By Author | [ A B C D E F G H I J K L M N O P Q R S T U V W X Y Z | Other Symbols ] |
By Title | [ A B C D E F G H I J K L M N O P Q R S T U V W X Y Z | Other Symbols ] |
By Language |
Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ] Look for this book on Amazon Tweet |
Title: Madame Bovary Author: Flaubert, Gustave, 1821-1880 Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "Madame Bovary" *** Gustave Flaubert MADAME BOVARY (1857) Table des matières PREMIÈRE PARTIE I II III IV V VI VII VIII IX DEUXIÈME PARTIE I II III IV V VI VII VIII IX X XI XII XIII XIV XV TROISIÈME PARTIE I II III IV V VI VII VIII IX X XI À Marie-Antoine-Jules Senard MEMBRE DU BARREAU DE PARIS EX-PRESIDENT DE LASSEMBLÉE NATIONALE ET ANCIEN MINISTRE DE LINTÉRIEUR Cher et illustre ami, Permettez-moi dinscrire votre nom en tête de ce livre et au- dessus même de sa dédicace; car cest à vous, surtout, que jen dois la publication. En passant par votre magnifique plaidoirie, mon oeuvre a acquis pour moi-même comme une autorité imprévue. Acceptez donc ici lhommage de ma gratitude, qui, si grande quelle puisse être, ne sera jamais à la hauteur de votre éloquence et de votre dévouement. GUSTAVE FLAUBERT Paris, 12 avril 1857 À Louis Bouilhet PREMIÈRE PARTIE I Nous étions à lÉtude, quand le Proviseur entra, suivi dun nouveau habillé en bourgeois et dun garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail. Le Proviseur nous fit signe de nous rasseoir; puis, se tournant vers le maître détudes: -- Monsieur Roger, lui dit-il à demi-voix, voici un élève que je vous recommande, il entre en cinquième. Si son travail et sa conduite sont méritoires, il passera dans les grands, où lappelle son âge. Resté dans langle, derrière la porte, si bien quon lapercevait à peine, le nouveau était un gars de la campagne, dune quinzaine dannées environ, et plus haut de taille quaucun de nous tous. Il avait les cheveux coupés droit sur le front, comme un chantre de village, lair raisonnable et fort embarrassé. Quoiquil ne fût pas large des épaules, son habit-veste de drap vert à boutons noirs devait le gêner aux entournures et laissait voir, par la fente des parements, des poignets rouges habitués à être nus. Ses jambes, en bas bleus, sortaient dun. pantalon jaunâtre très tiré par les bretelles. Il était chaussé de souliers forts, mal cirés, garnis de clous. On commença la récitation des leçons. Il les écouta de toutes ses oreilles, attentif comme au sermon, nosant même croiser les cuisses, ni sappuyer sur le coude, et, à deux heures, quand la cloche sonna, le maître détudes fut obligé de lavertir, pour quil se mît avec nous dans les rangs. Nous avions lhabitude, en entrant en classe, de jeter nos casquettes par terre, afin davoir ensuite nos mains plus libres; il fallait, dès le seuil de la porte, les lancer sous le banc, de façon à frapper contre la muraille en faisant beaucoup de poussière; cétait là le genre. Mais, soit quil neût pas remarqué cette manoeuvre ou quil neut osé sy soumettre, la prière était finie que le nouveau tenait encore sa casquette sur ses deux genoux. Cétait une de ces coiffures dordre composite, où lon retrouve les éléments du bonnet à poil, du chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs dexpression comme le visage dun imbécile. Ovoïde et renflée de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires; puis salternaient, séparés par une bande rouge, des losanges de velours et de poils de lapin; venait ensuite une façon de sac qui se terminait par un polygone cartonné, couvert dune broderie en soutache compliquée, et doù pendait, au bout dun long cordon trop mince, un petit croisillon de fils dor, en manière de gland. Elle était neuve; la visière brillait. -- Levez-vous, dit le professeur. Il se leva; sa casquette tomba. Toute la classe se mit à rire. Il se baissa pour la reprendre. Un voisin la fit tomber dun coup de coude, il la ramassa encore une fois. -- Débarrassez-vous donc de votre casque, dit le professeur, qui était un homme desprit. Il y eut un rire éclatant des écoliers qui décontenança le pauvre garçon, si bien quil ne savait sil fallait garder sa casquette à la main, la laisser par terre ou la mettre sur sa tête. Il se rassit et la posa sur ses genoux. -- Levez-vous, reprit le professeur, et dites-moi votre nom. Le nouveau articula, dune voix bredouillante, un nom inintelligible. -- Répétez! Le même bredouillement de syllabes se fit entendre, couvert par les huées de la classe. -- Plus haut! cria le maître, plus haut! Le nouveau, prenant alors une résolution extrême, ouvrit une bouche démesurée et lança à pleins poumons, comme pour appeler quelquun, ce mot: Charbovari. Ce fut un vacarme qui sélança dun bond, monta en crescendo, avec des éclats de voix aigus (on hurlait, on aboyait, on trépignait, on répétait: Charbovari! Charbovari!), puis qui roula en notes isolées, se calmant à grand-peine, et parfois qui reprenait tout à coup sur la ligne dun banc où saillissait encore çà et là, comme un pétard mal éteint, quelque rire étouffé. Cependant, sous la pluie des pensums, lordre peu à peu se rétablit dans la classe, et le professeur, parvenu à saisir le nom de Charles Bovary, se létant fait dicter, épeler et relire, commanda tout de suite au pauvre diable daller sasseoir sur le banc de paresse, au pied de la chaire. Il se mit en mouvement, mais, avant de partir, hésita. -- Que cherchez-vous? demanda le professeur. -- Ma cas... fit timidement le nouveau, promenant autour de lui des regards inquiets. -- Cinq cents vers à toute la classe! exclamé dune voix furieuse, arrêta, comme le _Quos ego_, une bourrasque nouvelle. -- Restez donc tranquilles! continuait le professeur indigné, et sessuyant le front avec son mouchoir quil venait de prendre dans sa toque: Quant à vous, le nouveau, vous me copierez vingt fois le verbe _ridiculus sum_. Puis, dune voix plus douce: -- Eh! vous la retrouverez, votre casquette; on ne vous la pas volée! Tout reprit son calme. Les têtes se courbèrent sur les cartons, et le nouveau resta pendant deux heures dans une tenue exemplaire, quoiquil y eût bien, de temps à autre, quelque boulette de papier lancée dun bec de plume qui vînt séclabousser sur sa figure. Mais il sessuyait avec la main, et demeurait immobile, les yeux baissés. Le soir, à lÉtude, il tira ses bouts de manches de son pupitre, mit en ordre ses petites affaires, régla soigneusement son papier. Nous le vîmes qui travaillait en conscience, cherchant tous les mots dans le dictionnaire et se donnant beaucoup de mal. Grâce, sans doute, à cette bonne volonté dont il fit preuve, il dut de ne pas descendre dans la classe inférieure; car, sil savait passablement ses règles, il navait guère délégance dans les tournures. Cétait le curé de son village qui lui avait commencé le latin, ses parents, par économie, ne layant envoyé au collège que le plus tard possible. Son père, M. Charles-Denis-Bartholomé Bovary, ancien aide- chirurgien-major, compromis, vers 1812, dans des affaires de conscription, et forcé, vers cette époque, de quitter le service, avait alors profité de ses avantages personnels pour saisir au passage une dot de soixante mille francs, qui soffrait en la fille dun marchand bonnetier, devenue amoureuse de sa tournure. Bel homme, hâbleur, faisant sonner haut ses éperons, portant des favoris rejoints aux moustaches, les doigts toujours garnis de bagues et habillé de couleurs voyantes, il avait laspect dun brave, avec lentrain facile dun commis voyageur. Une fois marié, il vécut deux ou trois ans sur la fortune de sa femme, dînant bien, se levant tard, fumant dans de grandes pipes en porcelaine, ne rentrant le soir quaprès le spectacle et fréquentant les cafés. Le beau-père mourut et laissa peu de chose; il en fut indigné, se lança dans la fabrique, y perdit quelque argent, puis se retira dans la campagne, où il voulut faire valoir. Mais, comme il ne sentendait guère plus en culture quen indiennes, quil montait ses chevaux au lieu de les envoyer au labour, buvait son cidre en bouteilles au lieu de le vendre en barriques, mangeait les plus belles volailles de sa cour et graissait ses souliers de chasse avec le lard de ses cochons, il ne tarda point à sapercevoir quil valait mieux planter là toute spéculation. Moyennant deux cents francs par an, il trouva donc à louer dans un village, sur les confins du pays de Caux et de la Picardie, une sorte de logis moitié ferme, moitié maison de maître; et, chagrin, rongé de regrets, accusant le ciel, jaloux contre tout le monde, il senferma dès lâge de quarante-cinq ans, dégoûté des hommes, disait-il, et décidé à vivre en paix. Sa femme avait été folle de lui autrefois; elle lavait aimé avec mille servilités qui lavaient détaché delle encore davantage. Enjouée jadis, expansive et tout aimante, elle était, en vieillissant, devenue (à la façon du vin éventé qui se tourne en vinaigre) dhumeur difficile, piaillarde, nerveuse. Elle avait tant souffert, sans se plaindre, dabord, quand elle le voyait courir après toutes les gotons de village et que vingt mauvais lieux le lui renvoyaient le soir, blasé et puant livresse! Puis lorgueil sétait révolté. Alors elle sétait tue, avalant sa rage dans un stoïcisme muet, quelle garda jusquà sa mort. Elle était sans cesse en courses, en affaires. Elle allait chez les avoués, chez le président, se rappelait léchéance des billets, obtenait des retards; et, à la maison, repassait, cousait, blanchissait, surveillait les ouvriers, soldait les mémoires, tandis que, sans sinquiéter de rien, Monsieur, continuellement engourdi dans une somnolence boudeuse dont il ne se réveillait que pour lui dire des choses désobligeantes, restait à fumer au coin du feu, en crachant dans les cendres. Quand elle eut un enfant, il le fallut mettre en nourrice. Rentré chez eux, le marmot fut gâté comme un prince. Sa mère le nourrissait de confitures; son père le laissait courir sans souliers, et, pour faire le philosophe, disait même quil pouvait bien aller tout nu, comme les enfants des bêtes. À lencontre des tendances maternelles, il avait en tête un certain idéal viril de lenfance, daprès lequel il tâchait de former son fils, voulant quon lélevât durement, à la spartiate, pour lui faire une bonne constitution. Il lenvoyait se coucher sans feu, lui apprenait à boire de grands coups de rhum et à insulter les processions. Mais, naturellement paisible, le petit répondait mal à ses efforts. Sa mère le traînait toujours après elle; elle lui découpait des cartons, lui racontait des histoires, sentretenait avec lui dans des monologues sans fin, pleins de gaietés mélancoliques et de chatteries babillardes. Dans lisolement de sa vie, elle reporta sur cette tête denfant toutes ses vanités éparses, brisées. Elle rêvait de hautes positions, elle le voyait déjà grand, beau, spirituel, établi, dans les ponts et chaussées ou dans la magistrature. Elle lui apprit à lire, et même lui enseigna, sur un vieux piano quelle avait, à chanter deux ou trois petites romances. Mais, à tout cela, M. Bovary, peu soucieux des lettres, disait que ce nétait pas la peine! Auraient-ils jamais de quoi lentretenir dans les écoles du gouvernement, lui acheter une charge ou un fonds de commerce? Dailleurs, avec du toupet, un homme réussit toujours dans le monde. Madame Bovary se mordait les lèvres, et lenfant vagabondait dans le village. Il suivait les laboureurs, et chassait, à coups de motte de terre, les corbeaux qui senvolaient. Il mangeait des mûres le long des fossés, gardait les dindons avec une gaule, fanait à la moisson, courait dans le bois, jouait à la marelle sous le porche de léglise les jours de pluie, et, aux grandes fêtes, suppliait le bedeau de lui laisser sonner les cloches, pour se pendre de tout son corps à la grande corde et se sentir emporter par elle dans sa volée. Aussi poussa-t-il comme un chêne. Il acquit de fortes mains, de belles couleurs. À douze ans, sa mère obtint que lon commençât ses études. On en chargea le curé. Mais les leçons étaient si courtes et si mal suivies, quelles ne pouvaient servir à grand-chose. Cétait aux moments perdus quelles se donnaient, dans la sacristie, debout, à la hâte, entre un baptême et un enterrement; ou bien le curé envoyait chercher son élève après lAngélus, quand il navait pas à sortir. On montait dans sa chambre, on sinstallait: les moucherons et les papillons de nuit tournoyaient autour de la chandelle. Il faisait chaud, lenfant sendormait; et le bonhomme, sassoupissant les mains sur son ventre, ne tardait pas à ronfler, la bouche ouverte. Dautres fois, quand M. le curé, revenant de porter le viatique à quelque malade des environs, apercevait Charles qui polissonnait dans la campagne, il lappelait, le sermonnait un quart dheure et profitait de loccasion pour lui faire conjuguer son verbe au pied dun arbre. La pluie venait les interrompre, ou une connaissance qui passait. Du reste, il était toujours content de lui, disait même que le jeune homme avait beaucoup de mémoire. Charles ne pouvait en rester là. Madame fut énergique. Honteux, ou fatigué plutôt, Monsieur céda sans résistance, et lon attendit encore un an que le gamin eût fait sa première communion. Six mois se passèrent encore; et, lannée daprès, Charles fut définitivement envoyé au collège de Rouen, où son père lamena lui-même, vers la fin doctobre, à lépoque de la foire Saint- Romain. Il serait maintenant impossible à aucun de nous de se rien rappeler de lui. Cétait un garçon de tempérament modéré, qui jouait aux récréations, travaillait à létude, écoutant en classe, dormant bien au dortoir, mangeant bien au réfectoire. Il avait pour correspondant un quincaillier en gros de la rue Ganterie, qui le faisait sortir une fois par mois, le dimanche, après que sa boutique était fermée, lenvoyait se promener sur le port à regarder les bateaux, puis le ramenait au collège dès sept heures, avant le souper. Le soir de chaque jeudi, il écrivait une longue lettre à sa mère, avec de lencre rouge et trois pains à cacheter; puis il repassait ses cahiers dhistoire, ou bien lisait un vieux volume dAnacharsis qui traînait dans létude. En promenade, il causait avec le domestique, qui était de la campagne comme lui. À force de sappliquer, il se maintint toujours vers le milieu de la classe; une fois même, il gagna un premier accessit dhistoire naturelle. Mais à la fin de sa troisième, ses parents le retirèrent du collège pour lui faire étudier la médecine, persuadés quil pourrait se pousser seul jusquau baccalauréat. Sa mère lui choisit une chambre, au quatrième, sur lEau-de-Robec, chez un teinturier de sa connaissance: Elle conclut les arrangements pour sa pension, se procura des meubles, une table et deux chaises, fit venir de chez elle un vieux lit en merisier, et acheta de plus un petit poêle en fonte, avec la provision de bois qui devait chauffer son pauvre enfant. Puis elle partit au bout de la semaine, après mille recommandations de se bien conduire, maintenant quil allait être abandonné à lui-même. Le programme des cours, quil lut sur laffiche, lui fit un effet détourdissement: cours danatomie, cours de pathologie, cours de physiologie, cours de pharmacie, cours de chimie, et de botanique, et de clinique, et de thérapeutique, sans compter lhygiène ni la matière médicale, tous noms dont il ignorait les étymologies et qui étaient comme autant de portes de sanctuaires pleins daugustes ténèbres. Il ny comprit rien; il avait beau écouter, il ne saisissait pas. Il travaillait pourtant, il avait des cahiers reliés, il suivait tous les cours; il ne perdait pas une seule visite. Il accomplissait sa petite tâche quotidienne à la manière du cheval de manège, qui tourne en place les yeux bandés, ignorant de la besogne quil broie. Pour lui épargner de la dépense, sa mère lui envoyait chaque semaine, par le messager, un morceau de veau cuit au four, avec quoi il déjeunait le matin; quand il était rentré de lhôpital, tout en battant la semelle contre le mur. Ensuite il fallait courir aux leçons, à lamphithéâtre, à lhospice, et revenir chez lui, à travers toutes les rues. Le soir, après le maigre dîner de son propriétaire, il remontait à sa chambre et se remettait au travail, dans ses habits mouillés qui fumaient sur son corps, devant le poêle rougi. Dans les beaux soirs dété; à lheure où les rues tièdes sont vides, quand les servantes, jouent au volant sur le seuil des portes, il ouvrait sa fenêtre et saccoudait. La rivière, qui fait de ce quartier de Rouen comme une ignoble petite Venise, coulait en bas, sous lui, jaune, violette ou bleue, entre ses ponts et ses grilles. Des ouvriers, accroupis au bord, lavaient leurs bras dans leau. Sur des perches partant du haut des greniers, des écheveaux de coton séchaient à lair. En face, au-delà des toits, le grand ciel pur sétendait, avec le soleil rouge se couchant. Quil devait faire bon là-bas! Quelle fraîcheur sous la hêtraie! Et il ouvrait les narines pour aspirer les bonnes odeurs de la campagne, qui ne venaient pas jusquà lui. Il maigrit, sa taille sallongea, et sa figure prit une sorte dexpression dolente qui la rendit presque intéressante. Naturellement, par nonchalance; il en vint à se délier de toutes les résolutions quil sétait faites. Une fois, il manqua la visite, le lendemain son cours, et, savourant la paresse, peu à peu, ny retourna plus. Il prit lhabitude du cabaret, avec la passion des dominos. Senfermer chaque soir dans un sale appartement public, pour y taper sur des tables de marbre de petits os de mouton marqués de points noirs, lui semblait un acte précieux de sa liberté, qui le rehaussait destime vis-à-vis de lui-même. Cétait comme linitiation au monde, laccès des plaisirs défendus; et, en entrant, il posait la main sur le bouton de la porte avec une joie presque sensuelle. Alors, beaucoup de choses comprimées en lui, se dilatèrent; il apprit par coeur des couplets quil chantait aux bienvenues, senthousiasma pour Béranger, sut faire du punch et connut enfin lamour. Grâce à ces travaux préparatoires, il échoua complètement à son examen dofficier de santé. On lattendait le soir même à la maison pour fêter son succès. Il partit à pied et sarrêta vers lentrée du village, où il fit demander sa mère, lui conta tout. Elle lexcusa, rejetant léchec sur linjustice des examinateurs, et le raffermit un peu, se chargeant darranger les choses. Cinq ans plus tard seulement, M. Bovary connut la vérité; elle était vieille, il laccepta, ne pouvant dailleurs supposer quun homme issu de lui fût un sot. Charles se remit donc au travail et prépara sans discontinuer les matières de son examen, dont il apprit davance toutes les questions par coeur. Il fut reçu avec une assez bonne note. Quel beau jour pour sa mère! On donna un grand dîner. Où irait-il exercer son art? À Tostes. Il ny avait là quun vieux médecin. Depuis longtemps madame Bovary guettait sa mort, et le bonhomme navait point encore plié bagage, que Charles était installé en face, comme son successeur. Mais ce nétait pas tout que davoir élevé son fils, de lui avoir fait apprendre la médecine et découvert Tostes pour lexercer: il lui fallait une femme. Elle lui en trouva une: la veuve dun huissier de Dieppe, qui avait quarante-cinq ans et douze cents livres de rente. Quoiquelle fût laide, sèche comme un cotret, et bourgeonnée comme un printemps, certes madame Dubuc ne manquait pas de partis à choisir. Pour arriver à ses fins, la mère Bovary fut obligée de les évincer tous, et elle déjoua même fort habilement les intrigues dun charcutier qui était soutenu par les prêtres. Charles avait entrevu dans le mariage lavènement dune condition meilleure, imaginant quil serait plus libre et pourrait disposer de sa personne et de son argent. Mais sa femme fut le maître; il devait devant le monde dire ceci, ne pas dire cela, faire maigre tous les vendredis, shabiller comme elle lentendait, harceler par son ordre les clients qui ne payaient pas. Elle décachetait ses lettres, épiait ses démarches, et lécoutait, à travers la cloison, donner ses consultations dans son cabinet, quand il y avait des femmes. Il lui fallait son chocolat tous les matins, des égards à nen plus finir. Elle se plaignait sans cesse de ses nerfs, de sa poitrine, de ses humeurs. Le bruit des pas lui faisait mal; on sen allait, la solitude lui devenait odieuse; revenait-on près delle, cétait pour la voir mourir, sans doute. Le soir, quand Charles rentrait, elle sortait de dessous ses draps ses longs bras maigres, les lui passait autour du cou, et, layant fait asseoir au bord du lit, se mettait à lui parler de ses chagrins: il loubliait, il en aimait une autre! On lui avait bien dit quelle serait malheureuse; et elle finissait en lui demandant quelque sirop pour sa santé et un peu plus damour. II Une nuit, vers onze heures, ils furent réveillés par le bruit dun cheval qui sarrêta juste à la porte. La bonne ouvrit la lucarne du grenier et parlementa quelque temps avec un homme resté en bas, dans la rue. Il venait chercher le médecin; il avait une lettre. Nastasie descendit les marches en grelottant, et alla ouvrir la serrure et les verrous, lun après lautre. Lhomme laissa son cheval, et, suivant la bonne, entra tout à coup derrière elle. Il tira de dedans son bonnet de laine à houppes grises, une lettre enveloppée dans un chiffon, et la présenta délicatement à Charles, qui saccouda sur loreiller pour la lire. Nastasie, près du lit, tenait la lumière. Madame, par pudeur, restait tournée vers la ruelle et montrait le dos. Cette lettre, cachetée dun petit cachet de cire bleue, suppliait M. Bovary de se rendre immédiatement à la ferme des Bertaux, pour remettre une jambe cassée. Or il y a, de Tostes aux Bertaux, six bonnes lieues de traverse, en passant par Longueville et Saint- Victor. La nuit était noire. Madame Bovary jeune redoutait les accidents pour son mari. Donc il fut décidé que le valet décurie prendrait les devants. Charles partirait trois heures plus tard, au lever de la lune. On enverrait un gamin à sa rencontre, afin de lui montrer le chemin de la ferme et douvrir les clôtures devant lui. Vers quatre heures du matin, Charles, bien enveloppé dans son manteau, se mit en route pour les Bertaux. Encore endormi par la chaleur du sommeil, il se laissait bercer au trot pacifique de sa bête. Quand elle sarrêtait delle-même devant ces trous entourés dépines que lon creuse au bord des sillons, Charles se réveillant en sursaut, se rappelait vite la jambe cassée, et il tâchait de se remettre en mémoire toutes les fractures quil savait. La pluie ne tombait plus; le jour commençait à venir, et, sur les branches des pommiers sans feuilles, des oiseaux se tenaient immobiles, hérissant leurs petites plumes au vent froid du matin. La plate campagne sétalait à perte de vue, et les bouquets darbres autour des fermes faisaient, à intervalles éloignés, des taches dun violet noir sur cette grande surface grise, qui se perdait à lhorizon dans le ton morne du ciel. Charles, de temps à autre, ouvrait les yeux; puis, son esprit se fatiguant et le sommeil revenant de soi-même, bientôt il entrait dans une sorte dassoupissement où, ses sensations récentes se confondant avec des souvenirs, lui-même se percevait double, à la fois étudiant et marié, couché dans son lit comme tout à lheure, traversant une salle dopérés comme autrefois. Lodeur chaude des cataplasmes se mêlait dans sa tête à la verte odeur de la rosée; il entendait rouler sur leur tringle les anneaux de fer des lits et sa femme dormir... Comme il passait par Vassonville, il aperçut, au bord dun fossé, un jeune garçon assis sur lherbe. -- Êtes-vous le médecin? demanda lenfant. Et, sur la réponse de Charles, il prit ses sabots à ses mains et se mit à courir devant lui. Lofficier de santé, chemin faisant, comprit aux discours de son guide que M. Rouault devait être un cultivateur des plus aisés. Il sétait cassé la jambe, la veille au soir, en revenant de faire les Rois, chez un voisin. Sa femme était morte depuis deux ans. Il navait avec lui que sa demoiselle, qui laidait à tenir la maison. Les ornières devinrent plus profondes. On approchait des Bertaux. Le petit gars, se coulant alors par un trou de haie, disparut, puis, il revint au bout dune cour en ouvrir la barrière. Le cheval glissait sur lherbe mouillée; Charles se baissait pour passer sous les branches. Les chiens de garde à la niche aboyaient en tirant sur leur chaîne. Quand il entra dans les Bertaux, son cheval eut peur et fit un grand écart. Cétait une ferme de bonne apparence. On voyait dans les écuries, par le dessus des portes ouvertes, de gros chevaux de labour qui mangeaient tranquillement dans des râteliers neufs. Le long des bâtiments sétendait un large fumier, de la buée sen élevait, et, parmi les poules et les dindons, picoraient dessus cinq ou six paons, luxe des basses-cours cauchoises. La bergerie était longue, la grange était haute, à murs lisses comme la main. Il y avait sous le hangar deux grandes charrettes et quatre charrues, avec leurs fouets, leurs colliers, leurs équipages complets, dont les toisons de laine bleue se salissaient à la poussière fine qui tombait des greniers. La cour allait en montant; plantée darbres symétriquement espacés, et le bruit gai dun troupeau doies retentissait près de la mare. Une jeune femme, en robe de mérinos bleu garnie de trois volants, vint sur le seuil de la maison pour recevoir M. Bovary, quelle fit entrer dans la cuisine, où flambait un grand feu. Le déjeuner des gens bouillonnait alentour, dans des petits pots de taille inégale. Des vêtements humides séchaient dans lintérieur de la cheminée. La pelle, les pincettes et le bec du soufflet, tous de proportion colossale, brillaient comme de lacier poli, tandis que le long des murs sétendait une abondante batterie de cuisine, où miroitait inégalement la flamme claire du foyer, jointe aux premières lueurs du soleil arrivant par les carreaux. Charles monta, au premier, voir le malade. Il le trouva dans son lit, suant sous ses couvertures et ayant rejeté bien loin son bonnet de coton. Cétait un gros petit homme de cinquante ans, à la peau blanche, à loeil bleu, chauve sur le devant de la tête, et qui portait des boucles doreilles. Il avait à ses côtés, sur une chaise, une grande carafe deau-de-vie, dont il se versait de temps à autre pour se donner du coeur au ventre; mais, dès quil vit le médecin, son exaltation tomba, et, au lieu de sacrer comme il faisait depuis douze heures, il se prit à geindre faiblement. La fracture était simple, sans complication daucune espèce. Charles neût osé en souhaiter de plus facile. Alors, se rappelant les allures de ses maîtres auprès du lit des blessés, il réconforta le patient avec toutes sortes de bons mots; caresses chirurgicales qui sont comme lhuile dont on graisse les bistouris. Afin davoir des attelles, on alla chercher, sous la charreterie, un paquet de lattes. Charles en choisit une, la coupa en morceaux et la polit avec un éclat de vitre, tandis que la servante déchirait des draps pour faire des bandes, et que mademoiselle Emma tâchait à coudre des coussinets. Comme elle fut longtemps avant de trouver son étui, son père simpatienta; elle ne répondit rien; mais, tout en cousant, elle se piquait les doigts, quelle portait ensuite à sa bouche pour les sucer. Charles fut surpris de la blancheur de ses ongles. Ils étaient brillants, fins du bout, plus nettoyés que les ivoires de Dieppe, et taillés en amande. Sa main pourtant nétait pas belle, point assez pâle peut-être, et un peu sèche aux phalanges; elle était trop longue aussi, et sans molles inflexions de lignes sur les contours. Ce quelle avait de beau, cétaient les yeux; quoiquils fussent bruns, ils semblaient noirs à cause des cils, et son regard arrivait franchement à vous avec une hardiesse candide. Une fois le pansement fait, le médecin fut invité, par M. Rouault lui-même, à prendre un morceau avant de partir. Charles descendit dans la salle, au rez-de-chaussée. Deux couverts, avec des timbales dargent, y étaient mis sur une petite table, au pied dun grand lit à baldaquin revêtu dune indienne à personnages représentant des Turcs. On sentait une odeur diris et de draps humides, qui séchappait de la haute armoire en bois de chêne, faisant face à la fenêtre. Par terre, dans les angles, étaient rangés, debout, des sacs de blé. Cétait le trop-plein du grenier proche, où lon montait par trois marches de pierre. Il y avait, pour décorer lappartement, accrochée à un clou, au milieu du mur dont la peinture verte sécaillait sous le salpêtre, une tête de Minerve au crayon noir, encadrée de dorure, et qui portait au bas, écrit en lettres gothiques: «À mon cher papa.» On parla dabord du malade, puis du temps quil faisait, des grands froids, des loups qui couraient les champs, la nuit. Mademoiselle Rouault ne samusait guère à la campagne, maintenant surtout quelle était chargée presque à elle seule des soins de la ferme. Comme la salle était fraîche, elle grelottait tout en mangeant, ce qui découvrait un peu ses lèvres charnues, quelle avait coutume de mordillonner à ses moments de silence. Son cou sortait dun col blanc, rabattu. Ses cheveux, dont les deux bandeaux noirs semblaient chacun dun seul morceau, tant ils étaient lisses, étaient séparés sur le milieu de la tête par une raie fine, qui senfonçait légèrement selon la courbe du crâne; et, laissant voir à peine le bout de loreille, ils allaient se confondre par derrière en un chignon abondant, avec un mouvement ondé vers les tempes, que le médecin de campagne remarqua là pour la première fois de sa vie. Ses pommettes étaient roses. Elle portait, comme un homme, passé entre deux boutons de son corsage, un lorgnon décaille. Quand Charles, après être monté dire adieu au père Rouault, rentra dans la salle avant de partir, il la trouva debout, le front contre la fenêtre, et qui regardait dans le jardin, où les échalas des haricots avaient été renversés par le vent. Elle se retourna. -- Cherchez-vous quelque chose? demanda-t-elle. -- Ma cravache, sil vous plaît, répondit-il. Et il se mit à fureter sur le lit, derrière les portes, sous les chaises; elle était tombée à terre, entre les sacs et la muraille. Mademoiselle Emma laperçut; elle se pencha sur les sacs de blé. Charles, par galanterie, se précipita et, comme il allongeait aussi son bras dans le même mouvement, il sentit sa poitrine effleurer le dos de la jeune fille, courbée sous lui. Elle se redressa toute rouge et le regarda par-dessus lépaule, en lui tendant son nerf de boeuf. Au lieu de revenir aux Bertaux trois jours après, comme il lavait promis, cest le lendemain même quil y retourna, puis deux fois la semaine régulièrement, sans compter les visites inattendues quil faisait de temps à autre, comme par mégarde. Tout, du reste, alla bien; la guérison sétablit selon les règles, et quand, au bout de quarante-six jours, on vit le père Rouault qui sessayait à marcher seul dans sa masure, on commença à considérer M. Bovary comme un homme de grande capacité. Le père Rouault disait quil naurait pas été mieux guéri par les premiers médecins dYvetot ou même de Rouen. Quant à Charles, il ne chercha point à se demander pourquoi il venait aux Bertaux avec plaisir. Y eût-il songé, quil aurait sans doute attribué son zèle à la gravité du cas, ou peut-être au profit quil en espérait. Était-ce pour cela, cependant, que ses visites à la ferme faisaient, parmi les pauvres occupations de sa vie, une exception charmante? Ces jours-là il se levait de bonne heure, partait au galop, poussait sa bête, puis il descendait pour sessuyer les pieds sur lherbe, et passait ses gants noirs avant dentrer. Il aimait à se voir arriver dans la cour, à sentir contre son épaule la barrière qui tournait, et le coq qui chantait sur le mur, les garçons qui venaient à sa rencontre. Il aimait la grange et les écuries; il aimait le père Rouault; qui lui tapait dans la main en lappelant son sauveur; il aimait les petits sabots de mademoiselle Emma sur les dalles lavées de la cuisine; ses talons hauts la grandissaient un peu, et, quand elle marchait devant lui, les semelles de bois, se relevant vite, claquaient avec un bruit sec contre le cuir de la bottine. Elle le reconduisait toujours jusquà la première marche du perron. Lorsquon navait pas encore amené son cheval, elle restait là. On sétait dit adieu, on ne parlait plus; le grand air lentourait, levant pêle-mêle les petits cheveux follets de sa nuque, ou secouant sur sa hanche les cordons de son tablier, qui se tortillaient comme des banderoles. Une fois, par un temps de dégel, lécorce des arbres suintait dans la cour, la neige sur les couvertures des bâtiments se fondait. Elle était sur le seuil; elle alla chercher son ombrelle, elle louvrit. Lombrelle, de soie gorge de pigeon, que traversait le soleil, éclairait de reflets mobiles la peau blanche de sa figure. Elle souriait là- dessous à la chaleur tiède; et on entendait les gouttes deau, une à une, tomber sur la moire tendue. Dans les premiers temps que Charles fréquentait les Bertaux, madame Bovary jeune ne manquait pas de sinformer du malade, et même sur le livre quelle tenait en partie double, elle avait choisi pour M. Rouault une belle page blanche. Mais quand elle sut quil avait une fille, elle alla aux informations; et elle apprit que mademoiselle Rouault, élevée au couvent, chez les Ursulines, avait reçu, comme on dit, une belle éducation, quelle savait, en conséquence, la danse, la géographie, le dessin, faire de la tapisserie et toucher du piano. Ce fut le comble! -- Cest donc pour cela, se disait-elle, quil a la figure si épanouie quand il va la voir, et quil met son gilet neuf, au risque de labîmer à la pluie? Ah! cette femme! cette femme!... Et elle la détesta, dinstinct. Dabord, elle se soulagea par des allusions, Charles ne les comprit pas; ensuite, par des réflexions incidentes quil laissait passer de peur de lorage; enfin, par des apostrophes à brûle-pourpoint auxquelles il ne savait que répondre. -- Doù vient quil retournait aux Bertaux, puisque M. Rouault était guéri et que ces gens-là navaient pas encore payé? Ah! cest quil y avait là-bas une personne, quelquun qui savait causer, une brodeuse, un bel esprit. Cétait là ce quil aimait: il lui fallait des demoiselles de ville! -- Et elle reprenait: -- La fille au père Rouault, une demoiselle de ville! Allons donc! leur grand-père était berger, et ils ont un cousin qui a failli passer par les assises pour un mauvais coup, dans une dispute. Ce nest pas la peine de faire tant de fla-fla, ni de se montrer le dimanche à léglise avec une robe de soie, comme une comtesse. Pauvre bonhomme, dailleurs, qui sans les colzas de lan passé, eût été bien embarrassé de payer ses arrérages! Par lassitude, Charles cessa de retourner aux Bertaux. Héloïse lui avait fait jurer quil nirait plus, la main sur son livre de messe, après beaucoup de sanglots et de baisers, dans une grande explosion damour. Il obéit donc; mais la hardiesse de son désir protesta contre la servilité de sa conduite, et, par une sorte dhypocrisie naïve, il estima que cette défense de la voir était pour lui comme un droit de laimer. Et puis la veuve était maigre; elle avait les dents longues; elle portait en toute saison un petit châle noir dont la pointe lui descendait entre les omoplates; sa taille dure était engainée dans des robes en façon de fourreau, trop courtes, qui découvraient ses chevilles, avec les rubans de ses souliers larges sentrecroisant sur des bas gris. La mère de Charles venait les voir de temps à autre; mais, au bout de quelques jours, la bru semblait laiguiser à son fil; et alors, comme deux couteaux, elles étaient à le scarifier par leurs réflexions et leurs observations. Il avait tort de tant manger! Pourquoi toujours offrir la goutte au premier venu? Quel entêtement que de ne pas vouloir porter de flanelle! Il arriva quau commencement du printemps, un notaire dIngouville, détenteur de fonds de la veuve Dubuc, sembarqua, par une belle marée, emportant avec lui tout largent de son étude. Héloïse, il est vrai, possédait encore, outre une part de bateau évaluée six mille francs, sa maison de la rue Saint- François; et cependant, de toute cette fortune que lon avait fait sonner si haut, rien, si ce nest un peu de mobilier et quelques nippes, navait paru dans le ménage. Il fallut tirer la chose au clair. La maison de Dieppe se trouva vermoulue dhypothèques jusque dans ses pilotis; ce quelle avait mis chez le notaire, Dieu seul le savait, et la part de barque nexcéda point mille écus. Elle avait donc menti, la bonne dame! Dans son exaspération, M. Bovary père, brisant une chaise contre les pavés, accusa sa femme davoir fait le malheur de leur fils en lattelant à une haridelle semblable, dont les harnais ne valaient pas la peau. Ils vinrent à Tostes. On sexpliqua. Il y eut des scènes. Héloïse, en pleurs, se jetant dans les bras de son mari, le conjura de la défendre de ses parents. Charles voulut parler pour elle. Ceux-ci se fâchèrent, et ils partirent. Mais le coup était porté. Huit jours après, comme elle étendait du linge dans sa cour, elle fut prise dun crachement de sang, et le lendemain, tandis que Charles avait le dos tourné pour fermer le rideau de la fenêtre, elle dit: «Ah! mon Dieu!» poussa un soupir et sévanouit. Elle était morte! Quel étonnement! Quand tout fut fini au cimetière, Charles rentra chez lui. Il ne trouva personne en bas; il monta au premier, dans la chambre, vit sa robe encore accrochée au pied de lalcôve; alors, sappuyant contre le secrétaire, il resta jusquau soir perdu dans une rêverie douloureuse. Elle lavait aimé, après tout. III Un matin, le père Rouault vint apporter à Charles le payement de sa jambe remise: soixante et quinze francs en pièces de quarante sous, et une dinde. Il avait appris son malheur, et len consola tant quil put. -- Je sais ce que cest! disait-il en lui frappant sur lépaule; jai été comme vous, moi aussi! Quand jai eu perdu ma pauvre défunte, jallais dans les champs pour être tout seul; je tombais au pied dun arbre, je pleurais, jappelais le bon Dieu, je lui disais des sottises; jaurais voulu être comme les taupes, que je voyais aux branches, qui avaient des vers leur grouillant dans le ventre, crevé, enfin. Et quand je pensais que dautres, à ce moment-là, étaient avec leurs bonnes petites femmes à les tenir embrassées contre eux, je tapais de grands coups par terre avec mon bâton; jétais quasiment fou, que je ne mangeais plus; lidée daller seulement au café me dégoûtait, vous ne croiriez pas. Eh bien, tout doucement, un jour chassant lautre, un printemps sur un hiver et un automne par-dessus un été, ça a coulé brin à brin, miette à miette; ça sen est allé, cest parti, cest descendu, je veux dire, car il vous reste toujours quelque chose au fond, comme qui dirait... un poids, là, sur la poitrine! Mais, puisque cest notre sort à tous, on ne doit pas non plus se laisser dépérir, et, parce que dautres sont morts, vouloir mourir... Il faut vous secouer, monsieur Bovary; ça se passera! Venez nous voir; ma fille pense à vous de temps à autre, savez-vous bien, et elle dit comme ça que vous loubliez. Voilà le printemps bientôt; nous vous ferons tirer un lapin dans la garenne, pour vous dissiper un peu. Charles suivit son conseil. Il retourna aux Bertaux; il retrouva tout comme la veille, comme il y avait cinq mois, cest-à-dire. Les poiriers déjà étaient en fleur, et le bonhomme Rouault, debout maintenant, allait et venait, ce qui rendait la ferme plus animée. Croyant quil était de son devoir de prodiguer au médecin le plus de politesses possible, à cause de sa position douloureuse, il le pria de ne point se découvrir la tête, lui parla à voix basse, comme sil eût été malade, et même fit semblant de se mettre en colère de ce que lon navait pas apprêté à son intention quelque chose dun peu plus léger que tout le reste, tels que des petits pots de crème ou des poires cuites. Il conta des histoires. Charles se surprit à rire; mais le souvenir de sa femme, lui revenant tout à coup, lassombrit. On apporta le café; il ny pensa plus. Il y pensa moins, à mesure quil shabituait à vivre seul. Lagrément nouveau de lindépendance lui rendit bientôt la solitude plus supportable. Il pouvait changer maintenant les heures de ses repas, rentrer ou sortir sans donner de raisons, et, lorsquil était bien fatigué, sétendre de ses quatre membres, tout en large, dans son lit. Donc, il se choya, se dorlota et accepta les consolations quon lui donnait. Dautre part, la mort de sa femme ne lavait pas mal servi dans son métier, car on avait répété durant un mois: «Ce pauvre jeune homme! quel malheur!» Son nom sétait répandu, sa clientèle sétait accrue; et puis il allait aux Bertaux tout à son aise. Il avait un espoir sans but, un bonheur vague; il se trouvait la figure plus agréable en brossant ses favoris devant son miroir. Il arriva un jour vers trois heures; tout le monde était aux champs; il entra dans la cuisine, mais naperçut point dabord Emma; les auvents étaient fermés. Par les fentes du bois, le soleil allongeait sur les pavés de grandes raies minces, qui se brisaient à langle des meubles et tremblaient au plafond. Des mouches, sur la table, montaient le long des verres qui avaient servi, et bourdonnaient en se noyant au fond, dans le cidre resté. Le jour qui descendait par la cheminée, veloutant la suie de la plaque, bleuissait un peu les cendres froides. Entre la fenêtre et le foyer, Emma cousait; elle navait point de fichu, on voyait sur ses épaules nues de petites gouttes de sueur. Selon la mode de la campagne, elle lui proposa de boire quelque chose. Il refusa, elle insista, et enfin lui offrit, en riant, de prendre un verre de liqueur avec elle. Elle alla donc chercher dans larmoire une bouteille de curaçao, atteignit deux petits verres, emplit lun jusquau bord, versa à peine dans lautre, et, après avoir trinqué, le porta à sa bouche. Comme il était presque vide, elle se renversait pour boire; et, la tête en arrière, les lèvres avancées, le cou tendu, elle riait de ne rien sentir, tandis que le bout de sa langue, passant entre ses dents fines, léchait à petits coups le fond du verre. Elle se rassit et elle reprit son ouvrage, qui était un bas de coton blanc où elle faisait des reprises; elle travaillait le front baissé; elle ne parlait pas, Charles non plus. Lair, passant par le dessous de la porte, poussait un peu de poussière sur les dalles; il la regardait se traîner, et il entendait seulement le battement intérieur de sa tête, avec le cri dune poule, au loin, qui pondait dans les cours. Emma, de temps à autre, se rafraîchissait les joues en y appliquant la paume de ses mains; quelle refroidissait après cela sur la pomme de fer des grands chenets. Elle se plaignit déprouver, depuis le commencement de la saison, des étourdissements; elle demanda si les bains de mer lui seraient utiles; elle se mit à causer du couvent, Charles de son collège, les phrases leur vinrent. Ils montèrent dans sa chambre. Elle lui fit voir ses anciens cahiers de musique, les petits livres quon lui avait donnés en prix et les couronnes en feuilles de chêne, abandonnées dans un bas darmoire. Elle lui parla encore de sa mère, du cimetière, et même lui montra dans le jardin la plate- bande dont elle cueillait les fleurs, tous les premiers vendredis de chaque mois, pour les aller mettre sur sa tombe. Mais le jardinier quils avaient ny entendait rien; on était si mal servi! Elle eût bien voulu, ne fût-ce au moins que pendant lhiver, habiter la ville, quoique la longueur des beaux jours rendît peut-être la campagne plus ennuyeuse encore durant lété; - - et, selon ce quelle disait, sa voix était claire, aiguë, ou se couvrant de langueur tout à coup, traînait des modulations qui finissaient presque en murmures, quand elle se parlait à elle- même, -- tantôt joyeuse, ouvrant des yeux naïfs, puis les paupières à demi closes, le regard noyé dennui, la pensée vagabondant. Le soir, en sen retournant, Charles reprit une à une les phrases quelle avait dites, tâchant de se les rappeler, den compléter le sens, afin de se faire la portion dexistence quelle avait vécu dans le temps quil ne la connaissait pas encore. Mais jamais il ne put la voir en sa pensée, différemment quil ne lavait vue la première fois, ou telle quil venait de la quitter tout à lheure. Puis il se demanda ce quelle deviendrait, si elle se marierait, et à qui? hélas! le père Rouault était bien riche, et elle!... si belle! Mais la figure dEmma revenait toujours se placer devant ses yeux, et quelque chose de monotone comme le ronflement dune toupie bourdonnait à ses oreilles: «Si tu te mariais, pourtant! si tu te mariais!» La nuit, il ne dormit pas, sa gorge était serrée, il avait soif; il se leva pour aller boire à son pot à leau et il ouvrit la fenêtre; le ciel était couvert détoiles, un vent chaud passait, au loin des chiens aboyaient. Il tourna la tête du côté des Bertaux. Pensant quaprès tout lon ne risquait rien, Charles se promit de faire la demande quand loccasion sen offrirait; mais, chaque fois quelle soffrit, la peur de ne point trouver les mots convenables lui collait les lèvres. Le père Rouault neût pas été fâché quon le débarrassât de sa fille, qui ne lui servait guère dans sa maison. Il lexcusait intérieurement, trouvant quelle avait trop desprit pour la culture, métier maudit du ciel, puisquon ny voyait jamais de millionnaire. Loin dy avoir fait fortune, le bonhomme y perdait tous les ans; car, sil excellait dans les marchés, où il se plaisait aux ruses du métier, en revanche la culture proprement dite, avec le gouvernement intérieur de la ferme, lui convenait moins quà personne. Il ne retirait pas volontiers ses mains de dedans ses poches, et népargnait point la dépense pour tout ce qui regardait sa vie, voulant être bien nourri, bien chauffé, bien couché. Il aimait le gros cidre, les gigots saignants, les glorias longuement battus. Il prenait ses repas dans la cuisine, seul, en face du feu, sur une petite table quon lui apportait toute servie, comme au théâtre. Lorsquil saperçut donc que Charles avait les pommettes rouges près de sa fille, ce qui signifiait quun de ces jours on la lui demanderait en mariage, il rumina davance toute laffaire. Il le trouvait bien un peu gringalet, et ce nétait pas là un gendre comme il leût souhaité; mais on le disait de bonne conduite, économe, fort instruit, et sans doute quil ne chicanerait pas trop sur la dot. Or, comme le père Rouault allait être forcé de vendre vingt-deux acres de son bien, quil devait beaucoup au maçon, beaucoup au bourrelier, que larbre du pressoir était à remettre: -- Sil me la demande, se dit-il; je la lui donne. À lépoque de la Saint-Michel, Charles était venu passer trois jours aux Bertaux. La dernière journée sétait écoulée comme les précédentes, à reculer de quart dheure en quart dheure. Le père Rouault lui fit la conduite; ils marchaient dans un chemin creux, ils sallaient quitter; cétait le moment. Charles se donna jusquau coin de la haie, et enfin, quand on leut dépassée: -- Maître Rouault, murmura-t-il, je voudrais bien vous dire quelque chose. Ils sarrêtèrent. Charles se taisait. -- Mais contez-moi votre histoire! est-ce que je ne sais pas tout? dit le père Rouault, en riant doucement. -- Père Rouault..., père Rouault..., balbutia Charles. -- Moi, je ne demande pas mieux, continua le fermier. Quoique sans doute la petite soit de mon idée, il faut pourtant lui demander son avis. Allez-vous-en donc; je men vais retourner chez nous. Si cest oui, entendez-moi bien, vous naurez pas besoin de revenir, à cause du monde, et, dailleurs, ça la saisirait trop. Mais pour que vous ne vous mangiez pas le sang, je pousserai tout grand lauvent de la fenêtre contre le mur: vous pourrez le voir par derrière, en vous penchant sur la haie. Et il séloigna. Charles attacha son cheval à un arbre. Il courut se mettre dans le sentier; il attendit. Une demi-heure se passa, puis il compta dix- neuf minutes à sa montre. Tout à coup un bruit se fit contre le mur; lauvent sétait rabattu, la cliquette tremblait encore. Le lendemain, dès neuf heures, il était à la ferme. Emma rougit quand il entra, tout en sefforçant de rire un peu; par contenance. Le père Rouault embrassa son futur gendre. On remit à causer des arrangements dintérêt; on avait, dailleurs, du temps devant soi, puisque le mariage ne pouvait décemment avoir lieu avant la fin du deuil de Charles, cest-à-dire vers le printemps de lannée prochaine. Lhiver se passa dans cette attente. Mademoiselle Rouault soccupa de son trousseau. Une partie en fut commandée à Rouen, et elle se confectionna des chemises et des bonnets de nuit, daprès des dessins de modes quelle emprunta. Dans les visites que Charles faisait à la ferme, on causait des préparatifs de la noce; on se demandait dans quel appartement se donnerait le dîner; on rêvait à la quantité de plats quil faudrait et quelles seraient les entrées. Emma eût, au contraire, désiré se marier à minuit, aux flambeaux; mais le père Rouault ne comprit rien à cette idée. Il y eut donc une noce, où vinrent quarante-trois personnes, où lon resta seize heures à table, qui recommença le lendemain et quelque peu les jours suivants. IV Les conviés arrivèrent de bonne heure dans des voitures, carrioles à un cheval, chars à bancs à deux roues, vieux cabriolets sans capote, tapissières à rideaux de cuir, et les jeunes gens des villages les plus voisins dans des charrettes où ils se tenaient debout, en rang, les mains appuyées sur les ridelles pour ne pas tomber, allant au trot et secoués dur. Il en vint de dix lieues loin, de Goderville, de Normanville, et de Cany. On avait invité tous les parents des deux familles, on sétait raccommodé avec les amis brouillés, on avait écrit à des connaissances perdues de vue depuis longtemps. De temps à autre, on entendait des coups de fouet derrière la haie; bientôt la barrière souvrait: cétait une carriole qui entrait. Galopant jusquà la première marche du perron, elle sy arrêtait court, et vidait son monde, qui sortait par tous les côtés en se frottant les genoux et en sétirant les bras. Les dames, en bonnet, avaient des robes à la façon de la ville, des chaînes de montre en or, des pèlerines à bouts croisés dans la ceinture, ou de petits fichus de couleur attachés dans le dos avec une épingle, et qui leur découvraient le cou par derrière. Les gamins, vêtus pareillement à leurs papas, semblaient incommodés par leurs habits neufs (beaucoup même étrennèrent ce jour-là la première paire de bottes de leur existence), et lon voyait à côté deux, ne soufflant mot dans la robe blanche de sa première communion rallongée pour la circonstance, quelque grande fillette de quatorze ou seize ans, leur cousine ou leur soeur aînée sans doute, rougeaude, ahurie, les cheveux gras de pommade à la rose, et ayant bien peur de salir ses gants. Comme il ny avait point assez de valets décurie pour dételer toutes les voitures, les messieurs retroussaient leurs manches et sy mettaient eux-mêmes. Suivant leur position sociale différente, ils avaient des habits, des redingotes, des vestes, des habits-vestes: -- bons habits, entourés de toute la considération dune famille, et qui ne sortaient de larmoire que pour les solennités; redingotes à grandes basques flottant au vent, à collet cylindrique, à poches larges comme des sacs; vestes de gros drap, qui accompagnaient ordinairement quelque casquette cerclée de cuivre à sa visière; habits-vestes très courts, ayant dans le dos deux boutons rapprochés comme une paire dyeux, et dont les pans semblaient avoir été coupés à même un seul bloc, par la hache du charpentier. Quelques-uns encore (mais ceux-là, bien sûr, devaient dîner au bas bout de la table) portaient des blouses de cérémonie, cest-à-dire dont le col était rabattu sur les épaules, le dos froncé à petits plis et la taille attachée très bas par une ceinture cousue. Et les chemises sur les poitrines bombaient comme des cuirasses! Tout le monde était tondu à neuf, les oreilles sécartaient des têtes, on était rasé de près; quelques-uns même qui sétaient levés dès avant laube, nayant pas vu clair à se faire la barbe, avaient des balafres en diagonale sous le nez, ou, le long des mâchoires, des pelures dépiderme larges comme des écus de trois francs, et quavait enflammées le grand air pendant la route, ce qui marbrait un peu de plaques roses toutes ces grosses faces blanches épanouies. La mairie se trouvant à une demi-lieue de la ferme, on sy rendit à pied, et lon revint de même, une fois la cérémonie faite à léglise. Le cortège, dabord uni comme une seule écharpe de couleur, qui ondulait dans la campagne, le long de létroit sentier serpentant entre les blés verts, sallongea bientôt et se coupa en groupes différents, qui sattardaient à causer. Le ménétrier allait en tête, avec son violon empanaché de rubans à la coquille; les mariés venaient ensuite, les parents, les amis tout au hasard, et les enfants restaient derrière, samusant à arracher les clochettes des brins davoine, ou à se jouer entre eux, sans quon les vît. La robe dEmma, trop longue, traînait un peu par le bas; de temps à autre, elle sarrêtait pour la tirer, et alors délicatement, de ses doigts gantés, elle enlevait les herbes rudes avec les petits dards des chardons, pendant que Charles, les mains vides, attendait quelle eût fini. Le père Rouault, un chapeau de soie neuf sur la tête et les parements de son habit noir lui couvrant les mains jusquaux ongles, donnait le bras à madame Bovary mère. Quant à M. Bovary père, qui, méprisant au fond tout ce monde-là, était venu simplement avec une redingote à un rang de boutons dune coupe militaire, il débitait des galanteries destaminet à une jeune paysanne blonde. Elle saluait, rougissait, ne savait que répondre. Les autres gens de la noce causaient de leurs affaires ou se faisaient des niches dans le dos, sexcitant davance à la gaieté; et, en y prêtant loreille, on entendait toujours le crin-crin du ménétrier qui continuait à jouer dans la campagne. Quand il sapercevait quon était loin derrière lui, il sarrêtait à reprendre haleine, cirait longuement de colophane son archet, afin que les cordes grinçassent mieux, et puis il se remettait à marcher, abaissant et levant tour à tour le manche de son violon, pour se bien marquer la mesure à lui-même. Le bruit de linstrument faisait partir de loin les petits oiseaux. Cétait sous le hangar de la charreterie que la table était dressée. Il y avait dessus quatre aloyaux, six fricassées de poulets, du veau à la casserole, trois gigots, et, au milieu, un joli cochon de lait rôti, flanqué de quatre andouilles à loseille. Aux angles, se dressait leau de vie dans des carafes. Le cidre doux en bouteilles poussait sa mousse épaisse autour des bouchons, et tous les verres, davance, avaient été remplis de vin jusquau bord. De grands plats de crème jaune, qui flottaient deux-mêmes au moindre choc de la table, présentaient, dessinés sur leur surface unie, les chiffres des nouveaux époux en arabesques de nonpareille. On avait été chercher un pâtissier à Yvetot, pour les tourtes et les nougats. Comme il débutait dans le pays, il avait soigné les choses; et il apporta, lui-même, au dessert, une pièce montée qui fit pousser des cris. À la base, dabord, cétait un carré de carton bleu figurant un temple avec portiques, colonnades et statuettes de stuc tout autour, dans des niches constellées détoiles en papier doré; puis se tenait au second étage un donjon en gâteau de Savoie, entouré de menues fortifications en angélique, amandes, raisins secs, quartiers doranges; et enfin, sur la plate-forme supérieure, qui était une prairie verte où il y avait des rochers avec des lacs de confitures et des bateaux en écales de noisettes, on voyait un petit Amour, se balançant à une escarpolette de chocolat, dont les deux poteaux étaient terminés par deux boutons de rose naturels, en guise de boules, au sommet. Jusquau soir, on mangea. Quand on était trop fatigué dêtre assis, on allait se promener dans les cours ou jouer une partie de bouchon dans la grange; puis on revenait à table. Quelques-uns, vers la fin, sy endormirent et ronflèrent. Mais, au café, tout se ranima; alors on entama des chansons, on fit des tours de force, on portait des poids, on passait sous son pouce, on essayait à soulever les charrettes sur ses épaules, on disait des gaudrioles; on embrassait les dames. Le soir, pour partir, les chevaux gorgés davoine jusquaux naseaux, eurent du mal à entrer dans les brancards; ils ruaient, se cabraient, les harnais se cassaient, leurs maîtres juraient ou riaient; et toute la nuit, au clair de la lune, par les routes du pays, il y eut des carrioles emportées qui couraient au grand galop, bondissant dans les saignées, sautant par-dessus les mètres de cailloux, saccrochant aux talus, avec des femmes qui se penchaient en dehors de la portière pour saisir les guides. Ceux qui restèrent aux Bertaux passèrent la nuit à boire dans la cuisine. Les enfants sétaient endormis sous les bancs. La mariée avait supplié son père quon lui épargnât les plaisanteries dusage. Cependant, un mareyeur de leurs cousins (qui même avait apporté, comme présent de noces, une paire de soles) commençait à souffler de leau avec sa bouche par le trou de la serrure, quand le père Rouault arriva juste à temps pour len empêcher, et lui expliqua que la position grave de son gendre ne permettait pas de telles inconvenances. Le cousin, toutefois, céda difficilement à ces raisons. En dedans de lui-même, il accusa le père Rouault dêtre fier, et il alla se joindre dans un coin à quatre ou cinq autres des invités qui, ayant eu par hasard plusieurs fois de suite à table les bas morceaux des viandes, trouvaient aussi quon les avait mal reçus, chuchotaient sur le compte de leur hôte et souhaitaient sa ruine à mots couverts. Madame Bovary mère navait pas desserré les dents de la journée. On ne lavait consultée ni sur la toilette de la bru, ni sur lordonnance du festin; elle se retira de bonne heure. Son époux, au lieu de la suivre, envoya chercher des cigares à Saint-Victor et fuma jusquau jour, tout en buvant des grogs au kirsch, mélange inconnu à la compagnie, et qui fut pour lui comme la source dune considération plus grande encore. Charles nétait point de complexion facétieuse, il navait pas brillé pendant la noce. Il répondit médiocrement aux pointes, calembours, mots à double entente, compliments et gaillardises que lon se fit un devoir de lui décocher dès le potage. Le lendemain, en revanche, il semblait un autre homme. Cest lui plutôt que lon eût pris pour la vierge de la veille, tandis que la mariée ne laissait rien découvrir où lon pût deviner quelque chose. Les plus malins ne savaient que répondre, et ils la considéraient, quand elle passait près deux, avec des tensions desprit démesurées. Mais Charles ne dissimulait rien. Il lappelait ma femme, la tutoyait, sinformait delle à chacun, la cherchait partout, et souvent il lentraînait dans les cours, où on lapercevait de loin, entre les arbres, qui lui passait le bras sous la taille et continuait à marcher à demi penché sur elle, en lui chiffonnant avec sa tête la guimpe de son corsage. Deux jours après la noce, les époux sen allèrent: Charles, à cause de ses malades, ne pouvait sabsenter plus longtemps. Le père Rouault les fit reconduire dans sa carriole et les accompagna lui-même jusquà Vassonville. Là, il embrassa sa fille une dernière fois, mit pied à terre et reprit sa route. Lorsquil eut fait cent pas environ, il sarrêta, et, comme il vit la carriole séloignant, dont les roues tournaient dans la poussière, il poussa un gros soupir. Puis il se rappela ses noces, son temps dautrefois, la première grossesse de sa femme; il était bien joyeux, lui aussi, le jour quil lavait emmenée de chez son père dans sa maison, quand il la portait en croupe en trottant sur la neige; car on était aux environs de Noël et la campagne était toute blanche; elle le tenait par un bras, à lautre était accroché son panier; le vent agitait les longues dentelles de sa coiffure cauchoise, qui lui passaient quelquefois sur la bouche, et, lorsquil tournait la tête, il voyait près de lui, sur son épaule, sa petite mine rosée qui souriait silencieusement, sous la plaque dor de son bonnet. Pour se réchauffer les doigts, elle les lui mettait, de temps en temps, dans la poitrine. Comme cétait vieux tout cela! Leur fils, à présent, aurait trente ans! Alors il regarda derrière lui, il naperçut rien sur la route. Il se sentit triste comme une maison démeublée; et, les souvenirs tendres se mêlant aux pensées noires dans sa cervelle obscurcie par les vapeurs de la bombance, il eut bien envie un moment daller faire un tour du côté de léglise. Comme il eut peur, cependant, que cette vue ne le rendît plus triste encore, il sen revint tout droit chez lui. M. et madame Charles arrivèrent à Tostes, vers six heures. Les voisins se mirent aux fenêtres pour voir la nouvelle femme de leur médecin. La vieille bonne se présenta, lui fit ses salutations, sexcusa de ce que le dîner nétait pas prêt, et engagea Madame, en attendant, à prendre connaissance de sa maison. V La façade de briques était juste à lalignement de la rue, ou de la route plutôt. Derrière la porte se trouvaient accrochés un manteau à petit collet, une bride, une casquette de cuir noir, et, dans un coin, à terre, une paire de houseaux encore couverts de boue sèche. À droite était la salle, cest-à-dire lappartement où lon mangeait et où lon se tenait. Un papier jaune-serin, relevé dans le haut par une guirlande de fleurs pâles, tremblait tout entier sur sa toile mal tendue; des rideaux de calicot blanc, bordés dun galon rouge, sentrecroisaient le long des fenêtres, et sur létroit chambranle de la cheminée resplendissait une pendule à tête dHippocrate, entre deux flambeaux dargent plaqué, sous des globes de forme ovale. De lautre côté du corridor était le cabinet de Charles, petite pièce de six pas de large environ, avec une table, trois chaises et un fauteuil de bureau. Les tomes du Dictionnaire des sciences médicales, non coupés, mais dont la brochure avait souffert dans toutes les ventes successives par où ils avaient passé, garnissaient presque à eux seuls, les six rayons dune bibliothèque en bois de sapin. Lodeur des roux pénétrait à travers la muraille, pendant les consultations, de même que lon entendait de la cuisine, les malades tousser dans le cabinet et débiter toute leur histoire. Venait ensuite, souvrant immédiatement sur la cour, où se trouvait lécurie, une grande pièce délabrée qui avait un four, et qui servait maintenant de bûcher, de cellier, de garde-magasin, pleine de vieilles ferrailles, de tonneaux vides, dinstruments de culture hors de service, avec quantité dautres choses poussiéreuses dont il était impossible de deviner lusage. Le jardin, plus long que large, allait, entre deux murs de bauge couverts dabricots en espalier, jusquà une haie dépines qui le séparait des champs. Il y avait au milieu un cadran solaire en ardoise, sur un piédestal de maçonnerie; quatre plates-bandes garnies déglantiers maigres entouraient symétriquement le carré plus utile des végétations sérieuses. Tout au fond, sous les sapinettes, un curé de plâtre lisait son bréviaire. Emma monta dans les chambres. La première nétait point meublée; mais la seconde, qui était la chambre conjugale, avait un lit dacajou dans une alcôve à draperie rouge. Une boîte en coquillages décorait la commode; et, sur le secrétaire, près de la fenêtre, il y avait, dans une carafe, un bouquet de fleurs doranger, noué par des rubans de satin blanc. Cétait un bouquet de mariée, le bouquet de lautre! Elle le regarda. Charles sen aperçut, il le prit et lalla porter au grenier, tandis quassise dans un fauteuil (on disposait ses affaires autour delle), Emma songeait à son bouquet de mariage, qui était emballé dans un carton, et se demandait, en rêvant, ce quon en ferait; si par hasard elle venait à mourir. Elle soccupa, les premiers jours, à méditer des changements dans sa maison. Elle retira les globes des flambeaux, fit coller des papiers neufs, repeindre lescalier et faire des bancs dans le jardin, tout autour du cadran solaire; elle demanda même comment sy prendre pour avoir un bassin à jet deau avec des poissons. Enfin son mari, sachant quelle aimait à se promener en voiture, trouva un boc doccasion, qui, ayant une fois des lanternes neuves et des gardes-crotte en cuir piqué, ressembla presque à un tilbury. Il était donc heureux et sans souci de rien au monde. Un repas en tête-à-tête, une promenade le soir sur la grande route, un geste de sa main sur ses bandeaux, la vue de son chapeau de paille accroché à lespagnolette dune fenêtre, et bien dautres choses encore où Charles navait jamais soupçonné de plaisir, composaient maintenant la continuité de son bonheur. Au lit, le matin, et côte à côté sur loreiller, il regardait la lumière du soleil passer parmi le duvet de ses joues blondes, que couvraient à demi les pattes escalopées de son bonnet. Vus de si près, ses yeux lui paraissaient agrandis, surtout quand elle ouvrait plusieurs fois de suite ses paupières en séveillant; noirs à lombre et bleu foncé au grand jour, ils avaient comme des couches de couleurs successives, et qui plus épaisses dans le fond, allaient en séclaircissant vers la surface de lémail. Son oeil, à lui, se perdait dans ces profondeurs, et il sy voyait en petit jusquaux épaules, avec le foulard qui le coiffait et le haut de sa chemise entrouvert. Il se levait. Elle se mettait à la fenêtre pour le voir partir; et elle restait accoudée sur le bord, entre deux pots de géraniums, vêtue de son peignoir, qui était lâche autour delle. Charles, dans la rue, bouclait ses éperons sur la borne; et elle continuait à lui parler den haut, tout en arrachant avec sa bouche quelque bribe de fleur ou de verdure quelle soufflait vers lui, et qui voltigeant, se soutenant, faisant dans lair des demi-cercles comme un oiseau, allait, avant de tomber, saccrocher aux crins mal peignés de la vieille jument blanche, immobile à la porte. Charles, à cheval, lui envoyait un baiser; elle répondait par un signe, elle refermait la fenêtre, il partait. Et alors, sur la grande route qui étendait sans en finir son long ruban de poussière, par les chemins creux où les arbres se courbaient en berceaux, dans les sentiers dont les blés lui montaient jusquaux genoux, avec le soleil sur ses épaules et lair du matin à ses narines, le coeur plein des félicités de la nuit, lesprit tranquille, la chair contente, il sen allait ruminant son bonheur, comme ceux qui mâchent encore, après dîner, le goût des truffes quils digèrent. Jusquà présent, quavait-il eu de bon dans lexistence? Était-ce son temps de collège, où il restait enfermé entre ces hauts murs, seul au milieu de ses camarades plus riches ou plus forts que lui dans leurs classes, quil faisait rire par son accent, qui se moquaient de ses habits, et dont les mères venaient au parloir avec des pâtisseries dans leur manchon? Était-ce plus tard, lorsquil étudiait la médecine et navait jamais la bourse assez ronde pour payer la contredanse à quelque petite ouvrière qui fût devenue sa maîtresse? Ensuite il avait vécu pendant quatorze mois avec la veuve, dont les pieds, dans le lit, étaient froids comme des glaçons. Mais, à présent, il possédait pour la vie cette jolie femme quil adorait. Lunivers, pour lui, nexcédait pas le tour soyeux de son jupon; et il se reprochait de ne pas laimer, il avait envie de la revoir; il sen revenait vite, montait lescalier; le coeur battant. Emma, dans sa chambre, était à faire sa toilette; il arrivait à pas muets, il la baisait dans le dos, elle poussait un cri. Il ne pouvait se retenir de toucher continuellement à son peigne, à ses bagues, à son fichu; quelquefois, il lui donnait sur les joues de gros baisers à pleine bouche, ou cétaient de petits baisers à la file tout le long de son bras nu, depuis le bout des doigts jusquà lépaule; et elle le repoussait, à demi souriante et ennuyée, comme on fait à un enfant qui se pend après vous. Avant quelle se mariât, elle avait cru avoir de lamour; mais le bonheur qui aurait dû résulter de cet amour nétant pas venu, il fallait quelle se fût trompée, songeait-elle. Et Emma cherchait à savoir ce que lon entendait au juste dans la vie par les mots de félicité, de passion et divresse, qui lui avaient paru si beaux dans les livres. VI Elle avait lu Paul et Virginie et elle avait rêvé la maisonnette de bambous, le nègre Domingo, le chien Fidèle, mais surtout lamitié douce de quelque bon petit frère, qui va chercher pour vous des fruits rouges dans des grands arbres plus hauts que des clochers, ou qui court pieds nus sur le sable, vous apportant un nid doiseau. Lorsquelle eut treize ans, son père lamena lui-même à la ville, pour la mettre au couvent. Ils descendirent dans une auberge du quartier Saint-Gervais, où ils eurent à leur souper des assiettes peintes qui représentaient lhistoire de mademoiselle de la Vallière. Les explications légendaires, coupées çà et là par légratignure des couteaux, glorifiaient toutes la religion, les délicatesses du coeur et les pompes de la Cour. Loin de sennuyer au couvent les premiers temps, elle se plut dans la société des bonnes soeurs, qui, pour lamuser, la conduisaient dans la chapelle, où lon pénétrait du réfectoire par un long corridor. Elle jouait fort peu durant les récréations, comprenait bien le catéchisme, et cest elle qui répondait toujours à M. le vicaire dans les questions difficiles. Vivant donc sans jamais sortir de la tiède atmosphère des classes et parmi ces femmes au teint blanc portant des chapelets à croix de cuivre, elle sassoupit doucement à la langueur mystique qui sexhale des parfums de lautel, de la fraîcheur des bénitiers et du rayonnement des cierges. Au lieu de suivre la messe, elle regardait dans son livre les vignettes pieuses bordées dazur, et elle aimait la brebis malade, le Sacré-Coeur percé de flèches aiguës, ou le pauvre Jésus, qui tombe en marchant sur sa croix. Elle essaya, par mortification, de rester tout un jour sans manger. Elle cherchait dans sa tête quelque voeu à accomplir. Quand elle allait à confesse, elle inventait de petits péchés afin de rester là plus longtemps, à genoux dans lombre, les mains jointes, le visage à la grille sous le chuchotement du prêtre. Les comparaisons de fiancé, dépoux, damant céleste et de mariage éternel qui reviennent dans les sermons lui soulevaient au fond de lâme des douceurs inattendues. Le soir, avant la prière, on faisait dans létude une lecture religieuse. Cétait, pendant la semaine, quelque résumé dHistoire sainte ou les Conférences de labbé Frayssinous, et, le dimanche, des passages du Génie du christianisme, par récréation. Comme elle écouta, les premières fois, la lamentation sonore des mélancolies romantiques se répétant à tous les échos de la terre et de léternité! Si son enfance se fût écoulée dans larrière-boutique dun quartier marchand, elle se serait peut-être ouverte alors aux envahissements lyriques de la nature, qui, dordinaire, ne nous arrivent que par la traduction des écrivains. Mais elle connaissait trop la campagne; elle savait le bêlement des troupeaux, les laitages, les charrues. Habituée aux aspects calmes, elle se tournait, au contraire, vers les accidentés. Elle naimait la mer quà cause de ses tempêtes, et la verdure seulement lorsquelle était clairsemée parmi les ruines. Il fallait quelle pût retirer des choses une sorte de profit personnel; et elle rejetait comme inutile tout ce qui ne contribuait pas à la consommation immédiate de son coeur, -- étant de tempérament plus sentimentale quartiste, cherchant des émotions et non des paysages. Il y avait au couvent une vieille fille qui venait tous les mois, pendant huit jours, travailler à la lingerie. Protégée par larchevêché comme appartenant à une ancienne famille de gentilshommes ruinés sous la Révolution, elle mangeait au réfectoire à la table des bonnes soeurs, et faisait avec elles, après le repas, un petit bout de causette avant de remonter à son ouvrage. Souvent les pensionnaires séchappaient de létude pour laller voir. Elle savait par coeur des chansons galantes du siècle passé, quelle chantait à demi-voix, tout en poussant son aiguille. Elle contait des histoires, vous apprenait des nouvelles, faisait en ville vos commissions, et prêtait aux grandes, en cachette, quelque roman quelle avait toujours dans les poches de son tablier, et dont la bonne demoiselle elle-même avalait de longs chapitres, dans les intervalles de sa besogne. Ce nétaient quamours, amants, amantes, dames persécutées sévanouissant dans des pavillons solitaires, postillons quon tue à tous les relais, chevaux quon crève à toutes les pages, forêts sombres, troubles du coeur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets, messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne lest pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes. Pendant six mois, à quinze ans, Emma se graissa donc les mains à cette poussière des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott, plus tard, elle séprit de choses historiques, rêva bahuts, salle des gardes et ménestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage, qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir. Elle eut dans ce temps-là le culte de Marie Stuart, et des vénérations enthousiastes à lendroit des femmes illustres ou infortunées. Jeanne dArc, Héloïse, Agnès Sorel, la belle Ferronnière et Clémence Isaure, pour elle, se détachaient comme des comètes sur limmensité ténébreuse de lhistoire, où saillissaient encore çà et là, mais plus perdus dans lombre et sans aucun rapport entre eux, saint Louis avec son chêne, Bayard mourant, quelques férocités de Louis XI, un peu de Saint-Barthélemy, le panache du Béarnais, et toujours le souvenir des assiettes peintes où Louis XIV était vanté. À la classe de musique, dans les romances quelle chantait, il nétait question que de petits anges aux ailes dor, de madones, de lagunes, de gondoliers, pacifiques compositions qui lui laissaient entrevoir, à travers la niaiserie du style et les imprudences de la note, lattirante fantasmagorie des réalités sentimentales. Quelques-unes de ses camarades apportaient au couvent les keepsakes quelles avaient reçus en étrennes. Il les fallait cacher, cétait une affaire; on les lisait au dortoir. Maniant délicatement leurs belles reliures de satin, Emma fixait ses regards éblouis sur le nom des auteurs inconnus qui avaient signé, le plus souvent, comtes ou vicomtes, au bas de leurs pièces. Elle frémissait, en soulevant de son haleine le papier de soie des gravures, qui se levait à demi plié et retombait doucement contre la page. Cétait, derrière la balustrade dun balcon, un jeune homme en court manteau qui serrait dans ses bras une jeune fille en robe blanche, portant une aumônière à sa ceinture; ou bien les portraits anonymes des ladies anglaises à boucles blondes, qui, sous leur chapeau de paille rond, vous regardent avec leurs grands yeux clairs. On en voyait détalées dans des voitures, glissant au milieu des parcs, où un lévrier sautait devant lattelage que conduisaient au trot deux petits postillons en culotte blanche. Dautres, rêvant sur des sofas près dun billet décacheté, contemplaient la lune, par la fenêtre entrouverte, à demi drapée dun rideau noir. Les naïves, une larme sur la joue, becquetaient une tourterelle à travers les barreaux dune cage gothique, ou, souriant la tête sur lépaule, effeuillaient une marguerite de leurs doigts pointus, retroussés comme des souliers à la poulaine. Et vous y étiez aussi, sultans à longues pipes, pâmés sous des tonnelles, aux bras des bayadères, djiaours, sabres turcs, bonnets grecs, et vous surtout, paysages blafards des contrées dithyrambiques, qui souvent nous montrez à la fois des palmiers, des sapins, des tigres à droite, un lion à gauche, des minarets tartares à lhorizon, au premier plan des ruines romaines, puis des chameaux accroupis; -- le tout encadré dune forêt vierge bien nettoyée, et avec un grand rayon de soleil perpendiculaire tremblotant dans leau, où se détachent en écorchures blanches, sur un fond dacier gris, de loin en loin, des cygnes qui nagent. Et labat-jour du quinquet, accroché dans la muraille au-dessus de la tête dEmma, éclairait tous ces tableaux du monde, qui passaient devant elle les uns après les autres, dans le silence du dortoir et au bruit lointain de quelque fiacre attardé qui roulait encore sur les boulevards. Quand sa mère mourut, elle pleura beaucoup les premiers jours. Elle se fit faire un tableau funèbre avec les cheveux de la défunte, et, dans une lettre quelle envoyait aux Bertaux, toute pleine de réflexions tristes sur la vie, elle demandait quon lensevelît plus tard dans le même tombeau. Le bonhomme la crut malade et vint la voir. Emma fut intérieurement satisfaite de se sentir arrivée du premier coup à ce rare idéal des existences pâles, où ne parviennent jamais les coeurs médiocres. Elle se laissa donc glisser dans les méandres lamartiniens, écouta les harpes sur les lacs, tous les chants de cygnes mourants, toutes les chutes de feuilles, les vierges pures qui montent au ciel, et la voix de lÉternel discourant dans les vallons. Elle sen ennuya, nen voulut point convenir, continua par habitude, ensuite par vanité, et fut enfin surprise de se sentir apaisée, et sans plus de tristesse au coeur que de rides sur son front. Les bonnes religieuses, qui avaient si bien présumé de sa vocation, saperçurent avec de grands étonnements que mademoiselle Rouault semblait échapper à leur soin. Elles lui avaient, en effet, tant prodigué les offices, les retraites, les neuvaines et les sermons, si bien prêché le respect que lon doit aux saints et aux martyrs, et donné tant de bons conseils pour la modestie du corps et le salut de son âme, quelle fit comme les chevaux que lon tire par la bride: elle sarrêta court et le mors lui sortit des dents. Cet esprit, positif au milieu de ses enthousiasmes, qui avait aimé léglise pour ses fleurs, la musique pour les paroles des romances, et la littérature pour ses excitations passionnelles, sinsurgeait devant les mystères de la foi, de même quelle sirritait davantage contre la discipline, qui était quelque chose dantipathique à sa constitution. Quand son père la retira de pension, on ne fut point fâché de la voir partir. La supérieure trouvait même quelle était devenue, dans les derniers temps, peu révérencieuse envers la communauté. Emma, rentrée chez elle, se plut dabord au commandement des domestiques, prit ensuite la campagne en dégoût et regretta son couvent. Quand Charles vint aux Bertaux pour la première fois, elle se considérait comme fort désillusionnée, nayant plus rien à apprendre, ne devant plus rien sentir. Mais lanxiété dun état nouveau, ou peut-être lirritation causée par la présence de cet homme, avait suffi à lui faire croire quelle possédait enfin cette passion merveilleuse qui jusqualors sétait tenue comme un grand oiseau au plumage rose planant dans la splendeur des ciels poétiques; -- et elle ne pouvait simaginer à présent que ce calme où elle vivait fût le bonheur quelle avait rêvé. VII Elle songeait quelquefois que cétaient là pourtant les plus beaux jours de sa vie, la lune de miel, comme on disait. Pour en goûter la douceur, il eût fallu, sans doute, sen aller vers ces pays à noms sonores où les lendemains de mariage ont de plus suaves paresses! Dans des chaises de poste, sous des stores de soie bleue, on monte au pas des routes escarpées, écoutant la chanson du postillon, qui se répète dans la montagne avec les clochettes des chèvres et le bruit sourd de la cascade. Quand le soleil se couche, on respire au bord des golfes le parfum des citronniers; puis, le soir, sur la terrasse des villas, seuls et les doigts confondus, on regarde les étoiles en faisant des projets. Il lui semblait que certains lieux sur la terre devaient produire du bonheur, comme une plante particulière au sol et qui pousse mal tout autre part. Que ne pouvait-elle saccouder sur le balcon des chalets suisses ou enfermer sa tristesse dans un cottage écossais, avec un mari vêtu dun habit de velours noir à longues basques, et qui porte des bottes molles, un chapeau pointu et des manchettes! Peut-être aurait-elle souhaité faire à quelquun la confidence de toutes ces choses. Mais comment dire un insaisissable malaise, qui change daspect comme les nuées, qui tourbillonne comme le vent? Les mots lui manquaient donc, loccasion, la hardiesse. Si Charles lavait voulu cependant, sil sen fût douté, si son regard, une seule fois, fût venu à la rencontre de sa pensée, il lui semblait quune abondance subite se serait détachée de son coeur, comme tombe la récolte dun espalier quand on y porte la main. Mais, à mesure que se serrait davantage lintimité de leur vie; un détachement intérieur se faisait qui la déliait de lui. La conversation de Charles était plate comme un trottoir de rue, et les idées de tout le monde y défilaient dans leur costume ordinaire, sans exciter démotion, de rire ou de rêverie. Il navait jamais été curieux, disait-il, pendant quil habitait Rouen, daller voir au théâtre les acteurs de Paris. Il ne savait ni nager, ni faire des armes, ni tirer le pistolet, et il ne put, un jour, lui expliquer un terme déquitation quelle avait rencontré dans un roman. Un homme, au contraire, ne devait-il pas, tout connaître, exceller en des activités multiples, vous initier aux énergies de la passion, aux raffinements de la vie, à tous les mystères? Mais il nenseignait rien, celui-là, ne savait rien, ne souhaitait rien. Il la croyait heureuse; et elle lui en voulait de ce calme si bien assis, de cette pesanteur sereine, du bonheur même quelle lui donnait. Elle dessinait quelquefois; et cétait pour Charles un grand amusement que de rester là, tout debout à la regarder penchée sur son carton, clignant des yeux afin de mieux voir son ouvrage, ou arrondissant, sur son pouce, des boulettes de mie de pain. Quant au piano, plus les doigts y couraient vite, plus il sémerveillait. Elle frappait sur les touches avec aplomb, et parcourait du haut en bas tout le clavier sans sinterrompre. Ainsi secoué par elle, le vieil instrument, dont les cordes frisaient, sentendait jusquau bout du village si la fenêtre était ouverte, et souvent le clerc de lhuissier qui passait sur la grande route, nu-tête et en chaussons, sarrêtait à lécouter, sa feuille de papier à la main. Emma, dautre part; savait conduire sa maison. Elle envoyait aux malades le compte des visites, dans des lettres bien tournées, qui ne sentaient pas la facture. Quand ils avaient, le dimanche, quelque voisin à dîner, elle trouvait moyen doffrir un plat coquet, sentendait à poser sur des feuilles de vigne les pyramides de reines-claudes, servait renversés les pots de confitures dans une assiette, et même elle parlait dacheter des rince-bouche pour le dessert. Il rejaillissait de tout cela beaucoup de considération sur Bovary. Charles finissait par sestimer davantage de ce quil possédait une pareille femme. Il montrait avec orgueil, dans la salle, deux petits croquis delle, à la mine de plomb, quil avait fait encadrer de cadres très larges et suspendus contre le papier de la muraille à de longs cordons verts. Au sortir de la messe, on le voyait sur sa porte avec de belles pantoufles en tapisserie. Il rentrait tard, à dix heures, minuit quelquefois. Alors il demandait à manger, et, comme la bonne était couchée, cétait Emma qui le servait. Il retirait sa redingote pour dîner plus à son aise. Il disait les uns après les autres tous les gens quil avait rencontrés, les villages où il avait été, les ordonnances quil avait écrites, et satisfait de lui-même, il mangeait le reste du miroton, épluchait son fromage, croquait une pomme, vidait sa carafe, puis sallait mettre au lit, se couchait sur le dos et ronflait. Comme il avait eu longtemps lhabitude du bonnet de coton, son foulard ne lui tenait pas aux oreilles; aussi ses cheveux, le matin, étaient rabattus pêle-mêle sur sa figure et blanchis par le duvet de son oreiller, dont les cordons se dénouaient pendant la nuit. Il portait toujours de fortes bottes, qui avaient au cou-de- pied deux plis épais obliquant vers les chevilles, tandis que le reste de lempeigne se continuait en ligne droite, tendu comme par un pied de bois. Il disait que cétait bien assez bon pour la campagne. Sa mère lapprouvait en cette économie; car elle le venait voir comme autrefois, lorsquil y avait eu chez elle quelque bourrasque un peu violente; et cependant madame Bovary mère semblait prévenue contre sa bru. Elle lui trouvait un genre trop relevé pour leur position de fortune; le bois, le sucre et la chandelle filaient comme dans une grande maison, et la quantité de braise qui se brûlait à la cuisine aurait suffi pour vingt-cinq plats! Elle rangeait son linge dans les armoires et lui apprenait à surveiller le boucher quand il apportait la viande. Emma recevait ces leçons; madame Bovary les prodiguait; et les mots de ma fille et de ma mère séchangeaient tout le long du jour, accompagnés dun petit frémissement des lèvres, chacune lançant des paroles douces dune voix tremblante de colère. Du temps de madame Dubuc, la vieille femme se sentait encore la préférée; mais, à présent, lamour de Charles pour Emma lui semblait une désertion de sa tendresse, un envahissement sur ce qui lui appartenait; et elle observait le bonheur de son fils avec un silence triste, comme quelquun de ruiné qui regarde, à travers les carreaux, des gens attablés dans son ancienne maison. Elle lui rappelait, en manière de souvenirs, ses peines et ses sacrifices, et, les comparant aux négligences dEmma, concluait quil nétait point raisonnable de ladorer dune façon si exclusive. Charles ne savait que répondre; il respectait sa mère, et il aimait infiniment sa femme; il considérait le jugement de lune comme infaillible, et cependant il trouvait lautre irréprochable. Quand madame Bovary était partie, il essayait de hasarder timidement, et dans les mêmes termes, une ou deux des plus anodines observations quil avait entendu faire à sa maman; Emma, lui prouvant dun mot quil se trompait, le renvoyait à ses malades. Cependant, daprès des théories quelle croyait bonnes, elle voulut se donner de lamour. Au clair de lune, dans le jardin, elle récitait tout ce quelle savait par coeur de rimes passionnées et lui chantait en soupirant des adagios mélancoliques; mais elle se trouvait ensuite aussi calme quauparavant, et Charles nen paraissait ni plus amoureux ni plus remué. Quand elle eut ainsi un peu battu le briquet sur son coeur sans en faire jaillir une étincelle, incapable, du reste, de comprendre ce quelle néprouvait pas, comme de croire à tout ce qui ne se manifestait point par des formes convenues, elle se persuada sans peine que la passion de Charles navait plus rien dexorbitant. Ses expansions étaient devenues régulières; il lembrassait à de certaines heures. Cétait une habitude parmi les autres, et comme un dessert prévu davance, après la monotonie du dîner. Un garde-chasse, guéri par Monsieur, dune fluxion de poitrine, avait donné à Madame une petite levrette dItalie; elle la prenait pour se promener, car elle sortait quelquefois, afin dêtre seule un instant et de navoir plus sous les yeux léternel jardin avec la route poudreuse. Elle allait jusquà la hêtraie de Banneville, près du pavillon abandonné qui fait langle du mur, du côté des champs. Il y a dans le saut-de-loup, parmi les herbes, de longs roseaux à feuilles coupantes. Elle commençait par regarder tout alentour, pour voir si rien navait changé depuis la dernière fois quelle était venue. Elle retrouvait aux mêmes places les digitales et les ravenelles, les bouquets dorties entourant les gros cailloux, et les plaques de lichen le long des trois fenêtres, dont les volets toujours clos ségrenaient de pourriture, sur leurs barres de fer rouillées. Sa pensée, sans but dabord, vagabondait au hasard, comme sa levrette, qui faisait des cercles dans la campagne, jappait après les papillons jaunes, donnait la chasse aux musaraignes; ou mordillait les coquelicots sur le bord dune pièce de blé. Puis ses idées peu à peu se fixaient, et, assise sur le gazon, quelle fouillait à petits coups avec le bout de son ombrelle, Emma se répétait: -- Pourquoi, mon Dieu! me suis-je mariée? Elle se demandait sil ny aurait pas eu moyen, par dautres combinaisons du hasard, de rencontrer un autre homme; et elle cherchait à imaginer quels eussent été ces événements non survenus, cette vie différente, ce mari quelle ne connaissait pas. Tous, en effet, ne ressemblaient pas à celui-là. Il aurait pu être beau, spirituel, distingué, attirant, tels quils étaient sans doute, ceux quavaient épousés ses anciennes camarades du couvent. Que faisaient-elles maintenant? À la ville, avec le bruit des rues, le bourdonnement des théâtres et les clartés du bal, elles avaient des existences où le coeur se dilate, où les sens sépanouissent. Mais elle, sa vie était froide comme un grenier dont la lucarne est au nord, et lennui, araignée silencieuse, filait sa toile dans lombre à tous les coins de son coeur. Elle se rappelait les jours de distribution de prix, où elle montait sur lestrade pour aller chercher ses petites couronnes. Avec ses cheveux en tresse, sa robe blanche et ses souliers de prunelle découverts, elle avait une façon gentille, et les messieurs, quand elle regagnait sa place, se penchaient pour lui faire des compliments; la cour était pleine de calèches, on lui disait adieu par les portières, le maître de musique passait en saluant, avec sa boîte à violon. Comme cétait loin, tout cela! comme cétait loin! Elle appelait Djali, la prenait entre ses genoux, passait ses doigts sur sa longue tête fine et lui disait: -- Allons, baisez maîtresse, vous qui navez pas de chagrins. Puis, considérant la mine mélancolique du svelte animal qui bâillait avec lenteur, elle sattendrissait, et, le comparant à elle-même, lui parlait tout haut, comme à quelquun daffligé que lon console. Il arrivait parfois des rafales de vent, brises de la mer qui, roulant dun bond sur tout le plateau du pays de Caux, apportaient, jusquau loin dans les champs, une fraîcheur salée. Les joncs sifflaient à ras de terre, et les feuilles des hêtres bruissaient en un frisson rapide, tandis que les cimes, se balançant toujours, continuaient leur grand murmure. Emma serrait son châle contre ses épaules et se levait. Dans lavenue, un jour vert rabattu par le feuillage éclairait la mousse rase qui craquait doucement sous ses pieds. Le soleil se couchait; le ciel était rouge entre les branches, et les troncs pareils des arbres plantés en ligne droite semblaient une colonnade brune se détachant sur un fond dor; une peur la prenait, elle appelait Djali, sen retournait vite à Tostes par la grande route, saffaissait dans un fauteuil, et de toute la soirée ne parlait pas. Mais, vers la fin de septembre, quelque chose dextraordinaire tomba dans sa vie: elle fut invitée à la Vaubyessard, chez le marquis dAndervilliers. Secrétaire dÉtat sous la Restauration, le Marquis, cherchant à rentrer dans la vie politique, préparait de longue main sa candidature à la Chambre des députés. Il faisait, lhiver, de nombreuses distributions de fagots, et, au Conseil général, réclamait avec exaltation toujours des routes pour son arrondissement. Il avait eu, lors des grandes chaleurs, un abcès dans la bouche, dont Charles lavait soulagé comme par miracle, en y donnant à point un coup de lancette. Lhomme daffaires, envoyé à Tostes pour payer lopération, conta, le soir, quil avait vu dans le jardinet du médecin des cerises superbes. Or, les cerisiers poussaient mal à la Vaubyessard, M. le Marquis demanda quelques boutures à Bovary, se fit un devoir de len remercier lui-même, aperçut Emma, trouva quelle avait une jolie taille et quelle ne saluait point en paysanne; si bien quon ne crut pas au château outrepasser les bornes de la condescendance, ni dautre part commettre une maladresse, en invitant le jeune ménage. Un mercredi, à trois heures, M. et madame Bovary, montés dans leur boc, partirent pour la Vaubyessard, avec une grande malle attachée par derrière et une boîte à chapeau qui était posée devant le tablier. Charles avait, de plus, un carton entre les jambes. Ils arrivèrent à la nuit tombante, comme on commençait à allumer des lampions dans le parc, afin déclairer les voitures. VIII Le château, de construction moderne, à lItalienne, avec deux ailes avançant et trois perrons, se déployait au bas dune immense pelouse où paissaient quelques vaches, entre des bouquets de grands arbres espacés, tandis que des bannettes darbustes, rhododendrons, seringas et boules-de-neige bombaient leurs touffes de verdure inégales sur la ligne courbe du chemin sablé. Une rivière passait sous un pont; à travers la brume, on distinguait des bâtiments à toit de chaume, éparpillés dans la prairie, que bordaient en pente douce deux coteaux couverts de bois, et par derrière, dans les massifs, se tenaient, sur deux lignes parallèles, les remises et les écuries, restes conservés de lancien château démoli. Le boc de Charles sarrêta devant le perron du milieu; des domestiques parurent; le Marquis savança, et, offrant son bras à la femme du médecin, lintroduisit dans le vestibule. Il était pavé de dalles en marbre, très haut, et le bruit des pas, avec celui des voix, y retentissait comme dans une église. En face montait un escalier droit, et à gauche une galerie donnant sur le jardin conduisait à la salle de billard dont on entendait, dès la porte, caramboler les boules divoire. Comme elle la traversait pour aller au salon, Emma vit autour du jeu des hommes à figure grave, le menton posé sur de hautes cravates, décorés tous, et qui souriaient silencieusement, en poussant leur queue. Sur la boiserie sombre du lambris, de grands cadres dorés portaient, au bas de leur bordure, des noms écrits en lettres noires. Elle lut: «Jean-Antoine dAndervilliers dYverbonville, comte de la Vaubyessard et baron de la Fresnaye, tué à la bataille de Coutras, le 20 octobre 1587.» Et sur un autre: «Jean-Antoine-Henry-Guy dAndervilliers de la Vaubyessard, amiral de France et chevalier de lordre de Saint-Michel, blessé au combat de la Hougue-Saint- Vaast, le 29 mai 1692, mort à la Vaubyessard le 23 janvier 1693.» Puis on distinguait à peine ceux qui suivaient, car la lumière des lampes, rabattue sur le tapis vert du billard, laissait flotter une ombre dans lappartement. Brunissant les toiles horizontales, elle se brisait contre elles en arêtes fines, selon les craquelures du vernis; et de tous ces grands carrés noirs bordés dor sortaient, çà et là, quelque portion plus claire de la peinture, un front pâle, deux yeux qui vous regardaient, des perruques se déroulant sur lépaule poudrée des habits rouges, ou bien la boucle dune jarretière au haut dun mollet rebondi. Le Marquis ouvrit la porte du salon; une des dames se leva (la Marquise elle-même), vint à la rencontre dEmma et la fit asseoir près delle, sur une causeuse, où elle se mit à lui parler amicalement, comme si elle la connaissait depuis longtemps. Cétait une femme de la quarantaine environ, à belles épaules, à nez busqué, à la voix traînante, et portant, ce soir-là, sur ses cheveux châtains, un simple fichu de guipure qui retombait par derrière, en triangle. Une jeune personne blonde se tenait à côté, dans une chaise à dossier long; et des messieurs, qui avaient une petite fleur à la boutonnière de leur habit, causaient avec les dames, tout autour de la cheminée. À sept heures, on servit le dîner. Les hommes, plus nombreux, sassirent à la première table, dans le vestibule, et les dames à la seconde, dans la salle à manger, avec le Marquis et la Marquise. Emma se sentit, en entrant, enveloppée par un air chaud, mélange du parfum des fleurs et du beau linge, du fumet des viandes et de lodeur des truffes. Les bougies des candélabres allongeaient des flammes sur les cloches dargent; les cristaux à facettes, couverts dune buée mate, se renvoyaient des rayons pâles; des bouquets étaient en ligne sur toute la longueur de la table, et, dans les assiettes à large bordure, les serviettes, arrangées en manière de bonnet dévêque, tenaient entre le bâillement de leurs deux plis chacune un petit pain de forme ovale. Les pattes rouges des homards dépassaient les plats; de gros fruits dans des corbeilles à jour sétageaient sur la mousse; les cailles avaient leurs plumes, des fumées montaient; et, en bas de soie, en culotte courte, en cravate blanche, en jabot, grave comme un juge, le maître dhôtel, passant entre les épaules des convives les plats tout découpés, faisait dun coup de sa cuiller sauter pour vous le morceau quon choisissait. Sur le grand poêle de porcelaine à baguette de cuivre, une statue de femme drapée jusquau menton regardait immobile la salle pleine de monde. Madame Bovary remarqua que plusieurs dames navaient pas mis leurs gants dans leur verre. Cependant, au haut bout de la table, seul parmi toutes ces femmes, courbé sur son assiette remplie, et la serviette nouée dans le dos comme un enfant, un vieillard mangeait, laissant tomber de sa bouche des gouttes de sauce. Il avait les yeux éraillés et portait une petite queue enroulée dun ruban noir. Cétait le beau-père du marquis, le vieux duc de Laverdière, lancien favori du comte dArtois, dans le temps des parties de chasse au Vaudreuil, chez le marquis de Conflans, et qui avait été, disait-on, lamant de la reine Marie-Antoinette entre MM. de Coigny et de Lauzun. Il avait mené une vie bruyante de débauches, pleine de duels, de paris, de femmes enlevées, avait dévoré sa fortune et effrayé toute sa famille. Un domestique, derrière sa chaise, lui nommait tout haut, dans loreille, les plats quil désignait du doigt en bégayant; et sans cesse les yeux dEmma revenaient deux-mêmes sur ce vieil homme à lèvres pendantes comme sur quelque chose dextraordinaire et dauguste. Il avait vécu à la Cour et couché dans le lit des reines! On versa du vin de Champagne à la glace. Emma frissonna de toute sa peau en sentant ce froid dans sa bouche. Elle navait jamais vu de grenades ni mangé dananas. Le sucre en poudre même lui parut plus blanc et plus fin quailleurs. Les dames, ensuite, montèrent dans leurs chambres sapprêter pour le bal. Emma fit sa toilette avec la conscience méticuleuse dune actrice à son début. Elle disposa ses cheveux daprès les recommandations du coiffeur, et elle entra dans sa robe de barège, étalée sur le lit. Le pantalon de Charles le serrait au ventre. -- Les sous-pieds vont me gêner pour danser, dit-il. -- Danser? reprit Emma. -- Oui! -- Mais tu as perdu la tête! on se moquerait de toi, reste à ta place. Dailleurs, cest plus convenable pour un médecin, ajouta- t-elle. Charles se tut. Il marchait de long en large, attendant quEmma fût habillée. Il la voyait par derrière, dans la glace, entre deux flambeaux. Ses yeux noirs semblaient plus noirs. Ses bandeaux, doucement bombés vers les oreilles, luisaient dun éclat bleu; une rose à son chignon tremblait sur une tige mobile, avec des gouttes deau factices au bout de ses feuilles. Elle avait une robe de safran pâle, relevée par trois bouquets de roses pompon mêlées de verdure. Charles vint lembrasser sur lépaule. -- Laisse-moi! dit-elle, tu me chiffonnes. On entendit une ritournelle de violon et les sons dun cor. Elle descendit lescalier, se retenant de courir. Les quadrilles étaient commencés. Il arrivait du monde. On se poussait. Elle se plaça près de la porte, sur une banquette. Quand la contredanse fut finie, le parquet resta libre pour les groupes dhommes causant debout et les domestiques en livrée qui apportaient de grands plateaux. Sur la ligne des femmes assises, les éventails peints sagitaient, les bouquets cachaient à demi le sourire des visages, et les flacons à bouchon dor tournaient dans des mains entrouvertes dont les gants blancs marquaient la forme des ongles et serraient la chair au poignet. Les garnitures de dentelles, les broches de diamants, les bracelets à médaillon frissonnaient aux corsages, scintillaient aux poitrines, bruissaient sur les bras nus. Les chevelures, bien collées sur les fronts et tordues à la nuque, avaient, en couronnes, en grappes ou en rameaux, des myosotis, du jasmin, des fleurs de grenadier, des épis ou des bleuets. Pacifiques à leurs places, des mères à figure renfrognée portaient des turbans rouges. Le coeur dEmma lui battit un peu lorsque, son cavalier la tenant par le bout des doigts, elle vint se mettre en ligne et attendit le coup darchet pour partir. Mais bientôt lémotion disparut; et, se balançant au rythme de lorchestre, elle glissait en avant, avec des mouvements légers du cou. Un sourire lui montait aux lèvres à certaines délicatesses du violon, qui jouait seul, quelquefois, quand les autres instruments se taisaient; on entendait le bruit clair des louis dor qui se versaient à côté, sur le tapis des tables; puis tout reprenait à la fois, le cornet à pistons lançait un éclat sonore, les pieds retombaient en mesure, les jupes se bouffaient et frôlaient, les mains se donnaient, se quittaient; les mêmes yeux, sabaissant devant vous, revenaient se fixer sur les vôtres. Quelques hommes (une quinzaine) de vingt-cinq à quarante ans, disséminés parmi les danseurs ou causant à lentrée des portes, se distinguaient de la foule par un air de famille, quelles que fussent leurs différences dâge, de toilette ou de figure. Leurs habits, mieux faits, semblaient dun drap plus souple, et leurs cheveux, ramenés en boucles vers les tempes, lustrés par des pommades plus fines. Ils avaient le teint de la richesse, ce teint blanc que rehaussent la pâleur des porcelaines, les moires du satin, le vernis des beaux meubles, et quentretient dans sa santé un régime discret de nourritures exquises. Leur cou tournait à laise sur des cravates basses; leurs favoris longs tombaient sur des cols rabattus; ils sessuyaient les lèvres à des mouchoirs brodés dun large chiffre, doù sortait une odeur suave. Ceux qui commençaient à vieillir avaient lair jeune, tandis que quelque chose de mûr sétendait sur le visage des jeunes. Dans leurs regards indifférents flottait la quiétude de passions journellement assouvies; et, à travers leurs manières douces, perçait cette brutalité particulière que communique la domination de choses à demi faciles, dans lesquelles la force sexerce et où la vanité samuse, le maniement des chevaux de race et la société des femmes perdues. À trois pas dEmma, un cavalier en habit bleu causait Italie avec une jeune femme pâle, portant une parure de perles. Ils vantaient la grosseur des piliers de Saint-Pierre, Tivoli, le Vésuve, Castellamare et les Cassines, les roses de Gênes, le Colisée au clair de lune. Emma écoutait de son autre oreille une conversation pleine de mots quelle ne comprenait pas. On entourait un tout jeune homme qui avait battu, la semaine davant, Miss Arabelle et Romulus, et gagné deux mille louis à sauter un fossé, en Angleterre. Lun se plaignait de ses coureurs qui engraissaient; un autre, des fautes dimpression qui avaient dénaturé le nom de son cheval. Lair du bal était lourd; les lampes pâlissaient. On refluait dans la salle de billard. Un domestique monta sur une chaise et cassa deux vitres; au bruit des éclats de verre, madame Bovary tourna la tête et aperçut dans le jardin, contre les carreaux, des faces de paysans qui regardaient. Alors le souvenir des Bertaux lui arriva. Elle revit la ferme, la mare bourbeuse, son père en blouse sous les pommiers, et elle se revit elle-même, comme autrefois, écrémant avec son doigt les terrines de lait dans la laiterie. Mais, aux fulgurations de lheure présente, sa vie passée, si nette jusqualors, sévanouissait tout entière, et elle doutait presque de lavoir vécue. Elle était là; puis autour du bal, il ny avait plus que de lombre, étalée sur tout le reste. Elle mangeait alors une glace au marasquin, quelle tenait de la main gauche dans une coquille de vermeil, et fermait à demi les yeux, la cuiller entre les dents. Une dame, près delle, laissa tomber son éventail. Un danseur passait. -- Que vous seriez bon, monsieur, dit la dame, de vouloir bien ramasser mon éventail, qui est derrière ce canapé! Le monsieur sinclina, et, pendant quil faisait le mouvement détendre son bras, Emma vit la main de la jeune dame qui jetait dans son chapeau quelque chose de blanc, plié en triangle. Le monsieur, ramenant léventail, loffrit à la dame, respectueusement; elle le remercia dun signe de tête et se mit à respirer son bouquet. Après le souper, où il y eut beaucoup de vins dEspagne et de vins du Rhin, des potages à la bisque et au lait damandes, des puddings à la Trafalgar et toutes sortes de viandes froides avec des gelées alentour qui tremblaient dans les plats, les voitures, les unes après les autres, commencèrent à sen aller. En écartant du coin le rideau de mousseline, on voyait glisser dans lombre la lumière de leurs lanternes. Les banquettes séclaircirent; quelques joueurs restaient encore; les musiciens rafraîchissaient, sur leur langue, le bout de leurs doigts; Charles dormait à demi, le dos appuyé contre une porte. À trois heures du matin, le cotillon commença. Emma ne savait pas valser. Tout le monde valsait, mademoiselle dAndervilliers elle- même et la marquise; il ny avait plus que les hôtes du château, une douzaine de personnes à peu près. Cependant, un des valseurs, quon appelait familièrement vicomte, et dont le gilet très ouvert semblait moulé sur la poitrine, vint une seconde fois encore inviter madame Bovary, lassurant quil la guiderait et quelle sen tirerait bien. Ils commencèrent lentement, puis allèrent plus vite. Ils tournaient: tout tournait autour deux, les lampes, les meubles, les lambris, et le parquet, comme un disque sur un pivot. En passant auprès des portes, la robe dEmma, par le bas, séraflait au pantalon; leurs jambes entraient lune dans lautre; il baissait ses regards vers elle, elle levait les siens vers lui; une torpeur la prenait, elle sarrêta. Ils repartirent; et, dun mouvement plus rapide, le vicomte, lentraînant, disparut avec elle jusquau bout de la galerie, où, haletante, elle faillit tomber, et, un instant, sappuya la tête sur sa poitrine. Et puis, tournant toujours, mais plus doucement, il la reconduisit à sa place; elle se renversa contre la muraille et mit la main devant ses yeux. Quand elle les rouvrit, au milieu du salon, une dame assise sur un tabouret avait devant elle trois valseurs agenouillés. Elle choisit le Vicomte, et le violon recommença. On les regardait. Ils passaient et revenaient, elle immobile du corps et le menton baissé, et lui toujours dans sa même pose, la taille cambrée, le coude arrondi, la bouche en avant. Elle savait valser, celle-là! Ils continuèrent longtemps et fatiguèrent tous les autres. On causa quelques minutes encore, et, après les adieux ou plutôt le bonjour, les hôtes du château sallèrent coucher. Charles se traînait à la rampe, les genoux lui rentraient dans le corps. Il avait passé cinq heures de suite, tout debout devant les tables, à regarder jouer au whist sans y rien comprendre. Aussi poussa-t-il un grand soupir de satisfaction lorsquil eut retiré ses bottes. Emma mit un châle sur ses épaules, ouvrit la fenêtre et saccouda. La nuit était noire. Quelques gouttes de pluie tombaient. Elle aspira le vent humide qui lui rafraîchissait les paupières. La musique du bal bourdonnait encore à ses oreilles, et elle faisait des efforts pour se tenir éveillée, afin de prolonger lillusion de cette vie luxueuse quil lui faudrait tout à lheure abandonner. Le petit jour parut. Elle regarda les fenêtres du château, longuement, tâchant de deviner quelles étaient les chambres de tous ceux quelle avait remarqués la veille. Elle aurait voulu savoir leurs existences, y pénétrer, sy confondre. Mais elle grelottait de froid. Elle se déshabilla et se blottit entre les draps, contre Charles qui dormait. Il y eut beaucoup de monde au déjeuner. Le repas dura dix minutes; on ne servit aucune liqueur, ce qui étonna le médecin. Ensuite mademoiselle dAndervilliers ramassa des morceaux de brioche dans une bannette, pour les porter aux cygnes sur la pièce deau, et on salla promener dans la serre chaude, où des plantes bizarres, hérissées de poils, sétageaient en pyramides sous des vases suspendus, qui, pareils à des nids de serpents trop pleins, laissaient retomber, de leurs bords, de longs cordons verts entrelacés. Lorangerie, que lon trouvait au bout, menait à couvert jusquaux communs du château. Le Marquis, pour amuser la jeune femme, la mena voir les écuries. Au-dessus des râteliers en forme de corbeille, des plaques de porcelaine portaient en noir le nom des chevaux. Chaque bête sagitait dans sa stalle, quand on passait près delle, en claquant de la langue. Le plancher de la sellerie luisait à loeil comme le parquet dun salon. Les harnais de voiture étaient dressés dans le milieu sur deux colonnes tournantes, et les mors, les fouets, les étriers, les gourmettes rangés en ligne tout le long de la muraille. Charles, cependant, alla prier un domestique datteler son boc. On lamena devant le perron, et, tous les paquets y étant fourrés, les époux Bovary firent leurs politesses au Marquis et à la Marquise, et repartirent pour Tostes. Emma, silencieuse, regardait tourner les roues. Charles, posé sur le bord extrême de la banquette, conduisait les deux bras écartés, et le petit cheval trottait lamble dans les brancards, qui étaient trop larges pour lui. Les guides molles battaient sur sa croupe en sy trempant décume, et la boîte ficelée derrière le boc donnait contre la caisse de grands coups réguliers. Ils étaient sur les hauteurs de Thibourville, lorsque devant eux, tout à coup, des cavaliers passèrent en riant, avec des cigares à la bouche. Emma crut reconnaître le Vicomte: elle se détourna, et naperçut à lhorizon que le mouvement des têtes sabaissant et montant, selon la cadence inégale du trot ou du galop. Un quart de lieue plus loin, il fallut sarrêter pour raccommoder, avec de la corde, le reculement qui était rompu. Mais Charles, donnant au harnais un dernier coup doeil, vit quelque chose par terre, entre les jambes de son cheval; et il ramassa un porte-cigares tout bordé de soie verte et blasonné à son milieu comme la portière dun carrosse. -- Il y a même deux cigares dedans, dit-il; ce sera pour ce soir, après dîner. -- Tu fumes donc? demanda-t-elle. -- Quelquefois, quand loccasion se présente. Il mit sa trouvaille dans sa poche et fouetta le bidet. Quand ils arrivèrent chez eux, le dîner nétait point prêt. Madame semporta. Nastasie répondit insolemment. -- Partez! dit Emma. Cest se moquer, je vous chasse. Il y avait pour dîner de la soupe à loignon, avec un morceau de veau à loseille. Charles, assis devant Emma, dit en se frottant les mains dun air heureux: -- Cela fait plaisir de se retrouver chez soi! On entendait Nastasie qui pleurait. Il aimait un peu cette pauvre fille. Elle lui avait, autrefois, tenu société pendant bien des soirs, dans les désoeuvrements de son veuvage. Cétait sa première pratique, sa plus ancienne connaissance du pays. -- Est-ce que tu las renvoyée pour tout de bon? dit-il enfin. -- Oui. Qui men empêche? répondit-elle. Puis ils se chauffèrent dans la cuisine, pendant quon apprêtait leur chambre. Charles se mit à fumer. Il fumait en avançant les lèvres, crachant à toute minute, se reculant à chaque bouffée. -- Tu vas te faire mal, dit-elle dédaigneusement. Il déposa son cigare, et courut avaler, à la pompe, un verre deau froide. Emma, saisissant le porte-cigares, le jeta vivement au fond de larmoire. La journée fut longue, le lendemain! Elle se promena dans son jardinet, passant et revenant par les mêmes allées, sarrêtant devant les plates-bandes, devant lespalier, devant le curé de plâtre, considérant avec ébahissement toutes ces choses dautrefois quelle connaissait si bien. Comme le bal déjà lui semblait loin! Qui donc écartait, à tant de distance, le matin davant-hier et le soir daujourdhui? Son voyage à la Vaubyessard avait fait un trou dans sa vie, à la manière de ces grandes crevasses quun orage, en une seule nuit, creuse quelquefois dans les montagnes. Elle se résigna pourtant; elle serra pieusement dans la commode sa belle toilette et jusquà ses souliers de satin, dont la semelle sétait jaunie à la cire glissante du parquet. Son coeur était comme eux: au frottement de la richesse, il sétait placé dessus quelque chose qui ne seffacerait pas. Ce fut donc une occupation pour Emma que le souvenir de ce bal. Toutes les fois que revenait le mercredi, elle se disait en séveillant: «Ah! il y a huit jours... il y a quinze jours..., il y a trois semaines, jy étais!» Et peu à peu, les physionomies se confondirent dans sa mémoire, elle oublia lair des contredanses, elle ne vit plus si nettement les livrées et les appartements; quelques détails sen allèrent; mais le regret lui resta. IX Souvent, lorsque Charles était sorti, elle allait prendre dans larmoire, entre les plis du linge où elle lavait laissé, le porte-cigares en soie verte. Elle le regardait, louvrait, et même elle flairait lodeur de sa doublure, mêlée de verveine et de tabac. À qui appartenait-il?... Au Vicomte. Cétait peut-être un cadeau de sa maîtresse. On avait brodé cela sur quelque métier de palissandre, meuble mignon que lon cachait à tous les yeux, qui avait occupé bien des heures et où sétaient penchées les boucles molles de la travailleuse pensive. Un souffle damour avait passé parmi les mailles du canevas; chaque coup daiguille avait fixé là une espérance ou un souvenir, et tous ces fils de soie entrelacés nétaient que la continuité de la même passion silencieuse. Et puis le Vicomte, un matin, lavait emporté avec lui. De quoi avait-on parlé, lorsquil restait sur les cheminées à large chambranle, entre les vases de fleurs et les pendules Pompadour? Elle était à Tostes. Lui, il était à Paris, maintenant; là-bas! Comment était ce Paris? Quel nom démesuré! Elle se le répétait à demi-voix, pour se faire plaisir; il sonnait à ses oreilles comme un bourdon de cathédrale, il flamboyait à ses yeux jusque sur létiquette de ses pots de pommade. La nuit, quand les mareyeurs, dans leurs charrettes, passaient sous ses fenêtres en chantant la Marjolaine, elle séveillait, et écoutant le bruit des roues ferrées, qui, à la sortie du pays, samortissait vite sur la terre: -- Ils y seront demain! se disait-elle. Et elle les suivait dans sa pensée, montant et descendant les côtes, traversant les villages, filant sur la grande route à la clarté des étoiles. Au bout dune distance indéterminée, il se trouvait toujours une place confuse où expirait son rêve. Elle sacheta un plan de Paris, et, du bout de son doigt, sur la carte, elle faisait des courses dans la capitale. Elle remontait les boulevards, sarrêtant à chaque angle, entre les lignes des rues, devant les carrés blancs qui figurent les maisons. Les yeux fatigués à la fin, elle fermait ses paupières, et elle voyait dans les ténèbres se tordre au vent des becs de gaz, avec des marche- pieds de calèches, qui se déployaient à grand fracas devant le péristyle des théâtres. Elle sabonna à la Corbeille, journal des femmes, et au Sylphe des salons. Elle dévorait, sans en rien passer, tous les comptes rendus de premières représentations, de courses et de soirées, sintéressait au début dune chanteuse, à louverture dun magasin. Elle savait les modes nouvelles, ladresse des bons tailleurs, les jours de Bois ou dOpéra. Elle étudia, dans Eugène Sue, des descriptions dameublements; elle lut Balzac et George Sand, y cherchant des assouvissements imaginaires pour ses convoitises personnelles. À table même, elle apportait son livre, et elle tournait les feuillets, pendant que Charles mangeait en lui parlant. Le souvenir du Vicomte revenait toujours dans ses lectures. Entre lui et les personnages inventés, elle établissait des rapprochements. Mais le cercle dont il était le centre peu à peu sélargit autour de lui, et cette auréole quil avait, sécartant de sa figure, sétala plus au loin, pour illuminer dautres rêves. Paris, plus vague que lOcéan, miroitait donc aux yeux dEmma dans une atmosphère vermeille. La vie nombreuse qui sagitait en ce tumulte y était cependant divisée par parties, classée en tableaux distincts. Emma nen apercevait que deux ou trois qui lui cachaient tous les autres, et représentaient à eux seuls lhumanité complète. Le monde des ambassadeurs marchait sur des parquets luisants, dans des salons lambrissés de miroirs, autour de tables ovales couvertes dun tapis de velours à crépines dor. Il y avait là des robes à queue, de grands mystères, des angoisses dissimulées sous des sourires. Venait ensuite la société des duchesses; on y était pâle; on se levait à quatre heures; les femmes, pauvres anges! portaient du point dAngleterre au bas de leur jupon, et les hommes, capacités méconnues sous des dehors futiles, crevaient leurs chevaux par partie de plaisir, allaient passer à Bade la saison dété, et, vers la quarantaine enfin, épousaient des héritières. Dans les cabinets de restaurant où lon soupe après minuit riait, à la clarté des bougies, la foule bigarrée des gens de lettres et des actrices. Ils étaient, ceux- là, prodigues comme des rois, pleins dambitions idéales et de délires fantastiques. Cétait une existence au-dessus des autres, entre ciel et terre, dans les orages, quelque chose de sublime. Quant au reste du monde, il était perdu, sans place précise, et comme nexistant pas. Plus les choses, dailleurs, étaient voisines, plus sa pensée sen détournait. Tout ce qui lentourait immédiatement, campagne ennuyeuse, petits bourgeois imbéciles, médiocrité de lexistence, lui semblait une exception dans le monde, un hasard particulier où elle se trouvait prise, tandis quau delà sétendait à perte de vue limmense pays des félicités et des passions. Elle confondait, dans son désir, les sensualités du luxe avec les joies du coeur, lélégance des habitudes et les délicatesses du sentiment. Ne fallait-il pas à lamour, comme aux plantes indiennes, des terrains préparés, une température particulière? Les soupirs au clair de lune, les longues étreintes, les larmes qui coulent sur les mains quon abandonne, toutes les fièvres de la chair et les langueurs de la tendresse ne se séparaient donc pas du balcon des grands châteaux qui sont pleins de loisirs, dun boudoir à stores de soie avec un tapis bien épais, des jardinières remplies, un lit monté sur une estrade, ni du scintillement des pierres précieuses et des aiguillettes de la livrée. Le garçon de la poste, qui, chaque matin, venait panser la jument, traversait le corridor avec ses gros sabots; sa blouse avait des trous, ses pieds étaient nus dans des chaussons. Cétait là le groom en culotte courte dont il fallait se contenter! Quand son ouvrage était fini, il ne revenait plus de la journée; car Charles, en rentrant, mettait lui-même son cheval à lécurie, retirait la selle et passait le licou, pendant que la bonne apportait une botte de paille et la jetait, comme elle le pouvait, dans la mangeoire. Pour remplacer Nastasie (qui enfin partit de Tostes, en versant des ruisseaux de larmes), Emma prit à son service une jeune fille de quatorze ans, orpheline et de physionomie douce. Elle lui interdit les bonnets de coton, lui apprit quil fallait vous parler à la troisième personne, apporter un verre deau dans une assiette, frapper aux portes avant dentrer, et à repasser, à empeser, à lhabiller, voulut en faire sa femme de chambre. La nouvelle bonne obéissait sans murmure pour nêtre point renvoyée; et, comme Madame, dhabitude, laissait la clef au buffet, Félicité, chaque soir prenait une petite provision de sucre quelle mangeait toute seule, dans son lit, après avoir fait sa prière. Laprès-midi, quelquefois, elle allait causer en face avec les postillons. Madame se tenait en haut, dans son appartement. Elle portait une robe de chambre tout ouverte, qui laissait voir, entre les revers à châle du corsage, une chemisette plissée avec trois boutons dor. Sa ceinture était une cordelière à gros glands, et ses petites pantoufles de couleur grenat avaient une touffe de rubans larges, qui sétalait sur le cou-de-pied. Elle sétait acheté un buvard, une papeterie, un porte-plume et des enveloppes, quoiquelle neût personne à qui écrire; elle époussetait son étagère, se regardait dans la glace, prenait un livre, puis, rêvant entre les lignes, le laissait tomber sur ses genoux. Elle avait envie de faire des voyages ou de retourner vivre à son couvent. Elle souhaitait à la fois mourir et habiter Paris. Charles, à la neige à la pluie, chevauchait par les chemins de traverse. Il mangeait des omelettes sur la table des fermes, entrait son bras dans des lits humides, recevait au visage le jet tiède des saignées écoutait des râles, examinait des cuvettes, retroussait bien du linge sale; mais il trouvait, tous les soirs, un feu flambant, la table servie, des meubles souples, et une femme en toilette fine, charmante et sentant frais, à ne savoir même doù venait cette odeur, ou si ce nétait pas sa peau qui parfumait sa chemise. Elle le charmait par quantité de délicatesses: cétait tantôt une manière nouvelle de façonner pour les bougies des bobèches de papier, un volant quelle changeait à sa robe, ou le nom extraordinaire dun mets bien simple, et que la bonne avait manqué, mais que Charles, jusquau bout, avalait avec plaisir. Elle vit à Rouen des dames qui portaient à leur montre un paquet de breloques; elle acheta des breloques. Elle voulut sur sa cheminée deux grands vases de verre bleu, et, quelque temps après, un nécessaire divoire, avec un dé de vermeil. Moins Charles comprenait ces élégances, plus il en subissait la séduction. Elles ajoutaient quelque chose au plaisir de ses sens et à la douceur de son foyer. Cétait comme une Poussière dor qui sablait tout du long le petit sentier de sa vie. Il se portait bien, il avait bonne mine; sa réputation était établie tout à fait. Les campagnards le chérissaient parce quil nétait pas fier. Il caressait les enfants, nentrait jamais au cabaret, et, dailleurs, inspirait de la confiance par sa moralité. Il réussissait particulièrement dans les catarrhes et maladies de poitrine. Craignant beaucoup de tuer son monde, Charles, en effet, nordonnait guère que des potions calmantes, de temps à autre de lémétique, un bain de pieds ou des sangsues. Ce nest pas que la chirurgie lui fît peur; il vous saignait les gens largement, comme des chevaux, et il avait pour lextraction des dents une poigne denfer. Enfin, pour se tenir au courant, il prit un abonnement à la Ruche médicale, journal nouveau dont il avait reçu le prospectus. Il en lisait, un peu après son dîner; mais la chaleur de lappartement, jointe à la digestion, faisait quau bout de cinq minutes il sendormait; et il restait là, le menton sur ses deux mains, et les cheveux étalés comme une crinière jusquau pied de la lampe. Emma le regardait en haussant les épaules. Que navait-elle, au moins, pour mari un de ces hommes dardeurs taciturnes qui travaillent la nuit dans les livres, et portent enfin, à soixante ans, quand vient lâge des rhumatismes, une brochette de croix, sur leur habit noir, mal fait. Elle aurait voulu que ce nom de Bovary, qui était le sien, fût illustre, le voir étalé chez les libraires, répété dans les journaux, connu par toute la France. Mais Charles navait point dambition! Un médecin dYvetot, avec qui dernièrement il sétait trouvé en consultation, lavait humilié quelque peu, au lit même du malade, devant les parents assemblés. Quand Charles lui raconta, le soir, cette anecdote, Emma semporta bien haut contre le confrère. Charles en fut attendri. Il la baisa au front avec une larme. Mais elle était exaspérée de honte, elle avait envie de le battre, elle alla dans le corridor ouvrir la fenêtre et huma lair frais pour se calmer. -- Quel pauvre homme! quel pauvre homme! disait-elle tout bas, en se mordant les lèvres. Elle se sentait, dailleurs, plus irritée de lui. Il prenait, avec lâge, des allures épaisses; il coupait, au dessert, le bouchon des bouteilles vides; il se passait, après manger, la langue sur les dents; il faisait, en avalant sa soupe, un gloussement à chaque gorgée, et, comme il commençait dengraisser, ses yeux, déjà petits, semblaient remontés vers les tempes par la bouffissure de ses pommettes. Emma, quelquefois, lui rentrait dans son gilet la bordure rouge de ses tricots, rajustait sa cravate, ou jetait à lécart les gants déteints quil se disposait à passer; et ce nétait pas, comme il croyait, pour lui; cétait pour elle-même, par expansion dégoïsme, agacement nerveux. Quelquefois aussi, elle lui parlait des choses quelles avait lues, comme dun passage de roman, dune pièce nouvelle, ou de lanecdote du grand monde que lon racontait dans le feuilleton; car, enfin, Charles était quelquun, une oreille toujours ouverte, une approbation toujours prête. Elle faisait bien des confidences à sa levrette! Elle en eût fait aux bûches de la cheminée et au balancier de la pendule. Au fond de son âme, cependant, elle attendait un événement. Comme les matelots en détresse, elle promenait sur la solitude de sa vie des yeux désespérés, cherchant au loin quelque voile blanche dans les brumes de lhorizon. Elle ne savait pas quel serait ce hasard, le vent qui le pousserait jusquà elle, vers quel rivage il la mènerait, sil était chaloupe ou vaisseau à trois ponts, chargé dangoisses ou plein de félicités jusquaux sabords. Mais, chaque matin, à son réveil, elle lespérait pour la journée, et elle écoutait tous les bruits, se levait en sursaut, sétonnait quil ne vînt pas; puis, au coucher du soleil, toujours plus triste, désirait être au lendemain. Le printemps reparut. Elle eut des étouffements aux premières chaleurs, quand les poiriers fleurirent. Dès le commencement de juillet, elle compta sur ses doigts combien de semaines lui restaient pour arriver au mois doctobre, pensant que le marquis dAndervilliers, peut-être, donnerait encore un bal à la Vaubyessard. Mais tout septembre sécoula sans lettres ni visites. Après lennui de cette déception, son coeur de nouveau resta vide, et alors la série des mêmes journées recommença. Elles allaient donc maintenant se suivre ainsi à la file, toujours pareilles, innombrables, et napportant rien! Les autres existences, si plates quelles fussent, avaient du moins la chance dun événement. Une aventure amenait parfois des péripéties à linfini, et le décor changeait. Mais, pour elle, rien narrivait, Dieu lavait voulu! Lavenir était un corridor tout noir, et qui avait au fond sa porte bien fermée. Elle abandonna la musique. Pourquoi jouer? qui lentendrait? Puisquelle ne pourrait jamais, en robe de velours à manches courtes, sur un piano dÉrard, dans un concert, battant de ses doigts légers les touches divoire, sentir, comme une brise, circuler autour delle un murmure dextase, ce nétait pas la peine de sennuyer à étudier. Elle laissa dans larmoire ses cartons à dessin et la tapisserie. À quoi bon? à quoi bon? La couture lirritait. -- Jai tout lu, se disait-elle. Et elle restait à faire rougir les pincettes, ou regardant la pluie tomber. Comme elle était triste le dimanche, quand on sonnait les vêpres! Elle écoutait, dans un hébétement attentif, tinter un à un les coups fêlés de la cloche. Quelque chat sur les toits, marchant lentement, bombait son dos aux rayons pâles du soleil. Le vent, sur la grande route, soufflait des traînées de poussière. Au loin, parfois, un chien hurlait: et la cloche, à temps égaux, continuait sa sonnerie monotone qui se perdait dans la campagne. Cependant on sortait de léglise. Les femmes en sabots cirés, les paysans en blouse neuve, les petits enfants qui sautillaient nu- tête devant eux, tout rentrait chez soi. Et, jusquà la nuit, cinq ou six hommes, toujours les mêmes, restaient à jouer au bouchon, devant la grande porte de lauberge. Lhiver fut froid. Les carreaux, chaque matin, étaient chargés de givre, et la lumière, blanchâtre à travers eux, comme par des verres dépolis, quelquefois ne variait pas de la journée. Dès quatre heures du soir, il fallait allumer la lampe. Les jours quil faisait beau, elle descendait dans le jardin. La rosée avait laissé sur les choux des guipures dargent avec de longs fils clairs qui sétendaient de lun à lautre. On nentendait pas doiseaux, tout semblait dormir, lespalier couvert de paille et la vigne comme un grand serpent malade sous le chaperon du mur, où lon voyait, en sapprochant, se traîner des cloportes à pattes nombreuses. Dans les sapinettes, près de la haie, le curé en tricorne qui lisait son bréviaire avait perdu le pied droit et même le plâtre, sécaillant à la gelée, avait fait des gales blanches sur sa figure. Puis elle remontait, fermait la porte, étalait les charbons, et, défaillant à la chaleur du foyer, sentait lennui plus lourd qui retombait sur elle. Elle serait bien descendue causer avec la bonne, mais une pudeur la retenait. Tous les jours, à la même heure, le maître décole, en bonnet de soie noire, ouvrait les auvents de sa maison, et le garde- champêtre passait, portant son sabre sur sa blouse. Soir et matin, les chevaux de la poste, trois par trois, traversaient la rue pour aller boire à la mare. De temps à autre, la porte dun cabaret faisait tinter sa sonnette, et, quand il y avait du vent; lon entendait grincer sur leurs deux tringles les petites cuvettes en cuivre du perruquier, qui servaient denseigne à sa boutique. Elle avait pour décoration une vieille gravure de modes collée contre un carreau et un buste de femme en cire, dont les cheveux étaient jaunes. Lui aussi, le perruquier, il se lamentait de sa vocation arrêtée, de son avenir perdu, et, rêvant quelque boutique dans une grande. ville, comme à Rouen par exemple, sur le port, près du théâtre, il restait toute la journée à se promener en long, depuis la mairie jusquà léglise, sombre, et attendant la clientèle. Lorsque madame Bovary levait les yeux, elle le voyait toujours là, comme une sentinelle en faction, avec son bonnet grec sur loreille et sa veste de lasting. Dans laprès-midi, quelquefois, une tête dhomme apparaissait derrière les vitres de la salle, tête hâlée, à favoris noirs, et qui souriait lentement dun large sourire doux à dents blanches. Une valse aussitôt commençait, et, sur lorgue, dans un petit salon, des danseurs hauts comme le doigt, femmes en turban rose, Tyroliens en jaquette, singes en habit noir, messieurs en culotte courte, tournaient, tournaient entre les fauteuils, les canapés, les consoles, se répétant dans les morceaux de miroir que raccordait à leurs angles un filet de papier doré. Lhomme faisait aller sa manivelle, regardant à droite, à gauche et vers les fenêtres. De temps à autre, tout en lançant contre la borne un long jet de salive brune, il soulevait du genou son instrument, dont la bretelle dure lui fatiguait lépaule; et, tantôt dolente et traînarde, ou joyeuse et précipitée, la musique de la boîte séchappait en bourdonnant à travers un rideau de taffetas rose, sous une grille de cuivre en arabesque. Cétaient des airs que lon jouait ailleurs sur les théâtres; que lon chantait dans les salons, que lon dansait le soir sous des lustres éclairés, échos du monde qui arrivaient jusquà Emma. Des sarabandes à nen plus finir se déroulaient dans sa tête; et, comme une bayadère sur les fleurs dun tapis, sa pensée bondissait avec les notes, se balançait de rêve en rêve, de tristesse en tristesse. Quand lhomme avait reçu laumône dans sa casquette, il rabattait une vieille couverture de laine bleue, passait son orgue sur son dos et séloignait dun pas lourd. Elle le regardait partir. Mais cétait surtout aux heures des repas quelle nen pouvait plus, dans cette petite salle au rez-de-chaussée, avec le poêle qui fumait, la porte qui criait, les murs qui suintaient, les pavés humides; toute lamertume de lexistence, lui semblait servie sur son assiette, et, à la fumée du bouilli, il montait du fond de son âme comme dautres bouffées daffadissement. Charles était long à manger; elle grignotait quelques noisettes, ou bien, appuyée du coude, samusait, avec la pointe de son couteau, à faire des raies sur la toile cirée. Elle laissait maintenant tout aller dans son ménage, et madame Bovary mère, lorsquelle vint passer à Tostes une partie du carême, sétonna fort de ce changement. Elle, en effet, si soigneuse autrefois et délicate, elle restait à présent des journées entières sans shabiller, portait des bas de coton gris, séclairait à la chandelle. Elle répétait quil fallait économiser, puisquils nétaient pas riches, ajoutant quelle était très contente, très heureuse, que Tostes lui plaisait beaucoup, et autres discours nouveaux qui fermaient la bouche à la belle-mère. Du reste, Emma ne semblait plus disposée à suivre ses conseils; une fois même, madame Bovary sétant avisée de prétendre que les maîtres devaient surveiller la religion de leurs domestiques, elle lui avait répondu dun oeil si colère et avec un sourire tellement froid, que la bonne femme ne sy frotta plus. Emma devenait difficile, capricieuse. Elle se commandait des plats pour elle, ny touchait point, un jour ne buvait que du lait pur, et, le lendemain, des tasses de thé à la douzaine. Souvent elle sobstinait à ne pas sortir, puis elle suffoquait, ouvrait les fenêtres, shabillait en robe légère. Lorsquelle avait bien rudoyé sa servante, elle lui faisait des cadeaux ou lenvoyait se promener chez les voisines, de même quelle jetait parfois aux pauvres toutes les pièces blanches de sa bourse, quoiquelle ne fût guère tendre cependant, ni facilement accessible à lémotion dautrui, comme la plupart des gens issus de campagnards, qui gardent toujours à lâme quelque chose de la callosité des mains paternelles. Vers la fin de février, le père Rouault, en souvenir de sa guérison, apporta lui-même à son gendre une dinde superbe, et il resta trois jours à Tostes. Charles étant à ses malades, Emma lui tint compagnie. Il fuma dans la chambre, cracha sur les chenets, causa culture, veaux, vaches, volailles et conseil municipal; si bien quelle referma la porte, quand il fut parti, avec un sentiment de satisfaction qui la surprit elle-même. Dailleurs, elle ne cachait plus son mépris pour rien, ni pour personne; et elle se mettait quelquefois à exprimer des opinions singulières, blâmant ce que lon approuvait, et approuvant des choses perverses ou immorales: ce qui faisait ouvrir de grands yeux à son mari. Est-ce que cette misère durerait toujours? est-ce quelle nen sortirait pas? Elle valait bien cependant toutes celles qui vivaient heureuses! Elle avait vu des duchesses à la Vaubyessard qui avaient la taille plus lourde et les façons plus communes, et elle exécrait linjustice de Dieu; elle sappuyait la tête aux murs pour pleurer; elle enviait les existences tumultueuses, les nuits masquées, les insolents plaisirs avec tous les éperduments quelle ne connaissait pas et quils devaient donner. Elle pâlissait et avait des battements de coeur. Charles lui administra de la valériane et des bains de camphre. Tout ce que lon essayait semblait lirriter davantage. En de certains jours, elle bavardait avec une abondance fébrile; à ces exaltations succédaient tout à coup des torpeurs où elle restait sans parler, sans bouger. Ce qui la ranimait alors, cétait de se répandre sur les bras un flacon deau de Cologne. Comme elle se plaignait de Tostes continuellement, Charles imagina que la cause de sa maladie était sans doute dans quelque influence locale, et, sarrêtant à cette idée, il songea sérieusement à aller sétablir ailleurs. Dès lors, elle but du vinaigre pour se faire maigrir, contracta une petite toux sèche et perdit complètement lappétit. Il en coûtait à Charles dabandonner Tostes après quatre ans de séjour et au moment où il commençait à sy poser. Sil le fallait, cependant! Il la conduisit à Rouen voir son ancien maître. Cétait une maladie nerveuse: on devait la changer dair. Après sêtre tourné de côté et dautre, Charles apprit quil y avait dans larrondissement de Neufchâtel, un fort bourg nommé Yonville-lAbbaye, dont le médecin, qui était un réfugié polonais, venait de décamper la semaine précédente. Alors il écrivit au pharmacien de lendroit pour savoir quel était le chiffre de la population, la distance où se trouvait le confrère le plus voisin, combien par année gagnait son prédécesseur, etc.; et, les réponses ayant été satisfaisantes, il se résolut à déménager vers le printemps, si la santé dEmma ne saméliorait pas. Un jour quen prévision de son départ elle faisait des rangements dans un tiroir, elle se piqua les doigts à quelque chose. Cétait un fil de fer de son bouquet de mariage. Les boutons doranger étaient jaunes de poussière, et les rubans de satin, à liséré dargent, seffiloquaient par le bord. Elle le jeta dans le feu. Il senflamma plus vite quune paille sèche. Puis ce fut comme un buisson rouge sur les cendres, et qui se rongeait lentement. Elle le regarda brûler. Les petites baies de carton éclataient, les fils darchal se tordaient, le galon se fondait; et les corolles de papier, racornies, se balançant le long de la plaque comme des papillons noirs, enfin senvolèrent par la cheminée. Quand on partit de Tostes, au mois de mars, madame Bovary était enceinte. DEUXIÈME PARTIE I Yonville-lAbbaye (ainsi nommé à cause dune ancienne abbaye de Capucins dont les ruines nexistent même plus) est un bourg à huit lieues de Rouen, entre la route dAbbeville et celle de Beauvais, au fond dune vallée quarrose la Rieule, petite rivière qui se jette dans lAndelle, après avoir fait tourner trois moulins vers son embouchure, et où il y a quelques truites, que les garçons, le dimanche, samusent à pêcher à la ligne. On quitte la grande route à la Boissière et lon continue à plat jusquau haut de la côte des Leux, doù lon découvre la vallée. La rivière qui la traverse en fait comme deux régions de physionomie distincte: tout ce qui est à gauche est en herbage, tout ce qui est à droite est en labour. La prairie sallonge sous un bourrelet de collines basses pour se rattacher par derrière aux pâturages du pays de Bray, tandis que, du côté de lest, la plaine, montant doucement, va sélargissant et étale à perte de vue ses blondes pièces de blé. Leau qui court au bord de lherbe sépare dune raie blanche la couleur des prés et celle des sillons, et la campagne ainsi ressemble à un grand manteau déplié qui a un collet de velours vert, bordé dun galon dargent. Au bout de lhorizon, lorsquon arrive, on a devant soi les chênes de la forêt dArgueil, avec les escarpements de la côte Saint- Jean, rayés du haut en bas par de longues traînées rouges, inégales; ce sont les traces des pluies, et ces tons de brique, tranchant en filets minces sur la couleur grise de la montagne, viennent de la quantité de sources ferrugineuses qui coulent au delà, dans le pays dalentour. On est ici sur les confins de la Normandie, de la Picardie et de lÎle-de-France, contrée bâtarde où le langage est sans accentuation, comme le paysage sans caractère. Cest là que lon fait les pires fromages de Neufchâtel de tout larrondissement, et, dautre part, la culture y est coûteuse, parce quil faut beaucoup de fumier pour engraisser ces terres friables pleines de sable et de cailloux. Jusquen 1835, il ny avait point de route praticable pour arriver à Yonville; mais on a établi vers cette époque un chemin de grande vicinalité qui relie la route dAbbeville à celle dAmiens, et sert quelquefois aux rouliers allant de Rouen dans les Flandres. Cependant, Yonville-lAbbaye est demeuré stationnaire, malgré ses débouchés nouveaux. Au lieu daméliorer les cultures, on sy obstine encore aux herbages, quelque dépréciés quils soient, et le bourg paresseux, sécartant de la plaine, a continué naturellement à sagrandir vers la rivière. On laperçoit de loin, tout couché en long sur la rive, comme un gardeur de vaches qui fait la sieste au bord de leau. Au bas de la côte, après le pont, commence une chaussée plantée de jeunes trembles, qui vous mène en droite ligne jusquaux premières maisons du pays. Elles sont encloses de haies, au milieu de cours pleines de bâtiments épars, pressoirs, charreteries et bouilleries, disséminés sous les arbres touffus portant des échelles, des gaules ou des faux accrochées dans leur branchage. Les toits de chaume, comme des bonnets de fourrure rabattus sur des yeux, descendent jusquau tiers à peu près des fenêtres basses, dont les gros verres bombés sont garnis dun noeud dans le milieu, à la façon des culs de bouteilles. Sur le mur de plâtre que traversent en diagonale des lambourdes noires, saccroche parfois quelque maigre poirier, et les rez-de-chaussée ont à leur porte une petite barrière tournante pour les défendre des poussins, qui viennent picorer, sur le seuil, des miettes de pain bis trempé de cidre. Cependant les cours se font plus étroites, les habitations se rapprochent, les haies disparaissent; un fagot de fougères se balance sous une fenêtre au bout dun manche à balai; il y a la forge dun maréchal et ensuite un charron avec deux ou trois charrettes neuves, en dehors, qui empiètent sur la route. Puis, à travers une claire-voie, apparaît une maison blanche au delà dun rond de gazon que décore un Amour, le doigt posé sur la bouche; deux vases en fonte sont à chaque bout du perron; des panonceaux brillent à la porte; cest la maison du notaire, et la plus belle du pays. Léglise est de lautre côté de la rue, vingt pas plus loin, à lentrée de la place. Le petit cimetière qui lentoure, clos dun mur à hauteur dappui, est si bien rempli de tombeaux, que les vieilles pierres à ras du sol font un dallage continu, où lherbe a dessiné de soi-même des carrés verts réguliers. Léglise a été rebâtie à neuf dans les dernières années du règne de Charles X. La voûte en bois commence à se pourrir par le haut, et, de place en place, a des enfonçures noires dans sa couleur bleue. Au-dessus de la porte, où seraient les orgues, se tient un jubé pour les hommes, avec un escalier tournant qui retentit sous les sabots. Le grand jour, arrivant par les vitraux tout unis, éclaire obliquement les bancs rangés en travers de la muraille, que tapisse çà et là quelque paillasson cloué, ayant au-dessous de lui ces mots en grosses lettres: «Banc de M. un tel.» Plus loin, à lendroit où le vaisseau se rétrécit, le confessionnal fait pendant à une statuette de la Vierge, vêtue dune robe de satin, coiffée dun voile de tulle semé détoiles dargent, et tout empourprée aux pommettes comme une idole des îles Sandwich; enfin une copie de la Sainte Famille, envoi du ministre de lintérieur, dominant le maître-autel entre quatre chandeliers, termine au fond la perspective. Les stalles du choeur, en bois de sapin, sont restées sans être peintes. Les halles, cest-à-dire un toit de tuiles supporté par une vingtaine de poteaux, occupent à elles seules la moitié environ de la grande place dYonville. La mairie, construite sur les dessins dun architecte de Paris, est une manière de temple grec qui fait langle, à côté de la maison du pharmacien. Elle a, au rez-de- chaussée, trois colonnes ioniques et, au premier étage, une galerie à plein cintre, tandis que le tympan qui la termine est rempli par un coq gaulois, appuyé dune patte sur la Charte et tenant de lautre les balances de la justice. Mais ce qui attire le plus les yeux, cest, en face de lauberge du Lion dor, la pharmacie de M. Homais! Le soir, principalement, quand son quinquet est allumé et que les bocaux rouges et verts qui embellissent sa devanture allongent au loin, sur le sol, leurs deux clartés de couleur; alors, à travers elles, comme dans des feux du Bengale, sentrevoit lombre du pharmacien, accoudé sur son pupitre. Sa maison, du haut en bas, est placardée dinscriptions écrites en anglaise, en ronde, en moulée: «Eaux de Vichy, de Seltz et de Barèges, robs dépuratifs, médecine Raspail, racahout des Arabes, pastilles Darcet, pâte Regnault, bandages; bains, chocolats de santé, etc.» Et lenseigne, qui tient toute la largeur de la boutique, porte en lettres dor: Homais, pharmacien. Puis, au fond de la boutique, derrière les grandes balances scellées sur le comptoir, le mot laboratoire se déroule au-dessus dune porte vitrée qui, à moitié de sa hauteur, répète encore une fois Homais, en lettres dor, sur un fond noir. Il ny a plus ensuite rien à voir dans Yonville. La rue (la seule), longue dune portée de fusil et bordée de quelques boutiques, sarrête court au tournant de la route. Si on la laisse sur la droite et que lon suive le bas de la côte Saint-Jean, bientôt on arrive au cimetière. Lors du choléra, pour lagrandir, on a abattu un pan de mur et acheté trois acres de terre à côté; mais toute cette portion nouvelle est presque inhabitée, les tombes, comme autrefois, continuant à sentasser vers la porte. Le gardien, qui est en même temps fossoyeur et bedeau à léglise (tirant ainsi des cadavres de la paroisse un double bénéfice), a profité, du terrain vide pour y semer des pommes de terre. Dannée en année, cependant, son petit champ se rétrécit, et, lorsquil survient une épidémie, il ne sait pas sil doit se réjouir des décès ou saffliger des sépultures. -- Vous vous nourrissez des morts, Lestiboudois! lui dit enfin un jour, M. le curé. Cette parole sombre le fit réfléchir; elle larrêta pour quelque temps; mais, aujourdhui encore, il continue la culture de ses tubercules, et même soutient avec aplomb quils poussent naturellement. Depuis les événements que lon va raconter; rien, en effet, na changé à Yonville. Le drapeau tricolore de fer-blanc tourne toujours au haut du clocher de léglise; la boutique du marchand de nouveautés agite encore au vent ses deux banderoles dindienne; les foetus du pharmacien, comme des paquets damadou blanc, se pourrissent de plus en plus dans leur alcool bourbeux, et, au- dessus de la grande porte de lauberge, le vieux lion dor, déteint par les pluies, montre toujours aux passants sa frisure de caniche. Le soir que les époux Bovary devaient arriver à Yonville, madame veuve Lefrançois, la maîtresse de cette auberge, était si fort affairée, quelle suait à grosses gouttes en remuant ses casseroles. Cétait le lendemain jour de marché dans le bourg. Il fallait davance tailler les viandes, vider les poulets, faire de la soupe et du café. Elle avait, de plus, le repas de ses pensionnaires, celui du médecin, de sa femme et de leur bonne; le billard retentissait déclats de rire; trois meuniers, dans la petite salle, appelaient pour quon leur apportât de leau-de-vie; le bois flambait, la braise craquait, et, sur la longue table de la cuisine, parmi les quartiers de mouton cru, sélevaient des piles dassiettes qui tremblaient aux secousses du billot où lon hachait des épinards. On entendait, dans la basse-cour, crier les volailles que la servante poursuivait pour leur couper le cou. Un homme en pantoufles de peau verte, quelque peu marqué de petite vérole et coiffé dun bonnet de velours à gland dor, se chauffait le dos contre la cheminée. Sa figure nexprimait rien que la satisfaction de soi-même, et il avait lair aussi calme dans la vie que le chardonneret suspendu au-dessus de sa tête, dans une cage dosier: cétait le pharmacien. -- Artémise! criait la maîtresse dauberge, casse de la bourrée, emplis les carafes, apporte de leau-de-vie, dépêche-toi! Au moins, si je savais quel dessert offrir à la société que vous attendez! Bonté divine! les commis du déménagement recommencent leur tintamarre dans le billard! Et leur charrette qui est restée sous la grande porte! LHirondelle est capable de la défoncer en arrivant! Appelle Polyte pour quil la remise!... Dire que, depuis le matin, monsieur Homais, ils ont peut-être fait quinze parties et bu huit pots de cidre!... Mais ils vont me déchirer le tapis, continuait-elle en les regardant de loin, son écumoire à la main. -- Le mal ne serait pas grand, répondit M. Homais vous en achèteriez un autre. -- Un autre billard! exclama la veuve. -- Puisque celui-là ne tient plus, madame Lefrançois; je vous le répète, vous vous faites tort! vous vous faites grand tort! Et puis les amateurs, à présent, veulent des blouses étroites et des queues lourdes. On ne joue plus la bille; tout est changé! Il faut marcher avec son siècle! Regardez Tellier, plutôt... Lhôtesse devint rouge de dépit. Le pharmacien ajouta: -- Son billard, vous avez beau dire, est plus mignon que le vôtre; et quon ait lidée, par exemple de monter une poule patriotique pour la Pologne ou les inondés de Lyon... -- Ce ne sont pas des gueux comme lui qui nous font peur! interrompit lhôtesse, en haussant ses grosses épaules. Allez! allez! monsieur Homais, tant que le Lion dor vivra, on y viendra. Nous avons du foin dans nos bottes, nous autres! Au lieu quun de ces marins vous verrez le Café français fermé, et avec une belle affiche sur les auvents!... Changer mon billard, continuait-elle en se parlant à elle-même, lui qui mest si commode pour ranger ma lessive, et sur lequel, dans le temps de la chasse, jai mis coucher jusquà six voyageurs!... Mais ce lambin dHivert qui narrive pas! -- Lattendez-vous pour le dîner de vos messieurs? demanda le pharmacien. -- Lattendre? Et M. Binet donc! À six heures battant vous allez le voir entrer, car son pareil nexiste pas sur la terre pour lexactitude. Il lui faut toujours sa place dans la petite salle! On le tuerait plutôt que de le faire dîner ailleurs! et dégoûté quil est! et si difficile pour le cidre! Ce nest pas comme M. Léon; lui, il arrive quelquefois à sept heures, sept heures et demie même; il ne regarde seulement pas à ce quil mange. Quel bon jeune homme! jamais un mot plus haut que lautre. -- Cest quil y a bien de la différence, voyez-vous, entre quelquun qui a reçu de léducation et un ancien carabinier qui est percepteur. Six heures sonnèrent. Binet entra. Il était vêtu dune redingote bleue, tombant droit delle-même tout autour de son corps maigre, et sa casquette de cuir, à pattes nouées par des cordons sur le sommet de sa tête, laissait voir, sous la visière relevée, un front chauve, quavait déprimé lhabitude du casque. Il portait un gilet de drap noir, un col de crin, un pantalon gris, et, en toute saison, des bottes bien cirées qui avaient deux renflements parallèles, à cause de la saillie de ses orteils. Pas un poil ne dépassait la ligne de son collier blond, qui, contournant la mâchoire, encadrait comme la bordure dune plate-bande sa longue figure terne, dont les yeux étaient petits et le nez busqué. Fort à tous les jeux de cartes, bon chasseur et possédant une belle écriture, il avait chez lui un tour, où il samusait à tourner des ronds de serviette dont il encombrait sa maison, avec la jalousie dun artiste et légoïsme dun bourgeois. Il se dirigea vers la petite salle; mais il fallut dabord en faire sortir les trois meuniers; et, pendant tout le temps que lon fut à mettre son couvert, Binet resta silencieux à sa place, auprès du poêle; puis il ferma la porte et retira sa casquette, comme dusage. -- Ce ne sont pas les civilités qui lui useront la langue! dit le pharmacien, dès quil fut seul avec lhôtesse. -- Jamais il ne cause davantage, répondit-elle; il est venu ici, la semaine dernière, deux voyageurs en draps, des garçons pleins desprit qui contaient, le soir, un tas de farces que jen pleurais de rire; eh bien, il restait là, comme une alose, sans dire un mot. -- Oui, fit le pharmacien, pas dimagination, pas de saillies, rien de ce qui constitue lhomme de société! -- On dit pourtant quil a des moyens, objecta lhôtesse. -- Des moyens? répliqua M. Homais; lui! des moyens? Dans sa partie, cest possible, ajouta-t-il dun ton plus calme. Et il reprit: -- Ah! quun négociant qui a des relations considérables, quun jurisconsulte, un médecin, un pharmacien soient tellement absorbés quils en deviennent fantasques et bourrus même, je le comprends; on en cite des traits dans les histoires! Mais, au moins, cest quils pensent à quelque chose. Moi, par exemple, combien de fois mest-il arrivé de chercher ma plume sur mon bureau pour écrire une étiquette, et de trouver, en définitive, que je lavais placée à mon oreille! Cependant, madame Lefrançois alla sur le seuil regarder si lHirondelle narrivait pas. Elle tressaillit. Un homme vêtu de noir entra tout à coup dans la cuisine. On distinguait, aux dernières lueurs du crépuscule, quil avait la figure rubiconde et le corps athlétique. -- Quy a-t-il pour votre service, monsieur le curé? demanda la maîtresse dauberge, tout en atteignant sur la cheminée un des flambeaux de cuivre qui sy trouvaient rangés en colonnade avec leurs chandelles; voulez-vous prendre quelque chose? un doigt de cassis, un verre de vin? Lecclésiastique refusa fort civilement. Il venait chercher son parapluie, quil avait oublié lautre jour au couvent dErnemont, et, après avoir prié madame Lefrançois de le lui faire remettre au presbytère dans la soirée, il sortit pour se rendre à léglise, où lon sonnait lAngelus. Quand le pharmacien nentendit plus sur la place le bruit de ses souliers, il trouva fort inconvenante sa conduite de tout à lheure. Ce refus daccepter un rafraîchissement lui semblait une hypocrisie des plus odieuses; les prêtres godaillaient tous sans quon les vît, et cherchaient à ramener le temps de la dîme. Lhôtesse prit la défense de son curé: -- Dailleurs, il en plierait quatre comme vous sur son genou. Il a, lannée dernière, aidé nos gens à rentrer la paille; il en portait jusquà six bottes à la fois, tant il est fort! -- Bravo! dit le pharmacien. Envoyez donc vos filles en confesse à des gaillards dun tempérament pareil! Moi, si jétais le gouvernement, je voudrais quon saignât les prêtres une fois par mois. Oui, madame Lefrançois, tous les mois, une large phlébotomie, dans lintérêt de la police et des moeurs! -- Taisez-vous donc, monsieur Homais! vous êtes un impie! vous navez pas de religion! Le pharmacien répondit: -- Jai une religion, ma religion, et même jen ai plus queux tous, avec leurs momeries et leurs jongleries! Jadore Dieu, au contraire! je crois en lÊtre suprême, à un Créateur, quel quil soit, peu mimporte, qui nous a placés ici-bas pour y remplir nos devoirs de citoyen et de père de famille; mais je nai pas besoin daller, dans une église, baiser des plats dargent, et engraisser de ma poche un tas de farceurs qui se nourrissent mieux que nous! Car on peut lhonorer aussi bien dans un bois, dans un champ, ou même en contemplant la voûte éthérée, comme les anciens. Mon Dieu, à moi, cest le Dieu de Socrate, de Franklin, de Voltaire et de Béranger! Je suis pour la Profession de foi du vicaire savoyard et les immortels principes de 89! Aussi, je nadmets pas un bonhomme de bon Dieu qui se promène dans son parterre la canne à la main, loge ses amis dans le ventre des baleines, meurt en poussant un cri et ressuscite au bout de trois jours: choses absurdes en elles-mêmes et complètement opposées, dailleurs, à toutes les lois de la physique; ce qui nous démontre, en passant, que les prêtres ont toujours croupi dans une ignorance turpide, où ils sefforcent dengloutir avec eux les populations. Il se tut, cherchant des yeux un public autour de lui, car, dans son effervescence, le pharmacien un moment sétait cru en plein conseil municipal. Mais la maîtresse dauberge ne lécoutait plus; elle tendait son oreille à un roulement éloigné. On distingua le bruit dune voiture mêlé à un claquement de fers lâches qui battaient la terre, et lHirondelle enfin sarrêta devant la porte. Cétait un coffre jaune porté par deux grandes roues qui, montant jusquà la hauteur de la bâche, empêchaient les voyageurs de voir la route et leur salissaient les épaules. Les petits carreaux de ses vasistas étroits tremblaient dans leurs châssis quand la voiture était fermée, et gardaient des taches de boue, çà et là, parmi leur vieille couche de poussière, que les pluies dorage même ne lavaient pas tout à fait. Elle était attelée de trois chevaux, dont le premier en arbalète, et, lorsquon descendait les côtes, elle touchait du fond en cahotant. Quelques bourgeois dYonville arrivèrent sur la place; ils parlaient tous à la fois, demandant des nouvelles, des explications et des bourriches; Hivert ne savait auquel répondre. Cétait lui qui faisait à la ville les commissions du pays. Il allait dans les boutiques, rapportait des rouleaux de cuir au cordonnier, de la ferraille au maréchal, un baril de harengs pour sa maîtresse, des bonnets de chez la modiste, des toupets de chez le coiffeur; et, le long de la route, en sen revenant, il distribuait ses paquets, quil jetait par-dessus les clôtures des cours, debout sur son siège, et criant à pleine poitrine, pendant que ses chevaux allaient tout seuls. Un accident lavait retardé: la levrette de madame Bovary sétait enfuie à travers champs. On lavait sifflée un grand quart dheure. Hivert même était retourné dune demi-lieue en arrière, croyant lapercevoir à chaque minute; mais il avait fallu continuer la route. Emma avait pleuré, sétait emportée; elle avait accusé Charles de ce malheur. M. Lheureux, marchand détoffes, qui se trouvait avec elle dans la voiture, avait essayé de la consoler par quantité dexemples de chiens perdus, reconnaissant leur maître au bout de longues années. On en citait un, disait-il, qui était revenu de Constantinople à Paris. Un autre avait fait cinquante lieues en ligne droite et passé quatre rivières à la nage; et son père à lui-même avait possédé un caniche qui, après douze ans dabsence, lui avait tout à coup sauté sur le dos, un soir, dans la rue, comme il allait dîner en ville. II Emma descendit la première, puis Félicité, M. Lheureux, une nourrice, et lon fut obligé de réveiller Charles dans son coin, où il sétait endormi complètement dès que la nuit était venue. Homais se présenta; il offrit ses hommages à Madame, ses civilités à Monsieur, dit quil était charmé davoir pu leur rendre quelque service, et ajouta dun air cordial quil avait osé sinviter lui- même, sa femme dailleurs étant absente. Madame Bovary, quand elle fut dans la cuisine, sapprocha de la cheminée. Du bout de ses deux doigts, elle prit sa robe à la hauteur du genou, et, layant ainsi remontée jusquaux chevilles, elle tendit à la flamme, par-dessus le gigot qui tournait, son pied chaussé dune bottine noire. Le feu léclairait en entier, pénétrant dune lumière crue la trame de sa robe, les pores égaux de sa peau blanche et même les paupières de ses yeux quelle clignait de temps à autre. Une grande couleur rouge passait sur elle, selon le souffle du vent qui venait par la porte entrouverte. De lautre côté de la cheminée, un jeune homme à chevelure blonde la regardait silencieusement. Comme il sennuyait beaucoup à Yonville, où il était clerc chez maître Guillaumin, souvent M. Léon Dupuis (cétait lui, le second habitué du Lion dor) reculait linstant de son repas, espérant quil viendrait quelque voyageur à lauberge avec qui causer dans la soirée. Les jours que sa besogne était finie il lui fallait bien, faute de savoir que faire, arriver à lheure exacte, et subir depuis la soupe jusquau fromage le tête-à-tête de Binet. Ce fut donc avec joie quil accepta la proposition de lhôtesse de dîner en la compagnie des nouveaux venus, et lon passa dans la grande salle, où madame Lefrançois, par pompe, avait fait dresser les quatre couverts. Homais demanda la permission de garder son bonnet grec, de peur des coryzas. Puis, se tournant vers sa voisine: -- Madame, sans doute, est un peu lasse? On est si épouvantablement cahoté dans notre Hirondelle! -- Il est vrai, répondit Emma; mais le dérangement mamuse toujours; jaime à changer de place. -- Cest une chose si maussade, soupira le clerc, que de vivre cloué aux mêmes endroits! -- Si vous étiez comme moi, dit Charles, sans cesse obligé dêtre à cheval... -- Mais, reprit Léon. sadressant à madame Bovary, rien nest plus agréable, il me semble; quand on le peut, ajouta-t-il. -- Du reste, disait lapothicaire, lexercice de la médecine nest pas fort pénible en nos contrées; car létat de nos routes permet lusage du cabriolet, et, généralement, lon paye assez bien, les cultivateurs étant aisés. Nous avons, sous le rapport médical, à part les cas ordinaires dentérite, bronchite, affections bilieuses, etc., de temps à autre quelques fièvres intermittentes à la moisson, mais, en somme, peu de choses graves, rien de spécial à noter, si ce nest beaucoup dhumeurs froides, et qui tiennent sans doute aux déplorables conditions hygiéniques de nos logements de paysan. Ah! vous trouverez bien des préjugés à combattre, monsieur Bovary; bien des entêtements de la routine, où se heurteront quotidiennement tous les efforts de votre science; car on a recours encore aux neuvaines, aux reliques, au curé, plutôt que de venir naturellement chez le médecin ou chez le pharmacien. Le climat, pourtant, nest point, à vrai dire, mauvais, et même nous comptons dans la commune quelques nonagénaires. Le thermomètre (jen ai fait les observations) descend en hiver jusquà quatre degrés, et, dans la forte saison, touche vingt-cinq, trente centigrades tout au plus, ce qui nous donne vingt-quatre Réaumur au maximum, ou autrement cinquante- quatre Fahrenheit (mesure anglaise), pas davantage! -- et, en effet, nous sommes abrités des vents du nord par la forêt dArgueil dune part, des vents douest par la côte Saint-Jean de lautre, et cette chaleur, cependant, qui à cause de la vapeur deau dégagée par la rivière et la présence considérable de bestiaux dans les prairies, lesquels exhalent, comme vous savez, beaucoup dammoniaque, cest-à-dire azote, hydrogène et oxygène (non, azote et hydrogène seulement), et qui, pompant à elle lhumus de la terre, confondant toutes ces émanations différentes, les réunissant en un faisceau, pour ainsi dire, et se combinant de soi-même avec lélectricité répandue dans latmosphère, lorsquil y en a, pourrait à la longue, comme dans les pays tropicaux, engendrer des miasmes insalubres; -- cette chaleur, dis-je, se trouve justement tempérée du côté où elle vient, ou plutôt doù elle viendrait, cest-à-dire du côté sud, par les vents de sud- est, lesquels, sétant rafraîchis deux-mêmes en passant sur la Seine, nous arrivent quelquefois tout dun coup, comme des brises de Russie! -- Avez-vous du moins quelques Promenades dans les environs? continuait madame Bovary parlant au jeune homme. -- Oh! fort peu, répondit-il. Il y a un endroit que lon nomme la Pâture, sur le haut de la côte, à la lisière de la forêt. Quelquefois, le dimanche, je vais là, et jy reste avec un livre, à regarder le soleil couchant. -- Je ne trouve rien dadmirable comme les soleils couchants, reprit-elle, mais au bord de la mer, surtout. -- Oh! jadore la mer, dit M. Léon. -- Et puis ne vous semble-t-il pas, répliqua madame Bovary, que lesprit vogue plus librement sur cette étendue sans limites, dont la contemplation vous élève lâme et donne des idées dinfini, didéal? -- Il en est de même des paysages de montagnes, reprit Léon. Jai un cousin qui a voyagé en Suisse lannée dernière, et qui me disait quon ne peut se figurer la poésie des lacs, le charme des cascades, leffet gigantesque des glaciers. On voit des pins dune grandeur incroyable, en travers des torrents, des cabanes suspendues sur des précipices, et, à mille pieds sous vous, des vallées entières, quand les nuages sentrouvrent. Ces spectacles doivent enthousiasmer, disposer à la prière, à lextase! Aussi je ne métonne plus de ce musicien célèbre qui, pour exciter mieux son imagination, avait coutume daller jouer du piano devant quelque site imposant. -- Vous faites de la musique? demanda-t-elle. -- Non, mais je laime beaucoup, répondit-il. -- Ah! ne lécoutez pas, madame Bovary, interrompit Homais en se penchant sur son assiette, cest modestie pure. -- Comment, mon cher! Eh! lautre jour, dans votre chambre, vous chantiez _lAnge gardien_ à ravir. Je vous entendais du laboratoire; vous détachiez cela comme un acteur. Léon, en effet, logeait chez le pharmacien, où il avait une petite pièce au second étage, sur la place. Il rougit à ce compliment de son propriétaire, qui déjà sétait tourné vers le médecin et lui énumérait les uns après les autres les principaux habitants dYonville. Il racontait des anecdotes, donnait des renseignements; on ne savait pas au juste la fortune du notaire, et il y avait la maison Tuvache qui faisait beaucoup dembarras. Emma reprit: -- Et quelle musique préférez-vous? -- Oh! la musique allemande, celle qui porte à rêver. -- Connaissez-vous les Italiens? -- Pas encore; mais je les verrai lannée prochaine, quand jirai habiter Paris, pour finir mon droit. -- Cest comme javais lhonneur, dit le pharmacien, de lexprimer à M. votre époux, à propos de ce pauvre Yanoda qui sest enfui; vous vous trouverez, grâce aux folies quil a faites, jouir dune des maisons les plus confortables dYonville. Ce quelle a principalement de commode pour un médecin, cest une porte sur lAllée, qui permet dentrer et de sortir sans être vu. Dailleurs, elle est fournie de tout ce qui est agréable à un ménage: buanderie, cuisine avec office, salon de famille, fruitier, etc. Cétait un gaillard qui ny regardait pas! Il sétait fait construire, au bout du jardin, à côté de leau, une tonnelle tout exprès pour boire de la bière en été, et si Madame aime le jardinage, elle pourra... -- Ma femme ne sen occupe guère, dit Charles; elle aime mieux, quoiquon lui recommande lexercice, toujours rester dans sa chambre, à lire. -- Cest comme moi, répliqua Léon; quelle meilleure chose, en effet, que dêtre le soir au coin du feu avec un livre, pendant que le vent bat les carreaux, que la lampe brûle?... -- Nest-ce pas? dit-elle, en fixant sur lui ses grands yeux noirs tout ouverts. -- On ne songe à rien, continuait-il, les heures passent. On se promène immobile dans des pays que lon croit voir, et votre pensée, senlaçant à la fiction, se joue dans les détails ou poursuit le contour des aventures. Elle se mêle aux personnages; il semble que cest vous qui palpitez sous leurs costumes. -- Cest vrai! cest vrai! disait-elle. -- Vous est-il arrivé parfois, reprit Léon, de rencontrer dans un livre une idée vague que lon a eue, quelque image obscurcie qui revient de loin, et comme lexposition entière de votre sentiment le plus délié? -- Jai éprouvé cela, répondit-elle. -- Cest pourquoi, dit-il, jaime surtout les poètes. Je trouve les vers plus tendres que la prose, et quils font bien mieux pleurer. -- Cependant ils fatiguent à la longue, reprit Emma; et maintenant, au contraire, jadore les histoires qui se suivent tout dune haleine, où lon a peur. Je déteste les héros communs et les sentiments tempérés, comme il y en a dans la nature. -- En effet, observa le clerc, ces ouvrages ne touchant pas le coeur, sécartent, il me semble, du vrai but de lArt. Il est si doux, parmi les désenchantements de la vie, de pouvoir se reporter en idée sur de nobles caractères, des affections pures et des tableaux de bonheur. Quant à moi, vivant ici, loin du monde, cest ma seule distraction; mais Yonville offre si peu de ressources! -- Comme Tostes, sans doute, reprit Emma; aussi jétais toujours abonnée à un cabinet de lecture. -- Si Madame veut me faire lhonneur den user, dit le pharmacien, qui venait dentendre ces derniers mots, jai moi-même à sa disposition une bibliothèque composée des meilleurs auteurs: Voltaire, Rousseau, Delille, Walter Scott, lÉcho des feuilletons, etc., et je reçois, de plus, différentes feuilles périodiques, parmi lesquelles le Fanal de Rouen, quotidiennement, ayant lavantage den être le correspondant pour les circonscriptions de Buchy, Forges, Neufchâtel, Yonville et les alentours. Depuis deux heures et demie, on était à table; car la servante Artémise, traînant nonchalamment sur les carreaux ses savates de lisière, apportait les assiettes les unes après les autres, oubliait tout, nentendait à rien et sans cesse laissait entrebâillée la porte du billard, qui battait contre le mur du bout de sa clenche. Sans quil sen aperçût, tout en causant, Léon avait posé son pied sur un des barreaux de la chaise où madame Bovary était assise. Elle portait une petite cravate de soie bleue, qui tenait droit comme une fraise un col de batiste tuyauté; et, selon les mouvements de tête quelle faisait, le bas de son visage senfonçait dans le linge ou en sortait avec douceur. Cest ainsi, lun près de lautre, pendant que Charles et le pharmacien devisaient, quils entrèrent dans une de ces vagues conversations où le hasard des phrases vous ramène toujours au centre fixe dune sympathie commune. Spectacles de Paris, titres de romans, quadrilles nouveaux, et le monde quils ne connaissaient pas, Tostes où elle avait vécu, Yonville où ils étaient, ils examinèrent tout, parlèrent de tout jusquà la fin du dîner. Quand le café fut servi, Félicité sen alla préparer la chambre dans la nouvelle maison, et les convives bientôt levèrent le siège. Madame Lefrançois dormait auprès des cendres, tandis que le garçon décurie, une lanterne à la main, attendait M. et madame Bovary pour les conduire chez eux. Sa chevelure rouge était entremêlée de brins de paille, et il boitait de la jambe gauche. Lorsquil eut pris de son autre main le parapluie de M. le curé, lon se mit en marche. Le bourg était endormi. Les piliers des halles allongeaient de grandes ombres. La terre était toute grise, comme par une nuit dété. Mais, la maison du médecin se trouvant à cinquante pas de lauberge, il fallut presque aussitôt se souhaiter le bonsoir, et la compagnie se dispersa. Emma, dès le vestibule, sentit tomber sur ses épaules, comme un linge humide, le froid du plâtre. Les murs étaient neufs, et les marches de bois craquèrent. Dans la chambre, au premier, un jour blanchâtre passait par les fenêtres sans rideaux. On entrevoyait des cimes darbres, et plus loin la prairie, à demi noyée dans le brouillard, qui fumait au clair de la lune, selon le cours de la rivière. Au milieu de lappartement, pêle-mêle, il y avait des tiroirs de commode, des bouteilles, des tringles, des bâtons dorés avec des matelas sur des chaises et des cuvettes sur le parquet, - - les deux hommes qui avaient apporté, les meubles ayant tout laissé là, négligemment. Cétait la quatrième fois quelle couchait dans un endroit inconnu. La première avait été le jour de son entrée au couvent, la seconde celle de son arrivée à Tostes, la troisième à la Vaubyessard, la quatrième était celle-ci; et chacune sétait trouvée faire dans sa vie comme linauguration dune phase nouvelle. Elle ne croyait pas que les choses pussent se représenter les mêmes à des places différentes, et, puisque la portion vécue avait été mauvaise, sans doute ce qui restait à consommer serait meilleur. III Le lendemain, à son réveil, elle aperçut le clerc sur la place. Elle était en peignoir. Il leva la tête et la salua. Elle fit une inclination rapide et referma la fenêtre. Léon attendit pendant tout le jour que six heures du soir fussent arrivées; mais, en entrant à lauberge, il ne trouva personne que M. Binet, attablé. Ce dîner de la veille était pour lui un événement considérable; jamais, jusqualors, il navait causé pendant deux heures de suite avec une dame. Comment donc avoir pu lui exposer, et en un tel langage, quantité de choses quil naurait pas si bien dites auparavant? il était timide dhabitude et gardait cette réserve qui participe à la fois de la pudeur et de la dissimulation. On trouvait à Yonville quil avait des manières comme il faut. Il écoutait raisonner les gens mûrs, et ne paraissait point exalté en politique, chose remarquable pour un jeune homme. Puis il possédait des talents, il peignait à laquarelle, savait lire la clef de sol, et soccupait volontiers de littérature après son dîner, quand il ne jouait pas aux cartes. M Homais le considérait pour son instruction; madame Homais laffectionnait pour sa complaisance, car souvent il accompagnait au jardin les petits Homais, marmots toujours barbouillés, fort mal élevés et quelque peu lymphatiques, comme leur mère. Ils avaient pour les soigner, outre la bonne, Justin, lélève en pharmacie, un arrière-cousin de M. Homais que lon avait pris dans la maison par charité, et qui servait en même temps de domestique. Lapothicaire se montra le meilleur des voisins. Il renseigna madame Bovary sur les fournisseurs, fit venir son marchand de cidre tout exprès, goûta la boisson lui-même, et veilla dans la cave à ce que la futaille fut bien placée; il indiqua encore la façon de sy prendre pour avoir une provision de beurre à bon marché, et conclut un arrangement avec Lestiboudois, le sacristain, qui, outre ses fonctions sacerdotales et mortuaires, soignait les principaux jardins dYonville à lheure ou à lannée, selon le goût des personnes. Le besoin de soccuper dautrui ne poussait pas seul le pharmacien à tant de cordialité obséquieuse, et il y avait là-dessous un plan. Il avait enfreint la loi du 19 ventôse an XI, article Ier, qui défend à tout individu non porteur de diplôme lexercice de la médecine; si bien que, sur des dénonciations ténébreuses, Homais avait été mandé à Rouen, près M le procureur du roi, en son cabinet particulier. Le magistrat lavait reçu debout, dans sa robe, hermine à lépaule et toque en tête. Cétait le matin, avant laudience. On entendait dans le corridor passer les fortes bottes des gendarmes, et comme un bruit lointain de grosses serrures qui se fermaient. Les oreilles du pharmacien lui tintèrent à croire quil allait tomber dun coup de sang; il entrevit des culs de basse-fosse, sa famille en pleurs, la pharmacie vendue, tous les bocaux disséminés; et il fut obligé dentrer dans un café prendre un verre de rhum avec de leau de Seltz, pour se remettre les esprits. Peu à peu, le souvenir de cette admonition saffaiblit, et il continuait, comme autrefois, à donner des consultations anodines dans son arrière-boutique. Mais le maire lui en voulait, des confrères étaient jaloux, il fallait tout craindre; en sattachant M. Bovary par des politesses, cétait gagner sa gratitude, et empêcher quil ne parlât plus tard, sil sapercevait de quelque chose. Aussi, tous les matins, Homais lui apportait le journal, et souvent, dans laprès-midi, quittait un instant la pharmacie pour aller chez lofficier de santé faire la conversation. Charles était triste: la clientèle narrivait pas. Il demeurait assis pendant de longues heures, sans parler, allait dormir dans son cabinet ou regardait coudre sa femme. Pour se distraire, il semploya chez lui comme homme de peine, et même il essaya de peindre le grenier avec un reste de couleur que les peintres avaient laissé. Mais les affaires dargent le préoccupaient. Il en avait tant dépensé pour les réparations de Tostes, pour les toilettes de Madame et pour le déménagement, que toute la dot, plus de trois mille écus, sétait écoulée en deux ans. Puis, que de choses endommagées ou perdues dans le transport de Tostes à Yonville, sans compter le curé de plâtre, qui, tombant de la charrette à un cahot trop fort, sétait écrasé en mille morceaux sur le pavé de Quincampoix! Un souci meilleur vint le distraire, à savoir la grossesse de sa femme. À mesure que le terme en approchait, il la chérissait davantage. Cétait un autre lien de la chair sétablissant et comme le sentiment continu dune union plus complexe. Quand il voyait de loin sa démarche paresseuse et sa taille tourner mollement sur ses hanches sans corset, quand vis-à-vis lun de lautre il la contemplait tout à laise et quelle prenait, assise, des poses fatiguées dans son fauteuil, alors son bonheur ne se tenait plus; il se levait, il lembrassait, passait ses mains sur sa figure, lappelait petite maman, voulait la faire danser, et débitait, moitié riant, moitié pleurant, toutes sortes de plaisanteries caressantes qui lui venaient à lesprit. Lidée davoir engendré le délectait. Rien ne lui manquait à présent. Il connaissait lexistence humaine tout du long, et il sy attablait sur les deux coudes avec sérénité. Emma dabord sentit un grand étonnement, puis eut envie dêtre délivrée, pour savoir quelle chose cétait que dêtre mère. Mais, ne pouvant faire les dépenses quelle voulait, avoir un berceau en nacelle avec des rideaux de soie rose et des béguins brodés, elle renonça au trousseau dans un accès damertume, et le commanda dun seul coup à une ouvrière du village, sans rien choisir ni discuter. Elle ne samusa donc pas à ces préparatifs où la tendresse des mères se met en appétit, et son affection, dès lorigine, en fut peut-être atténuée de quelque chose: Cependant, comme Charles, à tous les repas, parlait du marmot, bientôt elle y songea dune façon plus continue. Elle souhaitait un fils; il serait fort et brun, elle lappellerait Georges; et cette idée davoir pour enfant un mâle était comme la revanche en espoir de toutes ses impuissances passées. Un homme, au moins, est libre; il peut parcourir les passions et les pays, traverser les obstacles, mordre aux bonheurs les plus lointains. Mais une femme est empêchée continuellement. Inerte et flexible à la fois, elle a contre elle les mollesses de la chair avec les dépendances de la loi. Sa volonté, comme le voile de son chapeau retenu par un cordon, palpite à tous les vents; il y a toujours quelque désir qui entraîne, quelque convenance qui retient. Elle accoucha un dimanche, vers six heures, au soleil levant. -- Cest une fille! dit Charles. Elle tourna la tête et sévanouit, Presque aussitôt, madame Homais accourut et lembrassa, ainsi que la mère Lefrançois, du Lion dor. Le pharmacien, en homme discret, lui adressa seulement quelques félicitations provisoires, par la porte entrebâillée. Il voulut voir lenfant, et le trouva bien conformé. Pendant sa convalescence, elle soccupa beaucoup à chercher un nom pour sa fille. Dabord, elle passa en revue tous ceux qui avaient des terminaisons italiennes, tels que Clara, Louisa, Amanda, Atala; elle aimait assez Galsuinde, plus encore Yseult ou Léocadie. Charles désirait quon appelât lenfant comme sa mère; Emma sy opposait. On parcourut le calendrier dun bout à lautre, et lon consulta les étrangers. -- M. Léon; disait le pharmacien, avec qui jen causais lautre jour, sétonne que vous ne choisissiez point Madeleine, qui est excessivement à la mode maintenant. Mais la mère Bovary se récria bien fort sur ce nom de pécheresse. M. Homais, quant à lui, avait en prédilection tous ceux qui rappelaient un grand homme, un fait illustre ou une conception généreuse, et cest dans ce système-là quil avait baptisé ses quatre enfants. Ainsi, Napoléon représentait la gloire et Franklin la liberté; Irma, peut-être, était une concession au romantisme; mais Athalie, un hommage au plus immortel chef-doeuvre de la scène française. Car ses convictions philosophiques nempêchaient pas ses admirations artistiques, le penseur chez lui nétouffait point lhomme sensible; il savait établir des différences, faire la part de limagination et celle du fanatisme. De cette tragédie, par exemple, il blâmait les idées, mais il admirait le style; il maudissait la conception, mais il applaudissait à tous les détails, et sexaspérait contre les personnages, en senthousiasmant de leurs discours. Lorsquil lisait les grands morceaux, il était transporté; mais, quand il songeait que les calotins en tiraient avantage pour leur boutique, il était désolé, et dans cette confusion de sentiments où il sembarrassait, il aurait voulu tout à la fois pouvoir couronner Racine de ses deux mains et discuter avec lui pendant un bon quart dheure. Enfin, Emma se souvint quau château de la Vaubyessard elle avait entendu la marquise appeler Berthe une jeune femme; dès lors ce nom-là fut choisi, et, comme le père Rouault ne pouvait venir, on pria M. Homais dêtre parrain. Il donna pour cadeaux tous produits de son établissement, à savoir: six boîtes de jujubes, un bocal entier de racahout, trois coffins de pâte à la guimauve, et, de plus, six bâtons de sucre candi quil avait retrouvés dans un placard. Le soir de la cérémonie, il y eut un grand dîner; le curé sy trouvait; on séchauffa. M. Homais, vers les liqueurs, entonna le Dieu des bonnes gens. M. Léon chanta une barcarolle, et madame Bovary mère, qui était la marraine, une romance du temps de lEmpire; enfin M. Bovary père exigea que lon descendît lenfant, et se mit à le baptiser avec un verre de champagne quil lui versait de haut sur la tête. Cette dérision du premier des sacrements indigna labbé Bournisien; le père Bovary répondit par une citation de la _Guerre des dieux_, le curé voulut partir; les dames suppliaient; Homais sinterposa; et lon parvint à faire rasseoir lecclésiastique, qui reprit tranquillement, dans sa soucoupe, sa demi-tasse de café à moitié bue. M. Bovary père resta encore un mois à Yonville, dont il éblouit les habitants par un superbe bonnet de police à galons dargent, quil portait le matin, pour fumer sa pipe sur la place. Ayant aussi lhabitude de boire beaucoup deau-de-vie, souvent il envoyait la servante au Lion dor lui en acheter une bouteille, que lon inscrivait au compte de son fils; et il usa, pour parfumer ses foulards, toute la provision deau de Cologne quavait sa bru. Celle-ci ne se déplaisait point dans sa compagnie. Il avait couru le monde: il parlait de Berlin, de Vienne, de Strasbourg, de son temps dofficier, des maîtresses quil avait eues, des grands déjeuners quil avait faits; puis il se montrait aimable, et parfois même, soit dans lescalier ou au jardin, il lui saisissait la taille en sécriant: -- Charles, prends garde à toi! Alors la mère Bovary seffraya pour le bonheur de son fils, et, craignant que son époux, à la longue, neût une influence immorale sur les idées de la jeune femme, elle se hâta de presser le départ. Peut-être avait-elle des inquiétudes plus sérieuses. M. Bovary était homme à ne rien respecter. Un jour, Emma fut prise tout à coup du besoin de voir sa petite fille, qui avait été mise en nourrice chez la femme du menuisier; et, sans regarder à lalmanach si les six semaines de la Vierge duraient encore, elle sachemina vers la demeure de Rolet, qui se trouvait à lextrémité du village, au bas de la côte, entre la grande route et les prairies. Il était midi; les maisons avaient leurs volets fermés, et les toits dardoises, qui reluisaient sous la lumière âpre du ciel bleu, semblaient à la crête de leurs pignons faire pétiller des étincelles. Un vent lourd soufflait. Emma se sentait faible en marchant; les cailloux du trottoir la blessaient; elle hésita si elle ne sen retournerait pas chez elle, ou entrerait quelque part pour sasseoir. À ce moment, M. Léon sortit dune porte voisine avec une liasse de papiers sous son bras. Il vint la saluer et se mit à lombre devant la boutique de Lheureux, sous la tente grise qui avançait. Madame Bovary dit quelle allait voir son enfant, mais quelle commençait à être lasse. -- Si..., reprit Léon, nosant poursuivre. -- Avez-vous affaire quelque part? demanda-t-elle. Et, sur la réponse du clerc, elle le pria de laccompagner. Dès le soir, cela fut connu dans Yonville, et madame Tuvache, la femme du maire, déclara devant sa servante que madame Bovary se compromettait. Pour arriver chez la nourrice il fallait, après la rue, tourner à gauche, comme pour gagner le cimetière, et suivre, entre des maisonnettes et des cours, un petit sentier que bordaient des troènes. Ils étaient en fleur et les véroniques aussi, les églantiers, les orties, et les ronces légères qui sélançaient des buissons. Par le trou des haies, on apercevait, dans les masures, quelque pourceau sur un fumier, ou des vaches embricolées, frottant leurs cornes contre le tronc des arbres. Tous les deux, côte à côte, ils marchaient doucement, elle sappuyant sur lui et lui retenant son pas quil mesurait sur les siens; devant eux, un essaim de mouches voltigeait, en bourdonnant dans lair chaud. Ils reconnurent la maison à un vieux noyer qui lombrageait. Basse et couverte de tuiles brunes, elle avait en dehors, sous la lucarne de son grenier, un chapelet doignons suspendu. Des bourrées, debout contre la clôture dépines, entouraient un carré de laitues, quelques pieds de lavande et des pots à fleurs montés sur des rames. De leau sale coulait en séparpillant sur lherbe, et il y avait tout autour plusieurs guenilles indistinctes, des bas de tricot, une camisole dindienne rouge, et un grand drap de toile épaisse étalé en long sur la haie. Au bruit de la barrière, la nourrice parut, tenant sur son bras un enfant qui tétait. Elle tirait de lautre main un pauvre marmot chétif, couvert de scrofules au visage, le fils dun bonnetier de Rouen, que ses parents trop occupés de leur négoce laissaient à la campagne. -- Entrez, dit-elle; votre petite est là qui dort. La chambre, au rez-de-chaussée, la seule du logis, avait au fond contre la muraille un large lit sans rideaux, tandis que le pétrin occupait le côté de la fenêtre, dont une vitre était raccommodée avec un soleil de papier bleu. Dans langle, derrière la porte, des brodequins à clous luisants étaient rangés sous la dalle du lavoir, près dune bouteille pleine dhuile qui portait une plume à son goulot; un Mathieu Laensberg traînait sur la cheminée poudreuse, parmi des pierres à fusil, des bouts de chandelle et des morceaux damadou. Enfin la dernière superfluité de cet appartement était une Renommée soufflant dans des trompettes, image découpée sans doute à même quelque prospectus de parfumerie, et que six pointes à sabot clouaient au mur. Lenfant dEmma dormait à terre, dans un berceau dosier. Elle la prit avec la couverture qui lenveloppait, et se mit à chanter doucement en se dandinant. Léon se promenait dans la chambre; il lui semblait étrange de voir cette belle dame en robe de nankin, tout au milieu de cette misère. Madame Bovary devint rouge; il se détourna, croyant que ses yeux peut-être avaient eu quelque impertinence. Puis elle recoucha la petite, qui venait de vomir sur sa collerette. La nourrice aussitôt vint lessuyer, protestant quil ny paraîtrait pas. -- Elle men fait bien dautres, disait-elle, et je ne suis occupée quà la rincer continuellement! Si vous aviez donc la complaisance de commander à Camus lépicier, quil me laisse prendre un peu de savon lorsquil men faut? ce serait même plus commode pour vous, que je ne dérangerais pas. -- Cest bien, cest bien! dit Emma. Au revoir, mère Rolet! Et elle sortit, en essuyant ses pieds sur le seuil. La bonne femme laccompagna jusquau bout de la cour, tout en parlant du mal quelle avait à se relever la nuit. -- Jen suis si rompue quelquefois, que je mendors sur ma chaise; aussi, vous devriez pour le moins me donner une petite livre de café moulu qui me ferait un mois et que je prendrais le matin avec du lait. Après avoir subi ses remerciements, madame Bovary sen alla; et elle était quelque peu avancée dans le sentier, lorsquà un bruit de sabots elle tourna la tête: cétait la nourrice! -- Quy a-t-il? Alors la paysanne, la tirant à lécart, derrière un orme, se mit à lui parler de son mari, qui, avec son métier et six francs par an que le capitaine... -- Achevez plus vite, dit Emma. -- Eh bien, reprit la nourrice poussant des soupirs entre chaque mot, jai peur quil ne se fasse une tristesse de me voir prendre du café toute seule; vous savez, les hommes... -- Puisque vous en aurez, répétait Emma, je vous en donnerai!... Vous mennuyez! -- Hélas! ma pauvre chère dame, cest quil a, par suite de ses blessures, des crampes terribles à la poitrine. Il dit même que le cidre laffaiblit. -- Mais dépêchez-vous, mère Rolet! -- Donc, reprit celle-ci faisant une révérence, si ce nétait pas trop vous demander..., -- elle salua encore une fois, -- quand vous voudrez, -- et son regard suppliait, -- un cruchon deau-de- vie, dit-elle enfin, et jen frotterai les pieds de votre petite, qui les a tendres comme la langue. Débarrassée de la nourrice, Emma reprit le bras de M. Léon. Elle marcha rapidement pendant quelque temps; puis elle se ralentit, et son regard quelle promenait devant elle rencontra lépaule du jeune homme, dont la redingote avait un collet de velours noir. Ses cheveux châtains tombaient dessus, plats et bien peignés. Elle remarqua ses ongles, qui étaient plus longs quon ne les portait à Yonville. Cétait une des grandes occupations du clerc que de les entretenir; et il gardait, à cet usage, un canif tout particulier dans son écritoire. Ils sen revinrent à Yonville en suivant le bord de leau. Dans la saison chaude, la berge plus élargie découvrait jusquà leur base les murs des jardins, qui avaient un escalier de quelques marches descendant à la rivière. Elle coulait sans bruit, rapide et froide à loeil; de grandes herbes minces sy courbaient ensemble, selon le courant qui les poussait, et comme des chevelures vertes abandonnées sétalaient dans sa limpidité. Quelquefois, à la pointe des joncs ou sur la feuille des nénuphars, un insecte à pattes fines marchait ou se posait. Le soleil traversait dun rayon les petits globules bleus des ondes qui se succédaient en se crevant; les vieux saules ébranchés miraient dans leau leur écorce grise; au delà, tout alentour, la prairie semblait vide. Cétait lheure du dîner dans les fermes, et la jeune femme et son compagnon nentendaient en marchant que la cadence de leurs pas sur la terre du sentier, les paroles quils se disaient, et le frôlement de la robe dEmma qui bruissait tout autour delle. Les murs des jardins, garnis à leur chaperon de morceaux de bouteilles, étaient chauds comme le vitrage dune serre. Dans les briques, des ravenelles avaient poussé; et, du bord de son ombrelle déployée, madame Bovary, tout en passant, faisait ségrener en poussière jaune un peu de leurs fleurs flétries, ou bien quelque branche des chèvrefeuilles et des clématites qui pendaient en dehors traînait un moment sur la soie, en saccrochant aux effilés. Ils causaient dune troupe de danseurs espagnols, que lon attendait bientôt sur le théâtre de Rouen. -- Vous irez? demanda-t-elle. -- Si je le peux, répondit-il. Navaient-ils rien autre chose à se dire? Leurs yeux pourtant étaient pleins dune causerie plus sérieuse; et, tandis quils sefforçaient à trouver des phrases banales, ils sentaient une même langueur les envahir tous les deux; cétait comme un murmure de lâme, profond, continu, qui dominait celui des voix. Surpris détonnement à cette suavité nouvelle, ils ne songeaient pas à sen raconter la sensation ou à en découvrir la cause. Les bonheurs futurs, comme les rivages des tropiques, projettent sur limmensité qui les précède leurs mollesses natales, une brise parfumée, et lon sassoupit dans cet enivrement sans même sinquiéter de lhorizon que lon naperçoit pas. La terre, à un endroit, se trouvait effondrée par le pas des bestiaux, il fallut marcher sur de grosses pierres vertes, espacées dans la boue. Souvent elle sarrêtait une minute à regarder où poser sa bottine, -- et, chancelant sur le caillou qui tremblait, les coudes en lair, la taille penchée, loeil indécis, elle riait alors, de peur de tomber dans les flaques deau. Quand ils furent arrivés devant son jardin madame Bovary poussa la petite barrière, monta les marches en courant et disparut. Léon rentra à son étude. Le patron était absent; il jeta un coup doeil sur les dossiers, puis se tailla une plume, prit enfin son chapeau et sen alla. Il alla sur la Pâture, au haut de la côte dArgueil, à lentrée de la forêt; il se coucha par terre sous les sapins, et regarda le ciel à travers ses doigts. -- Comme je mennuie! se disait-il, comme je mennuie! Il se trouvait à plaindre de vivre dans ce village, avec Homais pour ami et M. Guillaumin pour maître. Ce dernier, tout occupé daffaires, portant des lunettes à branches dor et favoris rouges sur cravate blanche, nentendait rien aux délicatesses de lesprit, quoiquil affectât un genre raide et anglais qui avait ébloui le clerc dans les premiers temps. Quant à la femme du pharmacien, cétait la meilleure épouse de Normandie, douce comme un mouton, chérissant ses enfants, son père, sa mère, ses cousins, pleurant aux maux dautrui, laissant tout aller dans son ménage, et détestant les corsets; -- mais si lente à se mouvoir, si ennuyeuse à écouter, dun aspect si commun et dune conversation si restreinte, quil navait jamais songé, quoiquelle eût trente ans, quil en eût vingt, quils couchassent porte à porte, et quil lui parlât chaque jour, quelle pût être une femme pour quelquun, ni quelle possédât de son sexe autre chose que la robe. Et ensuite, quy avait-il? Binet, quelques marchands, deux ou trois cabaretiers, le curé, et enfin M. Tuvache, le maire, avec ses deux fils, gens cossus, bourrus, obtus, cultivant leurs terres eux-mêmes, faisant des ripailles en famille, dévots dailleurs, et dune société tout à fait insupportable. Mais, sur le fond commun de tous ces visages humains, la figure dEmma se détachait isolée et plus lointaine cependant; car il sentait entre elle et lui comme de vagues abîmes. Au commencement, il était venu chez elle plusieurs fois dans la compagnie du pharmacien, Charles navait point paru extrêmement curieux de le recevoir; et Léon ne savait comment sy prendre entre la peur dêtre indiscret et le désir dune intimité quil estimait presque impossible. IV Dès les premiers froids, Emma quitta sa chambre pour habiter la salle, longue pièce à plafond bas où il y avait, sur la cheminée, un polypier touffu sétalant contre la glace. Assise dans son fauteuil, près de la fenêtre, elle voyait passer les gens du village sur le trottoir. Léon, deux fois par jour, allait de son étude au Lion dor. Emma, de loin, lentendait venir; elle se penchait en écoutant, et le jeune homme glissait derrière le rideau, toujours vêtu de même façon et sans détourner la tête. Mais au crépuscule, lorsque, le menton dans sa main gauche, elle avait abandonné sur ses genoux sa tapisserie commencée, souvent elle tressaillait à lapparition de cette ombre glissant tout à coup. Elle se levait et commandait quon mît le couvert. M Homais arrivait pendant le dîner. Bonnet grec à la main, il entrait à pas muets pour ne déranger personne et toujours en répétant la même phrase: «Bonsoir la compagnie!» Puis, quand il sétait posé à sa place, contre la table, entre les deux époux, il demandait au médecin des nouvelles de ses malades, et celui-ci le consultait sur la probabilité des honoraires. Ensuite, on causait de ce quil y avait dans le journal. Homais, à cette heure-là, le savait presque par coeur; et il le rapportait intégralement, avec les réflexions du journaliste et toutes les histoires des catastrophes individuelles arrivées en France ou à létranger. Mais, le sujet se tarissant, il ne tardait pas à lancer quelques observations sur les mets quil voyait. Parfois même, se levant à demi, il indiquait délicatement à Madame le morceau le plus tendre, ou, se tournant vers la bonne, lui adressait des conseils pour la manipulation des ragoûts et lhygiène des assaisonnements; il parlait arome, osmazôme, sucs et gélatine dune façon à éblouir. La tête dailleurs plus remplie de recettes que sa pharmacie ne létait de bocaux, Homais excellait à faire quantité de confitures, vinaigres et liqueurs douces, et il connaissait aussi toutes les inventions nouvelles de caléfacteurs économiques, avec lart de conserver les fromages et de soigner les vins malades. À huit heures, Justin venait le chercher pour fermer la pharmacie. Alors M. Homais le regardait dun oeil narquois, surtout si Félicité se trouvait là, sétant aperçu que son élève affectionnait la maison du médecin. -- Mon gaillard, disait-il, commence à avoir des idées, et je crois, diable memporte, quil est amoureux de votre bonne! Mais un défaut plus grave, et quil lui reprochait, cétait découter continuellement les conversations. Le dimanche, par exemple, on ne pouvait le faire sortir du salon, où madame Homais lavait appelé pour prendre les enfants, qui sendormaient dans les fauteuils, en tirant avec leurs dos les housses de calicot, trop larges. Il ne venait pas grand monde à ces soirées du pharmacien, sa médisance et ses opinions politiques ayant écarté de lui successivement différentes personnes respectables. Le clerc ne manquait pas de sy trouver. Dès quil entendait la sonnette, il courait au-devant de madame Bovary, prenait son châle, et posait à lécart, sous le bureau de la pharmacie, les grosses pantoufles de lisière quelle portait sur sa chaussure, quand il y avait de la neige. On faisait dabord quelques parties de trente-et-un; ensuite M. Hornais jouait à lécarté avec Emma; Léon, derrière elle, lui donnait des avis. Debout et les mains sur le dossier de sa chaise, il regardait les dents de son peigne qui mordaient son chignon. À chaque mouvement quelle faisait pour jeter les cartes, sa robe du côté droit remontait. De ses cheveux retroussés, il descendait une couleur brune sur son dos, et qui, sapâlissant graduellement, peu à peu se perdait dans lombre. Son vêtement, ensuite, retombait des deux côtés sur le siège, en bouffant, plein de plis, et sétalait jusquà terre. Quand Léon parfois sentait la semelle de sa botte poser dessus, il sécartait, comme sil eût marché sur quelquun. Lorsque la partie de cartes était finie, lapothicaire et le médecin jouaient aux dominos, et Emma changeant de place, saccoudait sur la table, à feuilleter lIllustration. Elle avait apporté son journal de modes. Léon se mettait près delle; ils regardaient ensemble les gravures et sattendaient au bas des pages. Souvent elle le priait de lui lire des vers; Léon les déclamait dune voix traînante et quil faisait expirer soigneusement aux passages damour. Mais le bruit des dominos le contrariait; M. Homais y était fort, il battait Charles à plein double-six. Puis, les trois centaines terminées, ils sallongeaient tous deux devant le foyer et ne tardaient pas à sendormir. Le feu se mourait dans les cendres; la théière était vide; Léon lisait encore. Emma lécoutait, en faisant tourner machinalement labat-jour de la lampe, où étaient peints sur la gaze des pierrots dans des voitures et des danseuses de corde, avec leurs balanciers. Léon sarrêtait, désignant dun geste son auditoire endormi, alors ils se parlaient à voix basse, et la conversation quils avaient leur semblait plus douce, parce quelle nétait pas entendue. Ainsi sétablit entre eux une sorte dassociation, un commerce continuel de livres et de romances; M. Bovary, peu jaloux, ne sen étonnait pas. Il reçut pour sa fête une belle tête phrénologique, toute marquetée de chiffres jusquau thorax et peinte en bleu. Cétait une attention du clerc. Il en avait bien dautres, jusquà lui faire, à Rouen, ses commissions; et le livre dun romancier ayant mis à la mode la manie des plantes grasses, Léon en achetait pour Madame, quil rapportait sur ses genoux, dans lHirondelle, tout en se piquant les doigts à leurs poils durs. Elle fit ajuster, contre sa croisée, une planchette à balustrade pour tenir ses potiches. Le clerc eut aussi son jardinet suspendu; ils sapercevaient soignant leurs fleurs à leur fenêtre. Parmi les fenêtres du village, il y en avait une encore plus souvent occupée; car, le dimanche, depuis le matin jusquà la nuit, et chaque après-midi, si le temps était clair, on voyait à la lucarne dun grenier le profil maigre de M. Binet penché sur son tour, dont le ronflement monotone sentendait jusquau Lion dor Un soir, en rentrant, Léon trouva dans sa chambre un tapis de velours et de laine avec des feuillages sur fond pâle, il appela madame Homais, M Homais, Justin, les enfants, la cuisinière, il en parla à son patron; tout le monde désira connaître ce tapis; pourquoi la femme du médecin faisait-elle au clerc des générosités? Cela parut drôle, et lon pensa définitivement quelle devait être sa bonne amie. Il le donnait à croire, tant il vous entretenait sans cesse de ses charmes et de son esprit, si bien que Binet lui répondit une fois fort brutalement: -- Que mimporte, à moi, puisque je ne suis pas de sa société! Il se torturait à découvrir par quel moyen lui faire sa déclaration; et, toujours hésitant entre la crainte de lui déplaire et la honte dêtre si pusillanime, il en pleurait de découragement et de désirs. Puis il prenait des décisions énergiques; il écrivait des lettres quil déchirait, sajournait à des époques quil reculait. Souvent il se mettait en marche, dans le projet de tout oser; mais cette résolution labandonnait bien vite en la présence dEmma, et, quand Charles, survenant, linvitait à monter dans son boc pour aller voir ensemble quelque malade aux environs, il acceptait aussitôt, saluait Madame et sen allait. Son mari, nétait-ce pas quelque chose delle? Quant à Emma, elle ne sinterrogea point pour savoir si elle laimait. Lamour, croyait-elle, devait arriver tout à coup, avec de grands éclats et des fulgurations, -- ouragan des cieux qui tombe sur la vie, la bouleverse, arrache les volontés comme des feuilles et emporte à labîme le coeur entier. Elle ne savait pas que, sur la terrasse des maisons, la pluie fait des lacs quand les gouttières sont bouchées, et elle fût ainsi demeurée en sa sécurité, lorsquelle découvrit subitement une lézarde dans le mur. V Ce fut un dimanche de février, une après-midi quil neigeait. Ils étaient tous, M et madame Bovary, Homais et M. Léon, partis voir, à une demi-lieue dYonville, dans la vallée, une filature de lin que lon établissait. Lapothicaire avait emmené avec lui Napoléon et Athalie, pour leur faire faire de lexercice, et Justin les accompagnait, portant des parapluies sur son épaule. Rien pourtant nétait moins curieux que cette curiosité Un grand espace de terrain vide, où se trouvaient pêle-mêle, entre des tas de sable et de cailloux, quelques roues dengrenage déjà rouillées, entourait un long bâtiment quadrangulaire que perçaient quantité de petites fenêtres. Il nétait pas achevé dêtre bâti, et lon voyait le ciel à travers les lambourdes de la toiture. Attaché à la poutrelle du pignon, un bouquet de paille entremêlé dépis faisait claquer au vent ses rubans tricolores. Homais parlait. Il expliquait à la compagnie limportance future de cet établissement, supputait la force des planchers, lépaisseur des murailles, et regrettait beaucoup de navoir pas de canne métrique, comme M. Binet en possédait une pour son usage particulier. Emma, qui lui donnait le bras, sappuyait un peu sur son épaule, et elle regardait le disque du soleil irradiant au loin, dans la brume, sa pâleur éblouissante; mais elle tourna la tête: Charles était là. Il avait sa casquette enfoncée sur ses sourcils, et ses deux grosses lèvres tremblotaient, ce qui ajoutait à son visage quelque chose de stupide; son dos même, son dos tranquille était irritant à voir, et elle y trouvait étalée sur la redingote toute la platitude du personnage. Pendant quelle le considérait, goûtant ainsi dans son irritation une sorte de volupté dépravée, Léon savança dun pas. Le froid qui le pâlissait semblait déposer sur sa figure une langueur plus douce; entre sa cravate et son cou, le col de la chemise, un peu lâche, laissait voir la peau; un bout doreille dépassait sous une mèche de cheveux, et son grand oeil bleu, levé vers les nuages, parut à Emma plus limpide et plus beau que ces lacs des montagnes où le ciel se mire. -- Malheureux! sécria tout à coup lapothicaire. Et il courut à son fils, qui venait de se précipiter dans un tas de chaux pour peindre ses souliers en blanc. Aux reproches dont on laccablait, Napoléon se prit à pousser des hurlements, tandis que Justin lui essuyait ses chaussures avec un torchis de paille. Mais il eût fallu un couteau; Charles offrit le sien. -- Ah! se dit-elle, il porte un couteau dans sa poche, comme un paysan! Le givre tombait; et lon sen retourna vers Yonville. Madame Bovary, le soir, nalla pas chez ses voisins, et, quand Charles fut parti, lorsquelle se sentit seule, le parallèle recommença dans la netteté dune sensation presque immédiate et avec cet allongement de perspective que le souvenir donne aux objets. Regardant de son lit le feu clair qui brûlait, elle voyait encore, comme là-bas, Léon debout, faisant plier dune main sa badine et tenant de lautre Athalie, qui suçait tranquillement un morceau de glace. Elle le trouvait charmant; elle ne pouvait sen détacher; elle se rappela ses autres attitudes en dautres jours, des phrases quil avait dites, le son de sa voix, toute sa personne; et elle répétait, en avançant ses lèvres comme pour un baiser: -- Oui, charmant! charmant!... Naime-t-il pas? se demanda-t-elle. Qui donc?... mais cest moi! Toutes les preuves à la fois sen étalèrent, son coeur bondit. La flamme de la cheminée faisait trembler au plafond une clarté joyeuse; elle se tourna sur le dos en sétirant les bras. Alors commença léternelle lamentation: «Oh! si le ciel lavait voulu! Pourquoi nest-ce pas? Qui empêchait donc?...» Quand Charles, à minuit, rentra, elle eut lair de séveiller, et, comme il fit du bruit en se déshabillant, elle se plaignit de la migraine; puis demanda nonchalamment ce qui sétait passé dans la soirée. -- M. Léon, dit-il, est remonté de bonne heure. Elle ne put sempêcher de sourire, et elle sendormit lâme remplie dun enchantement nouveau. Le lendemain, à la nuit tombante, elle reçut la visite du sieur Lheureux, marchand de nouveautés. Cétait un homme habile que ce boutiquier, Né Gascon, mais devenu Normand, il doublait sa faconde méridionale de cautèle cauchoise. Sa figure grasse, molle et sans barbe, semblait teinte par une décoction de réglisse claire, et sa chevelure blanche rendait plus vif encore léclat rude de ses petits yeux noirs. On ignorait ce quil avait été jadis: porteballe, disaient les uns, banquier à Routot, selon les autres. Ce quil y a de sûr, cest quil faisait, de tête, des calculs compliqués, à effrayer Binet lui-même. Poli jusquà lobséquiosité, il se tenait toujours les reins à demi courbés, dans la position de quelquun qui salue ou qui invite. Après avoir laissé à la porte son chapeau garni dun crêpe, il posa sur la table un carton vert, et commença par se plaindre à Madame, avec force civilités, dêtre resté jusquà ce jour sans obtenir sa confiance. Une pauvre boutique comme la sienne nétait pas faite pour attirer une élégante; il appuya sur le mot. Elle navait pourtant, quà commander, et il se chargerait de lui fournir ce quelle voudrait, tant en mercerie que lingerie, bonneterie ou nouveautés; car il allait à la ville quatre fois par mois, régulièrement. Il était en relation avec les plus fortes maisons. On pouvait parler de lui aux Trois Frères, à la Barbe dor ou au Grand Sauvage, tous ces messieurs le connaissaient comme leur poche! Aujourdhui donc, il venait montrer à Madame, en passant, différents articles quil se trouvait avoir, grâce à une occasion des plus rares. Et il retira de la boîte une demi- douzaine de cols brodés. Madame Bovary les examina. -- Je nai besoin de rien, dit-elle. Alors M. Lheureux exhiba délicatement trois écharpes algériennes, plusieurs paquets daiguilles anglaises, une paire de pantoufles en paille, et, enfin, quatre coquetiers en coco, ciselés à jour par des forçats. Puis, les deux mains sur la table, le cou tendu, la taille penchée; il suivait, bouche béante, le regard dEmma, qui se promenait indécis parmi ces marchandises. De temps à autre comme pour en chasser la poussière, il donnait un coup dongle sur la soie des écharpes, dépliées, dans toute leur longueur; et elles frémissaient avec un bruit léger, en faisant, à la lumière verdâtre du crépuscule, scintiller, comme de petites étoiles, les paillettes dor de leur tissu. -- Combien coûtent-elles? --Une misère, répondit-il, une, misère; mais rien ne presse; quand vous voudrez; nous ne sommes pas des juifs! Elle réfléchit quelques instants, et finit encore, par remercier M. Lheureux, qui répliqua sans sémouvoir. -- Eh bien; nous nous entendrons plus tard; avec les dames je me suis toujours arrangé, si ce nest avec la mienne, cependant! Emma sourit. -- Cétait pour vous dire, reprit-il dun air bonhomme après sa plaisanterie, que ce nest pas largent qui minquiète... Je vous en donnerais, sil le fallait. Elle eut un geste de surprise. -- Ah! fit-il vivement et à voix basse, je naurais pas besoin daller loin pour vous en trouver; comptez-y! Et il se mit à demander des nouvelles du père Tellier, le maître du Café Français, que M. Bovary soignait alors. -- Quest-ce quil a donc, le père Tellier?... Il tousse quil en secoue toute sa maison, et jai bien peur que prochainement il ne lui faille plutôt un paletot de sapin quune camisole de flanelle? Il a fait tant de bamboches quand il était jeune! Ces gens-là, madame, navaient pas le moindre ordre! il sest calciné avec leau-de-vie! Mais cest fâcheux tout de même de voir une connaissance sen aller. Et, tandis quil rebouclait son carton, il discourait ainsi sur la clientèle du médecin. -- Cest le temps, sans doute, dit-il en regardant les carreaux avec une figure rechignée, qui est la cause de ces maladies-là! Moi aussi, je ne me sens pas en mon assiette; il faudra même un de ces jours que je vienne consulter Monsieur, pour une douleur que jai dans le dos. Enfin, au revoir, madame Bovary; à votre disposition; serviteur très humble! Et il referma la porte doucement Emma se fit servir à dîner dans sa chambre, au coin du feu, sur un plateau; elle fut longue à manger; tout lui sembla bon. -- Comme jai été sage! se disait-elle en songeant aux écharpes. Elle entendit des pas dans lescalier: cétait Léon. Elle se leva, et prit sur la commode; parmi des torchons à ourler, le premier de la pile. Elle semblait fort occupée quand il parut. La conversation fut languissante, madame Bovary labandonnant à chaque minute, tandis quil demeurait lui-même comme tout embarrassé. Assis sur une chaise basse, près de la cheminée, il faisait tourner dans ses doigts létui divoire; elle poussait son aiguille, ou, de temps à autre, avec son ongle, fronçait les plis de la toile. Elle ne parlait pas; il se taisait, captivé par son silence, comme il leût été par ses paroles. -- Pauvre garçon! pensait-elle. -- En quoi lui déplais-je? se demandait-il. Léon, cependant, finit par dire quil devait, un de ces jours, aller à Rouen, pour une affaire de son étude... -- Votre abonnement de musique est terminé, dois-je le reprendre? -- Non, répondit-elle. -- Pourquoi? -- Parce que... Et, pinçant ses lèvres, elle tira lentement une longue aiguillée de fil gris. Cet ouvrage irritait Léon. Les doigts dEmma semblaient sy écorcher par le bout; il lui vint en tête une phrase galante, mais quil ne risqua pas. -- Vous labandonnez donc? reprit-il. -- Quoi? dit-elle vivement; la musique? Ah! mon Dieu, oui! nai-je pas ma maison à tenir, mon mari à soigner, mille choses enfin, bien des devoirs qui passent auparavant! Elle regarda la pendule. Charles était en retard. Alors elle fit la soucieuse. Deux ou trois fois même elle répéta: -- Il est si bon! Le clerc affectionnait M. Bovary. Mais cette tendresse à son endroit létonna dune façon désagréable; néanmoins il continua son éloge, quil entendait faire à chacun, disait-il, et surtout au pharmacien. -- Ah! cest un brave homme, reprit Emma. -- Certes, reprit le clerc: Et il se mit à parler de madame Homais, dont la tenue fort négligée leur apprêtait à rire ordinairement. -- Quest-ce que cela fait? interrompit Emma. Une bonne mère de famille ne sinquiète pas de sa toilette. Puis elle retomba dans son silence. Il en fut de même les jours suivants; ses discours, ses manières, tout changea. On la vit prendre à coeur son ménage, retourner à léglise régulièrement et tenir sa servante avec plus de sévérité. Elle retira Berthe de nourrice. Félicité lamenait quand il venait des visites, et madame Bovary la déshabillait afin de faire voir ses membres. Elle déclarait adorer les enfants; cétait sa consolation, sa joie, sa folie, et elle accompagnait ses caresses dexpansions lyriques, qui, à dautres quà des Yonvillais, eussent rappelé la Sachette de Notre-Dame de Paris. Quand Charles rentrait, il trouvait auprès des cendres ses pantoufles à chauffer. Ses gilets maintenant ne manquaient plus de doublure, ni ses chemises de boutons, et même il y avait plaisir à considérer dans larmoire tous les bonnets de coton rangés par piles égales. Elle ne rechignait plus, comme autrefois, à faire des tours dans le jardin; ce quil proposait était toujours consenti, bien quelle ne devinât pas les volontés auxquelles elle se soumettait sans un murmure; -- et lorsque Léon le voyait au coin du feu, après le dîner, les deux mains sur son ventre, les deux pieds sur les chenets, la joue rougie par la digestion, les yeux humides de bonheur, avec lenfant qui se traînait sur le tapis, et cette femme à taille mince qui par-dessus le dossier du fauteuil venait le baiser au front: -- Quelle folie! se disait-il, et comment arriver jusquà elle? Elle lui parut donc si vertueuse et inaccessible, que toute espérance, même la plus vague, labandonna. Mais, par ce renoncement, il la plaçait en des conditions extraordinaires. Elle se dégagea, pour lui, des qualités charnelles dont il navait rien à obtenir; et elle alla, dans son coeur, montant toujours et sen détachant, à la manière magnifique dune apothéose qui senvole. Cétait un de ces sentiments purs qui nembarrassent pas lexercice de la vie, que lon cultive parce quils sont rares; et dont la perte affligerait plus que la possession nest réjouissante. Emma maigrit, ses joues pâlirent, sa figure sallongea. Avec ses bandeaux noirs, ses grands yeux, son nez droit, sa démarche doiseau, et toujours silencieuse maintenant, ne semblait-elle pas traverser lexistence en y touchant à peine, et porter au front la vague empreinte de quelque prédestination sublime? Elle était si triste et si calme, si douce à la fois et si réservée, que lon se sentait près delle pris par un charme glacial, comme lon frissonne dans les églises sous le parfum des fleurs mêlé au froid des marbres. Les autres même néchappaient point à cette séduction. Le pharmacien disait: -- Cest une femme de grands moyens et qui ne serait pas déplacée dans une sous-préfecture. Les bourgeoises admiraient son économie, les clients sa politesse, les pauvres sa charité. Mais elle était pleine de convoitises, de rage, de haine. Cette robe aux plis droits cachait un coeur bouleversé, et ces lèvres si pudiques nen racontaient pas la tourmente. Elle était amoureuse de Léon, et elle recherchait la solitude, afin de pouvoir plus à laise se délecter en son image. La vue de sa personne troublait la volupté de cette méditation. Emma palpitait au bruit de ses pas; puis, en sa présence, lémotion tombait, et il ne lui restait ensuite quun immense étonnement qui se finissait en tristesse. Léon ne savait pas, lorsquil sortait de chez elle désespéré, quelle se levait derrière lui afin de le voir dans la rue. Elle sinquiétait de ses démarches, elle épiait son visage; elle inventa toute une histoire pour trouver prétexte à visiter sa chambre. La femme du pharmacien lui semblait bien heureuse de dormir sous le même toit; et ses pensées continuellement sabattaient sur cette maison, comme les pigeons du Lion dor qui venaient tremper là, dans les gouttières, leurs pattes roses et leurs ailes blanches. Mais plus Emma sapercevait de son amour, plus elle le refoulait, afin quil ne parût pas, et pour le diminuer. Elle aurait voulu que Léon sen doutât; et elle imaginait des hasards, des catastrophes qui leussent facilité. Ce qui la retenait, sans doute, cétait la paresse ou lépouvante, et la pudeur aussi. Elle songeait quelle lavait repoussé trop loin, quil nétait plus temps, que tout était perdu. Puis lorgueil, la joie de se dire: «je suis vertueuse», et de se regarder dans la glace en prenant des poses résignées, la consolait un peu du sacrifice quelle croyait faire. Alors, les appétits de la chair, les convoitises dargent et les mélancolies de la passion, tout se confondit dans une même souffrance; -- et, au lieu den détourner sa pensée; elle ly attachait davantage, sexcitant à la douleur et en cherchant partout les occasions. Elle sirritait dun plat mal servi ou dune porte entrebâillée, gémissait du velours quelle navait pas, du bonheur qui lui manquait, de ses rêves trop hauts, de sa maison trop étroite. Ce qui lexaspérait, cest que Charles navait pas lair de se douter de son supplice. La conviction où il était de la rendre heureuse lui semblait une insulte imbécile, et sa sécurité, là- dessus, de lingratitude. Pour qui donc était-elle sage? Nétait- il pas, lui, obstacle à toute félicité, la cause de toute misère, et comme lardillon pointu de cette courroie complexe qui la bouclait de tous côtés? Donc, elle reporta sur lui seul la haine nombreuse qui résultait de ses ennuis, et chaque effort pour lamoindrir ne servait quà laugmenter; car cette peine inutile sajoutait aux autres motifs de désespoir et contribuait encore plus à lécartement. Sa propre douceur à elle-même lui donnait des rébellions. La médiocrité domestique la poussait à des fantaisies luxueuses, la tendresse matrimoniale en des désirs adultères. Elle aurait voulu que Charles la battît, pour pouvoir plus justement le détester, sen venger. Elle sétonnait parfois des conjectures atroces qui lui arrivaient à la pensée; et il fallait continuer à sourire, sentendre répéter quelle était heureuse, faire semblant de lêtre, le laisser croire! Elle avait des dégoûts, cependant, de cette hypocrisie. Des tentations la prenaient de senfuir avec Léon, quelque part, bien loin, pour essayer une destinée nouvelle; mais aussitôt il souvrait dans son âme un gouffre vague, plein dobscurité. -- Dailleurs, il ne maime plus, pensait-elle; que devenir? quel secours attendre, quelle consolation, quel allégement? Elle restait brisée, haletante, inerte, sanglotant à voix basse et avec des larmes qui coulaient. -- Pourquoi ne point le dire à Monsieur? lui demandait la domestique, lorsquelle entrait pendant ces crises. -- Ce sont les nerfs, répondait Emma; ne lui en parle pas, tu laffligerais. -- Ah! oui, reprenait Félicité, vous êtes justement comme la Guérine, la fille au père Guérin, le pêcheur du Pollet, que jai connue à Dieppe, avant de venir chez vous. Elle était si triste, si triste, quà la voir debout sur le seuil de sa maison, elle vous faisait leffet dun drap denterrement tendu devant la porte. Son mal, à ce quil paraît, était une manière de brouillard quelle avait dans la tête, et les médecins ny pouvaient rien, ni le curé non plus. Quand ça la prenait trop fort, elle sen allait toute seule sur le bord de la mer, si bien que le lieutenant de la douane, en faisant sa tournée, souvent la trouvait étendue à plat ventre et pleurant sur les galets. Puis, après son mariage, ça lui a passé, dit-on. -- Mais, moi, reprenait Emma, cest après le mariage que ça mest venu. VI Un soir que la fenêtre était ouverte, et que, assise au bord, elle venait de regarder Lestiboudois, le bedeau, qui taillait le buis, elle entendit tout à coup sonner lAngelus. On était au commencement davril, quand les primevères sont écloses; un vent tiède se roule sur les plates-bandes labourées, et les jardins, comme des femmes, semblent faire leur toilette pour les fêtes de lété. Par les barreaux de la tonnelle et au delà tout alentour, on voyait la rivière dans la prairie, où elle dessinait sur lherbe des sinuosités vagabondes. La vapeur du soir passait entre les peupliers sans feuilles, estompant leurs contours dune teinte violette, plus pâle et plus transparente quune gaze subtile arrêtée sur leurs branchages. Au loin, des bestiaux marchaient; on nentendait ni leurs pas, ni leurs mugissements; et la cloche, sonnant toujours, continuait dans les airs sa lamentation pacifique. À ce tintement répété, la pensée de la jeune femme ségarait dans ses vieux souvenirs de jeunesse et de pension. Elle se rappela les grands chandeliers, qui dépassaient sur lautel les vases pleins de fleurs et le tabernacle à colonnettes. Elle aurait voulu, comme autrefois, être encore confondue dans la longue ligne des voiles blancs, que marquaient de noir ça et là les capuchons raides des bonnes soeurs inclinées sur leur prie-Dieu; le dimanche, à la messe, quand elle relevait sa tête, elle apercevait le doux visage de la Vierge parmi les tourbillons bleuâtres de lencens qui montait. Alors un attendrissement la saisit; elle se sentit molle et tout abandonnée, comme un duvet doiseau qui tournoie dans la tempête; et ce fut sans en avoir conscience quelle sachemina vers léglise, disposée à nimporte quelle dévotion, pourvu quelle y absorbât son âme et que lexistence entière y disparût. Elle rencontra, sur la place, Lestiboudois, qui sen revenait; car, pour ne pas rogner la journée, il préférait interrompre sa besogne puis la reprendre, si bien quil tintait lAngelus selon sa commodité. Dailleurs, la sonnerie, faite plus tôt, avertissait les gamins de lheure du catéchisme. Déjà quelques-uns, qui se trouvaient arrivés, jouaient aux billes sur les dalles du cimetière. Dautres, à califourchon sur le mur, agitaient leurs jambes, en fauchant avec leurs sabots les grandes orties poussées entre la petite enceinte et les dernières tombes. Cétait la seule place qui fût verte; tout le reste nétait que pierres, et couvert continuellement dune poudre fine, malgré le balai de la sacristie. Les enfants en chaussons couraient là comme sur un parquet fait pour eux, et on entendait les éclats de leurs voix à travers le bourdonnement de la cloche. Il diminuait avec les oscillations de la grosse corde qui, tombant des hauteurs du clocher, traînait à terre par le bout. Des hirondelles passaient en poussant de petits cris, coupaient lair au tranchant de leur vol, et rentraient vite dans leurs nids jaunes, sous les tuiles du larmier. Au fond de léglise, une lampe brûlait, cest-à-dire une mèche de veilleuse dans un verre suspendu. Sa lumière, de loin, semblait une tache blanchâtre qui tremblait sur lhuile. Un long rayon de soleil traversait toute la nef et rendait plus sombres encore les bas- côtés et les angles. -- Où est le curé? demanda madame Bovary à un jeune garçon qui samusait à secouer le tourniquet dans son trou trop lâche. -- Il va venir, répondit-il. En effet, la porte du presbytère grinça, labbé Bournisien parut; les enfants, pêle-mêle, senfuirent dans léglise. -- Ces polissons-là! murmura lecclésiastique, toujours les mêmes! Et, ramassant un catéchisme en lambeaux quil venait de heurter avec son pied: -- Ça ne respecte rien! Mais, dès quil aperçut madame Bovary: -- Excusez-moi, dit-il, je ne vous remettais pas. Il fourra le catéchisme dans sa poche et sarrêta, continuant à balancer entre deux doigts la lourde clef de la sacristie. La lueur du soleil couchant qui frappait, en plein son visage pâlissait le lasting de sa soutane, luisante sous les coudes, effiloquée par le bas. Des taches de graisse et de tabac suivaient sur sa poitrine large la ligne des petits boutons, et elles devenaient plus nombreuses en sécartant de son rabat, où reposaient les plis abondants de sa peau rouge; elle était semée de macules jaunes qui disparaissaient dans les poils rudes de sa barbe grisonnante. Il venait de dîner et respirait bruyamment. -- Comment vous portez-vous? ajouta-t-il. -- Mal, répondit Emma; je souffre. -- Eh bien, moi aussi, reprit lecclésiastique. Ces premières chaleurs, nest-ce pas, vous amollissent étonnamment? Enfin, que voulez-vous! nous sommes nés pour souffrir, comme dit saint Paul. Mais, M. Bovary, quest-ce quil en pense? -- Lui! fit-elle avec un geste de dédain. -- Quoi! répliqua le bonhomme tout étonné, il ne vous ordonne pas quelque chose? -- Ah! dit Emma, ce ne sont pas les remèdes de la terre quil me faudrait. Mais le curé, de temps à autre, regardait dans léglise, où tous les gamins agenouillés se poussaient de lépaule, et tombaient comme des capucins de cartes. -- Je voudrais savoir..., reprit-elle. -- Attends, attends, Riboudet, cria lecclésiastique dune voix colère, je men vas aller te chauffer les oreilles, mauvais galopin! Puis, se tournant vers Emma: -- Cest le fils de Boudet le charpentier; ses parents sont à leur aise et lui laissent faire ses fantaisies. Pourtant il apprendrait vite, sil le voulait, car il est plein desprit. Et moi quelquefois, par plaisanterie, je lappelle donc Riboudet (comme la côte que lon prend pour aller à Maromme), et je dis même: mon Riboudet. Ah! ah! Mont-Riboudet! Lautre jour, jai rapporté ce mot-là à Monseigneur, qui en a ri... il a daigné en rire. -- Et M. Bovary, comment va-t-il? Elle semblait ne pas entendre. Il continua: -- Toujours fort occupé, sans doute? car nous sommes certainement, lui et moi, les deux personnes de la paroisse qui avons le plus à faire. Mais lui, il est le médecin des corps, ajouta-t-il avec un rire épais, et moi, je le suis des âmes! Elle fixa sur le prêtre des yeux suppliants. -- Oui..., dit-elle, vous soulagez toutes les misères. -- Ah! ne men parlez pas, madame Bovary! Ce matin même, il a fallu que jaille dans le Bas-Diauville pour une vache qui avait lenfle; ils croyaient que cétait un sort. Toutes leurs vaches, je ne sais comment... Mais, pardon! Longuermarre et Boudet! sac à papier! voulez-vous bien finir! Et, dun bond, il sélança dans léglise. Les gamins, alors, se pressaient autour du grand pupitre, grimpaient sur le tabouret du chantre, ouvraient le missel; et dautres, à pas de loup, allaient se hasarder bientôt jusque dans le confessionnal. Mais le curé, soudain, distribua sur tous une grêle de soufflets. Les prenant par le collet de la veste, il les enlevait de terre et les reposait à deux genoux sur les pavés du choeur, fortement, comme sil eût voulu les y planter. -- Allez, dit-il quand il fut revenu près dEmma, et en déployant son large mouchoir dindienne, dont il mit un angle entre ses dents, les cultivateurs sont bien à plaindre! -- Il y en a dautres, répondit-elle. -- Assurément! les ouvriers des villes, par exemple. -- Ce ne sont pas eux... -- Pardonnez-moi! jai connu là de pauvres mères de famille, des femmes vertueuses, je vous assure, de véritables saintes, qui manquaient même de pain. -- Mais celles, reprit Emma (et les coins de sa bouche se tordaient en parlant), celles, monsieur le curé, qui ont du pain, et qui nont pas... -- De feu lhiver, dit le prêtre. -- Eh! quimporte? -- Comment! quimporte? Il me semble, à moi, que lorsquon est bien chauffé, bien nourri..., car enfin... -- Mon Dieu! mon Dieu! soupirait-elle. -- Vous vous trouvez gênée? fit-il, en savançant dun air inquiet; cest la digestion, sans doute? Il faut rentrer chez vous, madame Bovary, boire un peu de thé; ça vous fortifiera, ou bien un verre deau fraîche avec de la cassonade. -- Pourquoi? Et elle avait lair de quelquun qui se réveille dun songe. -- Cest que vous passiez la main sur votre front. Jai cru quun étourdissement vous prenait. Puis, se ravisant: -- Mais vous me demandiez quelque chose? Quest-ce donc? Je ne sais plus. -- Moi? Rien..., rien..., répétait Emma. Et son regard, quelle promenait autour delle, sabaissa lentement sur le vieillard à soutane. Ils se considéraient tous les deux, face à face, sans parler. -- Alors, madame Bovary, dit-il enfin, faites excuse, mais le devoir avant tout, vous savez; il faut que jexpédie mes garnements. Voilà les premières communions qui vont venir. Nous serons encore surpris, jen ai peur! Aussi, à partir de lAscension, je les tiens recta tous les mercredis une heure de plus. Ces pauvres enfants! on ne saurait les diriger trop tôt dans la voie du Seigneur, comme, du reste, il nous la recommandé lui- même par la bouche de son divin Fils... Bonne santé, madame; mes respects à monsieur votre mari! Et il entra dans léglise, en faisant dès la porte une génuflexion. Emma le vit qui disparaissait entre la double ligne des bancs, marchant à pas lourds, la tête un peu penchée sur lépaule, et avec ses deux mains entrouvertes, quil portait en dehors. Puis elle tourna sur ses talons, tout dun bloc comme une statue sur un pivot, et prit le chemin de sa maison. Mais la grosse voix du curé, la voix claire des gamins arrivaient encore à son oreille et continuaient derrière elle: -- Êtes-vous chrétien? -- Oui, je suis chrétien. -- Quest-ce quun chrétien? -- Cest celui qui, étant baptisé..., baptisé..., baptisé. Elle monta les marches de son escalier en se tenant à la rampe, et, quand elle fut dans sa chambre, se laissa tomber dans un fauteuil. Le jour blanchâtre des carreaux sabaissait doucement avec des ondulations. Les meubles à leur place semblaient devenus plus immobiles et se perdre dans lombre comme dans un océan ténébreux. La cheminée était éteinte, la pendule battait toujours, et Emma vaguement sébahissait à ce calme des choses, tandis quil y avait en elle-même tant de bouleversements. Mais, entre la fenêtre et la table à ouvrage, la petite Berthe était là, qui chancelait sur ses bottines de tricot, et essayait de se rapprocher de sa mère, pour lui saisir, par le bout, les rubans de son tablier. -- Laisse-moi! dit celle-ci en lécartant avec la main. La petite fille bientôt revint plus près encore contre ses genoux; et, sy appuyant des bras, elle levait vers elle son gros oeil bleu, pendant quun filet de salive pure découlait de sa lèvre sur la soie du tablier. -- Laisse-moi! répéta la jeune femme tout irritée. Sa figure épouvanta lenfant, qui se mit à crier. -- Eh! laisse-moi donc! fit-elle en la repoussant du coude. Berthe alla tomber au pied de la commode, contre la patère de cuivre; elle sy coupa la joue, le sang sortit. Madame Bovary se précipita pour la relever, cassa le cordon de la sonnette, appela la servante de toutes ses forces, et elle allait commencer à se maudire, lorsque Charles parut. Cétait lheure du dîner, il rentrait. -- Regarde donc, cher ami, lui dit Emma dune voix tranquille: voilà la petite qui, en jouant, vient de se blesser par terre. Charles la rassura, le cas nétait point grave, et il alla chercher du diachylum. Madame Bovary ne descendit, pas dans la salle; elle voulut demeurer seule à garder son enfant. Alors, en la contemplant dormir, ce quelle conservait dinquiétude se dissipa par degrés, et elle se parut à elle-même bien sotte et bien bonne de sêtre troublée tout à lheure pour si peu de chose. Berthe, en effet, ne sanglotait plus. Sa respiration, maintenant, soulevait insensiblement la couverture de coton. De grosses larmes sarrêtaient au coin de ses paupières à demi closes, qui laissaient voir entre les cils deux prunelles pâles, enfoncées; le sparadrap, collé sur sa joue, en tirait obliquement la peau tendue. -- Cest une chose étrange, pensait Emma, comme cette enfant est laide! Quand Charles, à onze heures du soir, revint de la pharmacie (où il avait été remettre, après le dîner, ce qui lui restait du diachylum), il trouva sa femme debout auprès du berceau. -- Puisque je tassure que ce ne sera rien, dit-il en la baisant au front; ne te tourmente pas, pauvre chérie, tu te rendras malade! Il était resté longtemps chez lapothicaire. Bien quil ne sy fût pas montré fort ému, M. Homais, néanmoins, sétait efforcé de le raffermir, de lui remonter le moral. Alors on avait causé des dangers divers qui menaçaient lenfance et de létourderie des domestiques. Madame Homais en savait quelque chose, ayant encore sur la poitrine les marques dune écuellée de braise quune cuisinière, autrefois, avait laissée tomber dans son sarrau. Aussi ces bons parents prenaient-ils quantité de précautions. Les couteaux jamais nétaient affilés, ni les appartements cirés. Il y avait aux fenêtres des grilles en fer et aux chambranles de fortes barres. Les petits Homais, malgré leur indépendance, ne pouvaient remuer sans un surveillant derrière eux; au moindre rhume, leur père les bourrait de pectoraux, et jusquà plus de quatre ans ils portaient tous, impitoyablement, des bourrelets matelassés. Cétait, il est vrai, une manie de madame Homais; son époux en était intérieurement affligé, redoutant pour les organes de lintellect les résultats possibles dune pareille compression, et il séchappait jusquà lui dire: --Tu prétends donc en faire des Caraïbes ou des Botocudos? Charles, cependant, avait essayé plusieurs fois dinterrompre la conversation. -- Jaurais à vous entretenir, avait-il soufflé bas à loreille du clerc, qui se mit à marcher devant lui dans lescalier. -- Se douterait-il de quelque chose? se demandait Léon. Il avait des battements de coeur et se perdait en conjectures. Enfin Charles, ayant fermé la porte, le pria de voir lui-même à Rouen quels pouvaient être les prix dun beau daguerréotype; cétait une surprise sentimentale quil réservait à sa femme, une attention fine, son portrait en habit noir. Mais il voulait auparavant savoir à quoi sen tenir; ces démarches ne devaient pas embarrasser M. Léon, puisquil allait à la ville toutes les semaines, à peu près. Dans quel but? Homais soupçonnait là-dessous quelque histoire de jeune homme, une intrigue. Mais il se trompait; Léon ne poursuivait aucune amourette. Plus que jamais il était triste, et madame Lefrançois sen apercevait bien à la quantité de nourriture quil laissait maintenant sur son assiette. Pour en savoir plus long, elle interrogea le percepteur; Binet répliqua, dun ton rogue, quil nétait point payé par la police. Son camarade, toutefois, lui paraissait fort singulier; car souvent Léon se renversait sur sa chaise en écartant les bras, et se plaignait vaguement de lexistence. -- Cest que vous ne prenez point assez de distractions, disait le percepteur. -- Lesquelles? -- Moi, à votre place, jaurais un tour! -- Mais je ne sais pas tourner, répondait le clerc. -- Oh! cest vrai! faisait lautre en caressant sa mâchoire, avec un air de dédain mêlé de satisfaction. Léon était las daimer sans résultat; puis il commençait à sentir cet accablement que vous cause la répétition de la même vie, lorsque aucun intérêt ne la dirige et quaucune espérance ne la soutient. Il était si ennuyé dYonville et des Yonvillais, que la vue de certaines gens, de certaines maisons lirritait à ny pouvoir tenir; et le pharmacien, tout bonhomme quil était, lui devenait complètement insupportable. Cependant, la perspective dune situation nouvelle leffrayait autant quelle le séduisait. Cette appréhension se tourna vite en impatience, et Paris alors agita pour lui, dans le lointain, la fanfare de ses bals masqués avec le rire de ses grisettes. Puisquil devait y terminer son droit, pourquoi ne partait-il pas? qui lempêchait? Et il se mit à faire des préparatifs intérieurs: il arrangea davance ses occupations. Il se meubla, dans sa tête, un appartement. Il y mènerait une vie dartiste! Il y prendrait des leçons de guitare! Il aurait une robe de chambre, un béret basque, des pantoufles de velours bleu! Et même il admirait déjà sur sa cheminée deux fleurets en sautoir, avec une tête de mort et la guitare au- dessus. La chose difficile était le consentement de sa mère; rien pourtant ne paraissait plus raisonnable. Son patron même lengageait à visiter une autre étude, où il pût se développer davantage. Prenant donc un parti moyen, Léon chercha quelque place de second clerc à Rouen, nen trouva pas, et écrivit enfin à sa mère une longue lettre détaillée, où il exposait les raisons daller habiter Paris immédiatement. Elle y consentit. Il ne se hâta point. Chaque jour, durant tout un mois, Hivert transporta pour lui dYonville à Rouen, de Rouen à Yonville, des coffres, des valises, des paquets; et, quand Léon eut remonté sa garde-robe, fait rembourrer ses trois fauteuils, acheté une provision de foulards, pris en un mot plus de dispositions que pour un voyage autour du monde, il sajourna de semaine en semaine, jusquà ce quil reçût une seconde lettre maternelle où on le pressait de partir, puisquil désirait, avant les vacances, passer son examen. Lorsque le moment fut venu des embrassades, madame Homais pleura; Justin sanglotait; Homais, en homme fort, dissimula son émotion; il voulut lui-même porter le paletot de son ami jusquà la grille du notaire, qui emmenait Léon à Rouen dans sa voiture. Ce dernier avait juste le temps de faire ses adieux à M. Bovary. Quand il fut au haut de lescalier, il sarrêta, tant il se sentait hors dhaleine. À son entrée, madame Bovary se leva vivement. -- Cest encore moi! dit Léon. -- Jen étais sûre! Elle se mordit les lèvres, et un flot de sang lui courut sous la peau, qui se colora tout en rose, depuis la racine des cheveux jusquau bord de sa collerette. Elle restait debout, sappuyant de lépaule contre la boiserie. -- Monsieur nest donc pas là? reprit-il. -- Il est absent. Elle répéta: -- Il est absent. Alors il y eut un silence. Ils se regardèrent; et leurs pensées, confondues dans la même angoisse, sétreignaient étroitement, comme deux poitrines palpitantes. -- Je voudrais bien embrasser Berthe, dit Léon. Emma descendit quelques marches, et elle appela Félicité. Il jeta vite autour de lui un large coup doeil qui sétala sur les murs, les étagères, la cheminée, comme pour pénétrer tout, emporter tout. Mais elle rentra, et la servante amena Berthe, qui secouait au bout dune ficelle un moulin à vent la tête en bas. Léon la baisa sur le cou à plusieurs reprises. -- Adieu, pauvre enfant! adieu, chère petite, adieu! Et il la remit à sa mère. -- Emmenez-la, dit celle-ci. Ils restèrent seuls. Madame Bovary, le dos tourné, avait la figure posée contre un carreau; Léon tenait sa casquette à la main et la battait doucement le long de sa cuisse. -- Il va pleuvoir, dit Emma. -- Jai un manteau, répondit-il. -- Ah! Elle se détourna, le menton baissé et le front en avant. La lumière y glissait comme sur un marbre, jusquà la courbe des sourcils, sans que lon pût savoir ce quEmma regardait à lhorizon ni ce quelle pensait au fond delle-même. -- Allons, adieu! soupira-t-il. Elle releva sa tête dun mouvement brusque: -- Oui, adieu..., partez! Ils savancèrent lun vers lautre; il tendit la main, elle hésita. -- À langlaise donc, fit-elle abandonnant la sienne tout en sefforçant de rire. Léon la sentit entre ses doigts, et la substance même de tout son être lui semblait descendre dans cette paume humide. Puis il ouvrit la main; leurs yeux se rencontrèrent encore, et il disparut. Quand il fut sous les halles, il sarrêta, et il se cacha derrière un pilier, afin de contempler une dernière fois cette maison blanche avec ses quatre jalousies vertes. Il crut voir une ombre derrière la fenêtre, dans la chambre; mais le rideau, se décrochant de la patère comme si personne ny touchait, remua lentement ses longs plis obliques, qui dun seul bond sétalèrent tous, et il resta droit, plus immobile quun mur de plâtre. Léon se mit à courir. Il aperçut de loin, sur la route, le cabriolet de son patron, et à côté un homme en serpillière qui tenait le cheval. Homais et M. Guillaumin causaient ensemble. On lattendait. -- Embrassez-moi, dit lapothicaire les larmes aux yeux. Voilà votre paletot, mon bon ami; prenez garde au froid! Soignez-vous! ménagez-vous! -- Allons, Léon, en voiture! dit le notaire. Homais se pencha sur le garde-crotte, et dune voix entrecoupée par les sanglots, laissa tomber ces deux mots tristes: -- Bon voyage! -- Bonsoir, répondit M. Guillaumin. Lâchez tout! Ils partirent, et Homais sen retourna. Madame Bovary avait ouvert sa fenêtre sur le jardin, et elle regardait les nuages. Ils samoncelaient au couchant du côté de Rouen, et roulaient vite leurs volutes noires, doù dépassaient par derrière les grandes lignes du soleil, comme les flèches dor dun trophée suspendu, tandis que le reste du ciel vide avait la blancheur dune porcelaine. Mais une rafale de vent fit se courber les peupliers, et tout à coup la pluie tomba; elle crépitait sur les feuilles vertes. Puis le soleil reparut, les poules chantèrent, des moineaux battaient des ailes dans les buissons humides, et les flaques deau sur le sable emportaient en sécoulant les fleurs roses dun acacia. -- Ah! quil doit être loin déjà! pensa-t-elle. M. Homais, comme de coutume, vint à six heures et demie, pendant le dîner. -- Eh bien, dit-il en sasseyant, nous avons donc tantôt embarqué notre jeune homme? -- Il paraît! répondit le médecin. Puis, se tournant sur sa chaise: -- Et quoi de neuf chez vous? -- Pas grand-chose. Ma femme, seulement, a été, cette après-midi, un peu émue. Vous savez, les femmes, un rien les trouble! la mienne surtout! Et lon aurait tort de se révolter là contre, puisque leur organisation nerveuse est beaucoup plus malléable que la nôtre. -- Ce pauvre Léon! disait Charles, comment va-t-il vivre à Paris?... Sy accoutumera-t-il? Madame Bovary soupira. -- Allons donc! dit le pharmacien en claquant de la langue, les parties fines chez le traiteur! les bals masqués! le champagne! tout cela va rouler, je vous assure. -- Je ne crois pas quil se dérange, objecta Bovary. -- Ni moi! reprit vivement M. Homais, quoiquil lui faudra pourtant suivre les autres, au risque de passer pour un jésuite. Et vous ne savez pas la vie que mènent ces farceurs-là, dans le quartier Latin, avec les actrices! Du reste, les étudiants sont fort bien vus à Paris. Pour peu quils aient quelque talent dagrément, on les reçoit dans les meilleures sociétés, et il y a même des dames du faubourg Saint-Germain qui en deviennent amoureuses, ce qui leur fournit, par la suite, les occasions de faire de très beaux mariages. -- Mais, dit le médecin, jai peur pour lui que... là-bas... -- Vous avez raison, interrompit lapothicaire, cest le revers de la médaille! et lon y est obligé continuellement davoir la main posée sur son gousset. Ainsi, vous êtes dans un jardin public, je suppose; un quidam se présente, bien mis, décoré même, et quon prendrait pour un diplomate; il vous aborde; vous causez; il sinsinue, vous offre une prise ou vous ramasse votre chapeau. Puis on se lie davantage; il vous mène au café, vous invite à venir dans sa maison de campagne, vous fait faire, entre deux vins, toutes sortes de connaissances, et, les trois quarts du temps ce nest que pour flibuster votre bourse ou vous entraîner en des démarches pernicieuses. -- Cest vrai, répondit Charles; mais je pensais surtout aux maladies, à la fièvre typhoïde, par exemple, qui attaque les étudiants de la province. Emma tressaillit. -- À cause du changement de régime, continua le pharmacien, et de la perturbation qui en résulte dans léconomie générale. Et puis, leau de Paris, voyez-vous! les mets de restaurateurs, toutes ces nourritures épicées finissent par vous échauffer le sang et ne valent pas, quoi quon en dise, un bon pot-au-feu. Jai toujours, quant à moi, préféré la cuisine bourgeoise: cest plus sain! Aussi, lorsque jétudiais à Rouen la pharmacie, je métais mis en pension dans une pension; je mangeais avec les professeurs. Et il continua donc à exposer ses opinions générales et ses sympathies personnelles, jusquau moment où Justin vint le chercher pour un lait de poule quil fallait faire. -- Pas un instant de répit! sécria-t-il, toujours à la chaîne! Je ne peux sortir une minute! Il faut, comme un cheval de labour, être à suer sang et eau! Quel collier de misère! Puis, quand il fut sur la porte: -- À propos, dit-il, savez-vous la nouvelle? -- Quoi donc? -- Cest quil est fort probable, reprit Homais en dressant ses sourcils et en prenant une figure des plus sérieuses, que les comices agricoles de la Seine-Inférieure se tiendront cette année à Yonville-lAbbaye. Le bruit, du moins, en circule. Ce matin, le journal en touchait quelque chose. Ce serait pour notre arrondissement de la dernière importance! Mais nous en causerons plus tard. Jy vois, je vous remercie; Justin a la lanterne. VII Le lendemain fut, pour Emma, une journée funèbre. Tout lui parut enveloppé par une atmosphère noire qui flottait confusément sur lextérieur des choses, et le chagrin sengouffrait dans son âme avec des hurlements doux, comme fait le vent dhiver dans les châteaux abandonnés. Cétait cette rêverie que lon a sur ce qui ne reviendra plus, la lassitude qui vous prend après chaque fait accompli, cette douleur enfin que vous apportent linterruption de tout mouvement accoutumé, la cessation brusque dune vibration prolongée. Comme au retour de la Vaubyessard, quand les quadrilles tourbillonnaient dans sa tête, elle avait une mélancolie morne, un désespoir engourdi. Léon réapparaissait plus grand, plus beau, plus suave, plus vague; quoiquil fût séparé delle, il ne lavait pas quittée, il était là, et les murailles de la maison semblaient garder son ombre. Elle ne pouvait détacher sa vue de ce tapis où il avait marché, de ces meubles vides où il sétait assis. La rivière coulait toujours, et poussait lentement ses petits flots le long de la berge glissante. Ils sy étaient promenés bien des fois, à ce même murmure des ondes, sur les cailloux couverts de mousse. Quels bons soleils ils avaient eus! quelles bonnes après- midi, seuls, à lombre, dans le fond du jardin! Il lisait tout haut, tête nue, posé sur un tabouret de bâtons secs; le vent frais de la prairie faisait trembler les pages du livre et les capucines de la tonnelle... Ah! il était parti, le seul charme de sa vie, le seul espoir possible dune félicité! Comment navait-elle pas saisi ce bonheur-là, quand il se présentait! Pourquoi ne lavoir pas retenu à deux mains, à deux genoux, quand il voulait senfuir? Et elle se maudit de navoir pas aimé Léon; elle eut soif de ses lèvres. Lenvie la prit de courir le rejoindre, de se jeter dans ses bras, de lui dire: «Cest moi, je suis à toi!» Mais Emma sembarrassait davance aux difficultés de lentreprise, et ses désirs, saugmentant dun regret, nen devenaient que plus actifs. Dès lors, ce souvenir de Léon fut comme le centre de son ennui; il y pétillait plus fort que, dans un steppe de Russie, un feu de voyageurs abandonné sur la neige. Elle se précipitait vers lui, elle se blottissait contre, elle remuait délicatement ce foyer près de séteindre, elle allait cherchant tout autour delle ce qui pouvait laviver davantage; et les réminiscences les plus lointaines comme les plus immédiates occasions, ce quelle éprouvait avec ce quelle imaginait, ses envies de volupté qui se dispersaient, ses projets de bonheur qui craquaient au vent comme des branchages morts, sa vertu stérile, ses espérances tombées, la litière domestique, elle ramassait tout, prenait tout, et faisait servir tout à réchauffer sa tristesse. Cependant les flammes sapaisèrent, soit que la provision delle- même sépuisât, ou que lentassement fût trop considérable. Lamour, peu à peu, séteignit par labsence, le regret sétouffa sous lhabitude; et cette lueur dincendie qui empourprait son ciel pâle se couvrit de plus dombre et seffaça par degrés. Dans lassoupissement de sa conscience, elle prit même les répugnances du mari pour des aspirations vers lamant, les brûlures de la haine pour des réchauffements de la tendresse; mais, comme louragan soufflait toujours, et que la passion se consuma jusquaux cendres, et quaucun secours ne vint, quaucun soleil ne parut, il fut de tous côtés nuit complète, et elle demeura perdue dans un froid horrible qui la traversait. Alors les mauvais jours de Tostes recommencèrent. Elle sestimait à présent beaucoup plus malheureuse: car elle avait lexpérience du chagrin, avec la certitude quil ne finirait pas. Une femme qui sétait imposé de si grands sacrifices pouvait bien se passer des fantaisies. Elle sacheta un prie-Dieu gothique, et elle dépensa en un mois pour quatorze francs de citrons à se nettoyer les ongles; elle écrivit à Rouen, afin davoir une robe en cachemire bleu; elle choisit chez Lheureux la plus belle de ses écharpes; elle se la nouait à la taille par-dessus sa robe de chambre; et, les volets fermés, avec un livre à la main, elle restait étendue sur un canapé dans cet accoutrement. Souvent, elle variait sa coiffure: elle se mettait à la chinoise, en boucles molles, en nattes tressées; elle se fit une raie sur le côté de la tête et roula ses cheveux en dessous, comme un homme. Elle voulut apprendre litalien: elle acheta des dictionnaires, une grammaire, une provision de papier blanc. Elle essaya des lectures sérieuses, de lhistoire et de la philosophie. La nuit, quelquefois, Charles se réveillait en sursaut, croyant quon venait le chercher pour un malade: -- Jy vais, balbutiait-il. Et cétait le bruit dune allumette quEmma frottait afin de rallumer la lampe. Mais il en était de ses lectures comme de ses tapisseries, qui, toutes commencées encombraient son armoire; elle les prenait, les quittait, passait à dautres. Elle avait des accès, où on leût poussée facilement à des extravagances. Elle soutint un jour, contre son mari, quelle boirait bien un grand demi-verre deau-de-vie, et, comme Charles eut la bêtise de len défier, elle avala leau-de-vie jusquau bout. Malgré ses airs évaporés (cétait le mot des bourgeoises dYonville), Emma pourtant ne paraissait pas joyeuse, et, dhabitude, elle gardait aux coins de la bouche cette immobile contraction qui plisse la figure des vieilles filles et celle des ambitieux déchus. Elle était pâle partout, blanche comme du linge; la peau du nez se tirait vers les narines, ses yeux vous regardaient dune manière vague. Pour sêtre découvert trois cheveux gris sur les tempes, elle parla beaucoup de sa vieillesse. Souvent des défaillances la prenaient. Un jour même, elle eut un crachement de sang, et, comme Charles sempressait, laissant apercevoir son inquiétude: -- Ah bah! répondit-elle, quest-ce que cela fait? Charles salla réfugier dans son cabinet; et il pleura, les deux coudes sur la table, assis dans son fauteuil de bureau, sous la tête phrénologique. Alors il écrivit à sa mère pour la prier de venir, et ils eurent ensemble de longues conférences au sujet dEmma. À quoi se résoudre? que faire, puisquelle se refusait à tout traitement? -- Sais-tu ce quil faudrait à ta femme? reprenait la mère Bovary. Ce seraient des occupations forcées, des ouvrages manuels! Si elle était comme tant dautres, contrainte à gagner son pain, elle naurait pas ces vapeurs-là, qui lui viennent dun tas didées quelle se fourre dans la tête, et du désoeuvrement où elle vit. -- Pourtant elle soccupe, disait Charles. -- Ah! elle soccupe! À quoi donc? À lire des romans, de mauvais livres, des ouvrages qui sont contre la religion et dans lesquels on se moque des prêtres par des discours tirés de Voltaire. Mais tout cela va loin, mon pauvre enfant, et quelquun qui na pas de religion finit toujours par tourner mal. Donc, il fut résolu que lon empêcherait Emma de lire des romans. Lentreprise ne semblait point facile. La bonne dame sen chargea: elle devait quand elle passerait par Rouen, aller en personne chez le loueur de livres et lui représenter quEmma cessait ses abonnements. Naurait-on pas le droit davertir la police, si le libraire persistait quand même dans son métier dempoisonneur? Les adieux de la belle-mère et de la bru furent secs. Pendant les trois semaines quelles étaient restées ensemble, elles navaient pas échangé quatre paroles, à part les informations et compliments quand elles se rencontraient à table, et le soir avant de se mettre au lit. Madame Bovary mère partit un mercredi, qui était jour de marché à Yonville. La Place, dès le matin, était encombrée par une file de charrettes qui, toutes à cul et les brancards en lair, sétendaient le long des maisons depuis léglise, jusquà lauberge. De lautre côté, il y avait des baraques de toile où lon vendait des cotonnades, des couvertures et des bas de laine, avec des licous pour les chevaux et des paquets de rubans bleus, qui par le bout senvolaient au vent. De la grosse quincaillerie sétalait par terre, entre les pyramides doeufs et les bannettes de fromages, doù sortaient des pailles gluantes; près des machines à blé, des poules qui gloussaient dans des cages plates passaient leurs cous par les barreaux. La foule, sencombrant au même endroit sans en vouloir bouger, menaçait quelquefois de rompre la devanture de la pharmacie. Les mercredis, elle ne désemplissait pas et lon sy poussait, moins pour acheter des médicaments que pour prendre des consultations, tant était fameuse la réputation du sieur Homais dans les villages circonvoisins. Son robuste aplomb avait fasciné les campagnards. Ils le regardaient comme un plus grand médecin que tous les médecins. Emma était accoudée à sa fenêtre (elle sy mettait souvent: la fenêtre, en province, remplace les théâtres et la promenade), et elle samusait à considérer la cohue des rustres, lorsquelle aperçut un monsieur vêtu dune redingote de velours vert. Il était ganté de gants jaunes, quoiquil fût chaussé de fortes guêtres; et il se dirigeait vers la maison du médecin, suivi dun paysan marchant la tête basse dun air tout réfléchi. -- Puis-je voir Monsieur? demanda-t-il à Justin, qui causait sur le seuil avec Félicité. Et, le prenant pour le domestique de la maison: -- Dites-lui que M. Rodolphe Boulanger de la Huchette est là. Ce nétait point par vanité territoriale que le nouvel arrivant avait ajouté à son nom la particule, mais afin de se faire mieux connaître. La Huchette, en effet, était un domaine près dYonville, dont il venait dacquérir le château, avec deux fermes quil cultivait lui-même, sans trop se gêner cependant. Il vivait, en garçon, et passait pour avoir au moins quinze mille livres de rentes! Charles entra dans la salle. M. Boulanger lui présenta son homme, qui voulait être saigné parce quil éprouvait des fourmis le long du corps. -- Ça me purgera, objectait-il à tous les raisonnements. Bovary commanda donc dapporter une bande et une cuvette, et pria Justin de la soutenir. Puis, sadressant au villageois déjà blême: -- Nayez point peur, mon brave. -- Non, non, répondit lautre, marchez toujours! Et, dun air fanfaron, il tendit son gros bras. Sous la piqûre de la lancette, le sang jaillit et alla séclabousser contre la glace. -- Approche le vase! exclama Charles. -- Guête! disait le paysan, on jurerait une petite fontaine qui coule! Comme jai le sang rouge! ce doit être bon signe, nest-ce pas? -- Quelquefois, reprit lofficier de santé, lon néprouve rien au commencement, puis la syncope se déclare, et plus particulièrement chez les gens bien constitués, comme celui-ci. Le campagnard, à ces mots, lâcha létui quil tournait entre ses doigts. Une saccade de ses épaules fit craquer le dossier de la chaise. Son chapeau tomba. -- Je men doutais, dit Bovary en appliquant son doigt sur la veine. La cuvette commençait à trembler aux mains de Justin; ses genoux chancelèrent, il devint pâle. -- Ma femme! ma femme! appela Charles. Dun bond, elle descendit lescalier. -- Du vinaigre! cria-t-il. Ah! mon Dieu, deux à la fois! Et, dans son émotion, il avait peine à poser la compresse. -- Ce nest rien, disait tout tranquillement M. Boulanger, tandis quil prenait Justin entre ses bras. Et il lassit sur la table, lui appuyant le dos contre la muraille. Madame Bovary se mit à lui retirer sa cravate. Il y avait un noeud aux cordons de la chemise; elle resta quelques minutes à remuer ses doigts légers dans le cou du jeune garçon; ensuite elle versa du vinaigre sur son mouchoir de batiste; elle lui en mouillait les tempes à petits coups et elle soufflait dessus, délicatement. Le charretier se réveilla; mais la syncope de Justin durait encore, et ses prunelles disparaissaient dans leur sclérotique pâle, comme des fleurs bleues dans du lait. -- Il faudrait, dit Charles, lui cacher cela. Madame Bovary prit la cuvette. Pour la mettre sous la table, dans le mouvement quelle fit en sinclinant, sa robe (cétait une robe dété à quatre volants, de couleur jaune, longue de taille, large de jupe), sa robe sévasa autour delle sur les carreaux de la salle; -- et, comme Emma, baissée; chancelait un peu en écartant les bras, le gonflement de létoffe se crevait de place en place, selon les inflexions de son corsage. Ensuite elle alla prendre une carafe deau, et elle faisait fondre des morceaux de sucre lorsque le pharmacien arriva. La servante lavait été chercher dans lalgarade; en apercevant son élève les yeux ouverts, il reprit haleine. Puis, tournant autour de lui, il le regardait de haut en bas. -- Sot! disait-il; petit sot, vraiment! sot en trois lettres! Grand-chose, après tout, quune phlébotomie! et un gaillard qui na peur de rien! une espèce décureuil, tel que vous le voyez, qui monte locher des noix à des hauteurs vertigineuses. Ah! oui, parle, vante-toi! voilà de belles dispositions à exercer plus tard la pharmacie; car tu peux te trouver appelé en des circonstances graves, par-devant les tribunaux, afin dy éclairer la conscience des magistrats; et il faudra pourtant garder son sang-froid, raisonner, se montrer homme, ou bien passer pour un imbécile! Justin ne répondait pas. Lapothicaire continuait: -- Qui ta prié de venir? Tu importunes toujours monsieur et madame! Les mercredis, dailleurs, ta présence mest plus indispensable. Il y a maintenant vingt personnes à la maison. Jai tout quitté à cause de lintérêt que je te porte. Allons, va-ten! cours! attends-moi, et surveille les bocaux! Quand Justin, qui se rhabillait, fut parti, lon causa quelque peu des évanouissements. Madame Bovary nen avait jamais eu. -- Cest extraordinaire pour une dame! dit M. Boulanger. Du reste, il y a des gens bien délicats. Ainsi jai vu, dans une rencontre, un témoin perdre connaissance rien quau bruit des pistolets que lon chargeait. -- Moi, dit lapothicaire, la vue du sang des autres ne me fait rien du tout; mais lidée seulement du mien qui coule suffirait à me causer des défaillances, si jy réfléchissais trop. Cependant M. Boulanger congédia son domestique, en lengageant à se tranquilliser lesprit, puisque sa fantaisie était passée. -- Elle ma procuré lavantage de votre connaissance, ajouta-t-il. Et il regardait Emma durant cette phrase. Puis il déposa trois francs sur le coin de la table, salua négligemment et sen alla. Il fut bientôt de lautre côté de la rivière (cétait son chemin pour sen retourner à la Huchette); et Emma laperçut dans la prairie, qui marchait sous les peupliers, se ralentissant de temps à autre, comme quelquun qui réfléchit. -- Elle est fort gentille! se disait-il; elle est fort gentille, cette femme du médecin! De belles dents, les yeux noirs, le pied coquet, et de la tournure comme une Parisienne. Doù diable sort- elle? Où donc la-t-il trouvée, ce gros garçon-là? M. Rodolphe Boulanger avait trente-quatre ans; il était de tempérament brutal et dintelligence perspicace, ayant dailleurs beaucoup fréquenté les femmes, et sy connaissant bien. Celle-là lui avait paru jolie; il y rêvait donc, et à son mari. -- Je le crois très bête. Elle en est fatiguée sans doute. Il porte des ongles sales et une barbe de trois jours. Tandis quil trottine à ses malades, elle reste à ravauder des chaussettes. Et on sennuie! on voudrait habiter la ville, danser la polka tous les soirs! Pauvre petite femme! Ça bâille après lamour, comme une carpe après leau sur une table de cuisine. Avec trois mots de galanterie, cela vous adorerait; jen suis sûr! ce serait tendre! charmant!... Oui, mais comment sen débarrasser ensuite? Alors les encombrements du plaisir, entrevus en perspective, le firent, par contraste, songer à sa maîtresse. Cétait une comédienne de Rouen, quil entretenait; et, quand il se fut arrêté sur cette image, dont il avait, en souvenir même, des rassasiements: -- Ah! madame Bovary, pensa-t-il, est bien plus jolie quelle, plus fraîche surtout. Virginie, décidément, commence à devenir trop grosse. Elle est si fastidieuse avec ses joies. Et, dailleurs, quelle manie de salicoques! La campagne était déserte, et Rodolphe nentendait autour de lui que le battement régulier des herbes qui fouettaient sa chaussure, avec le cri des grillons tapis au loin sous les avoines; il revoyait Emma dans la salle, habillée comme il lavait vue, et il la déshabillait. -- Oh! je laurai! sécria-t-il en écrasant, dun coup de bâton, une motte de terre devant lui. Et aussitôt il examina la partie politique de lentreprise. Il se demandait: -- Où se rencontrer? par quel moyen? On aura continuellement le marmot sur les épaules, et la bonne, les voisins, le mari, toute sorte de tracasseries considérables. Ah bah! dit-il, on y perd trop de temps! Puis il recommença: -- Cest quelle a des yeux qui vous entrent au coeur comme des vrilles. Et ce teint pâle!... Moi, qui adore les femmes pâles! Au haut de la côte dArgueil, sa résolution était prise -- Il ny a plus quà chercher les occasions. Eh bien, jy passerai quelquefois, je leur enverrai du gibier, de la volaille; je me ferai saigner, sil le faut; nous deviendrons amis, je les inviterai chez moi... Ah! parbleu! ajouta-t-il, voilà les comices bientôt; elle y sera, je la verrai. Nous commencerons, et hardiment, car cest le plus sûr. VIII Ils arrivèrent, en effet, ces fameux Comices! Dès le matin de la solennité, tous les habitants, sur leurs portes, sentretenaient des préparatifs; on avait enguirlandé de lierres le fronton de la mairie; une tente dans un pré était dressée pour le festin, et, au milieu de la Place, devant léglise, une espèce de bombarde devait signaler larrivée de M. le préfet et le nom des cultivateurs lauréats. La garde nationale de Buchy (il ny en avait point à Yonville) était venue sadjoindre au corps des pompiers, dont Binet était le capitaine. Il portait ce jour-là un col encore plus haut que de coutume; et, sanglé dans sa tunique, il avait le buste si roide et immobile, que toute la partie vitale de sa personne semblait être descendue dans ses deux jambes, qui se levaient en cadence, à pas marqués, dun seul mouvement. Comme une rivalité subsistait entre le percepteur et le colonel, lun et lautre, pour montrer leurs talents, faisaient à part manoeuvrer leurs hommes. On voyait alternativement passer et repasser les épaulettes rouges et les plastrons noirs. Cela ne finissait pas et toujours recommençait! Jamais il ny avait eu pareil déploiement de pompe! Plusieurs bourgeois, dès la veille, avaient lavé leurs maisons; des drapeaux tricolores pendaient aux fenêtres entrouvertes; tous les cabarets étaient pleins; et, par le beau temps quil faisait, les bonnets empesés, les croix dor et les fichus de couleur paraissaient plus blancs que neige, miroitaient au soleil clair, et relevaient de leur bigarrure éparpillée la sombre monotonie des redingotes et des bourgerons bleus. Les fermières des environs retiraient, en descendant de cheval, la grosse épingle qui leur serrait autour du corps leur robe retroussée de peur des taches; et les maris, au contraire, afin de ménager leurs chapeaux, gardaient par-dessus des mouchoirs de poche, dont ils tenaient un angle entre les dents. La foule arrivait dans la grande rue par les deux bouts du village. Il sen dégorgeait des ruelles, des allées, des maisons, et lon entendait de temps à autre retomber le marteau des portes, derrière les bourgeoises en gants de fil, qui sortaient pour aller voir la fête. Ce que lon admirait surtout, cétaient deux longs ifs couverts de lampions qui flanquaient une estrade où sallaient tenir les autorités; et il y avait de plus, contre les quatre colonnes de la mairie, quatre manières de gaules, portant chacune un petit étendard de toile verdâtre, enrichi dinscriptions en lettres dor. On lisait sur lun: «Au Commerce»; sur lautre: «À lAgriculture»; sur le troisième: «À lIndustrie»; et sur le quatrième: «Aux Beaux-Arts». Mais la jubilation qui épanouissait tous les visages paraissait assombrir madame Lefrançois, laubergiste. Debout sur les marches de sa cuisine, elle murmurait dans son menton: -- Quelle bêtise! quelle bêtise avec leur baraque de toile! Croient-ils que le préfet sera bien aise de dîner là-bas, sous une tente, comme un saltimbanque? Ils appellent ces embarras-là, faire le bien du pays! Ce nétait pas la peine, alors, daller chercher un gargotier à Neufchâtel! Et pour qui? pour des vachers! des va- nu-pieds!... Lapothicaire passa. Il portait un habit noir, un pantalon de nankin, des souliers de castor, et par extraordinaire un chapeau, -- un chapeau bas de forme. -- Serviteur! dit-il; excusez-moi, je suis pressé. Et comme la grosse veuve lui demanda où il allait: -- Cela vous semble drôle, nest-ce pas? moi qui reste toujours plus confiné dans mon laboratoire que le rat du bonhomme dans son fromage. -- Quel fromage? fit laubergiste. -- Non, rien! ce nest rien! reprit Homais. Je voulais vous exprimer seulement, madame Lefrançois, que je demeure dhabitude tout reclus chez moi. Aujourdhui cependant, vu la circonstance, il faut bien que... -- Ah! vous allez là-bas? dit-elle avec un air de dédain. -- Oui, jy vais, répliqua lapothicaire étonné; ne fais-je point partie de la commission consultative? La mère Lefrançois le considéra quelques minutes, et finit par répondre en souriant: -- Cest autre chose! Mais quest-ce que la culture vous regarde? vous vous y entendez donc? -- Certainement, je my entends, puisque je suis pharmacien, cest-à-dire chimiste! et la chimie, madame Lefrançois, ayant pour objet la connaissance de laction réciproque et moléculaire de tous les corps de la nature, il sensuit que lagriculture se trouve comprise dans son domaine! Et, en effet, composition des engrais, fermentation des liquides, analyse des gaz et influence des miasmes, quest-ce que tout cela, je vous le demande, si ce nest de la chimie pure et simple? Laubergiste ne répondit rien. Homais continua: -- Croyez-vous quil faille, pour être agronome, avoir soi-même labouré la terre ou engraissé des volailles? Mais il faut connaître plutôt la constitution des substances dont il sagit, les gisements géologiques, les actions atmosphériques, la qualité des terrains, des minéraux, des eaux, la densité des différents corps et leur capillarité! que sais-je? Et il faut posséder à fond tous ses principes dhygiène, pour diriger, critiquer la construction des bâtiments, le régime des animaux, lalimentation des domestiques! il faut encore, madame Lefrançois, posséder la botanique; pouvoir discerner les plantes, entendez-vous, quelles sont les salutaires davec les délétères, quelles les improductives et quelles les nutritives, sil est bon de les arracher par-ci et de les ressemer par-là, de propager les unes, de détruire les autres; bref, il faut se tenir au courant de la science par les brochures et papiers publics, être toujours en haleine, afin dindiquer les améliorations... Laubergiste ne quittait point des yeux la porte du café Français, et le pharmacien poursuivit: -- Plût à Dieu que nos agriculteurs fussent des chimistes, ou que du moins ils écoutassent davantage les conseils de la science! Ainsi, moi, jai dernièrement écrit un fort opuscule, un mémoire de plus de soixante et douze pages, intitulé: Du cidre, de sa fabrication et de ses effets; suivi de quelques réflexions nouvelles à ce sujet, que jai envoyé à la Société agronomique de Rouen; ce qui ma même valu lhonneur dêtre reçu parmi ses membres, section dagriculture, classe de pomologie; eh bien, si mon ouvrage avait été livré à la publicité... Mais lapothicaire sarrêta, tant madame Lefrançois paraissait préoccupée. -- Voyez-les donc! disait-elle, on ny comprend rien! une gargote semblable! Et, avec des haussements dépaules qui tiraient sur sa poitrine les mailles de son tricot, elle montrait des deux mains le cabaret de son rival, doù sortaient alors des chansons. -- Du reste, il nen a pas pour longtemps, ajouta-t-elle; avant huit jours, tout est fini. Homais se recula de stupéfaction. Elle descendit ses trois marches, et, lui parlant à loreille: -- Comment! vous ne savez pas cela? On va le saisir cette semaine. Cest Lheureux qui le fait vendre. Il la assassiné de billets. -- Quelle épouvantable catastrophe! sécria lapothicaire, qui avait toujours des expressions congruentes à toutes les circonstances imaginables. Lhôtesse donc se mit à lui raconter cette histoire, quelle savait par Théodore, le domestique de M. Guillaumin, et, bien quelle exécrât Tellier, elle blâmait Lheureux. Cétait un enjôleur, un rampant... -- Ah! tenez, dit-elle, le voilà sous les halles; il salue madame Bovary, qui a un chapeau vert. Elle est même au bras de M. Boulanger. -- Madame Bovary! fit Homais. Je mempresse daller lui offrir mes hommages. Peut-être quelle sera bien aise davoir une place dans lenceinte, sous le péristyle. Et, sans écouter la mère Lefrançois, qui le rappelait pour lui en conter plus long, le pharmacien séloigna dun pas rapide, sourire aux lèvres et jarret tendu, distribuant de droite et de gauche quantité de salutations et emplissant beaucoup despace avec les grandes basques de son habit noir, qui flottaient au vent derrière lui. Rodolphe, layant aperçu de loin, avait pris un train rapide; mais madame Bovary sessouffla; il se ralentit donc et lui dit en souriant, dun ton brutal: -- Cest pour éviter ce gros homme: vous savez, lapothicaire. Elle lui donna un coup de coude. -- Quest-ce que cela signifie? se demanda-t-il. Et il la considéra du coin de loeil, tout en continuant à marcher. Son profil était si calme, que lon ny devinait rien. Il se détachait en pleine lumière, dans lovale de sa capote qui avait des rubans pâles ressemblant à des feuilles de roseau. Ses yeux aux longs cils courbes regardaient devant elle, et, quoique bien ouverts, ils semblaient un peu bridés par les pommettes, à cause du sang, qui battait doucement sous sa peau fine. Une couleur rose traversait la cloison de son nez. Elle inclinait la tête sur lépaule, et lon voyait entre ses lèvres le bout nacré de ses dents blanches. -- Se moque-t-elle de moi? songeait Rodolphe. Ce geste dEmma pourtant navait été quun avertissement; car M. Lheureux les accompagnait, et il leur parlait de temps à autre, comme pour entrer en conversation: -- Voici une journée superbe! tout le monde est dehors! les vents sont à lest. Et madame Bovary, non plus que Rodolphe, ne lui répondait guère, tandis quau moindre mouvement quils faisaient, il se rapprochait en disant: «Plaît-il?» et portait la main à son chapeau. Quand ils furent devant la maison du maréchal, au lieu de suivre la route jusquà la barrière, Rodolphe, brusquement, prit un sentier, entraînant madame Bovary; il cria: -- Bonsoir, M. Lheureux! au plaisir! -- Comme vous lavez congédié! dit-elle en riant. -- Pourquoi, reprit-il, se laisser envahir par les autres? et, puisque, aujourdhui, jai le bonheur dêtre avec vous... Emma rougit. Il nacheva point sa phrase. Alors il parla du beau temps et du plaisir de marcher sur lherbe. Quelques marguerites étaient repoussées. -- Voici de gentilles pâquerettes, dit-il, et de quoi fournir bien des oracles à toutes les amoureuses du pays. Il ajouta: -- Si jen cueillais. Quen pensez-vous? -- Est-ce que vous êtes amoureux? fit-elle en toussant un peu. -- Eh! eh! qui sait? répondit Rodolphe. Le pré commençait à se remplir, et les ménagères vous heurtaient avec leurs grands parapluies, leurs paniers et leurs bambins. Souvent il fallait se déranger devant une longue file de campagnardes, servantes en bas-bleus, à souliers plats, à bagues dargent, et qui sentaient le lait, quand on passait près delles. Elles marchaient en se tenant par la main, et se répandaient ainsi sur toute la longueur de la prairie, depuis la ligne des trembles jusquà la tente du banquet. Mais cétait le moment de lexamen, et les cultivateurs, les uns après les autres, entraient dans une manière dhippodrome que formait une longue corde portée sur des bâtons. Les bêtes étaient là, le nez tourné vers la ficelle, et alignant confusément leurs croupes inégales. Des porcs assoupis enfonçaient en terre leur groin; des veaux beuglaient; des brebis bêlaient; les vaches, un jarret replié, étalaient leur ventre sur le gazon, et, ruminant lentement, clignaient leurs paupières lourdes, sous les moucherons qui bourdonnaient autour delles. Des charretiers, les bras nus, retenaient par le licou des étalons cabrés, qui hennissaient à pleins naseaux du côté des juments. Elles restaient paisibles, allongeant la tête et la crinière pendante, tandis que leurs poulains se reposaient à leur ombre, ou venaient les téter quelquefois; et, sur la longue ondulation de tous ces corps tassés, on voyait se lever au vent, comme un flot, quelque crinière blanche, ou bien saillir des cornes aiguës, et des têtes dhommes qui couraient. À lécart, en dehors des lices, cent pas plus loin, il y avait un grand taureau noir muselé, portant un cercle de fer à la narine, et qui ne bougeait pas plus quune bête de bronze. Un enfant en haillons le tenait par une corde. Cependant, entre les deux rangées, des messieurs savançaient dun pas lourd, examinant chaque animal, puis se consultaient à voix basse. Lun deux, qui semblait plus considérable, prenait, tout en marchant, quelques notes sur un album. Cétait le président du jury: M. Derozerays de la Panville. Sitôt quil reconnut Rodolphe, il savança vivement, et lui dit en souriant dun air aimable: -- Comment, monsieur Boulanger, vous nous abandonnez? Rodolphe protesta quil allait venir, mais quand le président eut disparu: -- Ma foi, non, reprit-il, je nirai pas; votre compagnie vaut bien la sienne. Et, tout en se moquant des comices, Rodolphe, pour circuler plus à laise, montrait au gendarme sa pancarte bleue, et même il sarrêtait parfois devant quelque beau sujet, que madame Bovary nadmirait guère. Il sen aperçut, et alors se mit à faire des plaisanteries sur les dames dYonville, à propos de leur toilette; puis il sexcusa lui-même du négligé de la sienne. Elle avait cette incohérence de choses communes et recherchées, où le vulgaire, dhabitude, croit entrevoir la révélation dune existence excentrique, les désordres du sentiment, les tyrannies de lart, et toujours un certain mépris des conventions sociales, ce qui le séduit ou lexaspère. Ainsi sa chemise de batiste à manchettes plissées bouffait au hasard du vent, dans louverture de son gilet, qui était de coutil gris, et son pantalon à larges raies découvrait aux chevilles ses bottines de nankin, claquées de cuir verni. Elles étaient si vernies, que lherbe sy reflétait. Il foulait avec elles les crottins de cheval, une main dans la poche de sa veste et son chapeau de paille mis de côté. -- Dailleurs, ajouta-t-il, quand on habite la campagne... -- Tout est peine perdue, dit Emma. -- Cest vrai! répliqua Rodolphe. Songer que pas un seul de ces braves gens nest capable de comprendre même la tournure dun habit! Alors ils parlèrent de la médiocrité provinciale, des existences quelle étouffait, des illusions qui sy perdaient. -- Aussi, disait Rodolphe, je menfonce dans une tristesse... -- Vous! fit-elle avec étonnement. Mais je vous croyais très gai? -- Ah! oui, dapparence, parce quau milieu du monde je sais mettre sur mon visage un masque railleur; et cependant que de fois, à la vue dun cimetière, au clair de lune, je me suis demandé si je ne ferais pas mieux daller rejoindre ceux qui sont à dormir... -- Oh! Et vos amis? dit-elle. Vous ny pensez pas. -- Mes amis? lesquels donc? en ai-je? Qui sinquiète de moi? Et il accompagna ces derniers mots dune sorte de sifflement entre ses lèvres. Mais ils furent obligés de sécarter lun de lautre, à cause dun grand échafaudage de chaises quun homme portait derrière eux. Il en était si surchargé, que lon apercevait seulement la pointe de ses sabots, avec le bout de ses deux bras, écartés droit. Cétait Lestiboudois, le fossoyeur, qui charriait dans la multitude les chaises de léglise. Plein dimagination pour tout ce qui concernait ses intérêts, il avait découvert ce moyen de tirer parti des comices; et son idée lui réussissait, car il ne savait plus auquel, entendre. En effet, les villageois, qui avaient chaud, se disputaient ces sièges dont la paille sentait lencens, et sappuyaient contre leurs gros dossiers salis par la cire des cierges, avec une certaine vénération. Madame Bovary reprit le bras de Rodolphe; il continua comme se parlant à lui-même: -- Oui! tant de choses mont manqué! toujours seul! Ah! si javais eu un but dans la vie, si jeusse rencontré une affection, si javais trouvé quelquun... Oh! comme jaurais dépensé toute lénergie dont je suis capable, jaurais surmonté tout, brisé tout! -- Il me semble pourtant, dit Emma, que vous nêtes guère à plaindre. -- Ah! vous trouvez? fit Rodolphe. -- Car enfin..., reprit-elle, vous êtes libre. Elle hésita: -- Riche. -- Ne vous moquez pas de moi, répondit-il. Et elle jurait quelle ne se moquait pas, quand un coup de canon retentit; aussitôt, on se poussa, pêle-mêle, vers le village. Cétait une fausse alerte. M. le préfet narrivait pas; et les membres du jury se trouvaient fort embarrassés, ne sachant sil fallait commencer la séance ou bien attendre encore. Enfin, au fond de la Place, parut un grand landau de louage, traîné par deux chevaux maigres, que fouettait à tour de bras un cocher en chapeau blanc. Binet neut que le temps de crier: «Aux armes!» et le colonel de limiter. On courut vers les faisceaux. On se précipita. Quelques-uns même oublièrent leur col. Mais léquipage préfectoral sembla deviner cet embarras, et les deux rosses accouplées, se dandinant sur leur chaînette, arrivèrent au petit trot devant le péristyle de la mairie, juste au moment où la garde nationale et les pompiers sy déployaient, tambour battant, et marquant le pas. -- Balancez! cria Binet. -- Halte! cria le colonel. Par file à gauche! Et, après, un port darmes où le cliquetis des capucines, se déroulant, sonna comme un chaudron de cuivre qui dégringole les escaliers, tous les fusils retombèrent. Alors on vit descendre du carrosse un monsieur vêtu dun habit court à broderie dargent, chauve sur le front, portant toupet à locciput, ayant le teint blafard et lapparence des plus bénignes. Ses deux yeux, fort gros et couverts de paupières épaisses, se fermaient à demi pour considérer la multitude, en même temps quil levait son nez pointu et faisait sourire sa bouche rentrée. Il reconnut le maire à son écharpe, et lui exposa que M. le préfet navait pu venir. Il était, lui, un conseiller de préfecture; puis il ajouta quelques excuses. Tuvache y répondit par des civilités, lautre savoua confus; et ils restaient ainsi, face à face, et leurs fronts se touchant presque, avec les membres du jury tout alentour, le conseil municipal, les notables, la garde nationale et la foule. M. le conseiller, appuyant contre sa poitrine son petit tricorne noir, réitérait ses salutations, tandis que Tuvache, courbé comme un arc, souriait aussi, bégayait, cherchait ses phrases, protestait de son dévouement à la monarchie, et de lhonneur que lon faisait à Yonville. Hippolyte, le garçon de lauberge, vint prendre par la bride les chevaux du cocher, et tout en boitant de son pied bot, il les conduisit sous le porche du Lion dor, où beaucoup de paysans samassèrent à regarder la voiture. Le tambour battit, lobusier tonna, et les messieurs à la file montèrent sasseoir sur lestrade, dans les fauteuils en utrecht rouge quavait prêtés madame Tuvache. Tous ces gens-là se ressemblaient. Leurs molles figures blondes, un peu hâlées par le soleil, avaient la couleur du cidre doux, et leurs favoris bouffants séchappaient de grands cols roides, que maintenaient des cravates blanches à rosette bien étalée. Tous les gilets étaient de velours, à châle; toutes les montres portaient au bout dun long ruban quelque cachet ovale en cornaline; et lon appuyait ses deux mains sur ses deux cuisses, en écartant avec soin la fourche du pantalon, dont le drap non décati reluisait plus brillamment que le cuir des fortes bottes. Les dames de la société se tenaient derrière, sous le vestibule, entre les colonnes, tandis que le commun de la foule était en face, debout, ou bien assis sur des chaises. En effet, Lestiboudois avait apporté là toutes celles quil avait déménagées de la prairie, et même il courait à chaque minute en chercher dautres dans léglise, et causait un tel encombrement par son commerce, que lon avait grand-peine à parvenir jusquau petit escalier de lestrade. -- Moi, je trouve, dit M. Lheureux (sadressant au pharmacien, qui passait pour gagner sa place), que lon aurait dû planter là deux mâts vénitiens: avec quelque chose dun peu sévère et de riche comme nouveautés, ceût été dun fort joli coup doeil. -- Certes, répondit Homais. Mais, que voulez-vous! cest le maire qui a tout pris sous son bonnet. Il na pas grand goût, ce pauvre Tuvache, et il est même complètement dénué de ce qui sappelle le génie des arts. Cependant Rodolphe, avec madame Bovary, était monté au premier étage de la mairie, dans la salle des délibérations, et, comme elle était vide, il avait déclaré que lon y serait bien pour jouir du spectacle plus à son aise. Il prit trois tabourets autour de la table ovale, sous le buste du monarque, et, les ayant approchés de lune des fenêtres, ils sassirent lun près de lautre. Il y eut une agitation sur lestrade, de longs chuchotements, des pourparlers. Enfin, M. le Conseiller se leva. On savait maintenant quil sappelait Lieuvain, et lon se répétait son nom de lun à lautre, dans la foule. Quand il eut donc collationné quelques feuilles et appliqué dessus son oeil pour y mieux voir, il commença: «Messieurs, Quil me soit permis dabord (avant de vous entretenir de lobjet de cette réunion daujourdhui, et ce sentiment, jen suis sûr, sera partagé par vous tous), quil me soit permis, dis-je de rendre justice à ladministration supérieure, au gouvernement, au monarque, messieurs, à notre souverain, à ce roi bien-aimé à qui aucune branche de la prospérité publique ou particulière nest indifférente, et qui dirige à la fois dune main si ferme et si sage le char de lÉtat parmi les périls incessants dune mer orageuse, sachant dailleurs faire respecter la paix comme la guerre, lindustrie, le commerce, lagriculture et les beaux- arts.» -- Je devrais, dit Rodolphe, me reculer un peu. -- Pourquoi? dit Emma. Mais, à ce moment, la voix du Conseiller séleva dun ton extraordinaire. Il déclamait: «Le temps nest plus, messieurs, où la discorde civile ensanglantait nos places publiques, où le propriétaire, le négociant, louvrier lui-même, en sendormant le soir dun sommeil paisible, tremblaient de se voir réveillés tout à coup au bruit des tocsins incendiaires, où les maximes les plus subversives sapaient audacieusement les bases...» -- Cest quon pourrait, reprit Rodolphe, mapercevoir den bas; puis jen aurais pour quinze jours à donner des excuses, et, avec ma mauvaise réputation... -- Oh! vous vous calomniez, dit Emma. -- Non, non, elle est exécrable, je vous jure. «Mais messieurs, poursuivait le Conseiller, que si, écartant de mon souvenir ces sombres tableaux, je reporte mes yeux sur la situation actuelle de notre belle patrie: quy vois-je? Partout fleurissent le commerce et les arts; partout des voies nouvelles de communication, comme autant dartères nouvelles dans le corps de lÉtat, y établissent des rapports nouveaux; nos grands centres manufacturiers ont repris leur activité; la religion, plus affermie, sourit à tous les coeurs; nos ports sont pleins, la confiance renaît, et enfin la France respire!...» -- Du reste, ajouta Rodolphe, peut-être, au point de vue du monde, a-t-on raison? -- Comment cela? fit-elle. -- Eh quoi! dit-il, ne savez-vous pas quil y a des âmes sans cesse tourmentées? Il leur faut tour à tour le rêve et laction, les passions les plus pures, les jouissances les plus furieuses, et lon se jette ainsi dans toutes sortes de fantaisies, de folies. Alors elle le regarda comme on contemple un voyageur qui a passé par des pays extraordinaires, et elle reprit: -- Nous navons pas même cette distraction, nous autres pauvres femmes! -- Triste distraction car on ny trouve pas le bonheur. -- Mais le trouve-t-on jamais? demanda-t-elle. -- Oui, il se rencontre un jour, répondit-il. «Et cest là ce que vous avez compris, disait le Conseiller. Vous, agriculteurs et ouvriers des campagnes; vous, pionniers pacifiques dune oeuvre toute de civilisation! vous, hommes de progrès et de moralité! vous avez compris, dis-je, que les orages politiques sont encore plus redoutables vraiment que les désordres de latmosphère...» -- Il se rencontre un jour, répéta Rodolphe, un jour, tout à coup, et quand on en désespérait. Alors des horizons sentrouvrent, cest comme une voix qui crie: «Le voilà!» Vous sentez le besoin de faire à cette personne la confidence de votre vie; de lui donner tout, de lui sacrifier tout! On ne sexplique pas, on se devine. On sest entrevu dans ses rêves. (Et il la regardait.) Enfin, il est là, ce trésor que lon a tant cherché, là, devant vous; il brille, il étincelle. Cependant on en doute encore, on nose y croire; on en reste ébloui, comme si lon sortait des ténèbres à la lumière. Et, en achevant ces mots; Rodolphe ajouta la pantomime à sa phrase. Il se passa la main sur le visage, tel quun homme pris détourdissement; puis il la laissa retomber sur celle dEmma. Elle retira la sienne. Mais le Conseiller lisait toujours: «Et qui sen étonnerait, messieurs? Celui-là seul qui serait assez aveugle, assez plongé (je ne crains pas de le dire), assez plongé dans les préjugés dun autre âge pour méconnaître encore lesprit des populations agricoles. Où trouver, en effet, plus de patriotisme que dans les campagnes, plus de dévouement à la cause publique, plus dintelligence en un mot? Et je nentends pas, messieurs, cette intelligence superficielle, vain ornement des esprits oisifs, mais plus de cette intelligence profonde et modérée, qui sapplique par-dessus toute chose à poursuivre des buts utiles, contribuant ainsi au bien de chacun, à lamélioration commune et au soutien des États, fruit du respect des lois et de la pratique des devoirs...» -- Ah! encore, dit Rodolphe. Toujours les devoirs, je suis assommé de ces mots-là. Ils sont un tas de vieilles ganaches en gilet de flanelle, et de bigotes à chaufferette et à chapelet, qui continuellement nous chantent aux oreilles: «Le devoir! le devoir!» Eh! parbleu! le devoir, cest de sentir ce qui est grand, de chérir ce qui est beau, et non pas daccepter toutes les conventions de la société, avec les ignominies quelle nous impose. -- Cependant..., cependant..., objectait madame Bovary. -- Eh non! pourquoi déclamer contre les passions? Ne sont-elles pas la seule belle chose quil y ait sur la terre, la source de lhéroïsme, de lenthousiasme, de la poésie, de la musique, des arts, de tout enfin? -- Mais il faut bien, dit Emma, suivre un peu lopinion du monde et obéir à sa morale. -- Ah! cest quil y en a deux, répliqua-t-il. La petite, la convenue, celle des hommes, celle qui varie sans cesse et qui braille si fort, sagite en bas, terre à terre, comme ce rassemblement dimbéciles que vous voyez. Mais lautre, léternelle, elle est tout autour et au-dessus, comme le paysage qui nous environne et le ciel bleu qui nous éclaire. M. Lieuvain venait de sessuyer la bouche avec son mouchoir de poche. Il reprit: «Et quaurais-je à faire, messieurs, de vous démontrer ici lutilité de lagriculture? Qui donc pourvoit à nos besoins? qui donc fournit à notre subsistance? Nest-ce pas lagriculteur? Lagriculteur, messieurs, qui, ensemençant dune main laborieuse les sillons féconds des campagnes, fait naître le blé, lequel broyé est mis en poudre au moyen dingénieux appareils, en sort sous le nom de farine, et, de là, transporté dans les cités, est bientôt rendu chez le boulanger, qui en confectionne un aliment pour le pauvre comme pour le riche. Nest-ce pas lagriculteur encore qui engraisse, pour nos vêtements, ses abondants troupeaux dans les pâturages? Car comment nous vêtirions-nous, car comment nous nourririons-nous sans lagriculteur? Et même, messieurs, est- il besoin daller si loin chercher des exemples? Qui na souvent réfléchi à toute limportance que lon retire de ce modeste animal, ornement de nos basses-cours, qui fournit à la fois un oreiller moelleux pour nos couches, sa chair succulente pour nos tables, et des oeufs? Mais je nen finirais pas, sil fallait énumérer les uns après les autres les différents produits que la terre bien cultivée, telle quune mère généreuse, prodigue à ses enfants. Ici, cest la vigne; ailleurs, ce sont les pommiers à cidre; là, le colza; plus loin, les fromages; et le lin; messieurs, noublions pas le lin! qui a pris dans ces dernières années un accroissement considérable et sur lequel jappellerai plus particulièrement votre attention.» Il navait pas besoin de lappeler: car toutes les bouches de la multitude se tenaient ouvertes, comme pour boire ses paroles. Tuvache, à côté de lui, lécoutait en écarquillant les yeux; M. Derozerays, de temps à autre, fermait doucement les paupières; et, plus loin, le pharmacien, avec son fils Napoléon entre ses jambes, bombait sa main contre son oreille pour ne pas perdre une seule syllabe. Les autres membres du jury balançaient lentement leur menton dans leur gilet, en signe dapprobation. Les pompiers, au bas de lestrade, se reposaient sur leurs baïonnettes; et Binet, immobile, restait le coude en dehors, avec la pointe du sabre en lair. Il entendait peut-être, mais il ne devait rien apercevoir, à cause de la visière de son casque qui lui descendait sur le nez. Son lieutenant, le fils cadet du sieur Tuvache, avait encore exagéré le sien; car il en portait un énorme et qui lui vacillait sur la tête, en laissant dépasser un bout de son foulard dindienne. Il souriait là-dessous avec une douceur tout enfantine, et sa petite figure pâle, où des gouttes ruisselaient, avait une expression de jouissance, daccablement et de sommeil La place jusquaux maisons était comble de monde. On voyait des gens accoudés à toutes les fenêtres, dautres debout sur toutes les portes, et Justin, devant la devanture de la pharmacie, paraissait tout fixé dans la contemplation de ce quil regardait. Malgré le silence, la voix de M. Lieuvain se perdait dans lair. Elle vous arrivait par lambeaux de phrases, quinterrompait, çà et là le bruit des chaises dans la foule; puis on entendait, tout à coup, partir derrière soi un long mugissement de boeuf, ou bien les bêlements des agneaux qui se répondaient au coin des rues. En effet, les vachers et les bergers avaient poussé leurs bêtes jusque-là, et elles beuglaient de temps à autre, tout en arrachant avec leur langue quelque bribe de feuillage qui leur pendait sur le museau. Rodolphe sétait rapproché dEmma, et il disait dune voix basse, en parlant vite: -- Est-ce que cette conjuration du monde ne vous révolte pas? Est- il un seul sentiment quil ne condamne? Les instincts les plus nobles, les sympathies les plus pures sont persécutés, calomniés, et, sil se rencontre enfin deux pauvres âmes, tout est organisé pour quelles ne puissent se joindre. Elles essayeront cependant, elles battront des ailes, elles sappelleront. Oh! nimporte, tôt ou tard, dans six mois, dix ans, elles se réuniront, saimeront, parce que la fatalité lexige et quelles sont nées lune pour lautre. Il se tenait les bras croisés sur ses genoux, et, ainsi levant la figure vers Emma, il la regardait de près, fixement. Elle distinguait dans ses yeux des petits rayons dor sirradiant tout autour de ses pupilles noires, et même elle sentait le parfum de la pommade qui lustrait sa chevelure. Alors une mollesse la saisit, elle se rappela ce vicomte qui lavait fait valser à la Vaubyessard, et dont la barbe exhalait, comme ces cheveux-là, cette odeur de vanille et de citron; et, machinalement, elle entreferma les paupières pour la mieux respirer: Mais, dans ce geste quelle fit en se cambrant sur sa chaise, elle aperçut au loin, tout au fond de lhorizon, la vieille diligence lHirondelle, qui descendait lentement la côte des Leux, en traînant après soi un long panache de poussière. Cétait dans cette voiture jaune que Léon, si souvent, était revenu vers elle; et par cette route là-bas quil était parti pour toujours! Elle crut le voir en face, à sa fenêtre; puis tout se confondit, des nuages passèrent; il lui sembla quelle tournait encore dans la valse, sous le feu des lustres, au bras du vicomte, et que Léon nétait pas loin, qui allait venir ... et cependant elle sentait toujours la tête de Rodolphe à côté delle. La douceur de cette sensation pénétrait ainsi ses désirs dautrefois, et comme des grains de sable sous un coup de vent, ils tourbillonnaient dans la bouffée subtile du parfum qui se répandait sur son âme. Elle ouvrit les narines à plusieurs reprises, fortement, pour aspirer la fraîcheur des lierres autour des chapiteaux. Elle retira ses gants, elle sessuya les mains; puis, avec son mouchoir, elle séventait la figure, tandis quà travers le battement de ses tempes elle entendait la rumeur de la foule et la voix du Conseiller qui psalmodiait ses phrases. Il disait: «Continuez! persévérez! nécoutez ni les suggestions de la routine, ni les conseils trop hâtifs dun empirisme téméraire! Appliquez-vous surtout à lamélioration du sol, aux bons engrais, au développement des races chevalines, bovines, ovines et porcines! Que ces comices soient pour vous comme des arènes pacifiques où le vainqueur, en en sortant, tendra la main au vaincu et fraternisera avec lui, dans lespoir dun succès meilleur! Et vous, vénérables serviteurs! humbles domestiques, dont aucun gouvernement jusquà ce jour navait pris en considération les pénibles labeurs, venez recevoir la récompense de vos vertus silencieuses, et soyez convaincus que létat, désormais, a les yeux fixés sur vous, quil vous encourage, quil vous protège, quil fera droit à vos justes réclamations et allégera, autant quil est en lui, le fardeau de vos pénibles sacrifices!». M. Lieuvain se rassit alors; M. Derozerays se leva, commençant un autre discours. Le sien peut-être, ne fut point aussi fleuri que celui du Conseiller; mais il se recommandait par un caractère de style plus positif, cest-à-dire par des connaissances plus spéciales et des considérations plus relevées. Ainsi, léloge du gouvernement y tenait moins de place; la religion et lagriculture en occupaient davantage. On y voyait le rapport de lune et de lautre, et comment elles avaient concouru toujours à la civilisation. Rodolphe, avec madame Bovary, causait rêves, pressentiments, magnétisme. Remontant au berceau des sociétés, lorateur vous dépeignait ces temps farouches où les hommes vivaient de glands, au fond des bois. Puis ils avaient quitté la dépouille des bêtes; endossé le drap, creusé des sillons, planté la vigne. Était-ce un bien, et ny avait-il pas dans cette découverte plus dinconvénients que davantages? M. Derozerays se posait ce problème. Du magnétisme, peu à peu, Rodolphe en était venu aux affinités, et, tandis que M. le président citait Cincinnatus à sa charrue, Dioclétien plantant ses choux, et les empereurs de la Chine inaugurant lannée par des semailles, le jeune homme expliquait à la jeune femme que ces attractions irrésistibles tiraient leur cause de quelque existence antérieure. -- Ainsi, nous, disait-il, pourquoi nous sommes-nous connus? quel hasard la voulu? Cest quà travers léloignement, sans doute, comme deux fleuves qui coulent pour se rejoindre, nos pentes particulières nous avaient poussés lun vers lautre. Et il saisit sa main; elle ne la retira pas. «Ensemble de bonnes cultures!» cria le président. -- Tantôt, par exemple, quand je suis venu chez vous... «À M. Bizet, de Quincampoix.» -- Savais-je que je vous accompagnerais? «Soixante et dix francs!» -- Cent fois même jai voulu partir, et je vous ai suivie, je suis resté. «Fumiers.» -- Comme je resterais ce soir, demain, les autres jours, toute ma vie! «À M. Caron, dArgueil, une médaille dor!» -- Car jamais je nai trouvé dans la société de personne un charme aussi complet. «À M. Bain, de Givry-Saint-Martin!» -- Aussi, moi, jemporterai votre souvenir. «Pour un bélier mérinos...» -- Mais vous moublierez, jaurai passé comme une ombre. «À M. Belot, de Notre-Dame...» -- Oh! non, nest-ce pas, je serai quelque chose dans votre pensée, dans votre vie? «Race porcine, prix ex aequo: à MM. Lehérissé et Cullembourg; soixante francs!» Rodolphe lui serrait la main, et il la sentait toute chaude et frémissante comme une tourterelle captive qui veut reprendre sa volée; mais, soit quelle essayât de la dégager ou bien quelle répondît à cette pression, elle fit un mouvement des doigts; il sécria: -- Oh! merci! Vous ne me repoussez pas! Vous êtes bonne! vous comprenez que je suis à vous! Laissez que je vous voie, que je vous contemple! Un coup de vent qui arriva par les fenêtres fronça le tapis de la table, et, sur la Place, en bas, tous les grands bonnets des paysannes se soulevèrent, comme des ailes de papillons blancs qui sagitent. «Emploi de tourteaux de graines oléagineuses», continua le président. Il se hâtait: «Engrais flamand, -- culture du lin, -- drainage, -- baux à longs termes, -- services de domestiques.» Rodolphe ne parlait plus. Ils se regardaient. Un désir suprême faisait frissonner leurs lèvres sèches; et mollement, sans effort, leurs doigts se confondirent. «Catherine-Nicaise-Élisabeth Leroux, de Sassetot-la-Guerrière, pour cinquante-quatre ans de service dans la même ferme, une médaille dargent -- du prix de vingt-cinq francs!» «Où est-elle, Catherine Leroux?» répéta le Conseiller. Elle ne se présentait pas, et lon entendait des voix qui chuchotaient: -- Vas-y! -- Non. -- À gauche! -- Naie pas peur! -- Ah! quelle est bête! -- Enfin y est-elle? sécria Tuvache. -- Oui!... la voilà! -- Quelle approche donc! Alors on vit savancer sur lestrade une petite vieille femme de maintien craintif, et qui paraissait se ratatiner dans ses pauvres vêtements. Elle avait aux pieds de grosses galoches de bois, et, le long des hanches, un grand tablier bleu. Son visage maigre, entouré dun béguin sans bordure, était plus plissé de rides quune pomme de reinette flétrie, et des manches de sa camisole rouge dépassaient deux longues mains, à articulations noueuses. La poussière des granges, la potasse des lessives et le suint des laines les avaient si bien encroûtées, éraillées, durcies, quelles semblaient sales quoiquelles fussent rincées deau claire; et, à force davoir servi, elles restaient entrouvertes, comme pour présenter delles-mêmes lhumble témoignage de tant de souffrances subies. Quelque chose dune rigidité monacale relevait lexpression de sa figure. Rien de triste ou dattendri namollissait ce regard pâle. Dans la fréquentation des animaux, elle avait pris leur mutisme et leur placidité. Cétait la première fois quelle se voyait au milieu dune compagnie si nombreuse; et, intérieurement effarouchée par les drapeaux, par les tambours, par les messieurs en habit noir et par la croix dhonneur du Conseiller, elle demeurait tout immobile, ne sachant sil fallait savancer ou senfuir, ni pourquoi la foule la poussait et pourquoi les examinateurs lui souriaient. Ainsi se tenait, devant ces bourgeois épanouis, ce demi-siècle de servitude. -- Approchez, vénérable Catherine-Nicaise-Élisabeth Leroux! dit M. le Conseiller, qui avait pris des mains du président la liste des lauréats. Et tour à tour examinant la feuille de papier, puis la vieille femme, il répétait dun ton paternel: -- Approchez, approchez! -- Êtes-vous sourde? dit Tuvache, en bondissant sur son fauteuil. Et il se mit là lui crier dans loreille: -- Cinquante-quatre ans de service! Une médaille dargent! Vingt- cinq francs! Cest pour vous. Puis, quand elle eut sa médaille, elle la considéra. Alors un sourire de béatitude se répandit sur sa figure, et on lentendit qui marmottait en sen allant: -- Je la donnerai au curé de chez nous, pour quil me dise des messes. -- Quel fanatisme! exclama le pharmacien, en se penchant vers le notaire. La séance était finie; la foule se dispersa; et, maintenant que les discours étaient lus, chacun reprenait son rang et tout rentrait dans la coutume: les maîtres rudoyaient les domestiques, et ceux-ci frappaient les animaux, triomphateurs indolents qui sen retournaient à létable, une couronne verte entre les cornes. Cependant les gardes nationaux étaient montés au premier étage de la mairie, avec des brioches embrochées à leurs baïonnettes, et le tambour du bataillon qui portait un panier de bouteilles. Madame Bovary prit le bras de Rodolphe; il la reconduisit chez elle; ils se séparèrent devant sa porte; puis il se promena seul dans la prairie, tout en attendant lheure du banquet. Le festin fut long, bruyant, mal servi; lon était si tassé, que lon avait peine à remuer les coudes, et les planches étroites qui servaient de bancs faillirent se rompre sous le poids des convives. Ils mangeaient abondamment. Chacun sen donnait pour sa quote-part. La sueur coulait sur tous les fronts; et une vapeur blanchâtre, comme la buée dun fleuve par un matin dautomne, flottait au-dessus de la table, entre les quinquets suspendus. Rodolphe, le dos appuyé contre le calicot de la tente, pensait si fort à Emma, quil nentendait rien. Derrière lui, sur le gazon, des domestiques empilaient des assiettes sales; ses voisins parlaient, il ne leur répondait pas; on lui emplissait son verre, et un silence sétablissait dans sa pensée, malgré les accroissements de la rumeur. Il rêvait à ce quelle avait dit et à la forme de ses lèvres; sa figure, comme en un miroir magique, brillait sur la plaque des shakos; les plis de sa robe descendaient le long des murs, et des journées damour se déroulaient à linfini dans les perspectives de lavenir. Il la revit le soir, pendant le feu dartifice; mais elle était avec son mari, madame Homais et le pharmacien, lequel se tourmentait beaucoup sur le danger des fusées perdues; et, à chaque moment, il quittait la compagnie pour aller faire à Binet des recommandations. Les pièces pyrotechniques envoyées à ladresse du sieur Tuvache avaient, par excès de précaution, été enfermées dans sa cave; aussi la poudre humide ne senflammait guère, et le morceau principal, qui devait figurer un dragon se mordant la queue, rata complètement. De temps à autre, il partait une pauvre chandelle romaine; alors la foule béante poussait une clameur où se mêlait le cri des femmes à qui lon chatouillait la taille pendant lobscurité. Emma, silencieuse, se blottissait doucement contre lépaule de Charles; puis, le menton levé, elle suivait dans le ciel noir le jet lumineux des fusées. Rodolphe la contemplait à la lueur des lampions qui brûlaient. Ils séteignirent peu à peu. Les étoiles sallumèrent. Quelques gouttes de pluie vinrent à tomber. Elle noua son fichu sur sa tête nue. À ce moment, le fiacre du Conseiller sortit de lauberge. Son cocher, qui était ivre, sassoupit tout à coup; et lon apercevait de loin, par-dessus la capote, entre les deux lanternes, la masse de son corps qui se balançait de droite et de gauche selon le tangage des soupentes. -- En vérité, dit lapothicaire, on devrait bien sévir contre livresse! Je voudrais que lon inscrivît, hebdomadairement, à la porte de la mairie, sur un tableau ad hoc, les noms de tous ceux qui, durant la semaine, se seraient intoxiqués avec des alcools. Dailleurs, sous le rapport de la statistique, on aurait là comme des annales patentes quon irait au besoin... Mais excusez. Et il courut encore vers le capitaine. Celui-ci rentrait à sa maison. Il allait revoir son tour. -- Peut-être ne feriez-vous pas mal, lui dit Homais, denvoyer un de vos hommes ou daller vous-même... --Laissez-moi donc tranquille, répondit le percepteur, puisquil ny a rien! -- Rassurez-vous, dit lapothicaire, quand il fut revenu près de ses amis. M. Binet ma certifié que les mesures étaient prises. Nulle flammèche ne sera tombée. Les pompes sont pleines. Allons dormir. -- Ma foi! jen ai besoin, fit madame Homais qui bâillait considérablement; mais, nimporte, nous avons eu pour notre fête une bien belle journée. Rodolphe répéta dune voix basse et avec un regard tendre: -- Oh! oui, bien belle! Et, sétant salués, on se tourna le dos. Deux jours après, dans le Fanal de Rouen il y avait un grand article sur les comices. Homais lavait composé, de verve, dès le lendemain: «Pourquoi ces festons, ces fleurs, ces guirlandes? Où courait cette foule comme les flots dune mer en furie, sous les torrents dun soleil tropical qui répandait sa chaleur sur nos guérets?» Ensuite, il parlait de la condition des paysans. Certes, le gouvernement faisait beaucoup, mais, pas assez! «Du courage! lui criait-il; mille réformes sont indispensables, accomplissons-les.» Puis, abordant lentrée du Conseiller, il noubliait point «lair martial de notre milice», ni «nos plus sémillantes villageoises», ni «les vieillards à tête chauve, sorte de patriarches qui étaient là, et dont quelques-uns, débris de nos immortelles phalanges, sentaient encore battre leurs coeurs au son mâle des tambours.» Il se citait des premiers parmi les membres du jury, et même il rappelait, dans une note, que M. Homais, pharmacien, avait envoyé un mémoire sur le cidre à la Société dagriculture. Quand il arrivait à la distribution des récompenses, il dépeignait la joie des lauréats en traits dithyrambiques. Le père embrassait son fils, le frère le frère, lépoux lépouse. Plus dun montrait avec orgueil son humble médaille, et sans doute, revenu chez lui, près de sa bonne ménagère, il laura suspendue en pleurant aux murs discrets de sa chaumine. «Vers six heures, un banquet, dressé dans lherbage de M. Liégeard, a réuni les principaux assistants de la fête. La plus grande cordialité na cessé dy régner. Divers toasts ont été portés: M. Lieuvain, au monarque! M. Tuvache, au préfet! M. Derozerays, à lagriculture! M. Homais, à lindustrie et aux beaux-arts, ces deux soeurs! M. Leplichey, aux améliorations! Le soir, un brillant feu dartifice a tout à coup illuminé les airs. On eût dit un véritable kaléidoscope, un vrai décor dOpéra, et un moment notre petite localité, a pu se croire transportée au milieu dun rêve des Mille et une Nuits. «Constatons quaucun événement fâcheux nest venu troubler cette réunion de famille.» Et il ajoutait: «On y a seulement remarqué labsence du clergé. Sans doute les sacristies entendent le progrès dune autre manière. Libre à vous, messieurs de Loyola!» IX Six semaines sécoulèrent. Rodolphe ne revint pas. Un soir, enfin, il parut. Il sétait dit, le lendemain des comices: -- Ny retournons pas de sitôt, ce serait une faute. Et, au bout de la semaine, il était parti pour la chasse. Après la chasse, il avait songé quil était trop tard, puis il fit ce raisonnement: -- Mais, si du premier jour elle ma aimé, elle doit, par limpatience de me revoir, maimer davantage. Continuons donc! Et il comprit que son calcul avait été bon lorsque, en entrant dans la salle, il aperçut Emma pâlir. Elle était seule. Le jour tombait. Les petits rideaux de mousseline, le long des vitres, épaississaient le crépuscule, et la dorure du baromètre, sur qui frappait un rayon de soleil, étalait des feux dans la glace, entre les découpures du polypier. Rodolphe resta debout; et à peine si Emma répondit à ses premières phrases de politesse. -- Moi, dit-il, jai eu des affaires. Jai été malade. -- Gravement? sécria-t-elle. -- Eh bien, fit Rodolphe en sasseyant à ses côtés sur un tabouret, non!... Cest que je nai pas voulu revenir. -- Pourquoi? -- Vous ne devinez pas? Il la regarda encore une fois, mais dune façon si violente quelle baissa la tête en rougissant. Il reprit: -- Emma... -- Monsieur! fit-elle en sécartant un peu. -- Ah! vous voyez bien, répliqua-t-il dune voix mélancolique, que javais raison de vouloir ne pas revenir; car ce nom, ce nom qui remplit mon âme et qui mest échappé, vous me linterdisez! Madame Bovary!... Eh! tout le monde vous appelle comme cela!... Ce nest pas votre nom, dailleurs; cest le nom dun autre! Il répéta: -- Dun autre! Et il se cacha la figure entre les mains. -- Oui, je pense à vous continuellement!... Votre souvenir me désespère! Ah! pardon!... Je vous quitte... Adieu!... Jirai loin..., si loin, que vous nentendrez plus parler de moi!... Et cependant..., aujourdhui..., je ne sais quelle force encore ma poussé vers vous! Car on ne lutte pas contre le ciel, on ne résiste point au sourire des anges! On se laisse entraîner par ce qui est beau, charmant, adorable! Cétait la première fois quEmma sentendait dire ces choses; et son orgueil, comme quelquun qui se délasse dans une étuve, sétirait mollement et tout entier à la chaleur de ce langage. -- Mais, si je ne suis pas venu, continua-t-il, si je nai pu vous voir, ah! du moins jai bien contemplé ce qui vous entoure. La nuit, toutes les nuits, je me relevais, jarrivais jusquici, je regardais votre maison, le toit qui brillait sous la lune, les arbres du jardin qui se balançaient à votre fenêtre, et une petite lampe, une lueur, qui brillait à travers les carreaux, dans lombre. Ah! vous ne saviez guère quil y avait là, si près et si loin, un pauvre misérable... Elle se tourna vers lui avec un sanglot. -- Oh! vous êtes bon! dit-elle. -- Non, je vous aime, voilà tout! Vous nen doutez pas! Dites-le- moi; un mot! un seul mot! Et Rodolphe, insensiblement, se laissa glisser du tabouret jusquà terre; mais on entendit un bruit de sabots dans la cuisine, et la porte de la salle, il sen aperçut, nétait pas fermée. -- Que vous seriez charitable, poursuivit-il en se relevant, de satisfaire une fantaisie! Cétait de visiter sa maison; il désirait la connaître; et, madame Bovary ny voyant point dinconvénient, ils se levaient tous les deux, quand Charles entra. -- Bonjour, docteur, lui dit Rodolphe. Le médecin, flatté de ce titre inattendu, se répandit en obséquiosités, et lautre en profita pour se remettre un peu. -- Madame mentretenait, fit-il donc, de sa santé... Charles linterrompit: il avait mille inquiétudes, en effet; les oppressions de sa femme recommençaient. Alors Rodolphe demanda si lexercice du cheval ne serait pas bon. -- Certes! excellent, parfait!... Voilà une idée! Tu devrais la suivre. Et, comme elle objectait quelle navait point de cheval, M. Rodolphe en offrit un; elle refusa ses offres; il ninsista pas; puis, afin de motiver sa visite, il conta que son charretier, lhomme à la saignée, éprouvait toujours des étourdissements. -- Jy passerai, dit Bovary. -- Non, non, je vous lenverrai; nous viendrons, ce sera plus commode pour vous. -- Ah! fort bien. Je vous remercie. Et, dès quils furent seuls: -- Pourquoi nacceptes-tu pas les propositions de M. Boulanger, qui sont si gracieuses? Elle prit un air boudeur, chercha mille excuses, et déclara finalement que cela peut-être semblerait drôle. -- Ah! je men moque pas mal! dit Charles en faisant une pirouette. La santé avant tout! Tu as tort! -- Eh! comment veux-tu que je monte à cheval, puisque je nai pas damazone? -- Il faut ten commander une! répondit-il. Lamazone la décida. Quand le costume fut prêt, Charles écrivit à M. Boulanger que sa femme était à sa disposition, et quils comptaient sur sa complaisance. Le lendemain, à midi, Rodolphe arriva devant la porte de Charles avec deux chevaux de maître. Lun portait des pompons roses aux oreilles et une selle de femme en peau de daim. Rodolphe avait mis de longues bottes molles, se disant que sans doute elle nen avait jamais vu de pareilles; en effet, Emma fut charmée, de sa tournure, lorsquil apparut sur le palier avec son grand habit de velours et sa culotte de tricot blanc. Elle était prête, elle lattendait. Justin séchappa de la pharmacie pour la voir, et lapothicaire aussi se dérangea. Il faisait à M. Boulanger des recommandations: -- Un malheur arrive si vite! Prenez garde! Vos chevaux peut-être sont fougueux! Elle entendit du bruit au-dessus de sa tête: cétait Félicité qui tambourinait contre les carreaux pour divertir la petite Berthe. Lenfant envoya de loin un baiser; sa mère lui répondit dun signe avec le pommeau de sa cravache. -- Bonne promenade! cria M. Homais. De la prudence, surtout! de la prudence! Et il agita son journal en les regardant séloigner. Dès quil sentit la terre, le cheval dEmma prit le galop. Rodolphe galopait à côté delle. Par moments ils échangeaient une parole. La figure un peu baissée, la main haute et le bras droit déployé, elle sabandonnait à la cadence du mouvement qui la berçait sur la selle. Au bas de la côte, Rodolphe lâcha les rênes; ils partirent ensemble, dun seul bond; puis, en haut, tout à coup, les chevaux sarrêtèrent, et son grand voile bleu retomba. On était aux premiers jours doctobre. Il y avait du brouillard sur la campagne. Des vapeurs sallongeaient à lhorizon, entre le contour des collines; et dautres, se déchirant, montaient, se perdaient. Quelquefois, dans un écartement des nuées, sous un rayon de soleil, on apercevait au loin les toits dYonville, avec les jardins au bord de leau, les cours, les murs, et le clocher de léglise. Emma fermait à demi les paupières pour reconnaître sa maison, et jamais ce pauvre village où elle vivait ne lui avait semblé si petit. De la hauteur où ils étaient, toute la vallée paraissait un immense lac pâle, sévaporant à lair. Les massifs darbres, de place en place, saillissaient comme des rochers noirs; et les hautes lignes des peupliers, qui dépassaient la brume, figuraient des grèves que le vent remuait. À côté, sur la pelouse, entre les sapins, une lumière brune circulait dans latmosphère tiède. La terre, roussâtre comme de la poudre de tabac, amortissait le bruit des pas; et, du bout de leurs fers, en marchant, les chevaux poussaient devant eux des pommes de pin tombées. Rodolphe et Emma suivirent ainsi la lisière du bois. Elle se détournait de temps à autre afin déviter son regard, et alors elle ne voyait que les troncs des sapins alignés, dont la succession continue létourdissait un peu. Les chevaux soufflaient. Le cuir des selles craquait. Au moment où ils entrèrent dans la forêt, le soleil parut. -- Dieu nous protège! dit Rodolphe. -- Vous croyez? fit-elle. -- Avançons! avançons! reprit-il. Il claqua de la langue. Les deux bêtes couraient. De longues fougères, au bord du chemin, se prenaient dans létrier dEmma. Rodolphe, tout en allant, se penchait et il les retirait à mesure. Dautres fois, pour écarter les branches, il passait près delle, et Emma sentait son genou lui frôler la jambe. Le ciel était devenu bleu. Les feuilles ne remuaient pas. Il y avait de grands espaces pleins de bruyères tout en fleurs; et des nappes de violettes salternaient avec le fouillis des arbres, qui étaient gris, fauves ou dorés, selon la diversité des feuillages. Souvent on entendait, sous les buissons, glisser un petit battement dailes, ou bien le cri rauque et doux des corbeaux, qui senvolaient dans les chênes. Ils descendirent. Rodolphe attacha les chevaux. Elle allait devant, sur la mousse, entre les ornières. Mais sa robe trop longue lembarrassait, bien quelle la portât relevée par la queue, et Rodolphe, marchant derrière elle, contemplait entre ce drap noir et la bottine noire, la délicatesse de son bas blanc, qui lui semblait quelque chose de sa nudité. Elle sarrêta. -- Je suis fatiguée, dit-elle. -- Allons, essayez encore! reprit-il. Du courage! Puis, cent pas plus loin, elle sarrêta de nouveau; et, à travers son voile, qui de son chapeau dhomme descendait obliquement sur ses hanches, on distinguait son visage dans une transparence bleuâtre, comme si elle eût nagé sous des flots dazur. -- Où allons-nous donc? Il ne répondit rien. Elle respirait dune façon saccadée. Rodolphe jetait les yeux autour de lui et il se mordait la moustache. Ils arrivèrent à un endroit plus large, où lon avait abattu des baliveaux. Ils sassirent sur un tronc darbre renversé, et Rodolphe se mit à lui parler de son amour. Il ne leffraya point dabord par des compliments. Il fut calme, sérieux, mélancolique. Emma lécoutait la tête basse, et tout en remuant, avec la pointe de son pied, des copeaux par terre. Mais, à cette phrase: -- Est-ce que nos destinées maintenant ne sont pas communes. -- Eh non! répondit-elle. Vous le savez bien. Cest impossible. Elle se leva pour partir. Il la saisit au poignet. Elle sarrêta. Puis, layant considéré quelques minutes dun oeil amoureux et tout humide, elle dit vivement: -- Ah! tenez, nen parlons plus... Où sont les chevaux? Retournons. Il eut un geste de colère et dennui. Elle répéta: -- Où sont les chevaux? où sont les chevaux? Alors, souriant dun sourire étrange et la prunelle fixe, les dents serrées, il savança en écartant les bras. Elle se recula tremblante. Elle balbutiait: -- Oh! vous me faites peur! vous me faites mal! Partons. -- Puisquil le faut, reprit-il en changeant de visage. Et il redevint aussitôt respectueux, caressant, timide. Elle lui donna son bras. Ils sen retournèrent. Il disait: -- Quaviez-vous donc? Pourquoi? Je nai pas compris! Vous vous méprenez, sans doute? Vous êtes dans mon âme comme une madone sur un piédestal, à une place haute, solide et immaculée. Mais jai besoin de vous pour vivre! Jai besoin de vos yeux, de votre voix, de votre pensée. Soyez mon amie, ma soeur, mon ange! Et il allongeait son bras et lui en entourait la taille. Elle tâchait de se dégager mollement. Il la soutenait ainsi, en marchant. Mais ils entendirent les deux chevaux qui broutaient le feuillage. -- Oh! encore, dit Rodolphe. Ne partons pas! Restez! Il lentraîna plus loin, autour dun petit étang, où des lentilles deau faisaient une verdure sur les ondes. Des nénuphars flétris se tenaient immobiles entre les joncs. Au bruit de leurs pas dans lherbe, des grenouilles sautaient pour se cacher. -- Jai tort, jai tort, disait-elle. Je suis folle de vous entendre. -- Pourquoi?... Emma! Emma! -- Oh! Rodolphe!... fit lentement la jeune femme en se penchant sur son épaule. Le drap de sa robe saccrochait au velours de lhabit. Elle renversa son cou blanc, qui se gonflait dun soupir; et, défaillante, tout en pleurs, avec un long frémissement et se cachant la figure, elle sabandonna. Les ombres du soir descendaient; le soleil horizontal, passant entre les branches, lui éblouissait les yeux. Çà et là, tout autour delle, dans les feuilles ou par terre, des taches lumineuses tremblaient, comme si des colibris, en volant, eussent éparpillé leurs plumes. Le silence était partout; quelque chose de doux semblait sortir des arbres; elle sentait son coeur, dont les battements recommençaient, et le sang circuler dans sa chair comme un fleuve de lait. Alors, elle entendit tout au loin, au delà du bois, sur les autres collines, un cri vague et prolongé, une voix qui se traînait, et elle lécoutait silencieusement, se mêlant comme une musique aux dernières vibrations de ses nerfs émus. Rodolphe, le cigare aux dents, raccommodait avec son canif une des deux brides cassée. Ils sen revinrent à Yonville, par le même chemin. Ils revirent sur la boue les traces de leurs chevaux, côte à côte, et les mêmes buissons, les mêmes cailloux dans lherbe. Rien autour deux navait changé; et pour elle, cependant, quelque chose était survenu de plus considérable que si les montagnes se fussent déplacées. Rodolphe, de temps à autre, se penchait et lui prenait sa main pour la baiser. Elle était charmante, à cheval! Droite, avec sa taille mince, le genou plié sur la crinière de sa bête et un peu colorée par le grand air, dans la rougeur du soir. En entrant dans Yonville, elle caracola sur les pavés. On la regardait des fenêtres. Son mari, au dîner, lui trouva bonne mine; mais elle eut lair de ne pas lentendre lorsquil sinforma de sa promenade; et elle restait le coude au bord de son assiette, entre les deux bougies qui brûlaient. -- Emma! dit-il. -- Quoi? -- Eh bien, jai passé cette après-midi chez M. Alexandre; il a une ancienne pouliche encore fort belle, un peu couronnée seulement, et quon aurait, je suis sûr, pour une centaine décus... Il ajouta: -- Pensant même que cela te serait agréable, je lai retenue..., je lai achetée... Ai-je bien fait? Dis-moi donc. Elle remua la tête en signe dassentiment; puis, un quart dheure après: -- Sors-tu ce soir? demanda-t-elle. -- Oui. Pourquoi? -- Oh! rien, rien, mon ami. Et, dès quelle fut débarrassée de Charles, elle monta senfermer dans sa chambre. Dabord, ce fut comme un étourdissement; elle voyait les arbres, les chemins, les fossés, Rodolphe, et elle sentait encore létreinte de ses bras, tandis que le feuillage frémissait et que les joncs sifflaient. Mais, en sapercevant dans la glace, elle sétonna de son visage. Jamais elle navait eu les yeux si grands, si noirs, ni dune telle profondeur. Quelque chose de subtil épandu sur sa personne la transfigurait. Elle se répétait: «Jai un amant! un amant!» se délectant à cette idée comme à celle dune autre puberté qui lui serait survenue. Elle allait donc posséder enfin ces joies de lamour, cette fièvre du bonheur dont elle avait désespéré. Elle entrait dans quelque chose de merveilleux où tout serait passion, extase, délire; une immensité bleuâtre lentourait, les sommets du sentiment étincelaient sous sa pensée, et lexistence ordinaire napparaissait quau loin, tout en bas, dans lombre, entre les intervalles de ces hauteurs. Alors elle se rappela les héroïnes des livres quelle avait lus, et la légion lyrique de ces femmes adultères se mit à chanter dans sa mémoire avec des voix de soeurs qui la charmaient. Elle devenait elle-même comme une partie véritable de ces imaginations et réalisait la longue rêverie de sa jeunesse, en se considérant dans ce type damoureuse quelle avait tant envié. Dailleurs, Emma éprouvait une satisfaction de vengeance. Navait-elle pas assez souffert! Mais elle triomphait maintenant, et lamour, si longtemps contenu, jaillissait tout entier avec des bouillonnements joyeux. Elle le savourait sans remords, sans inquiétude, sans trouble. La journée du lendemain se passa dans une douceur nouvelle. Ils se firent des serments. Elle lui raconta ses tristesses. Rodolphe linterrompait par ses baisers; et elle lui demandait, en le contemplant les paupières à demi closes, de lappeler encore par son nom et de répéter quil laimait. Cétait dans la forêt, comme la veille, sous une hutte de sabotiers. Les murs en étaient de paille et le toit descendait si bas, quil fallait se tenir courbé. Ils étaient assis lun contre lautre, sur un lit de feuilles sèches. À partir de ce jour-là, ils sécrivirent régulièrement tous les soirs. Emma portait sa lettre au bout du jardin, près de la rivière, dans une fissure de la terrasse. Rodolphe venait ly chercher et en plaçait une autre, quelle accusait toujours dêtre trop courte. Un matin, que Charles était sorti dès avant laube, elle fut prise par la fantaisie de voir Rodolphe à linstant. On pouvait arriver promptement à la Huchette, y rester une heure et être rentré dans Yonville que tout le monde encore serait endormi. Cette idée la fit haleter de convoitise, et elle se trouva bientôt au milieu de la prairie, où elle marchait à pas rapides, sans regarder derrière elle. Le jour commençait à paraître. Emma, de loin, reconnut la maison de son amant, dont les deux girouettes à queue-daronde se découpaient en noir sur le crépuscule pâle. Après la cour de la ferme, il y avait un corps de logis qui devait être le château. Elle y entra, comme si les murs, à son approche, se fussent écartés deux-mêmes. Un grand escalier droit montait vers un corridor. Emma tourna la clenche dune porte, et tout à coup, au fond de la chambre, elle aperçut un homme qui dormait. Cétait Rodolphe. Elle poussa un cri. -- Te voilà! te voilà! répétait-il. Comment as-tu fait pour venir?... Ah! ta robe est mouillée! -- Je taime! répondit-elle en lui passant les bras autour du cou. Cette première audace lui ayant réussi, chaque fois maintenant que Charles sortait de bonne heure, Emma shabillait vite et descendait à pas de loup le perron qui conduisait au bord de leau. Mais, quand la planche aux vaches était levée, il fallait suivre les murs qui longeaient la rivière; la berge était glissante; elle saccrochait de la main, pour ne pas tomber, aux bouquets de ravenelles flétries. Puis elle prenait à travers des champs en labour, où elle enfonçait, trébuchait et empêtrait ses bottines minces. Son foulard, noué sur sa tête, sagitait au vent dans les herbages; elle avait peur des boeufs, elle se mettait à courir; elle arrivait essoufflée, les joues roses, et exhalant de toute sa personne un frais parfum de sève, de verdure et de grand air. Rodolphe, à cette heure-là, dormait encore. Cétait comme une matinée de printemps qui entrait dans sa chambre. Les rideaux jaunes, le long des fenêtres laissaient passer doucement une lourde lumière blonde. Emma tâtonnait en clignant des yeux, tandis que les gouttes de rosée suspendues à ses bandeaux faisaient comme une auréole de topazes tout autour de sa figure. Rodolphe, en riant, lattirait à lui et il la prenait sur son coeur. Ensuite, elle examinait lappartement, elle ouvrait les tiroirs des meubles, elle se peignait avec son peigne et se regardait dans le miroir à barbe. Souvent même, elle mettait entre ses dents le tuyau dune grosse pipe qui était sur la table de nuit, parmi des citrons et des morceaux de sucre, près dune carafe deau. Il leur fallait un bon quart dheure pour les adieux. Alors Emma pleurait; elle aurait voulu ne jamais abandonner Rodolphe. Quelque chose de plus fort quelle la poussait vers lui, si bien quun jour, la voyant survenir à limproviste, il fronça le visage comme quelquun de contrarié. -- Quas-tu donc? dit-elle. Souffres-tu? Parle-moi! Enfin il déclara, dun air sérieux, que ses visites devenaient imprudentes et quelle se compromettait. X Peu à peu, ces craintes de Rodolphe la gagnèrent. Lamour lavait enivrée dabord, et elle navait songé à rien au delà. Mais, à présent quil était indispensable à sa vie, elle craignait den perdre quelque chose, ou même quil ne fût troublé. Quand elle sen revenait de chez lui, elle jetait tout alentour des regards inquiets, épiant chaque forme qui passait à lhorizon et chaque lucarne du village doù lon pouvait lapercevoir. Elle écoutait les pas, les cris, le bruit des charrues; et elle sarrêtait plus blême et plus tremblante que les feuilles des peupliers qui se balançaient sur sa tête. Un matin, quelle sen retournait ainsi, elle crut distinguer tout à coup le long canon dune carabine qui semblait la tenir en joue. Il dépassait obliquement le bord dun petit tonneau, à demi enfoui entre les herbes, sur la marge dun fossé. Emma, prête à défaillir de terreur, avança cependant, et un homme sortit du tonneau, comme ces diables à boudin qui se dressent du fond des boîtes. Il avait des guêtres bouclées jusquaux genoux, sa casquette enfoncée jusquaux yeux, les lèvres grelottantes et le nez rouge. Cétait le capitaine Binet, à laffût des canards sauvages. -- Vous auriez dû parler de loin! sécria-t-il. Quand on aperçoit un fusil, il faut toujours avertir. Le percepteur, par là, tâchait de dissimuler la crainte quil venait davoir; car, un arrêté préfectoral ayant interdit la chasse aux canards autrement quen bateau, M. Binet, malgré son respect pour les lois, se trouvait en contravention. Aussi croyait-il à chaque minute entendre arriver le garde champêtre. Mais cette inquiétude irritait son plaisir, et, tout seul dans son tonneau, il sapplaudissait de son bonheur et de sa malice. À la vue dEmma, il parut soulagé dun grand poids, et aussitôt, entamant la conversation: -- Il ne fait pas chaud, ça pique! Emma ne répondit rien. Il poursuivit: -- Et vous voilà sortie de bien bonne heure? -- Oui, dit-elle en balbutiant; je viens de chez la nourrice où est mon enfant. -- Ah! fort bien! fort bien! Quant à moi, tel que vous me voyez, dès la pointe du jour je suis là; mais le temps est si crassineux, quà moins davoir la plume juste au bout... -- Bonsoir, monsieur Binet, interrompit-elle en lui tournant les talons. -- Serviteur, madame, reprit-il dun ton sec. Et il rentra dans son tonneau. Emma se repentit davoir quitté si brusquement le percepteur. Sans doute, il allait faire des conjectures défavorables. Lhistoire de la nourrice était la pire excuse, tout le monde sachant bien à Yonville que la petite Bovary, depuis un an, était revenue chez ses parents. Dailleurs, personne nhabitait aux environs; ce chemin ne conduisait quà la Huchette; Binet donc avait deviné doù elle venait, et il ne se tairait pas, il bavarderait, cétait certain! Elle resta jusquau soir à se torturer lesprit dans tous les projets de mensonges imaginables, et ayant sans cesse devant les yeux cet imbécile à carnassière. Charles, après le dîner, la voyant soucieuse, voulut, par distraction, la conduire chez le pharmacien; et la première personne quelle aperçut dans la pharmacie, ce fut encore lui, le percepteur! Il était debout devant le comptoir, éclairé par la lumière du bocal rouge, et il disait: -- Donnez-moi, je vous prie, une demi-once de vitriol. -- Justin, cria lapothicaire, apporte-nous lacide sulfurique. Puis, à Emma, qui voulait monter dans lappartement de madame Homais: -- Non, restez, ce nest pas la peine, elle va descendre. Chauffez-vous au poêle en attendant... Excusez-moi... Bonjour, docteur (car le pharmacien se plaisait beaucoup a prononcer ce mot docteur, comme si en ladressant à un autre, il eût fait rejaillir sur lui-même quelque chose de la pompe quil y trouvait)... Mais prends garde de renverser les mortiers! va plutôt chercher les chaises de la petite salle; tu sais bien quon ne dérange pas les fauteuils du salon. Et, pour remettre en place son fauteuil, Homais se précipitait hors du comptoir, quand Binet lui demanda une demi-once dacide de sucre. -- Acide de sucre? fit le pharmacien dédaigneusement. Je ne connais pas, jignore! Vous voulez peut-être de lacide oxalique? Cest oxalique, nest-il pas vrai? Binet expliqua quil avait besoin dun mordant pour composer lui- même une eau de cuivre avec quoi dérouiller diverses garnitures de chasse. Emma tressaillit. Le pharmacien se mit à dire: -- En effet, le temps nest pas propice, à cause de lhumidité. -- Cependant, reprit le percepteur dun air finaud, il y a des personnes qui sen arrangent. Elle étouffait. -- Donnez-moi encore... -- Il ne sen ira donc jamais! pensait-elle. -- Une demi-once darcanson et de térébenthine, quatre onces de cire jaune, et trois demi-onces de noir animal, sil vous plaît, pour nettoyer les cuirs vernis de mon équipement. Lapothicaire commençait à tailler de la cire, quand madame Homais parut avec Irma dans ses bras, Napoléon à ses côtés et Athalie qui la suivait. Elle alla sasseoir sur le banc de velours contre la fenêtre, et le gamin saccroupit sur un tabouret, tandis que sa soeur aînée rôdait autour de la boîte à jujube, près de son petit papa. Celui-ci emplissait des entonnoirs et bouchait des flacons, il collait des étiquettes, il confectionnait des paquets. On se taisait autour de lui; et lon entendait seulement de temps à autre tinter les poids dans les balances, avec quelques paroles basses du pharmacien donnant des conseils à son élève. -- Comment va votre jeune personne? demanda tout à coup madame Homais. -- Silence! exclama son mari, qui écrivait des chiffres sur le cahier de brouillons. -- Pourquoi ne lavez-vous pas amenée? reprit-elle à demi-voix. -- Chut! chut! fit Emma en désignant du doigt lapothicaire. Mais Binet, tout entier à la lecture de laddition, navait rien entendu probablement. Enfin il sortit. Alors Emma, débarrassée, poussa un grand soupir. -- Comme vous respirez fort! dit madame Homais. -- Ah! cest quil fait un peu chaud, répondit-elle. Ils avisèrent donc, le lendemain, à organiser leurs rendez-vous; Emma voulait corrompre sa servante par un cadeau; mais il eût mieux valu découvrir à Yonville quelque maison discrète. Rodolphe promit den chercher une. Pendant tout lhiver, trois ou quatre fois la semaine, à la nuit noire, il arrivait dans le jardin. Emma, tout exprès, avait retiré la clef de la barrière, que Charles crut perdue. Pour lavertir, Rodolphe jetait contre les persiennes une poignée de sable. Elle se levait en sursaut; mais quelquefois il lui fallait attendre, car Charles avait la manie de bavarder au coin du feu, et il nen finissait pas. Elle se dévorait dimpatience; si ses yeux lavaient pu, ils leussent fait sauter par les fenêtres. Enfin, elle commençait sa toilette de nuit; puis, elle prenait un livre et continuait à lire fort tranquillement, comme si la lecture leût amusée. Mais Charles, qui était au lit, lappelait pour se coucher. -- Viens donc, Emma, disait-il, il est temps. -- Oui, jy vais! répondait-elle. Cependant, comme les bougies léblouissaient, il se tournait vers le mur et sendormait. Elle séchappait en retenant son haleine, souriante, palpitante, déshabillée. Rodolphe avait un grand manteau; il len enveloppait tout entière, et, passant le bras autour de sa taille, il lentraînait sans parler jusquau fond du jardin. Cétait sous la tonnelle, sur ce même banc de bâtons pourris où autrefois Léon la regardait si amoureusement, durant les soirs dété. Elle ne pensait guère à lui maintenant. Les étoiles brillaient à travers les branches du jasmin sans feuilles. Ils entendaient derrière eux la rivière qui coulait, et, de temps à autre, sur la berge, le claquement des roseaux secs. Des massifs dombre, çà et là, se bombaient dans lobscurité, et parfois, frissonnant tous dun seul mouvement, ils se dressaient et se penchaient comme dimmenses vagues noires qui se fussent avancées pour les recouvrir. Le froid de la nuit les faisait sétreindre davantage; les soupirs de leurs lèvres leur semblaient plus forts; leurs yeux, quils entrevoyaient à peine, leur paraissaient plus grands, et, au milieu du silence, il y avait des paroles dites tout bas qui tombaient sur leur âme avec une sonorité cristalline et qui sy répercutaient en vibrations multipliées. Lorsque la nuit était pluvieuse, ils sallaient réfugier dans le cabinet aux consultations, entre le hangar et lécurie. Elle allumait un des flambeaux de la cuisine, quelle avait caché derrière les livres. Rodolphe sinstallait là comme chez lui. La vue de la bibliothèque et du bureau, de tout lappartement enfin, excitait sa gaieté; et il ne pouvait se retenir de faire sur Charles quantité de plaisanteries qui embarrassaient Emma. Elle eût désiré le voir plus sérieux, et même plus dramatique à loccasion, comme cette fois où elle crut entendre dans lallée un bruit de pas qui sapprochaient. -- On vient! dit-elle. Il souffla la lumière. -- As-tu tes pistolets? -- Pourquoi? -- Mais... pour te défendre, reprit Emma. -- Est-ce de ton mari? Ah! le pauvre garçon! Et Rodolphe acheva sa phrase avec un geste qui signifiait: «Je lécraserais dune chiquenaude.» Elle fut ébahie de sa bravoure, bien quelle y sentît une sorte dindélicatesse et de grossièreté naïve qui la scandalisa. Rodolphe réfléchit beaucoup à cette histoire de pistolets. Si elle avait parlé sérieusement, cela était fort ridicule, pensait-il, odieux même, car il navait, lui, aucune raison de haïr ce bon Charles, nétant pas ce qui sappelle dévoré de jalousie; -- et, à ce propos, Emma lui avait fait un grand serment quil ne trouvait pas non plus du meilleur goût. Dailleurs, elle devenait bien sentimentale. Il avait fallu échanger des miniatures, on sétait coupé des poignées de cheveux, et elle demandait à présent une bague, un véritable anneau de mariage, en signe dalliance éternelle. Souvent elle lui parlait des cloches du soir ou des voix de la nature; puis elle lentretenait de sa mère, à elle, et de sa mère, à lui. Rodolphe lavait perdue depuis vingt ans. Emma, néanmoins, len consolait avec des mièvreries de langage, comme on eût fait à un marmot abandonné, et même lui disait quelquefois, en regardant la lune: -- Je suis sûre que là-haut, ensemble, elles approuvent notre amour. Mais elle était si jolie! il en avait possédé si peu dune candeur pareille! Cet amour sans libertinage était pour lui quelque chose de nouveau, et qui, le sortant de ses habitudes faciles, caressait à la fois son orgueil et sa sensualité. Lexaltation dEmma, que son bon sens bourgeois dédaignait, lui semblait au fond du coeur charmante, puisquelle sadressait à sa personne. Alors, sûr dêtre aimé, il ne se gêna pas, et insensiblement ses façons changèrent. Il navait plus, comme autrefois, de ces mots si doux qui la faisaient pleurer, ni de ces véhémentes caresses qui la rendaient folle; si bien que leur grand amour, où elle vivait plongée, parut se diminuer sous elle, comme leau dun fleuve qui sabsorberait dans son lit, et elle aperçut la vase. Elle ny voulut pas croire; elle redoubla de tendresse; et Rodolphe, de moins en moins, cacha son indifférence. Elle ne savait pas si elle regrettait de lui avoir cédé, ou si elle ne souhaitait point, au contraire, le chérir davantage. Lhumiliation de se sentir faible se tournait en une rancune que les voluptés tempéraient. Ce nétait pas de lattachement, cétait comme une séduction permanente. Il la subjuguait. Elle en avait presque peur. Les apparences, néanmoins, étaient plus calmes que jamais, Rodolphe ayant réussi à conduire ladultère selon sa fantaisie; et, au bout de six mois, quand le printemps arriva, ils se trouvaient, lun vis-à-vis de lautre, comme deux mariés qui entretiennent tranquillement une flamme domestique. Cétait lépoque où le père Rouault envoyait son dinde, en souvenir de sa jambe remise. Le cadeau arrivait toujours avec une lettre. Emma coupa la corde qui la retenait au panier, et lut les lignes suivantes: «Mes chers enfants, «Jespère que la présente vous trouvera en bonne santé et que celui-là vaudra bien les autres; car il me semble un peu plus mollet, si jose dire, et plus massif. Mais, la prochaine fois, par changement, je vous donnerai un coq, à moins que vous ne teniez de préférence aux picots; et renvoyez-moi la bourriche, sil vous plaît, avec les deux anciennes. Jai eu un malheur à ma charreterie, dont la couverture, une nuit quil ventait fort, sest envolée dans les arbres. La récolte non plus na pas été trop fameuse. Enfin, je ne sais pas quand jirai vous voir. Ça mest tellement difficile de quitter maintenant la maison, depuis que je suis seul, ma pauvre Emma! «Et il y avait ici un intervalle entre les lignes, comme si le bonhomme eût laissé tomber sa plume pour rêver quelque temps. «Quant à moi, je vais bien, sauf un rhume que jai attrapé lautre jour à la foire dYvetot, où jétais parti pour retenir un berger, ayant mis le mien dehors, par suite de sa trop grande délicatesse de bouche. Comme on est à plaindre avec tous ces brigands-là! Du reste, cétait aussi un malhonnête. «Jai appris dun colporteur qui, voyageant cet hiver par votre pays, sest fait arracher une dent, que Bovary travaillait toujours dur. Ça ne métonne pas, et il ma montré sa dent; nous avons pris un café ensemble. Je lui ai demandé sil tavait vue, il ma dit que non, mais quil avait vu dans lécurie deux animaux, doù je conclus que le métier roule. Tant mieux, mes chers enfants, et que le bon Dieu vous envoie tout le bonheur imaginable. «Il me fait deuil de ne pas connaître encore ma bien-aimée petite- fille Berthe Bovary. Jai planté pour elle, dans le jardin, sous ta chambre, un prunier de prunes davoine, et je ne veux pas quon y touche, si ce nest pour lui faire plus tard des compotes, que je garderai dans larmoire, à son intention, quand elle viendra. «Adieu, mes chers enfants. Je tembrasse, ma fille; vous aussi, mon gendre, et la petite, sur les deux joues. «Je suis, avec bien des compliments, «Votre tendre père, «THEODORE ROUAULT.» Elle resta quelques minutes à tenir entre ses doigts ce gros papier. Les fautes dorthographe sy enlaçaient les unes aux autres, et Emma poursuivait la pensée douce qui caquetait tout au travers comme une poule à demi cachée dans une haie dépines. On avait séché lécriture avec les cendres du foyer, car un peu de poussière grise glissa de la lettre sur sa robe, et elle crut presque apercevoir son père se courbant vers lâtre pour saisir les pincettes. Comme il y avait longtemps quelle nétait plus auprès de lui, sur lescabeau, dans la cheminée, quand elle faisait brûler le bout dun bâton à la grande flamme des joncs marins qui pétillaient!... Elle se rappela des soirs dété tout pleins de soleil. Les poulains hennissaient quand on passait, et galopaient, galopaient... Il y avait sous sa fenêtre une ruche à miel, et quelquefois les abeilles, tournoyant dans la lumière, frappaient contre les carreaux comme des balles dor rebondissantes. Quel bonheur dans ce temps-là! quelle liberté! quel espoir! quelle abondance dillusions! Il nen restait plus maintenant! Elle en avait dépensé à toutes les aventures de son âme, par toutes les conditions successives, dans la virginité, dans le mariage et dans lamour; -- les perdant ainsi continuellement le long de sa vie, comme un voyageur qui laisse quelque chose de sa richesse à toutes les auberges de la route. Mais qui donc la rendait si malheureuse? où était la catastrophe extraordinaire qui lavait bouleversée? Et elle releva la tête, regardant autour delle, comme pour chercher la cause de ce qui la faisait souffrir. Un rayon davril chatoyait sur les porcelaines de létagère; le feu brûlait; elle sentait sous ses pantoufles la douceur du tapis; le jour était blanc, latmosphère tiède, et elle entendit son enfant qui poussait des éclats de rire. En effet, la petite fille se roulait alors sur le gazon, au milieu de lherbe quon fanait. Elle était couchée à plat ventre, au haut dune meule. Sa bonne la retenait par la jupe. Lestiboudois ratissait à côté, et, chaque fois quil sapprochait, elle se penchait en battant lair de ses deux bras. -- Amenez-la-moi! dit sa mère se précipitant pour lembrasser. Comme je taime, ma pauvre enfant! comme je taime! Puis, sapercevant quelle avait le bout des oreilles un peu sale, elle sonna vite pour avoir de leau chaude, et la nettoya, la changea de linge, de bas, de souliers, fit mille questions sur sa santé, comme au retour dun voyage, et enfin, la baisant encore et pleurant un peu, elle la remit aux mains de la domestique, qui restait fort ébahie devant cet excès de tendresse. Rodolphe, le soir, la trouva plus sérieuse que dhabitude. -- Cela se passera, jugea-t-il, cest un caprice. Et il manqua consécutivement à trois rendez-vous. Quand il revint, elle se montra froide et presque dédaigneuse. -- Ah! tu perds ton temps, ma mignonne... Et il eut lair de ne point remarquer ses soupirs mélancoliques, ni le mouchoir quelle tirait. Cest alors quEmma se repentit! Elle se demanda même pourquoi donc elle exécrait Charles, et sil neût pas été meilleur de le pouvoir aimer. Mais il noffrait pas grande prise à ces retours du sentiment, si bien quelle demeurait fort embarrassée dans sa velléité de sacrifice, lorsque lapothicaire vint à propos lui fournir une occasion. XI Il avait lu dernièrement léloge dune nouvelle méthode pour la cure des pieds-bots; et comme il était partisan du progrès, il conçut cette idée patriotique que Yonville, pour se mettre au niveau, devait avoir des opérations de stréphopodie. -- Car, disait-il à Emma, que risque-t-on? Examinez (et il énumérait, sur ses doigts, les avantages de la tentative); succès presque certain, soulagement et embellissement du malade, célébrité vite acquise à lopérateur. Pourquoi votre mari, par exemple, ne voudrait-il pas débarrasser ce pauvre Hippolyte, du Lion dor? Notez quil ne manquerait pas de raconter sa guérison à tous les voyageurs, et puis (Homais baissait la voix et regardait autour de lui) qui donc mempêcherait denvoyer au journal une petite note là-dessus? Eh! mon Dieu! un article circule..., on en parle..., cela finit par faire la boule de neige! Et qui sait? qui sait? En effet, Bovary pouvait réussir; rien naffirmait à Emma quil ne fût pas habile, et quelle satisfaction pour elle que de lavoir engagé à une démarche doù sa réputation et sa fortune se trouveraient accrues? Elle ne demandait quà sappuyer sur quelque chose de plus solide que lamour. Charles, sollicité par lapothicaire et par elle, se laissa convaincre. Il fit venir de Rouen le volume du docteur Duval, et, tous les soirs, se prenant la tête entre les mains, il senfonçait dans cette lecture. Tandis quil étudiait les équins, les varus et les valgus, cest- à-dire la stréphocatopodie, la stréphendopodie et la stréphexopodie (ou, pour parler mieux, les différentes déviations du pied, soit en bas, en dedans ou en dehors), avec la stréphypopodie et la stréphanopodie (autrement dit torsion en dessous et redressement en haut), M. Homais par toute sorte de raisonnements, exhortait le garçon dauberge à se faire opérer. -- À peine sentiras-tu, peut-être, une légère douleur; cest une simple piqûre comme une petite saignée, moins que lextirpation de certains cors. Hippolyte, réfléchissant, roulait des yeux stupides. -- Du reste, reprenait le pharmacien, ça ne me regarde pas! cest pour toi! par humanité pure! Je voudrais te voir, mon ami, débarrassé de ta hideuse claudication, avec ce balancement de la région lombaire, qui, bien que tu prétendes le contraire, doit te nuire considérablement dans lexercice de ton métier. Alors Homais lui représentait combien il se sentirait ensuite plus gaillard et plus ingambe, et même lui donnait à entendre quil sen trouverait mieux pour plaire aux femmes; et le valet décurie se prenait à sourire lourdement. Puis il lattaquait par la vanité: -- Nes-tu pas un homme, saprelotte? Que serait-ce donc, sil tavait fallu servir, aller combattre sous les drapeaux?... Ah! Hippolyte! Et Homais séloignait, déclarant quil ne comprenait pas cet entêtement, cet aveuglement à se refuser aux bienfaits de la science. Le malheureux céda, car ce fut comme une conjuration. Binet, qui ne se mêlait jamais des affaires dautrui, madame Lefrançois, Artémise, les voisins, et jusquau maire, M. Tuvache, tout le monde lengagea, le sermonna, lui faisait honte; mais ce qui acheva de le décider, cest que ça ne lui coûterait rien. Bovary se chargeait même de fournir la machine pour lopération. Emma avait eu lidée de cette générosité; et Charles y consentit, se disant au fond du coeur que sa femme était un ange. Avec les conseils du pharmacien, et en recommençant trois fois, il fit donc construire par le menuisier, aidé du serrurier, une manière de boîte pesant huit livres environ, et où le fer, le bois, la tôle, le cuir, les vis et les écrous ne se trouvaient point épargnés. Cependant, pour savoir quel tendon couper à Hippolyte, il fallait connaître dabord quelle espèce de pied-bot il avait. Il avait un pied faisant avec la jambe une ligne presque droite, ce qui ne lempêchait pas dêtre tourné en dedans, de sorte que cétait un équin mêlé dun peu de varus, ou bien un léger varus fortement accusé déquin. Mais, avec cet équin, large en effet comme un pied de cheval, à peau rugueuse, à tendons secs, à gros orteils, et où les ongles noirs figuraient les clous dun fer, le stréphopode, depuis le matin jusquà la nuit, galopait comme un cerf. On le voyait continuellement sur la place, sautiller tout autour des charrettes, en jetant en avant son support inégal. Il semblait même plus vigoureux de cette jambe-là que de lautre. À force davoir servi, elle avait contracté comme des qualités morales de patience et dénergie, et quand on lui donnait quelque gros ouvrage, il sécorait dessus, préférablement. Or, puisque cétait un équin, il fallait couper le tendon dAchille, quitte à sen prendre plus tard au muscle tibial antérieur pour se débarrasser du varus; car le médecin nosait dun seul coup risquer deux opérations, et même il tremblait déjà, dans la peur dattaquer quelque région importante quil ne connaissait pas. Ni Ambroise Paré, appliquant pour la première fois depuis Celse, après quinze siècles dintervalle, la ligature immédiate dune artère; ni Dupuytren allant ouvrir un abcès à travers une couche épaisse dencéphale; ni Gensoul, quand il fit la première ablation de maxillaire supérieur, navaient certes le coeur si palpitant, la main si frémissante, lintellect aussi tendu que M. Bovary quand il approcha dHippolyte, son ténotome entre les doigts. Et, comme dans les hôpitaux, on voyait à côté, sur une table, un tas de charpie, des fils cirés, beaucoup de bandes, une pyramide de bandes, tout ce quil y avait de bandes chez lapothicaire. Cétait M. Homais qui avait organisé dès le matin tous ces préparatifs, autant pour éblouir la multitude que pour sillusionner lui-même. Charles piqua la peau; on entendit un craquement sec. Le tendon était coupé, lopération était finie. Hippolyte nen revenait pas de surprise; il se penchait sur les mains de Bovary pour les couvrir de baisers. -- Allons, calme-toi, disait lapothicaire, tu témoigneras plus tard ta reconnaissance envers ton bienfaiteur! Et il descendit conter le résultat à cinq ou six curieux qui stationnaient dans la cour, et qui simaginaient quHippolyte allait reparaître marchant droit. Puis Charles, ayant bouclé son malade dans le moteur mécanique, sen retourna chez lui, où Emma, tout anxieuse, lattendait sur la porte. Elle lui sauta au cou; ils se mirent à table; il mangea beaucoup, et même il voulut, au dessert, prendre une tasse de café, débauche quil ne se permettait que le dimanche lorsquil y avait du monde. La soirée fut charmante, pleine de causeries, de rêves en commun. Ils parlèrent de leur fortune future, daméliorations à introduire dans leur ménage, il voyait sa considération sétendant, son bien- être saugmentant, sa femme laimant toujours; et elle se trouvait heureuse de se rafraîchir dans un sentiment nouveau, plus sain, meilleur, enfin déprouver quelque tendresse pour ce pauvre garçon qui la chérissait. Lidée de Rodolphe, un moment, lui passa par la tête; mais ses yeux se reportèrent sur Charles: elle remarqua même avec surprise quil navait point les dents vilaines. Ils étaient au lit lorsque M. Homais, malgré la cuisinière, entra tout à coup dans la chambre, en tenant à la main une feuille de papier fraîche écrite. Cétait la réclame quil destinait au Fanal de Rouen. Il la leur apportait à lire. -- Lisez vous-même, dit Bovary. Il lut: -- «Malgré les préjugés qui recouvrent encore une partie de la face de lEurope comme un réseau, la lumière cependant commence à pénétrer dans nos campagnes. Cest ainsi que, mardi, notre petite cité dYonville sest vue le théâtre dune expérience chirurgicale qui est en même temps un acte de haute philanthropie. M. Bovary, un de nos praticiens les plus distingués...» -- Ah! cest trop! cest trop! disait Charles, que lémotion suffoquait. -- Mais non, pas du tout! comment donc!... «A opéré dun pied- bot...» Je nai pas mis le terme scientifique, parce que, vous savez, dans un journal..., tout le monde peut-être ne comprendrait pas; il faut que les masses... -- En effet, dit Bovary. Continuez. -- Je reprends, dit le pharmacien. «M. Bovary, un de nos praticiens les plus distingués, a opéré dun pied-bot le nommé Hippolyte Tautain, garçon décurie depuis vingt-cinq ans à lhôtel du Lion dor, tenu par madame veuve Lefrançois, sur la place dArmes. La nouveauté de la tentative et lintérêt qui sattachait au sujet avaient attiré un tel concours de population, quil y avait véritablement encombrement au seuil de létablissement. Lopération, du reste, sest pratiquée comme par enchantement, et à peine si quelques gouttes de sang sont venues sur la peau, comme pour dire que le tendon rebelle venait enfin de céder sous les efforts de lart. Le malade, chose étrange (nous laffirmons de visu) naccusa point de douleur. Son état, jusquà présent, ne laisse rien à désirer. Tout porte à croire que la convalescence sera courte; et qui sait même si, à la prochaine fête villageoise, nous ne verrons pas notre brave Hippolyte figurer dans des danses bachiques, au milieu dun choeur de joyeux drilles, et ainsi prouver à tous les yeux, par sa verve et ses entrechats, sa complète guérison? Honneur donc aux savants généreux! honneur à ces esprits infatigables qui consacrent leurs veilles à lamélioration ou bien au soulagement de leur espèce! Honneur! trois fois honneur! Nest-ce pas le cas de sécrier que les aveugles verront, les sourds entendront et les boiteux marcheront! Mais ce que le fanatisme autrefois promettait à ses élus, la science maintenant laccomplit pour tous les hommes! Nous tiendrons nos lecteurs au courant des phases successives de cette cure si remarquable.» Ce qui nempêcha pas que, cinq jours après, la mère Lefrançois narrivât tout effarée en sécriant: -- Au secours! il se meurt!... Jen perds la tête! Charles se précipita vers le Lion dor, et le pharmacien qui laperçut passant sur la place, sans chapeau, abandonna la pharmacie. Il parut lui-même, haletant, rouge, inquiet, et demandant à tous ceux qui montaient lescalier: -- Qua donc notre intéressant stréphopode? Il se tordait, le stréphopode, dans des convulsions atroces, si bien que le moteur mécanique où était enfermée sa jambe frappait contre la muraille à la défoncer. Avec beaucoup de précautions, pour ne pas déranger la position du membre, on retira donc la boîte, et lon vit un spectacle affreux. Les formes du pied disparaissaient dans une telle bouffissure, que la peau tout entière semblait près de se rompre, et elle était couverte decchymoses occasionnées par la fameuse machine. Hippolyte déjà sétait plaint den souffrir; on ny avait pris garde; il fallut reconnaître quil navait pas eu tort complètement; et on le laissa libre quelques heures. Mais à peine loedème eut-il un peu disparu, que les deux savants jugèrent à propos de rétablir le membre dans lappareil, et en ly serrant davantage, pour accélérer les choses. Enfin, trois jours après, Hippolyte ny pouvant plus tenir, ils retirèrent encore une fois la mécanique, tout en sétonnant beaucoup du résultat quils aperçurent. Une tuméfaction livide sétendait sur la jambe, et avec des phlyctènes de place en place, par où suintait un liquide noir. Cela prenait une tournure sérieuse. Hippolyte commençait à sennuyer, et la mère Lefrançois linstalla dans la petite salle, près de la cuisine, pour quil eût au moins quelque distraction. Mais le percepteur, qui tous les jours y dînait, se plaignit avec amertume dun tel voisinage. Alors on transporta Hippolyte dans la salle de billard. Il était là, geignant sous ses grosses couvertures, pâle, la barbe longue, les yeux caves, et, de temps à autre, tournant sa tête en sueur sur le sale oreiller où sabattaient les mouches. Madame Bovary le venait voir. Elle lui apportait des linges pour ses cataplasmes, et le consolait, lencourageait. Du reste, il ne manquait pas de compagnie, les jours de marché surtout, lorsque les paysans autour de lui poussaient les billes du billard, escrimaient avec les queues, fumaient, buvaient, chantaient, braillaient. -- Comment vas-tu? disaient-ils en lui frappant sur lépaule. Ah! tu nes pas fier, à ce quil paraît! mais cest ta faute. Il faudrait faire ceci, faire cela. Et on lui racontait des histoires de gens qui avaient tous été guéris par dautres remèdes que les siens; puis, en manière de consolation, ils ajoutaient: -- Cest que tu técoutes trop! lève-toi donc! tu te dorlotes comme un roi! Ah! nimporte, vieux farceur! tu ne sens pas bon! La gangrène, en effet, montait de plus en plus. Bovary en était malade lui-même. Il venait à chaque heure, à tout moment. Hippolyte le regardait avec des yeux pleins dépouvante et balbutiait en sanglotant: -- Quand est-ce que je serai guéri?... Ah! sauvez-moi!... Que je suis malheureux! que je suis malheureux! Et le médecin sen allait, toujours en lui recommandant la diète. -- Ne lécoute point, mon garçon, reprenait la mère Lefrançois; ils tont déjà bien assez martyrisé? tu vas taffaiblir encore. Tiens, avale! Et elle lui présentait quelque bon bouillon, quelque tranche de gigot, quelque morceau de lard, et parfois des petits verres deau-de-vie quil navait pas le courage de porter à ses lèvres. Labbé Bournisien, apprenant quil empirait, fit demander à le voir. Il commença par le plaindre de son mal, tout en déclarant quil fallait sen réjouit, puisque cétait la volonté du Seigneur, et profiter vite de loccasion pour se réconcilier avec le ciel. -- Car, disait lecclésiastique dun ton paterne, tu négligeais un peu tes devoirs; on te voyait rarement à loffice divin; combien y a-t-il dannées que tu ne tes approché de la sainte table? Je comprends que tes occupations, que le tourbillon du monde aient pu técarter du soin de ton salut. Mais à présent, cest lheure dy réfléchir. Ne désespère pas cependant; jai connu de grands coupables qui, près de comparaître devant Dieu (tu nen es point encore là, je le sais bien), avaient imploré sa miséricorde, et qui certainement sont morts dans les meilleures dispositions. Espérons que, tout comme eux, tu nous donneras de bons exemples! Ainsi, par précaution, qui donc tempêcherait de réciter matin et soir un «Je vous salue, Marie, pleine de grâce», et un «Notre Père, qui êtes aux cieux»? Oui fais cela! pour moi, pour mobliger. Quest-ce que ça coûte?... Me le promets-tu? Le pauvre diable promit. Le curé revint les jours suivants. Il causait avec laubergiste et même racontait des anecdotes entremêlées de plaisanteries, de calembours quHippolyte ne comprenait pas. Puis, dès que la circonstance le permettait, il retombait sur les matières de religion, en prenant une figure convenable. Son zèle parut réussir; car bientôt le stréphopode témoigna lenvie daller en pèlerinage à Bon-Secours, sil se guérissait: à quoi M. Bournisien répondit quil ne voyait pas dinconvénient; deux précautions valaient mieux quune. On ne risquait rien. Lapothicaire sindigna contre ce quil appelait les manoeuvres du prêtre; elles nuisaient, prétendait-il, à la convalescence dHippolyte, et il répétait à madame Lefrançois: -- Laissez-le! Laissez-le! vous lui perturbez le moral avec votre mysticisme! Mais la bonne femme ne voulait plus lentendre. Il était la cause de tout. Par esprit de contradiction, elle accrocha même au chevet du malade un bénitier tout plein, avec une branche de buis. Cependant la religion pas plus que la chirurgie ne paraissait le secourir, et linvincible pourriture allait montant toujours des extrémités vers le ventre. On avait beau varier les potions et changer les cataplasmes, les muscles chaque jour se décollaient davantage, et enfin Charles répondit par un signe de tête affirmatif quand la mère Lefrançois lui demanda si elle ne pourrait point, en désespoir de cause, faire venir M. Canivet, de Neufchâtel, qui était une célébrité. Docteur en médecine, âgé de cinquante ans, jouissant dune bonne position et sûr de lui-même, le confrère ne se gêna pas pour rire dédaigneusement lorsquil découvrit cette jambe gangrenée jusquau genou. Puis, ayant déclaré net quil la fallait amputer, il sen alla chez le pharmacien déblatérer contre les ânes qui avaient pu réduire un malheureux homme en un tel état. Secouant M. Homais par le bouton de sa redingote, il vociférait dans la pharmacie: -- Ce sont là des inventions de Paris! Voilà les idées de ces messieurs de la Capitale! cest comme le strabisme, le chloroforme et la lithotritie, un tas de monstruosités que le gouvernement devrait défendre! Mais on veut faire le malin, et lon vous fourre des remèdes sans sinquiéter des conséquences. Nous ne sommes pas si forts que cela, nous autres; nous ne sommes pas des savants, des mirliflores, des jolis coeurs; nous sommes des praticiens, des guérisseurs, et nous nimaginerions pas dopérer quelquun qui se porte à merveille! Redresser des pieds-bots! est-ce quon peut redresser les pieds-bots? cest comme si lon voulait, par exemple, rendre droit un bossu! Homais souffrait en écoutant ce discours, et il dissimulait son malaise sous un sourire de courtisan, ayant besoin de ménager M. Canivet, dont les ordonnances quelquefois arrivaient jusquà Yonville; aussi ne prit-il pas la défense de Bovary, ne fit-il même aucune observation, et, abandonnant ses principes, il sacrifia sa dignité aux intérêts plus sérieux de sort négoce. Ce fut dans le village un événement considérable que cette amputation de cuisse par le docteur Canivet! Tous les habitants, ce jour-là, sétaient levés de meilleure heure, et la Grande-Rue, bien que pleine de monde, avait quelque chose de lugubre comme sil se fût agi dune exécution capitale. On discutait chez lépicier sur la maladie dHippolyte; les boutiques ne vendaient rien, et madame Tuvache, la femme du maire, ne bougeait pas de sa fenêtre, par limpatience où elle était de voir venir lopérateur. Il arriva dans son cabriolet, quil conduisait lui-même. Mais, le ressort du coté droit sétant à la longue affaissé sous le poids de sa corpulence, il se faisait que la voiture penchait un peu tout en allant, et lon apercevait sur lautre coussin près de lui une vaste boîte, recouverte de basane rouge, dont les trois fermoirs de cuivre brillaient magistralement. Quand il fut entré comme un tourbillon sous le porche du Lion dor, le docteur, criant très haut, ordonna de dételer son cheval, puis il alla dans lécurie voir sil mangeait bien lavoine; car, en arrivant chez ses malades, il soccupait dabord de sa jument et de son cabriolet. On disait même à ce propos: «Ah! M. Canivet, cest un original!» Et on lestimait davantage pour cet inébranlable aplomb. Lunivers aurait pu crever jusquau dernier homme, quil neût pas failli à la moindre de ses habitudes. Homais se présenta. -- Je compte sur vous, fit le docteur. Sommes-nous prêts? En marche! Mais lapothicaire, en rougissant, avoua quil était trop sensible pour assister à une pareille opération. -- Quand on est simple spectateur, disait-il, limagination, vous savez, se frappe! Et puis jai le système nerveux tellement... -- Ah bah! interrompit Canivet, vous me paraissez, au contraire, porté à lapoplexie. Et, dailleurs, cela ne métonne pas; car, vous autres, messieurs les pharmaciens, vous êtes continuellement fourrés dans votre cuisine, ce qui doit finir par altérer votre tempérament. Regardez-moi, plutôt: tous les jours, je me lève à quatre heures, je fais ma barbe à leau froide (je nai jamais froid), et je ne porte pas de flanelle, je nattrape aucun rhume, le coffre est bon! Je vis tantôt dune manière, tantôt dune autre, en philosophe, au hasard de la fourchette. Cest pourquoi je ne suis point délicat comme vous, et il mest aussi parfaitement égal de découper un chrétien que la première volaille venue. Après ça, direz-vous, lhabitude..., lhabitude!... Alors, sans aucun égard pour Hippolyte, qui suait dangoisse entre ses draps, ces messieurs engagèrent une conversation où lapothicaire compara le sang-froid dun chirurgien à celui dun général; et ce rapprochement fut agréable à Canivet, qui se répandit en paroles sur les exigences de son art. Il le considérait comme un sacerdoce, bien que les officiers de santé le déshonorassent. Enfin, revenant au malade, il examina les bandes apportées par Homais, les mêmes qui avaient comparu lors du pied- bot, et demanda quelquun pour lui tenir le membre. On envoya chercher Lestiboudois, et M. Canivet, ayant retroussé ses manches, passa dans la salle de billard, tandis que lapothicaire restait avec Artémise et laubergiste, plus pâles toutes les deux que leur tablier, et loreille tendue contre la porte. Bovary, pendant ce temps-là, nosait bouger de sa maison. Il se tenait en bas, dans la salle, assis au coin de la cheminée sans feu, le menton sur sa poitrine, les mains jointes, les yeux fixes. Quelle mésaventure! pensait-il, quel désappointement! Il avait pris pourtant toutes les précautions imaginables. La fatalité sen était mêlée. Nimporte! si Hippolyte plus tard venait à mourir, cest lui qui laurait assassiné. Et puis, quelle raison donnerait-il dans les visites, quand on linterrogerait? Peut- être, cependant, sétait-il trompé en quelque chose? Il cherchait, ne trouvait pas. Mais les plus fameux chirurgiens se trompaient bien. Voilà ce quon ne voudrait jamais croire! on allait rire, au contraire, clabauder! Cela se répandrait jusquà Forges! jusquà Neufchâtel! jusquà Rouen! partout! Qui sait si des confrères nécriraient pas contre lui? Une polémique sensuivrait, il faudrait répondre dans les journaux. Hippolyte même pouvait lui faire un procès. Il se voyait déshonoré, ruiné, perdu! Et son imagination, assaillie par une multitude dhypothèses, ballottait au milieu delles comme un tonneau vide emporté à la mer et qui roule sur les flots. Emma, en face de lui, le regardait; elle ne partageait pas son humiliation, elle en éprouvait une autre: cétait de sêtre imaginé quun pareil homme pût valoir quelque chose, comme si vingt fois déjà elle navait pas suffisamment aperçu sa médiocrité. Charles se promenait de long en large, dans la chambre. Ses bottes craquaient sur le parquet. -- Assieds-toi, dit-elle, tu magaces! Il se rassit. Comment donc avait-elle fait (elle qui était si intelligente!) pour se méprendre encore une fois? Du reste, par quelle déplorable manie avoir ainsi abîmé son existence en sacrifices continuels? Elle se rappela tous ses instincts de luxe, toutes les privations de son âme, les bassesses du mariage, du ménage, ses rêves tombant dans la boue comme des hirondelles blessées, tout ce quelle avait désiré, tout ce quelle sétait refusé, tout ce quelle aurait pu avoir! et pourquoi? pourquoi? Au milieu du silence qui emplissait le village, un cri déchirant traversa lair. Bovary devint pâle à sévanouir. Elle fronça les sourcils dun geste nerveux, puis continua. Cétait pour lui cependant, pour cet être, pour cet homme qui ne comprenait rien, qui ne sentait rien! car il était là, tout tranquillement, et sans même se douter que le ridicule de son nom allait désormais la salir comme lui. Elle avait fait des efforts pour laimer, et elle sétait repentie en pleurant davoir cédé à un autre. -- Mais cétait peut-être un valgus! exclama soudain Bovary, qui méditait. Au choc imprévu de cette phrase tombant sur sa pensée comme une balle de plomb clins un plat dargent, Emma tressaillant leva la tête pour deviner ce quil voulait dire; et ils se regardèrent silencieusement, presque ébahis de se voir, tant ils étaient par leur conscience éloignés lun de lautre. Charles la considérait avec le regard trouble dun homme ivre, tout en écoutant, immobile, les derniers cris de lamputé qui se suivaient en modulations traînantes, coupées de saccades aiguës, comme le hurlement lointain de quelque bête quon égorge. Emma mordait ses lèvres blêmes, et, roulant entre ses doigts un des brins du polypier quelle avait cassé, elle fixait sur Charles la pointe ardente de ses prunelles, comme deux flèches de feu prêtes à partir. Tout en lui lirritait maintenant, sa figure, son costume, ce quil ne disait pas, sa personne entière, son existence enfin. Elle se repentait, comme dun crime, de sa vertu passée, et ce qui en restait encore sécroulait sous les coups furieux de son orgueil. Elle se délectait dans toutes les ironies mauvaises de ladultère triomphant. Le souvenir de son amant revenait à elle avec des attractions vertigineuses: elle y jetait son âme, emportée vers cette image par un enthousiasme nouveau; et Charles lui semblait aussi détaché de sa vie, aussi absent pour toujours, aussi impossible et anéanti, que sil allait mourir et quil eût agonisé sous ses yeux. Il se fit un bruit de pas sur le trottoir. Charles regarda; et, à travers la jalousie baissée, il aperçut au bord des halles, en plein soleil, le docteur Canivet qui sessuyait le front avec son foulard. Homais, derrière lui, portait à la main une grande boîte rouge, et ils se dirigeaient tous les deux du côté de la pharmacie. Alors, par tendresse subite et découragement, Charles se tourna vers sa femme en lui disant: -- Embrasse-moi donc, ma bonne! -- Laisse-moi! fit-elle, toute rouge de colère. -- Quas-tu? quas-tu? répétait-il stupéfait. Calme-toi! reprends- toi!... Tu sais bien que je taime! ... viens! -- Assez! sécria-t-elle dun air terrible. Et séchappant de la salle, Emma ferma la porte si fort, que le baromètre bondit de la muraille et sécrasa par terre. Charles saffaissa dans son fauteuil, bouleversé, cherchant ce quelle pouvait avoir, imaginant une maladie nerveuse, pleurant, et sentant vaguement circuler autour de lui quelque chose de funeste et dincompréhensible. Quand Rodolphe, le soir, arriva dans le jardin, il trouva sa maîtresse qui lattendait au bas du perron, sur la première marche. Ils sétreignirent, et toute leur rancune se fondit comme une neige sous la chaleur de ce baiser. XII Ils recommencèrent à saimer. Souvent même, au milieu de la journée, Emma lui écrivait tout à coup; puis, à travers les carreaux, faisait un signe à Justin, qui, dénouant vite sa serpillière, senvolait à la Huchette. Rodolphe arrivait; cétait pour lui dire quelle sennuyait, que son mari était odieux et son existence affreuse! -- Est-ce que jy peux quelque chose? sécria-t-il un jour, impatienté. -- Ah! si tu voulais! ... Elle était assise par terre, entre ses genoux, les bandeaux dénoués, le regard perdu. -- Quoi donc? fit Rodolphe. Elle soupira. -- Nous irions vivre ailleurs..., quelque part... -- Tu es folle, vraiment! dit-il en riant. Est-ce possible? Elle revint là-dessus; il eut lair de ne pas comprendre et détourna la conversation. Ce quil ne comprenait pas, cétait tout ce trouble dans une chose aussi simple que lamour. Elle avait un motif, une raison, et comme un auxiliaire à son attachement. Cette tendresse, en effet, chaque jour saccroissait davantage sous la répulsion du mari. Plus elle se livrait à lun, plus elle exécrait lautre; jamais Charles ne lui paraissait aussi désagréable, avoir les doigts aussi carrés, lesprit aussi lourd, les façons si communes quaprès ses rendez-vous avec Rodolphe, quand ils se trouvaient ensemble. Alors, tout en faisant lépouse et la vertueuse, elle senflammait à lidée de cette tête dont les cheveux noirs se tournaient en une boucle vers le front hâlé, de cette taille à la fois si robuste et si élégante, de cet homme enfin qui possédait tant dexpérience dans la raison, tant demportement dans le désir! Cétait pour lui quelle se limait les ongles avec un soin de ciseleur, et quil ny avait jamais assez de cold-cream sur sa peau, ni de patchouli dans ses mouchoirs. Elle se chargeait de bracelets, de bagues, de colliers. Quand il devait venir, elle emplissait de roses ses deux grands vases de verre bleu, et disposait son appartement et sa personne comme une courtisane qui attend un prince. Il fallait que la domestique fût sans cesse à blanchir du linge; et, de toute la journée, Félicité ne bougeait de la cuisine, où le petit Justin, qui souvent lui tenait compagnie, la regardait travailler. Le coude sur la longue planche où elle repassait, il considérait avidement toutes ces affaires de femmes étalées autour de lui: les jupons de basin, les fichus, les collerettes, et les pantalons à coulisse, vastes de hanches et qui se rétrécissaient par le bas. -- À quoi cela sert-il? demandait le jeune garçon en passant sa main sur la crinoline ou les agrafes. -- Tu nas donc jamais rien vu? répondait en riant Félicité; comme si ta patronne, madame Homais, nen portait pas de pareils. -- Ah bien oui! madame Homais! Et il ajoutait dun ton méditatif: -- Est-ce que cest une dame comme Madame? Mais Félicité simpatientait de le voir tourner ainsi tout autour delle. Elle avait six ans de plus, et Théodore, le domestique de M. Guillaumin, commençait à lui faire la cour. -- Laisse-moi tranquille! disait-elle en déplaçant son pot dempois. Va-ten plutôt piler des amandes; tu es toujours à fourrager du côté des femmes; attends pour te mêler de ça, méchant mioche, que tu aies de la barbe au menton. -- Allons, ne vous fâchez pas, je men vais vous faire ses bottines. Et aussitôt, il atteignait sur le chambranle les chaussures dEmma, tout empâtées de crotte -- la crotte des rendez-vous -- qui se détachait en poudre sous ses doigts, et quil regardait monter doucement dans un rayon de soleil. -- Comme tu as peur de les abîmer! disait la cuisinière, qui ny mettait pas tant de façons quand elle les nettoyait elle-même, parce que Madame, dès que létoffe nétait plus fraîche, les lui abandonnait. Emma en avait une quantité dans son armoire, et quelle gaspillait à mesure, sans que jamais Charles se permît la moindre observation. Cest ainsi quil déboursa trois cents francs pour une jambe de bois dont elle jugea convenable de faire cadeau à Hippolyte. Le pilon en était garni de liège, et il y avait des articulations à ressort, une mécanique compliquée recouverte dun pantalon noir, que terminait une botte vernie. Mais Hippolyte, nosant à tous les jours se servir dune si belle jambe, supplia madame Bovary de lui en procurer une autre plus commode. Le médecin, bien entendu, fit encore les frais de cette acquisition. Donc, le garçon décurie peu à peu recommença son métier. On le voyait comme autrefois parcourir le village, et quand Charles entendait de loin, sur les pavés, le bruit sec de son bâton, il prenait bien vite une autre route. Cétait M. Lheureux, le marchand, qui sétait chargé de la commande; cela lui fournit loccasion de fréquenter Emma. Il causait avec elle des nouveaux déballages de paris, de mille curiosités féminines, se montrait fort complaisant, et jamais ne réclamait dargent. Emma sabandonnait à cette facilité de satisfaire tous ses caprices. Ainsi, elle voulut avoir, pour la donner à Rodolphe, une fort belle cravache qui se trouvait à Rouen dans un magasin de parapluies. M. Lheureux, la semaine daprès, la lui posa sur sa table. Mais le lendemain il se présenta chez elle avec une facture de deux cent soixante et dix francs, sans compter les centimes. Emma fut très embarrassée: tous les tiroirs du secrétaire étaient vides; on devait plus de quinze jours à Lestiboudois, deux trimestres à la servante, quantité dautres choses encore, et Bovary attendait impatiemment lenvoi de M. Derozerays, qui avait coutume, chaque année, de le payer vers la Saint-Pierre. Elle réussit dabord à éconduire Lheureux; enfin il perdit patience; on le poursuivait, ses capitaux étaient absents, et, sil ne rentrait dans quelques-uns, il serait forcé de lui reprendre toutes les marchandises quelle avait. -- Eh! reprenez-les! dit Emma. -- Oh! cest pour rire! répliqua-t-il. Seulement, je ne regrette que la cravache. Ma foi! je la redemanderai à Monsieur. -- Non! non! fit-elle. -- Ah! je te tiens! pensa Lheureux. Et, sûr de sa découverte, il sortit en répétant à demi-voix et avec son petit sifflement habituel: -- Soit! nous verrons! nous verrons! Elle rêvait comment se tirer de là, quand la cuisinière entrant, déposa sur la cheminée un petit rouleau de papier bleu, de la part de M. Derozerays. Emma sauta dessus, louvrit. Il y avait quinze napoléons. Cétait le compte. Elle entendit Charles dans lescalier; elle jeta lor au fond de son tiroir et prit la clef. Trois jours après, Lheureux reparut. -- Jai un arrangement à vous proposer, dit-il; si, au lieu de la somme convenue, vous vouliez prendre... -- La voilà, fit-elle en lui plaçant dans la main quatorze napoléons. Le marchand fut stupéfait. Alors, pour dissimuler son désappointement, il se répandit en excuses et en offres de service quEmma refusa toutes; puis elle resta quelques minutes palpant dans la poche de son tablier les deux pièces de cent sous quil lui avait rendues. Elle se promettait déconomiser, afin de rendre plus tard... -- Ah bah! songea-t-elle, il ny pensera plus. Outre la cravache à pommeau de vermeil, Rodolphe avait reçu un cachet avec cette devise: _Amor nel cor_; de plus, une écharpe pour se faire un cache-nez, et enfin un porte-cigares tout pareil à celui du Vicomte, que Charles avait autrefois ramassé sur la route et quEmma conservait. Cependant ces cadeaux lhumiliaient. Il en refusa plusieurs; elle insista, et Rodolphe finit par obéir, la trouvant tyrannique et trop envahissante. Puis elle avait détranges idées: -- Quand minuit sonnera, disait-elle, tu penseras à moi! Et, sil avouait ny avoir point songé, cétaient des reproches en abondance, et qui se terminaient toujours par léternel mot: -- Maimes-tu? -- Mais oui, je taime! répondait-il. -- Beaucoup? -- Certainement! -- Tu nen as pas aimé dautres, hein? -- Crois-tu mavoir pris vierge? exclamait-il en riant. Emma pleurait, et il sefforçait de la consoler, enjolivant de calembours ses protestations. -- Oh! cest que je taime! reprenait-elle, je taime à ne pouvoir me passer de toi, sais-tu bien? Jai quelquefois des envies de te revoir où toutes les colères de lamour me déchirent. Je me demande: «Où est-il? Peut-être il parle à dautres femmes? Elles lui sourient, il sapproche...» Oh! non, nest-ce pas, aucune ne te plaît? Il y en a de plus belles; mais, moi, je sais mieux aimer! Je suis ta servante et ta concubine! Tu es mon roi, mon idole! tu es bon! tu es beau! tu es intelligent! tu es fort! Il sétait tant de fois entendu dire ces choses, quelles navaient pour lui rien doriginal. Emma ressemblait à toutes les maîtresses; et le charme de la nouveauté, peu à peu tombant comme un vêtement, laissait voir à nu léternelle monotonie de la passion, qui a toujours les mêmes formes et le même langage. Il ne distinguait pas, cet homme si plein de pratique, la dissemblance des sentiments sous la parité des expressions. Parce que des lèvres libertines ou vénales lui avaient murmuré des phrases pareilles, il ne croyait que faiblement à la candeur de celles-là; on en devait rabattre, pensait-il, les discours exagérés cachant les affections médiocres; comme si la plénitude de lâme ne débordait pas quelquefois par les métaphores les plus vides, puisque personne, jamais, ne peut donner lexacte mesure de ses besoins, ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles. Mais, avec cette supériorité de critique appartenant à celui qui, dans nimporte quel engagement, se tient en arrière, Rodolphe aperçut en cet amour dautres jouissances à exploiter. Il jugea toute pudeur incommode. Il la traita sans façon. Il en fit quelque chose de souple et de corrompu. Cétait une sorte dattachement idiot plein dadmiration pour lui, de voluptés pour elle, une béatitude qui lengourdissait; et son âme senfonçait en cette ivresse et sy noyait, ratatinée, comme le duc de Clarence dans son tonneau de malvoisie. Par leffet seul de ses habitudes amoureuses, madame Bovary changea dallures. Ses regards devinrent plus hardis, ses discours plus libres; elle eut même linconvenance de se promener avec M. Rodolphe, une cigarette à la bouche, comme pour narguer le monde; enfin, ceux qui doutaient encore ne doutèrent plus quand on la vit, un jour, descendre de lHirondelle, la taille serrée dans un gilet, à la façon dun homme; et madame Bovary mère, qui, après une épouvantable scène avec son mari, était venue se réfugier chez son fils, ne fut pas la bourgeoise la moins scandalisée. Bien dautres choses lui déplurent: dabord Charles navait point écouté ses conseils pour linterdiction des romans; puis, le genre de la maison lui déplaisait; elle se permit des observations, et lon se fâcha, une fois surtout, à propos de Félicité. Madame Bovary mère, la veille au soir, en traversant le corridor, lavait surprise dans la compagnie dun homme, un homme à collier brun, denviron quarante ans, et qui, au bruit de ses pas, sétait vite échappé de la cuisine. Alors Emma se prit à rire; mais la bonne dame semporta, déclarant quà moins de se moquer des moeurs, on devait surveiller celles des domestiques. -- De quel monde êtes-vous? dit la bru, avec un regard tellement impertinent que madame Bovary lui demanda si elle ne défendait point sa propre cause. -- Sortez! fit la jeune femme se levant dun bond. -- Emma!... maman!... sécriait Charles pour les rapatrier. Mais elles sétaient enfuies toutes les deux dans leur exaspération. Emma trépignait en répétant: -- Ah! quel savoir-vivre! quelle paysanne! Il courut à sa mère; elle était hors des gonds, elle balbutiait: -- Cest une insolente! une évaporée! pire, peut-être! Et elle voulait partir immédiatement, si lautre ne venait lui faire des excuses. Charles retourna donc vers sa femme et la conjura de céder; il se mit à genoux; elle finit par répondre: -- Soit! jy vais. En effet, elle tendit la main à sa belle-mère avec une dignité de marquise, en lui disant: -- Excusez-moi, madame. Puis, remontée chez elle, Emma se jeta tout à plat ventre sur son lit, et elle y pleura comme un enfant, la tête enfoncée dans loreiller. Ils étaient convenus, elle et Rodolphe, quen cas dévénement extraordinaire, elle attacherait à la persienne un petit chiffon de papier blanc, afin que, si par hasard il se trouvait à Yonville, il accourût dans la ruelle, derrière la maison. Emma fit le signal; elle attendait depuis trois quarts dheure, quand tout à coup elle aperçut Rodolphe au coin des halles. Elle fut tentée douvrir la fenêtre, de lappeler; mais déjà il avait disparu. Elle retomba désespérée. Bientôt pourtant il lui sembla que lon marchait sur le trottoir. Cétait lui, sans doute; elle descendit lescalier, traversa la cour. Il était là, dehors. Elle se jeta dans ses bras. -- Prends donc garde, dit-il. -- Ah! si tu savais! reprit-elle. Et elle se mit à lui raconter tout, à la hâte, sans suite, exagérant les faits, en inventant plusieurs, et prodiguant les parenthèses si abondamment quil ny comprenait rien. -- Allons, mon pauvre ange, du courage, console-toi, patience! -- Mais voilà quatre ans que je patiente et que je souffre!... Un amour comme le nôtre devrait savouer à la face du ciel! Ils sont à me torturer. Je ny tiens plus! Sauve-moi! Elle se serrait contre Rodolphe. Ses yeux, pleins de larmes, étincelaient comme des flammes sous londe; sa gorge haletait à coups rapides; jamais il ne lavait tant aimée; si bien quil en perdit la tête et quil lui dit: -- Que faut-il faire? que veux-tu? -- Emmène-moi! sécria-t-elle. Enlève-moi!... Oh! je ten supplie! Et elle se précipita sur sa bouche, comme pour y saisir le consentement inattendu qui sen exhalait dans un baiser. -- Mais... reprit Rodolphe. -- Quoi donc? -- Et ta fille? Elle réfléchit quelques minutes, puis répondit: -- Nous la prendrons, tant pis! -- Quelle femme! se dit-il en la regardant séloigner. Car elle venait de séchapper dans le jardin. On lappelait. La mère Bovary, les jours suivants, fut très étonnée de la métamorphose de sa bru. En effet, Emma se montra plus docile, et même poussa la déférence jusquà lui demander une recette pour faire mariner des cornichons. Était-ce afin de les mieux duper lun et lautre? ou bien voulait- elle, par une sorte de stoïcisme voluptueux, sentir plus profondément lamertume des choses quelle allait abandonner? Mais elle ny prenait garde, au contraire; elle vivait comme perdue dans la dégustation anticipée de son bonheur prochain. Cétait avec Rodolphe un éternel sujet de causeries. Elle sappuyait sur son épaule, elle murmurait: -- Hein! quand nous serons dans la malle-poste!... Y songes-tu? Est-ce possible? Il me semble quau moment où je sentirai la voiture sélancer, ce sera comme si nous montions en ballon, comme si nous partions vers les nuages. Sais-tu que je compte les jours?... Et toi? Jamais madame Bovary ne fut aussi belle quà cette époque; elle avait cette indéfinissable beauté qui résulte de la joie, de lenthousiasme, du succès, et qui nest que lharmonie du tempérament avec les circonstances. Ses convoitises, ses chagrins, lexpérience du plaisir et ses illusions toujours jeunes, comme font aux fleurs le fumier, la pluie, les vents et le soleil, lavaient par gradations développée, et elle sépanouissait enfin dans la plénitude de sa nature. Ses paupières semblaient taillées tout exprès pour ses longs regards amoureux où la prunelle se perdait, tandis quun souffle fort écartait ses narines minces et relevait le coin charnu de ses lèvres, quombrageait à la lumière un peu de duvet noir. On eût dit quun artiste habile en corruptions avait disposé sur sa nuque la torsade de ses cheveux: ils senroulaient en une masse lourde, négligemment, et selon les hasards de ladultère, qui les dénouait tous les jours. Sa voix maintenant prenait des inflexions plus molles, sa taille aussi; quelque chose de subtil qui vous pénétrait se dégageait même des draperies de sa robe et de la cambrure de son pied. Charles, comme aux premiers temps de son mariage, la trouvait délicieuse et tout irrésistible. Quand il rentrait au milieu de la nuit, il nosait pas la réveiller. La veilleuse de porcelaine arrondissait au plafond une clarté tremblante, et les rideaux fermés du petit berceau faisaient comme une hutte blanche qui se bombait dans lombre, au bord du lit. Charles les regardait. Il croyait entendre lhaleine légère de son enfant. Elle allait grandir maintenant; chaque saison, vite, amènerait un progrès. Il la voyait déjà revenant de lécole à la tombée du jour, toute rieuse, avec sa brassière tachée dencre, et portant au bras son panier; puis il faudrait la mettre en pension, cela coûterait beaucoup; comment faire? Alors il réfléchissait. Il pensait à louer une petite ferme aux environs, et quil surveillerait lui-même, tous les matins, en allant voir ses malades. Il en économiserait le revenu, il le placerait à la caisse dépargne; ensuite il achèterait des actions, quelque part, nimporte où; dailleurs, la clientèle augmenterait; il y comptait, car il voulait que Berthe fût bien élevée, quelle eût des talents, quelle apprît le piano. Ah! quelle serait jolie, plus tard, à quinze ans, quand, ressemblant à sa mère, elle porterait comme elle, dans lété, de grands chapeaux de paille! On les prendrait de loin pour les deux soeurs. Il se la figurait travaillant le soir auprès deux, sous la lumière de la lampe; elle lui broderait des pantoufles; elle soccuperait du ménage; elle emplirait toute la maison de sa gentillesse et de sa gaieté. Enfin, ils songeraient à son établissement: on lui trouverait quelque brave garçon ayant un état solide; il la rendrait heureuse; cela durerait toujours. Emma ne dormait pas, elle faisait semblant dêtre endormie; et, tandis quil sassoupissait à ses côtés, elle se réveillait en dautres rêves. Au galop de quatre chevaux, elle était emportée depuis huit jours vers un pays nouveau, doù ils ne reviendraient plus. Ils allaient, ils allaient, les bras enlacés, sans parler. Souvent, du haut dune montagne, ils apercevaient tout à coup quelque cité splendide avec des dômes, des ponts, des navires, des forêts de citronniers et des cathédrales de marbre blanc, dont les clochers aigus portaient des nids de cigogne. On marchait au pas, à cause des grandes dalles, et il y avait par terre des bouquets de fleurs que vous offraient des femmes habillées en corset rouge. On entendait sonner des cloches, hennir les mulets, avec le murmure des guitares et le bruit des fontaines, dont la vapeur senvolant rafraîchissait des tas de fruits, disposés en pyramide au pied des statues pâles, qui souriaient sous les jets deau. Et puis ils arrivaient, un soir, dans un village de pêcheurs, où des filets bruns séchaient au vent, le long de la falaise et des cabanes. Cest là quils sarrêteraient pour vivre; ils habiteraient une maison basse, à toit plat, ombragée dun palmier, au fond dun golfe, au bord de la mer. Ils se promèneraient en gondole, ils se balanceraient en hamac; et leur existence serait facile et large comme leurs vêtements de soie, toute chaude et étoilée comme les nuits douces quils contempleraient. Cependant, sur limmensité de cet avenir quelle se faisait apparaître, rien de particulier ne surgissait; les jours, tous magnifiques, se ressemblaient comme des flots; et cela se balançait à lhorizon, infini, harmonieux, bleuâtre et couvert de soleil. Mais lenfant se mettait à tousser dans son berceau, ou bien Bovary ronflait plus fort, et Emma ne sendormait que le matin, quand laube blanchissait les carreaux et que déjà le petit Justin, sur la place, ouvrait les auvents de la pharmacie. Elle avait fait venir M. Lheureux et lui avait dit: -- Jaurais besoin dun manteau, un grand manteau, à long collet, doublé. -- Vous partez en voyage? demanda-t-il. -- Non! mais..., nimporte, je compte sur vous, nest-ce pas? et vivement! Il sinclina. -- Il me faudrait encore, reprit-elle, une caisse..., pas trop lourde..., commode. -- Oui, oui, jentends, de quatre-vingt-douze centimètres environ sur cinquante, comme on les fait à présent. -- Avec un sac de nuit. -- Décidément, pensa Lheureux, il y a du grabuge là-dessous. -- Et tenez, dit madame Bovary en tirant sa montre de sa ceinture, prenez cela; vous vous payerez dessus. Mais le marchand sécria quelle avait tort; ils se connaissaient; est-ce quil doutait delle? Quel enfantillage! Elle insista cependant pour quil prît au moins la chaîne, et déjà Lheureux lavait mise dans sa poche et sen allait, quand elle le rappela. -- Vous laisserez tout chez vous. Quant au manteau, -- elle eut lair de réfléchir, -- ne lapportez pas non plus; seulement, vous me donnerez ladresse de louvrier et avertirez quon le tienne à ma disposition. Cétait le mois prochain quils devaient senfuir. Elle partirait dYonville comme pour aller faire des commissions à Rouen. Rodolphe aurait retenu les places, pris des passeports, et même écrit à Paris, afin davoir la malle entière jusquà Marseille, où ils achèteraient une calèche et, de là, continueraient sans sarrêter, par la route de Gênes. Elle aurait eu soin denvoyer chez Lheureux son bagage, qui serait directement porté à lHirondelle, de manière que personne ainsi naurait de soupçons; et, dans tout cela, jamais il nétait question de son enfant. Rodolphe évitait den parler; peut-être quelle ny pensait pas. Il voulut avoir encore deux semaines devant lui, pour terminer quelques dispositions; puis, au bout de huit jours, il en demanda quinze autres; puis il se dit malade; ensuite il fit un voyage; le mois daoût se passa, et, après tous ces retards, ils arrêtèrent que ce serait irrévocablement pour le 4 septembre, un lundi. Enfin le samedi, lavant-veille, arriva. Rodolphe vint le soir, plus tôt que de coutume. -- Tout est-il prêt? lui demanda-t-elle. -- Oui. Alors ils firent le tour dune plate-bande, et allèrent sasseoir près de la terrasse, sur la margelle du mur. -- Tu es triste, dit Emma. -- Non, pourquoi? Et cependant il la regardait singulièrement, dune façon tendre. -- Est-ce de ten aller? reprit-elle, de quitter tes affections, ta vie? Ah! je comprends... Mais, moi, je nai rien au monde! tu es tout pour moi. Aussi je serai tout pour toi, je te serai une famille, une patrie; je te soignerai, je taimerai. -- Que tu es charmante! dit-il en la saisissant dans ses bras. -- Vrai? fit-elle avec un rire de volupté. Maimes-tu? Jure-le donc! -- Si je taime! si je taime! mais je tadore, mon amour! La lune, toute ronde et couleur de pourpre, se levait à ras de terre, au fond de la prairie. Elle montait vite entre les branches des peupliers, qui la cachaient de place en place, comme un rideau noir, troué. Puis elle parut, éclatante de blancheur, dans le ciel vide quelle éclairait; et alors, se ralentissant, elle laissa tomber sur la rivière une grande tache, qui faisait une infinité détoiles; et cette lueur dargent semblait sy tordre jusquau fond, à la manière dun serpent sans tête couvert décailles lumineuses. Cela ressemblait aussi à quelque monstrueux candélabre, doù ruisselaient, tout du long, des gouttes de diamant en fusion. La nuit douce sétalait autour deux; des nappes dombre emplissaient les feuillages. Emma, les yeux à demi clos, aspirait avec de grands soupirs le vent frais qui soufflait. Ils ne se parlaient pas, trop perdus quils étaient dans lenvahissement de leur rêverie. La tendresse des anciens jours leur revenait au coeur, abondante et silencieuse comme la rivière qui coulait, avec autant de mollesse quen apportait le parfum des seringas, et projetait dans leur souvenir des ombres plus démesurées et plus mélancoliques que celles des saules immobiles qui sallongeaient sur lherbe. Souvent quelque bête nocturne, hérisson ou belette, se mettant en chasse, dérangeait les feuilles, ou bien on entendait par moments une pêche mûre qui tombait toute seule de lespalier. -- Ah! la belle nuit! dit Rodolphe. -- Nous en aurons dautres! reprit Emma. Et, comme se parlant à elle-même: -- Oui, il fera bon voyager... Pourquoi ai-je le coeur triste, cependant? Est-ce lappréhension de linconnu..., leffet des habitudes quittées..., ou plutôt...? Non, cest lexcès du bonheur! Que je suis faible, nest-ce pas? Pardonne-moi! -- Il est encore temps! sécria-t-il. Réfléchis, tu ten repentiras peut-être. -- Jamais! fit-elle impétueusement. Et, en se rapprochant de lui: -- Quel malheur donc peut-il me survenir? Il ny a pas de désert, pas de précipice ni docéan que je ne traverserais avec toi. À mesure que nous vivrons ensemble, ce sera comme une étreinte chaque jour plus serrée, plus complète! Nous naurons rien qui nous trouble, pas de soucis, nul obstacle! Nous serons seuls, tout à nous, éternellement... Parle donc, réponds-moi. Il répondait à intervalles réguliers: «Oui... oui!...» Elle lui avait passé les mains dans ses cheveux, et elle répétait dune voix enfantine, malgré de grosses larmes qui coulaient: -- Rodolphe! Rodolphe!... Ah! Rodolphe, cher petit Rodolphe! Minuit sonna. -- Minuit! dit-elle. Allons, cest demain! encore un jour! Il se leva pour partir; et, comme si ce geste quil faisait eût été le signal de leur fuite, Emma, tout à coup, prenant un air gai: -- Tu as les passeports? -- Oui. -- Tu noublies rien? -- Non. -- Tu en es sûr? -- Certainement. -- Cest à lhôtel de Provence, nest-ce pas, que tu mattendras?... à midi? Il fit un signe de tête. -- À demain, donc! dit Emma dans une dernière caresse. Et elle le regarda séloigner. Il ne se détournait pas. Elle courut après lui, et, se penchant au bord de leau entre des broussailles: -- À demain! sécria-t-elle. Il était déjà de lautre côté de la rivière et marchait vite dans la prairie. Au bout de quelques minutes, Rodolphe sarrêta; et, quand il la vit avec son vêtement blanc peu à peu sévanouir dans lombre comme un fantôme, il fut pris dun tel battement de coeur, quil sappuya contre un arbre pour ne pas tomber. -- Quel imbécile je suis! fit-il en jurant épouvantablement. Nimporte, cétait une jolie maîtresse! Et, aussitôt, la beauté dEmma, avec tous les plaisirs de cet amour, lui réapparurent. Dabord il sattendrit, puis il se révolta contre elle. -- Car enfin, exclamait-il en gesticulant, je ne peux pas mexpatrier, avoir la charge dune enfant. Il se disait ces choses pour saffermir davantage. -- Et, dailleurs, les embarras, la dépense... Ah! non, non, mille fois non! cela eût été trop bête! XIII À peine arrivé chez lui, Rodolphe sassit brusquement à son bureau, sous la tête de cerf faisant trophée contre la muraille. Mais, quand il eut la plume entre les doigts, il ne sut rien trouver, si bien que, sappuyant sur les deux coudes, il se mit à réfléchir. Emma lui semblait être reculée dans un passé lointain, comme si la résolution quil avait prise venait de placer entre eux, tout à coup, un immense intervalle. Afin de ressaisir quelque chose delle, il alla chercher dans larmoire, au chevet de son lit, une vieille boîte à biscuits de Reims où il enfermait dhabitude ses lettres de femmes, et il sen échappa une odeur de poussière humide et de roses flétries. Dabord il aperçut un mouchoir de poche, couvert de gouttelettes pâles. Cétait un mouchoir à elle, une fois quelle avait saigné du nez, en promenade; il ne sen souvenait plus. Il y avait auprès, se cognant à tous les angles, la miniature donnée par Emma; sa toilette lui parut prétentieuse et son regard en coulisse du plus pitoyable effet; puis, à force de considérer cette image et dévoquer le souvenir du modèle, les traits dEmma peu à peu se confondirent en sa mémoire, comme si la figure vivante et la figure peinte, se frottant lune contre lautre, se fussent réciproquement effacées. Enfin il lut de ses lettres; elles étaient pleines dexplications relatives à leur voyage, courtes, techniques et pressantes comme des billets daffaires. Il voulut revoir les longues, celles dautrefois; pour les trouver au fond de la boîte, Rodolphe dérangea toutes les autres; et machinalement il se mit à fouiller dans ce tas de papiers et de choses, y retrouvant pêle-mêle des bouquets, une jarretière, un masque noir, des épingles et des cheveux -- des cheveux! de bruns, de blonds; quelques-uns même, saccrochant à la ferrure de la boîte, se cassaient quand on louvrait. Ainsi flânant parmi ses souvenirs, il examinait les écritures et le style des lettres, aussi variés que leurs orthographes. Elles étaient tendres ou joviales, facétieuses, mélancoliques; il y en avait qui demandaient de lamour et dautres qui demandaient de largent. À propos dun mot, il se rappelait des visages, de certains gestes, un son de voix; quelquefois pourtant il ne se rappelait rien. En effet, ces femmes, accourant à la fois dans sa pensée, sy gênaient les unes les autres et sy rapetissaient, comme sous un même niveau damour qui les égalisait. Prenant donc à poignée les lettres confondues, il samusa pendant quelques minutes à les faire tomber en cascades, de sa main droite dans sa main gauche. Enfin, ennuyé, assoupi, Rodolphe alla reporter la boîte dans larmoire en se disant: -- Quel tas de blagues!... Ce qui résumait son opinion; car les plaisirs, comme des écoliers dans la cour dun collège, avaient tellement piétiné sur son coeur, que rien de vert ny poussait, et ce qui passait par là, plus étourdi que les enfants, ny laissait pas même, comme eux, son nom gravé sur la muraille. -- Allons, se dit-il, commençons! Il écrivit: «Du courage, Emma! du courage! Je ne veux pas faire le malheur de votre existence...» -- Après tout, cest vrai, pensa Rodolphe; jagis dans son intérêt; je suis honnête. «Avez-vous mûrement pesé votre détermination? Savez-vous labîme où je vous entraînais, pauvre ange? Non, nest-ce pas? Vous alliez confiante et folle, croyant au bonheur, à lavenir... Ah! malheureux que nous sommes! insensés!» Rodolphe sarrêta pour trouver ici quelque bonne excuse. -- Si je lui disais que toute ma fortune est perdue?... Ah! non, et dailleurs, cela nempêcherait rien. Ce serait à recommencer plus tard. Est-ce quon peut faire entendre raison à des femmes pareilles! Il réfléchit, puis ajouta: «Je ne vous oublierai pas, croyez-le bien, et jaurai continuellement pour vous un dévouement profond; mais, un jour, tôt ou tard, cette ardeur (cest là le sort des choses humaines) se fût diminuée, sans doute! Il nous serait venu des lassitudes, et qui sait même si je naurais pas eu latroce douleur dassister à vos remords et dy participer moi-même, puisque je les aurais causés. Lidée seule des chagrins qui vous arrivent me torture, Emma! Oubliez-moi! Pourquoi faut-il que je vous aie connue? Pourquoi étiez-vous si belle? Est-ce ma faute? O mon Dieu! non, non, nen accusez que la fatalité!» -- Voilà un mot qui fait toujours de leffet, se dit-il. «Ah! si vous eussiez été une de ces femmes au coeur frivole comme on en voit, certes, jaurais pu, par égoïsme, tenter une expérience alors sans danger pour vous. Mais cette exaltation délicieuse, qui fait à la fois votre charme et votre tourment, vous a empêchée de comprendre, adorable femme que vous êtes, la fausseté de notre position future. Moi non plus, je ny avais pas réfléchi dabord, et je me reposais à lombre de ce bonheur idéal, comme à celle du mancenillier, sans prévoir les conséquences.» -- Elle va peut-être croire que cest par avarice que jy renonce... Ah! nimporte! tant pis, il faut en finir! «Le monde est cruel, Emma. Partout où nous eussions été, il nous aurait poursuivis. Il vous aurait fallu subir les questions indiscrètes, la calomnie, le dédain, loutrage peut-être. Loutrage à vous! Oh!... Et moi qui voudrais vous faire asseoir sur un trône! moi qui emporte votre pensée comme un talisman! Car je me punis par lexil de tout le mal que je vous ai fait. Je pars. Où? Je nen sais rien, je suis fou! Adieu! Soyez toujours bonne! Conservez le souvenir du malheureux qui vous a perdue. Apprenez mon nom à votre enfant, quil le redise dans ses prières.» La mèche des deux bougies tremblait. Rodolphe se leva pour aller fermer la fenêtre, et, quand il se fut rassis: -- Il me semble que cest tout. Ah! encore ceci, de peur quelle ne vienne à me relancer: «Je serai loin quand vous lirez ces tristes lignes; car jai voulu menfuir au plus vite afin déviter la tentation de vous revoir. Pas de faiblesse! Je reviendrai; et peut-être que, plus tard, nous causerons ensemble très froidement de nos anciennes amours. Adieu!» Et il y avait un dernier adieu, séparé en deux mots: À Dieu! ce quil jugeait dun excellent goût. -- Comment vais-je signer, maintenant? se dit-il. Votre tout dévoué?... Non. Votre ami?... Oui, cest cela. «Votre ami.» Il relut sa lettre. Elle lui parut bonne. -- Pauvre petite femme! pensa-t-il avec attendrissement. Elle va me croire plus insensible quun roc; il eût fallu quelques larmes là-dessus; mais, moi, je ne peux pas pleurer; ce nest pas ma faute. Alors, sétant versé de leau dans un verre, Rodolphe y trempa son doigt et il laissa tomber de haut une grosse goutte, qui fit une tache pâle sur lencre; puis, cherchant à cacheter la lettre, le cachet _Amor nel cor_ se rencontra. -- Cela ne va guère à la circonstance... Ah bah! nimporte! Après quoi, il fuma trois pipes et salla coucher. Le lendemain, quand il fut debout (vers deux heures environ, il avait dormi tard), Rodolphe se fit cueillir une corbeille dabricots. Il disposa la lettre dans le fond, sous des feuilles de vigne, et ordonna tout de suite à Girard, son valet de charrue, de porter cela délicatement chez madame Bovary. Il se servait de ce moyen pour correspondre avec elle, lui envoyant, selon la saison, des fruits ou du gibier. -- Si elle te demande de mes nouvelles, dit-il, tu répondras que je suis parti en voyage. Il faut remettre le panier à elle-même, en mains propres... Va, et prends garde! Girard passa sa blouse neuve, noua son mouchoir autour des abricots, et marchant à grands pas lourds dans ses grosses galoches ferrées, prit tranquillement le chemin dYonville. Madame Bovary, quand il arriva chez elle, arrangeait avec Félicité, sur la table de la cuisine, un paquet de linge. -- Voilà, dit le valet, ce que notre maître vous envoie. Elle fut saisie dune appréhension, et, tout en cherchant quelque monnaie dans sa poche, elle considérait le paysan dun oeil hagard, tandis quil la regardait lui-même avec ébahissement, ne comprenant pas quun pareil cadeau pût tant émouvoir quelquun. Enfin il sortit. Félicité restait. Elle ny tenait plus, elle courut dans la salle comme pour y porter les abricots, renversa le panier, arracha les feuilles, trouva la lettre, louvrit, et, comme sil y avait eu derrière elle un effroyable incendie, Emma se mit à fuir vers sa chambre, tout épouvantée. Charles y était, elle laperçut; il lui parla, elle nentendit rien, et elle continua vivement à monter les marches; haletante, éperdue, ivre, et toujours tenant cette horrible feuille de papier, qui lui claquait dans les doigts comme une plaque de tôle. Au second étage, elle sarrêta devant la porte du grenier, qui était fermée. Alors elle voulut se calmer; elle se rappela la lettre; il fallait la finir, elle nosait pas. Dailleurs, où? comment? on la verrait. -- Ah! non, ici, pensa-t-elle, je serai bien. Emma poussa la porte et entra. Les ardoises laissaient tomber daplomb une chaleur lourde, qui lui serrait les tempes et létouffait; elle se traîna jusquà la mansarde close, dont elle tira le verrou, et la lumière éblouissante jaillit dun bond. En face, par-dessus les toits, la pleine campagne sétalait à perte de vue. En bas, sous elle, la place du village était vide; les cailloux du trottoir scintillaient, les girouettes des maisons se tenaient immobiles; au coin de la rue, il partit dun étage inférieur une sorte de ronflement à modulations stridentes. Cétait Binet qui tournait. Elle sétait appuyée contre lembrasure de la mansarde, et elle relisait la lettre avec des ricanements de colère. Mais plus elle y fixait dattention, plus ses idées se confondaient. Elle le revoyait, elle lentendait, elle lentourait de ses deux bras; et des battements de coeur, qui la frappaient sous la poitrine comme à grands coups de bélier, saccéléraient lun après lautre, à intermittences inégales. Elle jetait les yeux tout autour delle avec lenvie que la terre croulât. Pourquoi nen pas finir? Qui la retenait donc? Elle était libre. Et elle savança, elle regarda les pavés en se disant: -- Allons! allons! Le rayon lumineux qui montait den bas directement tirait vers labîme le poids de son corps. Il lui semblait que le sol de la place oscillant sélevait le long des murs, et que le plancher sinclinait par le bout, à la manière dun vaisseau qui tangue. Elle se tenait tout au bord, presque suspendue, entourée dun grand espace. Le bleu du ciel lenvahissait, lair circulait dans sa tête creuse, elle navait quà céder, quà se laisser prendre; et le ronflement du tour ne discontinuait pas, comme une voix furieuse qui lappelait. -- Ma femme! ma femme! cria Charles. Elle sarrêta. -- Où es-tu donc? Arrive! Lidée quelle venait déchapper à la mort faillit la faire sévanouir de terreur; elle ferma les yeux; puis elle tressaillit au contact dune main sur sa manche: cétait Félicité. -- Monsieur vous attend, Madame; la soupe est servie. Et il fallut descendre! il fallut se mettre à table! Elle essaya de manger. Les morceaux létouffaient. Alors elle déplia sa serviette comme pour en examiner les reprises et voulut réellement sappliquer à ce travail, compter les fils de la toile. Tout à coup, le souvenir de la lettre lui revint. Lavait-elle donc perdue? Où la retrouver? Mais elle éprouvait une telle lassitude dans lesprit, que jamais elle ne put inventer un prétexte à sortir de table. Puis elle était devenue lâche; elle avait peur de Charles; il savait tout, cétait sûr! En effet, il prononça ces mots, singulièrement: -- Nous ne sommes pas près, à ce quil paraît, de voir M. Rodolphe. -- Qui te la dit? fit-elle en tressaillant. -- Qui me la dit? répliqua-t-il un peu surpris de ce ton brusque; cest Girard, que jai rencontré tout à lheure à la porte du café Français. Il est parti en voyage, ou il doit partir. Elle eut un sanglot. -- Quoi donc tétonne? Il sabsente ainsi de temps à autre pour se distraire, et, ma foi! je lapprouve. Quand on a de la fortune et que lon est garçon!... Du reste, il samuse joliment, notre ami! cest un farceur. M. Langlois ma conté... Il se tut par convenance, à cause de la domestique qui entrait. Celle-ci replaça dans la corbeille les abricots répandus sur létagère; Charles, sans remarquer la rougeur de sa femme, se les fit apporter, en prit un et mordit à même. -- Oh! parfait! disait-il. Tiens, goûte. Et il tendit la corbeille, quelle repoussa doucement. -- Sens donc: quelle odeur! fit-il en la lui passant sous le nez à plusieurs reprises. -- Jétouffe! sécria-t-elle en se levant dun bond. Mais, par un effort de volonté, ce spasme disparut; puis: -- Ce nest rien! dit-elle, ce nest rien! cest nerveux! Assieds- toi, mange! Car elle redoutait quon ne fût à la questionner, à la soigner, quon ne la quittât plus. Charles, pour obéir, sétait rassis, et il crachait dans sa main les noyaux des abricots, quil déposait ensuite dans son assiette. Tout à coup, un tilbury bleu passa au grand trot sur la place. Emma poussa un cri et tomba roide par terre, à la renverse. En effet, Rodolphe, après bien des réflexions, sétait décidé à partir pour Rouen. Or, comme il ny a, de la Huchette à Buchy, pas dautre chemin que celui dYonville, il lui avait fallu traverser le village, et Emma lavait reconnu à la lueur des lanternes qui coupaient comme un éclair le crépuscule. Le pharmacien, au tumulte qui se faisait dans la maison, sy précipita. La table, avec toutes les assiettes, était renversée; de la sauce, de la viande, les couteaux, la salière et lhuilier jonchaient lappartement; Charles appelait au secours; Berthe, effarée, criait; et Félicité, dont les mains tremblaient, délaçait Madame, qui avait le long du corps des mouvements convulsifs. -- Je cours, dit lapothicaire, chercher dans mon laboratoire, un peu de vinaigre aromatique. Puis, comme elle rouvrait les yeux en respirant le flacon: -- Jen étais sûr, fit-il; cela vous réveillerait un mort. -- Parle-nous! disait Charles, parle-nous! Remets-toi! Cest moi, ton Charles qui taime! Me reconnais-tu? Tiens, voilà ta petite fille: embrasse-la donc! Lenfant avançait les bras vers sa mère pour se pendre à son cou. Mais, détournant la tête, Emma dit dune voix saccadée: -- Non, non... personne! Elle sévanouit encore. On la porta sur son lit. Elle restait étendue, la bouche ouverte, les paupières fermées, les mains à plat, immobile, et blanche comme une statue de cire. Il sortait de ses yeux deux ruisseaux de larmes qui coulaient lentement sur loreiller. Charles, debout, se tenait au fond de lalcôve, et le pharmacien, près de lui, gardait ce silence méditatif quil est convenable davoir dans les occasions sérieuses de la vie. -- Rassurez-vous, dit-il en lui poussant le coude, je crois que le paroxysme est passé. -- Oui, elle repose un peu maintenant! répondit Charles, qui la regardait dormir. Pauvre femme!... pauvre femme!... la voilà retombée! Alors Homais demanda comment cet accident était survenu. Charles répondit que cela lavait saisie tout à coup, pendant quelle mangeait des abricots. -- Extraordinaire!... reprit le pharmacien. Mais il se pourrait que les abricots eussent occasionné la syncope! Il y a des natures si impressionnables à lencontre de certaines odeurs! et ce serait même une belle question à étudier, tant sous le rapport pathologique que sous le rapport physiologique. Les prêtres en connaissaient limportance, eux qui ont toujours mêlé des aromates à leurs cérémonies. Cest pour vous stupéfier lentendement et provoquer des extases, chose dailleurs facile à obtenir chez les personnes du sexe, qui sont plus délicates que les autres. On en cite qui sévanouissent à lodeur de la corne brûlée, du pain tendre... -- Prenez garde de léveiller! dit à voix basse Bovary. -- Et non seulement, continua lapothicaire, les humains sont en butte à ces anomalies, mais encore les animaux. Ainsi, vous nêtes pas sans savoir leffet singulièrement aphrodisiaque que produit le nepeta cataria, vulgairement appelé herbe-au-chat, sur la gent féline; et dautre part, pour citer un exemple que je garantis authentique, Bridoux (un de mes anciens camarades, actuellement établi rue Malpalu) possède un chien qui tombe en convulsions dès quon lui présente une tabatière. Souvent même il en fait lexpérience devant ses amis, à son pavillon du bois Guillaume. Croirait-on quun simple sternutatoire pût exercer de tels ravages dans lorganisme dun quadrupède? Cest extrêmement curieux, nest-il pas vrai? -- Oui, dit Charles, qui nécoutait pas. -- Cela nous prouve, reprit lautre en souriant avec un air de suffisance bénigne, les irrégularités sans nombre du système nerveux. Pour ce qui est de Madame, elle ma toujours paru, je lavoue, une vraie sensitive. Aussi ne vous conseillerai-je point, mon bon ami, aucun de ces prétendus remèdes qui, sous prétexte dattaquer les symptômes, attaquent le tempérament. Non, pas de médicamentation oiseuse! du régime, voilà tout! des sédatifs, des émollients, des dulcifiants. Puis, ne pensez-vous pas quil faudrait peut-être frapper limagination? -- En quoi? comment? dit Bovary. -- Ah! cest là la question! Telle est effectivement la question: _That is the question!_ comme je lisais dernièrement dans le journal. Mais Emma, se réveillant, sécria: -- Et la lettre? et la lettre? On crut quelle avait le délire; elle leut à partir de minuit: une fièvre cérébrale sétait déclarée. Pendant quarante-trois jours, Charles ne la quitta pas. Il abandonna tous ses malades; il ne se couchait plus, il était continuellement à lui tâter le pouls, à lui poser des sinapismes, des compresses deau froide. Il envoyait Justin jusquà Neufchâtel chercher de la glace; la glace se fondait en route; il le renvoyait. Il appela M. Canivet en consultation; il fit venir de Rouen le docteur Larivière, son ancien maître; il était désespéré. Ce qui leffrayait le plus, cétait labattement dEmma; car elle ne parlait pas, nentendait rien et même semblait ne point souffrir, -- comme si son corps et son âme se fussent ensemble reposés de toutes leurs agitations. Vers le milieu doctobre, elle put se tenir assise dans son lit, avec des oreillers derrière elle. Charles pleura quand il la vit manger sa première tartine de confitures. Les forces lui revinrent; elle se levait quelques heures pendant laprès-midi, et, un jour quelle se sentait mieux, il essaya de lui faire faire, à son bras, un tour de promenade dans le jardin. Le sable des allées disparaissait sous les feuilles mortes; elle marchait pas à pas, en traînant ses pantoufles, et, sappuyant de lépaule contre Charles, elle continuait à sourire. Ils allèrent ainsi jusquau fond, près de la terrasse. Elle se redressa lentement, se mit la main devant ses yeux, pour regarder; elle regarda au loin, tout au loin; mais il ny avait à lhorizon que de grands feux dherbe, qui fumaient sur les collines. -- Tu vas te fatiguer, ma chérie, dit Bovary. Et, la poussant doucement pour la faire entrer sous la tonnelle: -- Assieds-toi donc sur ce banc: tu seras bien. -- Oh! non, pas là, pas là! fit-elle dune voix défaillante. Elle eut un étourdissement, et dès le soir, sa maladie recommença, avec une allure plus incertaine, il est vrai, et des caractères plus complexes. Tantôt elle souffrait au coeur, puis dans la poitrine, dans le cerveau, dans les membres; il lui survint des vomissements où Charles crut apercevoir les premiers symptômes dun cancer. Et le pauvre garçon, par là-dessus, avait des inquiétudes dargent! XIV Dabord, il ne savait comment faire pour dédommager M. Homais de tous les médicaments pris chez lui; et, quoiquil eût pu, comme médecin, ne pas les payer, néanmoins il rougissait un peu de cette obligation. Puis la dépense du ménage, à présent que la cuisinière était maîtresse, devenait effrayante; les notes pleuvaient dans la maison; les fournisseurs murmuraient; M. Lheureux, surtout, le harcelait. En effet, au plus fort de la maladie dEmma, celui-ci, profitant de la circonstance pour exagérer sa facture, avait vite apporté le manteau, le sac de nuit, deux caisses au lieu dune, quantité dautres choses encore. Charles eut beau dire quil nen avait pas besoin, le marchand répondit arrogamment quon lui avait commandé tous ces articles et quil ne les reprendrait pas; dailleurs, ce serait contrarier Madame dans sa convalescence; Monsieur réfléchirait; bref, il était résolu à le poursuivre en justice plutôt que dabandonner ses droits et que demporter ses marchandises. Charles ordonna par la suite de les renvoyer à son magasin; Félicité oublia; il avait dautres soucis; on ny pensa plus; M. Lheureux revint à la charge, et, tour à tour menaçant et gémissant, manoeuvra de telle façon, que Bovary finit par souscrire un billet à six mois déchéance. Mais à peine eut-il signé ce billet, quune idée audacieuse lui surgit: cétait demprunter mille francs à M. Lheureux. Donc, il demanda, dun air embarrassé, sil ny avait pas moyen de les avoir, ajoutant que ce serait pour un an et au taux que lon voudrait. Lheureux courut à sa boutique, en rapporta les écus et dicta un autre billet, par lequel Bovary déclarait devoir payer à son ordre, le Ier septembre prochain, la somme de mille soixante et dix francs; ce qui, avec les cent quatre-vingts déjà stipulés, faisait juste douze cent cinquante. Ainsi, prêtant à six pour cent, augmenté dun quart de commission, et les fournitures lui rapportant un bon tiers pour le moins, cela devait, en douze mois, donner cent trente francs de bénéfice; et il espérait que laffaire ne sarrêterait pas là, quon ne pourrait payer les billets, quon les renouvellerait, et que son pauvre argent, sétant nourri chez le médecin comme dans une maison de santé, lui reviendrait, un jour, considérablement plus dodu, et gros à faire craquer le sac. Tout, dailleurs, lui réussissait. Il était adjudicataire dune fourniture de cidre pour lhôpital de Neufchâtel; M. Guillaumin lui promettait des actions dans les tourbières de Grumesnil, et il rêvait détablir un nouveau service de diligences entre Argueil et Rouen, qui ne tarderait pas, sans doute, à ruiner la guimbarde du Lion dor, et qui, marchant plus vite, étant à prix plus bas et portant plus de bagages, lui mettrait ainsi dans les mains tout le commerce dYonville. Charles se demanda plusieurs fois par quel moyen, lannée prochaine, pouvoir rembourser tant dargent; et il cherchait, imaginait des expédients, comme de recourir à son père ou de vendre quelque chose. Mais son père serait sourd, et il navait, lui, rien à vendre. Alors il découvrait de tels embarras, quil écartait vite de sa conscience un sujet de méditation aussi désagréable. Il se reprochait den oublier Emma; comme si, toutes ses pensées appartenant à cette femme, ceût été lui dérober quelque chose que de ny pas continuellement réfléchir. Lhiver fut rude. La convalescence de Madame fut longue. Quand il faisait beau, on la poussait dans son fauteuil auprès de la fenêtre, celle qui regardait la Place; car elle avait maintenant le jardin en antipathie, et la persienne de ce côté restait constamment fermée. Elle voulut que lon vendît le cheval; ce quelle aimait autrefois, à présent lui déplaisait. Toutes ses idées paraissaient se borner au soin delle-même. Elle restait dans son lit à faire de petites collations, sonnait sa domestique pour sinformer de ses tisanes ou pour causer avec elle. Cependant la neige sur le toit des halles jetait dans la chambre un reflet blanc, immobile; ensuite ce fut la pluie qui tombait. Et Emma quotidiennement attendait, avec une sorte danxiété, linfaillible retour dévénements minimes, qui pourtant ne lui importaient guère. Le plus considérable était, le soir, larrivée de lHirondelle. Alors laubergiste criait et dautres voix répondaient, tandis que le falot dHippolyte, qui cherchait des coffres sur la bâche, faisait comme une étoile dans lobscurité. À midi, Charles rentrait; ensuite il sortait; puis elle prenait un bouillon, et, vers cinq heures, à la tombée du jour, les enfants qui sen revenaient de la classe, traînant leurs sabots sur le trottoir, frappaient tous avec leurs règles la cliquette des auvents, les uns après les autres. Cétait à cette heure-là que M. Bournisien venait la voir. Il senquérait de sa santé, lui apportait des nouvelles et lexhortait à la religion dans un petit bavardage câlin qui ne manquait pas dagrément. La vue seule de sa soutane la réconfortait. Un jour quau plus fort de sa maladie elle sétait crue agonisante, elle avait demandé la communion; et, à mesure que lon faisait dans sa chambre les préparatifs pour le sacrement, que lon disposait en autel la commode encombrée de sirops et que Félicité semait par terre des fleurs de dahlia, Emma sentait quelque chose de fort passant sur elle, qui la débarrassait de ses douleurs, de toute perception, de tout sentiment. Sa chair allégée ne pesait plus, une autre vie commençait; il lui sembla que son être, montant vers Dieu, allait sanéantir dans cet amour comme un encens allumé qui se dissipe en vapeur. On aspergea deau bénite les draps du lit; le prêtre retira du saint ciboire la blanche hostie; et ce fut en défaillant dune joie céleste quelle avança les lèvres pour accepter le corps du Sauveur qui se présentait. Les rideaux de son alcôve se gonflaient mollement, autour delle, en façon de nuées, et les rayons des deux cierges brûlant sur la commode lui parurent être des gloires éblouissantes. Alors elle laissa retomber sa tête, croyant entendre dans les espaces le chant des harpes séraphiques et apercevoir en un ciel dazur, sur un trône dor, au milieu des saints tenant des palmes vertes, Dieu le Père tout éclatant de majesté, et qui dun signe faisait descendre vers la terre des anges aux ailes de flamme pour lemporter dans leurs bras. Cette vision splendide demeura dans sa mémoire comme la chose la plus belle quil fût possible de rêver; si bien quà présent elle sefforçait den ressaisir la sensation, qui continuait cependant, mais dune manière moins exclusive et avec une douceur aussi profonde. Son âme, courbatue dorgueil, se reposait enfin dans lhumilité chrétienne; et, savourant le plaisir dêtre faible, Emma contemplait en elle-même la destruction de sa volonté, qui devait faire aux envahissements de la grâce une large entrée. Il existait donc à la place du bonheur des félicités plus grandes, un autre amour au-dessus de tous les amours, sans intermittence ni fin, et qui saccroîtrait éternellement! Elle entrevit, parmi les illusions de son espoir, un état de pureté flottant au-dessus de la terre, se confondant avec le ciel, et où elle aspira dêtre. Elle voulut devenir une sainte. Elle acheta des chapelets, elle porta des amulettes; elle souhaitait avoir dans sa chambre, au chevet de sa couche, un reliquaire enchâssé démeraudes, pour le baiser tous les soirs. Le Curé sémerveillait de ces dispositions, bien que la religion dEmma, trouvait-il, pût, à force de ferveur, finir par friser lhérésie et même lextravagance. Mais, nétant pas très versé dans ces matières sitôt quelles dépassaient une certaine mesure, il écrivit à M. Boulard, libraire de Monseigneur, de lui envoyer quelque chose de fameux pour une personne du sexe, qui était pleine desprit. Le libraire, avec autant dindifférence que sil eût expédié de la quincaillerie à des nègres, vous emballa pêle- mêle tout ce qui avait cours pour lors dans le négoce des livres pieux. Cétaient de petits manuels par demandes et par réponses, des pamphlets dun ton rogue dans la manière de M. de Maistre, et des espèces de romans à cartonnage rose et à style douceâtre, fabriqués par des séminaristes troubadours ou des bas bleus repenties. Il y avait le _Pensez-y bien_; _lHomme du monde aux pieds de Marie_, par M. de, décoré de plusieurs ordres; _des Erreurs de Voltaire, à lusage des jeunes gens_, etc. Madame Bovary navait pas encore lintelligence assez nette pour sappliquer sérieusement à nimporte quoi; dailleurs, elle entreprit ces lectures avec trop de précipitation. Elle sirrita contre les prescriptions du culte; larrogance des écrits polémiques lui déplut par leur acharnement à poursuivre des gens quelle ne connaissait pas; et les contes profanes relevés de religion lui parurent écrits dans une telle ignorance du monde, quils lécartèrent insensiblement des vérités dont elle attendait la preuve. Elle persista pourtant, et, lorsque le volume lui tombait des mains, elle se croyait prise par la plus fine mélancolie catholique quune âme éthérée pût concevoir. Quant au souvenir de Rodolphe, elle lavait descendu tout au fond de son coeur; et il restait là, plus solennel et plus immobile quune momie de roi dans un souterrain. Une exhalaison séchappait de ce grand amour embaumé et qui, passant à travers tout, parfumait de tendresse latmosphère dimmaculation où elle voulait vivre. Quand elle se mettait à genoux sur son prie-Dieu gothique, elle adressait au Seigneur les mêmes paroles de suavité quelle murmurait jadis à son amant, dans les épanchements de ladultère. Cétait pour faire venir la croyance; mais aucune délectation ne descendait des cieux, et elle se relevait, les membres fatigués, avec le sentiment vague dune immense duperie. Cette recherche, pensait-elle, nétait quun mérite de plus; et dans lorgueil de sa dévotion, Emma se comparait à ces grandes dames dautrefois, dont elle avait rêvé la gloire sur un portrait de la Vallière, et qui, traînant avec tant de majesté la queue chamarrée de leurs longues robes, se retiraient en des solitudes pour y répandre aux pieds du Christ toutes les larmes dun coeur que lexistence blessait. Alors, elle se livra à des charités excessives. Elle cousait des habits pour les pauvres; elle envoyait du bois aux femmes en couches; et Charles, un jour en rentrant, trouva dans la cuisine trois vauriens attablés qui mangeaient un potage. Elle fit revenir à la maison sa petite fille, que son mari, durant sa maladie, avait renvoyée chez la nourrice. Elle voulut lui apprendre à lire; Berthe avait beau pleurer, elle ne sirritait plus. Cétait un parti pris de résignation, une indulgence universelle. Son langage, à propos de tout, était plein dexpressions idéales. Elle disait à son enfant: -- Ta colique est-elle passée, mon ange? Madame Bovary mère ne trouvait rien à blâmer, sauf peut-être cette manie de tricoter des camisoles pour les orphelins, au lieu de raccommoder ses torchons. Mais, harassée de querelles domestiques, la bonne femme se plaisait en cette maison tranquille, et même elle y demeura jusques après Pâques, afin déviter les sarcasmes du père Bovary, qui ne manquait pas, tous les vendredis saints, de se commander une andouille. Outre la compagnie de sa belle-mère, qui la raffermissait un peu par sa rectitude de jugement et ses façons graves, Emma, presque tous les jours, avait encore dautres sociétés. Cétait madame Langlois, madame Caron, madame Dubreuil, madame Tuvache et, régulièrement, de deux à cinq heures, lexcellente madame Homais, qui navait jamais voulu croire, celle-là, à aucun des cancans que lon débitait sur sa voisine. Les petits Homais aussi venaient la voir; Justin les accompagnait. Il montait avec eux dans la chambre, et il restait debout près de la porte, immobile, sans parler. Souvent même, madame Bovary, ny prenant garde, se mettait à sa toilette. Elle commençait par retirer son peigne, en secouant sa tête dun mouvement brusque; et, quand il aperçut la première fois cette chevelure entière qui descendait jusquaux jarrets en déroulant ses anneaux noirs, ce fut pour lui, le pauvre enfant, comme lentrée subite dans quelque chose dextraordinaire et de nouveau dont la splendeur leffraya. Emma, sans doute, ne remarquait pas ses empressements silencieux ni ses timidités. Elle ne se doutait point que lamour, disparu de sa vie, palpitait là, près delle, sous cette chemise de grosse toile, dans ce coeur dadolescent ouvert aux émanations de sa beauté. Du reste, elle enveloppait tout maintenant dune telle indifférence, elle avait des paroles si affectueuses et des regards si hautains, des façons si diverses, que lon ne distinguait plus légoïsme de la charité, ni la corruption de la vertu. Un soir, par exemple, elle semporta contre sa domestique, qui lui demandait à sortir et balbutiait en cherchant un prétexte; puis tout à coup: -- Tu laimes donc? dit-elle. Et, sans attendre la réponse de Félicité, qui rougissait elle ajouta dun air triste: -- Allons, cours-y! amuse-toi! Elle fit, au commencement du printemps, bouleverser le jardin dun bout à lautre, malgré les observations de Bovary; il fut heureux, cependant de lui voir enfin manifester une volonté quelconque. Elle en témoigna davantage à mesure quelle se rétablissait. Dabord, elle trouva moyen dexpulser la mère Rolet, la nourrice, qui avait pris lhabitude, pendant sa convalescence, de venir trop souvent à la cuisine avec ses deux nourrissons et son pensionnaire, plus endenté quun cannibale. Puis elle se dégagea de la famille Homais, congédia successivement toutes les autres visites et même fréquenta léglise avec moins dassiduité, à la grande approbation de lapothicaire, qui lui dit alors amicalement: -- Vous donniez un peu dans la calotte! M. Bournisien, comme autrefois, survenait tous les jours, en sortant du catéchisme. Il préférait rester dehors, à prendre lair au milieu du bocage, il appelait ainsi la tonnelle. Cétait lheure où Charles rentrait. Ils avaient chaud; on apportait du cidre doux, et ils buvaient ensemble au complet rétablissement de Madame. Binet se trouvait là, cest-à-dire un peu plus bas, contre le mur de la terrasse, à pêcher des écrevisses. Bovary linvitait à se rafraîchir, et il sentendait parfaitement à déboucher les cruchons. -- Il faut, disait-il en promenant autour de lui et jusquaux extrémités du paysage un regard satisfait, tenir ainsi la bouteille daplomb sur la table, et, après que les ficelles sont coupées, pousser le liège à petits coups, doucement, doucement, comme on fait, dailleurs, à leau de Seltz, dans les restaurants. Mais le cidre, pendant sa démonstration, souvent leur jaillissait en plein visage, et alors lecclésiastique, avec un rire opaque, ne manquait jamais cette plaisanterie: -- Sa bonté saute aux yeux! Il était brave homme, en effet, et même, un jour, ne fut point scandalisé du pharmacien, qui conseillait à Charles, pour distraire Madame, de la mener au théâtre de Rouen voir lillustre ténor Lagardy. Homais sétonnant de ce silence, voulut savoir son opinion, et le prêtre déclara quil regardait la musique comme moins dangereuse pour les moeurs que la littérature. Mais le pharmacien prit la défense des lettres. Le théâtre, prétendait-il, servait à fronder les préjugés, et, sous le masque du plaisir, enseignait la vertu. -- _Castigat ridendo mores_, monsieur Bournisien! Ainsi, regardez la plupart des tragédies de Voltaire; elles sont semées habilement de réflexions philosophiques qui en font pour le peuple une véritable école de morale et de diplomatie. -- Moi, dit Binet, jai vu autrefois une pièce intitulée le _Gamin de Paris_, où lon remarque le caractère dun vieux général qui est vraiment tapé! Il rembarre un fils de famille qui avait séduit une ouvrière, qui à la fin... -- Certainement! continuait Homais, il y a la mauvaise littérature comme il y a la mauvaise pharmacie, mais condamner en bloc le plus important des beaux arts me paraît une balourdise, une idée gothique, digne de ces temps abominables où lon enfermait Galilée. -- Je sais bien, objecta le Curé, quil existe de bons ouvrages, de bons auteurs; cependant, ne serait-ce que ces personnes de sexe différent réunies dans un appartement enchanteur, orné de pompes mondaines, et puis ces déguisements païens, ce fard, ces flambeaux, ces voix efféminées, tout cela doit finir par engendrer un certain libertinage desprit et vous donner des pensées déshonnêtes, des tentations impures. Telle est du moins lopinion de tous les Pères. Enfin, ajouta-t-il en prenant subitement un ton de voix mystique, tandis quil roulait sur son pouce une prise de tabac, si lÉglise a condamné les spectacles, cest quelle avait raison; il faut nous soumettre à ses décrets. -- Pourquoi, demanda lapothicaire, excommunie-t-elle les comédiens? car, autrefois, ils concouraient ouvertement aux cérémonies du culte. Oui, on jouait, on représentait au milieu du choeur des espèces de farces appelées mystères, dans lesquelles les lois de la décence souvent se trouvaient offensées. Lecclésiastique se contenta de pousser un gémissement, et le pharmacien poursuivit: -- Cest comme dans la Bible; il y a... savez-vous..., plus dun détail... piquant, des choses... vraiment... gaillardes! Et, sur un geste dirritation que faisait M. Bournisien: -- Ah! vous conviendrez que ce nest pas un livre à mettre entre les mains dune jeune personne, et je serais fâché quAthalie... -- Mais ce sont les protestants, et non pas nous, sécria lautre impatienté, qui recommandent la Bible! -- Nimporte! dit Homais, je métonne que, de nos jours, en un siècle de lumières, on sobstine encore à proscrire un délassement intellectuel qui est inoffensif, moralisant et même hygiénique quelquefois, nest-ce pas, docteur? -- Sans doute, répondit le médecin nonchalamment, soit que, ayant les mêmes idées, il voulût noffenser personne, ou bien quil neût pas didées. La conversation semblait finie, quand le pharmacien jugea convenable de pousser une dernière botte. -- Jen ai connu, des prêtres, qui shabillaient en bourgeois pour aller voir gigoter des danseuses. -- Allons donc! fit le curé. -- Ah! jen ai connu! Et, séparant les syllabes de sa phrase, Homais répéta: -- Jen -- ai -- connu. -- Eh bien! ils avaient tort, dit Bournisien résigné à tout entendre. -- Parbleu! ils en font bien dautres! exclama lapothicaire. -- Monsieur!... reprit lecclésiastique avec des yeux si farouches, que le pharmacien en fut intimidé. -- Je veux seulement dire, répliqua-t-il alors dun ton moins brutal, que la tolérance est le plus sûr moyen dattirer les âmes à la religion. -- Cest vrai! cest vrai! concéda le bonhomme en se rasseyant sur sa chaise. Mais il ny resta que deux minutes. Puis, dès quil fut parti, M. Homais dit au médecin: -- Voilà ce qui sappelle une prise de bec! Je lai roulé, vous avez vu, dune manière!... Enfin, croyez-moi, conduisez Madame au spectacle, ne serait-ce que pour faire une fois dans votre vie enrager un de ces corbeaux-là, saprelotte! Si quelquun pouvait me remplacer, je vous accompagnerais moi-même. Dépêchez-vous! Lagardy ne donnera quune seule représentation; il est engagé en Angleterre à des appointements considérables. Cest, à ce quon assure, un fameux lapin! il roule sur lor! il mène avec lui trois maîtresses et son cuisinier! Tous ces grands artistes brûlent la chandelle par les deux bouts; il leur faut une existence dévergondée qui excite un peu limagination. Mais ils meurent à lhôpital, parce quils nont pas eu lesprit, étant jeunes, de faire des économies. Allons, bon appétit; à demain! Cette idée de spectacle germa vite dans la tête de Bovary; car aussitôt il en fit part à sa femme, qui refusa tout dabord, alléguant la fatigue, le dérangement, la dépense; mais, par extraordinaire, Charles ne céda pas, tant il jugeait cette récréation lui devoir être profitable. Il ny voyait aucun empêchement; sa mère leur avait expédié trois cents francs sur lesquels il ne comptait plus, les dettes courantes navaient rien dénorme, et léchéance des billets à payer au sieur Lheureux était encore si longue, quil ny fallait pas songer. Dailleurs, imaginant quelle y mettait de la délicatesse, Charles insista davantage; si bien quelle finit, à force dobsessions, par se décider. Et, le lendemain, à huit heures, ils semballèrent dans lhirondelle. Lapothicaire, que rien ne retenait à Yonville, mais qui se croyait contraint de nen pas bouger, soupira en les voyant partir. -- Allons, bon voyage! leur dit-il, heureux mortels que vous êtes! Puis, sadressant à Emma, qui portait une robe de soie bleue à quatre falbalas: -- Je vous trouve jolie comme un Amour! Vous allez faire florès à Rouen. La diligence descendait à lhôtel de la Croix rouge, sur la place Beauvoisine. Cétait une de ces auberges comme il y en a dans tous les faubourgs de province, avec de grandes écuries et de petites chambres à coucher, où lon voit au milieu de la cour des poules picorant lavoine sous les cabriolets crottés des commis voyageurs; -- bons vieux gîtes à balcon de bois vermoulu qui craquent au vent dans les nuits dhiver, continuellement pleins de monde, de vacarme et de mangeaille, dont les tables noires sont poissées par les glorias, les vitres épaisses jaunies par les mouches, les serviettes humides tachées par le vin bleu; et qui, sentant toujours le village, comme des valets de ferme habillés en bourgeois, ont un café sur la rue, et du côté de la campagne un jardin à légumes. Charles immédiatement se mit en courses. Il confondit lavant-scène avec les galeries, le parquet avec les loges, demanda des explications, ne les comprit pas, fut renvoyé du contrôleur au directeur, revint à lauberge, retourna au bureau, et, plusieurs fois ainsi, arpenta toute la longueur de la ville, depuis le théâtre jusquau boulevard. Madame sacheta un chapeau, des gants, un bouquet. Monsieur craignait beaucoup de manquer le commencement; et, sans avoir eu le temps davaler un bouillon, ils se présentèrent devant les portes du théâtre, qui étaient encore fermées. XV La foule stationnait contre le mur, parquée symétriquement entre des balustrades. À langle des rues voisines, de gigantesques affiches répétaient en caractères baroques: «_Lucie de Lamermoor_... Lagardy... Opéra..., etc.» Il faisait beau; on avait chaud; la sueur coulait dans les frisures, tous les mouchoirs tirés épongeaient les fronts rouges; et parfois un vent tiède, qui soufflait de la rivière, agitait mollement la bordure des tentes en coutil suspendues à la porte des estaminets. Un peu plus bas, cependant, on était rafraîchi par un courant dair glacial qui sentait le suif, le cuir et lhuile. Cétait lexhalaison de la rue des Charrettes, pleine de grands magasins noirs où lon roule des barriques. De peur de paraître ridicule, Emma voulut, avant dentrer, faire un tour de promenade sur le port, et Bovary, par prudence, garda les billets à sa main, dans la poche de son pantalon, quil appuyait contre son ventre. Un battement de coeur la prit dès le vestibule. Elle sourit involontairement de vanité, en voyant la foule qui se précipitait à droite par lautre corridor, tandis quelle montait lescalier des premières. Elle eut plaisir, comme un enfant, à pousser de son doigt les larges portes tapissées; elle aspira de toute sa poitrine lodeur poussiéreuse des couloirs, et, quand elle fut assise dans sa loge, elle se cambra la taille avec une désinvolture de duchesse. La salle commençait à se remplir, on tirait les lorgnettes de leurs étuis, et les abonnés, sapercevant de loin, se faisaient des salutations. Ils venaient se délasser dans les beaux-arts des inquiétudes de la vente; mais, noubliant point les affaires, ils causaient encore cotons, trois-six ou indigo. On voyait là des têtes de vieux, inexpressives et pacifiques, et qui, blanchâtres de chevelure et de teint, ressemblaient à des médailles dargent ternies par une vapeur de plomb. Les jeunes beaux se pavanaient au parquet, étalant, dans louverture de leur gilet, leur cravate rose ou vert pomme; et madame Bovary les admirait den haut, appuyant sur des badines à pomme dor la paume tendue de leurs gants jaunes. Cependant, les bougies de lorchestre sallumèrent; le lustre descendit du plafond, versant, avec le rayonnement de ses facettes, une gaieté subite dans la salle; puis les musiciens entrèrent les uns après les autres, et ce fut dabord un long charivari de basses ronflant, de violons grinçant, de pistons trompettant, de flûtes et de flageolets qui piaulaient. Mais on entendit trois coups sur la scène; un roulement de timbales commença, les instruments de cuivre plaquèrent des accords, et le rideau, se levant, découvrit un paysage. Cétait le carrefour dun bois, avec une fontaine, à gauche, ombragée par un chêne. Des paysans et des seigneurs, le plaid sur lépaule, chantaient tous ensemble une chanson de chasse; puis il survint un capitaine qui invoquait lange du mal en levant au ciel ses deux bras; un autre parut; ils sen allèrent, et les chasseurs reprirent. Elle se retrouvait dans les lectures de sa jeunesse, en plein Walter Scott. Il lui semblait entendre, à travers le brouillard, le son des cornemuses écossaises se répéter sur les bruyères. Dailleurs, le souvenir du roman facilitant lintelligence du libretto, elle suivait lintrigue phrase à phrase, tandis que dinsaisissables pensées qui lui revenaient, se dispersaient, aussitôt, sous les rafales de la musique. Elle se laissait aller au bercement des mélodies et se sentait elle-même vibrer de tout son être comme si les archets des violons se fussent promenés sur ses nerfs. Elle navait pas assez dyeux pour contempler les costumes, les décors, les personnages, les arbres peints qui tremblaient quand on marchait, et les toques de velours, les manteaux, les épées, toutes ces imaginations qui sagitaient dans lharmonie comme dans latmosphère dun autre monde. Mais une jeune femme savança en jetant une bourse à un écuyer vert. Elle resta seule, et alors on entendit une flûte qui faisait comme un murmure de fontaine ou comme des gazouillements doiseau. Lucie entama dun air brave sa cavatine en sol majeur; elle se plaignait damour, elle demandait des ailes. Emma, de même, aurait voulu, fuyant la vie, senvoler dans une étreinte. Tout à coup, Edgar- Lagardy parut. Il avait une de ces pâleurs splendides qui donnent quelque chose de la majesté des marbres aux races ardentes du Midi. Sa taille vigoureuse était prise dans un pourpoint de couleur brune; un petit poignard ciselé lui battait sur la cuisse gauche, et il roulait des regards langoureusement en découvrant ses dents blanches. On disait quune princesse polonaise, lécoutant un soir chanter sur la plage de Biarritz, où il radoubait des chaloupes, en était devenue amoureuse. Elle sétait ruinée à cause de lui. Il lavait plantée là pour dautres femmes, et cette célébrité sentimentale ne laissait pas que de servir à sa réputation artistique. Le cabotin diplomate avait même soin de faire toujours glisser dans les réclames une phrase poétique sur la fascination de sa personne et la sensibilité de son âme. Un bel organe, un imperturbable aplomb, plus de tempérament que dintelligence et plus demphase que de lyrisme, achevaient de rehausser cette admirable nature de charlatan, où il y avait du coiffeur et du toréador. Dès la première scène, il enthousiasma. Il pressait Lucie dans ses bras, il la quittait, il revenait, il semblait désespéré: il avait des éclats de colère, puis des râles élégiaques dune douceur infinie, et les notes séchappaient de son cou nu, pleines de sanglots et de baisers. Emma se penchait pour le voir, égratignant avec ses ongles le velours de sa loge. Elle semplissait le coeur de ces lamentations mélodieuses qui se traînaient à laccompagnement des contrebasses, comme des cris de naufragés dans le tumulte dune tempête. Elle reconnaissait tous les enivrements et les angoisses dont elle avait manqué mourir. La voix de la chanteuse ne lui semblait être que le retentissement de sa conscience, et cette illusion qui la charmait quelque chose même de sa vie. Mais personne sur la terre ne lavait aimée dun pareil amour. Il ne pleurait pas comme Edgar, le dernier soir, au clair de lune, lorsquils se disaient: «À demain; à demain!...» La salle craquait sous les bravos; on recommença la strette entière; les amoureux parlaient des fleurs de leur tombe, de serments, dexil, de fatalité, despérances, et quand ils poussèrent ladieu final, Emma jeta un cri aigu, qui se confondit avec la vibration des derniers accords. -- Pourquoi donc, demanda Bovary, ce seigneur est-il à la persécuter? -- Mais non, répondit-elle; cest son amant. -- Pourtant il jure de se venger sur sa famille, tandis que lautre, celui qui est venu tout à lheure, disait: «Jaime Lucie et je men crois aimé.» Dailleurs, il est parti avec son père, bras dessus, bras dessous. Car cest bien son père, nest-ce pas, le petit laid qui porte une plume de coq à son chapeau? Malgré les explications dEmma, dès le duo récitatif où Gilbert expose à son maître Ashton ses abominables manoeuvres, Charles, en voyant le faux anneau de fiançailles qui doit abuser Lucie, crut que cétait un souvenir damour envoyé par Edgar. Il avouait, du reste, ne pas comprendre lhistoire, -- à cause de la musique -- qui nuisait beaucoup aux paroles. -- Quimporte? dit Emma; tais-toi! -- Cest que jaime, reprit-il en se penchant sur son épaule, à me rendre compte, tu sais bien. -- Tais-toi! tais-toi! fit-elle impatientée. Lucie savançait, à demi soutenue par ses femmes, une couronne doranger dans les cheveux, et plus pâle que le satin blanc de sa robe. Emma rêvait au jour de son mariage; et elle se revoyait là- bas, au milieu des blés, sur le petit sentier, quand on marchait vers léglise. Pourquoi donc navait-elle pas, comme celle-là, résisté, supplié? Elle était joyeuse, au contraire, sans sapercevoir de labîme où elle se précipitait... Ah! si, dans la fraîcheur de sa beauté, avant les souillures du mariage et la désillusion de ladultère, elle avait pu placer sa vie sur quelque grand coeur solide, alors la vertu, la tendresse, les voluptés et le devoir se confondant, jamais elle ne serait descendue dune félicité si haute. Mais ce bonheur-là, sans doute, était un mensonge imaginé pour le désespoir de tout désir. Elle connaissait à présent la petitesse des passions que lart exagérait. Sefforçant donc den détourner sa pensée, Emma voulait ne plus voir dans cette reproduction de ses douleurs quune fantaisie plastique bonne à amuser les yeux, et même elle souriait intérieurement dune pitié dédaigneuse, quand au fond du théâtre, sous la portière de velours, un homme apparut en manteau noir. Son grand chapeau à lespagnole tomba dans un geste quil fit; et aussitôt les instruments et les chanteurs entonnèrent le sextuor. Edgar, étincelant de furie, dominait tous les autres de sa voix plus claire. Ashton lui lançait en notes graves des provocations homicides, Lucie poussait sa plainte aiguë, Arthur modulait à lécart des sons moyens, et la basse-taille du ministre ronflait comme un orgue, tandis que les voix de femmes, répétant ses paroles, reprenaient en choeur, délicieusement. Ils étaient tous sur la même ligne à gesticuler; et la colère, la vengeance, la jalousie, la terreur, la miséricorde et la stupéfaction sexhalaient à la fois de leurs bouches entrouvertes. Lamoureux outragé brandissait son épée nue; sa collerette de guipure se levait par saccades, selon les mouvements de sa poitrine, et il allait de droite et de gauche, à grands pas, faisant sonner contre les planches les éperons vermeils de ses bottes molles, qui sévasaient à la cheville. Il devait avoir, pensait-elle, un intarissable amour, pour en déverser sur la foule à si larges effluves. Toutes ses velléités de dénigrement sévanouissaient sous la poésie du rôle qui lenvahissait, et, entraînée vers lhomme par lillusion du personnage, elle tâcha de se figurer sa vie, cette vie retentissante, extraordinaire, splendide, et quelle aurait pu mener cependant, si le hasard lavait voulu. Ils se seraient connus, ils se seraient aimés! Avec lui, par tous les royaumes de lEurope, elle aurait voyagé de capitale en capitale, partageant ses fatigues et son orgueil, ramassant les fleurs quon lui jetait, brodant elle-même ses costumes; puis, chaque soir, au fond dune loge, derrière la grille à treillis dor, elle eût recueilli, béante, les expansions de cette âme qui naurait chanté que pour elle seule; de la scène, tout en jouant, il laurait regardée. Mais une folie la saisit: il la regardait, cest sûr! Elle eut envie de courir dans ses bras pour se réfugier en sa force, comme dans lincarnation de lamour même, et de lui dire, de sécrier: «Enlève-moi, emmène-moi, partons! À toi, à toi! toutes mes ardeurs et tous mes rêves!» Le rideau se baissa. Lodeur du gaz se mêlait aux haleines; le vent des éventails rendait latmosphère plus étouffante. Emma voulut sortir; la foule encombrait les corridors, et elle retomba dans son fauteuil avec des palpitations qui la suffoquaient. Charles, ayant peur de la voir sévanouir, courut à la buvette lui chercher un verre dorgeat. Il eut grand-peine à regagner sa place, car on lui heurtait les coudes à tous les pas, à cause du verre quil tenait entre ses mains, et même il en versa les trois quarts sur les épaules dune Rouennaise en manches courtes, qui, sentant le liquide froid lui couler dans les reins, jeta des cris de paon, comme si on leût assassinée. Son mari, qui était un filateur, semporta contre le maladroit; et, tandis quavec son mouchoir elle épongeait les taches sur sa belle robe de taffetas cerise, il murmurait dun ton bourru les mots dindemnité, de frais, de remboursement. Enfin, Charles arriva près de sa femme, en lui disant tout essoufflé: -- Jai cru, ma foi, que jy resterais! Il y a un monde!... un monde!... Il ajouta: -- Devine un peu qui jai rencontré là-haut? M. Léon! -- Léon? -- Lui-même! Il va venir te présenter ses civilités. Et, comme il achevait ces mots, lancien clerc dYonville entra dans la loge. Il tendit sa main avec un sans-façon de gentilhomme: et madame Bovary machinalement avança la sienne, sans doute obéissant à lattraction dune volonté plus forte. Elle ne lavait pas sentie depuis ce soir de printemps où il pleuvait sur les feuilles vertes, quand ils se dirent adieu, debout au bord de la fenêtre. Mais, vite, se rappelant à la convenance de la situation, elle secoua dans un effort cette torpeur de ses souvenirs et se mit à balbutier des phrases rapides. -- Ah! bonjour... Comment! vous voilà? -- Silence! cria une voix du parterre, car le troisième acte commençait. -- Vous êtes donc à Rouen? -- Oui. -- Et depuis quand? -- À la porte! à la porte! On se tournait vers eux; ils se turent. Mais, à partir de ce moment, elle nécouta plus; et le choeur des conviés, la scène dAshton et de son valet, le grand duo en ré majeur, tout passa pour elle dans léloignement, comme si les instruments fussent devenus moins sonores et les personnages plus reculés; elle se rappelait les parties de cartes chez le pharmacien, et la promenade chez la nourrice, les lectures sous la tonnelle, les tête-à-tête au coin du feu, tout ce pauvre amour si calme et si long, si discret, si tendre, et quelle avait oublié cependant. Pourquoi donc revenait-il? quelle combinaison daventures le replaçait dans sa vie? Il se tenait derrière elle, sappuyant de lépaule contre la cloison; et, de temps à autre, elle se sentait frissonner sous le souffle tiède de ses narines qui lui descendait dans la chevelure. -- Est-ce que cela vous amuse? dit-il en se penchant sur elle de si près, que la pointe de sa moustache lui effleura la joue. Elle répondit nonchalamment: -- Oh! mon Dieu, non! pas beaucoup. Alors il fit la proposition de sortir du théâtre, pour aller prendre des glaces quelque part. -- Ah! pas encore! restons! dit Bovary. Elle a les cheveux dénoués: cela promet dêtre tragique. Mais la scène de la folie nintéressait point Emma, et le jeu de la chanteuse lui parut exagéré. -- Elle crie trop fort, dit-elle en se tournant vers Charles, qui écoutait. -- Oui... peut-être... un peu, répliqua-t-il, indécis entre la franchise de son plaisir et le respect quil portait aux opinions de sa femme. Puis Léon dit en soupirant -- Il fait une chaleur... -- Insupportable! cest vrai. -- Es-tu gênée? demanda Bovary. -- Oui, jétouffe; partons. M. Léon posa délicatement sur ses épaules son long châle de dentelle, et ils allèrent tous les trois sasseoir sur le port, en plein air, devant le vitrage dun café. Il fut dabord question de sa maladie, bien quEmma interrompît Charles de temps à autre, par crainte, disait-elle, dennuyer M. Léon; et celui-ci leur raconta quil venait à Rouen passer deux ans dans une forte étude, afin de se rompre aux affaires, qui étaient différentes en Normandie de celles que lon traitait à Paris. Puis il sinforma de Berthe, de la famille Homais, de la mère Lefrançois; et, comme ils navaient, en présence du mari, rien de plus à se dire, bientôt la conversation sarrêta. Des gens qui sortaient du spectacle passèrent sur le trottoir, tout fredonnant ou braillant à plein gosier: O bel ange, ma Lucie! Alors Léon, pour faire le dilettante, se mit à parler musique. Il avait vu Tamburini, Rubini, Persiani, Grisi; et à côté deux, Lagardy, malgré ses grands éclats, ne valait rien. -- Pourtant, interrompit Charles qui mordait à petits coups son sorbet au rhum, on prétend quau dernier acte il est admirable tout à fait; je regrette dêtre parti avant la fin, car ça commençait à mamuser. -- Au reste, reprit le clerc, il donnera bientôt une autre représentation. Mais Charles répondit quils sen allaient dès le lendemain. -- À moins, ajouta-t-il en se tournant vers sa femme, que tu ne veuilles rester seule, mon petit chat? Et, changeant de manoeuvre devant cette occasion inattendue qui soffrait à son espoir, le jeune homme entama léloge de Lagardy dans le morceau final. Cétait quelque chose de superbe, de sublime! Alors Charles insista: -- Tu reviendrais dimanche. Voyons, décide-toi! tu as tort, si tu sens le moins du monde que cela te fait du bien. Cependant les tables, alentour, se dégarnissaient; un garçon vint discrètement se poster près deux; Charles qui comprit, tira sa bourse; le clerc le retint par le bras, et même noublia point de laisser, en plus, deux pièces blanches, quil fit sonner contre le marbre. -- Je suis fâché, vraiment, murmura Bovary, de largent que vous... Lautre eut un geste dédaigneux plein de cordialité, et, prenant son chapeau: -- Cest convenu, nest-ce pas, demain, à six heures? Charles se récria encore une fois quil ne pouvait sabsenter plus longtemps; mais rien nempêchait Emma... -- Cest que..., balbutia-t-elle avec un singulier sourire, je ne sais pas trop... -- Eh bien! tu réfléchiras, nous verrons, la nuit porte conseil... Puis à Léon, qui les accompagnait: -- Maintenant que vous voilà dans nos contrées, vous viendrez, jespère de temps à autre, nous demander à dîner? Le clerc affirma quil ny manquerait pas, ayant dailleurs besoin de se rendre à Yonville pour une affaire de son étude. Et lon se sépara devant le passage Saint-Herbland, au moment où onze heures et demie sonnaient à la cathédrale. TROISIÈME PARTIE I M. Léon, tout en étudiant son droit, avait passablement fréquenté la Chaumière, où il obtint même de fort jolis succès près des grisettes, qui lui trouvaient lair distingué. Cétait le plus convenable des étudiants: il ne portait les cheveux ni trop longs ni trop courts, ne mangeait pas le 1er du mois largent de son trimestre, et se maintenait en de bons termes avec ses professeurs. Quant à faire des excès, il sen était toujours abstenu, autant par pusillanimité que par délicatesse. Souvent, lorsquil restait à lire dans sa chambre, ou bien assis le soir sous les tilleuls du Luxembourg, il laissait tomber son Code par terre, et le souvenir dEmma lui revenait. Mais peu à peu ce sentiment saffaiblit, et dautres convoitises saccumulèrent par-dessus, bien quil persistât cependant à travers elles; car Léon ne perdait pas toute espérance, et il y avait pour lui comme une promesse incertaine qui se balançait dans lavenir, tel quun fruit dor suspendu à quelque feuillage fantastique. Puis, en la revoyant après trois années dabsence, sa passion se réveilla. Il fallait, pensa-t-il, se résoudre enfin à la vouloir posséder. Dailleurs, sa timidité sétait usée au contact des compagnies folâtres, et il revenait en province, méprisant tout ce qui ne foulait pas dun pied verni lasphalte du boulevard. Auprès dune Parisienne en dentelles, dans le salon de quelque docteur illustre, personnage à décorations et à voiture, le pauvre clerc, sans doute, eût tremblé comme un enfant; mais ici, à Rouen, sur le port, devant la femme de ce petit médecin, il se sentait à laise, sûr davance quil éblouirait. Laplomb dépend des milieux où il se pose: on ne parle pas à lentresol comme au quatrième étage, et la femme riche semble avoir autour delle, pour garder sa vertu, tous ses billets de banque, comme une cuirasse, dans la doublure de son corset. En quittant la veille au soir M. et madame Bovary, Léon, de loin, les avait suivis dans la rue; puis les ayant vus sarrêter à la Croix rouge, il avait tourné les talons et passé toute la nuit à méditer un plan. Le lendemain donc, vers cinq heures, il entra dans la cuisine de lauberge, la gorge serrée, les joues pâles, et avec cette résolution des poltrons que rien narrête. -- Monsieur ny est point, répondit un domestique. Cela lui parut de bon augure. Il monta. Elle ne fut pas troublée à son abord; elle lui fit, au contraire, des excuses pour avoir oublié de lui dire où ils étaient descendus. -- Oh! je lai deviné, reprit Léon. -- Comment? Il prétendit avoir été guidé vers elle, au hasard, par un instinct. Elle se mit à sourire, et aussitôt, pour réparer sa sottise, Léon raconta quil avait passé sa matinée à la chercher successivement dans tous les hôtels de la ville. -- Vous vous êtes donc décidée à rester? ajouta-t-il. -- Oui, dit-elle, et jai eu tort. Il ne faut pas saccoutumer à des plaisirs impraticables, quand on a autour de soi mille exigences... -- Oh! je mimagine... -- Eh! non, car vous nêtes pas une femme, vous. Mais les hommes avaient aussi leurs chagrins, et la conversation sengagea par quelques réflexions philosophiques. Emma sétendit beaucoup sur la misère des affections terrestres et léternel isolement où le coeur reste enseveli. Pour se faire valoir, ou par une imitation naïve de cette mélancolie qui provoquait la sienne, le jeune homme déclara sêtre ennuyé prodigieusement tout le temps de ses études. La procédure lirritait, dautres vocations lattiraient, et sa mère ne cessait, dans chaque lettre, de le tourmenter. Car ils précisaient de plus en plus les motifs de leur douleur, chacun, à mesure quil parlait, sexaltant un peu dans cette confidence progressive. Mais ils sarrêtaient quelquefois devant lexposition complète de leur idée, et cherchaient alors à imaginer une phrase qui pût la traduire cependant. Elle ne confessa point sa passion pour un autre; il ne dit pas quil lavait oubliée. Peut-être ne se rappelait-il plus ses soupers après le bal, avec des débardeuses; et elle ne se souvenait pas sans doute, des rendez-vous dautrefois, quand elle courait le matin dans les herbes, vers le château de son amant. Les bruits de la ville arrivaient à peine jusquà eux; et la chambre semblait petite, tout exprès pour resserrer davantage leur solitude. Emma, vêtue dun peignoir en basin, appuyait son chignon contre le dossier du vieux fauteuil; le papier jaune de la muraille faisait comme un fond dor derrière elle; et sa tête nue se répétait dans la glace avec la raie blanche au milieu, et le bout de ses oreilles dépassant sous ses bandeaux. -- Mais pardon, dit-elle, jai tort! je vous ennuie avec mes éternelles plaintes! -- Non, jamais! jamais! -- Si vous saviez, reprit-elle, en levant au plafond ses beaux yeux qui roulaient une larme, tout ce que javais rêvé! -- Et moi, donc! Oh! jai bien souffert! Souvent je sortais, je men allais, je me traînais le long des quais, métourdissant au bruit de la foule sans pouvoir bannir lobsession qui me poursuivait. Il y a sur le boulevard, chez un marchand destampes, une gravure italienne qui représente une Muse. Elle est drapée dune tunique et elle regarde la lune, avec des myosotis sur sa chevelure dénouée. Quelque chose incessamment me poussait là; jy suis resté des heures entières. Puis, dune voix tremblante: -- Elle vous ressemblait un peu. Madame Bovary détourna la tête, pour quil ne vît pas sur ses lèvres lirrésistible sourire quelle y sentait monter. -- Souvent, reprit-il, je vous écrivais des lettres quensuite je déchirais. Elle ne répondait pas. Il continua: -- Je mimaginais quelquefois quun hasard vous amènerait. Jai cru vous reconnaître au coin des rues; et je courais après tous les fiacres où flottait à la portière un châle, un voile pareil au vôtre... Elle semblait déterminée à le laisser parler sans linterrompre. Croisant les bras et baissant la figure, elle considérait la rosette de ses pantoufles, et elle faisait dans leur satin de petits mouvements, par intervalles, avec les doigts de son pied. Cependant, elle soupira: -- Ce quil y a de plus lamentable, nest-ce pas, cest de traîner, comme moi, une existence inutile? Si nos douleurs pouvaient servir à quelquun, on se consolerait dans la pensée du sacrifice! Il se mit à vanter la vertu, le devoir et les immolations silencieuses, ayant lui-même un incroyable besoin de dévouement quil ne pouvait assouvir. -- Jaimerais beaucoup, dit-elle, à être une religieuse dhôpital. -- Hélas! répliqua-t-il, les hommes nont point de ces missions saintes, et je ne vois nulle part aucun métier..., à moins peut- être que celui de médecin... Avec un haussement léger de ses épaules, Emma linterrompit pour se plaindre de sa maladie où elle avait manqué mourir; quel dommage! elle ne souffrirait plus maintenant. Léon tout de suite envia le calme du tombeau, et même, un soir, il avait écrit son testament en recommandant quon lensevelît dans ce beau couvre- pied, à bandes de velours, quil tenait delle; car cest ainsi quils auraient voulu avoir été, lun et lautre se faisant un idéal sur lequel ils ajustaient à présent leur vie passée. Dailleurs, la parole est un laminoir qui allonge toujours les sentiments. Mais à cette invention du couvre-pied: -- Pourquoi donc? demanda-t-elle. -- Pourquoi? Il hésitait. -- Parce que je vous ai bien aimée! Et, sapplaudissant davoir franchi la difficulté, Léon, du coin de loeil, épia sa physionomie. Ce fut comme le ciel, quand un coup de vent chasse les nuages. Lamas des pensées tristes qui les assombrissaient parut se retirer de ses yeux bleus; tout son visage rayonna. Il attendait. Enfin elle répondit: -- Je men étais toujours doutée... Alors, ils se racontèrent les petits événements de cette existence lointaine, dont ils venaient de résumer, par un seul mot, les plaisirs et les mélancolies. Il se rappelait le berceau de clématite, les robes quelle avait portées, les meubles de sa chambre, toute sa maison. -- Et nos pauvres cactus, où sont-ils? -- Le froid les a tués cet hiver. -- Ah! que jai pensé à eux, savez-vous? Souvent je les revoyais comme autrefois, quand, par les matins dété, le soleil frappait sur les jalousies... et japercevais vos deux bras nus qui passaient entre les fleurs. -- Pauvre ami! fit-elle en lui tendant la main. Léon, bien vite, y colla ses lèvres. Puis, quand il eut largement respiré: -- Vous étiez, dans ce temps-là, pour moi, je ne sais quelle force incompréhensible qui captivait ma vie. Une fois, par exemple, je suis venu chez vous; mais vous ne vous en souvenez pas, sans doute? -- Si, dit-elle. Continuez. -- Vous étiez en bas, dans lantichambre, prête à sortir, sur la dernière marche; -- vous aviez même un chapeau à petites fleurs bleues; et, sans nulle invitation de votre part, malgré moi, je vous ai accompagnée. À chaque minute, cependant, javais de plus en plus conscience de ma sottise, et je continuais à marcher près de vous, nosant vous suivre tout à fait, et ne voulant pas vous quitter. Quand vous entriez dans une boutique, je restais dans la rue, je vous regardais par le carreau défaire vos gants et compter la monnaie sur le comptoir. Ensuite vous avez sonné chez madame Tuvache, on vous a ouvert, et je suis resté comme un idiot devant la grande porte lourde, qui était retombée sur vous. Madame Bovary, en lécoutant, sétonnait dêtre si vieille; toutes ces choses qui réapparaissaient lui semblaient élargir son existence; cela faisait comme des immensités sentimentales où elle se reportait; et elle disait de temps à autre, à voix basse et les paupières à demi fermées: -- Oui, cest vrai!... cest vrai!... cest vrai... Ils entendirent huit heures sonner aux différentes horloges du quartier Beauvoisine, qui est plein de pensionnats, déglises et de grands hôtels abandonnés. Ils ne se parlaient plus; mais ils sentaient, en se regardant, un bruissement dans leurs têtes, comme si quelque chose de sonore se fût réciproquement échappé, de leurs prunelles fixes. Ils venaient de se joindre les mains; et le passé, lavenir, les réminiscences et les rêves, tout se trouvait confondu dans la douceur de cette extase. La nuit sépaississait sur les murs, où brillaient encore, à demi perdues dans lombre, les grosses couleurs de quatre estampes représentant quatre scènes de la Tour de Nesle, avec une légende au bas, en espagnol et en français. Par la fenêtre à guillotine, on voyait un coin de ciel noir entre des toits pointus. Elle se leva pour allumer deux bougies sur la commode, puis elle vint se rasseoir. -- Eh bien... fit Léon. -- Eh bien? répondit-elle. Et il cherchait comment renouer le dialogue, interrompu, quand elle lui dit: -- Doù vient que personne, jusquà présent, ne ma jamais exprimé des sentiments pareils? Le clerc se récria que les natures idéales étaient difficiles à comprendre. Lui, du premier coup doeil, il lavait aimée; et il se désespérait en pensant au bonheur quils auraient eu si, par une grâce du hasard, se rencontrant plus tôt, ils se fussent attachés lun à lautre dune manière indissoluble. -- Jy ai songé quelquefois, reprit-elle. -- Quel rêve! murmura Léon. Et, maniant délicatement le liséré bleu de sa longue ceinture blanche, il ajouta: -- Qui nous empêche donc de recommencer? -- Non, mon ami, répondit-elle. Je suis trop vieille... vous êtes trop jeune... oubliez-moi! Dautres vous aimeront... vous les aimerez. -- Pas comme vous! sécria-t-il. -- Enfant que vous êtes! Allons, soyons sage je le veux! Elle lui représenta les impossibilités de leur amour, et quils devaient se tenir, comme autrefois, dans les simples termes dune amitié fraternelle. Était-ce sérieusement quelle parlait ainsi? Sans doute quEmma nen savait rien elle-même, tout occupée par le charme de la séduction et la nécessité de sen défendre; et, contemplant le jeune homme dun regard attendri, elle repoussait doucement les timides caresses que ses mains frémissantes essayaient. -- Ah! pardon, dit-il en se reculant. Et Emma fut prise dun vague effroi, devant cette timidité, plus dangereuse pour elle que la hardiesse de Rodolphe quand il savançait les bras ouverts. Jamais aucun homme ne lui avait paru si beau. Une exquise candeur séchappait de son maintien. Il baissait ses longs cils fins qui se recourbaient. Sa joue à lépiderme suave rougissait -- pensait-elle: -- du désir de sa personne, et Emma sentait une invincible envie dy porter ses lèvres. Alors, se penchant vers la pendule comme pour regarder lheure: -- Quil est tard, mon Dieu! dit-elle; que nous bavardons! Il comprit lallusion et chercha son chapeau. -- Jen ai même oublié le spectacle! Ce pauvre Bovary qui mavait laissée tout exprès! M Lormeaux, de la rue Grand-Pont, devait my conduire avec sa femme. Et loccasion était perdue, car elle partait dès le lendemain. -- Vrai? fit Léon. -- Oui. -- Il faut pourtant que je vous voie encore, reprit-il; javais à vous dire... -- Quoi? -- Une chose... grave, sérieuse. Eh! non, dailleurs, vous ne partirez pas, cest impossible! Si vous saviez... Écoutez-moi... Vous ne mavez donc pas compris? vous navez pas deviné?... -- Cependant vous parlez bien, dit Emma. -- Ah! des plaisanteries! Assez, assez! Faites, par pitié, que je vous revoie... une fois... une seule. -- Eh bien... Elle sarrêta; puis, comme se ravisant: -- Oh! pas ici! -- Où vous voudrez. -- Voulez-vous... Elle parut réfléchir, et, dun ton bref: -- Demain, à onze heures, dans la cathédrale. -- Jy serai! sécria-t-il en saisissant ses mains, quelle dégagea. Et, comme ils se trouvaient debout tous les deux, lui placé derrière elle et Emma baissant la tête, il se pencha vers son cou et la baisa longuement à la nuque. -- Mais vous êtes fou! ah! vous êtes fou! disait-elle avec de petits rires sonores, tandis que les baisers se multipliaient. Alors, avançant la tête par-dessus son épaule, il sembla chercher le consentement de ses yeux. Ils tombèrent sur lui, pleins dune majesté glaciale. Léon fit trois pas en arrière, pour sortir. Il resta sur le seuil. Puis il chuchota dune voix tremblante: -- À demain. Elle répondit par un signe de tête, et disparut comme un oiseau dans la pièce à côté. Emma, le soir, écrivit au clerc une interminable lettre où elle se dégageait du rendez-vous: tout maintenant était fini, et ils ne devaient plus, pour leur bonheur, se rencontrer. Mais, quand la lettre fut close, comme elle ne savait pas ladresse de Léon, elle se trouva fort embarrassée. -- Je la lui donnerai moi-même, se dit-elle; il viendra. Léon, le lendemain, fenêtre ouverte et chantonnant sur son balcon, vernit lui-même ses escarpins, et à plusieurs couches. Il passa un pantalon blanc, des chaussettes fines, un habit vert, répandit dans son mouchoir tout ce quil possédait de senteurs, puis, sétant fait friser, se défrisa, pour donner à sa chevelure plus délégance naturelle. -- Il est encore trop tôt! pensa-t-il en regardant le coucou du perruquier, qui marquait neuf heures. Il lut un vieux journal de modes, sortit, fuma un cigare, remonta trois rues, songea quil était temps et se dirigea lestement vers le parvis Notre-Dame. Cétait par un beau matin dété. Des argenteries reluisaient aux boutiques des orfèvres, et la lumière qui arrivait obliquement sur la cathédrale posait des miroitements à la cassure des pierres grises; une compagnie doiseaux tourbillonnaient dans le ciel bleu, autour des clochetons à trèfles; la place, retentissante de cris, sentait les fleurs qui bordaient son pavé, roses, jasmins, oeillets, narcisses et tubéreuses, espacés inégalement par des verdures humides, de lherbe-au-chat et du mouron pour les oiseaux; la fontaine, au milieu, gargouillait, et, sous de larges parapluies, parmi des cantaloups sétageant en pyramides, des marchandes, nu-tête, tournaient dans du papier des bouquets de violettes. Le jeune homme en prit un. Cétait la première fois quil achetait des fleurs pour une femme; et sa poitrine, en les respirant, se gonfla dorgueil, comme si cet hommage quil destinait à une autre se fût retourné vers lui. Cependant il avait peur dêtre aperçu; il entra résolument dans léglise. Le Suisse, alors, se tenait sur le seuil, au milieu du portail à gauche, au-dessous de la Marianne dansant plumet en tête, rapière au mollet, canne au poing, plus majestueux quun cardinal et reluisant comme un saint ciboire. Il savança vers Léon, et, avec ce sourire de bénignité pateline que prennent les ecclésiastiques lorsquils interrogent les enfants: -- Monsieur, sans doute, nest pas dici? Monsieur désire voir les curiosités de léglise? -- Non, dit lautre. Et il fit dabord le tour des bas-côtés. Puis il vint regarder sur la place. Emma narrivait pas. Il remonta jusquau choeur. La nef se mirait dans les bénitiers pleins, avec le commencement des ogives et quelques portions de vitrail. Mais le reflet des peintures, se brisant au bord du marbre, continuait plus loin, sur les dalles, comme un tapis bariolé. Le grand jour du dehors sallongeait dans léglise en trois rayons énormes, par les trois portails ouverts. De temps à autre, au fond, un sacristain passait en faisant devant lautel loblique génuflexion des dévots pressés. Les lustres de cristal pendaient immobiles. Dans le choeur, une lampe dargent brûlait; et, des chapelles latérales, des parties sombres de léglise, il séchappait quelquefois comme des exhalaisons de soupirs, avec le son dune grille qui retombait, en répercutant son écho sous les hautes voûtes. Léon, à pas sérieux, marchait auprès des murs. Jamais la vie ne lui avait paru si bonne. Elle allait venir tout à lheure, charmante, agitée, épiant derrière elle les regards qui la suivaient, -- et avec sa robe à volants, son lorgnon dor, ses bottines minces, dans toute sorte délégances dont il navait pas goûté, et dans lineffable séduction de la vertu qui succombe. Léglise, comme un boudoir gigantesque, se disposait autour delle; les voûtes sinclinaient pour recueillir dans lombre la confession de son amour; les vitraux resplendissaient pour illuminer son visage, et les encensoirs allaient brûler pour quelle apparût comme un ange, dans la fumée des parfums. Cependant elle ne venait pas. Il se plaça sur une chaise et ses yeux rencontrèrent un vitrage bleu où lon voit des bateliers qui portent des corbeilles. Il le regarda longtemps, attentivement, et il comptait les écailles des poissons et les boutonnières des pourpoints, tandis, que sa pensée vagabondait à la recherche dEmma. Le Suisse, à lécart, sindignait intérieurement contre cet individu, qui se permettait dadmirer seul la cathédrale. Il lui semblait se conduire dune façon monstrueuse, le voler en quelque sorte, et presque commettre un sacrilège. Mais un froufrou de soie sur les dalles, la bordure dun chapeau, un camail noir... Cétait elle! Léon se leva et courut à sa rencontre. Emma était pâle. Elle marchait vite. -- Lisez! dit-elle en lui tendant un papier... Oh non! Et brusquement elle retira sa main, pour entrer dans la chapelle de la Vierge, où, sagenouillant contre une chaise, elle se mit en prière. Le jeune homme fut irrité de cette fantaisie bigote; puis il éprouva pourtant un certain charme à la voir, au milieu du rendez- vous, ainsi perdue dans les oraisons comme une marquise andalouse; puis il ne tarda pas à sennuyer, car elle nen finissait. Emma priait, ou plutôt sefforçait de prier, espérant quil allait lui descendre du ciel quelque résolution subite; et, pour attirer le secours divin, elle semplissait les yeux des splendeurs du tabernacle, elle aspirait le parfum des juliennes blanches épanouies dans les grands vases, et prêtait loreille au silence de léglise, qui ne faisait quaccroître le tumulte de son coeur. Elle se relevait, et ils allaient partir, quand le Suisse sapprocha vivement, en disant: -- Madame, sans doute, nest pas dici? Madame désire voir les curiosités de léglise? -- Eh non! sécria le clerc. -- Pourquoi pas? reprit-elle. Car elle se raccrochait de sa vertu chancelante à la Vierge, aux sculptures, aux tombeaux, à toutes les occasions. Alors, afin de procéder dans lordre, le Suisse les conduisit jusquà lentrée près de la place, où, leur montrant avec sa canne un grand cercle de pavés noirs, sans inscriptions ni ciselures: -- Voilà, fit-il majestueusement, la circonférence de la belle cloche dAmboise. Elle pesait quarante mille livres. Il ny avait pas sa pareille dans toute lEurope. Louvrier qui la fondue en est mort de joie... -- Partons, dit Léon. Le bonhomme se remit en marche; puis, revenu à la chapelle de la Vierge, il étendit les bras dans un geste synthétique de démonstration, et, plus orgueilleux quun propriétaire campagnard vous montrant ses espaliers: -- Cette simple dalle recouvre Pierre de Brézé, seigneur de la Varenne et de Brissac, grand maréchal de Poitou et gouverneur de Normandie, mort à la bataille de Montlhéry, le 16 juillet 1465. Léon, se mordant les lèvres, trépignait. -- Et, à droite, ce gentilhomme tout bardé de fer, sur un cheval qui se cabre, est son petit-fils Louis de Brézé, seigneur de Breval et de Montchauvet, comte de Maulevrier, baron de Mauny, chambellan du roi, chevalier de lOrdre et pareillement gouverneur de Normandie, mort le 23 juillet 1531, un dimanche, comme linscription porte; et, au-dessous, cet homme prêt à descendre au tombeau vous figure exactement le même. Il nest point possible, nest-ce pas, de voir une plus parfaite représentation du néant? Madame Bovary prit son lorgnon. Léon, immobile, la regardait, nessayant même plus de dire un seul mot, de faire un seul geste, tant il se sentait découragé devant ce double parti pris de bavardage et dindifférence. Léternel guide continuait: -- Près de lui, cette femme à genoux qui pleure est son épouse Diane de Poitiers, comtesse de Brézé, duchesse de Valentinois, née en 1499, morte en 1566; et, à gauche, celle qui porte un enfant, la sainte Vierge. Maintenant, tournez-vous de ce côté: voici les tombeaux dAmboise. Ils ont été tous les deux cardinaux et archevêques de Rouen. Celui-là était ministre du roi Louis XII. Il a fait beaucoup de bien à la Cathédrale. On a trouvé dans son testament trente mille écus dor pour les pauvres. Et, sans sarrêter, tout en parlant, il les poussa dans une chapelle encombrée par des balustrades, en dérangea quelques-unes, et découvrit une sorte de bloc, qui pouvait bien avoir été une statue mal faite. -- Elle décorait autrefois, dit-il avec un long gémissement, la tombe de Richard Coeur de Lion, roi dAngleterre et duc de Normandie. Ce sont les calvinistes, monsieur, qui vous lont réduite en cet état. Ils lavaient, par méchanceté, ensevelie dans de la terre, sous le siège épiscopal de Monseigneur. Tenez, voici la porte par où il se rend à son habitation, Monseigneur. Passons voir les vitraux de la Gargouille. Mais Léon tira vivement une pièce blanche de sa poche et saisit Emma par le bras. Le Suisse demeura tout stupéfait, ne comprenant point cette munificence intempestive, lorsquil restait encore à létranger tant de choses à voir. Aussi, le rappelant: -- Eh! monsieur. La flèche! la flèche!... -- Merci, fit Léon. -- Monsieur a tort! Elle aura quatre cent quarante pieds, neuf de moins que la grande pyramide dÉgypte. Elle est toute en fonte, elle... Léon fuyait; car il lui semblait que son amour, qui, depuis deux heures bientôt, sétait immobilisé dans léglise comme les pierres, allait maintenant sévaporer, telle quune fumée, par cette espèce de tuyau tronqué, de cage oblongue, de cheminée à jour, qui se hasarde si grotesquement sur la cathédrale comme la tentative extravagante de quelque chaudronnier fantaisiste. -- Où allons-nous donc? disait-elle. Sans répondre, il continuait à marcher dun pas rapide, et déjà madame Bovary trempait son doigt dans leau bénite, quand ils entendirent derrière eux un grand souffle haletant, entrecoupé régulièrement par le rebondissement dune canne. Léon se détourna. -- Monsieur! -- Quoi? Et il reconnut le Suisse, portant sous son bras et maintenant en équilibre contre son ventre une vingtaine environ de forts volumes brochés. Cétaient les ouvrages qui frottaient de la cathédrale. -- Imbécile! grommela Léon sélançant hors de léglise. Un gamin polissonnait sur le parvis: -- Va me chercher un fiacre! Lenfant partit comme une balle, par la rue des Quatre-Vents; alors ils restèrent seuls quelques minutes, face à face et un peu embarrassés. -- Ah! Léon!... Vraiment..., je ne sais... si je dois...! Elle minaudait. Puis, dun air sérieux: -- Cest très inconvenant, savez-vous? -- En quoi? répliqua le clerc. Cela se fait à Paris! Et cette parole, comme un irrésistible argument, la détermina. Cependant le fiacre narrivait pas. Léon avait peur quelle ne rentrât dans léglise. Enfin le fiacre parut. -- Sortez du moins par le portail du nord! leur cria le Suisse, qui était resté sur le seuil, pour voir la Résurrection, le Jugement dernier, le Paradis, le Roi David, et les Réprouvés dans les flammes denfer. -- Où Monsieur va-t-il? demanda le cocher. -- Où vous voudrez! dit Léon poussant Emma dans la voiture. Et la lourde machine se mit en route Elle descendit la rue Grand-Pont, traversa la place des Arts, le quai Napoléon, le pont Neuf et sarrêta court devant la statue de Pierre Corneille. -- Continuez! fit une voix qui sortait de lintérieur. La voiture repartit, et, se laissant, dès le carrefour La Fayette, emporter par la descente, elle entra au grand galop dans la gare du chemin de fer. -- Non, tout droit! cria la même voix. Le fiacre sortit des grilles, et bientôt, arrivé sur le Cours, trotta doucement, au milieu des grands ormes. Le cocher sessuya le front, mit son chapeau de cuir entre ses jambes et poussa la voiture en dehors des contre-allées, au bord de leau, près du gazon. Elle alla le long de la rivière, sur le chemin de halage pavé de cailloux secs, et, longtemps, du côté dOyssel, au delà des îles. Mais tout à coup, elle sélança dun bond à travers Quatremares, Sotteville, la Grande-Chaussée, la rue dElbeuf, et fit sa troisième halte devant le jardin des plantes. -- Marchez donc! sécria la voix plus furieusement. Et aussitôt, reprenant sa course, elle passa par Saint-Sever, par le quai des Curandiers, par le quai aux Meules, encore une fois par le pont, par la place du Champ-de-Mars et derrière les jardins de lhôpital, où des vieillards en veste noire se promènent au soleil, le long dune terrasse toute verdie par des lierres. Elle remonta le boulevard Bouvreuil, parcourut le boulevard Cauchoise, puis tout le Mont-Riboudet jusquà la côte de Deville. Elle revint; et alors, sans parti pris ni direction, au hasard, elle vagabonda. On la vit à Saint-Pol, à Lescure, au mont Gargan, à la Rouge-Mare, et place du Gaillard-bois; rue Maladrerie, rue Dinanderie, devant Saint-Romain, Saint-Vivien, Saint-Maclou, Saint-Nicaise, -- devant la Douane, -- à la basse Vieille-Tour, aux Trois-Pipes et au Cimetière Monumental. De temps à autre, le cocher sur son siège jetait aux cabarets des regards désespérés. Il ne comprenait pas quelle fureur de la locomotion poussait ces individus à ne vouloir point sarrêter. Il essayait quelquefois, et aussitôt il entendait derrière lui partir des exclamations de colère. Alors il cinglait de plus belle ses deux rosses tout en sueur, mais sans prendre garde aux cahots, accrochant par-ci par- là, ne sen souciant, démoralisé, et presque pleurant de soif, de fatigue et de tristesse. Et sur le port, au milieu des camions et des barriques, et dans les rues, au coin des bornes, les bourgeois ouvraient de grands yeux ébahis devant cette chose si extraordinaire en province, une voiture à stores tendus, et qui apparaissait ainsi continuellement, plus close quun tombeau et ballottée comme un navire. Une fois, au milieu du jour, en pleine campagne, au moment où le soleil dardait le plus fort contre les vieilles lanternes argentées, une main nue passa sous les petits rideaux de toile jaune et jeta des déchirures de papier, qui se dispersèrent au vent et sabattirent plus loin, comme des papillons blancs, sur un champ de trèfles rouges tout en fleur. Puis, vers six heures, la voiture sarrêta dans une ruelle du quartier Beauvoisine, et une femme en descendit qui marchait le voile baissé, sans détourner la tête. II En arrivant à lauberge, madame Bovary fut étonnée de ne pas apercevoir la diligence. Hivert, qui lavait attendue cinquante- trois minutes, avait fini par sen aller. Rien pourtant ne la forçait à partir; mais elle avait donné sa parole quelle reviendrait le soir même. Dailleurs, Charles lattendait; et déjà elle se sentait au coeur cette lâche docilité qui est, pour bien des femmes, comme le châtiment tout à la fois et la rançon de ladultère. Vivement elle fit sa malle, paya la note, prit dans la cour un cabriolet, et, pressant le palefrenier, lencourageant, sinformant à toute minute de lheure et des kilomètres parcourus, parvint à rattraper lHirondelle vers les premières maisons de Quincampoix. À peine assise dans son coin, elle ferma les yeux et les rouvrit au bas de la côte, où elle reconnut de loin Félicité, qui se tenait en vedette devant la maison du maréchal. Hivert retint ses chevaux, et la cuisinière, se haussant jusquau vasistas, dit mystérieusement: -- Madame il faut que vous alliez tout de suite chez M. Homais. Cest pour quelque chose de pressé. Le village était silencieux comme dhabitude. Au coin des rues, il y avait de petits tas roses qui fumaient lair, cétait le moment des confitures, et tout le monde à Yonville, confectionnait sa provision le même jour. Mais on admirait devant la boutique du pharmacien, un tas beaucoup plus large, et qui dépassait les autres de la supériorité quune officine doit avoir sur les fourneaux bourgeois, un besoin général sur des fantaisies individuelles. Elle entra. Le grand fauteuil était renversé, et même le Fanal de Rouen gisait par terre, étendu entre les deux pilons. Elle poussa la porte du couloir; et, au milieu de la cuisine, parmi les jarres brunes pleines de groseilles égrenées, du sucre râpé, du sucre en morceaux, des balances sur la table, des bassines sur le feu, elle aperçut tous les Homais, grands et petits, avec des tabliers qui leur montaient jusquau menton et tenant des fourchettes à la main. Justin, debout, baissait la tête, et le pharmacien criait: -- Qui tavait dit de laller chercher dans le capharnaüm? -- Quest-ce donc? quy a-t-il? -- Ce quil y a? répondit lapothicaire. On fait des confitures: elles cuisent; mais elles allaient déborder à cause du bouillon trop fort, et je commande une autre bassine. Alors, lui, par mollesse, par paresse, a été prendre, suspendue à son clou dans mon laboratoire, la clef du capharnaüm! Lapothicaire appelait ainsi un cabinet, sous les toits, plein des ustensiles et des marchandises de sa profession. Souvent il y passait seul de longues heures à étiqueter, à transvaser, à reficeler; et il le considérait non comme un simple magasin, mais comme un véritable sanctuaire, doù séchappaient ensuite, élaborées par ses mains, toutes sortes de pilules, bols, tisanes, lotions et potions, qui allaient répandre aux alentours sa célébrité. Personne au monde ny mettait les pieds; et il le respectait si fort, quil le balayait lui-même. Enfin, si la pharmacie, ouverte à tout venant, était lendroit où il étalait son orgueil, le capharnaüm était le refuge où, se concentrant égoïstement, Homais se délectait dans lexercice de ses prédilections; aussi létourderie de Justin lui paraissait-elle monstrueuse dirrévérence; et, plus rubicond que les groseilles, il répétait: -- Oui, du capharnaüm! La clef qui enferme les acides avec les alcalis caustiques! Avoir été prendre une bassine de réserve! une bassine à couvercle! et dont jamais peut-être je ne me servirai! Tout a son importance dans les opérations délicates de notre art! Mais que diable! il faut établir des distinctions et ne pas employer à des usages presque domestiques ce qui est destiné pour les pharmaceutiques! Cest comme si on découpait une poularde avec un scalpel, comme si un magistrat... -- Mais calme-toi! disait madame Homais. Et Athalie, le tirant par sa redingote -- Papa! papa! -- Non, laissez-moi! reprenait lapothicaire, laissez-moi! fichtre! Autant sétablir, épicier, ma parole dhonneur! Allons, va! ne respecte rien! casse! brise! lâche les sangsues! brûle la guimauve! marine des cornichons dans les bocaux! lacère les bandages! -- Vous aviez pourtant... dit Emma. -- Tout à lheure! -- Sais-tu à quoi tu texposais?... Nas-tu rien vu, dans le coin, à gauche, sur la troisième tablette? Parle, réponds, articule quelque chose! -- Je ne... sais pas, balbutia le jeune garçon. -- Ah! tu ne sais pas! Eh bien, je sais, moi! Tu as vu une bouteille, en verre bleu, cachetée avec de la cire jaune, qui contient une poudre blanche, sur laquelle même javais écrit: Dangereux! et sais-tu ce quil y avait dedans? De larsenic! et tu vas toucher à cela! prendre une bassine qui est à côté! -- À côté! sécria madame Homais en joignant les mains. De larsenic? Tu pouvais nous empoisonner tous! Et les enfants se mirent à pousser des cris, comme sils avaient déjà senti dans leurs entrailles datroces douleurs. -- Ou bien empoisonner un malade! continuait lapothicaire. Tu voulais donc que jallasse sur le banc des criminels, en cour dassises? me voir traîner à léchafaud? Ignores-tu le soin que jobserve dans les manutentions, quoique jen aie cependant une furieuse habitude. Souvent je mépouvante moi-même, lorsque je pense à ma responsabilité! car le gouvernement nous persécute, et labsurde législation qui nous régit est comme une véritable épée de Damoclès suspendue sur notre tête! Emma ne songeait plus à demander ce quon lui voulait, et le pharmacien poursuivait en phrases haletantes: -- Voilà comme tu reconnais les bontés quon a pour toi! voilà comme tu me récompenses des soins tout paternels que je te prodigue! Car, sans moi, où serais-tu? que ferais-tu? Qui te fournit la nourriture, léducation, lhabillement, et tous les moyens de figurer un jour, avec honneur dans les rangs de la société! Mais il faut pour cela suer ferme sur laviron, et acquérir, comme on dit, du cal aux mains. _Fabricando fil faber, age quod agis._ Il citait du latin, tant il était exaspéré. Il eût cité du chinois et du groenlandais, sil eût connu ces deux langues; car il se trouvait dans une de ces crises où lâme entière montre indistinctement ce quelle enferme, comme lOcéan, qui, dans les tempêtes, sentrouvre depuis les fucus de son rivage jusquau sable de ses abîmes. Et il reprit -- Je commence à terriblement me repentir de mêtre chargé de ta personne! Jaurais certes mieux fait de te laisser autrefois croupir dans ta misère et dans la crasse où tu es né! Tu ne seras jamais bon quà être un gardeur de bêtes à cornes! Tu nas nulle aptitude pour les sciences! à peine si tu sais coller une étiquette! Et tu vis là, chez moi, comme un chanoine, comme un coq en pâte, à te goberger! Mais Emma, se tournant vers madame Homais: -- On mavait fait venir... -- Ah! mon Dieu! interrompit dun air triste la bonne dame, comment vous dirai-je bien?... Cest un malheur! Elle nacheva pas. Lapothicaire tonnait: Vide-la! écure-la! reporte-la! dépêche-toi donc! Et, secouant Justin par le collet de son bourgeron, il fit tomber un livre de sa poche. Lenfant se baissa. Homais fut plus prompt, et, ayant ramassé le volume, il le contemplait, les yeux écarquillés, la mâchoire ouverte. -- Lamour... conjugal! dit-il en séparant lentement ces deux mots. Ah! très bien! très bien! très joli! Et des gravures!... Ah! cest trop fort! Madame Homais savança. -- Non! ny touche pas! Les enfants voulurent voir les images. -- Sortez! fit-il impérieusement. Et ils sortirent. Il marcha dabord de long en large, à grands pas, gardant le volume ouvert entre ses doigts, roulant les yeux, suffoqué, tuméfié, apoplectique. Puis il vint droit à son élève, et, se plantant devant lui les bras croisés: -- Mais tu as donc tous les vices, petit malheureux?... Prends garde, tu es sur une pente!... Tu nas donc pas réfléchi quil pouvait, ce livre infâme, tomber entre les mains de mes enfants, mettre létincelle dans leur cerveau, ternir la pureté dAthalie, corrompre Napoléon! Il est déjà formé comme un homme. Es-tu bien sûr, au moins, quils ne laient pas lu? peux-tu me certifier...? -- Mais enfin, monsieur, fit Emma, vous aviez à me dire...? -- Cest vrai, madame... Votre beau-père est mort! En effet, le sieur Bovary père venait de décéder lavant-veille, tout à coup, dune attaque dapoplexie, au sortir de table; et, par excès de précaution pour la sensibilité dEmma, Charles avait prié M. Homais de lui apprendre avec ménagement cette horrible nouvelle. Il avait médité sa phrase, il lavait arrondie, polie, rythmée; cétait un chef-doeuvre de prudence et de transitions, de tournures fines et de délicatesse; mais la colère avait emporté la rhétorique. Emma, renonçant à avoir aucun détail, quitta donc la pharmacie; car M. Homais avait repris le cours de ses vitupérations. Il se calmait cependant, et, à présent, il grommelait dun ton paterne, tout en séventant avec son bonnet grec: -- Ce nest pas que je désapprouve entièrement louvrage! Lauteur était médecin. Il y a là-dedans certains côtés scientifiques quil nest pas mal à un homme de connaître et, joserais dire, quil faut quun homme connaisse. Mais plus tard, plus tard! Attends du moins que tu sois homme toi-même et que ton tempérament soit fait. Au coup de marteau dEmma, Charles, qui lattendait, savança les bras ouverts et lui dit avec des larmes dans la voix: -- Ah! ma chère amie... Et il sinclina doucement pour lembrasser. Mais, au contact de ses lèvres, le souvenir de lautre la saisit, et elle se passa la main sur son visage en frissonnant. Cependant elle répondit: -- Oui, je sais..., je sais... Il lui montra la lettre où sa mère narrait lévénement, sans aucune hypocrisie sentimentale. Seulement, elle regrettait que son mari neût pas reçu les secours de la religion, étant mort à Doudeville, dans la rue, sur le seuil dun café, après un repas patriotique avec danciens officiers. Emma rendit la lettre; puis, au dîner, par savoir-vivre, elle affecta quelque répugnance. Mais comme il la reforçait, elle se mit résolument à manger, tandis que Charles, en face delle, demeurait immobile, dans une posture accablée. De temps à autre, relevant la tête, il lui envoyait un long regard tout plein de détresse. Une fois il soupira: -- Jaurais voulu le revoir encore! Elle se taisait. Enfin, comprenant quil fallait parler: -- Quel âge avait-il, ton père? -- Cinquante-huit ans! -- Ah! Et ce fut tout. Un quart dheure après, il ajouta: -- Ma pauvre mère?... que va-t-elle devenir, à présent? Elle fit un geste dignorance. À la voir si taciturne, Charles la supposait affligée et il se contraignait à ne rien dire, pour ne pas aviver cette douleur qui lattendrissait. Cependant, secouant la sienne: -- Tes-tu bien amusée hier? demanda-t-il. -- Oui. Quand la nappe fut ôtée, Bovary ne se leva pas, Emma non plus; et, à mesure quelle lenvisageait, la monotonie de ce spectacle bannissait peu à peu tout apitoiement de son coeur. Il lui semblait chétif, faible, nul, enfin être un pauvre homme, de toutes les façons. Comment se débarrasser de lui? Quelle interminable soirée! Quelque chose de stupéfiant comme une vapeur dopium lengourdissait. Ils entendirent dans le vestibule le bruit sec dun bâton sur les planches. Cétait Hippolyte qui apportait les bagages de Madame. Pour les déposer, il décrivit péniblement un quart de cercle avec son pilon. -- Il ny pense même plus! se disait-elle en regardant le pauvre diable, dont la grosse chevelure rouge dégouttait de sueur. Bovary cherchait un patard au fond de sa bourse; et, sans paraître comprendre tout ce quil y avait pour lui dhumiliation dans la seule présence de cet homme qui se tenait là, comme le reproche personnifié de son incurable ineptie: -- Tiens! tu as un joli bouquet! dit-il en remarquant sur la cheminée les violettes de Léon. -- Oui, fit-elle avec indifférence; cest un bouquet que jai acheté tantôt... à une mendiante. Charles prit les violettes, et, rafraîchissant dessus ses yeux tout rouges de larmes, il les humait délicatement. Elle les retira vite de sa main, et alla les porter dans un verre deau. Le lendemain, madame Bovary mère arriva. Elle et son fils pleurèrent beaucoup. Emma, sous prétexte dordres à donner, disparut. Le jour daprès, il fallut aviser ensemble aux affaires de deuil. On alla sasseoir, avec les boîtes à ouvrage, au bord de leau, sous la tonnelle. Charles pensait à son père, et il sétonnait de sentir tant daffection pour cet homme quil avait cru jusqualors naimer que très médiocrement. Madame Bovary mère pensait à son mari. Les pires jours dautrefois lui réapparaissaient enviables. Tout seffaçait sous le regret instinctif dune si longue habitude; et, de temps à autre, tandis quelle poussait son aiguille, une grosse larme descendait le long de son nez et sy tenait un moment suspendue. Emma pensait quil y avait quarante-huit heures à peine, ils étaient ensemble, loin du monde, tout en ivresse, et nayant pas assez dyeux pour se contempler. Elle tâchait de ressaisir les plus imperceptibles détails de cette journée disparue. Mais la présence de la belle-mère et du mari la gênait. Elle aurait voulu ne rien entendre, ne rien voir, afin de ne pas déranger le recueillement de son amour qui allait se perdant, quoi quelle fît, sous les sensations extérieures. Elle décousait la doublure dune robe, dont les bribes séparpillaient autour delle; la mère Bovary, sans lever les yeux, faisait crier ses ciseaux, et Charles, avec ses pantoufles de lisière et sa vieille redingote brune qui lui servait de robe de chambre, restait les deux mains dans ses poches et ne parlait pas non plus; près deux, Berthe, en petit tablier blanc, raclait avec sa pelle le sable des allées. Tout à coup, ils virent entrer par la barrière M. Lheureux, le marchand détoffes. Il venait offrir ses services, eu égard à la fatale circonstance. Emma répondit quelle croyait pouvoir sen passer. Le marchand ne se tint pas pour battu. -- Mille excuses, dit-il; je désirerais avoir un entretien particulier. Puis, dune voix basse: -- Cest relativement à cette affaire..., vous savez? Charles devint cramoisi jusquaux oreilles. -- Ah! oui..., effectivement. Et, dans son trouble, se tournant vers sa femme: -- Ne pourrais-tu pas..., ma chérie...? Elle parut le comprendre, car elle se leva, et Charles dit à sa mère: -- Ce nest rien! Sans doute quelque bagatelle de ménage. Il ne voulait point quelle connût lhistoire du billet, redoutant ses observations. Dès quils furent seuls, M. Lheureux se mit, en termes assez nets, à féliciter Emma sur la succession, puis à causer de choses indifférentes, des espaliers, de la récolte et de sa santé à lui, qui allait toujours couci-couci, entre le zist et le zest. En effet, il se donnait un mal de cinq cents diables, bien quil ne fît pas, malgré les propos du monde, de quoi avoir seulement du beurre sur son pain. Emma le laissait parler. Elle sennuyait si prodigieusement depuis deux jours! -- Et vous voilà tout à fait rétablie? continuait-il. Ma foi, jai vu votre pauvre mari dans de beaux états! Cest un brave garçon, quoique nous ayons eu ensemble des difficultés. Elle demanda lesquelles, car Charles lui avait caché la contestation des fournitures. -- Mais vous le savez bien! fit Lheureux. Cétait pour vos petites fantaisies, les boîtes de voyage. Il avait baissé son chapeau sur ses yeux, et, les deux mains derrière le dos, souriant et sifflotant, il la regardait en face, dune manière insupportable. Soupçonnait-il quelque chose? Elle demeurait perdue dans toutes sortes dappréhensions. À la fin pourtant, il reprit: -- Nous nous sommes rapatriés, et je venais encore lui proposer un arrangement. Cétait de renouveler le billet signé par Bovary. Monsieur, du reste, agirait à sa guise; il ne devait point se tourmenter, maintenant surtout quil allait avoir une foule dembarras. -- Et même il ferait mieux de sen décharger sur quelquun, sur vous, par exemple; avec une procuration, ce serait commode, et alors nous aurions ensemble de petites affaires... Elle ne comprenait pas. Il se tut. Ensuite, passant à son négoce, Lheureux déclara que Madame ne pouvait se dispenser de lui prendre quelque chose. Il lui enverrait un barège noir, douze mètres, de quoi faire une robe. -- Celle que vous avez là est bonne pour la maison. Il vous en faut une autre pour les visites. Jai vu ça, moi, du premier coup en entrant. Jai loeil américain. Il nenvoya point détoffe, il lapporta. Puis il revint pour launage; il revint sous dautres prétextes, tâchant chaque fois, de se rendre aimable, serviable, sinféodant, comme eût dit Homais, et toujours glissant à Emma quelques conseils sur la procuration. Il ne parlait point du billet. Elle ny songeait pas; Charles, au début de sa convalescence, lui en avait bien conté quelque chose; mais tant dagitations avaient passé dans sa tête, quelle ne sen souvenait plus. Dailleurs, elle se garda douvrir aucune discussion dintérêt; la mère Bovary en fut surprise, et attribua son changement dhumeur aux sentiments religieux quelle avait contractés étant malade. Mais, dès quelle fut partie, Emma ne tarda pas à émerveiller Bovary par son bon sens pratique. Il allait falloir prendre des informations, vérifier les hypothèques, voir sil y avait lieu à une licitation ou à une liquidation. Elle citait des termes techniques, au hasard, prononçait les grands mots dordre, davenir, de prévoyance, et continuellement exagérait les embarras de la succession; si bien quun jour elle lui montra le modèle dune autorisation générale pour «gérer et administrer ses affaires, faire tous emprunts, signer et endosser tous billets, payer toutes sommes, etc.» Elle avait profité des leçons de Lheureux. Charles, naïvement, lui demanda doù venait ce papier. -- De M. Guillaumin. Et, avec le plus grand sang-froid du monde, elle ajouta: -- Je ne my fie pas trop. Les notaires ont si mauvaise réputation! Il faudrait peut-être consulter... Nous ne connaissons que... Oh! personne. -- À moins que Léon..., répliqua Charles, qui réfléchissait. Mais il était difficile de sentendre par correspondance. Alors elle soffrit à faire ce voyage. Il la remercia. Elle insista. Ce fut un assaut de prévenances. Enfin, elle sécria dun ton de mutinerie factice: -- Non, je ten prie, jirai. -- Comme tu es bonne! dit-il en la baisant au front. Dès le lendemain, elle sembarqua dans lHirondelle pour aller à Rouen consulter M. Léon; et elle y resta trois jours. III Ce furent trois jours pleins, exquis, splendides, une vraie lune de miel. Ils étaient à lhôtel de Boulogne, sur le port. Et ils vivaient là, volets fermés, portes closes, avec des fleurs par terre et des sirops à la glace, quon leur apportait dès le matin. Vers le soir, ils prenaient une barque couverte et allaient dîner dans une île. Cétait lheure où lon entend, au bord des chantiers, retentir le maillet des calfats contre la coque des vaisseaux. La fumée du goudron séchappait dentre les arbres, et lon voyait sur la rivière de larges gouttes grasses, ondulant inégalement sous la couleur pourpre du soleil, comme des plaques de bronze florentin, qui flottaient. Ils descendaient au milieu des barques amarrées, dont les longs câbles obliques frôlaient un peu le dessus de la barque. Les bruits de la ville insensiblement séloignaient, le roulement des charrettes, le tumulte des voix, le jappement des chiens sur le pont des navires. Elle dénouait son chapeau et ils abordaient à leur île. Ils se plaçaient dans la salle basse dun cabaret, qui avait à sa porte des filets noirs suspendus. Ils mangeaient de la friture déperlans, de la crème et des cerises. Ils se couchaient sur lherbe; ils sembrassaient à lécart sous les peupliers; et ils auraient voulu, comme deux Robinsons, vivre perpétuellement dans ce petit endroit, qui leur semblait, en leur béatitude, le plus magnifique de la terre. Ce nétait pas la première fois quils apercevaient des arbres, du ciel bleu, du gazon, quils entendaient leau couler et la brise soufflant dans le feuillage; mais ils navaient sans doute jamais admiré tout cela, comme si la nature nexistait pas auparavant, ou quelle neût commencé à être belle que depuis lassouvissance de leurs désirs. À la nuit, ils repartaient. La barque suivait le bord des îles. Ils restaient au fond, tous les deux cachés par lombre, sans parler. Les avirons carrés sonnaient entre les tolets de fer; et cela marquait dans le silence comme un battement de métronome, tandis quà larrière la bauce qui traînait ne discontinuait pas son petit clapotement doux dans leau. Une fois, la lune parut; alors ils ne manquèrent pas à faire des phrases, trouvant lastre mélancolique et plein de poésie; même elle se mit à chanter: Un soir, ten souvient-il? nous voguions, etc. Sa voix harmonieuse et faible se perdait sur les flots; et le vent emportait les roulades que Léon écoutait passer, comme des battements dailes, autour de lui. Elle se tenait en face, appuyée contre la cloison de la chaloupe, où la lune entrait par un des volets ouverts. Sa robe noire, dont les draperies sélargissaient en éventail, lamincissait, la rendait plus grande. Elle avait la tête levée, les mains jointes, et les deux yeux vers le ciel. Parfois lombre des saules la cachait en entier, puis elle réapparaissait tout à coup, comme une vision, dans la lumière de la lune. Léon, par terre, à côté delle, rencontra sous sa main un ruban de soie ponceau. Le batelier lexamina et finit par dire: -- Ah! cest peut-être à une compagnie que jai promenée lautre jour. Ils sont venus un tas de farceurs, messieurs et dames, avec des gâteaux, du champagne, des cornets à pistons, tout le tremblement! Il y en avait un surtout, un grand bel homme, à petites moustaches, qui était joliment amusant! et ils disaient comme ça: «Allons, conte-nous quelque chose..., Adolphe..., Dodolphe..., je crois.» Elle frissonna. -- Tu souffres? fit Léon en se rapprochant delle. -- Oh! ce nest rien. Sans doute, la fraîcheur de la nuit. -- Et qui ne doit pas manquer de femmes, non plus, ajouta doucement le vieux matelot, croyant dire une politesse à létranger. Puis, crachant dans ses mains, il reprit ses avirons. Il fallut pourtant se séparer! Les adieux furent tristes. Cétait chez la mère Rolet quil devait envoyer ses lettres; et elle lui fit des recommandations si précises à propos de la double enveloppe, quil admira grandement son astuce amoureuse. -- Ainsi, tu maffirmes que tout est bien? dit-elle dans le dernier baiser. -- Oui certes! -- Mais pourquoi donc, songea-t-il après, en sen revenant seul par les rues, tient-elle si fort à cette procuration? IV Léon, bientôt, prit devant ses camarades un air de supériorité, sabstint de leur compagnie, et négligea complètement les dossiers. Il attendait ses lettres; il les relisait. Il lui écrivait. Il lévoquait de toute la force de son désir et de ses souvenirs. Au lieu de diminuer par labsence, cette envie de la revoir saccrut, si bien quun samedi matin il séchappa de son étude. Lorsque, du haut de la côte, il aperçut dans la vallée le clocher de léglise avec son drapeau de fer-blanc qui tournait au vent, il sentit cette délectation mêlée de vanité triomphante et dattendrissement égoïste que doivent avoir les millionnaires, quand ils reviennent visiter leur village. Il alla rôder autour de sa maison. Une lumière brillait dans la cuisine. Il guetta son ombre derrière les rideaux. Rien ne parut. La mère Lefrançois, en le voyant, fit de grandes exclamations, et elle le trouva «grandi et minci», tandis quArtémise, au contraire, le trouva «forci et bruni». Il dîna dans la petite salle, comme autrefois, mais seul, sans le percepteur; car Binet, fatigué dattendre lHirondelle, avait définitivement avancé son repas dune heure, et, maintenant, il dînait à cinq heures juste, encore prétendait-il le plus souvent que la vieille patraque retardait. Léon pourtant se décida; il alla frapper à la porte du médecin: Madame était dans sa chambre, doù elle ne descendit quun quart dheure après. Monsieur parut enchanté de le revoir; mais il ne bougea de la soirée, ni de tout le jour suivant. Il la vit seule, le soir, très tard, derrière le jardin, dans la ruelle; -- dans la ruelle, comme avec lautre! Il faisait de lorage, et ils causaient sous un parapluie à la lueur des éclairs. Leur séparation devenait intolérable. -- Plutôt mourir! disait Emma. Elle se tordait sur son bras, tout en pleurant. -- Adieu!... adieu!... Quand te reverrai-je? Ils revinrent sur leurs pas pour sembrasser encore; et ce fut là quelle lui fit la promesse de trouver bientôt, par nimporte quel moyen, loccasion permanente de se voir en liberté, au moins une fois la semaine. Emma nen doutait pas. Elle était, dailleurs, pleine despoir. Il allait lui venir de largent. Aussi, elle acheta pour sa chambre une paire de rideaux jaunes à larges raies, dont M. Lheureux lui avait vanté le bon marché; elle rêva un tapis, et Lheureux, affirmant «que ce nétait pas la mer à boire», sengagea poliment à lui en fournir un. Elle ne pouvait plus se passer de ses services. Vingt fois dans la journée elle lenvoyait chercher, et aussitôt il plantait là ses affaires, sans se permettre un murmure. On ne comprenait point davantage pourquoi la mère Rolet déjeunait chez elle tous les jours, et même lui faisait des visites en particulier. Ce fut vers cette époque, cest-à-dire vers le commencement de lhiver, quelle parut prise dune grande ardeur musicale. Un soir que Charles lécoutait, elle recommença quatre fois de suite le même morceau, et toujours en se dépitant, tandis que, sans y remarquer de différence, il sécriait: -- Bravo!..., très bien!... Tu as tort! va donc! -- Eh non! cest exécrable! jai les doigts rouillés. Le lendemain, il la pria de lui jouer encore quelque chose. -- Soit, pour te faire plaisir! Et Charles avoua quelle avait un peu perdu. Elle se trompait de portée, barbouillait; puis, sarrêtant court: -- Ah! cest fini! il faudrait que je prisse des leçons; mais... Elle se mordit les lèvres et ajouta: -- Vingt francs par cachet, cest trop cher! -- Oui, en effet..., un peu..., dit Charles tout en ricanant niaisement. Pourtant, il me semble que lon pourrait peut-être à moins; car il y a des artistes sans réputation qui souvent valent mieux que les célébrités. -- Cherche-les, dit Emma. Le lendemain, en rentrant, il la contempla dun oeil finaud, et ne put à la fin retenir cette phrase: -- Quel entêtement tu as quelquefois! Jai été à Barfeuchères aujourdhui. Eh bien, madame Liégeard ma certifié que ses trois demoiselles, qui sont à la Miséricorde, prenaient des leçons moyennant cinquante sous la séance, et dune fameuse maîtresse encore! Elle haussa les épaules, et ne rouvrit plus son instrument. Mais, lorsquelle passait auprès (si Bovary se trouvait là), elle soupirait: -- Ah! mon pauvre piano! Et quand on venait la voir, elle ne manquait pas de vous apprendre quelle avait abandonné la musique et ne pouvait maintenant sy remettre, pour des raisons majeures. Alors on la plaignait. Cétait dommage! elle qui avait un si beau talent! On en parla même à Bovary. On lui faisait honte, et surtout le pharmacien: -- Vous avez tort! il ne faut jamais laisser en friche les facultés de la nature. Dailleurs, songez, mon bon ami, quen engageant Madame à étudier, vous économisez pour plus tard sur léducation musicale de votre enfant! Moi, le trouve que les mères doivent instruire elles-mêmes leurs enfants. Cest une idée de Rousseau, peut-être un peu neuve encore, mais qui finira par triompher, jen suis sûr, comme lallaitement maternel et la vaccination. Charles revint donc encore une fois sur cette question du piano. Emma répondit, avec aigreur quil valait mieux le vendre. Ce pauvre piano, qui lui avait causé tant de vaniteuses satisfactions, le voir sen aller, cétait pour Bovary comme lindéfinissable suicide dune partie delle-même! -- Si tu voulais..., disait-il, de temps à autre, une leçon, cela ne serait pas, après tout, extrêmement ruineux. -- Mais les leçons, répliquait-elle, ne sont profitables que suivies. Et voilà comme elle sy prit pour obtenir de son époux la permission daller à la ville, une fois la semaine, voir son amant. On trouva même, au bout dun mois, quelle avait fait des progrès considérables. V Cétait le jeudi. Elle se levait, et elle shabillait silencieusement pour ne point éveiller Charles qui lui aurait fait des observations sur ce quelle sapprêtait de trop bonne heure. Ensuite elle marchait de long en large; elle se mettait devant les fenêtres, elle regardait la Place. Le petit jour circulait entre les piliers des halles, et la maison du pharmacien, dont les volets étaient fermés, laissait apercevoir dans la couleur pâle de laurore les majuscules de son enseigne. Quand la pendule marquait sept heures et un quart, elle sen allait au lion dor, dont Artémise, en bâillant, venait lui ouvrir la porte. Celle-ci déterrait pour Madame les charbons enfouis sous les cendres. Emma restait seule dans la cuisine. De temps à autre, elle sortait. Hivert attelait sans se dépêcher, et en écoutant dailleurs la mère Lefrançois, qui, passant par un guichet sa tête en bonnet de coton, le chargeait de commissions et lui donnait des explications à troubler un tout autre homme. Emma battait la semelle de ses bottines contre les pavés de la cour. Enfin, lorsquil avait mangé sa soupe, endossé sa limousine, allumé sa pipe et empoigné son fouet, il sinstallait tranquillement sur le siège. LHirondelle partait au petit trot, et, durant trois quarts de lieue, sarrêtait de place en place pour prendre des voyageurs, qui la guettaient debout, au bord du chemin, devant la barrière des cours. Ceux qui avaient prévenu la veille se faisaient attendre; quelques-uns même étaient encore au lit dans leur maison; Hivert appelait, -- criait, sacrait, puis il descendait de son siège et allait frapper de grands coups contre les portes. Le vent soufflait par les vasistas fêlés. Cependant les quatre banquettes se garnissaient, la voiture roulait, les pommiers à la file se succédaient; et la route, entre ses deux longs fossés pleins deau jaune, allait continuellement se rétrécissant vers lhorizon. Emma la connaissait dun bout à lautre; elle savait quaprès un herbage il y avait un poteau, ensuite un orme, une grange ou une cahute de cantonnier; quelquefois même, afin de se faire des surprises, elle fermait les yeux. Mais elle ne perdait jamais le sentiment net de la distance à parcourir. Enfin, les maisons de briques se rapprochaient, la terre résonnait sous les roues, lHirondelle glissait entre des jardins où lon apercevait, par une claire-voie, des statues, un vignot, des ifs taillés et une escarpolette. Puis, dun seul coup doeil, la ville apparaissait. Descendant tout en amphithéâtre et noyée dans le brouillard, elle sélargissait au delà des ponts, confusément. La pleine campagne remontait ensuite dun mouvement monotone, jusquà toucher au loin la base indécise du ciel pâle. Ainsi vu den haut, le paysage tout entier avait lair immobile comme une peinture; les navires à lancre se tassaient dans un coin; le fleuve arrondissait sa courbe au pied des collines vertes, et les îles, de forme oblongue, semblaient sur leau de grands poissons noirs arrêtés. Les cheminées des usines poussaient dimmenses panaches bruns qui senvolaient par le bout. On entendait le ronflement des fonderies avec le carillon clair des églises qui se dressaient dans la brume. Les arbres des boulevards, sans feuilles, faisaient des broussailles violettes au milieu des maisons, et les toits, tout reluisants de pluie, miroitaient inégalement, selon la hauteur des quartiers. Parfois un coup de vent emportait les nuages vers la côte Sainte-Catherine, comme des flots aériens qui se brisaient en silence contre une falaise. Quelque chose de vertigineux se dégageait pour elle de ces existences amassées, et son coeur sen gonflait abondamment, comme si les cent vingt mille âmes qui palpitaient là lui eussent envoyé toutes à la fois la vapeur des passions quelle leur supposait. Son amour sagrandissait devant lespace, et semplissait de tumulte aux bourdonnements vagues qui montaient. Elle le reversait au dehors, sur les places, sur les promenades, sur les rues, et la vieille cité normande sétalait à ses yeux comme une capitale démesurée, comme une Babylone où elle entrait. Elle se penchait des deux mains par le vasistas, en humant la brise; les trois chevaux galopaient, les pierres grinçaient dans la boue, la diligence se balançait, et Hivert, de loin, hélait les carrioles sur la route, tandis que les bourgeois qui avaient passé la nuit au bois Guillaume descendaient la côte tranquillement, dans leur petite voiture de famille. On sarrêtait à la barrière; Emma débouclait ses socques, mettait dautres gants, rajustait son châle, et, vingt pas plus loin, elle sortait de lhirondelle. La ville alors séveillait. Des commis, en bonnet grec, frottaient la devanture des boutiques, et des femmes qui tenaient des paniers sur la hanche poussaient par intervalles un cri sonore, au coin des rues. Elle marchait les yeux à terre, frôlant les murs, et souriant de plaisir sous son voile noir baissé. Par peur dêtre vue, elle ne prenait pas ordinairement le chemin le plus court. Elle sengouffrait dans les ruelles sombres, et elle arrivait tout en sueur vers le bas de la rue Nationale, près de la fontaine qui est là. Cest le quartier du théâtre, des estaminets et des filles. Souvent une charrette passait près delle, portant quelque décor qui tremblait. Des garçons en tablier versaient du sable sur les dalles, entre des arbustes verts. On sentait labsinthe, le cigare et les huîtres. Elle tournait une rue; elle le reconnaissait à sa chevelure frisée qui séchappait de son chapeau. Léon, sur le trottoir, continuait à marcher. Elle le suivait jusquà lhôtel; il montait, il ouvrait la porte, il entrait... Quelle étreinte! Puis les paroles, après les baisers, se précipitaient. On se racontait les chagrins de la semaine, les pressentiments, les inquiétudes pour les lettres; mais à présent tout soubliait, et ils se regardaient face à face, avec des rires de volupté et des appellations de tendresse. Le lit était un grand lit dacajou en forme de nacelle. Les rideaux de levantine rouge, qui descendaient du plafond, se cintraient trop bas vers le chevet évasé; -- et rien au monde nétait beau comme sa tête brune et sa peau blanche se détachant sur cette couleur pourpre, quand, par un geste de pudeur, elle fermait ses deux bras nus, en se cachant la figure dans les mains. Le tiède appartement, avec son tapis discret, ses ornements folâtres et sa lumière tranquille, semblait tout commode pour les intimités de la passion. Les bâtons se terminant en flèche, les patères de cuivre et les grosses boules de chenets reluisaient tout à coup, si le soleil entrait. Il y avait sur la cheminée, entre les candélabres, deux de ces grandes coquilles roses où lon entend le bruit de la mer quand on les applique à son oreille. Comme ils aimaient cette bonne chambre pleine de gaieté, malgré sa splendeur un peu fanée! Ils retrouvaient toujours les meubles à leur place, et parfois des épingles à cheveux quelle avait oubliées, lautre jeudi, sous le socle de la pendule. Ils déjeunaient au coin du feu, sur un petit guéridon incrusté de palissandre. Emma découpait, lui mettait les morceaux dans son assiette en débitant toutes sortes de chatteries; et elle riait dun rire sonore et libertin quand la mousse du vin de Champagne débordait du verre léger sur les bagues de ses doigts. Ils étaient si complètement perdus en la possession deux-mêmes, quils se croyaient là dans leur maison particulière, et devant y vivre jusquà la mort, comme deux éternels jeunes époux. Ils disaient notre chambre, notre tapis, nos fauteuils, même elle disait mes pantoufles, un cadeau de Léon, une fantaisie quelle avait eue. Cétaient des pantoufles en satin rose, bordées de cygne. Quand elle sasseyait sur ses genoux, sa jambe, alors trop courte, pendait en lair; et la mignarde chaussure, qui navait pas de quartier, tenait seulement par les orteils à son pied nu. Il savourait pour la première fois linexprimable délicatesse des élégances féminines. Jamais il navait rencontré cette grâce de langage, cette réserve du vêtement, ces poses de colombe assoupie. Il admirait lexaltation de son âme et les dentelles de sa jupe. Dailleurs, nétait-ce pas une femme du monde, et une femme mariée! une vraie maîtresse enfin? Par la diversité de son humeur, tour à tour mystique ou joyeuse, babillarde, taciturne, emportée, nonchalante, elle allait rappelant en lui mille désirs, évoquant des instincts ou des réminiscences. Elle était lamoureuse de tous les romans, lhéroïne de tous les drames, le vague _Elle_ de tous les volumes de vers. Il retrouvait sur ses épaules la couleur ambrée de lodalisque au bain; elle avait le corsage long des châtelaines féodales; elle ressemblait aussi à la femme pâle de Barcelone, mais elle était par-dessus tout Ange! Souvent, en la regardant, il lui semblait que son âme, séchappant vers elle, se répandait comme une onde sur le contour de sa tête, et descendait entraînée dans la blancheur de sa poitrine. Il se mettait par terre, devant elle; et, les deux coudes sur ses genoux, il la considérait avec un sourire, et le front tendu. Elle se penchait vers lui et murmurait, comme suffoquée denivrement: -- Oh! ne bouge pas! ne parle pas! regarde-moi! Il sort de tes yeux quelque chose de si doux, qui me fait tant de bien! Elle lappelait enfant -- Enfant, maimes-tu? Et elle nentendait guère sa réponse, dans la précipitation de ses lèvres qui lui, montaient à la bouche. Il y avait sur la pendule un petit Cupidon de bronze, qui minaudait en arrondissant les bras sous une guirlande dorée. Ils en rirent bien des fois; mais, quand il fallait se séparer, tout leur semblait sérieux. Immobiles lun devant lautre, ils se répétaient -- À jeudi!... à jeudi! Tout à coup elle lui prenait la tête dans les deux mains, le baisait vite au front en sécriant: «Adieu!» et sélançait dans lescalier. Elle allait rue de la Comédie, chez un coiffeur, se faire arranger ses bandeaux. La nuit tombait; on allumait le gaz dans la boutique. Elle entendait la clochette du théâtre qui appelait les cabotins à la représentation; et elle voyait, en face, passer des hommes à figure blanche et des femmes en toilette fanée, qui entraient par la porte des coulisses. Il faisait chaud dans ce petit appartement trop bas, où le poêle bourdonnait au milieu des perruques et des pommades. Lodeur des fers, avec ces mains grasses qui lui maniaient la tête, ne tardait pas à létourdir, et elle sendormait un peu sous son peignoir. Souvent le garçon, en la coiffant, lui proposait des billets pour le bal masqué. Puis elle sen allait! Elle remontait les rues; elle arrivait à la Croix rouge; elle reprenait ses socques, quelle avait cachés le matin sous une banquette, et se tassait à sa place parmi les voyageurs impatientés. Quelques-uns descendaient au bas de la côte. Elle restait seule dans la voiture. À chaque tournant, on apercevait de plus en plus tous les éclairages de la ville qui faisaient une large vapeur lumineuse au-dessus des maisons confondues. Emma se mettait à genoux sur les coussins, et elle égarait ses yeux dans cet éblouissement. Elle sanglotait, appelait Léon, et lui envoyait des paroles tendres et des baisers qui se perdaient au vent. Il y avait dans la côte un pauvre diable vagabondant avec son bâton, tout au milieu des diligences. Un amas de guenilles lui recouvrait les épaules, et un vieux castor défoncé, sarrondissant en cuvette, lui cachait la figure; mais, quand il le retirait, il découvrait, à la place des paupières, deux orbites béantes tout ensanglantées. La chair seffiloquait par lambeaux rouges; et il en coulait des liquides qui se figeaient en gales vertes jusquau nez, dont les narines noires reniflaient convulsivement. Pour vous parier, il se renversait la tête avec un rire idiot; -- alors ses prunelles bleuâtres, roulant dun mouvement continu, allaient se cogner, vers les tempes, sur le bord de la plaie vive. Il chantait une petite chanson en suivant les voitures: _Souvent la chaleur dun beau jour_ _Fait rêver fillette à lamour._ Et il y avait dans tout le reste des oiseaux, du soleil et du feuillage. Quelquefois, il apparaissait tout à coup derrière Emma, tête nue. Elle se retirait avec un cri. Hivert venait le plaisanter. Il lengageait à prendre une baraque à la foire Saint-Romain, ou bien lui demandait, en riant, comment se portait sa bonne amie. Souvent, on était en marche, lorsque son chapeau, dun mouvement brusque entrait dans la diligence par le vasistas 93, tandis quil se cramponnait, de lautre bras, sur le marchepied, entre léclaboussure des roues. Sa voix, faible dabord et vagissante, devenait aiguë. Elle se traînait dans la nuit, comme lindistincte lamentation dune vague détresse; et, à travers la sonnerie des grelots, le murmure des arbres et le ronflement de la boîte creuse, elle avait quelque chose de lointain qui bouleversait Emma. Cela lui descendait au fond de lâme comme un tourbillon dans un abîme, et lemportait parmi les espaces dune mélancolie sans bornes. Mais Hivert, qui sapercevait dun contrepoids, allongeait à laveugle de grands coups avec son fouet. La mèche le cinglait sur ses plaies, et il tombait dans la boue en poussant un hurlement. Puis les voyageurs de lhirondelle finissaient par sendormir, les uns la bouche ouverte, les autres le menton baissé, sappuyant sur lépaule de leur voisin, ou bien le bras passé dans la courroie, tout en oscillant régulièrement au branle de la voiture; et le reflet de la lanterne qui se balançait en dehors, sur la croupe des limoniers, pénétrant dans lintérieur par les rideaux de calicot chocolat, posait des ombres sanguinolentes sur tous ces individus immobiles. Emma, ivre de tristesse, grelottait sous ses vêtements; et se sentait de plus en plus froid aux pieds, avec la mort dans lâme. Charles, à la maison, lattendait; lHirondelle était toujours en retard le jeudi. Madame arrivait enfin! À peine si elle embrassait la petite. Le dîner nétait pas prêt, nimporte! elle excusait la cuisinière. Tout maintenant semblait permis à cette fille. Souvent son mari, remarquant sa pâleur, lui demandait si elle ne se trouvait point malade. -- Non, disait Emma. -- Mais, répliquait-il, tu es toute drôle ce soir? -- Eh! ce nest rien! ce nest rien! Il y avait même des jours où, à peine rentrée, elle montait dans sa chambre; et Justin, qui se trouvait là, circulait à pas muets, plus ingénieux à la servir quune excellente camériste. Il plaçait les allumettes, le bougeoir, un livre, disposait sa camisole, ouvrait les draps. -- Allons, disait-elle, cest bien, va-ten! Car il restait debout, les mains pendantes et les yeux ouverts, comme enlacé dans les fils innombrables dune rêverie soudaine. La journée du lendemain était affreuse, et les suivantes étaient plus intolérables encore par limpatience quavait Emma de ressaisir son bonheur, -- convoitise âpre, enflammée dimages connues, et qui, le septième jour, éclatait tout à laise dans les caresses de Léon. Ses ardeurs, à lui, se cachaient sous des expansions démerveillement et de reconnaissance. Emma goûtait cet amour dune façon discrète et absorbée, lentretenait par tous les artifices de sa tendresse, et tremblait un peu quil ne se perdît plus tard. Souvent elle lui disait, avec des douceurs de voix mélancolique: -- Ah! tu me quitteras, toi... tu te marieras!... tu seras comme les autres. Il demandait: -- Quels autres? -- Mais les hommes, enfin, répondait-elle. Puis, elle ajoutait en le repoussant dun geste langoureux: -- Vous êtes tous des infâmes! Un jour quils causaient philosophiquement des désillusions terrestres, elle vint à dire (pour expérimenter sa jalousie ou cédant peut-être à un besoin dépanchement trop fort) quautrefois, avant lui, elle avait aimé quelquun, «pas comme toi!» reprit-elle vite, protestant sur la tête de sa fille quil ne sétait rien passé. Le jeune homme la crut, et néanmoins la questionna pour savoir ce quil faisait. -- Il était capitaine de vaisseau, mon ami. Nétait-ce pas prévenir toute recherche, et en même temps se poser très haut, par cette prétendue fascination exercée sur un homme qui devait être de nature belliqueuse et accoutumé, à des hommages? Le clerc sentit alors linfimité de sa position; il envia des épaulettes, des croix, des titres. Tout cela devait lui plaire: il sen doutait à ses habitudes dispendieuses. Cependant Emma taisait quantité de ses extravagances, telle que lenvie davoir, pour lamener à Rouen, un tilbury bleu, attelé dun cheval anglais, et conduit par un groom en bottes à revers. Cétait Justin qui lui en avait inspiré le caprice, en la suppliant de le prendre chez elle comme valet de chambre; et, si cette privation natténuait pas à chaque rendez-vous le plaisir de larrivée, elle augmentait certainement lamertume du retour. Souvent lorsquils parlaient ensemble de Paris, elle finissait par murmurer: -- Ah! que nous serions bien là pour vivre! -- Ne sommes-nous pas heureux? reprenait doucement le jeune homme, en lui passant la main sur ses bandeaux. -- Oui, cest vrai, disait-elle, le suis folle; embrasse-moi! Elle était pour son mari plus charmante que jamais, lui faisait des crèmes à la pistache et jouait des valses après dîner. Il se trouvait donc le plus fortuné des mortels, et Emma vivait sans inquiétude, lorsquun soir, tout à coup: -- Cest mademoiselle Lempereur, nest-ce pas, qui te donne des leçons? -- Oui. -- Eh bien, je lai vue tantôt, reprit Charles, chez madame Liégeard. Je lui ai parlé de toi; elle ne te connaît pas. Ce fut comme un coup de foudre. Cependant elle répliqua dun air naturel: -- Ah! sans doute, elle aura oublié mon nom? -- Mais il y a peut-être à Rouen, dit le médecin, plusieurs demoiselles Lempereur qui sont maîtresses de piano? -- Cest possible! Puis, vivement: -- Jai pourtant ses reçus, tiens! regarde. Et elle alla au secrétaire, fouilla tous les tiroirs, confondit les papiers et finit si bien par perdre la tête, que Charles lengagea fort à ne point se donner tant de mal pour ces misérables quittances. -- Oh! je les trouverai, dit-elle. En effet, dès le vendredi suivant, Charles, en passant une de ses bottes dans le cabinet noir où lon serrait ses habits, sentit une feuille de papier entre le cuir et sa chaussette, il la prit et lut: «Reçu, pour trois mois de leçons, plus diverses fournitures, la somme de soixante-cinq francs. FELICIE LEMPEREUR, professeur de musique.» -- Comment diable est-ce dans mes bottes? -- Ce sera, sans doute, répondit-elle, tombé du vieux carton aux factures, qui est sur le bord de la planche. À partir de ce moment, son existence ne fut plus quun assemblage de mensonges, où elle enveloppait son amour comme dans des voiles, pour le cacher. Cétait un besoin, une manie, un plaisir, au point que, si elle disait avoir passé, hier par le côté droit dune rue, il fallait croire quelle avait pris par le côté gauche. Un matin quelle venait de partir, selon sa coutume, assez légèrement vêtue, il tomba de la neige tout à coup; et comme Charles regardait le temps à la fenêtre, il aperçut M. Bournisien dans le boc du sieur Tuvache qui le conduisait à Rouen. Alors il descendit confier à lecclésiastique un gros châle pour quil le remît à Madame, sitôt quil arriverait à la Croix rouge. À peine fut-il à lauberge que Bournisien demanda où était la femme du médecin dYonville. Lhôtelière répondit quelle fréquentait fort peu son établissement. Aussi, le soir, en reconnaissant madame Bovary dans lHirondelle, le curé lui conta son embarras, sans paraître, du reste y attacher de limportance; car il entama léloge dun prédicateur qui pour lors faisait merveilles à la cathédrale, et que toutes les dames couraient entendre. Nimporte sil navait point demandé dexplications, dautres plus tard pourraient se montrer moins discrets. Aussi jugea-t-elle utile de descendre chaque fois à la Croix rouge, de sorte que les bonnes gens de son village qui la voyaient dans lescalier ne se doutaient de rien. Un jour pourtant, M. Lheureux la rencontra qui sortait de lhôtel de Boulogne au bras de Léon; et elle eut peur, simaginant quil bavarderait. Il nétait pas si bête. Mais trois jours après, il entra dans sa chambre, ferma la porte et dit: -- Jaurais besoin dargent. Elle déclara ne pouvoir lui en donner. Lheureux se répandit en gémissements, et rappela toutes les complaisances quil avait eues. En effet, des deux billets souscrits par Charles, Emma jusquà présent nen avait payé quun seul. Quant au second, le marchand, sur sa prière, avait consenti à le remplacer par deux autres, qui même avaient été renouvelés à une fort longue échéance. Puis il tira de sa poche une liste de fournitures non soldées, à savoir: les rideaux, le tapis, létoffe pour les fauteuils, plusieurs robes et divers articles de toilette, dont la valeur se montait à la somme de deux mille francs environ. Elle baissa la tête; il reprit: -- Mais, si vous navez pas despèces, vous avez du bien. Et il indiqua une méchante masure sise à Barneville, près dAumale, qui ne rapportait pas grand-chose. Cela dépendait autrefois dune petite ferme vendue par M. Bovary père, car Lheureux savait tout, jusquà la contenance dhectares, avec le nom des voisins. -- Moi, à votre place, disait-il, je me libérerais, et jaurais encore le surplus de largent. Elle objecta la difficulté dun acquéreur; il donna lespoir den trouver; mais elle demanda comment faire pour quelle pût vendre. -- Navez-vous pas la procuration? répondit-il. Ce mot lui arriva comme une bouffée dair frais. -- Laissez-moi la note, dit Emma. -- Oh! ce nest pas la peine! reprit Lheureux. Il revint la semaine suivante, et se vanta davoir, après force démarches, fini par découvrir un certain Langlois qui, depuis longtemps, guignait la propriété sans faire connaître son prix. -- Nimporte le prix! sécria-t-elle. Il fallait attendre, au contraire, tâter ce gaillard-là. La chose valait la peine dun voyage, et, comme elle ne pouvait faire ce voyage, il offrir de se rendre sur les lieux, pour saboucher avec Langlois. Une fois revenu, il annonça que lacquéreur proposait quatre mille francs. Emma sépanouit à cette nouvelle. -- Franchement, ajouta-t-il, cest bien payé. Elle toucha la moitié de la somme immédiatement, et, quand elle fut pour solder son mémoire, le marchand lui dit: -- Cela me fait de la peine, parole dhonneur, de vous voir vous dessaisir tout dun coup dune somme aussi conséquente que celle- là. Alors, elle regarda les billets de banque; et, rêvant au nombre illimité de rendez-vous que ces deux mille francs représentaient: -- Comment! comment! balbutia-t-elle. -- Oh! reprit-il en riant dun air bonhomme, on met tout ce que lon veut sur les factures. Est-ce que je ne connais pas les ménages? Et il la considérait fixement, tout en tenant à sa main deux longs papiers quil faisait glisser entre ses ongles. Enfin, ouvrant son portefeuille, il étala sur la table quatre billets à ordre, de mille francs chacun. -- Signez-moi cela, dit-il, et gardez tout. Elle se récria, scandalisée. -- Mais, si je vous donne le surplus, répondit effrontément M. Lheureux, nest-ce pas vous rendre service, à vous? Et, prenant une plume, il écrivit au bas du mémoire: «Reçu de madame Bovary quatre mille francs.» -- Qui vous inquiète, puisque vous toucherez dans six mois larriéré de votre baraque, et que je vous place léchéance du dernier billet pour après le payement? Emma sembarrassait un peu dans ses calculs, et les oreilles lui tintaient comme si des pièces dor, séventrant de leurs sacs, eussent sonné tout autour delle sur le parquet. Enfin Lheureux expliqua quil avait un sien ami Vinçart, banquier à Rouen, lequel allait escompter ces quatre billets, puis il remettrait lui-même à Madame le surplus de la dette réelle. Mais au lieu de deux mille francs, il nen apporta que dix-huit cents, car lami Vinçart (comme de juste) en avait prélevé deux cents, pour frais de commission et descompte. Puis il réclama négligemment une quittance. -- Vous comprenez..., dans le commerce..., quelquefois... Et avec la date, sil vous plaît, la date. Un horizon de fantaisies réalisables souvrit alors devant Emma. Elle eut assez de prudence pour mettre en réserve mille écus, avec quoi furent payés, lorsquils échurent, les trois premiers billets; mais le quatrième, par hasard, tomba dans la maison un jeudi, et Charles, bouleversé, attendit patiemment le retour de sa femme pour avoir des explications. Si elle ne lavait point instruit de ce billet, cétait afin de lui épargner des tracas domestiques; elle sassit sur ses genoux, le caressa, roucoula, fit une longue énumération de toutes les choses indispensables prises à crédit. -- Enfin, tu conviendras que, vu la quantité, ce nest pas trop cher. Charles, à bout didées, bientôt eut recours à léternel Lheureux, qui jura de calmer les choses, si Monsieur lui signait deux billets, dont lun de sept cents francs, payable dans trois mois. Pour se mettre en mesure, il écrivit à sa mère une lettre pathétique. Au lieu denvoyer la réponse, elle vint elle-même; et, quand Emma voulut savoir sil en avait tiré quelque chose: -- Oui, répondit-il. Mais elle demande à connaître la facture. Le lendemain, au point du jour, Emma courut chez M. Lheureux le prier de refaire une autre note, qui ne dépassât point mille francs; car pour montrer celle de quatre mille, il eût fallu dire quelle en avait payé les deux tiers, avouer conséquemment la vente de limmeuble, négociation bien conduite par le marchand, et qui ne fut effectivement connue que plus tard. Malgré le prix très bas de chaque article, madame Bovary mère ne manqua point de trouver la dépense exagérée. -- Ne pouvait-on se passer dun tapis? Pourquoi avoir renouvelé létoffe des fauteuils? De mon temps, on avait dans une maison un seul fauteuil, pour les personnes âgées, -- du moins, cétait comme cela chez ma mère, qui était une honnête femme, je vous assure. -- Tout le monde ne peut être riche! Aucune fortune ne tient contre le coulage! Je rougirais de me dorloter comme vous faites! et pourtant, moi, je suis vieille, jai besoin de soins... En voilà! en voilà, des ajustements! des flaflas! Comment! de la soie pour doublure, à deux francs!... tandis quon trouve du jaconas à dix sous, et même à huit sous qui fait parfaitement laffaire. Emma, renversée sur la causeuse, répliquait le plus tranquillement possible: -- Eh! madame, assez! assez!... Lautre continuait à la sermonner, prédisant quils finiraient à lhôpital. Dailleurs, cétait la faute de Bovary. Heureusement quil avait promis danéantir cette procuration... -- Comment? -- Ah! il me la juré, reprit la bonne femme. Emma ouvrit la fenêtre, appela Charles, et le pauvre garçon fut contraint davouer la parole arrachée par sa mère. Emma disparut, puis rentra vite en lui tendant majestueusement une grosse feuille de papier. -- Je vous remercie, dit la vieille femme. Et elle jeta dans le feu la procuration. Emma se mit à rire dun rire strident, éclatant, continu: elle avait une attaque de nerfs. -- Ah! mon Dieu! sécria Charles. Eh! tu as tort aussi toi! tu viens lui faire des scènes!... Sa mère, en haussant les épaules, prétendait que tout cela cétaient des gestes. Mais Charles, pour la première fois se révoltant, prit la défense de sa femme, si bien que madame Bovary mère voulut sen aller. Elle partit dès le lendemain, et, sur le seuil, comme il essayait à la retenir, elle répliqua: -- Non, non! Tu laimes mieux que moi, et tu as raison, cest dans lordre. Au reste, tant pis! tu verras!... Bonne santé!... car je ne suis pas près, comme tu dis, de venir lui faire des scènes. Charles nen resta pas moins fort penaud vis-à-vis dEmma, celle- ci ne cachant point la rancune quelle lui gardait pour avoir manqué de confiance; il fallut bien des prières avant quelle consentît à reprendre sa procuration, et même il laccompagna chez M. Guillaumin pour lui en faire faire une seconde, toute pareille. -- Je comprends cela, dit le notaire; un homme de science ne peut sembarrasser aux détails pratiques de la vie. Et Charles se sentit soulagé par cette réflexion pateline, qui donnait à sa faiblesse les apparences flatteuses dune préoccupation supérieure. Quel débordement, le jeudi daprès, à lhôtel, dans leur chambre, avec Léon! Elle rit, pleura, chanta, dansa, fit monter des sorbets, voulut fumer des cigarettes, lui parut extravagante, mais adorable, superbe. Il ne savait pas quelle réaction de tout son être la poussait davantage à se précipiter sur les jouissances de la vie. Elle devenait irritable, gourmande, et voluptueuse; et elle se promenait avec lui dans les rues, tête haute, sans peur, disait- elle, de se compromettre. Parfois, cependant, Emma tressaillait à lidée soudaine de rencontrer Rodolphe; car il lui semblait, bien quils fussent séparés pour toujours, quelle nétait pas complètement affranchie de sa dépendance. Un soir, elle ne rentra point à Yonville. Charles en perdait la tête, et la petite Berthe, ne voulant pas se coucher sans sa maman, sanglotait à se rompre la poitrine. Justin était parti au hasard sur la route. M. Homais en avait quitté sa pharmacie. Enfin, à onze heures, ny tenant plus, Charles attela son boc, sauta dedans, fouetta sa bête et arriva vers deux heures du matin à la Croix rouge. Personne. Il pensa que le clerc peut-être lavait vue; mais où demeurait-il? Charles, heureusement, se rappela ladresse de son patron. Il y courut. Le jour commençait à paraître. Il distingua des panonceaux au- dessus dune porte; il frappa. Quelquun, sans ouvrir, lui cria le renseignement demandé, tout en ajoutant force injures contre ceux qui dérangeaient le monde pendant la nuit. La maison que le clerc habitait navait ni sonnette, ni marteau, ni portier. Charles donna de grands coups de poing contre les auvents: Un agent de police vint à passer; alors il eut peur et sen alla. -- Je suis fou, se disait-il; sans doute, on laura retenue à dîner chez M. Lormeaux. La famille Lormeaux nhabitait plus Rouen. -- Elle sera restée à soigner madame Dubreuil. Eh! madame Dubreuil est morte depuis dix mois!... Où est-elle donc? Une idée lui vint. Il demanda, dans un café, lAnnuaire; et chercha vite le nom de mademoiselle Lempereur, qui demeurait rue de la Renelle-des-Maroquiniers, n° 74. Comme il entrait dans cette rue, Emma parut elle-même à lautre bout; il se jeta sur elle plutôt quil ne lembrassa, en sécriant: -- Qui ta retenue hier? -- Jai été malade. -- Et de quoi?... Où?... Comment?... Elle se passa la main sur le front, et répondit: -- Chez mademoiselle Lempereur. -- Jen étais sûr! Jy allais. -- Oh! ce nest pas la peine, dit Emma. Elle vient de sortit tout à lheure; mais, à lavenir, tranquillise-toi. Je ne suis pas libre, tu comprends, si je sais que le moindre retard te bouleverse ainsi. Cétait une manière de permission quelle se donnait de ne point se gêner dans ses escapades. Aussi en profita-t-elle tout à son aise, largement. Lorsque lenvie la prenait de voir Léon, elle partait sous nimporte quel prétexte, et, comme il ne lattendait pas ce jour-là, elle allait le chercher à son étude. Ce fut un grand bonheur les premières fois; mais bientôt il ne cacha plus la vérité, à savoir: que son patron se plaignait fort de ces dérangements. -- Ah bah! viens donc, disait-elle. Et il sesquivait. Elle voulut quil se vêtît tout en noir et se laissât pousser une pointe au menton, pour ressembler aux portraits de Louis XIII. Elle désira connaître son logement, le trouva médiocre; il en rougit, elle ny prit garde, puis lui conseilla dacheter des rideaux pareils aux siens, et comme il objectait la dépense: -- Ah! ah! tu tiens à tes petits écus! dit-elle en riant. Il fallait que Léon, chaque fois, lui racontât toute sa conduite, depuis le dernier rendez-vous. Elle demanda des vers, des vers pour elle, une pièce damour en son honneur; jamais il ne put parvenir à trouver la rime du second vers, et il finit par copier un sonnet dans un keepsake. Ce fut moins par vanité que dans le seul but de lui complaire. Il ne discutait pas ses idées; il acceptait tous ses goûts; il devenait sa maîtresse plutôt quelle nétait la sienne. Elle avait des paroles tendres avec des baisers qui lui emportaient lâme. Où donc avait-elle appris cette corruption, presque immatérielle à force dêtre profonde et dissimulée? VI Dans les voyages quil faisait pour la voir, Léon souvent avait dîné chez le pharmacien, et sétait cru contraint, par politesse, de linviter à son tour. -- Volontiers! avait répondu M. Homais; il faut, dailleurs, que je me retrempe un peu, car je mencroûte ici. Nous irons au spectacle, au restaurant, nous ferons des folies! -- Ah! bon ami! murmura tendrement madame Homais, effrayée des périls vagues quil se disposait à courir. -- Eh bien, quoi? tu trouves que je ne ruine pas assez ma santé à vivre parmi les émanations continuelles de la pharmacie! Voilà, du reste, le caractère des femmes: elles sont jalouses de la Science, puis sopposent à ce que lon prenne les plus légitimes distractions. Nimporte, comptez sur moi; un de ces jours, je tombe à Rouen et nous ferons sauter ensemble les monacos. Lapothicaire, autrefois, se fût bien gardé dune telle expression; mais il donnait maintenant dans un genre folâtre et parisien quil trouvait du meilleur goût; et, comme madame Bovary, sa voisine, il interrogeait le clerc curieusement sur les moeurs de la capitale, même il parlait argot afin déblouir... les bourgeois, disant _turne, bazar, chicard, chicandard, Breda- street, _et _Je me la casse_, pour: Je men vais. Donc, un jeudi, Emma fut surprise de rencontrer, dans la cuisine du Lion dor, M. Homais en costume de voyageur, cest-à-dire couvert dun vieux manteau quon ne lui connaissait pas, tandis quil portait dune main une valise, et, de lautre, la chancelière de son établissement. Il navait confié son projet à personne, dans la crainte dinquiéter le public par son absence. Lidée de revoir les lieux où sétait passée sa jeunesse lexaltait sans doute, car tout le long du chemin il narrêta pas de discourir; puis, à peine arrivé, il sauta vivement de la voiture pour se mettre en quête de Léon; et le clerc eut beau se débattre, M. Homais lentraîna vers le grand café de Normandie, où il entra majestueusement sans retirer son chapeau, estimant fort provincial de se découvrir dans un endroit public. Emma attendit Léon trois quarts dheure. Enfin elle courut à son étude, et, perdue dans toute sorte de conjectures, laccusant dindifférence et se reprochant à elle-même sa faiblesse, elle passa laprès-midi le front collé contre les carreaux. Ils étaient encore à deux heures attablés lun devant lautre. La grande salle se vidait; le tuyau du poêle, en forme de palmier, arrondissait au plafond blanc sa gerbe dorée; et près deux, derrière le vitrage, en plein soleil, un petit jet deau gargouillait dans un bassin de marbre où, parmi du cresson et des asperges, trois homards engourdis sallongeaient jusquà des cailles, toutes couchées en pile, sur le flanc. Homais se délectait. Quoiquil se grisât de luxe encore plus que de bonne chère, le vin de Pomard, cependant, lui excitait un peu les facultés, et, lorsque apparut lomelette au rhum, il exposa sur les femmes des théories immorales. Ce qui le séduisait par- dessus tout, cétait le chic. Il adorait une toilette élégante dans un appartement bien meublé, et, quant aux qualités corporelles, ne détestait pas le morceau. Léon contemplait la pendule avec désespoir. Lapothicaire buvait, mangeait, parlait. -- Vous devez être, dit-il tout à coup, bien privé à Rouen. Du reste, vos amours ne logent pas loin. Et, comme lautre rougissait: -- Allons, soyez franc! Nierez-vous quà Yonville...? Le jeune homme balbutia. -- Chez madame Bovary, vous ne courtisiez point...? -- Et qui donc? -- La bonne! Il ne plaisantait pas; mais, la vanité lemportant sur toute prudence, Léon, malgré lui, se récria. Dailleurs, il naimait que les femmes brunes. -- Je vous approuve, dit le pharmacien; elles ont plus de tempérament. Et se penchant à loreille de son ami, il indiqua les symptômes auxquels on reconnaissait quune femme avait du tempérament. Il se lança même dans une digression ethnographique: lAllemande était vaporeuse, la Française libertine, lItalienne passionnée. -- Et les négresses? demanda le clerc. -- Cest un goût dartiste, dit Homais. -- Garçon! deux demi- tasses! -- Partons-nous? reprit à la fin Léon simpatientant. -- _Yes_. Mais il voulut, avant de sen aller, voir le maître de létablissement et lui adressa quelques félicitations. Alors le jeune homme, pour être seul, allégua quil avait affaire. -- Ah! je vous escorte! dit Homais. Et, tout en descendant les rues avec lui, il parlait de sa femme, de ses enfants, de leur avenir et de sa pharmacie, racontait en quelle décadence elle était autrefois, et le point de perfection où il lavait montée. Arrivé devant lhôtel de Boulogne, Léon le quitta brusquement, escalada lescalier, et trouva sa maîtresse en grand émoi. Au nom du pharmacien, elle semporta. Cependant, il accumulait de bonnes raisons; ce nétait pas sa faute, ne connaissait-elle pas M. Homais? pouvait-elle croire quil préférât sa compagnie? Mais elle se détournait; il la retint; et, saffaissant sur les genoux, il lui entoura la taille de ses deux bras, dans une pose langoureuse toute pleine de concupiscence et de supplication. Elle était debout; ses grands yeux enflammés le regardaient sérieusement et presque dune façon terrible. Puis des larmes les obscurcirent, ses paupières roses sabaissèrent, elle abandonna ses mains, et Léon les portait à sa bouche lorsque parut un domestique, avertissant Monsieur quon le demandait. -- Tu vas revenir? dit-elle. -- Oui. -- Mais quand? -- Tout à lheure. -- Cest un truc, dit le pharmacien en apercevant Léon. Jai voulu interrompre cette visite qui me paraissait vous contrarier. Allons chez Bridoux prendre un verre de garus. Léon jura quil lui fallait retourner à son étude. Alors lapothicaire fit des plaisanteries sur les paperasses, la procédure. -- Laissez donc un peu Cujas et Bartole, que diable! Qui vous empêche? Soyez un brave! Allons chez Bridoux; vous verrez son chien. Cest très curieux! Et comme le clerc sobstinait toujours: -- Jy vais aussi. Je lirai un journal en vous attendant, ou je feuilletterai un Code. Léon, étourdi par la colère dEmma, le bavardage de M. Homais et peut-être les pesanteurs du déjeuner, restait indécis et comme sous la fascination du pharmacien qui répétait: -- Allons chez Bridoux! cest à deux pas, rue Malpalu. Alors, par lâcheté, par bêtise, par cet inqualifiable sentiment qui nous entraîne aux actions les plus antipathiques, il se laissa conduire chez Bridoux; et ils le trouvèrent dans sa petite cour, surveillant trois garçons qui haletaient à tourner la grande roue dune machine pour faire de leau de Seltz... Homais leur donna des conseils; il embrassa Bridoux; on prit le garus. Vingt fois Léon voulut sen aller; mais lautre larrêtait par le bras en lui disant: -- Tout à lheure! je sors. Nous irons au Fanal de Rouen, voir ces messieurs. Je vous présenterai à Thomassin. Il sen débarrassa pourtant et courut dun bond jusquà lhôtel. Emma ny était plus. Elle venait de partir, exaspérée. Elle le détestait maintenant. Ce manque de parole au rendez-vous lui semblait un outrage, et elle cherchait encore dautres raisons pour sen détacher: il était incapable dhéroïsme, faible, banal, plus mou quune femme, avare dailleurs et pusillanime. Puis, se calmant, elle finit par découvrir quelle lavait sans doute calomnié. Mais le dénigrement de ceux que nous aimons toujours nous en détache quelque peu. Il ne faut pas toucher aux idoles: la dorure en reste aux mains. Ils en vinrent à parler plus souvent de choses indifférentes à leur amour; et, dans les lettres quEmma lui envoyait, il était question de fleurs, de vers, de la lune et des étoiles, ressources naïves dune passion affaiblie, qui essayait de saviver à tous les secours extérieurs. Elle se promettait continuellement, pour son prochain voyage, une félicité profonde; puis elle savouait ne rien sentir dextraordinaire. Cette déception seffaçait vite sous un espoir nouveau, et Emma revenait à lui plus enflammée, plus avide. Elle se déshabillait brutalement, arrachant le lacet mince de son corset, qui sifflait autour de ses hanches comme une couleuvre qui glisse. Elle allait sur la pointe de ses pieds nus regarder encore une fois si la porte était fermée, puis elle faisait dun seul geste tomber ensemble tous ses vêtements; -- et, pâle, sans parler, sérieuse, elle sabattait contre sa poitrine, avec un long frisson. Cependant, il y avait sur ce front couvert de gouttes froides, sur ces lèvres balbutiantes, dans ces prunelles égarées, dans létreinte de ces bras, quelque chose dextrême, de vague et de lugubre, qui semblait à Léon se glisser entre eux, subtilement, comme pour les séparer. Il nosait lui faire des questions; mais, la discernant si expérimentée, elle avait dû passer, se disait-il, par toutes les épreuves de la souffrance et du plaisir. Ce qui le charmait autrefois leffrayait un peu maintenant. Dailleurs, il se révoltait contre labsorption, chaque jour plus grande, de sa personnalité. Il en voulait à Emma de cette victoire permanente. Il sefforçait même à ne pas la chérir; puis, au craquement de ses bottines, il se sentait lâche, comme les ivrognes à la vue des liqueurs fortes. Elle ne manquait point, il est vrai, de lui prodiguer toute sorte dattentions, depuis les recherches de table jusquaux coquetteries du costume et aux langueurs du regard. Elle apportait dYonville des roses dans son sein, quelle lui jetait à la figure, montrait des inquiétudes pour sa santé, lui donnait des conseils sur sa conduite; et, afin de le retenir davantage, espérant que le ciel peut-être sen mêlerait, elle lui passa autour du cou une médaille de la Vierge. Elle sinformait, comme une mère vertueuse, de ses camarades. Elle lui disait: -- Ne les vois pas, ne sors pas, ne pense quà nous; aime-moi! Elle aurait voulu pouvoir surveiller sa vie, et lidée lui vint de le faire suivre dans les rues. Il y avait toujours, près de lhôtel, une sorte de vagabond qui accostait les voyageurs et qui ne refuserait pas... Mais sa fierté se révolta. -- Eh! tant pis! quil me trompe, que mimporte! est-ce que jy tiens? Un jour quils sétaient quittés de bonne heure, et quelle sen revenait seule par le boulevard, elle aperçut les murs de son couvent; alors elle sassit sur un banc, à lombre des ormes. Quel calme dans ce temps-là! comme elle enviait les ineffables sentiments damour quelle tâchait, daprès des livres, de se figurer! Les premiers mois de son mariage, ses promenades à cheval dans la forêt, le Vicomte qui valsait, et Lagardy chantant, tout repassa devant ses yeux... Et Léon lui parut soudain dans le même éloignement que les autres. -- Je laime pourtant! se disait-elle. Nimporte! elle nétait pas heureuse, ne lavait jamais été. Doù venait donc cette insuffisance de la vie, cette pourriture instantanée des choses où elle sappuyait?... Mais, sil y avait quelque part un être fort et beau, une nature valeureuse, pleine à la fois dexaltation et de raffinements, un coeur de poète sous une forme dange, lyre aux cordes dairain, sonnant vers le ciel des épithalames élégiaques, pourquoi, par hasard, ne le trouverait-elle pas? Oh! quelle impossibilité! Rien, dailleurs, ne valait la peine dune recherche; tout mentait! Chaque sourire cachait un bâillement dennui, chaque joie une malédiction, tout plaisir son dégoût, et les meilleurs baisers ne vous laissaient sur la lèvre quune irréalisable envie dune volupté plus haute. Un râle métallique se traîna dans les airs et, quatre coups se firent entendre à la cloche du couvent. Quatre heures! et il lui semblait quelle était là, sur ce banc, depuis léternité. Mais un infini de passions peut tenir dans une minute, comme une foule dans un petit espace. Emma vivait tout occupée des siennes, et ne sinquiétait pas plus de largent quune archiduchesse. Une fois pourtant, un homme dallure chétive, rubicond et chauve, entra chez elle, se déclarant envoyé par M. Vinçart, de Rouen. Il retira les épingles qui fermaient la poche latérale de sa longue redingote verte, les piqua sur sa manche et tendit poliment un papier. Cétait un billet de sept cents francs, souscrit par elle, et que Lheureux, malgré toutes ses protestations, avait passé à lordre de Vinçart. Elle expédia chez lui sa domestique. Il ne pouvait venir. Alors, linconnu, qui était resté debout, lançant de droite et de gauche des regards curieux que dissimulaient ses gros sourcils blonds, demanda dun air naïf: -- Quelle réponse apporter à M. Vinçart? -- Eh bien, répondit Emma, dites-lui... que je nen ai pas... Ce sera la semaine prochaine... Quil attende... oui, la semaine prochaine. Et le bonhomme sen alla sans souffler mot. Mais, le lendemain, à midi, elle reçut un protêt; et la vue du papier timbré, où sétalait à plusieurs reprises et en gros caractères: «Maître Hareng, huissier à Buchy», leffraya si fort, quelle courut en toute hâte chez le marchand détoffes. Elle le trouva dans sa boutique, en train de ficeler un paquet. -- Serviteur! dit-il, je suis à vous. Lheureux nen continua pas moins sa besogne, aidé par une jeune fille de treize ans environ, un peu bossue, et qui lui servait à la fois de commis et de cuisinière. Puis, faisant claquer ses sabots sur les planches de la boutique, il monta devant Madame au premier étage, et lintroduisit dans un étroit cabinet, où un gros bureau en bois de sape supportait quelques registres, défendus transversalement par une barre de fer cadenassée. Contre le mur, sous des coupons dindienne, on entrevoyait un coffre-fort, mais dune telle dimension, quil devait contenir autre chose que des billets et de largent. M. Lheureux, en effet, prêtait sur gages, et cest là quil avait mis la chaîne en or de madame Bovary, avec les boucles doreilles du pauvre père Tellier, qui, enfin contraint de vendre, avait acheté à Quincampoix un maigre fonds dépicerie, où il se mourait de son catarrhe, au milieu de ses chandelles moins jaunes que sa figure. Lheureux sassit dans son large fauteuil de paille, en disant: -- Quoi de neuf? -- Tenez. Et elle lui montra le papier. -- Eh bien, quy puis-je? Alors, elle semporta, rappelant la parole quil avait donnée de ne pas faire circuler ses billets; il en convenait. -- Mais jai été forcé moi-même, javais le couteau sur la gorge. -- Et que va-t-il arriver, maintenant? reprit-elle. -- Oh! cest bien simple: un jugement du tribunal, et puis la saisie...; bernique! Emma se retenait pour ne pas le battre. Elle lui demanda doucement sil ny avait pas moyen de calmer M. Vinçart. -- Ah bien, oui! calmer Vinçart; vous ne le connaissez guère; il est plus féroce quun Arabe. Pourtant il fallait que M. Lheureux sen mêlât. -- Écoutez donc! il me semble que, jusquà présent, jai été assez bon pour vous. Et, déployant un de ses registres: -- Tenez! Puis, remontant la page avec son doigt: -- Voyons..., voyons... Le 3 août, deux cents francs... Au 17 juin, cent cinquante... 23 mars, quarante-six... En avril... Il sarrêta, comme craignant de faire quelque sottise. -- Et je ne dis rien des billets souscrits par Monsieur, un de sept cents francs, un autre de trois cents! Quant à vos petits acomptes, aux intérêts, ça nen finit pas, on sy embrouille. Je ne men mêle plus! Elle pleurait, elle lappela même «son bon monsieur Lheureux». Mais il se rejetait toujours sur ce «mâtin de Vinçart». Dailleurs, il navait pas un centime, personne à présent ne le payait, on lui mangeait la laine sur le dos, un pauvre boutiquier comme lui ne pouvait faire davances. Emma se taisait; et M. Lheureux, qui mordillonnait les barbes dune plume, sans doute sinquiéta de son silence, car il reprit: -- Au moins, si un de ces jours javais quelques rentrées... Je pourrais... -- Du reste, dit-elle, dès que larriéré de Barneville... -- Comment?... Et, en apprenant que Langlois navait pas encore payé, il parut fort surpris. Puis, dune voix mielleuse: -- Et nous convenons, dites-vous...? -- Oh! de ce que vous voudrez! Alors, il ferma les yeux pour réfléchir, écrivit quelques chiffres, et, déclarant quil aurait grand mal, que la chose était scabreuse et quil se saignait, il dicta quatre billets de deux cent cinquante francs, chacun, espacés les uns des autres à un mois déchéance. -- Pourvu que Vinçart veuille mentendre! Du reste cest convenu, je ne lanterne pas, je suis rond comme une pomme. Ensuite il lui montra négligemment plusieurs marchandises nouvelles, mais dont pas une, dans son opinion, nétait digne de Madame. -- Quand je pense que voilà une robe à sept sous le mètre, et certifiée bon teint! Ils gobent cela pourtant! on ne leur conte pas ce qui en est, vous pensez bien, voulant par cet aveu de coquinerie envers les autres la convaincre tout à fait de sa probité. Puis il la rappela, pour lui montrer trois aunes de guipure quil avait trouvées dernièrement «dans une vendue». -- Est-ce beau! disait Lheureux; on sen sert beaucoup maintenant, comme têtes de fauteuils, cest le genre. Et, plus prompt quun escamoteur, il enveloppa la guipure de papier bleu et la mit dans les mains dEmma. -- Au moins, que je sache...? -- Ah! plus tard, reprit-il en lui tournant les talons. Dès le soir, elle pressa Bovary décrire à sa mère pour quelle leur envoyât bien vite tout larriéré de lhéritage. La belle-mère répondit navoir plus rien; la liquidation était close, et il leur restait, outre Barneville, six cents livres de rente, quelle leur servirait exactement. Alors Madame expédia des factures chez deux ou trois clients, et bientôt usa largement de ce moyen, qui lui réussissait. Elle avait toujours soin dajouter en post-scriptum: «Nen parlez pas à mon mari, vous savez comme il est fier... Excusez-moi... Votre servante...» Il y eut quelques réclamations; elle les intercepta. Pour se faire de largent, elle se mit à vendre ses vieux gants, ses vieux chapeaux, la vieille ferraille; et elle marchandait avec rapacité, -- son sang de paysanne la poussant au gain. Puis, dans ses voyages à la ville, elle brocanterait des babioles, que M. Lheureux, à défaut dautres, lui prendrait certainement. Elle sacheta des plumes dautruche, de la porcelaine chinoise et des bahuts; elle empruntait à Félicité, à madame Lefrançois, à lhôtelière de la Croix rouge, à tout le monde, nimporte où. Avec largent quelle reçut enfin de Barneville, elle paya deux billets; les quinze cents autres francs sécoulèrent. Elle sengagea de nouveau, et toujours ainsi! Parfois, il est vrai, elle tâchait de faire des calculs; mais elle découvrait des choses si exorbitantes, quelle ny pouvait croire. Alors elle recommençait, sembrouillait vite, plantait tout là et ny pensait plus. La maison était bien triste, maintenant! On en voyait sortir les fournisseurs avec des figures furieuses. Il y avait des mouchoirs traînant sur les fourneaux; et la petite Berthe, au grand scandale de madame Homais, portait des bas percés. Si Charles, timidement, hasardait une observation, elle répondait avec brutalité que ce nétait point sa faute! Pourquoi ces emportements? Il expliquait tout par son ancienne maladie nerveuse; et, se, reprochant davoir pris pour des défauts ses infirmités, il saccusait dégoïsme, avait envie de courir lembrasser. -- Oh! non, se disait-il, je lennuierais! Et il restait. Après le dîner, il se promenait seul dans le jardin; il prenait la petite Berthe sur ses genoux, et, déployant son journal de médecine, essayait de lui apprendre à lire. Lenfant, qui nétudiait jamais, ne tardait pas à ouvrir de grands yeux tristes et se mettait à pleurer. Alors il la consolait; il allait lui chercher de leau dans larrosoir pour faire des rivières sur le sable, ou cassait les branches des troènes pour planter des arbres dans les plates-bandes, ce qui gâtait peu le jardin; tout encombré de longues herbes; on devait tant de journées à Lestiboudois! Puis lenfant avait froid et demandait sa mère. -- Appelle ta bonne, disait Charles. Tu sais bien, ma petite, que ta maman ne veut pas quon la dérange. Lautomne commençait et déjà les feuilles tombaient, -- comme il y a deux ans, lorsquelle était malade! -- Quand donc tout cela finira-t-il!... Et il continuait à marcher, les deux mains derrière le dos. Madame était dans sa chambre. On ny montait pas. Elle restait là tout le long du jour, engourdie, à peine vêtue, et, de temps à autre, faisant fumer des pastilles du sérail quelle avait achetées à Rouen, dans la boutique dun Algérien. Pour ne pas avoir la nuit auprès delle, cet homme étendu qui dormait, elle finit, à force de grimaces, par le reléguer au second étage; et elle lisait jusquau matin des livres extravagants où il y avait des tableaux orgiaques avec des situations sanglantes. Souvent une terreur la prenait, elle poussait un cri, Charles accourait. -- Ah! va-ten! disait-elle. Ou, dautres fois, brûlée plus fort par cette flamme intime que ladultère avivait, haletante, émue, tout en désir, elle ouvrait sa fenêtre, aspirait lair froid, éparpillait au vent sa chevelure trop lourde, et, regardant les étoiles, souhaitait des amours de prince. Elle pensait à lui, à Léon. Elle eût alors tout donné pour un seul de ces rendez-vous, qui la rassasiaient. Cétait ses jours de gala. Elle les voulait splendides! et, lorsquil ne pouvait payer seul la dépense, elle complétait le surplus libéralement, ce qui arrivait à peu près toutes les fois. Il essaya de lui faire comprendre quils seraient aussi bien ailleurs, dans quelque hôtel plus modeste; mais elle trouva des objections. Un jour, elle tira de son sac six petites cuillers en vermeil (cétait le cadeau de noces du père Rouault), en le priant daller immédiatement porter cela, pour elle, au mont-de-piété; et Léon obéit, bien que cette démarche lui déplût. Il avait peur de se compromettre. Puis, en y réfléchissant, il trouva que sa maîtresse prenait des allures étranges, et quon navait peut-être pas tort de vouloir len détacher. En effet, quelquun avait envoyé à sa mère une longue lettre anonyme, pour la prévenir quil se perdait avec une femme mariée; et aussitôt la bonne dame, entrevoyant léternel épouvantail des familles, cest-à-dire la vague créature pernicieuse, la sirène, le monstre, qui habite fantastiquement les profondeurs de lamour, écrivit à maître Dubocage son patron, lequel fut parfait dans cette affaire. Il le tint durant trois quarts dheure, voulant lui dessiller les yeux, lavertir du gouffre. Une telle intrigue nuirait plus tard à son établissement. Il le supplia de rompre, et, sil ne faisait ce sacrifice dans son propre intérêt, quil le fît au moins pour lui, Dubocage! Léon enfin avait juré de ne plus revoir Emma; et il se reprochait de navoir pas tenu sa parole, considérant tout ce que cette femme pourrait encore lui attirer dembarras et de discours, sans compter les plaisanteries de ses camarades, qui se débitaient le matin, autour du poêle. Dailleurs, il allait devenir premier clerc: cétait le moment dêtre sérieux. Aussi renonçait-il à la flûte, aux sentiments exaltés, à limagination; -- car tout bourgeois, dans léchauffement de sa jeunesse, ne fût-ce quun jour, une minute, sest cru capable dimmenses passions, de hautes entreprises. Le plus médiocre libertin a rêvé des sultanes; chaque notaire porte en soi les débris dun poète. Il sennuyait maintenant lorsque Emma, tout à coup, sanglotait sur sa poitrine; et son coeur, comme les gens qui ne peuvent endurer quune certaine dose de musique, sassoupissait dindifférence au vacarme dun amour dont il ne distinguait plus les délicatesses. Ils se connaissaient trop pour avoir ces ébahissements de la possession qui en centuplent la joie. Elle était aussi dégoûtée de lui quil était fatigué delle. Emma retrouvait dans ladultère toutes les platitudes du mariage. Mais comment pouvoir sen débarrasser? Puis, elle avait beau se sentir humiliée de la bassesse dun tel bonheur, elle y tenait par habitude ou par corruption; et, chaque jour, elle sy acharnait davantage, tarissant toute félicité à la vouloir trop grande. Elle accusait Léon de ses espoirs déçus, comme sil lavait trahie; et même elle souhaitait une catastrophe qui amenât leur séparation, puisquelle navait pas le courage de sy décider. Elle nen continuait pas moins à lui écrire des lettres amoureuses, en vertu de cette idée, quune femme doit toujours écrire à son amant. Mais, en écrivant, elle percevait un autre homme, un fantôme fait de ses plus ardents souvenirs, de ses lectures les plus belles, de ses convoitises les plus fortes; et il devenait à la fin si véritable, et accessible, quelle en palpitait émerveillée, sans pouvoir néanmoins le nettement imaginer, tant il se perdait, comme un dieu, sous labondance de ses attributs. Il habitait la contrée bleuâtre où les échelles de soie se balancent à des balcons, sous le souffle des fleurs, dans la clarté de la lune. Elle le sentait près delle, il allait venir et lenlèverait tout entière dans un baiser. Ensuite elle retombait à plat, brisée; car ces élans damour vague la fatiguaient plus que de grandes débauches. Elle éprouvait maintenant une courbature incessante et universelle. Souvent même, Emma recevait des assignations, du papier timbré quelle regardait à peine. Elle aurait voulu ne plus vivre, ou continuellement dormir. Le jour de la mi-carême, elle ne rentra pas à Yonville; elle alla le soir au bal masqué. Elle mit un pantalon de velours et des bas rouges, avec une perruque à catogan et un lampion sur loreille. Elle sauta toute la nuit au son furieux des trombones; on faisait cercle autour delle; et elle se trouva le matin sur le péristyle du théâtre parmi cinq ou six masques, débardeuses et matelots, des camarades de Léon, qui parlaient daller souper. Les cafés dalentour étaient pleins. Ils avisèrent sur le port un restaurant des plus médiocres, dont le maître leur ouvrit, au quatrième étage, une petite chambre. Les hommes chuchotèrent dans un coin, sans doute se consultant sur la dépense. Il y avait un clerc, deux carabins et un commis: quelle société pour elle! Quant aux femmes Emma saperçut vite, au timbre de leurs voix, quelles devaient être, presque toutes, du dernier rang. Elle eut peur alors, recula sa chaise et baissa les yeux. Les autres se mirent à manger. Elle ne mangea pas; elle avait le front en feu, des picotements aux paupières et un froid de glace à la peau. Elle sentait dans sa tête le plancher du bal, rebondissant encore sous la pulsation rythmique des mille pieds qui dansaient. Puis, lodeur du punch avec la fumée des cigares létourdit. Elle sévanouissait; on la porta devant la fenêtre. Le jour commençait à se lever, et une grande tache de couleur pourpre sélargissait dans le ciel pâle, du côté de Sainte- Catherine. La rivière livide frissonnait au vent; il ny avait personne sur les ponts; les réverbères séteignaient. Elle se ranima cependant, et vint à penser à Berthe, qui dormait là-bas, dans la chambre de sa bonne. Mais une charrette pleine de longs rubans de fer passa, en jetant contre le mur des maisons une vibration métallique assourdissante. Elle sesquiva brusquement, se débarrassa de son costume, dit à Léon quil lui fallait sen retourner, et enfin resta seule à lhôtel de Boulogne. Tout et elle-même lui étaient insupportables. Elle aurait voulu, séchappant comme un oiseau, aller se rajeunir quelque part, bien loin, dans les espaces immaculés. Elle sortit, elle traversa le boulevard, la place Cauchoise et le faubourg, jusquà une rue découverte qui dominait des jardins. Elle marchait vite, le grand air la calmait: et peu à peu les figures de la foule, les masques, les quadrilles, les lustres, le souper, ces femmes, tout disparaissait comme des brumes emportées. Puis, revenue à la Croix rouge, elle se jeta sur son lit, dans la petite chambre du second, où il y avait les images de la Tour de Nesle. À quatre heures du soir, Hivert la réveilla. En rentrant chez elle, Félicité lui montra derrière la pendule un papier gris. Elle lut: «En vertu de la grosse, en forme exécutoire dun jugement...» Quel jugement? La veille, en effet, on avait apporté un autre papier quelle ne connaissait pas; aussi fut-elle stupéfaite de ces mots: «Commandement de par le roi, la loi et justice, à madame Bovary...» Alors, sautant plusieurs lignes, elle aperçut: «Dans vingt-quatre heures pour tout délai.» -- Quoi donc?»Payer la somme totale de huit mille francs.» Et même il y avait plus bas: «Elle y sera contrainte par toute voie de droit, et notamment par la saisie exécutoire de ses meubles et effets.» Que faire?... Cétait dans vingt-quatre heures; demain! Lheureux, pensa-t-elle, voulait sans doute leffrayer encore; car elle devina du coup toutes ses manoeuvres, le but de ses complaisances. Ce qui la rassurait, cétait lexagération même de la somme. Cependant, à force dacheter, de ne pas payer, demprunter, de souscrire des billets, puis de renouveler ces billets, qui senflaient à chaque échéance nouvelle, elle avait fini par préparer au sieur Lheureux un capital, quil attendait impatiemment pour ses spéculations. Elle se présenta chez lui dun air dégagé. -- Vous savez ce qui marrive? Cest une plaisanterie sans doute! -- Non. -- Comment cela? Il se détourna lentement, et lui dit en se croisant les bras: -- Pensiez-vous, ma petite dame, que jallais, jusquà la consommation des siècles, être votre fournisseur et banquier pour lamour de Dieu? Il faut bien que je rentre dans mes déboursés, soyons justes! Elle se récria sur la dette. -- Ah! tant pis! le tribunal la reconnue! il y a jugement! on vous la signifié! Dailleurs, ce nest pas moi, cest Vinçart. -- Est-ce que vous ne pourriez...? -- Oh! rien du tout. -- Mais..., cependant..., raisonnons. Et elle battit la campagne; elle navait rien su... cétait une surprise... -- À qui la faute? dit Lheureux en la saluant ironiquement. Tandis que je suis, moi, à bûcher comme un nègre, vous vous repassez du bon temps. -- Ah! pas de morale! -- Ça ne nuit jamais, répliqua-t-il. Elle fut lâche, elle le supplia; et même elle appuya sa jolie main blanche et longue, sur les genoux du marchand. -- Laissez-moi donc! On dirait que vous voulez me séduire! -- Vous êtes un misérable! sécria-t-elle. -- Oh! oh! comme vous y allez! reprit-il en riant. -- Je ferai savoir qui vous êtes. Je dirai à mon mari... -- Eh bien, moi, je lui montrerai quelque chose, à votre mari! Et Lheureux tira de son coffre-fort le reçu de dix-huit cents francs, quelle lui avait donné lors de lescompte Vinçart. -- Croyez-vous, ajouta-t-il, quil ne comprenne pas votre petit vol, ce pauvre cher homme? Elle saffaissa, plus assommée quelle neût été par un coup de massue. Il se promenait depuis la fenêtre jusquau bureau, tout en répétant: -- Ah! je lui montrerai bien... je lui montrerai bien... Ensuite il se rapprocha delle, et, dune voix douce: -- Ce nest pas amusant, je le sais; personne, après tout nen est mort, et, puisque cest le seul moyen qui vous reste de me rendre mon argent... -- Mais où en trouverai-je? dit Emma en se tordant les bras. -- Ah bah! quand on a comme vous des amis! Et il la regardait dune façon si perspicace et si terrible, quelle en frissonna jusquaux entrailles. -- Je vous promets, dit-elle, je signerai... -- Jen ai assez, de vos signatures! -- Je vendrai encore... -- Allons donc! fit-il en haussant les épaules, vous navez plus rien. Et il cria dans le judas qui souvrait sur la boutique: -- Annette! noublie pas les trois coupons du n° 14. La servante parut; Emma comprit, et demanda «ce quil faudrait dargent pour arrêter toutes les poursuites». -- Il est trop tard! -- Mais, si je vous apportais plusieurs mille francs, le quart de la somme, le tiers, presque tout? -- Eh! non, cest inutile! Il la poussait doucement vers lescalier. -- Je vous en conjure, monsieur Lheureux, quelques jours encore! Elle sanglotait. -- Allons, bon! des larmes! -- Vous me désespérez! -- Je men moque pas mal! dit-il en refermant la porte. VII Elle fut stoïque, le lendemain, lorsque maître Hareng, lhuissier, avec deux témoins, se présenta chez elle pour faire le procès- verbal de la saisie. Ils commencèrent par le cabinet de Bovary et ninscrivirent point la tête phrénologique, qui fut considérée comme instrument de sa profession; mais ils comptèrent dans la cuisine les plats, les marmites, les chaises, les flambeaux, et, dans sa chambre à coucher, toutes les babioles de létagère. Ils examinèrent ses robes, le linge, le cabinet de toilette; et son existence, jusque dans ses recoins les plus intimes, fut, comme un cadavre que lon autopsie, étalée tout du long aux regards de ces trois hommes. Maître Hareng, boutonné dans un mince habit noir, en cravate blanche, et portant des sous-pieds fort tendus, répétait de temps à autre: -- Vous permettez; madame? vous permettez? Souvent il faisait des exclamations: -- Charmant!... fort joli! Puis il se remettait à écrire, trempant sa plume dans lencrier de corne quil tenait de la main gauche. Quand ils en eurent fini avec les appartements, ils montèrent au grenier. Elle y gardait un pupitre où étaient enfermées les lettres de Rodolphe. Il fallut louvrir. -- Ah! une correspondance! dit maître Hareng avec un sourire discret. Mais permettez! car je dois massurer si la boîte ne contient pas autre chose. Et il inclina les papiers, légèrement, comme pour en faire tomber des napoléons. Alors lindignation la prit, à voir cette grosse main, aux doigts rouges et mous comme des limaces, qui se posait sur ces pages où son coeur avait battu. Ils partirent enfin! Félicité rentra. Elle lavait envoyée aux aguets pour détourner Bovary; et elles installèrent vivement sous les toits le gardien de la saisie, qui jura de sy tenir. Charles, pendant la soirée, lui parut soucieux. Emma lépiait dun regard plein dangoisse, croyant apercevoir dans les rides de son visage des accusations. Puis, quand ses yeux se reportaient sur la cheminée garnie décrans chinois, sur les larges rideaux, sur les fauteuils, sur toutes ces choses enfin qui avaient adouci lamertume de sa vie, un remords la prenait, ou plutôt un regret immense et qui irritait la passion, loin de lanéantir. Charles tisonnait avec placidité, les deux pieds sur les chenets. Il y eut un moment où le gardien, sans doute sennuyant dans sa cachette, fit un peu de bruit. -- On marche là-haut? dit Charles. -- Non! reprit-elle, cest une lucarne restée ouverte que le vent remue. Elle partit pour Rouen, le lendemain dimanche, afin daller chez tous les banquiers dont elle connaissait le nom. Ils étaient à la campagne ou en voyage. Elle ne se rebuta pas; et ceux quelle put rencontrer, elle leur demandait de largent, protestant quil lui en fallait, quelle le rendrait. Quelques-uns lui rirent au nez; tous la refusèrent. À deux heures, elle courut chez Léon, frappa contre sa porte. On nouvrit pas. Enfin il parut. -- Qui tamène? -- Cela te dérange? -- Non..., mais... Et il avoua que le propriétaire naimait point que lon reçût «des femmes». -- Jai à te parler, reprit-elle. Alors il atteignit sa clef. Elle larrêta. -- Oh! non, là-bas, chez nous. Et ils allèrent dans leur chambre, à lhôtel de Boulogne. Elle but en arrivant un grand verre deau. Elle était très pâle. Elle lui dit: -- Léon, tu vas me rendre un service. Et, le secouant par ses deux mains, quelle serrait étroitement, elle ajouta: -- Écoute, jai besoin de huit mille francs! -- Mais tu es folle! -- Pas encore! Et, aussitôt, racontant lhistoire de la saisie, elle lui exposa sa détresse; car Charles ignorait tout, sa belle-mère la détestait, le père Rouault ne pouvait rien; mais lui, Léon, il allait se mettre en course pour trouver cette indispensable somme... -- Comment veux-tu...? -- Quel lâche tu fais! sécria-t-elle. Alors il dit bêtement: -- Tu texagères le mal. Peut-être quavec un millier décus ton bonhomme se calmerait. Raison de plus pour tenter quelque démarche; il nétait pas possible que lon ne découvrît point trois mille francs. Dailleurs, Léon pouvait sengager à sa place. -- Va! essaye! il le faut! cours!... Oh! tâche! tâche! je taimerai bien! Il sortit, revint au bout dune heure, et dit avec une figure solennelle: -- Jai été chez trois personnes... inutilement! Puis ils restèrent assis lun en face de lautre, aux deux coins de la cheminée, immobiles, sans parler. Emma haussait les épaules, tout en trépignant. Il lentendit qui murmurait: -- Si jétais à ta place, moi, jen trouverais bien! -- Où donc? -- À ton étude! Et elle le regarda. Une hardiesse infernale séchappait de ses prunelles enflammées, et les paupières se rapprochaient dune façon lascive et encourageante; -- si bien que le jeune homme se sentit faiblir sous la muette volonté de cette femme qui lui conseillait un crime. Alors il eut peur, et pour éviter tout éclaircissement, il se frappa le front en sécriant: -- Morel doit revenir cette nuit! il ne me refusera pas, jespère (cétait un de ses amis, le fils dun négociant fort riche), et je tapporterai cela demain, ajouta-t-il. Emma neut point lair daccueillir cet espoir avec autant de joie quil lavait imaginé. Soupçonnait-elle le mensonge? Il reprit en rougissant: -- Pourtant, si tu ne me voyais pas à trois heures, ne mattends plus, ma chérie. Il faut que je men aille, excuse-moi. Adieu! Il serra sa main, mais il la sentit tout inerte. Emma navait plus la force daucun sentiment. Quatre heures sonnèrent; et elle se leva pour sen retourner à Yonville, obéissant comme un automate à limpulsion des habitudes. Il faisait beau; cétait un de ces jours du mois de mars clairs et âpres, où le soleil reluit dans un ciel tout blanc. Des Rouennais endimanchés se promenaient dun air heureux. Elle arriva sur la place du Parvis. On sortait des vêpres; la foule sécoulait par les trois portails, comme un fleuve par les trois arches dun pont, et, au milieu, plus immobile quun roc, se tenait le suisse. Alors elle se rappela ce jour où, tout anxieuse et pleine despérances, elle était entrée sous cette grande nef qui sétendait devant elle moins profonde que son amour; et elle continua de marcher, en pleurant sous son voile, étourdie, chancelante, près de défaillir. -- Gare! cria une voix sortant dune porte cochère qui souvrait. Elle sarrêta pour laisser passer un cheval noir, piaffant dans les brancards dun tilbury que conduisait un gentleman en fourrure de zibeline. Qui était-ce donc? Elle le connaissait... La voiture sélança et disparut. Mais cétait lui, le Vicomte! Elle se détourna: la rue était déserte. Et elle fut si accablée, si triste, quelle sappuya contre un mur pour ne pas tomber. Puis elle pensa quelle sétait trompée. Au reste, elle nen savait rien. Tout, en elle-même et au dehors, labandonnait. Elle se sentait perdue, roulant au hasard dans des abîmes indéfinissables; et ce fut presque avec joie quelle aperçut, en arrivant à la Croix rouge, ce bon Homais qui regardait charger sur lHirondelle une grande boîte pleine de provisions pharmaceutiques. Il tenait à sa main, dans un foulard, six cheminots pour son épouse. Madame Homais aimait beaucoup ces petits pains lourds, en forme de turban, que lon mange dans le carême avec du beurre salé: dernier échantillon des nourritures gothiques, qui remonte peut-être au siècle des croisades, et dont les robustes Normands semplissaient autrefois, croyant voir sur la table, à la lueur des torches jaunes, entre les brocs dhypocras et les gigantesques charcuteries, des têtes de Sarrasins à dévorer. La femme de lapothicaire les croquait comme eux, héroïquement, malgré sa détestable dentition; aussi, toutes les fois que M. Homais faisait un voyage à la ville, il ne manquait pas de lui en rapporter, quil prenait toujours chez le grand faiseur, rue Massacre. -- Charmé de vous voir! dit-il en offrant la main à Emma pour laider à monter dans lHirondelle. Puis il suspendit les cheminots aux lanières du filet, et resta nu-tête et les bras croisés, dans une attitude pensive et napoléonienne. Mais, quand lAveugle, comme dhabitude, apparut au bas de la côte, il sécria: -- Je ne comprends pas que lautorité tolère encore de si coupables industries! On devrait enfermer ces malheureux, que lon forcerait à quelque travail! Le Progrès, ma parole dhonneur, marche à pas de tortue! nous pataugeons en pleine barbarie! LAveugle tendait son chapeau, qui ballottait au bord de la portière, comme une poche de la tapisserie déclouée. -- Voilà, dit le pharmacien, une affection scrofuleuse! Et, bien quil connût ce pauvre diable, il feignit de le voir pour la première fois, murmura les mots de cornée, cornée opaque, sclérotique, faciès, puis lui demanda dun ton paterne: -- Y a-t-il longtemps, mon ami, que tu as cette épouvantable infirmité? Au lieu de tenivrer au cabaret, tu ferais mieux de suivre un régime. Il lengageait à prendre de bon vin, de bonne bière, de bons rôtis. LAveugle continuait sa chanson; il paraissait, dailleurs, presque idiot. Enfin, M. Homais ouvrit sa bourse. -- Tiens, voilà un sou, rends-moi deux liards; et noublie pas mes recommandations, tu ten trouveras bien. Hivert se permit tout haut quelque doute sur leur efficacité. Mais lapothicaire certifia quil le guérirait lui-même, avec une pommade antiphlogistique de sa composition, et il donna son adresse: -- M. Homais, près des halles, suffisamment connu. -- Eh bien, pour la peine, dit Hivert, tu vas nous montrer la comédie. LAveugle saffaissa sur ses jarrets, et, la tête renversée, tout en roulant ses yeux verdâtres et tirant la langue, il se frottait lestomac à deux mains, tandis quil poussait une sorte de hurlement sourd, comme un chien affamé. Emma, prise de dégoût, lui envoya, par-dessus lépaule, une pièce de cinq francs. Cétait toute sa fortune. Il lui semblait beau de la jeter ainsi. La voiture était repartie, quand soudain M. Homais se pencha en dehors du vasistas et cria: -- Pas de farineux ni de laitage! Porter de la laine sur la peau et exposer les parties malades à la fumée de baies de genièvre! Le spectacle des objets connus qui défilaient devant ses yeux peu à peu détournait Emma de sa douleur présente. Une intolérable fatigue laccablait, et elle arriva chez elle hébétée, découragée, presque endormie. -- Advienne que pourra! se disait-elle. Et puis, qui sait? pourquoi, dun moment à lautre, ne surgirait- il pas un événement extraordinaire? Lheureux même pouvait mourir. Elle fut, à neuf heures du matin, réveillée par un bruit de voix sur la place. Il y avait un attroupement autour des halles pour lire une grande affiche collée contre un des poteaux, et elle vit Justin qui montait sur une borne et qui déchirait laffiche. Mais, à ce moment, le garde champêtre lui posa la main sur le collet. M. Homais sortit de la pharmacie, et la mère Lefrançois, au milieu de la foule, avait lair de pérorer. -- Madame! madame! sécria Félicité en entrant, cest une abomination! Et la pauvre fille, émue, lui tendit un papier jaune quelle venait darracher à la porte. Emma lut dun clin doeil que tout son mobilier était à vendre. Alors elles se considérèrent silencieusement. Elles navaient, la servante et la maîtresse, aucun secret lune pour lautre. Enfin Félicité soupira: -- Si jétais de vous, madame, jirais chez M. Guillaumin. -- Tu crois?... Et cette interrogation voulait dire: -- Toi qui connais la maison par le domestique, est-ce que le maître quelquefois aurait parlé de moi? -- Oui, allez-y, vous ferez bien. Elle shabilla, mit sa robe noire avec sa capote à grains de jais; et, pour quon ne la vît pas (il y avait toujours beaucoup de monde sur la place), elle prit en dehors du village, par le sentier au bord de leau. Elle arriva tout essoufflée devant la grille du notaire; le ciel était sombre et un peu de neige tombait. Au bruit de la sonnette, Théodore, en gilet rouge, parut sur le perron; il vint lui ouvrir presque familièrement, comme à une connaissance, et lintroduisit dans la salle à manger. Un large poêle de porcelaine bourdonnait sous un cactus qui emplissait la niche, et, dans des cadres de bois noir, contre la tenture de papier chêne, il y avait la Esméralda de Steuben, avec la Putiphar de Schopin. La table servie, deux réchauds dargent, le bouton des portes en cristal, le parquet et les meubles, tout reluisait dune propreté méticuleuse, anglaise; les carreaux étaient décorés, à chaque angle, par des verres de couleur. -- Voilà une salle à manger, pensait Emma, comme il men faudrait une. Le notaire entra, serrant du bras gauche contre son corps sa robe de chambre à palmes, tandis quil ôtait et remettait vite de lautre main sa toque de velours marron, prétentieusement posée sur le côté droit, où retombaient les bouts de trois mèches blondes qui, prises à locciput, contournaient son crâne chauve. Après quil eut offert un siège, il sassit pour déjeuner, tout en sexcusant beaucoup de limpolitesse. -- Monsieur, dit-elle, je vous prierais... -- De quoi, madame? Jécoute. Elle se mit à lui exposer sa situation. Maître Guillaumin la connaissait, étant lié secrètement avec le marchand détoffes, chez lequel il trouvait toujours des capitaux pour les prêts hypothécaires quon lui demandait à contracter. Donc, il savait (et mieux quelle) la longue histoire de ces billets, minimes dabord, portant comme endosseurs des noms divers, espacés à de longues échéances et renouvelés continuellement, jusquau jour où, ramassant tous les protêts, le marchand avait chargé son ami Vinçart de faire en son nom propre les poursuites quil fallait, ne voulant point passer pour un tigre parmi ses concitoyens. Elle entremêla son récit de récriminations contre Lheureux, récriminations auxquelles le notaire répondait de temps à autre par une parole insignifiante. Mangeant sa côtelette et buvant son thé, il baissait le menton dans sa cravate bleu de ciel, piquée par deux épingles de diamants que rattachait une chaînette dor; et il souriait dun singulier sourire, dune façon douceâtre et ambiguë. Mais, sapercevant quelle avait les pieds humides: -- Approchez-vous donc du poêle... plus haut..., contre la porcelaine. Elle avait peur de la salir. Le notaire reprit dun ton galant: -- Les belles choses ne gâtent rien. Alors elle tâcha de lémouvoir, et, sémotionnant elle-même, elle vint à lui conter létroitesse de son ménage, ses tiraillements, ses besoins. Il comprenait cela: une femme élégante! et, sans sinterrompre de manger, il sétait tourné vers elle complètement, si bien quil frôlait du genou sa bottine, dont la semelle se recourbait tout en fumant contre le poêle. Mais, lorsquelle lui demanda mille écus, il serra les lèvres, puis se déclara très peiné de navoir pas eu autrefois la direction de sa fortune, car il y avait cent moyens fort commodes, même pour une dame, de faire valoir son argent. On aurait pu, soit dans les tourbières de Grumesnil ou les terrains du Havre, hasarder presque à coup sûr dexcellentes spéculations; et il la laissa se dévorer de rage à lidée des sommes fantastiques quelle aurait certainement gagnées. -- Doù vient, reprit-il, que vous nêtes pas venue chez moi? -- Je ne sais trop, dit-elle. -- Pourquoi, hein?... Je vous faisais donc bien peur? Cest moi, au contraire, qui devrais me plaindre! À peine si nous nous connaissons! Je vous suis pourtant très dévoué; vous nen doutez plus, jespère? Il tendit sa main, prit la sienne, la couvrit dun baiser vorace, puis la garda sur son genou; et il jouait avec ses doigts délicatement, tout en lui contant mille douceurs. Sa voix fade susurrait, comme un ruisseau qui coule; une étincelle jaillissait de sa pupille à travers le miroitement de ses lunettes, et ses mains savançaient dans la manche dEmma, pour lui palper le bras. Elle sentait contre sa joue le souffle dune respiration haletante. Cet homme la gênait horriblement. Elle se leva dun bond et lui dit: -- Monsieur, jattends! -- Quoi donc? fit le notaire, qui devint tout à coup extrêmement pâle. -- Cet argent. -- Mais... Puis, cédant à lirruption dun désir trop fort: -- Eh bien, oui!... Il se traînait à genoux vers elle, sans égard pour sa robe de chambre. -- De grâce, restez! je vous aime! Il la saisit par la taille. Un flot de pourpre monta vite au visage de madame Bovary. Elle se recula dun air terrible, en sécriant: -- Vous profitez impudemment de ma détresse, monsieur! Je suis à plaindre, mais pas à vendre! Et elle sortit. Le notaire resta fort stupéfait, les yeux fixés sur ses belles pantoufles en tapisserie. Cétait un présent de lamour. Cette vue à la fin le consola. Dailleurs, il songeait quune aventure pareille laurait entraîné trop loin. -- Quel misérable! quel goujat!... quelle infamie! se disait-elle, en fuyant dun pied nerveux sous les trembles de la route. Le désappointement de linsuccès renforçait lindignation de sa pudeur outragée; il lui semblait que la Providence sacharnait à la poursuivre, et, sen rehaussant dorgueil, jamais elle navait eu tant destime pour elle-même ni tant de mépris pour les autres. Quelque chose de belliqueux la transportait. Elle aurait voulu battre les hommes, leur cracher au visage, les broyer tous; et elle continuait à marcher rapidement devant elle, pâle, frémissante, enragée, furetant dun oeil en pleurs lhorizon vide, et comme se délectant à la haine qui létouffait. Quand elle aperçut sa maison, un engourdissement la saisit. Elle ne pouvait avancer; il le fallait cependant; dailleurs, où fuir? Félicité lattendait sur la porte. -- Eh bien? -- Non! dit Emma. Et, pendant un quart dheure, toutes les deux, elles avisèrent les différentes personnes dYonville disposées peut-être à la secourir. Mais, chaque fois que Félicité nommait quelquun, Emma répliquait: -- Est-ce possible! Ils ne voudront pas! -- Et monsieur qui va rentrer! -- Je le sais bien... Laisse-moi seule. Elle avait tout tenté. Il ny avait plus rien à faire maintenant; et, quand Charles paraîtrait, elle allait donc lui dire: -- Retire-toi. Ce tapis où tu marches nest plus à nous. De ta maison, tu nas pas un meuble, une épingle, une paille, et cest moi qui tai ruiné, pauvre homme! Alors ce serait un grand sanglot, puis il pleurerait abondamment, et enfin, la surprise passée, il pardonnerait. -- Oui, murmurait-elle en grinçant des dents, il me pardonnera, lui qui naurait pas assez dun million à moffrir pour que je lexcuse de mavoir connue... Jamais! jamais! Cette idée de la supériorité de Bovary sur elle lexaspérait. Puis, quelle avouât ou navouât pas, tout à lheure, tantôt, demain, il nen saurait pas moins la catastrophe; donc, il fallait attendre cette horrible scène et subir le poids de sa magnanimité. Lenvie lui vint de retourner chez Lheureux: à quoi bon? décrire à son père; il était trop tard; et peut-être quelle se repentait maintenant de navoir pas cédé à lautre, lorsquelle entendit le trot dun cheval dans lallée. Cétait lui, il ouvrait la barrière, il était plus blême que le mur de plâtre. Bondissant dans lescalier, elle séchappa vivement par la place; et la femme du maire, qui causait devant léglise avec Lestiboudois, la vit entrer chez le percepteur. Elle courut le dire à madame Caron. Ces deux dames montèrent dans le grenier; et cachées par du linge étendu sur des perches, se postèrent commodément pour apercevoir tout lintérieur de Binet. Il était seul, dans sa mansarde, en train dimiter, avec du bois, une de ces ivoireries indescriptibles, composées de croissants, de sphères creusées les unes dans les autres, le tout droit comme un obélisque et ne servant à rien; et il entamait la dernière pièce, il touchait au but! Dans le clair-obscur de latelier, la poussière blonde senvolait de son outil, comme une aigrette détincelles sous les fers dun cheval au galop; les deux roues tournaient, ronflaient; Binet souriait, le menton baissé, les narines ouvertes, et semblait enfin perdu dans un de ces bonheurs complets, nappartenant sans doute quaux occupations médiocres, qui amusent lintelligence par des difficultés faciles, et lassouvissent en une réalisation au delà de laquelle il ny a pas à rêver. -- Ah! la voici! fit madame Tuvache. Mais il nétait guère possible, à cause du tour, dentendre ce quelle disait. Enfin, ces dames crurent distinguer le mot francs, et la mère Tuvache souffla tout bas: -- Elle le prie, pour obtenir un retard à ses contributions. -- Dapparence! reprit lautre. Elles la virent qui marchait de long en large, examinant contre les murs les ronds de serviette, les chandeliers, les pommes de rampe, tandis que Binet se caressait la barbe avec satisfaction. -- Viendrait-elle lui commander quelque chose? dit madame Tuvache. -- Mais il ne vend rien! objecta sa voisine. Le percepteur avait lair découter, tout en écarquillant les yeux, comme sil ne comprenait pas. Elle continuait dune manière tendre, suppliante. Elle se rapprocha; son sein haletait; ils ne parlaient plus. -- Est-ce quelle lui fait des avances? dit madame Tuvache. Binet était rouge jusquaux oreilles. Elle lui prit les mains. -- Ah! cest trop fort! Et sans doute quelle lui proposait une abomination; car le percepteur, -- il était brave pourtant, il avait combattu à Bautzen et à Lutzen, fait la campagne de France, et même été porté pour la croix; -- tout à coup, comme à la vue dun serpent, se recula bien loin en sécriant: -- Madame! y pensez-vous?... -- On devrait fouetter ces femmes-là! dit madame Tuvache. -- Où est-elle donc? reprit madame Caron. Car elle avait disparu durant ces mots; puis, lapercevant qui enfilait la Grande-Rue et tournait à droite comme pour gagner le cimetière, elles se perdirent en conjectures. -- Mère Rolet, dit-elle en arrivant chez la nourrice, jétouffe!... délacez-moi. Elle tomba sur le lit; elle sanglotait. La mère Rolet la couvrit dun jupon et resta debout près delle. Puis, comme elle ne répondait pas, la bonne femme séloigna, prit son rouet et se mit à filer du lin. -- Oh! finissez! murmura-t-elle, croyant entendre le tour de Binet. -- Qui la gêne? se demandait la nourrice. Pourquoi vient-elle ici? Elle y était accourue, poussée par une sorte dépouvante qui la chassait de sa maison. Couchée sur le dos, immobile et les yeux fixes, elle discernait vaguement les objets, bien quelle y appliquât son attention avec une persistance idiote. Elle contemplait les écaillures de la muraille, deux tisons fumant bout à bout, et une longue araignée qui marchait au-dessus de sa tête, dans la fente de la poutrelle. Enfin, elle rassembla ses idées. Elle se souvenait... Un jour, avec Léon... Oh! comme cétait loin... Le soleil brillait sur la rivière et les clématites embaumaient... Alors, emportée dans ses souvenirs comme dans un torrent qui bouillonne, elle arriva bientôt à se rappeler la journée de la veille. -- Quelle heure est-il? demanda-t-elle. La mère Rolet sortit, leva les doigts de sa main droite du côté que le ciel était le plus clair, et rentra lentement en disant: -- Trois heures, bientôt. -- Ah! merci! merci! Car il allait venir. Cétait sûr! Il aurait trouvé de largent. Mais il irait peut-être là-bas, sans se douter quelle fût là; et elle commanda à la nourrice de courir chez elle pour lamener. -- Dépêchez-vous! -- Mais, ma chère dame, jy vais! jy vais! Elle sétonnait, à présent, de navoir pas songé à lui tout dabord; hier, il avait donné sa parole, il ny manquerait pas; et elle se voyait déjà chez Lheureux, étalant sur son bureau les trois billets de banque. Puis il faudrait inventer une histoire qui expliquât les choses à Bovary. Laquelle? Cependant la nourrice était bien longue à revenir. Mais, comme il ny avait point dhorloge dans la chaumière, Emma craignait de sexagérer peut-être la longueur du temps. Elle se mit à faire des tours de promenade dans le jardin, pas à pas; elle alla dans le sentier le long de la haie, et sen retourna vivement, espérant que la bonne femme serait rentrée par une autre route. Enfin, lasse dattendre, assaillie de soupçons quelle repoussait, ne sachant plus si elle était là depuis un siècle ou une minute, elle sassit dans un coin et ferma les yeux, se boucha les oreilles. La barrière grinça: elle fit un bond; avant quelle eût parlé, la mère Rolet lui avait dit: -- Il ny a personne chez vous! -- Comment? -- Oh! personne! Et monsieur pleure. Il vous appelle. On vous cherche. Emma ne répondit rien. Elle haletait, tout en roulant les yeux autour delle, tandis que la paysanne, effrayée de son visage, se reculait instinctivement, la croyant folle. Tout à coup elle se frappa le front, poussa un cri, car le souvenir de Rodolphe, comme un grand éclair dans une nuit sombre, lui avait passé dans lâme. Il était si bon, si délicat, si généreux! Et, dailleurs, sil hésitait à lui rendre ce service, elle saurait bien ly contraindre en rappelant dun seul clin doeil leur amour perdu. Elle partit donc vers la Huchette, sans sapercevoir quelle courait soffrir à ce qui lavait tantôt si fort exaspérée, ni se douter le moins du monde de cette prostitution. VIII Elle se demandait tout en marchant: «Que vais-je dire? Par où commencerai-je?» Et à mesure quelle avançait, elle reconnaissait les buissons, les arbres, les joncs marins sur la colline, le château là-bas. Elle se retrouvait dans les sensations de sa première tendresse, et son pauvre coeur comprimé sy dilatait amoureusement. Un vent tiède lui soufflait au visage; la neige, se fondant, tombait goutte à goutte des bourgeons sur lherbe. Elle entra, comme autrefois, par la petite porte du parc, puis arriva à la cour dhonneur, que bordait un double rang de tilleuls touffus. Ils balançaient, en sifflant, leurs longues branches. Les chiens au chenil aboyèrent tous, et léclat de leurs voix retentissait sans quil parût personne. Elle monta le large escalier droit, à balustres de bois, qui conduisait au corridor pavé de dalles poudreuses où souvraient plusieurs chambres à la file, comme dans les monastères ou les auberges. La sienne était au bout, tout au fond, à gauche. Quand elle vint à poser les doigts sur la serrure, ses forces subitement labandonnèrent. Elle avait peur quil ne fût pas là, le souhaitait presque, et cétait pourtant son seul espoir, la dernière chance de salut. Elle se recueillit une minute, et, retrempant son courage au sentiment de la nécessité présente, elle entra. Il était devant le feu, les deux pieds sur le chambranle, en train de fumer une pipe. -- Tiens! cest vous! dit-il en se levant brusquement. -- Oui, cest moi!... je voudrais, Rodolphe, vous demander un conseil. Et malgré tous ses efforts, il lui était impossible de desserrer la bouche. -- Vous navez pas changé, vous êtes toujours charmante! -- Oh! reprit-elle amèrement, ce sont de tristes charmes, mon ami, puisque vous les avez dédaignés. Alors il entama une explication de sa conduite, sexcusant en termes vagues, faute de pouvoir inventer mieux. Elle se laissa prendre à ses paroles, plus encore à sa voix et par le spectacle de sa personne; si bien quelle fit semblant de croire, ou crut-elle peut-être, au prétexte de leur rupture; cétait un secret doù dépendaient lhonneur et même la vie dune troisième personne. -- Nimporte! fit-elle en le regardant tristement, jai bien souffert! Il répondit dun ton philosophique: -- Lexistence est ainsi! -- A-t-elle du moins, reprit Emma, été bonne pour vous depuis notre séparation? -- Oh! ni bonne... ni mauvaise. -- Il aurait peut-être mieux valu ne jamais nous quitter. -- Oui..., peut-être! -- Tu crois? dit-elle en se rapprochant. Et elle soupira. -- O Rodolphe! si tu savais... Je tai bien aimé! Ce fut alors quelle prit sa main, et ils restèrent quelque temps les doigts entrelacés, -- comme le premier jour, aux Comices! Par un geste dorgueil, il se débattait sous lattendrissement. Mais, saffaissant contre sa poitrine, elle lui dit: -- Comment voulais-tu que je vécusse sans toi? On ne peut pas se déshabituer du bonheur! Jétais désespérée! jai cru mourir! Je te conterai tout cela, tu verras. Et toi... tu mas fuie!... Car, depuis trois ans, il lavait soigneusement évitée par suite de cette lâcheté naturelle qui caractérise le sexe fort; et Emma continuait avec des gestes mignons de tête, plus câline quune chatte amoureuse: -- Tu en aimes dautres, avoue-le. Oh! je les comprends, va! je les excuse; tu les auras séduites, comme tu mavais séduite. Tu es un homme, toi! tu as tout ce quil faut pour te faire chérir. Mais nous recommencerons, nest-ce pas? nous nous aimerons! Tiens, je ris, je suis heureuse!... parle donc! Et elle était ravissante à voir, avec son regard où tremblait une larme, comme leau dun orage dans un calice bleu. Il lattira sur ses genoux, et il caressait du revers de la main ses bandeaux lisses, où, dans la clarté du crépuscule, miroitait comme une flèche dor un dernier rayon du soleil. Elle penchait le front; il finit par la baiser sur les paupières, tout doucement, du bout de ses lèvres. -- Mais tu as pleuré! dit-il. Pourquoi? Elle éclata en sanglots. Rodolphe crut que cétait lexplosion de son amour; comme elle se taisait, il prit ce silence pour une dernière pudeur, et alors il sécria: -- Ah! pardonne-moi! tu es la seule qui me plaise. Jai été imbécile et méchant! Je taime, je taimerai toujours!... Quas- tu? dis-le donc! Il sagenouillait. -- Eh bien!... je suis ruinée, Rodolphe! Tu vas me prêter trois mille francs! -- Mais..., mais..., dit-il en se relevant peu à peu, tandis que sa physionomie prenait une expression grave. -- Tu sais, continuait-elle vite, que mon mari avait placé toute sa fortune chez un notaire; il sest enfui. Nous avons emprunté; les clients ne payaient pas. Du reste la liquidation nest pas finie; nous en aurons plus tard. Mais, aujourdhui, faute de trois mille francs, on va nous saisir; cest à présent, à linstant même; et, comptant sur ton amitié, je suis venue. -- Ah! pensa Rodolphe, qui devint très pâle tout à coup, cest pour cela quelle est venue! Enfin il dit dun air calme: -- Je ne les ai pas, chère madame. Il ne mentait point. Il les eût eus quil les aurait donnés, sans doute, bien quil soit généralement désagréable de faire de si belles actions: une demande pécuniaire, de toutes les bourrasques qui tombent sur lamour, étant la plus froide et la plus déracinante. Elle resta dabord quelques minutes à le regarder. -- Tu ne les as pas! Elle répéta plusieurs fois: -- Tu ne les as pas!... Jaurais dû mépargner cette dernière honte. Tu ne mas jamais aimée! tu ne vaux pas mieux que les autres! Elle se trahissait, elle se perdait. Rodolphe linterrompit, affirmant quil se trouvait «gêné» lui- même. -- Ah! je te plains! dit Emma. Oui, considérablement!... Et, arrêtant ses yeux sur une carabine damasquinée qui brillait dans la panoplie: -- Mais, lorsquon est si pauvre, on ne met pas dargent à la crosse de son fusil! On nachète pas une pendule avec des incrustations décaille! continuait-elle en montrant lhorloge de Boulle; ni des sifflets de vermeil pour ses fouets -- elle les touchait! -- ni des breloques pour sa montre! Oh! rien ne lui manque! Jusquà un porte-liqueurs dans sa chambre; car tu taimes, tu vis bien, tu as un château, des fermes, des bois; tu chasses à courre, tu voyages à Paris... Eh! quand ce ne serait que cela, sécria-t-elle en prenant sur la cheminée ses boutons de manchettes, que la moindre de ces niaiseries! on en peut faire de largent!... Oh! je nen veux pas! garde-les! Et elle lança bien loin les deux boutons, dont la chaîne dor se rompit en cognant contre la muraille. -- Mais, moi, je taurais tout donné, jaurais tout vendu, jaurais travaillé de mes mains, jaurais mendié sur les routes, pour un sourire, pour un regard, pour tentendre dire: «Merci!» Et tu restes là tranquillement dans ton fauteuil, comme si déjà tu ne mavais pas fait assez souffrir? Sans toi, sais-tu bien, jaurais pu vivre heureuse! Qui ty forçait? Était-ce une gageure? Tu maimais cependant, tu le disais... Et tout à lheure encore... Ah! il eût mieux valu me chasser! Jai les mains chaudes de tes baisers, et voilà la place, sur le tapis, où tu jurais à mes genoux une éternité damour. Tu my as fait croire: tu mas pendant deux ans, traînée dans le rêve le plus magnifique et le plus suave!... Hein! nos projets de voyage, tu te rappelles? Oh! ta lettre, ta lettre! elle ma déchiré le coeur!... Et puis, quand je reviens vers lui, vers lui, qui est riche, heureux, libre! pour implorer un secours que le premier venu rendrait, suppliante et lui rapportant toute ma tendresse, il me repousse, parce que ça lui coûterait trois mille francs! -- Je ne les ai pas! répondit Rodolphe avec ce calme parfait dont se recouvrent comme dun bouclier les colères résignées. Elle sortit. Les murs tremblaient, le plafond lécrasait; et elle repassa par la longue allée, en trébuchant contre les tas de feuilles mortes que le vent dispersait. Enfin elle arriva au saut- de-loup devant la grille; elle se cassa les ongles contre la serrure, tant elle se dépêchait pour louvrir. Puis, cent pas plus loin, essoufflée, près de tomber, elle sarrêta. Et alors, se détournant, elle aperçut encore une fois limpassible château, avec le parc, les jardins, les trois cours, et toutes les fenêtres de la façade. Elle resta perdue de stupeur, et nayant plus conscience delle- même que par le battement de ses artères, quelle croyait entendre séchapper comme une assourdissante musique qui emplissait la campagne. Le sol sous ses pieds était plus mou quune onde, et les sillons lui parurent dimmenses vagues brunes, qui déferlaient. Tout ce quil y avait dans sa tête de réminiscences, didées, séchappait à la fois, dun seul bond, comme les mille pièces dun feu dartifice. Elle vit son père, le cabinet de Lheureux, leur chambre là-bas, un autre paysage. La folie la prenait, elle eut peur, et parvint à se ressaisir, dune manière confuse, il est vrai; car elle ne se rappelait point la cause de son horrible état, cest-à-dire la question dargent. Elle ne souffrait que de son amour, et sentait son âme labandonner par ce souvenir, comme les blessés, en agonisant, sentent lexistence qui sen va par leur plaie qui saigne. La nuit tombait, des corneilles volaient. Il lui sembla tout à coup que des globules couleur de feu éclataient dans lair comme des balles fulminantes en saplatissant, et tournaient, tournaient, pour aller se fondre sur la neige, entre les branches des arbres. Au milieu de chacun deux, la figure de Rodolphe apparaissait. Ils se multiplièrent, et ils se rapprochaient, la pénétraient; tout disparut. Elle reconnut les lumières des maisons, qui rayonnaient de loin dans le brouillard. Alors sa situation, telle quun abîme, se représenta. Elle haletait à se rompre la poitrine. Puis, dans un transport dhéroïsme qui la rendait presque joyeuse, elle descendit la côte en courant, traversa la planche aux vaches, le sentier, lallée, les halles, et arriva devant la boutique du pharmacien. Il ny avait personne. Elle allait entrer; mais, au bruit de la sonnette, on pouvait venir; et, se glissant par la barrière, retenant son haleine, tâtant les murs, elle savança jusquau seuil de la cuisine, où brûlait une chandelle posée sur le fourneau. Justin, en manches de chemise, emportait un plat. -- Ah! ils dînent. Attendons. Il revint. Elle frappa contre la vitre. Il sortit. -- La clef! celle den haut, où sont les... -- Comment? Et il la regardait, tout étonné par la pâleur de son visage, qui tranchait en blanc sur le fond noir de la nuit. Elle lui apparut extraordinairement belle, et majestueuse comme un fantôme; sans comprendre ce quelle voulait, il pressentait quelque chose de terrible. Mais elle reprit vivement, à voix basse, dune voix douce, dissolvante: -- Je la veux! donne-la-moi. Comme la cloison était mince, on entendait le cliquetis des fourchettes sur les assiettes dans la salle à manger. Elle prétendit avoir besoin de tuer les rats qui lempêchaient de dormir. -- Il faudrait que javertisse monsieur. -- Non! reste! Puis, dun air indifférent: -- Eh! ce nest pas la peine, je lui dirai tantôt. Allons, éclaire-moi! Elle entra dans le corridor où souvrait la porte du laboratoire. Il y avait contre la muraille une clef étiquetée capharnaüm. -- Justin! cria lapothicaire, qui simpatientait. -- Montons! Et il la suivit. La clef tourna dans la serrure, et elle alla droit vers la troisième tablette, tant son souvenir la guidait bien, saisit le bocal bleu, en arracha le bouchon, y fourra sa main, et, la retirant pleine dune poudre blanche, elle se mit à manger à même. -- Arrêtez! sécria-t-il en se jetant sur elle. -- Tais-toi! on viendrait... Il se désespérait, voulait appeler. -- Nen dis rien, tout retomberait sur ton maître! Puis elle sen retourna subitement apaisée, et presque dans la sérénité dun devoir accompli. Quand Charles, bouleversé par la nouvelle de la saisie, était rentré à la maison, Emma venait den sortir. Il cria, pleura, sévanouit, mais elle ne revint pas. Où pouvait-elle être? Il envoya Félicité chez Homais, chez M. Tuvache, chez Lheureux, au Lion dor, partout; et, dans les intermittences de son angoisse, il voyait sa considération anéantie, leur fortune perdue, lavenir de Berthe brisé! Par quelle cause?... pas un mot! Il attendit jusquà six heures du soir. Enfin, ny pouvant plus tenir, et imaginant quelle était partie pour Rouen, il alla sur la grande route, fit une demi-lieue, ne rencontra personne, attendit encore et sen revint. Elle était rentrée. -- Quy avait-il?... Pourquoi?... Explique-moi!... Elle sassit à son secrétaire, et écrivit une lettre quelle cacheta lentement, ajoutant la date du jour et lheure. Puis elle dit dun ton solennel: -- Tu la liras demain; dici là, je ten prie, ne madresse pas une seule question!... Non, pas une! -- Mais... -- Oh! laisse-moi! Et elle se coucha tout du long sur son lit. Une saveur âcre quelle sentait dans sa bouche la réveilla. Elle entrevit Charles et referma les yeux. Elle sépiait curieusement, pour discerner si elle ne souffrait pas. Mais non! rien encore. Elle entendait le battement de la pendule, le bruit du feu, et Charles, debout près de sa couche, qui respirait. -- Ah! cest bien peu de chose, la mort! Pensait-elle; je vais mendormir, et tout sera fini! Elle but une gorgée deau et se tourna vers la muraille. Cet affreux goût dencre continuait. -- Jai soif!... oh! jai bien soif! soupira-t-elle. -- Quas-tu donc? dit Charles, qui lui tendait un verre. -- Ce nest rien!... Ouvre la fenêtre..., jétouffe! Et elle fut prise dune nausée si soudaine, quelle eut à peine le temps de saisir son mouchoir sous loreiller. -- Enlève-le! dit-elle vivement; jette-le! Il la questionna; elle ne répondit pas. Elle se tenait immobile, de peur que la moindre émotion ne la fît vomir. Cependant, elle sentait un froid de glace qui lui montait des pieds jusquau coeur. -- Ah! voilà que ça commence! murmura-t-elle. -- Que dis-tu? Elle roulait sa tête avec un geste doux plein dangoisse, et tout en ouvrant continuellement les mâchoires, comme si elle eût porté sur sa langue quelque chose de très lourd. À huit heures, les vomissements reparurent. Charles observa quil y avait au fond de la cuvette une sorte de gravier blanc, attaché aux parois de la porcelaine. -- Cest extraordinaire! cest singulier! répéta-t-il. Mais elle dit dune voix forte: -- Non, tu te trompes! Alors, délicatement et presque en la caressant, il lui passa la main sur lestomac. Elle jeta un cri aigu. Il se recula tout effrayé. Puis elle se mit à geindre, faiblement dabord. Un grand frisson lui secouait les épaules, et elle devenait plus pâle que le drap où senfonçaient ses doigts crispés. Son pouls inégal était presque insensible maintenant. Des gouttes suintaient sur sa figure bleuâtre, qui semblait comme figée dans lexhalaison dune vapeur métallique. Ses dents claquaient, ses yeux agrandis regardaient vaguement autour delle, et à toutes les questions elle ne répondait quen hochant la tête; même elle sourit deux ou trois fois. Peu à peu, ses gémissements furent plus forts. Un hurlement sourd lui échappa; elle prétendit quelle allait mieux et quelle se lèverait tout à lheure. Mais les convulsions la saisirent; elle sécria: -- Ah! cest atroce, mon Dieu! Il se jeta à genoux contre son lit. -- Parle! quas-tu mangé? Réponds, au nom du ciel! Et il la regardait avec des yeux dune tendresse comme elle nen avait jamais vu. -- Eh bien, là..., là!... dit-elle dune voix défaillante. Il bondit au secrétaire, brisa le cachet et lut tout haut: Quon naccuse personne... Il sarrêta, se passa la main sur les yeux, et relut encore. -- Comment!... Au secours! à moi! Et il ne pouvait que répéter ce mot: «Empoisonnée! empoisonnée!» Félicité courut chez Homais, qui lexclama sur la place; madame Lefrançois lentendit au Lion dor; quelques-uns se levèrent pour lapprendre à leurs voisins, et toute la nuit le village fut en éveil. Éperdu, balbutiant, près de tomber, Charles tournait dans la chambre. Il se heurtait aux meubles, sarrachait les cheveux, et jamais le pharmacien navait cru quil pût y avoir de si épouvantable spectacle. Il revint chez lui pour écrire à M. Canivet et au docteur Larivière. Il perdait la tête; il fit plus de quinze brouillons. Hippolyte partit à Neufchâtel, et Justin talonna si fort le cheval de Bovary, quil le laissa dans la côte du bois Guillaume, fourbu et aux trois quarts crevé. Charles voulut feuilleter son dictionnaire de médecine; il ny voyait pas, les lignes dansaient. -- Du calme! dit lapothicaire. Il sagit seulement dadministrer quelque puissant antidote. Quel est le poison? Charles montra la lettre. Cétait de larsenic. -- Eh bien, reprit Homais, il faudrait en faire lanalyse. Car il savait quil faut, dans tous les empoisonnements, faire une analyse; et lautre, qui ne comprenait pas, répondit: -- Ah! faites! faites! sauvez-la... Puis, revenu près delle, il saffaissa par terre sur le tapis, et il restait la tête appuyée contre le bord de sa couche, à sangloter. -- Ne pleure pas! lui dit-elle. Bientôt je ne te tourmenterai plus! -- Pourquoi? Qui ta forcée? Elle répliqua: -- Il le fallait, mon ami. -- Nétais-tu pas heureuse? Est-ce ma faute? Jai fait tout ce que jai pu pourtant! -- Oui..., cest vrai..., tu es bon, toi! Et elle lui passait la main dans les cheveux, lentement. La douceur de cette sensation surchargeait sa tristesse; il sentait tout son être sécrouler de désespoir à lidée quil fallait la perdre, quand, au contraire, elle avouait pour lui plus damour que jamais; et il ne trouvait rien; il ne savait pas, il nosait, lurgence dune résolution immédiate achevant de le bouleverser. Elle en avait fini, songeait-elle, avec toutes les trahisons, les bassesses et les innombrables convoitises qui la torturaient. Elle ne haïssait personne, maintenant; une confusion de crépuscule sabattait en sa pensée, et de tous les bruits de la terre Emma nentendait plus que lintermittente lamentation de ce pauvre coeur, douce et indistincte, comme le dernier écho dune symphonie qui séloigne. -- Amenez-moi la petite, dit-elle en se soulevant du coude. -- Tu nes pas plus mal, nest-ce pas? demanda Charles. -- Non! non! Lenfant arriva sur le bras de sa bonne, dans sa longue chemise de nuit, doù sortaient ses pieds nus, sérieuse et presque rêvant encore. Elle considérait avec étonnement la chambre tout en désordre, et clignait des yeux, éblouie par les flambeaux qui brûlaient sur les meubles. Ils lui rappelaient sans doute les matins du jour de lan ou de la mi-carême, quand, ainsi réveillée de bonne heure à la clarté des bougies, elle venait dans le lit de sa mère pour y recevoir ses étrennes, car elle se mit à dire: -- Où est-ce donc, maman? Et comme tout le monde se taisait: -- Mais je ne vois pas mon petit soulier! Félicité la penchait vers le lit, tandis quelle regardait toujours du côté de la cheminée. -- Est-ce nourrice qui laurait pris? demanda-t-elle. Et, à ce nom, qui la reportait dans le souvenir de ses adultères et de ses calamités, madame Bovary détourna sa tête, comme au dégoût dun autre poison plus fort qui lui remontait à la bouche. Berthe, cependant, restait posée sur le lit. -- Oh! comme tu as de grands yeux, maman! comme tu es pâle! comme tu sues!... Sa mère la regardait. -- Jai peur! dit la petite en se reculant. Emma prit sa main pour la baiser; elle se débattait. -- Assez! quon lemmène! sécria Charles, qui sanglotait dans lalcôve. Puis les symptômes sarrêtèrent un moment; elle paraissait moins agitée; et, à chaque parole insignifiante, à chaque souffle de sa poitrine un peu plus calme, il reprenait espoir. Enfin, lorsque Canivet entra, il se jeta dans ses bras en pleurant. -- Ah! cest vous! merci! vous êtes bon! Mais tout va mieux. Tenez, regardez-la... Le confrère ne fut nullement de cette opinion, et, ny allant pas, comme il le disait lui-même, par quatre chemins, il prescrivit de lémétique, afin de dégager complètement lestomac. Elle ne tarda pas à vomir du sang. Ses lèvres se serrèrent davantage. Elle avait les membres crispés, le corps couvert de taches brunes, et son pouls glissait sous les doigts comme un fil tendu, comme une corde de harpe près de se rompre. Puis elle se mettait à crier, horriblement. Elle maudissait le poison, linvectivait, le suppliait de se hâter, et repoussait de ses bras roidis tout ce que Charles, plus agonisant quelle, sefforçait de lui faire boire. Il était debout, son mouchoir sur les lèvres, râlant, pleurant, et suffoqué par des sanglots qui le secouaient jusquaux talons; Félicité courait çà et là dans la chambre; Homais, immobile, poussait de gros soupirs, et M. Canivet, gardant toujours son aplomb, commençait néanmoins à se sentir troublé. -- Diable!... cependant... elle est purgée, et, du moment que la cause cesse... -- Leffet doit cesser, dit Homais; cest évident. -- Mais sauvez-la! exclamait Bovary. Aussi, sans écouter le pharmacien, qui hasardait encore cette hypothèse: «Cest peut-être un paroxysme salutaire», Canivet allait administrer de la thériaque, lorsquon entendit le claquement dun fouet; toutes les vitres frémirent, et, une berline de poste quenlevaient à plein poitrail trois chevaux crottés jusquaux oreilles, débusqua dun bond au coin des halles. Cétait le docteur Larivière. Lapparition dun dieu neût pas causé plus démoi. Bovary leva les mains, Canivet sarrêta court, et Homais retira son bonnet grec bien avant que le docteur fût entré. Il appartenait à la grande école chirurgicale sortie du tablier de Bichat, à cette génération, maintenant disparue, de praticiens philosophes qui, chérissant leur art dun amour fanatique, lexerçaient avec exaltation et sagacité! Tout tremblait dans son hôpital quand il se mettait en colère, et ses élèves le vénéraient si bien, quils sefforçaient, à peine établis, de limiter le plus possible; de sorte que lon retrouvait sur eux, par les villes dalentour, sa longue douillette de mérinos et son large habit noir, dont les parements déboutonnés couvraient un peu ses mains charnues, de fort belles mains, et qui navaient jamais de gants, comme pour être plus promptes à plonger dans les misères. Dédaigneux des croix, des titres et des académies, hospitalier, libéral, paternel avec les pauvres et pratiquant la vertu sans y croire, il eût presque passé pour un saint si la finesse de son esprit ne leût fait craindre comme un démon. Son regard, plus tranchant que ses bistouris, vous descendait droit dans lâme et désarticulait tout mensonge à travers les allégations et les pudeurs. Et il allait ainsi, plein de cette majesté débonnaire que donnent la conscience dun grand talent, de la fortune, et quarante ans dune existence laborieuse et irréprochable. Il fronça les sourcils dès la porte, en apercevant la face cadavéreuse dEmma, étendue sur le dos, la bouche ouverte. Puis, tout en ayant lair découter Canivet, il se passait lindex sous les narines et répétait: -- Cest bien, cest bien. Mais il fit un geste lent des épaules. Bovary lobserva: ils se regardèrent; et cet homme, si habitué pourtant à laspect des douleurs, ne put retenir une larme qui tomba sur son jabot. Il voulut emmener Canivet dans la pièce voisine. Charles le suivit. -- Elle est bien mal, nest-ce pas? Si lon posait des sinapismes? je ne sais quoi! Trouvez donc quelque chose, vous qui en avez tant sauvé! Charles lui entourait le corps de ses deux bras, et il le contemplait dune manière effarée, suppliante, à demi pâmé contre sa poitrine. -- Allons, mon pauvre garçon, du courage! Il ny a plus rien à faire. Et le docteur Larivière se détourna. -- Vous partez? -- Je vais revenir. Il sortit comme pour donner un ordre au postillon, avec le sieur Canivet, qui ne se souciait pas non plus de voir Emma mourir entre ses mains. Le pharmacien les rejoignit sur la place. Il ne pouvait, par tempérament, se séparer des gens célèbres. Aussi conjura-t-il M. Larivière de lui faire cet insigne honneur daccepter à déjeuner. On envoya bien vite prendre des pigeons au Lion dor, tout ce quil y avait de côtelettes à la boucherie, de la crème chez Tuvache, des oeufs chez Lestiboudois, et lapothicaire aidait lui- même aux préparatifs, tandis que madame Homais disait, en tirant les cordons de sa camisole: -- Vous ferez excuse, monsieur; car dans notre malheureux pays, du moment quon nest pas prévenu la veille... -- Les verres à patte!!! souffla Homais. -- Au moins, si nous étions à la ville, nous aurions la ressource des pieds farcis. -- Tais-toi!... À table, docteur! Il jugea bon, après les premiers morceaux, de fournir quelques détails sur la catastrophe: -- Nous avons eu dabord un sentiment de siccité au pharynx, puis des douleurs intolérables à lépigastre, superpurgation, coma. -- Comment sest-elle donc empoisonnée? -- Je lignore, docteur, et même je ne sais pas trop où elle a pu se procurer cet acide arsénieux. Justin, qui apportait alors une pile dassiettes, fut saisi dun tremblement. -- Quas-tu? dit le pharmacien. Le jeune homme, à cette question, laissa tout tomber par terre, avec un grand fracas. -- Imbécile! sécria Homais, maladroit! lourdaud! fichu âne! Mais, soudain, se maîtrisant: -- Jai voulu, docteur, tenter une analyse, et primo, jai délicatement introduit dans un tube... -- Il aurait mieux valu, dit le chirurgien, lui introduire vos doigts dans la gorge. Son confrère se taisait, ayant tout à lheure reçu confidentiellement une forte semonce à propos de son émétique, de sorte que ce bon Canivet, si arrogant et verbeux lors du pied-bot, était très modeste aujourdhui; il souriait sans discontinuer, dune manière approbative. Homais sépanouissait dans son orgueil damphitryon, et laffligeante idée de Bovary contribuait vaguement à son plaisir, par un retour égoïste quil faisait sur lui-même. Puis la présence du Docteur le transportait. Il étalait son érudition, il citait pêle-mêle les cantharides, lupas, le mancenillier, la vipère. -- Et même jai lu que différentes personnes sétaient trouvées intoxiquées, docteur, et comme foudroyées par des boudins qui avaient subi une trop véhémente fumigation! Du moins, cétait dans un fort beau rapport, composé par une de nos sommités pharmaceutiques, un de nos maîtres, lillustre Cadet de Gassicourt! Madame Homais réapparut, portant une de ces vacillantes machines que lon chauffe avec de lesprit-de-vin; car Homais tenait à faire son café sur la table, layant dailleurs torréfié lui-même, porphyrisé lui-même, mixtionné lui-même. -- _Saccharum_, docteur, dit-il en offrant du sucre. Puis il fit descendre tous ses enfants, curieux davoir lavis du chirurgien sur leur constitution. Enfin, M. Larivière allait partir, quand madame Homais lui demanda une consultation pour son mari. Il sépaississait le sang à sendormir chaque soir après le dîner. -- Oh! ce nest pas le sens qui le gêne. Et, souriant un peu de ce calembour inaperçu, le docteur ouvrit la porte. Mais la pharmacie regorgeait de monde; et il eut grand- peine à pouvoir se débarrasser du sieur Tuvache, qui redoutait pour son épouse une fluxion de poitrine, parce quelle avait coutume de cracher dans les cendres; puis de M. Binet, qui éprouvait parfois des fringales, et de madame Caron, qui avait des picotements; de Lheureux, qui avait des vertiges; de Lestiboudois, qui avait un rhumatisme; de madame Lefrançois, qui avait des aigreurs. Enfin les trois chevaux détalèrent, et lon trouva généralement quil navait point montré de complaisance. Lattention publique fut distraite par lapparition de M. Bournisien, qui passait sous les halles avec les saintes huiles. Homais, comme il le devait à ses principes, compara les prêtres à des corbeaux quattire lodeur des morts; la vue dun ecclésiastique lui était personnellement désagréable, car la soutane le faisait rêver au linceul, et il exécrait lune un peu par épouvante de lautre. Néanmoins, ne reculant pas devant ce quil appelait sa mission, il retourna chez Bovary en compagnie de Canivet, que M. Larivière, avant de partir, avait engagé fortement à cette démarche; et même, sans les représentations de sa femme, il eût emmené avec lui ses deux fils, afin de les accoutumer aux fortes circonstances, pour que ce fût une leçon, un exemple, un tableau solennel qui leur restât plus tard dans la tête. La chambre, quand ils entrèrent, était toute pleine dune solennité lugubre. Il y avait sur la table à ouvrage, recouverte dune serviette blanche, cinq ou six petites boules de coton dans un plat dargent, près dun gros crucifix, entre deux chandeliers qui brûlaient. Emma, le menton contre sa poitrine, ouvrait démesurément les paupières; et ses pauvres mains se traînaient sur les draps, avec ce geste hideux et doux des agonisants qui semblent vouloir déjà se recouvrir du suaire. Pâle comme une statue, et les yeux rouges comme des charbons, Charles, sans pleurer, se tenait en face delle, au pied du lit, tandis que le prêtre, appuyé sur un genou, marmottait des paroles basses. Elle tourna sa figure lentement, et parut saisie de joie à voir tout à coup létole violette, sans doute retrouvant au milieu dun apaisement extraordinaire la volupté perdue de ses premiers élancements mystiques, avec des visions de béatitude éternelle qui commençaient. Le prêtre se releva pour prendre le crucifix; alors elle allongea le cou comme quelquun qui a soif, et, collant ses lèvres sur le corps de lHomme-Dieu, elle y déposa de toute sa force expirante le plus grand baiser damour quelle eût jamais donné. Ensuite il récita le Misereatur et Undulgentiam, trempa son pouce droit dans lhuile et commença les onctions: dabord sur les yeux, qui avaient tant convoité toutes les somptuosités terrestres; puis sur les narines, friandes de brises tièdes et de senteurs amoureuses; puis sur la bouche, qui sétait ouverte pour le mensonge, qui avait gémi dorgueil et crié dans la luxure; puis sur les mains, qui se délectaient aux contacts suaves, et enfin sur la plante des pieds, si rapides autrefois quand elle courait à lassouvissance de ses désirs, et qui maintenant ne marcheraient plus. Le curé sessuya les doigts, jeta dans le feu les brins de coton trempés dhuile, et revint sasseoir près de la moribonde pour lui dire quelle devait à présent joindre ses souffrances à celles de Jésus-Christ et sabandonner à la miséricorde divine. En finissant ses exhortations, il essaya de lui mettre dans la main un cierge bénit, symbole des gloires célestes dont elle allait tout à lheure être environnée. Emma, trop faible, ne put fermer les doigts, et le cierge, sans M. Bournisien, serait tombé à terre. Cependant elle nétait plus aussi pâle, et son visage avait une expression de sérénité, comme si le sacrement leût guérie. Le prêtre ne manqua point den faire lobservation; il expliqua, même à Bovary que le Seigneur, quelquefois, prolongeait lexistence des personnes lorsquil le jugeait convenable pour leur salut; et Charles se rappela un jour où, ainsi près de mourir, elle avait reçu la communion. -- Il ne fallait peut-être pas se désespérer, pensa-t-il. En effet, elle regarda tout autour delle, lentement, comme quelquun qui se réveille dun songe; puis, dune voix distincte, elle demanda son miroir, et elle resta penchée dessus quelque temps, jusquau moment où de grosses larmes lui découlèrent des yeux. Alors elle se renversa la tête en poussant un soupir et retomba sur loreiller. Sa poitrine aussitôt se mit à haleter rapidement. La langue tout entière lui sortit hors de la bouche; ses yeux, en roulant, pâlissaient comme deux globes de lampe qui séteignent, à la croire déjà morte, sans leffrayante accélération de ses côtes, secouées par un souffle furieux, comme si lâme eût fait des bonds pour se détacher. Félicité sagenouilla devant le crucifix, et le pharmacien lui-même fléchit un peu les jarrets, tandis que M. Canivet regardait vaguement sur la place. Bournisien sétait remis en prière, la figure inclinée contre le bord de la couche, avec sa longue soutane noire qui traînait derrière lui dans lappartement. Charles était de lautre côté, à genoux, les bras étendus vers Emma. Il avait pris ses mains et il les serrait, tressaillant à chaque battement de son coeur, comme au contrecoup dune ruine qui tombe. À mesure que le râle devenait plus fort, lecclésiastique précipitait ses oraisons; elles se mêlaient aux sanglots étouffés de Bovary, et quelquefois tout semblait disparaître dans le sourd murmure des syllabes latines, qui tintaient comme un glas de cloche. Tout à coup, on entendit sur le trottoir un bruit de gros sabots, avec le frôlement dun bâton; et une voix séleva, une voix rauque, qui chantait: _Souvent la chaleur dun beau jour_ _Fait rêver fillette à lamour._ Emma se releva comme un cadavre que lon galvanise, les cheveux dénoués, la prunelle fixe, béante. _Pour amasser diligemment_ _Les épis que la faux moissonne,_ _Ma Nanette va sinclinant_ _Vers le sillon qui nous les donne._ -- LAveugle sécria-t-elle. Et Emma se mit à rire, dun rire atroce, frénétique, désespéré, croyant voir la face hideuse du misérable, qui se dressait dans les ténèbres éternelles comme un épouvantement. _Il souffla bien fort ce jour-là,_ _Et le jupon court senvola!_ Une convulsion la rabattit sur le matelas. Tous sapprochèrent. Elle nexistait plus. IX Il y a toujours après la mort de quelquun comme une stupéfaction qui se dégage, tant il est difficile de comprendre cette survenue du néant et de se résigner à y croire. Mais, quand il saperçut pourtant de son immobilité, Charles se jeta sur elle en criant: -- Adieu! adieu! Homais et Canivet lentraînèrent hors de la chambre. -- Modérez-vous! -- Oui, disait-il en se débattant, je serai raisonnable, je ne ferai pas de mal. Mais laissez-moi! je veux la voir! cest ma femme! Et il pleurait. -- Pleurez, reprit le pharmacien, donnez cours à la nature, cela vous soulagera! Devenu plus faible quun enfant, Charles se laissa conduire en bas, dans la salle, et M. Homais bientôt sen retourna chez lui. Il fut sur la Place accosté par lAveugle, qui, sétant traîné jusquà Yonville dans lespoir de la pommade antiphlogistique, demandait à chaque passant où demeurait lapothicaire. -- Allons, bon! comme si je navais pas dautres chiens à fouetter! Ah! tant pis, reviens plus tard! Et il entra précipitamment dans la pharmacie. Il avait à écrire deux lettres, à faire une potion calmante pour Bovary, à trouver un mensonge qui pût cacher lempoisonnement et à le rédiger en article pour le Fanal, sans compter les personnes qui lattendaient, afin davoir des informations; et, quand les Yonvillais eurent tous entendu son histoire darsenic quelle avait pris pour du sucre, en faisant une crème à la vanille, Homais, encore une fois, retourna chez Bovary. Il le trouva seul (M. Canivet venait de partir), assis dans le fauteuil, près de la fenêtre, et contemplant dun regard idiot les pavés de la salle. -- Il faudrait à présent, dit le pharmacien, fixer vous-même lheure de la cérémonie. -- Pourquoi? quelle cérémonie? Puis dune voix balbutiante et effrayée: -- Oh! non, nest-ce pas? non, je veux la garder. Homais, par contenance; prit une carafe sur létagère pour arroser les géraniums. -- Ah! merci, dit Charles, vous êtes bon! Et il nacheva pas, suffoquant sous une abondance de souvenirs que ce geste du pharmacien lui rappelait. Alors, pour le distraire, Homais jugea convenable de causer un peu horticulture; les plantes avaient besoin dhumidité. Charles baissa la tête en signe dapprobation. -- Du reste, les beaux jours maintenant vont revenir. -- Ah! fit Bovary. Lapothicaire, à bout didées, se mit à écarter doucement les petits rideaux du vitrage. -- Tiens, voilà M. Tuvache qui passe. Charles répéta comme une machine: -- M. Tuvache qui passe. Homais nosa lui reparler des dispositions funèbres; ce fut lecclésiastique qui parvint à ly résoudre. Il senferma dans son cabinet, prit une plume, et, après avoir sangloté quelque temps, il écrivit: «Je veux quon lenterre dans sa robe de noces, avec des souliers blancs, une couronne. On lui étaiera les cheveux sur les épaules; trois cercueils, un de chêne, un dacajou, un de plomb. Quon ne me dise rien, jaurai de la force. On lui mettra par-dessus tout une grande pièce de velours vert. Je le veux. Faites-le.» Ces messieurs sétonnèrent beaucoup des idées romanesques de Bovary, et aussitôt le pharmacien alla lui dire: -- Ce velours me parait une superfétation. La dépense, dailleurs... -- Est-ce que cela vous regarde? sécria Charles. Laissez-moi! vous ne laimiez pas! Allez-vous-en! Lecclésiastique le prit par-dessous le bras pour lui faire faire un tour de promenade dans le jardin. Il discourait sur la vanité des choses terrestres. Dieu était bien grand, bien bon; on devait sans murmure se soumettre à ses décrets, même le remercier. Charles éclata en blasphèmes. -- Je lexècre, votre Dieu! -- Lesprit de révolte est encore en vous, soupira lecclésiastique. Bovary était loin. Il marchait à grands pas, le long du mur, près de lespalier, et il grinçait des dents, il levait au ciel des regards de malédiction; mais pas une feuille seulement nen bougea. Une petite pluie tombait. Charles, qui avait la poitrine nue, finit par grelotter; il rentra sasseoir dans la cuisine. À six heures; on entendit un bruit de ferraille sur la Place: cétait lHirondelle qui arrivait; et il resta le front contre les carreaux, à voir descendre les uns après les autres tous les voyageurs. Félicité lui étendit un matelas dans le salon; il se jeta dessus et sendormit. Bien que philosophe, M. Homais respectait les morts. Aussi, sans garder rancune au pauvre Charles, il revint le soir pour faire la veillée du cadavre, apportant avec lui trois volumes, et un portefeuille afin de prendre des notes. M. Bournisien sy trouvait, et deux grands cierges brûlaient au chevet du lit, que lon avait tiré hors de lalcôve. Lapothicaire, à qui le silence pesait, ne tarda pas à formuler quelques plaintes sur cette «infortunée jeune femme»; et le prêtre répondit quil ne restait plus maintenant quà prier pour elle. -- Cependant, reprit Homais, de deux choses lune: ou elle est morte en état de grâce (comme sexprime lÉglise), et alors elle na nul besoin de nos prières; ou bien elle est décédée impénitente (cest, je crois, lexpression ecclésiastique), et alors... Bournisien linterrompit, répliquant dun ton bourru quil nen fallait pas moins prier. -- Mais, objecta le pharmacien, puisque Dieu connaît tous nos besoins, à quoi peut servir la prière? -- Comment! fit lecclésiastique, la prière! Vous nêtes donc pas chrétien? -- Pardonnez! dit Homais. Jadmire le christianisme. Il a dabord affranchi les esclaves, introduit dans le monde une morale... -- Il ne sagit pas de cela! Tous les textes... -- Oh! oh! quant aux textes, ouvrez lhistoire; on sait quils ont été falsifiés par les jésuites. Charles entra, et, savançant vers le lit, il tira lentement les rideaux. Emma avait la tête penchée sur lépaule droite. Le coin de sa bouche, qui se tenait ouverte, faisait comme un trou noir au bas de son visage; les deux pouces restaient infléchis dans la paume des mains; une sorte de poussière blanche lui parsemait les cils, et ses yeux commençaient à disparaître dans une pâleur visqueuse qui ressemblait à une toile mince, comme si des araignées avaient filé dessus. Le drap se creusait depuis ses seins jusquà ses genoux, se relevant ensuite à la pointe des orteils; et il semblait à Charles que des masses infinies, quun poids énorme pesait sur elle. Lhorloge de léglise sonna deux heures. On entendait le gros murmure de la rivière qui coulait dans les ténèbres, au pied de la terrasse. M. Bournisien, de temps à autre, se mouchait bruyamment, et Homais faisait grincer sa plume sur le papier. -- Allons, mon bon ami, dit-il, retirez-vous, ce spectacle vous déchire! Charles une fois parti, le pharmacien et le curé recommencèrent leurs discussions. -- Lisez Voltaire! disait lun; lisez dHolbach, lisez lEncyclopédie! -- Lisez les Lettres de quelques juifs portugais disait lautre; lisez la Raison du christianisme, par Nicolas, ancien magistrat! Ils séchauffaient, ils étaient rouges, ils parlaient à la fois sans sécouter; Bournisien se scandalisait dune telle audace; Homais sémerveillait dune telle bêtise; et ils nétaient pas loin de sadresser des injures, quand Charles, tout à coup, reparut. Une fascination lattirait. Il remontait continuellement lescalier. Il se posait en face delle pour la mieux voir, et il se perdait en cette contemplation, qui nétait plus douloureuse à force dêtre profonde. Il se rappelait des histoires de catalepsie, les miracles du magnétisme; et il se disait quen le voulant extrêmement, il parviendrait peut-être à la ressusciter. Une fois même il se pencha vers elle, et il cria tout bas: «Emma! Emma!» Son haleine, fortement poussée, fit trembler la flamme des cierges contre le mur. Au petit jour, madame Bovary mère arriva; Charles en lembrassant, eut un nouveau débordement de pleurs. Elle essaya, comme avait tenté le pharmacien, de lui faire quelques observations sur les dépenses de lenterrement. Il semporta si fort quelle se tut, et même il la chargea de se rendre immédiatement à la ville pour acheter ce quil fallait. Charles resta seul toute laprès-midi: on avait conduit Berthe chez madame Homais; Félicité se tenait en haut, dans la chambre, avec la mère Lefrançois. Le soir, il reçut des visites. Il se levait, vous serrait les mains sans pouvoir parler, puis lon sasseyait auprès des autres, qui faisaient devant la cheminée un grand demi-cercle. La figure basse et le jarret sur le genou, ils dandinaient leur jambe, tout en poussant par intervalles un gros soupir; et chacun sennuyait dune façon démesurée; cétait pourtant à qui ne partirait pas. Homais, quand il revint à neuf heures (on ne voyait que lui sur la Place depuis deux jours), était chargé dune provision de camphre, de benjoin et dherbes aromatiques. Il portait aussi un vase plein de chlore, pour bannir les miasmes. À ce moment, la domestique, madame Lefrançois et la mère Bovary tournaient autour dEmma, en achevant de lhabiller; et elles abaissèrent le long voile raide, qui la recouvrit jusquà ses souliers de satin. Félicité sanglotait: -- Ah! ma pauvre maîtresse! ma pauvre maîtresse! -- Regardez-la, disait en soupirant laubergiste, comme elle est mignonne encore! Si lon ne jurerait pas quelle va se lever tout à lheure. Puis elles se penchèrent, pour lui mettre sa couronne. Il fallut soulever un peu la tête, et alors un flot de liquides noirs sortit, comme un vomissement, de sa bouche. --Ah! mon Dieu! la robe, prenez garde! sécria madame Lefrançois. Aidez-nous donc! disait-elle au pharmacien. Est-ce que vous avez peur, par hasard? -- Moi, peur? répliqua-t-il en haussant les épaules. Ah bien, oui! Jen ai vu dautres à lHôtel-Dieu, quand jétudiais la pharmacie! Nous faisions du punch dans lamphithéâtre aux dissections! Le néant népouvante pas un philosophe; et même, je le dis souvent, jai lintention de léguer mon corps aux hôpitaux, afin de servir plus tard à la Science. En arrivant, le Curé demanda comment se portait Monsieur; et, sur la réponse de lapothicaire, il reprit: -- Le coup, vous comprenez, est encore trop récent! Alors Homais le félicita de nêtre pas exposé, comme tout le monde, à perdre une compagne chérie; doù sensuivit une discussion sur le célibat des prêtres. -- Car, disait le pharmacien, il nest pas naturel quun homme se passe de femmes! On a vu des crimes... -- Mais, sabre de bois! sécria lecclésiastique, comment voulez- vous quun individu pris dans le mariage puisse garder, par exemple, le secret de la confession? Homais attaqua la confession. Bournisien la défendit; il sétendit sur les restitutions quelle faisait opérer. Il cita différentes anecdotes de voleurs devenus honnêtes tout à coup. Des militaires, sétant approchés du tribunal de la pénitence, avaient senti les écailles leur tomber des yeux. Il y avait à Fribourg un ministre... Son compagnon dormait. Puis, comme il étouffait un peu dans latmosphère trop lourde de la chambre, il ouvrit la fenêtre, ce qui réveilla le pharmacien. -- Allons, une prise! lui dit-il. Acceptez, cela dissipe. Des aboiements continus se traînaient au loin, quelque part. -- Entendez-vous un chien qui hurle? dit le pharmacien. -- On prétend, quils sentent les morts, répondit lecclésiastique. Cest comme les abeilles: elles senvolent de la ruche au décès des personnes. Homais ne releva pas ces préjugés, car il sétait rendormi. M. Bournisien, plus robuste, continua quelque temps à remuer tout bas les lèvres; puis, insensiblement, il baissa le menton, lâcha son gros livre noir et se mit à ronfler. Ils étaient en face lun de lautre, le ventre en avant, la figure bouffie, lair renfrogné, après tant de désaccord se rencontrant enfin dans la même faiblesse humaine; et ils ne bougeaient pas plus que le cadavre à côté deux, qui avait lair de dormir. Charles, en entrant, ne les réveilla point. Cétait la dernière fois. Il venait lui faire ses adieux. Les herbes aromatiques fumaient encore, et des tourbillons de vapeur bleuâtre se confondaient au bord de la croisée avec le brouillard qui entrait. Il y avait quelques étoiles, et la nuit était douce. La cire des cierges tombait par grosses larmes sur les draps du lit. Charles les regardait brûler, fatiguant ses yeux contre le rayonnement de leur flamme jaune. Des moires frissonnaient sur la robe de satin, blanche comme un clair de lune. Emma disparaissait dessous; et il lui semblait que, sépandant au dehors delle-même, elle se perdait confusément dans lentourage des choses, dans le silence, dans la nuit, dans le vent qui passait, dans les senteurs humides qui montaient. Puis, tout à coup, il la voyait dans le jardin de Tostes, sur le banc, contre la haie dépines, ou bien à Rouen dans les rues, sur le seuil de leur maison, dans la cour des Bertaux. Il entendait encore le rire des garçons en gaieté qui dansaient sous les pommiers; la chambre était pleine du parfum de sa chevelure, et sa robe lui frissonnait dans les bras avec un bruit détincelles. Cétait la même, celle-là! Il fut longtemps à se rappeler ainsi toutes les félicités disparues, ses attitudes, ses gestes, le timbre de sa voix. Après un désespoir, il en venait un autre, et toujours, intarissablement, comme les flots dune marée qui déborde. Il eut une curiosité terrible: lentement, du bout des doigts, en palpitant, il releva son voile. Mais il poussa un cri dhorreur qui réveilla les deux autres. Ils lentraînèrent en bas, dans la salle. Puis Félicité vint dire quil demandait des cheveux. -- Coupez-en! répliqua lapothicaire. Et, comme elle nosait, il savança lui-même, les ciseaux à la main. Il tremblait si fort, quil piqua la peau des tempes en plusieurs places. Enfin, se raidissant contre lémotion, Homais donna deux ou trois grands coups au hasard, ce qui fit des marques blanches dans cette belle chevelure noire. Le pharmacien et le curé se replongèrent dans leurs occupations, non sans dormir de temps à autre, ce dont ils saccusaient réciproquement à chaque réveil nouveau. Alors M. Bournisien aspergeait la chambre deau bénite et Homais jetait un peu de chlore par terre. Félicité avait eu soin de mettre pour eux, sur la commode, une bouteille deau-de-vie, un fromage et une grosse brioche. Aussi lapothicaire, qui nen pouvait plus, soupira, vers quatre heures du matin: -- Ma foi, je me sustenterais avec plaisir! Lecclésiastique ne se fit point prier; il sortit pour aller dire sa messe, revint; puis ils mangèrent et trinquèrent, tout en ricanant un peu, sans savoir pourquoi, excités par cette gaieté vague qui vous prend après des séances de tristesse; et, au dernier petit verre, le prêtre dit au pharmacien, tout en lui frappant sur lépaule: -- Nous finirons par nous entendre! Ils rencontrèrent en bas, dans le vestibule, les ouvriers qui arrivaient. Alors Charles, pendant deux heures, eut à subir le supplice du marteau qui résonnait sur les planches. Puis on la descendit dans son cercueil de chêne, que lon emboîta dans les deux autres; mais, comme la bière était trop large, il fallut boucher les interstices avec la laine dun matelas. Enfin, quand les trois couvercles furent rabotés, cloués, soudés, on lexposa devant la porte; on ouvrit toute grande la maison, et les gens dYonville commencèrent à affluer. Le père Rouault arriva. Il sévanouit sur la Place en apercevant le drap noir. X Il navait reçu la lettre du pharmacien que trente-six heures après lévénement; et, par égard pour sa sensibilité, M. Homais lavait rédigée de telle façon quil était impossible de savoir à quoi sen tenir. Le bonhomme tomba dabord comme frappé dapoplexie. Ensuite il comprit quelle nétait pas morte. Mais elle pouvait lêtre... Enfin il avait passé sa blouse, pris son chapeau, accroché un éperon à son soulier et était parti ventre à terre; et, tout le long de la route, le père Rouault, haletant, se dévora dangoisses. Une fois même, il fut obligé de descendre. Il ny voyait plus, il entendait des voix autour de lui, il se sentait devenir fou. Le jour se leva. Il aperçut trois poules noires qui dormaient dans un arbre; il tressaillit, épouvanté de ce présage. Alors il promit à la sainte Vierge trois chasubles pour léglise, et quil irait pieds nus depuis le cimetière des Bertaux jusquà la chapelle de Vassonville. Il entra dans Maromme en hélant les gens de lauberge, enfonça la porte dun coup dépaule, bondit au sac davoine, versa dans la mangeoire une bouteille de cidre doux, et renfourcha son bidet, qui faisait feu des quatre fers. Il se disait quon la sauverait sans doute; les médecins découvriraient un remède, cétait sûr. Il se rappela toutes les guérisons miraculeuses quon lui avait contées. Puis elle lui apparaissait morte. Elle était là, devant lui, étendue sur le dos, au milieu de la route. Il tirait la bride et lhallucination disparaissait. À Quincampoix, pour se donner du coeur, il but trois cafés lun sur lautre. Il songea quon sétait trompé de nom en écrivant. Il chercha la lettre dans sa poche, ly sentit, mais il nosa pas louvrir. Il en vint à supposer que cétait peut-être une farce, une vengeance de quelquun, une fantaisie dhomme en goguette; et, dailleurs, si elle était morte, on le saurait? Mais non! la campagne navait rien dextraordinaire: le ciel était bleu, les arbres se balançaient; un troupeau de moutons passa. Il aperçut le village; on le vit accourant tout penché sur son cheval, quil bâtonnait à grands coups, et dont les sangles dégouttelaient de sang. Quand il eut repris connaissance, il tomba tout en pleurs dans les bras de Bovary: -- Ma fille! Emma! mon enfant! expliquez-moi...? Et lautre répondait avec des sanglots: -- Je ne sais pas, je ne sais pas! cest une malédiction! Lapothicaire les sépara. -- Ces horribles détails sont inutiles. Jen instruirai monsieur. Voici le monde qui vient. De la dignité, fichtre! de la philosophie! Le pauvre garçon voulut paraître fort, et. il répéta plusieurs fois: -- Oui..., du courage! -- Eh bien, sécria le bonhomme, jen aurai, nom dun tonnerre de Dieu! Je men vas la conduire jusquau bout. La cloche tintait. Tout était prêt. Il fallut se mettre en marche. Et, assis dans une stalle du choeur, lun près de lautre, ils virent passer, devant eux et repasser continuellement les trois chantres qui psalmodiaient. Le serpent soufflait à pleine poitrine. M. Bournisien, en grand appareil, chantait dune voix aiguë; il saluait le tabernacle, élevait les mains, étendait les bras. Lestiboudois circulait dans léglise avec sa latte de baleine; près du lutrin, la bière reposait entre quatre rangs de cierges. Charles avait envie de se lever pour les éteindre. Il tâchait cependant de sexciter à la dévotion, de sélancer dans lespoir dune vie future où il la reverrait. Il imaginait quelle était partie en voyage, bien loin, depuis longtemps. Mais, quand il pensait quelle se trouvait là-dessous, et que tout était fini, quon lemportait dans la terre, il se prenait dune rage farouche, noire, désespérée. Parfois il croyait ne plus rien sentir; et il savourait cet adoucissement de sa douleur, tout en se reprochant dêtre un misérable. On entendit sur les dalles comme le bruit sec dun bâton ferré qui les frappait à temps égaux. Cela venait du fond, et sarrêta court dans les bas-côtés de léglise. Un homme en grosse veste brune sagenouilla péniblement. Cétait Hippolyte, le garçon du Lion dor. Il avait mis sa jambe neuve. Lun des chantres vint faire le tour de la nef pour quêter, et les gros sous, les uns après les autres, sonnaient dans le plat dargent. -- Dépêchez-vous donc! Je souffre, moi! sécria Bovary tout en lui jetant avec colère une pièce de cinq francs. Lhomme déglise le remercia par une longue révérence. On chantait, on sagenouillait, on se relevait, cela nen finissait pas! Il se rappela quune fois, dans les premiers temps, ils avaient ensemble assisté à la messe, et ils sétaient mis de lautre côté, à droite, contre le mur. La cloche recommença. Il y eut un grand mouvement de chaises. Les porteurs glissèrent leurs trois bâtons sous la bière, et lon sortit de léglise. Justin alors parut sur le seuil de la pharmacie. Il y rentra tout à coup, pâle, chancelant. On se tenait aux fenêtres pour voir passer le cortège. Charles, en avant, se cambrait la taille. Il affectait un air brave et saluait dun signe ceux qui, débouchant des ruelles ou des portes, se rangeaient dans la foule. Les six hommes, trois de chaque côté, marchaient au petit pas et en haletant un peu. Les prêtres, les chantres et les deux enfants de choeur récitaient le De profundis; et leurs voix sen allaient sur la campagne, montant et sabaissant avec des ondulations. Parfois ils disparaissaient aux détours du sentier; mais la grande croix dargent se dressait toujours entre les arbres. Les femmes suivaient, couvertes de mantes noires à capuchon rabattu; elles portaient à la main un gros cierge qui brûlait, et Charles se sentait défaillir à cette continuelle répétition de prières et de flambeaux, sous ces odeurs affadissantes de cire et de soutane. Une brise fraîche soufflait, les seigles et les colzas verdoyaient, des gouttelettes de rosée tremblaient au bord du chemin, sur les haies dépines. Toutes sortes de bruits joyeux emplissaient lhorizon: le claquement dune charrette roulant au loin dans les ornières, le cri dun coq qui se répétait ou la galopade dun poulain que lon voyait senfuir sous les pommiers. Le ciel pur était tacheté de nuages roses; des fumignons bleuâtres se rabattaient sur les chaumières couvertes diris; Charles, en passant, reconnaissait les cours. Il se souvenait de matins comme celui-ci, où, après avoir visité quelque malade, il en sortait, et retournait vers elle. Le drap noir, semé de larmes blanches, se levait de temps à autre en découvrant la bière. Les porteurs fatigués se ralentissaient, et elle avançait par saccades continues, comme une chaloupe qui tangue à chaque flot. On arriva. Les hommes continuèrent jusquen bas, à une place dans le gazon où la fosse était creusée. On se rangea tout autour; et, tandis que le prêtre parlait, la terre rouge, rejetée sur les bords, coulait par les coins, sans bruit, continuellement. Puis, quand les quatre cordes furent disposées, on poussa la bière dessus. Il la regarda descendre. Elle descendait toujours. Enfin on entendit un choc; les cordes en grinçant remontèrent. Alors Bournisien prit la bêche que lui tendait Lestiboudois; de sa main gauche, tout en aspergeant de la droite, il poussa vigoureusement une large pelletée; et le bois du cercueil, heurté par les cailloux, fit ce bruit formidable qui nous semble être le retentissement de léternité. Lecclésiastique passa le goupillon à son voisin. Cétait M. Homais. Il le secoua gravement, puis le tendit à Charles, qui saffaissa jusquaux genoux dans la terre, et il en jetait à pleines mains tout en criant: «Adieu!» Il lui envoyait des baisers; il se traînait vers la fosse pour sy engloutir avec elle. On lemmena; et il ne tarda pas à sapaiser, éprouvant peut-être, comme tous les autres, la vague satisfaction den avoir fini. Le père Rouault, en revenant, se mit tranquillement à fumer une pipe; ce que Homais, dans son for intérieur, jugea peu convenable. Il remarqua de même que M. Binet sétait abstenu de paraître, que Tuvache «avait filé» après la messe, et que Théodore, le domestique du notaire, portait un habit bleu, «comme si lon ne pouvait pas trouver un habit noir, puisque cest lusage, que diable!» Et pour communiquer ses observations, il allait dun groupe à lautre. On y déplorait la mort dEmma, et surtout Lheureux, qui navait point manqué de venir à lenterrement. -- Cette pauvre petite dame! quelle douleur pour son mari! Lapothicaire reprenait: -- Sans moi, savez-vous bien, il se serait porté sur lui-même à quelque attentat funeste! -- Une si bonne personne! Dire pourtant que je lai encore vue samedi dernier dans ma boutique! -- Je nai pas eu le loisir, dit Homais, de préparer quelques paroles que jaurais jetées sur sa tombe. En rentrant, Charles se déshabilla, et le père Rouault repassa sa blouse bleue. Elle était neuve, et, comme il sétait, pendant la route, souvent essuyé les yeux avec les manches, elle avait déteint sur sa figure; et la trace des pleurs y faisait des lignes dans la couche de poussière qui la salissait. Madame Bovary mère était avec eux. Ils se taisaient tous les trois. Enfin le bonhomme soupira: -- Vous rappelez-vous, mon ami, que je suis venu à Tostes une fois, quand vous veniez de perdre votre première défunte. Je vous consolais dans ce temps-là! Je trouvais quoi dire; mais à présent... Puis, avec un long gémissement qui souleva toute sa poitrine: -- Ah! cest la fin pour moi, voyez-vous! Jai vu partir ma femme..., mon fils après..., et voilà ma fille, aujourdhui! Il voulut sen retourner tout de suite aux Bertaux, disant quil ne pourrait pas dormir dans cette maison-là. Il refusa même de voir sa petite-fille. -- Non! Non! ça me ferait trop de deuil. Seulement, vous lembrasserez bien! Adieu!... vous êtes un bon garçon! Et puis, jamais je noublierai ça, dit-il en se frappant la cuisse; nayez peur! vous recevrez toujours votre dinde. Mais, quand il fut au haut de la côte, il se détourna, comme autrefois il sétait détourné sur le chemin de Saint-Victor, en se séparant delle. Les fenêtres du village étaient tout en feu sous les rayons obliques du soleil, qui se couchait dans la prairie. Il mit sa main devant ses yeux; et il aperçut à lhorizon un enclos de murs où des arbres, çà et là, faisaient des bouquets noirs entre des pierres blanches, puis il continua sa route, au petit trot, car son bidet boitait. Charles et sa mère restèrent le soir, malgré leur fatigue, fort longtemps à causer ensemble. Ils parlèrent des jours dautrefois et de lavenir. Elle viendrait habiter Yonville, elle tiendrait son ménage, ils ne se quitteraient plus. Elle fut ingénieuse et caressante, se réjouissant intérieurement à ressaisir une affection qui depuis tant dannées lui échappait. Minuit sonna. Le village, comme dhabitude, était silencieux, et Charles, éveillé, pensait toujours à elle. Rodolphe, qui, pour se distraire, avait battu le bois toute la journée, dormait tranquillement dans son château; et Léon, là-bas, dormait aussi. Il y en avait un autre qui, à cette heure-là, ne dormait pas. Sur la fosse, entre les sapins, un enfant pleurait agenouillé, et sa poitrine, brisée par les sanglots, haletait dans lombre, sous la pression dun regret immense plus doux que la lune et plus insondable que la nuit. La grille tout à coup craqua. Cétait Lestiboudois; il venait chercher sa bêche quil avait oubliée tantôt. Il reconnut Justin escaladant le mur, et sut alors à quoi sen tenir sur le malfaiteur qui lui dérobait ses pommes de terre. XI Charles, le lendemain, fit revenir la petite. Elle demanda sa maman. On lui répondit quelle était absente, quelle lui rapporterait des joujoux. Berthe en reparla plusieurs fois; puis, à la longue, elle ny pensa plus. La gaieté de cette enfant navrait Bovary, et il avait à subir les intolérables consolations du pharmacien. Les affaires dargent bientôt recommencèrent, M. Lheureux excitant de nouveau son ami Vinçart, et Charles sengagea pour des sommes exorbitantes; car jamais il ne voulut consentir à laisser vendre le moindre des meubles ne lui avaient appartenu. Sa mère en fut exaspérée. Il sindigna plus fort quelle. Il avait changé tout à fait. Elle abandonna la maison. Alors chacun se mit à profiter. Mademoiselle Lempereur réclama six mois de leçons, bien quEmma nen eût jamais pris une seule (malgré cette facture acquittée quelle avait fait voir à Bovary): cétait une convention entre elles deux; le loueur de livres réclama trois ans dabonnement; la mère Rolet réclama le port dune vingtaine de lettres; et, comme Charles demandait des explications, elle eut la délicatesse de répondre: -- Ah! je ne sais rien! cétait pour ses affaires. À chaque dette quil payait, Charles croyait en avoir fini. Il en survenait dautres, continuellement. Il exigea larriéré danciennes visites. On lui montra les lettres que sa femme avait envoyées. Alors il fallut faire des excuses. Félicité portait maintenant les robes de Madame; non pas toutes, car il en avait gardé quelques-unes, et il les allait voir dans son cabinet de toilette, où il senfermait; elle était à peu près de sa taille, souvent Charles, en lapercevant par derrière, était saisi dune illusion, et sécriait: -- Oh! reste! reste! Mais, à la Pentecôte, elle décampa dYonville, enlevée par Théodore, et en volant tout ce qui restait de la garde-robe. Ce fut vers cette époque que madame veuve Dupuis eut lhonneur de lui faire part du «mariage de M. Léon Dupuis, son fils, notaire à Yvetot, avec mademoiselle Léocadie Leboeuf, de Bondeville». Charles, parmi les félicitations quil lui adressa, écrivit cette phrase: «Comme ma pauvre femme aurait été heureuse!» Un jour querrant sans but dans la maison, il était monté jusquau grenier, il sentit sous sa pantoufle une boulette de papier fin. Il louvrit et il lut: «Du courage, Emma! du courage! Je ne veux pas faire le malheur de votre existence.» Cétait la lettre de Rodolphe, tombée à terre entre des caisses, qui était restée là, et que le vent de la lucarne venait de pousser vers la porte. Et Charles demeura tout immobile et béant à cette même place où jadis, encore plus pâle que lui, Emma, désespérée, avait voulu mourir. Enfin, il découvrit un petit R au bas de la seconde page. Quétait-ce? il se rappela les assiduités de Rodolphe, sa disparition soudaine et lair contraint quil avait eu en la rencontrant depuis, deux ou trois fois. Mais le ton respectueux de la lettre lillusionna. -- Ils se sont peut-être aimés platoniquement, se dit-il. Dailleurs, Charles nétait pas de ceux qui descendent au fond des choses: il recula devant les preuves, et sa jalousie incertaine se perdit dans limmensité de son chagrin. On avait dû, pensait-il, ladorer. Tous les hommes, à coup sûr, lavaient convoitée. Elle lui en parut plus belle; et il en conçut un désir permanent, furieux, qui enflammait son désespoir et qui navait pas de limites, parce quil était maintenant irréalisable. Pour lui plaire, comme si elle vivait encore, il adopta ses prédilections, ses idées; il sacheta des bottes vernies, il prit lusage des cravates blanches. Il mettait du cosmétique à ses moustaches, il souscrivit comme elle des billets à ordre. Elle le corrompait par delà le tombeau. Il fut obligé de vendre largenterie pièce à pièce, ensuite il vendit les meubles du salon. Tous les appartements se dégarnirent; mais la chambre, sa chambre à elle, était restée comme autrefois. Après son dîner, Charles montait là. Il poussait devant le feu la table ronde, et il approchait son fauteuil. Il sasseyait en face. Une chandelle brûlait dans un des flambeaux dorés. Berthe, près de lui, enluminait des estampes. Il souffrait, le pauvre homme, à la voir si mal vêtue, avec ses brodequins sans lacet et lemmanchure de ses blouses déchirée jusquaux hanches, car la femme de ménage nen prenait guère de souci. Mais elle était si douce, si gentille, et sa petite tête se penchait si gracieusement en laissant retomber sur ses joues roses sa bonne chevelure blonde, quune délectation infinie lenvahissait, plaisir tout mêlé damertume comme ces vins mal faits qui sentent la résine. Il raccommodait ses joujoux, lui fabriquait des pantins avec du carton, ou recousait le ventre déchiré de ses poupées. Puis, sil rencontrait des yeux la boîte à ouvrage, un ruban qui traînait ou même une épingle restée dans une fente de la table, il se prenait à rêver, et il avait lair si triste, quelle devenait triste comme lui. Personne à présent ne venait les voir; car Justin sétait enfui à Rouen, où il est devenu garçon épicier, et les enfants de lapothicaire fréquentaient de moins en moins la petite, M. Homais ne se souciant pas, vu la différence de leurs conditions sociales, que lintimité se prolongeât. LAveugle, quil navait pu guérir avec sa pommade, était retourné dans la côte du Bois-Guillaume, où il narrait aux voyageurs la vaine tentative du pharmacien, à tel point que Homais, lorsquil allait à la ville, se dissimulait derrière les rideaux de lHirondelle, afin déviter sa rencontre. Il lexécrait; et, dans lintérêt de sa propre réputation, voulant sen débarrasser à toute force, il dressa contre lui une batterie cachée, qui décelait la profondeur de son intelligence et la scélératesse de sa vanité. Durant six mois consécutifs, on put donc lire dans le Fanal de Rouen des entrefilets ainsi conçus: «Toutes les personnes qui se dirigent vers les fertiles contrées de la Picardie auront remarqué sans doute, dans la côte du Bois- Guillaume, un misérable atteint dune horrible plaie faciale. Il vous importune, vous persécute et prélève un véritable impôt sur les voyageurs. Sommes-nous encore à ces temps monstrueux du Moyen Age, où il était permis aux vagabonds détaler par nos places publiques la lèpre et les scrofules quils avaient rapportées de la croisade?» Ou bien: «Malgré les lois contre le vagabondage, les abords de nos grandes villes continuent à être infestés par des bandes de pauvres. On en voit qui circulent isolément, et qui, peut-être, ne sont pas les moins dangereux. À quoi songent nos édiles?» Puis Homais inventait des anecdotes: «Hier, dans la côte du Bois-Guillaume, un cheval ombrageux...» Et suivait le récit dun accident occasionné par la présence de lAveugle. Il fit si bien, quon lincarcéra. Mais on le relâcha. Il recommença, et Homais aussi recommença. Cétait une lutte. Il eut la victoire; car son ennemi fut condamné à une réclusion perpétuelle dans un hospice. Ce succès lenhardit; et dès lors il ny eut plus dans larrondissement un chien écrasé, une grange incendiée, une femme battue, dont aussitôt il ne fît part au public, toujours guidé par lamour du progrès et la haine des prêtres. Il établissait des comparaisons entre les écoles primaires et les frères ignorantins, au détriment de ces derniers, rappelait la Saint-Barthélemy à propos dune allocation de cent francs faite à léglise, et dénonçait des abus, lançait des boutades. Cétait son mot. Homais sapait; il devenait dangereux. Cependant il étouffait dans les limites étroites du journalisme, et bientôt il lui fallut le livre, louvrage! Alors il composa une Statistique générale du canton dYonville, suivie dobservations climatologiques, et la statistique le poussa vers la philosophie. Il se préoccupa des grandes questions: problème social, moralisation des classes pauvres, pisciculture, caoutchouc, chemins de fer, etc. Il en vint à rougir dêtre un bourgeois. Il affectait le genre artiste, il fumait! Il sacheta deux statuettes chic Pompadour, pour décorer son salon. Il nabandonnait point la pharmacie; au contraire! il se tenait au courant des découvertes. Il suivait le grand mouvement des chocolats. Cest le premier qui ait fait venir dans la Seine- Inférieure du cho-ca et de la revalentia. Il séprit denthousiasme pour les chaînes hydro-électriques Pulvermacher; il en portait une lui-même; et, le soir, quand il retirait son gilet de flanelle, madame Homais restait tout éblouie devant la spirale dor sous laquelle il disparaissait, et sentait redoubler ses ardeurs pour cet homme plus garrotté quun Scythe et splendide comme un mage. Il eut de belles idées à propos du tombeau dEmma. Il proposa dabord un tronçon de colonne avec une draperie, ensuite une pyramide, puis un temple de Vesta, une manière de rotonde... ou bien «un amas de ruines». Et, dans tous les plans, Homais ne démordait point du saule pleureur, quil considérait comme le symbole obligé de la tristesse. Charles et lui firent ensemble un voyage à Rouen, pour voir des tombeaux, chez un entrepreneur de sépultures, -- accompagnés dun artiste peintre, un nommé Vaufrylard, ami de Bridoux, et qui, tout le temps, débita des calembours. Enfin, après avoir examiné une centaine de dessins, sêtre commandé un devis et avoir fait un second voyage à Rouen, Charles se décida pour un mausolée qui devait porter sur ses deux faces principales «un génie tenant une torche éteinte». Quant à linscription, Homais ne trouvait rien de beau comme: _Sta viator_, et il en restait là; il se creusait limagination; il répétait continuellement: _Sta viator_... Enfin, il découvrit: _amabilem conjugem calcas_! qui fut adopté. Une chose étrange, cest que Bovary, tout en pensant à Emma continuellement, loubliait; et il se désespérait à sentir cette image lui échapper de la mémoire au milieu des efforts quil faisait pour la retenir. Chaque nuit pourtant, il la rêvait; cétait toujours le même rêve: il sapprochait delle; mais, quand il venait à létreindre, elle tombait en pourriture dans ses bras. On le vit pendant une semaine entrer le soir à léglise. M. Bournisien lui fit même deux ou trois visites, puis labandonna. Dailleurs, le bonhomme tournait à lintolérance, au fanatisme, disait Homais; il fulminait contre lesprit du siècle, et ne manquait pas, tous les quinze jours, au sermon, de raconter lagonie de Voltaire, lequel mourut en dévorant ses excréments, comme chacun sait. Malgré lépargne où vivait Bovary, il était loin de pouvoir amortir ses anciennes dettes. Lheureux refusa de renouveler aucun billet. La saisie devint imminente. Alors il eut recours à sa mère, qui consentit à lui laisser prendre une hypothèque sur ses biens, mais en lui envoyant force récriminations contre Emma; et elle demandait, en retour de son sacrifice, un châle, échappé aux ravages de Félicité. Charles le lui refusa. Ils se brouillèrent. Elle fit les premières ouvertures de raccommodement, en lui proposant de prendre chez elle la petite, qui la soulagerait dans sa maison. Charles y consentit. Mais, au moment du départ, tout courage labandonna. Alors, ce fut une rupture définitive, complète. À mesure que ses affections disparaissaient, il se resserrait plus étroitement à lamour de son enfant. Elle linquiétait cependant; car elle toussait quelquefois, et avait des plaques rouges aux pommettes. En face de lui sétalait, florissante et hilare, la famille du pharmacien, que tout au monde contribuait à satisfaire. Napoléon laidait au laboratoire, Athalie lui brodait un bonnet grec, Irma découpait des rondelles de papier pour couvrir les confitures, et Franklin récitait tout dune haleine la table de Pythagore. Il était le plus heureux des pères, le plus fortuné des hommes. Erreur! une ambition sourde le rongeait: Homais désirait la croix. Les titres ne lui manquaient point: I° Sêtre, lors du choléra, signalé par un dévouement sans bornes; 2° avoir publié, et à mes frais, différents ouvrages dutilité publique, tels que... (et il rappelait son mémoire intitulé: Du cidre, de sa fabrication et de ses effets; plus, des observations sur le puceron laniger, envoyées à lAcadémie; son volume de statistique, et jusquà sa thèse de pharmacien); sans compter que je suis membre de plusieurs sociétés savantes (il létait dune seule). -- Enfin, sécriait-il, en faisant une pirouette, quand ce ne serait que de me signaler aux incendies! Alors Homais inclina vers le Pouvoir. Il rendit secrètement à M. le préfet de grands services dans les élections. Il se vendit enfin, il se prostitua. Il adressa même au souverain une pétition où il le suppliait de lui faire justice; il lappelait notre bon roi et le comparait à Henri IV. Et chaque matin, lapothicaire se précipitait sur le journal pour y découvrir sa nomination; elle ne venait pas. Enfin, ny tenant plus, il fit dessiner dans son jardin un gazon figurant létoile de lhonneur, avec deux petits tordillons dherbe qui partaient du sommet pour imiter le ruban. Il se promenait autour, les bras croisés, en méditant sur lineptie du gouvernement et lingratitude des hommes. Par respect, ou par une sorte de sensualité qui lui faisait mettre de la lenteur dans ses investigations, Charles navait pas encore ouvert le compartiment secret dun bureau de palissandre dont Emma se servait habituellement. Un jour, enfin, il sassit devant, tourna la clef et poussa le ressort. Toutes les lettres de Léon sy trouvaient. Plus de doute, cette fois! Il dévora jusquà la dernière, fouilla dans tous les coins, tous les meubles, tous les tiroirs, derrière les murs, sanglotant, hurlant, éperdu, fou. Il découvrit une boîte, la défonça dun coup de pied. Le portrait de Rodolphe lui sauta en plein visage, au milieu des billets doux bouleversés. On sétonna de son découragement. Il ne sortait plus, ne recevait personne, refusait même daller voir ses malades. Alors on prétendit quil senfermait pour boire. Quelquefois pourtant, un curieux se haussait par-dessus la haie du jardin, et apercevait avec ébahissement cet homme à barbe longue, couvert dhabits sordides, farouche, et qui pleurait tout haut en marchant. Le soir, dans lété, il prenait avec lui sa petite fille et la conduisait au cimetière. Ils sen revenaient à la nuit close, quand il ny avait plus déclairé sur la Place que la lucarne de Binet. Cependant la volupté de sa douleur était incomplète, car il navait autour de lui personne qui la partageât; et il faisait des visites à la mère Lefrançois afin de pouvoir parler delle. Mais laubergiste ne lécoutait que dune oreille, ayant comme lui des chagrins, car M. Lheureux venait enfin détablir les Favorites du commerce, et Hivert, qui jouissait dune grande réputation pour les commissions, exigeait un surcroît dappointements et menaçait de sengager «à la Concurrence». Un jour quil était allé au marché dArgueil pour y vendre son cheval, -- dernière ressource, -- il rencontra Rodolphe. Ils pâlirent en sapercevant. Rodolphe, qui avait seulement envoyé sa carte, balbutia dabord quelques excuses, puis senhardit et même poussa laplomb (il faisait très chaud, on était au mois daoût), jusquà linviter à prendre une bouteille de bière au cabaret. Accoudé en face de lui, il mâchait son cigare tout en causant, et Charles se perdait en rêveries devant cette figure quelle avait aimée. Il lui semblait revoir quelque chose delle. Cétait un émerveillement. Il aurait voulu être cet homme. Lautre continuait à parler culture, bestiaux, engrais, bouchant avec des phrases banales tous les interstices où pouvait se glisser une allusion. Charles ne lécoutait pas; Rodolphe sen apercevait, et il suivait sur la mobilité de sa figure le passage des souvenirs. Elle sempourprait peu à peu, les narines battaient vite, les lèvres frémissaient; il y eut même un instant où Charles, plein dune fureur sombre, fixa ses yeux contre Rodolphe qui, dans une sorte deffroi, sinterrompit. Mais bientôt la même lassitude funèbre réapparut sur son visage. -- Je ne vous en veux pas, dit-il. Rodolphe était resté muet. Et Charles, la tête dans ses deux mains, reprit dune voix éteinte et avec laccent résigné des douleurs infinies: -- Non, je ne vous en veux plus! Il ajouta même un grand mot, le seul quil ait jamais dit: -- Cest la faute de la fatalité! Rodolphe, qui avait conduit cette fatalité, le trouva bien débonnaire pour un homme dans sa situation, comique même, et un peu vil. Le lendemain, Charles alla sasseoir sur le banc, dans la tonnelle. Des jours passaient par le treillis; les feuilles de vigne dessinaient leurs ombres sur le sable, le jasmin embaumait, le ciel était bleu, des cantharides bourdonnaient autour des lis en fleur, et Charles suffoquait comme un adolescent sous les vagues effluves amoureux qui gonflaient son coeur chagrin. À sept heures, la petite Berthe, qui ne lavait pas vu de toute laprès-midi, vint le chercher pour dîner. Il avait la tête renversée contre le mur, les yeux clos, la bouche ouverte, et tenait dans ses mains une longue mèche de cheveux noirs. -- Papa, viens donc! dit-elle. Et, croyant quil voulait jouer, elle le poussa doucement. Il tomba par terre. Il était mort. Trente-six heures après, sur la demande de lapothicaire, M. Canivet accourut. Il louvrit et ne trouva rien. Quand tout fut vendu, il resta douze francs soixante et quinze centimes qui servirent à payer le voyage de mademoiselle Bovary chez sa grand-mère. La bonne femme mourut dans lannée même; le père Rouault étant paralysé, ce fut une tante qui sen chargea. Elle est pauvre et lenvoie, pour gagner sa vie, dans une filature de coton. Depuis la mort de Bovary, trois médecins se sont succédé à Yonville sans pouvoir y réussir, tant M. Homais les a tout de suite battus en brèche. Il fait une clientèle denfer; lautorité le ménage et lopinion publique le protège. Il vient de recevoir la croix dhonneur. *** End of this LibraryBlog Digital Book "Madame Bovary" *** Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.