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Title: Journal des Goncourt (Troisième volume) - Mémoires de la vie littéraire
Author: Goncourt, Edmond de, 1822-1896, Goncourt, Jules de, 1830-1870
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Journal des Goncourt (Troisième volume) - Mémoires de la vie littéraire" ***


JOURNAL DES GONCOURT
MÉMOIRES DE LA VIE LITTÉRAIRE


TROISIÈME VOLUME
1866-1870.



PARIS, G. CHARPENTIER ET Cie, ÉDITEURS, 11, RUE DE GRENELLE.
1888

QUATRIÈME MILLE



JOURNAL DES GONCOURT



ANNÉE 1866


_1er janvier_.--Le Havre. J'entendais, ce soir, à table d'hôte, des
capitaines de vaisseaux marchands, parler, la rougeur au front, du règne
de la paix à tout prix de Louis-Philippe, et où le canon français saluait
toujours le premier. Un gouvernement a encore plus besoin qu'un homme, de
donner de lui l'idée qu'il est capable de se battre.

       *       *       *       *       *

--J'avais bu hier du porto. Voici ce que j'ai rêvé cette nuit.

J'arrivais en Angleterre avec Gavarni. A l'entrée d'un jardin, où se
pressait beaucoup de monde, j'ai perdu Gavarni.

Alors je suis entré dans une maison, et je me suis senti transporté,
comme par des changements à vue, de pièce en pièce, où des spectacles
extraordinaires m'étaient donnés.

De ces spectacles, je ne me rappelle que cela; le reste avait disparu de
moi au réveil,--quoique j'aie gardé une vague conscience que cela avait
duré longtemps, et que bien d'autres scènes s'étaient déroulées dans mon
rêve. J'étais dans une chambre, et un monsieur, en chapeau noir, donnait
de furieux coups de tête dans les murs, et au lieu de s'y briser la tête,
y entrait, en sortait, y rentrait encore. Puis je me trouvais couché dans
une grande salle, sur un lit, dont la couverture était faite de deux
figures pareilles à ces monstrueux masques de grotesques des baraques de
saltimbanques, et cette couverture à images en relief se levait et
s'abaissait sur moi, et bientôt la couverture ne fut plus faite de ces
visages de carton, mais d'un dessus d'homme et d'un devant de femme,
semblables à ces peaux de bêtes dont on fait des descentes de lit, et d'un
immense semis de fleurs, à propos desquelles je faisais la remarque que
j'avais la sensation de leurs couleurs, mais non la perception:--la
couleur dans le rêve est comme un reflet dans les idées et non une
réflexion dans l'œil. Et cela aussi, fleurs et couple, s'agitait sur moi,
absolument comme les flots de la mer du théâtre, et sur tout mon corps, je
sentais un chatouillement dardé.

Après, dans une autre salle, étroite, haute comme une tour, j'étais
attaché par les pieds, la tête en bas, nu, sous une cloche de verre, et il
me tombait sur le corps une masse de petites étincelles, d'une lumière
verdâtre, qui m'enveloppaient la peau, et qui à mesure qu'elles tombaient,
me procuraient le sentiment de fraîcheur d'un souffle sur une tempe
baignée d'eau de Cologne.

Enfin j'étais lancé, précipité de très haut, et j'éprouvais une volupté
non pas douloureuse, mais d'une anxiété délicieuse: il me semblait passer
par des épreuves maçonniques, dont je n'avais pas l'effroi, mais dont la
surprise m'apportait un imprévu saisissant.

C'étaient des jouissances, comme l'émotion d'un péril d'où l'on serait sûr
de sortir, et qui vous ferait passer dans le corps un frisson de plaisir
peureux.

       *       *       *       *       *

--La Normandie est le pays de tous les poncifs: l'architecture gothique,
le port de mer, la ferme rustique avec de la mousse sur le toit.

--Balzac a supérieurement compris la mère dans BÉATRIX, dans LES PARENTS
PAUVRES, etc. Les petites pudeurs n'existent pas pour les mères: elles
sont, comme les saintes et les religieuses, au-dessus de la femme. Une
mère est tombée chez moi, un matin, me demander où était son fils, en me
disant qu'elle irait le chercher n'importe où!--On devine le n'importe où.

--C'est un malheur pour voyager en France d'être Français. L'aile du
poulet d'une table d'hôte va toujours à l'Anglais. Et pourquoi? C'est
qu'un Anglais ne regarde pas le garçon comme un homme, et que tout
domestique qui se sent considéré comme un être humain, méprise celui qui
le regarde ainsi.

--En France, la femme se perd bien plus par le romanesque que par
l'obscénité de ce qu'elle lit.

       *       *       *       *       *

_6 janvier_.--Dîné avec Flaubert à Croisset. Il travaille décidément
quatorze heures par jour. Ce n'est plus du travail: c'est la Trappe. La
princesse lui a écrit de nous, au sujet de notre préface: «Ils ont dit la
vérité, c'est un crime!»

       *       *       *       *       *

--L'antiquité a peut-être été faite pour être le pain des professeurs.

       *       *       *       *       *

_8 janvier_.--J'ai comme une courbature morale de toute l'occupation qu'on
a eue de nous. Le bruit à la fin fait trop de bruit. On aspire à du
silence autour de soi.

       *       *       *       *       *

--Il y a des fortunes qui crient: «Imbécile!» à l'honnête homme.

       *       *       *       *       *

--L'imagination du monstre, de l'animalité chimérique, l'art de peindre
les peurs qui s'approchent de l'homme, le jour, avec le féroce et le
reptile, la nuit, avec les apparitions troubles; la faculté de figurer et
d'incarner ces paniques de la vision et de l'illusion, dans des formes et
des constructions d'êtres membrés, articulés, presque viables--c'est le
génie du Japon.

Le Japon a créé et vivifié le Bestiaire de l'hallucination. On croirait
voir jaillir et s'élancer du cerveau de son art, comme de la caverne du
cauchemar, un monde de démons-animaux, une création taillée dans la
turgescence de la difformité, des bêtes ayant la torsion et la convulsion
de racines de mandragore, l'excroissance des bois noués où le _cinips_ a
arrêté la sève, des bêtes de confusion et de bâtardise, mélangées de
saurien et de mammifère, greffant le crapaud au lion, bouturant le sphinx
au cerbère, des bêtes fourmillantes et larveuses, liquides et fluentes,
vrillant leur chemin comme le ver de terre, des bêtes crêtées à la
crinière en broussaille, mâchant une boule avec des yeux ronds au bout
d'une tige, des bêtes d'épouvante, hérissées et menaçantes, flamboyantes
dans l'horreur.--dragons et chimères des Apocalypses de là-bas.

Nous Européens et Français, nous ne sommes pas si riches d'invention,
notre art n'a qu'un monstre, et c'est toujours ce monstre du récit de
Théramène, qui, dans les tableaux de M. Ingres, menace Angélique de sa
langue en drap rouge.

Au Japon, le monstre est partout. C'est le décor et presque le mobilier de
la maison. Il est la jardinière et le brûle-parfum. Le potier, le bronzier,
le dessinateur, le brodeur, le sèment autour de la vie de chacun. Il
grimace, les ongles en colère, sur la robe de chaque saison. Pour ce monde
de femmes pâles aux paupières fardées, le monstre est l'image habituelle,
familière, aimée, presque caressante, comme est pour nous la statuette
d'art sur notre cheminée: et qui sait, si ce peuple artiste n'a pas là son
idéal?

       *       *       *       *       *

--Pourquoi pas un ordre du jour à la Mairie pour les belles actions
civiles, comme à la caserne pour les actions d'éclat?

       *       *       *       *       *

--L'avarice des gens très riches de ce temps-ci a découvert une jolie
hypocrisie: la simplicité des goûts. Les millionnaires parlent de la
jouissance de dîner au bouillon Duval et de porter des sabots à la
campagne.

       *       *       *       *       *

_10 janvier_--... Sainte-Beuve est bien triste. Il se plaint de
souffrances intérieures, qu'il exprime par des mouvements de vrille de ses
doigts. Il a rédigé son testament et il va se faire faire une opération...
ajoutant, avec un sourire douloureux, que les chirurgiens ont de la
répugnance à ouvrir sa vieille peau.

       *       *       *       *       *

_15 janvier_.--Dîner Magny.

Taine proclame que tous les hommes de talent sont des produits de leurs
milieux. Nous soutenons le contraire. Où trouvez-vous, lui disons-nous, la
racine de l'exotisme de Chateaubriand: c'est un ananas poussé dans une
caserne! Gautier vient à notre appui, et soutient pour son compte que la
cervelle d'un artiste est la même du temps des Pharaons que maintenant.
Quant aux bourgeois, qu'il appelle des _néants fluides_, il se peut que
leur cervelle se soit modifiée, mais ça n'a pas d'importance.

       *       *       *       *       *

--Se trouver en hiver, dans un endroit ami, entre des murs familiers, au
milieu de choses habituées au toucher distrait de vos doigts, sur un
fauteuil fait à votre corps, dans la lumière voilée de la lampe, près de
la chaleur apaisée d'une cheminée qui a brûlé tout le jour, et causer là,
à l'heure où l'esprit échappe au travail et se sauve de la journée; causer
avec des personnes sympathiques, avec des hommes, des femmes souriant à ce
que vous dites; se livrer et se détendre; écouter et répondre; donner son
attention aux autres ou la leur prendre; les confesser ou se raconter;
toucher à tout ce qu'atteint la parole; s'amuser du jour présent, juger le
journal, remuer le passé, comme si l'on tisonnait l'histoire, faire
jaillir au frottement de la contradiction adoucie d'un: _Mon cher_,
l'étincelle, la flamme ou le rire des mots; laisser gaminer un paradoxe,
jouer sa raison, courir sa cervelle; regarder se mêler ou se séparer, sous
la discussion, le courant des natures et des tempéraments; voir ses
paroles passer sur l'expression des visages, et surprendre le nez en l'air
d'une faiseuse de tapisserie, sentir son pouls s'élever comme sous une
petite fièvre et l'animation légère d'un bien-être capiteux; s'échapper de
soi, s'abandonner, se répandre dans ce qu'on a de spirituel, de convaincu,
de tendre, de caressant ou d'indigné; avoir la sensation de cette
communication électrique qui fait passer votre idée dans les idées, qui
vous écoutent; jouir des sympathies qui paraissent s'enlacer à vos paroles
et pressent vos pensées, comme avec la chaleur d'une poignée de main;
s'épanouir dans cette expansion de tous, et devant cette ouverture du fond
de chacun; goûter ce plaisir enivrant de la fusion et de la mêlée des âmes
dans la communion des esprits: la conversation,--c'est un des meilleurs
bonheurs de la vie, le seul peut-être qui la fasse tout à fait oublier,
qui suspende le temps et les heures de la nuit avec son charme pur et
passionnant!

Et quelle joie de nature égale cette joie de société que l'homme se fait!

       *       *       *       *       *

--Tous les observateurs sont tristes et doivent l'être. Ils regardent
vivre. Ils ne sont pas des acteurs, mais des témoins de la vie. De tout
ils ne prennent rien de ce qui trompe ou de ce qui grise. Leur état normal
est la sérénité mélancolique.

       *       *       *       *       *

--Une des plus grandes révolutions contemporaines est celle du rire. Le
rire était autrefois un Roger Bontemps: aujourd'hui c'est un aliéné. Le
comique de ces années-ci, en son insanité nerveuse, est un des modes de
l'épilepsie. Il y a de la danse de Saint-Guy et de l'_Odryana_ d'agités:
c'est Bicêtre arrachant l'hilarité avec le sabre de Bobèche.

       *       *       *       *       *

--Les plus luxueux trousseaux de femmes, les chemises de noces des jeunes
filles qui apportent six cent mille francs de dot, sont façonnés à
Clairvaux. Voilà le dessous de toutes les belles choses du monde.

       *       *       *       *       *

--J'ai toujours entendu parler avec vénération et admiration des travaux
des Bénédictins. Il semblait que ces gens eussent poussé le travail, la
patience et la conscience aux dernières limites.

J'ai lu ces jours-ci, LA LISTE DES PORTRAITS GRAVÉS du Père Lelong. On
n'imagine pas un catalogue aussi peu renseigné, aussi sommaire, aussi
incomplet, aussi mal fait. Le moindre travail de catalographie de notre
temps lui est cent fois supérieur par la science et la recherche.
L'histoire, décidément, et dans ses parties les plus secondaires, ne
commence qu'au XIXe siècle.

Ce catalogue m'a fait voir dans les Bénédictins d'aimables épicuriens du
travail, faisant des recherches, comme on fait la sieste entre de bons
repas et de paresseuses promenades: leurs travaux, ce sont les
après-dînées de l'abbaye de Thélème.

       *       *       *       *       *

_Vendredi 19 janvier_.--J'ai vu, ce soir, le premier acte de MARION
DELORME, dans l'alcôve d'un quatrième des Batignolles, dont on avait
retiré le lit et les rideaux. C'est un ménage bourgeois éperdu de
littérature, et où s'abat, presque tous les soirs, la petite bande d'art
poussée à la suite de Baudelaire, cultivant Poë et le _haschich_, tous
d'un aspect pas mal blafard.

       *       *       *       *       *

--Il y a de la pacotille dans l'humanité, des gens fabriqués à la grosse,
avec la moitié d'un sens, le quart d'une conscience. On les dirait nés
après ces grandes rafles de vivants, au moyen âge, où des hommes
naissaient inachevés, avec un œil ou quatre doigts, comme si la Nature,
dans le grand coup de feu d'une fourniture, pressée de recréer et de
livrer à heure fixe, bâclait de l'humanité.

       *       *       *       *       *

_21 janvier_.--Ce gouvernement est vraiment lâche. Dans l'exposé des
théâtres de l'Empire, pendant l'année 1866, on trouve de secrètes
félicitations et de transparents encouragements à _Pipe-en-bois_, à la
justice duquel, on remet dans la personne du public, la police du goût.

       *       *       *       *       *

--Pouchet, chez Flaubert, raconte qu'on lui a supprimé dans _l'Opinion
nationale_, une phrase qui relatait la belle conformation du cerveau de
M. de Morny. Les partis ne veulent pas même d'une autopsie favorable à un
ennemi.

       *       *       *       *       *

--Une porcelaine fêlée a pour moi le son d'une chose blessée.

       *       *       *       *       *

--A la Bibliothèque, dans la salle de lecture, j'ai vu, en passant, un
homme qui lisait; il avait dans la main la main d'une jeune femme assise à
côté de lui. J'ai repassé deux heures après. L'homme lisait toujours, et
il avait toujours la main de la jeune femme dans la main. C'était un
ménage allemand. Non, c'était l'Allemagne.

       *       *       *       *       *

--Ce qui entend le plus de bêtises dans le monde, est peut-être un tableau
de musée.

       *       *       *       *       *

--Les époques et les pays où la vie est bon marché, sont gais. Une des
grandes causes de tristesse de notre société, c'est l'excès du prix des
choses, et la bataille secrète de chacun avec l'équilibre de son budget.

       *       *       *       *       *

--Chose singulière! la poésie chinoise--celle du moins qu'on connaît--est
classique. Des poésies de l'époque des Thang, la philosophie épicurienne
au bord des eaux, l'éternelle invitation à la tasse, font vaguement rêver
à un Horace de Rotterdam.

       *       *       *       *       *

--La méchanceté dans l'amour, que cette méchanceté soit physique ou morale,
est le signe de la fin des sociétés.

       *       *       *       *       *

--Le journal a tué le salon, le public a succédé à la société.

       *       *       *       *       *

--Il en est des petites filles jolies trop jeunes, comme de ces journées
où il fait beau trop matin.

        *       *       *       *       *

--Dernièrement, le fils d'une femme du peuple a quitté la maison de
commerce où il était, en disant que c'était «un état où on ne parlait
jamais de vous».

       *       *       *       *       *

J'ai peur de l'avenir d'un siècle où tout le monde voudra avoir une
carrière de vanité et de bruit.

       *       *       *       *       *

_1er février_.--Quelqu'un nous dit qu'on nous joue à Montparnasse. Une
curiosité d'enfant nous fait monter dans un fiacre, nous cahotant dans des
rues obscures qui n'en finissent pas. Puis tout à coup le gaz flambant de
pâtisseries, de charcuteries, de marchands de vin, de cafés. Un théâtre
d'où sortent des hommes en blouse, et des femmes qui remettent à la porte
leurs sabots sur leurs chaussons. Dans la salle un public moitié composé
d'ouvriers et de portiers retraités de leurs cordons.

Nous avons d'abord vu jouer la CHAMBRE ARDENTE, où, quand la Brinvilliers
empoisonne, j'entends des femmes derrière moi lâcher: _La garce!_ Un
enfant est fort curieux de savoir si on verra Henri IV dans la pièce, et
le demande plusieurs fois avec instance à sa mère. Au fond un public naïf
sur lequel la pièce historique exerce une fascination. Car c'est
incontestable, les costumes du passé, de grands noms vaguement entendus et
le lointain d'une ancienne époque, imposent au peuple et le pénètrent d'un
respect religieux qu'il n'a pas pour les drames qu'il coudoie, pour les
personnages de son temps.

Enfin on nous joue. Tomber du Théâtre-Français à Montparnasse, à ces voix
cassées par les petits verres, à ces habits d'écrivain public au dos de
vos jeunes premiers, à ces inintelligences du dire... enfin à la
caricature de la merveilleuse mise en scène qui a été. C'est curieux... On
reste même auteur là, on sent son cœur se porter en avant dans la
poitrine, comme pour porter secours à ces mauvais cabots, à leur mémoire
qui trébuche, aux estropiements imbéciles de votre style... Le public m'a
paru tout prendre assez bien. Il a un peu ri seulement au mot de la mère à
sa fille: «C'est à moi, ça!» J'aurais mis: «Tu es à moi, mon trésor» qu'il
aurait été ravi,--absolument, disons-le, comme le public des Français. Il
se passera en effet encore bien du temps avant que le mot vrai ne tue le
_canaille_ du mot noble.

En sortant de la chose représentée dans ces conditions, j'ai entendu un
ouvrier dire: «Ça ne fait rien, ça doit être joliment le chic du grand
monde!»

Au fond, nous avons souffert tout le temps, comme un homme qui verrait
tutoyer sa maîtresse, chez un marchand de vin, par des hommes de barrière.

       *       *       *       *       *

--Il y a une certaine couleur raisin de Corinthe, qui paraît affectée aux
redingotes des vieux acteurs.

       *       *       *       *       *

--Apprendre à voir est le plus long apprentissage de tous les arts.

       *       *       *       *       *

--Il est de si petits historiens de grandes choses, qu'ils font penser à
ces huîtres qui attestent un déluge.

       *       *       *       *       *

--La femme a été constituée par Dieu la garde-malade de l'homme. Son
dévouement ne surmonte pas le dégoût, il l'ignore.

       *       *       *       *       *

--Tous les côtés forts du jeune homme, aujourd'hui tournés vers l'intrigue,
la fortune, la carrière, étaient tournés autrefois vers ou contre la
femme. Toute vanité, toute ambition, toute intelligence, toute fermeté et
résolution d'action et de plan: ça allait à l'amour.

       *       *       *       *       *

--Un homme qui a dans le visage quelques traits de don Quichotte, a
quelque chose de sa noblesse d'âme.

       *       *       *       *       *

--On n'a pas assez remarqué, combien il arrive souvent que les fils des
pères--malheureux--sont les portraits de leurs pères. Leurs mères semblent
les avoir conçus, dans la pensée fixe et peureuse de l'image du mari
qu'elles trompaient. Ils ressemblent à leur père, comme l'enfant de la
peur d'une petite fille ressemblerait à Croquemitaine.

       *       *       *       *       *

--Le XIXe siècle est à la fois le siècle de la Vérité et de la Blague.
Jamais on n'a plus menti ni plus cherché le vrai.

       *       *       *       *       *

--L'assassinat politique est la mise en jeu du plus grand sentiment
héroïque des temps modernes. Et quand il réussit, n'est-ce pas très
souvent l'économie d'une révolution par le dévouement d'un seul? Et enfin,
l'assassin politique, n'est-ce pas un monsieur qui se met à la place du
bon Dieu, volant pour signer l'histoire d'un temps, la griffe de la
Providence?

Voyez ce qu'a produit la bombe Orsini! L'Italie est libre,--et peut-être
la papauté, c'est-à-dire la catholicité, mourra de cette bombe!

       *       *       *       *       *

--Mauvais temps pour nous que ces temps. La prétendue immoralité de nos
œuvres nous dessert auprès de l'hypocrisie du public, et la moralité de
nos personnes nous rend suspects au pouvoir.

       *       *       *       *       *

--Il y a du raisonneur de l'ancienne comédie dans le médecin moderne.

       *       *       *       *       *

--A l'heure qu'il est, il n'y a pas un petit journaliste de province qui
ne trouve la plus minuscule salle de spectacle de sous-préfecture,
déshonorée par la représentation d'HENRIETTE MARÉCHAL.

       *       *       *       *       *
--Pour une comédie, le mot superbe d'un de nos jeunes parents: «En telle
année, mon père meurt... Bon!»

       *       *       *       *       *

--J'ai rarement vu à un amateur l'air amusé par l'art d'une chose. Tous me
rappellent toujours un peu celui-là, qui passait sa vie à étudier des
dessins anciens. Il n'en avait jamais vu un seul,--il ne regardait que les
marques.

       *       *       *       *       *

--Taine m'envoie son livre. Il a ramassé toute l'Italie en trois mois: les
tableaux, les paysages, la société,--cette société si impénétrable; enfin
le passé, le présent, l'avenir.

Heureusement qu'il y a de grandes indulgences pour les légèretés des
hommes sérieux.

       *       *       *       *       *

_8 février_.--A une soirée chez la princesse Mathilde.

Ce que j'aime surtout dans la musique: ce sont les femmes qui l'écoutent.

Elles sont là, comme devant une pénétrante et divine fascination, dans des
immobilités de rêve, que chatouille, par instants, l'effleurement d'un
frisson.

Toutes, en écoutant, prennent la tête d'expression de leur figure. Leur
physionomie se lève et peu à peu rayonne d'une tendre extase. Leurs yeux
se mouillent de langueur, se ferment à demi, se perdent de côté où montent
au plafond chercher le ciel. Des éventails ont, contre les poitrines, un
battement pâmé, une palpitation mourante, comme l'aile d'un oiseau blessé;
d'autres glissent d'une main amollie dans le creux d'une jupe; et d'autres
rebroussent, avec leurs branches d'ivoire, un vague sourire heureux sur de
toutes petites dents blanches. Les bouches détendues, les lèvres doucement
entr'ouvertes, semblent aspirer une volupté qui vole.

Pas une femme n'ose presque regarder la musique en face. Beaucoup, la tête
inclinée sur l'épaule, restent un peu penchées comme sur quelque chose qui
leur parlerait à l'oreille; et celles-ci, laissant tomber l'ombre de leur
menton sur les fils de perles de leur cou, paraissent écouter au fond
d'elles.

Par moments, la note douloureusement raclée sur un violoncelle, fait
tressaillir leur engourdissement ravi; et des pâleurs d'une seconde, des
diaphanéités d'un instant, à peine visibles, passent sur leur peau qui
frémit; suspendues sur le bruit, toutes vibrantes et caressées, elles
semblent boire, de tout leur corps, le chant et l'émotion des instruments.

La messe de l'amour!--on dirait que la musique est cela pour la femme.

       *       *       *       *       *

--Le courage et la gloire d'un civil est de penser trop tôt.

--L'infirmité du bonheur de l'homme est faite de son sentiment du passé et
de l'avenir. Son présent souffre toujours un peu du souvenir ou de
l'espérance.

--Demander à une œuvre d'art qu'elle serve à quelque chose: c'est avoir à
peu près les idées de cet homme qui avait fait du «Naufrage de la Méduse»
un tableau à horloge, et mis l'heure dans la voile.

--On rencontre des hommes si bassement attachés à la religion d'une
mémoire célèbre, qu'ils vous font l'effet de laquais d'une immortalité.

       *       *       *       *       *

_12 février_.--Mme Sand vient aujourd'hui dîner à Magny. Elle est là, à
côté de moi, avec sa belle et charmante tête, dans laquelle, avec l'âge,
s'accuse, de jour en jour, un peu plus le type de la mulâtresse. Elle
regarde le monde d'un air intimidé, jetant dans l'oreille de Flaubert: «Il
n'y a que vous ici qui ne me gêniez pas!» Elle écoute, ne parle pas, a une
larme pour une pièce de vers de Hugo, à l'endroit de la sentimentalité
fausse de la pièce...

Ce qui me frappe chez la femme-écrivain, c'est la délicatesse merveilleuse
de petites mains, perdues, presque dissimulées dans des manchettes de
dentelle.

       *       *       *       *       *

--C'est le paradis moderne pour le peuple que ces pièces à grand spectacle
du boulevard. Ce que la cathédrale gothique avec ses pompes et ses
richesses était à l'imagination du moyen âge, le _truc_ l'est au rêve du
titi. Au ciel du faubourg Saint-Antoine, le corps de ballet remplace les
Anges et les Dominations.

       *       *       *       *       *

--L'amour moderne, ce n'est plus l'amour sain, presque hygiénique du bon
temps. Nous avons bâti sur la femme comme un idéal de toutes nos
aspirations. Elle est pour nous le nid et l'autel de toutes sortes de
sensations douloureuses, aiguës, poignantes, délirantes; en elle et par
elle, nous voulons satisfaire l'insatiable et l'effréné qui est en nous.
Nous ne savons plus tout bêtement et simplement être heureux avec une
femme.

       *       *       *       *       *

--Il y a un Beau, un beau ennuyeux, qui ressemble à un _pensum_ du Beau.

       *       *       *       *       *

_14 février_.--... Dans un coin du salon, une femme, encore étonnée de la
chose et n'en revenant pas, conte la curieuse paternité d'un publiciste
célèbre. D'abord la déclaration du publiciste à la mère, qu'il ne peut
faire le bonheur complet de sa fille. Puis le mariage suivi d'un voyage en
Italie, où il manque toujours le couronnement de l'édifice. Enfin le
retour en France et la vie commune, où au bout de quelque temps il dit
tout à coup à sa femme: «Mais ne trouvez-vous pas qu'un intérieur où il
n'y a pas d'enfant, ce n'est pas complet? Là-dessus une invitation à dîner
à un auteur dramatique, une invitation demandant sa collaboration d'une
manière presque transparente. L'auteur dramatique ayant éludé cette bonne
fortune, il charge sa femme de chercher de son côté, et elle trouve un
père, auquel le publiciste a envoyé par dépêche télégraphique la nouvelle
de la mort de _leur_ fille.

Et tout cela avec une telle naïveté, une si grande bonne foi cynique, une
si naturelle absence de sens moral, qu'il est impossible de démêler ce
qu'il y a de vérité ou de mensonge dans cet amour pour cette fille
morte.... Oui, des sentiments si troubles, si complexes, si peu naturels,
déconcertent toutes les notions que l'on a sur la famille, le mariage, le
cœur humain; en sorte que cet homme apparaît comme le sphinx des cocus.

Entre, au milieu de notre conversation, Dumas père, cravaté de blanc,
gileté de blanc, énorme, suant, soufflant, largement hilare. Il arrive
d'Autriche, de Hongrie, de Bohême.... il parle de Pesth où on l'a joué en
hongrois, de Vienne où l'empereur lui a prêté une salle de son palais pour
faire une conférence; il parle de ses romans, de son théâtre, de ses
pièces qu'on ne veut pas jouer à la Comédie-Française, de son CHEVALIER DE
MAISON-ROUGE qui est interdit, puis d'un privilège de théâtre qu'il ne
peut pas obtenir, puis encore d'un restaurant qu'il veut fonder aux
Champs-Élysées.

Un moi énorme, un moi à l'instar de l'homme, mais débordant de bonne
enfance, mais pétillant d'esprit: «Que voulez-vous, reprend-il, quand on
ne fait plus d'argent au théâtre qu'avec des maillots... qui craquent...
Oui, ç'a été la fortune d'Hostein... Il avait recommandé à ses danseuses
de ne mettre que des maillots qui _craquassent_... et toujours à la même
place... Alors les lorgnettes étaient heureuses... Mais la censure a fini
par intervenir... et les marchands de lorgnettes sont aujourd'hui dans le
marasme... Une féerie, une féerie? Vous savez... il faut que les bourgeois
disent en sortant: «Les beaux costumes! Les beaux décors! mais qu'ils sont
donc bêtes les auteurs!» C'est un succès quand on entend ça!»

       *       *       *       *       *

--Les antipathies sont un premier mouvement et une seconde vue.

--De grands événements sont souvent confiés à de petits hommes, comme ces
diamants que les joailliers de Paris donnent à porter à des gamins.

--Du haut d'un quatrième, c'est étonnant comme des hommes, une masse
d'hommes ne semblent plus des individus, des êtres humains, des semblables,
du prochain, mais une espèce de troupeau, une fourmilière, une bête
énorme qui grouille et qui remue. Dans la rue, vous vous sentez coudoyer
l'âme par le passant; de là-haut, votre pensée lui marche sur la tête
comme sur quelque chose d'anonyme, d'impersonnel, d'inconnu, d'étranger
qui est en bas, là-dessous. L'optique du trône doit être cela.

--Une façon rapide de faire son chemin est de monter derrière les succès.
A ce métier-là, on est bien un peu crotté, on risque bien d'attraper
quelques coups de fouet, mais on arrive, comme les domestiques à
l'antichambre.

       *       *       *       *       *

--Certaines _charges_ de ce temps-ci sont des cauchemars d'observation. Ce
genre d'imitation qui entre dans la peau d'une bêtise ou d'une crapulerie,
cette vérité prise sur le cru, ces idiotismes du peuple, cette lanterne
magique des cancans populaires,--c'est un des sens les plus propres, les
plus personnels à notre époque.

Il règne, dans ce temps, une fureur impitoyable de vérité qui éclate avec
ses caractères les plus frappants dans ces drôleries à froid, dans ce
déshabillé de la basse humanité du XIXe siècle. C'est une horrible
dissection de génie, faite avec un cynisme qui ne laisse rien d'une
société sans y toucher, et qui ferait frémir, si elle ne violait le rire.

       *       *       *       *       *

--Le manque de rapport entre le revenu et la dépense de la vie actuelle,
doit amener fatalement le viager de la fortune, de la rente, de l'argent.
Ce sera peut-être la révolution naturelle de la propriété, de l'héritage
et de la famille.

--La musique est ce qui enlève le plus la femme au-dessus de la vie, ce
qui lui donne le plus de dégoût pour le rationnel et l'existant. Peut-être
est-ce ce qu'on devrait le moins lui apprendre, car c'est lui créer un
sens d'aspiration à ce qui n'est pas.

--Les petits esprits, qui jugent hier avec aujourd'hui, s'étonnent de la
grandeur et de la magie de ce mot avant 1787: le Roi. Ils croient que cet
amour du Roi n'était que la bassesse des peuples. Le Roi était simplement
la religion populaire de ce temps-là, comme la Patrie est la religion
nationale de ce temps-ci. Et peut-être, quand les chemins de fer auront
rapproché les races, mêlé les idées, les frontières et les drapeaux, il
viendra un jour où cette religion du XIXe siècle paraîtra presque aussi
étroite et petite que l'autre.

       *       *       *       *       *

_21 février_.--Il y a des morts si soudaines de jeunes filles, qu'elles
ressemblent à des assassinats de la Mort. L'autre jour, chez la princesse,
nous mettions, dans sa voiture, en l'éclat de toute sa jeune beauté, Mlle
R***. Aujourd'hui le _Figaro_ m'apprend qu'elle est morte... Un détail,
affreusement dramatique qu'on me donne: sa mère paralysée de tout le corps
n'ayant pu l'embrasser pendant son agonie, on la lui apporta morte. Elle
n'a pu que baiser son cadavre.

       *       *       *       *       *

--Je remarque que les fougueux célébrateurs du nu, des vieilles
civilisations athlétiques et gymnastiques, sont en général de cagneux
universitaires, au pauvre et étroit torse, enfermé dans un gilet de
flanelle.

       *       *       *       *       *

--Un de ces soirs, j'ai vu au Théâtre-Français, après le MALADE IMAGINAIRE,
ce qu'on appelle la _Cérémonie_. Cérémonie c'est bien le mot. C'est une
solennité. Rien de plus curieux: c'est antique, archaïque, presque
gothique. On est reporté au temps du comique gaulois, du grand siècle, du
bon goût et des pissotières dans les grands appartements de Versailles.

De majestueux faisceaux de seringues marchent, comme des haches de consuls,
devant le rire... Les manteaux, les robes, l'hermine, les bonnets carrés
des hommes et des femmes, la pourpre universitaire, le personnage du
_praeses_, le latin de cuisine et de latrine, les réponses du _clysterium
dare_, le plain-chant de Diafoirus et de Purgon, font songer à un
paranymphe du Mardi-Gras à la Sorbonne, et à la Messe rouge d'une rentrée
de cour d'apothicaires en belle humeur. J'avais beau me dire que j'étais
dans la maison de Molière, je me croyais plutôt au théâtre de la
Foire--avec ou sans grande lettre.

Et dans la salle, le public riait sans s'arrêter, d'un rire délicat,
français, national.

       *       *       *       *       *

--Les souverains ne rendent officiellement visite qu'à l'argent. Ils ne
vont pas chez un grand homme; ils vont chez l'homme aux millions, comme
s'il était le seul digne de les recevoir. Et cela depuis trois siècles,
c'est Louis XIV et Fouquet, Louis XV et Bouret, etc.

--J'ai entendu dire à un médecin: L'âme est une non-valeur.

--Il n'y a de bon que les choses exquises.

       *       *       *       *       *

_24 février_.--Dîner Magny.

... Cette nature si féminine de Sainte-Beuve a cela surtout de la femme,
qu'il se met en colère, quand il sent avoir tort.

Quelqu'un raconte que Bastide, étant en prison, avait fait la connaissance
d'un voleur. Bastide sorti de prison, ce voleur le rencontrant, le saluait,
et Bastide lui adressait la parole, le prêchant un peu. Un jour il vit
son homme qui ne le saluait plus, il alla à lui, se disant qu'il devait
avoir commis quelque mauvais coup. L'homme abordé et interrogé, après
beaucoup de tergiversations, lui dit: «C'est que je suis de la Police!»

       *       *       *       *       *

_25 février_.--C'est le _nil admirari_ en marbre, que le garçon de café.
Le nimbe d'un Jésus à Emmaüs cerclerait la tête d'un dîneur ou bien le
truc d'une féerie enlèverait tout à coup la robe d'une femme, qu'il
continuerait à servir la femme, comme si elle était habillée, où le dîneur
comme s'il était un simple mortel.

       *       *       *       *       *

--Quelle ironie! Les gens d'esprit, de génie, se tuant toute leur vie pour
cette grosse bête de public, tout en méprisant, au fond de leur cœur,
chaque imbécile qui le compose.

       *       *       *       *       *

--Ce soir, une jeune fille me disait qu'elle avait commencé à écrire un
journal, et qu'elle s'était arrêtée, par peur de l'entraînement de cette
causerie confidentielle avec elle-même. La femme a comme une pudeur de se
voir toute et de regarder au fond d'elle.

       *       *       *       *       *

--Combien vivons-nous peu, les uns et les autres!... Taine, avec son
coucher à 9 heures et son lever à 7, son travail jusqu'à midi, son dîner
d'heure provinciale; ses visites, ses courses aux bibliothèques, sa soirée
après son souper, entre sa mère et son piano;--Flaubert, comme enchaîné
dans un bagne de travail;--nous, dans nos incubations cloîtrées sans nulle
distraction ou dérangement de monde et, de famille, sauf un dîner de
quinzaine chez la princesse et quelques courses d'aliénés de la curiosité
sur les quais.

       *       *       *       *       *

--Quelle ligue de toutes les médiocrités, de toutes les impuissances pour
faire un Ponsard, contre un Hugo.

       *       *       *       *       *

--Y a-t-il eu des envies qui ont dû couver contre nous, pour éclater
ainsi? Et pourquoi nous envie-t-on? Il n'y a au fond que deux choses à
envier en nous, deux choses dont nos envieux se passent parfaitement:
notre affection et notre honorabilité.

       *       *       *       *       *

--Le jour s'éteint. Un certain bleuissement blanchâtre, pareil à une
pâleur de lune, commence à glisser sur les dalles du quai. Une lumière
n'ayant plus de soleil et n'étant plus que du jour mort, laisse paraître,
dans des tons froids et dépouillés, la tristesse et la platitude des
maisons sales, des façades grises, où un petit triangle d'ombre vient se
poser régulièrement en haut de chaque fenêtre.

Le ciel est devenu d'un bleu sourd, d'un bleu de savonnage, mettant comme
un reflet déteint sur le luisant des parapets polis par la main des
passants, sur les romans à quatre sous dans la boîte du bouquiniste.

L'eau de la Seine va, une eau qui ne paraît pas aller; elle est d'un vert
décoloré, du vert neutre qu'ont les eaux aveugles dans un souterrain. Là
dedans un peu de rose tombe d'une arche de pont rouillée, et une ombre se
noie, une immense ombre descendue du haut de Notre-Dame, comme un grand
manteau dégrafé qui glisserait par derrière.

Dans les petites rues du quai à gauche, la nuit semble sortir de terre,
des pavés, des devantures de boutiques sombres, monte dans les jambes de
ceux qui vont, et ne laisse de couleur que le bleu d'une blouse, le linge
d'un bonnet; en haut, dans le ciel, une petite fumée rousse coupe la
lanterne du Panthéon, en blanchissant dessus.

De l'autre côté, les murs de l'Hôtel-Dieu, les redoutables soubassements
de pierre, comme troués de bouches de nécropoles, s'assombrissent des tons
gris de cendres calcinées, et derrière le treillis vert du promenoir, on
ne distingue plus, dans le crépuscule tombant, que le blanc du bonnet de
coton d'un malade.

Des points de lumière de voitures piquent et sillonnent au loin l'horizon.
Sur les ponts, les gens ne sont plus que des silhouettes, des virgules
noires... des espèces de fourmis tout là-bas.

Au-dessus de l'eau couleur d'étain, la perspective des deux ponts se
rejoint et se perd dans un brouillard de pierres, dans une fumée de toits.

Le gaz tout à coup flambe chez un marchand de tabac, en une détonation de
feu, qui jette le rouge du magasin allumé sur le trottoir et le violet du
pavé.

C'est la nuit de Paris qui se lève.

       *       *       *       *       *

--L'épithète _rare_, voilà la marque de l'écrivain.

       *       *       *       *       *

_mars_.--Que de dramatique inédit dans ce que fait une nuit de Paris, avec
l'amour, le crime et la mort!

--Flaubert, que je rencontre allant faire exempter, du service militaire,
son domestique, à propos d'un varicocèle, me dit: «Moi je préférerais être
militaire à avoir une infirmité ... à savoir même tout seul que j'en ai
une... Oui, j'aimerais mieux servir sept ans que d'avoir la conscience que
j'en ai une... d'infirmité!»

--Il y a, dans ma maison, un banquier très riche qui donne des soirées, le
dimanche, pour marier sa fille. Ce jour-là, il fait mettre un tapis sur
l'escalier, et emprunte au portier les fleurs que la Deslions lui a
laissées, en quittant la maison.

--La misère des idées dans les intérieurs riches arrive parfois à vous
apitoyer.

--La beauté du visage ancien était la beauté de ses lignes; la beauté du
visage moderne est la physionomie de sa passion. Nous avons de beaux
monstres comme Lekain, Mirabeau.

--Gavarni nous dit aujourd'hui: «Sue, c'est l'homme du mal. Il n'est
admirable que dans la peinture des méchants, de la méchanceté... Sue, il
me fait l'effet d'un enfant qui crève les yeux à un pierrot!»

--L'histoire n'est pour certains historiens qu'un arsenal d'épingles.

--Le monde est généralement représenté comme un théâtre et un lieu
d'action. C'est bien plutôt une halle et un repos des activités vitales et
amoureuses dans la musique, dans la compagnie, dans les banalités de la
politesse et des mots.

       *       *       *       *       *

_9 mars_.--Quand on étudie l'embryon humain dans les grossissements de
figurations en cire, et qu'on suit, de la tache embryonnaire à l'enfant,
le développement de l'être, il semble que l'on ait devant soi la racine,
le germe de deux arts: l'art du Japon, l'art du moyen âge.

Ce qui commence à baigner dans le liquide amniotique, l'embryon de
quelques semaines, cette espèce de sangsue dressée sur sa queue courbe,
est une vraie chimère qu'on dirait taillée dans du jade, dans une
amalgatolithe rose. Il y a de la fantaisie baroque de monstre dans cette
tête grotesque et terrible, où la forme sort d'un trou et d'une enflure,
où la bouche s'ouvre dans le rinceau d'un mascaron, où les petits yeux
jaillissent des tempes comme deux petites perles de verre bleu.

Puis cela devient cette espèce de petite taupe hydrocéphale, à la chair,
mamelonnée et tuberculeuse. Le fœtus enfin, dessine l'être créé et le
laisse apparaître: la tête n'écrase plus les membres, le corps se fonde et
s'établit; et voici, à quelques mois, l'enfant à peu près tel qu'il doit
naître. On le voit, dans la coupe verticale de l'utérus, comme ces figures
incrustées et pliées dans le cadre des médaillons d'un chœur de
cathédrale du XVe siècle.

L'oppression de la pose de ces petits êtres, leur ramassement, les
gestes d'instinct de l'enfance dans son premier lit, les ratatinements
frileux, les croisements étroits de bras et de jambes, les attitudes
inconscientes de sommeil et de prière, cette ébauche naïve de la vie
rudimentaire, cette expression de souffrance d'un corps angéliquement
douloureux!--n'est-ce pas le style du moyen âge, le sentiment de cet art,
qu'on croirait par moments n'avoir eu pour modèle qu'un peuple de figures
à demi formées et comme une race de vivants embryonnaires?

       *       *       *       *       *

_10 mars_.--Pense-t-on à tout ce qui sera jeté à l'avidité de cette
curiosité moderne sur la vie intime des personnes, quand peut-être avant
cent ans, le notaire, le médecin, le confesseur, écriront des mémoires qui
n'attendront peut-être pas vingt ans après leur mort, pour voir le jour.

       *       *       *       *       *

--Les assemblées, les compagnies, les sociétés peuvent toujours moins
qu'un homme. Toutes les grandes choses de la pensée, du travail, sont
faites par l'effort individuel, aussi bien que toutes les grandes choses
de la volonté. Le voyageur réussit là, où les expéditions échouent, et ce
sont toujours des explorateurs solitaires, un Caillé, un Barth, un
Livingstone, qui conquièrent l'inconnu de la terre.

       *       *       *       *       *

--C'est une remarque juste, que l'homme commence à rechercher dans la
maîtresse, l'aspect coquin, l'air _mauvaise p..._ tandis que, plus tard,
il est attiré par l'expression de la bonté chez la même femme, comme s'il
cherchait à mettre la figure du mariage, dans le concubinage.

       *       *       *       *       *

_14 mars_.--Aujourd'hui, j'entends pour la première fois, Girardin sortir
de ses petites phrases axiomatiques, de ses monosyllabes ironiques, de son
mutisme ordinaire.

Il expose son système de la liberté illimitée de la presse, avec une verve
froide, une ténacité humoristique, un sang-froid vraiment curieux dans la
riposte. Avec son système, il affirme tuer, et l'affirmation me semble
juste, deux partis sur trois dans l'opposition: les journaux légitimistes
sombrant dans le nombre des feuilles paraissant, et l'orléanisme mourant
de ce qu'il n'a plus rien à demander;--l'orléanisme auquel il porte par
là-dessus un coup tout à fait mortel, en faisant racheter par le
gouvernement les charges de notaires, d'avoués, d'agents de change, et de
toutes ces fonctions privilégiées, faisant des charges libres et
accessibles à toute la jeunesse, qui est le grand appoint du parti. Quant
au républicanisme opposant, il lui semble que la demi-liberté dont il
jouit, fait parfaitement son jeu, et il se demande si l'immense diffusion
de l'hostilité ne lui nuirait pas. En somme, c'est l'idée de l'innocuité
du poison pris à haute dose.

Tout cela, cette théorie qui peut paraître une utopie, exposée sans grands
mots, très pratiquement, avec des comparaisons comme celle-ci, sur le
double emploi des préfets et des sous-préfets: «Je dis au domestique qui
commande aux autres: Voulez-vous me donner un verre d'eau? Et je l'entends
crier dans l'escalier: «Approchez donc un «verre d'eau à Monsieur!» Ce
sont vos préfets et vos sous-préfets!

       *       *       *       *       *

--Fournisseur de rébus pour assiettes,--c'est un état à Paris.

       *       *       *       *       *

_20 mars_.--Nous étions, ce soir à la _Librairie internationale_. Arrive
au comptoir un petit bonhomme, qui pose des piles de sous et se les fait
changer en argent blanc: un petit bonhomme ayant quelque chose d'un nain,
à l'épaisse tignasse frisée dans laquelle, à tout moment, il enfonce des
doigts qui grattent, aux yeux effrontés, au nez rouge dans une figure
toute pâle, sortant de la loque d'un foulard de l'Inde à ramages jaunes
jouant le cache-nez, à la petite toux sèche, à la respiration essoufflée
d'un phtisique,--et les pieds dans d'immenses souliers, blancs de la boue
de huit jours. A travers la figure il a une grande éraflure.

--Qu'est-ce qui t'a fait ça? demande le commis.

--C'est de la rousse... un sergent de ville qui a voulu m'arrêter... Mais,
trop bête... Je lui ai tiré mes _craquenots_... Eh bien! oui, mes
souliers!--Et il montre le moyen de cacher aux sergents de ville son
argent, en le faisant filer dans ses manches et en le cachant dans ses
souliers.--Elle, ma sœur... elle n'a pas cette chance-là, elle est d'hier
à la _Tour Pointue_ (la Préfecture)... C'est la neuvième fois, moi je n'y
ai été encore que deux fois.

--Quel âge as-tu?

--Douze ans! Et il rapporte une pièce douteuse au commis, en disant:--Ce
n'est pas vous qui me le mettrez... Tiens, dit-il gravement, voilà mon
associé... voilà Arthur. Ça, fait-il en montrant d'autres mômes à la porte,
c'est mes ouvriers... moi je veille pour la rousse... je _guette au pet_.

--Pourquoi a-t-on arrêté ta sœur?

--Elle vendait des fleurs... ils ne veulent pas et ils laissent les
Italiens... la rousse ne leur dit rien. Et pêle-mêle toutes sortes de
choses lui sortent de la bouche comme des crapauds: «Ah! les femmes... je
les aime-t'y, moi!... les femmes... quand je serai grand, il m'en faudra
cinq à chaque bras... que je me fourre dedans.» Puis ce sont des bribes de
chansons ordurières, puis un passé d'hôpital: «J'y ai été deux fois aux
_Enfants-Trouvés_ et à _l'Enfant-Jésus_... J'avais du mal dans la tête...
Ils ne m'ont rien fait... Moi, je m'ai sauvé... et je m'ai mis du
saindoux... ça me fait friser les cheveux... Nom de Dieu! j'ai fait mes
cinq francs aujourd'hui.»

Une petite de neuf ans, une de ses ouvrières, une bamboche aux yeux déjà
ardents de femme et de voleuse, se glisse dans la boutique.

--Combien?

--Trois.

Le dialogue s'échange avec le terrible sérieux de gens d'affaires.

--Eh bien! faut encore tes six sous... Crois-tu que je vais, comme hier,
te payer tous les jours l'omnibus pour la place Maub. (Maubert)?

La petite se met à grogner et ils se donnent sournoisement des coups de
pied.

--Ah! au fait, aujourd'hui il y en a une qui passe à la Justice... C'est
la dix-huitième fois, et elle va sur ses douze ans... Elle avait été voir
une tireuse de cartes qui lui avait annoncé qu'elle irait seulement dans
_trois cabinets_... qu'elle ne passerait pas au Palais... Des blagues...
Viens-t'en, ma gosse... Nous allons à _la grande_ Hôtel.

Je n'ai jamais rencontré, dans l'enfance, une semblable fleur de fumier,
une pareille coulée d'immondices, une telle flétrissure de l'âme, quelque
chose produisant en vous une répulsion qui va presque jusqu'à la peur. On
aurait dit toutes les corruptions et toutes les canailleries de Paris,
filtrées dans ce petit monstre de l'âge de la première communion; oui,
dans cet enfant, où tout le mal, tout le vice d'une capitale de deux
millions d'âmes, s'apercevait, comme en une effrayante miniature.

       *       *       *       *       *

--J'ai toujours rêvé ceci, et ceci ne m'arrivera jamais.

Je voudrais, la nuit, par une petite porte, à serrure rouillée, cachée
dans un mur, je voudrais entrer dans un parc que je ne connaîtrais pas, un
parc ombreux, mystérieux. Peu ou point de lune. Un petit pavillon; dedans
une femme que je n'aurais jamais vue et qui ressemblerait à un portrait
que j'aurais vu dans un musée. Un souper froid, une causerie où l'on ne
parlerait d'aucune des choses du moment ni de l'année présente. Un sourire
de Belle au Bois dormant, point de domestiques... Et s'en aller, sans rien
savoir, comme d'un bonheur, où on a été mené, les yeux bandés, et ne pas
même chercher après, la femme, la maison, la porte, parce qu'il faut être
discret avec un rêve... Mais jamais, jamais, cela ne m'arrivera!

Et cette idée me rend triste.

       *       *       *       *       *

_30 mars_.--Lu dans un journal une lettre de Louis Blanc, qui me semble
vraiment bien préoccupé de l'action sur le public de notre HISTOIRE DE LA
SOCIÉTÉ FRANÇAISE PENDANT LA RÉVOLUTION. Il s'essaye à prouver, contre
nous, que la guillotine a augmenté le nombre des équipages à Paris.

On n'a pas assez de temps dans notre métier pour répondre aux paradoxes,
quand ils sont trop bêtes.

       *       *       *       *       *

--Saint-Victor me contait ce mot d'un très illustre juif, auquel un ami
demandait, à la fin d'un dîner où l'on avait largement bu; demandait,
pourquoi étant si riche, il travaillait comme un nègre à le devenir encore
plus:

«Ah! vous ne connaissez pas la jouissance de sentir, sous ses bottes, des
tas de chrétiens!» répondait le très illustre juif.

       *       *       *       *       *

--En Ecosse, le dimanche, dans la campagne, il vous arrive de voir un
monsieur qui se promène, ouvrir tout à coup quelque chose qu'il a sous le
bras: c'est une chaire à prêcher sur laquelle il monte et prêche.

Les œuvres, les livres, les romans, où les sermons sortent du paysage, me
font revoir ce monsieur-là.

       *       *       *       *       *

--Les croque-morts appellent d'une terrible expression, une exhumation: un
_dépotage_.

       *       *       *       *       *

--Vu ces jours derniers Gavarni.

Il n'a plus la notion du mois, des jours, des heures, du temps. Ce n'est
plus un homme, c'est une rêverie scientifique, dont rien ne partage et ne
détermine l'infinie durée. Il ne dessine plus, il ne s'occupe plus de rien,
amusé seulement par quelque brochure, quelque livre ingénu de 1830, qu'il
tire des fouilles de son grenier, et, au sujet duquel, il invente toutes
sortes de choses amusantes.

      *       *       *       *       *

--Quand la nature veut faire la volonté chez un homme, elle lui donne le
tempérament de la volonté: elle le fait bilieux, elle l'arme de la dent,
de l'estomac, de l'appareil dévorant de la nutrition, qui ne laisse pas
chômer un instant l'activité de la machine; et sur cette prédominance du
système nutritif, elle bâtit au dedans de cet homme un positivisme
inébranlable aux secousses d'imagination du nerveux, aux chocs de la
passion du sanguin.

       *       *       *       *       *

--Il me semble voir dans une pharmacie homéopathique le protestantisme de
la médecine.

       *       *       *       *       *

_9 avril_.--Chez Magny.

Aujourd'hui Taine parle, d'une manière très intéressante, de longues
heures de sa jeunesse, passées dans une chambre où il y avait un cent de
fagots, un squelette recouvert d'une lustrine, une armoire pour serrer les
vêtements, un lit, deux chaises. C'était la chambre d'un ami, d'un élève
en médecine, d'un interne d'hôpital d'enfants, lequel s'était voué à des
recherches remontant des enfants aux familles, un homme du plus grand
avenir, mort à Montpellier à vingt-cinq ans.

Là, dans cette chambre et d'autres pareilles, Taine dit que les plus
hautes questions, des questions encore plus révolutionnaires que celles
agitées ici, étaient discutées avec une énergie, une audace, une violence,
enfin avec ce qui monte dans la tête et les idées d'une jeunesse qui ne
vit pas, qui ne s'amuse pas, qui ne jouit pas. Car cette jeunesse de Taine
et de sa génération n'a point eu de jeunesse, elle a grandi dans une
espèce de macération, en compagnie du travail, de la science, de l'analyse,
au milieu de débauches de lectures, et ne pensant qu'à s'armer pour la
conquête de la société! Ainsi, n'ayant pas vécu de la vie humaine, ne
s'étant point mêlée à l'homme et à la femme, et ayant cherché à tout
deviner par les livres, cette génération a fait et devait faire surtout
des critiques.

Au milieu de l'exposition de sa vie de travail et de privation d'amour,
dans le sens élevé du mot, Taine est interrompu par Gautier qui jette:
«Tout cela est une théorie du renoncement stupide... La femme, prise comme
purgation physique ne vous débarrasse pas de l'aspiration idéale... Plus
on se dépense, plus on acquiert... Moi, par exemple, j'ai fait faire une
bifurcation à l'école du romantisme, à l'école de la pâleur et des
crevés... Je n'étais pas fort du tout. J'ai écrit à Lecour de venir chez
moi et je lui ai dit: «Je voudrais avoir des pectoraux comme dans les
bas-reliefs et des biceps hors ligne.» Lecour m'a un peu _tubé_ comme
ça... «Ce n'est pas impossible», m'a-t-il dit... Tous les jours, je me
suis mis à manger cinq livres de mouton saignant, à boire trois bouteilles
de vin de Bordeaux, à travailler avec Lecour deux heures de suite...
J'avais une petite maîtresse en train de mourir de la poitrine. Je l'ai
renvoyée. J'ai pris une grande fille, grande comme moi. Je l'ai soumise à
mon régime, bordeaux, gigot, haltères... Voilà, et j'ai amené avec un coup
de poing sur une tête de Turc--et encore sur une tête de Turc neuve--j'ai
amené 520... Aussandon qui a étouffé un ours à la barrière du Combat, pour
défendre son chien, et qui, de là, est allé laver à la pompe ses
entrailles--un gaillard, n'est-ce pas?--n'a jamais pu arriver qu'à 480.»

       *       *       *       *       *

_11 avril_.--Je suis toujours un peu choqué de voir Ricord dans un salon
de femme, comme je serais choqué de voir un flacon d'un vilain remède sur
une toilette de femme. Il me dessine ce qu'il soigne.

       *       *       *       *       *

--Michelet! Le génie qui, dans ce moment-ci, déteint sur tout et sur tous:
Il y a de la MER de Michelet dans les TRAVAILLEURS d'Hugo. Aujourd'hui,
j'ouvre le livre de Renan: c'est du Michelet _fénelonisé_. Michelet s'est
emparé de la pensée contemporaine.

       *       *       *       *       *

--Diderot, Beaumarchais, Bernardin de Saint-Pierre: c'est le grand legs du
dix-huitième siècle au dix-neuvième.

       *       *       *       *       *

--Elle avait des cheveux de soie, soufflés et bouffants, comme ces cheveux
des femmes de Véronèse, dans la _Venise triomphante_ au Palais ducal. Elle
me faisait aussi penser, avec sa robe de chambre mauve et ses accoudements
paresseux, à ces Chinoises penchées sur un balcon de bambou, comme des
Polymnies du fleuve Jaune. Elle était, après mon déjeuner et mon dîner, le
décor entrevu à travers le nuage de ma pipe. Elle meublait le carré de la
fenêtre en face, depuis bien longtemps vide. Je la regardais
tranquillement et doucement, sans désirs. Elle m'amusait les yeux,
m'occupait comme une souriante toile de fond... la nouvelle voisine!

Cela durait bien depuis huit jours... Hier matin, plus de rideaux à la
fenêtre, un déménagement brusque... Et je m'aperçois que c'est triste, un
appartement vide, et le papier tout nu, et le dessus de la cheminée où il
n'y a plus rien, et les persiennes entr'ouvertes avec des gestes de
travers.

       *       *       *       *       *

--Livres magiques après tout, que ces livres de Hugo, qui, comme tous les
livres de vrais maîtres, donnent, à leur lecture, une espèce de petite
fièvre cérébrale.

       *       *       *       *       *

--Les monuments fameux et grands dans la mémoire humaine, font, à les voir,
l'impression des lieux de son enfance qu'on revoit: votre rêve, les
trouve rapetissés.

       *       *       *       *       *

--L'homme peut échapper à la langue qu'il parle. Le cynisme des
expressions, la dépravation des mots, déprave toujours la femme.

       *       *       *       *       *

--Les banquiers amateurs de ce temps-ci font courir des enchères au lieu
de faire courir des chevaux, sur n'importe quoi, sur une porcelaine, une
toile, un morceau de papier. Ce qu'ils font en achetant? Ils parient
seulement qu'ils sont plus riches les uns que les autres.

       *       *       *       *       *

_17 avril._--On a beaucoup parlé de la domesticité, de la platitude basse
des nobles. On n'avait pas eu encore le loisir dans ce temps, de faire la
comparaison avec la domesticité des gens de petite bourgeoisie ou de
peuple auprès d'une influence, auprès d'un monsieur qui peut servir à leur
carrière, par exemple d'un artiste comme *** auprès d'un surintendant des
Beaux-Arts. Il faut le voir se faufiler à côté de lui à table; applaudir
d'un gros rire tout ce qu'il dit, le caresser pour ainsi dire de la
servilité de son attention, et de toute son épaisse personne.

Le seul changement est que peut-être les nouveaux domestiques, dans leur
service, manquent de grâce.

       *       *       *       *       *

--La pire débauche est celle des femmes froides, les apathiques sont des
louves.

    *       *       *       *       *

--Un rêve, malheureusement pas écrit au saut du lit, et où ne se
retrouveront pas les cassures et les effacements en certaines parties de
la chose rêvée.

Je savais--comme on sait dans les rêves--que j'étais quelque part dans les
environs de Florence. Une campagne très âpre, très durement éclairée, un
pays dantesque. Pas une vapeur, pas un brouillard, pas un voile. Des bois
faisant des taches noires sur une terre de cendres blanches, des bouquets
de verdure sombre se dressant sèchement çà et là. Un paysage du Midi
rayonnant jusqu'au fond, et qui avance sur l'œil et marche contre lui, et
une ligne courante de monts fauves, collant l'horizon sur une bande de
ciel d'un bleu cru.

Je ne me rappelais guère comment j'étais là. Il me semblait que j'y avais
été jeté par un coup d'éventail, que j'y étais tombé, comme du balcon
d'une loge du théâtre Borgognissanti, et que les épaules d'une statue
m'avaient emporté dans les champs.

Et puis, tout à coup, je me trouvais dans une grande fête, un étrange
triomphe. Gonflés et joufflus comme des tritons, des éphèbes soufflaient
dans de longues buccines, et nous allions toujours, moi, avec eux entraîné,
et nous sautions dans notre course folle, je me rappelle, des barrières
de lierre.

En chemin, de petits garçons et de petites filles, les cheveux volants et
semés de fleurs et d'épis, au dos une écharpe envolée, les mains nouées
aux mains d'un seul de leurs dix doigts, enroulaient des danses autour des
oliviers, et je sentais qu'il y avait dans l'air l'harmonie d'une grande
musique de luth et de psaltérions.

Une figure de l'Echo--ou du moins l'image que je m'en faisais,--entrevue
entre des arbres dans un bois de chênes-liège, répétait la musique,
aussitôt qu'elle cessait, une, deux, trois fois, sur une note moqueuse.

Et c'étaient, à la queue des grands sonneurs de buccines, de petits
sonneurs de cymbales qui écoutaient leur cuivre contre leur oreille ou en
envoyaient au ciel le bruit strident, et derrière eux encore le cortège de
petites bouches enfantines paraissant bêler un amoureux plain-chant, le
plain-chant d'un gros livre de lutrin que portaient deux petits chanteurs.

Et je vois encore celui qui marchait en tête, un Cupidon faunin, nimbé par
le rond d'un tambourin, et le rire aux lèvres, se balançant d'un pied sur
une outre.

       *       *       *       *       *

--Une femme, suprêmement maigre, les yeux profonds, le bleu de l'œil très
clair dans l'effacement tendre des sourcils, un grand front, des tempes
ramifiées de veinules bleuâtres, la bouche non sensuelle, la bouche
_sentimentale_... Il y a des femmes qui ressemblent à une âme.

       *       *       *       *       *

--Je dîne chez Philippe. Il y a là, à côté de nous, à une table, un
famille bourgeoise avec trois enfants et une petite bonne. Cela me reporte
à du vieux temps. Un peu de mon enfance m'est revenu, un souvenir de ces
voyages, où la nourrice (qui avait élevé mon frère) mangeait avec nous.
Oui, une habitude du passé, qui, certains jours, faisait entrer le
domestique dans la famille. Cela s'en va comme tant d'autres choses.

Le domestique, dans notre société d'égalité, n'est plus qu'un paria à
gages, une mécanique à faire le ménage, que les maîtres n'associent plus à
leur humanité.

       *       *       *       *       *

--C'est le néant que la vieille histoire. Mais l'adultère de Mme de Jully,
voici qui est de mon humanité, de mon temps: voici qui me touche. Ce sont
là des souvenirs qui font tressaillir... Il faut, pour s'intéresser au
passé, qu'il nous revienne dans le cœur. Le passé qui ne revient que dans
l'esprit, est un passé mort.

       *       *       *       *       *

--On me racontait que des internes avaient été renvoyés de Clamart, pour
avoir livré de la peau de seins de femmes à un relieur du faubourg
Saint-Germain, dont la spécialité est d'en faire des reliures de livres
obscènes.

       *       *       *       *       *

--Un joli mot bête entendu:

--On se marie beaucoup cette année.

--Les hommes, surtout!

       *       *       *       *       *

_25 avril_.--Une chose tristement apitoyante à voir: c'est ce Ponsard,
travaillé par la souffrance, et se gracieusant et se forçant à sourire, en
remuant sous la douleur lancinante qui le traverse, la jambe et le bout du
pied, ainsi qu'un collégien qui demande à aller aux lieux.

Et puis, à la pitié succède une indignation presque colère. Je ne vois
plus chez lui que le martyr courtisan, l'agonisant venant ramasser les
compliments de ce salon, princier, l'homme s'habillant, courant les
soirées, galvanisant son mal, au lieu de mourir, comme j'espère bien que
je le ferai, de mourir obscurément, le nez dans le mur de sa chambre.

       *       *       *       *       *

--Le scepticisme au XVIIIe siècle faisait partie de sa santé; nous, nous
sommes sceptiques avec amertume et souffrance.

       *       *       *       *       *

_6 mai_.--Flaubert me disait hier: «Il y a deux hommes en moi, l'un dont
vous voyez la poitrine étroite, le cul de plomb, l'homme fait pour être
penché sur une table; l'autre un commis voyageur, avec sa gaîté voyageuse
et le goût des exercices violents...

   *       *       *       *       *

_15 mai_.--Ce soir, la maréchale *** sous sa coiffure métallique jetant
des lueurs de cantharides, avait un sourire de l'œil d'un charme
indéfinissable... Se sentant regardée, elle a pris, ainsi que c'est commun
aux femmes qui sont l'objet de l'attention, une fausse pose naturelle...
Et cela m'a donné l'idée de commencer mon futur roman d'amour par une
grande étude de la mimique, de l'approche électrique, de la communication
des fluides, du mariage des effluves, entre deux corps prêts à s'aimer.

       *       *       *       *       *

_20 mai_.--Charles Blanc: un apôtre sculpté dans un marron d'Inde, ou
plutôt dans un radis flétri avec ses blancs malades.

       *       *       *       *       *

_21 mai_.--Mme Sand fait son entrée chez Magny, en une robe fleur de
pêcher: une toilette, je crois bien, tout en l'honneur de Flaubert.

       *       *       *       *       *

--Qui devient triste, de moi ou des endroits publics? Ce soir, Mabille m'a
paru lugubre. Pas un rire, pas un éclat de jeunesse ou de gaîté! Une
promenade silencieuse qui fait crier le sable comme les voitures, les
jours de pluie, un sempiternel tournoiement ressemblant au manège de la
c... p...

       *       *       *       *       *

--L'étonnante femme, à la métaphore d'un pittoresque, d'une fantaisie,
d'un imprévu qui nous dégote tous! Elle entre aujourd'hui chez Flaubert,
sur cette phrase: «Tu sais ma matrice, cet amour de médecin l'a
examinée... eh bien, elle est comme ça, ma matrice!--et elle fait le geste
d'un télégraphe qui perd l'équilibre,--ajoutant: «Oui, mon cher, comme un
perroquet sur un bâton, sur le pont d'un bâtiment, par une tempête...

       *       *       *       *       *

_30 mai_.--Fête annuelle donnée par la princesse à l'empereur.

Le jardin tout rempli de lumière électrique. Du gazon et des arbres
éclairés par un clair de lune féerique, un clair de lune à la Titania, et
des feuilles, dont la découpure semble une minuscule rampe de gaz, et sur
le bleu d'encre du ciel, des luminosités, où les chauves-souris grises
deviennent, un instant, toutes blanches, et tout au fond, à travers les
fenêtres, le feu des lustres sur la pourpre de la tenture, et çà et là,
dans le chaud brouillard des salons, du noir traversé par quelque chose
d'un rouge éclatant:--un grand'croix de la Légion d'honneur sur un divan.

Les femmes, les femmes! trop des robes, trop des mannequins de couturière,
et pas assez des êtres... On remarque la grande-duchesse de Russie, une
tête de commandement, et qui a l'air d'un camée calqué sur Nicolas; elle a
auprès d'elle sa fille, l'air moitié d'une Kalmoucke, moitié d'une
grisette parisienne, avec un gentil sourire clignotant dans ses yeux sans
sourcils.

       *       *       *       *       *

--Autour de nous, nous sentons comme un éloignement, une froideur de tous,
et nous percevons un sentiment intérieur, qui ne nous pardonne ni la
franchise de nos personnes, ni la vérité de nos livres, et qui saisit,
pour témoigner ses antipathies, le prétexte et l'occasion de notre défaite
d'HENRIETTE MARÉCHAL.

       *       *       *       *       *

_2 juin_.--... «Vous voyez ce monsieur-là, si entouré,... c'est un grand
nom de France qui possède des eaux dans un département du Centre, et qui
écrit toutes les semaines au médecin imposé par lui, qu'il ne donne pas
assez de douches à 40 sous... Ah! le monde, le grand monde renferme de
singuliers particuliers!» L'homme me disant ça, c'est le docteur Tardieu,
qui, m'entraînant dans un petit salon, me raconte ce fait-Paris.

Une ancienne lorette avait pris un commerce, dans le genre de celui du
gros Milan, commerce auquel elle avait annexé la fourniture de tous les
appareils artificiels avec lesquels on remplace les outils naturels de
l'amour.

Cette femme avait été assassinée dans son bureau, et Tardieu fut chargé de
l'autopsie. La femme s'était furieusement défendue, et, dans sa lutte avec
les assassins, avait bousculé, renversé, répandu à terre tous les engins
de son commerce, sur lesquels reposait son cadavre.

Parlant de cette assassinée au milieu de toutes ces obscénités, Tardieu
disait que ce spectacle, remontant à quelques années, était quelque chose
qui _poursuivait le souvenir_.

       *       *       *       *       *

_24 juin_.--Nous allons, ce soir, chez Gavarni. Il y a des siècles que
nous ne l'avons vu. Nous le trouvons dans son cabinet, _mathématiquant_ au
milieu d'un amoncellement de livres. On lui apporte pour son souper--car
il ne dîne plus--des pois et de la salade sentant le mauvais vinaigre. Il
est servi dans le moment par une bonne auvergnate, une de ces horribles
femmes qui sont, à Paris, les bonnes malheureuses de la misère. Il mange
distraitement, et sans pain, un peu de ces pois et de cette salade, posés
sur la table de noyer sans nappe, au milieu de ses papiers et de ses
bouquins de science, un rien reculés de son assiette.

Alors il nous parle de tableaux qu'il a eu, un temps, l'idée de peindre,
de tableaux allégoriques et décoratifs pour des monuments publics; il nous
parle de la proposition qu'il a faite jadis à M. Cavé, de lui peindre les
quatre murs d'une mairie, en y faisant figurer les quatre actes de l'état
civil:

L'Acte de naissance;
La Conscription;
Le Mariage civil;
L'Acte de décès.

Il composait la Conscription avec une académie d'homme mettant la main
dans l'urne.

Il avait aussi pensé, pour un Tribunal, à une sorte de tryptique, au
milieu duquel il aurait peint, de grandeur nature, une Justice, à la
chevelure blonde rappelant le souvenir d'une perruque du Parlement, à la
robe rouge, imitant la robe de la Cour de cassation, le pied nu posé sur
un glaive, assise sur un siège de marbre, où une tête de lion et une tête
de mouton décoreraient les deux bras, et, derrière elle, les toits, les
clochers, les dômes, les coupoles d'une vaste cité.

       *       *       *       *       *

_29 juin_.--Dîner à Neuilly chez Gautier.

La maison encore sens dessus dessous du déménagement du ménage Catulle
Mendès. A table, Gautier, ses deux vieilles sœurs, l'éternel Chinois, et
la jolie Estelle, ayant comme voisine de table, Eponine, une chatte noire
aux yeux verts qui mange à son couvert, aux côtés de sa maîtresse.

Les deux sœurs, les deux vieilles filles, qui semblent avoir oublié
depuis longtemps qu'elles sont des femmes, les cheveux dépeignés, le corps
perdu dans une blouse sans forme, enfin de ces créatures qu'on voit au
second plan des familles; effacées et dévouées, de beaux types à étudier
pour un descendant de Balzac.

Après dîner, devant le rideau de peupliers du fond du jardin, au milieu
des criailleries de la récréation d'une pension de petits enfants d'à côté,
tous trois, à cheval, sur le mur de la terrasse du jardin, nous causons,
tout en fumant, de mille choses, du dernier livre de Hugo, duquel Gautier
déclare ne pouvoir dire ni bien ni mal, cela lui paraissant n'être pas un
produit humain, mais quelque chose de fabriqué par un élément: les œuvres
de Polyphème. Puis il est question des dîners de Boissard, du modèle Marix,
de la Présidente, de Mosselmann, son amant, qui pour un homme d'argent
n'était pas si bête. C'était lui qui disait dernièrement à un architecte
religieux: «Combien coûtera décidément votre église... toute finie, hostie
en gueule?»

       *       *       *       *       *

--Une chose bizarre, c'est qu'avec la Révolution, avec la diminution de
l'autorité monarchique dans toute l'Europe, avec la pesée du peuple dans
les choses gouvernementales, le règne des masses enfin, jamais il n'y a eu
de plus grands exemples de l'influence omnipotente, du despotisme des
volontés d'un seul. Voir Napoléon III et Bismarck.

       *       *       *       *       *

_10 juillet_.--Été voir à l'Isle-Adam la belle et curieuse collection de
paysages modernes du carrossier Binder.

Un homme aux favoris, à la large face, aux lèvres minces d'un fermier
anglais, avec, derrière lui, pour ombre: un bouledogue. Un bourgeois râblé
et enrichi, qui a essayé, assez intelligemment, de s'anoblir avec une
collection, des goûts artistes, une liaison avec Jules Dupré.

Il commence à me montrer ses tableaux, à distance, sur un ton pincé,
suffisant, supérieur... quand arrive Dupré, qui allume familièrement une
pipe, se met à décrocher ses tableaux, et me les fait passer sous les yeux,
sans me dissimuler ses admirations pour ses enfants, me disant de
celui-ci: «Oh! c'est un des plus _cuits_!» Puis jetant des mots, des
interrogations, des théories, me disant que tous ces tons sont en rapport
avec l'or de son cadre, et s'interrompant pour me demander si j'ai lu
Fréron... Décousu, sans ordre dans ses pensées se suivant à la diable, et
soudain s'animant, et ses yeux bleus, comme vides, se remplissant d'un
lumière soudaine, et criant que le gouvernement doit encourager l'art et
jamais les artistes... qu'il fait tous ses tableaux si vrais, au bout de
la brosse, que la nature en face est trop écrasante... qu'il n'expose plus,
parce que les tableaux comme les siens, sont tués par les tableaux à
sujets, les tableaux qui _se racontent_.

Il y a à la fois de l'apôtre, de l'ouvrier et du toqué, chez le grand
paysagiste.

       *       *       *       *       *

_16 juillet_.--Trouville.

Un joli décor pour une conversation d'amour que la terrasse du Casino à
neuf heures.

Au loin, un ciel assombri sur une mer aux troubles clartés, laissées dans
l'eau par le soleil disparu, et où des silhouettes de gros bateaux échoués
mettent des souvenirs de naufrages. La plage toute crépusculaire,
traversée de promenades d'ombres chinoises, presque perdues dans la
pénombre générale. Et devant soi, dans les ténèbres, la grande voix
rythmée de la lame molle, et, dans le dos, la musique des airs de valse
qui joue dans la lumière.

       *       *       *       *       *

--En art, en littérature, je connais peu de révolutionnaires, nés sans
pain.

       *       *       *       *       *

--Quand l'homme vieillit, il éprouve le besoin d'une chose qui ne lui
manquait pas du tout dans sa jeunesse: le silence.

       *       *       *       *       *

_31 juillet_.--Les Académies ont été uniquement inventées pour préférer
Bonnassieux à Barye, Flourens à Hugo, et tout le monde à Balzac.

       *       *       *       *       *

--La grandeur de Dieu m'apparaît surtout dans
l'infini de la souffrance humaine. Le nombre des maladies épouvante
encore plus que le chiffre des étoiles.

       *       *       *       *       *

--Un homme à Paris a cent mille francs à dépenser tous les jours. Quand on
va chez lui on le trouve assis sur une chaise de paille, tournant ses
pouces, en face d'un Gudin accroché à son mur, l'unique objet d'art qu'il
possède.

De ce revenu d'un Dieu qui permet tout, cet homme, le russe Y... ne sait
rien faire que cela: donner parfois un dîner à des membres du Jockey-Club,
et louer une fois tous les quinze jours, moyennant 500 francs, un b......

       *       *       *       *       *

--Comme la vie chez les enfants ressemble à un ressort neuf.

       *       *       *       *       *

_4 août_.--Un tableau charmant,--rien que le peintre à trouver:--un homme
couleur de bronze, à la membrure d'un Saint-Christophe, dans le rouge
délavé de la pourpre mouillée de sa chemise de laine, offrant à la vague,
le petit émoi, la petite peur, les petits membres d'une petite fille,
toute blonde, toute rose, toute blanche.

       *       *       *       *       *

_5 août_.--Jamais un public ne saura les désespoirs de la page qu'on
cherche à s'arracher,--et qui ne vient pas.

       *       *       *       *       *

_6 août_.--Singulière vie que la nôtre ici, une vie de travail comme
jamais, sans doute, n'en a vu Trouville. Lever à dix heures. Un gros
déjeuner de table d'hôte d'une heure. Une heure à fumer sur la terrasse du
Casino. Toute la journée un travail qui va jusqu'à cinq ou six heures. Un
gros dîner de table d'hôte de six à sept heures. Un cigare sur la terrasse,
un tour sur la plage, et _retravail_ jusqu'à minuit, deux heures du matin.

Nous voulons finir MANETTE SALOMON, où nous avons retrouvé énormément à
travailler.

       *       *       *       *       *

--Saint-Victor me contait ici la singulière mort du mari de la nourrice de
sa fille: un paysan sorti de son trou et tombant dans le bruit,
l'étourdissement, l'espèce de magie de l'atelier de photosculpture de
Dalloz, où il l'avait fait placer. Le malheureux en avait perdu la raison
et la vie. On en ferait presque un conte fantastique.

       *       *       *       *       *

--Il n'y a pas d'homme de nature fausse ou tortueuse, sur lequel ne soit
écrit en quelque coin de la bouche ou de l'œil: «Garde à toi!»

       *       *       *       *       *

--Il y a des gens si funambulesques, que leur père semble avoir été trompé
par Pierrot.

       *       *       *       *       *

--Quelle assurance la beauté donne à un enfant. C'est l'aisance dans la
grâce.

       *       *       *       *       *

_18 août_.--Je regarde, par une porte-fenêtre ouverte, sauter au Casino
les gandins qui dansent. Au milieu d'eux un gilet blanc, un petit ventre
qui pointe, un danseur à l'air d'un garçon de noce endimanché. C'est Doré.
Les artistes aiment ces joies qui les frottent à un semblant de monde.
Tous les hommes de lettres passeraient ici, que pas un n'irait figurer
dans ce trémoussoir.

Le quadrille fini, Doré reconduit sa danseuse, la salue comme à un bal
chez Passoir, vient à nous deux, nous demande à faire un tour sur la
jetée. Et le voilà à lancer des idées fortes, mais sans lien ni suite; le
voilà à faire des charges, mais comme pour lui, au fond de sa gorge, et
qu'on n'entend pas; le voilà à vous accabler d'un tas de questions, mais
sans jamais écouter vos réponses;--à la longue vous hébétant, vous
courbaturant, vous assommant de lui[1].

[Note 1: Depuis nous l'avons connu d'une manière assez intime, et
notre jugement de 1866, sur lui, s'est fort modifié.]

Même, peut-être très injustement, son physique m'est antipathique. Il me
déplaît, cet homme, gras, frais, poupin, la figure en lune de lanterne
magique, le teint d'enfant de chœur, la mine sans âge, et où le labeur
effrayant de sa production n'a pas mis d'années, il me déplaît enfin avec
son air d'enfant prodige sur un corps d'homme fait.

       *       *       *       *       *

_21 août_.--Fini aujourd'hui MANETTE SALOMON.

       *       *       *       *       *

_23 août_.--Je rencontre ici un étudiant en droit, le type de la jeunesse
libérale, républicaine, sérieuse, vieillotte, avec des appétits âpres
d'avenir, et la conviction intime de tout conquérir. Il me confirme dans
l'idée que la jeunesse actuelle se partage en deux mondes tout différents,
sans aucune fusion ni rapprochement possible: la pure gandinerie, d'une
viduité de tête sans exemple, et le camp des travailleurs, plus enragés au
travail qu'à n'importe quelle époque: une génération retranchée du monde,
aigrie par la solitude, une génération amère, presque menaçante.

       *       *       *       *       *

--Voici un type de bonté féminine sur lequel il n'y a pas à se tromper: le
teint un peu tiqueté de taches de rousseur, les lèvres épaisses, et la
bouche comprimée et entr'ouverte comme un gros bouton de fleur, _vulgo_ en
cul de poule.

       *       *       *       *       *

--Dans une partie de campagne où tout le monde est couché sur l'herbe, il
y a comme une volupté qui s'étire et se pâme, dans ces bouts de doigts de
femme, farfouillant près de la fine cheville, dans une bottine grise. On
dirait la plante du pied de l'Amour chatouillée par le Midi.

       *       *       *       *       *

_28 août_.--A l'enterrement de Roger de Beauvoir, ce qui me frappe: c'est
la laideur morale de mes camarades littéraires. Ils ont tous l'air de
digérer le succès d'un ami.

       *       *       *       *       *

_29 août._--L'art c'est _l'éternisation_, dans une forme suprême, absolue,
définitive, de la fugitivité d'une créature ou d'une chose humaine.

       *       *       *       *       *

--Blague! blague! blague! La blague, toujours la blague dans ce temps-ci.

Je reçois un prospectus ronflant pour le progrès du canotage. Ce n'est
plus un plaisir, une récréation, un exercice gymnastique; enfin, le
canotage: c'est le _sport nautique_, une institution de progrès qui a des
présidents, des secrétaires, qui fabrique des discours aux régates, une
société de pochards en vareuse et de marins d'eau de vaisselle, qui
veulent par l'association faire leur chemin, arriver au moyen de la marine
de plaisance à des distinctions, à une sorte de carrière.

       *       *       *       *       *

_30 août._--La passion des choses ne vient pas de la bonté ou de la beauté
pure de ces choses, elle vient surtout de leur corruption. On aimera
follement une femme, pour sa putinerie, pour la méchanceté de son esprit,
pour la voyoucratie de sa tête, de son cœur, de ses sens; on aura le goût
déréglé d'une mangeaille pour son odeur avancée et qui pue.

Au fond, ce qui fait l'appassionnement: c'est le _faisandage_ des êtres et
des choses.

       *       *       *       *       *

_30 août_.--Pourquoi cette sensation continuelle que nous avons tous les
deux de manquer d'une chaleur intérieure, d'un montant physique, non pour
le travail de la pensée et la fabrication d'un livre, mais pour le contact
social, le choc avec les hommes, les femmes, les événements? Oui, il nous
faudrait de temps en temps l'infusion d'une palette de jeune sang ou d'une
bouteille de vin vieux, pour être au diapason de l'existence parisienne...
Nous sommes vraiment trop semblables à des gens entrés au bal de l'Opéra,
sans être un peu gris.

Réflexions après un dîner, où nous avons bu chacun une bouteille de
Saint-Julien, un excès qui ne nous est plus guère permis par notre santé.

       *       *       *       *       *

_31 août_.--Pouthier vient dîner chez nous. Un échelon encore plus bas
dans la misère. On l'a chassé de son ancien domicile. Il a été forcé
d'errer deux nuits, ayant quatre sous dans sa poche, n'osant s'asseoir, de
peur de s'endormir, et d'être ramassé sans avoir à donner d'adresse aux
sergents de ville. Il demeure maintenant à Paris, dans une rue qui
s'appelle--c'est à ne pas le croire--rue de la Brèche-aux-Loups,--et dans
une maison en construction, sans lieux et sans porte cochère. Il fait des
repas de trois sous de bouillon et de deux sous de pain.

Du reste, tranquille, insoucieux, gai, il me fait l'effet d'un homme roulé
au bas d'un abîme, et qui s'assied au fond, en fumant sa cigarette. Je lui
dis qu'il faut absolument sortir de là, que je vais tâcher de lui obtenir
une place dans un chemin de fer. Je le vois devenir tout triste à cette
proposition, triste comme un enfant en vacances à qui on parle du collège.
Il éloigne cette perspective avec répugnance; me dit: «Plus tard... nous
verrons,» cela avec l'horreur du bohème pour l'enrégimentement dans un
bureau.

       *       *       *       *       *

_2 septembre_.--J'avais envie de lui dire: «De quel droit me
reconnaissez-vous? me demandez-vous une poignée de main?»

C'était au fils X..., un ancien camarade de collège, rencontré en chemin
de fer, que j'avais envie de dire cela: «Car enfin à quoi pouvez-vous me
servir ou en quoi pouvez-vous m'être agréable. Vous ne me prêteriez pas
cent francs, si j'en avais besoin! Si j'aimais la chasse vous ne
m'inviteriez pas à venir tuer un faisan chez vous! Comme conversation, je
sais d'avance ce que vous allez me dire. Vous allez me parler de tous mes
camarades qui sont devenus agents de change, ce dont je me f... Vous
émettrez sur la littérature des idées d'homme pratique qui me blesseront.
Et puis vous êtes juif, je n'aime pas les juifs. C'est un sacrifice pour
moi que d'en saluer un. Je demande un peu ce que je gagne à ce que vous me
reconnaissiez?»

Et tout en me reprochant de n'avoir pas le courage et le front de lui dire
cela,--le fond de ma pensée,--je pensais à ce grand type pour notre
théâtre, d'un homme, d'un cynique, qui ferait fi de toute politesse,
penserait tout haut, dirait à chacun ce qu'on cache, et servirait à tout
le monde cette franchise terrible dans de la brutalité d'esprit.

       *       *       *       *       *

--De singulières existences dans ce Paris. On me parle d'une famille avec
un rien de petite rente, consacrant tout son pauvre argent au plaisir du
spectacle, se privant d'une femme de ménage, se salissant les doigts aux
plus gros ouvrages, et assistant, le soir, en gants propres, aux premières
représentations,--famille connue de toutes les ouvreuses, en relation avec
tous les buralistes, et même les sergents de ville, qui ont servi dans le
régiment où le père était major.

Dans cette famille, une fille portant le nom d'Élodie, encore plus folle
de théâtre, plus assoiffée de premières, que sa mère et ses tantes, et qui,
à la CONTAGION, faisait queue au milieu d'étudiants, depuis dix heures du
matin, se faisant garder sa place, pendant qu'elle déjeunait dans un café
voisin, et dînant avec des gâteaux que les étudiants lui allaient chercher.

       *       *       *       *       *

_9 septembre_.--Cela m'a rendu rêveur. Hier nous étions au Jardin des
plantes. Un hoko a _coursé_ et _pouillé_, devant nous, un oiseau plus
petit et cent fois plus faible que lui, une Pénélope, je crois. Il l'a, à
peu près, tuée, puis est demeuré dans une vigilance assassine près du
malheureux volatile, qui essayait de le désarmer, en faisant le mort.

Alors j'ai songé à tous ces blagueurs qui soutiennent que la nature est la
leçon et la source de toute bonté. La bonté! mais c'est une création de
l'homme, et sa plus grande, et sa plus merveilleuse, et sa plus divine,
dirais-je par habitude--une création contre nature.

       *       *       *       *       *

--C'est une chose curieuse que les trois grands peintres français du
XVIIIe siècle: Watteau, Chardin, La Tour, soient les trois seuls peintres
du temps qui n'aient point été en Italie.

       *       *       *       *       *

--On dit que le maréchal Vaillant a la manie de faire des vers latins,
qu'il fait faire par Froehner--qui les lui fait faux.

       *       *       *       *       *

_Lundi 10 septembre_.--Dîner Magny.

Sainte-Beuve se soulève contre la providence des choses, des hommes, de
l'histoire. Il proclame l'histoire une suite d'accidents, à l'encontre de
Renan et de Berthelot, qui soutiennent qu'il y a des lois des faits... A
propos de la confiscation des biens des d'Orléans, Renan s'avance à dire
que les idées de propriété sont trop absolues en ce temps-ci, une théorie
que j'avais déjà rencontrée chez Sainte-Beuve...

       *       *       *       *       *

_15 septembre_.--Je prends, dans une rue du quartier Latin, la description
de la boutique d'un des derniers écrivains publics.

Une boutique lie de vin, à la porte-fenêtre fermée par des rideaux blancs,
avec un carreau cassé. Au-dessus de la porte: ECRIVAIN PUBLIC ICI, et sous
une main à la sanguine: _Plans, décalques et autographes. Actes nous
seing-privé, Baux, etc. Demandes, Lettres, Pétitions, Mémoires, Copies
simples et de luxe, Généalogies illustrées_.

Et des annonces comme celles-ci: «A vendre un garni de dix lits. Bail 3
ans. Quartier N.-D.--A vendre un fonds de marchand de vin et traiteur.
Bail 12 ans, pour 6 000 francs.» Et plus bas: _On fait ici son courrier
avec une lettre à cinq cachets_.

       *       *       *       *       *

--Sainte-Beuve est, pour ainsi dire, hygrométrique littérairement: il
marque les idées régnantes en littérature, à la façon dont le capucin
marque le temps dans un baromètre.

       *       *       *       *       *

_24 septembre_.--Dîner Magny.

Neftzer raconte, ce soir, cette anecdote qu'il tient d'une personne qui
dîna, après Sadowa, avec le roi de Prusse. Le roi, à la fin du dîner,
moitié larmoyant d'attendrissement, moitié gris, dit: «Comment Dieu a-t-il
choisi un _cochon_ comme moi, pour _cochonner_ avec moi une si grande
gloire pour la Prusse!»

       *       *       *       *       *

--Une seule comédie à faire dans ce temps-ci: le Tartuffe laïque. Mais
cette pièce est impossible pour deux raisons. La censure l'interdirait
d'abord, et le grand parti du _Siècle_ l'écraserait.

       *       *       *       *       *

--Tout être, homme ou femme, qui aime le poisson, a des goûts délicats.

       *       *       *       *        *

_29 septembre_.--Saint-Gratien.

Marchal nous raconte, ce soir, dans la chambre de Giraud, que, pêchant à
la ligne, sur les quatre heures du matin, à Sainte-Assise, chez Mme de
Beauvau, il aperçut se baignant deux jeunes filles; l'une brune, l'autre
rousse. Leurs ébats en pleine Seine étaient caressés par le soleil levant,
et leur beauté fumait dans l'aube.

Marchal prévenait Dumas, qui le lendemain venait les voir, et pour leur
faire une niche s'asseyait sur leurs chemises. De là l'épisode du bain
dans l'AFFAIRE CLEMENCEAU.

       *       *       *       *       *

_1er octobre_.--Promenade après déjeuner dans le parc, où la princesse,
après avoir parlé d'un tas de choses, se livre à une sortie contre les
enfants: «Laissez donc! avec les enfants, il faut toujours descendre à eux,
bêtifier, parler nègre. Ils vous _rabougrissent_ l'intelligence... Puis
moi, sur l'éducation, j'ai des idées philosophiques... Ça tient peut-être
à la manière dont j'ai été élevée... Oui, ma mère ne m'a pas gâtée!...
Elle s'indignait, cette bonne vieille baronne de Reding sur ce mot de ma
mère: «Tous mes enfants, je les donnerais pour un doigt de _Fifi_...
_Fifi_, c'était mon père... Je ne me trouvais bien que dans la société de
mes deux vieilles tantes.... Il y en avait une de 80 ans, toute petite,
plus petite qu'Augusta... malade depuis trente ans, couchée sur un canapé,
qu'elle remplacerait, disait-elle, quand elle irait à Paris--moi, ça me
faisait rire--et ratatinée, et le cou tout noir avec des cordes, une
voltairienne enragée... je n'ai jamais vu une athée comme ça... Elle
n'avait jamais été mariée, ayant épousé Joseph en 93!... L'autre encore
plus vieille, avec un bonnet de nourrice tout rond sur la tête, jamais de
corset, et jurant comme un diable.»

Elle vous jette ça, la princesse, une boutade, un trait à la Saint-Simon,
un souvenir peint et frappé, en marchant en avant de vous, et se
retournant, et gesticulant, et réunissant par des appels incessants la
meute de ses petits chiens.

       *       *       *       *       *

_5 octobre_.--Au fond, en tant que littérateurs, nous ne pouvons nous
débarrasser de deux suspicions auprès du public: la suspicion de la
richesse et de la noblesse. Et cependant nous ne sommes pas riches du tout,
et si peu nobles.

       *       *       *       *       *

_7 octobre_.--Dîner Magny.

Un journaliste américain, amené à Magny par Renan, nous raconte que son
premier article dans une revue de là-bas, un article sur Platon, lui a été
payé 5 dollars, à toucher sur la banque des cordonniers de Boston.

Toujours l'immense et bavarde mémoire de Sainte-Beuve. Le duc Pasquier lui
disait qu'il ne reviendrait plus aux affaires, que l'Empereur ne lui
pardonnerait jamais son mot, quand amené dans le cabinet de Pasquier, et
demeurant son képi sur la tête, le duc avait dit: Gendarmes, découvrez
l'accusé!»

Puis Sainte-Beuve passe de Pasquier à Louis XVIII, à son mot à ses
ministres:

«Messieurs, il n'y a pas de conseil demain mardi, le Roi s'amuse!»

Mme du Cayla avait succédé à Mme de Mirbel dégoûtée à la première épreuve.
Et le mardi, comme on craignait une syncope, toute la cour, médecins et
gentilshommes étaient aux écoutes dans l'antichambre. Aussitôt après, le
baron Portai tâtait le pouls au Roi et lui disait: «Petit, petit, petit!»

Et enfin de Louis XVIII, nous sautons à Chateaubriand. Et Sainte-Beuve
assure, qu'en 1817, lorsqu'un mandat d'amener fut lancé contre lui, on
trouva, à six heures du matin, l'auteur du GÉNIE DU CHRISTIANISME, couché
entre deux filles.

Veyne nous confiait que Gavarni s'était abstenu de tout commerce avec une
femme depuis 1848, année où il s'était séparé de la sienne. L'homme qui
jusque-là avait partagé sa vie entre la femme et le travail, avait
brusquement coupé cette habitude, et lui disait à propos de Mlle Aimée,
que tout le monde croyait sa maîtresse, qu'il regrettait de ne pas lui
avoir fait un enfant, parce que ça l'aurait peut-être sauvée.

       *       *       *       *       *

--Un mot profond de Mme Dorval: «Je ne suis pas jolie, je suis pire!»

       *       *       *       *       *

_10 octobre_.--Dans l'atelier de Thierry, le décorateur, qu'on va enterrer,
impression poignante de ce dernier tableau interrompu par la mort, de
cette fête romaine, de cette fête de couleurs, disparaissant sous les
habits noirs des invités qui s'accotent à la grande toile lumineuse.

       *       *       *       *       *

_12 octobre_.--Notre impression en entrant dans le Musée de Saint-Quentin,
devant les La Tour. C'est mieux que de l'art, c'est de la vie... Oui, une
impression que nulle autre peinture du passé ne nous a donnée ailleurs...
Stupéfiant musée de la vie et de l'humanité d'une société. Toutes ces
têtes paraissent se tourner pour vous voir, tous ces yeux vous regardent,
et il vous semble que vous venez de déranger, dans cette grande salle, où
toutes les bouches viennent de se taire, le XVIIIe siècle qui causait.

       *       *       *       *       *

--Saint-Quentin: une ville où les rues ont tout à fait l'air du décor
d'une pièce de Molière, avec des nuits carillonnantes, où l'on croit
dormir dans une tabatière à musique.

       *       *       *       *       *

--Lavoix nous disait: «A Paris, on n'est vraiment que le tiers de son moi.
Il y a en vous, tant d'impressions, d'idées, de pensées, de choses des
autres, que je vais en Bretagne, pour reconstituer ma personnalité et pour
redevenir un moi, tout à fait moi!»

       *       *       *       *       *

--La princesse a des saillies d'une observation très fine. Elle a remarqué
qu'un grand nombre de femmes ont des voix, selon leur toilette: leur voix
de soie, leur voix de velours, etc.

       *       *       *       *       *

_14 octobre_.--Saint-Gratien.

Un original ménage d'artiste que ce ménage du peintre Giraud. La femme se
couche à huit heures, et se réveille, quand les deux noctambules arrivent,
vers les deux heures du matin. Père, fils et mère couchent dans la même
chambre. Le père sur un fauteuil à côté du lit de sa femme, et le fils
dans un lit de sangle, en travers du pied du lit de sa mère. Alors le fils
lit, tout haut, un livre quelconque. La chambre est pleine de livres
dépareillés, que la mère achète pour quelques sous sur les quais, et
qu'elle relit toujours, sans se préoccuper du commencement ou de la fin de
l'aventure. Puis on cause sur la lecture, on fume, et on ne s'endort que
vers les trois ou quatre heures du matin. Et les hommes se lèvent assez
tard, tandis que la femme sort de son lit de très bonne heure, pour faire
elle-même le café au lait, que son mari et son fils prennent couchés.

       *       *       *       *       *

_15 octobre_.--Ce soir nous sommes presque seuls au salon. La princesse
qui a les yeux un peu fatigués, n'est pas en train de travailler, et se
laisse aller à retrouver, à revoir son passé.

Elle parle de son mariage, de la Russie, de l'Empereur Nicolas: «Jamais je
ne vous le pardonnerai!» c'est le mot avec lequel l'accueille le czar,
lorsqu'elle arrive mariée avec Demidoff.» Le rêve du czar avait été de
donner à son fils la main d'une Napoléon. Ainsi cette femme qui nous
parlait, a manqué deux couronnes impériales. N'est-il pas naturel que
parfois, en ses mélancolies, lui reviennent le souvenir et l'ombre de ces
couronnes qui ont effleuré son front?

«Nicolas, c'était un peu le type de l'ogre, reprend-elle, mais nuancé par
des choses de cœur comme chef de famille. Un excellent père et parent. Il
allait tous les jours voir les princes, les princesses, assistait aux
repas, était présent quand on fouettait les enfants, se rendait compte de
ce qu'ils mangeaient, lorsque les parents étaient absents, ne manquait pas
de se trouver aux couches des princesses. Oui, il était excessivement
paternel et bon pour les gens de sa famille. Il avait des amis, comme un
particulier, Kisseleff, par exemple, qui entrait à toute heure,
familièrement, dans la chambre de l'Impératrice.

«Un peu de sa dureté, il faut bien le reconnaître, était faite par la
canaillerie, par la volerie de tout ce qui l'entourait. Il disait à son
fils: «Il n'y a que nous deux d'honnêtes gens en Russie!» Car il savait
que toutes les places étaient vendues. Il n'y avait donc rien d'étonnant
qu'il y eût chez lui une certaine affectation théâtrale d'impitoyabilité.»

Et la princesse nous le montre faisant la police lui-même, se promenant
dans les rues sur une petite voiture, plus grand de la tête que tous ses
sujets. Et beau comme un camée, et rappelant un empereur romain!
ajoute-t-elle.

«Eh! mon Dieu, il était un peu fou, mais c'était bien concevable quand je
pense que j'ai vu cela à Moscou sur son passage au Kremlin: des moujicks
lui touchant sa botte, et faisant le signe de la croix, avec la main qui
l'avait touchée.»

«Et encore, je vous dis, un reste de sauvage. A propos de la princesse de
Hesse, fille adultérine, épousée par un de ses fils, il me jeta dans
l'oreille: «Après tout, c'est le cochon qui anoblit la truie!»

«Un jour la grande-duchesse m'apprenait qu'il était en colère, parce qu'il
avait lu dans Custine qu'il avait pris du ventre. Elle se trompait?
Lorsqu'il arriva chez moi, il me dit: «Vous ne me demandez pas pourquoi
je suis de mauvaise humeur.» Alors il se mit à me raconter qu'il venait de
passer une revue. C'était en hiver et il avait vu, par un froid de tous
les diables, le colonel, après la revue, faire mettre sur le dos de ses
soldats leurs culottes, pour les économiser!... Tout ce qu'il y a de plus
galant au fond, il avait la singulière habitude d'embrasser sur le cou,
sur l'épaule, toutes les jolies femmes qu'il voyait... Oui, très amoureux
d'actrices... Après ça, il avait une si vieille Impératrice, branlant de
la tête... Son dernier amour fut une demoiselle d'honneur qui refusa
l'argent qu'il lui avait laissé dans son testament, et s'enferma près de
son tombeau, après sa mort.

«Pour moi, il a été excessivement paternel. Il était très épris de l'idée
de l'émancipation de la Sibérie, répétant que cette émancipation serait un
événement curieux de l'histoire, faite au nom d'une Napoléon.

«... Quant à M. Demidoff, il ne voulait pas même prononcer son nom et ne
l'a jamais prononcé. Il tombait chez nous à des dîners, sans gardes, sans
escorte, des dîners terribles où il ne le regardait même pas... Enfin un
jour arriva où l'Empereur me dit: «Pourquoi ne me faites-vous pas vos
confidences «ce soir?» Et comme je ne voulais pas parler, il ajouta:
«Quand vous aurez besoin de moi, vous me trouverez toujours, adressez-vous
directement à moi par le comte Orloff.»

La princesse laisse glisser tout ça d'elle, mot par mot, rêveusement, au
milieu de silences où il semble que vont s'arrêter ses confessions,
touchant d'une main distraite des choses sur la table, laissant tomber et
errer ses yeux sur le tapis. En causant, elle a oublié l'heure, elle qui
se couche de bonne heure, et soudain elle s'étonne de voir qu'il est
minuit un quart.

Ah l'histoire! l'histoire! Je pensais au terrible portrait du czar que m'a
fait Hertzen. Et peut-être que les deux portraits sont vrais.

       *       *       *       *       *

_17 octobre_.--La princesse a la tête en l'air. Elle n'a pas dormi. Elle
veut faire un jardin d'hiver. On pose des piquets. Et, allant et venant,
elle nous raconte la création successive de cette propriété; les 18
arpents primitifs devenus 82 arpents, l'acquisition de Catinat, les 9
arpents à conquérir pour la _carrer_.

Nous la retrouvons dans la vérandah, assise devant un petit bureau, la
tête appuyée sur la main, regardant amoureusement une chose que nous ne
voyons pas d'abord. Il y a près d'elle un gros homme en frac, gilet,
pantalon noirs, les mains gantées de blanc, trois mèches rameneuses
collées et plaquées sur une énorme loupe, de gros yeux bleus de faïence,
deux lippes pour lèvres, une respiration de soufflet, des favoris
buissonneux, des traits stupides et béats. C'est le Hollandais Gika, le
marchand de perles, et ce sont des colliers, des unions, des fils aux
éclairs argentés, des perles grosses comme des noisettes, deux boutons de
14000, une perle de 21000 francs, tout un doux et laiteux ruissellement
qu'il remue sous les yeux de la princesse, dont les perles sont la passion,
et qui succombe et finit par se donner une perle de 8000 francs.

Ce soir la princesse nous fait des adieux affectueux, ajoutant avec un
aimable sourire qu'elle nous aime beaucoup, quoique nous la contredisions
toujours.

       *       *       *       *       *

_Lundi 22 octobre_.--Dîner Magny.

Tout de suite aujourd'hui la conversation s'élève aux hypothèses de la
population des planètes. Comme un ballon à demi gonflé, la conversation
tâtonne l'infini, et de l'infini est amenée naturellement à Dieu. Les
formules pleuvent pour le définir. Contre nous, plastiques et latins, qui
ne concevons Dieu, s'il existe, que comme un vieillard à figure humaine,
un bon Dieu à la Michel-Ange avec une grande barbe, Taine, Renan,
Berthelot, opposent des définitions hegeliennes, montrant Dieu dans une
diffusion immense et vague, dont les mondes ne seraient que des globules,
des atomes.

Et Renan, l'imaginative échauffée, et cherchant l'esquisse colorée d'un
tout vivant, après de profondes fouilles dans son cerveau, et à la suite
d'un long silence prometteur d'un accouchement de génie; Renan, le plus
sérieusement et le plus religieusement du monde, arrive à comparer, devant
la table béante son Dieu à lui... deviner à quoi... à une huître et à son
existence végétative... Oh! une huître très grand modèle.

Sur la comparaison, la table part d'un énorme éclat de rire, auquel, après
un moment de stupéfaction de ce qu'il a été amené à dire, Renan s'associe
gentiment au rire général.

Je ne sais si c'est ce rire homérique qui fait penser à Homère, en tout
cas Homère est sur le tapis. Alors chez tous ces destructeurs de foi, ces
démolisseurs de Dieu, éclate une dégoûtante latrie. Tous ces critiques
s'écrient d'une seule voix qu'il y a eu un temps, un pays, une œuvre au
commencement de l'humanité, où tout a été divinisé, et au-dessus de toute
discussion et même de tout examen.

Et les voilà à se pâmer sur les mots.

--Des oiseaux aux longues queues! crie Taine avec enthousiasme.

--La mer invendangeable, la mer où il n'y a pas de raisin, est-ce assez
beau? fait de sa petite voix qui s'enfle, Saint-Beuve.

--Au fait, vous savez, ça n'a aucun sens, jette Renan, il y a une société
d'Allemands qui a trouvé un autre sens.

--Et c'est? interroge Sainte-Beuve.

--Je ne me rappelle plus, dit Renan, mais c'est admirable.

--Eh bien! qu'en dites-vous, là-bas, nous lance Taine, vous qui avez écrit
que l'antiquité avait été faite pour être le pain des professeurs?

Je ne voulais pas parler, parce que je ne me souciais pas que la scène
d'un récent dîner recommençât, mais un peu asticoté par les uns et par les
autres, je pris la voix la plus douce pour affirmer que j'avais plus de
plaisir à lire Hugo qu'Homère, essayant cette fois de parer les foudres de
Saint-Victor avec le nom d'Hugo.

A ce blasphème Saint-Victor, devenu positivement fou furieux, se remet à
hurler avec sa voix de zinc et ses cris d'aliénés, que c'est trop fort,
que c'est impossible à entendre, que nous insultons la religion de tous
les gens intelligents.

Je commence à répondre que c'est bien singulier, qu'à une table où on
admet la discussion de toute chose au monde, je n'aie pas le droit de dire
mon opinion sur Homère.

Saint-Victor crie et s'emporte. Alors je me mets à crier et à m'emporter
plus fort que lui, avec tout le soulèvement des nerfs que je commence à
éprouver pour cet homme de talent, mais sans opinion à lui, et toujours
l'humble serviteur d'une opinion consacrée, et dont la voix baisse et dont
la colère prend des tons pleurards, quand il rencontre un caractère qui
montre les dents.

Sainte-Beuve, fort ému de la querelle, me fait venir auprès de lui, essaye
de me calmer, en me promenant la main sur le bras, et tâche de tout
raccommoder, en proposant d'un côté à mes adversaires, de fonder un club
d'_homériques_, pendant qu'il me frictionne de l'autre côté... Tout peu à
peu s'éteint, et Saint-Victor en s'en allant me tend la main... J'aurais
voulu qu'il ne me la tendît pas.

C'est une amitié qui nous pèse, et dans laquelle se débattent
douloureusement des sympathies littéraires et le souvenir de services
reçus, avec les blessures faites à notre affection par la butorderie et
l'intolérance du lettré et de l'homme.

       *       *       *       *       *

_27 octobre_.--Répétition de la CONJURATION D'AMBOISE. Au fond Bouilhet
est un élève de Casimir Delavigne, Victor Séjour et Hugo. Ça ne fait rien:
c'est un garçon travaillant honorablement et qui s'applique. Je dirai que
c'est très bien, autant que je puis dire une chose que je ne pense pas.

_28 octobre_.--Flaubert présente aujourd'hui Bouilhet chez la princesse.
Je ne sais quelle malencontreuse inspiration a eue le poète à déjeuner.
Mais il sent comme tout un omnibus du Midi. Nieuwerkerke remonte épouvanté,
disant: «Il y a en bas un auteur qui sent l'ail!»

       *       *       *       *       *

_29 octobre_.--Nous soupons au sortir de la première représentation de la
CONJURATION D'AMBOISE, avec Bouilhet, Flaubert, la comtesse d'Osmoy. A
deux heures d'Osmoy arrive. Il vient de battre pour le succès de son ami
tous les cafés Tabourey du quartier Latin, ayant laissé, je ne sais où,
Monselet un peu éméché, et qui en est à son second souper, et compte bien
ne pas s'en tenir là.

Dans ce souper après un succès, après une ovation, ce qui nous frappe,
nous si friands de ces joies fiévreuses, et qui reviendrons à ce damné
théâtre: c'est le creux de ce bonheur.

Le triomphateur est d'abord éreinté, il tombe de fatigue et d'accablement,
il est tout au bout de ses émotions et de ses sensations nerveuses, et,
pour ainsi dire, trop usé pour jouir de sa réussite. Rien de
l'épanouissement complet d'une franche félicité. On sent l'auteur traversé
d'inquiétudes, de préoccupations. Tout l'empêche de goûter son présent. Il
est à la représentation du lendemain, aux mauvaises chances qui peuvent
survenir, au revirement qui peut se produire. Non, ce n'est pas
l'applaudissement de tous qu'il a dans l'oreille et le cœur, non ce n'est
pas l'acclamation universelle: c'est un on-dit, «que Girardin a blagué
tout le temps», c'est le rapport de la maussaderie de la figure de tel
critique; enfin tout ce qu'il peut se forger de mauvais, d'hostile, de
perfide dans les feuilletons du lundi.

Nous étudions sur ce brave garçon, le sournois empoisonnement de la
victoire au théâtre, et devant ce souper entre gens fourbus, cassés,
brisés, sans verve, avouant qu'un succès ne vaut pas l'effort dépensé, et
qu'il y a trop d'alliage dans la récompense, toutes sortes de mélancolies
me viennent sur les revanches qui peuvent nous arriver.

       *       *       *       *       *

--Le chic actuel d'une femme est le mauvais genre distingué.

--Les pensées de Chamfort: c'est comme la condensation de la science du
monde; l'élixir amer de l'expérience.

--Les bonheurs arrivent toujours trop tard dans la vie.

       *       *       *       *       *

_4 novembre_.--Bar-sur-Seine.

Me voici dans ma famille, famille où en dépit des 44 ans de mon frère et
de mes 36 ans, on nous appelle _les enfants_. Une maison où mon frère
vient passer ses vacances depuis 1833, et où je l'accompagne depuis l'âge
de dix-huit ans.

C'est chez une cousine, un peu plus âgée que mon frère, et élevée avec
lui. Pendant qu'il était à la pension Goubaux, rue Blanche, elle était à
la pension Sauvan, rue de Clichy, et la _nourrice_ (l'ancienne nourrice
d'Edmond), qui venait les chercher tous deux, les dimanches, et qui
trouvait presque toujours Edmond en retenue, l'emmenait promener une ou
deux heures, dans les terrains vagues de Montmartre, et lorsqu'elle
rentrait et trouvait notre père furieux du retard du déjeuner, elle
disait: «C'est Mademoiselle qui ne finit pas de s'habiller!» et ma cousine
avait la gentillesse de ne pas la démentir.

Son mari est un grand propriétaire terrien, qui depuis des années nous
promène, avec toutes sortes de complaisances et de la bonne gaîté, à
travers ses bois, ses champs, ses fermes.

Ma cousine a une fille, une Parisienne très élégante, et qui a la
réputation d'être une des femmes de la capitale qui se mettent le mieux,
puis, un garçonnet que j'aime de tout mon cœur, mais un type complet de
ce temps, un garçon qui blague tout, avec des facéties du Palais-Royal...
Ah! celui-là n'a pas la vénération, fichtre! Il jette son chapeau dans les
portraits de nos vieux parents et fait des bosses aux toiles de nos
ancêtres. _A Chaillot_... _Va t'asseoir_... tout le répertoire de Thérésa,
toutes les cascades des Bouffes, les rengaines et les refrains du bas
théâtre de nos jours, lui sortent de la bouche.

Ce soir il a empoigné l'antiquité, et blasphémé toutes ses études. La
Grèce, oïe oh oïe! un Bicêtre... Alexandre, un épateur!... Christophe
Colomb, il a été devant lui, j'en ferais autant... Annibal, la bonne
charge, Annibal qui a coupé les Alpes avec du vinaigre... _aceto_,
je me rappelle... Des bêtises, quoi!

Voilà les scepticismes et les ironies, avec lesquels on sort aujourd'hui du
collège... eh! mon Dieu, cela fera peut-être, un jour, de la vérité et de
la philosophie de l'histoire.

       *       *       *       *       *

--Les bâtards de gentilshommes et d'abbés qui vivent encore en province,
sont tous braconniers. Il semble qu'ils aient hérité d'un sang de chasseur
et de goûts de grands seigneurs.

       *       *       *       *       *

--Autrefois la province ne lisait pas, et n'avait nulle opinion sur les
faiseurs de livres et sur les livres.

Aujourd'hui elle ne lit pas plus, mais elle a des opinions littéraires,
prises dans le bas des petits journaux. Un déplorable progrès!

       *       *       *       *       *

--Inquiétante silhouette, sur le crépuscule, à l'horizon d'un champ, que
cet homme dressé, les deux mains et le menton sur un grand bâton, immobile
et contemplateur, dans le temps sans heures et le commencement du songe
des choses.

Ce paysan solitaire grandit pour moi et menace dans le ciel. Je vois
derrière le berger, le pasteur et le sorcier, l'espion de l'étoile et le
jeteur de sorts, un espèce de voleur diabolique des secrets de la nuit,
l'évocateur des forces méchantes et noires de la nature,--et c'est comme
un cercle de sabbat qui me semble tourner autour de lui, dans le
frétillement de la queue de son chien.

       *       *       *       *       *

_24 novembre_.--A travers l'eau des ornières, la terre grasse, les mottes
molles, les prés détrempés et gluants, nous sommes arrivés à LA
BÉCASSIÈRE. De loin nous entendions une piaillerie: les gamins du village
d'à côté, les petits rabatteurs, qui poussaient, en se jouant, des cris de
sortie d'école, dans les arbres.

La maison du garde, une masure, une bâtisse de plâtre, rapiécée par place,
et où apparaissent, comme des esquilles, les lattes sortant du mur. Sous
l'auvent du toit de tuile, une grosse botte de haricots grippés qui
sèchent. A l'intérieur, une chambre basse, où est percée une petite
fenêtre à trois carreaux. Une cheminée à la plaque fendue par l'incendie
des bourrées, et dans laquelle il y a un tube de fonte pour souffler le
feu. Sur la cheminée, trois bouteilles d'encre vidées par les comptes et
les chiffres des coupes de bois, une moitié de calebasse faisant une
cuiller de sauvage, une écuelle brune pareille au pot à tisane de Marat.
Dans une retraite du mur, _un moine_, l'ancienne bassinoire rustique, un
boisseau, une bayonnette, une petite glace de foire avec des plumes de
geai passées derrière, deux faucilles, une corne pour appeler dans le bois.

Au fond, au-dessus d'un lit moisi, un sabre de pompier, et un fusil à
pierre au chien tout rouillé; sur une planche, au plafond, une fiole
remplie d'eau-de-vie de _piéton_, des assiettes de ferme, une lanterne, et
un morceau de savon de Marseille pendu à une ficelle.

Un antre, une tanière, où il fait bon de s'_ensauvager_ toute une journée.

       *       *       *       *       *

_25 novembre_.--Je me lève, j'ouvre la France... Gavarni mort... un coup
de foudre... L'enterrement à l'heure où je lis cela... Et nous n'y serons
pas, nous ne nous retrouverons pas derrière le cercueil de l'homme, que
nous avons le plus aimé, le plus admiré... Nous ne le reverrons plus...

Toutes sortes d'idées, de souvenirs: la mélancolie de ses derniers jours,
ses mains si maigres qu'on aurait dû mouler, la caresse de son œil, sa
voix si tendre quand il nous appelait _ses petits_, ce quelque chose en
lui d'un père pour nous.

Et je pense à cette première atteinte de la mort qui l'a touché à mon
bras--ô ironie!--au sortir d'un bal de l'Opéra qu'il avait voulu revoir
pour la dernière fois.

Je regrette tout ce que je n'ai pas sauvé de lui par une note... Oh! comme
la mort vous fait voir que la vie est de l'histoire!

       *       *       *       *       *

_2 décembre_.--Tout un mois passé au vent, à l'air, à la pluie, à la gelée,
les pieds dans la boue, la vie affluant au visage et nous bourdonnant aux
tempes; et tantôt au bord de la rivière, allant à pas glissés derrière le
balancement d'épaules d'un jeteur d'épervier; et tantôt fourrant les mains
dans le sang tiède et la curée chaude d'un chevreuil:--un mois où nous
tâchons de nous redonner de la santé bestiale de la campagne.

       *       *       *       *       *

_3 décembre_.--Nous partons de Bar-sur-Seine. Il y a à quitter une maison,
où on a été paresseux et heureux, l'espèce d'effort qu'on éprouve à se
lever d'un bon fauteuil; et puis au fond, on a toujours une certaine
terreur de l'inconnu qui est dans la vie devant vous et auquel on va.

       *       *       *       *       *

_5 décembre_.--Nous avons la visite de Rops qui doit illustrer la LORETTE.
Un bonhomme brun, les cheveux rebroussés et un peu crépus, de petites
moustaches noires en forme de pinceaux, un foulard de soie blanche autour
du cou, une tête où il y a du duelliste de Henri II et de l'Espagnol des
Flandres. Une parole vive, ardente, précipitée, où l'accent flamand a mis
un _ra_ vibrant.

Il nous parle de cet ahurissement que produisit sur lui, sortant de son
pays, le harnachement, le travestissement, l'habillement presque
fantastique de la Parisienne, qui lui apparut comme une femme d'une autre
planète. Il nous parle longuement du moderne qu'il veut faire d'après
nature, du caractère sinistre qu'il y trouve, de l'aspect presque macabre
qu'il a rencontré chez une cocotte, du nom de Clara Blume, à un lever de
jour à la suite d'une nuit de pelotage et de jeu:--un tableau qu'il veut
peindre, et pour lequel il a fait quatre-vingts études d'après des filles.

       *       *       *       *       *

_6 décembre_.--Je passe chez Pierre Gavarni. Je lui trouve une douleur
endormie et qui paraît rêver. «Il me semble, dit-il, que ce n'est pas
arrivé... Je ne puis parler de lui au passé.»

Pierre me raconte qu'il est arrivé à quatre heures. Son père, à son
arrivée, resta d'abord immobile. Puis, sous la pression de sa main, il lui
dit d'une voix rude: «Ah! c'est toi, mon garçon.» Et comme s'il faisait sa
dernière et suprême légende: «Eh bien! voilà mon caractère!» Pierre lui
parla alors de changer de vie, quand il serait sur ses pattes et qu'il
faudrait aller à ces pays de soleil dont il revenait: «Nous parlerons de
cela, je ne te dis pas le contraire.»

Ce fut son dernier mot. Plus tard, comme son fils, le voyant horriblement
couché, lui demandait s'il voulait qu'il le relevât dans son lit, il fit
de l'index, sans parler, le geste qui lui était familier pour dire non, et
ce fut son dernier geste. Il était mort à sept heures.

De là, je suis allé chez Forgues, qui nous peint l'horreur de cet
enterrement: la maison en carton suintant l'eau; une porte qu'il ouvre et
qu'on repousse sur lui, en disant: «On est à le mouler.» Il était midi
moins dix. Les mouleurs en retard avaient dû courir, de commissaire de
police en commissaire de police. Et, pour le raser, Veyne avait été obligé
de prendre le rasoir du coiffeur, qui s'était trouvé mal. Dans le jardinet,
une cinquantaine de personnes de bric et de broc, trempées, mouillées
sous la pluie et les parapluies, et, entre leurs jambes, la course effarée
d'un lapin devenu complètement fou.

       *       *       *       *       *

--Tout va au peuple et s'en va des rois, jusqu'à l'intérêt des livres qui
descend des infortunes royales aux infortunes privées: de Priam à
Birotteau.

       *       *       *       *       *

--... Ricord, ce soir, racontait à demi-voix, dans un salon, que
Sainte-Beuve, un peu souffrant, ces jours-ci, d'une rétention, lui disait:
«Mais, mon Dieu, quand j'étais petit, on ne m'a pas appris à pisser, moi!»

Sainte-Beuve a, comme cela, des mots enfantins, au milieu de tous les
apports de l'expérience.

       *       *       *       *       *

_10 décembre_.--On étouffe dans la vie littéraire de ce qu'on ne peut dire
ni écrire.

       *       *       *       *       *

--Ces jours-ci, nous avons eu à dîner Pouthier, qui nous confessait que
tous les soirs, après avoir soufflé sa bougie, il soupirait comme une
action de grâces à Dieu: «Comment! tu vis encore, petite canaille!» Il est
toujours dans sa maison en construction de la rue de la Brèche-aux-Loups,
dans une chambre où il a couché deux mois, avant que les fenêtres fussent
posées et au-dessus de la bataille de chevaux de charroyeurs, qu'il entend
appeler de ces noms effroyables: _Mord-la-nuit_ et _Bon-à-tuer_.

       *       *       *       *       *

_21 décembre_.--Tous ces jours-ci nous avons relu des imprimés de la
Révolution pour une pièce que nous faisons sur l'époque. Notre pièce ne
dira pas ce que nous sentons à relire cela; nous tâcherons d'y mettre le
plus possible des sentiments d'impartialité qu'exige le théâtre.

Mais notre vraie et intime impression: c'est le dégoût, c'est le mépris.
L'esprit, pour peu qu'on l'ait délicat, se soulève plus que le cœur
contre ces pages, plus pleines encore d'inepties que de crimes. Ce qui
domine, avant tout, dans cette mare d'assassinats: c'est l'odeur de la
bêtise. La Révolution a eu beau se faire terrible, elle est foncièrement
bête. Sans le sang elle serait niaise, sans la guillotine elle serait
burlesque. Otez à ces grands hommes, à Robespierre, à Marat, leurs nimbes
de bourreaux, l'un n'est plus qu'un professeur de rhétorique filandreux:
Gracchus Pet-de-Loup, et l'autre, un maniaque, un aliéné caricatural. Oui,
ôtez le sang de la Révolution et le mot: «C'est trop bête!» vous viendra à
la bouche, devant ce ramas d'imbécillités cannibalesques et de rhétorique
anthropophage. Il faut le lire pour le croire, pour croire que cela est
arrivé en France, il n'y a pas cent ans: le règne, la dictature homicide
du bas, de la loge, de l'office, du portier, du domestique, de toutes les
jalousies et délations d'inférieurs.

Une terrible objection, ces années! contre la Providence. Si elle existe,
ce n'est que pour tout tolérer, et Dieu, en ce temps, ressemble à
Lafayette: il dort à tous les 6 octobre.

Et quelles hypocrisies, quels mensonges, cette Révolution! Les devises,
les murs, les discours, l'histoire, tout ment à cette époque. Ah! quel
livre à faire: _les Blagues de la Révolution_. Car où est l'opinion faite
de la vérité vraie? Qui a jamais remonté à la vérification des documents?
Quel est le fait de la Révolution que le patriotisme, la passion des
partis, le journalisme, n'ont pas rendu légendaire? De tous ceux qui
parlent du fameux coup de sabre de Lambesc, quels sont ceux qui ont lu la
justification de Lambesc et savent le vrai de la scène? Et, dans le peuple
de gobeurs du monde et de la rue, qui ont leur catéchisme tout fait sur la
prise de la Bastille, combien savent le nombre de prisonniers que ces
terribles et dévorants cachots ont lâché à la lumière? Trois ou quatre!

       *       *       *       *       *

_23 décembre_.--Été aujourd'hui voir le père Barrière. Nous trouvons ce
pauvre vieillard attendant une visite comme on attend une fête. Tout
branlant, les mains tremblotantes, il nous fait place avec joie, auprès de
son feu. Sa mémoire vacillante, sa parole bégayante et à demi paralysée,
cherchent à se rattacher à nous par d'aimables caresses de sa vieille
pensée. Et comme de choses qui lui font peur et qui lui ont laissé une
impression tourmentante, il nous parle de tous les sentiments mauvais,
déchaînés contre nous, et, en causant de cela, il se lève de ce vieillard
moribond et qui a vu 93, comme une épouvante de l'envie de ces temps-ci et
de l'avenir de haines germant dans cette tourbe des lettres,--et qui
l'étonne comme une fermentation mauvaise, jusqu'ici sans exemple: «Ah! oui,
maintenant, lui disons-nous, s'il n'y avait pas de gendarmes, tout homme
qui aurait deux sous de notoriété, serait déchiré en pleine rue!»

       *       *       *       *       *

_24 décembre_.--Accrochés ce soir à la taverne de Lucas par Paul Baudry,
il nous emmène à son atelier qui est de l'autre côté de la rue, et nous
fait voir une de ces grandes machines pour l'Opéra, où, en dépit de
beaucoup de talent, il me fait l'effet de Goltzius cherchant Michel-Ange.

Les peintres sont vraiment malheureux. Hors le moderne qu'ils méprisent,
les plus vrais talents, tels que Baudry, sont toujours amenés à refaire ce
que de plus forts qu'eux ont déjà peint. Décidément le cycle de la grande
peinture est fermé... et il n'y a plus que le paysage.

Intérieur sec, sobre, vide, comme inhabité: c'est la stricte demeure du
travail. La chambre avec son petit lit est une cellule. Chambre et atelier,
un logis d'ouvrier dans lequel pend quelque vieille soierie de chez Wail
qui sert, un jour, pour un ton riche. On ne sent chez ce peinture de
talent, ni service ni cuisine, et, ce soir, traîne encore, non enlevé, le
mince os d'une côtelette sur une assiette, reste du déjeuner.

En montant l'escalier, il nous disait: «Oh! quand une fois on a été mordu
de la misère, il vous reste toujours la crainte d'en être repiqué!»

       *       *       *       *       *

_25 décembre_.--Noël. C'est la loterie de la princesse, la distribution de
ses étrennes à sa société, au hasard d'un tirage de cartes: 32 lots
comprenant des bracelets, des robes de velours, des nécessaires de voyage,
des tapis, des lampes, etc. Il y a là tous les intimes du moment, les deux
princesses Primoli et Gabrielli et leurs maris, du Sommerard et sa femme,
M. et Mme Reiset, Mme de Lespinasse, les peintres Marchal, Baudry, Hébert,
Boulanger, Protais, Saintin, les Giraud, et nous deux, comme hommes de
lettres.

       *       *       *       *       *

_30 décembre_.--Passé aujourd'hui devant l'ancienne maison de Gavarni,
avenue de l'Impératrice.

Il y a presque du cimetière dans cette bâtisse lugubre, avec sa grille
rouillée, son jardinet à plates-bandes de buis, ses arbustes verdâtres.
Le moisi de la tombe mange les marches descellées des portes-fenêtres du
rez-de-chaussée. Nous regardons cette misérable maison ambitieuse de
bourgeois de l'Empire, cette maison de plâtre, plaquée de fenêtres
d'occasion, avec son fronton de temple grec, grignoté par la pluie. Nous
regardons le vide à travers ces fenêtres sans rideaux, battues d'une
moitié de persienne, et nous pensons à tout ce que cette maison a eu des
mauvaises chances de la vie du grand artiste, de ses tristesses, des
absorptions de sa maladie.

Et malgré tout, nous sommes encore heureux de la voir debout, cette
maison! elle nous le rappelle. Les maisons de ce temps durent si peu,
gardent si peu longtemps la mémoire de ceux qui y ont vécu!

       *       *       *       *       *



ANNÉE 1867


_1er janvier_.--Une heure du matin. Année 1867, qu'est-ce que tu nous
apporteras?

       *       *       *       *       *

_2 janvier_.--Dîner chez la princesse avec Gautier, Octave Feuillet, et
Amédée Achard, un homme du monde fané, un esprit sans accent, une voix
sans timbre,--le type de l'effacement.

Éreintement de Ponsard, mené par Gautier et nous, à rencontre de la
princesse; au bout de quoi, quelqu'un demande à Gautier, pourquoi il
n'écrit pas ce qu'il dit: «Je vais vous conter une petite historiette,
riposte tranquillement Gautier. Un jour M. Walewski me dit de n'avoir plus
d'indulgence, et qu'il m'autorisait à écrire ce que je pensais sur les
pièces.--Mais, lui dis-je, il y a cette semaine une pièce de X...--Ah! fit
vivement Walewski, si vous ne commenciez que la semaine prochaine? Eh bien,
j'attends toujours cette semaine prochaine.»

La princesse nous parle du prince impérial. Il paraît que c'est un
conservateur en herbe, que son père appelle _le petit éteignoir_--et avec
cela casseur en diable,--et dans une partie de jeu, ces temps-ci, un jour
où son père ne l'avait pas mené au spectacle où il comptait aller, ayant
brisé pour quarante mille francs de petits modèles de soldats exécutés par
le sculpteur Frémiet: l'armée en réduction minuscule que l'Empereur a dans
une armoire de sa chambre...

       *       *       *       *       *

--Par le froid, les petits musiciens passent dans les rues, leur violon
sous l'aisselle, perdus dans d'immenses redingotes, un képi sur le sommet
de la tête: caricaturaux et sinistres, ayant l'air de petits singes en
carrick.

       *       *       *       *       *

--Un symptôme du temps. La boutique des libraires n'a plus de chaises.
France fut le dernier libraire à chaise et la boutique où il y avait un
peu de perte de temps entre les affaires. Maintenant les livres s'achètent
debout. Une demande et un prix; rien de plus..

Voilà où la dévorante activité du commerce d'aujourd'hui a mené cette
vente du livre, autrefois entourée de flânerie, de musarderie, et de
_bouquinage_ bavard et familier.

       *       *       *       *       *

--On parle toujours de la création du créateur et jamais de la création de
la créature. Cependant que de choses créées par l'homme; depuis, depuis...
jusqu'au céleste d'un air d'orgue.

       *       *       *       *       *

--Nous nous sentons antipathiques à Girardin, comme des gens qu'il estime.

       *       *       *       *       *

--Je lis un récit sur les prodigieuses découvertes d'une ville à Siam,
dont les ruines couvrent dix lieues, et où il y a des fragments de statues
dont l'orteil mesure douze longueurs de fusil. Blague ou vérité, cela me
fait rêver. Y aurait-il, en avant de notre humanité, une humanité plus
grande, des hommes de vingt-cinq pieds, des monuments de géants, des
villes comme des royaumes. Existerait-il enfin, derrière nous, un passé
bien autrement colossal que celui que nous connaissons?... Ah! l'histoire,
elle ne commence qu'à l'histoire: c'est-à-dire à l'humanité qui s'est fait
de la publicité!

       *       *       *       *       *

_16 janvier_.--On causait amour, caprice, sentiment. Une femme un peu
grasse, d'un certain âge, mais encore des plus désirables, disait, en
plaisantant, qu'elle pourrait avoir la tête montée par un homme de
cinquante ans. Comme l'aveu faisait rire autour d'elle, elle reprit: «J'ai
toujours été un peu portée vers les gens d'âge, je n'ai jamais apprécié
les tout jeunes gens; ils sont d'un creux, d'un vide... Puis les jeunes
gens, ça remue, il faut toujours que ça soit en l'air, que ça danse, que
ça soit à cheval. Et comme j'ai toujours été un peu grasse, j'aimais mieux
rester dans un bon fauteuil, ou sur un canapé, les jambes allongées, avec
des gens qui restaient assis et qui causaient.»

       *       *       *       *       *

--L'Exposition universelle, le dernier coup au passé: l'_américanisation_
de la France, l'industrie primant l'art, la batteuse à vapeur rognant la
place du tableau, les pots de chambre à couvert et les statues à l'air: en
un mot la Fédération de la Matière.

       *       *       *       *       *

--Je crois que nous finirons par mourir avec l'idée que personne n'a lu un
livre ni vu un tableau.

       *       *       *       *       *

_3 février_.--On raconte que dans les entrevues d'Ollivier avec l'Empereur,
 ce dernier le pria de lui dire, bien franchement ce qu'on disait de lui:
de parler enfin comme s'il ne parlait pas à l'Empereur, et Ollivier ayant
fini par lui déclarer qu'on trouvait que ses facultés baissaient: «Cela
est conforme à tous mes rapports!» fit l'Empereur impassible.

Le mot lui ressemble, et par son impersonnalité, il atteint à une certaine
grandeur.

       *       *       *       *       *

_9 février_.--Aujourd'hui je feuilletais, chez un marchand, un carton
d'estampes. Au bas de la planche de Lawreince: LE ROMAN DANGEREUX, sous la
femme étendue sur le lit de repos, je vois écrit par une encre
contemporaine de Manuel: _la duchesse de Berry_. L'histoire s'écrira
encore longtemps comme ça.

       *       *       *       *       *

--Il n'y a que deux situations dans les rapports avec ses semblables: ou
vous avez besoin d'eux, ou ils ont besoin de vous. Notre niaiserie est
malheureusement de ne jamais abuser de la seconde des situations.

       *       *       *       *       *

--La révolution de l'existence parisienne est assez bien marquée par le
passage de la taverne de Lucas à la taverne de Peters. L'une a été
autrefois, l'autre est, à l'heure présente, la salle à manger des
Parisiens. Eh bien! le dîneur chez Lucas était un artiste, un employé
supérieur de ministère, un officier en bourgeois, un gentilhomme de 6000
livres de rente. Aujourd'hui le dîneur chez Peters est un boursier, ou un
turfiste; ou un photographe.

       *       *       *       *       *

--Rêve que font tous les danseurs. Ils rêvent qu'à force d'entrechats, ils
vont se brûler au lustre.

       *       *       *       *       *

_5 février_.--Singuliers Parisiens dans Paris que nous, nous, solitaires
comme des loups. Depuis trois mois, à peine sommes-nous rattachés à nos
semblables par les seuls dîners de Magny et de la princesse. Trois mois,
sans presque une visite, sans presque une lettre, sans presque une
rencontre de connaissances, en nos promenades de onze heures du soir. Nous
amassons, moitié de gré, moitié de force, la solitude autour de nous, tout
à la fois contents de n'être pas blessés par le contact des autres, tout à
la fois tristes de n'être qu'avec nous.

       *       *       *       *       *

--Le XIXe siècle a opéré l'humanité de la cataracte. Un exemple bien
frappant. Jean-Jacques Rousseau le descriptif, a passé à Venise, sans être
plus touché par la féerie du décor et la poésie du milieu, que s'il avait
été secrétaire d'ambassade à Pontoise.

       *       *       *       *       *

_22 février_.--Le romantisme n'est pas né en France. Il devait nous venir
comme une plante des tropiques, du Nouveau Monde. Bernardin de
Saint-Pierre le rapporte de l'île de France et Chateaubriand de l'Amérique.

       *       *       *       *       *

--Voilà huit jours que nous sommes sur le flanc; huit jours que nous
sommes malades avec des crises où l'on se tord sur soi-même et qui ont
pris,--singulière rencontre de la sympathie,--ont pris, la même nuit, à
l'un le foie, à l'autre l'estomac. Toujours souffrir! Et ne jamais être
complètement sans un peu souffrir! Pas une heure de cette pleine et
sereine plénitude et sécurité de santé qu'on voit aux autres. Toujours ou
l'inquiétude de sa souffrance à soi ou l'inquiétude de celle de l'autre.
Toujours disputer sa verve et arracher son imagination au mal-en-train de
son corps, à la tristesse du mal.

       *       *       *       *       *

_25 février_.--A nous convalescents, la santé de Flaubert, grossière,
sanguine, et _campagnardisée_ par un plein air de six mois, nous fait
paraître l'homme un peu blessant ou au moins trop exubérant pour
nos nerfs,--et son talent même se grossit de son encolure dans
notre pensée.

       *       *       *       *       *

--Les belles choses en littérature sont celles qui font rêver au delà de
ce qu'elles disent. Par exemple dans une agonie, c'est un geste sans
raison, un rien vague qui n'est pas logique, un rien qui est un symptôme
inattendu d'humanité.

       *       *       *       *       *

--Pourquoi une porte japonaise me charme-t-elle et m'amuse-t-elle l'œil,
tandis que toutes les lignes architecturales grecques l'ennuient, mon
œil! Quant aux gens qui prétendent sentir les beautés de l'un et de
l'autre art, ma conviction est qu'ils ne sentent rien, absolument rien.

       *       *       *       *       *

--Il y a autour de nous une mauvaise volonté du temps et des gens. Nous
nous sentons vivre dans une hostilité ambiante. Il est comme une entente,
pour nous empêcher de prendre possession, de notre vivant, de notre petit
morceau de gloire. Cela ne nous ôte rien de notre confiance et de notre
conscience dans l'avenir; mais cela nous est amer de sentir que, pendant
toute notre vie, rien ou presque rien ne nous sera payé pour tout ce que
nous avons apporté de neuf, d'humain, d'artiste; tandis qu'à côté de nous,
le tintamarre des moindres petits talents fait tant de bruit, et que ces
petits talents touchent un si retentissant viager.

       *       *       *       *       *

--En ce moment nous achetons force mémoires, correspondances,
autobiographies, tous documents d'humanité:--le charnier de la vérité.

       *       *       *       *       *

_6 mars_.--La princesse a un charmant sourire, un aimable sourire humain,
plein de choses. Il eût fallu le lui voir sur les lèvres, ce sourire,
quand elle disait, ce soir, à Sainte-Beuve: «Oh! si un jour on fouille nos
correspondances, monsieur de Sainte-Beuve, on verra que nous avons tendu
la main à pas mal de coquins!»

       *       *       *       *       *

_8 mars_.--Nous nous sauvons comme des voleurs avec deux gros volumes sous
le bras: les «Mémoires de Gavarni,» que son fils vient de nous confier.
Nous avons eu peu, dans notre vie, de joies aussi vives. Et avant d'aller
prendre notre leçon d'armes, au premier café borgne, sur le marbre taché
de roupies de café, nous voilà à nous plonger dans cette cervelle et ce
cœur, tout ouverts.

       *       *       *       *       *

_15 mars_.--Mémoires curieux que ces mémoires de Gavarni. Pas un parent,
un ami, un passant, nommé dans son existence,--une absence complète des
autres.

Des mémoires remplis uniquement par la femme qui semble avoir pris
absolument possession de son moi: et un mélange de cynisme et de «petite
fleur bleue». Plus tard la mathématique chasse la femme, mais sans laisser
plus reparaître dans le journal l'homme avoisinant l'artiste... La plus
étonnante inégalité dans le niveau des idées, les plus grandes vues à côté
de balivernes, de calembours, de désossements enfantins de mots.

Au fond Gavarni n'a écrit dans ces deux volumes que ses mémoires amoureux,
et en un temps où il est encore un _soupireur_ du bataillon
_sentimentaire_ et, romanesque de 1830, allant presque, dans la pratique,
à l'échelle de corde et à la lanterne sourde,--et cela dans une prose
lamartinienne mélangée de casuistique amoureuse à la Karr, et tournant
autour d'Elvires de bals masqués.

Ah! c'est vraiment bien malheureux qu'on n'ait pas de lui, jetée sur le
papier, sa pensée de 1852 à 1860, en ces années, où nous avons rencontré
chez lui la plus originale cervelle philosophique de ce siècle.

       *       *       *       *       *

--Le plus grand signe du noble est de parler à son domestique; l'homme,
qui n'est pas un peu né, lui commande et ne lui parle pas.

       *       *       *       *       *

_16 mars_.--Première des IDÉES DE MADAME AUBRAY. C'est la première que je
vois de Dumas fils, depuis la DAME AUX CAMÉLIAS. Un public particulier, et
que je n'ai guère vu que là. Ce n'est plus une pièce qu'on joue, c'est la
célébration d'une sorte de messe devant un public de dévots. Il y a là une
claque qui semble officier, et des renversements d'extase et des pâmoisons
de plaisir qui rabâchent à chaque mot: «Adorable!» L'auteur dit: «L'amour
c'est le printemps, ce n'est pas toute l'année.» Salve d'applaudissements.
Il reprend appuyant sur le trait: «Ce n'est pas le fruit, c'est la fleur!»
Redoublement de battoirs. Et ainsi tout le long. Rien ne se juge, rien ne
s'apprécie, tout s'applaudit avec un enthousiasme apporté d'avance et prêt
à crever.

Dumas a un grand talent. Il a le secret de parler à son public, à ce
public des premières; il en est le poète, et sert aux hommes et aux femmes
de ce monde, dans une langue à leur portée, l'idéal des lieux communs de
leur cœur.

       *       *       *       *       *

_17 mars_.--Je vomis mes contemporains. C'est dans le monde actuel des
lettres, et dans le plus haut, un aplatissement des jugements, un
écroulement des opinions et des consciences. Les plus francs, les plus
coléreux, les plus pléthoriques, dans la bassesse des événements, du ciel,
des fortunes de ce temps, au contact du monde, au frottement des relations,
au ramollissement des accommodements, dans l'air ambiant des lâchetés,
perdent le sens de la révolte, et ont de la peine à ne pas trouver beau,
tout ce qui réussit.

       *       *       *       *       *

_19 mars_.--Un garçon qui veut faire notre portrait littéraire, nous a
écrit pour nous voir. Il s'appelle Puissant.

Une tête excentrique, un Bourguignon aux joues allumées du vin de son pays,
le crâne nu, brillant de ce blanc poli qu'ont souvent les têtes des
toqués, rasé comme un acteur, une petite mouche noire d'ouvrier sous la
lèvre, et vêtu d'habits de village. Quelque chose d'un comédien, d'un fou,
d'un vigneron, avec une parole bizarre qui dramatise ce qu'elle conte, et
parfois s'arrête, au milieu de ricanements troublants.

Au lieu de nous confesser, il nous raconte son histoire. Il y a six mois,
il est tombé de son pays, d'Auxerre, sur le pavé des basses lettres à
Paris, en compagnie de sa femme, une jeune femme de dix-sept ans, et
réduit, pour vivre, à copier de la musique sur d'imbéciles paroles gaies
de Debraux...

       *       *       *       *       *

_20 mars_.--A propos du grand nombre de fous chez les musiciens,--enfermés
ou non enfermés,--Berthelot disait finement: «Ce sont des gens qui sentent
et ne pensent pas!»

       *       *       *       *       *

_1er avril_.--Le marchand d'estampes Vignères nous racontait, que M.
Thiers, avait voulu exiger de lui qu'il lui communiquât les commissions,
données pour les ventes, et que, sur son refus, il s'était fâché avec lui.
Ce petit abus de confiance, que du haut de son nom de M. Thiers, il
voulait arracher à ce pauvre diable d'honnête homme, me pousse à la
crédulité sur beaucoup de choses, prêtées à l'ancien ministre.

       *       *       *       *       *

_2 avril_.--Nous partons pour Rome.

       *       *       *       *       *

_19 mars_.--C'est du bonheur presque, en sortant du gris de Paris, de
trouver, comme ce matin, en approchant de Marseille, un ciel bleu, léger,
riant, de la verdure de printemps, des villages qui ont l'air d'être bâtis
avec une boue d'or.

Quand on regarde ce pays, sa surface vous paraît trop heureuse et trop
égayée, pour produire un talent tourmenté et nerveux: le talent moderne.
Il ne peut pousser ici, qu'un blagueur comme Méry ou un talent clair et
plat comme Thiers.[1] Jamais ici il ne poussera du Hugo ou du Michelet.

[Note 1: Depuis Daudet et Zola se sont chargés de donner un démenti à ma
note.]

       *       *       *       *       *

_5 avril_.--Sur le _Pausilippe_. De ma cabine je regarde bêtement par
l'œil rond, par le hublot du bateau, l'échevèlement éternel des vagues,
où dedans parfois, un petit bateau s'encadrant dans cette grosse lentille,
semble une marine peinte sur un galet de cristal.

Sur le pont, il y a des enrôlés dans les zouaves pontificaux, des Belges
surtout, de pauvres jeunes gens, aux mines hâves, dont quelques-uns lisent,
sur des cordages, des livres de piété, à tranches dorées: enrôlés de
misère que le mal de mer ne rend pas jaunes, mais terreux.

       *       *       *       *       *

_5 avril_.--L'homme du gouvernail, accoudé à cette roue déroulant
l'immensité des mers, et tournant autour du monde,--une main morte sur le
cuivre de la roue, l'autre tenant un de ses montants;--cet homme à la
figure tannée, boucanée par le vent salin, sa toque de marin sur la tête,
et sa robuste silhouette se détachant sur un ciel qui se perd dans une
clarté mourante de feu de Bengale, ponctué du vol noir de quatre ou cinq
mouettes, cet homme ayant derrière lui la barque de sauvetage. Quel
superbe et simple frontispice pour un livre de voyage!

La mère de Napoléon n'est dans l'histoire que le ventre qui l'a porté.
Pareille à la femme de la Fable, elle fit le rêve d'être accouchée de la
foudre--et ce fut toute sa vie.

       *       *       *       *       *

_6 avril_.--Civita Vecchia.

Dix heures du matin... Enfin des rues tortueuses, des carrefours, des
marchés sales, vivaces, grouillants, une population habillée de taches,
des bâtisses de raccroc, du pittoresque, de l'artistique,--une ville sans
édilité, avec des coulées de picturales ordures.

J'éprouve une singulière impression, mes yeux sont heureux, je me sens en
rupture de ban avec cette France américaine, avec ce Paris au cordeau de
maintenant.

Allant au hasard, je tombe sur un morceau de grille rousse, pareil à un
soupirail de maladrerie du moyen âge. Soudain, d'un des petits carrés de
fer treillissé, sort au bout d'un bâton une pochette en loques, avec une
voix d'imploration qui me jette: _Monsu, Monsu_.... C'est un
prisonnier,--car c'est la prison,--et cette fenêtre est comme un parloir
avec la rue, et où l'enfermé a le secours de la pitié, et du bavardage
faisant, sous le soleil, sonore le pavé.... Je ne sais pourquoi, j'aime
cette bonne enfance de la répression.

Ces villes des États Romains, me semblent les dernières villes, où le
pauvre est encore chez lui. Il y a là, un apitoiement, une miséricorde de
nature, presque une familiarité du petit bourgeois pour le pauvre, le
misérable, le haillonneux, qui vous étonne, quand on vient d'un de ces
pays durs aux sans-le-sou, où l'on fait des cours officiels de
philanthropie. C'est presque avec une caresse, que le maître de café
pousse doucement le mendiant à la porte.

Six heures. Arrivée à Rome. Un individu, que nous avons pris à Civita
Vecchia, sort de la voiture des prisonniers, des menottes de fer aux
mains. C'est le vrai brigand poncif de Schenetz. Il est gras, fleuri,
insoucieux, et visiblement flatté de l'attention sympathique du public,
pendant qu'il marche entre deux carabiniers, qui semblent avoir, sur le
front, la honte que devrait avoir le brigand.

       *       *       *       *       *

_9 avril_.--La femme du Midi ne parle qu'aux sens; son impression ne va
pas au delà. Elle ne s'adresse qu'à l'appétit masculin.

Et le soir, après avoir passé en revue tous ces types de beauté éclatante
ou sauvage, que montrent la rue, le Pincio, le Corso, je trouve qu'il n'y
a qu'une Anglaise ou une Allemande qui vous donne la sensation aimante, le
remuement tendre.

       *       *       *       *       *

_12 avril._--Une chose est incalculable: le carré de bêtise que développe,
à table d'hôte, Rome chez les bourgeois.

--Ce peuple romain a la loterie et le paradis, ces deux horizons, à la
cantonade, de la félicité d'un peuple.

--Tout est unique dans la vie. Le plaisir physique que vous a donné, à
telle minute, telle femme, le plat réussi que vous avez mangé, tel jour,
vous ne le retrouverez plus jamais. Rien ne recommence et tout n'est
qu'une fois.

--Ah! le peuple heureux que ce peuple gai de la gaieté de son ciel, avec
ses bonheurs à bon marché, achetant la viande de première qualité, douze
baïoques, et le vin rien, pour ainsi dire, et sans la conscription, et
sans presque d'impôts, et sans humiliation dans la pauvreté, et sans
amertume dans la misère, soulagé qu'il est par tant d'institutions de
bienfaisance, et aussi par la main à la poche des un peu moins pauvres que
les plus pauvres.

Quand je compare ce peuple aux peuples de progrès et de liberté, marqués
au signe de ce sinistre _affairement_ moderne, en lutte avec le budget de
chaque jour, massacrés d'impôts, y compris celui du sang, je trouve
vraiment que les mots se payent bien cher.

       *       *       *       *       *

--Le mystère des mystères restera toujours ceci: c'est que le dessin d'une
bouche, la ligne d'un geste, la lumière d'un certain regard, fassent de
femme à homme, des attractions comme de sphère à sphère.

       *       *       *       *       *

_17 avril_.--Une chose est en train de défaire le style de la rue et de la
femme à Rome: la cotonnade, cette affreuse chose neutre qui fait penser à
un temps, où il n'y aura plus dans les cinq parties du monde qu'une même
robe du même ton, pour habiller toutes les femmes de tous les peuples.

       *       *       *       *       *

_20 avril_.--Ce voyage que nous craignions, que nous avons fait par
conscience, par dévouement à la littérature (MADAME GERVAISAIS), c'est
singulier! nous y éprouvons un sentiment de délivrance, de légèreté de
notre être, d'allégresse presque, que nous n'attendions pas.

Ici on sent que rien n'a été fait sur l'antiquité, en dehors de
l'archéologie, et qu'il manque un _résurrectionniste_ de cette antiquité,
à la façon d'un Michelet, pour l'histoire de France... La belle besogne
pour un malade de Paris, pour un jeune blessé de la société moderne, de
venir s'enterrer ici, de faire une suite de monographies qui
s'appelleraient le Panthéon, le Colisée ... ou mieux, s'il en avait la
puissance, de reconstituer, dans un grand et gros livre, toute la société
antique, et s'aidant des musées, de tout le petit monde de choses et
d'objets qui a approché l'homme ancien, le montrerait comme on ne l'a pas
encore montré,--et, avec la strigille accrochée dans une vitrine, vous
ferait toucher la peau de bronze de la vieille Rome.

Ce soir, un inoubliable tableau à l'hôpital des Pellegrini. Sur des bancs,
des files de paysans sauvages, de vrais pouilleux, un bec de gaz,
au-dessus de leurs têtes dans l'ombre, qui ne montre de blanc que le col
de leurs chemises ouvertes,--et leur dépiotant les bas, et leur lavant les
pieds dans un baquet, des confrères de la Trinité, des pèlerins en rouge à
rabats, et à tabliers blancs, avec des serviettes sous le bras, à l'instar
des garçons de café,--des confrères qui sont des cardinaux, des princes,
de jeunes gentilshommes, dont on voit les bottes vernies sous la robe du
servant, et que leurs voitures attendent sur la place.

Et quand ces immondes pieds sont lavés et essuyés, les confrères, les
approchant de leur bouche, les baisent à deux places.

Une certaine émotion devant cet impitoyable rappel à l'égalité. Au fond
une grande source d'humanité que cette religion catholique, et je m'irrite
de voir des intelligences et des esprits se mettre à genoux devant la
religion sans entrailles de l'antiquité. Tout le tendre, tout le sensitif,
tout le beau ému du moderne, vient du Christ.

       *       *       *       *       *

_21 avril_.--Les dernières paroles de la bénédiction du pape flottaient
encore dans l'écho de l'air, alors que trois femmes--c'est le premier
spectacle qui m'est donné--trois femmes cherchent à s'arracher des
morceaux de visage, au milieu de la joie d'hommes riant et se frottant les
mains.

Ce peuple-là, même sur les marches de Saint-Pierre, descend toujours de
son cirque.

       *       *       *       *       *

_23 avril_.---Je dînais hier à l'ambassade, à côté d'une jeune femme, la
femme de l'envoyé des États-Unis à Bruxelles, une Américaine, et voyant à
l'œuvre cette grâce libre et conquérante, ce diable au corps d'une jeune
race, cette virtualité de la coquetterie qui garde le charme et la
domination de la _flirtation_ chez ces jeunes filles devenues des épouses,
et me rappelant d'autre part l'activité et l'_entrance_ de certains
Américains de Paris, je me disais que ces hommes et ces femmes semblaient
destinés à devenir les futurs conquérants du monde.


--Plus on va, plus on voit que, dans ce monde, rien ne se traite
sérieusement que les choses légères, et légèrement que les choses
sérieuses.

       *       *       *       *       *

--MUSEO VATICANO.

Parmi les statues d'hommes nus, un certain rentrant des reins qui n'existe,
dans les temps modernes, que chez les gymnastes et les faiseurs de tours.

Un des caractères de la beauté de l'œil dans les statues
grecques--caractère que je n'ai vu indiquer nulle part--c'est la retraite
de la paupière inférieure, en sorte que si on regarde un œil de profil,
il se dessine en une ligne complètement fuyante, tandis que dans les
bustes romains, et cela est très marqué dans la sculpture médiocre, la
paupière supérieure est sur la même ligne que l'inférieure.

Une beauté, dans la beauté grecque, une beauté que les poètes nous
montrent appréciée, c'est la forme et la délicatesse des joues, le masque
osseux de la figure devait être singulièrement resserré, amenuisé aux
pommettes. Ce n'est pas la tête romaine, qu'enfle déjà la saillie des
arcades zygomatiques, qui a tout son développement dans les têtes
barbares.

N° 66. Tête présumée de Sylla. Une tête ayant le type de l'acteur Provost.
Un vieillard, le front raviné de rides, l'œil sans prunelle dans le creux
d'un orbite froncé de patte d'oie, la chair lasse et débridée du vieil âge
dans les joues, la bouche avec son hiatus de côté, entr'ouverte par
l'édentement, un coin baissé, un coin relevé, et respirant une ironique et
intelligente amertume; rien d'admirable comme les flottants modelages du
dessous du menton, et les deux belles cordes faisant la fourchette du cou.

Et quoi de plus artiste dans cette tête, aux dessous et aux plans
précieusement modelés, que ces coups de ciseau qui ont gardé la rudesse de
l'ébauche, et griffent cette tête des fortes rayures de la vie et des
années? Il y a dans cette tête des parties, ainsi que dans la fuite des
joues, dans l'oreille, qui laissent voir sous le _rocheux_ du travail, et
dans le gros grain du marbre, comme le lâché d'un dessin de génie.
Singulière et rare union de la beauté de la sculpture grecque avec le
réalisme de la sculpture romaine.

Une statue, grande comme deux fois un homme, une statue de bronze doré, à
la dorure épaisse comme un sequin rongé de vert de-gris par les siècles,
une statue qui semble un corps de géant dans la damasquinure d'une armure
d'or,--c'est l'Hercule nouvellement trouvé. Un morceau de splendeur que le
jour caresse avec joie, et qui se lève dans sa grande niche, comme
l'échantillon rayonnant de la richesse et du luxe du Temple
antique.

César Auguste. Les cheveux versés sur le front comme des gerbes. Une tête
où, dans la solide construction de l'ancienne tête romaine, il y a comme
le poids pesant de la pensée. Une matérialité méditative. La sévère et
profonde beauté des yeux, qu'on sent plutôt qu'on ne perçoit dans leur
cernure d'ombre. Dans le bas de la figure, autour de la bouche, comme un
tourment apaisé et un travail de haut souci. La cuirasse toute chargée
d'histoire et d'allégories, bardant l'empereur de bas-reliefs, dont la
saillie d'art rappelle le casque du centurion de Pompéi, et dont les
couleurs effacées, délavées, font songer au rose pâle des vieux ivoires.
Et le grand et tranquille retroussement de draperie porté sur le bras
droit, dont la main tient le sceptre du monde,--un manche à balai pour
l'heure.--Apparition de grandeur et de majesté de l'humanité. C'est comme
un Dieu mélancolique du commandement.

--Ici je le reconnais et je le proclame,--ce que j'ai toujours reconnu du
reste dans mes discussions avec Saint-Victor:--la supériorité écrasante de
la sculpture grecque. Pour la peinture je ne sais pas; ç'a peut-être été
un très grand art. Mais la peinture n'est pas le dessin, la peinture est
avant tout de la couleur, et je ne la vois que dans les pays de
brouillards froids ou chauds, dans les pays où un certain prismatique
monte de l'eau dans l'air, en Hollande ou à Venise. Elle ne m'apparaît pas
dans le clair éther de la Grèce, pas plus que dans le bleu clair de
l'Ombrie.

Au Musée Égyptien. L'élégance de la petite nature d'Egypte et le suave
enveloppement des formes. Des figures qui ont l'air de sortir d'un suaire
de basalte, qui les moule d'un jet coulant et sans pli.

       *       *       *       *       *

_25 avril_.--Ce jour-ci, j'ai été porter une lettre de Charles Blanc à
Chenavard, dans une maison du Transtévère, une habitation de peuple.

Chenavard, une belle tête de philosophe antique empreinte de la tristesse
des vieux artistes aux ambitions écroulées. Une voix éteinte, strangulée
comme par l'extinction d'une parole usée et répandue depuis quarante ans.
Un grand causeur, comme on me l'avait dit, remuant les idées par le haut,
avec un flux qui va toujours.... Il me dit qu'il a l'habitude de sortir à
quatre heures, et me donne rendez-vous pour une de ces promenades
péripatéticiennes à la Poussin, à travers la vieille Rome.

Aujourd'hui, je me rends chez lui. Je l'entrevois en chemise, se levant de
sa sieste. Et il arrive presque aussitôt, accompagné de l'ami chez lequel
il demeure, un vieux Français, échoué à Rome depuis 1826, marié à une
grosse femme qui nous a ouvert, et qui me semble avoir eu sa carrière
d'artiste, sa patrie, sa langue, enfin tout, dévoré par cette femme.

Nous allons, nous marchons, nous cognant à des morceaux de forum, pendant
que Chenavard nous expose des théories de découragement et d'écrasement de
l'art sous son passé, son victorieux passé, comparé à son triste
présent.... Et de cette promenade, de cette causerie, de la société de ces
deux vieillards, de ces ruines de rêves que sont ces deux hommes: l'un qui
songea à être le rénovateur de l'art contemporain, l'autre qui eut
l'ambition d'être peintre en 1820, et dont je ne sais pas le nom,
j'emporte une mélancolie plus noire que la mélancolie de ce grand passé,
enterré dans le champ Palatin, où nous avons erré.

       *       *       *       *       *

--Se jeter, en se levant, dans l'étude courante et _passegiante_ de
quelque église, de quelque ruine, déjeuner sur une table boiteuse du café
_Greco_, dans l'ombre de son chez soi, fumer des cigares en écrivant des
notes, devant un bouquet de roses blanches au cœur de soufre; puis, vers
quatre ou cinq heures, faire une promenade, en voiture, dans les environs
de Rome: c'est là notre vie de tous les jours.

--Choses et gens: tout est ici, un peu comme l'odeur de la rue de Rome, où
l'on ne sait pas trop ce que l'on sent, si c'est la m... ou la fleur
d'oranger.

       *       *       *       *       *

_1er mai_.--Le Torse du Vatican entame un peu l'admiration qu'on apporte
de France au Moïse de Michel-Ange. On est frappé dans cet effort de la
force, d'une _rondeur ronflante_ qui n'existe jamais dans la sculpture
antique, dans la chair de marbre d'Apollonius. Les veines en racines,
sillonnant les bras, un malheureux emprunt à la très médiocre sculpture
dramatique du Laocoon. L'œil aux beaux temps de la Grèce, si bellement et
si majestueusement s'enfermant, et se reculant dans de l'ombre, a dans le
Moïse, la petite et misérable indication de la prunelle.

Enfin devant toute cette robustesse de l'œuvre molle et soufflée, un
esprit indépendant arrive à se demander quand il compare le Moïse au Torse,
si Michel-Ange n'est pas, dans le grossissement du muscle, et dans la
recherche de la tourmente de la force physique, un décadent aussi corrompu
que l'est Boucher, en sa recherche de la grâce.

       *       *       *       *       *

_3 mai_.--Ici, au bout de quelque temps, la poétique de la vie amène chez
un Français un revenez-y au _parisianisme_. Et il se surprend, à l'heure
du crépuscule, dans le _Corso_, à mâchonner, à se répéter quelque énorme
mot cynique à la Grassot ou à la Lagier, comme pour se rendre l'odeur
saine du ruisseau de Paris.

       *       *       *       *       *

La beauté du sang ne se fait que dans la prodigalité
de la procréation humaine. Il n'y a que les races,
que les peuples, que les quartiers de ville ne
_malthusianisant_ pas, qui jettent dans le flot de la
fécondité naturelle, de beaux enfants.

       *       *       *       *       *

La grande question moderne--et aujourd'hui dominant tout, et
menaçante--c'est ce grand antagonisme du Latin et du Germain: ce dernier
devant dévorer le premier. Et cependant, prenez, dans le tas de ces deux
humanités, un échantillon de chacune, l'intelligence personnelle sera
presque toujours du côté du Latin, de l'Italien par exemple. Mais cette
intelligence n'est-elle pas semblable au soleil purement artiste de Rome,
qui ne fait que des fleurs et pas de légumes?

       *       *       *       *       *

Je suis frappé combien le caractère du Français se dénationalise à
l'étranger, et combien vite et naturellement le pays qu'il habite, déteint
sur lui et jusqu'au fond de son être. En France l'étranger se frotte à la
France; il ne s'y noie jamais.

       *       *       *       *       *

Tout ce qui est beau en Italie: la femme, le ciel, le pays, est crûment,
brutalement, matériellement beau. La beauté de la femme est la beauté d'un
bel animal. L'horizon est solide. Le paysage est sans vapeur et sans
rêve.

L'au-delà nuageux de toutes les choses du Nord n'existe pas ici.

       *       *       *       *       *

_4 mai_.--La _Transfiguration_ de Raphaël. La plus désagréable impression
de papier mal peint, que puisse donner la peinture à l'œil d'un peintre
coloriste. Impossible de voir--quand on voit--un désaccord, une discorde
plus criarde, de tons vilainement bleus, jaunes, rouges et verts--un vert
surtout, un vert de serge abominable; et tous ces tons associés dans des
contrariétés hurlantes, relevées de lumières zinguées toujours en dehors
de la tonalité de l'étoffe, et éclairant du violet avec des glacis jaunes
et du vert avec des glacis blancs.

Mais ne nous appesantissons pas sur la misère du coloriste, étudions ce
chef-d'œuvre du dessin et de la composition, le _Sursum corda_ du
christianisme. Un Christ qui est un _frater_ commun, sanguin et rose,
peint, ainsi que disent les scoliastes du tableau, peint de couleurs pour
le jour de l'autre vie,--montant pesamment au ciel, au bout de pieds de
modèle; un Moïse et un Élie s'enlevant, en sa compagnie, avec des poings
sur la hanche de danseurs, et rien là, d'une fulguration, d'un rayonnement,
d'une gloire, avec lesquels les moins imaginatifs des peintres essayent
de faire le ciel des bienheureux. Là dessous le Thabor, une colline ronde
comme un dessus de pâté, où sont aplatis, et comme désossés, trois
apôtres-marionnettes, de vraies caricatures de l'ahurissement; puis en bas
une incompréhensible mêlée d'académies, de têtes d'expression à copier
dans les collèges, de bras aux brandissements tels qu'on les voit dans les
tragédies de Saint-Charlemagne, d'yeux, où un professeur bien appliqué
semble avoir mis le trait de force dans le point visuel.

Dans tout cela, pas un atome du sentiment, qui, chez Simon Memmi, Filipo
Lippi, Boticelli, Pietro di Cosima, enfin chez les plus petits primitifs,
donnèrent à ces scènes, l'expression d'émotion recueillie, presque de
componction, enfin de cette sainte placidité dans l'étonnement,
_angélisant_, pour ainsi dire, les yeux de ceux qui assistent à un
miracle. Chez Raphaël la résurrection est purement académique, le
paganisme y passe partout, y éclate au premier plan, dans cette femme, un
morceau de statue antique, en cet agenouillement de païenne à laquelle
l'Évangile n'a jamais parlé, etc., etc., etc.

Cela chrétien! je ne connais pas de tableau défigurant le christianisme
par une plus grosse image matérielle, et je ne connais pas de toile
l'ayant représenté dans une prose plus commune, dans un beau plus vulgaire.

--Au fond, l'infériorité de la race italienne, je l'ai cherchée longtemps
et je la trouve aujourd'hui: c'est, de n'avoir pas de nerfs. On le perçoit
dans une bien petite chose, l'absence de toute impatience pour la lenteur
de tout ce qui se fait ici.

       *       *       *       *       *

_6 mai_.--Penser qu'il n'y a jamais eu un paysagiste--et personne ne l'a
remarqué--un paysagiste depuis le Poussin et Claude Lorrain jusqu'à ce
triste Benouville, qui ait eu l'idée de rendre les deux plus frappants,
les deux plus visibles caractères de cette campagne romaine; la spécialité
du bleu du ciel et le vert-de-gris particulier de la verdure du
chêne-liège et de l'olivier.

       *       *       *       *       *

Au Vatican. Le Torse, le seul morceau d'art au monde gui nous ait donné la
sensation complète et absolue du chef-d'œuvre. Pour nous, c'est au-dessus
de tout, à vingt mille pieds au-dessus de la Vénus de Milo. Il nous
confirme dans cette idée, déjà instinctive en nous, que le suprême Beau
est la représentation de génie exacte de la Nature, que l'Idéal qu'ont
cherché à introduire dans l'art, les talents inférieurs et incapables
d'atteindre à cette représentation, est toujours au-dessous du vrai. Oui,
c'est le sublime divin de l'art que ce Torse qui tire sa beauté de la
représentation vivante de la vie, avec ce morceau de poitrine qui respire,
ces muscles en travail, ces entrailles palpitantes dans ce ventre qui
digère:--car c'est sa beauté de digérer contrairement à l'assertion de cet
imbécile de Winckelmann qui croit relever et exhausser ce chef-d'œuvre,
en disant qu'il ne digère pas.

Le découragement tombe de là sur tout ce qu'on a vu, comme un écrasement.
C'est l'œuvre unique sortie d'une main d'homme, au delà de laquelle on ne
rêve rien.

       *       *       *       *       *

_17 mai_.--A bord de l'_Hermus_. Sur ma couchette, après avoir lu du
Joubert. Des pensées si fines, qu'elles ressemblent à des ailes d'insectes
disséquées. En somme Joubert est le La Bruyère du filigrane.

       *       *       *       *       *

_18 mai_.--Marseille, c'est encore de l'Italie. Sur une affiche de
pédicure se voit une apparition de la Vierge. Ce midi de notre France: de
l'Italie ratée.

       *       *       *       *       *

_Dimanche 19 mai_.--L'Italie finit par donner la nostalgie du ciel gris.
La pluie en revenant semble une patrie... Paris encore une fois.

       *       *       *       *       *

_Vendredi 24 mai_.--Théophile Gautier, qui est dans ce moment _maestro di
casa_, nous présente à la Païva, en son légendaire hôtel des
Champs-Élysées. Un vieille courtisane peinte et plâtrée, l'aspect d'une
actrice de province, avec un sourire et des cheveux faux.

On prend le thé dans la salle à manger, qui, en dépit de tout son luxe et
de la surcharge de son mauvais goût renaissance, en dépit des sommes
ridicules qu'ont coûté ses marbres, ses boiseries, ses peintures, ses
émaux, et la ciselure de ces candélabres d'argent massif venant des mines
du Prussien entreteneur se trouvant là, n'est au fond qu'un riche cabinet
de restaurant, un salon des Provençaux pour millionnaires.

Là dedans, une conversation de gens gênés comme dans du faux monde et qui
se traîne. Gautier, malgré son imperturbabilité, ne trouve pas dans cette
maison son équilibre. Turgan, que nous voyons là, pour la première fois,
cherche laborieusement des effets. Saint-Victor froisse et pétrit son
chapeau pour trouver des phrases. Et on sent tomber sur cette table
magnifique, éclairée de l'incendie des lustres, le froid spécial aux
maisons de filles jouant la femme du monde, ce froid composé d'ennui et de
malaise, qui glace, dans les palais de la prostitution et les Louvres de
la putinerie, le naturel et l'esprit des gens qui passent.

Et cela est d'autant plus marqué que le monsieur est un personnage
allemand, muet et bellâtre, un gandin de la Borussie, dominant la fête de
sa raie au milieu de la tête, et d'un sourire diplomatique, et que la
femme, au milieu de son effort de grâce, a je ne sais quoi d'inquiétant
d'une femme d'affaire en sa personne, avec des absorptions et des absences,
où on dirait que son attention vous quitte pour aller aux deux petits
cabinets de sa chambre: qui sont des coffres-forts de pierres
précieuses,--et qu'on croit deviner en la terrible implacabilité de son
visage de blonde, un passé qui fait peur.

       *       *       *       *       *

_27 mai_.--Nous sommes dans une grande pièce au-dessus de l'_okel_ de
l'exposition égyptienne. Par les dentelles de bois des moucharaby, le
soleil entre dans la salle et découpe des rosaces lumineuses au-dessus des
boîtes de momies et des sarcophages, sur lesquels sont piqués avec une
épingle des morceaux de papier, où sont inscrits, en leurs noms d'Égypte,
la ligne paternelle et maternelle de ces morts et de ces mortes. Tout
autour, sur des rayons de bois blanc, des têtes séchées, des crânes
ficelés avec des morceaux de chiffon; des crânes de toute couleur, les uns
verts de la patine du bronze, d'autres, sous le soleil, tout suintants de
bitume et de naphte; d'autres noirs avec de petits morceaux carrés de
feuilles d'or plaqués dessus, d'autres avec les belles pâleurs d'ivoire
des vieux os et les grands creux d'ombre du vide des yeux. Et dans le tas,
au milieu des fronts fuyants, un front renflé de pensée et de sagesse,
noblement socratique, et à côté, une tête de femme toute décharnée, et
qu'on rêve avoir été belle, coiffée de la luxuriance d'une chevelure
roussie et carminée ainsi que tous les cheveux que l'on voit, et dont la
grosse natte, à demi émiettée, lui aveugle les yeux.

En travers, jetée sur une table, la momie qu'on va _débandeletter_. Tout
autour des redingotes décorées. Et l'on commence l'interminable
déroulement de la toile emmaillotant le paquet raide. C'est une femme qui
a vécu,--il y a deux mille quatre cents ans,--et ce redoutable et si
lointain passé d'un être, dont nos regards commencent à tâtonner la forme,
et dont on va violer l'infini sommeil, semble mettre, en la salle, en la
curiosité historique qui est là, je ne sais quoi de religieux dans
l'avidité de voir.

On déroule, on déroule toujours, toujours, toujours, sans que
l'empaquetage semble diminuer, sans qu'on sente, pour ainsi dire,
s'approcher du corps. Le lin paraît renaître et menace de ne jamais finir,
sous les mains des aides qui le déroulent interminablement. Un moment,
pour aller plus vite et pour dépêcher l'éternel dépiotage, on la pose sur
ses pieds, qui cognent comme des pieds au bout de jambes de bois, et l'on
voit tournoyer, pirouetter, valser épouvantablement, entre les bras hâtés
des aides, ce paquet qui se tient debout: la Mort dans un ballot.

On la recouche et on déroule encore. Les mètres de toile s'entassent,
montent en montagnes, couvrent la table de ce linge, au joli ton de safran
rouillé, d'une toile qui n'a pas été blanchie, et des senteurs étranges se
lèvent, des émanations chaudes et poivrées d'aromates et de myrrhe
funéraire: les odeurs de volupté noire du lit de la mort antique.

Enfin, sous le débandelettement, commence à s'esquisser un peu de la forme
humaine d'un corps. «Berthelot, Robin, voyez cela!» crie Mariette,--et
d'un canif qui fouille l'aisselle, il fait sortir quelque chose qu'on se
passe et qui semble une fleur qui a senti bon: un petit bouquet planté par
l'Égypte sous le moite du bras de ses mortes.

Les dernières bandes sont arrachées, la toile est à son dernier bout, et
voilà un morceau de chair, il est tout noir, et fait presque un étonnement,
tant on s'attendait, sous ce linge si bien conservé, à trouver la vie de
la mort et l'éternité du cadavre gardée. Du Camp s'est précipité avec une
sorte de frénésie nerveuse au dépouillement du cou et de la tête. Tout à
coup, dans le noir du bitume figé au bas du cou, reluit un peu d'or. «Un
collier! crie quelqu'un. Et avec un ciseau, dans le pierreux de la chair,
Du Camp fait sauter une petite plaque en or, portant une inscription
écrite au calame, et découpée en forme d'épervier. Puis on détache encore
un tout petit _Horus_ et un gros scarabée vert. Mariette, qui s'est emparé
de la petite plaque d'or, dit que c'est une prière de cette femme, pour la
réunion de son cœur et de ses entrailles à son corps, au Jour éternel.

Les pinces, les couteaux enfiévrés descendent le long de ce corps desséché,
qui sonne le cartonnage, dénudent cette poitrine et ce ventre aplatis,
déformés, insexuels, sillonnés dans leur noirceur de taches rouges d'un
sang cuit; ils dépouillent ses bras collés au corps, ses mains, qu'un
mouvement ankylosé de pudeur, le mouvement même de la Vénus de Médicis,
abaisse sur le pubis avec ses doigts aux ongles dorés.

Une dernière bande, arrachée de la figure, découvre soudainement un œil
d'émail, où la prunelle a coulé dans le blanc, un œil à la fois vivant et
malade, et qui fait un peu peur. Et le nez apparaît camard, brisé et
bouché par l'embaumement, et le sourire d'une feuille d'or se montre sur
les lèvres de la petite tête, au crâne de laquelle s'effiloquent des
cheveux courts, qu'on dirait avoir encore la mouillure et la suée de
l'agonie.

Elle était là cette femme ayant vécu, il y a deux mille quatre cents ans,
elle était là, étalée sur la table, frappée, souffletée du jour, toute sa
pudeur à la lumière et aux regards de tous. On causait, on riait, on
fumait. Pauvre cadavre profané, si bien enterré et voilé, et qui devait si
parfaitement se croire sûr du repos et du secret de l'inviolabilité
éternelle, et que le hasard d'une fouille jetait là, comme une crevée de
notre temps, sur une table d'amphithéâtre, sans que personne, autre que
nous deux, en ressentît une profonde mélancolie.

Le soir venu, nous avons vagué avec Théophile Gautier, autour de ce grand
monstre de choses, qu'on appelle l'Exposition. En cette Babel d'industrie,
c'était comme une promenade dans un songe, où un élève de l'École centrale
aurait montré à Paris, inondé du rendez-vous des peuples et de la
fraternisation de l'Univers, un raccourci en liège de tous les monuments
de la terre.... Et peu à peu les choses prenaient autour de nous un aspect
fantastique. Le ciel du Champ-de-Mars revêtait les teintes d'un ciel
d'Orient; le tohu-bohu des constructions du jardin silhouettait, sur le
violet du soir, la découpure d'un paysage de Marilhat; les dômes, les
kiosques, les minarets colorés mettaient dans la nuit parisienne les
transparences reflétées de la nuit d'une cité d'Asie; le bœuf gras
empaillé du boucher primé Fléchelle, blanchissait des blancheurs sacrées
d'Apis.

Et par moments, il nous semblait marcher dans une image peinte du Japon,
autour de ce palais infini, sous ce toit avancé comme celui d'une bonzerie,
éclairé par des globes de verre dépoli, tout pareils aux lanternes de
papier d'une _Fête des Lanternes_; ou bien sous le flottement des
étendards et des drapeaux de toutes les nations, il nous venait
l'impression d'errer dans les rues de l'_Empire du Milieu_, peintes par
Hildebrand dans son TOUR DU MONDE, sous les zigzags claquants de leurs
enseignes et de leurs oriflammes.

       *       *       *       *       *

_Vendredi 31 mai_.--«Pardon, je suis en retard... c'est que le surtout de
la table n'est arrivé qu'à six heures, et le comte a voulu absolument le
monter lui-même.» C'est la Païva qui nous dit cela. Elle a une robe de
mousseline, qu'elle dit lui avoir coûté 37 francs, et 500 000 de perles au
cou et aux bras.

Nous sommes dans ce salon fameux, et qui ne vaut pas le bruit qu'il fait,
au milieu de ces peintures faites et encore à faire, destinées à
représenter l'Assomption de la courtisane, et commençant à Cléopâtre et
finissant par la maîtresse de la maison aumônant des égyptiaques.

Dans toute cette richesse, rien qui soit de l'art que le plafond de Baudry,
un semis de divinités un peu délié, un Olympe disjoint, mais d'une
distinction de coloris délicieuse, et au milieu duquel se lève une Vénus
hanchant sur sa belle cuisse gauche qui est, dans une riante apothéose de
chair véronésienne, une adorable académie. Le reste, une œuvre de
tapissier, sans un morceau du passé, sans un meuble, une statue, un
tableau, qui sauve une maison du tout neuf, et y met l'intérêt et
l'amusant de l'historique.

On passe dans la salle à manger et on dîne. Alors c'est l'exhibition du
surtout, et c'est la bourgeoise invitation sans pudeur à admirer cela, et
à toujours l'admirer. On n'en dit pas le prix, mais on déclare que chez
tel fabricant il coûterait 80000 francs. Et il faut que chacun, le poing
sur la gorge, accouche de son admiration, de son compliment, et le
compliment, si gros qu'il soit, ne satisfait pas encore. Saint-Victor
vante le talent du banal sculpteur de cela, de Carrier-Belleuse, ce
pacotilleur du XIXe siècle, ce copieur de Clodion. Il se vante de lui
avoir fait obtenir cette année la médaille de sculpture, s'indignant qu'on
n'ait pas décoré le modeleur du service... Le dîner est bon, très bon,
mais sans rien de ce qui étonne un estomac.

La maîtresse de maison, je la regarde, je l'étudie. Une chair blanche, de
beaux bras et de belles épaules se montrant par derrière jusqu'aux reins,
et le roux des aisselles apparaissant sous le relâchement des épaulettes;
de gros yeux ronds; un nez en poire avec un méplat kalmouck au bout, un
nez aux ailes lourdes; la bouche sans inflexion, une ligne droite, couleur
de fard, dans la figure toute blanche de poudre de riz. Là dedans des
rides, que la lumière, dans ce blanc, fait paraître noires, et, de chaque
côté de la bouche, un creux en forme de fer à cheval, qui se rejoint sous
le menton qu'il coupe d'un grand pli de vieillesse. Une figure qui, sous
le dessous d'une figure de courtisane encore en âge de son métier, a cent
ans, et qui prend, par instants je ne sais quoi de terrible d'une morte
fardée.

Et pendant tout le dîner, dans un dialogue de la Païva avec son architecte
et son comte, c'est un entonnement d'hosannah sur son hôtel et toutes les
choses de son hôtel.

Après le café on s'assoit dans le petit jardin muré, aux dessins de
verdure de tapisserie, pareil à un jardin de Pompéi, dans lequel arrivent,
par bouffées sonores, la musique de Mabille, les quadrilles de la
prostitution à pied, venant expirer aux pieds de la fille, qui se vante
d'avoir par jour 1 000 francs de loyer à Paris et 1 000 de loyer à
Pontchartrain.

Elle reste en ce jardin, presque nue, par le froid de la soirée qui nous
gèle tous, dégageant autour d'elle la froideur d'un marbre, et manquant de
l'éducation, de l'amabilité, de l'acquit, du tact, sans la douceur du
charme, sans la caresse de la politesse, sans le liant de la femme, sans
même l'excitant de la fille, et sotte tout le temps,--mais jamais bête, et
vous surprenant, à tout moment, par quelque réflexion empruntée à la vie
pratique ou au secret des affaires, par des idées personnelles, par des
axiomes qui semblent l'expérience de la Fortune, par une originalité sèche
et antipathique qu'elle paraît tirer de sa religion, de sa race, des hauts
et des bas prodigieux de son existence, des contrastes de son destin
d'aventurière de l'amour.

       *       *       *       *       *

_10 juin_.--Lefebvre de Béhaine, chez lequel nous sommes allés passer
quelques jours, cette semaine, disait, nous racontant sa mission à Vienne,
après Sadowa: «Ce Bismarck, un homme étonnant! Je l'ai trouvé à Brunn, le
15 juillet, à deux heures du matin, dans son lit. Il avait sur sa table de
nuit des bougies allumées et deux revolvers. Il lisait, et savez-vous ce
qu'il lisait, l'HÔTEL CARNAVALET de Paul Féval, oui l'HÔTEL CARNAVALET!»

Pendant que nous sommes chez lui, il se laisse aller à nous conter le
détail de sa bizarre campagne, d'un avant-poste à un avant-poste, tandis
que sa femme nous fait voir ses mouchoirs de parlementaire avec les
inscriptions écrites à l'encre. Il nous lit les lettres qu'il lui a
écrites, les gîtes, les couchers de la campagne, son départ de Nickolsburg,
son passage au milieu des blessés arriérés et des cantiniers attardés,
ses nuits dans les villes aux rues à arcades, devenues un lit de paille
pour la mort. Une curieuse lettre, est une lettre adressée à son fils âgé
de six ans, où il lui raconte, sur le ton de la plaisanterie, sa promenade
de pékin dans tout ça, escorté de son trompette prussien: on ferait
quelque chose de charmant de la guerre, ainsi contée par un père à son
enfant.

Puis il nous parle de choses ignorées, d'une proposition de la Russie,
effrayée des résultats de la bataille de Sadowa, proposition, répétée deux
fois, de se donner franchement à la France, mais à la condition qu'on ne
lui parlerait plus de la Pologne, offrant une alliance entière, et
déclarant qu'il n'y avait que cette union des deux grandes puissances pour
remettre l'équilibre en Europe,--dût cette alliance ne pas durer plus
longtemps que les traités de 1815, une cinquantaine d'années, un laps de
temps suffisant pour faire la gloire des deux souverains qui auraient
signé cette alliance.

Mais M. de M..., agent de la Russie, demandait une conclusion immédiate
aux Tuileries. Solution, si elle avait été acceptée, capable de faire
d'autres destins à l'Europe, mais que repoussa au néant des grandes choses
enterrées, l'esprit temporisateur de l'Empereur et rétractile aux larges
décisions.

       *       *       *       *       *

_17 juin_.--Berthelot nous disait à Magny, que non seulement la France est
le pays qui a le moins, d'enfants, mais que c'est, par là-dessus, celui
qui a le plus de vieillards, et dont le chiffre est comme 100 à 58,
relativement à la Prusse. Il attribuait à cela le _ganachisme_ actuel.

       *       *       *       *       *

_24 juin_.--Roqueplan que j'arrête dans la rue, et auquel je fais
compliment de sa solidité et de sa résistance physique, me dit: «Ah! c'est
que je n'ai jamais bu de mauvais vin. Il faut faire très attention à ce
qu'on prend et à ce qu'on rend!»

Ce soir, aux Champs-Élysées des filles causaient près de moi sur des
chaises: «Laisse donc, dit l'une, je suis franche. On fait huit cents
francs. On vit avec trois, et on en place cinq cents à la caisse
d'épargne.» La basse prostitution présente pourrait prendre comme
enseigne: «Au Gagne-Petit.»

--J'ai vu à l'Exposition une horrible chose: des couronnes d'immortelles
en porcelaine. Souvenirs et regrets, voilà que vous devenez une dépense
une fois faite!

--Les fautes que les hommes d'État font sur le théâtre de la politique,
ils les feraient comme hommes, en famille ou dans la société, qu'on les
enfermerait.

--Oh! l'inconnu de Paris. On nous citait une femme gagnant une très grosse
somme par jour, avec le talent qu'elle a seule d'enfiler un collier de
perles: c'est-à-dire d'assembler les perles, de les faire valoir l'une par
l'autre, de les harmonier, de chercher pour ainsi dire leurs accords, sur
des espèces de registres de musique en ébène. L'arrangement d'un collier,
qu'elle cherche souvent toute une journée, lui est payé de 60 à 80 francs.

--A propos d'HERNANI. Tristesse de songer qu'il faille quarante ans,
presque un demi-siècle, pour être autant applaudi qu'on a été sifflé.

       *       *       *       *       *

_3 juillet_.--Vichy.

Cette vie avec ses bains, ses verres d'eau de demi-heure en demi-heure,
ses petites promenades de l'hôtel aux sources, le règlement et les
coupures de la journée, la discipline de la cure, dissipe un peu en nous
le spleen abominable de nos derniers jours à Paris, à peu près comme la
vie monastique devait suspendre l'ennui des grands ennuyés des siècles
passés.

--Le directeur des eaux me disait qu'on vendait les chaises sur lesquelles
l'Empereur s'était assis. Ainsi, il y a des gens pour adorer la place de
ses hémorroïdes. Et nous nous moquons encore des peuples qui rendent un
culte aux fientes du Grand Lama.

--La race bourbonnaise, cette race du Centre, marquée à tous les bons
signes de la pauvreté d'une province et de l'éloignement d'une capitale,
race laide, rabougrie, a une caresse dans l'accueil et le service que je
n'ai rencontrée nulle autre part. On dirait que les peuples ont les vices
de leur beauté et les vertus de leur laideur.

       *       *       *       *       *

_9 juillet_.--Je lis ce matin que Ponsard est mort. Il restera l'immortel
exemple de toutes les sympathies de la France pour la médiocrité, et de
toutes ses jalousies contre le génie. Je ne lui vois guère d'autre
immortalité pour le sauver de l'oubli.

       *       *       *       *       *

_9 juillet_.--Parc de Vichy. Sept heures et demie du soir. Une broussaille
de genêts, toute fleurie de jaune; au-dessus de petits arbres, aux
feuilles argentées, glacées de soleil couchant, et toutes emplies d'une
illumination rose, et s'enlevant sur un ciel bleu si pâle qu'il semble
blanc: un coin de coucher de jour d'un tableau primitif, un éther
angéliquement pâle, plein de petits cris d'oiseaux qui volent si haut
qu'on ne les voit pas, et aussi du rire d'une petite fille qu'on ne voit
pas non plus, remplissant de sa gaieté rieuse, le chalet où elle court.

       *       *       *       *       *

--Tous les faiseurs de petits travaux d'art et d'histoire, tous les
Chinois d'érudition que je connais, prennent un aspect chinois par le
ventre et la graisse qui leur _chinoise_ les yeux.

       *       *       *       *       *

_12 juillet_.--Sur l'Allier. Une petite laveuse, les bras nus, le casaquin
clair, un ruban couleur feu dans les cheveux pour toute élégance, de
petits tétons ronds qu'on sent baller comme une paire de pommes, le corps
libre, souple, m'a fait repasser devant les yeux la toilette matinale de
peuple d'une ancienne maîtresse.

       *       *       *       *       *

--La musique au théâtre, au concert, ne me touche pas, je ne la sens un
peu qu'avec le plein air et l'imprévu du hasard.

       *       *       *       *       *

--A faire notre _Catéchisme de l'art_ en aphorismes, et ne dépassant pas
dix pages. Comme _summum_ du Beau absolu: le Torse du Vatican.

       *       *       *       *       *

--Je trouve qu'autour de nous; de jour en jour, dans notre monde, le
respect de la postérité diminue bien. La littérature chez les hommes de
lettres que je vois, ne me semble plus qu'un moyen de mettre le gratis
dans beaucoup de choses de la vie. C'est comme un droit à un parasitisme
n'apportant pas trop de déconsidération.

       *       *       *       *       *

--Il n'y a que deux grands courants dans l'histoire de l'humanité: la
bassesse qui fait les conservateurs et l'envie qui fait les
révolutionnaires.

       *       *       *       *       *

--Oh! le _Siècle_! Un ami, qui n'est pas un imbécile, voulait me soutenir,
ce soir, que c'étaient les Jésuites qui avaient fait faire des obscénités
aux Chinois.

       *       *       *       *       *

--Il est assez curieux que jamais un legs n'ait été fait à l'auteur d'un
livre, n'ait été fait par un mourant riche à un esprit. Si jamais un
écrivain a hérité d'un lecteur, il a fallu que le lecteur le connût, le
fréquentât, approchât du corps de cet esprit.

       *       *       *       *       *

--Aujourd'hui seraient morts en bloc Jésus-Christ, Socrate, Franklin, que
les journaux ne seraient pas plus en deuil. Lambert Thiboust n'est plus.
Il est question d'un monument; d'une colonne, d'un enterrement national.

On cite du mort des traits de bonté divine, comme d'avoir reconnu un ami
dans la _dèche_, et s'il n'a fait toute sa vie que des cascades, c'est
qu'il avait la pudeur des hautes aspirations à la littérature, si
ridicules dans ce siècle, sans grands talents.

En lui meurt la gaieté de Paris, et dans tous les cafés, on voit les
garçons s'essuyer les yeux du coin de leur tablier.

       *       *       *       *       *

--Avez-vous remarqué que les femmes qui ressemblent physiquement à vos
maîtresses, ont une sympathie pour vous?...

       *       *       *       *       *

_20 juillet_.--Il y a ici une espèce de gentilhomme, qui est un
prestidigitateur, un sorcier avec ses mains commandant au visible et à
l'invisible, élevant l'escamotage au merveilleux, et faisant voir ce que
les dix doigts de l'homme peuvent réaliser du miracle. Cet A... m'emmène
ce soir chez lui, pour voir une table machinée pour ses trucs, sur ses
indications. Une petite chambre, où il y a deux lits, tout encombrée de
paquets vagues et couleur de misère, au milieu desquels reluisent les
dorures de la table. La dedans une femme, Mme A..., me dit-il, une espèce
de paysanne; deux caniches crottés, ses aides en train de fouiller le
dessous du lit; et sur le marbre d'un chiffonnier, une pauvre colombe,
habituée à être escamotée, immobile et qui semble de bois.

Et le gentilhomme disparaît... Je ne vois plus dans cet intérieur de
bohème, dans cette chambre de faiseur de tours aux chiens savants de
Stevens, que le campement d'un saltimbanque en chambre.

       *       *       *       *       *

_Dimanche 21 juillet_.--Puissant, sur lequel nous sommes tombés ici, où il
fait le _Programme de Vichy_, nous amène Vallès, débarqué ce matin du
train de plaisir, en paletot d'hiver, gesticulant de la canne, parlant
haut, et avec son accent bon garçon auvergnat, ayant l'air de crier:
«Vallès est dans vos murs!»

On improvise une partie de pêche. On part, la Madeleine, Burty, une
chanteuse, la Gonetti, une fille toute ronde, qui a mis avec bonheur de
gros souliers pour la partie de campagne. La partie ne sourit plus à
Vallès, qui demande un endroit, où l'on puisse manger une grillade de porc,
arrosée de vin blanc. On l'entraîne vers le Sichon... Il marche
bougonnant, en demandant le _frigus opacum_, en jetant dans la verdure des
mots du café des Variétés. Il hèle, à travers les champs, une vache:
«Superbe, la vache de Fénelon!»

Cela, mêlé de paroles amères, de paradoxes sauvages, de rampements
amoureux sur l'herbe vers la jupe de la diva. Puis il blasphème
spirituellement et drolatiquement Hugo, et redemande de la grillade.

       *       *       *       *       *

_22 juillet_.--Ce soir Burty revient à l'hôtel s'habiller pour un bal. Il
entre chez nous, se met à causer de son père, du premier Empire, allume un
cigare, et pris par l'intérêt de ce qu'il raconte, par le souvenir du
passé et de la famille, nous fait toucher les changements survenus dans
les habitudes, les mœurs, le train de vie de la bourgeoisie marchande.

Aujourd'hui les Delisle, les Cheuvreux-Aubertot ont des châteaux, avec le
luxe, la chasse, tout le _tra la la_ de l'aristocratie. Dans le temps,
dont il nous parle--et remarquez qu'il n'y a pas plus de cinquante ans,
--le premier marchand de soieries qui était son père, louait, l'été, une
maison de campagne de 300 francs à Groslay, et la grande distraction du
dimanche pour les invités et les grands commissionnaires américains et
russes, était l'achat, pour 12 francs, d'un cerisier dans la campagne,
d'un cerisier que la société mangeait sur pied.

       *       *       *       *       *

--Jamais un homme, si riche qu'il soit, n'achètera un bel enfant, une
belle petite fille, pour avoir sous les yeux un chef-d'œuvre de nature, de
l'art de Dieu. Il préférera toujours acheter un tableau, une statue,
quelque chose que l'on revend, et où on retrouve sa mise.

       *       *       *       *       *

--Table d'hôte de l'hôtel de Madrid à Vichy.

Au bout de la table, en haut, un ménage d'origine mexicaine, d'insulaires
venus d'une Canarie quelconque: la femme, une vraie femelle avec une tête
de bonne singesse, une peau café au lait, les bras comme des antennes de
sauterelles, des gestes pour découper qui lui retournent les mains à la
façon de spattes, horriblement maigre, séchée, ratatinée sous son châle de
petite fille, couleur caca d'oie, et attaché à son cou par une immense
plaque, remplie par la photographie de son mari; on croirait voir une
contemporaine de Montezuma, exhumée de ces cruches mexicaines, où l'on
_empote_ les morts.

A côté une espèce de vieux petit mayeux bordelais, le menton dans son
assiette, au fausset inouï, aux notes comiques de casse-noisette, le
soprano du gazouillement, et sa femme, une figure qui fait penser à la
Reine des Merlans dans une féerie.

Après un jeune Hollandais et sa mère, tous deux juifs, tous deux comme
éclairés par le reflet du soleil des juifs, la pièce d'or derrière le
grillage des changeurs; le jeune homme, un brun à barbe noire et à
lunettes, promenant éternellement, dans les escaliers de l'hôtel, le
cylindre d'un clysopompe; la vieille femme, à laquelle on ne sait quel
passé donner de marchande à la toilette ou de brocanteuse de chair humaine,
possédant des restes de beauté diabolique, et ayant dans le cerné de son
vieil œil, l'apparence d'un sourire de jouissance, mêlé à je ne sais
quelle profondeur de coquinerie. La nourriture l'excite, et, à la fin des
repas, se renversant à demi sur sa chaise, comme sur un canapé, et
branlant un peu la tête, elle a des chantonnements d'harmonica fêlé, des
notes cassées d'échos de _musicos_.

Puis toute la palette des teints de jaunisse et de la bile dans le sang,
depuis la pâleur hépatique jusqu'au bronze vert, depuis le bronze vert
jusqu'à la jaunisse nègre, et des têtes de femmes, où la maladie de foie
semble avoir développé une répugnante pilosité. Là dedans, une jeune
chlorotique à marier, assidue aux sources ferrugineuses de Mesdames, un
bubon en deuil, dont la mère, dans sa grossesse, semble avoir eu un regard
d'une caricature idiote de Grandville: Puis deux Anglais, deux Anglais du
Palais-Royal: l'un, le neveu, capitaine aux Indes, à l'abominable tête
d'artiste, à la barbe en queue de vache, au front de lézard, à la raie
médiane d'un modèle pour Jésus-Christ, et se livrant tout le temps à des
calembours internationaux. L'oncle, lui! ressemble à un commodore joué par
Odry, avec ses cheveux et ses favoris lui mangeant la figure à la façon de
deux perruques, avec ses yeux de taupe, ses cravates de Mazulipatam; et
les bijouteries qui le sillonnent, en serpentant, font de lui comme le
Laocoon des chaînes de montre.

Nos yeux, au milieu de tout ce monde, ne se reposent et ne se consolent
que sur une famille espagnole au grand complet: la grand'mère, la mère et
trois petites filles. La grand'mère, l'aïeule avec ses cheveux gris, la
ligne de blancheur de sa collerette, l'engoncement solennel dans le satin
noir de sa robe montante, sa carnation ressemblant à une ébauche grasse et
beurrée, de Vélasquez, en sa coloration violette aux glacis argentins. Et
elle semble entourée des petites infantes du maître, assises à côté d'elle,
de ces petites _senoritas_, la raie de côté, les cheveux piqués du rouge
d'un ruban ou d'une fleur de grenadier, le sourcil tressaillant, le front
bossué, le teint chaudement pâle avec la tache de fard de leurs joues, un
vermillonnement à la Goya.--Je les voyais tout à l'heure dans le jardin,
les petites senoritas, vives comme le vif-argent, et déjà jambées de
mollets de danseuses, petites-filles des fameuses saltatrices gaditanes.

Et autour de ce monde de tous visages et de toutes langues, tournent les
trois automates du service, la maîtresse d'hôtel, une Auvergnate à mine de
misère, montrant sur elle la désolation d'une porteuse d'eau qui a
renversé ses seaux, un petit domestique moyenâgeux, un espèce de varlet
drolatique, arrivé tout ahuri de la charrue, les cheveux en essuie-plume,
et la bouche riante montrant des dents en scie, enfin une pauvre petite
bonne, au cou maigre de poitrinaire, aux omoplates perçant sa robe étroite,
aux lobes d'yeux des prières d'Overbeck, marchant éternellement sur des
pieds, comme morts de fatigue.

       *       *       *       *       *

--Quelle misère de rouleuse, sous le costume de la chanteuse ambulante: un
chapeau de paille noir avec un coquelicot, un canezou marron, une jupe
violette à carreaux, troussée sur un jupon noir, et la bretelle de sa
guitare sur l'épaule. Elle a la figure grise des pauvres. Et une voix,
sortant de cette guenille, une voix d'un voyou qui muse, chante:

      C'est la vérité pure,
      Vous qu'avez bon cœur,
      Plaignez une créature,
      Q'az-évu des malheurs!

Et la créature crache.

       *       *       *       *       *

--Un chalet d'opéra-comique et de vaudeville, sur le balcon duquel on
s'attend toujours à voir des groupes chanter une ronde, comme au théâtre,
en levant au ciel des flûtes de Champagne; un jardin qui n'est presque
qu'une salle à manger en treillage, avec des médaillons de célébrités en
terre cuite, fouillés par Garrier-Belleuse: c'est le chalet de
l'administrateur des eaux, C..., une maison dont on tourne sans cesse le
bouton de cuivre, maison toujours mangeante, chantante, recueillant au
passage toutes les notoriétés, et toutes les voix jeunes et vieilles: hier
les frères Lionnet, aujourd'hui le vieux Tamburini!

Un type, ce C..., l'administrateur moderne, le créateur du jour,
l'Haussmann d'ici. Tout dans la main: les eaux, les bains, l'exploitation
de toutes les sources du Casino, le théâtre, les concerts, l'imprimerie et
le journal, et un monde d'ouvriers, depuis les maçons jusqu'aux
cartonniers des boîtes de pastilles, un monde de six cents manœuvres,
hommes et femmes. Les paysans l'appellent Napoléon IV.

L'homme, un enragé d'activité, mais un peu brouillon, comme tous les trop
actifs, et un touche-à-tout tyrannique. Bon enfant, mais un hôte à
l'hospitalité à brûle-pourpoint, et quelquefois sans tact, et dur de
paroles aux inférieurs... Au physique, l'œil clair, le nez à l'arête
sèche, sanguin, sensuel, denté pour mordre au plaisir... et par là-dessous
toujours à son affaire, faisant servir tous ceux qu'il reçoit à quelque
chose, tirant de ses hôtes une idée, une réclame, une utilité: des plans à
l'architecte, un premier-Vichy au littérateur, et plaçant à intérêt tous
ses dîners. En somme, pratique en tout, avec la science de la vie et
quelques goûts distingués de l'homme moderne, ayant un pantalon de nuance
distinguée, un merveilleux chien d'Ecosse, un break de Binder,--enfin
entouré de cette espèce d'aristocratie des choses, dont les parvenus
d'aujourd'hui arrivent parfois à s'envelopper, sans la mettre en eux.

Une maison, pendant toute la saison de Vichy, une maison d'allants et de
venants, où les honneurs sont faits par les M... un curieux ménage de
nomades de la société, ne dînant jamais chez eux à Paris, et tout l'été se
partageant entre des maisons de campagne d'amis: le mari, le chanteur
comique, à la tête de capucin de la chansonnette, avec son front d'ivoire,
ses sourcils d'astrakan, ses yeux et son rire de poussah; la femme, une
très gracieuse et aimable femme.

Là, passent des femmes déclassées, des femmes du monde qui n'y ont plus
guère qu'une jambe, des pianistes femelles qui semblent revenues de
partout, et qui dans des robes noires, qui ressemblent à du papier brûlé,
regardent avec la philosophie de la vieillesse de la femme laide, l'amour
qui se fait dans les coins; et en fait d'hommes, beaucoup de messieurs de
toute espèce, énormément d'architectes, et le dernier prix de Rome de
paysage, le dernier, dieu merci, un peintre qui fait estimer le génie de
Thénot.

       *       *       *       *       *

_Dimanche 28 juillet_.--Clermont.

A l'hôtel, une chambre aux rideaux de fenêtres couleur de pâte d'abricot,
au canapé de fausse moquette suspecte, aux descentes de lit
pouilleuses;--et le matin sur tout le corps des ampoules semblables
à des boîtes de montres.

Nous prenons l'omnibus pour Royat, un coin de Suisse, gâté et violé par
une école de tapins qui jouent du tambour sous les châtaigniers, et par
l'horreur d'un dimanche auvergnat. Le village pétrifié, avec des
silhouettes d'autochtones étagés sur leurs escaliers et finissant à un
chien idiotisé sur la dernière marche: une population sans rire, sans voix,
muette, concentrée.

Retour à Clermont. Nous battons la ville. A peine un passant. La tristesse
plate et dominicale de la province, à laquelle s'ajoute ici le deuil de
l'horrible pierre du pays, la pierre ardoisée de Volvic qui ressemble à
ces pierres de cachot, dans les décors de cinquième acte des drames du
boulevard. De temps en temps, un _campo_ qui conseille le suicide, une
petite place aux petits pavés pointus, entre lesquels pousse l'herbe d'une
cour de séminaire, et où les chiens bâillent en passant. Une église, la
cathédrale des charbonniers, noire au dehors, noire au dedans; un tribunal,
un temple noir de la Justice, un Odéon de la loi, académiquement funèbre,
et d'où l'on tombe sur une promenade, où les arbres maigrissent d'ennui
dans une grande ombre moisie. Toujours et partout, ces fenêtres et ces
portes encadrées de noir, ainsi que des lettres de faire part mortuaires.
Et sempiternellement à l'horizon, cet éternel Puy de Dôme, dont le cône
bleuâtre ressemble si épicièrement à un pain de sucre, enveloppé de son
papier.

A la fin, nous nous sommes assis sur un banc moussu, tumulaire, devant des
façades qui avaient les mélancolies des bords de canal, peints par Pierre
de Hooghe, recelant des vieilles en chapeau de paille de mendiantes sur la
tête, et qu'on eût dit peintes par un Memmling du _fouchtra_.

A l'hôtel, en rentrant, notre chambre nous paraît d'une saleté plus
menaçante, et le lion représenté sur nos descentes de lit, plus triste et
plus mangé de vermine que le matin. La peur nous prend, et nous nous
sauvons de l'Auvergne.

       *       *       *       *       *

_29 juillet_.--Retour à Paris.

       *       *       *       *       *

_3 août_.--Saint-Gratien.

Eudore Soulié déclarait aujourd'hui très justement qu'il y avait deux
Sainte-Beuve: le Sainte-Beuve de sa chambre d'en haut, du cabinet de
travail, de l'étude, de la pensée, de l'esprit; et un tout autre
Sainte-Beuve: le Sainte-Beuve du rez-de-chaussée, le Sainte-Beuve dans sa
salle à manger, en famille, au milieu de la _manchote_ sa maîtresse, de
Marie sa cuisinière et de ses deux bonnes. Dans ce milieu bas,
Sainte-Beuve devient un petit bourgeois, fermé à tous les grands côtés de
sa vie d'en haut, une espèce de boutiquier en goguette, l'intellect
rapetissé par les ragots, les âneries, les rabâchages imbéciles des femmes.

       *       *       *       *       *

_5 août_.--La princesse fait ordinairement, après déjeuner, des promenades
où elle jette comme la dictée de ses pensées. Aujourd'hui elle crache ses
amertumes à propos de l'ingratitude des artistes, au sujet de X... et de
Y..., qu'elle accuse d'avoir mené toute l'intrigue, pour empêcher la
première médaille d'Hébert. Elle rappelle tout ce qu'elle a fait pour eux.
Et elle s'étend éloquemment sur la peine qu'elle a eue à donner le goût de
l'art à l'Empereur et à l'Impératrice, à imposer la mode de la peinture et
des peintres à la société, «si bien, dit-elle, qu'aujourd'hui tout le
monde a son artiste... Mon avoué a son peintre: c'est Corot...
Positivement.»

Puis changeant de sujet: «Moi je n'ai jamais fait mon chemin avec
l'Empereur, parce que je vais tout droit... On ne m'a jamais prise dans
des tripotages, jamais, jamais!... On n'a jamais pu faire de moi, de ces
gens qui pleurent, et se font payer leurs dettes, tous les six mois...»
Cela sort d'elle avec une indignation et une montée de sang qui lui
empourprent le teint.

Puis elle nous promène dans le château, nous faisant voir sa chambre, son
cabinet, tout pleins de lumière ensoleillée, et tout amusants d'un
encombrement de petits meubles à ses goûts, de commodes de petites filles
et d'armoires pour les gâteaux de ses chiens. Elle nous dit, heureuse de
nous montrer toutes ses chambres d'amis, qu'elle n'a qu'un plaisir, c'est
d'avoir du monde, c'est de vivre au milieu de gens qui lui sont
sympathiques et qu'elle aime, qu'elle aurait bien pu, si elle avait voulu,
faire des choses extraordinaires, des monuments, des palais de financiers,
mais qu'elle aime bien mieux sa perse avec de vieux amis assis dessus.

Il faut un ou deux jours pour rentrer dans la pleine intimité de sa
connaissance et retrouver la caresse de sa parole: «le cher» au lieu de
«monsieur». Son amitié qui n'oublie pas, s'échauffe pourtant avec la
présence des gens.

J'ai remarqué chez la princesse un goût de toilette, particulier: le goût
du ton; ses robes sont toujours des robes de coloriste.

       *       *       *       *       *

_8 août_.--Nous passons chez Sainte-Beuve. Une particularité, et qui
indique et signifie bien l'essence démocratique de cet homme: c'est la
toilette intime de son chez lui: la robe de chambre, le pantalon, la
chaussette, la pantoufle, tout le _lainage peuple_ qui lui donne l'aspect
d'un portier podagre. Après avoir passé par tant de milieux, élégants,
distingués, il n'a, pu s'élever à la tenue d'un vieillard du monde, à
l'enveloppe honorable de la vieillesse chez elle.

Il nous a longuement conté toute son affaire du Sénat, et toute la grosse
popularité qu'elle lui avait faite. Et involontairement, pendant qu'il
parlait, nous pensions comme un seul article d'une plume amère et vraie,
un coup d'épingle de sincère honnête homme dégonflerait ce ballon de
blague d'un martyr à trente mille francs de traitement,--un article où
l'on rappellerait que, seul parmi, les lettrés, ce Sainte-Beuve a été
l'écrivain qui, en 1852, pendant la terreur blanche de l'écriture
littéraire, lors de notre poursuite en police correctionnelle, lors de la
poursuite de Flaubert, en ce temps du silence, de la servitude universelle,
a été, on peut le dire, le souteneur autorisé du régime. Et ce serait
amusant de rappeler que c'est l'émargement qui a été son illumination et
sa conversion à la liberté, et que son courage ne lui est venu qu'avec son
traitement d'inamovible et ces palmes de sénateur, gagnées à servir avec
de la mauvaise foi de prêtre, toutes les viles rancunes du 2 décembre.

En sortant de chez Sainte-Beuve, nous entrons chez Michelet. Nous le
trouvons assis sur son petit canapé, les mains sur les cuisses, dans une
pose d'idole, avec un sourire extatique sur la figure.

Il nous parle de Rousseau qu'il nous dit n'avoir fait quelque chose, que
parce qu'il ne pouvait, un moment, ni avancer ni reculer, qu'il était
réduit au désespoir. Ainsi de Mirabeau... Et il se met à nous faire une
loi providentielle de ces extrémités du destin des grands hommes, de ce
cul-de-sac de malheur, où ils sont obligés de se jeter à la mer. Il
termine en disant: «Il y a un joli mot d'émigrant là-dessus «il faut
arriver en Amérique noyé sur une planche, l'homme qui y débarque avec une
malle n'y fait rien.»

       *       *       *       *       *

_13 août_.--Saint-Gratien.

Une journée splendide et torride. On dresse la table dans le jardin: ce
qui donne toujours à un dîner l'air d'un dîner de théâtre. Puis la nuit
descendue, tout le monde roule en voiture; et l'on vague dans du clair de
lune, qui transfigure tout ce pays de Montmorency, en un rêve de paysage
parisien. L'on passe par la vaporeuse fraîcheur du Bois-Jacques, et l'on
revient au lac, inondé de lumière argentine dans le rideau de ses arbres
tout noirs. Et les uns sur les bateaux, les autres sur des périssoires,
semant le lac d'éclairs, en coupant de la rame ou des palettes l'eau
scintillante, évoquent dans cette banlieue un souvenir d'un lac de cette
Italie, dont la langue revient en musique, sur les lèvres des hommes et
des femmes.

       *       *       *       *       *

--Des hommes sont tentés par la mort comme par une dernière aventure.

       *       *       *       *       *

--Il n'y a que les domestiques qui savent reconnaître les gens distingués.

       *       *       *       *       *

--Un côté caractéristique des ménages troubles: ce sont ces froids qui
tout à coup tombent dans l'intimité, en présence de tiers, ces absences de
la femme qui chantonne en se livrant à un battement nerveux d'un pied sur
un barreau de chaise, cette ombre qui vient sur le front du mari, enfin
tout ce qui vous donne envie de vous en aller. Et l'on se trouve gauche et
gêné, et l'on sort avec une tristesse faite de ce mystère de choses
inconnues, de tous les sous-entendus qu'on sent et qu'on tâtonne dans ces
ménages, sur lesquels on cause.

       *       *       *       *       *

_Août_.--Trouville.

Heilbuth nous emmène le voir laver une aquarelle à Honfleur. Un drôle
d'être, décousu, braque, et très fin et délicat et méphistophélique
observateur, avec son nez crochu et son œil clair d'Allemand du Nord.

       *       *       *       *       *

_27 août_.--Dégoût ici de cette société d'anonymes. Nous souffrons
maintenant au coudoiement de populations d'inconnus et de bourgeois vagues.

       *       *       *       *       *

--Les étrangers parlent haut en public, ils ont la conscience de parler
une langue qu'ils sont seuls à comprendre. Le Français parle bas, parce
qu'il se sait compris de tous, et parler la langue universelle.

       *       *       *       *       *

30 août.--Aujourd'hui nous accompagnons Feydeau sur la falaise. Il est
dans le moment toqué de conchyologie qu'il veut fourrer dans un roman, et
il va travailler à ramasser dans la glaise toutes sortes de coquilles
antédiluviennes, passant des quatre heures en plein soleil, avec son
panier, son marteau et son ciseau à froid, et accompagné de son fils, un
petit blondin aux cheveux de la nuance du chanvre, le ventre couvert d'un
tablier de cuir, qui en fait comme un Amour en sapeur.

Feydeau a toujours une vanité ingénue qui lui sort de tous les pores, mais
tout à fait inoffensive. Il nous conte, du plus grand sérieux du monde,
qu'il éprouve un certain ennui de finir son roman, tant il est attaché à
ses personnages... Au milieu du développement de son ennui, un coup de
sifflet dans la falaise: c'est Mme Feydeau qui arrive avec un pliant,
toute charmante en sa fleur de beauté, et délicieusement coiffée d'une de
ces coiffures du Directoire, qui ont l'air d'en faire une fille de Mme
Tallien.

       *       *       *       *       *

_3 septembre_.--Entre nous deux, il n'y a pas d'autre froissement, d'autre
choc de nervosité agacée, que ceux produits par l'angoisse souvent
désespérée de la carrière littéraire et de la production du livre. Cela
nous jette dans des tristesses irritées contre nous-mêmes, et qui
rejaillissent quelquefois, de l'un sur l'autre, en mutuelle amertume. Cela
arrive, quand le travail ne va pas, quand il y a de l'impuissance à rendre
ce que l'on sent, et d'atteindre à cet idéal qui va toujours dans les
lettres, en s'élevant et en se reculant de votre plume. Alors de mornes
désespoirs, où dans le pessimisme momentané qui pousse les choses à
l'extrême, il y a des tentations de suicide... et c'est une revue rageuse,
dont on s'empoisonne l'âme, de tout ce que, tous deux, nous avons eu de
dénis de justice, de mauvaises chances, d'échecs, de faillites du succès,
tombant au milieu de cet état maladif qui ne nous laisse pas un jour sans
la souffrance de l'un de nous ou l'inquiétude de la souffrance de l'autre.

       *       *       *       *       *

_4 septembre_.--Nous ouvrons, au déjeuner du _Bras-d'Or_, une lettre de la
princesse: l'aîné de nous deux, est nommé chevalier de la Légion
d'honneur. Comme toutes les joies, celle-ci arrive incomplète, et le
décoré est très embêté... Quelque orgueil pourtant de cette décoration,
qui aura cette rareté de n'avoir été ni demandée, ni sollicitée même par
un mot, une allusion, mais arrachée par une amitié qui y a pensé toute
seule, et des sympathies d'inconnus...

       *       *       *       *       *

--Il me revient, ce mot de Sainte-Beuve, que me rapportait de lui, l'autre
jour, Soulié: «C'est du dîner Magny que sort mon discours du Sénat.» Et
c'est vrai! Le dîner Magny aura été, en dépit de quelques _empêcheurs_, un
des derniers cénacles de la vraie liberté de penser et de parler.

       *       *       *       *       *

_5 septembre_.--Monologue d'un bourgeois devant l'océan: «La mer est
silencieuse et trop loin... Il y a vingt-cinq ans, la mer se retirait
moins loin... l'espace est monotone, si on n'a pas le flot... et le flot,
on ne l'a que deux heures avant et deux heures après: en tout quatre
heures, c'est déjà quelque chose... Mais c'est monotone... du reste ça
m'est parfaitement égal...»

       *       *       *       *       *

_8 septembre_.--En voyant une méduse à moitié desséchée sur la plage, je
me demandais si la mort dans les animalités végétantes de la vie
inférieure ne serait rien qu'une insensible cessation de vivre, et si la
douleur de la mort, montant l'échelle animale, et s'aggravant à chaque
échelon de l'organisme et de l'intelligence, ne réserverait pas à l'homme
seul, toute la cruauté et toute la souffrance de la conscience de mourir.

       *       *       *       *       *

_15 septembre_.--Saint-Gratien.

On causait ce soir des puissances et des effets de la transmission du
sang. Viollet-le-Duc parlait de gestes d'enfant qui dénoncent le père, le
nomment presque, et il soutenait qu'un cocu philosophe, qui étudierait la
question, pourrait, sans se tromper, reconnaître dans le cercle de ses
amis et de ses connaissances, le père de son enfant. Au milieu de la
conversation, une femme de dire: «J'ai une bien jolie histoire là dessus.
Une dame de ma connaissance accouche d'un enfant qui avait deux doigts du
pied palmés. Le soir je rencontre un monsieur que je savais avoir cette
infirmité, et qui n'était pas du tout du monde de la dame. En le
plaisantant, je lui fais mes compliments, le pousse un peu... ma foi, il
avoue!».

Ce soir, la princesse a une toilette charmante. Sur une robe décolletée de
soie cerise qui lui laisse les épaules et les bras nus, une enveloppe de
dentelle noire jette le filigrane noir de ses ramages sur le rose de la
peau, et la splendeur d'un collier à sept rangs de perles se détache, en
leur luminosité nacrée, d'une cravate de dentelle noire qui s'y emmêle.

       *       *       *       *       *

_16 septembre_.--Hébert travaille au portrait de la princesse, que nous
lui avons vu _fusiner_ avant de partir: un portrait de la princesse en
buste, dans le joli format restreint des petits portraits d'Holbein, un
portrait intime, qui doit être gravé de la même grandeur pour les amis.

Hébert peint ce portrait avec des pinceaux fins, fins, et presque pas du
tout chargés de couleur, miniaturant et miniaturant le soupçon de ton
qu'il pose.

Pendant ce, Soulié lit le CADIO de Mme Sand dans la _Revue des Deux
Mondes_, le prince Gabrielli, qu'on appelle ici le prince Charmant, brunit
les duretés d'une eau-forte, représentant le profil de sa femme, qui, dans
la berceuse, paressant, et inoccupée, et joliment boulotte, rappelle la
_Doudou_ de Byron. De la comtesse Primoli, se tenant au fond de l'atelier,
on voit la raie nette dans ses beaux cheveux noirs, et un bout de front
penché sur un livre. La muette Mme Benedetti s'arrête de temps en temps
dans sa tapisserie, et prend un repos, avec un regard vague devant elle.
Le gros Primoli passe, jetant une égrillardise dissimulée dans de
l'italien, et s'en va. Mais voici le maire de Saint-Gratien arrivant,
accompagné de Charles Blanc, qui déroule et lit un factum contre le chemin
mortuaire d'Haussmann. La princesse s'anime, fulmine, devient rouge...
Hébert continue à donner, du bout de ses longs et fins pinceaux, des
caresses, au visage furieux de la princesse. Et les heures passent.

       *       *       *       *       *

_Mardi, 17 septembre_.--En flânant dans les serres de Saint-Gratien, nous
pensions à tout ce que ces plantes originales pourraient apporter
d'imagination créatrice à l'industrie, à la mode. Quelle source de
renouvellement pour nos soieries de Lyon! Quelle révolution à faire dans
l'académique des dispositions d'étoffes, dans cette abominable géométrie,
de notre goût. Ici, quelle fantaisie, quel imprévu de taches et de
couleurs. C'est le _naturisme_ heureux et libre, et sans règle pédante, de
l'art chinois, de l'art japonais, de ces arts calomniés comme arts
fantastiques et qui n'ont besoin que de cueillir une feuille, que je vois
là-bas, pour en faire, sous les doigts d'un ouvrier de Yedo, la plus
ravissante des coupes.

Retour ce soir. Des voyous en gaîté au chemin de fer. Le Français dans
l'ivresse n'est point bêtement heureux d'être ivre comme les autres
peuples. Il faut qu'il se montre très ostensiblement ivre à tous, par la
bruyance, les cris, les blagues, la crapulerie exubérante. Sa grande gaîté
dévoile son esprit de vanité et d'inégalité: elle a besoin d'être
écrasante pour les autres.

       *       *       *       *       *

_18 septembre_.--Rien, rien et rien, dans cette exposition de Courbet. A
peine deux ciels de mer... Hors de là, chose piquante, chez ce maître du
réalisme, rien de l'étude de la nature. Le corps de sa «Femme au
perroquet» est aussi loin du vrai du nu, que n'importe quelle académie du
XVIIIe siècle.

Puis le laid, toujours le laid, et le _laid bourgeois_, le laid sans son
grand caractère, sans la beauté du laid.

       *       *       *       *       *

--L'homme de la Morgue répondait à quelqu'un lui parlant de l'émotion
qu'il devait ressentir aux sinistres reconnaissances des cadavres: «Oh! on
se fait à tout... il n'y a qu'une chose, c'est, quand c'est une mère...
voyez-vous, le mort serait-il décomposé, pourri, serait-il du papier mâché,
comme il y en a... quand c'est une mère, elle se jette dessus et
l'embrasse... Il n'y a qu'elles pour cela!»

       *       *       *       *       *

--Nous sommes des assidus de l'_Arène athlétique_, de ce spectacle de la
lutte, qui se répercute dans tous vos nerfs, et dont vous vous en allez
avec un peu de la tristesse et de la déception des vaincus. Ce soir nous
avons vu, pour la première fois, «l'homme masqué», une figure du paladin
du biceps, qui nous est restée, ainsi qu'une apparition du Chevalier noir,
dans le chapitre d'un roman de Walter Scott.

Cette force masquée, une force étrange, mystérieuse, différente de toutes
les forces que nous avons vues à l'ouvrage, une force qui part comme un
ressort et qui, en ses deux petites mains gantées de noir, pétrit un torse
et des flancs, comme avec des mains d'acier. Ç'a été un spectacle étonnant
et tout inattendu, que ce gros Farnèse de Bonnet, étendu, aplati par terre,
rendu inerte, la puissance de sa masse brisée sous cet homme, à tête de
satin noir, couché presque doucement sur lui avec la pesée légère et
fantastique d'une chimère et d'un cauchemar.

Il y a une heure là, quand le gaz baisse et s'embrume, que le brouillard
des cigares devient intense, qu'une pâleur nerveuse est sur toutes les
figures, que les teints de Paris se plombent d'émotion, une heure où, sur
les gradins de la salle de bois, la foule de ces têtes de photographes et
de journalistes, fait comme des tas blafards et effacés de vivants, dans
une ombre à la Goya[1].

[Note 1: Une description prise dans le même temps de l'_Arène athlétique_,
et que je retrouve dans le cahier documentaire de nos ROMANS FUTURS, qui
n'ont point été faits, hélas!]

       *       *       *       *       *

--Après dîner, au restaurant Philippe.

Du talent, peut-être en avons-nous, et je le crois, mais d'avoir du talent,
il nous vient moins d'orgueil, que de nous trouver des espèces d'êtres
impressionnables d'une délicatesse infinie, des _vibrants_ d'une manière
supérieure, et les plus artistes à goûter l'aile de poularde braisée que
nous mangeons ici, un tableau, un dessin, une boîte de laque, un bonnet de
linge de femme, le suprême et l'exquis de toute chose raffinée et
inaccessible aux gros sens d'un public.

       *       *       *       *       *

_27 septembre_--Voltaire, et encore et toujours cette histoire de sa
fièvre à l'anniversaire de la Saint-Barthélémy. Lui, la sensitive de
l'éphéméride! Allons donc, lui bon, tendre, pitoyable! Mais, je le répète,
il n'y a qu'à regarder ses lèvres, dans sa statue de Houdon. Et bien, moi
aussi je te baptiserai, Voltaire, tu es Satan-Prud'homme.

_La lumière blanche du gaz, réverbérée par les disques de métal, faisant
des remous comme argentés sur le rouge des banquettes. La salle blanchie à
la chaux, sur laquelle s'enlève la couleur naturelle du bois des
poutrelles et des planches des petites loges, en forme de box. Dans
l'ombre profonde des deux extrémités de la salle, le scintillement des
boutons et des poignées d'épée des sergents de ville._

_Les membres luisants des lutteurs s'élançant dans la pleine lumière.--Les
défis des yeux.--Les claquements de mains sur la peau dans
l'empoignade.--Une sueur qui sent la bête fauve.--Des pâleurs se mêlant à
la blondeur des moustaches.--Des chairs qui se rosent aux places
talées.--Des dos suintant comme des pierres d'étuves.--Des marches se
traînant à genoux.--Des virevoltes sur la tête, etc., etc._

       *       *       *       *       *

_28 septembre_.--Dans les coulisses des Français. Le cor d'Hernani:--c'est
un cornet à pistons de la Garde impériale,--et Ruy Gomez se plaignait, ce
soir, d'avoir trop mangé à son déjeuner de tripes à la mode de Caen. Oh!
toutes les choses du monde, lorsqu'on les voit par derrière!

       *       *       *       *       *

_29 septembre_.--La race des ministres est descendue, et je crois qu'elle
ne peut guère descendre plus bas. Sous Louis-Philippe, c'étaient encore
des professeurs; aujourd'hui j'en vois un, qui est un vrai Gaudissart,
avec des favoris de marin de la Méditerranée, l'encolure d'un placeur de
gros vins et d'un homme à femmes de la Cannebière, enfin le brun poilu
qu'on voit dans les lithographies obscènes de Devéria. Ce ministre est à
la fois plat, humble, rogue et haut.

Et le voilà, à table, prenant ses aises d'homme mal élevé, et
s'épanouissant en vieilles histoires marseillaises usées jusqu'à la corde,
et faisant un gros bruit bête de _troun de l'air_, en habit noir.

Le soir, au fumoir, il s'est étendu, en se vautrant sur un divan, avec
cette habitude des hommes d'État actuels, auvergnats et marseillais, de
décrotter les talons de leurs bottes à la soie des meubles, et à la fois
dédaigneux, et contempteur du monde qui était là, et tout ahuri à la
question _ébouriffamment_ intime que lui adresse, sous un air parfaitement
bête, Théophile Gautier, sur ses rapports conjugaux avec son épouse.

       *       *       *       *       *

_3 octobre_.--La maladie effraye la femme du peuple, comme l'orage les
bestiaux. L'inconnu du mal qui vient à elle, l'hébète. Ainsi que les
enfants, les femmes du peuple disent au médecin, qu'elles souffrent de
partout.

       *       *       *       *       *

_Dimanche 7 octobre_.--Saint-Gratien.

Avant dîner, dans la chambre d'Eugène Giraud, pendant qu'on se chausse,
qu'on se lave les mains, qu'on passe l'habit de circonstance, qu'on fume
une cigarette, Charles Giraud raconte qu'à Taïti, les femmes ont
l'habitude de s'oindre le corps d'une certaine préparation jaune qui leur
enlève l'apparence solide d'un corps humain, et donne à leur corps, à leur
chair, la transparence d'une bougie transparente, en fait des statues
étrangement douces à l'œil, presque diaphanes.

Et la description de ces femmes est remplacée, je ne sais par quelle
transition, dans la bouche de Penguilly, par les effets du canon. Il se
met à conter, comme il sait conter, vous donnant avec son récit lent et
détaillé, récit d'officier et de peintre, l'idée d'une veillée de camp, il
se met à conter un des derniers coups de canon de 1814.

Une batterie française, aux portes de Paris, avait devant elle du
brouillard; et des formes à peine visibles se montraient, un instant, dans
ce brouillard, tiraient et disparaissaient, en se jetant à plat ventre au
milieu de broussailles. C'étaient des tirailleurs suédois, dont l'un
venait d'abattre ou de blesser, coup sur coup, trois canonniers. Cela
agaçait les Français, quand le capitaine s'adressant au meilleur pointeur,
lui dit: «Tâche de toucher ce bougre!» La pièce de service était un petit
obusier. Le coup partit, à l'instant où la silhouette du Suédois se levait
de terre. «Je crois avoir touché, mon capitaine,» dit le pointeur, et la
canonnade continua toute la journée.

Le soir, au moment, où on relevait les blessés pour les porter aux
ambulances, le canonnier dit au capitaine: «Je voudrais bien aller voir
mon coup de ce matin!» Le canonnier va à l'endroit où son coup avait dû
porter, et trouve un vivant encore chaud, mais un vivant dont le boulet
avait fait, dans la face, le creux rond d'une serpe, avait enlevé le nez,
les yeux, la bouche, tout ce qui est la figure d'un homme.

Le canonnier porte le Suédois à l'ambulance. Le cas est trouvé curieux. On
le panse, on s'ingénie en inventions pour le faire boire, pour le faire un
peu revivre, avec des tuyaux de plume, avec je ne sais quoi... Mais voilà
l'effroyablement terrible: l'homme pansé, bandé, revient à lui. On le voit,
dans le premier moment, ignorant de sa blessure, se tâter de ses bras
étendus, d'abord les jambes, tout doucement remonter, se tâter les cuisses,
puis le ventre, l'estomac, la poitrine, puis arrivé là, s'arrêter un
moment, avoir un mouvement d'épaules qui fit peur, porter enfin les mains
à sa tête, à la place de sa figure, au bandage qui la recouvrait et
l'arracher... On le fit vivre cinq jours.

Penguilly racontait encore que la fameuse maréchale Lefèvre, cette _haute
gueule_ de la première cour impériale, apporta, un beau matin, le bâton du
maréchal au Musée d'artillerie, et comme le conservateur, tout en la
remerciant, s'étonnait que la famille ne conservât pas une telle relique.
«Ah! bien oui, ma famille, vous ne les connaissez pas,--et faisant le
geste,--ils seraient capables de s'en servir pour abattre des noix!

       *       *       *       *       *

_8 octobre_.--Dîner Magny.

Oh! l'intolérance du parti de la tolérance! J'ai pensé au mot de Duclos.
«Ils finiront par me faire aller à la messe!»

       *       *       *       *       *

_11 octobre_.--Fini aujourd'hui notre pièce: Blanche de la Rochedragon
(LA PATRIE EN DANGER).

La rue Childebert va disparaître. Goguet le marchand de cadres anciens
déménage. Drôle de bonhomme et drôle de rue.

La rue lépreuse avec son air de cul-de-sac provincial, et qui fait
brusquement le coude à une petite entrée de Saint-Germain-des-Prés: une
rue où le bric-à-brac coulait sur le pavé, où des fauteuils étaient à
cheval sur le ruisseau, une rue où l'on marchait au milieu de cadres
dédorés, une rue où aux devantures et sur les portes, c'était un méli-mélo
de vieux portraits sur des chaises n'ayant plus que des sangles, des
tapisseries représentant des saintes brodées à l'aiguille, des crucifix,
des portoirs de fayence, des fontaines de cuivre, des plats en étain, une
ferronnerie et une ferraillerie moyenâgeuses, et des bouts de cors de
chasse, passant sous des habits de membres de l'Institut, et des guitares
pendues sur des châssis, représentant des têtes d'expression de femmes
grecques en turban de Mme de Staël, peintes aux années philhellènes, et
des ciels de lit aux vieilles soieries faisant des auvents de boutiques.

Une boutique entre autres, à la porte de Goguet, pareille à une palette de
la loque, de toutes ses usures et de toutes ses flétrissures, ouvrant
entre des verdures brûlées, râpées, mangées, pourries, enfin une espèce de
trou, aux amoncellements de paquets de lisières, aux tas de morceaux de
cordons de tirage, d'effiloquages de soie et laine, un trou plein à
déborder, pour ainsi dire, d'un fumier de tissus.

Puis l'escalier tout noir, et tout suintant d'eau, et la loge du concierge
au premier, où, dans l'humide coup de jour glauque du vitrage, on voyait
le portier et la portière à côté de trois pots de joubarbe, comme des
noyés sur un banc d'herbe, dans le fond jaune d'un fleuve.

Et Goguet et son acolyte, avec leurs mines glabres, leurs physionomies
humbles de brocanteurs-sacristains.

       *       *       *       *       *

_16 octobre_.--Dîner avec Hébert chez Philippe.

Il nous parle d'un de ses élèves de Rome, un jeune sculpteur, le frère de
Barrias le peintre, lequel était tourmenté depuis longtemps de la toquade
d'aller en Grèce, pour mettre au bas d'un buste ou d'une figure:
Αθηνη, suivi de Εποιει. Il vient de recevoir de lui une lettre
désespérée, dans laquelle il lui dit, que dans l'ancienne patrie de
Phidias, il n'y a plus de modèle, plus même de terre à modeler, et qu'un
sculpteur qu'il a fini par découvrir lui déclarait que, lorsqu'en Grèce,
quelqu'un s'avisait de vouloir faire une œuvre d'art quelconque, il se
rendait à Rome, et qu'à Athènes on ne sculptait absolument plus que
d'après des gravures.

Nous lui parlions du musée de Grenoble, du splendide Rubens représentant
Saint Bonaventure, et nous lui demandions s'il n'avait pas eu une action
sur sa vocation. Il nous répondait que sa vocation n'était pas venue de
son musée natal, mais qu'elle lui était venue des ruisseaux de sa province,
de ces ruisseaux pas très grands, larges comme la table, à l'eau très
courante, et cependant paraissant immobile, avec l'ondulation verte de
toutes sortes d'herbes, sur le fond gris, où il y a des cailloux jaunes.
Ces tons doux et lisses, sous la fuite du ruisseau, cette lumière noyée,
cette transparence de choses aquatiques, sous ce vernis trémulant,--ce
vernis qu'il comparait à un vernis copal,--ce fut pour lui son miroir
d'idéal et l'inspiration de sa vocation.

Berlioz est son compatriote. Ils étaient de deux maisons dans la montagne,
l'une un peu au-dessus de l'autre. Il l'avait vu le matin même, et Berlioz
lui racontait avoir été amoureux à douze ans, dans le pays, d'une jeune
fille de vingt ans. Depuis, il avait passé par bien des amours,
romanesques, farouches, dramatiques, avec toujours cependant, au fond de
lui, la sourde mémoire de ce premier amour, auquel il était passionnément
revenu, en retrouvant à Lyon sa jeune fille, âgée de 74 ans. Et maintenant
lui écrivant, et ne lui parlant que des souvenirs de son cœur de douze
ans, il ne vivait plus que de cette flamme passée!

       *       *       *       *       *

--Le beau Louis XVI, est le beau Louis XV, le Louis XV de 1760, le Louis
XV contemporain du Garde-Meuble, et personne ne l'a vu. Le vrai Louis XVI
est déjà de l'Empire, il n'y a qu'à voir l'horrible coffret à bijoux de
Marie-Antoinette.

       *       *       *       *       *

--Il y a des hommes, il y a la femme.

       *       *       *       *       *

_21 octobre_.--Aux buffets anglais de l'Exposition.

Les femmes tirent un aspect fantastique de leur éclat, de leur blancheur
crue, de leurs cheveux fulgurants, un aspect qui leur donne l'apparence de
prostituées de l'Apocalypse; elles ont quelque chose d'inhumain,
d'alarmant, d'effrayant. Des yeux qui jamais ne regardent, un mélange de
clowns et de bestiaux: des bêtes splendides et inquiétantes.

       *       *       *       *       *

_27 octobre_.--A Bellevue, chez Charles Edmond qui vient de se faire bâtir
un petit palais bourgeois.

Nous allons avec lui chez Berthelot, son voisin, et tombons dans
l'intérieur du chimiste. Une petite maison dans les bois. Un jardin plein
d'enfants, un salon plein de femmes. Mme Berthelot, une beauté singulière,
inoubliable: une beauté intelligente, profonde, magnétique, une beauté
d'âme et de pensée, semblable à ces créations de l'extra-monde de Poë. Des
cheveux à larges bandeaux presque détachés, à l'apparence d'un nimbe, un
calme front bombé, de grands yeux pleins de lumière dans l'ombre de leur
cernure, un corps un peu plat avec dessus une robe de séraphin maigre. Et
une voix musicale d'éphèbe, et un certain dédain dans la politesse et
l'amabilité d'une femme supérieure. Un enfant, son aîné, est venu
s'asseoir tout contre elle, beau comme un enfant fait au ciel.

Nous battons toute la journée, en compagnie de Berthelot, les bois de
Sèvres et de Viroflay, et nous retombons le soir dîner dans le ménage
Charles Edmond.

       *       *       *       *       *

--La vie est une telle peine, un tel travail, une telle occupation, que
des hommes comme nous doivent arriver à se dire, à l'heure de la mort:
«Avons-nous vécu?»

       *       *       *       *       *

_5 novembre_.--Philoxène Boyer est mort de la maladie de Fontenelle, de
l'impossibilité de vivre. Il n'y a que ce temps-ci pour faire mourir les
gens de vieillesse à 38 ans.

       *       *       *       *       *

_14 novembre_.--Ce soir, Sainte-Beuve donne à dîner à la princesse. La
petite cuisinière Marie nous fait entrer dans la salle à manger, où se
dresse comme le dîner monté d'un curé, recevant son évêque, et de là dans
un salon du rez-de-chaussée tout blanc, tout doré, avec son meuble
jonquille battant neuf, qui semble le meuble fourni à une cocotte par un
tapissier.

Les invités arrivent: la princesse, Mme de Lespinasse, le vieux Giraud de
l'Institut, le docteur Phillips, Nieuwerkerke. La princesse a la mine
toute gaie; elle s'amuse d'avance, comme d'une partie de garçon. A dîner,
elle veut tout servir, tout découper. Son père découpait toujours. Il
avait de très jolies mains. Il mangeait même la salade avec les doigts, et
quand on lui disait que ce n'était pas propre, il répondait: «De mon temps,
si nous ne l'avions pas fait, nous aurions été grondés, on nous aurait
dit que nous avions les mains sales!»

Au bout de la table, Sainte-Beuve a l'air d'un maître d'hôtel d'une
cérémonie funèbre, de son repas de mort. Je le trouve cassé, vieux,
rabâchant, ayant pour se plaindre du mal qu'il a à vivre, cette mimique
sénile, ces fermements d'yeux qui disent: «Allez, je me sens!» ces gestes
de componction triste, et ces paroles qui se plaignent avec des mots vides.

Il ne mange pas, se lève deux ou trois fois pendant le dîner, demande
qu'on ne fasse pas attention à lui, revient comme le revenant de sa maison,
comme une ombre de vieillard qui ne veut déranger personne.

Chacun se bat les flancs. On essaye d'égayer le champagne, mais le rire
est froid et se glace. La princesse devient sérieuse et paraît
souffrante... Dans le salon, Sainte-Beuve, tâchant de sourire, assis au
bout du canapé jonquille, arc-bouté de ses deux poings sur la soie, se
laisse aller à conter les tristesses de sa jeunesse, de sa vie sans
chaleur avec les gens du _Globe_, Cousin, Vitet: gens qui ne lui donnaient
que leur esprit, leur amabilité, rien de plus, et souvent le
déconcertaient par des discussions, où il était tout étonné d'entendre
Cousin appeler Louis XIV «un godelureau».

Il nous parle de son temps d'interne à Saint-Louis, en 1827, de sa chambre,
rue de Lancry au dix-huitième étage, «où je vivais si seul, dit-il, que
pendant sept mois, personne n'est entré que ma mère, et une seule fois»...
C'est depuis ces mélancolies de l'isolement, qu'il a réagi contre, qu'il a
eu toujours besoin de monde, qu'il a voulu dans sa salle à manger des
femmes, des chats. Et il cite l'exemple de Saint-Evremont s'entourant, à
mesure qu'il vieillissait, de bêtes, d'animaux... et d'hommes, ajoute-t-il
en souriant, pour faire plus de vie autour de lui. «Ah! si j'avais eu là,
à l'hôpital, un maître, mais c'était Richerand, un charlatan...»

Là-dessus le docteur Phillips, avec sa grosse tête dans les épaules, ses
yeux saillants, sa personne ankylosée, se met à parler chirurgie,
opérations, nous entretient de Roux, cet artiste du pansement qui tuait
ses malades par la coquetterie de ses bandes. La princesse l'interrompt,
en lui jetant au nez la barbarie des chirurgiens, leur insensibilité, le
peu d'émotion qu'il faut qu'ils aient... «Si, riposte Phillips, j'en ai
beaucoup, mais seulement pour les enfants... Ces pauvres petits êtres
auxquels on ne peut pas faire comprendre que c'est pour leur bien... Oh!
cela est horrible...» Puis après un silence: «Voyez-vous, dans notre
métier on ne voit plus que la science... la science c'est si beau... Mais
il me semble que je ne vivrais plus, si je n'opérais plus... C'est mon
absinthe!»

Et la fatalité de cette conversation, ce qui planait dans cet intérieur,
la fin prochaine de l'hôte qui nous recevait, avaient jeté tous les
dîneurs dans une triste songerie.

       *       *       *       *       *

--Vie d'enfer tout ce mois de novembre: publier un livre, arranger un
appartement, avoir affaire à tous les corps de métier, ranger une
bibliothèque, écrire un travail de casse-tête sur les vignettistes du
XVIIIe siècle, et suivre chacun un régime, et essayer de se refaire un peu
le corps. Notre devise en ce bas monde devrait être: _Malgré tout_.--En
attendant que nous la prenions, nous la donnons au héros de notre pièce.

       *       *       *       *       *

_25 novembre_.--Bar-sur-Seine.

A la campagne et en famille pour changer. Nous laissons derrière nous
MANETTE SALOMON en plein succès.

       *       *       *       *       *

_4 décembre_.--Contraste de la vie! Nous emplissons un peu Paris en ce
moment du bruit de notre livre, et nous voici ici devant l'âtre de la
cheminée de la baraque, où sur le manteau de brique encore taché de la
main des maçons marquée en chaux, noircit un bouquet desséché
d'immortelles, couleur de vieux bois. Dans la cheminée, des souches
fantastiques, flambant, se tordant, rougeoyant comme des racines de
mandragores. Et dans la baraque, un banc, un cor de chasse, un vieux nid
de frelons à une solive, rien que cela.

Au dehors, le soleil sur la neige, une route comme un champ de mottes,
toutes blanches et étincelantes aux ombres doucement bleuâtres de la ouate,
et de chaque côté de la route, le bois roux, avec çà et là, comme un de
ces paquets de feuillage mort qu'on voit à la porte d'une auberge. En se
retournant, un soleil tout blanc, qui fait aux ramures noires des arbres
un fond d'argent; et de distance en distance, une brindille perdue portant
à sa dernière feuille une sorte de marguerite de givre; au loin un
fouillis, un lacis, une confusion de ramilles maigres qui se perdent dans
du violacé, saupoudré d'une poudre de neige, leur donnant la légèreté
d'une forêt de plumes.

Et, sous un ciel sourd, lamé de bleu froid et de jaune pâle, la route tout
au loin, blanche, blanche, blanche, avec ses _fréquentations_, les pas de
la nuit, la trace de l'animal, l'impression de son pied et la bifurcation
de la corne sur la blancheur du chemin.

       *       *       *       *       *

--Lu un peu du MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE. A faire, dans Napoléon, tout un
chapitre sur cette tête, un monde,--ce cerveau plein des affaires du monde
et des comptes de boutons d'une armée[1].

[Note 1: Un moment nous avons eu l'idée de faire une histoire du cerveau
de Napoléon, idée qui nous a persécutés quelques années, mais qui a été
abandonnée, sans qu'il y ait eu d'autre travail que des notes prises.]

       *       *       *       *       *

_17 décembre_.--Nous aimons ces changements d'existence, ces triomphes de
l'animalité au retour de la chasse, ces coups de fouet de fatigue, ces
griseries des fonctions physiques, où le boire, le manger, le dormir,
deviennent comme des félicités divines de bêtes.

       *       *       *       *       *

--La vie, ah! la vie, même pour les plus heureux et les plus écrasés de
fortune, même pour les meilleurs. Un saint, un grand seigneur, un
propriétaire de deux millions de rente, un homme qui a eu une si bonne
volonté au bien et au beau,--j'ai nommé le duc de Luynes,--un jour accablé
par la vie, ne put retenir: «Mais je suis donc maudit!»

       *       *       *       *       *

_25 décembre_.--Jour de Noël.

Délicatement aimable et bien femme, la princesse! Elle a pensé à mettre,
pour notre retour, une toilette que nous lui aimons. C'est son jour de
loterie de tous les ans, jour qu'elle a choisi pour faire les honneurs de
sa serre à son intimité. Luxe tout nouveau que ces salons-serres, qui
n'ont guère plus de vingt ans de date, et dont le goût remonte peut-être à
Mlle de Cardoville d'Eugène Sue. Avec son goût de bric-à-brac, la
princesse a semé dans cette serre qui contourne son hôtel au milieu des
plus belles plantes exotiques, toutes sortes de meubles de tous les pays,
de tous les temps, de toutes les couleurs, de toutes les formes: un
capharnaüm qui a l'étrange et l'amusant du déballage d'un magasin de
bibelots dans une forêt vierge.

Et là dedans, des lumières sur des feuilles de bananier, qui semblent des
lumières électriques, et partout ce doux vert «cendre verte» de la plante
des tropiques, détaché, découpé, digité sur la pourpre d'un drap rouge,
chiffonné à grands plis contre les murs.

       *       *       *       *       *

_Jeudi 26 décembre_.--Été voir Thierry, pour lui demander la lecture aux
Français de nos cinq actes sur la Révolution. Les politesses de Thierry
nous ont fait trembler.

       *       *       *       *       *

_29 décembre_.--Chez la princesse, ce matin. Pendant les tintements de la
messe, dite pour la princesse dans une pièce voisine, tintements coupés,
dans le salon où nous sommes, par des blagues d'Arago, Vimercati raconte
un curieux départ de la vie d'un de ses amis, le dernier inscrit sur le
livre de la noblesse de Venise. Ce monsieur, qui avait cent mille livres
de rente, un jour, prit congé de ses amis, de ses connaissances, du monde,
les prévenant qu'il s'en allait mourir dans la montagne. Il s'y faisait
bâtir une maison, et servir par une espèce de jardinier, qui lui fricotait
son petit repas du matin et du soir, et sans vouloir recevoir âme qui vive,
il restait sept ans en cravate blanche, sur cette hauteur, à prendre son
vol pour l'éternité.

... A quatre heures, nous allons chez Sainte-Beuve, savoir de ses
nouvelles. Il nous fait dire qu'il désire nous serrer la main. Nous
montons l'escalier étroit, nous passons le petit pas, entrons dans cette
chambre à la fois nue et encombrée, au lit de fer sans rideaux, et qui a
l'air d'un campement dans une bibliothèque en désordre.

Du lit, deux mains se tendent chaudes et douces. Vaguement, nous percevons
une tête tout enchiffonnée, un corps auquel la souffrance et le
ramassement sous les draps ont presque ôté sa forme.

--«Mal... cela va mal!» C'est sa première phrase.

--Mais pourtant les médecins...

--Qui, les médecins? répond-il, avec une note colère dans la voix, je n'ai
plus de médecins, ils m'ont abandonné!... D'Alton-Shée m'a donné
Johnston... Phillips a été très gentil, mais c'est pour la chirurgie...
peut-être y viendrai-je demain... je ne peux plus maintenant passer trois
heures sans me sonder... et puis je vais sur le vase... et des minutes à
me tordre... des spasmes de vessie... oh, affreux!»

Et il entre dans tout le détail technique de son horrible maladie, parlant
du pus qu'il rend par l'anus, comme s'il voulait, en appuyant sur les
dégoûts qu'il a de lui-même, désarmer le dégoût des autres... Il nous
paraît désespérément résigné... Un moment il reprend haleine, puis nous
dit: «Je me fais encore lire... mais à bâtons rompus... vous comprenez...
je ne peux plus assembler mes idées.» Un silence. Et le mot: «Adieu» et il
nous retend les deux mains, retournant la tête au mur.

       *       *       *       *       *



ANNÉE 1868


_1er janvier_.--Allons, une nouvelle année... encore une maison de poste,
selon l'expression de Byron, où les Destins changent de chevaux!

       *       *       *       *       *

_2 janvier_.--Avant-hier on nous a rapporté la copie de notre pièce sur la
Révolution. Nous en avons presque peur instinctivement, comme d'une chose
d'où va sortir l'infernale angoisse des émotions du théâtre.

       *       *       *       *       *

_3 janvier_.--Par une neige, qui vous fait frissonner pour les mal vêtus
de la misère à Paris, nous sommes à cet hôtel des Champs-Élysées, insolent
de lumières, fulgurant de la flambée des lustres et de la pourpre de ses
tentures, par les volets ouverts.

Dans le salon énorme, dans la cheminée gigantesque, pas de feu, rien que
la chaleur d'un calorifère qui s'allume. La Païva n'aime pas le feu. Elle
arrive bientôt, ruisselante d'émeraudes sur la chair de ses épaules et de
ses bras: «Ah! je suis encore un peu bleue... c'est que je viens de me
faire coiffer par ma femme de chambre, les fenêtres toutes grandes
ouvertes,» dit-elle. Cette femme est bâtie d'une manière toute spéciale.
Par ce temps, elle vit dans l'eau et l'air glacés, à la façon d'une espèce
de monstre boréal, inventé par la mythologie scandinave.

Toujours la même, désagréable, antipathique, coupante et blessante dans la
contradiction.

A table, la Païva expose une théorie de la volonté à faire peur... et que
tout arrive par la volonté... et qu'il n'y a pas de circonstances... et
qu'on les fait quand on veut... et que les malheureux ne le sont, que
parce qu'ils ne veulent plus l'être. Alors sur les effets de la
concentration du _vouloir_ qu'apporte, à l'appui de la thèse de la
maîtresse de la maison, Taine,--qui débute aujourd'hui--et qui
nécessairement cite Newton, se vouant pour ses découvertes pendant des
années à une telle concentration de pensées et de méditations qu'il en
resta, un temps, presque idiot, la Païva cite l'exemple d'une femme qui,
pour accomplir une chose qu'elle ne dévoile pas, resta trois ans enfermée,
retranchée du monde, touchant à peine au manger, dont il fallait la faire
souvenir, murée en elle-même, et toute à la combinaison de son plan. Et
après un silence, elle ajoute: «Cette femme, c'était moi!»

       *       *       *       *       *

_21 janvier_.--... La princesse a dîné hier aux Tuileries, et il reste en
elle comme une satisfaction d'avoir débouché le sphinx, de l'avoir fait un
peu parler. L'Empereur lui disait:

--Moi qui aimerais tant lire... Je n'ai pas le temps... Je suis accablé
sous le faix des affaires, sous le poids des papiers... Devinez cependant
ce que j'ai lu aujourd'hui... C'est ce volume qui était là, je ne sais
comment, et qui m'est tombé sous la main: MADAME DE POMPADOUR, par...
par... Mais comme c'est singulier, elle est fort laide dans le portrait
qui est en tête de l'ouvrage... Est-ce qu'il y a un portrait d'elle?

--Comment? fit la princesse, en partant d'un gros éclat de rire. Oh! ne
dites pas cela trop haut!

--Où est-il donc, ce portrait?

--Eh! au Louvre!... Comment, on ne vous l'a jamais montré?

       *       *       *       *       *

--Tout bien vu, le théâtre doit être une épopée ou une fantaisie. La pièce
de mœurs, comparée au roman de mœurs contemporain, est trop une misère,
une parodie, un rien.

       *       *       *       *       *

--La générosité de l'homme implique presque toutes les autres vertus
sociales, et l'avarice le manque de ces mêmes vertus.

       *       *       *       *       *

_2 février_.--Il y a des gens qui voient partout la Providence dans la
vie: nous, nous sommes bien forcés d'y voir le contraire. Quand les grands
ennuis font un moment trêve dans notre existence, il semble qu'un hasard
méchant, et d'une imagination diabolique, met son ingéniosité à nous
tourmenter par des persécutions insupportables, ironiques et bêtes. Notre
appartement est le seul de la maison où il y ait des objets d'art; et
c'est aussi le seul où il pleuve, quand il pleut. Nous venons de nous
agrandir d'un petit logement, et nous croyions avoir admirablement arrangé
notre chez nous: voilà un homme d'écurie qui pendant six heures, tous les
jours, en criant, en beuglant, en sifflant, nous rend impossible le
sommeil du matin et le travail dans la journée. Ce bruit nous met dans un
état nerveux abominable.

       *       *       *       *       *

--Je crois que beaucoup d'hémiplégies viennent de la disproportion de
l'homme avec sa place: les trop grandes positions font sauter les petites
cervelles.

       *       *       *       *       *

--Un paysan, un ancien châtreur de cochons, tombe chez nous, pour nous
acheter nos fermes des Gouttes. Il se trouve que la moitié de nos titres a
été perdue par nous et l'autre moitié par le notaire.

       *       *       *       *       *

--Nous emportons de chez Pierre Gavarni, des cartons de papiers, des
morceaux de la vie de Gavarni, et nous nous y plongeons, du lever au
coucher. Une espèce d'autopsie qui semble aspirer, absorber notre
existence, si bien qu'il nous semble ne plus exister de notre vie propre,
mais de la vie de l'homme que nous étudions, que nous fouillons, que nous
creusons, de l'homme derrière lequel nous emboîtons le pas, entraînés dans
le tourbillon de cette activité vagabonde de Juif-Errant d'affaires et
d'amour, qui nous fatigue à sa fatigue.

       *       *       *       *       *

--L'éloignement est excellent pour la gloire et le retentissement d'un
homme vivant: Voltaire à Ferney, Hugo à Jersey, deux solitudes qui riment
et semblent se faire écho. Pour un homme de génie ou de talent: se montrer,
c'est se diminuer.

       *       *       *       *       *

--Quand on est très ennuyé, la vie perd de sa réalité; il semble qu'il y
ait du songe dans les faits, les spectacles, les passants.

       *       *       *       *       *

--Sous l'agacement du bruit, il arrive une espèce de maladie nerveuse de
l'oreille, l'acuité de la perception devient douloureusement infinie, et
l'on ne souffre pas seulement du bruit, mais de la prévision et de
l'attente du bruit, et le bruit fait, on souffre encore de ce qui est si
long à mourir dans les ondes sonores.

       *       *       *       *       *

_8 février_.--Toute cette semaine, enfoncés dans cette vie de Gavarni.
Quel chasseur de femmes! Quel passionné de l'_inconnu féminin!_ Quel
suiveur de toutes celles qu'il voit, et que de rendez-vous!... Et
quelquefois, je ne sais quoi de noir et de machiavélique, une méchanceté
de LIAISONS DANGEREUSES, curieuse d'expériences cruelles, un jeu amer avec
les faiblesses de la femme...

       *       *       *       *       *

--Une des joies d'orgueil de l'homme de lettres,--quand cet homme de
lettres est un artiste,--c'est de sentir en lui la faculté de pouvoir
immortaliser, à son gré, ce qu'il lui plaît d'immortaliser. Dans ce peu de
chose qu'il est, il a comme la conscience d'une divinité créatrice. Dieu
crée des existences, l'homme d'imagination crée des vies fictives, qui
quelquefois, dans la mémoire du monde, laissent un souvenir plus profond,
pour ainsi dire, plus _vécu_.

       *       *       *       *       *

_11 février_.--A une soirée d'Arsène Houssaye...

Une des premières fois que notre succès nous arrive à l'oreille, et qu'il
se fait autour de nous un petit _moutonnement_ de curiosité. Il y a des
gens, presque aussi inconnus de nous que du public, qui disent nous
admirer.

Au milieu de ce monde, un beau jeune homme, au gilet en cœur, à la
chemise en échelle, au revers d'habit noir en velours, et décoré d'un
camélia blanc, et odorant de senteurs qui puent: un mélange bâtard d'un
jeune député du centre sous Louis-Philippe et d'un gandin de Napoléon III.
C'est Marcelin, autrement dit Planat, un de mes anciens condisciples, le
directeur de la VIE PARISIENNE. On nous présente, et deux heures après,
nous soupons ensemble au café Anglais. Au bout de quatre ou cinq phrases,
dites avec le ton suprême des journalistes du grand monde, je le trouve
agaçant à l'image de son journal. C'est le Parisien des opinions chic,
l'amateur à fleur de peau, un ami de Worth citant Henri Heine. Donc il me
déplaisait déjà, quand il m'est devenu odieux, en disant d'une fausse
peinture de Rubens qu'il a chez lui: «C'est si honnête!» Si honnête!--Non
je n'aime pas cette qualification pour célébrer un tableau.

       *       *       *       *       *

_14 février_.--Chez la Païva.

Belle chose, la richesse. Elle fait tout pardonner. Et personne de ceux
qui viennent ici, ne s'aperçoit que cette maison est la plus inconfortable
de Paris. Impossible, à table, de boire un verre d'eau rougie, parce que
la maîtresse a eu la fantaisie d'avoir, pour carafes, des cathédrales de
cristal qu'il faudrait des porteurs d'eau pour soulever. Dans la serre où
l'on fume après dîner, on est gelé par des courants d'air venant de la
couverture, ou étouffé par les bouffées de chaleur des bouches du
calorifère. Et à peu près ainsi de tout. Il y a un thé splendide, mais
demandez n'importe quoi absent du programme, c'est un _aria_ pire que dans
la plus petite et la plus pauvre maison.

Et Gautier dans ce logis inhospitalier de tous les côtés, près de cette
femme s'en reculant bourgeoisement, de crainte que son cigare ne brûle sa
robe, Gautier sème intarissablement les paradoxes, les propos élevés, les
pensées originales, les fantaisies rares. Quel causeur,--bien, bien
supérieur à ses livres, quelque valeur qu'ils aient,--et toujours dans la
parole au delà de ce qu'il écrit. Quel régal pour les artistes que cette
langue au double timbre, et qui mêle souvent les deux notes de Rabelais et
de Henri Heine: de l'énormité grasse ou de la tendre mélancolie.

Il parlait, ce soir, de l'ennui, de l'ennui qui le ronge... et il en
parlait, comme le poète et le coloriste de l'ennui.

       *       *       *       *       *

--Un critique juge toujours un peu avec le public: il accepte l'opinion
plutôt qu'il ne la donne.

       *       *       *       *       *

--Paul et Virginie, un chef-d'œuvre, le chef-d'œuvre d'un sentiment
général particularisé: l'amour renouvelé par le milieu.

       *       *       *       *       *

--De son mari, malade, poitrinaire, et qui a les caprices d'estomac de la
mort, ma femme de ménage disait: «Il mange ses idées!» Ah! les mots du
peuple, l'homme, même de génie, ne les trouvera jamais.

       *       *       *       *       *

--Combien de temps faudra-t-il encore--peut-être des siècles--pour que
notre barbare civilisation ait le moindre confortable, et qu'une salle de
plaisir quelconque, une salle de café ou de bal ou de spectacle, ne soit
pas une boîte à maladie ou à malaise pour le lendemain.

       *       *       *       *       *

_22 février_.--Commencé à paperasser dans nos notes de Rome, à remuer
l'embryon de notre roman (Mme GERVAISAIS).

--Le sommeil dans le travail et la prise de la pensée par la création, une
suspension taquine, un arrêt bête du cerveau.

       *       *       *       *       *

_23 février_.--Accroché à notre porte le plan de Rome, pour continuer à y
être, à nous y promener les yeux.

       *       *       *       *       *

_24 février_.--Il y a juste vingt ans, vers une heure, du balcon que nous
avions, rue des Capucines, je vis le chaudronnier d'en face, grimper très
vite sur une échelle, et abattre à coups de marteau pressés, les mots _du
Roi_ qui suivaient le mot _Chaudronnier_. Alors nous avons été aux
Tuileries. Auprès du bassin, près du pavillon de l'Horloge, il y avait une
tête de chevreuil coupée par terre, et une amazone de l'Hippodrome qui
caracolait à cheval. La statue de Spartacus avait un bonnet rouge et un
bouquet à la main. L'horloge était arrêtée. Et au grand balcon, un
vainqueur, dans la robe de chambre de Louis-Philippe, singeait,
caricatural comme un Daumier, le salut de sa vieille phrase: «C'est
toujours avec un nouveau plaisir...» Aujourd'hui, en repassant rue des
Capucines, je regarde par hasard l'enseigne, et je lis, à la place de
«Chaudronnier du Roi»: _Chaudronnier de l'Empereur_.

       *       *       *       *       *

--Les objets d'art aujourd'hui ressemblent aux souliers et aux paquets de
chandelle du Directoire. Ce n'est plus l'objet qui tient aux entrailles,
la chose inaliénable des collectionneurs d'autrefois; c'est une valeur
qu'on se passe de main en main, une circulation de plus-value entre
brocanteurs millionnaires, se dépêchant de vendre comme à un jeu de «petit
bonhomme vit encore».

       *       *       *       *       *

_6 mars_.--Tant d'ennuis, tant de contrariétés, une sorte de désespoir de
la vie venant de ses impitoyables taquineries, nous ont mis en bon état
philosophique pour le refus de notre pièce: ce sera une amertume qui
passera dans la masse.

Rops, qui nous a envoyé le dessin d'une fille du plus artistique style
macabre[1] portant cette dédicace: _A MM. Edmond et Jules de Goncourt,
après MANETTE SALOMON_, vient nous voir. Un étrange, intéressant et
sympathique garçon. Il nous parle spirituellement de l'aveuglement des
peintres à ce qui est devant leurs yeux, et qui ne voient absolument que
les choses qu'on les a habitués à voir: une opposition de couleur par
exemple, mais rien du _moral de la chair moderne_.

[Note 1: C'est le dessin gravé dans le PARIS de Victor Hugo.]

Et Rops est vraiment éloquent, en peignant la cruauté d'aspect de la femme
contemporaine, son regard d'acier, et son mauvais vouloir contre l'homme,
non caché, non dissimulé, mais montré ostensiblement sur toute sa personne.

       *       *       *       *       *

_4 mars_.--La princesse disait ce soir: «Je n'aime que les romans dont
j'aimerais à être l'héroïne!» Le mot donne parfaitement le _criterium_
littéraire de la femme en fait de romans.

       *       *       *       *       *

_7 mars_.--Ce matin, terreur de migraine. Nous n'en avons pas, mais
l'agacement du bruit de la maison, et les ennuis de notre vie, depuis tant
de jours, nous ont délabré absolument l'estomac. Du reste, nulle illusion,
pas un espoir à avoir, nous le sentons d'avance. En chemin, le lecteur de
nous deux, pris d'un barbouillement de cœur qui lui fait l'affreuse peur
de ne pouvoir lire. Nous entrons dans un café, avalons un grog au rhum et
reprenons le chemin du théâtre.

Et nous voici, avec la complète sensation de notre refus dans la salle de
lecture, où les acteurs débandés se décident à se traîner, en nous
demandant «si ce sera très long». Quelques-uns déclarent tout haut que si
cela durait plus de trois heures, ils ne pourraient rester. Thierry est là
de trois quarts, évitant de nous regarder. Il nous donne une poignée de
main froide comme une corde à puits. Les attitudes des acteurs s'arrangent
sur les canapés, les fauteuils, pour l'ennui et la fatigue de la lecture.

Malgré tout, nous nous sommes promis de lire la pièce condamnée d'avance,
de façon à leur en enfoncer de notre mieux le souvenir. Et parfaitement
froid, parfaitement maître de mes effets, aussi calme que si je lisais
dans ma chambre, avec un parfait et supérieur sentiment de mépris pour
ceux qui m'écoutent, je lis posément, pendant que Coquelin, dessinant des
caricatures, pousse le coude de Bressant pour les lui faire regarder.
Cependant les autres, Got, Régnier, Delaunay, écoutent la pièce et
semblent s'y intéresser. Il y a toutefois pour ces gens qui ne connaissent
la Révolution que d'après Ponsard, une certaine stupeur devant cette
Révolution de vérité et d'histoire sur le vif.

Pendant le repos des actes, Thierry, qui se tient, tout le temps, la
figure masquée avec la main, et qui écoute cela, comme un supplicié,
échange à voix basse quelques mots avec les acteurs. Avant le troisième
acte, qui aurait été le grand acte de Delaunay, il le retient longtemps
contre la cheminée, comme s'il le prémunissait contre la tentation du rôle.

La lecture continue, intrépide, et peu à peu les auditeurs s'immobilisent,
et de temps en temps, avec la pupille dilatée de leur regard, ils fixent
mon frère, avec l'air de se demander s'ils n'ont pas affaire à des gens de
talent, devenus fous.

La pièce finit sur le mot terrible, et que je puis trouver sublime, parce
que je l'ai trouvé quelque part, la pièce finit sur le mot de la vieille
femme montant dans la charrette de la guillotine: «On y va, canaille!»

On ouvre la porte du cabinet de Thierry, fermé à double tour, et sans une
minute de discussion, ni débat, sans un bruit de voix en notre faveur,
nous entendons les boules tomber, et par une porte entr'ouverte sur le
corridor, nous voyons tout le comité disparaître avec un bruit de pas qui
se sauvent. Presque aussitôt, la porte se rouvre, Thierry entre muet, plus
pénétré de componction qu'un aumônier qui entre dans la cellule d'un
condamné à mort, à cinq heures du matin, et il nous nasille: «Messieurs,
j'ai le regret de vous annoncer que vous êtes reçus à correction. Et il
ajoute: «Oh! ce n'est pas le talent qui manque... mais la pièce nous a
paru à tous d'une représentation si dangereuse... [1]» Nous avons coupé
ces condoléances, en lui demandant de nous renvoyer la pièce.

[Note 1: Il faut reconnaître qu'après la chute d'HENRIETTE MARÉCHAL, il
était bien difficile à M. Thierry, et à une date si rapprochée, de jouer
une autre pièce de nous.]

       *       *       *       *       *

_23 mars_.--Si l'on savait ce qui fait faire un livre à Sainte-Beuve. Nous
le trouvons aujourd'hui tout enflammé d'un projet de publication sur Mme
de Staël et son groupe, un pendant à son fameux Chateaubriand, et avec les
mêmes nids de vipères, comme notes, en bas des pages,--et cela non par
intérêt ou curiosité de la mémoire de Mme de Staël, non par la
sollicitation de documents inédits, mais simplement pour être désagréable
aux de Broglie qu'il déteste. Au fond, y a un Chinois de paravent chez
Sainte-Beuve.

       *       *       *       *       *

--J'ai remarqué que les intrigants ont une manière de masque: une
plaisanterie éternelle, sous laquelle ils se dérobent, ne se laissent
jamais trouver et ne donnent jamais du sérieux ni du fond de leur pensée:
des Machiavel de la blague, quoi!

       *       *       *       *       *

--Je lis qu'il est tombé de la neige noire dans le Michigan;--c'est bien
la neige du pays de Poë.

       *       *       *       *       *

--Le silence! oh! le silence! Dormir vingt-quatre heures dans un de ces
tombeaux qui ont pour pierre, sur la mort du bruit, une montagne ou une
pyramide.

       *       *       *       *       *

_5 avril_.--«Une femme qui n'a pas été jolie, n'a pas été jeune.» Je lis
cela dans un livre de cabinet de lecture, où un crayon de femme a écrit en
marge: «_C'est tristement vrai!_»

       *       *       *       *       *

--Notre talent! qui sait? c'est peut-être l'alliance d'une maladie de
cœur et d'une maladie de foie.

       *       *       *       *       *

_Vendredi-Saint_.--Dîner maigre chez la Païva.

On cause religion. On va de Dieu à l'astronomie. Il en est à table que
cette science rassure et console. Singulier rassérénement que l'immensité
de l'espace. L'infini des mondes nous jette, au contraire, dans l'infini
des perplexités. Car s'il existe vraiment, l'Infini! qu'est l'homme? Rien.
Alors, conçoit-on un ciron incestueux, criminel?

       *       *       *       *       *

--En sortant d'une maison, où nous avions dîné gaiement ensemble, le fin
et discret observateur qu'est Viollet-le-Duc, me disait, et sa remarque
était parfaitement juste: «Il faut, pour qu'une soirée soit agréable, que
la maîtresse de maison ait un amant et que cet amant ne soit pas là.»

       *       *       *       *       *

_15 avril_.--Rue de Courcelles. Le salon est en verve ce soir. Parmi les
dîneurs, deux revenants: Gautier très pâle, ses yeux de lion encore plus
affaissés; Claude Bernard, qui a le masque d'un homme qu'on a retiré de
son tombeau... Et la conversation s'en va au mariage moderne, ce mariage
sans cour, sans flirtation aucune, ce mariage brutal, cynique que nous
appelons un viol par-devant le maire, avec l'encouragement des parents. Un
moment l'on parle de l'embarras pudique de la jeune fille jetée dans le
lit du mari, et là-dessus, une des dîneuses dit avoir entre les mains un
curieux autographe: les instructions, par la poste, d'une mère absente, à
sa fille...

Au fumoir, Théophile Gautier m'entretient de sa fille Judith, de son roman
chinois paraissant dans la _Liberté_, qu'il trouve «du SALAMMBO sans
lourdeur». Il me dit que c'est la plus étonnante créature du monde, un
cerveau merveilleux, mais un cerveau qui serait, selon son expression,
dans une assiette, n'ayant aucune corrélation avec sa personne, sa
conduite, son état et son esprit dans la vie, la laissant «enfantine et
dinde au possible». Elle n'est rien qu'un instrument, un outil devant une
feuille de papier.

       *       *       *       *       *

--Thiers allant visiter stratégiquement les bords du Rhin, me représente
assez bien Tom Pouce dans une botte de Napoléon.

       *       *       *       *       *

--L'autre jour, dans une phrase, la Païva s'est toute crachée. J'admirais
les diamants de ses boucles d'oreilles: «Oui, j'en ai là pour cent francs
de rente par jour!»

       *       *       *       *       *

--La religion n'a de prise que sur les enfances de l'homme à tous les âges
de la vie.

       *       *       *       *       *

_23 avril._--Nous avions dîné dans une maison où nous ne dînons jamais.
Mon frère était à côté de Mme ***, cette femme aux yeux d'aigue-marine,
cette femme si rare, si distinguée, si étrangement attirante par son air
diaboliquement vertueux. Et tous deux jusque-là avaient causé de choses et
d'autres, avec ces propos brisés et sans suite, de gens qui s'accrochent
une ou deux fois par an.

Les enfants dansaient en bas, les vieux causaient en haut, et nous nous en
allions, quand nous rencontrons la femme sur l'escalier: «Venez un peu;
non pas vous, mais M. Edmond.» Et elle rentre dans la salle à manger et
elle lui fait signe de s'asseoir à côté d'elle: «Je n'ai pas lu votre
dernier livre, et je ne peux plus vous recevoir... On me le défend... Oui,
j'aime mieux vous le dire... Nous qui vous aimons tous tant là-bas...» Et
de l'œil, elle lui donne le sourire d'amitié que lui jettent ses petites
filles, en tournant dans leur danse, au tapotement du piano, tenu par la
vieille grand'mère à lunettes. «Oui, M. ***--et elle nomme son mari--a une
jalousie contre vous que je ne m'explique pas...» Elle reprend: «Ça le
rend tout à fait malheureux... Entre moi et lui, ça n'a jamais été formulé
d'une manière bien nette... mais cela a amené pourtant des scènes dans
notre intérieur... Oui, il faut que nous renoncions à ce plaisir tous...
Concevez-vous qu'il m'empêche de vous lire... Que voulez-vous, nous nous
retrouverons, une fois par an, comme cela par hasard... Cela me pesait
depuis longtemps, j'ai mieux aimé que vous le sachiez.»

Et mon frère la quitte, persuadé, comme moi, que cette femme qui vient
presque de lui avouer la tendresse de sa pensée, ne ferait jamais pour lui,
s'il en devenait vraiment amoureux, le sacrifice de son orgueil d'honnête
femme.

       *       *       *       *       *

_4 mai_.--M. de Marcellus, le grand seigneur chrétien, ne communiait à son
château qu'avec des hosties timbrées à ses armes. Un jour, le desservant
s'aperçut, avec terreur, que la provision d'hosties armoriées était
complètement épuisée. Il se risqua à tendre une hostie plébéienne,
l'hostie de tous à la noble bouche dévote, s'excusant avec ce mot
admirable: «A la fortune du pot, monsieur le comte.»

       *       *       *       *       *

_6 mai_.--Au Jardin des Plantes. Un beau et primitif tableau de l'amour
des grandes races: la lionne attaquant un lion de ses tentations tendres,
de ses frottements de caresses, et l'enveloppant de ses chatteries
puissantes. Cela faisait penser à je ne sais quoi de doux dans la force,
comme le rut du Paradis... Une comparaison qui ramène mes idées au
scandale que devait donner l'Eden, où Adam et Ève ne pouvaient sortir de
l'arbre qu'ils habitaient, sans marcher sur un flagrant délit, plein
d'incitation pour des gens si peu vêtus... et vraiment la sévérité de Dieu
a été grande de leur dresser procès-verbal, et de les mettre à la porte de
son jardin, par ce garde champêtre au sabre de feu.

A trois heures une voiture, attelée de deux chevaux qui frémissent et se
cabrent, traverse le jardin, où toutes les bêtes se mettent à faire des
ronds éperdus. A la grille des féroces, on découvre la voiture de la toile
cirée qui la recouvre, et les employés déballent, comme un fromage, le
colis qui est une cage contenant deux tigres. Et l'on fait glisser la cage
sur les tréteaux jusqu'à une loge, dont la trappe est levée. Presque
aussitôt un tigre se décide à entrer, mais l'autre, flairant longuement le
plancher et reniflant la prison, buté devant la loge, rappelle l'autre
dans la langue qu'ont les animaux entre eux, et tous deux après une
terrible passe de leurs formidables pattes, se refusent à sortir, la
gueule et l'œil retournés vers le vert du jardin et la liberté du ciel.

On les pousse avec des bourroirs de fer, on les resserre avec des planches
passées entre les barres de la cage, et, un moment, ramassés dans un
espace où tiennent avec peine leurs deux corps, ils tournoient l'un sur
l'autre, souples, élastiques, ondulants, se mêlant et se nouant comme deux
serpents.

       *       *       *       *       *

--Une des curiosités de l'hôtel de la Païva, ce sont les deux
coffres-forts au chevet du lit de la maîtresse de la maison, et entre
lesquels elle dort: sa fortune, son argent, son or, ses diamants, ses
perles, ses émeraudes, à droite et à gauche de son sommeil, de ses rêves
et peut-être aussi de ses cauchemars.

       *       *       *       *       *

--Aubryet! oh! Aubryet! Condamné à vivre avec lui, j'achèterais un
revolver, et je lui dirais: «Ecoutez, au premier mot de votre part qui ne
sera pas simple, je vous brûlerai la cervelle!»

       *       *       *       *       *

--Du moment que, cette fois-ci, deux poètes se présentaient à l'Académie:
l'un qui s'appelait Autran, l'autre qui s'appelait Théophile Gautier, et
que l'Académie a choisi Autran, ma conviction est qu'elle est composée de
crétins, ou de véritables malhonnêtes gens. Je lui laisse le choix.

       *       *       *       *       *

_9 mai_.--Quelle diversité d'avenirs, les avenirs de collège! Quelle
loterie des carrières, des fortunes et des noms à la sortie; ça a quelque
chose de semblable aux fusées des bouquets de feux d'artifice, qui,
parties ensemble, crèvent presque aussitôt, ou montent, en volant,
jusqu'au haut du ciel.

       *       *       *       *       *

_14 mai_.--Voici l'intérieur dans lequel, cette semaine, Maria a accouché
une femme. En haut du boulevard Magenta, en un campement de baraques que
loue aux plus misérables misères de Paris, le roi de la finance,--dans une
chambre de ce baraquement aux planches disjointes, au plancher plein de
trous, d'où jaillissent, à tous moments, des rats, des rats qui entrent
encore, chaque fois, qu'on ouvre la porte, et les rats des pauvres, des
rats effrontés, montant sur la table, emportant des michons de pain
entiers, mordant parfois les pieds du sommeil en mangeant la couverture du
lit; là dedans six enfants, les quatre plus grands dans un lit; et sur
leurs pieds qu'ils ne peuvent allonger, dans une caisse, les deux plus
petits; l'homme marchand des quatre saisons, ivre-mort pendant les
douleurs de la femme, saoûle comme son mari, sur une paillasse de paille.
Et pendant l'accouchement dans cette hutte, la hutte abominable des
civilisations, le singe d'un joueur d'orgue, juché dans la fente d'une
planche du baraquement mitoyen, imitant et parodiant les cris et les
jurons colères de la femme en mal d'enfant, et pissant par cette fente,
sur le dos du mari qui ronfle.

       *       *       *       *       *

--La politesse est à la fois la fille de la grâce française et du génie
jésuite.

       *       *       *       *       *

--Dans l'élite de ceux qui pensent, il se fait une visible réaction contre
le suffrage universel et le principe démocratique; et des esprits se
mettent à voir le salut de l'avenir dans une servitude de la canaille,
sous une aristocratie bienfaisante des intelligences.

       *       *       *       *       *

--Toujours la fatalité du livre. Nous, dont les sympathies de race et de
peau penchent pour le pape, nous qui ne détestons pas l'homme qu'est le
prêtre, nous voici à écrire, poussés par je ne sais quelle force
irrésistible qui est dans l'air, un livre méchant à l'Église. Pourquoi!
Mais sait-on le pourquoi de ce qu'on écrit!

       *       *       *       *       *

--L'Empereur, un excellent somnambule, s'il était lucide.

       *       *       *       *       *

_18 mai_.--Dîner Magny.

Le causeur à idées de Magny est en ce moment le docteur Robin, dont la
parole est pleine d'aperçus neufs, de découvertes, de trouvailles, allant
des plus hautes aux plus petites questions de la médecine. Ce soir, après
avoir parlé du cerveau, il a parlé du mollet, l'appelant un pur produit de
la civilisation, et faisant remarquer qu'il manque au sauvage comme au
facteur rural, par cela que la réparation,--nourriture et sommeil,--n'est
pas égale chez eux à la déperdition des forces.

Quel dommage, quelle perte qu'une pareille intelligence d'observateur et
de physiologiste, n'écrive pas un livre dont il nous donnait, ce soir, un
si curieux morceau sur les effets moraux des maladies de poitrine: un
livre dont la première ligne n'a pas été encore écrite, un livre qui
serait une clinique médico-littéraire de ces maladies de foie, de cœur,
des poumons, si liées et si attenantes aux sentiments et aux idées du
malade, et présenterait toutes les révolutions de l'âme dans la souffrance
du corps!

       *       *       *       *       *

_20 mai_.--Ce soir chez la princesse, nous avons entendu pour la première
fois de l'esprit de Dumas fils. Une verve grosse mais qui va toujours, des
ripostes qui sabrent tout, sans souci de la politesse, un aplomb qui
touche à l'insolence, et qui en donne à sa parole toutes les bonnes
fortunes; par là-dessus, une amertume cruelle... mais incontestablement un
esprit bien personnel, un esprit mordant, coupant, emporte-pièce, que je
trouve supérieur à l'esprit que l'auteur dramatique met dans ses pièces,
par sa qualité de concision et de taille à arêtes vives, qu'il a, cet
esprit, dans sa première spontanéité!

Il avait pris pour thèse que, chez tout le monde, sans exception, tous les
sentiments et toutes les impressions dépendent du bon et du mauvais état
de l'estomac, et il racontait, à l'appui, l'histoire d'un mari de ses amis
qu'il avait emmené dîner chez lui, le soir de la mort de sa femme, une
femme qu'il adorait.--Il lui avait servi un morceau de bœuf, lorsque le
mari tendit son assiette et avec une douce imploration de la voix, lui
demanda: «Un peu de gras! L'estomac! qu'est-ce que voulez? ajoute Dumas.
Il avait un estomac excellent, il ne pouvait pas avoir un grand chagrin...
C'est comme Marchal, tenez, Marchal n'a jamais pu avoir un chagrin avec
son estomac!»

Nous nous rallions à l'opinion de Dumas. Alors la princesse, comme si on
lui arrachait ce à quoi elle tient le plus dans la vie: ses illusions,
l'espèce d'idéal qu'elle aime à se faire non tout à fait des gens, mais
des choses humaines; la princesse pousse des cris d'horreur devant cette
proclamation de matérialisme, de scepticisme. Sa figure se contracte du
dégoût de nos idées et d'une espèce de répugnance peureuse d'enfant. Dans
ce moment elle ne se connaît plus, ne raisonne plus; elle vous jetterait
les meubles à la figure, et est prise d'un véritable désespoir, presque
comique par sa bonne foi.

Une diversion est faite par le récit du conservatoire de Versailles.
Soulié, baptisé Eudore, racontant sa tentative de suicide, le jour de ses
vingt ans. Il s'asphyxia sérieusement avec du charbon, mais qu'on devine
dans quoi il avait allumé son charbon? Dans le bain de siège de son père,
qui sous la chaleur se dessouda,--et rendit à la vie Eudore-Werther.

       *       *       *       *       *

_25 mai_.--Chez Renan. A un quatrième de la rue Vaneau, un petit
appartement bourgeois et frais, un mobilier de velours vert, des têtes
d'Ary Scheffer au mur, et au milieu de quelques objets de Dunkerque, le
moulage d'une délicate main de femme. Par une porte on entrevoit la
bibliothèque, les rayons de bois blanc, le désordre de gros livres brochés,
roulés et empilés à terre, des outils d'érudition moyenâgeuse et
orientale, des in-quarto de toutes sortes, au milieu desquels un fascicule
d'un lexique japonais, et sur une petite table les épreuves de SAINT PAUL
qui dorment, et, par les deux fenêtres, une immensité de vue, une de ces
forêts de verdure cachées dans les murs, et la pierre de Paris, le vaste
parc Galliera, cette ondulation de têtes d'arbres que dominent des bouts
de bâtisses religieuses, des dômes, des clochers, et qui mettent là un peu
de l'horizon pieux de Rome.

L'homme toujours plus charmant et plus affectueusement poli, à mesure
qu'on le connaît et qu'on l'approche. C'est le type, dans la disgrâce
physique, de la grâce morale; il y a chez cet apôtre du doute, la haute et
intelligente amabilité d'un prêtre de la science.

Il nous donne la vie qu'il a écrite de sa bien-aimée sœur. Nous rentrons,
nous lisons ces pages qui nous touchent en plein cœur de notre fraternité,
et des larmes dans la gorge arrêtent notre lecture.

       *       *       *       *       *

_25 mai_.--Oh! le bruit! le bruit! J'en arrive à détester les oiseaux. Je
dirais volontiers comme Deburau au rossignol: «Veux-tu te taire, vilaine
bête!»

Au fond, une véritable désespérance. Plus de sommeil, plus d'appétit,
l'estomac barré, l'anxiété dans toute la boîte digérante, le corps mal en
train, épeuré de la minute qui va venir, et peut le faire absolument
malade. Un effort abominable pour remuer ou vouloir, un barbouillement et
une lâcheté de tous les organes. Et il faut travailler, s'isoler la tête,
la faire créer, et trouver des idées et des mots artistes dans la
souffrance de l'un compliquée de la souffrance de l'autre, et dans
l'agacement infernal, produit par la maison que nous habitons.

Depuis quelque temps, depuis longtemps, il nous semble que nous sommes
vraiment maudits, voués à un supplice ridicule comme les
locataires-martyrs, dans un logis des PILULES DU DIABLE.

       *       *       *       *       *

_27 mai_.--Fontainebleau.

Des moments de désespoir de notre santé, où nous nous disons:
«Embrassons-nous, ça nous donnera du courage!» et nous nous embrassons
sans nous dire rien de plus.

       *       *       *       *       *

_31 mai_.--Ce soir dans la salle à manger de l'hôtel de Fontainebleau. Au
milieu de couples horribles de bourgeois gourmés, de vieux gandins de
bourse et d'obscurs poseurs, un ménage de vieux Anglais. Il y a rarement
chez nous cette noblesse de déclin, cette race de la vieillesse, cette
beauté de Franklin et de grand seigneur, sous la couronne d'un reste de
cheveux blancs, et ces yeux heureux, et cette belle bouche, et ces beaux
regards humains; enfin ce type d'une vie toute droite et bien remplie,
d'une conscience satisfaite, d'une âme limpide. Il y a chez l'Anglais
distingué de l'aristocratie des beaux et bons chiens de son pays.

       *       *       *       *       *

_1er juin_.--Dîner Magny.

Curieux détails sur les savants Y... et Z..., sur ces Germains qui ne sont
pas plus savants que d'autres, mais que la mode du germanisme dans le
monde actuel de la science, a poussés à des fortunes ironiques.

L'un des convives de Magny a connu le savant Y..., humble, pauvre,
misérable, et joueur de piano dans sa mansarde, comme tous les Allemands.
Il le retrouve avec une cravate à pois roses, en un costume ébouriffant,
le costume qu'on peut imaginer d'un savant allemand, travesti en gandin:
«Vous me trouvez un peu changé, n'est-ce pas? lui dit le savant. Ah! c'est
que j'ai vu que le travail, l'application, tout ça, c'était de la
bêtise... Hase m'a dit qu'il n'y avait pour arriver que les femmes...
Voyez Longpérier, s'il n'allait pas dans les salons...»

A une autre rencontre, le même savant Y... accrochant le même convive,
l'entraînait dans une embrasure de fenêtre, et lui demandait anxieusement,
s'il croyait qu'un Allemand comme lui, pût jamais devenir capable de dire
des _cochonneries_ à des femmes, ainsi qu'en disent les Français, qu'il
essayait bien, mais ce qu'il disait était trop gros, et devenait de la
salauderie impossible à prononcer.

Quel comique symptôme du temps! La science employant ces vils moyens pour
parvenir, la science représentée par deux grossiers natifs du pays de la
simplesse, voulant arriver par la légèreté et la grâce de la corruption de
France.

Des types à fouetter dans un roman.

       *       *       *       *       *

--Un insolent mot de la Païva, un mot comme grisé par la Fortune: «Moi,
tous mes désirs sont venus à mes pieds, comme des chiens couchants!»

       *       *       *       *       *

_Jeudi_ 18 juin.--Comme nous parlions à Michelet de son livre LE PRÊTRE ET
LA FEMME, il nous interrompt vivement: «Ah! ce livre, je voudrais ne pas
l'avoir fait, quoiqu'il m'ait valu...» et le vieillard battu de ses grands
cheveux blancs, ne finissant pas sa phrase, tourne vers sa femme des yeux
jeunes d'un remerciement d'amour.

Mme Michelet reprend: «Oui, il a rendu le directeur trop intéressant, il a
fait de la confession un roman, et beaucoup de femmes, après avoir lu un
passage du livre qu'elle cite, se sont confessées... Moi, c'est le
contraire... Je l'ai lu toute jeune, et depuis cela, j'ai toujours détesté
les prêtres!

--Oh! c'est le malheur des œuvres artistes! disons-nous.

--Non, non, répète Michelet, Voltaire n'eût pas écrit ce livre-là... Ce
n'était pas sa polémique... Un fait bien curieux... Un jeune homme est
condamné à trois mois de prison dans le Midi, pour délit de presse... Il
est maladif, il obtient de faire sa prison à l'hôpital... Les sœurs, qui
soignent tout le monde, se mettent à le soigner, à lui demander s'il ne
s'ennuie pas, s'il veut des livres.

--Mais quels livres, mes sœurs!

--Eh bien! nous avons LE PRÊTRE ET LA FEMME, de M. Michelet.

--De M. Michelet?

--Oui, c'est un livre autorisé par notre confesseur...»

Eh bien! quand on m'a dit cela, ça m'a donné un grand coup...

       *       *       *       *       *

_19 juin_.--Nous sommes dans cette vieille étude qui a vu presque toutes
nos affaires de famille, dans ce cabinet au fond d'une cour de la rue
Saint-Martin, dans ce cabinet gris et obscur aux boiseries blanches, aux
rideaux verts derrière le grillage des portes d'armoires, et avec ses
bustes de plâtre bronzé dans les niches des cintres. Il n'y manque, comme
vieux cabinet de notaire parisien, que les deux immémoriales lampes carcel,
qui figuraient sur la cheminée, du temps du père Buchère.

Il s'agit de la vente de nos fermes des Gouttes, de ce morceau d'orgueil
de notre famille, de cette grande propriété terrienne du grand-père, de
cette chose vénérable, respectée, sacrée, qu'en dépit de leur petite
aisance, notre père et notre mère se sont entêtés à garder contre les
tentations d'offres magnifiques, pour conserver à leurs enfants, ce titre
et cette influence de propriétaire, et ce _pain solide_, que seule la
terre représentait, sous Louis-Philippe, pour l'ancienne famille.

Enfin, après huit mois de pourparlers, de correspondances, de recherches
de titres, nous sommes parvenus à nous débarrasser de cette misère et de
ce grand tracas de notre vie.

L'homme de la Haute-Marne, le paysan épais et retors, aux petits yeux des
animaux qu'il émasculait, est là, avec son fils à l'air d'un Jeannot de
village, et sa femme tout en noir, de ce noir roux des vieilles tentures
des Pompes funèbres, enserrant l'argent, qu'elle a l'air de couver entre
ses cuisses, dans un sac de cuir. L'argent sort tout chaud de la femme,
qui le suit d'un regret fauve, et pendant que le visage du fils prend un
sérieux consterné, l'émotion de l'argent sortant à jamais du sac,
tressaille dans les lobes des grandes oreilles du père.

On compte les billets, puis tous les clercs se mettent à ranger les piles
d'or qu'on dépapillote. On compte, on recompte, et on recompte encore, au
bout de quoi, dans le grand silence de l'étude, la voix nette et un peu
railleuse du premier clerc s'élève, et jette: «A cette pile, il manque
cent francs, à celle-ci dix francs, à celle-là vingt francs... Le trio de
la campagne joue la stupéfaction, muet, il regarde, il regarde toujours la
table, comme si, à force de regarder, il allait évoquer sur les piles, les
pièces d'or qu'il a oublié d'y mettre. A la fin, comme les pièces
mettaient une longue résistance à venir, nous avons laissé nos reçus.

       *       *       *       *       *

_22 juin_.--Vichy. J'étais dans mon bain d'eau minérale. Edmond ouvre la
porte, me tend une dépêche: «Accepté 48 000. J'écris. Voyez notaire. Mes
compliments. DE TOURBET.»

Un des bonheurs de notre vie, cette dépêche! Nous voilà, je crois,
propriétaires d'une maison que nous avons vue par hasard, ces jours-ci, au
Parc des Princes, une maison bizarre, presque cocasse, ressemblant à une
petite maison d'un sultan de Crébillon fils, mais qui nous a charmés,
ensorcelés par son originale étrangeté! Elle nous plaît sans doute parce
qu'elle n'est pas la maison bourgeoise de tout le monde. Avec cela un beau
jardin, de vrais arbres.

Et nous voilà, tout le jour, dans un contentement anxieux et dans une
fièvre de rêves d'embellissements, suspendus sur cette pensée de maison,
sur ce grand changement de notre existence, et où nous espérons trouver
plus de paix pour nos nerfs, plus de respect des milieux pour notre
travail.

       *       *       *       *       *

_Vendredi 26 juin_.--Vraiment, c'est à se croire poursuivis par la
fatalité. Une lettre de Mme de Tourbet, que nous ouvrons ce matin, nous
apprend que, pendant que la propriétaire nous vendait sa maison, elle
était vendue par Girardin et Baroche à une autre personne. Et voilà une
semaine, que nous possédions en idée cette maison, que nous l'habitions en
imagination, que nous l'arrangions, et que sur le sable du jardin des
Célestins nous tracions le plan d'un atelier que nous voulions bâtir dans
le jardin. Cette maison vraiment nous tenait au cœur, nous en étions
devenus amoureux, pris par le grand je ne sais quoi, qui attache à une
femme plus qu'à toutes les autres, et vous la fait paraître unique.

Et ce vrai bonheur d'hier est devenu un vrai chagrin d'aujourd'hui.

       *       *       *       *       *

--Lamennais, rien qu'un flagorneur de haines.

       *       *       *       *       *

--Ce qui tuera l'ancienne société, ce ne sera ni la philosophie ni la
science. Elle ne périra pas par les grandes et nobles attaques de la
pensée, mais tout bonnement par le bas poison, le _sublimé corrosif_ de
l'esprit français: la blague.

       *       *       *       *       *

--Cette maison,--notre maison pendant une semaine--nous a donné le goût,
presque le besoin de nous réveiller, le matin, en du jour jouant dans un
jardin à travers des feuilles. Deviendrions-nous champêtres? et serait-ce
une première vieillesse de corps et d'âme?

       *       *       *       *       *

--L'œil goûte en cuisine, avant que le palais ne déguste. Un plat trop
salé a une couleur.

       *       *       *       *       *

--L'eau d'ici trouble vos nuits, elle y roule des cauchemars, dans
lesquels vous reviennent des êtres malfaisants ou douloureux de votre vie,
en une singulière mixture d'anxiété et d'érotisme.

       *       *       *       *       *

--Des types de roman et de théâtre, ces bourgeois qui se sont créé un
royaume, un ministère, des sérails, une presse, des journaux, un théâtre,
une vie d'orgueil et de plaisir, comme Benazet de Bade, comme le C...
d'ici.

       *       *       *       *       *

_18 juillet_.--Saint-Gratien.

L'Empereur ayant entendu parler à l'architecte des Tuileries, Lefuel,
d'une somnambule qui l'avait étonné, en retrouvant, dans une promenade où
elle était endormie, des pièces de monnaie perdues, des pièces de quarante
sous, a voulu qu'à mesure qu'on démolissait, on fît tout voir à cette
femme, espérant par elle retrouver des trésors, surtout le trésor, indiqué
dans un récit venant d'un des domestiques de Louis XVII, comme enfoui
devant lui, par Louis XVI, dans une salle à colonnes, où, sous une des
colonnes déplacées, le Roi avait caché le sceptre, la main de justice,
_etc_. Bien entendu, la somnambule n'a rien découvert.

--Entre le tabac et la femme, il y a un antagonisme. L'un diminue l'autre:
cela est si vrai, que les amoureux de la femme quittent, un jour, le tabac,
parce qu'ils sentent ou s'imaginent que le tabac est un stupéfiant du
désir et de l'acte.

En somme l'amour est une grosse matérialité à côté de la spiritualité
d'une pipe.

       *       *       *       *       *

--Toute extravagante grandeur bâtie par l'homme et dépassant sa taille est
attristante pour l'humanité. Versailles est l'exemple de cette mélancolie
de toute pyramide. La nature seule peut faire grand.

       *       *       *       *       *

_23 juillet_.--Théophile Gautier, qui est ici pour quelques jours, cause
danseuses d'Opéra. Il décrit le soulier de satin blanc, qui, pour chacune
d'elles, est soutenu par un petit matelassage de soie dans les endroits où
la danseuse sent qu'elle pèse et appuie davantage: matelassage qui
indiquerait à un expert le nom de la danseuse. Et remarquez que ce travail
est toujours fait par la danseuse.

       *       *       *       *       *

_28 juillet_.--Théo a passé une semaine avec nous ici. Du matin jusque
dans les heures inspiratrices de la nuit, il nous a régalés de sa parole.
Sa verve, encouragée par l'agrément du milieu et des personnes,
l'épanouissement de ce fonds de courtisan du XVIe siècle qui en lui, sous
la caresse de ce qu'il appelle si délicatement l'_amitié voluptueuse_ de
la princesse, s'est déboutonné en une énorme éloquence. Il a osé des
choses monstrueuses, mais en les sauvant, avec ces atténuations de la voix,
cette grâce légère de la langue, que possède ce gros homme, si délicat
causeur. Et l'on goûtait un rare et étrange plaisir, en ce salon princier,
oubliant de se scandaliser, de ces contes, de ces paradoxes, de ces récits
crus de voyages, où semblait se faire entendre la double voix de Rabelais
et de Diderot.

Dans la journée, à nous intimement, par les ombres du parc, le poète
contait, en traînant un peu la jambe, son _lamento_ de journaliste et de
_tourneur de meule_, et sa muse exubérante et débordante, emprisonnée dans
l'_Officiel_, condamnée à ne peindre que des murs, ou encore, disait-il,
je ne peux pas dire qu'il y a un mot comme m..., écrit dessus.

--«Qui sait! reprenait-il, c'est peut-être le pain sur la planche qui m'a
manqué, pour être un des quatre grands noms du siècle... Pourquoi
n'aurais-je pas atteint Hugo? Eh bien! il y a des jours où cela
_mélancolifie_... Mais la pâtée! Voilà trente ans que je la donne tout
autour de moi. Mon père, mes sœurs, mes enfants, j'ai fait vivre tout
ça... Ma fortune, ce n'est pas pour faire le _piteux_ avec vous, vous
comprenez? Mais j'ai trois louis là-haut et il y a cent quarante francs à
la maison, pour qu'ils vivent... Si j'avais le malheur d'être malade
quinze jours, eh bien! ça irait encore, en déménageant la maison... Mais
si la maladie durait six semaines, il faudrait que j'aille à l'hospice
Dubois, comme les autres.

Couchés dans le bateau de la princesse, sous le kiosque, Théo reprend: «Au
fond il y a un grand mystère autour de moi... Je suis aimé, sympathique.
Je plais généralement. Je n'ai pas d'ennemis. J'ai un talent qui est
reconnu... Eh bien! voulez-vous me dire comment il se fait que tout ce que
les autres obtiennent, moi c'est impossible!... On me dit que je ne
demande pas... Ce n'est pas ça... Il y a quelque chose dont je ne me rends
pas compte... Tenez, n'est-ce pas, je vous parle de cela, d'une façon
toute théorique... tenez comme exemple: Sacy, qu'est-ce qu'il a fait pour
être du Sénat?... Et Mérimée?... J'ai bien autant de talent que lui,
n'est-ce pas?... L'Académie, vous avez vu, c'est la même chose. Une place,
est-ce qu'ils ont jamais songé à me donner une place... Dans leurs musées,
c'est la même chose. J'ai pourtant écrit sur l'art... Pourquoi?... Est-ce
que vous savez pourquoi?»

Puis il parle haschich, visions, excitations cérébrales à la mode en 1830,
nous raconte qu'il a écrit MILITONA, en dix jours, grâce à des granules,
pris en deux doses de cinq, le soir et le matin, et qui lui donnèrent une
merveilleuse lucidité.

       *       *       *       *       *

_31 juillet_.--Barre, le sculpteur, fait, en ce moment, une statuette
demi-nature de la princesse. Il lui a demandé de se laisser mouler les
deux mains dans la pose, pour en donner une plus réelle et vivante image.
On est réuni dans cet atelier rustique du parc, ancienne chapelle qui a
gardé son autel, et pêle-mêle, sont là, assis au hasard, sur les marches
de l'autel ou sur des chaises, hommes, femmes et enfants, toute la
maisonnée du moment.

A côté de Barre, à la tête, au front ridé d'un philosophe antique, un
ouvrier mouleur, en blouse, délaye le plâtre fin dans une cuvette, et
ensevelit sous son blanc crémeux la main de la princesse, préalablement
ointe d'huile. Pendant ce temps, la petite Vimercati et la petite Malvezzi
tirent, dans des coins, leurs bas, en se cachant un peu, et laissant
apercevoir leurs petits pieds craintifs, qu'on va mouler. Joli et frais
tableau de la cuisine de l'art.

       *       *       *       *       *

_Samedi 1er août_.--La princesse arrive au dîner nerveuse, avec des larmes
colères dans la voix. Elle dit: «Demain il n'entrera pas dans ma chambre,
demain je ne l'embrasserai pas.»

Il s'agit de Giraud qui, arrivé ce matin avec son fils des Eaux-Bonnes,
s'est fait excuser, sous prétexte de fatigue, et affamé de gaz et de
distraction parisienne, a été, sans doute, passer la soirée en compagnie
de Victor à la Porte-Saint-Martin et à Mabille.

Et c'est, tout le dîner, des violences et des contradictions, qui semblent
crever de son affection blessée, de son cœur trompé, humilié. La
princesse se livre à d'amères tirades sur les hommes qui ne comprennent
rien aux délicatesses de l'amitié des femmes. Et à la voir ainsi souffrir
et s'encolérer, on sent l'aimante et jalouse nature qu'elle est.

       *       *       *       *       *

--L'artiste peut prendre la nature au posé, l'écrivain est obligé de la
saisir au vol et comme un voleur.

       *       *       *       *       *

_4 août_.--Nous sommes là, sur le perron de cette maison désirée
d'Auteuil. Il fait encore du soleil, et le gazon et les feuilles des
arbustes brillent sous la pluie d'un tuyau d'arrosage.

--Quatre-vingt deux mille cinq cents francs? dit mon frère, et le cœur
nous bat à tous les deux.

--Je vous écrirai demain, fait le propriétaire, et c'est probable que
j'accepterai.

--Quatre-vingt-trois mille francs et votre réponse à l'instant?

Le propriétaire a réfléchi cinq éternelles minutes, puis il a laissé
tomber mélancoliquement: «C'est fait.»

Nous sommes sortis, nous étions comme ivres.

Ce soir chez la princesse, ce drôle de corps du général Fleury, favori
bizarre et original, tout en ironie, en persiflage, à la moquerie flûtée,
légère, effleurante, tombant du demi-sourire de ses grosses moustaches,
sur toute la cour, sur lui-même, sur les autres, sur son service, sur son
maître, sur sa maîtresse,--au fond ayant l'air d'un homme dans une bonne
stalle, regardant, sceptiquement jouer une comédie, un bout de sifflet
entre les dents.

       *       *       *       *       *

_7 août_.--La princesse a adressé hier une semonce terrible à Flaubert à
propos de ses visites à la ***..... Dans un sentiment de hauteur et de
femme du monde, elle se plaignait spirituellement, ce matin, d'avoir à
partager avec de pareilles femmes, la société, la pensée de ses amis,
d'hommes comme Sainte-Beuve, Taine, Renan, lui volant vingt minutes,
lorsqu'ils dînaient chez elle, pour aller les porter chez cette fille.
Elle s'est élevée contre les grands exemples de domination de ces femmes,
honorées de la fréquentation des philosophes, des hommes de lettres; des
savants, des penseurs, contre la puissance de ces fillasses n'ayant point
pour excuse un art, un talent, un nom, le génie d'une Rachel, et chez qui
les plus purs vont manger les truffes de la courtisane.

Et on a rabâché sur la contagion de leur corruption, l'imitation et les
plagiats de leurs modes, et on a cité les noms des femmes de la société
qui rivalisent avec elles.

       *       *       *       *       *

--Ici le château dort ou paraît dormir jusqu'à onze heures. La princesse
ne descend que quelques minutes avant déjeuner, à onze heures et demie,
les journaux dans une main, et l'autre tendue aux baisers de ses hôtes.
Elle est généralement, à ce moment, matinalement gaie, vive avec un éveil
de santé, volontiers plaisantante, fouettée par les lettres reçues, par
les lettres écrites, par les nouvelles de la presse.

On déjeune, puis on passe fumer dans la vérandah, où souvent la princesse
allume le cigare des fumeurs, en injuriant la puanteur du tabac. C'est le
grand moment de la causerie, la digestion du peu qu'elle a mangé, semble
faire jaillir de la princesse, une expansion vivace de récits, de
souvenirs, de portraits des gens à l'emporte-pièce, des débâcles de
phrases à la Saint-Simon.

Vers les une heure, elle passe dans son atelier, et travaille elle-même,
sérieusement, conseillée par Giraud, _sa vieille Giraille_, dans son dos.
En ce moment elle est fort occupée des albums japonais, dont elle
transporte les fleurs et les oiseaux, sur les feuilles d'un paravent de
soie.

Vers les cinq heures, la princesse à laquelle la tension du travail met un
peu le sang à la tête, sort avec tout son monde, quelquefois en voiture.
Et l'on va à Soisy, à Eaubonne, ou à quelque autre endroit de la vallée de
Montmorency. Le plus souvent c'est un tour du lac, où les jeunes escortent
sa barque sur des périssoires, ou bien encore elle entraîne dans les
allées du parc un groupe, auquel elle jette en marchant, et en retournant
un bout de profil, une conversation coupée, à tous moments, par un grand
cri d'appel: _Tine, Tine_, ou: _Tom, Tom_,--un cri d'appel à un de ses
roquets perdu dans un massif.

Rentrée, elle s'habille en un quart d'heure, et elle est presque toujours
la première femme descendue, en toilette, au salon.

Nous avons passé trois semaines à vivre cette vie.

Les hôtes à demeure avec nous, étaient les Malvezzi, la petite Vimercati.
Théophile Gautier est resté une semaine, Flaubert quelques jours. Dans les
venants et les passants, peu ou point d'hommes politiques; des peintres le
dimanche entre le coucher du samedi et du lundi; des hommes de lettres le
mercredi; la famille représentée par le comte et la comtesse Primoli, le
jeudi; et les autres jours, de petits dîners intimes autour de la grande
table de vingt-cinq couverts des dimanches, toute rétrécie.

       *       *       *       *       *

--La pure littérature, le livre qu'un artiste fait pour se satisfaire, me
semble un genre bien près de mourir. Je ne vois guère plus de travailleurs
dans cette manière que Flaubert et nous, et, notre trio mort, je ne vois
pas qui nous succédera.

       *       *       *       *       *

--Si l'on disait que Clodion descend plus des Grecs que tous les membres
de l'Institut!

       *       *       *       *       *

--Pendant que nous étions chez la princesse, Arsène Houssaye a la
gentillesse de me demander à l'autoriser à faire auprès de Duruy une
démarche pour m'obtenir la croix. Je lui écris aussitôt de n'en rien faire,
en lui disant ce qui a été toujours notre pensée: qu'un homme de lettres
a le droit de l'accepter, mais non celui de la demander.

      *       *       *       *       *

--Quand la France commence à avoir envie de battre les sergents de ville,
le gouvernement quelconque qu'elle a, doit, s'il est intelligent, lui
faire battre l'étranger.

       *       *       *       *       *

--Nous avons passé le contrat de l'achat de notre maison, et cette grosse
affaire pour le vendeur et l'acheteur nous donne la mesure du peu de
sérieux, avec lequel se traitent les affaires les plus sérieuses de la
vie. Nous restons stupéfaits de la légèreté qui préside aux clauses, aux
vérifications de toutes sortes, sous la conduite étourdie de notaires
folâtres, feuilletant l'acte en causant de choses légères: vrais
tabellions de pantomimes, légers, volages et _hannetonnant_, et qui ne
savent rien du premier mot de l'affaire, ni du contrat qu'ils font signer.

       *       *       *       *       *

_Mercredi 12 août_.--Le docteur Phillips, le grand opérateur des vessies
malades de ce temps, _le casseur de pierres_, comme il s'appelle, nous
disait aujourd'hui qu'une opération lui donnait un appétit énorme, et
qu'en deux minutes, le temps qu'il ne dépasse jamais, il se faisait en lui
une telle dépense d'attention pressée et de fluide, qu'il avait besoin de
manger n'importe quoi après.

       *       *       *       *       *

--Nul en ce monde n'est le pareil et l'égal d'un autre. La règle absolue
des sociétés, la seule logique, la seule naturelle et légitime doit être
le privilège. L'inégalité est le droit naturel, l'égalité la plus horrible
des injustices.

       *       *       *       *       *

--Quelquefois une dernière innocence reste à la femme perdue: le rire.

       *       *       *       *       *

_16 août_.--Étretat. Des chambres sans fauteuils, des lieux sans verrous,
des encriers faits avec de l'encre dans un verre à bordeaux. Nous fuyons.

       *       *       *       *       *

_17 août_.--Lu au Havre un discours intitulé: _Des rapports de la
politique avec les lettres, prononcé par M. Prévost-Paradol à la séance
publique annuelle et solennelle de l'Institut_. Il y a un morceau, où
ledit académicien défend d'aimer les lettres pour elles-mêmes (textuel) et
proscrit le culte de l'art pour l'art, qui, dit-il, a été en tout temps le
chemin de l'afféterie, de la subtilité et de la médiocrité. C'est alors
qu'il passe à un morceau d'éclat sur les Muses, oui les Muses avec une
grande lettre, où il dit qu'elles méprisent ceux qui passent leur vie à
leurs genoux, et que les faveurs les plus sérieuses sont réservées au
_mortel courageux_, qui, en allant à son travail, les salue avec un mâle
amour. Et il continue dans ce style, dans ce style, le portrait du mortel
courageux allant à son travail, etc., etc., et le revêt de l'immortalité,
que lui décernent les déesses, à la dernière ligne et au dernier mot de sa
péroraison.

Et voilà son français, à cet écrivain, un français que M. Prud'homme ne
voudrait pas signer. Mais laissons là les grâces pendule-Empire de son
style. Venons au blasphème du petit parvenu politique, entré à quarante
ans dans cette Académie, où Balzac n'a pas eu sa place. Comment ose-t-il,
en plein Institut, jeter l'injure à la conscience de l'art, à l'amour
unique et désintéressé des lettres, aux derniers écrivains qui méprisent
l'à-propos, le savoir-faire, tous les succès qu'un talent, comme le sien,
a ramassés dans la flatterie des passions et du public d'un jour!

Jetée du Havre, la nuit. Excitation de la musique sur nous, excitation
plus nerveuse qu'autrefois, et plus avivante du travail littéraire et plus
éveilleuse d'idées.

       *       *       *       *       *

--Oh! les belles existences dans l'ordre de la matière et de la gueule qui
ont dû être vécues au XVIe siècle!

       *       *       *       *       *

--Ce qui sauve les souverains de devenir fous par la multiplicité des
affaires et la contention des préoccupations, c'est que, par une grâce
d'état, ils vivent dans une espèce de rêve de tout ce qu'ils font.

       *       *       *       *       *

_28 août_.--Nous revenons de Trouville, rappelés par Hostein, directeur du
Châtelet, qui nous demande la PATRIE EN DANGER pour son théâtre. Il nous
écrit qu'il la reçoit sur notre nom, sans la lire, et nous donne
rendez-vous pour lundi, afin de distribuer immédiatement les rôles.
L'aventure est si bizarre qu'elle nous semble extravagante, et nous ne
croyons guère à la réussite de la chose.

       *       *       *       *       *

_31 août_.--C'est aujourd'hui que Hostein doit nous communiquer ses
impressions personnelles.

On nous fait vaguer par ce labyrinthe et ces obscurités, qui semblent
garder, dans le dédale embrouillé du grand théâtre, le directeur contre
les créanciers et les manuscrits. Il nous fait un peu attendre et paraît,
nos cinq actes à la main, et passant ses mains dans son toupet d'homme
d'affaires, et s'asseyant à la marche d'une estrade, qui est comme la
marche de l'autel du drame, dominé par les MOUSQUETAIRES de Dumas père, en
galvanoplastie, il nous dit:

«Je vous ai lu avec beaucoup d'attention... Je vous ai reçus, aussi, soyez
tranquilles, c'est convenu... J'ai voulu vous épargner l'émotion... Ma
première impression est que la censure ne laissera jamais passer la
pièce... Maintenant, vous me permettrez de vous parler au point de vue de
mon théâtre... Il n'y a pas de drame dans vos cinq actes... il n'y a pas
d'intérêt... C'est la Révolution dans les salons... Ça manque de
mouvement... Non, tenez, mon public, il lui faut... il faut, à un moment,
qu'il y ait un traître qui enjambe par la fenêtre... Vous verrez, quand
vous travaillerez sérieusement pour ici... Vous ne venez pas souvent au
Châtelet... Jamais, n'est-ce pas?... Voyez-vous, quand même le 3e acte
nous reviendrait de la censure, il faudrait que cela se passât dans la
rue... Des passants, du peuple, vous voyez ça... Et pas un endroit
fermé... C'est très remarquable... du style, oh! du style!... des
portraits! des caractères!... le comte, oh! le comte!... la
chanoinesse!... mais il faudrait que ce fût joué parfaitement... Rien que
des tableaux... Des mots! des mots! mais il faut que la censure les
laisse... Oui, je vous le dis, je vous jouerai, je vous jouerai pour la
couleur... Après cela, le succès, ah! le succès, je n'en sais rien du
tout... Et puis, c'est impossible, votre déclaration d'amour de la femme
dans la prison, ça éclate comme un coup de foudre!».

Nous avions assez de cette douche écossaise d'imbécile, mélangée de chaud
et de froid, d'insolence inconsciente et de compliments grossiers, assez
de cet entrepreneur routinier, faisant dans sa détresse un coup de tête,
et voulant jouer un va-tout sur notre nom, mais tout ahuri, mais tout
dépaysé de ne pas rencontrer son Bouchardy, son Dennery, dans une pièce de
nous; et nous trouvions vraiment ironique d'entendre cet homme, si près de
sa faillite, parler de son public, ce public qui siffle au Châtelet, tout
ce que cet animal de directeur «intelligent» s'échigne à lui choisir.

Au fond, dégoûtés de jamais être joués là, et par ce monsieur, nous
convenions, tous les trois, d'un même accord, de présenter la pièce au
visa préventif de la censure, chacun ayant la secrète espérance de rompre
l'affaire par le _veto_ désiré.

       *       *       *       *       *

--On ne saura jamais combien les marchands de la pensée et de l'écriture
des autres, sont bêtes.

       *       *       *       *       *

--Les vieux politiques de ce temps, les vieux orléanistes retournés, comme
R... et S... qui n'avaient vu que la cour citoyenne du roi Louis-Philippe
et le profil vertueux et rèche de la reine Marie-Amélie, dans l'atmosphère
sensuelle de la cour impériale, sous le charme des coquetteries de
l'Impératrice, semblent galvanisés d'un dévouement érotique.

       *       *       *       *       *

--Le bon des douleurs insupportables, est de faire supporter les autres.

       *       *       *       *       *

_6 septembre_.--En chemin de fer, ce soir, en revenant, Victor Giraud, le
fils du peintre de la _Permission de dix heures_, nous contait que la ***
avait fait avec lui tant de manières, qu'il n'avait pas couché avec elle.

Elle ne lui parlait, tout le temps, que de son corps, de son beau corps,
chanté par les poètes, et qui ne pouvait et ne devait se donner comme le
corps d'une autre. Et il s'agissait de Gautier, de Saint-Victor et de
l'adoration de ce dernier, qui, au théâtre, déchaussait son pied, son beau
pied, et en mettait le soulier dans le creux de son gilet, et le baisait
dans les entr'actes.

Cette cour avait duré trois séances, au bout desquelles elle lui faisait
la proposition bizarre de lui appartenir au bout de quinze jours, mais
après l'hommage et la sécurité de quinze visites, pendant lequel temps il
s'engageait sur l'honneur à ne voir aucune femme, parce que, lui
avouait-elle naïvement, elle avait peur d'une maladie, pour son corps, son
beau corps.

Un singulier persifleur, ce fils Giraud: un bouffon sentimental, galant et
un peu poitrinaire, disant aux femmes d'une voix soupirante, avec un
sourire de jeune faune, des choses énormes et de terribles blagues de
tendresse,--une sorte de _guitarero_ de l'ironie de l'amour.

       *       *       *       *       *

_7 septembre_.--Tous nos vœux, toute notre ambition serait maintenant
d'avoir assez de santé pour nous enterrer et nous perdre dans le travail
infini, et n'en sortir que pour jouir de la contemplation amoureuse, de la
jouissance, de la possession de quelque admirable objet d'art au-dessus de
notre fortune, à la hauteur de notre goût.

       *       *       *       *       *

_10 septembre_.--Vallès, un homme de talent! il possède l'épithète du
grand écrivain et la vie du style; il a fait deux ou trois chefs-d'œuvre
d'articles. Et puis il en reste trop au _boniment_ de ce qu'il menace de
faire.

       *       *       *       *       *

_12 septembre_.--Ce soir, nous sommes comme moulus des fièvres d'une folle
nuit de jeu. Après l'achat de cette maison de près de cent mille francs,
cette maison, si déraisonnable au point de vue de la raison bourgeoise
devant notre petite fortune, nous offrons deux mille francs, un prix
dépassant le prix d'un caprice de l'Empereur ou de Rothschild, pour un
monstre japonais, un bronze fascinatoire, que je ne sais quoi nous dit que
nous devons posséder.

Au fond, c'est énorme, cette masse d'émotions que nous mettons dans notre
vie si plate, nous à l'apparence si froide, et si fous au dedans, et si
passionnés et si amoureux. Car nous appelons amoureux, celui-là seul qui
se ruine pour la passion de ce qu'il aime: femme ou chose, objets d'art
animés ou inanimés.

       *       *       *       *       *

_16 septembre_.--Auteuil.

Nous ne sommes pas bien sûrs de ne pas rêver... A nous ce grand joujou de
goût, ces deux salons, ce soleil dans la feuillée, ce bouquet de grands
arbres, en éventail sur le ciel, ce souriant coin de terre et le vol des
oiseaux qui y passent.

       *       *       *       *       *

_17 septembre_.--Oui, c'est bien à nous la maison et le jardin, mais dans
cette maison,--nous qui fuyions le bruit de Paris,--il y a le bruit d'un
cheval, en une écurie invisible, dans la maison de droite, et le bruit
d'enfants criards et pleurards dans la maison de gauche, et le bruit du
chemin de fer qui passe devant nous, grondant, sifflant, et faisant
tressauter l'insomnie.

       *       *       *       *       *

_18 septembre_.--Nous campons ici sur un matelas depuis quelques jours...
Eh bien! oui, nous entrons dans cet hôtel, pauvres de dix mille livres de
rentes, et en ce temps-ci. Mais de tout temps nous avons été de déréglés
amateurs. Lors de son droit, Edmond qui avait une pension de 1200 francs
pour son entretien et ses menus plaisirs, achetait, 400 francs, le
TÉLÉMAQUE sur peau de vélin, de la vente Boutourlin.

       *       *       *       *       *

--Le bruit, toujours le bruit. Mal à l'aise et ne pouvant dormir de toute
la nuit, et ayant comme une oreille douloureuse dans le creux de l'estomac,
je fabriquais, dans mon insomnie, un conte sinistre, un conte à ajouter à
l'œuvre de Poë. Un homme éternellement poursuivi par le bruit, allant des
appartements qu'il loue, des maisons qu'il achète, des campagnes qu'on lui
prête, des forêts où il y a comme à Fontainebleau la corne du _corneur_,
des cellules des pyramides assourdies par la crépitation, des grillons;
allant, allant toujours au silence, sans le trouver, et finissant par se
tuer pour conquérir le silence du suprême repos, et ne l'obtenant pas
encore:--les vers du tombeau l'empêchant de dormir.

       *       *       *       *       *

_21 septembre_.--La première plume taillée dans notre maison, l'a été,
pour signer le reçu de la vasque au monstre japonais de 2000 francs, cédée
par Chanton.

       *       *       *       *       *

_26 septembre_.--Le restaurateur Magny nous donnait, ce soir, ce curieux
détail sur la décadence de la cuisine et du palais français. S'il n'était
pas amoureux de son art, il aurait imité ses confrères, et aurait pu,
depuis vingt-sept ans qu'il pratique, gagner 100000 francs sur le beurre,
à raison de 4000 par an.

       *       *       *       *       *

_30 septembre_.--Quinze jours passés dans l'arrangement de cette maison,
qui est la maison du restant de notre vie, dans le rêve de trouvailles
pour l'orner, la parer d'art: nos yeux tout heureux de ce que son jour
illumine et transfigure, en jouant sur nos dessins, nos terres cuites, nos
tapisseries;--quinze jours à la parcourir du haut en bas, en y cherchant
des contrastes et des harmonies sur les murs.

Une fatigue de tête qui rêvasse, mêlée délicieusement à un éreintement du
corps.

       *       *       *       *       *

_8 octobre_.--Nous attendions l'omnibus au Point-du-Jour, contre le
terrain de Gavarni, au-dessous de l'écriteau portant: _Sept mille mètres
de terrain à vendre_.

La porte de la grille était entr'ouverte. Nous entrons, nous nous
promenons sous le quinconce de marronniers sous lequel nous nous sommes
promenés si souvent ensemble avec l'ancien propriétaire, quand un homme
vient à nous, nous tendant la main, un revenant, un spectre, lui, Gavarni!
Il a son air, son costume rustique, sa barbe inculte, son teint sanguin,
ses yeux saillants. Il a un chapeau de paille comme lui, et peut-être le
sien qu'il aura retrouvé dans le jardin--qu'il vend, lopin par lopin, pour
le fils de Gavarni.

L'homme qui nous a donné cette vision d'outre-tombe, est un pauvre diable,
ancien graveur sur bois, échoué là, par la misère.

       *       *       *       *       *

--Toute femme est, de nature, secrète et ténébreuse.

       *       *       *       *       *

--L'homme ne possède vraiment que dans l'état sauvage. Partout, où il y a
civilisation, gouvernement, administration, impôts, mitoyenneté,
expropriation, l'homme n'est plus le plein maître de sa propriété.

       *       *       *       *       *

--L'idéal du roman: c'est de donner avec l'art, la plus vive impression du
vrai humain, quel qu'il soit.

       *       *       *       *       *

_26 octobre_.--Le vin, le haschich, l'opium, le tabac, ont été
libéralement offerts à l'homme par la nature, comme les bonheurs de
l'oubli de vivre, comme des poisons contre l'ennui d'être.

       *       *       *       *       *

_29 octobre_.--L'Anglais filou comme peuple, est honnête comme individu.
Il est le contraire du Français, honnête comme peuple et filou comme
individu.

       *       *       *       *       *

--Le goût de la chinoiserie et de la japonaiserie, ce goût nous l'avons eu
des premiers. Ce goût aujourd'hui descendu aux bourgeois, qui plus que
nous l'a senti, prêché, propagé? Qui s'est passionné pour les premiers
albums japonais, et a eu le courage d'en acheter?

Dans EN 18.., une description de cheminée à bibelots japonais, fit
demander par Edmond Texier notre internement à Charenton, comme des
fous--en fait de goût.

Mais remontons plus haut, revenons à de vieux souvenirs de famille. L'aîné
de nous, dans ce temps-là, était un enfant de quatorze ans, et nous avions
une vieille tante de province qui l'adorait, une grosse femme aux os
légers, légers, qui faisaient, que tout énorme qu'elle était, elle ne
pesait rien.

Et savez-vous la seule querelle qu'il y eut entre la grosse femme et mon
frère. Pour notre tante, les Chinois n'étaient absolument qu'un peuple de
paravent, et n'en ayant jamais vu que sur du papier peint, elle se
figurait que ce peuple était une invention comique. Fort de ses notions de
collège, mon frère s'obstinait à citer, en faveur de son peuple aimé,
l'invention de la boussole, de la poudre, de l'imprimerie, etc., etc.,
notre tante persistant à les couvrir de son mépris: «Tiens, tes Chinois,
voilà pour eux!» finit-elle par dire, un jour, sur une détonation du bon
vieux temps. Notre tante était de ce temps-là.

       *       *       *       *       *

_1er novembre_.--Vivre à l'horizon de Paris, vous donne l'impression d'une
espèce de planement au-dessus de la gloriole du boulevard. Le mépris vous
en vient avec un sentiment de supériorité personnelle. On pense avec plus
de volonté à faire des œuvres pour soi. Il y a un recul qui remet les
petites choses et les petites gens de la vie littéraire à leur place.
Seulement un fond de crainte, que cette vie pacifiée et provincialisée
n'émousse en vous l'aigu de la littérature.

       *       *       *       *       *

_2 novembre_.--Un roulement, deux voitures à notre porte. C'est la
princesse qui tombe chez nous avec sa suite, une de ses cousines, des
amis. Elle entre comme une bombe dans la salle à manger, aperçoit sur la
table, au milieu des papiers de notre roman, un pot de confitures
d'épicier en faïence, et un trognon de pain, prend le trognon, plonge la
cuiller dans le pot entamé, et goûte bravement.

Voilà, chez la princesse, de ces aisances naturelles, rondes, familières
et charmantes: «Ah! lui dis-je, si la duchesse d'Angoulême vous voyait!»

       *       *       *       *       *

--En descendant, ce soir, l'escalier de la princesse, Théophile Gautier,
nommé bibliothécaire de Son Altesse, m'adresse cette question: «Mais au
fait, dites-moi, en toute sincérité, est-ce que la princesse a une
bibliothèque?--Un conseil, mon cher Gautier, faites comme si elle n'en
avait pas.»

       *       *       *       *       *

--La femme, quand elle est un chef-d'œuvre, est le premier des objets
d'art.

       *       *       *       *       *

_26 novembre_.--A propos de l'éducation religieuse, une chose m'intrigue.
Les enfants que promènent les pions ont l'aspect triste d'une bande de
petits prisonniers, les enfants qui se promènent avec des abbés ou des
frères ignorantins, ont l'air d'être contents, comme s'ils allaient avec
de grands camarades.

--J'ai ici un jardinier bizarre, homme mélancolique et agreste, ouvrier de
tous métiers, et mari souffre-douleur d'une maîtresse de piano, exerçant
dans la banlieue, et riche avec cela d'une potée de progéniture. L'autre
jour il mettait notre vin en bouteilles, aidé d'un gandin à l'air humilié,
et rinçant les bouteilles avec un faux diamant au doigt. Il nous dit que
c'est son fils, arrêté par des migraines dans une vocation de peintre en
bâtiment, tourné au théâtre, jouant dans les localité riveraines de la
Seine, et peut-être appelé prochainement aux Variétés.

Il nous a fourni pour tapissier un de ses amis, un long et maigre
vieillard, à la tête de renard et de vieux marquis, habillé d'un antique
habit de chasse en velours, et apportant ses outils dans un sac de voyage;
un tapissier mystérieux et déclassé, avec de l'ombre dans sa vie, et qui
paraît sortir d'un roman humanitaire de George Sand.

       *       *       *       *       *

--Que je voudrais donc bien dîner à Compiègne, à la table des domestiques.

       *       *       *       *       *

_1er décembre_.--Oh! les agonies comme celle de Berryer, où la famille
permet à la chronique de se fourrer sous le lit. Vilaines, ces morts
toutes de publicité.

       *       *       *       *       *

--On s'étonne de la conscience de la main-d'œuvre dans l'art et
l'industrie au XVIIIe siècle, mais n'était-ce pas le temps où Mme de
Pompadour rentait un ouvrier pour la sculpture d'une chaise percée, et où
le dîner de M. de Kaunitz, qui n'attendait pas les ambassadeurs, attendait
un artiste?

       *       *       *       *       *

--En littérature, des délicatesses sont atteintes par des nerveux
lymphatiques, que n'atteindront jamais les nerveux sanguins.

       *       *       *       *       *

--Nous étions sévères, peut-être injustes pour le talent de Mme Sand. Nous
venons de lire les vingt volumes de l'HISTOIRE DE MA VIE. Au milieu du
fatras d'une publication de spéculation, il y a d'admirables tableaux, des
renseignements sans prix sur la formation d'une imagination d'écrivain,
des portraits de caractères saisissants, des scènes merveilleusement dites,
comme la mort XVIIIe siècle de sa grand'mère et son héroïsme douillet,
comme la mort si parisienne de sa mère: des scènes, qui arrachent
l'admiration et quelquefois les larmes.

C'est un grand document, malheureusement trop délayé, où le talent de Mme
Sand, dans le vrai, l'observation juste des autres et d'elle-même, étonne
et surprend.

       *       *       *       *       *

_2 décembre_.--J'ai devant moi, dans le salon de la princesse, le gros dos
de Gautier, qui, assis, à la turque, les jambes croisées, se balançant sur
ses deux bras, ainsi raccourci, a comme la taille d'un Triboulet nain. Il
est aux pieds du fauteuil de Sacy qui lui parle par-dessus l'épaule, et
dont le mépris enjoué a l'air de tomber de haut sur ce bizarre candidat
romantique. Je souffrais de voir mon Théo dans cette pose... Ah! ce désir
de l'Académie!... Et cela relevé de tant de grâce mélancolique et malade
et de bouffonnante ironie: du Falstaff et du Mercutio mêlés.

Une toux profonde lui ébranle, de temps en temps, la poitrine, et alors la
plaisanterie cruelle circule dans le salon, qu'il tousse pour entrer à
l'Académie. Puis il s'est assis dans un petit fauteuil près des jupes de
la princesse, sa tête s'est abaissée, ses grosses paupières pesantes sont
tombées sur ses yeux, et un lourd sommeil, aux mains pendantes en avant,
semble l'incliner vers une de ces morts, dont on ramasse le décédé, le nez
sur le parquet. De tristes pressentiments nous viennent sur notre ami, et
l'homme que tous voient sur le seuil de l'immortalité académique,--nous le
voyons cloué dans son cercueil.

Un moment qu'échappé au sommeil, il se trouve à côté de Saint-Victor, le
critique de la _Liberté_ lui dit, avec la crispation lui venant, dans le
salon de la princesse, à la vue de notre bande d'intimes:

--Eh bien! j'espère, tu as fait sur Ponsard un article... C'est un homme
de génie maintenant.

--Oh! dit bonnement Gautier, ça a si peu d'importance... les articles...
Puis tu m'as assez lu... avec moi, il faut lire entre les lignes.

--Enfin, reprend sèchement Saint-Victor, tu as écrit _la solidité des
choses éternelles_.

--Bah! laisse tomber Gautier, avec tout le dédain que le journaliste de
l'_Officiel_ peut avoir pour un article de journal.

En sortant, la princesse inquiète de la santé de Gautier, et qui lui a
envoyé son médecin, le docteur Elloco, nous attire de la main, et nous dit
à voix basse: «Il paraît que ce n'est pas la poitrine, mais le cœur!»

Et pendant qu'il nous ramène en voiture, le cher homme est attendrissant,
touchant, et nous met au bord des yeux une larme, avec le comique d'un
mourant à la fois pantagruélique et shakespearien: «Je vous le répète,
dit-il, on est fichu, aussitôt qu'on se soigne... Me voilà dans les
remèdes... Eh bien! vous voyez, ça ne va plus.»

       *       *       *       *       *

_4 décembre_.--La nuit, quand elle n'est plus la réfection de plomb de la
jeunesse et de la santé, est bête comme un espace de temps inutile, vide
et noir, une intermittence stupide du travail et de l'idée, une non-valeur
stérile de la vie, déjà si courte pour l'activité pensante.

A un certain âge, la nuit, c'est l'ennui de ne pas être au lendemain.

       *       *       *       *       *

--Ce gouvernement-ci hait encore plus l'homme de lettres, que le
républicain ou le socialiste.

       *       *       *       *       *

--Il y a dans les arts et dans les lettres, des jeunes hommes gras, à
ventre, comme X... et Y... qui sont spécialement des industriels.

       *       *       *       *       *

--L'Histoire, à l'heure qu'il est, devient de plus en plus l'histoire
naturelle de la monarchie. Des journaux de médecins jettent à la curiosité
cynique de la postérité le _placenta_ des reines, et l'on entre en le
livre révélateur de notre ami Soulié, dans le vagin de Marie de Médicis,
ouvert à deux battants par l'escapement de ses entrailles majestueuses,
d'où roule Louis XIII, comme en une mise bas de Gargamelle, peinte par
Rubens.

       *       *       *       *       *

--La science du romancier n'est pas de tout écrire, mais de tout choisir.

       *       *       *       *       *

_14 décembre_.--Nous avons eu aujourd'hui, à déjeuner, notre admirateur[1]
Zola.

[Note 1: Voir l'article de Zola sur GERMINIE LACERTEUX, publié dans un
journal de Lyon, et republié dans son volume intitulé: MES HAINES.]

C'était la première fois que nous nous rencontrions. Notre impression
toute première fut de voir en lui un normalien, à l'encolure de Sarcey,
dans le moment, légèrement crevard, mais en le regardant bien, le râblé
jeune homme nous apparut avec des délicatesses, des modelages de fine
porcelaine dans les traits de la figure, la sculpture des paupières, les
curieux méplats du nez; en un mot un peu taillé en toute sa personne à la
façon des vivants de ses livres, de ces êtres complexes, un peu femmes
parfois en leur masculinité.

Puis un côté frappant chez lui, c'est le côté maladif, souffreteux,
ultra-nerveux, vous donnant par moments la sensation pénétrante d'être aux
côtés d'une mélancolique et révoltée victime d'une maladie de cœur.

En somme, un homme inquiet, anxieux, profond, compliqué, fuyant, peu
lisible.

Il nous parle de la difficulté de sa vie, du désir et du besoin qu'il
aurait d'un éditeur l'achetant, pour six ans, 30 000 francs, et qui lui
assurerait ainsi, chaque année, 6 000 francs: le pain pour lui et sa mère,
--et par là lui donnerait la faculté de faire «l'Histoire d'une famille»,
un roman en huit volumes. Car il voudrait faire de _grandes machines_, et
plus de ces articles «infâmes, ignobles, crie-t-il, sur un ton qui
s'indigne contre lui-même, oui, les articles que je suis obligé de faire à
la _Tribune_, au milieu de gens dont il me faut prendre l'opinion
idiote... Car il faut bien le dire, ce gouvernement avec son indifférence,
son ignorance du talent, de tout ce qui se produit, rejette nos misères
aux journaux de l'opposition, les seuls qui nous donnent de quoi manger...
Vrai, nous n'avons absolument que cela...» Puis après un silence: «C'est
que j'ai tant d'ennemis... Et c'est si dur de faire parler de soi!»

Et, de temps en temps, dans une récrimination amère, où il nous répète et
se répète à lui-même qu'il n'a que vingt-huit ans, éclate vibrante, une
note de volonté âcre et d'énergie rageuse.

Il finit en disant: «Oui, vous avez raison, mon roman déraille... Il ne
fallait que trois personnages. Mais je suivrai votre conseil. Je ferai ma
pièce comme cela... Et puis nous sommes les derniers venus, nous savons
que vous êtes nos aînés, Flaubert et vous. Vous! vos ennemis eux-mêmes
reconnaissent que vous avez inventé votre art; ils croient que ce n'est
rien: c'est tout!»

       *       *       *       *       *

--Depuis que la Justice existe, il n'y a eu qu'un procès qui ait été
révisé: c'est celui de Jésus-Christ.

       *       *       *       *       *

--Les hommes et les femmes pensaient plus vivement au XVIIIe siècle que
maintenant: leur correspondance en fait foi.

       *       *       *       *       *

_20 décembre_.--Suspension absolue de la vie, ces temps-ci, dans le
travail et l'idée. Nous n'existons plus matériellement que par la
souffrance. Nous accomplissons inconsciemment les opérations mécaniques
qui font continuer à vivre, et presque sans l'ennui de toutes les
fonctions que ça nécessite. Sentiment d'une spiritualité, toute pénétrée
de la satisfaction intérieure de l'absence de l'existence.

       *       *       *       *       *

_21 décembre_.--Dîner chez Sainte-Beuve, avec la princesse, Pongerville,
Viollet-le-Duc, le vieux Giraud de l'Institut. Tout le dîner se passe à
chercher le moyen de faire raconter par M. de Pongerville, ses deux
uniques histoires: son entrevue avec Louis XVIII et son entrevue avec
Millevoye,--de manière à lui gagner sa voix pour Gautier.

       *       *       *       *       *

_22 décembre_.--Aujourd'hui, à quatre heures, fini MADAME GERVAISAIS.

--Les premiers nous avons été les écrivains des nerfs.

       *       *       *       *       *

_24 décembre_.--Nous avons plaisir à retrouver Flaubert, et dans notre
trio d'ours et de solitaires ensauvagés, nous soulageons nos mépris, nos
indignations, sur tous les abaissements présents, les misères des
caractères, la déchéance et la domesticité des lettrés, nos camarades.

       *       *       *       *       *

_30 décembre_.--Vu ce soir, rue de Courcelles, Claude Bernard, pareil à un
spectre de la science.

       *       *       *       *       *

_31 décembre_.--Fini l'année avec la mémoire de l'homme que nous avons,
qui nous a le mieux aimés: Gavarni,--dont nous relevons les souvenirs sur
nos notes.

       *       *       *       *       *



ANNÉE 1869


_1er janvier_.--Minuit. Nous nous embrassons dans le jardin de notre
maison, au clair de lune d'une année nouvelle.

Dans la journée, nous avons porté notre manuscrit (MADAME GERVAISAIS) chez
Lacroix, et nous sommes allés nous inscrire chez la princesse: ç'a été
tout notre Jour de l'an.

J'ai vu pour la première fois des petites gens porter dans les rues des
palmiers en pot, des étrennes de plantes exotiques.

       *       *       *       *       *

_2 janvier_.--A propos de M. de Nieuwerkerke, devenu la cible et le
Saint-Sébastien des petits journaux, il me semble que le gouvernement
jette ses ministres et ses hauts fonctionnaires à manger à l'opposition, à
l'exemple d'un Russe en traîneau, qui, poursuivi par une bande de loups
toujours croissante et s'allongeant à l'infini, jette, pour les arrêter et
gagner du temps, ses provisions, ses couvertures, ses bottes.

       *       *       *       *       *

_3 janvier_.--Si on écoutait ses maux, on resterait couché et on ne se
lèverait qu'au jugement dernier.

--Un mot qui peint la politique présente de casse-cou et de sans lendemain:
c'est le mot de Rouher à Vatry, fort effrayé de la situation. Le Richelieu
du laissez-aller l'écoute, puis lui répond simplement: «Depuis quelque
temps, j'étudie beaucoup un philosophe chinois, dont je mets la sagesse en
pratique: c'est le philosophe Ye-men-fou.»

       *       *       *       *       *

_5 janvier_.--Dîner Magny.

Causerie du docteur Robin donnant des détails relatifs à des expériences
saisissantes et de haute terreur, sur des décapités, sur des corps
d'hommes sans tête, qui, au bout de quarante-cinq minutes de mort, portent
la main, avec un mouvement de vivant, à leur poitrine, à l'endroit où on
les pince, et beaucoup d'autres épreuves venant à l'appui d'une théorie
sur l'indépendance du cerveau et du cœur.

Pas de distraction pour nous enlever à notre état malingre, au tourment de
notre santé, comme ces hautes élévations de la science, ces hypothèses
médicales, ces rêves dans l'inconnu de la vie, et qui nous apportent les
oublis et les étourdissements que donnent aux autres les enivrements d'une
fête du monde, d'un bal, d'un spectacle.

       *       *       *       *       *

_Mercredi 6 janvier_.--Je dis à la princesse que j'ai vu Sainte-Beuve, que
j'ai trouvé fatigué, préoccupé, triste. Elle ne répond pas, passe devant
moi, et me fait signe de la suivre dans le premier salon, le promenoir de
ses causeries intimes et de ses tête-à-tête confidentiels.

Et là, elle éclate: «Sainte-Beuve, je ne le verrai plus, jamais... Il
s'est conduit avec moi... lui... enfin. C'est à cause de lui que je me
suis brouillée avec l'Impératrice... Et tout ce qu'il a eu par moi... Dans
mon dernier séjour à Compiègne, il m'a demandé trois choses, j'en ai
obtenu deux de l'Empereur... Et qu'est-ce que je lui demandais... Je ne
lui demandais pas de renoncer à une conviction... je lui demandais de ne
pas s'engager dans un traité avec le _Temps_, et de la part de Rouher,...
je lui ai tout offert... Il aurait été à la _Liberté_ avec Girardin,
c'était encore possible, c'était de son monde... Mais au _Temps_, nos
ennemis personnels... où tous les jours on nous insulte!»

Elle s'arrête, puis repart: «Oh! c'est un mauvais homme... Il y a déjà six
mois, j'écrivais à Flaubert: «Je crains que Sainte-Beuve, d'ici à quelque
temps, ne nous joue quelque tour...» C'est lui qui a écrit à Neftzer... il
y a de son ami d'Alton-Shée dans tout cela.» Et avec une parole d'amertume
sifflante: «Il m'écrivait, au Jour de l'an, que tout le confortable et le
bien-être qui entouraient sa maladie, il me les devait... Non, on ne se
conduit pas comme ça.»

Et elle suffoque, elle étouffe, elle se bat la gorge avec le haut de sa
robe brodée, qu'elle agite à deux mains, et des larmes, qu'elle dévore,
lui montent dans la voix, que l'émotion étrangle par moments.

«Enfin, je ne parle pas de la princesse! mais la femme, la femme!»--et me
secouant par mes revers d'habit, comme pour m'enfoncer son indignation et
m'en remuer la poitrine: «Voyons Goncourt, n'est-ce pas, c'est indigne?»
Et ses yeux, pleins de la colère de son cœur, me fouillaient les yeux.

Elle fait quelques pas sur le tapis, agitant derrière elle la grande
traîne de sa robe de soie blanche, et revient à moi: «La femme!... J'ai
été dîner chez lui... Je me suis assise sur la chaise où avait passé Mme
***... Du reste, je lui ai dit chez lui: «Mais votre maison est une maison
de coquines, un mauvais lieu, et j'y suis venue pour vous...» Oh! j'ai été
dure! Je lui ai dit encore: «Qu'êtes-vous? Un vieillard impotent. Vous ne
pouvez pas seulement vous servir dans vos besoins... Mais quelles
ambitions pouvez-vous donc avoir encore?... Tenez j'aurais voulu que vous
fussiez mort, l'année dernière, vous m'auriez laissé au moins la mémoire
et le souvenir d'un ami!»

«Cette scène m'a fait un mal!» ajoute-t-elle en tressaillant[1].

[Note 1: Je dois déclarer, qu'une fois la juste colère de la princesse,
dépensée dans deux ou trois sorties de ce genre avec nous et d'autres amis,
la princesse oublia ses griefs contre l'ancien familier de sa maison, et
ne se rappela que le charme de sa causerie, de son esprit, de sa
sociabilité, et redevenue tout à fait amie de sa mémoire, quand il fut
mort, défendit chaleureusement cette mémoire contre tous, contre moi-même.

Ici qu'il me soit permis de dire un mot du portrait que mon frère et moi,
faisons de Sainte-Beuve. Nous n'avons obéi à aucun petit et misérable
sentiment dans ce portrait, ayant bien certainement plutôt à nous louer
qu'à nous plaindre du critique; nous avons été tout bonnement mordus par
ce désir d'analyste, de pousser à fond la psychologie d'une individualité
très complexe, ainsi qu'un naturaliste, amoureux de sa science,
disséquerait et redisséquerait un animal, dont l'anatomie lui semblerait
avoir été incomplètement ou mal définie par ses confrères.

Oui, je le proclame avec un certain orgueil, l'amour de la vérité,--cela
qui a été l'ambition et la recherche de notre journal, n'a laissé rien
filtrer de nos rancunes personnelles ou de nos ressentiments de la
critique, dans la portraiture des gens que nous avons peints. C'est ainsi
qu'on trouvera fort bien traités, des gens qui ont été féroces pour nous,
et qu'on trouvera des laudateurs, auxquels nous ne trouvions pas de talent
ou dont nous avions lieu de mépriser le caractère,--littéralement
exécutés.]

       *       *       *       *       *

_8 janvier_.--Oh! le vrai, le vrai tout bête, c'est toujours plus fort que
les imaginations du génie. Comparez donc le grand bourgeois de l'HISTOIRE
DE MA VIE de Mme Sand, M. de Beaumont, au Gilles Lenormand des MISÉRABLES
d'Hugo.

       *       *       *       *       *

_9 janvier_.--L'hydrothérapie, l'eau froide, une terreur, une épouvante!
Des réveils dans l'anxiété de cette pluie de torture qui vous fait hurler
du supplice de tous vos nerfs, et danser, dans la cuvette de fer-blanc, la
danse de Saint-Guy de la douche des fous. Je n'y ai pu résister que trois
jours... J'en mourrais.

       *       *       *       *       *

_11 janvier_.--Brown, le peintre de chevaux, nous contait cette jolie
anecdote. Il est mandé par M. Pointel, directeur chrétien d'un journal
illustré de Dalloz, il est mandé pour lui faire des bois.

Pointel l'interroge sur ce qu'il fait?

--Mais des chevaux.

--Des chevaux!--Et Pointel fait fiévreusement deux tours dans son cabinet,
puis revient à Brown:

--Des chevaux... Les chevaux mènent à la fille... La fille mène à la mort
de la famille... Jamais de chevaux dans mon journal.

       *       *       *       *       *

_12 janvier_.--Une horrible et sinistre expression du Paris actuel, sur la
fin du viveur, sur les maladies, comme celle de M. de M... On appelle ça:
_Il file son macaroni_.

       *       *       *       *       *

_12 janvier_.--La folie de l'artiste, de l'écrivain,--voyez Meryon,
Baudelaire,--les surfait, une fois morts; elle fait monter leurs œuvres,
ainsi que la guillotine fait monter l'écriture des guillotinés, dans les
catalogues d'autographes...

       *       *       *       *       *

_Mercredi 13 janvier_.--La princesse après dîner a encore sur Sainte-Beuve
un jaillissement: «J'étouffais, je suis sortie de chez lui, de peur de
pleurer... Mais savez-vous ce qu'il m'a dit: que rien ne le forçait de
donner sa démission au Sénat, et du reste que ça lui était bien égal... et
que d'ailleurs son intention était bien de ne jamais servir le prince
Impérial.» Puis tout à coup elle jette cette phrase: «Voyez-vous entre une
femme comme moi, et un homme incomplet comme lui, il ne peut jamais
exister de véritable amitié.» Mot profond qui peint l'incompatibilité des
deux natures de la princesse et de l'écrivain.

       *       *       *       *       *

--L'eau-de-vie! un baptême comme le trouve la langue du peuple. Et
n'est-ce pas le bouillon des meurt-de-faim?

       *       *       *       *       *

_15 janvier_.--Une vie sans une minute de repos. Des épreuves, des
corrections, des feuilles se succédant sans trêve ni arrêt. Tout le
travail forcé de la retouche immédiate. La nécessité de l'inspiration
continue, pour les changements qu'il faut improviser. Des journées où l'on
n'a pas un quart de son temps à soi, et on soupire après l'heure où l'on
fumera un cigare, sans penser à rien. Et cela au milieu des malaises de
l'un et de l'autre qui s'interrogent de l'œil, et ont conscience de leurs
mutuelles souffrances: l'un tourmenté de perpétuelles migraines, l'autre
d'un perpétuel malaise d'estomac, qui en fait seulement un vivant, ou
plutôt un misérable ressuscité du soir, à l'heure où l'on allume le gaz.
Oh! nous aurons été les martyrs du livre,--nous toujours, malgré la
maladie, sur la brèche du travail et de la pensée.

       *       *       *       *       *

_20 janvier_.--La princesse revient sur Sainte-Beuve: «Encore si c'était
un homme de coup de tête, de résolution extrême!... Mais non, ç'a été
toujours un homme entre le zist et le zest... N'est-ce pas, Sainte-Beuve
c'est bien cela... Eh bien! voulez-vous que je vous dise... Quand
l'Empereur a accordé les libertés, il y était opposé comme un beau
diable... Il ne s'est plus senti entre deux gendarmes... il ne s'est plus
senti protégé... et, de peur, il a passé de l'autre côté, pour plus de
sûreté!»

       *       *       *       *       *

--Sur le quai. Entre les deux Hôtel-Dieu qui vous enserrent le cœur,
serré que vous êtes entre ce long parallélisme de la souffrance humaine,
on se prend à penser à ce Dieu de bonté, qu'on dit là, au-dessus. Allons
donc! comment ferait-il pour être plus mauvais?

       *       *       *       *       *

--Touchée de nos procédés gentilshommes, lors de la vente de sa maison,
Mme de Tourbet a tourmenté Flaubert pour nous amener dîner chez elle. Un
appartement riche et banal ressemblant à ces appartements meublés, qu'on
loue aux provinciaux pour le mariage d'une fille riche. Un vrai carnaval
d'invités... Paradol, Flaubert, Gautier, Girardin, lugubre et cassé, avec
sa tête de mort et sa mèche posée comme un accroche-cœur sur un crâne. La
maîtresse de maison pleine de grâce coquette, mais un peu trop préoccupée
de faire de son appartement un petit hôtel Rambouillet du XIXe siècle. On
joue à de petits jeux d'esprit innocents et érotiques. Mme de Tourbet
jette aux convives le mot _malthusianisme_ et en demande la définition à
la ronde; et chacun, le couteau de l'improvisation sous la gorge, dit à
peu près une saleté ou une bêtise...

       *       *       *       *       *

_31 janvier_.--Dans le monde. Toujours les mêmes passants, les mêmes
allants, les mêmes venants, les mêmes poignées de main, les mêmes
politesses et saluts mécaniques, et la même impression d'indifférence, de
sécheresse et de détachement dans tous ces salamalecs convenus, souriants
et mornes. Un tel oubli et une telle absence, qu'on se dit deux fois:
«Bonjour,» sans se souvenir de la première. Derrière l'amabilité figée des
figures, tous ces figurants du monde enfoncés dans l'absorption égoïste de
leur _moi_, qu'ils dissimulent sous le badinage vague du bout des lèvres
et des paroles vides, et l'on sort de là, le cœur froid, comme si on
avait passé la soirée au milieu de vivants de glace.

       *       *       *       *       *

_2 février_.--Nous l'avouons, un peu d'orgueil nous envahit à lire les
premières feuilles tirées de MADAME GERVAISAIS.

       *       *       *       *       *

--La République, ce mensonge de la fraternité universelle des hommes, est
la plus anti-naturelle des utopies. L'homme n'est fait que pour aimer
l'être qu'il connaît, qu'il approche ou qu'il possède.

       *       *       *       *       *

--Je lis qu'en ce moment tous les arbres de Paris sont en train de mourir.
Voici bien des oïdiums depuis quelques années. La vieille nature s'en va.
Elle quitte notre terre empoisonnée de civilisation, et le temps est
peut-être proche, où le décor naturel sera contrefaçonné par l'industrie,
et où les capitales modernes, les monstrueuses accumulations d'humanités,
n'auront plus pour ombre et pour verdure, que le fer-blanc découpé et
peint des palmiers de la Samaritaine.

       *       *       *       *       *

--Mme de Païva, l'insolente figure de la _Fortuna muliebris_.

       *       *       *       *       *

--Rien de bon, avec une maîtresse, comme des rapports simplement charnels,
mêlés à une véritable amitié de camarade.

       *       *       *       *       *

--L'homme a l'habitude de parler, comme à des personnes, aux bêtes et à
Dieu.

       *       *       *       *       *

--_5 février_.--Minuit. Correction des dernières épreuves de MADAME
GERVAISAIS. Et nous pensons aux secrets de la naissance et de la formation
de ce vrai enfant de vous-même, une création de la pensée, véritablement
pareille, en son miracle et son mystère, à la création de la vie d'un être.

Peut-être traitera-t-on de pure imagination cette mort de femme, en
passant le seuil de la chambre du pape, et cependant c'est la vérité à
bien peu de chose près. La femme, la parente, dont nous avons fait la
monographie dans ce roman, est morte comme nous la faisons mourir, en
s'habillant pour se rendre à son audience,--et nous n'avons fait que
reculer sa mort de deux heures.

Nous relisons le morceau de la phtisie, ce morceau qui ne serait pas, si
nous ne l'avions pas écrit, fixé et animé, ce morceau sorti du dessert de
Magny, échappé, sur nos interrogations, au cerveau tout à la fois nuageux
et plein d'éclairs, et à la langue brouillée de Robin. Car cela, à quoi
nous avons donné la netteté et le caractère, ne serait jamais sorti du
savant, frappé du style et de l'osé de notre plume,--car il aurait eu,
devant le papier, les timidités baveuses et les corrections un peu
intimidées, qu'il nous a envoyées, en marge de nos épreuves.

Bizarres racines! Fécondation singulière de ce livre. Souvenir de fange
d'où l'on peut faire sortir du sublime! On ne devinerait pas que le mot de
la fin vient d'une horrible histoire, qui nous était restée dans l'oreille
de l'esprit, d'un refrain ordurier d'une petite rouleuse, qui rentrant au
matin, après avoir fait la _retape_ toute la nuit, criait, à travers la
porte, à sa mère qui ne lui ouvrait pas: «M'man, m'man, ouvre-moi!» et à
la fin, impatientée, jetait: «Ah! que c'est m...!» C'est ce qu'on peut
appeler une perle ramassée dans du fumier.

       *       *       *       *       *

_7 février_.--Ironie des choses et du gâchis de ce temps, où tout semble à
contresens. Il arrive que nous, qui avons à nous plaindre, plus que
personne, de ce régime (procès en police correctionnelle ou nous avons été
assis entre les gendarmes, procès à propos de notre nom, que l'Empereur
autorisait un monsieur, qui n'était pas de notre famille, à porter, etc.),
nous, qui avons toutes les haines de purs lettrés pour ce gouvernement,
ennemi et envieux des lettres, et nous qui n'avons, dans cette pétaudière
d'un Empire ramolli, d'autre amitié que l'amitié de la princesse, et
encore une amitié en dispute et en lutte sur toute idée et toute chose,
c'est nous, dont on veut tuer près du public le talent avec la calomnie du
mot «courtisans», et d'où cela part-il?... Donc sur la demande que M.
Galichon nous faisait adresser, si nous restions ses collaborateurs, après
son manifeste contre Nieuwerkerke, ce manifeste enragé et naïf, qui date
l'indépendance de sa feuille d'art, à l'heure où le surintendant lui
retire sa subvention, nous lui avons fait la réponse suivante:

«Monsieur, nous vous remercions d'avoir fait assez d'estime de nous, pour
croire que nous ne resterions pas à la _Gazette_, après l'article que vous
avez signé hier.

Les deux romans, que nous avons publiés en feuilletons, ont paru dans des
journaux de l'opposition. Les seuls liens que nous ayons avec ce
gouvernement sont loin d'être des liens de reconnaissance, ils ne sont que
quelques amitiés avec des personnes, amitiés désintéressées et venues
d'elles-mêmes à nous, et que nous trouverions lâche d'abandonner, en ce
moment.

C'est vous dire, Monsieur, que devant le numéro de votre journal annonçant
une feuille spéciale d'hostilités contre ces personnes et ces amitiés,
nous venons vous faire prier de remettre notre article de Moreau à
M. Lecuir à la _Librairie Internationale_.»

Parbleu! il y a des fautes à reprocher à Nieuwerkerke, mais vraiment quel
est le fond de toutes ces attaques? L'amour passionné des tableaux qu'on
réclame! Mais est-ce que de tous les journalistes qui réclament, un seul
sait seulement la place d'un seul tableau du Louvre? Non c'est toujours,
et dans ce moment-ci, en un accès furieux, l'envie, toute pure et toute
brute, contre un monsieur, qui est comte, qui est bel homme, qui a une
grande place et de gros émoluments.

       *       *       *       *       *

_10 février_.--Nous venons de manquer d'être tués ensemble. Nous allions à
notre dîner du mercredi chez la princesse. Un cocher ivre, que nous
prenons à Auteuil, nous jette, bride abattue, dans la roue d'un camion,
quai de Passy, et le choc est tel que Edmond, jeté dans la glace devant
lui, la casse avec sa figure. Il en ressort... nous nous regardons... un
regard mutuel et profond, où chacun tâte l'autre... Du sang plein la
figure, plein l'œil. Nous descendons de voiture. Je l'examine de près, la
vitre a coupé la paupière supérieure et inférieure de l'œil droit. Je ne
vois que cela. Edmond, qui a des éblouissements causés par le sang, ne me
dit pas ce qu'il craint: d'avoir l'œil crevé.

Du quai, nous montons à Passy, moi le soutenant sous le bras, lui marchant
le mouchoir rougi sur la figure, comme un accident ensanglanté qui passe.
Et jusqu'au débarbouillage chez le pharmacien, angoisse, émotion, pendant
des secondes qui paraissent éternelles. Un miracle! l'œil n'a rien.

Nous allons au télégraphe pour envoyer une dépêche, rue de Courcelles, et
il me dit cette chose bizarre, c'est qu'un moment avant le choc, il avait
eu le pressentiment de l'accident; seulement, par une transposition de vue
fraternelle, c'était moi qu'il avait vu blessé, et blessé à l'œil.

       *       *       *       *       *

_12 février_.--Oh! la bonne émotion de couper son livre vierge, et dans la
moite fraîcheur du brochage encore mouillé!

       *       *       *       *       *

_Lundi 16 février_.--Nous étions accoudés à la barrière, d'où l'on plonge
dans le jardin en contrebas de Gavarni. Une main sur notre épaule. C'est
le bohème, gardien marron des sept mille mètres de terrain à vendre. Tout
le jardin abandonné, inculte, ruineux, le lierre s'étalant sur la bosse
des anciens mouvements de terrain, et le pittoresque des ravages de la
nature et de la plante parasite!

Nous promenant à travers ce fouillis de nature, le bohème nous mène, tout
en bas du jardin, à la ligne des beaux arbres qui le finissaient dans leur
grande ombre... Ici sera une guinguette, un bouchon pour les dimanches et
les lundis des parties de campagne, et où la canaille, abhorrée de Gavarni,
viendra sous le portique toujours vert, où il promenait sa haute rêverie,
arroser de bleu des tripes à la mode de Caen, dans des berceaux
qu'arrondit devant nous, un marchand de vin basque.

Curieux invalide, que ce bohème, cet ancien graveur sur bois, goutteux et
presque aveugle, espèce de philosophe agreste et crapuleux, sorte de
Thomas Vireloque, laissé en sentinelle là, par l'œuvre de Gavarni,
faisant sa compagnie de deux terriers féroces dont il appelle l'un: _le
Comique_, et encore d'un duc remisant, le jour, dans le trou noir de la
Glacière, où frissonne, sous le plâtre tout écaillé, la _Frileuse_ de
Houdon.

Et rondissant le dos au soleil, tout en gouaillant et en lâchant des
blagues amères, le bohème nous mène au cimetière d'Auteuil, où l'on vient
de poser la pierre de granit de Gavarni. Une simple pierre portant son nom
et deux dates, sa naissance et sa mort.

Nous ne nous savions pas si voisins de lui dans la séparation éternelle!

       *       *       *       *       *

--Personne n'a encore caractérisé notre talent de romanciers. Il se
compose du mélange bizarre et presque unique qui fait de nous à la fois
des physiologistes et des poètes.

       *       *       *       *       *

_Lundi 16 février_.--Maria nous entretenait d'une particularité de la peau
de son pays, de la peau de la femme de Brie, cette peau de blonde de Paris,
devenant sous le soleil et le hâle des champs, plus noire, plus tannée
que la peau paysanne du plus extrême Midi. Elle nous parlait de l'extrême
délicatesse de la sienne, qui est en effet fine comme un papier de soie,
et qui laisse apercevoir, sous un microscope, la circulation du sang: une
peau si sensible que deux journées à Marseille avaient rendu la femme
presque méconnaissable, une peau qui prend dans l'ombre d'une chambre ou
le séjour au lit, pendant une semaine, la blancheur du lilas poussant dans
une cave.

       *       *       *       *       *

_Mercredi 17 février_.--Il tombe ici un médecin que j'avais demandé à
Phillips. Il me tâte, il me retourne, il m'ausculte, il me fait sonner le
corps et la place de mes maux, y retrouvant l'arriéré de vingt années
anti-hygiéniques de vie littéraire. Une angoisse pour tous les deux, une
journée de tressaillements inquiets.

Le soir, nous espérions, pour nous remettre, nous rasséréner, nous
fortifier dans le découragement de la santé et la lassitude de l'effort à
vivre, quelques paroles aimables, quelques banalités complimenteuses qui
pansent les hommes de lettres. Non, on ne trouve qu'à nous dire, sur un
ton assez sec, que notre livre est assez bien fabriqué, et on me donne à
couper un livre de poésie, d'un anonyme provincial, M. O. Justice, qui a
collé, en tête de ses vers de mirliton, une photographie, où il ressemble
à un jeune coiffeur de chef-lieu d'arrondissement.

Des autres, rien du tout. Taine arrive, commence par nous reprocher des
mots, qui ne se disent pas, qui ne se trouvent pas dans le
dictionnaire.--Lequel? Le vôtre?--nous accorde quelques descriptions
faites avec les nerfs assez bien, et finit en nous disant que la fin n'a
pas d'intérêt pour lui, parce qu'il a lu Sainte Thérèse.

L'auteur du VOYAGE EN ITALIE nous dit cela, d'un ton aigre, nerveux,
saccadé, et avec un peu plus de bile qu'à l'ordinaire dans le teint. Voilà
notre seul succès. Il faut avouer que notre livre n'est guère gâté jusqu'à
présent.

Du reste je ne sais quel mauvais vent de contradiction soufflait, ce soir,
dans la causerie et les paroles du salon.

       *       *       *       *       *

_19 février_.--Nous allons voir Sainte-Beuve. Nous le trouvons triste de
son état, triste de la politique, triste de l'état de la littérature. Il
nous dit les hontes de l'Académie abaissée, le tripotage des voix et des
coteries, les _manigances_ de Guizot. Il nous conte ce dialogue entre la
duchesse de Galliera et Lebrun, que Lebrun répétait avec une indignation
et une amertume de vieux lettré.

--Eh bien, monsieur Lebrun, disait la grande dame, au moment où il entrait
dans son salon, le premier fauteuil est donné...
Oui, à M. d'Haussonville... C'est une chose faite.

--J'ignorais, faisait l'académicien en s'inclinant.

--Pour le second, ce sera sans doute M. de Champagny.

--Ah!

--Et quant au troisième, probablement M. Barbier.

Et la mélancolie de l'heure de cinq heures, du jour s'éteignant, de la
menace de l'isolement de sa soirée, amenait aux lèvres de Sainte-Beuve une
plainte, à voix basse, sur toutes les privations dont il souffrait, sur
l'impossibilité du déplacement qui vous mêle à vos semblables, à la
société, impossibilité qui vous désintéresse de l'action et du monde.

Il nous retraçait, comme dans une causerie, tisonnant devant un feu mort,
ces jours succédant aux jours, et où il s'éveillait encore le matin avec
un peu d'illusion, puis, dans le milieu du jour, encore un rien intéressé
par le travail, par quelques restes de fidélités d'amis, et après, plus
rien... «Ah! l'existence, voyez-vous cette existence-là, non... la vie
pour moi n'est plus qu'un mur nu... il y faut des tentures, des
agréments...» et son petit geste dessinait dans le vide, des regrets de
choses.

La nuit tombait doucement, et la parole du vieillard devenait, de plus en
plus, une parole de clair-obscur, une parole s'approchant du grand
silence.

       *       *       *       *       *

--Ce soir, le petit cousin donne, pour la pousse de ses moustaches, ce
qu'on appelle une _petite fête_, chez Voisin. Deux énormes bouquets de
violettes sur la cheminée. Donc deux dames qui arrivent bientôt. C'est
la***, une de ces hétaïres à huit ressorts, à cinq chevaux dans l'écurie,
à maison montée, de ces filles entretenues à trois cent mille francs par
an, et qui ont toujours besoin de cinq louis: une blonde Alsacienne au
grain de beauté sur la plus blanche poitrine du monde, décolletée en
carré. Elle est accompagnée d'une Wurtembergeoise à rougeurs, et à
baragouin des banquiers allemands de Balzac, une procureuse, ayant la
spécialité de fournir des religieuses en imitation à un Crésus de la
banque juive;--enfin une sous-Guimond, une boutique des secrets, des
scandales, des horreurs de Paris, une de ces créatures profondes et
bredouillantes, que le Rhin nous envoie armées de toutes les ruses et de
tous les dessous d'un Metternich en jupon...

Entre ces très jeunes gens, le plaisir est bruyant, brutal. Dans l'ivresse
on se cogne, on se tape, on se poursuit dans les chambres du haut, et à la
fin ça tourne à _la chiade_ de collège... si bien qu'à la note de 400
francs du dîner, vient s'ajouter 75 centimes d'arnica pour la
Wurtembergoise, qui en se sauvant s'est fait, au coccyx, un noir contre
une porte.

       *       *       *       *       *

_22 février_.--Depuis que notre livre est paru, pas une lettre, pas un mot,
pas un compliment même banal d'un quelconque;--sauf une bonne poignée de
main et un _speach_ éloquent de Flaubert. Une profonde tristesse de cette
ligue du silence.

       *       *       *       *       *

--Un curieux mot de mère pieuse, de femme honnête à son gendre, lent à
arriver à l'acte du mariage, mot que ne trouverait jamais une femme qui ne
serait pas pieuse et pas honnête: «Mon cher Henry, c'est à vous à éveiller
les petits sens de votre femme!»

       *       *       *       *       *

_Mardi 2 mars_.--Nous allons, avant Magny, chez Sainte-Beuve. Il descend
de la chambre, où il est en train de se sonder, et il commence à nous
parler de notre roman, qu'il s'est faire lire dans l'intervalle de son
travail,--comme un homme qui en a à dire long. C'est d'abord une espèce de
patelinage, et des mots qui ressemblent à la caresse d'une patte de chat
qui va sortir ses griffes, et les égratignures ne tardent pas. Cela arrive
menu, menu, à petits coups. Il nous dit donc: que nous voulons, qu'en tout
nous voulons trop, que nous allons toujours à l'excès, poussant et forçant
nos qualités, qu'il ne nie pas que nos morceaux, avec la voix d'un très
bon lecteur, peuvent être un agrément dans un certain décor...«Mais les
livres sont faits pour être lus... fait-il, d'une voix grinchue, et lus
par tous!... Mon Dieu, on les donnera peut-être plus tard comme des
morceaux de style dans les _excerpta_, mais moi, je ne sais pas, ce n'est
plus de la littérature, c'est de la musique, c'est de la peinture... Vous
voulez rendre des choses!...» Et il s'anime: «Tenez, Rousseau... Eh bien,
il avait déjà trouvé un procédé exagéré... Est venu après lui Bernardin de
Saint-Pierre, qui l'a poussé plus loin... Chateaubriand, Dieu sait...
Hugo!» et il fait la grimace qu'il fait toujours à ce nom-là: «Enfin
Gautier et Saint-Victor... Eh bien! vous, c'est encore autre chose que
vous voulez... C'est du mouvement dans la couleur, comme vous dites...
C'est l'âme des choses... C'est impossible... Je ne sais pas, moi, comme
on prendra cela plus tard, et où on ira!... Mais, dans le moment, il faut
vous atténuer, vous amortir... Tenez, votre description du pape tout en
blanc, tout au fond... Eh bien! non, non...»

Et soudain entrant en colère: «_Neutralteinte_, qu'est-ce que c'est que ce
neutralteinte?... ce n'est pas dans le dictionnaire... C'est une
expression de peintre, ça... Tout le monde n'est pas peintre... C'est
comme un ciel de couleur rose thé, rose thé... Qu'est-ce que c'est, une
rose thé...» Et il répète une ou deux fois: «Rose thé,» ajoutant: «Il n'y
a que la rose, ça n'a pas de sens!»

--Et cependant, monsieur Sainte-Beuve, si j'ai voulu exprimer que le ciel
était jaune de la nuance jaune rosée d'une rose thé, d'une gloire de Dijon
par exemple, et n'était pas du tout du rosé de la nuance de la rose
ordinaire?

--En art il faut réussir, continue Sainte-Beuve, sans écouter... Oui, il
faut réussir... Je voudrais que vous réussissiez... Là, une suspension,
avec quelques paroles ravalées, qui nous font soupçonner que le livre
n'a pas eu de succès dans son entourage, qu'il a peut-être ennuyé la
_manchote_.

Et il se met à nous prêcher d'écrire pour le public, de descendre nos
œuvres à l'intelligence de tous, nous reprochant presque notre effort,
l'ambition de notre conscience littéraire, le travail de nos livres, pour
ainsi dire, sués de notre sang, enfin la passion, que nous mettons à nous
satisfaire. Vils conseils d'un courtisan de tous succès et de toute
popularité.

Et comme nous lui déclarons fièrement qu'il n'y a pour nous qu'un public,
non celui du moment, mais celui de l'avenir, il nous dit avec un
haussement d'épaules: «Est-ce qu'il y a un avenir, une postérité?... Vous
vous figurez ça, vous!» blasphème le journaliste qui, à chaque article,
touche le viager de sa courte gloire, et ne la veut pas plus longue pour
les autres, non récompensés de leur vivant,--pas plus que pour les livres
méconnus qui espèrent leur paye de la postérité.

Il gronde, il grogne, il argutie, avec cet agacement de nerfs, que tous
ceux qui le connaissent, lui ont toujours vu pour une œuvre un peu haute,
l'espèce de petite colère qui le congestionne dans la discussion, et
encore avec la mauvaise foi féminine qui le caractérise. Au fond, il est
pris d'une inquiétude jalouse de l'acceptation de l'œuvre par le public
présent ou futur, et alors il mêle les coups de boutoir aux reproches
aigus, et sort de ses habitudes de politesse... Puis tout à coup, dans ses
paroles, nous sentons percer la visite d'un ami qui ne nous aime pas.
Sainte-Beuve nous reproche durement d'avoir fait lire, à notre héroïne,
Kant, qui de son temps n'était pas traduit, nous jetant: «Alors quelle foi
voulez-vous qu'on ait à votre étude?» Et il nous répète plusieurs fois
cette grosse erreur de notre livre, en en grossissant, de plus en plus, la
faute.

Nous avons eu pitié de l'ignorance du grand critique, avec lequel sans
doute nous nous serions fâchés, si nous lui avions dit que, de 1796 à 1830,
il y avait eu à peu près une dizaine de traductions en français de divers
livres de Kant.

       *       *       *       *       *

_3 mars_.--La princesse est aujourd'hui toute charmante, avec des moments
comme attendris du plaisir de vous revoir, et en belle veine de causerie.
Viollet-le-Duc parle de Mérimée très malade. Il meurt d'une maladie de
cœur, et son ami prétend, à l'encontre du jugement de tous, que cette
maladie vient de la sensibilité rentrée de l'écrivain, qui était très
tendre, sous le masque de l'égoïsme et du cynisme. Il appartenait à cette
génération de poseurs et d'hommes, faisant les forts, à la génération de
Beyle, de Jacquemont partant pour l'Inde et quittant ses parents avec la
légèreté d'adieux d'un départ pour Saint-Cloud.

Une des plus tristes fins du monde, au reste, que la fin de ce comédien de
l'insensibilité, claquemuré entre deux vieilles _governess_, lui rognant
le boire et le manger.

       *       *       *       *       *

--Hélas! on ne peut être partout, et suffire à tout, les horizons de nos
projets de travail sont si grands et si étendus en tous les sens! Quelles
belles études à faire sur ces trois écrivains de la Révolution, connus
seulement de nous: Suleau le journaliste de 1791, Chassagnon, le fou de
Lyon, le Saint-Jean à Pathmos de la Terreur, et ce Juvénal en prose du
Directoire, Richer-Serizy!

       *       *       *       *       *

_10 mars_.--Nous sommes dans la nouvelle salle de la cour d'assises. Des
dorures, des tableaux, un plafond reluisant. Partout du confortable et du
luxe joyeux et criard. Là les heures d'anxiété sont maintenant sonnées par
une pendule d'or... Regardant cela, nous pensions à la Cour d'assises de
l'avenir, dont les boiseries seront en bois de rose, les panneaux en pékin
peint d'un ton riant, et où il y aura une vitrine de petits saxes, que les
gendarmes montreront aux accusés, pendant les suspensions d'audience.

C'est un détournement de mineure, même de deux mineures. Au-dessous du
Christ, là-bas au fond, le président, à la voix d'un vieux père noble
édenté, dans le silence d'émotion de la salle, ânonne une lettre d'amour,
dont il souligne chaque mot pour les jurés, avec une malignité de vieux
juge, une sorte de bégayement sinistre, particulier aux gens de justice.

Au banc, entre les gendarmes, quelque chose comme un paquet lamentable, et
qui devient, quand le président lui dit de se lever, une petite vieille
épouvantante. C'est une pensionnaire des Incurables, chargée de 80 ans,
dont on ne voit sous sa capuce noire et son abat-jour qu'un nez camard et
un peu de peau blême. On ne rêverait pas autrement la Mort-maquerelle!

L'accusé principal est calme, et d'un sang-froid sec; seulement son visage,
à mesure que s'engage le débat, et qu'il ferraille, sans repos et debout,
contre le long interrogatoire du président, son visage semble maigrir et
se creuser sous le tiraillement des nerfs. A la déposition des témoins, il
a des inquiétudes des yeux animales, des mordillements de moustaches, des
crispations de coins de lèvres qui lui tournent un moment la bouche de
côté, comme dans un plâtre de guillotiné.

Que c'est donc beau la vraie émotion et le poignant de la réalité d'une
sincère douleur! Il y a un imbécile de père qui dépose d'une voix lente et
basse, avec des silences réfléchissants et vides, où il polit
machinalement de son gant, la barre du tribunal, qui dépose avec des
absences d'une mémoire qui semble avoir sombré dans le chagrin, avec des
arrêts de la voix, pendant lesquels l'homme se passe lentement la main sur
la figure et devant les yeux, pour en chasser quelque chose, avec des
«ah!» qui sont comme des réveils en sursaut, à un coup qu'on lui
frapperait au cœur.

Oh! comme ce père, en parlant de ses deux filles, a dit, sans se savoir
sublime: «Oui, déshonorées... je les aimerais mieux mortes!»

       *       *       *       *       *

--Nous, torturés de malaises continus, douloureux, presque mortels au
travail et à la production spirituelle, nous ferions volontiers ce pacte
avec Dieu: ne nous laisser qu'un cerveau pour créer, nos yeux pour voir,
et une main avec une plume au bout, et prendre tout le reste de nos sens
et les misères de nos corps, pour que nous ne jouissions plus en ce monde
que de l'étude de l'humanité et de l'amour de notre art.

       *       *       *       *       *

_6 mars_.--Jours de tristesse et de découragement, où l'on se couche dans
la journée, pour la vivre moins longue.

       *       *       *       *       *

Il est rare que les faiseurs de l'opinion en art et en littérature ne
subissent pas la tyrannie des imbéciles: les guides du goût public en sont
généralement les domestiques.

       *       *       *       *       *

--Tous les systèmes, toutes les religions, toutes les idées sociales se
sont produits ici-bas. Comment ne s'est-il pas formé, à aucune époque de
l'histoire, à aucune place de la terre, une secte de sages pour laisser
mourir la vie devant la férocité de ses maux? Comment n'a-t-elle pas été
déjà prêchée cette fin de l'humanité, non seulement par l'abstention et la
procréation, mais encore pour les plus pressés, par la recherche et
l'invention du plus doux suicide, par l'institution d'écoles publiques de
chimie, où serait enseignée une combinaison de gaz exhilarant, qui ferait
un éclat de rire du passage du être au non-être?

       *       *       *       *       *

_14 mars_.--Un grand symptôme de ce temps-ci. L'entente du gouvernement et
de l'opinion publique pour l'exil des morts à 30 kilomètres de Paris, pour
l'expropriation de la tombe qui croyait à sa perpétuité, pour le
_dépotage_ et le _rempotage_ des débris aimés de vos parents, dont le
_lacet_ des chemins de fer fera trembler le sommeil des os, sous les
tunnels infinis... Que les journalistes sans concession de famille ne s'en
émeuvent pas: c'est naturel; mais que les autres qui ne sont pas
journalistes, donnent secrètement la main aux _utilitaires_ qui veulent
faire de la dépouille humaine et des entrailles d'un cimetière, une usine
de noir animal, ça m'indigne.

Ces pensées nous venaient dans un petit cimetière, caché dans un bouquet
d'arbres, et découvert par nous dans le bois de Boulogne, un cimetière
fermé, muré, scellé d'un cadenas fermant une grille rouillée, dont les
barreaux laissent voir un coin de terre oublié qui semble promettre à ses
morts la perpétuité du repos de la tombe, sous les branches de ses rosiers
vagabonds.


_20 mars_.--Estimés et haïs: voilà notre lot ici-bas.

--Nous nous rendons bien compte aujourd'hui que dans un caractère, dans un
type, dans un personnage de roman, il faut un alliage de faux pour le
faire accepter de la sympathie du public.

       *       *       *       *       *

_22 mars_.--Nous allons chez Sainte-Beuve qui, en dépit de son peu de goût
pour notre roman, est disposé à lui consacrer un article critique. Et
pendant une heure, il nous tient sous une espèce de sermon rabâcheur et
aigre, tournant, par moments, à des accès d'une colère en enfance.

Au bout d'une heure de gronderie à propos de tout le livre, il nous accuse
d'avoir dénaturé le sens de l'IMITATION, ce doux livre d'amour et de
mélancolie, et envoyant Troubat chercher son exemplaire, il nous le montre
pareil à un herbier, plein de fleurs sèches et d'annotations en marge, et
il se met, se tournant vers le jour qui tombe, à en nasiller le latin,
qu'il épelle avec une voix subitement changée, une voix _prêtreuse_, et il
ferme le livre sur cette phrase: «Oh! il y a un amour là dedans... on en a
un sirop pour toute sa vie!»

Et nous, en nous-mêmes, nous étions en train de rire, pensant, que
peut-être _l'évêque du diocèse des athées_ allait prendre contre notre
livre la défense de la religion.

       *       *       *       *       *

--Les femmes affectionnent le malheur: celui des autres et même le leur,
et tout ça pour le dramatique du malheur.

       *       *       *       *       *

_26 mars. Vendredi saint_.--Une singulière habitude de manger maigre, le
jour où on a mis en croix l'homme apocryphe des Écritures, quand on mange
gras, le jour où est morte votre mère.

       *       *       *       *       *

_28 mars_.--Deux yeux de reptile et de pierre précieuse, des regards
dardés du coin de l'œil, un cou et une taille ayant des ondulations
serpentines, un charme, en tout elle, fascinant et épeurant, avec un
visage sans âge, et qui semble celui d'une fée inquiétante, et qu'on
verrait jeune et vieille à la fois. C'est Mme ***...

       *       *       *       *       *

_30 mars_.--Un temps de pluie, des jours de vie vague, où la réalité de
l'existence est comme noyée, délavée dans la liquidité des heures.

       *       *       *       *       *

_1er avril_.--En omnibus, à côté d'une jeune paysanne, d'une petite
boulotte en bonnet blanc, qui semble aujourd'hui arriver à Paris, pour
entrer en service. Elle a beau essayer de prendre des poses tranquilles,
de croiser ses bras dans l'immobilité, impossible de tenir en place. On
dirait qu'elle a, dans ce grand et écrasant Paris, une espèce de gêne
remuante, une inquiétude timide et agitée, qui la fait se jeter, à tout
moment, à la vitre, qu'elle a derrière la tête. Comme une chèvre qui se
frotte à du bois, ou comme si elle avait encore dans sa chemise des puces
de son pays, elle ne cesse de remonter contre le dossier de la voiture,
ses reins déjà mous et lascifs, et tout prêts à se plier à l'avachissement
d'une traînée de la grande ville.

Distraite, tantôt soucieuse, tantôt effarée, elle se mordille un ongle, se
marmotte tout bas des choses, longuement bâille de fatigue.

--Les gens de l'opposition, quand on les condamne à un peu de martyre,
sont étonnés à la façon des gamins qui sonnent le soir aux sonnettes des
maisons, et d'une desquelles, soudain, jaillit un concierge, qui leur
allonge un rien les oreilles.

       *       *       *       *       *

_3 avril_.--Cour d'assises. Affaire Firon. Assassinat de la rue Monthabor.

En entrant, nous avons devant nous le profil perdu de l'accusé, à la
pommette saillante qui fait une ombre sur sa joue. Il répond à
l'interrogatoire avec un balancement perpétuel, les mains croisées
derrière le dos, à croire qu'elles sont liées,--et comme si l'homme était
déjà bouclé pour la guillotine.

A la représentation du couteau de cuisine qui a servi à tuer la femme, une
expression indéfinissable d'un œil qui se voile sous des cils d'albinos:
expression sournoise d'un regard clignotant qui regarde, sans vouloir voir.

Quand le président lui dit de raconter la scène du crime, il passe la main
sur son front, une rougeur colore, un instant, son visage terne et gris,
et après quelques mouvements nerveux d'épaules, il crache par terre,
s'essuie les lèvres avec son mouchoir, puis commence par des mots
ânonnants, se repasse encore la main sur la figure, et rouvre une bouche
où, sous l'émotion, sa voix s'étrangle... Puis soudain il se met à
raconter, et comme si, au récit de l'assassinat, sa fièvre homicide le
reprenait, il répète dans le vide la mimique de son crime, d'un geste en
avant terrible et superbe! «Elle n'est pas tombée, dit-il, quand je l'ai
frappée... je l'ai retenue!»

Pendant les dépositions, il ne laisse voir de lui, baissé derrière la
barrière, que le bout de ses doigts sur son front et dans ses cheveux. Un
moment seulement, à l'interrogation du président, lui disant: «Vous avez
joué le soir, suivant un témoin, avec une chance incroyable?--Oui, avec
une chance incroyable,» répète-t-il sur un ton singulier, et comme s'il
lui semblait que le crime fût un porte-bonheur pour le jeu.

L'une des dépositions tombe dans le silence ému de l'auditoire, celle de
sa maîtresse, une pauvre et laide actrice du théâtre des Batignolles,
toute maigriotte dans sa petite robe noire des répétitions, élevant pour
le serment une main rouge d'engelures, et parlant avec une voix modeste et
brave, et confessant tout haut son amour pour l'homme qui est entre les
gendarmes,--misérable cabotine, grandie de la grandeur que les douleurs de
la femme prennent sur ce théâtre tragique.

... Le procureur impérial prononce son réquisitoire où commence à
apparaître le mot «expiation suprême». Et maintenant dans les oreilles du
vivant, le mot la mort, sa mort, ça va être l'effet et la fin de toutes
les phrases de l'avocat général faisant son métier, de toutes les phrases
de son défenseur s'efforçant d'agir dramatiquement sur la pitié du jury.
Heures longues, où l'accusé retient sa tête entre ses deux mains, comme
s'il la sentait moins solide sur ses épaules, et, pour ainsi dire,
vacillante entre cette dispute qui s'en fait entre la Justice et la
Défense.

L'avocat, c'était Lachaud, l'innocenteur patenté des assassins, un acteur
de bas drame, apportant à son client une fausse émotion, une fausse
sensibilité, une déclamation gesticulante et ambulatoire.

Le jour tombe, et le résumé du président sort de sa bouche édentée, comme
d'un trou noir. La cour se retire, le jury entre en délibération.

Le public envahit le prétoire. La table des pièces à conviction est à demi
cachée par le dos des curieux et le dos des municipaux coupés de
buffletteries, penchés dessus. On dénoue la chemise ensanglantée, on fait
rentrer le couteau dans le trou du linge raide, on mesure la largeur du
coup de la mort, là où il a été donné.

Enfin la terrible sonnette du jury, et par la porte ouverte, sur la paroi
de l'escalier éclairé par lequel descendent les jurés, leurs ombres les
annoncent et les précèdent d'une façon saisissante, presque fantastique.
Ils prennent place, pendant que derrière le banc de l'accusé apparaît un
officier de gendarmerie en tricorne. Les lampes allumées mettent des
lumières étroites sur la table du tribunal, les papiers, le code, un peu
de rougeoiement au plafond. Aux fenêtres pâlit l'azur blême d'un
commencement de nuit.

La figure bourgeoise des jurés a pris une espèce de sévérité de grands
juges. Un recueillement, un silence presque religieux... Le président du
jury, qui se trouve être le vieux Giraud, le peintre de la princesse, se
lève avec sa barbe blanche, déplie un papier,--et d'une voix qui se voile
d'un enrouement subit,--lit la déclaration du jury, qui est _oui_,--et
Giraud s'est rassis.

Alors, un moment, c'est une suspension de respiration qui retient tous les
souffles, puis, _la mort_, cela court, dans un murmure tout bas, sur
toutes les lèvres... Dans la surprise sinistre et inattendue de ce «oui»
sans circonstances atténuantes, il semble qu'il passe le froid d'une
grande terreur, et l'immense frisson de tout le cœur d'une foule,
remontant au tribunal, donne à ces froids exécuteurs de la Loi, le
contre-coup de l'émoi humain du public.

L'accusé est ramené sur le banc, et par un retour de curiosité cruelle, on
cherche à dévorer ses angoisses. On monte sur les bancs pour le voir. Il
semble, lui, calme, décidé, et fait face à l'arrêt, la tête levée,
caressant sa barbiche. Le président lui lit la déclaration du jury, et sa
voix mordante et ironique de vieux juge dans tout le procès, en cette
lecture est pénétrée d'une émotion grave. Le tribunal se lève et confère
quelques secondes, puis le président lit encore à l'accusé, à mi-voix, les
articles d'un code ouvert, et l'on entend vaguement la phrase: _tête
tranchée_.

A cette phrase deux cris, et le bruit d'un corps qui cogne sur du bois:
c'est la maîtresse du condamné qui s'évanouit. Lui, il a entendu sans
faiblesse la lecture de son arrêt, et, la lecture finie, il saute d'un
bond sur le banc au-dessus, et de là, se retournant vers l'endroit des
cris, et touchant son cœur, il envoie d'un geste violent, suprême, un
dernier baiser à celle qui a crié.

       *       *       *       *       *

--J'ai vu presque tous les _voulant_ arriver au but de leur vouloir.
Est-ce que la volonté ne serait pas un fluide aimanté qui, par son
intensité, deviendrait une force inconnue et magnétique ayant le pouvoir
de l'attirement des choses et des faits?

       *       *       *       *       *

7 avril.--Dîner Magny.

On disait que Berthelot avait prédit, que dans cent ans de science
physique et chimique, l'homme saurait ce que c'est que l'atome, et
qu'avec cette science, il pourrait à son gré modérer, éteindre, rallumer
le soleil comme une lampe Carcel. Claude Bernard, de son côté, aurait
annoncé qu'avec cent ans de science physiologique, on pourrait faire la
loi organique, la création humaine, en concurrence avec le Créateur.

Nous n'avons fait aucune objection, mais nous croyons bien qu'à ce
moment-là de la science, le vieux bon Dieu à barbe blanche, arrivera sur
la terre, avec son trousseau de clefs, et dira à l'humanité, ainsi qu'on
dit au Salon, à cinq heures: «Messieurs, on ferme!»

       *       *       *       *       *

--Un de ces dimanches du printemps, la maréchale C... diadémée de hauts
cheveux en couronne, avec son front de la Renaissance, ses épaules de
nymphe, et la grâce de toute sa personne penchée sur une causerie qui la
faisait souriante, apparaissait comme une svelte divinité de la Régence
qui aurait été peinte par le peintre anglais Lawrence.

       *       *       *       *       *

_16 avril_.--Été chez un pépiniériste de Bourg-la-Reine, acheter un
magnolia. Nous nous sommes sentis là, mordus d'un nouveau goût de raretés,
du goût des objets d'art de la nature. C'était tout ignoré et tout nouveau
en nous, cette appréciation de la belle ligne d'une plante, de la qualité
distinguée de sa feuille, de son aristocratie, pour ainsi dire; car la
nature a, comme l'humanité, ses êtres préférés, caressés, auxquels elle
donne une beauté spéciale et supérieure.

Et, sans rien y connaître, nous voici devenus amoureux des deux arbres les
plus chers du pépiniériste.

       *       *       *       *       *

--Je crois décidément que les savants sont plutôt des escamoteurs que des
sorciers.

       *       *       *       *       *

--O ironie! Nous avons cru acheter ici, au prix de 90 000 francs, le
silence. Et dans notre mur de droite, un cheval; et dans notre mur de
gauche, trois ou quatre enfants du Midi.

       *       *       *       *       *

--Ici, nous sommes intrigués par trois personnages. C'est un bonhomme en
casquette à oreilles rabattues, assis sur un petit X, sous le pont du
viaduc, par toutes les saisons et par tous les temps, et écrivant sur des
morceaux de papier, qu'il déchire.

Sa compagnie ordinaire, est un homme toujours à l'air, et toujours sorti
de chez lui comme l'autre, un vieillard maigre et long, à cheveux blancs
en désordre et comme fouettés par des vents de malheur, cravaté d'une
corde de soie noire où ne passe jamais le blanc d'un chemise, et habillé
éternellement d'un paletot lie de vin et d'un pantalon chocolat, qui
traîne et fait sur ses galoches ces bourrelets de plis, que Gavarni
tirebouchonne au bas de ses pantalons d'inventeurs,--et une canne sous le
bras, et toujours une pipe éteinte à la bouche. Il se promène dans un
va-et-vient étroit, tournant autour de la porte d'Auteuil, qu'il pleuve,
qu'il vente, qu'il gèle, qu'il neige, insensible aux intempéries, et le
regard au ciel, disputant, grommelant, s'emportant dans le vide avec la
voix aigre, l'espèce de claquette d'un maniaque.

Le dimanche, assis un moment, dans la salle d'attente, au milieu des gens
en joie, versés par le chemin de fer, nous l'avons vu tirer de sa poche un
petit livre noir, un livre de prières à l'aspect anglican, puis reprendre
sa promenade de manège, coupée par deux ou trois paroles qu'il jette à
l'homme à l'X toutes les fois qu'il passe devant lui.

Très souvent, ce personnage original a avec lui, un garçonnet délicat,
élégant, frêle et frileux, suspendu à son bras, et se faisant traîner
paresseusement, à la façon d'un pâle enfant fatigué, un garçonnet auquel
il parle brusquement, et qu'il fait volter, à tout moment, sous la
secousse et la tempête de son agitation nerveuse. Mais le garçonnet ne
l'écoute pas, il a le regard égaré au loin, laissant aller devant lui ses
deux grands beaux yeux noirs, qui ont des cils longs d'un doigt, des yeux
de langueur et de maladie; et, hiver comme été, il est enveloppé d'un
cache-nez, dont le tortillage autour de son cou prend l'apparence
gracieuse d'un châle, et lui donne je ne sais quelle voluptueuse mollesse
d'une jeune femme aux cheveux coupés.

Pourquoi prendre des renseignements sur ces gens-là? Nous aimons mieux les
rêver, et même peut-être, un jour, les imaginer.

       *       *       *       *       *

--L'aventure avec Sainte-Beuve, depuis le commencement jusqu'à la fin, en
sa bizarrerie. Après ses expectorations amères contre notre roman, son
hostilité personnelle contre son héroïne, Sainte-Beuve nous a proposé
décidément, par l'intermédiaire de Charles Edmond, de nous faire deux
articles dans le _Temps_. Il nous prévenait qu'il nous demandait d'en
accepter le _plaisir_ et le _déplaisir_, que d'ailleurs il entendait que
nous répondions, dans le journal même, à ses sévérités. Nous acceptions
du premier coup la proposition de Sainte-Beuve, très touchés et
reconnaissants de cette courtoisie de la réponse.

Cela bien convenu dans une visite faite au critique, nous rencontrions
quelqu'un qui nous disait que Sainte-Beuve ne faisait pas les articles, et
que c'était notre faute. Nous lui écrivions. Il nous répondait dans une
lettre, où il remplaçait le _chers amis_ par _chers messieurs_, lettre
entortillée, et où il semblait dire, à mots couverts, que sa position
actuelle vis-à-vis de la princesse, l'empêchait de faire les articles
promis. Au premier mot de cette lettre je devinais quelque cancan
d'ennemi... Allons, jusqu'à la fin, même au bord de sa tombe, Sainte-Beuve
sera la Sainte-Beuve de toute sa vie, l'homme toujours mené dans sa
critique par les infiniment petits, les minces considérations, les
questions personnelles, la pression des opinions domestiques autour de
lui[1].

[Note 1: La raison principale qui empêcha Sainte-Beuve de faire les
articles, je l'ai donnée dans une note jetée au bas d'une lettre de mon
frère à Zola du 10 avril 1869:

«A quelques jours de là (de la visite à Sainte-Beuve) la princesse nous
félicitant d'avoir un article de Sainte-Beuve, l'un de nous lui répondit:
«Princesse, il n'y a pas tant à nous complimenter, M. Sainte-Beuve ne nous
a pas laissé ignorer que ce serait un _éreintement_.»

Un étranger qui se trouvait là, allait aussitôt rapporter notre réponse à
Sainte-Beuve. Le mot éreintement, dans la langue familière du journalisme,
est synonyme de critique et ne veut rien dire de plus. Mais Sainte-Beuve,
je l'ai toujours vu avoir peur du mot, du mot qui n'était pas un mot
pondéré. «Éreintement, répéta-t-il, tout à fait blessé; je fais de la
critique, je ne fais pas d'éreintement.»

Et il abandonna son article, qui, je crois, était commencé.»]

       *       *       *       *       *

_18 avril_.--Il faut avoir la fièvre pour bien travailler, et c'est cela
qui nous consume et nous tue.

       *       *       *       *       *

_Jeudi 22 avril_.--A propos de notre article sur Jean-Michel Moreau paru
dans la Revue d'art qu'il dirige, nous allons ce matin chez Feydeau, que
nous croyons seulement un peu souffrant.

Nous faisons passer nos cartes à sa femme, et nous attendons dans
l'antichambre. Toujours plus beau, et encore plus joliment frisotté de
boucles d'or, et luxueusement habillé de soie violette, criant, trépignant,
faisant rouler sur le pavé de marbre le bruit strident d'un immense
cheval de bois, le petit Feydeau, le délicieux petit ange, à notre demande
des nouvelles de son père, nous dit avec le sans-cœur inconscient d'un
enfant terrible: «Papa! papa! ah! il est très malade, il est très malade!»
et aussitôt il recommence à secouer son cheval.

Mme Feydeau arrive dans une robe de soie rouge, de ces robes qui mettent
et roulent des flots d'étoffe derrière les pas de la femme, et nous dit:
«Eh bien! vous savez, il est très malade... Il a été douze jours sans
pouvoir se mettre dans son lit ni dormir... Il avait un rhumatisme remonté
dans la poitrine et qui l'étouffait... Mercredi, le lendemain du jour où
Flaubert le vit, et où il y avait un peu de mieux, le matin, en se levant,
il allait très bien, et venait auprès de mon lit, et restait à causer avec
moi. Mais à peine était-il entré dans sa chambre, que je m'entendis
appeler, et le trouvai bégayant avec une voix qui me dit: «Je veux qu'on
me lève!»

Et elle imite l'horrible bégayement de l'homme frappé d'une hémiplégie.
«Il a retrouvé la parole, mais il a un bras et tout un côté qu'il ne peut
remuer. C'est le chagrin de ce qui s'est passé...»

       *       *       *       *       *

_Mercredi 28 avril_.--Rue de Courcelles. La princesse a fait d'une manière
impromptue, comme aimable surprise à l'Empereur qui vient demain chez elle,
a fait à l'improvisateur Gautier la commande de la mise en vers d'un
morceau de prose du prisonnier de Ham sur le retour des cendres de son
oncle. Dans la journée, au pas de course de sa muse, le poète a enlevé 90
vers.... Ce soir, on acclame Gautier, et pendant qu'une discussion s'élève,
dans un coin du salon, pour savoir s'il est plus convenable d'appeler
l'Empereur _rêveur_ que _penseur_, ou _penseur_ que _rêveur_, nous allons
fumer avec Chesneau.

Quand nous redescendons, nous trouvons l'imprudent Gautier en train de
raconter à Sacy, qui peut être une voix dans son élection de demain,
qu'une des femmes qu'il a le plus aimées dans sa vie, était une femme
panthère, tachetée comme son nom, qu'on montrait dans une baraque, et aux
oh! et aux ah! des uns et des autres, il répond avec une voix suave: «Mais
je vous assure que c'est très joli, une peau comme ça!» Et le voilà
s'acharnant après le janséniste, qui par déférence pour la princesse et
son protégé, écoute le coloré récit de ce roman animal.

Gautier fils me jette dans un profond, soupir: «Voilà encore mon père
lancé!--Mais allez donc, lui dis-je, le tirer par la manche!--Ah! vous ne
le connaissez pas, répond-il, il est capable, comme au spectacle, quand je
le réveille, de me répondre tout haut par un gros mot.»

       *       *       *       *       *

_29 avril_.--Nous arrivons à onze heures et demie.

La cérémonie impériale est terminée... Gautier qui a manqué son élection,
et auquel nous serrons cordialement et tristement la main, dit: «Bah! je
suis consolé, ma machine a très bien réussi, on a vu l'Empereur pleurer!»
Au fond j'aurais préféré l'Académie pour lui à une larme de l'Empereur, de
l'Empereur qui a causé une partie de la soirée avec Ricord sur la culture
des ananas, tandis que l'Impératrice causait avec Dumas fils, sur ses
Madeleleines, repenties.

       *       *       *       *       *

_30 avril_.--En ce moment, chose bouffonne, Claude Bernard tarde à être
reçu à l'Académie, parce que Patin ne peut pas lui répondre. Le malheureux
Patin oublie tous les jours, au bas de l'escalier, la physiologie que le
physiologiste lui a apprise dans son cabinet.

       *       *       *       *       *

--Les heures de notre vie nous semblent courir, depuis quelques mois, sur
un cheval emporté.

       *       *       *       *       *

_1er mai_.--Quel heureux métier, le métier de peintre comparé au métier de
l'homme de lettres! chez le premier, une fonction heureuse de la main et
de l'œil, en regard du supplice du cerveau du second; et chez l'un le
travail qui est une jouissance et chez l'autre une peine.

       *       *       *       *       *

_5 mai_.--Chez Feydeau.

Sa femme nous fait entrer dans sa chambre. Couché, allongé sur son lit, en
une complète immobilité, ainsi qu'un beau mort arabe à la barbe noire et
blanche, il nous dit: «Je ne suis pas encore mort!» en nous serrant la main
de sa main droite, celle qui est encore bonne. Puis, il a ajouté quelques
mots d'une voix brève, nerveuse, saccadée, et rentre dans ce silence sans
mouvement, qu'ont les malades, relevant de ces coups de foudre, et qui
semblent avoir la crainte de remuer leur mal.

... En sortant de là, nous tombons chez la princesse, aujourd'hui tout
animée, toute verveuse, et dans une robe de crêpe bleu, d'un délicieux
bleu faux de Chine, et brodée de bouquets exotiques dont la broderie a
l'épaisseur des fleurs.

Ce matin, elle est allée aux Tuileries, et comme on lui parlait de l'air
de bonne et gaie santé qu'on avait trouvé à l'Empereur à son dernier jeudi,
elle dit: «Oh! lui, il est si drôle! Il n'est jamais plus guilleret, que
lorsque toutes les cartes de la politique sont brouillées. On dirait que
l'inconnu l'amuse... Il est si étrange... Il y a une créature, une
Anglaise qui avait acheté à Mazzini un revolver, pour tirer sur lui...
Elle a eu le front de lui demander une audience. Elle s'est jetée à ses
pieds, a imploré son pardon, cette gueuse-là!... Mais voilà le plus
fort!... Elle a eu une invitation à la Cour, je l'ai vue à un bal des
Tuileries... Ah! de singulières choses, allez... Au fait, vous savez,
l'Empereur a été si content d'Agar dans les vers de Gautier, qu'il l'a
fait engager aux Français. Elle est venue me conter cela, ce matin...»

       *       *       *       *       *

--La pluie nous fait chercher un refuge sous le porche de l'église
d'Auteuil. Nous y lisons le nom de M. l'abbé Obscur, chargé spécialement
des mariages.

       *       *       *       *       *

--Nous trouvons les livres que nous lisons, écrits avec la plume,
l'imagination, le cerveau des auteurs. Nos livres à nous, nous semblent
bien écrits avec cela, mais encore avec ceci,--et c'est leur
originalité,--avec nos nerfs et nos souffrances; en sorte que chez nous
chaque volume a été une déperdition nerveuse, une dépense de sensibilité
en même temps que de pensée.


--Il n'y a plus, à l'heure qu'il est, de médecin, j'entends de médecin de
famille qui suive son malade et s'y intéresse! Un médecin est maintenant
un homme qui ne fait plus de visites, qui a son hôpital le matin, ses
courses et ses consultations _in extremis_ au galop jusqu'à deux heures,
et qui, à partir de cette heure, enfermé en son cabinet, dans
l'envahissement des gens sur des chaises continuellement apportées de
toutes les pièces de la maison, dans le bruit incessant du timbre
annonçant un nouvel arrivant et un nouveau louis, éreinté, hébété, ahuri
par le tourbillonnement des maladies et des ordonnances, vous donne cinq
minutes d'une consultation au petit bonheur.

       *       *       *       *       *

--J'ai entendu une haine de mère remonter à ce que lui pesait déjà sa
fille dans sa grossesse, et disant: «Elle était si lourde!»

       *       *       *       *       *

--Les tapisseries, c'est mieux que les peintures; elles me semblent en
être le rêve.

       *       *       *       *       *

_15 mai_.--Contre la grille du Jardin des Plantes, et allant à l'hôpital
de la Pitié, une vieille femme portée à découvert sur le lit de transport
de l'hôpital, une grosse couverture de laine passée comme une grande alèze
sous son châle, une ombrelle entre les jambes, un petit sac de voyage de
toile cirée à côté d'elle. Son voile noir relevé sous son pauvre vieux
chapeau laisse voir sa face mourante, ses yeux vaguement errants sur le
va-et-vient des vivants qui la croisent. De temps en temps, s'essuyant le
front, les porteurs l'arrêtent en des stations d'agonie.

       *       *       *       *       *

_22 mai_.--Chez Michelet.

Malgré les années et l'immense travail, le vieillard chenu est toujours
jeune, vivace d'esprit, et encore tout jaillissant de paroles colorées,
d'idées originales, de paradoxes de génie.

Nous parlons du livre de Hugo. Il professe que le roman est la
construction à grand effort d'un miracle, le contraire absolu de ce que
fait la science historique, _la grande défaiseuse de miracles_. Et à
propos de cette théorie, par un de ces zigzags qui lui sont familiers, il
cite Jeanne d'Arc qui n'est plus un miracle depuis qu'il a fait voir toute
la faiblesse et l'insuffisance de l'armée anglaise, opposée à la
concentration et au rassemblement de toutes les forces françaises.

Revenant à Hugo, il nous dit qu'il se le représente, non comme un Titan,
mais comme un Vulcain, un puissant gnome, qui battrait du fer dans de
grandes forges... au fond des entrailles de la terre... Hugo! avant, tout
un machinateur et un amoureux de monstres. NOTRE-DAME DE PARIS avec
Quasimodo... l'HOMME QUI RIT, toujours la réussite à coups de monstres...
Même dans les TRAVAILLEURS DE LA MER, tout l'intérêt de son roman est le
poulpe... Hugo, continue-t-il, a une force, une très grande force,
fouettée, surexcitée... la force d'un homme, toujours marchant dans le
vent, et prenant deux bains de mer par jour[1].

[Note 1: Voilà de la critique; de la haute critique faite par un homme qui
n'est pas critique, et que n'a jamais trouvée Sainte-Beuve.]

Puis il nous parle de la difficulté de faire du roman moderne, à cause du
peu de changement des milieux, et sans faire semblant d'entendre nos
objections, il va à PAMÉLA, dont le grand intérêt pour lui est dans le
changement des mœurs d'alors: la transformation du vieux puritanisme
anglais en méthodisme, en accommodement avec les intérêts humains et la
pratique de la vie, arrivé le jour, où Wesley a dit que «les Saints
devaient avoir des places». «Paméla, ajoute-t-il en soulignant son mot
final d'un sourire, Paméla, un type à la fois de jeune fille et de
magister!»

Nous causons un peu élections. Il nous révèle une chose curieuse: c'est
que le peuple ne dit pas la prochaine révolution, il dit _la prochaine
liquidation_. En ce temps de Bourse, la menace du peuple prend à l'argot
de l'argent, sa langue.

       *       *       *       *       *

--Tous ces jours-ci, la vie un enfer. Du côté de nos voisins de droite,
jour et nuit, les piaffements d'un cheval, traversant toute notre maison
et faisant comme le bruit d'un tonnerre souterrain; du côté de nos voisins
de gauche, depuis sept heures du matin jusqu'à neuf heures du soir, la
criaillerie pénétrante, hurlante, torturante, de trois petites filles nous
chassant de notre salon, de notre jardin, de tout le frais de notre
maison. Malades comme nous le sommes en ce moment, gastralgiques,
anémiques, insomnieux, nous succombons au supplice de notre existence.

Nous arrivons à croire que nous sommes maudits, et que ce qu'on appelle la
Providence nous en veut personnellement, et nous accable sous l'hostilité
cruelle et impitoyable des êtres, des choses, des bêtes, de manière à nous
tuer le cerveau.

       *       *       *       *       *

--Nous voilà depuis quelques jours à Passy, couchant dans une chambre
meublée de commis voyageurs; oui nous, avec notre hôtel, notre meuble de
Beauvais, et ces lits de princesse dans lesquels nous ne pourrons sans
doute jamais dormir. Ah! les ironies des destinées!

       *       *       *       *       *

_23 mai_.--Le livre de Flaubert, son roman parisien est terminé. Nous en
voyons le manuscrit, sur sa table, dans un carton fabriqué spécialement
_ad hoc_, et portant ce titre auquel il s'entête: L'ÉDUCATION SENTIMENTALE,
et en sous-titre: _Histoire d'un jeune homme_.

       *       *       *       *       *

--Les élections! Eh bien, quoi? C'est le suffrage universel tout brut!
Après de si longs siècles, une si lente éducation de l'humanité sauvage,
revenir à la barbarie du nombre, à la victoire de l'imbécillité des
multitudes aveugles.

       *       *       *       *       *

_4 juin_.--A la Comerie.

Lefebvre de Béhaine me parlait d'un curieux coin, dans lequel l'étrangeté
d'Hoffmann se mariait à la fantaisie d'Henri Heine, et où il va, à Berlin,
en compagnie de sa femme, passer ses journées trop ennuyées d'exil.

C'est un petit palais rococo d'un germanisme falot, et qu'on appelle de ce
nom antique et galant: _Mon bijou_. Il y a là du bric-à-brac de toutes
sortes, des saxes, tous les saxes possibles, les joujoux de Frédéric et de
tous les princes, le Monument de la reine, des masques et des figures de
cire de tous les Borussiens, des cercueils, des petits modèles de navire,
des objets et des instruments inconnus de l'Orient, un immense et
abracadabrant méli-mélo de choses, la resserre de bibelots d'une monarchie
baroque, un musée de Curtius mélangé d'une musée Tussaud.--Et ce _Mon
bijou_ est gardé par un custode maniaque, d'un bavardage intarissable sur
chaque objet; et là, passe sa vie, en robe de fantôme, une vieille
princesse allemande, qui est folle.

       *       *       *       *       *

_10 juin_.--Départ pour les eaux de Royat. Crise de foie. Toute la nuit,
je passe à me tortiller en chemin de fer, comme un ver coupé.

--La table d'hôte de Royat. Un général qui s'appelle Bataille; un comte de
Fitz-James, un membre du Jockey-Club, un aimable gentilhomme, un vieux
grognard de l'amour; un fabricant de plumes de fer un M***, un personnage
venimeux et vénéneux qui manque aux comédies de Barrière, un type curieux
de la médiocratie exaspérée; une femme d'Odessa; des Grecs anémiques.

--Un chat qui se frotte contre les épines d'un rosier: il aurait fallu là
le pinceau d'un Japonais.

--J'écris à la princesse. Cela me soulage de mes souffrances, comme un
ouvrier qui reprendrait ses outils.

       *       *       *       *       *

_17 juin_.--Causerie après le déjeuner avec le général Bataille.

Avec l'intérêt poignant et le mouvement et la vie du récit, et avec
l'émotion, comme encore présente des balles, des boulets, du canon, il
nous raconte Magenta, Solférino, en un parler franc, et qui avoue
l'humanité du soldat, sa susceptibilité nerveuse, dans l'atmosphère si
variable et si changeante de la guerre, et qui reconnaît que les corps et
les moraux les plus solides, peuvent céder au vent subit d'une panique.

Il nous conte que, dans la soirée de Magenta, son corps, qui n'avait pas
donné dans la journée, fut placé dans un endroit couvert de morts et de
blessés, et que ce contact de douze heures avec l'horreur des cadavres et,
que toute cette nuit passée, l'arme au bras, sur le démoralisant ouvrage
d'une grande bataille, fit que le matin une partie de ce corps, à la
première canonnade, se laissa aller à la débandade.

Il nous parle encore de ces superstitions si naturelles dans cette
carrière de fatalité, en cette loterie de la vie et de la mort, il nous
parle de ces croyances, parmi les officiers, aux chevaux qui portent
malheur, et qui sont mortels à ceux qui les montent. A ce propos, il nous
raconte qu'il avait envie d'un alezan doré, que lui avait enlevé le
général Patrat, et sur lequel il fut tué à Palestro, coupé en deux par le
dernier boulet tiré par l'artillerie autrichienne; dans cette affaire, où
pas un homme de son corps ne fut blessé. Et il apprit depuis que son
avant-dernier propriétaire, un officier d'artillerie, avait été tué, en le
montant.

       *       *       *       *       *

--Parfois, dans la poussière de la grande route, sous les hauts
châtaigniers, nous écoutons la douce et triste cantilène d'un paysan
d'Auvergne, berçant, assise sur son bras relevé, une petite montagnarde
fiévreuse et pâlotte, dont il paraît charmer le mal.

       *       *       *       *       *

_22 juin_.--Le général Bataille nous entretient de l'émotion du feu. Pas
d'émotion, une fois l'action engagée, mais avant, par exemple, aux
premiers coups de fusil qui se tirent sur les lignes d'un camp, quand on
est couché encore, alors un sentiment de compression de la poitrine, avec,
au fond de soi, une sorte de tristesse.

Il y aurait un bien curieux, un bien intéressant et un bien nouveau volume,
à faire de fragments de récits militaires, intitulé: LA GUERRE,--où l'on
ne serait que le sténographe intelligent de choses contées.

       *       *       *       *       *

--Dans un sentier, sous de grands noyers, sur une route, au bord de
laquelle chantent les sources, les torrents aux filets d'eaux brisés par
les pierres, marche devant nous un couple étrange: une espèce de petite
naine à la grosse caboche, coiffée d'un bonnet de femme, et habillée d'un
camail qui lui tombe à la hauteur des jarrets, une petite fille comme
rognée en bas, et ayant au bras un immense panier, et aux pieds des sabots,
faisant _flic flac_ dans les ruisselets, filtrant sur le chemin. Elle
donne la main à un petit frère hydrocéphale, aux bras attachés plus bas
que des bras humains, aux mains traînant presque à terre, et tous deux, en
le paysage frais et chantant, détachent la silhouette fantastique d'un
couple d'enfants nabots, dans un conte de fée, allant chez l'Ogre, ou chez
la grand'mère Loup.

       *       *       *       *       *

--Les militaires, tout charmants qu'ils peuvent être, sont à la longue un
peu insupportables, par une tyrannie des idées et des pensées, une sorte
d'habitude du commandement dans la causerie. Ils sont encore fatigants par
un continuel, perpétuel, inlassable partage de leur métier, et de ce grand
_moi_ collectif, qui est l'armée, et toujours l'armée.

--Il y a au bout de la table d'hôte, une mère qui vient de perdre un fils
de vingt ans. Elle est là, avec sa douleur, sa chair pâle, décolorée,
crucifiée, deux grands plis amers aux coins de la bouche. Le vague de ses
yeux semble, par moments, se lever au plafond, comme au ciel. Ses gestes
sont des gestes de rêve, et ses lèvres très souvent oublient de boire au
verre, qui touche ses dents... On dirait que c'est un chef-d'œuvre du
chagrin!

       *       *       *       *       *

_20 juin_.--En montant à Gergovie dans le déroulement tournant des
montagnes et des horizons, le général Bataille nous raconte son enfance,
les misères de sa jeunesse et sa difficile fortune.

Fils d'un capitaine de l'Empire, et d'une mère ruinée par des procès de
famille, il se trouvait avoir sept ans, après la mort de son père, lorsque
le comte de Clermont-Tonnerre, le ministre de la guerre d'alors, s'étant
arrêté au Bourg-d'Oisans, se prit d'intérêt pour le jeune enfant qu'il
était, et trois ans après, envoya à sa mère une bourse pour le collège de
la Flèche. Il fallait 1,500 francs pour le trousseau. Un frère de sa mère,
qui les lui devait, les promet et ne les donne pas. La pauvre mère, en
pleurs, raconte sa peine à ses voisins, qui emportés par un généreux
mouvement, font la somme en une heure.

A la Flèche, en huit ans, il ne sort que huit fois, chez un de ses
professeurs qui l'avait pris en amitié, et pendant ces huit ans, il n'a
pour tout argent que, le sou par jour, donné aux élèves sur la cassette du
roi Charles X;--et encore, ce sou, le perd-il, en 1830?

A dix-huit ans, il entre à Saint-Cyr, et il a, par jour, les deux sous du
soldat, et de là il passe dans l'armée comme sous-lieutenant, où en ce
temps, les sous-lieutenants avaient une paye mensuelle de 63 francs. Alors,
des années pendant lesquelles il tire le diable par la queue, et cela
jusqu'en 1846, où il était nommé capitaine, et envoyé en Afrique. Il y
débarquait, endetté de 1,500 francs, avec 30 francs dans sa poche, n'ayant
pas de quoi acheter un cheval.

       *       *       *       *       *

_28 juin_--Il y a ici, près de l'établissement des bains, un petit
pavillon en bois, où un vieux militaire vous fait voir un miracle d'art.
C'est une chambre obscure. Qu'on imagine dans la nuit de la petite pièce,
sur une feuille de papier--dont le rond d'une timbale de guerre du XVIIIe
siècle peut donner l'idée--les montagnes, les torrents, les omnibus, les
chevaux, les passants, _peints_ et _touchés_, comme par les plus
admirables petits maîtres qu'on pourrait rêver. Car le côté curieux de
cette représentation, ce n'est pas la nature telle que vos yeux la voient,
c'est la plus jolie, la plus spirituelle, la plus blonde, la plus colorée
peinture qui soit, à ce point que, si par un progrès qu'on peut prévoir,
on parvenait à fixer ces images colorées, il n'y aurait plus d'art de
peindre.

Un moment le montreur de cette magie a fait tenir, sur le rond de mon
chapeau gris, toute une chaîne de montagnes qui ressemblait à une
impression japonaise sur une feuille de crêpe.

       *       *       *       *       *

_30 juin_.--Des journées, où dans le vide, l'ennui, le souci de la journée
éternellement longue, on cherche à endormir, dans un dormichonnement, le
cruel présent,--et encore des journées enfoncées en un noir silence.

       *       *       *       *       *

_2 juillet_.--Départ de ce triste pays, de ces eaux de souffrance, de ces
hôtels de bruit, de ces tables d'hôte s'allongeant, tous les jours, sous
des rallonges de sots.

       *       *       *       *       *

_7 juillet_.--Toute la journée, entre les piétinements du cheval d'un côté
et les cris des trois enfants de l'autre côté, nous sommes obligés d'aller
nous étendre sur l'herbe du bois de Boulogne, comme des gens qui n'ont pas
de domicile.

... Ce soir nous nous traînons péniblement à Saint-Gratien, où le salon de
la princesse a le contre-coup des inquiétudes politiques du moment... Le
docteur Philips se met à parler de certaines maladies toutes modernes, de
maladies nerveuses comme celles qui naissent de certains travaux
mécaniques, des mêmes mouvements répétés, de seconde en seconde, pendant
sept heures, ainsi que dans la machine à coudre, puis d'une maladie
particulière de la moelle épinière, produite chez les chauffeurs, par le
tremblement perpétuel de la machine, enfin des nécroses venant à la
mâchoire inférieure des jeunes filles, fabriquant des allumettes.

Phillips parle encore ce soir de lord Hertford, qui meurt d'un cancer à la
vessie, d'un mal où l'on meurt en pleine torture, et dont
l'archi-millionnaire anglais supporte les souffrances, depuis neuf ans,
avec une énergie extraordinaire.

Soit par amour de l'argent soit par originalité, un avare extraordinaire
que lord Hertford! Il n'a jamais donné à dîner à personne, et l'on cite le
nom d'un mortel qui, tombé chez lui à l'heure du déjeuner, y mangea une
côtelette. Au commencement de sa maladie, Phillips y attrapa un bouillon,
et encore le major, l'intime de la maison, et que lord Hertford appelle
son compagnon de débauche, frappant sur l'épaule du chirurgien, en le
reconduisant, lui dit: «Vous avez eu de la chance d'obtenir cela ici!»...
Chez lord Hertford la méchanceté noire de sa famille et la haine de
l'humanité. C'est de lord Hertford qu'on a cette terrible phrase, qu'il
aimait à répéter: «Les hommes sont mauvais, et quand je mourrai, j'aurai
au moins la consolation de n'avoir jamais rendu un service!»

--Nous, nous pour qui le travail a été la jouissance de toute notre vie,
nous nous sentons physiquement incapables de travailler, et cela au moment,
où nous sommes arrivés à l'entier développement de notre talent, et où
nous sommes pleins de grandes choses, que nous avons le désespoir de ne
pouvoir exécuter.

       *       *       *       *       *

_1er août_.--Saint-Gratien.

Le prince Napoléon dîne ce soir... Il est en veine d'amabilité, il cause
avec une mémoire ethnographique merveilleuse, se rappelant les noms et la
physionomie de tous les lieux par lesquels il vient de passer, et déclare
qu'il n'a plus qu'un seul plaisir au monde: c'est le voyage. Il ajoute que
c'est la ressource de ceux qui ne peuvent plus se livrer à l'activité
amoureuse, et qu'il a remplacé l'amour par la locomotion.

L'autre semaine j'écrivais que les princes n'aiment pas les gens malades.
Je dois faire amende honorable. La princesse nous a pris tous les deux
dans un petit coin, nous a pressés de la manière la plus tendre, la plus
amicalement bourgeoise, de sortir de notre chez nous agaçant, se moquant
joliment de l'ennui que j'éprouvais à lui apporter la tristesse de ma
figure, de la pudeur que j'avais à être malade chez les autres, nous
disant mille choses aimables, coquettes, trouvées avec le cœur.

Elle ne veut pas nous laisser partir ce soir, où il pleut, et le lendemain,
au matin, lorsque j'étais encore au lit, elle m'envoie par Eugène un
charmant billet au crayon, dans lequel, me demandant de mes nouvelles,
elle me presse de m'installer à Catinat et d'amener ma Pélagie.

       *       *       *       *       *

_20 août_.--Il vient ici, ce soir, un monsieur, qui, pour premières
paroles, dit à la princesse: «Rien n'est plus ennuyeux que d'être aimé!»
Et comme une voix lui jette: «Vous vous exposez à ne pas l'être ici!» il
répond: «Je l'espère bien!» Cela est dit non avec un sourire, une grâce de
parole, une légèreté de paradoxe: c'est formulé en axiome dur, tranchant,
absolu. Le monsieur est Rivière, l'officier de marine, l'auteur du
remarquable roman de PIERROT ET CAÏN, qui semble vouloir étonner le monde
par des brutalités d'esprit, sans le je ne sais quoi, qui les fait passer.

       *       *       *       *       *

_Mercredi 25 août_.--... Hier, lors d'une discussion soulevée à propos de
Franck de l'Institut, la princesse m'avait dit une dureté sur mon mal de
foie. Ce matin à déjeuner, encore un peu blessé, comme l'éloge de Franck
était encore dans sa bouche, il m'échappe, en un moment d'irritation
maladive, dont je ne suis plus le maître: «Eh bien! princesse faites-vous
juive!» Là-dessus un silence et les convives devenant pâles. La phrase
était impolie, malhonnête, grossière, et aussitôt dite, j'en fus au plus
grand regret.

Au sortir du déjeuner, comme je lui faisais mes excuses, en lui témoignant
la profonde affection que j'avais pour elle, et que, malgré moi, en le
bête d'état nerveux où je suis, des larmes tombaient de mes yeux sur ses
mains que je baisais, mon émotion la gagnant, elle me prit dans ses bras,
et m'embrassant sur les deux joues me dit: «Mais comment donc!... oui, je
vous pardonne... vous savez bien que je vous aime!... Moi aussi, depuis
quelque temps, avec les choses qui se passent en politique, je me sens
dans un état nerveux...»

Et la scène finit dans la douceur d'un silence ému, où se retrempe et se
resserre l'amitié.

       *       *       *       *       *

--M. de Sacy racontait, ce matin, que lorsqu'on apprit au général
Sébastiani l'assassinat de sa fille, Mme de Praslin, le général arrêta
celui qui lui apportait la nouvelle, par un: «Ah! un moment... que cela
n'atteigne pas ma santé!»

       *       *       *       *       *

--Quelqu'un disait à un Breton, qui était en train de se faire bâtir une
maison en grès, la pierre ordinaire des maisons bretonnes:

--Pourquoi ne faites-vous pas construire en brique, c'est plus joli!

--La brique ne dure que huit cents ans! répondit le propriétaire.

       *       *       *       *       *

--Inquiète, malgré deux dépêches reçues hier, et voulant se rendre compte
par elle-même de l'état de santé de l'Empereur, la princesse va le voir
aujourd'hui à Saint-Cloud. Elle le trouve au lit. Il a passé dix nuits
sans dormir et sans avoir envie de dormir. Sa sciatique persiste. Et elle
dit: «Il était joli... il avait la barbe faite... et avec sa tête
renversée, il ressemblait à Napoléon Ier... Oui, à Napoléon Ier, c'était
étonnant!» Puis elle reprend: «C'est triste, ce château de Saint-Cloud!...
C'est singulier, comme je suis contente de m'en aller de tous ces
endroits-là... Je ne suis pas à mon aise à la cour... Là, les sentiments,
la langue sont différents... Je ne peux pas m'expliquer cela... Mais je me
sens une tout autre personne, et je suis pressée de revenir à moi et à mon
chez moi.»

       *       *       *       *       *

_6 septembre_.--Bar-sur-Seine.

Le profond sentiment de tristesse qu'on éprouve à revoir ces bords de la
Seine, qu'on a vus plein de santé et de force productive, à repasser dans
ces sentiers, le pas traînant, sans que la nature parle au littérateur qui
est en vous!

       *       *       *       *       *

_10 septembre_.--La persécution du bruit comme partout ailleurs, du bruit
de la voix des maîtres, du bruit de la voix des fermiers, du bruit de la
voix des domestiques, bruit dans lequel revient toujours le mot «argent».

       *       *       *       *       *

--Le malheureux Empereur! Il a été forcé, ces jours-ci, de quitter de
Saint-Cloud et d'aller coucher à Villeneuve, à cause du tintamarre des
saltimbanques à la fête de Saint-Cloud.

--Nous en sommes venus à appeler le vent, la pluie, la tempête: c'est
l'enveloppement et l'assourdissement des bruits humains et animaux.

--Elles sont bien noires les pensées des nuits blanches!

       *       *       *       *       *

--Un curieux personnage de l'endroit, que le braconnier appelé _Gros Sou_,
mort, ces jours-ci, la ligne à la main. C'était le petit-fils naturel d'un
abbé de Molesme, qui avait pour profession officielle de faire de l'huile
de navette et de noix... Cent francs! il les mangeait en un jour, dormait
par là-dessus deux ou trois journées et retournait à sa double passion: la
chasse et la pêche. Il n'y avait pas de destructeur de poisson comme lui,
et tous les lièvres d'un canton, il aurait pu leur donner un nom.

       *       *       *       *       *

_22 septembre_.--Nous allons aujourd'hui voir Feydeau. Il a été transporté
au Parc-aux-Princes.

Nous le trouvons dans une grande maison, au milieu du désordre d'un
déménagement. Il y a des cadres, des potiches, des tapis, des soieries
voyantes, traînant dans les escaliers et se répandant sur la pelouse. Des
voitures versent dans le jardin des meubles et des plantes exotiques.

Il est devant une fenêtre fermée, dans la pose raide et ankylosée des
hémiplégiques, une couverture de voyage sur les genoux, et assis devant
une table où est posé devant lui un volume des CONTES de Voltaire. Il a la
parole nerveuse qui se presse et sort par saccades, et une espèce
d'inquiétude générale qui le fait appeler, à tout moment, son fils, qu'il
craint de voir écraser par les voitures. Il parle de sa maladie, de ses
médecins, de sa tête qu'on électrise, d'un grand mal de gorge, que rendent
encore plus violent les éclats de voix que lui font faire son diable de
bel enfant, et sa turbulente et vivace et criarde petite fille, qui a
l'œil tout noir d'un pochon reçu de son frère.

       *       *       *       *       *

Qui n'a lu les conversations de Napoléon dans les MÉMOIRES si vivants, si
intéressants, si peu connus de Roederer, ne connaît point ce genre
d'éloquence de l'homme de génie, qu'on pourrait appeler le vagabondage de
l'éloquence.

       *       *       *       *       *

_15 octobre_.--Trouville.

Nous apprenons ici la mort de Sainte-Beuve. Le défunt n'est vraiment pas
payé de toutes ses gracieusetés à l'endroit de la petite presse.

       *       *       *       *       *

_18 octobre_.--Départ de Trouville pour Paris. Vingt jours passés ici, les
vingt jours les plus mauvais de notre vie.

       *       *       *       *       *

_1er novembre_.--Nous n'avons vraiment pas de chance. Aujourd'hui nous
prenons possession du pavillon de Catinat, que la princesse nous a prêté
pour fuir le bruit de notre maison, et aujourd'hui on essaie les cloches
qu'elle vient de donner à l'église. Le curé les fait sonner dix minutes
par quart d'heure, jour et nuit.

--Être malade, et n'avoir pas la faculté d'être malade chez soi, traîner
sa souffrance et sa faiblesse, de place en place, de logis loués en logis
prêtés.

       *       *       *       *       *

_10 novembre_.--Nous travaillons à GAVARNI: _L'homme et l'œuvre_, malgré
tout.

--On pourrait dire sage, comme un enfant malade.

       *       *       *       *       *

_14 décembre_.--Toutes les douleurs morales se transforment dans les
maladies nerveuses en douleurs physiques, en sorte qu'il semble que le
corps souffre, une seconde fois, ce que l'âme a souffert.

--Des jours vides et tout noirs, remplis par la douche et par des
promenades douloureuses, le long de cette éternelle allée qui va d'Auteuil
à Boulogne.

       *       *       *       *       *



ANNÉE 1870


_1er janvier_.--Aujourd'hui, premier jour de l'année, pas une visite, pas
la vue de quelqu'un qui nous aime. Personne. La solitude et la souffrance!

       *       *       *       *       *

_5 janvier_.--Insomnieux cette nuit, et me retournant dans mon lit, sans
pouvoir trouver le sommeil, j'essayais, pour me distraire, de revenir, par
le souvenir, à la mémoire lointaine de mon enfance.

Je me suis rappelé Ménilmontant, le château donné par le duc d'Orléans à
une danseuse d'Opéra, devenu une propriété de famille, et habité par mon
oncle et ma tante de Courmont, M. et Mme Armand Lefebvre, et ma mère entre
l'amitié des deux femmes. Je revoyais l'ancienne salle de spectacle, le
petit bois plein de terreur, où étaient enterrés le père et la mère de ma
tante, l'espèce de temple grec où les femmes attendaient le retour de
leurs maris, de la Cour des comptes et du ministère des affaires
étrangères; enfin je me rappelais Germain, ce vieux brutal de jardinier,
qui vous jetait son râteau dans les reins, quand il vous surprenait à
voler du raisin. Il me revenait aussi dans les yeux un original singulier,
un vieil oncle de ma tante, travaillant dans le fond d'une écurie, à
confectionner une voiture à trois roues, qui devait aller toute seule.

Et le château, et le jardin, et le petit bois, me paraissaient grands,
comme les choses qu'on a vues avec ses yeux d'enfant.

De là, mon souvenir est allé à ma première jeunesse, à mes séjours chez
cet oncle Alphonse, né pour être un oratorien, et que les circonstances
avaient fait négociant en Angleterre, et qui, après avoir été à peu près
ruiné par un associé, tout à coup parti pour les Grandes Indes, s'était
retiré avec un Horace et une giletière, dans une petite propriété du
Loiret.

Mon oncle avait les connaissances les plus bizarres. Il s'était lié avec
un bandagiste de la ville d'Orléans, qui avait la plus jolie femme qu'il
fût possible de rêver. Un jour, où il m'emmenait dîner chez lui,
subitement épris de sa femme, je grisai si bien la timidité de mes quinze
ans, qu'à un moment où je la pressais trop fortement du genou, elle retira
sa jambe; et je tombai à la renverse, dans la presque impossibilité de me
relever, tandis que le mari me disait simplement: «Si vous n'aviez pas
allongé la jambe, ça ne serait pas arrivé!»

Nous revenions, mon oncle un peu gris, et moitié riant de la drôlerie de
la chose, et moitié alarmé de la perspective d'un duel avec son ami le
bandagiste: mon oncle n'était pas du tout héroïque. Tout cela coupé de
recommandations et d'exhortations de ne pas abîmer une précieuse chemise
en batiste au petit jabot de dentelle, restant de son vieux luxe anglais,
et qu'il m'avait prêtée ce jour-là.

       *       *       *       *       *

--Gavarni, l'homme qui avait le moins de netteté dans l'écriture d'une
idée, a donné les formules les plus concrètes, mais à la condition d'être
enfermées dans la matrice d'une légende.

       *       *       *       *       *

_10 janvier_.--Le trouble, l'étourdissement, une espèce d'épouvante: voilà
ce qu'aujourd'hui les foules produisent sur mon pauvre être nerveux.

       *       *       *       *       *

_19 janvier_.--Un médecin dit à l'hydrothérapie: «Le vieux Mabille, qui
était un homme intelligent, me déclarait qu'il n'avait conservé son public,
qu'en changeant, tous les sept ans, son jardin, ses décorations, ses
promenades. En effet, ajoute-t-il, la période de sept ans correspond à une
modification, à une révolution de l'homme et de ses goûts; voyez le jeune
homme de quinze, de vingt-deux, de vingt-neuf ans...» On lui demande si
Troppmann a été exécuté: «Oui, il doit l'être, car un marbrier, dont j'ai
soigné la femme, il y a très longtemps, est venu chez moi, saoul comme un
âne, et m'a dit que comme j'avais été gentil, sa femme me faisait offrir
une fenêtre, qui faisait l'angle de la place... Le marchand de vin,
au-dessous de lui, a vendu trois barriques de vin, dans la nuit
d'avant-hier...»

       *       *       *       *       *

--Tous les jours, une partie de la journée à l'hydrothérapie, dans le
petit pavillon de souffrance et de torture, où se mêlent au jaillissement
de l'eau, au _pscht_ cruel de la douche, les plaintes soupirantes, les
petits cris suffoqués.

A travers le corridor, se croisant, des académies biscornues, mal
enveloppées dans les peignoirs, et les demandes du médecin: «Comment
avez-vous dormi?» et les réponses: «Mal!... Pas bien!»

Dans un coin de l'antichambre, faisant les _bâtons_ avec son domestique,
un petit abbé olivâtre, ressemble à un diable bâtonniste.

       *       *       *       *       *

--Qu'elles sont donc bizarres et singulières, les affections nerveuses!
Voici Vaucorbeil, le compositeur, qui a la terreur du velours, et c'est
une préoccupation angoisseuse, quand il est invité dans une maison où il
dîne pour la première fois, de savoir si les chaises de la salle à manger
sont recouvertes en velours.

       *       *       *       *       *



_Après des mois, bien des mois passés, je reprends la plume, tombée des
mains de mon frère. Dans le premier moment, j'avais voulu arrêter ce
journal à ses dernières notes, à la note du mourant se retournant vers sa
jeunesse, vers son enfance... A quoi bon continuer ce livre? me disais-je,
ma carrière est à sa fin, mon ambition, est morte... Aujourd'hui je pense
comme hier, mais j'éprouve une certaine douceur à me raconter à moi-même,
ces mois de désespoir!--cela peut-être avec un désir vague d'en fixer le_
déchirant _pour des amis _futurs_ de la mémoire du bien-aimé... Pourquoi?
je ne le pourrais pas dire, mais c'est une espèce d'obsession... Je le
reprends donc ce journal, et l'écris sur des notes jetées, dans mes nuits
de larmes, des notes comparables aux cris, avec lesquels les grandes
douleurs physiques se soulagent._

A la tombée de la nuit, nous nous promenions, sans nous parler, dans le
bois de Boulogne. Il était ce soir-là triste, plus triste que jamais. Je
lui dis: «Voyons, mon ami, mettons que tu aies besoin, pour te rétablir,
d'un an, de deux ans, tu es tout jeune, tu n'as pas 40 ans... eh bien! ne
te restera-t-il pas assez d'années pour fabriquer des bouquins?»

Il me regarda de l'air étonné d'un homme, qui voit percer le secret de sa
pensée, et me répondit, en appuyant sur chaque mot: «Je sens que je ne
pourrai plus jamais travailler... plus jamais!»

Et tout ce que je pus lui dire, n'eut d'autre effet que d'apporter un
accent colère à la phrase désespérée, qu'il continuait à répéter.

       *       *       *       *       *

La scène d'hier soir m'a fait cruellement mal. J'ai eu en moi, toute la
nuit, le sombre et concentré désespoir de sa figure, de sa voix, de son
attitude. Le pauvre enfant!

J'ai compris le secret de cette rage de travail, pendant les mois
d'octobre et de novembre, et pourquoi je ne pouvais alors le faire lever
de cette chaise, où, du matin à la nuit, sans relâche et repoussant le
repos, la main à la plume, il peinait sur le dernier livre qu'il signerait.

Le littérateur se dépêchait, se hâtait, avec un entêtement obstiné de
pressurer, sans en vouloir perdre une minute, les dernières heures d'une
intelligence, d'un talent prêts à sombrer.

Je pense à ce dernier paragraphe du livre de Gavarni, qu'un matin, à
Trouville, il vint me lire, pendant que j'étais encore au lit.

Ce paragraphe, il l'avait composé dans l'insomnie de la nuit. Je ne peux
dire la profonde tristesse dans laquelle je tombai, quand il me déclama,
avec une solennité recueillie, ce petit morceau sur lequel nous ne nous
étions pas concertés, et qui ne devait être fait que plus tard. Je sentis
qu'en pleurant Gavarni, il se pleurait lui-même, et la phrase: _il dort à
côté de nous au cimetière d'Auteuil_, devint, sans que je puisse me
l'expliquer, le souvenir fixe, et pour ainsi dire, bourdonnant de ma
mémoire.

Pour la première fois, j'eus l'idée que je n'avais jamais eue jusqu'alors,
j'eus l'idée qu'il pouvait mourir.

       *       *       *       *       *

_Février_.--Aujourd'hui, il s'est trouvé bien, merveilleusement bien, et
lui qui était autrefois la volonté de nous deux, et qu'on a aujourd'hui
tant de peine à décider à vouloir quelque chose, m'a étonné, en me
demandant à aller à la Cascade.

Le temps était beau, et les petites allées étaient pleines d'hommes et de
femmes, à l'air heureux de gens qui sortent de l'hiver et respirent le
printemps.

Il allait, il marchait, la tête relevée de dessus cette épaule, où elle
penche fatiguée; il allait gai, avec toutes sortes d'aimables
enfantillages qui me disaient tendrement: «Voyons, es-tu content, je vais
mieux, je suis en train, et n'est-ce pas, je ne suis pas encore si bête?»

Et tout le long du chemin, c'était un réveil de son plus fin et de son
plus caustique esprit, à l'encontre des bandes de bourgeois que nous
traversions: «Mais tu ne dis rien, me jeta-t-il, après un mot charmant sur
un couple de vieilles amours, ça te fait de la peine de me voir comme ça,
hein?» Je ne répondais presque pas, tout occupé à savourer mon bonheur, et
hébété, comme si j'assistais à un miracle. Mon Dieu! si cela pouvait
continuer, durer... mais j'ai eu de si terribles déceptions, après des
journées pleines de promesses!

       *       *       *       *       *

Il ne veut plus aller nulle part, il ne veut plus se montrer aux gens,
_«il a honte de lui»_, m'a-t-il dit.

       *       *       *       *       *

Le tact, c'était son lot. Nul n'avait été organisé plus délicatement pour
l'exercice de cette faculté, à la fois d'instinct et de raisonnement.
Cette faculté si hautement aristocratique chez lui, il la perd. Il ne
possède plus les gradations de la politesse, selon l'échelle sociale des
gens avec lesquels il se rencontre, il ne possède plus les gradations de
l'intelligence, selon la compréhension des êtres avec lesquels il se
trouve en contact.

       *       *       *       *       *

Depuis quelque temps--et cela est plus marqué tous les jours--il y a
certaines lettres qu'il prononce mal, des _r_ sur lesquels il glisse, des
_c_ qui deviennent des _t_ dans sa bouche. C'était pour moi, dans son
enfance, quelque chose de doux et de charmant d'écouter sa petite parole
trébuchante contre ces deux consonnes, et ses _tolères_ contre sa
_nou-ice_. Retrouver aujourd'hui cette prononciation enfantine, entendre
sa voix, comme je l'ai entendue dans ce passé, effacé, lointain, où les
souvenirs ne rencontrent que la mort, cela me fait peur[1].

[Note 1: Oh! il y aura des gens qui diront que je n'ai pas aimé mon frère,
que les vraies affections ne sont pas _descriptives_. Cette affirmation ne
me touche guère, parce que j'ai la conscience de l'avoir plus aimé,
qu'aucun de ceux qui diront cela, n'ont jamais aimé une créature humaine.
Ils ne manqueront pas d'ajouter qu'aux êtres qu'on aime, on doit garder,
dans la maladie, le secret de certains abaissements, de certaines
défaillances morales... Oui, un moment, je ne voulais pas donner tout ce
morceau, il y avait des mots, des phrases qui me déchiraient le cœur, en
les récrivant pour le public... mais renfonçant toute sensibilité, j'ai
pensé qu'il était utile pour l'histoire des lettres, de donner l'étude
féroce de l'agonie et de la mort d'un mourant de la littérature et de
l'injustice de la critique... Maintenant, suis-je un personnage
particulier, et mon chagrin et ma désespérance ont-elles besoin de se
répandre dans de la littérature?... On trouvera--quand mon journal
complet paraîtra--on trouvera à la date de décembre 1874, des notes prises
par moi, dans les moments délirants d'une fluxion de poitrine, où je me
croyais perdu.]

       *       *       *       *       *

_Avril_.--Un jeudi. Temps d'orage. Absorption complète. Refus de parler.
Tout l'après-midi, son chapeau de paille lui barrant la vue, il reste
assis en face d'un arbre, dans une immobilité tristement farouche.

       *       *       *       *       *

_8 avril_.--Il est touché presque par cela seul: les colorations de la
nature et surtout les aspects du ciel.

Des concentrations, des enfoncements, des abîmements en lui-même, où il y
a une tristesse si immense, et faite de choses si terribles qui se passent
au dedans de lui, que j'ai envie de pleurer en le regardant.

Un jour,--quel jour? je ne sais,--je le priais de m'attendre, un moment,
dans le passage des Panoramas, il m'a dit devant la grille du boulevard:
«C'est là, n'est-ce pas?» Il ne reconnaissait pas le passage des
Panoramas. Un autre jour, ce nom de Watteau qui était, pour lui, comme un
nom de famille, il n'en retrouvait plus l'orthographe. Il est arrivé à ne
distinguer que difficilement les poids avec lesquels il fait de la
gymnastique, à ne reconnaître qu'avec un effort, les gros des moyens, les
moyens des petits.

Et malgré tout, la faculté d'observation persiste en lui, et, de temps en
temps, il me surprend par une notation, une remarque de romancier.

Un mystère, un mystère incompréhensible, insondable, que dans cet
atrophiement du cerveau, la résistance, la survie de certaines facultés,
de certaines puissances de l'entendement, un mystère que cette échappée de
mots, de réflexions, de choses vives ou profondes, jaillissant à travers
cette léthargie qu'on penserait universelle, un mystère qui vous retire à
tout moment de votre désespérance et vous fait dire: «Mais cependant?»

L'attention, cette prise de possession intelligentielle de ce qui se passe
autour de vous, cette opération si simple, si facile, si alerte, si
inconsciente dans la santé des facultés cérébrales, l'attention, il n'en
est plus le maître. Il lui faut pour l'exercer, un énorme effort, une
contention qui fait saillir les veines de son front, et le laisse brisé de
fatigue.

Dans cette figure aimée, où il y avait l'intelligence, l'ironie, cette
fine et joliment méchante mine de l'esprit, je vois se glisser, minute par
minute, le masque hagard de l'imbécillité... Je souffre, je souffre, je
crois, comme il n'a été donné à aucun être aimant de souffrir!

Presque jamais on n'a de réponse à la question qu'on lui fait. Lui
demande-t-on: pourquoi il est si triste? Il vous répond: «Eh! bien, je
lirai ce soir du Chateaubriand.» Lire tout haut les MÉMOIRES d'OUTRE-TOMBE,
c'est son idée fixe, sa manie; il m'en persécute, du matin au soir,--et
il faut que ma figure ait l'air d'écouter.

Peu à peu il se dépouille de l'affectuosité, il se _déshumanise_; les
autres commencent à ne plus compter pour lui,--et recommence en lui, le
féroce égoïsme de l'enfant.

Il a une formule désespérante, quand, prenant un volume au hasard, il
tombe sur un des siens. Il dit: «_C'était bien fait!_» Il ne dira jamais:
«C'est bien fait!» Il y a, dans ce cruel imparfait, la froide
reconnaissance que le littérateur est à jamais mort.

       *       *       *       *       *

_16 avril_.--Il n'a pas assez de son mal; à chaque minute, il se tourmente
de maux imaginaires, regardant la rougeur ou la blancheur produite par un
pli de sa chemise sur sa peau, avec une physionomie douloureuse d'effroi.

Ce qu'il y a d'affreux dans ces abominables maladies de l'intelligence,
c'est qu'elles ne touchent pas seulement à l'intelligence, mais qu'elles
détruisent souterrainement, et à la longue, chez l'être aimant qu'elles
frappent, la sensibilité, la tendresse, l'attachement, c'est qu'elles
suppriment le cœur... Cette douce amitié qui était le gros lot de notre
vie, de mon bonheur, je ne la trouve plus, je ne la rencontre plus... Non,
je ne me sens plus aimé par lui, et c'est le plus grand supplice que je
puisse éprouver, et que tout ce que je peux me dire, n'adoucit en rien.

Une obsession depuis quelques jours, une tentation que je ne veux pas
écrire ici... Si je ne l'aimais pas trop, ou peut-être pas assez pour
cela...

Quelque chose d'irritant, c'est son obstination sourde, hostile contre
tout ce qui est raisonnement. Il semble que son esprit, dans lequel s'est
brisée la chaîne des idées, ait pris la logique en haine. Quand on lui
parle raison, on a beau y mettre toute l'affection possible, on ne peut
jamais obtenir de lui une réponse, l'engagement qu'il fera la chose
demandée, au nom de cette raison. Il s'enferme dans un silence entêté, sa
figure se couvre d'un nuage méchant, et apparaît en lui, comme un être
nouveau, inconnu, sournois, ennemi.

Sa physionomie s'est faite humble, honteuse; elle fuit les regards comme
des espions de son abaissement, de son humiliation... Depuis bien
longtemps sa figure a désappris le rire, le sourire.

       *       *       *       *       *

_18 avril_.--Tristes, comme des ombres en leurs paysages de la mort,
aujourd'hui dans une longue promenade nous avons revu le Bas-Meudon, ces
bords de l'eau, où autrefois nous avons été heureux avec du beau temps,
des femmes, du vin,--et la santé de notre jeunesse.

Jour par jour, assister à la destruction de tout ce qui faisait la
distinction de ce jeune homme--distingué entre tous--le voir saler son
poisson à la salière, prendre sa fourchette à pleines mains, manger comme
un pauvre enfant, c'est trop... Ce n'était donc pas assez que cette
cervelle travailleuse ne pût plus produire, plus créer... que le néant
l'habitât. Il fallait que l'humain fût frappé dans ces choses de grâce et
d'élégance, que je croyais intangibles par la maladie, dans ces dons
d'homme comme il faut, d'homme bien né, d'homme bien élevé!

Il fallait enfin que chez lui, comme sous le coup de ces anciennes
vengeances divines, toutes les aristocraties naturelles, toutes les
supériorités, pour ainsi dire, inhérentes à la peau, fussent dégradées
jusqu'à l'animalité.

Dans nos promenades de tout le jour, par les allées désertes de ce bois de
Boulogne maudit, voir à la cantonade le défilé de ces joyeux, de ces
vivants, de tous ces heureux de vivre, de tous ces reconnaissants de
l'existence: ça vous donne des idées homicides!

Aujourd'hui, sur le petit chemin ensoleillé du soleil de onze heures, où
nous passons tous les jours, en revenant de la douche, il s'est arrêté
devant les arbrisseaux qui le bordent. Et longuement, il m'a fait
remarquer la ressemblance qu'avaient sur l'allée, les ombres portées des
branches, des ramures, des petites feuilles naissantes avec les dessins
d'album japonais, en même temps qu'il s'étendait sur le peu de
ressemblance que ces dessins, faits par le soleil, avaient avec les
dessins français.

Puis il s'est mis à confesser, avec une exaltation que je n'avais plus
l'habitude de trouver chez lui, sa passion pour l'art de l'extrême Orient.

       *       *       *       *       *

_24 avril._--Dans la lecture d'un volume qu'il lit et qu'il interrompt, il
cherche où il en est, et après avoir longtemps fatigué le volume de la
promenade de ses mains dessus, il me jette d'une voix timide: «Où en
suis-je?»

       *       *       *       *       *

_Vers le 30 avril._--Ce qui me fait désespérer, ce n'est, chez lui, ni
l'affaissement de l'intelligence, ni la perte de la mémoire, ni tout enfin,
c'est quelque chose d'indéfinissable que je ne puis mieux comparer qu'à
l'apparition d'un autre être se glissant en lui.

Son métier, dont il a été longtemps préoccupé après sa cessation de
travail, ne l'occupe plus; ses livres sont pour lui, comme s'il ne les
avait pas écrits.

Des pétrifications, des immobilités d'une demi-heure, avec des battements
de paupières sur des pupilles remuantes et roulantes.

       *       *       *       *       *

_2 mai._--Quand on cause avec lui, il semble qu'on ait affaire à un
_dormeur_ qui s'éveille. Il a un _hein?_ qui vous force à répéter, trois
ou quatre fois, la même question, à laquelle il répond à la fin, avec un
effort ennuyé.

Le tact de l'esprit a été en premier lieu attaqué, maintenant c'est une
complète perversion du tact matériel.

Ce soir,--j'en ai honte,--à propos de quelque chose que je voulais qu'il
fît pour sa santé, et qu'il n'a pas voulu faire... Ah! je suis malheureux,
et ça a mis au dedans de moi une irritation colère, qui fait que je ne
suis plus toujours maître des mouvements de mon âme... Donc je lui ai dit
que je sortais et qu'il ne m'attendît pas, parce que je ne savais pas
quand je rentrerais. Il m'a laissé partir avec un air indifférent. J'ai
battu le Bois dans la nuit, hachant les herbes et les feuilles à coups de
canne, et me sauvant de mon toit, quand il m'apparaissait entre les
arbres... puis enfin, très tard, je suis revenu.

A mon coup de sonnette, quand la porte s'est ouverte, j'ai vu, sur le haut
de l'escalier, le bien-aimé enfant qui venait de sortir de son lit en
chemise, et tout de suite, j'ai entendu sa voix me caresser de toutes
sortes d'interrogations amies.

Il est impossible d'exprimer la joie presque stupide que j'ai eue à
retrouver ce cœur, auquel je ne croyais plus.

       *       *       *       *       *

_6 mai._--Dans mon malheur, il me vient une dureté pour le malheur des
autres, que je n'ai jamais eue. J'ai maintenant pour le mendiant, un:
«Je n'ai rien!» dont l'impitoyabilité m'étonne.

       *       *       *       *       *

_8 mai._--Aujourd'hui dimanche, pour le distraire, l'arracher à lui-même,
je l'ai mené dîner à Saint-Cloud. Nous avons dîné à une table sur la place,
et nous avions devant nous le soleil couchant, la Seine, les grands
arbres du parc, le coteau de Bellevue où Charles Edmond est heureux dans
sa maison, et où je n'ose plus le conduire.

Des orgues sont venues jouer, et je me suis senti des larmes me venir dans
les yeux, comme à une femme... Il m'a fallu l'entraîner contre la berge,
et là, débonder tout mon chagrin, tandis qu'il me regardait, sans trop
comprendre.

       *       *       *       *       *

_9 mai._--Ce lundi, il lisait une page des MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE, quand
il est pris d'une petite colère, à propos d'un mot qu'il prononce mal. Il
s'arrête tout à coup. Je m'approche de lui, j'ai devant moi un être de
pierre qui ne me répond pas, et reste muet sur la page ouverte. Je
l'engage à continuer. Il demeure silencieux. Je le regarde, je lui vois un
air étrange, avec des larmes et de l'effroi dans les yeux. Je le prends
dans mes bras, je le soulève, je l'embrasse.

Alors ses lèvres jettent, avec effort, des sons qui ne sont plus des
paroles, des murmures, des bruissements douloureux qui ne disent rien. Il
y a chez lui une horrible angoisse muette, qui ne peut sortir de ses
blondes moustaches, toutes frissonnantes... Serait-ce, mon Dieu! une
paralysie de la parole... Cela se calme un peu, au bout d'une heure, sans
qu'il puisse dire d'autres paroles que des _oui_ et des _non_, avec des
yeux troubles, qui n'ont plus l'air de me comprendre.

Tout à coup le voici qui reprend le volume, le met devant lui, et veut
lire, veut absolument lire. Il lit le cardinal _Pa (cca)_, puis plus rien,
impossible de finir le mot. Il s'agite sur son fauteuil, il ôte son
chapeau de paille, il promène et repromène ses doigts égratigneurs sur son
front, comme s'il voulait fouiller son cerveau, il froisse la page, il
l'approche de ses yeux.

Le désespoir de ce vouloir, la colère de cet effort ne peut s'écrire. Non,
jamais je n'ai été témoin d'un spectacle aussi douloureux, aussi cruel.
C'était l'enragement d'un homme de lettres, d'un fabricateur de livres,
qui s'aperçoit qu'il ne peut plus même lire.

Ah! si l'on pouvait lire ce qui se passe dans une cervelle, en ces
moments-là! J'ai toujours dans les yeux la déchirante imploration de son
regard, pendant la terrible crise.

       *       *       *       *       *

_Vers le 26 mai._--Dans le passage galopant de tous ces landaus, de toutes
ces calèches, de toutes ces victorias, dans tout ce luxe roulant, et
jetant avec fracas, parmi la verdure, les couleurs voyantes de la mode de
cette année, je suis frappé par la vue, au fond d'une de ces voitures, du
rigide et noir costume d'une Sœur, c'est un rappel de la mort dans cette
joie et cet éblouissement.

       *       *       *       *       *

_Vers le 30 mai._--Comme un petit enfant, il s'occupe seulement de ce
qu'il mange, de ce qu'il met. Il est sensible à un entremets, il est
heureux d'un vêtement neuf.

       *       *       *       *       *

_31 mai._--Je suis malade, et j'ai une affreuse peur de mourir... mon
pauvre frère serait mis dans une maison de santé avec un curateur, qui
pourrait bien être son envieux intime.

       *       *       *       *       *

_5 juin._--Quelque chose de destructif dans les mains; il est toujours à
froisser, à tracasser les objets à sa portée, à les mettre en tapon.

A toute demande, sa réponse de premier mouvement est un «_non_», ainsi
qu'un pauvre enfant, qui vit dans une perpétuelle crainte d'être grondé.

De longs moments où, assis près de moi dans la chambre, il n'est pas avec
moi:

--Où es-tu, mon ami? lui disais-je hier.

--_Dans les espaces... vides!_ me répondit-il, après quelques instants de
silence.

       *       *       *       *       *

Dans nos promenades, nous rencontrons, tous les jours, un père et un fils
se promenant ensemble[1]. Le fils, mince et joli comme une fille, marche
le coude appuyé sur l'épaule du vieillard, la main passée derrière la tête,
et jouant avec les cheveux blancs du collet. Un groupe charmant dans les
allées.

[Note 1: Il a été déjà question de ce père et de ce fils.]

       *       *       *       *       *

_11 juin._--Ce matin, il lui a été impossible de se rappeler un titre, un
seul titre de ses romans, et cependant il possède encore deux facultés
remarquables: la qualification pittoresque avec laquelle il caractérise
un passant, l'épithète rare avec laquelle il peint un ciel.

Ce soir j'ai été douloureusement ému. Nous finissions de dîner au
restaurant. Le garçon lui apporte un bol. Il s'en sert maladroitement. Sa
maladresse n'avait rien de bien grave, mais l'on nous regardait, et je lui
dis avec un peu d'impatience: «Mon ami, fais donc attention, nous ne
pourrons plus aller nulle part.» Le voici qui se met à fondre en larmes,
en s'écriant: «Ce n'est pas de ma faute, ce n'est pas de ma faute!» et sa
main tremblotante et contractée cherchait ma main sur la nappe. «Ce n'est
pas de ma faute! reprend-il, je sais combien je t'afflige, mais _je veux
souvent et je ne peux pas_ (textuel).» Et sa main serrait la mienne, avec
un «_pardonne-moi_» lamentable.

Alors tous deux, nous nous sommes mis à pleurer dans nos serviettes,
devant les dîneurs étonnés.

Oui, je le répète, Dieu l'aurait fait mourir, comme il fait mourir tout le
monde, j'aurais peut-être eu le courage de le supporter; mais le faire
mourir, en le dépouillant, petit à petit, de tout ce qui faisait en lui
mon orgueil, la souffrance est au-dessus de mes forces.

       *       *       *       *       *

Je n'en revenais pas, je n'en croyais pas mes yeux, mes oreilles...
Aujourd'hui tombant d'Italie, inopinément, Edouard Lefebvre de Behaine est
venu nous demander à déjeuner. A la vue de ce compagnon de son enfance,
comme si la vie se réveillait subitement en lui, Jules s'est tout à fait
transformé. Il s'est mis à causer, sa mémoire a retrouvé des noms et du
passé que je croyais sombrés. Il a parlé de ses livres. Il était, avec de
l'attention et du plaisir, à ce qu'on disait, et comme à tout jamais
échappé à son _noir lui-même_... Nous l'écoutions, nous le regardions,
tous les deux stupéfaits... J'ai reconduit Édouard à la voiture. En chemin,
il ne put me cacher la surprise qu'il éprouvait de le trouver si bien,
d'après tout ce que lui faisaient craindre les lettres de sa mère, et
confiants dans cette heure de résurrection, nous avons eu dans la bouche
les mots de convalescence, de guérison.

Ce n'a été qu'un bien court moment. Je l'avais laissé dans le jardin,
quand je suis rentré, tout heureux, tout animé des espérances remuées
entre Édouard et moi; je l'ai trouvé, son chapeau de paille sur les yeux,
assis dans une immobilité effrayante, le regard fixé à terre... Je lui ai
parlé, il ne m'a pas répondu... Oh! quelle tristesse! ce n'était plus la
tristesse de ces jours derniers avec cette teinte d'implacabilité qui
glaçait un peu ma tendresse, c'était l'immense tristesse abattue, navrée,
infinie, d'une âme qui a sa _passion_, la tristesse de la défaillance d'un
jardin des Oliviers.

Je suis resté près de lui jusqu'à la nuit, sans avoir le courage de lui
parler, sans avoir le courage de le forcer à parler.

       *       *       *       *       *

_Dimanche 12 juin_.--Ayant besoin de dévorer à l'aise mon désespoir, je
l'ai abandonné, un instant, dans le jardin, et me suis promené dans les
allées de la villa; mais bientôt le bruit joyeux des assiettes, le rire
des enfants, la gaîté perçante des femmes, le bonheur de ces dîneurs en
plein air, m'ont chassé chez moi. En rentrant, mon œil a rencontré dans
le lierre, au-dessus de ma porte de jardin, le n° 13.

       *       *       *       *       *

_Nuit de samedi (18 juin) à dimanche_.--Il est deux heures du matin. Me
voici relevé et remplaçant Pélagie près du lit de mon pauvre et cher frère,
qui n'a pas repris la parole, qui n'a pas repris connaissance, depuis
jeudi à deux heures de l'après-midi. J'écoute l'anhélance de sa
respiration. Dans l'ombre des rideaux, j'ai devant moi la fixité de son
regard. Je suis effleuré, à tout instant, du frôlement de son bras sortant
de son lit, pendant que dans sa bouche avortent et se brisent des paroles
qu'on ne comprend pas... Par la fenêtre ouverte, par-dessus le noir des
grands arbres, entre et s'allonge, sur le parquet, la blanche clarté
électrique d'une lune de ballade... Il y a de sinistres silences, où
s'entend seul le bruit de la montre à répétition de notre père, avec
laquelle, de temps en temps, je tâte le pouls de son dernier né... Malgré
trois prises de bromure de potassium, avalées dans le quart d'un verre
d'eau, il ne peut dormir une minute, et sa tête s'agite sur son oreiller
dans un mouvement incessant de droite à gauche, bruissante de toute la
sonorité inintelligente d'un cerveau paralysé, et jetant par les deux
coins de la bouche, des ébauches de phrases, des tronçons de mots, des
syllabes informulées, prononcées d'abord avec violence, et qui finissent
par mourir comme des soupirs... Dans le lointain j'entends distinctement
un chien qui hurle à la mort... Ah! voici l'heure des merles et de leur
sifflement dans le ciel devenu rose, et toujours dans les rideaux, le
blanc éclair de ses yeux demi-fermés, qui ne dorment pas dans leur calme
apparence de sommeil.

Avant-hier jeudi, il me lisait encore les MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE, car
c'était le seul intérêt et la seule distraction du pauvre enfant. Je
remarquais qu'il était fatigué, qu'il lisait mal. Je le priai
d'interrompre sa lecture, l'engageant à venir faire un tour de promenade
au bois de Boulogne. Il résista un peu, puis céda, et se levant pour
sortir de la chambre avec moi, je le vis trébucher et aller tomber sur un
fauteuil. Je le relevai, le portai sur son lit, l'interrogeant, lui
demandant ce qu'il éprouvait, voulant le forcer à me répondre, anxieux de
l'entendre parler. Hélas! comme dans sa première crise, il ne put que
proférer des sons qui n'étaient plus des paroles. Fou d'inquiétude, je lui
demandai s'il ne me reconnaissait pas. A cela, il me répondit par un gros
rire railleur, qui semblait me dire: «Est-ce assez bête à toi, de croire
ça possible!...» Suivit bientôt un instant de calme, de tranquillité, ses
regards doux, sourieurs fixés sur moi... Je crus à une crise semblable au
mois de mai... Mais tout à coup, il se renversa la tête en arrière, et
poussa un cri rauque, guttural, effrayant, qui me fit fermer la fenêtre.

Aussitôt sur son joli visage, des convulsions qui le bouleversèrent,
déformant toutes les formes, changeant toutes les places, pendant que des
contractions terribles tiraillaient ses bras, comme si elles voulaient les
retourner, et que sa bouche tordue crachotait une écume sanguinolente.
Assis sur son traversin, derrière lui, mes mains tenant ses mains, je
pressai, contre mon cœur et le creux de mon estomac, je pressai sa tête,
dont je sentais la sueur de mort, peu à peu, mouiller ma chemise, et à la
fin, couler le long de mes cuisses.

A cette crise, succédèrent des crises moins violentes, pendant lesquelles
son visage redevint celui que je connaissais. Ces crises furent bientôt
suivies d'un calme délirant. C'étaient des élévations de bras au-dessus de
sa tête, avec des appels à une vision qu'il appelait à lui avec des
baisers. C'étaient des élancements qui ressemblaient à des envolées
d'oiseau blessé, en même temps que sur sa figure apaisée, aux yeux
congestionnés de sang, au front tout blanc, à la bouche entr'ouverte et
pâlement violette, était venue une expression qui n'était plus humaine,
l'expression voilée et mystérieuse d'un Vinci. Plus souvent encore,
c'étaient des terreurs, des fuites de corps, des blottissements sous les
draps, où il se cachait comme d'une apparition obstinément installée dans
le fond de ses rideaux, et contre laquelle s'animait l'incohérence de sa
parole: apparition qu'il désignait d'un doigt effrayé, et à laquelle il
cria une fois très distinctement: «_Va-t'en!_...» C'étaient des flux de
phrases tronquées, dites avec l'air de tête, le ton ironique, le mépris
d'intelligence hautaine, l'espèce d'indignation qui lui était particulière,
quand il entendait une bêtise, ou l'éloge de quelque chose d'inférieur...
Parfois, dans l'incessante agitation de la fièvre et du délire, il
répétait toutes les actions de sa vie, indiquant le geste de mettre son
lorgnon, soulevant ces haltères dont je le fatiguais pendant les derniers
mois, faisant enfin son métier, faisant le simulacre d'écrire.

Il y avait de rapides instants, où ses yeux errants, courants,
s'arrêtaient sur mes yeux, sur ceux de Pélagie, et semblaient nous
reconnaître par un regard, une seconde, obstinément fixé sur nous, avec un
sourire effacé de la physionomie... mais bien vite ils étaient emportés
vers les visions terribles ou riantes.

Hier soir, Béni-Barde m'a dit que c'était fini, qu'une désagrégation du
cerveau avait eu lieu à la base du crâne, derrière la tête, qu'il n'y
avait plus à conserver aucun espoir... Après cela, mais je n'écoutais plus,
je crois qu'il m'a parlé de nerfs lésés dans la poitrine par cette
désagrégation, et d'une phtisie foudroyante qui devait suivre... Mon
orgueil, l'orgueil que j'avais pour nous deux, me disait le jour où je
l'ai senti frappé à tout jamais: «Il vaut mieux qu'il meure!...»
Aujourd'hui, je demande de le conserver, de le garder, aussi inintelligent,
aussi impotent qu'il peut sortir de cette crise, je le demande à genoux.

Dire que cette liaison intime et inséparable de vingt-deux ans; dire que
ces jours, ces nuits passés toujours ensemble, depuis la mort de notre
mère en 1849, dire que ce long temps, pendant lequel il n'y a eu que deux
séparations de vingt-quatre heures; oui, dire que c'est fini, fini à tout
jamais. Je ne l'aurai plus marchant à côté de moi, quand je me promènerai.
Je ne l'aurai plus en face de moi, quand je mangerai. Dans mon sommeil, je
ne sentirai pas son sommeil dans la chambre à côté. Je n'aurai plus avec
mes yeux, ses yeux, pour voir les pays, les tableaux, la vie moderne. Je
n'aurai plus son intelligence jumelle, pour dire avant moi ce que j'allais
dire ou pour répéter ce que j'étais en train de dire. Dans quelques jours,
dans quelques heures va entrer dans ma vie si remplie de cette affection,
et qui, je puis le dire, était mon seul et unique bonheur, va entrer
l'épouvantable solitude du vieil homme sur la terre.

De quelle expiation sommes-nous donc victimes? Je le demande, quand je
remonte cette existence qui n'a plus que quelques heures, qui n'a eu de la
littérature et de la recherche laborieuse de la gloire, que des mépris,
des insultes, des sifflets, qui depuis cinq ans se débat dans de la
souffrance quotidienne, qui se termine par cette agonie morale et physique,
où partout et tout le temps, je trouve comme la poursuite d'une Fatalité
assassine.

Ah! la bonté divine, la bonté divine! nous avions bien raison de la mettre
en doute.

       *       *       *       *       *

_Continuation de la nuit de samedi à dimanche, 4 heures du matin_.--La
mort s'approche, je la sens à sa respiration précipitée, à l'agitation qui
succède au calme relatif de la journée d'hier, je la sens à ce qu'elle met
sur sa figure. Sur le blanc de l'oreiller, sa pauvre tête est renversée,
avec l'ombre portée de son profil amaigri et de sa longue moustache
projetée par les lueurs d'une bougie mourante, luttant avec le jour.

Ce jour levant, ce vert de l'arbre jaillissant de l'ombre, cet éveil du
ciel et des oiseaux avec leurs notes bienheureuses, tombant dans une
agonie, dans une fin de jeune existence, c'est bien horrible!

Le jour arrive à cette heure sur sa figure, dessine les creux et les
ombres des yeux et de la bouche, le décharnement presque instantané, me
montrant, dans sa chair aimée, la sculpture rigide de la mort.

       *       *       *       *       *

_10 heures du matin_.--Toutes les secondes, je les compte par ces
douloureuses aspirations d'une respiration brève, haletante.

L'expression de son visage, sous sa couleur dorée et enfumée, prend avec
les minutes, de plus en plus l'expression d'une tête du Vinci; et dans les
traits de sa figure, je retrouve le mystère des yeux et l'énigme de la
bouche de ce jeune homme, qui se trouve, dans je ne sais quel vieux et
quel noir tableau d'un musée d'Italie.

A cette heure je maudis la littérature. Peut-être, sans moi, se serait-il
fait peintre, et doué comme il l'était, il aurait fait son nom, sans
s'arracher la cervelle... et il vivrait.

Entre deux êtres qui se sont aimés comme nous, la séparation éternelle,
sans la reconnaissance d'une seconde, sans un serrement de main, sans un
adieu du mourant au vivant.

Je n'ai voulu ni garde, ni sœur. Les yeux du mourant, s'il lui était
accordé un instant de reconnaissance des siens, ne doivent pas rencontrer
une figure étrangère.

Ma mère, sur votre lit de mort, vous m'avez mis la main de votre enfant
chéri et préféré dans la mienne, en me recommandant cet enfant avec un
regard qu'on n'oublie pas, êtes-vous contente de moi?

       *       *       *       *       *

_4 heures de l'après-midi_.--Tant de souffrances pour mourir! De si
déchirants efforts pour avaler de petits morceaux de glace, pas plus gros
que des têtes d'épingles. Une respiration ronflante comme une basse,
coupée d'une plainte, continue et râlante qui vous déchire... Du milieu de
cette plainte jaillissent des mots, des phrases qu'on ne peut saisir, et
parmi lesquels il me semble entendre: «Maman, maman, à moi, maman!» Deux
fois il a dit distinctement un nom de femme aimée: «_Maï-a, Maï-a_.»

Quand je vois, en face de moi, de l'autre côté de la table à manger, ce
fauteuil, qui restera éternellement vide, mes larmes tombent dans mon
assiette, et je ne puis manger.

N'avoir pas la foi, voilà le malheur! Comme on userait la fin de son
existence dans la mécanique consolante de la vie religieuse.

       *       *       *       *       *

_8 heures_.--Un cœur tumultueux soulevant comme les os et la peau de sa
poitrine, et une respiration stridente qu'il semble tirer du creux de son
estomac.

       *       *       *       *       *

_Nuit de dimanche (19 juin) à lundi_.--Le profil de Pélagie penché sur un
petit livre de prières, dont l'ombre noire se reflète sur le blanc
entassement des oreillers, au milieu desquels sa tête a disparu, et dont
sort le râle.

Toute la nuit, ce bruit déchirant d'une respiration qui ressemble au bruit
d'une scie dans du bois mouillé, et que scandent à tout moment des
plaintes douloureuses et des _han_ plaintifs. Toute la nuit cette poitrine
qui bat et soulève le drap... Dieu ne me ménage pas l'agonie de ce que
j'aime, m'épargnera-t-il les convulsions de la fin?

       *       *       *       *       *

_Lundi 20 juin, 5 heures du matin_.--Le petit jour glisse sur sa figure
qui a pris le jaune briqué et terreux de la mort. Des yeux larmoyants,
profonds, ténébreux.

Dans ses yeux une expression de souffrance et de misère indicible.

Créer un être comme celui-ci, si intelligent, si personnel, si original,
et le briser à trente-neuf ans! Pourquoi?

       *       *       *       *       *

_9 heures_.--Dans ses yeux troubles, tout à coup, une éclaircie souriante,
avec le long appuiement sur moi d'un regard diffus, et comme s'enfonçant
lentement dans le lointain... Je touche ses mains: c'est du marbre mouillé.

       *       *       *       *       *

_9 heures 40 minutes_.--Il meurt, il vient de mourir. Dieu soit loué! il
est mort, après les deux ou trois doux soupirs de la respiration d'un
petit enfant qui s'endort.

L'épouvantable immobilité sous les draps, que celle de ce corps, qui n'a
plus le soulèvement léger de la respiration, qui n'a plus, dans le lit, la
vie du sommeil.

Ses yeux se sont rouverts avec le regard de souffrance des derniers jours
de sa vie. Sa tête est un peu soulevée sur l'oreiller, et a l'air
d'écouter avec le joli ton de hautain mépris qu'il avait, quand M.
Prud'homme parlait! De toute sa physionomie semble s'élever une tristesse
un peu sarcastique. Son regard paraît vous suivre, après que vous l'avez
embrassé, et on aurait, par moment, l'illusion de la vie, si l'on ne
rencontrait le violet de ses ongles au bout de ses mains pâles.

Le dîner Magny a été fondé par Gavarni, Sainte-Beuve et nous deux. Gavarni
est mort, Sainte-Beuve est mort, mon frère est mort. La mort se
contentera-t-elle d'une moitié de nous deux, ou m'emportera-t-elle
bientôt! Je suis prêt.

Plus je le regarde, plus j'étudie ses traits, plus je trouve sur cette
figure un air de souffrance morale, que je n'ai vu persister sur aucune
physionomie dans la mort, plus je suis frappé de sa navrante tristesse. Et
il me semble y lire, au delà de la vie, le regret de l'œuvre interrompu,
le regret de l'existence, le regret du grand frère.

       *       *       *       *       *

_Mardi, une heure du matin_.--Dans l'ombre tombante des rideaux
enveloppant sa tête, les lueurs de la bougie allumée sur la table de nuit,
et vacillant sous la brise de la nuit, promènent encore, çà et là, et par
place, comme de la vie sur son visage... C'est bizarre, cette nuit, la
première nuit qui suit sa mort, je ne me sens pas le désespoir de ces
derniers jours, je ne me sens pas le déchirement auquel je m'attendais. Il
monte en moi un apaisement doux et triste, produit par la pensée de le
voir délivré de la vie. Mais attendons à demain.

En me relevant ce matin de mon lit, où j'ai dormi quelques heures, je le
trouve gardant son expression d'hier, mais sous la coloration jaune d'une
cire exposée à la chaleur. Je me dépêche, je me hâte de mettre en moi ce
visage adoré.... Je n'ai plus bien longtemps à le voir... J'entends,
cognant contre l'escalier, des ferrements... le bruit métallique des
poignées de la bière, qu'on s'est pressé d'apporter, à cause des grandes
chaleurs.

Ce nom, ce nom de _Jules de Goncourt_, lu si souvent, accolé au mien, sur
le papier du livre et du journal, je le lis aujourd'hui sur la plaque de
cuivre incrustée dans le chêne des cimetières.

En chemin de fer,--c'était la première fois que nous allions à Vichy,--il
souffrait, ce jour-là, du foie, et dormait en face de moi, la tête
renversée. Une seconde, sur son visage de vivant, j'entrevis son visage de
mort. Depuis ce jour, toutes les fois qu'il était plus malade, que
l'inquiétude me prenait, cette vision, je la retrouvais, les yeux fermés.

Allons, c'est Pélagie qui le dit: «Il faut manger pour avoir des forces
demain, pour la rude journée de demain.»

Devant le cadavre de celui qui m'aima tant, de celui pour lequel il n'y
avait de bien et de bon, que ce qui avait été fait ou dit par Edmond, je
me sens travaillé de remords pour mes gronderies, mes duretés, pour tout
ce cruel et intelligent système, à l'aide duquel je croyais le relever de
son atonie, et lui redonner de la volonté... Ah! si j'avais su! comme je
lui aurais tout caché, tout voilé, tout adouci, et comme je me serais
appliqué à faire de la fin de sa vie, ce qu'aurait su en faire
l'imagination d'une affection de mère--toute bête.

       *       *       *       *       *

Il me revient ces tristes paroles qui étaient souvent toute notre
conversation:

--Qu'as-tu?

--Je suis découragé!

--Pourquoi?

--Je ne sais pas!

Que si, il le savait et le savait bien... L'avant-veille de sa dernière
crise, il avait dit à sa maîtresse qui était venue le voir, pendant que
j'étais descendu en bas lui chercher de l'eau de mélisse; il lui avait dit,
en lui recommandant de ne pas me répéter ses paroles: «Ma chère Maria, je
suis bien malade, d'une maladie dont on ne guérit pas... et le tombeau est
tout proche!»

       *       *       *       *       *

A midi, j'ai vu à travers la porte de la salle à manger, les chapeaux de
quatre hommes noirs... Nous sommes montés dans la petite chambre... Ils
ont relevé la couverture, ont glissé sur lui un drap, et en une seconde,
ont fait de son maigre cadavre, à peine entrevu, un long paquet au linge
rabattu sur la figure: «Doucement, ai-je dit, je sais bien qu'il est mort,
mais cela ne fait rien... doucement!»

Alors on l'a étendu au fond de la bière, sur un lit de poussière
odoriférante, pendant qu'un de ces hommes disait: «Si ça fait mal à ce
monsieur, il faut qu'il s'en aille!» Je suis resté!... Un autre a repris:
«C'est le moment, si Monsieur a quelque souvenir à mettre dans la bière?»
J'ai dit au jardinier: «Allez couper toutes les roses du jardin, qu'il
emporte là-bas au moins cela de cette maison, qu'il a un moment tant
aimée!» On a jeté les roses dans le creux autour de son corps, on en a mis
une blanche sur le drap, un peu soulevé par sa bouche. Alors la forme de
son corps a disparu sous un amoncellement de poussière brune... Puis on a
vissé le couvercle. C'était fini. Je suis descendu.

J'ai comme une perte absolue de la mémoire... Je reçois avec l'amical et
tendre article de Banville, une lettre d'Angleterre, datée du jour de sa
mort, et dans laquelle un éditeur de là-bas nous demande à faire une
traduction de l'HISTOIRE DE MARIE-ANTOINETTE. Il aurait eu un petit
bonheur de cela.

       *       *       *       *       *

_Mercredi 22 juin_.--Il fait un temps magnifique. Le soleil entre, à
pleins rayons, par la fenêtre ouverte et joue sur sa bière, et dans les
fleurs du gros bouquet placé à sa tête. Au milieu de ces fleurs est une
fleur de magnolia, dont il regardait grossir le bouton avec un certain
plaisir curieux, et qui lui faisait rappeler le magnolia aimé de
Chateaubriand, à la Vallée-aux-Loups.

Il y a dans la chambre le désordre d'un départ... La seconde, le quart de
seconde, l'éclair de temps, pendant lequel la réflexion est en retard,
j'ai eu l'idée--son cercueil étant là--que Jules était allé chercher la
voiture qui nous emmène, tous les ans, à Bar-sur-Seine.

Mes yeux vont, dans la petite chambre, à toutes les choses familières et
d'habitude, auxquelles son sommeil disait bonsoir, auxquelles son réveil
disait bonjour. Je regarde les rideaux de son lit, les anciennes portières
du salon de la rue Saint-Georges, dans le rose desquelles j'ai fait, il y
a bien des années, un portrait-aquarelle du cher enfant. Je regarde le
grand dessin de femme de Vanloo, provenant de la vente Boilly, qu'il vint
acheter avec moi, la dernière fois que nous mîmes les pieds aux
Commissaires-Priseurs. Je regarde la grande table à modèle, sur laquelle
nous avons si longtemps travaillé ensemble, et qui est encore tachée de
l'encre du livre sur Gavarni.

M'interrogeant longuement, j'ai la conviction qu'il est mort du travail de
la forme, _à la peine du style_. Je me rappelle maintenant, après les
heures sans repos passées au remaniement, à la correction d'un morceau,
après ces efforts et ces dépenses de cervelle, vers une perfection,
cherchant à faire rendre à la langue française tout ce qu'elle pouvait
rendre, et au delà... après ces luttes obstinées, entêtées, où parfois
entrait le dépit, la colère de l'impuissance; je me rappelle aujourd'hui
l'étrange et infinie prostration, avec laquelle il se laissait tomber sur
un divan, et la fumerie à la fois silencieuse et accablée, qui suivait.

       *       *       *       *       *

_9 heures_.--Voici le bruit des cloches de l'église.

Il faut songer à des choses de la vie courante, à des envois de lettres.

       *       *       *       *       *

_10 heures_.--Au jardin je me cogne contre deux croque-morts, assis sur
des morceaux de bois noir, au milieu de grands chandeliers d'église,
incendiés de soleil.

La bière descend les marches de l'escalier, où, sans le lui laisser voir,
j'ai si souvent rattrapé, par derrière, l'équilibre de ses pas
trébuchants.

Parmi les gens qui attendent dans le jardin, il y a un vieillard que je ne
connais pas. Je lui fais demander son nom. Il me fait répondre qu'il est
Ravaut. Ravaut c'est tout un monde de souvenirs. Ravaut est l'antique
cocher de mes vieilles cousines de Villedeuil: brave homme, qui, il y a
près de trente ans,--et je ne l'avais pas revu depuis ce temps,--faisait
le bonheur de mon Jules, en le prenant à côté de lui sur son siège, et lui
mettant les rênes de ses chevaux, entre ses petites mains.

En dépit de tout ce que mes yeux voient, de tout ce que mes sens touchent
de l'affreuse réalité, l'idée de la séparation éternelle ne peut s'asseoir
dans ma cervelle. L'impitoyable «Jamais» ne peut faire partie permanente
de ma pensée.

Je ne sais, tout ce qui se passe autour de moi, ça a le vague des choses
qu'on perçoit dans un commencement d'évanouissement, et il me semble, par
moments, avoir dans les oreilles le bruissement de grandes eaux qui
s'écouleraient au loin... Je vois cependant Théophile Gautier et
Saint-Victor pleurer... Oh! ces chants d'église m'assassinent avec leur
éternel et implacable _Requiescat in pace_. Eh! oui, c'est convenu, après
cette vie de travail et de lutte, la paix du repos, c'est bien le moins
qui lui soit dû!

Pour aller au cimetière, nous prenons le chemin qui nous a conduits si
souvent chez la princesse, puis nous passons par des parties de boulevards
extérieurs, où nous avons tant de fois vagué pour GERMINIE LACERTEUX et
MANETTE SALOMON... Des arbres étêtés à la porte d'un cabaret, me
rappellent une comparaison qui est dans un de nos livres... Puis je tombe
dans une espèce de somnolence, dont je suis tiré par la secousse d'un
tournant raide, le tournant du cimetière.

Je l'ai vu disparaître dans le caveau, où sont mon père, ma mère, et où il
y a encore une place pour moi...

En rentrant, je me suis couché et, couvrant mes draps de ses portraits, je
suis resté avec son image jusqu'à la nuit.

       *       *       *       *       *

_Jeudi 23 juin_.--Ce matin, monté dans sa chambre, je m'assois en face du
lit vide, dont je le forçais à sortir, tous les jours, par les grands
froids de cet hiver, pour le mener à la douche qui devait le guérir. C'est
sur ce lit, pendant ses derniers mois de souffrance, de faiblesse, de
maladresse, que je l'ai souvent aidé à s'habiller et à se déshabiller...
Sur la table de nuit a été laissé le volume de Bescherelle, mis sous son
oreiller, pour exhausser sa triste tête de mort; les fleurs dont j'ai
entouré son agonie sont séchées dans la cheminée, mêlées aux enveloppes
bleues des bougies allumées sur sa bière; et sur la table de travail, au
milieu de lettres et de cartes de visite de la première heure, sont jetés
pêle-mêle les livres de prières de Pélagie.


FIN DU TROISIÈME ET DERNIER VOLUME.

       *       *       *       *       *



TABLE ALPHABÉTIQUE DES NOMS


A

Achard (Amédée),      90.
Agar (Mlle),      297.
Aimée (Mlle),      72.
Alexandre-le-Grand,      81.
Alton-Shée,      256.
Annibal,      84.
Arago (Alfred),      181.
Aubryet,      204.
Aussandon,      44.
Autran,      205.


B

Balzac,      5, 55, 58, 229, 272.
Barbier (Auguste),      270.
Barre (le sculpteur),      221, 222.
Barrias (le sculpteur),      172.
Barrière (François),      93.
Barrière(Théodore),      303.
Baroche,      216.
Barth,      35.
Barye,      58.
Bastide,      28.
Bataille (le général),      302, 303, 304, 306, 307.
Baudelaire,      12, 258.
Baudry (Paul),      93, 94.
Beaumarchais,      44.
Beauvau (Mme de),      69.
Beauvoir (Roger de),      62.
Benazet,      218.
Benedetti (la comtesse),      163.
Béni-Barde (le docteur),      347.
Benouville,      126.
Berlioz,      172, 173.
Bernard (Claude),      200, 249, 286, 295.
Bernardin de Saint-Pierre,      44, 104, 273.
Berthelot,      67, 78, 131, 138, 174, 287.
Berthelot (Mme),      174.
Berryer,      241.
Beyle,      276.
Binder,      56.
Byron (lord),      163.
Bismarck,      56, 137.
Blanc (Louis),      40.
Blanc (Charles),      51, 120, 193.
Boilly,      359.
Bonaparte (Laetitia),      112.
Bonnassieux,      58.
Bonnet,      165.
Boissard,      56.
Bouchardy,      231.
Bouilhet,      8l, 82.
Boulanger,      94.
Bouret,      28.
Boutourlin,      233.
Boyer (Philoxène),      175.
Bressant,      197.
Brinvilliers (la),      15.
Broglie (de),      198.
Brown,      258.
Buchère,      214.
Burty,      144, 145.


C

Caillé,      35.
Carrier-Belleuse,      135.
Cayla (Mme du),      71.
César (Auguste),      119.
Chamfort,      83.
Champagny,      270.
Chanton,      236.
Chardin,      67.
Charles Edmond,      174, 291, 338.
Chassagnon,      277.
Chateaubriand,      9. 71, 72, 104, 198, 273,332, 358.
Chenavard,      120, 121.
Chesneau,      294.
Cheuvreux-Aubertot,      145.
Clodion,      135, 226.
Colomb (Christophe),      84.
Coquelin,      197.
Corot,      154.
Courbet,      164.
Courmont (M. et Mme de),      321.
Cousin (Victor),      176.
Crébillon fils,      216.


D

Dalloz,      60, 258.
Daumier,      194.
Debraux,      110.
Deburan,      210.
Delavigne (Casimir),      81.
Delaunay,      197.
Delisle,      145.
Demidoff (le prince),      74, 76.
Dennery,      231.
Deslions (la),      33.
Devéria,      167.
Diderot,      44, 220.
Doré (Gustave),      61.
Dorval (Mme),      72.
Du Camp,      131, 132.
Duchesse de Russie (la grande-),      52.
Dumas père.      23.
Dumas fils,      69, 108, 207, 208, 395.
Dupré (Jules),      57.
Duruy,      226.


E

Eugénie (l'impératrice),      295.


F

Feuillet (Octave),      99.
Frédéric (le Grand),      302.
Feydeau (Ernest),      158, 159, 292, 296, 315.
Feydeau (Mme),      159, 293.
Firon,      283, 284, 285, 286, 287.
Fitz-James (le comte),      302.
Flaubert,      6, 13, 21, 30, 32, 50, 51, 52, 81, 82, 105, 156, 224, 226,
247, 248, 255, 261, 272, 293, 301.
Fléchelle,      133.
Fleury (le général),      223.
Flourens,      58.
Fontenelle,      175.
Forgues (Émile),      89.
Fouquet,      28.
France (le libraire),      100.
Franck (de l'Institut),      312.
Franklin,      143.
Fréron,      57.
Froehner,      67.


G

Gabrielli (le prince),      162.
Gabrielli (la princesse),      94.
Galichon,      265.
Galliera (duchesse de),      270.
Gautier (Théophile),      9, 43, 44, 55, 56, 99, 128, 133, 167, 192, 200,
205, 219, 220, 221, 226, 240, 243, 244, 248, 261, 274, 294, 295, 361.
Gautier fils,      294.
Gautier (Estelle),      55.
Gautier (Judith),      200, 201.
Gavarni,      3, 33, 41, 54, 55, 72, 87, 94, 107, 190, 237, 249, 267, 268,
317, 323, 327, 354, 359.
Gavarni (Pierre),      89, 189, 237.
Germain,      322.
Girardin (Émile de),      36, 82, 216, 255, 261.
Giraud (de l'Institut),      175, 248.
Giraud (Charles),      94, 168.
Giraud (Eugène),      94, 168, 222, 225, 286.
Giraud (le ménage Eugène),      74.
Giraud (Victor),      222, 232, 233.
Gika (le marchand de perles),      78.
Goguet,      170, 171.
Gonetti (Mlle),      144.
Got,      197.
Goubaux,      83.
Goya,      148, 165.
Guillaume (l'Empereur),      69.
Guizot,      270.


H

Hase,      212.
Haussmann,      163.
Haussonville (d'),      270.
Hébert,      94, 162, 163, 171, 172.
Heilbuth,      158.
Heine (Henri),      191, 192, 302.
Helloco (le).
Henri IV,      15.
Hertford (lord),      309.
Hertzen,      77.
Hesse (la princesse de),      76.
Hildebrand,      134.
Hoffmann,      302.
Holbein,      162.
Homère,      79, 80.
Horace,      14.
Hostein,      24, 230.
Houdon,      166, 268.
Houssaye (Arsène),      190, 226.
Hugo (Victor),      21, 30, 44, 45, 56, 58, 80, 81, 111, 115, 189, 220,
257, 273, 299.
Ingres,      7.


J

Jacquemont,      276.
Jeanne d'Arc,      299.
Jérôme (le prince),      175.
Jésus-Christ,      117, 143, 274.
Joubert,      127.
Jully (Mme de),      49.
Justice,      269.


K

Kant,      275, 276.
Karr (Alphonse),      108.
Kaunitz (le comte de),      242.
Kisseleff,      75.


L

Lachaud,      285.
Lacroix,      253.
Lamennais,      217.
La Tour,      67, 72.
Lavoix (Henri),      73.
Lawreince,      103.
Lawrence,      288.
Lebrun,      270.
Lecour,      43.
Lecuir,      265.
Lefèvre (la maréchale),      170.
Lefebvre (M. et Mme Armand),      321.
Lefebvre de Béhaine,      136, 137, 301, 342, 343.
Lefuel,      218.
Lekain,      33.
Lelong (le Père),      11.
Lespinasse (Mme de),      94, 175.
Livingstone,      35.
Lionnet (les frères),      150.
Longpérier,      212.
Lorrain (Claude).      126.
Louis XIII,      215.
Louis XIV,      28.
Louis XV,      28.
Louis XVI,      218.
Louis XVII,      218.
Louis XVIII,      71, 248.
Louis-Philippe,      3, 194, 214, 232.
Lucas (le tavernier),      103.
Luynes (le duc de),      180.


M

Mabille,      323.
Madeleine (la),      144.
Magny,      21, 42, 67, 68, 71, 78, 170, 207, 211, 236, 254, 287.
Malvezzi (les),      226.
Malvezzi (Mlle),      222.
Manuel,      103.
Marat,      91.
Marchal,      69, 94, 208.
Marcelin,      191.
Marcellus (le comte de),      202.
Maria,      205, 268, 357.
Marie,      153, 175.
Marie-Amélie (la reine),      232.
Marie-Antoinette,      173.
Marie de Médicis,      245.
Mariette,      131, 132.
Marilhat,      133.
Mathilde (la princesse),      6, 19, 52, 70, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 99,
106, 153, 154, 160, 162, 163, 175, 176, 177, 180, 181, 187, 195, 207, 219,
223, 224, 225, 226, 239, 240, 248, 255, 256, 257, 259, 260, 276, 293, 296,
303, 310, 311, 312, 313, 316.
Marix (la modèle),      56.
Mazzini,      296.
Mendès (Catulle),      55.
Mérimée,      221, 276.
Méry,      111.
Méryon,      258.
Metternich,      272.
Michel-Ange,      122.
Michelet,      44, 111, 115, 156, 213, 214, 298, 299, 300.
Michelet (Mme),      213.
Millevoye,      248.
Mirabeau,      33, 156.
Mirbel (Mme de),      71.
Monselet,      82.
Morny (le duc de),      13.
Mosselmann,      56.


N

Napoléon Ier,      179, 315.
Napoléon III,      52, 56, 71, 102, 187, 218, 255, 260, 264, 293, 294,
295, 296, 297, 313, 314.
Napoléon (le prince),      310.
Neftzer,      68, 256.
Newton,      186.
Nicolas (l'Empereur),      74, 75, 76, 77.
Nieuwerkerke,      8l, 175, 253, 265.


O

Obscur (l'abbé),      297.
Ollivier,      102.
Orloff (le comte),      77.
Osmoy (le comte d'),      82.
Osmoy (la comtesse d'),      82.


P

Pacca (le cardinal),      339.
Païva (Mme de),      128, 134, 135, 136, 186, 187, 191, 199, 204, 212, 262.
Pasquier (le duc),      71.
Passoir,      61.
Patin,      295.
Patrat (le général),      304.
Pélagie,      347, 352, 356, 362.
Penguilly,      168, 170.
Péters (le tavernier),      103.
Philippe (restaurateur),      48, 166.
Phillips (le docteur),      175, 177, 227, 269, 309.
Poe,      12, 199, 235.
Pointel,      258.
Pompadour (Mme de),      242.
Pongerville,      248.
Ponsart,      30, 50, 99, 140, 243.
Portal (le baron),      71.
Pouchet,      13.
Poussin,      126.
Pouthier,      64, 90.
Praslin (Mme de),      312.
Présidente (Mme Sabatier, la),      56.
Prévost-Paradol,      228, 229, 261.
Priam,      90.
Primoli (le comte),      163, 226.
Primoli (la comtesse),      94, 163, 226.
Prince impérial (le),      100.
Protais,      94.
Puissant,      100, 144.


R

Rabelais,      192, 220.
Rachel (Mlle),      224.
Raphaël,      124, 125.
Ravaut,      360.
Reding (baronne de),      70.
Reiset (M. et Mme),      94.
Renan,      44, 67, 68, 71, 78, 79, 80, 209, 210, 224.
Rénier,      197.
Richer-Serizy,      277.
Richerand,      177.
Ricord,      44, 90, 295.
Rivière,      311.
Robespierre,      91.
Robin (le docteur),      131, 207, 254, 263.
Roederer,      316.
Rops,      88, 195.
Roqueplan,      138.
Rouher,      254, 255.
Rousseau (Jean-Jacques),      104, 156, 273.
Rubens,      172, 245.


S

Sacy (de),      221, 312.
Saint-Evremont,      177.
Sainte-Beuve,      8, 28, 67, 68, 72, 79, 80, 81, 90, 106, 153, 155, 156,
160, 175, 176, 181, 182, 198, 224, 248, 255, 259, 260, 270, 271, 273, 274,
275, 276, 281, 291, 292, 316, 354.
Saintin,      94.
Sand (Mme),      21, 51, 162, 241, 242, 257.
Saint-Victor,      40, 60, 80, 81, 120, 128, 135, 243, 244, 274, 361.
Sarcey,      246.
Sauvan (Mme),      83.
Schenetz,      113.
Sébastiani (le général),      312.
Séjour (Victor),      81.
Socrate,      143.
Sommerard (M. et Mme du),      94.
Soulié (Eudore),      153, 162, 209, 245.
Spartacus,      194.
Staël (Mme de),      198.
Sue (Eugène),      33, 180.
Suleau,      277.
Sylla,      118.


T

Taine,      9, 19, 30, 42, 43, 78, 79, 80, 186, 224, 269, 270.
Tallien (Mme),      159.
Tamburini,      150.
Tardieu (le docteur),      53, 54.
Texier (Edmond),      238.
Thénot,      151.
Thérésa,      84.
Thiboust (Lambert),      143.
Thierry (le décorateur),      72.
Thierry (Édouard),      181, 196, 197, 198.
Thiers,      110, 111, 201.
Tourbet (Mme de),      215, 216, 261.
Troppmann,      323.
Troubat,      281.
Turgan,      128.


V

Vaillant (le maréchal),      67.
Vallès (Jules),      144, 233, 234.
Vatry,      254.
Vanloo (Carle),      359.
Vaucorbeil,      324.
Velasquez,      148.
Veyne,      72, 90.
Vignères,      110.
Vimercati (Mlle),      222, 226.
Vinci,      346, 350.
Viollet-le-Duc,      161, 200, 248, 276.
Vitet,      176.
Voltaire,      166, 189, 213.


W

Walewski,      99.
Watteau,      67, 330.
Wesley,      300.
Winckelmann,      127.
Worth,      192.
Zola (Émile),      245, 246, 247

       *       *       *       *       *

TABLE DES MATIÈRES

ANNÉE 1866      3

ANNÉE 1867      99

ANNÉE 1868      185

ANNÉE 1869      253

ANNÉE 1870      321

TABLE ALPHABÉTIQUE DES NOMS      363

       *       *       *       *       *

Paris.--Typ. G. Chamerot, 19 rue des Saints-Pères.--22190

FIN





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