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Title: Histoire comique
Author: France, Anatole, 1844-1924
Language: French
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by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)



ANATOLE FRANCE

DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

HISTOIRE COMIQUE



QUATORZIÈME ÉDITION
PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3

DU MÊME AUTEUR

Format grand in-18.

    BALTHASAR                                                1 vol.
    LE CRIME DE SYLVESTRE BONNARD (_Ouvrage couronné
    par l'Académie française_)                               1 --
    L'ÉTUI DE NACRE                                          1 --
    LE JARDIN D'ÉPICURE                                      1 --
    JOCASTE ET LE CHAT MAIGRE                                1 --
    LE LIVRE DE MON AMI                                      1 --
    LE LYS ROUGE                                             1 --
    LES OPINIONS DE M. JÉRÔME COIGNARD                       1 --
    LE PUITS DE SAINTE-CLAIRE                                1 --
    LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE                       1 --
    THAÏS                                                    1 --
    LA VIE LITTÉRAIRE                                        4 --

            HISTOIRE CONTEMPORAINE

    I.--L'ORME DU MAIL                                       1 vol.
    II.--LE MANNEQUIN D'OSIER                                1 --
    III.--L'ANNEAU D'AMÉTHYSTE                               1 --
    IV.--MONSIEUR BERGERET À PARIS                           1 --

            ÉDITION ILLUSTRÉE

    CLIO (_Illustrations en couleurs de Mucha_)              1 vol.



HISTOIRE COMIQUE



I


C'était dans une loge d'actrice, à l'Odéon. Sous la lampe
électrique, Félicie Nanteuil, la tête poudrée, du bleu aux
paupières, du rouge aux joues et aux oreilles, du blanc au cou et
aux épaules, donnait le pied à madame Michon, l'habilleuse, qui lui
mettait de petits souliers noirs à talons rouges. Le docteur Trublet,
médecin du théâtre et ami des actrices, appuyait sur un coussin du
divan son crâne chauve, et, les mains jointes sur le ventre, croisait
ses jambes courtes. Il interrogeait:

--Quoi encore, ma chère enfant?

--Est-ce que je sais!... Des étouffements... des vertiges... Tout
d'un coup, une angoisse comme si j'allais mourir. C'est même ça le
plus pénible.

--Êtes-vous prise quelquefois d'une soudaine envie de rire ou de
pleurer, sans cause apparente, sans raison?

--Ça, je ne peux pas vous dire, parce que, dans la vie, on a tant de
raisons de rire ou de pleurer!...

--Êtes-vous sujette à des éblouissements?

--Non... Mais imaginez-vous, docteur, que je crois voir, la nuit, sous
les meubles, un chat qui me regarde avec des yeux de braise.

--Tâchez de ne plus rêver de chat, dit madame Michon; parce que
c'est mauvais signe... Voir un chat, ça annonce trahison par des amis
et perfidie de femme.

--Mais ce n'est pas en rêvant que je vois un chat! C'est tout
éveillée.

Trublet, qui n'était de service à l'Odéon qu'une fois par mois, y
venait en voisin presque tous les soirs. Il aimait les comédiennes,
prenait plaisir à causer avec elles, leur donnait des conseils et
jouissait de leur confiance avec délicatesse. Il promit à Félicie
de lui faire tout de suite une ordonnance:

--Ma chère enfant, nous soignerons l'estomac et vous ne verrez plus
de chats sous les meubles.

Madame Michon rectifiait le corset. Et le docteur, subitement
assombri, la regardait qui tirait sur les lacets.

--Ne froncez pas le sourcil, docteur, dit Félicie, je ne me serre
jamais. Avec la taille que j'ai, ce serait vraiment bête de ma part.

Elle ajouta, pensant à sa meilleure camarade du théâtre:

--C'est bon pour Fagette, qui n'a ni épaules ni hanches... Elle est
toute droite... Michon, tu peux gagner encore un peu... Je sais que
vous êtes l'ennemi des corsets, docteur. Je ne peux pourtant pas
m'habiller comme les femmes esthètes, avec des langes... Venez passer
votre main, vous verrez que je ne me serre pas trop.

Il se défendit d'être l'ennemi des corsets, ne condamnant que les
corsets trop serrés. Il déplora que les femmes n'eussent aucun sens
de l'harmonie des lignes et qu'elles attachassent à la finesse de la
taille une idée de grâce et de beauté, sans comprendre que cette
beauté consistait tout entière dans les molles inflexions par
lesquelles le corps, après avoir fourni le superbe épanouissement
de la poitrine, s'amincit lentement au-dessous du thorax pour se
magnifier ensuite dans l'ample et tranquille évasement des flancs.

--La taille, dit-il, la taille, puisqu'il faut employer ce mot
affreux, doit être un passage lent, insensible, et doux entre
les deux gloires de la femme, sa poitrine et son ventre. Et vous
l'étranglez stupidement, vous vous défoncez le thorax, qui entraîne
les seins dans sa ruine, vous vous aplatissez les fausses côtes, vous
vous creusez un horrible sillon au-dessus du nombril. Les négresses,
qui se taillent les dents en pointe et qui se fendent les lèvres pour
y introduire un disque de bois, se défigurent avec moins de barbarie.
Car, enfin, on conçoit qu'il reste encore de la splendeur féminine
à une créature qui s'est passé un anneau dans les cartilages du nez
et dont la lèvre est distendue par une rondelle d'acajou grande comme
ce pot de pommade. Mais la dévastation est entière quand la femme
exerce ses ravages dans le centre sacré de son empire.

Insistant sur un sujet qui lui tenait à cœur, il reprit une à une
les déformations du squelette et des muscles causées par le corset,
et fit des descriptions imagées et précises, des peintures lugubres
et bouffonnes. Nanteuil riait en l'écoutant. Elle riait parce que,
étant femme, elle avait du penchant à rire des laideurs et des
misères physiques, parce que, rapportant tout à son petit monde
d'artistes, chaque difformité décrite par le docteur lui rappelait
une camarade du théâtre et s'imprimait dans son esprit en
caricature, et parce que, se sachant bien faite, elle se réjouissait
de son jeune corps, en se représentant toutes ces disgrâces de la
chair. Riant d'un rire clair, elle allait par la loge vers le docteur,
entraînant madame Michon, qui tenait les lacets comme des rênes,
avec un air de sorcière emportée au sabbat.

--Restez donc tranquille! fit-elle.

Et elle objecta que les femmes de la campagne, qui ne mettaient pas de
corset, étaient encore plus abîmées que les femmes de la ville.

Le docteur reprocha amèrement aux civilisations occidentales leur
mépris et leur ignorance de la beauté vivante.

Trublet, né dans l'ombre des tours de Saint-Sulpice, était allé,
jeune, exercer la médecine au Caire. Il en avait rapporté un peu
d'argent, une maladie de foie et la connaissance des mœurs diverses
des hommes. En son âge mûr, de retour au pays natal, il ne quittait
plus guère sa vieille rue de Seine et prenait grand plaisir à vivre,
un peu triste seulement de voir ses contemporains si malhabiles à
se reconnaître dans le déplorable malentendu qui, voilà dix-huit
siècles, brouilla l'humanité avec la nature.

On frappa; une voix de femme cria du couloir:

--C'est moi!

Félicie, tandis qu'elle passait sa jupe rose, pria le docteur
d'ouvrir la porte. Madame Doulce entra, pesante, laissant à l'abandon
son corps massif, qu'elle avait su longtemps rassembler sur la scène,
et tendre à la dignité des mères nobles.

--Bonjour, mignonne. Bonjour, docteur... Tu sais, Félicie, je ne suis
pas complimenteuse. Eh bien! je t'ai vue avant-hier et je t'assure
que dans le «deux» de _la Mère confidente_ tu fais des choses très
bien et qui ne sont pas faciles.

Nanteuil sourit des yeux, et, comme il arrive toujours quand on
reçoit un compliment, elle en attendit un autre.

Madame Doulce, invitée par le silence de Nanteuil, murmura de
nouvelles louanges:

--... des choses excellentes, des choses personnelles.

--Vous trouvez, madame Doulce? Tant mieux! parce que je ne sens pas
bien ce rôle-là. Et puis la grande Perrin m'ôte tous mes moyens.
C'est vrai! quand je m'assois sur les genoux de cette femme-là, ça
me fait un effet... Vous ne savez pas toutes les horreurs qu'elle
me dit à l'oreille pendant que nous sommes en scène. Elle est
enragée... Je comprends tout, mais il y a des choses qui me
dégoûtent... Michon, est-ce que le corsage ne fronce pas dans le
dos, à droite?

--Ma chère enfant, s'écria Trublet avec enthousiasme, vous venez de
prononcer une parole admirable.

--Laquelle? demanda simplement Nanteuil.

--Vous avez dit: «Je comprends tout, mais il y a des choses qui me
dégoûtent.» Vous comprenez tout; les actions et les pensées des
hommes vous apparaissent comme des cas particuliers de la mécanique
universelle, vous n'en concevez ni colère ni haine. Mais il y a des
choses qui vous dégoûtent; vous avez de la délicatesse, et il est
bien vrai que la morale est affaire de goût. Mon enfant, je voudrais
qu'on pensât aussi sainement que vous à l'Académie des Sciences
morales. Oui, vous avez raison. Les instincts que vous attribuez
à votre camarade, il est aussi vain de les lui reprocher que de
reprocher à l'acide lactique d'être un acide à fonctions mixtes.

--Qu'est-ce que vous dites?

--Je dis que nous ne pouvons plus louer ni blâmer aucune pensée,
aucune action humaine, une fois que la nécessité de ces actions et
de ces pensées nous est démontrée.

--Alors, vous approuvez les mœurs de la grande Perrin, vous, un homme
décoré! C'est du propre!

Le docteur se souleva et dit:

--Mon enfant, prêtez-moi, je vous prie, un moment d'attention. Je
vais vous faire un récit instructif:

»Autrefois, la nature humaine était différente de ce qu'elle est
aujourd'hui. Il y avait non seulement des hommes et des femmes, mais
aussi des androgynes, c'est-à-dire des êtres qui réunissaient en
eux les deux sexes. Ces trois sortes d'hommes avaient quatre bras,
quatre jambes et deux visages. Ils étaient robustes et tournaient
rapidement sur eux-mêmes comme des roues. Leur force leur inspira
l'audace de combattre les dieux à l'exemple des Géants. Jupiter, ne
pouvant souffrir une telle insolence...

--Michon, est-ce que la jupe ne traîne pas trop à gauche? demanda
Nanteuil.

--... résolut, poursuivit le docteur, de les rendre moins forts et
moins hardis. Il sépara chaque homme en deux, de manière qu'il n'eut
plus que deux bras, deux jambes et une tête, et la race humaine fut
dès lors ce qu'elle est aujourd'hui. Chacun de nous n'est donc qu'une
moitié d'homme qui a été séparée de son tout comme on divise une
sole en deux parts. Ces moitiés cherchent toujours leurs moitiés.
L'amour que nous avons les uns pour les autres n'est que la force
qui nous pousse à réunir nos deux moitiés pour nous rétablir
dans notre ancienne perfection. Les hommes qui proviennent de la
séparation des androgynes aiment les femmes; les femmes qui ont cette
même origine aiment les hommes. Mais les femmes qui proviennent de la
séparation des femmes primitives n'accordent pas grande attention aux
hommes et sont portées vers les femmes. Ne soyez donc plus surprise
quand vous voyez...

--C'est vous, docteur, qui avez imaginé cette histoire-là? demanda
Nanteuil, en piquant une rose à son corsage.

Le docteur se défendit avec force d'en avoir rien inventé. Au
contraire, il en avait, disait-il, retranché une partie.

--Tant mieux! s'écria Nanteuil. Parce que je vais vous dire: Celui
qui a trouvé ça n'est pas malin.

--Il est mort, dit Trublet.

Nanteuil exprima de nouveau le dégoût que lui inspirait sa
partenaire; mais madame Doulce, qui était prudente et déjeunait
quelquefois chez Jeanne Perrin, détourna la conversation.

--Enfin, mignonne, tu le tiens, le rôle d'Angélique. Seulement,
rappelle-toi ce que je t'ai dit: il faut garder le geste un peu
étroit, la taille un peu raide. C'est le secret des ingénues.
Défie-toi de ta jolie souplesse naturelle. Les jeunes filles du
répertoire doivent être un rien poupée. C'est de style. Le costume
le veut. Vois-tu, Félicie, ce que tu dois observer avant tout, quand
tu joues dans _la Mère confidente_, qui est une délicieuse pièce...

Félicie l'interrompit:

--Moi, vous savez, pourvu que j'aie un bon rôle, la pièce, je m'en
fiche. Et puis, je n'aime pas bien Marivaux... Vous riez, docteur?
Est-ce que j'ai fait une gaffe? Ce n'est pas de Marivaux, _la Mère
confidente_?

--Mais si!

--Alors!... Vous cherchez toujours à m'embrouiller... Je disais que
cette Angélique m'agace. Je voudrais quelque chose de plus étoffé,
de plus en dehors... Ce soir, surtout, ce rôle m'horripile.

--C'est une raison de croire que tu le joueras très bien, ma
mignonne, dit madame Doulce.

Et elle professa:

--Nous n'entrons jamais mieux dans nos rôles que lorsque nous
y entrons de force et malgré nous. Je pourrais vous en citer de
nombreux exemples. Et moi-même, dans _la Vivandière d'Austerlitz_,
j'ai étonné la salle entière par l'accent de ma gaieté, au moment
où l'on venait de m'annoncer que mon pauvre Doulce, si grand artiste
et si bon mari, avait été foudroyé d'apoplexie, à l'orchestre de
l'Opéra, en saisissant son cornet à piston.

--Pourquoi veut-on absolument que je ne sois qu'une ingénue? demanda
Nanteuil, qui voulait être aussi une amoureuse, une grande coquette
et jouer tous les rôles.

--Et cela se comprend, poursuivit obstinément madame Doulce. L'art
de la comédie est un art d'imitation. Or, ce qu'on n'éprouve pas, on
l'imite d'autant mieux.

--Ne vous faites pas d'illusions, mon enfant, dit le docteur à
Félicie. Quand on est une ingénue, on le reste à jamais. On naît
Angélique ou Dorine, Célimène ou madame Pernelle. Au théâtre, les
unes ont toujours vingt ans, les autres toujours trente, les autres
toujours soixante... Vous, mademoiselle Nanteuil, vous aurez toujours
dix-huit ans et vous serez toujours une ingénue.

--Je suis très contente de mon emploi, répondit Nanteuil, mais vous
ne pouvez pas exiger que j'interprète avec le même plaisir toutes
les ingénues. Il y a un rôle, par exemple, que je voudrais bien
jouer! C'est Agnès de _l'École des femmes_.

Au seul nom d'Agnès! le docteur, ravi, murmura dans ses coussins:

    Mes yeux ont-ils du mal pour en donner au monde?

--Agnès, voilà un beau rôle! s'écria Nanteuil. Je l'ai demandé à
Pradel.

Pradel, directeur du théâtre, était un ancien comédien, avisé
et bonhomme, dépouillé d'illusions et ne nourrissant point de trop
hautes espérances. Il aimait la paix, les livres et les femmes.
Nanteuil n'avait qu'à se louer de Pradel et elle parlait de lui sans
malveillance, avec une honnête liberté.

--Il a été ignoble, il a été dégoûtant, infect, dit-elle; il
m'a refusé le rôle d'Agnès pour le donner à Falempin. Il faut dire
aussi que je ne lui avais pas demandé comme il fallait. Tandis que
Falempin, elle sait la manière, elle! je vous en réponds. Mais ça
m'est égal: si Pradel ne me laisse pas jouer Agnès, je l'envoie
promener, lui et son sale guignol!

Madame Doulce continua de prodiguer ses enseignements inécoutés.
Comédienne de mérite, mais vieillie, usée, jamais plus engagée,
elle donnait des conseils aux débutantes, leur écrivait leurs
lettres, et gagnait ainsi l'unique repas qu'elle faisait presque
chaque jour, le matin ou le soir.

Félicie, tandis que madame Michon lui nouait un velours noir autour
du cou, interrogea Trublet:

--Docteur, vous dites que mes vertiges viennent de l'estomac: vous
êtes sûr?

Avant que Trublet eût pu répondre, madame Doulce s'écria que les
vertiges venaient toujours de l'estomac, et qu'elle avait au sien,
deux ou trois heures après les repas, des gonflements douloureux.
Puis, elle demanda un remède au docteur.

Cependant Félicie réfléchissait, car elle était capable de
réflexion. Tout à coup:

--Docteur, je voudrais vous faire une question que vous trouverez
peut-être drôle... mais je voudrais bien savoir si, de connaître
tout ce qu'il y a dans le corps, d'avoir vu toutes les affaires que
nous avons au dedans de nous, ça ne vous gêne pas, des moments, avec
les femmes. Il me semble que, d'avoir l'idée de tout ça, ça devrait
vous dégoûter.

Trublet, du fond de ses coussins, envoya un baiser à Félicie:

--Ma chère enfant, il n'y a pas de plus fin, de plus riche, de plus
beau tissu que la peau d'une jolie femme. C'est ce que je me disais à
l'instant, en contemplant votre nuque, et vous concevez aisément que,
sous cette impression...

Elle lui fit une grimace de guenon dédaigneuse.

--Croyez-vous que c'est spirituel, de répondre par des imbécillités
à une question sérieuse?

--Eh bien, mademoiselle, puisque vous le voulez, je vais vous faire
une réponse instructive. Il y a vingt ans, nous avions à l'hôpital
Saint-Joseph, dans la salle d'autopsie, une vieux surveillant ivrogne,
le père Rousseau, qui, tous les jours, à onze heures du matin,
déjeunait au bord de la table sur laquelle le cadavre était étendu.
Il déjeunait parce qu'il avait faim. Ceux qui ont faim, rien ne
les empêche de manger, dès qu'ils ont de quoi. Seulement, le père
Rousseau disait: «Je ne sais pas si c'est l'air de la salle qui le
veut, mais je ne peux rien manger que de frais et d'appétissant.»

--Je comprends, dit Félicie. Il vous faut des petites
bouquetières... C'est défendu, vous savez... Mais vous êtes là
assis comme un Turc, et vous ne m'avez pas écrit mon ordonnance.

Elle l'interrogea du regard.

--L'estomac, où est-ce au juste?

La porte était restée entr'ouverte. Un jeune homme très joli, très
élégant, la poussa, et, après avoir fait deux pas dans la loge,
demanda gentiment s'il pouvait entrer.

--Vous, dit Nanteuil.

Et elle lui tendit la main, qu'il baisa avec plaisir, correction et
fatuité.

Il traita madame Doulce sans égards particuliers, et demanda:

--Comment vous portez-vous, docteur Socrate?

C'est ainsi qu'on appelait parfois Trublet, à cause de sa face camuse
et de sa parole subtile.

Trublet, lui désignant Nanteuil:

--Monsieur de Ligny, voici une jeune personne qui ne sait pas
précisément si elle a un estomac. La question est grave. Nous lui
conseillons de s'en rapporter, pour la réponse, à la petite fille
qui mangeait trop de confitures. Sa maman lui disait: «Tu te feras
mal à l'estomac.» Et elle répondit: «C'est les dames qui ont des
estomacs; les petites filles n'en n'ont pas.»

--Mon Dieu! que vous êtes bête, docteur! s'écria Nanteuil.

--Puissiez-vous dire vrai, mademoiselle. La bêtise, c'est l'aptitude
au bonheur. C'est le souverain contentement. C'est le premier des
biens dans une société policée.

--Vous êtes paradoxal, mon cher docteur, observa M. de Ligny. Mais
je vous accorde qu'il vaut mieux être bête comme tout le monde que
d'avoir de l'esprit comme personne.

--C'est vrai, ce qu'il dit là, Robert! s'écria Nanteuil, sincère et
pénétrée.

Et elle ajouta, d'un ton méditatif:

--Il y a au moins une chose certaine, docteur. C'est que la bêtise
empêche souvent de faire des bêtises. Je l'ai remarqué bien des
fois. Hommes ou femmes, ce ne sont pas les plus bêtes qui agissent
le plus bêtement. Ainsi, il y a des femmes intelligentes qui sont
stupides avec les hommes.

--Vous voulez dire celles qui ne peuvent pas s'en passer.

--On ne peut rien te cacher, mon petit Socrate.

--Ah! soupira la grande Doulce, quelle terrible servitude! Toute femme
qui ne domine pas ses sens est perdue pour l'art.

Nanteuil haussa ses jolies épaules, encore un peu pointues de
jeunesse:

--Oh! oh! la grande aïeule, n'essayez donc pas d'abrutir la petite
classe. En voilà, des idées! De votre temps, est-ce que les
comédiennes dominaient leurs... comment avez-vous dit ça? Allons
donc! elles les dominaient pas du tout.

S'apercevant que Nanteuil devenait orageuse, la grande Doulce se
retira avec prudence et dignité. Et, dans le couloir, elle fit encore
une recommandation:

--Ma mignonne, souviens-toi de jouer Angélique en bouton de rose. Le
rôle l'exige.

Mais Nanteuil, agacée, ne l'écoutait pas.

--C'est vrai, dit-elle en s'asseyant devant sa toilette, elle me
fait bouillir, la vieille Doulce, avec sa morale! Elle croit qu'on a
oublié ses histoires? Elle se trompe. Madame Ravaud les raconte
six fois par semaine. Tout le monde sait qu'elle avait réduit son
musicien de mari à un tel état d'épuisement qu'un soir il tomba
dans son cornet à piston. Et ses amants, des hommes superbes,
demandez à Michon, en moins de deux ans elle en faisait des souffles,
des ombres. Voilà comment elle les dominait, ses... Et si on était
venu lui dire qu'elle était perdue pour l'art!...

Le docteur Trublet tendit vers Nanteuil, comme pour l'arrêter, ses
deux mains ouvertes:

--Ne vous indignez pas, mon enfant. Madame Doulce est sincère. Elle
aimait les hommes, maintenant elle aime Dieu. On aime ce qu'on peut,
comme on peut et avec ce qu'on a. Elle est devenue chaste et pieuse
à l'âge congruent. Elle observe toutes les pratiques de la religion:
elle va à la messe les dimanches et fêtes, elle...

--Eh bien! elle a raison d'aller à la messe, déclara Nanteuil.
Michon, allume-moi une bougie pour chauffer mon rouge. Il faut que je
me refasse les lèvres... Certainement, elle a raison d'aller à la
messe. Mais la religion ne défend pas d'avoir un amant.

--Vous croyez? demanda le docteur.

--Ah! je connais ma religion mieux que vous, bien sûr!

Une cloche lugubre sonna, et la voix lamentable de l'avertisseur monta
dans les couloirs:

--La petite pièce est terminée!...

Nanteuil se leva et passa à son poignet un ruban de velours avec un
médaillon d'acier.

Agenouillée, madame Michon arrangeait les trois plis Watteau de
la robe rose et, la bouche pleine d'épingles, d'un coin de lèvres
exprimait cette maxime:

--Ce qu'il y a de bon quand on est vieille, c'est que les hommes ne
peuvent plus vous faire souffrir.

Robert de Ligny tira de son étui une cigarette:

--Vous permettez?...

Et il s'approcha de la bougie allumée sur la toilette.

Nanteuil, qui ne le quittait pas des yeux, vit, sous les moustaches
ardentes et légères comme des flammes, les lèvres empourprées par
la lumière aspirer et puis souffler la fumée. Elle en sentit une
petite chaleur aux oreilles. Feignant de chercher ses bijoux, elle
effleura de sa bouche le cou de Ligny et lui murmura:

--Attends-moi après le spectacle, dans un fiacre, au coin de la rue
de Tournon.

A ce moment un bruit de voix et de pas monta du corridor. Les acteurs
de la petite pièce regagnaient leurs loges.

--Docteur, passez-moi votre journal.

--Il est bien ennuyeux, mademoiselle.

--Passez-le-moi tout de même.

Elle le prit et le tint en abat-jour au-dessus de sa tête.

--La lumière me fait mal aux yeux.

Il était vrai que, parfois, une clarté trop vive lui donnait
la migraine. Mais elle venait de se regarder dans la glace. Les
paupières bleues, les cils enduits d'une pâte noire, les joues
peintes, les lèvres dessinées au rouge en petit cœur, elle se
trouvait un air de morte fardée avec des yeux de verre, et ne voulait
pas que Ligny la vît ainsi.

Tandis qu'elle tenait son visage dans l'ombre, un grand maigre garçon
entra dans la loge en se dandinant. Ses yeux sombres se creusaient
au-dessus d'un nez en bec de corbeau; sa bouche riait d'un rire
immobile; à son long cou, la pomme d'Adam faisait une grande ombre
sur son rabat. Il était costumé en huissier du répertoire.

--C'est vous, Chevalier? Bonjour, mon ami, dit gaiement le docteur
Trublet, qui aimait les cabots, préférait les mauvais et avait un
goût spécial pour Chevalier.

--Tout le monde, alors! s'écria Nanteuil. Ce n'est plus une loge,
c'est un moulin.

--Mes compliments tout de même à la meunière, dit Chevalier.
Figurez-vous qu'il y a dans la salle un tas d'idiots. Vous ne le
croiriez pas? ils m'ont emboîté.

--Ce n'est pas une raison pour entrer sans frapper, répondit
Nanteuil, hargneuse.

Le docteur fit remarquer que M. de Ligny avait laissé la porte
ouverte. Alors Nanteuil à Ligny, avec un accent de tendre reproche:

--Vraiment, vous avez fait cela?... Mais, quand on est entré, on
ferme la porte aux autres: c'est élémentaire.

Elle s'enveloppa d'un manteau de flanelle blanche.

L'avertisseur appela les artistes en scène.

Elle prit la main que lui tendit Ligny et, cherchant des doigts le
poignet, elle enfonça l'ongle à l'endroit où la peau, près des
veines, est tendre. Puis elle disparut dans le corridor sombre.



II


Chevalier, après avoir remis son costume de ville, s'assit dans une
baignoire, à côté de madame Doulce. Il contemplait Félicie, menue
et lointaine sur la scène. Et, se rappelant qu'il l'avait tenue entre
ses bras dans sa mansarde de la rue des Martyrs, il pleura de douleur
et de rage.

Ils s'étaient rencontrés, l'année précédente, dans une fête
donnée sous le patronage du député Lecureuil, au bénéfice des
artistes pauvres du neuvième arrondissement. Il avait rôdé autour
d'elle, muet, affamé, les dents longues et les yeux flamboyants. Et,
durant quinze jours, il l'avait poursuivie sans repos. Elle, froide et
tranquille, avait semblé l'ignorer; puis elle avait cédé tout d'un
coup et si brusquement que, ce jour-là, en la quittant, radieux et
surpris encore, il lui avait dit une bêtise. Il lui avait dit: «Moi,
qui te croyais en porcelaine!...» Durant trois mois entiers, il
avait goûté des joies aiguës comme la douleur. Puis Félicie était
devenue fuyante, lointaine, étrangère. Maintenant, elle ne l'aimait
plus. Il en cherchait la raison sans pouvoir la trouver. Il souffrait
de n'être plus aimé; il souffrait plus encore d'être jaloux. Sans
doute, aux premières et belles heures de son amour, il n'avait
pas ignoré que Félicie eût un amant, Girmandel, huissier rue de
Provence; et il en avait été malheureux. Mais, ne le voyant jamais,
il s'en faisait une idée si confuse et si mal déterminée que
sa jalousie se perdait dans le vague. Félicie lui disait qu'avec
Girmandel elle n'avait jamais pris aucune part à ce qui se passait,
ni même essayé de feindre; il la croyait. Et c'était pour lui une
vive satisfaction. Elle lui disait encore que depuis longtemps, depuis
des mois, Girmandel n'était pour elle qu'un ami, et il la croyait.
Enfin, il trompait l'huissier et sentait agréablement cet avantage.
Il avait appris aussi que Félicie, qui achevait sa seconde année
de Conservatoire, ne s'était pas refusée à son professeur. Mais la
peine qu'il en avait ressentie était adoucie par la considération
d'un usage auguste et séculaire. Maintenant, Robert de Ligny lui
causait d'intolérables souffrances. Depuis quelque temps, il le
trouvait sans cesse près d'elle. Qu'elle aimât Robert, il n'en
pouvait douter. Et si parfois il pensait qu'elle ne s'était pas
encore donnée à cet homme, c'était sans raison et seulement pour
soulager de temps en temps sa souffrance.

Des applaudissements réguliers éclatèrent au fond du théâtre et
quelques messieurs de l'orchestre, avec un léger murmure des lèvres,
battirent des mains lentement et sans bruit. Nanteuil venait de donner
sa dernière réplique à Jeanne Perrin.

--_Brava! brava!_ Elle est délicieuse, cette petite, soupira madame
Doulce.

Dans sa jalouse rage, Chevalier fut mauvais camarade. Il posa un doigt
sur son front:

--Elle joue avec ça.

Puis, étendant la main sur son cœur:

--C'est avec ça qu'il faut jouer.

--Merci, mon ami, merci! murmura madame Doulce, reconnaissant dans ces
maximes sa louange manifeste.

Elle disait, en effet, qu'on ne joue bien qu'en jouant avec son cœur
elle professait que, pour exprimer fortement une passion, il faut
l'éprouver, et qu'il est nécessaire de sentir les impressions qu'on
doit rendre. Elle se donnait volontiers en exemple. Reine tragique,
après avoir vidé sur la scène une coupe de poison, elle avait eu
toute la nuit les entrailles en feu. Elle disait néanmoins: «L'art
dramatique est un art d'imitation, et l'on imite d'autant mieux un
sentiment qu'on ne l'éprouve pas.» Et, pour illustrer cette maxime,
elle trouvait encore des exemples dans sa carrière triomphale.

Elle poussa un long soupir:

--Cette petite est admirablement douée. Mais il faut la plaindre:
elle vient dans de mauvais jours. Il n'y a plus de public, plus de
critique, plus de pièces, plus de théâtres, plus d'artistes. C'est
la décadence de l'art.

Chevalier secoua la tête:

--Ne la plaignez pas: elle aura tout ce qu'on peut désirer, le
succès, la fortune. Elle est rosse. La rosserie mène à tout. Tandis
que les gens de cœur n'ont qu'à se mettre une pierre au cou et à
se jeter dans la rivière. Mais moi aussi, j'irai loin, moi aussi, je
monterai haut. Moi aussi, je serai rosse.

Il se leva et sortit sans attendre la fin du spectacle. Il ne remonta
pas à la loge de Félicie, de peur d'y rencontrer Ligny dont la
vue lui était insupportable, et parce que, de la sorte, il pouvait
s'imaginer que Ligny n'y était pas revenu.

Éprouvant un malaise physique à s'éloigner d'elle, il fit cinq
ou six tours sous les galeries éteintes et désertes de l'Odéon,
descendit les degrés dans la nuit et prit la rue de Médicis. Les
cochers sommeillaient sur leurs sièges, en attendant la fin du
spectacle, et, sur la cime des platanes, la lune courait dans les
nuées. Gardant un reste d'espoir absurde et doux, cette nuit-là
comme les autres nuits, il allait attendre Félicie chez sa mère.



III


Madame Nanteuil habitait avec sa fille, au cinquième étage d'une
maison du boulevard Saint-Michel, un petit appartement dont les
fenêtres s'ouvraient sur le jardin du Luxembourg. Elle reçut
Chevalier avec bienveillance, lui sachant gré d'aimer Félicie et de
n'être pas aimé d'elle, et ignorant, par principe, qu'il eût été
l'amant de sa fille. Elle le fit asseoir près d'elle, dans la salle
à manger où brûlait dans le poêle un feu de coke. A la clarté de
la lampe, des revolvers d'ordonnance, des sabres avec la dragonne à
glands d'or, luisaient sur le mur, autour d'une cuirasse de femme,
armée de rondelles de fer-blanc à l'endroit des seins, pièce
d'armure que, l'hiver précédent, Félicie, encore élève du
Conservatoire, avait portée pour représenter Jeanne d'Arc chez
une duchesse spirite. Veuve d'officier et mère d'actrice, madame
Nanteuil, de son vrai nom madame Nanteau, conservait ces trophées.

--Félicie n'est pas encore rentrée, monsieur Chevalier. Je ne
l'attends pas avant minuit. Elle est en scène jusqu'à la fin du
spectacle.

--Je le sais: j'étais de la première pièce. J'ai quitté le
théâtre après le «un» de _la Mère confidente_.

--Oh! monsieur Chevalier, pourquoi n'êtes-vous pas resté jusqu'à la
fin? Ma fille aurait été bien contente si vous étiez resté. Quand
on joue, on aime à avoir des amis dans la salle.

Chevalier répondit d'une façon ambiguë:

--Oh! les amis, ce n'est pas ce qui manque.

--Vous vous trompez, monsieur Chevalier; les bons amis sont rares.
Madame Doulce était là, sans doute? A-t-elle été contente de
Félicie?

Et elle ajouta très humblement:

--Je serais vraiment heureuse qu'elle eût du succès. Il est si
difficile de percer dans son état, quand on est seule, sans appui,
sans protections! Et elle a bien besoin de réussir, la pauvre petite!

Chevalier n'avait pas le cœur à s'apitoyer sur Félicie. Il dit
brusquement, en haussant les épaules:

--Ah! ne vous inquiétez donc pas. Elle réussira. Elle est
comédienne dans l'âme. Elle a le théâtre dans le corps. Elle l'a
dans les jambes.

Madame Nanteuil sourit paisiblement:

--La pauvre enfant! Elles ne sont pas bien grosses, ses jambes.
Félicie n'a pas une mauvaise santé. Mais il ne faut pas qu'elle se
fatigue. Elle a souvent des vertiges, des migraines.

La bonne vint mettre sur la table un plat de charcuterie, une
bouteille et des assiettes.

Cependant Chevalier cherchait dans son esprit le moyen d'amener à
propos une question qu'il avait sur les lèvres depuis le bas
de l'escalier. Il voulait savoir si Félicie fréquentait encore
Girmandel, dont il n'entendait plus parler. Nous formons des souhaits
proportionnés à notre état. Maintenant, dans la misère de son
existence, dans la détresse de son cœur, il désirait ardemment que
Félicie, qui ne l'aimait plus, aimât Girmandel qu'elle aimait peu,
et toute son espérance était que Girmandel la gardât pour lui, la
prît toute et ne laissât rien d'elle à Robert de Ligny. L'idée
que la jeune fille était avec Girmandel soulageait sa jalousie, et il
tremblait d'apprendre qu'elle avait quitté l'huissier.

Certes, il ne se serait jamais permis d'interroger une mère sur les
amants de sa fille. Mais on pouvait parler de Girmandel à madame
Nanteuil, qui ne voyait rien que d'honorable dans ses relations de
famille avec l'officier ministériel, homme riche, marié et père de
deux filles charmantes. Il fallait seulement, pour amener le nom de
l'huissier dans la conversation, user d'un artifice. Chevalier en
trouva un qui lui parut ingénieux.

--A propos, dit-il, j'ai rencontré Girmandel en voiture.

Madame Nanteuil ne fit point de réponse.

--Il passait en fiacre sur le boulevard Saint-Michel. J'ai bien cru le
reconnaître. Je serais surpris si ce n'était pas lui.

Madame Nanteuil ne fit point de réponse.

--Sa barbe blonde, son visage rouge... Il est très reconnaissable,
Girmandel.

Madame Nanteuil ne fit point de réponse.

--Vous étiez très liées avec lui, dans le temps, vous et Félicie.
Est-ce que vous le voyez toujours?

Madame Nanteuil répondit mollement:

--Monsieur Girmandel? mais oui, nous le voyons toujours...

A cette parole, Chevalier ressentit presque de la joie. Mais elle
l'avait trompé; elle n'avait pas dit la vérité. Elle avait menti
par amour-propre et pour ne pas révéler un secret domestique,
qu'elle ne jugeait point à l'honneur de sa maison. Ce qui était
vrai, c'est que, dans l'emportement de son amour pour Ligny, Félicie
avait plaqué Girmandel, et l'huissier, qui pourtant était homme du
monde, avait cessé net d'éclairer. Madame Nanteuil, à son âge,
avait repris un amant par amour maternel et pour que sa fille ne fût
pas dans le besoin. Elle avait renoué sa vieille liaison avec Tony
Meyer, le marchand de tableaux de la rue de Clichy. Tony Meyer ne
remplaçait pas avantageusement Girmandel: il donnait peu d'argent.
Madame Nanteuil, qui était sage et savait le prix des choses, n'en
murmurait pas, et elle était récompensée de son dévouement,
car, depuis six semaines qu'elle était aimée à nouveau, elle
rajeunissait.

Chevalier, qui suivait son idée, demanda:

--Girmandel, il n'est plus jeune?

--Il n'est pas vieux, dit madame Nanteuil. Un homme n'est pas vieux à
quarante ans.

--Est-ce qu'il n'est pas ramolli?

--Mais non, répondit madame Nanteuil avec tranquillité.

Chevalier, songeur, se tut. Madame Nanteuil s'assoupit. Puis, tirée
de sa somnolence par la bonne qui apportait la salière et la carafe,
elle demanda:

--Et vous, monsieur Chevalier, êtes-vous content?

Non, il n'était pas content. Les critiques s'entendaient pour lui
casser les reins. Et la preuve qu'ils étaient coalisés contre lui,
c'est qu'ils disaient tous la même chose: ils disaient qu'il avait le
masque ingrat.

--Un masque ingrat! s'écriait-il indigné, ils devraient dire: un
masque prédestiné... Je vais vous expliquer, madame Nanteuil. Je
vois grand: c'est ce qui me fait du tort. Ainsi, dans _la Nuit du
23 octobre_, qu'on répète en ce moment, je fais Florentin:
six répliques, une panne... Mais j'ai grandi le personnage
démesurément. Durville est furieux. Il me coupe tous mes effets.

Madame Nanteuil, placide et bienveillante, trouva de bonnes paroles.
Il y avait des obstacles, mais on finissait par les surmonter.
Sa fille aussi s'était heurtée au mauvais vouloir de certains
critiques.

--Minuit et demi! dit Chevalier assombri. Félicie est en retard.

Madame Nanteuil supposait qu'elle avait été retenue par madame
Doulce.

--Madame Doulce se charge ordinairement de la ramener, et vous savez
qu'elle n'est jamais pressée.

Chevalier se leva et fit mine de s'en aller, pour montrer qu'il avait
de l'usage. Madame Nanteuil le retint.

--Restez donc: Félicie ne va pas tarder à rentrer. Elle sera bien
contente de vous trouver ici. Vous souperez avec elle.

Madame Nanteuil s'assoupit de nouveau sur sa chaise. Chevalier,
silencieux, attachait son regard au cartel pendu contre la muraille
et, à mesure que l'aiguille s'avançait sur le cadran, il sentait une
plaie brûlante s'agrandir dans sa poitrine, et chaque menu coup du
balancier le touchait au vif, aiguillonnait sa jalousie, en marquant
les moments que Nanteuil passait avec Ligny. Car il était sûr,
maintenant, qu'ils étaient ensemble. Le silence de la nuit,
interrompu seulement par le bruit sourd des fiacres qui roulaient
sur le boulevard, favorisait les images et les réflexions qui le
torturaient. Il les voyait.

Réveillée en sursaut par des chants montés du trottoir, madame
Nanteuil confirma la pensée sur laquelle elle s'était endormie.

--C'est ce que je dis toujours à Félicie: on ne doit pas se
décourager. Il y a dans la vie de mauvais jours...

Chevalier fit signe qu'il y en avait.

--Mais ceux qui souffrent, dit-il, n'ont que ce qu'ils méritent. Il
ne faut qu'un moment pour s'ôter tous les ennuis, pas vrai?

Elle approuva: certainement il y avait des chances subites, surtout au
théâtre.

Il reprit d'une voix profonde, intérieure:


--Si l'on croit que c'est pour le théâtre que je me fais du mauvais
sang... Le théâtre, je suis bien sûr de m'y faire une place, un
jour, et belle!... Mais à quoi sert d'être un grand artiste, si l'on
n'est pas heureux? Il y a des ennuis bêtes qui sont terribles.
Des douleurs qui vous battent les tempes par petits coups égaux et
réguliers comme le tic tac de cette pendule et qui rendent fou.

Il s'arrêta; le regard sombre de ses yeux creux contemplait la
panoplie suspendue au mur. Puis il reprit:

--Ces ennuis bêtes, ces douleurs ridicules, si on les supporte trop
longtemps, c'est qu'on est un lâche.

Et il tâta l'étui du revolver qu'il portait constamment dans sa
poche.

Madame Nanteuil l'écoutait, sereine, avec cette douce volonté de ne
rien savoir, qui était tout son génie dans la vie.

--Une chose terrible aussi, dit-elle, c'est la cuisine. Félicie est
dégoûtée de tout. On ne sait que lui faire.

A partir de ce moment, la conversation languissante se traîna en
paroles détachées, qui n'avaient que peu de sens. Madame Nanteuil,
la bonne, le feu de coke, la lampe, l'assiette de charcuterie,
dans une tristesse morne, attendaient Félicie. Une heure sonna. La
souffrance de Chevalier était maintenant abondante et tranquille.
Il possédait la certitude. Les voitures, plus rares, roulaient plus
sonores sur la chaussée. Le bruit d'une de ces voitures s'arrêta
devant la maison. Quelques instants après, il entendit le petit
grillotis de la clé dans la serrure, le choc d'une porte, des pas
légers dans l'antichambre.

La pendule marquait une heure vingt-trois minutes. Il fut tout à coup
agité de trouble et d'espérance. C'était elle! Qui sait ce qu'elle
dirait? Peut-être qu'elle expliquerait ce retard de la façon la plus
naturelle.

Félicie entra dans la salle à manger, les cheveux en désordre,
l'œil brillant, les joues blanches, les lèvres avivées et
froissées, lasse, indifférente, muette, heureuse, jolie, ayant l'ait
de garder sous son manteau, qu'elle tenait des deux mains fermé sur
elle, un reste de chaleur et de volupté.

Sa mère lui dit:

--Je commençais à être inquiète... Tu ne te défais pas? Elle
répondit:

--J'ai faim.

Elle se laissa tomber sur une chaise, devant la petite table ronde.
Rejetant son manteau sur le dossier, elle découvrit son buste fin
dans sa petite robe noire de pensionnaire, et, le coude gauche sur la
toile cirée de la table, elle se mit à piquer de sa fourchette les
tranches de saucisson.

--Est-ce que ça a bien marché ce soir? demanda madame Nanteuil.

--Très bien.

--Tu vois: Chevalier est venu te tenir compagnie. C'est gentil à lui,
n'est-ce pas?

--Ah! Chevalier... eh bien! qu'il se mette à table.

Et, sans plus répondre aux questions de sa mère, elle mangeait,
avide et charmante, comme Cérès chez la vieille femme. Puis elle
repoussa son assiette et, renversée sur sa chaise, les paupières
mi-closes, la bouche entr'ouverte, elle sourit d'un sourire qui
ressemblait à un baiser.

Madame Nanteuil, ayant pris son vin chaud, se leva.

--Vous m'excuserez, monsieur Chevalier: j'ai mes comptes à mettre à
jour.

Tels étaient les termes par lesquels elle annonçait ordinairement
qu'elle allait se coucher.

Resté seul avec Félicie, Chevalier lui dit violemment:

--C'est bête! c'est lâche! mais je t'aime à en devenir fou... Tu
entends, Félicie?

--Pour sûr, que j'entends! Tu n'as pas besoin de parler si haut.

--C'est ridicule, n'est-ce pas?

--Non, ce n'est pas ridicule, c'est...

Elle n'acheva pas.

Il s'approcha d'elle, tirant sa chaise sous lui.

--Tu es rentrée à une heure vingt-cinq. C'est Ligny qui t'a
reconduite, j'en suis sûr. Il t'a reconduite en fiacre. J'ai entendu
la voiture s'arrêter devant ta maison.

Comme elle ne répondait pas, il reprit:

--Dis le contraire!

Elle se tut. Et il répéta d'une voix pressante et comme suppliante:

--Dis que non!...

Si elle avait voulu, d'une parole, d'un seul mot, d'un petit mouvement
de la tête et des épaules, elle l'aurait rendu très doux et presque
heureux. Mais elle garda un silence méchant. Les lèvres serrées, le
regard lointain, elle semblait perdue dans un rêve.

Il poussa un soupir rauque:

--Imbécile que j'étais, je ne pensais pas à cela! Je me disais que
tu reviendrais chez toi, comme les autres jours, avec madame Doulce,
ou toute seule... Ah! si j'avais su que tu te ferais reconduire par
cet individu!...

--Eh bien! qu'est-ce que tu aurais fait si tu avais su?

--Je vous aurais suivis, pardi!

Elle arrêta durement sur lui ses prunelles trop claires:

--Ça, je te le défends, tu m'entends! Si j'apprends que tu m'as
suivie une seule fois, je ne te revois plus. D'abord, tu n'as pas le
droit de me suivre. Je suis libre de faire ce que je veux, peut-être!

Suffoqué de surprise et de colère, il balbutia:

--Pas le droit? Pas le droit?... Tu dis que je n'ai pas le droit?...

--Non, tu n'as pas le droit... Et puis, je ne veux pas.

Son visage prit une expression de dégoût:

--C'est ignoble d'espionner une femme. Si tu essayes seulement une
fois de savoir où je vais, je te fiche à la porte, et ce ne sera pas
long.

--Alors, murmura-t-il, plein de stupeur, nous ne sommes rien l'un
pour l'autre, je ne suis rien pour toi... Nous n'avons pas été
ensemble... Voyons, Félicie, rappelle-toi...

Mais elle, impatientée:

--Ah! qu'est-ce que tu veux que je me rappelle?...

--Félicie, pense que tu t'es donnée à moi!

--Tu ne veux pas pourtant, mon cher, que j'y pense toute la journée.
Ce serait abusif.

Il la regarda quelque temps avec plus de curiosité que de colère et
lui dit, moitié amer et moitié doux:

--On peut dire que tu es rosse!... Sois-le, Félicie! Sois-le, tant
que tu voudras! Qu'est-ce que ça fait, puisque je t'aime? Tu es à
moi, je te reprends; je te reprends et je te garde. Voyons! je ne peux
pas souffrir toujours comme une pauvre bête. Écoute: Je passerai
l'éponge. Nous recommencerons notre amour. Et, cette fois, ce sera
très bien. Et tu seras à moi pour toujours, à moi seul. Je suis
un honnête homme, tu sais. Tu peux compter sur moi. Je t'épouserai
quand j'aurai une position.

Elle le regarda avec une surprise dédaigneuse. Il crut qu'elle avait
des doutes sur son avenir dramatique, et, pour les dissiper, il dit,
dressé sur ses longues jambes:

--Tu ne crois pas à mon étoile, Félicie? Tu as tort. Je me sens
capable de grandes créations. Qu'on me donne un rôle, et on verra.
Et je n'ai pas seulement la comédie en moi, j'ai le drame, j'ai la
tragédie... Oui, la tragédie. Je sais dire les vers. Et c'est un
talent qui se fait rare aujourd'hui... Aussi ne crois pas, Félicie,
que je te fasse un affront en t'offrant de t'épouser. Loin de là!...
Nous nous marierons plus tard, quand ce sera possible et convenable.
Rien ne presse, bien sûr. En attendant, nous reprendrons nos bonnes
habitudes de la rue des Martyrs... Tu te souviens, Félicie: nous y
avons été si heureux! Le lit n'était pas large, mais nous disions:
«Ça ne fait rien...» J'ai maintenant deux belles chambres dans
la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, derrière
Saint-Étienne-du-Mont. Il y a ton portrait sur tous les murs... Tu
y retrouveras le petit lit de la rue des Martyrs... Mais écoute-moi
bien, j'ai trop souffert; je ne veux plus souffrir. J'exige que tu
sois à moi, à moi seul.

Tandis qu'il parlait, Félicie était allée prendre sur la cheminée
les cartes avec lesquelles sa mère jouait tous les soirs et elle les
étalait sur la table.

--A moi seul... Tu m'entends, Félicie.

--Laisse-moi tranquille, je fais une réussite.

--Écoute-moi, Félicie. J'exige que tu ne reçoives plus dans ta loge
cet imbécile...

Examinant ses cartes, elle murmura:

--Toutes les noires sont en bas.

--Cet imbécile, parfaitement. C'est un diplomate, et le ministère
des Affaires étrangères, aujourd'hui, c'est le refuge des
incapables.

Il haussa la voix:

--Félicie, dans ton intérêt comme dans le mien, écoute-moi.

--Ne crie donc pas: maman dort.

Il reprit d'une voix sourde:

--Sache bien que je ne veux pas que Ligny devienne ton amant.

Elle releva sa petite tête méchante:

--Et s'il l'est?

Il fit un pas vers elle, sa chaise levée, la regarda d'un œil fou en
riant d'un rire fêlé:

--S'il l'est, il ne le sera pas longtemps.

Et il laissa retomber sa chaise.

Maintenant elle avait peur. Elle s'efforça de sourire.

--Tu vois bien que je plaisante.

Elle réussit, sans trop de peine, à lui faire croire qu'elle lui
avait parlé de cette manière seulement pour le punir, parce qu'il
devenait insupportable. Il se calma. Elle lui dit alors qu'elle était
lasse, qu'elle tombait de sommeil. Il se décida enfin à s'en aller.
Sur le palier, il se retourna et dit:

--Félicie, je te conseille, pour éviter un malheur, de ne plus
revoir Ligny.

Elle lui cria par la porte entre-bâillée:

--Tape au carreau de la loge pour qu'on t'ouvre!



IV


Dans la salle obscure, de grands pans de toile couvraient le balcon
et les loges. L'orchestre était revêtu d'une housse immense, qui,
retroussée sur les bords, laissait place à quelques figures humaines
pâlissant en cette ombre, comédiens, machinistes, costumiers, amis
du directeur, mères et amants d'actrices. Des yeux s'allumaient çà
et là dans le creux noir des baignoires.

On répétait pour la cinquante-sixième fois _la Nuit du 23 octobre
1812_, drame célèbre, vieux de vingt ans, et qui n'avait pas encore
été représenté à ce théâtre. La pièce était sue et l'on avait
fixé au lendemain cette dernière répétition particulière que, sur
les scènes moins austères que l'Odéon, on nomme la «répétition
des couturières».

Nanteuil n'était pas de la pièce. Mais elle avait eu affaire ce
jour-là au théâtre, et comme on lui avait dit que Marie-Claire
était exécrable dans le rôle de la générale Malet, elle était
venue voir un peu, cachée au fond d'une baignoire.

La grande scène du «deux» commençait. Le décor représentait une
mansarde de la maison de santé où le conspirateur était détenu
en 1812. Durville, qui tenait le rôle du général Malet, venait de
faire son entrée. Il répétait en costume: longue redingote bleue,
avec le collet par-dessus les oreilles, culotte chamois à pont. Et
déjà même il s'était fait une tête, la tête glabre et martiale
des généraux de l'Empire, avec la patte de lièvre qui passa des
vainqueurs d'Austerlitz à leurs fils les bourgeois de Juillet.
Debout, le coude droit dans la main gauche et le front dans la main
droite, il exhalait l'orgueil de sa voix profonde et de sa culotte
collante.

»--Seul, sans argent, du fond d'une prison, s'attaquer à ce colosse
qui commande un million de soldats et qui fait trembler tous
les peuples et tous les rois de l'Europe... Eh bien! ce colosse
s'écroulera.

Du fond de la scène, le vieux Maury, qui faisait le conspirateur
Jacquemont, donna la réplique:

»--Il peut, en tombant, nous écraser dans sa chute.

Soudain des cris à la fois plaintifs et furieux s'élevèrent de
l'orchestre.

L'auteur éclatait. C'était un homme de soixante-dix ans, qui
bouillait de jeunesse.

--Qu'est-ce que je vois là, au fond? Ce n'est pas un acteur, c'est
une cheminée. Il faudra faire venir les fumistes, les marbriers pour
l'ôter de là... Maury, remuez-vous donc, sacrebleu!

Maury passa.

»--Il peut, en tombant, nous écraser dans sa chute... Je reconnais
que ce ne sera pas de votre faute, général. Votre proclamation
est excellente. Vous leur promettez une constitution, la liberté,
l'égalité... C'est du machiavélisme!

Durville répliqua:

»--Et du meilleur. Race incorrigible, ils s'apprêtent à violer les
serments qu'ils n'ont pas faits encore, et, parce qu'ils mentent, ils
se croient des Machiavels... Le pouvoir absolu, qu'en ferez-vous donc,
imbéciles?...

La voix stridente de l'auteur grinça:

--Vous n'y êtes pas, Dauville.

--Moi? demanda Durville étonné.

--Oui, vous, Dauville, vous ne comprenez pas un mot de ce que vous
dites.

Pour humilier les cabots, pour abattre leur superbe, cet homme qui,
de sa vie, n'avait oublié le nom d'une crémière ou d'un portier,
dédaignait de retenir les noms des plus illustres comédiens.

--Dauville, mon ami, reprenez-moi ça.

Il jouait tous les rôles. Joyeux, funèbre, violent, tendre,
impétueux, caressant, il prenait une voix tour à tour grave et
flûtée; il soupirait, il rugissait, il riait, il pleurait. Il se
transformait, ainsi que l'homme du conte populaire, en flamme, en
fleuve, en femme, en tigre.

Dans les coulisses, les comédiens n'échangeaient entre eux que des
propos insignifiants et brefs. Leur liberté de parole, leur facilité
de mœurs, la familiarité de leurs habitudes ne les empêchaient pas
de garder ce que, dans toute réunion d'hommes, il faut d'hypocrisie
pour que les gens puissent se regarder les uns les autres sans horreur
et sans dégoût. Même il régnait dans cet atelier d'art en pleine
activité une belle apparence d'accord et d'union, un sentiment
unanime créé par la pensée, haute ou médiocre, de l'auteur, un
esprit d'ordre qui obligeait toutes les rivalités et tous les mauvais
vouloirs à se changer en bonne volonté et en harmonieux concours.

Nanteuil, dans sa loge, se sentait mal à l'aise en pensant que
Chevalier était là tout près. Depuis l'avant-veille, depuis la nuit
où il avait proféré d'obscures menaces, elle ne l'avait pas revu
et la peur qu'il lui avait faite restait en elle. «Félicie, pour
éviter un malheur, je te conseille de ne plus revoir Ligny»:
qu'est-ce que cela voulait dire? Elle réfléchissait sur lui
sérieusement. Ce garçon qui, l'avant-veille encore, lui semblait
insignifiant et banal, qu'elle avait bien trop vu, qu'elle savait par
cœur, comme il lui apparaissait maintenant mystérieux et plein
de secrets! Comme elle s'apercevait tout à coup qu'elle ne le
connaissait pas! De quoi était-il capable? Elle s'efforçait de le
deviner. Qu'allait-il faire? Rien, sans doute. Tous les hommes qu'on
quitte menacent et ne font rien. Mais Chevalier était-il un homme
tout à fait comme les autres? On le disait fou. C'était une manière
de parler. Mais elle ignorait elle-même s'il n'y avait pas en lui un
peu de folie. A présent, elle l'étudiait avec un sincère intérêt.
Très intelligente, elle ne lui avait jamais trouvé beaucoup
d'intelligence; mais il l'avait surprise plusieurs fois par
l'obstination de sa volonté. Elle se rappelait de lui des actes
d'énergie sauvage. Naturellement jaloux, il y avait des choses qu'il
comprenait. Il savait à quoi une femme est obligée, pour se faire
une place au théâtre, ou pour avoir des toilettes; mais il ne
voulait pas qu'on le trompât par amour. Était-ce un homme à
commettre un crime, à faire un malheur? Voilà ce qu'elle ne pouvait
découvrir. Elle se rappelait la manie que ce garçon avait de
manier des armes. Quand elle allait le voir, rue des Martyrs, elle
le trouvait toujours dans sa chambre démontant et nettoyant un
vieux fusil. Pourtant il ne chassait jamais. Il se vantait d'être un
excellent tireur et portait un revolver sur lui. Mais qu'est-ce que
cela prouvait? Jamais encore elle n'avait tant pensé à lui.

Nanteuil s'inquiétait ainsi, dans sa baignoire, quand Jenny Fagette
vint l'y rejoindre, Jenny Fagette, fine et frêle, la Muse d'Alfred de
Musset, qui, la nuit, brûlait ses yeux de pervenche à rédiger des
courriers mondains et des articles de modes. Comédienne médiocre,
mais femme adroite, merveilleusement active, c'était la meilleure
amie de Nanteuil. Elles se reconnaissaient l'une à l'autre de
grandes qualités, et des qualités différentes de celles qu'elles se
trouvaient à elles-mêmes, et elles agissaient de concert comme les
deux grandes puissances de l'Odéon. Cependant Fagette faisait tout
son possible pour prendre Ligny à son amie, non par goût, car elle
était sèche comme un cotret et méprisait les hommes, mais dans
l'idée qu'une liaison avec un diplomate lui procurerait certains
avantages et surtout pour ne pas perdre l'occasion d'être rosse.
Nanteuil le savait. Elle savait que toutes ses camarades, Ellen Midi,
Duvernet, Herschell, Falempin, Stella, Marie-Claire, voulaient
lui prendre Ligny. Elle avait vu Louise Dalle, habillée comme une
maîtresse de piano, ayant toujours l'air d'escalader l'omnibus et
gardant jusque dans ses provocations et ses frôlements les apparences
d'une irrémédiable honnêteté, poursuivre Ligny de ses jambes trop
longues et l'obséder de ses regards de Pasiphaé pauvre. Et elle
avait surpris, dans un couloir, la doyenne, cette bonne mère Ravaud,
découvrant à l'approche de Ligny ce qui lui restait encore, ses
magnifiques bras, depuis quarante ans illustres.

Fagette montra à Nanteuil avec dégoût, d'un bout de doigt ganté,
la scène sur laquelle s'agitaient Durville, le vieux Maury et
Marie-Claire.

--Regarde-moi ces gens-là. Ils ont l'air de jouer à soixante mètres
sous l'eau.

--C'est parce que les herses ne sont pas allumées, observa Nanteuil.

--Non, non. Ce théâtre a toujours l'air d'être au fond de l'eau. Et
dire que moi aussi, tout à l'heure, je vais entrer dans l'aquarium...
Nanteuil, il ne faut pas que tu restes plus d'une saison dans ce
théâtre. On s'y noie. Mais regarde-les, regarde-les donc!

Durville devenait presque ventriloque, pour paraître plus grave et
plus mâle:

»--La paix, l'abolition des droits réunis et de la conscription, une
haute solde pour la troupe; à défaut d'argent, quelques mandats
sur la banque, quelques grades distribués à propos, ce sont là des
moyens infaillibles.

Madame Doulce entra dans la loge. Ayant entr'ouvert son manteau
tragiquement doublé d'antiques peaux de lapin, elle découvrit un
petit livre écorné.

--Ce sont les lettres de madame de Sévigné, dit-elle. Vous savez
que je fais, dimanche prochain, une lecture des plus belles lettres de
madame de Sévigné.

--Où ça? demanda Fagette.

--Salle Renard.

Ce devait être une salle ignorée et lointaine. Nanteuil et Fagette
ne la connaissaient pas.

--Je donne cette lecture au bénéfice des trois pauvres orphelins
qu'a laissés l'artiste Lacour, mort si tristement de phtisie, cet
hiver. Mes mignonnes, je compte sur vous pour placer des billets.

--C'est vrai, tout de même, qu'elle est ridicule, Marie-Claire! dit
Nanteuil.

On gratta à la porte de la baignoire. C'était Constantin Marc, le
jeune auteur d'une pièce que l'Odéon allait mettre tout de suite en
répétition, _la Grille_, et Constantin Marc, bien que campagnard et
vivant dans les bois, ne pouvait plus désormais respirer que dans le
théâtre. Nanteuil devait jouer le grand rôle de la pièce: il
la regardait avec émotion, comme l'amphore précieuse destinée à
contenir sa pensée.

Cependant Durville s'enrouait:

»--Et si la France ne peut être sauvée qu'au prix de notre vie
et de notre honneur, je dirai avec l'homme de 93: «Périsse notre
mémoire!»

Fagette désigna du doigt un jeune homme bouffi qui se tenait, la
canne sous le menton, à l'orchestre.

--Est-ce que ce n'est pas le baron Deutz?

--Tu le demandes! répondit Nanteuil. Ellen Midi est de la pièce.
Elle joue dans le quatre. Le baron Deutz est venu se montrer.

--Attendez un peu, mes enfants, je vais dire un mot à ce malotru,
qui m'a rencontrée hier sur la place de la Concorde et qui ne m'a pas
saluée.

--Le baron Deutz?... Il ne t'a pas vue!...

--Il m'a parfaitement vue. Mais il était en famille. Je vais le
moucher; vous allez voir, mes amis.

Elle l'appela tout doucement:

--Deutz! Deutz!

Le baron s'approcha et vint s'accouder, souriant et satisfait, au
rebord de la baignoire.

--Dites donc, monsieur Deutz, hier, quand vous m'avez rencontrée,
vous étiez donc en bien mauvaise compagnie, que vous ne m'avez pas
saluée?

Il la regarda, surpris:

--Moi? J'étais avec ma sœur.

--Ah!...

Et, sur la scène, Marie-Claire, suspendue au cou de Durville,
s'écriait:

»--Va! triomphe ou succombe; dans la bonne ou la mauvaise fortune,
ta gloire est égale. Et, quoi qu'il arrive, je saurai me montrer la
femme d'un héros.

--Passez, madame Marie-Claire! dit Pradel.

A ce moment, Chevalier fit son entrée, et tout aussitôt l'auteur,
s'arrachant les cheveux, vomit des imprécations:

--Ce n'est pas une entrée, c'est un écroulement, c'est une
catastrophe, c'est un cataclysme. Bonté divine! un bolide, un
aérolithe, un morceau de la lune tomberait sur la scène que ce
ne serait pas un si effroyable désastre... Je retire ma pièce!...
Chevalier, recommencez votre entrée, mon garçon.

Le peintre qui avait dessiné les costumes Michel, jeune homme blond
à la barbe mystique, était assis à la première travée, sur un
bras de fauteuil. Il se pencha à l'oreille de Roger, le décorateur:

--Et dire que c'est la cinquante-sixième fois qu'il attrape Chevalier
avec cette impétuosité, l'auteur!

--Tu sais: il est bigrement mauvais, Chevalier, répondit Roger sans
hésitation.

--Ce n'est pas qu'il est mauvais, reprit Michel avec indulgence. Mais
il a toujours l'air de rire, et il n'y a rien de pis pour un comique.
Je l'ai connu tout petit à Montmartre. A la pension, ses maîtres lui
demandaient: «Pourquoi riez-vous?» Il ne riait pas, il n'avait pas
envie de rire: il recevait des gifles toute la journée. Ses parents
voulaient le mettre dans les produits chimiques. Mais il rêvait le
théâtre et passait ses journées sur la butte, dans l'atelier du
peintre Montalent. Montalent travaillait alors, nuit et jour, à sa
_Mort de saint Louis_, une grande machine qui lui était commandée
pour la cathédrale de Carthage. Un jour, Montalent lui dit...

--Un peu de silence! cria Pradel.

--... lui dit: «Chevalier, puisque tu n'as rien à faire, pose-moi
donc Philippe le Hardi.--Je veux bien», dit Chevalier. Montalent lui
fit prendre l'attitude d'un homme accablé de douleur. De plus, il lui
plaqua sur les joues deux larmes grandes comme des verres de lunettes.
Il termine son tableau, l'expédie à Carthage et fait monter six
bouteilles de Champagne. Trois mois après, il recevait du Père
Cornemuse, chef des missions françaises en Tunisie, une lettre lui
annonçant que le tableau de la _Mort de saint Louis_, ayant été
mis sous les yeux du cardinal-archevêque, avait été refusé par Son
Éminence à cause de l'expression indécente de Philippe le Hardi,
qui regardait en riant le saint roi, son père, expirant sur la
paille. Montalent n'y comprenait rien; il était furieux et voulait
faire un procès au cardinal-archevêque. Il reçoit son tableau, le
déballe, le contemple dans un sombre silence, et s'écrie tout à
coup: «C'est vrai que Philippe le Hardi a l'air de se gondoler. J'ai
été stupide: je lui ai donné la tête de Chevalier, qui a toujours
l'air de rire, l'animal!»

--Taisez-vous donc! hurla Pradel.

Et l'auteur s'écria:

--Pradel, mon bon ami, jetez-moi tout ce monde-là dehors.

Il mettait en scène infatigablement:

--Un peu plus en arrière, Trouville, là... Chevalier, vous vous
approchez de la table, vous prenez les papiers les uns après les
autres, et vous dites: «Sénatus-consulte... ordre du jour...
dépêches pour les départements... proclamation...» Comprenez-vous?

--Oui, maître... «Sénatus-consulte... ordre du jour... dépêches
pour les départements... proclamation...»

--Allons, Marie-Claire, mon enfant, du mouvement, sacrebleu! passez...
C'est ça, très bien... Repassez; très bien, très bien, hardi
donc!... Ah! la misérable; elle f... tout par terre!...

Il appela le directeur de la scène:

--Romilly, donnez un peu de lumière. On n'y voit goutte. Dauville,
mon bon ami, qu'est-ce que vous faites là devant le trou du
souffleur? Vous n'en bougez pas! Mettez-vous donc une fois pour toutes
dans la tête que vous n'êtes pas la statue du général Malet, que
vous êtes le général Malet lui-même, et que ma pièce n'est pas un
catalogue de figures de cire, mais une tragédie vivante, émouvante,
qui vous arrache des larmes et...

Il ne put achever et sanglota longtemps dans son mouchoir. Puis il
rugit:

--Sacré tonnerre! Pradel!... Romilly!... où est Romilly? Ah! le
voilà, le gredin... Romilly, je vous avais dit de rapprocher le
poêle de la lucarne. Vous ne l'avez pas fait. A quoi pensez-vous, mon
ami?

On se trouvait arrêté tout à coup par une difficulté grave.
Chevalier, porteur de papiers d'où dépendait le sort de l'Empire,
devait s'échapper de la maison d'arrêt par la lucarne, Le jeu de
scène n'avait pas été réglé encore: il n'avait pu l'être avant
la plantation du décor. Et l'on s'apercevait que les mesures avaient
été mal prises et que la lucarne n'était pas praticable.

L'auteur sauta sur la scène.

--Romilly, mon ami, le poêle n'est pas au repère. Comment
voulez-vous que Chevalier passe par la lucarne? Poussez-moi tout de
suite ce poêle à droite.

--Je veux bien, dit Romilly; mais nous boucherons la porte.

--Comment, nous boucherons la porte?

--Parfaitement.

Le directeur du théâtre, le directeur de la scène, les machinistes,
examinaient le décor avec une morne attention et l'auteur se taisait.

--Ne vous inquiétez pas, maître, dit Chevalier. Il n'y a besoin de
rien changer: je sauterai bien.

Monté sur le poêle, il parvint en effet à saisir le bord de la
lucarne et à s'élever sur les coudes, ce qui n'avait pas semblé
possible.

Un murmure d'admiration s'éleva de la scène, des coulisses et de la
salle: Chevalier avait donné une idée étonnante de sa force et de
son adresse.

--Très bien! s'écria l'auteur. Chevalier, c'est parfait, mon ami...
Cet animal-là est agile comme un singe. Pas un de vous ne serait
fichu d'en faire autant. Si tous les rôles étaient tenus comme celui
de Florentin, la pièce irait aux nues.

Nanteuil, dans sa loge, l'admirait presque. Pendant une seconde, il
lui était apparu plus qu'homme, homme et gorille, et la peur qu'elle
avait de lui s'était démesurément agrandie. Elle ne l'aimait pas,
elle ne l'avait jamais aimé; elle ne le désirait pas; le temps
était loin où elle avait bien voulu de lui, et, depuis quelques
jours, elle n'imaginait pas le plaisir avec un autre que Ligny; mais
si elle s'était trouvée, en ce moment, seule avec Chevalier, elle se
serait sentie sans force, et elle aurait tâché de l'apaiser par sa
soumission comme on apaise une puissance surnaturelle.

Sur la scène, pendant qu'un salon Empire descendait des frises,
l'auteur, dans le bruit de la manœuvre, sous la chute des portants,
tenait à la fois dans sa main toute la troupe et tous les figurants
et donnait en même temps à tous des conseils ou des exemples.

--Vous, la grosse, la marchande de gâteaux, madame Ravaud,
vous n'avez donc jamais entendu crier dans les Champs-Élysées:
«Régalez-vous! V'là le plaisir, mesdames!» Ça se chante.
Apprenez-moi cet air-là pour demain... Et toi, le tapin, passe-moi
ta caisse: je vais t'enseigner comment on fait un roulement,
sacrebleu!... Fagette, mon enfant, qu'est-ce que tu viens fiche au
bal du Ministre de la police, si tu n'as pas de bas à coins d'or?
Enfile-toi des bas de laine tricotée, tout de suite... C'est bien la
dernière pièce que je donne à ce théâtre... Où est le colonel
de la dixième cohorte? C'est toi?... Eh bien! mon ami, tes soldats
défilent comme des porcs... Madame Marie-Claire, approchez un peu,
que je vous apprenne à faire la révérence.

Il avait cent yeux, cent bouches, et des bras, des mains partout.

Dans la salle, Romilly serrait la main à M. Gombaut, des Sciences
morales, venu en voisin.

--Vous direz ce que vous voudrez, monsieur Gombaut, ce n'est
peut-être pas exact au point de vue des faits, mais c'est théâtre.

--La conspiration de Malet, répondit M. Gombaut, reste, et restera
sans doute longtemps encore, une énigme historique. L'auteur de ce
drame a profité des points obscurs pour y introduire des éléments
dramatiques. Mais ce qui, pour moi, est hors de doute c'est que le
général Malet, bien qu'associé à des royalistes, était lui-même
républicain et travaillait à rétablir le gouvernement populaire.
Il prononça dans son interrogatoire une parole sublime et profonde.
Quand le président du conseil de guerre lui demanda: «Quels étaient
vos complices?» Malet répondit: «Toute la France, et vous-même, si
j'avais réussi.»

Appuyé à la loge de Nanteuil, un vieux sculpteur, vénérable et
beau comme un satyre antique, contemplait, l'œil humide et la bouche
riante, la scène en ce moment agitée et bouleversée.

--Êtes-vous content de la pièce, maître? lui demanda Nanteuil.

Et le maître, qui ne connaissait au monde que des os, des tendons et
des muscles, répondit:

--Oh! oui, mademoiselle, oh! oui. Il y a là une petite, la petite
Midi, qui a une attache d'épaule, un joyau...

Il la dessina du pouce. Des larmes lui venaient aux yeux.

Chevalier demanda s'il pouvait entrer dans la baignoire. Il était
content, moins encore de son prodigieux succès que de voir Félicie.
Il s'imaginait, dans sa folie, qu'elle était venue pour lui, qu'elle
l'aimait, qu'elle se redonnait.

Elle le craignait, et, comme elle était peureuse, elle le flatta:

--Mes compliments, Chevalier. Tu as été étourdissant. Ta sortie
est étonnante. Tu peux me croire. Je ne suis pas seule à le dire.
Fagette t'a trouvé prodigieux.

--Vrai? demanda Chevalier.

Ce moment fut un des plus heureux de sa vie.

Une voix stridente, partie des hauteurs désertes des troisièmes
galeries, traversa la salle comme un sifflet de locomotive.

--On ne vous entend pas du tout, mes enfants; parlez plus haut et
prononcez distinctement.

Et l'auteur apparut, infiniment petit, dans les ténèbres de la
coupole.

Alors la voix des acteurs, groupés sur le devant de la scène, autour
d'un flambeau de bouillotte, s'éleva plus distincte:

»--L'Empereur laissera reposer trois semaines les troupes à
Moscou; puis il s'élancera avec la rapidité de l'aigle à
Saint-Pétersbourg.

»--Pique, trèfle, atout, je marque deux points.

»--Là, nous passerons l'hiver, et, au printemps prochain, nous
pénétrerons dans l'Inde, en traversant la Perse, et c'en sera fait
de la puissance britannique.

»--Trente-six en carreau.

»--Et moi, impériale d'as.

»--A propos, messieurs, que dites-vous du décret impérial sur
les comédiens de Paris, daté du Kremlin? Voilà les querelles de
mademoiselle Mars et de mademoiselle Leverd terminées!

--Regardez donc, dit Nanteuil, elle est très gentille, Fagette, dans
sa robe bleue Marie-Louise, garnie de chinchilla.

Madame Doulce tira de dessous ses fourrures une botte de billets
fanés déjà pour s'être trop offerts.

--Maître, dit-elle à Constantin Marc, vous savez que je fais
dimanche prochain une lecture des plus belles lettres de madame de
Sévigné, avec commentaire, au bénéfice des trois pauvres orphelins
qu'a laissés l'artiste Lacour, qui est mort cet hiver d'une manière
si déplorable.

--Avait-il du talent? demanda Constantin Marc.

--Pas du tout, dit Nanteuil.

--Eh bien, alors, en quoi sa mort est-elle déplorable?

--Oh! maître, soupira madame Doulce, n'affectez pas l'insensibilité.

--Je n'affecte pas l'insensibilité. Mais il y a une chose qui me
surprend, c'est le prix que nous attachons à des existences qui ne
nous intéressent en rien. Nous avons l'air de croire que la vie est
en elle-même quelque chose de précieux. Pourtant la nature nous
enseigne assez que rien n'est plus vil ni plus méprisable. Autrefois,
on était moins barbouillé de sentimentalisme. Chacun tenait sa
propre vie pour infiniment précieuse, mais ne professait aucun
respect pour la vie d'autrui. On était alors plus près de la nature:
nous sommes faits pour nous manger les uns les autres. Mais notre race
faible, énervée, hypocrite, se plaît dans un cannibalisme sournois.
Tout en nous entre-dévorant, nous proclamons que la vie est sacrée,
et nous n'osons plus avouer que la vie c'est le meurtre.

--La vie, c'est le meurtre, répéta Chevalier songeur et sans
comprendre.

Puis il jaillit en idées fumeuses.

--Le meurtre et le carnage, peut-être! Mais le carnage amusant et
le meurtre drôle. La vie, c'est la catastrophe burlesque, c'est
le comique terrible, c'est le masque de carnaval sur des joues
sanglantes. Voilà ce que c'est que la vie pour l'artiste; l'artiste
au théâtre et l'artiste en action!

Nanteuil inquiète cherchait un sens à ces paroles confuses.

L'acteur exalté poursuivit:

--La vie, c'est autre chose encore: c'est la fleur et le couteau,
c'est de voir rouge un jour et bleu le lendemain, c'est la haine et
l'amour, la haine délicieuse et ravissante, l'amour cruel.

--Monsieur Chevalier, demanda Constantin Marc, du ton le plus
tranquille, ne trouvez-vous pas naturel d'être meurtrier et ne
croyez-vous pas que c'est seulement la peur d'être tué qui nous
empêche de tuer?

Chevalier répondit d'une voix pensive et profonde:

--Certes, non! ce n'est pas la peur d'être tué qui m'empêcherait
de tuer. Je n'ai pas peur de la mort. Mais j'ai le respect de la vie
d'autrui. Je suis humain, c'est plus fort que moi. J'ai sérieusement
examiné depuis quelque temps la question que vous me posez, monsieur
Constantin Marc. J'y ai réfléchi pendant des jours et des nuits, et
je sais maintenant que je ne pourrais tuer personne.

Alors Nanteuil, joyeuse, versa sur lui un regard de mépris. Elle
ne le craignait plus et elle ne lui pardonnait pas de lui avoir fait
peur.

Elle se leva.

--Bonsoir, j'ai mal à la tête... A demain, monsieur Constantin Marc.

Et elle sortit lestement.


Chevalier la poursuivit dans le couloir, dévala derrière elle
l'escalier de la scène, et la rejoignit devant la loge du concierge.

--Félicie, viens dîner ce soir avec moi au cabaret. Je serai si
content! Veux-tu?

--Oh! non, par exemple!

--Pourquoi ne veux-tu pas?

--Laisse-moi tranquille, tu m'ennuies.

Elle voulut s'échapper. Il la retint.

--Je t'aime tant! ne me fais pas trop souffrir.

Elle s'avança sur lui, et, les lèvres retroussées, serrant les
dents, lui siffla aux oreilles:

--C'est fini! fini! fini! tu entends. J'en ai soupé, de toi.

Alors, très doux, très grave:

--C'est la dernière fois que nous causons nous deux. Écoute,
Félicie, avant qu'il y ait un malheur, je dois t'avertir. Je ne
peux pas te forcer à m'aimer. Mais je ne veux pas que tu en aimes
un autre. Pour la dernière fois, je te conseille de ne pas revoir
monsieur de Ligny. Je t'empêcherai d'être à lui.

--Tu m'empêcheras, toi? Pauvre ami!

Plus doucement, encore il répondit:

--Je le veux, je le ferai. On obtient ce qu'on veut; seulement, il
faut y mettre le prix.



V


Rentrée chez elle, Félicie eut une crise de larmes. Elle revoyait
Chevalier l'implorant d'une voix lamentable, avec un air de pauvre.
Elle avait entendu cette voix et vu cette mine aux chemineaux
exténués sur la route, quand sa mère, craignant que sa poitrine ne
se prît, l'avait emmenée passer l'hiver à Antibes, chez une tante
riche. Elle méprisait Chevalier de sa douceur et de sa tranquillité.
Mais le souvenir de ce visage et de cette voix lui faisait mal.
Elle ne put rien manger. Elle avait des étouffements. Le soir, une
angoisse si cruelle la prit aux entrailles qu'elle eut peur de mourir.
Elle pensa qu'elle éprouvait un tel énervement parce qu'elle était
restée deux jours sans voir Robert. Il était neuf heures. Elle
espéra le trouver encore chez lui et mit son chapeau.

--Maman, il faut que j'aille ce soir au théâtre. Je file.

Par égard pour sa mère, elle usait ainsi d'un langage voilé.

--Va, mon enfant, et ne rentre pas trop tard.

Ligny habitait chez ses parents. Il avait, sous les combles du joli
hôtel de la rue Vernet, un petit appartement de garçon, éclairé
par des fenêtres rondes, et qu'il appelait «son œil-de-bœuf».
Félicie le fit avertir par le portier qu'on l'attendait dans une
voiture. Ligny n'aimait pas que les femmes vinssent trop souvent le
relancer dans sa famille. Son père, diplomate de carrière, très
occupé des intérêts extérieurs de la France, demeurait dans une
ignorance incroyable de ce qui se passait chez lui. Mais madame de
Ligny se montrait attentive à faire observer les convenances dans sa
maison. Et son fils était soucieux de satisfaire des exigences qui
portaient sur les formes, sans jamais s'étendre au fond des choses.
Elle le laissait entièrement libre d'aimer qui il voulait et c'est
à peine si parfois, en de graves épanchements, elle lui donnait
à entendre que la fréquentation des femmes du monde est utile aux
jeunes gens. Aussi Robert avait-il toujours détourné Félicie de
venir rue Vernet. Il avait loué, boulevard de Villiers, une petite
maison où ils pouvaient se voir tout à l'aise. Mais, cette fois,
après deux jours passés sans elle, il fut très content de sa visite
imprévue et descendit tout de suite.

Blottis dans le fiacre, ils allèrent à travers l'ombre et la neige,
au pas tranquille du canasson, par les rues et les boulevards, et
l'épaisse nuit enveloppa leurs amours.

L'ayant ramenée à sa porte:

--A demain, dit-il.

--Oui, à demain, boulevard de Villiers. Viens de bonne heure.

Elle s'appuyait sur lui pour descendre de voiture. Brusquement, elle
se rejeta en arrière.

--La! là! entre les arbres... Il nous a vus... Il nous guettait.

--Qui donc?

--Un homme... que je ne connais pas.

Elle venait de reconnaître Chevalier.

Elle descendit, sonna et, tremblante, attendit, plongée dans la
pelisse de Robert, que la porte s'ouvrît. Puis elle le retint.

--Robert, monte avec moi. J'ai peur.

Non sans un peu d'impatience, il la suivit dans l'escalier.

Chevalier avait attendu Félicie, dans la petite salle à manger,
devant l'armure de Jeanne d'Arc, en compagnie de madame Nanteuil,
jusqu'à une heure du matin. Puis il était descendu et l'avait
guettée sur le trottoir, et, quand il avait vu le fiacre s'arrêter
devant la porte, il s'était dissimulé derrière un arbre. Il savait
bien qu'elle reviendrait avec Ligny; mais, en les voyant ensemble, il
lui avait semblé que la terre s'entr'ouvrait, et, pour ne pas tomber,
il s'était retenu au tronc de l'arbre. Il resta jusqu'à ce que Ligny
fût sorti de la maison; il l'observa qui, serré dans sa pelisse,
gagnait sa voiture, fit deux pas pour s'élancer sur lui, s'arrêta,
puis à grands pas descendit le boulevard.

Il allait, chassé par la pluie et le vent. Ayant trop chaud, il ôta
son feutre et prit plaisir à sentir les gouttes d'eau froide sur son
front. Il eut une vague conscience que des maisons, des arbres, des
murs, des lumières passaient indéfiniment à ses côtés; il allait,
songeant.

Il se trouva, sans savoir comment il y était venu, sur un pont
qu'il connaissait à peine et au milieu duquel se dressait une statue
colossale de femme. Maintenant il était tranquille, il avait pris
une résolution. C'était une vieille idée qu'il avait cette fois
enfoncée dans son cerveau comme un clou, et qui le traversait de part
en part. Il ne l'examinait même plus. Il calculait froidement les
moyens d'exécuter ce qu'il avait résolu. Il marcha devant lui, au
hasard, absorbé, pensif, calme comme un géomètre.

Sur le pont des Arts, il s'aperçut qu'un chien le suivait. C'était
un grand chien rustique à long poil, dont les yeux vairons, pleins de
douceur, exprimaient une détresse infinie. Il lui parla:

--Tu n'as pas de collier. Tu n'es pas heureux. Mon pauvre ami, je ne
peux rien pour toi.

A quatre heures du matin, il se trouva dans l'avenue de
l'Observatoire. Découvrant les maisons du boulevard Saint-Michel,
il en ressentit une impression douloureuse et, brusquement, rebroussa
vers l'Observatoire. Le chien avait disparu. Près du Lion de Belfort,
Chevalier s'arrêta devant une tranchée profonde qui coupait la
chaussée. Contre le remblai, sous une bâche soutenue par quatre
pieux, un vieil homme veillait devant un brasier. Les oreilles de
son bonnet de poil de lapin étaient rabattues; son nez énorme
flamboyait. Il leva la tête; ses yeux, qui pleuraient, paraissaient
tout blancs, sans prunelles dans un cercle de feu et de larmes. Il
fourrait au fond de son brûle-gueule quelques brins de tabac de
cantine, mêlés à des mies de pain, qui ne remplissaient pas même
à demi le fourneau de la petite pipe.

--Voulez-vous du tabac, le vieux? demanda Chevalier en lui tendant sa
blague.

L'homme fut lent à répondre. Il ne comprenait pas vite, et les
politesses l'étonnaient.

Enfin il ouvrit une bouche toute noire:

--C'est pas de refus, dit-il.

Et il se souleva à demi. Un de ses pieds était chaussé d'un
vieux soulier, l'autre entouré de linges. Lentement, de ses mains
engourdies, il bourrait sa pipe. De la neige fondue tombait.

--Vous permettez? dit Chevalier.

Et il se coula, sous la bâche, à côté du vieil homme. De temps en
temps, ils échangeaient une parole.

--Sale temps!

--C'est un temps de saison. L'hiver est dur. L'été est préférable.

--Alors vous gardez le chantier, la nuit, mon bonhomme?

Le vieux répondait volontiers aux questions. Avant qu'il parlât, sa
gorge faisait entendre un susurrement très long et très doux:

--Je fais un jour une chose, un jour l'autre. Je bricole, quoi!

--Vous n'êtes pas de Paris?

--Je suis natif de la Creuse. J'ai travaillé comme terrassier dans
les Vosges. Je m'en suis parti l'année qu'il est venu des Prussiens
et d'autres peuples... Il y en avait des milliers. On ne peut pas
comprendre d'où ils venaient... Tu as peut-être entendu parler de
cette guerre des Prussiens, mon garçon?

Il resta longtemps sans parler, puis:

--Comme ça tu es en bordée, mon garçon. Tu ne veux pas rentrer au
chantier?

--Je suis artiste dramatique, répondit Chevalier.

Le vieux, qui ne comprenait pas, demanda:

--Où qu'il est, ton chantier?

Chevalier voulut être admiré du vieillard:

--Je joue la comédie dans un grand théâtre, dit-il; je suis un des
principaux acteurs de l'Odéon. Vous connaissez l'Odéon?

Le gardien secoua la tête. Il ne connaissait pas l'Odéon. Après un
très long silence, il rouvrit sa bouche noire:

--Comme ça, mon garçon, tu es en bordée. Tu veux pas rentrer au
chantier, pas vrai?

Chevalier lui répondit:

--Lisez le journal après-demain. Vous y verrez mon nom.

Le vieil homme essaya de trouver un sens à ces paroles; mais c'était
trop difficile, il y renonça et revint à ses pensées familières.

--Quand on est en bordée, c'est, des fois, pour des semaines et des
mois...

Au petit jour, Chevalier reprit sa course. Le ciel était de lait.
Les roues lourdes réveillaient les pavés. Des voix, çà et là,
résonnaient dans l'air frais. La neige ne tombait plus. Il allait au
hasard devant lui. A voir renaître la vie, il s'égayait presque. Sur
le pont des Arts, il regarda longtemps couler la Seine, puis il reprit
sa course. Sur la place du Havre, il vit un café ouvert. Une faible
lueur d'aurore rougissait les glaces de la façade. Les garçons
sablaient le carrelage et posaient les tables. Il se jeta sur une
chaise:

--Garçon, une verte!



VI


Dans le fiacre, par delà les fortifications où s'allongeait le
boulevard désert, Félicie et Robert se tenaient pressés l'un contre
l'autre.

--Tu ne l'aimes pas ta Félicie, dis?... Est-ce que ça ne te flatte
pas d'avoir une petite femme qu'on acclame, qu'on applaudit et dont
on parle dans les journaux?... Maman colle dans un album les articles
qu'on fait sur moi. L'album est déjà rempli.

Il lui répondit qu'il n'avait pas attendu qu'elle eût du succès
pour la trouver charmante. Et, de fait, leur liaison avait commencé
lorsqu'elle débutait obscurément à l'Odéon dans une reprise
ignorée.

--Quand tu m'as dit que tu me voulais, je ne t'ai pas fait attendre,
hein? Ça a été fait tout de suite. N'est-ce pas que j'ai eu
raison? Tu es trop intelligent pour me juger mal de ce que je n'ai pas
traîné les choses. En te voyant pour la première fois, j'ai senti
que je serais à toi. Alors, ce n'était pas la peine de tarder. Je ne
regrette pas. Et toi?

Le fiacre s'arrêta, à peu de distance des fortifications, devant une
grille de jardin.

La grille, qui n'avait pas été peinte depuis longtemps, posait sur
un mur enduit de cailloutage, assez bas et assez large pour que les
enfants vinssent s'y percher. Elle était aveuglée à mi-hauteur par
une plaque de tôle dentelée, et ne haussait pas à plus de trois
mètres du sol ses pointes rouillées. Au milieu, entre deux piliers
de maçonnerie surmontés de vases de fonte, cette grille formait une
porte à double battant, pleine à sa partie inférieure et garnie, au
dedans, d'une jalousie vermoulue.

Ils descendirent de voiture. Les arbres du boulevard dressaient sur
quatre lignes, dans la brume, leurs légers squelettes. On entendait,
à travers un vaste silence, le bruit décroissant de leur fiacre, qui
regagnait la barrière, et le trot d'un cheval venant de Paris.

Elle dit en frissonnant:

--Comme c'est triste, la campagne!

--Mais, ma chérie, le boulevard de Villiers, ce n'est pas la
campagne!

Il ne réussissait pas à ouvrir la grille, et la serrure grinçait.

Agacée elle lui dit:

--Ouvre, je t'en prie: ce bruit me fait mal aux nerfs.

Elle s'aperçut que le fiacre venu de Paris était arrêté près de
leur maison, à la distance d'une dizaine d'arbres; elle observa le
cheval maigre et fumant, le cocher sordide, et demanda:

--Qu'est-ce que c'est que cette voiture?

--C'est un fiacre, ma chérie.

--Pourquoi s'arrête-t-il ici?

--Il ne s'arrête pas ici. Il s'arrête devant la maison à côté.

--Il n'y a pas de maison à côté; il y a un terrain vague.

--Eh bien! il s'arrête devant un terrain vague; qu'est-ce que tu veux
que je te dise?...

--Je ne vois personne en sortir.

--Le cocher attend peut-être un voyageur.

--Devant le terrain vague?

--Sans doute, ma chérie... Cette serrure est rouillée.

Elle alla, en se dissimulant derrière les arbres, jusqu'à l'endroit
où le fiacre était arrêté, puis elle revint vers Ligny qui avait
enfin réussi à ouvrir la grille.

--Robert, les stores sont baissés.

--C'est qu'il y a des amoureux dedans.

--Est-ce que tu ne trouves pas que ce fiacre est bizarre?

--Il n'est pas beau. Mais tous les fiacres sont vilains. Entre.

--Est-ce que ce n'est pas quelqu'un qui nous suit?

--Qui veux-tu qui nous suive?

--Je ne sais pas... Une de tes femmes.

Mais elle ne disait pas ce qu'elle pensait.

--Entre donc, ma chérie.

Quand elle fut entrée:

--Referme bien la grille, Robert.

Devant eux s'étendait une petite pelouse ovale. Au fond s'élevait la
maison, avec son perron de trois marches, sa marquise de zinc, ses six
fenêtres et son toit d'ardoise.

Ligny l'avait prise en location, pour une année, à un vieil employé
de commerce, dégoûté de ce que les rôdeurs lui volaient la nuit
ses poules et ses lapins. Des deux côtés de la pelouse, une allée
sablée conduisait au perron. Ils prirent l'allée qui était à leur
droite. Le sable criait sous leurs pas.

--Aujourd'hui encore, dit Ligny, madame Simonneau a oublié de fermer
les volets.

Madame Simonneau était une femme de Neuilly qui venait tous les
matins faire le ménage.

Un grand arbre de Judée, tout penché et qui semblait mort,
allongeait jusqu'à la marquise une de ses branches rondes et noires.

--Je n'aime pas bien cet arbre, dit Félicie; ses branches ont l'air
de gros serpents. Il y en a une qui entre presque dans notre chambre.

Ils montèrent les trois marches du perron. Et, tandis qu'il cherchait
dans le trousseau la clé de la porte, elle posa sa tête sur son
épaule.


Félicie avait dans ses dévoilements une fierté tranquille qui la
rendait adorable. Elle montrait un si paisible orgueil de sa nudité
que sa chemise, à ses pieds, semblait un paon blanc.

Et quand Robert la vit nue et claire comme les ruisseaux et les
étoiles:

--Au moins, lui dit-il, tu ne te fais pas prier, toi!... C'est
singulier: il y a des femmes qui, sans même qu'on leur demande rien,
font tout ce qu'il est possible de faire et ne veulent pas qu'on leur
voie pendant ce temps-là seulement un petit bout de peau.

--Pourquoi? demanda Félicie, en jouant avec les fils légers de sa
chevelure.

Robert de Ligny avait la pratique des femmes. Pourtant il ne sentit
pas combien cette question était insidieuse. Il avait reçu
des enseignements moraux et il s'inspira, dans sa réponse, des
professeurs dont il avait suivi les cours.

--Cela tient sans doute, dit-il, à l'éducation, à des principes
religieux, à un sentiment inné qui subsiste alors même que...

Ce n'était point ainsi qu'il fallait répondre, car Félicie,
haussant les épaules et mettant les poings sur ses hanches polies,
l'interrompit vivement:

--Tu es naïf, toi... C'est qu'elles sont mal faites... l'éducation!
la religion!... Ça me fait bouillir, d'entendre des choses
pareilles... Est-ce que j'ai été plus mal élevée que les autres?
Est-ce que j'ai moins de religion qu'elles?... Dis donc, Robert,
combien en as-tu vu de femmes bien faites? Compte un peu sur tes
doigts... Oui, il y en a des tas de femmes qui ne montrent ni leurs
épaules, ni rien! Tiens, Fagette, elle ne se montre pas même aux
femmes: pendant qu'elle passe une chemise blanche, elle tient la
vieille entre ses dents. Bien sûr, que j'en ferais autant, si
j'étais bâtie comme elle!

Elle se tut, s'apaisa et, tranquille dans son orgueil, elle coula
lentement la paume de ses mains sur ses flancs, sur ses reins, et dit
fièrement:

--Et ce qu'il y a de mieux, c'est qu'il n'y en a pas trop.

Elle savait ce que l'élégante minceur de ses formes donnait de
grâce à sa beauté.

Maintenant sa tête renversée baignait dans la chevelure blonde qui
coulait de toutes parts; son corps gracile, un peu soulevé par un
oreiller glissé sous les reins, était étendu sans mouvement; une
jambe allongée au bord du lit brillait et le pied aigu la terminait
en pointe d'épée. La clarté du grand feu allumé dans la cheminée
dorait cette chair, faisait palpiter des lumières et des ombres sur
ce corps inerte, le revêtait de splendeur et de mystère, tandis que
les vêtements et le linge, couchés sur les meubles, sur le tapis,
attendaient comme un troupeau docile.

Elle se souleva sur son coude, et, la joue dans la main:

--Ah! tu es bien le premier. Je ne te mens pas: les autres, ça
n'existe pas.

Il n'était pas jaloux du passé et ne craignait pas les comparaisons,
il la questionna.

--Alors, les autres?...

--D'abord, il n'y en a que deux: mon professeur, et, naturellement,
celui-là ne compte pas, et puis celui que je t'ai dit, un homme
sérieux, que ma mère m'avait donné.

--Pas d'autre?

--Je te jure.

--Et Chevalier?

--Lui? Ah! non, par exemple!... Tu ne voudrais pas!

--Et l'homme sérieux, que ta mère t'avait donné, il ne compte pas
non plus?

--Je t'assure qu'avec toi, je suis une autre femme. Ah! bien vrai! tu
es le premier qui m'ait eue... C'est drôle, tout de même. Dès
que je t'ai vu, je t'ai voulu. Tout de suite, j'ai eu envie de toi.
J'avais deviné. A quoi? Je serais bien embarrassée de le dire...
Oh! je n'ai pas réfléchi!... Avec tes manières correctes, sèches,
froides, ton air de petit loup bichonné, tu m'as plu, voila!...
Maintenant, je ne pourrais pas me passer de toi. Oh! non, je ne le
pourrais pas.

Il l'assura qu'en la possédant il avait eu de délicieuses surprises
et il lui dit des choses caressantes et jolies, qui toutes avaient
été dites avant lui.

Elle lui prit la tête dans ses mains:

--C'est vrai que tu as des dents de loup. Je crois que c'est tes
dents, qui, le premier jour, m'avaient donné envie de toi. Mords-moi.

Il la pressa contre lui et sentit ce corps souple et ferme répondre
à son étreinte. Tout à coup elle se dégagea:

--Est-ce que tu n'entends pas crier le sable?

--Non.

--Écoute: j'entends un bruit de pas dans l'allée.

Assise, repliée sur elle-même, elle tendait l'oreille.

Il était déçu, agacé, irrité, et peut-être un peu blessé dans
son amour-propre.

--Qu'est-ce qui te prend? C'est stupide. Elle lui cria très sec:

--Tais-toi donc!

Elle épiait un bruit léger et proche comme de branches cassées.

Tout à coup elle sauta du lit avec une telle vivacité d'instinct et
un mouvement si rapide de jeune animal que Ligny, bien qu'il fût peu
littéraire, songea à la chatte métamorphosée en femme.

--Tu es folle! où vas-tu?

Elle souleva un bord du rideau, essuya la buée sur un coin de vitre
et regarda par la fenêtre. Elle ne vit rien que la nuit. Tout bruit
avait cessé.

Pendant ce temps, Ligny, rencogné dans la ruelle, maussade, grognait:

--Comme tu voudras, mais, si tu attrapes un rhume, tant pis pour toi!

Elle se recoula dans le lit. D'abord il lui garda un peu rancune; mais
elle l'enveloppa d'une fraîcheur délicieuse.

Et quand ils revinrent à eux, ils furent étonnés de voir à la
montre qu'il était sept heures.

Il alluma la lampe, une lampe à pétrole en forme de colonne, avec
une ampoule de cristal, dans laquelle la mèche s'enroulait comme
un ténia. Elle se rhabilla très vite. Ils avaient un étage à
descendre par un escalier de bois étroit et noir. Il passa le
premier, la lampe à la main, et s'arrêta dans le couloir.

--Sors, ma chérie, avant que j'éteigne.

Elle ouvrit la porte, et, aussitôt, elle recula en poussant un grand
cri. Elle venait de voir Chevalier sur le perron, les bras étendus,
long, noir, dressé comme une croix. Il tenait un revolver à la main.
L'arme ne brillait pas. Pourtant elle la vit très distinctement.

--Qu'est-ce qu'il y a? demanda Ligny qui baissait la mèche de la
lampe.

--Écoutez, et n'approchez pas! cria Chevalier d'une voix forte. Je
vous défends d'être l'un à l'autre. C'est ma dernière volonté.
Adieu, Félicie.

Et il mit dans sa bouche le canon du revolver.

Blottie au mur du couloir, elle ferma les yeux... Quand elle les
rouvrit, Chevalier était couché sur le côté en travers de la
porte. Il avait les paupières grandes ouvertes, l'air de regarder et
de rire. Un filet de sang coulait de sa bouche sur la dalle du perron.
Un tremblement convulsif agitait son bras. Puis il ne bougea plus.
Replié sur lui-même, il avait l'air plus petit qu'avant.

Au coup de revolver, Ligny était accouru. Il souleva le corps dans la
nuit noire. Et, tout de suite, le reposant doucement sur la dalle, il
frotta des allumettes que le vent soufflait aussitôt. Enfin, dans une
lueur, il vit que la balle avait emporté un morceau du crâne et
que les méninges étaient mises à découvert sur une surface
grande comme le creux de la main, grise et sanguinolente, très
irrégulière, et dont les contours lui rappelèrent l'Afrique telle
qu'elle est figurée dans les atlas. Et il fut pris devant ce mort
d'un respect subit. Il le tira par les aisselles avec des précautions
minutieuses jusque dans l'antichambre. Là, il l'abandonna et courut
par la maison, cherchant et appelant Félicie.

Il la trouva dans la chambre à coucher qui, la tête sous les draps
du lit défait, criait: «Maman! maman!» et récitait des prières.

--Ne reste pas là, Félicie.

Elle descendit avec lui l'escalier. Mais dans le corridor:

--Tu sais bien qu'on ne peut pas passer. Il la fit sortir par la porte
de la cuisine.



VII


Demeuré seul dans la maison silencieuse, Robert de Ligny ralluma la
lampe. Il commençait à entendre des voix graves, et même un peu
solennelles, qui parlaient au dedans de lui. Formé dès l'enfance
aux règles de la responsabilité morale, il éprouvait un regret
douloureux, qui ressemblait à un remords. Songeant qu'il avait causé
la mort de cet homme, bien que c'eût été sans le vouloir et sans
le savoir, il ne se sentait pas tout à fait innocent. Des lambeaux
d'enseignement philosophique et religieux revenaient troubler sa
conscience. Des phrases de moralistes et de sermonnaires, apprises
au collège et tombées tout au fond de sa mémoire, lui remontaient
subitement à la pensée. Ses voix intérieures les lui récitaient.
Elles disaient, d'après quelque vieil orateur sacré: «En se
livrant aux désordres les moins coupables dans l'opinion du monde, on
s'expose à commettre les actes les plus condamnables... Nous voyons
par d'effroyables exemples que la volupté conduit au crime.» Ces
maximes, sur lesquelles il n'avait jamais réfléchi, prenaient
pour lui, tout à coup, un sens précis et rigoureux. Il y songea
sérieusement. Mais, parce qu'il n'avait pas l'esprit profondément
religieux et qu'il n'était pas capable de nourrir des scrupules
exagérés, il n'en conçut qu'une édification médiocre, et sans
cesse décroissante. Bientôt, il les jugea importunes et sans
application possible à sa situation. «En se livrant aux désordres
les moins coupables dans l'opinion du monde... Nous voyons par
d'effroyables exemples...» Ces phrases, qui tout à l'heure
retentissaient dans son âme comme un grondement de tonnerre, il les
percevait maintenant dans les nasillements et les grasseyements des
professeurs et des prêtres qui les lui avaient apprises et il les
trouvait un peu ridicules. Par une naturelle association d'idées il
se rappela un passage d'une vieille histoire romaine, qu'il avait
lu, en seconde, pendant une étude, et qui l'avait frappé, quelques
lignes sur une dame convaincue d'adultère et accusée d'avoir mis le
feu à Rome. «Tant il est vrai, disait l'historien, qu'une personne
qui trahit la pudeur est capable de tous les crimes.» A ce souvenir,
il sourit intérieurement et pensa que les moralistes avaient tout de
même de drôles d'idées sur la vie.

La mèche, qui charbonnait, éclairait mal. Il ne parvenait pas à la
moucher et elle répandait une infecte odeur de pétrole. Songeant à
l'auteur de la phrase sur la dame romaine, il se disait:

«Vrai! Celui-là, il en avait une couche!...»

Il était rassuré sur son innocence. Ses légers remords s'étaient
entièrement dissipés, et il ne concevait pas qu'il eût pu se croire
un moment responsable de la mort de Chevalier. Toutefois cette affaire
l'ennuyait...

Subitement il pensa:

--S'il vivait encore!

Tout à l'heure, l'espace d'une seconde, à la lueur d'une allumette
soufflée aussitôt qu'éprise, il avait vu le crâne troué du
comédien. Mais s'il avait mal vu? S'il avait pris pour un ravage
de la cervelle et du crâne une déchirure de la peau? Garde-t-on
le jugement dans ces premiers moments de surprise et d'horreur? Une
blessure peut être hideuse sans être mortelle, ni même très grave.
Il lui avait bien paru que cet homme était mort. Mais était-il
médecin pour en juger sûrement?

Il s'impatienta après la mèche qui charbonnait encore et murmura:

--Cette lampe empoisonne.

Puis se rappelant une manière de dire habituelle au docteur Socrate
et dont il ignorait l'origine, il la répéta mentalement:

--Cette lampe pue comme trente-six mille charretées de diables.

Les exemples lui revinrent à l'esprit de plusieurs suicides manqués.
Il se rappela avoir lu dans un journal qu'un mari, après avoir tué
sa femme, s'était tiré, comme Chevalier, un coup de revolver dans
la bouche et n'avait réussi qu'à se fracasser la mâchoire; il se
rappela qu'à son cercle, après un scandale de jeu, un sportsman
connu, ayant voulu se brûler la cervelle, s'était fait sauter
l'oreille. Ces exemples s'appliquaient au cas de Chevalier avec une
exactitude frappante.

--S'il n'était pas mort?...

Il désirait, espérait contre toute évidence, que ce malheureux
respirât encore et pût être sauvé. Il songeait à chercher des
linges et à faire les premiers pansements. Pour examiner de nouveau
l'homme étendu dans l'antichambre, il souleva trop brusquement la
lampe encore mal allumée et l'éteignit.

Alors, surpris par les ténèbres subites, il perdit patience et
s'écria:

--La rosse!

En la rallumant, il se flattait de l'idée que Chevalier, porté à
l'hôpital, reprendrait connaissance, vivrait. Et le voyant déjà
debout, juché sur ses longues jambes, criant, toussant, ricanant, il
désirait moins ardemment cette guérison, il commençait même à ne
plus la souhaiter, à la trouver importune et désobligeante. Il se
demandait avec inquiétude, dans un véritable malaise:

--Que reviendrait-il faire en ce monde, le sombre cabot? Rentrerait-il
à l'Odéon? Promènerait-il dans les couloirs sa grande cicatrice?
Faudrait-il le voir rôder encore autour de Félicie?

Il approcha du corps la lampe allumée et reconnut la plaie livide et
sanguinolente dont les contours irréguliers lui rappelaient l'Afrique
de ses cartes d'écolier.

Visiblement la mort avait été instantanée, et il ne comprenait pas
comment il avait pu en douter un moment.

Il sortit de la maison et se mit à marcher à grands pas dans
le jardin. L'image de la blessure flottait devant ses yeux comme
l'impression d'une lumière trop vive. Elle allait et grandissait;
elle formait dans la nuit sur le ciel noir un continent pâle d'où il
voyait jaillir éperdus des négrillons armés de flèches.

Il jugea que la première chose à faire était d'appeler madame
Simonneau, qui demeurait tout près, sur le boulevard Bineau, dans la
maison du café. Il ferma soigneusement la porte de la grille et alla
chercher la femme de ménage. Sur le boulevard il retrouva le calme de
l'esprit et des sens. Il s'accommoda de l'événement. Il acceptait le
fait accompli, mais il chicanait la destinée sur les circonstances.
Puisqu'il fallait un mort, il consentait à ce qu'il y en eût un,
mais il en aurait préféré un autre. Il éprouvait à l'égard
de celui-ci un sentiment de dégoût et de répulsion. Il se disait
vaguement:

--J'admets un suicide. Mais à quoi bon un suicide ridicule
et déclamatoire? Cet homme ne pouvait-il se tuer chez lui? Ne
pouvait-il, si sa résolution était inébranlable, l'exécuter avec
une vraie fierté, d'une façon discrète? C'est ainsi qu'à sa place
eût agi un galant homme. On aurait plaint et respecté sa mémoire.

Il se rappela mot pour mot les paroles que, dans la chambre à
coucher, une heure avant le drame, il avait échangées avec Félicie.
Il lui avait demandé si elle n'avait pas été un peu avec Chevalier.
Il le lui avait demandé, non pour le savoir, car il n'en doutait
guère, mais pour montrer qu'il le savait. Et elle lui avait répondu,
indignée: «Lui! Ah! non, par exemple... Tu ne voudrais pas!...»

Il ne la blâmait pas d'avoir menti. Toutes les femmes mentent. Il
goûtait plutôt la jolie désinvolture avec laquelle elle avait
jeté ce garçon hors de son passé. Mais il lui en voulait de s'être
donnée à un bas cabot. Sa délicatesse en était blessée. Chevalier
lui gâtait Félicie. Pourquoi prenait-elle des amants de cette
espèce? Elle manquait donc de goût? Elle ne choisissait donc pas?
Elle faisait donc comme les filles? Elle n'avait donc pas le sens
d'une certaine propreté qui avertit les femmes de ce qu'elles peuvent
faire et de ce qu'elles ne peuvent pas faire? Elle ne savait donc pas
se tenir? Eh bien! voilà ce qui arrive quand on n'a pas de tenue! Il
la chargea du malheur advenu et fut soulagé d'un grand poids.

Madame Simonneau n'était pas chez elle. Il la demanda aux garçons du
café, aux garçons de l'épicier, aux filles de la blanchisseuse,
aux gardiens de la paix, au facteur. Enfin, sur l'indication d'une
voisine, il la trouva qui mettait des cataplasmes à une vieille dame,
car elle était garde-malade. Son visage était pourpre et elle puait
l'eau-de-vie. Il l'envoya veiller le mort. Il lui recommanda de le
recouvrir d'un drap et de se tenir à la disposition du commissaire et
du médecin qui viendraient pour les constatations. Elle répondit, un
peu blessée, qu'elle savait, Dieu merci, ce qu'elle avait à faire.
Elle le savait, en effet. Madame Simonneau était née dans une
société soumise aux autorités constituées et qui respecte les
morts. Mais lorsque ayant interrogé M. de Ligny, elle apprit qu'il
avait traîné le corps dans l'antichambre, elle ne put lui cacher
que cette façon d'agir était imprudente et l'exposait à des
désagréments.

--Vous ne deviez pas, lui dit-elle. Quand une personne s'est
détruite, il ne faut jamais y toucher avant que la police arrive.

Ligny alla ensuite avertir le commissaire. La première émotion
passée, il n'éprouvait aucune surprise, sans doute parce que les
événements qui, de loin, eussent semblé étranges, quand ils sont
accomplis près de nous, paraissent naturels, comme ils le sont en
effet, se développent d'une façon commune, se décomposent en
une succession de petits faits et vont se perdre dans la banalité
courante de la vie. Il était distrait de la mort violente d'un
malheureux par les circonstances mêmes de cette mort, par la part
qu'il y avait et l'occupation qu'elle lui donnait. En se rendant chez
le commissaire, il se sentait aussi tranquille et libre d'esprit que
lorsqu'il allait au ministère pour y déchiffrer des dépêches.

A neuf heures du soir, le commissaire de police pénétra dans le
jardin avec son secrétaire et un agent de police. Le médecin de la
ville, M. Hibry, arriva au même moment. Déjà, par l'industrie de
madame Simonneau, toujours intéressée aux fournitures, la maison
exhalait une violente odeur de phénol et brillait de bougies
allumées. Et madame Simonneau s'agitait dans un pressant désir de
procurer au mort un crucifix et un rameau de buis bénit. A la clarté
d'une bougie, le médecin examina le cadavre.

C'était un gros homme, au teint rouge et à la respiration forte, qui
venait de dîner.

--La balle, de gros calibre, dit-il, a pénétré par la voûte
palatine, elle a traversé le cerveau, et elle est venue briser le
pariétal gauche, emportant une partie de la substance cérébrale et
faisant sauter un morceau du crâne. La mort a été instantanée.

Il remit la bougie à madame Simonneau, et poursuivit:

--Des éclats du crâne ont été projetés à une certaine distance.
On pourra les retrouver dans le jardin. Je conjecture que la balle
était ronde. Une balle conique aurait causé moins de ravages.

Cependant le commissaire, M. Josse-Arbrissel, grand et maigre, à
longue moustache grise, ne semblait ni voir ni entendre. Un chien
hurlait devant la grille.

--La direction de la blessure, dit le médecin, ainsi que les doigts
de la main droite encore repliés, prouvent surabondamment le suicide.

Il alluma un cigare.

--Nous sommes suffisamment édifiés, dit le commissaire.

--Je regrette, messieurs, de vous avoir dérangés, dit Robert de
Ligny, et je vous remercie de la bonne grâce avec laquelle vous avez
rempli votre office.

Le secrétaire du commissariat et l'agent de police, conduits par
madame Simonneau, montèrent le corps au premier étage.

M. Josse-Arbrissel se mordait les ongles et regardait dans le vague.

--Un drame de la jalousie, dit-il, rien de plus commun. Nous avons
ici, à Neuilly, une moyenne constante de morts volontaires. Sur
cent suicides, trente ont pour cause le jeu. Le reste est dû à des
désespoirs d'amour, à la misère ou à des maladies incurables.

--Chevalier? demanda le docteur Hibry, qui était amateur de
spectacles, Chevalier? attendez donc, je l'ai vu... Je l'ai vu dans un
bénéfice, aux Variétés. Parfaitement. Il récitait un monologue.

Le chien hurlait devant la grille.

--On ne peut s'imaginer, reprit le commissaire, les ravages que le
pari mutuel exerce dans cette commune. Je n'exagère pas, trente pour
cent au bas mot des suicides que je constate sont causés par le jeu.
Tout le monde joue, ici. Autant de boutiques de coiffeurs, autant
d'agences clandestines. Pas plus tard que la semaine dernière, un
concierge de l'avenue du Roule a été trouvé pendu dans le Bois.
Encore, les ouvriers, les domestiques, les petits employés qui
jouent, ne sont pas réduits à se tuer. Ils changent de quartier, ils
disparaissent. Mais un homme établi, un fonctionnaire que le jeu a
ruiné, qui est accablé de dettes criardes, menacé de saisie et
sous le coup de plaintes au parquet, il ne peut pas disparaître. Que
voulez-vous qu'il devienne?

--J'y suis! s'écria le docteur. Il récita _le Duel dans la Savane_.
On est un peu fatigué des monologues; mais celui-là est très
drôle. Vous vous rappelez: «Voulez-vous vous battre à l'épée?
Non, monsieur. Au pistolet? Non, monsieur. Au sabre, au couteau?
Non, monsieur. Alors je vois ce que vous voulez. Vous n'êtes pas
dégoûté. Vous voulez le duel dans la savane. J'y consens. Nous
remplacerons la savane par une maison à cinq étages. Vous êtes
autorisé à vous dissimuler dans le feuillage.» Chevalier disait
très drôlement _le Duel dans la Savane_. Il m'a beaucoup amusé ce
soir-là. Il est vrai que je suis bon public. J'adore le théâtre.

Le commissaire de police n'entendait pas. Il suivait sa pensée.

--On ne saura jamais ce que le pari mutuel dévore par année de
fortunes et d'existences. Le jeu ne lâche jamais ses victimes; quand
il leur a tout pris, il reste leur unique espérance. En effet, par
quel autre moyen peut-on espérer?...

Il s'arrêta de parler, tendit l'oreille au cri lointain d'un
camelot, se jeta sur l'avenue à la poursuite de l'ombre fuyante
et glapissante, l'appela, lui arracha un journal de courses qu'il
déploya sous un bec de gaz pour y chercher des noms de chevaux,
_Fleur-des-pois_, _la Châtelaine_, _Lucrèce_. Puis, l'œil hagard,
les mains tremblantes, stupide, assommé, il laissa tomber la feuille:
son cheval ne gagnait pas.

Et le docteur Hibry, en l'observant de loin, songeait que, médecin
des morts, il pourrait bien être appelé un jour à constater le
suicide de son commissaire de police, et il se déterminait par avance
à conclure autant que possible à la mort accidentelle.

Tout à coup, saisissant son parapluie:

--Je file. On m'a donné pour ce soir une place à l'Opéra-Comique.
Ce serait dommage de la perdre.


Avant de quitter la maison, Ligny demanda à madame Simonneau:

--Où l'avez-vous mis?

--Dans le lit, répondit madame Simonneau. C'était plus convenable.

Il ne fit point d'objection, et, levant les yeux sur la façade de la
maison, il vit aux fenêtres de la chambre à coucher, à travers
les rideaux de mousseline, la lueur des deux bougies que la femme de
ménage avait allumées sur la table de nuit.

--On pourrait peut-être, dit-il, faire venir une religieuse pour le
veiller.

--C'est inutile, répondit madame Simonneau qui avait invité des
voisines et commandé son vin et son fricot, c'est inutile: je le
veillerai moi-même.

Ligny n'insista pas.

Le chien hurlait encore devant la grille.

En regagnant à pied la barrière, il vit sur Paris une lueur rouge
qui remplissait tout le ciel. Aux faîtes des cheminées, les tuyaux
se dressaient, grotesques et noirs, devant cette brume ardente et
semblaient regarder avec une familiarité ridicule l'embrasement
mystérieux d'un monde. Les rares passants qu'il rencontra sur le
boulevard allaient tranquillement, sans lever la tête. Bien qu'il
sût que, dans les nuits des villes, souvent l'air humide reflète les
lumières et se colore de cette lueur égale qui ne palpite pas, il
s'imaginait voir le reflet d'un immense incendie. Il acceptait sans
réflexion que Paris s'abîmât dans une conflagration prodigieuse;
il trouvait naturel que la catastrophe intime à laquelle il était
mêlé se confondît avec un désastre public et que cette nuit,
enfin, fût pour tout un peuple, comme pour lui-même, une nuit
sinistre.

Ayant très faim, il prit une voiture à la barrière et se fit
conduire à une taverne de la rue Royale. Dans la salle lumineuse et
chaude, il ressentit une impression de bien-être. Après avoir fait
son menu, il ouvrit un journal du soir et vit, dans le compte rendu
des Chambres, que son ministre avait prononcé un discours. En
parcourant ce discours, il étouffa un petit rire; il se rappelait
certaines histoires, contées au quai d'Orsay. Le ministre des
Affaires étrangères était amoureux de madame de Neuilles, cocotte
vieillie, haussée par la rumeur publique à l'état d'aventurière et
d'espionne. Il essayait, disait-on, sur elle les discours qu'il devait
prononcer devant le Parlement. Ligny, qui avait été un peu l'amant,
autrefois, de madame de Neuilles, se figurait l'homme d'État en
chemise récitant à son amie cette déclaration: «Non certes, je
ne méconnais pas les justes susceptibilités du sentiment national.
Résolument pacifique, mais soucieux de l'honneur de la France, le
gouvernement saura, etc.» Et cette vision le mettait en gaieté.
Il tourna la page et lut: «Demain, à l'Odéon, première
représentation (à ce théâtre) de: _La Nuit du 23 octobre 1812_,
avec messieurs Durville, Maury, Romilly, Destrée, Vicar, Léon Clim,
Valroche, Aman, Chevalier...



VIII


Le lendemain, à une heure, au foyer du théâtre, on répétait _la
Grille_ pour la première fois. Une lumière triste s'amortissait sur
les pierres grises de la voûte, des tribunes et des colonnes. Dans
la majesté maussade de cette pâle architecture, sous la statue
de Racine, les acteurs principaux lisaient leurs rôles, qu'ils ne
savaient pas encore, devant Pradel, directeur du théâtre, Romilly,
directeur de la scène, et Constantin Marc, auteur de la pièce,
assis tous trois sur un canapé de velours rouge, tandis que, d'une
banquette reculée dans un entre-colonnement, s'exhalaient les haines
attentives et les jalousies chuchotantes des actrices sacrifiées.
L'amoureux, Paul Delage, déchiffrait péniblement une réplique:

»--Je reconnais le château aux murs de brique, aux toits d'ardoise,
le parc où j'ai si souvent enlacé, sur l'écorce des arbres, son
chiffre et le mien, l'étang dont les eaux endormies...

Fagette reprenait:

»--Craignez, Aimeri, que le château ne vous reconnaisse pas, que
le parc ait oublié votre nom, que l'étang murmure: «Quel est cet
étranger?»

Mais elle était enrhumée et lisait sur une copie pleine de fautes.

--Ne restez pas là, Fagette: c'est le pavillon rustique, dit Romilly.

--Comment voulez-vous que je le sache?

--On a mis une chaise.

»--... Que l'étang murmure: «Quel est cet étranger?»

--Mademoiselle Nanteuil, à vous... Où est donc Nanteuil?...
Nanteuil!

Nanteuil parut, emmitouflée dans ses fourrures, son petit sac et son
rôle à la main, blanche comme un linge, les yeux battus, les
jambes molles. Elle avait passé une nuit pleine d'épouvantes. Tout
éveillée, elle avait vu le mort entrer dans sa chambre.

Elle demanda:

--Par où est-ce que j'entre?

--Par la droite.

--C'est bon.

Et elle lut:

»--Mon cousin, je me suis éveillée toute joyeuse ce matin. Je n'en
sais pas la cause. Pourriez-vous me la dire?

Delage lut sa réplique;

»--C'est peut-être, Cécile, par une permission spéciale de la
Providence ou de la destinée. Le Dieu qui vous aime vous laisse le
sourire à l'heure des larmes et des grincements de dents.

--Nanteuil, tu passes, ma mignonne, dit Romilly. Delage, efface-toi un
peu pour la laisser passer.

Nanteuil passa:

»--Des jours terribles, dites-vous, Aimeri? Nos jours sont ce que
nous les faisons. Ils ne sont terribles que pour les méchants.

Romilly interrompit:

--Delage, efface-toi un peu, fais attention de ne pas la cacher aux
spectateurs... Reprends, Nanteuil.

Nanteuil reprit:

»--Des jours terribles, dites-vous, Aimeri? Nos jours sont ce que
nous les faisons. Ils ne sont terribles que pour les méchants.

Constantin Marc ne reconnaissait plus son œuvre, n'entendait plus
même le son de ses phrases bien-aimées, qu'il s'était répétées
tant de fois à lui-même dans ses bois du Vivarais. Étonné,
stupide, il se taisait.

Nanteuil passa gentiment et se remit à lire:

»--Vous me jugerez peut-être bien folle, Aimeri; dans le couvent où
j'ai été élevée, j'ai souvent envié le sort des victimes.

Delage donna sa réplique; mais il sauta un feuillet de la copie:

»--Le temps est superbe. Déjà les invités vont et viennent dans le
jardin.

Il fallut tout reprendre:

»--Des jours terribles, dites-vous, Aimeri...

Et ils allaient, sans s'inquiéter de comprendre, mais attentifs
à régler leurs mouvements, comme s'ils étudiaient des figures de
danse.

--Dans l'intérêt de la pièce, il faudra faire des coupures, dit
Pradel à l'auteur consterné.

Et Delage poursuivait:

»--Ne m'accusez point, Cécile: j'eus pour vous une amitié
d'enfance, une de ces amitiés fraternelles, qui donnent à l'amour
qu'elles font naître l'apparence inquiétante de l'inceste.

--L'inceste! s'écria Pradel. Vous ne pouvez pas laisser l'inceste,
monsieur Constantin Marc. Le public a des susceptibilités que vous
ne soupçonnez, pas. Et puis, il faut intervertir l'ordre des deux
répliques qui viennent ensuite. L'optique de la scène l'exige.

La répétition fut interrompue. Romilly, avisant Durville qui, dans
une embrasure, contait des histoires joyeuses:

--Durville, vous pouvez vous en aller. On ne répétera pas le
«deux» aujourd'hui.

Avant de se retirer, le vieux comédien alla serrer la main à
Nanteuil. Jugeant opportun de lui apporter l'expression de sa
douloureuse sympathie, il se fit des yeux noyés, comme eût fait à
sa place tout porteur de condoléances. Mais il se les fit bien. Ses
prunelles nageaient dans leurs orbites, pareilles à la lune dans
les nuées. Les coins abattus de ses lèvres tombaient dans deux plis
profonds qui les prolongeaient jusqu'au bas du menton. Il avait l'air
vraiment affligé.

--Ma pauvre mignonne, soupira-t-il, je te plains, va!... De voir un
être pour lequel on a éprouvé un... sentiment... avec lequel on
a... vécu dans l'intimité... de le voir emporté par un coup...
tragique, c'est rude... c'est terrible!...

Et il lui tendait ses mains compatissantes.

Nanteuil, énervée, serrant dans ses poings son petit mouchoir et son
manuscrit, lui tourna le dos et siffla entre ses dents:

--Vieil idiot!

Fagette la prit par la taille, la mena doucement à l'écart au pied
de la statue de Racine et lui souffla dans l'oreille:

--Ma chérie, écoute-moi! Il faut absolument étouffer cette
affaire-là. On ne parle pas d'autre chose. Si tu laisses dire le
monde, on fera de toi la veuve Chevalier pour la vie.

Et, comme elle avait du style, elle ajouta:

--Je te connais, je suis ta meilleure amie. Je sais ce que tu vaux.
Mais prends garde, Félicie: les femmes ont le prix qu'elles se
donnent.

Tous les traits de Fagette portèrent. Nanteuil, les joues en feu,
retint ses larmes. Trop jeune pour posséder ou même souhaiter la
prudence qui vient aux comédiennes célèbres quand elles sont en
âge de passer femmes du monde, elle était pleine d'amour-propre, et,
depuis qu'elle aimait, elle avait envie d'effacer de son passé toute
inélégance; elle sentait que Chevalier, en se suicidant pour elle,
avait agi publiquement à son égard avec une familiarité qui la
rendait ridicule. Ne sachant pas encore que tout s'oublie et se perd
au cours rapide des heures, que toutes nos actions coulent comme l'eau
des fleuves entre des rivages sans mémoire, elle songeait, irritée
et triste, aux pieds de Jean Racine, qui entendait ses douleurs.

--Regarde-la donc, dit madame Marie-Laure au jeune Delage. Elle a
envie de pleurer. Je la comprends. Un homme s'est tué pour moi. J'en
ai été très ennuyée. C'était un comte.

--Reprenons, dit Pradel... Mademoiselle Nanteuil, allons! donnez votre
réplique.

Et Nanteuil:

»--Mon cousin, je me suis éveillée toute joyeuse ce matin...

Soudain, madame Doulce parut. Grande et douloureuse, elle laissa
tomber ces mots:

--Une bien triste nouvelle. Le curé lui refuse l'entrée de son
église.

Chevalier n'ayant plus de parents, hors une sœur ouvrière à Pantin,
madame Doulce s'était chargée de commander l'enterrement, aux frais
des comédiens.

On l'entourait. Elle reprit:

--L'Église le repousse comme un maudit. C'est affreux!

--Pourquoi? demanda Romilly.

Madame Doulce répondit très bas et comme à regret:

--Parce qu'il s'est suicidé.

--Il faut arranger ça, dit Pradel.

Romilly montra de l'empressement.

--Le curé me connaît, dit-il; c'est un brave homme. Je vais donner
un coup de pied jusqu'à Saint-Étienne-du-Mont et je serais bien
surpris si...

Madame Doulce secoua tristement la tête;

--Tout est inutile.

--Il faut pourtant que nous ayons un service religieux, dit Romilly,
avec l'autorité d'un directeur de la scène.

--Certes, dit madame Doulce.

Madame Marie-Laure, agitée, pensait qu'on pouvait forcer les prêtres
à dire une messe.

--Restons calmes, dit Pradel, en caressant sa barbe vénérable. Sous
Louis XVIII, le peuple enfonça les portes de Saint-Roch, fermées au
cercueil de mademoiselle Raucourt. Les temps et les circonstances sont
autres. Usons de moyens plus doux.

Constantin Marc, voyant, plein de regrets, sa pièce abandonnée,
s'était approché, lui aussi, de madame Doulce; il lui demanda:

--Pourquoi voulez-vous que Chevalier soit béni par l'Église? Pour
ma part, je suis catholique. Chez moi, ce n'est pas une foi, c'est un
système, et je considère comme un devoir de participer à toutes les
pratiques extérieures du culte. Je suis pour toutes les autorités,
pour le juge, pour le soldat, pour le prêtre. Je ne puis donc être
suspect de favoriser les enterrements civils. Mais je ne
comprends guère que vous vous obstiniez à offrir au curé de
Saint-Étienne-du-Mont un mort qu'il repousse. Pourquoi voulez-vous
donc que ce malheureux Chevalier aille à l'église?

--Pourquoi? répondit madame Doulce. Pour le salut de son âme et
parce que c'est plus convenable.

--Ce qui serait convenable, répliqua Constantin Marc, ce serait
d'obéir aux lois de l'Église, qui excommunie les suicidés.

--Monsieur Constantin Marc, avez-vous lu _les Soirées de Neuilly_?
demanda Pradel qui était grand bouquineur et liseur. Vous n'avez pas
lu _les Soirées de Neuilly_, par M. de Fongeray? Vous avez eu tort.
C'est un livre curieux, qu'on trouve parfois encore sur les quais. Il
est orné d'une lithographie d'Henry Monnier représentant, je ne sais
pourquoi, Stendhal en caricature. Fongeray est le pseudonyme de deux
libéraux de la Restauration, Dittmer et Cavé. Cet ouvrage se compose
de comédies et de drames qui ne peuvent être joués, mais qui
contiennent des scènes de mœurs fort intéressantes. Vous y verrez
comment, sous le règne de Charles X, un vicaire d'une des églises de
Paris, l'abbé Mouchaud, refusa d'enterrer une dame pieuse et voulut
à toute force enterrer un athée. Madame d'Hautefeuille était
pieuse, mais elle possédait des biens nationaux. Elle mourut
administrée par un prêtre janséniste. C'est pourquoi après sa mort
elle ne fut pas reçue par l'abbé Mouchaud dans l'église où elle
avait passé sa vie. En même temps que madame d'Hautefeuille, sur la
même paroisse, un gros banquier, monsieur Dubourg, se laissa mourir.
Par son testament, il avait ordonné qu'on le portât directement au
cimetière. «C'est un catholique, pensa l'abbé Mouchaud, il nous
appartient.» Aussitôt il fit un paquet de son étole et de son
surplis, courut chez le mort, lui donna l'extrême-onction et l'amena
dans son église.

--Eh bien! répondit Constantin Marc, ce vicaire était un excellent
politique. Les athées ne sont pas pour l'Église des ennemis
redoutables. Ce ne sont pas des adversaires. Ils ne peuvent élever
une Église contre elle, et ils n'y songent pas. Il y a eu de tout
temps des athées parmi les chefs et les princes de l'Église, et
plusieurs d'entre eux ont rendu à la papauté d'éclatants services.
Au contraire, quiconque ne se soumet pas strictement à la discipline
ecclésiastique et rompt sur un point avec la tradition, quiconque
oppose une foi à la foi, une opinion, une pratique à l'opinion
reçue et à la pratique commune, est une cause de désordre, une
menace de péril, et doit être extirpé. Le vicaire Mouchaud l'avait
compris. Il fallait en faire un évêque et un cardinal.

Madame Doulce avait eu l'art de ne pas tout dire à la fois; elle
ajouta:

--Je ne me suis pas laissé abattre par la résistance de monsieur le
curé. J'ai prié, j'ai supplié. Et il m'a répondu: «Nous sommes
respectueusement soumis à l'ordinaire. Allez à l'archevêché. Je
ferai ce que Monseigneur m'ordonnera.» Il ne me reste plus qu'à
suivre ce conseil. Je cours à l'archevêché.

--Travaillons, dit Pradel.

Romilly appela Nanteuil:

--Nanteuil, allons, Nanteuil, reprends toute ta scène.

Et Nanteuil reprit:

»--Mon cousin, je me suis éveillée toute joyeuse ce matin...



IX


Ce qui rendait difficiles les négociations du Théâtre avec
l'Église, c'était l'éclat donné par les journaux au suicide du
boulevard de Villiers. Les reporters en avaient publié toutes les
circonstances, et, comme le disait M. l'abbé Mirabelle, second
vicaire de l'archevêque, au point où en étaient les choses, ouvrir
à Chevalier les portes de sa paroisse, c'était publier le droit des
excommuniés aux prières de l'Église.

D'ailleurs M. Mirabelle qui se montra, dans cette affaire, plein de
sagesse et de prudence, indiqua la voie.

--Vous comprenez bien, dit-il à madame Doulce, que ce n'est pas
l'opinion des journaux qui peut nous toucher. Elle nous est absolument
indifférente, et nous ne nous inquiétons en aucune matière de ce
que cinquante feuilles publiques disent de ce malheureux jeune homme.
Que les journalistes aient servi ou trahi la vérité, c'est leur
affaire et non la mienne. J'ignore et veux ignorer ce qu'ils ont
écrit. Mais le fait du suicide est notoire. Vous ne pouvez le
contester. Il conviendrait maintenant d'examiner de près, avec les
lumières de la science, les circonstances dans lesquelles ce fait a
été accompli. Ne vous étonnez pas que j'invoque ainsi la science.
Elle n'a pas de meilleure amie que la religion. Or la science
médicale peut nous être ici d'un grand secours. Vous allez tout de
suite le comprendre. L'Église ne retranche de son sein le suicidé
qu'en tant que le suicide constitue un acte de désespoir. Les fous
qui attentent à leur vie ne sont pas des désespérés, et l'Église
ne leur refuse point ses prières: elle prie pour tous les malheureux.
Ah! s'il pouvait être établi que ce pauvre enfant a agi sous
l'influence d'une fièvre chaude ou d'une maladie mentale, si un
médecin était à même de certifier que cet infortuné ne jouissait
pas de sa raison lorsqu'il se détruisit de ses propres mains, le
service religieux serait célébré sans obstacle.

Ayant recueilli ces paroles de M. l'abbé Mirabelle, madame Doulce
courut au théâtre. La répétition de _la Grille_ était terminée.
Elle trouva Pradel dans son cabinet avec deux jeunes actrices, qui
lui demandaient l'une un engagement, l'autre un congé. Il refusait,
conformément à son principe de ne jamais accueillir une demande
qu'après l'avoir d'abord rejetée. Il donnait ainsi du prix aux
moindres choses qu'il accordait. Ses yeux luisants et sa barbe de
patriarche, ses façons à la fois amoureuses et paternelles le
faisaient ressembler à Loth, tel qu'on le voit entre ses deux filles
dans les estampes des vieux maîtres. Posée sur la table, une amphore
de carton doré aidait à l'illusion.

--Ce n'est pas possible, disait-il à chacune; ce n'est vraiment pas
possible, mon enfant... Enfin revenez demain.

Après les avoir congédiées, il demanda, tout en signant des
lettres:

--Eh bien! madame Doulce, quelles nouvelles?

Constantin Marc, survenu avec Nanteuil, s'écria précipitamment:

--Et mes décors? Monsieur Pradel!

Puis il décrivit pour la vingtième fois le paysage sur lequel devait
se lever la toile.

--Au premier plan, un vieux parc. Les troncs des grands arbres,
du côté du nord, sont verdis par la mousse. Il faut qu'on sente
l'humidité de la terre.

Et le directeur répondit:

--Soyez sûr qu'on fera tout ce qu'il sera possible de faire et que ce
sera très convenable... Eh bien! madame Doulce, quelles nouvelles?

--Il y a une lueur d'espérance, répondit-elle.

--Au fond, dans une brume légère, dit l'auteur, les pierres grises
et les toits d'ardoise fine de l'Abbaye-aux-Dames...

--Parfaitement. Asseyez-vous donc, madame Doulce, je suis à vous.

--J'ai reçu, à l'archevêché, le meilleur accueil, dit madame
Doulce.

--Monsieur Pradel, il est nécessaire que les murs de l'Abbaye
paraissent sourds, profonds et pourtant subtilisés par la brume du
soir. Un ciel d'or pâle...

--Monsieur l'abbé Mirabelle, reprit madame Doulce, est un prêtre de
la plus haute distinction...

--Monsieur Marc, vous tenez beaucoup à votre ciel d'or pâle? demanda
le directeur. Continuez, madame Doulce, continuez, je vous écoute...

--... Et, d'une politesse exquise. Il a fait une délicate allusion
aux indiscrétions des journaux...

A ce moment, M. Marchegeay, le régisseur, bondit dans le cabinet. Ses
yeux verts étincelaient et ses moustaches rouges dansaient comme des
flammes. Il parla avec volubilité:

--Ça recommence!... Lydie, la petite figurante, pousse des cris de
putois dans les escaliers. Elle dit que Delage a voulu la violer.
C'est bien la dixième fois depuis un mois qu'elle nous recommence
cette histoire-là. En voilà une scie!

--Ce n'est pas tolérable dans une maison comme celle-ci, dit Pradel.
Vous ficherez Delage à l'amende... Madame Doulce, continuez, je vous
prie.

--Monsieur l'abbé Mirabelle m'a expliqué avec une parfaite clarté
que le suicide est un acte de désespoir.

Mais Constantin Marc demanda avec intérêt à Pradel si Lydie, la
petite figurante, était jolie.

--Vous l'avez vue, dans _la Nuit du 23 octobre_, elle fait la femme du
peuple qui, sur la plaine de Grenelle, achète des plaisirs à madame
Ravaud.

--Il me semble que c'est une très belle fille, dit Constantin Marc.

--Certainement, répondit Pradel. Mais elle serait une plus belle
fille encore si elle n'avait pas les chevilles comme des poteaux.

Constantin Marc, méditatif, reprit:

--Et Delage l'a violée... Cet homme a le sens de l'amour. L'amour
est un acte simple et primitif. C'est la lutte, c'est la haine. La
violence y est nécessaire. L'amour par le consentement mutuel n'est
qu'une fastidieuse corvée.

Et il s'écria, très excité:

--Delage est prodigieux!

--Ne vous emballez pas, dit Pradel. Cette petite Lydie aguiche mes
acteurs dans sa loge, puis, tout à coup, elle crie qu'on la viole
pour qu'on lui donne de l'argent... C'est son amant qui lui a
appris le truc, et qui touche la galette... Vous disiez donc, madame
Doulce...

--Après une longue et intéressante conversation, reprit madame
Doulce, monsieur l'abbé Mirabelle m'a fait entrevoir une solution
favorable. Il m'a donné à entendre que, pour lever toutes les
difficultés, il suffirait qu'un médecin attestât que Chevalier
n'avait pas toute sa raison et n'était pas responsable de ses actes.

--Mais, observa Pradel, Chevalier n'était pas fou. Il avait toute sa
raison.

--Ce n'est pas à nous de le dire, répliqua madame Doulce. Et qu'en
savons-nous?

--Non, dit Nanteuil, il n'avait pas toute sa raison.

Pradel haussa les épaules:

--Après tout, c'est possible. La folie et la raison, c'est affaire
d'appréciation... A qui pourrait-on bien demander un certificat?

Madame Doulce et Pradel se rappelèrent successivement trois
médecins; mais ils ne purent trouver l'adresse du premier; le second
avait un mauvais caractère et l'on reconnut que le troisième était
mort.

Nanteuil dit qu'il fallait s'adresser au docteur Trublet.

--C'est une idée! s'écria Pradel. Allons demander un certificat au
docteur Socrate... Quel jour sommes-nous?... Vendredi. C'est son jour
de consultation. Nous le trouverons chez lui.


Le docteur Trublet logeait dans une vieille maison, au plus haut de
la rue de Seine. Pradel emmena Nanteuil, dans l'idée que Socrate ne
refuserait rien à une jolie femme. Constantin Marc, qui ne pouvait
vivre, à Paris, loin des comédiens, les accompagna. L'affaire
Chevalier commençait à l'amuser. Il la trouvait comique,
c'est-à-dire appartenant aux comédiens. Bien que l'heure de la
consultation fût passée, le salon du docteur était encore plein de
gens qui voulaient être guéris. Trublet les renvoya et reçut, dans
son cabinet, les gens de théâtre. Il se tenait devant une table
encombrée de livres et de papiers. Contre la fenêtre, un fauteuil
articulé s'étalait, infirme et cynique. Le directeur de l'Odéon
exposa l'objet de sa visite, et il conclut:

--Le service de Chevalier ne sera célébré à l'église que si
vous attestez que ce malheureux garçon ne jouissait pas de toute sa
raison.

Le docteur Trublet déclara que Chevalier pouvait bien se passer du
service religieux.

--Adrienne Lecouvreur, qui valait mieux que lui, s'en est passée.
Mademoiselle Monime, après sa mort, n'eut point de messe et, comme
vous savez, on lui refusa «l'honneur de pourrir dans un vilain
cimetière, avec tous les gueux du quartier». Elle ne s'en trouva pas
plus mal.

--Vous n'ignorez pas, docteur Socrate, répondit Pradel, que les
comédiens sont les plus religieux des hommes. Mes pensionnaires
seraient désolés s'ils ne pouvaient assister à la messe de leur
camarade. Ils se sont déjà assuré le concours de plusieurs artistes
lyriques et la musique sera très belle.

--Ça, c'est une raison, dit Trublet. Je n'y contredis pas. Charles
Monselet, qui était un homme d'esprit, songea, peu d'heures avant
sa mort, à sa messe en musique. «Je connais beaucoup d'artistes de
l'Opéra, dit-il, j'aurai un _Pie Jesu_ aux truffes.» Mais, puisque
l'archevêché n'autorise pas, cette fois, le concert spirituel, il
conviendrait de le remettre à une autre occasion.

--Pour ce qui est de moi, répliqua le directeur, je n'ai aucune
croyance religieuse. Mais je considère que l'Église et le Théâtre
sont deux grandes puissances sociales et qu'il y a intérêt à ce
qu'elles soient amies et alliées. Je ne manque jamais, pour ma part,
une occasion de sceller l'alliance. Au prochain carême, je ferai lire
par Durville un sermon de Bourdaloue. Je suis subventionné: je dois
être concordataire.

»Et puis, quoi qu'on en dise, le catholicisme est encore la forme la
plus acceptable de l'indifférence religieuse.

--Eh bien! objecta Constantin Marc, si vous voulez montrer de la
déférence à l'Église, pourquoi lui poussez-vous, de force ou de
ruse, un cercueil dont elle ne veut pas?

Le docteur parla dans le même sentiment et finit par dire:

--Mon cher Pradel, ne vous occupez donc pas de cette affaire-là.

Mais alors Nanteuil, les yeux ardents, la voix sifflante:

--Il faut qu'il aille à l'église, docteur; signez ce qu'on vous
demande, écrivez qu'il n'avait pas sa raison. Je vous en prie.

Il n'y avait pas que de la religion dans ce désir. Il s'y mêlait un
sentiment intime et un fond obscur de vieilles croyances, ignorées
d'elle-même. Elle espérait que, porté à l'église, aspergé d'eau
bénite, Chevalier serait apaisé, deviendrait un bon mort et ne
la tourmenterait plus. Elle craignait, au contraire, que, privé de
bénédictions et de prières, il n'errât sans cesse autour d'elle,
maudit et malfaisant. Et, plus simplement, dans sa peur de le revoir,
elle voulait que les prêtres aussi prissent soin de l'enterrer, que
tout le monde s'y mît, pour qu'il le fût davantage, autant qu'il
était possible et tout à fait. Ses lèvres tremblaient; elle tordait
ses mains jointes.

Trublet, vieux connaisseur, la regardait avec intérêt. Il avait
l'intelligence et le goût de la machine féminine. Celle-ci le
ravissait. En l'observant, sa face camuse brillait de plaisir.

--Soyez tranquille, mon enfant. Il y a toujours moyen de s'entendre
avec l'Église. Ce que vous me demandez n'est pas dans mes
attributions; je suis un médecin laïque. Mais nous avons
aujourd'hui, Dieu merci! des médecins religieux qui envoient leurs
malades aux eaux ecclésiastiques et dont la fonction spéciale est de
constater les guérisons miraculeuses. J'en connais un qui loge
dans le quartier; je vais vous donner son adresse. Allez le voir,
l'évêché n'a rien à lui refuser. Il arrangera votre affaire.

--Non pas, dit Pradel, vous avez donné vos soins à ce malheureux
Chevalier. C'est à vous de délivrer un certificat.

Romilly approuva:

--Évidemment, docteur. Vous êtes médecin du théâtre. Il faut
laver son linge sale en famille.

Et Nanteuil tourna vers Socrate un regard de prière.

--Mais, demanda Trublet, qu'est-ce que vous voulez que je dise?

--C'est bien simple, répondit Pradel. Dites qu'il était, dans une
certaine mesure, irresponsable.

--Vous me sollicitez bonnement à parler comme un médecin des
tribunaux. C'est trop exiger de moi.

--Vous croyez donc, docteur, que Chevalier était en possession de sa
pleine et entière responsabilité morale?

--Je crois, au contraire, qu'il n'était responsable de ses actes à
aucun degré.

--Alors?...

--Mais je crois aussi qu'il ne différait nullement en cela de
vous, de moi, de tous les autres hommes. Mes confrères légistes
distinguent entre les responsabilités individuelles. Ils ont des
procédés pour reconnaître les responsabilités pleines et celles
auxquelles il manque un ou plusieurs quartiers. Il est remarquable,
d'ailleurs, que, pour faire condamner un malheureux, ils lui trouvent
toujours une pleine responsabilité... Et la leur, elle est donc
pleine... comme la lune?

Et le docteur Socrate développa devant les gens de théâtre
étonnés une ample théorie du déterminisme universel. Il remonta
jusqu'aux origines de la vie. Et, semblable au Silène de Virgile qui,
barbouillé du suc des mûres, chantait à des bergers de Sicile et
à la naïade Églé l'origine du monde, il se répandit en paroles
abondantes:

--Appeler un malheureux à répondre de ses actes!... mais quand le
système solaire n'était encore qu'une pâle nébuleuse, formant dans
l'éther une couronne légère d'une circonférence mille fois plus
vaste que l'orbite de Neptune, il y avait belle lurette que nous
étions tous conditionnés, déterminés, destinés irrévocablement
et que votre responsabilité, ma chère enfant, la mienne, celle de
Chevalier, celle de tous les hommes, était, non pas atténuée,
mais abolie d'avance. Tous nos mouvements, causés par des mouvements
antérieurs de la matière, sont soumis aux lois qui gouvernent les
forces cosmiques, et la mécanique humaine n'est qu'un cas particulier
de la mécanique universelle.

Il montra de la main une armoire fermée:

--J'ai là, en bouteilles, de quoi transformer, abolir ou exaspérer
la volonté de cinquante mille hommes.

--Ce ne serait pas de jeu, objecta Pradel.

--J'en conviens, ce ne serait pas de jeu. Mais ces substances ne
sont pas essentiellement des produits de laboratoire. Le laboratoire
combine, il ne crée rien. Ces substances sont éparses dans la
nature. A l'état libre, elles nous enveloppent et nous pénètrent,
elles déterminent notre volonté: elles conditionnent notre libre
arbitre, qui n'est que l'illusion causée en nous par l'ignorance de
nos déterminations.

--Qu'est-ce que vous dites? demanda Pradel ahuri.

--Je dis que la volonté est une illusion causée par l'ignorance où
nous sommes des causes qui nous obligent à vouloir. Ce qui veut
en nous, ce n'est pas nous, ce sont des myriades de cellules d'une
activité prodigieuse, que nous ne connaissons pas, qui ne nous
connaissent pas, qui s'ignorent les unes les autres, et qui pourtant
nous constituent. Elles produisent par leur agitation d'innombrables
courants que nous appelons nos passions, nos pensées, nos joies, nos
souffrances, nos désirs, nos craintes et notre volonté. Nous nous
croyons maîtres de nous, et seulement une goutte d'alcool excite,
pour les engourdir ensuite, ces éléments par lesquels nous sentons
et voulons.

Constantin Marc interrompit le docteur:

--Pardon! Puisque vous parlez de l'action de l'alcool, je voudrais
vous consulter à ce sujet. Je bois un petit verre d'armagnac après
chaque repas. Ce n'est pas trop, dites-moi?

--C'est beaucoup trop. L'alcool est un poison. Si vous avez chez vous
une bouteille d'eau-de-vie, jetez-la par la fenêtre.

Pradel était pensif. Il estimait qu'en supprimant la volonté et la
responsabilité chez tous les hommes, le docteur Socrate lui faisait
un tort personnel.

--Vous direz ce que vous voudrez. La volonté et la responsabilité ne
sont pas des illusions. Ce sont des réalités tangibles et fortes. Je
sais à quoi m'engage mon cahier des charges, et j'impose ma volonté
à mon personnel.

Et il ajouta avec amertume:

--Je crois à la volonté, à la responsabilité morale, à la
distinction du bien et du mal. Sans doute, selon vous, ce sont des
idées bêtes...

--Assurément, répondit le docteur, ce sont des idées bêtes. Mais
elles nous sont très convenables, puisque nous sommes des bêtes. On
l'oublie toujours. Ce sont des idées bêtes, augustes et salutaires.
Les hommes ont senti que, sans ces idées, ils deviendraient tous
fous. Ils n'avaient que le choix de la bêtise ou de la fureur. Ils
ont raisonnablement choisi la bêtise. Tel est le fondement des idées
morales.

--Quel paradoxe! s'écria Romilly.

Le docteur poursuivit avec sérénité:

--La distinction du bien et du mal dans les sociétés humaines
n'est jamais sortie de l'empirisme le plus grossier. Elle a été
constituée dans un esprit tout pratique et par simple commodité.
Nous ne nous en préoccupons pas pour un cristal ou pour un arbre.
Nous pratiquons l'indifférence morale à l'endroit des animaux.
Nous la pratiquons à l'endroit des sauvages. Cela nous permet de
les exterminer sans remords. C'est ce qu'on appelle la politique
coloniale. On ne voit pas non plus que les croyants exigent de leur
dieu une haute moralité. Dans l'état actuel de la société, ils
n'admettraient pas volontiers qu'il fût libidineux et se compromît
avec des femmes; mais ils trouvent bon qu'il soit vindicatif et cruel.
La morale est le consentement mutuel à garder ce qu'on a, terre,
maisons, meubles, femmes, et notre vie. Elle n'implique chez ceux
qui s'y soumettent aucun effort particulier d'intelligence ou de
caractère. Elle est instinctive et féroce. La loi écrite la suit de
près et s'accorde assez bien avec elle. Aussi voit-on que les hommes
d'un grand cœur ou d'un beau génie furent presque tous accusés
d'impiété et, comme Socrate, fils de Phénarète, et Benoît Malon,
frappés par la justice de leur pays. Et l'on peut dire qu'un
homme qui n'a pas été condamné tout au moins à la prison honore
médiocrement sa patrie.

--Il y a des exceptions, dit Pradel.

--Il y en a peu, répondit le docteur Trublet.

Mais Nanteuil suivait son idée:

--Mon petit Socrate, vous pouvez bien attester qu'il était fou. C'est
la vérité. Il n'avait pas sa raison. Je le sais bien, moi.

--Sans doute, il était fou, ma chère enfant. Mais c'est une question
de savoir s'il l'était plus que les autres hommes. L'histoire
tout entière de l'humanité, remplie de supplices, d'extases et de
massacres, est une histoire de déments et de furieux.

--Docteur, demanda Constantin Marc, est-ce que par hasard vous
n'admireriez pas la guerre? C'est pourtant une chose splendide, quand
on y pense. Les animaux se dévorent simplement entre eux. Les
hommes ont imaginé de se massacrer en beauté. Ils ont appris à
s'entre-tuer avec des cuirasses étincelantes, sous des casques
surmontés de panaches et desquels tombent des crinières peintes en
rouge. Par l'usage de l'artillerie et l'art des fortifications, ils
ont introduit la chimie et les mathématiques dans la destruction
nécessaire. C'est une invention sublime. Et, puisque l'extermination
des êtres nous apparaît comme le but unique de la vie, la sagesse de
l'homme est d'avoir fait de cette extermination une jouissance et une
splendeur... Car enfin vous ne pouvez nier, docteur, que le meurtre
est une loi de la nature, et que, par conséquent, il est divin.

A quoi le docteur Socrate répondit:

--Nous ne sommes que de malheureux animaux et pourtant nous sommes à
nous-mêmes notre providence et nos dieux. Les animaux inférieurs,
dont les règnes immémoriaux ont précédé le nôtre sur cette
planète, l'ont transformée par leur génie et leur courage. Les
insectes ont tracé des chemins, fouillé la terre, creusé les troncs
d'arbres et les rochers, bâti des maisons, fondé des cités,
changé le sol, l'air et les eaux. Le travail des plus humbles, des
madrépores, a créé des îles et des continents. Tout changement
matériel produit un changement moral, puisque les mœurs dépendent
du milieu. La transformation que l'homme à son tour fait subir à
la terre est certes plus profonde et plus harmonieuse que les
transformations opérées par les autres animaux. Pourquoi l'humanité
ne parviendrait-elle pas à changer la nature jusqu'à la rendre
pacifique? Pourquoi l'humanité, tout infime qu'elle est et sera, ne
réussirait-elle pas un jour à supprimer ou, du moins, à régler
la concurrence vitale? Pourquoi n'abolirait-elle pas enfin la loi du
meurtre? On peut beaucoup attendre de la chimie. Pourtant je ne vous
réponds de rien. Il est possible que notre race persiste dans la
mélancolie, le délire, la manie, la démence et la stupeur jusqu'à
sa fin lamentable dans la glace et les ténèbres. Ce monde est
peut-être irrémédiablement mauvais. En tout cas, je m'y serai
bien amusé. On y jouit d'un spectacle divertissant et je commence
à croire que Chevalier était plus fou que les autres hommes d'avoir
volontairement quitté sa place.

Nanteuil prit une plume sur le bureau et la tendit, trempée d'encre,
au docteur.

Il commença d'écrire:

«Ayant été plusieurs fois appelé à donner mes soins à...

Il s'interrompit et demanda le prénom de Chevalier:

--Aimé, répondit Nanteuil.

»... à Aimé Chevalier, j'ai pu constater dans son économie
certains troubles de la sensibilité, de la vue et de la motilité,
indices ordinaires...

Il alla prendre un livre sur un rayon de sa bibliothèque.

--Ce serait un grand hasard si je ne découvrais pas de quoi confirmer
mon diagnostic dans ces leçons du professeur Ball sur les maladies
mentales.

Il feuilleta le livre.

--Et tenez, mon cher Romilly, voici ce que je trouve pour commencer;
à la dix-huitième leçon, page 389: «On rencontre beaucoup de fous
parmi les acteurs.» Cette observation du professeur Ball me rappelle
que l'illustre Cabanis demanda un jour au docteur Esprit Blanche si le
théâtre n'était pas une cause de folie.

--Vraiment? demanda Romilly, inquiet.

--N'en doutez point, répondit Trublet. Mais écoutez ce que dit à
cette même page le professeur Ball: «Il est incontestable que les
médecins sont extrêmement prédisposés à l'aliénation mentale.»
Et rien n'est plus vrai. Parmi les médecins, les prédestinés entre
tous sont les aliénistes. Il est souvent difficile de décider lequel
est le plus fou, du fou ou de son médecin. On dit aussi que les
hommes de génie sont enclins à la folie. C'est certain. Toutefois il
ne suffit pas d'être un imbécile pour être raisonnable.

Il feuilleta un moment encore les _Leçons_ du professeur Ball, puis
il se remit à écrire:

»... indices ordinaires de l'excitation maniaque, et, si l'on
considère que le sujet était d'un tempérament névropathique, on
aura lieu de croire que sa constitution le conduisit à la folie, qui,
selon les professeurs les plus autorisés, n'est que l'exagération
du caractère habituel de l'individu, et il n'est pas possible de lui
accorder une entière responsabilité morale.»

Il signa et tendit le papier à Pradel:

--Voilà qui est innocent et trop vide de sens pour contenir le
moindre mensonge.

Pradel se leva:

--Croyez bien, cher docteur, que nous ne vous aurions pas demandé de
mentir.

--Pourquoi? Je suis médecin. Je tiens boutique de mensonges. Je
soulage, je console. Peut-on consoler et soulager sans mentir?

Puis, regardant Nanteuil avec sympathie:

--Les femmes et les médecins savent seuls combien le mensonge est
nécessaire et bienfaisant aux hommes.

Et, comme Pradel, Constantin Marc et Romilly prenaient congé:

--Passez donc par la salle à manger. J'ai reçu un petit fût de
vieil armagnac. Vous allez m'en dire des nouvelles.


Nanteuil était restée dans le cabinet du docteur.

--Mon petit Socrate, j'ai passé une nuit affreuse. Je l'ai vu...

--Pendant votre sommeil?

--Non, tout éveillée.

--Vous êtes sûre que vous ne dormiez pas?

--J'en suis sûre.

Il pensa lui demander si la vision avait parlé. Mais il retint la
question sur ses lèvres, de peur de suggérer à un sujet si sensible
des hallucinations de l'ouïe, qu'en raison de leur caractère
impérieux, il redoutait bien plus que les hallucinations de la vue.
Il savait la docilité des malades à obéir aux ordres que des voix
leur donnent. Renonçant à interroger Félicie, il s'avisa, à
tout hasard, de lever les scrupules de conscience qui pouvaient la
troubler. Toutefois, ayant observé que, d'ordinaire, le sentiment de
la responsabilité morale est faible chez les femmes, il n'y fit pas
grand effort et se contenta de dire légèrement:

--Ma chère enfant, il ne faut pas vous croire responsable de la mort
de ce malheureux. Le suicide passionnel est l'aboutissant fatal d'un
état pathologique. Tout individu qui se suicide devait se suicider.
Vous n'êtes que la cause occasionnelle d'un accident déplorable
assurément, mais dont il ne faut pas exagérer l'importance.

Il jugea que c'en était assez sur ce point et s'appliqua tout de
suite à dissiper les terreurs dont elle était environnée. Il
s'efforça de la persuader par des raisonnements simples qu'elle
voyait des images sans réalité, purs reflets de sa propre
pensée. Pour illustrer sa démonstration, il lui conta une histoire
rassurante:

--Un médecin anglais, lui dit-il, soignait une dame, comme vous très
intelligente, qui, comme vous, voyait des chats sous les meubles et
était visitée par des fantômes. Il la persuada que ces apparences
ne répondaient à rien. Elle le crut et ne se troubla point. Un jour
qu'après une longue retraite elle reparaissait dans le monde, entrant
dans un salon, elle vit la maîtresse de la maison qui lui montrait un
fauteuil et l'invitait à s'asseoir. Elle vit aussi, dans ce fauteuil,
un vieux gentleman narquois. Elle se dit que de ces deux personnes,
l'une était nécessairement imaginaire et, décidant que le gentleman
n'existait pas, elle s'assit dans le fauteuil. En touchant le fond,
elle respira. A compter de ce jour, elle ne vit plus aucun fantôme
d'homme ni de bête. Avec le vieux gentleman narquois, elle les avait
étouffés tous sous son séant.

Félicie secoua la tête:

--Ça n'a pas de rapport.

Elle voulait dire que son fantôme à elle n'était point un vieux
monsieur falot, sur lequel on s'assied, que c'était un mort jaloux,
qui ne la visitait pas sans dessein. Mais elle craignait de parler de
ces choses, et, laissant tomber ses bras sur ses genoux, elle se tut.

La voyant ainsi accablée et morne, il lui représenta que ces
troubles de la vision n'étaient ni rares ni bien graves, et qu'ils se
dissipaient promptement sans laisser de traces.

--Moi aussi, ajouta-t-il, j'ai eu une vision.

--Vous?

--Oui, j'ai eu une vision, il y a une vingtaine d'années, en Égypte.

Il s'aperçut qu'elle le regardait avec curiosité et il commença le
récit de son hallucination, après avoir allumé toutes les lampes
électriques, pour dissiper les fantômes de l'ombre.

--Du temps que j'étais médecin au Caire, chaque année, au mois de
février, je remontais le Nil jusqu'à Louksor, et de là, j'allais,
avec des amis, visiter dans le désert les tombeaux et les temples.
Ces promenades à travers les sables se font à dos d'âne. La
dernière fois que je me rendis à Louksor, je louai un jeune ânier,
dont l'âne blanc, Rhamsès, était plus vigoureux que les autres. Cet
ânier, qui se nommait Sélim, était aussi plus robuste, plus svelte
et plus beau que les autres âniers. Il avait quinze ans. Ses yeux
doux et farouches brillaient sous un voile magnifique de longs cils
noirs; son visage brun était d'un ovale ferme et pur. Il marchait
pieds nus dans le désert, d'un pas qui faisait songer à ces danses
de guerriers dont parle la Bible. Tous ses mouvements avaient de la
grâce; sa gaieté de jeune animal était charmante. En piquant de la
pointe de son bâton l'échine de Rhamsès, il causait avec moi
dans un langage court, mêlé d'anglais, de français et d'arabe; il
parlait volontiers des voyageurs qu'il avait conduits et qu'il croyait
être tous des princes ou des princesses; mais si je le questionnais
sur ses parents et ses compagnons, il se taisait, d'un air
d'indifférence et d'ennui. Quand il mendiait la promesse d'un
bon baschich, le nasillement de sa voix prenait des inflexions
caressantes. Il méditait des ruses subtiles et dépensait des
trésors de prières pour se faire donner une cigarette. S'apercevant
qu'il m'était agréable que les âniers traitassent leurs animaux
avec douceur, il baisait devant moi Rhamsès sur les naseaux, et,
durant les haltes, valsait avec lui. Il se montrait parfois ingénieux
à obtenir ce qu'il désirait. Mais il était trop imprévoyant pour
jamais témoigner la moindre reconnaissance de ce qu'il avait obtenu.
Avide de piastres, il convoitait plus ardemment encore les menus
objets qui brillent et qu'on peut cacher, les épingles d'or, les
bagues, les boutons de manchettes, les briquets en nickel; quand
il voyait une chaîne d'or, son visage s'éclairait d'une lueur de
volupté.

»L'été qui suivit fut le temps le plus dur de ma vie. Une
épidémie de choléra avait éclaté dans la Basse-Égypte. Je
courais la ville du matin au soir dans un air embrasé. Les étés
du Caire sont accablants pour les Européens. Nous traversions les
semaines les plus chaudes que j'eusse encore connues. J'appris un
jour que Sélim, amené devant le tribunal indigène du Caire, venait
d'être condamné à mort. Il avait assassiné une enfant de fellahs,
une petite fille de neuf ans, pour lui voler ses anneaux d'oreilles,
et il l'avait jetée dans une citerne. Les anneaux, tachés de sang,
avaient été retrouvés sous une grosse pierre, dans la vallée
des Rois. C'était de ces bijoux sauvages que les nubiens nomades
façonnent au marteau avec des shellings ou des pièces de quarante
sous. On me dit que Sélim serait certainement pendu, parce que la
mère de la fillette refusait le prix du sang. Le khédive en effet
n'a pas le droit de grâce, et le meurtrier, selon la loi musulmane,
ne peut racheter sa vie que si les parents de la victime acceptent
de lui une somme d'argent en compensation. J'étais trop occupé pour
penser à cette affaire. Je m'expliquai facilement que Sélim, rusé,
mais irréfléchi, caressant, insensible, eût joué avec la fillette,
lui eût arraché ses anneaux, l'eût tuée et cachée. Bientôt je
n'y songeai plus. Du vieux Caire l'épidémie s'étendait sur les
quartiers européens. Je visitais trente et quarante malades par
jour et je faisais à chacun d'abondantes injections veineuses.
Je souffrais de désordres au foie, j'étais ravagé d'anémie, je
tombais de fatigue. Pour ménager mes forces, il me fallait prendre
un peu de repos à midi. Je m'étendais, après le déjeuner, dans la
cour intérieure de ma maison et, là, je me baignais pour une heure
dans cette ombre africaine épaisse et fraîche comme de l'eau. Un
jour que j'étais couché de la sorte dans ma cour sur mon divan, au
moment où j'allumais une cigarette, je vis venir Sélim. Il souleva
de son beau bras de bronze la tenture de la porte et s'approcha de
moi, dans sa robe bleue. Il ne parlait pas, mais il souriait de
son sourire innocent et sauvage et ses lèvres d'un rouge sombre
découvraient des dents éclatantes. Ses yeux, sous l'ombre azurée
des cils, brillaient de désir en regardant ma montre posée sur la
table.

»Je pensai qu'il s'était échappé. Et j'en étais surpris, non
que les captifs soient étroitement surveillés dans ces prisons
orientales où les hommes, les femmes, les chevaux et les chiens sont
mêlés dans des cours mal closes, sous la garde d'un soldat armé
d'un bâton. Mais les musulmans ne sont jamais tentés de fuir leur
sort. Sélim s'agenouilla avec une grâce suppliante, et approcha ses
lèvres de ma main, pour la baiser selon la coutume antique. Je
ne dormais pas et j'en eus la preuve. J'eus aussi la preuve que
l'apparition avait été courte. Quand Sélim disparut, je remarquai
que ma cigarette qui brûlait, n'avait pas encore de cendre.

--Est-ce qu'il était mort quand vous l'avez vu? demanda Nanteuil.

--Non pas, répondit le docteur. J'appris quelques jours après que
Sélim, dans sa prison, tressait de petites corbeilles, ou qu'il
jouait pendant de longues heures, avec un chapelet de boules de verre,
et qu'aux visiteurs européens, surpris de la douceur caressante de
ses yeux, il demandait une piastre en souriant: la justice musulmane
est lente. Il fut pendu six mois plus tard. Personne, ni lui-même,
n'y fit grande attention. J'étais alors en Europe.

--Et depuis il n'est pas revenu?

--Jamais.

Nanteuil le regarda, déçue.

--J'avais cru qu'il était venu quand il était mort. Mais du moment
qu'il était en prison, bien sûr que vous ne pouviez pas le voir chez
vous, et que c'était une idée.

Le docteur, comprenant la pensée de Félicie, se hâta d'y répondre:

--Ma petite Nanteuil, croyez-moi. Les fantômes des morts n'ont pas
plus de réalité que les fantômes des vivants.

Sans prendre garde à ce qu'il disait, elle lui demanda si vraiment
c'était parce qu'il souffrait du foie qu'il avait eu une vision. Il
répondit qu'il pensait que le mauvais état des organes digestifs,
une fatigue diffuse, une tendance à la congestion, l'avaient
prédisposé.

--Il y eut, je crois, ajouta-t-il, une cause plus immédiate. Étendu
sur mon divan, j'avais la tête très basse. Je la soulevai pour
allumer une cigarette et la laissai retomber aussitôt. Cette attitude
favorise singulièrement les hallucinations. Il suffit parfois de se
coucher la tête renversée, pour voir, pour entendre, des formes,
des sons imaginaires. C'est pourquoi je vous conseille, mon enfant, de
dormir avec un traversin et un gros oreiller.

Elle se mit à rire.

--Comme maman, alors!... majestueusement!

Puis, sautant sur une autre idée:

--Dites donc, Socrate, ce sale individu, pourquoi l'avez-vous vu
plutôt qu'un autre? Vous lui aviez loué un âne, vous n'y pensiez
plus. Et il est venu. C'est tout de même drôle.

--Vous me demandez pourquoi celui-là plutôt qu'un autre. Je serais
bien embarrassé de vous le dire. Souvent nos visions, liées avec nos
pensées intimes, nous en présentent l'image; parfois, elles ne s'y
rattachent en rien et nous montrent une figure inattendue.

Il l'exhorta de nouveau à ne pas se laisser effrayer par des
fantômes.

--Les morts ne reviennent pas. Quand l'un d'eux vous apparaît, soyez
assurée que vous voyez une imagination de votre cerveau.

Elle demanda:

--Pouvez-vous me garantir qu'il n'y a rien après la mort?

--Mon enfant, il n'y a rien après la mort qui puisse vous effrayer.

Elle se leva, prit son petit sac et son manuscrit, tendit la main au
docteur:

--Vous ne croyez à rien, vous, mon vieux Socrate.

Il la retint un moment dans l'antichambre lui recommanda de se
ménager, de mener une vie calme et rafraîchissante, de prendre du
repos.

--Si vous croyez que c'est facile dans notre métier!... Demain, j'ai
une répétition au foyer, une répétition sur la scène, une robe à
essayer; ce soir, je joue. Et voilà plus d'un an que je mène cette
vie-là.



X


Sous le grand vide réservé par la hauteur des voûtes au vol des
prières moutonnait le troupeau bigarré des êtres humains.

Ils étaient là, tous, au pied du catafalque entouré de lumières et
couvert de fleurs: Durville, le vieux Maury, Delage, Vicar, Destrée,
Léon Clim, Valroche, Aman, Regnard, Pradel et Romilly, et Marchegeay,
le régisseur. Elles étaient là toutes, madame Ravaud, madame
Doulce, Ellen Midi, Duvernet, Herschell, Falempin, Stella,
Marie-Claire, Louise Dalle, Fagette, Nanteuil, agenouillées et
vêtues de noir, comme des élégies. Quelques-unes lisaient dans des
livres de messe. Il y en avait qui pleuraient. Toutes apportaient au
moins au cercueil de leur camarade leurs paupières battues et leur
teint blêmi par le froid du matin. Des journalistes, des acteurs, des
auteurs dramatiques, des familles entières de ces artisans qui vivent
du théâtre et une foule de curieux emplissaient la nef.

Les chantres poussaient les cris lamentables du _Kyrie eleison_; le
prêtre baisa l'autel, se tourna vers le peuple et dit:

--_Dominus vobiscum._

Romilly, enveloppant du regard le public:

--Chevalier a une bonne salle.

--Regarde donc Louise Dalle, dit Fagette. Pour avoir l'air en deuil,
elle a mis un waterproof en caoutchouc noir.

Demeuré un peu en arrière avec Pradel et Constantin Marc, le docteur
Trublet faisait, à voix basse, selon sa coutume, ses essais moraux:

--Remarquez, dit-il, que sur l'autel et autour du cercueil, on allume,
en guise de cierges, de petites veilleuses sur des queues de billard
et qu'ainsi l'on offre au Seigneur de l'huile à quinquet pour de la
cire vierge. Les hommes pieux qui vivent dans le sanctuaire ont été
de tout temps enclins à faire à leur dieu de ces petites tromperies.
L'observation n'est pas de moi; elle est, je crois, de Renan.

Le célébrant, à droite de l'autel, récitait à voix basse:

--_Nolumus autem vos ignorare fratres de dormientibus, ut non
contristemini, sicut et cœteri qui spem non habent._

--Qui est-ce qui prend le rôle de Florentin? demanda Durville à
Romilly.

--C'est Regnard: il n'y sera pas plus mauvais que Chevalier.

Pradel tira Trublet par la manche:

--Docteur Socrate, je vous prie de me dire si, comme savant, comme
physiologiste, vous voyez de graves difficultés à ce que l'âme soit
immortelle.

Il demandait cela en homme affairé et pratique qui a besoin d'un
renseignement personnel.

--Vous savez sans doute, mon cher ami, répondit Trublet, ce que
disait à ce sujet l'oiseau de Cyrano. Un jour Cyrano de Bergerac
entendit deux oiseaux converser dans un arbre. L'un disait: «L'âme
des oiseaux est immortelle.--Ce n'est pas douteux, répliqua l'autre.
Mais ce qui ne se conçoit pas, c'est que des êtres qui n'ont ni
bec ni plumes, qui n'ont pas d'ailes et qui marchent sur deux pieds,
croient avoir, comme les oiseaux, une âme immortelle.»

--C'est égal, dit Pradel, d'entendre l'orgue, ça me f... des idées
pieuses.

--_Requiem æternam dona eis, Domine._

L'auteur célèbre de la _Nuit du 23 octobre 1812_ apparut dans
l'église, et, au même moment, il fut partout à la fois, dans la
nef, sous le porche et dans le chœur. Comme le Diable boiteux, il
fallait qu'enfourchant sa béquille, il volât par-dessus les têtes
pour passer comme il le fit en un clin d'œil du député Morlot qui,
libre penseur, restait sur le parvis, à Marie-Claire agenouillée
sous le catafalque.

Dans la même seconde, il chuchota aux oreilles de tous et de toutes
des paroles agiles:

--Pradel, concevez-vous ce garçon qui plante là son rôle, un
rôle excellent, et va se suicider comme une gourde? Il se brûle la
cervelle l'avant-veille de la première. Il nous oblige à faire
un raccord et nous retarde de huit jours. Quel crétin! Il était
diablement mauvais. Mais c'est une justice à lui rendre: il sautait
bien, l'animal. Mon bon Romilly, nous faisons le raccord aujourd'hui
à deux heures. Veillez à ce que Regnard ait la copie de son rôle et
sache grimper sur les toits. Pourvu qu'il ne nous claque pas dans les
mains, comme Chevalier! S'il allait aussi se suicider, celui-là! Ne
riez pas. Il y a un sort sur certains rôles. Ainsi, dans mon _Marino
Faliero_, le gondolier Sandro se casse le bras à la répétition
générale. On me donne un autre Sandro. Il se foule le pied à la
première représentation. On m'en donne un troisième, il attrape
la fièvre typhoïde... Ma petite Nanteuil, je te confierai une
magnifique création quand tu seras aux Français. Mais j'ai juré
mes grands dieux de ne plus faire jouer une seule pièce dans ce
théâtre-ci.

Et tout aussitôt, sous la petite porte qui ferme le chœur du côté
de l'Épitre, montrant à des confrères l'épitaphe de Racine,
scellée dans le mur, en parisien curieux des antiquités de sa ville,
il rappelait l'histoire de cette pierre; il disait que le poète avait
été enseveli, selon son désir, à Port-Royal-des-Champs, au pied
de la fosse de M. Hamon, et qu'après la destruction de l'abbaye et la
violation des sépulcres, le corps de messire Jean Racine, secrétaire
du roi, gentilhomme ordinaire de sa chambre, avait été transporté
sans honneurs à Saint-Étienne-du-Mont. Et il contait comment la
pierre tombale, portant, sous le cimier de chevalier et l'écu au
cygne d'argent, l'inscription composée par Boileau et mise en latin
par M. Dodart, avait servi de dalle dans le chœur de la petite
église de Magny-Lessart, où elle avait été trouvée en 1808.

--La voici! ajouta-t-il. Elle était brisée en six morceaux et le
nom de Racine effacé par les souliers des paysans. On a rajusté les
fragments et refait les lettres qui manquaient.

Sur ce sujet il s'étendait avec sa vivacité et son abondance
coutumières, tirant de sa prodigieuse mémoire une multitude de faits
curieux et d'amusantes historiettes, animant l'histoire et passionnant
l'archéologie. Son admiration et sa colère jaillissaient coup sur
coup, avec violence dans la solennité du lieu, à travers la pompe de
la cérémonie.

--Je voudrais bien savoir, par exemple, quels sont les goujats
stupides qui ont scellé cette pierre dans ce mur. _Hic jacet nobilis
vir Johannes Racine._ Ce n'est pas vrai! Ils font mentir l'épitaphe
de l'honnête Boileau. Le corps de Racine n'est pas à cette place.
Il a été déposé dans la troisième chapelle à gauche en entrant.
Quels idiots!

Et, soudain tranquille, il montra la pierre tombale de Pascal.

--Elle provient du musée des Petits-Augustins. On n'aura jamais
assez de louanges pour Lenoir, qui, sous la Révolution, recueillit,
conserva...

Il improvisa un second cours familier d'archéologie lapidaire, plus
brillant que le premier, fit de l'histoire de Pascal un drame amusant
et terrible, et disparut. Il était resté en tout dix minutes dans
l'église.

Sur ces têtes pleines de soucis mondains et de désirs profanes le
_Dies iræ_ grondait comme un orage:

    _Mors stupebit et natura,
    Quum resurget creatura
    Judicanti responsura._

--Dites donc, Dutil: comment cette petite Nanteuil, qui est jolie
et intelligente, a-t-elle pu se mettre avec un sale cabot comme
Chevalier?

--Votre ignorance du cœur des femmes m'étonne.

--Herschell était plus jolie quand elle était brune.

    _Qui Mariam absolvisti
    Et latronem exaudisti
    Mihi quoque spem dedisti_.

--Il faut que j'aille déjeuner.

--Est-ce que vous connaissez quelqu'un qui connaisse le ministre?

--Durville est claqué. Il souffle comme un phoque.

--Faites-moi donc passer une petite note sur Marie Falempin. Elle a
été délicieuse dans _les Trois Magots_, je vous assure.

    _Inter oves locum presta,
    Et ab hœdis me sequestra,
    Statuens in parte dextra._

--Alors, c'est pour Nanteuil qu'il s'est fait sauter le caisson? Une
petite grue qui ne vaut pas son derrière plein d'eau chaude!

Le célébrant mit le vin et l'eau dans le calice et dit:

--_Deus qui humanæ substantiæ dignitatem mirabiliter condidisti_...

--Est-ce que, vraiment, docteur, il s'est tué parce que Nanteuil ne
voulait plus de lui?

--Il s'est tué, répondit Trublet, parce qu'elle en aimait un autre.
L'obsession des images génétiques détermine parfois la manie et la
mélancolie.

--Vous ne connaissez pas les cabots, docteur Socrate, dit Pradel. Il
s'est tué pour faire un effet, pas pour autre chose.

--Il n'y a pas que les cabots, dit Constantin Marc, qui éprouvent
un besoin irrésistible d'attirer à tout prix l'attention sur eux.
L'année dernière, chez moi, à Saint-Bartholomé, pendant qu'on
battait à la machine, un enfant de treize ans mit dans l'engrenage
son bras, qui fut broyé jusqu'à l'épaule. Le médecin qui l'avait
amputé lui demanda, en faisant un pansement, pourquoi il s'était
ainsi mutilé. L'enfant avoua que c'était pour qu'on fît attention
à lui.

Cependant Nanteuil, les yeux secs et les lèvres serrées, regardait
fixement le drap noir qui recouvrait le cercueil et attendait avec
impatience qu'il y eût assez d'eau bénite, de cierges et de prières
latines sur le mort pour qu'il s'en allât bon et résigné. Elle
l'avait revu, cette nuit, et elle pensait qu'il était revenu parce
que les prêtres n'avaient pas encore prononcé sur lui les paroles de
paix. Puis, songeant qu'un jour elle mourrait aussi et serait couchée
comme cet homme dans un cercueil, sous un drap noir, elle frissonna
d'épouvante et ferma les yeux. L'idée de la vie était si puissante
en elle qu'elle se figurait la mort comme une vie affreuse. Elle eut
peur de mourir, et elle pria pour vivre longuement. Agenouillée, la
tête inclinée et la cendre voluptueuse de ses cheveux légers lui
tombant sur le front, elle lisait, pénitente profane, dans son livre,
des paroles qu'elle ne comprenait pas et qui la rassuraient:

«Seigneur Jésus-Christ, Roi de gloire, délivrez les âmes de tous
les fidèles défunts des peines de l'enfer et des profondeurs de
l'abîme. Délivrez-les de la gueule du lion. Que l'enfer ne les
ensevelisse pas et qu'ils ne tombent pas dans les ténèbres; mais que
saint Michel, le prince des Anges, les conduise à la lumière sainte,
que vous avez promise à Abraham et à sa postérité...»

Au moment de l'Élévation, l'assistance, pénétrée d'un
vague sentiment que le mystère devenait plus auguste, cessa
les conversations particulières et affecta quelque apparence de
recueillement. Et dans le silence des orgues, au tintement de la
clochette agitée par un enfant, les têtes se courbèrent. Puis,
après le dernier évangile, quand, l'office terminé, le prêtre,
suivi de ses acolytes, s'approcha du catafalque au chant du _Libera_,
il y eut dans la foule un mouvement de délivrance et l'on se bouscula
un peu pour défiler devant le cercueil. Les femmes, dont la piété,
la tristesse et la contrition dépendaient de leur immobilité et de
leur agenouillement, furent tout de suite ramenées à leurs idées
coutumières par le mouvement et les rencontres du défilé. Elles
échangèrent entre elles et avec les hommes les propos de leur état:

--Tu sais, dit Ellen Midi à Falempin, que Nanteuil entre à la
Comédie-Française.

--Pas possible!

--L'engagement est signé.

--Comment a-t-elle obtenu ça?...

--C'est pas en jouant la comédie, bien sûr, répondit Ellen qui
commença une histoire très scandaleuse.

--Prends garde, dit Falempin, elle est derrière toi.

--Je la vois bien! Elle en a eu, un front, de venir ici, crois-tu?

Marie-Claire coula dans l'oreille de Durville une nouvelle
extraordinaire:

--On dit qu'il s'est suicidé. Eh bien! ce n'est pas vrai. Il ne
s'est pas suicidé du tout. Et la preuve, c'est qu'on l'enterre à
l'église.

--Alors? demanda Durville.

--Monsieur de Ligny l'a surpris avec Nanteuil et l'a tué.

--Allons donc!

--Je t'assure que je suis bien informée.

Les conversations devenaient vives et familières.

--Vous voilà, vieux marcheur!

--La recette baisse déjà.

--Stella s'est fait recommander par dix-sept députés, dont neuf de
la commission du budget.

--Je lui avais pourtant dit, à Herschell: «Le petit Bocquet, ce
n'est pas votre affaire. Il vous faut un homme sérieux.»

Quand la bière, aux bras des croque-morts, passa sous le portail, les
rayons délicieux d'un soleil d'hiver descendirent sur les visages
des femmes et sur les roses du cercueil. Rangés des deux côtés
du parvis, quelques jeunes gens des Écoles cherchaient les figures
célèbres; les petites ouvrières des ateliers voisins, se tenant
deux à deux enlacées, méditaient les toilettes des actrices. Et,
dressés contre le porche sur leurs pieds endoloris, deux vagabonds,
accoutumés à vivre sous le grand ciel doux ou farouche, tournaient
lentement des regards mornes, tandis qu'un collégien contemplait avec
ivresse les cheveux ardents qui tordaient leurs flammes sur la nuque
de Fagette.

Arrêtée devant les portes, au plus haut des degrés, elle causait
avec Constantin Marc et quelques journalistes:

--... Monsieur de Ligny? Il était assidu chez moi bien avant de
connaître Nanteuil. Il me regardait des heures entières, avec des
yeux passionnés, sans oser rien me dire. Je le recevais volontiers
parce qu'il était très convenable. C'est une justice à lui rendre:
il a d'excellentes manières. Il se montrait aussi réservé que
possible. Enfin, un jour, il me déclara qu'il était amoureux fou
de moi. Je lui répondis que, puisqu'il me parlait sérieusement, je
ferais de même; que j'éprouvais un vrai chagrin de le voir dans
cet état; que, chaque fois que pareille chose arrivait, j'en étais
vivement contrariée; que j'étais une femme sérieuse, que j'avais
arrangé ma vie et que je ne pouvais rien pour lui. Il était
désespéré. Il m'annonça, qu'il partait pour Constantinople, qu'il
ne reviendrait plus. Il ne se décidait ni à rester ni à s'en aller.
Il tomba malade. Nanteuil, qui croyait que je l'aimais et que je
voulais le garder, se donna tout le mal possible pour me le prendre.
Elle lui fit des avances folles. Je la trouvais parfois un peu
ridicule, mais, comme vous pensez bien, je ne faisais aucun obstacle
à ses projets. De son côté, monsieur de Ligny, pour me donner du
regret, du dépit, que sais-je? dans l'espoir de me rendre jalouse,
répondait très clairement aux avances de Nanteuil. Voilà comment
ils se mirent ensemble. J'en fus enchantée. Nanteuil et moi, nous
sommes les meilleures amies du monde.

Madame Doulce, entre la haie des curieux, descendait lentement les
degrés et se donnait l'illusion d'entendre la foule murmurer: «C'est
la Doulce!»

Elle saisit Nanteuil au passage, la pressa sur son cœur, et dans un
beau mouvement de charité chrétienne, l'enveloppa de son manteau, en
disant avec des sanglots:

--Essaie de prier, mon enfant, et prends cette médaille. Elle a été
bénie par le pape. C'est un père dominicain qui me l'a donnée.

Madame Nanteuil, un peu essoufflée, mais qui rajeunissait depuis
qu'elle recommençait d'aimer, sortit la dernière. Durville lui serra
la main.

--Ce pauvre Chevalier! murmura-t-il.

--Ce n'était pas une mauvaise nature, répondit madame Nanteuil. Mais
il a manqué de tact. Un homme du monde ne se suicide pas de cette
manière. Ce garçon n'avait pas d'éducation.

Le corbillard se mit en mouvement dans l'ombre colossale du Panthéon
et descendit la rue Soufflot, bordée de librairies. Les camarades
de Chevalier, les employés du théâtre, le directeur, le docteur
Socrate, Constantin Marc, quelques journalistes et quelques curieux
suivirent. Le clergé et les actrices prirent place dans les voitures.
Nanteuil, malgré l'avis contraire de madame Doulce, suivit avec
Fagette dans un coupé de place.

Le temps était beau. On causait familièrement derrière le
corbillard.

--Mais c'est au diable bouilli, le cimetière!

--Montparnasse? Trente minutes au plus.

--Tu sais que Nanteuil est engagée à la Comédie-Française?

--Est-ce que nous répétons aujourd'hui? demanda Constantin Marc à
Romilly.

--Certainement, à trois heures, au foyer. Nous répétons jusqu'à
cinq heures. Ce soir, je joue; demain, je joue; dimanche, je joue en
matinée et le soir... Nous autres comédiens, nous n'avons jamais
fini, il faut toujours recommencer, toujours donner de sa personne...

Le poète Adolphe Meunier lui mit la main sur l'épaule:

--Ça va bien, Romilly?

--Et vous, Meunier?... Toujours pousser le rocher de Sisyphe. Et ce
ne serait rien. Mais le succès ne dépend point que de nous. Si la
pièce est mauvaise et tombe, tout ce que nous y avons mis, notre
travail, notre talent, un morceau de notre vie s'écroule avec... Et
ce que j'en ai vu de ces éboulements! Que de fois la pièce s'est
abattue sous moi, comme une rosse, et m'a fichu par terre! Ah! si l'on
n'était puni que de ses fautes!...

--Mon cher Romilly, répliqua vivement Meunier, croyez-vous que notre
fortune, à nous auteurs dramatiques, ne dépende pas des comédiens
autant que de nous-mêmes? Croyez-vous que jamais ils ne jettent bas,
par leur imprudence ou leur maladresse, une œuvre qui s'élançait de
haut vol? Est-ce que nous aussi, comme le légionnaire de César, nous
ne sommes pas saisis de trouble et d'angoisse à cette pensée que
notre sort n'est pas assuré par notre propre valeur, mais qu'il
dépend de ceux qui combattent avec nous?

--C'est la vie, cela! dit Constantin Marc. En toute entreprise,
partout et toujours, nous payons pour les fautes des autres.

--Il n'est que trop vrai, reprit Meunier, qui venait de voir tomber
son drame lyrique de _Pandolphe et Clarimonde_. Mais cette iniquité
nous révolte.

--Elle ne doit nullement nous révolter, répliqua Constantin Marc.
Il y a une loi sacrée qui gouverne le monde, à laquelle nous devons
obéir, que nous devons adorer, c'est l'injustice, l'auguste, la
sainte injustice. Elle est bénie partout sous les noms de bonheur,
fortune, génie et grâce. C'est une faiblesse de ne pas la
reconnaître et la vénérer sous son vrai nom.

--C'est bizarre, ce que vous dites là! fit le doux Meunier.

--Réfléchissez, reprit Constantin Marc. Vous aussi, vous êtes du
parti de l'injustice, puisque vous recherchez les honneurs, et que
vous voulez raisonnablement étouffer vos concurrents, désir naturel,
injuste et légitime. Connaissez-vous rien de plus stupide et de plus
odieux que ces gens que nous avons vu réclamer la justice? L'opinion
publique, qui n'est pourtant pas bien intelligente, le sens commun,
qui n'est pourtant pas un sens supérieur, a senti qu'ils étaient au
rebours de la nature, de la société, de la vie.

--Certainement, dit Meunier, mais la justice...

--La justice n'est que le rêve de quelques imbéciles. L'injustice,
c'est la pensée même de Dieu. La doctrine du péché originel
suffirait seule à me rendre chrétien, et la doctrine de la grâce
renferme en elle toutes les vérités humaines et divines.

--Vous avez la foi? demanda respectueusement Romilly.

--Je n'ai pas la foi, mais je voudrais l'avoir. Je la considère
comme le bien le plus précieux dont on puisse jouir en ce monde. A
Saint-Bartholomé, je vais à la messe tous les dimanches et fêtes,
et je n'ai pas entendu une seule fois le curé faire son prône, sans
me dire: «Je donnerais tout ce que j'ai, ma maison, mes champs, mes
bois, pour être aussi bête que cet animal-là.»

Michel, le jeune peintre à la barbe mystique, disait à Roger, le
décorateur:

--Ce pauvre Chevalier avait des idées. Mais toutes n'étaient pas
bonnes. Un soir, il entra radieux et transfiguré dans la brasserie,
s'assit près de nous, et, tordant son vieux feutre entre ses longs
doigts rouges, s'écria: «J'ai découvert la vraie manière de
jouer le drame. Personne jusqu'ici n'a su jouer le drame, personne,
entendez-vous!» Et il nous conta sa découverte: «Je viens de la
Chambre. On m'avait fait grimper à l'amphithéâtre. Je voyais les
députés grouiller comme des insectes noirs au fond d'un puits. Tout
à coup un petit homme, trapu, monte à la tribune. Il avait l'air
de porter sur son dos un sac de charbon. Il écartait les coudes
et fermait les poings. Il était comique, quoi! Il avait l'accent
méridional et faisait des fautes de diction. Il parla des
travailleurs, des prolétaires, de la justice sociale. C'était
superbe; sa voix, son geste, vous prenaient aux entrailles; la salle
faillit crouler sous les applaudissements. Je me suis dit: «Ce qu'il
fait, je le ferai au théâtre, et mieux. Moi, un comique, je jouerai
le drame. Les grands rôles de drame doivent, pour produire leur
effet, être tenus par un comique, mais qui ait de l'âme.» Et le
pauvre garçon croyait avoir conçu un art nouveau. «On verra»,
disait-il.

A l'angle du boulevard Saint-Michel, un journaliste s'approcha de
Meunier:

--Est-ce vrai que Robert de Ligny a été amoureux fou de Fagette?

--S'il l'aime, ce n'est pas depuis longtemps. Il y a quinze jours,
au théâtre, il m'a demandé: «Qu'est-ce que c'est que cette petite
blonde?» Et il montrait Fagette.

--Je ne sais d'où vient, disait le courriériste d'un journal du soir
au courriériste d'un journal du matin, cette manie que nous avons de
calomnier l'humanité. Je suis étonné, au contraire, du nombre de
braves gens que je découvre. C'est à croire que les hommes ont la
pudeur du bien qu'ils font, et qu'ils se cachent pour accomplir des
actes de dévouement et de générosité... N'est-ce pas votre avis?

--Moi, répondit le courriériste d'un journal du matin, chaque fois
que j'ai ouvert une porte par méprise, je le dis au propre et au
figuré, j'ai découvert une ignominie insoupçonnée. Si tout à coup
la société se retournait comme un gant et qu'on en vît le dedans,
nous tomberions tous évanouis de dégoût et d'effroi.

--Dans le temps, dit Roger au peintre Michel, j'ai connu sur la Butte
l'oncle de Chevalier. Il était photographe et s'habillait comme un
astrologue. C'était un vieux fou qui envoyait toujours à un client
le portrait d'un autre. Les clients réclamaient... Mais pas tous. Il
y en avait même qui se trouvaient ressemblants.

--Qu'est-ce qu'il est devenu?

--Il a fait faillite et il s'est pendu.

Sur le boulevard Saint-Michel, Pradel, qui marchait au côté de
Trublet, profitait encore de l'occasion pour se renseigner sur
l'immortalité de l'âme et la destinée de l'homme après la mort. Il
n'obtenait rien qui lui parût suffisamment positif et répétait:

--Je voudrais savoir.

A quoi le docteur Socrate répondait:

--Les hommes ne sont pas faits pour savoir; les hommes ne sont pas
faits pour comprendre. Ils n'ont pas ce qu'il faut pour cela. Un
cerveau d'homme est plus grand et plus riche en circonvolutions
qu'un cerveau de gorille, mais il n'y a de l'un à l'autre aucune
différence essentielle. Nos plus hautes pensées et nos plus vastes
systèmes ne seront jamais que le prolongement magnifique des idées
que contient la tête des singes. Ce que nous savons de plus que le
chien sur l'univers nous amuse et nous flatte; c'est peu de chose en
soi et nos illusions croissent avec nos connaissances.

Mais Pradel n'écoutait plus. Il récitait mentalement le discours
qu'il devait prononcer sur la tombe de Chevalier.

Quand le convoi tourna vers les pelouses défleuries qui couvrent
l'avenue de l'Observatoire, le tramway lui céda le passage, par
respect pour la mort.

Trublet en fit la remarque.

--Les hommes, dit-il, respectent la mort, parce qu'ils estiment
justement que, s'il est respectable de mourir, chacun est assuré
d'être respectable du moins en cela.

Les comédiens émus s'entretenaient entre eux de la mort de
Chevalier. Durville, mystérieusement, d'une voix profonde, révélait
le drame:

--Ce n'est pas un suicide. C'est un crime passionnel. Monsieur de
Ligny a surpris Chevalier avec Nanteuil. Il lui a tiré sept balles
de revolver. Deux balles ont atteint notre malheureux camarade à la
tête et à la poitrine, quatre se sont perdues et la cinquième a
effleuré Nanteuil au-dessous du sein gauche.

--Nanteuil est blessée?

--Légèrement.

--Monsieur de Ligny sera poursuivi?

--On étouffera l'affaire, et l'on aura raison. Mais je suis
exactement informé.

Dans les voitures aussi, les comédiennes semaient des bruits divers.
Les unes croyaient à un meurtre, les autres à un suicide.

--Il s'est tiré un coup de revolver dans la poitrine, assurait
Falempin. Il n'était que blessé. Le médecin l'a dit: si on lui
avait donné des soins à temps, on l'aurait sauvé. Mais ils l'ont
laissé sur le plancher, baignant dans son sang.

Et madame Doulce dit à Ellen Midi:

--Moi, il m'est arrivé bien souvent de m'approcher d'un lit de mort.
Alors je m'agenouille et je prie. Aussitôt, je me sens pénétrée
d'une sérénité céleste.

--Vous avez de la chance! lui répondit Ellen Midi.

Au bout de la rue Campagne-Première, sur les boulevards larges
et gris, ils sentirent tous la longueur du chemin parcouru et la
tristesse du passage. Ils sentirent que derrière ce cercueil ils
avaient franchi les confins de la vie et qu'ils étaient chez les
morts. A leur droite, s'étendaient les marbriers et les fleuristes
funéraires, des étalages de pots de fleurs et le mobilier
économique des tombes, jardinières en zinc, couronnes d'immortelles
en ciment, anges gardiens en plâtre. A leur gauche, ils voyaient
derrière le mur bas du cimetière se dresser les croix blanches
entre les têtes nues des tilleuls et partout ils respiraient, dans la
poussière pâle, la mort, la mort banale, régulière, administrée
par la Ville et l'État et pauvrement enjolivée par la piété des
familles.

Entre les deux lourds piliers de pierre, surmontés de sabliers
ailés, ils passèrent. Le char s'avança lentement sur le sable qui
criait dans le silence. Il semblait, au milieu des maisons des morts,
avoir doublé de hauteur. Les gens du cortège lisaient sur les tombes
des noms célèbres ou regardaient la statue d'une jeune fille assise,
un livre à la main. Le vieux Maury déchiffrait sur les épitaphes
l'âge des défunts. Les vies courtes et plus encore les vies moyennes
l'affligeaient comme un mauvais présage. Mais, quand il rencontrait
des morts exemplaires par leur grand âge, il en recevait avec joie
l'espérance et la probabilité d'un long reste de vie.

Le char s'arrêta au milieu d'une allée latérale. Le clergé et les
femmes descendirent de voiture. Delage reçut dans ses bras, du haut
du marchepied, la bonne madame Ravaud, qui devenait un peu lourde,
et tout à coup, moitié railleur, moitié sérieux, il lui fit des
propositions. Elle n'était plus jeune; elle avait un demi-siècle de
théâtre. Delage, en ses vingt-cinq ans, la trouvait prodigieusement
vieille. Et, tout en lui parlant à l'oreille, il s'excitait,
s'entêtait, devenait sincère, la désirait vraiment, par curiosité
perverse, par envie de faire quelque chose d'extraordinaire et
certitude d'être de force à le faire, peut-être par instinct
professionnel de joli garçon, et parce qu'enfin, ayant d'abord
demandé ce qu'il ne voulait pas, il commençait à vouloir ce qu'il
avait demandé. Madame Ravaud s'échappa, indignée et flattée.

Et le cercueil allait à bras d'homme par un chemin étroit bordé de
cyprès nains, sous un bourdonnement de prières:

_In paradisum deducant te Angeli, in tuo adventu suscipiant te
Martyres et perducant te in civitatem sanctam Jerusalem, Chorus
Angelorum te suscipiat et cum Lazaro, quondam paupere, aeternam habeas
requiem._

Bientôt il n'y eut plus de voie tracée. Il fallut, à la suite du
cercueil agile, du prêtre et des enfants de chœur, s'éparpiller,
enjamber les pierres couchées et se couler entre les cippes et
les stèles. On perdait, on retrouvait le mort. Nanteuil mettait de
l'ardeur à le poursuivre, inquiète, brusque, son livre à la main,
tirant sa jupe accrochée aux grilles, et frôlant les couronnes
sèches qui laissaient sur sa robe des têtes d'immortelles. Enfin,
les premiers arrivés sentirent l'âcre odeur de la terre fraîche et,
du haut des dalles voisines, virent la fosse dans laquelle descendait
le cercueil.

Les comédiens avaient fait libéralement les frais de l'enterrement;
ils s'étaient cotisés pour acheter à leur camarade ce qu'il lui
fallait de terre, deux mètres concédés pour cinq ans. Romilly,
au nom des acteurs de l'Odéon, avait versé à l'Administration 300
francs, exactement 301 fr. 80 centimes. Il avait même dessiné
un projet de monument, une stèle brisée à laquelle des masques
comiques étaient suspendus. Mais à ce sujet on n'avait pas pris de
décision.

Le célébrant bénit la fosse. Et le prêtre et les enfants
murmurèrent des paroles alternées:

--_Requiem aeternam dona ei, Domine._

--_Et lux perpetua luceat ei._

--_Requiescat in pace._

--_Amen._

--_Anima ejus et animae omnium fidelium defunctorum, per misericordiam
Dei, requiescant in pace._

--_Amen._

--_De profundis..._

Chacun vint jeter de l'eau bénite sur le cercueil. Nanteuil surveilla
tout, les prières, les pelletées de terre, les aspersions, puis,
agenouillée sur un coin de tombe, à l'écart, elle récita avec
ferveur: «Notre Père qui êtes aux cieux...»

Pradel, au bord de la fosse parla. Il se défendit de faire un
discours. Mais le théâtre de l'Odéon ne pouvait pas laisser partir
sans une parole d'adieu un jeune artiste aimé de tous.

--Je dirai donc, au nom de la grande et cordiale famille dramatique,
les mots qui sont dans tous les cœurs...

Groupés autour de l'orateur dans des attitudes classées, les
comédiens écoutaient avec une science profonde. Ils écoutaient en
action, de l'oreille, de la bouche, de l'œil, des bras, des jambes.
Ils écoutaient chacun dans sa manière, avec noblesse, ingénuité,
douleur ou révolte, selon son emploi.

Non, le directeur du théâtre ne laisserait pas partir sans une
parole d'adieu le vaillant comédien qui, dans sa trop courte
carrière, avait donné plus que des espérances.

--Chevalier, fougueux, inégal, inquiet, communiquait à ses
créations un caractère particulier, une physionomie distinctive.
Nous l'avons vu, il y a bien peu de jours, je pourrais dire: il y
a bien peu d'heures, imprimer à une figure épisodique un relief
puissant. L'illustre auteur de la pièce en était frappé. Chevalier
touchait au succès. Il avait le feu sacré. On s'est demandé la
cause de sa fin si cruelle. Ne cherchez pas. Chevalier est mort de son
art: il est mort de la fièvre dramatique. Il est mort dévoré par la
flamme qui tous nous consume lentement. Hélas! le théâtre, dont le
public voit seulement les sourires et les larmes aussi douces que
les sourires, est un maître jaloux qui exige de ses serviteurs un
dévouement absolu, les plus douloureux sacrifices, et qui parfois
demande des victimes. Adieu, Chevalier, au nom de tous vos camarades.
Adieu!

Les mouchoirs essuyèrent des larmes. Les comédiens pleuraient
sincèrement; ils pleuraient sur eux.

Quand ils se furent tous écoulés, le docteur Trublet, resté
seul dans le cimetière avec Constantin Marc, embrassa du regard la
multitude des tombes.

--Vous rappelez-vous, dit-il, une réflexion d'Auguste Comte:
«L'humanité est composée de morts et de vivants. Les morts sont de
beaucoup les plus nombreux»? Certes, les morts sont de beaucoup les
plus nombreux. Par leur multitude et la grandeur du travail accompli,
ils sont les plus puissants. Ce sont eux qui gouvernent; nous leur
obéissons. Nos maîtres sont sous ces pierres. Voici le législateur
qui a fait la loi que je subis aujourd'hui, l'architecte qui a bâti
ma maison, le poète qui a créé les illusions qui nous troublent
encore, l'orateur qui nous a persuadés avant notre naissance. Voici
tous les artisans de nos connaissances vraies ou fausses, de notre
sagesse et de nos folies. Ils sont là, les chefs inflexibles,
auxquels on ne désobéit pas. En eux est la force, la suite et la
durée... Qu'est-ce qu'une génération de vivants, en comparaison
des générations innombrables des morts? Qu'est-ce que notre volonté
d'un jour, devant leur volonté mille fois séculaire?... Nous
révolter contre eux, le pouvons-nous? Nous n'avons pas seulement le
temps de leur désobéir!

--Enfin, vous y venez, docteur Socrate! s'écria Constantin Marc; vous
renoncez au progrès, à la justice nouvelle, à la paix du monde,
à la libre pensée, vous vous soumettez à la tradition... Vous
consentez à la vieille erreur, à la bonne ignorance, à la
vénérable iniquité de nos pères. Vous rentrez dans la tradition
française, vous vous soumettez à la coutume antique, à l'autorité
des ancêtres.

--Où prenez-vous la coutume et la tradition? demanda Trublet; où
prenez-vous l'autorité? Il y a des traditions inconciliables,
des coutumes diverses, des autorités opposées. Les morts ne nous
imposent pas une volonté. Ils nous soumettent à des volontés
contradictoires. Les opinions du passé qui pèsent sur nous sont
incertaines et confuses. En nous écrasant, elles se détruisent les
unes les autres. Tous ces morts ont vécu, comme nous, dans le trouble
et la contradiction. Chacun en son temps a fait à sa manière, dans
la haine ou l'amour, le songe de la vie. Faisons ce rêve à notre
tour, avec bienveillance et joie, s'il est possible, et allons
déjeuner. Je vais vous mener dans un petit bouchon de la rue Vavin,
chez Clémence, qui ne fait qu'un plat, mais un plat prodigieux:
le cassoulet de Castelnaudary, qu'il ne faut pas confondre avec
le cassoulet à la mode de Carcassonne, simple gigot de mouton aux
haricots. Le cassoulet de Castelnaudary contient des cuisses d'oie
confites, des haricots préalablement blanchis, du lard et un petit
saucisson. Pour être bon, il faut qu'il ait cuit longuement sur un
feu doux. Le cassoulet de Clémence cuit depuis vingt ans. Elle remet
dans le poêlon tantôt de l'oie ou du lard, tantôt un saucisson ou
des haricots, mais c'est toujours le même cassoulet. Le fond reste;
et ce fond antique et précieux lui donne la saveur que, dans les
tableaux des vieux maîtres vénitiens, on trouve aux chairs ambrées
des femmes. Venez, je veux vous faire goûter le cassoulet de
Clémence.



XI


Après avoir fait sa prière, Nanteuil, sans écouter le discours de
Pradel, sauta dans une voiture pour rejoindre Robert de Ligny, qui
l'attendait devant la gare Montparnasse. Au milieu des passants, ils
se donnèrent la main et se regardèrent sans se rien dire. Mieux que
jamais ils se sentirent liés l'un à l'autre. Robert l'aimait.

Il l'aimait sans le savoir. Elle n'était pour lui, à ce qu'il
croyait, qu'un plaisir dans la série infinie des plaisirs possibles.
Mais le plaisir avait pris pour lui la forme de Félicie, et, s'il
avait mieux réfléchi aux innombrables femmes qu'il se promettait
dans la vaste suite de sa vie nouvellement commencée, il aurait
reconnu que, maintenant, c'était toutes des Félicies. Il aurait pu
du moins s'apercevoir que, sans intention de lui être fidèle, il ne
songeait pas à la tromper, et que, depuis qu'elle s'était donnée,
il n'en avait pas désiré une autre. Il ne s'en apercevait pas.

Cette fois pourtant, sur cette place agitée et banale, en la voyant,
non plus dans l'ombre voluptueuse de la nuit, ni sous ces lueurs
caressantes de l'alcôve, qui donnaient à sa forme nue le vague
délicieux d'une voie lactée, mais sous la dure lumière d'un jour
diffus, aux clartés minutieuses d'un soleil sans gloire et sans
ombres qui accusait sous la voilette les paupières brûlées de
larmes, les joues nacrées et les lèvres froissées, il sentit qu'il
éprouvait pour cette chair un goût mystérieux et profond.

Il ne l'interrogea pas. Ils se dirent des mots tendres. Et, comme elle
avait très faim, il la mena déjeuner dans un cabaret connu, dont le
nom brillait en lettres d'or sur une des vieilles maisons de la place.
Ils se firent servir dans un jardin d'hiver, dont les rochers, le
bassin et l'arbre étaient multipliés par des glaces encadrées de
treillis vert. Devant la nappe, en consultant le menu, ils causèrent
avec plus d'abandon qu'ils n'avaient fait jusque-là. Il lui disait
que les émotions et les tracas de ces trois derniers jours l'avaient
énervé, mais qu'il n'y pensait plus et que ce serait absurde de
s'occuper encore de cette affaire. Elle lui parlait de sa santé, se
plaignait de ne pouvoir dormir que d'un mauvais sommeil et d'avoir des
rêves. Mais elle ne lui disait pas ce qu'elle voyait dans ses rêves,
et elle évitait de parler du mort. Il lui demanda si elle n'avait
pas eu une matinée fatigante et pourquoi elle était allée jusqu'au
cimetière, ce qui ne servait à rien.

Incapable de lui expliquer les profondeurs de son âme soumise aux
rites, aux cérémonies propitiatoires et aux incantations, elle
secoua la tête comme pour dire: «Fallait».

Tandis qu'aux tables voisines des déjeuneurs achevaient leur repas,
ils causèrent longtemps, tous deux à voix basse, en attendant
d'être servis.

Robert s'était promis, il s'était juré de ne jamais reprocher à
Félicie d'avoir eu Chevalier pour amant, ou même de lui faire une
seule question à ce sujet. Et pourtant, par une sourde rancune, par
une mauvaise humeur remontée, par une naturelle curiosité, et aussi
parce qu'il l'aimait trop pour se contenir, il lui dit d'une voix
amère:

--Tu as été avec lui, autrefois.

Elle se tut et ne nia pas. Non qu'elle sentît qu'il était désormais
inutile de mentir. Au contraire, elle avait l'habitude de nier
l'évidence, et, certes, elle avait trop le sens des hommes pour
ignorer qu'en amour il n'y a pas de mensonge si grossier qu'ils ne
puissent croire s'ils en ont envie. Mais cette fois, contre sa nature
et son habitude, elle ne mentit pas. Elle avait peur d'offenser
le mort. Elle pensait que le renier ce serait lui faire tort, lui
retrancher sa part, l'irriter. Elle se tut, craignant de le voir venir
s'accouder à la table avec son rire fixe et sa tête trouée, et de
l'entendre dire de sa voix plaintive: «Félicie, tu n'as pas oublié,
pourtant, notre petite chambre de la rue des Martyrs!...»

Ce que, depuis sa mort, il était devenu pour elle, elle n'aurait pu
le dire, tant c'était hors de ses croyances et contraire à sa
raison et tant les mots qui l'eussent exprimé lui semblaient vieux,
ridicules et hors d'usage. Mais, d'une hérédité lointaine ou
plutôt de quelques récits entendus dans son enfance, elle tirait le
sentiment confus qu'il était au nombre de ces morts qui tourmentaient
autrefois les vivants et qu'exorcisaient les prêtres: car, en pensant
à lui, elle commençait instinctivement le signe de la croix et ne
s'arrêtait que pour ne pas paraître ridicule.

Ligny, la voyant triste et troublée, se reprocha ses paroles dures
et inutiles, et, dans le moment même où il se les reprochait, il en
ajoutait d'aussi dures et d'aussi inutiles:

--Tu m'avais pourtant dit que ce n'était pas vrai!

Elle répondit avec ferveur:

--C'est que je voulais, vois-tu, que ce ne fût pas vrai.

Elle ajouta:

--Ah! mon chéri, depuis que je suis à toi, je t'assure bien que je
n'ai pas été à un autre. Je n'y ai pas de mérite: ça me serait
impossible.

Comme les jeunes animaux, elle avait besoin de gaieté. Le vin, qui
brillait dans son verre ainsi que de l'ambre liquide, fut une joie
pour ses yeux et elle en mouilla sa langue avec volupté. Elle
s'intéressa aux plats qu'on lui servait, et surtout aux pommes
soufflées, semblables à des ampoules d'or. Puis elle observa les
déjeuneurs attablés dans la salle et s'amusa d'eux, leur prêtant,
sur leur mine, des sentiments ridicules ou des passions grotesques.
Elle remarquait les regards malveillants que lui jetaient les femmes,
et les efforts que faisaient les hommes pour lui paraître beaux et
considérables. Et elle fit une réflexion générale:

--Robert, as-tu remarqué que les gens ne sont jamais naturels? Ils
ne disent pas une chose parce qu'ils la pensent. Ils la disent parce
qu'ils croient que c'est celle-là qu'il fallait dire. Cette habitude
les rend très ennuyeux. Et il est extrêmement rare de trouver
quelqu'un de naturel. Toi, tu es naturel.

--En effet, je ne crois pas être poseur.

--Tu poses comme les autres. Mais tu poses dans ta nature. Je vois
bien quand tu veux m'épater...

Elle lui parla de lui-même, et, ramenée par le cours involontaire de
ses idées au drame de Neuilly, elle demanda:

--Ta mère ne t'a rien dit?

--Non.

--Elle a su, pourtant...

--C'est probable.

--Est-ce que tu t'entends bien avec elle?

--Mais oui!

--On dit qu'elle est encore très belle, ta mère. Est-ce vrai?

Il ne répondit pas et essaya de changer la conversation. Il n'aimait
pas que Félicie lui parlât de sa mère ni s'occupât de sa
famille. Monsieur et madame de Ligny jouissaient de la plus haute
considération dans la société parisienne. M. de Ligny, diplomate
d'origine et de carrière, était en soi très honorable. Il l'était
même avant que de naître par les services diplomatiques que ses
ancêtres avaient rendus à la France. Son bisaïeul avait signé
l'abandon de Pondichéry à l'Angleterre. Madame de Ligny vivait très
correctement avec son mari. Mais, sans aucune fortune, elle menait
grand train et ses toilettes étaient une des dernières gloires de
la France. Elle recevait dans son intimité un ancien ambassadeur. Le
vieillard, son âge, sa situation, ses opinions, ses titres, sa grande
fortune rendaient cette liaison respectable. Madame de Ligny tenait
à distance les dames de la République, et leur donnait, quand il lui
plaisait, des leçons de convenances. Elle n'avait rien à redouter
de l'opinion élégante. Robert savait qu'elle était respectable
aux gens du monde. Mais il craignait toujours qu'en parlant d'elle,
Félicie ne le fît pas avec toute la réserve nécessaire. Il avait
peur que, n'étant pas du monde, elle ne dît ce qu'il ne fallait
pas dire. Il avait tort: Félicie ne connaissait pas la vie intime
de madame de Ligny; et, si elle l'avait connue, elle ne l'aurait
pas blâmée. Cette dame lui inspirait une curiosité naïve et une
admiration mêlée de crainte. Son amant ne voulant pas lui parler de
sa mère, elle voyait dans cette réserve une morgue aristocratique et
même une marque de mésestime qui révoltaient son orgueil de fille
libre et de plébéienne. Elle lui disait avec aigreur: «Je peux bien
te parler de ta mère.» La première fois, elle avait ajouté:
«La mienne la vaut bien.» Mais elle s'était aperçue que c'était
commun, et elle ne le disait plus.

Maintenant la salle était vide.

Elle regarda sa montre, et, voyant qu'il était trois heures:

--Il faut que je file. On répète _la Grille_, cet après-midi.
Constantin Marc doit être déjà au théâtre... En voilà encore un
drôle de garçon! Il raconte que, dans le Vivarais, il culbute toutes
les femmes. Et il est si timide qu'il n'ose seulement pas causer avec
Fagette et Falempin. Je lui fais peur. Ça m'amuse.

Elle était si lasse qu'elle n'avait pas le courage de se lever.

--C'est bizarre! on dit partout que je suis engagée aux Français. Ce
n'est pas vrai. Il n'en est même pas question... Bien sûr que je
ne pourrai pas rester indéfiniment où je suis. A la longue, on
s'abrutirait là dedans. Mais rien ne presse. J'ai un grand rôle
à créer dans _la Grille_. On verra après. Ce que je demande, moi,
c'est à jouer la comédie. Je n'ai pas envie d'entrer aux Français
pour n'y rien faire.

Tout à coup, regardant devant elle avec des yeux pleins d'épouvante,
elle se rejeta en arrière, pâlit et poussa un cri aigu. Puis ses
paupières battirent, et elle murmura qu'elle étouffait.

Robert lui ouvrit son corsage et lui mouilla les tempes d'un peu
d'eau.

Elle dit:

--Un prêtre! j'ai vu un prêtre... Il était en surplis... Ses
lèvres remuaient et ne faisaient pas de bruit... Il m'a regardée.

Il tâcha de la rassurer:

--Voyons, ma chérie, comment veux-tu qu'un prêtre, un prêtre en
surplis, passe dans le restaurant?

Elle écoutait, docile, et se laissait persuader:

--Tu as raison, tu as raison, je sais bien.

Très vite, dans sa petite tête, les illusions se dissipaient. Elle
était née deux cent trente ans après la mort de Descartes,
dont elle n'avait jamais entendu parler, et qui lui avait pourtant
enseigné l'usage de la raison, comme aurait dit le docteur Socrate.

A six heures, Robert la prit, au sortir de la répétition, sous les
arcades et l'emmena en voiture.

Elle demanda:

--Où allons-nous?

Il hésita un peu.

--Tu ne veux pas retourner là-bas, dans notre maison?

Elle se récria:

--Ah! non, par exemple! Jamais!

Il lui répondit qu'il l'avait pensé, qu'il chercherait autre chose:
un petit rez-de-chaussée à Paris; qu'en attendant, pour aujourd'hui,
ils se contenteraient d'un logis de hasard.

Elle le regarda, les yeux fixes et lourds, l'attira violemment à
elle, et lui brûla l'oreille et le cou du souffle de son désir. Puis
ses bras se détachèrent, elle retomba molle et triste à son côté.

Quand le fiacre s'arrêta:

--Tu ne m'en voudras pas, n'est-ce pas? mon Robert, de ce que je vais
te dire: Pas aujourd'hui... demain...

Elle avait jugé nécessaire de faire ce sacrifice au mort jaloux.



XII


Le lendemain, il la mena dans une chambre meublée, qu'il avait
choisie banale, mais gaie, au premier étage d'un hôtel donnant sur
un square, près de la Bibliothèque. Au milieu du square s'élevait,
soutenue par des nymphes robustes, la vasque d'une fontaine. Les
allées bordées de lauriers et de fusains étaient désertes et,
de la place peu fréquentée, on entendait le murmure énorme et
rassurant de la ville. La répétition avait fini très tard. Quand
ils entrèrent dans la chambre, la nuit, déjà plus lente à venir en
cette saison de neiges fondues, commençait d'assombrir les tentures.
Les grandes glaces de l'armoire et de la cheminée s'emplissaient de
lueurs vagues et d'ombres.

Elle ôta sa veste de fourrure, alla regarder à la fenêtre, entre
les rideaux, et dit:

--Robert, les marches du perron sont mouillées.

Il lui répondit qu'il n'y avait pas de perron, mais le trottoir et la
chaussée, puis un autre trottoir et la grille du square.

--Tu es une Parisienne, tu connais bien cette place. Il y a au milieu,
dans les arbres, une fontaine monumentale, avec des femmes énormes
qui n'ont pas des seins aussi jolis que les tiens.

Dans son impatience, il l'aida à défaire sa robe de drap. Mais il ne
trouvait pas les agrafes et s'égratignait aux épingles.

Il dit:

--Je suis maladroit.

Elle répondit en riant:

--Bien sûr que tu n'es pas aussi habile que madame Michon!... Ce
n'est pas tant la maladresse; mais tu as peur de te piquer. Les
hommes, c'est lâche. Tandis que les femmes, il faut bien qu'elles
s'habituent à souffrir... C'est vrai! une femme, ça a mal presque
tout le temps.

Il ne remarqua pas qu'elle était pâle, avec un cercle d'ombre autour
des yeux. Il la désirait trop et ne la voyait plus.

Il lui dit:

--Elles sont très sensibles à la douleur, elles sont aussi très
sensibles au plaisir... Connais-tu Claude Bernard?

--Non!

--C'était un grand savant. Il a dit qu'il n'hésitait pas à
reconnaître à la femme la suprématie dans le domaine de la
sensibilité physique et morale.

Nanteuil en dégrafant son corset:

--S'il a voulu dire par là que toutes les femmes sont sensibles,
c'est un rude cornichon. Il aurait fallu lui envoyer Fagette, et
il aurait vu s'il est facile d'en obtenir quoi que ce soit, dans
le domaine... comment dit-il ça?... de la sensibilité physique et
morale.

Et elle ajouta, avec un orgueil très doux:

--Ne t'y trompe pas, mon Robert, des femmes comme moi, il n'y en a pas
des tas.

Comme il l'attirait dans ses bras, elle se dégagea:

--Tu me retardes.

Puis, assise et repliée sur elle-même pour défaire ses bottines.

--Tu ne sais pas? Le docteur Socrate m'a raconté, l'autre jour, qu'il
avait eu une apparition. Il a vu un ânier qui avait assassiné une
petite fille. J'ai rêvé cette nuit, de cette histoire-là, seulement
dans mon rêve, je ne savais jamais si l'ânier était un homme ou une
femme. Ce qu'il était embrouillé, mon rêve!... A propos du docteur
Socrate, devine de qui il est l'amant... de la dame qui tient le
cabinet de lecture de la rue Mazarine. Elle n'est plus très jeune,
mais elle est très intelligente. Est-ce que tu crois qu'il la
trompe?... J'ôte mes bas, c'est plus convenable. Et elle lui conta
une histoire de théâtre:

--Je crois que, décidément, je ne resterai pas longtemps à
l'Odéon.

--Pourquoi?

--Tu vas voir. Pradel m'a dit aujourd'hui, avant la répétition:
«Ma petite Nanteuil, il n'y a jamais rien eu entre nous. C'est
ridicule...» Il a été très convenable, mais il m'a fait comprendre
que nous étions, l'un vis-à-vis de l'autre, dans une situation
irrégulière qui ne pouvait se prolonger indéfiniment... Parce que
tu sais que Pradel a établi une règle. Autrefois il choisissait
parmi ses pensionnaires. Il avait des favorites, on criait.
Maintenant, pour la bonne administration du théâtre, il les prend
toutes, même celles qui ne lui plaisent pas, même celles qui lui
déplaisent. Il n'y a plus de favorites. Tout va bien. Ah! c'est un
vrai directeur, cet homme-là.

Comme Robert, dans le lit, écoutait sans rien dire, elle alla le
secouer:

--Alors, ça te serait égal que je me mette avec Pradel?

--Non, ma chérie, non ça ne me serait pas égal. Mais ce n'est pas
ce que je dirais qui l'empêcherait.

Penchée sur lui, elle lui donnait des caresses ardentes, en forme de
menaces et de châtiment, et elle lui criait:

--Tu ne m'aimes donc pas, que tu n'es pas jaloux? Je veux que tu sois
jaloux.

Puis, brusquement, elle s'éloigna de lui, et, retenant sur son
épaule gauche la chemise qui avait glissé sous le sein droit, elle
s'attarda devant la table de toilette et demanda avec inquiétude:

--Robert, tu n'as rien apporté ici de l'autre chambre?

--Rien.

Alors, doucement, timidement, elle se coula dans le lit. Mais, à
peine y était-elle étendue, qu'elle s'accouda à l'oreiller, et, le
cou tendu, la bouche entr'ouverte, écouta. Il lui semblait entendre
ce bruit léger de pas dans le sable qu'elle avait entendu dans la
maison du boulevard de Villiers. Elle courut à la fenêtre, vit
l'arbre de Judée, la pelouse, la grille. Sachant ce qu'elle allait
voir encore, elle voulut se cacher la tête dans les mains. Mais elle
ne put soulever les bras, et le visage de Chevalier se dressa devant
elle.



XIII


Elle était rentrée chez elle avec une fièvre ardente. Robert,
ayant dîné en famille regagna son grenier. Dans l'état où Nanteuil
l'avait laissé, il était agacé et de très mauvaise humeur.

Sa chemise et son habit, préparés sur le lit par le valet de
chambre, avaient l'air de l'attendre dans une attitude domestique et
servile. Il commença de s'habiller avec une vivacité un peu rageuse.
Il était impatient de sortir. Il ouvrit son œil-de-bœuf, écouta
la rumeur de la ville et vit au-dessus des toits la lueur que faisait
Paris dans le ciel. Il aspira toute la chair amoureuse amassée, par
cette nuit d'hiver, dans les théâtres et les grands cabarets, les
cafés-concerts et les bars.

Irrité de ce que Félicie avait déçu son désir, il était décidé
à se contenter ailleurs, et, ne se sentant point de préférence,
il se croyait seulement embarrassé de choisir; mais il s'aperçut
bientôt qu'il n'avait envie d'aucune des femmes qu'il connaissait et
qu'il n'avait même pas envie des inconnues. Il ferma sa fenêtre et
s'assit devant le feu.

C'était un feu de coke: madame de Ligny, qui portait des manteaux de
vingt-cinq mille francs, économisait sur la table et les feux. Elle
ne souffrait pas qu'on brûlât du bois dans les chambres.

Il réfléchit à ses affaires dont, jusque-là, il s'était peu
soucié, à la carrière où il était entré et qu'il voyait obscure
devant lui. Le ministre était grand ami de sa famille. Montagnard
cévenol, nourri de châtaignes, ses yeux éblouis clignaient aux
tables fleuries. Trop fin pourtant et trop habile pour ne pas garder
sur la vieille aristocratie qui l'accueillait l'avantage des dures
volontés et des refus hautains. Ligny le connaissait et n'attendait
de lui nulle faveur. En cela plus perspicace que sa mère, qui se
croyait quelque pouvoir sur ce petit homme noir et velu, submergé
par ses jupes impérieuses, chaque jeudi, du salon à la table. Il
le jugeait désobligeant. Et puis il y avait quelque chose entre eux.
Robert, par malchance, avait précédé son ministre dans l'intimité
d'une personne que celui-ci aimait jusqu'à l'absurdité, madame de
Neuilles, une femme galante. Et il croyait voir que le petit homme
velu s'en doutait et l'en regardait de travers. Enfin il s'était fait
au quai d'Orsay l'idée que les ministres ne peuvent et ne veulent
jamais grand'chose. Mais il n'exagérait rien et croyait très
possible de se faire attacher au cabinet. Jusqu'ici ç'avait été
son désir. Il tenait beaucoup à ne pas quitter Paris. Sa mère, au
contraire, eût préféré qu'il allât à La Haye, où un poste de
troisième secrétaire était vacant. Maintenant il se décidait tout
à coup pour La Haye. «Je partirai, se dit-il. Le plus tôt sera le
meilleur.» Sa résolution prise, il en examina les motifs. D'abord,
c'était excellent pour son avenir. Ensuite, le poste de La
Haye était agréable. Un camarade, qui l'avait occupé, vantait
l'hypocrisie délicieuse de la petite capitale endormie, où tout
était machiné, truqué pour l'agrément du corps diplomatique. Il
considéra même que La Haye était l'auguste berceau d'un nouveau
droit international, et il alla jusqu'à décrocher cette raison qu'il
ferait plaisir à sa mère. Après quoi il s'aperçut qu'il voulait
partir seulement à cause de Félicie.

Il eut sur elle des pensées qui n'étaient pas bienveillantes. Il
la savait menteuse et peureuse, méchante pour ses amies. Il avait
la preuve qu'elle aimait les plus sales cabots ou que, tout au moins,
elle s'en arrangeait. Il n'était pas certain qu'elle ne le trompât
pas, non qu'il eût rien découvert de suspect dans la vie qu'elle
menait, mais parce qu'il doutait raisonnablement de toutes les femmes.
Il se représenta tout le mal qu'il savait d'elle et se persuada que
c'était une petite rosse; et, sentant qu'il l'aimait, il pensa qu'il
l'aimait seulement parce qu'elle était très jolie. Cette raison lui
parut bonne, mais, en y regardant, il s'aperçut qu'elle n'expliquait
rien; qu'il aimait cette fille, non parce qu'elle était très jolie,
mais parce qu'elle était jolie d'une certaine manière, parce qu'elle
l'était à sa façon, étrangement, qu'il l'aimait pour ce qu'il y
avait en elle de rare et d'incomparable, parce qu'enfin c'était une
merveilleuse chose d'art et de volupté, un joyau vivant d'un prix
inestimable. Alors, se sentant faible, il pleura, il pleura sa
liberté perdue, sa pensée captive, son âme troublée, sa chair et
son sang dévoués à un petit être faible et perfide.

A regarder le coke rouge dans la grille de la cheminée, il s'était
brûlé les yeux. Il les ferma de douleur et vit, sous ses paupières
closes, des nègres qui s'agitaient dans un tumulte obscène et
sanglant. Tandis qu'il cherchait de quel livre de voyages, lu dans des
années d'adolescence, sortaient ces noirs, il les vit diminuer, se
résoudre en points imperceptibles et disparaître dans une Afrique
rouge, qui peu à peu représenta la blessure aperçue à la lueur
d'une allumette la nuit du suicide. Il songea:

--Cet imbécile de Chevalier. Je n'y pensais guère.

Tout à coup, sur ce fond de sang et de flamme parut la forme cambrée
de Félicie, et il sentit en lui se tendre un désir cruel et chaud.



XIV


Il l'alla voir le lendemain, dans le petit appartement du boulevard
Saint-Michel. Ce n'était pas son habitude. Il n'aimait guère à se
rencontrer avec madame Nanteuil, qui était pourtant à son égard
très polie et même obséquieuse, mais qui l'ennuyait et le gênait.

Ce fut elle qui le reçut dans le salon modique. Elle le remercia de
l'intérêt qu'il portait à la santé de Félicie, l'instruisit
que la pauvre enfant avait été, la veille au soir, agitée et
souffrante, mais qu'elle allait mieux.

--Elle travaille son rôle, dans sa chambre. Je vais l'avertir que
vous êtes ici. Elle sera bien contente de vous voir, monsieur de
Ligny. Elle sait que vous l'aimez bien. Et les vrais amis sont rares,
surtout dans le monde du théâtre.

Robert observait madame Nanteuil avec une attention qu'il ne lui avait
pas encore prêtée. Il cherchait à voir en elle la figure que sa
fille aurait plus tard. Volontiers il lisait en passant sur le visage
des mères la bonne aventure des filles. Et cette fois il déchiffrait
obstinément les traits et les formes de cette dame comme une
intéressante prophétie. Il n'y lut rien qui fût de mauvais
augure, ni de bon. Madame Nanteuil, grasse, le teint reposé, la peau
fraîche, n'était pas désagréable, dans le mol empâtement de ses
chairs. Mais sa fille ne lui ressemblait pas du tout.

La voyant toute calme et placide, il lui dit:

--Vous n'êtes pas nerveuse, vous?

--Je ne l'ai jamais été. Ma fille ne tient pas de moi. C'est tout
le portrait de son père. Il était délicat, sans avoir une mauvaise
santé. Il est mort d'une chute de cheval... Vous prendrez bien une
tasse de thé, monsieur de Ligny.

Félicie entra. Les cheveux répandus sur les épaules, elle était
enveloppée d'un peignoir de laine blanche, retenu très lâche à la
taille par une grosse cordelière de passementerie, et traînait ses
mules rouges; elle avait l'air d'un enfant. L'ami de la maison, Tony
Meyer, marchand de tableaux, quand il la voyait dans ce vêtement,
d'aspect un peu monacal, l'appelait frère Ange de Charolais, parce
qu'il lui trouvait de la ressemblance avec un portrait de Nattier
représentant mademoiselle de Charolais dans l'habit franciscain.
Robert restait surpris et muet devant cette fillette.

--C'est gentil à vous, fit-elle, d'être venu prendre de mes
nouvelles. Je vous remercie. Je vais mieux.

--Elle travaille beaucoup, elle travaille trop, dit madame Nanteuil.
Son rôle de _la Grille_ la fatigue.

--Mais non, maman.

On parla théâtre, et la conversation fut pauvre.

Dans un silence, madame Nanteuil demanda à M. de Ligny s'il
recherchait toujours les vieilles gravures de modes.

Félicie et Robert la regardèrent sans comprendre. Ils lui avaient
naguère parlé de gravures de modes pour expliquer des rendez-vous
qu'ils n'avaient pu cacher. Mais ils n'y songeaient plus. Depuis lors,
un morceau de la lune, comme disait le vieil auteur, était tombé
dans leur amour; seule, madame Nanteuil, en son respect profond des
fictions, se rappelait:

--Ma fille m'a dit que vous aviez beaucoup de ces gravures anciennes
et qu'elle y trouvait des idées pour ses costumes.

--Parfaitement, madame, parfaitement.

--Venez, monsieur de Ligny, dit Félicie. Je voudrais vous montrer un
projet de costume pour Cécile de Rochemaure.

Et elle l'entraîna dans sa chambre.

C'était une petite chambre tendue de papier fleuri, meublée d'une
armoire à glace, de deux chaises de crin et d'un lit de fer à
courtepointe de piqué blanc, surmonté d'un bénitier et d'un rameau
de buis.

Elle lui donna un long baiser sur la bouche.

--Je t'aime, tu sais!

--C'est bien sûr?

--Oh! oui. Et toi?

--Moi aussi je t'aime. Je n'aurais pas cru que je t'aimerais autant.

--Alors, c'est venu après.

--Ça vient toujours après.

--C'est vrai, ce que tu dis là, Robert. Avant on ne sait pas.

Elle secoua la tête.

--J'ai été bien malade hier.

--Tu as vu Trublet? Qu'est-ce qu'il t'a dit?

--Il m'a dit que le repos, le calme m'était nécessaire... Mon
chéri, il faudra que nous soyons raisonnables une quinzaine de jours
encore. Ça t'ennuie?

--Mais oui.

--Moi aussi, ça m'ennuie. Mais qu'est-ce que tu veux?...

Il fit deux ou trois tours, furetant dans les coins. Elle le regardait
avec un peu d'inquiétude, craignant qu'il ne l'interrogeât sur ses
pauvres bijoux et ses pauvres bibelots, cadeaux modestes, mais dont on
ne peut pas toujours expliquer l'origine. On dit ce qu'on veut, bien
sûr, mais on peut se couper, avoir des ennuis, et vraiment ça n'en
vaut pas la peine. Elle détourna son attention.

--Robert, ouvre ma boîte à gants.

--Qu'est-ce qu'il y a dans ta boîte à gants?

--Les violettes que tu m'as données la première fois. Mon chéri,
ne me quitte pas. Ne t'en va pas!... Quand je pense que tu peux t'en
aller d'un jour à l'autre dans des pays étrangers, à Londres, à
Constantinople, je deviens folle.

Il la rassura, lui dit qu'on avait pensé l'envoyer à La Haye. Mais
qu'il n'irait pas, qu'il se ferait attacher au cabinet du ministre.

--Tu me promets?

Il promit sincèrement. Et elle devint très gaie.

Lui montrant la petite armoire à glace:

--Vois-tu, mon chéri, c'est là que j'étudie mon rôle. Quand tu es
venu, je travaillais ma scène du quatre. Je profite de ce que je suis
seule pour chercher le ton juste. Je tâche de dire large et fondu.
Si j'écoutais Romilly, je détaillerais et ce serait mesquin. J'ai
à dire: «Je ne vous crains pas.» C'est le grand effet du rôle.
Sais-tu comment Romilly voudrait que je dise: «Je ne vous crains
pas.» Je vais t'expliquer. Je mets la main sous le nez, j'écarte
les doigts et je dis un mot à chaque doigt, séparément, sur un ton
particulier, avec une physionomie spéciale: «Je, ne, vous, crains,
pas», comme si je montrais les marionnettes! Un peu plus, je mettrais
à tous mes doigts un petit chapeau en papier. C'est fin, c'est
spirituel, crois-tu?

Puis, soulevant ses cheveux et découvrant son front courageux:

--Je vais te montrer comment je fais ça.

Subitement transfigurée et grandie, elle dit avec un air de fierté
ingénue et de tranquille innocence:

»--Non, monsieur, je ne vous crains pas. Pourquoi vous craindrais-je!
Vous avez pensé me prendre à votre piège et vous vous êtes mis à
ma merci. Vous êtes un homme d'honneur. Maintenant que je suis sous
votre toit, vous me direz ce que vous avez dit au chevalier d'Amberre,
votre ennemi, quand il eut franchi cette grille. Vous me direz: «Vous
êtes chez vous: commandez.»

Elle avait le don mystérieux de changer d'âme et de visage. Ligny
était sous le charme du beau mensonge.

--Tu es étonnante!

--Écoute-moi, mon chat. J'aurai un grand bonnet de linon, avec des
barbes qui me descendront en étages sur les joues. Parce que, tu
sais, dans la pièce, je suis une jeune fille de la Révolution. Et il
faut que je le fasse sentir. Il faut que j'aie la Révolution en moi,
tu comprends?

--Tu connais la Révolution?

--Mais oui!... Je ne sais pas les dates, bien sûr. Mais j'ai le
sentiment de l'époque. Pour moi, la révolution c'est d'avoir la
poitrine fière sous un fichu croisé et les genoux bien libres dans
une jupe rayée, et c'est d'avoir un petit feu aux pommettes. Voilà!

Il l'interrogea sur la pièce. Et il s'aperçut qu'elle ne la
connaissait pas. Elle n'avait pas besoin de la connaître. Elle
devinait, elle trouvait d'instinct tout ce qu'il lui fallait.

--Dans les répétitions, je n'indique pas un seul de mes effets. Je
garde tout pour le public. Romilly en sera bleu... Ce qu'ils seront
tous embêtés... Ah! mon chéri, Fagette en fera une maladie.

Elle s'assit sur une mauvaise petite chaise. Son front, tout à
l'heure d'un blanc de marbre, était rose; elle avait repris son air
de gamine.

Il s'approcha, il la regarda dans le gris charmant des yeux, et, comme
la veille au soir, devant le feu de coke, il pensa qu'elle était
menteuse et peureuse, méchante pour ses amies; mais il le pensa avec
indulgence. Il pensa qu'elle aimait les plus sales cabots ou tout au
moins qu'elle s'en arrangeait: mais il le pensa avec une douce pitié;
il se rappela tout le mal qu'il savait d'elle, mais sans amertume. Il
sentit qu'il l'aimait, que c'était moins parce qu'elle était jolie
que parce qu'elle l'était à sa manière, qu'il l'aimait enfin parce
qu'elle était un joyau vivant et une incomparable chose d'art et
de volupté. Il la regarda dans le gris charmant des yeux, dans les
prunelles où nageaient sous une eau lumineuse comme de petits signes
astrologiques. Il la regarda d'un regard si profond qu'elle en sentit
le fil la traverser tout entière. Et sûre qu'il avait vu en elle,
elle lui dit, les yeux dans les yeux, en lui tenant la tête serrée
entre ses deux mains:

--Eh bien! oui, je suis une sale cabotine; mais je t'aime et je me
fiche de l'argent. Et il n'y en a pas beaucoup qui me valent. Et tu le
sais bien.



XV


Ils se voyaient tous les jours au théâtre et faisaient ensemble des
promenades à pied.

Nanteuil jouait presque chaque soir et travaillait avec ardeur le
rôle de Cécile. Elle retrouvait peu à peu la tranquillité, passait
des nuits moins agitées, n'obligeait plus sa mère à lui tenir
la main pendant qu'elle s'endormait, et n'étouffait plus dans des
cauchemars. Une quinzaine de jours s'écoulèrent ainsi. Puis, un
matin, tandis qu'assise devant sa toilette elle se peignait les
cheveux, comme le temps était sombre, elle avança la tête vers la
glace, et elle y vit, non pas son visage, mais celui du mort. Un filet
de sang lui coulait d'un coin de la lèvre; il riait et la regardait.

Alors elle se décida à faire ce qu'elle croyait utile et bon.
Elle prit une voiture et alla le voir. En passant sur le boulevard
Saint-Michel, elle avait acheté chez sa fleuriste une botte de roses.
Elle les lui apportait. Elle se mit à genoux devant la petite croix
noire qui marquait l'endroit où on l'avait mis. Elle lui parla. Et le
pria d'être raisonnable, de la laisser tranquille. Elle lui demanda
pardon de l'avoir traité autrefois avec dureté. On ne s'entend
pas toujours dans la vie. Mais il devait comprendre maintenant et
pardonner. A quoi lui servait-il de la tourmenter? Elle ne demandait
pas mieux que de garder de lui un bon souvenir. Elle irait le voir
de temps en temps. Mais qu'il renonçât à la poursuivre et à
l'effrayer.

Elle s'efforça de le flatter et de l'endormir par de douces paroles:

--Je comprends que tu aies voulu te venger. C'est naturel. Mais tu
n'es pas méchant au fond. Ne sois plus fâché. Ne me fais plus peur.
Ne viens plus. Je viendrai, moi, je viendrai souvent. Je t'apporterai
des fleurs.

Elle avait bien envie de le tromper, de l'endormir par de fausses
promesses, de lui dire: «Reste, ne t'agite plus, reste, et je te jure
de ne plus rien faire qui te déplaise, je te promets d'obéir à ta
volonté.» Mais elle n'osait pas mentir sur une tombe, et elle était
sûre que ce serait inutile, que les morts savent tout.

Un peu lasse, elle prolongea quelques moments encore, plus mollement,
ses supplications et ses prières, et elle s'aperçut que l'horreur
que lui causaient les tombes, elle ne l'éprouvait pas, cette fois,
et qu'elle n'avait pas peur du mort. Elle en chercha la raison et
découvrit qu'il ne l'effrayait pas parce qu'il n'était pas là.

Et elle songea:

--Il n'est pas là; il n'est jamais là; il est partout, excepté
là où on l'a mis. Il est dans les rues, dans les maisons, dans les
chambres.

Et elle se leva désespérée, sûre maintenant de le rencontrer
partout, excepté dans le cimetière.



XVI


Après quinze jours de patience, Ligny la pressa de reprendre la vie
d'autrefois. Le terme était échu, qu'elle-même avait fixé. Il ne
voulait pas attendre davantage. Elle souffrait autant que lui de ne
plus se donner. Mais elle craignait de voir revenir le mort. Elle
trouva des prétextes gauches pour différer les rendez-vous, et puis
elle avoua qu'elle avait peur. Il la méprisait de montrer si peu de
raison et de courage. Il ne sentait plus qu'elle l'aimait et il lui
disait des paroles dures. Et il la poursuivait sans cesse de son
désir.

Alors vinrent les jours âpres et les heures ingrates. Comme elle
n'osait plus entrer avec lui sous un toit, ils montaient en fiacre et,
après avoir roulé longuement dans les banlieues, ils descendaient
sur de mornes avenues, s'y enfonçaient sous l'âpre vent d'est,
marchant à grands pas, comme flagellés par le souffle d'une
invisible colère.

Une fois pourtant, le jour était si doux, qu'il les pénétra de sa
douceur. Ils suivaient côte à côte les allées désertes du Bois.
Les bourgeons, qui commençaient à se gonfler à la pointe des
branches fines et noires, faisaient aux arbres, sous le ciel rose,
des cimes violettes. A leur gauche, s'étendait la prairie semée de
bouquets d'arbres nus, et l'on voyait les maisons d'Auteuil. Les lents
coupés clos des vieillards passaient sur la route, et les
nourrices poussaient des voitures d'enfants. Un auto traversa de son
bourdonnement le silence du Bois.

--Tu aimes ces machines-là? demanda Félicie.

--Je trouve ça commode, voilà tout. C'est vrai qu'il n'était pas
chauffeur. Il n'avait de goût pour aucun sport et ne s'occupait que
des femmes.

Montrant un fiacre qui venait de les dépasser:

--Robert, tu as vu?

--Non.

--Il y avait dedans Jeanne Perrin avec une femme.

Et, comme il montrait une paisible indifférence, elle lui dit sur un
ton de reproche:

--Tu es comme le docteur Socrate: tu trouves ça naturel?

Le lac dormait clair et tranquille entre ses murailles sombres de
sapins. Ils prirent à leur droite le sentier qui longe la berge où
les oies blanches et les cygnes lissent leurs plumes.

A leur approche, une flottille de canards, comme des nacelles
vivantes, le col en forme de proue, cingla vers eux.

Félicie leur dit, d'un ton de regret, qu'elle n'avait rien à leur
donner.

--Lorsque j'étais petite, ajouta-t-elle, papa me menait le dimanche
donner du pain aux bêtes. C'était ma récompense, quand j'avais bien
étudié toute la semaine. Papa se plaisait à la campagne. Il aimait
les chiens, les chevaux, toutes les bêtes. Il était très doux,
très intelligent. Il travaillait beaucoup. Mais l'existence est
difficile pour un officier qui n'a pas de fortune. Il souffrait de
ne pas pouvoir faire comme les officiers riches, et puis il ne
s'entendait pas avec maman. Il n'a pas été heureux dans la vie,
papa. Il était souvent triste. Il parlait peu, sans nous parler, nous
nous comprenions tous les deux. Il m'aimait bien... Mon Robert, plus
tard, dans longtemps, dans bien longtemps, j'aurai une maisonnette à
la campagne. Et quand tu y viendras, mon chéri, tu me trouveras en
jupe courte donnant du grain à mes poules.

Il lui demanda comment l'idée lui était venue d'entrer au théâtre.

--Je savais bien que je ne me marierais pas, puisque je n'avais pas
de dot. Et de voir mes grandes amies dans les modes ou dans les
télégraphes, ça ne m'encourageait pas à faire comme elles. Déjà
toute petite, je trouvais joli d'être actrice. J'avais joué à la
pension dans une petite pièce, pour la saint Nicolas. Ça m'avait
amusée. La maîtresse disait que je ne jouais pas bien; mais c'était
parce que maman lui devait trois mois. Dès l'âge de quinze ans, j'ai
pensé sérieusement au théâtre. Je suis entrée au Conservatoire.
J'ai travaillé, j'ai beaucoup travaillé. C'est éreintant notre
métier. Mais de réussir, ça repose.

A la hauteur du chalet de l'île, ils trouvèrent le bac amarré à
l'estacade. Il y sauta entraînant Félicie.

--Ces grands arbres sont beaux, même sans feuilles, dit-elle; mais je
croyais que, dans cette saison, le chalet était fermé.

Le passeur lui répondit que, par les beaux jours d'hiver, les
promeneurs aimaient à aller dans l'île, parce qu'on y était
tranquille et qu'à l'instant même, il venait encore d'y conduire
deux dames.

Un garçon, qui habitait la solitude de l'île, leur servit du thé,
dans un salon rustique, meublé de deux chaises, d'une table, d'un
piano et d'un divan. Les lambris étaient moisis, les parquets
disjoints. Elle regarda par la fenêtre la pelouse et les grands
arbres.

--Qu'est-ce que c'est, demanda-t-elle, que cette grosse boule sombre
dans le peuplier?

--C'est du gui, ma chérie.

--On dirait un animal pelotonné autour de la branche, et qui la
ronge. C'est désagréable à voir.

Elle posa la tête sur l'épaule de son ami et lui dit languissamment:

--Je t'aime.

Il l'entraîna sur le divan. Elle le sentait qui, glissant à ses
pieds, coulait sur elle des mains inhabiles d'impatience, et elle le
laissait faire, inerte, découragée, prévoyant que c'était inutile.
Les oreilles lui tintaient comme, une clochette. Le tintement cessa et
elle entendit à sa droite une voix étrange, claire, glaciale, dire:
«Je vous défends d'être l'un à l'autre.» Il lui sembla que la
voix parlait de haut dans une lueur, mais elle n'osa tourner la tête.
C'était une voix inconnue. Involontairement et, malgré elle, elle
chercha à se rappeler sa voix à lui, et elle s'aperçut qu'elle en
avait oublié le son, qu'elle ne pourrait jamais le retrouver. Elle
pensa: «C'est peut-être la voix qu'il a maintenant.» Effrayée,
elle ramena vivement sa jupe sur ses genoux. Mais elle se retint de
crier et ne parla pas de ce qu'elle venait d'entendre, de peur qu'on
ne la crût folle et parce qu'elle discernait tout de même que ce
n'était pas réel.

Ligny s'éloigna:

--Si tu ne veux plus de moi, dis-le franchement. Je ne te prendrai pas
de force.

Assise le buste droit et les genoux serrés, elle lui dit:

--Tant que nous sommes dans la foule, tant qu'il y a du monde autour
de nous, je te désire, je te veux; et dès que nous sommes seuls,
j'ai peur.

Il lui répondit par une moquerie facile et méchante:

--Ah! si pour t'exciter, il te faut un public!...

Elle se leva et se remit à la fenêtre. Une larme coulait sur sa
joue. Elle pleura longtemps en silence. Puis vivement elle l'appela:

--Regarde donc!

Et elle lui montra Jeanne Perrin qui se promenait sur la pelouse avec
une jeune femme. Elles se tenaient enlacées, se donnaient l'une à
l'autre des violettes à respirer et souriaient.

--Vois! elle est heureuse, tranquille, cette femme.

Et Jeanne Perrin, goûtant la paix des longues habitudes, allait
satisfaite et tranquille, ne laissant pas même paraître l'orgueil de
ses préférences étranges.

Félicie la regardait avec une curiosité qu'elle ne s'avouait pas à
elle-même et l'enviait de son calme.

--Elle n'a pas peur, elle.

--Laisse-la donc. Quel mal nous fait-elle?

Et il la prit violemment par la taille.

Elle se dégagea en frissonnant. A la fin, déçu, frustré, humilié,
il se mit en colère, la traita de sotte, jura qu'il ne supporterait
pas plus longtemps ces façons ridicules.

Elle ne lui répondit rien et recommença de pleurer.

Irrité de ces larmes, il lui parla durement:

--Puisque tu ne peux plus me donner ce que je te demande, c'est
inutile de nous revoir. Nous n'avons plus rien à nous dire.
D'ailleurs, je vois bien que tu ne m'aimes plus. Et tu l'avouerais,
si tu pouvais une fois dire la vérité: tu n'as jamais aimé que ce
misérable cabotin.

Alors elle éclata de colère et gémit de désespoir:

--Menteur! menteur! C'est abominable ce que tu dis là. Tu vois que je
pleure et tu veux me faire souffrir davantage. Tu profites de ce que
je t'aime pour me rendre malheureuse. C'est lâche! Eh bien, non,
je ne t'aime plus. Va-t'en! Je ne veux plus te voir. Va-t'en... Mais
c'est vrai, qu'est-ce que nous faisons là? Est-ce que nous allons
passer notre vie à nous regarder comme ça avec fureur, avec
désespoir, avec rage. Ce n'est pas de ma faute... Je ne peux pas,
je ne peux pas. Pardonne-moi, mon chéri, mon amour. Je t'aime, je
t'adore, je te veux. Mais chasse-le, toi. Tu es un homme, tu sais ce
qu'il faut faire. Chasse-le. Tu l'as tué, ce n'est pas moi. C'est
toi. Tue-le donc tout à fait... Je deviens folle, mon Dieu! je
deviens folle.


Le lendemain, Ligny demanda à être envoyé comme troisième
secrétaire à La Haye. Il fut nommé huit jours après et partit
aussitôt, sans avoir revu Félicie.



XVII


Madame Nanteuil ne pensait qu'à sa fille. Sa liaison avec Tony Meyer,
le marchand de tableaux de la rue de Clichy, lui laissait des loisirs
et la liberté du cœur. Elle rencontra au théâtre un fabricant
d'appareils électriques, encore jeune, au-dessus de ses affaires
et d'une extrême politesse, M. Bondois. Il était d'un tempérament
amoureux et d'un caractère timide, et, comme les femmes belles et
jeunes lui faisaient peur, il s'était accoutumé à ne désirer que
les autres. Madame Nanteuil était encore très agréable. Mais,
un soir qu'elle était mal habillée et n'avait pas bonne mine, il
s'offrit. Elle l'accepta pour faire aller un peu la maison et pour que
sa fille ne manquât de rien. Son dévouement lui procura le bonheur.
M. Bondois l'aimait et la cultivait ardemment. Étonnée d'abord, elle
en fut ensuite heureuse et tranquille; il lui parut naturel et bon
d'être aimée, et elle ne devait pas croire qu'elle en eût passé la
saison, quand on lui prouvait le contraire.

Elle s'était toujours montrée bienveillante, d'un caractère facile
et d'une humeur égale. Mais jamais encore elle n'avait fait paraître
dans sa maison un si heureux génie et de si gracieuses pensées.
Douce aux autres et à elle-même, gardant au cours des heures
changeantes le sourire qui découvrait ses belles dents et creusait
des fossettes dans ses joues grasses, reconnaissante à la vie de ce
qu'elle lui donnait, fleurie, épanouie, abondante, elle était la
joie et la jeunesse de la maison.

Tandis que madame Nanteuil ne concevait et n'exprimait que des idées
riantes et claires, Félicie devenait sombre, maussade et chagrine.
Des plis se creusaient dans son joli visage; sa voix grinçait. Elle
avait connu tout de suite la situation qu'occupait M. Bondois dans sa
famille et, soit qu'elle eût préféré que sa mère ne vécût et ne
respirât que pour elle, soit qu'elle souffrît en sa piété filiale
d'être forcée de l'estimer moins, soit qu'elle lui enviât un
plaisir, soit qu'elle éprouvât seulement ce malaise que nous
causent les choses de l'amour quand elles se font trop près de nous,
Félicie, tous les jours, de préférence durant les repas, reprochait
amèrement à madame Nanteuil, par allusions très claires et en
termes mal voilés, le nouvel ami de la maison, et témoignait à M.
Bondois lui-même, chaque fois qu'elle le rencontrait, un dégoût
expansif et une abondante aversion. Madame Nanteuil n'en ressentait
qu'une affliction légère et elle excusait sa fille en considérant
que cette enfant n'avait encore aucune expérience de la vie. Et
M. Bondois, à qui Félicie inspirait une terreur surhumaine,
s'efforçait de l'apaiser par des signes respectueux et de menus
présents.

Elle était violente parce qu'elle souffrait. Les lettres qu'elle
recevait de La Haye irritaient son amour et le rendaient douloureux.
Elle se desséchait, en proie aux images brûlantes. Quand elle voyait
trop précisément son ami absent, ses tempes bourdonnaient, son cœur
battait violemment, puis une ombre lourde s'épaississait dans sa
tête; toute la sensibilité de ses nerfs, toute la chaleur de son
sang, toutes les forces de son être coulaient en elle et descendaient
pour s'amasser en désir dans les profondeurs de sa chair. Alors
elle ne songeait plus qu'à retrouver Ligny. C'est lui seul qu'elle
voulait, et elle s'étonnait elle-même du dégoût qu'elle ressentait
pour tout autre que lui. Car elle n'avait pas toujours eu l'instinct
si exclusif. Elle se promettait d'aller tout de suite demander de
l'argent à Bondois et de prendre le train pour La Haye. Et elle ne
le faisait pas. Ce qui l'arrêtait, c'était moins la pensée de
déplaire à son amant, qui eût trouvé ce voyage incorrect, qu'une
vague peur de réveiller l'ombre endormie.

Elle ne l'avait pas revue depuis le départ de Ligny. Mais il se
passait encore en elle et autour d'elle des choses troublantes. Dans
la rue, un barbet la suivait qui apparaissait et s'évanouissait tout
à coup. Un matin qu'elle était couchée, sa mère lui dit: «Je vais
chez la modiste», et sortit. Deux ou trois minutes après, Félicie
la vit, qui rentrait dans la chambre comme si elle y avait oublié
quelque chose. Mais l'apparition s'avança sans regard, sans paroles,
sans bruit et disparut en touchant le lit.

Elle eut des illusions plus inquiétantes. Un dimanche, elle jouait en
matinée, dans _Athalie_, le rôle du jeune Zacharie. Comme elle
avait de très jolies jambes, ce travesti lui plaisait, et elle était
contente aussi de montrer qu'elle savait dire les vers. Mais elle
remarqua qu'il y avait à l'orchestre un prêtre en soutane. Ce
n'était pas la première fois qu'un ecclésiastique assistait à une
représentation matinale de cette tragédie tirée de l'Écriture.
Pourtant elle en éprouva une impression pénible. Quand elle entra
en scène, elle vit distinctement Louise Dalle, coiffée du turban de
Jozabeth, charger un revolver devant le trou du souffleur. Elle eut
le jugement assez ferme et l'esprit assez présent pour écarter cette
vision absurde, qui disparut. Mais elle dit ses premiers vers d'une
voix éteinte.

Elle se sentait à l'estomac des brûlures. Elle souffrait
d'étouffements; parfois, sans cause, une angoisse indicible la
prenait aux entrailles, son cœur battait d'un mouvement fou, et elle
craignait de mourir.

Le docteur Trublet la soignait avec une prudence attentive. Elle le
voyait souvent au théâtre et parfois elle allait le consulter dans
le vieux logis de la rue de Seine. Elle ne passait pas par le salon
d'attente; le domestique la faisait entrer tout de suite dans la
petite salle à manger où luisaient dans l'ombre des faïences
arabes, et elle passait toujours la première. Un jour Socrate parvint
à lui faire comprendre la manière dont les images se forment dans
le cerveau et comment ces images ne correspondent pas toujours à des
objets extérieurs, ou du moins n'y correspondent pas toujours avec
exactitude.

--Les hallucinations, ajouta-t-il, ne sont le plus souvent que de
fausses perceptions. On voit ce qui est, mais on le voit mal, et l'on
fait d'un plumeau une tête hérissée, d'un œillet rouge la
gueule d'un monstre, d'une chemise un fantôme dans son linceul.
Insignifiantes erreurs.

Elle trouva dans ces raisons la force de mépriser et de dissiper ses
visions de chiens, de chats ou de personnes vivantes et familières.
Mais elle craignait de revoir le mort. Et les terreurs mystiques
nichées dans des plis obscurs de son cerveau étaient plus fortes que
les démonstrations du savant. On avait beau lui dire que les morts ne
revenaient jamais, elle savait bien le contraire.

Socrate lui recommanda cette fois encore de prendre des distractions,
de voir des amis, et de préférence des amis agréables, et de fuir,
comme ses deux plus perfides ennemies, l'ombre et la solitude.

Et il ajouta cette prescription:

--Surtout évitez les personnes et les choses qui peuvent avoir
quelque rapport avec l'objet de vos visions.

Il ne s'apercevait pas que c'était impossible. Et Nanteuil ne s'en
aperçut pas non plus.

--Alors vous me guérirez, mon bon Socrate? dit-elle en tournant vers
lui ses jolis yeux gris, pleins de prières.

--Vous vous guérirez vous-même, mon enfant. Vous vous guérirez,
parce que vous êtes laborieuse, raisonnable et courageuse... Mais
oui, vous êtes à la fois peureuse et brave. Vous avez peur du
danger, mais vous avez du cœur à vivre. Vous guérirez, parce que
vous n'êtes pas en sympathie avec le mal et la souffrance. Vous
guérirez, parce que vous voulez guérir.

--Vous croyez qu'on guérit quand on veut?

--Quand on veut d'une certaine façon intime et profonde, quand ce
sont nos cellules qui veulent en nous, quand c'est notre inconscient
qui veut; quand on veut avec la volonté sourde, abondante et pleine
de l'arbre vigoureux qui veut reverdir au printemps.



XVIII


Cette nuit-là, ne pouvant s'endormir, elle se retournait dans son lit
et rejetait les couvertures. Elle sentait que le sommeil était loin
encore, qu'il viendrait sur les premiers rayons, pleins de poussières
dansantes, que le matin darde aux fentes des rideaux. La veilleuse,
dont le petit cœur ardent luisait à travers sa chair de porcelaine,
lui faisait une compagne mystique et familière. Félicie souleva les
paupières et but d'un regard cette lueur blanche et laiteuse qui la
tranquillisait. Puis, refermant les yeux, elle retomba dans l'ennui
tumultueux de l'insomnie. Par instants, il lui venait à la mémoire
une phrase de son rôle, à laquelle elle n'attachait aucune
signification et qui l'obsédait: «Nos jours sont ce que nous les
faisons.» Et son esprit se fatiguait à retourner sans cesse quatre
ou cinq idées.

--Il faudra, demain, que j'aille essayer ma robe chez madame
Royaumont. Hier, je suis entrée avec Fagette dans la loge de Jeanne
Perrin, qui s'habillait, et qui a montré ses jambes velues, comme
si elle en était fière. Elle n'est pas laide, Jeanne Perrin; elle
a même une belle tête; mais c'est son expression qui me déplaît.
Comment madame Colbert fait-elle pour me réclamer trente-deux francs?
Quatorze et trois, dix-sept, et neuf, vingt-six. Je ne lui dois que
vingt-six francs. «Nos jours sont ce que nous les faisons.» Que j'ai
chaud!

D'un bond de ses reins souples, elle se retourna et ses bras nus
s'ouvrirent pour étreindre l'air comme un corps subtil et frais.

--Il me semble qu'il y a un siècle que Robert est parti. C'est mal de
sa part de m'avoir laissée seule. Je m'ennuie après lui.

Et, pelotonnée dans son lit, elle se rappelait studieusement comme
c'était quand ils se tenaient pressés l'un contre l'autre. Elle
l'appelait:

--Mon chat! mon petit loup!

Aussitôt les idées recommençaient dans sa tête leur manège
fatigant.

--«Nos jours sont ce que nous les faisons. Nos jours sont ce que
nous les faisons. Nos jours...» Quatorze et trois, dix-sept, et neuf,
vingt-six. J'ai bien vu que Jeanne Perrin faisait exprès de montrer
ses longues jambes d'homme, toutes sombres de poils. Est-ce vrai, ce
qu'on dit, que Jeanne Perrin donne de l'argent aux femmes? Il faudra
que demain, à quatre heures, j'aille essayer ma robe. Il y a une
chose terrible, c'est que madame Royaumont ne sait jamais bien monter
les manches. Que j'ai chaud! Socrate est un bon médecin. Mais, des
moments, il s'amuse à abrutir les personnes.

Tout à coup elle pensa à Chevalier et elle sentit comme une
influence de lui qui se coulait le long des murs de la chambre. Elle
crut voir que la clarté de la veilleuse en était obscurcie. C'était
moins qu'une ombre et c'était inquiétant. L'idée la traversa tout
à coup que cette chose subtile venait des portraits du mort. Elle
n'en avait gardé aucun dans sa chambre. Mais l'appartement en
contenait encore, qu'elle n'avait pas détruits. Elle en fit le compte
avec soin et trouva qu'il devait en rester trois: un premier, très
jeune, sur un fond nuageux; un autre, rieur et familier, à cheval sur
une chaise; un troisième, en don César de Bazan. Dans sa hâte de
les anéantir, elle sauta du lit, alluma une bougie et, traînant
ses mules, glissa, en chemise, dans le salon, jusqu'à la table
de palissandre, surmontée d'un palmier phénix, souleva le tapis,
fouilla le tiroir. Il contenait des jetons, des bobèches, quelques
morceaux de bois décollés des meubles, deux ou trois pendeloques
du lustre et quelques photographies, parmi lesquelles elle ne trouva
qu'un seul Chevalier, le plus jeune, sur un fond nuageux.

Elle chercha les deux autres dans un petit meuble façon de Boulle qui
ornait l'intervalle des fenêtres et portait les lampes de Chine. Là
dormaient des globes de verre dépoli, des abat-jour, des coupes de
cristal garnies de bronze doré, un porte-allumettes en porcelaine
peinte, orné d'un enfant endormi près d'un chien, contre un tambour,
des livres débrochés, des partitions en lambeaux, deux éventails
brisés, une flûte et un petit tas de portraits-cartes. Elle y
découvrit un deuxième Chevalier, le don César de Bazan. Le dernier
n'y était pas. Elle se demanda inutilement où on avait bien pu le
fourrer. En vain elle fouilla les boîtes, les coupes, les cache-pots,
le casier à musique. Et tandis qu'elle le recherchait ardemment, le
portrait grandissait et se précisait dans son imagination, atteignait
la taille humaine, prenait un air moqueur et la narguait. Elle avait
la tête en feu, les pieds glacés et sentait la peur lui entrer dans
le creux de l'estomac. Au moment de renoncer et d'aller cacher sa
tête dans l'oreiller, elle se rappela que sa mère gardait des
photographies dans son armoire à glace. Elle reprit courage.
Doucement, elle entra dans la chambre de madame Nanteuil endormie,
à pas muets gagna l'armoire, l'ouvrit avec lenteur, sans bruit, et,
montée sur une chaise, explora la plus haute tablette, chargée de
vieux cartons. Elle mit la main sur un album qui datait du second
Empire et qu'on n'avait pas ouvert depuis vingt ans. Elle remua des
tas de lettres, des liasses de papier timbré et de reconnaissances
du Mont-de-Piété. Réveillée par la lumière de la bougie et par le
bruit de souris que faisait la chercheuse, madame Nanteuil demanda:

--Qui est là?

Aussitôt, voyant juché sur une chaise, en longue chemise de nuit,
une grosse natte dans le dos, le petit fantôme familier:

--C'est toi, Félicie? Tu n'es pas malade?... Qu'est-ce que tu fais
là?

--Je cherche quelque chose.

--Dans mon armoire?

--Oui, maman.

--Veux-tu bien aller te coucher! tu vas t'enrhumer... Dis-moi ce que
tu cherches, au moins. Si c'est le chocolat, il est sur la planche du
milieu, à côté du sucrier en argent.

Mais Félicie avait saisi un paquet de photographies qu'elle
feuilletait rapidement.

Sous ses doigts impatients passaient madame Doulce, couverte de
dentelles; Fagette, éclatante et les cheveux dévorés de lumière;
Tony Meyer, les yeux rapprochés l'un de l'autre et le nez tombant sur
les lèvres; Pradel, à la barbe fleurie; Trublet, chauve et camus; M.
Bondois, l'œil craintif et le nez roide sur une moustache épaisse.
Bien qu'elle n'eût point la tête à s'occuper de M. Bondois, elle
lui donna au passage un regard hostile et, d'aventure, lui fit tomber
sur le nez une goutte de bougie.

Madame Nanteuil, tout à fait réveillée, s'étonnait:

--Félicie, qu'est-ce que tu as à fourgonner comme ça dans mon
armoire?

Félicie, qui tenait enfin le portrait tant cherché, ne répondit que
par un cri de joie sauvage et s'envola de la chaise emportant son mort
et, par mégarde, M. Bondois avec.

Rentrée dans le salon, elle s'accroupit devant la cheminée et fit
un feu de papier dans lequel elle jeta les trois photographies de
Chevalier. Elle les regarda flamber, et quand les trois cartes,
tordues et noircies, se furent envolées sans forme ni matière, elle
respira largement. Elle croyait bien, cette fois, avoir ôté au
mort jaloux la substance de ses apparitions et s'être délivrée de
l'obsession.

En reprenant son bougeoir, elle vit M. Bondois dont le nez
disparaissait sous un rond de cire blanche. Ne sachant qu'en faire,
elle le jeta en riant dans la cheminée encore flambante.

Rentrée dans sa chambre, elle se mit devant sa glace et serra sa
chemise sur elle, pour marquer ses formes. Une réflexion, qui lui
traversait parfois la tête, s'y arrêta cette fois un peu plus
longtemps qu'à l'ordinaire. Elle se disait à elle-même:

--Pourquoi est-on faite comme ça, avec une tête, des bras, des
jambes, des mains, des pieds, une poitrine, un ventre? Pourquoi comme
ça et pas autrement? C'est drôle!

En cet instant, la forme humaine lui apparaissait arbitraire, bizarre,
étrange. Mais son étonnement cessa vite. Et, se regardant, elle se
plut. Elle avait d'elle un goût vif et profond. Elle découvrit ses
seins, les tint délicatement sur le creux de ses mains, les contempla
dans la glace avec tendresse, comme s'ils eussent été non pas
d'elle, mais à elle, comme deux êtres animés, comme une couple de
colombes.

Après leur avoir souri, elle se recoucha. Se réveillant à une heure
tardive de la matinée, elle éprouva une seconde de surprise d'être
couchée seule. Parfois, en songe, elle se dédoublait et, sentant sa
propre chair, rêvait qu'elle recevait les caresses d'une femme.



XIX


La répétition générale de _la Grille_ était annoncée pour
deux heures. Dès une heure, le docteur Trublet avait pris sa place
accoutumée dans la loge de Nanteuil.

Félicie, aux mains de madame Michon, reprochait à son docteur de ne
rien lui dire. Mais c'est elle qui, préoccupée, l'esprit tendu sur
le rôle qu'elle allait jouer, n'écoutait pas. Elle recommanda qu'on
ne laissât entrer personne dans la loge. Pourtant elle reçut avec
plaisir Constantin Marc, se trouvant en sympathie avec lui.

Il était très ému. Pour cacher son trouble, il affectait de parler
de ses bois du Vivarais, il commençait des histoires de chasse et des
contes de paysans, qu'il n'achevait pas.

--J'ai le trac, dit Nanteuil. Et vous, monsieur Marc, est-ce que vous
ne sentez pas des coups dans l'estomac?

Il se défendit d'éprouver aucune émotion.

Elle insista:

--Avouez que vous voudriez bien que ce soit fini.

--Eh bien, puisque vous y tenez, peut-être que j'aimerais mieux que
ce fût fini.

Sur quoi, le docteur Socrate, d'un air simple et d'une voix
tranquille, lui adressa cette parole interrogative:

--Ne pensez-vous pas que ce qui doit s'accomplir ne soit déjà
accompli et n'ait été de tout temps accompli?

Et, sans attendre de réponse, il ajouta:

--Si les phénomènes du monde parviennent successivement à notre
connaissance, nous n'en devons pas conclure qu'ils sont en réalité
successifs, et nous avons encore moins de raisons de croire qu'ils se
produisent au moment où nous les percevons.

--C'est évident, dit Constantin Marc, qui n'avait pas écouté.

--L'univers, poursuivit le docteur, nous apparaît sans cesse
imparfait, et nous avons l'illusion qu'il s'achève sans cesse. Comme
nous percevons les phénomènes successivement, nous croyons qu'en
effet ils succèdent les uns aux autres. Nous nous imaginons que ceux
que nous ne voyons plus sont passés et que ceux que nous ne voyons
pas encore sont futurs. Mais on peut concevoir des êtres construits
de telle façon qu'ils découvrent simultanément ce qui pour nous
est le passé et l'avenir. On en peut concevoir qui perçoivent les
phénomènes dans un ordre rétrograde et les voient se dérouler
de notre futur à notre passé. Des animaux disposant de l'espace
autrement que nous et capables, par exemple, de se mouvoir avec
une vitesse plus grande que celle de la lumière, se feraient de la
succession des phénomènes une idée très différente de celle que
nous en avons.

--Pourvu qu'aujourd'hui Durville ne me fasse pas de blagues en scène!
s'écria Félicie pendant que madame Michon lui passait ses bas sous
sa jupe.

Constantin Marc l'assura que Durville n'y songeait même pas et il la
supplia de ne pas s'inquiéter.

Et le docteur Socrate reprit sa démonstration.

--Nous-mêmes, par une nuit claire, le regard sur l'Épi de la Vierge,
qui palpite à la cime d'un peuplier, nous voyons à la fois ce qui
fut et ce qui est. Et l'on peut dire également que nous voyons ce qui
est et ce qui sera. Car, si l'étoile, telle qu'elle nous apparaît,
est le passé par rapport à l'arbre, l'arbre est l'avenir par rapport
à l'étoile. Cependant l'astre qui, de loin, nous montre son petit
visage de feu, non tel qu'il est aujourd'hui, mais tel qu'il était
lors de notre jeunesse, peut-être même avant notre naissance, et le
peuplier, dont les jeunes feuilles tremblent dans l'air frais du
soir, se rejoignent en nous dans un même moment du temps et nous sont
présents l'un et l'autre à la fois. Nous disons d'une chose qu'elle
est dans le présent quand nous la percevons précisément. Nous
disons qu'elle est dans le passé lorsque nous n'en gardons qu'une
image indistincte. Une chose fût-elle accomplie depuis des millions
d'années, si nous en recevons une impression aussi forte que
possible, ce ne sera pas pour nous une chose passée: elle nous sera
présente. L'ordre dans lequel roulent les choses dans les abîmes
de l'univers nous est inconnu. Nous ne connaissons que l'ordre de
nos perceptions. Croire que l'avenir n'est pas, parce que nous ne le
connaissons pas, c'est croire qu'un livre est inachevé parce que nous
n'avons pas fini de le lire.

Ici le docteur s'arrêta un moment. Et Nanteuil, dans le silence,
entendit battre son cœur. Elle s'écria:

--Continuez, mon bon Socrate, continuez, je vous en prie. Si vous
saviez comme vous me faites du bien en causant!... Vous pensez que je
n'écoute pas un mot de ce que vous dites. Mais de vous entendre dire
des choses lointaines, ça me distrait; ça me fait sentir qu'il n'y a
pas que mon entrée; ça m'empêche de m'enfoncer dans le trou noir...
Dites n'importe quoi, mais ne vous arrêtez pas...

Le sage Socrate, qui sans doute avait prévu la bonne influence que sa
parole exerçait sur la comédienne, poursuivit son discours:

--L'univers se construit aussi fatalement qu'un triangle dont
un côté et deux angles sont donnés. Les choses futures sont
déterminées. Elles sont dès lors terminées. Elles sont comme si
elles existaient. Elles existent déjà. Elles existent si bien que
nous les connaissons en partie. Et, si cette partie est infime par
rapport à leur immensité, elle est en proportion très appréciable
avec la partie que nous pouvons connaître des choses accomplies. Il
nous est permis de dire que, pour nous, l'avenir n'est pas beaucoup
plus obscur que le passé. Nous savons que les générations
succéderont aux générations dans le travail, la joie et la
souffrance. J'étends mes regards par delà la durée de la race
humaine. Je vois les constellations changer lentement dans le ciel
leurs formes, qui semblaient immuables; je regarde le chariot
dételer son antique attelage, le bouclier d'Orion se rompre, Sirius
s'éteindre. Nous savons que le soleil se lèvera demain et que
longtemps encore, dans les nuées épaisses ou les vapeurs légères,
il se lèvera tous les matins.

Adolphe Meunier entra discrètement sur la pointe des pieds.

Le docteur lui serra la main:

--Bonjour, monsieur Meunier. Nous voyons la nouvelle lune du mois
prochain. Nous ne la voyons pas aussi distinctement que la nouvelle
lune de cette nuit, parce que nous ne savons pas dans quel ciel gris
ou roux elle montrera son derrière de vieille casserole sur mon
toit, parmi les tuyaux coiffés de chapeaux pointus et de capotes
romantiques, aux regards des chats amoureux. Mais ce lever de la lune
prochaine, si nous étions assez savants pour le connaître d'avance
dans ses moindres circonstances, toutes nécessaires, nous nous
ferions une idée aussi nette de la nuit dont je parle que de celle
où nous sommes: l'une et l'autre nous seraient également présentes.

»La connaissance que nous avons des faits est l'unique raison qui
nous porte à croire à leur réalité. Nous connaissons certains
faits à venir. Nous devons donc les tenir pour réels. Et s'ils sont
réels, ils sont réalisés. Ainsi donc il est croyable, mon cher
Constantin Marc, que votre pièce est jouée, depuis mille ans, ou
depuis une demi-heure, ce qui revient absolument au même. Il est
croyable que nous sommes tous morts depuis longtemps. Pensez-le, et
vous serez tranquille.

Constantin Marc, qui avait très mal suivi ces raisons et qui n'en
sentait ni l'à-propos ni la convenance, répondit un peu agacé que
tout cela était dans Bossuet.

--Dans Bossuet! s'écria le docteur outré, je vous défie bien d'y
trouver rien de semblable. Bossuet n'avait aucune philosophie.

Nanteuil se tourna vers le docteur. Elle était coiffée d'un grand
bonnet de linon, à haute coiffe arrondie, serré sur la tête par
un large ruban bleu et dont les barbes descendant en étages lui
ombrageaient le front et les joues. Elle s'était changée en une
blonde ardente. Des cheveux roux lui tombaient en boucles sur les
épaules. Sur son sein se croisait un fichu d'organdi pris dans une
large ceinture violette. Sa jupe blanche rayée de rose, coulant
comme mouillée de la taille un peu haute, la faisait paraître très
longue. Et elle apparaissait en figure de rêve.

--Delage aussi, dit-elle, fait de sales blagues: savez-vous celle
qu'il a faite à Marie-Claire? Ils jouaient tous les deux dans les
_Femmes savantes_. En scène, il lui a mis un œuf dans la main. Elle
n'a pas pu s'en débarrasser de tout l'acte.

A l'appel de l'avertisseur, elle descendit, suivie de Constantin Marc.
Ils entendaient le bruit de la salle, la rumeur du monstre, et il
leur semblait qu'ils entraient dans la gueule ardente de la bête
apocalyptique.


_La Grille_ fut bien accueillie. Venue en fin de saison, sans espoir
d'une longue durée, elle trouva grâce devant tous. Vers le milieu du
premier acte, on y sentit du style, de la poésie et, çà et là, des
obscurités. Dès lors on la respecta, on affecta de s'y plaire, on
voulut l'avoir comprise. On lui passa de n'être guère dramatique.
Elle était littéraire, et, cette fois, on admettait le genre.

Constantin Marc ne connaissait encore personne à Paris. Il avait
fait venir au théâtre trois ou quatre propriétaires du Vivarais qui
rougeoyaient à l'orchestre, dans leurs cravates blanches, roulaient
des yeux ronds et n'osaient applaudir. Comme il n'avait pas d'amis,
personne ne pensa à nuire à son succès. Et même, dans les
couloirs, on le faisait homme de talent contre d'autres. Très
ému cependant, il errait de loge en loge ou s'abattait au fond de
l'avant-scène du directeur. Il s'inquiétait des critiques.

--Soyez tranquille, lui dit Romilly. Ils diront de votre pièce le
bien ou le mal qu'ils pensent de Pradel. Et, dans ce moment-ci, ils en
pensent plus de mal que de bien.

Adolphe Meunier l'avertit, avec un pâle sourire, que la salle était
bonne et que les critiques trouvaient l'écriture de la pièce très
soignée. Il attendit en retour quelques paroles obligeantes sur
_Pandolphe et Clarimonde_. Mais Constantin Marc ne songea pas à les
lui adresser.

Romilly secoua la tête:

--Il faut prévoir les éreintements. Monsieur Meunier le sait bien.
La presse a été envers lui d'une injustice féroce.

--Hélas! soupira Meunier, on ne dira jamais autant de mal de nous
qu'on en a dit de Shakespeare et de Molière.

Le succès de Nanteuil fut grand, et marqué moins encore par de
bruyants rappels que par l'approbation plus discrète et plus profonde
des amateurs délicats. Elle avait montré des qualités qu'on ne
lui connaissait pas encore, la pureté de la diction, la noblesse des
attitudes, une grâce chaste et fière.

Sur la scène, pendant le dernier entr'acte, le ministre lui adressa
ses félicitations. C'était signe que la salle était favorable: car
les ministres n'expriment jamais des opinions singulières. Derrière
le grand-maître de l'Université, se pressait une foule flatteuse de
fonctionnaires, de gens du monde et d'auteurs dramatiques. Les bras
allongés vers elle comme des pompes, ils lui exprimaient tous à la
fois leur admiration. Et madame Doulce, étouffée par leur nombre,
abandonnait aux boutons des vêtements d'hommes des lambeaux de ses
innombrables dentelles de coton.

Le dernier acte fut le triomphe de Nanteuil. Elle eut mieux du public
que des pleurs et des cris. Elle obtint de tous les yeux ces regards
humides et pourtant sans larmes, de toutes les poitrines ce murmure
profond et presque muet, que seule arrache la beauté.

Elle sentit qu'elle avait démesurément grandi en un moment et, la
toile tombée, elle murmura:

--Cette fois, ça y est!

Elle se déshabillait dans sa loge pleine de corbeilles d'orchidées,
de bouquets de roses et de gerbes de lilas, quand on lui apporta une
dépêche. Elle l'ouvrit. C'était un télégramme de La Haye qui
contenait ces mots:

    _M'associe de cœur à succès certain.
    ROBERT._

Au moment où elle achevait de lire, le docteur Trublet entra dans la
loge.

Elle lui jeta au cou ses bras ardents de fatigue et de joie, l'attira
contre sa poitrine moite et mit sur ce visage de Silène méditatif un
plein baiser de sa bouche enivrée.

Socrate, qui était un sage, reçut ce baiser comme un présent du
sort, sachant bien qu'il n'était pas pour lui, mais qu'il était
dédié à la gloire et à l'amour.

Nanteuil s'aperçut elle-même que dans son ivresse elle avait
peut-être chargé ses lèvres d'un souffle trop ardent, car elle dit
en jetant les bras dans le vague:

--Tant pis! je suis si heureuse!



XX


A Pâques, un événement considérable accrut sa joie. Elle fut
engagée à la Comédie-Française. Depuis quelque temps, sans le
dire, elle sollicitait pour cela. Sa mère l'avait aidée dans ses
démarches. Madame Nanteuil était aimable, depuis qu'elle était
aimée. Maintenant elle portait des corsets droits et avait des
jupons qu'elle pouvait montrer partout. Elle fréquenta les bureaux
du ministère, et l'on croit que, sollicitée par un sous-chef
aux beaux-arts, elle céda de très bonne grâce. Du moins, Pradel
l'affirmait. Il s'écriait tout réjoui:

--On ne la reconnaît plus, la maman Nanteuil! Elle est devenue très
désirable, et je l'aime mieux que sa petite rosse de fille. Elle a
meilleur caractère.

Comme les autres, Félicie Nanteuil avait dédaigné, méprisé,
dénigré la Comédie-Française. Elle avait dit comme les autres:
«Je n'ai guère envie d'entrer dans cette maison-là.» Et quand elle
fut de la maison, elle exulta de joie et d'orgueil. Ce qui doublait
son plaisir, c'est qu'elle devait débuter dans _l'École des Femmes_.
Déjà elle travaillait le rôle d'Agnès avec un vieux professeur
obscur qu'elle estimait parce qu'il avait toutes les traditions, M.
Maxime. Elle jouait, le soir, Cécile de _la Grille_ et vivait dans
une fièvre de travail, quand elle reçut une lettre par laquelle
Robert de Ligny lui annonçait qu'il revenait à Paris.

Durant son séjour à La Haye, il avait fait quelques expériences qui
lui avaient démontré la force de son amour pour Félicie. Il avait
eu des femmes qui passaient pour agréables et jolies. Mais ni madame
Boumdernoot, de Bruxelles, grande et fraîche, ni les sœurs van
Cruysen, modistes sur le Vyver, ni Suzette Berger, des Folies-Marigny,
alors en tournée par l'Europe septentrionale, ne lui avaient donné
dans le plaisir un sentiment de plénitude. Près d'elles, il avait
regretté Félicie et découvert que, de toutes les femmes, il ne
désirait que celle-là. Sans madame Boumdernoot, les sœurs van
Cruysen et Suzette Berger, il n'aurait jamais connu tout le prix
qu'avait pour lui Félicie Nanteuil. Si l'on s'en tient aux mots, on
dira qu'il l'avait trompée. C'est le terme propre. Il y en a d'autres
qui reviennent à celui-là et sont d'un moins bon usage. Mais si
l'on y regarde de plus près, il ne l'avait pas trompée. Il l'avait
cherchée, il l'avait cherchée hors d'elle et avait appris qu'il ne
la trouverait qu'en elle. Dans son inutile sagesse, il en éprouvait
presque de la colère et de l'effroi, inquiet de mettre désormais la
multitude de ses désirs sur si peu de substance et dans un endroit
unique et fragile. Et il aimait d'autant plus Félicie qu'il l'aimait
avec quelque rage et quelque haine.

Le jour même de son arrivée, il lui donna rendez-vous dans une
garçonnière qu'un collègue riche du ministère des Affaires
étrangères lui avait prêtée. C'était, sur l'avenue de l'Alma, au
rez-de-chaussée d'une maison avenante, deux petites pièces tendues
de soleils aux cœurs bruns, aux pétales d'or, qui montaient égaux,
tranquilles et sans ombre, sur le mur réjoui. Modernes de style, les
meubles d'un vert pâle, décorés de tiges fleuries, suivaient dans
leurs contours les courbes molles des liliacées et prenaient la
douceur des végétations humides. La psyché s'inclinait légèrement
dans son cadre de plantes bulbeuses aux formes souples, terminées par
des corolles closes, et, dans ce cadre, la glace avait la fraîcheur
de l'eau. Une peau d'ours blanc s'allongeait, au pied du lit.

--Toi! toi!... C'est toi!...

Elle ne pouvait dire autre chose.

Elle lui voyait des prunelles luisantes et lourdes de désir, et,
tandis qu'elle le regardait, un nuage s'épaississait sur ses yeux, le
feu subtil de son sang, la brûlure de ses reins, le souffle chaud de
sa poitrine, l'ardeur fumeuse de son front lui vinrent ensemble à
la bouche, et elle appuya longuement sur les lèvres de son amant un
baiser rempli de toutes ces flammes et frais comme une fleur dans la
rosée.

Ils se demandaient l'un à l'autre vingt choses à la fois et
entremêlaient leurs questions.

--Est-ce que tu t'ennuyais loin de moi, Robert?

--Alors, tu débutes à la Comédie?

--Est-ce que c'est joli, La Haye?

--Oui, une petite ville paisible. Des maisons rouges, grises, jaunes,
avec des pignons en escalier, des volets verts, des géraniums aux
fenêtres.

--Qu'est-ce que tu faisais là dedans?

--Pas grand'chose... Je faisais le tour du Vyver.

--Tu n'allais pas avec des femmes, au moins?

--Ah! ma foi, non... Comme tu es jolie, ma chérie! Tu es guérie
maintenant?

--Oui, oui, je suis guérie.

Et, tout à coup suppliante:

--Robert, je t'aime. Ne me quitte pas. Si tu me quittais, bien sûr
que je n'en prendrais pas un autre. Et qu'est-ce que je deviendrais?
Tu sais que je ne peux pas me passer d'amour.

Il lui répondit brusquement, d'un ton rude, qu'il ne l'aimait que
trop, qu'il ne pensait qu'à elle.

--J'en deviens stupide!

Cette rudesse la ravit et la rassura mieux que n'eût fait la molle
douceur des serments et des promesses. Elle sourit et commença à se
déshabiller généreusement.

--Quand débutes-tu à la Comédie?

--Ce mois-ci.

Elle ouvrit son petit sac et en tira, avec sa poudre de riz, son
bulletin de répétition, qu'elle tendit à Robert. Ce qu'elle ne
se lassait pas d'admirer dans ce papier, c'était qu'il portait
l'en-tête de la Comédie, avec la date lointaine, auguste, de la
fondation.

--Tu vois. Je débute dans Agnès de _l'École des Femmes_.

--C'est un joli rôle.

--Je te crois!

Et, en se déshabillant, des vers lui venaient aux lèvres, et elle
les murmurait:

    «Moi, j'ai blessé quelqu'un? fis-je tout étonnée.
    Oui, dit-elle, blessé; mais blessé tout de bon;
    Et c'est l'homme qu'hier vous vîtes du balcon.
    Las! qui pourrait, lui dis-je, en avoir été cause?
    Sur lui, sans y penser, fis-je choir quelque chose?...»

Tu vois, je n'ai pas maigri...

    «Non, dit-elle, vos yeux ont fait ce coup fatal,
    Et c'est de leurs regards qu'est venu tout son mal...»

J'ai plutôt engraissé, mais pas trop.

    «Hé, mon Dieu! ma surprise est, fis-je, sans seconde;
    Mes yeux ont-ils du mal pour en donner au monde?»

Il écoutait ces vers avec plaisir. S'il n'avait pas beaucoup plus
de lettres antiques ni de tradition française que ses jeunes
contemporains, il avait plus de goût et des curiosités plus vives.
Et, comme tous les Français, il aimait Molière, le comprenait, le
sentait profondément.

--C'est délicieux, dit-il. Maintenant viens.

Elle laissa couler sa chemise avec une grâce tranquille et
bienfaisante. Mais, parce qu'elle voulait se faire désirer, et pour
l'amour de la comédie, elle commença le récit d'Agnès:

    «J'étais sur le balcon à travailler au frais,
    Lorsque je vis passer sous les arbres d'auprès
    Un jeune homme bien fait qui, rencontrant ma vue...»

Il l'appela, l'attira à lui. Elle lui glissa des bras, et,
s'approchant de la psyché, elle continua de réciter et de jouer
devant la glace:

    «D'une humble révérence aussitôt me salue.»

Elle fléchit le genou, une première fois légèrement, ensuite un
peu plus bas, puis, la jambe gauche en avant, et rejetant la jambe
droite en arrière, elle salua profondément:

    «Moi, pour ne point manquer à la civilité,
    Je fis la révérence aussi de mon côté...»

Il l'appela, plus pressant. Mais elle fit une seconde révérence,
dont elle marqua les temps avec une amusante précision. Et elle ne
s'arrêta plus de réciter ni de faire des révérences aux endroits
où le texte et la tradition les indiquent.

    «Soudain il me refait une autre révérence;
    Moi, j'en refais de même une autre en diligence;
    Et lui, d'une troisième aussitôt repartant,
    D'une troisième aussi j'y repars à l'instant...»

Elle exécutait tous les jeux de scène sérieusement, avec
conscience et le soin de bien faire. Ses attitudes, dont quelques-unes
déconcertaient parce qu'il eût fallu une jupe pour les expliquer,
étaient presque toutes jolies et toutes intéressantes, en ce
qu'elles accusaient dans un corps jeune des muscles fermes sous
leur molle enveloppe, et révélaient, à chaque mouvement, des
correspondances et des harmonies qu'on n'observe pas d'ordinaire.

En revêtant sa nudité de la bienséance des attitudes et de
l'ingénuité des expressions, elle réalisait par fortune et
caprice un joyau d'art, une allégorie de l'Innocence dans le goût
d'Allegrain ou de Clodion. Et, dans cette figurine animée résonnait
avec une pureté délicieuse le grand vers comique. Robert, charmé
malgré lui, la laissa aller jusqu'au bout. Ce qui l'amusait surtout,
c'était que la chose la plus publique de toutes, une scène de
théâtre, lui fût offerte ainsi d'une façon privée et secrète.
Et, en observant les façons cérémonieuses de cette fille toute nue,
il se donnait aussi le plaisir philosophique de découvrir avec quoi
l'on fait de la dignité dans les meilleures compagnies.

    «Il passe, vient, repasse et toujours de plus belle
    Me fait à chaque fois révérence nouvelle;
    Et moi, qui tous ses tours fixement regardais,
    Nouvelle révérence aussi je lui rendais...»

Cependant elle admirait dans la glace ses seins fraîchement éclos,
sa taille agile, ses bras un peu minces, ronds et fuselés, ses jambes
fines, ses beaux genoux polis, et, voyant tout cela servir au bel
art de la comédie, elle s'animait, s'exaltait; une légère rougeur,
comme un fard, colorait ses joues.

    «Tant que si sur ce point la nuit ne fût venue,
    Toujours comme cela je me serais tenue,
    Ne voulant point céder, ni recevoir l'ennui
    Qu'il me pût estimer moins civile que lui...»

Il lui cria, du lit, où il était accoudé:

--Maintenant, viens!

Alors, tout animée et empourprée:

--Et moi, tu crois donc que je ne t'aime pas!...

Elle se jeta au côté de son ami. Abandonnée et souple, elle
renversa la tête, offrant aux baisers ses yeux voilés de cils
ombreux et sa bouche entr'ouverte où luisait un humide éclair.

Tout à coup elle se dressa sur ses genoux. Ses prunelles fixes
étaient pleines d'une horreur indicible. De sa gorge sortit un cri
rauque, suivi d'une plainte douce et longue comme un son d'orgue. Elle
montra du doigt, en détournant la tête, la fourrure blanche étendue
au pied du lit.

--Là! là!... Il est couché en chien de fusil, la tête trouée...
Il me regarde en riant avec du sang au coin de la bouche...

Ses yeux, grands ouverts, roulèrent tout blancs. Son corps se tendit
en arc, et quand il eut repris sa souplesse, elle tomba comme morte.

Il lui mouilla les tempes d'eau froide et la ranima. D'une voix
enfantine, elle se plaignit d'être brisée à toutes les jointures.
Sentant une brûlure au creux de ses mains, elle regarda et vit que la
paume était coupée et saignait.

Elle dit:

--C'est mes ongles qui sont entrés dans ma main. Ils sont pleins de
sang, mes ongles, vois!

Elle le remercia tendrement des soins qu'il lui avait donnés, et
s'excusa avec douceur de lui causer tous ces ennuis.

--C'est pas pour ça que tu étais venu, hein?

Elle essaya de sourire et regarda autour d'elle.

--C'est joli, ici.

Son regard rencontra le bulletin de répétition ouvert sur la table
de nuit, et elle soupira:

--Qu'est-ce que ça fait que je sois une grande artiste, si je ne suis
pas heureuse?

Sans le savoir, elle répétait mot pour mot ce que Chevalier avait
dit quand elle l'avait repoussé.

Puis, soulevant sa tête encore lourde au-dessus de l'oreiller qu'elle
avait creusé, elle tourna vers son amant ses yeux tristes et lui dit
avec résignation:

--Nous nous aimions bien, nous deux. C'est fini. Nous ne serons plus
jamais l'un à l'autre, plus jamais... Il ne veut pas!


FIN





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