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Title: Les cotillons célèbres I
Author: Gaboriau, Émile, 1832-1873
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Les cotillons célèbres I" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



LES COTILLONS CÉLÈBRES

PAR

ÉMILE GABORIAU

       *       *       *       *       *

PARIS
E. DENTU, ÉDITEUR
LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES
PALAIS-ROYAL, GALERIE D'ORLÉANS, 13
MDCCCLXI



[Illustration: DIANE DE POITIERS]

Un vieil ami de ma famille, que je consulte quelquefois, bien que la
jeunesse présomptueuse d'aujourd'hui le considère, en raison de sa
qualité d'académicien, comme fort peu apte à juger des choses
littéraires, m'a affirmé que, de son temps, un livre ne paraissait
jamais sans une préface, d'autant plus longue que le livre était plus
mauvais, dans laquelle l'auteur exposait au lecteur les «_motifs urgents
qui l'avaient déterminé à prendre la plume_.»

Je me conformerai à cet «usage antique et solennel,» quoiqu'il soit fort
passé de mode depuis qu'il est devenu presqu'aussi facile de faire un
livre que de ne pas faire une comédie en cinq actes et en vers pour
l'Odéon.

La littérature courante et le roman soi-disant historique ont depuis
longtemps défiguré toutes ces femmes célèbres, parvenues de l'amour,
reines de la main gauche, de par leur esprit ou leur beauté. Héroïnes de
drame ou de roman, les maîtresses des rois de France ont dû subir toutes
les vicissitudes de l'intrigue ou de la mise en scène, tantôt placées
dans le nuage ou traînées au ruisseau. La sévère histoire se voilait la
face, mais les romanciers et les dramaturges sont impitoyables.

Si bien que nous ne connaissons plus guère aujourd'hui «ces reines
d'amour,» qui, d'un regard souvent ont changé la politique des rois
qu'elles dominaient.

Que les dames se plaignent donc encore de la loi salique!!!

J'ai entrepris de restituer à ces femmes célèbres leur véritable
physionomie. Ce n'est ni une réhabilitation ni un anathème, je ne tresse
point de couronnes, mais je ne prépare pas de claie.

Au milieu de toutes les contradictions des chroniques et des mémoires,
j'ai cherché la vérité, voilà tout.

Quant à ce titre de _Cotillons célèbres_ que d'aucuns trouveront
peut-être un peu vert, je l'ai sans façon emprunté à S.M. le roi de
Prusse.

Il y a longtemps que trop de gens travaillent pour le roi de Prusse: il
n'est pas malheureux qu'une fois par hasard il se trouve avoir travaillé
pour quelqu'un.

       *       *       *       *       *



I

LES MAITRESSES LÉGENDAIRES.


Avec Clovis, le premier roi des barbares Francs, commence la longue
liste de ces favorites qui, de règne en règne, se transmirent le sceptre
du caprice et dont quelques-unes, plus habiles ou plus ambitieuses que
les autres, dirigent et résument la politique de leur temps.

Dans l'acception moderne du mot pourtant, les descendants chevelus de
Mérovée, les héritiers abâtardis de Charlemagne et les premiers
successeurs de Hugues Capet n'eurent point de maîtresses, mais plutôt à
la fois plusieurs femmes de rangs et d'ordres différents.

Ces femmes de condition subalterne que le souverain fait entrer dans la
couche royale, nos plus anciens chroniqueurs les désignent sous le nom
de concubines, mot latin qui rend imparfaitement leur véritable état.

Les concubines étaient à peu près ce que sont encore aujourd'hui en
Allemagne, berceau de la race franque, les épouses morganatiques des
princes, à cette différence près que ces unions de la main gauche ne
sauraient maintenant exister concurremment avec une autre alliance. Mais
cette différence, on le comprend de reste, n'est que le résultat de la
civilisation chrétienne qui ne tarda pas à proscrire cette sorte de
polygamie.

Les enfants des concubines étaient légitimes, bien qu'ils ne fussent pas
aptes à succéder à la couronne, du moins dans l'ordre régulier de
l'hérédité royale. Quelques-uns néanmoins arrivèrent au trône, du fait
de l'ascendant ou des crimes de leur mère.

Ce rang officiel des concubines ne venait donc pas de la dépravation des
moeurs, comme on l'a cru longtemps; c'était un des traits
caractéristiques de la constitution de la famille chez les barbares.
Tacite nous montre les Germains pénétrés, pour la femme, d'un respect
mystique, qui va jusqu'au culte; mais ce sentiment délicat, complétement
ignoré du monde ancien, ne s'élevait pas cependant jusqu'à la conception
du mariage chrétien.

L'Église toujours prudente lorsqu'elle n'est pas toute-puissante, céda à
la rigueur des temps. Elle toléra, chez ses maîtres, ce qu'elle ne
pouvait empêcher, et pendant plusieurs siècles encore, elle oublia de
frapper sur les trônes l'adultère et l'inceste.

Ce serait une longue et fastidieuse histoire que celle de ces premières
favorites, maîtresses légendaires, dont, la plupart du temps, les noms
seuls nous sont parvenus. Et quels noms! La bouche se contorsionne à
essayer de prononcer ces syllabes tudesques.

Clotaire 1er aima tour à tour _Arégonde, Chunsène, Gondiuque_ et
_Waldetrude_; les maîtresses de Gontran, ce roi bonhomme qui joue les
pères-nobles dans le drame mérovingien, s'appellent des noms harmonieux
de _Marcatrude_ et _Austregilde_. Clotaire II, plus réservé, se borna à
la seule _Haldetrude. Miroflède_ et _Marcouefve_ se partagèrent le coeur
de Caribert. Il n'est pas jusqu'à Dagobert qui n'ait fait résonner les
échos de la forêt de Compiègne et de la forêt de Braine des noms de
_Raguetrude_, damoiselle d'Austrasie, et de _Wlfégunde_;

          Le bon roi Dagobert
          Aimait à tort et à travers.

Eloi, l'argentier, le sermonnait fort, dit-on, sur ce chapitre; mais le
roi faisait la sourde oreille, à ce que prétend, du moins, la fin du
couplet grivois, dont nous avons cité les deux premiers vers.

Du milieu de ces figures effacées se détachent plusieurs physionomies
saisissantes ou sympathiques qui personnifient ou symbolisent un règne,
une époque.

La première que nous rencontrons est celle de Frédégonde, la blonde
maîtresse de Chilpéric, qu'il finit par épouser, après deux alliances
royales.

Il n'y a peut-être dans l'histoire que deux princesses, Marie Stuart et
Marie-Antoinette, sur qui la calomnie se soit acharnée avec plus de
rage. On a prêté à Frédégonde tous les crimes et toutes les infamies, et
son nom, comme celui de Néron, est devenu

          Dans la race future,
          Aux maîtresses des rois la plus cruelle injure.

On en a fait une frénétique de luxure comme Messaline, une horrible
empoisonneuse comme Lucrezia Borgia.

Mais la critique moderne[1] a fait justice de ces imputations absurdes,
amoncelées sur elle par la haine des gens d'église, qui seuls alors
écrivaient l'histoire. Elle a relevé toutes les contradictions et les
impossibilités de cet échafaudage d'accusations monstrueuses qui
s'étayaient les unes contre les autres, et de ce tissu d'horreurs
sanglantes, il n'est resté que la démonstration nette, irréfutable et
concluante de la supériorité des talents et du génie de cette femme.

[Note 1: Voir, à ce sujet, les travaux d'Augustin Thierry.]

Née dans une condition obscure, esclave dans sa jeunesse, sa ravissante
beauté et les grâces de son esprit firent la plus vive impression sur le
coeur de Chilpéric Ier. Ce prince lui sacrifia _Audovère_ et
_Galsuinthe_, ses deux épouses légitimes, et les trois fils qu'il avait
eus d'Audovère. Leurs fins misérables ou violentes, on les a longtemps
attribuées aux artifices et à la scélératesse de la favorite; c'est elle
qui avait tout fait, tout préparé, tout exécuté; chaque coup de poignard
partait de sa main blanche; dans sa monomanie meurtrière, on lui faisait
égorger jusqu'au roi son mari et son seul protecteur.

Par contre, on n'avait que des paroles d'excuses et de ménagements pour
les crimes bien autrement réels et positifs de Brunehaut, sa rivale. La
reine d'Austrasie, il est vrai, fut toujours au mieux avec le haut
clergé; elle trouva en lui un appui sûr dans le présent et un
panégyriste dévoué pour l'avenir.

L'école historique moderne a replacé les choses à leur véritable point
de vue. Brunehaut nous apparaît telle qu'elle fut, une princesse
arrogante, impérieuse, à demi Romaine, s'acharnant à une lutte
au-dessus de ses forces et de son génie contre l'indépendance farouche
des leudes de l'Est.

Frédégonde, au contraire, sortie des rangs du peuple vaincu pour
s'asseoir sur le trône de Neustrie, personnifie la résistance à
l'élément étranger; la cause qu'elle défend, et qui triomphe avec et par
elle, est celle de la nationalité française, dont les germes se
développent déjà dans les provinces d'entre Seine et Loire.

Frédégonde a, sur la reine d'Austrasie, un autre avantage, celui du
désintéressement; j'ajouterai même, si le mot ne sonnait pas étrangement
à cette époque, celui de l'humanité. En opposition aux exactions, à la
cupidité insatiable de Brunehaut, on aime à constater la noble conduite
de la femme de Chilpéric, se dépouillant de ses joyaux et de ses biens
pour soulager la misère et les souffrances générales dans une cruelle
épidémie qui décima le royaume, en l'année 580.

Maintenant, quittons le terrain sévère de l'histoire pour rentrer dans
le cadre de ce livre. Frédégonde, cette femme que Chilpéric aima toute
sa vie d'un amour exalté, lui fut-elle fidèle? Aimoin et les moines qui
ont écrit le _Gesta Francorum_ lui donnent pour amant, du vivant de son
mari, un des plus brillants officiers de la cour, Landry ou Landeric, et
accusent celui-ci de l'assassinat du roi.

Ces deux imputations paraissent aussi peu justifiées l'une que l'autre.

Voici le récit d'Aimoin: «La reine, dit-il, venait de quitter Chilpéric
qui se disposait à partir pour la chasse; elle entra dans une salle de
bain, où elle attendait Landry. Le roi, revenant tout à coup sur ses
pas, aperçut sa femme, et lui donna un léger coup de baguette par
derrière. Frédégonde, croyant que c'était son amant qui l'avait touchée,
dit, sans se retourner et en le nommant, qu'il n'était pas bien d'en
user ainsi avec une femme comme elle; puis, elle ajouta en riant qu'il
n'agissait pas en galant homme, en l'attaquant par trahison. Le roi,
confondu, s'éloigna sans lui parler; mais la reine, ayant tourné la
tête, le reconnut, et prévoyant à quelles extrémités la jalousie le
porterait, elle décida Landry à assassiner son maître, en lui rapportant
ce qui venait de se passer et en lui faisant sentir que ce crime était
leur seule chance de salut.»

Il n'est pas besoin de relever toutes les invraisemblances de cette
fable. Comment admettre que le prince outragé, dont la patience et le
sang-froid n'étaient pas les vertus dominantes, ait pu s'éloigner sans
mot dire, au moment où le hasard lui révélait la liaison criminelle de
sa femme? Il faudrait supposer à ce barbare la dignité et le bon ton
d'un de nos raffinés de civilisation. D'ailleurs, Frédégonde avait tout
à craindre et rien à espérer de la mort de son époux. Elle demeurait
seule, chargée de la tutelle d'un enfant de quatre mois, pressée de tous
côtés par des ennemis furieux.

Réduite à cette extrémité, la reine se montra à la hauteur du danger.
Comme Marie-Thérèse enflammant d'enthousiasme les magnats de Hongrie et
les ralliant à la cause de son fils, nous la voyons, à la journée de
Soissons, parcourir les rangs de l'armée, haranguer les soldats et faire
passer dans l'âme de chacun d'eux la confiance et l'espoir. Elle met à
leur tête ce Landry dont les talents militaires lui assurent la
victoire.

Blanche de Castille, la chaste mère de saint Louis, n'hésita pas en
pareille circonstance à employer les bras du comte de Champagne dont
elle avait repoussé l'amour. Pourquoi donc la veuve de Chilpéric
aurait-elle refusé les services d'un capitaine dévoué et habile, qu'une
calomnie posthume s'est plu ensuite à transformer en séducteur et en
meurtrier?

Le triomphe définitif de l'armée neustrienne assura le repos et la
gloire du règne de Frédégonde pendant la minorité de son fils. Elle
mourut dans tout l'éclat d'un trône affermi et pacifié, à l'âge de
cinquante-quatre ans, ayant conservé jusqu'à cet âge toute sa grâce et
toute sa beauté. Femme, reine et mère, Frédégonde nous paraît
irréprochable, de tous points. La dissolution des moeurs de Brunehaut,
au contraire, est attestée par tous les historiens; elle causa la ruine
de la monarchie austrasienne; et pour garder le pouvoir, on la voit,
octogénaire, livrer à une débauche précoce ses deux petits-fils qu'elle
ne tarde pas à faire égorger, quand ils essaient de secouer son joug
odieux.

Franchissons sans autre transition l'espace de plusieurs siècles qu'une
nuit épaisse enveloppe, et arrêtons-nous devant une touchante figure que
tour à tour le drame et le roman ont popularisée. Agnès de Méranie, qui
a inspiré à M. Ponsard une de ses meilleures pièces, ne fut pas la
maîtresse de Philippe-Auguste; mais son union avec ce prince ayant été
déclarée illégitime par les foudres toutes-puissantes de la Papauté, on
ne peut guère la considérer que comme une de ces épouses morganatiques
dont nous parlions tout à l'heure. L'histoire des amours de Philippe et
d'Agnès est triste et curieuse. Après la mort d'Isabelle de Hainaut, sa
première femme, le roi de France avait demandé la main de la fille du
roi de Danemark, Waldemar Ier, la princesse Isemburge. Elle lui fut
accordée et le mariage se célébra en grande pompe à Amiens. Mais cette
union n'eut point de lune de miel; au lendemain de la première nuit de
ses noces, le roi quitta brusquement sa nouvelle épouse et refusa de la
revoir. Que s'était-il passé dans le royal tête-à-tête? C'est un
mystère que le temps n'a point éclairci.

Dans la procédure qui eut lieu à l'occasion de la dissolution de ce
mariage, le roi n'arguë d'aucune imperfection physique, il n'élève aucun
soupçon sur la chasteté d'Isemburge; il déclare seulement ressentir pour
elle un éloignement insurmontable, et comme il fallait un prétexte aux
évêques de son royaume pour rompre le lien religieux qui l'engageait, il
allègue une prétendue parenté avec elle sans même en fournir la preuve.
Son clergé, obéissant à ses désirs, prononça la nullité du mariage.

Presque aussitôt il épousait Agnès, fille du duc Berthold de Méranie,
dont il s'était épris à la simple vue d'un portrait. Cette union, que
l'amour des deux époux eût rendue si heureuse, ne tarda pas à être
troublée. Le pape Célestin, et après lui son successeur Innocent III, un
des plus énergiques pontifes du moyen âge, refusèrent de sanctionner le
divorce prononcé par les prélats français.

Vainement le roi de France essaya de lutter contre le pouvoir formidable
qui prétendait rendre toutes les couronnes vassales de la tiare: le
légat du Pape assembla un concile à Lyon, excommunia Philippe, et mit le
royaume en interdit.

L'amant d'Agnès ne se laissa pas abattre par cet anathème, arme terrible
alors; il fit casser par le parlement la décision du concile et saisir
le temporel des prélats qui l'avaient condamné.

A ce jeu il eût perdu sa couronne, si Agnès, voyant l'isolement se faire
autour du monarque impuissant à lutter contre les superstitions de son
temps, ne s'était décidée au plus douloureux des sacrifices. Elle
craignit de causer la perte de Philippe-Auguste et se retira dans un
couvent où elle mourut de chagrin la même année.

Elle avait eu de ce prince deux enfants qu'Innocent III n'hésita pas à
reconnaître pour légitimes.

Nous voici arrivés à une des époques les plus tristes de notre histoire.
Un fou est assis sur le trône de France; à ses côtés s'agite une
incroyable mêlée de trahisons, de débauches et d'infamies. Les princes
du sang, les frères du roi, se disputent les lambeaux du pouvoir, tandis
qu'Isabeau de Bavière, épouse adultère, mère dénaturée, le vend à
l'étranger[2].

Dans ce palais de l'hôtel des Tournelles, où la luxure trébuche à chaque
pas dans le sang, une intéressante et douce physionomie se détache du
moins sur le fond sombre du tableau, la maîtresse ou plutôt la
garde-malade de l'insensé Charles VI. Elle seule a le pouvoir de calmer
ses accès furieux; il obéit à sa voix et le peuple attendri décerne à
cet ange consolateur le surnom de _petite reine_.

L'histoire nous apprend peu de choses d'Odette de Champdivers. C'était,
dit-on, la fille d'un marchand de chevaux; le roi la vit et la trouva
belle; ce fut Isabeau elle-même qui, pour se débarrasser du malheureux
insensé, la jeta dans le lit de son mari.

A dater de ce moment, toujours aux côtés du roi de France, on retrouve
Odette de Champdivers, sa seule joie dans ses intervalles lucides, comme
les cartes à jouer ou tarots étaient sa seule distraction.

[Note 2: Voir, pour les détails de moeurs de cette époque déplorable
de l'histoire de France, _le Charnier des Innocents_, de M. Julien
Lemer.]

C'était, en effet, pour ce vieil enfant que l'on venait d'inventer les
cartes dont l'imagier Jacquemin Gringonneur peignait si merveilleusement
les bizarres figures.

Tandis que chacun cherchait à s'attacher à une fortune nouvelle et
prenait parti pour le Bourguignon ou pour l'Anglais, la _petite reine_
restait fidèle au malheur. Tandis que nobles et grands seigneurs
abandonnaient le monarque infortuné, Odette de Champdivers, symbole du
pauvre peuple attaché à son maître, semble annoncer déjà l'apparition
prochaine de ces deux vierges, l'une sainte et l'autre folle, qui
devaient sauver la France agonisante, Jeanne Darc et Agnès Sorel.



II

AGNES SOREL.

LA COUR DE CHARLES VII.


Souverain dépossédé, roi sans couronne, Charles VII s'en allait perdant
une à une les plus riches provinces de ce beau pays de France, devenu la
proie des Anglais. La Normandie était conquise; Paris obéissait à des
maîtres venus d'outremer; Orléans et toutes les villes environnantes ne
voyaient plus briller la fleur-de-lis d'or de la royauté française.

A l'insensé Charles VI il eût fallu un successeur actif et énergique,
Charles VII était indolent et faible: loin de profiter de l'ardeur
guerrière de ses chevaliers fidèles, il ne songeait qu'à la contenir,
et, sans souci de son devoir de roi, il ne s'occupait que de plaisirs et
de fêtes, à l'heure où pièce à pièce s'écroulait l'édifice si
péniblement construit de la nationalité.

L'Anglais, déjà, se croyait vainqueur, et le roi d'Angleterre prenait le
titre de roi d'Angleterre et de France.

Quelques jours encore, et c'en était fait du royaume de Charles VII, la
France était à deux doigts de sa perte, un miracle seul pouvait la
sauver....

Le miracle eut lieu!

Une jeune paysanne, bien ignorante, bien inconnue, apparaît tout à coup
à la cour du roi fugitif. C'est Jeanne Darc, l'humble bergère de
Domrémy.

A travers mille périls, elle est venue trouver Charles VII, parce
qu'elle en a reçu l'ordre d'en haut; des voix ont parlé à son oreille;
elle a obéi.

A cette heure où le découragement s'est emparé de tous, elle annonce
qu'elle a mission de Dieu pour chasser l'Anglais, pour faire sacrer le
«gentil Dauphin,» pour sauver la France.

L'incrédulité et la raillerie l'accueillent. En ce temps de
superstitions et de ridicules croyances nul ne veut ajouter foi à ses
paroles.

--Que peut cette vilaine pour votre cause? disent au roi les courtisans.

Mais Charles VII répond:

--Quelle que soit la main qui me rendra ma couronne, je bénirai cette
main.

Et il accueille Jeanne Darc, et il déclare que, le premier, il veut
combattre sous sa miraculeuse bannière.

A dater de ce moment la vierge de Vaucouleurs devient le premier
capitaine de Charles VII, tous les seigneurs se disputent l'honneur de
la suivre au combat. On forme sa maison, D'Aulon est son premier écuyer,
Raymond et Louis de Contes sont ses pages; elle choisit pour hérauts
d'armes d'Ambleville et Guienne; le frère Jean Pasquerel, lecteur du
couvent des Augustins de Tours, est son aumônier.

La France, comme l'agonisant qui recueille avidement la moindre parole
de salut, a entendu la voix de la vierge inspirée, la France tressaille
et renaît à l'espérance.

Jeanne Darc dit:

--Levez vous, et marchons!

Chacun se lève et la suit.

--Allons sauver Orléans!

Et Orléans est sauvé.

De ce jour, les choses changent de face; l'ennemi tremble à son tour.
Jeanne Darc lui renvoie la terreur que, la veille encore, il inspirait à
tous. L'Anglais n'attaque plus, il se défend. Il se renferme dans ses
places fortes dont les murailles ne lui semblent même plus un abri
suffisant. L'heure de la délivrance a sonné et, chaque jour, depuis
l'arrivée de l'héroïque jeune fille, est marqué par de nouvelles
conquêtes.

Jeanne Darc tient cependant toutes ses promesses, et bientôt, à la tête
de douze mille hommes, elle traverse un pays presqu'entièrement occupé
par l'ennemi, et arrive jusqu'à Reims où Charles VII doit être sacré.

A l'église, elle se tient près du roi, son étendard à la main.

--Il était à la peine, dit-il, il est juste qu'il soit à l'honneur.

Mais là s'arrête la mission de la vierge inspirée, les cérémonies du
sacre terminées, Jeanne Darc conjure le roi de lui permettre de se
retirer. Se mettant à genoux devant lui, «_l'accolant par les genoux_,»
elle se met à fondre en larmes et toute l'assemblée avec elle:

--Gentil roi, dit-elle, ores est exécuté le plaisir de Dieu qui voulait
que vous vinssiez à Reims recevoir votre digne sacre, pour montrer que
vous êtes vrai roi et celui auquel le royaume doit appartenir, voilà mon
devoir accompli, souffrez donc que je retourne vers mes parents qui
sont en grand mal de moi.

Mais elle exerçait un trop grand prestige sur le peuple et sur l'armée
pour qu'on la laissât partir. Obligée de rester, elle en éprouve un
«grand regret;» sa confiance en elle même l'abandonne.

--Je n'entends plus _mes voix_, disait-elle, et c'est l'indice de ma fin
prochaine.

Ce triste pressentiment allait, hélas! se réaliser bientôt.

Le duc de Bourgogne assiégeait alors Compiègne, qui venait de se rendre
aux armes de Charles VII.

Toujours la première au danger, Jeanne Darc accourt à la défense de la
ville menacée. Dès le jour de son arrivée, elle tente contre les
Bourguignons une vigoureuse sortie. Les Français, inférieurs en nombre,
sont repoussés. Jeanne, toujours la dernière à la retraite, reste seule
exposée à tous les coups; elle tient tête aux masses afin de laisser aux
siens le temps de se retirer. Enfin, elle songe à rentrer dans la ville;
il est trop tard. Imprudence, fatalité ou trahison, la poterne qui doit
assurer son salut est fermée, et, après d'héroïques efforts, elle est
obligée de se rendre.

Un chevalier bourguignon, le bâtard de Vendôme, reçoit son épée.

A la nouvelle fatale, une morne tristesse enveloppe la France comme un
crêpe de deuil. Les Anglais, au contraire, font éclater les transports
de la joie la plus vive; dans toutes leurs églises ils font chanter des
_Te Deum_; c'est que la Pucelle leur semble plus redoutable qu'une
armée!

Mais tenir Jeanne Darc prisonnière n'est point assez pour l'Anglais. Il
faut tenter de détruire le prestige de l'héroïne de la France, et, par
un procès infâme, on essaie de la flétrir.

L'évêque de Beauvais, Pierre Cauchon, accepte le déshonneur et
l'ignominie de cette tâche.

Jeanne Darc est conduite à Rouen. Douze mois on la retient prisonnière,
la harcelant nuit et jour d'odieuses obsessions. Enfin, après une
procédure dans laquelle le ridicule le dispute à l'ignoble, au mépris de
toutes les lois divines et humaines, Jeanne Darc, dite _Pucelle_, est
déclarée _hérétique, dissolue, invocatrice de démons, blasphèmeresse de
Dieu, pernicieuse, abuseresse du peuple, cruelle, devineresse,
idolâtre_.

Le 24 mai 1431, l'inique sentence reçoit son exécution, et Jeanne,
conduite au bûcher, expire au milieu des plus cruels tourments.

--Jésus! Jésus! Jésus!

Telle est sa dernière parole, l'expression suprême de ses mortelles
angoisses, cri de douleur et d'espérance qui, dominant les gémissements
et les sanglots de la foule agenouillée autour du bûcher, monte vers le
ciel comme pour demander grâce pour cette France oublieuse qu'elle vient
de sauver, pour ce roi ingrat qui lui doit sa couronne, et qui n'ont
rien tenté pour l'arracher des mains de ses ennemis.

Le supplice de Jeanne Darc fit horreur aux Anglais eux-mêmes, et l'un de
leurs généraux ne put s'empêcher, lorsqu'on lui en apprit les détails,
de s'écrier d'une voix indignée:

--Ah! nous venons de commettre là un exécrable forfait! il nous portera
malheur.

La France apprit avec épouvante l'horrible martyre de Jeanne Darc. Seul,
peut-être, de tout son royaume, Charles VII ne sembla point ému. En
douze mois il avait eu le temps d'oublier celle qui avait, à Reims,
replacé la couronne sur sa tête. Pendant un an qu'avait duré son
illégale captivité, il n'avait rien entrepris pour l'arracher à
l'horreur de la prison; il ne tenta rien pour venger sa mort.

Le roi de France était retombé dans son ancienne apathie, comme
autrefois il ne songeait qu'aux amusements frivoles. Tandis que les
Anglais s'acharnaient à détruire l'oeuvre de la Pucelle, Charles VII
dissipait ses journées en parties de chasse et passait les nuits à
exécuter des ballets de sa composition.

Ses capitaines, braves compagnons de Jeanne, murmuraient hautement; mais
le roi ne voulait pas les entendre; il n'avait d'oreilles que pour les
courtisans assez vils pour flatter tous ses goûts. Que de fois cependant
il eut à rougir de son inaction!

Un matin, Xaintrailles et La Hire étaient venus trouver le roi afin de
tenir conseil; les événements se pressaient avec une inquiétante
rapidité; on le trouva, entouré de quelques familiers, fort occupé d'un
ballet qu'on devait donner le soir même. Charles VII, bien que fort
contrarié de la visite matinale des deux vaillants hommes d'armes,
voulut faire bonne contenance.

--Eh bien! mes amis, leur dit-il, que pensez-vous de cette danse? Ne
trouvé-je pas, malgré l'Anglais, moyen de me divertir?

--Il est vrai, Sire, répondit froidement La Hire, et «oncques on n'a vu
ny oüy qu'aucun prince perdist si gaiement son estat.»

Charles VII tourna brusquement le dos au censeur incommode; il était de
ceux que la vérité blesse; sensible à la gloire, ambitieux, il désirait
le «renom de grand capitaine et souhaitait de tout son coeur rentrer
dans le domaine de ses pères,» mais l'énergie lui manquait et nul
n'avait sur lui assez d'ascendant pour l'arracher aux obscurs plaisirs
de sa petite cour.

--Vous êtes heureux, Sire, de savoir vous contenter de si peu, lui
disait dans une autre occasion un de ses meilleurs amis.

Le roi de France, en effet, avait grandement besoin d'être philosophe;
tous les jours n'étaient pas jours de fête à sa cour; l'argent manquait
souvent le lendemain des «festoyements,» il fallait alors recourir aux
expédients. Toutes les chroniques de l'époque parlent de cet incroyable
dénûment; le roi manquait des choses les plus nécessaires, ses écuyers
n'avaient rien à servir sur sa table, ses fournisseurs refusaient de lui
faire crédit.

Voici ce que raconte Martial d'Auvergne.

          Un jour que La Hire et Pothon
          Le vinrent voir pour festoyment,
          N'avoit qu'une queue de mouton
          Et deux poulets tant seulement.
          Las! cela est bien au rebours
          De ces viandes délicieuses,
          Et de ces mets qu'on a tous jours
          En dépenses trop somptueuses.

Une autre fois, Charles VII, qui se trouvait alors à Bourges, vint à
manquer de chaussures; il fit mander un maître cordonnier de la ville.

--Maître, lui dit-il, prends moi la mesure d'une paire de souliers.

L'homme obéit.

--Maintenant, reprit le roi, tu peux te retirer, j'entends que ces
souliers soient faits sans délai.

Et comme l'homme ne bougeait pas.

--Ne m'as-tu donc pas entendu? ajouta Charles VII.

--Pardonnez-moi, Sire, dit alors le maître cordonnier, seulement il faut
être juste en affaires.

--Certainement, mais que veux-tu dire?

--Rien, sinon qu'il m'est impossible de faire les souliers dont je viens
de prendre la mesure.

--Et pourquoi?

--Je n'ai point l'habitude, Sire, de faire crédit aux gens insolvables,
et depuis longtemps ceux qui fournissent au roi ne sont pas payés....

Charles VII entra dans une furieuse colère, mais le maître cordonnier
n'avait rien dit qui ne fût l'exacte vérité; comment se révolter contre
un fait?

Le soir même, le roi se plaignait amèrement de l'insolence de cet homme.

--Hélas, Sire, répondit un de ses familiers, il faut bien vous résoudre
à n'avoir plus crédit à Bourges, «puisque vous laissez les Anglais vous
prendre tout.»

A ces moments d'humiliants déboires «la rougeur d'une noble vergogne»
colorait le front du prince; il maudissait son apathie et jurait de
reconquérir son royaume, il demandait ses armes et voulait, à l'instant
même, courir sus à l'Anglais, puis il allait s'enfermer seul dans une
des pièces les plus sombres de son château et répandait des larmes
amères. Mais sa colère se dissipait aussi vite qu'elle était venue, le
lendemain il avait tout oublié et de rechef ne pensait qu'à trouver
«expédients de divertissements et de fêtes.»

Tel était le caractère de ce prince, faible, nonchalant, mobile.
Impressionnable à l'excès, il avait des éclairs d'indignation et de
courage, mais fréquentes étaient ses heures d'abattement et de
désespoir. Un instant la voix inspirée de Jeanne Darc avait réveillé en
lui le sentiment du devoir, mais cette voix éteinte, son caractère
avait repris le dessus, et il semblait épuisé par les efforts d'énergie
qu'il avait dû faire. Si bien que l'oeuvre de la Pucelle menaçait de
devenir inutile, lorsque parut Agnès Sorel.

Le trône, sous Charles VII, a été sauvé par deux femmes, tel est le cri
de l'histoire.

L'une est la vierge inspirée, qui, son miraculeux étendard à la main,
conduisait elle-même les soldats à la bataille; l'autre est la maîtresse
du roi, la dame de beauté

          Qui toujours songeant à la gloire
          Avant de songer à l'amour,

devint la bonne fée de son amant et contribua à lui faire mériter ce
surnom de «Victorieux» que lui décernèrent ses contemporains.

La France doit tant aux femmes, disait le tendre et discret Fontenelle,
que pour les Français la galanterie est un véritable devoir de
reconnaissance.

C'était vers la fin du mois d'octobre 1431; cinq mois s'étaient écoulés
depuis la mort de Jeanne Darc. La cour errante du roi de France avait
pris ses quartiers d'hiver au château de Chinon. Charles VII
affectionnait tout particulièrement cette résidence bâtie au sommet d'un
côteau au milieu de l'un des plus ravissants paysages de ce beau pays de
Touraine.

Charles VII n'était, pas encore «_le victorieux_,» il n'était que le
«_roi de Bourges_,» surnom que lui avaient donné ses ennemis.

          Les Anglais, avec leurs croix rouges,
          Voyant lors sa confusion,
          L'appelaient le _roi de Bourges_,
          Par forme de dérision.

Les affaires, à cette époque, allaient plus mal que jamais, les finances
étaient complètement épuisées; et, de tous côtés, on annonçait ou l'on
prévoyait des désastres; on comprend dès lors la mortelle tristesse de
cette petite cour.

C'est donc avec un plaisir infini que Charles VII apprit l'arrivée à
Chinon d'Isabelle de Lorraine, femme de René d'Anjou; il espérait que
cette visite ferait quelque diversion à la monotonie de ses journées.

Isabelle de Lorraine, l'une des princesses les plus distinguées de son
temps, venait à la cour de France, pour y solliciter la liberté de son
mari fait prisonnier à la bataille de Bulgneville. Elle avait à plaider
une cause difficile, puis elle comptait pour réussir, sur son adresse et
sur les beaux yeux d'une de ses filles d'honneur, Agnès Sorel, que l'on
appelait alors la _demoiselle de Fromenteau_.

Les espérances d'Isabelle ne furent pas trompées, toute la cour de
Chinon n'eut plus bientôt d'yeux que pour la _belle Tourangelle_, et,
plus que tous les autres, le roi la comblait de soins et d'attentions.

Agnès Sorel était, il faut le dire, dans tout l'éclat de son admirable
beauté, et voici le portrait que trace d'elle un de ses contemporains,
c'est-à-dire de ses admirateurs:

«C'était un teint de lis et de roses, des yeux où la vivacité était
tempérée par tout ce que l'air de douceur a de plus séduisant, une
bouche que les grâces avaient formée; tout cela était accompagné d'une
taille libre et dégagée, et relevé d'un esprit aisé, amusant, et d'un
entretien dont la gaîté et le tour agréable n'excluaient ni la justesse,
ni la solidité.»

La femme de René d'Anjou, certaine désormais de l'influence d'Agnès sur
le coeur du roi, comprit que sa cause était gagnée; cependant Charles
hésitait à se prononcer. C'est qu'il savait qu'une fois la liberté de
son mari assurée, Isabelle partirait pour la Sicile, où l'accompagnerait
sa belle fille d'honneur, et il ne se sentait plus la force de se
séparer d'Agnès.

Isabelle avait, depuis longtemps déjà, pénétré le motif des hésitations
du roi de France, mais il ne lui appartenait pas de les faire cesser.
Elle attendit, décidée à profiter de la première occasion qui se
présenterait. Elle n'eut pas longtemps à attendre.

Heureusement pour la liberté de René d'Anjou, les princes et les rois
vont fort vite en amour, et Agnès avait été touchée de la grande passion
de Charles; elle se sentit prise de tendresse pour ce monarque que tout
abandonnait, et dès ce moment elle prit la résolution de céder.
Peut-être fut-elle tentée par la grandeur de la tâche imposée à l'amie
de ce roi si faible, et conçut-elle dès ce moment la pensée d'user de
toute son influence pour en faire un héros.

Agnès consentit donc à se rendre aux voeux du roi, à seconder les
secrets désirs d'Isabelle. Elle tomba malade, subitement, et, dès les
premiers jours, sa maladie présenta un caractère si grave que les
médecins, appelés par le roi, déclarèrent que la jeune fille ne pouvait
entreprendre un long voyage, sans danger pour ses jours.

Cette déclaration ne trompait certainement personne; mais elle sauvait
les apparences. Charles VII, peu habitué à dissimuler ses impressions,
laissa éclater sa joie. Isabelle de Lorraine, au contraire, témoigna un
violent dépit; elle hésitait, disait-elle, entre deux partis: attendre
le rétablissement de sa fille d'honneur ou partir sans elle. Il fallait
cependant prendre une décision. Isabelle demanda une audience au roi, et
lui fit observer que si elle tardait davantage à se mettre en route,
elle serait probablement arrêtée par les neiges; d'un autre côté, elle
hésitait beaucoup à abandonner une jeune fille si belle, si aimable, et
qui lui avait été confiée.

Un mot de Charles VII arrangea tout. Il fut convenu qu'Agnès Sorel
resterait à la cour, sous la surveillance de la reine Marie d'Anjou, et
Isabelle de Lorraine, ayant obtenu la grâce qu'elle sollicitait, fit ses
préparatifs de départ et ne tarda pas à quitter Chinon.

Voilà donc Agnès Sorel seule à la cour de France. Elle était tombée
malade subitement, son rétablissement fut tout aussi rapide, le roi ne
laissa même pas l'indisposition durer ce qu'il fallait pour la
justifier. A peine rétablie, Agnès Sorel fut attachée à la reine en
qualité de fille d'honneur. Marie d'Anjou se souvenait-elle des
recommandations d'Isabelle de Lorraine ou obéissait-elle à une
inspiration du roi, c'est ce qu'il est impossible de décider, bien que
la suite des événements donne à penser qu'elle agit véritablement de son
propre mouvement....

Agnès Sorel avait environ vingt-deux ans à cette époque (1431). Elle
était fille d'un gentilhomme longtemps attaché à la Maison de Clermont,
du nom de _Sorelle_, _Soreau_ ou _Surel_[3], seigneur de Saint-Géran, et
de Catherine de Maignelais.

[Note 3: Les armes _parlantes_ de cette famille étaient un _sureau_
de sinople en champ d'or.]

Née vers 1409, au village de Fromenteau, dont elle portait le nom, elle
perdit jeune encore son père et sa mère, et fut confiée aux soins d'une
tante maternelle, la dame de Maignelais.

«Agnès, dès l'âge le plus tendre, était, au dire de tous, un véritable
miracle de beauté, les paysans se mettaient sur le seuil de leurs
portes pour la voir passer lorsqu'elle traversait quelque village,
tantôt à pied, tantôt montée sur un beau cheval alezan. Elle n'avait
d'autre prestige alors que celui de sa taille charmante et de son
admirable figure, et cependant on lui donnait déjà un surnom que
devaient confirmer, plus tard, les Seigneurs de la cour de France; les
naïfs habitants de la Lorraine ne l'appelaient jamais que la reine de
beauté.»

Bientôt, aux dons de la nature, elle joignit les avantages d'une
éducation soignée, chose si rare à cette époque, et tous ceux qui
l'entendaient causer se retiraient «esbahis de son esprit et de son
merveilleux enjouement.»

--Nous ne sommes point en peine de la fortune d'Agnès, disait alors la
dame de Maignelais, sa tante; elle a d'esprit et de beauté de quoi faire
la fortune de trois familles.

Mais tous ces avantages qui émerveillaient chacun, tournèrent contre la
jeune orpheline. La dame de Maignelais avait une fille, nommée
Antoinette qui, bien inférieure à Agnès, sous tous les rapports, ne
tarda pas à en devenir jalouse; dès lors le séjour de cette maison,
jusque là si paisible, devint insupportable.

Impuissante à défendre sa nièce contre sa propre fille, madame de
Maignelais ne songea plus qu'à éloigner la _reine de beauté_. Une
occasion ne tarda pas à se présenter et l'orpheline, à peine âgée de
quinze ans, repoussée par ses protecteurs naturels, dut se résigner à
accepter la position de demoiselle d'honneur près d'Isabelle de
Lorraine, celle-là même que nous venons de voir l'abandonner à la cour
de France, à la merci de l'amour du roi.

Jeune, belle, spirituelle, protégée par la reine, aimée du roi, Agnès
Sorel ne tarda pas à devenir l'âme de la petite cour de France. Charles
VII n'avait eu jusqu'alors que des amours vulgaires; sa passion pour une
femme supérieure ressemblait fort à un culte; il eût volontiers proclamé
à la face du monde la dame de ses pensées et rompu des lances en son
honneur, mais, douée et modeste autant que belle, Agnès ne souhaitait
que le mystère.

--A quoi bon, disait-elle, donner de l'éclat à une faute?

Elle disait encore au roi:

--Je vous aimerai, Sire et de toute mon âme, et jamais je ne cesserai de
vous aimer; si cependant on venait à connaître ce qui se passe, pleine
de confusion, je m'irais cacher au fond de la campagne la plus déserte.

Si bien que, durant longtemps encore, la liaison d'Agnès et du roi
demeura enveloppée d'un mystère, assez transparent pourtant pour ne
tromper personne. Malheureusement pour le secret de ses amours, Agnès ne
sut point assez repousser les présents incessants de son amant.

Prodigue, comme tous les princes ruinés, Charles VII avait la main
toujours ouverte, surtout pour sa belle et douce amie; chaque jour
quelque nouvelle marque de munificence décelait son grand amour; les
joyaux succédaient aux parures, les maisons aux terres, les seigneuries
aux châteaux. Si bien que les courtisans accusaient Agnès Sorel
d'avidité et d'avarice.

--Cette douce colombe ne serait-elle point une pie effrontée? disait un
jour le bâtard de Dunois qui avait gardé son franc parler.

Ce propos, véritablement injuste, ne tarda pas à être rapporté à la
tendre Agnès. Ses beaux yeux se mouillèrent de larmes et, tout éplorée,
elle courut se jeter aux pieds du roi....

--Reprenez, mon cher Sire, lui dit-elle, tous les présents dont vous
m'avez enrichie, et permettez-moi de quitter cette cour méchante.

Charles VII eut toutes les peines imaginables à calmer son amie, et
cependant il était bien plus irrité qu'elle. Mais comment la venger?
Châtier Dunois, il n'y fallait pas penser; un châtiment n'eût fait
qu'accroître la jalousie et la haine. Est-il d'ailleurs un roi si absolu
que jamais il ait pu faire taire les méchants propos de sa cour?

Ne pouvant imposer silence aux contemporains, Charles VII espéra tromper
l'histoire. Il manda Jean Chartier, son historiographe, et lui ordonna
d'employer tout son talent à démentir les propos injurieux qui
«entachaient l'honneur» de la belle Agnès.

Jean Chartier promit d'obéir, et c'est pour tenir sa parole, sans doute,
qu'il écrivit les lignes suivantes qui n'ont pu abuser la postérité:

«Or, j'ai trouvé, tant par le récit des chevaliers, écuyers,
conseillers, physiciens ou médecins et chirurgiens, comme par le rapport
d'autres de divers états et amenés par serment, comme à mon office
appartient, afin d'ôter et lever l'abus du peuple,... que, pendant les
cinq ans que la dite demoiselle a demeuré avec la reine, oncques le roi
ne délaissa de coucher avec sa femme, dont il a eu quantité de beaux
enfants,... que, quand le roi allait voir les dames et damoiselles, même
en l'absence de la reine, ou qu'icelle belle Agnès le venait voir, il y
avait toujours grande quantité de gens présents, qui oncques ne la
virent toucher par le roi, au-dessous du menton... et que, si aucune
chose... elle a commise avec le roi dont on ne se soit pu apercevoir,
cela aurait été fait très-cauteleusement et en cachette, elle étant
encore au service de la reine (Marie d'Anjou).»

«Jean Chartier nous la baille belle,» dit un historien qui écrivait
quelques années plus tard, «que prouvent les enfants que le roi avait
eus avec la reine? Quant à ces mots de très-cauteleusement et en
cachette, c'est là tout au plus la stricte décence.»

La postérité a partagé l'opinion du railleur de Jean Chartier; il est de
fait que le bon et naïf historiographe eût pu trouver, pour défendre la
belle Agnès, quelques raisons plus ingénieuses et plus concluantes,
surtout lorsqu'il s'agissait de démentir tout un siècle. Mille
témoignages, en effet, sculptures, poèmes, mémoires, légendes, retracent
les amours de Charles VII et d'Agnès Sorel. Mais si le nom de la «dame
de beauté» ne nous est point parvenu pur de toute tache, au moins
doit-on absoudre, en raison de son oeuvre, cette douce amie du «_roi de
Bourges_.»

En pleine Restauration, Béranger, qui cherchait à se faire arme de tout
contre l'_Anglomanie_, donna à Agnès Sorel une dernière consécration, le
jour où il fit paraître cette charmante chanson:

          Je vais combattre, Agnès l'ordonne!

Malheureusement, en 1432, nul ne se doutait encore qu'Agnès Sorel
faisait tous ses efforts pour réveiller une noble ambition dans le coeur
de son royal amant. Tout entier à son amour, Charles semblait avoir
oublié qu'il était le roi de France; que lui importaient désormais
Anglais et Bourguignons! Ils pouvaient sans obstacle dévaster les
provinces, démanteler les villes, faire manger le blé en herbe à leurs
chevaux. Il régnait, lui, sur le coeur de «la dame de beauté» et cela
suffisait à son bonheur.

Vainement Agnès le conjurait de se remettre à la tête de tous ses braves
compagnons d'armes, qui jadis aux côtés de Jeanne Darc versaient leur
sang sur les champs de bataille.

--Eh! ma mie, répondit-il, avez-vous donc si peu de souci de mon amour
que vous veuilliez m'éloigner de vos beaux yeux.

Que répondre à ces douces paroles? «Gloire, devoir,» disait Agnès.
«Plaisir, amour,» disait Charles VII.

Mais les courtisans et les peuples ignoraient toutes ces tentatives
inutiles, et hautement ils murmuraient. On accusait Agnès de l'indigne
inaction du prince; on maudissait le jour où, à la suite d'Isabelle de
Lorraine, elle était venue à la cour. On la comparait à Dalila, énervant
entre ses bras un nouveau Samson; les plus malveillants allaient jusqu'à
dire que sans nul doute elle avait été envoyée par les ennemis de la
France pour ensorceler et séduire le roi.

Le bruit de cette indignation arriva enfin aux oreilles d'Agnès; elle
comprit que c'en était fait de sa réputation et de celle de son amant si
cette situation se prolongeait; à tout prix elle résolut de le décider à
se mettre à la tête de ses troupes afin d'en finir avec l'Anglais.

Justement Charles VII avait manifesté l'intention de se retirer en
Dauphiné pour y chercher quelque peu de solitude et de paix. Une
semblable résolution exécutée ruinait à tout jamais la monarchie.

--Eh quoi! lui dit Agnès Sorel indignée, vous ne serez même plus le roi
de Bourges!

--Las! ma dame aussi doute de mon courage, murmura tristement Charles
VII.

Puis comme Agnès ne répondait pas:

--Qu'il soit donc fait, reprit-il, comme vous le désirez nous nous
séparerons.

Le lendemain de ce jour, pour faire souvenir le roi de sa promesse, tant
de fois donnée, tant de fois oubliée, Agnès paya des groupes de gens du
peuple qui, sous les fenêtres mêmes du château vinrent chanter
quelques-uns des couplets ironiques que les Anglais avaient fait
composer sur le roi de Bourges:

          Mes amis, que reste-t-il
          A ce dauphin si gentil?
          Orléans et Beaugency,
          Notre Dame de Cléry,
            Vendôme!

Ces chants injurieux irritaient le roi; il parlait de faire pendre les
chanteurs, mais il ne se décidait point à partir.

Enfin, un matin, Agnès Sorel parut devant le roi, plus triste qu'à
l'ordinaire; depuis longtemps en effet les soucis et le chagrin avaient
chassé l'air d'enjouement qui rayonnait autrefois sur son beau visage.

--Avez-vous donc, ma mie, quelque nouveau sujet de tristesse? demanda le
roi tout inquiet.

--Hélas! Sire! répondit «la dame de beauté,» peut-être suis-je à la
veille de m'éloigner de vous pour toujours.

--Eh! que dites-vous là?

--La vérité, Sire; «elle est pénible et dure, elle vous fâchera
peut-être à entendre.»

--Et qu'importe, ma mie; je veux savoir la cause de votre chagrin.

--Sachez donc, Sire, que j'ai fait, hier, tirer mon horoscope.

--Bon! je devine, on vous aura dit quelques menteries.

--On m'a dit, au contraire, des choses fort sérieuses, on m'a prédit
l'honneur d'être aimée du plus grand roi du monde.

Charles VII, rassuré, se prit à sourire:

--Que voyez-vous là, ma mie, de si effrayant? Cette prédiction ne
s'est-elle pas déjà accomplie, au moins en partie?

Agnès Sorel secoua tristement la tête, quelques larmes brillèrent dans
ses beaux yeux.

--Que vous a-t-on donc dit encore, ma mie? demanda vivement le roi.

--On ne m'a dit que cela, Sire; mais si l'oracle ne me trompe pas, je
vous supplie de me permettre de me retirer à la cour du roi d'Angleterre
afin de remplir ma destinée.

--Et pourquoi, s'il vous plaît, à la cour du roi d'Angleterre? dit-il
d'une voix étranglée par la colère.

--C'est certainement lui, continua Agnès, que regarde la prédiction;
puisque vous êtes à la veille de perdre votre royaume et que Henri va
bientôt le réunir au sien, il est assurément un plus grand monarque que
vous.

«Ces paroles, dit Brantôme, piquèrent si fort le coeur du roi qu'il se
mit à pleurer de rage,» et courut s'enfermer dans son appartement.

Effrayée, non de la colère, mais de la douleur de son amant, Agnès Sorel
essaya de le revoir; elle voulait le consoler sans doute ou pleurer avec
lui. Charles VII s'obstina à ne recevoir personne. Mais le lendemain le
château était plein de mouvement et de bruit, le roi faisait ses
préparatifs de départ. Agnès venait enfin de réussir.

Plus tard, se souvenant de cette anecdote charmante, François Ier
écrivit les vers suivants au-dessus d'un portrait de la dame de beauté:

          Ici dessous, des belles gist l'élite,
          Car de louanges sa beauté plus mérite,
          La cause étant de France recouvrer,
          Que tout cela qu'en cloistre peut ouvrer
          Close nonain, ni en désert ermite.

Peu de jours après la venue si opportune de l'astrologue, une foule
immense de peuple se pressait tout le long de la rampe rapide qui, des
bords de la Vienne, conduit au royal château de Chinon. Depuis le matin
tous les habitants de la ville et des bourgs des environs étaient sur
pied, impatients de voir défiler le cortège de Charles VII, qui se
décidait enfin à aller chasser les Anglais. La cour du château était
trop étroite pour les gens d'armes, les pages, les écuyers, les chevaux;
la brise agitait les oriflammes, les armures étincelaient au soleil.

Enfin, sur le perron, entouré de ses familiers, apparut Charles VII; la
reine, quelques nobles dames et les demoiselles d'honneur,
l'accompagnaient. Aux mille cris de joie qui l'accueillirent, le roi
répondit par son cri de guerre «sus à l'Anglais.» Il prit alors congé de
la reine, puis, s'approchant d'Agnès, «toute rougissante de honte:»

--Belle amie, murmura-t-il, souvenez-vous que c'est à vos pieds que je
viendrai déposer ma couronne reconquise.

«Dès ce moment, dit un témoin oculaire, il parut à tous évident que,
véritablement, la demoiselle de Fromenteau était la mie du roi.»

Tandis qu'Agnès, interdite, courbait la tête sous les regards dirigés
vers elle, Charles VII s'élança à cheval; d'un dernier geste il salua
les dames et demoiselles réunies sur les marches du perron, et, prenant
la tête du cortège, il disparut bientôt sous la voûte étroite de la
porte du château de Chinon.

Les premiers jours de solitude furent bien tristes pour la dame de
beauté; elle aimait le roi, et la séparation, après tant de douces
journées «passées en amoureux discours» lui semblait cruelle. Mais plus
que son amant elle aimait «l'honneur et son pays.»

Loin de Charles VII d'ailleurs, Agnès se trouvait seule avec sa faute,
et l'amour chez elle n'étouffa jamais le remords. Pour cette femme
dévouée, les satisfactions de la puissance et de l'amour-propre étaient
bien peu de chose, une douce parole, un tendre regard du roi, étaient
son unique ambition. Sous les grands respects des courtisans il lui
semblait toujours voir percer un secret mépris, et ce nom de concubine
royale que donnait le peuple à l'amie du roi lui faisait verser bien des
larmes.

La situation d'Agnès éloignée du roi n'était pas sans périls; elle avait
des ennemis, et des ennemis puissants. Elle avait contrarié la politique
de plus d'un et ne l'ignorait pas; mais ses dangers personnels étaient
la moindre de ses préoccupations. Pour la défendre elle avait la reine
dont elle resta toujours l'amie; elle avait aussi un serviteur fidèle,
dévoué jusqu'à la mort, protecteur qu'en partant lui avait donné le roi,
Étienne Chevalier.

L'amitié qui toujours unit l'épouse et la favorite de Charles VII a
donné lieu à bien des commentaires. Quelques chroniqueurs ont supposé
que la reine ignorait l'intimité des relations d'Agnès et du roi, mais
cette supposition est inadmissible. Marie d'Anjou savait parfaitement
qu'Agnès régnait en souveraine sur le coeur du roi, et peut-être en
secret en était-elle jalouse; mais reine, avant d'être femme, elle
comprit qu'il était de son intérêt, sinon de son devoir, de protéger de
toutes ses forces cette favorite qui n'usait de son empire que pour le
bien de l'État.

Quant au bon Étienne Chevalier, contrôleur des finances, nul plus que
lui n'aima et n'admira la dame de beauté; sur un signe d'elle, il se fût
précipité sans hésiter dans le brasier de «messire Satanas.» Cette
grande passion, cet absolu dévouement, ont pu faire croire qu'Étienne
Chevalier partageait au moins avec le roi le coeur de la belle Agnès,
mais rien ne prouve cependant qu'il ait été autre chose qu'un ami.

Quelques rébus galants, quelques légendes naïves, viendraient à peine à
l'appui de cette assertion. Étienne Chevalier avait l'amitié fort
expansive, voilà tout. Servant fidèle d'une dame, il portait ses
couleurs. Fier de son dévouement désintéressé, il tenait à honneur de
l'apprendre par ses devises à l'univers entier.

Armé chevalier par le roi, qui, en lui donnant l'accolade, lui avait
dit: «_Chevalier désormais seras de fait comme de nom_,» l'ami d'Agnès
Sorel fit peindre sur son écu cet amoureux hiéroglyphe:

Le mot _tant_, une _aile_ d'oiseau, le mot _vaut_, une _selle_ de
cheval, les mots _pour qui je_, et enfin un _mors_ de bride.

Ce qui voulait dire:

          Tant elle vaut, celle pour qui je meurs.

Plus tard, sur la porte de sa maison, à Paris, rue de la Verrerie,
Étienne Chevalier fit graver, en grandes lettres antiques, au milieu de
feuilles d'or entrelacées, ce rébus dont tout le mérite consistait à
rappeler le nom de _Sorel_ ou Surelle:

          Rien sur L n'a regard.

Cependant, les soucis de la guerre ne faisaient point oublier à Charles
VII sa gentille amie; au moindre instant de répit, il accourait, tantôt
à Loches, tantôt à Chinon, séjour favori d'Agnès Sorel. Chaque jour, le
roi se plaisait à enrichir celle qu'il aimait. Déjà il lui avait donné
le duché de Penthièvre; il lui faisait construire une maison à Loches.
On voit encore, en cette ville, le logis qu'occupa la dame de beauté; il
est relié maintenant au spacieux château que fit plus tard bâtir Louis
XI. A l'occident est une tour carrée, _dans laquelle_, dit la chronique
du pays, _le roi enfermait sa mie, lorsqu'il allait à la chasse_.

C'est vers cette époque qu'Agnès commit l'imprudence d'introduire à la
cour son ancienne ennemie d'enfance, cette Antoinette de Maignelais,
dont la jalousie l'avait réduite à chercher un refuge près d'Isabelle de
Lorraine.

Depuis longtemps, Antoinette enviait le sort d'Agnès à la cour de
France; maintes fois déjà elle lui avait écrit pour la prier de la
prendre près d'elle. Instinctivement, la dame de beauté redoutait sa
cousine; mais au souvenir des bontés premières de sa tante de
Maignelais, elle crut de son devoir d'oublier ce qui s'était passé et
d'accueillir sa fille, dont grâce à son influence, elle pourrait
faciliter l'établissement.

Elle dépêcha donc au château de Maignelais, son fidèle chevalier, et,
moins de huit jours après, Antoinette arrivait à Chinon.

La première entrevue des deux cousines fut tout au moins singulière.
Sans même songer à remercier Agnès, sans se soucier des femmes de
service qui pouvaient l'entendre, Antoinette éclata en reproches amers.

--Eh quoi! cousine, est-ce bien vrai, ce que l'on dit, que vous êtes la
mie du roi?

Et comme Agnès confuse ne répondait point:

--Ce bruit était venu jusqu'à nous, continua Antoinette, ma mère
refusait d'y croire. Moi-même, je doutais; mais, dans mon court voyage,
et depuis hier soir que je suis ici, j'ai appris d'étranges choses.

Agnès, les larmes aux yeux, voulut protester de la parfaite innocence de
ses relations avec le roi; mais Antoinette était impitoyable.

--Fi, cousine, que cela est vilain; qui jamais eût pu croire, vous
voyant si douce, que par vous le déshonneur arriverait sur notre maison.
Vous avez donc mis en oubli toute honnêteté et toute retenue; pour moi,
je ne resterai point ici plus longtemps, je préfère retourner près de ma
mère que j'instruirai de la vérité, afin qu'elle arrache de son coeur
toute amitié pour vous.

Cette menace épouvanta tellement Agnès, que, se jetant aux pieds de sa
cousine, elle la conjura de rester, lui jurant de changer de vie, de ne
plus faillir à l'honneur, de ne jamais revoir le roi.

Antoinette voulut bien, pour le moment, se contenter de ces prières et
de ces promesses, et consentit à se fixer pour quelques mois à Chinon.

Le plan de la jeune Tourangelle était des plus simples: éveiller les
remords dans le coeur d'Agnès, les exploiter habilement, l'engager
vivement à aller pleurer ses fautes au fond de quelque monastère, et...
prendre sa place à la cour et près du roi.

Mais ce beau projet échoua. En désespoir de cause, Antoinette entreprit
de disputer à Agnès le coeur de Charles VII. Le roi ne fut point
insensible aux meurtrières oeillades de la cousine de sa mie; mais tant
que vécut la dame de beauté, elle fut toujours «la dame souveraine et la
plus aimée de son amant.»

Les entrevues du roi et de sa douce maîtresse devinrent rares jusque
vers 1438. Charles VII reprenait alors, pièce à pièce, son royaume aux
Anglais.

--Vous voyez, ma mie, que je tiens loyalement mes promesses, disait-il,
lorsqu'après quelque succès, il faisait à Loches ou à Chinon, une courte
apparition.

De riches présents attestaient d'ailleurs que l'amour de Charles VII
n'avait point diminué. Aux logis et aux terres que possédait déjà son
amie, il avait ajouté la seigneurie de la Roche-Servière, les
seigneuries de Roqueserieu, d'Issoudun en Berry et de Vernon sur Seine,
enfin le château de Beauté-sur-Marne.

--Ainsi de fait, ma mie, serez ce que de nom êtes depuis longtemps déjà,
châtelaine et dame de beauté.

En 1438, Charles VII vint avec toute sa cour s'établir, pour quelques
mois, à Bourges. Désireux d'avoir non loin de lui sa douce amie, qui ne
voulait point habiter le château royal, il lui donna, à peu de distance
de la ville, une résidence charmante, le château de Bois-Trousseau,
qu'elle vint habiter immédiatement.

Ce fut un heureux temps pour Charles VII et sa belle maîtresse; plus
jamais ils ne retrouvèrent ces heures délicieuses «qui s'envolaient si
rapides et si légères qu'on eût pu vivre ainsi plus de mille ans sans
vieillir.» Le château de Bois-Trousseau, avec ses jardins et ses grands
bois, abritait merveilleusement le mystère de leurs amours. Là, point
d'importuns, point d'indiscrets; quelques serviteurs dévoués, muets,
aveugles. Ensemble les deux amants passaient de longues soirées, aussi
épris encore qu'au jour où, pour la première fois, ils avaient senti
battre leur coeur. Charles racontait à sa mie ses exploits contre les
Anglais, ses succès, ses espérances. Agnès, à son tour, faisait la
lecture dans quelque manuscrit ou récitait des vers; car «elle était
savante et bien instruite, s'étant toujours complue à la société des
beaux esprits.»

Leurs amours au château de Bois-Trousseau avaient d'ailleurs commencé
comme un roman de chevalerie.

C'était un soir, il pouvait être neuf heures; seule dans sa chambre,
Agnès Sorel feuilletait un livre d'heures curieusement imagé, lorsqu'on
vint lui annoncer qu'un chasseur égaré demandait l'hospitalité.

--Qu'on le conduise à ma plus belle chambre, répondit Agnès, et qu'on
veille à ce qu'il ne manque de rien.

Quelques instants après, on revint dire à la belle châtelaine que le
chasseur, comptant partir de grand matin, le lendemain, demandait à la
remercier le soir même. Déjà elle se levait pour aller recevoir
l'étranger, lorsqu'il parut lui-même, souriant et joyeux à la porte.

--Ah! mon cher Sire aimé s'écria Agnès, vous ici, seul à cette heure,
quelle imprudence!

Cette imprudence devait se renouveler souvent.

Chaque soir, autant pour guider le roi que pour lui rappeler qu'elle
l'attendait, la belle Agnès faisait allumer un falot sur la plus haute
tour de son castel. A ce signal, impatiemment attendu, l'amoureux
Charles VII accourait à toute bride, suivi d'un seul confident. Accoudée
à son balcon, la dame de beauté inquiète, émue, interrogeait la route
que suivait d'ordinaire son royal amant. L'apercevait-elle à l'extrémité
de la longue avenue qui conduisait à Bois-Trousseau, légère et joyeuse,
elle descendait le recevoir, et avec une grâce inimitable, lui faisait
les honneurs du logis et du souper.

Parfois, bien rarement, il arrivait que le roi retenu par d'importantes
affaires, qu'il maudissait du fond du coeur, ne pouvait quitter Bourges.
Alors, pour répondre au signal de son amie, il faisait au sommet du
château royal apparaître une vive lumière.

Seule et triste ces soirs-là, en son manoir, la douce Agnès se consolait
en pensant qu'une noble ambition était sa seule rivale dans le coeur de
Charles VII.

La charmante légende de ce télégraphe lumineux s'est conservée à travers
les siècles, et, dans le pays, on montre encore au voyageur, au sommet
d'une colline boisée, les restes d'une tour qui a gardé le nom de «_la
tour du signal_.»

Tout entier à l'enivrement de cette existence de bonheur et d'amour,
Charles VII, une fois encore, oubliait et son royaume et les Anglais.
Mais Agnès se souvenait pour lui.

--Bientôt, hélas! mon cher Sire, il faudra nous séparer derechef.

--Je partirai, ma mie, répondait tristement le roi.

L'intérêt du royaume, telle fut la constante préoccupation d'Agnès
Sorel, l'oeuvre de Charles VII fut la sienne, et c'est à cela qu'elle
doit d'avoir trouvé grâce devant la sévère histoire qui flétrit
d'ordinaire les maîtresses royales, c'est pour cela que son nom, comme
un nom béni, a traversé les siècles.

Le roi de France n'était déjà plus ce monarque humilié que les Anglais
railleurs appelaient «le roi de Bourges,» bientôt il allait mériter son
surnom de Victorieux. L'ennemi n'était pas encore expulsé; mais on avait
reconquis une bonne partie des provinces, d'heureuses nouvelles
arrivaient de tous côtés, les soldats étaient nombreux, les finances
commençaient à se rétablir.

Charles VII, il faut le dire, fut un prince heureux, nul autant que lui
ne dut à ceux qui l'entouraient. «Le ciel et la terre, dit un vieil
historien, semblent s'être réunis pour l'aider à reconquérir son
royaume.»

Tout d'abord, et lorsque ses affaires paraissaient le plus désespérées,
il eut Jeanne Darc, la vierge martyre, dont la miraculeuse intervention
rendit le courage aux peuples désolés. Les noms de ses compagnons
d'armes sont devenus les synonymes de fidélité et de courage, à ses
côtés en effet, combattaient Boussac et Vignoles, Xaintrailles, La Hire,
Guillaume de Barbassan, le bâtard de Dunois, et bien d'autres capitaines
sans reproche et sans peur. Pour maîtresse il eut une femme belle,
spirituelle, dévouée, toujours prête à s'oublier elle-même. Enfin, pour
rétablir ses finances épuisées, il trouva un homme de génie, financier
illustre, dans l'acception politique de ce mot, Jacques Coeur, qui, sans
compter, lui ouvrit ses coffres et lui fournit de l'argent, ce nerf
indispensable de la guerre.

Mais Charles VII était un prince ingrat: il avait laissé périr Jeanne
Darc, nous le verrons, vers la fin de son règne, dépouiller Jacques
Coeur, son argentier, son bienfaiteur.

C'est à Bourges, alors que la pénurie du roi était telle qu'il ne
pouvait même pas payer une paire de souliers, que pour la première fois
Jacques Coeur se présenta à la cour où chacun se racontait sa
prodigieuse fortune.

Dans l'origine, l'argentier du roi n'était rien. Fils d'un pauvre et
obscur pelletier du Bourbonnais, il devint bientôt l'homme le plus
opulent de France. Possédant au plus haut degré le génie du commerce, il
avait fait fructifier au centuple le très-mince pécule que lui avait
laissé son père. A mesure que sa fortune augmentait, il étendait le
cercle de ses relations. C'est ainsi qu'il était arrivé à établir des
comptoirs nombreux dans le Levant et à devenir le premier négociant du
monde entier.

--Sire, avait dit Agnès Sorel à son amant, faites bon accueil à Jacques
Coeur, l'or n'est pas moins nécessaire que le fer, lorsqu'il s'agit de
reconquérir un royaume.

Charles VII écouta son amie; très peu de temps après une première
entrevue, Jacques Coeur fut nommé _maître de la monnaie de Bourges_, et
dès lors il commença à faciliter au prince les moyens de faire la guerre
à l'Anglais.

Dans la suite, Jacques Coeur eut l'administration des finances; avec la
charge d'_Argentier du roi_. Un pareil titre équivalait à celui de
fermier général. Les receveurs des provinces remettaient tous les ans
une somme déterminée à l'argentier pour acquitter les dépenses de
l'hôtel et des officiers. Jacques Coeur eut un pouvoir beaucoup plus
étendu, puisqu'il réglait avec les provinces les contributions qu'elles
devaient fournir à l'État. Il était en même temps ministre des finances
et dépositaire du Trésor. Souvent il eut occasion de faire au roi des
avances considérables, toujours sans intérêts, et, lorsqu'il s'agit de
reconquérir la Normandie, il sacrifia, sans hésiter, deux cent mille
écus d'or, somme véritablement fabuleuse pour le temps.

L'argentier était alors au comble de la faveur, Charles n'avait rien à
refuser à cet ami qui largement fournissait l'or, qu'il fût question de
guerre ou de plaisirs, qui payait les soldats et donnait à son maître
les moyens de «danser des ballets ou de dessiner des parterres.»

--Vous êtes, messire, avec Jeanne Darc, les deux sauveurs de la France,
lui disait Agnès Sorel.

De son côté Charles VII disait à son argentier:

--Vous me demanderiez ma plus belle province, que je vous la donnerais,
je crois; ne vous dois-je pas ma puissance?

Vaines paroles, qu'oublia le roi lorsqu'il crut n'avoir plus besoin de
son ami Jacques Coeur.

Durant les années qui suivirent les jours heureux du château de
Bois-Trousseau, Agnès Sorel parut fort peu à la cour; elle habitait
tantôt Loches, tantôt Chinon, le plus souvent le petit logis de
Fromenteau; le roi venait passer près d'elle ses moments de liberté, ses
jours s'écoulaient heureux et calmes. L'événement le plus important de
cette époque de sa vie fut son entrevue avec Isabelle de Lorraine dont
elle avait été demoiselle d'honneur, celle-là même qui l'avait
abandonnée à la merci de l'amour du roi de France, et qui lui devait la
liberté de son mari.

Agnès se faisait une fête de revoir son ancienne maîtresse. Mais la
femme de René d'Anjou fut cruelle.

--«Êtes-vous donc si éhontée, lui dit-elle, que vous osiez vous
présenter devant moi sans rougir, après avoir oublié la pudeur au point
d'être publiquement la maîtresse du roi?»

Agnès pouvait répondre à cette Isabelle, alors si sévère, qu'elle-même
l'avait poussée dans les bras du roi; mais douce et résignée, elle
baissa la tête sans mot dire. Ces reproches amers lui étaient plus
sensibles encore qu'autrefois ceux de sa cousine Antoinette de
Maignelais.

Désolé d'être séparé de sa belle maîtresse, Charles VII, lors de ses
fréquents voyages à Chinon ou à Bourges, se plaignait à sa mie de son
obstination à demeurer loin de lui.

--Belle entre les plus belles, lui disait-il, que ne venez-vous à la
cour du roi dont vous êtes l'unique souveraine?

Mais la dame de beauté préférait sa tranquille solitude. Si parfois le
roi insistait pour l'emmener à Paris, si la reine joignait ses instances
à celles de son époux, Agnès se jetait aux pieds de son amant et le
conjurait de lui permettre de cacher au moins sa honte.

Agnès Sorel avait du reste ses raisons pour détester le séjour de Paris.
Elle y était venue, en 1437, à la suite de la reine et le luxe qu'elle
avait déployé en cette circonstance causa une espèce de scandale.

Agnès Sorel avait paru aux côtés de la reine vêtue de velours et de
fourrures, étincelante de diamants qui faisaient éclater sa miraculeuse
beauté. Les bourgeois, toujours les mêmes en tout temps et en tout pays,
avaient murmuré hautement de cette grande magnificence. Des paroles
malplaisantes étaient venues aux oreilles de la dame de beauté. Ces
mépris, ces outrages, lui avaient fait verser bien des larmes, et elle
avait dit au roi:

--«Ces Parisiens ne sont que des villains; et si j'avais cuidé qu'on ne
m'eût point fait plus d'honneur en Paris, je n'y aurais jà entré ni mis
le pied.»

Cependant les ennemis de la maîtresse du roi, jaloux de sa
toute-puissance, s'agitaient dans l'ombre et cherchaient à la renverser.

A la tête de ces ennemis se trouvait le fils même de Charles VII, le
Dauphin Louis. On est encore à s'expliquer les motifs de la haine de ce
prince sombre et dissimulé. Avait-il aimé Agnès Sorel et en avait-il été
repoussé comme quelques-uns le prétendent, redoutait-il simplement
l'influence d'une femme spirituelle et dévouée, c'est ce qu'il est
impossible de décider; toujours est-il qu'il fit tous ses efforts pour
la perdre.

On était alors à la fin de l'année 1446, Charles VII et toute la cour
habitaient le château de Chinon où Agnès était venue joindre le roi. «Le
Dauphin, qui pensait que toute liaison entre le roi et sa mie serait
rompue si celle-ci avait un autre amour et que cet amour vînt à être
découvert, résolut de lui faire prendre cet amant qu'elle n'avait pas.»

Il fit donc appeler un de ses confidents, Antoine de Chabannes, comte de
Dammartin, l'homme le plus beau et le mieux fait de la cour, et lui
donna l'ordre de se faire aimer d'Agnès.

Depuis longtemps déjà, Chabannes aimait la dame de beauté, et le rusé
Louis le savait fort bien lorsqu'il choisit le comte pour être
l'instrument de sa haine. Mais cet amour fut le salut d'Agnès, Chabannes
ne put se résoudre à faire le malheur d'une femme aimée.

C'était une périlleuse mission que le Dauphin donnait là à son
confident, et longtemps Chabannes ne sut quel parti prendre, il
craignait presqu'également d'échouer et de réussir.

Bien accueilli, il avait à redouter la furieuse colère du roi, et le
premier mouvement de Charles VII était terrible. Repoussé, il ne se
dissimulait pas qu'il aurait en Louis un redoutable ennemi.

Il choisit un terme moyen et résolut de tromper tout à la fois le
Dauphin et le roi. En conséquence, il commença à entourer Agnès de soins
et d'hommages.

Toute la cour s'aperçut bientôt du grand amour du comte de Dammartin
pour la dame de beauté, mais Agnès agréait-elle ou repoussait-elle ses
hommages, c'est ce que les mieux informés ne savaient dire....

--Avances-ce tu nos affaires, Chabannes? demandait chaque jour le
Dauphin.

Et invariablement le comte répondait.

--Je crois, monseigneur, que nos affaires sont en bonne voie.

Le Dauphin commençait à se défier de son confident, Charles VII, prévenu
par quelques courtisans, commençait à prendre l'éveil, lorsqu'une scène
inattendue vint mettre un terme aux assiduités de Chabannes.

Le roi revenait un soir de la chasse et regagnait seul ses appartements,
lorsqu'au détour d'un corridor sombre il se trouva face à face avec
Agnès Sorel.

Elle paraissait vivement émue; elle courait poursuivie par le comte.

Charles VII fronça les sourcils en les apercevant, et d'une voix sévère
demanda une explication.

Agnès lui apprit alors que depuis longtemps elle était importunée par le
comte. Ce soir-là, se trouvant seul avec elle il s'était jeté à ses
pieds, lui parlant avec passion de son amour. Repoussé, il avait
redoublé d'instances, et était bientôt devenu si pressant qu'elle avait
cru devoir sortir et aller chercher un refuge dans les appartements du
roi, remplis de monde à cette heure. Chabannes alors s'était élancé sur
ses traces, et l'avait poursuivie jusque-là, non plus pour lui parler
d'amour, mais pour la conjurer de garder le silence.

La contenance embarrassée du comte, immobile à quelques pas, prouvait au
roi qu'Agnès n'avait rien dit qui ne fût l'exacte vérité.

Charles VII, à ce récit, entra dans une épouvantable colère et ordonna
au comte de quitter à l'instant même le château pour ne jamais
reparaître à la cour.

Chabannes, épouvanté du courroux du roi, tremblant presque pour sa vie,
courut à l'appartement du Dauphin et lui raconta ce qui venait de se
passer.

Louis, bien que marri de voir son projet manqué, consola son confident.

--C'est sur mes ordres que tu t'es exposé, lui dit-il; sois sûr que je
ne t'abandonnerai pas; demain même je veux parler pour toi à mon père.

Le lendemain, en effet, en présence d'Agnès, Louis demanda au roi la
grâce de Chabannes.

Charles VII fut inflexible; et comme le Dauphin insistait et rappelait
au roi les bons et fidèles services du comte:

--Oncques, répondit le roi, cet homme ne reparaîtra en ma présence, et
il se doit estimer heureux que la dame de beauté, ma mie, veuille bien
se contenter de si petit châtiment pour si mortelle injure.

--Par la Pâques-Dieu! s'écria alors le Dauphin, c'est cependant cette
effrontée ribaude qui cause toutes nos querelles!

Et s'avançant vers Agnès, il lui donna un soufflet.

A cet outrage, le roi bondit sur son fils et le saisit si brusquement
par les épaules qu'il le fit tomber. Menaçant et terrible, il allait
frapper lorsqu'Agnès, toujours généreuse, arrêta sa main.

--Revenez à vous, mon cher Sire, et songez que c'est là votre fils.

--Soit! mais qu'il quitte à l'instant Chinon, dit le roi.

Le Dauphin, dévorant sa colère, se releva lentement; pâle et sombre, il
sortit sans proférer une parole, mais dans son dernier regard Agnès put
lire une terrible promesse de vengeance.

Quelques chroniques, qui font allusion à cette terrible scène entre le
père et le fils, disent tout simplement que «_le jeune Dauphin, mal
conseillé, se laissa aller envers Agnès à quelques promptitudes_.»

Le mot vaut la peine d'être conservé.

Et maintenant, Agnès Sorel avait-elle partagé l'amour de Chabannes,
avait-elle pour lui trahi Charles VII? S'il en est ainsi, et rien n'est
moins démontré, il faut féliciter le comte de sa discrétion et de son
adresse. Il sut en ce cas échapper aux nombreux espions du Dauphin qui
nuit et jour surveillaient ses moindres démarches, et, plutôt que de
compromettre sa dame, il se laissa héroïquement exiler.

Peu de temps après l'événement que nous venons de rapporter, Agnès Sorel
quitta la cour pour n'y plus revenir. Les larmes et les prières du roi,
les instances de la reine et de ses amis les plus chers, ne purent
vaincre sa résolution. Retirée en son logis de Loches, elle voulait,
disait-elle, finir ses jours dans cette charmante retraite, qui domine
un des plus beaux sites de France, et que Charles VII s'était plu à
embellir de tout ce que le luxe de l'époque offrait de plus recherché.
Aucun événement, en effet, ne troubla ses dernières années; les visites
du roi rompaient seules la monotone uniformité de l'existence de la dame
de beauté.

Vers la fin de l'année 1448, Agnès Sorel, ayant eu connaissance d'un
complot tramé contre la personne du roi, alors occupé de la conquête de
la Normandie, elle se décida à sortir de sa retraite.

Elle écrivait à son «cher Sire, d'avoir à se tenir sur ses gardes,» et
lui annonça que bientôt elle se mettrait en route afin de lui
communiquer des détails qu'elle n'osait confier même à ceux dont elle se
croyait sûre.

Dès les premiers jours de l'année suivante (1449), la dame de beauté
quitta son gentil manoir pour rejoindre le roi alors à l'abbaye de
Jumièges.

Mais elle ne put arriver jusque là; prise d'une indisposition subite,
elle fut forcée de s'arrêter au château de Mesnil-la-Belle, situé à
quelques lieues seulement de l'abbaye qu'habitait le roi.

Cette indisposition, légère au début, offrit bientôt les symptômes les
plus alarmants, et en peu d'heures la vie de la dame de beauté fut en
danger.

Elle ne s'abusa pas un instant sur sa position.

--Je vois bien, disait-elle, que tout est fini; jamais plus ne reverrai
ma Touraine.

Elle prit alors ses dispositions dernières, recommandant ses enfants à
Charles VII, pour qu'il en prît souci comme si elle n'avait point cessé
de vivre.

Elle fit alors venir toutes les demoiselles attachées à son service et
longuement les exhorta à la sagesse, «essayant de les convaincre par le
récit de ses souffrances, endurées en secret, du peu de bonheur que l'on
trouve en cette vie, lorsqu'on a cessé d'avoir le droit de supporter
tous les regards sans rougir.»

Peu d'heures après, le 9 février 1449, vers six heures du soir, elle
poussa quelques grands soupirs, dit: Ah! Jésus! et trépassa.

Agnès Sorel avait alors quarante ans.

          Et retiré (le roi), l'hiver à Gemiège séjourne,
          Là où la belle Agnès, comme lors on disait,
          Vint pour lui découvrir l'emprise qu'on faisait
          Contre Sa Majesté. _La trahison fut telle_
          _Et tels les conjurés qu'encore on nous les cèle_....
          Mais las! elle ne put rompre sa destinée,
          Qui pour trancher ses jours l'avait ici menée
          Où la mort la surprit....

Ainsi s'exprime Baïf, laissant à entendre que le chef de cette
conjuration, qu'Agnès allait découvrir au roi, n'était autre que le
Dauphin lui-même.

La dame de beauté avait choisi pour exécuteurs testamentaires Robert
Poitevin, _physicien_ (médecin), maître Étienne Chevalier, trésorier du
roi, et Jacques Coeur. Elle laissait des biens considérables qui furent
répartis entre les trois filles qu'elle avait du roi, savoir:

Charlotte, qui épousa Jacques de Brézé, comte de Maulevrier;
Marguerite, mariée à Prégent de Coëtivi, et Jeanne, qui devint la femme
de Antoine de Beuil, comte de Sancerre.

La mort de la dame de beauté plongea Charles VII dans un morne
abattement:

--J'ai perdu ma meilleure amie, disait-il à tous ceux qui
l'approchaient.

Puis, jour et nuit, il se répétait comme à lui-même, les larmes aux
yeux:

--Las! Las! quel malheur! mourir si jeune!

Il n'y eut qu'un cri à la cour de France:

--Agnès Sorel est morte empoisonnée!

Mais quel était l'auteur de ce crime?

Tour à tour on accusa Antoinette de Maignelais, Jacques Coeur, et enfin
le Dauphin de France.

Les deux premières suppositions sont parfaitement ridicules, quant à la
troisième, qui paraît avoir plus de probabilité, elle ne s'appuie sur
aucune preuve.

Le Dauphin, après la mort d'Agnès, fit tout son possible pour effacer
toute trace de la haine passée, et plusieurs historiens, pour prouver le
peu d'inimitié qui avait dû régner entre la dame de beauté et le
Dauphin, racontent le fait suivant:

Bien des années après la mort d'Agnès, le Dauphin, devenu roi, était
allé prier dans l'église de Loches où la dame de beauté avait été
enterrée.

Les chanoines, croyant faire leur cour au monarque, lui demandèrent
l'autorisation de faire enlever de leur église la tombe de cette femme
dont la vie avait été si scandaleuse.

--Je croyais, leur répondit Louis XI, que cette femme avait été votre
bienfaitrice: m'a-t-on trompé, ne vous a-t-elle donc rien donné?

--Pardonnez-nous, Sire, elle nous a fait quelques présents.

--Mais quoi encore?

--Des tapisseries assez belles, des joyaux, des ornements, une image
d'argent de la Madeleine.

--Sa générosité s'est-elle donc bornée là?

--Elle a encore donné au chapitre deux mille écus d'or et quelques
terres.

--Vous oubliez, je crois, les terres de Fromenteau et de Bigorre: ne
vous les a-t-elle donc pas octroyées par testament?

--Pardonnez-nous, Sire.

--Et c'est ainsi, reprit le roi avec toutes les marques de la plus vive
indignation, que vous gardez la mémoire de celle qui fut votre
bienfaitrice! Non-seulement je vous défends de troubler ses cendres,
mais je veux que son tombeau soit plus respecté qu'il ne l'est.

Puis, comme l'un des chanoines essayait de se disculper:

--Souvenez-vous, dit encore Louis XI, de ne jamais mériter que je vous
fasse rendre tout ce que vous a donné dame Agnès Sorel.

Cette anecdote, il est vrai, ne prouve absolument rien. Car si les uns y
voient une marque d'amitié et de bon souvenir pour une femme qui en
était si digne, d'autres, au contraire, y découvrent un trait d'habile
politique d'un prince qui donna tant d'exemples de sa profonde
dissimulation.

Antoinette de Maignelais détestait sa cousine; elle en était jalouse,
mais non pas au point de l'empoisonner; les moyens d'ailleurs lui
eussent manqué. Ambitieuse et coquette, Antoinette avait tenté de
supplanter Agnès Sorel dans le coeur de Charles VII; elle n'y put
réussir, mais elle eut la joie de recueillir la succession de la dame de
beauté; elle fut la maîtresse du roi, mais ne fut jamais son amie.

Quant à Jacques Coeur, il ne put lui venir à l'idée d'attenter aux jours
d'Agnès; en elle, au contraire, il perdit sa plus fidèle protectrice.

Les mauvais jours, hélas! ne tardèrent pas à venir pour l'argentier de
Charles VII. Le roi croyait pouvoir se passer de lui, ses ennemis
levèrent la tête.

La fortune de Jacques Coeur était alors à son apogée, ses richesses
étaient si grandes que les plus crédules assuraient que Raymond Lulle,
mort cependant depuis plus de cent quarante ans, lui avait communiqué le
secret de faire de l'or.

Les courtisans détestaient Jacques Coeur, dont le faste royal les
écrasait; ils lui enviaient ses terres, ses châteaux, ses palais.
Presque tous étaient ses débiteurs pour des sommes considérables: ils se
dirent qu'avec le créancier disparaîtrait la dette. La perte du
malheureux fut donc résolue; la dame de beauté n'était plus là pour le
défendre, la reconnaissance pesait à Charles VII. L'argentier succomba.

On l'accusa d'abord d'avoir empoisonné Agnès, et Anne de Vendôme, femme
de François de Montberon se chargea du rôle d'accusatrice.

Jacques Coeur fut donc arrêté; mais il se disculpa si complètement, il
prouva si bien que cette femme, qui l'avait choisi pour exécuter ses
volontés dernières, était son amie, qu'il fut remis en liberté et que la
dame de Vendôme fut condamnée à lui faire amende honorable.

Ses ennemis ne se tinrent pas pour battus, ils l'accusèrent de
concussion.

Une fois encore, l'argentier du roi fut arrêté et conduit à Poitiers.
Son procès s'instruisit rapidement, on ne voulut même pas lui permettre
de se défendre; à tout prix il fallait le trouver coupable.

Ses juges ne purent le convaincre d'aucun des crimes dont on l'accusait,
et cependant, aux mépris de toutes les lois divines et humaines, il fut
condamné. L'arrêt portait que Jacques Coeur «durement atteint des crimes
à lui imputés avait encouru la _peine de mort_ que le roi lui remettait
_en considération de certains services rendus_ et à la recommandation du
Pape.

Il va sans dire que tous les biens de l'argentier de Charles VII furent
confisqués et partagés entre ses ennemis.

Moins ingrats que le roi, les commis de cet homme véritablement
malheureux, se cotisèrent pour lui venir en aide et lui offrirent 60,000
écus d'or.

Jacques Coeur, profondément touché de ce témoignage d'estime et de
reconnaissance, ne crut pas devoir refuser. Avec la même intelligence
et le même bonheur il recommença l'édifice de sa fortune, et, en peu
d'années, le commerce lui rendit tout ce qu'il avait perdu.

--Je jure, disait-il à ses derniers moments, que je n'ai jamais trahi le
roi! je jure que je suis innocent de la mort d'Agnès Sorel.

Jacques Coeur, aimé et estimé de tous ceux qui l'avaient approché,
mourut à l'île de Chio, où l'on voit encore son tombeau.

Plus lard, ses enfants firent casser comme _nul, manifestement et
expressément injuste_, le jugement qui l'avait condamné, mais déjà
depuis longtemps l'opinion publique avait réhabilité cet homme de bien.

Après la mort d'Agnès Sorel, Charles VII resta toujours triste et
sombre. Antoinette de Maignelais ne fut jamais pour lui qu'une maîtresse
vulgaire. Les dernières années du règne de l'amant de la dame de beauté
furent d'ailleurs troublées par les perpétuelles rébellions du dauphin
Louis.

Le roi en était arrivé à redouter tellement son fils, que, craignant
d'être empoisonné par lui, il se laissa mourir de faim (22 juillet
1461).

Au nom de la dame de beauté sont restées attachées bien des légendes
poétiques, récits naïfs que l'on conte en Touraine, ce riant pays de ses
amours.

Il ne reste plus rien, dans l'église de Loches, du tombeau d'Agnès
Sorel; sur un socle de marbre noir était sa statue couchée, deux anges,
deux amours plutôt, soutenaient l'oreiller sur lequel reposait sa tête.

Il n'y a plus aujourd'hui à Loches qu'un froid monument, dans l'une des
tours du château; une barbare inscription y «relate le nom de tous ceux
qui contribuèrent à la translation de ce mausolée, restauré avec les
fonds votés par le conseil général.»

Il était cependant si facile d'y écrire la charmante strophe de François
Ier, ou seulement les deux derniers vers du poème de Baïf:

          Agnès de belle Agnès portera le surnom
          Tant que de la beauté beauté sera le nom.



III

LES AMOURS DE FRANÇOIS Ier

       *       *       *       *       *

LE ROI CHEVALIER


Dans la nuit du 1er janvier 1515, à l'heure même où commençait
l'année, le bon roi Louis XII rendait le dernier soupir, à l'hôtel des
Tournelles, non loin de la porte Saint-Antoine.

Louis XII, toute sa vie, s'était montré digne de ce glorieux surnom de
_père du peuple_ qui lui avait été décerné. Bien supérieur à tous les
souverains de son temps, il fut bon sans faiblesse, et juste sans
rigueur. La prospérité publique fut son unique mobile et avant tout il
s'inquiéta du bonheur de ses peuples.

--Un bon berger ne saurait trop engraisser son troupeau, disait-il
souvent.

Il disait encore:

--J'aime mieux voir rire mes courtisans de mes épargnes que de voir
pleurer mon peuple de mes dépenses.

Le plus cruel souci des dernières années du vieux monarque avait été de
laisser aux mains de François d'Angoulême, prince ami du faste et de
l'éclat, ce peuple qui lui était si cher et au milieu duquel il aimait à
se promener familièrement, monté sur une petite mule.

La France tout entière, que ne désolaient plus les guerres, que ne
ruinaient plus les impôts excessifs, bénissait alors le nom du roi. La
capitale était enfin calme et paisible, et l'on avait pu, pour le blason
de la «bonne ville,» faire l'acrostiche suivant:

          P aisible domaine,
          A moureux vergier,
          R epos sans dangier,
          I ustice certaine,
          S cience haultaine.

          C'est Paris entier.

--Las! répétait souvent Louis XII à ses conseillers, en hochant
tristement la tête et en montrant le duc d'Angoulême, vainement nous
besognons pour le bien du pays, voilà un gros gas qui gâtera tout cela.

Les tristes prévisions du _père du peuple_ ne tardèrent pas à se
réaliser.

Donc, avec la nouvelle année 1515, commença un nouveau règne. Au matin
du premier janvier, les courtisans, en guise de souhaits de bonne année,
vinrent saluer François d'Angoulême du nom de roi de France.

François Ier succédait à Louis XII.

L'histoire a toujours traité François Ier en véritable enfant gâté.
Mort, on a continué à le louer comme on l'avait loué vivant, et il a
conservé, malgré tout, les titres de _roi-chevalier_ et de _restaurateur
des lettres et des arts_.

La vérité est que François ne fut remarquable que par son goût déréglé
pour le faste, pour les fêtes, pour les cérémonies. Il se croyait
magnifique et n'était que follement dissipateur. Il fit tout pour son
orgueil et ses plaisirs, et rien pour la France, jetant au vent de
toutes ses fantaisies des sommes considérables, au moment même où ses
généraux se faisaient battre, faute d'argent pour payer les soldats.

Il n'eut même pas l'habileté vulgaire de faire tourner tout son faste au
profit de ses projets. A-t-il, par exemple, une entrevue avec Henri
VIII, roi d'Angleterre, il lui faudra épuiser le trésor royal pour
subvenir aux magnificences du _champ du drap d'or_, et il se retirera
sans avoir fait autre chose qu'essayer sa force musculaire avec le
robuste monarque Anglais.

A suivre l'exemple du roi, la noblesse se ruinait: «Plusieurs portaient
alors sur leur dos leurs moulins, leurs forêts et leurs prés.» Mais on
comptait sur la générosité du maître.

Les impôts, on doit le comprendre, avaient été considérablement
augmentés, et si, comme le dit l'auteur des _Mémoires du chevalier
Bayard_, «oncques n'avait esté veu roi de France de qui la noblesse
s'esjouit tant,» les provinces accablées murmuraient hautement. La
raillerie et la chanson, alors comme toujours depuis, étaient les seules
armes des opprimés; ils s'en servaient.

Pour combler le déficit creusé par les dépenses du mariage de Jeanne
d'Albret, nièce du roi, avec le duc de Clèves, il fallut établir la
gabelle sur le sel dans plusieurs provinces du midi; le peuple appelait
ces noces somptueuses des _noces trop salées_.

Faible, indécis, changeant, trop présomptueux pour se l'avouer à
lui-même, François Ier ne fut qu'un jouet aux mains de ceux qui
l'entouraient. Pantin magnifique, dont tour à tour tenaient les fils:
ses ministres, dont deux au moins furent des misérables; sa mère,
ambitieuse passionnée; enfin toutes ses maîtresses, dirigées elles-mêmes
par leur famille ou leurs amants, car il fut trahi, en amour comme en
politique, sans jamais s'en apercevoir.

Amoureux de combats, de belles troupes, de gens de guerre, de grands
coups de lance ou d'épée, il n'eut jamais que le courage brillant, mais
alors si commun, d'un chevalier mourant les armes à la main; il pouvait
passer à deux cents pas de l'ennemi, «vingt heures, armet en tête et le
cul sur la selle,» comme il l'écrivait à sa mère, mais il était
incapable de diriger une bataille. Il réussit presque toujours à se
faire battre et finit par tomber aux mains de l'ennemi.

Il eut recours, pour quitter la prison où le retenait Charles-Quint, à
des promesses bien jésuitiques pour un roi-chevalier. Il faisait grande
parade de sa foi de gentilhomme, et ne garda pas toujours
scrupuleusement sa parole, sauf peut-être dans les circonstances où il
eût été «politique» de la violer.

Le plus beau titre de François Ier à l'admiration et à la
reconnaissance est donc celui de _Restaurateur des lettres et des arts_.
Malheureusement il se trouve qu'il a plutôt entravé qu'aidé le mouvement
des lumières. Il protégea, il est vrai, quelques artistes étrangers et
quelques poëtes, ses adulateurs; mais, tandis que, tour à tour, et au
gré de la maîtresse régnante, Sébastien Serlio, Le Rosso, Benvenuto
Cellini et bien d'autres, trouvaient à la cour une magnifique
hospitalité qu'ils payaient en chefs-d'oeuvre, on essayait de supprimer
l'imprimerie, sans doute dans le but de restaurer les lettres
manuscrites, et on établissait la censure.

Le successeur de Louis XII prétendit être tout à la fois religieux et
tolérant; il ne fut ni l'un ni l'autre. Ses convictions cependant ne
devaient pas le gêner. Il avait accepté les principes de la religion
réformée, et pourtant il obéissait à tous les ordres de la Cour de Rome.

Il donna l'exemple de l'horrible persécution contre les luthériens, qui,
pendant trente-sept années consécutives, fit périr tant de braves gens,
de sujets dévoués; il alluma les premiers bûchers qui devaient dévorer
tant de victimes. Enfin il persécuta ou laissa persécuter par le
Parlement ou la Sorbonne des savants que lui-même avait attirés à Paris,
et laissa condamner et exécuter plusieurs professeurs, Étienne Dolet
entre autres, que l'on disait, fort à tort probablement, être son propre
fils.

En un mot, le restaurateur des lettres et des arts passa sa vie à
éteindre d'une main, les lumières qu'il allumait de l'autre.

L'avénement de François Ier fut le signal d'un changement complet
dans les moeurs de la Cour de France. Le sombre caractère de Louis XI,
la simplicité bourgeoise de Louis XII ne se prêtaient guère à la
représentation: «Lors on ne voyait, aux résidences royales que ceux qui
y avaient affaire, commandants de troupes, magistrats ou hommes d'État.
Il n'était point aisé alors, d'approcher la personne royale,» le
souverain passait sa vie dans une retraite pleine de majesté, «et la
noblesse même était arrière.»

Le successeur de Louis XII, brillant, léger, fastueux, dissolu,
entreprit de façonner son entourage à son caractère. Il réussit
facilement.

Il avait le coeur héroïque, dans l'acception niaise du mot, et l'esprit
fort rempli de toutes les ridicules fadaises des romans de chevalerie;
tous ceux qui l'approchaient n'aspirèrent plus qu'à atteindre les rares
et sublimes perfections d'Amadis. On ne rêvait alors que fêtes et
tournois, joutes et passes d'armes.

Le roi voulait avant tout une cour nombreuse: à sa voix accoururent de
toutes les provinces les représentants des grandes familles: les
demeures féodales ne furent plus habitées que par les hiboux et quelques
vieux mécontents, représentants grondeurs d'un passé oublié.

A côté de la noblesse, se pressait la troupe des aventuriers. Point
n'était besoin, alors, de faire ses preuves pour être admis à l'honneur
des fêtes royales. Une belle prestance, un riche ajustement, une longue
rapière, suffisaient. On avait deux cents écus par an et le titre de
gentilhomme du roi.

Mais une cour sans femmes, c'est une année sans printemps, un printemps
sans roses. Il fallait une dame et souveraine de la pensée à chacun de
ces émules d'Amadis, une maîtresse dont il pût porter les couleurs. Que
serait un tournoi pour les chevaliers qui se préparent à «bien faire
dans la lice,» sans beaux yeux pour les encourager, sans petites mains
pour les applaudir?

François Ier voulut avoir autour de lui les filles des plus nobles
maisons de France: les pères durent amener leurs filles, les maris leurs
femmes, les frères leurs soeurs. De sorte que jamais on n'avait vu
troupe si brillante et si bien ajustée de dames de familles nobles et
de damoiselles de réputation.

Il y a loin de ces «assemblées honnêtes», aux sujettes du roi des
Ribauds, qu'avant cette époque traînaient à leur suite les rois de
France.

Brantôme, pour sa part, félicite fort François Ier d'avoir «institué
sa belle cour, fréquentée de si belles et honnêtes princesses, grandes
dames et damoiselles;» «désormais on pouvait s'approprier d'un amour
point sallaud, mais gentil, net et pur.»

Faire l'amour, en effet, était la grande occupation de toute cette
noblesse qui alors entourait le roi et suivait son exemple. Les dames
favorisaient, il est vrai, leur amants et serviteurs, mais les pères et
les maris n'étaient pas si mal avisés que de s'en fâcher, ils
cherchaient à se venger ailleurs, voilà tout.

Le langage était alors à la hauteur des moeurs, tandis que toute
débauche était excusée sous le nom de galanterie, on parlait comme ont
écrit les vieux chroniqueurs, comme Rabelais dans _Pantagruel_ et dans
_Gargantua_, comme Brantôme dans _les Dames galantes_, comme Marguerite
de Navarre dans ses Contes. On appelait alors chaque chose par son nom.
Comme le latin, le vieux français bravait la pudeur en ce _bon vieux
temps_ de libres moeurs et de libre parler.

La cour de François Ier était alors la plus brillante de l'Europe, la
noblesse se ruinait pour suivre l'exemple du roi qui ruinait la France.
Un luxe inconnu jusqu'alors éclatait de toutes parts. Hommes et femmes
semblaient lutter pour la richesse ridicule de leurs accoutrements, le
velours, les fourrures, les draps d'or, étaient alors à la mode, et
Brantôme nous apprend que les dames savaient fort bien se procurer les
toilettes que leurs maris ou leurs familles ne pouvaient leur donner.

C'était chaque jour une fête nouvelle, les prétextes ne manquaient pas.
Tournois, bals masqués, feux d'artifices, comédies, chasses, promenades
aux flambeaux, «les jours, dit un vieil auteur luthérien, ne suffisaient
pas aux folies et aux divertissements, il fallait prendre sur les
nuits.» Écoutons Ronsard, qui décrit, de souvenir, les splendeurs et les
plaisirs des résidences royales:

          Quand verrons-nous quelque tournoi nouveau;
          Quand verrons-nous, par tout Fontainebleau
          De chambre en chambre aller les mascarades?
          Quand ouïrons-nous, au matin, les aubades
          De divers luths mariés à la voix?
          Et les cornets, les fifres, les hautbois,
          Les tambourins, violons, épinettes
          Sonner ensemble avecque les trompettes?
          Quand verrons-nous, comme balles, voler
          Par artifice, un grand feu dedans l'air?
          Quand verrons-nous, sur le haut d'une scène
          Quelque farceur, ayant la joue pleine
          Ou de farine, ou d'encre, qui dira
          Quelque bon mot qui nous réjouira?...

Souverain magnifique de cette cour brillante et licencieuse, François
Ier allait adressant de l'une à l'autre ses hommages passagers. On en
était arrivé à ne plus compter ses caprices; n'importe, il ne
rencontrait guère plus de cruelles que de maris jaloux. N'était-il pas
le roi!

Nous ne savons au juste quelle était la physionomie de François Ier
avant l'accident qui l'obligea, pour cacher une cicatrice, à couper ses
cheveux et à laisser croître sa barbe; mais le Titien nous a laissé un
portrait du roi-chevalier que l'on admire encore dans une des galeries
du Louvre.

Le peintre a su donner à cette figure un noble et grand caractère,
malgré sa frappante ressemblance avec certain personnage burlesque de la
Comédie Italienne, ressemblance qui tient à la ligne du nez, trop
avancée sur une lèvre mince, et à la proéminence du menton un peu bombé
et terminé par une barbe pointue. On retrouve bien là d'ailleurs le
rival de Charles-Quint, le front un peu ramassé, mais noble cependant,
l'oeil ouvert et spirituel, la bouche fine, sensuelle, pleine d'appétits
et de désirs.

François Ier était d'une stature au-dessus de la moyenne, sa jambe
nerveuse était mince et un peu maigre, sa taille bien prise; peut-être
péchait-il par les épaules, un peu bombées, mais il avait adopté un
costume qui dissimulait ce léger défaut.

Tel était François Ier à l'époque la plus florissante de son règne.
Le château d'Amboise, le palais des Tournelles étaient devenus trop
petits pour toute cette noblesse amoureuse de mascarades et des champs
clos qui vivait à l'ombre du trône. Le roi songea alors à construire de
nouvelles résidences, dignes des nouvelles splendeurs de la cour.

Dans tous ces bâtiments, dont le roi avait pris le goût en Italie, on
retrouve comme un reflet de cette époque qui sacrifia tout au dehors.
Mais Chenonceaux, Chambord, disent toute la vie du roi-chevalier: sa
prodigalité, ses faiblesses, son goût pour les arts, ses fêtes, ses
soucis, ses peines d'amour.

A Chambord furent englouties bien des années du revenu de la France,
mais aussi quelle merveille!

Avez-vous quelquefois gravi ses vingt-quatre escaliers? Vous êtes-vous
promené dans ses quatre cent quarante pièces? Avez-vous compté ses
fenêtres aussi nombreuses que les jours de l'année?

Le Primatice en a donné les dessins, dix-huit cents ouvriers ont mis
douze ans à élever les pavillons, les terrasses, les galeries, à creuser
les bassins, à détourner le lit des ruisseaux.

Jean Goujon et Germain Pilon avaient été chargés des sculptures; Léonard
de Vinci et Jean Cousin avaient peint les belles fresques, aujourd'hui
dégradées.

Lorsque parfois quelque audacieux faisait remarquer au roi les énormes
dépenses de ce merveilleux château:

--Ce ne sera jamais trop pour mes amours! répondait le roi.

C'est à Chambord, surtout, que revivent les amours de l'amant de madame
d'Étampes et de la comtesse de Chateaubriant. Le temps n'a point effacé
les amoureuses devises et les galants emblèmes.

Au milieu des délicates sculptures qui courent le long des corniches, ou
qui pendent comme de fines dentelles du haut des piliers, on aperçoit
encore bien des initiales enlacées, non loin de cette salamandre
entourée de flammes, symbole choisi par le roi, avec cette devise si
explicite: _nutrisco et extinguo_.

Que d'amoureux soupirs sous les charmilles des jardins, sous les
ombrages frais du parc, que de tendres causeries près des fenêtres
charmantes des grandes salles habillées de riches tapisseries de
Flandre, que de chansons joyeuses sous ces lambris étincelants d'or!

Soupirs dans le nuage, hélas! chanteurs au tombeau!

Chambord est resté debout, muet témoin, et la légende n'est plus qu'un
vague murmure. Que de pieds légers cependant ont gravi l'escalier secret
de la chambre du roi! qui donc a compté les ombres qui passaient rapides
le long des corridors?

Il a trahi, le roi-chevalier, tant de serments d'amour!

Et c'est lui cependant, en un jour de mélancolie, alors qu'il pensait au
beau Brissac, peut-être, qui traçait son distique fameux:

          Souvent femme varie;
          Bien fol est qui s'y fie.



IV

MADAME DE CHATEAUBRIANT.


Marié jeune encore, et lorsqu'il n'était que duc d'Angoulême, à la fille
d'Anne de Bretagne, la faible et douce Claude, François Ier ne tarda
pas à devenir un époux infidèle. Il n'attendit même pas pour délaisser
sa femme, la fin de la lune de miel.

Peu scrupuleux dans le choix de ses «amies,» il aimait, à la fois, en
haut et en bas lieu, ne rougissant pas «de partager avec les domestiques
de sa maison les faveurs de quelque dame.»

--Notre maître, disait un gentilhomme de François Ier, a eu quelques
bonnes fortunes et beaucoup de mauvaises.

C'est tout à fait l'opinion de Brantôme, mais le vieux seigneur de
Bourdeilles s'exprime d'une façon bien autrement énergique.

Lorsque Charles VII, profitant des rares heures de répit que lui
laissait l'Anglais, courait aux genoux d'Agnès Sorel, il y avait quelque
chose de désintéressé et de chevaleresque dans cette folle tendresse
d'un roi, malheureux et sans couronne, pour une belle fille de Touraine.

Agnès disait à son royal amant:

--Assez de temps avez perdu à faire l'amour, mon cher Sire, tirez l'épée
derechef, chassez l'Anglais et reprenez votre royaume.

Et, docile aux conseils de la dame de beauté, Charles VII quittait à
regret le manoir de sa mie et se mettait à la tête de ses troupes.

Rien de pareil dans les nombreuses passions de François 1er.

--Il était si fort chevalier, dit un vieux critique, qu'il lui fallait à
la fois plusieurs dames dont il entremêlait les couleurs.

On perdrait son temps, en effet, à compter les liaisons passagères du
roi-chevalier, et la liste de ses maîtresses était déjà bien longue
lorsqu'il monta sur le trône.

La troisième épouse du bon roi Louis XII, la belle et frivole Marie
d'Angleterre, soeur du roi Henri VIII, fut la dernière passion du duc
d'Angoulême.

Mais cette fois, et ce fut peut-être la seule, l'ambition et l'intérêt
arrêtèrent un prince qui sacrifia toujours tout à son plaisir.

Louis XII, déjà vieux et épuisé, s'en allait mourant, et comme il
n'avait pas d'enfants, sa jeune veuve allait être contrainte, à sa mort,
de quitter le trône, et la France peut-être, ce plaisant pays, pour
aller tristement finir ses jours de l'autre côté de la Manche, au pays
de la brume.

«Mais, si par adventure, de son mari ou de quelqu'autre plus jeune, un
fils lui survenait, ce fils, au détriment du duc François, hériterait de
la couronne; elle serait régente alors, et jouirait de tous les
priviléges de ce beau titre pendant de longues années de minorité.»

La belle Anglaise avait peut-être calculé toutes ces éventualités,
lorsque, pour la première fois, il lui fut impossible de ne pas
s'apercevoir de l'amour du jeune et séduisant duc d'Angoulême.

Elle se montra fort sensible, «plus qu'il ne convenait,» aux
empressements de l'héritier du trône. Ils étaient jeunes tous les deux,
aimables, amoureux, le dénoûment de cette intrigue ne devait pas se
faire attendre, lorsque tous les intérêts compromis vinrent se jeter à
la traverse.

Un gentilhomme périgourdin, le sieur de Grignaux, découvrit, le premier,
le gentil roman de la reine. Il prévint en toute hâte la mère de
François, qui le chargea de désenchanter le jeune prince, en lui faisant
apercevoir un calcul habile là où il ne croyait voir que de l'amour.
Madame d'Angoulême se réservait de brusquer une rupture si les
avertissements d'un ami ne suffisaient pas.

--Pasque-Dieu! Monseigneur, dit à François le prudent de Grignaux,
voulez-vous toujours être simple duc d'Angoulême et jamais roi de
France!

Et comme l'amoureux François feignait de ne pas comprendre:

--Jour de Dieu! continua l'excellent donneur d'avis, gardez-vous,
monseigneur, des caresses de la reine; vous jouez là à vous donner un
maître, un accident est tôt arrivé: êtes-vous si pressé de vous faire un
roi?

Le jeune prince ne fit que rire des avertissements de Grignaux.

--J'aime autant, répondit-il, voir régner mes enfants que de régner
moi-même.

Et il continua d'entourer de ses galantes prévenances la reine Marie,
qui l'accueillait et lui faisait fête d'une façon vraiment inquiétante
pour l'honneur du vieux roi, et si ouvertement que chacun à la cour s'en
apercevait.

C'est alors qu'intervinrent Louise de Savoie et Claude de France, la
mère et la femme du jeune prince.

Leurs exhortations réveillèrent l'ambition dans le coeur de l'héritier
de la couronne; ses yeux se dessillèrent, l'illusion s'envola.

Il avait été l'amant de Marie, il devint presque son espion, tant il
craignait de voir un autre que lui se charger du soin de donner un fils
à Louis XII.

La reine était devenue l'objet d'une surveillance incommode pour ses
goûts, lorsque la mort du roi la délivra de tous ces argus intéressés;
elle épousa le duc de Suffolk, son ancien amant, qui l'avait suivie en
France, et retourna avec lui en Angleterre.

Devenu roi, peut-être pour avoir une fois en sa vie su commander à ses
désirs, François ne changea point ses habitudes galantes.

La cour était toujours accompagnée d'une troupe nombreuse de dames:
c'étaient d'abord les maîtresses avouées du roi, elles avaient le pas
sur toutes les autres; puis les princesses; les femmes des grands
dignitaires, des favoris et des principaux officiers venaient ensuite.

Il y avait encore, au dire de Brantôme, _la petite bande_, troupe
galante, choisie par le roi parmi les plus belles, les plus jeunes, les
plus coquettes. Au dessus de toutes les autres, les dames de cette
aimable confrérie étaient les favorites de François Ier, souvent avec
elles il quittait la cour et se retirait, pour des semaines entières,
quelquefois plus, suivant son humeur, dans quelqu'une des résidences
royales. «Là, on courait le cerf, on dansait, on festoyait du matin au
soir et du soir au matin.»

«Libre, jeune, tout-puissant, le roi aimait fort et trop; il allait,
sans différence, embrassant qui l'une, qui l'autre, si bien que celle de
la veille n'était jamais celle du lendemain.»

Le nombre même des maîtresses du roi leur ôtait toute influence durable,
et les choses continuèrent ainsi jusqu'au jour où, pour la première
fois, il aperçut la belle Françoise de Foix, comtesse de Chateaubriant.

Belle, spirituelle, aimable, la comtesse jouit bien vite à la cour d'une
grande influence et, pendant plusieurs années, elle régna, souveraine
maîtresse, sur l'esprit, sinon sur les sens de son royal amant.

Françoise de Foix, comtesse de Chateaubriant, était issue de grande et
noble race: sa famille, alliée aux maisons royales de France et de
Navarre, était, depuis plusieurs siècles, célèbre dans les fastes de la
chevalerie.

Son père était ce Gaston de Foix, qui dut à la beauté de son visage et à
ses longs cheveux blonds et bouclés le surnom de Phébus. C'était un
«grand chasseur et beau savant,» lorsqu'il rentrait le soir après avoir
passé la journée à battre les grands bois, il rédigeait les préceptes du
grand art de la chasse, et il a laissé un livre précieux à bien des
titres: _le miroir de Phébus, avec l'art de faulconnerie et cure des
lestes à ce propices_.

La mère de Françoise-Jeanne d'Aydie, était la fille aînée et l'héritière
d'Odet d'Aydie, comte de Comminges.

En l'an 1495, c'est-à-dire vingt ans avant l'avénement de François
Ier au trône, il y avait grand émoi au castel héréditaire de la
maison de Foix: la dame châtelaine touchait au terme de sa grossesse, et
d'heure en heure on attendait sa délivrance.

Phébus de Foix, qui, en sa qualité de savant homme, croyait, avec tout
son siècle, à l'influence des astres, avait mandé en son logis un
astrologue fort en réputation dans le midi de la France.

--Or ça, maître, lui avait-il dit, vous devez savoir ce que j'attends de
vous?

L'astrologue s'inclina.

--Ma dame et épouse va présentement me donner un enfant, et je
souhaiterais savoir quelles destinées l'attendent, fille ou garçon.
Mettez-vous en besogne et satisfaites ma curiosité.

--Ainsi je ferai, monseigneur, et la chose me sera facile.

--Ça donc, maître, usez de mon logis et de mes domestiques comme de
vôtres, pour toutes choses nécessaires à votre art, chacun ayant reçu
l'ordre de vous obéir comme à moi-même, et comptez surtout sur bonne
récompense.

Le sire de Foix, sur ces mots, congédia le «savant homme» et se rendit,
à l'appartement qu'occupait la châtelaine.

L'astrologue, lui, s'installa dans une des tourelles du château et passa
la nuit à interroger le ciel, tandis que la dame de Foix mettait au
monde une petite fille.

Le matin, à l'aube du jour, l'accouchée avait oublié ses souffrances, et
reposait paisiblement dans le vaste lit à colonnes, entouré d'épaisses
draperies, qui occupait presqu'entièrement un des côtés de la salle. La
petite fille, «accorte, mignonnette,» dormait dans un riche berceau.

Monseigneur Phébus auquel le plaisir d'être père faisait oublier les
émotions de la nuit, «il aimait tendrement sa femme,» chargea un page
d'aller quérir l'astrologue.

Au bout d'un instant le page revint seul.

--Je n'ai point trouvé l'homme, monseigneur, dit-il, ni même aucune
trace de son passage dans le réduit de la tourelle; mais sur un
escabeau, placé en évidence au milieu de la salle, j'ai aperçu le
parchemin que voici.

C'était une grande feuille bizarrement découpée, presqu'entièrement
couverte de dessins étranges et de figures cabalistiques. Un clou avait
sans doute servi à la fixer à l'escabeau, car on voyait au milieu une
petite déchirure.

Messire de Foix prit avec empressement le parchemin que lui tendait le
page, et non sans difficulté il parvint à déchiffrer cette obscure
prédiction, rimée comme c'était l'usage alors:

          Par beauté, et quoi qu'advienne[4]
          A l'encontre, tôt sera reine.

[Note 4: Mss. de la Biblioth.]

Un sourire de satisfaction éclaira la physionomie du bon seigneur.

--Je ne serais point surpris de cela, murmura-t-il, notre maison étant
maison souveraine.

Il reprit sa lecture:

          Aura la reine, de son fait,
          Déplaisance dure et méfait.

Messire Phébus s'interrompit un instant, cherchant sans doute le sens
de cette phrase obscure, mais ne le trouvant pas, il continua:

          Du fait du roi aura grand heur
          Las! puis grand malheur
          .  .  .  .  .  .  .  .  .
          .  .  .  .  .  .  .  .  .

Là s'arrêtait la prédiction. Monseigneur de Foix eut beau tourner et
retourner le parchemin, examiner avec attention chaque signe, il n'y
avait rien de plus. Effrayé sans doute de ce qu'il avait lu dans les
astres, l'astrologue avait jugé prudent d'en rester là. Une interruption
semblable équivalait à l'annonce d'un grand malheur.

Telle fut du moins la pensée du vieux chevalier.

Il appela aussitôt et donna l'ordre de chercher partout l'astrologue et
de l'amener en sa présence.

Écuyers, varlets et pages, se mirent sur l'heure en besogne. Mais
vainement on fouilla tous les coins du château, vainement on battit la
campagne aux environs, l'astrologue resta introuvable. Il s'était enfui
sans laisser aucune trace, aucun indice, personne ne l'avait vu.

Si bien que quelques «bons écuyers» n'étaient pas fort éloignés de
croire que leur maître avait eu affaire à messire Satanas en personne.

Cette singulière disparition ne laissa pas que d'inquiéter monseigneur
Phébus, et, lors des fêtes qui suivirent le baptême de sa fille, il
raconta cette histoire et montra l'obscur horoscope à un vieux
chevalier, son compagnon.

Mais ce dernier, chose bien plus extraordinaire que la fuite de
l'astrologue, était fort peu crédule de sa nature.

--Ce sont là dit-il, insignes menteries et si vous m'en croyez, vous
jetterez ce grimoire au feu et n'y penserez plus.

Monseigneur Phébus n'écouta pas ce conseil. Il enveloppa, au contraire,
le parchemin et soigneusement le déposa dans le coffre où il serrait
d'ordinaire ses objets précieux.

La petite Françoise, tel est le nom qu'avaient donné à leur fille le
seigneur et la dame de Foix, grandit rapidement à l'ombre du manoir
paternel. Elle courait, tant que durait le jour, dans les grands bois
des environs, s'exerçant à monter à cheval, à suivre les grandes
chasses, et à lancer l'oiseau.

Telles étaient alors, avec la lecture des vieux romans de chevalerie,
les uniques distractions des châtelaines du moyen âge. Seules en leur
castel, entourées seulement de quelques suivantes, d'un petit nombre
d'écuyers et de pages, elles restaient quelquefois des années entières
sans nouvelles de leurs époux, occupés à guerroyer dans quelque province
éloignée.

Françoise avait près d'elle de hardis chasseurs pour courre le cerf. Son
père d'abord, ce Nemrod aux huit cents chiens de chasse, ses trois
frères ensuite: Odet, vicomte de Lautrec; de Lesparre, qu'on appelait
aussi d'Asparrot, et Lescun. Vaillants soldats tous les trois, ils
avaient fait leurs preuves dans les guerres italiennes de Louis XII et
allaient devenir les généraux de François Ier.

C'était un noble et grand séjour, que le château de monseigneur de Foix!

La cour n'avait pas encore attiré dans son rayonnement les représentants
des plus illustres familles de France. Les grands seigneurs n'avaient
pas pris l'habitude d'aller dépenser leurs revenus, plus que leurs
revenus souvent, auprès du souverain, afin de concourir, par leur luxe,
à l'éclat de la couronne.

Les rois n'appelaient à eux la noblesse qu'à l'heure du danger;
lorsqu'il fallait ceindre le casque et tirer l'épée, elle accourait
alors. Mais en temps de paix, les gentilshommes vivaient chez eux, au
milieu de leurs vassaux, comme autant de petits souverains, et parfois,
disons-le, de petits tyrans.

Chaque province possédait alors quelque seigneur qui, plus riche et plus
puissant que les autres, attirait à lui toute la noblesse des environs
et se formait ainsi une cour qui rivalisait avec celle du souverain. Il
en était ainsi de monseigneur Phébus. Chaque jour arrivait à son logis
quelqu'hôte nouveau, sûr d'y trouver une hospitalité royale.

Une foule de nobles hommes, de vaillants chevaliers, de hautes et
puissantes dames, se pressait dans les cours du château lorsque venait
l'heure de la chasse ou de quelque joyeuse chevauchée.

Les festins succédaient aux chasses, les danses aux festins. Puis
venaient les joutes à armes courtoises, dans une clairière voisine,
ombragée d'arbres séculaires et entourée d'estrades pour les dames.
C'était la distraction suprême de l'époque, héroïque et dangereux
passe-temps «d'où d'aucuns et des meilleurs revenaient souvent moulus et
saignants de quelque bonne blessure.»

La gentille Françoise était la gloire et l'ornement de toutes ces fêtes;
elle allait avoir quatorze ans et était, au dire de tous, un véritable
miracle de beauté.

Souvent, lorsqu'il la voyait passer, si accomplie, si gracieuse sous son
costume «merveilleusement riche,» le bon Phébus ne pouvait s'empêcher de
murmurer les premiers vers de l'horoscope:

          Par beauté, et quoiqu'il advienne
          A l'encontre, tôt sera reine.

Reine elle était en effet, par sa beauté, par son esprit, par sa
naissance; et si nul souverain encore ne lui avait adressé ses hommages,
les plus vaillants et les plus nobles se disputaient ses regards et ses
sourires, et sollicitaient sa main.

Jean de Laval, seigneur de Chateaubriant, en Bretagne, fut l'époux qu'au
milieu de tous Phébus de Foix choisit pour sa fille chérie.

C'était un seigneur de haute et fière mine, que le comte de
Chateaubriant, des plus dignes et des plus nobles, «passé maître en fait
de vaillantise.» Il avait fait ses premières armes avec le connétable
Anne de Montmorency, qui le tenait en grande estime.

Le mariage fut célébré en 1509. Françoise de Foix avait quatorze ans,
Jean de Laval était de dix années plus âgé que sa jeune épouse.

Les fêtes et réjouissances des noces étaient à peine terminées, qu'il
fallut songer aux préparatifs du départ.

Jean de Laval emmenait sa jeune femme en Bretagne, à ce manoir de
Chateaubriant que, plus qu'une longue lignée de preux chevaliers, devait
illustrer l'admirable auteur de _René_.

Le lendemain même de la cérémonie, Phébus de Foix avait mandé près de
lui la nouvelle comtesse. Il tenait à la main, lorsqu'entra Françoise,
un large pli lié avec un fil d'or et scellé à ses armes.

--Vous allez quitter votre père, ma fille, lui dit-il, gardez
précieusement ceci en mémoire de l'affection qu'il eut pour vous.

Il lui remit en même temps le pli. Françoise, émue de l'air solennel du
vieux seigneur, était près de fondre en larmes.

--Maintenant, continua Phébus, jurez-moi de ne jamais briser ce scel, à
moins que dans votre vie advienne quelque grave événement qui vous
trouble et vous inquiète.

Françoise fit le serment que lui demandait son père.

Cependant l'heure de la séparation était venue. Les chevaux et les
mulets de bagage emplissaient les cours. Écuyers et pages achevaient en
toute hâte les derniers apprêts, donnaient un coup d'oeil aux harnais,
fixaient solidement les coffres.

Une dernière fois, monseigneur Phébus embrassa sa fille chérie.

--Vous emportez, comte, dit-il à Jean de Laval, mon plus cher trésor; je
suis sûr que vous ne tromperez point la confiance que j'ai mise en vous.

Jean de Laval, pour toute réponse, se jeta dans les bras de son
beau-père.

Or, c'était bien à la jeune comtesse que s'appliquait le titre de plus
cher trésor; il n'y avait pas d'équivoque possible, la fille de la noble
maison de Foix n'avait eu en mariage d'autre dot que son esprit et sa
beauté.

Les yeux rouges de larmes, la belle comtesse de Chateaubriant monta sur
sa blanche haquenée. Jean de Laval s'élança à cheval et toute la troupe
se mit en route.

Phébus de Foix rentra tristement dans son manoir désert. Longtemps
accoudé au parapet d'une de ses tours, il suivit des yeux à travers les
sinuosités de la vallée Jean de Laval et Françoise qui chevauchaient
lentement en tête de leur escorte. La vie de la comtesse de
Chateaubriant s'écoula paisible et ignorée pendant les premières années
de son mariage. Jean de Laval avait pris au sérieux ses devoirs de mari.
Il possédait un trésor, il le savait, aussi veillait-il sur sa jeune
femme avec une sollicitude inquiète que les voisins taxaient de
jalousie.

Les femmes attachées à leurs devoirs n'ont pas d'histoire; celles-là
sont heureuses.

Tant qu'elle habita le manoir de Chateaubriant, Françoise se contenta
d'être la plus belle et la plus aimée des châtelaines.

L'amour de son époux lui suffisait: elle l'accompagnait partout, aux
fêtes des châteaux des environs et aux grandes chasses qui se
renouvelaient souvent.

La Bretagne était alors un merveilleux pays, pour courre, la propriété
n'était pas morcelée à l'infini. Le pays n'était pas comme aujourd'hui
coupé de fossés profonds et de talus de six pieds, qui font du champ de
chaque propriétaire comme un camp retranché, inaccessible aux chevaux et
aux chiens.

Pendant ces premières et trop courtes années, Louis XII était mort et
François Ier était monté sur le trône.

Un des premiers actes du jeune roi avait été de nommer deux maréchaux de
France, hommes de guerre fort en renom: l'un était Jacques de Chabannes,
sieur de la Palice, l'autre, Odet de Foix, vicomte de Lautrec, frère de
la comtesse de Chateaubriant.

On était alors à l'aurore éblouissante d'un règne nouveau. François
Ier, dans la première ivresse du pouvoir suprême, ne songeait qu'à la
joie.

Ardent au plaisir comme au danger, il avait aux jours de fête la même
ardeur que sur les champs de bataille. «Qui m'aimera me suive!»

Et chacun suivait le roi à qui mieux mieux.

D'Amboise à Romorantin et à Vendôme, ce n'étaient, à ce moment que
fêtes, bals costumés, petites guerres, grands repas et grande liesse.
Tout l'or des impôts y suffisait à peine, mais nul n'en prenait souci.
C'était une vie toute nouvelle.

C'est à cette époque, et pendant les fêtes du carnaval, que le futur
protecteur des lettres provoqua, sans le vouloir, une révolution dans
l'art de la coiffure.

Les longs cheveux, on le sait, étaient au XVIe siècle la
marque distinctive, le privilège exclusif de la noblesse. Les longs
cheveux étaient interdits aux vilains, et c'est Pierre Lombard,
l'illustre maître des _Sentences_, qui leva cette interdiction. Mais il
n'y parvint pas sans peine, et la noblesse protesta toujours.

Elle eût protesté longtemps encore, et la révolution en question n'eût
point été accomplie, sans l'accident survenu au roi de France.

La cour était alors à Romorantin et chacun fêtait le jour des rois.
François Ier allait se mettre à table lorsqu'on vint lui dire que le
comte de Saint-Paul avait fait en son logis un roi de la fève.

--Par ma foi de gentilhomme! s'écria-t-il, voilà un roi que je
détrônerai tout à l'heure. Qu'on aille avertir Saint-Paul de bien
veiller sur son élu.

Ainsi défié, le comte de Saint-Paul s'apprêta à faire bonne résistance.
C'était un moyen sûr d'être agréable au roi. La terre était alors
couverte de neige: il en fit transporter des monceaux dans l'intérieur
de son hôtel, et tandis qu'une partie de ses amis et de ses gens
préparaient des pelotes, les autres s'éparpillaient de tous côtés, en
quête d'oeufs et de pommes, munitions ordinaires de ces simulacres de
combats.

Lors donc que parut la troupe royale, elle fut accueillie par une grêle
de projectiles. Un siège en règle commença aussitôt.

L'assaut était vaillamment et habilement mené, mais les assiégés se
défendaient avec vigueur et le combat menaçait de durer longtemps
encore, lorsque les pelotes de neige et les pommes vinrent à manquer
dans l'intérieur de la place.

Les amis de Saint-Paul allaient ouvrir les portes de l'hôtel et se
rendre faute de munitions, lorsque l'un d'eux, espérant retarder l'heure
de la défaite, eut la malheureuse idée de prendre dans le foyer un tison
enflammé et de le lancer au milieu d'un groupe d'assaillants.

Le dangereux engin de guerre atteignit François Ier à la tête et lui
fit une profonde blessure.

A ces cris: «le roi est blessé!» assiégeants et assiégés se
précipitèrent près du jeune souverain, il fut placé sur un brancard et
transporté en son logis. Les médecins, déjà prévenus de l'accident,
étaient accourus. Après un court examen, ils déclarèrent que la blessure
n'offrait aucune gravité, mais sous leurs ciseaux tombèrent les beaux
cheveux noirs du roi.

Dès le lendemain tous les courtisans étaient «tondus comme des oeufs.»
Bourgeois et manants imitèrent les gentilshommes, et, dès lors, les
longs cheveux furent déclarés ridicules.

«A dater de cet accident le roi laissa croître sa barbe, et chacun
tenant à honneur de suivre l'exemple royal, on ne rencontra plus que
têtes rases et visages barbus.»

La maladie de François Ier fut de courte durée, et bientôt les fêtes
recommencèrent plus brillantes et plus nombreuses que jamais.

Cependant, le renom de la beauté de madame de Chateaubriant était venu
jusqu'à François Ier, et ce roi, qui voulait que «sa cour fût comme
un parterre où viendraient s'épanouir les plus rares beautés de France,»
avait, plusieurs fois déjà, témoigné le désir de voir la comtesse.

D'ordinaire, ses moindres désirs étaient des ordres, presqu'aussitôt
exécutés que donnés; mais cette fois, nul ne sembla en tenir compte.

Le seigneur breton avait bien été averti du désir du roi; plusieurs
courtisans s'étaient fait un devoir de lui envoyer message sur message;
mais tous ces avertissements n'avaient fait que le confirmer dans sa
résolution de ne point paraître à la cour. La réputation du roi était,
il faut l'avouer, de nature à conseiller ce parti à tout homme jaloux de
son honneur.

Enfin, un jour, cédant à l'irrésistible attrait du fruit défendu,
François Ier s'adressa directement à Odet de Foix, maréchal de
France, frère de madame de Châteaubriant.

--J'ai ouï parler, Lautrec, lui dit-il, de la merveilleuse beauté de la
comtesse votre soeur, pourquoi donc s'obstine-t-elle à rester tristement
au fond de sa Bretagne, pourquoi ne la voit-on pas à la cour, comme
toutes les grandes dames de France?

--Sire, le comte Jean de Laval, son mari, est, à ce qu'il paraît, le
plus soupçonneux des hommes; il redoute pour sa femme les plaisirs et
les fêtes de la cour la plus brillante du monde.

Le roi sourit à cette délicate flatterie.

--Cependant, reprit-il, je vois, ce me semble, des femmes de grande
vertu à la cour, Lautrec, est-ce donc que je me trompe?

--Votre Majesté a parfaitement raison, Sire, et chacun sait que la reine
est une femme sans égale et la princesse Marguerite une merveille à tous
égards.

--Bien parlé, Lautrec, pour un homme de guerre. Raison de plus pour
faire comprendre au sire de Laval qu'il n'a pas le droit de cacher,
ainsi qu'il le fait, sa femme à tous les yeux.

--Je crains, Sire, que cela ne soit difficile.

--Pourquoi donc? il peut être tranquille. Par ma foi de gentilhomme! on
aura pour la comtesse tous les égards qu'elle mérite.

C'était un ordre, et des plus formels. Lautrec se hâta d'écrire à son
beau-frère que le roi le demandait, et l'engageait à amener sa femme.

Cette lettre ne surprit aucunement le comte, depuis longtemps il s'y
attendait. Son parti fut vite pris.

--Madame, dit-il à la comtesse, je viens de recevoir une lettre de votre
frère; il paraît que le roi a grand désir de nous voir à la cour.

--Et comptez-vous, messire, obéir aux ordres du roi? demanda timidement
madame de Chateaubriant.

--C'est le devoir de tout loyal sujet, madame; et, avant qu'il soit
trois jours, je veux me mettre en route.

--Ne dois-je point vous suivre?

--Non, madame, non certainement. Le séjour de la cour est dangereux pour
une femme attachée à ses devoirs, surtout lorsque le maître est un roi
comme le nôtre; j'ai donc résolu de vous laisser ici, où vous êtes en
sûreté.

--Mais ne craignez-vous pas la colère du roi?

--La colère du roi m'affligerait grandement, répondit le comte d'un air
sombre; mais je préfère ce malheur à celui qui pourrait advenir si,
suivant le conseil de votre frère, je vous conduisais à la cour.

La comtesse se tut. Elle aimait son mari, le vaillant Jean de Laval;
elle se plaisait en son beau château de Bretagne; les splendeurs de la
cour, dont maintes fois elle avait entendu des descriptions, ne la
tentaient nullement; mais c'est avec une secrète et indéfinissable
angoisse qu'elle voyait s'éloigner le comte.

Soucieux et triste, le seigneur de Chateaubriant surveilla les
préparatifs de son voyage; lorsqu'enfin tout fut terminé, que le moment
des derniers adieux fut venu:

--Françoise, dit-il à sa femme, il se peut que, tandis que je serai près
du roi, on vous tende des pièges pour vous attirer à la cour.

--Soyez certain, messire, que je ne veux obéir qu'à vos ordres.

--Je le crois, Françoise; mais il se peut encore que le roi me force de
vous écrire moi-même de venir, sans que telle soit mon intention; d'un
autre côté, il est possible que je veuille véritablement vous appeler
près de moi.

--Mais alors, comment faire?

--J'ai pensé à cela, Françoise; il y a longtemps que je prévoyais ce qui
arrive. Voici donc ce que j'ai imaginé: si véritablement je souhaite
vous avoir près de moi, je vous enverrai la bague que je porte toujours
au doigt et qui me sert de scel; et comme il pourrait encore y avoir
erreur ou tromperie, je vous donne cette autre qui est absolument
semblable; en comparant donc et la bague que vous recevrez et celle que
je vous laisse, vous pourrez vous assurer de la vérité.

La comtesse prit les deux bagues, les examina un instant; puis, en
rendant une à son mari, elle passa l'autre à son doigt.

--Vous avez sagement fait, dit-elle, et de cette façon, il sera vraiment
impossible de me tromper.

--Je le crois comme vous, Françoise; et maintenant, quelque message,
quelque lettre que vous receviez, même de moi, demeurez au château,
faites répondre que vous êtes trop malade pour entreprendre un voyage;
mais si vous recevez mon anneau, accourez.

Sur ces mots le comte embrassa sa femme une dernière fois et partit.

François Ier attendait avec la plus vive impatience la réalisation
des désirs si nettement exprimés au maréchal de Lautrec, lorsqu'un soir
on lui annonça le comte de Chateaubriant. Ce fut avec un empressement
visible qu'il donna l'ordre de le faire approcher. Mais lorsqu'il vit
que le comte était seul, il fronça le sourcil, et sans se soucier de
contenir son dépit:

--N'avez-vous donc pas, comte, dit-il d'un ton bref, amené votre femme?

--Hélas! sire, balbutia le mari de la belle Françoise, la comtesse est
fort malade à cette heure, et mon dévouement au roi a pu seul me décider
à l'abandonner en si fâcheux état.

Le roi ne répondit rien, mais il tourna brusquement le dos au pauvre
comte, et les courtisans aussitôt s'éloignèrent de cet homme qui venait
d'encourir la disgrâce royale.

François Ier, cependant, ne se tint pas pour battu; il fit prendre
des informations. Mais le comte avait si bien pris ses mesures, il avait
lui-même si bien joué son rôle que tout le monde, Lautrec le premier,
était convaincu de la maladie de la comtesse. Plusieurs fois déjà, M. de
Chateaubriant avait, devant son beau-frère, écrit à sa femme de le venir
rejoindre, le doute n'était presque pas possible. L'enquête secrète
démontra que le comte avait dit vrai.

Certain qu'un obstacle imprévu, involontaire, avait seul arrêté le
comte, le roi ne tarda pas à lui rendre ses bonnes grâces; il allait
même l'engager à retourner en Bretagne, près de sa femme, lorsque la
trahison d'un domestique vint rendre inutiles toutes les précautions
prises par le malheureux époux.

Ce serviteur infidèle avait, par une porte entrebâillée, surpris le
dernier entretien du comte et de la comtesse. Arrivé à la cour à la
suite de son maître, et sachant la grande impatience qu'avait le roi de
voir la belle dame de Châteaubriant, il songea à tirer parti du secret
qu'il possédait, comptant avec raison recevoir un bon prix de sa
délation.

Il alla trouver un des confidents du roi, et après s'être assuré une
récompense honnête, raconta l'invention des deux bagues.

Une heure après, François Ier savait la vérité.

En apprenant qu'il avait été joué, l'impétueux monarque entra dans une
furieuse colère; il voulait sur-le-champ user de son autorité, se venger
de ce qu'il appelait une «déloyale traîtrise,» faire emprisonner le mari
et enlever la femme, sa complice.

Heureusement ou malheureusement, les confidents du roi parvinrent à le
calmer et à le faire renoncer à ses projets. Ils lui persuadèrent
d'employer la ruse, et, à son tour, de tromper le trompeur.

Il fut décidé qu'à tout prix on enlèverait, pour quelques heures, la
bague du comte; un ouvrier habile l'imiterait avec toute la promptitude
et l'exactitude possibles.

Maître du gage de reconnaissance, le roi pourrait, lorsqu'il le
voudrait, faire venir la comtesse, qui arriverait à la cour au moment où
son mari l'attendrait le moins.

Ce plan fut exécuté de point en point, grâce à l'adresse du domestique
de M. de Châteaubriant. Cet homme parvint à dérober la bague de son
maître et à la lui restituer sans qu'il s'aperçût de cette disparition
momentanée. Un orfèvre habile prit l'empreinte, se mit aussitôt à
l'oeuvre, et moins de huit jours après, un messager galopait vers la
Bretagne, porteur d'un gage de reconnaissance imité de façon à tromper
l'oeil du mari le plus soupçonneux.

Certain de la réussite de son stratagème, le roi se réjouissait fort de
voir arriver la comtesse, et d'avance se faisait une fête de la surprise
et de la colère du comte de Chateaubriant.

Il allait justement y avoir de grandes fêtes à la cour. Un fils était né
au roi, et le Pape, qui avait bien voulu être le parrain de ce
nouveau-né, avait envoyé, pour le représenter au baptême du Dauphin de
France, son neveu, Laurent de Médicis, duc d'Urbin.

On faisait au château d'Amboise de grands préparatifs pour les
cérémonies, qui devaient être splendides: bals, festins, joutes, grandes
chasses, le roi ne voulait rien épargner. Grands seigneurs, nobles
dames, princes étrangers, ambassadeurs de toutes les puissances,
accouraient de tous côtés. Le roi pensait avec orgueil que madame de
Chateaubriant, cette beauté célèbre, ne serait pas insensible aux
hommages d'un roi entouré de ce magnifique appareil de puissance et de
grandeur.

En attendant, François Ier faisait au triste comte l'accueil le plus
charmant. Il l'arrêtait, toutes les fois qu'il le rencontrait, et lui
demandait, avec les marques du plus touchant intérêt:

--Comment se porte donc votre femme, comte? avez-vous de ses nouvelles?

--Hélas! Sire, répondait le malheureux époux, la comtesse va très-mal.

C'est avec une surprise profonde que madame de Chateaubriant reçut des
mains du messager le faux gage de reconnaissance qui l'appelait à la
cour. Elle eut un éclair de doute et compara les deux bagues; elles
étaient bien exactement pareilles; il n'y avait pas à douter.

Quelle cause avait donc pu déterminer le comte à lui faire entreprendre
ce voyage qu'il redoutait naguère si fort? La belle comtesse se perdait
en conjectures; mieux que personne, elle connaissait le caractère jaloux
de son mari, plusieurs fois elle avait eu à en souffrir, il avait fallu
de bien graves motifs pour changer ainsi ses déterminations.

Enfin, elle allait voir la cour, le roi. Elle allait assister à ces
fêtes splendides, qui trouvaient un écho jusqu'au fond des manoirs les
plus reculés de la Bretagne.

Tandis qu'elle faisait en toute hâte ses préparatifs, le coeur serre par
de vagues inquiétudes, elle se souvint de ce pli mystérieux, que le
lendemain de son mariage lui avait remis son père et que la douce
monotonie de son existence lui avait fait presque oublier. Elle se dit
que le moment était venu de l'ouvrir, un grave événement bouleversant sa
vie; d'une main tremblante elle brisa le fil d'or et lut:

          Par beauté, et quoiqu'il advienne
          A l'encontre, tôt sera reine.

C'était bien là l'expression des pressentiments qu'elle n'osait s'avouer
à elle-même: serait-elle donc la maîtresse du roi?

Le comte de Chateaubriant assistait à un grand bal donné dans la cour
d'honneur du château d'Amboise, transformée en une salle splendide,
lorsqu'un serviteur vint l'avertir que sa femme l'attendait en son
logis.

Le roi, prévenu quelques instants avant de l'arrivée de la comtesse,
suivait des yeux le malheureux époux. Il le vit chanceler sous ce coup
inattendu; rougir d'abord, puis pâlir affreusement; son oeil étincela,
ses lèvres se contractèrent, enfin il s'élança dehors.

--Qu'on suive le sire de Laval, dit le roi à un de ceux qui étaient dans
le secret, il est capable de faire quelque malheur.

Le comte, en effet, arrivé en présence de sa femme, laissa éclater sa
colère, elle fut terrible.

Éperdue, tremblante, sans force pour prononcer une parole de
justification, l'infortunée Françoise de Foix ne sut que tomber à genoux
en élevant au-dessus de sa tête les deux gages de reconnaissance.

À la vue de ces deux bagues, si parfaitement semblables, le comte
comprit tout; sa colère tomba subitement pour faire place à un calme
plus effrayant encore.

Sans mot dire il ôta de son doigt la bague un instant dérobée par les
ordres du roi et la présenta à la comtesse.

--Partons, oh! partons, messire, s'écria alors Françoise; quittons ce
séjour de tromperie et retournons en notre manoir.

Mais le sire de Laval, après un instant de réflexion:

--Non, madame, non. N'essayons pas de lutter davantage; celui qui a
employé la ruse est assez puissant pour employer la force. De ce jour je
vous abandonne la garde de mon honneur, voyez ce que vous en voulez
faire. Songez toutefois qu'un jour viendra où je vous en demanderai
compte. Ce jour pourra être terrible pour vous.

La présentation de la belle comtesse fut un véritable triomphe. A chaque
pas, dans les salles du château, à la promenade, le long des rues de la
ville, le comte entendait cette exclamation qui redoublait sa jalousie
et son effroi:

--Dieu! qu'elle est belle!

A sa vue, François Ier fut ébloui et il n'essaya pas de cacher
l'impression que produisait sur son coeur cette merveilleuse beauté.

--J'ai enfin aperçu la comtesse votre soeur, disait-il à Lautrec, et
ceux qui m'avaient vanté ses charmes étaient restés bien au-dessous de
la vérité.

Aux cérémonies du baptême du Dauphin succédaient alors les réjouissances
du mariage du duc d'Urbin, qui épousait Madeleine de La Tour, héritière
du comte d'Auvergne. La belle Françoise de Foix était déjà la reine de
toutes ces fêtes, l'amour du roi n'était plus un secret pour personne.

Vainement le sire et la dame de Laval essayaient de se perdre dans la
foule, vainement ils se réfugiaient dans les salles les plus éloignées,
François Ier, bien servi par ses familiers, finissait toujours par
découvrir la retraite de la comtesse et bientôt il était auprès d'elle.

Chaque jour d'ailleurs elle recevait quelque présent du roi. C'était un
collier d'or, une parure de perles, un bracelet délicatement ouvragé.
Gages d'amant que le comte eût voulu renvoyer à celui qui les offrait,
et qui soulevaient en son coeur d'horribles désirs de vengeance.

Pour comble d'infortune, le comte s'aperçut bientôt que sa femme n'avait
pu voir, sans en être touchée, le roi de France à ses pieds. Jour par
jour, pour ainsi dire, il put suivre les progrès de cet amour. La
comtesse résistait encore, mais tôt ou tard elle devait succomber.

Le sire de Laval ne voulut pas être témoin de son malheur. Sa femme
venait d'être nommée dame d'honneur de la reine, et cette charge
désormais l'attachait à la cour. Mais rien ne l'y retenait, lui; aussi
se décida-t-il à partir. Il courut cacher au fond de son castel de
Bretagne, ce muet témoin des jours heureux, sa honte et son désespoir.

Sa femme essaya faiblement de le retenir.

--Allez-vous donc, messire, lui dit-elle, m'abandonner ainsi seule, au
milieu des fêtes de la cour?

--Vous ne serez point seule, madame, répondit-il avec un rire amer. Un
plus puissant que moi vous protégera désormais. Faites en sorte
seulement que jamais le bruit de vos amours adultères ne vienne troubler
la paix de ma solitude.

Et il partit, maudissant le roi de France et sa femme.

C'en était fait, la noble fille de Phébus de Foix était la maîtresse
déclarée de François Ier.

Ce ne fut pas sans résistance et sans remords que la belle comtesse se
donna à son royal amant. Elle se sentait glacée, au souvenir de son
époux outragé, ses dernières paroles retentissaient menaçantes à son
oreille. Souvent, lors de ses premières entrevues avec le roi, elle
tressaillait au moindre bruit, et toute frissonnante elle disait:

--N'avez-vous rien entendu, Sire, j'ai cru reconnaître les pas du sire
de Laval. Ah! quelque jour il voudra me ramener avec lui au château de
Combourg.

--N'ayez aucune crainte, madame, répondait François, tant que mon coeur
battra, je vous aimerai, tant que je vous aimerai vous me trouverez
debout pour vous défendre.

Les douces paroles du roi rassuraient la comtesse. Bientôt elle n'eut
plus le loisir de songer à sa faute. Son amant l'avait entourée d'un
luxe vraiment royal, et tous les courtisans, tous ceux qui aspiraient
aux bonnes grâces du roi étaient à ses pieds. Enivrée d'amour, elle se
laissait aller au tourbillon des plaisirs de cette cour licencieuse et
folle.

Le roi s'était hautement déclaré le chevalier de la comtesse de
Chateaubriant. A la face de tous il avait mêlé ses couleurs aux siennes,
la salamandre en feu à la pourpre et à l'hermine de Laval. Pour elle,
il descendait dans la lice aux jours de tournoi, pour ses beaux yeux il
rompait des lances, et s'il désirait remporter le prix, c'est qu'il
voulait le déposer à ses pieds.

Alors François Ier avait essayé de rajeunir et de remettre à la mode
tout le bric-à-brac des vieux romans de chevalerie, lui-même se piquait
d'être le parangon et le modèle des preux présents et à venir.

On ne rêvait alors que choses héroïques, impossibles et merveilleuses;
le réel, le vraisemblable étaient considérés comme choses plates et
communes. Les exploits de Roland, d'Oger le Danois, de Renaud de
Montauban, et de Lancelot du Lac, qui devaient troubler la cervelle du
bon chevalier de la Manche, remplissaient alors tous les esprits. Les
dames surtout, après avoir admiré les hauts faits de ces héros
illustres, rêvaient les perfections d'Angélique, de Bradamante ou de
Marphise.

La belle Françoise de Foix fut la reine des derniers tournois, de ces
fêtes de la chevalerie qui devaient tomber sous les coups redoublés du
ridicule, et dont Rabelais riait déjà de son gros rire.

L'influence de la comtesse de Chateaubriant fut bientôt très-grande à la
cour. François Ier ne voyait que par les yeux de sa belle maîtresse,
et, à son gré, elle disposait des places et des commandements.

Mais cette influence même fut plus tard une des causes de la disgrâce de
la comtesse. La mère du roi, Louise de Savoie, habituée à gouverner sous
le nom de son fils, ne put voir sans dépit la toute-puissance de la
favorite; de ce moment, elle jura sa perte, et attendant une occasion
favorable, elle aida à lui susciter des rivales. Mais le crédit de la
comtesse n'en fut point ébranlé, et, après ses passagères infidélités,
François revenait toujours aux pieds de sa belle maîtresse, plus épris
que jamais.

Il faut rendre à la comtesse de Chateaubriant cette justice, qu'elle
n'abusa jamais de son pouvoir sur le roi. Elle s'en servit pour faire la
fortune de sa famille, de ses trois frères surtout, Lautrec, Lescun et
Lesparre. Mais tous trois étaient de vaillants hommes de guerre et
d'habiles capitaines, déjà en renom, les deux premiers surtout, avant
que leur soeur fût devenue la maîtresse du roi.

Tous trois, il est vrai, jouèrent de malheur en Italie et compromirent
singulièrement le pouvoir du roi: mais presque tous leurs échecs doivent
être attribués à la lutte sourde de la favorite et de la mère du roi.

Lautrec se trouvait en Italie à la tête de soldats mercenaires braves à
la condition d'être bien payés, et capables pour la moindre augmentation
de solde de passer d'un côté à l'autre; et c'est un général commandant
de pareilles troupes qu'on laissait sans argent! Madame de Chateaubriant
obtenait 500,000 livres pour son frère, mais la reine mère arrêtait cet
argent en route, il ne parvenait pas, les soldats désertaient, et
Lautrec, après avoir sacrifié son bien et celui de ses amis, se voyait
sans armée et était forcé de battre en retraite.

Ce que désirait Louise de Savoie faillit arriver: après la bataille de
la Bicoque, Lautrec fut rappelé, mais la comtesse lui fit rendre son
commandement. Il repartit pour l'Italie emportant... beaucoup de
promesses que l'on ne tint jamais.

Lesparre, après l'impolitique attaque de Reggio, qui décida Léon X à se
déclarer contre la France, fut également sauvé par sa soeur d'une
disgrâce méritée. La comtesse sut détourner les effets de la colère
royale.

On ne peut guère lui reprocher ces faits; malheureusement elle eut le
tort d'aider à la disgrâce de Jacques Trivulce, qui après avoir, sous
trois rois, rendu des services réels à la France, se vit privé de ses
commandements et exilé de la cour.

Desservi par Lautrec et par la comtesse, ce vieillard, qui ne méritait
que des récompenses, était devenu odieux au roi. Il voulut se justifier.
Trop faible pour marcher, il se fit porter sur le passage de François
Ier, et quand de loin il l'aperçut il s'écria: «Sire! Sire!»

Mais l'ingrat monarque ne daigna point s'arrêter, ni même tourner la
tête, et le vieux soldat mourut de douleur.

Aimée du roi, adulée par les courtisans, enviée par la reine mère, reine
au conseil comme au bal, la belle comtesse de Chateaubriant se flattait
alors de conserver toujours cette haute position, en dépit de ses
ennemis. Il n'était plus question de remords, ni même de regrets. Les
chroniques nous apprennent même qu'elle ne fut guère plus fidèle au roi
qu'à son mari et qu'elle se vengeait à l'occasion des nombreuses
trahisons de son volage amant.

Le connétable de Bourbon et l'amiral Bonnivet furent, dit-on, très-avant
dans ses bonnes grâces. Ce sont là, peut-être, des calomnies, mais ces
calomnies eurent au moins à l'époque assez de vraisemblance pour donner
des inquiétudes au roi.

On n'a d'autre garant de la bonne fortune du connétable de Bourbon avec
la belle comtesse que les assertions de Bourbon lui-même. Peut-être se
vantait-il? Quelques historiens cependant veulent voir dans ces
relations un des motifs de la haine du roi contre son connétable,
laquelle eut par la suite de si désastreux effets pour la France; mais
cette haine fut bien plus l'oeuvre de la mère de François Ier, qui
avait aimé Bourbon et en avait été repoussée.

Les heureuses aventures de l'amiral Bonnivet semblent un peu mieux
prouvées, et l'on en retrouve des traces dans Brantôme, qui n'est pas, à
vrai dire, une indiscutable autorité.

Favori de François Ier, l'amiral Bonnivet était une des plus
parfaites copies du roi, «si hardi, si sage, dit Marguerite, que de son
âge et de son temps il y a eu peu ou point d'hommes qui l'aient
surpassé.»

Beau, spirituel, brave, généreux et magnifique, «quelle dépense, dit
Brantôme, est impossible à un favori de roi.» Audacieux dans toutes les
entreprises de guerre ou d'amour, l'amiral Bonnivet devait plaire à la
belle favorite. Il la voyait souvent, tantôt ouvertement, tantôt en
secret, et le roi était fort jaloux de lui.

Mais la comtesse de Chateaubriant savait si bien rassurer François
Ier, que jamais l'amiral ne perdit un seul jour la faveur royale.

--Moi aimer ce fat! disait la belle comtesse, j'aimerais autant me jeter
dans un puits.

D'autres fois elle disait en riant:

--Mais il est bon, le sire de Bonnivet, qui pense être beau. Et tant
plus je lui dis qu'il l'est, tant plus il le croit. Je me moque de lui
et j'en passe mon temps, car il est fort plaisant et dit de très-bons
mots, si bien qu'on ne saurait s'en garder de rire quand on est près de
lui, tant il rencontre bien.

Après de telles paroles, le roi eût été bien difficile s'il n'eût été
complètement rassuré.

Il est une anecdote, cependant, qui prouverait que jusqu'à un certain
point le roi n'était pas dupe des protestations de sa belle maîtresse.

C'était un soir d'été, la comtesse et l'amiral allaient se mettre à
table pour souper; tout à coup on annonce le roi.

Grande frayeur. L'amiral n'a que le temps de se glisser dans la cheminée
derrière des plantes et des arbustes qui servaient à cacher l'âtre,
tandis que la favorite fait disparaître toute trace de sa présence.

François Ier entre, il remercie sa mie de l'avoir attendu, bien qu'il
ne dût pas venir, et gaîment il se met à table.

Tant que dura le souper le roi, qui jamais n'avait été plus joyeux, prit
un malin plaisir à lancer dans la cheminée tous les débris du repas.
Vins, sauces, pelures de fruits, reliefs de viande, pleuvaient sur le
malheureux amiral.

Enfin, dit le texte de la chronique, qu'il est ici nécessaire
d'expurger, François Ier, après un entretien fort vif et fort animé,
se tourna vers la cheminée et oublia qu'il n'était pas le long d'un des
grands arbres des forêts de la couronne. Gulliver en pareille
circonstance faillit noyer une foule de Lilliputiens; l'heureux amant ne
fut que largement arrosé.

Le roi parti, la comtesse eut toutes les peines du monde à consoler
l'amiral; il était resté près de trois heures dans la plus ridicule des
positions, il voulait se venger; enfin sa belle amie réussit à lui
prouver que le roi était encore le plus malheureux.

Cette leçon ne corrigea nullement du reste l'amiral Bonnivet; comme son
maître il aimait les femmes à la passion; mais tandis que François
Ier s'adressait à des femmes de toutes conditions, il ne rechercha
jamais que les plus nobles, et les plus hautes, celles en un mot dont la
conquête présentait le plus de difficultés.

Aimé de madame de Chateaubriant, il voulut l'être de la reine
Marguerite, et une nuit il osa s'introduire dans son appartement, par
une trappe qu'il avait réussi à faire pratiquer en secret.

La belle et _sage_(!!!) reine de Navarre a pris la peine de nous
raconter cette aventure dans son _Heptaméron_. Bonnivet osa essayer de
la violence, mais il fut repoussé avec perte, «si bien, dit la belle
conteuse, que le galant se retira, portant sur son visage les marques
sanglantes de la résistance qu'il avait rencontrée.»

Brantôme prétend que la tentative audacieuse de Bonnivet eut un tout
autre dénouement, mais il est convenu que le vieux seigneur de
Bourdeilles s'est toujours plu à calomnier la vertu.

Cependant le beau roman d'amour de Françoise de Foix touchait à sa fin;
l'horizon politique s'assombrissait de tous côtés et la guerre s'était
rallumée en Italie.

François Ier, qui rêvait la gloire d'un autre Marignan, partit avec
tous ses gentilshommes, pour aller prendre le commandement de ses
troupes.

--Revenez-moi fidèle, mon cher Sire, lui dit la comtesse de
Chateaubriant, c'est là ce que je souhaite le plus au monde.

--Les femmes changent les premières toujours, répondit le roi, je vous
reviendrai fidèle, et aussi, Dieu aidant, après avoir défait les ennemis
qui ont iniquement envahi mon royaume.

Ces heureuses espérances ne se réalisèrent pas. Bientôt on reçut la
nouvelle d'un immense désastre, la bataille de Pavie était perdue, le
roi était prisonnier. François Ier en cette journée s'était conduit
comme le plus vaillant de ses chevaliers; après avoir eu son cheval tué
sous lui, il avait mis pied à terre, et bien que blessé au front et à la
jambe, il avait combattu presque seul, sur les cadavres entassés de ses
officiers qui s'étaient fait tuer autour de lui. Déjà il avait renversé
sept hommes de sa main, ses forces étaient épuisées, ses armes faussées
en mille endroits ne le protégeaient plus, lorsqu'un officier du
connétable de Bourbon, Pompérant, vint se jeter à ses genoux, le
conjurant de se rendre à son maître qui combattait près de là.

Mais François s'écria qu'il mourrait plutôt. Il fit appeler le vice-roi
de Naples, Lannoy, et lui tendit son épée, que le lieutenant du roi
d'Espagne reçut en lui baisant la main.

Bonnivet, l'imprudent auteur de cet immense désastre, ne voulut pas
survivre «à cette grande désaventure et destruction.» Relevant la
visière de son casque, il se jeta au plus fort de la mêlée, appelant
Bourbon et le défiant au combat; mais il tomba, percé de mille coups,
avant d'avoir pu rencontrer son ennemi.

Il est difficile de peindre la consternation de la cour à l'arrivée de
la terrible nouvelle. François Ier lui-même avait voulu l'apprendre à
sa mère, et le soir même de la bataille, sous la tente de Lannoy où il
était gardé à vue, il avait écrit cette lettre devenue si fameuse, et
que les faiseurs de mots après coup ont résumée en cette phrase
chevaleresque: «_Tout est perdu, madame, fors l'honneur_.» Voici ce
qu'écrivait le roi:

          «Madame.

     «Pour vous avertir comment se porte le ressort de mon infortune, de
     _toutes choses ne m'est demeuré que l'honneur et la vie qui est
     sauve_; et pour ce que en nostre adversité, cette nouvelle vous
     fera quelque peu de resconfort, j'ai prié qu'on me laissât vous
     escripre, ce qu'on m'a agréablement accordé...».

La nouvelle de la captivité du roi fut un coup de foudre pour la
comtesse de Chateaubriant: le roi était son unique appui, avec lui elle
perdait toute force, toute influence. Ses amis se retiraient d'elle, les
ennemis seuls restaient, et à leur tête était la mère du roi, qui allait
devenir régente jusqu'au retour de son fils.

Autant par douleur que par prudence, la belle favorite se renferma donc
en son logis, refusant absolument de voir personne, sauf peut-être
Clément Marot, le poëte, et la reine de Navarre.

Les ennemis de Françoise de Foix prétendaient que tous ses amants
s'étaient donné rendez-vous à Pavie, mais qu'ils n'y avaient point eu de
chance.

Le roi y avait perdu la liberté, l'amiral Bonnivet la vie, et le
connétable de Bourbon l'honneur.

Cependant, Louise de Savoie, la mère du roi, avait pris la direction des
affaires, que compliquait fort son impopularité, et l'on avait commencé
les négociations relatives à la liberté du roi de France.

François Ier, en rendant son épée au lieutenant du roi d'Espagne,
avait compté sur une de ces captivités dont on trouve de si charmantes
descriptions dans les romans de chevalerie. Il s'était imaginé que
Charles-Quint, en prince magnanime, devenu son ami par le seul fait de
sa victoire, viendrait au devant de lui, les bras ouverts, et lui
offrirait de partager son palais.

Malheureusement Charles Quint était un homme fort positif; ayant eu le
rare bonheur de faire prisonnier son frère de France, il était
parfaitement résolu à abuser de cette bonne fortune, et était décidé à
ne lui rendre la liberté que sous de terribles conditions. Tout captif,
à cette époque, devait une rançon. Le roi d'Espagne en voulait une en
rapport avec ses intentions politiques.

François Ier fut donc conduit tout d'abord à la citadelle de
Pizzitone, non loin du funeste champ de bataille de Pavie. Bientôt on le
transféra à la forteresse de Sciativa, au royaume de Valence, au milieu
d'un pays aride et désert, et qui servait à renfermer les prisonniers
d'État.

François, qui avait repris espérance en touchant le sol d'Espagne,
s'aperçut bien vite qu'il n'avait rien à espérer de la générosité
chevaleresque de son vainqueur. Il était étroitement enfermé, gardé à
vue, et il ne put même obtenir une entrevue avec l'empereur.

Le chagrin le prit alors, le mal du pays, il soupirait après le grand
air, la liberté; bientôt sa vie fut en danger et on dut le conduire en
un autre château, aussi près de Valence, entouré de forêts, de canaux et
de jardins.

Cependant, à la nouvelle de la maladie de son frère, Marguerite de
Navarre écrivit à Charles-Quint pour obtenir, avec un sauf-conduit, la
faveur de partager la prison du royal captif. L'empereur accorda avec
plaisir les autorisations nécessaires; il en était arrivé à trembler
pour la vie de son prisonnier, et la mort du roi anéantissait tous ses
projets. Marguerite partit donc, suivie de ses dames d'honneur, au
nombre desquelles avait pris place la comtesse de Chateaubriant,
impatiente de trouver son amant.

Des officiers de Charles-Quint escortèrent la reine de Navarre et les
dames de sa suite; partout, sur leur passage, elles trouvèrent un
accueil royal, et lorsqu'elles arrivèrent à Madrid, où, sur ses
pressantes instances, François Ier avait été transféré, on mit à leur
disposition une somptueuse demeure.

Ce fut un grand bonheur, pour le pauvre prisonnier, que l'arrivée de
cette soeur bien-aimée, de cette Marguerite, si spirituelle, si enjouée,
qui, pour charmer les ennuis de sa captivité, accourait, avec un essaim
de jeunes femmes, belles et rieuses comme elle. François accueillit avec
transport la comtesse de Chateaubriant; en pressant sur son coeur sa
belle maîtresse, il put croire que tous ses malheurs étaient finis.

Ce n'étaient pas cependant les fêtes folles de Fontainebleau ou
d'Amboise, mais ce n'était déjà plus la triste solitude de la forteresse
de Valence.

François se sentait renaître, au milieu de cette petite cour aimable et
dévouée, lui qui avait failli mourir d'ennui, au milieu du lugubre
cérémonial de tous ces Castillans si fiers qui l'entouraient. Lui
toujours si joyeux, si aisé, si familier, il avait été pris de marasme à
la vue de tous ces grands d'Espagne, esclaves de la tradition et de
l'étiquette, toujours juchés sur les prérogatives de leur grandesse.

Ne s'avisèrent-ils pas un jour de vouloir, comme c'était l'usage à la
cour de Charles-Quint, que François les saluât avant de retirer leurs
sombrero?

De ce jour le prisonnier n'avait plus voulu voir personne, et l'ennui
avait jeté sur lui son manteau glacé.

François Ier racontait toutes ses tristesses à sa bonne Marguerite,
il lui parlait des heures mortelles de la forteresse de Sciativa, il
lisait les poésies composées alors qu'il n'espérait plus, et dont
quelques-unes étaient adressées à madame de Chateaubriant. C'est les
larmes aux yeux que la belle comtesse écoutait ces vers plaintifs, doux
souvenir d'un amour royal:

          O triste départie
          De mon tant regretté
          Deuil ne sera osté
          Qui faict mon coeur parlé.
          Sur moi laisse le fait,
          Je t'en supplie, amie,
          Car mort j'aurai pour vie,
          Si autrement ne fait.

A ces vers obscurs et incorrects, la comtesse de Chateaubriant répondait
par de douces paroles de consolation, et la reine de Navarre, pour
chasser les derniers nuages de tristesse, racontait alors quelqu'une de
ces nouvelles d'amour et de galanterie qui devaient plus tard former
l'_Heptaméron_.

Charles-Quint surveillait, avec une visible inquiétude, la petite cour
qui entourait son prisonnier; toutes ces fêtes intimes lui paraissaient
cacher quelque projet d'évasion. François Ier ne songeait nullement à
tromper la surveillance de ses gardiens; mais, réconforté par la
présence de sa soeur Marguerite et de sa bien-aimée Françoise, il avait
conçu un autre plan, beaucoup moins hasardeux, et tout aussi propre à
tromper les ambitieuses espérances de son vainqueur.

Entre sa soeur et sa mie, François Ier écrivit un acte solennel
d'abdication. Cet acte donnait au Dauphin le titre de roi de France, la
reine nommée régente prenait la direction des affaires, et lui-même,
devenu simple gentilhomme, ne présentait plus aucune garantie sérieuse à
celui qui le retenait.

La reine Marguerite emporta, caché dans un des plis de sa robe, cet acte
qui ôtait la couronne du front de son frère. Le temps accordé par le
sauf-conduit venait d'expirer, et la belle reine de Navarre, toujours
suivie de son escorte de dames, avait dû regagner la France.

Lorsque Charles-Quint apprit l'existence de l'acte d'abdication, il
était trop tard, la soeur du roi de France avait passé la frontière.

Cette résolution, véritablement chevaleresque, ne fut jamais exécutée,
les rigueurs de la captivité devaient avoir raison des projets de
François Ier.

Après le départ de la reine Marguerite et de madame de Chateaubriant, la
captivité du roi de France devint plus rigoureuse que jamais:
Charles-Quint était décidé à obtenir toutes les concessions qu'il avait
demandées, et il ne voulait plus attendre davantage. Le prisonnier était
retombé malade, la régente se vit forcée de s'exécuter. Un traité
minutieusement rédigé fut signé à Madrid, et après un an et un mois de
captivité, le roi de France put revoir son royaume.

L'heure de la délivrance de François Ier, si impatiemment attendue
par la comtesse de Chateaubriant, fut le signal de sa disgrâce. Elle
avait compté, l'infortunée, sans l'inconstance de son amant, sans la
haine que lui portait Louise de Savoie.

En arrivant à Bayonne, François Ier trouva sa mère, qui, «jalouse
d'être agréable à son fils, avait amené avec elle un brillant cortège de
dames et de demoiselles.» Il s'éprit aussitôt d'un fol amour pour la
plus belle d'entre elles, la jeune de Heilly, qu'on appelait aussi Anne
de Pisseleu et qui devint la duchesse d'Étampes.

Louise de Savoie joua en cette circonstance un assez triste rôle: dans
son désir de renverser son ancienne rivale en influence, la comtesse de
Chateaubriant, elle avait longtemps à l'avance stylé la belle de Heilly;
elle la poussa, pour ainsi dire, entre les bras de son fils.

_Sunt regum matres nonnunquam filiorum suorum leonae_, dit assez
brutalement Corneille Agrippa, un rhéteur, alors astrologue de la reine
mère; ce qui signifie qu'une mère de roi, lorsqu'il s'agit d'assurer
son pouvoir, ne regarde pas à donner une maîtresse à son fils.

En apprenant qu'elle avait une rivale véritablement aimée, la comtesse
de Chateaubriant fut saisie d'une douleur mortelle. Cependant elle ne
voulut point s'avouer vaincue sans combattre: elle reparut à la cour,
elle croyait pouvoir disputer le coeur de François Ier, mais elle
n'arriva que pour être témoin du triomphe de mademoiselle de Heilly.
Elle était à tout jamais sacrifiée.

Telle était déjà l'influence de l'adroite Anne de Pisseleu sur son
amant, qu'elle fit commettre au roi-chevalier un de ces actes
inqualifiables dont rougirait aujourd'hui le plus grossier bourgeois.

Au temps heureux de sa faveur, alors que reine et maîtresse elle voyait
la cour à ses pieds, la belle Françoise avait reçu de son royal amant de
riches bijoux, ornés d'amoureux emblèmes ou de galantes devises
composées par la reine de Navarre.

Vaniteuse, jalouse, désireuse d'essayer son pouvoir naissant,
mademoiselle de Heilly exigea du roi qu'il redemandât à son ancienne
maîtresse tous les présents dont il l'avait comblée.

François Ier, dans l'aveuglement de sa passion, eut la faiblesse d'y
consentir.

Il envoya vers la comtesse un de ses gentilshommes, chargé d'exiger la
restitution de tous ces gages d'amour, souvenirs des heures de bonheur,
mille fois plus chers à la favorite depuis qu'elle était délaissée.

«Madame de Chateaubriant, dit Brantôme, fit la malade sur le coup, et
remit le gentilhomme dans trois jours à venir et qu'il aurait ce qu'il
demandait.

«Cependant de dépit, elle envoya quérir un orfèvre et luy fit fondre
tous ses joyaux, sans respect ni exception des belles devises qui y
étaient engravées. Et après, le gentilhomme étant revenu, elle lui donna
tous les joyaux converti lis et contournez en lingots d'or.

«--Allez, dit-elle, portez cela au roy, et dites-luy que puisqu'il luy a
pleu de me révoquer ce qu'il m'avait donné, je le luy rends et renvoye
en lingots. Pour quant aux devises, je les ay si bien empreintes et
colloquées en ma pensée et les y tiens si chères, que je n'ay peu
permettre que personne, en disposast, en jouist, et en eust du plaisir
que moy-mesme.

«Quant le roy eut receu le tout, et lingots et propos de cette dame, il
ne fit autre chose sinon:

«--Retournez-luy le tout; ce que j'en faisais ce n'était point pour la
valeur, car je lui eusse rendeu deux fois plus, mais pour l'amour des
devises; mais puisqu'elle les a fait ainsi perdre, je ne veux point de
l'or et le luy renvoye. Elle a monstré en cela plus de courage et
générosité que n'eusse pensé pouvoir provenir d'une femme.»

Et Brantôme ajoute en manière de moralité:

«Un coeur de femme généreuse dépité et ainsi dédaigné fait de grandes
choses.»

Délaissée par le roi, persécutée par la reine mère qui voyait en elle
une ancienne rivale de puissance et protégeait mademoiselle de Heilly,
la belle, la tant aimée comtesse de Chateaubriant dut se résigner à
quitter cette cour qui déjà l'avait oubliée pour la nouvelle favorite.

Elle ne songea plus qu'à rentrer en grâce près de son mari, homme
infortuné qu'elle avait outragé dans ses affections les plus saintes.
Elle connaissait le sire de Laval, elle espérait qu'à l'ardent amour
qu'il avait jadis pour elle avait succédé un peu de pitié.

Elle partit donc pour la Bretagne.

Que de fois, le long de ce douloureux voyage, incertaine du sort qui
l'attendait, elle répéta les derniers vers de son horoscope:

          Du fait du roi aura grand heur,
          Las! puis grand malheur!

Ici le roman prend la place de l'histoire.

Peu satisfait, sans doute, du vulgaire dénouement des amours de la belle
maîtresse de François Ier, l'historien Varillas a jugé convenable d'y
substituer un drame lugubre qui fait plus d'honneur à son imagination
qu'à son amour pour la vérité.

Mainte fois répétée, amplifiée, tantôt en vers, tantôt en prose, la
légende de Varillas a fini par prendre assez de consistance pour qu'il
soit nécessaire de la mentionner, ne fût-ce que pour en démontrer
l'invraisemblance.

Voici donc la tragique histoire qu'avec le plus beau sang-froid du monde
raconte cet historien de François Ier.

Par une triste soirée d'hiver, une femme suivie d'un petit nombre de
serviteurs vint frapper à la porte du manoir de Combourg; les
domestiques se hâtèrent d'ouvrir.

Alors cette femme, qui n'était autre que la belle Françoise, insista
pour voir, sur l'heure, le sire de Laval.

Le comte de Chateaubriant, prévenu, parut presqu'aussitôt.

En reconnaissant sa femme, il ne témoigna aucune surprise, son pâle
visage ne trahit pas la plus légère émotion.

--Je vous attendais, madame, dit-il, et j'ai fait préparer votre
appartement, vous êtes ici chez vous.

Offrant alors la main à la comtesse toute frissonnante devant ce calme
impitoyable, il la conduisit à la chambre qui avait autrefois été leur
chambre nuptiale.

--Voici, madame, dit-il, quelle sera désormais votre demeure.

Et il sortit implacable et froid comme la vengeance.

La comtesse était tombée évanouie sur le carreau, à l'aspect de la
demeure que lui réservait son mari, et certes il y avait de quoi.

Aux riches tapisseries de l'appartement, on avait substitué des
draperies noires, le lit était tendu de noir; les fenêtres avaient été
murées, et une petite lampe d'église suspendue à une des poutres du
plafond jetait seule quelques lueurs blafardes dans ce morne intérieur.

La comtesse vécut dix mois dans ce sépulcre, et chaque jour son mari
venait se repaître de sa douleur et de ses larmes.

Lorsque parfois elle se jetait à ses genoux et les mains jointes lui
demandait grâce:

--Avez-vous eu pitié de moi, répondait-il, lorsque vous m'avez
abandonné, épouse déloyale, pour suivre votre amant?

D'autres fois l'infortunée comtesse suppliait ce barbare de lui
permettre de revoir une fois encore la lumière du jour, de respirer, ne
fût-ce qu'un instant, l'air pur du dehors.

Alors avec un rire effrayant il disait:

--Pourquoi le roi François, qui vous aimait tant, ne vient-il pas vous
arracher à ce sépulcre? Où donc sont les belles fêtes de la cour? Que
sont devenus vos amants? Pensez-vous que Clément Marot fasse encore des
vers à votre louange?

Enfin, au bout du dixième mois, le comte, trouvant que sa femme ne
mourait pas assez vite, pénétra un jour dans la chambre tendue de noir,
avec six hommes masqués et deux chirurgiens.

--Faites votre devoir, dit-il.

Aussitôt ces maîtres bourreaux saisirent la comtesse et lui tirèrent
tout le sang des veines. La vie s'exhala avec la dernière goutte.

Pour comble d'horreur, Varillas donne à la comtesse qui n'eut jamais
d'enfants une petite fille qui partagea le tombeau de sa mère, mais qui,
ne pouvant supporter cette horrible captivité, mourut au bout de deux
mois, sous les yeux du sire de Laval.

Tel est le roman de Varillas, roman qu'accepte Sauval de la meilleure
foi du monde; il ajoute que le comte de Chateaubriant tua sa femme pour
pouvoir se remarier.

Malheureusement pour ce lugubre drame, une foule de preuves en
démontrent la fausseté.

Depuis longtemps le sire de Laval avait pris son parti de l'infidélité
de sa femme. Il dut à sa toute-puissance sur l'esprit du roi un
avancement considérable qu'il accepta de la meilleure grâce du monde.

Ceci seul suffirait pour exclure la supposition de l'horrible vengeance;
mais ce n'est pas tout. Plusieurs chroniques affirment que la comtesse
de Chateaubriant reparut plusieurs fois à la cour après le triomphe de
mademoiselle de Heilly. Après avoir été la maîtresse du roi elle sut
rester son amie, et dans un recueil des lettres de François Ier, on
trouve une réponse de la comtesse qui remercie son ancien amant d'une
riche broderie qu'il a eu la galanterie de lui envoyer.

Enfin, il se trouve que, bien des années après celle où Varillas place
son horrible drame, François Ier a visité le manoir de Chateaubriant,
à deux reprises il y a passé quelques jours et y a même signé des édits.
Or jamais le roi n'eût fait cette faveur à l'assassin d'une femme qui
avait été sa maîtresse bien-aimée.

La vérité est que la belle Françoise de Foix, réconciliée avec son mari,
vécut dans la retraite, jusqu'à l'époque de sa mort, qui arriva le 15
octobre de l'année 1537.

A la mort de sa femme, le sire de Laval fit éclater une grande douleur,
et lui fit élever un magnifique tombeau dans l'église des Mathurins de
Chateaubriant.

Clément Marot, qui se souvenait de celle qui avait été sa protectrice,
fit pour elle, à la demande du comte, l'épitaphe gravée sur le socle de
marbre qui soutenait sa statue:


     FF

     PROU DE MOINS

     PEU DE TELLES.

Sous ce tombeau gît Françoise de Foix
De qui tout bien chacun soulait en dire.
En le disant, onc une seule voix
Ne s'avança d'y vouloir contredire.
De grand beauté, de grâce qui attire,
De bon savoir, d'intelligence prompte,
De biens, d'honneur, et mieux que ne raconte,
Dieu éternel richement l'étoffa.
O viateur! pour abréger le compte,
Ci gît un rien, là où tout triompha.

     POINT DE PLUS

     FF



V

ANNE DE PISSELEU,
DUCHESSE D'ÉTAMPES.


Le 11 mars 1526, après un an et vingt-deux jours de captivité, François
Ier put enfin regagner son royaume.

Plus seul, plus triste que jamais dans sa prison après le départ de sa
soeur Marguerite, le roi-chevalier s'était dit que la France après tout
vaut bien un trait de plume, et il avait signé le dur traité de Madrid,
avec l'intention bien arrêtée de ne le point exécuter, compromettant
ainsi ce qu'il se réjouissait si fort d'avoir sauvé à Pavie.

Les deux fils aînés du roi, le dauphin François et Henri, duc d'Orléans,
le plus âgé n'avait pas dix ans encore, étaient donnés en otage et
garantissaient le traité.

L'échange des prisonniers eut lieu dans des bateaux, au milieu de la
Bidassoa. François Ier, dans sa joie d'être libre, ne songea même pas
à embrasser ses enfants, il sauta dans une barque française et gagna le
bord.

--Enfin, s'écria-t-il en touchant terre, enfin je suis roi derechef!

Et s'élançant sur un cheval turc que tenaient ses serviteurs, il courut
à toute bride jusqu'à Saint-Jean-de Luz, puis jusqu'à Bayonne où sa mère
l'attendait avec toute la cour.

«Mais, dit une vieille chronique, le monarque qui venait de recouvrer sa
liberté devait trouver en France de nouvelles chaînes, plus douces
peut-être, mais bien autrement étroites.»

A la duchesse de Chateaubriant allait succéder Anne de Pisseleu.

Depuis longtemps déjà, l'ambitieuse Louise de Savoie avait juré la perte
de la comtesse de Chateaubriant. Elle haïssait cette favorite altière,
qui plus d'une fois s'était jetée à la traverse de ses projets, et dont
l'influence dans le conseil balançait la sienne. Mais pour renverser la
belle comtesse, il fallait lui donner une rivale dans le coeur du roi,
une rivale qui sût borner son ambition à satisfaire les caprices de sa
vanité. Louise de Savoie se chargea de ce soin. Elle jeta les yeux sur
une de ses demoiselles d'honneur, fille de Guillaume de Pisseleu et
d'Anne Sanguin, son épouse en secondes noces. Ce choix prouve que la
reine mère connaissait merveilleusement le caractère de son fils.

Anne de Pisseleu, ou plutôt mademoiselle de Heilly, comme on l'appelait
alors, venait d'atteindre sa dix-huitième année. Vive, enjouée,
spirituelle, elle se faisait remarquer entre toutes les nobles et belles
filles dont aimait à s'entourer la mère de François Ier. Son
éducation était bien supérieure à celle des femmes de son époque, et
chacun la savait très-érudite et bien disante.

Deux oeuvres immortelles, un portrait de Primatice et un buste de Jean
Goujon, nous ont conservé les traits d'Anne de Pisseleu. Sa beauté est
certainement au-dessous des éloges de ses contemporains, mais sa
physionomie est charmante, ses yeux d'un bleu opaque ont d'irrésistibles
séductions, et sur sa bouche, «rose vermeille,» du dessin le plus
délicat et le plus correct, erre un spirituel et tendre sourire.

Il est une chose enfin que n'ont pu rendre ni le sculpteur, ni le
peintre, c'est la grâce de l'enchanteresse, son esprit, son savoir, et
par-dessus tout sa voix «si tendre et si harmonieuse, qu'elle faisait
vibrer toutes les cordes de l'âme.»

Telle était mademoiselle de Heilly, lorsque pour la première fois le roi
de France l'aperçut auprès de Louise de Savoie. Il l'aima.

Ces nouvelles amours de François Ier n'ont point, pour ainsi dire, de
préface.

Il n'y eut ni luttes, ni traverses, ni même aucun mystère. La protégée
de la reine mère avait un rôle à jouer, elle le joua merveilleusement.
Du premier jour elle fut favorite en titre, et chacun salua avec
surprise ce pouvoir nouveau qui n'avait point eu d'aurore.

Déjà le roi aimait follement la belle fille d'honneur. A ses pieds, dans
l'ivresse première de la passion, il semblait avoir tout oublié: son
royaume, le désastreux traité de Madrid, la captivité des enfants de
France.

Il ne se souvenait plus de la tant aimée comtesse de Chateaubriant, qui,
n'ayant pas osé suivre la cour à Bayonne, attendait à Paris le retour de
son inconstant amant.

La cour, cependant, avait repris le chemin de la capitale. On voyageait
à petites journées, toutes les villes se disputaient l'honneur de
célébrer le retour du souverain. A Bordeaux les fêtes furent magnifiques
et durèrent plus de quinze jours. Anne de Pisseleu, la plus belle, la
mieux parée, était partout la reine, ses moindres désirs étaient des
ordres.

Après un an de privations, François Ier s'enivrait de plaisir et de
bruit. Il était si heureux de retrouver enfin cette vie splendide et
voluptueuse dont le souvenir avait si souvent troublé les tristes nuits
de sa captivité!

La fin de cette année (1526) se passa à Cognac, où le roi, d'après le
conseil des médecins, s'était arrêté pour respirer l'air natal; il s'y
livra avec fureur au plaisir de la chasse et faillit se tuer en courant
le cerf.

Enfin, dans les premiers mois de 1527, François Ier fit son entrée à
Paris, dont il était absent depuis près de trois ans, mais il ne s'y
arrêta que peu de jours, le temps de tenir un lit de justice; il avait
hâte de revoir Fontainebleau, sa résidence favorite. Les affaires
étaient dans le plus fâcheux état, mais le roi avait bien loisir
vraiment de songer aux affaires. Il aimait chaque jour davantage la
belle Anne de Pisseleu et «avait à rattraper le temps perdu pendant un
an pour l'amour et pour le plaisir.» Il faisait alors construire, non
loin de Paris, une nouvelle résidence ornée à la mauresque, le château
de Madrid, souvenir de ses jours de captivité.

Un instant madame de Chaleaubriant caressa l'espérance de ramener à elle
son infidèle amant, elle voulut lutter avec Anne de Pisseleu dont le
pouvoir grandissait chaque jour; mais elle n'était pas de force, elle
fut brisée dans la lutte. La fille de Phébus de Foix dut se retirer,
sans avoir rien obtenu qu'un sanglant outrage de ce prince à qui elle
avait tout sacrifié.

Charles-Quint, cependant, réclamait plus impérieusement chaque jour
l'exécution du traité de Madrid. L'ambassadeur de France, Calvimont, à
bout de délais et de prétextes, ne répondait plus que des paroles
évasives. Irrité de tant de mauvaise volonté, Charles-Quint s'écria en
présence de Calvimont:

«Le roi de France a manqué déloyalement à sa foi de chevalier qu'il
m'avait donnée, et s'il osait le nier, je le soutiendrais seul à seul
avec lui les armes à la main.»

C'était un bel et bon défi d'armes.

François Ier, ce constant admirateur d'_Amadis des Gaules_, n'était
point homme à laisser tomber ces paroles à terre. Il y répondit par un
cartel que Guyenne, son héraut, alla porter à l'empereur:

«A toi, élu empereur d'Allemagne, tu en as menti par la gorge, quand tu
soutiens que j'ai manqué à ma foi de gentilhomme; j'accepte ton défi.
Assigne un lieu de combat, promets-moi la sûreté de camp, et terminons
par l'épée ce qui s'est trop continué par l'écriture.»

A la grande surprise de tous, Charles-Quint ne refusa pas le défi:

--«Rapporte au roi ton maître, dit-il au héraut de France, que j'accepte
son cartel. Le lieu fixé pour le combat sera l'île de Bidassoa, la place
même où François Ier m'a donné sa parole de gentilhomme d'exécuter le
traité.»

L'empereur, toujours si politique, si froid, prenait ce duel fort au
sérieux. Il choisit un second, le brave Baltazar Castiglione, et envoya
en France un héraut. Ce fut alors à François Ier à chercher des
prétextes pour éviter le combat.

Lorsque se présenta Bourgogne, le héraut d'Espagne, porteur de la
provocation de son maître, on refusa tout d'abord de le conduire au roi.
On le promena de résidence en résidence, sans lasser sa ténacité. Il
allait précédé de trompettes, et du gonfalon aux armes de Castille, de
Fontainebleau à Paris, de Paris à Lonjumeau. De guerre lasse on le mena
devant le roi. Alors il commença à lire le cartel de l'empereur.
Interrompu dix fois, il s'obstina à recommencer, quand même. Mais on le
contraignit à quitter la cour et il s'éloigna sans avoir pu achever la
lecture du défi.

Le _Miroir de la chevalerie_ à la main, il est assez difficile
d'expliquer d'une façon satisfaisante la conduite de François Ier.
Cependant on ne peut douter du courage du héros de Marignan, du
chevalier qui à Pavie se précipitait presque seul au milieu de la mêlée.
Toutes ces tergiversations tiennent probablement à quelque cause
politique qui n'est pas venue jusqu'à nous.

Ainsi finit l'histoire passablement grotesque de ce défi dont on ne
trouve guère d'exemple que dans les romans de chevalerie, au temps où
les empereurs faisaient profession de rompre des lances au coin des bois
avec de mystérieux chevaliers, au temps où Charlemagne, comme dans
_Roland furieux_, ne dédaignait pas de se mesurer avec le terrible
_sacripant_.

Les armées des deux adversaires furent, selon l'usage, chargées de vider
la querelle. L'Italie, comme toujours, était le champ de bataille.
Bourbon n'était plus, il avait été tué sous les murs de Rome par
l'arquebuse de Benvenuto Cellini, le merveilleux artiste, mais ses
soldats avaient trouvé d'autres chefs. Hordes indisciplinées qui
l'avaient adoré lorsqu'il les conduisait à la victoire, qui avaient
marché sur la ville sainte «pour faire danser la sarabande aux cardinaux
et pendre le Pape,» et qui pour venger sa mort avaient promené le
massacre, le viol et l'incendie sur les sept collines, aux cris de:
_Carne! Sangue! Cierra! Bourbon_!

La lutte menaçait de s'éterniser et les forces des deux partis
s'épuisaient. L'empereur n'espérait plus guère l'exécution du traité de
Madrid, le roi de France battu sur tous les points comprenait qu'il
devait céder quelque chose. Charles et François s'entendirent alors pour
que la question se débattît à huis clos entre eux. Le premier envoya sa
tante Marguerite d'Autriche, le second sa mère, à Cambrai, et les
négociations commencèrent, mystérieuses, entre les deux princesses.
Après trois semaines de conférences le traité de Cambrai fut signé. On
l'appella la Paix des Dames.

François Ier, en dépit de ses allures chevaleresques abandonnait sans
pudeur tous ses alliés, mais il obtenait la liberté de ses fils
moyennant deux millions d'écus d'or; enfin, il s'engageait à épouser
sans retard la princesse Eléonore d'Autriche, soeur de Charles-Quint, et
veuve d'Emmanuel le Grand, roi de Portugal, celle-là même qui avait été
promise au connétable de Bourbon.

Tout aussitôt commencèrent d'immenses préparatifs. François Ier
voulait par le luxe de sa cour, par la splendeur des fêtes surprendre,
étonner la soeur de Charles-Quint, cette princesse espagnole dont la vie
jusqu'alors avait été close et voilée comme celle des femmes mauresques.
C'était alors ainsi, au pays des Espagnes, le couvent remplaçait le
sérail.

Avant tout cependant il fallait trouver deux millions d'écus d'or pour
la rançon du Dauphin et de son frère. Somme énorme! mais pour une cause
sacrée, chacun tenait à honneur de se dépouiller. La noblesse, le peuple
et le clergé s'exécutèrent. La matière manquait-elle, le roi empruntait
à ses sujets leur vaisselle d'argent dont le trésorier donnait des
reconnaissances. Vases, coupes, aiguières, bijoux précieux, on portait
tout à la monnaie, tant était grande l'impatience de revoir les fils de
France. Le chancelier du Prat eut même l'idée d'altérer la monnaie, il
fit mêler à l'or un fort alliage de cuivre. Mais les commissaires
espagnols étaient à la hauteur de cette ruse, ils éventèrent la fraude
et, bon gré mal gré, il fallut compléter la somme.

Enfin les derniers écus d'or furent remis aux mains des Espagnols, les
fêtes commencèrent. Depuis trois mois déjà des hérauts d'armes
parcouraient la province, ils allaient de château en château, convier
toute la noblesse au mariage du roi de France, aux cérémonies et
tournois qui devaient en être la suite.

Ce furent, dit Marot, «de gorgiales fêtes.» François Ier s'était
porté suivi de toute sa cour, et de sa bien-aimée Anne de Pisseleu,
jusqu'à Bayonne où tout avait été préparé pour recevoir dignement la
soeur de Charles-Quint.

En revoyant ses deux fils, le roi pleura d'attendrissement, longtemps il
les tint serrés sur sa poitrine. Le mariage fut célébré à Bordeaux, et
c'est à cette occasion que fut représentée en France la première
_bergerie_. Les acteurs étaient habillés de riches étoffes qui n'avaient
pas coûté moins de cinquante livres tournois.

Partout sur le passage de la cour, «qui chevauchait vers Paris en grande
pompe, par monts et par vaux,» éclataient les transports des
populations. Le peuple voyait dans cette union avec une fille d'Espagne
un gage de paix et de bonheur. Les cathédrales étaient trop étroites
pour contenir la foule qui venait remercier Dieu; les cloches sonnaient
à toute volée, les feux d'artifice éclataient partout, dans la nuit.

Mais de toutes les fêtes, la plus belle, la plus riche, la plus désirée
eut lieu à Paris, à la porte Saint-Antoine. Tournoi magnifique dont les
splendeurs dépassèrent de beaucoup tout ce qu'on avait vu jusqu'à ce
jour. De toutes les contrées de l'Europe, des chevaliers étaient
accourus; les plus nobles et les plus riches, couverts d'armures
étincelantes, se pressaient dans la lice.

Huit jours durant on rompit des lances aux acclamations des nobles
dames. Le roi lui-même voulut combattre sous les yeux de sa nouvelle
épouse, et ses coups, disent les chroniques, ne furent ni les moins durs
ni les moins forts.

On ne savait rien alors au-dessus de ces grandes fêtes de la chevalerie.
Les dames se passionnaient pour ce dangereux passe-temps; et, pour
encourager les chevaliers à bien faire, elles jetaient dans l'arène
leurs joyaux d'abord, puis leurs vêtements, jusqu'à se trouver presque
nues.

Non moins que les dames, le peuple était avide de ces terribles jeux
d'armes. Ce bruit de fer lui montait à la tête; il saluait les
vainqueurs de formidables acclamations et applaudissait avec frénésie,
comme la Rome païenne aux combats des gladiateurs.

De toutes ces fêtes données en l'honneur de la nouvelle épouse de
François Ier, la reine véritable était la séduisante favorite.
N'était-elle pas la plus belle, sous sa riche parure? Elle portait une
robe de drap d'or frisé et une cotte de toile d'or incarnat semée de
pierreries.

C'est elle que le roi cherchait des yeux lorsque, descendu dans la lice,
il frappait quelque bon coup. C'est elle qui remettait aux heureux
chevaliers le prix de l'adresse et du courage.

La reine Eléonore ne tarda pas à s'apercevoir qu'elle ne serait jamais
rien pour son époux. Abandonnée comme l'avait été la première femme du
roi, la douce et malheureuse Claude, ses jours s'écoulèrent dans une
tristesse morne, dans une humiliante solitude. Que de fois, en voyant
les hommages dont on entourait la favorite, elle dut regretter une union
accueillie avec tant de joie! Car elle, aussi, s'était laissé prendre
aux brillants dehors de François Ier.

La devise d'Eléonore était un phénix avec cette légende: _Unica semper
avis_, oiseau toujours unique. Les beaux esprits de la cour riaient tout
bas de cet emblème bien ambitieux pour une épouse délaissée, pour une
reine sans influence.

Cependant la belle Anne de Pisseleu était devenue l'une des plus riches
et des plus grandes dames de France. L'amour si brusque et si impétueux
du roi ne s'était point affaibli, malgré ses caprices passagers et les
intrigues des ennemis de la favorite. Il l'avait comblée de présents et
de richesses, et enfin, pour lui assurer à la cour un état digne de ses
fonctions, il l'avait mariée à Jean de Brosse, mari de facile
composition, qui, en échange de son nom, ne demanda rien que de l'argent
et des honneurs.

Jean de Brosse était fils d'un complice du connétable de Bourbon, René
de Brosse, mort à la bataille de Pavie en combattant sous les drapeaux
étrangers. Les biens du coupable avaient été confisqués, et son fils
réclamait vainement leur restitution, exigible en vertu d'une clause du
traité de Cambrai.

Déchu de son ancienne splendeur, Jean de Brosse menait en France une vie
misérable, lorsqu'on vint lui proposer le marché honteux qui ferait de
lui l'époux de la maîtresse du roi. En échange, on lui offrait de le
remettre en possession des domaines de sa famille.

Il accepta. La pauvreté était pour lui une trop lourde charge, et de
l'infamie il ne considéra que le prix. Il était grand: François Ier
fit Jean de Brosse comte de Penthièvre, chevalier de ses ordres et enfin
duc d'Etampes.

Le mariage fut célébré en grande pompe. Les trois complices, le roi, la
femme et le mari portaient fort allègrement leur honte. A l'issue de la
cérémonie Jean de Brosse s'éloigna. Comme il ne devait point voir sa
femme on l'envoyait gouverner en Bretagne.

De ce jour on n'appela plus Anne de Pisseleu que la duchesse d'Etampes.

Un des premiers soins de la duchesse, lorsqu'elle fut bien sûre de son
pouvoir, fut d'enrichir sa famille. Dépositaire de toutes les grâces,
elle en abusa avec une prodigalité inouïe. Le trésor de l'Etat, les
dignités, les bénéfices de l'Eglise furent littéralement mis au pillage.

Antoine Sanguin, son oncle maternel, devint archevêque de Toulouse;
Charles, François, et Guillaume de Pisseleu, ses frères, eurent les
évêchés de Condom, d'Amiens et de Pamiers, et se partagèrent en outre un
grand nombre de riches abbayes. Ses soeurs ne furent point oubliées:
deux furent nommées abbesses; les autres alliées aux maisons de
Barbançon-Cany, de Chabot-Jarnac et du comte des Vertus.

Les sept années qui suivirent le traité de Cambrai furent les plus
brillantes du règne de madame d'Etampes. Elle était alors à l'apogée de
sa puissance et de sa beauté. Nulle rivale encore ne songeait à
contre-balancer son influence. Réalisant les prévisions de Louise de
Savoie, elle s'abstenait complètement de politique et ne semblait
occupée que de fêtes et de plaisirs. Le roi, qui n'était heureux que
près d'elle, passait à ses pieds de longues journées; il aimait son
esprit, son humeur enjouée, ses fantaisies les plus folles, ses
caprices.

Instruite, savante même pour son temps, la duchesse d'Etampes avait une
cour nombreuse de poëtes et d'artistes. Les uns faisaient des vers à sa
louange, les autres sculptaient son buste ou reproduisaient sur la toile
ses traits charmants. François Ier, que les arts enchantaient, se
plaisait au milieu des protégés de sa maîtresse bien-aimée; en échange
d'une hospitalité royale, ils lui donnaient des chefs-d'oeuvre ou
chantaient les perfections infinies de celle qu'on appelait _des belles
très-érudite et des érudites très-belle_.

Le roi faisait-il présent à la favorite du duché d'Etampes, Marot
aussitôt prenait la plume et envoyait ces jolis vers:

          Ce plaisant val que l'on nommait Tempé,
          Dont mainte histoire est encore embellie,
          Arrosé d'eaux, si doux, si attrempé,
          Sachez que plus il n'est en Thessalie.
          Jupiter roi, qui les coeurs gagne et lie,
          L'a de Thessale en France remué,
          Et quelque peu son nom propre mué:
          Car pour Tempé veut qu'Etampes s'appelle.
          Ainsi lui plaît, ainsi l'a situé,
          Pour y loger de France la plus belle.

Une autre fois, la duchesse d'Etampes avait, à la suite des fatigues
d'un long voyage, perdu quelque peu de sa fraîcheur; aussitôt Marot de
s'écrier:

          Vous reprendrez, je l'affirme
              Par la vie,
          Ce teint que vous a osté
          La déesse de beauté
              Par envie.

A chaque instant dans les oeuvres du poëte, on retrouve le nom de la
duchesse d'Etampes, c'est pour elle qu'il aiguise en pointes ses plus
délicates pensées, qu'il cisèle ses plus gracieux rondeaux, qu'il
cherche ses rimes les plus riches. Ecoutez ces jolies étrennes:

          Sans préjudice de personne,
            Je vous donne
          La pomme d'or de beauté,
          Et de ferme loyauté
            La couronne.

          Dix et huict ans je vous donne,
            Belle et bonne;
          Mais à votre sens rassis
          Trente-cinq ou trente-six
            J'en ordonne.

En échange de cet encens prodigué à pleines mains, la duchesse d'Etampes
accordait à Clément Marot sa haute protection. Et certes, le valet de
chambre de Marguerite de Valois, car telles étaient les fonctions du
poëte, en avait plus besoin que personne.

Remuant et batailleur, il avait souvent maille à partir avec les
sergents: plus d'une fois il fut arrêté sur la voie publique. Original,
amateur d'idées nouvelles, il eut plus d'un démélé avec la Sorbonne qui
ne plaisantait pas, et avec le Châtelet. Aussi, il faut voir sa colère
quand il parle des gens de justice. C'est du Châtelet qu'il disait:

          Là, sans argent pauvreté n'a raison.

A chaque affaire nouvelle il se promettait d'être plus prudent, «mais
bridez donc la langue d'un poëte!» si bien que lorsqu'il n'était pas en
prison, il travaillait à s'y faire mettre.

Une grave accusation d'ailleurs pesait sur lui. On le disait huguenot.
On avait raison, mais toute vérité n'est pas bonne à dire. Marot fut
même arrêté à ce sujet, sa _mie_ l'avait dénoncé dans un jour de
brouille:

          Un jour j'écrivis à ma mie
          Son inconstance seulement.
          Mais elle, ne fut endormie,
          A me le rendre chaudement.
          Dès lors, elle tint parlement
          Avec ne sais quel papelard,
          Elle lui dit tout bellement:
          Prenez-le.... Il a mangé du lard.

Manger du lard! épouvantable accusation à une époque où ne point
observer les abstinences de l'Eglise était un crime. Manger du lard!...
A quoi pensait la _mie_ du poëte! le résultat d'une plaisanterie de ce
genre pouvait être de vous faire flamber tout vif. On prit, ma foi, la
dénonciation au sérieux, car Marot continue le récit de ses infortunes:

          Lors, six pendards ne faisant mie,
          A me surprendre finement
          Et de jour, pour plus d'infamie,
          Firent mon emprisonnement.
          Ils vinrent à mon logement
          Lors, il va dire aux gros pendards
          Par là, morbleu! voilà Clément,
          Prenez-le... il a mangé du lard.

Cette fois encore Marot s'en tira, «sans y rien laisser accroché de sa
peau.» Mais il alla mourir en exil, c'était le seul moyen de finir
tranquille.

Mais Clément Marot n'était pas le seul à sacrifier sur l'autel de la
divinité; madame d'Etampes avait bien d'autres poëtes, ou plutôt elle
avait tous les poëtes. Pour elle, Charles de Sainte-Marthe bouleversait
le vieil Olympe avec plus d'audace que de bonheur, et son admiration lui
arrachait des vers dans le goût de ceux-ci:

          Junon, Vénus et Pallas, trois ensemble,
          Ont heu débat merveilleux à vous voir:
          Çà, dit Junon, mienne est comme me semble,
          Pour son grand los, sa jeunesse et avoir.
          Mais, fit Vénus, pour moi la veux avoir,
          Car en beauté au monde n'a seconde.
          Quoi! dit Pallas, sa très-noble faconde,
          Son bel esprit, ses grâces sont la mienne.
          Lequel aura des trois la pomme ronde
          Pour vous tenir justement comme sienne?

On pourrait citer bien d'autres vers de Sainte-Marthe, il avait le
pathos facile. Mais la duchesse le protégeait, bien qu'excellent juge,
assurent les chroniques. En fait d'encens, peut-être tenait-elle plus à
la quantité qu'à la qualité.

Mais de tous les poëtes de la cour, Mellin de Saint-Gelais était le
préféré de François Ier. Fils d'Octavien, l'évêque d'Angoulême,
Saint-Gelais appartenait lui-même à l'Eglise; il était aumônier du
prince Henri, le second fils du roi. A tous ces avantages il joignait
celui d'être noble, et n'en était pas médiocrement fier. On l'avait
surnommé l'_Ovide français_; et on le mettait bien au-dessus de Clément
Marot, «ce dernier _des enfants sans souci_.»

Saint-Gelais, dans ses vers bien autrement obscènes que tous ceux de ces
contemporains, confond étrangement le paganisme et la religion
chrétienne, mais il faut l'excuser, il était abbé de Reclus. C'est lui
qui moralisait en ces termes une nouvelle venue à la cour:

          Si du parti de celle que voulez être
          Par qui Vénus de la cour est bannie,
          Moi, de son fils, ambassadeur et prêtre,
          Vous fais savoir qu'il vous excommunie.

François Ier trouvait charmants le tour d'esprit et les saillies de
Saint-Gelais; il s'amusait à faire avec lui assaut d'_impromptus_. Il
est vrai qu'il y gagnait toujours quelque bonne et grosse flatterie. Un
jour, en regardant son cheval, le roi disait:

          --Joli, gentil petit cheval,
            Bon à monter, bon à descendre.

Et Saint-Gelais continuait:

          --Sans que tu sois un Bucéphal
            Tu portes plus grand qu'Alexandre.

Mais il y avait bien d'autres poëtes encore à la cour de France: Jean
Daurat, Lazare le Baïf, et Jean Salmon, surnommé _le Maigre_, et Joachim
du Bellay, et Ronsard, qui devait les faire oublier tous, et qui n'était
encore qu'un débutant obscur.

Les érudits prenaient place à côté des poëtes. François Ier, qui de
tous côtés faisait chercher des livres et des manuscrits précieux pour
la bibliothèque de Fontainebleau, aimait beaucoup les savants. Il les
admettait à sa table et prenait plaisir à les faire discuter. Les
favoris étaient Guillaume Budée, l'_aigle des interprètes_, et Pierre
Duchâtel, l'évêque de Mâcon.

La duchesse d'Étampes protégeait encore d'une façon toute spéciale
l'immortel créateur de _Gargantua_ et de _Pantagruel_, un des pères de
la langue française, Rabelais, dont les livres avaient dès lors un
immense succès.

Prenons en pitié ceux qui ne comprennent pas le large rire du philosophe
gouailleur et qui préfèrent à son cynisme les petites obscénités des
écrivains de son temps. Ceux-là n'ont pas compris la portée de ces
bouffonneries; ils n'ont pas su pénétrer le livre qu'il eut l'audace et
l'adresse d'écrire à une époque où, pour toute lumière, on avait la
lugubre lueur des bûchers.

Savants et beaux esprits vivaient en bonne intelligence à la cour de la
duchesse d'Étampes: mais il n'en était pas de même des artistes. Ces
rivaux de gloire, dévorés de jalousie, emplissaient le palais de
Fontainebleau du bruit de leurs querelles. François Ier, qui les
aimait tous, ne savait auquel entendre, et épuisait sa diplomatie à
essayer de les mettre d'accord.

Sébastien Serlio de Bologne avait commencé les travaux de Fontainebleau;
lorsque les constructions touchèrent à leur terme, une armée d'artistes,
peintres et sculpteurs, Nicolao Bellini, Pellegrino, Domenico Barbieri,
Lorenzo Naldino, et bien d'autres accoururent de Florence, sous les
ordres du Rosso, peintre, musicien, poëte, un de ces admirables
architectes comme en avait alors l'Italie, et que se disputaient les
souverains.

Tant que le Rosso régna en maître à Fontainebleau, tout alla bien. Mais
voici qu'un jour arrivèrent le Bolonais Primatice, élève chéri de Jules
Romain, et le Florentin Benvenuto Cellini, l'admirable artiste, dont la
moindre coupe se paie aujourd'hui dix fois son poids d'or.

De ce moment, la paix fut troublée. Une haine terrible divisa bientôt
ces trois hommes. Le Rosso fut vaincu le premier; il s'empoisonna de
douleur, en apprenant que le Primatice était envoyé en Italie pour
recueillir les plus belles statues antiques.

La lutte fut alors entre le Primatice et Benvenuto. Ce dernier fut
obligé de s'éloigner; il avait perdu les bonnes grâces de la duchesse
d'Étampes.

Il faut lire dans les mémoires de Benvenuto Cellini le récit des
querelles de l'artiste et de la favorite. Cellini avait oublié de
demander l'avis de madame d'Étampes sur un travail qui lui avait été
commandé. De là, grande colère. Vainement François voulut s'interposer,
la favorite fut inflexible. Et comme un jour, Benvenuto, qui voulait
rentrer en grâce, était allé faire sa cour à la duchesse et lui offrir
une coupe qu'il venait de terminer, elle le fit attendre une journée
entière dans son antichambre, et cela inutilement. De ce jour, il n'y
eut plus de réconciliation possible.

Benvenuto d'ailleurs avait commis un bien plus irrémissible crime.
Détestant la duchesse, sans cesse il reproduisait les traits d'une
rivale qui commençait à l'effrayer, de Diane de Poitiers, qui devait
plus tard régner sous le nom de son amant, second fils de François
Ier.

Blessé cruellement dans son amour-propre, Benvenuto Cellini quitta la
cour de France malgré les prières du roi, et pour se venger de la
favorite il écrivit ses mémoires.

Il ne faut pas oublier, au nombre des artistes que protégea le roi,
Léonard de Vinci, le peintre immortel de la Joconde; mais il ne prit
point part à ces luttes, il était mort plusieurs années auparavant,
entre les bras de François Ier.

Le Primatice resta donc seul maître à Fontainebleau.

Mais le tableau de la cour de François Ier serait incomplet, si l'on
ne disait un mot des astrologues et des fous, personnages importants.

François Ier eut quatre ou cinq fous; mais deux seulement sont bien
connus: Triboulet et Brusquel. Les autres, tels que Caillette, Tony et
Ortis, jouèrent sans doute un moins grand rôle. Le dernier, Ortis, était
nègre et quelque peu moine. Clément Marot lui fit cependant l'honneur
d'une épitaphe:

          Sous cette tombe git et qui?
          Un qui chantait Lacochiqui.
          Cy git, que dure mort piqua,
          Un qui chantait Lacochiqui.
          C'est Ortis. O quelles douleurs!
          Nous le vîmes de trois couleurs.
          Tout mort, il m'en souvient encore.
          Premièrement, il était mort,
          Puis en habit de cordelier
          Fut enterré sous ce pilier.
          Avant qu'il eût l'esprit rendu
          Tout son bien avait dépendu.
          Par ainsi mourut le folâtre,
          Aussi blanc comme un sac de plâtre,
          Aussi gris qu'un foyer cendreux,
          Et noir comme un beau diable ou deux.

Voici maintenant, d'après Jean Marot, dans le _Siège de Pesquaire_, le
portrait de Triboulet:

          . . . . . . . . . . De la tête écorné,
          Aussi saige à trente ans que le jour qu'il fut né,
          Petit front et gros yeux, nes grant et taille à voste,
          Estomac plat et long, hault dos à porter hote,
          Chacun contrefaisant, dansa, chanta, prescha,
          Et de tout, si plaisant qu'onc homme se fascha.

Tout était permis à ces singuliers personnages, et leur impudence
égalait leur cynisme. L'un d'eux, Triboulet, alla, dans un moment de
gaîté, jusqu'à battre un prêtre à l'autel. Tous les tours des fous
n'étaient pas bons, tant s'en faut, ils avaient en général plus de
succès que de mérite; mais nous les retrouvons aujourd'hui riches de
tout l'esprit que depuis quatre siècles leur ont prêté tous les
écrivains qui les ont mis en scène.

La _mission_ des astrologues était bien autrement sérieuse. Comme les
fous, ils avaient la prétention de dire la vérité. On les consultait
dans les graves circonstances de la vie, lors des naissances, des
mariages, lorsqu'on entreprenait quelque difficile affaire. Ce métier
avait bien ses périls, les astres sont si trompeurs! Henri Corneille
Agrippa, astrologue de Louise de Savoie, était encore un des plus
célèbres de l'époque. Malheureusement, il lui manquait la foi; lui-même
appelle sa science l'_art de moucher les écus_. Chassé par Louise de
Savoie, pour avoir osé lui prédire des choses déplaisantes, il s'en
vengea en faisant des satires où il l'appelait _vilaine Jézabel_.

Au milieu de cette cour voluptueuse et brillante de Fontainebleau, dans
ce palais peuplé d'artistes et de poètes, que chaque jour enrichissait
de quelque nouveau chef-d'oeuvre, la duchesse d'Étampes régnait toujours
en souveraine. Certaine de son empire absolu sur le coeur de son royal
amant, elle usait les heures dans les plus doux passe-temps, préparant
la veille les plaisirs du lendemain, reine toujours, au bal comme au
festin, à la chasse comme au tournoi.

Elle regardait l'avenir sans inquiétude, et cependant, à côté d'elle,
dans l'ombre, grandissait une puissance rivale. Lorsqu'elle s'en
aperçut, il était trop tard pour la renverser: elle ne pouvait
qu'accepter la lutte. Elle l'accepta, résolue à se faire arme de tout.

L'élévation de la duchesse d'Étampes, son pouvoir, ses tendances, lui
avaient valu bien des ennemis. Plus que tous les autres, les Guise et
les Montmorency, représentants du parti catholique et de la vieille
féodalité, supportaient en frémissant ce qu'ils appelaient l'insolence
de la favorite. Ils s'étaient rapprochés pour essayer, sinon de la
renverser, du moins de balancer son crédit.

Ils avaient trouvé un redoutable auxiliaire dans Diane de Poitiers,
veuve de Louis de Brézé, comte de Maulevrier, et qu'on appelait madame
la sénéchale. A quarante ans passés, Diane était la maîtresse du second
fils de François Ier, le prince Henri, qu'elle avait tenu enfant sur
ses genoux, et qui avait alors dix-sept ans à peine.

Ce fut entre ces deux femmes une guerre à outrance, et la haine qui les
animait l'une contre l'autre divisa bientôt la cour en deux partis.

Diane représentait les vieilles imaginations de la noblesse féodale; la
duchesse, les idées nouvelles de la renaissance. L'une était le progrès,
l'autre la réaction.

La duchesse d'Etampes avait beau jeu à railler sa rivale. Les amours
d'une _vieille coquette_ et d'un jeune homme qui n'avait point encore de
duvet au menton prêtaient fort au ridicule. Madame d'Etampes demandait
sans cesse des nouvelles des cheveux blancs de madame la sénéchale; et
hautement, elle disait qu'elle était née le jour même où on avait signé
le contrat de mariage de Diane de Poitiers.

Aux yeux des Montmorency et des Guise, le grand crime de madame
d'Etampes était de protéger les calvinistes et d'user de son empire sur
François Ier pour le pousser dans cette voie, tandis qu'eux ne
rêvaient que bûchers et inquisition.

On comprend l'exaspération de ces grandes familles: les idées nouvelles
commençaient à se faire jour en France. La réforme avait des partisans à
la cour, et la soeur du roi, madame Marguerite, était fortement
soupçonnée de s'être laissé gagner par l'hérésie.

Dans le peuple, on parlait de conciliabules secrets, de prédications
passionnées. De hardis penseurs avaient osé émettre leur opinion. Enfin,
pour tout dire, les idées de Calvin commençaient à faire d'autant plus
de progrès que les scandales d'un clergé profondément gangrené étaient
plus grands.

François Ier, dans sa haine contre Charles-Quint, poussé d'un autre
côté par la duchesse d'Etampes, n'était pas éloigné d'accorder
ouvertement son assentiment à la nouvelle doctrine. Déjà il avait tendu
la main aux réformés de l'Allemagne et accepté la dédicace des oeuvres
de Calvin. Enfin, il avait autorisé Clément Marot à traduire en vers
français les psaumes de David.

Chaque soir, sur le Pré aux Clercs, alors ombragé de grands arbres,
rendez-vous cher aux Parisiens, on chantait les psaumes de Clément
Marot, auxquels on avait adapté les airs les plus nouveaux et les plus
populaires. Bientôt la vogue de ces psaumes fut si grande, que le roi en
encouragea la continuation, et le poëte put écrire ces vers en tête de
son livre:

          Puisque voulez que je poursuive, ô Sire,
          L'oeuvre royal du psaultier commencé,
          Et que tous ceux aimant Dieu le désire,
          D'y besogner m'y tiens tout disposé.

Les catholiques fervents, Guise et Montmorency en tête, attaquaient avec
fureur ces chants qui _sentaient le fagot_; ils traitaient la traduction
de Marot de _chansons_ bonnes tout au plus pour des _mangeurs de vache à
Colas_, et un écrivain du parti faisait paraître le _Contre-poison des
chansons de Clément Marot_.

Sur les instances pressantes de la duchesse et de madame Marguerite, le
roi se décida à une démarche bien autrement grave, bien autrement
significative. Par une lettre du 28 juin 1535, il invita Mélanchton à
venir à Paris conférer avec les docteurs de la Sorbonne. Il lui envoyait
un sauf-conduit pour traverser la France; mais le voyage du célèbre
réformateur n'eut pas lieu. Quelles en eussent été les conséquences? A
quoi a-t-il tenu que la France ne devint protestante?

Mais déjà la réaction commençait, le parti de Diane de Poitiers,
reprenait le dessus.

François Ier, accusé par son éternel ennemi Charles-Quint de
favoriser l'hérésie, de pactiser avec les infidèles, François Ier
s'épouvanta. Au loin, il entrevoyait Rome menaçante; il tremblait en
songeant au pouvoir terrible et mystérieux du clergé.

Il résolut de se disculper, et c'est dans le sang qu'il lava cette
accusation. Il n'avait qu'à laisser faire. La Sorbonne et le Châtelet
guettaient leur proie depuis longtemps. La persécution commença, les
bûchers s'allumèrent. Brantôme, l'ennemi passionné des hérétiques,
félicite François Ier d'en avoir _fait faire de grands feux_ et
d'avoir _montré le chemin à ses brûlements_. Ici le courtisan va trop
loin, mais ses paroles resteront la honte éternelle d'un roi qui
souffrit ces abominables persécutions contre des gens dont en secret il
ne désapprouvait pas les doctrines.

Depuis l'année 1533, une jeune et charmante femme était venue prendre
place à la cour, aux côtés de la duchesse d'Etampes et de Diane de
Poitiers. C'était Catherine de Médicis, que l'on venait de donner pour
femme au jeune prince Henri, l'amant toujours épris de madame la
sénéchale.

Lorsqu'elle arriva en France, la jeune Italienne trouva son époux tout
entier à son amour pour une vieille maîtresse. Une autre eût voulu
lutter sans doute, se disant qu'une femme de dix-huit ans a facilement
raison d'une femme de quarante; elle ne l'essaya même pas. Elle
attendit.

Ses débuts à Fontainebleau furent des plus habiles. Peu parler, agir
moins encore, telle fut sa devise. Placée entre deux ennemies dont l'une
était la maîtresse de son mari, elle sut ne prendre parti ni pour l'une
ni pour l'autre, elle resta neutre, également bien avec toutes deux.
Elle dévora sa rage et sa jalousie, se composa un visage riant, et, tout
en étudiant avec soin les partis et les hommes, elle ne sembla occupée
que d'arts et de plaisirs. Belle, de riche taille, de grande majesté,
elle semblait attacher une grande importance à ses ajustements, et
prenait plaisir, dit Brantôme, un de ses admirateurs, à montrer ses
belles jambes et ses mains d'une rare perfection. Quelques-uns la
redoutaient, mais uniquement parce qu'elle était Italienne, car nul
sous les dehors frivoles de cette jeune princesse ne songeait à deviner
la sombre et habile politique qui devait être plus tard si terrible à
ses ennemis.

Au milieu de cette cour où chacun ne songeait qu'à soi, où les amours et
les intrigues se croisaient d'une inextricable façon, Catherine de
Médicis ne semblait avoir d'autre dessein que de plaire à tous, au roi
surtout. Bientôt François Ier, que la maladie et les chagrins
rendaient de jour en jour plus sombre, ne put plus se passer de
l'adroite Italienne. Il admirait son esprit, sa beauté, sa grâce dans
les ballets, sa vaillantise à courre le cerf. Elle fut désormais de
toutes les fêtes. Elle suivait le roi partout, même lorsqu'avec quelques
intimes et des favorites de la _petite bande_ il s'éloignait pour
quelqu'une de ces parties qui se terminaient toujours en débauches. Mais
elle était moins curieuse de galanterie que de politique, et son but,
dit Brantôme, en prenant part à ces réjouissances, «était de voir toutes
les actions du roi, d'en tirer les secrets et d'écouter et savoir toutes
choses.»

Tout à coup, au mois d'août de l'année 1536, une terrible nouvelle se
répandit à la cour, la mort du dauphin François, le fils aîné du roi.

Le jeune prince se trouvait alors à Lyon. Jouant à la paume avec
quelques-uns de ses amis, fort échauffé par le jeu, il eut soif et vida
d'un seul trait un grand verre d'eau glacée. Pris d'un mal subit, il fut
emporté en quelques heures.

On ne douta pas qu'il n'eût été empoisonné, comme si l'eau glacée qu'il
avait bue n'avait pas pu produire l'effet d'un poison. Mais quelle main
avait commis le crime? Comme d'ordinaire, on accusait tout le monde,
Charles-Quint, Catherine de Médicis.

Un gentilhomme de Ferrare, Sébastien de Montecuculli, coupable de
s'être approché du vase qui contenait le breuvage du prince, fut arrêté.
Soumis à la question, il avoua tout ce qu'on voulut, et finalement fut
écartelé. De ses révélations, il résulta que l'empereur Charles-Quint
avait ordonné le crime. Ce fut presque un fait avéré, et Clément Marot
put dire:

          Un Ferrerais lui donna le poison
          Au veuil d'autrui qui en crainte régnait,
          Voyant François qui _César_ devenait.

Malherbe, dans ses stances à Duperrier, est bien autrement explicite, ce
qui prouve que l'accusation s'était fort accréditée:

          François, quand la Castille inégale à ses armes
              Lui vola son dauphin,
          Semblait d'un si grand coup devoir jeter des larmes
              Qui n'eussent jamais fin;

          Il les sécha pourtant, et comme un autre Alcide,
              Contre fortune instruit,
          Fit qu'à ses ennemis, d'un acte si perfide
              La honte fut le fruit.

Plus justes, la postérité et l'histoire ont proclamé l'innocence de
Charles-Quint. Quel intérêt pouvait avoir l'empereur à cette mort? Et il
était trop habile pour commettre un crime inutile. Le dernier vers de
Malherbe nous révèle les intentions des juges de Montecuculli. François
Ier avait intérêt à jeter de l'odieux sur un ennemi qui envahissait
ses provinces, il saisit avec empressement cette occasion.

Le coupable, si toutefois il y en eut d'autres que les juges qui
torturèrent le gentilhomme piémontais pour lui faire avouer les
accusations qu'ils lui dictaient, le coupable était à la cour de
François Ier. Nul plus que Catherine de Médicis n'avait intérêt à la
mort du Dauphin, rien ne la séparait plus de la couronne. On sait
d'ailleurs qu'elle haïssait furieusement le fils aîné du roi, l'ambition
de régner était sa seule passion, et depuis elle montra ce dont elle
était capable lorsqu'il s'agissait de renverser un obstacle.

La mort du Dauphin rendit plus terrible et plus funeste à la France la
rivalité de Diane de Poitiers et de la duchesse d'Etampes. L'orgueil de
la première, qui voyait son amant héritier de la couronne de France,
était devenu immense; la haine de la seconde était désormais doublée de
crainte, elle sentait qu'à la mort de François Ier elle n'avait pas
de merci à attendre de sa rivale.

De ce moment, madame d'Etampes s'appliqua à fomenter des discordes dans
la famille royale. François Ier avait toujours préféré son dernier
fils, le duc d'Orléans: bientôt la favorite lui rendit insupportable
Henri son héritier qu'elle lui peignait toujours avec les couleurs les
plus sombres. Elle le montrait à François, penché sur le lit de son
agonie, attendant avec impatience l'heure de poser la couronne sur sa
tête.

Une imprudence du nouveau Dauphin sembla justifier les tristes
prévisions de la duchesse d'Etampes.

Soupant un jour avec ses courtisans, Henri, échauffé par le vin, se mit,
en manière de plaisanterie, à leur distribuer toutes les charges de la
couronne. A l'un il donnait une armée, à l'autre un gouvernement.

Averti de cette scène inconvenante par Triboulet, un de ses fous, le roi
entra dans une épouvantable colère. Sautant sur son épée, il courut
droit aux appartements de son fils à la tête des archers de la garde
écossaise. Les jeunes fous, prévenus à temps, avaient heureusement pu
s'enfuir.

François Ier s'en prit alors aux valets; mais ceux-ci ayant réussi à
sauter par les fenêtres, il _passa son courroux_, dit une vieille
chronique, sur l'ameublement qu'il mit en pièces.

Cette affaire accrut la haine de François pour son fils aîné. Son
affection pour le duc d'Orléans redoubla. Il l'appelait son petit
Guichardet, en souvenir des _quatre fils Aymon_. Madame d'Etampes, qui
protégeait ce jeune prince, poussait le roi à lui trouver un
gouvernement indépendant. La santé de François était fort chancelante,
et la favorite songeait à se ménager une retraite pour le jour où, avec
Henri, Diane de Poitiers monterait sur le trône. On destinait alors au
jeune duc d'Orléans une fille de l'Espagne, avec l'investiture du duché
de Milan, et, se croyant appelé à régner en Italie, il s'habituait aux
moeurs et à la langue de la Lombardie.

Au mois d'avril 1539, François Ier, triste et malade, habitait le
château de Compiègne, qu'il aimait presque autant que Fontainebleau, à
cause du voisinage de la forêt, lorsqu'il reçut de Charles-Quint une
lettre confidentielle qui surprit et embarrassa fort son conseil.

L'empereur demandait à son frère de France passage et sauf-conduit à
travers ses provinces, pour aller punir les Gantois qui s'étaient
révoltés à l'occasion d'un nouveau subside que réclamait d'eux la
gouvernante des Pays-Bas.

Les circonstances étaient graves: toutes les villes de métiers, Liége,
Ypres, Namur, n'attendaient qu'un signal pour arborer l'étendard de la
rébellion et suivre l'exemple de Gand, et au même instant les cortès de
Castille faisaient retentir aux oreilles de l'empereur un langage
séditieux; les cortès réclamaient le rétablissement des franchises et
des privilèges de la noblesse.

Charles-Quint était perdu si le roi de France prêtait le secours de ses
armes et de son nom aux révoltés des Flandres.

C'est ce qu'objectèrent tout d'abord les conseillers du roi, lorsque la
lettre de l'empereur leur fut communiquée. Madame d'Etampes, que le roi
consultait toujours la première, avait déjà émis cette opinion.

Mais les premiers troubles du protestantisme dans son royaume avaient si
fort épouvanté François Ier, que sans cesse il se croyait à la veille
d'une révolte générale, et pour rien au monde, tant il redoutait la
contagion, il n'eût voulu favoriser l'insurrection, même contre un
ennemi.

A l'encontre de tous ses conseillers, le roi de France se décida donc à
accorder à Charles-Quint le passage et le sauf-conduit qu'il demandait.
Faut-il le dire, François Ier voyait dans cette perspective de
devenir l'hôte de son plus cruel ennemi quelque chose de grand, de
chevaleresque, qui flattait singulièrement ses idées. Les héros de
romans n'agissaient point autrement. Ainsi eût fait Amadis des Gaules,
ce miroir de la chevalerie, en pareille occurrence.

--Sur ma foi de gentilhomme! s'écria François Ier, j'accorderai
passage à l'empereur, et dans mon royaume il sera traité comme si
véritablement il était mon frère.

Et afin que nul ne put mettre en doute sa sincérité et sa loyauté, il
envoya ses deux fils, le Dauphin et le duc d'Orléans, jusqu'au pied des
Pyrénées pour se mettre à la disposition de l'empereur. Les jeunes
princes devaient lui offrir de demeurer comme otages dans quelque ville
d'Espagne tant que durerait son voyage à travers la France.

François Ier écrivait en outre à Charles-Quint une lettre qui se
terminait ainsi:

...«Voulant bien vous asseurer, monsieur mon bon frère, par ceste lettre
de ma main, sur mon honneur et en foy de prince et du meilleur frère que
vous ayez, que passant par mon royaulme, il vous sera faict et porté
tout l'honneur accueil et bon traictement que faire se pourra et tel
qu'à ma propre personne.»

Mais Charles-Quint n'envoya pas les jeunes princes en Espagne, il voulut
les garder près de lui «pour lui faire compagnie, comme fils de son
meilleur compaing et confédéré.»

--La parole du roi de France, répondit-il à ceux qui lui conseillaient
de prendre ses sûretés, m'est un garant assez sûr.

Enfin on se mit en route. Les volontés de François Ier avaient été
scrupuleusement exécutées, et l'empereur était véritablement traité
comme lui-même. Devant l'hôte du roi-chevalier marchait le connétable de
France, portant devant lui l'épée nue et droite, les plus nobles
gentilshommes lui faisaient escorte, et chacun lui rendait les honneurs
dus au seul souverain.

Partout, sur son passage, les villes se pavoisaient aux couleurs
impériales, les gouverneurs et les corporations venaient aux portes le
recevoir et lui rendre hommage. Il avait toutes les prérogatives du
_droit régalien_, faisait acte de justice et de souveraineté, et dans
chaque ville délivrait les prisonniers.

La cité de Poitiers se distingua entre toutes: les bourgeois n'avaient
point regardé à la dépense, et des fêtes magnifiques signalèrent le
passage de _l'allié_ de François Ier.

«Ainsi, dit une vieille chronique, l'empereur s'avançait à travers les
provinces, chassant sur les rivières et dans les forêts, s'émerveillant
de la richesse du pays, et disant que son frère de France était bien
plus riche et bien plus puissant que lui, dont les États étaient si
vastes que le soleil ne s'y couchait jamais.»

A la cour de France, on faisait d'immenses préparatifs et chacun
attendait avec une fiévreuse impatience l'arrivée de Charles-Quint. Le
sauf-conduit avait été donné malgré l'avis du conseil, «mais bien des
gens pensaient que le roi saurait tirer avantage de la venue de
l'empereur lorsqu'il le tiendrait en son pouvoir.» Le cardinal de
Tournon engageait fort François Ier à ne point laisser échapper une
occasion si belle d'obtenir l'investiture du duché de Milan; Anne de
Montmorency, au contraire, était pour que l'on tînt loyalement une
parole librement donnée.

Triboulet, le fou du roi, ne se gênait point pour exprimer hautement
l'opinion publique. Il avait un livre, sorte de calendrier de la folie,
où il inscrivait le nom de tous ceux qui à son avis semblaient avoir
perdu la raison. Sa liste était longue. Un jour, devant le roi, il y
inscrivit le nom de Charles-Quint.

--Que fais-tu là, bouffon? demanda le roi.

--Vous le voyez, je place dans mon livre des fous votre frère l'empereur
qui vient se mettre au pouvoir d'un ennemi.

--Mais j'ai donné ma parole, bouffon, et l'empereur sortira librement
ainsi que je l'ai promis.

--Si cela arrive, répondit Triboulet, j'effacerai son nom et je mettrai
le vôtre à la place.

La première entrevue des deux souverains eut lieu vers la mi-décembre
1539 à Châtellerault où François Ier, bien que malade s'était porté
avec toute la cour. «Les deux rois se jetèrent dans les bras l'un de
l'autre, s'embrassant avec tendresse, se faisant mille protestations
d'une amitié» sans doute bien loin de leurs coeurs.

Charles-Quint voulait continuer son voyage aussi promptement que
possible, mais ce n'était pas le compte de François Ier. Le
roi-chevalier voulait faire à son rival les honneurs de la France, et
quels honneurs! Des préparatifs immenses avaient été faits dans toutes
les résidences royales, le Rosso avait ordonné des fêtes magnifiques;
Paris préparait une entrée digne des deux grands souverains; enfin, tous
les gentilshommes, jaloux de plaire au maître, avaient emprunté de tous
côtés afin de faire assaut de luxe et de richesse.

François Ier voulait éblouir Charles-Quint par son faste, par les
richesses, par les splendeurs de sa cour; il réussit à l'étourdir.

Habitué au morne silence du sombre palais de l'Escurial, l'empereur se
sentait mal à l'aise au milieu de cette cour bruyante. En voyant toute
cette noblesse de France, si vive, si spirituelle, si tapageuse, si
amoureuse de festins et de mascarades, il pensait involontairement aux
mornes ricoshombres qui habitaient ses résidences impériales sans les
peupler, et qui même aux jours de fêles, toujours silencieux et
funèbres, semblaient n'avoir d'autre souci que leur dignité de grands
d'Espagne.

En écoutant la longue énumération des fêtes de toutes sortes qui
l'attendaient, Charles-Quint se sentit pris d'un terrible soupçon; il
était payé pour savoir ce que valaient les serments de son frère de
France; il trembla en pensant que toutes ces cérémonies n'étaient qu'un
vain prétexte pour le retenir.

Il fit cependant «contre fortune bon coeur,» il se résigna, mais de ce
jour il perdit toute confiance: son front assombri disait toutes ses
inquiétudes, ses yeux toujours en mouvement semblaient chercher de quel
côté allait venir le piége.

Les fêtes avaient commencé, cependant; mais comme pour justifier les
craintes de Charles, à chaque instant arrivait un accident.

A Amboise, une torche maladroite mit le feu aux tentures, il y eut une
mêlée terrible. François voulait faire pendre l'auteur de l'accident,
mais Charles, à peine remis d'une frayeur facile à comprendre, demanda
et obtint sa grâce.

Ailleurs, une poutre mal ajustée tomba si près de l'empereur que ses
vêtements furent déchirés.

Enfin le 31 décembre les deux rois couchèrent à Vincennes, leur entrée à
Paris devait avoir lieu le lendemain.

Il faut lire dans les chroniques du temps les détails de cette
solennelle entrée. La longueur seule du récit donne une idée de la
longueur des processions. Le corps de la ville offrit à Charles-Quint
_un Hercule tout d'argent, et revêtu de sa peau de lion en or; ledit
Hercule de la hauteur d'un grand homme_.

Puis les fêtes de toutes sortes recommencèrent, bals, festins, concerts,
mascarades, comédies burlesques, tournois, chasses aux flambeaux, le
Rosso savait varier sa mise en scène.

Mais l'ambitieux Charles-Quint avait peu de goût pour ces pompes
frivoles, pour ce faste bruyant, passions de François Ier. Il avait
hâte de quitter la France, ses craintes avaient grandi, il ne vivait
plus.

Un jour, comme il était à cheval, un chevalier sauta en croupe; et le
serrant vigoureusement lui dit d'une voix forte!

--Sire empereur, vous êtes mon prisonnier.

L'empereur épouvanté se retourna. Ce n'était qu'une plaisanterie du
jeune duc d'Orléans, mais quelle plaisanterie!

François Ier, malgré la frayeur de son rival, n'en pouvait cependant
rien obtenir. A plusieurs reprises il lui avait parlé de l'investiture
du duché de Milan pour ce même duc d'Orléans qui faisait de si terribles
espiégleries, mais il n'avait reçu que des réponses évasives.

Charles-Quint avait, il faut le dire, trouvé le moyen de se faire des
amis à la cour; de ce nombre était le connétable Anne de Montmorency,
dont il n'avait pas dédaigné de flatter la grossière vanité. Il
l'appelait à tout propos le plus grand capitaine de l'Europe.

Il avait été moins heureux dans ses tentatives près de la duchesse
d'Etampes, la véritable souveraine du royaume, et cependant il se
portait fort admirateur de cette beauté célèbre, seul trésor «qu'il
enviât à son frère de France.»

Un jour, à la chasse, François Ier, qui prenait un malin plaisir à
augmenter les terreurs de son hôte, lui avait dit, en lui montrant la
favorite:

--Voici une belle dame, mon frère, qui me presse fort de ne vous point
laisser partir sans avoir détruit à Paris l'ouvrage de Madrid.

Charles-Quint avait pâli à ces mots; cependant, avec un sourire blême il
avait répondu:

--Si le conseil est bon il faut le suivre.

Mais le soir même, tandis que la duchesse d'Etampes lui présentait
l'aiguière pour se laver les mains, l'empereur laissa tomber dans le
bassin de vermeil un diamant d'une merveilleuse beauté et d'un prix
incomparable. Et comme la duchesse voulait le lui rendre:

--Dieu me garde, dit-il, de le reprendre, il est en trop belles mains
pour cela. Gardez-le en souvenir de moi.

Madame d'Etampes conserva le diamant, mais ils se sont trompés ceux qui
ont cru qu'un tel présent pouvait acheter la maîtresse de François
Ier. Certes elle fut sensible à cette courtoisie, à cet hommage rendu
à sa beauté, mais jusqu'à la fin elle persista dans son opinion
première. Ce n'est que plus tard qu'elle devait avoir recours à
l'empereur.

Après de touchants adieux, après mille protestations au sujet de la
fameuse investiture, l'empereur Charles-Quint quitta François Ier et
continua sa route. Il ne pouvait plus dissimuler son impatience.

A mesure qu'il approchait des frontières, il sentait son coeur plus
léger et oubliait ses promesses, d'ailleurs toutes conditionnelles.

Enfin il toucha ses domaines. «Lors poussant un long soupir de
satisfaction, il dit à ceux qui l'entouraient:

--«Ce soir, pour la première fois depuis que j'ai mis le pied en France,
je m'endormirai tranquille.»

Fidèle à son idée, Triboulet inscrivit François Ier sur le _livre des
fous_.

Quelques historiens qui nient toute bonne foi politique ont fait comme
Triboulet. Ceux-là, après avoir rappelé le manque de foi de François
Ier lors du traité de Madrid, se demandent pourquoi en cette
circonstance il tint si scrupuleusement sa parole de gentilhomme.
Qu'importe, disent-ils, un serment de plus ou de moins!

Après le départ de Charles-Quint, la cour de France, si bruyante et si
gaie, tomba dans une morne tristesse. Le roi était malade, un ulcère
honteux lui faisait des nuits sans repos. Les soins de la duchesse
d'Etampes parvenaient à peine à le distraire. Les journées se passaient
à examiner les précieux objets d'art venus d'Italie, à admirer l'oeuvre
des peintres et des sculpteurs, à regarder l'un après l'autre les riches
manuscrits de la bibliothèque. Mais ni la gaîté de madame d'Etampes, ni
la conversation des savants, ni les louanges des poëtes ne pouvaient
tirer le roi de son marasme.

Peut-être la conscience de ce faible souverain était-elle troublée par
les persécutions horribles que souffraient en son nom ceux de la
religion réformée. Les cris des victimes devaient monter jusqu'à lui. Et
cependant il laissait faire. Le chancelier avait rendu contre les
novateurs une série de terribles ordonnances où il n'était question que
de hart et d'estrapade. Les frères prêcheurs avaient installé un petit
tribunal dans le genre de l'inquisition.

Vainement la duchesse d'Etampes qui allait au prêche, et madame
Marguerite qui professait la religion nouvelle, essayèrent d'interposer
leur autorité; le roi répondait qu'il ne pouvait rien. A grand'peine
elles préservèrent les savants et les beaux esprits, presque tous
entachés d'hérésie, qu'elles protégeaient. Le roi les aimait sans doute,
il les admettait à sa table, mais il les aurait laissé pendre. En deux
ou trois circonstances seulement le roi se laissa arracher une grâce.

Le peuple cependant s'habituait à la vue des supplices, la populace
dansait autour des bûchers. Aux jours de grande fête, comme
divertissement suprême on accrochait quelque financier aux fourches de
Montfaucon. La pendaison d'un financier a toujours été d'un bon effet.
Sembleçay avait été «donné aux corbeaux,» uniquement parce qu'il était
riche. Une épigramme de Marot l'a vengé:

          Lorsque Maillard, juge d'enfer, menait
          A Montfaucon Sembleçay l'âme rendre,
          A votre avis, lequel des deux tenait
          Meilleur maintien? Pour vous le faire entendre,
          Maillard semblait homme que mort va prendre,
          Et Sembleçay fut le ferme vieillard
          Que l'on cuidait pour vrai qu'il menait pendre
          A Montfaucon le lieutenant Maillard.

Le chancelier Poyet ne fut point pendu, lui, mais dégradé, ruiné, il
mourut dans la misère. Quel crime avait-il donc commis? Hélas, il avait
déplu à madame d'Etampes, grave faute! puis il avait fait condamner un
innocent, Brion. Cet innocent, qui était un peu parent de la favorite,
fut bien vengé.

On demanda des comptes à Poyet, et en attendant qu'il pût les rendre on
le mit à la Bastille. Il y resta trois ans. Il espérait que la duchesse
d'Etampes se lasserait de le persécuter, il réclama des juges. On lui en
donna.

--Qu'on le juge, dit le roi, et s'il n'est coupable que de cent crimes,
qu'on l'absolve.

Les misérables qui instruisaient le procès, malgré toute leur bonne
volonté, furent bien loin de ce compte. Ils ne purent trouver qu'un
crime, un seul, il est vrai qu'il n'était pas bien prouvé. Poyet fut
condamné cependant, mais non à mort. On se contenta de confisquer ses
biens et de l'enfermer dans la grosse tour de Bourges. Lorsqu'on lui
ouvrit les portes de sa prison, il chercha à gagner sa vie, il ne le
put, chacun le fuyait, alors il périt de faim.

Le grand, le vrai, le seul crime de Poyet, était d'avoir été un aveugle
instrument de tyrannie. Qu'avait-il fait que n'eût approuvé le roi? Il
n'avait pas compris, l'insensé, que l'instrument d'un pouvoir doit
prendre ses précautions et garder toujours une arme, sous peine d'être
brisé, sacrifié, le jour où ses services sont devenus inutiles.

Au milieu de toutes ces tristesses, un heureux événement avait rempli de
bruit et de fêtes les salles splendides du palais de Fontainebleau
(1543).

La femme du Dauphin, Catherine de Médicis, venait, après dix ans de
mariage, de donner un fils à la France. François Ier fut au comble de
la joie, et se servant d'une phrase dont les grands-pères ont abusé
depuis, il déclara «qu'il se sentait revivre en son petit-fils.»

Après les fêtes, le deuil: deux ans plus tard François Ier perdit le
duc d'Orléans, ce fils bien-aimé de sa vieillesse, ce protégé de la
duchesse d'Etampes. Ce jeune prince, doué des plus remarquables
qualités, périt victime d'une terrible épidémie qui décimait l'armée.
Cette fois encore on parla de poison. On compta ses ennemis, il en avait
beaucoup, sans compter son frère Henri, Diane de Poitiers et Catherine
de Médicis, qui convoitait pour elle-même le duché de Milan.

Cette mort a inspiré à Ronsard une admirable élégie; Ronsard avait aimé
ce jeune prince si généreux et si brave:

          A peine un poil blondelet,
            Nouvelet
          Autour de sa bouche tendre,
          A se friser commençait,
            Qu'il pensait
          De César être le gendre.

          Jà, brave, se promettait
            Qu'il était
          Duc des lombardes campagnes
          Et qu'il verrait quelquefois
            Ses fils rois
          De l'Itale et des Espagnes.
          Mais la mort qui le tua
            Lui mua
          Son épouse en une pierre
          Et pour tout l'heur qu'il conçut
            Ne reçut
          Qu'à peine six pieds de terre.

Nous touchons maintenant aux plus sombres années du long règne de la
duchesse d'Etampes; nous allons voir l'indigne favorite, aveuglée par sa
haine contre Diane de Poitiers, trahir, au bénéfice de Charles-Quint, et
la France et ce roi qui l'avait tant aimée.

Depuis 1541 la guerre s'était rallumée entre la France et l'Espagne,
mais l'empereur marchait à coup sûr, et il allait de succès en succès,
déjouant tous les plans de François Ier et de son conseil. C'est que
madame d'Etampes veillait. En échange de promesses illusoires, elle
livrait les secrets du conseil, les chiffres des généraux, et d'avance
dévoilait tous les projets d'attaque ou de défense. Ainsi l'empereur put
défendre Perpignan, prendre Saint-Dizier, s'emparer des magasins formés
dans Epernay par le Dauphin. Pareille trahison livra encore
Château-Thierry qui renfermait d'immenses provisions de blé et de
farine. Ainsi les impériaux vivaient dans l'abondance, tandis que dans
l'armée du Dauphin les soldats mouraient de privations.

Un certain comte de Bossut, de la maison de Longueval, fut l'artisan et
l'intermédiaire de toutes ces trahisons. Agent gagé de Charles-Quint à
la cour de France, il dut à ses infamies une grande fortune. Sous le
règne de Henri II, il est vrai, tout le secret de cette affaire ayant
été dévoilé, le comte faillit porter sa tête sur l'échafaud; il
n'échappa au juste châtiment dont il était menacé qu'en cédant, au
tout-puissant et avide cardinal de Lorraine une magnifique propriété.
Après quoi «il vécut longuement, riche, heureux et honoré,» dit un
historien du temps.

François Ier voyait bien qu'il était trahi; il accusait tout le
monde, le Dauphin, Catherine de Médicis, la reine Eléonore, les
généraux, son conseil, mais jamais un seul instant il ne soupçonna la
misérable favorite.

Cependant l'armée de l'empereur était aux portes de la capitale, déjà la
population épouvantée cherchait à s'enfuir. L'énergie de François Ier
sauva la France. Le danger lui rendit la vigueur et l'activité de sa
jeunesse. Bientôt la paix fut signée à Crépy, paix honteuse pour la
France, dont tous les avantages étaient pour Charles-Quint qui ne
donnait qu'une vague promesse d'un mariage avantageux pour le duc
d'Orléans, avec l'investiture définitive du duché de Milan. L'empereur
devait bien cette dernière clause à la favorite qui l'avait si bien
servi. L'investiture pour le duc d'Orléans, tel avait été le mobile de
la duchesse d'Etampes. En agissant ainsi elle croyait s'assurer une
retraite lorsque le Dauphin monterait sur le trône. La mort du duc
d'Orléans rendit tous ces crimes, toutes ces trahisons inutiles.

Bien tristes furent les dernières années de François Ier. Alors la
perfide favorite expia sa vie. Chaque jour ajoutait une épine à la
couronne de honte qui ceignait son front, couronne de duchesse. Liée,
comme les suppliciés antiques, vivante à un cadavre, dévorée de regrets
et de haines, assaillie d'anxiétés, elle ne savait plus elle-même si
elle devait craindre ou souhaiter la mort de son amant.

Le brillant, le chevaleresque François Ier n'était plus que l'ombre
de lui-même. Son mal avait empiré d'une façon terrible, et la science
des médecins était impuissante. Fermait-on l'horrible ulcère, il se
rouvrait plus épouvantable. Ambroise Paré lui-même, le grand chirurgien,
s'avouait vaincu et ne trouvait point de remède contre les indicibles
douleurs du malade.

Parfois résolu à vaincre la souffrance, il se levait et demandait des
fêtes, encore des fêtes, des festins, des mascarades; mais l'instant
d'après il retombait brisé sur son lit.

Fou de douleur et de rage, il ne pouvait rester nulle part; il courait,
espérant fuir ses tourments horribles, de Paris à Compiègne, de
Fontainebleau à Saint-Germain, puis à Loches, à Amboise, partout. C'est
où il n'était pas qu'il désirait être. Toujours à ses côtés il lui
fallait la duchesse d'Etampes, non plus sa maîtresse, mais sa
garde-malade.

La chasse, une chasse folle, enragée, infernale, était son unique, sa
dernière passion. L'excès même du mal lui donnait quelque répit. En se
brisant ainsi de fatigue, il espérait retrouver le sommeil qu'il
appelait vainement et qui depuis si longtemps avait fui sa paupière.

Enfin au retour d'une chasse, à Rambouillet, il fut contraint de se
mettre au lit. Les symptômes les plus graves se déclarèrent, il sentit
qu'il était perdu.

--Je suis cruellement puni, dit-il, par où j'ai péché.

Puis il voulut faire une fin chrétienne; il déplora la longue saturnale
de sa vie, adjura son fils de se méfier des Guises et du connétable de
Montmorency, et mourut en recommandant son âme à Dieu et son peuple à
son fils, deux choses qui ne l'avaient guère inquiété durant sa vie.

Au grotesque, maintenant: Pierre Castelan, qui prononça l'oraison
funèbre de François Ier, dit en pleine chaire: «que sa pieuse mort
avait dû le dispenser du purgatoire.»

«L'université jugea la proposition hérétique et envoya une commission de
docteurs se plaindre à la cour.

--«Messieurs, leur dit l'Espagnol Jean Mendoze, maître d'hôtel du
défunt, vous venez pour débattre avec M. le grand aumônier le lieu où
peut bien être l'âme du défunt roi, notre bon maître? Rapportez-vous-en
à moi qui l'ai bien connu, il n'était pas d'humeur à s'arrêter longtemps
en quelque lieu que ce fût. Si donc il a été en purgatoire il n'y aura
guère demeuré que le temps d'y goûter le vin en passant, selon sa
coutume.»

Dans le peuple on répétait l'épigramme suivante:

          L'an mil cinq cent quarante sept
          François mourut à Rambouillet
          Du mal de Naples qu'il avait.

Le corps de François Ier n'était pas refroidi encore, que déjà la
duchesse d'Etampes avait reçu l'ordre de quitter la cour et de se
retirer dans ses terres. Elle se résigna. Aussi bien ses préparatifs
étaient faits depuis longtemps.

Les biens de madame d'Etampes étaient considérables: le roi pendant
toute sa vie s'était fait un plaisir de la combler de richesses, il lui
avait prodigué les terres, les châteaux, les seigneuries, elle avait à
Paris plusieurs hôtels, et voici ce qu'on lit dans Saint-Foix au sujet
du logis favori de la duchesse.

«Au bout de la rue Gît-le-Coeur, dans l'angle qu'elle forme aujourd'hui
avec la rue de Hurepoix, François Ier fit bâtir un petit palais qui
communique à un hôtel qu'avait la duchesse d'Etampes dans la rue de
l'Hirondelle.

«Les peintures à fresque, les tableaux, les tapisseries, les
salamandres, accompagnées d'emblèmes et de tendres et amoureuses
devises, tout annonçait, dans ce petit palais et cet hôtel, le dieu et
les plaisirs auxquels ils étaient consacrés.

«De toutes ces devises, Sauval ne put se ressouvenir que de celle-ci:
c'était un coeur enflammé, placé entre un _alpha_ et un _oméga_ pour
dire probablement: _il brûlera toujours_.

«Le cabinet de bains de la duchesse d'Etampes sert à présent d'écurie à
une auberge qui a retenu le nom de la _Salamandre_; un chapelier fait la
cuisine dans la chambre du _lever_ de François Ier, et la femme d'un
libraire était en couches dans son _petit salon de délices_, lorsque
j'allai pour examiner les restes de ce palais.»

A dater de la mort de François Ier on perd à peu près de vue la
duchesse d'Etampes, les chroniqueurs oublient son nom, et les poëtes qui
l'avaient tant louée semblent ne plus se souvenir d'elle.

Il est à peu près certain cependant qu'elle embrassa ouvertement la
religion réformée.

Mais comment vécut-elle? essaya-t-elle par son repentir, par sa conduite
régulière, de faire oublier ses scandaleux désordres? c'est ce qu'on ne
saurait affirmer. Beaucoup prétendent que dans sa retraite et bien
qu'elle ne fût plus jeune, elle eut plusieurs amants, Dampierre entre
autres.

Au reste, du vivant du roi elle ne s'était jamais piquée d'une grande
constance, et elle lui avait largement rendu ses infidélités. Le plus
connu de tous ceux qui eurent part à ses faveurs est le comte de Bossut,
celui-là même qui fut son agent lors de ses abominables trahisons.

Ses relations avec Jarnac son beau-frère ne sont rien moins que
prouvées. Il y a même tout lieu de croire à une calomnie. La
Châtaigneraie, en effet, auteur de ces bruits, était fort avant dans
les bonnes grâces de Diane de Poitiers, qui regardait comme bons tous
les moyens pour perdre une rivale ou ruiner son crédit. Ces bruits
obligèrent Jarnac à provoquer la Châtaigneraie. Mais François Ier,
qui avait une admirable foi en sa maîtresse, ne voulut pas autoriser le
combat. Ce ne fut que partie remise, et sous le règne de Henri II nous
assisterons à ce duel, le dernier des duels judiciaires.

Vers l'année 1556, la duchesse d'Etampes sortit un instant de son
obscurité. Le duc d'Etampes, Jean de Brosse, son mari,--car il ne faut
pas l'oublier, elle avait un mari,--lui intenta un procès.

Jean de Brosse ne cherchait aucunement à faire constater son déshonneur,
il était en vérité assez prouvé. Comme c'était un homme d'ordre et qui
ne voulait pas avoir donné son nom pour rien, il réclamait une grande
part de la fortune de sa femme, fortune dont la duchesse et le comte de
Bossut avaient disposé sans avoir aucun égard à ses droits. Le roi Henri
II lui-même consentit à servir de témoin dans l'enquête qui précéda le
procès. Jean de Brosse gagna. C'était justice.

La duchesse d'Etampes vécut par la suite dans une telle obscurité qu'on
ignore jusqu'à la date précise de sa mort. «Où donc s'en vont, dit
Beyle, les étoiles qui filent?»



VI

LA BELLE FERRONNIÈRE


Pour donner la vie au portrait de cette belle maîtresse de François
Ier, il fallait toute la puissance d'un artiste de génie, de Léonard
de Vinci, l'hôte bien-aimé du roi de France. Seul le pinceau d'un grand
maître pouvait rendre la désolante perfection de cette tête charmante,
ce col d'un dessin si ferme et si exquis, ce front blanc et pur, cette
bouche divine qu'effleure un doux sourire, et ces grands yeux ombragés
de longs cils, ces yeux adorables d'expression et de langueur.

Que nous reste-t-il aujourd'hui, cependant, de cette femme si
radieusement belle? Un bijou, que les châtelaines portaient au front
comme un diadème, et le portrait du Louvre, un chef-d'oeuvre.

N'est-il pas étrange que rien ne soit venu jusqu'à nous de l'histoire de
cette femme si célèbre, rien absolument? A son égard, les histoires du
temps se taisent, les chroniques sont muettes, ou prononcent à peine son
nom, sans une anecdote, sans un détail. O poëtes, ô beaux esprits de la
cour de François Ier, quelle école buissonnière faisait donc alors
votre muse? à quelle étoile adressiez-vous vos hommages? Quoi! vous si
prodigues d'ordinaire et d'encens et de rimes, vous n'avez pas trouvé
une louange, pas un sonnet pour la plus radieuse de toutes celles qui
devant leur beauté virent ployer le genou royal!

C'est que la belle Ferronnière ne fut point une femme politique, ses
intrigues ne divisèrent pas les gentilshommes. On ne trouve pas un seul
édit qui la concerne, pas une donation. Elle ne demanda la grâce d'aucun
grand coupable, on ne lui accorda pas le brûlement d'un seul hérétique.

Nul donc ne peut dire ce qu'ont été les amours de François Ier et de
la belle Ferronnière, on en est réduit à des conjectures, c'est-à-dire à
rien. Il est impossible en effet d'ajouter la moindre foi aux cinq ou
six versions mises en circulation depuis, et brodées sur un même thème,
saugrenu, malpropre, invraisemblable.

Tel qu'il est cependant, ce thème a fait fortune, et des historiens
extrêmement sérieux en ont tiré de surprenants aphorismes moraux et en
ont fait le sujet de tirades aussi longues que fastidieuses.

Voici ce que dit Mézeray, un historiographe plus grave que si quatre
têtes de docteurs en Sorbonne eussent logé sous son bonnet:

«En 1538, le roi fut grièvement malade d'un fâcheux ulcère. Ce mal,
disait-on, était un effet d'une mauvaise aventure qu'il avait eue avec
la belle Ferronnière, l'une de ses maîtresses. Le mari de cette femme,
désespéré d'un outrage que les gens de cour n'appellent que galanterie,
s'avisa d'aller en un mauvais lieu s'infecter lui-même, pour la gâter et
faire passer sa vengeance jusqu'à son rival. La malheureuse en mourut;
le mari s'en guérit par de prompts remèdes. Le roi eut tous les fâcheux
symptômes, et comme les médecins le traitèrent selon sa qualité plutôt
que selon son mal, il lui en resta toute sa vie quelques-uns.»

Saint-Foix adopte l'opinion de Mézeray, mais il dramatise
considérablement le récit. Il met en scène un moine,--un affreux moine,
retour de Naples, et il en fait tout à la fois le conseiller et
l'instrument de la vengeance du mari outragé.

Enfin dans presque toutes les histoires de France, il est dit
expressément que François Ier mourut des suites de cette abominable
machination.

A tout ceci il n'y a qu'une objection véritablement inattaquable, mais
elle est capitale:

Léonard de Vinci, l'inimitable auteur du portrait de la belle
Ferronnière, est mort le 2 mai 1519. L'amour du roi pour le charmant
modèle est par conséquent antérieur à cette date. Ce qui fait,
nécessairement, remonter tout ce roman aux belles années du règne de
François Ier, lorsqu'il était encore dans toute la force de la
jeunesse, c'est à-dire avant sa captivité de Madrid, avant sa passion
pour Anne de Pisseleu, avant son mariage avec la princesse Eléonore.
François Ier est mort plus de vingt-cinq ans plus tard (1547). Il
faut avouer que le poison, si poison il y eut, fut lent à agir.

Quelle était la condition de la belle Ferronnière? c'est ce qu'on ne
saurait décider non plus. Était-elle, comme on le prétend, la femme d'un
avocat, ou d'un drapier, ou d'un certain Féron? avait-elle été baladine,
avait-elle dansé et chanté dans les rues avant d'épouser un marchand de
fers? Cette dernière hypothèse est la plus probable, son surnom lui
viendrait alors de la profession de son mari. A Lyon, on appelait Louise
Labé _la belle cordière_.

Au milieu de toutes ces contradictions, mieux vaut s'abstenir. Une seule
chose est certaine, c'est qu'on ne sait rien: peut-être même
douterait-on de l'existence de la belle Ferronnière, sans le beau
portrait de Léonard de Vinci, chef-d'oeuvre que ne fait point pâlir
l'admirable toile de la Joconde.

       *       *       *       *       *

François Ier eut bien d'autres maîtresses encore, mais elles ne
jouèrent aucun rôle, amours de hasard et de passage, caprices d'un jour,
à quoi bon en parler? Ah! le roi-chevalier n'y allait pas de main morte.
Ecoutons, pour finir, le seigneur de Bourdeilles, qui tient à donner une
idée du caractère _chevaleresque_ de ce roi dont il fut le courtisan:

«J'ai ouï parler que le roi François, une fois, voulut aller coucher
avec une dame de la cour qu'il aimait. Il trouva son mari l'épée au
poing, pour l'aller tuer; mais le roi lui porta son épée à la gorge, et
lui commanda sur sa vie de ne lui faire aucun mal, et que s'il lui
faisait la moindre chose du monde, qu'il le tuerait ou qu'il lui ferait
trancher la tête, _et pour cette nuit, l'envoya dehors et prit sa
place_.... J'ai ouï dire que plusieurs autres dames obtinrent _pareille
sauvegarde_ du roi.»

Et des panégyristes se sont trouvés pour faire l'éloge du caractère
chevaleresque et de la galanterie raffinée de François Ier! Pourquoi
pas de la _protection_ qu'il accordait aux dames?

Si tels doivent être absolument les _rois-chevaliers_, à tout jamais le
ciel nous en préserve!



VII

DIANE DE POITIERS

DUCHESSE DE VALENTINOIS


Tandis que François Ier agonisait dans une des salles du château de
Rambouillet, cachés dans une pièce voisine, l'ambitieux cardinal de
Lorraine et Diane de Poitiers, la maîtresse toujours aimée du Dauphin,
attendaient haletants d'impatience le dernier soupir du roi-chevalier.

--Il s'en va, le galant, répétaient-ils, il s'en va.

Tout à coup une rumeur profonde et contenue s'éleva dans la chambre du
malade.

Le cardinal de Lorraine alla, sur la pointe des pieds, soulever la
lourde portière en tapisserie de Flandres, il prêta l'oreille un
instant, et revenant vers Diane, il lui dit avec une explosion de joie
qu'il ne prenait plus la peine de dissimuler:

--Le roi est mort!

--Enfin je suis reine! s'écria Diane.

Elle s'était levée, son visage rayonnait de l'orgueil du triomphe.

Ce n'était pas le dauphin Henri, en effet, qui montait sur le trône,
c'était sa vieille et impérieuse maîtresse. Diane de Poitiers succédait
à la duchesse d'Etampes.

Jamais empire d'une favorite ne fut plus absolu, plus tyrannique, et, il
faut le dire, plus désastreux pour la France.

Diane de Poitiers était fille de Jean de Poitiers, seigneur de
Saint-Vallier, et de Jeanne de Batarnay, deux des plus anciennes
familles du Dauphiné.

Elevée par son père, vaillant homme de guerre et grand chasseur, elle
passa ses premières années au manoir de sa famille, demeure féodale,
bâtie comme une citadelle au milieu des rochers abrupts qui dominent le
cours impétueux du Rhône.

Son éducation fut celle de toutes les jeunes châtelaines du moyen âge,
jeunes filles au coeur viril que l'on destinait à quelque brave
chevalier ou à quelque rude chasseur. La lecture des romans de
chevalerie, le _déduit de la chasse_ occupaient les longues heures.
Comme la déesse dont elle portait le nom, Diane aimait à galoper sur les
traces des meutes ardentes, dans les grands bois qui entouraient alors
toutes les nobles demeures.

Elle était, dès son enfance, experte en l'art de fauconnerie et
s'entendait à dresser les émerillons. Nulle plus qu'elle n'était
gracieuse et hardie, lorsqu'elle s'avançait sur sa blanche haquenée,
«le faucon au poing,» suivie de quelqu'un de ces merveilleux lévriers
dont la race est aujourd'hui perdue.

A seize ans, et lorsque grand était déjà le renom de sa beauté, Diane
épousa le seigneur Louis de Brézé, comte de Maulevrier, grand sénéchal
de Normandie, dont la mère était fille d'Agnès Sorel et de Charles VII.

Ainsi, les descendants de cette grande race des Brézé purent
s'enorgueillir de compter dans leur famille deux des plus célèbres
maîtresses des rois de France.

La présentation à la cour de la jeune et belle comtesse de Maulevrier,
présentation qui eut lieu l'année même de son mariage, fit une grande
sensation. Son nom, sa fortune, sa beauté lui donnèrent aussitôt un
grand état, et l'admiration des hommes, non plus que l'envie des femmes,
ne lui firent défaut. On l'appelait dès lors la grande sénéchale.

François Ier, que toutes les femmes tentaient, «ne fut point
insensible aux charmes de la fière comtesse.» Diane, pas plus que les
autres, ne sut résister au roi; un instant donc, elle fut sa maîtresse;
mais son règne ne dura qu'un jour. Favorite sans influence, elle
n'essaya même pas de lutter contre la comtesse de Chateaubriant, alors
toute-puissante.

Les relations du roi et de Diane de Poitiers furent toujours si
secrètes, que le comte de Maulevrier ne se douta jamais de rien et
mourut sans avoir un seul instant soupçonné la fidélité de sa femme.

Diane affichait d'ailleurs une grande passion pour son mari. Trop habile
pour se laisser prendre aux apparences, elle devina qu'elle ne
dominerait jamais François Ier; elle savait son inconstance, et, pour
une faveur passagère, elle ne voulut point compromettre la grande
position que lui donnait le comte de Maulevrier.

On ne peut dire au juste ni l'origine, ni même la date des amours de
François Ier pour la fière Diane de Poitiers; il convient cependant
de les reporter aux premières années de l'apparition à la cour de la
belle comtesse.

Mais il est une autre version, pleine d'horreurs, que racontent les
chroniques, et que nombre d'historiens ont adoptée, un peu légèrement
peut-être.

Selon ces chroniques, c'est au pied même de l'échafaud du père de Diane,
le sire de Saint-Vallier, condamné à mort comme complice de la trahison
du connétable de Bourbon, que commença ce roman d'amour; un abominable
et honteux marché livra Diane de Poitiers au roi. Mais laissons parler
les chroniques.

Poursuivi par la haine de Louise de Savoie, dont il avait repoussé
l'amour et refusé la main, le connétable de Bourbon ne tarda pas à être
victime des plus injustes persécutions. La mère et la maîtresse du roi,
ces deux irréconciliables ennemies, se rapprochèrent un instant pour
perdre le connétable; elles avaient à satisfaire, l'une sa vengeance,
l'autre l'insatiable ambition de sa famille.

Bientôt Bourbon fut privé de ses fiefs et de ses domaines; on lui retira
ses commandements pour les confier aux mains inhabiles des frères de la
favorite; enfin, on commença contre lui un odieux procès.

Justement irrité, le connétable entama des négociations avec
Charles-Quint. L'empereur, heureux de s'attacher le meilleur général de
l'Europe, n'hésita pas à lui promettre, pour prix de sa défection, une
principauté indépendante et la main d'une de ses soeurs.

Toujours menacé par deux femmes qui sacrifiaient à leurs passions le
véritable intérêt de la France, Bourbon n'hésita plus. Il promit son
épée et l'appui immense de son nom à l'empereur. Il confia alors ses
projets à quelques gentilshommes dont il se croyait sûr, au père et au
mari de Diane, entre autres, le sire de Saint-Vallier, un de ses plus
anciens compagnons d'armes, et le comte de Maulevrier. Tous avaient juré
le secret sur des morceaux de la vraie croix.

Le comte de Maulevrier ne tint pas son serment; il révéla le complot, à
la condition que grâce lui serait faite, ainsi qu'à son beau-père.

Prévenu à temps, Bourbon put s'enfuir; mais le sire de Saint-Vallier fut
arrêté à Lyon et traduit devant un tribunal composé de membres du
parlement.

Vainement, pour sa défense, l'accusé invoqua les lois féodales qui le
faisaient, avant tout, sujet de son seigneur immédiat; vainement il
allégua son serment sur des morceaux de la vraie croix, serment
terrible, jurant qu'il avait fait tous ses efforts pour détourner le
connétable d'une trahison; il fut déclaré coupable de félonie et
condamné à avoir la tête tranchée.

Tout aussitôt, les parents et les amis du sire de Saint-Vallier vinrent
implorer la clémence royale. François Ier fut inflexible. Il était
profondément irrité et tenait à se venger sur quelqu'un de la perte de
son meilleur capitaine, perte d'autant plus désastreuse que la guerre
recommençait.

Les supplications du dénonciateur lui-même, du comte de Maulevrier, ne
furent point écoutées.

Diane de Poitiers voulut alors tenter une démarche suprême. Elle alla se
jeter aux pieds du roi, «lui embrassant les genoux, et, d'une voix
entrecoupée par les sanglots, elle le conjura de lui accorder la vie de
son père.»

François Ier se laissa fléchir; mais il mit à la grâce du sire de
Saint-Vallier une condition infâme, c'est que sa fille se donnerait à
lui, sur l'heure. Diane, dans cet abominable marché, ne vit qu'une
chose, le salut de son père.

«Ainsi, Diane de Poitiers devint la maîtresse du roi de France.»

Heureusement, rien n'est moins prouvé que cette horrible histoire.
Presque tous les chroniqueurs qui la rapportent se contredisent entre
eux et commettent d'ailleurs un grossier anachronisme.

Ainsi, selon Mézeray et les auteurs qui ont adopté son opinion, «le roi
n'accorda la vie au sire de Saint-Vallier qu'après avoir pris à Diane,
sa fille, alors âgée de quatorze ans, ce qu'elle avait de plus
précieux.»

Or, à l'époque du procès du connétable, Diane de Poitiers avait de
vingt-trois à vingt-quatre ans, et depuis plus de six ans elle avait
donné à son mari, le comte de Maulevrier, «ce qu'elle avait de plus
précieux.» L'âge, il est vrai, ne fait rien à l'affaire; mais outre que
le caractère même de François Ier doit éloigner l'idée d'une si
affreuse action, la suite des événements ôte toute espèce de probabilité
à ce marché infâme imposé à la fille d'un malheureux dont la tête allait
tomber.

François Ier laissa jouer, jusqu'au dernier acte, la lugubre comédie
de la mort. Un échafaud fut dressé, «haut de sept pieds, tout tendu de
draperies noires.» Le condamné fut tiré de sa prison et traîné jusqu'au
lieu du supplice; il était si affaibli par la maladie, qu'il ne pouvait
marcher. Déjà le malheureux avait gravi l'échelle fatale; il avait posé
sa tête sur le billot; le bourreau levait sa hache, lorsque la grâce
arriva. Et quelle grâce! une prison perpétuelle. Plus horribles furent
les souffrances du sire de Saint-Vallier: après une lente et
douloureuse agonie, il mourut dans le cachot sombre où on l'avait jeté.

Ce dernier fait de la captivité du sire de Saint-Vallier suffit presque,
à lui seul, pour démontrer l'impossibilité de l'histoire racontée par
les chroniques. Si Diane se donna, ce jour-là, pour sauver son père,
est-il possible qu'elle n'ait pas obtenu la grâce entière? Si elle
devint ensuite la maîtresse de François Ier, comment croire que ce
prince, toujours si faible avec les dames, ait refusé à une femme aimée
la liberté de son père, tandis que bien d'autres complices du connétable
n'étaient pas même inquiétés? Il est bien plus simple d'admettre que
déjà, à cette époque, toutes relations entre Diane et le roi avaient
cessé.

Les années qui suivirent la condamnation du sire de Saint-Vallier
s'écoulèrent tranquilles, sinon heureuses, pour Diane de Poitiers. Elle
n'avait pas quitté la cour, mais elle faisait peu parler d'elle. Louise
de Savoie était alors toute-puissante et ne souffrait aucune influence
rivale; elle régnait, tandis que son fils se donnait tout entier à ses
plaisirs et à ses amours. De cette époque datent les premières liaisons
de Diane et des Guise. La parole passionnée de Luther avait trouvé de
l'écho en France; la religion nouvelle avait des prosélytes, et comme
les princes lorrains, Diane croyait que, par tous les moyens possibles,
échafauds et bûchers, il fallait arrêter les progrès de l'hérésie.

Diane de Poitiers n'aimait pas madame Marguerite, soeur du roi;
plusieurs fois elle avait raillé son goût pour les savants et les
beaux-esprits, presque tous entachés des principes de la doctrine
nouvelle; elle avait même osé blâmer hautement sa tolérance en matière
de religion et ses tendances huguenotes. Aussi, la comtesse de
Maulevrier n'accompagna pas Marguerite en Espagne, lorsqu'elle alla
consoler son frère prisonnier; elle ne suivit pas non plus la cour à
Bayonne, lors de la délivrance du roi.

En 1531, une meilleure occasion s'offrit à Diane de faire paraître le
grand amour qu'elle avait pour son mari. Le comte de Maulevrier mourut
le 23 juillet. Les regrets de la veuve éclatèrent aussitôt, mais si
bruyants, si fastueux, que chacun pensa qu'il devait y avoir au moins un
peu d'exagération.

Ce fut, du reste, une des grandes préoccupations de la vie de Diane de
Poitiers, de faire croire à cet amour pour son mari, et aux regrets que
lui causait sa mort. Toute sa vie, elle porta le deuil de cet homme si
cher, et même aux premiers jours de ses amours avec le jeune prince
Henri, elle s'habillait de noir et de blanc, comme une veuve de l'année.
Mais dans le choix de ces couleurs, qui devinrent celles de son amant,
il y avait plus de coquetterie que d'austérité, et selon Brantôme, un de
ses admirateurs, cependant, «il y avait, dans son ajustement noir et
blanc, plus de mondanité que de réformation, et surtout toujours
montrait sa belle gorge.»

Après la mort de son mari, Diane fit élever à cet homme si tendrement
aimé, et trompé, un magnifique mausolée, dans l'église de Notre-Dame de
Rouen. Une longue épitaphe disait à tous et les vertus du défunt et les
regrets de sa veuve inconsolable.

Elle se retira alors dans sa maison d'Anet, qui n'était encore qu'une
simple et modeste demeure; elle voulait, disait-elle, dans cette
solitude, pleurer éternellement son époux.

L'éternité dura un peu moins de deux ans.

Lorsque plus belle et «plus jeune que jamais,» Diane de Poitiers reparut
à la cour, son premier soin fut de s'assurer quelque influence, chose
capitale à une époque où tout le monde régnait, excepté peut-être le
roi.

Véritablement s'assurer une influence n'était pas chose facile, toutes
les places étaient prises. François Ier appartenait tout entier à
madame d'Etampes, et nul n'entrevoyait même la possibilité de renverser
la favorite.

Il ne fallait pas songer au fils aîné du roi, le dauphin François,
prince mélancolique, toujours «tout de noir habillé,» et qui ne buvait
que de l'eau. Il ressemblait fort à son grand-père Louis XII et semblait
la vivante satire de cette cour débauchée. Il avait une maîtresse,
cependant, la belle de l'Estrange, à laquelle une chanson faisait dire:

          Brunette suis, jamais ne serai blanche,

et que Marot célébrait ainsi dans ses _Etrennes_:

          A la beauté de l'Estrange,
            Face d'ange,
          Je donne longue vigueur;
          Pourvu que son gentil coeur
            Ne change.

Mais, précisément parce qu'il avait une maîtresse qu'il aimait, le
dauphin François ne pouvait, en aucune sorte, servir les projets de
Diane de Poitiers.

C'est alors qu'elle songea à s'emparer du prince Henri, le second fils
de François Ier. A dire vrai, ce n'était encore qu'un enfant, il
avait vingt ans presque de moins qu'elle; mais elle ne s'arrêta pas à
ces considérations, et ne s'épouvanta nullement du ridicule qui pouvait
l'atteindre.

Après avoir été la maîtresse du père, elle entreprit l'éducation du
fils, douce tâche! François Ier donna, dit-on, son assentiment aux
projets de Diane; il pensait qu'en fait de maîtresse, le jeune prince
pouvait tomber plus mal. Il se trompait, et devait plus tard l'apprendre
à ses dépens.

Henri avait, il faut le dire, toutes les qualités qui peuvent et doivent
séduire une femme ambitieuse.

Bien fait, de belle et fière mine, c'était un des plus brillants
cavaliers de la cour. Il maniait un cheval avec une incomparable adresse
et avait sous les armes une bonne grâce inimitable. Adroit à tous les
exercices du corps, il pouvait défier, sans crainte d'être vaincu, les
gentilshommes les plus renommés. Il passait pour le plus agile sauteur
du royaume et franchissait jusqu'à vingt-cinq pieds; enfin, il n'avait
pas de rival au jeu de paume. La chasse, la petite guerre l'hiver à
coups de boules de neige, les armes, tels étaient ses passe-temps
favoris.

Au moral, il semblait fait pour être dominé. Timide, indécis, il était
long à se décider. Avait-il un projet en tête, il prenait conseil de
tous ceux qui l'entouraient. Il est vrai qu'une fois son opinion
arrêtée, bonne ou mauvaise, on ne l'en faisait pas revenir facilement.

Tel était l'adolescent dont Diane de Poitiers entreprit la conquête.
Elle dut se résigner à faire les premières avances; mais ses peines ne
furent point perdues, et bientôt toute la cour apprit, avec
stupéfaction, que la veuve inconsolable du comte de Maulevrier était la
maîtresse du second fils du roi.

Un aussi beau succès ne pouvait manquer d'éveiller la jalousie; on fit
pleuvoir les quolibets sur la vieille maîtresse de l'enfant royal; on
osa faire les allusions les plus injurieuses; le gros mot d'inceste fut
prononcé, et, à deux ou trois reprises, François Ier trouva dans sa
chambre royale, sur son lit, des vers où ni lui, ni la grande sénéchale
n'étaient ménagés.

Diane baissait la tête et sans mot dire laissait passer l'orage; quelque
pressentiment l'avertissait sans doute qu'un jour viendrait où elle
prendrait une éclatante revanche.

L'ambitieuse coquette jouait alors une grande passion pour son jeune
amant, ce qui ne l'empêchait pas de porter toujours le deuil de feu
monsieur de Maulevrier. Voulait-elle tromper ceux qui l'entouraient,
s'abusait-elle sur ses véritables sentiments, c'est ce qu'il est
difficile de dire.

Nous avons, des premiers jours de ces amours, des vers charmants,
composés par Diane elle-même pour Henri; ils semblent écrits au
lendemain de la chute; il est difficile de rien trouver de plus frais et
de plus coquet:

          Voici vraiment qu'Amour, un beau matin,
          S'en vint m'offrir fleurette très-gentille.
          Là se prit-il à orner votre teint,
          Et vitement. Marjoleine et jonquille
          Me rejetait, à tant que ma mantille
          En était pleine, et mon coeur se pâmait.
          Car, voyez-vous, fleurette si gentille
          Était garçon, frais, dispos et jeunet.
          Ains, tremblotant et détournant les yeux:
          --«Nenni, disais-je.--Ah! ne serez déçue,»
          Reprit Amour; et soudain à ma vue
          Va présenter un laurier merveilleux.
          --«Mieux vaut, lui dis-je, être sage que reine!»
          Ains me sentis et frémir et trembler....
          Et Diane faillit...; et comprendrez sans peine
          Duquel matin je prétends reparler.

Quels vers charmants! quel trouble délicieux et naïf! Ne croirait-on pas
entendre fillette de seize ans, tout inquiète de s'être laissé voler son
coeur!

Ces vers donnent une idée de l'esprit de Diane de Poitiers; il était
souple et brillant. Elle avait du goût, quoi qu'en aient dit les
écrivains réformés, qui avaient d'ailleurs de bonnes raisons de la
détester, et savait parfaitement distinguer le vrai mérite. Il ne faut
donc pas s'étonner de l'effet de ses séductions sur le coeur de Henri. A
dire vrai, le jeune prince l'idolâtrait, et chaque jour éclatait plus
forte et moins contenue son ardente passion.

Les beaux seigneurs et les belles dames s'étonnaient déjà de la durée de
ces amours. On ne se piquait pas de constance à la cour de François
Ier, les lunes de miel y avaient des quartiers fort courts, et déjà
plus d'une dame avait essayé de continuer l'éducation de l'adolescent.
Mais lui, fidèle à sa maîtresse, «déclarait n'avoir point de pensées
pour d'autre.» Le mécontentement succéda à la surprise.

Bientôt, pour expliquer la violence et la persévérance étranges de cette
passion, on accusa Diane de Poitiers d'avoir ensorcelé Henri. On la
disait fort curieuse de magie, et on prétendait qu'elle avait donné à
son amant une bague enchantée qui devait éternellement l'enchaîner à
elle. De Thou lui-même croit, ou feint de croire à l'histoire de cette
bague merveilleuse.

Mais, pour retenir Henri dans ses filets, Diane de Poitiers avait bien
d'autres enchantements; elle avait sa beauté d'abord, puis son esprit et
ses grâces infinies; enfin, elle avait son expérience. Il est impossible
ici de citer textuellement nos vieux écrivains; mais tous s'accordent à
dire que «la dame, fort experte en l'art de galanterie, était encore
plus impudique que belle, et plus dépravée que spirituelle.» Voilà le
charme expliqué.

Cependant, l'influence de Diane de Poitiers grandissait de jour en jour,
et bientôt elle put balancer le crédit de la duchesse d'Etampes, la bien
aimée du roi. Nous ne rappellerons pas ici les effets désastreux de la
rivalité des deux favorites. Tous les avantages de cette lutte furent
pour Diane. Elle avait l'avenir pour elle, et son ennemie, maîtresse
d'un roi dont la santé était depuis longtemps perdue, était à peine sûre
du lendemain.

La mort même sembla se mettre du côté de la grande sénéchale.

Ainsi, le dauphin François mourut, et son amant se trouva l'héritier de
la couronne. Le duc d'Orléans, sur lequel s'appuyait encore madame
d'Etampes, ne tarda pas à suivre son frère, et Diane alors, dans
l'avenir au moins, ne vit plus de rivale.

Diane de Poitiers ne pouvait compter comme une rivale Catherine de
Médicis, la femme de son amant, cette jeune Italienne, qui avait accepté
sans murmure cette singulière condition d'épouser un homme entièrement
subjugué par une maîtresse moins belle et plus vieille qu'elle.

Le luxe de Diane de Poitiers était alors princier, et chaque jour elle
imposait à Henri de nouveaux sacrifices pour subvenir à ses dépenses.
«Après la galanterie, dit M. Hauréau, les arts étaient sa plus grande
passion;» et, autant pour satisfaire ses goûts que pour lutter avec la
duchesse d'Etampes, elle voulait se faire une cour d'artistes et de
poètes. Tous les nouveaux venus à la cour devaient choisir entre les
deux favorites. Benvenuto Cellini se décida pour Diane, mais il fut
obligé de quitter Fontainebleau.

--Restez, disait François Ier à l'inimitable artiste, restez, je vous
couvrirai d'or.

Mais le fier et indépendant ciseleur n'eût pas supporté une injure pour
tout l'or du nouveau monde, et la duchesse d'Etampes l'avait abreuvé de
dégoûts.

Au palais de Fontainebleau, toujours aux côtés de la favorite de
François Ier, on retrouve la grande sénéchale. Cette Diane
Chasseresse, aux traits si nobles et si beaux, à la démarche si pleine
de majesté, c'est l'altière maîtresse du Dauphin.

Elle eut du moins le mérite de bien placer ses bonnes grâces; elle
encouragea bien d'autres artistes, bien d'autres gloires. Toujours elle
protégea le Primatice, elle combla Jean Goujon. Bernard Palissy,
l'inimitable potier-émailleur, put la compter au nombre de ses
admiratrices.

C'est une triste histoire que celle de Bernard Palissy, le glorieux
artiste, l'inventeur d'un art aujourd'hui perdu. Quel courage! quelle
patience! Victime de l'envie et de la bêtise, il luttait contre toutes
les horreurs de la misère, tandis qu'il faisait ses premiers
chefs-d'oeuvre; ses enfants n'avaient pas de pain, et il brûlait son
pauvre mobilier pour chauffer son four; ce four enchanté d'où sortaient
ces admirables faïences dont le prix est aujourd'hui illimité, et ces
plats merveilleux qui font l'admiration et le désespoir de nos artistes.

Diane s'éprit des poteries de Bernard Palissy, et bientôt il eut une
autre protectrice, Catherine de Médicis. Alors les angoisses du
malheureux eurent un terme; alors il paya en chefs-d'oeuvre les jours de
repos qu'on lui faisait. Pour Diane, pour Catherine, pour Henri II, il
composa ces plats, ces assiettes marqués au chiffre royal et qui, sur la
table aux jours de gala placés à côté des vases et des coupes de
Benvenuto Cellini, devaient donner au festin un féerique appareil.

Puis elle eut ses poëtes; on lui jetait aussi l'encens à pleines mains:

          Ne vante plus, ô Rome, ta Lucrèce,
          Cessez, Thébains, pour Corinne combattre,
          Taire te faut de Pénélope, ô Grèce!
          Encore moins pour Hélène débattre:
          Et toi, Égypte, ôte ta Cléopâtre;
          La France seule a tout cela et mieux:
          En quoi Diane a l'un des plus beaux lieux,
          Soit en vertus, beauté, faveur et race;
          Car si n'avait le tout reçu des cieux,
          D'un si grand roi n'eût mérité la grâce.

Lorsque Le Pelletier lui envoyait ces vers, elle était reine de France
par la mort de François Ier, et depuis longtemps son oreille s'était
habituée au doux murmure de la louange.

En 1537, Marot lui envoyait ces étrennes:

          Que voulez-vous que vous donne,
            Diane bonne?
          Vous n'eûtes, comme j'entends,
          Jamais tant d'heur au printemps
            Qu'en automne.

Du Bellay, Ronsard, et bien d'autres, _la Pléiade_, eurent des vers pour
elle, et pourquoi non? «Le poëte ne chante-t-il pas toujours les yeux
tournés vers l'Orient?»

Mais les arts et les jouissances de l'esprit, choses frivoles, son
amour pour le Dauphin, chose grave, ne suffisaient pas à emplir sa vie.
Il fallait d'autres aliments à son ambition. Il lui fallait d'ailleurs
étayer sa puissance. Elle était bien sûre de son amant, mais le pouvoir
d'une favorite est chose si fragile!

C'est alors que plus que jamais elle se rapprocha des Guise, et qu'elle
donna toute sa confiance au connétable Anne de Montmorency.

Ce fut en son temps un terrible soudard, que monseigneur le connétable,
premier baron chrétien. Dur, cruel, superstitieux, altier, il résumait
en lui tous les vices de la noblesse féodale, qui en avait un assez bon
nombre. De plus, il était incapable et avare; oh! mais d'une avarice
sordide. Enfin, il se distingua par le cynisme de ses pilleries. Il
recevait de toutes mains; peu lui importait la valeur du présent, il
acceptait avec la même avidité d'immenses domaines ou _une paire de
brodequins neufs_ achetés à Madrid. Quand on ne lui donnait pas... il
prenait. Avait-on un procès, il vous en assurait le gain moyennant
finance; il vendait les ordres du roi, et, envoyé pour punir des
déprédations, il partageait simplement avec les fripons. Tuteur
infidèle, il ruina sa nièce, Charlotte de Laval.

Mais son «âpreté à la chasse aux écus» n'était rien comparée à sa
cruauté. Il n'avait qu'un argument, la potence. Il fit en sa vie périr
une foule de malheureux, coupables de lui avoir déplu. A Bordeaux, il
donna aux corbeaux plus de cent bourgeois.

Avec cela fort dévot; il jeûnait et gardait les observances. Chaque
jour, il disait soigneusement ses prières; mais on connaît les
_patenôtres de M. le connétable_. Terribles patenôtres! Brantôme nous en
donne une idée: _Pater noster_,--brûlez-moi ce village;--_qui es in
coelis_,--pendez-moi ces coquins;--_sanctificetur nomen tuum_,--qu'on
assomme, celui-ci;--_adveniat regnum tuum_,--qu'on écartèle celui-là,
etc....

Aussi, il faut voir si on redoutait les patenôtres de ce _terrible
rabroueur de personnes_ qui regardait brûler des villages entiers sans
passer un grain de son chapelet.

Un jour, à Fontainebleau, il trouva que les solliciteurs venaient
frapper en trop grand nombre au palais du roi; il fit élever des
potences «hautes comme un clocher d'église,» et personne n'osa plus
approcher.

C'est dans les derniers jours de sa vie que le terrible soudard montra
surtout de quelles cruautés il était capable. Les huguenots n'eurent
jamais de persécuteur plus ardent; chaque jour, il dénonçait à François
Ier quelque coupable à faire pendre. Il osa lui dire que, si on
voulait extirper tous ces hérétiques damnés, il fallait frapper leurs
protectrices, madame Marguerite, soeur du roi, et la duchesse d'Etampes.
Le roi trouva que le connétable allait trop loin.

Tel est l'homme dont Diane de Poitiers devint la fidèle alliée. Tandis
qu'elle commandait altière au Dauphin, elle se courbait sans murmure
sous la terrible volonté du connétable. Anne de Montmorency fut, dit-on,
plus qu'un ami pour la grande sénéchale, et cet on-dit s'appuie sur des
preuves. Ecoutons ce que dit l'histoire: «Le tempérament de Diane la
portait quelquefois à chercher ailleurs le comble du plaisir quand elle
trouvait en lui (le Dauphin) le comble des biens et des honneurs.»

Trahir un prince jeune et beau, pour un vieux soldat brutal, c'est de la
dépravation; car enfin le connétable n'avait rien de ce qui séduit une
femme. Sa seule qualité était la bravoure, une bravoure enragée. Au
fort de la mêlée, il lançait son cheval en criant: Gare! gare! et ainsi
il ouvrait les bataillons ennemis; car ceux qui ne se garaient pas assez
vite tombaient bientôt sous ses coups.

Tout le crédit de Diane de Poitiers ne put cependant maintenir Anne de
Montmorency: pendant les dernières années du règne de François Ier,
la duchesse d'Etampes parvint à le faire disgracier et éloigner de la
cour.

La grande sénéchale donna bien d'autres rivaux à son royal amant; les
plus connus sont le cardinal de Lorraine et le maréchal de Brissac. Les
écrivains protestants prétendent aussi que Marot fut très-avant dans ses
bonnes grâces; mais rien n'est moins prouvé.

Il est constant, cependant, que Marot lui adressa ses hommages et qu'il
fut assez favorablement écouté pour concevoir des espérances. Ne dit-il
pas:

          Être Phébus bien souvent je désire
          Pour être aimé de Diane la blonde.

Mais les choses tournèrent à mal, paraît-il, car ailleurs le poëte
s'écrie d'un ton désespéré:

          Je n'ai pas eu de vous grand avantage,
          Un moins aimant aura peut-être mieux.

La _mie_ qui accusa Marot d'avoir _mangé du lard_ et le fit ainsi
enfermer, n'est autre que Diane de Poitiers; il s'appuie sur ses vers:

          Bien avez lu, sans qu'il s'en faille un a,
          Comme je fus, par l'instinct de _luna_,
          Mené en lieu plus mal sentant que soufre
          Par cinq ou six ministres de ce gouffre.

Ceci se passait avant la toute-puissance de Diane. Depuis, les douceurs
de Marot tournèrent à l'aigre, les épigrammes remplacèrent les éloges,
et il se tourna du côté de la duchesse d'Etampes et de madame
Marguerite.

Mais, dit un vieil auteur, «pourquoi la grande sénéchale l'aurait-elle
fait renfermer? Était-il trop pressant, ou craignait-elle qu'il ne
devînt indiscret?»

Diane de Poitiers voulait bien, de temps à autre, choisir un amant; mais
elle ne permettait pas à Henri de penser à une autre femme. Trois ou
quatre fois, soit étant dauphin, soit étant roi, Henri eut quelques
velléités d'amour; mais Diane sut y mettre bon ordre. Elle s'en prenait,
non point au prince, mais à l'objet de son caprice. C'est ainsi qu'elle
fit éloigner mademoiselle Flamyn, celle-là même qui, étant enceinte du
roi, disait avec un naïf orgueil:

--«J'ai tant fait, que, Dieu merci! j'aurai un enfant du roi, dont je
m'en sens très honorée et très heureuse.»

Mademoiselle Flamyn exprimait là ce qu'eussent pensé, à cette époque,
toutes les femmes, à sa place.

Enfin, François Ier mourut, et Diane de Poitiers monta sur le trône.
Elle avait alors bien près de cinquante ans, son amant en avait
vingt-neuf.

Cet amour persévérant d'un jeune roi entouré de séduction, en butte aux
amoureuses tentatives de toutes les dames de la cour, cette passion pour
une femme si vieille, peut sembler invraisemblable; c'est que Diane de
Poitiers est un de ces rares exemples de longévité florissante qu'on ne
rencontre pas une fois par siècle. Elle était admirablement belle et ne
paraissait pas vingt-cinq ans, à un âge où les femmes renoncent
ordinairement à dissimuler leurs rides. Brantôme, qui la vit lorsqu'elle
avait plus de soixante ans, resta confondu d'admiration. «Six mois avant
sa mort, dit-il, je la vis si belle encore, que je ne sache coeur de
roche qui n'en fût ému.»

Cette éternelle jeunesse, Diane la devait, dit-on, à un philtre que, par
reconnaissance, lui avait autrefois donné une jeune bohémienne dont elle
avait sauvé le père, condamné à la potence. Pour un tel présent, quelle
femme ne sauverait tous les bohémiens de la terre? Outre ce breuvage
magique, elle avait, assurent des auteurs fort sérieux du temps, une
pommade enchantée, qui rendait à sa peau la fraîcheur et l'éclat de
l'adolescence.

Mais les graves auteurs se trompent. Diane rejeta toujours, au
contraire, avec le plus grand soin, les pommades et les cosmétiques; son
_eau de beauté_ était simplement de l'eau de puits: chaque jour, même
par les plus grands froids, elle se lavait le visage et tout le corps
avec de l'eau glacée. Eveillée le matin «dès six heures,» elle montait
ordinairement à cheval, faisait une ou deux lieues dans les bois, et
venait se remettre dans son lit, où elle lisait jusqu'à midi.

Le premier soin de Diane, en arrivant au pouvoir, fut de chasser
honteusement sa rivale, la duchesse d'Etampes, que François Ier avait
comblée de richesses et d'honneurs. Elle n'osa cependant la dépouiller
de ses biens, c'eût été établir un précédent et donner pour elle-même un
fâcheux exemple.

Elle ne s'en tint point là; «elle avait des vengeances à exercer, des
partisans à récompenser.» Tous ceux qui avaient été attachés à la
duchesse d'Etampes, ou qui lui devaient leur élévation, furent
disgraciés et remplacés par des créatures à elle. D'Annebaut dut céder
à Jacques de Saint-André sa charge de maréchal de France; le maréchal de
Biez fut dégradé: encore un peu, il portait sa tête sur l'échafaud. Le
connétable de Montmorency fut rappelé, et partagea toute la puissance
avec les Guise. Le cardinal de Lorraine remplaça le cardinal de Tournon.

Finances, armée, clergé, conseil, Diane s'assura de tout. Partout elle
mit des hommes à elle, incapables de la trahir, parce qu'ils lui
devaient tout et savaient qu'ils tomberaient avec elle.

Tous ces changements s'opérèrent si vite, que le troisième jour après la
mort de François Ier, Montmorency, que le roi Henri II appelait son
_compère_, établi à Saint-Germain-en-Laye, recevait les députés envoyés
de Paris pour complimenter le nouveau roi.

Alors les Guise jetèrent les fondements de cette puissance colossale
qui, sous les successeurs de Henri II, devait menacer le trône.

Les factions réunies des princes lorrains, des Montmorency et de Diane
entouraient le roi de toutes parts. «Rien ne leur échappait, dit un
écrivain du temps, non plus que mouches aux hirondelles, que tout ne fût
englouti; de sorte qu'il était impossible à ce prince débonnaire
d'étendre à d'autres sa libéralité.»

Cruellement éclipsée par la favorite, la femme de Henri II, Catherine de
Médicis, en prenait sans fausse honte son parti. «Elle s'exerçait, par
avance, aux ruses de sa politique nationale, flattant, pour se les
ménager, toutes les influences rivales de la sienne, quelque odieuses
qu'elles pussent lui être.»

Henri II, cependant, tenait à faire montre de son pouvoir royal, et,
dans ce but, il comblait sa maîtresse bien-aimée. Pour elle, il ne
trouvait rien d'assez magnifique; il se plaisait à l'entourer d'un faste
vraiment royal. Pour orner les logis et les palais de Diane de Poitiers,
il faisait de tous côtés rechercher les chefs-d'oeuvre des arts de
l'époque: meubles, tapisseries, tableaux, vêtements, ouvrages
d'orfèvrerie, riches parures. Depuis le mois d'octobre 1548, Diane avait
pris le titre de duchesse de Valentinois, du riche duché de ce nom, l'un
des plus beaux domaines de la couronne, que son amant lui avait donné à
vie.

Un remarquable événement marqua les premières années du règne de Henri
II. Le combat du sire de La Châtaigneraie et du comte de Jarnac. Ce
devait être le dernier duel judiciaire. François Ier avait cru devoir
refuser le champ clos, son successeur l'accorda, sur les instances de
Diane de Poitiers. Tous deux d'ailleurs, le souverain et la favorite,
avaient pris parti dans cette querelle, qui avait troublé le règne du
dernier roi.

La Châtaigneraie n'avait été, disait-on, que l'écho du Dauphin et de sa
maîtresse, et, plus tard, il était devenu leur champion.

Voici ce qui s'était passé: Le bruit s'était tout à coup répandu à la
cour de François Ier que la duchesse d'Etampes honorait son
beau-frère, le comte de Jarnac, de ses faveurs. On voulut remonter à la
source de cette accusation; on pensait arriver jusqu'à Henri,
profondément hostile à la maîtresse de son père; mais La Châtaigneraie
s'interposa. Il déclara que lui-même avait tenu le propos; que,
d'ailleurs, il le tenait de Jarnac lui-même, qui lui avait fait cette
confidence. Il offrait le combat pour soutenir son dire. François Ier
étouffa cette affaire.

Mais sous Henri II, la haine se réveilla, un nouveau défi fut jeté, le
roi accorda le champ-clos.

Au dire de toute la cour, la lutte n'était point égale entre les deux
adversaires: La Châtaigneraie, «haut de la main et querelleur,» était
doué d'une vigueur extraordinaire; il excellait dans tous les exercices
du corps, et passait pour la meilleure lame du royaume. Fier de son
adresse et de sa vaillance, il se vantait orgueilleusement de «courir à
tous venants.»

Jarnac, au contraire «était, dit Brantôme, un petit dameret qui faisait
plus grande profession de curieusement se vestir que des armes de
guerre.»

Cependant, ou avait préparé le champ-clos dans le parc du château de
Saint-Germain; on avait paré les estrades de draperies, comme pour un
tournoi, et, au jour indiqué, le roi, Diane de Poitiers et toute la cour
vinrent assister à ce grand combat judiciaire.

Les adversaires entrèrent en lice au coucher du soleil; leurs armes,
suivant l'usage, avaient été bénies à Saint-Denis. Le combat commença.
La Châtaigneraie, qui ne doutait pas de la victoire, se précipita
furieusement sur son ennemi; mais Jarnac para prestement, et, avec une
adresse sans pareille, riposta par un coup qui renversa son adversaire.

Ce coup fameux a pris depuis le nom de _coup de Jarnac_. Il est vrai
qu'on ne sait pas au juste quel il était; seulement, il n'est pas permis
de douter qu'il ne fût très-loyal.

Aussitôt Jarnac fut sur La Châtaigneraie; l'épée sur la gorge, il le
somma de se rétracter. La Châtaigneraie refusa. Gracié par le roi, le
vaincu fut transporté, pour y être pansé, au château de son parent, le
duc de Guise; mais il était trop fier pour survivre à sa défaite, il
arracha tous ses appareils, préférant la mort à l'humiliation. Sur le
mausolée qu'on lui fit élever, on lisait cette inscription:

          AUX MANES FIÈRES DU TRÈS-VALEUREUX
                  CHEVALIER FRANÇAIS
                  FRANÇOIS DE VIVONNE
             SEIGNEUR DE LA CHATAIGNERAIE.

Dès l'avènement de Henri II au trône, les persécutions contre les
huguenots avaient commencé avec une fureur jusqu'alors inconnue. Sous
l'inspiration des Guise, du connétable de Montmorency et de la nouvelle
duchesse de Valentinois, de toutes parts on élevait des potences et des
bûchers, le sang coulait à flots.

«Ce n'est pas, dit un auteur calviniste, que la favorite fut animée d'un
bien grand zèle pour la religion catholique, mais la duchesse d'Etampes
avait protégé la religion réformée, et cela seul avait déterminé Diane
de Poitiers à faire précisément le contraire. De plus, elle et ses
infâmes complices se partageaient les dépouilles de tous les martyrs de
leur croyance, innocentes victimes dont on confisquait les biens.»

L'acharnement de Diane de Poitiers contre les huguenots est
véritablement incroyable. Non contente d'ordonner des supplices, il lui
arriva quelquefois d'assister aux interrogatoires, et d'accabler des
injures les plus véhémentes les malheureux que, devant elle, on
soumettait à la torture. Ainsi, suivant J. Crespin, dans l'affaire du
tailleur du roi, «elle voulut elle-même assister au jugement et _en dire
sa râtelée_.»

Y avait-il «quelque brûlement,» elle s'en réjouissait longtemps à
l'avance, et y assistait toujours avec le roi. Accoudée à quelque
fenêtre, la tête appuyée sur l'épaule de son amant, heureuse, souriante,
elle regardait brûler les hérétiques. Les jours de bûcher étaient jours
de fête pour la cour.

Il s'est cependant trouvé des poëtes pour chanter ces fureurs de Diane
de Poitiers:

          Sur tout, vous avez soin
          De Dieu, de son Église,
          De vous repoulsant bien loin
          Toute malice et feintise.

Par la toute-puissance de la favorite, le cardinal de Lorraine, Charles,
était comme le véritable roi de France. A chaque amant de la maîtresse
royale, il fallait une part du pouvoir: le peuple murmurait et son
indignation s'exhalait en épigrammes. Un jour, Henri II, en se mettant à
table, trouvait ce quatrain sous son couvert:

          Sire, si vous laissez comme Charles désire,
          Comme Diane veut, par trop vous gouverner,
          Fondre, pétrir, mollir, refondre, retourner,
          Sire vous n'êtes plus, vous n'êtes plus que cire.

Ces vers irritaient le roi, mais ne lui donnaient pas le courage d'être
le maître; il ne pouvait se «_déguiser_.»

Le connétable de Montmorency avait peut-être plus de pouvoir que le
cardinal de Lorraine. Ses maladresses et son incapacité ne diminuaient
pas son influence. Diane le soutenait. Il s'était fait battre, puis il
était tombé aux mains de l'ennemi. Mais, du fond de sa prison, il
tenait encore une des ficelles qui faisaient mouvoir Henri II. Le roi
écrivait au connétable captif pour l'informer de tout ce qui se passait
à la cour, pour lui dire ses griefs contre les Guise, qui parfois lui
faisaient peur, enfin pour le consulter. Diane était de moitié dans la
correspondance. «Le monarque tantôt servait à cette dame de secrétaire,
tantôt lui cédait, puis reprenait la plume, comme on peut s'assurer par
quelques lettres, conservées à la Bibliothèque, qui sont de deux
écritures, et se terminent ainsi:

               _Vos anciens et meilleurs amis_,

                     DIANE, HENRI.»

Les persécutions contre les huguenots continuaient toujours, et leur
nombre cependant allait en augmentant. Ils cherchaient et trouvaient des
protecteurs pour remplacer ceux qu'ils avaient perdus, la duchesse
d'Etampes et madame Marguerite.

Pauvre Marguerite! Ils étaient bien loin les jours de sa jeunesse, jours
de folie et d'amour. Avec la vieillesse l'heure du repentir était venue.
Après avoir écrit l'_Heptaméron_, elle avait composé _le Miroir de l'âme
pécheresse_, et la Sorbonne avait voulu y voir des propositions
hérétiques.

Ses protégés, savants et beaux esprits, lui furent au moins
reconnaissants; ils firent des inscriptions et frappèrent des médailles
où ils l'appelaient la _dixième Muse et quatrième Grâce_. Pour elle,
Ronsard a eu des strophes charmantes:

          Ici la reine sommeille,
          Des reines la non pareille,
          Qui si doucement chanta:
          C'est la reine Marguerite,
          La plus belle fleur d'élite
          Qu'oncques l'Aurore enfanta.

Mais ni les horreurs de la persécution ni les malheurs de la guerre ne
suspendaient les plaisirs à cette cour de Henri II, «_si gentiment
corrompue_,» dit Brantôme. C'était chaque jour quelque fête nouvelle, et
toujours la duchesse de Valentinois en était la reine. Catherine de
Médicis, l'épouse délaissée, ordonnatrice des bals et des festins,
s'effaçait devant la favorite. La rusée Italienne avait alors acquis une
véritable influence, occulte, il est vrai, mais qui pour cela n'en était
pas moins sûre. Elle ne semblait cependant songer qu'aux plaisirs, mais
les plaisirs étaient un de ses moyens favoris de gouvernement. Elle
organisait l'escadron nombreux et dangereux de ses filles d'honneur,
escadron charmant où les rois de France prirent l'habitude de choisir
des maîtresses. Libre était la conduite des filles d'honneur, et nul,
assure Brantôme, «n'y trouvait à redire, pourvu que sussent se garder de
l'enflure du ventre.»

A toutes ces fêtes, chasses, bals, mascarades, Henri II ne paraissait
que vêtu des couleurs de la duchesse de Valentinois. Il avait adopté ses
emblèmes, un croissant placé sur des montagnes avec cette devise: _Donec
totum implicit orbem_. Il faisait plus, il faisait frapper des médailles
en l'honneur de l'altière favorite: la plus connue porte d'un côté cette
inscription: _Diana, dux Valentinorum clarissima_. Au revers, on voit
Diane foulant aux pieds un Amour, avec cette légende: _Victorem omnium
vici_.

Henri II se faisait gloire de son amour: il semblait vouloir l'apprendre
à tout l'univers, et en transmettre le souvenir à la postérité.
Partout, sur les palais qu'il aimait à faire construire, on voit le
chiffre du roi uni à celui de Diane; on le retrouve, ce chiffre, à
Fontainebleau, à Chambord et à Saint-Germain. On les aperçoit encore,
ces deux lettres, amoureusement enlacées au milieu des feuilles
d'acanthe qui courent le long du palais du Louvre.

De grands artistes bâtissaient de royales demeures pour le roi Henri II.
Il fallait de somptueuses résidences pour loger toutes les merveilles
des arts de ce temps, et jamais on ne vit tant de chefs-d'oeuvre. Ce fut
alors vraiment le beau moment de la Renaissance.

Le château d'Anet, bâti pour Diane de Poitiers, résumait toutes les
splendeurs, toutes les magnificences de cette admirable époque.

Anet, merveilleux château, s'élevait entre les deux forêts d'Yves et de
Dreux. Philibert Delorme avait donné les dessins, Cousin et Jean Goujon
y épuisèrent leur génie. C'était comme un palais de fée, demeure
enchantée des contes arabes. Tout y était merveille, du perron aux
combles. Chaque serrure était un poëme, le moindre clou était une oeuvre
d'art. L'escalier avait une légèreté inimitable, les cheminées étaient
des monuments. Jamais la perfection n'avait été portée si loin.

Hélas! que reste-t-il d'Anet, le joyau du seizième siècle? quelques
débris incomplets, mais si admirables encore que, devant eux, on
s'arrête ébloui.

Mais on ne peut se faire une idée de la richesse de l'ameublement
d'Anet. Là, madame la duchesse de Valentinois avait accumulé tous les
trésors de ce siècle si riche. Les meubles étaient d'ivoire et d'ébène
rehaussés d'or; l'Espagne et la Flandre avaient fourni les tentures de
cuir et les tapisseries de fine laine. Les tapis venaient d'Orient, les
glaces de Venise. Puis sur les étagères, sur les bahuts sculptés à jour,
s'entassaient les poteries de Palissy, les coupes et les aiguières de
Benvenuto; enfin, ces mille objets d'un fini si admirable,
qu'exécutaient, non pas des ouvriers, mais des artistes. Luxe inouï,
féerique, que nous pouvons à peine comprendre aujourd'hui.

Dans ce palais d'Anet, on voyait, aux côtés de Diane, une autre Diane,
une toute jeune fille, belle, charmante; on l'appelait madame de Castro.
Encore enfant, elle avait été fiancée à un autre enfant, Hercule de
Farnèse, duc de Castro; mais elle était restée veuve avant d'être
nubile.

On la destinait à François de Montmorency, fils du connétable.

Diane de Castro était fille de Henri II, mais nul ne connaissait sa
mère; on pensait que ce pouvait bien être Diane de Poitiers, et l'on
expliquait qu'encore aux premiers temps de leurs relations, les deux
amants avaient dû dissimuler la naissance de cet enfant.

On dit encore que Henri II voulait légitimer Diane de Castro; mais la
duchesse de Valentinois ne le voulut pas. Aux premières paroles que lui
en dit le roi:

--Par ma naissance, répondit-elle, j'étais en droit d'avoir de vous des
enfants légitimes; j'ai été votre maîtresse, parce que je vous aimais,
mais je ne souffrirai pas qu'un arrêt me déclare votre concubine.

Singulier scrupule, chez une femme qui emplissait le monde du bruit et
du scandale de ses amours.

La duchesse de Valentinois touchait à sa soixantième année; mais
toujours belle, toujours jeune, plus que jamais adorée de son amant,
elle pouvait espérer encore un long règne, lorsqu'un terrible accident
causa la mort de Henri II, encore dans toute la force de l'âge.

Depuis longtemps une prédiction menaçait le roi d'un danger inconnu;
voici ce que disait la centurie:

          Le lion jeune le vieux surmontera
          Au champ bellique, par singulier duel
          Dans cage d'or les yeux lui crèvera:
          Deux plaies donnent la mort cruelle!

Chacun pensait bien qu'il s'agissait de quelque combat singulier à armes
courtoises ou non; mais Henri II ne croyait pas aux horoscopes.

Aussi, lors du tournoi donné à l'occasion des mariages d'Elisabeth de
France et de Philippe II, roi d'Espagne, et de Marguerite, soeur de
Henri II, avec le duc de Savoie, l'amant de la duchesse de Valentinois
descendit dans la lice.

Déjà cent lances avaient été rompues, lorsque le roi voulut en courir
une dernière contre un de ses gentilshommes, le comte de Montgomery.

Mais cette fois l'horoscope eut raison.

Atteint au-dessous de l'oeil par le tronçon de la lance de Montgomery,
Henri II, dangereusement blessé, dut être porté en son palais. On ne
comprit pas d'abord toute la gravité de la blessure; mais bientôt elle
empira, et le roi fut en danger de mort.

--Que l'on n'inquiète pas le comte de Montgomery, avait dit le roi en
tombant.

On s'était conformé à la volonté royale; mais le meurtrier involontaire,
le malheureux comte était au désespoir.

Grand aussi était le deuil autour du lit du royal malade; grandes
étaient les ambitions si longtemps comprimées qui commençaient à
s'agiter. Les créatures de la duchesse de Valentinois, les amis des
Guise sentaient le pouvoir leur échapper; tous ceux qui s'étaient
dévoués à Catherine de Médicis saluaient l'aurore de son règne.

Bientôt on en vint à compter les minutes que le roi avait encore à
vivre. Alors Catherine jeta son masque. Sa haine contre la favorite, si
longtemps contenue, éclata. Elle envoya l'ordre à la duchesse de
Valentinois de rendre les bijoux de la couronne qui lui avaient été
confiés par son amant, et de quitter la cour sur l'heure.

--«Le roi est-il donc mort? demanda-t-elle fièrement à celui qui avait
été chargé de cette commission.

--«Non, Madame, répondit-il; mais il ne passera pas la journée.

--«Je n'ai donc pas encore de maître, dit-elle. Je veux que mes ennemis
le sachent bien: lorsque le roi ne sera plus, je ne les craindrai pas;
car si j'ai le malheur de lui survivre, ce que je n'espère pas, mon
coeur sera trop occupé de sa douleur pour que je puisse être sensible
aux chagrins et aux dégoûts qu'on voudra me donner.»

Henri mort, les courtisans s'éloignèrent de celle qu'ils avaient
encensée aux jours de la prospérité. Retirée en son château d'Anet, elle
ne dut le repos dont on la laissa jouir dans sa solitude, qu'à
l'intervention du connétable de Montmorency, qui eut au moins ce rare
courage de demeurer fidèle à une favorite tombée.

Elle put compter ses ennemis, le nombre en était immense. A leur tête
était Gaspard de Saulx, depuis maréchal de Tavannes, qui, même du vivant
du roi, haïssait si fort la favorite, qu'il avait proposé à Catherine de
Médicis «_d'aller couper le nez à la duchesse de Valentinois_.» Et
certes, il l'eût fait, sans la défense expresse de Catherine.

Un scandaleux procès la força un instant de sortir de sa retraite.
Accusée d'avoir favorisé et partagé les rapines de ceux qui, sous son
règne, avaient tenu les gabelles, elle fut condamnée à restituer des
sommes considérables; elle dut s'exécuter.

Elle avait eu de son mari, le comte de Maulevrier, deux filles, mariées
du vivant de Henri aux ducs d'Aumale et de Bourbon; mais ses gendres
cessèrent de s'occuper d'elle du jour où elle devint inutile à leur
ambition.

Fidèle au rôle de toute sa vie, la duchesse de Valentinois en consacra
les dernières années à des oeuvres de piété. Elle fonda même un hôpital,
non loin de son château d'Anet, et une chapelle sous l'invocation de la
Vierge immaculée.

Sa haine contre les protestants avait redoublé avec ses malheurs;
peut-être, en essayant de les persécuter encore, croyait-elle racheter
un scandaleux passé. Par une clause de son testament, elle déshéritait
ses filles, si jamais elles venaient à abandonner la religion
chrétienne.

Diane de Poitiers, comtesse de Brézé, duchesse de Valentinois, mourut à
Anet, le 22 avril 1566, âgée de soixante-six ans, trois mois et
vingt-sept jours. Elle était si belle encore qu'elle ne paraissait pas
la moitié de cet âge.



VIII

MARIE TOUCHET


Charles IX fut un prince malheureux.

Il hérita, en montant sur le trône, des fautes de ses prédécesseurs, et
c'est lui seul cependant que l'histoire semble en rendre responsable.

Engagé malgré lui dans une voie sans issue, il vit éclater les funestes
événements qu'avaient préparés les règnes de François Ier, de Henri
II, la minorité de François II et sa minorité à lui, qui l'avait laissé
sous la toute-puissance de l'ambitieuse et rusée Catherine de Médicis.

Catherine de Médicis, voilà la vraie coupable: c'est elle qui régna sous
le nom de son fils.

Faible jouet aux mains de sa mère, Charles IX n'eut que le tort de ne
point savoir résister à ses obsessions; souvent même, et pour les choses
les plus importantes, il ne fut point consulté; c'est à son insu que se
préparèrent les horribles massacres de la Saint-Barthelémy; prévenu, il
les eût empêchés.

Il ne fut pas des moins surpris, lorsque sonna le tocsin, non pas à
Saint Germain-l'Auxerrois, comme on l'a dit à tort, mais à la grosse
tour du Palais de Justice; et s'il fallait des preuves de ce que nous
avançons ici, nous dirions que la princesse Marguerite, la femme de
Henri de Navarre, cette soeur aimée du roi de France, n'avait point été
avertie, de telle sorte qu'elle faillit tomber sous le couteau des
assassins: ils pénétrèrent jusque dans son alcôve, où ils osèrent
poursuivre un malheureux huguenot qui dut la vie au courage de la
princesse.

Il est inutile de réfuter cette tradition ridicule qui nous montre
Charles IX tirant sur ses propres sujets du haut du balcon du Louvre.
Ceux qui, d'après quelques chroniques mensongères, ont colporté ce
conte, ne se sont point souvenus qu'à cette époque le fameux balcon
n'était point construit encore.

Charles IX a été un prince calomnié; il avait plus de bonnes qualités
que de mauvaises, et certes il lui fallait un naturel heureux pour
n'avoir point été complètement corrompu par l'éducation que lui donna sa
mère.

La cour de France était alors plus licencieuse que jamais: tous les
crimes et toutes les débauches y avaient leurs grandes entrées; on y
tramait l'assassinat et on y préparait le poison. Comme appât pour ceux
qu'elle voulait attirer dans ses filets, Catherine de Médicis avait ses
filles d'honneur, belles et dangereuses sirènes qui mettaient leurs
faveurs et leur beauté au service de la politique de la reine-mère.

Nul plus que Charles IX ne porta impatiemment le poids de la couronne.

--«Que je regrette donc d'être roi!» disait-il souvent.

Poëte, peintre, musicien, il mettait les arts bien au-dessus du pouvoir;
c'est lui qui adressait à Ronsard, son poëte, son ami, ces vers
charmants:

          L'art de faire des vers, dût-on s'en indigner,
          Doit être à plus haut prix que celui de régner:
          Tous deux également nous portons des couronnes,
          Mais roi, je la reçois, poëte, tu les donnes;
          Ta lyre qui ravit par de si doux accords
          T'asservit les esprits dont je n'ai que les corps;
          Elle t'en rend le maître et te sait introduire
          Où le plus fier tyran ne peut avoir d'empire.

Charles IX se plaisait au milieu d'un cénacle de poëtes, d'érudits et de
beaux esprits dont la savante Marguerite était l'âme et la reine. Aux
heures de loisir, il recherchait avec empressement tous les
chefs-d'oeuvre de l'art de cette époque, parvenu alors à son apogée; il
faisait recueillir les manuscrits précieux, les tentures richement
ouvragées, les meubles merveilleusement sculptés, puis les tableaux, les
armures, les ouvrages d'orfèvrerie. Il nous est resté de cette époque
des collections aujourd'hui sans prix. La grande passion du roi était la
chasse; il ne redoutait ni dangers, ni fatigues; il tuait ses chevaux à
appuyer les chiens, et les favoris s'épuisaient en vains efforts pour le
suivre.

Au retour, il faisait des armes; il était fier d'être la meilleure lame
de son royaume; il donnait du cor à pleins poumons jusqu'à cracher le
sang. Il défiait à la balle tous ses gentilshommes. On avait encore
d'autres passe-temps moins dangereux et moins violents: le bilboquet
venait de faire son apparition à la cour; nul seigneur de bon air ne
sortait sans le joujou à la mode, et c'était merveille, vraiment, que de
voir déployer leur adresse à ce jeu, légèrement niais, des raffinés que
le moindre prétexte mettait l'épée à la main.

Il y avait encore un nouveau jeu, venu tout récemment de Florence, le
jeu des billes que l'on faisait rouler sur un vaste tapis; c'était
l'enfance du billard; qui devait plus tard charmer la vieillesse de
Louis XIV et faire la fortune politique de M. de Chamillard.

Tel est pourtant le roi aimable et spirituel que l'on nous montre couché
sanglant sur un lit d'agonie, torturé par d'horribles remords et disant
avec terreur à sa nourrice, vieille huguenote ménagée, ajoute-t-on, par
ses ordres:

--«Ah nourrice! que de sang, que de sang!»

Les amours de Charles IX et de Marie Touchet forment un contraste
remarquable avec les amours de tous les rois dont nous venons de parler.

Ici point de bruit, point de faste, point de scandale. Marie Touchet
n'est pas une favorite ambitieuse, c'est une maîtresse dévouée; Charles
IX eut ce rare bonheur d'être aimé pour lui-même.

Marie Touchet était fille d'un bourgeois d'Orléans, Jean Touchet,
lieutenant particulier au présidial d'Orléans selon les uns, apothicaire
ou parfumeur selon les autres, dans tous les cas un des beaux esprits du
temps, car plusieurs poëtes lui firent des dédicaces. C'est à Blois, au
retour d'une chasse, que le roi, qui n'avait encore que dix-huit ou
dix-neuf ans, aperçut cette charmante fille; il ne put la voir sans
l'aimer.

La beauté de Marie Touchet était éblouissante, et, chose rare à cette
époque, son esprit «était aussi incomparable que sa beauté;» elle avait,
dit un écrivain du temps, «le visage plus rond qu'ovale. Ses yeux, trop
grands peut-être, avaient une expression de douceur infinie; son nez
était du dessin le plus fin; ses cheveux noirs et merveilleusement
abondants; et sa bouche rose et mignonnette s'ouvrait sur des dents plus
blanches que neige.»

Enfin, elle méritait de tout point l'anagramme que son amant fit plus
lard de son nom: _Marie Touchet_, je charme tout.

Longtemps la passion du jeune roi pour la belle Marie Touchet fut un
secret à la cour: Charles IX redoutait pour sa douce maîtresse la colère
de Catherine de Médicis. L'ambitieuse était jalouse de tous ceux qui
approchaient son fils. Toujours elle craignait de voir s'élever quelque
influence qui pût contre-balancer la sienne.

Il eût été dans son caractère de donner une _amie_ à son fils, quelque
belle fille d'honneur dont elle eût été sûre; elle devait craindre une
femme étrangère qui pouvait apprendre au roi qu'après tout il était le
maître.

Un profond mystère entoure donc les commencements de ces amours. Charles
IX n'avait qu'un seul confident. Lorsque la nuit était venue, que chacun
croyait le roi enfermé dans ses appartements, il s'enveloppait d'un
grand manteau sombre, rabattait un large feutre sur son visage et
s'échappait par quelque porte secrète du château; seul le plus souvent,
sans penser que plus d'un chef huguenot ne se fût fait aucun scrupule de
s'emparer de sa personne royale.

Les deux amants avaient choisi pour leurs rendez-vous un petit logis qui
jadis avait servi de halte de chasse. Là, presque chaque soir, Charles
IX passait de longues heures aux pieds de la belle Marie Touchet, tandis
que son confident faisait le guet dans les environs.

Ces premières entrevues furent des plus innocentes: le roi de France
soupirait comme un amoureux transi et n'osait rien demander. Ce prince,
qu'on s'est plu à nous représenter si terrible et si farouche, était, au
fond, d'une grande timidité.

Mais, à défaut d'audace, sa passion plaida bien mieux sa cause. Marie ne
sut pas résister longtemps à ce bel adolescent, qui était son seigneur
et son maître, et qui priait, quand il aurait pu commander.

Elle se donna à Charles librement, sans arrière-pensée et sans
conditions, non pas au monarque très-chrétien, mais au jeune et élégant
gentilhomme aux moustaches et aux cheveux dorés, dont le pinceau net et
suave de François Clouet nous a laissé de si charmants portraits.

Le moment arriva bientôt où leurs discrètes amours se virent menacées de
l'implacable ressentiment de la reine-mère.

Marie Touchet portait dans son sein un gage de l'amour du roi.

Que se passa-t-il alors entre les deux amants? Virent-ils seulement dans
le rêve de leur imagination effrayée se dresser menaçante la figure de
Catherine de Médicis? ou la panique dont ils furent saisis fut-elle
déterminée par la révélation de leur secret trahi ou vendu?

La chronique hésite à se prononcer sur ce point; mais pour qui connaît
les pratiques et les manoeuvres astucieuses dont s'armait, envers et
contre tous, la politique italienne de la mère du roi, il est plus que
probable qu'elle avait été informée de la grossesse de Marie par les
espions dont elle formait toujours une escorte invisible à son «cher
fils.»

Celui-ci, habitué à trembler devant elle, s'arrêta au parti que
prennent, en pareille circonstance, les caractères faibles et dominés.

Pour sauver sa maîtresse, il l'éloigna en toute hâte; et la pauvre
enfant alla faire ses couches hors de France, dans un âpre coin des
terres du duc de Savoie. C'est là qu'elle donna le jour à un fils qui ne
vécût que quelques mois.

Cet obstacle écarté, Catherine reprit avec ardeur l'oeuvre de corruption
dont elle avait fait le pivot et la base de sa puissance.

Ce qu'il fallait au roi, pour servir ses desseins et la laisser suprême
maîtresse du gouvernement, ce n'était point une obscure et chaste
liaison avec une petite bourgeoise, inoffensive jusqu'à présent, mais
qui pouvait cesser de l'être à un moment donné.

Elle redoutait l'empire que pouvait prendre sur le coeur de Charles
l'habitude, ce petit fil invisible qui maîtrise à la longue le coeur des
princes comme celui des vulgaires mortels.

Elle redoutait surtout la vertu de Marie. La vertu pouvait bien, aux
yeux de son royal fils, élevé au milieu de ces très-belles et
très-honnêtes dames dont Brantôme fut l'historien, sembler la séduction
la plus irrésistible, parce qu'elle était l'attrait le plus rare.

Et puis elle sentait qu'elle n'aurait aucune prise sur cette âme
désintéressée, dénuée d'ambition peut-être, et qui n'engagerait jamais
la lutte avec son génie supérieur, mais qui ne serait pas à elle.

Or, ce que Catherine voulait avant tout, c'était qu'on lui appartînt,
corps et âme.

Mettant à profit l'absence de Marie, elle essaya d'effacer entièrement
son souvenir de l'esprit du roi. Dans ce but, elle lui donna de sa main
plusieurs autres maîtresses, des nobles dames de la cour, façonnées par
elle-même à ce métier de galanterie politique qu'elle avait importé en
France d'au-delà des monts.

Trois ans se passèrent dans une vie de plaisirs, de fêtes, de
dissipation et d'enivrement continuel, trois ans pendant lesquels
Charles IX sembla avoir oublié la pauvre exilée et son premier amour.

A la fin pourtant, il se lassa de ces joies mensongères et factices; il
prit en dégoût ces courtisanes titrées qui recueillaient soigneusement
chacune de ses paroles pour les verser dans l'oreille de sa mère; il
s'aperçut que ces belles créatures étaient de froids espions qui
calculaient, soupesaient et notaient jusqu'aux mots sans suite qu'il
bégayait dans l'ivresse des sens.

Alors il se souvint de la vierge sur le sein de laquelle il avait pleuré
et souri sans contrainte, et l'avenir lui apparut encore riche du passé.

Marie Touchet, cependant, avait souffert sans se plaindre de son
abandon. Elle était revenue en France, pour vivre au moins près de
Charles, s'il ne lui était plus permis de vivre pour lui.

Un jour que le roi se trouvait dans cette disposition d'esprit que je
viens de dire et dans cette amère et profonde lassitude de son existence
actuelle, il l'aperçut, par hasard, d'une fenêtre de son palais.

Elle était vêtue simplement, d'habits de couleur sombre, presque de
deuil; elle lui parut mille fois plus belle dans sa douleur et sa
résignation.

L'amour qui s'était échappé de son âme furtivement et à son insu y
rentra en maître.

Revoir Marie, la revoir à l'instant même, telle fut la pensée
irrésistible qui s'empara du prince.

Et comme il ressemblait assez peu à sa mère pour ne pas suivre son
premier mouvement, cette journée bénie ne s'était pas écoulée qu'il
était aux pieds de la charmante femme, implorant encore son pardon,
quand il était déjà tout pardonné.

Au sortir de cette longue et délicieuse extase de l'amour partagé,
Charles se réveilla transformé. Ce n'était plus l'enfant timide,
dérobant par la fuite l'objet de sa tendresse aux sinistres jalousies
d'une mère; c'était un homme jaloux de faire respecter le choix de son
coeur, si ce n'était pas encore un roi se souvenant qu'en France le
sceptre ne doit jamais tomber en quenouille.

--Je vous aime, Marie, dit-il simplement, et je vais à l'instant
informer la reine, ma mère, de mes intentions à votre égard. N'ayez
nulle inquiétude de ce côté, je saurai bien la faire consentir à nous
laisser libres, l'un et l'autre, de nous aimer. Qu'elle règne, j'y
consens; la couronne est lourde à porter pour un front de vingt ans.

--Sire, répondit Marie Touchet, il adviendra ce qu'il plaira à Dieu; en
lui j'ai confiance comme aussi en vous; que votre royale volonté soit
accomplie.

Le roi entoura tendrement Marie de ses bras et la baisa au front, puis
il sortit précipitamment.

Quelques instants après, il était de retour au Louvre et rejoignait sa
mère dans une grande salle tendue de cuir brun gaufré d'or, la seule qui
subsiste encore des appartements du roi Henri II. C'était dans cette
salle que Catherine de Médicis avait l'habitude de se tenir après
souper; c'est là qu'elle recevait les hommages des courtisans, toujours
plongée dans un grand fauteuil au coin de l'immense cheminée, encadrant
dans un bonnet de velours noir façonné en pointe son visage froid et
impérieux comme le masque d'une supérieure de couvent, et vêtue de noir,
portant le deuil de son époux qu'elle ne quitta jamais.

Précisément, au moment où le roi son fils l'aborda, Catherine venait de
congédier ses conseillers ordinaires, Nostradamus et les Ruggieri.

On sait la foi sans bornes que la fille des Médicis avait aux sciences
occultes. Ses astrologues ordinaires lui avaient tiré son horoscope au
début de sa vie, et elle avait vu se réaliser, avec une singulière
précision, les prédictions qu'ils lui avaient faites.

Sans doute il avait été question de Charles et de ses amours dans le
conciliabule qui venait d'être tenu, car aux premiers mots du roi sur le
retour de Marie Touchet et sur sa passion pour elle, Catherine
l'interrompit en lui disant:

--Je sais tout.

--Alors, vous savez aussi, ma mère, reprit Charles avec impétuosité, que
Marie est une jeune fille sans ambition, pleine de respect et d'amour
pour vous, qui n'a jamais entrevu seulement la pensée de paraître à la
cour, et qui préfère à tout un bonheur modeste et ignoré de tous.

--Je connais ses sentiments, répondit lentement la reine, et je les
approuve.

--Oh! merci pour cette bonne parole, ma mère, s'écria le roi. Ainsi,
vous permettez qu'elle vive près de moi; vous ne prendrez pas d'ombrage
de mon amour pour elle?

--A une condition, mon fils, fit Catherine en se levant majestueuse et
solennelle, c'est que vous ne sacrifierez pas à un caprice de votre
coeur les intérêts de votre couronne. Ecoutez-moi.

--Je vous écoute, ma mère, répondit docilement Charles IX.

--Sire, continua la reine, il faut que vous vous mariiez.

--Qu'à cela ne tienne, dit le roi, dont le front soucieux s'était
subitement éclairci.

--Je vous ai trouvé une femme; je ne vous dirai pas que c'est une douce
et belle princesse, de tout point digne de votre amour; votre pensée
étant ailleurs, vous ne me comprendriez point. Je vous dirai seulement
que c'est la petite-fille de Charles-Quint, et que, dans trois mois,
elle sera dans votre lit.

--Une princesse d'Autriche, ma mère!

--Oui, mon fils, dona Isabelle; et si je vous la fais épouser, c'est
pour mieux préparer la ruine de sa maison, l'éternelle ennemie de la
France et de l'Italie. L'Italie, je veux qu'elle soit réunie tout
entière sous le sceptre des Médicis, dont les intérêts se confondent
avec ceux de la maison de France, à qui doit naturellement revenir
l'héritage de la couronne d'Espagne. Un jour viendra, mon fils,
ajouta-t-elle d'un air inspiré, où il n'y aura plus d'Alpes ni de
Pyrénées, où ces trois peuples, France, Italie, Espagne, unis par la
religion et le sang, n'en feront qu'un. Voilà pourquoi je défends le
catholicisme. Monsieur, la France doit rester catholique ou disparaître
de la carte d'Europe.

Mais Charles IX n'écoutait point cette politique transcendante; sa
pensée n'était plus au Louvre.

A dater de ce moment, aucun nuage ne troubla plus les amours du roi et
de sa douce maîtresse. Bien qu'enveloppées toujours de ce transparent
mystère qui dissimule mal les passions des rois, nous les voyons
inspirer la verve des poëtes ordinaires de la cour.

Tour à tour Daurat, Ronsard, Desportes et bien d'autres ont chanté la
beauté de Marie Touchet sous des noms allégoriques qui ne trompaient
personne.

Déjà Desportes, dans des strophes touchantes, avait célébré le
rapprochement des deux amants; dans ces beaux vers, où la parole est
laissée au roi, nous trouvons le portrait psychologique de ce prince qui
nous aide singulièrement à restituer cette physionomie défigurée par
l'ignorance et la haine des historiens:

          La royauté me nuit et me rend misérable.
          Jamais à la grandeur amour n'est favorable.
          Si je n'étais point roi, je serais plus content;
          Je la verrais sans cesse et, par ma contenance,
          Mes pleurs et mes soupirs, elle aurait connaissance,
          Que je sens bien ma faute et qu'en suis repentant.

          Digne objet de mes voeux qui m'avez pu contraindre
          Par tant d'heureux efforts, votre honneur serait moindre
          Si j'avais obéi dès le commencement:
          Deux fois vous m'avez mis en l'amoureux cordage,
          Deux fois je suis à vous; c'est l'être davantage
          Que si vous m'aviez pris une fois seulement.

          Il est bien mal-aisé qu'une amour véhémente
          Soit toujours en bonace et jamais en tourmente.
          Vénus, mère d'Amour, est fille de la mer.
          Comme ou voit la marine et calme et courroucée,
          L'amant est agité de diverse pensée.
          «Qui dure en un état ne se peut dire aimer.»

Charles IX, d'ailleurs, aussi poëte que les plus illustres de la
Pléiade, n'avait pas besoin d'interprète pour rendre ses sentiments, et
voici les vers qu'il composa lui-même sur sa maîtresse:

            _Toucher, aimer_, c'est ma devise,
            Ce celle-là que plus je prise,
            Bien qu'un regard d'elle à mon coeur
            Darde plus de traits et de flamme
            Que de tous l'Archerot vainqueur
        N'en ferait onc appointer dans mon âme.

Le roi avait logé Marie Touchet au coin de la rue de l'Autruche et de la
rue Saint-Honoré, à deux pas du Louvre, dans une jolie petite maison
construite en 1520 pour la fameuse duchesse d'Alençon sur une partie du
jardin du vieil hôtel de ce nom.

C'était un pavillon élevé d'un étage seulement au-dessus du
rez-de-chaussée, bâti en briques; les fenêtres étaient encadrées de
pierre blanche, fouillée en bosselage vermiculé suivant le goût du
temps. Une cour étroite la séparait de la rue, et un petit jardin
l'isolait sur le derrière de l'hôtel d'Alençon.

L'intérieur, pour la simplicité et le bon goût, répondait au dehors de
cette modeste habitation.

C'est dans ce nid mystérieux que Charles IX abritait ses amours, quand
il ne cachait pas sa maîtresse dans les sombres appartements du château
de Madrid.

Marie Touchet ne tarda pas à devenir mère une seconde fois.

Elle accoucha d'un fils au château de Fayet en Dauphiné, le 28 avril
1572.

Catherine de Médicis, qui décidément lui avait accordé ses bonnes
grâces, fit reconnaître cet enfant par le Parlement et permit que le
petit Charles de Valois portât le titre de comte d'Auvergne.

Déjà elle avait fait don à la maîtresse de son fils de la seigneurie de
Belleville, près Vincennes, où Marie Touchet se rendait parfois quand,
après la chasse, le roi passait la nuit au château.

Moins favorisée du ciel que sa rivale, la reine Elisabeth ne donna
qu'une fille au roi de France.

Décidément, l'étoile de la petite-fille de Charles-Quint pâlissait
devant celle de Marie. La maîtresse royale, dans le naïf et égoïste
orgueil de l'amour, ne faisait même pas à la pauvre reine l'honneur
d'être jalouse d'elle.

C'est du moins ce que prétend cette mauvaise langue de Brantôme: «Cette
belle dame, lorsqu'on traictoit le mariage du roy et de la royne, un
jour ayant veu le portraict de la royne et bien contemplé, ne dist autre
chose, sinon que: «L'Allemagne ne me fait point de peur,» inférant par
là qu'elle présumait autant de soy et de sa beauté que le roy ne s'en
scaurait passer.»

Elisabeth qui, selon le même Brantôme, «fut une des plus douces roynes
qui aient jamais été et qui ne fit oncques mal ni déplaisir à personne,»
négligée de son époux, offrait en silence ses larmes à Dieu et passait
ses nuits solitaires à lire ses Heures.

Ce n'était point cette victime résignée qui pouvait faire échec à la
passion du roi, surexcitée par les joies de la paternité.

Le fils de Marie Touchet, que Brantôme déclare encore être «un très-beau
et très-agréable prince, et la vraie ressemblance du père en toute
valeur, générosité et vertu,» ressemblait, en effet, beaucoup à Charles
IX.

Tout enfant, il en avait déjà les traits, les gestes, le sourire.

Le roi passait de longues heures dans le petit logis de la rue de
l'Autruche, à le faire jouer et sauter sur ses genoux.

Délicieuses soirées qui ne devaient pas avoir de lendemain!

Une nuit, Charles arriva chez sa maîtresse, pâle, l'oeil hagard,
convulsif, tremblant, le front baigné d'une sueur froide. Pour la
première fois, il repoussa les caresses de la jeune femme et ne se
pencha point sur le berceau de son fils.

C'était au lendemain de la Saint-Barthelémy; des bandes d'assassins
couraient encore les rues, et, pour franchir la courte distance qui
séparait le Louvre de la rue de l'Autruche, Charles IX avait trébuché
sur vingt cadavres.

A dater de cette nuit terrible, où l'on avait violenté sa volonté
royale, l'infortuné prince n'eut plus un instant de repos.

En vain, pour chasser le fantôme sanglant, se jeta-t-il dans tous les
excès d'une débauche furieuse et se livra-t-il avec emportement aux
exercices les plus violents.

Il ne fit plus, jusqu'au jour de sa mort, que de rares apparitions chez
Marie Touchet, et chaque fois il lui disait d'un air sombre:

--Ma mie, je suis condamné. Je périrai bientôt!

Et il serrait le petit Charles de Valois contre son coeur et s'écriait,
en versant des torrents de larmes:

--Enfant, que tu es heureux! Tu ne seras jamais roi.

Après la mort de Charles IX, Marie Touchet, qui ne s'était en rien mêlée
des affaires et n'avait pris aucune part aux intrigues, recueillit le
fruit de sa sagesse.

La reine-mère laissa par testament au petit Charles de Valois ses
propres, les comtés d'Auvergne et de Lauraguais.

Plus tard, la reine Marguerite, la première femme d'Henri IV, contesta
la donation et la fit casser par le Parlement. Mais le roi Louis XIII
indemnisa par la suite le comte d'Auvergne en lui donnant le duché
d'Angoulême.

Marie Touchet épousa Charles de Balzac, marquis d'Entragues, gouverneur
d'Orléans, qui l'avait connue et aimée toute jeune, avant sa liaison
avec le roi.

Elle lui donna deux filles: l'aînée fut la célèbre marquise de Verneuil,
maîtresse de Henri IV, qui voulut détrôner ce prince, lors de la
conspiration du maréchal de Biron, pour donner la couronne à son frère
utérin, le comte d'Auvergne.

Gravement compromis dans cette conspiration et même jeté en prison,
celui-ci ne fut rendu à la liberté que par respect pour le sang des
Valois, assure l'auteur de la _Confession de Sancy_.

C'est sans doute le même sentiment qui fit fermer les yeux à Louis XIV
quand le comte d'Auvergne, devenu duc d'Angoulême avec droit de battre
monnaie sur ses terres, s'amusa à altérer les titres et à se faire faux
monnayeur.

Marie Touchet mourut presque nonagénaire et fut inhumée dans l'église
des Minimes de la place Royale. Sur une lame de cuivre enfermée dans
son tombeau, on avait gravé cette épitaphe:

                      CY GIST
         le corps de haute et puissante dame
               madame MARIE TOUCHET,
         de belleville, au jour de son décès,
        veuve de feu haut et puissant seigneur
             messire françois de balzac,
                seigneur d'entragues,
             chevalier des ordres du roi
               et gouverneur d'orléans,
           laquelle décéda le 28 mars 1638,
                  agée de 89 ans.

La seconde fille de Marie Touchet, Marie de Balzac, eut le malheur
d'aimer un fat, Bassompierre, qui la paya de ses bontés en outrageant et
en calomniant sa mère.

Voici en quels termes le galant maréchal raconte dans ses _Mémoires_ le
touchant épisode des amours de Charles IX et de Marie Touchet:

«Le lieutenant-général d'Orléans, nommé Touchet, fut accusé d'avoir aidé
au prince de Condé de surprendre Orléans aux premiers troubles; car il
était soupçonné d'être de la religion. Ce fut pourquoi on lui suscita
une accusation pour le perdre. Mais Antragues, gouverneur d'Orléans, qui
l'aimait, offrit une jeune fille qu'il avait, nommée Marie, d'excellente
beauté, au roi Charles, moyennant quoi il eut la vie sauve. Et la fille
fut produite au roi qui la dévirgina, et elle fut à lui. Puis ensuite,
étant devenue grosse, l'extrême respect que ce roi portait à sa mère fit
qu'il l'envoya sur la frontière de Savoye, hors de France, où elle
accoucha d'un fils qui mourut. Cependant, le roi devint amoureux de
madame de Clermont d'Antragues et de madame de Narmoustier, et ne se
soucia plus de Marie Touchet, jusqu'à ce qu'au bout de trois ans,
l'ayant vue en une fenêtre, comme il allait au palais, il lui prit envie
de la revoir, et l'engrossa de nouveau d'un fils, dont elle accoucha
encore en Savoye. Et le roi Charles étant à la mort, le recommanda à la
reine sa mère, qui en eut soin et le fit étudier; puis le roi Henri III
le prit en amitié, et l'eût fait grand s'il eût vécu, le recommandant
fort au roi Henri IV, son successeur: c'est le duc d'Angoulême. Marie
Touchet depuis se maria avec le même Antragues qui l'avait produite au
roi Charles.»

M. le maréchal de Bassompierre, en écrivant ces lignes, ne songeait sans
doute pas à la postérité qui flétrit les lâchetés, de quelque part
qu'elles viennent.



IX

LE VERT GALANT


          Vive Henri-Quatre!
          Vive ce roi vaillant!
          Ce diable à quatre
          A le triple talent
          De boire et de battre
          Et d'être un vert-galant.

Ce refrain d'une chanson dont la Restauration fit en quelque sorte une
marseillaise royaliste ou tout au moins une antienne politique, nous
représente admirablement le caractère de Henri IV.

Il y avait du soudard dans ce roi qui passa une partie de sa vie dans
les camps, et qui après la bataille fêtait joyeusement avec ses
compagnons le vin du crû, ou allait demander l'hospitalité à quelqu'une
des maîtresses qu'il avait toujours dans les environs.

On attribue même à Henri IV le second couplet de la chanson:

          J'aimons les filles,
          Et j'aimons le bon vin.
          De nos vieux drilles
          Répétons le refrain:
          J'aimons les filles,
          Et j'aimons le bon vin.

Certes ce couplet ne dut pas coûter de grands efforts d'imagination au
roi, mais il fit plus pour sa popularité que ses victoires et sa
proverbiale bonté.

Nous sommes toujours les vieux Gaulois; gaîté et gaillardise sont des
fleurs naturelles du terroir. Lorsque notre maître sent, pense, agit
comme nous, ce n'est plus un maître, c'est un des nôtres. Il est à nous,
nous sommes à lui.

Et ceci n'est point un paradoxe. D'ailleurs la thèse n'est pas nouvelle:
le marquis de Belloy l'a soutenue dans un livre brillant[5] dont je vais
sans façon détacher une page ou deux:

[Note 5: _Les Toqués_, Paris, 1860.]

«Oui, la gaillardise est un instrument d'autorité, un moyen d'ascendant,
et c'est là ce qu'ont méconnu les meilleurs de nos souverains, nobles
coeurs, mais petits esprits, faibles tempéraments à qui le
_Diable-à-quatre_ a vainement enseigné l'art, le seul art d'être
populaire en ce pays; car pour en revenir à Henri IV, à quoi doit-il
d'être encore aujourd'hui

          Le seul roi dont le peuple ait gardé la mémoire?

«A la _poule-au-pot_? mais il ne l'a jamais donnée cette fameuse
poule-au-pot, que personne plus que lui ne donnera jamais au peuple:
voyez le prix dont elle est maintenant.--A ses victoires, à sa bonté, à
son génie? Pas davantage: saint Louis aussi, et combien d'autres ont été
des victorieux! Louis XII fut le père du peuple, et qui le connaît ce
père du peuple? Ah! s'il l'eût été comme ce bon roi d'Yvetot, passe
encore.

«Non, le secret de la popularité d'Henri IV, demandez-le à la chanson, à
la plus populaire de nos chansons: _J'aimons les filles_.... Mais tout
le monde la sait par coeur, même les dévots, même les plus graves.

«Le fils du Vert-Galant égalait au moins son père en bravoure. S'il
n'eut pas de génie, il sut se donner un ministre qui en avait, et bien
qu'il le haït à juste titre, il le supporta, il s'effaça devant lui
pendant tout son règne, par dévoûment pour ses sujets. Quel plus noble
exemple de sagesse et d'abnégation! Personne cependant ne lui en sut
gré. Pourquoi? Parce qu'il n'aima pas _les filles et le bon vin_, parce
qu'il ne fut pas un _diable-à-quatre_, un _joyeux drille_, un
_gaillard_; parce qu'il prit un jour des pincettes pour tirer un billet
du sein d'une dame; et, en vérité, c'étaient bien des façons.--Je tiens
de mon père, disait-il, je sens le gousset.--Il s'agissait bien du
gousset!

«Louis XIV s'y était mieux pris: il avait débuté, tout jeune, par faire
l'amour sur les toits pour que tout le monde le vît: c'était le
programme du nouveau règne. Aussi, pendant longtemps, sa popularité
fut-elle immense, d'autant plus que les suites répondirent aux
commencements; mais il perdit par le confessionnal tout ce qu'il avait
gagné de terrain par les gouttières.

«Tant qu'on lui crut encore une ou deux maîtresses au moins, on lui
pardonna sa grandeur, on lui aurait même passé sa piété; mais dès
qu'entre autres choses on sut que madame de Maintenon n'était que sa
compagne légitime, au lieu de tout ce qu'on avait espéré, il n'y eut
qu'un cri, pour le coup, du Rhin jusqu'aux Pyrénées. Quelle trahison en
effet, quel détestable abus de confiance! Le tartufe! le faux gaillard!
De ce moment la popularité du grand roi s'écroula, son nom tomba dans le
mépris. Ses faiblesses ne lui furent comptées pour rien; on ne vit plus
que sa vertu. Il perdit le coeur de son peuple.

«Poursuivons! L'histoire de France ne saurait trop être envisagée à ce
point de vue.

«Parlez-moi du régent: en voilà un gaillard! et Dubois, son ministre, la
gaillardise en chapeau rouge! et ce charmant roi Louis XV, Louis le
bien-aimé!--Mais qu'ai-je donc fait à ce bon peuple pour qu'il m'aime
tant? disait-il.--Ce que vous avez fait, Sire? Rien encore peut-être,
vous êtes si jeune!--Il avait quatre ans,--mais on pressent ce que vous
ferez. On lit dans vos yeux que vous ne serez pas comme votre aïeul
Louis le Grand, Louis le délicat, Louis le dégoûté, dont le coeur était
comme l'abbaye de Remiremont: pour y mettre il fallait prouver
trente-deux quartiers de noblesse. Vous n'y regarderez pas de si près,
ni de si loin. Vive l'égalité, morbleu! Vous prendrez vos maîtresses de
toutes mains; la dernière fille du peuple, aussi bien que la plus grande
dame, pourra être appelée à trôner un quart d'heure sur vos genoux: et
si on la décrasse, si on la parfume pour la circonstance, volontiers
direz-vous peut-être comme le bon Henri: Ah! les malheureux! ils me
l'ont gâtée.»

Heureusement pour les plaisirs d'Henri IV, on ne lui gâta pas toutes ses
maîtresses, surtout dans les commencements. Il aimait alors où il
pouvait et quand il pouvait, des cuisines jusqu'aux combles; et Dieu
sait les aventures, bonnes et mauvaises, mauvaises le plus souvent,
autant vaudrait dire toujours. Il n'eut point de bonheur en amour, le
roi vert-galant; mais il prenait gaîment son parti des trahisons, il
était si disposé à trahir lui-même.

Aventureux en amour comme en guerre, il s'en allait contant fleurettes à
toutes celles qu'il trouvait sur son passage, jolies ou laides. Au
besoin il promettait mariage: ce n'est point pour rien qu'on le surnomma
le roi prometteur. Il allait même jusqu'à donner des promesses écrites.
Devenu roi, il conserva toutes les habitudes d'un soldat de fortune.

Lorsqu'il n'avait que la cape et l'épée, le rachat de ses promesses ne
lui coûtait guère; il en fut autrement lorsqu'il eut échangé la couronne
de France contre une messe: il fallait alors débourser de beaux écus.
Sully grondait, mais il payait; c'était son métier d'être économe pour
son maître, et il avait besoin d'être économe. Outre qu'Henri aimait le
vin et les filles, il ne détestait pas le jeu, et il n'y avait pas plus
de chances qu'en amour.

Alors il écrivait à Sully:

     «Mon ami, j'ai perdu au jeu vingt-deux mille pistoles (plus de six
     cent mille francs de la monnaie de nos jours); je vous prie de les
     distribuer incontinent aux particuliers auxquels je les dois.»

Aux remontrances de Sully:

«Ventre-saint-gris, disait Henri IV, n'ai-je pas assez travaillé pour
mes peuples, et ne puis-je pas prendre un peu de bon temps?»

De loin la bonhomie d'Henri IV ne paraît pas toujours d'un très-franc
aloi. Il est à croire que souvent sa rondeur et sa rude franchise ne
furent qu'un masque; il excellait à mettre en scène, et il ne sentait
guère le besoin de promener ses enfants sur son dos que lorsqu'il devait
recevoir l'ambassadeur du roi d'Espagne.--«Vous êtes père, monsieur
l'ambassadeur?--Oui, Sire.--Alors, j'achèverai la promenade.»

Il promit toujours plus de poule-au-pot qu'il ne donna de pain; mais
promettre est un grand art en ce beau pays de France. En attendant, on
pendait les braconniers haut et court.

Il ne faudrait pas croire cependant qu'Henri IV se ruina pour toutes ses
maîtresses. Au commencement, se ruiner lui eût été difficile; il n'avait
pas alors toujours un pourpoint neuf pour remplacer son pourpoint
déchiré; en ce temps il empruntait au lieu de donner, et deux de ses
amies au moins contribuèrent puissamment à payer ses partisans et ses
adversaires, ses adversaires surtout.

L'histoire ne nous dit point que le roi se soit jamais préoccupé de
rendre ce qui avait été prêté au pauvre prétendant.

Le scandale de ses amours n'offensait d'ailleurs que quelques
calvinistes austères ou quelques catholiques défiants. Les pamphlets
pleuvaient alors; la langue latine se prêtant à toutes les licences, on
dépeignait les _abominations_ du huguenot converti. Jusque sur les murs
du Louvre on osait afficher les placards les plus injurieux. D'autres
fois c'était seulement des conseils un peu aigres:

          Hérétique point ne seras
          De fait ni de consentement;
          Tous tes péchés confesseras
          Au Saint Père dévotement;
          Les églises honoreras,
          Rétabliras entièrement;
          Bénéfices ne donneras
          Qu'aux catholiques seulement;
          Ta bonne soeur convertiras
          Par ton exemple doucement;
          Tous les ministres chasseras,
          Les huguenots pareillement;
          La femme d'autrui tu rendras
          Que tu retiens paillardement;
          La tienne tu reprendras,
          Si tu peux vivre saintement;
          Justice à chacun tu feras,
          Si tu veux vivre longuement;
          Grâce ou pardon ne donneras
          Contre la mort uniquement;
          Ce faisant tu te garderas
          Du couteau de frère Clément.

Ce funeste pronostic qui devait se réaliser n'épouvantait point Henri
IV; il ne changea jamais rien à son genre de vie pas plus qu'à sa
politique. Mais nous n'avons point ici à juger le roi ni l'habile homme
de gouvernement qui, louvoyant entre les partis, sut arriver au trône et
créer une France forte et une, et qui, au faite de sa puissance, rêva,
dit-on, une fédération européenne et la paix universelle. Le _gaillard_
seul est de notre compétence.

Henri de Bourbon avait été dans sa jeunesse un assez beau cavalier; sa
taille au-dessus de la moyenne était bien prise; il avait l'air noble,
le regard spirituel et fier, le teint et les cheveux bruns; son nez,
d'une courbure un peu trop aquiline, donnait à son visage une expression
de résolution, et son front haut et découvert dénotait une intelligence
pratique que la finesse de sa bouche légèrement contractée aux
commissures ne démentait point.

Les fatigues de la guerre le vieillirent de bonne heure; sa barbe en
éventail se nuança de fils d'argent; le nez, ce trait saillant de sa
physionomie, s'allongea et se recourba davantage, tandis que son menton
se projetait en avant, effaçant de plus en plus la bouche dégarnie de
ses dents sous ses moustaches raides et grisonnantes.

Mais s'il perdit, avec l'âge, la régularité et la bonne grâce de ses
traits, en revanche sa physionomie s'empreignait d'un grand caractère de
bonté sereine et de bienveillance sympathique; en somme le masque
d'Henri IV est de ceux qui attirent, et Lavater lui pardonnerait la
flamme égrillarde de ses yeux à cause de l'aménité de son sourire.

Naturellement simple, il poussait jusqu'à la négligence et presque à
l'incurie le soin de sa personne et le détail de son habillement; sa
garde-robe fut toujours des plus élémentaires, et ce n'est pas par ses
agréments extérieurs qu'il dut jamais séduire ses nombreuses conquêtes.

Il est difficile, impossible même de suivre le Vert-Galant dans toutes
ses équipées amoureuses. «Le roi avait un grand faible pour les femmes,
dit hypocritement Bassompierre, et il en résultait des scandales.»
Tallemant des Réaux prétend de son côté qu'Henri faisait plus de bruit
que de besogne et qu'il n'était pas «_grand abatteur de bois_.» Mais
Tallemant écrivait après les fatigues de la guerre.

On ferait un calendrier avec le nom de toutes les _saintes_ que fêta ce
dévot de la beauté. Son histoire amoureuse commence comme une idylle: il
s'adressa d'abord à des déesses en jupons courts, vertus champêtres
faciles à séduire: il inscrivait alors sur sa liste des noms obscurs de
paysannes, de boulangères, ou de filles de service. «Il aimait le
torchon,» dit avec amertume l'austère d'Aubigné.

De tous ces noms un seul est venu jusqu'à nous, sauvé de l'oubli par une
légende naïve, celui de Fleurette. Les poëtes de mirlitons se sont
emparés de l'histoire de la jardinière de Nérac et l'ont arrangée pour
les besoins de la romance et de l'Opéra-Comique. Mais ces amours furent
beaucoup moins poétiques, et le père de Fleurette, un homme brutal,
obligea une fois le prince à sauter par la fenêtre.

Fleurette eut un enfant de Henri IV et le poëte Dufresny était
arrière-petit-fils de la belle jardinière. Voltaire assure qu'il
ressemblait à son bisaïeul, et que son origine était la véritable cause
de la bienveillance de Louis XIV à son égard. Dufresny tenait de son
grand-père. Le grand roi avait renoncé à l'enrichir, la France n'y eût
pas suffi; le poëte finit par épouser sa blanchisseuse, seul moyen en
son pouvoir d'acquitter la note de ses jabots et de ses manchettes.

Les voyages forment la jeunesse. Henri IV eut bientôt un champ plus
vaste pour ses exploits galants. Dans ses courses aventureuses, nous le
voyons chaque jour entamer le premier chapitre d'un roman nouveau, et
quels romans! Le burlesque à chaque instant menace de tourner au
tragique: on dégaîne les épées, il pleut des coups de bâton. Déguisé en
palefrenier, le roi s'élance sur une échelle qui doit le conduire
auprès de sa belle; mais les échelons ont été sciés à l'avance, et voilà
le galant par terre. Heureusement quelques-uns de ses compagnons
faisaient le guet.

Une autre fois il s'agit encore d'une fenêtre; elle était au
rez-de-chaussée, il n'y avait pas besoin d'échelle. Notre prince
d'aventures arrive au milieu de la nuit, pousse le volet entr'ouvert et
saute dans la chambre. Il court au plus pressé, c'est-à-dire au lit; la
belle n'y était pas, mais bien un galant plus favorisé, un galant qui
avait le poignet solide. Pourtant, l'obscurité aidant, Henri put
s'échapper sans esclandre.

Moins heureux dans une autre circonstance, il perdit à la bataille son
pourpoint et son haut-de-chausses, et dut s'enfuir dans un appareil trop
primitif, en criant à l'aide.

Tout n'était pas profit, non plus, dans le métier d'ami du prince, et à
deux ou trois reprises de hardis compagnons qu'il avait envoyés en
reconnaissance emboursèrent pour le compte de leur maître de bonnes
volées de bois vert.

Mais à quoi bon s'appesantir sur ces amours vulgaires? Faut-il nommer
toutes ces femmes inconnues qu'énumèrent des compilateurs plus inconnus
encore: Catherine du Luc, mesdemoiselles de Montagu et de Tignonville,
la fille du président Rebours, mesdames de Petonville Aarssen, de Ragny,
de Boinville, Le Clein et tant d'autres?

Il en est qu'une anecdote, une circonstance fortuite détachent de la
trame banale de la chronique scandaleuse: c'est d'Ayelle, cette
charmante Cypriote, aussitôt délaissée que séduite; dame Martine, femme
d'un docteur de La Rochelle, à qui il fit oublier ses devoirs et le
bonnet carré de son époux, ce qui lui valut des réprimandes publiques au
prêche, mademoiselle de la Bourdaisière, fille d'honneur de la reine
Louise, veuve de Henri III, qui l'occupa quelque temps, dans
l'intervalle d'une de ses brouilles avec la marquise de Verneuil; la
comtesse de Limoux, dont la faveur dura également le temps d'une lune
rousse; l'abbesse de Vernon, qui, dit Bassompierre, «le gratifia d'un
_Souvenez-vous de moi_ qui ne le rendit pas plus prudent;» Catherine de
Verdun, autre religieuse, «vrai ragoût de huguenot;» Louise Marguerite
de Lorraine, qu'il eût peut-être épousée, «s'il n'avait, dit Sully,
appréhendé la trop grande passion qu'elle témoignait pour sa maison, et
surtout pour ses frères;» mademoiselle Paulet, «qu'il allait voir à
l'hôtel de Zamet quand il fut assassiné en la rue de la Ferronnerie,»
prétend Sauval; etc., etc.

Mais ne nous occupons que des figures qui appartiennent à l'histoire.
Celles des amours de Henri IV qui y ont leur place marquée ne
commencèrent qu'après son mariage avec Marguerite de Navarre, et pendant
qu'il était retenu prisonnier à la cour de France.

Ce fut une union singulière que celle de Marguerite et de Henri de
Navarre. Belle, spirituelle, enjouée, la jeune princesse eût pu prendre
un ascendant sans contrepoids sur le coeur de son époux, ou tout au
moins le fixer pour toujours, mais elle ne le tenta même pas. Elle se
maria pour obéir à la politique de sa mère et ne changea rien à son
genre de vie; or chacun connaît le genre de vie de la docte Marguerite:
ses aventures avaient été au moins aussi nombreuses que celles de Henri;
on ne comptait plus ses amants, et on disait tout bas à la cour que ses
frères eux-mêmes avaient eu part à ses faveurs.

Cette union n'eut point de lune de miel; tout au plus fut-ce une
association politique, et Marguerite, on doit lui rendre cette justice,
fut une alliée fidèle. Les deux époux, au lendemain de leur mariage, se
regardèrent comme aussi libres que par le passé. Ils n'attendirent même
pas au lendemain. Le soir même de la célébration des noces, Henri se
contenta de conduire sa femme jusqu'à son appartement; après de
cérémonieuses salutations, il se retira, et la porte était à peine
fermée sur lui que la fenêtre de Marguerite s'ouvrait à l'élu du moment.

Henri aimait alors Charlotte de Beaune-Samblançay, dame de Sauves,
marquise de Noirmoustier. Charlotte, dame d'atours de Catherine de
Médicis, avait été élevée à son école. Autant par sa beauté que par sa
coquetterie et son esprit, elle servait la politique de la reine-mère,
qui n'eut jamais de plus aveugle instrument de ses volontés.

Les galanteries de madame de Sauves suffiraient à défrayer des volumes,
et cinq ou six galants se partageaient ses faveurs. C'est cette femme
cependant qu'aimait ou faisait semblant d'aimer le jeune roi de Navarre.
Les chroniques n'ont point de mots assez forts pour peindre la violence
de la passion de Henri; elles racontent que les coquetteries de madame
de Sauves faillirent plusieurs fois armer l'un contre l'autre le
Béarnais et le duc d'Alençon.

Les chroniques se trompent. Aussi rusé au moins que Catherine de
Médicis, Henri ne se servit de l'espionne qu'elle avait jetée dans son
lit que pour mieux tromper l'Italienne sur son caractère et sur ses
véritables intentions. Cette liaison dura jusqu'au moment où le roi de
Navarre put s'enfuir de la cour de France, c'est-à-dire vers la fin de
février 1576. Plus tard madame de Sauves, qui avait conservé un bon
souvenir de Henri, lui rendit d'importants services en l'avertissant des
véritables intentions de la cour à son égard.

C'est dans la maison même de la reine sa femme que Henri devait trouver
celle qui lui inspira sa première passion sérieuse. La petite cour du
roi de Navarre s'ennuyait profondément à Nérac, quand l'époux _in
partibus_ de Marguerite s'éprit follement de Françoise de Montmorency,
qu'on appelait _la belle Fosseuse_, suivant l'usage du temps de donner
aux noms de femme une terminaison féminine, parce que son père portait
le titre de baron de Fosseux.

Toute belle et toute bonne, au dire de la reine Marguerite, Fosseuse ne
résista pas longtemps au roi; et bientôt, quelques précautions que
prissent les deux amants, leurs rendez-vous ne furent un mystère pour
personne. Loin de se fâcher, la reine Marguerite protégeait en secret
les amours de son mari. Fosseuse lui rendait service. A cette époque la
_guerre des Amoureux_ venait d'éclater, et plusieurs fois Henri faillit
être pris ou recevoir quelque arquebusade en allant voir sa belle
maîtresse.

Il ne tarda pas à devenir impossible à Fosseuse de dissimuler; elle
était enceinte. Le roi dut tout avouer à sa femme, et voilà comment
Marguerite dans ses _Mémoires_ s'explique sur cette aventure:

«Le mal prenant à Fosseuse au point du jour, étant couchée en la chambre
des filles d'honneur, elle envoya quérir mon médecin et le pria
d'avertir le roi mon mari; ce qu'il fit. Nous étions couchés en une même
chambre, en divers lits, comme nous avions accoutumé. Lorsque le médecin
lui dit cette nouvelle, il se trouva fort en peine, ne sachant que
faire, craignant d'un côté qu'elle fût découverte, et de l'autre qu'elle
fût mal secourue, car il l'aimait fort. Il se résolut enfin de m'avouer
tout et de me prier de l'aller secourir, sachant bien que, malgré tout
ce qui s'était passé, il me trouverait toujours prête de le servir en
ce qu'il lui plairait. Il ouvre mon rideau et me dit:

«--Ma mie, je vous ai célé une chose qu'il faut que je vous avoue; je
vous prie de m'en excuser et de ne point garder souvenir de tout ce que
je vous ai dit pour ce sujet. Mais obligez-moi tant que de vous lever
tout à l'heure, pour aller à l'aide de Fosseuse qui est fort mal. Vous
savez combien je l'aime! je vous en prie, obligez-moi en cela.

«Je lui dis que je l'honorais trop pour m'offenser de chose qui vint de
lui, que je m'y en allais et y ferais comme si c'était ma fille propre;
que cependant il s'en allât à la chasse et emmenât tout le monde, afin
qu'il n'en fût point ouï parler.

«Je fis promptement ôter Fosseuse de la chambre des filles et la mis
dans une chambre écartée avec mon médecin et des femmes pour la servir,
et la fis très-bien secourir. Dieu voulut qu'elle ne fît qu'une fille
qui encore était morte.»

A son retour de la chasse, Henri trouva Fosseuse presque rétablie et
toute souriante; il se confondit en remercîments envers la reine
Marguerite, mais il ne put obtenir d'elle qu'elle gardât Fosseuse et
continuât à lui témoigner la même amitié.

«--Je craignais, dit Marguerite, en lui obéissant, qu'on ne me montrât
du doigt.»

Ce devait être le dernier chapitre des amours de Henri et de la belle
Fosseuse. Une nouvelle passion allait s'emparer du coeur du frivole
monarque, Corisandre d'Andouins.

Ce fut à Bordeaux que, pour la première fois, le roi de Navarre aperçut
Diane de Louvigny, comtesse de Gramont-Guiche. La belle Corisandre, dont
le nom rappelle ceux des héroïnes de d'Urfé, était la fille unique de
Paul, vicomte de Louvigny, seigneur de Lescun; elle avait épousé
très-jeune Philibert de Gramont, gouverneur de Bayonne, sénéchal de
Béarn, qui, ayant eu un bras emporté d'un coup de canon au siége de la
Fère, mourut, quelques jours après, de cette blessure, à l'âge de
vingt-huit ans à peine.

De toutes les maîtresses d'Henri IV, la belle Corisandre est celle dont
l'amour paraît avoir été le plus vrai et le plus désintéressé.

Pendant qu'il tenait campagne dans les provinces du Midi, elle vendait
ses diamants et engageait tous ses biens, faisait la guerre pour lui à
ses dépens et lui envoyait des levées de plusieurs milliers de Gascons.
Le roi, de son côté, après chaque victoire de ses armes, se dérobait à
son armée pour courir dans les bras de sa maîtresse. «L'amour, dit
Sully, le rappelait aux pieds de la comtesse de Guiche, pour y déposer
les drapeaux pris sur l'ennemi, qu'il avait fait mettre à part pour son
usage.»

Il avait promis le mariage à cette belle veuve de vingt-six ans, qui
portait un des plus grands noms des provinces méridionales. On lit même,
dans les _Mémoires de Gramont_, qu'il voulut reconnaître le fils que
Diane avait eu de Philibert. «Il n'a tenu qu'à mon père, dit le
chevalier de Gramont, d'être le fils de Henri IV: le roi voulait à toute
force le reconnaître, et ce diable d'homme ne le voulut pas; vois donc
ce que seraient les Gramont sans ce beau travers, ils auraient le pas
sur les César de Vendôme.»

D'Aubigné détourna le roi de ce projet d'union:--«Il faut, lui dit-il,
que vous soyez _aut Caesar aut nihil_.... Si vous devenez l'époux de
votre maîtresse, le mépris que vous ferez rejaillir sur votre personne
vous fermera sans ressource le chemin du trône.»

La correspondance du roi avec la comtesse de Guiche, dont nous avons
quelques fragments, est toujours d'ailleurs du ton le plus tendre et le
plus respectueux:

     «J'arrivai hier au soir de Marans, lui écrivait-il, en 1588. Ah!
     que je vous y souhaitais! C'est le lieu le plus selon votre humeur
     que j'aie jamais vu.... L'on peut s'y réjouir avec ce que l'on
     aime, et plaindre une absence. Je pars jeudi pour aller à Pons, où
     je serai plus près de vous; mais je n'y ferai guère de séjour. Je
     crois que mes autres laquais sont morts; il n'en est revenu nul.
     Mon âme, tenez-moi en votre bonne grâce; croyez ma fidélité être
     blanche et hors de tache. Il ne fut jamais sa pareille. Si cela
     vous porte contentement, vivez heureuse.

                    «Henri.»



Oh! la fine fleur de Gascon qui parle de sa fidélité avec cette
assurance! La comtesse savait à quoi s'en tenir sur ce point; moins de
six mois après, le roi lui annonçait en ces termes la mort d'un fils
qu'il avait eu de quelque maîtresse obscure:

     «Mon cher coeur, renvoyez-moi Bryquesières, et il s'en retournera
     avec tout ce qu'il vous faut, excepté moi. _Je suis fort affligé de
     la mort de mon petit, qui mourut hier. Il commençait à parler_.»

La belle Corisandre avait des goûts mondains que lui reprochent les
écrits satiriques du temps. Elle allait à la messe escortée de pages, de
bouffons, de chiens, de singes, d'animaux privés de toute espèce. Son
amant attentif à lui plaire lui écrit encore:

     «Je suis sur le point de vous recouvrer un cheval qui a l'entrepas,
     le plus beau que vous vîtes et le meilleur, force panache
     d'aigrette. Bonnières est allé à Poitiers pour acheter des cordes
     de luth pour vous; il sera ce soir de retour.... Mon coeur,
     souvenez-vous toujours de _Petiot_.»

Petiot, c'est lui-même.

Plus tard, il lui offre encore un cadeau du même genre.

     «J'ai deux petits sangliers privés et deux faons de biche;
     mandez-moi si vous les voulez.»

Madame de Gramont resta quelque temps encore la maîtresse en titre du
roi, même après qu'il eut passé la Loire et fait sa jonction avec
l'armée catholique et royale; mais la beauté de Corisandre s'altéra
rapidement et le charme se rompit.

Cette rupture fut peut-être précipitée par une nouvelle passion inspirée
à Henri par la comtesse de Guercheville. Pourtant cette passion ne fut
point heureuse, et madame de Guercheville eut ce rare honneur de
résister à l'amour du roi.

C'est pendant sa campagne de Normandie que Henri s'éprit à première vue
d'Antoinette de Pons, marquise de Guercheville, veuve du comte de la
Roche-Guyon. Tout aussitôt, il lui adressa les billets les plus
passionnés; mais les billets restèrent sans réponse. Pour l'aller voir,
«il faisait, dit Bassompierre, des traites et des équipées incroyables.»
Peines et soins perdus.--«Je suis trop pauvre pour être votre femme,
répondait la marquise, et de trop bonne maison pour être votre
maîtresse.»

Aux billets cependant succédaient les présents. La marquise ne recevait
pas plus les uns que les autres, et l'amour du roi croissait avec les
difficultés. Il prit alors une résolution désespérée.

Un jour, à la chasse, il perdit ses compagnons et courut à toute bride
demander l'hospitalité à la belle veuve. Il fut reçu comme un roi devait
l'être; le cor sonna à son arrivée, le château s'illumina du haut en
bas; un souper magnifique fut préparé; la marquise, en grands habits de
cérémonie, en fit les honneurs. Henri, tout heureux de cette belle
réception, croyait toucher au triomphe; il accablait madame de
Guercheville de ses empressements et de ses flatteries, jurant que
volontiers il échangerait sa couronne contre un tel trésor de beauté.

L'heure du coucher venue, le roi fut conduit en grande pompe à son
appartement par tous les gens de Guercheville. Cet apparat commençait à
l'inquiéter, lorsque tout à coup il entendit, dans la cour, un grand
bruit de chevaux et d'équipages. La marquise donnait des ordres pour son
départ.

Henri descendit tout éperdu, et courant à elle:

«--Quoi! madame, dit-il, je vous chasserais de votre maison!»

«--Sire, répondit madame de Guercheville, un roi est le maître partout
où il se trouve; et pour ne vous désobéir en rien, vous trouverez bon
que je me retire.»

Et, sans écouter davantage les supplications du prince, elle monta dans
son carrosse et alla passer la nuit à deux lieues de là.

Le Gascon, maudissant les vertus provinciales, s'en fut rêver batailles
et grands coups d'épée.

Ce mécompte pourtant ne le découragea pas; mais, après deux ou trois
autres tentatives aussi infructueuses, il en dut prendre définitivement
son parti, et trouva plus tard l'occasion de rendre un public hommage à
l'héroïque résistance de la marquise de Guercheville, devenue madame de
Liancourt. Il la nomma dame d'honneur de sa nouvelle épouse, Marie de
Médicis.

--«Celle-là, dit-il, réhabilitera l'emploi; je connais son honneur, m'y
étant frotté.»

Une jeune religieuse, Marie de Beauvilliers, se chargea de panser la
blessure de son amour-propre.

Le roi assiégeait alors Paris. Aux heures d'ennui, il allait chercher
quelques distractions au couvent de Montmartre, qui était devenu le lieu
de rendez-vous de tous les galants de l'armée.

Le joli couvent que c'était là!

Les ribauds de l'armée royale avaient rimé des chansons sur madame
l'abbesse et ses nonains. A Paris, les ligueurs hurlaient au scandale et
se donnaient de la satire à coeur joie. Cajétan, le légat du pape, ce
fougueux prélat qui organisait des processions armées et courait les
carrefours en criant _Guerra! Guerra_! disait à M. de Mayenne, en
faisant allusion aux passe-temps de Henri IV:

          Con sempre estar en bordello
          Ercole non se fato immortello!

S'adressant à une communauté religieuse et venant d'un prince de
l'Eglise, le mot était piquant!

Marie de Beauvilliers, que la pauvreté, plutôt que la vocation, avait
décidée à faire profession, saisit avec empressement l'occasion qui se
présenta de jeter son béguin par-dessus les moulins de Montmartre. Henri
IV, une belle nuit, la prit en croupe et la conduisit à Senlis; il lui
avait juré amour éternel et lui promettait de la faire relever de ses
voeux par le pape.

Ces huguenots ne doutaient de rien!

Mais cette passion ne dura qu'une campagne; ce fut un intermède entre
deux batailles. Marie était encore dans la première ivresse de sa
fortune que déjà le Vert-Galant songeait à bien autre chose. Décidément,
il la trouvait plus jolie sous le béguin.

Triste et repentante, faute de mieux, la pauvre religieuse regagna le
couvent de Montmartre; elle en devint abbesse avec la protection du roi;
elle entreprit même de réformer les moeurs de ses nonnes; elles en
avaient besoin. «Le couvent de Montmartre était alors dans un piteux
état, dit Sauval;» les revenus étaient nuls; les plus jeunes religieuses
gagnaient leur pain à la pointe de leurs oeillades, et les vieilles
étaient réduites à garder les vaches. Marie de Beauvilliers perdit ses
soins et ses peines; ses religieuses révoltées faillirent même
l'assassiner.

Ici se placent les règnes successifs des deux femmes les plus aimées
d'Henri IV, Gabrielle d'Estrées et la marquise de Verneuil; mais leur
influence sur les affaires et la politique du temps fut trop grande pour
que nous ne leur consacrions pas un chapitre à part. Nous passerons donc
tout de suite à la comtesse de Moret.

Jacqueline de Bueil, se fiant à sa figure et à ses charmes, essaya de
renverser la marquise de Verneuil, dont l'ambition et les tracasseries
fatiguaient Henri IV; mais l'esprit lui manquait; toutes ses petites
intrigues ne réussirent même point à lui donner une grande position à
la cour. «Un fils qu'elle avait eu du roi, dit Bassompierre, aurait dû
cependant lui donner un grand ascendant; elle était malhabile.»

Ce fils, qui fut légitimé sous le nom d'Antoine de Bourbon, et qui, plus
tard, joua un rôle à la cour de Louis XIII, sous le nom de comte de
Moret, était-il bien de Henri IV? C'est ce dont il est permis de douter.

La comtesse sa mère, en effet, était d'humeur plus que facile, et le roi
avait beau monter la garde autour de sa vertu, l'ennemi emportait la
place d'assaut; et quel ennemi! le Guise, cet éternel ennemi de Henri de
Bourbon, qui, n'ayant pu lui ravir son royaume, s'en vengeait en lui
soufflant ses maîtresses.

Nous voici arrivés à la dernière passion de Henri IV, la plus violente
et la plus fatale. Vieillard à barbe grise, le Vert-Galant se prit d'un
amour impétueux, irrésistible, extravagant pour une enfant de seize ans,
Charlotte-Marguerite de Montmorency. Bassompierre, qu'elle aimait, avait
dû l'épouser; mais le roi avait prévenu son favori.

--«Je suis, lui avait-il dit, non-seulement amoureux, mais furieux et
outré de mademoiselle de Montmorency. Si tu l'épouses, et qu'elle
t'aime, je te haïrais; si elle m'aime, tu me haïrais. Je suis résolu de
la marier à mon neveu le prince de Condé, et de la tenir près de ma
famille.»

Un bon averti en vaut deux; Bassompierre, en courtisan bien appris, se
retira; mais le prince de Condé eut le courage de tenter l'aventure.

Chose rare à cette époque, le prince de Condé prétendit garder sa femme
pour lui seul. Henri fut outré de ce manque de respect; il ne songea
plus qu'à lutter de ruses avec son neveu. La belle Charlotte, il faut le
dire, n'accueillait point mal le roi; elle semblait même assez disposée
à se rendre, mais elle était gardée à vue.

Alors commence une série d'aventures qui, pardonnables chez un jeune
homme, devenaient ridicules chez un barbon. Déguisé en garde chasse ou
en reître, le roi de France allait rôder sous les fenêtres de sa belle;
il avait perdu la faculté de penser à toute autre chose, et, pour
attirer les regards de celle qu'il aimait, il n'est pas de folle
entreprise dans laquelle il ne s'embarquât.

A Saint-Leu, le roi, accompagné de M. de Vendôme et des frères d'Elben,
déguisés comme lui et porteurs de fausses barbes, fut poursuivi et
arrêté: le prévôt les avait pris pour des voleurs.

Malherbe avait été nommé d'office pour chanter les amours de Henri IV;
il avait alors à peindre son désespoir et ses angoisses:

          O beauté, reine des beautés,
          Seule de qui les volontés
          Président à ma destinée,
          Pourquoi n'est, comme la toison,
          Votre conquête abandonnée
          A l'essor d'un autre Jason?

Les essors du vieux Jason n'aboutissaient à rien, tant était vigilant M.
de Condé; il avait emmené sa femme loin de la cour et refusait
obstinément de revenir; cadeaux, pensions, promesses le trouvaient
inflexible. «--Le roi veut m'abaisser le coeur, disait-il, et me hausser
la tête; nenni.»

Malherbe cependant chantait toujours:

          Donc cette merveille des cieux,
          Parce qu'elle est chère à mes yeux,
          En sera toujours éloignée;
          Et mon impatiente amour,
          Par tant de larmes témoignée,
          N'obtiendra jamais son retour.

Sully cherchait à consoler le roi, qui était inconsolable.

«--Ah! Sire, disait le vieux ministre, que n'avez-vous fait mettre M. de
Condé à la Bastille! Vous lui eussiez pris sa femme bien plus
facilement.»

C'était aussi l'avis de Bassompierre, dont la fertile cervelle ne
trouvait cependant aucun expédient.

Les couches de Marie de Médicis, la seconde épouse de Henri IV,
fournirent, pour attirer le prince de Condé à la cour, un prétexte
auquel il ne put résister. Le roi était au comble de la joie de revoir
sa bien-aimée, et Malherbe chantait:

          Revenez mes plaisirs; ma dame est revenue,
          Et les voeux que j'ai faits pour revoir ses beaux yeux,
          Rendant par mes soupirs ma douleur reconnue,
              Ont eu grâce des cieux.

Le roi était alors complètement métamorphosé. Jaloux du bien paraître
aux yeux de sa dame, il s'habillait avec recherche, soignait sa barbe et
s'inondait d'essence. Il avait à la cour tout le monde pour lui; on
trouvait impardonnable M. de Condé, et, tandis que chacun conspirait
contre lui, les bons amis de cour lui insinuaient qu'il jouait gros jeu
à lutter contre le maître.

Se voyant hors d'état de résister à l'orage qui menaçait son front, le
prince prit le parti de fuir, et bravement il enleva sa femme, presque
malgré elle.

«Le roi était au jeu, dit Bassompierre, quand le chevalier du guet lui
porta la nouvelle de cette fuite. J'étais le plus proche de lui. Il me
dit tout bas à l'oreille:--«Bassompierre, mon ami, je suis perdu. Cet
homme mène sa femme dans un bois, je ne sais si c'est pour la tuer ou
pour la conduire hors de France.»

Il se retira aussitôt dans sa chambre, confiant le jeu et son argent à
Bassompierre. Il n'avait plus la tête à lui. Chez sa femme, il se livra
à tous les transports d'une colère furieuse et d'un désespoir insensé.
Il fit mander ses ministres et leur déclara qu'à tout prix il voulait
faire revenir en France le prince de Condé et sa femme.

Malherbe, lui, chantait encore cette grande désolation:

          Quelles pointes de rage
          Ne sent point mon courage
          De voir que le danger,
          En vos ans les plus tendres,
          Vient menacer vos cendres
          D'un cercueil étranger.

Il paraît que la douleur fit maigrir Henri IV, que l'embonpoint n'avait
cependant jamais gêné, car le poëte ajoute:

          Aussi suis-je un squelette;
          Ainsi la violette
          Qu'un froid hors de saison
          Ou le soc a touchée,
          De ma peau desséchée
          Est la comparaison.

La douceur d'être comparé à une violette ne suffit pas à consoler le
roi, ni même à le faire renoncer à l'espérance de revoir madame de
Condé.

Le prince s'était réfugié dans les Pays-Bas; des émissaires de Henri IV
tentèrent un enlèvement: ils échouèrent. La diplomatie ne réussit pas
mieux que le coup de main, et le roi allait sans doute déclarer la
guerre à l'Autriche, quand le couteau de Ravaillac, le mystérieux
régicide, vint détourner le cours des événements.

Sully prête à son maître les plus vastes projets; cette lutte, qu'il
allait engager avec la maison d'Autriche, devait avoir pour résultat le
remaniement de la carte de l'Europe, à la tête de laquelle la France se
fût définitivement placée.

Il ne nous appartient pas de discuter ici la valeur de ces assertions,
et nous laissons à la sévère histoire le soin de résoudre ce grand
problème politique.

Du reste, Henri IV était bien de taille à le poser. L'homme avait ses
faiblesses, mais le monarque était bien capable de les faire servir à
ses desseins.



X

LA BELLE GABRIELLE.


Entre tous les noms amoureux et chéris que la tradition s'est plu à
entourer d'une poétique auréole, celui de Gabrielle d'Estrées est
assurément un des plus populaires.

Cette belle maîtresse du roi de France, cependant, était loin en son
temps d'être l'idole de la foule: ses titres, son luxe, son ambition
offusquaient les bourgeois. Elle fut marquise d'abord, puis duchesse;
ils craignaient de la voir un jour assise sur le trône. Ils lui
faisaient un crime de son esprit, de sa beauté même, beauté damnable!

Un Genevois, à Paris depuis la veille, est arrêté un matin aux portes du
Louvre par la litière de la belle favorite.

--Quelle est, demande-t-il, cette grande dame si richement parée
qu'entoure une si magnifique escorte de seigneurs et de damoiselles?

--Ne faites nulle attention à _cela_, répond le bourgeois de Paris, et
remettez votre chapeau; ce n'est rien qui vaille, c'est la maîtresse du
roi.

Il faut dire que les parures de Gabrielle, ses belles robes, ses
diamants tiraient les yeux aux femmes des échevins: à chaque cérémonie
elles trouvaient amplement matière à la critique.--«Encore un ajustement
nouveau!» et aussitôt d'en évaluer le prix.

Le peuple s'obstinait à voir en elle la cause de tous ses maux;
«volontiers il l'eût accusée de la dureté des temps ou du manque de
récoltes.» On disait qu'elle ruinait son amant et l'empêchait de remplir
ses bonnes intentions.--«Sans elle, depuis longtemps, nous tiendrions la
poule au pot!»

Le temps a plus fait pour la duchesse de Beaufort que les panégyriques
de ses historiens et de ses poëtes, admirateurs de commande. Chaque
année a ajouté quelques traits charmants à la légende de ses amours,
légende romanesque qui a fini par se substituer à l'histoire, et qui
n'est cependant véridique ou menteuse qu'à demi. La popularité de cette
femme séduisante a grandi à l'ombre de la popularité du Béarnais, et
désormais le nom de la Belle Gabrielle est inséparable de celui de Henri
IV.

On doit glisser légèrement sur les premières années de mademoiselle
d'Estrées et se défier de toutes les exagérations en bien ou en mal des
chroniques et des mémoires du temps. Sa position fut telle à la cour de
France, qu'elle avait des amitiés dévouées et des haines ardentes, et
nul de tous ceux qui ont parlé d'elle n'était complétement
désintéressé, c'est-à-dire impartial.

Issue d'une famille qui avait déjà plusieurs quartiers de noblesse dans
les fastes de la galanterie, Gabrielle suivit forcément les traditions
de sa maison, et c'est sous les auspices d'une mère plus que
complaisante qu'elle fit ses débuts à la cour de Henri III.

          Dans le fond d'un château, tranquille et solitaire,
          Loin du bruit des combats elle attendait son père.
          . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
          Son coeur, né pour aimer, mais fier et généreux,
          _D'aucun amant encor n'avait reçu les voeux_.

Ainsi parle Voltaire, lorsque, pour la première fois, il met en scène la
belle amie de Henri IV. Ici nous prenons la _Henriade_ en flagrant délit
d'adulation, mais l'épopée a ses exigences.

Bassompierre, sur le même sujet, s'explique tout autrement;
malheureusement, ce brillant séducteur est légèrement suspect de
calomnie. Trop bien traité par les femmes, il paya leurs faveurs au
moins en médisances.

Le premier amant de Gabrielle paraît avoir été Henri III, auquel sa mère
la livra moyennant une somme de six mille écus; mais l'ami de Quélus, de
Schomberg et de Maugiron, qui avait en amour sa manière de voir, se
dégoûta bien vite de sa jeune maîtresse; il la trouvait trop blanche et
trop délicate.--«Pour du blanc et du maigre, disait-il, j'en ai tant que
j'en veux chez la reine ma femme.»

Cet échec découragea fort madame d'Estrées, que les beaux écus d'or
avaient mise en appétit; et sans doute pour remplacer la qualité des
galants par la quantité, elle continua à _produire_ sa fille dans le
monde.

Le riche Zamet et d'autres partisans avaient succédé à Henri III,
lorsque le cardinal de Guise vint à s'éprendre de Gabrielle. Cette
passion durait depuis un an, quand le cardinal, étant devenu jaloux de
M. de Longueville, rompit brusquement. M. de Longueville et Stanay, qui
recueillirent sa succession, firent bientôt place au duc de Bellegarde,
qui lui-même, à son grand regret, dut se retirer devant Henri IV.

Amant heureux de Gabrielle, enivré de cette rare fortune d'être aimé
d'une femme si charmante, le duc de Bellegarde ne savait à qui conter
son bonheur et vanter les charmes infinis d'une maîtresse adorée,
lorsqu'il eut la malheureuse idée de choisir Henri pour confident. Il
devait cependant savoir à quoi s'en tenir sur le coeur inflammable de
son maître.

Du matin au soir, il ne cessait de lui décrire les infinies perfections
de Gabrielle; il ne tarissait pas en éloges; il dépeignait avec passion
ses grâces, sa beauté, son esprit, tant et tant qu'à sans cesse entendre
exalter les charmes d'une femme qu'il ne connaissait pas, Henri IV en
devint amoureux et pria Bellegarde de le mettre à même de l'admirer. Le
duc y consentit, d'autant plus volontiers que son amour-propre y
trouvait son compte et qu'il ne pensait pas avoir rien à redouter du
roi, fort occupé alors de Marie de Beauvilliers.

La première entrevue du roi et de Gabrielle eut lieu au château de
Coeuvres en Picardie. Bellegarde ne tarda pas à s'apercevoir qu'il avait
fait une école, car il reçut l'ordre de ne plus penser à sa maîtresse.
Il promit tout ce que voulut le roi; mais en secret, il prévint
Gabrielle des exigences de Henri. Soit qu'elle aimât réellement le duc,
qui était, du reste, un des plus beaux cavaliers de la cour, soit
qu'elle cherchât par une résistance calculée à irriter la passion du
roi, elle le reçut fort mal au début et lui déclara net qu'elle lui
préférait Bellegarde qui devait l'épouser.

Le héros de son temps éprouva un vif chagrin de ce refus, et quoique
Mantes, dont il s'était fait comme une petite capitale pendant qu'il
tenait la campagne aux alentours de Paris, fût distant de sept lieues du
château de Coeuvres, et que la forêt à travers laquelle il fallait
passer fût entourée de partis ennemis, il résolut d'aller en personne
apaiser la belle courroucée. Il partit accompagné de cinq gentilshommes
de sa suite seulement. A trois lieues de Coeuvres, il descendit de
cheval, endossa des habits de paysan, mit un sac plein de paille sur sa
tête, et se rendit à pied au château où, la veille, il avait fait
annoncer son arrivée. Gabrielle lui fit le plus froid accueil, lui
disant qu'il était si laid sous cet accoutrement qu'elle ne pouvait se
résoudre à le regarder.

L'insuccès de cette ridicule démarche ne découragea point le roi; il
s'était piqué au jeu, et bientôt Gabrielle cessa de l'accabler de ses
rigueurs. Il appela alors près de lui, à Mantes, le marquis d'Estrées
sous prétexte de le faire entrer dans son conseil. Naturellement le
marquis avait été invité à amener sa fille. Comme chaperon, le roi avait
donné à Gabrielle une de ses tantes, madame de Sourdis, «ce qui, dit
gravement Dreux du Radier, _sauvait_ toutes les apparences.»

Cependant la présence d'un «bonhomme» de père ne laissait pas que d'être
fort gênante pour des relations si publiques; il y avait aussi un frère,
le marquis de Coeuvres, esprit fin et délié, un des plus habiles
intrigants de la cour, qui semblait vouloir surveiller la conduite de
sa soeur. Le roi ne trouva d'autre expédient que de marier sa maîtresse.
On trouva tout exprès pour l'émanciper un bon gentilhomme de Picardie,
Nicolas d'Armeval, seigneur de Liancourt. Ce gentilhomme tergiversa bien
tout d'abord, «le mariage lui semblait dur à avaler;» mais on le
convainquit à force d'arguments, des arguments de poids, dirait Basile.

Il avait été convenu que le jour de la noce, à l'heure où les époux ont
l'habitude de réclamer leurs droits, le roi paraîtrait, «_adsum qui
feci_,» et arracherait Gabrielle à M. de Liancourt.

Le roi manqua de parole; «il était si Gascon qu'il ne pouvait même se la
tenir à lui-même.» Mais, en époux bien appris, M. de Liancourt ne
demanda rien, et, dès le lendemain, accompagné de sa femme, il rejoignit
le roi. Disons, pour en finir avec ce comparse, que quelques mois plus
tard il mit non moins de bonne volonté à rompre le mariage, en se
laissant déclarer dans le seul cas qui pût alors faire prononcer un
divorce.

En 1593, Gabrielle devint enceinte. La joie du roi eût été immense sans
quelques doutes qu'il avait au sujet de l'authenticité de sa paternité.
En effet, lorsque Alibour, son médecin, lui avait appris cette heureuse
nouvelle, Henri n'en avait rien voulu croire, ayant de bonnes raisons
pour cela, dit une chronique ridiculement mensongère.

--Vous rêvez, bonhomme, aurait dit le roi.

Cette jolie petite calomnie semble avoir été arrangée tout exprès pour
accuser Gabrielle de la mort d'Alibour, arrivée à quelque temps de là.

Elle n'avait point cependant renoncé entièrement à Bellegarde, et peu
s'en fallut qu'un beau jour, ou plutôt une belle nuit, le roi ne les
surprît. Une entreprise qu'il avait formée l'ayant obligé de s'éloigner
de trois ou quatre lieues de Gabrielle, il partit; mais, n'ayant pas
trouvé ce qu'il cherchait, il revint aussitôt et pensa trouver ce qu'il
ne cherchait point. Bellegarde, qui avait feint de partir de son côté,
était resté auprès de madame Gabrielle.

«Au retour imprévu du roi, ils étaient ensemble. Tout ce que put faire
une confidente, ce fut de faire passer Bellegarde dans un cabinet où
elle couchait près du lit de sa maîtresse. Cela s'était fait sans que le
roi s'en aperçût, et tout était tranquille lorsqu'il s'avisa de demander
des confitures qu'on mettait dans ce cabinet. Madame Gabrielle appela
_la Rousse_ (c'était le nom de cette confidente); on avait pris des
mesures pour qu'elle ne s'y trouvât point. Soit que cette absence donnât
du soupçon au roi, ou qu'il ne pensât qu'à se satisfaire sur les
confitures, il dit qu'il n'y avait qu'à forcer la serrure. Sa maîtresse
s'y opposa et prétexta un grand mal de tête. Le roi, auquel cette
résistance ne parut pas naturelle, n'en devint que plus obstiné à faire
ouvrir le cabinet, et donna même quelques coups de pied dans la porte
pour l'enfoncer.

«Bellegarde était perdu s'il n'eût pris le parti de sauter par une
fenêtre qui s'ouvrait sur le jardin: heureusement il ne se blessa point,
quoiqu'elle fût assez haute. _La Rousse_, qui était aux aguets, parut
aussitôt, s'excusa sur son absence, ouvrit la porte, et donna au roi les
confitures qu'il demandait.»

Cette même _Rousse_ fut plus tard embastillée avec son mari. Chassée par
Gabrielle, elle était devenue une de ses plus cruelles ennemies; elle se
répandit en diatribes et en calomnies, si bien que cette histoire de
Bellegarde pourrait fort bien avoir été mise en circulation par elle.

Si toutefois cette aventure est véritable, elle ne fit aucun tort à
Gabrielle dans l'esprit du roi, et bientôt son influence fut immense.

Il ne faut point s'étonner de la toute-puissance de la belle Gabrielle:
dans les diverses phases de ses amours avec Henri IV, elle avait pu se
faire apprécier par ce prince, «qui avant tout, dans ses maîtresses,
nous dit Sully, cherchait une amie dévouée et une confidente sûre.»
L'esprit de Gabrielle acheva ce qu'avait commencé sa beauté.

Cette beauté était si remarquable que ce nom de belle lui avait été
donné comme un titre naturel, et ses plus grands ennemis la constatent
avec une amertume qui certes n'est pas suspecte.

C'était une blonde aux yeux bleus et limpides; ses cheveux légèrement
ondés semblaient d'or fin; son nez était droit et délicat; sa bouche,
petite, pourprine et souriante, faisait songer à une grenade pleine de
perles; son teint était d'une blancheur et d'une transparence
admirables, une carnation anglaise avec plus d'accent et de chaleur.

Quant à son esprit, il était des plus fins et des plus déliés. Souvent
Henri IV eut recours à elle, lorsqu'elle jouait à la cour le rôle de
souveraine. «Il en tirait service, dit l'historien Mathieu, aux
démêlements de plusieurs brouilleries; il lui fiait les avis et rapports
qu'on lui faisait de ses serviteurs, et _lui découvrait les blessures de
son coeur, dont elle apaisait incontinent la douleur_, en sorte que
cette grande faveur, dangereuse d'ordinaire à un sexe impérieux,
soutenait chacun et n'opprimait personne.»

Voilà le grand et véritable titre de Gabrielle à notre intérêt, j'allais
presque dire à notre estime. L'ambition qu'on lui a reprochée plus tard
fut presque une nécessité politique. Lorsqu'il fut question de la
placer sur le trône, c'est qu'elle était l'âme d'un parti, du parti
huguenot, qui voyait en ses enfants des protecteurs naturels, et se
trouvait débarrassé de la crainte de quelque alliance qui lui eût été
opposée.

L'entrée de Henri IV à Paris est le commencement des triomphes de la
belle Gabrielle. Aux côtés du roi, elle tenait la tête du cortége, à
demi-couchée dans une litière «où l'or superbement se relevait en
bosse.» C'est sur elle que, brillant d'ivresse et d'orgueil,
s'arrêtaient les yeux de Henri IV.

Les rues de l'ancien Paris étaient trop étroites pour la foule qui se
pressait bruyante et joyeuse autour du roi. Le tableau de Gérard donne
une idée assez juste de cette grande scène historique.

Toute cette population parisienne, amoureuse de bruit et d'émeutes, mal
remise des souffrances et des perplexités d'un siége désastreux,
acclamait dans Henri IV l'homme qui allait lui rendre la paix et lui
donner du pain. Aussi jamais souverain ne fit plus triomphale entrée
dans une capitale reconquise. Gabrielle était femme, ce jour-là elle dut
aimer Henri IV.

Mais n'était-ce pas pour elle que triomphait son amant? A chaque instant
arrêtant son cheval, il venait caracoler près de la riche litière
découverte où elle trônait en souveraine.

«Le roi, dit l'Estoile, avait un visage fort riant et content de voir
tout ce monde crier si allégrement _Vive le roi_! Il avait presque
toujours son chapeau au poing, surtout pour saluer les dames et
damoiselles qui étaient aux fenêtres.»

Nous avons les plus grands détails sur cette triomphale entrée; c'est
toujours l'Estoile qui nous les donne; le brave bourgeois de Paris avait
dû jouer des coudes pour fendre la foule, pour tout voir, pour tout
entendre. Il a compté les clous de la selle royale et mesuré la longueur
des housses de drap d'or; il n'oublie point la toilette de Gabrielle,
il nous la décrit avec complaisance.

«Elle avait une robe de satin noir, toute houppée de blanc,» plus
constellée de pierreries et de perles «que d'étoiles le manteau de la
nuit.» Les chroniques reviennent souvent sur les toilettes de la belle
favorite. Ses diamants, ses dentelles, ses robes, ses fourrures,
inquiètent singulièrement les gens du tiers. Ils mettent en contraste
les misères présentes et le luxe de la cour où Gabrielle donne le ton.

«Aujourd'hui quinze février, le roi est venu à Paris avec sa Gabrielle;
elle avait un capot et une devantière pour porter à cheval, de satin
couleur de zizolin, en broderies d'argent avec du passement d'argent mis
en bâtons rompus; dessus des passepoils de satin vert. Le capot-doublé
de satin vert gaufré, et ladite devantière doublée de taffetas couleur
de zizolin avec le chapeau de taffetas aussi couleur de zizolin garni
d'argent. Le tout valant au moins deux cents écus.»

Gabrielle affectionnait cette couleur verte qui seyait admirablement à
sa beauté; on la voit toujours ainsi vêtue aux côtés de Henri IV,
habillé toujours, lui, tout en gris. Nous ne ferons pas avec l'Estoile
l'inventaire des coffres de Gabrielle. «Le cinq mars elle assistait au
bal magnifiquement parée; elle avait douze brillants dans les cheveux.
Le huit octobre, elle avait un manteau doublé de satin d'une richesse
incroyable. Enfin le samedi douze novembre un brodeur de Paris acheva
pour elle un mouchoir du prix de dix-neuf cents écus.»

Dix-neuf cents écus! Payés comptant! Voilà l'impopularité.

Moins de trois mois après son entrée à Paris, Gabrielle mit au monde un
fils qu'elle appela César, comme pour exalter cet amour de la gloire
qui, par bouffées, montait au cerveau du roi.

L'arrivée du _poupon_ combla de joie le Béarnais; la naissance de cet
enfant lui semblait un événement aussi heureux que la prise de
possession de sa capitale; et comme il fallait un titre à la mère de
Monsieur, duc de Vendôme, il la nomma marquise de Monceaux. La fortune
de mademoiselle d'Estrées grandissait; «le roi commanda qu'on lui rendît
désormais plus de respects.» Ici commence le rôle politique de
Gabrielle, beaucoup plus grand qu'on ne pense. C'est un sujet que nous
ne ferons qu'effleurer.

Tout d'abord elle protége Sully et le fait entrer aux finances. C'est
donc à Gabrielle que cet homme d'Etat, dont la réputation eut des
fortunes si diverses, et qui est une des _créations_ de Mézeray, dut de
pouvoir servir si utilement son maître.

Sully, dans ses _OEconomies_, s'occupe beaucoup de la maîtresse du roi;
il ne la traite pas toujours avec le respect d'un homme qui lui doit
tout. De là le reproche qu'on lui a fait d'ingratitude, reproche
injuste. Sully pouvait-il changer de politique, parce que madame de
Monceaux lui avait rendu quelques services? Elle lui causa souvent de
terribles embarras dont il ne savait comment sortir. Une petite aventure
de voyage, que l'on trouve dans les _OEconomies_, nous en donne la
preuve. Sully accompagnait alors madame Gabrielle, qui allait rejoindre
le roi. Sully était à cheval près de la litière. Celle-ci vint à verser
tout à coup. On entendit un grand cri, auquel succéda le plus profond
silence. Sully croit à un malheur, et tout aussitôt il pense à la
douleur du roi.

--Cette mort serait, cependant, un grand embarras de moins, ne peut-il
s'empêcher de se dire.

Il était alors plus que jamais question du mariage du roi et de sa
maîtresse.

La belle Gabrielle fut un des auteurs de l'abjuration du roi, et elle
contribua puissamment à vaincre des scrupules qu'il n'avait point, mais
qu'il joua toute sa vie.

Car il y avait en lui bien plus d'Auguste que de César.--«Mes amis,
ai-je bien joué cette comédie?»

A tort on a accusé Henri IV de tenir si prodigieusement à la religion
réformée. Si quelquefois il en fredonnait les psaumes, c'est qu'il les
avait appris dans son enfance, et que ces pieux airs chantaient dans son
coeur comme un écho affaibli de ses jeunes années. La belle Gabrielle
alors lui mettait la main sur la bouche et, malgré ses
_Ventre-saint-gris_, le faisait taire.

--Souvenez-vous, Sire, que vous êtes le fils aîné de l'Église.

Plus tard nous voyons Gabrielle pousser à la conquête de la
Franche-Comté, prendre les intérêts de Balaguy-Montluc, s'entremettre
entre Henri IV et le duc de Mercoeur, enfin, à l'apogée de sa puissance,
faire négocier à Rome la rupture du mariage du roi et de Marguerite de
Navarre.

Épouse délaissée. Marguerite expiait alors les folies de sa jeunesse.
Reléguée en Auvergne dans sa résidence d'Usson, elle se plaignait en
beaux vers d'être une épouse sans mari, et elle écrivait ses _Mémoires_
qui ne réussissent point à donner à nos yeux tort à Henri IV. Déjà elle
pouvait prévoir qu'elle allait avoir à lutter contre l'influence de la
favorite.

Aucun nuage n'obscurcissait alors le radieux avenir de la marquise de
Monceaux. Sa position à la cour était devenue officielle, et chacun lui
rendait les hommages dus à une souveraine.

Partout nous la retrouvons aux côtés de Henri IV, aux bals, aux fêtes,
et jusque dans les conseils. Le roi reçoit-il des ambassadeurs, il la
fait cacher derrière une tapisserie, afin qu'elle puisse ouïr tout ce
qu'on dira et lui donner son avis.

Le premier président du parlement de Normandie, Groulard, nous donne
dans ses curieux _Mémoires_ la mesure de la toute-puissance de
Gabrielle.

Le roi était venu à Rouen pour tenir l'assemblée des notables; c'est
même à cette occasion qu'il fit cette mémorable harangue, dans laquelle
il disait aux notables que, bien que ce ne fût l'usage des rois, des
barbes grises et des victorieux, «il venait se mettre en tutelle entre
leurs mains.»

Comme, à l'issue du conseil, le roi demandait l'avis de Gabrielle sur le
discours qu'il avait prononcé devant ces bourgeois:

--Je suis fort étonnée, Sire, répondit la marquise de Monceaux, que
Votre Majesté ait parlé de se mettre en tutelle.

--Ventre-saint-gris! répondit le roi, il est vrai; mais je l'entends
avec mon épée au côté.

Gabrielle en cette circonstance fut officiellement présentée au
parlement. Le bonhomme Groulard ne laisse pas que d'en être surpris;
mais il en prend son parti et nous raconte que dès le lendemain matin il
se transporta en l'hôtel de madame Gabrielle pour lui faire sa visite.

Lorsqu'elle suivait le roi à la chasse, Gabrielle avait adopté un galant
costume d'homme, sous lequel sa beauté semblait plus piquante. Ils s'en
allaient tous les deux le long des chemins de la forêt, faisant la cour
buissonnière, leurs chevaux tellement rapprochés qu'ils pouvaient se
donner la main.

Mais cette douce et charmante existence ne pouvait durer toujours. Le
royaume n'était point si pacifié encore que Henri pût se permettre les
tranquilles amours des rois fainéants. La nécessité, bottée et
éperonnée, vint plus d'une fois soulever les rideaux de son alcôve au
milieu de la nuit. Alors il fallait partir. Toute frissonnante et
demi-nue, Gabrielle accompagnait son amant jusqu'à la cour d'honneur.

--Dieu vous garde, Sire, et au revoir!

Et le roi s'élançait à cheval, non sans avoir pris auparavant le baiser
de l'étrier.

C'est en telles circonstances qu'il envoyait à Gabrielle cette charmante
romance, digne d'un ménestrel du gai sçavoir, et qui est la gloire et le
renom même de Gabrielle:

          Charmante Gabrielle,
          Percé de mille dards
          Quand la gloire m'appelle
          A la suite de Mars,
          Cruelle départie!
            Malheureux jour!
          Que ne suis-je sans vie
            Ou sans amour!

          L'amour sans nulle peine
          M'a, par vos doux regards,
          Comme un grand capitaine,
          Mis sous ses étendards.
          Cruelle départie!
            Malheureux jour!
          Que ne suis-je sans vie
            Ou sans amour!

La réponse de Gabrielle, bien que moins populaire, mérite d'être
rappelée, car c'est à tort qu'on en a contesté l'authenticité.

          Héros dont la présence
          Fait mes plus doux plaisirs,
          Que ta cruelle absence
          Me coûte de soupirs!
          Que ne puis-je te suivre;
            Dans les hasards
          Ou bien cesser de vivre,
            Lorsque tu pars.

          Quoi! toujours aux alarmes
          Tu veux livrer mon coeur,
          Le moindre bruit des armes
          Le glace de frayeur.
          Il n'est point de remède
            A mon tourment;
          Si le guerrier ne cède
            Au tendre amant.

On a attribué bien d'autres vers à Henri IV, comme on lui a attribué
bien des mots qu'il n'a jamais dits. Quel que soit le poëte qui ait
adressé à Gabrielle les vers charmants que nous allons citer, le
Béarnais n'a pas à se plaindre d'en avoir vu grossir son bagage
d'écrivain.

            Viens, Aurore,
            Je t'implore,
          Je suis gai quand je te voi.
            La bergère
            Qui m'est chère
          Est vermeille comme toi.
            Pour entendre
            Sa voix tendre
          On déserte le hameau,
            Et Tityre
            Qui soupire
          Faire taire son chalumeau.

            Elle est blonde,
            Sans seconde;
          Elle a la taille à la main;
            Sa prunelle
            Etincelle
          Comme l'astre du matin.

            De rosée
            Arrosée
          La rose a moins de fraîcheur,
            Une hermine
            Est moins fine;
          Le lys a moins de blancheur.

            D'ambroisie
            Bien choisie
          Hébé la nourrit à part;
            Et sa bouche,
            Quand j'y touche,
          Me parfume de nectar.

Les séparations momentanées des deux amants nous ont valu une série de
lettres charmantes qui forment, avec les billets froissés soigneusement
recueillis par la belle Corisandre, un galant recueil que Saint-Preux de
sa plume ampoulée n'eût certes point écrit.

Les expressions les plus heureuses y peignent la passion la plus
ardente, et rien n'égale la grâce des laconiques billets que chaque
soir, avant de s'endormir sous la tente, Henri IV envoyait à sa
maîtresse.

«Mes belles amours, deux heures après l'arrivée de ce porteur, vous
verrez un cavalier qui vous aime fort, qu'on appelle roi de France et de
Navarre, titre bien-honneureux, mais bien pénible; celui de votre sujet
est bien plus délicieux.»

Voici quelques traits pris au hasard dans cette correspondance; plus
nombreux et recueillis avec soin, ils ajouteraient un chapitre à
l'histoire du Béarnais, chapitre que l'on pourrait intituler _Esprit de
Henri IV_:

       *       *       *       *       *

«Cette lettre est courte, afin que vous vous endormiez après l'avoir
lue.»

       *       *       *       *       *

«Passer le mois d'avril absent de sa maîtresse, c'est ne vivre pas.»

       *       *       *       *       *

«Pour femme, il n'en est pas de pareille à vous; pour homme nul ne
m'égale à savoir bien aimer.»

       *       *       *       *       *

«Que ne puis-je partir en croupe derrière le messager que je vous
envoie! je pourrais au moins baiser un million de fois vos belles
mains.»

       *       *       *       *       *

Il faut citer encore cette lettre si célèbre qui dit en quatre lignes
toute l'histoire des amours de Henri IV et de Gabrielle.

     «Je vous écris, mes chères amours, des pieds de votre peinture que
     j'adore seulement pour ce qu'elle est faite pour vous, non qu'elle
     vous ressemble. J'en puis être juge compétent, vous ayant peinte en
     toute perfection dans mon âme,--dans mon âme, dans mon coeur, dans
     mes yeux.

                    «Henri»

Pourquoi faut-il, hélas! que ces tendres expressions se retrouvent dans
toutes les lettres de Henri IV! le roi galant ne change que les noms:
c'est cette pauvre Fosseuse ou Corisandre, Gabrielle ou la fière
Henriette d'Entragues, ritournelle d'amour qui sert d'ouverture à toutes
les mélodies de la passion.

Au moment où nous sommes arrivés, l'étoile de la belle Gabrielle est au
zénith. La séduisante maîtresse de Henri IV a déjà le pied sur la
première marche du trône; quelques jours encore,

          Et le roi va poser la couronne à son front.

Après quatre ans d'une union qui avait surmonté toutes les traverses,
Gabrielle avait reçu du roi le titre de duchesse de Beaufort. Elle lui
avait donné deux nouveaux enfants, Catherine-Henriette, et Alexandre de
Vendôme, dont on célébra le baptême avec autant de pompe et d'éclat que
s'il eût été fils de France.

Ce baptême fut la première cause des discordes de Sully et de la belle
Gabrielle, qui bientôt devaient s'envenimer de tous les rapports des
courtisans.

Un instant, pressée par ses amis, Gabrielle eut l'idée de renverser le
ministre qu'elle avait protégé; elle y eût perdu son temps et ses
peines.

Les historiens de Henri IV lui prêtent un mot superbe.

--Je ne sais comment, Sire, vous préférez un valet à une amie, avait dit
Gabrielle.

--Je retrouverais plus facilement vingt maîtresses comme vous qu'un
ministre comme lui, aurait répondu le roi.

Ajoutons cette anecdote à vingt autres tout aussi vraisemblables, et
qu'elles aillent rejoindre la poule au pot dans les nuageux lointains de
la fantaisie historique.

Cette question du mariage de Gabrielle avec le roi apparaissait déjà à
l'horizon, grosse d'orages.

On en parlait tout bas à la cour; les créatures de la favorite avaient
de grandes espérances, mais le roi ne s'était point encore prononcé.

C'est à Sully qu'il s'en ouvrit tout d'abord. Il faut lire dans les
_OEconomies_ la curieuse conversation du roi et de son ministre.

--Je voudrais bien, disait Henri IV, trouver femme à mon gré, non point
épouser par politique quelque princesse qui ferait lit à part; je la
veux jolie, bonne et indulgente, je veux surtout qu'elle me fasse de
gros enfants, un tous les ans. Ne connaîtrais tu point, Rosny, celle
qu'il me faut?

Et Sully de faire semblant de chercher.

--Voyons, cependant, continue Henri IV, les princesses qui sont à marier
en Europe.

Sully savait bien où le roi voulait en venir;

--Cherchons, Sire.

Et il égrena la liste des filles nubiles de souches royales, sans en
omettre une seule, avec une sûreté de mémoire et de renseignements qu'on
trouverait à peine aujourd'hui chez le rédacteur aux gages de Justus
Perthes, l'heureux éditeur de l'Almanach de Gotha.

A chaque nom nouveau, Henri IV secouait la tête.

--Ce n'est point encore mon affaire.

--Cherchons, Sire. Mais je ne vois plus qu'un moyen. Donnez rendez-vous
dans la cour de votre Louvre à toutes les jolies filles de France de
dix-sept à vingt-cinq ans, vous choisirez.

--Eh bien! non, dit le roi impatienté de la mauvaise volonté de son
ministre, nous n'avons que faire de chercher. N'ai-je pas la duchesse de
Beaufort?

Le grand mot était lâché. Sully poussa les hauts cris. Mais le roi
tenait ferme à son idée. Il y eut des démarches faites à Rome d'abord,
puis près de madame Marguerite, afin d'obtenir la liberté du roi.

Le Vatican la marchanda longtemps. Marguerite de Valois déclara qu'elle
ne s'y prêterait jamais et que ce n'était pas pour «l'ancienne maîtresse
du duc de Bellegarde, l'épouse déshonorée de Liancourt, qu'elle
consentirait à briser son union avec Henri IV.»

Les négociations se poursuivirent néanmoins, et une nouvelle
complication, le projet de mariage du roi et de Marie de Médicis, vint
ajouter aux embarras déjà très-grands et très-réels de la cour de
France.

Les choses en étaient à ce point, lorsque, comme un coup de foudre,
parvint au roi la nouvelle de la mort de Gabrielle.

Quelques détails sur cette fin si prématurée.

On était alors dans la semaine sainte. Madame de Beaufort, enceinte de
quatre mois, se rendit à Paris pour faire ses pâques dans cette ville,
«afin de se faire voir bonne catholique au peuple qui ne la croyait pas
telle.» Gabrielle descendit chez Zamet, ce fameux seigneur de dix-sept
cent mille écus qui prêtait à Henri IV pour ses petites parties le
magnifique hôtel qu'il avait fait construire.

Le jeudi de la semaine sainte, après un dîner où Zamet avait dépassé le
_nec plus ultrà_ de la somptuosité, madame de Beaufort eut envie
d'entendre les Ténèbres en musique au petit Saint-Antoine. Elle s'y
rendit accompagnée de mademoiselle de Guise et de la duchesse de Retz.
Elle était fort joyeuse ce jour-là; les négociations pour son mariage
allaient à son gré, et elle avait reçu du roi une lettre très-passionnée
dans laquelle il lui annonçait que, pour en finir, il venait de dépêcher
à Rome le sieur du Fresne.

Pendant l'office, elle fut prise de douleurs d'entrailles et
d'éblouissements. On la reconduisit chez Zamet. A son arrivée à l'hôtel,
elle se trouvait un peu mieux. Elle fit un tour de jardin et goûta d'un
fruit.

C'est alors que Zamet lui annonça que le mariage de Henri IV et de Marie
de Médicis était décidé.

Ses convulsions la reprirent presque aussitôt, accompagnées des
symptômes les plus alarmants. «Fortement frappée de l'idée qu'elle était
empoisonnée, dit Sully, elle commanda qu'on la tirât de chez Zamet et
qu'on la transportât chez sa tante madame de Sourdis.»

Le trajet ne fit qu'augmenter ses douleurs, et, après un jour et demi
d'atroces souffrances, elle expira le samedi 10 avril à sept heures du
matin.

«Les médecins et chirurgiens, dit le journal de Henri IV, n'osèrent pas,
à cause de sa grossesse, lui faire des remèdes violents. Tels avaient
été ses efforts et ses syncopes, que sa bouche fut tournée vers la nuque
de son col. Elle était devenue si hideuse qu'on ne pouvait la regarder
sans effroi. Son corps ayant été ouvert, son enfant fut trouvé mort.»

Henri IV, prévenu trop tard, fit éclater le plus vif désespoir. Il
sanglotait tout haut, refusait toute consolation, se plaignant d'être
désormais «seul sur la terre.»

Il prit le deuil et il voulut que toute la cour suivit son exemple. Des
funérailles presque royales furent faites pour cette belle maîtresse de
Henri IV. Son corps fut conduit en pompe solennelle à l'abbaye de
Maubuisson, dont une de ses soeurs était alors abbesse.

Des bruits sinistres se répandirent autour du cercueil de la duchesse de
Beaufort. Ce mot terrible de poison, si souvent murmuré dans les sombres
appartements du Louvre lorsque régnait une première Médicis, revenait
fatalement avec une autre princesse de ce nom.

Zamet fut accusé, et bien d'autres.

Mais il faut se garder de prêter l'oreille aux vagues murmures du
soupçon.

«Dieu seul, dit Shakespeare, a jamais su ce qu'il y avait au fond de la
coupe.»

Le peuple, qui avait haï Gabrielle, ne s'agenouilla point au passage du
cortège funèbre, et les cendres de la belle favorite n'étaient pas
froides encore, que déjà couraient sur elle les pamphlets les plus
injurieux.

Voici le commencement d'un dialogue de quatre pages, en vers, composé le
lendemain de sa mort. C'est son ombre qui revient tout exprès de l'enfer
pour confesser ses crimes:

          De mes parents l'amour voluptueuse
          Et de mes soeurs l'ardeur incestueuse
          Rendent assez mon lignage connu.
          De l'exécrable et malheureux Atrée
          Est emprunté notre surnom d'Estrée,
          Nom d'adultère et d'inceste venu.

Les haines ardentes contenues pendant sa vie éclataient, et les six
soeurs de la belle Gabrielle ayant assisté à ses obsèques, il se trouva
un poëte pour faire ce sixain.

          J'ai vu passer sous ma fenêtre
          Les six péchés mortels vivants
          Conduits par le bâtard d'un prêtre,
          Qui tous les six allaient chantants:
          Un requiescat in pace
          Pour le septième trépassé.

La Restauration eut l'idée de faire élever une statue à la belle
Gabrielle, en 1820, époque où l'on ne parlait d'Henri IV dans les salons
bien pensants que les larmes aux yeux.

Louis XVIII donna son approbation. Cet homme d'esprit dut bien rire ce
jour-là.

Était-ce sa faute à lui si ceux qui l'entouraient n'avaient lu
l'histoire de France que dans les Père Loriquet de la maison de Bourbon?



XI

CATHERINE-HENRIETTE D'ENTRAGUES.

MARQUISE DE VERNEUIL.


Les cloches qui avaient sonné le glas funèbre de la duchesse de Beaufort
vibraient encore, que déjà Henri IV songeait a pourvoir son coeur d'une
nouvelle maîtresse. Son désespoir fut aussi court qu'il avait été
violent.

Les distractions qu'il trouvait à l'hôtel de Zamet ne suffisaient pas
pour combler le vide creusé par la mort de Gabrielle. Il s'en allait,
comme a dit un écrivain du temps, «escarmouchant du coeur» avec l'une et
avec l'autre, fort indécis de son choix, lorsque le hasard, aidé d'une
mère peu scrupuleuse, jeta sur son passage la belle et fière Henriette
d'Entragues. Cette mère complaisante n'était autre que la charmante
Marie Touchet, qui, en épousant le seigneur de Balzac d'Entragues, ne
songeait probablement pas à faire souche de maîtresses royales. Mais
nous rencontrerons plus d'une fois dans l'histoire de ces familles
prédestinées.

Une partie de chasse, fut le théâtre de la première entrevue. Le roi,
tout aussitôt, mordit à cet appât irrésistible de deux yeux ardents
d'une vivacité plus que provoquante. Les traits d'Henriette, sans avoir
la régularité de ceux de Gabrielle, étaient peut-être encore plus
séduisants. Et puis, n'était-elle pas encore embellie, aux yeux d'Henri
IV, du piquant attrait de la nouveauté?

Mais le Vert-Galant dut modérer son impatience. La fille de Marie
Touchet savait trop l'art de se faire désirer pour ne pas reculer à
propos après être allée au-devant de l'amour. Les commencements de cette
liaison ont toute la majesté d'une négociation diplomatique.

Il y eut des pourparlers, des allées, des venues; un ambassadeur, de
Lude, avait été nommé.--Triste ambassade! La pierre d'achoppement,
c'était M. de Balzac d'Entragues. Ce gentilhomme tenait à conserver ce
qui restait d'honneur à sa maison; peut-être parce que la vertu de sa
femme avait fait naufrage, il tenait à garder celle de sa fille. Il mit
de Lude à la porte. Par bonheur, l'ambassadeur d'Henri IV connaissait le
chemin des fenêtres.

Le roi maugréait fort de tous ces contre-temps. Oubliant que déjà sa
barbe grisonnait, le Vert-Galant sur le retour se croyait aimé
d'Henriette et n'accusait que la tyrannie des parents.

Bientôt cependant on entra dans la voie des transactions. Les bases des
premiers protocoles furent posées par la jeune fille, ou plutôt par sa
mère. M. d'Entragues continuait à jouer à l'écart son rôle de père
rigide, sans doute pour se ménager une entrée lorsque le moment lui
paraîtrait convenable. La modeste, séduisante et spirituelle Henriette
d'Entragues mettait sa capitulation au prix de cent mille écus.

Ce chiffre formidable fit pousser les hauts cris à Henri IV. Il
marchanda même, le ladre! oui, il marchanda; mais la place tint bon, et,
un beau matin, Sully reçut l'ordre de compter la somme.

Le ministre, fort embarrassé à ce moment de réunir les quatre millions
nécessaires au renouvellement de l'alliance des Suisses, commença par
refuser net. Il disait que pour une somme si énorme son maître aurait
dix femmes plus belles et plus vertueuses que mademoiselle d'Entragues.
Il avait dix mille fois raison, mais on ne raisonnait pas avec
l'impatience amoureuse du Vert-Galant, et il fallut bien s'exécuter.

C'est alors que Sully s'avisa d'un stratagème qui, mieux que de longues
considérations, nous donne une exacte idée de son caractère et de celui
de son maître.

Il fit porter les cent mille écus dans le cabinet du roi, et en sa
présence les fit compter et recompter avec une grande ostentation par
ses secrétaires. Cet or et cet argent, qui couvraient presqu'entièrement
le plancher du cabinet, éblouirent le Béarnais.

--Nous sommes, dit-il d'un ton joyeux, bien plus riches que je ne
croyais.

--Il est vrai, répondit Sully, mais tout ce que vous voyez là, Sire,
doit être, par vos ordres, porté à mademoiselle d'Entragues.

Henri resta un instant pensif; puis, comme honteux de lui-même, il
sortit en murmurant:

--Ventre-saint-gris, voilà une nuit bien payée.

Cette nuit, tant désirée et si chèrement achetée, il ne la tenait point
encore.

Avec les cent mille écus, de nouveaux scrupules étaient venus à la
famille d'Entragues. Il y eut de nouvelles difficultés, de nouvelles
négociations. Le roi, de jour en jour plus pressant, sommait Henriette
de tenir sa promesse; mais elle, avec un art infini, maudissait comme
son amant la surveillance fâcheuse d'une famille trop attachée à un vain
point d'honneur, lui jurait qu'elle attendait avec impatience une
occasion favorable, et finissait par le remettre au lendemain.

Henri IV, de guerre lasse, allait peut-être abandonner la partie et ses
cent mille écus, qui à cette heure lui tenaient au coeur au moins autant
que son amour, lorsqu'il reçut d'Henriette une lettre où elle lui
expliquait qu'une promesse de mariage en bonne et valable forme,
adressée à M. d'Entragues, mettrait en repos la conscience chatouilleuse
de ce bon père et assurerait enfin leur liberté et leur bonheur.

Les chroniques nous ont conservé la curieuse épître de l'adroite
demoiselle: avec une heureuse habileté d'expressions, elle prouve au roi
qu'elle n'est pour rien dans cette dernière exigence: elle a engagé ses
parents à se contenter d'une promesse verbale, mais ils s'opiniâtrent à
exiger un écrit, «Enfin, Sire, ajoute-t-elle en terminant, puisqu'ils
s'entêtent de cette vaine formalité, quel risque y a-t-il à se prêter à
leur manie? Vous ne ferez point difficulté de les satisfaire, _si vous
m'aimez comme je vous aime_. A mon égard, tout ce qui m'assurera mon
amant me satisfera.»

Il ne fallait pas tant d'éloquence pour convaincre le roi; une promesse,
de mariage surtout, ne lui avait jamais semblé un obstacle sérieux.
Après un don de cent mille écus, cette _vaine formalité_, comme disait
mademoiselle d'Entragues, lui paraissait une plaisanterie. Il eût
défendu son coffre-fort, il signa sans hésiter et de la meilleure grâce
du monde la promesse de mariage qui devait lui ouvrir l'alcôve de la
belle Henriette.

Nous avons ce document, écrit en entier de la main de Henri IV, et
scellé du sceau royal; il était de nature à satisfaire le père le plus
exigeant:

     «Nous, Henri, roi de France et de Navarre, en foi et parole de roi,
     promettons et jurons à M. de Balzac d'Entragues, que nous donnant
     pour compagne demoiselle Catherine-Henriette d'Entragues, sa fille,
     au cas que dans six mois elle devienne grosse, et qu'elle accouche
     d'un fils, alors et à l'instant, nous la prendrons pour femme et
     légitime épouse, dont nous solenniserons le mariage publiquement et
     en face de notre mère sainte Eglise, selon les solennités requises
     et accoutumées.

                    Henri.»


L'histoire de cette promesse de mariage, que Sully appelle «un honteux
papier,» n'est pas la page la moins curieuse des _OEconomies_.

Henri IV, au moment de partir pour le château de M. d'Entragues, s'avise
de montrer le fameux acte à son ministre. Sully le prend, le lit avec
une attention triste qui fait monter le rouge au front du Vert-Galant,
et enfin le lui rend froidement et sans prononcer une parole.

--«Là! là! dit le roi, parlez librement et ne faites pas tant le
discret; n'ayez crainte que je me fâche.»

Sully alors reprend la promesse et la met en pièces.

--«Comment, morbleu! s'écrie Henri, que prétendez-vous faire? Je crois
que vous êtes fou!»

--«Il est vrai, Sire, que je suis fou, répond le hardi confident; plût à
Dieu que je le fusse tout seul en France!»

Le roi s'éloigna en maugréant, comme c'était son habitude lorsqu'il ne
voulait pas avouer que Sully avait raison; mais avant de partir pour
Malesherbes, résidence de la famille d'Entragues, il eut soin de
préparer une nouvelle cédule.

De ce jour, Henriette fut toute à lui, et un mois ne s'était pas écoulé
qu'elle jouissait de toutes les prérogatives et de toute l'influence que
dix ans de dévouement et d'affection avaient méritées à la belle
Gabrielle. Mais quelle différence! L'humeur égale et douce de la
duchesse de Beaufort la faisait aimer de tous ceux qui approchaient le
roi, son esprit conciliant suffisait à apaiser les mille querelles que
des intérêts divers font naître entre les courtisans; avec l'altière
Henriette, au contraire, la discorde entra à la cour, et Henri IV ne
tarda pas à s'apercevoir qu'il avait choisi la tempête pour compagne.

Les graves embarras que, dès le premier jour, suscita la nouvelle
favorite ne diminuèrent en rien la passion du Béarnais: le pouvoir des
femmes sur son esprit grandissait avec les années.

Gabrielle avait été duchesse de Beaufort, Henriette fut marquise de
Verneuil; et telle était après peu de semaines son influence, que le duc
de Savoie se crut obligé d'acheter par des présents d'une énorme valeur
sa toute-puissante protection.

Souveraine maîtresse au palais de Fontainebleau, ces «déserts» chers à
Henri IV, la marquise ordonnait à son gré les fêtes et les chasses, ce
qui ne l'empêchait pas d'assister aux conseils du roi, d'avoir sa
politique et d'émettre son avis, au grand déplaisir de Sully, des
généraux et des ministres.

Pour mademoiselle d'Entragues, le Béarnais était devenu prodigue, et
chaque jour quelque don nouveau venait témoigner de la vivacité de sa
passion. S'éloignait-il, était-il forcé de quitter les genoux
d'Henriette, même pour une seule journée, il retrouvait pour lui écrire
de ces expressions si tendres, si naïvement amoureuses, qui jadis
mouillaient de douces larmes les yeux de la Belle Gabrielle:

     «Mon cher coeur, un lièvre m'a mené jusque devant Malesherbes, j'y
     ai éprouvé la douce souvenance des plaisirs passés; je vous ai
     souhaitée entre mes bras comme autrefois je vous y ai vue....
     Bonjour, chères amours. Si je dors, mes songes seront de vous, si
     je veille, mes pensées seront de même. Recevez un million de
     baisers de moi.

                    Henri»



O roi prometteur et oublieux! ô marchand de belles paroles! Tandis qu'il
signait ainsi une promesse de mariage, qu'il écrivait à sa maîtresse des
billets passionnés, ses ambassadeurs négociaient à Rome la rupture de
son mariage avec Marguerite de Valois et une nouvelle alliance avec
Marie de Médicis.

Les négociations étaient sur le point de réussir: la reine de Navarre
avait accordé son consentement au divorce, et le pape devait saisir avec
empressement cette occasion de donner en France une nouvelle force au
parti catholique, cet ancien parti de la Ligue qui n'avait cessé de
lutter de tout son pouvoir contre l'influence de la Belle Gabrielle.

Le moment approchait cependant où Henri IV allait être sommé de tenir
sa parole royale fort aventurée. La marquise de Verneuil était enceinte
et comptait avec une fébrile impatience les jours qui la séparaient du
moment où la naissance d'un fils,--elle était sûre, disait-elle, que ce
serait un fils,--lui assurerait la couronne.

Le roi était fort inquiet; il sentait que si la marquise mettait au
monde un garçon les fauteurs de rébellions auraient en main une arme
terrible. Le hasard, ce complice de toute sa vie, vint à son aide.

La favorite, en l'absence de son amant, alors dans les environs de
Moulins, attendait au château de Monceaux le moment de ses couches,
auxquelles Henri avait promis d'assister. Une nuit, le tonnerre tomba
dans sa chambre et lui causa une telle frayeur, que quelques heures plus
tard elle mit au monde, avant terme, un enfant mort.

Ainsi Henri IV fut délié de son engagement imprudent, mais non d'un
amour disproportionné dont les conséquences devaient être si fâcheuses.

Cependant, à la première nouvelle du terrible accident survenu à sa
maîtresse, le roi était accouru. Tant que la vie de la malade fut en
danger, il veilla fidèlement à son chevet, et sa présence, plus que
l'habileté des médecins, contribua au salut de la marquise.

Une triste nouvelle attendait Henriette à sa convalescence; elle ne
recouvra la santé que pour apprendre le mariage de Henri IV avec Marie
de Médicis.

La colère et le désespoir de mademoiselle d'Entragues sont faciles à
comprendre, pour qui connaît le caractère fougueux de cette jeune
ambitieuse; elle voulait aller trouver son amant, lui reprocher sa
félonie et son manque de parole, l'accabler des plus cruelles injures.
Mais déjà le Béarnais, redoutant une orageuse explication, avait quitté
Monceaux et galopait vers la Savoie.

Quelques jours suffirent pour changer les dispositions d'Henriette. Ne
pouvant être reine, elle pensa qu'elle devait au moins conserver comme
maîtresse la toute-puissance, et nous la voyons accabler le roi de
lettres tendrement plaintives:

     «Souvenez-vous, Sire, écrit-elle, d'une demoiselle que vous avez
     possédée et qui s'est livrée à vous sur votre foi et parole
     royale.»

Ailleurs nous trouvons ce curieux passage:

     «Je ne vous parle que par soupirs, car pour mes autres plaintes
     secrètes, Votre Majesté les peut sourdement entendre de ma pensée,
     puisque vous connaissez aussi bien mon âme que mon corps. En mon
     âme misérable, Sire, il ne me reste que cette seule gloire d'avoir
     été aimée du plus grand monarque de la terre.»

Ces larmes et ces tristesses troublaient comme un remords l'âme de Henri
IV; et il n'y put rester insensible; plus d'une fois il quitta l'armée
pour aller implorer son pardon, et c'est à Henriette qu'il fit porter
les drapeaux pris sur l'ennemi, galanterie déplacée qui fit hautement
murmurer les vieux compagnons d'armes du roi de Navarre.

Il est à croire que toutes «ces belles prévenances» du roi avaient leur
but: Il désirait vraiment se faire rendre sa promesse de mariage, qui ne
laissait pas que de l'inquiéter. Mais cet engagement était en bonnes
mains; et tandis que la marquise trompait Henri par une feinte
résignation, ses parents envoyaient à Rome la fameuse promesse. Elle
arriva trop tard, lorsque déjà Marie de Médicis, mariée par
procuration, mettait le pied sur la terre de France.

La première entrevue des nouveaux époux eut lieu à Lyon, le 9 décembre
de l'an 1600. Le genre de beauté de Marie de Médicis ne plut point au
Vert-Galant; pour une fois en sa vie, il se trouva une femme qui n'était
pas à son gré, c'était la sienne. La nouvelle reine avait alors
vingt-sept ans; «elle était grosse, commune, n'avait rien de l'élégance
ni de l'esprit des Médicis, ses ancêtres paternels, et ne tenait que du
sang autrichien de sa mère.»

Elle justifiait assez bien, on le voit, cette épithète de _grosse
banquière_ qu'en un jour de querelle devait lui donner la marquise de
Verneuil.

Le caractère de Marie ne rachetait pas tous ces défauts, «elle était
jalouse, emportée et bigote.»

Malgré tout, Henri IV, le soir même de la première entrevue, passa
par-dessus toutes les lenteurs de l'étiquette et pénétra dans
l'appartement de la nouvelle reine; il avait hâte de rendre indissoluble
un mariage que trop de prétextes pouvaient faire annuler.

Le voyage de Marie de Médicis continua à petites journées, le roi parti
en avant faisait l'office de fourrier. Ce voyage fut un long triomphe.
Le parti catholique devait bien cette ovation à la nièce du Saint-Père,
et c'est au milieu des acclamations les plus enthousiastes qu'elle fit
son entrée à Paris, où l'attendaient de cruelles déceptions.

Il était dans la destinée de Marie de Médicis de voir sa vie troublée
par des favorites royales. Jeune fille, elle avait dû fuir le palais
paternel où régnait despotiquement Bianca Capello, la belle courtisane
vénitienne; épouse et reine, elle dut subir une humiliante rivalité avec
la marquise de Verneuil; mère enfin, elle eut la douleur de voir des
bâtards partager avec son fils les caresses paternelles.

Il ne faudrait pas cependant se trop apitoyer sur les malheurs de Marie;
sa vertu est restée trop équivoque pour qu'on lui accorde tout l'intérêt
que mérite une épouse trahie. Son cousin Virginio Orsini, dont
l'affection n'était rien moins que fraternelle, le duc de Bellegarde, et
enfin le trop fameux Concini, l'aidèrent, dit-on, à se venger des
infidélités trop nombreuses de son époux. Pour les deux premiers, la
chronique s'aventure peut-être, mais le doute n'est pas possible à
l'égard de celui qui devint plus tard le maréchal d'Ancre.

Tranquille du côté de ses ennemis, Henri IV, après son mariage, avait
espéré vivre enfin en repos. Il se trompait: il retrouva dans sa maison
la guerre qui avait cessé au dehors.

Un mois ne s'était pas écoulé depuis l'arrivée de Marie de Médicis, que
déjà le Louvre était devenu un enfer. La faute en était au Vert-Galant,
qui avait caressé cet espoir insensé «d'accorder deux femmes
terriblement jalouses, une femme légitime et une maîtresse,» et qui
«avait la prétention de les faire vivre en bonne intelligence sous le
même toit.»

Henri n'accorda même pas à sa femme les trois mois du poëte, mois bénis
du premier amour; il avait été repris d'une belle passion pour
Henriette, «dont le bon bec» l'amusait infiniment, et il ne se passait
pas de semaine «qu'il ne fit quelque nouvelle entreprise» pour aller
coucher au château de Verneuil.

Aussi chaque jour de terribles querelles éclataient dans le ménage
royal; «cette illustre paire d'amants, dit une chronique, vivait dans
une brouillerie perpétuelle.» Sully avait assez à faire à mettre le
holà, et deux ou trois fois il n'eut que le temps d'arrêter le bras de
la reine qui se levait menaçant sur son époux. Le ministre n'était pas
là sans doute le jour où elle égratigna si fort la figure de Henri qu'il
en porta les marques plus d'une semaine.

Comme de juste, la marquise de Verneuil avait été présentée à la reine.
Marie de Médicis l'avait reçue plus que froidement, et tout l'esprit de
la favorite n'avait pu arracher une parole à l'épouse outragée.

Le rêve de Henri était de donner à sa maîtresse un logement au Louvre;
mais toute son habileté diplomatique avait échoué contre la juste
jalousie de la reine. Les courtisans qui s'étaient entremis ne
réussirent pas mieux que leur maître, et deux ou trois d'entre eux
payèrent d'une disgrâce un échec auquel ils eussent dû s'attendre. Rosny
lui-même n'eut pas une chance meilleure. Le roi désespérait presque,
lorsqu'une des femmes de la reine offrit de le servir. Cette femme était
Léonora Galigaï.

Cette intrigante, toute-puissante sur l'esprit de sa maîtresse, la
décida à subir la marquise de Verneuil, et bientôt les deux ennemies,
l'épouse et la maîtresse, semblèrent vivre dans la meilleure
intelligence.

Ce fut un scandaleux et triste spectacle: la reine et la favorite eurent
chacune leur appartement au Louvre, appartements si voisins qu'une
simple porte de communication dont le roi avait la clef les
séparait.--«Je suis enfin heureux,» disait le Vert-Galant. Il y avait de
quoi!

A quelque temps de là Marie de Médicis et la marquise eurent chacune un
fils à peu de semaines de distance. Le roi fit aussi bon accueil à l'un
qu'à l'autre. Les enfants avaient toujours eu le don de le réjouir, «de
quelque part qu'ils vinssent.» Ils étaient pour lui comme un signe de
prospérité, et à ce compte Henri put s'estimer un monarque prospère. Il
n'était alors question que de la bonne intelligence des deux mères. Aux
fêtes qui célébrèrent la naissance d'un dauphin, Marie de Médicis
inscrivit le nom d'Henriette sur la liste des dames qui devaient danser
un ballet qu'elle avait composé. Chaque dame représentait une vertu.

Ce fut le dernier triomphe d'Henriette. Nous allons voir pâlir son
étoile jusqu'à ce qu'elle s'éteigne dans les brumes épaisses de l'oubli.
Le premier coup qui devait ébranler sa fortune, lui fut porté par la
reine; cette Italienne qui pouvait se composer un visage souriant, mais
non étancher le fiel de son coeur. Marie de Médicis, par l'entremise
d'une des soeurs de Gabrielle, fit tenir au roi des lettres de la
marquise adressées au duc de Joinville, pour lequel elle avait eu une
vive passion. Dans ces lettres, que Joinville avait sacrifiées à une
nouvelle maîtresse, le roi et la reine étaient indignement outragés.
L'amour d'Henri surtout y était tourné en ridicule au bénéfice d'un
préféré.

Le Vert-Galant, si naïf au fond avec les femmes, fut altéré par la
lecture de cette correspondance. Il se croyait aimé! Joinville dut
quitter la cour, et on conseilla à la marquise d'aller prendre l'air
dans une de ses terres. Elle obéit furieuse et jurant de se venger.

Nous n'entrerons point ici dans les détails des intrigues sourdes et des
conspirations qui troublèrent le règne de Henri IV. A presque toutes
nous trouvons mêlées mademoiselle d'Entragues et sa famille.

Déjà, lors de la conspiration de Biron, le père et le frère de la
favorite n'avaient dû la vie qu'à ses prières. Une nouvelle entreprise
ne fut pas plus heureuse; mais Henriette elle-même se trouva compromise,
et le roi ordonna sa mise en jugement.

Rendue à la liberté, dévorée de rage et d'ambition déçue, elle passa sa
vie à susciter des ennemis à ce roi qui l'avait tant aimée. Telles
avaient été ses menaces, elle avait parlé si haut de ses projets de
vengeance, qu'on l'accusa d'avoir, de concert avec d'Épernon, mis le
couteau aux mains de l'infâme Ravaillac.

De ce moment elle cessa de paraître à la cour, et nul ne se souvenait
plus de cette belle et fière Henriette d'Entragues, lorsqu'elle mourut à
son château de Verneuil le 9 février 1633. Elle avait cinquante-quatre
ans.



XII

MADEMOISELLE DE HAUTEFORT

ET

MADEMOISELLE DE LA FAYETTE.


Seule, la loi des contrastes donne ici une place aux chastes amours de
Louis XIII; le noble caractère des belles et vertueuses amies de ce
prince mélancolique reçoit un éclat nouveau du voisinage de tant de
favorites royales, qui n'ont même pas pour excuse la violence de la
passion, et dont l'ambition semble avoir été le seul mobile.

Des chroniques mensongères peuvent, il est vrai, donner au roi seul tout
l'honneur d'une sagesse si rare à cette époque qu'elle en est presque
invraisemblable; mais il faut avoir étudié bien superficiellement la
vie de mesdemoiselles de Hautefort et de La Fayette pour avancer que
leur vertu ne fut qu'impuissance, et qu'elles firent, l'une et l'autre,
tous leurs efforts pour forcer la triple cuirasse de pudeur, de glace et
de scrupules religieux, qui défendait contre leurs galantes tentatives
le coeur de leur royal ami.

Leur conduite politique, bien que toute de dévouement et de
désintéressement, mérite moins d'éloges: leur nom se trouve mêlé à
toutes les cabales, à tous les complots des grands seigneurs, de la
reine-mère et d'Anne d'Autriche. Abusées par l'influence personnelle de
la reine, dupes de sa dangereuse amitié, elles la secondèrent de toutes
leurs forces dans ses entreprises contre un ministre détesté.

Mais à une cour où Richelieu était le maître, les femmes devaient avoir
une faible influence; le cotillon s'effaçait devant la robe rouge de
l'ombrageux cardinal.

On n'en a pas trop dit sur la chasteté de Louis XIII; la froideur de sa
nature lui rendait facile la vertu que lui imposaient ses scrupules
religieux. Ce fils du Vert-Galant n'aimait pas les femmes, et il
considérait l'immodestie comme un scandaleux et damnable péché.

On pense s'il eut à souffrir au milieu d'une cour licencieuse, dont les
dames n'avaient pas assez d'admiration ni de regrets pour la galanterie
de Henri IV. Au moins ne se gênait-il pas pour exprimer ses sentiments
d'une façon souvent plus que brutale.

Un jour, à la table royale, il remarqua une dame qui étalait avec une
complaisance exagérée les splendeurs d'une fort belle gorge.--Les
portraits des femmes modestes du temps nous donnent une idée de ce que
pouvait être l'exagération.--Le roi ne dit mot, tout d'abord, évitant
seulement de tourner les yeux de ce côté. Mais à la fin du repas il
conserva dans sa bouche une gorgée de vin rouge et la lança dans le
corset de la dame.

La chasteté chez Louis XIII était bien moins une vertu qu'une affaire de
tempérament; ainsi, souvent il allait, suivant l'usage d'alors, coucher
avec le connétable de Luynes, et bien qu'il fut amoureux de la femme du
connétable, il s'endormait tranquille sur le même chevet.

--Pour moi, disait-il souvent, les femmes sont chastes jusqu'à la
ceinture.

--Il fallait donc, disait Bassompierre, la leur faire porter aux genoux.

Mais que dire de l'incroyable pruderie de ce prince!

Entrant un jour à l'improviste chez la reine, il aperçut aux mains de
mademoiselle de Hautefort un billet qu'elle venait de recevoir. Il la
pria de le lui laisser lire; mais comme il contenait quelques
plaisanteries sur les platoniques amours du roi, la jeune fille refusa
et cacha le billet dans son sein. La reine alors saisit en plaisantant
les mains de mademoiselle de Hautefort, et, les retenant dans les
siennes, dit au roi de prendre le billet où il se trouvait. Louis XIII,
n'osant se servir de ses mains, prit les pincettes d'argent du foyer et
essaya d'atteindre le malencontreux billet. Il n'y put réussir et
s'éloigna, fort attristé des rires des deux femmes.

Ainsi agit le Louis XIII de l'admirable drame de Victor Hugo, et lorsque
Marion Delorme a caché dans son sein la grâce de Didier, l'Angely peut
lui dire:

                                         Bon, gardez-la
          Tenez ferme, le roi ne met pas les mains là;
          Il n'oserait rien prendre au corset de la reine.

Tel était ce prince mélancolique qui, plus que tout autre, avait besoin
des douces consolations de l'amitié. Avec une abnégation héroïque, digne
de toute notre admiration, il avait abdiqué aux mains de Richelieu. Il
sentait son impuissance et admirait, tout en le redoutant, le sombre
génie du ministre. Mais aussi que de pensées amères en ce coeur royal,
que de rages dévorées en secret, que de sourdes révoltes!

          . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
          Il me gêne, il m'opprime! et je ne suis ni maître
          Ni libre, moi qui suis quelque chose peut-être.
          A force de marcher si lourdement sur moi
          Craint-il pas à la fin de réveiller le roi?
          . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
          Le manant est du moins maître et roi dans son bouge!
          Mais toujours sous les yeux avoir cet homme rouge;
          Toujours là, grave et dur, me disant à loisir:
          --«Sire, il faut que ceci soit votre bon plaisir!»
          Dérision! cet homme au peuple me dérobe,
          Comme on fait d'un enfant, il me met dans sa robe,
          Et quant un passant dit:--«Qu'est-ce donc que je voi
          Devant le cardinal?»--On répond: «C'est le roi.»

Ce roi si profondément malheureux, ce mari sans épouse, ce fils sans
mère, eut au moins ce rare bonheur d'aimer deux femmes parfaitement
vertueuses, Mesdemoiselles de Hautefort et de La Fayette, deux anges
consolateurs dont la moins aimée fut pour lui comme un baume céleste sur
ce Golgotha qu'on appelle le trône.

C'est à Lyon, en 1630, au sortir d'une grave maladie, que Louis XIII,
parmi les filles d'honneur de sa mère, Marie de Médicis, remarqua
mademoiselle de Hautefort. C'était une toute jeune fille encore,
presqu'une enfant. On l'appelait l'_Aurore_, pour marquer son extrême
jeunesse et son innocent éclat. Elle était blanche et rose; ses grands
yeux bleus voilés de longs cils avaient une admirable expression, ses
cheveux d'un blond cendré étaient d'une richesse incomparable, enfin un
très-grand air tempéré par une tenue presque sévère relevait encore
cette beauté précoce.

«La modestie, aussi bien que la beauté de mademoiselle de Hautefort, dit
M. Cousin, touchèrent profondément Louis XIII; peu à peu il ne put se
passer du plaisir de la voir et de s'entretenir avec elle; et lorsqu'à
son retour de Lyon, après la fameuse _journée des dupes_, l'intérêt de
l'Etat et sa fidélité à Richelieu le forcèrent d'éloigner sa mère, il
lui ôta la jeune Marie et la donna à la reine Anne, en la priant de la
bien traiter et de l'aimer pour l'amour de lui.»

La reine reçut avec une froideur facile à comprendre sa nouvelle fille
d'honneur; elle voyait en elle une rivale, et, ce qui lui était bien
autrement pénible, une surveillante chargée d'épier ses moindres actions
et d'en rendre compte. Elle se trompait, et ne tarda pas à le
reconnaître: jamais elle n'eut au contraire d'amie plus sûre et plus
désintéressée.

Certaine du dévouement de mademoiselle de Hautefort, Anne d'Autriche put
la voir sans inquiétude et même favoriser l'amour du roi pour la belle
Marie; elle trouvait en elle un appui contre son ennemi le cardinal de
Richelieu. Le caractère des deux amants lui était un sûr garant de
l'innocence de leurs relations; et d'ailleurs, que lui importait!

Rien de triste, de platonique, de glacial comme ces amours de Louis
XIII. Tous les soirs il l'entretenait dans une embrasure de fenêtre du
salon de la reine; mais il ne lui parlait d'ordinaire que de la chasse,
de ses chiens et de ses oiseaux de proie, sans doute il s'attachait à
lui démontrer qu'ils ont tort ceux qui croient

          «Que l'Alète au grand vol ne vaut pas l'Alfanet.»

Dans le jour, Louis XIII tenait un registre fort exact de tout ce qu'il
disait à son amie: on a retrouvé à sa mort ces singuliers
procès-verbaux; ou bien il composait pour elle des chansons et des vers
élégiaques.

Il n'est rien resté des poésies amoureuses de Louis XIII. «Mais voici un
couplet qui peint avec assez de grâce le charme qu'exerçait mademoiselle
de Hautefort sur l'humeur chagrine de son royal amant:»

          Hautefort merveille
            Réveille
          Tous les sens de Louis,
          Quand sa bouche vermeille
          Lui fait voir un souris.

Ces relations si tristes, ces glaciales assiduités pesaient horriblement
à mademoiselle de Hautefort. Si elle n'avait pas profité pour rompre
d'une de ces brouilles incessantes que soulevait l'humeur capricieuse du
roi, c'était autant par amitié pour la reine que par pitié pour le
malheureux Louis XIII. Un peu d'orgueil se mêlait à ces sentiments; elle
était fière de résister à Richelieu, dont elle s'était déclarée
l'ennemie.

Le cardinal-ministre, dans le principe, avait vu d'un oeil favorable
l'amour du roi pour mademoiselle de Hautefort; il pensait l'attirer
facilement à lui, et en faire un des instruments de sa politique; mais
il n'avait pas tardé à se convaincre que toutes ses séductions ne
tenteraient jamais la fière jeune fille tout entière au parti de la
reine qu'elle croyait injustement délaissée et persécutée.

Craignant sans doute de trouver en mademoiselle de Hautefort un obstacle
sérieux, Richelieu entreprit de l'éloigner; il y réussit facilement. Il
tenait entre ses mains le confesseur de Louis XIII. Ce prêtre éveilla
dans le coeur de son pénitent des scrupules que calment d'ordinaire les
directeurs des consciences royales, et le faible prince essaya
d'arracher de son coeur une passion que le représentant de Dieu sur la
terre lui disait être criminelle. Mademoiselle de Hautefort dut quitter
la cour pour quelque temps, plus heureuse que triste d'une rupture que
souvent elle avait songé à provoquer la première.

Privé de cette douce affection qui l'avait aidé à supporter les amères
tristesses de sa vie, Louis XIII était devenu plus morose et plus sombre
que jamais. Telles furent alors les inquiétudes de Richelieu et des
politiques de son parti, qu'ils résolurent de remplacer, s'il était
possible, mademoiselle de Hautefort dans le coeur du roi.

C'est sur mademoiselle de La Fayette que l'on jeta les yeux. L'évêque de
Limoges, l'ex-favori Saint-Simon et autres, se chargèrent de la
négociation.

La beauté de mademoiselle de La Fayette était le contraste vivant de
celle de mademoiselle de Hautefort. Petite, frêle et brune, toute sa
force semblait s'être réfugiée dans ses grands yeux. Louis XIII ne tarda
pas à la prendre en affection, et, au contraire de mademoiselle de
Hautefort, mademoiselle de La Fayette s'éprit d'une tendre passion pour
ce roi déshérité de vraie tendresse. Mais elle aussi eut le tort de
prendre parti pour la reine Anne; et Richelieu, voyant un nouveau
danger, employa le moyen qui déjà lui avait si bien réussi. D'habiles
confesseurs jetèrent le trouble dans l'âme de ces deux amants si faibles
et si timides, dont l'amour était devenu si vif, qu'ils se défiaient
d'eux-mêmes, et mademoiselle de La Fayette se retira dans un couvent. Le
roi continua de la voir: il ne croyait plus au danger maintenant que la
grille d'un cloître le séparait de son amie. Du fond de sa cellule,
mademoiselle de La Fayette put rendre à la reine, son amie, un grand et
dernier service! Un soir d'orage, elle envoya le roi demander
l'hospitalité à sa femme, qui habitait le Louvre: peut-être
s'agissait-il pour Anne d'Autriche de légitimer la naissance d'un enfant
qui devait être Louis XIV.

Mais, pour Richelieu, mademoiselle de La Fayette, au couvent, visitée
par le roi, était tout aussi dangereuse. C'est alors qu'il s'avisa de
donner à Louis XIII un ami au lieu d'une maîtresse, Cinq-Mars. M. Alfred
de Vigny nous a fait verser des larmes sur le sort du grand-écuyer de
Louis XIII. Ces larmes, Cinq-Mars ne les mérite pas. Ce ne fut qu'un
courtisan brouillon, vaniteux et avide. Il trahit tout à la fois
Richelieu et sa patrie. Sa condamnation ne fut que justice, et Louis
XIII ne put s'y opposer. Mais, dit M. Edouard Fournier, jamais le triste
monarque n'a prononcé le mot cruel qu'on lui a prêté, le jour de
l'exécution de son ami: «Monsieur le Grand doit à cette heure faire une
assez triste grimace[6].»

[Note 6: Au sujet de tous les mots historiques ou prétendus tels, il
est intéressant de lire le curieux et spirituel travail de M. Edouard
Fournier, _l'Esprit dans l'Histoire_, 1 v. in-18, Dentu, édit. Paris
1860.]

Pénétré de douleur, au contraire, de la mort et de la trahison de son
cher d'Effiat, Louis XIII le pleura longtemps. Il ne fallut rien moins,
pour sécher ses larmes, que la douce voix de mademoiselle de Hautefort.
Un instant, il se rapprocha de cette ancienne amie; mais, de nouveau,
Richelieu l'éloigna de lui, et, cette fois, pour toujours. Le cardinal
n'avait pas tort de redouter la séduisante Marie. Toute dévouée à la
reine, son caractère chevaleresque pouvait la conduire aux plus folles
entreprises. C'est peut-être à elle que Richelieu doit de n'avoir pu
savoir le dernier mot de la conspiration avec l'Espagne. Déguisée en
grisette, elle pénétra à la Bastille jusqu'auprès du chevalier de Jars,
ce héros de dévouement qui, plutôt que de trahir le secret de la reine,
s'était laissé condamner à mort et venait d'être gracié au moment même
où il avait déjà la tête sur le billot. De Jars n'hésita pas à exposer
sa vie de nouveau, et ce fut par lui que La Porte, prévenu, put
confirmer les fausses révélations de la reine.

Quelques années plus tard, en 1646, mademoiselle de Hautefort épousa le
maréchal duc de Schomberg, qu'elle aimait, et trouva, dans cet amour, la
force de repousser les hommages du jeune Louis XIV.

Telles furent les royales amours pendant le règne de Louis XIII. Si la
galanterie politique joua, durant cette période, un rôle un peu effacé,
elle prit bien sa revanche sous la Fronde; nous verrons les femmes
atteindre, sous Louis XIV, à l'apogée de leur puissance, présider plus
tard aux orgies de la Régence, et, sous la dénomination sarcastique de
_Cotillons_, que leur donna le grand Frédéric, achever, sous Louis XV,
la ruine de la monarchie française.


FIN DE LA PREMIÈRE SÉRIE.



TABLE DES MATIÈRES.


I. Les Maîtresses légendaires

II. Agnès Sorel

III. Les Amours de François Ier

IV. La comtesse de Chateaubriant

V. La duchesse d'Etampes

VI. La belle Ferronnière

VII. Diane de Poitiers

VIII. Marie Touchet

IX. Le Vert-Galant

X. La belle Gabrielle

XI. Henriette d'Entragues

XII. Mademoiselle de Hautefort et mademoiselle de La Fayette



Imprimé par Charles Noblet, rue Soufflot, 18.





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