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Title: Souvenirs d'une actrice (1/3)
Author: Fusil, Louise, 1774-1848
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Souvenirs d'une actrice (1/3)" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)



SOUVENIRS D'UNE ACTRICE

PAR

Mme LOUISE FUSIL.

     «Les années, les heures ne sont pas des mesures de la durée de la
     vie; une longue vie est celle dans laquelle nous nous sentons
     vivre; c'est une vie composée de sensations fortes et rapides, où
     tous les sentiments conservent leur fraîcheur, à l'aide des
     associations du passé.

     «Lady Morgan.»

PARIS

DUMONT, ÉDITEUR.



SOUVENIRS D'UNE ACTRICE

dédiés aux

ARTISTES DU THÉÂTRE FRANÇAIS.


C'est au souvenir de mon grand-père, Liard Fleury, que je dus la
bienveillance de la Comédie-Française dans ma jeunesse; il vivait encore
lors de mes premiers essais au Théâtre Richelieu, en 1791.

Si l'on a conservé quelques souvenirs de moi dans les arts, ce ne peut
être de cette époque, où j'ai dû passer inaperçue au milieu des grands
acteurs qui occupaient la scène; mais je suis assez fière d'avoir pris
mon vol à l'abri du leur, pour vouloir le rappeler. L'intérêt qu'ils
m'ont témoigné, leurs conseils surtout, m'auraient sans doute permis de
remplir une longue et honorable carrière parmi eux, si le sort n'en eût
décidé autrement.

Ce fut avec un vif regret que je quittai la comédie pour reprendre le
chant; mais toujours accueillie avec amitié par les artistes, j'ai vu se
succéder trois générations de talents.

Lorsque j'arrivai à Dresde après les désastres de la guerre de Russie,
j'y retrouvai la Comédie-Française, qui m'accueillit avec cette
hospitalité qui distingue les artistes; c'est avec eux que je revins en
France.

Ce fut au Théâtre-Français que je fis débuter, comme mon élève, cette
jeune orpheline, Nadèje, que j'avais eu le bonheur de sauver au milieu
des glaces de Vilna!

Je ne veux point rappeler ici de trop douloureux souvenirs!...

C'est à ce titre que je crois pouvoir placer ce faible ouvrage sous
l'égide de la Comédie-Française. Elle y trouvera des faits ignorés ou
peu connus, dont je puis garantir l'exactitude; mais ce qu'elle y
trouvera surtout, c'est l'expression de ma reconnaissance pour le
bienveillant intérêt que la Comédie-Française m'a témoigné dans tous les
temps.

LOUISE FUSIL, née _Fleury_.



INTRODUCTION.


Ce ne sont point des Mémoires que je veux publier, mais seulement des
Souvenirs écrits à différentes époques, sous l'impression du moment, et
dans un âge où ils ont dû se graver dans mon esprit en traits
ineffaçables; ils se rapportent aux arts, à la littérature du temps; ils
se rattachent à des noms célèbres, aux grands événements des époques, et
les époques ont eu entre elles des couleurs bien différentes.

Le temps dont je parle est déjà loin de nous. J'avais pris l'habitude,
depuis que je commençais à prendre garde à ce qui se passait autour de
moi, et lorsque je me trouvais dans des circonstances en dehors de la
vie ordinaire, de retracer, dans une espèce de journal, les choses qui
m'avaient le plus frappée, habitude que j'ai toujours conservée dans mes
voyages, dans les pays étrangers, mais surtout en Russie, où j'écrivais
à la lueur de l'incendie de Moscou sans savoir si ces détails
parviendraient jamais à ma famille. On est bien aise de revoir plus lard
ce qui aurait pu échapper à notre mémoire. Il arrive presque toujours
aussi que notre manière d'envisager les choses lorsque nous les écrivons
diffère beaucoup lorsque nous venons à les relire. L'âge, les
circonstances changées, font voir sous un jour bien différent ce que la
vivacité de notre imagination nous avait peint sous des couleurs trop
brillantes ou trop sombres.

C'est en lisant l'_Histoire de la Révolution_ par M. Thiers que ces
années 1791, 12, 13 et 14 retracèrent à mon esprit une foule
d'anecdotes, la plupart oubliées ou peu connues des historiens, qui
d'ailleurs dédaignent de s'en occuper. Cet ouvrage me reportait aux
jours de ma jeunesse et faisait passer devant moi cette galerie de
mouvants tableaux où je revoyais des hommes que j'avais connus, ceux que
j'avais pleurés, ceux qui m'avaient fait mourir de frayeur. À mesure que
j'avançais dans cette lecture, je rattachais à chaque personnage un fait
que je retrouvais dans mon journal. Tout ce qui a rapport à ce temps, où
chaque circonstance était un événement dont les détails ajoutés aux
faits sérieux seront un jour les chroniques de notre époque, est
intéressant à connaître et mérite d'être recueilli.

J'ai passé les plus belles années de ma vie au milieu des orages de la
Révolution. En ma qualité de femme, je n'ai jamais manifesté d'opinion;
mais j'ai toujours été du parti des opprimés, et je me suis souvent
exposée pour les servir. J'ai eu de bonne heure un esprit assez
observateur. Ma jeunesse, la gaîté de mon caractère me présentèrent le
côté comique des choses. Je me moquais également de l'exagération des
royalistes et de celle des républicains, qui se croyaient des Spartiates
et des Romains. Il faut convenir que j'étais bien placée pour cela entre
mon père et mon mari. Celui qui a dit que _«les femmes adoptent toujours
l'opinion de ceux qu'elles aiment_» s'est étrangement trompé. J'étais
opposée à l'un comme à l'autre. Ils se sont compromis tous deux. Je les
voyais courir à l'échafaud par un chemin opposé qui devait les réunir,
et ils auraient infailliblement péri sans le 9 thermidor.

Je tiens surtout à convaincre ceux qui me liront que tous ces événements
qui prennent la couleur de la circonstance où je me trouvais ne
signifient rien pour mon opinion particulière. Mes relations me
permettaient de voir le comte de Tilly, Cazalès, J.-M. Chénier, Rivarol,
Fabre d'Églantine, les Girondins et les Royalistes.

Quelques personnes m'ont dit depuis: «Mais votre mari était républicain
et vous voyiez habituellement des royalistes! votre père était
royaliste, et vous étiez liée avec des républicains! Pourquoi cela?»
Parce que, moi, je suis une femme, que je suivais le cours des habitudes
de ma famille, que j'aime d'ailleurs le talent et l'esprit partout où je
les rencontre, que j'avais des amis dans les deux camps, qu'il y avait
des malheureux sous chaque bannière, et comme une bonne soeur de charité,
j'aurais voulu guérir toutes les blessures et consoler toutes les
afflictions.

Je m'inquiétais peu de la politique; mais je lisais _les Actes des
apôtres_, journal très en vogue alors, et les quolibets qu'il lançait
sur le parti opposé m'amusaient infiniment. Nous n'en étions pas encore
au temps _où, lorsqu'on coupait la tête aux femmes, il fallait au moins
qu'elles s'informassent pourquoi_, comme l'a dit madame de Staël à
Napoléon.

Quelle destinée plus bizarre que la mienne? Élevée dans une ville de
province, je devais y passer une vie tranquille et calme. La révolution
change tout à coup mon existence, me jette au milieu d'un monde nouveau,
et dans un âge où l'on ne comprend pas encore le monde. Je tenais à des
artistes célèbres en tout genre; à Fleury, par mon grand'père, dont le
père était cousin-germain, et à madame Saint-Huberty, nièce de ma
grand'mère. De semblables affinités sont des titres de noblesse parmi
les artistes; protégée par eux, je devins une chanteuse assez
distinguée. Mais la Révolution me fit peur, je crus la fuir en Belgique
où je retrouvai des troubles d'une autre nature. Une dame anglaise
m'emmène en Ecosse; la crainte de compromettre ma famille dans ces temps
malheureux, me fait quitter la patrie d'Ossian et les grottes de Fingal
pour rentrer en France. J'y trouve le 10 août et le 2 septembre. Je vais
à Lille; on fait le siège de cette ville; à Boulogne-sur-Mer, je suis
arrêtée par Joseph Lebon. Je reviens à Paris où d'autres événements
m'attendaient.

Enfin, en 1806, je pars pour la Russie. J'y passe huit années dans un
calme qui m'était inconnu depuis bien long-temps. Mais quel affreux
réveil! à ce calme devait succéder la plus affreuse tempête. J'y échappe
par un de ces miracles incompréhensibles; mais condamnée sans doute à
marcher sans cesse contre le vent (comme ce marchand hollandais dont on
nous raconte l'histoire), je suis forcée, pour quitter ce pays, de
traverser les lacs glacés de la Suède. J'y rencontre de nouveaux
dangers; je trouve les armées ennemies en Prusse. Je reviens enfin à
Paris; et après avoir vu les Français en Russie, je vois les Russes en
France.

À cette époque, je goûtai quelque repos, mais mon existence était perdue
par le pillage, l'incendie et les malheurs de toute espèce que j'avais
éprouvés.

Je quitte encore cette France, que j'aimais, parce qu'on n'y trouve
guères de ressources, lorsqu'on s'en est éloigné long-temps; c'est
presque une génération nouvelle qui ne vous connaît plus. Je vais en
Angleterre; mais toujours destinée à assister à des événements
remarquables, j'y arrive au moment de la mort de cette belle princesse
Charlotte, du procès de la reine d'Angleterre (dont beaucoup de détails
particuliers ne sont pas connus dans l'étranger) et du sacre du roi
Georges IV.

Ce sont tous ces événements, que je retraçais à mesure que j'en étais
témoin, qui font l'objet de ces _Souvenirs_. J'étais au moment de les
publier, lorsque l'événement le plus affreux de ma vie vint encore
m'accabler. Je perdis, en 1832, cette jeune Nadèje, cette orpheline que
j'aimais d'un amour de mère!... Je la perdis d'une manière aussi prompte
que cruelle!... Incapable de m'occuper d'autre chose que de ma douleur,
je renonçai alors à cette publication.

LOUISE FUSIL.



I

Mon grand'père Fleury.--Ses débuts au Théâtre-Français.--Les comédiens
et les grandes dames.--Aventures tragiques.--Mon père à Rouen.--La
famille de Miromesnil.--Enlèvement.--Fuite en
Allemagne.--Retour.--Arrivée à Metz.--Mon oncle.--Le prince Max depuis
roi de Bavière.--Mademoiselle Fanny Darros.


Mon grand père, Liard Fleury[1], parut sur la scène du Théâtre-Français
en 1749. Baron avait pris sa retraite depuis peu d'années. Grandval,
mesdemoiselles Lecouvreur, Clairon, Duclos et d'autres acteurs célèbres
faisaient alors partie de la Comédie-Française. Ce n'était pas peu de
chose dans ce temps que d'aborder cette scène avec succès. Mon
grand-père débuta dans Rodrigue du _Cid _et dans _Le Menteur_. Il
réussit complètement, puisqu'il fut reçu la même année, et il aurait
probablement fourni une longue carrière au Théâtre-Français, si une
aventure galante avec une dame de la cour n'y fût venue mettre obstacle.

Il était d'une figure et d'une taille qui l'avaient fait surnommer _le
beau Fleury_. Les dames du haut rang avaient alors un goût décidé pour
les beaux acteurs. Un de ses camarades était en grande intimité avec une
de ces dames dont l'amie avait remarqué M. Fleury. Un rendez-vous fut
donné dans une petite maison à la campagne. Ces mystérieuses entrevues
ne tardèrent pas à devenir plus fréquentes. Mais tandis que ces
messieurs se livraient avec sécurité à ce doux commerce, et se
laissaient adorer, ils furent trahis par les femmes de chambre qui
vendirent le secret aux maris. Nos deux galants furent surpris. Mon
grand-père ne dut qu'à la promptitude de ses jambes d'échapper au sort
de son ami, dont les amours eurent la même fin que celles de l'amant
d'Héloïse. On le trouva baigné dans son sang, au pied d'un arbre, sur le
chemin.

M. Fleury était fort aimé de ses camarades. Il alla leur conter son
aventure, et tous lui conseillèrent de s'expatrier jusqu'à ce que cette
affaire fût oubliée, car cela touchait à des gens puissants qui se
seraient débarrassés de lui tôt ou tard. On lui procura les moyens de
partir pour l'Allemagne et on lui accorda une pension de mille francs
qu'il a conservée jusqu'à sa mort, arrivée en 1793.

Ce fut chez la margrave de Bareuth, soeur du grand Frédéric, qu'il se
réfugia. (Il y avait alors des théâtres français dans toutes les cours
d'Allemagne). Cette princesse le maria quelques années après avec
mademoiselle Clavel, tante de la célèbre madame Saint-Huberty[2].

À la mort de la margrave de Bareuth, mon aïeul et sa femme revinrent en
France. Ils avaient acquis une fortune honorable et une pension de cette
cour. Ils se fixèrent à Metz, après avoir passé quelques années à Paris.

Mon père était le seul de leurs enfants qui eût suivi la même carrière
que leurs parents. L'amour devait être aussi funeste aux hommes de ma
famille qu'aux Atrides. Le fils aurait dû se tenir en garde contre les
dames d'un grand nom. Ce fut à Rouen que mon père eut l'occasion de
faire quelques vers pour une fête qui se donnait dans la maison d'un
président au parlement, proche parent du grand chancelier de France, M.
de Miromesnil. Son talent de poète et son excellente éducation lui
valurent le meilleur accueil. Il plut à l'une des demoiselles de la
maison. Trop jeunes l'un et l'autre pour calculer les suites d'une
liaison qui devait les rendre bien malheureux, ils s'enfuirent lorsqu'il
ne leur fut plus possible de la cacher.

Ce fut aussi en Allemagne, à Stutgard, qu'ils se réfugièrent. Une lettre
de cachet avait été lancée contre ma mère et une prise de corps décrétée
contre mon père. Ils ne pouvaient donc plus songer à rentrer en France.
Une séduction, un enlèvement, n'étaient pas alors une affaire que l'on
traitât légèrement. Aussi mon père et ma mère étaient-ils dans des
craintes continuelles que leur enfant ne devint un jour la victime de
leur imprudence[3].

Ils me confièrent à une dame de leurs amies qui me fit passer pour sa
fille et qui me remit ensuite saine et sauve entre les mains de mes
grands parents à Metz. Ils m'accueillirent avec bonté, quoiqu'ils
fussent brouillés avec mon père pour tous les chagrins que leur avait
causés cette malheureuse affaire. Je reçus chez eux une éducation qui
pouvait passer pour brillante, à cette époque surtout où l'on négligeait
beaucoup celle des femmes. Ma grand'mère, Saxonne d'origine, était une
personne de beaucoup d'esprit, dont les moeurs étaient pures et la piété
aussi douce que sincère. La margrave faisait le plus grand cas d'elle.

J'avais une belle voix, un goût décidé pour la musique, et une
organisation qui me faisait deviner ce que je ne pouvais guère apprendre
à Metz. Tous les princes d'Allemagne avaient alors une musique à leur
service. On voulut m'attacher à celle du prince régnant des Deux-Ponts.
J'avais un oncle à cette cour, gouverneur du prince héréditaire et du
prince Max[4], mais quoique née en Allemagne, je n'ai jamais pu
apprendre un mot d'allemand; ce n'était pas très commode pour vivre et
causer avec eux.

Mon oncle était conseiller intime. C'est un titre qui se donne en
Allemagne aux personnes qui sont attachées aux princes et jouissent
d'une certaine considération. Ce titre lui procura un mariage plus
brillant qu'avantageux. Il épousa mademoiselle Marbot de Terlonge,
demoiselle noble, mais sans fortune.

J'avais à Metz une jeune compagne d'enfance. Le comte Darros, son père,
ayant perdu une femme qu'il adorait, abandonna son hôtel qui lui
rappelait de trop douloureux souvenirs et vint se loger dans celui que
venait d'acquérir mon grand-père. Il s'était consacré à l'éducation de
sa fille, et l'élevait à la manière de Jean-Jacques. Il fut charmé de
rencontrer dans la même maison un enfant à peu près de l'âge du sien,
qui pût partager ses jeux et ses leçons. C'était un moyen d'exciter son
émulation; il m'aimait comme une seconde fille.

Lorsque dix ans plus tard nous nous séparâmes, j'allai en Languedoc
rejoindre mon père. Toulouse nous paraissait un point si éloigné dans le
globe, que la jeune Fanny me fit promettre de lui rendre un compte exact
des grands événements qui ne pouvaient manquer de m'arriver, car la vie
paisible que j'avais menée jusque-là ne pouvait certainement se
rencontrer qu'à Metz. Nous le pensions ainsi, il semblait que c'était un
pressentiment de la vie agitée à laquelle j'étais destinée.



II

Madame Lemoine-Dubarry.--Le comte Guillaume Dubarry.--Julie Talma.--Son
amitié pour moi.--La société de Julie Talma.--Les biographies de
Talma.--Henri VIII et Charles IX.--La fortune de Julie Talma et l'usage
qu'elle en faisait.--Commencements de Talma.--Révolution dans le costume
tragique.--La garde-robe de ce grand acteur.


J'aurai plus d'une fois occasion de parler de mademoiselle d'Arros, et
j'anticipe sur les dates pour faire connaître tout d'abord deux autres
personnes dont le nom se reproduira souvent dans ces Souvenirs.

Lorsque je vins pour la deuxième fois à Paris, en 1790, les
circonstances voulurent que je me trouvasse jetée parmi toutes les
notabilités de l'époque, par mes liaisons avec deux femmes aimables qui
réunissaient chez elles ce que la capitale renfermait de personnes
devenues célèbres dans les genres les plus opposés. La première était
madame Lemoine-Dubarry; la seconde était Julie Talma, première femme de
ce grand acteur, qui divorça avec elle pour épouser madame
Petit-Vanhove.

Tout le monde connaît les Dubarry par les écrits sans nombre qui ont été
publiés sur cette famille; tout le monde sait que le comte Jean Dubarry
avait fait épouser la favorite à son frère, le comte Guillaume; mais
tout le monde ne sait pas que ce mari avait été consolé dans sa
mésaventure par une femme intéressante qui est restée son amie dans les
moments affreux, dont il ne faudrait rappeler le souvenir que pour les
actes de dévoûment qu'ils ont souvent fait naître.

Au commencement de la terreur, le comte Guillaume fut enfermé à
Sainte-Pélagie; il était plus infirme que vieux, Madame Lemoine voulut
le suivre dans sa prison. Elle l'aida à supporter ses maux avec ce
courage admirable que tant de femmes ont déployé dans ces affreux
moments. Le comte eut le bonheur d'échapper à l'échafaud. Devenu libre
par la mort de madame Dubarry, il épousa celle à laquelle il devait plus
que sa vie; elle était d'ailleurs sa parente, comme je le dirai plus
tard.

Julie et madame Lemoine forment dans mes souvenirs deux des épisodes les
plus intéressants, non seulement parce que ces dames furent célèbres
sous plus d'un titre, mais parce qu'elles ont échappé aux auteurs
contemporains, dont la plupart ne cherchent les noms qu'afin d'ajouter
du scandale au scandale.

Une femme célèbre par son esprit, par ses liaisons avec ce qu'il y a eu
de plus remarquable dans la société d'alors, par le nom qu'elle a porté,
par ses malheurs même, Julie Talma enfin mérite qu'on la rappelle avec
plus de vérité et de justice qu'on ne l'a fait jusqu'à présent.

Si je dois en juger par quelques fragments que j'ai lus sur elle, peu de
personnes en ont une juste idée. Mon intimité avec elle m'a mise à même
de conserver des documents précieux sur cette femme intéressante: c'est
d'elle-même que je tiens les détails qui ont rapport à ses premiers pas
dans ce monde où elle a brillé à plus d'un titre. Depuis sa séparation
et après son divorce avec Talma, je l'ai peu quittée, et j'ai été témoin
de tous les faits dont je parle.

Je n'ai connu Julie qu'en 1791; elle était mariée depuis un an. Ma
parenté avec madame Saint-Huberty, qu'elle avait beaucoup connue, lui
inspira un vif intérêt pour moi. Ce fut presque sous ses auspices que
j'entrai dans un monde dont je n'avais encore nulle idée. Nos relations
devinrent plus intimes, lorsqu'elle éprouva de grands chagrins. Julie
avait pour moi le sentiment d'une soeur. Malgré la disproportion de nos
âges, le besoin d'épancher son coeur la rendait plus communicative, et sa
conversation était tellement attachante, que ce qu'elle me racontait se
gravait dans mon esprit. Elle pouvait penser tout haut avec une jeune
femme qui lui était dévouée, et près de laquelle elle rencontrait plus
de sympathie que dans celles de sa société, occupées de leurs plaisirs
ou des événements d'alors. Je ne tenais qu'une bien petite place dans ce
monde brillant qu'on ne reverra plus; il prit bientôt pour moi un aspect
plus réel, et sans y jouer un rôle important je me trouvai bien près de
ceux qui ne vivent maintenant que dans l'histoire. _«Les grands hommes
disparaissent et le monde va toujours,»_ a dit lord Byron. Je fus
froissée comme les autres par les bouleversements qui se succédèrent
avec une effrayante rapidité, et cependant ce temps forme, dans les
souvenirs de ma vie; un des épisodes que j'aime le plus à me rappeler;
il reste un fond de jeunesse dans le coeur qui nous fait parfois
illusion. En relisant des pages écrites après un si long temps, l'on se
trouve porté au moment où on les traçait; on oublie la distance qui nous
en sépare, et l'on se surprend à éprouver les mêmes sentiments qui nous
agitaient alors. Ce qu'on aime toujours, c'est à revoir les lieux où
chaque objet vous rappelle un événement de votre vie, où l'objet le plus
indifférent pour les autres est un soutenir du coeur qui se rattache à
ceux que vous avez aimés, et qui ne sont plus. Combien de fois j'ai
désiré pouvoir parcourir cette maison de la rue Chantereine! Je croirais
y voir errer les ombres de ceux que j'y rencontrais, et assister encore
à ces charmantes causeries de Roucher, Lavoisier, Condorcet,
Marie-Joseph Chénier, Roger-Ducos, Vergniaud et tant d'autres. Cette
maison mériterait de devenir historique par les hôtes qui l'ont habitée.

C'est surtout dans l'âge mûr que ces souvenirs acquièrent plus de prix.
Il semble que le temps qui s'éloigne si rapidement nous fasse sentir le
besoin de fixer dans notre mémoire ces dates vivantes qui nous remettent
sur la trace des époques. Ce qui nous semblait peu important alors,
prend un nouvel intérêt des événements qui se sont succédés. On vieillit
avec le temps, mais on marche avec le siècle.

On a toujours désigné la première femme de Talma par le nom de Julie,
pour la distinguer de la seconde, qui a brillé sur la scène du
Théâtre-Français. La première a été célèbre par son esprit, ses qualités
et la société qui se réunissait chez elle. Il est à remarquer que
lorsque l'on a voulu associer son nom aux nombreuses biographies de son
mari, ce n'a jamais été que d'une manière inexacte ou malveillante qu'on
l'a citée. Il y a bien des faits qu'on pourrait ajouter, bien d'autres
qu'on pourrait rectifier sur Talma, ce Napoléon de la scène[5], qui eut
plus d'un point de ressemblance avec le héros du siècle, ne fût-ce que
par le divorce; à cela près que l'empereur voulait un héritier de son
nom, et Talma en avait deux, Charles-Neuf et Henri-Huit, venus jumeaux
au monde; ce qui prouve victorieusement contre ceux qui ont voulu donner
à Julie vingt ans de plus que son mari. L'on nomma ces deux enfants du
nom des rôles que leur père avait créés avec un grand succès, Henri VIII
et Charles IX. On a souvent cité la fortune de madame Talma; c'est la
seule chose dont on se soit souvenu d'une manière positive. Elle avait
quarante mille livres de rente. C'est la vérité; mais elle en faisait un
si noble usage... Ah! s'il doit être beaucoup pardonné à celle qui a
beaucoup aimé, c'est surtout à la femme dont la bienfaisance et le
dévoûment dans nos temps de malheurs ont bien dû effacer la trace d'un
péché originel commis par plus d'une Eve, qui n'avait pas autant de
motifs pour se faire absoudre.

Julie eût été l'Aspasie de son siècle, si ce siècle eût ressemblé à
celui de Périclès. Elle n'avait point la beauté de cette femme célèbre,
mais elle en possédait l'esprit et la grâce. Le charme qu'elle répandait
autour d'elle attirait tout ce qu'il y avait de marquant à la cour et à
la ville, et l'on briguait l'avantage d'être admis dans son cercle.

Les premiers essais de ce jeune homme qui devait être un jour un grand
acteur et le Roscius de l'époque, avaient enchanté Julie, dont l'esprit,
rempli de poésie, comprenait si bien les arts. De l'admiration à la
passion, l'espace fut bientôt franchi. Elle employa son influence à lui
faire des amis de tous les jeunes auteurs qui composaient son cercle, et
qui devaient eux-mêmes aspirer à une brillante carrière, si la
Révolution n'eût pas arrêté ces talents poétiques chez les uns pour
tourner leur esprit vers la politique, et si la crainte de la faux
révolutionnaire n'eût réduit les autres au silence.

Depuis 1789, la société de Julie se composait en grande partie de ceux
que l'on a depuis nommés les _Girondins_, dénomination que l'on donnait
non-seulement aux députés de la Gironde, mais à tous les hommes d'esprit
qui étaient d'une opinion modérée. Vergniaud, Louvet, Roger-Ducos,
Roland, Condorcet, etc., se rencontraient chez Julie, ainsi que beaucoup
de gens de lettres et de savants, Millin, Lenoir que l'on nommait alors
_le beau Lenoir_, le poète Lebrun, Ducis, Legouvé, Bitaubé, Marie-Joseph
Chénier, Lemercier, Giry-Dupré, Saint-Albin, Souques, Riouffe, Champfort
et beaucoup d'artistes, David, Garat et autres dont il sera question
dans le cours de ces Souvenirs.

Cette société avait beaucoup contribué à mettre le talent de Talma dans
un jour favorable. Sans cela, il eût peut être été long-temps à percer,
Chénier, Ducis, Lemercier et Legouvé sont ceux qui ont le plus
particulièrement travaillé à ouvrir devant Talma la brillante carrière
qu'il a parcourue; mais avant eux, David, car c'est d'après les conseils
de ce célèbre peintre, que Talma a été le premier à s'affranchir de
l'usage ridicule de la poudre, des hanches, des chapeaux à plumes, et de
mille autres absurdités adoptées par ses prédécesseurs. Il fut secondé
par les antiquaires et les savants. Ses propres recherches sur les
Grecs, les Romains et les monuments du moyen-âge, le mirent à même de se
créer une garde-robe remarquable par son exactitude. Ses cuirasses, ses
casques, ses armes étaient du plus grand prix. Julie ne croyait pouvoir
faire un meilleur usage de sa fortune, qu'en secondant son mari dans
tout ce qui pouvait contribuer à le faire paraître avec avantage. La
grande galerie de sa maison n'était meublée que de yatagans turcs, de
flèches indiennes, de casques gaulois, de poignards grecs; ces trophées
d'armes étaient tous suspendus aux murailles.

Peu de femmes possédaient à un aussi haut degré que madame Talma, un
style aimable et exempt de prétention. Elle donnait du charme au plus
petit billet. L'on aurait pu la comparer à madame de Sévigné, écrivant
dans notre siècle. Mais une de ses qualités les plus précieuses, c'était
son âme ardente pour ses amis. Elle s'exposait, pour eux, dans un temps
où les vertus étaient des crimes. Combien de fois ne l'a-t-on pas vue,
elle si indolente pour son propre compte, courir tout Paris pour servir
des proscrits? Elle était souvent fort mal accueillie dans les bureaux,
car les amis d'hier n'étaient quelquefois plus ceux d'aujourd'hui; mais
elle ne se rebutait pas, et sa persévérance finissait par obtenir ce
qu'elle avait sollicité. Enfin, c'était un de ces êtres trop rares sur
la terre, et dont il faut honorer la mémoire, lorsqu'on a eu le bonheur
de les y rencontrer[6].



III

Le comte Jean Dubarry et le comte Guillaume Dubarry.--Madame Diot et
madame Lemoine-Dubarry.--Leur entrevue avec le comte Guillaume.--La
famille des Dubarry à Toulouse.--Leur train de vie.--Anecdotes.


Madame Lemoine-Dubarry est, avec Julie Talma, la personne avec laquelle
mes relations ont été le plus intimes. Je dois donner aussi quelques,
détails sur cette dame et sa famille.

Lorsque le comte Jean Dubarry, que l'on appelait _le Roué_, eut rêvé sa
fortune et celle de sa famille en faisant épouser à son frère la
maîtresse de Louis XV, il le fit venir d'une petite ville du Languedoc
où il végétait ainsi que mademoiselle Chon, leur soeur. Toute la parenté
accourut à Toulouse, et chacun prit une part plus ou moins grande à
cette fortune inespérée. Le comte d'Argicourt fut le seul qui ne voulut
rien lui devoir, aussi l'appelait-on dans sa famille le comte
_d'Argent-court_. Il resta simple officier et n'en fut que plus estimé.

Mademoiselle Chon fut placée auprès de la favorite pour lui servir de
guide. Elle avait de l'esprit d'intrigue, des manières distinguées, et
ne ressemblait pas en cela au reste de la famille. Elle aurait bien
voulu les faire adopter à son élève, du moins en public. Mais ses
conseils furent peu suivis en ce point.

Le comte Guillaume, bonhomme _tout rond_, comme il le disait souvent
lui-même[7], avait conservé l'accent du pays dans toute sa pureté. On
sait qu'après son mariage il dut quitter Paris. Il eut cependant la
liberté d'y revenir au bout de quelques années. Il habitait un fort bel
hôtel qu'il avait acheté dans la rue de Bourgogne, recevait beaucoup de
monde, car on y faisait bonne chère, et c'était bien le cas de dire:

     Et c'est son cuisinier à qui l'on rend visite.

Il ne se doutait guère qu'il avait près de sa maison deux parentes dont
il ignorait l'existence. Leur mère avait épousé un comte Dubarry, qui
mourut lorsque la cadette de ses filles était encore en bas âge. Cette
dame, prévoyant qu'elle ne pourrait les élever avec le peu de bien qui
lui restait, se décida à se remarier avec un commerçant nommé M.
Lemoine. Ils étaient dans l'aisance, et sa plus jeune fille reçut une
éducation distinguée; mais la fortune les trahit de nouveau, ils furent
ruinés par une faillite. Le mari survécut peu à ce malheur, et sa femme
le suivit de près, laissant leurs enfants sans autre ressource que leur
travail; car l'aînée, qui avait fait un assez mauvais mariage, avait
perdu son mari par un accident, il fut tué à la chasse.

Ce fut à elle que sa mère mourante légua sa jeune soeur; madame Diot
l'aimait comme son enfant. Elles établirent un petit commerce de
lingerie; elles n'avaient pas même de magasin, et travaillaient chez
elles.

Quoique ces dames vécussent fort retirées, elles apprirent cependant le
changement de fortune arrivé dans la famille, et surent que ce grand
hôtel qui faisait face à leur humble habitation, appartenait à un comte
Dubarry[8].

Madame Diot résolut de le voir, bien qu'elle craignît que cette fortune
subite ne l'empêchât de les avouer pour ses parentes, car elle
connaissait assez le monde pour savoir que la pauvreté est rarement bien
accueillie par la richesse. _Argent sèche souvent le coeur_. Elle cacha
sa démarche à sa jeune soeur, dont le caractère noble et fier se serait
révolté à cette pensée. Elle se présenta chez le comte Guillaume et lui
demanda un entretien particulier. Madame Diot avait un air ouvert et
franc qui prévenait en sa faveur. Après s'être fait connaître, et voyant
après un moment de conversation qu'elle avait affaire à un très bon
parent, elle réclama son appui et le mit au fait de sa position.

«Ma pauvre soeur, lui dit-elle, que ma mère m'a confiée à son lit de
mort, a reçu une éducation qui la met au-dessus de notre humble fortune.
Elle a vécu dans l'aisance, et je souffre de la voir maintenant
travailler tous les jours, et quelquefois bien avant dans la nuit, pour
subvenir à notre existence. Elle me cache sa peine; mais je vois souvent
des larmes dans ses yeux et cela m'arrache le coeur. Si l'on pouvait la
placer auprès de quelque jeune dame, son charmant caractère, ses
manières aimables lui auraient bientôt assuré la bienveillance de ceux
près desquels elle vivrait. Ce serait une grande douleur pour moi de me
séparer d'elle; mais enfin si c'était pour le bonheur de ma soeur je la
supporterais avec courage.» Le comte fut touché de ce dévoûment et se
sentit entraîné vers ses pauvres cousines. «Laissez-moi jusqu'à demain,
dit-il à madame Diot, je réfléchirai sur le parti le meilleur à prendre.
Disposez votre soeur à me recevoir, j'irai vous voir dans la matinée.»

À son retour chez elle, madame Diot ne put contenir sa joie et
s'empressa de faire part de son espoir à sa soeur, qui ne vit pas les
choses sous le même aspect. «Me séparer de toi, vivre avec des gens que
je ne connaîtrais pas, et sous leur dépendance. Il est si rare de
trouver des coeurs généreux qui vous comprennent. Ah! j'aime bien mieux
mon obscurité, rester auprès de ma soeur et travailler avec elle.»

Elles discutèrent sur ce sujet bien avant dans la nuit. Le comte, de son
côté, avait réfléchi et son plan était formé. Il vint comme il l'avait
annoncé faire une visite à ses parentes. Il était impatient de voir
cette jeune soeur dont on lui avait fait un portrait si séduisant et ne
le trouva point flatté. Tant de modestie, tant de noblesse, ce je ne
sais quoi qui attire la confiance, le disposa entièrement pour elle.

«Écoutez, leur dit-il, vous répugnez à être dépendantes et vous avez
raison. Nous sommes dans une position de fortune qui nous permet
d'assurer un sort à ceux de notre famille qui ont peu de ressources. Les
bienfaits d'un parent ne doivent point humilier; voici ce que j'ai à
vous proposer: Je passe l'hiver à Paris et l'été en Languedoc, venez
habiter ma maison, vous en ferez les honneurs. Ce sera le moyen de la
rendre plus agréable et de vous voir à la place qui vous convient.

Mademoiselle Lemoine hésitait, faisait des objections, mais elles furent
bientôt détruites par la bonhomie et le ton de franchise de ce bon
Guillaume. Il fut convenu qu'elles partiraient pour Toulouse, où le
comte les précéderait afin de les y établir convenablement.

Un changement de fortune si rapide aurait pu être interprété à Paris
d'une manière défavorable pour ces dames. Il fut convenu que
mademoiselle Dubarry arriverait sous ce nom à Toulouse, mais on y
joignait presque toujours celui de Lemoine[9], que sa soeur était
accoutumée à lui donner.

Mademoiselle Dubarry était une fort belle personne, brune piquante; ses
grands yeux fendus en amande étaient surmontés de deux arcs d'ébène qui
semblaient dessinés avec un pinceau; une jolie bouche, des dents d'une
blancheur éblouissante, et dans sa tournure, dans sa démarche, dans son
regard quelque chose de noble qui imposait. On peut penser que cet
extérieur, relevé encore par une élégance de bon goût, devait ajouter à
tous ces avantages. Aussi son arrivée fit-elle une grande sensation dans
la villa de Toulouse. Le comte avait établi sa maison sur un pied
magnifique, ainsi que sa charmante habitation à la campagne. Tout le
monde brigua la faveur d'être présenté aux dames Dubarry, et leur hôtel
devint bientôt un des plus agréables de Toulouse, où il y avait alors un
Parlement, des capitouls et une grande réunion de noblesse. Les Dubarry
y donnaient un peu de mouvement par leur luxe. Cette famille comprenait
trois réunions fort distinctes l'une de l'autre, celle du comte
Jean[10], celle du comte Guillaume, et celle des soeurs. Ils n'allaient
guère les uns chez les autres que lorsque quelque solennité de famille
les réunissait.

La société de madame Lemoine était la plus agréable, mais peu de femmes
voulurent y venir; ce nom du mari de la favorite les éloignait toutes.
Alors madame Dubarry eut le bon esprit de faire son choix dans une autre
classe. Les artistes les plus distingués en faisaient partie et ne
contribuaient pas peu à la rendre agréable[11].

Le comte Jean Dubarry fut celui de la famille qui accueillit le mieux
ses cousines. Il ne manquait à aucune des soirées de son frère,
lorsqu'il était à Toulouse, où il continuait les magnificences de la
Cour. Sa maison du quartier Saint-Sernin était l'objet de la curiosité
des étrangers. Le comte avait fait venir des ouvriers de Paris pour la
construire. Quand elle fut presque finie, il ne la trouva pas à son gré
et la fit jeter à bas pour la recommencer de nouveau. Les jardins
étaient superbes, et dans le milieu d'un beau parc était un temple
consacré aux Muses. On y donnait des soirées de musique; il venait
souvent à cet effet des chanteurs les plus célèbres de la capitale. Dans
le lointain on apercevait une chapelle gothique; et là, un abbé, espèce
mécanique fort ingénieuse, s'avançait pour ouvrir la porte aux
visiteurs. Tous les meubles de la maison avaient été fabriqués à Paris
et transportés à grands frais. On avait placé dans un joli boudoir le
portrait de la femme du comte. Elle était peinte dans une glace, étendue
sur un canapé dont la répétition se trouvait devant ce miroir. Le comte
Dubarry était déjà vieux lorsqu'il épousa une jeune demoiselle noble,
sans fortune, mademoiselle de Montoussain. Mais elle habitait toujours
Paris sous la protection de M. de Calonne, disait-on[12].

Lorsque le comte passait l'hiver à Toulouse, il y donnait de superbes
bals. Un jour de carnaval, il pensa que vers une heure on aurait envie
d'aller à celui du théâtre; et avant que personne en eût parlé, il fit
ouvrir une grande pièce remplie de dominos et de costumes les plus
élégants. Les dames n'eurent qu'à choisir celui qui leur convenait le
mieux.

Il allait souvent à Aiguillon, dans la terre du duc, où s'était retirée
madame Dubarry après la mort de Louis XV. On y donnait des fêtes très
brillantes[13].

Le comte Guillaume Dubarry était, comme je l'ai dit, un homme excellent,
il ne manquait pas de courage lorsqu'il fallait accomplir un trait
d'humanité.

Dans une révolte, une femme du peuple frappa à la joue l'un des
magistrats. On arrêta cette malheureuse, on la conduisit à
l'hôtel-de-ville, on fit son procès et on la condamna à mort. Cette
nouvelle se répandit parmi le peuple et il déclara qu'il se ferait
massacrer plutôt que de laisser exécuter cet affreux arrêt. Le comte
Guillaume, instruit de ce qui se passait, monte en voiture, pénètre dans
l'hôtel-de-ville, entre dans la prison et enlève aux capitouls la
victime qu'ils allaient sacrifier, la transporte dans son carrosse et,
après lui avoir donné quelque argent, lui fait quitter Toulouse. Depuis
ce temps le comte Guillaume fut adoré dans sa ville natale.



IV

Souvenirs d'enfance.--Mon départ de Metz.--La belle et la bête.--Mon
arrivée à Paris.--Fêtes données à madame Saint-Huberty.--Molé.--Les
calembourgs de M. de Bièvre.--J'assiste pour la première fois au
spectacle.


Je reprends maintenant mes souvenirs à mes impressions d'enfance.
J'avais à peine onze ans, lorsque madame Saint-Huberty vint à Metz pour
y voir sa tante, madame Clavel, et réclamer quelques papiers de famille.
Elle me fit chanter. Comme j'avais une voix extraordinaire pour mon âge,
elle me prit dans une si grande amitié qu'elle voulut m'emmener à Paris,
disant à sa tante qu'elle ferait de moi une bonne musicienne et me
mettrait entre les mains de nos grands maîtres. Elle partit, et dès ce
moment je ne rêvai que musique; je solfiais toute la journée, ce qui
auparavant m'avait beaucoup ennuyée, mais madame Saint-Huberty m'avait
dit: «C'est nécessaire!» Et cela avait suffi pour me donner de
l'émulation. Je n'osai dire à mes grands parents combien je désirais
voir arriver le temps où l'on m'enverrait à Paris, car c'eût été
témoigner le désir de les quitter; mais lorsqu'ils s'y décidèrent,
quelques années plus tard, je me reproche encore la joie que j'en
éprouvai; ils étaient si bons que cela était une horrible ingratitude à
moi! C'était en 1788, j'avais quatorze ans, une famille bien placée dans
le monde, mes parents étaient des artistes distingués qui vivaient dans
l'aisance; je pouvais donc me reposer sur ces avantages. Mais hélas! le
coeur est ainsi fait! Dans la jeunesse l'attrait de la nouveauté est si
puissant sur nous! il nous fait oublier le passé et ne rêver que
l'avenir. Je partais comme le pigeon voyageur, sans prévoir la destinée
qui m'attendait.

Je n'étais jamais sortie de Metz, c'était le monde pour moi! Le couvent
où j'avais passé plusieurs années, ma famille, la campagne de mon
grand-père, la maison du comte Darros et quelques bals d'hiver, je ne
pensais pas qu'il y eût rien de plus sur la terre! Que l'on juge de mon
inexpérience et de mon étonnement à chaque chose nouvelle qui s'offrait
à moi; je n'avais guère lu en fait de voyages que _Robinson Crusoë_, et
en fait de romans (car on ne me permettait pas d'en lire) que celui de
_Marianne_ de Marivaux. J'avais bien entendu parler de voitures
publiques, mais sans y faire attention; aussi n'en avais-je nulle idée.
Il y a un âge où le monde passe devant nous sans que nous le regardions.

J'étais montée en diligence à dix heures du soir, au mois de décembre,
après avoir pleuré toute la journée et j'en avais encore les yeux et le
coeur gros. Une personne âgée m'accompagnait et devait me remettre entre
les mains de madame de Nanteuil, femme de l'administrateur des
diligences. Lorsque le jour commença à paraître, j'examinai les
personnes qui m'entouraient; la vieille dame était à côté de moi dans le
fond, des messieurs dormaient vis-à-vis, et au coin, en face de moi,
quelque chose que je voyais, me parut une bête sauvage, car je
n'apercevais que du poil de la tête aux pieds. Je m'étonnais, à part
moi, qu'on emballât de tels animaux dans une voiture publique, lorsque
je lui vis relever une espèce de figure qui m'effraya beaucoup. Je
reculai comme s'il m'eût été possible d'enfoncer la voiture, et ma
physionomie devait avoir une singulière expression, car un jeune
officier qui était de l'autre côté se mit à éclater de rire. Tout le
monde s'éveilla et j'appris que l'objet de ma frayeur était un juif
polonais, dont le witchoura retourné du côté du poil, le long bonnet
fourré et la barbe tombant sur sa poitrine, étaient assez capables de le
faire prendre pour une bête féroce: aussi le nom lui en resta-t-il tout
le temps du voyage. On nous appela la _Belle et la Bête_. Il ne se
doutait nullement des quolibets qu'on lui adressait, car il n'entendait
pas le français, et le camarade qui lui servait d'interprète ne s'occupa
guère, je crois, de les lui traduire.

Voilà donc ma première entrée dans ce monde nouveau pour moi, M. et
madame de Nanteuil me reçurent au sortir de la voiture et me gardèrent
quelques jours en attendant le retour de madame Saint-Huberty.

J'avais une lettre de mon grand-père pour madame Molé[14]. Je fus
parfaitement reçue, mais on m'avait enjoint de n'y aller qu'accompagnée
et de n'accepter aucune invitation avant l'arrivée de madame
Saint-Huberty qui était en représentation à Marseille[15]. Mon
grand-père craignait les séductions de M. Molé qui avait une grande
réputation de _roué_, comme cela se disait alors. Aussi, lorsqu'il lui
arriva de retarder la première représentation du _Séducteur_ de M. de
Bièvre, par le motif qu'un rhume l'empêchait de parler:

«Eh bien! lui dit l'auteur (fameux par ses calembourgs), vous jouerez
_le Séducteur enroué_.»

Mais, le jour de la représentation, Molé se trouvant tout-à-fait hors
d'état de paraître le soir, son médecin lui ordonna de garder le lit.
Lorsque M. de Bièvre apprit ce nouveau contre-temps, il s'écria: _Ah!
quelle fatalité!_

En attendant madame Saint-Huberty, qui devait arriver d'un jour à
l'autre, on me fit voir plusieurs spectacles. Celui qui m'étonna le
moins (on ne s'en douterait guère), ce fut le Théâtre-Français et
cependant la pièce que j'y vis jouer était le _Bourgeois gentilhomme_,
par Préville, Dugazon, madame Belcour et tous les premiers sujets: cela
fait peu d'honneur à la précocité de mon goût. Mais j'avais vu cette
pièce dans ma ville de Metz et j'étais encore sous le charme du plaisir
que j'en avais éprouvé, tant il est vrai que les impressions d'enfance
ont de la peine à nous quitter. Puis, je n'étais pas encore dans l'âge
où l'on peut apprécier de semblables talents; plus tard j'ai bien changé
d'opinion.

Le théâtre qui fut pour moi une véritable féerie, c'est l'Opéra. Je crus
y voir réaliser tout ce que j'avais lu dans les _Mille et une Nuits_. Je
n'aperçus plus rien de ce qui se passait autour de moi, et mon
étonnement, mon admiration donnèrent la comédie à tous mes voisins, qui
s'amusaient beaucoup de mon inaltérable attention et des questions que
j'adressais dans l'entr'acte aux personnes qui m'accompagnaient. On
jouait _Iphigénie en Aulide_ et le ballet de _Mirza_.



V

Le talent de madame Saint-Huberty.--Ses succès.--Les costumes.--Le salon
de Madame Saint-Huberty.--Couplets du comte de Tilly.--Je pars pour
Toulouse.--Un compliment de MM. les capitouls.--Retraite de madame
Saint-Huberty.--Son mariage avec le comte d'Entraigues. Ils vont à
Londres.--M. d'Entraigues et madame Saint-Huberty sont assassinés.


Madame Saint-Huberty était alors dans tout le brillant de sa carrière
dramatique, elle venait d'être couronnée dans le rôle de Didon, ce qui
n'était point encore arrivé jusqu'alors à l'Opéra.

Le talent de madame Saint-Huberty était bien extraordinaire, puisqu'à
l'âge que j'avais alors, j'en avais été frappée au point d'imiter
parfaitement sa manière de dire le chant. On s'amusait souvent à me
faire placer derrière un paravent pour compléter l'illusion. Elle
prononçait d'une façon qui paraîtrait exagérée, aujourd'hui que si peu
de chanteurs font entendre les paroles; mais comme elle le disait
elle-même, il le fallait pour se faire comprendre dans cet immense
vaisseau, où la voix doit porter dans toutes les parties de la salle.
Cela donnait d'ailleurs une grande énergie à son jeu, surtout dans ces
phrases jetées, dans ces inspirations semblables au: _Qu'en dis-tu?_ de
Talma. L'expression de sa physionomie était admirable. Elle se faisait
applaudir sans parler, dans _Alceste_, lorsqu'elle écoutait la voix qui
lui dit:

     ... Le roi doit mourir aujourd'hui
     Si quelqu'autre à la mort ne se livre pour lui.

Elle se faisait applaudir de même dans _Didon_, par la manière dont elle
regardait Énée avant de lui adresser ces vers:

     Oh! que je fus bien inspirée
     Quand je vous reçus dans ma cour!

Son air d'ironie lorsque Yarbe l'avertit qu'Énée est près de
l'abandonner, et qu'elle lui répond: Énée! son regard, son sourire
disaient tout et amenaient naturellement:

     Allez, Yarbe, allez, vous connaîtrez Énée:
     Vous verrez si Didon se voit abandonnée.
     Aujourd'hui de l'hymen on prépare les feux.
     On allume pour nous les flambeaux d'hyménée;
     Jugez s'il se prépare à s'éloigner de moi!

Dans les moments d'élan, c'était de la tragédie à la manière de Monvel
et de Talma, et de la tragédie d'autant plus difficile que dans le
chant, les mêmes phrases se répètent:

     Divinité du Stix, ministre de la mort,
     Je n'invoquerai point votre pitié cruelle,

se redit trois fois. Elle en changeait l'expression et se faisait
applaudir à chacune. Je n'ai jamais entendu depuis ce temps dire le
récitatif comme elle le disait. Duprez est le seul qui ait pu me la
rappeler.

Ariane abandonnée était aussi un des rôles où elle excellait; et, dans
Colette du _Devin de village_, c'était la petite fille des champs. Elle
ne faisait pas de grands bras pour exprimer sa douleur, elle ne venait
pas se poser devant le public pour la lui raconter, elle pleurait en
chantant:

     Si des galants de la ville
     J'eusse écouté les discours.

On ne se serait jamais imaginé que ce fut cette même femme si imposante
dans la reine de Carthage, et si déchirante dans Ariane. Son chant,
lorsqu'il était dialogué, ne semblait pas être noté. Elle était parfaite
musicienne et se retrouvait toujours avec la mesure, malgré ses
licences, lorsqu'elle lançait une phrase d'effet.

On a souvent répété que Talma était le premier qui eût fait révolution
dans les costumes; mais madame Saint-Huberty avait déjà commencé à
imiter ceux des statues grecques et romaines. Elle avait déjà supprimé
la poudre et les hanches, et si l'on recherchait dans les costumes du
temps, il serait facile de s'en convaincre. Cependant elle n'avait pas
encore osé les aborder aussi franchement que Talma, qui avait été
secondé par David et par la Révolution.

Madame Saint-Huberty me montra une sollicitude toute maternelle, lorsque
je chantai au Concert spirituel, où je débutai, au mois d'avril 1788,
après avoir travaillé quatre mois avec Piccini. Je dus au nom de madame
Saint-Huberty et à mon âge le succès que j'obtins. Elle avait fondé de
grandes espérances pour mon avenir; mais la Révolution qui devait m'être
si fatale commença dès-lors à détruire l'existence à laquelle j'étais
destinée.

Ce fut à cette époque que madame Saint-Huberty me présenta chez madame
Lemoine-Dubarry, qui réunissait l'élite des célébrités musicales. Parmi
tous ceux que je rencontrai chez elle, je ne remarquai alors que le
comte de Tilly, Gluck, Rivarol, Grétry, le prince de Ligne et ce
malheureux M. de Cussé, député peu d'années après, qui a péri sur
l'échafaud; il était excellent musicien et faisait de très jolis vers.
Un jour il eut la malice de m'en faire chanter avant de me les offrir;
comme ces vers, dont il avait fait la musique, sont inédits, et valent
la peine d'être conservés, les voici:

     Vous retracez tous les appas
     De cette nymphe agile,
     Dont Apollon suivait les pas
     Sans la rendre docile;
     Vous avez les traits aussi doux
     Et la taille aussi belle,
     Mais qu'il faudrait nous plaindre tous,
     Si vous couriez comme elle!...

     De la même légèreté,
     Dussiez-vous être sûre,
     Que le prix m'en soit présenté,
     Je tente l'aventure.
     L'amour me rendra plus léger;
     J'en attends la victoire;
     Et si vous devenez laurier,
     Je revole à la gloire.

     Ah! n'empruntez pas le secours
     Des antiques prestiges!
     Croyez-moi, n'ayez point recours
     À de pareils prodiges.
     Connaissez mieux tout le danger
     D'une métamorphose:
     Vous ne pouvez jamais changer
     Sans perdre quelque chose.

Comme il y avait déjà une crainte vague dans tous les esprits, mon père
qui s'était remarié ne voulut pas me laisser à Paris. Ma tante me ramena
à Toulouse où elle allait donner des représentations. Elle me fit jouer
quelques petits rôles dans des pièces qui furent montées à cet effet,
telles que la Nymphe des eaux dans _Armide_, l'Amour dans _Orphée_ et la
soeur de Didon. Cela me rappelle un incident assez burlesque.

Messieurs les capitouls voulurent se signaler par un hommage à l'actrice
célèbre, mais il était d'une nature si singulière que quelques
personnes, et particulièrement mon père, cherchèrent à les en détourner,
ou tout au moins à attendre la fin de l'opéra pour n'en pas interrompre
l'action, mais il n'y eut pas moyen. Ils me firent entrer avec la
chanteuse qui jouait une des confidentes de Didon. Nous portions une
corbeille de fleurs surmontée d'une couronne, et je dus adresser à la
reine de Carthage ce discours qui me fut dicté par un de ces messieurs:

«Ma chère soeur, recevez ce tribut de la patrie reconnaissante qui vous
est offert par les mains de messieurs les capitouls.»

Madame Saint-Huberty se pinçait les lèvres pour garder son sang-froid.
Le public n'osait pas rire d'un hommage offert à la grande actrice,
quelque ridicule qu'il y eût à le présenter de cette manière; de sorte
qu'il se fit un moment de silence pendant lequel j'eus l'heureuse idée
de poser la couronne sur sa tête. Alors les applaudissements éclatèrent
de toutes parts et la pièce continua.

On donna une superbe fête d'adieux à madame Saint-Huberty. Hélas! je ne
la revis plus depuis ce temps[16]; elle quitta l'Opéra en 1790 et partit
avec la comte d'Entraigues qu'elle épousa à Lausanne. «Elle ne cessa
d'être une grande actrice que pour se placer parmi les grandes dames»,
comme a dit un écrivain du temps[17].

Cette grandeur, hélas! lui fut fatale: elle périt assassinée dans sa
maison de Barnner-Tearace, ainsi que le comte d'Entraigues; j'ai lu sur
cette malheureuse catastrophe plusieurs versions qui m'ont paru peu
exactes.

Lorsqu'on revient après dix ans d'absence, on doit s'attendre à trouver
les choses bien changées; surtout si une interruption de correspondance,
vous empêche de connaître les événements survenus pendant cet
intervalle. C'est ce qui m'arriva en 1812, à mon retour de l'étranger:
je ne pouvais faire un pas sans rencontrer un malheur; il semblait que
le sort les eût semés sur ma route. Triste moisson à recueillir!

Cette année 1812 devait m'être fatale; j'arrivais de Russie, où j'avais
vu mon existence se briser en si peu de temps. À peine entrée à
Francfort, j'appris la mort de cet oncle qui m'avait accueillie avec
tant de bienveillance, à mon passage, dix ans auparavant. Sa femme
l'avait suivi de près, et leur fortune était tombée dans la famille de
madame Fleury.

Arrivée à Metz, je trouvai mon père dans un état d'inertie complète. Il
est à remarquer que les hommes d'esprit et d'imagination finissent
souvent de cette manière, et, sans vouloir faire de comparaison, Monvel
et autres ont terminé ainsi une carrière brillante.

Ces malheurs étaient la suite de l'ordre immuable de la nature, qui nous
a destinés à subir des pertes douloureuses; mais comment prévoir celles
qui sont causées par la perversité des hommes.

Qui m'eût dit, lorsque j'assistai aux triomphes de madame Saint-Huberty,
lorsque je la voyais entourée d'hommages, excitant l'admiration de toute
la France, recevant des honneurs que jamais aucune artiste n'avait
obtenus avant elle, qui m'eût dit que cette reine des arts, qui avait
abdiqué la gloire pour devenir simplement une grande dame, périrait
victime des événements politiques et par la main d'un misérable qui la
sacrifia à sa propre sûreté? Car ce fut au moment où sa trahison allait
être découverte qu'il frappa le comte et la comtesse d'Entraigues, dont
il était l'homme de confiance.

Cette nouvelle me causa une bien vive douleur; le souvenir du temps que
j'avais passé près de madame Saint-Huberty, se retraçait à mon
imagination pour déchirer mon coeur.

Lorsque les communications furent rétablies, je fus à Londres, où
j'espérais obtenir des renseignements sur la cause qui avait provoqué ce
meurtre.

Toutes les versions se rapportaient sur le fait principal, aucune
n'était exacte sur les détails, qui semblaient enveloppés d'un mystère
impénétrable. On ne pouvait donc se livrer qu'à des conjectures. Je vis
madame Bellington, célèbre chanteuse à Londres, qui avait eu des
relations d'amitié avec ma tante. Je fus aussi à Grillon-Hôtel où
logeaient le comte et la comtesse, lorsqu'ils venaient à Londres. On n'y
savait non plus rien de positif. Ce fut long-temps après que le
rédacteur du _Monitor_, M. G., me fit lire un article de son journal où
les faits étaient exactement détaillés; il me permit de les traduire, et
je les joins ici.

On sait que le comte d'Entraigues était entièrement dévoué à la maison
de Bourbon; il avait servi dans les armées et portait la décoration de
l'ordre de Saint-Louis. Sa fortune était considérable avant la
révolution. Le comte était un homme d'esprit, d'une imagination ardente;
les premiers élans de la révolution de 1789 le trouvèrent dans les
rangs, à côté de Mirabeau. Né dans le Vivarais, le comte y avait été
nommé député de la noblesse; il se fit souvent remarquer au milieu des
grands orateurs de cette Assemblée constituante qui en comptait un si
grand nombre.

Lorsque les événements politiques prirent une tournure qui n'était plus
dans les opinions du comte, il quitta la France pour aller en Suisse. Ce
fut à Lausanne qu'il épousa madame Saint-Huberty, mais son mariage ne
fut déclaré qu'en 1797, après l'arrestation du comte à Trieste. C'est à
l'occasion de ce mariage que madame Saint-Huberty reçut le cordon de
l'Aigle-Noir, distinction qui n'avait encore été accordée qu'à
mademoiselle Quinault[18].

Le comte d'Entraigues fût à Venise en 1795. Nommé secrétaire d'ambassade
en Espagne, il ne quitta ce pays qu'à la paix. Il fut alors attaché à
l'ambassade de Russie. Il partit pour Vienne; mais, arrêtés sur la
route, ses papiers furent saisis, et on le renferma dans la citadelle de
Milan.

Napoléon, dit-on, avait trouvé dans ses papiers la preuve d'une
connivence avec Pichegru dans l'affaire de Moreau. Pour constater un
fait qui y était relatif, on avait besoin de la signature du comte; il
la refusa obstinément, bien qu'on eût mis sa liberté à ce prix.
Cependant il trouva le moyen de s'échapper de sa prison. On soupçonna le
général Kailmain d'avoir favorisé son évasion. Le comte vint ensuite à
Leybach et à Vienne en 1801.

Il était en grande intimité avec Fox, Grenville et Canning. On peut
penser d'après toutes ces liaisons, s'il pouvait manquer d'être entouré
de gens intéressés à épier ses moindres démarches, et à pénétrer ses
secrets en corrompant ses domestiques; c'est ce qui arriva pour ce
misérable Lorenzo, qui attenta aux jours de ses maîtres afin de cacher
sa trahison. Un émigré vénitien, espèce d'intrigant comme il s'en
rencontre malheureusement trop souvent, gagna ce valet de chambre à
force d'argent et de promesses; Lorenzo lui remettait les lettres
écrites et reçues par le comte[19], il les décachetait et gardait le
dessus. Quelques jours avant l'événement, on avait remarqué que deux
étrangers étaient venu chercher Lorenzo et l'avaient conduit dans un
_public house_ (espèce de café).

La famille était dans ce moment à Barnner-Tearace, habitation du comte,
dans le comté de Surry. La veille du jour fatal, il reçut des dépêches
scellées d'un cachet particulier, et qui nécessitaient son départ pour
Londres. Tout fut disposé pour le lendemain matin. Lorenzo voyant que
ses infidélités allaient être découvertes, frappa son maître de deux
coups de poignard qui le renversèrent baigné dans son sang sur les
marches de l'escalier; mais craignant qu'il ne respirât encore, il
remonta pour prendre un pistolet afin de l'achever, et courut à la
comtesse qu'il frappa dans la poitrine comme elle allait monter en
voiture; pour empêcher, sans doute, qu'elle ne le fit découvrir. Il
avait totalement perdu la tête, car, entendant le tumulte causé par cet
événement, il se servit du pistolet qu'il avait été chercher, pour se
brûler la cervelle. Le comte et la comtesse ne survécurent que quelques
heures.

Ce fut sous le ministère de lord Liverpool et de Castelreagh que se
passa cette cruelle catastrophe, dont les motifs furent un mystère
pendant fort longtemps. On se livra à différentes conjectures. L'émigré
dont le nom était vénitien, mais que l'on disait né en Suisse, fut
fortement soupçonné d'avoir été le provocateur de ce crime: il s'est
jeté par la fenêtre il y a peu d'années. C'est une consolation de croire
que le remords d'avoir causé tant de malheurs l'a conduit au suicide.



VI

Lettre à Fanny.--Mon genre de vie à Toulouse.--M. de Cazalès.--Le
marquis de Grammont.--Je suis présentée à madame Dubarry.--Les
Capitouls.--La tragédie de _Samson_.--Combat d'arlequin et du
dindon.--Mariage de Fanny.--Son mari périt sur l'échafaud.


Revenons à Toulouse dont je me suis bien éloignée. Pour reprendre mon
sujet au point où je l'ai quitté, je joins ici la lettre que j'écrivais
à la comtesse Fanny Darros, ma jeune compagne d'enfance à Metz.

À la Comtesse Fanny Darros.

     Toulouse, ... décembre, 1788.

     «Je vous ai écrit de Paris, ma chère Fanny, que madame
     Saint-Huberty m'avait présentée chez madame Lemoine-Dubarry: je
     l'ai retrouvée à Toulouse. Ma belle-mère va beaucoup chez elle; sa
     maison est une des plus agréables de la ville. On voit bien qu'elle
     arrive de Paris, car sa toilette et ses manières sont d'une
     élégance simple et de bon goût qui fait contraste avec celles de
     toutes ces dames de province. Cela me va bien, à moi, de parler
     ainsi; qu'en pensez-vous? Parce que je viens de passer quelque
     temps à Paris, je dirais volontiers, _nous autres Parisiennes_.
     Madame Lemoine m'a prise en amitié tout de suite, malgré la
     disproportion de nos âges, mais je suis tellement à mon aise avec
     elle, elle sait si bien se rapprocher de moi, qu'il me semble que
     je suis quelque chose lorsque nous sommes ensemble; mais aussi avec
     les autres je me trouve _Gros Jean comme devant_. Elle doit me
     mener à sa charmante campagne, où elle donne des bals champêtres.
     J'ai vu chez elle le marquis de Grammont, premier capitoul
     gentilhomme. C'est un homme de quarante ans qui a dû être fort
     beau; son air noble est imposant, mois il ne faut pas l'entendre
     parler, car son ton est des plus communs. Quelle différence avec le
     prince de Ligne! Quant à M. de Cazalès[20], c'est un officier de
     dragons, gros et court; on dit qu'il a beaucoup d'esprit. Jusqu'à
     présent je ne m'en suis pas aperçue, car je le vois toujours
     dormir. C'est bien l'homme le plus distrait, le plus original et le
     plus _sans gêne_ que l'on puisse rencontrer, mais on lui passe
     tout. J'ai vu aussi le comte Jean dont j'avais entendu parler, et
     que je n'avais jamais eu l'occasion de rencontrer. Vous ne vous
     douteriez pas de la première impression qu'il m'a fait éprouver.
     Son ton est si singulier, ses manières sont si libres, que l'on ne
     sait comment lui répondre; il parle sans cesse du duc de Richelieu,
     qui est gouverneur à Bordeaux. Il n'est marié que depuis un an avec
     mademoiselle de Montoussin, jeune fille noble, jolie et pauvre. Un
     parent de sa femme, le comte de Lacase, dont tout le monde se
     moque, est toujours avec lui.

     «J'oubliais de vous dire que j'ai vu cette fameuse madame Dubarry,
     dont nous avons si souvent entendu parler dans notre enfance. Voici
     comme cela est arrivé. Mademoiselle Chon avait fait prier mon père
     de passer à son hôtel, pour l'engager à composer un intermède,
     destiné à être joué dans une fête que l'on donnait à madame
     Dubarry, dans le château du duc d'Aiguillon. Mon père m'y avait
     fait un petit rôle de paysanne où je chantais de fort jolis
     couplets. Après la pièce, on me conduisit auprès de madame Dubarry;
     elle est encore fort belle, quoiqu'elle ne soit plus très jeune. Je
     lui trouve trop d'embonpoint; mais la coupe de son visage est
     charmante. Ses yeux sont doux, et expressifs, et lorsqu'elle
     sourit, elle laisse apercevoir des dents éblouissantes de
     blancheur. Le duc d'Aiguillon est aussi un fort bel homme, d'une
     politesse et d'une galanterie de cour. Excepté le comte Guillaume
     et madame Lemoine, toute la famille Dubarry était là; le comte
     Jean, ses soeurs et un beau-frère, qui ressemble assez à ce paysan
     d'un de nos opéras auquel on a mis un bel habit brodé (_Nanette et
     Lucas_, je crois). Tout le monde m'a embrassée, m'a fêtée; madame
     Dubarry m'a donné de jolies boites de Paris, et une parure en
     satin, où il se trouve un de ces manchons qu'on appelle un _petit
     baril_, les cercles sont en cygne.»

À la Même.

     Toulouse, ... janvier, 1789.

     «Il faut que je vous raconte un drôle d'épisode sur messieurs les
     capitouls, qui sont souvent en possession d'exciter l'hilarité des
     jeunes gens de l'Université.

     «Selon les règlements et les privilèges du Théâtre-Français, les
     Italiens ne peuvent jouer ni tragédies, ni comédies à moins qu'il
     ne s'y trouve un arlequin, c'est pourquoi l'on voit ce personnage
     dans les pièces de Marivaux, ce qui est très invraisemblable, dans
     _les Jeux de l'amour et du hasard_ surtout, où il doit être pris
     pour Dorante. Il faut y mettre beaucoup de bonne volonté pour se
     faire illusion; mais messieurs les comédiens français, dans leur
     hiérarchie superbe, s'embarrassent peu des autres.

     «Dans la tragédie sainte de _Samson_, il y a aussi un arlequin. On
     joue rarement cet ouvrage parce qu'il entraîne de grandes dépenses.
     _Samson_ est donc la providence des bénéfices d'artistes, et c'est
     la pièce qui est toujours en possession d'attirer la foule par la
     variété de toutes ses merveilles[21]. La défaite des Philistins par
     une mâchoire d'âne, la destruction du palais ébranlé par la force
     de Samson; mais surtout le combat d'arlequin avec le dindon
     excitent toujours une grande joie[22].

     «Quelque temps après l'ovation de madame Saint-Huberty, que je vous
     ai racontée, on donnait la tragédie de _Samson_. Le dindon fort
     ennuyé d'être ainsi harcelé prend son vol et va se mettre sous la
     protection de messieurs les capitouls, en se perchant sur leur
     loge. Alors tout le parterre de chanter:

          Où peut-on être mieux, qu'au sein de sa famille?

     «LOUISE FLEURY.»


Notre correspondance fut interrompue pendant quelque temps. Voici la
dernière lettre que je reçus de la jeune comtesse Darros; elle
m'annonçait son mariage. Cette nouvelle qui aurait dû m'inspirer de la
joie par la tendre amitié que j'avais pour la compagne de mon enfance me
remplit de tristesse; cette lettre semblait être le chant du cygne par
la teinte mélancolique dont son style était empreint. Elle, Fanny,
toujours si folle! Je sentais mon coeur se serrer, et je ne pouvais me
rendre compte du sentiment que j'éprouvais.

À mademoiselle Fleury, à Toulouse.

     Metz, ... novembre, 1789.

     «Il me semble, ma chère amie, que la nouvelle liaison que vous avez
     contractée, vous éloigne de tous vos amis. Quoique depuis plus d'un
     an je n'ai point reçu de vos nouvelles, je me reprocherais
     cependant de ne pas confier à la compagne de mon enfance l'action
     la plus importante de ma vie. Je vais me marier. J'espère être
     heureuse; mais il me faudra quitter mon père, et cette idée
     empoisonne tout mon bonheur. J'épouse le fils de M. de Beaurepaire
     que vous avez vu si souvent à la maison. Son régiment est en
     Franche-Comté. Mon père m'a laissée entièrement maîtresse et n'a
     voulu influencer mon choix en aucune manière. Tous les préparatifs,
     les cadeaux, cette agitation qui précède toujours un pareil moment
     ne peuvent me distraire d'une mélancolie qui vient sans doute du
     changement qui va se faire dans ma vie et dans mes habitudes les
     plus chères. Hélas! Dieu veuille que ce ne soit pas un triste
     pressentiment.

     «Adieu, ma chère Louise, combien je regrette de n'avoir pas près de
     moi l'amie de mon enfance. Vous trouveriez mon caractère bien
     changé, vous qui m'avez vue si gaie, si folle, mais vous pourriez
     peut-être me rappeler quelques-uns de nos bons rires. Je suis
     persuadée que vous ferez des voeux pour mon bonheur: puissent-ils
     s'accomplir!

     «FANNY DARROS.»

La comtesse Fanny Darros était une fort belle personne. Son père avait
un esprit et un caractère distingués. Il était grand partisan des
encyclopédistes et nullement imbu des préjugés de la noblesse d'alors,
ce qui choquait beaucoup celle de sa province qui l'appelait _le
philosophe_; cela n'empêchait pas cependant que l'on ne fût enchanté de
venir à ses soirées. On y faisait d'assez bonne musique. On y lisait des
poésies des meilleurs auteurs, puis on dansait: comment résister à tout
cela? Le comte avait beaucoup voyagé, particulièrement dans les Indes.
C'était là qu'il avait épousé une femme charmante qui mourut en donnant
le jour à sa fille.

Ils étaient intimement liés avec une famille dont le chef, le général
Beaurepaire, a fait une si belle défense à Verdun, à l'époque de nos
premières guerres. La jeune Fanny avait été à peu près élevée avec son
fils qui n'avait quitté Metz que pour entrer dans les pages. Les deux
familles avaient projeté dès ce temps là même, cette union qui eut,
hélas! de si tristes résultats. Ils se marièrent en 1789, et furent les
derniers à émigrer, mais la force des choses les entraîna. Ils
habitaient une petite ville d'Allemagne, peu distante de Metz. Ce jeune
homme n'avait point voulu porter les armes contre son pays, mais il n'en
était pas moins sur la liste des émigrés. Sa mère était mourante et sa
soeur imprévoyante du danger que son frère pouvait courir, le sollicitait
vivement d'entreprendre un voyage auquel il n'était que trop disposé.

«Rien qu'un jour, mon frère, lui écrivait-elle, un seul jour, une heure;
ma mère sera si heureuse de te voir. Personne ne saura que tu es parmi
nous: déguise-toi de manière à n'être pas reconnu.»

Il vint donc, malgré les tristes pressentiments de sa femme qui n'osait
entièrement s'y opposer, connaissant sa tendresse pour sa mère. Hélas!
il fut reconnu par un misérable qui avait été au service de sa famille.
Dénoncé, arrêté, il fut condamné sur la simple identité de son nom[23].
Qui aurait pu croire que le fils du défenseur de Verdun périrait sur un
échafaud? On voit, dans la lettre qu'elle m'écrivait à l'occasion de son
mariage, qu'une idée vague de malheur la poursuivait comme une seconde
vue.

Cet événement me causa un bien vif chagrin, mais je ne l'appris que
long-temps après; car l'on n'osait pas écrire sur de semblables sujets.
La jeune comtesse alla en Italie. Je n'ai pu savoir depuis ce qu'elle
est devenue. L'on était tellement dispersé qu'on était souvent surpris
de retrouver vivante une personne que l'on croyait morte.



VII

Un tour de M. de Cazalès.--Je lui rends la pareille.--Un prince de
Rohan.--M. de Rolin, avocat-général au parlement de Grenoble.--Le comte
de Lacase.--Son mariage avec une grisette.--M. de Catelan,
avocat-général au parlement de Toulouse.


Madame Lemoine partit pour Paris et me fit promettre de la tenir au
courant de toutes les petites anecdotes de la société que nous voyions
habituellement; c'est à elle que mes lettres ont presque toujours été
adressées jusqu'en 1795.

À madame Lemoine-Dubarry, à Paris,

     Toulouse, ... novembre 1780.

     «Madame,

     «Depuis que nous sommes revenus des eaux de Bagnères et que vous
     êtes retournée à votre Paris, nous sommes tristes et maussades.
     Nous n'avons plus ces aimables soirées à la campagne, où vous nous
     entreteniez des plaisirs de la capitale, que nous autres, pauvres
     provinciaux, n'avons qu'entrevue et que nous regardons comme la
     terre promise. Je désirais bien revoir Paris avant que vous y
     fussiez; mais jugez combien je le désire davantage à présent que
     vous pouvez me rendre ce séjour plus agréable encore, par l'amitié
     que vous voulez bien me témoigner et la réunion de votre société.
     Si je ne suis pas dans l'âge où l'on se fait écouter, je suis déjà
     dans celui où l'on peut apprécier les autres. Ce n'est qu'à Paris
     que l'on rencontre les artistes distingués, et tout cet appareil de
     fête et de cour. À propos de cour et de princes, puisque vous
     voulez que je vous entretienne de tout ce qui se passe dans notre
     cercle, il faut que je vous raconte le tour que m'a joué M. de
     Cazalès, que je commence à aimer un peu plus cependant, parce qu'il
     est fort aimable et fort gai; mais je dois dire en toute humilité
     que s'il me fait rire, il s'amuse souvent aussi à mes dépens, et je
     soupçonne qu'il me croit un peu niaise.

     «Vous savez qu'on ne voit pas de prince en province, et quoique mon
     oncle en ait élevé deux, j'en ai peu rencontré sur mon chemin. Il
     me semblait donc qu'un prince devait être environné d'une suite
     nombreuse, tout chamarré d'or et de croix et qu'il ne pouvait
     marcher sans ce pompeux appareil. Il y a quelques jours M. de
     Cazalès vint me dire d'un air de confidence que l'on attendait un
     prince à Toulouse et qu'il viendrait chez M. de Grammont. Je voulus
     savoir s'il ne m'avait pas fait une mystification, et je fus aux
     informations. On m'assura que c'était la vérité.

     «--Et comment donc ferai-je pour le voir?

     «--Rien de plus facile, vous êtes souvent à la campagne avec votre
     belle-mère: vous serez invitée ce jour là.

     «En effet, nous arrivâmes le matin avec plusieurs autres dames et
     nous montâmes après dîner dans notre chambre pour nous habiller.
     Lorsque je descendis, il y avait déjà quelques personnes dans la
     galerie du jardin. Je me plaçai en face de la porte, espérant
     chaque fois que j'entendais du bruit qu'elle allait s'ouvrir avec
     fracas et que je verrais arriver le prince et sa suite. Il y avait
     près de moi un jeune officier qui me parlait toujours, m'ennuyait
     beaucoup, et auquel je répondais avec distraction. Enfin ne pouvant
     plus résister à mon impatience, je fus demander à M. de Cazalès
     quand ce prince arriverait.--Eh! mais, vous causez avec lui depuis
     que vous êtes descendue, me dit-il. Ce malencontreux officier était
     un prince de la maison de Rohan, qui voyage avec son gouverneur. On
     s'est joliment moqué de moi; il ne manquait que vous pour
     m'achever, madame. Malgré cela, il me tarde bien de vous revoir,
     car c'est vous qui animez tout, et je ne puis vous dire maintenant
     qu'un triste adieu.

À la même.

     «Ah! madame, si M. de Cazalès s'est moqué de moi, je le lui ai bien
     rendu hier. Vous savez combien il est indolent, et vous savez aussi
     qu'il courtise toutes les belles. Il avait, depuis quelques jours,
     une de ces nouvelles épingles en petit médaillon de cristal dans
     lequel on met des cheveux; on l'avait beaucoup plaisanté sur la
     boucle blonde qu'il renfermait. Hier, assez tard, il s'amusait à
     nous faire des tours de cartes, lorsque je me suis aperçue que les
     cheveux avaient changé de couleur et qu'ils étaient devenus d'un
     très beau noir. J'ai fait un signe à madame L***, qui, s'approchant
     de lui, s'est écriée: «quoi! déjà?» Ce qu'il y a de charmant c'est
     qu'il ne s'était pas douté du changement et qu'il ne pouvait
     concevoir comment il s'était opéré[24]. Vous pensez si on l'a
     plaisanté sur les tours qu'il ne savait pas prévoir et si j'ai pris
     ma revanche de ses moqueries, pour mon prince de Rohan et sa suite.
     Lui qui veut apprendre à escamoter, a trouvé un maître habile, mais
     il ne le nommera pas.

À la même.

     «Madame,

     «Un nouvel arrivé (car il n'a nullement l'air d'un nouveau
     débarqué), vient d'égayer un peu nos languissantes soirées. C'est
     M. de Rolin de Savoie[25], avocat-général au parlement de Grenoble;
     il a de l'esprit, de cet esprit qui vous plaît et qui n'est pas
     celui de tout le monde. Il donne un tour original à tout ce qu'il
     dit. Il faut que je vous raconte notre première entrevue, afin que
     vous fassiez plus promptement connaissance avec lui. C'était non
     pas _dans les horreurs d'une profonde nuit_, mais à la noce de M.
     le comte de Lacase[26], ou pour mieux dire, à ses fiançailles; il
     vient, comme vous le savez, d'épouser sa maîtresse, par respect
     pour les moeurs. Il s'était cru obligé, ainsi que le M. de Moncade
     de _l'École des bourgeois_, d'inviter toute la parenté de cette
     petite grisette, et il aurait pu nous dire: «_C'est aujourd'hui que
     je vous encanaille_,» car pour lui, il semblait enchanté. Nous
     croyions nous trouver au moins avec une partie des personnes que
     nous avons l'habitude de voir; mais il y avait très peu de femmes
     de notre connaissance. Nous remarquâmes, en entrant, la future
     mariée dansant avec le comte de Quélus, et nous aperçûmes toutes
     ces figures hétéroclites assises autour de la salle: c'était bien
     de véritables figures de tapisserie. Je fus m'asseoir à côté de ma
     belle-mère; j'étais d'assez mauvaise humeur et je prévoyais que je
     m'amuserais fort peu. En retournant la tête, je vis un monsieur que
     je n'avais jamais rencontré nulle part; cela étonne en province, où
     tout le monde se connaît. Sa figure me frappa, bien qu'elle n'eût
     de remarquable que des yeux très spirituels et l'apparence d'un
     homme de bonne compagnie; il avait l'air de ne connaître absolument
     personne que le maître de la maison, et de chercher quelqu'un à qui
     pouvoir adresser ses observations, comme il nous l'a dit depuis.

     «--Oserais-je vous demander, madame, si c'est le jour ou le
     lendemain du mariage?

     «--C'est le jour de la signature du contrat, monsieur.

     «--Et il y a un bal?

     «--Mais comme vous le voyez.

     «--Je vous demande pardon, je suis tout à fait neuf dans ce pays,
     comme vous pouvez vous en apercevoir; c'est le marquis de Grammont
     qui m'a amené du spectacle ici, et qui m'a laissé en me disant
     qu'il allait revenir. J'ai rencontré cette dame, me dit-il, en me
     montrant la fiancée qui était tout en blanc, presqu'en costume de
     mariée; elle était suivie de la famille: cela ressemblait à la noce
     de l'opéra du _Déserteur_. Me trouvant près d'elle au bas de
     l'escalier, je me suis empressé de lui offrir la main; mais elle
     n'a jamais voulu l'accepter, et m'a forcé de monter devant elle. Il
     a fallu céder malgré ma résistance, et depuis ce moment je suis à
     chercher quelqu'un qui ait assez d'indulgence pour me mettre au
     fait; car je crains de faire encore quelque gaucherie.

     «L'air dont il nous parlait était si comiquement niais et faisait
     un tel contraste avec son sourire malin, que je me mis à rire comme
     une folle, et dès ce moment, la confiance s'établit entre nous. Ma
     belle-mère lui raconta qu'on avait persuadé à ce pauvre M. de
     Lacase, qu'il avait séduit cette jeune personne (qui du reste était
     fort jolie), que pour l'acquit de sa conscience, il devait
     l'épouser; et qu'il s'y était prêté de la meilleure grâce du monde,
     malgré les conseils de ses amis et l'opposition de ses parents.
     Mais comme il était bien d'âge à savoir la sottise qu'il faisait,
     on avait fini par en rire.

     «Toutes les réparties de M. de Rolin, toutes ses remarques étaient
     d'une finesse et d'une originalité charmantes. Enfin, cette soirée
     où nous croyions nous ennuyer à mourir, a été une des plus gaies
     que nous ayons passées depuis votre départ.

     «M. de Savoie a été présenté dans les premières maisons de la
     ville; mais autant qu'il le peut, il passe ses soirées avec nous,
     ainsi que M. de Catelan[27]; il doit bien, dit-il, cette
     reconnaissance à l'hospitalité que nous lui avons accordée, lors de
     notre première rencontre. Lui et mon père se conviennent beaucoup.

     «Louise Fleury.»



VIII

Je me marie.--Fusil part pour Marseille.--Les chanteurs et les
chanteuses à cette époque.--Progrès de la musique.--Le chanteur
Garat.--Madame Marrât.--Une soirée musicale chez Piccini--La voix de
madame Piccini à l'âge de 75 ans--Mon départ pour Bruxelles.--La soeur de
Marie-Antoinette.--La révolution en Belgique.--Événements d'Anvers en
1790; atrocités.--Je vais à Gand--Je chante l'hymne des patriotes
belges--Mon retour à Anvers.--J'arrive à Bruxelles.--Les miracles, de la
Vierge-Noire.


Comme je ne parle guères de moi que lorsque cela met en scène quelques
personnages marquants, et que mon mariage intéresse peu le public, je
dirai seulement que j'épousai Fusil à Toulouse. Nous étions bien jeunes
l'un et l'autre, et mon père avait grandement raison, lorsqu'il hésitait
à y consentir. Fusil regretta bientôt l'indépendance de la vie de
garçon. Comme j'avais reçu des propositions brillantes de la Belgique,
pour les concerts, il fut d'avis que je devais les accepter, attendu
que, ne jouant pas encore la comédie, je ne pouvais rien faire à
Marseille, où il était engagé; il partit donc pour cette ville, et me
laissa chez mon père jusqu'au temps où je devais me rendre à Bruxelles.

Les chanteuses de cette époque étaient moins payées qu'à présent;
cependant celles de la bonne école étaient fort recherchées. Gluck,
Saccini, Piccini, avaient opéré une révolution dans la musique. Les
méthode italienne et allemande commençaient à faire d'autant plus de
progrès, que le théâtre de Monsieur, où l'on avait fait venir des
chanteurs italiens, était en grande faveur: c'est à cette école que se
sont formés Garat, Martin, mesdames Scio, Rosine. C'est aussi cette
école italienne et allemande qui nous a donné Méhul, Gossec, Lesueur et
Boïeldieu; ils eussent été de grands compositeurs dans tous les temps,
parce qu'ils avaient du génie; mais ils ont formé leur mélodie, et leur
instrumentation d'après ces grands modèles. Madame Saint-Huberty est la
première pour laquelle Piccini ait écrit un air chanté à l'Opéra. Ceux
qui s'imaginent que dans ce temps-là on chantait comme Lainé, se
trompent fort; nous nous moquions de sa voix criarde et cadencée, qui
n'eût pas été supportée par le public, sans la chaleur et l'entraînement
de son exécution. C'était sans contredit un excellent acteur, mais un
ridicule chanteur. Laïs, Chéron, Chardini, madame Chéron, se faisaient
déjà distinguer par une meilleure méthode. Depuis ce temps, la musique a
marché avec le siècle, et augmenté ses progrès. Lorsqu'on est dans la
bonne voie, il n'y a plus qu'à suivre; les moyens peuvent manquer avec
l'âge, mais le goût est toujours le même: nous l'avons vu pour Garat,
pour Martin, nous le voyons pour Ponchard. Garat avait une organisation
telle, qu'il chantait déjà admirablement avant d'être bon musicien.
C'était le chanteur de la reine; il exécutait souvent des morceaux avec
elle. On connaît toute l'originalité de Garat, et combien il était
toujours artiste avant tout. Un jour qu'on lui rappelait ses soirées de
musique à la cour, quelqu'un lui dit:

«--N'avez-vous pas chanté tel morceau avec la reine?...

«--Ah oui! répondit-il, d'un air attendri, pauvre princesse!... comme
elle chantait faux!...»

C'est lui qui le premier a développé, dans toute leur étendue, les beaux
moyens de madame Mainvielle-Fodor, qui est venue à Paris après madame
Barrilli, admirable chanteuse qui l'eût été dans tous les temps.

Les Italiens conservent mieux que nous la fraîcheur de la voix dans un
âge avancé. Madame Marrât avait plus de soixante ans lorsque j'ai chanté
avec elle le beau duo de _Mithridate_. Ses moyens étaient encore d'une
grande étendue, et sa voix moëlleuse et légère. Je lui ai l'obligation
de m'avoir donné de très bons conseils, et j'ai eu en elle un excellent
modèle; mais la personne la plus étonnante que j'aie entendue dans ce
genre là, c'est la femme du vieux Piccini. Il rassemblait tous les
jeudis ses élèves, qui, réunis à sa famille, formaient un concert
nombreux, et faisait exécuter la plupart du temps des morceaux de ses
opéras. _Athis_ était de ses compositions celle qu'il préférait[28]. Un
jour qu'une de ses chanteuses lui manquait, il appela madame Piccini, et
la pria de la remplacer. Nous étions là, toutes jeunes femmes, et il ne
nous fallut rien moins que le respect et la vénération que nous portions
à cette famille dans son chef, pour contenir le fou rire qui nous
gagnait.

Madame Piccini avait 75 ans, elle était d'une laideur plus que permise
même à cet âge; bossue, le col court, un embonpoint très-prononcé, et
par-dessus tous ces avantages, elle avait une toilette qui aurait pu la
faire prendre pour la cuisinière de son mari; ce qu'elle était bien un
peu par le fait, car sans cesse occupée de son ménage, on ne la voyait
jamais dans le salon, ni dans la salle d'étude. Mariée fort jeune, comme
toutes les Italiennes, elle avait eu un si grand nombre d'enfants,
qu'ils en étaient déjà à la troisième génération.

Madame Piccini ôta le tablier dans lequel elle avait des cornichons
qu'elle allait mettre au vinaigre, et s'approcha du piano de son mari.
Lorsqu'elle commença le solo, il s'échappa de cette masse informe des
sons si frais, si suaves, que pas une de ses filles, de ses
petites-filles, ni de nous, n'eussent pu en faire entendre de
semblables. Nous restâmes en extase; de temps en temps je mettais ma
main sur mes yeux, pour compléter l'illusion. Il me semblait entendre le
chant des vierges de Sion. Elle continua ainsi toute la soirée.

«--Eh bien! nous dit Piccini, que dites-vous de ma vieille sybille?...

«--Qu'elle serait, répondis-je, bien capable de faire croire à ses
oracles.»

Il était logé dans la maison d'un fermier-général, sur la place Vendôme;
c'était alors un luxe de ces messieurs d'offrir une noble hospitalité
aux grands compositeurs.

Piccini est mort dans un état voisin de la misère. Il habitait alors
l'hôtel d'Angevilliers où on lui avait accordé une retraite comme à
divers artistes, peintres, gens de lettres, etc.: c'est là qu'il est
mort. Il a composé jusqu'au dernier moment de sa vie; son lit était
couvert de feuilles de musique. On donna au bénéfice de sa famille une
représentation de l'un de ses opéras. Il y avait bien peu de monde: dans
un autre temps la salle eut été remplie. Il en est arrivé autant pour la
fille de Molé[29]. Les affaires absorbaient tout, et si l'on s'occupait
parfois des arts, ce n'était plus que pour se distraire des malheurs du
temps.

Enfin je partis pour Bruxelles, après avoir passé quelques mois à Paris
pour travailler avec Piccini. Tout le inonde me félicitait de quitter la
France où l'on devait s'attendre à un bouleversement. J'arrivai
cependant dans un pays où l'on n'était guère plus tranquille. Je fus le
soir au spectacle; on y donnait l'_École des Pères_, comédie de M.
Peyre. La princesse royale[30] assistait à cette représentation. Lorsque
l'oncle dit, en parlant de la maîtresse de son neveu:

     ... Commençons d'abord par chasser la princesse.

Le public lui fit application de ce vers, et il partit un
applaudissement général.

Je vis le lendemain le prince de Ligne que j'avais connu à Paris.

«--Vous arrivez dans un mauvais moment, me dit-il. Je suis fâché d'avoir
engagé Fistum[31] à vous faire venir, nous partirons demain pour La
Haye.

En effet la révolution fit de rapides progrès. Je fus d'abord à Anvers.
En traversant la place de Mer où je devais loger, j'aperçois des canons
braqués, et personne sur cette place. Je ne rencontrais aucun habitant;
il semblait que la ville fût déserte. Cet appareil de guerre m'effraya
beaucoup, comme on le peut croire. Cependant on m'assura que ce n'était
que par précaution que l'on avait placé ces canons, et que dans aucun
temps on ne voyait beaucoup de monde dans les rues. Les fenêtres ayant
vue sur la place étaient fermées, et l'on n'habitait que la partie de la
maison qui donnait sur les cours et sur les jardins. Cela donnait à
cette place un aspect extrêmement triste. Le lendemain, ayant entendu un
grand mouvement, je me mis à la fenêtre et j'aperçus de loin une
procession, suivie d'une nombreuse population que je n'aurais jamais
soupçonnée dans la ville.

La révolution de la Belgique ne ressemblait pas à la nôtre; le principal
motif en était la religion. Les prêtres étaient à la tête du mouvement
et faisaient des processions pour remercier Dieu après la victoire. Les
familles qui avaient des craintes étaient renfermées dans la citadelle
sous la protection de la garnison. Pendant ce temps-là, le peuple
pillait leurs maisons. Il faut convenir cependant que ces pillages
n'étaient pas des vols. On faisait un immense bloc de tous les objets
que l'on jetait par les fenêtres et l'on y mettait le feu. Souvent même,
il arrivait que l'on vous proposait à voix basse de faire l'acquisition
d'un bijou ou de tout autre objet de prix; mais si l'on cédait à cette
amorce, malheur vous en arrivait.

Malgré tout ce bruit, on jouait la comédie, et je ne pus m'empêcher de
rire au milieu de ce triste drame d'un épisode assez comique. On donnait
au Théâtre-Français de cette ville un petit opéra intitulé l'_Epreuve
villageoise_. Le jockey de M. de la France doit apporter à Denise un
bouquet, dans lequel est renfermé un billet. Au lieu du bouquet, il
arrive avec un large médaillon suspendu à une énorme chaîne, et au lieu
de dire «_monsieur de la France m'envoie avec ce petit bouquet_,» il
substitua: _Monsieur de la France m'envoie avec ce petit portrait_.

Au même instant, les cris de vive Van-der-Noot[32] se firent entendre,
et la pauvre Denise fut obligée de passer à son cou, la chaîne et le
portrait, qui, par sa largeur, ne ressemblait pas mal à l'armet de
Mambrin. Chaque fois qu'elle se trouvait en face du parterre, on
redoublait les cris.

Quelques jours après mon arrivée, je reçus une invitation de me rendre à
Gand, pour y chanter l'hymne des patriotes belges.

     Des Belges gémissants,
     Ô Liberté chérie,
     Mère de la patrie,
     Protège tes enfants.
     À nos tristes regards,
     Pour nous forger des chaînes,
     Les légions romaines,
     S'offrent de toutes parts.
     Sous le joug des Césars,
     Lorsqu'Albion succombe,
     Nous fuirons dans la tombe
     Avant d'orner son char.

La musique, qui était d'un compositeur célèbre, produisit un
enthousiasme tel qu'on devait l'attendre de la circonstance. Ce morceau
fut redemandé pour le lendemain; mais ce lendemain devait amener la plus
triste catastrophe. Il n'y avait que deux régiments autrichiens qui
gardaient la citadelle, celui de Bender et celui de Clairfay; l'armée
était éloignée de la ville et rien n'annonçait qu'elle dût s'en
approcher, puisque les patriotes étaient occupés ailleurs. Cependant,
comme il y avait eu dans plusieurs endroits des attaques imprévues de
l'armée d'opposition, on pouvait s'attendre à quelque chose de pareil.
En effet, la citadelle fut attaquée au moment où l'on y pensait le
moins, par un petit nombre de patriotes. Le commandant prit cela pour
une ruse de guerre, et se persuada que l'armée était aux portes, car
autrement on ne pouvait penser qu'une poignée de jeunes gens eussent
voulu tenter une attaque. Après une légère résistance, la garnison peu
nombreuse met bas les armes et abandonne la citadelle. Les vainqueurs au
lieu de poursuivre les troupes, s'amusent à chanter victoire et à boire
à la santé des Autrichiens; mais bientôt la garnison reconnaît son
erreur. Furieuse d'avoir été trompée, elle se répand dans la ville,
entre dans les maisons et massacre tout ce qu'elle rencontre. Tout ce
qu'il y avait d'hommes en état de porter les armes était hors des murs;
il ne restait donc que des bourgeois sans défense. L'épouvante et le
carnage deviennent horribles, chacun court sans savoir où. On vient nous
dire: «sauvez-vous au théâtre, on ne pourra vous y supposer à cette
heure; fermez les portes et éteignez toutes les lumières.» C'est la
première fois, je crois, que le théâtre fut un asile inviolable. Nous y
restâmes toute la nuit dans des transes mortelles, car nous ignorions ce
qui se passait, et plusieurs de ces dames avaient dans la mêlée leur
mari ou leur père. Lorsque les troupes s'éloignèrent, nous sortîmes de
notre cachette; mais les détails que nous apprîmes nous firent frémir.
Toutes les cruautés que la guerre peut enfanter avaient été commises par
ces deux régiments qui furent appelés _les Bouchers de Gand_. Ils
jetaient les enfants dans les fournaises ou les perçaient de leurs
baïonnettes pour les lancer à travers les fenêtres, égorgeaient les
vieillards; enfin la rage était telle, que les officiers mêmes, chez
lesquels on peut s'attendre à trouver secours et protection, étaient
sans pitié. Trois jeunes personnes charmantes appartenant à une des
meilleures familles et dont le père était absent pour quelques jours,
reconnaissant un officier qui avait été reçu chez leurs parents, se
jettent au-devant de lui pour implorer son secours. Il détourne la tête
sans répondre.

--Sauvez au moins ma mère! lui crie la plus jeune.

Cette malheureuse femme était évanouie dans les bras de ses enfants. Les
soldats se précipitaient pour la frapper.

--Je n'y puis rien, répond l'officier en s'éloignant.

Cette cruelle réponse redoubla l'audace et la fureur de ces misérables.
Il faut tirer le rideau sur de semblables événements.

Je partis pour Anvers, où il s'en préparait d'autres, qui n'étaient pas
plus rassurant. Il y avait dans la citadelle, qui domine la ville, une
très forte garnison; tous les proscrits s'y étaient renfermés. On
commençait à y manquer de vivres, et cette garnison menaçait de tirer à
boulets rouges, si on ne laissait passer des secours. À chaque instant
on placardait des écrite sur les arbres de la promenade, sur les
murailles des maisons, et avec une longue-vue il était facile de
s'apercevoir qu'ils se disposaient à exécuter leur menace. Comme il
était dangereux de les réduire à la dernière extrémité, on laissa donc
entrer des provisions; et je profitai de l'ouverture de cette porte pour
sortir de la ville. Je pris la barque de Bruges pour aller à Bruxelles.
Ce charmant petit voyage, le paysage pittoresque et tranquille qui
s'offrait à moi, rafraîchit et reposa mon imagination tourmentée par
tant de craintes et de tableaux effrayants.

On était dans la joie à Bruxelles. La Vierge-Noire y faisait des
miracles en faveur de la révolution. Elle est en grande vénération en
Belgique. Placée près de la ville de Bruxelles, dans un endroit écarté,
entouré d'arbres touffus, elle reçoit sans cesse les invocations d'une
population fervente.

La Vierge-Noire venait de manifester sa protection pour Van-der-Noot, le
Lafayette du Brabant. Un soir, on avait aperçu dans sa main droite un
papier, que l'on supposa devoir être d'une grande importance. Un des
magistrats de la ville se présenta pour le recevoir; mais la Vierge
retira son bras. On appela un membre du clergé, qui eut tout aussi peu
de succès; mais lorsqu'elle aperçut Van-der-Noot, elle avança
gracieusement la main et lui remit ce papier, qui ne devait être confié
qu'à lui, et assurer le succès de son entreprise. Il se prosterna avec
un saint respect, ainsi que ceux qui l'entouraient. Il fut reconduit par
la foule aux cris de vive Van-der-Noot!

Le lendemain, Van-der-Noot, précédé du clergé qui portait une superbe
châsse, et suivi des autorités de la ville, fut chercher la
Vierge-Noire, pour la transporter en grande pompe à l'église
Métropolitaine; un _Te Deum_ fut chanté, et des actions de grâce lui
furent rendues. Mais il paraît que cette Vierge préférait l'air pur et
le calme des champs; car, à la grande surprise des habitants, on la
retrouva le lendemain dans son champêtre asile.



IX

Mon retour en France.--Une fête chez le vicomte de Rouhaut.--La marquise
de Chambonas.--M. de Genlis.--M. de Vauquelin.--M. Millin, chanteur et
antiquaire.--Mon herbier.--Le langage des fleurs.--Les
petites-maîtresses.


Les troubles de la Belgique hâtèrent mon retour en France. Je devais
m'arrêter à Amiens où m'attendaient MM. Saint-Georges et Lamothe;
j'avais contracté avec eux un engagement pour les concerts de la
semaine-sainte. Mon mari qui était à Paris vint au-devant de moi. Nous
nous arrêtâmes à Amiens, où il allait donner des représentations pendant
la quinzaine de Pâques. Le vicomte de Rouhaut possédait une belle terre
entre Abbeville et Amiens. Il vint me voir et me pria de me charger d'un
petit rôle dans une pièce composée pour la fête de la marquise de
Chambonas, qui était encore convalescente d'une maladie dangereuse.
C'était une beauté brillante de la société d'alors. Elle était bonne et
aimable; aussi tout le monde l'aimait. Comme cette fête était une
surprise qu'on lui ménageait, il ne fallait pas qu'elle se doutât de la
présence des personnes qui devaient en faire partie. Pour ce motif, on
m'avait logée dans un joli pavillon près du jardin où le théâtre était
construit. Nous nous rassemblâmes pour la répétition, car tout le monde
savait déjà ses rôles, ou à peu près du moins.

MM. de Genlis[33] et de Vauquelin[34], auteur de ce petit vaudeville,
avaient placé dans mon rôle tous les airs des romances à la mode, mais
le reste était de mauvais _Ponts-neufs_, chantés dans des ouvrages de
Piis et Barré à la naissance du Vaudeville de la rue de Chartres.
J'ignorais la plupart des timbres qu'on me demandait, j'entendais
répéter à tout le monde: «Ah! si Millin était là, il nous les dirait
lui, car il les sait tous, il faut l'attendre.»

Je ne connaissais pas alors M. Millin; je crus que c'était un de nos
beaux chanteurs de société, le coryphée des amateurs, et j'étais
impatiente de le voir arriver, lorsqu'on s'écria: «Ah! le voici!» Je vis
entrer un petit homme fort laid; et lorsqu'il voulut indiquer l'air du
vaudeville qu'on lui demandait, je crus entendre chanter polichinelle.
Il me prit un tel fou rire, que je fus obligée de me sauver dans la
pièce voisine: il courut après moi d'un air enchanté.

--Ah! ne vous gênez pas, me dit-il, madame, riez tout à votre aise;
c'est toujours l'effet que produit ma voix lorsqu'on l'entend pour la
première fois.

Je m'excusai de mon mieux et la répétition continua. M. Millin jouait un
rôle de bailly et je jugeai promptement qu'il était aussi mauvais acteur
que mauvais chanteur.

--Quel est donc cet original? demandai-je à M. de Vauquelin.

--Comment, me dit-il, mais c'est un savant, un antiquaire, un
naturaliste, un botaniste, un homme du plus grand mérite.

--Pourquoi donc chante-t-il si mal?

--Voilà bien une question de femme! Parce qu'il est antiquaire, il doit
bien chanter!

--Non, mais il ne devrait pas chanter du tout, car il est bien drôle.

--Vous le trouverez bien plus drôle encore, quand vous le connaîtrez
mieux. Il est fort gai, nullement pédant, et surtout fort galant avec
les dames. Toutes les jolies femmes en raffolent.

--Je suis bien heureuse de ne pas être du nombre des jolies femmes, car
je serais bien fâchée d'en raffoler.

Cette fête fut très belle, très bien entendue, et une des dernières
données dans cette réunion, car les grands événements approchaient.
C'était au moment où les ambassadeurs de Tippoo avaient excité la
curiosité générale. Quelques-uns de ces messieurs arrangèrent à ce sujet
une petite scène charmante. Ils s'étaient procuré des costumes exacts et
d'une grande magnificence. M. de Vauquelin, connu par son savoir dans
les langues orientales, dit à madame de Chambonas qu'il avait voulu leur
servir d'interprète et d'introducteur. Il ajouta que ces illustres
étrangers, ayant vu ce qu'il y avait de plus intéressant en France,
n'avaient pas voulu passer aussi près de l'habitation d'une des plus
jolies et des plus aimables dames, sans lui être présentés et lui offrir
quelques objets rares de leur pays. C'était le jour de la fête de la
marquise, et cette galanterie du vicomte de Rouhaut fut trouvée de très
bon goût. La scène fut si bien amenée et si bien exécutée, que beaucoup
de personnes y furent trompées, et que l'on vint me chercher dans mon
pavillon pour que je pusse voir incognito les ambassadeurs; mais je
reconnus bientôt Saint-Georges dans l'ambassadeur cuivré. Ils étaient
tous trois d'excellents acteurs de société.

Le soir, M. de Genlis improvisa quelques couplets. C'était le récit de
ce qui s'était passé dans la journée, sur l'air de _Tarare (Povero
Calpigi)_. La petite paysanne du vaudeville, dont j'avais conservé le
costume, racontait tout ce qu'elle avait vu dans la journée, et son
refrain était toujours:

     Ah! Je n'en peux pas revenir!

Madame de Chambonas vint me remercier et m'adressa les choses les plus
obligeantes.

--Nous avons encore des projets sur vous, me dit-elle. Nous devons jouer
_le Mariage de Figaro_, j'y remplirai le rôle de la comtesse; M. de
Rouhaut, Almaviva: le duc d'Harcourt, Figaro. Il faut que vous soyez
notre Suzanne et que vous mettiez la pièce en scène. Vous sentez bien,
ajouta-t-elle, que je ne vous laisserai pas dans le pavillon du jardin.
M. Millin vous y remplacera et vous cédera son logement qui est près de
moi.

--Je vous prierai seulement, madame, me dit M. Millin, de ne pas trop
déranger mes petites bêtises que vous verrez sur une grande table, des
papillons, des scarabées, des plantes dans un grand livre.

--Oh! monsieur, j'aurai beaucoup de respect pour votre herbier;
j'herborise quelquefois.

--Comment, madame, vous vous occupez des fleurs! Nous herboriserons
ensemble; cela me réussira peut-être mieux que le chant.

--Je le crois, lui dis-je en riant; et c'est alors moi qui vous
demanderai des conseils: nous changerons de rôle.

C'est depuis ce temps, en effet, que cette occupation m'a tant
intéressée et m'a fait une heureuse distraction dans nos jours de
malheur.

Je ne me doutais guère que cet homme, qui m'avait fait une si burlesque
impression au premier abord, serait plus tard un de mes amis les plus
intimes, et dont le souvenir me sera toujours cher. Je n'attendis pas si
long-temps pour apprécier ses qualités aimables et solides. Lorsqu'il
fut arrêté en 93, ce fut par un singulier moyen que je pus l'avertir de
ce qui l'intéressait.

La marquise de Chambonas était le type des petites maîtresses. Il
existait alors parmi les femmes du grand monde, du monde élégant, un
instinct de coquetterie, bien autre que celui d'aujourd'hui, les choses
étaient moins sérieuses, le siècle plus frivole, on faisait du plaisir
sa principale affaire. Les femmes s'occupaient peu de littérature; tout
se concentrait chez elles dans un insatiable désir de plaire, de
briller, d'éclipser une rivale par sa beauté, son élégance. On mettait
son ambition à faire parler de son bon goût, d'une toilette que personne
n'avait encore vue, et que l'on se hâtait de quitter aussitôt qu'elle
avait été adoptée par d'autres. On aimait les lettres, la musique par
ton, on protégeait les arts sans y attacher d'autre importance que celle
de la mode; on les effleurait pour soi-même. Il entrait dans l'éducation
d'une demoiselle du grand monde d'apprendre le piano, la harpe, le
dessin; mais une fois mariée, on ne s'en occupait plus. Une femme jolie
pensait, ainsi que la chansonnette de ce bon M. Delrieu, que

     Dès l'instant qu'on plaît on sait tout.

L'art de la coquetterie se portait essentiellement sur l'arrangement des
draperies, sur le choix des couleurs de l'ameublement qui devait
s'harmonier avec le teint, les cheveux, le plus ou moins de fraîcheur de
la petite maîtresse qui en était entourée. Quoi de plus choquant, par
exemple, que la couleur jaune pour une blonde, verte pour celle qui a le
sang près de la peau? On calculait la manière d'ouvrir un rideau,
d'assombrir ou de masquer une trop vive lumière; un abat-jour disposé
avec art empêchait l'éclat des bougies de porter l'ombre sur la figure,
de façon à creuser les traits. Le fauteuil, le canapé se plaçaient dans
un jour favorable; enfin un peintre ne met pas plus de soin à faire
valoir son tableau, qu'une jolie femme n'en apportait à prévoir ce qui
pouvait lui nuire ou la rendre plus gracieuse.

La chambre à coucher était d'une élégance recherchée, car l'usage
permettait d'y recevoir des visites avant son lever. Les ruelles ont été
chantées par les poètes du temps, et c'était le temple où se prodiguait
le premier encens. Lorsqu'une dame sonnait ses femmes, la première
camériste, dont le petit bonnet, le chignon, le toupet et le caraco, ne
la mettaient pas en rapport avec la maîtresse, cette femme de chambre,
leste et adroite, prenait dans un carton une baigneuse, et remplaçait le
bonnet froissé de la belle dormeuse, lui passait un frais manteau de
lit; pendant ce temps ses femmes enlevaient le couvre-pieds de satin
piqué, les oreillers, et faisaient succéder des mousselines brodées,
ornées de dentelle, et posées sur un taffetas de la couleur des rideaux.
Ces arrangements terminés, on jetait des parfums dans l'athénienne, on
plaçait des fleurs sur les consoles, des jardinières aux deux côtés du
lit; on entrouvrait les doubles rideaux assez seulement pour pouvoir
jeter un coup-d'oeil sur le roman envoyé la veille, ou les billets
déposés sur le guéridon.

En Angleterre il serait de la plus grande inconvenance de recevoir aucun
homme dans la chambre à coucher d'une dame. Le médecin n'y entre que
lorsqu'il y a impossibilité qu'elle vienne dans son parloir; le père y
est seul admis, les frères rarement ont ce privilège, les cousins
jamais.

Vers deux heures les visites arrivaient; c'étaient des femmes d'un moins
grand monde qui sortaient dans la matinée, et quelques élégants courant
les ruelles en négligé de cheval. Le gilet, la cravate et le chapeau
rond n'étaient tolérés que le matin chez les dames[35]. On parlait de ce
que l'on ferait dans la journée; on racontait des nouvelles de salon; on
médisait un peu pour égayer la conversation.

Lorsque tout le monde était parti, la belle dame s'habillait d'une
redingote du matin, et passait dans son oratoire.

Ce réduit mystique était éclairé d'une lampe d'albâtre en forme de
globe, qui projetait une lueur pâle, semblable au crépuscule du soir.
Sur un petit autel entouré de fleurs, on voyait un crucifix et une image
de la Vierge; vis-à-vis étaient un prie-Dieu recouvert d'une draperie en
velours et le coussin pareil; un livre d'Heures orné de belles images et
fermé par des crochets d'un travail précieux; sur une tablette se
trouvaient réunis les sermons de Bossuet, de Massillon, de Fléchier; des
méditations et autres livres saints: des cassolettes où brûlaient des
parfums, embaumaient ce lieu consacré à la piété.

C'est là que l'on venait se recueillir dans les jours de bonheur, se
consoler dans les jours de tristesse.

Les dimanches et fêtes, les dames assistaient à la grand'messe; dans le
carême, au sermon du prédicateur en renom; un laquais portait devant
elles le coussin et le livre d'Heures; car alors, les femmes de tous les
rangs ne négligeaient jamais les devoirs de la religion: elles auraient
pu y apporter moins d'ostentation, mais l'église et ses pasteurs étaient
entourés d'un si grand luxe, que celui des femmes pouvait s'excuser.

Lorsqu'une dame quittait son oratoire, elle mettait un léger peignoir et
passait dans son cabinet de toilette. Ce joli boudoir avait ses
ornements particuliers; les parois étaient garnies de gravures des modes
qui s'étaient succédé et qui paraissent toujours ridicules lorsqu'elles
sont passées. On se dit, ah! bon Dieu! comment, j'ai porté cela,
moi?--Oui, Madame, et vous étiez charmante avec cette coiffure.--Cela
n'est pas possible. Une toilette à la duchesse était couverte
d'essences, de poudres, de boîtes en laque ou en vermeil, de coffrets
d'ivoire merveilleusement travaillés, de flacons en verre de Bohême;
enfin de tout ce que l'art peut inventer de plus élégant et de plus
riche. Des sachets parfumés, un sultan, des bouquets artificiels
s'offraient de tous côtés. Des glaces entourées de petits tableaux de
Boucher; au plafond des Amours et des Grâces, des bergers et des
guirlandes et une petite cheminée à colonnettes. Tel était l'arrangement
de cet asile éclairé d'une manière savante. Alors on livrait sa tête à
son coiffeur, qui attendait depuis une heure; c'était un élève de
Léonard[26]. Ce professeur en lançait dans tout le grand monde. (Il a
fait la fortune de plus d'un.) On le faisait jaser, car son babil était
amusant; il apportait quelque nouvelle ou trahissait quelques secrets de
toilette confiés à sa discrétion. On en riait sans penser qu'il en
allait révéler autant en sortant; mais on lui passait tout, et il en
abusait: c'était le fou des reines de la mode.

Lorsque l'approche du printemps ramenait l'époque de Longchamps, c'est
alors que le luxe étalait toutes ses merveilles. Cette réunion, bien
plus brillante qu'aujourd'hui, était une affaire sérieuse pour les
femmes du monde élégant. La noblesse, la robe et la finance formaient
trois classes bien distinctes, et les costumes, en voulant même
s'imiter, ne se ressemblaient pas.

On faisait une demi toilette pour aller à la promenade. C'était une
redingote large et croisée de taffetas, garnie en blonde, la calèche
baleinée et le demi-voile pour atténuer le grand jour. L'hiver, la
douillette de satin et le capuchon blanc, le manchon ou l'éventail.

On allait au boulevard en voiture, ou s'asseoir aux Tuileries; on y
était bientôt environné de tous les élégants, cette faction d'ennuyés
que l'on rencontre partout. On rentrait pour dîner; si c'était chez soi,
on restait en négligé, à moins cependant qu'il n'y eût un bal ou des
visites. Alors les coiffures, les robes étaient telles qu'on les voit
souvent dans nos comédies, à l'exception des chapeaux à la Henri IV
qu'on n'y a point encore adoptés. Ces petits chapeaux en velours,
relevés sur le devant avec une ganse en diamant ou en perle, et
surmontés de plumes blanches, étaient de fort bon goût.

On trouve dans nos vieilles chroniques que l'abbaye de Longchamps fut
fondée par Isabelle, soeur de saint Louis. C'est là que l'on entendit les
premiers concerts spirituels; ils s'y donnaient les mercredi, jeudi et
vendredi saints. C'était la nuit. Les voix les plus mélodieuses
chantaient les cantiques. Les jeunes filles qui célébraient les louanges
de Dieu étaient cachées par un rideau; ces hymnes célestes semblaient le
concert des anges. Ces concerts furent supprimés par l'archevêque, mais
non la promenade. Bientôt ce ne fut plus une mode, mais une frénésie.
Les concerts se donnaient à l'Opéra; il n'y avait pas d'autre spectacle
dans la semaine sainte.

On peut penser d'après le goût des dames pour le luxe, que c'était
surtout à Longchamps qu'il étalait toutes ses merveilles. Long-temps à
l'avance, on ne songeait qu'à inventer quelques modes, dont personne
n'eût encore eu l'idée; on se cachait de son coiffeur comme d'un traître
capable de livrer les plans de la tactique féminine qu'il ne devait
connaître qu'au moment de les exécuter. La marchande de modes, la
tailleuse, étaient achetées à prix d'or, et venaient passer des heures à
concerter l'attaque; elles se réunissaient en conseil de guerre. On
était sûr de la victoire.

Il arrivait cependant (ainsi que dans toutes les combinaisons qui
obligent à confier son secret à la fidélité des autres), qu'il était
vendu à celle qui doublait le prix; alors ce n'était pas seulement une
défaite, mais une déroute complète, un véritable désespoir. Quelle honte
d'arriver à Longchamps, ou au retour dans un salon, et d'y apercevoir
cette coiffure, cette robe, qu'on avait rêvées, composées avec autant de
soin qu'une déclaration de guerre ou un traité de paix! On rentrait chez
soi humiliée, le coeur froissé d'avoir été précédée ou suivie, après tant
de temps employé à cette oeuvre mystérieuse! N'avoir été vue que la
seconde, c'était un véritable guet-apens, surtout si la comparaison
avait pu être un moment douteuse. Oh! alors c'était un chagrin si réel,
que les amis se croyaient obligés de venir le lendemain consoler la
désolée, la distraire, car cet événement avait eu du retentissement, on
savait qu'elle n'avait point paru au souper, ces soupers qui s'animaient
toujours par son esprit et ses mots piquants. La migraine avait été
horrible. Ses adorateurs n'avaient pu parvenir à lui faire oublier cet
affront sanglant, qui la rendait la fable des salons. Quant au mari, on
n'en parle pas; il paraissait à peine, un moment dans le salon de
Madame, et il eût été du plus mauvais ton de souper avec elle. Il allait
faire le Sigisbé chez une autre, la consoler peut-être d'un semblable
échec, dont il avait plaisanté sa femme: ce qui avait prodigieusement
augmenté son humeur. Elle ne reparaissait qu'au bout de quelques jours
dans un négligé de malade. Car c'était encore là un des grands ressorts
de cette coquetterie perdue à tout jamais.

Ce négligé n'était pas celui du matin, ni des jours ordinaires; il était
calculé de manière à annoncer une indisposition, ou une convalescence, à
inspirer enfin un grand intérêt. Lorsqu'on voyait une beauté du jour
avec un long peignoir de mousseline garni de dentelle et tombant sur des
petits pieds chaussés de pantoufles piquées ou fourrées; une grande
baigneuse sous laquelle les cheveux relevés avec un peigne et couverts
d'une demi poudre laissaient échapper quelques boucles de côté; de
longues manches fermées au poignet par un ruban; un fichu noué de même;
un petit mantelet blanc ouaté; un capuchon ou une calèche: tout cet
arrangement qui avait un cachet particulier, ne pouvait désigner qu'une
jolie femme indisposée. Aussi ne s'y trompait-on pas: on accourait près
de la charmante malade, qui oubliait bientôt son air dolent au récit de
mille folies dont on cherchait à la distraire. Elle était toujours
accompagnée d'une amie, ou d'une dame de compagnie qui n'était jamais
trop jolie. On ne la quittait qu'après l'avoir remise dans sa voiture et
lui avoir fait promettre de venir le soir dans sa loge grillée, à
l'Opéra ou à la Comédie-Française, dans ce charmant négligé de malade
qui lui allait à ravir, et auquel elle ne manquait pas cependant de
substituer une redingote de taffetas et une baigneuse en blonde sur
laquelle on posait une légère coiffe en gaze de laine claire qui se
nouait sous le cou. On a perdu le secret de ces gazes qui allaient si
bien, et qui ne ressemblaient nullement à celles que l'on nomme ainsi
maintenant; elles étaient d'un blanc un peu roux, et les fils en étaient
tissés comme ceux d'une toile d'araignée. Le moyen de reconnaître à
présent un costume de malade ou de bain, quand toutes les femmes, le
matin comme le soir, sont vêtues de même, à peu de chose près (excepté
dans les salons ou à l'Opéra-Italien) et encore, les modes s'y
ressemblent-elles.

À cette époque les filles étaient les seules qui imitassent les grandes
dames, et plus d'une Laïs ou d'une Phryné aurait pu soutenir la
comparaison avec les beautés de l'antique Grèce. Leur luxe surpassait
souvent celui des femmes de qualité, dont les maris blâmaient la dépense
tout en prodiguant l'or à leurs maîtresses.

C'est au milieu de cette vie frivole et inoccupée que la Révolution vint
fondre tout-à-coup sur cette société si futile, et s'abattre sur la tête
de ces faibles femmes comme un vautour sur de pauvres colombes.

Elles furent bientôt dispersées dans des contrées différentes; elles y
montrèrent, pendant long-temps encore, ce goût du luxe indolent de la
brillante société parisienne. Mais l'émigration qui les avait ruinées
les força bientôt à réfléchir plus mûrement. Le malheur donne expérience
et courage à ceux qui savent le supporter noblement; elles se
retrempèrent à son école. Parmi les dames émigrées, celles qui avaient
profité tant bien que mal de l'éducation qu'elles avaient reçue, des
talents d'agrément qu'elles n'avaient fait qu'effleurer, cherchèrent à
les perfectionner pour les transmettre à des élèves. Accueillies avec
bonté dans les pays étrangers, elles y portèrent cette fleur de bon
goût, d'urbanité, de politesse, qui a toujours distingué les Françaises.
Forcées de recourir au travail ou aux arts, elles s'en firent un
honorable moyen d'existence pour elles et pour leur famille. On les vit
maîtresses de langue, de piano, de chant, de harpe, de guitare, Madame
de la Tour-du-Pin, femme jeune, jolie et riche, habituée à tout le luxe
du grand monde, à toutes les aisances de la vie élégante, était fermière
aux États-Unis; elle allait, couverte d'un grand chapeau de paille, et
montée sur son âne, vendre ses fruits, son beurre et ses fromages à la
crème qui avaient une grande renommée; c'est ainsi qu'elle apparut à M.
de Talleyrand. Et l'on n'a pas oublié le charmant épisode que lui a
consacré l'abbé Delille dans son poëme de _la Pitié_. La plupart des
femmes ont supporté noblement et sans se plaindre ce temps d'infortune.
Quelques-unes ont montré, dans la Vendée, un courage au-dessus de leur
sexe, et cela depuis madame de la Rochejacquelin, jusqu'à l'héroïne de
Mitié; cette mère qui ayant placé un baril de poudre au milieu de sa
chaumière, s'entoura de ses enfants, et, armée d'un pistolet, fit
reculer les soldats qui voulaient pénétrer dans son asile.

La frivolité peut être dans l'esprit sans attaquer le coeur ni détruire
l'énergie. Nos brillants colonels parfumés, qui s'établissaient devant
un métier de tapisserie et découpaient des oiseaux et des clochers avec
une adresse qui faisait l'admiration des belles, n'en avaient pas moins
de valeur au jour du danger, et le jeune d'Assas, ce Décius français,
qui sous le feu et les baïonnettes, cria: «À moi Auvergne, voilà
l'ennemi!» était probablement un charmant élégant de salon.

Je revis M. Millin chez Julie Talma, à laquelle il n'avait pas manqué de
raconter son peu de succès auprès de moi dans le genre lyrique, à la
fête de la marquise de Chambonas. M. Millin était un homme d'un commerce
agréable, savant sans pédanterie, d'une activité inconcevable, faisant
marcher ensemble des habitudes de société et son travail d'antiquaire du
cabinet des médailles à la Bibliothèque-Royale, dont il était
conservateur; ses cours de botanique, d'antiquités, d'histoire
naturelle, ses recherches sur les manuscrits et son Magasin
encyclopédique. Son aimable caractère, sa gaîté inépuisable, le
faisaient rechercher des jeunes femmes, parce qu'il les amusait[37].
Tout au travail le matin, tout au plaisir le soir, il en jouissait comme
un homme qui a besoin de distraire son esprit d'une application
fatigante; mais aussi il ne fallait pas s'aviser de venir l'interrompre
dans ses graves occupations, pour lui demander un ouvrage, pour mener
quelques dames au cabinet des antiques, à une heure inaccoutumée.

Il me fit un matin cette réponse laconique: «L'on voit le cabinet des
antiques à jour fixe; quant à moi, l'on peut me voir tous les jours,
mais il faut prendre mieux son temps.»

M. Millin était un ami dévoué et d'excellent conseil; je lui dois
beaucoup, car il m'a donné l'amour de l'étude. Ce plaisir survit à la
jeunesse, il empêche de s'apercevoir de la marche du temps, fait
supporter la mauvaise fortune et rend philosophe sans qu'on s'en doute.
Lorsqu'on vit dans le souvenir du passé en s'occupant du présent, on
rêve un avenir meilleur, qu'on ne verra peut-être pas, mais il semble
qu'un génie bienfaisant vous le montre dans le lointain; la vie se
termine en rêvant ainsi.

En 1790, la littérature, les arts, les modes, tout portait l'empreinte
de ce premier enthousiasme qui faisait croire à ces jeunes gens que la
grandeur romaine allait renaître. On ne jouait au
Théâtre-Français-Richelieu que les tragédies de _Brutus, la Mort de
César, Virginie_, ou d'autres ouvrages nouveaux dans le même genre,
_Caïus Gracchus, Epicharis et Néron;_ à l'Opéra, _Miltiade à Marathon,
Horatius Coclès_. Il fallait bien s'instruire pour comprendre ce qui se
passait autour de soi. Les femmes s'occupaient de l'histoire, dont
beaucoup parmi elles, moi la première, se souvenaient à peine d'avoir
fait quelques extraits dans leurs études premières. Mais quand les
proscriptions de _Brutus_ et de _Sylla_, n'eurent que trop d'imitateurs,
nous apprîmes ce siècle par un triste parallèle. Les années 1792, 93, 94
surtout, par les malheurs qu'elles traînaient à leur suite, portaient
notre esprit vers l'histoire romaine. M. Millin dirigeait mes lectures,
mais j'avoue que je préférais l'histoire grecque. Ce siècle de Périclès
m'enchantait. _Anacharsis_, l'ouvrage du docteur Paw, les comédies de
Plaute, de Ménandre, étaient mes lectures favorites.

Lorsque M. Denon revint d'Egypte, je lus chez M. Millin, son ouvrage,
avant qu'il parût dans le monde. Je fis alors une connaissance plus
intime avec _Isis_ et _Osiris_, et il me reprit aussi une grande passion
pour la botanique que j'avais un peu négligée; d'ailleurs c'était la
mode. Toutes les femmes élégantes herborisaient, allaient au Jardin des
Plantes au cours de M. Millin et à celui de Van-Spandonck pour dessiner
les fleurs. Ceci me ramène à une circonstance singulière. M. Millin,
comme je l'ai dit, me guidait dans mes études, mais les choses trop
sérieuses ne pouvaient long-temps m'occuper, Le hasard me fit rencontrer
une dame qui herborisait ainsi que moi; elle avait habité long-temps les
Indes où son mari était attaché à une ambassade. Elle y avait appris des
choses fort amusantes, relatives aux fleurs et aux plantes; elle m'en
communiqua plusieurs. Je formai un herbier symbolique que j'intitulai:
_Rêveries d'une Femme_.

Je faisais chaque jour de nouvelles découvertes. C'était une manière
d'écrire en chiffres d'une espèce bizarre. Quand j'eus bien classé
toutes mes richesses, je fus, toute fière de mon savoir, m'en vanter à
M. Millin qui se moqua de moi, comme on peut le penser.

--Mais enfin, lui disais-je, les anciens ne prêtaient-ils pas des
symboles aux fleurs? En Allemagne, on attache encore une idée de
sentiment à l'arbre planté le jour de la naissance d'un enfant; il croit
avec lui et on s'attriste s'il dépérit; on se réjouit s'il prospère: il
semble qu'une sorte de magnétisme agisse sur ces deux plantes d'une si
différente espèce. Combien de fleurs dont les noms nous expriment une
pensée! Un souci, un cyprès, un saule pleureur, ne sont-ils pas
l'expression muette de la mélancolie? Une pâquerette, cette marguerite
des champs, est un présage pour les jeunes filles. Le chèvre-feuille
peint la persévérance; une petite _Ne m'oubliez pas_, se nomme ainsi
dans toutes les langues.

--Vous êtes folle, me disait M. Millin, vous vous occupez de niaiseries,
plutôt que de choses utiles.

Je me trouvai fort désappointée, et me promis bien à l'avenir de ne plus
faire part de mes découvertes à ce sévère professeur.

Cependant, il était un peu comme ces maris qui se moquent de leurs
femmes, en les voyant tirer les cartes, et qui regardent de côté.

«Eh bien, me disait-il, la science des symboles fait-elle des progrès?
il faut publier cette nouvelle _Flore des Dames_, je vous réponds du
succès.»

Notre sorcellerie était bien innocente. Hélas! il ne prévoyait pas alors
que cette folie dont il se moquait, deviendrait plus tard un moyen de
communication pour donner des avis précieux à des amis renfermés dans
les prisons, dans celle surtout du Luxembourg, dont la position
permettait de s'apercevoir de loin.

Tous les jours cette allée du milieu, qui fait face au palais, était
remplie de femmes, d'enfants, de vieillards; on se voyait à peine à
travers des carreaux grillés, mais le coeur devinait ce que les yeux
n'apercevaient qu'avec difficulté. On errait le soir comme des ombres
silencieuses. Une corde tendue empêchait d'avancer, et des sentinelles
placées de distance en distance épiaient le coup-d'oeil ou le mouvement
furtif de ces malheureux.

Cependant on trouvait moyen de tromper leur vigilance. C'est d'une de
ces fenêtres que M. M. de C. guettait un regard d'une jeune et belle
femme qui donnait la main à un joli enfant, et en portait un autre près
de devenir orphelin. Elle m'inspirait un vif intérêt; elle s'en aperçut
et chercha les moyens de venir causer avec moi. Le malheur rend
communicatif. Ayant remarqué que j'avais toujours des fleurs à la main,
elle m'en demanda le motif, et je lui racontai ce que j'ai dit plus
haut. On peut penser combien elle fut charmée de cette découverte. De ce
moment, nous ne nous occupâmes plus que des moyens de faire parvenir un
alphabet de fleurs. Ce n'était pas chose facile, car tout paraissait
suspect. Cependant, avec de l'argent, nous parvînmes à persuader un des
hommes employés au service des prisons.

--Cela ne peut en rien vous compromettre, lui dis-je, il n'y aura aucun
papier caché. S'il y en avait, il vous serait bien facile de vous en
apercevoir. Des fleurs, cela fait tant de plaisir à un pauvre
prisonnier! seulement à les voir, à les respirer! C'est un souvenir de
sa femme et de ses enfants.

Enfin, à force de pérorer, il finit par y consentir. Nous parvînmes au
moins à nous distraire par cette occupation, et nous consultions nos
oracles. Je ne suis pas superstitieuse, mais le hasard produit
quelquefois des rapprochements si bizarres, que, lorsqu'ils se
rapportent à notre pensée, on est entraîné sans même s'en apercevoir. Si
l'on n'y croit pas, au moins cela charme un moment nos ennuis, surtout
si nous y trouvons du rapport avec ce qui nous intéresse. Mais,
lorsqu'on est accablé sous le poids de l'adversité, c'est alors que
l'âme est plus entraînée à la faiblesse; on croit découvrir une
inspiration céleste dans chacune des idées qui frappent notre pauvre
imagination malade. Casanova n'a-t-il pas cru voir le jour et l'heure de
sa délivrance dans l'arrangement et le nombre de lettres d'un vers
italien? Si les plus grands hommes même se sont souvent laissés bercer
par ces illusions, on peut bien nous les pardonner à nous, faibles
femmes, toujours séduites par un sentiment.

Ce fut, hélas! par une scabieuse, symbole de veuvage, et un souci, que
l'on m'apprit la mort de M. M. de C. Je la cachai le plus long-temps que
je pus à cette pauvre jeune mère, qui était dans son lit en ce moment,
et fort heureusement incapable d'en sortir. Elle ne le sut que lorsque
le char funèbre emporta un si grand nombre de victimes, qu'il n'était
plus possible de rien ignorer ni de tromper personne.

On n'a vraiment pas rendu assez de justice aux femmes de cette époque.
J'en ai connu, vivant mal avec leurs maris, s'étant même séparées d'eux
pour différence d'opinion. Et bien! lorsque ces mêmes maris se
trouvèrent compromis, ou coururent des dangers, on les vit s'employer
pour eux avec un zèle admirable, rester aux portes de ceux dont elles
espéraient la plus faible grâce, Par tous les temps, par toutes les
saisons, cette malheureuse madame Dubuisson[38], si petite maîtresse, si
élégante, courait dans la boue, par la pluie; par la neige, supportait
toutes les intempéries des saisons, toutes les humiliations, pour porter
quelque adoucissement au sort de son mari. Cela n'aurait eu rien
d'étonnant s'ils eussent bien vécu ensemble, mais depuis long-temps ils
étaient séparés; elle habitait Bruxelles, et n'avait aucune relation
avec lui. Elle accourut, lorsqu'elle le sut en péril; elle ne put le
sauver, et mourut de douleur quelques temps après lui. L'amitié se
réveille, les torts s'oublient dans de pareils moments.



X

Le comte de Tilly.--Rivarol.--Vers d'une dame à
Rivarol.--Champcenetz.--Tours que jouait Champcenetz à ses
créanciers.--Ses bons mots en allant à l'échafaud.--Le chevalier de
Saint-Georges.--Son talent musical.--_Les amours et la mort du pauvre
oiseau_.--Son ami Lamothe.


Les personnes que je rencontrais le plus fréquemment dans la société de
madame de Chambonas étaient généralement remarquables par leur amabilité
et leur esprit. Plusieurs d'entre elles ont même joué dans le monde un
rôle assez important. Mais toutes n'avaient pas, comme M. Millin, les
qualités solides qui inspirant la sympathie et l'attachèrent. Le comte
de Tilly, auteur de la romance qui a eu une si grande vogue:

     Tu le veux, je pars pour l'armée.

Le comte de Tilly avait, comme Champcenetz, un esprit mordant qui lui
faisait de nombreux ennemis. Lorsqu'il prenait quelqu'un à tic, il était
d'une amertume extrême et disait des choses blessantes, s'embarrassant
peu si ses pointes acérées ne pénétraient pas trop avant. Il fallait se
garder de le provoquer, car il était toujours sur la défensive et
espadronnait à droite, à gauche. C'était un bel homme, de tournure
élégante, d'une figure distinguée; aussi les femmes l'avaient gâté, et
malgré beaucoup d'esprit et de tact, il ne pouvait éviter un air de
fatuité et de distraction qui visait à l'impertinence. Il a paru
long-temps jeune; à cinquante ans, on lui en aurait à peine donné
trente. Avec tous les moyens de plaire, il déplaisait[39].

Rivarol avait aussi quelque suffisance, mais il était plus aimable; il
prodiguait de ces mots heureux qui se retiennent et se répètent.

Une femme aimable devant laquelle il avait dit qu'il n'aimait pas les
femmes d'esprit; qu'il préférait une niaise, avec quinze ans et de la
fraîcheur, lui avait écrit ces vers sur son album:

     Cette morale peu sévère
     Séduira plus d'un jeune coeur.
     Il est commode et doux de n'employer pour plaire
     Que ses quinze ans et sa fraîcheur.
     Mais un amant que l'esprit indispose
     Peut-il être constant! oh! non!
     Celui qui, pour aimer, ne cherche qu'une rose,
     N'est sûrement qu'un papillon!

Rivarol était l'un des rédacteurs des _Actes des Apôtres_ avec
Champcenetz, Mirabeau-_Tonneau_, etc. Celui-ci devait ce surnom à sa
prodigieuse grosseur et à son incontinence; si l'on doit croire le bon
public, car je n'en ai rien entendu dire dans ces réunions
particulières. Au reste, c'était aussi, dit-on, un homme d'un très grand
mérite. Tous les gens de lettres qui travaillèrent depuis à ce journal
en vogue, se rencontraient alors chez la marquise de Chambonas.

M. Champcenetz avait un esprit de critique d'autant plus désespérant
qu'il frappait souvent juste; il ne ménageait personne: aussi était-il
fort peu aimé des artistes. Ses mots passaient de bouche en bouche, de
salon en salon, et gagnaient toutes les classes. Comme ils étaient
méchants, ils ne s'oubliaient jamais; ils étaient souvent de mauvais
goût, comme celui-ci, par exemple:

Une demoiselle Dufay débutait à l'Opéra-Comique (alors Favart); elle
avait choisi le rôle de Lucette, dans l'opéra de la _Fausse Magie_, pour
le morceau de chant qui commence le second acte:

     Comme un éclair, la flatteuse espérance...

Ce qui a fait donner à cet air, le nom de _l'Éclair_. M. de Champcenetz
était à la porte du balcon, appuyé contre une colonne; il écoutait en
bâillant, lorsque M. de Narbonne qui s'intéressait à ce début, arrive
tout essoufflé et dit à M. de Champcenetz:

--Mademoiselle Dufay a-t-elle chanté, _comme un éclair_?

--Non, mon cher, comme un cochon.

Cela fut entendu de ses voisins qui ne manquèrent d'en rire et de le
répéter.

Il avait beaucoup de créanciers, et il leur jouait des tours de page.
Les voyant arriver de sa fenêtre, il faisait chauffer la clef de sa
porte, de manière à leur brûler outrageusement la main; il les entendait
dégringoler les escaliers, en grommelant et le menaçant des huissiers,
ce qui ne l'inquiétait guère.

Un jour, apercevant un de ses plus tenaces créanciers, il prend son
manteau, car il commençait à pleuvoir, et s'empresse de le joindre dans
la cour. Bientôt la pluie tomba à verse, et le créancier furieux fut
obligé de lâcher prise. Alors M. de Champcenetz se mit à chanter le
morceau de _Didon_:

     Ah! que je fus bien inspirée,
     Quand je vous reçus dans ma cour.

Il était bien l'homme le plus gai, le plus amusant que j'aie jamais
connu. Hélas! il porta cette gaîté jusqu'au pied de l'échafaud. Il
disait au prince de Salm, dont la charette précédait la sienne: «Donne
donc pourboire à ton cocher, ce maraud ne va pas.» Et au président
Fouquier-Tinville, qui lui ôtait la parole: «Ah ça, ne plaisantez pas,
c'est qu'il n'y a pas moyen de se faire remplacer comme dans la garde
nationale.»

Quelques temps avant d'être arrêté, il disait d'un député, envoyé en
mission dans les Pyrénées: «Il va y faire des cachots en Espagne.»

Je revins à Amiens, où Saint-Georges et Lamothe m'attendaient pour
organiser leurs concerts.

Saint-Georges et Lamothe étaient Oreste et Pylade; on ne les voyait
jamais l'un sans l'autre. Lamothe, célèbre cor de chasse de cette
époque, eût été aussi le premier tireur d'armes, disait-on, s'il n'y
avait pas eu un Saint-Georges. La supériorité de Saint-Georges au tir,
au patin, à cheval, à la danse, dans tous les arts enfin, lui avait
assuré cette brillante réputation dont il a toujours joui depuis son
arrivée en France. Il était un modèle pour tous les jeunes gens d'alors,
qui lui formaient une cour; on ne le voyait jamais qu'entouré de leur
cortège. Saint-Georges donnait souvent des concerts publics ou de
souscription; on y chantait plusieurs morceaux dont il avait composé les
paroles et la musique; c'étaient surtout ses romances qui étaient en
vogue. Celle que je vais citer, est une des plus faibles dont j'ai
conservé la mémoire, il me la fit chanter dans une de ses soirées chez
la marquise de Chambonas.

     L'autre jour sous l'ombrage
     Un jeune et beau pasteur
     Soupirait ainsi sa douleur
     À l'écho plaintif du bocage.
     Bonheur d'être aimé tendrement,
     Que de chagrins vont à ta suite.
     Pourquoi viens tu si lentement
     Et t'en retournes-tu si vite?

     Ma maîtresse m'oublie,
     Amour fais-moi mourir
     Quand on cesse de nous chérir,
     Quel cruel tourment que la vie.
     Bonheur d'être aimé tendrement, etc.

Saint-Georges possédait le sentiment musical au plus haut degré, et
l'expression de son exécution était son principal mérite. Un morceau qui
lui valut de grands succès sur le violon, c'était _les Amours et la mort
du pauvre oiseau_. La première partie de cette petite pastorale
s'annonçait par un chant brillant, plein de légèreté et de fioritures;
le gazouillement de l'oiseau exprimait son bonheur de revoir le
printemps, il le célébrait par ses accents joyeux.

Mais bientôt après venait la seconde partie où il roucoulait ses amours.
C'était un chant rempli d'âme et de séduction. On croyait le voir
voltiger de branche en branche, poursuivre la cruelle qui déjà avait
fait un autre choix et s'enfuyait à tire d'ailes.

Le troisième motif était la mort du pauvre oiseau, ses chants plaintifs,
ses regrets, ses souvenirs où se trouvaient parfois quelques
réminiscences de ses notes joyeuses. Puis sa voix s'affaiblissait
graduellement, et finissait par s'éteindre. Il tombait de sa branche
solitaire; sa vie s'exhalait par quelques notes vibrantes. C'était le
dernier chant de l'oiseau, son dernier soupir[40].

Je fis un nouvel engagement avec Saint-Georges et Lamothe pour des
concerts, à Lille, en 1791. Lorsqu'ils furent terminés, Saint-Georges
comptait les renouveler à Tournay. Cette ville était alors le
rendez-vous des émigrés[41]. Ils ne voulurent point y admettre le
créole. On lui conseilla même de n'y pas faire un plus long séjour.

Ce fut à son retour à Paris que Saint-Georges forma un régiment de
mulâtres dont on le nomma colonel; il revint à Lille au moment du siège,
et son régiment se battit contre les Autrichiens. J'appris depuis que
Saint-Georges et Lamothe étaient partis pour Saint-Domingue qui était en
pleine révolution; on répandit même le bruit qu'ils avaient été pendus
dans une émeute. Depuis assez long-temps je les croyais donc morts, et
je leur avais donné tous mes regrets, lorsqu'un jour que j'étais assise
au Palais-Royal avec une de mes amies, et que notre attention était
fixée à la lecture d'une gazette, je ne remarquai pas tout de suite deux
personnes qui s'étaient placées devant moi. En levant les yeux, je les
reconnus, et je jetai un cri comme si j'eusse envisagé deux fantômes;
c'étaient Lamothe et Saint-Georges, qui me chanta:

     À la fin vous voilà! Je vous croyais pendus.
     Depuis bientôt deux ans qu'êtes-vous devenus?

--Non leur dis-je, je ne vous croyais pas précisément pendus, mais bien
morts, et je vous ai pris pour des revenants.

--Nous le sommes en effet, car nous revenons de loin, me dirent-ils.

Je les revis plusieurs fois encore, mais nous fûmes bientôt tous
dispersés. À mon retour de Russie, en 1813, Saint-Georges ne vivait
plus, Lamothe était attaché à la maison du duc de Berry. Après
l'horrible catastrophe de ce prince, Lamothe alla à Munich, où Eugène
Beauharnais l'accueillit avec empressement: mais destiné à survivre à
tous ses protecteurs, je le retrouvai en passant dans cette ville. Le
roi de Bavière actuel lui avait conservé sa place. C'est lui qui nous
fit voir ce beau théâtre où l'on joue le grand opéra. Le roi est
passionné pour la musique, et l'on y exécute quelquefois ses partitions;
mais cette vaste salle est d'un aspect bien triste, par le peu de monde
qui s'y trouve réuni.



XI

Talma dans _Charles IX_.-Il est admis sociétaire du Théâtre
Français.--Le théâtre des Élèves de l'Opéra.--Le théâtre de
Monsieur.--Préville et Raffanelli.--Mon début dans la _Serva Patrona_ et
dans _le Devin du village_.--Dubuisson.--Le comte de
Grammont.--Anecdotes.--Je prends l'emploi des soubrettes: Mon début au
théâtre de la rue Richelieu dans _Guerre ouverte_.


Je reprends ma correspondance avec madame Lemoine-Dubarry.

À madame Lemoine-Dubarry, à Toulouse.

     Paris, ... mai, 1790.

     «Chère madame Lemoine.

     «Me voici enfin de retour à Paris, et mon premier soin est de vous
     donner des nouvelles, non sur la politique (que je ne comprends pas
     et dont je suis ennuyée d'entendre parler sans cesse), mais sur les
     événements qui en sont les résultats, ceux surtout, qui concernent
     les arts et la littérature.

     «On parle d'un décret qui autoriserait à jouer les anciens ouvrages
     sur d'autres théâtres que ceux qui jusqu'à ce jour se sont seuls
     emparés de cette propriété. Il me semble, moi, que cela serait fort
     heureux, et permettrait au moins aux talents ignorés, faute de
     pouvoir se produire, de se montrer dans un jour favorable. Les gens
     de lettres usent de toute leur influence pour obtenir ce résultat.
     Cela doit se décider dans quelques jours; je ne manquerai pas de
     vous l'écrire.»

     «L. F.»

À la même.

     «Je suis allée hier au Théâtre-Français voir cette pièce de
     _Charles IX_, dont j'avais tant entendu parler. C'est le premier
     rôle important que Talma ait créé. J'avais un grand désir de
     connaître cet acteur et de causer avec lui. L'occasion s'en est
     présentée, et je l'ai saisie avec empressement. Il a un tel amour
     pour son art, qu'il ne manque aucune occasion de l'exercer; et
     comme il joue fort agréablement dans la comédie, on le sollicite
     souvent de donner des représentations à Versailles et à
     Saint-Germain. Elles sont montées avec des amateurs et quelques
     acteurs qui, n'étant point employés, peuvent disposer de leur
     temps. On vient de Paris pour voir Talma dans les grands rôles
     qu'il ne joue point au Théâtre-Français.

     «On est venu dernièrement me demander si je voulais jouer la
     soubrette dans _la Pupille_, avec Talma, qui jouait le rôle du
     marquis. J'ai accepté, comme vous pouvez croire, car c'était une
     véritable partie de plaisir pour moi. Il est marié depuis peu de
     temps. Madame Talma est venue me chercher dans sa voiture: c'est
     une femme charmante, et qui m'a plu au premier abord. Il est des
     personnes qui ne vous semblent pas étrangères, et que l'on ne croit
     jamais voir pour la première fois; cette attraction est aussi
     inexplicable que le sentiment répulsif que nous éprouvons parfois
     pour quelques autres; il est rare cependant que ce premier
     mouvement ne se trouve pas justifié par la suite.

     «On se dispose à faire l'ouverture du nouveau théâtre de la rue de
     Richelieu. L'on y répète des ouvrages de Pigault-Lebrun, _la
     Joueuse, l'Orpheline, Charles et Caroline_.

     «L. F.»

À la même.

     «Je vais beaucoup chez Julie Talma. C'est une aimable femme; elle a
     un esprit qui sait se mettre à la portée de tous les âges. Elle m'a
     prise en amitié, et j'en suis toute fière. C'est la seule personne
     qui pouvait me faire supporter votre absence; elle est aussi pour
     moi un excellent guide. Ses conseils sont toujours justes; elle
     connaît si le bien monde! Je rencontre chez elle une société qui
     pourra me mettre à même rendre notre correspondance plus
     intéressante.

     «Puisque vous voulez que je vous écrive tout ce qui me frappe ou
     m'intéresse, pour commencer, je vous parlerai des succès de Talma
     auquel vous trouvez tant d'avenir; vous savez comme il se fait
     remarquer dans les moindres rôles. Le public, qui le voit toujours
     avec plaisir, lui a fait dernièrement une application flatteuse
     dans le petit rôle d'amoureux de _l'Impromptu de campagne_. Lorsque
     le baron lui dit:

          Vous avez du talent, et je jure ma foi
          Que vous serez reçu comédien _françois_.

     On a applaudi à trois reprises, et ses camarades voulant ratifier
     la réception du public l'ont admis à l'unanimité. Mais il ne
     trouvera jamais le moyen de faire valoir ses belles dispositions;
     on ne lui permettra pas de paraître dans aucun rôle de
     quelqu'importance. Les jeunes auteurs qui composent la société de
     Julie Talma voudraient lui en donner dans leurs pièces; mais ce
     serait un titre d'exclusion pour leurs ouvrages. Je vous dirai
     mieux cela dans quelque temps

     «L. F.»

À la même.

     «Madame,

     «Le fameux décret dont il est question depuis long-temps vient de
     passer. Vous ne pouvez vous faire une idée de la révolution que
     cela a produit. La gaze derrière laquelle on jouait et l'on
     chantait sur un petit théâtre du boulevard a été déchirée par des
     jeunes gens. Les Beaujolais où l'on mimait sur la scène, tandis que
     l'on chantait dans la coulisse, se sont mis à parler et à chanter
     eux-mêmes. Enfin ils sont tous comme des fous.

     «M. de Renier, surnommé _le Cousin Jacques_, titre qu'il prend dans
     son journal des _Lunes_, a déjà commencé. On engage tous les sujets
     à réputation: on prétend que de brillantes propositions ont été
     faites aux mécontents du faubourg Saint-Germain; les gens de
     lettres le désirent beaucoup, parce que cela les affranchirait des
     entraves qu'ils éprouvent pour faire jouer leurs ouvrages.

     «L. F.»

     _P. S_. Ce que je vous disais au commencement de ma lettre est
     maintenant certain. Tout est en rumeur au faubourg Saint-Germain,
     on crie à l'ingratitude, surtout pour Talma, qui demande qu'on le
     classe dans un emploi, ou qu'on le laisse libre. Dugazon, son
     professeur et son ami, l'excite à s'affranchir des entraves qui
     l'empêchent de paraître avec avantage. Le Théâtre-Français fait
     valoir son engagement; un procès va dit-on s'en suivre. L'on ne
     parle pas d'autre chose, et chacun prend parti dans cette affaire
     selon son opinion. David, Chénier Ducis, tous les amis de Talma
     enfin, le poussent à rompre, mais le pourra-t-il? Je vous écrirai
     tout cela avant peu; puisqu'il faut toujours vous dire adieu.

     L. F.

Au moment où je faisais part à madame Lemoine-Dubarry de cette
révolution dramatique, le théâtre des élèves de l'Opéra reparaissait
sous une nouvelle forme. On cherchait des chanteuses, j'y fus engagée.
Avec la liberté des théâtres, on avait pris la liberté de tout jouer,
mais les élèves devaient représenter plus particulièrement des
traductions italiennes; spéculation assez heureuse, attendu que
l'opéra-buffa était en grande faveur et que fort peu de personnes
entendaient à cette époque l'italien. On venait à notre théâtre pour
comprendre les ouvrages que l'on représentait à la salle de _Monsieur_
aux Tuileries, qui fut le premier théâtre où parurent les chanteurs
italiens.

Comme nous devions jouer les traductions, on nous avait donné la
facilité d'assister aux répétitions des ouvrages nouveaux; cela nous
formait le goût, car il y avait d'excellents chanteurs, Mengozzi,
Viganoni, Nozzari, mesdames Baletti et Morichelli, et puis Raffanelli,
ce délicieux acteur qui a laissé une réputation dont on se souvient
encore et qui était si comique sans charge, si admirable dans le
_Matrimonio Secreto_ et dans Bartholo du _Barbier de Séville_. Préville
qui l'entendait vanter, voulut le voir dans ce rôle dont il pouvait
apprécier les moindres détails.

À la scène où il ouvre la fenêtre: «cette jalousie qui s'ouvre si
rarement,» Préville remarqua qu'il en épousseta l'appui avec son
mouchoir, Il se dit: «Voilà un acteur qui réfléchit sur son art; il doit
mériter sa réputation.» En effet il en fut enchanté, et il répétait
souvent cette première remarque en disant aux jeunes gens auxquels il
donnait des conseils: «Voilà comme l'on joue la comédie! il ne suffit
pas de dire passablement un rôle, il faut s'occuper des moindres détails
qui vous ramènent à la vérité de la vie réelle.»

Raffanelli fut extrêmement flatté d'avoir obtenu le suffrage de ce grand
comédien.

Barilli eut beaucoup de peine à remplacer Raffanelli. C'était cependant
un fort agréable acteur, qui avait une très belle voix, et son devancier
n'en avait pas du tout. Mengozzi, chanteur habile, en avait aussi très
peu, mais une si excellente méthode qu'il remplaçait par l'art ce qui
lui manquait de moyens naturels. Il était auteur de quantité de jolis
morceaux.

     Sé m'abandonne mio dolce amore,

était un des plus à la mode et des plus expressifs; il a bien voulu me
donner quelquefois des conseils dont j'étais extrêmement reconnaissante.
En général j'ai eu beaucoup à me louer de l'obligeance des acteurs du
théâtre Italien.

Plus tard vinrent madame Strinasaci, et Tachinardi et cette charmante
madame Barilli qui fut l'idole du public, non-seulement pour son talent,
mais pour ses vertus privées, pour sa bonté et sa bienfaisance. Elle fut
enlevée trop tôt à l'admiration du public. Elle eut pour cortége à son
convoi, tous les malheureux qu'elle soulageait journellement, et qui la
pleurèrent comme une mère; ce n'étaient point des pleurs payés, car ces
pauvres gens étaient venus d'eux-mêmes. Ce fut une consternation dans le
quartier de l'Odéon.

Nous eûmes, depuis madame Grassini, qui représentait si bien une reine
par la noblesse de son port. Pour juger de sa beauté, il faut voir son
portrait, fait par madame Lebrun-Vigée. Madame Catalani vint après;
madame Catalani, que j'ai retrouvée dans les pays étrangère, toujours si
bonne! si serviable! Elle y a joui d'une considération que l'on accorde
rarement à ce degré. Elle était aimée pour elle-même, autant que pour
son talent, et cet admirable gosier dont le larynx, selon l'opinion de
plusieurs docteurs, était de la même nature que celui du rossignol.

Le désir de parler des chanteurs italiens m'a écartée de mon début au
théâtre des élèves de l'Opéra et j'y reviens. La liberté de jouer tous
les ouvrages me donna la facilité de choisir. J'avais assez de sûreté
comme élève de Piccini pour ne pas craindre d'aborder des rôles
importants. Je demandai donc celui de la _Serva Patrona_ qui n'avait
encore été joué en français que par madame Davrigny, la Damoreau de
l'époque, et celui de Colette du _Devin de village_ qui m'avait été
montré par madame Saint-Huberty. Il paraissait si étrange, si audacieux
alors que l'on osât jouer des ouvrages des grands théâtres, que la plus
brillante société vint en foule pour se moquer de nous.

Dubuisson[42], auteur de _Tamas Kou-li-Kan_, traduisait tous les
ouvrages italiens. C'était un homme fort brusque et fort peu poli, un
véritable bourru bienfaisant. Lorsqu'il vit l'annonce de mes débuts dans
la _Serva patrona_, il arriva chez notre impresario, chez qui je dînais,
et son premier mot fut:

--Êtes-vous fou? est-il bien vrai que vous allez faire jouer ces deux
ouvrages? et quelle est l'extravagante qui a la folle présomption de se
mesurer avec madame Davrigny?

--Mais c'est celle qu'on a destinée à chanter les rôles de madame
Balletti.

--C'est bien différent; on viendra pour connaître le sujet des ouvrages,
on ne fera pas de comparaison.

--Eh bien! monsieur, c'est moi qui ai l'audace de jouer _la
Servante-Maîtresse_.

--Tant pis pour vous, car vous serez sifflée.

--Peut-être: lorsqu'on débute à l'Opéra-Comique, ne joue-t-on pas les
rôles des sujets qui ont le plus de faveur?

--Ce n'est pas de même.

Enfin il serait trop long de répéter toutes les choses aimables et
encourageantes qu'il m'adressa à ce sujet. On le plaça à table à côté de
moi, et, avec une coquetterie de femme, je fis ce que je pus pour le
ramener de ses préventions. Je lui dis les raisons qui m'avaient
déterminée, et je le priai de ne pas trop me décourager.

--Moi, me dit-il d'un ton plus radouci, je ne suis rien là-dedans, mais
le public... Vous seriez à la hauteur de l'autre (ce que je ne crois
pas), qu'on n'en conviendrait point.

--Enfin que faire? la représentation est annoncée. Eh bien, si je tombe,
je suis assez jeune pour me relever plus tard.

Le jour approchait. Je suppliai l'administration de ne laisser entrer
aucune personne étrangère à la répétition. Craignant les critiques
anticipées, je ne répétai le grand morceau de la _Serva_ que pour les
ritournelles et les rentrées; je ne chantai pas. Je dois dire cependant
que plus le moment approchait, plus je sentais mon courage se ranimer.
Si j'eusse cédé au sentiment de la peur, j'étais perdue. Comme j'étais
musicienne assez adroite, je savais ce que je pouvais risquer. La salle
était comble, et les premiers balcons étaient occupés par un certain duc
de Grammont et sa société. Il donnait le ton, et les artistes les plus
célèbres allaient faire de la musique chez lui. Il avait dans son
château, à la campagne, près Paris, un petit théâtre sur lequel on
essayait souvent les opéras nouveaux, comme on lit un manuscrit en
société avant de représenter la pièce. Le balcon qui faisait face au
sien était rempli d'habitués; ils parlaient si haut, que l'on entendait
tout ce qu'ils disaient. Je ne descendis qu'au moment d'entrer en scène;
et comme j'avais une jolie toilette, une assez jolie tournure, dit-on,
il se fit un mouvement dans la salle qui n'était pas trop à mon
désavantage (les femmes ne s'y trompent guère). Toutes les lorgnettes
étaient braquées, toutes les oreilles tendues, mais je ne cherchai en
entrant qu'un seul individu: c'était mon bourru de Dubuisson. Il était
en face de moi à l'orchestre, le front appuyé sur sa canne. L'entrée de
Zerbine commençant par un morceau d'action, une querelle entre le valet
et la soubrette, il n'y avait donc encore rien à juger; mais le premier
air, que peu important, est cependant du chant. On applaudit (un peu),
seulement un encouragement. Dubuisson ne bougeait pas, il attendait le
cantabile. Je le chantai sans fioriture, avec expression. Je fus très
applaudie, et je vis mon bourru me faire: «_Hum! pas mal_.» Cela me
donna du courage pour l'air de _Bravoura_, qui commence le second acte.
Les ritournelles des anciens opéras sont interminables. Cela peut avoir
son bon côté, en ce qu'elles donnent le temps de se rassurer.

Je vis que les physionomies n'étaient plus aussi hostiles dans les
loges, et que le parterre était bien disposé: cette fois, je risquai
tout. «Allons, me dis-je, il faut faire le saut périlleux, il en
arrivera ce qu'il pourra.» J'obtins un succès complet. Moins on avait
attendu de moi, plus on trouva bien ce que je fis. J'entendais
bourdonner à mon oreille: _une jolie voix, de la légèreté, de la
méthode, c'est au mieux_. Après l'acte, mon antagoniste, le duc de
Grammont vint sur le théâtre, m'accabla d'éloges, et me prédit que je
serais une chanteuse distinguée. Il m'engagea à lui faire _l'honneur_ de
venir à ses soirées de musique, et dès ce moment il me prôna autant
qu'il m'avait dépréciée auparavant.

Dans toute cette atmosphère d'éloges, je ne voyais pas celui que je
cherchais; je le découvris enfin dans un coin, causant avec le
directeur. Je ne lui demandai rien, mais il me tendit la main, en me
disant: «C'est bien!» et j'avoue que cet éloge me flatta plus que les
compliments qu'on venait de me prodiguer. Il n'est pas besoin de dire
que dès-lors tout ce que je chantai fut applaudi. Je reçus une
invitation du duc de Grammont, pour sa première soirée. Il avait appris
que j'avais débuté à quinze ans au concert spirituel, que j'étais proche
parente de madame Saint-Huberty, élève de Piccini; en fallait-il
davantage?

Il eût été à souhaiter pour mon repos qu'il eût su tout cela plutôt. Une
fluxion de poitrine fit craindre que je ne perdisse ma voix. Les
médecins furent d'avis que je ne devais pas chanter, au moins d'une
année. Ce fut cette circonstance qui me fit engager au nouveau théâtre
de la rue de Richelieu, dirigé comme je l'ai déjà dit, par MM. Gaillard
et Dorfeuil. Mademoiselle Fiat avait quitté ce théâtre après la mort de
Bordier. Ce fut une perte. La femme de M. Monvel qui avait débuté
n'avait pas réussi. Mademoiselle Saint-Per était malade; ce fut donc moi
à qui l'on fit jouer la soubrette, dans la reprise de _Guerre ouverte_.
Ce n'était pas une petite tâche que de remplir ce rôle, établi par
mademoiselle Fiat avec un rare talent. Aussi, ce fut encore au chant que
je demandai un soutien. L'auteur me permit de placer une romance à la
scène de la fenêtre. Cette romance assura mon succès. Ces applications

     «Il y a dans la rue un amateur qui t'applaudit. Puisqu'on a du
     plaisir à t'entendre, il faut en chanter un second.»

furent saisies avec empressement. Dès ce jour, je fus la prima dona du
théâtre, et M. Ducis me fit chanter dans _Othello_ la romance du
_Saule_, dans la coulisse, pour mademoiselle Desgarcins. Aussi dans le
prologue de la réunion des deux théâtres, Dugazon ne manqua pas de me
dire:

«--Ah! toi, je te connais, tu as débuté dans le chant.»

C'était heureux pour commencer l'emploi des soubrettes.



XII

La fête de la Fédération.--Les Comédiens au Champ-de-Mars.--Fête donnée
par Mirabeau aux Fédérés Marseillais au théâtre de la rue
Richelieu.--_Gaston et Bayard_.


J'étais encore aux élèves de l'Opéra, lorsqu'on s'occupait de fêter le
premier anniversaire de la fête de la Bastille. L'époque de cette
fameuse fête de la Fédération approchait et les travaux n'avançaient
pas. On mit en réquisition tous les habitants de Paris: hommes, femmes,
enfants, tout le monde fut travailler au Champ-de-Mars. On se réunissait
par section en corporation. Les théâtres se signalèrent. Chaque cavalier
choisissait une dame à laquelle il offrait une bêche bien légère, ornée
de rubans et de bouquets, et, la musique en tête, on partait
joyeusement. Tout devient plaisir et mode à Paris; on inventa même un
costume qui pût résister à la poussière, car les premiers jours les
robes blanches n'étaient plus reconnaissables le soir. Une blouse de
mousseline grise les remplaça. De petits brodequins et des bas de soie
de même couleur, une légère écharpe tricolore et un grand chapeau de
paille, tel était le costume d'artiste.

Une partie de nos auteurs de vaudevilles se réunirent à nous. Le Cousin
Jacques fut mon cavalier, il m'a même fait des vers à ce sujet. On
bêchait, on brouettait la terre, on se mettait dans les brouettes pour
se faire ramener à sa place, tant et si bien qu'au lieu d'accélérer les
travaux, on les entravait. On nous dispensa bientôt des promenades au
Champ-de-Mars, à notre grand regret, car cela était très amusant.

Je n'ai pas vu la fête de la Fédération. Voici ce que j'écrivais, à ce
sujet, à madame Lemoine-Dubarry:

«Les journaux, madame, vous donneront assez de détails pour que vous
puissiez vous passer des miens; d'ailleurs je ne pourrais vous en parler
comme témoin oculaire, car je n'y ai pas assisté. Ces fêtes ne me
tentent pas, et la foule me fait peur. Il a fait toute la journée une
pluie horrible: voilà ce que je sais.

«Je ne vous entretiendrai donc que de la fête qui a été donnée chez
Mirabeau aux Fédérés Marseillais. J'y ai joué dans une pièce faite pour
la circonstance; mais ce qui m'a le plus étonnée dans cette solennité,
ce n'est pas de m'y voir, comme le doge de Venise, c'est Mirabeau auquel
je parlais pour la première fois; et, malgré toute votre humeur contre
lui[43], je vous en demande bien pardon, mais je l'ai trouvé charmant.
Quelle grâce, quelle expression sur cette figure repoussante au premier
abord! que d'esprit répandu sur toute sa personne! Je ne suis plus
surprise qu'il ait inspiré une si grande passion à Sophie[44].

«Je vous entends d'ici dire: _Eh bien! ne va-t-elle pas se passionner
aussi?_ ne craignez rien, cela n'ira pas jusque-là, mais j'ai un plaisir
infini à causer avec lui. Je m'en étais fait une toute autre idée. Je
n'avais pas eu l'occasion de le voir chez Julie Talma. Depuis qu'il est
enfoncé dans la politique et qu'il est devenu un célèbre orateur, il ne
va guère dans le monde. Julie va chez lui; elle en parle toujours avec
un grand enthousiasme; il demeure dans sa maison de la rue
Caumartin[45].

«Voici les couplets que j'ai chantés à cette fête donnée chez Mirabeau;
ils sont du Cousin Jacques:

     «Tous ces Français que loin de nous
     L'espérance retient encore[46]
     Ils n'ont pas vu d'un jour si doux
     Briller la bienfaisante aurore,
     Pareils à ceux que le ciel fit
     Habitants d'un autre hémisphère,
     Ils sont au milieu de la nuit
     Quand le plein midi nous éclaire.

     «Mais surtout n'oublions jamais
     Que chacun d'eux est notre frère:
     La voix du sang chez les Français
     Doit-elle un seul instant se taire?
     Loin d'avoir un cruel plaisir
     À les voir se troubler et craindre,
     Pour parvenir à les guérir,
     Il faut nous borner à les plaindre.

«Je veux vous conter une singulière scène qui est arrivée au théâtre du
Palais-Royal[47] le jour où Mirabeau y a amené les Fédérés Marseillais,
pour lesquels il avait demandé _Gaston et Bayard_. Ils étaient en grand
nombre, et la salle était tellement remplie, qu'on avait été obligé d'en
placer une partie sur le théâtre de manière à ne pas gêner la scène. La
plupart d'entre eux ne se doutaient pas de ce que c'était qu'une
représentation théâtrale, et n'y avaient jamais assisté. Aussi
portaient-ils une grande attention à la pièce. Bayard était joué par un
nommé Valois, acteur de province, qui n'était pas sans mérite[48].

«Nos Fédérés s'étaient tellement identifiés avec l'action, qu'ils ne
pensaient plus qu'ils étaient sur la scène. Au moment où Bayard, blessé,
étendu sur un brancard et couvert de trophées, est surpris par Avogard
et les siens qui viennent pour l'assassiner, sur ce vers,

     Viens, traître, je t'attends!

«tous les fédérés, comme si c'eût été pour eux une réplique, tirèrent
leurs sabres et vinrent entourer le lit de Bayard. Ce mouvement
spontané, auquel on était loin de s'attendre, donna un grand succès à ce
nouveau dénoûment. Les applaudissements ne cessaient pas, et si Bayard
ne leur eût assuré qu'il ne courait aucun danger, Avogard et ses soldats
auraient mal passé leur temps.

«L. F.»



XVIII

Théâtre des Variétés au Palais-Royal.--Ouverture du théâtre de la rue de
Richelieu.--Monvel, son retour de Suède.--Ses débuts au théâtre des
Variétés.--Les chemises à Gorsas--Talma, Dugazon, Madame Vestris.--Le
Foyer.--Mademoiselle Rachel.--Mademoiselle Sainval.--Monvel dans la
tragédie.--Anecdote sur M. de la Harpe.--Les opéras-comiques de
Monvel.--Blaise et Babet.--La Chanson de Lisette.


J'ai lu, dans plusieurs Mémoires contemporains, des récits tellement
inexacts sur l'ouverture du théâtre de la rue de Richelieu, que l'on me
permettra, je pense, d'en parler comme témoin oculaire, puisque j'en
faisais partie à cette époque, lorsque la fraction des acteurs du
Faubourg-Saint-Germain s'y réunit à ceux qui avaient ouvert ce théâtre.
Voici donc très exactement les choses comme j'ai été à même de les voir
et de les entendre.

MM. Gaillard et Dorfeuil étaient directeurs du théâtre des Variétés au
Palais-Royal; on n'y avait encore joué que des pièces comiques dans
lesquelles avaient brillé Volangos, Beaulieu et Bordier. Le mouvement de
la révolution qui commençait à s'opérer leur donnait l'espoir d'être
bientôt à la tête d'un second Théâtre-Français, car on se lassait de la
tyrannie du premier, et les jeunes littérateurs qui éprouvaient tant de
difficultés pour faire recevoir leurs ouvrages, le désiraient vivement
aussi. La salle de la rue de Richelieu, que le duc d'Orléans faisait
bâtir, fut donnée à MM. Gaillard et Dorfeuil. Ils n'attendaient donc que
le décret sur la liberté des théâtres pour se mettre en mesure; ils
avaient déjà quelques bons acteurs pour le genre qu'ils voulaient
adopter, Michot, dont on se souvient toujours au Théâtre-Français;
mademoiselle Fiat, charmante soubrette, bien digne de briller dans un
plus grand cadre; monsieur et madame Saint-Clair, et plusieurs autres.
On engageait les meilleurs acteurs de la province, où l'on jouait alors
tout le grand répertoire tragique et comique.

Monvel arrivait de Suède; il voulait rentrer au Faubourg-Saint-Germain,
mais de sévères règlements empêchèrent ce théâtre de s'attacher ce grand
artiste. Il ne pouvait manquer d'être recherché par une entreprise
rivale. On profita avec empressement de cette circonstance, et l'on fit
à Monvel les propositions les plus brillantes. Il accepta, et commença
même à jouer dans la salle des Variétés, où il débuta dans le rôle de
Louis XII, espèce de tragi-comédie de Collot-d'Herbois, dans laquelle
l'on chantait en choeur:

     Vive à jamais notre bon roi: Il fait le bonheur de la France.

Monvel joua aussi _le Pessimiste_ de Pigault-Lebrun. Ce furent les seuls
rôles qu'il établît dans cette salle[49]. Mademoiselle Contat, qui
assistait à la représentation de _Louis XII_, disait à l'un de ses
voisins:

     Contemplez de Bayard l'abaissement auguste.

Il y avait alors une telle hiérarchie dans les théâtres du royaume, que
les acteurs auraient cru déroger en jouant sur une autre scène que la
leur. Le théâtre de la rue de Richelieu fut nommé d'abord théâtre du
Palais-Royal. Il fit son ouverture au mois de mai 1790.

Les directeurs donnèrent aux artistes une fête brillante avant
l'ouverture de la salle. Lorsque l'on vit arriver Talma, Dugazon, madame
Vestris la tragédienne, et mademoiselle Desgarcins, on ne douta pas
qu'ils ne se séparassent bientôt du Faubourg-Saint-Germain, car ils
étaient au nombre des mécontents. Ils ne quittèrent cependant que
l'année suivante, Cette fête fut donnée au nouveau théâtre; on dansa
dans la galerie des bustes et dans le grand foyer, où l'on servit un
très beau souper. Les joueurs de bouillotte se réfugièrent dans le foyer
des acteurs; c'est le même qu'aujourd'hui. Il était disposé à peu de
chose près comme il l'est maintenant; on a fait disparaître seulement
les deux loges du fond, pour jouir des fenêtres qui les éclairaient. Une
cloison a été pratiquée près de la cheminée pour établir le couloir qui
va aux loges d'acteurs.

Plusieurs hommes de lettres et des journalistes avaient été invités à la
fête; de ce nombre était Gorsas dont le nom fut si plaisamment chanté
dans les _Actes des Apôtres_, sous le titre des _Chemises à Gorsas_.
Lorsque les tantes du roi, mesdames Adélaïde et Victoire, émigrèrent,
Gorsas dit dans un journal, que tout ce qu'elles emportaient de France
appartenait à la nation; qu'elles n'avaient rien à elles, et il
finissait par cette phrase: «_Jusqu'à leurs chemises, tout est à nous_».
Alors dans le numéro des _Actes des Apôtres_ qui suivit cette
réclamation, on supposait que Mesdames était arrêtées à la frontière, et
qu'un officier municipal leur disait sur l'air: _Rendez-moi mon écuelle
de bois:_

     Rendez-nous les chemises à Gorsas;
     Rendez-nous les chemises;
     Nous savons, à n'en douter pas,
     Que tous les avez prises.
     Rendez-nous, etc.

Alors Madame Adélaïde répondait:

     Je n'ai pas les chemises à Gorsas,
     Je n'ai pas les chemises.

Madame Victoire ajoutait d'un air surpris:

     Avait-il des chemises, Gorsas,
     Avait-il des chemises?

     --Oui, mesdames, n'en doutez pas,
     il en avait trois grises.

Mesdames le regardaient d'un air surpris:

     --Ah! il avait des chemises, Gorsas,
     Il avait des chemises.

On ajoutait que ces trois chemises lui avaient été données par le club
des Cordeliers. Hélas! lorsqu'il allait à l'échafaud, la foule
impitoyable pour tous lui chantait _les Chemises à Gorsas!_

Quelqu'un à qui j'énumérais la liste des artistes qui composaient ce
théâtre en 1790 et en 1791, et dont aucun n'existe aujourd'hui, me
disait:

--Vous avez donc vécu cent ans pour avoir vu et connu tous ces
gens-là[50]?

--Non, pas tout à fait, mais les générations se succèdent rapidement au
théâtre, car elles ne peuvent passer une époque voulue sans risquer de
décroître; plus d'un grand artiste nous en a donné la preuve.

Il est pourtant des talents tellement heureux qu'ils achèvent leur
carrière sans s'affaiblir. Ce privilège appartient principalement à ceux
qui ont reçu de la nature des dons précieux que l'étude n'a pas
détruits; car une trop grande recherche peut nuire au naturel; il est si
facile de dépasser le but! _L'esprit ne s'apprend pas_, a dit un auteur;
la sensibilité, la chaleur, la simplicité de la diction, le goût enfin
ne s'apprennent pas non plus. Un maître habile empêche de s'égarer; il
fait valoir les qualités, détruit les défauts: c'est déjà un assez grand
bien; mais il ne peut donner ce qu'on n'a pas. Le talent vrai, est comme
l'éloquence, il persuade, il émeut, il entraîne. Ne voyons-nous pas de
nos jours une jeune fille dont le génie a deviné tout cela? Pour son
bonheur elle n'a pas vu ses devancières, et son guide[51] a su
développer en elle les qualités dont la nature l'a si abondamment
pourvue. Elle a compris qu'une princesse n'exprime pas ses sentiments
par des cris de rage et des hoquets fatigants pour le spectateur; qu'il
n'y a que les passions fortes, comme la jalousie, l'ambition déçue, qui
puissent entraîner quelquefois hors des bornes, des femmes d'un rang
illustre. Si l'on examine avec attention les caractères tracés par nos
grands maîtres, on verra que ces élans de l'âme sont presque toujours
réprimés par la fierté, par la crainte, par la dissimulation de la
politique. L'amour maternel est le seul qui ne connaisse point de
bornes.

     Aussi barbare époux qu'impitoyable père,
     Venez, si vous l'osez, l'arracher à sa mère.

C'est ainsi que doit parler Clytemnestre; mais ce n'est qu'après une
scène d'ironie, si parfaitement rendue par mademoiselle Rachel,
qu'Hermione cède aux transports d'un amour méprisé. C'est avec
modération qu'Agrippine reproche à Néron son ingratitude, et Cléopâtre
nous dit d'une manière concentrée dans _Rodogune_:

     Serments fallacieux, salutaire contrainte,
     Que m'imposa la force et que dicta la crainte.

C'est par cette simplicité noble que Monvel était admirable, et ce sont
ses conseils et son exemple qui ont amené Talma à suivre ses traces; il
en convenait souvent lui-même.

Dans la nomenclature des acteurs que j'ai vus se succéder, Monvel devait
être le premier qui s'offrit à moi; il a laissé une réputation assez
brillante pour croire qu'il n'y ait plus rien à en dire; mais tous les
détails intérieurs de la vie d'un grand artiste sont toujours
intéressants à connaître lorsqu'ils tiennent surtout à son art. Je me
fais gloire d'avoir retenu ses préceptes, car il a quelquefois abaissé
avec moi la dignité de son genre pour me guider dans les jolis opéras
dont il était l'auteur. Il démontrait et ne montrait pas; la
multiplicité des gestes, me disait-il, nuit au jeu de la physionomie. Le
regard a bien plus d'expression, lorsqu'il n'est pas accompagné d'un
geste inutile qui en détruit l'effet. Et il me citait mademoiselle
Sainval dans la scène d'Emilie avec Cinna, lorsqu'on lui nomme ceux des
leurs qui sont mandés par Auguste; elle écoutait, sa main gauche appuyée
sur son coude, dans l'attitude de l'attention, et répondait lentement
sans les regarder, et comme à elle-même:

     Mandez... les chefs de l'entreprise...
     Tous deux en même temps,

Elle tournait vivement la tête vers Cinna;

     Vous êtes découverts!...

Cela faisait un effet prodigieux: de même que dans _Sémiramis_,
lorsqu'elle voyait le billet entre les mains d'Arsace, et qu'elle lui
disait:

     D'où le tiens-tu?

     --Des Dieux.

     --Qui l'écrivit?

     --Mon père.

     --Que dis-tu?

C'était un des grands effets de mademoiselle Sainval.

Quelle simplicité noble Monvel déployait dans la scène d'Auguste avec
Cinna! quelle énergie dans don Diègue du _Cid_! Comme il était touchant
dans _Fénélon!_ aussi le public ne manquait-il jamais de saisir cette
application:

     Où prenez-vous ce ton qui n'appartient qu'à vous?

Dans l'_Abbé de l'Épée_, lorsqu'il disait: «Je serai peut-être un peu
long,» on entendait répéter dans la salle: «Tant mieux!» Je me rappelle,
au sujet de cette pièce, que lorsqu'elle était en répétition, je
demandai à Monvel quel était l'épisode que l'auteur avait choisi. Alors,
avec sa complaisance accoutumée, il me raconta le sujet. J'écoutais avec
beaucoup d'attention, et cela m'intéressait tellement par la manière
dont il me détaillait les faits, que je ne m'aperçus pas qu'il avait
fini. «Voilà, ma chère enfant, me dit-il, le récit de mon rôle, que je
viens de vous répéter.» Je restai si étonnée, que ça le fit beaucoup
rire: on peut juger par-là s'il parlait naturellement, et quel effet
cela devait produire au théâtre.

La carrière des arts est ingrate pour ceux qui en sont les interprètes;
à peine en reste-il un faible souvenir. C'est du temps que le peintre
acquiert une plus grande renommée: il en est même dont les ouvrages
n'ont été appréciés qu'après leur mort. La littérature peut changer de
genre, le goût s'épure, mais il reste des monuments que le temps ne
saurait détruire. Ce qui est véritablement beau, est beau dans tous les
siècles. Chaque époque a possédé ses écrivains; s'ils sont parfois
méconnus par le public épris du changement, le temps qui détruit les
préjugés et l'esprit de coterie, remet tout à sa place. Mais que
reste-t-il des acteurs célèbres? Encore quelques années, lorsque cette
génération sera entièrement détruite, que restera-t-il de Lekain, de
Talma, de madame Saint-Huberty, de Monvel, de mademoiselle Contat?
quelques vagues traditions qui s'affaibliront et que l'on regardera
comme un radotage du vieux goût.

À mesure que le tableau s'éloigne, les couleurs s'effacent, et si l'on
se rappelle quelque chose, ce sont les défauts qu'on leur reprochait.
Lorsque j'entends parler de Monvel par des gens qui ne l'ont pas vu, on
ne manque jamais de dire: «il avait un physique grêle; son manque de
dents nuisait à son organe, et d'ailleurs le goût change; il faut savoir
si tous ces talents réunis alors, plairaient maintenant?» Je le crois,
car il y a quelque chose qui ne change jamais et qui frappe juste sur
toutes les classes de spectateurs. J'ai quelquefois entendu, le jour des
représentations gratis, les gens du peuple se disant: «As-tu vu? ils ne
se gênent pas, c'est qu'ils ont l'air d'être chez eux.» Et dans la
tragédie, ils applaudissaient toujours à propos, guidés par cet instinct
de la nature, qui nous révèle ce qui est beau, et qui nous sert
quelquefois mieux que l'instruction.

Lorsque Monvel fit jouer sa comédie de l'_Amant bourru_, au
Théâtre-Français, M. de La Harpe était directeur du _Mercure de France;_
il y distribuait l'éloge et la critique, souvent avec partialité.
Rencontrant Monvel à la sortie du spectacle, il l'arrête pour lui
témoigner combien il est enchanté de sa pièce, l'assure qu'il n'y a
qu'une voix là-dessus, que tout le bien qu'il en pense, il l'écrira dans
_le Mercure_, que c'est une tâche facile de faire l'éloge d'un semblable
ouvrage, et qu'il ne sera que l'interprète de l'opinion générale.

Le lendemain, quelques amis de l'auteur arrivent chez lui, _le Mercure_
à la main, et Monvel n'est pas peu surpris d'y lire la critique la plus
amère de son oeuvre. Cette perfidie l'indigna avec raison; car n'ayant
point recherché les éloges du rédacteur, il pouvait les croire sincères;
il fut piqué au vif. Amour-propre d'auteur ne se calme pas facilement;
aussi se promit-il de saisir la première occasion qui se présenterait de
se venger; elle ne tarda pas à s'offrir.

M. de La Harpe fit jouer sa tragédie des _Barmecides_. Cet ouvrage tomba
complètement, et Monvel en fit une parodie qui fut donnée aux boulevards
et qui fit courir tout Paris.

La pièce finissait par l'enterrement des Barmecides, dont le dernier
frère jouait la marche funèbre sur la harpe. Lorsqu'ils avaient tous
disparu dans un immense trou, il s'y précipitait avec son instrument, et
la toile tombait. La Harpe et Monvel furent toujours mal ensemble depuis
cette époque, comme on peut le croire.

Avant d'aller en Suède, Monvel avait déjà enrichi le théâtre de
l'Opéra-Comique d'une quantité de jolis ouvrages: _les Trois Fermiers_,
_Alexis et Justine_, _Julie et l'Erreur d'un moment_, mais surtout
_Blaise et Babet_, qui eut un grand nombre de représentations, et qui
était joué admirablement par madame Dugazon. L'auteur m'a raconté que,
le jour où l'on donnait pour la première fois cet opéra, il y avait, au
Théâtre-Français, une représentation extraordinaire, par ordre, dans
laquelle il jouait le rôle du métromane de la _Métromanie_; il ne put
donc assister à sa pièce, et il n'était pas sans inquiétude sur la
réussite; aussi n'avait-il jamais mieux dit ce monologue, où M. de
l'Empirée peint l'état d'un pauvre auteur devant un parterre agité[52].

     Tantôt bruyant, tantôt dans un profond silence.

Au dénouement, lorsque la soubrette dit, en le désignant:

     Tenez, voilà l'auteur que l'on vient de siffler,

Un amateur tout essoufflé, qui arrivait de l'Opéra-Comique, s'écria,
comme si c'eût été sa réplique:

--Non, non, qui vient de réussir!

Alors trois salves d'applaudissements accueillirent cette nouvelle.
Monvel fut embrassé par tous les acteurs qui étaient sur la scène;
chacune des applications fut saisie et excita un enthousiasme général.

Il est flatteur d'être auteur et acteur, en semblable circonstance;
après la seconde représentation de la pièce à laquelle il assista, on le
redemanda avec fureur, et il fut obligé de paraître.

De jeunes fous firent le pari de jouer à Monvel le même tour qu'on joua
jadis à l'auteur des _Mille et une Nuits_. Dans l'opéra, Babet chante
trois couplets qui ont pour refrain:

     Il répétait sur sa musette
     La chanson que chantait Lisette.

Ces jeunes gens furent réveiller Monvel, pour savoir de lui quelle était
la chanson que chantait Lisette. Il prit fort bien la plaisanterie, et
comme il commençait à pleuvoir, il les engagea à monter chez lui; car,
leur dit-il, c'est

     Il pleut, il pleut, bergère.

Il fit servir des rafraîchissements à ces étourdis, qui furent enchantés
de lui, et se confondirent en excuses, lui disant qu'ils n'avaient
cependant pas le courage de se reprocher une folie qui leur avait
procuré le plaisir de passer une heure si agréable.



XIV

Michot.--Volanges.--Bordier.--Mademoiselle
Candeillle.--Dugazon.--Champville.--M. Daigrefeuille.--_Les Chevaliers
du Quinquet_.


Les artistes ne sont vraiment aimables que lorsqu'ils n'ont d'autre
fortune que celle que put leur procurer leur talent. Du moment qu'ils
deviennent spéculateurs, qu'ils acquièrent des propriétés, semblables au
savetier financier, ils n'ont plus de joyeux flon-flon.

Avant 1790, le traitement des acteurs était loin d'être aussi
considérable qu'il l'est maintenant. Six, huit, dix mille francs,
c'étaient des appointements qu'on n'accordait qu'aux grandes
réputations. Celui qui n'avait d'autre patrimoine que son talent,
dépensait son revenu et souvent au-delà: ce fut bien autre chose
lorsqu'arrivèrent les assignats!

Michot était intimement lié avec mon mari. À mon arrivée de la Belgique,
il m'amena sa petite femme, jolie comme un ange, jalouse comme un tigre,
et qui aurait bien pu dire, ainsi que Colette:

     Si des galants de la ville,
     J'eusse écouté les discours;

Mais comme elle, aussi:

     Pour l'amour de l'infidèle
     J'ai refusé mon bonheur!

Nos maris avaient été charmés de nous réunir, afin d'être plus libres.
Nous n'étions riches, ni les uns, ni les autres. Ces messieurs avaient
trop peu d'ordre, et nous trop de jeunesse, pour y remédier; mais nous
possédions encore la gaîté, l'insouciance de cet âge où l'on ne prévoit
pas. Pourvu qu'il ne manquât rien à notre toilette, le reste nous
occupait fort peu.

Michot était un de ces hommes qui ne prennent jamais la vie au sérieux.
Il riait de tout, et faisait rire les autres, ce qui n'était pas un
petit avantage en ce temps où la gaîté n'était pas à l'ordre du jour. Il
avait un esprit original, et sa manière de dire les choses le rendait
aussi comique dans la vie privée que sur la scène. Sa figure ouverte et
joyeuse, sa voix pleine de sensibilité qui faisait venir la larme à
l'oeil par un mot naïf ou dans une situation touchante, et le rendaient
toujours vrai, quel que fût le caractère de son rôle. Il plaisait dans
le monde comme au théâtre.

Dans le temps de la république, Michot venait souvent nous raconter des
histoires, qu'il recueillait je ne sais où, mais qui nous faisaient
éclater Je rire. Il fut mandé à la commune pour y prêter le serment de
mourir à son poste. Un facteur qui se trouvait là avant lui ayant prêté
le serment de mourir... «À la petite poste, lui dit Michot.»

Il fit sourire la municipalité qui était peu gaie!

Un jour il vint nous raconter qu'un membre de sa section avait demandé
la parole pour une _motion d'ordre_; alors Michot, montant sur une
chaise, nous joua la scène en prenant sa voix dans le fausset:

«Je dénonce Coco l'épicier pour avoir vendu du sable _d'estampe_ pour de
la _castonade_; je demande qu'il soit envoyé au tribunal révolutionnaire
et jugé comme _fédéralisse_.»

Lorsque l'administration du théâtre passa entre les mains de M. Sageret,
les artistes furent mal payés; Michot avait composé un dialogue sur
l'air des pendus. Il disait à ses camarades assemblés:

     Es-tu payé de fructidor?--Non.
     --Es-tu payé de thermidor?--Point.
     --On me doit encor vendémiaire.
     --Moi, je crains beaucoup pour brumaire.
     TOUS:--Cela doit-il durer long-temps?
     LE RÉGISSEUR:--Jouez toujours, mes chers enfants.

Les _Bons Gendarmes_, qui ont valu tant de succès à Odry, avaient été
composés par Michot dans un temps où l'on ne parlait point encore
d'Odry, mais celui-ci a le mérite d'en avoir tiré un _immense parti_, il
faut lui rendre cette justice. Michot ne les avait composés que pour les
plaisirs du foyer.

Lorsque je revins de l'étranger, en 1813, Michot était devenu riche,
mais il n'était plus aimable. Ce n'était plus cette vie d'artiste,
rieuse et insouciante; ce n'était plus Michot que j'avais connu en 90.
Il avait quitté cette jolie Sophie! c'était un propriétaire! c'était le
seigneur de Verrières!

Volanges était un de ces acteurs de genre pour lesquels on compose des
ouvrages et qui les font presque toujours réussir. Ils finissent même
souvent par acquérir une immense vogue, comme nous l'avons vu depuis, et
comme nous le voyons encore. Volanges était célèbre dans _les Vieux
Procureurs_, appelés _Jérôme-Pointu_[53] auxquels il avait donné un
caractère particulier. Son changement de physionomie annonçait une
grande mobilité; il jouait toute la famille des _Pointus_ à lui seul. Il
avait une telle facilité, une telle promptitude dans ses
travestissements, qu'il sortait par un côté du théâtre et rentrait
presqu'aussitôt par l'autre: c'est lui qui a commencé ce genre de pièces
que l'on a tant imité depuis.

Sa vogue fut si grande, son talent tant admiré, qu'on le crut capable de
réussir dans tous les genres. Alors une plus grande scène que celle où
il brillait lui ouvrit ses portes: ce fut le théâtre Favart; on y jouait
la comédie à cette époque. Il y avait de fort bons acteurs, et ils
exploitaient particulièrement le répertoire de Marivaux. Ils voulurent
avoir l'acteur à la mode; car, alors comme à présent, on se persuadait
que, lorsqu'on a montré un grand talent dans un genre, on doit réussir
dans tous. L'expérience tant de fois renouvelée n'a pu convaincre encore
qu'à Paris surtout, en changeant de cadre, je dirai même de quartier,
par conséquent de public, l'on perd tous ses avantages. C'est ce que
nous avons vu pour d'excellents acteurs de vaudeville, et que l'on vit
alors pour Volanges. La foule, qui s'était portée à son premier début,
diminua bientôt à ceux qui suivirent, et ensuite on n'en parla plus; il
fut trop heureux de revenir à son genre, et alla l'exploiter en province
et à l'étranger.

Quant à Bordier, il aurait peut-être réussi dans les rôles comiques, au
nouveau théâtre de la rue de Richelieu, car il avait un talent naturel
comme celui de Michot, mais il était plus général. La manière dont il a
joué dans les pièces de Dumaniant, pièces qui n'étaient pas du bas
comique et qui se rapprochaient déjà de la bonne comédie, a prouvé qu'il
eût été bien dans ce genre.

Bordier venait de périr, à Rouen, victime d'une émeute populaire. On fit
venir, pour le remplacer, Fusil qui était à Marseille. Je connaissais
peu le talent de Bordier, le théâtre des Variétés étant celui où
j'allais le moins, lorsque j'étais à Paris chez madame Saint-Huberty. À
mon retour, Bordier était mort, mais voici ce que j'ai entends raconter
à Michot et à Dumaniant qui le savaient pertinemment.

Bordier relevait d'une maladie dangereuse (dont il eût mieux fait de
mourir). Un de ses amis l'engagea à passer quelque temps à la campagne,
près de Rouen, pour se remettre tout à fait. Il n'était nullement dans
l'intention d'y donner des représentations, mais il fut tellement
sollicité, qu'il ne put résister aux instances des jeunes gens de la
ville qui l'accueillirent avec transport. Ils l'entraînaient sans cesse
à de nouvelles parties de plaisir. Un soir qu'il venait de la chasse
avec ses amis, ils trouvèrent la ville en rumeur et en révolte ouverte
contre l'autorité. Un avocat, avec lequel Bordier était intimement lié,
se trouvant à la tête de l'émeute, il fut entraîné par un groupe qui
marchait à l'Hôtel-de-Ville, et il suivit, sans savoir même de quoi il
s'agissait. Les troupes les eurent bientôt dispersés, et plusieurs
d'entre eux furent arrêtés: l'avocat et Bordier, qui raccompagnait, se
trouvèrent du nombre.

Parmi ces turbulents, il y avait des jeunes gens qui appartenaient aux
premières familles de la ville. Lorsqu'on instruisit le procès, ils
furent mis hors de cour. L'avocat et Bordier furent condamnés, parce
qu'il fallait faire un exemple, et pour empêcher que les troubles ne se
renouvelassent.

C'était bien le cas de lui appliquer cette malheureuse prophétie qu'il
répétait si souvent dans la pièce des _Intrigants_ de Dumaniant: «Vous
verrez que je serai pendu pour arranger l'affaire.»

Mademoiselle Fiat, qui devait épouser Bordier, quitta le théâtre: ce fut
une grande perte.

Mademoiselle Candeille était douée de tout ce qui peut faire une
personne accomplie. Sa taille était bien prise, sa démarche noble, ses
traits et sa blancheur tenaient des femmes créoles. Elle possédait à un
très haut degré plusieurs talents, la harpe, le piano surtout. Elle
avait de l'esprit et de l'instruction; nous avons vu d'elle plusieurs
ouvrages qui ont réussi. Elle jouait agréablement la comédie; c'était la
meilleure personne du monde, et elle avait un caractère charmant: enfin
elle réunissait à elle seule plus de qualités qu'il n'en eut fallu à
plusieurs pour être admirées. Il semblait que les fées eussent assisté à
sa naissance et l'eussent douée de tous les dons; mais, hélas! on avait
sans doute oublié d'y convier une petite fée Carabosse qui s'en était
bien vengée, car d'un seul coup de baguette elle avait détruit leur
ouvrage. «Tu auras, lui avait-elle dit, un défaut qui t'empêchera de
profiter de tous tes avantages, l'_afféterie;_ tu ne diras rien comme
une autre; tu jetteras tellement tes talents à la tête, que l'on en sera
fatigué; enfin de chacune de les perfections naîtra un ridicule, et l'on
y ajoutera encore en te prêtant la sottise des autres, convaincu de ce
vieil adage, qu'on ne prête qu'aux riches.» Cela n'a pas manqué, car il
n'y a pas jusqu'au _gigot de mouton_, mot connu pour appartenir à madame
de Mauléon, et qui remonte au siècle de Louis XV, que l'on n'ait mis sur
le compte de mademoiselle Candeille: et l'on ne peut dire qu'un gigot
est tendre sans que l'on répète aussitôt, «il n'en est que plus
malheureux» comme le disait mademoiselle Candeille, ou du moins comme on
le lui faisait dire[54]. Elle s'est mariée deux fois et n'a jamais été
heureuse, parce qu'elle avait rêvé au bonheur qui n'existe que dans les
romans ou dans les nids des tourterelles. Je l'ai revue en Angleterre;
elle n'était plus jeune, mais toujours bonne, aimable, spirituelle, et
toujours ridicule.

On comprend difficilement qu'on ait de la gaîté, du naturel dans la
société, et qu'on soit morne et froid sur la scène; c'est cependant ce
qui arrivait à Champville, neveu de Préville. S'il avait pu être au
théâtre aussi amusant que dans le foyer, il eût eu un succès brillant.
Garçon d'esprit d'ailleurs, c'était un des Coryphées les plus agréables
de cette réunion. Lui, Michot, souvent Talma, mois surtout Dugazon,
auraient fait oublier une pièce qu'on aurait eu la plus grande envie de
voir. C'était un feu roulant de folies. Dugazon avait un fond de gaîté
inépuisable: ce n'était jamais pour amuser les autres qu'il était ainsi;
c'était pour s'amuser lui-même. Il avait une incroyable facilité pour
copier le caractère de la figure et les habitudes du corps. Dans le
valet du _Muet_, lorsqu'il venait raconter la conversation des deux
pères, on croyait les voir et les entendre, tant il s'identifiait avec
ses personnages. Aussi, lorsqu'ils arrivaient après ce récit, on
entendait rire de tous côtés. Mais où il nous montra le mieux son talent
dans ce genre, ce fut un soir avec M. Daigrefeuille, ancien conseiller
au Parlement, bien connu du temps du grand chancelier Cambacérès, dont
il ne quittait pas l'hôtel. Celait un petit homme, replet et tout d'une
pièce; son geste était rapide, ses bras courts, et retirés en arrière:
ses gros yeux ronds lui donnaient un air étonné tout à fait comique.

Il arrive un soir au foyer et se met à causer avec Du gazon, d'une
manière très vive. Celui-ci, qui paraissait entièrement occupé de ce que
lui disait son interlocuteur, répondait les yeux attachés sur les siens,
de manière à fixer son regard; pendant ce temps, il prenait ses
attitudes de corps, ses mouvements, sa physionomie; enfin, il imitait
toute sa pantomime, de façon à lui ressembler parfaitement.

Ils étaient debout sous le lustre, et parlaient avec chaleur, tout en
gesticulant. Ceux qui étaient à quelque distance s'apercevaient
insensiblement de cette scène des deux sosies, et se sauvaient pour ne
pas éclater de rire. Cela dura assez long-temps, et M. Daigrefeuille fut
le seul qui ne s'en aperçut pas.

Ce foyer était alors fréquenté par les gens de lettres et les amis des
artistes; on s'y amusait sans mauvais goût, et l'on y accueillait tout
le monde avec grâce et politesse. On avait surnommé les plus assidus
_Les Chevaliers du Quinquet_. Talma, qui en était le président, ne
parlait jamais avant que le dernier quinquet fût éteint. Comme Talma
était aimable et gai, il trouvait toujours des amateurs pour finir le
quinquet avec lui.



XV

Le mariage de Fabre d'Églantine.


Dans une de ces soirées, dont Fabre d'Églantine faisait souvent partie,
on se racontait toutes sortes d'anecdotes. Un jour que l'on parlait à
Fabre de son mariage avec mademoiselle Lesage, il nous raconta d'une
façon fort plaisante comment l'opéra du _Magnifique_ lui avait servi à
enlever sa femme.

Le _Magnifique_, opéra de Sedaine, musique de Grétry, ne se joue plus
depuis long-temps, et de personnes en ont conservé une légère idée. On
citait le morceau du _Quart-d'Heure_, qui dure juste ce temps, et fait
le principal intérêt de la pièce: il fut aussi la principale cause du
mariage de Fabre.

Un tuteur garde avec soin une jeune et belle fille qui lui a été
confiée. Son père, en partant pour les Indes, a transmis tous ses droits
sur sa fille et sur ses biens au seigneur Aldobrandin. Le laps de temps
qui s'est écoulé, sans qu'on n'en ait reçu aucune nouvelle, fait croire
que ce père n'existe plus. D'après cela, Aldobrandin, qui convoite la
fortune, cherche à se l'assurer en épousant sa pupille. Comme presque
toutes les pupilles de comédie, elle ne connaît que son tuteur; plus
docile, elle s'est résignée à sa volonté; mais ce fripon d'amour, qui
n'a jamais fait autre chose que de se jouer des jaloux, vient traverser
ses projets.

Un beau seigneur, connu à Florence par sa richesse, sa bonne mine et sa
générosité, qui l'a fait surnommer le _Magnifique_, a entendu parler
vaguement d'une beauté mystérieuse. Il a fait peu d'attention à ces
discours; mais, un jour de solennité publique, il aperçoit sur un balcon
la plus charmante personne qu'il ait jamais rencontrée sur son chemin.
Le beau Florentin, attirant tous les regards par la magnificence de sa
suite, son superbe coursier et sa bonne grâce à le manier, ne pouvait
manquer d'attirer l'attention de la jeune pupille. Leurs yeux se
rencontrèrent, et cette étincelle électrique, ce magnétisme du coeur, qui
fait qu'on se comprend sans s'être jamais parlé, qui fait rêver à un
objet à peine entrevu, ce magnétisme qui existait avant que le mot n'en
fût inventé, les frappa tous deux au même notant. Rentrée dans sa
retraite, la jeune fille fut triste et rêveuse, et au milieu des fêtes,
le seigneur Octavio ne cessa de penser à cette charmante apparition. Il
parla du seigneur Aldobrandin, dans l'espoir qu'on pourrait lui donner
quelques renseignements sur sa pupille; mais personne ne savait rien sur
cette merveille constamment dérobée à tous les regards.

Le lendemain, il l'ait venir dans son palais un certain Fabio, espèce de
Figaro; celui-ci n'est point barbier, mais courtier d'affaires des gens
importants de Florence, et fort au courant de ce qui s'y passe. Il a
surtout une grande connaissance en chevaux, ce qui fait qu'on l'emploie
pour toutes les acquisitions de ce genre. Le Magnifique possède le plus
beau haras du pays, et le seigneur Aldobrandin, qui est grand amateur, a
remarqué, le jour de la course, la haquenée du Florentin avec autant de
plaisir que celui-ci a admiré sa pupille. Tous deux s'adressent à Fabio
par un motif bien différent: le tuteur veut faire l'acquisition du
cheval. Octavio, charmé d'apprendre qu'il peut y avoir quelques rapports
entr'eux, répond à la proposition de l'avare tuteur par ces mots: «Ma
haquenée n'est point à vendre; cependant, comme je voudrais de tout mon
coeur obliger le seigneur Aldobrandin, je la lui céderai pour dix mille
ducats.»

On pense que le seigneur Aldobrandin trouve cette somme exorbitante, et
qu'il aime mieux renoncer au cheval que de le posséder à ce prix. Après
plusieurs pourparlers, par l'entremise de Fabio, Octavio, voyant
l'extrême envie du tuteur, et cherchant à l'exciter, se résume ainsi:

«J'ai entendu vanter la beauté de la pupille du seigneur Aldobrandin, je
désirerais savoir si son esprit est égal à ses charmes; qu'il me
permette de causer un quart-d'heure avec elle, en sa présence, mais sans
qu'il puisse nous entendre, et mon cheval est à lui.»

Le tuteur, choqué de la proposition, la rejette avec indignation;
cependant il s'en occupe. Fabio, qui trouve qu'un quart-d'heure de
conversation pour un cheval de dix mille ducats est un marché excellent,
l'engage beaucoup à l'accepter; il lui chante même à ce sujet un morceau
très bien fait sur les détails de la beauté et des qualités du cheval,
l'assurant qu'il n'a point vu de plus fier animal[55]. Enfin, à force
d'y réfléchir, le tuteur trouva un moyen de concilier son avarice et sa
jalousie, après avoir fait prier le Magnifique de venir chez lui afin de
connaître s'il peut lui permettre de

     Causer, jaser, en tout honneur,
     Sans nulle expression badine.
     Sans nul mot qui choque son coeur.

Le tuteur tient surtout à être présent.

     Eh bien! soit, vous serez présent,
     Mais vous ne nous entendrez pas,
     Et vous vous tiendrez à dix pas.

Les choses bien convenues, l'heure prise, le tuteur est assez embarrassé
de s'en expliquer avec sa pupille; il cherche d'abord à exciter son
indignation, l'assure qu'il n'a consenti que pour punir ce jeune homme
de sa présomption, et qu'il attend d'elle qu'elle lui témoignera son
mépris en ne répondant pas un mot aux discours qu'il pourra lui tenir:
d'ailleurs il sera présent et observera attentivement.

L'acte commence. Clémentine est placée près d'une table sur laquelle
l'on voit une corbeille de fleurs; elle tient à sa main une rose. Le
Florentin arrive, la salue profondément; il est paré de tout ce que le
désir de plaire a pu lui suggérer de plus élégant. Le tuteur se place à
dix pas, il tient à sa main une montre; Octavio remet la sienne à Fabio,
et le quart-d'heure commence (je joins ici les paroles pour l'entente de
la scène):

     Pardonnez, ô belle Clémentine,
     Le propos que je vais tenir,
     Mais je n'ai qu'un instant à vous entretenir,
     Et cet instant me détermine
     À risquer sans détour l'objet de mon désir:
     De vous dépend le bonheur de ma vie!
     J'ai pour vous le plus tendre amour,
     Et je désire, hélas! par un juste retour,
     Voir votre main avec la mienne unie.
     Répondez moi, je vous en prie?
     Quoi! pas un mot, pas un seul mot! Dieu! quel silence!
     Oh! ciel! que faut-il que je pense?
     Serait-ce du mépris? Non, non. Que pourrait-ce être?

Clémentine tourne languissamment la tête vers son tuteur.

     Ah! je le vois,
     Votre tuteur vous fait la loi!
     Il vous force, par sa présence.
     À garder ce cruel silence.

     [...]

     Mais on peut tromper son adresse,
     L'amour me donne le moyen
     De briser l'indigne lien
     Dont la contrainte à la fois blesse
     L'amour et la délicatesse,
     Mon honneur et votre sagesse.
     Ah! à vous approuvez mon dessein,
     Ouvrez ces doigts charmants, laissez tomber la rose
     Que vous tenez à votre main.
     Ce signal à l'instant dispose
     De nos deux coeurs et fixe mon destin.
     Tombez, tombez, rose charmante,
     Tombez aux pieds de mon vainqueur,
     Devenez l'organe du coeur,
     Devenez pour nous éloquente;
     Et que la plus charmante fleur,
     De la beauté la plus charmante,
     De la flamme la plus ardente,
     Soit l'interprète, etc., etc.

Il sollicite la belle Clémentine assez long-temps pour que le
quart-d'heure s'écoule; la rose tombe et elle disparaît. Fabio trouve
qu'un beau cheval pour une rose est un excellent marché; Octavio lui
laisse la montre enrichie de diamants, et Fabio s'écrie:

     Ah! grand Dieu! qu'il est _magnifique_!

Il faut savoir, maintenant, comment cet opéra contribua au mariage de
Fabre d'Églantine.

Il était dans une ville du Languedoc, où il jouait les rôles de Molé et
de Larive, assez médiocrement, dit-on; il rêvait déjà poésie et
littérature, où il devait mieux réussir que dans la comédie. Il eût été
heureux pour lui qu'il n'eût jamais l'ait que ce rêve-là. Mademoiselle
Lesage[56] était attachée au même théâtre que Fabre; elle chantait les
prime donne; elle avait une voix superbe, et elle était aimée autant
qu'estimée, dans cette ville, ainsi que sa famille. Fabre en devint
éperdument amoureux; il ne lui déplut pas, elle lui permit même de
demander sa main; mais ses parents ne furent pas du même avis; on la lui
refusa très positivement. Les obstacles irritent l'amour; ils
s'aimaient, bientôt ils s'adorèrent; mais ils étaient surveillés avec
une telle vigilance, qu'ils ne pouvaient se dire un mot, encore moins
s'écrire.

Fabre, dont l'esprit avec beaucoup d'invention (il nous l'a bien prouvé
dans son _Intrigue Épistolaire_), se creusait cependant en vain la tête
pour trouver quelque moyen; il n'en vit pas de plus sur que d'enlever sa
belle et d'aller se marier à Avignon: on serait bien alors forcé à
ratifier le mariage; c'était la seule réparation qu'on pût exiger, et il
était plus que disposé à s'y conformer; mais cela ne pouvait guère se
faire sans le consentement de la demoiselle, et comment l'obtenir?
comment s'entendre sans se parler? Fabre était extrêmement lié avec le
chef d'orchestre, auquel il faisait des paroles pour sa musique, et qui
l'aidait de ses conseils dans ses amours.--Ne pourrais-je pas, lui
dit-il un jour, entreprendre de jouer l'opéra? j'aurais au moins
l'occasion de lui parler pendant les ritournelles.--Mais, lui répondait
l'autre, tu n'es pas musicien, et tu ne saurais pas tirer parti de ton
peu de voix.--Tu me donnerais des leçons.--L'administration s'opposerait
à tes projets; il n'y aurait que pour un bénéfice d'acteur que cela
serait possible.--Eh bien! je prierai le premier chanteur de me laisser
jouer le rôle du Magnifique dans sa représentation; il est mon ami, il
appréciera mon motif et il consentira.--Es-tu fou? le rôle du
Magnifique! et le _quart-d'heure_, qui en est recueil!--C'est justement
sur le _quart-d'heure_ que je compte pour expliquer à ma Clémentine mon
projet; la rose, tombant d'un côté convenu, sera le signal de son
consentement.--Fort bien, si tout cela pouvait se faire en parlant, mais
en chantant!--Tu verras, tu verras, l'amour rend capable de tout.--Mais
l'amour ne fait pas chanter ceux qui n'ont pas de voix!

Fabre court chercher la partition, et le voilà essayant son
_quart-d'heure_. On baisse le ton, cela n'allait pas trop mal;
d'ailleurs il se liait sur le dialogue, qui est assez important: un
comédien médiocre dit mieux qu'un chanteur habile. Le jour arrivé, il
redoubla de courage. Ses costumes étaient superbes. Comme il était fort
aimé des jeunes gens, ils l'applaudirent. Quand vint le fameux
_quart-d'heure_, il trouva moyen, pendant la première ritournelle,
d'instruire la jeune personne de la moitié de son projet, et, pondant la
seconde, de le lui dire tout à fait. On peut penser avec quelle
expression il chanta:

     Tombez, tombez, rose charmante.

C'était au point que le chef d'orchestre était sur les épines, et
tremblait qu'il n'en perdit ton et mesure. Tout fut convenu entre eux;
il enleva la demoiselle, et ils partirent sur-le-champ pour Avignon,
espèce de _Gretna green_[57] où l'on était marié, grâce au nonce du
pape. Ils écrivirent de là pour obtenir leur pardon. La famille ne
pouvait plus refuser, et ils revinrent ratifier leur mariage. Cela fit
un tel bruit dans la ville, qu'on voulut les revoir dans cet opéra,
source de leur bonheur, et on leur jeta ces vers sur la scène:

     Le Magnifique à l'amour le dispose,
     De son bonheur il doit s'enorgueillir.
     Heureux qui fait tomber la rose,
     Plus heureux qui sait la cueillir.



XVI

Aventure comique de Dugazon.--Les costumes de Talma.--Son début dans
_Henri VIII_, en 1791.--Mademoiselle Desgarcins; son talent, ses
amours.--Mesdemoiselles Sainval aîné et cadette; leur frère, officier;
anecdote.


Lorsque Talma voulut décidément profiter du décret sur la liberté des
théâtres, pour quitter celui du Faubourg-Saint-Germain, il y eut de
grands débats. Dugazon et Nauderse provoquèrent, et un duel eut lieu
entre eux.

On attaqua Talma sur l'engagement qu'il avait contracté avec la
Comédie-Française; on voulut lui intenter un procès, et l'on commença
par mettre arrêt sur ses costumes, qui, selon l'usage, étaient renfermés
dans la loge où il s'habillait.

C'eût été une perte immense, mais on ne voyait trop par quel moyen on
aurait pu engager les sociétaires du Théâtre-Français à renoncer à leurs
prétentions. On craignait qu'ils n'employassent tous ceux avoués par la
loi.

La discussion et l'arrêt mis sur la garde-robe de Talma se terminèrent
de la manière la plus burlesque, grâce à la folle imagination de
Dugazon.

Une assemblée avait été convoquée pour discuter les intérêts respectifs.
Les avocats des deux parties, les huissiers, étaient sous le péristyle,
où l'on disputait déjà par avance, attendant que l'assemblée fût
ouverte. Pendant tout ce tumulte, Dugazon monte au théâtre; il y trouve
les comparses qui attendaient le capitaine des gardes qui devait les
exercer; mais le capitaine des gardes avait bien autre chose à faire: il
était en bas à écouter ce qui allait se décider. Dugazon ne perd pas de
temps; il prend huit figurants auxquels il montrera, dit-il, ce qu'ils
ont à faire; il les emmène au magasin des costumes, qui est désert, les
fait habiller en licteurs, leur fait prendre quatre de ces grandes
corbeilles qui servent à transporter les habits, puis il monte à la loge
de Talma, dont il s'était procuré les clés, dépose les cuirasses, les
armes, les casques dans les corbeilles qu'il drape avec des manteaux et
des toges, s'affuble lui-même du costume d'Achille, la visière basse, le
bouclier et la lance au poing, fait prendre les corbeilles par ses
gardes, descend et passe gravement à travers ce monde rassemblé, qui,
tout ébahi et ne sachant ce que cela veut dire, le laisse gagner la
porte.

Il était déjà sur la place, avant qu'ils fussent revenus de leur
surprise, et informés du mot de cette énigme en action. On conçoit que
la foule qui commençait à les suivre sur la place s'augmentait à mesure
qu'ils avançaient. Enfui ils arrivent au théâtre du Palais-Royal, où
Dugazon fait déposer les dépouilles opimes. Le duc d'Orléans, informé de
ce bruit, qui ne ressemble en rien à une émeute, puisque tout le monde
rit, veut voir Dugazon, qui lui conte ses exploita de la manière la plus
comique. Le lendemain, Paris retentissait de cette folie. Le théâtre du
faubourg Saint-Germain n'osa pas donner suite à une aussi burlesque
comédie, dans la crainte du ridicule. Ce qu'il y a de charmant, c'est
que Talma n'en savait rien lui-même.

Talma débuta quelque temps après dans le rôle de _Henri VIII_, avec un
succès extraordinaire. Je n'insisterai pas là-dessus, parce qu'il est
des admirations qui s'expriment mieux par le silence. Le costume, le
physique, étaient du temps; tout avait ce cachet qui n'appartenait qu'à
Talma. Madame Vestris jouait le rôle d'Anne de Boulen, madame Desgarcins
celui de lady Seymour. La pièce obtint le plus grand succès, et fit
prévoir un bel avenir de poète pour Marie-Joseph Chénier.

Talma joua peu de temps après le _Maure de Venise_, où mademoiselle
Desgarcins remplissait le rôle d'Hédelmone, c'est moi qui chantais la
romance du saule, dans la coulisse. L'auteur, M. Ducis, trouvait que ma
voix était la seule qui pût s'harmonier avec l'organe de mademoiselle
Desgarcins. C'est une singulière remarque à faire, qu'une personne qui
possède un joli organe a souvent la voix fausse, et rarement le
sentiment du chant, tandis qu'une chanteuse, douée d'une voix sensible,
harmonieuse, n'a point d'onction dans l'organe en parlant. On me
demandait cette romance chaque fois que j'arrivais chez Talma.

Mademoiselle Desgarcins n'était pas moins remarquable que Talma dans
cette tragédie, et ce n'était pas sa beauté qui faisait une si grande
impression sur les spectateurs, tant il est vrai qu'une actrice peut se
dispenser d'être jolie, lorsqu'elle a du charme, de la sensibilité et
une voix touchante. Lord Byron a dit:

     «L'amour n'a pas dans son carquois une flèche qui pénètre le coeur
     aussi avant qu'un charmant organe.»

C'était une des qualités que possédait le plus éminemment mademoiselle
Desgarcins; sa voix était une douce mélodie; elle avait une expression
de mélancolie dans le regard, un mol abandon dans sa démarche, quelque
chose de suave qui l'embellissait en parlant. C'était surtout dans le
rôle d'Hédelmone et dans celui de Saléma d'_Abufar_, qu'elle était
entraînante. Talma, qui avait alors toute la verdeur de la jeunesse,
toute la fougue des passions, faisait un contraste parfait avec elle;
aussi, dans leur scène de jalousie, ces deux mots si simples:
«_Hédelmone,--Othello,»_ produisaient-ils toujours un grand effet, et
dans son récit, lorsqu'elle lui dit que son père l'a menacée de se tuer
à ses yeux si elle ne signait ce billet,

     ... J'ai signé.

     --Sans lire?

     --Oui! sans lire.

ce peu de mots avait un accent si vrai, si persuasif, qu'on se sentait
indigné que le jaloux Othello ne fût pas convaincu.

Mademoiselle Desgarcins a fait naître des passions très vives, et j'en
suis peu surprise; elle devait faire passer dans l'âme ce qu'elle
exprimait si vivement. Notre grand acteur s'était lui-même inspiré de
son amour pour la touchante Hédelmone; plus tard, à son tour, elle
éprouva une de ces passions qui peuvent porter aux dernières extrémités
celles qui en sont malheureusement atteintes, mais qui fatiguent bientôt
celui qui en est l'objet. C'était pour un jeune jurisconsulte d'une
figure et d'une tournure agréables, homme d'esprit, de goût, et
enthousiaste du talent de cette charmante actrice.

Leur liaison dura long-temps, mais enfin M. Allard se lassa tellement de
l'exigence de sa maîtresse, de cet esclavage de tous les instants qui
l'arrachait à ses études, à sa société habituelle, qu'il songea
sérieusement à s'en affranchir. Il employa tous les moyens capables
d'amener une rupture sans trop d'éclat, mais ce fut inutilement. Il
feignit une absence dont elle devina promptement le motif; elle écrivit
lettres sur lettres. Il prit le parti de ne plus répondre à ses
continuelles doléances, à ses reproches sans fin. L'on est cruel
lorsqu'on n'aime plus. Quelques semaines se passèrent sans qu'il
entendit parler de sa jalouse amante; il espérait que la fierté était
enfin venue en aide à l'amour outragé; dans d'autres moments cependant
il craignait qu'elle n'eût succombé à l'excès de sa douleur, car il ne
la voyait plus annoncée dans les rôles qu'elle jouait le plus
habituellement. Il n'osait prendre des informations trop directes, car
il appréhendait de témoigner un intérêt qui aurait pu amener une
réconciliation.

Tandis qu'il se perdait en conjectures, espérant pourtant que tout était
enfin terminé, il entend un matin frapper violemment à la porte de la
rue. Il demeurait sur la place Dauphine, à l'entresol; il met la tête à
la fenêtre, et reconnaît sa belle dans un état d'exaspération qui le
fait frémir de la scène qui ne peut manquer de s'ensuivre. Elle entre,
et tombe éperdue sur un fauteuil placé près de la croisée. Il se fait un
moment de silence que le pauvre amant se garde bien d'interrompre le
premier; bientôt elle semble se recueillir et réfléchir profondément.

«Êtes-vous bien décidé, dit-elle enfin, à rompre tous liens entre nous?
Réfléchissez bien à ce que vous allez répondre!»

M. Allard voulut commencer par ces lieux communs employés en pareille
circonstance.

--Pas un mot de plus, oui ou non?

--Eh bien, puisque vous ne voulez accueillir aucune raison, oui; mais...

--Assez, assez, lui dit-elle.

Puis reprenant une espèce de calme:

--Je veux avoir mes lettres, il me les faut sur-le-champ!

Le jeune homme passe dans sa chambre à coucher pour les prendre dans son
secrétaire. Pendant ce temps, elle dépose un papier sur une table placée
à côté d'elle, tire de son sein un couteau et se frappe à plusieurs
reprises. Si la scène était tragique, le poignard l'était
malheureusement aussi, car c'était un véritable poignard. M. Allard,
entendant du bruit, accourt et trouve mademoiselle Desgarcins étendue
sur le parquet et baignée dans son sang; on peut juger de son effroi. Il
appelle du secours à grands cris. L'on monte en tumulte. Quelques
marchandes étalagistes qui se tenaient sur la place Dauphine s'imaginent
que c'est le beau jeune homme qui a tué la dame blonde; elles allaient
lui faire un mauvais parti, si l'officier de police et le médecin, qu'on
avait envoyé chercher, ne fussent arrivés à temps. Pendant que ce
dernier donnait ses soins à la blessée, l'officier de police avait
ouvert le papier déposé sur la table; elle y déclarait que c'était de sa
propre et libre volonté qu'elle avait voulu en finir avec la vie. Ceci
calma un peu les amantes du quartier, d'autant plus que le médecin
assura que les blessures n'étaient pas mortelles. L'on ébruita le moins
possible cette affaire, et l'on ne nomma point la dame, qui resta chez
M. Allard, attendu qu'il était impossible de la transporter sans danger.
Il lui donna tous ses soins pendant le cours de la maladie et de la
convalescence, qui fut longue, et qu'elle prolongea peut-être pour en
jouir plus long-temps; mais, inutile espoir! cette catastrophe, bien
loin d'avoir ramené l'amant de la délaissée, l'en avait éloigné plus que
jamais. Le danger une fois passé, il l'avait prise dans une aversion qui
ne se conçoit pas; il fut peu touché, peu reconnaissant de cette preuve
d'amour.

Mademoiselle Desgarcins fut long-temps avant de reparaître sur la scène,
et quoiqu'on ait voulu attribuer son absence à une maladie ordinaire,
cela transpira dans le public. Elle reparut dans le rôle de Saléma et
fut accueillie froidement; elle eut la maladresse de vouloir adresser au
public ces vers de son rôle:

     Ainsi donc mes funestes amours
     Ont de la renommée occupé tes discours.

Il y eut une espèce de murmure. L'on n'aime pas les scènes tragiques
hors du théâtre. Si l'on eut fait des feuilletons à cette époque, cette
anecdote eût été répétée de bien des manières, et du moins l'on eût
évité les erreurs qu'on a commises lorsqu'on a fait un vaudeville sur
mademoiselle Desgarcins. Ce n'était point une jolie femme, et elle
n'était pas élève de Florence, mais de Larive. C'est au théâtre de la
République qu'elle a joué Hédelmone dans _Othello_, et non au
Théâtre-Français.

Mademoiselle Desgarcins resta quelques années encore au théâtre de la
République, et finit par se retirer à la campagne, par raison de santé.
On sait que, destinée aux grandes catastrophes, elle fut attaquée dans
sa maison par les compagnies de Jésus et les chauffeurs. Elle se jeta à
leurs pieds pour les conjurer d'épargner sa fille, jeune enfant de cinq
à six ans. Ces brigands enfermèrent les femmes, ainsi que les
domestiques dans une cave, et pendant ce temps dévalisèrent la maison.
Après leur départ, les cris de ces malheureuses ayant attiré les paysans
du voisinage, elles furent délivrées, mais mademoiselle Desgarcins avait
éprouvé une telle commotion par la frayeur et la crainte de voir égorger
son enfant devant elle, que sa tête en fut dérangée. Elle avait des
crises nerveuses qui lui faisaient voir sans cesse les brigands. Elle
leur parlait, les implorait; c'était un spectacle déchirant.

Je ne puis terminer les portraits des artistes sans parler des
demoiselles Sainval qui jouissaient d'une égale réputation, quoique dans
un genre différent. L'aînée, dans les rôles de reine, avait un talent
remarquable, d'après ce que j'en ai entendu dire aux acteurs qui
l'avaient connue dans le temps le plus brillant de sa carrière, mais sa
diction était emphatique. Lorsque je l'ai vue, elle jouait en
représentation; il ne lui restait plus que des éclairs de ce talent,
souvent admirable à la vérité, mais accompagné de tous les ridicules qui
peuvent exciter l'hilarité des jeunes gens qui ne prennent pas la peine
de rien voir au-delà. Elle était tellement facile à contrefaire, que
nous nous donnions volontiers ce plaisir.

Mademoiselle Sainval était laide; elle avait une si grande conviction de
sa laideur, que son geste le plus habituel semblait toujours vouloir lui
cacher le visage; elle avançait le bras à la hauteur de la figure, comme
on le fait lorsque les rayons du soleil vous fatiguent les yeux. Elle
avait souvent des transitions spontanées qui entraînaient les
applaudissements et qui n'appartenaient qu'à elle, car les autres
actrices ne s'en étaient pas même doutées et ne pouvaient concevoir
qu'un mot produisit un tel enthousiasme; mais ce mot était préparé par
un silence, par un coup-d'oeil, un jeu de physionomie, et c'était
admirable. Malheureusement elle reprenait bientôt sa diction ampoulée et
son ton déclamatoire qu'elle ne quittait pas même dans la vie privée.
Elle recevait souvent du monde dans sa maison de la Cour-des-Fontaines.
Comme Monvel en occupait un étage, c'est chez lui que j'ai vu plus
intimement mademoiselle Sainval; elle était tellement préoccupée du
sentiment de sa laideur, qu'elle portait un voile épais et ne le
soulevait que jusqu'à la bouche, se tenant de préférence dans l'endroit
le plus obscur de l'appartement. Cependant elle allait dans le monde;
elle y portait son originalité et son voile, sous prétexte que le jour
ou la lumière lui fatiguait les yeux. Elle n'en était pas moins fort
recherchée comme une personne d'un mérite supérieur. Les étrangers, et
particulièrement les Russes, en faisaient le plus grand cas. Le prince
Baratinsky l'avait connue lorsqu'il était ambassadeur en Franco, et dans
les plus beaux jours de son talent; il en avait souvent parlé à sa
fille, la princesse Dolgourouky. Lorsqu'elle vint à Paris pendant la
paix d'Amiens, il s'empressa d'inviter cette actrice célèbre, et lui fit
l'accueil le plus distingué. C'est mademoiselle Sainval qui m'avait
présentée chez la princesse, qui recherchait les chanteuses et en
général tous les artistes avec empressement Mademoiselle Sainval y
disait souvent des scènes avec une extrême complaisance, et nous nous
faisions un plaisir de lui donner les répliques.

Mademoiselle Sainval cadette était loin d'être jolie, mais cependant
moins laide que sa soeur. Je ne lui ai jamais vu jouer que le rôle de la
comtesse, du _Mariage de Figaro;_ on dit qu'elle était admirable de
sensibilité et d'âme dans les jeunes princesses, mais surtout dans les
Iphigénies. Sa physionomie était expressive; elle avait de la dignité,
quoique petite, maigre et noire.

Elle fit un voyage en Russie au commencement du règne de l'empereur
Alexandre. Elle y fut accueillie d'après sa réputation, comme tous les
artistes de talent l'ont toujours été dans ce pays. On fit arranger pour
elle un théâtre au palais de la Tauride; elle y joua _Iphigénie en
Tauride_.

Dix ans plus tôt, ce voyage lui eût mieux réussi. Cette jeune cour
l'applaudit, par égard pour ce qu'elle montrait encore avoir été, mais
on la trouva un peu trop vieille pour ce genre de rôles, d'autant plus
qu'elle avait conservé ses costumes d'autrefois, sauf la poudre et les
paniers. Ces habits lui donnaient une tournure si grotesque, que l'on
eut de la peine à s'empêcher de rire en la voyant entrer. Elle n'en
revint pas moins comblée d'honneurs et de présents.

Ces deux demoiselles Sainval étaient de bonne famille; leur mère avait
été attachée au service de la reine Marie Leczinska; leur père était
chevalier de Saint-Louis, et leur frère, officier. Ce jeune homme eut
une horrible affaire, que j'ai entendu raconter par Monvel et par mon
père; il fut accusé d'avoir tué un de ses amis, officier dans le même
régiment. Ils avaient pris querelle pour un passe-droit, à l'occasion
d'une promotion; le jeune Sainval avait, disait-on, plongé son épée dans
le coeur de son camarade, avant qu'il n'eût le temps de se mettre en
garde. Comme il n'y avait aucun témoin de cette malheureuse affaire, il
fut mis à la question et supporta ce supplice sans jamais rien avouer.
Il persista à dire qu'il s'était battu loyalement, qu'il n'avait frappé
que par une juste défense, qu'il n'avait point attaqué le premier dans
cette querelle, dont la mort de son ami avait été la suite. Il fut livré
aux tribunaux civils, supporta toutes les douleurs avec un courage
extraordinaire, ne voulant pas, disait-on, déshonorer sa famille.

On le mit à une nouvelle épreuve, en faisant paraître tout-à-coup le
corps de son camarade, caché par un rideau. On pensait que l'émotion de
son visage pourrait le trahir... Mais avec une présence d'esprit rare en
semblable moment, il se précipita sur ce corps afin de cacher son
trouble, en s'écriant:

«Que ne peux-tu revenir à la vie, pour me justifier et confondre mes
ennemis!... Tu leur dirais que, si j'ai eu le malheur de tuer mon ami,
c'est en me défendant en homme d'honneur!...»

Il ne put être condamné à mort, mais il fut estropié pour le reste de sa
vie. Je l'ai vu une seule fois chez sa soeur; il marchait avec des
béquilles.



XVII

Cailhava.--_Le Club de midi à quatorze heures_.--Laujon et ses
chansonnettes. Philipon de la Madeleine et son épitaphe.--Les dîners du
Caveau.


Je retrouvai à Paris dans ce même temps (1791) Cailhava, que j'avais
connu dans mon enfance. Il y avait chez lui, au Palais-Royal, trois fois
par semaine, une réunion qui se tenait de midi à quatre heures, et
qu'ils nommaient _le Club de midi à quatorze heures_. Les habitués de
cette assemblée d'amis étaient le plus souvent le vieux Laujon, Philipon
de la Madelaine, MM. Cailly et Vial père. Le plus jeune d'entre eux
avait bien soixante ans, mais il est impossible de rencontrer des hommes
plus spirituels, plus aimables et plus gais que ne l'étaient ces
charmants vieillards, qui montraient avec coquetterie leurs cheveux
blancs, comme l'a dit un de nos spirituels vaudevillistes.

Cailhava était très lié avec mon père; c'était à Toulouse que je l'avais
connu, et j'allais souvent déjeuner avec lui. Les jours de ses réunions,
j'y menais quelquefois mes jeunes amies, et nous en revenions toujours
enchantées, tant ces vieillards étaient aimables et bons. Ils me
faisaient de charmantes paroles pour mes romances, dont de jeunes
musiciens composaient la musique. C'étaient Lamparelli, d'Alvimar,
Fabri-Garat, Bouffé, agréable chanteur de salon. On voyait que Laujon
avait été un petit-maître du temps de Louis XV. Je le ravissais en lui
chantant des morceaux de son _Amoureux de quinze ans:_

     Qu'il est cruel de n'avoir que quinze ans!

--De n'avoir plus quinze ans, s'écriait-il.

Et sa jolie chansonnette de:

     Philis, plus avare que tendre.

à laquelle Fabri-Garat avait fait un air simple et gracieux.

On se rappelle un mot charmant de l'abbé Delille, au sujet de Laujon.

Il y avait près d'un demi-siècle que l'auteur de l'_Amoureux de quinze
ans_ faisait des visites pour arriver à l'Académie française. Comme
quelques membres de ce docte corps élevaient des difficultés, à raison
du genre frivole que le solliciteur avait cultivé:

«Mes chers confrères, leur dit l'abbé Delille, je pense qu'il est
important que M. de Laujon soit nommé cette fois, il a quatre-vingt-deux
ans, vous savez où il va? Laissons-le passer par l'Académie.»

Ce fut Laujon qui, n'ayant jamais voulu chanter la République, fut
dénoncé à sa section. Le vaudevilliste Piis, qui était son ami, lui en
donna avis et l'engagea à faire quelques couplets. Le vieillard se fit
d'abord beaucoup prier, mais voyant qu'il s'agissait pour lui d'une
question de vie ou de mort, il envoya à Piis quelques chansonnettes et
mit au bas: _le citoyen Laujon sans culotte pour la vie_. Cailhava
rappelait aussi ce qu'il avait dû être dans sa jeunesse; son port, sa
démarche étaient d'un homme distingué. Il était auteur de plusieurs
ouvrages, parmi lesquels on peut compter: _le Tuteur dupé ou la Maison à
deux portes;_ pièce d'un excellent comique, que n'eussent pas désavouée
nos grands maîtres. Il avait composé quelques libretti et traduit des
opéras italiens, et ses _Ménechmes grecs_ ont été joués au théâtre de la
République. C'est de lui que j'ai appris les plus jolis airs
languedociens de Goudouli, son auteur favori.

Hélas! lorsque je suis revenue de l'étranger, en 1813, aucun de ces bons
vieillards n'existait plus. À mesure qu'on avance dans la vie, on fait
tous les jours de nouvelles pertes: parents, amis, connaissances
intimes, tout nous quitte! Il suffit de dix ans pour cela. Ceux qui leur
succèdent n'ont plus le même attrait pour nous; ils ne nous ont pas vus
parés des grâces de la jeunesse; ils n'ont point assisté à nos
triomphes, à nos succès; ils ne savent rien de nous, et nous prennent au
mot sur ce qu'ils voient. Ils se persuaderaient volontiers que nous
avons toujours été ainsi, et sommes venus au monde à l'âge où ils nous
ont rencontrés pour la première fois.

Lorsque je revins en France, je fus visiter le cimetière du
Père-Lachaise, compter les amis jeunes et vieux qui m'y avaient
précédés. Le luxe des tombeaux fut ce qui m'occupa le moins. Il y a
partout des pauvres et des riches sur la terre; mais dessous, c'est là
qu'on est de niveau!...

Errants au hasard, mes yeux se fixèrent sur une modeste croix de bois
noir; j'y lus le nom de Philipon de la Madeleine. Il était mort dans un
âge très avancé; probablement ses vieux amis l'avaient précédé, et ceux
qui restaient l'avaient oublié! C'est du moins ce qu'annonçait une
inscription touchante, écrite en lettres blanches, sur cette croix qui
avait été mise par sa vieille gouvernante. La naïveté, le manque
d'orthographe de cette inscription dictée par le coeur m'émurent au
dernier point! Je l'écrivis aussitôt, telle qu'elle était, sur un petit
souvenir:

     «TOUT SES AMIS L'ONT ABANDONNÉS,
     C'EST MOI THÉRÈSE QUI AI FAIT
     METTRE CETTE PETITE CROI,
     QUE DIEU L'AIE EN SA SAINTE GARDE.»

Il paraît qu'on l'avait écrite comme cela se trouvait sur le papier
qu'avait donné cette bonne fille.

Philipon devait avoir une petite rente, je l'avais entendu dire à
Cailhava; mais c'est le sort des célibataires: ceux qui en héritent s'en
occupent peu après leur mort. Depuis ce temps cependant le tombeau de ce
joyeux chansonnier du caveau a dû être transporté ailleurs, car je l'ai
cherché il y a quelque temps, et ne l'ai plus retrouvé.

On sait combien furent gais les dîners du caveau, où se réunissaient
Désaugiers, Brazier, Rougemont et tous les chansonniers dont les noms
sont si connus! Les artistes musiciens voulurent aussi avoir leurs
jours. Plus de trente d'entre eux se trouvant réunis pour chanter le
charmant canon de Berton: _Au guet! au feu!_ cela fit un tel tapage,
qu'une multitude de peuple se rassembla devant le Rocher de Cancale; la
garde survint, et l'on eut toutes les peines du monde à lui persuader
qu'on chantait un canon, et que ce canon n'était nullement dangereux
pour la sûreté publique. On fit monter celui qui commandait le poste; il
se montra bientôt à la fenêtre, un verre de champagne à la main, et
chantant avec les autres: _Au guet! au feu! au guet! au feu!_



XVIII

Mort de Mirabeau.--Mon départ pour Lille.--Je vais donner des concerts à
Tournay.--La première émigration.--Changement des drapeaux.--Le colonel
Vergnette.--L'oriflamme de Charles-Martel.


Me voici arrivée au milieu de l'année 1791; madame Lemoine Dubarry,
s'étant fixée définitivement à Toulouse, ne venait plus à Paris. Mes
souvenirs de cette époque sont consignés dans ma correspondance avec
cette dame.

À madame Dubarry, à Toulouse.

Avril 1791.

«Un an s'est à peine écoulé depuis cette fête donnée par Mirabeau, et il
est déjà dans la tombe[58]. Jamais mort ne fera une pareille sensation.
Depuis le commencement de sa maladie, la rue où il demeurait était
remplie d'une foule qui s'étendait jusqu'au boulevard. On se passait les
bulletins avec une anxiété inconcevable. Enfin, lorsque la nouvelle de
sa mort a été annoncée, un cri prolongé s'est fait entendre et des
pleurs et des sanglots ont éclaté: la consternation était générale.
Mille contes absurdes ont été répandus, mais celui qui a pris le plus de
crédit dans le premier moment, c'est qu'il avait été empoisonné par des
danseuses de l'Opéra, et voici ce qui donna lieu à cette absurde
conjecture.

«La veille de la première atteinte de son mal, il devait en effet souper
chez M. de ***, avec deux dames de l'Opéra, qui avaient une extrême
envie de se rencontrer avec cet homme célèbre dont le nom retentissait
dans toute l'Europe. M. Millin, qui était très lié avec le maître de la
maison, promit de l'amener, mais sous la condition qu'il n'y aurait
aucune autre personne invitée. Ces deux messieurs se firent long-temps
attendre, et l'on commençait à désespérer qu'ils vinssent, lorsque vers
minuit ils arrivèrent. Mirabeau fit les excuses les plus galantes à ces
dames; il ne voulut pas souper, se sentant, disait-il, indisposé, et ne
prit qu'un biscuit dans un petit verre de malaga. Il se trouva beaucoup
plus malade le lendemain, et mourut peu de jours après. C'est ce fameux
souper dont il fut tant parlé, et voilà comme tout se raconte[59]!

«Enfin, le jour de son enterrement, toutes les boutiques étaient fermées
et personne ne pouvait se montrer sans un signe de deuil, sous peine
d'être honni par la foule. La sensation de sa mort a retenti dans toutes
les villes de France. Je partis le lendemain pour Lille, et dans tous
les endroits par lesquels nous passâmes, on nous arrêtait pour savoir
s'il était bien vrai que Mirabeau fût mort et qu'on l'eût empoisonné.

«On racontait aussi que Combs, son secrétaire particulier, s'était donné
un coup de poignard; il passait pour son fils naturel: pourquoi ne se
serait-il pas tué de désespoir? On ne veut jamais croire que les gens
célèbres puissent mourir comme les autres hommes.

«Je n'ai pas eu de peine à obtenir un congé pour aller donner des
concerts à Lille. Ma voix est tout à fait revenue et les médecins
assurent que je ne cours plus aucun danger de la perdre.

«On parle du sacre de l'empereur d'Allemagne, ce qui ne peut manquer
d'attirer les étrangers à Tournay et à Lille; cela rendra ces deux
villes très brillantes. Je comptais trouver ici lady Montaigue. Vous
savez combien cette famille a toujours été parfaite pour moi; ils
habitent maintenant Boulogne-sur-Mer, où l'on est plus tranquille qu'a
Lille, qui est une ville de garnison. Ils avaient chargé leur
beau-frère, le colonel Fenwick, de me conduire près d'eux: je ne le puis
dans ce moment, et j'en éprouve un véritable regret. Adieu...

«Louise Fusil.»

À la même.

Mai 1791.

«Je suis bien fâchée d'avoir quitté Paris et de ne pouvoir aller à
Boulogne. Tout est ici dans la rumeur et dans le trouble depuis
l'arrestation du roi à Varennes. Cet événement a jeté la consternation
parmi les militaires; presque tous les officiers émigrent. La route de
Tournay est encore libre, mais on s'attend que d'un jour à l'autre il y
aura des mesures prises à ce sujet. Les défenses les plus sévères sont
déjà faites relativement à l'exportation de l'argent; on parle aussi de
changer les drapeaux des régiments. Cette crainte cause une grande
fermentation dans la ville. Je ne sais, mais je prévois quelque chose
d'affreux, d'après ce que j'entends de tous côtés. Je suis fort triste,
et j'ai peur de vous faire partager ma mélancolie. Quel malheureux
temps! toujours des tourments pour soi ou pour les autres, ce qui est
plus fâcheux encore. Un auteur de maximes a dit:

«Le chagrin que l'on supporte le plus facilement c'est celui d'autrui.»

«Je ne suis pas de cet avis, car c'est celui que je supporte le moins. À
bientôt, je vous compterai les choses à mesure qu'elles arriveront: ça
me sera une distraction agréable de parler à quelqu'un qui me comprend
si bien. Il y a tant de gens qui n'entendent qu'avec les oreilles! le
langage du coeur est pour eux une langue étrangère qu'ils ne savent pas
traduire. Quel dommage de se parler d'aussi loin!

«L. F.»

À la même.

Mai 1791.

«Chère madame Lemoine,

«Tournay, comme vous le savez, est à une très courte distance de Lille.
Je vais toutes les semaines y chanter au concert de souscription du
jeudi, et je rencontre là tous les officiers émigrés; je suis la petite
poste pour eux. À chaque départ, des personnes de leurs familles ou de
leurs amis viennent me prier de me charger des lettres qu'ils n'osent
plus confier à la grande poste.

«Lorsque je passe sur la place, ma voiture est aussitôt entourée de tous
ces brillants uniformes; ces messieurs me nomment leur providence, et
j'ai des succès nombreux; mais, comme il y a toujours compensation dans
la vie, au bien comme au mal, l'on m'assure que cela pourrait bien me
faire siffler, à Lille par quelques chevaliers discourtois. L'on n'est
pas extrêmement d'accord des deux côtés de la frontière, et je vois ici
des cocardes blanches que je suis tout étonnée de trouver tricolores à
Lille quelques jours après. Enfin, arrive ce qui pourra: pourquoi ne pas
rendre service quand on le peut? Vous savez d'ailleurs que la prudence
n'est pas mon fort en toute occasion, et, lorsqu'il s'agit d'obliger, je
ne la consulte jamais.

«En terminant cette dernière phrase, je ne m'attendais pas que ma
prudence et mon obligeance fussent sitôt mises à l'épreuve pour une
chose très grave, je vous prie de le croire. Si j'avais consulté mes
amis, je suis persuadée qu'on m'en aurait détournée; mais je n'en ai pas
eu le temps, à vrai dire, ni la volonté. Enfin voici ce qui m'est
arrivé, sans un plus long préambule.

«Je me disposais à partir pour Tournay après mon dîner, lorsqu'un
Anglais, milord Purfroid, se fit annoncer; je le connaissais de vue
seulement. C'est un homme d'un certain âge, d'un abord aussi froid que
son nom, d'une figure imposante, et qui passe pour avoir beaucoup
d'esprit. Après s'être excusé de sa visite un peu brusque et inattendue:

«--Vous pouvez, me dit-il, madame, rendre un très grand service au
colonel Vergnette et à sa famille.

«--Moi, monsieur, et par quel moyen?

«--Le voici: Vous ne vous doutez pas sans doute de quelle importance
peut être un drapeau pour un officier qui en est dépositaire; mais, pour
vous en donner une idée, je vous dirai que cela en a plus encore qu'un
élégant chapeau pour une jolie femme.

«--Ah! monsieur, lui dis-je en riant, vous me prenez pour une personne
très frivole, je vois cela.

«--Non; mais pour une personne très jeune.

«--Oh! je sais que messieurs les Anglais ont une opinion prononcée sur
la futilité des femmes de notre nation.

«--Je vais vous prouver le contraire, madame, puisque je vous crois
capable d'une action généreuse.

«--Venons au fait.

«--Eh bien! si un drapeau est un dépôt sacré, comme je vous le disais
tout à l'heure, jugez ce que doit être l'oriflamme de Charles-Martel,
qui, de temps immémorial, a été confié au régiment dont M. de Vergnette
est le colonel. Il part ce soir pour Tournay avec plusieurs de ses
officiers, qui passeront par des portes différentes; mais, d'après la
nouvelle loi, il est observé, on peut le soupçonner de vouloir émigrer.
Il mourrait plutôt que d'abandonner cette oriflamme; mais, en
l'emportant lui-même, s'il est arrêté, il se perdra sans le sauver. Il
n'y a qu'une femme tout à fait désintéressée dans cette affaire qui
puisse s'en charger sans exciter les soupçons. Je ne vous proposerai pas
de mettre un prix à ce service, je sais que vous ne l'accepteriez pas.

«--Vous m'avez bien jugée, monsieur, et je vous en remercie; c'était le
moyen de m'y décider. Je suis artiste, on me voit souvent aller et venir
sur cette route. Comme j'ai eu peu de relations avec M. de Vergnette, je
ne vois rien qui puisse donner des soupçons.

«--Sir Gardner viendra vous prendre à quatre heures dans un cabriolet,
me dit-il; je vous suivrai à cheval, et si à la frontière vous éprouviez
quelques difficultés de la part des douaniers, nous dirions que ce
cabriolet nous appartient et que nous vous y avons offert une place. De
cette manière, vous ne pouvez être compromise. S'il y avait le moindre
danger à courir, nous ne vous le proposerions pas.

«Il y en avait cependant, mais je n'y réfléchis pas. Je fis toutes mes
dispositions, et, à l'heure convenue, je vis arriver un de ces
messieurs. Je mis l'oriflamme sous une redingote de voyage, large et
croisée; il était peu embarrassant pour la grandeur, mais les franges
dont il était entouré le rendaient fort lourd. La voiture était un de
ces anciens cabriolets de voyage, qui avait sur le devant une malle en
cuir; cette malle était remplie de sacs d'argent, circonstance que
j'ignorais. Je ne m'en aperçus même qu'en chemin, lorsque le mouvement
de la voiture en eut détaché les ficelles qui les retenaient. L'argent
se répandit alors dans le coffre, et cela faisait un bruit qui
s'entendait d'assez loin. On voulut les rattacher, mais c'était
impossible. Il n'en fallait pas davantage pour nous faire arrêter à la
frontière, puisque la loi défendait d'emporter de l'argent. Si j'eusse
été fouillée, j'étais perdue.

«Enfin nous atteignîmes le poteau qui sert de limites. Un douanier vint
nous demander si nous n'avions rien de contraire aux ordonnances. Il
était monté sur le marche-pied, et sa main était posée sur la
malheureuse malle. S'il m'eut regardée, ma pâleur m'aurait trahie. M.
Gardner me dit en anglais qu'il allait lui donner un louis d'or; je lui
arrêtai le bras.

«--Non, vingt-quatre sols, lui dis-je.

«La pièce d'or lui aurait donné des soupçons; j'en ai vu plus tard un
bien triste exemple.

«--Oh! vous n'avez rien, nous dit le douanier, messieurs les Anglais ne
vont à Tournay que pour s'amuser, et madame est une connaissance: elle
passe par ici souvent.

«Il descendit du marche-pied, et je commençai à respirer plus à
l'aise... Nous fîmes aller le cheval bien doucement pour éviter le bruit
de l'argent; mais, lorsque nous fûmes hors de portée d'être entendus,
nous nous arrêtâmes. J'avais grand besoin de reprendre haleine, je n'en
pouvais plus; cependant j'étais aussi contente et aussi fière qu'un
général qui vient de remporter une victoire. Nous trouvâmes, à Tournay,
monsieur et madame de Vergnette; cette dernière était partie dans un
fiacre avec ses enfants. Elle avait passé par une autre porte de la
ville pour éviter les soupçons. On peut penser combien on me remercia,
combien on me félicita de mon _admirable_ courage, de ma présence
d'esprit. Je logeai dans l'appartement des enfants de madame de
Vergnette. Je comptais rester jusqu'au surlendemain, mais une personne
de confiance, qui appartenait à M. Gardner, vint l'avertir qu'il y avait
un tapage effroyable à Lille; que les soldats du régiment de _la colonel
général_ juraient d'exterminer ceux qui avaient favorisé l'enlèvement de
l'oriflamme; que l'on parlait d'une femme. Il y en avait journellement
sur la route de Tournay. On tint conseil, et on décida que je devais
partir sur-le-champ, pour empêcher de remarquer que je n'étais pas à
Lille. On chargea le valet de chambre qui était venu donner l'éveil de
me chercher une voiture, et par un de ces hasards singuliers, qui
semblent survenir dans les circonstances difficiles, ce fut le fiacre
qui avait conduit madame de Vergnette et ses enfants que l'on prit pour
me ramener. J'appris aussi, dans la suite, que le cabriolet de voyage
dans lequel j'étais partie avec ces messieurs était celui du colonel, et
il était bien reconnaissable, car son cheval était borgne. Il était
resté assez long-temps à ma porte. Tous ces indices auraient mis sur la
voie, si l'on eût conçu le moindre soupçon. Heureusement cela n'arriva
pas. Plusieurs personnes vinrent chez moi, le jour de mon arrivée, et
surtout plusieurs officiers du régiment du colonel. Tout le monde me
demanda si je l'avais vu et si j'avais entendu parler de quelque chose.
Je répondis que non, avec cet air de vérité qui persuade. Je me gardai
bien de laisser rien soupçonner, même aux personnes qui pouvaient y
prendre le plus d'intérêt, une indiscrétion aurait pu me perdre. Je
quittai Lille peu de temps après, car les choses devenaient de plus en
plus sérieuses. Je n'y étais plus, grâce au ciel, lorsque cet excellent
monsieur de Dillon fut massacré. Il aurait bien pu m'arriver malheur
aussi, car je ne cessais de faire des imprudences[60].»



XIX

Le 10 août.--Michot, Fusil et Baptiste cadet dans cette journée.--Le
petit Pierre.--Les deux poissardes.--Anecdotes.--M. Coupigny.--M. de
Sercilly.


J'étais de retour à Paris à l'époque du 10 août; cette époque appartient
à l'histoire, mais les épisodes qui s'y rattachent sont relatifs à ceux
qui en ont été témoins; car il y avait un drame dans chaque situation.
Ces mouvants tableaux qui ont effrayé ma jeunesse repassent devant moi
comme des ombres et sont aussi présents à ma mémoire que s'ils étaient
encore récents. Chaque circonstance de cette terrible scène portait un
intérêt particulier. Qui de nous n'avait là des parents, des amis ou des
connaissances intimes? Chacun voit les choses du point où il est placé.
Mais n'anticipons point sur les détails de ces malheureuses journées! Je
les prévoyais si peu le 9 août, que je n'avais jamais été, je crois,
dans une aussi parfaite sécurité depuis mon retour de Lille. La capitale
était tranquille, on s'occupait de plaisirs, de toilette; les bals du
Wauxhall, du Ranelagh, étaient brillants; on portait des modes à la
Coblentz; on parlait assez librement sur toutes choses; enfin on dansait
sur un volcan sans en prévoir l'éruption.

Mon père était à Paris depuis quelques jours pour y terminer des
affaires; il logeait rue Saint-Honoré, en face de moi: nous habitions,
ainsi que plusieurs autres artistes, un logement dans l'enceinte du
théâtre Richelieu. Il paraît que ce jour même du 9 août on s'attendait à
quelque chose d'inquiétant, car la garde nationale était commandée pour
occuper différents postes.

Michot et mon mari étaient de la même section; je les vis arriver en
uniforme, ainsi que quelques autres de leurs camarades, mais je n'y fis
pas grande attention, attendu qu'ils étaient souvent de service. Je
travaillais à une écharpe, en attendant le souper (on soupait encore);
plusieurs de ces messieurs causaient à voix basse dans la pièce voisine.
Mon mari se mit à écrire à mon bureau et mon père se promena d'un air
soucieux; Michot vint regarder mon ouvrage.

--C'est donc cela, me dit-il, qu'on appelle une écharpe à la Coblentz?

Comme il s'amusait souvent à me contrarier, je ne répondis rien.

--Comment, continua-t-il en se retournant vers mon mari, tu souffres que
ta femme porte des écharpes à la Coblentz?

--Est-ce que je prend» garde aux chiffons des femmes, répondit celui-ci
en continuant d'écrire.

--Enfin, ajouta Michot, vous finissez cela pour aller demain au
Ranelagh: êtes-vous bien sûre d'y aller?

--Je voudrais bien savoir ce qui pourrait m'en empêcher?

--Le mauvais temps peut-être.

On apporta le souper. Mon mari prit Michot à part et se remit à son
bureau; il ne voulut pas venir à table, quoiqu'on lui fît observer qu'il
devait passer la nuit. J'entre dans ces petits détails pour faire voir
que, lorsque notre pauvre esprit n'est pas sur la voie de ce qui peut
nous donner des appréhensions, nous ne devinons rien: il arrive même
quelquefois que nous ne sommes jamais plus gais que lorsqu'un grand
malheur nous menace à notre insu; tandis que, si nous craignons un mal
souvent imaginaire, tout ce qui y a rapport nous semble un
pressentiment.

Michot se mit à table à côté de moi et me raconta mille folies, que sa
manière de dire rendait encore plus comiques. Je crois n'avoir jamais
tant ri; je ne m'aperçus pus le moins du monde des chuchotements et de
la préoccupation des autres, ni que l'on courait à la porte chaque fois
que l'on sonnait, pour prévenir sans doute de ne parler de rien devant
moi. Baptiste cadet, qui était dans les grenadiers, arriva, son fusil à
la main; il logeait dans la maison.

--Mais vous êtes donc tous de garde aujourd'hui?

--De garde? me dit-il avec cet air niais qui le rendait si drôle, je ne
sais pas trop si nous serons de garde.

Mon mari engagea mon père à coucher dans sa chambre, qu'il avait fait
arranger à cet effet.

--Mais pourquoi donc déranger mon père? il n'est pas bien loin de moi;
ce n'est pas la première fois qu'il n'y a pas d'homme la nuit dans la
maison.

Enfin, mon père m'ayant dit lui-même qu'il préférait rester près de moi,
je passai dans sa chambre pour voir si rien n'y manquait. Ces messieurs
partirent vers onze heures; mon mari alla embrasser sa fille dans son
berceau, et revint sur ses pas pour m'embrasser aussi.

--Oh! mon Dieu, lui dis-je en riant, mais comme tu es tendre
aujourd'hui; ton voyage ne sera probablement pas bien long cependant.

Rien ne pouvait me faire sortir de ma sécurité: hélas! si je me fusse
doutée de ce qui devait arriver et de ce qui était peut-être déjà,
quelle affreuse nuit j'aurais passée. On voulait me laisser des forces
pour le lendemain. Ma fidèle Marianne, une bonne Languedocienne qui
avait sevré ma fille, une de ces femmes qui nous aiment comme si elles
étaient de la famille, notre pauvre Marianne, dis-je, se doutait,
d'après tout ce qu'elle avait entendu dire, qu'il devait y avoir du
bruit; elle appelait cela du bruit! mais elle me laissa dormir, car on
lui avait bien recommandé de se taire.

De grand matin elle entre dans ma chambre et ouvre mes rideaux; elle
était si pâle, la pauvre fille, qu'elle me fit peur.

--Que se passe-t-il donc? lui dis-je tout effrayée, en jetant une robe
de chambre sur moi; où est mon père?

--Il est sorti depuis plus d'une heure.

Je courus à la porte et voulus descendre, mes genoux fléchissaient sous
moi.

--Où voulez-vous aller, madame, vous ne trouverez pas M. Fleury, et l'on
promène des têtes jusque sous les galeries du théâtre.

J'ouvris précipitamment mon secrétaire, me rappelant que mon mari avait
écrit toute la soirée: que devins-je lorsque je vis que cet écrit était
un testament et des renseignements sans fin, que je ne pus même lire,
tant ma vue était troublée et ma tête en feu.

J'étais folle, ma pauvre petite criait dans son berceau; enfin, je
m'échappai des mains de Marianne, et descendis les escaliers telle que
j'étais. Des enfants, des femmes aussi effrayées que moi, encombraient
les marches et ne pouvaient me donner aucun renseignement; seulement on
me dit que les grilles étaient fermées et que l'on tirait sur la maison
comme sur un château fort dont on voudrait faire le siége. Je fus
jusqu'en bas et j'appris qu'il y avait un passage ouvert sur la rue
Saint-Honoré; j'y courus. Heureusement, je vis mon père, qui, me
trouvant dans cet état, me fit remonter et remonta avec moi; mais ce ne
fut que pour un moment, car on appelait tous les hommes aux armes; l'on
venait les chercher jusque dans les maisons, et quoique nous fussions au
cinquième étage, il craignait d'y attirer ces furieux; il n'eut que le
temps de me dire que la section de mon mari était aux Champs-Élysées. Je
rapportai ma pauvre enfant, qui avait trouvé moyen de sortir de son
berceau et pleurait au haut de l'escalier. Son grand-père avait pris un
fusil, mais il m'avait promis de ne pas quitter la rue Saint-Honoré tant
que cela lui serait possible, ou du moins les alentours de la
Cour-des-Morts. C'était ainsi qu'on appelait le côté que nous habitions;
il n'était, hélas! que trop bien nommé en ce moment, car c'était là
qu'il y avait le plus de malheurs. Marianne avait eu la précaution
d'aller chercher du pain et des provisions dès le matin, prévoyant bien
que plus tard elle trouverait les boutiques fermées. C'est en sortant
dans cette intention qu'elle avait rencontré des misérables portant au
bout des piques la tête de Duvigier et celle de l'abbé de Bouillon,
qu'elle connaissait très bien et qu'elle voyait souvent à la maison; ce
furent les deux premières victimes de cette affreuse journée.

Le plus grand tumulte était près de nous, à cause du voisinage des
Tuileries; ceux qui étaient parvenus à se sauver s'étaient réfugiés
derrière les grilles, et l'on tirait des deux côtés. Malgré cela
cependant, la petite Sophie, femme de Michot, trouva le moyen d'arriver
jusque chez moi avec une de ses amies qui demeurait dans la même maison.
Ces deux jeunes dames, toutes frêles, toutes mignonnes, étaient d'une
intrépidité qu'on n'aurait pas supposée à les voir. Une d'elle
s'intéressait vivement à un officier de service chez le roi, ce qui lui
causait de grandes inquiétudes. Elles avaient été obligées de passer au
milieu des boulets, de la fusillade, des dangers de toute espèce, dans
l'espoir d'apprendre quelque chose. Une personne que Sophie me nomma lui
avait dit que son mari et le mien avaient failli être massacrés par le
peuple pour avoir voulu sauver des Suisses; mais qu'il était arrivé du
renfort, et qu'ils étaient parvenus à enfermer ces malheureux Suisses
dans l'écurie d'une maison du Faubourg-Saint-Honoré, où ils les
gardaient avec ceux qui étaient venus à leur aide, ayant dit au peuple
qu'ils en répondaient. La foule s'était enfin portée ailleurs; nous ne
sûmes rien de plus sur eux de tout le jour.

Mon père montait de temps en temps; je le vis arriver vers trois heures
avec un nommé Molin, avocat, de notre connaissance, homme de beaucoup
d'esprit, qui travaillait aux _Actes des Apôtres_. Ce n'était pas une
recommandation dans ce moment; il était avec M. Coupigny[61], que je
connaissais peu alors; il arrivait d'Amérique. Nous accueillions avec
empressement tous ceux qui se présentaient, car nous espérions toujours
apprendre quelque chose de nouveau; mais les récits sont si peu fidèles
dans les premiers instants de trouble! on répète ce que l'on a entendu,
on accueille ce que l'on désire ou ce que l'on craint; la même
circonstance se redit de vingt manières différentes: ces versions ne
servaient qu'à nous alarmer davantage. Coupigny et Molin n'étaient rien
moins que rassurants ni rassurés, bien qu'ils aient voulu me persuader
depuis qu'ils n'avaient pas eu la moindre peur; mais c'est toujours
ainsi lorsque le danger est passé: tout le monde veut y avoir pris part
ou l'avoir supporté courageusement.

Il y avait à la maison un petit Savoyard, âgé tout au plus de huit ans,
dont j'avais fait un jockey. C'était un enfant intelligent et dévoué qui
n'avait peur de rien. Depuis le matin il me tourmentait pour le laisser
aller du côté des Champs-Élysées, parce qu'il avait entendu dire que
Monsieur y était.

«--Mais, mon pauvre enfant, tu te feras tuer, lui disais-je, tu vois
bien que l'on tire des coups de fusil, ça attrape tout le monde.

«--Oh! que non, je passerai entre les jambes des chevaux. N'ayez pas
peur, Madame.

«--Eh bien, puisque tu veux absolument sortir, va au
Faubourg-Saint-Germain, chez mes belles-soeurs qui doivent être bien
inquiètes de nous.»

De ce côté d'ailleurs il ne courait pas autant de danger. Il y alla en
effet, mais il commença par les Champs-Élysées, ce que je ne sus que le
lendemain. Toute la soirée il ne fit qu'aller et venir du Carrousel à la
place du Louvre; il se fourrait partout, il écoutait tout. C'est lui qui
nous a donné les nouvelles les plus exactes. La fureur et l'aveuglement
étaient tels, qu'on tuait ceux qui portaient des habits rouges. Ces
habits ayant été à la mode un an auparavant, beaucoup de personnes en
avaient encore. Les malheureux restaurateurs auxquels l'on donnait le
nom de _Suisses_, les concierges des grandes maisons, rien ne fut
épargné. Il n'était pas possible de faire entendre la moindre raison à
ces furieux: les hommes sont comme les tigres, lorsqu'ils ont senti
l'odeur du sang, l'on ne peut plus les arrêter.

Il était aussi très dangereux d'être rencontré en habit militaire; M. de
Sercilly et M. D...[62] étaient renfermés avec le roi dans la salle des
députés.

«--Ils seront massacrés, disait cette pauvre petite dame, s'ils
traversent la place du Louvre en uniforme: mon Dieu, que faire?

«--Nous déguiser toutes les deux en poissardes, lui dit madame Michot,
et leur porter des habits bourgeois dans nos tabliers.»

Elle lui sauta au cou et se disposa à aller rue Saint-Thomas du Louvre
chercher des habits pour ces deux officiers. Elle savait que M. D... ne
voudrait pas quitter son ami, s'il courait quelque danger. On fit ce que
l'on put pour détourner ces deux têtes exaltées d'un projet aussi
dangereux, car, malgré leur dévouement, elles pouvaient ne point
parvenir jusqu'à eux, et, si elles eussent été reconnues, travesties de
cette manière, elles eussent été perdues. Elles ne voulurent rien
entendre. La jeune dame courut chercher tout ce qu'il fallait et revint
habillée avec les vêtements de sa cuisinière. Sophie mit ceux de
Marianne, qui voulait lui donner les plus beaux et s'indignait fort
qu'elle voulût prendre son bonnet enfumé. Elles se salirent la figure et
les mains; malgré cela elles avaient bien de la peine à n'être pas
jolies.

Elles prirent les allures poissardes le mieux qu'il leur fut possible.
On jouait encore dans ce temps des pièces de Vadé. Elles se disposèrent
à partir après avoir mis les habits d'homme dans un mauvais tablier de
cuisine. Nous les vîmes descendre en frémissant, car en vérité nous ne
croyions pas les revoir, et cette idée était affreuse. Je dis à mon
petit Pierre de les suivre de loin et d'attendre pour nous en donner
quelques nouvelles. Le ciel protégea leur bonne action; elles eurent le
bonheur, à la faveur du désordre, de parvenir jusqu'à ces Messieurs, par
des corridors obscurs, et de leur faire savoir l'endroit où elles
s'étaient réfugiées.

Ce fut M. de Sercilly qui vint le premier et qui fit un signe à son ami.
Leur changement s'opéra sans inconvénient, mais il s'agissait de
rapporter les uniformes qui auraient pu mettre sur la trace de ceux
auxquels ils appartenaient. Les deux amis voulaient absolument s'y
opposer. Comme on n'avait pas beaucoup de temps pour délibérer, elles
s'enfuirent en les emportant. Il n'y a pas de doute que, si elles
eussent été arrêtées en chemin par quelques-unes de ces horribles
femmes, plus cruelles encore que les hommes, elles eussent été
massacrées. La Providence veillait sur elles! nous les vîmes revenir
saines et sauves. Je courus les embrasser; j'en pleurais de joie et je
sentais mon coeur soulagé d'un grand poids. C'était une crainte de moins,
il nous en restait encore assez!

J'admirais le courage de l'une de ces dames, mais je blâmais
l'imprudence de l'autre, qui n'avait pas pour s'exposer à une mort
presque inévitable un aussi puissant intérêt. Les femmes ont montré dans
toutes ces funestes occasions une abnégation d'elles-mêmes qui était
vraiment admirable. Mon petit Pierre m'avait apporté une lettre de mes
belles-soeurs. On ne connaissait encore aucun détail au
Faubourg-Saint-Germain; toutes les issues étaient gardées et l'on y
abordait difficilement. Elles m'écrivaient qu'elles entendaient dire des
choses qu'elles ne pouvaient croire. Malheureusement il était difficile
de rien inventer qui ne fût surpassé par une triste réalité. Les places,
les rues étaient jonchées de morts, la place du Palais-Royal surtout. Il
faut tirer le rideau sur ces détails; le souvenir de cette journée pèse
encore sur mon coeur en la retraçant. Nous n'étions pas éloignés
cependant de tableaux encore plus funestes, car si ce 10 août était une
fièvre de rage, l'on pouvait au moins vendre cher sa vie; mais les 2 et
3 septembre on égorgeait de sang-froid des malheureux sans défense, et
cela a duré trois jours!

Aussi je passerai rapidement sur ces horribles époques, je dirai
seulement que M. de Sercilly et M. D..., que ces pauvres femmes avaient
sauvés du danger, au péril de leur vie, se trouvaient alors à
Sainte-Pélagie. N'étant point sortie de chez moi, je ne savais aucun
détail précis. Quelques jours après, je priai mon mari de s'en informer,
autant qu'on pouvait le faire cependant sans se compromettre. On lui dit
que M. D... avait été vu parmi les morts; un garde national assura qu'il
l'avait reconnu. Lorsqu'on put aborder les prisons, cette jeune dame,
qui n'avait encore aucune certitude qu'il eût été arrêté, vint me
supplier d'y aller avec elle. On lui avait donné des nouvelles directes
de M. de Sercilly qui était à Sainte-Pélagie, et elle espérait avoir de
lui quelques éclaircissements. Nous nous assurâmes d'abord de la
possibilité d'entrer dans cette prison, et nous nous hasardâmes enfin à
demander M. de Sercilly. Il vint dans une cour où l'on nous avait permis
de l'attendre; il nous fit un horrible récit de ce qu'il avait vu et
souffert dans ces affreuses journées, puis il ajouta:

«--Je n'ai pas la certitude que mon ami ait été arrêté en même temps que
moi; il aura peut-être eu le bonheur de se sauver. Mais il me fit un
signe qui me confirma ce qui m'avait été dit[63].» Je revins chez moi la
tête en feu.

«--Si je reste ici, dis-je à mon mari, je deviendrai folle.

«--Mais je le crois bien, tu vas dans un endroit qui ne peut te rappeler
que d'horribles scènes; ça ne change rien aux événements et cela te fait
beaucoup de mal: retourne à Lille chez lady Montaigue, si tu le veux.

C'était bien mon projet, mais je ne pus l'exécuter dans ce moment, car
je tombai très malade. J'étais à peine remise, lorsque Dumouriez arriva
de la Belgique, et qu'une fête lui fut donnée chez Talma. Julie voulut
absolument que je ne partisse qu'après, et je lui fis volontiers ce
sacrifice.



XX

Fête donnée par Talma à Dumouriez, après les conquêtes de la
Belgique.--Entrée de Marat; ses paroles adressées à
Dumouriez.--Plaisanterie de Dugazon.--Comment l'on écrit l'histoire.--Le
siége de Lille.


J'ai retrouvé le récit de la fête donnée par Talma, le 16 octobre 1792,
dans une lettre que j'écrivais le lendemain à madame Lemoine-Dubarry.

À madame Lemoine-Dubarry, à Toulouse.

     «Je ne sais comment vous raconter la scène la plus bizarre et la
     plus effrayante qui se soit encore vue, je croîs. Pour fêter le
     général Dumouriez après ses conquêtes de la Belgique, Julie Talma
     et son mari avaient réuni tous leurs amis dans leur jolie maison de
     la rue Chantereine. Vergniaud, Brissot, Boyer-Ducos,
     Boyer-Fonfrède, Millin, le général Santerre, J.-M. Chénier,
     Dugazon, madame Vestris, mesdemoiselles Desgarcins et Candeille,
     Allard, Souque, Riouffe, Coupigny, nous et plusieurs autres
     faisaient partie de cette réunion. Mademoiselle Candeille était au
     piano, lorsqu'un bruit confus annonça l'entrée de Marat, accompagné
     de Dubuisson, Pereyra[64] et Proly, membres du comité de sûreté
     générale. C'est la première fois de ma vie que j'ai vu Marat, et
     j'espère que ce sera la dernière. Mais, si j'étais peintre, je
     pourrais faire son portrait, tant sa figure m'a frappée. Il était
     en carmagnole, un mouchoir de Madras rouge et sale autour de la
     tête, celui avec lequel il couchait probablement depuis fort
     long-temps. Des cheveux gras s'en échappaient par mèches, et son
     cou était entouré d'un mouchoir à peine attaché. Je n'ai pas oublié
     un mot de son discours, le voici:

     «--Citoyen, une députation des Amis de la Liberté s'est rendue au
     bureau de la guerre, pour y communiquer les dépêches qui te
     concernent. On s'est présenté chez toi; on ne t'a trouvé nulle
     part. Nous ne devions pas nous attendre à te rencontrer dans une
     semblable maison, au milieu d'un ramas de concubines et de
     contre-révolutionnaires[65].»

     «Talma s'est avancé et lui a dit:

     «--Citoyen Marat, de quel droit viens-tu chez moi insulter nos
     femmes et nos soeurs?

     «--Ne puis-je, ajouta Dumouriez, me reposer des fatigues de la
     guerre, au milieu des arts et de mes amis, sans les entendre
     outrager par des épithètes indécentes?

     «--Cette maison est un foyer de contre-révolution.»

     «Et il sortit en proférant les plus effrayantes menaces.

     «Tout le monde resta consterné, car on ne doutait pas qu'une
     dénonciation ne s'ensuivît. Quelqu'un voulut plaisanter, mais il
     riait du bout des lèvres. Dugazon, qui ne perd jamais sa folle
     gaîté, prit une cassolette remplie de parfums pour purifier les
     endroits où Marat avait passé. Cette plaisanterie ramena un peu de
     gaîté, mais notre soirée fut perdue. Nous avons chanté des romances
     de Garat; mademoiselle Candeille a touché du piano admirablement,
     comme à son ordinaire, et le gros Lefèvre a joué de la flûte.

     «Le lendemain, on criait dans tout Paris: _Grande conspiration
     découverte par le citoyen Marat, l'ami du peuple. Grand
     rassemblement de Girondins et de Contre-révolutionnaires chez
     Talma_.

     «Jusqu'à présent, personne n'a encore été arrêté, mais quelle
     perspective pour ceux qui faisaient partie de cette réunion, et
     pour le maître de la maison.

     «Adieu.

     «L. F.»

Je fus bien surprise en lisant, il y a quelques années, dans un ouvrage
intitulé _les Girondins_, les phrases suivantes sur cette soirée:

«On donnait un bal chez mademoiselle Candeille, de qui Talma avait
emprunté la maison pour y fêter le retour du général Dumouriez. Les
femmes y étaient costumées à la grecque, et dans une nudité complète.
Talma animait cette fête, dans laquelle se rencontraient madame Roland,
mademoiselle Monvel et beaucoup d'autres.»

Alors suit un dialogue fort bizarre, dans lequel Talma dit: «Allons,
mesdemoiselles, on vous attend pour danser.»

Si l'on eût mieux connu les faits, on n'aurait pu ignorer que Julie
Talma possédait encore sa jolie maison de la rue Chantereine, dont elle
faisait trop bien les honneurs pour que son mari eût besoin de
s'adresser à mademoiselle Candeille, qui, d'ailleurs, n'avait pas de
maison, et qui, seulement, était au nombre des invités.

On devait faire de la musique, et tous les artistes se firent un plaisir
d'être agréables à Julie dans cette soirée. Les dames n'y étaient pas en
costume romain ni grec, attendu que nous étions en 1792, et que ces
modes ne furent adoptées qu'au temps du Directoire, et au commencement
du Consulat, en 1797, par mesdames Tallien, Beauharnais, Regnault de
Saint-Jean-d'Angély et autres femmes élégantes qui donnaient alors le
ton. L'_immodestie_ de ce costume ne se fit donc pas remarquer dans
cette réunion. Il n'y eut point de bal, et madame Roland ne s'y trouvait
pas. Talma ne put donc dire: «_Venez, mesdemoiselles, on vous attend
pour danser_.» Mademoiselle Monvel avait alors quatre ans, et madame
Roland m'a toujours paru peu disposée à la danse. D'ailleurs madame
Roland venait rarement chez Talma, et je ne l'y ai même vue qu'une seule
fois.

Les paroles adressées par Marat à Dumouriez furent imprimées le
lendemain dans l'_Ami du peuple_, mais le citoyen Marat se garda bien de
publier la réponse de Talma et celle de Dumouriez.

Le jour des funérailles de Marat, on arrêta Dugazon et il passa la
journée au corps-de-garde du Palais-Royal. On le remit le soir même en
liberté. Lorsqu'il s'informa du sujet pour lequel on l'avait arrêté, on
lui dit qu'il n'était pas digne d'assister à l'apothéose de ce grand
homme.

J'ai été témoin oculaire de tous les faits que je raconte, et je défie
qu'on puisse les démentir. Je puis avoir mal jugé, mais les lettres que
j'écrivais étaient le récit fidèle de ce qui s'était passé sous mes
yeux. Ne voulant pas répéter ce que d'autres ont déjà dit, beaucoup
mieux sans doute, j'ai parcouru toutes les anecdotes contemporaines, non
celles de l'Empire (qui ne les connaît, bon Dieu!): on les a commentées
de toutes les façons. La plupart des témoins et des acteurs existent
encore, et les faits sont trop récens pour qu'on puisse se tromper, à
moins qu'on ne le veuille absolument. Mais, lorsqu'on remonte aux temps
de la République, du Directoire, même du Consulat, tous ces noms doivent
être bien surpris de se trouver ensemble. On réunit des gens qui ne se
sont jamais connus, et on est étonné de trouver dans cette galerie de
tableaux, que l'on fait dater de 1792, des femmes qui n'existaient déjà
plus, et d'autres qui n'existaient pas encore. Mesdemoiselles Luzy,
Arnould, Guimard, étaient déjà des douairières; mademoiselle Olivier
était morte. Enfin, on se contente des faits matériels, tout le reste
est d'invention, ou bien pris au hasard dans ce qu'on a entendu
raconter, comme on raconte les choses que l'on n'a pas vues. On fait un
joli roman qui a d'autant plus d'intérêt, que ce sont des gens d'esprit
qui l'écrivent.

La plupart des détails dont je parle se retrouvent dans des ouvrages
sérieux, et ce serait le cas de dire: «_Voilà comme on écrit
l'histoire!_» si les faits politiques et militaires ne se recueillaient
dans les pièces authentiques et dans le _Moniteur_.

Mais, par le temps qui court, bien heureuses sont celles qui, par le
nom, la fortune ou la beauté n'ont pas été assez célèbres pour qu'on
s'en souvienne, car ce n'est pas toujours avec indulgence ni même avec
vérité qu'on les reproduit sur la scène du monde.

J'étais encore sous l'impression des tristes événements qui venaient de
s'accomplir, lorsque je partis pour Lille où je devais donner des
concerts. Des émotions nouvelles m'attendaient. J'en adressai le récit à
madame Lemoine.

À madame Lemoine-Dubarry, à Toulouse.

     Lille, ... octobre, 1792.

     «Chère madame Lemoine,

     «Lorsque vous recevez une lettre de moi, vous devez dire: Allons,
     elle s'est encore trouvée dans un nouvel événement. Mais pourquoi
     ne reste-t-elle pas tranquille à Paris?... Tranquille! cela vous
     est bien aisé à dire. Que l'on voyage ou que l'on reste chez soi,
     ne doit-on pas toujours s'attendre à voir des choses qui sortent de
     l'ordre habituel? Il faut convenir que nos pères ont été bien
     heureux de n'en avoir pas vu de semblables de leur temps! Les
     chanteurs ne sont-ils pas devenus des peuples nomades? Enfin, pour
     en finir de mes doléances, je vous dirai donc que j'arrive du siége
     de Lille, car mon génie malfaisant me conduit toujours où il y a
     des dangers à courir. Cependant j'étais déjà depuis quelque temps à
     Lille, lorsque ce siége nous est arrivé tout d'un coup, et c'est
     bien le cas de dire, comme une bombe, car il me semble qu'on ne s'y
     attendait pas le moins du monde; cependant on s'y est bientôt
     accoutumé. Dans le premier moment, les boulets rouges nous ont un
     peu surpris, mais ensuite on les prenait sur une poêle à frire ou
     sur toute autre machine en tôle, après qu'ils avaient un peu
     tourbillonné; c'est de cette manière qu'on les empêchait d'éclater.
     Vous voyez que voilà une nouvelle découverte dont je ne me doutais
     pas; faites-en votre profit, s'il vous arrive jamais, ce dont Dieu
     veuille bien vous garder, de vous trouver au milieu d'un siége. Je
     vous prie de croire que ce n'était pas moi qui les prenais ainsi;
     je n'en ai été que le témoin oculaire.

     «On commençait cependant à se lasser un peu de cette manière de
     vivre, et l'on murmurait tout bas; mais le général Menou a fait
     proclamer que le premier qui parlerait de se rendre serait pendu.
     Après cet avis amical, personne n'a osé dire sa façon de penser. Il
     faut pourtant que je vous raconte cela un peu plus en détail, car
     lorsque le danger est passé la gaîté revient. Comme je vous l'ai
     dit, l'on ne s'attendait à rien, lorsque tout à coup nous apprenons
     que l'armée des Autrichiens s'avance par la route de Tournay.
     Aussitôt on s'enquiert pour avoir chevaux, voitures, chariots, afin
     de pouvoir quitter la ville, où les femmes, les enfants, les
     vieillards devenaient des bouches inutiles et ne faisaient
     qu'augmenter le danger. Mais ces hommes qui spéculent toujours,
     pour s'enrichir, sur les malheurs publics, mirent un prix tellement
     élevé aux moyens de transport, qu'il fut impossible à beaucoup
     d'habitans de céder à des prétentions aussi exagérées. Ceux qui
     avaient des bijoux, de l'argenterie, voulurent les vendre pour se
     procurer de l'argent; mais les objets qu'on aurait achetés à un
     prix passable quelques jours auparavant, étaient dépréciés, et l'on
     offrait à peine un quart de leur valeur; enfin nous apprenons que
     l'armée approche et que l'on va commencer l'assaut: jugez de notre
     effroi. On nous fait espérer cependant que l'on pourra sortir par
     la porte opposée, mais nous n'en avons pas le temps. Les premiers
     boulets lancés, le peuple se réunit en tumulte sur les places. Les
     familles se sauvent dans les caves sans avoir pu se munir des
     choses les plus nécessaires; quelques personnes arrivent avec des
     vivres et des vêtements qu'ils ont emportés à la hâte. C'est là que
     j'ai vu la véritable égalité dont on nous parle si souvent; le
     malheur réunit tout, rapproche les distances. Pauvre et riche
     s'entr'aidaient, car chacun courait les mêmes dangers, et l'on se
     donnait les uns aux autres les choses dont on manquait. Si l'on
     apportait un blessé, c'était à qui s'empresserait de le secourir;
     on déchirait son linge pour étancher son sang, pour faire de la
     charpie. Si quelqu'un disait: «Je n'ai pas telle chose.--La voici,»
     répondait aussitôt un autre. Les habitants d'un hôtel qui était en
     feu recevaient l'hospitalité d'une pauvre famille; des enfants, des
     vieillards étaient abrités dans une maison somptueuse qu'ils
     n'auraient peut-être pas osé espérer un secours quelques semaines
     auparavant. Pourquoi le monde n'est-il pas toujours ainsi?

     «Un jour que l'on se croyait plus tranquille, le bombardement
     sembla vouloir redoubler. L'on ne pouvait imaginer à qui l'on
     devait cette nouvelle calamité lorsqu'on espérait que le siège
     était près de finir. Nous sûmes quelques jours après que
     l'archiduchesse d'Autriche était venue déjeuner au
     quartier-général, et que cela avait ranimé le courage des troupes.
     On appela cette journée le _déjeuner de l'archiduchesse_!

     «Comment une femme ne pensa-t-elle pas que des vieillards, et des
     mères de famille pouvaient succomber dans cette affreuse matinée?
     Mais la courageuse résistance de nos soldats et la fermeté du
     général Menou les forcèrent à lever le siége.

     «Milady Montaigue me presse de venir passer quelque temps avec elle
     pour me reposer de toutes ces émotions. Son mari nous cherche une
     habitation dans les environs de Boulogne-sur-Mer, dans un endroit
     écarté et tranquille, s'il en est par le temps qui court. Pensez un
     peu à vos amis, et écrivez-leur plus souvent.

     «L. F.»



XXI

Je vais à Boulogne-sur-Mer.--Rencontre d'un détachement de l'armée
révolutionnaire.--L'hôtel de la Bergère dans un bois.--Je vais en Écosse
avec lady Montaigue.--Montagnes d'Écosse, grotte de Fingal, dite des
_Géants_.--Retour.--Aventure à Dunkerque.


C'était donc après le siège de Lille, au mois de novembre, je crois, que
j'allai à Boulogne-sur-Mer rejoindre lady Montaigue. J'avais un
cabriolet de louage et je pris des chevaux de poste. Arrivée vers six
heures du soir dans un petit bourg, j'y trouvai un détachement de
l'armée révolutionnaire. Ces militaires avaient fait un tel ravage dans
toutes les hôtelleries, que les aubergistes avaient ôté leurs enseignes
et fermé leurs maisons; ils ne recevaient plus de voyageurs, et on ne
pouvait avoir des chevaux à la poste. Je demandai en vain que l'on me
donnât à coucher ou que les mêmes chevaux me conduisissent après s'être
reposés; je ne pus rien obtenir.

--Ce ne serait pas un grand service à vous rendre, me dit le maître de
la maison, que de vous donner à coucher, car une jeune femme et un
enfant ne leur en imposeraient guère. Vous pourriez ne pas _vous en
trouver la bonne marchande_ (je n'ai pas oublié le terme); avec ça que
vous êtes bien élégante: cachez donc votre montre et votre chaîne.

--Mais, monsieur, que voulez-vous que je fasse ici dans la rue? Il y a
de l'inhumanité à me laisser courir un tel danger.

--Attendez, on va tâcher de trouver un cheval pour votre voiture.

Un gros paysan, qui était devant la porte, me dit:

--Je vous mènerais ben, moi, ma p'tite citoyenne, mais mon cheval est
déjà si fatigué, qu'il n'pourra aller plus loin qu'chez nous, à l'hôtel
_de la Bergère_: c'est une petite lieue. Vous y coucherez, et demain
nous partirons dès le matin pour Boulogne.

Il n'y avait pas à hésiter; je lui donnai ce qu'il me demanda, et je le
priai de partir le plus tôt possible, car les soldats qui étaient sur la
place regardaient déjà de travers la muscadine, et je n'étais pas trop
rassurée. Ma pauvre petite fille, fraîche comme une rose, imprévoyante
du danger, dormait à mes côtés. Enfin le paysan mit son cheval à la
voiture, et nous partîmes. J'avais pour tout bagage un sac de nuit; mais
cela suffisait pour un trajet aussi court. Comme me l'avait fait
observer judicieusement le maître de poste, j'étais une trop élégante
voyageuse pour un pareil temps: c'est pourquoi tout me faisait peur. Je
vis que mon conducteur ne prenait pas la grande route et qu'il allait à
travers champs pour gagner une forêt.

--Mais, lui dis-je timidement, il me semble que nous nous éloignons
beaucoup du chemin et que cela nous fera faire un long détour.

--Oh! nenni, nous prendrons par les traverses.

À cette époque, nous ne lisions que les romans d'Anne Radcliffe, et les
mélodrames de l'Ambigu étaient pleins de voleurs et d'assassins,
d'auberges au milieu des forêts, et dans lesquelles la servante montrait
au public des objets ensanglantés; on n'y voyait que trappes sous les
lits, des brigands aux manches retroussées, à la barbe noire, et dont la
ceinture était garnie de poignards et de pistolets. Ils n'étaient pas,
comme Fra-Diavolo, couverts _de manteaux du velours le plus beau_.
Certainement l'auberge de _la Bergère_ était bien la chose du monde la
plus effrayante et la plus semblable à toutes les forêts périlleuses. Il
n'y manquait que la petite servante qui sauve toujours le beau jeune
homme; quant à l'hôtesse, elle était fort peu gracieuse. Elle prit un
mauvais bout de chandelle et me fit monter une espèce d'échelle qu'elle
appelait un escalier, et nous introduisit dans une soupente qu'elle
décorait du nom de chambre; elle me montra ensuite un lit n'ayant qu'un
matelas de paille, et fut chercher deux draps de grosse toile grise; il
y avait dans cette soupente une cheminée énorme tout à fait moyen-âge,
une table boiteuse et deux chaises dépaillées.

--Ne pourrais-je, lui dis-je, avoir du feu et une lampe de nuit?

--Je vais vous apporter un fagot; mais nous n'avons pas d'autre lampe
que celle de notre cuisine.

--Eh bien! alors, une chandelle.

--Pardi! vous n'en avez pas besoin pour dormir.

Je comptais bien ne pas me coucher ni même me déshabiller. J'enveloppai
ma fille dans la couverture et la posai sur le lit; pendant ce temps
elle chantait. Mon Dieu! me disais-je, s'ils me tuaient, que
feraient-ils de cette pauvre enfant?

L'hôtesse remonta pour me demander si je voulais manger; je n'en avais
pas grande envie; cependant je lui dis de m'apporter quelque chose.
L'enfant mangea de bon appétit et s'endormit comme dans un bon lit. Je
m'efforçai de lire un livre que j'avais emporté, mais je ne pus y
parvenir. Nous étions au-dessus de la cuisine, et le plancher mal joint
me laissait presque apercevoir ce qui s'y passait. Je vis arriver des
gens qui criaient, juraient; ils étaient peut-être deux ou trois, mais
je me figurai qu'il y en avait au moins une douzaine. J'étais comme les
poltrons à qui la peur double les objets. Cela dura assez long-temps;
enfin ils finirent sans doute par s'endormir, car le bruit cessa. J'en
fus quitte pour un peu de frayeur et pour mes visions de mélodrame: ce
qui prouve que notre imagination (cette folle de la maison) nous crée
des fantômes pour nous donner la peine de les combattre. Je fus sur pied
la première, et je pressai mon gros paysan, que j'avais pris pour un
chef de brigands, de mettre son cheval à la voiture, et je partis.
J'arrivai à Boulogne, et je fis bien rire avec mes tribulations de
l'hôtel de _la Bergère_.

Milord et milady Montaigue, étant forcés d'aller passer quinze jours en
Écosse pour régler quelques affaires, je partis avec eux.

Je me faisais un grand plaisir de voir les montagnes d'Écosse, et
surtout cette grotte de cristallisation où les yeux se fatiguent à
découvrir les objets qui se multiplient à mesure qu'on les fixe. Le
ciseau du sculpteur, le pinceau du peintre le plus habile, ne pourraient
qu'imparfaitement les imiter. Comment rendre la délicatesse de ce
travail de la nature, ces arceaux, ces portiques, ces colonnes, ces
découpures, qui ont dû servir de modèles aux hommes, lorsqu'ils ont
voulu construire les premiers temples? Plus on examine avec attention,
plus on y découvre de chefs-d'oeuvre nouveaux.

C'est dans ces montagnes d'Écosse qu'on aime à lire les poésies
d'Ossian. J'avais avec moi les traductions de Baour de Lormian et les
imitations de Chénier sur les chants de Morven, de Selma. À l'âge que
j'avais alors, l'imagination est si fraîche et si brillante, qu'elle
nous identifie aux lieux où nous sommes! La poésie, la musique, nous
électrisent, et l'on se sent transporté au-delà de soi-même. Je conçois
que, l'imagination ainsi excitée, les arts puissent enfanter des
chefs-d'oeuvre!

Je fus bientôt ramenée sur la terre par une lettre que je reçus de
France. On nous apprenait les mesures sévères adoptées non-seulement
contre les émigrés, mais contre leurs familles, et le temps limité qu'on
accordait pour rentrer en France. Je ne me serais jamais consolée d'une
inconséquence qui aurait pu compromettre la tranquillité de mes parents;
je me décidai donc à partir sur-le-champ. Comme mes amis avaient terminé
leurs affaires et qu'ils craignaient d'ailleurs de trouver quelque
difficulté à rentrer eux-mêmes à Boulogne, où ils comptaient se fixer
quelques années, nous revînmes ensemble, et le frère de lady Montaigue
nous accompagna. Par le plus grand bonheur, mon absence fut inaperçue.
Boulogne, dans ce moment, était la ville où l'on pouvait le plus
facilement aller et venir, sans être presque remarqué.

Nous passâmes par Dunkerque; mais les événements marchaient avec une
telle rapidité, que nous trouvâmes déjà les esprits changés.

Nous comptions rester quelques jours à Dunkerque, pour voir le port et
la ville, dont alors le commerce était renommé. La foire de Dunkerque
attirait beaucoup de marchands étrangers: nos messieurs nous proposèrent
d'aller au spectacle; mais, comme il y avait un acteur en
représentation, il fui impossible de trouver des places, lis allaient
revenir sans avoir pu en obtenir, lorsque M. de Lermina, une des
personnes importantes de la ville, sachant que c'était pour des dames,
offrit sa loge, qui, donnant positivement sur la scène, était très en
vue. Nous fîmes une espèce de toilette; nous avions des robes de crêpe
noir, c'était la mode alors, avec des écharpes jaunes qui faisaient le
tour de la taille et se nommaient _à la Coblentz_; nous étions coiffées
d'une pointe de fichu en crêpe blanc, qui venait faire un noeud sur le
côté; j'avais arrangé cette espèce de turban sur mes cheveux et sur ceux
de lady Montaigue.

À notre entrée dans la loge, chacun ne manqua pas de demander quelles
étaient ces deux dames élégantes (car on appelait déjà ainsi la toilette
la plus simple, surtout en province). On vit bien que ma compagne était
Anglaise; quant à moi, je fus prise pour une chanteuse italienne, ou
pour une Française qui _rentrait_: en cela ils ne se trompaient pas
trop. Après nous avoir bien regardées, on s'avisa de penser à ce fichu
noué sur le côté, et l'on se mit à crier: «_À bas la cocarde blanche_!»

Je me doutais si peu que ces cris s'adressaient à nous, que j'avançai la
tête pour voir à qui l'on en voulait. Le propriétaire de la loge,
s'apercevant que nous ne nous doutions de rien, vint pour nous prévenir
de ce qui se passait. Qu'on juge de notre surprise! Le parterre
regardait cette pantomime assez tranquillement, en voyant mon
empressement à dénouer mon fichu; je leur montrai ensuite que ce n'était
nullement une cocarde, et on applaudit à ma docilité. Lorsque je voulus
détacher celui de lady Montaigue, les messieurs qui étaient avec nous
m'arrêtèrent le bras pour s'y opposer; et parlèrent vivement à M. de
Lermina. Alors les cris recommencèrent: «_À bas! respect à la loi_!»
Cette dame arracha son fichu avec humeur. Nous sortîmes de la loge, et
je crois qu'il était temps. Quelques mois plus tard, cette affaire eût
pu devenir plus sérieuse.

Nous partîmes le soir même, et je ne fus plus tentée d'employer mes
talents pour la coiffure, tant que je fus en voyage.

FIN DU TOME PREMIER.



NOTES


[1: M. Lemazurier, lorsqu'il fit imprimer ses _Fastes de la
Comédie-Française_ m'avait demandé quelques détails sur mon grand-père.
Un trop prompt départ pour Londres m'empêcha de lui donner ces
renseignements, et j'en ai eu depuis beaucoup de regret. J'eusse évite à
M. Lemazurier les erreurs dans lesquelles il est tombé sans le vouloir.
Le père de mon aïeul n'était point, comme le dit M. Lemazurier, dans les
cent-suisses du roi; il était officier de bouche, et c'était une charge
qui s'achetait. Mon aïeul se trouvait tellement honoré de la sienne,
qu'il déshérita son fils pour avoir dérogé en prenant le parti du
théâtre.]

[2: Le père de madame Saint-Huberty était frère de mademoiselle Clavel.]

[3: C'est cette circonstance [que j'aurais pu payer cher] qui me jeta
dans l'illustre famille des Miromesnils.]

[4: Le prince Max, devenu roi de Bavière, était le souverain le meilleur
et le plus populaire. Lorsqu'en 1831 je fus à Bade, pendant la saison
des eaux, avec ma petite Nadèje, cette enfant excita, comme partout, un
vit intérêt. Le roi de Bavière voulut la voir, et lorsqu'il apprit que
j'étais la nièce de son ancien gouverneur, il m'envoya son chambellan
pour me prier de venir au château avec mon intéressante élève. Il
m'adressa les choses les plus obligeantes sur mon oncle, s'informant
avec bienveillance de tout ce qui lui était arrivé «Je lui dois, dit-il
au prince de Wissembourg qui se trouvait là, ce que je sais de
mathématiques, mais il s'est souvent plaint de moi pour le reste.
C'était un homme de mérite que votre oncle, madame, sévère; mais bon. Je
regrette qu'il n'ait pas vécu assez long-temps pour que j'aie pu lui
prouver que _ce jeune fou de prince Max_ faisait un grand cas de lui.
Mais dans ce malheureux temps nous étions tous dispersés.»]

[5: On veut toujours voir les grands hommes posés sur un piédestal, le
général à la tête d'une armée, l'orateur à la tribune, l'auteur sur le
théâtre. Voyons-les donc quelquefois en robe de chambre; dans leur
intérieur. S'il n'y a pas un grand homme pour son valet de chambre, en
est-il beaucoup pour sa femme?]

[6: Dans un ouvrage qui a paru il y a deux ans, voici comme on s'exprime
sur cette femme intéressante, après avoir parlé long-temps de Talma:

«Une femme spirituelle et riche vint combler le déficit, apportant au
grand acteur quarante mille livres de rente. Cette affaire s'arrangea
chez mademoiselle Contat; je dis _affaire_, car l'aimable prétendue
avait au moins vingt ans de plus que son mari.» Il y a là une grande
erreur de date, qu'il est facile de rectifier, pour l'honneur même de
Talma; car, s'il eut épousé à vingt-huit ans, une femme de cinquante
ans, parce qu'elle avait quarante mille livres de rente, qu'il l'eut
quittée après cinq ans de mariage, lorsqu'il lui en restait à peine six;
ce procédé eût été peu délicat, et je lui rends trop de justice pour le
penser.

Julie est morte en 1808, dix ans après son divorce, à l'âge de
cinquante-trois ans, elle en avait donc trente-sept en 90, lors de son
mariage; et elle était assez bien encore, pour qu'elle put se croire
aimée pour elle-même. Au reste, si mademoiselle Contat a été pour
quelque chose dans cette affaire, il paraît que les dames de la
Comédie-Française prenaient beaucoup de part aux liens contractés par
Talma, car mademoiselle Raucourt, de son côté, avait fait tout son
possible pour empêcher son second mariage avec madame Petit-Vanhove;
elle prévoyait sans doute que Talma ne serait pas plus fidèle que par le
passé.

Mais madame Petit était veuve, mère, maîtresse de ses actions; et les
conseils d'une amie ne purent avoir assez d'influence pour la faire
renoncer à un projet formé de longue date.

Quant à Julie, je trouve qu'il est peu généreux de parler avec cette
légèreté, d'une personne qui a tant souffert, et qui le méritait si Peu!
perdre à la fois son mari, sa fortune et ses enfants!... Le malheur est
si respectable, qu'il est des sujets qu'il devrait interdire.]

[7: Dans les mémoires que l'on a écrits sur cette famille, on dit que le
comte Guillaume avait beaucoup d'esprit. C'est une étrange erreur. Le
comte Jean et Mademoiselle Chon étaient les seuls qui méritaient cette
réputation.]

[8: Il y avait dans la famille des Dubarry, comme dans toutes les
familles nombreuses, des parents éloignés qu'ils ne connaissaient pas,
et dont les filles en se mariant avaient changé de nom; la plupart de
ces collatéraux ne tardèrent pas à se montrer lorsque la puissance de la
favorite fut connue.]

[9: Comme madame Lemoine n'est pas un personnage historique, qu'elle a
toujours évité ce qui pouvait la faire paraître avec trop d'éclat sur la
scène du monde, à cette époque surtout, où sa famille n'était que trop
en vue, on lui a presque toujours donné ce nom de _Lemoine_ jusqu'à son
mariage avec le comte Guillaume].

[10: J'ai vu le comte Jean en 1789. Il était alors très vieux.]

[11: J'ai entendu raconter tous ces détails quand j'étais à Toulouse
avec madame Saint-Huberty].

[12: C'était bien long-temps après la mort de Louis XV].

[13: Il périt en 1793. Moins heureux que son frère, parmi les nombreuses
beautés auxquelles il avait prodigué ses soins et son or, aucune ne se
trouva près de lui à cette époque désastreuse. Il avait 82 ans,
lorsqu'il fut conduit au tribunal révolutionnaire de Toulouse. Il
supporta son sort avec beaucoup de courage].

[14: Femme de Molé du Théâtre-Français.]

[15: Il a été parlé dans divers ouvrages de la fête qui fut donnée à
madame Saint-Huberty à Marseillle. Voici ce qu'on lit dans la
correspondance de Grimm. «Les dames les plus distinguées de la ville
formaient son cortège et montèrent avec elle sur une gondole portant le
pavillon de Marseille, qui était entourée de deux cents chaloupes
chargées de personnes de toutes les classes. Le peuple, accouru en
foule, dansait sur le port; il y eut des joutes où elle couronna le
vainqueur, qui lui fit hommage de sa couronne; à sa sortie de la
gondole, elle fut saluée par une salve d'artillerie, enfin ce fut
véritablement la fête de la Reine des Arts.»]

[16: Il fallait qu'elle eût dans ses manières quelque chose de bien
imposant, car je n'ai jamais pu me décider à dire: «_Ma tante_», en lui
parlant, tant je la trouvais d'une nature supérieure à la mienne.]

[17: Grimm.]

[18: Voici ce qu'on lit à ce sujet dans la correspondance de Grimm:

«La fille du célèbre Quinault (l'auteur des poëmes de nos premiers
opéras) était une femme célèbre, chez laquelle se réunissaient toutes
les sommités de la noblesse de son temps; elle portait le cordon de
Saint-Michel, à raison d'un superbe motet qu'elle avait composé pour la
chapelle de Marie Lesczinska. C'était la première femme à qui on eut
donné le cordon noir, dont on a gratifié depuis madame Saint-Huberty.

«La duchesse de Bouillon, la princesse de Soubise, le grand prieur
d'Auvergne, le vidame de Vassé, le comte d'Estaing, le duc de Penthièvre
(Petit-fils de Louis XIV), se rencontraient chez mademoiselle Quinault.
Elle avait été chanteuse à l'Opéra; son grand-père avait été ennobli par
le feu roi. Lors de sa mort, les premiers princes du sang envoyèrent
leurs équipages et leurs premiers officiers à son enterrement.»]

[19: Après la mort de ce domestique, on a trouvé les enveloppes qu'il
avait cachées dans sa malle.]

[20: On ne prévoyait pas alors que M. de Cazalès dût jouer un si grand
rôle à l'Assemblée Constituante; et je ne me doutais guère, lorsque
j'écrivais ceci, que cet homme, si indolent, si distrait, et dont je me
moquais, deviendrait, peu d'années après, un homme aussi célèbre.]

[21: On n'était point accoutumé alors à ce luxe de spectacle, de
costume, de changements à vue. Un palais, une chambre de Molière, une
forêt, un hameau, quelquefois une prison, formaient tout le matériel des
décorations. Dans la tragédie, un costume de satin blanc à bandes rouges
pour les Romains, une cuirasse, un dessous de buffle et un casque pour
les chevaliers, un habit espagnol, un ridicule costume turc, c'était là
tout ce qui composait la garde-robe des acteurs de province et même de
Paris.

Lorsque je suis arrivée à Paris, en 1789, l'Amour, de _Psyché_, avait
encore des bas et une culotte de taffetas couleur de chair, avec des
boucles de jarretières en pierreries, et des souliers noirs brodés de
paillettes. Bans le _Jugement de Midas_, opéra de Grétry, Apollon
tombait des nues poudré à frimats.]

[22: C'est sans doute ce combat d'arlequin avec le dindon qui a donné
l'idée de celui des _Petites-Danaïdes_ où Potier était si plaisant].

[23: Il ne partit qu'en 1792.]

[24: M. de Cazalès était l'homme le plus distrait qu'il fût possible de
rencontrer.]

[25: Beau-Frère de Casimir-Perrier.]

[26: Parent du comte Jean Dubarry.]

[27: M. de Catelan, depuis pair de France, avocat-général au Parlement
de Toulouse, fut un des premiers qui protesta contre l'impôt. Lorsqu'il
fut envoyé au château de Lourdes, le peuple détela sa voiture pour
l'empêcher de partir. Il fut obligé de haranguer la foule afin qu'on lui
permît de ne pas se révolter contre les ordres du gouvernement. Quelques
années après il fut brûlé en effigie par ce même peuple qui l'avait
porté en triomphe. M. Millin disait à une dame de ses amies: «Où est le
temps où il ne brûlait que pour vous!» Lorsque les parlements
protestèrent contre l'impôt territorial, il parut des caricatures fort
amusantes. Tous les parlements y étaient enrégimentés; ceux de Bordeaux,
de Toulouse de Dijon, de Grenoble, plus renommés pour leur courage,
poussaient les autres, la baguette dans les reins, afin de les empêcher
de reculer.]

[28: Il est à remarquer que ce sont souvent leurs plus faibles ouvrages
auxquels les auteurs donnent la préférence, comme les mères montrent le
plus de tendresse au plus laid de leurs enfants.]

[29: Madame Raimond].

[30: Soeur de Marie-Antoinette].

[31: Fistum était maître de chapelle de la cour, il avait l'entreprise
des concerts des trois principales villes de la Belgique. Bruxelles,
Anvers et Gand. C'était un homme de beaucoup de talent].

[32: Célèbre général du temps de la révolution de la Belgique].

[33: Frère du marquis de Sillery.]

[34: Officier distingué et homme de lettres.]

[35: Dans une comédie du temps (_l'École des Pères_, de M. Peyre). un
père reproche à son fils de se présenter avec cet indécent gilet et
cette bigarrure.]

[36: Coiffeur de la reine dans le genre gracieux.]

[37: J'ai vu avec étonnement que madame la duchesse d'Abrantès, qui cite
M. Millin comme un homme de sa société intime, ne lui fasse jamais dire
que des choses insignifiantes.]

[38: La femme de l'auteur de _Tamas Kouli-Kan_, et de plusieurs
traductions d'opéras italiens.]

[39: Le comte de Tilly s'est brûlé la cervelle à Bruxelles sous la
Restauration.]

[40: Nous ne connaissions point alors cette expression de dialogue ou de
situation rendue par un instrument qui peint tout un sujet, et dont M
Berlioz nous a développé les moyens avec un rare talent; il est poète,
il est dramatique dans ses compositions, et vous fait éprouver une
émotion qui vous identifie avec le sujet.]

[41: Je revis M. de Rouhaut à Tournay, lorsque l'émigration n'était pas
encore hostile, et cela me rappelle un trait assez plaisant. On jouait
_Richard-Coeur-de-Lion_. Cette pièce était toujours celle que préférait
la ferveur des royalistes. Quand l'acteur chanta

     Ô Richard, ô mon roi,
     L'univers t'abandonne;

l'enthousiasme monta à un tel point d'exaspération, que ces messieurs
franchirent le théâtre, M. de Rouhaut à leur tête, en criant: «Oui, nous
le délivrerons!» Et ils emportèrent en triomphe l'acteur qui jouait le
rôle de Richard. Il put dire comme arlequin dans _La vie est un songe_:

     Et sous cet habit mince,
     Jouissons un moment du plaisir d'être prince.
]

[42: Il a péri en 1795. On jouait une de ses pièces le jour même où il
fut conduit à l'échafaud.]

[43: Madame Lemoine ne pouvait souffrir Mirabeau, mais elle aimait
beaucoup son frère.]

[44: On venait de publier les _lettres à Sophie_.]

[45: C'est dans cette maison qu'il est mort. Je m'étonne qu'un grand
souvenir ne se soit pas attaché à cette habitation. La maison où meurt
un homme célèbre vaut bien une de ces ruines que l'on va chercher si
loin.]

[46: On sait qu'à cette époque les princes et beaucoup du personnes de
la cour étaient sortis de France].

[47: C'est le premier nom du théâtre de la rue de Richelieu.]

[48: Valois était du nombre des acteurs de province que l'on avait fait
venir à l'ouverture du théâtre, avant que la séparation des acteurs du
faubourg Saint-Germain y eût appelé Talma. Valois avait du talent: aussi
ne voulut-il pas rester en double et retourna-t-il en province.]

[49: On y joua plusieurs ouvrages du même autour, _l'Orpheline, la
Joueuse, Charles et Caroline_, où Michot était parfait, ainsi que M. et
madame Saint-Clair.]

[50: J'étais alors fort jeune et la plupart d'entre eux étaient déjà
d'un âge mûr.]

[51: M. Samson, du Théâtre Français.]

[52: À cette époque, il y avait encore un parterre sans claqueurs; si
l'on formait une cabale, le bon goût en faisait bientôt justice.]

[53: Henri Monnier a marché sur ses traces avec beaucoup de bonheur.]

[54: Il est des réponses qui se répètent et passent en tradition, parce
qu'elles ont été dites à leur époque par des gens ignorants, ou
malveillants. J'entends tous les jours redire à l'occasion de Larive,
par des artistes qui en sont eux-mêmes persuadés parce qu'ils l'ont
entendu raconter par d'autres, qu'il se regardait avec beaucoup de
complaisance, lorsqu'il disait dans _Oedipe_ de Voltaire:

     J'étais jeune et superbe.

Larive était un homme instruit qui ne pouvait confondre la signification
des mots, et qui savait fort bien que là, _superbe_, n'est pas la beauté
des formes Celui qui le premier a voulu lui donner ce ridicule, était un
homme jaloux de ses succès et qui savait bien qu'on a toujours la
mémoire heureuse pour ce qui est au désavantage des autres. Larive a
fait un ouvrage sur l'art dramatique qui prouve qu'il en connaissait
toutes les expressions.]

[55: L'acteur qui jouait ce rôle à la première représentation, pour
donner plus de force à son jeu, frappa sur l'épaule d'Aldobrandin, ce
qui excita la gaîté du public et passa depuis en tradition.]

[56: Petite fille de l'auteur de _Gil Blas_ et de _Turcaret_.]

[57: C'est le lieu où les Anglais vont se marier sans le consentement de
leurs parents.]

[58: 21 avril 1794.]

[59: M. Touchard-Lafosse, dont les souvenirs sont exacts sur beaucoup de
points, répète ce qui fut dit alors, et se trompe comme beaucoup
d'autres.]

[60: Lors de la rentrée de louis XVIII, je lus dans les journaux que le
comte de Vergnette avait remis à sa majesté l'oriflamme de
Charles-Martel, qu'il avait eu le bonheur de sauver au péril de sa vie.
En vérité j'y étais bien pour quelque chose. Ce que je viens de raconter
était un épisode qui devait faire partie de la relation que je publiai
peu de temps après sous le titre d'_Incendie de Moscou_. Je le
retranchai dans la crainte qu'on ne crût que je voulais en tirer vanité.
Tous mes amis m'en ont blâmée, mais j'aurais craint dans ce moment de
distraire l'intérêt que devait inspirer un vieillard, un brave militaire
qui avait dû courir bien d'autres dangers dans l'émigration, et qui
n'aurait pu parvenir (même aux dépens de sa vie), à sauver seul
l'oriflamme, puisqu'en frappant le colonel il eût été repris.]

[61: Pendant près de vingt ans que j'ai rencontré M. Coupigny à
différentes époques, jusqu'à celle de sa mort, il n'avait changé ni de
figure ni de tournure; il semblait ne s'être pas décoiffé ni déshabillé
depuis la première fois que je l'avais vu.]

[62: Celui auquel s'intéressait cette jeune dame, amie de madame
Michot.]

[63: Bien des années après, me promenant aux Tuileries, je me trouvai en
face de M. D... Je fus tellement saisie, que je me trouvai mal et qu'on
fut obligé de m'emporter dans un café. En revenant à moi, la première
personne que mes yeux rencontrèrent, c'était lui. Nous revînmes nous
asseoir dans l'allée, et il me conta avec détail ce qui avait pu donner
lieu à croire qu'il avait péri dans les journées de septembre.]

[64: Juif portugais.]

[65: Ce discours se trouve textuellement dans le journal de Marat, mais
il n'y a ni la réponse de Talma ni celle de Dumouriez. Ces deux réponses
manquent également dans l'_Histoire de la Révolution_, par M. Thiers.]





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