoutez-moi! Je n'ai pas tout dit... J'ai pris toutes
mes dispositions pour créer une imprimerie nouvelle, qui fera une
révolution dans cet art. C'est à Francfort que je compte l'établir. Mais
j'entends ne conserver aucun rapport avec Gutenberg. Venez avec moi,
chère Annette; venez partager la destinée brillante qui m'attend, et
laissez s'écouler votre vie, heureuse et tranquille, entre la richesse
et la gloire. Que l'amour ardent que je vous ai voué depuis dix années,
ait enfin son couronnement!... (_Il prend Annette dans ses bras._)
Consentez à me suivre. Tout est préparé pour nous rendre ensemble à
Francfort.

GUTENBERG, _vers les dernières paroles de Scheffer était entré sans rien
dire. Il avait ouvert l'armoire, pris son épée et bouclé son ceinturon.
Il a entendu les dernières paroles de Scheffer._

Misérable! Tu veux, à la fois, suborner ma femme et me ravir ma gloire!
Je suis stupéfait de tant de duplicité et de tant d'audace[D]!

SCHEFFER.

Tu as entendu mes paroles? Tu nous épiais! Eh bien! assez de
dissimulation, assez d'ombre et de mystères. Oui, depuis longtemps
j'aime Annette, et je ne vois en toi qu'un rival que j'abhorre. Autant
que toi, j'ai le génie de l'art, et je te le prouverai en ouvrant à
Francfort une imprimerie rivale, qui fera oublier jusqu'à ton nom. Quant
à Annette, laisse-la choisir entre nous deux.

GUTENBERG.

Quelle indignité!

SCHEFFER.

Ah! maintenant, rien ne m'arrêtera plus, ni pour parler, ni pour agir.
J'aime, je te le répète, Annette de la Porte-de-Fer, et je l'ai toujours
aimée. Je l'aimais déjà quand je travaillais sous tes ordres, au couvent
de Saint-Arbogast. Je l'aime plus encore depuis que je vis sans cesse
près de vous; et toi je te hais, parce que tu es son époux... Ainsi,
qu'elle prononce entre nous, qu'elle dise si elle veut, oui ou non, me
suivre à Francfort!

GUTENBERG.

Voilà donc tes vrais sentiments! Le voilà donc jeté le masque qui
cachait la noirceur de ton âme! Traître, tu ne périras que de ma
main!... Défends-toi!

    _Ils tirent leurs épées, qu'ils portaient à la ceinture, et se
    battent. Le tocsin sonne._

ANNETTE.

C'est le tocsin! Que veut dire cela?

                                   _Ils abaissent leurs épées._

GUTENBERG, _avec force_.

Cela veut dire que l'ennemi est aux portes de la ville; cela veut dire
que le combat va s'engager sous nos murs; cela veut dire qu'il faut,
pour le moment, faire trêve à nos querelles, à nos ressentiments, à nos
haines, et courir au poste dont le commandement nous a été confié.

                                 _Il remet l'épée au fourreau._

SCHEFFER, _remettant l'épée au fourreau_.

Tu as raison, Gutenberg. Courons où la patrie nous appelle! Et à demain
nos querelles et ma vengeance!

GUTENBERG.

Aux remparts! à la poterne!

SCHEFFER.

Aux remparts! à la poterne!

    _Ils sortent en courant. Le canon gronde pendant la chute du rideau.
    Annette veut retenir Gutenberg, mais celui-ci la repousse avec
    colère. Annette tombe au milieu du théâtre._

NOTES:

[A] Scheffer, Annette.

[B] Scheffer, Annette.

[C] Annette, Scheffer.

[D] Scheffer, Gutenberg, Annette.



SIXIÈME TABLEAU

LA PRISE DE MAYENCE

    _Même décor, mais sans les accessoires._


SCÈNE PREMIÈRE

ANNETTE, FRIÉLO.

    _Au lever du rideau, Annette est agenouillée à droite, devant la
    fenêtre.--Friélo est au fond, regardant à gauche, à la cantonade._

ANNETTE, _priant_.

Seigneur! ta colère est terrible! Avec quelle rigueur ton bras s'est
abattu sur tes malheureux enfants! Mais tu es aussi le Dieu de clémence
et de bonté. Assez de ruines se sont accumulées; assez de sang a coulé
de nos veines, assez de larmes sont tombées de nos yeux. Seigneur,
suspends les coups dont ta main nous accable. Sauve ce qui reste des
personnes et des biens de la pauvre cité de Mayence! (_Elle se lève et
va à la fenêtre._) Quel affreux spectacle! Le feu est aux quatre coins
de la ville. La rue est pleine de fuyards et de soldats, ivres de la
victoire, et encore enflammés de la fureur du combat. On n'entend que
des cris de douleur et d'épouvante. Partout la désolation, la terreur et
la mort!

FRIÉLO, _à la porte du fond_.

Quel est ce groupe de fuyards?... Ce sont nos ouvriers. Ils sont
poursuivis et viennent se réfugier ici...

ANNETTE.

Gutenberg est-il avec eux?

FRIÉLO.

Oui! grâce à Dieu!... Je vois aussi Scheffer!

ANNETTE.

Ah!

FRIÉLO.

Ils ont franchi la porte, ils rentrent! Les voici!


SCÈNE II

ANNETTE, FRIÉLO, Ouvriers, _entrant en tumulte par le fond, les habits
déchirés_, GUTENBERG, SCHEFFER[A].

ANNETTE, _courant à Gutenberg_.

Dieu soit loué! tu me reviens! Je n'ai pas tout perdu, puisque tu es
vivant!

GUTENBERG, _tenant son épée nue_.

Quelle affreuse journée! La ville a été surprise au milieu de la nuit.
Les troupes du comte de Nassau ont franchi les remparts, presque sans
résistance, et ont tout envahi, Diether a pu s'enfuir, en franchissant
le mur d'enceinte du côté du Rhin, et en prenant une barque. Encore
a-t-il failli périr dans le fleuve, au milieu de l'obscurité de la nuit.
Cependant il est en sûreté. Par ordre du comte de Nassau, la ville est,
depuis ce matin, livrée au pillage, et toutes les horreurs s'y
commettent. (_Bruit au dehors._) Quels sont ces cris?... (_Annette va à
la fenêtre, Gutenberg la suit._) Une troupe de volontaires remplit la
rue et se dirige vers nous! (_Aux ouvriers, à la cantonade._) Barricadez
la porte, mes amis...

ANNETTE.

Il serait trop tard! Ils sont là.

NOTES:

[A] Annette, Gutenberg, Scheffer, Friélo, Ouvriers, au fond.


SCÈNE III

Les Mêmes, Soldats DE NASSAU, _entrant par le fond_, ZUM, _et_ LE PETIT
ZUM, _les précédant_.

ZUM, _entre par le fond, suivi du petit Zum. Au fond, les soldats se
battent avec les ouvriers_.

Par ici, mes amis, par ici. Je connais la maison et ses habitants; vous
y trouverez, j'en réponds, un riche butin[A].

GUTENBERG, _à Zum_.

Ah! c'est toi! Tu as donc repris la souquenille du reître?

ZUM.

Oui; quand j'ai appris qu'il y avait guerre et promesse de pillage, j'ai
demandé à rentrer dans les troupes volontaires du comte de Nassau... et
mon petit frère aussi.

GUTENBERG.

Et vous venez, naturellement, faire ici oeuvre de pillards et de
bandits! Je te reconnais, misérable, c'est toi qui as tué Dritzen, à
Strasbourg, et qui as bien manqué, à Paris, de me frapper
traîtreusement.

SCHEFFER.

Et voilà les hommes dont nos ennemis invoquent les services! Ils
prennent à leur solde des spadassins et des brigands de grande route!

ZUM.

Tu as le verbe bien haut pour un vaincu et un fuyard! Ton sang va payer
tes injures!

                                         _Il tire son épée._

SCHEFFER, _tirant son épée_.

Avance donc!

                _Zum fond sur lui, l'épée à la main. Ils se battent._

LE PETIT ZUM, _se battant avec Gutenberg, tandis que Zum se bat avec
Scheffer_.

Mon grand frère prétend que je ne suis bon à rien... Nous allons voir...
(_Tout en se battant avec Gutenberg, il frappe, par derrière, avec son
poignard, Scheffer, pendant que ce dernier se bat avec Zum. Scheffer
tombe mort._) Voilà, je crois, de l'ouvrage assez propre! Qu'en dis-tu,
grand frère?

ZUM, _regardant le corps de Scheffer_.

Oui, ce n'est pas mal travaillé! (_À Gutenberg._) À nous deux,
maintenant, Gutenberg!

    _Friélo entre, avec une arquebuse, dont il menace le petit Zum, pour
    l'empêcher d'attaquer Gutenberg. Zum, attaque Gutenberg, qui a tiré
    son épée. Ils se battent[B]._

NOTES:

[A] Friélo, Gutenberg, Zum, petit Zum, Scheffer.

[B] Petit Zum, Zum, Gutenberg, Friélo.


SCÈNE IV

Les Mêmes, CONRAD HUMMER.

CONRAD HUMMER, _il tient un papier à la main. Il a un bras en écharpe._

Que tout combat cesse! Que toute épée rentre au fourreau. Voici l'ordre,
que je viens d'obtenir du comte Adolphe de Nassau, d'arrêter le pillage,
et de faire rentrer toutes les troupes dans le camp établi sous les
remparts. Les hérauts d'armes proclament dans Mayence la cessation des
hostilités, et l'on bat la retraite, pour faire rentrer les troupes.

ZUM, _remettant l'épée au fourreau_.

On ne peut donc pas nous laisser achever notre besogne, et gagner
honnêtement notre solde? (_Au petit Zum._) Viens, petit... et rentrons
au camp, puisque tel est le bon plaisir de notre seigneur et maître, le
comte de Nassau.

                              _Ils sortent, les soldats les suivent._

GUTENBERG, _à Conrad Hummer_.

Ami, tu as sauvé mes jours, merci! Mais peut-être aurais-je autant aimé
perdre la vie que de survivre à la défaite et à la ruine de notre
cité... Mais tu es blessé.

CONRAD HUMMER.

Oui, mais qu'importe! c'est notre pauvre ville qu'il faut plaindre.
C'est elle qu'il faut songer à sauver, si c'est possible encore...
Viens, allons relever nos blessés.

                 _Ils sortent par le fond gauche. La scène reste vide._


SCÈNE V

LE PETIT ZUM, _il entre par le fond droit; il tient à la main une torche
enflammée. Il s'avance au milieu du théâtre, et s'assure qu'il n'y a
personne. Il tâte le corps de Scheffer et s'assure qu'il est mort._

Mon grand frère est un grand entêté. Il m'a encore soutenu, tout à
l'heure, que je ne suis bon à rien... Je vais lui prouver le contraire!
(_Il met le feu à gauche, puis à droite, enfin au fond, et s'enfuit par
le fond, en brandissant sa torche allumée._) Voilà qui est fait!

                       _L'incendie éclate.--Tableau._



ACTE CINQUIÈME

JOURS DE MISÈRE

    _La campagne aux environs de Wiesbade.--À gauche, au premier plan,
    un tonneau, sur lequel est monté un violonneux.--À gauche, au
    deuxième plan, des tables occupées par des buveurs.--À droite, au
    deuxième plan, une autre table.--À droite, au premier plan, l'entrée
    du cabaret._


SCÈNE PREMIÈRE

CORNÉLIUS, MEYER, MARGUERITE, MEYER, Paysans, Buveurs[A].

    _Au lever du rideau, le violonneux, monté sur un tonneau, joue, les
    paysans et paysannes valsent, accompagnés par l'orchestre; Meyer est
    debout près du violonneux._

CORNÉLIUS, _ramenant de la valse, Marguerite_.

Oui, il faut valser! oui, il faut danser! oui, il faut s'amuser, rire et
boire! car, dans tout le duché, on célèbre aujourd'hui l'anniversaire de
la prise de Mayence par notre prince Adolphe de Nassau. Wiesbade est en
fête, et notre village de Fremesberg prend sa part aux réjouissances
publiques! Donc, monsieur le violonneux, ne laissez pas, je vous prie,
reposer votre archet. Nous allons recommencer.

MEYER, _au violonneux_.

Tenez, rafraîchissez-vous d'un bon verre de cette bière nouvelle; cela
vous donnera du coeur pour continuer à râcler vos boyaux. (_Il donne un
verre de bière au violonneux, qui boit, et s'essuie la bouche avec sa
manche._) Mais à propos de la prise de Mayence, il y a une chanson là
dessus. Il faudrait nous la chanter!... Mais qui va nous la dire?

CORNÉLIUS.

Pardine! ce n'est pas malin! c'est ta fille Marguerite; elle a la plus
jolie voix du village! (_À Marguerite._) Allons, Marguerite, la chanson.

MARGUERITE.

Je le veux bien, mais à une condition, monsieur Cornélius, c'est que
vous me soufflerez, si je me trompe!

MEYER.

Ne te gêne pas, ma fille, il te faut M. le maître d'école pour te mettre
en voix!

MARGUERITE.

Dame!

CORNÉLIUS.

Me voilà, jolie Marguerite! me voilà! et je vous soufflerai tout ce
qu'il vous plaira.

MARGUERITE.

Eh bien, je commence!

                          _Elle chante._

LA PRISE DE MAYENCE (_Ballade._)[B]

    Dans notre joli duché de Nassau,
    Sont de frais vallons, de vertes montagnes,
    Des champs infinis, de riches campagnes,
    Des bois, des blés, de murmurants ruisseaux.

    Mais à Mayence on voit de grandes cathédrales,
    Des jardins enchantés, des palais somptueux,
    Et la place du Dom, avec ses grandes dalles,
    Et sous ses murs, le Rhin, aux flots majestueux.

    Dans notre joli duché de Nassau,
    On voit le dimanche, au bal du village,
    Valser doucement, sous le vert feuillage
    La jeune fillette et le jouvenceau.

    Mais à Mayence on voit grands seigneurs, nobles dames,
    En leur palais superbe, aux sons joyeux du cor,
    De l'amour et du vin allumant les deux flammes,
    Chercher l'heureuse ivresse au fond des coupes d'or.

    Notre prince a sonné la fanfare guerrière,
    Alors sont accourus ses soldats valeureux,
    Les éclairs de la poudre ont brillé dans les cieux,
    La bombarde a lancé son lourd boulet de pierre.

    Et maintenant, à Nassau conquérant
    Sont les palais, la vieille cathédrale
    Le marbre et l'or de sa vieille rivale.
    Honneur et gloire au prince triomphant!

CORNÉLIUS.

Je ne sais si vous avez remarqué que rien ne donne soif comme une
chanson patriotique. On met tant de chaleur à chanter ses victoires, que
le gosier se dessèche à un point extraordinaire. Pour moi, je suis au
moment d'avaler ma langue.

MEYER.

Il vaut mieux que tu avales ma bière, maître Cornélius. On va t'en
servir à discrétion, ainsi qu'à tous nos amis. On paie et chacun est
content.

CORNÉLIUS.

Eh bien, vide ta cave sur nos tables, généreux cabaretier!

    _Tous les paysans s'assoient aux tables de droite et de gauche[C]._

MEYER.

Vous qui êtes si savant, monsieur le maître d'école...

MARGUERITE, _assis près de Cornélius_.

Oh! oui, qu'il est savant, M. le maître d'école!...

                               _Elle le regarde avec admiration._

MEYER.

Pourriez-vous nous dire si la bière nouvelle désaltère davantage que la
bière conservée, et si le vin nouveau...

CORNÉLIUS.

Attendez!... Quel est ce singulier équipage qui nous arrive?

NOTES:

[A] Violonneux, Meyer, Marguerite, Cornélius.

[B] Musique de M. Ch. Balanqué, de l'Opéra-Comique de Paris.

[C] Meyer, Marguerite, Cornélius, assis à la même table à droite.


SCÈNE II

Les Mêmes, GUTENBERG, FRIÉLO.

    _Gutenberg, avec une longue barbe blanche et un bâton à la main,
    conduit par la bride un cheval, qui traîne une charrette, contenant
    une presse d'imprimerie, des formes et une casse d'imprimerie. Il
    arrive par la gauche, et s'arrête au milieu du théâtre._

FRIÉLO.

Nous sommes partis de Wiesbade à six heures du matin; il est quatre
heures de l'après-midi, et nous n'avons pas cessé de marcher. Nous
n'avons pas recueilli un pfenning, et je ne tiens plus sur mes jambes.
Je crois que nous ferons bien de nous arrêter un moment. Au milieu de ce
village en fête, nous trouverons bien un coin, pour nous reposer.

GUTENBERG.

Eh bien, va attacher Bijou à un arbre; puis, nous irons nous asseoir au
milieu de ces braves gens. (_Friélo fait sortir le cheval et la
charrette. Ils vont ensuite s'asseoir à gauche au bout d'une table
occupée par des buveurs._)[A] On nous permettra sans doute de prendre
place ici!

MEYER, _s'approche des buveurs de la table de gauche, pour les servir_.

Y a-t-il quelque chose encore dans vos verres, gais compagnons?

LE BUVEUR.

Non, nos hanaps sont vides; va les remplir. (_Retenant Meyer par la
manche._) Mais, dis-moi, quel est cet homme, à barbe blanche, qui vient
de s'asseoir là?

                                            _Friélo revient._

MEYER.

Ah! ne faites pas attention! C'est un pauvre diable qui est venu déjà
ici, dimanche dernier. Sa cervelle est un peu détraquée; mais il ne fait
de mal à personne!

LE BUVEUR.

Ah! sa cervelle est détraquée!... Je n'aime pas beaucoup à me trouver
près d'un fou.

    _Il prend son verre, quitte la table, et va se placer à la table de
    droite. Les autres buveurs, l'ayant vu faire et l'ayant interrogé du
    regard, quittent tous également la table, et vont se placer à la
    table de droite._

MEYER.

Eh bien? Eh bien, que se passe-t-il? Pourquoi tout le monde quitte-t-il
cette place? (_Les buveurs, sans lui répondre, lui montrent Gutenberg._)
C'est cet homme à la barbe blanche qui vous fait fuir? Je vais mettre
ordre à ça! (_Il s'approche de Gutenberg, qui est assis._) Vous ne
commandez donc rien, mon brave homme: ni bière, ni pain, ni jambon?

GUTENBERG.

Je n'ai pas d'argent.

FRIÉLO, _frappant sur son escarcelle, d'un air piteux_.

Ni moi non plus!

MEYER.

Il ne faudrait pas, alors, prendre la place de ceux qui paient! Vous
faites fuir tout le monde et vous ne demandez rien?

GUTENBERG.

Vous avez raison, monsieur l'aubergiste; je ne veux pas vous faire du
tort. Nous allons partir. (_Ils se lèvent._) Seulement, une charité.
Donnez-nous à chacun un verre d'eau; car nous mourons de soif.

MEYER, _il va à Marguerite, qui est assise près de Cornélius, à la table
de droite_.

Ce vieux, à la barbe blanche, demande, avant de partir, un verre d'eau.
Apporte-le lui, et qu'ils détalent d'ici, car ils font fuir les clients.

            _Marguerite emplit un verre d'eau et l'apporte à Gutenberg._

GUTENBERG, _prenant le verre_.

Merci, charmante enfant. (_Il va pour boire, Marguerite arrête son bras,
prend le verre et jette l'eau._) Que faites-vous?

MARGUERITE.

Attendez! Il ne sera pas dit qu'en ce jour de fête, un malheureux n'aura
pas trouvé la charité dans notre village.

             _Elle va remplir un verre de bière, et l'apporte à Gutenberg._

FRIÉLO.

Ah! merci, merci, mademoiselle l'aubergiste; Dieu vous rendra cela en
paradis.

MARGUERITE, _à Gutenberg_.

Comme vous êtes pâle et fatigué! C'est le besoin... la faim, peut-être?
Nous avons aujourd'hui du jambon, du pain frais et du vin à discrétion.
Je vais vous servir tout cela; et comme l'a dit le petit, Dieu me rendra
en paradis, mon pain et mon jambon. (_Marguerite va prendre un plateau
contenant du vin et deux verres, qu'elle va porter à Gutenberg et à
Friélo._) Tenez, bonnes gens, buvez, mangez, et prenez des forces, pour
continuer votre route. (_À Meyer, qui s'est levé, pour regarder manger
Gutenberg._) Regarde, mon père, avec quel appétit ils font honneur à
notre repas.

MEYER, _avec humeur_.

Oui, oui, un repas qui ne coûte rien, c'est toujours bon; mais ce n'est
pas aussi agréable pour l'aubergiste. (_À Gutenberg._) Vous savez qu'on
attend votre place, quand vous aurez fini. Ainsi, dépêchez-vous, si
c'est possible.

MARGUERITE.

Ah! mon père, tu ne peux donc pas être bon pour les malheureux, une fois
dans ta vie!

LES BUVEURS, _criant et appelant_.

De la bière!... du vin!... De la bière, donc, Marguerite!

MARGUERITE, _allant aux buveurs_[B].

Voilà! voilà!

               _Elle sort par la droite, et revient, avec de la bière._

MEYER, _qui est resté près de Gutenberg_.

Comme ça, mon vieux, vous courez les pays avec votre charrette? Et
qu'est-ce qu'il y a dans votre charrette?

GUTENBERG.

Un matériel d'imprimerie... une presse... une casse, des formes et des
caractères.

FRIÉLO.

Dans les villages que nous traversons, nous faisons connaître à ceux qui
l'ignorent l'art de l'imprimerie, nouvellement inventé en Allemagne.
Cela intéresse quelques personnes, qui nous donnent, en échange, un
morceau de pain... comme vous l'avez fait tout à l'heure, mon bon
monsieur Meyer.

GUTENBERG.

Tu n'ajoutes pas, Friélo, que l'inventeur de l'imprimerie, c'est moi!
que je m'appelle Jean Gutenberg, et que je suis gentilhomme de Mayence!

MEYER, _surpris_.

Vous êtes l'inventeur de l'imprimerie! vous êtes gentilhomme! (_À
part._) Pauvre diable! On a raison... sa cervelle est détraquée.
(_Haut._) Eh bien, Monseigneur, eh bien, mon gentilhomme, achevez votre
somptueux festin, moi, je retourne donner à boire à mes vilains.

                                    _Il va à la table de droite._

CORNÉLIUS.

Eh bien, vous avez parlé à cet homme?... Que vous a-t-il dit?

MEYER.

Ah! des folies!... Il prétend être gentilhomme, s'appeler Gutenberg, et
être tout bonnement l'inventeur de l'imprimerie!

CORNÉLIUS.

Voyez-vous ça! J'ai, en effet, entendu parler, à Mayence, d'un certain
Gutenberg; mais il n'était pas gentilhomme, il était orfèvre. Quant à la
prétention de ce pauvre diable d'avoir inventé l'imprimerie, ce n'est
pas à moi qu'on contera de ces sornettes.

MARGUERITE.

Oh! non, monsieur Cornélius, ce n'est pas à vous! à vous, le maître
d'école du village, que l'on contera de ces sornettes!... Vous êtes si
savant, monsieur Cornélius!

                              _Elle le regarde avec admiration._

CORNÉLIUS, _avec importance._

Je connais sur le bout du doigt toute cette histoire, et si vous le
voulez, je vais vous la dire, pour votre instruction et celle de vos
enfants. (_Les buveurs quittent la table, et font demi-cercle autour de
lui._) Voyez-vous, l'imprimerie a eu trois pères: d'abord Laurent
Coster, l'imagier de Harlem, qui a imprimé quelques volumes avec des
caractères mobiles. Ensuite, le célèbre Jean Fust, qui a imprimé des
psautiers, des missels, les _Offices de Cicéron_ et autres ouvrages, et
qui est mort de la peste, à Paris. Enfin, Pierre Scheffer, qui a
perfectionné la manière de fabriquer les caractères, et qui fut tué à la
prise de Mayence, par les troupes de notre prince, Adolphe de Nassau.
Nous avons, dans nos écoles, des exemplaires de tous les ouvrages dont
je viens de vous parler et je puis vous les montrer. (_Il tire de sa
poche trois volumes._) Voici d'abord un des petits volumes de l'imagier
de Harlem: _Lettres d'Indulgence_. Voyez: _imprimé par Laurent Coster, à
Harlem_. (_Ils regardent le volume._) Voici l'un des volumes imprimé
par Fust, à Mayence (_Il leur montre le livre._) et qui porte:
_Imprimerie de Fust, à Mayence_. Voici enfin, la bible imprimée par
Scheffer, à Mayence. Aucun livre imprimé ne porte, que je sache, le nom
de Gutenberg. Montrez-moi un seul livre portant la mention: _Imprimé par
Gutenberg_ et je vous donnerai raison.

MARGUERITE.

Oui, montrez-lui un livre imprimé par Gutenberg... (_Le regardant avec
admiration._) Comme il parle bien!... comme il est savant!

MEYER.

Alors, ce vagabond qui se prétend gentilhomme... Attendez, je vais lui
dire son fait! (_Il va à Gutenberg, qui est toujours assis à la table de
gauche._) Vous savez, mon vieux, que vous n'êtes pas plus gentilhomme
que ma pantoufle, et vous n'avez rien inventé du tout!... L'imprimerie a
eu trois pères... on n'en a qu'un, d'habitude, mais l'imprimerie est une
si grande dame qu'elle peut se donner le luxe de trois papas. Donc
l'imprimerie a eu pour premier papa Laurent... Laurent... enfin, un
marchand d'images.

GUTENBERG.

Laurent Coster, l'imagier de Harlem!... Tu dis vrai.

MEYER.

Le second papa a été le célèbre Fust, qui, étant à Paris, a inventé la
peste... (_Marguerite le tire par la manche._) C'est-à-dire, qui est
mort de la peste à Paris.

GUTENBERG, _d'un air concentré._

Continue!

MEYER.

Et son troisième papa, c'est Scheffer, qui a fait le siège de Mayence,
(_Même jeu de Marguerite._) c'est-à-dire qui a été tué au siège de
Mayence.

GUTENBERG, _d'un air plus concentré._

Après?

MEYER.

Après, c'est tout... (_D'un air d'importance._) Montrez-moi un seul
livre portant la mention: _Imprimé par Gutenberg_, et je vous donnerai
raison. Par ainsi, vieux farceur, vous nous avez conté des contes, et ce
que vous avez de mieux à faire, c'est de détaler d'ici... Je ne vous
reproche pas mon jambon, ni ma bière, mais enfin...

GUTENBERG, _se levant et éclatant._

Qui a dit que je ne suis pas l'inventeur de l'imprimerie? Qui a dit que
Fust et Scheffer ne sont pas des imposteurs et des voleurs d'idées? Qui
a dit que Gutenberg est menteur et traître? (_Il lève son bâton. Les
buveurs reculent. Cornélius, Meyer, et Marguerite, s'écartent et vont à
l'extrême droite[C]._) Je suis ici au milieu de mes ennemis, des ennemis
de Mayence, ma patrie. Je suis au milieu de ces hommes barbares et
cruels, qui ont envahi, à main armée, notre malheureuse ville, et qui
l'ont saccagée. Je suis au milieu de ceux qui ont brûlé mes ateliers,
causé ma ruine et tué Pierre Scheffer! (_Il brandit son bâton._) Prenez
garde à vous, gens de Nassau, Gutenberg, Gutenberg, de Mayence, que vous
avez ruiné, volé, perdu à jamais, Gutenberg vous menace et vous brave.

                                    _Ils s'écartent davantage[C]._

MEYER.

Prenons garde, il est complètement fou!

FRIÉLO.

Mon cher maître, calmez-vous; on ne vous veut aucun mal!

GUTENBERG.

Je ne resterai pas plus longtemps dans le pays de Nassau. Nous avons
laissé à l'hôtellerie, ma femme, ma chère Annette: cours, Friélo, va lui
dire que je veux partir tout de suite, et ramène-la.

FRIÉLO.

L'hôtellerie où nous avons laissé dame Annette, est près d'ici. Dans un
quart d'heure, je vous l'amène.

                                     _Il sort._

NOTES:

[A] Gutenberg, Friélo.

[B] Friélo, Gutenberg, Meyer, Cornélius, Marguerite, buveurs au fond.

[C] Friélo, Gutenberg, Meyer, Cornélius, Marguerite.


SCÈNE III

Les Mêmes, _moins_ FRIÉLO.

MEYER.

Je savais bien qu'il avait un coup de marteau, mais je ne le savais pas
enragé. Flattons sa manie. (_Allant à Gutenberg et le saluant._)
Monseigneur, monseigneur de Gutenberg, mon digne gentilhomme, mon
prince, on est allé chercher la princesse, votre femme, pour vous
ramener en pompe, dans le palais de vos pères. (_À part._) S'il n'est
pas content!

    _Gutenberg est tombé sur le banc des buveurs à droite, comme absorbé
    dans ses pensées._

CORNÉLIUS.

Laisse ce pauvre homme! Nous n'avons rien à craindre de lui; il est
maintenant abattu et sans forces.

MEYER.

Il est certain que Sa Seigneurie n'est pas en ce moment dans une passe
brillante!


SCÈNE IV

Les Mêmes, FRIÉLO.

GUTENBERG, _se levant_.

Eh bien, Friélo, ramènes-tu Annette?

FRIÉLO.

Hélas, mon maître, malheur sur malheur! Je n'ai plus retrouvé dame
Annette à l'hôtellerie. Elle venait de partir, en chargeant l'hôtelier
de nous annoncer son départ.

GUTENBERG.

Et, a-t-elle dit, au moins, en quel lieu elle se rend?

FRIÉLO.

Non!

GUTENBERG.

Oh! dernier coup de la fatalité qui m'accable! Annette, ma femme, qui
dirigeait mes pas chancelants dans la carrière de la vie, Annette, mon
soutien, mon guide, elle me quitte, elle m'abandonne! Et pourquoi? Ah!
le courage aura fini par lui manquer. Elle se sera fatiguée d'un si
long, d'un si constant dévouement, et elle sera partie, en m'abandonnant
à ma triste destinée. Et comment la blâmer? Une telle abnégation, si
longtemps continuée, n'est pas dans la nature humaine. On s'épuise en
efforts, en dévouement, mais une heure vient où les forces vous
manquent, pour continuer le sacrifice. Et l'on part; et l'on livre à son
désespoir, à sa faiblesse, le triste compagnon de sa vie misérable. Ah!
Friélo, je ne survivrai pas à ce dernier coup!... Je voudrais mourir!

               _Il retombe, accablé, sur le banc, les mains sur ses yeux._


SCÈNE V

Les Mêmes, MARTHA.

               _Elle entre par le fond droite, et vient près de Gutenberg._

FRIÉLO.

Levez les yeux, maître, et vous verrez que Dieu ne vous a pas abandonné.
L'un de vos anges gardiens s'est envolé, mais l'autre vous est resté
fidèle.

MARTHA, _à Friélo_.

Oui, cher Friélo, je viens encore protéger et défendre ton maître. Mais
n'accusez pas Annette d'ingratitude et d'oubli. C'est elle qui, en
passant devant la succursale du couvent de Sainte-Claire, établie à
Wiesbade, m'a prévenue de son départ, m'en a expliqué les raisons, qui
n'ont rien que d'heureux, et m'a chargée de la remplacer auprès de
Gutenberg. J'ai pour mission de vous ramener tous deux à Mayence! (_À
Gutenberg qui, pendant la réplique précédente, a regardé avec surprise
Martha, cherchant à la reconnaître._) Vous avez entendu, messire Jean,
nous allons partir; je vous ramène à Mayence. Vous allez rentrer, et
pour ne plus la quitter, dans votre ville natale.

GUTENBERG[A].

Un ange est descendu du ciel, pour prendre par la main le vieillard
abattu sous les coups de l'infortune, pour l'arracher au désespoir et à
la mort. Mais pourquoi ce messager céleste prend-il la voix et les
traits enchanteurs de la jeune fille qui fut l'amour et la passion
sereine de ma jeunesse? Fille de Laurent Coster, enfant du maître vénéré
qui forma mon esprit et m'ouvrit la carrière, tu portes les habits des
saintes femmes vouées au culte de Dieu. C'est pour me dire, n'est-ce
pas, que tu vas me transporter dans les sphères célestes, et m'amener
aux pieds du Seigneur? (_Il se lève._) Merci à toi, noble envoyée des
divines phalanges. Je suis prêt à te suivre!... J'ai hâte de mourir,
pour que tu m'emportes sur tes blanches ailes, au sein de l'éternelle
clarté, dans l'infini des cieux!...

MARTHA.

Il ne me reconnaît pas! Une longue série de malheurs, la misère, les
souffrances de l'exil, ont altéré sa raison. C'est à nous de consoler,
d'apaiser, de rendre à elle-même cette âme meurtrie. Je ne faillirai pas
à cette dernière et suprême mission. Annette m'a chargée de ramener à
Mayence le pauvre Gutenberg. Partons, Friélo, et que Dieu nous conduise!

    _Ils sortent, Gutenberg posant les bras sur les épaules de Martha et
    de Friélo._


NOTES:

[A] Friélo, Gutenberg, Martha, Marguerite, Cornélius.



HUITIÈME TABLEAU

LE RETOUR À MAYENCE


    _Même décor qu'au premier acte. On a seulement supprimé les deux
    enseignes. Banc de pierre, à droite._



SCÈNE PREMIÈRE

ANNETTE, _puis_ HÉBÈLE.

ANNETTE, _sortant de la maison du Taureau-Noir_.

Mettez tout bien en ordre. Nettoyez les vitraux de la grande salle et
les cuivres des cuisines. Pour le reste, attendez mon retour.

    _Elle descend en scène, et rencontre Hébèle, venant par le fond[A]._

HÉBÈLE.

Je viens d'apprendre ton arrivée, et j'accours te demander pourquoi tu
reviens seule, et où tu as laissé mon pauvre frère?

ANNETTE.

Depuis la ruine et l'incendie de notre imprimerie, à Mayence, nous
errions, Gutenberg et moi, à travers l'Allemagne, pauvres, malheureux,
et ayant souvent besoin de recourir à la charité publique. Mon mari
transportait avec lui son vieux matériel d'imprimerie, et nous vivions
de quelque semblant de travail, accordé par la pitié. Mais, le plus
souvent, nous ne rencontrions que des refus, des risées ou des menaces,
et les pierres du chemin auraient été tout aussi utiles à transporter,
que notre attirail d'imprimerie. Nous étions à Wiesbade lorsque j'appris
que Diether d'Yssembourg, venait d'être rétabli sur le trône
archiépiscopal de Mayence, redevenue, comme auparavant, ville libre de
l'Empire.

HÉBÈLE.

Oui, la mort du pape Pie II, en 1464, suivie de celle du comte Adolphe
de Nassau, a permis que les réclamations des habitants de Mayence
fussent écoutées par le Conseil de l'Empire, et, finalement, notre
bien-aimé Diether d'Yssembourg est revenu à Mayence, ramenant avec lui
nos libertés municipales.

ANNETTE.

Dès que cet heureux événement me fut connu, je m'empressai de quitter
Wiesbade, pour venir exposer à notre prince bien-aimé la situation
lamentable du créateur de l'imprimerie, de Gutenberg, qu'il a toujours
affectionné. En partant, je confiai mon mari aux soins dévoués de soeur
Martha, qui se chargea de le guérir et de le ramener à Mayence.

HÉBÈLE.

De le guérir!

ANNETTE.

Oui, le malheur, les persécutions répétées, le désespoir d'avoir tout
perdu dans l'incendie de son imprimerie, avaient un moment altéré sa
raison; mais les soins attentifs de Martha l'ont bientôt rendu à
lui-même. Le prince a écouté avec le plus vif intérêt le récit de ses
infortunes, et il a pris ses dispositions pour rendre toute justice à
Gutenberg, dès son retour. Je me rends à son palais; viens avec moi, je
te dirai en chemin mes projets et mes espérances.

                               _Elles sortent par le fond gauche._

NOTES:

[A] Annette, Hébèle.


SCÈNE II

GUTENBERG, _avec une barbe blanche_, MARTHA, FRIÉLO, _ayant chacun sur
l'épaule le bras de Gutenberg_[A].

MARTHA.

Dieu soit loué! nous voici enfin au terme du voyage! Nous avons été
assez heureux pour rendre à la santé, à la raison, le pauvre Gutenberg.
Friélo, je te le confie, et je rentre au couvent.

                                  _Elle sort par la gauche._

FRIÉLO. _Il conduit Gutenberg près du banc de pierre à droite, et le
fait asseoir sur le banc._

Marcher un jour, marcher le lendemain, marcher encore, quel métier pour
des jambes qui n'ont plus vingt ans! Et dire que nous revenons aussi
pauvres que nous sommes partis!... et de plus, très fatigués!... Enfin,
voilà la maison du _Taureau-Noir_, et, j'espère bien, cette fois, que
nous allons nous y arrêter pour le reste de nos jours!

                       _Il entre dans la maison du Taureau-Noir_.

GUTENBERG, _seul_. _Il se lève et paraît rencontrer peu à peu les
lieux._

Je te salue, ô maison paternelle!... Plus de vingt ans se sont écoulés,
depuis le jour où, pour la première fois, je dis adieu à tes vieux
murs!... Pages envolées, de ma vie, que j'aime à vous relire en face de
ces lieux paisibles où s'écoula mon enfance! Je sens renaître ici tous
les souvenirs du passé, et, comme en un miroir fidèle, mon existence
entière se reflète à mes regards!... Mon départ de Mayence au milieu des
colères du peuple; mon séjour dans l'atelier de Laurent Coster, à
Harlem; mes veilles, mes longues études, et l'amour ingénu de Martha,
reviennent à ma pensée. Mais je vois aussi s'évanouir, l'un après
l'autre, tous mes rêves de bonheur! Mon cher Dritzen frappé de mort à
mes côtés, et le traître Fust, s'emparant de mon secret. Scheffer, tué à
son tour, et mes ateliers consumés par les flammes; enfin, ma vie
errante à travers l'Allemagne, et cette longue période, où, nouveau
Bélisaire, j'implorais la pitié et l'aumône des passants!... Avec quelle
émotion je revois les lieux où s'écoula ma jeunesse. Le nid de cigognes
que j'ai laissé au moment de mon départ, est encore suspendu à la
corniche de cette tour. Les petits, devenus grands, sont partis; mais
plus heureux que moi, ils sont plusieurs fois revenus, battant des
ailes, pour nourrir des générations nouvelles. Jeunesse, illusions,
amour et gloire, j'ai tout laissé sur la route épineuse de la vie...
Ainsi, la souffrance et le malheur sont, ici-bas, la récompense de ceux
qui se dévouent au progrès de l'humanité! Pendant que l'Europe entière
s'enrichit de ma découverte, je rentre brisé, sans ressources et sans
espoir, dans ma ville natale.

NOTES:

[A] Friélo, Gutenberg, Martha.


SCÈNE III

GUTENBERG, ANNETTE, FRIÉLO, HÉBÈLE, _Annette et Hébèle entrent par le
fond gauche_.

ANNETTE, _courant à Gutenberg_.

Je viens d'apprendre ton arrivée, et je ne me sens pas de joie.

                                  _Elle l'embrasse[A]._

HÉBÈLE.

Mon bon frère! que je te presse à mon tour dans mes bras!

                                  _Elle l'embrasse._

GUTENBERG.

Chère soeur jamais plus lamentable voyage, ni plus triste retour!

ANNETTE.

Oui, Friélo, m'a raconté vos dernières étapes. La misère, la tristesse,
les privations, ont été vos compagnons de route, depuis Wiesbade
jusqu'ici. Ton âme est abattue, ton corps est fatigué, ton visage est
vieilli, et tes habits sont usés; aucun cortège ne fête ton retour, ton
escarcelle est vide, et ta tête est blanchie par le travail et le
malheur. Mais tu as su rester digne, indépendant, loyal et sincère. Qui
donc pourrait se dire aussi riche que toi? Cependant, ne perds pas
courage; car si j'en crois mes pressentiments, l'heure qui t'apportera
la fortune, la gloire et le repos, n'est pas éloignée.

GUTENBERG.

Ah! ma pauvre Annette! Tu as conservé toutes les illusions de la
jeunesse. Mais moi, j'ai tant souffert que j'ai perdu jusqu'à
l'espérance. Si tes beaux rêves se réalisaient jamais, je ne serais plus
sur la terre, pour en jouir.

ANNETTE.

Et la devise de ta famille: _Rien ne me résiste!_ l'as-tu donc oubliée?
Cette devise est aussi celle de l'art que tu as fondé. C'est la devise
de la vérité, de l'intelligence et du courage... elle ne peut mentir!...
Apprends donc que si je t'ai quitté si brusquement à Wiesbade, c'est que
je venais de recevoir la nouvelle du retour de notre souverain, Diether
d'Yssembourg, dans sa bonne ville de Mayence, et que j'avais hâte de
rappeler au prince tes titres à sa reconnaissance.

GUTENBERG, _avec doute_.

Mais que peux-tu avoir obtenu?

NOTES:

[A] Hébèle, Gutenberg, Annette.


SCÈNE IV

Les Mêmes, Friélo, _arrivant en courant, par le fond, gauche_.

FRIÉLO[A].

Mon maître! mon cher maître! Je ne sais comment on a appris votre
retour; mais vos anciens ouvriers, les bourgeois, les seigneurs, tout
Mayence enfin, s'apprête à venir vous souhaiter la bienvenue[B]. Les
visages ont tous un air de fête qui vous réjouit le coeur. Cela m'a fait
pleurer. Je croyais qu'il n'y avait que le chagrin qui fît couler des
larmes. Il paraît que le bonheur produit le même effet. Enfin, je pleure
et ris tout à la fois.

_Il remonte au fond gauche._

ANNETTE, _pressant les mains de Gutenberg_.

Ce jour mémorable effacera tous les tristes souvenirs du passé!

FRIÉLO.

Voilà le peuple, avec ses habits de fête; voilà le Prince Électeur, avec
sa belle cape; voilà le docteur Conrad Hummer, Syndic de Mayence, avec
sa longue robe. Ah! doux Jésus, les larmes n'empêchent d'y voir clair!
C'est bête de pleurer comme ça, quand on est si content!

NOTES:

[A] Friélo, Annette, Gutenberg, Hébèle.

[B] Friélo, Gutenberg, Hébèle, Annette.


SCÈNE V

Les Mêmes, DIETHER D'YSSEMBOURG, CONRAD HUMMER, Ouvriers Imprimeurs,
Peuple.

    _Entrée générale par le fond gauche: Diether, Conrad, Soldats,
    restant au fond._

PEUPLE _et_ OUVRIERS.

Vive Gutenberg! vive Gutenberg!

DIETHER D'YSSEMBOURG, _tenant un parchemin_[A].

Gutenberg, ta digne et vaillante épouse m'a raconté les malheurs qui
t'ont si longtemps poursuivi, et l'état de détresse où t'a réduit la
prise et l'incendie de notre bonne ville. Je sais que, depuis plusieurs
années, le créateur de l'imprimerie, vit, errant et malheureux à travers
l'Allemagne. Rétabli, comme par miracle, à la tête de notre cité, je
veux rendre justice au mérite de tous, et j'ai à coeur de reconnaître
les services que le plus illustre des enfants de Mayence a rendus à sa
patrie et à l'humanité... Gutenberg, malgré les tentatives que Fust et
Scheffer ont faites pour s'approprier ta découverte, je tiens à te
proclamer devant tous l'inventeur de l'imprimerie, et je t'assure, par
ce décret, une pension pour le reste de tes jours.

                            _Il donne le parchemin à Gutenberg._

GUTENBERG.

Ah! monseigneur!

DIETHER D'YSSEMBOURG.

Je te nomme, en même temps, premier gentilhomme de mon palais. (_Il
prend un collier des mains de Conrad, et le passe au cou de Gutenberg,
qui a mis genou en terre._) Je ne connais personne qui soit plus digne
que toi de porter ces insignes, destinés à signaler, parmi mes
gentilshommes, celui que j'honore le plus.

GUTENBERG, _se relevant_.

N'est-ce point un rêve? Que de bienfaits, monseigneur!... (_Tendant la
main à Annette._) Je vois que tu as plaidé ma cause avec éloquence!

ANNETTE.

Je n'ai fait que demander justice pour toi!

NOTES:

[A] Friélo, Conrad, Diether, Gutenberg, Annette, Hébèle.


SCÈNE VI

Les Mêmes, MARTHA, _entrant par la gauche, deuxième plan_.

DIETHER D'YSSEMBOURG.

Quelle est cette religieuse?... Son visage inspire la sympathie... (_À
Martha._) Qui êtes-vous?

MARTHA.

Martha, soeur de Sainte-Claire, fille de Laurent Coster, l'imagier de
Harlem!

GUTENBERG.

Je vous remercie, Martha, d'être venue joindre à mon triomphe le
souvenir de mon vieux maître. (_En se découvrant._) Rendons tous ici
hommage à la mémoire de Laurent Coster. Aucun de nous ne doit oublier
que l'imprimerie a eu pour berceau l'humble imagerie de Harlem.

MARTHA.

Je suis heureuse de cet hommage rendu à la mémoire de mon père; mais ce
n'est pas pour cela que je me présente à notre souverain. Je suis soeur
du couvent de Sainte-Claire, mais je n'ai pas encore prononcé mes voeux:
je suis toujours simple novice. C'est pour cela que j'ai pu être envoyée
en mission en divers pays, tantôt à Paris, pour soigner les pestiférés,
tantôt à Mayence, ou dans le duché de Nassau, pour y panser les blessés
et prodiguer les secours de la religion aux victimes de la guerre. Mais
aujourd'hui, ma mission est terminée. Gutenberg est maintenant heureux
et honoré dans sa patrie. Les portes du cloître peuvent donc se fermer
sur moi. Je peux dire au monde et à ceux que j'ai aimés un éternel
adieu. Et je viens vous dire, à vous, prince de l'Église:
«Daignerez-vous placer, de vos propres mains, sur mon front, le voile
sacré?»

DIETHER D'YSSEMBOURG.

Oui, Martha Coster, c'est avec bonheur que je présiderai la cérémonie de
votre prise de voile!

                                _Martha baise la main du prince._

GUTENBERG, _avec douleur_.

Hélas! ma chère Martha! Adieu! pour toujours!

    _Martha lui donne la main, s'incline devant le prince, et sort, par
    la gauche._

DIETHER D'YSSEMBOURG, _mettant la main sur l'épaule de Gutenberg_.

Et maintenant, messire Gutenberg, à mon palais! Je veux qu'aujourd'hui
même, vous y preniez le rang de mon premier gentilhomme!

LE PEUPLE _et_ LES OUVRIERS.

Vive Gutenberg!

GUTENBERG.

Non, mes amis, vive l'imprimerie, l'imprimerie mère du progrès, mère de
la science et de la liberté!

FIN





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Gutenberg - pièce historique en 5 actes, 8 tableaux" ***

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