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Title: Journal des Goncourt  (Deuxième volume) - Mémoires de la vie littéraire
Author: Goncourt, Edmond de, 1822-1896, Goncourt, Jules de, 1830-1870
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Journal des Goncourt  (Deuxième volume) - Mémoires de la vie littéraire" ***


made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica)
at http://gallica.bnf.fr




JOURNAL DES GONCOURT
MÉMOIRES DE LA VIE LITTÉRAIRE


DEUXIÈME VOLUME
1862-1865



PARIS, G. CHARPENTIER ET Cie, ÉDITEURS, 11, RUE DE GRENELLE.
1888, tous droits réservés.

QUATRIÈME MILLE

IL A ÉTÉ TIRÉ:
_Cinquante exemplaires numérotés_ sur papier de Hollande.
Prix: 7 fr.

_Dix exemplaires numérotés_ sur papier du Japon.
Prix: 12 fr.



JOURNAL DES GONCOURT



ANNÉE 1862


_1er janvier_.--Le jour de l'an, pour nous, c'est le jour des morts. Notre
coeur a froid et fait l'appel des absents.

Nous grimpons chez notre vieille cousine Cornélie, en sa pauvre petite
chambre du cinquième. Elle est obligée de nous renvoyer, tant il vient la
voir de dames, de collégiens, de gens, jeunes ou vieux, qui lui sont
parents ou alliés. Elle n'a pas assez de sièges pour les asseoir, ni assez
de place pour les garder longtemps. C'est un des beaux côtés de la
noblesse, qu'on n'y fuit pas la pauvreté. Dans les familles bourgeoises,
il n'y a plus de parenté au-dessous d'une certaine position de fortune,
au-dessus du quatrième étage d'une maison.

       *       *       *       *       *

--Le pas d'un mendiant, auquel on n'a pas donné, et qui s'en va, vous
laisse son bruit mourant dans le coeur.

       *       *       *       *       *

--De quoi est faite très souvent la renommée d'un homme politique?--de
grandes fautes sur un grand théâtre! C'est être un grand homme d'État que
de perdre une grande monarchie. On mesure l'homme à ce qu'il entraîne avec
lui.

       *       *       *       *       *

--Une scène qui se passe devant moi à la Bibliothèque, et qui juge M.
Thiers, ses livres et l'universalité de sa gloire.

Un quidam arrive: «Je voudrais un roman.--On ne donne pas de romans.--Eh
bien, alors, donnez-moi M. Thiers!--Quel ouvrage?--L'Histoire de
France.--Il n'a pas fait d'histoire de France.--Alors, l'Histoire
d'Angleterre.--Il n'a pas fait d'histoire d'Angleterre.»

Là-dessus le quidam s'en est allé avec un grand désappointement sur la
figure.

       *       *       *       *       *

_10 janvier_.--L'art n'est pas un, ou plutôt il n'y a pas un seul art.
L'art japonais a ses beautés comme l'art grec. Au fond, qu'est-ce que
l'art grec: c'est le réalisme du beau, la traduction rigoureuse du
d'_après nature_ antique, sans rien d'une idéalité que lui prêtent les
professeurs d'art de l'Institut, car le torse du Vatican est un torse qui
digère humainement, et non un torse s'alimentant d'ambroisie, comme
voudrait le faire croire Winckelmann.

Toutefois dans le beau grec, il n'y a ni rêve, ni fantaisie, ni mystère,
pas enfin ce grain d'opium, si montant, si hallucinant, et si curieusement
énigmatique pour la cervelle d'un contemplateur.

       *       *       *       *       *

--Ce temps-ci n'est point encore l'invasion des barbares, il n'est que
l'invasion des saltimbanques.

       *       *       *       *       *

--Je ne me rappelle plus ce que me racontait aujourd'hui ma maîtresse,
mais j'ai attrapé au milieu de son récit, se passant je ne sais où, cette
réjouissante phrase: «Je me serais trouvée mal, si j'avais osé!»

       *       *       *       *       *

_15 février_.--Je me trouvais au quai Voltaire, chez France, le libraire.
Un homme entra, marchanda un livre, le marchanda longtemps, sortit, rentra,
le marchanda encore. C'était un gros homme, à mine carrée, avec des
dandinements de maquignon. Il donna son adresse pour se faire envoyer le
livre: M*** à Rambouillet.

--Ah! dit le libraire en écrivant, j'y étais en 1830 avec Charles X.

--Et moi, reprit le gros homme, j'y étais aussi... J'ai eu sa dernière
signature. Vingt minutes avant que la députation du gouvernement
provisoire arrivât... J'étais là avec mon cabriolet... Ah! il avait bien
besoin d'argent... Il vendait son argenterie, et il ne la vendait pas
cher... J'en ai eu vingt-cinq mille francs pour vingt-trois mille... Si
j'étais arrivé plus tôt... Il en a vendu pour deux cent mille... C'est que
j'avais quinze mille bouches à nourrir... sa garde. J'étais fournisseur.

--Ah! bien, s'écria le libraire, vous nous nourrissiez bien mal... Je me
rappelle une pauvre vache, que nous avons tuée dans la campagne!

Le hasard les avait mis face à face, le vieux soldat de la garde de
Charles X, et le fournisseur qui avait grappillé sur une infortune royale
et acheté la vaisselle d'un roi aux abois: le soldat, pauvre libraire; le
fournisseur, gros bourgeois épanoui, sonnant d'aisance et de prospérité.

J'ai voulu voir ce qu'il achetait: c'était une HISTOIRE DES CRIMES DES
PAPES.

       *       *       *       *       *

--Les idolâtries populaires! Sait-on combien Marat mort a eu d'autels et
de tombeaux? Quarante-quatre mille!

--Le grand caractère de la fille tombée à la prostitution: c'est
l'impersonnalité. Elle n'est plus une personne, plus quelqu'un, mais
seulement une unité dans un troupeau. La conscience et la propriété du moi
s'effacent chez elle, à ce point que dans les maisons aux gros numéros,
les filles prennent indistinctement avec les doigts dans l'assiette de
l'une ou de l'autre.

       *       *       *       *       *

_19 février._--Je crois que depuis le commencement du monde, il n'y a
guère eu de vivants aussi engloutis, aussi abîmés que nous, dans les
choses de l'art et de l'intelligence. Là où ça fait défaut, il nous manque
quelque chose comme la respiration. Des livres, des dessins, des gravures
bornent l'horizon de nos yeux. Feuilleter, regarder, nous passons notre
existence à cela: _Hic sunt tabernacula nostra_. Rien ne nous en tire,
rien ne nous en arrache. Nous n'avons aucune des passions qui sortent
l'homme d'une bibliothèque, d'un musée,--de la méditation, de la
contemplation, de la jouissance d'une idée ou d'une ligne ou d'une
coloration.

L'ambition politique, nous ne la connaissons pas, l'amour n'est pour nous,
selon l'expression de Chamfort, que «le contact de deux épidermes».

       *       *       *       *       *

_Vendredi 21 février_.--Nous dînons avec Flaubert chez les Charles Edmond.
La conversation tombe sur ses amours avec Mme Colet. Flaubert déclare que
l'histoire de l'album, dans son livre ELLE ET LUI, est complètement
fausse. Il a le reçu, un reçu de 800 francs. Point d'amertume, point de
ressentiment du reste chez lui contre cette femme, qui semble l'avoir
enivré avec son amour de folle furieuse. Il y a une truculence de nature
dans Flaubert, se plaisant à ces femmes terribles de sens et
d'emportements d'âme, qui nous semblent devoir éreinter l'amour à coups de
grosses émotions, de transports brutaux, d'ivresses forcenées.

Un jour, elle est venue le relancer jusque sous le toit maternel, et elle
a exigé une explication, en présence de sa mère, de sa mère qui a toujours
gardé au fond d'elle, comme une blessure faite à son sexe, le ressouvenir
de la dureté de son fils pour sa maîtresse. «C'est le seul point noir
entre ma mère et moi!» s'écrie Flaubert.

Il avoue toutefois qu'il l'a aimée avec fureur cette femme! si bien qu'un
jour il a été tout près de la tuer, et si près qu'au moment où il marchait
sur elle, il a eu comme une hallucination de sa poursuite: «Oui, oui, j'ai
entendu craquer sous moi les bancs de la cour d'assises!»

Il ajoute qu'un de ses grands-pères a épousé une femme au Canada. Il y a
effectivement parfois chez Flaubert du sang de Peau-Rouge avec ses
violences.

       *       *       *       *       *

--Notre charbonnière vend son fonds. Rose me dit qu'elle est malade de
l'idée qu'elle n'aura plus d'argent dans sa poche: l'argent de la vente
allant et venant sous le tablier. Il paraît que c'est la grande désolation
des petits marchands qui se retirent du commerce, de ne plus sentir sur
leur ventre le flux et le reflux de la monnaie, du gain sonnant et
brinqueballant, qu'à la fois, on palpe et on écoute.

       *       *       *       *       *

--C---- se trouvait à souper en tête à tête avec R---- à la Maison d'Or.
Une fantaisie leur prend de ne pas continuer à souper seuls. Et l'un des
soupeurs, après avoir sonné inutilement, se penche sur l'escalier, pour
envoyer le chasseur leur chercher des compagnes. Il voit le chasseur
plongé dans la lecture d'un livre. Il a la curiosité de lui demander ce
qu'il lit.

--Je lis ce que Monseigneur m'a dit de lire! répond un grand garçon blond,
à l'air bonasse.

--Quel Monseigneur?

--Mais Monseigneur de Nancy, d'où je viens. Il m'a dit: «Tu vas à Paris,
c'est un pays de perdition... lis Tertullien.» Et je lis Tertullien.

Oui, cet homme lisait Tertullien, dans l'escalier de la Maison d'Or, entre
deux courses chez la Farcy. Jamais l'imagination n'approchera des
invraisemblances et des antithèses du vrai.

       *       *       *       *       *

_1er mars_.--C'est la première représentation de ROTHOMAGO. A un entr'acte
je sors. Gautier m'accroche le bras sur le boulevard, s'appuie lourdement
dessus, et nous fumons en causant:

«Voilà comme j'aime le théâtre... dehors. J'ai trois femmes dans ma loge
qui me raconteront le spectacle... Fournier, un homme de génie! Jamais
avec lui une pièce nouvelle. Tous les deux ou trois ans, il reprend le
PIED DE MOUTON. Il fait repeindre un décor rouge en bleu ou un décor bleu
en rouge; il introduit un truc, des danseuses anglaises... Tenez, pour
tout, au théâtre, il faudrait que ce soit comme ça... Il ne devrait y
avoir qu'un vaudeville, on y ferait quelque petit changement de loin en
loin... C'est un art si grossier, si abject, le théâtre... Ne trouvez-vous
pas ce temps-ci assommant?... Car enfin on ne peut s'abstraire de son
temps. Il y a une morale imposée par les bourgeois contemporains, à
laquelle il faut se soumettre. Il est de toute nécessité d'être bien avec
son commissaire de police. Qu'est-ce que je demande? C'est qu'on me laisse
tranquille dans mon coin!

--Oui, vous voulez une carte de sûreté du gouvernement?

--C'est cela... Eh bien! j'étais très bien avec les d'Orléans, 48 arrive,
la République me met pendant des années au rancart. Je me _rarrange_ avec
ceux-ci. Me voilà au MONITEUR, puis arrivent ces affaires... cet homme qui
va à droite, à gauche, on ne sait pas ce qu'il veut... Enfin, pas possible
de rien dire. Ils ne veulent plus du sexe dans le roman. J'avais un côté
sculptural et plastique, j'ai été obligé de le renfoncer. Maintenant j'en
suis réduit à décrire consciencieusement un mur, et encore je ne peux pas
raconter ce qui est quelquefois dessiné dessus.

Puis la femme s'en va. Elle n'est, à l'heure qu'il est, qu'une gymnastique
vénérienne avec un petit fonds de Sandeau... Et c'est tout. Plus de salon,
plus de centre, plus de société polie enfin... Une chose curieuse! J'étais
l'autre jour chez Walewski. Je ne suis pas le premier venu, n'est-ce pas?
Eh bien, je connaissais à peu près deux cents hommes, mais je ne
connaissais pas trois femmes. Et je ne suis pas le seul!»

       *       *       *       *       *

--Lorsque l'incrédulité devient une foi, elle est moins raisonnable qu'une
religion.

       *       *       *       *       *

_Lundi 3 mars._--Il _neigeote_. Nous prenons un fiacre, et nous allons
porter nos livraisons de l'ART DU DIX-HUITIÈME SIÈCLE à Théophile Gautier,
32, rue de Longchamps, à Neuilly.

C'est dans une rue aux bâtisses misérables et rustiques, aux cours emplies
de volailles, aux fruiteries, dont la porte est garnie de petits balais de
plumes noires: une rue à la façon de ces rues de banlieue que peint
Hervier de son pinceau artistiquement sale. Nous poussons la porte d'une
maison de plâtre, et nous sommes chez le sultan de l'épithète. Un salon
garni de meubles en damas rouge, aux bois dorés, aux lourdes formes
vénitiennes; de vieux tableaux de l'école italienne avec de belles parties
de chairs jaunes; au-dessus de la cheminée, une glace sans tain, historiée
d'arabesques de couleur et de caractères persans, genre café turc: une
somptuosité pauvre et de raccroc faisant comme un intérieur de vieille
actrice retirée, qui n'aurait touché que des tableaux à la faillite d'un
directeur italien.

Comme nous lui demandons si nous le dérangeons: «Pas du tout. Je ne
travaille jamais chez moi. Je ne travaille qu'au MONITEUR, à l'imprimerie.
On m'imprime à mesure. L'odeur de l'encre d'imprimerie, il n'y a que cela
qui me fasse marcher. Puis il y a cette loi de l'urgence. C'est fatal. Il
faut que je livre ma copie. Oui, je ne puis travailler que là... Je ne
pourrais maintenant faire un roman que comme cela, c'est qu'en même temps
que je le ferais, ou m'imprimerait dix lignes par dix lignes... Sur
l'épreuve on se juge. Ce qu'on a fait devient impersonnel, tandis que la
copie, c'est vous, votre main, ça vous tient par des filaments, ce n'est
pas dégagé de vous... Je me suis toujours fait arranger des endroits pour
travailler, eh bien! je n'ai jamais rien pu y faire... Il me faut du
mouvement autour de moi. Je ne travaille bien que dans le sabbat, au lieu
que, lorsque je m'enferme pour travailler, la solitude m'attriste... On
travaille encore très bien dans une chambre de domestique à tabatière,
avec une table de bois blanc, du papier bleu à sept sous la rame, et dans
un coin un pot, pour ne pas descendre pisser...

De là, Gautier saute à la critique de la REINE DE SABA. Et comme nous lui
avouons notre complète infirmité, notre surdité musicale, nous qui
n'aimons tout au plus que la musique militaire: «Eh bien! ça me fait grand
plaisir, ce que vous me dites là... Je suis comme vous. Je préfère le
silence à la musique. Je suis seulement parvenu, ayant vécu une partie de
ma vie avec une cantatrice, à discerner la bonne et la mauvaise musique,
mais ça m'est absolument égal...

«C'est tout de même curieux que tous les écrivains de ce temps-ci soient
comme cela. Balzac l'exécrait. Hugo ne peut pas la souffrir. Lamartine
lui-même, qui est un piano à vendre ou à louer, l'a en horreur... Il n'y a
que quelques peintres qui ont ce goût-là.»

... «En musique, ils en sont maintenant à un gluckisme assommant, ce sont
des choses larges, lentes, lentes, ça retourne au plain-chant... Ce Gounod
est un pur âne[1]. Il y a au second acte deux choeurs de Juives et de
Sabéennes qui caquettent auprès d'une piscine, avant de se laver le
derrière. Eh bien! c'est gentil ce choeur-là, mais voilà tout. Et la salle
a respiré et l'on a fait un ah! de soulagement, tant le reste est
embêtant... Verdi, vous me demandez ce que c'est. Eh bien! Verdi, c'est un
Dennery, un Guilbert de Pixerécourt. Vous savez, il a eu l'idée en musique,
quand les paroles étaient tristes, de faire _trou trou trou_ au lieu de
_tra tra tra_. Dans un enterrement, il ne mettra pas un air de mirliton.
Rossini n'y manquerait pas. C'est lui qui, dans SÉMIRAMIDE, fait entrer
l'ombre de Ninus sur un air de valse ravissant... Voilà tout son génie en
musique, à Verdi.»

[Note 1: Mon frère et moi, avons cherché à représenter nos contemporains
en leur humanité, avons cherché surtout à rendre leur conversation dans
leur vérité pittoresque. Or la qualité caractéristique, je dirai, la
beauté de la conversation de Gautier était l'énormité du paradoxe. C'est
dire, que dans cette négation absolue de la musique, prendre cette grosse
blague injurieuse, pour le vrai jugement de l'illustre écrivain sur le
talent de M. Gounod: ce serait faire preuve de peu d'intelligence ou d'une
grande hostilité contre le sténographe de cette boutade antimusicale.]

Alors Gautier se met à se plaindre de son temps: «C'est peut-être parce
que je commence à être un vieux. Mais enfin dans ce temps il n'y a pas
d'air. Il ne s'agit pas seulement d'avoir des ailes, il faut de l'air...
Je ne me sens plus contemporain... Oui, en 1830, c'était superbe, mais
j'étais trop jeune de deux ou trois ans. Je n'ai pas été entraîné dans le
plein courant: Je n'étais pas mûr... J'aurais produit, autre chose...»

Enfin, la causerie va sur Flaubert, sur ses procédés, sa patience, son
travail de sept ans sur un livre de 400 pages: «Figurez-vous, s'écrie
Gautier, que, l'autre jour, Flaubert me dit: «C'est fini, je n'ai plus
qu'une dizaine de pages à écrire, mais j'ai toutes mes chutes de phrases.»
Ainsi, il a déjà la musique des fins de phrases qu'il n'a pas encore
faites! Il a ses chutes, que c'est drôle, hein?... Moi, je crois qu'il
faut surtout dans la phrase un _rythme oculaire_. Par exemple, une phrase
qui est très longue en commençant, ne doit pas finir petitement,
brusquement, à moins d'un effet. Puis très souvent, son rythme, à Flaubert,
n'est que pour lui seul et nous échappe. Un livre n'est pas fait pour
être lu à haute voix, et lui se gueule les siens à lui-même. Or, il y a
des _gueuloirs_ dans ses phrases qui lui semblent harmoniques, mais il
faudrait lire comme lui, pour avoir l'effet de ces gueuloirs. Nous avons
des pages tous les deux, vous dans votre VENISE, moi dans un tas de choses
que tout le monde connaît, aussi rythmées que tout ce qu'il a fait, sans
nous être donné tant de mal...

«Au fond, le pauvre garçon a un remords qui empoisonne sa vie. Ça le
mènera au tombeau. Vous ne le connaissez pas, ce remords, c'est d'avoir
accolé dans MADAME BOVARY deux génitifs, l'un sur l'autre: _Une couronne
de fleurs d'oranger_. Ça le désole, mais il a eu beau chercher, il lui a
été impossible de faire autrement... Voulez-vous savoir ce qu'il y a dans
la maison?»

Et il nous mène dans la salle à manger où ses filles déjeunent, puis en
haut, dans un petit atelier d'où l'on voit un jardin aux arbrisseaux
maigres, dessiné en carrés de légumes. Là, il nous montre les dons des
artistes à sa critique,--pauvres dons qui attestent toute l'avarice et la
lésinerie de ce monde de l'art envers un homme qui, pour un si grand
nombre, a bâti des piédestaux en feuilletons, et a mis de la gloire autour
de leurs noms inconnus avec le patronage de ses belles phrases et de ses
descriptions si colorées.

Des dessins de Férogio, une charmante esquisse d'Hébert, un blond Baudry,
une Nuit de Rousseau, qui est comme le «Songe d'une nuit d'été» de
Fontainebleau, des Chasseriau, des fleurs de Saint-Jean, une Macbeth de
Delacroix; enfin, deux petits tableaux de femmes nues, dont le faire va de
Devosge à Devéria,--deux tableaux du maître, chez lequel Gautier apprit la
peinture au faubourg Saint-Antoine.

       *       *       *       *       *

--Je m'aperçois tristement que la littérature, l'observation, au lieu
d'émousser en moi la sensibilité, l'a étendue, raffinée, développée, mise
à nu. Cette espèce de travail incessant, qu'on fait sur soi, sur ses
sensations, sur les mouvements de son coeur, cette autopsie perpétuelle et
journalière de son être, arrive à découvrir les fibres les plus délicates,
à les faire jouer de la façon la plus tressaillante. Mille ressources,
mille secrets se découvrent en vous pour souffrir.

On devient, à force de s'étudier, au lieu de s'endurcir, une sorte
d'écorché moral et sensitif, blessé à la moindre impression, sans défense,
sans enveloppe, tout saignant.

       *       *       *       *       *

_11 mars_.--Nous allons visiter les catacombes avec Flaubert. Des os si
bien rangés, qu'ils rappellent les caves de Bercy. Il y a un ordre
administratif qui ôte tout effet à cette exhibition. Il faudrait, pour la
montre, des montagnes, des _pêlemêlées_ d'ossements et non des rayons.
Cela devrait monter tout le long de voûtes immenses et se perdre en haut
dans la nuit, ainsi que toutes ces têtes se perdent dans l'anonymat...
Puis l'agacement de ces Parisiens loustics, un vrai train de plaisir dans
un ossuaire, et qui s'amuse à jeter des lazzis dans cette caverne du
néant...

En regardant tous ces restes, tout ce peuple d'os, je me demandais:
Pourquoi ce mensonge d'immortalité, le squelette?

       *       *       *       *       *

--Le plus fin critique du XVIIIe siècle est peut-être Trublet, oui cet
abbé ridicule, qui a trouvé cette définition du génie de Voltaire: «la
perfection de la médiocrité», et qui a eu l'audace de mettre La Bruyère
au-dessus de Molière.

       *       *       *       *       *

_12 mars_.--Nous sommes à l'Opéra, dans la loge
du directeur, sur le théâtre...

... Tout en causant, j'ai les yeux sur la coulisse qui me fait face.
Accrochée à un montant de bois, montée contre un quinquet qui l'éclaire,
la Mercier, toute blonde, et toute chargée de fanfreluches dorées et de
strass, rayonne dans une lumière rousse, qui fait ressortir la blancheur
mate de sa peau, sous les éclairs des bijoux faux. Une joue, une épaule,
baisées, flambées par ce jour ardent du quinquet, la Mercier se modèle
pareillement à la petite fille au poulet, dans la RONDE DE NUIT de
Rembrandt. Puis derrière la figure lumineuse de la danseuse, un fond
merveilleux de ténèbres et de lueurs, d'obscurité trouée de réveillons,
montrant à demi, en des lointains fumeux et poussiéreux, des silhouettes
fantasques, des têtes de vieilles femmes aux chapeaux cabossés, le bas du
visage dans une mentonnière faite d'un mouchoir, puis tout en haut, sur
des traverses, ainsi que des passagers passant les jambes par le
bastingage, des corps et des têtes et des blouses d'ouvriers, attentifs
dans des poses de singes.

A propos de cette lumière, de cette espèce de gloire entourant la Mercier,
et la faisant nager dans un rayonnement, je me demandais,--cela me
rappelle tellement les effets de Rembrandt;--je me demandais si Rembrandt
usait de la bête d'habitude de faire poser ses modèles dans un atelier
éclairé par la lumière du nord, ainsi que tous nos peintres. Dans un
atelier exposé au nord, on n'a, pour ainsi dire, que le cadavre du jour et
non sa vie radieuse. Et j'aime à me figurer que l'atelier de Rembrandt
était au midi, et que par un système quelconque, un arrangement de rideaux,
par exemple, il dirigeait un jour ensoleillé sur son modèle, l'amassait
sur ce qu'il voulait, le dardait à sa volonté, peignant, en un mot, les
choses et les êtres non plus éclairés par un jour des Limbes.

... La toile tombe, les rochers descendent dans le troisième dessous, les
nuages remontent au cintre, le bleu du ciel regrimpe dans les frises, les
praticables démontés s'en vont par les côtés, pièce à pièce, l'armature
nue du théâtre peu à peu apparaît. L'on croirait voir s'en aller une à une
les illusions de la vie. Ainsi que ces nuages, ainsi que ce lointain, se
renvoient lentement au ciel l'horizon de la jeunesse, les espoirs, tout le
bleu de l'âme! Ainsi que ces roches, s'abaissent et sombrent une à une les
passions hautes et fortes!

Et ces ouvriers, que je vois de ma loge sur la scène, et qui vont et qui
viennent sans bruit, mais empressés et enlevant par morceaux tous ces
beaux nuages, firmaments, paysages, roulant les toiles et les tapis, ne
figurent-ils pas les années, dont chacune emporte dans ses bras quelque
beau décor de notre existence, quelque cime où elle montait, quelque coupe
qui était de bois, de bois doré, mais qui nous semblait d'or.

Et comme, perdu là dedans, les idées flottantes, je regardais toujours le
théâtre tout nu, tout vide, une voix d'en bas cria: «Prévenez ces
messieurs de l'avant-scène.»

Il paraît que l'opéra était fini. Mais pourquoi les opéras finissent-ils?

       *       *       *       *       *

_13 mars_.--L'éprouvette du raffinement en art d'un homme, ce ne sera ni
le choix du bronze, du tableau, du dessin même; c'est le choix de ce
produit, où l'industrie s'élève à la chose artistique la plus
chatouillante pour l'oeil d'un amateur, et en même temps la plus
indéchiffrable pour l'oeil d'un profane. Je veux parler du laque, dont la
qualité supérieure, la beauté suprême, le resplendissement parfait, sont
si peu voyants: le laque qui vous ravit par ses reliefs qu'il faut presque
deviner, par la laborieuse dissimulation de son éclat, par le discret
emploi des _ors usés_, enfin par l'effacement distingué de son luxe et de
sa richesse.

       *       *       *       *       *

_Dimanche 16 mars_.--A l'avenue des Champs-Élysées, près l'Arc de Triomphe,
nous allons voir l'exposition d'Anna Deslions, la fille que nous avons
eue si longtemps en face de nous, et qui du quatrième de notre maison,
s'est élancée à cette fortune, à ce luxe, à ce scandale retentissant.

Après tout, ces filles ne me sont point déplaisantes, elles tranchent sur
la monotonie, la correction, l'ordre de la société, elles mettent un peu
de folie dans le monde, elles soufflettent le billet de banque, et elles
sont le caprice lâché, nu et libre et vainqueur, à travers un monde de
notaires et ses raisonnables et économiques joies.

Tout chez la Deslions est du gros luxe d'impure, et d'impure de bas étage.
Un salon blanc et or, une chambre à coucher en satin rouge, des boudoirs
en satin jaune, et partout de la dorure, et encore un cabinet de toilette
avec des cuvettes et des pots à l'eau, en cristal de Bohême jaune, énormes,
gigantesques, demandant le biceps d'Hercule pour les soulever. Il y a
aussi des tableaux là dedans dont le choix semble une ironie. Au milieu de
la soie claire d'un panneau, un noir Bonvin, représentant un homme attablé
dans un cabaret, apparaît à la façon d'un portrait de famille, d'un
ressouvenir de basse origine, du père de la fille passant la tête au
milieu de sa fortune. Sur l'autre panneau, des travailleuses des champs,
faneuses ou glaneuses, par Breton, pliant sous le labeur, et la sueur au
front, mettent, en cet intérieur de prostitution, l'image du travail de la
campagne hâlée arrachant son pain à la terre avare.

Dans la bibliothèque--car elle avait une bibliothèque--j'ai vu, à côté des
bréviaires du métier, MANON LESCAUT, les MÉMOIRES DE MOGADOR, etc., etc.,
les QUESTIONS DE MON TEMPS par Émile de Girardin. Imaginez l'offrande de
la «Triangulation des pouvoirs» à la Vénus _Pandemos_.

Pour les bijoux remplissant une vitrine: c'était l'écrin d'une Faustine,
trois cent mille francs d'éclairs, qu'elle faisait encore jouer hier sur
sa peau, au rose fauve. En les regardant, penché dessus, je revoyais dans
leur lumière, comme en une lueur du passé, la Deslions demandant à notre
bonne, lorsque nous donnions à dîner,--demandant, avant notre rentrée, de
faire le tour de notre table servie, pour se régaler les yeux d'un peu de
luxe.

--J'ai vu aujourd'hui la Gloire chez un marchand de bric-à-brac: une tête
de mort couronnée de lauriers en plâtre doré.

       *       *       *       *       *

_23 mars_.--C'est une grande force morale chez l'écrivain que celle qui
lui fait porter sa pensée au-dessus de la vie courante, pour la faire
travailler libre et dégagée et envolée. Il lui faut s'abstraire des
chagrins, des ennuis, des tribulations, des malaises de l'existence, à
l'effet de s'élever à cette sérénité cérébrale où se fait la conception,
la création... Et ce n'est pas, croyez-le, une opération mécanique et de
simple application comme de faire des additions.

       *       *       *       *       *

_Jeudi 27 mars._--C'est la mi-carême. Nous dînons chez Mme Desgranges. Il
y a Théophile Gautier et ses filles, Peyrat, sa femme et sa fille, Gaiffe,
et un de ces interlopes quelconques, qui semble toujours faire le
quatorzième de la société.

Les filles de Gautier ont un charme singulier, une espèce de langueur
orientale, des regards lents et profonds, voilés de l'ombre de belles
paupières lourdes, une paresse et une cadence de gestes et de mouvements
qu'elles tiennent de leur père, mais élégantifiées par la grâce de la
femme: un charme qui n'est pas tout à fait français, mais mêlé de toutes
sortes de choses françaises, de gamineries un peu masculines, de paroles
garçonnières, de petites mines, de moues, de haussements d'épaules,
d'ironies montrées avec les gestes parlants de l'enfance; toutes choses
qui en font des êtres tout différents des jeunes filles du monde, de jolis
petits êtres personnels, d'où se dégagent franchement, et d'une manière
presque transparente, les antipathies et les sympathies. Des jeunes filles
qui apportent dans le monde la liberté de parole et la crânerie d'allures
d'une femme qui a le visage caché par un loup, et des jeunes filles au
fond desquelles on perçoit une naïveté, une candeur, une expansion aimante,
qu'on ne trouve pas chez les autres!

L'une d'elles, en manquant de respect, tout bas, très fort à sa mère, qui
veut l'empêcher de boire du champagne, me conte sa première passion de
couvent, son premier amour pour un lézard qui la regardait avec son oeil
doux et _ami de l'homme_, un lézard qui était toujours en elle et sur elle,
et qui passait, à tout moment, la tête par l'ouverture de son corsage
pour la regarder et disparaître. Pauvre petit lézard, qu'une camarade
jalouse écrasa méchamment, et qui, ses boyaux derrière lui, se traîna pour
mourir près d'elle. Et elle me confie ingénument qu'elle lui creusa alors
une tombe sur laquelle elle mit une petite croix--et qu'elle ne voulait
plus prier, plus aller à la messe; enfin que sa religion était morte, tant
l'enfant, chez elle, était révolté de l'injustice de cette mort.

--L'enfant n'est pas méchant à l'homme, il est méchant aux animaux.
L'homme en vieillissant devient misanthrope et charitable à la nature.

       *       *       *       *       *

_29 mars_.--Flaubert est assis sur son divan, les jambes croisées à la
turque. Il parle de ses projets, de ses ambitions, de ses rêves de romans.
Il nous confie le grand désir qu'il a eu, désir auquel il n'a pas renoncé,
d'écrire un livre sur l'Orient moderne, sur l'Orient en habit noir. Il
s'anime à toutes les antithèses que son talent trouverait dans le bouquin.
Scènes se passant à Paris, scènes se passant à Constantinople, scènes se
passant sur le Nil, scènes d'hypocrisie européenne, scènes sauvages du
huis-clos de là-bas, et noyade et tête coupée pour un soupçon, une
mauvaise humeur: une oeuvre qui ressemblerait assez bien, selon sa
comparaison, à ces bateaux qui ont sur le pont, à l'avant, un Turc habillé
par Dusautoy, et à l'arrière, sous le pont, le harem de ce Turc, avec ses
eunuques et toute la férocité des moeurs du vieil Orient.

Flaubert s'éjouit et se gaudit à la peinture de toutes les canailles
européennes, grecques, italiennes, juives, qu'il ferait graviter autour de
son héros, et il s'étend sur les curieux contrastes que présenterait, ça
et là, l'Oriental se civilisant, et l'Européen retournant à l'état sauvage,
ainsi que ce chimiste français qui, établi sur les confins de la Libye,
n'a plus rien gardé des moeurs et des habitudes de sa patrie.

De ce livre, en ébauche dans son cerveau, Flaubert passe à un autre qu'il
dit caresser depuis longtemps: un immense roman, un grand tableau de la
vie, relié par une action qui serait l'anéantissement des uns par les
autres, dans une société basée sur l'association des 13, et où l'on
verrait l'avant-dernier des survivants, un homme politique, envoyé à la
guillotine par le dernier: un magistrat--et pour une bonne action.

Flaubert voudrait aussi fabriquer deux ou trois petits romans non
incidentés et tout simples, qui seraient le mari, la femme, l'amant.

Le soir, après dîner, nous poussons jusque chez Théophile Gautier, à
Neuilly, que nous trouvons encore à table à neuf heures, fêtant un petit
vin de Pouilly qu'il proclame très agréable, en même temps que le prince
Radziwill qui est son hôte. Gautier est gai à la façon d'un enfant: une
des grandes grâces de l'intelligence.

On se lève de table, on passe dans le salon, et l'on demande à Flaubert de
danser l'IDIOT DES SALONS. Il emprunte un habit à Gautier, il relève son
faux-col; de ses cheveux, de sa figure, de sa physionomie, je ne sais pas
ce qu'il fait, mais le voici soudain transformé en une formidable
caricature de l'hébétement. Gautier, pris d'émulation, ôte sa redingote,
et tout perlant de sueur, son gros derrière écrasant ses jarrets, danse à
son tour le PAS DU CRÉANCIER, et la soirée se termine par des chants
bohèmes, des mélodies farouches dont le prince Radziwill jette
merveilleusement la note stridente.

       *       *       *       *       *

_30 mars._--Au quatrième, n° 2, rue Racine. Un petit monsieur, fait comme
tout le monde, nous ouvre, dit en souriant: «Messieurs de Goncourt!»
pousse une porte, et nous sommes dans une très grande pièce, une sorte
d'atelier.

Contre la fenêtre du fond, par où vient un jour crépusculaire de cinq
heures, et à contre-jour, se tient une ombre grise sur cette lumière pâle,
une femme qui ne se lève pas, reste immobile à notre salut de corps et de
paroles. Cette ombre assise, à l'air ensommeillé, est Mme Sand, et l'homme
qui nous a ouvert est le graveur Manceau. Mme Sand a un aspect
automatique. Elle parle d'une voix monotone et mécanique qui ne monte, ni
ne descend, ni ne s'anime. Dans son attitude, il y a une gravité, une
placidité, quelque chose du demi-endormement d'un ruminant. Et des gestes
lents, lents, des gestes, pour ainsi dire, de somnambule, des gestes au
bout desquels on voit incessamment--et toujours avec les mêmes mouvements
méthodiques--le frottement d'une allumette de cire jeter une petite flamme,
et une cigarette s'allumer aux lèvres de la femme.

Mme Sand a été fort aimable, fort élogieuse pour nous, mais avec une
enfance d'idées, une platitude d'expressions, une bonhomie morne qui fait
froid comme la nudité d'un mur de chambre. Manceau cherche à animer un
rien le dialogue. On parle de son théâtre de Nohant où l'on joue pour elle
seule et sa bonne, jusqu'à quatre heures du matin... Puis, nous causons de
sa prodigieuse faculté de travail; sur quoi elle nous dit que son travail
n'est pas _méritoire_, l'ayant toujours eu facile. Elle travaille, toutes
les nuits, d'une heure à quatre heures du matin, puis retravaille encore
dans la journée, pendant deux heures--et, ajoute Manceau, qui l'explique
un peu comme un montreur de phénomènes: «C'est égal qu'on la dérange...
Supposez que vous ayez un robinet ouvert chez vous, on entre, vous le
fermez... C'est comme cela chez Mme Sand.--Oui, reprend Mme Sand, ça m'est
égal d'être dérangée par des personnes sympathiques, par des paysans qui
viennent me parler...» Ici une petite note humanitaire.

Lorsque nous prenons congé d'elle, elle se lève, nous donne la main et
nous reconduit. Alors nous voyons un peu de sa figure, bonne, douce, calme,
les couleurs éteintes, mais les traits encore délicatement dessinés dans
un teint pâli et pacifié, dans un teint couleur d'ambre. Il y a au fond
une ténuité et une fine ciselure dans ses traits, que ne rendent pas ses
portraits, qui ont grossi et épaissi son visage.

       *       *       *       *       *

_Lundi 7 avril_.--Aujourd'hui j'ai visité un fou, un monstre, un de ces
hommes qui confinent à l'abîme. Par lui, comme par un voile déchiré, j'ai
entrevu un fonds abominable, un côté effrayant d'une aristocratie d'argent
blasée, de l'aristocratie anglaise apportant la férocité dans l'amour, et
dont le libertinage ne jouit que par la souffrance de la femme.

Au bal de l'Opéra, il avait été présenté à Saint-Victor un jeune Anglais,
qui lui avait dit simplement, en manière d'entrée de conversation «qu'on
ne trouvait guère à s'amuser à Paris, que Londres était infiniment
supérieur, qu'à Londres il y avait une maison très bien, la maison de
mistress Jenkins, où étaient des jeunes filles d'environ treize ans,
auxquelles d'abord on faisait la classe, puis qu'on fouettait, les petites,
oh! pas très fort, mais les grandes tout à fait fort. On pouvait aussi
leur enfoncer des épingles, des épingles non pas très longues, longues
seulement comme ça, et il nous montrait le bout de son doigt. «Oui, on
voyait le sang!...» Le jeune Anglais ajoutait placidement et posément:
«Moi j'ai les goûts cruels, mais je m'arrête aux hommes et aux animaux...
Dans le temps, j'ai loué, avec un ami, une fenêtre, pour une grosse somme,
afin de voir une assassine qui devait être pendue, et nous avions avec
nous des femmes pour leur _faire des choses_--il a l'expression toujours
extrêmement décente--au moment où elle serait pendue. Même nous avions
fait demander au bourreau de lui relever un peu sa jupe, à l'assassine! en
la pendant... Mais c'est désagréable, la Reine, au dernier moment, a fait
grâce.»

Donc aujourd'hui Saint-Victor m'introduit chez ce terrible original. C'est
un jeune homme d'une trentaine d'années, chauve, les tempes renflées comme
une orange, les yeux d'un bleu clair et aigu, la peau extrêmement fine et
laissant voir le réseau sous-cutané des veines, la tête--c'est bizarre--la
tête d'un de ces jeunes prêtres émaciés et extatiques, entourant les
évêques dans les vieux tableaux. Un élégant jeune homme ayant un peu de
raideur dans les bras, et les mouvements de corps, à la fois mécaniques et
fiévreux d'une personne attaquée d'un commencement de maladie de la moelle
épinière, et avec cela d'excellentes façons, une politesse exquise, une
douceur de manières toute particulière.

Il a ouvert un grand meuble à hauteur d'appui, où se trouve une curieuse
collection de livres érotiques, admirablement reliés, et tout en me
tendant un MEIBOMIUS, _Utilité de la flagellation dans les plaisirs de
l'amour et du mariage_, relié par un des premiers relieurs de Paris avec
des fers intérieurs représentant des phallus, des têtes de mort, des
instruments de torture, dont il a donné les dessins, il nous dit: «Ah! ces
fers... non, d'abord il ne voulait pas les exécuter, le relieur... Alors
je lui ai prêté de mes livres... Maintenant il rend sa femme très
malheureuse... il court les petites filles... mais j'ai eu mes fers.» Et
nous montrant un livre tout préparé pour la reliure: «Oui, pour ce volume
j'attends une peau, une peau de jeune fille... qu'un de mes amis m'a
eue... On la tanne... c'est six mois pour la tanner... Si vous voulez la
voir, ma peau?... Mais c'est sans intérêt... il aurait fallu qu'elle fût
enlevée sur une jeune fille vivante... Heureusement, j'ai mon ami le
docteur Bartsh... vous savez, celui qui voyage dans l'intérieur de
l'Afrique... eh bien, dans les massacres... il m'a promis de me faire
prendre une peau comme ça... sur une négresse vivante.

Et tout en contemplant, d'un regard de maniaque, les ongles de ses mains
tendues devant lui, il parle, il parle continuement, et sa voix un peu
chantante et s'arrêtant et repartant aussitôt qu'elle s'arrête, vous entre,
comme une vrille, dans les oreilles ses cannibalesques paroles.

       *       *       *       *       *

--Le corps humain n'a pas l'immutabilité qu'il semble avoir. Les sociétés,
les civilisations retravaillent la statue de sa nudité. La femme qu'a
peinte l'anthropographe Cranach, la femme du Parmesan et de Goujon, la
femme de Boucher et de Coustou sont trois âges et trois natures de femme.

La première ébauchée, lignée dans le carré d'un contour embryonnaire, mal
équarrie dans la maigreur gothique, est la femme du moyen âge. La seconde
dégagée, allongée, fluette dans sa grandeur élancée, avec des tournants et
des rondissements d'arabesques, des extrémités arborescentes à la Daphné,
est la femme de la Renaissance. La dernière, petite, grassouillette,
caillette, toute cardée de fossettes, est la femme du XVIIIe siècle.

       *       *       *       *       *

_22 avril_.--Nous sommes ce soir dans la loge de Saint-Victor, à la
première représentation des VOLONTAIRES, une pièce qui inquiète l'Europe,
une pièce à la fin de laquelle Paris attend une émeute, une pièce où les
titis doivent crier _bis_ à l'abdication de Napoléon 1er. Rien de tout
cela n'est arrivé. L'ennui a désarmé la passion politique. La pièce aurait
endormi une révolution. Canova fit un jour un lion en beurre, Séjour a
fait un Napoléon en guimauve.

Dans la loge à côté, où est Gramont-Caderousse, avec Marguerite Bellanger,
j'ai près de moi, coude à coude, Anna Deslions, toujours belle, pacifique
et superbe à la façon d'une Io. Elle est en grand deuil de sa mère. Il y a
cette année une épidémie sur les mères de ses pareilles... Elle me dit
qu'elle regrette bien que nous n'ayons pas fait connaissance avec elle,
quand elle était notre voisine, que nous aurions vu, nous qui écrivons,
des choses bien curieuses chez elle. Puis, causant de sa vente et du peu
de _chic_ de son cabinet de toilette, après qu'elle m'a dit qu'il lui
faudrait un hôtel, un hôtel dans lequel elle ferait faire une piscine en
marbre où elle recevrait... elle s'interrompt, songeuse, et reprend,
joliment souriante, qu'elle est arrivée à la réalisation de son rêve: une
mansarde,--et elle va avoir cela à Neuilly, et elle passera tout son temps
à faire de la tapisserie sous les saules.

«Vous savez, moi, dit-elle, je n'ai jamais été au-devant de tout ça. C'est
arrivé tout seul. Je n'ai pas cherché à être riche. Quand l'argent est
venu, j'en ai profité, voilà tout!»

Elle dit vrai. Il existe chez cette femme le véritable et intime caractère
de la fille: la passivité. Elle roule inconsciemment, insouciamment sous
la fatalité de sa vie. Elle s'est laissé accoster par la fortune comme par
un passant,--quelqu'un qui monte, qu'on accepte, qui s'en va et qu'on
oublie.

       *       *       *       *       *

_27 avril_.--Oui, M. Thiers passe et passera auprès de la postérité pour
un amateur. Et je l'ai entendu de mes oreilles, ces années-ci, demander
chez Rochoux ce que c'était qu'une gravure _avant les armes_, et
aujourd'hui, j'apprends qu'il pousse le goût de la propreté de l'art,
jusqu'à faire gratter la patine des bronzes antiques de sa collection.

       *       *       *       *       *

--A-t-on remarqué que jamais une vierge, jeune ou vieille, n'a produit une
oeuvre ou quoi que ce soit?

       *       *       *       *       *

_Dimanche 4 mai_.--Ces dimanches passés au boulevard du Temple, chez
Flaubert, sauvent de l'ennui du dimanche. Ce sont des causeries qui
sautent de sommets en sommets, remontent aux origines des mondes,
fouillent les religions, passent en revue les idées et les hommes, vont
des légendes orientales au lyrisme d'Hugo, de Boudha à Goethe. On se perd
dans les horizons du passé, on rêve aux choses ensevelies, on pense tout
haut, on feuillette du souvenir les vieux chefs-d'oeuvre, on retrouve et
on retire de sa mémoire des citations, des fragments, des morceaux de
poèmes, pareils à des membres de Dieux, sortant d'une fouille dans
l'Attique.

Puis de là, à un moment, on descend aux mystères des sens, à l'inconnu des
goûts bizarres, des tempéraments monstrueux. Les fantaisies, les
perversions, les toquades, les démences de l'amour charnel sont étudiées,
creusées, analysées, spécifiées. On philosophe sur de Sade, on théorise
sur Tardieu. L'amour est couché sur une table d'amphithéâtre et les
passions passées au _speculum_. On jette enfin dans ces entretiens, qu'on
pourrait appeler les cours d'amour scientifiques du XIXe siècle, les
matériaux d'un livre sur l'amour, qu'on n'écrira peut-être jamais, et qui
serait pourtant un beau livre: L'HISTOIRE NATURELLE DE L'AMOUR.

       *       *       *       *       *

--La vie est hostile à tout ceux qui ne suivent pas le grand chemin de la
vie, à tous ceux qui ne rentrent pas dans les cadres de la grosse armée
régulière, à tous ceux qui ne sont ni fonctionnaires, ni bureaucrates, ni
mariés, ni pères de famille. A chaque pas qu'ils font, toutes sortes de
grandes et de petites choses tombent sur eux, comme les peines afflictives
d'une grande loi de conservation de la société.

       *       *       *       *       *

_21 mai_.--Quand le passé, religieux et monarchique sera entièrement
détruit, peut-être commencera-t-on à juger le passé littéraire, et
peut-être arrivera-t-il qu'on trouvera qu'un Balzac vaut Molière, et que
Victor Hugo est le plus grand de tous les poètes français.

       *       *       *       *       *

_Dimanche 8 juin_.--Nous allons à la campagne avec Saint-Victor, à la
façon des commis de magasins, et tout en nous rendant au chemin de fer,
nous nous disons qu'au fond l'Humanité--et c'est son honneur--est un grand
don Quichotte. Il a bien, à son côté, Sancho qui est la Raison, le Bon
Sens, mais il le laisse en arrière. Les plus énormes efforts, les plus
immenses sacrifices de l'humanité ont été faits en l'honneur de questions
idéales. Une preuve indiscutable de cela, c'est le tombeau du Christ, rien
qu'une idée, pour laquelle l'Europe entière se remuait encore hier.

Et nous voilà à marcher le long de la Seine à Bougival. Dans l'herbe, une
société lit tout haut une joyeuseté bête de petit journal; sur l'eau, des
canotiers en vareuses rouges chantent du Nadaud; au détour d'un saule nous
rencontrons une connaissance: c'est un millionième d'agent de change;
enfin dans un coin, où nous espérions être à nous-mêmes, il y a un
paysagiste qui peint, à côté d'une côte de melon oubliée.

... La nature pour moi est ennemie. La campagne me semble mortuaire. Cette
terre verte me paraît un grand cimetière qui attend. Cette herbe paît
l'homme. Ces plantes poussent et verdissent de ce qui meurt. Ce soleil qui
luit, si riant, si clair, est le grand pourrisseur. Arbres, ciel, eau,
tout cela me fait l'effet d'une concession à temps, dont le jardinier
renouvellerait un peu les fleurs au printemps, et où il aurait mis un
petit bassin avec des poissons rouges...

... Non, rien de tout cela de la nature ne me parle, ne me dit quelque
chose à l'âme. Non, ça ne me touche pas, comme cette femme qui, tout à
l'heure me montrait, à table, le haut de la tête de la Charité d'André del
Sarte et la bouche de la goule des Mille et une Nuits... non, ça ne me
touche pas comme la causerie d'hier, la causerie alerte et cruelle du fils
B... sur Mirès.

Physionomie de femme et parole d'homme: là seulement est mon plaisir, mon
intérêt.

       *       *       *       *       *

_14 juin._--On ne devinerait guère sur quel lit est mort Béranger. Il est
mort sur le lit de travail articulé, où l'Impératrice est accouchée du
Prince impérial, lit que les Tuileries ont offert à l'agonie du
chansonnier du grand Empereur.

       *       *       *       *       *

--Bar-sur-Seine. Une femme meurt sur la place. Une fenêtre éclairée et
comme vivante au milieu des ténèbres, des cierges allumés, du blanc de
rideaux et, sur les feux des cierges, des ombres qui passent, une ombre
qui se penche: c'est l'Extrême-Onction qu'on donne à la malade: un mystère
qui passerait sur une flamme.

La nuit est noire et pleine d'étoiles, l'heure semble homicide et sereine.
Il y a répandu, et comme tombant de cette fenêtre, ce je ne sais quoi de
solennel, d'horrible et de sacré, que la Mort amène avec elle en une
maison. Dans l'air, dans la nuit, dans l'haleine de l'ombre, il y a un
souffle qui s'exhale, une aile qui s'essaye. Quelque chose qui a été
quelqu'un va s'envoler.

       *       *       *       *       *

--Songe-t-on au sort d'un curé d'une de ces paroisses de France où l'on
fait six liards à la quête de la grand'messe, le dimanche?

       *       *       *       *       *

_13 juillet._--La peine, le supplice, la torture de la vie littéraire:
c'est l'enfantement. Concevoir, créer: il y a dans ces deux mots pour
l'homme de lettres un monde d'efforts douloureux et d'angoisses. De ce
rien, de cet embryon rudimentaire qui est la première idée d'un livre,
faire sortir le _punctum saliens_, tirer un à un de sa tête les incidents
d'une fabulation, les lignes des caractères, l'intrigue, le dénouement: la
vie de tout ce petit monde animé de vous-même, jailli de vos entrailles et
qui fait un roman. Quel travail! C'est comme une feuille de papier blanc
qu'on aurait dans la tête, et sur laquelle la pensée, non encore formée,
griffonnerait de l'écriture vague et illisible... Et les lassitudes mornes,
et les désespoirs infinis, et les hontes de soi-même de se sentir
impuissant dans son ambition de création. On tourne, on retourne sa
cervelle, elle sonne creux. On se tâte, on passe la main sur quelque chose
de mort qui est votre imagination... On se dit qu'on ne peut rien faire,
qu'on ne fera plus rien. Il semble qu'on soit _vidé_.

L'idée est pourtant là, attirante et insaisissable, comme une belle et
méchante fée dans un nuage. On remet sa pensée à coups de fouet sur la
piste; on recherche l'insomnie pour avoir les bonnes fortunes des fièvres
de la nuit; on tend à les rompre sur une concentration unique toutes les
cordes de son cerveau. Quelque chose vous apparaît un moment, puis
s'enfuit, et vous retombez plus las que d'un assaut qui vous a brisé...
Oh! tâtonner ainsi, dans la nuit de l'imagination, l'âme d'un livre, et ne
rien trouver, ronger ses heures à tourner autour, descendre en soi et n'en
rien rapporter, se trouver entre le dernier livre qu'on a mis au monde,
dont le cordon est coupé, qui ne vous est plus rien, et le livre auquel
vous ne pouvez donner le sang et la chair, être en gestation du néant: ce
sont les jours horribles de l'homme de pensée et d'imagination.

Tous ces jours-ci, nous étions dans cet état anxieux. Enfin les premiers
contours, le vague _fusinage_ de notre roman, la jeune Bourgeoisie (RENÉE
MAUPERIN), nous est apparu ce soir.

C'était en nous promenant derrière la maison, dans la ruelle étranglée
entre de hauts murs de jardins. Un souffle passait comme un murmure dans
la cime des grands peupliers. Le coucher du soleil glaçait, de je ne sais
quelle vapeur de chaleur, les verdures au loin. A ma gauche, le massif des
marronniers de la Vieille-Halle se détachait en noir, avec les contours
des dernières feuilles digitées sur l'or pâlissant du soir, ainsi que le
dessin d'une agate arborisée, et avec dans le sombre des arbres de petits
jours, ressemblant à des étoiles.

C'était l'effet étrange de ce SOIR du paysagiste Laberge qui est au Louvre,
découpant la nuit des arbres, et collant leurs feuilles d'ébène sur un
ciel d'une lumière infinie, d'une magnificence mourante.--Les livres ont
leurs berceaux.

       *       *       *       *       *

_22 juillet_.--La maladie fait, peu à peu, dans notre pauvre Rose, son
travail destructeur. C'est une mort lente et successive des manifestations,
presque immatérielles, qui émanaient de son corps. Sa physionomie est
toute changée. Elle n'a plus les mêmes regards, elle n'a plus les mêmes
gestes; et elle m'apparaît comme se dépouillant, chaque jour, de ce
quelque chose d'humainement indéfinissable, qui fait la personnalité d'un
vivant. La maladie, avant de tuer quelqu'un, apporte à son corps de
l'inconnu, de l'étranger, du _non lui_, en fait une espèce de nouvel être,
dans lequel il faut chercher l'ancien... celui dont la silhouette animée
et affectueuse n'est déjà plus.

       *       *       *       *       *

_31 juillet_.--Le docteur Simon va me dire, tout à l'heure, si notre
vieille Rose vivra ou mourra. J'attends son coup de sonnette, qui est pour
moi celui d'un jury des assises rentrant en séance... «C'est fini, plus
d'espoir, une question de temps. Le mal a marché bien vite. Un poumon est
perdu et l'autre tout comme...» Et il faut revenir à la malade, lui verser
de la sérénité avec notre sourire, lui faire espérer sa convalescence dans
tout l'air de nos personnes... Puis une hâte nous prend de fuir
l'appartement et cette pauvre femme. Nous sortons, nous allons au hasard
dans Paris; enfin, fatigués, nous nous attablons à une table de café. Là,
nous prenons machinalement un numéro de ILLUSTRATION, et sous nos yeux
tombe le mot du dernier rébus: _Contre la mort, il n'y a pas d'appel!_

       *       *       *       *       *

_Lundi 11 août_.--La péritonite s'est mêlée à la maladie de poitrine. Elle
souffre du ventre affreusement, ne peut se remuer, ne peut se tenir
couchée sur le dos ou le côté gauche. La mort, ce n'est donc pas assez! il
faut encore la souffrance, la torture, comme le suprême et implacable
finale des organes humains... Et elle souffre cela, la pauvre malheureuse!
dans une de ces chambres de domestique, où le soleil, donnant sur une
tabatière, fait l'air brûlant, comme en une serre chaude, et où il y a si
peu de place, que le médecin est obligé de poser son chapeau sur le lit...
Nous avons lutté jusqu'au bout pour la garder, à la fin il a fallu se
décider à la laisser partir. Elle n'a pas voulu aller à la maison Dubois,
où nous nous proposions de la mettre: elle y a été voir, il y a de cela
vingt-cinq ans, quand elle est entrée chez nous; elle y a été voir la
nourrice d'Edmond qui y est morte, et cette maison de santé lui représente
la maison où l'on meurt. J'attends Simon, qui doit lui apporter son billet
d'entrée pour Lariboisière. Elle a passé presque une bonne nuit. Elle est
toute prête, gaie même. Nous lui avons de notre mieux tout voilé. Elle
aspire à s'en aller. Elle est pressée. Il lui semble qu'elle va guérir là.

A deux heures, Simon arrive: «Voici, c'est fait...» Elle ne veut pas de
brancard pour partir: «Je croirais être morte!» a-t-elle dit. On
l'habille. Aussitôt hors du lit, tout ce qu'il y avait de vie sur son
visage, disparaît. C'est comme de la terre qui lui monterait sous le teint.

Elle descend dans l'appartement: Assise dans la salle à manger, d'une main
tremblotante et dont les doigts se cognent, elle met ses bas sur des
jambes, pareilles à des manches à balai, sur des jambes de phtisique. Puis,
un long moment, elle regarde les choses, avec ces yeux de mourant qui
paraissent vouloir emporter le souvenir des lieux qu'ils quittent, et la
porte de l'appartement, en se fermant sur elle, fait un bruit d'adieu.

Elle arrive au bas de l'escalier, où elle se repose, un instant, sur une
chaise. Le portier lui promet, en goguenardant, la santé dans six
semaines. Elle incline la tête, en disant un oui, un oui étouffé...

Le fiacre roule. Elle se tient de la main à la portière. Je la soutiens
contre l'oreiller qu'elle a derrière le dos. De ses yeux ouverts et vides,
elle regarde vaguement défiler les maisons... elle ne parle plus.

Arrivée à la porte de l'hôpital, elle veut descendre sans qu'on la porte:
«Pouvez-vous aller jusque-là?» dit le concierge. Elle fait un signe
affirmatif et marche. Je ne sais vraiment où elle a ramassé les dernières
forces avec lesquelles elle va devant elle.

Enfin nous voila dans la grande salle, haute, froide, rigide et nette, où
un brancard tout prêt attend au milieu. Je l'assieds dans un fauteuil de
paille près d'un guichet vitré. Un employé ouvre le guichet, me demande
son nom, son âge... couvre d'écritures, pendant un quart d'heure, une
dizaine de feuilles de papier qui ont en tête une image religieuse. Enfin,
c'est fini, je l'embrasse... Un garçon la prend sous un bras, la femme de
ménage sous l'autre... Alors je n'ai plus rien vu.

       *       *       *       *       *

_Jeudi 14 août._--Nous allons à Lariboisière. Nous trouvons Rose,
tranquille, espérante, parlant de sa sortie prochaine,--dans trois
semaines au plus,--et si dégagée de la pensée de la mort, qu'elle nous
raconte une furieuse scène d'amour, qui a eu lieu hier entre une femme
couchée à côté d'elle et un frère des écoles chrétiennes,--qui est encore
là aujourd'hui. Cette pauvre Rose est la mort, mais la mort tout occupée
de la vie.

Voisine de son lit, se trouve une jeune femme qu'est venu voir son mari,
un ouvrier, et auquel elle dit: «Va, aussitôt que je pourrai marcher, je
me promènerai tant dans le jardin, qu'ils seront bien forcés de me
renvoyer!» Et la mère ajoute: «L'enfant demande-t-il quelquefois après
moi?

--Quelquefois, comme ça!», répond l'ouvrier.

       *       *       *       *       *

_Vendredi 15 août._--Je me réjouis d'aller ce soir au feu d'artifice, de
me fondre dans la foule, d'y égarer mon chagrin. Il me semble que la
tristesse se perd parmi tant de monde. Je me fais une fête d'être coudoyé
par du peuple, comme on est roulé par les flots.

       *       *       *       *       *

_Samedi 16 août._--Ce matin, à dix heures, on sonne. J'entends un colloque
à la porte entre la femme de ménage et le portier. La porte s'ouvre. Le
portier entre tenant une lettre. Je prends la lettre; elle porte le timbre
de Lariboisière. Rose est morte ce matin à sept heures.

Pauvre fille! C'est donc fini! Je savais bien qu'elle était condamnée;
mais l'avoir vue jeudi, si vivante encore, presque heureuse, gaie... Et
nous voilà tous les deux marchant dans le salon avec cette pensée que fait
la mort des personnes: Nous ne la reverrons plus!--une pensée machinale et
qui se répète sans cesse au dedans de vous.

Quel vide! quel trou dans notre intérieur! Une habitude, une affection de
vingt-cinq ans, une fille qui savait notre vie, ouvrait nos lettres en
notre absence, à qui nous racontions nos affaires. Tout petit, j'avais
joué au cerceau avec elle, et elle m'achetait, sur son argent, des
chaussons aux pommes dans nos promenades. Elle attendait Edmond jusqu'au
matin, pour lui ouvrir la porte de l'appartement, quand il allait, en
cachette de ma mère, au bal de l'Opéra... Elle était la femme, la
garde-malade admirable, dont ma mère, en mourant, mit les mains dans les
nôtres... Elle avait les clefs de tout, elle menait, elle faisait tout
autour de nous. Depuis vingt-cinq ans, elle nous bordait tous les soirs
dans nos lits, et tous les soirs, c'étaient les mêmes éternelles
plaisanteries sur sa laideur et la disgrâce de son physique...

Chagrins, joies, elle les partageait avec nous. Elle était un de ces
dévouements dont on espère la sollicitude pour vous fermer les yeux. Nos
corps, dans nos maladies, dans nos malaises, étaient habitués à ses soins.
Elle possédait toutes nos manies. Elle avait connu toutes nos maîtresses.
C'était un morceau de notre vie, un meuble de notre appartement, une épave
de notre jeunesse, je ne sais quoi de tendre et de grognon et de
_veilleur_ à la façon d'un chien de garde, que nous avions l'habitude
d'avoir à côté de nous, autour de nous, et qui semblait ne devoir finir
qu'avec nous.

Et jamais nous ne la reverrons!... Ce qui remue dans l'appartement, ce
n'est plus elle; ce qui nous dira bonjour, le matin, en entrant dans notre
chambre, ce ne sera plus elle! Grand déchirement, grand changement dans
notre vie, et qui nous semble, je ne sais pourquoi, une de ces coupures
solennelles de l'existence, où, comme dit Byron, les Destins changent de
chevaux.

Ironie des choses! Ce soir précisément, douze heures après le dernier
soupir de la pauvre fille, il nous faut aller à Saint-Gratien chez la
princesse Mathilde qui a eu la curiosité de nous connaître, le désir de
nous avoir à dîner.

       *       *       *       *       *

_Dimanche 17 août._--Ce matin, nous devons faire toutes les tristes
démarches. Il faut retourner à l'hôpital, rentrer dans cette salle
d'admission, où sur le fauteuil contre le guichet, il me semble revoir le
spectre de la maigre créature que j'y ai assise, il n'y a pas huit jours.
«Voulez-vous reconnaître le corps?» me jette, d'une voix dure, le garçon.

Nous allons au fin fond de l'hôpital, à une grande porte jaunâtre, sur
laquelle il y a écrit en grosses lettres noires: AMPHITHÉATRE. Le garçon
frappe. La porte s'entr'ouvre au bout de quelque temps, et il en sort une
tête de boucher, le brûle-gueule à la bouche: une tête où le belluaire se
mêle au fossoyeur. J'ai cru voir l'esclave qui recevait au Cirque les
corps des gladiateurs,--et lui aussi reçoit les tués de ce grand Cirque:
la société moderne.

On nous a fait, un long moment, attendre avant d'ouvrir une autre porte,
et pendant ces minutes d'attente, tout notre courage s'en est allé, comme
s'en va, goutte à goutte, le sang d'un blessé s'efforçant de rester
debout. L'inconnu de ce que nous allions voir, la terreur d'un spectacle
vous déchirant le coeur, la recherche de ce corps au milieu d'autres corps,
l'étude et la reconnaissance de ce pauvre visage, sans doute défiguré,
tout cela nous a fait lâches comme des enfants. Nous étions à bout de
force, à bout de volonté, à bout de tension nerveuse, et quand la porte
s'est ouverte, nous avons dit: «Nous enverrons quelqu'un,» et nous nous
sommes sauvés!

De là nous sommes allés à la mairie, roulés dans un fiacre qui nous
cahotait et nous secouait la tête, comme une chose vide. Et je ne sais
quelle horreur nous est venue de cette mort d'hôpital qui semble n'être
qu'une formalité administrative. On dirait que dans ce phalanstère
d'agonie, tout est si bien administré, réglé, ordonnancé, que la Mort y
ouvre comme un bureau.

Pendant que nous étions à faire inscrire le décès,--que de papier, mon
Dieu, griffonné et paraphé pour une mort de pauvre!--de la pièce à côté,
un homme s'est élancé, joyeux, exultant, pour voir sur l'almanach,
accroché au mur, le nom du saint du jour, et le donner à son enfant. En
passant, la basque de la redingote de l'heureux père frôle et balaye la
feuille de papier, où l'on inscrit la morte.

Revenus chez nous, il a fallu regarder dans ses papiers, faire ramasser
ses hardes, démêler l'entassement des choses, des fioles, des linges que
fait la maladie... remuer de la mort enfin. Ç'été affreux de rentrer
dans cette mansarde où il y avait encore, dans le creux du lit entr'ouvert,
les miettes de pain de son dernier repas. J'ai jeté la couverture sur le
traversin, comme un drap sur l'ombre d'un mort.

       *       *       *       *       *

_Lundi 18 août._--... La chapelle est à côté de l'amphithéâtre. A
l'hôpital, Dieu et le cadavre voisinent... A la messe dite pour la pauvre
femme, à côté de sa bière, on en range deux ou trois autres, qui
bénéficient du service. Il y a je ne sais quelle répugnante promiscuité de
salut dans cette adjonction: ça ressemble à la fosse commune de la
prière...

Derrière moi, à la chapelle, pleure la nièce de Rose, la petite qu'elle a
eue un moment chez nous, et qui est maintenant une jeune fille de dix-neuf
ans, élevée chez les soeurs de Saint-Laurent: pauvre petite fillette,
étiolée, pâlotte, rachitique, nouée de misère, la tête trop grosse pour le
corps, le torse déjeté, l'air d'une Mayeux, triste reste de toute cette
famille poitrinaire attendu par la Mort, et dès maintenant touché par elle,
--avec, en ses doux yeux, déjà une lueur d'outre-vie.

Puis de la chapelle au fond du cimetière Montmartre, élargi comme une
nécropole et prenant un quartier de la ville, une marche à pas lents et
qui n'en finit pas dans la boue... Enfin les psalmodies des prêtres, et le
cercueil que les bras des fossoyeurs laissent glisser avec effort au bout
de cordes, comme une pièce de vin qu'on descend à la cave.

       *       *       *       *       *

_Mercredi 20 août_.--Il me faut encore retourner à l'hôpital. Car entre la
visite que j'ai faite à Rose le jeudi, et sa brusque mort un jour après,
il y a pour moi un inconnu que je repousse de ma pensée, mais qui revient
toujours en moi: l'inconnu de cette agonie dont je ne sais rien, de cette
fin si soudaine. Je veux savoir et je crains d'apprendre. Il ne me paraît
pas qu'elle soit morte; j'ai seulement d'elle le sentiment d'une personne
disparue. Mon imagination va à ses dernières heures, les cherche à tâtons,
les reconstruit dans la nuit, et elles me tourmentent de leur horreur
voilée, ces heures!... J'ai besoin d'être fixé. Enfin, ce matin, je prends
mon courage à deux mains. Et je revois l'hôpital, et je revois le
concierge rougeaud, obèse, puant la vie comme on pue le vin, et je revois
ces corridors, où de la lumière du matin tombe sur la pâleur de
convalescentes souriantes...

Dans un coin reculé, je sonne à une porte aux petits rideaux blancs. On
ouvre, et je me trouve dans un parloir, où, entre deux fenêtres, une
Vierge est posée sur une sorte d'autel. Aux murs de la pièce, exposée au
nord, de la pièce froide et nue, il y a, je ne m'explique pas pourquoi,
deux vues du Vésuve encadrées, de malheureuses gouaches qui semblent là,
toutes frissonnantes et toutes dépaysées. Par une porte ouverte derrière
moi, d'une petite pièce où le soleil donne en plein, il m'arrive des
caquetages de soeurs et d'enfants, de jeunes joies, de bons petits éclats
de rire, toutes sortes de notes et de vocalisations fraîches: un bruit de
volière ensoleillée...

Des soeurs en blanc, à coiffe noire, passent et repassent; une s'arrête
devant ma chaise. Elle est petite, mal venue, avec une figure laide et
tendre, une pauvre figure à la grâce de Dieu. C'est la mère de la salle
Saint-Joseph. Elle me raconte comment Rose est morte, ne souffrant pour
ainsi dire plus, se trouvant mieux, presque bien, toute remplie de
soulagement et d'espérance. Le matin, son lit refait, sans se voir du tout
mourir, tout à coup elle s'en est allée dans un vomissement de sang qui a
duré quelques secondes. Je suis sorti de là, rasséréné, délivré de
l'horrible pensée qu'elle avait eu l'avant-goût de la mort, la terreur de
son approche.

       *       *       *       *       *

_Jeudi 21 août._--... Au milieu du dîner rendu tout triste par la causerie
qui va et revient sur la morte, Maria, qui est venue dîner ce soir, après
deux ou trois coups nerveux, du bout de ses doigts, sur le crêpage de ses
blonds cheveux bouffants, s'écrie: «Mes amis, tant que la pauvre fille a
vécu, j'ai gardé le secret professionnel de mon métier... Mais maintenant
qu'elle est en terre, il faut que vous sachiez la vérité.»

Et nous apprenons sur la malheureuse des choses qui nous coupent l'appétit,
en nous mettant dans la bouche l'amertume acide d'un fruit, coupé avec un
couteau d'acier. Et toute une existence inconnue, odieuse, répugnante,
lamentable, nous est révélée. Les billets qu'elle a signés, les dettes
qu'elle a laissées chez tous les fournisseurs, ont le dessous le plus
imprévu, le plus surprenant, le plus incroyable. Elle entretenait des
hommes, le fils de la crémière, auquel elle a meublé une chambre, un autre
auquel elle portait notre vin, des poulets, de la victuaille... Une vie
secrète d'orgies nocturnes, de découchages, de fureurs utérines qui
faisaient dire à ses amants: «Nous y resterons, elle ou moi!» Une passion,
des passions à la fois de toute la tête, de tout le coeur, de tous les
sens, et où se mêlaient les maladies de la misérable fille, la phtisie qui
apporte de la fureur à la jouissance, l'hystérie, un commencement de
folie. Elle a eu avec le fils de la crémière deux enfants, dont l'un a
vécu six mois. Il y a quelques années, quand elle nous a dit qu'elle
allait dans son pays, c'était pour accoucher. Et à l'égard de ces hommes,
c'était une ardeur si extravagante, si maladive, si démente,
qu'elle--l'honnêteté en personne autrefois--nous volait, nous prenait des
pièces de vingt francs sur des rouleaux de cent francs, pour que les
amoureux qu'elle payait ne la quittassent pas.

Or, après ces malhonnêtes actions involontaires, ces petits crimes
arrachés à sa droite nature, elle s'enfonçait en de tels reproches, en de
tels remords, en de telles tristesses, en de tels noirs de l'âme, que dans
cet enfer, où elle roulait de fautes en fautes, désespérée et inassouvie,
elle s'était mise à boire pour échapper à elle-même, se sauver du présent,
se noyer et sombrer quelques heures dans ces sommeils, dans ces torpeurs
léthargiques, qui la vautraient toute une journée en travers d'un lit, sur
lequel elle échouait en le faisant.

La malheureuse! que de prédispositions et de motifs et de raisons elle
trouvait en elle pour se dévorer et saigner en dedans: d'abord le
repoussement par moments d'idées religieuses avec les terreurs d'un enfer
de feu et de soufre; puis la jalousie, cette jalousie toute particulière
qui, à propos de tout et de tous, empoisonnait sa vie; puis, puis... puis
le dégoût que les hommes, au bout de quelque temps, lui témoignaient
brutalement pour sa laideur, et qui la poussait de plus en plus à la
boisson, l'amenait un jour à faire une fausse couche en tombant ivre-morte
sur le parquet. Cet affreux déchirement du voile que nous avions devant
les yeux, c'est comme l'autopsie d'une poche pleine d'horribles choses,
dans une morte tout à coup ouverte...

Par ce qui nous est dit, j'entrevois soudainement tout ce qu'elle a dû
souffrir depuis dix ans: et les craintes près de nous d'une lettre anonyme,
d'une dénonciation de fournisseur, et la trépidation continuelle à propos
de l'argent qu'on lui réclamait et qu'elle ne pouvait rendre, et la honte
éprouvée par l'orgueilleuse créature pervertie par cet abominable quartier
Saint-Georges, des fréquentations des basses gens qu'elle méprisait, et la
vue douloureuse de la sénilité prématurée que lui apportait l'ivrognerie,
et les exigences et les duretés inhumaines des m---- du ruisseau, et les
tentations de suicide qui me la faisaient, un jour, retirer d'une fenêtre,
où elle était complètement penchée en dehors... et enfin toutes ces larmes
que nous croyions sans cause; cela mêlé à une affection d'entrailles très
profonde pour nous, à un dévouement, comme pris de fièvre, dans les
maladies de l'un ou de l'autre.

Et chez cette femme une énergie de caractère, une force de volonté, un art
du mystère, auxquels rien ne peut être comparé. Oui, oui, une fermeture de
tous ces affreux secrets, cachés et renfoncés en elle, sans une échappade
à nos yeux, à nos oreilles, à nos sens d'observateur, même dans ses
attaques de nerfs, où rien ne sortait d'elle que des gémissements: un
mystère continué jusqu'à la mort et qu'elle devait croire enterré avec
elle.

Et de quoi était-elle morte? d'avoir été, il y a de cela huit mois, en
hiver,--par la pluie,--guetter toute une nuit, à Montmartre, le fils de la
crémière qui l'avait chassée, pour savoir par quelle femme il l'avait
remplacée: toute une nuit passée contre la fenêtre d'un rez-de-chaussée,
et dont elle avait rapporté ses effets trempés jusqu'aux os avec une
pleurésie mortelle!

Pauvre créature! nous lui pardonnons, et même une grande commisération
nous vient pour elle, en nous rendant compte de tout ce qu'elle a
souffert... Mais, pour toute la vie, il est entré en nous la défiance du
sexe entier de la femme, et de la femme de bas en haut aussi bien que de
la femme de haut en bas. Une épouvante nous a pris du double fond de son
âme, de la faculté puissante, de la science, du génie consommé, que tout
son être a du mensonge...

       *       *       *       *       *

_23 août._--Gautier dîne à côté de nous chez Peters. Il revient
d'inaugurer les chemins de fer algériens, et il est furieux contre la
civilisation, les ingénieurs qui abîment les paysages avec leurs rails,
les utilitaires, tout ce qui met dans un pays une saine édilité. Se
tournant vers Claudin qui vient de s'asseoir à sa table: «Toi tu aimes
cela... tu es un civilisé. Mais nous, nous trois, avec quatre ou cinq
autres, nous sommes des malades... des décadents... non, plutôt des
primitifs, non, encore non, mais des particuliers bizarres, indéfinis,
exaltés. Il y a des moments, oui, où je voudrais tuer tout ce qui est: les
sergents de ville, M. Prudhomme, M. Pioupiou, toute cette
cochonherie-là... Claudin, vois-tu, je te parle sans ironie, je t'envie,
tu es dans le vrai. Tout cela tient à ce que tu n'as pas comme nous le
sens de l'exotique. As-tu le sens de l'exotique? Non, voilà tout... Nous
ne sommes pas Français, nous autres, nous tenons à d'autres races. Nous
sommes pleins de nostalgies. Et puis quand à la nostalgie d'un pays se
joint la nostalgie d'un temps... comme vous par exemple du XVIIIe
siècle... comme moi de la Venise de Casanova, avec embranchement sur
Chypre, oh! alors, c'est complet... Venez donc, un soir, chez moi. Nous
causerons de tout cela longuement. Nous serons, tour à tour, chacun de
nous trois, Job sur son fumier avec ses amis.»

Et puis à propos de PSYCHÉ, dont il a donné l'idée de la reprise chez
Jeanne Destourbet, dans une causerie avec le prince Napoléon, reprise
qu'il voulait tourner vers la résurrection du côté inconnu de Molière,
maître de ballets, arrangeur de divertissements, Gautier se met à rejuger
le MISANTHROPE, une comédie de collège de Jésuites, pour la rentrée des
classes: «Ah! le cochon! quelle langue! est-ce mal écrit! Mais comment
voulez-vous qu'on imprime cela. Je ne veux pas m'ôter mon pain. Je reçois
encore aujourd'hui des lettres d'injures, parce que j'ai osé faire un
parallèle entre Timon d'Athènes et le Misanthrope.

De Molière la causerie saute à tout ce XVIIe siècle, si ennuyeux, si
antipathique, d'une si mauvaise langue, entre la langue grasse du XVIe
siècle et la langue claire du XVIIIe. Et voilà soudain Gautier, poussant
au Roi-Soleil du temps, à Louis XIV, et le lapidant, comme à coups
d'étrons, dans un flux de paroles verveuses, où Michelet semble doublé
d'un père Duchêne:

«Un porc grêlé comme une écumoire et petit.... Il n'avait pas cinq pouces
le grand Roi. Toujours à manger et à c.... C'est plein de m.... ce
temps-là. Lisez la lettre de la Palatine. Et borné avec cela.... Parce
qu'il donnait des pensions pour qu'on le chantât.... Une fistule dans le
c.... et une autre dans le nez qui correspondait avec le palais... Ça lui
faisait juter par les fosses nasales les carottes et toutes les juliennes
de son temps. Et c'est vrai ce que je dis là...» fait-il en se tournant
vers Claudin ahuri!

       *       *       *       *       *

--Qu'est-ce que la vie? L'usufruit d'une agrégation de molécules.

       *       *       *       *       *

--Le tourment de l'homme de pensée est d'aspirer au Beau, sans avoir
jamais une conscience fixe et certaine du Beau.

       *       *       *       *       *

_30 août._--Une malheureuse organisation que la nôtre. Depuis le collège
nous nous sommes toujours passionnés pour les causes battues, et
aujourd'hui la défaite de Garibaldi nous fait tout mélancoliques. Pourtant
ce Garibaldi, ainsi que le dit le père Chilly, ce n'est point notre homme,
mais nous sommes ainsi faits, qu'il y a au fond de nous, toujours une
sympathie pour les hommes qui n'ont pas la vulgarité, la canaillerie du
succès.

       *       *       *       *       *

_31 août._--Nous avons reçu, ces jours-ci, un petit morceau de papier
imprimé, portant ceci: «M*** vous êtes prié d'assister à la petite fête de
famille, qui sera donnée à Neuilly, rue de Longchamps, 32, le 31 août 1862.

Et nous voici ce soir, rue de Longchamps, où nous trouvons 25 ou 30
invités. C'est la chambre des filles de Gautier qui est la salle de
spectacle, où il y a une toile, une rampe, et tous les fauteuils et
toutes les chaises de la maison. La tablette de la cheminée sur laquelle
on s'assied, simule le balcon. Sur la porte, au-dessus de laquelle se
détire, en une pose anacréontique, une femme nue, est collée l'affiche:

            _Théâtre de Neuilly._

            PIERROT POSTHUME.

La toile se lève sur la scène, où le peintre Puvis de Chavannes a peint
d'assez cocasses décors--une scène où il y a juste la place pour un
soufflet et un coup de pied dans le derrière. Et la farce commence, une
farce qui parait écrite au pied levé, une nuit de carnaval, dans un
cabaret de Bergame, avec de jolis vers qui montent s'enrouler ainsi que
des fleurs autour d'une batte.

Là dedans passe et repasse toute la famille, les deux filles de Gautier,
Judith, dans un costume d'Esméralda de la comédie italienne, développant
des grâces molles; la jeune Estelle, svelte dans son habit d'Arlequin, et
montrant sous son petit museau noir, de jolies moues d'enfant; le fils de
Gautier en Pierrot un peu froid, un peu trop dans son rôle, un peu trop
posthume; puis enfin Théophile Gautier, lui-même faisant le docteur, un
Pantalon extraordinaire, grimé, enluminé, peinturluré à faire peur à
toutes les maladies énumérées par Diafoirus, l'échiné pliée, le geste en
bois, la voix transposée, travaillée, tirée on ne sait d'où, des lobes du
cerveau, de l'épigastre, du _calcaneum_ de ses talons: une voix enrouée,
extravagante, qui semble du Rabelais gloussé.

       *       *       *       *       *

_4 septembre._--Bar-sur-Seine.... Il habite ici un millionnaire, d'une
avarice telle, que lorsqu'il a mis ses fils au collège, il a défendu par
économie qu'on cirât leurs souliers, disant que le cirage brûlait le
cuir... et il a remis au proviseur une couenne de lard pour les frotter.

       *       *       *       *       *

_Septembre._--C'est prodigieux comme Millet a saisi le galbe de la femme
de labeur et de fatigue, courbée sur la glèbe. Il a trouvé un dessin carré,
un contour fruste qui rend ce corps-paquet, où il n'y a plus rien des
rondeurs provocantes de la forme féminine, ce corps que le travail et la
misère ont aplati comme avec un rouleau, n'y laissant ni gorge ni hanches,
et qui ont fait de cette femme un ouvrier sans sexe, habillé d'un casaquin
et d'une jupe, dont les couleurs ne semblent que la déteinte des deux
éléments entre lesquels ce corps vit,--en haut bleu comme le ciel, en bas
brun comme la terre.

       *       *       *       *       *

_12 septembre._--Il y a une vieille demoiselle ici, une ci-devant
religieuse, qui terminait une longue déploration de toutes les misères et
de toutes les dégoûtations de l'humanité par cette réclamation: «Et puis,
pourquoi sommes-nous faits en viande?»

Cette révolte contre la matérialité de notre être, et l'aspiration à la
composition d'un végétal ou d'un minéral, ne prouvent-elles pas une
délicate spiritualité féminine?

La même vieille demoiselle nous racontait qu'une des distractions des
religieuses du couvent, où elle se trouvait,--la chose est délicate, et
aurait besoin pour être contée de la plume de Beroalde de Verville, mais
ma foi tant pis,--elle nous racontait donc que cette distraction était de
p.... dans des carafes, oui, de mettre du vent en bouteille, pour se
régaler la vue des irisations du gaz captif.

       *       *       *       *       *

--On me montrait hier un jeune jardinier, un garçon de 25 ans, qui vient
d'épouser une cuisinière de 60 ans, pour une rente de 40 boisseaux de blé.

       *       *       *       *       *

--Lorsque l'incrédulité devient une foi, elle est plus bête qu'une
religion.

       *       *       *       *       *

_22 septembre_.--Celui-là, je le répète, ferait un livre curieux,
apporterait d'intéressants documents à l'histoire humaine et française,
celui-là qui récolterait et assemblerait simplement les anecdotes
singulières, relatives à certaines physionomies provinciales. Oui, un
Tallement des Réaux qui, ici et là, noterait tout ce qu'il entendrait sur
les personnages excentriques de la province, ferait un amusant bouquin.
Quelles figures fantasques, quels originaux, quelles silhouettes
grotesques ou bizarres, puissantes ou tranchées, s'accusant dans les
souvenirs, les légendes de famille, avec une verdeur, une saveur du cru,
une turgescence de comique, qu'on ne trouve pas dans les bonshommes
parisiens.

Voici un de ces types que j'attrape au passage, parmi les récits d'après
dîner. C'était le médecin ordinaire de la maison de notre grand-père, à
Sommerécourt. Une espèce de docteur Tant-mieux, à mine rabelaisienne, le
dernier porteur de la culotte, des bas, des boucles de souliers en acier,
un bon vivant qui _buvait dur_, et auquel on était obligé de rationner le
vin dans les maisons où il mangeait;--du reste parfaitement lucide, et la
raison aussi vive et plus nette que jamais, _en plein vin_. Il s'appelait
Procureur, et habitait le petit village de Vrécourt. Une célébrité
médicale que ce Procureur, une de ces lumières de la science de guérir
inofficielles et populaires à la façon des _rebouteux_, un de ces hommes
sans études, sans lectures, mais qui semblent nés dans les secrets de la
nature, qui soignent par instinct, qui sauvent par illumination, qui ont
le miracle en main. Dans toutes les Vosges on l'appelait pour les cas
désespérés.

Un vrai paysan avec cela, et à peu près traité comme tel. D'ordinaire, le
grand-père le faisait dîner avec les domestiques, ne donnant l'ordre de
mettre son couvert à table que dans les grandes occasions. Ayant sauvé la
maréchale de Bellune d'une maladie mortelle, et des soins de plusieurs
illustres médecins, ce fut un éblouissement, quand il fut invité par sa
malade à dîner. Il donnait des poignées de main aux domestiques, et placé
à côté de Mme de Bellune, chaque fois qu'un convive lui adressait la
parole, il saluait, ayant, par une habitude de paysan, gardé son chapeau
sur la tête.

Un jour, le grand-père lui ayant demandé son compte pour les soins donnés
à lui et à sa maison pendant sept ans, il présenta un compte de 72 francs:
--Comment coquin, soixante-douze francs? Le pauvre Procureur troublé,
balbutiait:--Mais Monsieur, je vous assure, j'ai fait très justement le
compte!

--Comment, mais c'est impossible, soixante-douze francs pour sept ans. Le
grand-père ne pouvait croire à la modicité de la somme.

Procureur avait une fille mariée. Son gendre vint se plaindre à lui que sa
fille se laissait aller à la boisson. Bon sang ne peut mentir. Sa fille
avait de vingt-cinq à trente ans. Il la fouetta comme une petite fille, et
dit à son gendre: «Dà, dà, la voilà corrigée!».

       *       *       *       *       *

_19 octobre._--Un mot qui dit tout sur les juifs, qui éclaire leur fortune,
leur puissance, leur rapide ascension, en ce siècle d'argent. Mirès
apprenait à Saint-Victor que dans l'école juive, où il avait été élevé à
Bordeaux, on ne donnait pas de prix de calcul,--parce que tous l'auraient
mérité.

Cette révélation fait pâlir même le mot profond du vieux Rothschild: «A la
Bourse, il y a un moment où, pour gagner, il faut savoir parler hébreu!

       *       *       *       *       *

--X---- a pris pour maîtresse une actrice, aussitôt après le bruit de son
acquittement pour avortement, un peu à cause du scandale de l'affaire,
beaucoup parce que l'avortement a amené un dérangement curieux dans la
matrice de la femme. C'est un cas qui amuse l'ancien médecin dans l'homme
devenu impuissant.

Dans les entr'actes du théâtre, il s'en va chez un grand pharmacien qui
est à côté. Et là, dans l'arrière-boutique, en collaboration de son ami,
il se livre longuement et compendieusement à la composition d'un de ces
lavements, dont la recette est perdue depuis Molière, et rapporte le
liniment, où il a mis sa science et son coeur, à la belle au théâtre.
C'est son sac de bonbons de tous les soirs.

       *       *       *       *       *

--Une religion sans surnaturel,--cela me fait penser à une annonce que
j'ai lue, ces années-ci; dans les grands journaux: vin sans raisin.

       *       *       *       *       *

_27 octobre._--Nous sommes chez de vieux amis de notre famille, chez les
Armand Lefebvre, dans leur jolie petite propriété de la Comerie, au coeur
de l'Ile-de-France, dans ce coin de terre tout XVIIIe siècle.

Ici c'est Chantilly, là Champlatreux, plus loin Luzarches, un nom de site
champêtre à la mode dans les romans de la fin du dernier siècle, tout
comme Salency, et pour venir ici, on passe par l'Ile-Adam, devant la
terrasse peinte dans le joli tableau d'Olivier, qui est à Versailles.
C'est plein de noms de la vieille France, les Condé, les Conti, Molé,
Samuel Bernard et jusqu'à Sophie Arnould qui y eut son prieuré. La nature
même semble du XVIIIe siècle: ce sont les paysages, où Demarne pousse ses
retours de troupeaux.

       *       *       *       *       *

_Mardi 28 octobre_.--Edouard me mène à Clermont
voir la prison des femmes.

... Elles sont généralement bien portantes, le visage plein, le teint un
peu bis, ayant à la fois de l'aspect de la nonne et de la convalescente
d'hôpital. Toutes ou presque toutes ont la tête carrée, des têtes de
volonté et d'endurcissement, de mauvaises têtes de paysannes--et déprimées
d'une manière curieusement uniforme. Je n'y ai pas vu une jolie figure, un
visage intéressant. Ce monde aux yeux renfoncés, est dur, concentré, avec
un tas de choses amassées sous l'ensevelissement des traits. Toutes, quand
on passe au milieu d'elles, restent penchées sur leur tâche, la
physionomie fermée. Il semble qu'il y ait un mur entre votre regard et
elles. Leur visage ne dit, n'exprime rien; on sent qu'il fait le mort.

Êtes-vous passé, et vous retournez-vous? vous voyez les yeux lentement se
soulever, et l'on se sent dans le dos, jusqu'à la porte, les regards de
toutes ces femmes dardés sur vous, en une curiosité méchante.

... Le directeur m'entretenait des ruses de ces femmes, murées dans le
silence, des ruses pour correspondre entre elles, d'une lettre d'amour
envoyée à une compagne par une lesbienne, qui en avait découpé les lettres
dans le PATER et l'AVE d'un livre de prières, et les avait cousues
ensemble sur un bout de chiffon.

       *       *       *       *       *

_29 octobre_.--Un détail curieux donné par Edouard sur la répulsion,
l'épouvante produite par le zouave sur l'imagination allemande.

Danremont, l'attaché plénipotentiaire près le roi de Hanovre, promenait un
jour son fils, habillé en zouave. Le roi de Hanovre, qui est aveugle,
entend le rire de l'enfant, se le fait amener, le prend dans ses bras,
puis soudain, à un mot dit par son aide de camp, le laisse brusquement
retomber à terre. L'aide de camp venait de dire au Roi en quoi l'enfant
était habillé.

       *       *       *       *       *

_Paris 1er novembre._--En passant devant la fontaine Saint-Michel, devant
ces monstres bourgeois, les monstres de la Chine et du Japon me reviennent
dans la pensée. Quelle imagination dans l'hybride. Quelle invention,
quelle poésie horrifique dans ces fantaisies animales. Les beaux
hippogriffes de l'opium! Quelle ménagerie diaboliquement fantastique,
faite d'accouplements insensés, extravagants et superbes.

Mais aussi pourquoi demander des chimères à des membres de l'Institut. Ils
ne fabriqueront jamais que les monstres du récit de Théramène, le vrai
monstre au goût de la France classique et _tragédique_.

       *       *       *       *       *

_Samedi 8 novembre._--Nous dînons chez Gavarni. Les convives sont de
Chennevières, le docteur Veyne, l'ancien médecin de la bohème, et
Sainte-Beuve. L'auteur de VOLUPTÉ arrive dans la toilette d'un petit
mercier de province en partie fine, tire de sa poche une calotte de soie
noire, une calotte à la fois d'Académie et de sacristie, qu'il met sur sa
tête pour la défendre des courants d'airs.

Je lui parle de ses articles du CONSTITUTIONNEL: «Oui, je compte aller
encore vingt mois avec deux mois de congé. C'est le temps de mon traité,
mon Dieu! J'ai de certaines facilités de sauter d'un sujet à l'autre,
quoique ce soit le plus fatigant de mon affaire. J'ai professé à Liège
trois fois par semaine. J'ai fait quatre ans de cours à l'École normale.
J'ai fait vingt-deux leçons sur Bossuet... Et puis je donne tout ce que
j'ai: le fond de toutes mes notes. Je vide mon sac. Je suis à mes
dernières cartouches et je tire tout... Franchement, au fond je suis blasé
ou plutôt dégoûté, las. Toutes ces insultes, toutes ces calomnies, pour un
petit honneur qui n'est rien du tout, et qu'on estime beaucoup!»--Ici je
le sens blessé à fond, de l'attaque d'un journal de ce matin, qui, en
annonçant son invitation pour une fournée de Compiègne, l'accusait d'avoir
fait renvoyer son ami Barbey d'Aurevilly du PAYS:--«Si j'avais dix mille
livres de rentes, reprend-il, je sais bien ce que je ferais, ou plutôt ce
que je ne ferais pas.» Et il nous confie qu'il n'ira pas à Compiègne, où
les journaux le font aller, que sa santé ne le lui permet pas, ses
infirmités, sa vessie... Il ne pourrait rester là toute la soirée. Ce sont
de trop grandes corvées pour son âge.

On cause de l'histoire moderne, de sa supériorité sur l'ancienne, qui ne
voyait jamais ni le cadre ni le milieu des événements, et Sainte-Beuve
déclare que Villemain ne sait absolument des événements que ce qu'il y a
dans les livres, et que la connaissance de l'art d'un temps manquait
jusqu'ici aux historiens. La causerie arrive au XVIIIe siècle. «C'est le
temps que j'aime le mieux, s'écrie Sainte-Beuve. Il n'y a pas pour moi de
plus belles années que les quinze premières années du règne de Louis XVI.
Et quels hommes, même de second ordre: Rivarol, Chamfort. Le mot de
Rivarol: L'impiété est une indiscrétion, cela est charmant!... hum! hum!»

Sainte-Beuve a ainsi un petit ânonnement qui le mène d'une pensée à une
autre, et lie sa parole. «Hum! hum!...» fait-il encore une fois, et il
continue:

«Et tous les gens de ce temps-là avaient une philosophie que nous devrions
bien avoir. Il n'était pas question d'immortalité d'âme, de machines comme
cela; on vivait de son mieux, en faisant bien, et on ne méprisait pas le
matériel. Maintenant, on prend trop de religion, on en prend trop, on
force la dose... Et puis, dans ce temps-là, on avait la société, la
société, encore la meilleure invention des hommes, après tout.»

Là-dessus, il se met à parler de Michelet avec une sorte d'animosité et de
rancune colère. «Aujourd'hui, il a le _style vertical_. Il ne met plus de
verbes. Mais c'est une église, il a des croyants... Les premiers volumes,
les premiers volumes... mon Dieu! ça ne vaut pas mieux que le reste. Ce
sont simplement les derniers qui font valoir les premiers.»

Puis il est successivement question d'About, et de Lamartine, et du duc de
Broglie: «About, c'est un garçon qui fait un volume de ce qui mérite une
page. Son roman sur le nez, vous savez, c'est une épigramme de Voltaire,
vous vous rappelez ça... Si, si, je vous assure que Lamartine a de
l'esprit. Il en a en passant, en coulant, sans s'arrêter dessus. Tenez, on
parlait devant lui de Broglie, on disait que c'était un bon esprit:--«Oui,
un bon esprit faux,» fit-il.

Pendant le dîner, nous avons l'agacement d'entendre le fin causeur, le fin
connaisseur ès lettres, parler art, à tort à travers, louanger Eugène
Delacroix comme peintre philosophique, s'étendre sur l'expression de la
tête d'Hamlet dans son tableau «Hamlet au cimetière», tirade que coupe
presque brutalement Gavarni par cette phrase: «L'expression! mais vous
pouvez mettre la tête d'Hamlet sur la tête du fossoyeur et _vice versa_.»

Après dîner, Sainte-Beuve, nous voyant fumer, dit: «Ne pas fumer est un
grand vide dans la vie. On est obligé de remplacer le tabac par des
distractions trop naturelles... qui ne vous accompagnent pas jusqu'au
bout.»

Et c'est dit avec un sourire de regret et de mélancolie libertine.

En revenant sur la route de Versailles, par une belle nuit froide,
Sainte-Beuve, en son paletot gris déboutonné et son gilet chamois,--il
affectionne les couleurs claires, jeunettes, printanières,--Sainte-Beuve
marchant d'un pas nerveux, presque rageur, nous entretient de l'Académie
qui n'est pas, dit-il, ce qu'on pense.

Il est en bons rapports avec elle, en dépit des petits tours qu'il avoue
lui avoir joués. Les passions politiques ont eu le temps de s'apaiser
depuis douze ans. De petites reprises de ces passions ont cependant lieu,
de temps en temps, mais ça n'a pas de suite. Falloux lui a presque pris de
force les mains qu'il mettait dans ses poches. «Il n'y a que de Broglie.
Nous ne nous saluons pas... Ça se passe en famille à l'Académie,
voyez-vous. Nous ne sommes que huit depuis six mois. Il y a des séances,
quand Villemain n'est pas là, qui commencent à trois heures et demie, et
qui finissent à quatre heures moins le quart. S'il n'y avait pas un homme
inventif, un Villemain, ça n'irait plus. Il pose des questions. Il rédige
un procès-verbal coquet. C'est comme Patin pour le Dictionnaire, il ne le
fait pas bien, mais il le fait, et sans lui on ne ferait plus rien. Ce
n'est pas mauvaise volonté de l'Académie, c'est ignorance. L'autre jour à
propos du mot _chapeau de fleurs_, M. de Noailles a dit que c'était un mot
inconnu, qu'il ne l'avait rencontré nulle part. Il n'a pas lu Théocrite,
voilà! Et c'est ainsi à propos de tout... Pour les livres, pour les prix,
ils viennent me trouver. Ils me demandent ce que c'est. Ils se renseignent,
que voulez-vous?... Ils ne connaissent pas un nom nouveau depuis dix
ans... Et puis l'Académie a une peur atroce, c'est la peur de la bohème.
Quand il n'ont pas vu un homme dans leurs salons, ils n'en veulent pas.
Ils le redoutent. Ce n'est pas un homme de leur monde... C'est ce qui fait,
je crois, qu'Autran a des chances. C'est un candidat des bains de mer. On
l'a rencontré aux eaux. Et il a de la fortune. Et puis il est de
Marseille. Il a pour lui Thiers, Mignet, Lebrun, les trois frères
provençaux, qui se pousseront le coude pour voter pour lui.»

La petite touche--c'est le charme et la petitesse de la causerie de
Sainte-Beuve. Point de hautes idées, point de grandes expressions, point
de ces images qui détachent en bloc une figure. Cela est aiguisé, menu,
pointu, c'est une pluie de petites phrases qui peignent, à la longue, et
par la superposition et l'amoncellement. Une conversation ingénieuse,
spirituelle mais mince; une conversation où il y a de la grâce, de
l'épigramme, du gentil ronron, de la griffe et de la patte de velours.
Conversation, au fond, qui n'est pas la conversation d'un mâle supérieur.

       *       *       *       *       *

_16 novembre._--Sous la couverture mouillée que le pompier lui avait jetée,
la pauvre danseuse si horriblement brûlée hier, Emma Livry, s'était mise
à genoux et faisait sa prière.

       *       *       *       *       *

--Un superbe détail pour le soir d'une bataille. Après Isly, les vautours
grisés des yeux des morts qu'ils avaient mangés, ne trouvant pas le reste
encore assez corrompu, voletaient, trébuchaient, tombaient à terre comme
des pochards.

       *       *       *       *       *

_Samedi 22 novembre._--Gavarni a organisé avec Sainte-Beuve un dîner qui
doit avoir lieu deux fois par mois. C'est aujourd'hui l'inauguration de
cette réunion et le premier dîner chez Magny, où Sainte-Beuve a ses
habitudes. Nous ne sommes aujourd'hui que Gavarni, Sainte-Beuve, Veyne, de
Chennevières et nous, mais le dîner doit s'élargir et compter d'autres
convives.

       *       *       *       *       *

_27 novembre._--En ces années, il ne suffit pas d'écrire un livre, il faut
être le domestique de ce livre, faire les courses de son volume, devenir
le laquais de son succès. Je porte donc mes livres, ici et là, à
quelques-uns qui les couperont à moitié, à d'autres qui en parleront sans
les lire, à d'autres qui en feront de quoi dîner chez un bouquiniste.

On fabriquerait, je ne sais quelle physiologie curieuse des gens de
lettres, avec la physionomie de leur portier, de leur escalier, de leur
sonnette, de leur logis. J'ai remarqué une sorte de logique, une
corrélation intime chez presque tous entre l'habitant et la coquille,
l'homme et le milieu. L'homme de lettres, cela loge généralement haut, au
cinquième. Paris a le cerveau, comme l'homme, en haut; et ce qui court, ce
qui se sert de ses jambes: boutiques, entresol, est en bas; et ce qui
digère est au premier:--la maison est un individu.

Trois intérieurs, à trois crans de l'échelle, m'ont frappé... Au fond
d'une cour, rue Jacob, on monte cinq étages, on suit un corridor où
donnent des portes de chambres de domestiques, une sorte de labyrinthe
dans des communs. Une clef est sur la porte; après avoir frappé en vain,
on se décide à tourner la clef, on est dans une façon de resserre, pleine
de livres en désordre sur le carreau, au milieu desquels est une paire de
bottines d'homme, non faite. Une voix de l'autre pièce crie, comme du fond
d'un rêve: «Qui est là!» On entre, on se trouve dans une chambre de
grisette, de couturière, où il y a une table de nuit, écrasée de livres
brochés, tout neufs, et dans un lit, un petit homme, maigre, maladif...
Vous l'avez éveillé. Il est deux heures! Vous êtes chez un critique en
mansarde, un homme d'un grand talent. C'est M. Montégut, l'écrivain de la
REVUE DES DEUX MONDES.

Rue d'Argenteuil, presque en face du GAGNE-PETIT, ce vieux magasin noir où
l'on vend du blanc, dans cette rue où l'imagination loge volontiers, sous
la tuile, la misère d'un Restif de la Bretonne, un escalier obscur, des
paliers qui sentent le plomb, quatre raides étages, une de ces bonnes à
tout faire, perdant la tête d'une visite, et qui manque d'écraser une
petite fille qui se sauve d'entre ses jambes. Un salon où il y a des
meubles d'une élégance vieillote, dans la cheminée un feu mouillé et
désolé, aux murs beaucoup d'images quelconques qui sont dans des cadres,
sur une table un grand volume illustré pour le Jour de l'an; dans un coin,
un piano qui dit une femme, une famille: un salon qui ressemble un peu à
la pièce pauvre et solennelle, que les relieurs ont pour recevoir leurs
clients. Là dedans un petit homme très maigre, aux cheveux rares et longs,
au teint de papier mâché, aux yeux fureteurs: c'est Edouard Fournier,
l'érudit critique de la PATRIE.

En face de la Muette, sur les terrains de l'ancien Ranelagh,--j'ai reconnu
la maison sans la connaître,--ça ressemble aux tâtonnements des enfants
avec les jeux d'architecture, et où ils marient des tours à créneaux avec
un kiosque chinois. Nous entrons. Il y a des fleurs partout, des plats de
Chine dans les plafonds, des Watteau peints par Ballue, des vitrines
pleines de dunkerques, du carton-pierre, des tentures de lampas, des
stores peints, des tapis comme de la mousse, des reliures surdorées, des
portes, couvertes, de bas en haut, de dessins, de lithographies, de
photographies à deux sous, un salon de jeux avec des billards polonais et
des toupies hollandaises, et des montées, des descentes, des machinations
de dégagements qui ressemblent à une intrigue de vaudeville, et partout
des objets d'art à ravir une fille: une maison triomphante avec jardin,
écurie et remise, que vous montre un homme lugubre et gêné et tristement
aimable,--que vous montre Jules Lecomte.

       *       *       *       *       *

_1er décembre._--Nous allons remercier Sainte-Beuve de l'article qu'il a
fait ce matin, dans le CONSTITUTIONNEL, sur la FEMME AU XVIIIe SIÈCLE.

Sainte-Beuve demeure rue Montparnasse. La porte, une toute petite porte,
nous est ouverte par la gouvernante, une femme de quarante ans, à tenue
d'institutrice de bonne maison. On nous introduit dans un salon à papier
grenat, aux meubles en velours rouge, aux formes Louis XV d'un tapissier
du quartier Latin. Salon bourgeois solennellement froid, rappelant assez
le salon de la maison du Rempart pour MM. de la magistrature. Le jour y
vient triste et pauvre, d'un jardinet fermé par un grand mur, et à travers
le tortillage d'une vigne aux sarments maigres et noirs. Nous montons, par
un petit escalier compliqué, à la chambre de Sainte-Beuve, juste au-dessus
du salon, chambre où l'on voit en entrant un lit avec un édredon, en face
deux fenêtres sans grands rideaux, à gauche deux bibliothèques d'acajou
pleines de reliures, genre Restauration, et montrant sur le dos des fers
dans le goût du gothique de Clotilde de Surville; au milieu de la pièce
est une table chargée de volumes, et dans les coins, contre les
bibliothèques, des amas de journaux et de brochures, un empilement, un
fouillis, un désordre de déménagement: l'aspect d'une chambre d'hôtel
garni, habitée par un bénédictin.

Nous trouvons Sainte-Beuve, je ne sais pourquoi, exaspéré contre SALAMMBÔ,
et furibond et écumant à petites phrases: «D'abord c'est illisible... Et
puis c'est de la tragédie... Au fond c'est du dernier classique... La
bataille, la peste, la famine, ce sont des morceaux à mettre dans des
cours de littérature... Du Marmontel, du Florian, quoi!» Pendant près
d'une heure, quoi que nous disions en faveur du livre (il faut défendre
les camarades contre les critiques), il crache, il vomit sa lecture, en
proie à une colère enfantine, presque comique.

Aujourd'hui Sainte-Beuve me frappe par sa ressemblance avec Hippolyte
Passy, même vieille mine futée, même oeil, même forme de crâne, et surtout
même timbre de voix un peu zézeyante. J'ai remarqué le zézeyament chez les
grands bavards.

       *       *       *       *       *

_Samedi 13 décembre._--J'ai reçu, avec une gentille lettre de compliments
sur notre livre, une invitation à dîner, ce soir, chez la princesse
Mathilde.

Nous sommes introduits au premier, dans un salon de forme ronde, aux
panneaux de soie pourpre, décorés de glaces gravées dans l'élégants
cadres. Gavarni, Chennevières, Nieuwerkerke sont déjà là, puis arrive la
princesse, suivie de sa lectrice, Mme de Fly. Nous voici à table. Nous ne
sommes que sept. Sauf la vaisselle plate marquée aux armes de l'Empire,
sauf la gravité et l'impassibilité des laquais, vrais laquais de maisons
princières, on ne se croirait guère chez une altesse, tant il règne en cet
aimable logis une liberté d'esprit et de parole.

Ce salon est le vrai salon du XIXe siècle, avec une maîtresse de maison
qui est le type parfait de la femme moderne.

Une femme à l'amabilité comme son sourire, le plus doux sourire du monde,
--le sourire gras des jolies bouches italiennes,--et une femme ayant ce
charme: le naturel, et vous mettant à l'aise avec une langue familière, la
vivacité de tout ce qui lui passe par la tête, une adorable bonne enfance.

Aujourd'hui elle se sent entre hommes, et se livre et s'abandonne, et est
vraiment charmante. Elle nous fait de jolies et spirituelles plaintes sur
le niveau singulièrement descendu de la femme, depuis le temps que nous
avons peint, sur son ennui de ne point trouver de femmes s'intéressant aux
choses d'art, aux nouveautés de la littérature, ou ayant des curiosités,
sinon viriles, au moins élevées ou rares. Mais la plupart des femmes qu'on
voit, qu'on reçoit, dit-elle, il en est si peu avec qui l'on puisse
causer: «Tenez, qu'il entre une femme ici, je serais obligée immédiatement
de changer la conversation. Vous allez voir tout à l'heure... Oui, toutes
les femmes intelligentes de ce temps-ci, je suis prête à les recevoir...
Mlle Rachel, oui, Mlle Rachel, je l'aurais parfaitement reçue... Mme Sand,
je l'inviterai quand on voudra.»

       *       *       *       *       *

_Décembre._--Dîner du samedi chez Magny. Sainte-Beuve a connu, à Boulogne,
un vieux bibliothécaire, nommé Isnard, lequel avait été professeur de
rhétorique aux Oratoriens d'Arras, et avait eu pour élève Robespierre. Il
contait que son élève devenu avocat, avocat très peu occupé, avait fait un
poème, intitulé: «L'art de cracher et de se moucher.» Sur ce, la soeur de
Robespierre craignant qu'il ne perdît le peu de clients qu'il avait, s'il
publiait son poème, allait trouyer Isnard, et lui demandait un moyen pour
empêcher la publication. Isnard se faisait lire le poème par Robespierre,
lui disait: «C'est très bien, très bien; mais il faudrait quelques
retouches!»

La Révolution prenait Robespierre au milieu de ses retouches,--et le poème
n'était pas publié.

       *       *       *       *       *



ANNÉE 1863


_1er janvier 1863_.--Nous sommes tristes, et encore plus humiliés de dîner
aujourd'hui au restaurant. Il y a des jours de l'année, où il est
convenable d'avoir une famille, à six heures précises.

       *       *       *       *       *

_3 janvier_.--Chez Magny. Nos livres, notre mode de travail, ont fait, je
le sens, une grande impression sur Sainte-Beuve. La préoccupation de l'art,
 dans laquelle nous vivons, le trouble, l'inquiète, le tente. Assez
intelligent pour comprendre tout ce que ce nouvel élément, non employé
encore, apporte de richesses et de couleurs à l'historien, il s'efforce de
se mettre au courant. Il tâtonne, il interroge, il travaille à vous faire
causer. Il ne sait pas enfin, et voudrait bien savoir.

Et l'on a parlé misère de peuple et promiscuité des faubourgs, et
Sainte-Beuve s'est écrié avec un accent d'humanité de 1788, qu'il ne
pouvait comprendre que, sur le trône, on ne fût pas un saint Vincent de
Paul ou un Joseph II. «Assainir tout cela, ce serait quelque chose, ce
serait le commencement,» a-t-il répété deux ou trois fois... et de ces
hauteurs humanitaires et philosophiques, il est vite descendu à causer des
petites filles du peuple, qu'il a fort étudiées, nous dit-il, et
qui--remarque très juste--ont, à la puberté, deux ou trois ans de folie,
de fureur de danse, de vie de garçon, jetant ainsi leurs gourmes et leurs
bonnets par-dessus les moulins: après quoi elles deviennent rassises,
rangées, femmes d'intérieur et de ménage.

Aujourd'hui dînait Nieuwerkerke... Il nous rattrape en sortant, et nous
emmène fumer un cigare en ses appartements du Louvre. Dans un vitrine
placée au milieu d'une fenêtre, il nous fait voir sa collection
particulière, une réunion de cires des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles,
petits médaillons momifiés, petites figures cadavériques, effrayantes à la
façon de petits morts et de petites mortes.

Puis ouvrant, l'un après l'autre, quatre grands cartons, sur lesquels est
écrit: SOIRÉES DU LOUVRE, il fait défiler devant nous, toutes les
caricatures du Paris illustre: ministres, généraux, magistrats, artistes,
écrivains, aquarellés le soir, à la lampe, par Eugène Giraud, et rendus
avec un modelage merveilleux, les coups de gouache les plus lumineux, des
ironies de dessin toutes spirituelles,--des grossissements accentuant,
outrant, pour ainsi dire, la ressemblance des gens.

       *       *       *       *       *

_Janvier_.--Le café Anglais vend par an pour 80,000 francs de cigares. Le
cuisinier a un traitement de 25,000 francs. Le propriétaire possède des
chevaux, des voitures, des terres. Il est membre du Conseil général de son
département. Voilà la grandeur des folies de Paris.

       *       *       *       *       *

_4 janvier_.--Feuilleté aujourd'hui les 80 planches de Goya.

C'est le cauchemar de la guerre. Oh! cette planche terrifique, comme une
épouvante rencontrée la nuit, par un clair de lune, au coin d'un bois: un
homme empalé à une branche d'arbre, nu, saignant, les pieds contractés de
souffrance, l'agonie de sa torture sur la face, et dans le hérissement des
cheveux... le bras coupé net, comme un bras cassé de statue...

Et puis, tournez la feuille: des bouches qui crachent la vie, des mourants
vomissant le sang sur des cadavres; et tournez encore la feuille:
l'Espagne mendiant, les pieds dans la voirie d'une ambulance...

Le génie de l'horreur, c'est le génie de l'Espagne. Il y a de la torture,
de l'inquisition presque, dans les planches de son dernier grand peintre,
et dans la morsure de ses eaux-fortes, pour ainsi dire, de la brûlure de
ses autodafés.

       *       *       *       *       *

--A l'heure présente, il y a dans les bals publics quatre fameux danseurs,
dont le plus renommé s'appelle Dodoche, et qui est un marchand de papier.
Le second est un sculpteur, le troisième un marbrier tumulaire, le
quatrième un attaché aux Pompes funèbres. Ainsi se rattachent nos
Bacchanales à la Danse des Morts.

Ces danseurs sont en si grande vogue, surtout aux bals masqués, que pour
la réclame et la publicité de danser avec eux, les femmes leur donnent
cinq francs par contredanse.

Il est vrai qu'elles se rattrapent bien facilement par une coutume
récemment introduite au bal de l'Opéra, elles montent mendier dans les
premières loges, chez Daru, dans les loges d'ambassade, et grappillent des
louis, des demi-louis,--faisant ainsi, dans leur nuit, des recettes
s'élevant à deux cents francs.

       *       *       *       *       *

--Flaubert nous dit, que lorsqu'il était enfant, il s'enfonçait tellement
dans ses lectures, en se mordillant la langue et en se tortillant une
mèche de cheveux avec les doigts, qu'il lui arrivait, à un moment, de
choir à terre. Un jour il se coupa le nez, en tombant contre une vitre de
bibliothèque.

Il y a aujourd'hui chez lui un jeune étudiant en médecine (Pouchet)
s'occupant de tatouage, et qui nous signale de singuliers tatouages,
relevés par lui: la devise: _Liberté, Égalité, Fraternité_, sur le ventre
d'une prostituée, et sur le front d'un forçat, la légende pessimiste: _Pas
de chance_.

       *       *       *       *       *

_17 janvier_.--Sainte-Beuve nous entr'ouvre ses souvenirs sur Mme Récamier,
nous esquisse une figure de son salon: le vieux Forbin-Janson. On le
rencontrait dans l'escalier porté par un domestique à l'état de ruine,
d'ombre, de mort. La porte ouverte, à la vue de la femme de chambre, crac!
ainsi qu'un ressort, un sourire se mettait à jouer sur sa figure. Et il
entrait avec un grand air, et il saluait galamment, et de temps en temps
éternellement souriant, lançait un assez joli trait d'esprit, que Mme
Récamier relevait, faisait valoir.

Alors le vieillard se laissait aller à dire: «Ça, c'est du bon Forbin!» Un
mot lugubre.

Puis il passe à la silhouette d'Ampère, qu'il a beaucoup connu, et qui
venait le voir, presque tous les matins, pendant le long temps où
Sainte-Beuve, pris d'horreur pour le monde, s'était claquemuré à l'hôtel
du Commerce. Il nous le peint comme cavalier servant de Mme Récamier,
comme le _patito_ classique, comme le type de l'académicien cornac, comme
le directeur littéraire des bourgeoises lettrées, comme le _cicerone_ de
Mmes Cheuvreux, comme une sorte d'abbé Barthélémy, en appuyant toutefois
sur la distance qu'il y a entre la duchesse de Choiseul et la PETITE
JEANNETTE.

       *       *       *       *       *

_22 janvier_.--Le commerce moderne en est arrivé à ceci: Bracquemond
racontait à Gavarni qu'il connaît un garçon, payé très cher, dans un
magasin du passage des Panoramas, pour imiter, avec ses lèvres, le
sifflement de la soie neuve, en déroulant des rubans reteints.

       *       *       *       *       *

_25 janvier_.--Lire les auteurs anciens, quelques centaines de volumes, en
tirer des notes sur des cartes, faire un livre sur la façon dont les
Romains se chaussaient ou mangeaient couchés,--voici ce qui s'appelle
l'érudition. On est un savant avec cela. On est de l'Institut, on est
sérieux, on a tout.

Mais prenez un siècle près du nôtre, un siècle immense, brassez une
montagne de documents, trente mille brochures, deux mille journaux, tirez
de tout cela, non une monographie, mais le tableau d'une société, vous ne
serez rien qu'un aimable fureteur, un joli curieux, un gentil indiscret.

Il se passera encore du temps, avant que le public français ait de la
considération pour l'histoire qui intéresse.

       *       *       *       *      *

_26 janvier_.--Flaubert me contait, un de ces soirs, que son grand-père
maternel, un bon vieux médecin, ayant pleuré dans une auberge, en lisant
un journal qui annonçait l'exécution de Louis XVI, au moment d'être envoyé
au Tribunal révolutionnaire de Paris, fut sauvé par son père, alors âgé de
sept ans, auquel sa grand'mère apprit un discours pathétique, qu'il récita
avec le plus grand succès à la société populaire de Nogent-sur-Marne.

       *       *       *       *       *

_28 janvier_.--Nous dînons ce soir chez la princesse Mathilde. Il y a
Nieuwerkerke, un savant du nom de Pasteur, Sainte-Beuve, Chesneau, le
critique d'art de l'OPINION NATIONALE. Une physionomie curieuse que celle
de la princesse, avec la succession d'impressions de toutes sortes qui la
traversent, et avec ces yeux indéfinissables, tout à coup dardés sur vous
et vous perçant. Son esprit a quelque chose de ce regard. C'est tout à
coup une saillie, une échappade, un mot, peignant à la Saint-Simon, une
chose ou quelqu'un. C'est ainsi qu'elle définit je ne sais plus qui, par
cette phrase: «Un monsieur qui a sur les yeux la buée d'un tableau!»

       *       *       *       *       *

_29 janvier_.--Des phrases menteuses, des mots sonores, des blagues, voilà
à peu près ce que nous discernons chez tous les hommes politiques de notre
temps. Les révolutions, un simple déménagement avec l'emménagement des
mêmes ambitions, corruptions, bassesses dans l'appartement quitté,--et
cela se faisant avec de la casse et de grands frais.

De morale politique, point. Je cherche autour de moi une opinion qui soit
désintéressée, je n'en trouve pas. On se risque, on se compromet pour des
chances de places futures, on se dévoue pour un parti qui représente
l'avenir. Ainsi de tous les hommes que je vois. Si un sénateur a les
opinions de ses appointements, mon jeune ami *** est attaché aux d'Orléans,
parce qu'il a une sorte de promesse d'être quelque chose, s'ils
reviennent. A peine y a-t-il deux ou trois fous, deux ou trois
enthousiastes gratis dans un parti, et si le hasard vous les fait
rencontrer, c'est bien extraordinaire, si vous ne vous apercevez pas que
ce sont des imbéciles.

Cela amène, à la longue, une désillusion, un dégoût de toute croyance, une
tolérance d'un pouvoir quelconque, une indifférence de la passion
politique que je trouve chez tous mes compagnons de lettres, et chez
Flaubert comme chez moi. On voit qu'il ne faut mourir pour aucune cause,
vivre avec tout gouvernement qui est, quelque antipathique qu'il vous soit,
et ne croire rien qu'à l'art, et ne confesser que la littérature. Tout le
reste est mensonge et attrape-nigauds.

       *       *       *       *       *

_31 janvier_.--Dîner Magny. Sainte-Beuve est tout heureux, tout
joyeusement débordant d'une partie de famille faite la veille. Véron l'a
invité à dîner, lui, sa gouvernante et ses bonnes, et les a menés, le soir,
dans sa loge à l'Opéra. Une vraie partie de vieux de Paul de Kock.

Et Sainte-Beuve se met à parler nerveusement de Gustave Planche, qu'il a
présenté chez Hugo, à propos d'une traduction de la RONDE DU SABBAT,
demandée par un graveur anglais,--chez Hugo, où il le trouvait, un jour,
installé et n'en démarrant plus.

Planche n'écrivait pas alors, c'était un causeur blond, à figure assez
jolie, mais un causeur poussant la causerie à des heures si avancées de la
nuit, que Hugo finit par demander à Sainte-Beuve: «Quand votre ami se
couche-t-il?» Et Sainte-Beuve s'étonne des séides qu'il a trouvés, surtout
chez les femmes, déclarant qu'il manquait absolument de _nuque_, d'organe
à passion, et que dans la douleur de son impuissance auprès de Mme Dorval,
il se roulait sur le parquet, et si désespérément, que le portier de la
maison l'entendait de sa loge...

Puis de Gustave Planche, il passe à Michelet dont il déclare le talent
uniquement fait de grossissement des petites choses, et le contrepied
absolu du bon sens, ne lui accordant qu'une originalité laborieuse et
venant de la causerie de Quinet. Sur le regimbement de la table, et
l'admiration bravement témoignée par Flaubert pour l'oeuvre du grand
historien, le voici entrant en une vraie colère, frappant la table du
poing, en dépit de douleurs dans les articulations, et jurant, et
vociférant que tout _l'hystérisme_ de ses livres vient de ce qu'il a connu
une seule femme, et qu'il y a chez lui du désir de prêtre.

Alors lâchant Michelet, le voilà faisant un tableau de ce que
Marie-Antoinette a dû souffrir avec Louis XVI, ce brutal, ce lourdaud qui
jette un pavé sur un paysan qui dormait, qui pète en réponse à un
courtisan, lui demandant d'être nommé premier gentilhomme de la chambre,
qui donne un soufflet à M. de Cubières, et, pour se faire pardonner, un
cheval arrivé dans la même journée de Constantinople, ce qui fait dire au
souffleté: «Le roi me l'a donné d'une manière touchante!»

Et il s'interrompt pour dire: «--Tenez, Veyne, qu'est-ce que j'ai là, un
abcès, et il tend le poignet.

--Non, une inflammation des articulations qui n'est pas même la goutte...

--Je ne veux rien faire, c'était seulement pour savoir.

--Vilaine machine que le corps humain! dit l'un de nous.

--Non, c'est très bien fait.

--Très bien fait, dites-vous; mais il me semble que vous avez joui d'une
assez mauvaise santé dans votre jeunesse?

--Oh! dans ma jeunesse... D'abord j'avais une vie qui n'était pas la vie
de tout le monde... Je me nourrissais mal... pas assez. Il y avait
l'élément romanesque qui m'empêchait de manger à ma faim... Et j'avais des
remords d'avoir trompé ma maîtresse... Oui, je ne me nourrissais pas
assez... le remords, vous savez, n'est qu'une faiblesse physique. Plus
tard, j'ai changé cela, j'ai fait entrer dans ma vie une douce philosophie
et de la gaîté...»

Là-dessus Flaubert, oui Flaubert, et Saint-Victor se mettent à soutenir la
thèse qu'il n'y a rien à faire avec le moderne; ce qui nous fait pousser
des cris de paon et leur jeter: «La plastique est transposée, voilà tout!»

       *       *       *       *       *

_9 février_.--Hier nous étions dans le salon de la princesse Mathilde;
aujourd'hui nous sommes dans un bal du peuple, à l'ÉLYSÉE DES ARTS, au
boulevard Bourdon. J'aime ces contrastes. C'est la société vue à tous ses
étages.

Une grande salle, à l'agitation un peu sourde, au mouvement légèrement
morne. Des figures, ternes, grises, des teints de misère et d'hôpital. De
jeunes femmes habillées de lainages bruns, de nuances sombres, sans le gai
liséré du linge blanc autour du cou, et rien que des bonnets foncés, avec
quelquefois dessus seulement l'éclat rouge d'un ruban. L'aspect général
est celui de misérables marchandes du Temple, et la plupart des visages
sortent d'une fourrure de chat. Les hommes tous en casquettes, en paletots,
en chemises de couleur; les plus élégants ont un cache-nez dénoué, dont
les deux bouts retombent sur le dos avec un négligé canaille. Le type
dominant de ce monde m'a paru le type du juif alsacien.

Là, les danseurs invitent les danseuses, en les prenant par les rubans de
leurs bonnets flottant derrière.

Contre l'orchestre s'est formé un quadrille, que de suite a entouré tout
le monde, attiré par la vue de la seule jolie femme du bal, une Juive, une
jeune Hérodiade, une fleur de la perversion parisienne, un merveilleux
type de ces fillettes éhontées qui vendent du papier à lettres dans les
rues, à la brune. Et pendant qu'elle levait toute droite la jambe et que
l'on voyait, un instant, à la hauteur des têtes, une pointe de bottine
recourbée et un bas de mollet dans un bas rose, son danseur faisait
apparaître, en un cancan forcené, toute la crapulerie de la plèbe du XIXe
siècle.

«C'est Dodoche», nous disait avec fierté, un petit bonhomme qui lui
faisait vis-à-vis, et Dodoche flatté d'être regardé par les trois seuls
hommes en chapeaux du bal, prenait soudain à bras-le-corps sa danseuse, et
la jetait avec une grâce adroite dans l'orchestre.

       *       *       *       *       *

_Mercredi 11 février_.--En lisant les préfaces de Molière, on est frappé
de la familiarité, presque de la camaraderie de l'auteur avec le Roi. La
flatterie même échappe à la bassesse par la mythologie du compliment.

       *       *       *       *       *

_14 février_.--Dîners charmants que nos dîners du samedi. La conversation
y touche à tout, et chacun se livre et se confesse un peu. On parle
femmes.--«Moi, dit Sainte-Beuve, mon idéal, c'est des cheveux, des dents,
des épaules et le reste... la crasse m'est égale...» Et comme il est
question des élégants bonnets, que les femmes du monde se mettent la nuit,
il dit: «Les miennes n'ont jamais mis de bonnet pour la nuit... je n'ai
jamais vu qu'un filet... Après ça, je n'ai de ma vie passé une nuit avec
une femme, à cause de mon travail.» Quelqu'un ayant fait une allusion aux
femmes d'Orient, il témoigne une indignation farouche contre l'épilage des
femmes de ces pays. Saint-Victor vient à sa rescousse, en jetant: «Ça doit
ressembler à un menton de curé!» Et l'incident se termine par une violente
diatribe de Sainte-Beuve contre l'Orient qui mutile tout...

Sainte-Beuve vient d'écrire un médaillon de Royer-Collard, et encore tout
chaud de son article, il nous cite les mots consacrés de ce grand homme,
et son dernier mot inédit, entendu par Veyne, qui le veillait pendant sa
maladie. Comme son domestique avait peine à le faire uriner, il aurait dit
en grommelant: «L'animal ne va plus!» Et Sainte-Beuve se pâme sur la
hauteur philosophique de ce mot. Alors nous, de nous récrier sur tous les
mots de valeur qui passent dans la conversation et qu'on ne compte pas,
parce qu'ils ne sont pas dits par des gens bénéficiant d'une haute
position politique ou sociale, et nous citons le mot superbe de Grassot, à
son animal à lui, dans une pissotière: «Que t'es bête, viens donc, c'est
pour pisser!» Et nous parvenons à tuer le mot du grand poseur avec le mot
du grand farceur.

Au fond, notre indépendance absolue de tout ce qui est officiel, consacré,
académiquement reconnu, renverse les habitudes d'esprit, les religions,
les superstitions de respect de Sainte-Beuve, et nous lui apparaissons
comme de singuliers _pistolets_, comme des contempteurs un peu effrayants.
En dépit de sa liberté d'esprit de lettré, il a toujours sacrifié, et
servilement souvent, à la considération du nom de l'écrivain, de
l'historien, de l'orateur, du causeur même. Il n'a pas un jugement dégagé
de l'agenouillement devant la politique à la façon du nôtre et qui lui
permette de juger un Pasquier dans son inanité, un Thiers dans son
insuffisance, un Guizot dans sa profondeur vide.

Nogent-Saint-Laurens qui dîne aujourd'hui et qui fait partie de la
commission de la propriété littéraire, déclare qu'il est pour sa
perpétuité. Proposition contre laquelle s'élève avec une grande vivacité
Sainte-Beuve, s'écriant: «Vous êtes payé par la fumée, par le bruit...
Mais un homme qui écrit devrait dire: Prenez, prenez... On est vraiment
trop heureux qu'on vous prenne!» Et comme Flaubert, qui a l'habitude
d'adopter assez volontiers le contrepied de l'opinion émise, jette: «Moi,
si j'avais inventé les chemins de fer, j'aurais voulu que personne n'y
montât, sans ma permission!» Sainte-Beuve réplique coléreusement: «La
propriété littéraire pas plus que l'autre... Il ne faut pas de
propriété... Il faut que tout se renouvelle, que chacun travaille à son
tour...

Dans ces quelques paroles, jaillies du plus secret et du plus sincère de
son âme, on sent, dans Sainte-Beuve, le célibataire révolutionnaire, et il
nous apparaît presque avec la tête d'un conventionnel niveleur, d'un homme
laissant percer contre la société du XIXe siècle des haines à la Rousseau,
ce Jean-Jacques auquel il ressemble un peu physiologiquement.

Alors, je ne sais qui jette le nom de Hugo dans la conversation. Sur ce
nom, Sainte-Beuve bondit, comme mordu par une bête sous la table, et
déclare que c'est un charlatan, que c'est lui qui a été le premier un
spéculateur en littérature! Là-dessus Flaubert s'exclame que c'est l'homme
dans la peau duquel il aimerait le mieux être. «Non, lui répond justement
Sainte-Beuve, non, en littérature, on ne voudrait point ne pas être soi...
on voudrait bien s'approprier certaines qualités d'un autre... mais en
restant toujours soi.»

Et tout à coup un adoucissement se fait dans sa voix... et il reconnaît à
Hugo un grand don d'initiation: «Oui, c'est lui qui m'a enseigné à faire
des vers. Un jour aussi, au Louvre, devant des tableaux il m'a appris sur
la peinture... tout ce que j'ai oublié depuis... Un tempérament prodigieux,
cet Hugo. Son coiffeur me disait que le poil de sa barbe était le triple
d'un autre, qu'il ébréchait tous les rasoirs. Il avait des dents de
loup-cervier, des dents cassant des noyaux de pêches. Et avec cela des
yeux... tenez, quand il faisait ses FEUILLES D'AUTOMNE, nous montions,
tous les soirs, sur les tours Notre-Dame, pour voir les couchers de soleil,
--ce qui, entre nous, ne m'amusait pas beaucoup;--eh bien, il voyait de
là-haut, au balcon de l'Arsenal, la couleur de la robe de Mlle Nodier.»

Oh! certes, c'est la santé d'une génie bien portant, mais toutefois pour
le rendu des délicatesses, des mélancolies exquises, des fantaisies rares
et délicieuses sur la corde vibrante de l'âme et du coeur, ne faut-il pas,
je me le demande, un coin maladif dans l'homme, et n'est-il pas nécessaire
d'être un peu, à la façon de Henri Heine, un crucifié physique?

       *       *       *       *       *

_17 février_.--Nous allons avec Flaubert, au petit bal masqué intime,
donné par Marc Fournier à la Porte-Saint-Martin... On danse sur la scène
fermée par trois décors paradisiaques, au bruit d'un orchestre
drolatiquement costumé et jouant le _Pied qui remue_, mené par Artus,
travesti en vieux gendarme. Le bal ressemble un peu à ces tableaux de
l'Humanité qu'on vend sur les quais, et où l'on voit l'Univers représenté
en tous ses costumes. Il y a des Turcs de Carle Vernet, des bayadères de
Schopin, et des zouaves, et des Bretons, et des Circassiens, et des
mousquetaires, et des pompiers de la banlieue en maillot couleur de chair,
ayant sur les jambes simulées d'horribles exostoses. Gil-Perez s'exhibe en
collégien fort en thème, Mélingue en capucin. Fournier suivi de Mariquita
en page, Fournier qui était tout à l'heure un Charles IX authentique, en
est à sa seconde transformation, et se remontre en pioupiou, au nez mangé
par un chancre.

Tout ce monde danse pour s'amuser, et presque toutes les femmes sont
jolies, et font un ensemble blanc et rose, où il y a des yeux qui brillent
de plaisir, des Saint-Esprit sautant sur de rondes gorges, de délicates
chevilles et de petites bottines vertes s'échappant de la gaze bouffante
des jupes, des cheveux poudrés, légers comme des marabouts, des
passequilles de danseuse espagnole, se mêlant dans la contredanse, aux
rubans flottants d'une Folie. Et la Ferraris, en son costume de
villageoise, avec sa beauté ingénuement niaise, a quelque chose de la
fillette de la CRUCHE CASSÉE de Greuze, imprimée sur un cahier de papier à
cigarettes.

Un moment se dresse, sur l'estrade de l'orchestre, un théâtre de
marionnettes, où se joue la parodie du Bossu, parodie autour de laquelle
toutes les femmes s'asseyent en corbeille, celles qui n'ont pas de place
s'asseyant sur les genoux de celles qui en ont une... Puis Fournier, cette
fois en pierrot, mi-partie blanc mi-partie noir, trébuchant d'un portant à
l'autre, les bras levés en l'air et invitant à la joie, ivre de vin, ivre
du bruit et de la folie de sa fête--et fantastique, et hoffmanesque, et
shakespearien, et sardanapalesque, m'apparaît à la façon de Pierrot, dans
une apothéose de la Faillite, au moment où une main invisible serait en
train d'écrire sur le décor du fond: _Clichy_.

... Je suis revenu ce matin, à huit heures. On dansait encore. Des
marchandes commençaient à se montrer en papillotes, sur la porte de leurs
magasins. Des boutiques n'étaient qu'entr'ouvertes. Les étalages se
voyaient encore couverts de serge verte. Aux portes des restaurants, on
chargeait dans des tombereaux les écailles d'huître. En bas de la Maison
d'Or, un chiffonnier ramassait les citrons jetés. On enterrait la nuit.
Dans l'air vaguement flottait la sonorité des cors de chasse éteints du
mardi gras... Il se levait par le froid un jour magnifique d'hiver, et
dans le bout des rues encore toutes bleues de vapeur, dans ce ciel pâle et
déjà brillant, dans ces pans de mur éclairés, dans ces fenêtres où le
réveil éclatait, dans ce lever de lumière, dans ce ciel blanc tout balayé,
comme une limpide aquarelle, de rose et de bleu, il me semblait voir se
fondre ma vision de la nuit: ces femmes, ces robes, ces bas... les rubans
du carnaval.

       *       *       *       *       *

--A Londres, un jour d'hiver, Mélingue couché par terre, sur le tapis,
devant la cheminée, racontait à Gavarni sa jeunesse, parlant
religieusement de son père, un douanier de la mer, un vieux gabelou bronzé,
qui, pendant une semaine passée à Paris, en plein triomphe du jeune
comédien, ne laissait rien sortir de lui, jusqu'au moment où la diligence
s'ébranlait dans la cour des Fontaines; pour le ramener dans sa province,
et où soudain il envoyait une volée de baisers par la portière à son fils.

Et quand il fut mort, Mélingue trouvait, dans sa cahute de douanier, un
tas de feuilles de papier, couvertes de bâtons et d'informes lettres. Le
vieil illettré s'apprenait à écrire pour correspondre avec son fils.

       *       *       *       *       *

_22 février_.--Aujourd'hui Mlle *** a, chez Flaubert, une grasse causerie
scatologique. Elle énumère les actrices facilement dérangées par les
émotions de la scène, les actrices breneuses, foireuses, diarrhéeuses, les
comédiennes _perdant leurs légumes_, selon son expression, citant comme
les modèles du genre Mlle Georges, Mlle Rachel, Mme ***.

Puis on parle pédérastie, et d'un certain pédéraste se faisant 1 800
francs dans la saison des bals masqués, pédéraste qui a trouvé le moyen de
se faire de la fausse gorge avec du mou de veau qu'il fait bouillir, et
taille en forme de téton. L'autre jour, dit-elle, il était désolé. _Un
putain_ de chat, ainsi qu'il s'exprime dans son dialecte franco-germanique,
au moment où il allait partir pour l'Opéra, avait mangé un de ses seins,
qu'il faisait refroidir dans le chéneau de sa mansarde.

       *       *       *       *       *

_23 février_.--Dîner de Magny. Charles Edmond nous amène Tourguéneff, cet
écrivain étranger d'un talent si délicat, l'auteur des MÉMOIRES D'UN
SEIGNEUR RUSSE, l'auteur de l'HAMLET RUSSE.

C'est un colosse charmant, un doux géant aux cheveux blancs, qui a l'air
du bienveillant génie d'une montagne ou d'une forêt. Il est beau,
grandement beau, énormément beau, avec du bleu du ciel dans les yeux, avec
le charme du chantonnement de l'accent russe, de cette cantilène où il y a
un rien de l'enfant et du nègre.

Touché, mis à l'aise, par l'ovation qu'on lui fait, il nous parle
curieusement de la littérature russe, qu'il annonce en pleine voie
d'études réalistes, depuis le roman jusqu'au théâtre. Il nous apprend que
le public russe est grand liseur de revues, et rougit de nous avouer que
lui, et dix autres, sont payés 600 francs la feuille. Mais en revanche, le
livre à peine rétribué là-bas et rapportant tout au plus 4000 francs...

Sur le nom de Henri Heine, prononcé par Tourguéneff, comme nous affirmons
très haut notre admiration pour le poète allemand, Sainte-Beuve, qui dit
l'avoir beaucoup connu, s'écrie que c'était un misérable, un coquin, puis
sur le _tolle_ général de la table, se tait, se dissimulant derrière ses
deux mains qu'il gardé sur son visage, tout le temps que dure l'éloge.

Et Baudry de conter ce joli mot de Henri Heine, à son lit de mort. Sa
femme priant à ses côtés Dieu de lui pardonner, il interrompt la prière,
en disant: «N'en doute pas, ma chère, il me pardonnera; c'est son métier!»

       *       *       *       *       *

_1er mars_.--C'est le dernier dimanche de Flaubert, qui part s'enterrer
dans le travail, à Croisset.

Un monsieur arrive, mince, maigre, rêche, la barbe pauvre, l'oeil
dissimulé sous ses lunettes; mais sa figure, un peu effacée, s'anime en
parlant, et son regard prend de la grâce en vous écoutant. Il a une parole
amène tombant d'une bouche aux dents longues d'une vieille Anglaise. C'est
Taine, l'incarnation en chair et en os de la critique moderne, critique à
la fois très savante, très ingénieuse, et très souvent fausse au delà de
ce qu'on peut imaginer. Il persiste chez lui un restant de professeur
faisant sa classe. On ne se défroque pas de cela, mais le côté
universitaire est sauvé par une grande simplicité, une remarquable douceur
de rapports, une attention d'homme bien élevé et se donnant poliment aux
autres.

Comme nous parlions de ce qu'avait dit la veille Tourguéneff, qu'il n'y
avait qu'un homme populaire en Russie: Dickens, et que depuis 1830 notre
littérature n'y avait plus d'influence et que tout allait aux romans
anglais et américains, Taine nous dit que, pour lui, il est certain que
l'avenir développera encore ce mouvement, que l'influence littéraire de la
France ira toujours en diminuant[1], que depuis le XVIIIe siècle, il y a
en France pour toutes les branches de connaissances des hommes
remarquables, un beau front d'armée, mais rien derrière, pas de troupes,
que c'est toujours l'histoire de la province et de Paris, à l'heure qu'il
est... Il ajoute: «Hachette vient de refuser de faire une traduction de
Mommsen, et il a eu raison. On publie dans le moment en Allemagne une
nouvelle édition des oeuvres de Sébastien Bach: sur quinze cents
souscriptions, il y en a dix en France.»

[Note 1: Jamais pronostication ne fut plus erronée, car en aucun temps le
livre français, le roman, n'eut en Europe une vente pareille à celle qu'il
obtint, quelques années après. Du reste, les philosophes, ainsi qu'on le
verra dans la suite de ce journal, me semblent posséder la spécialité des
prophéties qui ne se réalisent pas.]

Le soir, en dînant, on cause des donations au clergé, de la main à la main,
et qui échappent à la loi. Un notaire, M. Tresse, a dit à Claudin, qu'en
1852, M. Bineau étant ministre des finances, une enquête a donné la
certitude que les dix-neuf vingtièmes du 3 p. 100 au porteur, étaient
entre les mains du clergé. Les petites soeurs des pauvres, qui ont
commencé avec 7 francs, auraient maintenant 80 millions! «Quel pot-au-feu
que l'Enfer!» s'écrie Saint-Victor.

Ce serait une curieuse addition à faire que celle de l'argent que le
Paradis a coûté au monde.

       *       *       *       *       *

--Le remords d'un crime, ne le supposez-vous pas abominable chez un
portier? La nuit, sa conscience doit se réveiller à chaque coup de cordon!
Il y aurait quelque chose à la fois de terrible et de grotesque à faire
là-dessus.

       *       *       *       *       *

--L'égalité: c'est un mot écrit au fronton de notre code, et en tête de
toutes nos institutions. Et quelle plus énorme, plus criante, plus inique
inégalité que celle du service militaire! Ayez 2,000 francs, vous envoyez
quelqu'un se faire tuer à votre place; ne les ayez pas, vous êtes déclaré
chair à canon.

       *       *       *       *       *

--L'homme est lâche dans le rêve, dans le réveil, dans les pensées du
matin, dans les cogitations du lit. Il est lâche dans la pose horizontale.

       *       *       *       *       *

_Samedi 14 mars_.--Dîner de Magny. Aujourd'hui dîne Taine, avec son regard
un peu fuyard sous ses lunettes, son attention, pour ainsi dire,
affectueuse, sa parole facile, imagée, nourrie de notions historiques et
scientifiques, sa distinction légèrement malingre; enfin ce semblant d'air
d'homme du monde, qu'attrapent les jeunes professeurs, ayant fait
l'éducation d'enfants d'une grande famille.

Il cause de l'absence du mouvement intellectuel de la province française,
comparativement à toutes les associations lettrées des comtés anglais et
des villes allemandes; il cause de la pléthore de ce Paris, qui absorbe
tout, attire tout, fabrique tout, de l'avenir enfin de la France, qui dans
ces conditions doit finir par une congestion cérébrale: «Paris, dans ces
derniers temps, s'écrie-t-il, me fait l'effet de la vallée d'Alexandrie...
Au bas d'Alexandrie _pendillait_ bien la vallée du Nil, mais c'était une
vallée morte!»

Et j'entends à propos de l'éloge de l'Angleterre, repris par Taine,
Sainte-Beuve lui confier son dégoût d'être Français: «Je sais bien qu'on
vous dit: être Parisien ce n'est pas être Français, c'est être Parisien;
mais on est toujours Français, c'est-à-dire qu'on n'est rien, compté pour
rien... un pays où il y a des sergents de ville partout... Je voudrais
être Anglais, un Anglais c'est au moins quelqu'un... Du reste, j'ai un peu
de ce sang. Je suis de Boulogne, vous savez? Ma grand'mère était
Anglaise...»

Puis la causerie va sur About, que Taine défend comme son ancien camarade
de l'École normale. «Un garçon, dit Sainte-Beuve, qui s'est mis à dos les
trois grandes capitales, Athènes, Rome, Paris. Vous avez vu à GAETANA.
C'est au moins maladroit!

--Vous n'en avez jamais parlé, je crois, jette quelqu'un.

--Non. Il est très connu d'abord. Et puis il est vivant, trop vivant...
J'ai l'air d'être brave comme ça, en apparence, mais au fond, moralement,
je suis très peureux.»

Puis s'entame une énorme discussion sur Dieu et la religion, une
discussion née de la fermentation d'une bonne et chaude digestion en de
grandes cervelles. Et Taine explique les avantages et les commodités du
protestantisme pour les esprits supérieurs par l'élasticité du dogme, et
par l'interprétation que chacun, selon la nature de son esprit, peut
fournir à sa foi. «Au fond, finit-il par dire, tout cela est une affaire
de sentiment, et j'ai la conviction que les natures musicales sont portées
au protestantisme et les natures plastiques au catholicisme.»

       *       *       *       *       *

_20 mars_.--Soirée chez Nieuwerkerke au Louvre. On dépose les paletots
dans la galerie des Miniatures, et on fait de la musique dans le salon des
Pastels. Soirée sérieuse ainsi que l'est une soirée d'hommes.

A minuit les intimes montent en haut, et l'on regarde faire à Eugène
Giraud la charge de Doré, séance tenante, en faisant sécher les touches
d'aquarelle au-dessus de la lampe. Cela au milieu d'une conversation, où
il est fort question de permutations, de changement de costumes dans les
régiments de cavalerie, de commandants faisant jouer leurs musiques devant
madame une telle et une telle,--conversation sentant un peu le café
militaire.

       *       *       *       *       *

_25 mars_.--A dîner chez Gisette, où chaque femme se met à confesser son
caractère.

--Moi, je suis mauvaise comme la gale! s'écrie Gisette.

--Tu es priée, dit Dennery, de ne pas calomnier la gale!

Dennery laisse ainsi tomber, de temps en temps, quelque méchanceté
drolatique, quelque féroce aphorisme, quelque inouïe maxime d'attachement
à soi-même. C'est le La Rochefoucauld en chambre du boulevard du Temple.

... Puis nous allons en corps, à la reprise de DON JUAN DE MARANA, une
vieille pièce de Dumas père, encore plus vieillie que vieille.

Dans un corridor, Saint-Victor tombe sur Crémieux, qui juge de haut la
pièce et, avec un de ces gros rires balourds, une de ces ironies crevantes
et solides qu'il a, il lui jette: «Ah! je te comprends, toi, tu es un
créateur, tu es un _génésiaque_, et te voilà en train de fabriquer, là,
tes petites genèses...» A quoi Crémieux un peu interloqué répond: «Eh
bien! qu'est-ce que tu veux... moi je serai forcé de t'appeler un
critique!»

Et Saint-Victor de rire comme un éléphant qui recevrait une noix d'un
singe.

Dans cette pièce sans intérêt et sans valeur, il y a cependant un ballet
charmant, un ballet d'ombres couleur de chauve-souris, avec un loup noir
sur la figure, et agitant de la gaze obscure autour d'elles, ainsi que des
ailes de nuit. C'est d'une volupté étrange, mystérieuse, silencieuse, ce
doux menuet de mortes et d'âmes masquées, se nouant et se dénouant dans un
rayon de lune. Quand on brûle de vieilles lettres d'amour, il s'élève dans
la flamme des souvenirs noircis qui ressemblent à cette ronde.

       *       *       *       *       *

_28 mars_.--Dîner chez Magny. Le nouveau récipiendaire est Renan. Et la
conversation va de suite naturellement à la religion. Sainte-Beuve dit que
le paganisme a été d'abord une jolie chose, puis est devenu une véritable
pourriture, une v...... Et le christianisme a été le mercure de cette
v.....; mais on en a trop pris, et maintenant il faut que l'humanité se
guérisse du remède.

Alors lâchant ses hautes théories, en _aparté_, il me parle de ses
ambitions d'enfance, de tout ce qu'éveillait en lui à Boulogne, sous
l'Empire, le passage des troupes... de son envie d'alors d'être militaire:
«Il n'y a que la gloire militaire, il n'y a que cette gloire-là. Les
grands géomètres et les grands généraux, je n'estime que cela!» dit-il. Au
fond, je perçois que son rêve aurait été d'être colonel de hussards, pour
faire des femmes. Et sa véritable ambition eût été d'être joli garçon,
mais j'ai rarement rencontré dans ma vie une vocation plus manquée que
celle-là.

Et la bataille est autour de Voltaire. Et tous deux en parlant de
l'écrivain, et en ne tenant pas compte de son influence sociale et
politique, nous contestons sa valeur littéraire, nous osons rapporter
l'opinion de l'abbé Trublet, le définissant «_la perfection de la
médiocrité_», nous ne lui reconnaissons que la valeur d'un vulgarisateur,
d'un journaliste, rien de plus, joint à de l'esprit, si vous voulez, mais
de l'esprit pas d'une plus haute volée que celui qu'avaient toutes les
vieilles femmes spirituelles du temps... Son théâtre, ose-t-on en
parler?... Son histoire: c'est le mensonge et la convention pompeuse et
bête de la plus vieille et solennelle histoire... Sa science, ses
hypothèses, un objet de risée pour les savants contemporains! Enfin la
seule oeuvre pour laquelle il mérite de vivre, son fameux CANDIDE, c'est
du La Fontaine en prose, du Rabelais écouillé... Que valent ces 80 volumes
auprès d'un NEVEU DE RAMEAU, auprès de CECI N'EST PAS UN CONTE,--ce roman
et cette nouvelle, qui portent, dans leurs flancs, tous les romans et
toutes les nouvelles du XIXe siècle.

Tout le monde nous tombe dessus, et Sainte-Beuve finit par déclarer que la
France ne sera libre, que lorsque Voltaire aura sa statue sur la place
Louis XV. Et Voltaire amène chez Sainte-Beuve un éloge de Rousseau, dont
il parle comme un esprit de sa famille, comme un homme de sa race, éloge
qu'un brutal coupe par ces mots: «Rousseau, un laquais qui se tire la
q....»

Renan devant cette violence de la pensée et du verbe, un peu effarouché,
reste à peu près muet, curieux pourtant, attentif, intéressé, buvant le
cynisme des paroles, ainsi qu'une femme honnête dans un souper de filles.

Puis revient le chapitre de Dieu.

--C'est étonnant, dis-je, comme au dessert on parle toujours de
l'immortalité de l'âme.

--Oui, dit Sainte-Beuve, quand on ne sait plus ce qu'on dit!

       *       *       *       *       *

--Un bien beau mot du vieux Rothschild, prononcé l'autre jour chez
Walewski. Calvet Rognat lui demandant pourquoi la rente avait baissé la
veille? «Est-ce que je sais, moi, pourquoi il y a de la hausse ou de la
baisse... Si je le savais, j'aurais fait ma fortune!»

       *       *       *       *       *

--Il me semble voir dans une pharmacie homéopathique le protestantisme de
la médecine.

       *       *       *       *       *

_3 avril_.--Nous trouvons Gavarni, chez lequel nous dînons, maigri,
fatigué, démoralisé, découragé, sans aucun goût pour son travail, ennuyé
des dessins que lui commande Morisot, présentant l'aspect d'un homme qui a
fini sa tâche.

A ce mélancolique dîner, Sainte-Beuve parle du suicide, comme d'une fin
légitime, presque naturelle de la vie, comme d'une sortie soudaine et
volontaire de l'existence à la façon des anciens, au lieu d'assister à la
mort de chacun de ses sens, de chacun de ses organes,--et il regrette
qu'il lui manque le courage de se tuer.

       *       *       *       *       *

--Ces temps-ci, un employé de la Compagnie d'affichage, au lieu de faire
coller au mur les affiches de théâtre, les livrait à un brocanteur de la
rue de la Parcheminerie, qui lui-même les revendait à un fabricant de
couronnes funéraires. Ce dernier en faisait une sorte de pâte sur laquelle
on appliquait des fleurs d'immortelles. Tout est comme ça à Paris.

       *       *       *       *       *

_11 avril_.--Dîner chez Magny.

Il existe à la cour dans ce moment-ci une grande préoccupation de
Marie-Antoinette. Un jour, on a fait demander des Tuileries, à la
Bibliothèque, toutes les pièces du Collier; un autre jour le petit prince,
mené chez un peintre, l'a interrogé sur la mort de Louis XVII, au Temple.

Sainte-Beuve laisse percer un sentiment très hostile à la personne de la
Reine, une sorte de haine personnelle. Il montre contre nous une petite
colère, de ce que nous ayons défendu sa pureté, et travaille, avec une
animation tout à fait amusante, à nous en faire dédire... Puis il esquisse,
d'après des souvenirs, recueillis dans les familles, un Louis XVI
véridique, envoyant à ses courtisans, au petit lever des boulettes de la
crasse de ses pieds... Renan là-dessus élève une petite voix flûtée pour
dire qu'il ne faut pas être si sévère à rencontre «de ces gens-là: les
rois! qui n'ont pas choisi leurs places... qu'il faut leur pardonner
d'être médiocres.»

Et Sainte-Beuve me confesse à l'oreille l'idée qu'il
a de faire, un de ces jours, une Marie-Antoinette,
avec l'intention d'être, par elle, désagréable à l'Impératrice.

       *       *       *       *       *

_16 avril_.--Passé la soirée chez les Armand Lefébvre... Une jeune fille
de notre connaissance nous raconte ses visites à la soeur de P....., son
ancienne amie de Saint-Denis, et qui s'est faite carmélite. Elle nous
décrit son lit: une banquette avec une couverture; elle nous parle de son
pot à l'eau contenant une pinte d'eau, destinée à la soif et à la toilette
de la semaine; elle nous parle encore de cette écuelle de bois, dans
laquelle les carmélites mangent, avec leurs doigts, leur soupe maigre,
leurs oeufs, leur poisson.

Puis c'est cette récréation, où comme il est défendu d'avoir une amie, une
préférence, une espèce de tour de valse les fait tomber à terre, l'une à
côté de l'autre, au hasard. Oui, une récréation, où il est commandé à la
fois de parler et en même temps de ne rien dire, et aussitôt que toutes
sont assises à terre, et que la Supérieure, prenant la parole, a dit: «Il
fait beau!» toutes se mettant à paraphraser la banale parole pendant une
demi-heure.

Elle nous peint ses entrevues avec cette personne invisible, agenouillée
sur ses talons, séparée d'elle par une grille et un rideau, et paraissant,
tous les jours, s'enfoncer un peu plus loin dans le lointain, et se
reculer de la vie vivante.

A une de ses dernières visites, où on l'a fait attendre longtemps au
parloir, son amie lui disait: «Aujourd'hui, c'est un jour de récréation,
nous ôtons les chenilles des groseilliers, et par une grâce spéciale, on
nous a permis de les ôter avec un petit morceau de bois.»

       *       *       *       *       *

--Maurice de Guérin me fait penser à un homme qui réciterait le _Credo_, à
l'oreille du Grand Pan, dans un bois, le soir.

Au fond de l'âme si dévouée de sa soeur, se perçoit comme une sécheresse
de cloître. Il y a un excès de catholicisme qui habitue tellement la femme
à la souffrance qu'elle s'y endurcit pour elle et les autres: elle perd le
_tendre_.

       *       *       *       *       *

--La mort pour certains hommes n'est pas seulement la mort, elle est la
fin du propriétaire!

       *       *       *       *       *

_23 avril_.--En dînant au restaurant, je regarde le boulevard, à l'heure
de sept heures. Ce n'est pas encore la nuit, c'est un crépuscule à la
lumière froide d'un glacier. L'asphalte et la façade des maisons ont une
blancheur de neige et les gens qui passent semblent des personnages
d'Eugène Lami défilant sur une toile de Wikemberg. Un peu plus tard toute
cette pâleur de la lumière tourne au bleuâtre, devient un pur Achenbach,
azur et blanc, avec des luminosités sibériennes.

Puis c'est un ciel sans couleur, des maisons rosées, des lueurs
d'éclairage toutes jaunes, avec des parties d'ombre de ce bleu neutre, qui
transperce une veilleuse de blanche porcelaine allumée.

       *       *       *       *       *

_29 avril_.--M. de Montalembert nous a écrit de venir causer avec lui, au
sujet de notre livre: LA FEMME AU XVIIIe SIÈCLE.

Sur la table du salon, se trouve une traduction italienne de la biographie
du Père Lacordaire, des fables du comte Anatole de Ségur, et sous la copie
du mariage de la Vierge du Pérugin, placée au-dessus du piano, se voit un
appareil pour faire brûler devant une lampe ou un cierge. On aperçoit
encore aux murs des cartons de vitraux religieux, une horrible ronde-bosse
argentée de Rudolfi, représentant le MIRACLE DES ROSES de sainte Elisabeth,
et à contre-jour, entre deux fenêtres, apparaît l'aigle de Pologne, brodé
en argent au plumetis, et entouré d'une couronne d'épines sur fond de
peluche amarante, avec au-dessus: _Offert par les Dames de la Grande
Pologne à l'auteur d' «Une nation en deuil». 1861_.

M. de Montalembert nous fait passer dans son cabinet. Une politesse
onctueuse. En vous donnant la main, il l'approche de son coeur. La voix,
avons-nous déjà dit, je crois, un peu nasillarde, mais l'élocution aisée,
mais le dire spirituel, mais la méchanceté joliment enjouée.

Après des compliments, il nous demande pourquoi nous n'avons pas parlé des
vertus provinciales, de la vie sociale de la province, de cette vie si
particulière, si tranchée, si caractéristique, et qu'on trouvait surtout
dans les villes de parlement comme Dijon, de cette vie aujourd'hui
complètement morte... «Oui, reprend-il, la province ne se fait plus
envoyer les livres de Paris, on ne lit plus; quand il vient des voisins
chez moi à la campagne, je leur donne des livres, personne ne les
ouvre...» Puis il nous parle de l'article de Sainte-Beuve sur notre livre,
et nous dit qu'à cette place où nous sommes, Sainte-Beuve venait souvent
causer avec lui en 1848, lui avouant que c'était dans le but de l'étudier,
et lui demandait comment il faisait pour parler, et prenait des notes, en
se frottant joyeusement les mains: «Je lui ai connu bien des phases
d'existence. D'abord, idolâtre de Hugo chez Hugo, et là, faisant les
meilleurs vers qu'il ait faits: les vers à sa femme; puis saint-simonien;
puis mystique à croire qu'il allait devenir chrétien, et maintenant _très
mauvais_. Savez-vous que l'autre jour, à l'Académie, à propos du
Dictionnaire, il a osé dire, en se touchant le front: «Enfin croyez-vous
que ce que nous avons là, soit autre chose qu'une sécrétion du cerveau?»
C'est du matérialisme comme on ne croyait pas qu'il y en eût encore, sauf
chez quelques médecins. Il y a bien le rationalisme, le scepticisme, mais
le matérialisme pur, cela n'existait plus, il y a quelques années... Et
dernièrement, lors du prix de 20,000 francs et de la discussion au sujet
de Mme Sand, n'a-t-il pas dit que le mariage était une institution
condamnée, que ça n'aurait bientôt plus lieu...

«Oh! Littré, mon Dieu, tout en reconnaissant que l'évêque d'Orléans a fait
son devoir, et qu'il était dans son droit, je n'aurais pas été aussi
éloigné que mes amis de voter pour lui: c'est un homme austère, honorable,
qui a fait de grands travaux.

«Et puis, il a une chose à son compte, dont je lui sais le plus grand gré
et que j'estime beaucoup en lui, c'est que toutes les fois qu'il a parlé
du moyen âge, il a rendu justice à l'élément germain qui existe
incontestablement dans notre race. En dehors du dogme et de la foi, le
catholicisme est sans doute ce qu'il y a de meilleur, mais il faut pour
l'équilibre, qu'au-dessus du catholicisme, l'élément germain se mêle, en
nous, à l'élément latin. Voyez en effet l'affaissement des races du Midi.
Eh bien, Littré a vu cela. Thierry, Guizot sont toujours contre les
barbares. Littré, au contraire, est pour eux, et son point de vue est très
juste...

«Ah! vous savez, nous avons dans l'Académie une nouvelle conversion au
bonapartisme. C'est Cousin, oui Cousin! Il est venu l'autre jour me dire
qu'il fallait nommer des bonapartistes inoffensifs. Mais, lui ai-je dit,
les _reptiles_ sont toujours dangereux! Il trouve que l'on doit se
contenter de la liberté civile. Mais, ça m'est bien égal d'avoir la
liberté de faire mon testament. Canning l'a très bien dit: «La liberté
civile c'est la liberté civique...» C'est la vie politique qu'il faudrait
donner à la France... Mais voilà qu'on se retire, qu'on capitule dans la
vie privée!»

Ce soir, chez la princesse Mathilde, Fromentin fait la remarque que,
depuis les Carrache, les procédés matériels de la peinture sont
complètement changés, qu'on n'a qu'à regarder un tableau d'avant eux, et
qu'on verra toutes les lumières en creux, tandis que dans la peinture
moderne toutes les lumières sont en relief. Il regarde ces empâtements
comme un malheur, et, un peu poussé par nous, il dit ne comprendre la
peinture qu'avec une grisaille, recouverte de matières colorantes, de
glacis. C'est du reste son procédé. Nous lui opposons Rembrandt. Il le
déclare un maître exceptionnel...

En revenant avec lui, il nous parle de l'ennui que lui cause la peinture,
de l'indifférence qu'il apporte à la réussite d'un tableau, en même temps
qu'il s'entretient bavardement du goût qu'il a à écrire, du petit
battement de coeur à son réveil, de la petite fièvre à laquelle il se
reconnaît apte à la composition d'un bouquin, et malheureusement des longs
intervalles, et des années qui séparent un livre d'un autre, en sorte que
lorsqu'il se remet à la copie, il est incertain s'il sait encore écrire.

       *       *       *       *       *

--Aubryet me contait, que dans la rue, hier, une petite fille de sept ou
huit ans, lui avait proposé sa soeur, une fillette de quatorze ans, en lui
offrant de faire, avec son haleine, de la buée sur les carreaux de la
voiture où ils monteraient, de manière que les agents de police ne voient
rien.

       *       *       *       *       *

_11 mars_.--C'est le jour du dîner de Magny. Nous sommes au grand complet.
Il y a deux nouveaux: Théophile Gautier et Neftzer.

La causerie touche à Balzac et s'y arrête. Sainte-Beuve attaque le grand
romancier: «Balzac n'est pas vrai... c'est un homme de génie, si vous
voulez, mais c'est un monstre!

--Mais nous sommes tous des monstres, riposte Gautier. Alors qui a peint
ce temps-ci? Où se retrouve notre société? Dans quel livre?... si Balzac
ne l'a pas représentée?

--C'est de l'imagination, de l'invention, crie aigrement Sainte-Beuve,
j'ai connu cette rue de Langlade, ce n'était pas du tout comme ça.

--Mais dans quels romans trouvez-vous la vérité! Est-ce dans les romans de
Mme Sand?

--Mon Dieu, fait Renan qui est à côté de moi, je trouve beaucoup plus
vraie Mme Sand que Balzac.

--Pas possible, vraiment!

--Oui, oui, chez elle les passions sont générales...

--Et puis Balzac a un style! jette Sainte-Beuve, ça a l'air tordu, c'est
un style _cordé_.

--Messieurs, reprend Renan, dans trois cents ans on lira Mme Sand.

--Plus souvent... à Chaillot... Mme Sand, elle ne restera pas plus que Mme
de Genlis.

--C'est déjà bien vieux, Balzac! hasarde Saint-Victor, et puis c'est trop
compliqué.

--Mais Hulot, crie Neftzer, c'est humain, c'est superbe!

--Le beau est simple, reprend Saint-Victor, il n'y a rien de plus beau que
les sentiments d'Homère, c'est éternellement jeune... Voyons Andromaque,
c'est plus intéressant que Mme Marneffe!

--Pas pour moi! fait Edmond.

--Comment, pas pour vous?

--Votre Homère ne peint que les souffrances physiques. Peindre les
souffrances morales, c'est autrement malaisé... Et voulez-vous que je vous
dise: le moindre roman psychologique me touche plus que tout votre
Homère... Oui, je lis avec plus de plaisir ADOLPHE que l'ILIADE.

--C'est à se jeter par la fenêtre, quand on entend des choses comme cela!
hurle Saint-Victor.

Les yeux lui sortent de la tête. On a marché sur son Dieu, on a craché sur
son hostie. Il trépigne et beugle: «C'est insensé... Peut-on vraiment...
D'abord les Grecs sont indiscutables... Tout est divin chez eux.»

Hourvari général pendant lequel Sainte-Beuve se signe avec une piété
d'oratorien, en murmurant: «Mais, Messieurs, le chien d'Ulysse...» et que
Gautier lance: «Homère, un poème de Bitaubé... oui, c'est Bitaubé qui l'a
fait passer... Homère n'est pas ça. On n'a qu'à le lire dans le grec.
C'est très sauvage...»

Et moi je disais à mon voisin: «On peut nier Dieu, discuter le pape,
dégueuler sur tout... mais Homère... C'est singulier les religions en
littérature!»

Enfin cela s'apaise, Saint-Victor tend la main à Edmond, et le dîner
reprend.

Mais ne voilà-t-il pas que Renan se met à dire qu'il travaille à ôter de
son livre toute la langue du journal, qu'il essaye d'écrire la vraie
langue du XVIIe siècle, la langue définitivement fixée, et qui peut
suffire à rendre tous les sentiments.

--Vous avez tort et vous n'y arriverez pas, riposte Gautier, je vous
montrerai dans vos livres quatre cents mots qui ne sont pas du XVIIe
siècle... Vous avez des idées nouvelles, n'est-ce pas, eh bien à des idées
nouvelles il faut des mots nouveaux!... Et Saint-Simon, croyez-vous qu'il
écrivit le langue de son siècle? Et Mme de Sévigné, donc...

Et la grande parole de Gautier enterrant les objections de tous, il
continuait: «Oui, peut-être avaient-ils assez des mots qu'ils possédaient,
en ce temps-là, je vous l'accorde. Ils ne savaient rien, un peu de latin
et pas de grec. Pas un mot d'art. N'appelaient-ils pas Raphaël, le Mignard
de son temps! Pas un mot d'histoire! Pas un mot d'archéologie! Je vous
défie de faire le feuilleton que je ferai mardi sur Baudry avec les mots
du XVIIe siècle.»

       *       *       *       *       *

_17 mai_.--Saint-Victor a dîné hier chez Girardin, où se trouvaient
Boitelle, le général Fleury, le duc de Morny. Quelle amusante parodie
d'opposition dans le moment: Sacy aux DÉBATS, Guéroult à l'OPINION
NATIONALE, Havin au SIÈCLE, Girardin à la PRESSE.

Le duc de Morny, qui a été le causeur du dîner, s'est amusé à soutenir que
les femmes n'avaient point de goût, qu'elles ne savaient pas ce qui est
bon, qu'elles n'étaient ni gourmandes ni libertines, qu'en tout elles
n'obéissaient qu'à des caprices et à des boutades. Ensuite il a émis cet
axiome que, chez les nations, un peu de libertinage adoucit les moeurs, et
enfin, à la grande indignation d'une honnête femme qui se trouvait là, il
a commencé une audacieuse et originale apologie de la tribaderie, qui,
selon lui, raffine la femme, la parfait, l'accomplit.

       *       *       *       *       *

_19 mai_.--Ennui, fatigue, découragement de notre livre, presque fini
(RENÉE MAUPERIN), ainsi qu'il arrive des tâches longues, au moment d'être
achevées.

       *       *       *       *       *

_22 mai_.--Après dîner, en compagnie de Flaubert et de Bouilhet,
--s'essayant à apprendre, à Mantes, le chinois, pour fabriquer un poème du
Céleste Empire,--nous voici rue de Bondy, à l'entrée du boyau noir,
encombré de blouses, au milieu desquelles s'ouvre la porte des coulisses
de la Porte-Saint-Martin.

Un escalier en colimaçon à rampe de bois graisseuse, et de toutes petites
portes, et des paliers resserrés, et un labyrinthe de corridors étroits,
où les coudes touchent les deux murs.

Puis les pieds posent sur un plancher, l'épaule frôle un châssis de bois,
garni de vieux journaux. Et nous voilà au milieu d'apparitions étranges,
de porteurs d'oripeaux, d'habillés d'étoffes claquantes, se perdant et
s'éteignant dans le bleu des bourgerons de faubourgs.

C'est un va-et-vient automatique, sans paroles, avec des morceaux de bal
masqué qui traversent le regard, une sorte de carnaval dans le
clair-obscur,--et des petites filles, en blouses de pension, filant entre
vos jambes, et d'autres montant un escalier, en remuant dans la nuit, des
gazes d'anges. Par une découpure de décor, de temps en temps, un coin de
scène, une bouffée de musique, un bruit de voix.

Et un monde de machinistes, d'ouvriers, de figurants, un peuple hâve et
rachitique, aux faces fardées, tout cela allant, avec un mouvement
d'immense manufacture, de prodigieuse usine,--d'une fantastique fabrique
d'illusions, en pleine activité.

Là dedans des odeurs de quinquet, des vapeurs de gaz, des acretés de
vieille poussière, des sueurs de danseuses rousses, des émanations
d'étoffes reteintes, l'haleine d'une population nourrie d'ail, des relents
de misère, de saleté de corps, d'aigre de petits enfants.

Nous montons dans du noir, où l'on heurte des voix, nous ouvrons une loge
de seconde. Le lustre est baissé, la rampe haute. Aux deux coins de la
scène, sur des fauteuils de tragédie, sont assis, d'un côté Anicet
Bourgeois, de l'autre Marc Fournier, et un régisseur, une canne à la main,
range des bataillons de danseuses, des légions de comparses, ainsi qu'un
caporal prussien qui commanderait aux visions d'un songe.

Dans la salle grouillent, confusément mêlés, le théâtre et la vie, la rue
et la féerie: des gens de l'endroit, en manches de chemises, attablés au
velours des premières galeries, des danseuses blanches, nuageuses,
diadémées de clinquant, leur jupe relevée en nimbe derrière elles, au
milieu d'allumeurs de quinquets. Un prince Charmant, en costume d'argent,
mouche un petit mome en blouse.

Sur la scène on s'agite, on se remue. Espinosa, le maître de ballets,
arpente le devant du théâtre, en claquant la mesure dans ses mains. Les
danseuses se trémoussent en costume, ou bien en jupon et en corset, dans
un déshabillé de grisette, qui vous fait passer devant les yeux, comme le
LEVER DES OUVRIÈRES EN MODES à l'Opéra;--au cou, pour ne pas avoir froid,
elles se sont noué leurs mouchoirs.

--Ces dames seront-elles en costumes de caractère? demande la voix de la
censure.

--Des _fa_, des _fa_, crie le chef d'orchestre à la musique.

Nous sommes redescendus dans la loge d'avant-scène de Fournier. Sur le
fond raisin de Corinthe, sourd et foncé de la loge, Mariquita essaie ses
_élévations_. Elle se détache, le visage à demi éclairé par les feux qui
viennent de la rampe, et meurent sur sa gorge, au bouquet de rubans rouges
de son corsage; tout le reste, la jupe ballonnante et les jambes, flotte
dans le demi-jour d'un blanc tiède à la Goya. Au-dessus de sa tête, un
papillon réveillé, remuant comme un atome coloré dans une raie de lumière,
va et vole dans la brume chaude de la loge.

Mon regard suit, au bout de la chaise où la main s'appuie, ce corps de
femme vaporeux et remuant, toute cette dislocation voluptueuse et
harmonieuse, de la grâce qui s'assouplit, de la légèreté qui se travaille.

       *       *       *       *       *

_30 mai_.--Je me promène sur les boulevards extérieurs, élargis par la
suppression du chemin de ronde. L'aspect est tout changé, les guinguettes
s'en vont. Les maisons publiques n'ont plus leur caractère de gros numéros;
avec leurs carreaux dépolis et éclairés, elles ont l'air de _bar_ de
New-York. Des blouses s'agitent parmi la dorure de l'immense CAFÉ DU DELTA,
mettant les soûleries de la guenille, sous le dôme d'une galerie
 d'Apollon.

J'entre au BAL DE l'ERMITAGE. Plus une jolie fille. Tout est pris
maintenant par l'argent, qui cueille tout en fleur, et fait de toute
fillette jolie du peuple, une lorette.

Là, assis sur un banc, entre Lariboisière et l'abattoir, ces deux
_souffroirs_ de l'homme et de la bête, je reste rêvant, à respirer un air
chaud de viande, à écouter de sourds beuglements venant jusqu'à moi, comme
de lointains égorgements... Et pendant ce, j'entends, dans mon dos, trois
petites filles _blaguer_ la façon dont les soeurs leur font faire le signe
de la croix. Oui, c'est bien le nouveau Paris.

       *       *       *       *       *

_1er juin_.--Toute la liste de l'opposition passe à Paris. Penser que si
la France entière était aussi éclairée que Paris, nous serions un peuple
ingouvernable!

Au fond, tout gouvernement quelconque qui diminue le nombre des illettrés,
travaille à sa chute.

       *       *       *       *       *

_6 juin_.--Sept heures et demie, après une ondée. L'asphalte brillant,
lavé de lueurs fugaces et d'ombres allongées, ainsi que dans l'eau
courante d'un fleuve. Une douce lumière humide, dans laquelle le haut des
maisons et des édifices étincelle de rose, avec les toits d'ardoises, les
troncs d'arbres des promenades, les lointains des trottoirs, s'enlevant en
violet.

       *       *       *       *       *

_7 juin_.--A dîner à Saint-Gratien, cet Ésope de Chaix d'Est-Ange, dont
l'esprit, le joli méchant esprit a quelque chose de la mordillure d'un
singe... Le soir, en nous promenant dans le parc, l'ancien procureur
général, l'initié à tous les secrets de famille, nous dit qu'au fond la
société vit absolument de l'hypocrisie, et que cette hypocrisie, il faut
la protéger, l'encourager même... parce que, pour peu qu'on pénètre dans
la vie des gens, on n'y trouve pas seulement l'adultère... mais l'inceste
et tout le reste.

       *       *       *       *       *

--Paris, le véritable climat de l'activité de la cervelle humaine.

       *       *       *       *       *

_8 juin_.--En sortant d'une discussion violente chez Magny, et dont je me
lève, le coeur battant dans la poitrine, la gorge et la langue sèches,
j'acquiers la conviction suivante. Toute discussion politique revient à
ceci: Je suis meilleur que vous! Toute discussion littéraire à ceci: J'ai
plus de goût que vous! Toute discussion artistique à ceci: Je vois mieux
que vous! Toute discussion musicale à ceci: J'ai plus d'oreille que vous!

Mais c'est effrayant tout de même, comme en toute controverse, nous sommes
seuls, et comme nous ne faisons pas de prosélytes. C'est peut-être pour
cela que Dieu nous a fait deux.

A ce dîner, Sainte-Beuve raconte qu'au 24 février 1848, il avait un
rendez-vous avec une blanchisseuse. «Eh bien! oui, Messieurs, avec une
blanchisseuse,» affirme-t-il bravement. Il ne put repasser les ponts,
arrêté par le peuple criant: «Vive la ligne!» De chez sa blanchisseuse il
vit défiler une batterie d'artillerie, ce qui lui fait dire: «J'aurais
donné tous les doctrinaires pour une batterie d'artillerie, je les
donnerais encore!» Enfin on lui trouve une chambre dans un petit hôtel, où
on ne faisait que demander M. Autran. C'étaient tous ses amis de Marseille
qui venaient pour une pièce, qu'il faisait jouer en ce moment.

Dans les discussions politiques, il n'y a guère avec nous que le silence
de Gautier, indifférent à ces choses, ainsi qu'à des choses inférieures,
et se refusant absolument à se rappeler que Sainte-Beuve le rencontra,
après 1830, à une procession commémorative pour les quatre sergents de la
Rochelle.

       *       *       *       *       *

--Le consommateur fait les gens qui le servent à son image.

       *       *       *       *       *

Les boursiers donnent leur genre, leur insolence aux garçons de café du
boulevard des Italiens. A la hauteur du boulevard Saint-Martin, il y a des
infiltrations de cabotinage et de cascade chez le garçon, qui vous offre
un _melon sympathique_. Au Palais-Royal, fréquenté par les riches
provinciaux et les viveurs posés de l'orléanisme, le garçon a le service
discret, respectueux, silencieux, des hommes qu'on prend pour servir dans
les ministères.

       *       *       *       *       *

--Lu le SOUVENIR DE SOLFÉRINO du médecin suisse, Dunant. Ces pages me
transportent d'émotion. Du sublime touchant à fond la fibre. C'est plus
beau, mille fois plus beau qu'Homère, que la «Retraite des Dix Mille», que
tout. Quelques pages seules de Ségur dans la «Retraite de Russie» en
approchent. Ce que c'est que le vrai sur le vif, sur l'amputé, sur le
mourant de mort violente en pleine vie, sur cela, décrit par de la
rhétorique, depuis le commencement du monde.

On sort de ce livre avec le maudissement de la guerre.

       *       *       *       *       *

_19 juin_.--Tantôt Dieu m'apparaît comme un bourreau et un tortureur de la
vie universelle, tantôt comme un mystificateur qui s'amuserait à couper
des crins dans le lit du monde, enfin comme un empoisonneur des Paradis
d'ici-bas, des ciels bleus, des beaux climats, des pays chauds, avec les
fièvres, les féroces, les insectes.

       *       *       *       *       *

_22 juin_.--Dîner de Magny.

GAUTIER.--«Les bourgeois! Il se passe des choses énormes chez les
bourgeois. J'ai traversé quelques intérieurs. C'est à se voiler la face...
La tribaderie est à l'état normal, l'inceste en permanence et la
bestialité...

TAINE.--Moi je connais assez bien les bourgeois. Je suis d'une famille
bourgeoise... Et puis d'abord, qu'est-ce que vous entendez par bourgeois?

GAUTIER.--Des gens qui ont de quinze à vingt mille livres de rente, et qui
sont oisifs.

TAINE.--Eh bien! je vous citerai trente femmes de bourgeois que je connais,
et qui sont pures.

UN QUELCONQUE.--Qu'en savez-vous, Taine? Dieu lui-même n'en a pas la
certitude.

TAINE.--Tenez, à Angers, les femmes sont si surveillées qu'il n'y en a
qu'une qui fasse parler d'elle.

SAINT-VICTOR.--A Angers... mais c'est tout pédérastes, les derniers
procès...

... SAINTE-BEUVE.--Mme Sand, Messieurs, va faire quelque chose sur un fils
de Rousseau, pendant la Révolution... Ce sera tout ce qu'il y a de plus
généreux... Elle est pleine de son sujet... Elle m'a écrit trois lettres,
ces jours-ci... C'est une organisation admirable!

SOULIÉ.--Tiens, il y a un vaudeville de Théaulon sur les enfants de
Rousseau.

RENAN.--Mme Sand, la plus grande artiste de ce temps-ci, et le talent le
plus vrai!

LA TABLE.--Oh!... Ah!... Oh!... Ah!

SAINT-VICTOR.--Est-ce curieux, elle écrit sur du papier à lettres!

RENAN.--Par vrai, je n'entends pas le réalisme.

SAINTE-BEUVE.--Buvons; je bois, moi! Allons, Scherer.

... TAINE.--Hugo, Hugo n'est point sincère...

SAINTE-BEUVE.--Comment, vous Taine, vous mettez Musset au-dessus de Hugo!
Mais Hugo, il fait des livres... Il a volé, sous le nez, à ce gouvernement,
qui pourtant est bien puissant, le plus grand succès de ce temps-ci... Il
a pénétré partout, les femmes, le peuple, tout le monde l'a lu... Ses
livres s'épuisent de huit heures à midi... Mais quand j'ai lu ses ODES ET
BALLADES, j'ai été lui porter tous mes vers... Les gens du GLOBE
l'appelaient un barbare... Eh bien! tout ce que j'ai fait, c'est lui qui
me l'a fait faire... En dix ans, les gens du GLOBE ne m'avaient rien
appris.

SAINT-VICTOR.--Nous descendons tous de lui.

TAINE.--Permettez, Hugo est, dans ce temps-ci, un immense événement,
mais...

SAINTE-BEUVE, _très animé_.--Taine, ne parlez pas d'Hugo!... Vous ne le
connaissez pas... Nous ne sommes que deux ici, qui le connaissions,
Gautier et moi... Mais l'oeuvre d'Hugo c'est magnifique!

TAINE.--C'est, je crois, maintenant, que vous appelez poésie: peindre un
clocher, un ciel, faire voir des choses enfin. Pour moi ce n'est pas de la
poésie, c'est de la peinture.

GAUTIER.--Taine, vous me semblez donner dans l'idiotisme bourgeois.
Demander à la poésie du sentimentalisme... ce n'est pas ça. Des mots
rayonnants, des mots de lumière... avec un rythme et une musique, voilà ce
que c'est, la poésie... Ça ne prouve rien... Ainsi le commencement de
Ratbert... il n'y a pas de poésie au monde comme cela. C'est le plateau de
l'Hymalaya. Toute l'Italie blasonnée est là... et rien que des mots.

NEFTZER.--Voyons, si c'est beau, c'est qu'il y a une idée.

GAUTIER.--Ah! toi, ne me parle pas.... Tu t'es raccommodé avec le bon Dieu
pour faire un journal. Tu t'es remis avec le _vieux_.

La table rit.

... TAINE.--Par exemple, la femme anglaise...

SAINTE-BEUVE.--Oh! la femme française... n'est-ce pas, il n'y a rien de
plus charmant... Une, deux, trois, quatre, cinq femmes: c'est délicieux...
Est-ce que notre amie est revenue?... Et dire qu'au moment du terme, on en
a une masse de ravissantes... pour rien... de ces malheureuses-là! Car le
salaire des femmes... Voilà une chose à laquelle jamais les gens, comme
Thiers, ne penseront... Il faut renouveler l'État par là... Ce sont des
questions...

VEYNE.--C'est-à-dire que s'il y avait une Convention...

SAINT-VICTOR.--Non, il n'y a pas moyen de vivre pour une femme. La petite
Chose du Gymnase, avec 4,000 francs par an, me disait hier...

GAUTIER.--La prostitution est l'état normal de la femme, je l'ai dit.

UN QUELCONQUE.--Au fond, Malthus...

VEYNE.--Malthus c'est une infamie!

TAINE.--Mais il me semble qu'on ne doit mettre au monde des enfants, que
lorsqu'on est sûr de leur assurer une existence... Des filles qui partent
pour être institutrices en Russie, c'est affreux!

UN QUELCONQUE.--Vivent les épouses, vivent les maîtresses stériles.

SAINT-VICTOR.--Allons donc... la nature, le grand Pan!

SAINTE-BEUVE, _à demi-voix à son voisin_.--Je vends tous les ans la
propriété d'un petit volume... Ça me sert à donner quelques petites choses
aux femmes... à l'époque des étrennes. Elles sont si gentilles, qu'on ne
peut vraiment pas...

A ce moment du dîner, Sainte-Beuve, mis en gaieté par ses souvenirs, se
fait des pendants d'oreilles avec des bouquets de cerises. Tableau.

Et l'on ne sait comment le nom de Racine tombe dans la conversation.

NEFTZER A GAUTIER.--Toi, tu as commis une infamie ce matin. Tu as vanté
dans le feuilleton du MONITEUR, le talent de Maubant et de Racine.

GAUTIER.--C'est vrai, Maubant est plein de talent... Mais voilà, mon
ministre a l'idée idiote de croire aux chefs-d'oeuvre... J'ai bien été
forcé de rendre compte d'ANDROMAQUE... Au reste, Racine, qui faisait des
vers comme un porc, je n'en ai pas dit un mot élogieux de cet être! Puis
on a lâché une nommée Agar dans ce genre de divertissement... Vous l'avez
vue, mon oncle.

Ici Gautier n'appelle plus Sainte-Beuve que mon oncle ou l'_oncle Beuve_.

SCHERER, _épouvanté, regardant la table du haut de son
pince-nez_.--Messieurs, je vous trouve d'une intolérance... Vous procédez
par voie d'exclusion... Enfin, à quoi donc devons-nous tâcher... C'est à
réformer, à combattre des opinions d'instinct. Le goût ce n'est rien. Il
n'y a que le jugement, il faut avant tout du jugement.

UN QUELCONQUE.--C.. pour le jugement, rien que du goût, absolument du goût.

Brouhaha.

SOULIÉ.--On ne s'entend guère.

GAVARNI.--On s'entend trop.»

EXEUNT.

       *       *       *       *       *

_Mercredi 24 juin_.--Au bout d'une allée du parc de Saint-Gratien, la
princesse en robe de foulard écru, causant avec quelqu'un, les mains
derrière le dos, à la Napoléon suivie d'un petit chien gras à lard, monté
sur quatre pattes semblables à des allumettes.

Elle se retourne: «Ah! voilà Sainte-Beuve... allons, des renseignements
bien vite? Qu'est-ce que vous savez de Duruy?

--Mais, dit Sainte-Beuve avec un sourire vague, il est très aimable... il
est bien physiquement, ce qui ne nuit pas.

--Allons, nous en voulons plus?...

--Eh bien, il a fait des précis que vous connaissez... et puis je crois
qu'il a aidé l'empereur dans son César.

--Oui, oui, je me rappelle, dit la princesse, qu'un jour l'empereur m'a
demandé si je connaissais quelqu'un pour remplacer Mocquard, qu'il se
fatiguait maintenant très vite... qu'il avait bien Duruy... Enfin, en
voilà un drôle de changement, j'ai appris cela hier, en revenant de
Versailles où je m'étais bien amusée... Je regrette beaucoup Rouland... Au
fond, on change toujours les hommes et jamais les choses... Là-dessus je
me sauve...

On dîne, et après dîner, Sainte-Beuve se plaignant de la vieillesse, on
lui dit que jamais il n'a été plus jeune: «C'est vrai, s'écrie la
princesse, il a rompu avec un tas de bêtises, d'idées tristes... J'aime
bien mieux ce que vous faites maintenant... N'est-ce pas vrai, Messieurs,
que ses articles sont aujourd'hui d'une liberté... ça va, ça va... il
_patauge dans le vrai_!

--«Mon Dieu, oui,--fait Sainte-Beuve, un peu rouge du compliment--la
critique, c'est de dire tout ce qui passe par la tête... ce n'est que ça!»

       *       *       *       *       *

_25 juin_.--Ce cabinet, témoin de tant de choses redoutables, ce confident
de secrets si noirs, ce cabinet du préfet de police, le croirait-on? il
est tout plein d'amoureuses et blondes peintures, de nudités friponnes, de
fillettes aux coquets minois, qui ne couvrent pas seulement les panneaux,
à l'affreux papier impérial, semé d'abeilles d'or, mais sont éparses sur
les fauteuils, les chaises, le bureau, répandues, étalées partout. «Oui,
nous dit Boitelle, quand on voit comme moi, toute la journée, de si
vilains individus, c'est reposant d'avoir, de temps en temps, une jolie
chose à regarder.»

Et il nous introduit dans son capharnaüm intime, la maisonnette du
jardinier du petit jardin de la préfecture; bondé de tableaux jusqu'au
toit, et où, avec une cuvette d'eau, une éponge, des cigares, il passe ses
loisirs et les meilleures heures de sa vie, à faire revenir et revivre les
colorations encrassées de toiles énigmatiquement anonymes.

       *       *       *       *       *

_Lundi 6 juillet_.--Sainte-Beuve a donné sa démission de membre de la
commission du Dictionnaire de l'Académie, a renoncé à un traitement de
1200 francs par an, pour écrire son article de ce matin sur Littré. Il y a
de la belle passion désintéressée dans les haines du critique.

       *       *       *       *       *

_8 juillet_.--Témoignant mon étonnement de la luminosité brillantée de
certaines aquarelles vues chez Palizzi, il me dit leur donner à la fin cet
éclat, avec des couleurs chinoises, dont il a une boîte:--couleurs
apportant à son aquarellage, un glacis de fraîcheur et une richesse de
coloration, que n'ont pas les couleurs d'Europe.

       *       *       *       *       *

_12 juillet_.--Un commissionnaire nous apporte une lettre de Sainte-Beuve,
qui, se trouvant un peu souffrant, nous prie de passer chez lui, pour
causer de son article sur Gavarni.

Après le don par nous de quelques renseignements biographiques, nous
passons à l'examen des légendes des lithographies. Et notre stupéfaction
est immense, à voir Sainte-Beuve lire ces légendes, en les estropiant par
une ignorance de toutes les modernités, de tous les parisianismes, une
ignorance qui lui fait nous demander ce que c'est que _le plan_, que nous
lui expliquons par _ma tante_, qu'il ignore aussi bien que _le clou_.

Mais c'est dans la vue compréhensive des images qu'il est surtout
extraordinaire. Parmi les acteurs de la scène dialoguée, il ne voit rien,
ne perçoit rien, ne distingue pas celui qui parle. Enfin c'est l'exacte
vérité, je le jure, il va, dans une planche de deux personnages, il va
jusqu'à prendre l'ombre portée de l'un d'eux pour un troisième personnage,
et met un moment l'entêtement le plus comiquement colère, à voir trois
individus en scène...

Et sur tout, il faut des explications qu'il note, qu'il boit. Il
s'accroche au moindre mot technique que nous lâchons, le crayonne sur une
feuille de papier, où il bâtit son article au moyen de points de repère,
semés ça et là, qui lui donnent l'air du dessin d'un acarus du faux
bourdon, grossi au microscope. A la fin il s'informe des peintres de
moeurs des époques antérieures.

--Abraham Bosse, lui disons-nous.

--De quelle époque? fait-il.

--Puis Freudeberg.

--Vous dites?

--Freudeberg.

--Comment ça s'écrit-il?

Ainsi il attrape, ainsi il saisit, ainsi il happe au vol, sans rien
digérer, vos idées, vos notions, votre science... Et je pensais, en riant
dans ma barbe, à l'espèce de dévotion religieuse, avec laquelle un certain
nombre de gens allaient lire cette étude... Tout de même, je crois que
Sainte-Beuve fera bien de renoncer aux articles d'art!

       *       *       *       *      *

--L'oeil de la femme, cette énigme, ce sphinx, ce muet diseur de choses,
que contredit sa bouche... Quel mystère, auquel je reviens toujours!

Il faut décidément un jour écrire deux ou trois pages d'observations
là-dessus.

       *       *       *       *       *

--Je m'en vais ce soir user mes gants de Saint-Gratien à la CLOSERIE DES
LILAS.

Là, seulement on retrouve le type physique de la femme de Gavarni, la
petite souris de Paris. Là, du vrai rire, de la bonne gaîté, et du
brouhaha, et des femmes qui demandent aux passants des épingles pour se
rajuster, et des musiques d'orchestre reprises joyeusement en choeur par
les danseurs, et des étudiants qui, comme pourboire, donnent une poignée
de main aux garçons.

       *       *       *       *       *

_Vendredi 17 juillet_.--Chez Gautier à Neuilly. Il est huit heures et
demie. Nous le trouvons à table, entouré de son fils et de ses deux filles,
croquant en manches courtes, avec toutes sortes de coquets gestes, les
écrevisses d'un grand plat, placé au milieu de la table. Et grignotantes,
en même temps qu'agacées par les carapaces, qu'elles rejettent avec des
impatiences de chattes, elles se retournent vers nous, passant leur tête
pour nous parler, l'une au-dessous de l'autre, étageant leurs moues et
leurs sourires, nous contant le Chinois avec lequel elles ont dîné hier,
allant chercher les souliers de la Chinoise qu'il leur a donnés, bégayant
les mots chinois qu'il leur a dits. Ça leur va, ce caquetage exotique, à
ces jolies et mutines Orientales de Paris, qui ont, dans leurs mouvements,
je ne sais quelle mollesse tendre, et dans leurs personnes, un brin de ces
êtres de gentillesse, timides, familiers et curieux, repoussés doucement
par la main du rajah de Lahore, dans la visite que lui fait le prince
Soltikoff. Oui, par moments, ces deux fillettes semblent les filles de la
nostalgie des pays de soleil de leur père.

Et l'on apporte des plats d'une cuisine étrangement cosmopolite: des
épinards dans lesquels on a pilé des noyaux d'abricots, un _zabayon_,--et
Gautier, heureux, réjoui, mangeant, plaisantant, interpellant les bonnes
avec une solennité drolatique, comiquement débonnaire, s'épanouit comme un
Rabelais en famille.

On se lève de table, on passe au salon. Les fillettes vous attirent
doucement dans de petits coins d'ombre et d'intimité, en de gracieuses
attitudes de confidences familières, pour vous faire épeler une page de
leur grammaire chinoise, ou vous montrer, au milieu de petits rires
argentins, une ANGÉLIQUE, d'après un tableau de M. Ingres, sculptée par
Judith, dans un navet,--hélas! se ratatinant tous les jours.

Mais voici Gautier qui, à propos du livre de Renan, auquel il reproche
l'entortillage de ce Dieu qui n'est pas Dieu et qui est plus que Dieu,
fait le livre, selon lui, qu'il fallait faire sur Jésus-Christ.

Alors il esquisse un Jésus, fils d'une parfumeuse et d'un charpentier, un
mauvais sujet qui quitte ses parents et envoie _dinguer_ sa mère, qui
s'entoure d'un tas de canailles, de gens tarés, de croquemorts, de filles
de mauvaise vie, qui conspire contre le gouvernement établi, et qu'on a
très bien fait de crucifier ou plutôt de lapider: un socialiste, un
Sobrier de ce temps-là, un exaspéré contre les riches, le théoricien
désespéré de l'IMITATION, le destructeur de la famille et de la propriété,
amenant dans le monde un fleuve de sang, et les persécutions, et les
inquisitions, et les guerres de religion, faisant la nuit sur la
civilisation, au sortir de la pleine lumière qu'était le polythéisme,
abîmant l'art, détruisant la pensée, en sorte que les siècles, qui
viennent après lui ne sont que de la m---- jusqu'à ce que trois ou quatre
manuscrits, rapportés de Constantinople par Lascaris, et trois ou quatre
morceaux de statues, retrouvés en Italie, lors de la Renaissance, soient,
pour l'humanité, comme un jour rouvert, en pleines ténèbres...»

«Ça c'était un livre, ça pouvait être faux, mais le livre avait sa
logique. Il y avait aussi le livre absolument contraire et qui prêtait au
moins autant... Mais je ne comprends pas un livre entre l'un et l'autre.»

       *       *       *       *       *

_Lundi 20 juillet_.--Chez Magny.

A propos du livre: VICTOR HUGO, _raconté par un témoin de sa vie_, Gautier
déclare que ce n'était pas un gilet rouge qu'il portait à HERNANI, mais un
pourpoint rose.

Et sur le rire de la table, il ajoute: «Mais c'est très important. Le
gilet rouge aurait indiqué une nuance politique républicaine, et il n'y
avait rien de ça. Nous étions seulement _moyenageux_... Et tous, Hugo
comme nous. Un républicain, on ne savait pas ce que c'était... Il n'y
avait que Petrus Borel de républicain... Nous étions tous contre les
bourgeois et pour Marchangy. Nous représentions le _machicoulis_, voilà
tout... Ç'a été une scission, quand j'ai chanté l'antiquité dans la
préface de MADEMOISELLE DE MAUPIN... Machicoulis et rien que
machicoulis... L'oncle Beuve, je le reconnais, a toujours été libéral...
Mais Hugo en ce temps-là était pour Louis XVII, oui, pour Louis XVII.
Quand on me dira que Hugo était libéral et pensait à toutes ces farces, en
1828... Il ne s'est mis qu'après dans toutes ces saletés-là... Au fond
Hugo est absolument moyen âge... à Jersey, c'est plein de blasons!»

--Gautier,--fait Sainte-Beuve, en l'interrompant:--Savez-vous comment nous
avons passé la journée de la première d'HERNANI? A deux heures nous avons
été avec Hugo, dont j'étais le fidèle Achate, au Théâtre-Français... Nous
sommes montés tout en haut, dans une lanterne, et nous avons regardé
défiler la queue, toutes les troupes de Hugo... Un moment il a eu peur, en
voyant passer Lassailly, auquel il n'avait pas donné de billet. Je l'ai
rassuré en lui disant: «J'en réponds!» Puis nous avons été dîner chez
Véfour, en bas, je crois,--en ce temps la figure de Hugo, n'ayant pas la
notoriété publique.

...--Oui, oui, j'admire Jésus complètement, dit Renan.

--Mais enfin, s'écrie Sainte-Beuve, il y a dans ses évangiles un tas de
choses stupides! «Bienheureux les doux parce qu'ils auront le monde.» Ça
n'a pas de sens?

--Et Çakia Mouni, jette Gautier, si on buvait un peu à la santé de Çakia
Mouni.

--Et Confucius, dit quelqu'un.

--Oh! il est assommant!

--Mais, qu'est-ce qu'il y a de plus bête que le Koran?

--Ah! laisse échapper Sainte-Beuve, en se penchant vers moi: il faut avoir
fait le tour de tout et ne croire à rien. Il n'y a rien de vrai que la
femme... La sagesse, mon Dieu, c'est la sagesse de Senac de Meilhan,
sagesse qu'il a formulée dans l'ÉMIGRÉ.

--Évidemment, lui dis-je, un aimable scepticisme, c'est encore le _summum_
humain... ne croire à rien, pas même à ses doutes... Toute conviction est
bête... comme un pape.

...--Moi, fait Gautier, se confessant au docteur Veyne pendant ce temps;
moi, je n'ai jamais eu un si violent désir de cette gymnastique intime...
Ce n'est pas que je sois moins bien constitué qu'un autre. J'ai fait
dix-sept enfants, et tous assez beaux... On peut voir les échantillons...
Mais se livrer à l'amour, une fois par an, je vous assure que c'est bien
suffisant... Ça me laisse le plus grand sang-froid... je pourrais faire
des opérations mathématiques... Puis je trouve humiliant qu'une gaupe
puisse croire que vous avez besoin de sauter dessus!

Sainte-Beuve, de son côté, raconte que lorsqu'il a été faire des cours à
Liège, en 1849, à la suite de nombreuses écritures rapides, il a été
attaqué de ce que les médecins appellent la crampe d'écrivain, qui lui a à
peu près paralysé les muscles du bras droit, ce qui fait que depuis, il
n'écrit plus que des billets et dicte ses lettres un peu longues.

... Comme on se lève pour s'en aller, Gautier va à Scherer, le personnage
le plus muet de la société, et lui dit: «Ah ça, j'espère que la première
fois vous vous compromettrez, car nous nous compromettons tous, il n'est
pas juste que vous restiez froidement à nous observer.»

       *       *       *       *       *

_24 juillet_.--Gretz, près Fontainebleau.

Nous voici dans une auberge rustique de peintres, en pension à 3 fr. 50
par jour, habitant des chambres blanchies à la chaux, couchant dans des
lits de plume, buvant du vin du cru, mangeant beaucoup d'omelettes. Mais
d'aimables figures de cabaretiers, et une rivière à deux pas, avec de
l'eau claire où l'on voit des poissons,--et tout proche la forêt.

Nous avons pour compagnons un frère de Palizzi et un jeune gentilhomme de
Saint-Omer, faisant de la peinture d'amateur.

       *       *       *       *       *

_29 juillet_.--Ici, de jour en jour, croît en moi une allégresse bête,
dans laquelle les organes et les fonctions ont comme de la joie. Je me
sens du soleil sous la peau, et dans le verger, à l'abri des pommiers,
couché sur la paille des boîtes de laveuses, il se fait en mon être un
hébétement doux et heureux ainsi que par un bruit d'eau qu'on entend en
barque, à côté de soi, roulant d'une écluse.

C'est un état délicieux de pensée figée, de regard perdu, de rêve sans
horizon, de jours à la dérive, d'idées qui suivent des vols de papillons
blancs dans les choux.

--_Bricoler des casse-tête_, expression des paysans pour se donner du mal.

       *       *       *       *       *

_4 août_.--Sept heures du soir. Le ciel est bleu pâle, d'un bleu presque
vert comme si une turquoise y était fondue! Là-dessus marchent doucement,
d'une marche harmonieuse et lente, des masses de petits nuages, balayés,
ouateux et déchirés, d'un violet aussi tendre que des fumées dans un
soleil qui se couche, et leurs cimes sont roses comme des hauts de
glaciers, d'un rose de lumière.

Devant moi, sur la rive en face, des lignes d'arbres à la verdure jaune et
chaude encore de soleil, s'estompent dans le poudroiement des journées
finissantes, en ces tons d'or qui enveloppent la terre avant le crépuscule.

Dans l'eau ridée par une botte de paille, qu'un homme trempe au lavoir,
pour lier l'avoine, les joncs, les arbres, le ciel se reflètent avec des
solidités denses, et sous la dernière arche du vieux pont, près de moi, de
l'arc de son ombre, se détache la moitié d'une vache rousse, lente à boire,
et qui, lorsqu'elle a bu, relevant son mufle blanc, baveux de fils d'eau,
regarde.

       *       *       *       *       *

_5 août_.--Le matin, le frôlement des voitures de foin contre les murs,
met dans votre demi-sommeil l'impression et le léger _frou frou_ d'une
femme qui, assise au pied de votre lit, ôterait ses bas de soie.

--A la campagne, le travail m'est presque impossible. Je me sens le nuage
qui passe, la feuille qui remue, l'eau qui coule. Je ne suis plus une
pensée.

--Un homme de quarante ans qui dirait: «Il y a dans la vie une chose
ruineuse, même pour les fortunés: la propriété. Presque toutes les
difficultés de la vie viennent de ce sentiment de l'homme qui ne veut pas
se considérer comme un être fait pour le viager, mais qui se prend pour le
propriétaire éternel des choses et des créatures. Eh bien, ce sentiment,
le premier et le plus fort de l'homme, je le tuerai en moi, j'aurai la
maison, la voiture, la femme, à l'année, au mois... Je serai usufrutier de
toutes les jouissances de la vie!» (A développer dans un livre ou dans une
pièce.)

       *       *       *       *       *

_15 août_.--Avoir roulé dans la foule, ce soir, aux Champs-Élysées, jour
de la fête de l'Empereur.

Les grands plaisirs du peuple sont les joies collectives. A mesure que
l'individu sort de la plèbe et s'en distingue, il a un plus grand besoin
de plaisirs personnels et faits pour lui seul.

En vaguant parmi cette multitude, je remarque dans ce monde un
processionnement passif: pas de gaieté, pas de bruit, pas de tumulte. Le
tabac, ce stupéfiant, la bière, cette boisson d'engourdissement,
finiraient-ils par endormir, dans les veines de la France, le sang du
bourgogne?

--Dans une société qui serait une aristocratie, mais une aristocratie de
capacités ouverte au peuple, se recrutant largement jusque dans les
intelligences ouvrières, je rêverais un gouvernement qui essaierait de
tuer la misère, abolirait la Fosse commune, décréterait la Justice
gratuite, nommerait des avocats de pauvres payés par le seul honneur de
l'être; établirait devant Dieu à l'église la gratuité et l'égalité pour le
baptême, le mariage, l'enterrement: un gouvernement qui donnerait, dans
l'hôpital, une hospitalité magnifique à la maladie;--un gouvernement qui
créerait un ministère de la SOUFFRANCE PUBLIQUE.

--Lu toute la journée le TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE.

Penser que Carrier a pu faire massacrer des milliers de personnes, qui
avaient des pères, des frères, des fils, des femmes, sans qu'aucun de ceux
qui restaient, ait seulement essayé de le tuer. C'est triste pour
l'énergie des affections humaines. Chose singulière! Dans le seul grand
assassinat de bourreau du temps,--et un assassinat de main de femme,
--c'est la tête et non le coeur qui a mené la main.

       *       *       *       *       *

_Dimanche 16 août_.--Je savais là-bas tous les ennuis de Gavarni, et le
complet insuccès de l'expropriation de sa maison du Point-du-Jour.

Nous allons le voir aujourd'hui. Mlle Aimée me dit, en traversant les
pièces du rez-de-chaussée: «Vous savez, il est très malade... Quand on lui
a appris la décision du jury, il a eu une tache de sang à l'oeil, comme à
la suite d'un coup de sang.»

Nous entrons, et nous trouvons Gavarni dans son grand salon, au milieu de
l'espèce d'obscurité, que font des persiennes fermées en plein jour. Il
nous semble très pâle dans l'ombre. Nous entendons sa respiration
oppressée. Il a peine à nous donner sa chaude poignée de main d'autrefois.
D'une voix étouffée, il s'essaye cependant à nous faire ses amicales
plaisanteries d'autrefois, mais nous y sentons son effort et son courage.
Il nous dit: «C'est toujours la même chose, toujours ce tuyau de
soufflet... J'ai eu froid dans mon lit... Tous ces palliatifs, toutes ces
inhalations d'eau, je n'y crois pas... Il faudrait un seton ou me faire un
trou là dessous... là, à la gorge... Mais Veyre ne veut pas. Il me donne
des choses à boire... Tenez, ça... qui n'est pas joli à boire...» Et il
sourit à peu près. «Mon Dieu, le soufflet est bon, très bon... Ce sont les
ficelles qui ne vont plus. Oui les poumons, la poitrine, c'est bon... Il
m'a ausculté... J'ai bien le coeur un peu trop petit. Mais au fond, c'est
ce larynx...»

Nous lui parlons alors d'une consultation, à laquelle il ne se refuse pas
trop.

Et nous le quittons très alarmés, effrayés de cette maigreur que nous
touchions dans cette main, pleine de cordes; que nous devinions sous cette
robe de laine blanche, sous ces deux ou trois paires de chaussettes
roulées autour de ses pieds; effrayés de ce lent dépérissement, de cet
épuisement, de cet appauvrissement du sang et de la vie, de cette anémie
amenée par les longues souffrances, et peut-être encore par tant d'années
d'une alimentation insuffisante, où cette pure intelligence ne voulait pas
manger, se refusait à manger, trouvait de l'_ennui à manger_.

       *       *       *       *       *

_Lundi 17 août_.--Sortant de la solitude de Gretz, nous retombons avec un
certain plaisir dans cette parlotte de Magny. Il n'est d'abord question
que du mort qu'on vient d'enterrer, d'Eugène Delacroix, et Saint-Victor
esquisse drolatiquement, d'un mot, cette figure de bilieux ravagé, que
nous avons vu un jour passer dans la rue des Beaux-Arts, un carton sous le
bras: «Il avait l'air de l'apothicaire de Tippoo Saeb!»

Et le mot lancé, soudain le critique pâlit dans sa soupe. On est treize...
oui, positivement treize. «Bah! dit Gautier jouant mal l'assurance, il n'y
a que les chrétiens qui comptent, et il y a ici pas mal d'athées!»

Toutefois Saint-Victor et Gautier envoient un garçon chercher, pour faire
le quatorzième, le fils de Magny, un jeune collégien, devant lequel on
raconte bientôt des choses énormes.

       *       *       *       *       *

_25 août_.--Cabourg. Nous voici dans un singulier endroit, un bain de mer
fait par et pour des gens de théâtre, un bain de mer dont la pancarte,
réglementant la pudeur des baigneurs, commence par: «Le maire de Cabourg,
chevalier de la Légion d'honneur, commandeur de l'ordre de Charles III...»
et finit par le nom de Dennery.

On demande ici: «A qui ce chalet?» On répond: «A Cognard. Et cet autre?--A
Clairville.--Et ce dernier en construction?--A Matharel de Fiennes.»

Tout semble bâti en billets d'auteurs, en droits d'auteurs, en critiques
de théâtres, en refrains de vaudevilles. Les chalets ressemblent à des
décors, les escaliers à des praticables, la mer du fond à la MUETTE DE
PORTICI, et l'on est poussé à croire que les vagues sont faites par des
têtes de figurants sous une toile très bien peinte.

Au milieu des chalets, un château s'élève, un château couleur chocolat,
flanqué de quatre tourelles. C'est à Billion, l'ancien directeur du Cirque,
et les quatre tourelles sont des lieux à l'anglaise. Cela ressemble au
château de la Foire, dans une féerie, où Lebel s'écrierait avec sa voix de
stentor: «Allons! bon, voilà que j'ai la colique!»

Et dans cette ville projetée, où des écriteaux promettent des rues, chaque
maison isolée recèle un vieux nom de théâtre, ici la Franconi, là, la
veuve d'Adam, plus loin Rosalie, la sauteuse de l'Hippodrome. C'est comme
les Invalides et la Sainte-Périne des coulisses. Aux bureaux de leurs
caisses, les hôtels montrent de vieilles femmes, dont les voix vous
rappellent des voix d'autrefois entendues au théâtre. Et le grand café de
l'endroit est tenu par un cafetier, ébouriffant les bourgeois avec les
blagues et les charges du café des Variétés.

--Ce soir, en nous promenant au bord de la mer avec une femme de notre
connaissance, comme nous lui reprochions un amant indigne d'elle, elle
nous dit ingénument: «Qu'est-ce que vous voulez que je fasse, quand il
pleut et que je m'ennuie!»

--Aux bains de mer, les filles ressemblent à des honnêtes femmes. Elles
ont une tenue pareille, la même toilette, des enfants qu'elles promènent
en ayant l'air de les aimer--et à la fin de la saison, elles arrivent à se
faire à elles-mêmes l'effet d'être mariées.

--Pouah! la vilaine et l'antipathique race que ces Normands, avec leurs
paroles avares, leur sourire de paysan qui vous attrape, leur teint
_rouvant_ sur lequel il semble qu'il y ait du givre, leurs sourcils blancs,
leurs yeux de faïence, leurs regards aigres comme leurs pommes, leur
rapacité sans la grâce et la _polichinellerie_ du Midi.

--Il est des femmes, dont le charme singulier est fait comme d'une
suspension de la vie, d'une interruption de la présence d'esprit,
d'absence rêveuse.

       *       *       *       *       *

_2 septembre_.--Aujourd'hui, dans la salle des dessins français du XVIIIe
siècle, au Louvre, je vois deux collégiens en uniforme, juchés sur des
tabourets, et copiant les _trois crayons_ de Watteau, achetés par le Musée
à la vente d'Imécourt. Voilà pour le grand Maître, jusqu'ici seulement
goûté par les artistes, la grosse popularité qui commence.

       *       *       *       *       *

_Mercredi 9 septembre_.--Nous enterrons ce matin notre vieille cousine de
Courmont, âgée de 83 ans, une de nos visites du Jour de l'an... A ces
rendez-vous derniers de la mort, les uniques rendez-vous de la famille, on
rencontre de grands jeunes gens en habit noir, qui se trouvent être les
fils de petites filles avec lesquelles vous avez joué.

       *       *       *       *       *

_14 septembre_.--Dîner chez Magny.

Il y a aujourd'hui bataille autour de l'histoire de Thiers, et il faut le
dire, on est presque unanime pour le déclarer un historien sans aucun
talent. Seul Sainte-Beuve le défend. C'est un si charmant homme! Il a tant
d'esprit! Il possède une telle influence! Et il vous peint la façon dont
il enguirlande une Chambre, dont il séduit un député. Ce sont toujours les
moyens d'argumentation et la manière de défense que j'ai vu employer à
Sainte-Beuve. Qu'on lui dise:--«Mirabeau a trahi.--Oui, mais il aimait
tant Sophie!» Et il fera un tableau de sa passion pour sa maîtresse. Pour
tout et pour tous, c'est ainsi.

... Sainte-Beuve est parti. On est à boire le mélange de liqueur qu'il
fait à chaque dessert: un mélange de rhum et de curaçao.

--Ah! mais, à propos, Gautier, vous revenez de Nohant, de chez Mme Sand,
est-ce amusant?

--Comme un couvent des Frères Moraves. Je suis arrivé le soir. C'est loin
du chemin de fer. On a mis ma malle dans un buisson. Je suis entré par la
ferme, au milieu de chiens qui me faisaient une peur... On m'a fait dîner.
La nourriture est bonne, mais il y a trop de gibier et de poulet. Moi, ça
ne me va pas... Là étaient Marchal le peintre, Mme Calamatta, Alexandre
Dumas fils...

--Et quelle est la vie à Nohant?

--On déjeune à dix heures. Au dernier coup, quand l'aiguille est sur
l'heure, chacun se met à table. Mme Sand arrive avec un air de somnambule,
et reste endormie tout le déjeuner... Après le déjeuner, on va dans le
jardin. On joue au _cochonnet_, ça la ranime. Elle s'assied et se met à
causer. On cause généralement, à cette heure, des choses de prononciation:
par exemple, sur la prononciation _d'ailleurs_ et _meilleur_. La causerie
chaffriolante toutefois, ce sont les plaisanteries stercoraires.

--Bah!

Mais par exemple, pas le plus petit mot sur le rapport des sexes. Je crois
qu'on vous flanquerait à la porte, si vous y faisiez la moindre allusion...

A trois heures, Mme Sand remonte faire de la copie jusqu'à six heures. On
dîne, seulement on dîne un peu vite, pour laisser le temps de dîner à
Marie Caillot. C'est la bonne de la maison, une petite Fadette que Mme
Sand a prise dans le pays, pour jouer les pièces de son théâtre, et qui
vient au salon, le soir.

Après dîner, Mme Sand fait des patiences sans dire un mot, jusqu'à
minuit... Par exemple, le second jour, j'ai commencé à dire que si on ne
parlait pas littérature, je m'en allais... Ah! littérature... ils
semblaient revenir tous de l'autre monde!... Il faut vous dire que, pour
le moment, il n'y a qu'une chose dont on s'occupe là-bas: la minéralogie.
Chacun a son marteau, on ne sort pas sans... J'ai donc déclaré que
Rousseau était le plus mauvais écrivain de la langue française, et cela
nous a fait une discussion avec Mme Sand jusqu'à une heure du matin...

Tout de même, Manceau lui a joliment machiné ce Nohant pour la copie. Elle
ne peut s'asseoir dans une pièce, sans qu'il surgisse des plumes, de
l'encre bleue, du papier à cigarettes, du tabac turc, et du papier à
lettres rayé. Et elle en use. Car vous n'ignorez pas qu'elle retravaille à
minuit jusqu'à quatre heures... Enfin vous savez ce qui lui est arrivé.
Quelque chose de monstrueux! Un jour elle finit un roman à une heure du
matin... et elle en recommence un autre, dans la nuit... La copie est une
fonction chez Mme Sand...

Au reste on est très bien chez elle. Par exemple c'est un service
silencieux. Il y a dans le corridor une boîte qui a deux compartiments:
l'un est destiné aux lettres pour la poste, l'autre aux lettres pour la
maison. Dans ce dernier, on écrit tout ce dont on a besoin, en indiquant
son nom et sa chambre. J'ai eu besoin d'un peigne. J'ai écrit: «M. Gautier,
telle «chambre» et ma demande. Le lendemain à six heures, j'avais trente
peignes à choisir.»

       *       *       *       *       *

_27 septembre_.--Nous revenons de la campagne pour le dîner Magny. On
cause de Vigny, le mort du jour.

Et voici Sainte-Beuve jetant des anecdotes sur sa fosse.

Quand j'entends Sainte-Beuve avec ses petites phrases toucher à un mort,
il me semble voir des fourmis envahir un cadavre: il vous nettoie une
gloire en dix minutes, et laisse du monsieur illustre, un squelette bien
net.

«Mon Dieu, dit-il, avec un geste onctueux, on ne sait pas trop s'il était
noble, on ne lui a jamais vu de famille... c'était un noble de 1814; à
cette époque on n'y regardait pas de si près. Il y a dans la
correspondance de Garrick, un de Vigny qui lui demande de l'argent, mais
très _noblement_... qui le choisit parmi tous, pour l'obliger. Il serait
curieux de savoir s'il en descend... C'était avant tout un _ange_, il a
été toujours ange, Vigny! On n'a jamais vu un beefsteak chez lui. Quand on
le quittait à sept heures pour aller dîner, il vous disait: «Comment! vous
vous en allez déjà!...» Il ne comprenait rien à la réalité, elle
n'existait pas pour lui... Il avait des mots superbes. Sortant de
prononcer son discours à l'Académie, un ami lui dit que son discours était
un peu long: «Mais je ne suis pas fatigué!'» s'écrie de Vigny... Avec cela
un reste de militaire. Lors de cette réception, il avait une cravate noire,
et rencontrant dans la bibliothèque Spontini, qui avait gardé l'étiquette
du costume impérial, il lui jette en passant: «L'uniforme est dans la
nature, Spontini!...» Gaspard de Pons, qui avait été dans son régiment,
disait de lui: «En voilà un qui n'a pas l'air des trois choses qu'il est:
un militaire, un poète, un homme d'esprit!»

Par là-dessus très maladroit; l'arrangement qui le porta à l'Académie, il
n'y comprit jamais rien. Quand il recommandait quelqu'un pour les prix, il
le perdait...»

Du poète décédé, Sainte-Beuve passe aux salons de Paris, et nous décrit
celui de Mme de Circourt: salon très éclectique, très plein, très mêlé,
très vivant, un peu trop bruyant, et où l'on tombait sur n'importe qui, et
où l'on parlait beaucoup trop, tous à la fois. «C'était un étourdissemeht,
dit-il, plutôt qu'une conversation.»

Puis Sainte-Beuve parle des deux uniques salons que fréquentent maintenant
les hommes de lettres: le salon de la princesse Mathilde, le salon de Mme
de Païva.

Ici Gautier prend la parole, et nous déroule l'étrange existence de cette
femme[1].

[Note 1: Le récit est un peu romanesque, mais je ne suis qu'un sténographe,
et le donne tel qu'il sortit de la bouche de Gautier. Dans la parole de
Gautier, il faut toujours s'attendre à du romanesque ou à de
l'hyperbolisme; dans la parole de Flaubert, à de l'exagération, à du
grossissement des choses.]

Elle serait la fille naturelle du prince Constantin et d'une juive. Sa
mère, qui était très belle, défigurée par la petite vérole, avait fait
couvrir de crêpe tous les miroirs de la maison, en sorte que la petite
fille grandit sans se voir, et tourmentée par l'idée qu'elle avait le nez
en forme de pomme de terre... On la maria jeune à un tailleur français de
Moscou. Elle se laissa enlever par Hertz, qui lui donnait des leçons de
piano. Hertz ruiné en 1848 se sauve de Paris et l'abandonne. Elle tombe
très gravement malade, sans le sou, à l'hôtel Valin, aux Champs-Élysées.
Gautier reçoit un mot d'elle où elle le prie de venir la voir. Il y va.
Elle lui dit:

«Tu vois où j'en suis... il se peut que je n'en revienne pas... Alors tout
est dit... mais si j'en reviens, je ne suis pas femme à gagner ma vie avec
de la _confection_,--et je veux avoir, un jour, à deux pas d'ici, tu
entends bien, le plus bel hôtel de Paris... rappelle-toi ça.» Son amie
Camille, la marchande de modes, l'arme alors en guerre, lui fournit un
arsenal de toilettes pour son grand coup. Gautier la revoit au moment de
partir, toutes ses robes étalées sur les fauteuils, les chaises, le lit,
--et les essayant, comme un soldat fait jouer son fusil, avant la
bataille. Elle lui dit: «Je suis pas mal _outillée_, n'est-ce pas?... mais
on n'est jamais sûr de rien... je puis rater mon coup... alors bonsoir...»
Et elle lui demande un flacon de chloroforme pour s'empoisonner en cas de
non-réussite. Gautier va demander le chloroforme à un interne de ses amis,
et le lui apporte.

       *       *       *       *       *

_30 septembre_.--Ce soir, à Saint-Gratien, Girardin disait après dîner:

«Maintenant qu'il n'y a plus ni bien ni mal, qu'on est vaguement fixé sur
ce qui est droit, sur ce qui est honnête, qu'il n'est point de règle bien
rigide pour tout cela, il n'y a qu'une chose: le Succès, et l'Empereur
doit avoir un ministre qui porte ce nom. Drouyn de l'Huys n'a pas été plus
heureux avec les Russes que les ministres de Louis-Philippe. Il faut donc
le sacrifier. Honnêteté, bonnes intentions, qu'est-ce que ça me fait? Un
ministre, c'est absolument un cuisinier qui m'apporterait les plus beaux
certificats du monde, et qui me ferait de la mauvaise cuisine... Est-ce
que je ne devrais pas à mes invités de le renvoyer?»

En chemin de fer, on cause de la candidature de Gautier à l'Académie:

«Elle n'a pas la moindre chance, dit Sainte-Beuve, il lui faudrait un an
de visites, de sollicitations, aucun des académiciens ne le connaît...
Voyez-vous, le grand point, il faut qu'ils vous aient vu, qu'il aient fait
connaissance avec votre figure... Une élection, sachez-le bien, c'est une
intrigue,--une intrigue dans le bon sens du mot,--fait-il, en se
reprenant... Voyons, et il compte sur ses doigts, il aura Hugo, Feuillet,
Rémusat... Vitet, je crois... Il faudrait par exemple qu'il les voie
beaucoup, ces deux derniers-là... Si c'était bien mené, il aurait
peut-être Cousin... on lui lâcherait la Colonna, qui lui dirait qu'elle
veut absolument une symphonie en blanc majeur, à elle personnellement
adressée. Mais ici, il serait de toute nécessité qu'elle ne lâchât pas
Cousin, une seconde avant l'élection... Par la princesse, nous aurions
aussi de Sacy.»

La santé est beaucoup dans la carrière d'un homme. Il y a des gens
naissant armés de cette force du corps sans défaillance, qui fait la
volonté à toute heure. Girardin nous dit qu'il n'a jamais été malade,
qu'il ne sait pas ce que c'est que la maladie.

       *       *       *       *       *

--Hier en sortant de la répétition d'ALADIN, il me revenait cette idée qui
me hante presque toujours, à la sortie du spectacle: c'est que Molière, en
lisant ses pièces à sa servante, a jugé le théâtre. Il se mettait
simplement au niveau du public des oeuvres dramatiques.

       *       *       *       *       *

_5 octobre_.--Morère me disait que dans les cafés, où il allait en
compagnie de Gavarni, celui-ci avait un vrai sens divinatoire pour dire la
profession de chacun, et que très souvent il lui était arrivé de
rencontrer, quelques jours après, dans la rue, les individus du café,
porteurs des instruments de la profession que Gavarni leur avait assignée.

Chez Gavarni une mémoire extraordinaire des faces humaines, un moment
entrevues. Ils sont emmagasinés dans sa tête, tous ces visages! ainsi que
les clichés d'un atelier de photographie. Gavarni _voit_ les gens qu'il
dessine, ils lui réapparaissent. Souvent il a dit à Morère:

--«Tenez, vous rappelez-vous?

--Non, non...

--Comment! cet homme que nous avons vu sur le quai de l'Horloge, vous
savez?»

Et il y avait de cela vingt ans.

       *       *       *       *       *

_8 octobre_.--C'est étonnant comme notre chemin littéraire se sera fait
par le haut et pas du tout par le bas. On a vu comme Michelet vient de
nous traiter dans la préface de la RÉGENCE. Hugo, me disait Busquet, était
pris de la curiosité la plus sympathique à notre égard. C'est la grande
critique qui nous a discutés, jugés, appréciés.

Chez les camarades de notre temps, de notre âge, sauf chez Saint-Victor,
nous n'avons guère rencontré que le silence ou l'injure.

       *       *       *       *       *

_Lundi 19 octobre_.--Trois jours passés à Oisème près Chartres, chez les
Camille Marcille, cette maison dont on s'en va, avec quelque chose de
doucement remué en soi. Une villa que surmonte un atelier, à l'instar
d'une chapelle dominant un corps de bâtiment, et montrant l'Art dressé au
sommet de la vie de famille. Là-haut, les yeux se réjouissent au milieu
des Prud'hon, des Chardin, des Fragonard; en bas dans le jardin, juste
assez grand pour être tout fleuri; et par toute la riante et petite maison,
le coeur s'égaie à la cordialité de l'hospitalité, à tout ce qui se lève
de bon, de frais, d'honnêtement heureux, d'un intérieur réglé par le
devoir, et, à tous moments, traversé par des vols d'enfants.

Oh! les jolies petites filles qu'il y avait là, et quelle douceur à se
promener, leurs petites menottes dans vos mains... et le soir, en nous
allant coucher, l'amusante ribambelle de petites bottines, à la porte de
leur dortoir, comme rangées pour une nuit de Noël; et le matin, au
déjeuner, en entrant dans la salle à manger, le riant et touchant
spectacle, entre les sièges des grandes personnes, de leurs petites
chaises graduées de taille, selon l'âge de chacune... Jolis petits anges
fous, et déjà un peu femmes, amoureux petits êtres qui se frottent
coquettement à vous, avec des gentillesses de chattes.

Un jour, ce fut un tableau charmant. On les entassa dans un petit panier,
traîné par un pauvre vieil âne, sur lequel tapait un garçonnet du village,
à la blouse envolée! Toutes riaient, criaient, se démenaient: une
charretée de bonheurs de dix ans, et point de peintre pour rendre cela.

... La mère qui regardait sa toute petite fille, sa fille de huit ans, se
renversant sur moi, et me jetant par ses yeux, par ses gestes, par
l'étreinte de ses mains, par tout son corps, la tendresse de sa petite âme
si étrangement tendre, se mit à dire avec un sourire, le sourire de la
Joconde: «Oh! ma pauvre fille, tu es le sentiment... lui, il est l'esprit:
il t'attrapera toujours!» Et elle ajouta avec un soupir: «Oui, on peut la
laisser ainsi encore quelques années, puis on essayera de refermer tout
cela!»

... Voici, je crois, la première aventure d'amour flatteuse qui m'arrive.

Une petite bonne, une pauvre enfant trouvée de l'hospice de Châtellerault,
servait les fillettes de Mme Marcille. Elle avait une de ces figures
minables, ainsi qu'il semble qu'il y en ait eu au moyen âge, après les
grandes famines, et des yeux, dont le dévouement jaillissait, comme à
travers ceux d'un chien battu. La brave fille, un soir, en déshabillant sa
maîtresse, se mit à lui dire: «Ah! Madame, ce M. Jules, je le trouve si
potelé, si gai, si joufflu, si gentil, que si j'étais riche, _j'en ferais
mon coeur!_»

       *       *       *       *       *

--Une jeune mariée se trouvant grosse, et disant que ça lui était bien
égal d'avoir une fille ou un garçon, sa belle-mère lui jeta cette phrase,
qu'on dirait échappée des chaudes entrailles de la maternité: «Vous ne
savez pas ce que c'est... que le bonheur de créer un homme!»

       *       *       *       *       *

_Jeudi 29 octobre_.--Au débarcadère du chemin de fer de Rouen, nous
trouvons Flaubert, accompagné de son frère, chirurgien en chef de
l'hôpital de Rouen, un grand et maigre et noir garçon, au profil à la
découpure d'un quartier de lune, au long corps, à la fois desséché et
souple comme une liane.

Un fiacre nous emporte à Croisset: une jolie habitation à la façade Empire,
placée à mi-côte, aux bords de la Seine, qui a là, une grandeur de lac,
et aujourd'hui, un peu des vagues de la mer.

Nous voici dans ce cabinet du travail obstiné et sans trêve, dans ce
cabinet, témoin de tant et de si grands labeurs, et d'où sont sorties
MADAME BOVARY et SALAMMBÔ.

Deux fenêtres donnent sur la Seine, et laissent voir la grande eau et les
bateaux qui passent. Trois fenêtres s'ouvrent sur le jardin, où une
superbe charmille semble étayer la colline, qui monte toute droite
derrière la maison: Des corps de bibliothèque en bois de chêne, à colonnes
torses, placés entre ces trois fenêtres, se relient à la grande
bibliothèque qui fait tout le fond de la pièce. Des boiseries blanches, et
sur la cheminée une pendule paternelle en marbre jaune, couronnée par un
buste d'Hippocrate en bronze. Aux côtés de la cheminée, une mauvaise
aquarelle, le portrait d'une langoureuse et maladive Anglaise, que
Flaubert a connue à Paris, dans sa jeunesse, et puis encore des dessus de
boîtes, à dessins indiens, encadrés comme des gouaches, et l'eau-forte de
Callot, une TENTATION DE SAINT ANTOINE: les images conseillères du talent
du Maître.

Entre les deux fenêtres donnant sur la Seine, se lève une gaine carrée,
portant un buste de marbre blanc de Pradier, le buste de la soeur de
Flaubert, morte toute jeune, et qui avec ses traits purs et droits,
encadrés dans deux grandes anglaises, semble une Grecque retrouvée dans un
keepsake.

Une perse gaie, de façon ancienne et un peu orientale, à grandes fleurs
rouges, garnit les portes et les fenêtres. Dans un coin se dresse un
divan-lit, recouvert d'une étoffe turque, et sur lequel sont empilés des
coussins. Au milieu de la pièce, la table de travail, une grande table
ronde au tapis vert, et où l'écrivain trempe sa plume dans un encrier qui
est un crapaud.

Et ça et là, sur la cheminée, sur la table, sur les planchettes des
bibliothèques, et accroché à des appliques ou fixé aux murs, un
bric-à-brac des choses d'Orient: des amulettes recouvertes de la patine
vert-de-grisée de l'Égypte; des flèches de sauvages, des instruments de
musique de peuples primitifs, des plats de cuivre, des colliers de
verroterie, le petit banc de bois sur lequel les peuplades de l'Afrique
mettent leur tête pour dormir, s'assoient, coupent leur viande, enfin deux
pieds de momie arrachés par Flaubert aux grottes de Samoûn, étranges
presse-papiers, mettant au milieu des brochures, leur bronze fauve et la
vie figée de muscles humains.

Cet intérieur, c'est l'homme, ses goûts, son talent. Un intérieur tout
plein d'un gros Orient, et où perce un fonds de barbare dans une nature
artiste.

       *       *       *       *       *

_30 octobre_.--... Flaubert vit ici avec une nièce, la fille de la femme,
dont le buste a été sculpté par Pradier. Sa mère, née en 1794, et qui
garde la vitalité des gens de ce temps, sous ses traits de vieille femme,
montre les restes d'une beauté passée, alliée à une sévère dignité. Un
intérieur provincial austère, et la jeune fille vivant entre la studiosité
de son oncle et la gravité de sa grand'mère, a pour les hôtes d'aimables
paroles, de gais regards bleus, et aussi une jolie moue de regret, quand,
sur les huit heures, après le bonsoir de _ma vieille_, adressé par le fils
à sa mère, la grand'maman emmène sa petite-fille dans sa chambre, pour
bientôt se coucher.

       *       *       *       *       *

_1er novembre_.--Nous sommes restés enfermés toute la journée. Cela plaît
à Flaubert qui a horreur de l'exercice, et que sa mère est obligée de
tourmenter, pour qu'il descende dans le jardin. Elle nous disait que
souvent, à ses retours d'une demi-journée passée à Rouen, elle retrouvait
son fils à la même place, dans la même pose, effrayée presque de son
immobilité. Jamais de sortie au dehors, il vit dans sa copie et son
cabinet de travail. Point de cheval, point de canot... Toute la journée,
d'une voix tonitruante, et avec des coups de gueule de théâtre de
boulevard, il nous a lu son premier roman, écrit en 1842, et qui n'a
d'autre titre sur la couverture que: FRAGMENTS DE STYLE QUELCONQUE.

Le sujet est la perte du pucelage d'un jeune homme avec une _garce
idéale_. Il y a dans le jeune homme beaucoup de Flaubert, et de ses
désespérances, et de ses aspirations impossibles, et de sa mélancolie, et
de sa misanthropie, et de sa haine des masses... Toute la composition,
sauf le dialogue très enfantin, est d'une puissance étonnante pour l'âge
où Flaubert l'a écrite. Il y a déjà là, dans le petit détail du paysage,
l'observation artiste et amoureuse de la nature de MADAME BOVARY. Le
commencement du roman: «Une tristesse d'automne», est un morceau qu'il
pourrait signer, à l'heure qu'il est.

Comme repos, avant le dîner, il a été fouiller dans des costumes:
défroques et souvenirs, rapportés de voyages. Il remue avec joie tout son
vestiaire de mascarade orientale, et le voilà se costumant, et montrant,
sous le tarbouch, une tête de Turc magnifique, avec ses traits énergiques,
son teint sanguin, ses longues moustaches tombantes... et du fond de ses
loques colorées, il finit par retirer, en soupirant, la vieille culotte de
peau de ses longues chevauchées, une culotte de peau toute ratatinée,--et
qu'il considère avec l'attendrissement d'un serpent qui contemplerait sa
vieille peau.

En cherchant son roman, il a découvert un pêle-mêle de papiers,
curieusement documentaires, et dont il a commencé une collection!

C'est la confession autographe du pédéraste Chollet, qui tua son amant par
jalousie, et fut guillotiné au Havre: une confession pleine de détails
intimes et furibonds de passion.

C'est la lettre d'une fille d'une maison de prostitution, offrant toutes
les ordures de ses tendresses à un souteneur.

C'est l'autobiographie d'un malheureux qui, à trois ans, devient bossu par
devant et par derrière, puis dartreux à vif, et que des charlatans brûlent
avec de l'eau-forte, puis boiteux, puis cul-de-jatte, le récit sans
récrimination, et terrible par cela même, d'un martyr de la fatalité,
--morceau de papier, qui est encore la plus grande objection, que j'ai
rencontrée dans ma vie contre la Providence et la bonté de Dieu.

Et nous plongeant dans les abîmes de ces cruelles vérités, nous nous
disons la belle publication à faire pour des philosophes et des moralistes,
 d'un choix de documents pareils, avec pour titre: ARCHIVES SECRÈTES DE
L'HUMANITÉ.

A peine nous sommes-nous promenés cette nuit, avant de nous coucher, un
petit moment, dans le jardin: le paysage avait l'air d'un paysage en
cheveux.

       *       *       *       *       *

_2 novembre_.--... Nous demandons à Flaubert de nous lire quelques-unes de
ses notes de voyages.

Il nous déroule ses fatigues, ses étapes forcées, ses dix-huit heures de
cheval, ses jours sans eau, ses nuits dévorées d'insectes, les duretés
incessantes de cette vie plus dures encore que le péril journalier... et
brochant sur le tout une terrible dyssenterie. Toute la journée, il nous
en lit de ces notes, et à la fin de cette journée, entièrement chambrée,
nous avons la fatigue de tous les pays parcourus et de tous les paysages
dépeints.

Comme repos, c'est coupé de pipettes, que Flaubert brûle vite, et de
dissertations littéraires, et de thèses tout à fait en opposition avec la
nature de son talent, et d'opinions de parade et de _chic_, et de théories
assez compliquées et assez obscures, sur un beau, non local, non spécial,
un _beau pur_, un beau de toute éternité, un beau, dans la définition
duquel il se perd et s'embrouille, mais dont il s'esquive assez
spirituellement par cette phrase: «Le beau, le beau... c'est ce par quoi
je suis vaguement exalté!»

Il est minuit sonné. Flaubert, qui vient de nous lire la fin de son voyage
et son retour par la Grèce, veut encore lire, veut encore causer, et nous
dit qu'à cette heure, il commence seulement à s'éveiller, et qu'il ne se
coucherait qu'à six heures du matin, si nous n'avions pas envie de dormir.

       *       *       *       *       *

_8 novembre_.--... Voici quelques hautes courtisanes qu'il m'est donné de
voir. Toutes me font l'effet de simples prostituées. Dans la familiarité
et l'intimité de la vie, elles ne vous apportent pas d'autres sensations
que celles que vous donne le commerce de la femme de maison. Qu'elles en
sortent ou qu'elles n'en sortent pas, il me semble que, par leurs paroles,
leur tenue, leur amabilité, elles vous y ramènent toujours. Aucune dans le
vice, jusqu'ici, ne m'a paru d'une race supérieure. Au fond, je crois qu'à
l'heure présente il n'y a plus de courtisanes, et que tout ce qui porte ce
nom, n'est que des filles.

       *       *       *       *       *

_Lundi 9 novembre_.--Dîner Magny.

Théophile Gautier développe la théorie qu'un homme ne doit se montrer
affecté de rien, que cela est honteux et dégradant, qu'il ne doit jamais
laisser passer de la sensibilité dans ses oeuvres, que la sensibilité est
un côté inférieur en art et en littérature.

«Cette force, dit-il, que j'ai, et qui m'a fait supprimer le coeur dans
mes livres, c'est par le stoïcisme des muscles que j'y suis arrivé.

Il y a une chose qui m'a servi de leçon. A Montfaucon, on me montra un
jour des chiens. Il fallait passer bien au milieu du chemin, et tenir
contre soi les pans de sa redingote. C'étaient des chiens très vigilants,
élevés pour la garde des châteaux et des fermes. Quand on leur mettait un
âne dans le chemin, et qu'on les lâchait, en cinq minutes, l'âne était
nettoyé, il n'en restait qu'une carcasse... Après on me fit passer dans un
autre compartiment de chiens: ces derniers tout peureux, rampant à terre
autour de vous, léchant vos bottes. «--C'est une autre espèce? demandai-je
à «l'homme.--Non, Monsieur, ce sont absolument les mêmes... Mais les
autres, on leur donne de la viande et ceux-ci on ne les nourrit qu'à la
panade.»

Cela m'a éclairé... j'ai mangé, par jour, six livres de mouton, et
j'allais à la barrière, le lundi, attendre la descente des ouvriers
plâtriers, pour me battre avec eux.»

       *       *       *       *       *

_19 novembre_.--Gaiffe nous accroche sur le boulevard... Je le mets sur
ses souvenirs de la guerre d'Italie, où il y a été envoyé comme
journaliste. Il me parle, en délicat observateur et en peintre coloriste,
des blessés, de ce qu'il a surtout remarqué en eux: l'oeil avec dedans ce
regard doux, triste, enfantin, _attrapé_ comme celui d'une petite fille, à
laquelle on aurait abîmé sa poupée.

Puis il me peint un champ de bataille, en l'étonnante symétrie, en
l'espèce d'arrangement ordonné des morts, couchés avec d'étroites petites
ombres portées derrière eux... et la terre, sur tout ce champ de bataille,
sans une motte en relief, mais aplatie, durcie, battue comme une aire de
grange... et toutes ces têtes, même celles aux traits boursouflés,
augustes de paix.

Il me dessine aussi la silhouette de l'aumônier, pareil à un semeur de blé,
semant les absolutions sur les champs des blessés, en train de le suivre
de l'oeil, ainsi que des affamés suivent un gigot à une table d'hôte.

Un jour, Gaiffe dînait à l'état-major. Assez près de lui, il y avait un
tout jeune officier autrichien blessé, qu'un vieillard, sans doute un
domestique, une larme dans l'oeil, cherchait à faire boire. Le jeune homme
ne voulait pas, repoussait la boisson avec une main, à un doigt de
laquelle se voyait une bague armoriée. Dans le mouvement de son refus, un
peu de l'eau de la tasse, choquée par lui, tomba sur sa tunique. Alors,
avec une grâce charmante, il donna sur la joue du vieux, une petite tape
de gronderie amicale--et passa dans l'effort de ce geste.

       *       *       *       *       *

_23 novembre_.--Nous allons remercier Michelet, que nous n'avons jamais vu,
 de la phrase flatteuse, qu'il a mise pour nous, dans la préface de son
volume: LA RÉGENCE[1].

[Note 1: «D'éminents écrivains, savants, ingénieux (je pense à MM. de
Goncourt).»]

C'est rue de l'Ouest, au bout du jardin du Luxembourg, une grande maison
bourgeoise, presque ouvrière. Au troisième, une porte à un seul battant,
ressemblant à la porte d'un commerçant en chambre. Une bonne ouvre, nous
annonce, et nous entrons dans un petit cabinet.

Le jour est tombé. Une lampe, à l'abat-jour baissé, laisse vaguement
apercevoir un mobilier, où l'acajou se mêle à des objets d'art, à des
glaces sculptées, et qui, enseveli dans la pénombre, a l'apparence du
mobilier d'un bourgeois, habitué des Commissaires-priseurs. La femme de
l'historien, une femme au visage à la fois sérieux et jeune, se tient sur
une chaise, à côté du bureau, où est placée la lampe, le dos à la fenêtre,
dans la pose un peu rigide d'une teneuse de livres dans une librairie
protestante. Michelet est assis au milieu d'un canapé de velours vert,
calé par des coussins en tapisserie.

Il est comme son histoire même, toutes les parties basses dans la lumière,
le haut dans une demi-nuit; le visage rien qu'une ombre, avec autour la
neige de longs cheveux blancs, une ombre d'où sort une voix professorale,
sonore, roulante, chantante, et se rengorgeant, pour ainsi dire, et qui
monte et descend, et fait comme un continuel roucoulement grave.

Il nous parle avec une haute estime de notre étude sur Watteau, et passe à
l'histoire si intéressante qui manque, à l'histoire du mobilier français.
Alors, il nous esquisse, comme en des devis de poète, le logis à
l'italienne du XVIe siècle, et les immenses escaliers au milieu du palais;
puis les grands plain-pieds amenés par la disparition des escaliers, et
introduits à l'hôtel Rambouillet; puis le Louis XIV incommode et sauvage;
puis ces merveilles d'appartements des fermiers généraux, à propos
desquels il se demande si c'est l'argent de ces financiers, ou le goût
particulier des ouvriers d'alors, qui les ont fait naître... puis enfin
notre appartement moderne, même le plus riche... sérieux, démeublé, désert.

«Vous, Messieurs, qui êtes des observateurs,--s'écrie Michelet,
abandonnant soudain le mobilier français:--il y a une histoire que vous
écrirez, l'histoire des femmes de chambre... Je ne vous parle pas de Mme
de Maintenon, mais vous avez Mlle de Launai... Et vous avez encore la
Julie de la duchesse de Grammont, qui a eu une si grande influence sur
elle... dans l'affaire de Corse, surtout. Mme Du Deffand dit quelque part,
qu'il n'y a que deux personnes qui lui soient attachées: d'Alembert et sa
femme de chambre... Oh! c'est une chose curieuse et importante que la part
de la domesticité dans l'histoire... Les domestiques mâles ont eu moins de
pesée sur elle...

Un moment, il parle de Louis XV et des temps modernes. Louis XV, un homme
d'esprit, mais un néant, un néant... Les grandes choses de ce temps-ci
saisissent moins, elles échappent... On ne voit pas l'isthme de Suez, on
ne voit pas le percement des Alpes... Un chemin de fer, on n'aperçoit
qu'une locomotive qui passe, un peu de fumée... et ce chemin de cent
lieues?... Oui, les choses de ce temps, on n'en voit pas la longueur!»

Un moment de rêverie, au bout de laquelle Michelet reprend «: Je
traversais un jour l'Angleterre dans sa partie la plus large, de York à
... J'étais à Halifax... Il y avait des trottoirs dans la campagne, une
herbe aussi bien tenue que le trottoir, et le long, des moutons qui
paissaient... tout cela éclairé au gaz. Oh! une chose bien singulière!»

Là, un silence, et la causerie repart:

«Avez-vous remarqué qu'aujourd'hui, les hommes célèbres n'ont pas la
signification de leur physionomie... Voyez leurs portraits, leurs
photographies... Il n'y a plus de beaux portraits... Les gens remarquables
ne se distinguent plus... Balzac n'avait pas de caractéristique... Est-ce
que vous reconnaîtriez, sur la vue, M. de Lamartine? Rien dans la tête,
les yeux éteints... seulement une élégance de tournure que l'âge n'a pas
cassée... C'est qu'en ce temps, il y a chez nous trop d'accumulation...
Oui, bien certainement, il y a plus d'accumulation qu'autrefois. Nous
contenons tous plus des autres, et alors contenant plus des autres, notre
physionomie nous est moins propre... Nous sommes plutôt des portraits
d'une collectivité que de nous-mêmes...»

Michelet a remué, comme cela, de hautes idées, pendant près d'une
demi-heure.

Nous nous sommes levés; il nous a reconduits jusqu'à sa porte. Alors, dans
la lumière de la lampe, qu'il portait contre lui, nous est apparu, une
seconde, ce prodigieux historien de rêve, ce grand somnambule du passé,
cet original causeur; et nous avons vu, croisant sa redingote sur son
ventre, dans un geste étroit, et souriant avec de grandes dents de mort et
deux yeux clairs, un vieillard criquet, ayant l'air d'un petit rentier
rageur, la joue balayée de longs cheveux blancs.

... Au sortir du dîner de Magny, et en pérégrinant, au pas lent et balancé
d'un éléphant qui, après une traversée, se souvient du roulis,--c'est le
pas de Gautier d'aujourd'hui,--le cher homme, tout en étant heureux et
flatté, à la façon d'un débutant, des articles que vient de lui consacrer
Sainte-Beuve, se plaint un peu de ce que dans l'examen de ses poésies, il
n'a pas parlé de celles où il a mis le plus de lui-même, des ÉMAUX ET
CAMÉES.

Il ne comprend pas cette application du critique, à trouver chez lui un
côté amoureux, sentimental, élégiaque, dont il a horreur. Il dit que, bien
certainement, dans les trente volumes qu'il a été obligé de pondre, il
s'est vu forcé de donner aux bourgeois par-ci par-là, la satisfaction d'un
épisode d'amour, mais que les deux cordes de son oeuvre, les deux vraies
grandes notes de son talent, sont la bouffonnerie et la mélancolie noire.

«Enfin chez moi, s'écrie-t-il, ç'a été l'emmer...... de mon temps, qui m'a
fait chercher une espèce de dépaysement.

--Oui, oui, vous avez la nostalgie de l'obélisque! lui disions-nous.

--C'est cela, et c'est cela que Sainte-Beuve ne saisit pas. Il ne se rend
pas compte que nous sommes tous quatre des malades... ce qui nous
distingue: c'est l'exotisme. Il y a deux sens de l'exotique: le premier
vous donne le goût de l'exotique dans l'espace, le goût de l'Amérique, le
goût des femmes jaunes, vertes, etc. Le goût plus raffiné, une corruption
plus suprême; c'est ce goût de l'exotique à travers les temps: par exemple,
Flaubert serait ambitieux de _forniquer_ à Carthage, vous voudriez la
Parabère; moi, rien ne m'exciterait comme une momie!

--Mais comment voulez-vous, lui disons-nous, que le père Beuve, malgré son
touchant désir de tout comprendre, comprenne à fond un talent comme le
vôtre? Oui, c'est très gentil ces articles, c'est d'une littérature
aimable et parfaitement ingénieuse, et puis voilà tout. Jamais avec son
petit parlage écrit, il n'a baptisé un homme, ou donné la signification
définitive d'une oeuvre en un mot ou en une phrase; jamais enfin il n'a
coulé dans du bronze, la médaille d'une gloire... Et vous, en dépit de son
envie de vous être agréable, comment pourrait-il entrer dans votre peau?
Tout votre côté plastique lui échappe. Quand vous décrivez du nu, ça lui
paraît en quelque sorte de l'onanisme littéraire sous le prétexte de la
ligne... Vous venez de le proclamer tout à l'heure, vous ne cherchez pas à
mettre de la sensualité là dedans. Eh bien, pour lui, la description d'un
sein, d'une jambe de femme, le nu, enfin, est inséparable de l'idée
cochonne, de l'excitation physique... en un mot, à ses yeux, il y a du
Devéria dans la Vénus de Milo.»

       *       *       *       *       *

_2 décembre_.--Ce soir à dîner chez la princesse, Saint-Victor et Flaubert
nous portent insupportablement sur les nerfs, avec ce redoublement de
_grécomanie_ qui les a repris ces jours-ci. Enfin, ils en arrivent à
admirer, dans le Parthénon, ce merveilleux blanc du marbre, qui est,
s'écrie Flaubert enthousiasmé, «noir comme de l'ébène».

       *       *       *       *       *

_4 décembre_.--Voilà trois jours, que notre roman de RENÉE MAUPERIN, a
commencé à paraître dans l'OPINION NATIONALE. Voilà trois jours que nos
amis s'abstiennent rigoureusement de nous en parler, et que nous n'avons
nulle nouvelle de l'effet produit auprès de l'allant et du venant, que
nous rencontrons. Nous étions un peu désespérés de ce livre, tombant dans
le silence, quand ce matin nous avons reçu une aimable lettre de Paul
Féval qui témoigne que l'enfant remue.

Là dessus, je pose des sangsues, derrière les oreilles à Edmond, qui a mal
aux yeux, depuis quelque temps, et dont la dilatation des pupilles est
aussi forte, que s'il avait été empoisonné avec de la belladone. Et notre
médecin et ami, Edmond Simon, a la croyance que cette dilatation est
produite par des excès de tabac, par l'abus de cigares très forts.

       *       *       *       *       *

_16 décembre_--La princesse, arrivée à cinq heures de Compiègne, parle de
l'Empereur: ... «Qu'est-ce que vous voulez... cet homme, il n'est ni vif
ni impressionnable! Rien ne l'émeut... L'autre jour, un domestique lui a
lâché un siphon d'eau de seltz dans le cou, il s'est contenté de passer
son verre de l'autre côté, sans rien dire, sans donner aucun signe
d'impatience... Un homme qui ne se met jamais en colère, et dont la plus
grande parole de fureur est: «C'est absurde!» Il n'en dit jamais plus. Moi,
moi, si je l'avais épousé, il me semble que je lui aurais cassé la tête,
pour savoir ce qu'il y avait dedans!»

       *       *       *       *       *

_17 décembre_--En regardant ces yeux, où les pupilles contractées sont
dans une clarté verte comme des têtes d'épingles noires, ces yeux étranges
et profonds et aigus et fascinants, ces yeux qu'on pourrait comparer avec
leur cernure à des émeraudes montées dans de la fièvre, je pensais au
danger qu'il y aurait à rencontrer trop souvent cette femme: danger, fait
tout entier de l'immatérialité de la personne, du caractère surnaturel de
ses yeux, de cet émaciement de ses traits d'une finesse presque psychique,
de ce quelque chose de supra-humain qu'aurait une femme de Poé, qui serait
une Parisienne.

De toutes les femmes que j'ai vues, c'est celle que je serais le plus
orgueilleux d'occuper, près de laquelle je serais le plus humilié de ne
pas paraître un être distingué, enfin par laquelle il me serait le plus
dur de n'être pas estimé à ma valeur littéraire. Et cependant, si je
venais à l'aimer tout à fait, je comprends, à la rigueur avec elle, un
amour sans la possession corporelle, mais avec la possession absolue de
tout ce qui me charme en elle, de tout ce qu'elle a d'immatériel,--une
possession de son coeur, de sa tête, de son imagination.

Enfin il se pourrait que je ne fusse pas jaloux que son mari couchât avec
elle, mais je serais peut-être jaloux de ses tendresses pour ses enfants.

       *       *       *       *       *



ANNÉE 1864


_1er janvier 1864_--Nous commençons par aller où se trouvent nos vrais
parents: au Louvre. C'est fermé... Et ce soir, nous sommes heureux de
dîner en famille, dans un cénacle de cabotins, et de recevoir les voeux de
bonne année d'un traître du boulevard!

       *       *       *       *       *

_2 janvier_--Il me revenait, l'autre nuit, ne dormant pas, une impression
de panorama de bataille, impression profonde, étrange, effrayante,
pareille à celle que feraient un orage suspendu, un tumulte glacé, un
chaos muet et mort. Les bombes éclatant en l'air, ne tombaient pas et
demeuraient éternellement éclatantes. Sous le jour tamisé et froid et
clair et filtré, les cavaliers se précipitaient, les fantassins
s'élançaient, les bras se levaient, les gestes se convulsionnaient, les
masses se heurtaient et la Victoire volait sans un bruit, sans un cri,
dans une farouche et sinistre immobilité de violence.

On aurait cru voir, en même temps, l'apothéose lumineuse de l'Action et le
cadavre glacé de la Gloire sur cette toile tendue, dans ce champ de
bataille éteint, où il semblait qu'on finissait par entendre germer le
bruit d'une armée d'âmes, et par apercevoir comme un pâle chevauchement
d'ombres, à l'horizon du trompe-l'oeil.

       *       *       *       *       *

_3 janvier_--Dans le petit salon d'Edouard Fournier, tout plein de monde à
ne pas respirer, je m'assieds sur une chaise, près d'une table, en face
d'un couple étrange. C'est un homme à longs cheveux gris, d'une jolie
figure fatiguée, l'oeil vif, souriant et pénétrant et caressant; une tête
d'artiste et de médecin. A ses côtés, le coude sur la table, se tient une
femme d'un certain âge, aux beaux traits un peu sauvages, une sorte de
médaille de gitana. Elle est coiffée d'un filet couleur feu, elle porte
une robe agrémentée de dessins légèrement cabalistiques, et est couverte
de bijoux pareils à des amulettes: un costume de nécromancienne vivant
dans le monde des peintres. On reconnaît le ménage de la chiromancie, le
ménage Desbarolles...

Tous deux vous prennent la main, la tripotent, la retournent, vous
plongent le regard dans les yeux. Quelque chose de particulier se passe en
vous: on se sent de la gêne comme devant l'inconnu dans lequel on va
entrer, et si peu que l'on croie à la bonne aventure, il y a une sorte
d'appréhension de se trouver sur la sellette de son avenir.

Et puis la mise en scène est bien faite. Rien de trop théâtral. L'homme en
habit noir, et seulement, pour accessoires, deux grandes loupes carrées,
que le mari et la femme tiennent en main, et qui semblent, par moments,
avoir les lueurs fantastiques des loupes fabriquées par des lunetiers
d'Hoffmann.

Desbarolles s'est mis à me conter, ce que ma main lui disait.

Il parle doucement, lentement, par petites phrases qui font entrer, à
petits coups, la chose dite. Et cela, il le fait en consultant sa femme
qui lui souffle par-ci par-là: un peu de _Saturne_, un peu de _Mercure_,
des termes de chiromancie... Desbarolles m'a trouvé le sens de la musique!
Diable! diable!... Il s'est rattrapé en me découvrant une nature de femme
très nerveuse, sujette à de fréquentes névralgies, puis le sens de la
forme et une assez belle ligne de vie.

En dernier lieu, sur une grosseur développée à la base interne de l'index,
il a perçu chez moi, et très développé, le désir de me faire connaître. Ce
à quoi je n'ai pu m'empêcher de dire: «C'est vrai!»

       *       *       *       *       *

--Souvent une impression d'enfance donne le pli, le caractère de toute une
vie.--On me racontait que Mérimée est un être uniquement fabriqué de la
crainte du ridicule, et que cela vient de ceci. Enfant, un jour on le
gronda, et, sorti de la chambre, il entendit ses parents rire de la tête
pleurarde qu'il avait faite à la semonce.

Il se jura qu'on ne rirait plus de lui, et il se tint parole, en se
séchant à fond.

       *       *       *       *       *

--La vérité, l'homme, par nature, ne l'aime pas, et il est juste qu'il ne
l'aime pas. Le mensonge, le mythe sont bien plus aimables. Il sera
toujours plus agréable de se figurer le génie sous la forme d'une langue
de feu, que sous l'image d'une névrose.

       *       *       *       *       *

_16 janvier_--Il s'est fait un grand changement dans la prostitution.

Tout à l'heure, elle était vagante, ambulante, trottinante, fuyante à
l'oeil. C'était quelque chose qui vous parlait discrètement, passait,
filait dans le lointain. Paris aujourd'hui a une prostitution assise,
carrément installée aux cafés des boulevards, en plein gaz, rangée en
ligne, faisant front aux passants, et tout à la fois insolente avec le
public, et familière avec les garçons à tablier blanc.

       *       *       *       *       *

--Je me demandais l'autre jour, avec inquiétude, si j'aurais à recommencer
la fatigue de cette vie d'ici bas, dans une autre. La peur m'était venue
qu'il n'y eût, pour peupler les siècles, qu'un certain nombre déterminé
d'âmes,--comparses défilant et repassant de monde en monde, ainsi que les
soldats des armées du Cirque, de coulisse en coulisse.

--Le latin est d'essence amoureux et religieux. Il lui faut toujours être
à genoux devant un dieu, une femme, un homme, un livre, n'importe quoi
enfin.

       *       *       *       *       *

_18 janvier_--Chez Magny.

Gautier célébrant la femme insexuelle, c'est-à-dire la femme si jeune,
qu'elle repousse toute idée d'enfantement, d'obstétrique... Flaubert, la
face enflammée, proclame de sa grosse voix que la beauté n'est pas
érotique, que les belles femmes ne sont pas fabriquées à l'effet d'être
aimées matériellement, qu'elles ne sont bonnes qu'à dicter des statues,
qu'au fond l'amour est fait de cet inconnu que produit l'excitation, et
que très rarement produit la beauté. Et là-dessus il développe son idéal,
un idéal à la fois si turc, et si _crotté_, qu'on le plaisante. Sur quoi,
il s'écrie qu'il n'a jamais possédé vraiment une femme, qu'il est vierge,
que toutes les femmes qu'il a eues, n'ont jamais été que les matelas d'une
autre femme rêvée.

Pendant ce, Neftzer et Taine discutent sur le mot _concret_, s'étonnent de
tout ce qu'il renferme, et lâchent à tout moment des mots comme
idiosyncrasie...

... Du coït on passe au spleen. Taine déplore cette maladie spéciale de
notre profession. Il veut que l'on combatte le spleen avec tous les moyens
hygiéniques, de la morale, et une bonne méthode. On a beau lui crier que
peut-être tout notre talent n'existe qu'à la condition de cet état nerveux,
il va toujours, il veut qu'on réagisse contre ces états d'avachissement
et de paresse, qui lui semblent le signe des siècles descendant la pente
d'une civilisation, et toujours protestant, il voit la guérison du spleen,
le salut et la rénovation des sociétés décadentes, dans l'imitation
puérile des moeurs anglaises, dans cette vie de civisme, dans cette
adaptation du patriotisme et du pédestrianisme britanniques.--«Oui, lui
crie quelqu'un, l'alliance du talent et de la garde nationale.»

L'on rit et l'on part.

       *       *       *       *       *

_27 janvier_--Nous sommes heureux, contents, en un état de tranquillité,
que nous n'avons pas goûté depuis longtemps. Pas d'inquiétude,
d'impatience, de fièvre. Un apaisement de l'esprit, une satisfaction
intérieure. Est-ce l'entrée dans la santé morale du succès?

       *       *       *       *       *

--Ce que l'homme achète cent mille francs, chez la femme qui vend son
corps: la beauté,--il ne l'estime pas dix mille chez la femme qu'il épouse
et qui la lui donne par-dessus la dot.

       *       *       *       *       *

--De quelle manière se fait cet accord, par lequel tous et toutes
reconnaissent, à la première vue, qu'on peut blaguer, turlupiner,
maltraiter un quelconque. Comment la lâcheté de son âme saute-t-elle aux
yeux des plus bêtes?

       *       *       *       *       *

_Vendredi 29 janvier_--Nous allons voir M. de B---- le directeur du
Vaudeville, au sujet de notre pièce d'HENRIETTE MARÉCHAL, présentée à ce
théâtre. C'est dans une maison de la rue des Colonnes communiquant avec le
théâtre. Un de ces escaliers qui font peur aux collégiens allant perdre
leur pucelage avec une fille, et une antichambre toute grande ouverte, où
il n'y a comme mobilier que des patères à chapeaux; et dans un coin, sur
le carreau, un pain de quatre livres, posé debout. J'ai cru entrevoir
l'antichambre de la faillite.

De là, je suis entré dans un salon au luxe fané et banal, aux dorures
usées, au velours de coton élimé, aux meubles de Boule pour l'exportation,
aux tableaux, modernes semblant achetés dans un passage où, le soir, on
économise le gaz, aux petites jardinières en pommes de sapin, ne
renfermant rien dedans que de la mousse fausse.

... De là, nous sommes allés chez Carrier, le vieux miniaturiste qui a
inoculé à son confrère Saint, et à quelques autres amateurs, le goût du
XVIIIe siècle. Il nous montre une tête de La Tour achetée, un sou, à un
étalage par terre, et nous parle avec désespoir d'une esquisse de Watteau,
donnée de la main à la main, à l'ami Saint pour lui faire plaisir, vendue
depuis, 25,000 francs en Angleterre.

       *       *       *       *       *

On est dégoûté des choses, par ceux qui les obtiennent, des femmes, par
ceux qu'elles ont aimés, des maisons où on est reçu, par ceux qu'on y
reçoit.

       *       *       *       *       *

_10 février_--Mercredi des Cendres... La princesse est encore tout égayée
du bal où elle a été hier chez M. de Morny. Elle était vêtue de loques de
modèle, arrangées par Eugène Giraud, et avait la figure couverte d'un
affreux masque en fil de fer, qui l'a rendue méconnaissable pour tout le
monde... Elle parle, avec une effusion charmante, du plaisir qu'elle a eu
de rencontrer des hommes impolis, elle qui est, dit-elle, toujours
habituée à les trouver la bouche en coeur,--et de s'entendre dire par les
femmes, qu'elle était vieille et laide...

Sur la défense que prend le peintre Hébert, d'une femme vivement
maltraitée par quelqu'un de la société, le pratique Emile de Girardin lui
dit à demi-voix: «Mais vous voulez donc la voir complètement éreintée? Il
ne faut jamais dans le monde défendre un ami, c'est le moyen de faire
achever un blessé... On jette bien vite une autre personne en pâture à la
conversation.»

       *       *       *       *       *

_14 février_--Il y a de monstrueuses fortunes de la banque, où la femme
fait quotidiennement la charité, du déjeuner à l'heure du Bois. C'est, par
une fonction journalière de l'assistance, par une ponctualité mathématique
de la charité,--désarmer Dieu quatre heures par jour.

       *       *       *       *       *

_15 février_--Le père Barrière des DÉBATS nous parlait du besoin de
distractions grandioses, d'émotions furibondes, dans les temps
révolutionnaires. Neuf cent mille livres gagnés par son père, dans son
commerce d'orfèvre, furent mangées par lui, au jeu, de 1789 à 1793.

       *       *       *       *       *

_21 février_--Je vais voir l'Exposition des dessins de Delacroix.

Toutes les miettes d'études, toutes les raclures de carton, toutes les
bribes de crayonnage, tous les ratages, tous les _repentirs_, tous les
essuie-pinceaux du peintre sont là, exposés en grande pompe,
religieusement. Il y a vraiment, dans ce moment-ci, un engouement des
célébrités défuntes, un amour des riens laissés par elles, qui ressemble à
un culte des saintes reliques,--et je ne désespère pas de voir bientôt,
vendre aux Commissaires-priseurs, l'empreinte des doigts de pied d'un
peintre illustre sur ses dernières chaussettes.

       *       *       *       *       *

--Souvent les honnêtes femmes parlent des fautes des autres femmes, comme
de fautes qu'on leur aurait volées.

       *       *       *       *       *

--Les contours des visions, dans le rêve, ont un semblant de la ligne
diffuse des dessins, trempant dans l'eau... Quel mystère que le rêve, cet
état ressemblant à de la mort vivante... Et pourquoi dans le rêve, cette
richesse des sensations de la peur, de l'épouvante, qu'on dirait touchée
chez nous, par un bouton électrique correspondant à nos fibres intimes?

       *       *       *       *       *

--Les choses, depuis le commencement du monde, vont en étant toujours
aussi mauvaises, mais en paraissant un peu meilleures.

       *       *       *       *       *

_3 mars_--A un bal chez Michelet, où les femmes sont déguisées en nations
opprimées, Pologne, Hongrie, Venise, etc., etc. On dirait voir danser les
futures révolutions de l'Europe.

       *       *       *       *       *

_8 mars_--Une heure du matin. Sur la pendule de ma chambre à coucher est
jeté le fichu de ma maîtresse. L'heure me semble voilée de dentelle.

       *       *       *       *       *

_Samedi 12 mars_--Nous portons notre volume à Mme Sand. Elle est plus
animée, plus vivante, plus causante qu'à notre première visite. Le succès
du MARQUIS DE VILLEMER aurait-il fait circuler son sang plus activement?
Elle parle, avec une certaine chaleur, des six cents cartes d'étudiants,
reçues le lendemain de la représentation.

De là nous traversons le Luxembourg, et allons chez Michelet.

On resterait des heures à l'entendre battre et remuer des idées, souvent
paradoxales, mais qui ne sont jamais les idées courantes et prostituées.

Il vient de se plonger dans les livres sacrés de l'Inde, et il en sort
comme ébloui de soleil. Il trouve qu'on s'est trompé sur ces peuples...
que leur douceur pour les animaux n'est pas venue de la métempsycose; bien
au contraire, c'est elle, la métempsycose, qui vient de cette douceur: «Ce
n'est pas leur foi, dit-il, qui a fait leur coeur, c'est leur coeur qui a
fait leur foi!»

Michelet nous avoue qu'il travaille beaucoup sur les épreuves, parce que
l'écriture trompe, parce que dans un moment de passion, il y a des
morceaux de calligraphie, écrits d'une _écriture émue_, auxquels on
tient... On voit seulement sur l'épreuve, que cela ne se rapporte ni à ce
qui est avant, ni à ce qui est après. «L'épreuve, finit-il par dire, est
votre pensée éclairée...» Et il se demande comment, sans cette inspiration
matérielle, manuelle de l'écriture, les anciens pouvaient suivre une idée
dans toutes ses rédactions,--lui, qui ne peut raisonner qu'avec la plume.

Mme Michelet est là, qui nous déclare aimablement qu'elle se fait une fête
de lire notre roman, se plaignant qu'il y ait trop peu de livres qu'on
puisse lire sans application, et disant qu'elle a vainement cherché de
quoi lire, hier au soir, dans toute la bibliothèque de son mari.

Alors Michelet de s'écrier, avec une charmante bonhomie: «Je lui disais:
Tiens, prends mon Homère, mon Dante... enfin je lui offrais les plus
belles choses!».

... Puis la causerie va à la tristesse moderne, à l'absence de joie, la
joie de Rabelais, la joie dont Luther faisait une vertu.

Cette tristesse, Michelet l'attribue à la complexité des idées modernes, à
l'embarras du choix entre tant de voies nouvelles de l'esprit, au
tiraillement des études en sens divers, et, pour ainsi dire, à la
multiplication des horizons autour de notre cerveau:

«Moi, par exemple, ajoute-t-il, vers les trente ans, j'avais d'horribles
migraines. Cela tenait à des maux d'estomac, et ceux-ci venaient du nombre
de choses diverses que je faisais, des travaux et des études multiples du
professorat... Edwards, qui me soignait, disait à ma première femme: «Il
se pourrait qu'il devînt fou ou qu'il mourût.» Un séjour de six semaines
en Italie n'amenait aucun mieux.

Alors je me suis dit: Eh bien, je ne vais plus lire de livres, je vais en
faire, moi aussi! De ce jour, en me levant, je savais très nettement ce
que j'avais à faire, et ma pensée ne portant plus que sur un seul objet à
la fois, j'étais guéri!»

       *       *       *       *       *

_14 mars_--Chez Magny, Saint-Victor nous lit, de Dumas fils, une lettre
dans laquelle il lui annonce qu'il renonce au théâtre...

Au dessert, Gautier dit:

«C'est singulier, je ne me sens pas père du tout. Je suis bon pour mes
enfants. Je les aime, mais pas du tout comme mes enfants... Ils sont là
auprès de moi, ils sont dans mes branches: voilà tout... Je ne me fais pas
l'effet d'être assez vieux pour qu'ils soient à moi. Il y a en moi une
jeunesse, une fraîcheur... Je ne puis croire à mon âge...»

Puis il parle du profond ennui qu'il a toujours éprouvé, de ce
tiraillement perpétuel de deux hommes en lui: l'un qui lui dit, quand tous
ses effets sont prêts pour aller en soirée: «Couche-toi, qu'est-ce que tu
irais faire là!» Et l'autre qui lui dit, quand il est couché: «Tu aurais
dû y aller, tu te serais amusé!»

       *       *       *       *       *

_15 mars_--Un souvenir de mon enfance m'est resté très net. En un voyage
avec notre mère à Neufchâteau, dans la salle d'auberge de Gondrecourt,
devant moi qu'on tenait sur les genoux, un monsieur demanda une bouteille
de champagne, une plume et de l'encre. J'ai longtemps pensé que l'homme de
lettres était cela: un monsieur en voyage, écrivant sur une table
d'auberge en buvant du champagne. C'est tout le contraire!

       *       *       *       *       *

--Tous ces jours-ci, à propos de notre livre, tristesse, ennui, angoisse
sourde, inquiétude, disposition à voir noir, supputation des mauvaises
chances, travail d'écureuil de l'esprit dans le même cercle de pensées de
doute, de défaillance, de désespérance. L'horrible vie que cette vie des
lettres, où après avoir souffert du doute de l'oeuvre, on a encore à
souffrir du doute de son succès.

Nous ne nous disons rien, mais nous sentons parfaitement les idées qui
nous travaillent, et que nous nous cachons.

       *       *       *       *       *

_20 mars_--Saint-Victor, cherchant la cause de la mélancolie que nous
éprouvons tous, au printemps, la trouvait dans ce spectacle du renouveau
de la nature, que l'homme compare, malgré lui, au non-renouvellement de
son être.

       *       *       *       *       *

--Comme témoignage de la toute-puissance de ce Jupiter-Prudhomme de son
temps, le Bertin des DÉBATS, Sainte-Beuve nous apprenait que c'est le seul
mortel, non académicien, dont les registres de l'Académie aient mentionné
la mort avec regret.

       *       *       *       *       *

--Quelques détails sur la misère parisienne.

Une raccommodeuse de dentelle, vivant avec le lait, nécessaire pour
nettoyer les dentelles noires. Une autre vieille femme se levant à quatre
heures du matin, et allant, pendant le carême, retenir à Notre-Dame une
chaise, qu'elle revend dix à douze sous... et le reste de l'année coupant
des crins de brosse de la même grandeur, triant des pains d'épice, faisant
la cuisine et débarbouillant les enfants des marchands ambulants.

       *       *       *       *       *

_21 mars_.--...Il est question d'une maîtresse de Sainte-Beuve, nommée Mme
W..., qu'il croyait fermement Espagnole, qu'il consultait sur tout ce qui
lui arrivait de littérature de l'autre côté des Pyrénées, et qui lui donna
des notes sur Calderon, etc., etc. Elle lui avait persuadé qu'elle était
Espagnole, d'abord en le lui disant, et surtout en portant un poignard à
sa jarretière. Malheureusement elle mourut chez lui, de phtisie, et on
découvrit dans ses papiers qu'elle était Picarde.

Et mon interlocuteur appuie sur les incertitudes du critique, ses
tergiversations de jugement, sa quête de l'opinion des autres, du jugement
des _petites dames_, et parfois sur l'intimidation morale, produite par
l'invasion de grands diables comme Turgan et Feydeau, tombés inopinément
chez lui, et qui enlevèrent son article sur FANNY.

Il parle encore fort spirituellement des trois décompositions de
physionomie de Sainte-Beuve, de ses trois têtes, qu'il appelle: sa _figure
Balzac_, sa _figure Hugo_, sa _figure Michelet_, lorsqu'on parlait de ces
trois individualités, qu'il abominait.

       *       *       *       *       *

_5 avril_.--En littérature, on commence à chercher son originalité
laborieusement chez les autres, et très loin de soi... plus tard on la
trouve naturellement en soi... et tout près de soi.

       *       *       *       *       *

_9 avril_.--Encore à table, nous nous mettons à causer, à la fin du dîner,
après quelques jours de tristesse concentrée, et ces idées se succèdent en
nous, et nous partent, en même temps, à l'un et à l'autre des lèvres.

Notre plaie au fond, c'est l'ambition littéraire insatiable et ulcérée, et
ce sont toutes les amertumes de cette vanité des lettres, où le journal
qui ne parle pas de vous, vous blesse, et celui qui parle des autres, vous
désespère.

Et les vides que nous laisse cette existence, toute aux lettres, les
entr'actes de notre travail, nous les comblons, oui, bien incomplètement,
par cette froide et bonhomme distraction: la collection. Cela nous occupe
et ne nous remplit pas.

Enfin il y a une tendresse en nous, qui reste sans issue, sans
satisfaction. Nous manquons de deux ou trois maisons bourgeoises,
distinguées et affectueuses, où nous pourrions répandre, dégorger tout ce
que nous ne donnons pas à la maîtresse, nous qui ne lui donnons guère que
de l'habitude,--nous qui, par le fait, ne sommes pas deux, ne sommes point
l'un à l'autre une compagnie, nous qui souffrons en même temps des mêmes
défaillances, des mêmes malaises, des mêmes maladies morales, nous qui ne
sommes à nous deux qu'un isolé, un spleenétique, un névropathe.

Aussi trouvons-nous à la vie, un goût de fadeur, et dans l'ennui d'être,
un perpétuel écoeurement. Nous sommes comme des gens, qui n'ont entre eux
et le suicide, que la trêve de quelques oeuvres à faire.

Et au bout de cette reconnaissance et de cet inventaire de nous-mêmes, il
nous passe dans la cervelle la fantaisie d'aller à Londres, demain,
après-demain, ces jours-ci, nous vautrer en plein dans la prostitution
anglaise, dans ces chairs de rêve, dans ces corps de porcelaine, dans
cette viande de keepsake.

Au fond, de quoi nous plaindre? Point de chagrin! De quoi vivre! Des
malaises qui ne compromettent pas encore la vie! Une espèce de réputation
littéraire. Pourquoi être désolés? Ah! pourquoi? Parce que nous avons des
sens trop fins pour être heureux, et des aptitudes merveilleuses pour nous
empoisonner le bonheur, sitôt qu'il y en a un semblant en nous.

       *       *       *       *       *

_10 avril_.--Nous allons visiter Saint-Denis où nous voyons le roi
Louis-Philippe et la reine Marie-Amélie en vitrail. Les monarchies en
redingote et en robe à gigots, ne supportent pas la peinture sur verre.

Le soir chez la princesse, je me trouve, côte à côte, dans un entre-deux
de porte, avec le duc de Morny, pâle, et la lèvre inférieure toute
tremblotante. On joue dans le salon un petit proverbe de l'homme
politique. Il est certainement plus ému qu'au 2 décembre.

       *       *       *       *       *

_Lundi 11 avril_.--Chez Magny.

Le duc Pasquier est sur le tapis.

--Un bien petit homme frotté à de grandes choses! disons-nous.

--Mon Dieu, vous êtes bien durs! soupire Sainte-Beuve, avec son geste
d'apaisement ecclésiastique.

Et voici le défenseur et le champion de cette mémoire, à la tripoter, à la
retourner dans tous les sens: «Je ne vous en parlerai pas précisément
comme littérateur. Dans la société de Chateaubriand, il était à peine
toléré... Des lettres de Joubert, on a retiré toutes les plaisanteries,
sous lesquelles Joubert le couvrait de son mépris... Et tenez, vous n'en
direz pas plus que n'en a dit Rémusat devant moi, chez Mme ***: «Pasquier
n'entend rien à rien,» et après avoir fait l'énumération de tout ce qu'il
ignorait, il finit en disant: «Il n'est capable que d'être le ministre de
tout cela.» Et puis les éloges académiques... le vénérable prêtre... tout
ce qu'a raconté Dufaure... Eh bien, voilà la vérité. Deux heures avant sa
mort, il s'est fait lire les CONTES PHILOSOPHIQUES de Voltaire. Il avait
du reste passé sa vie à citer des vers de la PUCELLE... toujours faux.
C'est vrai!

--Ah! dis-je à Sainte-Beuve, si je meurs avant vous, Dieu me garde d'être
pleuré par vous!

C'est là le plus grand et peut-être le plus malin esprit causé de
Sainte-Beuve: l'éreintement dans la défense. Ah! un terrible empoisonneur
d'éloge.

Il passe le reste du dîner à me faire de petites confidences intimes.
L'ennui, l'ennui: c'est sa terreur. Il me répète qu'il s'est retranché
dans la philosophie de Sénac de Meilhan. Les plaisirs des sens sont pour
lui, les seuls.

Il n'a presque plus de relations de société! Il ne s'est gardé que trois
femmes: la princesse, la Païva, Mme de Tourbet. Il travaille de 8 heures à
5 heures, se promène de 5 à 6, pour _mériter_ de l'appétit. Le mardi, il
invite à dîner son secrétaire et une petite dame. Le samedi, il va dîner
avec une autre chez un _mannezingue_, où il a commandé d'avance son
dîner... Il préfère l'éreintement du travail à l'ennui, au vide...

Une grande discussion s'élève sur le sentiment de la modernité que
Saint-Victor déclare ne pas avoir, et dont Gautier se proclame _pourri_.

Là-dessus Gautier esquisse le type des femmes qu'il a vues, au dernier
lundi de l'Impératrice: des femmes maigres, décharnées, plates, osseuses,
minces à tenir dans la main, avec un rien de corps, une infiniment petite
place sur elles, pour les exercices de l'amour: des femmes au teint de
chlorose à l'apparence fantomatique et malsaine,--avec seulement de
l'esprit sur la figure.

       *       *       *       *       *

--Je suis couché avec la migraine, et les bruits des choses au loin, se
transforment, se poétisent, arrivent aux sens, idéalisés. Les seaux d'eau
dont les cochers lavent les voitures dans les cours, prennent pour moi des
bruissements et des fraîcheurs de jets d'eau de l'Alhambra.

       *       *       *       *       *

--De toutes les peintures modernes, celles qui prennent la plus belle
cristallisation, qui se revêtent de la plus riche patine, qui se culottent
le mieux en chefs-d'oeuvre: ce sont les Decamps.

       *       *       *       *       *

--Passé la soirée avec Mme Sabatier, la fameuse _présidente_ au
merveilleux corps, moulé par Clesinger dans sa Bacchante. Une grosse
nature avec un entrain trivial, bas, populacier. On pourrait la définir,
cette belle femme à l'antique, un peu canaille: une vivandière de faunes.

       *       *       *       *       *

--Sur le registre des massacres de Septembre, on lit: «Jugé par le peuple
et mis en liber...» _liber_ est effacé, et à la place en surcharge, est
écrit _en mort_.

Il y a de ces tragiques ratures dans les destinées.

       *       *       *       *       *

_17 avril_--Singulière vie que la nôtre, partagée entre les élégances du
passé et les horreurs de notre temps. Nous voilà à étudier un accouchement
césarien, en revenant de pousser aux Commissaires-priseurs, des dessins de
Gravelot.

       *       *       *       *       *

_25 avril_--Chez Magny. Veyne nous dit Gavarni très frappé de son état de
maladie... Il craint chez lui certains désordres pulmonaires. Il croit
l'avoir décidé à partir pour Pierrefonds et à aller passer l'hiver à Nice.
Il doit le mener jeudi chez Trousseau.

       *       *       *       *       *

_27 avril_--Nous dînons chez Gautier... ll se trouve là, un ancien,
romantique, qui, au temps jadis, fit un voyage en Allemagne avec
Sainte-Beuve, et qui nous raconte la façon dont il voyageait, en bon petit
bourgeois à la Bouffé, avec un tas d'étiquettes sur toutes ses affaires
dans sa malle, des étiquettes comme: _chemises plus fines que les autres,
bas à ménager_.

       *       *       *       *       *

_Jeudi 28_--Un long moment, nous regardons, à travers la clôture de
planches, la démolition de la maison de Gavarni, son pauvre atelier
éventré...

Gavarni s'est campé dans la petite maison à côté, en un pauvre intérieur,
dans l'arrière-boutique d'un épicier de banlieue, où un teinturier occupe
le devant.

Il a vu aujourd'hui le docteur Trousseau qui l'a rassuré. En le voyant
entrer tout essoufflé, il lui croyait une maladie de coeur, il ne lui a
trouvé qu'un catarrhe.

       *       *       *       *       *

_1er mai_--Dans le ménage, la femme est presque toujours le dissolvant de
l'honneur du mari, j'entends l'honneur dans son sens le plus élevé, le
plus pur, le plus idéalement imbécile.

Elle est, au nom des intérêts matériels, la conseillère qui pousse aux
abaissements, aux platitudes, aux lâchetés, à toutes les petites
misérables transactions de la conscience.

       *       *       *       *       *

--On ne trouve pas un homme qui voudrait revivre sa vie. A peine
trouve-t-on une femme qui voudrait revivre ses dix-huit ans. Cela juge la
vie.

       *       *       *       *       *

_4 mai_--Les gens de bourse, en s'enrichissant, deviennent olivâtres. Ils
prennent un ton de métal. Il semble qu'ils aient, sous une peau de bilieux,
le reflet de l'or.

       *       *       *       *       *

--Les langues gazouillent, en s'approchant du soleil.

       *       *       *       *       *

_8 mai_--Barrière de Clignancourt, à la recherche d'un paysage pour
GERMINIE LACERTEUX.

Près des fortifications, au milieu de cahutes, de taudis sauvages de
chiffonniers, je vois tout à coup une ruée de populace. Ce monde va à un
jeune efflanqué, que trois femmes en haillons tiennent et battent avec des
gifles qui cassent, sur sa tête, son chapeau de haute forme. Toute cette
foule, semblable à un grouillement d'êtres sortis de terre, amassée en un
clin d'oeil. Et des enfants loqueteux qui courent, avec de petits rires
féroces, pour voir. Et sur le seuil de ces antres de terre et de débris de
démolition, des vieillardes si vieilles qu'elles ont comme du blanc de
champignon, comme du moisi sur la figure.

Puis tout à coup au milieu de cela, un homme athlétique en blouse,
arrivant sur le jeune homme blond, frêle, échigné, se plaçant froidement
en face de lui, et lui donnant, de toute la volée de ses poings terribles,
des coups en pleine figure, sans que l'autre riposte, et jusqu'à ce qu'il
tombe à terre. Toute la plèbe autour, comme à un spectacle, se repaissant
de cette tuerie, sans une révolte d'entrailles contre ce lâche égorgement
de la faiblesse par la force.

Puis cela disparu, comme cela était venu, ainsi qu'un cauchemar qui a
traversé un rêve.

Une heure après, au delà des fortifications, je rencontre le battu,
l'assommé, trébuchant dans les ornières de plâtre, allant au hasard en
faisant de grands gestes, sans chapeau, sans redingote, des lambeaux de
chemise déchirée, voletant autour de lui, et hébété, et semblant ivre, et
s'essuyant machinalement, de temps en temps, du revers de sa manche, un
oeil sanglant, à moitié sorti de l'orbite.

       *       *       *       *       *

_9 mai_--Chez Magny.

On ne veut pas que Mirabeau se soit vendu, qu'on l'ait acheté comme le
premier venu qui se vend.

Nous renvoyons nos contradicteurs à la correspondance de M. de Bacourt.
Sainte-Beuve, très animé, s'écrie que Louis XVI est un cochon, qu'il a
mérité la guillotine, pour avoir marchandé un homme de génie comme
Mirabeau. Presque toute la société se rallie à cette théorie, en déclarant
qu'un Mirabeau échappe aux règles de la petite probité bourgeoise: «Alors,
Messieurs, nous écrions-nous, il n'y a plus de morale, de justice chez les
historiens en histoire, si vous avez deux mesures, deux balances, l'une
pour les hommes de génie, l'autre pour les pauvres diables. Nous croyons
que la postérité sera plus démocrate que vous!...»

--«La postérité, fait Sainte-Beuve, c'est cinquante ans! la postérité, ce
sont les gens qui ont connu un homme, qui en parlent, qui le racontent...

--Oui, quand il est mort et encore tout chaud,» dis-je au critique qui
vient de proclamer que la postérité, c'est lui!

La conversation est maintenant sur Port-Royal. Saint-Victor s'emporte
contre ces _crétins_ qu'il hait. «Fribourg dépose tes haines!» lui jette,
avec un sourire, Sainte-Beuve faisant allusion à son éducation jésuite. Et
Renan se met à prendre la défense de Port-Royal, émet le paradoxe que
peut-être les grands hommes sont ceux qu'on ne connaît pas, et avoue qu'il
admire profondément dans Port-Royal l' «Invocation aux Inconnus». Il finit
par déclarer que _se produire_, vient de notre bassesse littéraire, et
qu'il n'y a qu'une chose de vraie et d'estimable en ce monde: la sainteté.

Sur cette déclaration il y a une mêlée générale, où tout le monde parle et
crie, et l'on entend, sur cet orage de paroles, se détacher le
chantonnement de la voix de Gautier, répétant dans son indifférence de la
discussion: «Moi je suis fort, j'amène 357 sur la tête de Turc et je fais
des métaphores qui se suivent. Tout est là!»

Puis Soulié raconte que, lors de la révolution de 1848, quelqu'un ayant vu
en passant, sur le pont des Arts, un caniche mordre son aveugle, vendit
ses rentes, en disant: «C'est la fin du monde!»

       *       *       *       *       *

_14 mai_--A une soirée de bienfaisance chez M. de Morny. Croquis de femmes
pris par une porte de salon, entre les épaules de deux habits noirs.

L'une (la duchesse de M...),--une petite nymphe de Fragonard, une figurine,
un saxe émacié, une vraie petite porcelaine, à la chair toute claire,
toute blanche, toute nacrée, avec des traits d'oiseau dans la plus
aristocratique des maigreurs, avec de petites oreilles détachées, du rose
d'un coquillage, avec des yeux scintillants, avec une poussière d'or pâle
pour cheveux, sur une tête, où des marguerites de diamants sont piquées
partout.

L'autre, un chignon de cheveux mordu par un peigne fait de _grecques_ d'or,
une nuque ronde comme un fût de colonne; et de là s'abattant dans une
rondeur polie de marbre, les épaules, les omoplates, qui, par la pose un
peu renversée de la femme, fuient et s'enfoncent dans la robe, avec des
repliements pareils à des courbes d'ailes, des épaules qui donnent
vraiment à l'oeil la caresse d'une sculpture. Un dos antique du Directoire,
et un bout de profil long. Une femme qu'on voit dans une fête de Barras
et dans un portrait de Pagnest... Boitelle m'apprend que c'est le dos de
Mme de P----

Une autre. Des traits si délicatement découpés, d'un dessin si caressé et
si net, qu'ils semblent comme ciselés aux paupières; une tête qui a la
finesse et la gravure de traits des sculptures de poirier du XVIe siècle,
en même temps que des modelages menus de têtes de poupées chinoises.

Une autre. Un médaillon de Syracuse, une mignonne tête, le front étroit,
l'arc des sourcils remontant, le petit nez droit, les yeux noirs comme des
diamants noirs, la bouche vaguement entr'ouverte dans un sourire de
statue. Elle respire, je ne sais quelle grâce grecque, quelle coquetterie
antique, distraite, presque lointaine, qu'on se rappelle d'un marbre d'un
Musée, et dont sa robe au repos, dessine les plis et la simplicité
tombante.

Une autre. De légères boucles de cheveux blonds, semées sur le haut du
front, des yeux aux ombres profondes, au blanc bleuâtre, à la prunelle
veloutée; des yeux enfoncés et doucement lumineux entre la paupière du
haut, vaguement éclairée comme d'une lueur de veilleuse, d'un reflet
d'alcôve, et le dessous de l'oeil tout enveloppé de nuit: des yeux qui
semblent les yeux du Soir.

       *       *       *       *       *

_18 mai_--Henri Monnier tombe chez nous. Il reste jusqu'au dîner,
feuilletant nos cartons, regardant nos dessins, et entremêlant son
inspection de causeries sur Gavarni, dont il parle comme d'un ami qu'il
n'aimerait pas, appuyant sur sa dureté avec ses anciennes maîtresses, et
laissant percer le dépit jaloux, qu'il éprouve à les voir encore attachées
au souvenir de cet homme.

Sur le seuil de la porte, il nous fait son admirable personnage de Boireau
en société: c'est vraiment la photographie de la fange.

Ce soir nous dînons chez la princesse avec Méry, que nous n'avions jamais
vu... C'est maintenant un vieillard horriblement laid, avec de gros traits
d'ouvrier, des yeux glaireux d'aveugle, une barbe inculte. De ce physique
sort une ironie flûtée, des malices paradoxales, des mots de singe de la
Cannebière, un feu de paille mouillé, où il y a, des lueurs et des éclairs.

En revenant à pied, il nous entretient spirituellement des choses et des
gens de son temps, nous raconte la vente qu'il conclut, au prix de 600
francs, d'un roman du général Hugo, le père de Victor Hugo, qui s'appelait
la VIERGE DU MONASTÈRE... Il nous dit ensuite le brusque saut de fortune
qu'il fit, presque du matin au soir, lors de son succès de la VILLELIADE,
passant d'un déjeuner de trois sous, et d'une chambre qui n'avait de
lumière que par la porte, à une richesse de près de 40.000 francs, à un
appartement de 500 francs par mois, à une toilette en argent, achetée au
Palais-Royal chez Barbichon Walter...

Puis soudain, il nous exalte la beauté merveilleuse, la beauté _divinement
ingénue_ de la princesse Mathilde à quatorze ans, lorsqu'il la rencontra,
pour la première fois, chevauchant en amazone, à Florence.

       *       *       *       *       *

_Vendredi 20 mai_--Type de danseuse entrevue au CHATEAU DES FLEURS.

Grande femme échevelée, l'air poitrinaire et fou, valsant la taille
presque entièrement ployée, la tête renversée, les cheveux balayant l'air,
pâmée et défaillante, et qui faisait tournoyer indéfiniment sous vos
regards, ainsi que sur un oreiller, le visage d'une convalescente, aux
yeux demi-fermés, ne laissant voir que le petit point noir de sa pupille,
à la bouche ouverte comme un coeur de fleur, où il y aurait de l'ombre.

       *       *       *       *       *

--On pourrait définir le provincial: l'homme qui n'a ni la mesure ni
l'à-propos.

       *       *       *       *       *

_23 mai_--Chez Magny.

Sainte-Beuve reproche à Taine d'avoir soumis son HISTOIRE DE LA
LITTÉRATURE ANGLAISE à l'examen d'ennemis, d'inférieurs, enchantés de le
faire passer sous leur férule et de l'admonester... Et la parole des uns
et des autres de monter... et Taine de déclarer que les quatre grands
grands hommes, sont: Shakespeare, Dante, Michel-Ange, Beethoven, qu'il
dénomme «les quatre cariatides de l'humanité».--Mais tout cela c'est de la
force, et la grâce? fait Sainte-Beuve.--Et Raphaël, donc? dit quelqu'un de
la société, qui ne saurait pas distinguer une peinture de Raphaël d'une
peinture de Rembrandt.

Puis, on cause de la santé des anciens, de l'équilibre du physique antique,
de l'hygiène morale des temps modernes, des conditions physiologiques de
l'existence dans une cinquantaine d'années. C'est l'occasion pour Taine
d'affirmer que la diminution de la sensibilité et la progression de
l'activité: voilà ce que doit rapporter l'avenir.

A quoi je réponds: «Vous croyez, vous croyez, Taine, seulement il y a une
terrible objection à votre thèse. Depuis que l'humanité marche, son
progrès, ses acquisitions sont toutes de sensibilité. Elle se nervosifîe,
s'hystérise, pour ainsi dire, chaque jour; et quant à cette activité dont
vous souhaitez le développement, savez-vous si ce n'est pas de là que
découle la mélancolie moderne. Savez-vous si la tristesse anémique de ce
siècle-ci ne vient pas de l'excès de son action, de son prodigieux effort,
de son travail furieux, de ses forces cérébrales tendues à se rompre,--de
la débauche de sa production et de sa pensée dans tous les ordres?»

       *       *       *       *       *

_27 mai_--C'est après le dîner que l'homme a le plus d'idées. L'estomac
semble dégager la pensée, comme ces plantes qui suent instantanément par
les feuilles, l'eau dont on a arrosé leur terreau.

       *       *       *       *       *

--Une des cent amusantes distractions du fils Cormenin: «Vous n'avez pas
d'enfants?» demande-t-il à une jeune femme, et il ajoute: «Pourquoi?»

       *       *       *       *       *

_28 mai_--Pour nous faire accepter la vie, la Providence a été forcée de
nous en retirer la moitié. Sans le sommeil, qui est la mort temporaire du
chagrin et de la souffrance, l'homme ne patienterait pas jusqu'à la mort.

       *       *       *       *       *

_29 mai_--Il y a de certains épais maris matériels de délicates femmes,
qu'on pourrait comparer à ces grossiers auvergnats des
Commissaires-priseurs, maniant et montrant, sans les casser, les plus
belles et les plus fragiles choses.

       *       *       *       *       *

--Un petit-cousin vient me voir ce matin, à sa sortie du collège. Il a
rendez-vous avec une cocotte qui doit l'emmener, dans sa voiture à elle, à
Saint-Germain. Il y a dans ce moment-ci un curieux type de filles de la
haute volée, se faisant une clientèle de petits hommes, encore au collège,
se préparant ainsi, chez les enfants de parents riches, de futurs
entreteneurs.

Le petit-cousin parti, nous avons songé à la marche de l'amour dans nos
trois générations. L'aîné de nous avait à l'âge du petit-cousin une
piqueuse de bottines, moi une petite lorette à laquelle il arrivait
d'avoir trois sous dans sa commode de palissandre; lui, il a une femme à
équipage. C'est bien les trois époques: Louis-Philippe, 1848, l'Empire.

       *       *       *       *       *

_30 mai_--Il est bien étrange que ce soit nous, nous entourés de tout le
joli du XVIIIe siècle, qui nous livrions aux plus sévères, aux plus dures,
aux plus répugnantes études du peuple, et que ce soit encore nous, chez
qui la femme a si peu d'entrée, qui fassions de la femme moderne, la
psychologie la plus sérieuse, la plus creusée.

       *       *       *       *       *

_2 juin_--En chemin de fer pour Gretz, près de Fontainebleau... Il a plu,
il fait du soleil. Le ciel, les arbres, les prairies, tout est enveloppé
au loin d'une vapeur laiteuse, semblable à un léger blanc de gouache,
répandu sur une aquarelle.

Hier j'ai mangé dans de la vaisselle plate, aujourd'hui dans de la terre
de pipe; j'aime ces contrastes.

--A la campagne il semble que le matin, il y ait de l'air neuf.

       *       *       *       *       *

_4 juin_--Sur l'eau, à l'ombre, un jardin fermé par une haie de roseaux à
la Fragonard, levant leurs lances, d'où retombent si élégamment des tiges
brisées, et tout au bord les larges feuilles des nénuphars, offrant et
présentant, ainsi que des tasses sur des soucoupes, leurs fleurs
étincelantes de blanc frais à coeur jaune, reflétées dans la rivière
lucide.

J'adore ces plantes, ces fleurs aquatiques. L'eau me semble rouler la
flore de l'Orient et l'Orient même. Le roseau, le nénuphar me font penser
au décor de la porcelaine de Chine, et il y a de l'Asie pour moi au bord
de toute rivière.

Ce soir, au bord de l'eau, la crécelle lointaine des _rainettes_; par
instants, le cri guttural du _tire-arache_ dans les roseaux; un poisson
qui saute; des arbres qui font dans le ciel une ombre mouillée comme dans
l'eau, et dans toute cette nature, la paix de la nuit, de la mort. Je
reste là jusqu'à onze heures... Le goût de la campagne chez l'homme, à
certains moments, est le besoin de mourir un peu.

       *       *       *       *       *

--Quelqu'un disait ici que ce qu'on peut appeler le _vernis moral_ de
l'ouvrier, dépend de la propreté de son état. Point d'ouvrier plus
dégrossi que le charpentier qui peut travailler en chemise blanche. Point
d'ouvrier plus brut que le teinturier.

       *       *       *       *       *

_9 juin_--A cent pas de moi, bruit vaguement la vanne du moulin; dans le
bois dont les feuilles trempent dans l'eau, des oiseaux chantent, et sur
l'autre bord, ainsi que des musiciens se répondant des deux rives,
d'autres oiseaux crient parmi les roseaux, croisant leurs hampes
frissonnantes.

Et les joncs piqués d'iris jaune, et la feuillée verte, et le ciel bleu,
et les nuages blancs, semblables à des ventres de cygnes nageurs dans le
ciel, tout se mire et tremble, en reflets remuant dans une moire de
lumière, et l'eau qui va, roule la gaieté des choses, la splendeur claire
du beau temps,--traversée à tout moment, de la tache faite par le vol
rapide d'un oiseau, heureux de vivre.

       *       *       *       *       *

_Un mardi de juin_--La soeur de l'aubergiste s'est mariée, hier. Elle a
mené les bêtes aux champs, le matin. Il semble qu'ici, pour les paysans,
il y ait moins de solennité à se marier qu'à faire couvrir une vache.

A deux heures, j'ai vu arrivant de huit lieues de pays, en carrioles, une
bande de parents mâles et femelles. Cela s'est éparpillé dans le jardin.
C'était horrible dans la verdure: on aurait dit une noce de Labiche dans
un tableau de genre de Courbet. L'une des femmes avait un goitre, de la
grosseur de la tête, suspendu dans un mouchoir à carreaux.

A quatre heures, j'ai aperçu dans la cuisine, le marié, habillé de drap,
qui se débattait désespérément, sans pouvoir y entrer, avec une paire de
gants noisette, d'au moins dix trois quarts.

Puis sont venus d'autres parents en habits de 1814. J'ai cru à une bande
de gorilles, grandis dans leurs habits de première communion. On est
revenu des formalités. Ici il n'y a pas de messe... La mariée en blanc,
avait l'apparence attendrie et hâlée, d'un macaron dans un endroit humide
qui pleure.

Ce matin j'ai rencontré la mariée, dans la cour, portant à la main son
vase de nuit, et ne paraissant pas plus gênée de sa nuit que de son pot de
chambre.

       *       *       *       *       *

_16 juin_--S'il revenait, l'abbé Galiani ne manquerait pas de dire devant
notre temps:

«Je cherche un homme qui ne fasse pas carrière et profession d'aimer ses
semblables, qui ne fonde pas d'hôpitaux, qui ne s'intéresse pas aux
classes pauvres, qui ne s'occupe pas de donner des cachets de bain au
peuple, qui ne soit pas membre d'une société protectrice de n'importe quoi,
des chevaux ou du bagne, un homme qui ne se sacrifie pas aux déshérités,
un homme qui ne se dévoue pas au journalisme, à la députation, à la tirade
parlée ou écrite en faveur des malheureux, des pauvres, des soufrants, des
êtres marqués de misère ou d'infamie, un homme qui ne soit pas bon, un
égoïste enfin:--oui, pour l'amour de Dieu, j'en demande un..., je voudrais
en voir un, brutal, cynique, sincère.»

       *       *       *       *       *

_18 juin_--Cette nuit à deux heures du matin, nous sommes dans le LONG
ROCHER, traversant des clairières, où la lune danse comme si elle allait à
la cour de la reine Mab, marchant comme à travers un raccourci du Chaos,
éclairé par une lumière électrique d'Opéra.

       *       *       *       *       *

_Juin_--Il y a ici la maîtresse d'un jeune gentilhomme de province qui
fait de la peinture. Cette femme, je l'étudie, parce que pour moi, elle
est physiquement et moralement le type de la fille de maison, qu'elle y
ait été ou non.

Elle a le front petit, étroit, bombé, les sourcils forts, un peu plantés
au hasard et se reliant à travers le haut du nez, le nez fin de ligne,
mais canaille, mais ayant, au bout, le retroussement _faubourien_, la
bouche petite, avec des fossettes aux coins, quand elle rit, les dents qui
sont blanches, séparées comme si elles étaient limées, les pommettes
pareilles à des pommettes fardées avec de la brique, d'un rouge qui
annonce un mauvais estomac, se nourrissant de cochonneries, la peau
épaisse et tiquetée sur un fond de hâle, une peau restée une peau de
campagne, en dépit de toute la parfumerie parisienne. Elle porte
rebroussés et relevés très haut, des cheveux bouffants et pommadés qu'on
sent gros, et qui lui donnent l'air de ces femmes coloriées dans de petits
cadres peints couleur d'or, et qu'on gagne aux macarons. Dans cette femme
rien de laid, mais tout, bas de race et de troisième catégorie.

Elle est le matin, en jupe noire, en camisole blanche avec dessus un fichu
jaune, le terrible fichu de la fille soumise,--souvent les pieds nus dans
ses pantoufles.

Elle dit _agréiable_, se coucher _à bonne heure_, un homme _veuve_. Elle
donne poliment et humblement du Monsieur à tout le monde. Elle appelle son
amant: _petit homme_.

Elle n'a nul besoin d'impressionner, nul désir de toucher, nulle ambition
d'occuper un homme. Aucune coquetterie chez elle. Elle a l'amabilité
banale, et pour ainsi dire publique, de la femme qui ne s'appartient pas.

Elle a voulu, pour boire à table, avoir un litre, et ne boit qu'au litre,
parce que cela lui rappelle son enfance, où elle allait tirer le vin au
tonneau.

Elle a par moments des absences, qui ressemblent à l'endormement d'un
paysan conduisant une charrette, les yeux ouverts.

Elle dort beaucoup le jour et la nuit. Dans la soirée, à la première
chandelle qu'elle voit allumée, il faut qu'elle se couche, disant: «Si
j'étais riche, j'apprendrais à ne pas dormir le soir!» Elle fait des
siestes de «bestiau», pendant les chauds midis. Par exemple, le petit jour
l'éveille et la voit trôlant dans sa chambre ou cousant dans son lit.

Est-elle par hasard dehors, la nuit venue, elle vous dit de cligner des
yeux, pour voir, dans la lune, «Judas avec son panier de choux».

Elle monte, en promenade, sur les cerisiers, pille les petits pois crus;
sa seule passion est la salade.

En parlant, elle s'adresse de l'oeil à la domestique qui sert. Elle va
toujours à l'inférieur, et glisse toute la journée à la cuisine, tout en
étant très sensible à quelqu'un de noble, à du papier armorié, etc., etc.
Au théâtre, elle croit que les grands acteurs sont ceux qui jouent les
Rois.

Toujours de bonne humeur, sans nulle susceptibilité, elle a seulement, par
les temps lourds et orageux, le grognement d'un enfant qui a envie de
dormir.

L'homme ne lui tient pas compagnie, il lui faut, ainsi qu'à toute femme
qui a passé par la communauté féminine, la société de créatures de son
sexe.

Elle est insexuelle. Elle ne s'adresse par rien aux sens de l'homme.
Autour d'elle pas la moindre molécule de volupté. Dans sa bouche hardie et
libre, jamais aucune allusion aux choses d'amour. Rien du manège coquet,
excitant de la femme. Il semble qu'en sortant de la chambre de son amant,
elle y laisse son sexe comme un outil de travail.

Nulle pudeur. Elle urine debout à la façon les animaux, et devant vous.

Elle m'a conté son histoire. Elle est du Morvan, près de Château-Chinon.

Une enfance de petite paysanne pillarde et voleuse. Ses parents la
croyaient possédée. Pour se punir elle-même, quand elle avait fait quelque
chose de mal, elle allait embrasser les latrines... puis recommençait...

Vers les douze ans, elle tombe en puissance d'une tireuse de cartes du
pays, une ci-devant vivandière, parcourant le Morvan, en quêtant avec une
besace et un panier. Alors la petite dévalise ses parents pour se faire
dire la bonne aventure. Lard, salé, farine, tout y passe. Elle se rappelle
avoir donné une fois quinze livres de lard pour obtenir le grand jeu, et
la sorcière lui prédit qu'elle aurait sept enfants, qu'elle irait sept
fois à Paris, et qu'elle mourrait à trente ans. Mais le vol des quinze
livres de lard se découvrait, et elle recevait pour tous ses vols une
fessée aux orties, qui lui couvrait le derrière de _camboules_.

Puis à quelques années de là, la voilà dans une petite ville, au comptoir
d'un café, où venaient tous les gens du Tribunal. Le procureur du roi
l'enlève, l'amène à Autun dans un hôtel, et l'y enferme sous clef, avec un
domestique à sa porte, pendant ses absences. Mais un beau jour, à ce
qu'elle raconte, elle dévisse avec un couteau la serrure de sa chambre, et
file avec 800 francs, à Paris, où elle arrive si neuve, que le cocher qui
l'amène à l'hôtel, lui demandant un pourboire, elle le remercie en lui
disant: «Merci, je n'ai pas soif!»

       *       *       *       *       *

_20 juin_--Nous faisons notre rentrée à Paris par le dîner Magny, ce dîner
dont l'INDÉPENDANCE BELGE a parlé l'autre jour, ainsi qu'on parlerait des
soupers du baron d'Holbach.

Taine proclamant qu'il y a dans About, du Marivaux et du Beaumarchais,
quelqu'un lui crie: «About, non, il descend de Voltaire... par Gaudissart!»

Renan est très monté, très parleur ce soir. Il se déchaîne contre la
poésie vide des Chinois, des Orientaux... A son appui vient Berthelot, un
fort chimiste, un monsieur qui décompose et recompose les corps simples,
une espèce de bon Dieu en chambre, quoi!... Mais déjà il n'est plus
question de Hugo, c'est Henri Heine qui est sur le tapis. On le voit bien
à la figure de Sainte-Beuve. Gautier chante l'éloge physique du poète
allemand, et dit que, tout jeune, il était beau comme la beauté même, avec
un nez un peu juif: «C'était, voyez-vous, Apollon, mélangé de
Méphistophélès!--Vraiment, dit avec colère Sainte-Beuve, je m'étonne de
vous entendre parler de cet homme-là. Un misérable qui prenait tout ce
qu'il savait de vous, pour le mettre dans les gazettes... qui a déchiré
tous ses amis.

--Pardon, lui dit tranquillement Gautier, moi j'ai été son ami intime, et
j'ai toujours eu à m'en louer. Il n'a jamais dit de mal que des gens dont
il n'estimait pas le talent...»

       *       *       *       *       *

_Juin_--Notre oncle de Courmont nous raconte aujourd'hui son enfance.
C'est d'abord dans le lointain, le lointain, le souvenir de l'hôtel de la
rue d'Artois, où lors de la guillotinade de son père, il y eut une visite
de deux commissaires, pendant laquelle il resta, une demi-journée,
emprisonné avec son frère et sa mère, entre les feuilles d'un grand
paravent, posé dans l'antichambre.

Il avait à peu près cinq ans. Alors, croit-il se rappeler, on le mettait
en pension chez M. Hix, rue Meslay, vers la fin de l'année 1794. C'était
le temps de la disette, et on coupait aux pauvres enfants des lichettes de
pain insuffisantes. Le petit affamé se faufilait sous la table de la
cuisine, et les mains lui démangeant, il restait, des quarts d'heure, à
regarder les pommes de terre montant à la surface, dans le bouillonnement
d'une grande marmite.

Il souffrait là, et c'était là sa double plainte à sa mère, quand, par
hasard, elle venait le voir; il souffrait de mourir de faim et de coucher
à la cave: la rue étant en contre-bas.

Dans cette pension, il était blessé par un petit démocrate en sabots, et
on le rapportait à la maison dans une couverture.

On le remettait en pension à Lagny, tout près de leur propriété de
Pomponne, alors sous le séquestre. Et le fermier de la propriété apportait,
tous les mois, à la pension, le blé, pour le pain des deux enfants,
encore très parcimonieusement nourris.

La pension, vendue à une ancienne religieuse et devenue un pensionnat de
demoiselles, il était placé avec son jeune frère, rue Popincourt, chez
Planche. Toujours la faim, et les grands volant les pains, la nuit, au
moyen de fausses clefs.

Et pour toutes visites, les visites de la vieille Reine, la nourrice de sa
mère, venant tous les quinze jours et leur apportant à chacun, une brioche
de deux sous, un décime de la République à partager entre eux deux,--et
leur coupant les ongles.

       *       *       *       *       *

--M. André, le banquier, avait calculé qu'une rose poussée chez lui,
revenait à six francs, un radis à vingt sous.

       *       *       *       *       *

_5 juillet_--Rue Saint-Guillaume, au fond de l'île Saint-Louis, ce
quartier demeuré du vieux Paris, nous montons les trois étages d'une
antique maison, à rampe de bois, quelque logis d'ancien parlementaire.

Dans une grande chambre, qui a deux fenêtres au midi, nous trouvons un
vieillard à la tête spirituelle, rappelant le fin et bienveillant profil
de Condorcet, gravé par Saint-Aubin. C'est M. Valferdin. Il est là, au
milieu de tous les accessoires de sa vie, entre ses baromètres et ses
Fragonard, souffrant, malade, asthmatique, sur le bord de la mort, et
retrouvant un peu de force et un souffle de voix, pour aller aux tableaux
où il nous mène, et les saluer d'un avant-dernier adieu d'admiration.

Au fond d'une alcôve est son lit, tout entouré, tout tapissé de bistres de
_Frago_, qui ont le premier regard du collectionneur s'éveillant, et même
souvent, pendant la fièvre des nuits, les longues contemplations de ses
insomnies, à la vague lueur d'une veilleuse.

Dans l'amateur, de temps en temps, le savant passe, et à propos de
l'équilibre du mouvement chez Fragonard, revient, sur ses lèvres, cette
définition de son peintre adoré: «C'est le peintre dynamique!»

       *       *       *       *       *

--Le commerce est l'art d'abuser du besoin ou du désir, que quelqu'un a de
quelque chose.

       *       *       *       *       *

_10 juillet_--Au bord de la mer. Si on me donnait à choisir entre devenir
dresseur de chiens savants, mari d'une danseuse ou père d'enfants
pianistes, je demanderais à réfléchir.

       *       *       *       *       *

_19 juillet_--Ce soir, le soleil ressemble à un pain à cacheter cerise,
sur un ciel, sur une mer gris perle. Dans leurs impressions en couleur,
les Japonais seuls, ont osé ces étranges effets de nature.

--L'existence au bord de la mer pour les maris, est ce qu'est un jour de
garde pour les boutiquiers de Paris. Le casino leur permet la vie de café,
les cartes, le petit verre. Le soir dans le grand salon, dont les baies
vitrées donnent sur les parties d'écarté, on voit les épouses de ces
messieurs, le visage collé à la vitre, les regarder et les attendre, à la
fois nerveuses et résignées.

       *       *       *       *       *

_27 juillet_--Au-dessous d'un petit chapeau rond, un diadème de plumes de
paon, où le vert bleu se mélange avec l'or vert-de-grisé, au-dessous de
cet arc-en-ciel de plumage, une tête de jolie blonde cruelle à la
diaphanéité rosée; avec une cravate de dentelle lâchement attachée au cou
et sur les épaules, un vestinquin blanc aux soutaches bleues. C'est Mlle
D---- la fille du peintre...

Toutes les têtes de femmes sont à demi masquées par un petit voile de
dentelle noire, étroit comme un loup, et finissant au sourire qu'il semble
chatouiller, en laissant le haut du visage dans une pénombre mystérieuse.

Et partout des robes troussées et relevées en plis rocaille, qui font les
jupes courtes, et laissent voir les fines attaches des jambes... Et ce
sont encore de longues cannes blanches à la Tronchin, de lourds colliers
d'ambre, de grosses boucles d'oreilles, comme en portent les femmes de la
Halle, de petits chapeaux d'hommes, des manteaux rouges, des bottines
jaunes à grelots, et toute la bigarrure et toute la fantaisie des étoffes
écossaises et pyrénéennes, et sur ce carnaval de costumes du matin, la
dominante du rouge et du blanc, tachant si joliment la plage blonde, la
mer verte, le ciel bleu.

Quel merveilleux tableau pour un vrai peintre de la vie élégante, si le
XIXe siècle en avait un!

       *       *       *       *       *

--En littérature on ne fait bien que ce qu'on a vu ou souffert.

       *       *       *       *       *

_Juillet_--Le cidre une boisson qui fait rentrer en soi, qui rend sérieux,
ferme et solide, qui fait la tête froide et le raisonnement sec, une
boisson qui ne grise que la dialectique des intérêts. Après de la bière,
on écrirait un traité sur Hegel; après du champagne, on dirait des
sottises; après du bourgogne, on en ferait;--après du cidre, on rédigerait
un bail.

       *       *       *       *       *

--Un livre n'est jamais un chef-d'oeuvre, il le devient. Le génie est le
talent d'un homme mort.

       *       *       *       *       *

_7 août_--Ce soir il y avait bal au Casino. Elle avait mis un corsage
décolleté, au décolletage qui montre le tendre entre-deux des seins.

Nous sommes sortis ensemble. Elle était moitié heureuse de sa toilette,
comme un enfant, moitié confuse, comme une personne qui se sentirait à peu
près nue. Elle cherchait, de sa main libre, à fermer une petite veste
qu'elle portait par-dessus, à empêcher de trop voir dessous, sans
toutefois la fermer tout à fait. En passant dans la rue, elle a hélé une
de ses amies, assise à une fenêtre du rez-de-chaussée, et lui a demandé
une épingle, en disant, tout bas: «C'est gênant de montrer sa peau dans la
rue!»

Au salon, nous avons pris une tasse de café, et pendant ce, je ne sais
comment, l'épingle s'est défaite. Elle avait un corsage blanc avec des
agréments bleus. Une gorgerette en batiste, sous laquelle passait le rosé
de sa peau, resserrait encore le peu de chair vivante, montrée aux yeux.
Un collier en filigrane d'or, la coupait deux ou trois fois, cette chair,
--suspendu sur le sinus de sa gorge... Entre ses deux seins, elle avait
placé un oeillet rose, à filets pourpre, qui faisait ressortir la
blancheur lactée de sa peau, et donnait à l'oeillet, l'apparence d'une
fleur artificielle.

Et elle sentait l'odeur de l'oeillet, en baissant la tête, et en faisant
plus creux, le creux de sa gorge. Puis, de temps en temps, elle avait de
ces lents errements de main, qui, tour à tour, montraient et cachaient,
sous le carmin du bout de ses doigts, le blanc mat de sa peau.

Un moment elle a tiré l'oeillet de sa poitrine, l'a longuement senti de
ses narines ouvertes, puis me l'a passé, comme une chose qu'elle aurait
presque baisée, et m'a dit: «Sentez, j'adore cette odeur. Dans le temps où
je faisais des fleurs artificielles, vous savez, pour les églises, je
mettais toujours un clou de girofle dans mes oeillets!»

C'est étonnant comme nous, les hommes, même quand nous ne voulons, ne
désirons rien d'une femme, nous sommes heureux cependant que l'amitié de
cette femme ressemble parfois à de l'amour.

Le soir, elle a été très tendre pour son mari, elle a eu pour lui des
caresses, de petits tapotements, que je ne lui avais jamais vu faire en
public.

       *       *       *       *       *

_26 juillet_--Le ciel, cette nuit, est d'un bleu sourd, qui se perd à
l'horizon dans une bande orangée, se dégradant en une pâleur verdissante.
Sur cette pâleur s'étale déchiquetée, une frise de petits nuages noirs,
qui ressemblent à des découpures de chimères chinoises dans de l'ébène.

       *       *       *       *       *

_21 août_--Une singulière figure que cet abbé Migne, ce manufacturier de
bouquins catholiques. Il a monté, à Vaugirard, une imprimerie toute pleine
de prêtres interdits, de sacripants défroqués, de Trompe-la-mort, en
rupture de grâce, qui, à la vue d'un commissaire de police, s'effarouchent
vers la porte. Il est forcé de leur crier: «Que personne ne bouge! Cela ne
vous regarde pas, c'est pour une affaire de contrefaçon.»

Il sort de cet imprimerie des encyclopédies orthodoxes, des collections de
Pères de l'Église, en cent volumes. Et le commerce de l'abbé se double
d'un autre. Il se fait payer par les curés une partie de ses livres en
bons de messe, contresignés par l'évêque, bons qui lui reviennent, l'un
dans l'autre, à huit sous, et il les revend quarante en Belgique, où le
clergé ne peut suffire à toutes les fondations de messe, laissées par la
domination espagnole.

       *       *       *       *       *

_22 août_--Bizarres créatures que ces femmes russes. Tout est caprice et
folie en elles, jusqu'à l'estomac. Des citrons, des tomates, de l'absinthe,
du laudanum, c'était l'alimentation de la princesse Narichine, et la
duchesse de M---- ne se nourrit que de salade et de bonbons, éprouve des
maux de coeur devant le bouillon et la viande, et à ses dernières couches,
on n'a pu la faire revenir d'une syncope qu'au moyen d'une bouteille de
rhum.

       *       *       *       *       *

--Peindre dans un roman la blessure que fait à un homme amoureux, la danse
de la femme qu'il aime, et plus que la danse et son enlacement, la
transfiguration presque _courtisanesque_, que la sauterie apporte à cette
femme, soudainement sortie de son humeur raisonnable, de son caractère
tranquille, du sage apaisement de son honnête personne.

       *       *       *       *       *

_1er septembre_--On me racontait ceci: Eugène Sue, vieux, fini, usé,
faisait en Savoie la cour à Mme de Solms. C'était le soir. La lune le
frappa tout à coup en pleine figure, et cette lumière décomposant toute la
chimie des teintures de son masque de beau, fit apparaître le dessous
effrayant, pour ainsi dire, le cadavre, de son visage.

       *       *       *       *       *

--Il est peu de douleurs, si grandes qu'elles soient, qui ne soient que
douleur; et j'ai vu peu de larmes derrière les morts, qui ne fussent
salies d'un intérêt ou d'une vanité.

       *       *       *       *       *

_2 septembre_--Quand Sainte-Beuve est fatigué, et qu'il se dispose à
dormir dans la journée, il donne cette consigne à Mme Dufour: «Si le pape
venait, vous lui diriez que je n'y suis pas, et si ma pauvre mère revenait,
vous lui diriez d'attendre!»

Sainte-Beuve nous raconte cette anecdote sur Musset. Véron demande à
Musset un feuilleton pour le CONSTITUTIONNEL. Musset dit qu'il a en tête
une fantaisie et qu'il voudrait 4,000 francs. Véron consent à les lui
donner, et les lui remet un matin. Le soir il va dîner chez Véry. Il voit
fleurir les escaliers des plus belles fleurs. Il demande qui donne cette
fête. Le garçon lui répond: «C'est M. de Musset,» avec un visage tout
émerillonné. Il monte voir.

C'était tout un lupanar, auquel le chantre de ROLLA payait une fête de 4,
000 francs. Et quand les femmes arrivèrent, le poète était si saoul, qu'il
ne put pas même jouir de son orgie.

       *       *       *       *       *

--Ce soir, sur le coup de minuit, en passant sur le boulevard, j'attrape
ce mot d'un homme à une femme: «Adieu, mon jus d'ananas!»

       *       *       *       *       *

--On s'étonne, en lisant l'HISTOIRE AUGUSTE, que les notions du bien, du
mal, du juste et de l'injuste aient pu survivre aux Césars, et que les
Empereurs romains n'aient pas tué la conscience humaine.

       *       *       *       *       *

_13 septembre_--Voir des hommes, des femmes, des salons, des rues.
Toujours étudier la vie des êtres et des choses--loin de l'imprimé: c'est
la lecture de l'écrivain moderne.

       *       *       *       *       *

_Septembre_.--Le défectueux de l'imagination, c'est que ses créations sont
rigoureusement logiques. La vérité ne l'est pas. Ainsi, je viens de lire
dans un roman, la description d'un salon religieux: tout s'y tient, tout
s'y suit, depuis le portrait gravé du comte de Chambord jusqu'à la
photographie du pape. Eh bien! je me rappelle avoir vu, dans le décor
sacro-saint du salon du comte de Montalembert, un portrait de religieuse,
qui était le costume de comédie d'une de ses parentes, jouant dans une
pièce du XVIIIe siècle. Voici l'imprévu, le décousu, l'illogique du vrai.

       *       *       *       *       *

_Fin septembre_.--Au milieu de la préoccupation de notre GERMINIE
LACERTEUX, du congestionnement du dernier travail, j'ai rêvé que j'allais
faire une visite à Balzac, qui était vivant dans une vague banlieue, en
une habitation ressemblant, moitié au chalet de Janin, moitié à une villa
que j'ai vue, je ne sais plus où.

Il me semblait qu'il y avait eu une grande bataille aux environs, et la
maison de Balzac était quelque chose comme le quartier général. Cela
m'était dit non par la vue de soldats, mais par ces révélations qu'on tire
du fond de soi-même dans les rêves. Toutefois, je me rappelle que j'avais
aperçu des faisceaux d'armes dans la cour, et qu'il y avait, dans la pièce
où j'attendais, étendues par terre, des cartes militaires.

Balzac arrivait avec la taille massive et la figure monacale de ses
portraits. Il portait le costume d'un aumônier d'armée en campagne. Je
savais ne l'avoir jamais vu, et il me recevait comme une connaissance. Je
lui racontai mon roman, et remarquai chez lui un grand dégoût, quand je
l'entretenais d'hystérie...

Puis tout à coup, brusquement, comme cela a lieu dans les songes,
j'oubliai ce qui m'amenait, et je lui parlai de ses livres, l'interrogeant
sur ce qu'il faisait alors. Dans mon rêve, il était sourd. J'étais obligé
de lui crier aux oreilles, et comme les sourds, il parlait si bas, si bas,
que je n'entendais qu'une partie de ses réponses. Je lui demandais, si ses
romans militaires étaient terminés? Il me fit un signe de tête négatif,
ajoutant: «Non, non... ah! mon gaillard, je sais à quoi vous faites
allusion!» Et je compris qu'il parlait des maisons de prostitution de la
route de Vincennes: «Eh bien! je les ai vues... mais je n'y ai pas vécu,
je n'y ai pas vécu!» reprit-il tristement.

Ici une lacune semblable au texte de Pétrone dans le SATYRICON.

Et Balzac disait encore: «Ah! c'est dommage, l'autre jour, Henri Heine, le
fameux Heine, le puissant Heine, le grand Heine est venu. Il a voulu
monter, sans se faire annoncer. Moi, vous savez, je ne suis pas au premier
venu, mais quand j'ai su que c'était lui, toute ma journée, il l'a eue...
Si j'avais su votre adresse, je vous aurais écrit, c'est bien malheureux
que je n'aie pas su votre adresse!»

       *       *       *       *       *

--Ne dirait-on pas qu'en mangeant une banane, on mange mieux qu'un fruit?
Comme tout, depuis l'attache du fruit jusqu'à l'enveloppe, charme l'oeil!
Dieu ne me semble avoir fait à la main, et avec un caprice d'artiste, que
les arbres d'Orient. Toute notre pauvre et régulière végétation d'Europe,
me paraît fabriquée à la mécanique, dans une prison.

       *       *       *       *       *

_1er octobre_--Il y a toujours je ne sais quoi de bas et de faux dans les
enfants, qui ne sont pas les fils de leurs pères. On dirait que le
mensonge, dont leur mère a été obligée d'envelopper sa faute, leur est
descendu dans l'âme.

       *       *       *       *       *

_2 octobre_--Au passage Mirès, je regarde un éventail en dentelle, qui
représente, sur cette toile d'araignée, des colombes becquetant des
tulipes: un éventail à la monture de nacre, légère comme la dentelle. Cet
éventail m'a révélé tout à coup le procédé pour faire un roman qui me
tracassait depuis longtemps: le roman d'amour distingué de la femme _comme
il faut_.

J'ai pensé, en voyant cet éventail, à faire une collection de toutes les
élégances matérielles, morales, sentimentales de la femme d'aujourd'hui,
et la collection faite, de bâtir mon roman idéal avec le dessus du panier
des réalités _chic_.

       *       *       *       *       *

--Maintenant que le haut du pavé appartient aux gniafs, aux pignoufs, à
des canuts de Lyon devenus millionnaires, à des grands coulissiers de la
coulisse, les choses n'ont plus besoin d'être fines, d'être délicates,
d'être exquises, il ne leur faut plus que l'apparence de la richesse et de
la cherté. Voilà l'explication de l'exécrable nourriture, à l'heure
présente, des grands restaurants de ce temps.

       *       *       *       *       *

--Quelqu'un me racontait, qu'une de ses parentes ayant été nommée dame
d'honneur d'une princesse, sous Louis XVI, le jour où elle entra en charge,
la dame d'honneur qu'elle remplaçait, lui demanda si elle avait fait _sa
toilette_, et sur son étonnement, lui révéla le secret du mot. Toute dame
tenue à un service de cour, prenait, avant de le commencer, un, deux,
trois lavements, tant qu'il en fallait enfin, pour n'être plus distraite
de son service, de toute la journée.

       *       *       *       *       *

_12 octobre_--Nous lisons aujourd'hui, quelques chapitres de notre
GERMINIE LACERTEUX à l'éditeur Charpentier.

A l'endroit où Germinie raconte qu'en arrivant à Paris, elle était
couverte de poux, Charpentier nous dit qu'il faudra mettre «de vermine»
pour le public... Au diable ce public, auquel il faut cacher le vrai et le
cru de tout! Quelle petite-maîtresse est-il donc, et quel droit a-t-il à
ce que le roman lui mente toujours... lui voile éternellement tout le laid
de la vie?

       *       *       *       *       *

_13 octobre_--C'est maintenant la manie de Gavarni de visiter de grandes
propriétés, qu'il rêve d'acheter avec la vente de son terrain d'Auteuil;
oui, des châteaux avec des communs, des écuries, des grands salons, des
petits salons, enfin des habitations avec plus de fenêtres à la façade,
que n'en pourraient ouvrir et fermer les deux vieilles femmes qui le
servent.

Donc ç'a été, pendant tout l'été, des courses de toute la journée,
cahotées dans de mauvais fiacres sur les chemins de la banlieue, en
compagnie de la dévouée Mlle Aimée, mourante de la poitrine, cette longue
et maigre fille à l'éternelle robe noire: couple de moribonds s'appuyant
l'un sur l'autre, et que les concierges voyaient, avec une curiosité
étonnée, s'essouffler à monter des escaliers, pour visiter, haletants tous
les deux, les maisons à vendre.

Un moment il a été sur le point d'acquérir la magnifique propriété de
Tamburini, au Bas-Meudon; aujourd'hui il nous emmène voir le Montalais, la
propriété du maréchal Saint-Arnaud, qu'il a envie d'acheter.

Nous l'avons ce vieil ami devant nous, dans la voiture, et nous sommes
péniblement remués et frappés au coeur, par sa faiblesse, l'abandon de son
corps voûté, les quintes de sa petite toux de gorge qui ne cesse pas, la
souffrance qui traverse visiblement l'expression de sa figure,
l'absorption qui la fait muette, enfin tout cet aspect navrant d'un homme
qui s'en va. Il nous apparaît, pour la première fois, comme quelqu'un vers
lequel nous voyons s'approcher la mort, et nos yeux s'attachent
involontairement à lui, comme à une personne aimée qu'on va perdre et dont
on veut garder le souvenir.

Nous contemplons ce visage fouetté aux pommettes, la lumière fiévreuse du
gris de son oeil, rayé de filets de sang, cette tête forte, fruste,
puissante, pour ainsi dire taillée dans la chair à grands coups
d'ébauchoir, s'éclairant, par instants, d'un sourire resté jeune,--d'un
sourire qui a, à la fois, de la bonhomie du paysan et de la câlinerie
d'une femme.

Arrivé au Montalais, il s'essaye à marcher un peu dans le parc, qui se
trouve être une montée presque à pic, coupée par des allées pour les
chèvres. Il gravit encore avec un effort infini le grand escalier, au
milieu duquel, s'arrêtant las, il nous charge de parcourir les étages
supérieurs, et de les lui _raconter_.

Remonté péniblement dans le fiacre, comme nous lui demandons ses
impressions, il nous fait signe qu'il ne peut parler avec une main
exsangue, aux ongles encore jaunes de ses habitudes passées de fumeur de
cigarettes.

       *       *       *       *       *

_16 octobre_.--Croissy. Le parc à neuf heures du soir.

Une allée de haute futaie paraissant emplie d'une lumière électrique, vue
à travers un globe dépoli, une lumière vaporeuse et diffuse, effaçant le
vert des feuilles, et les baignant dans un fluide pâle et miroitant,
semblable à l'eau d'un fleuve qui roule du gaz noyé.--Sur les grands
arbres obscurs, çà et là, des bouquets de feuilles ayant, comme les
frottis de rousse verdure, faits par le pinceau de Watteau, et dans les
petits taillis, tout noirs, un rayon sautillant en maigres zigzagures,
coulant sur le revers d'un fossé, s'enfouissant comme une luciole dans une
touffe d'herbe.--Près de l'étang, des silhouettes d'arbres, qu'on semble
entrevoir à travers la buée d'un carreau.--Comme bruit, rien que la course
trotte-menue d'un lapin attardé dans la broussaille, et à toute minute, le
bruit de la chute d'une feuille, détachée par l'automne, et qui touche la
terre, avec quelque chose du frôlement du pas d'une ombre.--Un silence,
mais un silence pourtant vivant par l'insensible _friselis_ des feuilles
au haut des arbres, par la sorte de respiration à l'haleine humide, des
fourrés endormis.--Des allées sous bois, aux grands espaliers ténébreux,
avec d'étroites zébrures de jour sur le chemin, et fermées par une arcade
d'ombre, ayant tout au fond, une petite porte de lumière.--Au loin les
prairies apparaissant avec le vert incolore, qu'y met la nuit, et tachées
des grandes ombres couchées et sommeillantes des chênes de la lisière du
bois.--La lune dans le ciel: un diamant dans un lait d'opale.--Une nature
couleur de rêve... Le paysage élyséen d'un promenoir d'âmes... Puis, par
instants, le ciel se voilant, et le bois devenant d'ébène sous un ciel
d'étain...

Assis sur un banc, nous avons passé une heure de pénétrante volupté, à
jouir de cette nuitée du bois.

       *       *       *       *       *

_23 octobre_--Je retire ceci, comme trop vrai, de mon manuscrit de
GERMINIE LACERTEUX, lors de ses couches à la Bourbe.

«Auprès de la cheminée, deux jeunes élèves sages-femmes causaient à
demi-voix. Germinie écouta, et avec l'acuité des sens des malades,
entendit tout. L'une des élèves disait à l'autre:

«Cette malheureuse naine! Sais-tu de qui elle était grosse? de l'hercule
de la baraque, où on la montrait!

Juge... Nous étions là toutes dans l'amphithéâtre... Il y avait un monde
fou... des étudiants en masse... On avait bouché le jour des fenêtres...
C'était éclairé par un réflecteur pour mieux voir... Des matelas avaient
été posés en largeur sur la table de l'amphithéâtre... On faisait une
grande place sur laquelle le réflecteur donnait... Auprès une table, et
tous les instruments de chirurgie... Et puis à côté, de grandes terrines
avec des éponges, grosses comme la tête...

M. Dubois est entré, suivi de tout son état-major. Il était tout chose,
M. Dubois... Alors, voici un paquet qu'on apporte comme un paquet de linge,
et qu'on pose sur les matelas: c'était la naine... Ah! l'affreuse
créature... Figure-toi une vilaine tête d'homme brun sur un énorme corps
tout blanc: ça avait l'air de ces grosses araignées, tu sais d'automne...

M. Dubois l'a un peu exhortée.... Elle n'avait pas l'air de comprendre...
Et puis il a tiré de sa poche, deux ou trois morceaux de sucre, qu'il a
posés, à côté d'elle, sur le matelas.

Alors on a jeté une serviette sur sa tête, pour qu'elle ne se voie pas,
pendant que deux internes lui tenaient les bras, et lui parlaient... M.
Dubois a pris un scalpel, il lui a fait, comme ça, une raie sur tout le
ventre, du nombril en bas... la peau tendue s'est divisée...On a vu les
aponévroses bleues comme chez les lapins, qu'on dépiaute. Il a donné un
second coup qui a coupé les chairs... le ventre est devenu tout rouge...
un troisième... A ce moment, ma chère, ont disparu les mains à M.
Dubois... Il farfouillait là dedans... Il a retiré l'enfant... Alors...
Ah! tiens, ça c'était plus horrible que tout... j'ai fermé les yeux... on
lui a mis les grosses éponges... elles entraient toutes, toutes... On ne
les voyait plus!.. Et puis, quand on les retirait, c'était comme un
poisson qu'on vide... un trou, ma chère.

Enfin on l'a recousue, on a noué tout cela avec du fil et des épingles...
Ça ne fait rien, je t'assure que je vivrais cent ans, je n'oublierai pas
ce que c'est qu'une opération césarienne.

--Et comment va-t-elle, cette pauvre diablesse, ce soir? demanda l'autre.

--Pas mal... Mais tu verras, elle n'aura pas plus de chance que les
autres... Dans deux ou trois jours, le tétanos va la prendre... On lui
desserrera les dents, pour commencer, avec une lame de couteau... et puis
il faudra les lui casser, pour la faire boire.»

       *       *       *       *       *

--Mon Dieu, que cette figure de Mme Récamier m'ennuie! Elle m'apparaît
comme la Madone de la conversation.

       *       *       *       *       *

--En ce siècle, on a fait de tout, un moyen d'arriver, un moyen d'arriver
de la philanthropie, un moyen d'arriver de l'horticulture, un moyen
d'arriver du canotage, etc., etc.

Aujourd'hui je lis dans un journal, la fondation d'un jury pour la
dégustation des huîtres. Croyez-vous que le candidat sollicite cette
fonction simplement pour l'honneur d'un diplôme de gourmet ou de
fine-gueule? Non, c'est pour, dans un temps donné, se caser en quelque
coin de l'État, ou tout au moins être décoré.

       *       *       *       *       *

_23 octobre_--Nous avons eu, ce soir, la curiosité d'entrer dans cette
cave, que notre oncle de Courmont loue 8,000 francs: le CAFÉ DES AVEUGLES,
un des derniers débris du Palais-Royal et du vieux Plaisir de Paris.

Un caveau bas et étouffant à deux arceaux, où il me semble voir, en
bonnets et en casquettes, une population plus vieille de cinquante ans,
que celle qui marche sur notre tête. C'est du peuple qui semble avoir
appris, tout à l'heure, la victoire d'Austerlitz... Il y a là, le dernier
sauvage, sous son diadème de plume, un tapeur de grosse caisse nostalgique,
aux paupières lourdes et lassées, exécutant sa musique avec une sorte de
suprême indifférence mélancolique. Les aveugles jeunes et vieux, sous le
gaz qui leur frappe en plein le crâne, de grandes ombres noires emplissant
le creux de leurs yeux, jouent automatiquement quelque chose de criard et
de plaintif, comme s'ils pleuraient le soleil.

       *       *       *       *       *

_24 octobre_--Le roman depuis Balzac n'a plus rien de commun avec ce que
nos pères entendaient par roman. Le roman actuel se fait avec des
_documents_ racontés, ou relevés d'après nature, comme l'histoire se fait
avec des documents écrits.

Les historiens sont des raconteurs du passé, les romanciers des raconteurs
du présent.

       *       *       *       *       *

_25 octobre_--Tous ces jours-ci de l'ennui, du gris dans l'âme, un dégoût
des choses et des gens, un découragement de la volonté, un malaise de la
vie. Après un livre, il y a comme un retrait, un reflux de l'activité de
penser et d'agir. On est, comme si on avait jeté en avant de soi, de son
âme et de sa cervelle. C'est un peu l'affaissement, la déperdition,--qui
doit suivre l'accomplissement d'un crime.

Et puis, plus nous allons, plus nous trouvons insupportable et
désespérante la platitude de la vie. Les embêtements bêtes s'y succèdent
régulièrement, niaisement, bourgeoisement; les chagrins, les blessures
même de l'existence n'ont pas de surprise. Le matin vous mène au soir sans
de l'imprévu. On se demande pourquoi on continue à être et à quoi sert le
lendemain.

Tout nous blesse, tout nous taquine les nerfs: ce que nous voyons, ce que
nous lisons, ce que nous entendons. Il y a eu le monde des _sots_ au moyen
âge, il nous semble vivre dans le monde des gogos et des abonnés... Il
nous faudrait, pour nous distraire, je ne sais quel grand sens dessus
dessous... que le monde dansât quelques jours sur la tête...

Avec cela une vue nette de cette carrière ingrate, abominable et adorée,
les lettres: cette carrière qui vous fait souffrir, comme une maîtresse,
qui se donnerait à des domestiques.

       *       *       *       *       *

--La misère ne fait pas les amers désolés. Elle casse un ressort; elle
brise l'indépendance; elle domestique au lieu de rébellionner.

       *       *       *       *       *

--Ni la vertu, ni l'honneur, ni la pureté, ne peuvent empêcher une femme
d'être femme, d'avoir, renfermées en elle, les fantaisies et les
tentations de son sexe.

       *       *       *       *       *

Une jeune personne disait devant moi: «On n'est heureux que quand on dort
ou que lorsqu'on danse.»

       *       *       *       *       *

_29 octobre_--La Comerie... Aujourd'hui, l'horizon à midi, un brouillard
crépusculaire et un incessant croassement de corbeaux, enfermant le
paysage dans le noir d'un deuil.

On cause des soeurs qui soignent les malades, de celle qui vient de
quitter la maison, après avoir fermé les yeux de M. Lefebvre... Cette
soeur donnait de féroces détails sur l'ensevelissement à Paris, où se
montrent tous les cynismes et toutes les avarices de la richesse,
racontant qu'elle avait vu, de ses yeux, ensevelir un fils de grande
famille, dans un vieux costume de pierrot.

       *       *       *       *       *

_5 novembre_--Le charme des livres de Michelet, c'est qu'ils ont l'air de
livres écrits à la main. Ils n'ont pas la banalité, l'impersonnalité de
l'imprimé; ils sont comme l'autographe d'une pensée.

       *       *       *       *       *

_12 novembre_--Nous avons hâte d'en finir avec les épreuves de GERMINIE
LACERTEUX.

Revivre ce roman nous met dans un état de nervosité et de tristesse. C'est
comme si nous _réenterrions_ cette morte... Oh! c'est bien un douloureux
livre sorti de nos entrailles... Même matériellement nous ne pouvons plus
le corriger, nous ne voyons plus ce que nous avons écrit: les choses du
bouquin et leur horreur, nous cachent les fautes et les coquilles.

       *       *       *       *       *

_Fin novembre_--On me parle aujourd'hui d'un homme sortant de Mazas, après
une longue incarcération, et qui ne voulut pas se coucher, lorsque la nuit
fut venue, ayant la peur de son petit appartement qui lui rappelait sa
cellule, et emmenant avec lui, en plein air, en plein champ, des femmes
qu'il fit promener avec lui, une partie de la nuit;--puis soudain, sans
raison, l'homme se mit à fondre en larmes, et demanda qu'on le laissât...
pour pleurer à son aise.

       *       *       *       *       *

_8 décembre_--Deux soeurs, deux créoles, me racontaient qu'en mer, aux
oiseaux lassés se reposant un moment sur le navire, elles s'amusaient à
attacher des lettres, une sorte de journal intime, adressé aux amis
inconnus, et qu'elles écrivaient sur la toile cirée de leurs broderies.

La fraîche imagination que ces pensées de jeunes filles courant le ciel et
l'espace, à la patte d'un oiseau!

       *       *       *       *       *

_12 décembre_--Pendant que j'étais en train de regarder les tableaux de
Tournemine, dans son atelier du Luxembourg, il nous disait que la couleur
de l'Orient, de l'Asie Mineure surtout, n'est pas un pétard comme l'a fait
Decamps, qu'il a été emporté par son tempérament, par sa _nature rageuse_.
Il a ajouté que dans l'Asie Mineure, pays de hautes montagnes et de
plaines inondées une partie de l'année, il existe un brouillard opalisé,
dans lequel les couleurs baignent et scintillent comme dans une
évaporation d'eau de perle, leur donnant l'harmonie la plus chatoyante...
Bref, une poétique palette des MILLE ET UN JOURS.

Il nous disait encore que, lorsque le fils du ministre de Turquie est pris
de nostalgie, il vient s'enfermer une journée chez lui, regarde ses
tableaux, prend une tasse de café fait à la mode des siens, dans une tasse
de son pays, et s'en va plein de son soleil et de sa patrie pour huit
jours.

       *       *       *       *       *

_Mercredi 14 décembre_--Dîner chez la princesse Mathilde.

A ce dîner assiste un capitaine d'état-major partant pour le Mexique,
demain matin. Ses effets sont emballés. Il dîne dans un uniforme qui a
fait campagne, un uniforme au glorieux ton d'or bruni par le plein air et
la poudre.

Il parle de l'armée mexicaine et conte spirituellement la manière dont
elle se recrute: «Avez-vous arrêté un assassin, dit-il, le juge vous
demande, si pour punition, vous ne donneriez pas votre agrément à ce qu'il
fût condamné à être soldat?» Il y a encore d'autres moyens d'avoir des
soldats au Mexique: celui qui réussit le mieux, c'est de faire de la
musique sur une place, puis fermer toutes les issues, et organiser une
_presse au lasso_. Ces moyens ne font pas des soldats bien attachés au
drapeau; loin de là, ils sont toujours prêts à passer pour le plus petit
avantage de l'autre côté, si bien que là-bas l'expression _déserter_
n'existe pas ou ne s'emploie jamais... et la peur du _passage_ à l'ennemi
est telle, qu'un moment Juarez était forcé de faire surveiller son
infanterie par sa cavalerie.

«Puis, ajoute-t-il, là-bas tout grade supérieur dans l'armée est regardé
comme une position à exploiter,» et il nous assure qu'au siège de Puebla,
«Ortéga vendait de la farine à notre armée...»

Au milieu de la causerie, Girardin entre dans le salon, tout rajeuni. Il
vient de faire recevoir aujourd'hui le SUPPLICE D'UNE FEMME à la
Comédie-Française, et le publiciste a des yeux de velours pour qui lui
parle de sa pièce, de la distribution des rôles.

       *       *       *       *       *

_14 décembre_--Une fable me rappelle toujours ces scènes d'animaux
empaillés: un duel de grenouilles, une guenon à sa toilette,--qui sont
chez les naturalistes.

       *       *       *       *       *

_25 décembre_--Au château de d'Osmoy...

A l'affût dans le parc. Les arbres roux, dans un ciel qui semble coloré de
la chaude fumée d'un incendie, et la lisière du bois regardant le couchant,
comme déchiquetée sur du feu, et toute gazouillante et toute
rossignolante du sautillant bonsoir des oiseaux au soleil.

Puis une série de changements mourants de nuances, une succession de
pâlissantes agonies de couleurs, parmi lesquelles les arbres passent du
ton cannelle au ton d'un dessin à la sanguine brûlée, pendant que dans
l'ombre de la nuit tombante, de rouge, le ciel devient peu à peu pâlement
et froidement blanc.

Une dernière fois, les oiseaux se mettent à chanter: une traînée de
piailleries qui s'allume, part, court tout le bord du bois, puis s'éteint.
Un dernier petit cri encore, et tout se tait.

Alors dans l'obscur brouillard de la brume c'est l'inconnu, le mystérieux,
le doute inquiétant des formes qui sombrent dans les ténèbres... Le
silence s'amasse. Des oiseaux de proie tombent avec leur vol étoupé sur
les branches des grands arbres, faisant le bruit de gros flocons de
neige... Le ciel n'a plus de jour ni de teinte, et sur cette plaque neutre,
les arbres dessinés, en leurs infinies ramures, se lèvent comme
d'immenses feuilles de Gorgone.

       *       *       *       *       *



ANNÉE 1865


_5 janvier_--Sainte-Beuve a vu une fois le premier Empereur. C'était à
Boulogne: il était en train de pisser. N'est-ce pas un peu dans cette
posture-là qu'il a vu et jugé depuis tous les grands hommes?

       *       *       *       *       *

--J'ai gardé pour cette femme, à peine entrevue, je ne sais quel désir
vague, et qui parfois me revient sur une note douce, et tendre. Des femmes
vous laissent, on ne sait pourquoi, comme une petite fleur dans les
pensées. Et je la regarde.

Peut-être est-ce ce qu'il y a de meilleur et de plus suave dans l'amour,
que ces yeux qui se cherchent et se trouvent, et s'isolent et se mêlent,
au milieu de tant de monde, seuls au monde, un moment... Et ce jeu est
surtout charmant, quand la femme est obligée de vous regarder, sans en
avoir l'air, vous jette un sourire sous sa lorgnette, met son manteau et
ses fourrures lentement, sur le bord de sa loge, et vous jette un regard,
gai, triste et doux.

Il y a des regards de femme, n'est-il pas vrai, qu'on ne changerait pas
contre toute la femme?

       *       *       *       *       *

_12 janvier_--Je pense que la meilleure éducation littéraire d'un écrivain,
serait, depuis sa sortie du collège jusqu'à 25 ou 30 ans, la rédaction
sans convention de ce qu'il verrait, de ce qu'il sentirait... rédaction
dans laquelle il s'efforcerait d'oublier le plus possible ses lectures.

En sortant du Ministère de la Guerre, où je viens de parcourir les
correspondances du maréchal de Noailles et de Louis XV, je fais cette
réflexion que la dignité humaine disparaît des monarchies avec les
aristocraties. Ça a l'air d'un paradoxe et ce n'en est pas un.

       *       *       *       *       *

--Il est bien rare qu'on se dévoue gratuitement à spiritualiser ses
semblables. On démêle presque toujours, au fond des théories du beau, du
bien, de l'idéal, l'aspiration à une place, à une chaire, à un bon
logement,--pour le théoricien.

       *       *       *       *       *

_13 janvier_--Chez Peters, j'entends mon voisin de table dire: «Il y a
trois choses supérieures au Mexique: le tabac, le café, la vérole.»

       *       *       *       *       *

--A l'ELDORADO... Une grande salle circulaire, aux deux rangs de loges,
salle plaquée d'or et de faux marbre, des lustres aveuglants de lumière,
un café noir de chapeaux d'hommes, entremêlés de quelques bonnets de
femmes de la barrière et de quelques képis d'enfants, et au fond un
théâtre.

Là-dessus un comique, en habit noir, a mimé quelque chose ressemblant à la
danse de Saint-Guy de l'idiotisme. La salle était enthousiasmée,
délirante...

Je ne sais, mais il me semble que nous approchons d'une révolution. Le
rire est si malsain, qu'il faudra un grand bouleversement, du sang pour
assainir jusqu'au comique.

       *       *       *       *       *

--... Que d'heures, il y a une dizaine d'années, que d'heures aux UFFIZI,
à regarder les Primitifs, à contempler ces femmes, ces longs cous, ces
fronts bombés d'innocence, ces yeux cernés de bistre, longuement et
étroitement fendus, ces regards d'ange et de serpent coulant sous les
paupières baissées, ces petits traits de tourment et de maigreur, ces
minceurs pointues du menton, ce roux ardent de cheveux où le pinceau
effile des lumières d'or, ces pâles couleurs de teints fleuris à l'ombre,
ces demi-teintes doucement ombrées de verdâtre et comme baignées d'une
transparence d'eau, ces mains fluettes et douloureuses où jouent des
lumières de cire: tout ce musée de virginales physionomies maladives, qui
montrent sous la naïveté d'un art la Nativité d'une Grâce.

S'abreuver de ces sourires, de ces regards, de ces langueurs, de ces
couleurs pieuses et faites pour peindre de l'idéal, c'était un charme qui
nous prenait tous les jours, et tous les jours, nous ramenait vers ces
robes bleues ou roses, ces robes de ciel.

Les grandes et parfaites peintures, les chefs-d'oeuvre mûrs n'enfoncent
pas en vous un si parfait souvenir de figures: seules, ces femmes peintes
des Primitifs s'attachent à vous comme la mémoire d'êtres rencontrés dans
la vie.

Elles vous reviennent ainsi qu'une tête de morte que vous auriez vue,
éclairée et dorée au matin, par la flamme mourante d'un cierge.

       *       *       *       *       *

_16 janvier_--Peu de gens connaissent ce grand bonheur de regarder des
dessins anciens, en fumant des cigares opiacés: c'est mêler le nuage de la
ligne au rêve de la fumée.

       *       *       *       *       *

_17 janvier_.--Notre GERMINIE LACERTEUX a paru hier.

Nous sommes honteux d'un certain état nerveux d'émotion. Se sentir
l'outrance morale que nous avons, et être trahis par des nerfs, par une
faiblesse maladive, une lâcheté du creux de l'estomac, une _chifferie_ du
corps. Ah! c'est bien malheureux de n'avoir pas une force physique
adéquate à sa force morale... Se dire qu'il est insensé d'avoir peur,
qu'une poursuite, même non arrêtée, est une plaisanterie; se dire encore
que le succès immédiat nous importe peu, que nous sommes sûrs d'avoir été
agrégés et _jumellés_ pour un but et un résultat, et que ce que nous
faisons, tôt ou tard sera reconnu... et pourtant passer par des
découragements, avoir les entrailles inquiètes: c'est la misère de nos
natures si fermes dans leurs audaces, dans leurs vouloirs, dans leur
poussée vers le vrai, mais trahies par cette loque en mauvais état, qui
est notre corps.

Après tout, ferions-nous sans cela ce que nous faisons? La maladie
n'est-elle pas pour un peu dans la valeur de notre oeuvre?

       *       *       *       *       *

--Je me demandais comment était née la justice dans le monde?

Je passais aujourd'hui sur un quai. Des gamins jouaient. Le plus grand a
dit:

«II faut faire un tribunal... c'est moi le tribunal!»

       *       *       *       *       *

--En peinture, il y a toujours une espèce de déconsidération pour le
peintre de tempérament: soit en haut de l'échelle: Rubens, soit en bas:
Boucher.

La solide estime est réservée aux peintres qui n'étaient pas nés pour
l'être: exemple Flandrin, etc., etc.

       *       *       *       *       *

--Il y a des écrivains dont tout le talent ne fait jamais rêver au delà de
ce qu'ils écrivent. Leur phrase emplit l'oreille d'une fanfare, et c'est
tout.

       *       *       *       *       *

_Mercredi 18 janvier_.--Ce soir à dîner, chez la princesse, on parlait de
la désolation, au temps jadis, du bonhomme Sauvageot, se lamentant sur la
destinée de ses bibelots, de ses trésors de goût, à la pensée qu'ils
pouvaient tomber entre les mains imbéciles d'un banquier.

Un grand éloge à faire de la princesse, c'est que la causerie avec les
femmes bêtes, avec les sots, enfin que l'ennui l'ennuie--et, chose plus
curieuse, lui plombe le teint à l'instar d'une peinture du Guerchin. Rien
n'était plus drolatique, ce soir, que sa figure de crucifiement se
tournant vers notre conversation avec le grand et le séduisant savant, qui
s'appelle Claude Bernard, pendant qu'elle était obligée de répondre à deux
diseuses de rien.

Et les deux femmes parties, elle s'écrie: «Vraiment, ce serait assez de se
_galvauder_ dans le monde jusqu'à trente ans, mais à cet âge-là on devrait
avoir sa retraite, et n'être plus bonne aux choses assommantes de la
société.»

       *       *       *       *       *

_19 janvier_.--Nous sommes assez bien caractérisés et résumés par les
trois choses que nous donnons, ce mois-ci, au public: GERMINIE LACERTEUX,
le fascicule d'HONORÉ FRAGONARD, l'eau-forte: LA LECTURE.

       *       *       *       *       *

--Comme le passé s'évapore! Il arrive un moment dans la vie, où comme dans
les exhumations, on pourrait ramasser les restes de ses souvenirs et de
ses amis, dans une toute petite bière, dans un bien petit coin de mémoire.

       *       *       *       *       *

--Les ballons, à force de monter, trouvent un ciel noir, où rien ne se
voit plus... C'est à ce ciel que la science finira par arriver.

       *       *       *       *       *

_26 janvier_.--La main maigre de l'un de nous, entre les doigts de
laquelle brûle un cigare tordu, roulé sur une cuisse de négresse, un
cigare plein d'exotisme et d'opium me fait penser ceci:

Un peintre qui fait poser par un modèle les mains d'un portrait, ne sait
pas son métier. Rien ne désigne plus un homme que sa main. C'est là
qu'apparaît plus nettement l'individualité de l'organisme de chacun, cette
personnalité de construction, qui empêche les monteurs de squelettes, de
jamais confondre dans le tri de leurs matériaux, le plus petit os d'un
corps avec celui d'un autre corps.

Il y a la signature du caractère et la griffe du talent dans cette main de
l'homme. Nerveuse, vibrante, impressionnable, elle semble, au bout du bras,
 une extrémité palpitante, emmanchée, embranchée à la pensée et au coeur.

Comme elles vivent, comme elles parlent, comme elles sont des raccourcis
de personnes qu'on devine, qu'on voit, qu'on aime, ces mains de race,
cambrées, arquées, et colères, et languides, et voluptueuses; ces mains de
malade et d'artiste, d'élégance capricieuse, tourmentée, presque
diabolique; vraies mains de violoniste, pleines d'âme, fines, longuettes,
spirituelles, frémissantes comme des cordes de guitare;--les mains que
Watteau seul a pu peindre, sur le papier d'une feuille d'étude, avec de la
sanguine et du crayon noir.

       *       *       *       *       *

_Mercredi 1er février_.--Ce soir, chez la princesse, une _tablée_ d'hommes
de lettres, parmi lesquels est Dumas père.

Une sorte de géant, aux cheveux d'un nègre devenu _poivre et sel_, au
petit oeil d'hippopotame, clair, finaud, et qui veille même voilé, et,
dans une face énorme, des traits ressemblant aux traits vaguement
hémisphériques que les caricaturistes prêtent à leurs figurations humaines
de la Lune. Il y a, je ne sais quoi, chez lui, d'un montreur de prodiges
et d'un commis voyageur des MILLE ET UNE NUITS.

La parole est abondante, toutefois sans grand brillant, et sans le mordant
de l'esprit, et sans la couleur du verbe; ce ne sont que des faits, des
faits curieux, des faits paradoxaux, des _faits épatants_, qu'il tire
d'une voix enrouée du fond d'une immense mémoire. Et toujours, toujours,
toujours il parle de lui, mais avec une vanité de gros enfant qui n'a rien
d'agaçant. Il conte, par exemple, qu'un article de lui sur le Mont Carmel,
a rapporté aux religieux 700,000 francs.

... Il ne boit pas de vin, ne prend pas de café, ne fume point: c'est le
sobre athlète du feuilleton et de la copie...

Le perceur d'isthme, Lesseps, à l'oeil si noir sous ses cheveux argentés,
et qui dîne aujourd'hui, au débotté de l'Egypte, fait la confidence--cet
homme d'une implacable volonté--qu'il a été détourné de faire beaucoup de
choses dans sa vie, par une tireuse de cartes de la rue de Tournon, qui a
succédé à Mlle Lenormand.

Après dîner, en fumant, Nieuwerkerke nous conte que Bénédict Masson,
chargé de peindre l'Histoire de France dans la Cour des Invalides, avait
imaginé de figurer le règne de Louis-Philippe par la représentation d'une
barricade. Nieuwerkerke lui fit l'observation que cette représentation
était d'un goût médiocre, et à la barricade, lui donna l'idée de
substituer le Retour des Cendres de l'Empereur. N'est-ce pas là vraiment,
un charmant trait d'esprit pour un surintendant des beaux-arts de l'Empire.

       *       *       *       *       *

--Il faudrait étudier dans l'enfant l'origine des sociétés. L'enfant c'est
l'humanité qui commence, les enfants ce sont les premiers hommes.

       *       *       *       *       *

_8 février_.--Dîner chez les Charles Edmond avec Herzen.

Un masque socratique, la carnation chaude et transparente des portraits de
Rubens, une marque rouge comme une brûlure au fer chaud entre les deux
sourcils, et la barbe et les cheveux grisonnants.

Il cause, et c'est, de temps en temps, une espèce de rictus ironique qui
tombe et s'élève et retombe dans sa gorge. La voix est douce,
mélancoliquement musicale, sans rien de la sonorité brutale qu'on pourrait
attendre de l'encolure massive de l'homme. L'idée est fine, délicate,
acérée, quelquefois subtile, toutefois expliquée, éclairée par des mots
qui se font attendre, mais qui ont toujours la bonne fortune des
expressions d'un joli esprit étranger parlant le français.

Il parle de Bakounine, de ses onze mois au cachot, enchaîné à un mur, de
sa fuite en Sibérie par le fleuve Amour, de son parcours de la Californie,
de son arrivée à Londres, où, après avoir, un moment, transpiré entre ses
bras, son premier mot a été: «Y a-t-il des huîtres ici?»

La Russie, selon Herzen, est menacée d'un démembrement prochain...
L'empereur Nicolas, dit-il, n'était qu'un caporal, et il nous cite des
traits qui nous le font apparaître comme le Christ de la consigne, cet
empereur, que beaucoup de Russes disent s'être empoisonné, après les
désastres de la Crimée. Il le montre, après la prise d'Eupatoria, se
promenant dans le Palais, la nuit, avec ce pas de pierre qu'il avait, ce
pas de la statue du Commandeur, et allant tout à coup à un soldat montant
la garde, lui arrachant son fusil, et lui-même agenouillé en face du
soldat, lui criant; «A genoux... Prions pour la victoire!»

Puis sur les moeurs de l'Angleterre, pays qu'il aime comme un pays de
liberté, il nous cite de curieuses anecdotes. Un domestique, que
Tourguéneff avait placé dans le ménage Viardot, et auquel il demandait la
raison pour laquelle il en était sorti, lui fit cette belle réponse: «Ce
ne sont pas des gens comme il faut. Non seulement la femme, mais même le
mari me parle à table!» Et c'est encore l'histoire arrivée à un riche
Anglais de ses amis, qui reçoit, le même jour, congé de son valet de
chambre, de son cocher, de son groom. Il s'adresse à la femme de charge,
qui lui dit: «S'il n'y avait pas un demi-siècle que je suis chez vous, moi
aussi je serais partie! Venez voir le désordre de la cuisine. Et elle le
mène dans une vaste cuisine, où au milieu se trouvait une table très
propre: «Eh bien, vous ne voyez pas... Cette table est ronde... Cela fait
que, tantôt le cocher se met à côté de moi, tantôt le groom, tandis que si
la table était carrée, le valet de chambre serait toujours à sa place, à
côté de moi.» Ce qu'il y a de beau, ajoute Herzen, c'est que lui aussi, le
groom, avait donné son compte, dans la prévision que, dans quelques
dizaines d'années, quand il serait devenu valet de chambre, un autre groom
pourrait usurper la place qu'il usurpait dans le moment.

Et comme nous essayions de démêler les caractères des deux peuples
français et anglais, Herzen nous dit: «Tenez, il y a un Anglais qui les a
assez bien résumés ces deux caractères, dans cette phrase: «Le Français
mange du veau froid chaudement; nous, nous mangeons notre boeuf chaud
froidement.»

       *       *       *       *      *

--D'homme à femme, peut-être n'y a-t-il de bien vrai et de bien sincère,
que les sentiments que la parole n'exprime pas.

       *       *       *       *       *

_17 février_.--Quand Flaubert eut des clous, l'année dernière, Michelet
dit à l'un de ses amis: «Qu'il ne se soigne pas, il n'aurait plus son
talent!»

C'est peut-être une grande idée. Je ne sais qui a dit que, lorsque
Napoléon avait été guéri de la gale, il n'avait plus gagné de batailles.
L'âcreté du sang chez Chamfort devait faire son âcreté d'esprit.

       *       *       *       *      *

Frémiet me racontait que Rude s'amusait à mettre, à côté de la belle tête
du cheval de Phidias, la tête d'un cheval de fiacre, et qu'il faisait
observer que c'était la même chose, que seulement la tête du cheval de
fiacre était encore plus belle. Et Rude soutenait que les Grecs faisaient
ce qu'ils voyaient, la nature, avec leur tempérament de grands artistes,
mais sans aucune préoccupation ou recherche d'idéal.

       *       *       *       *       *

--Une femme qui reconnaît avoir tort et qui n'est pas de mauvaise
humeur... où la trouverez-vous?

       *       *       *       *       *

_Dimanche 26 février_.--On parle chez Flaubert de cette femme mêlée à tout
ce qu'il y a eu de caché, de honteux, de scandaleux, depuis les tripotages
politiques de Guizot jusqu'au maquerellage de la Deslions; de cette femme
à tête de criminelle qui ressemble à la veuve de Jean Hiroux.

On nous la montre, sa voiture attelée, dès sept heures du matin, courant
Paris d'un bout à l'autre, pénétrant par des portes dérobées chez tout le
monde politique et financier. Pendant le long temps que Mirès a été
enfermé à Mazas, elle y était, tous les jours, à neuf heures.

Au milieu de la débâcle de Fournier, S---- la voyant se donner un mal de
chien, à propos de ses affaires, et galoper toute la journée, lui
demandait, si elle avait envie de reprendre le théâtre?--Non,
répondait-elle.--Si elle poussait quelqu'un à la Direction?--Non.--Si elle
s'intéressait enfin tant que ça à Fournier?--Non.--Alors pourquoi toutes
ces courses?--_C'est pour en être!_

Un mot profond: «pour en être,» c'est-à-dire avoir sa main dans toutes les
choses secrètes et ténébreuses de la vie parisienne.

       *       *       *       *       *

--Deux portraits croqués dans le salon de la princesse.

Mme de B---- dans les yeux de l'angélique d'un ange brun, et une bouche
entr'ouverte, montrant le rose et la nacre d'un coquillage.

Mme C---- L---- Des mouvements lents de physionomie, des yeux paresseux,
des ombres prud'honniennes mêlées à des grâces de créole, un grain de
beauté que le sourire remue sans cesse.

       *       *       *       *       *

--Voir, sentir, exprimer--tout l'art est là!

       *       *       *       *       *

--Les femmes du monde, à la fin du carnaval, ont un peu de l'hébétement
des bestiaux à la fin d'un long trimballement en chemin de fer.

       *       *       *       *       *

--Le grand succès d'une pièce, à l'heure présente, est de créer le
_reveneur_: c'est-à-dire l'homme qui voit vingt fois ORPHÉE AUX ENFERS.

       *       *       *       *       *

_Mars_.--Ce serait un grand débarras de la bêtise _chic_ et de
l'imbécillité élégante, qu'une machine infernale, qui, par un beau jour,
tuerait tout le Paris, faisant, de 4 à 6 heures, le tour du lac du Bois de
Boulogne.

       *       *       *       *       *

_11 mars_.--Les études télescopiques ou microscopiques de ce temps-ci: le
creusement de l'infiniment grand ou de l'infiniment petit, la science de
l'étoile ou du microzoaire, aboutissent pour moi au même infini de
tristesse. Cela mène la pensée de l'homme à quelque chose de plus triste
pour lui que la mort, à une conviction du rien qu'il est,--même de son
vivant.

       *       *       *       *       *

_12 mars_.--Un trait de moeurs de l'année présente. On m'a nommé une femme
qui se trouve être à la fois anglaise, protestante et puritaine: laquelle,
pour achalander le salon qu'elle veut ouvrir, est en négociation pour
avoir Thérésa, à sa première soirée.

       *       *       *       *       *

_13 mars_.--J'ai vu l'autre jour, en passant rue Laffitte, de formidables
aquarelles de Daumier.

Ces aquarelles représentent des panathénées de judicature, des rencontres
d'avocats, des défilés de juges, sur des fonds blafards, éclairés du jour
sinistre d'un cabinet de juge d'instruction, de la lumière grise d'un
corridor de palais de justice.

C'est lavé avec une eau d'encre de Chine, larveusement fantastique. Les
têtes sont hideuses, avec des gaudissements, des jovialités qui font peur.
Ces hommes noirs ont je ne sais quelle laideur d'horribles masques
antiques, dans un greffe. Les avoués souriants prennent un air de
corybantes, et il y a du faune dans les avocats macabres.

       *       *       *       *       *

_15 mars_.--... Un petit garçon de sept à huit ans. Il a une veste et une
culotte en velours noir, un gilet blanc, des bas rouges. Il est tout
frisotté, avec une figure joufflue, de beaux yeux caressants, un petit air
endormi. C'est le prince Impérial.

La princesse lui a donné, ce soir, un spectacle d'enfants; et le spectacle
fini, il a obtenu de monter sur le théâtre et de se mêler aux acteurs.

Pauvre petit bonhomme! Il était là, au milieu des autres qui gaminaient,
empêché de s'amuser par le grand cordon de la Légion d'honneur, qu'il
portait pour la première fois, à la fois heureux et triste, partagé entre
son âge et sa majesté, et réduit à sourire seulement des yeux aux jeux des
autres enfants.

       *       *       *       *       *

_Jeudi 16 mars_.--Nous avons passé la journée chez Burty, rue du
Petit-Banquier, dans un quartier perdu et champêtre, qui sent le
nourrisseur et le marché aux chevaux. Un intérieur d'art, une resserre de
livres, de lithographies, d'esquisses peintes, de dessins, de faïences; un
jardinet; des femmes; une petite fille; un petit chien, et des heures où
l'on feuillette des cartons effleurés par la robe d'une jeune, grasse et
gaie chanteuse, au nom de Mlle Hermann. Une atmosphère de cordialité, de
bonne enfance, de famille heureuse, qui reporte la pensée à ces ménages
artistiques et bourgeois du XVIIIe siècle. C'est un peu une maison riante
et lumineuse, telle qu'on s'imagine la maison d'un Fragonard.

Le soir, après dîner, trois hommes se sont présentés à la porte du salon,
et voyant des femmes, ont reculé gauchement avec des saluts gênés. Je les
ai suivis dans l'atelier où ils venaient donner des renseignements, sur un
nommé Soumy, un mort de leurs amis.

Ils portaient des chapeaux mous, des vieux manteaux de voyageurs de
malle-poste. Ils sont restés debout comme des gens qui ne savent pas
s'asseoir, les mains dans les poches, se dandinant ou le dos calé contre
un meuble. Ils avaient des voix d'ouvriers dans le monde, des voix à la
fois canailles et maniérées de jeune premier de barrière qui file les mots,
sans être sûr de leur orthographe. Tout en eux respirait le manque
d'éducation, et montrait l'homme du peuple prétentieux, devenu
insupportable par je ne sais quel orgueil d'idéal. Ils disaient des
phrases d'art comme des sentences d'argot. Sur leur figure au teint des
gens mal nourris, et noire d'une barbe non faite, on lisait je ne sais
quoi d'hostile, de rétracté, d'un passé de bohème qui fait amer.

L'un surtout avait une tête taillée à la serpe, la tête grossière et rude
d'un carrier, avec des moustaches de sergent de ville, et des yeux
durement brillants: «Quand nous sortons de l'école, a-t-il dit, nous
sommes comme un fil de fer. Il n'y a qu'à Rome que nous trouvons le gras
des contours.» Celui-là était Carpeaux[1], un jeune sculpteur de grand
talent.

[Note 1: Je donne sur Carpeaux notre impression première, et telle que je
la rencontre sur notre journal, mais j'ai besoin d'ajouter que cette
impression a été fort modifiée par les rapports que nous avons eus depuis
avec lui, et que nous le considérons comme le plus grand artiste français
de la seconde moitié du XIXe siècle.]

       *       *       *       *       *

--La dorure moderne ressemble à ces feuilles de faux or, dont sont
enveloppées les noix de bonne aventure, qu'on vous offre pour un sou dans
les foires.

       *       *       *       *       *

--Un paysage d'opéra, de féerie, une forêt pour un duo d'amour, un bois de
volupté et de triomphe: les feuilles semblent sur le bleu du ciel se
dessiner immortellement vertes et glorieuses comme les feuilles d'une
couronne de poète; un jour lustré saute dans les branches; un
bourdonnement de verger chante dans les arbres, et par terre il neige des
parfums.

La fête d'une éternelle saison de bonheur palpite dans les orangers,
pleins de fleurs et de fruits, cachant dans des boutons d'argent l'or rond
d'une orange, pendant que de grands boeufs roux passent sous la verdure,
emportant sur leur croupe comme l'effeuillement blanc d'un bouquet de
mariée.

Une langueur de paresse, une poésie de _farniente_, se lève dans les
senteurs pâmées de ces jardins d'Armide... Sorrente, c'est le Tasse, comme
Baïes, la côte de cendres et de cavernes et de terreur: c'est Tacite.

Une note que me fait écrire aujourd'hui le feuilletage de mon carnet de
notes sur l'Italie.

       *       *       *       *       *

--... Ces femmes enfarinées de poudre de riz, blanches comme un mal blanc,
les lèvres peintes en rouge au pinceau, ces femmes maquillées d'un teint
de morte, le sourire saignant dans une pâleur de goule, l'oeil charbonné,
avivé de fièvre, avec des cheveux, pareils à un morceau d'astrakan,
frisottant et laineux, leur mangeant le front et la pensée, ces femmes
avec leurs figures de folles et de malades, semblent des spectres et des
bêtes du plaisir. Elles tiennent étrangement du fantôme et de l'animal,
--se faisant tentantes par un caractère d'apparition, par l'aspect
cadavéreux, par l'enluminure macabre, enfin par un renversement de nature
parlant à des appétits d'amour viciés.

Je les regardais, ces femmes, au CASINO CADET, à côté de leurs danseurs,
des espèces de plumitifs malheureux, de jeunes Gringoires, des clercs en
deuil, dans des gilets de velours noir avec un crêpe à leur chapeau:
pantins sinistres.

Une femme en robe havane dansait, la tignasse en désordre, sa grande
bouche fendue par un rire,--le rire d'une bacchante à la Salpêtrière. Elle
excellait à jeter follement par-dessus elle, tout autour d'elle, les
volants de son jupon, et à disparaître, en plongeant comme dans un remous
de jaconas. A la pastourelle elle a tourné sur elle-même, en lançant
continuellement sa jambe au-dessus de son visage, et en jetant au ciel, la
tête toute renversée dans son dos, un regard ivre qui blaguait...

Ce n'était pas impudique, c'était blasphématoire. Toutes les horreurs de
l'argot, toutes les ironies du trottoir à l'encontre de l'amour, et les
mots qui crachent sur lui, et tous les cynismes qui le salissent,--ces
jambes, ce corps, cette femme, cette robe, avaient l'air de vous les dire
et de vous les danser.

       *       *       *       *       *

--L'autre jour, à un dîner d'hommes, l'on se demandait pourquoi les juifs
arrivent à tout,--et si facilement à ce qui est l'ambition de tous:
l'argent. Un médecin, qui se trouvait là, émit l'idée que la circoncision,
en diminuant chez eux considérablement le plaisir, diminuait beaucoup la
jouissance et l'occupation de la femme.

       *       *       *       *       *

--... Banville fait aujourd'hui le croquis de Rouvière et de son intérieur.

La phtisie l'a diaphanéisé. Et il est devenu, pour ainsi dire, l'ombre
transparente du petit et maigrelet homme qu'il était autrefois: une ombre
avec quelques rares bouquets de poils blancs épars sur une figure
spectrale. Il n'a gardé que ses yeux et sa voix.

Et cette ombre de comédien, ce revenant de Shakespeare, est moribond dans
une chambre, meublée d'un petit lit à bateau, et d'un fauteuil auquel il
manque les deux bras, entre des murs tout couverts de ses tableaux
invendus, encadrés dans des boudins dorés au cuivre, avec, au milieu de la
pièce, une montagne de bois de chauffage, amenée par les annonces de sa
misère.

       *       *       *       *       *

--A une table d'un café, sur le boulevard de Sébastopol. Quand je regarde
les passants, ce qui me frappe le plus, c'est le nombre des lâches qu'il
doit y avoir dans le monde. Tant de gens passent devant vous avec de
mauvaises têtes, et qui ne commettent pas de crimes, n'élèvent pas même
des barricades.

       *       *       *       *       *

--Le coeur est une chose qui ne naît pas avec l'homme. L'enfant ne sait
pas ce que c'est. C'est un organe que l'homme doit à la vie. L'enfant
n'est que lui, ne voit que lui, n'aime que lui, et ne souffre que de lui:
c'est le plus énorme, le plus innocent et le plus angélique des égoïstes.

       *       *       *       *       *

_27 mars_.--En sortant de cette salle à manger, à l'aspect antique, aux
colonnes cannelées, enguirlandées de lierre, la vraie salle à manger d'une
cousine d'Auguste, la conversation va à l'amour, et sur ce qu'il est dit,
qu'à un certain âge on doit en faire son deuil; les deux vieux de la bande,
Sainte-Beuve, et Giraud de l'École de droit, s'insurgent.

Et voilà Sainte-Beuve exposant sa théorie, qui est de ne point demander
l'amour d'une femme jeune, mais la charité de cet amour, et de faire en
sorte que cette femme vous tolère, ne vous prenne point en haine... «C'est
là, oui, tout ce qu'on peut demander, finit-il par dire dans un soupir.

--Mais avez-vous jamais aimé réellement, monsieur Sainte-Beuve? lui jette
la princesse.

--Moi, princesse, écoutez-moi, j'ai dans la tête, je ne sais où, là ou
là--il se tâte le crâne--une loge, une case, que j'ai toujours peur de
laisser trop ouvrir. Et mes travaux, et tout ce que je fais, et mes excès
d'articles, c'est pour la comprimer... Je l'ai bouchée, écrasée avec des
livres, de façon à ne pas avoir le loisir de réfléchir, de n'être pas
libre d'aller et de venir... Vous ne savez pas ce que c'est, reprend-il,
en s'animant, et sur le ton d'une noire mélancolie, et avec des mots qui
sortent d'un coeur gros, vous ne savez pas ce que c'est de sentir qu'on ne
sera pas aimé, que c'est impossible, parce que c'est inavouable, comme
vous l'avez dit tout à l'heure... parce qu'on est vieux et qu'on serait
ridicule... parce qu'on est laid.

--Et l'autre, dit la princesse, en s'adressant à Giraud.

--Oh! moi, princesse, jamais un seul amour. Toujours deux ou trois au
moins: c'est le moyen d'être tranquille, et de ne pas trembler sur la
perte de l'un d'eux.

--Oh! alors, quelles femmes?

--Mais des femmes possibles, princesse!

--Princesse, interrompt Sainte-Beuve, vous ne savez pas cela, demandez à
ces messieurs de Goncourt, il y avait au XVIIIe siècle des sociétés
particulières qui fournissaient ces femmes-là, des _sociétés du moment_.

--Oui, reprend Giraud, supposez des personnes qui descendraient de ces
sociétés-là, et qui, à première vue, dans le monde se reconnaîtraient en
s'abordant, et se comprendraient d'un clin d'oeil.

--Tenez, fait la princesse, vous me dégoûtez. Ah! le saligot!»

Le vieux Giraud s'agenouille devant la princesse avec les yeux d'un satyre
qui s'humilie, et les cheveux de ces caricatures du PUNCH qui ont trois
fils d'archal sur la tête. Et il embrasse une main que la princesse retire
aussitôt, et fait mine d'essuyer contre sa robe.

       *       *       *       *       *

--La maladie sensibilise l'homme pour l'observation, comme une plaque de
photographie.

       *       *       *       *       *

--_Et moriens, reminiscitur Argos_. On voit par cette citation comme, dans
la littérature ancienne, le regret de la patrie, chez un mourant, est pris
dans ce que la patrie a de plus général, de moins défini. Or, à l'heure
présente, il n'y a pas un homme de génie ou de talent, depuis Hugo
jusqu'au dernier de nous, qui ne remplacerait cette généralité par un
détail.

Donc ce qui différencie le plus radicalement la littérature moderne de la
littérature ancienne: c'est le remplacement de la généralité par la
particularité.

       *       *       *       *       *

--... Dans cette soirée, je me trouve à côté de quelqu'un qui a un grand
cordon dans son gilet, et un crachat sur son habit. Cet homme, que je ne
connaissais pas, m'entend quand je parle, me regarde et me sourit, enfin
s'aperçoit qu'il a quelqu'un à côté de lui... Mais c'est M. de Nesselrode,
c'est un Russe, chez lequel subsiste la tradition des aristocraties. Dans
les salons actuels la conversation s'est désorganisée, débandée, perdue en
_a parte_, pourquoi? Parce que l'égalité a disparu des salons. Un gros
personnage ne s'abaisse pas à parler avec un petit, un ministre avec un
monsieur qui n'est pas décoré, un illustre avec un anonyme.

Chacun autrefois, une fois admis dans un salon, se livrait familièrement à
son voisin; aujourd'hui, chacun semble se trier dans une cohue.

       *       *       *       *       *

_7 avril_.--Lecture par Lockroy de notre pièce d'HENRIETTE MARÉCHAL chez
la princesse.

       *       *       *       *       *

_Samedi 8 avril_.--Je vais demander à Roqueplan d'annoncer la lecture de
ma pièce chez la princesse. Il demeure au second dans une maison qui n'a
que deux étages. Une jolie bonne m'introduit. Un petit appartement décoré
de médiocres objets d'art du XVIIIe siècle et de quelques tableaux et
esquisses de son frère. Cela ressemble au nid d'une fille qui aurait
hérité d'un peintre.

Je trouve assis à une petite table, jetant sur du papier les phrases de
son feuilleton, un homme qui me paraît avoir l'âge des hommes qui se
teignent, et de gros traits, et le teint d'un viveur sanguin, avec un tic
qui lui démantibule, toutes les cinq minutes, la moitié du visage. Il a
une calotte noire sur la tête, un ruban de la Légion d'honneur à la
boutonnière de sa robe de chambre, une pipe d'écume de mer à la bouche.

Il cause, il blague aimablement, comme si nous soupions depuis des années
ensemble, me parle de tout comme un homme revenu de tout, affirme qu'il
faut à Paris mille francs d'argent de poche par jour, émet le paradoxe que
le plus intelligent moyen de se loger est de louer une boutique, soutient
que tout ce qu'il y a de bon dans une pièce est justement ce qui la fait
tomber, déclare qu'il a donné des mots à des pièces de ses amis qui
n'étaient pas plus mauvais que d'autres,--et qu'on les a toujours sifflés.

Il est bien nommé de son petit nom: Nestor. Il m'est apparu comme le
patriarche du petit journalisme.

       *       *       *       *       *

_9 avril_.--Chez Gavarni. Notre ami tourne à l'ours. Il ne veut plus
s'habiller, mettre des bottines neuves, porter des chemises amidonnées,
qui, dit-il, lui font mal au cou. Impossible de le faire sortir de sa
solitude et de sa sauvagerie. Et toujours cependant dans sa parole, la
rédaction de ces formules sur les gens et les choses, les définissant et
les résumant en une phrase courte et rapide, ainsi que dans les légendes
de ses lithographies. Aujourd'hui il dit que ce qu'il y a de remarquable
chez Proudhon, «c'est la netteté du dire et l'obscurité de la pensée».

       *       *       *       *       *

_11 avril_.--J'ai écrit ces jours-ci au directeur du Vaudeville, lui
demandant un rendez-vous pour lui lire notre pièce: HENRIETTE MARÉCHAL. Je
reçois ce matin une lettre de Banville m'écrivant que Thierry, que nous ne
connaissons pas, que nous n'avons vu qu'une fois dans notre vie, a une
très grande curiosité de lire notre pièce, non comme directeur, mais comme
homme de lettres, comme confrère... A quoi bon, vraiment? La pièce est
impossible pour son théâtre, avec un premier acte qui a l'inconvenance de
se passer au bal de l'Opéra, et un coup de pistolet de dénouement qui a la
monstruosité de se tirer sur le théâtre!

       *       *       *       *       *

_18 avril_.--C'est aujourd'hui le mariage civil d'un cousin... J'arrive à
la mairie dans une de ces voitures de noces, banal carrosse de gala, où
l'on cherche par terre, machinalement, un bouton de chemise du marié et
des pétales de fleurs d'oranger d'un bouquet de mariée. Ces voitures: ça
sent la fête, le compliment, les jours endimanchés.

Les mariés ne sont pas arrivés. J'attends sous le péristyle de la mairie.

Passe une lorette, riante et bouffant de la jupe, les yeux de son métier
sous le voile qui joue sur le rose de son teint, une torsade d'or dans les
cheveux, comme si elle les avait noués avec sa ceinture: elle sent le musc,
le désir et la nuit. La vie de Paris surtout a de ces coudoiements et de
ces antithèses. Sous la salle où l'on se marie, c'est la justice de paix,
et celle-ci y va sans doute pour quelque démêlé avec son tapissier.

Elle y entre, en jetant sur la porte, à ma cravate blanche qu'elle croit
la cravate du marié, le sourire d'adieu du libre amour: c'est le Plaisir,
la Beauté, la Grâce d'orgie, l'Élégance, le Désordre, la Dette.

Et voici le contraire qui descend de voiture: la Dot, le Ménage,
l'Économie, la Famille, l'Épouse.

--«Levez-vous, voici M. le Maire,» nous dit un garçon en bleu.

Nous sommes dans une grande salle, tendue d'un papier chocolat, où il y a
des fauteuils de tragédie, recouverts d'un velours usé et miroitant, et un
buste de l'Empereur soutenu par un aigle, qui a l'air d'une oie. Le maire,
au crâne en pain de sucre, bridé dans sa sous-ventrière tricolore, a l'air
d'un maire grognon d'une farce du Palais-Royal.

--Le mariage civil est une cérémonie où la Loi ne met juste que le coeur
du Code.

       *       *       *       *       *

_17 avril_.--Passant devant les Français, nous montons au cabinet de
Thierry, pour lui dire qu'il ne se donne pas l'ennui de lire la pièce,
qu'elle est impossible pour son théâtre. L'huissier nous dit qu'on ne peut
pas le voir.

       *       *       *       *       *

_21 avril_.--Reçu une lettre d'Harmand, du Vaudeville, qui nous promet une
lecture après la pièce de Feydeau, qui passe ces jours-ci.

Le soir, en allant à la soirée de Nieuwerkerke, nous remontons l'escalier
du Théâtre-Français, sur un mot de Thierry, qui nous fait de grands
compliments, nous assure de sa sympathie, et, quoi que nous lui disions,
s'entête à nous demander HENRIETTE MARÉCHAL, pour la lire.

       *       *       *       *       *

_24 avril.--Chez Magny. On cause de l'espace et du temps, et j'entends la
voix de Berthelot, un grand et brillant imaginateur d'hypothèses, jeter
ces paroles dans la conversation générale:

«Tout corps, tout mouvement exerçant une action chimique sur les corps
organiques avec lesquels il s'est trouvé, une seconde, en contact, tout,
--depuis que le monde est,--existe et sommeille, conservé, photographié en
milliards de clichés naturels: et peut-être est-ce là, la seule marque de
notre passage dans cette éternité-ci... Qui sait si, un jour, la science,
avec ses progrès, ne retrouvera pas le portrait d'Alexandre sur un rocher,
où se sera posée un moment son ombre?»

       *       *       *       *       *

_Jeudi 27 avril_.--Nous avions remis samedi notre pièce aux Français, sans
aucune espérance de réception. Thierry devait nous la renvoyer hier; sur
une lettre de nous, il nous la fait reporter, ce matin, avec un mot dans
lequel il nous demande pourquoi nous ne la présenterions pas au Théâtre
Français.

Nous allons ce soir voir Thierry. Il nous parle de notre pièce absolument
comme si elle avait des chances pour être jouée, se charge de la lire, et
nous éblouit de la distribution qu'il fait d'avance des rôles aux plus
grands noms de la Comédie-Française: Mme Plessy, Victoria, Got, Bressant,
Delaunay.

Nous descendons l'escalier, fous, ivres de bonheur.

       *       *       *      *       *

--C'est une curieuse chose que la spécialité d'aptitudes chez les femmes,
dans le travail du goût. Sur trois jeunes filles, sorties du même milieu,
et entrant dans un magasin de modes: l'une fera d'instinct et toujours la
mode _fille_; l'autre la mode _femme honnête_; l'autre la mode _province_.

       *       *       *      *       *

_4 mai_.--Une drôle de table que celle où nous sommes assis chez Théophile
Gautier. Ça a l'air de la table d'hôte du dernier caravansérail du
romantisme et de la tour de Babel, la table d'hôte d'une mêlée de gens de
toutes nationalités, dont le maître de la maison a l'habitude et tire une
certaine fierté.

L'autre jour à sa table, dit l'écrivain, étaient réunis vingt individus,
parlant quarante langues différentes, vingt individus avec lesquels on
aurait pu faire, sans interprètes, le tour du monde.

Il y a ce soir, aux côtés de Flaubert et de Bouilhet, un vrai Chinois avec
ses yeux retroussés et sa robe groseille, le professeur de chinois des
filles de Gautier. Le Chinois a pour voisin, un peintre exotique, qui a
des yeux volés à un jaguar et des bottes qui lui montent jusqu'au ventre.
Puis c'est le violoniste hongrois Reminy avec sa tête glabre de prêtre et
de diable, Reminy, flanqué de son accompagnateur, un petit bonhomme gras
et féminin, à la tête d'Alsacienne, aux cheveux blonds en baguettes,
tombant droit de la raie du milieu de sa tête, et en sa redingote de
séminariste allemand, dans l'ouverture de laquelle se flétrit un peu de
lilas blanc: un garçon gras, douteux, un peu inquiétant. Enfin plus loin,
accompagnée de son fils, la femme d'un dieu, la veuve d'un mapa: Mme
Ganneau.

Tout le temps du dîner, Gautier semble jouer une comédie italienne avec
les bonnes de la maison, en les menaçant de les estrangouiller au sujet
d'une assiette mal essuyée, ou d'une sauce tournée, pendant que la plus
jeune des deux filles se pose sur la joue, une mouche faite de je ne sais
quoi de noir, en se servant, pour miroir, du manche de sa fourchette

       *       *       *       *       *

_Samedi 6 mai_.--Ce matin, très matin, on a sonné. Nous n'avons pas
ouvert. A dix heures on me monte une lettre pour laquelle on demande une
réponse: c'est notre lecture à la Comédie-Française, lundi prochain.

Je cours aux Français, on m'introduit auprès de M. Guyard, qui me dit de
revenir dans l'après-midi, parce que le soir Thierry s'enferme pour
chercher les effets de notre pièce. Nous allons voir Thierry sur le coup
de cinq heures, tout pleins de confiance, arrangeant, ordonnant tout
d'avance dans notre tête. Mais voilà que, sur nos espérances, tombent
ainsi que des gouttes d'eau glacées, des paroles de Thierry, nous disant
qu'il n'a pas trouvé tout le concours qu'il espérait dans Got, que Got
appartient trop à Laya, auquel il est reconnaissant outre mesure de son
succès dans le DUC JOB, et que venant de jouer un rôle de vieux, il veut
jouer un rôle jeune:--tout cela confidemment et discrètement dit, comme
des choses dont on ne laisse passer que la moitié, et qui font redouter ce
qu'on ne dit pas. Des phrases, à la fin de notre visite, semblent en
quelque sorte vouloir amortir un refus, nous consoler d'avance, en cas de
non-réception, des phrases qui font appel à d'autres pièces que nous
pourrions faire.

Nous sortons du cabinet de Thierry, sans nous rien dire, l'espérance un
peu découragée. Notre beau rêve s'écroule à demi, et je sens comme ma bile
se remuer, prête à l'épanchement, me donnant un vague malaise, une sorte
de mal de mer.

Le soir après dîner chez Marcille, qui nous fait défiler devant les yeux
des cartons de portraits en manière noire de Lawrence, il nous faut de la
politesse pour ne pas crier: «Merci! Assez»! Les émotions de ces jours-ci
nous donnent le brisement de beaucoup d'heures, passées en chemin de fer.
Et c'est une fatigue qu'on ne peut endormir. Nous entendons sonner toutes
les heures de la nuit avec le sentiment d'un épigastre tiraillé et
douloureux.

Tous ces temps-ci, absence totale d'attention aux choses matérielles. On
ne sait plus ce que fait son corps. On ne se sent plus s'habiller, manger,
vivre.

       *       *       *       *       *

_Dimanche 7 mai_.--Thierry nous a remis la liste des sociétaires, nous
conseillant de faire une visite à Got, avec lequel nous avons dîné chez
Charles Edmond. Ces comédiens sont champêtres, bocagers, hommes de
banlieue. Il faut aller les joindre au bout de stations de chemin de fer,
à Courcelles, à Passy, à Auteuil, en tous ces endroits de villégiature, où
ces hommes ont de charmantes habitations avec le décor d'un bout de nature.

Nous trouvons Got, au milieu de fraîches verdures à lui, tout botté et
éperonné...

Après ma tournée, je retombe dans la journée chez Flaubert, où je me
couche sur son grand divan, et dans la rêvasserie inquiète où je suis
plongé, j'entends, ainsi que dans le lointain, la voix enrouée et mate du
sculpteur Préault, laisser tomber des histoires, des anecdotes, des mots
spirituels.

       *       *       *       *       *

_8 mai_.--Nous sommes devant une table recouverte d'un tapis vert, où il y
a un pupitre et de quoi boire, et nous avons en face de nous un tableau
représentant la mort de Talma.

Ils sont là dix, sérieux, impassibles, muets.

Thierry se met à lire. Il lit le premier acte, «le bal de l'Opéra», dans
le rire et au milieu de regards de sympathie adressés à notre fraternité.
Puis il entame tout de suite le second acte et passe au troisième... En
nos cervelles, pendant cette lecture, peu d'idées; au fond de nous une
anxiété que nous essayons de refouler et de distraire, en nous appliquant
à écouter notre pièce, les mots, le son de la voix de Thierry, le lecteur.

Le sérieux a gagné les auditeurs, le sérieux fermé, cadenassé, qu'on
cherche à interroger, à surprendre. C'est fini.

Thierry nous a fait lever et nous mène dans son cabinet.

Nous nous sommes assis dans ce cabinet, garni de rideaux de mousseline
tamponnés, y faisant le jour blanc et discret d'un cabinet de bain, et nos
regards ont été aux tapisseries mythologiques du plafond, comme dans une
invocation à notre XVIIIe siècle chéri... puis ainsi que dans les grandes
émotions de la vie, nous sommes tombés dans une de ces profondes et bêtes
attentions machinales, allant du bout du nez d'un buste en terre cuite à
sa gaine.

Les minutes sont éternelles. Nous entendons à travers une des deux portes,
qui seule est fermée, le bruit des voix, au milieu desquelles domine la
voix de Got, dont nous avons peur, puis c'est un doux et successif petit
bruit métallique de boules tombant dans du zinc.

Mes yeux sont sur la pendule qui marque 3 heures 35 minutes, je ne vois
pas entrer Thierry; mais quelqu'un me serre les mains, et j'entends une
voix de caresse qui me dit: «Vous êtes reçus et bien reçus.»

Là-dessus il commence à nous parler de la pièce, mais au bout de deux
minutes, nous lui demandons à nous sauver, à nous jeter dans une voiture
découverte, à travers de l'air que nous couperons avec nos têtes sans
chapeaux.

       *       *      *       *       *

_9 mai_.--Flaubert nous disait hier, en sortant de chez Magny: «Ma vanité
était telle quand j'étais jeune, que lorsque j'allais dans un mauvais lieu
avec mes amis, je prenais la plus laide, et je tenais à faire l'amour avec
elle devant tout le monde... sans quitter mon cigare. Cela ne m'amusait
pas du tout, mais c'était pour la galerie.»

Flaubert a toujours un peu de cette vanité-là: ce qui fait qu'avec une
nature très franche, il n'y a jamais une parfaite sincérité dans ce qu'il
dit, sentir, souffrir, aimer.

       *       *       *       *       *

--Il y a des envieux qui paraissent tellement accablés de votre bonheur,
qu'ils vous inspirent presque la velléité de les plaindre.

       *       *       *       *       *

_20 mai_.--Ce soir, nous passons la petite porte d'une barrière de bois
enverdurée, au fond d'une grande maison de la rue de Vaugirard, et nous
voici chez Tournemine.

Un gai rez-de-chaussée, tout plein de pimpantes aquarelles, de tableautins
d'amis, d'armes orientales. Dans de petites vitrines chatoient des soies
aux couleurs délicieuses, des vestes, des gilets de femmes turques
montrant leurs rangées de boutons d'or où est sertie une perle: un petit
musée de souvenirs de l'Orient.

Le peintre de la Turquie d'Asie veut bien nous communiquer, pour notre
futur roman (MANETTE SALOMON), les lettres qu'il a écrites à sa femme; et
voici celle-ci, qui apporte un paquet de ces longues grandes lettres,
rendues presque vénérables par une dizaine de timbres. Elle se met à les
relire, heureuse, et repassant ainsi toutes les joies qu'elle a eues à les
recevoir: son front bombé, ses joues grassouillettes, ses yeux doux, sa
bonne figure aimable, éclairés par les deux lampes.

A de certains passages, des souvenirs font sauter dans sa poitrine le
coeur du peintre, qui donne des coups de poing sur le divan, revoyant les
choses, avec sur la figure du Paradis, et s'écriant: «Ah! que c'était
beau!»

Au milieu de cette lecture qui fait respirer l'Orient, on tire, au milieu
de la pièce, un tabouret à mosaïque de nacre, sur lequel on place, dans
leurs coquetiers en filigrane d'argent, les petites tasses bleues que l'on
remplit d'un café fait à la turque, dans des cafetières de Constantinople.

Alors, ramenant ses jupes contre elle, de peur d'effleurer la petite table,
traverse la chambre, une grande jeune fille qui s'en va dans le fond
écouter, et passe la soirée à envoyer à son père le sourire de sa figure
amoureusement renversée, toutes les fois qu'il a couru des dangers ou
s'est battu avec des punaises.

Puis, le café est remplacé sur le tabouret-table par quatre grands pots de
confitures de Constantinople, confitures de bergamote, de fleurs d'oranger,
de roses, et d'une sorte de mastic blanc, vous mettant dans la bouche le
pays qu'on a dans l'oreille.

Soirée charmante, prolongée jusqu'à deux heures du matin, où nous trouvons
toutes les douceurs de la famille mêlées à tous les chatouillements de
l'exotique.

       *       *       *       *       *

_22 mai_.--Maintenant il n'y a plus dans notre vie qu'un grand intérêt:
_l'émotion de l'étude sur le vrai_. Sans cela l'ennui et le vide.

Certes, nous avons galvanisé, autant qu'il est possible, l'histoire, et
galvanisé avec du vrai, plus vrai que celui des autres, et dans une
réalité retrouvée. Eh bien, maintenant, le vrai qui est mort ne nous dit
plus rien. Nous nous faisons l'effet d'un homme habitué à dessiner d'après
la figure de cire, auquel serait tout à coup révélée l'académie
vivante--ou plutôt la vie même avec ses entrailles toutes chaudes et sa
tripe palpitante.

       *       *       *       *       *

_25 mai_.--Nous allons déjeuner à Trianon en bande avec la princesse
Mathilde. La vie est bizarre. Nous ne croyions guère, quand nous sommes
venus ici chercher les pas de Marie-Antoinette, déjeuner un jour avec une
Napoléon, dans le décor de chaumière que lui dessina Hubert Robert.

Toutes les fins de repas où il y a des femmes, vont à des causeries sur le
sentiment, sur l'amour. Et la princesse a demandé à chacun ce qu'il
aimerait le mieux avoir d'une femme comme souvenir. Chacun a dit sa
préférence: l'un, une lettre; l'autre, des cheveux; l'autre, une fleur;
moi, un enfant: ce qui a manqué me faire jeter à la porte.

Alors Amaury Duval, avec le petit oeil souriant et battant la chamade,
qu'il a lorsqu'il parle des choses d'amour, a dit que tout ce qu'il avait
toujours aimé et désiré d'une femme, c'était le gant, l'empreinte et le
moule de sa main, la chose qui dessine ses doigts. «Vous ne savez pas,
ajoutait-il, ce que c'est, de demander, en dansant, un gant à une femme
qui vous le refuse... Puis une heure après, vous la voyez au piano, elle
ôte ses gants pour jouer quelque chose... vous restez l'oeil fixé sur ses
gants... Alors elle se lève et les laisse tous les deux... Vous ne voulez
pas les prendre... et puis une paire de gants n'est pas un gant... On va
s'en aller... la femme revient et n'en prend qu'un de ses gants... Alors à
ce signe qu'elle vous le donne, vous êtes heureux, heureux!»

Amaury Duval a dit cela bien joliment.

       *       *       *       *       *

--J'ai une longue conversation avec Fromentin, un des plus grands parleurs
d'art et fileurs d'esthétique, que j'aie encore entendus.

Il était curieux parlant de lui, nous disant qu'il ne savait rien, pas un
mot de la peinture, que jamais il n'avait travaillé d'après nature, qu'il
n'avait jamais pris de croquis, pour se forcer à regarder simplement, que
les choses ne lui reviennent que des années après,--que ce soit de la
peinture ou de la littérature.

Il affirmait que ses livres du SAHARA et du SAHEL avaient été écrits dans
la réapparition de choses, qu'il croyait ne pas avoir vues, que chez lui
c'est toujours de la vérité sans aucune exactitude, que par exemple la
caravane du chef avec ses chiens, il l'a vue, mais point du tout en la
localité où il l'a mise, et non dans le voyage décrit.

Il nous dit encore que son grand malheur, et le malheur de tous les
maîtres actuels, c'est de ne pas avoir vécu dans un temps héroïque de
peinture, en un temps, où on savait peindre le _grand morceau_, et il
s'échappe de lui le regret de n'avoir pas eu la tradition, de n'être pas
un aide, un rapin sorti de l'atelier d'un Van der Meulen.

       *       *       *       *       *

--Aujourd'hui, il y a des étourdis pleins de raison, des fous très
pratiques, des viveurs très rangés. Ils me font penser à ce magasin qui
avait pour enseigne: AU CARNAVAL DE VENISE: on y vendait des bonnets de
coton.

--Un phénomène de ce temps, c'est que la valeur la plus positive, la plus
réalisable, est l'objet d'art. La curiosité est devenue une valeur plus
sûre que la rente, que la terre, que l'immeuble.

       *       *       *       *       *

--Préault, devant lequel nous nous étonnions de la résistance à la fatigue
de l'Empereur, dans ses voyages de représentation, de gala, nous dit: «Il
a le torse d'un colosse. Ces torses-là ne se fatiguent jamais!»

       *       *       *       *       *

--Ces jours-ci, notre femme de ménage se laisse aller à nous dire, ainsi
qu'une brute, dont jaillirait une idée intelligente: «Oh! vous, vous vous
creusez la tête pour trouver le mystère de la nature, mais vous ne le
trouverez jamais!»

Le mystère de la nature! mot énorme par tout le vague que cela me semble
remuer dans les idées de cette femme sur nos occupations.

       *        *       *       *       *

_6 juin_.--Il nous vient un dégoût, presque un mépris des dîneurs de
Magny. Penser que c'est la réunion des esprits les plus libres de la
France, et cependant en dépit de l'originalité de leur talent, quelle
misère d'idées bien à eux, d'opinions faites avec leurs nerfs, avec leurs
sensations propres, et quelle absence de personnalité, de tempérament!
Chez tous, quelles peurs bourgeoises de l'excessif! Ce soir, nous avons
failli nous faire lapider pour soutenir que Hébert, l'auteur du PÈRE
DUCHÊNE--que du reste personne de la table n'a lu--avait du talent.
Sainte-Beuve a professé que la preuve qu'il n'en avait pas, c'est que ses
contemporains ne lui en avaient pas reconnu.

Ce sont tous des serviteurs de l'opinion courante, du préjugé qui a force
de loi, enfin des domestiques d'Homère ou des principes de 1789. Aussi ne
parlons-nous plus beaucoup, renfonçant nos idées personnelles sur toutes
choses, et dédaignant de les étonner par la propriété personnelle de nos
pensées.

       *       *       *       *       *

--Un trait de collectionneur. Le graveur D..., qu'on vend en ce moment, a
laissé sa fille, une grande fille de quinze ans, grandir dans son lit de
petite fille de cinq ans: heureusement que c'était un lit de fer, et
qu'elle pouvait passer les pieds et les jambes dehors.

       *       *       *       *       *

_16 juin_.--Barbizon. Un grand charme d'ici est l'impossibilité de
dépenser son temps et son argent.

       *       *       *       *       *

--Des cris pendant le dîner: c'est une troupe de bohémiens en discussion
bataillante avec des paysans de Seine-et-Marne qui les ont amenés ici. Des
bras levés qui s'agitent; un imprésario énorme qui veut mettre la paix
avec un patois des Pyramides; des mères furieuses, leurs marmots chargés
sur le dos, dont les colères gesticulantes, mimées, farouches, mêlent des
phrases de sang à des malédictions du désert; un jeune homme de la troupe,
en maillot, dont le dos saigne comme d'un soleil de sang,--la scène était
poignante, mystérieuse, grandie par la nuit.

Un maire en blouse est venu, lequel naturellement, au nom de la
civilisation, a donné raison aux gens du pays, et a défendu la
représentation que la troupe s'apprêtait à donner dans une grange.

Tout s'est remballé en vociférant. On a attelé les maigres petits chevaux.
Les deux voitures se sont ébranlées, et le roulant magasin des accessoires
s'en est allé, les suivant, avec sa grande fenêtre rouge flambante comme
d'un feu d'enfer et d'une cuisine d'Altothas, pareille à un oeil rouge
dans la nuit des routes vicinales.

Comme je revenais, j'avais encore dans la mémoire des yeux le visage d'une
des bohémiennes: le visage d'une vierge de grand chemin.

       *       *       *       *       *

_27 juin_.--Oisême. Il n'y a de gai, en ce siècle, que les maisons
bourgeoises où il y a beaucoup d'enfants. Le château aujourd'hui est
triste, gêné, ruiné par les dépenses de vanité. La petite maison seule a
les rires et les joies de l'aisance.

Ici sont nos vacances: un endroit où la sécheresse de notre monde est
remplacée par l'affection des grandes personnes et par la tendresse
presque amoureuse des enfants. Les petites filles vous donnent des fleurs,
vous mordent et vous embrassent les mains. C'est autour de vous le
frôlement adorable de petits animaux et de petits anges, et nous nous
laissons aller à redevenir enfants avec ces enfants. Il est si bon, au
milieu de cette nerveuse et tourmentante carrière, de s'oublier un instant,
et de _bêtifier_ comme des gens qui ne font pas métier d'avoir de l'esprit!

Hier soir nous avons eu le baptême d'une poupée, un joli petit tableau,
dont un peintre de scènes familières, à la façon de Knaus, aurait fait une
drolatique et fraîche procession.

Toute la maison avait été réquisitionnée. Le père, en suisse d'église avec
une vieille hallebarde, dans une veste Louis XV, fleur de pêcher, et sur
le ventre un gilet de soie à astragales jaunes comme les gilets des
tableaux de Largillière. Le domestique costumé en bedeau au moyen de
toutes les serviettes de la maison. La plus grande demoiselle ayant pris
un chapeau et un châle à sa tante, et jouant une mariée de province. La
cadette dans le cotillon, le tablier, le fichu, le petit bonnet du pays,
une vraie miniature de nourrice chartraine, portant le poupon de carton
sous une serviette. Enfin, du garçonnet du jardinier, on avait fait un
petit curé, qui avait passé une chemise de nuit sur un jupon noir de la
gouvernante, et qui, avec un morceau de taffetas noir pour rabat, sa mine
rose, ses cheveux en bourre de soie blonde, ressemblait à ces jolis abbés
en porcelaine de Saxe.

Il y a eu des boîtes de dragées lilliputiennes, et pour l'inscription des
noms du baptisé, on a ouvert au hasard, dans un immense volume du MUSÉE de
Florence, à une page où se trouvait une académie d'homme. Les grandes
personnes ont ri, et les petites aussi de confiance.

       *       *       *       *       *

--En revenant du château de Villebon avec les Marcille... Comme ce temps
d'Henri IV semble le fils d'un père prodigue! Les grandes folies, les
grandes dépenses, les grandes magnificences intérieures du temps de
François Ier sont remplacées par des appartements sobres, des châteaux
sévères, des salles nécessiteuses, des chambres à faire des comptes, enfin
de petites bastilles de bourgeois serrés, à l'image de Villebon.

Cela semble le palais de l'Économie, que ce château, où est mort l'auteur
des OECONOMIES ROYALES.

       *       *       *       *       *

--C'est un mot divin de mère, que le nom donné par Mme Marcille à sa
petite chérie de Jeanne. Elle l'appelle: «Ma Jésus.»

       *       *       *       *       *

--L'homme demande quelquefois à un livre la vérité; la femme lui demande
toujours ses illusions.

       *       *       *       *       *

--PAUL ET VIRGINIE: c'est la première communion du désir.

       *       *       *       *       *

_3 juillet_.--Chez Magny. Renan contait, ce soir, que Boccace dit quelque
part être en adoration devant la couverture d'un Homère qu'il a dans sa
bibliothèque, et dont il ne peut comprendre un mot. Il est en extase
devant le dos et le nom du volume. Les religions littéraires ressemblent
aux religions. Il y a, chez presque tout le monde un respect, admiratif
pour le beau qui ne leur parle pas leur langue. L'homme veut du
_paraphagaramus_.

       *       *       *       *       *

--Les vengeances du peuple contre les riches: ce sont ses filles.

       *       *       *       *       *

Il y a de singuliers martyrs du _kant_. Ma voisine de table d'hôte m'avoue,
 avec des regrets qu'elle ne dissimule pas, qu'elle n'a jamais mangé
d'écrevisses bordelaises, parce que son mari trouve que c'est un manger de
lorette.

       *       *       *       *       *

--Pour haïr vraiment la nature, il faut naturellement préférer les
tableaux aux paysages et les confitures aux fruits.

       *       *       *       *       *

--Il existe des auteurs qui sont antipathiques autant que des personnes.
Ils vous déplaisent à les lire comme si on les voyait.

       *       *       *       *       *

_8 août_.--Thierry nous racontait que Ponsard, le soir de sa lecture (LE
LION AMOUREUX), avait assisté au SUPPLICE D'UNE FEMME, et qu'à la fin, il
s'était mis à dire: «II y a de la vie dans cette pièce-là, il n'y en a pas
dans la mienne.» Puis il s'était pris à pleurer comme un enfant. Pauvre
homme! ces larmes-là, c'est ce qu'il laissera de mieux.

       *       *       *       *       *

--La description matérielle des choses et des lieux n'est point dans le
roman, telle que nous la comprenons, la description pour la description.
Elle est le moyen de transporter le lecteur dans un certain milieu
favorable à l'émotion morale qui doit jaillir de ces choses et de ces
lieux.

       *       *       *       *       *

_Dimanche 13 août_.--Nous arrivons, en plusieurs voitures, à Saint-Gratien,
où la princesse nous a invités à passer quelques jours. Autour de la
table du déjeuner sont le comte Primoli et sa femme, Nieuwerkerke, le
vieux Giraudet son fils à la tête frisée, à la fine figure de
Méphistophélès, Baudry, Marchal, Hébert qui a quelque chose d'un fumiste
de l'idéal, Saintin, Soulié, Arago, dont l'anémie met en ce moment une
sourdine à sa blague amusante.

On cause de la pièce des DEUX SOEUBS, jouée hier, et absolument chutée, et
que la princesse, dans un sentiment de bienveillance pour Girardin,
soutient _mordicus_, et contre tous, être un succès...

Après déjeuner on passe dans la vérandah, et on attelle le vieux Giraud à
l'album de caricatures. La princesse, accotée au bras du canapé, sur
lequel il est assis, rit la première, en regardant par-dessus sa tête, rit
de la charge d'Arago, écrasé sous une légion d'honneur gigantesque, de la
charge de Baudry et de son appareil nasal, de la charge de Marchal et de
sa large face, de la charge de nos deux profils reliés par une seule plume.

Puis en troupe, on va au lac, à ce chalet joujou, garni de sa féerique
batterie de cuisine en bois, à ce bord de l'eau, meublé des grandes
étagères, portant les rames, les avirons, les pagayes de la flottille de
canots, de yoles, de patins, et près duquel se dresse le pavillon de
l'embarcadère, tout tapissé et remuant de plantes grimpantes. Et l'on se
partage pour faire le tour du lac, entre le petit canot blanc, les patins
et le grand canot de la princesse...

En abordant, on trouve les deux décorés du jour, mandés par dépêche
télégraphique: Protais et Boulanger, que la princesse place à ses côtés, à
dîner, après leur avoir attaché elle-même la petite croix de diamant,
qu'elle a l'habitude de donner aux amis décorés par son influence.

Le soir, dans le grand salon, tout le monde s'amuse à feuilleter de grands
albums, des cartons pleins de croquades de Giraud, qui sont comme
l'histoire intime et burlesque de la maison, où l'on voit sur une page la
princesse posant pour son buste de Carpeaux, en embrassant son chien
_Chine_, et sur une autre l'immense derrière de l'abbé Coquereau dans un
pantalon de bébé, etc., etc., etc.

       *       *       *       *       *

_Lundi 14 août_.--Déjeuner où la princesse parle de gens qu'elle voudrait
marier, entre autres de Taine, pour lequel elle a trouvé un parti qui lui
apporterait une dot de 400,000 francs et 800,000 francs d'espérances...

On passe dans l'atelier aux portières algériennes, au papier grenat
velouté, aux grandes armoires de marqueterie, aux murs garnis d'immenses
palmes croisées. Dans un coin sont encadrées les mentions obtenues par la
princesse aux Expositions. Giraud, debout, peint le ciel d'un panneau
faisant partie d'une décoration à personnages du Directoire, qu'il exécute
pour l'escalier du château.

Deux Italiennes entrent, en soulevant la persienne de la porte donnant sur
le jardin, et la princesse se met à peindre l'une d'elles, pendant deux
heures, lui donnant à peine quelques minutes de repos. A côté de la
princesse, la comtesse Primoli lit silencieusement les MÉMOIRES DE Mlle DE
MONTPENSIER, et derrière la princesse, Hébert lave une aquarelle d'après
l'Italienne qu'elle peint.

L'Italienne est gracieusement sculpturale, et montre dans son droit profil
et sa fine nuque de bronze florentin, une distinction de race, le style de
ces campagnardes étrusques, où reste comme la marque d'un grand passé:
femmes qui, tout peuple qu'elles sont, restent des reines de nature.
Toutefois en son immobilité et son inexpression de marbre et de modèle, de
temps en temps des mots dits en italien par la princesse ou par Hébert,
animent, vivifient son visage de jolis sourires spirituels, et lui mettent,
un moment, dans la bouche une voix de musique.

Giraud, de temps en temps, jette dans le travail quelque blague, que la
princesse rabroue en riant et en grondant.

La femme de chambre apporte un noeud de diamant que la princesse a
commandé, ces jours-ci, et en fait voir la beauté, en le détachant sur le
noir de son tablier. Giraud de prendre le menton de la femme de chambre,
disant sur le ton d'un marquis de théâtre: «Agaçons la soubrette.» Sur
quoi la princesse crie: «Allons, vieillard, voulez-vous vous en aller,
vilaine ordure!» Et le travail reprend, sérieux, acharné, coupé de
dépêches télégraphiques jaunes, que la princesse déchire à mesure et roule
en boulettes.

De ces journées d'art, se lève je ne sais quoi de pareil au charme de
l'atelier d'une princesse italienne de la Renaissance, qu'auraient égayé
des calembours de Carle Vernet.

La voiture est au perron. La princesse rit de voir Mme de Fly ne pas
vouloir l'abandonner à nous autres, disant: «Mais qu'est-ce qu'elle croit
que nous allons faire?» et sur la route de Montmorency, elle nous conte
l'hôtel qu'elle rêve: un rez-de-chaussée avec un immense atelier au milieu,
éclairé par le haut; et tout autour une colonie d'une dizaine de nous,
logés dans de petites maisonnettes.

Au dîner, à propos d'un mot de je ne sais qui, la princesse s'emporte
contre l'antiquité, la tragédie; et déclare n'aimer, ne sentir, ne
comprendre que le moderne,--et semble avoir pour tout le classique
l'horreur d'un écolier pour un pensum.

Le soir, Chesneau vient remercier la princesse de sa croix. Dans la
journée, elle m'avait demandé si Flaubert était décoré, et comme je lui
répondais qu'il ne l'était pas, et que ce serait un honneur pour le
gouvernement de le décorer, elle s'est écriée: «Je n'en savais vraiment
rien; si j'avais su ça, je l'aurais demandé directement; mais je le savais
si peu, que, l'autre jour, nous nous le demandions avec Charlotte.»

A onze heures et demie, les hommes sont montés causer et raconter des
histoires chez le vieux Giraud jusqu'à deux heures du matin. C'est
l'habitude de la maison.

J'oubliais. La princesse a eu toute la journée une joie enfantine. On lui
a apporté sa médaille d'or. Elle veut en faire un bijou, une espèce
d'ordre et à la fois un bouquet de côté, pour porter dans ses soirées.

       *       *       *       *       *

_Mardi 15 août_.--Eugène Giraud nous mène à la maison rustique qu'il
possède à Saint-Gratien, une maison inventée dans une grange, et bâtie et
décorée de débris moyenageux, et où les lierres, la vigne folle, toutes
les plantes de liberté, jettent leurs lianes et leur verdure zigzaguante
sur le bric-à-brac de l'architecture de l'intérieur. C'est le cottage, le
vrai nid d'une lune de miel romantique.

Giraud n'y habite jamais. On a voulu la lui acheter le prix qu'il en
voudrait. Il s'y est refusé. Singulier homme, vrai artiste, original qui a
passé sa vie à faire des folies comme l'achat de cette maison, comme
l'achat de sa grande maison de Paris, folies qui l'ont fait riche sans
qu'il y songeât. Vieil habitué de coulisses, honnête noctambule du
boulevard, faisant lit commun avec sa femme, dans une coucherie
patriarcale, qui a le grand fils au pied du ménage, en travers, sur un lit
de sangle.

En retournant au château, nous trouvons la princesse revenant du TE DEUM
pour la fête de l'Empereur, dont elle a eu la discrétion de ne pas nous
parler. Au déjeuner, il est question des nominations de la Légion
d'honneur, passées au MONITEUR. A ce propos, Giraud trouve qu'il y a des
croix qu'on aurait dû donner, et, poussé par la princesse, finit par
prononcer le nom de Carpeaux, déclarant que ceux qui la méritent le plus,
sont ceux à qui on la fait le plus attendre.

La princesse, qui a la voix nerveuse et le rire strident d'une femme qui a
éprouvé quelque contrariété, la princesse s'emporte, et avec une sorte de
colère, soutient que les gens de talent ont le temps d'attendre, qu'il ne
faut pas les combler, qu'à force de récompenses, on les endort, qu'il faut
qu'ils aient quelque chose à espérer. Giraud ne démord pas de sa
proposition, et la soutient, nettement, bravement, carrément.

Quand on l'entend parler ainsi, l'estime vient pour cet homme qui passe
pour un courtisan, et qui, dans cette maison, gardant toutes les libertés
de la discussion, fait à tout moment passer la voix de la vérité sous le
couvert de la blague.

Il pleut, Giraud est parti. La princesse travaille à l'atelier. Elle a
repris un portrait commencé, un portrait aux trois crayons de la princesse
Primoli, qui pose avec ses beaux et bons yeux, ses noirs cheveux luisants,
ses dents blanches, toute la ronde bienveillance de son visage, qui a
l'air chatouillé d'envie de dormir.

Hébert, assis derrière la princesse, sans toucher un crayon, préside au
travail, et c'est à tout moment:

«Faites donc cela avec la main morte... Indiquez ceci comme cela... Mettez
de la sauce là... je sais bien, vous ne voulez pas vous salir les
doigts?»--«Si Monsieur!» répond la princesse. Une leçon coupée de petites
révoltes charmantes et de bougonnements pleins de grâce, au milieu de
laquelle tombe soudainement une envie de manger du _cocomero_.

Et voilà les figures des deux femmes entrant dans ces tranches roses
bordées de vert, qui leur laissent aux joues comme du fard mouillé, et où
ça et là, un pépin noir fait une mouche.

Les trois chiens ronflent dans leur panier, et toujours des dépêches, et
un travail, par ce jour de fête, comme si la princesse avait à gagner sa
vie, et attendait pour dîner le prix de son portrait.

Cela dure presque jusqu'à six heures et demie, où chacun va passer l'habit
du dîner. Au second service, on annonce la fanfare d'Ermont. «Dites que je
suis couchée et que j'ai la migraine,» fait la princesse. On passe du
champagne, et la princesse levant son verre: «A la santé du tyran!» comme
dit Giraille....

Et l'on cause peinture et commandes. Hébert demande à la princesse conseil
à propos d'un travail que sollicite de lui la Païva, qui est venue un jour
l'enlever dans son atelier. La princesse est fort indignée qu'un peintre,
de la valeur d'Hébert, travaille pour une pareille femme, et lui dit:

--«Une drôlesse comme ça, protéger l'art... Mais vous ne pourriez pas
seulement mener chez elle votre mère voir vos peintures!

--Ne faites pas vos yeux jaunes, dit Hébert, en se défendant mollement.

--C'est que pour moi, c'est bien simple ces questions-là, reprend la
princesse, vous pouvez faire tout pour ces dames, quand c'est gratis, mais
du moment qu'il y a de l'argent... Est-ce que vous ne pensez pas comme
moi?» dit-elle brusquement à Soulié, qui soutient cyniquement qu'un
artiste comme Raphaël aurait travaillé pour n'importe quelle femme de son
temps, et finit par s'écrier: «Moi je n'ai pas de principes!»

Cette déclaration fait lever la princesse, qui se retournant, prête à
sortir, nous souhaite le bonsoir, en nous jetant: «Vraiment, avec vos
indulgences si je revenais au monde, vous me feriez désirer, Messieurs,
d'être une femme à tempérament, une gueuse!»

Nous remontons avec Hébert qui nous parle de Rome, de l'Académie, des
lignes de la campagne de là-bas avec une voix amoureuse et émue d'un homme
qui y aurait là, la patrie de son talent, de ses goûts, de ses bonheurs.
Comme nous causions, un grand laquais m'a apporté de la part de la
princesse une pommade quelconque pour un rhume de cerveau. La princesse a
beaucoup de ces gentilles attentions, de ces petites façons de vous dire
qu'elle pense à vous.

       *       *       *       *

_Mercredi 16 août_.--Arrivent ce matin, à déjeuner, le ménage Benedetti,
et le médecin du prince Napoléon, qui vient de couper à la princesse une
petite verrue qu'elle avait sur la paupière. On cause santé, et comme
quelqu'un fait à la princesse compliment de sa belle santé, elle dit: «Oh!
moi, je n'ai jamais été malade. Sauf une scarlatine, jamais rien de rien,
jamais de sangsues, de vésicatoires. Je ne connais que l'huile de ricin et
l'eau de Pulna.»

Dans l'omnibus qui nous a ramenés à Sannoy, nous repassions ces trois
journées. Nous jugions la princesse. Nous trouvions que peu de bourgeoises
mettraient autant de bonne enfance dans leur amabilité. Nous revoyions,
dans la princesse, une maîtresse de maison plus attentive aux gens qu'elle
invite, et les distinguant plus délicatement, que presque toutes les
femmes du monde que nous avons vues jusqu'ici. Nous pensions à cette
liberté, à ce charme de brusquerie, à cette parole passionnée, à cette
langue colorée d'artiste, à ce sabrement des choses bêtes, à ce mélange de
virilité et de petites attentions féminines, à cet ensemble de qualités,
de défauts même, marqués au coin de notre temps, et tout nouveaux dans une
Altesse,--et qui font de cette femme le type d'une princesse du XIXe
siècle: une sorte de Marguerite de Navarre dans la peau d'une Napoléon.

       *       *       *       *       *

_19 août_.--La joie de voir bientôt notre pièce jouée, un peu mêlée de
tressaillement et d'angoisse, et même cette joie légèrement atténuée par
l'approche trop rapide de la réalisation de la chose, qu'on aimerait mieux
continuer à sentir devant soi, à sentir à l'horizon.

       *       *       *       *       *

_28 août_.--30, rue du Petit-Parc, avenue de l'Impératrice. M. Bressant?
Un domestique nous introduit dans un salon, tout empli de tableaux de
Bonvin et de Wattier, parmi lesquels se voit un grand et noir portrait de
Bressant, où la jeunesse de l'acteur est peinte fatalement, avec des
empâtements blafards, et je ne sais quel air sinistre d'Hamlet chez M.
Scribe. Au milieu de ces peintures est un buste en marbre d'une élégante
femme, portant des armoiries à la ceinture... Bressant entre, commence par
refuser le rôle, nous dit que les autres rôles sont superbes et mettent le
sien au second plan, qu'il y a longtemps qu'il n'a joué, qu'il veut créer
quelque chose, et que notre rôle ne lui semble qu'un rôle de confident.
Là-dessus, comme nous nous levons, en lui témoignant tous nos regrets, il
s'écrie qu'il voudrait bien nous rendre service, qu'il a peut-être lu le
rôle d'une manière superficielle, qu'il le relira et qu'il verra...

Je commence à m'apercevoir que les comédiens sont comédiens chez eux. Leur
habitude est de commencer par dire: non. Ils aiment à se faire prier et
veulent se faire obtenir. Il me semble que j'entre dans un monde de
diplomatie particulière, où la parole est donnée à l'acteur pour déguiser
l'envie qu'il a d'un rôle, la crainte qu'il a de le voir aller à un autre.

Rue du Petit-Parc, 32. C'est chez Delaunay. Thierry nous a dit que c'était
une affaire faite, et nous allons, par politesse, le remercier d'avoir
pris le rôle.

Ici, c'est un autre intérieur, de petites pièces, des meubles de damas,
des gravures consacrées: la Vierge à la Chaise, Napoléon Ier, des
photographies parmi lesquelles un portrait de Delaunay en regard d'un
portrait de femme. Entre les rideaux on aperçoit un jardinet à tonnelle de
marchand de vin de la banlieue. Delaunay est dans une élégante chemise de
nuit.

Aux premiers mots de remerciements que nous lui adressons, il fait
l'étonné, dit qu'il ne comprend pas, que Thierry ne lui en a pas parlé,
que ses camarades l'ont assuré qu'on avait engagé un amoureux, qu'il
pensait que c'était pour ce rôle. Comme nous insistons sur la valeur du
rôle, il nous dit qu'à la lecture, il n'y a pas fait attention, qu'il
était tout à la pièce, qu'il est impossible qu'il joue un rôle de dix-sept
ans. Nous voilà forcés de le prier. Il veut bien nous dire qu'il
réfléchira. Nous sortons, en ne comprenant pas, mais pas du tout...

Un étonnement nous est venu de la laideur, chez eux, de ces hommes qui
représentent l'amour devant la rampe, avec leur teint gris, leurs traits
comme grossis et déformés par la mimique théâtrale, leurs narines larges
et dilatées.

A quatre heures, nous allons raconter à Thierry, nos visites à Bressant et
à Delaunay. Le diplomate, presque ecclésiastique qu'il y a en lui, laisse
percer de ces comédies une sourde colère. Et sa voix, si onctueuse, prend
un petit tremblement rageur: «Comment! Delaunay vous a dit... Mais je lui
ai racheté son congé précisément, pour l'avoir au mois de septembre...
Voyez-vous, ici, rien n'est vrai... Ce qu'on dit n'est pas vrai... Le
mensonge même n'est pas vrai... Oui, oui, rien n'est vrai ici!»

Dîner le soir chez Magny. Sainte-Beuve et Soulié nous confirment l'annonce
de l'INDÉPENDANCE BELGE. Nous devions être décorés le 15 août. La
princesse l'avait demandé directement à l'Empereur, sans nous en parler,
et nous avait invités à passer la fête chez elle, pour nous faire la
surprise de la croix. Nous sommes vraiment fort touchés, et véritablement
reconnaissants à la princesse de cette pensée de coeur, que nous n'aurions
pas connue sans l'indiscrétion de ses amis.

Notre croix est remise au mois de janvier, où nous devons être décorés en
compagnie de Taine et de Flaubert.

       *       *       *       *       *

_29 août_.--Encore à table, nous causons de nous, après dîner... Je n'ai
pas les mêmes aspirations que l'autre de nous. Lui, sa pente, s'il n'était
ce qu'il est, ce serait vers le ménage, vers le rêve bourgeois d'une
communion d'existence avec une femme sentimentale. Lui est un passionné
tendre et mélancolique, tandis que moi je suis un matérialiste
mélancolique... Je sens encore en moi, de l'abbé du XVIIIe siècle, avec de
petits côtés cruels du XVIe siècle italien, non portés toutefois au sang,
à la souffrance physique des autres, mais à la méchanceté de l'esprit[1].
Chez Edmond, au contraire, il y a presque de la bonasserie. Il est né en
Lorraine: c'est un esprit germain. Edmond se voit parfaitement militaire
dans un autre siècle, avec la non-déplaisance des coups et l'amour de la
rêverie. Moi je suis un latin de Paris... moi, je me vois plutôt dans des
affaires de chapitre, des diplomaties de communautés, avec une grande
vanité de jouer des hommes et des femmes pour le spectacle de l'ironie.
Est-ce qu'il y aurait chez nous une naturelle prédestination de l'aîné et
du cadet, comme elle fut sociale autrefois. Nous découvrons cela pour la
première fois.

[Note 1: Je donne la note telle qu'elle a été rédigée par mon frère après
avoir été parlée; mais je dois déclarer qu'il y a dans cette note de mon
frère une exagération à se peindre en laid et à me peindre en beau.]

Au résumé chose étrange, chez nous, la plus absolue différence de
tempéraments, de goûts, de caractère, et absolument les mêmes idées, les
mêmes sympathies et antipathies pour les gens, la même optique
intellectuelle.

       *       *       *       *       *

_30 août_.--C'est décidément plus difficile de distribuer une pièce que de
composer un ministère. Ce qui me paraît dominer chez l'acteur, ce n'est
pas le désir d'avoir un beau rôle, c'est d'empêcher un camarade de l'avoir.

       *       *       *       *       *

_31 août_.--Bressant a pris le rôle de Got. Nous allons chez Got pour
tâcher d'obtenir qu'il joue le rôle de Bressant. Nous le trouvons
aujourd'hui en débraillé, en pantalon de toile bleue, en vareuse
d'ouvrier. C'est un autre particulier que les autres. Rien de réservé, de
diplomatique. S'il joue quelque chose, c'est plutôt la rondeur. Il
s'invite sans façon à déjeuner chez nous pour le lendemain, cause de notre
pièce, des rôles non distribués, du péril de tomber dans le _babouin_, si
nous n'avons pas Mme Plessy, etc., etc.

       *       *       *       *       *

_1er septembre_.--Got vient déjeuner chez nous. C'est un acteur qui a fait
ses classes et qui a l'air d'arriver de la campagne avec une gaie figure
de vicaire de village et de madré campagnard. Il a une gaîté de sanguin,
le rire large, ouvert, communicatif.

On sent en lui l'acteur qui voit, qui observe, qui est à la recherche de
types, de caractéristiques silhouettes humaines: il nous dit, sans savoir
dessiner, jeter très bien le mouvement d'un bonhomme sur le papier. Comme
nous lui parlions de la mystérieuse cristallisation du rôle d'un auteur
dans la personne d'un acteur, il nous confesse le composer d'abord avec la
pensée de l'auteur, en y entrant entièrement,--c'est pour cela qu'il ne
crée jamais sûrement un rôle dans une pièce d'auteur mort, car pour lui,
avec l'auteur, le rôle meurt.--Il faut qu'il entende l'auteur lire et
expliquer le rôle dans son mouvement à lui. Puis, dit-il, quand il a le
bonheur de pouvoir _raccorder_ la pensée de l'auteur avec un type vivant
qu'il a en vue: c'est fait, il tient son personnage. Dans Giboyer par
exemple, son type vivant a été Jean Macé, avant qu'il fût un homme rangé.

Sur le nom de Mme Plessy prononcé par moi, il nous fait d'elle un portrait
de forte mangeuse, d'une femme qui dévorerait un dindon. «Oui, dit-il,
après des pièces, elle a des paresses, des langueurs de créole. Tout à
coup son oeil s'allume et elle s'écrie avec une bouche humide: «Mon Dieu!
que je mangerais bien un peu de boeuf à l'huile!»

«Ah! vous allez avoir de rudes répétitions, continue-t-il, des répétitions
de trois heures, mais il faut cela, voyez-vous. Voilà un joli mot de Mlle
Mars; au milieu de répétitions qui n'en finissaient pas, elle s'écria: «Ça
ne m'amuse pas plus que vous autres, mais je «ne _vomis_ pas encore assez
mon rôle!»

Comme tous les hommes d'un talent moderne et vivant, il a le goût
d'écouter dans la rue, sur les impériales des omnibus, et il nous conte ce
dialogue entendu par lui, ce dialogue de deux ouvriers, le plus jeune
gourmandant le plus vieux: «Elle se fichait de toi, cette femme!--Je
l'aimais.--Mais elle couchait dans le garni avec un sergent de ville!--Je
le savais... cette femme-là, vois-tu, je lui aurais mangé le _délivre!_»

Et nous voici avec Got à attendre, aux Français, Thierry qui est allé lire
notre pièce à Mme Plessy et essayer de la décider à jouer son premier rôle
de mère. Nous attendons en compagnie de ce pauvre Guyard, le lecteur
mélancolique de tous les _ours_, un homme si attristé de toutes les
tragédies infiltrées en lui, qu'il rêve toutes les nuits que son ménage
est dans un cachot, et assailli à tout moment, à propos de ces tragédies,
d'incidents comme celui-ci: il vient de recevoir une lettre d'un
malheureux qui lui écrit d'un lit de la Charité, qu'il a un pistolet sous
son traversin, pour se brûler la cervelle, si sa pièce n'est pas reçue.

Ces histoires coupées d'esquisses drolatiques par Got des gens passés et
présents du Théâtre-Français, et qui comparait l'attitude d'Empis, devant
les cotillons de la Comédie-Française, à celle d'un dindon mis en présence
d'un oeuf en plâtre.

Là-dessus Thierry entre, fatigué, éreinté, les cheveux pleurant sur la
face, les yeux coulés dans les joues, pareil à la peinture d'un christ
byzantin, très fatiguée. Mme Plessy se décide, non sans hésitation, à
jouer, mais elle exige une excellente composition.

Dans cette fatigue d'émotions perpétuelles, assis sur une chaise du
boulevard, après dîner, la réalité des passants, des choses, du boulevard,
perd de son relief, et tout prend à nos yeux des effacements de rêve.

       *       *       *       *       *

_Samedi 2 septembre_.--La loge de Got: un divan qui fait le tour de la
pièce couvert en algérienne, une grande natte par terre, trois étagères,
une sorte de panoplie faite avec des sabres, des épées.

Ce soir, Got en s'habillant, nous raconte ses débuts. Lorsqu'il a commencé
à répéter, il avait encore son habit de _troubade_ sur le dos; il était
caporal. Il nous parle de sa première création, de la création de l'abbé
dans IL NE FAUT JURER DE RIEN, rôle qui lui échut à la suite du refus de
tous les sociétaires. Musset aux répétitions l'y trouvait détestable et ne
se cachait pas de le lui dire. Il voulait qu'il le jouât en soutane, et
Got précisément, à cause des circonstances, ne voulait le jouer qu'en
lévite.

Cette altercation entre l'auteur et l'acteur se termina par cette phrase
de Musset: «Au fond je m'en f..., puisqu'on se tire des coups de fusil!»
C'était le 22 juin 1848.

       *       *       *       *       *

_3 septembre_.--... Aujourd'hui la princesse a été d'un révolutionnarisme
terrible; au milieu du monde académique qu'elle avait à dîner, elle a
déclaré tout haut et violemment qu'elle préférait un vase japonais à un
vase étrusque... Retour en chemin de fer avec Carpeaux qui déborde
d'esthétique passionnée. Le beau pour lui est toujours la nature: le beau
trouvé comme le beau à trouver... Et encore pour lui le corps humain
actuel, dans les beaux échantillons, offre d'aussi beaux modèles que la
Grèce. Il y a encore des athlètes: ainsi ce cent-garde qui fait un trou à
une pièce de vin, et la boit en la tenant au-dessus de sa tête.

Pour Carpeaux comme pour tous les gens de talent et d'avenir de ce
temps-ci, il n'y a pas d'idéalisation du beau, il n'y a que sa rencontre
et sa perception. Bref, c'est un artiste capable de faire un croquis en
omnibus,--ce dont le blague, comme un imbécile qu'il est, un membre de
l'Institut qui est là.

Ce Carpeaux: une nature de nervosité, d'emportement, d'exaltation, ce
Carpeaux: une figure fruste, toujours en mouvement, avec des muscles
changeant continuellement de place, et avec des yeux d'ouvrier en
colère:--la fièvre du génie dans une enveloppe de marbrier.

       *       *       *       *       *

_6 septembre_.--8, rue des Saints-Pères, chez Mme Plessy. Nous allons la
remercier. Elle allait sortir. Elle a son chapeau sur la tête. Une poignée
de main vive, des paroles animées, des gestes de passion. La voix perlée
du théâtre, perdue, emportée dans la chaleur des entretiens émotionnés.
J'ai rarement vu la vie se dégager aussi électriquement d'une femme.

Elle nous a dit ce joli mot: «C'est le premier rôle de maman que je
joue... après cela, elle est si coupable!»

       *       *       *       *       *

_11 septembre_.--Relecture de notre pièce aux acteurs. Maintenant qu'on a
décidé Got à prendre le rôle de Bressant, Mme Plessy à remplir un rôle de
mère, maintenant qu'il y a eu pour engager les uns et les autres à jouer,
plus de démarches, de courses, de diplomatie dépensée que pour un traité
de paix,--voici Delaunay--le personnage sur lequel repose toute la
pièce--qui refuse son rôle, non qu'il se plaigne que la pièce soit
mauvaise ou le rôle déplaisant, au contraire; mais il le déclare trop
jeune pour lui. Il faut par malheur que, le matin même, le CONSTITUTIONNEL
l'ait trouvé trop vieux dans Damis, et d'ailleurs, ainsi que tous les
jeunes premiers dont la coquetterie est à rebours, il aspire aux rôles
plus vieux que son âge, au rôle du Misanthrope. Au fond il semble qu'il
veuille avoir la main forcée, de façon à être couvert par un ordre
ministériel.

Tout philosophe qu'on peut être, et quelque raisonnement qu'on se fasse,
cette continuité d'exigences, de prétentions, d'importances, de vanités
d'acteurs, vous agace à la fin jusqu'à l'impatience. Et c'est que cela
vous arrive de tous côtés, des petits comme des grands. La petite Dinah me
demande assez maussadement d'ajouter dix jolies lignes à son rôle, et
Lafontaine me témoigne un peu de mauvaise humeur d'avoir été ouvrier dans
le passé de M. Maréchal.

       *       *       *       *       *

_13 septembre_.--Il est pour les auteurs, un empoisonnement, un
empoisonnement, où chaque jour apporte sa petite dose de poison: c'est la
vie au milieu de gens pleins de doute, prêtant au succès d'une pièce les
hasards du jeu, et défiants naturellement d'un début, et par les demi-mots,
les sous-entendus, les consolations par avance même du _four_ futur, vous
glaçant petit à petit, et qui arrivent à vous donner une certaine défiance
de l'oeuvre, dans laquelle vous aviez une foi entière.

Il y a dans tout ce monde des acteurs une impersonnalité qui inquiète. Ils
n'ont pas l'air d'être quelqu'un; mais les personnages qu'ils travaillent
à être. Il y a chez ces êtres une habitude de changer de peau, qui ne
laisse pas en eux un bonhomme sur lequel on puisse mettre la main. Le
tréfonds de leur pensée et de leur conscience ne vous apparaît pas.

       *       *       *       *       *

_14 septembre_.--Delaunay refuse décidément son rôle, et avec le refus de
son rôle, la pièce a l'air de devenir impossible. La pièce se désagrège,
et, comme nous dit Thierry, «cette maille qui part, fait partir tout le
bas du filet».

Une journée où on se promène avec du désespoir. Nous traînons nos pieds
dans les feuilles mortes du jardin des Tuileries, sans vision des choses
ni des gens, de l'amertume plein la bouche.

       *       *       *       *       *

_15 septembre_.--Eh bien! vieil ami, on nous a dit que tu étais un peu
souffrant?

--Ah! vous savez, on est bête!

Et il lui vient, se pressant, un tas de phrases embrouillées par de
l'oppression de poitrine, par une émotion qui monte et met des larmes dans
ses yeux et dans sa voix qui se mouille et bredouille.

Puis essayant comme de se railler: «Je lui avais bien dit: On ne tue pas
seulement un homme avec un coup de pistolet... chaque fois que ça me
revient, depuis deux mois... c'est comme une aiguille à tricoter qui me
passe là--et il se touche la poitrine à l'endroit du coeur.--Je viens de
voir le docteur... Je lui ai tout dit... dans ces choses-là, vous
comprenez, il faut tout dire... Ah! un fort saisissement que j'ai eu...
C'est que ç'a été si brusque... Je l'avais quittée le mardi... Elle m'a
écrit le mercredi... et le dimanche ses bans étaient publiés... Il n'y
avait rien eu entre nous, la dernière fois... Seulement en s'en allant
elle m'avait montré son chapeau... c'était sans doute son chapeau pour se
marier... Mon Dieu, quand elle m'avait parlé de se marier, je l'avais
toujours engagée à le faire... mais ça a été trop prompt... Puis ces
derniers jours aussi, elle m'avait dit--oui, j'en ai été frappé:--«Je
croyais n'avoir que cela, j'ai tel âge...» Elle l'avait vu, son âge, sur
l'acte de naissance, qu'elle avait fait venir pour son mariage.

Ainsi il va se raccrochant à chaque petit souvenir, en en dégustant
l'amertume, avec une voix qui à tout moment sombre dans de l'émotion,
pendant que du jaune lui monte dans le teint.

Le soir, après dîner, il nous dit: «Les *** étaient retournés en Italie.
Je n'avais plus personne, mon fils était en pension... Dans mes rêves
creux, je demandais à Dieu une femme pour la protéger, pour être un
intérêt dans ma vie... Quand je reçus sa lettre, mes voeux étaient
exaucés... Je la voyais, tous les quinze jours, dans un hôtel... jamais
chez moi ni chez elle. Je m'étais défendu de jamais aller chez elle, de
peur d'être jaloux... Je voulais ne pas l'être, ne rien savoir... Tous les
quinze jours, j'arrivais le premier... Les femmes, vous savez, ça se fait
toujours attendre... On me donnait mon journal... Il y avait du feu... Je
lisais en l'attendant... Elle arrivait, elle ôtait son chapeau... Je lui
disais: «Qu'est-ce que vous avez fait depuis que je ne vous ai vue...
dites-moi tout...» Elle me le racontait longuement... Puis elle me
demandait des renseignements sur des choses qu'elle n'aurait pas osé
demander à d'autres... Je lui donnais des livres à lire... Nous causions
sur ce qu'elle avait lu... Elle me disait souvent: «Vous ne savez pas, je
ne dis pas l'amour, mais l'attachement que j'ai pour vous... Nous
déjeunions... Je passais là, quatre ou cinq heures... Elle s'en allait, je
la regardais dans l'escalier.... Qu'est devenu tout cela?... Il y a deux
mois que je n'ai reçu une lettre d'elle.

Il cherche sur lui des lettres, et les feuilletant:--«Tiens, voilà la
dépêche de ma mort, pour mon fils!

--Oh! vieil ami!

--J'étouffe, non, je ne peux pas surmonter cela!»

C'est un vieil ami de la famille, un vieillard de 76 ans, qui nous dit
cela, avec l'accent d'une vie brisée, d'un homme blessé à mort, qui aurait
perdu du même coup une habitude de quinze ans, une famille, une fille, une
maîtresse. Je ne sais quoi de tragique, de funèbre et de touchant
s'échappe de la désolation passionnée de ce vieillard, qui semble ne plus
vouloir avoir la force de vivre, et que le délaissement frappe au coeur
comme avec une épée.

Comme je lui parlais d'un voyage, en compagnie de son vieux domestique que
nous avons baptisé _Leporello_, le vieil homme a murmuré d'un ton moitié
triste, moitié ironique: «Pauvre don Juan que je ferais!»

       *       *       *       *       *

_Dimanche 17 septembre_.--Mérimée vient faire une visite à Saint-Gratien.
De gros traits, d'épais sourcils noirs, la forte encolure des hommes
d'esprit de Louis-Philippe, le type d'un censeur de collège de province.
Comme il désire faire acheter à la princesse une villa à Cannes, il en a
apporté les dessins faits par lui: des gouaches criardes rappelant les
éruptions du Vésuve encadrées de noir.

       *       *       *       *       *

_18 septembre_.--Nous allons voir Camille Doucet à propos de l'affaire
Delaunay. Dans l'antichambre le garçon lit la GAZETTE DES ÉTRANGERS, et de
gras cabotins de province, et des Antony de troupe ambulante attendent
mélancoliquement sur les banquettes. Delaunay sort du cabinet de Camille
Doucet, qui nous dit avoir tout épuisé auprès de lui sans succès. Delaunay
ne veut décidément pas jouer, et demande, pour y être forcé, un procès.

       *       *       *       *       *

_25 septembre_.--Nous sommes dans la situation de gens qui font effort,
pour tuer le temps, l'anéantir, par de continuels changements de place et
de lieux, toutefois pleins de tressaillements à un coup de sonnette, à un
bout de lettre aperçu dans notre case, chez le portier.

       *       *       *       *       *

_26 septembre_.--On est venu nous dire que le vieil ami se mourait. Déjà!

Nous sommes dans un grand salon, où il y a le vide et le désordre d'un
emménagement commencé. Par une glace sans tain, on voit sur une commode
une rangée de bouteilles et de remèdes, et dans un lit quelqu'un, qu'on
devine couché derrière les oreillers relevés, et à travers ce cadre
transparent qui ouvre l'appartement sur la mort, passe et repasse, active
et glissante, une soeur de Bon-Secours, noire sous sa coiffe blanche.

Il se meurt. Il a voulu recevoir l'extrême-onction ce matin. Un prêtre de
Saint-Augustin a été appelé, et le prêtre là, il n'a pas voulu le
recevoir. C'est le prêtre qui a marié la femme qu'il aimait. Est-ce
curieux, et ça ressemble-t-il aux inventions d'auteur, les combinaisons
dramatiques amenées par les événements de la vie?

Nous sommes entrés dans sa chambre. Il nous reconnaît. Il nous serre la
main avec une main presque encore vivante, et refermant les yeux, nous dit
comme avec le dernier soupir de sa gaîté passée: «Castor et Pollux.» Rien
de déchirant comme ce suprême sourire d'un homme qui commence à être un
mort.

       *       *       *       *       *

_27 septembre_.--C'est une agonie horrible, le mourant éprouve un
sentiment de vide, si douloureux dans le corps, qu'il demande qu'on le
remplisse avec des chiffons, de la viande, avec n'importe quoi... De temps
en temps, il supplie Dieu, de le faire mourir. Aux paroles des gens qui le
réconfortent, aux discours du médecin il a des gestes d'un abandon
désespéré...

       *       *       *       *       *

_28 septembre_.--C'est fini. Nous voyons le mort, un foulard noué en
turban sur la tête, le drap remonté sous le menton et tombant droit avec
une croix sur la poitrine, et dans son profil sculpté par la mort, un
calme où il y a presque un souffle et un sourire...

Des ballots noirs sont dans la salle à manger, des ballots au milieu
desquels est une demoiselle de magasin de deuil, qui les déficelle, en
faisant l'article: «Voulez-vous un châle carré pour les domestiques?...
Désire-t-on une robe de chambre pour la toilette de l'eau... Prenez ceci,
c'est très avantageux.» C'est la devinaille de toute une maison, et de la
situation, et de l'âge des domestiques, et du degré de douleur à ménager
chez les parents, et d'un merveilleux bagou approprié à la qualité du
chagrin de chacun.

Aujourd'hui Thierry nous déclare qu'il est impossible de jouer la pièce
dans ce moment, qu'il faut la remettre après celle de Ponsard. «Il y a un
vent de grève sur le théâtre français,» nous dit-il. Et nous avons cette
mauvaise fortune sans exemple à la Comédie-Française, d'être arrêtés, les
rôles distribués et acceptés par les meilleurs acteurs de la troupe, les
décors faits et essayés,--et cela par la volonté d'un seul acteur qui a
reçu notre pièce à boule blanche, et qui joue, tous les soirs, dans Musset,
des rôles aussi jeunes que celui, dont il a prétexté la jeunesse pour ne
le pas jouer. Du reste, nous savons à peu près le fond de l'affaire.
Delaunay nous a dit qu'il jouerait notre pièce, la répéterait le lendemain
du jour où le ministère lui accorderait ce qu'il lui avait demandé.
Qu'est-ce? sans doute une position égale à Bressant.

Bref, notre pièce est tuée par ce refus.

       *       *       *       *       *

_2 octobre_--Saint-Gratien... Nous sommes dans le potager. Je vois à la
princesse les yeux rouges. Elle vient de recevoir de Girardin la dépêche
annonçant la mort de sa fille, très touchée de la tournure: «L'angélique
enfant ne dira plus: «Comme j'aime la «princesse!»

       *       *       *       *       *

_Dimanche 8 octobre_.--Retour de Cernay, d'une assez lugubre auberge de
paysagistes, où nous étions arrivés hier, en repassant par Dampierre, le
royaume des Luynes: une de ces grandeurs mortes tristes à faire pleurer et
qui _enversaillent_ l'âme.

J'ai remarqué, que dans tous les endroits où il y a de vieux monuments
d'histoire, il se rencontre plus de vieilles gens qu'ailleurs: les
centenaires s'abritent aux vieilles pierres.

       *       *       *       *       *

_10 octobre_.--Vraiment c'est une chose injuste qu'on n'ait pas donné à
notre corps l'étoffe de notre caractère. Nous voici tous les deux pris de
crises d'estomac et de foie, qui se succèdent et renaissent de nos
mutuelles anxiétés. Et voilà ces mauvaises nuits de maladie, où sans
personne à la maison, le plus valide de nous est à courir le pharmacien, à
découvrir un médecin quelconque, à maladroitement et fiévreusement
chercher à faire du feu avec de la braise dans un fourneau--avec une vague
terreur et qu'on ne se communique pas, du choléra qui court.

--En notre état de maladie, de souffrance, une espèce d'insapidité de tout,
et des impressions pâteuses des choses dans l'esprit comme dans la bouche.

--Tout pourrit et finit sans l'art. C'est l'embaumeur de la vie morte, et
rien n'a un peu d'immortalité que ce qu'il a touché, décrit, peint ou
sculpté.

       *       *       *       *       *

_20 octobre_.--Barbizon, forêt de Fontainebleau. Il y a vraiment du
courage à nous, si malingres dans ce moment, d'être venus ici, pour
travailler à notre roman (MANETTE SALOMON); oui, du courage, d'habiter
cette mauvaise auberge, à l'inconfortable accepté par la nature ouvrière
des peintres, dans ces chambres sans cheminée, à cette table où l'on est
obligé de se jeter sur le gruyère à la fin des repas, et sur laquelle
plane la tristesse des fruits secs, assis là cette année: tristesse se
mêlant à la sinistre mélancolie des maladies qui commencent à s'y donner
rendez-vous.

Il s'y trouve une espèce de fou, un phtisique qui tousse toute la nuit, un
malade de la moelle qui fauche d'une jambe. Ce dernier, un nommé Vittoz,
qui est un sculpteur, plein de choses et de ressouvenirs de toutes les
grandes capitales de l'Europe, parlait ce soir, et très bien, de Sauvage,
l'inventeur de l'hélice, qu'il a beaucoup connu.

Il le peint avec ses cheveux blancs, sa barbe blanche, sa belle tournure
théâtrale, ses grands gestes dans les habits de la misère, dans son
immense redingote bleue, et se détachant, en sa silhouette d'ouvrier
stoïque, sur les hauteurs de Ménilmontant, où on le voyait rapporter du
marché, son déjeuner et son dîner du lendemain.

Il nous montre ce type d'inventeur sublime volé, volé, volé par tout le
monde, volé par Ericsen de sa découverte de l'hélice, volé par Girardin de
sa découverte du physionotrace, et vivant, à la fin de sa vie, d'une
misérable pension faite par le ministère de la marine, et toujours la tête
dans un tas de découvertes, et soutenant en lui la flamme qui fait trouver
avec de l'eau-de-vie,--et se préparant aux travaux de la nuit par le jeu
enragé de deux ou trois heures de violon.

Il est mort en disant que «c'était vraiment dommage!» parce que la
véritable application de son hélice était dans l'air et non dans l'eau.

       *       *       *       *       *

_31 octobre_.--Tous ces temps-ci, c'est une succession de petits accidents
hostiles, une conjuration d'ennuis de tous les jours et de toutes les
choses; une série de déveines, les taquineries bêtes et à la fois
insupportables d'un _enguignonnement_... A côté des mauvais sommeils, des
malaises de corps, toutes sortes de tracas intérieurs: notre toit, ouvert
par les maçons pour une réparation, et la pluie tombant sur nos
tapisseries comme dans la rue, et nous faisant relever, toute une nuit,
pour décadrer des dessins et les sauver d'un déluge.

       *       *       *       *       *

_1er novembre_.--A la porte du petit salon de la princesse, une forme de
femme blanche, en camisole et en jupon court. Un cri. Des chiens qui
jappent. C'est la princesse en déshabillé, qui se sauve avec deux femmes
en noir. Ces deux femmes en noir étaient la princesse Murat et sa fille
Anna, dont la mère venait annoncer le mariage avec le jeune duc de Mouchy.

Après dîner, Sainte-Beuve parle de ses grandes colères à l'Académie--le
jeudi--quand il avait les nerfs montés et toutes les susceptibilités
hérissées par l'excitation de son article du CONSTITUTIONNEL. Il avoue que
c'est allé, un jour, chez lui, à la suite d'une petite altercation avec
Villemain, jusqu'à lui crier qu'il était aussi méprisable que... et à
lever son parapluie sur lui. Car il y a toujours un parapluie dans toutes
les grandes actions de Sainte-Beuve.

Mérimée vient le soir, et pour la première fois, nous l'entendons causer.
Il cause en s'écoutant avec de mortels silences, lentement, mot par mot,
goutte à goutte, comme s'il distillait ses effets, faisant tomber autour
de ce qu'il dit une froideur glaciale. Point d'esprit, point de trait,
mais un tour cherché, une façon de vieil acteur qui prend ses temps, avec
un fond d'impertinence de causeur gâté, un mépris affecté de tout ce qui
est illusion, pudeur, convenance sociale. Je ne sais quoi de blessant pour
les gens bonnement constitués, s'échappe de cette sèche et méchante ironie,
travaillée pour étonner et dominer la femme et les faibles.

C'est ainsi qu'il conte, en épais universitaire au ton léger, cette
vieille histoire des CENT NOUVELLES, la belle jeune fille de la peste de
Grenoble, se repentant, au lit de mort, d'avoir désespéré l'amour de sept
ou huit soupirants, et leur en demandant un pardon si vif, qu'ils en
meurent et qu'elle en guérit.

Et comme on parle de l'amour et de tous les sentiments complexes qui
peuvent y entrer, il raconte l'histoire de son ami Malleville, enlevant
une religieuse en diligence, vivant trois jours avec elle, au bout
desquels, en apprenant qu'il était protestant, elle éprouva une telle
révolution intérieure, que sa digestion fut dérangée. Et de là, passant au
méli-mélo de la religion avec ces choses-là, il cite comme un modèle une
lettre qu'il aurait bien voulu copier,--un chef-d'oeuvre du genre, à ce
qu'il dit--une lettre qui commençait par l'invitation à l'amant d'aller au
mois de Marie, à la suite un petit sermon, puis une petite infamie à
laquelle on l'invitait après, et en post-scriptum un rendez-vous avec
quelques jolies polissonneries.

       *       *       *       *       *

_2 novembre_.--En chemin de fer pour Bar-sur-Seine. Quatre heures et
demie. Une ronde lune jaune. Un ciel presque indéfinissable du plus fin
cobalt, d'un bleu pareil au bleu au-dessus des montagnes où il y a de la
neige. Les petits tons grillés de l'automne noyés dans une vapeur où se
perd la sourde et harmonieuse richesse des valeurs fanées. Les arbres,
--une légèreté dorée--apparaissant dans la nuit comme feuilles de
brouillard.

--La province dépasse le Roman. Jamais le Roman n'inventera la femme d'un
commandant de gendarmerie mettant en vers les sermons du vicaire.

       *       *       *       *       *

_5 novembre_.--Je suis enfoncé sous l'édredon de la province. Ma vieille
cousine me jette une lettre sur mon lit. Je l'ouvre. C'est Thierry qui
m'annonce que Delaunay accepte le rôle, qu'il faut revenir, que la pièce
doit être jouée le 1er décembre.

Le théâtre est vraiment une terrible machine à surprises.

Ce soir, le maire d'ici contait cette amusante anecdote. Il est lié avec
Paul de Kock, lui envoie du cochon et du boudin, et a reçu en échange son
portrait. Sa femme, un jour de Fête-Dieu, pour orner son reposoir, avait
donné tout ce que le ménage avait d'artistique et le portrait de Paul de
Kock était exposé à la vénération des fidèles, au beau milieu du reposoir.

       *       *       *       *       *

_6 novembre_.--... Sur le chemin de fer, il y avait une voiture avec un
coupé et des volets fermés. On y a fait monter des femmes qui pleuraient
dans des mouchoirs de cotonnade bleue. Des oiseaux qui étaient posés sur
la voiture se sont dépêchés de s'envoler... J'ai lu alors: SERVICE DES
PRISONS.

       *       *       *       *       *

_10 novembre_.--Enfin nous voici faisant répéter sur la scène, à côté du
souffleur assis à une table. A la première répétition nous avons eu encore
une terreur. A son entrée, Delaunay ne paraissait pas... On l'a appelé,
enfin il est venu...

Ce qui nous frappe surtout, c'est le long ânonnement que les acteurs
mettent à dire. Ils commencent à répéter, à réciter un peu comme des
enfants. On sent le besoin qu'ils ont d'être serinés, montés, chauffés.
Ils tâtonnent l'intonation, ils manquent le geste. A tout moment ils font
des contresens à rencontre de ce que vous avez écrit. Et comme ils vous
semblent longs à entrer dans la peau de votre rôle!

Il faut excepter pourtant Mme Plessy, elle seule a l'intelligence
véritablement littéraire. Du premier coup elle comprend et elle rend. Elle
a eu immédiatement le sentiment des choses observées, des choses vraies du
rôle de Mme Maréchal. Elle a mis le doigt sur tous les cris du coeur, en
disant: «C'est étonnant, les hommes, je ne sais pas où ils nous prennent
cela?» Et chez elle, c'est une compréhension si vive, que l'a traduction
est immédiate, intelligente toujours, quelquefois sublime.

       *       *       *       *       *

_16 novembre_.--Après les répétitions, dans cette haute salle des Français,
on a l'impression de trouver le plafond de son chez soi écrasant, et le
sommeil vous ennuie... La nuit vous paraît vide et impatientante, ainsi
qu'à un homme qui a quelque chose devant lui qu'il voudrait hâter. On ne
vit plus que sa première représentation.

       *       *       *       *

_17 novembre_.--Rien d'une volupté discrète comme l'ancien cachemire.
Toutes les modes actuelles, avec leur tapage, me semblent habiller la
femme de scandale: le cachemire me paraît envelopper le mystère et le
secret de la femme du monde qui sort de chez son mari,--pour aller à son
premier rendez-vous.

Il vous vient dans les répétitions une incroyable irritation nerveuse,
produite par tous les remaniements imposés, exigés, conseillés, postulés
par l'un, par l'autre. Suppression de ceci, atténuation de cela,
changement d'entrée, déplacement d'un chapeau. C'est un tas d'observations,
une suite de coupures dans le vif de votre phrase, de votre idée: c'est
énervant à la longue comme une amputation faite à coups de canif.

       *       *       *       *       *

_18 novembre_.--Quelque chose d'austère au fond dans le théâtre. Les
femmes y sont peu femmes. Elles y viennent un peu en tenue d'ouvrage, en
brûleuses de maison. Robes et sourires, elles gardent tout, on le sent,
pour le public. Nulle coquetterie, à peine de sexe. Rien de donné par
elles au roman des coulisses. Pas la moindre intention de trouver là,
l'amant ou le caprice. L'affaire de la pièce: rien que cela.

Singulière existence à rebours que cette vie des répétitions. Tout le jour
dans de la nuit, dans des ténèbres éclairées par deux quinquets. Une
absolue suppression de la vie réelle, du soleil, de l'heure du dehors. En
sortant du théâtre à quatre heures, par une fin de jour, on tombe dans la
rue, tout hébété et tout désorienté, et on ne sait plus si on vit ou si on
rêve.

Une vie bien empoignante après tout, par sa création d'inventions,
d'ingéniosités, de toutes sortes de petits détails d'une délicatesse
infinie, enfin de tout un art insoupçonné. C'est la recherche et la
trouvaille du geste qui est le geste de la parole qu'on dit, la formation
des groupes, les communications établies ou brisées entre les personnages,
tous les soulignements mis sous les paroles, le naturel à se lever, à
s'asseoir, qui demande des dix reprises de la scène: toutes petites choses
si absolues, si positives, d'une vérité si flagrante, qu'elles font crier,
aussitôt trouvées: «C'est cela!»--et le mouvement trouvé, une petite
émotion de joie passe en vous comme une chaleur.

On ne se doute pas de ce travail, de ce _remâchement_ perpétuel dont ont
besoin les acteurs pour se pénétrer de leur rôle. Il leur faut une
infiltration quotidienne pendant un mois.

Le seul défaut de Mme Plessy est son instantanéité d'intuition qui ne
s'arrête et ne se fixe pas. Elle comprend si vite qu'elle comprend chaque
jour quelque chose de nouveau. C'est ainsi qu'elle a joué toute notre
pièce de répétitions en répétitions, et morceau par morceau, d'une manière
supérieure, mais elle n'était supérieure chaque jour qu'à un endroit, où
elle ne l'était plus le lendemain.

       *       *       *       *       *

_19 novembre_.--Eugène Giraud nous racontait que Sainte-Beuve, pour se
préparer à la charge qu'il en a faite à une soirée de Nieuwerkerke, avait
pris l'étonnante précaution de prendre un lavement, afin, disait-il très
sérieusement, d'avoir le teint plus frais.

       *       *       *       *       *

_20 novembre_.--Perpétuelle émotion que cette vie de théâtre! Aujourd'hui,
quand tout semble gagné, Thierry nous dit que la censure est dans la plus
grande animation contre la pièce, qu'elle conclura peut-être à
l'interdiction.

       *       *       *       *       *

_22 novembre_.--Je sors navré de chez Gavarni. Mlle Aimée me raconte qu'on
est dans la misère la plus affreuse, que ce sont tous les jours des scènes
effroyables de fournisseurs. Il serait déjà expulsé de la maison qu'il a
achetée 260 000 francs, si M. Trélat n'était mort. Par là-dessus des
dettes, qu'on croyait éteintes, renaissent. Un menuisier a surgi avec un
compte de 15 000 francs pour des fournitures impossibles, pour des portes
qui étaient de la pure ébénisterie. Malgré son apparente indifférence, il
y a des moments, où Gavarni se rend compte de sa position. Il lui est
échappé de dire à Aubert «qu'il ne connaissait pas dans le monde un homme
dans une position plus terrible que la sienne»!

       *       *       *       *       *

_24 novembre_.--Mlle Rosa Didier a amené aujourd'hui son fils à la
répétition, un joli enfant de dix ans, qui dans une figure pâle, a deux
grands yeux tout noirs et tout doux. On l'assied auprès du souffleur, et
il essaye de répéter de sa petite voix l'engueulement de Bressant. Ça
ressemblait à un chérubin qui épellerait, dans le ciel, le catéchisme
poissard.

       *       *       *       *       *

_25 novembre_.--Aujourd'hui, on répète au trou du souffleur. La pièce
commence à être admirablement jouée. Mme Plessy est presque toujours
sublime, oui sublime, je ne recule pas devant le mot. Et quelle grande
artiste dramatique n'a-t-on pas utilisée! Quant à la voix de Delaunay,
c'est la plus adorable musique que puisse rêver un auteur pour sa prose.

Mme Plessy racontait avoir vu Scribe, dans les derniers temps, manger un
mouchoir pendant une mauvaise répétition.

       *       *       *       *       *

_26 novembre_.--J'entre chez le libraire France. Un monsieur, qui est là,
entend dire qu'il n'y a plus de places pour notre première. Ce monsieur ne
connaît pas notre nom, n'a jamais lu un livre de nous. Et il dit: «Si je
passais au théâtre, peut-être que...» C'est bien là le monde parisien, ce
monde qui a envie de ce qui n'est plus possible.

       *       *       *       *       *

_26 novembre_.--La salle pendant les répétitions. Salle dans la pénombre
avec des lueurs de lune glissant d'un côté sur les toiles de couverte des
balcons et sur les muscles des cariatides des avant-scènes; au-dessous
tout le fond de la salle obscurée, piqué de petits trous de jour cerise,
filtrant par les rideaux rouges du fond des loges.

Le lustre, au milieu de ces ténèbres, scintillant de feux prismatiques
ainsi qu'un bouquet de pierres précieuses dans une cave, ou comme des
stalactites pendues à la voûte d'une grotte neigeuse.

Dans l'orchestre enseveli, sous une vague de toile grise, et éclairé par
les deux quinquets à abat-jour de la scène et la lampe du souffleur, le
manche d'une contrebasse dépassant la rampe, rayé d'un trait de lumière.

De temps en temps le tournoiement du lustre descendu et le souffle du
lampiste dans les verres, donnant la sensation de la sonnerie d'un collier
de petit chien.

       *       *       *       *       *

_27 novembre_.--En lisant Victor Hugo. Il me semble voir une séparation,
un abîme de distance entre l'artiste et le public de nos jours. Dans les
autres siècles, un homme comme Molière n'était que la pensée de son
public. Il était pour ainsi dire de plain-pied avec lui. Aujourd'hui, les
grands hommes sont plus haut et le public plus bas.

       *       *       *       *       *

--Les formes les plus distinguées et les goûts les plus populaciers
peuvent s'accorder chez la femme;--chez l'homme, non.

       *       *       *       *       *

_29 novembre_.--Gavarni nous donne une grande preuve d'amitié en venant à
la répétition. Il est très malade. Dans l'escalier, il est obligé de
rester assis dix minutes sur la banquette de l'escalier pour reprendre sa
respiration. Quand nous l'aidons à remonter en voiture, il est suffoqué à
ce point qu'il peut à peine nous parler.

Thierry nous montre une lettre de Camille Doucet, dans laquelle le
ministre Rouher et le maréchal Vaillant nous font l'honneur d'avoir
cherché, trouvé un dénouement à notre pièce. Rouher veut que la fille soit
seulement blessée, et qu'il reste l'_espérance d'un mariage avec l'amant
de sa mère_. Le maréchal Vaillant en a trouvé un autre à peu près du même
goût. Heureusement qu'il n'y tient pas, et, comme militaire, il n'est pas
trop opposé au coup de pistolet du dénouement.

On vit tout entier absorbé, dans l'enchantement, le doux enivrement, la
musique du jeu de ses acteurs, et la volupté de cela vous fait passer
entre les épaules de petits frissons agréables. Puis, quand c'est fini, la
répétition vous reste encore dans la tête, dans les oreilles, au coeur,
comme une douce émotion mourante.

       *       *       *       *       *

_30 novembre_.--En me voyant si près d'être joué aux Français, je commence
à croire qu'il pourrait y avoir une providence pour la constance de
l'effort et le courage de la volonté.

       *       *       *       *       *

_1er décembre_.--... Qui regarde, au Cirque, ce joli spectacle: les
enfants avec leur bouche ouverte de surprise et d'attention, montrant le
blanc de leurs petites dents d'en haut, les yeux grands ouverts, qui
clignent, de temps en temps, de la fatigue de regarder, le front creusé de
deux ombres au-dessus des sourcils par la contraction de l'attention, le
haut des oreilles rouge, contre le blond d'or pâle de leurs cheveux.

       *       *       *       *       *

_2 décembre_.--Enfin la sourde inquiétude de ces jours-ci a disparu. La
censure a envoyé, pour donner son visa, son bonhomme drolatique, le
censeur Planté.

L'impatience de ces jours-ci a fait place en nous à un contentement plein,
tranquille, et qui ne voudrait pas aller en avant. Nous serions désireux
d'en rester où nous en sommes, longtemps. Nous avons presque un regret
d'en avoir sitôt fini avec cette douce suspension de la vie réelle dans
les répétitions, avec ces délicieuses petites bouffées d'orgueil qui vous
passent par le nez, aux bons moments de votre pièce, aux beaux endroits de
vos tirades aimées, avec enfin cette perpétuelle et toujours nouvelle
attente du mot qu'on sait qui va venir, et que vos lèvres marmottent
d'avance.

       *       *       *       *       *

_3 décembre_.--Aujourd'hui c'est la répétition en costume. J'entre dans le
foyer, et j'y trouve, sautillante et adorable, Rosa Didier dans son
costume de Bébé, avec ses beaux yeux sous sa perruque blonde, et dans le
nuage de folle mousseline s'envolant autour d'elle. Il m'a semblé que tous
les vieux portraits de ce foyer sévère, les ancêtres de la Tragédie noble
et de la Comédie grave, les Orosmanes à turbans et les reines à poignard,
fronçaient le sourcil devant le lutin du carnaval de l'Opéra.

Je rencontre dans un corridor Delaunay, que tout d'abord je ne reconnais
pas, tant il s'est bien rajeuni par je ne sais quelle préparation magique,
et tant il semble n'avoir que les dix-sept ans de Paul de Bréville.

En regardant, en écoutant ce monde aller, dire votre prose, jouer la vie
de votre création; en voyant cette scène à vous, et sentant tout vous
appartenir là, le bruit, le remuement, la musique, les acteurs, les
figurants, tout, jusqu'aux machinistes et aux pompiers, je ne sais quelle
joie orgueilleuse vous remplit de posséder tout cela... Comme public il y
avait un curieux public, et tout d'abord Worth et sa femme, sans
l'inspection desquels Mme Plessy ne joue jamais, et avec eux tout le monde
des modistes et des tailleuses célèbres... L'effet de la pièce croît de
répétition en répétition. Les acteurs s'étonnent d'eux-mêmes et s'admirent
entre eux. Tout le théâtre croit à un immense succès, et la phrase qui
court est celle-ci: «Il y a vingt ans qu'on n'a vu, aux Français, une
pièce montée et jouée comme celle-ci!»

       *       *       *       *       *

_5 décembre_.--Une bonne nuit. Nous mettons des cartes aux critiques.
Visite à Roqueplan. Nous le trouvons déjeunant. Il est tout en rouge, et
botté d'espèces de grands mocassins brodés: l'air moitié bourreau, moitié
Ojibewas. Il cause hygiène des gens de lettres. Il dit que, dans notre
métier, «il faut combattre la déperdition nerveuse, qu'il vient de manger
deux beefsteaks, qu'il y a un art de tâter son estomac, de l'entraîner...»
Et comme nous lui faisions compliment de sa santé, de sa résistance à
l'âge, il soupire: «Oh! tout le monde a sa maladie. J'ai, moi aussi, mon
égout collecteur. Le matin, je graillonne... Ça me nettoie pour la
journée.»

De là, été voir le vieux père Janin, qui ne descend plus de son chalet,
qui est maintenant, avec sa goutte, critique de théâtre en chambre. Il
m'apprend que sa femme s'habille pour aller voir notre pièce. Malgré tout,
malgré le féroce éreintement des HOMMES DE LETTRES, il nous revient le
souvenir de notre première visite à son premier article.

Enfin, nous attrapons l'heure du dîner, et nous allons nous attabler chez
Bignon, où nous mangeons et buvons pour une trentaine de francs,
absolument comme des gens qui ont devant eux cent représentations.

Pas la moindre inquiétude. Une sérénité absolue, la conviction que quand
même le public ne trouverait pas notre pièce parfaite, elle est si
remarquablement jouée, que le jeu des acteurs doit emporter le succès.
Nous demandons l'ENTR'ACTE, et lisons et relisons les noms de nos acteurs.
Puis, nous fumons des cigares, coudoyant ce Paris où notre nom grouille
déjà, et que nous allons emplir demain, respirant comme la première
bouffée d'un grand bruit autour de nous. Le théâtre! nous au théâtre! et
nous pensons à ces petits bouts de rôle, aperçus sur des tables de nuit
d'actrices de deux sous, et qui nous faisaient palpiter le coeur.

Nous arrivons aux Français. Les abords nous semblent assez vivants, assez
remuants. Nous montons en victorieux cet escalier, que nous avons monté si
souvent dans des dispositions d'esprit si différentes. Nous nous sommes
bien promis, dans la journée, que si nous voyions, vers la fin de la pièce,
l'enthousiasme aller trop bien, nous filerions bien vite pour n'être pas
traînés en triomphe sur la scène.

Les corridors sont pleins. Il y a comme une grande émotion bavarde dans
tout ce monde. Nous attrapons au vol des rumeurs de bruit, de tapage: «On
a cassé les barrières à la queue!» Guichard, encore vêtu de son costume de
Romain, entre au foyer assez déconcerté; il a été hué dans HORACE ET
LYDIE. Nous commençons à respirer, peu à peu, un air d'orage. Got, sur
lequel nous tombons, nous dit des spectateurs avec un singulier sourire:
«Ils ne sont pas caressants!»

Nous allons au trou du rideau, essayant de voir dans la salle, et
n'apercevons, dans une sorte d'éblouissement, qu'une foule très éclairée.
Soudain, nous entendons qu'on joue. Le lever du rideau, les trois coups;
ces choses solennelles que nous attendions avec un battement de coeur,
nous ont totalement échappé. Puis, tout étonnés, nous entendons un sifflet,
deux sifflets, trois sifflets, une tempête de cris à laquelle répond un
ouragan de bravos.

Nous sommes dans un coin de coulisse, adossés à un portant, parmi les
masques, et, en passant, il nous semble que les figurants nous jettent des
regards apitoyés. Et on siffle toujours, et on applaudit aussi.

La toile baisse, nous sortons sans paletot, et nous avons chaud aux
oreilles. Le second acte commence. Les sifflets reprennent avec rage,
mêlés à des cris d'animaux, à des imitations des intonations des acteurs.
On siffle tout, jusqu'à un silence de Mme Plessy. Et la bataille continue
entre les acteurs, soutenus par une partie de l'orchestre et presque la
totalité des loges où l'on applaudit, et le parterre et tout le poulailler
qui veulent, à force de cris, d'interruptions, de colères, de blagues du
Petit-Lazari, faire tomber la toile.

«Ah! c'est un peu secoué!» nous dit Got, deux ou trois fois. Nous restons,
pendant tout ce temps, adossés à notre portant, recevant les bordées de
sifflets en pleine poitrine, pâles, nerveux, mais debout, ne bronchant pas,
forçant, par notre présence entêtée, les acteurs à aller jusqu'au bout.

Le coup de pistolet est tiré. La toile tombe dans la clameur d'une émeute.
Je vois passer Mme Plessy qui sort de scène avec le courroux d'une lionne,
rugissant des injures contre ce public qui l'a insultée. Et derrière la
toile du fond, nous entendons, pendant un quart d'heure, des vociférations
féroces ne pas vouloir permettre à Got de dire notre nom.

Nous sortons à travers les groupes tumultuants remplissant les galeries du
Théâtre-Français, et nous allons souper à la Maison d'Or avec le comte
d'Osmoy, Bouilhet, Flaubert. Nous y faisons très bonne figure, malgré une
crise nerveuse qui nous donne envie de vomir, chaque fois que nous portons
quelque chose à nos lèvres. Flaubert ne peut s'empêcher de nous dire qu'il
nous trouve superbes; et nous rentrons à cinq heures du matin, chez nous,
las de la plus infinie lassitude que nous ayons éprouvée de notre vie.

       *       *       *       *       *

_6 décembre_.--Le chef de claque m'affirme que, depuis HERNANI et les
BURGRAVES, le théâtre n'a jamais vu de tumulte semblable.

Dîner chez la princesse, qui est rentrée hier les gants déchirés et les
mains brûlantes d'avoir applaudi.

Ma bête de maîtresse, qui a assisté à la représentation d'hier, me disait,
cette nuit, qu'elle n'osait plus sortir ce matin, qu'il lui semblait
qu'elle avait la chose écrite sur la figure.

       *       *       *       *       *

_7 décembre_.--Singulière chose que l'idée fixe! Ces deux jours-ci, j'ai,
toute la journée, des sifflets dans les oreilles. La soirée est presque
bonne et les acteurs peuvent un rien jouer, et c'est un vrai rayon que
l'embellie qui passe sur la figure de Mme Lafontaine, toute joyeuse,
d'entrer en scène sans être sifflée.

       *       *       *       *       *

_9 décembre_.--Augier s'étonnait, à la première représentation d'HENRIETTE
MARÉCHAL, de n'avoir pas vu la tranquillité faite par l'expulsion de dix
ou douze personnes. A celle-ci, ainsi qu'aux deux précédentes, les acteurs
ont l'air de se demander ce que signifie cette espèce de tolérance de la
police. Coquelin, ce soir à la sortie, me contait qu'aujourd'hui, pendant
que les sifflets empêchaient de rien entendre, les messieurs de deux ou
trois loges de premières s'étaient réunis et avaient été trouver le
commissaire de police, disant qu'ils avaient payé, qu'ils avaient amené
leur famille, et qu'ils voulaient entendre. Le commissaire de police leur
avait répondu qu'il n'avait pas d'ordres.

Ces heures douloureuses, recommençant tous les soirs, vous barrent
absolument l'estomac, vous ferment l'appétit. Nous n'allons plus aux
représentations qu'avec des pastilles de menthe anglaise: on pue l'émotion.

L'autre jour, à propos de cela, Dumas fils nous disait qu'à ses premières
pièces, Labiche lui avait demandé:

--Eh bien, et l'estomac, tu n'en souffres pas encore?

--Non.

--Ah! tu verras, quand tu auras fait un peu de théâtre!

       *       *       *       *       *

_11 décembre_.--Notre premier acte est joué absolument comme une
pantomime. On ne laisse pas entendre un mot.

Au milieu du tapage hostile de la salle, Bressant dans son rôle du
«Monsieur en habit noir», le rôle le plus _attrapé_ de la pièce, est
admirable de courage.

Le matin, on a répandu une circulaire au quartier Latin, pour que la toile
tombe au premier acte. Du reste, maintenant, le plan des siffleurs est
bien visible: c'est de tuer toutes les scènes et les mots à effet. Ce
qu'il y a de meilleur dans la pièce est ce qu'il y a de plus sifflé, et ce
qu'il y a de plus dramatique est ce qu'il y a de plus égayé.

Une chose qui dit tout sur cette cabale, et je donne ma parole d'honneur
de la chose, c'est ce fait: avant notre pièce, aujourd'hui, on a joué les
PRÉCIEUSES RIDICULES. Ils ont sifflé. Ils ont sifflé Molière, croyant que
c'était du Goncourt.

       *       *       *       *       *

_14 décembre_.--C'est étonnant que deux souffreteux, comme nous, possèdent
une force nerveuse qui ait pu résister à cette vie de dix jours, force qui
étonne autour de nous, nos amis, les acteurs, et Thierry, nous disant un
de ces soirs: «Vous passez des soirées bien cruelles!»

Je ne parle pas seulement du contre-coup en nous de ces huées sauvages,
mais de cette vie sans un moment de repos de l'esprit ou du corps.
Corriger les épreuves de la pièce pour l'ÉVÉNEMENT, faire les raccords,
écrire vingt lettres par jour, remercier ici et là, lire tous les journaux,
recevoir les gens qui viennent vous voir, rouler en coupé une partie de
la journée, faire sa salle, distribuer son service, assister à toutes les
représentations jusqu'au bout pour empêcher les acteurs de lâcher pied,
emmener le soir des amis souper--et par là-dessus trouver le temps et le
sang-froid d'écrire sa préface, par morceaux, par phrases crayonnées, en
voiture, en mangeant, dans les cafés, dans les coulisses: c'est comme si
on dépensait dix ans de sa vie, de son système nerveux, de son cerveau, en
dix jours.

       *       *       *       *       *

_15 décembre_.--Thierry est venu ce matin chez nous. La veille il avait
reçu le premier exemplaire de notre préface. J'ai compris de suite, à
première vue, que notre préface avait tué la pièce.

Eh bien, qu'importe! j'ai la conscience d'avoir dit la vérité, et d'avoir
signalé la tyrannie des brasseries et de la bohème à l'égard de tous les
travailleurs propres, de tous les gens de talent qui n'ont pas traîné dans
les caboulots, d'avoir signalé ce socialisme nouveau, qui dans les lettres
recommence tout haut la manifestation du 20 mars, et pousse son cri de
guerre: «A bas les gants!» Car c'est surtout cela cette cabale, et
peut-être les gens qui la trouvent drôle, parce qu'elle n'atteint que nous,
n'en riront pas plus tard.

Thierry tire de sa poche un numéro de la GAZETTE DE FRANCE, et sur
l'attaque qu'elle contient contre nous, suivie d'un curieux appel aux
contribuables dont l'argent sert à monter une HENRIETTE MARÉCHAL, nous
demande de retirer notre pièce. Nous refusons, en lui disant qu'il sait
bien que ce qu'on siffle, n'est pas notre pièce; et que nous sommes
résolus à attendre que le gouvernement nous interdise.

Ce soir, grâce aux chaudes amitiés d'inconnus amenées par ces inimitiés
furieuses et sans raison, la représentation est un triomphe. Au moindre
sifflet la salle se lève tout entière et demande l'expulsion de
l'interrupteur. Après ce succès, nous sollicitons, auprès de Thierry,
encore une représentation; il nous répond qu'il ne peut nous la promettre.

Eugène Giraud nous dit ce soir dans les coulisses que la princesse a reçu
des lettres anonymes affreuses à propos de notre pièce, lettres lui
promettant que la première torche serait pour son hôtel...

Je remarque que ma date de naissance est toujours marquée par un événement
fatal dans notre vie: aujourd'hui c'est la suppression de notre pièce; il
y a une dizaine d'années, notre poursuite en police correctionnelle avait
lieu à propos d'un article paru le 15 décembre.

       *       *       *       *       *

_17 décembre_.--II faut beaucoup pardonner et nous pardonnons beaucoup à
Thierry, ce directeur pris entre la cabale et ce gouvernement, le plus
lâcheur de tous les pouvoirs. Augier ce soir chez la princesse nous disait
la phrase inqualifiable, et sournoisement diplomatique que le maréchal
Vaillant laissait tomber sur le malheureux, cherchant une règle de
conduite: «Monsieur, je vous regarde et je vous juge!»

       *       *       *       *       *

_23 décembre_.--J'ai reçu, ces jours-ci, une lettre des quatre étudiants
qui ont envoyé aux journaux le prodigieux manifeste littéraire auquel j'ai
tenu à donner l'immortalité, dans ma préface. La lettre, beaucoup moins
imagée, et un peu plus apaisée de ton, continue à affirmer que leur
sifflets sont absolument littéraires; et j'allais presque le croire,
lorsque, à la dernière phrase précédant les quatre signatures, j'ai trouvé
une superbe faute d'orthographe: une de ces fautes d'orthographe qui
demandent quatre personnes pour la commettre.

Du reste les attaques pleuvent de tous côtés et dans les journaux de
toutes couleurs. Le MONITEUR DE L'ARMÉE appelle sur nous les colères de
l'armée et de la Vendée à propos de l'innocente plaisanterie de
«pacificateur de la Vendée». Dans je ne sais quel journal, je ne sais qui
crie à la profanation de la Révolution, parce que nous avons comparé un
vieux monsieur au cheval blanc de Lafayette... Fait énorme, en pleine
Sorbonne, dans une leçon sur le droit de tester, le professeur Franck
ayant assez pauvrement réussi auprès de son auditoire, par un compliment
détourné à M. de Montalembert, s'est rejeté sur HENRIETTE MARÉCHAL, et l'a
trépignée, au grand plaisir de tous les Pipe-en-Bois du cours.

Enfin il y a eu un premier, oui un premier Paris de La Guéronnière (signé
Polin) dans la FRANCE, le journal de l'Impératrice, mi-partie contre
HENRIETTE MARÉCHAL, mi-partie contre le salon de la princesse Mathilde.
N'y aurait-il pas eu une jalousie du salon des Tuileries contre le salon
de la rue de Courcelles, cette petite cour d'art et de littérature...

       *       *       *       *       *

_26 décembre_.--Quelle chute! Dans la rue les gens qui se rencontrent,
dans les restaurants, les gens qui causent; tout Paris parle de nous dans
nos oreilles.

       *       *       *       *       *

_27 décembre_.--Au Havre. Une joie de se sentir sortis de cet enfer de
gloire. Mangé une bécasse exquise, respiré l'air salin de la mer: un peu
de bonheur brut.

       *       *       *       *       *

_28 décembre_.--De cet immense bruit qui a rempli Paris, tout un mois; de
cette pièce tirée à quatre-vingt mille, et que des hommes, des femmes, des
enfants s'arrachaient à six heures; de toute cette bataille que nous
est-il resté? une lettre d'un fou! des lettres d'imbéciles!

Le plus grand signe du succès serait-il l'enthousiasme des gens bêtes?

       *       *       *       *       *

_29 décembre_.--Toute la journée, le vent a secoué, à les décrocher, tous
les plats à barbe des barbiers de la marine, le soir la mer donne une
représentation de la Tempête. Nous avons été au bout de la jetée recevoir
des vagues.

       *       *       *       *       *

--On sent là-dedans, la banalité, l'impropriété, la chose à tous. Il y a
un ordre froid, une symétrie inanimée, rien ne flâne, rien ne traîne, rien
ne met aux meubles la trace d'un hier à vous, un livre, un objet oublié.

Au fond c'est nu, garni du strict nécessaire, des éléments du mobilier,
sans le luxe et la distraction de la moindre inutilité, à peine une
gravure au mur, pas un portrait, pas un souvenir, pas un de ces objets
personnels, pour ainsi dire, à un lieu.

Les meubles ont la forme courante des ameublements à la grosse, écoulés
aux commissaires-priseurs; ils ont les recouvrements tristes des couleurs
insalissables. La cheminée n'est pas le foyer et n'a pas de cendres.

Voilà les mélancolies d'une chambre d'hôtel.

       *       *       *       *       *

_31 décembre_.--Des journées entières, passées à se promener sur une plage
perdue dans le brouillard et la nuée, parmi un vent abrutissant de bruit
et de force, sous un ciel blafard, au bord d'une mer glauque, sale de
colère, et à l'écume vous cinglant la figure comme de coups de fouet.

FIN DU DEUXIÈME VOLUME

       *       *       *       *       *

TABLE ALPHABÉTIQUE DES NOMS


A

About,      63, 99, 209.
Achenbach,      107.
Adam (Mme veuve),      142.
Agar,      125.
Aimée (Mlle),      139, 223.
Alembert (d'),      164.
André,      211.
Anicet Bourgeois,      116.
Arago (Alfred),      282.
Arnould (Sophie),      59.
Artus,      92.
Aubert,      316.
Aubryet,      111.
Augier,      326, 329.
Autran,      65, 120,


B

Bach (Sébastien),      97.
Bacourt (de),      195.
Bakounine,      248.
Balzac,      12, 32, 111, 112, 165, 187, 219, 220, 221, 229.
Banville,      257, 263.
Barbey d'Aurevilly,      62.
Barbichon Walter,      199.
Barrière (François),      180.
Barthélémy,      81.
Bartsh,      29.
Baudry (Paul),      15, 114, 282.
Baudry (Frédéric),      96.
Beaumarchais,      209.
Beethoven,      200.
Bellanger (Marguerite),      30.
Benedetti,      289.
Béranger,      34.
Berthelot,      209, 265.
Bertin (des Débats),      186.
Béroalde de Verville,      55.
Bignon,      322.
Billon,      142.
Bitaubé,      112.
Boccace,      280.
Boitelle,      114, 127, 197.
Bonvin,      20.
Bosse (Abraham),      129.
Bossuet,      62.
Boucher,      29, 243.
Boudha,      31.
Bouilhet,      115, 325.
Boulanger (Gustave),      283.
Bracquemond,      81.
Bressant,      266, 291, 292, 294, 307.
Breton,      20.
Broglie (duc de),      63, 64, 65.
Burty,      253.
Busquet,      131.


C

Caillot (Marie).      145.
Cakia Mouni,      134.
Calamatta (Mme),      144.
Calvet-Rognat,      104.
Camille (Mme),      149.
Canning,      110.
Canova,      30.
Carpeaux,      255, 283, 287, 298, 299.
Carrier (le miniaturiste),      179.
Casanova,      51.
Chaix d'Est-Ange,      119.
Chambord (comte de),      219.
Chamfort,      63, 250.
Chardin,      152.
Charles Edmond,      7, 95, 247.
Charpentier,      223.
Chasseriau,      15.
Chateaubriand,      189.
Chennevières (le marquis),      61, 67, 71.
Chesneau,      82, 285.
Cheuvreux (Mmmes),      81.
Choiseul,      81.
Chollet,      158.
Circourt (Mme de),      147.
Clairville,      141.
Claude Bernard,      244.
Claudin,      51, 52, 97.
Clésinger,      191.
Cognard,      141.
Colet (Mme de),      7.
Colonna (la princesse),      150.
Condé (les),      59.
Condorcet,      212.
Confucius,      134.
Conti (les),      59.
Coquereau (l'abbé),      283.
Courbet,      204.
Courmont (Jules de),      210, 229.
Courmont (Cornélie de),      3, 143.
Cousin,      110, 150.
Coustou,      29.
Cranach,      29.
Crémieux (Hector),      101.
Cubières (de),      85.


D

Danremont,      60.
Dante,      183, 200.
Daru,      80.
Daumier,      252.
Decamps,      191.
Deffand (Mme du),      164.
Delacroix (Eugène),      15. 64, 141, 181.
Delaunay,      266, 291, 292, 299, 301, 304, 312, 313, 317, 321.
Demarne,      59.
Dennery,      13, 101, 141.
Desbarolles,      174, 175.
Desgranges (Mme),      21.
Deslions (Anna),      19, 20, 21, 30, 250.
Devéria,      15, 167.
Devosge,      15.
Dickens,      97.
Didier (Rosa),      317, 320.
Dinah Félix,      300.
Dodoche,      79, 87.
Doré,      100.
Dorval (Mme),      85.
Doucet (Camille),      304.
Drouyn de Lhuys,      149.
Dubois (l'accoucheur),      227.
Dufour (Mme),      218.
Dumas père,      101, 246.
Dumas (Alexandre),      141, 326.
Dunant,      121.
Duruy,      126.
Dusautoy,      23.
Duval (Amaury),      274.


E

Elisabeth (Sainte),      108.
Espinosa,      116.
Edwards,      184.


F

Falloux,      65,
Farcy (la),      9.
Ferogio,      15.
Ferraris (Mlle),      92.
Feuillet (Octave),      150.
Féval (Paul),      168.
Feydeau,      187.
Flandrin,      243.
Flaubert,      7, 8, 14, 16, 23, 24, 31, 80, 82, 84, 85, 86, 90, 91, 94,
96, 115, 154, 155, 156, 157, 158, 159, 166, 167, 177, 250, 267, 269, 271,
285, 293, 325.
Fleury (le général),      114.
Florian,      70.
Fly (Mme de),      71, 285.
Forbin-Janson,      81.
Fournier (Marc),      9, 91, 92, 93, 116, 117, 251.
Fournier (Edouard),      68, 174.
Fragonard,      152, 212, 244, 254.
France,      5, 317.
Franck,      330.
Franconi (Mme),      142.
Fremiet,      250.
Freudeberg,      129.
Fromentin,      110, 275.


G

Gaiffe,      21,161, 162.
Galiani,      205.
Ganneau (Mme),      267.
Garibaldi,      53.
Gaspard de Pons,      147.
Gavarni,      61. 64, 66, 67, 71, 81, 91, 104, 126, 128, 130, 139, 151,
192, 223, 262, 316, 319.
Gautier (Théophile),      9, 11, 12, 13, 15, 21, 24, 50, 51, 52, 53, 54,
111, 113, 114, 120, 121, 123, 124, 125, 130, 131, 133, 134, 135, 141, 144,
146, 148, 149, 150, 160, 165, 184, 190, 191, 192, 196, 210, 266, 267.
Gautier fils,      54.
Gautier (Estelle),      54.
Gautier (Judith),      54.
Genlis (Mme de),      112.
Georges (Mlle),      94.
Girardin (Emile de),      20, 114, 149, 156, 180, 234, 282, 307.
Giraud (de l'Institut),      259, 260.
Giraud (Eugène),      78, 100, 180, 282, 283, 284, 286, 287, 316, 329.
Giraud fils,      282.
Gisette,      100.
Goethe,      31.
Got,      266, 268, 269, 271, 294, 295, 296, 297, 299, 323, 324, 325.
Goujon,      29.
Gounod,      13.
Goya,      79, 117.
Gramont-Caderousse,      30.
Grammont (la duchesse de),      164.
Gravelot, v 192.
Guerchin,      244.
Guérin (Maurice de),      106.
Guéronnière (de La),      330.
Guéroult,      114.
Guichard,      323.
Guilbert de Pixerécourt,      13.
Guizot,      89, 110, 250.
Guyard,      268, 296.


H

Hachette,      97.
Harmand,      265.
Havin,      114.
Hébert (l'auteur du Père Duchêne),      276.
Hébert (Ernest),      15, 180, 282, 284, 287, 288, 289.
Hegel,      214.
Heine (Henri),      91, 95, 96, 210, 221.
Hermann (Mlle),      254.
Herzen,      247, 248, 249.
Hertz,      148.
Hervier,      11.
Hoffmann,      175.
Holbach (baron d'),      209.
Homère,      112, 113, 121, 185, 277, 280.
Hubert-Robert,      274.
Hugo (le général),      198.
Hugo,      12, 31, 32, 84, 90, 91, 109, 122, 123, 133, 134, 150, 151, 187,
210, 318.


I

Imécourt (d'),      143.
Isnard,      72.


J

Janin,      219, 322.
Jenkins (mistress),      27.
Jésus-Christ,      132, 134.
Joseph II,      78.
Joubert,      189.
Julie,      164.
Juarez,      234.


K

Kock (Paul de),      81, 312.
Knaus,      279.


L

Laberge,      37.
Labiche,      204, 326.
Labruyère,      16.
Lacordaire,      107.
Lafontaine,      300.
Lamartine,      12, 63, 165.
Lami (Eugène),      107.
Lascaris,      132.
Lassailly,      133.
La Tour,      179.
Launai (Mlle de),      164.
Lawrence,      269.
Lebrun,      65.
Lecomte (Jules),      69.
Lefebvre (Armand),      59, 105, 231.
Lenormand (Mlle),      247.
Lesseps,      246.
Littré,      109, 110, 128.
Livry (Emma),      66.
Lockroy,      261.
Louis XV,      164. 240.
Louis XVII,      105.
Louis-Philippe,      189, 247, 304.
Luther,      183.


M

Macé (Jean),      298.
Magny,      66, 72, 77, 84, 95, 98, 102, 105, 111, 119, 121, 132, 141, 144,
146, 160, 165, 177, 184, 189, 192, 195, 199, 249. 265, 271, 280, 293.
Maintenon (Mme de),      164.
Malleville,      311.
Malthus,      124.
Manceau,      25, 146.
Marat,      6.
Marchai,      144, 282.
Marcille (Eudoxe),      269.
Marcille (Camille),      152, 279, 280.
Marcille (Mme Camille),      153.
Maria,      47.
Marie-Amélie,      189.
Marie-Antoinette,      85, 105, 274.
Mariquita,      92, 117.
Marivaux,      209.
Marmontel,      70.
Mars (Mlle),      298.
Masson (Bénédict),      247.
Matharel de Fiennes,      141.
Mathilde (la princesse),      42, 71, 82, 86, 110, 126, 127, 148, 168,
179, 190, 199, 233, 243, 244, 240, 259, 260, 274, 282, 253, 284, 285, 286,
287, 288, 289, 290, 298, 307, 310, 325, 329, 330.
Maubant,      125.
Meibomius,      28.
Mercier (Mlle),      17.
Mélingue,      92, 94.
Mérimée,      175, 304, 310, 311.
Méry,      198.
Michel-Ange,      200.
Michelet,      52, 63, 85, 151, 162, 163, 164, 165, 182, 183, 187, 250.
Michelet (Mme),      163, 183.
Migne (l'abbé),      216.
Mignet,      65.
Millet,      55.
Mirabeau,      144, 195
Mirès,      34, 58, 251.
Mole,      59.
Molière,      16, 32, 52, 58, 88, 151, 319, 327.
Mommsen,      97.
Monnier (Henri),      198.
Montalembert (comte de),      107, 108, 219, 330.
Montégut,      68.
Morère,      151.
Morisot,      104.
Morny (le duc),      114, 180.
Mouchy (duc de),      310.
Murat (la princesse),      310.
Musset (Alfred de),      218, 298.


N

Nadaud,      33.
Napoléon Ier,      239, 247, 256, 292.
Napoléon III,      168, 286, 293.
Napoléon (le prince),      51.
Nefftzer,      111, 112, 123, 125, 177.
Nesselrode (de),      261.
Nicolas Ier,      248.
Nieuwerkerke (comte de),      71, 78, 82, 100, 282, 316.
Noailles (le maréchal de),      240.
Noailles (duc de),      65.
Nodier (Mlle),      91.
Nogent-Saint-Laurens,      89,


O

Olivier,      59.
Osmoy (le comte d'),      325.


P

Païva (Mme de),      148, 190, 288.
Palizzi,      128, 136.
Parmesan,      29.
Pasquier (le duc),      89, 189.
Passy (Hippolyte),      71.
Pasteur,      82.
Patin,      65.
Perez (Gil),      92.
Pérugin,      108.
Peters,      50, 240.
Peyrat,      21.
Phidias,      250.
Planche (Gustave),      84, 85.
Planté,      320.
Plessy (Mme),      266, 295, 296, 207, 299, 313, 315, 317, 324.
Poe (Edgar),      169.
Ponsard,      280, 306.
Pradier,      155.
Préault,      269, 276.
Primoli (le comte),      282.
Primoli (la comtesse),      284.
Prince Impérial (le),      253.
Protais,      283.
Proudhon,      263.
Prud'hon,      152.
Puvis de Chavannes,      53.


Q

Quinet,      85.


R

Rabelais,      183.
Rachel (Mlle),      72, 94.
Racine,      125.
Radzivill (le prince),      24, 25.
Raphaël,      200.
Récamier (Mme),      80, 81, 228.
Rembrandt,      17, 18, 200.
Reminy,      267
Rémusat,      150.
Renan,      102, 103, 105, 112, 122, 134, 105, 209, 280.
Rivarol,      63.
Robespierre,      72, 73.
Roqueplan,      261, 322.
Rosalie,      142.
Rose,      8, 37, 40, 41, 45, 46.
Rossini,      13.
Rothschild,      58, 104.
Roulier,      319.
Rousseau (Jean-Jacques),      15, 90, 103, 145.
Rouvière,      257.
Royer-Collard,      88.
Rubens,      243, 247.
Rude,      250.
Rudolfi,      108.


S

Sabatier (Mme),      191.
Sacy,      114, 150.
Sade (marquis de),      32.
Saint,      179.
Saint-Arnaud (le maréchal),      224.
Saint-Aubin,      212.
Saint-Jean,      15.
Saint-Simon,      83, 114.
Saint-Victor,      27, 29, 33, 58, 86, 88, 98, 101, 112, 113, 114, 122,
123, 124, 125, 141, 152, 167, 184, 185, 190, 195.
Sainte-Beuve,      61, 62,63, 64, 66, 67, 69, 70, 71, 77, 80, 82, 84, 88,
89, 90, 96, 99, 102, 103, 104, 105, 108, 109, 111, 112, 113, 119, 120, 122,
123, 125, 126, 127, 128, 130, 133, 134, 144, 146, 147, 148, 150, 166, 107,
189, 190, 192, 195, 199, 200, 210, 218, 239, 259, 260, 277, 310, 316.
Saintin,      282.
Samuel Bernard,      59.
Sand (Mme),      25, 26, 72, 109, 112, 122, 144, 145, 146.
Sarte (André del),      34.
Sauvage,      309.
Sauvageot,      244.
Scherer,      125, 135.
Schopin,      92.
Scribe,      291, 317.
Ségur (Anatole de),      108.
Ségur (de),      121.
Séjour,      30.
Sénac de Meilhan,      190.
Sévigné (Mme de),      114.
Shakespeare,      200.
Simon (le docteur),      37, 38, 39, 168.
Solms (Mme de),      217.
Sophie,      144.
Soulié (Eudore),      122, 126, 196, 282, 289, 293.
Soumy,      254.
Spontini,      147.
Sue (Eugène),      217.
Survillo (Clotilde de),      70.


T

Tacite,      256.
Taine,      96, 97, 98, 99, 100, 121, 122, 123, 124, 177, 199, 200, 209,
283, 293.
Tallement des Réaux,      56.
Talma,      270.
Tamburini,      223.
Tardieu,      32.
Tasse (le),      256.
Tertullien,      9.
Theaulon,      122.
Thérésa,      252.
Thierry (Augustin),      110.
Thierry,      263, 205. 266, 268, 269, 270, 281, 291, 292, 301, 305, 306,
312, 316, 327, 328, 329.
Thiers,      4. 3l, 65, 89, 124, 144.
Tippoo Saeb,      141.
Tourbet (Mme de),      51, 190.
Tourguéneff,      95, 96, 97, 248.
Tournemine,      232, 272.
Trélat,      316.
Tresse,      97.
Tronchin,      214.
Trousseau (le docteur),      192, 193.
Trublet,      16, 102.
Turgan,      187.


V

Vaillant (le maréchal),      319, 329.
Valferdin,      212.
Van der Meulen,      275.
Véfour,      134.
Verdi,      13.
Vernet (Carle),      92, 283.
Véron,      84, 218.
Véry,      218.
Veyne (le docteur),      61, 67, 85, 89, 124, 134, 140, 192.
Viardot,      248.
Victoria (Lafontaine),      266, 325.
Vigny (de),      146, 147.
Villemain,      62, 65, 310.
Vincent de Paul (saint),      78.
Vitet,      150.
Vittoz,      308.
Voltaire,      16, 102, 103.


W

Walewski,      9, 104.
Watteau,      143, 163, 179, 245.
Wattier,      291.
Wikemberg,      107.
Winckelmann,      4.
Worth,      321.

       *       *       *       *       *

TABLE DES MATIÈRES

ANNÉE 1862      1

ANNÉE 1863      75

ANNÉE 1864      171

ANNÉE 1865      237

TABLE ALPHABÉTIQUE DES NOMS      333

       *       *       *       *       *

Paris.--Typ. Georges Chamerot, 19, rue des Saints-Pères.--21015.

FIN





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