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Title: Le roman de la rose - Tome II Author: Guillaume, de Lorris, Jean, de Meun, -1305? Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "Le roman de la rose - Tome II" *** LE ROMAN DE LA ROSE PAR GUILLAUME DE LORRIS ET JEAN DE MEUNG Édition accompagnée d'une traduction en vers Précédée d'une Introduction, Notices historiques et critiques; Suivie de Notes et d'un Glossaire PAR PIERRE MARTEAU TOME II PARIS 1878 * * * * * [P. 1] LE ROMAN DE LA ROSE [P. 2] XXXIII Cy endroit trespassa Guillaume 4283 De Loris, et n'en fist plus pseaulme; Mais, après plus de quarante ans, Maître Jehan de Meung ce Rommans Parfist, ainsi comme je treuve[1]; Et ici commence son oeuvre. [Et si l'ai-ge perdu, espoir, A poi que ne m'en desespoir!] Désespoir, las! ge non ferai, Jà ne m'en desespererai; Car s'esperance m'iert faillans, Ge ne seroie pas vaillans. En li me dois réconforter, Qu'Amors por miex mes maus porter, Me dist qu'il me garantiroit, Et qu'avec moi par-tout iroit. Mès de tout ce qu'en ai-ge affaire, S'ele est cortoise et debonnaire? El n'est de nulle riens certaine, Ains met les amans en grant paine, Et se fait d'aus dame et mestresse, Mains en déçoit par sa promesse: [p. 3] XXXIII De Lorris Guillaume ici même 4295 Mourut sans finir son poème; Mais, après plus de quarante ans, Maître Jean de Meung ce Romans Parfit, ainsi comme je treuve[1], Et ici commence son oeuvre. [S'Il m'est réservé de le voir, Oui, j'en mourrai de désespoir!] De désespoir! Non, je le jure, Car ce serait me faire injure. Si l'espérance me manquait, Par trop lâche mon coeur serait. Il faut qu'elle me réconforte; Amour, pour que mieux je supporte Mes maux, dit qu'il me défendrait Et qu'avec moi partout irait. Mais, après tout, la belle affaire; Elle est courtoise et débonnaire, C'est vrai, mais certaine de rien, Les amants laisse en grand chagrin Et se fait d'eux dame et maîtresse Pour les leurrer par sa promesse; [p. 4] Qu'el promet tel chose sovent 4303 Dont el ne tenra jà convent. Si est peril, se Diex m'amant, Car en amer maint bon Amant Par li se tiennent et tendront, Qui jà nul jor n'i aviendront. L'en ne s'en scet à quoi tenir, Qu'el ne scet qu'est à avenir. Por ce est fox qui s'en aprime: Car, quant el fait bon silogime, Si doit l'en avoir grant paor Qu'el ne conclue du pior, Qu'aucune fois l'a l'en véu, S'en ont esté maint decéu. Et non porquant si vodroit-ele Que le meillor de la querele Éust cil qui la tient o soi. Si fui fox quant blasmer l'osoi. Et que me vaut or son voloir, S'ele ne me fait desdoloir? Trop poi, qu'el n'i puet conseil metre, Fors solement que de prometre. Promesse sans don ne vaut gaires, Avoir me lest tant de contraires, Que nus n'en puet savoir le nombre. Dangier, Paor, Honte m'encombre, Et Jalousie, et Male-Bouche Qui envenime et qui entouche Tous ceus dont il fait sa matire, Par langue les livre à martire. Cil ont en prison Bel-Acueil, Qu'en trestous mes pensers acueil, Et sai que s'avoir ne le puis En brief tens, jà vivre ne puis. [p. 5] Car elle nous promet souvent 4315 Choses qui restent à néant. Par Dieu, dangereuse Espérance! Combien par elle avec constance A bien aimer s'attacheront Qui jamais ne réussiront! D'avenir elle n'est maîtresse, Comment donc croire à sa promesse? Aussi, bien fol qui s'y fierait; Car si beaux biens elle promet, Bien souvent, hélas! on l'a vue Mainte âme aussi laisser déçue. Toujours on doit avoir grand' peur De son conseil faux et trompeur. Et pourtant que demande-t-elle? Qu'au coeur qui lui reste fidèle, Tout vienne au gré de son désir[2]. Fol que je suis de la honnir! Mais que me vaut son assistance S'elle ne calme ma souffrance? Hélas! rien. Car elle ne fait Que promettre et rien plus ne sait (Sans don promesse ne vaut guère), Et me laisse avoir de misère Plus que nul n'oserait songer. M'accablent Peur, Honte et Danger, Et Jalousie et Malebouche Qui tous ceux que sa langue touche Empoisonne de son venin Et met à martyre sans fin. Bel-Accueil en prison ils laissent A qui tous mes pensers s'adressent, Et si je ne puis en jouir, Il me faudra bientôt mourir. [p. 6] Ensor que tout me repartuë 4337 L'orde vielle, puant, mossuë, Qui de si près le doit garder, Qu'il n'ose nuli regarder. Dès or enforcera mi diex; Sans faille voirs est que li Diex D'Amors trois dons, soe merci Me donna, mès ge les pers ci: Doulx-Penser qui point ne m'aïde, Doulx-Parler qui me faut d'aïde, Le tiers avoit non Doulx-Regart: Perdu les ai, se Diex me gart. Sans faille biaus dons i ot; mès Il ne me vaudront riens jamès, Se Bel-Acueil n'ist de prison, Qu'il tiennent par grant mesprison. Por lui morrai, au mien avis, Qu'il n'en istra, ce croi, jà vis. Istra! non voir. Par quel proesce Istroit-il de tel forteresce? Par moi, voir, ne sera-ce mie, Ge n'ai, ce croi, de sens demie, Ains fis grant folie et grant rage Quant au Diex d'Amors fis hommage. Dame Oiseuse le me fist faire, Honnie soit et son affaire, Qui me fist où joli vergier Par ma proiere herbergier! Car, s'ele éust nul bien séu, El ne m'éust onques créu; L'en ne doit pas croire fol homme De la value d'une pomme. Blasmer le doit-l'en et reprendre, Ains qu'en li laist folie emprendre; [p. 7] Surtout c'est elle qui me tue 4349 La vieille puante et moussue, Qui de si près le doit garder Que nul il n'ose regarder. Dès lors augmenteront mes peines; Pourtant trois grâces souveraines Daigna m'accorder Dieu d'Amours Vaines, las! en ces sombres jours. C'est Doux-Penser qui point ne m'aide, Doux-Parler que point ne possède Et le troisième Doux-Regard. Si Dieu ne m'aide sans retard, Je les perdrai sans aucun doute, Car leur vertu s'usera toute Si Bel-Accueil reste en prison Qu'ils tiennent par grand' trahison. De ma mort il sera la cause, Car jamais vivant, je suppose, Il n'en sortira. Sortir, las! Par quelle prouesse mon bras L'arracher de la forteresse? Je n'ai plus force ni sagesse Depuis que ma folle fureur D'Amour me fit le serviteur. Dame Oyseuse me le fit faire Lorsque, cédant à ma prière (Dieu la honnisse!), du verger L'huis elle ouvrit pour m'héberger. On ne doit propos de fol homme Priser la valeur d'une pomme; Et si nul bien elle avait su, Jamais elle ne m'aurait cru Ni laissé folie entreprendre Sans me blâmer et me reprendre; [p. 8] Et je fui fox, et el me crut. 4371 Onques par li biens ne me crut; El m'acomplit tout mon voloir, Si m'en estuet plaindre et doloir. Bien le m'avoit Raison noté, Tenir m'en puis por assoté, Quant dès lors d'amer ne recrui, Et le conseil Raison ne crui. Droit ot Raison de moi blasmer, Quant onques m'entremis d'amer; Trop griés maus m'en convient sentir, Par foi, je m'en voil repentir. Repentir? las! ge que feroie? Traïtres, faus, honnis seroie. Maufez m'auroient envaï, J'auroie mon seignor traï. Bel-Acueil reseroit traïs! Doit-il estre par moi haïs, S'il, por moi faire cortoisie, Languist en la tor Jalousie? Cortoisie me fit-il voire Si grant, que nus nel' porroit croire, Quant il volt que ge trespassasse La haie et la Rose baisasse. Ne l'en doi pas mal gré savoir, Ne ge ne l'en saurai jà voir. Jà, se Diex plaist, du Diex d'Amors, Ne de li plaintes ne clamors, Ne d'Esperance, ne d'Oiseuse, Qui tant m'a esté gracieuse, Ne ferai mès; car tort auroie Se de lor bien-fait me plaignoie. Dont n'i a mès fors du soffrir, Et mon cors à martire offrir, [p. 9] Or, j'étais fol, elle me crut, 4383 Nul bien par elle ne m'échut; Je la trouvai trop complaisante, Et je pleure et je me lamente. Raison me l'avait bien-noté, Pourquoi sa voix n'ai-je écouté Quand elle me faisait défense D'aimer, ô fatale démence! Moult sage était de me blâmer Raison quand j'entrepris d'aimer, D'où me vint trop dure avanie; Je veux oublier ma folie. Oublier, las! Je ne saurais! Au démon je succomberais! Je serais lâche, faux et traître! Comment! je renierais mon maître Et Bel-Accueil serait trahi! De moi doit-il être haï, Si pour sa tendre courtoisie L'enserre en sa tour Jalousie? Nul ne croirait pareille horreur; Lui qui m'octroya la faveur De franchir la barrière close Afin d'aller baiser la Rose! Non! Je ne lui saurai jamais Nul mauvais gré de ses bienfaits; Jamais ne me plaindrai d'Oyseuse Qui pour moi fut si gracieuse, Ni d'Espérance, ni d'Amour, S'il plaît à Dieu, qui tour à tour M'ont secouru dans ma détresse; Jamais n'aurai telle faiblesse. Non! Mon devoir est de souffrir, De mon corps au martyre offrir, [p. 10] Et d'atendre en bonne espérance 4405 Tant qu'Amors m'envoie alejance. Atendre merci me convient, Car il me dist, bien m'en sovient: Ton servise prendrai en gré, Et te metrai en haut degré, Se mauvestié ne le te tost; Mès, espoir, ce n'iert mie tost, Grans biens ne vient pas en poi d'hore, Eins i convient metre demore. Ce sunt si dit tout mot à mot, Bien pert que tendrement m'amot. Or n'i a fors de bien servir, Se ge voil son gré deservir; Qu'en moi seroient li defaut, Où Diex d'Amors pas ne defaut Par foi, que Diex ne failli onques. Certes il defaut en moi donques, Si ne sai-ge pas dont ce vient, Ne jà ne saurai, se Dé vient. Or aut si cum aler porra, Or face Amor ce qu'il vorra, Ou d'eschaper, ou d'encorir, S'il vuet, si me face morir. N'en vendroie jamès à chief, Si sui-ge mors se ne l'achief, Ou s'autre por moi ne l'achieve; Mais s'Amors, qui si fort me grieve, Por moi le voloit achever, Nus maus ne me porroit grêver Qui m'avenist en son servise. Or aut du tout à sa devise, Mete-il conseil, s'il li viaut metre, Ge ne m'en sai plus entremetre; [p. 11] Et d'attendre en bonne espérance 4417 Qu'Amour enfin m'offre allégeance. C'est le parti qui me convient, Car autant comme il m'en souvient, Voici mot à mot sa promesse Qui pour moi montre sa tendresse: «Je prendrai ton service à gré Et te veux mettre en haut degré Si tes méfaits ne s'y opposent. Mais de bien longs délais s'imposent; La Fortune est lente à venir, Et moult fait attendre et souffrir.» Servons-le donc sans défaillance Pour mériter sa bienveillance. S'il est un coupable, c'est moi, Et non Dieu d'Amours, par ma foi, Car Dieu ne saurait faillir oncques; En moi seul est le péché doncques. D'où me vint-il? Je ne le sais, Et ne veux le savoir jamais. Qu'Amour me sauve ou sacrifie, S'il veut, qu'il m'arrache la vie; Or advienne ce qu'il pourra, Qu'Amour fasse ce qu'il voudra, Je reconnais mon impuissance. La mort finira ma souffrance Bientôt, à moins d'un prompt secours; Mais si le cruel Dieu d'Amours Voulait terminer mon supplice, Je ne craindrais à son service Nul mal, nulle calamité. Or qu'il fasse à sa volonté, Or qu'il dispose de ma vie, Je n'ai plus de lutter l'envie. [p. 12] Mès, comment que de moi aviengne, 4439 Je li pri que il li soviengne De Bel-Acueil après ma mort, Qui sans moi mal faire m'a mort. Et toutesfois, por li déduire, A vous, Amors, ains que ge muire, Dès que ne puis porter son fès, Sans repentir me fais confès, Si cum font li loial Amant, Et voil faire mon testament. Au départir mon cuer li lés, Jà ne seront autre mi lés. * * * * * XXXIV Cy est la très-belle Raison, Qui est preste en toute saison De donner bon conseil à ceulx Qui d'eulx saulver sont paresceux. Tant cum ainsinc me démentoie Des grans dolors que ge sentoie, Ne ne savoie où querre mire De ma tristece ne de m'ire, Lors vi droit à moi revenant Raison la bele, l'avenant, Qui de sa tor jus descendi Quant mes complaintes entendi: Car, selonc ce qu'ele porroit, Moult volentiers me secorroit. Raison. Biaus Amis, dist Raison la bele, Comment se porte ta querele? [p. 13] Mais, quoi qu'il me puisse advenir, 4451 Qu'il daigne au moins se souvenir De Bel-Accueil, si je succombe, Dont la bonté creusa ma tombe. Toutefois recevez, Amour, Avant que je meure, en ce jour, Puisque trop lourde est ma misère, Pour lui ma volonté dernière; Oyez du plus fidèle amant Les derniers voeux, le testament: Mon coeur, mon unique richesse, Au départir à lui je laisse. * * * * * XXXIV Ici la très-belle Raison Revient, qui en toute saison De ses sages conseils dirige Celui qui son salut néglige. Tandis qu'ainsi me lamentais Des grand' douleurs que je sentais, Et qu'en vain cherchais allégeance A ma tristesse et ma souffrance, Je vis droit à moi revenir, Lorsqu'elle m'entendit gémir, Raison, la belle, l'entendue, De sa tour en bas descendue, Car autant comme elle pouvait Moult volontiers me secourait. Raison. Ami, dit Raison la jolie, Comment se porte ta folie? [p. 14] Seras-tu jà d'amer lassés? 4467 N'as-tu mie éu mal assés? Que te semble des maus d'amer? Sunt-il trop dous ou trop amer? En sçai-tu le meillor eslire Qui te puist aidier et soffire? As-tu or bon seignor servi, Qui si t'a pris et asservi, Et te tormente sans sejor? Il te meschéi bien le jor Que tu hommage li féis, Fox fus quant à ce te méis; Mès sans faille tu ne savoies A quel seignor afaire avoies: Car se tu bien le congnéusses, Onques ses homs esté n'éusses; Ou se tu l'éusses esté, Jà nel' servisses ung esté, Non pas ung jor, non pas une hore, Ains croi que sans point de demore Son hommage li renoiasses, Ne jamès par Amor n'amasses. Congnois-le tu point? L'Amant. Oïl, Dame. Raison. Non fais. L'Amant. Si fais. Raison. De quoi, par t'ame? [p. 15] Ne seras-tu d'aimer lassé? 4479 N'as-tu de maux encore assé? Cet Amour est-il, que t'en semble, Amer ou doux, ou tout ensemble? De ses maux, dis-moi, le meilleur Suffira-t-il à ton bonheur? C'est là, je crois, un moult bon maître Qui t'asservit, t'a pris en traître Et te tourmente sans séjour. Comme tu fus heureux le jour Où tu te mis en son servage Et lui rendis ton fol hommage! Évidemment tu ne savais A quel seigneur affaire avais. Car si tu l'avais su, je pense, Tu n'aurais fait telle imprudence; Ou si son homme avais été, Servi ne l'aurais un été, Non pas un jour, non pas une heure; Mais, je crois, sans plus de demeure, Son hommage aurais renié Et par Amour n'aurais aimé. Le connais-tu ce jour? L'Amant. Oui, Dame. Raison. Nenni. L'Amant. Si. Raison. Comment, par ton âme? [p. 16] L'Amant. De tant qu'il me dist: Tu dois estre 4491 Moult liés, dont tu as si bon mestre, Et seignor de si haut renon. Raison. Congnois-le tu de plus? L'Amant. Ge non, Fors tant qu'il me bailla ses regles, Et s'en foï plus tost c'uns egles, Et je remès en la balance. Raison. Certes, c'est povre congnoissance; Mais or voil que tu le congnoisses, Qui tant en as éu d'angoisses, Que tout en est deffigurés. Nus las chetis mal-éurés Ne puet faire emprendre greignor: Bon fait congnoistre son seignor; Et se cestui bien congnoissoies, Légiérement issir porroies De la prison où tant empires. L'Amant. Dame, ne puis, il est mes Sires[3], Et ge ses liges homs entiers[4]; Moult i entendist volentiers Mon cuer, et plus en apréist, S'il fust qui leçon m'en préist. [p. 17] L'Amant. Il dit: «Tu dois être flatté 4503 Que t'ait pour son homme accepté, De tel renom seigneur et maître.» Raison. Ne s'est-il pas fait plus connaître? L'Amant. Non, fors qu'il m'a baillé ses lois Et, comme un aigle, par les bois S'enfuit, me laissant en balance. Raison. Certes, c'est pauvre connaissance. Je veux que tu connaisses mieux Qui t'a rendu si malheureux Que tu en es méconnaissable. Il n'est être si misérable Dont ne soit moindre le labeur. Bon fait connaître son seigneur, Et si tu connaissais ce maître, Sortir essaierais-tu peut-être De la prison où tu languis. L'Amant. C'est mon sire[3], dame, ne puis; Je me suis fait son homme lige[4] Pourtant du joug mon coeur s'afflige Et volontiers le secouerait, Un bon moyen s'il apprenait. [p. 18] Raison. Par mon chief, ge la te voil prendre, 4513 Puis que tes cuers i vuet entendre. Or te démonsterrai sans fable Chose qui n'est point démonstrable; Si sauras tantost sans science, Et congnoistras sans congnoissance Ce qui ne puet estre séu, Ne démonstré, ne congnéu. Quant à ce que jà plus en sache Nus homs qui son cuer i atache, Ne que por ce jà mains s'en dueille, S'il n'est tex que foïr le vueille, Lors t'aurai le neu desnoé Que tous jors troveras noé. Or i met bien t'entencion, Vez-en ci la descripcion. Amors ce est paix haïneuse, Amors est haïne amoreuse; C'est loiautés la desloiaus, C'est la desloiauté loiaus; C'est paor toute asséurée, Esperance desesperée; C'est raison toute forcenable, C'est forcenerie resnable; C'est dous péril à soi noier, Grief fais legier à paumoier; C'est Caribdis la périlleuse[5], Désagréable et gracieuse; C'est langor toute santéive, C'est santé toute maladive; C'est fain saoule en habondance, C'est convoiteuse soffisance; [p. 19] Raison. Par mon chef, je veux te l'apprendre, 4525 Puisque ton coeur y veut entendre. Céans je te vais, sans manquer, Chose inexplicable expliquer; Alors tu sauras sans science, Et connaîtras sans connaissance Ce qui ne peut être conçu, Non plus démontré ni connu. Seule une chose est que je sache: Si quelqu'un son coeur y attache, Il n'a, pour ne plus en souffrir, Qu'un remède, c'est de le fuir. Mets-y ton attention toute Et la description écoute, Car le noeud t'aurai dénoué Que toujours trouverais noué. Amour, affection haineuse, Amour, c'est la haine amoureuse, C'est déloyale loyauté Et loyale déloyauté; C'est la peur toute rassurée, Espérance désespérée, Une furibonde raison, Un raisonnable furibond; C'est Carybde la périlleuse[5] Désagréable et gracieuse, Horrible et séduisant danger, Fardeau lourd à mouvoir léger; C'est la faim soûle d'abondance, C'est convoiteuse suffisance, Une salutaire langueur, Santé qui consume le coeur, [p. 20] C'est la soif qui tous jors est ivre, 4545 Yvresce qui de soif s'enyvre; C'est faus délit, c'est tristor lie, C'est léesce la corroucie; Dous maus, douçor malicieuse, Douce savor mal savoreuse; Entechiés de pardon péchiés, De péchiés pardon entechiés; C'est poine qui trop est joieuse, C'est felonnie la piteuse[6]; C'est le gieu qui n'est pas estable, Estat trop fers et trop muable; Force enferme, enfermeté fors, Qui tout esmuet par ses effors; C'est fol sens, c'est sage folie, Prospérité triste et jolie; C'est ris plains de plors et de lermes, Repos travaillans en tous termes; Ce est enfers li doucereus, C'est paradis li dolereux; C'est chartre qui prison soulage, Printems plains de fort yvernage; C'est taigne qui riens ne refuse, Les porpres et les buriaus[7] use; Car ausinc bien sunt amoretes Sous buriaus comme sous brunetes; Car nus n'est de si haut linage, Ne nus ne trueve-l'en si sage, Ne de force tant esprové, Ne si hardi n'a-l'en trové, Ne qui tant ait autres bontés Qui par Amors ne soit dontés. Tout li mondes vait ceste voie; C'est li Diex qui tous les desvoie, [p. 21] C'est la soif qui toujours est ivre, 4557 Ivresse qui de soif s'enivre, Tristesse gaie, amer bonheur; Amour, c'est liesse en fureur, Doux mal, douceur malicieuse, Douce saveur mal savoureuse; Un adorable et saint péché, De péché saint acte entaché; C'est une peine délectable, C'est férocité pitoyable[6], C'est le jeu toujours inconstant, État trop stable et trop mouvant, Pusillanimité virile; C'est une force trop débile Contre qui pourtant nul effort N'a triomphé, tant fût-il fort; C'est fol sens et sage folie, Prospérité triste et jolie; C'est un enfer moult doucereux, C'est un paradis douloureux, Oeil souriant qui toujours pleure, Repos travaillant à toute heure, Au prisonnier douce prison, Printemps glaciale saison, Avare qui rien ne refuse. Amour la pourpre et la bure use, Car aussi bien naissent amours Sous la bure et sous le velours[7]; Car nul homme ici-bas si sage, Si grand, de si puissant lignage, Ni de force tant éprouvé, Ni si hardi n'a-t-on trouvé, De telle valeur ni science, Qu'Amour ne tienne en sa puissance. [p. 22] Se ne sunt cil de male vie 4579 Que Genius escommenie, Por ce qu'il font tort à Nature[8]: Ne por ce, se ge n'ai d'aus cure, Ne voil-ge pas que les gens aiment De cele amor dont il se claiment En la fin las, chétis, dolant, Tant les va Amors afolant. Mès se tu viaus bien eschever Qu'Amors ne te puisse grever, Et veus garir de ceste rage, Ne pués boivre si bon bevrage Comme penser de li foïr, Tu n'en pués autrement joïr. Se tu le sius, il te sivra, Se tu le fuis, il te fuira. L'Amant. Quant j'oi Raison bien entenduë, Qui por noient s'est débatuë, Dame, fis-ge, de ce me vant, Ge n'en sai pas plus que devant A ce que m'en puisse retraire. En ma leçon a tant contraire, Que ge n'en sai noient aprendre, Si la sai ge bien par cuer rendre, C'onc mes cuers riens n'en oblia, Voire entendre quanqu'il i a, Por lire tout communément, Ne mès à moi tant solement; Mès puis qu'Amors m'avés descrite, Et tant blasmée et tant despite, [p. 23] Tous suivent le même chemin, 4591 Ce Dieu les tient tous sous sa main. J'excepte gens de male vie Que Génius excommunie Puisque tort à Nature ils font[8] J'ai pour eux un dégoût profond; Aussi je veux que tous méprisent Ce vil amour dont ils se disent Usés, malheureux, un beau jour, Tant les dégrade cet amour. Or si tu veux bien dans la suite D'Amour éviter la poursuite Et de cette rage guérir, N'hésite pas, songe à le fuir. A ton mal pour venir en aide Je ne connais d'autre remède; Si tu le suis, il te suivra, Si tu le fuis, il te fuira. L'Amant. Quand j'ouïs Raison l'entendue Qui s'est en vain bien débattue: Dame, lui dis-je, assurément Je ne sais pas plus que devant A mon mal comment me soustraire. En la leçon tout est contraire, Et rien certe elle ne m'apprit. Je sais par coeur ce qu'avez dit, Tant mon âme était empressée De bien saisir votre pensée, Pour y puiser complètement Votre sage commandement. Mais Amour que de tant de blâme, De mépris vous poursuivez, dame, [p. 24] Prier vous voil dou defenir, 4609 Si qu'il m'en puist miex sovenir, Car ne l'oï defenir onques. Raison. Volentiers: or i entens donques. Amors, se bien suis apensée, C'est maladie de pensée Entre deus personnes annexes Franches entr'eus, de divers sexes, Venans as gens par ardor née De vision désordenée, Por eus acoler et baisier, Et por eus charnelment aisier. Amors autre chose n'atant, Ains s'art et se délite en tant. De fruit avoir ne fait-il force, En déliter sans plus s'efforce; Si sunt aucun de tel maniere, Qui cest amor n'ont mie chiere, Toutevois fin amant se faignent, Mès par Amors amer ne daignent, Et se gabent ainsinc des Dames, Et lor prometent cors et ames, Et jurent mençonges et fables A ceus qu'il truevent décevables, Tant qu'il ont lor délit éu; Mais cil sunt li mains décéu: Car ades vient-il miex, biau mestre, Décevoir, que décéus estre[9]. De l'autre Amor dirai la cure Selonc la devine Escripture; Méismement en ceste guerre Où nus ne scet le moien querre; [p. 25] Veuillez au moins le définir 4623 Pour qu'il m'en puisse souvenir, Car ne l'ouïs définir oncques. Raison. Volontiers; or écoute doncques. Entre deux êtres s'attirant, Libres, de sexe différent, Amour, si je suis bien sensée, Est un grand mal de la pensée Qui leur vient d'une folle ardeur. Ils n'ont plus qu'un désir au coeur, Baiser, caresse mutuelle, Jouissance, en un mot, charnelle. Amour n'a point d'autre désir, Mais brûle et cherche le plaisir; Procréer n'est point son attente, Seule la volupté le tente. Pourtant j'en connais en retour Qui n'aiment pas de cet amour, Et pourtant fins amants se feignent, Mais par amour aimer ne daignent, Et vont des dames se moquant, Corps et âme leur promettant, Et jurent mensonges et fables Aux coeurs qu'ils trouvent décevables, Tant qu'enfin soient comblés leurs voeux. En amour ce sont les heureux; Oui, car toujours mieux vaut-il être Trompeur que trompé, mon beau maître[9]. L'autre amour dirai maintenant La sainte Écriture suivant. Malgré que nul en cette guerre Mon amour ne recherche guère, [p. 26] Mès ge sai bien, pas nel' devin, 4641 Continuer l'estre devin. A son pooir voloir déust Quiconques à fame géust, Et soi garder en son semblable, Por ce que tuit sunt corrumpable, Si que jà par succession Ne fausist généracion; Car puis que pere et mere faillent, Vuet Nature que les fils saillent[10] Por recontinuer ceste ovre, Si que par l'ung l'autre recovre. Por ce i mist Nature délit, Por ce vuet que l'en s'i délit, Que cil ovrier ne s'en foïssent, Et que ceste ovre ne haïssent; Car maint n'i trairoient jà trait, Se n'iert délit qui les atrait. Ainsinc Nature i soutiva: Sachiés que nul a droit n'i va, Ne n'a pas entencion droite, Qui sans plus délit y convoite; Car cil qui va délit querant, Sés-tu qu'il se fait? il se rent Comme sers et chétis et nices, Au prince de tretous les vices; Car c'est de tous maus la racine, Si cum Tulles le détermine Où livre qu'il fist de Viellesce, Qu'il loe et vant plus que Jonesce. Car Jonesce boute homme et fame En tous péris de cors et d'ame. Et trop est fort chose à passer Sans mort, ou sans membre casser, [p. 27] Je sais bien, sans le deviner, 4655 L'être divin continuer. Voilà le but que doit poursuivre Tout homme à qui femme se livre: Il faut que par succession S'opère génération; Chacun, car tout est corrompable, Doit se garder en son semblable; Car puisque meurent les parents, Nature veut que les enfants S'aiment et l'oeuvre continuent[10], L'un par l'autre se perpétuent. Aussi Nature y mit plaisir, Pour que séduits par le désir Les amants entre eux ne se fuissent Et l'oeuvre d'Amour ne haïssent, Car plus d'un la négligerait Si le plaisir ne l'attirait. Ainsi le décida Nature. Sachez qu'en amour la droiture Cherche plus noble intention Que charnelle séduction; N'y voir que telle jouissance, C'est se rendre sans répugnance, Comme un sot, comme un lâche, au roi De tretous les vices! Crois-moi, De tous nos maux c'est la racine, Comme Tulle le détermine; La vieillesse pour lui vaut mieux Que la jeunesse et tous ses feux; Car Jeunesse pousse homme et femme En tous périls de corps et d'âme. C'est chose trop dure à passer Sans mourir ou membre casser, [p. 28] Ou sans faire honte ou damage, 4675 Ou à soi, ou à son linage. Par Jonesce s'en va li hons En toutes dissolucions, Et siut les males compaignies, Et les désordenées vies, Et muë son propos sovent, Ou se rent en aucun covent[11], Qu'il ne scet garder la franchise[12] Que Nature avoit en li mise, Et cuide prendre où ciel la gruë, Quant il se met ilec en muë; Et remaint tant qu'il soit profès; Ou s'il resent trop grief li fès, Si s'en repent et puis s'en ist, Ou sa vie espoir i fenist, Qu'il ne s'en ose revenir Por Honte qui l'i fait tenir, Et contre son cuer i demore; Là vit à grant mesese et plore La franchise qu'il a perduë, Qui ne li puet estre renduë, Se n'est que Diex grace li face, Qui sa mesese li efface, Et le tiengne en obédience Par la vertu de pacience. Jonesce met homme ès folies, Ès boules et ès ribaudies, Ès luxures et ès outrages, Ès mutacions de corages, Et fait commencier tex mellées Qui puis sont envis desmellées: En tex péris les met Jonesce, Qui les cuers à Délit adresce. [p. 29] Sans faire honte ou grand dommage 4689 A soi-même, à tout son lignage. Par Jeunesse et ses passions, En toutes dissolutions, En méprisable compagnie L'homme s'égare et male vie, Et ses projets change souvent, Ou se rend en quelque couvent[11], Ne sachant garder la franchise[12] Que Nature avait en lui mise, Et se figure, une fois là, Que la grue au ciel il prendra, Et des voeux un beau jour se lie. Ou bien, si sous le faix il plie, Il s'en repent et veut sortir, Ou s'il n'ose s'en revenir, Si la honte l'y tient encore, Malgré son coeur qui le déplore, Il restera pour y mourir, Ou vivant pleurer et gémir Dessus sa franchise perdue Qui ne lui peut être rendue, En pitié si Dieu ne le prend Et pour apaiser son tourment, Ne le tient en obédience Par la vertu de patience. Jeunesse pousse jeunes gens Aux danses, aux déportements, A tous excès, à la luxure, Lâchetés de toute nature, Et tels combats livre en vos coeurs Qu'à grand'peine ils restent vainqueurs. Voilà les périls où Jeunesse Met ceux qu'à Plaisir elle adresse. [p. 30] Ainsinc Délit enlace et maine 4709 Les cors et la pensée humaine Par Jonesce sa chamberiere, Qui de mal faire est coustumiere, Et des gens à délit atraire; Jà ne querroit autre ovre faire. Mais Viellesce les en rechasce[13], Qui ce ne scet, si le resache, Ou le demant as anciens Que Jonesce ot en ses liens, Qu'il lor remembre encore assés Des grans péris qu'il ont passés, Et des folies qu'il ont faites, Dont les forces lor a sostraites, Avec les foles volentés Dont il seulent estre tentés. Viellesce qui les accompaigne, Qui moult lor est bonne compaigne, Et les ramaine à droite voie, Et jusqu'en la fin les convoie; Mès mal emploie son servise, Que nus ne l'aime ne ne prise, Au mains jusqu'à ce tant en soi Qu'il la vousist avoir o soi: Car nus ne vuet viex devenir, Ne jones sa vie fenir; Si s'esbahissent et merveillent, Quant en lor remembrance veillent, Et des folies lor sovient, Si cum sovenir lor convient, Comment il firent tel besongne Sans recevoir honte et vergongne; Ou, se honte et damage i orent, Comment encor eschaper porent [p. 31] Sa servante Jeunesse aidant, 4723 Jeunesse à l'esprit malfaisant, Ainsi Plaisir enlace et maine Le corps et la pensée humaine; Mal faire, au plaisir les pousser, Jeunesse n'a d'autre penser. Mais Vieillesse les en arrache, Qui l'ignore, il faut qu'il le sache, Ou le demande aux anciens, Que tint Jeunesse en ses liens, Si les sottises qu'ils ont faites Dont elle a leurs forces soustraites Avec les folles volontés Dont ils soulatent être tentés, Si les périls passés encore Leur esprit tels se remémore. C'est Vieillesse jusqu'à la fin Qui les ramène au droit chemin, Les conduit et les accompagne, Pour eux bonne et sage compagne; Mais personne ne veut la voir A ses côtés trop tôt s'asseoir: Loin de l'aimer, on la redoute, Aussi sa peine elle perd toute; Car nul ne veut vieux devenir Ni jeune voir ses jours finir. Les vieux se plaisent, s'émerveillent Quand leurs souvenirs se réveillent, A repasser souventes fois Leurs folles amours d'autrefois, Comme ils firent telle besogne Sans subir honte ni vergogne, Ou s'il leur arriva malheur, Comment ils eurent encor l'heur [p. 32] De tel peril sans pis avoir, 4743 Ou d'ame, ou de cors, ou d'avoir. Et scés-tu où Jonesce maint, Que tant prisent maintes et maint? Délit la tient en sa maison Tant comme ele est en sa saison, Et vuet que Jonesce le serve Por néant, fust néis sa serve; Et el si fait si volentiers, Qu'el le trace par tous sentiers, Et son corps à bandon li livre; El ne vodroit pas sans li vivre. Et Viellesce, scez où demore? Dire le te vueil sans demore: Car là te convient-il aler, Se mort ne te fait desvaler Où tens de jonesce en sa cave, Qui moult est ténébreuse et have. Travail et dolor là herbergent; Mès il la lient et enfergent, Et tant la batent et tormentent, Que mort prochaine li présentent, Et talent de soi repentir, Tant li font de fléaus sentir. Adonc li vient en remembrance En ceste tardive pesance, Quant el se voit foible et chenuë, Que malement l'a décéuë Jonesce qui tout a gité Son prétérit en vanité; Et qu'ele a sa vie perduë, Se du futur n'est secoruë, Qui la soustiegne en pénitence Des péchiez que fist en s'enfance, [p. 33] D'échapper sans pire infortune 4757 Pour leur âme, corps et fortune. Mais où Jeunesse gît, sais-tu, Dont chacun prise la vertu? Plaisir la tient en esclavage Et veut que Jeunesse en servage Pour rien le serve en sa maison Tant comme elle est en sa saison, A l'abandon qu'elle se livre Jusque sans lui ne pouvoir vivre, Ce qu'elle fait si volontiers Qu'elle le suit par tous sentiers. Maintenant je te vais sur l'heure Apprendre où Vieillesse demeure; Car là te faudra-t-il aller Si mort ne te fait dévaler, Au temps de jeunesse, en sa cave Qui moult est ténébreuse et have. Là Vieillesse cent maux divers Attendent, la chargent de fers, Et tant la battent, la tourmentent, Que mort prochaine lui présentent Et la poussent au repentir, Tant lui font de fléaux sentir. Alors lui vient en souvenance En sa tardive doléance, Lorsque son crâne est tout chenu, Que Jeunesse a son coeur déçu, Qu'en vains plaisirs et fol ouvrage Elle a gaspillé son bel âge Et perdu sa vie à toujours, Si d'avenir le prompt secours Ne rachète par pénitence Tous les péchés de son enfance, [p. 34] Et par bien faire en ceste poine, 4777 Au souverain bien la ramoine, Dont Jonesce la dessevroit, Qui des vanités l'abevroit; Et le present si poi li dure, Qu'il n'i a conte ne mesure: Mès comment que la besoigne aille, Qui d'Amor veut joïr sans faille, Fruit i doit querre et cil et cele, Quel qu'ele soit, dame ou pucele, Jà soit ce que du déliter Ne doient pas lor part quiter. Mès ge sai bien qu'il en sunt maintes Qui ne vuelent pas estre ençaintes, Et s'el le sunt, il lor en poise: Si n'en font-eles plet ne noise, Se n'est aucune fole et nice Où Honte n'a point de justice. Briefment tuit à délit s'accordent Cil qui à cele ovre s'amordent, Se ne sunt gens qui riens ne vaillent, Qui por deniers vilment se baillent, Qu'el ne sunt pas des lois liées Par lors ordes vies soilliées. Mès jà certes n'iert fame bonne, Qui por dons prendre s'abandonne: Nus homs ne se devroit jà prendre A fame qui sa char vuet vendre. Pense-il que fame ait son cors chier, Qui tout vif le soffre escorchier? Bien est chétis et défoulés Hons qui si vilment est boulés, Qui cuide que tel fame l'aime, Por ce que son ami le claime, [p. 35] Et ne la ramène en la fin 4791 A la vertu, bien souverain, Dont jadis la sevrait Jeunesse L'abreuvant de vaine liesse; Car alors elle voit et sent Combien précaire est le présent. L'amant donc, en toute occurrence, Doit chercher pure jouissance En amour; ne doit redouter Femme ni fille d'enfanter, Et le plaisir ne leur doit faire Quitter leur mission sur terre. Je sais bien que le plus souvent Femme ne veut faire d'enfant Et se désole d'être enceinte; Nulle n'en fait noise ni plainte Pourtant, à moins d'être sans coeur Et sans vergogne et sans pudeur. Bref, chacun en l'oeuvre charnelle Ne voit qu'ivresse mutuelle, Fors ces gens dignes de mépris Qui leur amour mettent à prix, Les lois violant de Nature, Et n'en font plus qu'une oeuvre impure. Car femme est vile assurément Qui se livre pour de l'argent; Nul homme ne se devrait prendre A femme qui veut sa chair vendre. Croit-il que femme ait son corps cher Qui tout vif le souffre écorcher? Est-il si naïf et si bête, Parce que femme lui fait fête Et l'a son tendre ami nommé, De croire qu'il en soit aimé? [p. 36] Et qu'el li rit et li fait feste. 4811 Certainement nule tel beste Ne doit estre amie clamée, Ne n'est pas digne d'estre amée. L'en ne doit riens priser moillier Qui homme bée à despoillier. Ge ne di pas que bien n'en port Et par solas et par déport, Ung joelet, se ses amis Le li a donné ou tramis; Mès qu'ele pas ne le demant, Qu'el le prendroit trop laidement: Et des siens ausinc li redoigne, Se faire le puet sans vergoigne; Ainsinc lor cuers ensemble joignent, Bien s'entrament, bien s'entredoignent. Ne cuidiés pas que ges dessemble Ge voil bien qu'il voisent ensemble, Et facent quanqu'il doivent faire, Comme cortois et debonnaire; Mès de la fole Amor se gardent, Dont li cuers esprennent et ardent, Et soit l'Amor sans convoitise Qui les faus cuers de prendre atise. Bone amor doit de fin cuer nestre, Dons n'en doivent pas estre mestre Ne que font corporel solas: Mais l'amor qui te tient où las, Charnex delis te represente, Si que tu n'as aillors t'entente: Por ce veus-tu la Rose avoir, Tu n'i songes nul autre avoir; Mès tu n'en es pas à deus doie, C'est ce qui la pel t'amegroie, [p. 37] O fou qu'un sourire ensorcelé! 4825 Crois-moi, ce n'est pas brute telle Qu'il faut pour amante chérir, Une plus digne il faut choisir. Laisse la femme méprisable Qui veut dépouiller son semblable. Cependant femme à la rigueur Peut, s'il lui plaît, sans déshonneur, Porter joyaux en sa parure, Présents d'amoureuse nature; Mais jamais ne doit demander, Car ce serait se marchander. Voire, sans qu'on le trouve étrange, Elle peut donner en échange; Constant et mutuel retour Les dons entretiennent l'amour. Les amants je ne désassemble; Je veux bien qu'ils aillent ensemble Et fassent leur devoir tous deux En courtois et francs amoureux, Mais se gardent de l'amour folle Qui vous consume et vous affole, Et de l'amour intéressé Par qui maint coeur faux est poussé. Bonne-Amour doit de fin coeur naître, L'argent n'en doit pas être maître Non plus la seule volupté. Or cette amour qui t'a dompté Plaisirs charnels te représente; Tu n'as plus ailleurs nulle entente. Aussi veux-tu la Rose avoir Et ne veux autre chose voir. Mais tu es loin du but encore, C'est ce qui ta peau décolore [p. 38] Et qui de toutes vertus t'oste. 4845 Moult recéus dolereus hoste, Quant Amors onques hostelas[14]; Mauvès hoste en ton hostel as, Por ce te lo que hors le boutes, Qu'il te tost les pensées toutes Qui te doivent à preu torner: Ne l'i laisse plus séjorner. Trop sunt à grant meschief livré Cuers qui d'Amors sunt enivré; En la fin encor le sauras Quant ton tens perdu i auras, Et dégastée ta jonesce En ceste dolente léesce. Se tu pués encore tant vivre Que d'Amors te voies délivre, Le tens qu'auras perdu plorras, Mès recovrer ne le porras, Encor se par tant en eschapes: Car en l'Amor où tu t'entrapes, Maint i perdent, bien dire l'os, Sens, tens, chastel, cors, ame et los. L'Amant. Ainsinc Raison me préeschoit; Mès Amors tout empéeschoit Que riens à ovre n'en méisse, Jà soit ce que bien entendisse Mot à mot toute la matire, Mès Amors si formant m'atire, Que par tretous mes pensers chace Cum cil qui par tout a sa chace, Et tous jors tient mon cuer sous s'êle. Hors de ma teste à une pele, [p. 39] Et te ravit toute vertu. 4859 Quel fatal hôte as-tu reçu, Quand Dieu d'Amours franchit ta porte[14]? Aussi, crois-moi quand je t'exhorte De ton logis à le chasser, Il te ravit tout bon penser, Et c'est grand' honte et grand dommage. Ne l'y laisse pas davantage; Trop sont à grand méchief livrés Coeurs qui d'Amour sont enivrés. En cette dolente liesse N'use pas toute ta jeunesse; Quand perdu tout ton temps auras Trop tard, hélas! tu le verras. Si tu peux encore assez vivre Pour que d'Amour Dieu te délivre, Le temps perdu tu pleureras, Mais recouvrer ne le pourras. Heureux encor si ne trépasses, Car en l'amour où tu t'enlaces Maint y perdit l'âme et le coeur, Ses biens, l'existence et l'honneur. L'Amant. Ainsi, longtemps Raison me prêche; Mais Amour est là qui m'empêche D'en tirer le moindre profit. Pourtant tout ce qu'elle me dit Attentif mot à mot j'écoute; Mais Amour si bien me déroute, Que tout il chasse mon penser, Puisqu'il a droit partout chasser, Et retient mon coeur sous son aile. Hors ma tête avec une pelle, [p. 40] Quant au sermon séant m'aguete, 4877 Par une des oreilles giete Quanque Raison en l'autre boute, Si qu'ele i pert sa poine toute, Et m'emple de corrous et d'ire: Lors li pris cum iriés à dire: Dame, bien me volés traïr, Dois-je donques les gens haïr? Donc harré-ge toutes personnes, Puis qu'amors ne sunt mie bonnes; jamès n'amerai d'amors fines Ains vivrai tous jors en haïnes: Lors si serai mortel pechierres, Voire par Diex pires que lierres. A ce ne puis-ge pas faillir, Par l'ung me convient-il saillir: Ou amerai, ou ge herrai, Mès espoir que ge comperrai Plus la haïne au derrenier, Tout ne vaille Amors ung denier. Bon conseil m'avés or donné, Qui tous jors m'avés sermonné Que ge doie d'Amors recroire; Or est fox qui ne vous vuet croire. Si m'avés-vous ramentéuë Une autre amor descongnéuë, Que ge ne vous oi pas blasmer, Dont gens se puéent entr'amer: Se la me vouliés defenir, Pour fol me porroie tenir Se volentiers ne l'escoutoie, Savoir au mains se ge porroie Les natures d'Amors aprendre, S'il vous i plaisoit à entendre. [p. 41] Quand le sermon suis écoutant, 4891 Par une oreille il va jetant Ce que Raison en l'autre boute, Tant qu'elle perd sa peine toute Et m'emplit d'ire et de courroux. Lors irrité: Me voulez-vous, Dame, lui dis-je, par malice Trahir? Faut-il que je haïsse Tout le monde, parce qu'Amour Me fut cruel jusqu'à ce jour, Jamais n'aime d'amour sereine Et ne vive que pour la haine? Je serais un mortel pécheur, Oui, par Dieu! pire qu'un voleur! Ainsi donc il faut que je sorte Ou par l'une ou par l'autre porte: Je dois haïr ou j'aimerai. Mais, sachez-le, je n'essaierai De la haine que la dernière, Malgré qu'Amour ne vaille guère. Un bon conseil m'avez donné Pourtant, car m'avez sermonné Que toujours d'Amour me méfie; Or fol en vous qui ne se fie. Mais ne m'avez-vous pas parlé D'une autre amour, il m'a semblé, Amour permise, pure et sainte Et qu'on peut partager sans crainte? Si vous voulez la définir. Pour fol il me faudra tenir, Si tout au long ne vous écoute. Ainsi je connaîtrai sans doute, S'il vous plaît mon esprit former, Toutes les manières d'aimer. [p. 42] Raison. Certes, biaus amis, fox es-tu, 4911 Quant tu ne prises ung festu Ce que por ton preu te sermon; S'en voil encor faire ung sermon; Car de tout mon pooir sui preste D'acomplir ta bonne requeste; Mais ne sai s'il te vaudra guieres. Amors sunt de plusors manieres, Sans cele qui si t'a mué, Et de ton droit sens remué: De male hore fus ses acointes, Por Diex, gar que plus ne l'acointes. Amitié est nommée l'une: C'est bonne volenté commune De gens entr'eus sans descordance, Selon la Diex benivoillance, Et soit entr'eus communité De tous lors biens en charité; Si que par nule entencion Ne puisse avoir excepcion. Ne soit l'ung d'aidier l'autre lent, Cum hons fers, saiges et celent, Et loiaus; car riens ne vaudroit Le sens où loiauté faudroit. Que l'ung quanqu'il ose penser Puisse à son ami récenser, Cum à soi seul séurement, Sans soupeçon d'encusement. Tiex mors avoir doivent et seulent Qui parfetement amer veulent; Ne puet estre homs si amiables, S'il n'est si fers et si estables, [p. 43] Raison. Certe, ami, comme un fol travaille 4925 Celui qui ne prise une paille Pour son bien ce que dit Raison. Écoute encor cette leçon, Car de tout mon pouvoir suis prête De faire droit à ta requête; Tâche d'en faire ton profit. Amours sont, comme je t'ai dit, Nombreuses en dehors de celle Qui si bien troubla ta cervelle Et fut cause de ton malheur. Pour Dieu, délivres-en ton coeur! Amitié je nommerai l'une: C'est bonne volonté commune De deux coeurs, douce aménité, Reflet de la dive bonté, Communauté constante et sûre Des biens, quelque soit leur nature, Sans que par nulle intention N'y puisse avoir exception. Chacun se doit prompte assistance, Discrétion et confiance Et loyauté. Rien ne vaudrait Amour, si loyauté manquait. Dans une douce confidence Un ami doit tout ce qu'il pense A son ami pouvoir conter, Et sans trahison redouter. Telle est de l'amour véritable La loi certaine et immuable. Le coeur d'un véritable ami Est si constant et raffermi [p.44] Que por fortune ne se mueve, 4943 Si qu'en ung point tous jors se trueve Ou riche, ou povre, ses amis Qui tout en li son cuer a mis: Et s'a povreté le voit tendre, Il ne doit mie tant atendre Que cil s'aide li requiere; Car bonté faite par priere Est trop malement chier venduë A cuers qui sunt de grant valuë. * * * * * XXXV Ci est le Souffreteux devant Son vray Ami, en requerant Qu'il luy vueille aider au besoing, Son avoir lui mettant au poing. Moult a vaillans homs grant vergoigne, Quant il requiert que l'en li doingne; Moult i pense, moult se soussie, Moult a mesaise ainçois qu'il prie, Tel honte a de dire son dit, Et si redoute l'escondit. Mès quant ung tel en a trové, Qu'il a tant ainçois esprové, Que bien est certain de s'amor, Faire li vuet joie et clamor De tous les cas que penser ose, Sans honte avoir de nule chose: Car comment en auroit-il honte, Se l'autre est tex cum ge te conte? Quant son segré dit li aura, Jamès li tiers ne le saura; [p.45] Qu'il n'est fortune qui l'émeuve, 4957 Et que toujours même le treuve, Ou riche ou pauvre, son ami Qui tretout en lui son coeur mit. A pauvreté s'il le voit tendre, Il ne doit pas une heure attendre Qu'il soit venu le supplier, Car bonté qui se fait prier Serait trop chèrement vendue Aux coeurs qui sont de grand' value. * * * * * XXXV Cy est le Souffreteux devant Son ami vrai, le requérant De soulager sa grand' misère, Partageant sa fortune entière. Bien dur est à l'homme vaillant De demander en suppliant. Moult il y pense et se soucie, Moult a mésaise avant qu'il prie, Tout honteux de dire son dit, Toujours tremblant d'être éconduit. Mais si l'amour qu'il a trouvée Lui fut de longtemps éprouvée, S'il est bien certain de ce coeur, Il lui fait part, peine et douleur, De tout ce que penser il ose, Sans honte avoir de nulle chose. Car de quoi serait-il honteux Si l'autre est tel que je le veux? Si son secret il lui confie, Son âme ne sera trahie, [p.46] Ne de reproiches n'a-il garde, 4973 Car saiges homs sa langue garde: Ce ne sauroit mie ung fox faire: Nus fox ne scet sa langue taire. Plus fera: il le secorra De tretout quanques il porra, Plus liés du faire, au dire voir, Que ses amis du recevoir. Et s'il ne li fait sa requeste, N'en a-il pas mains de moleste Que cil qui la li a requise, Tant est d'amors grant la mestrise; Et de son duel la moitié porte, Et de quanqu'il puet le conforte, Et de la joie a sa partie, Se l'amor est à droit partie. Par la loi de ceste amitié, Dit Tulles dans un sien ditié, Que bien devons faire requeste A nos amis, s'ele est honneste[15]; Et lor requeste refaison, S'ele contient droit et raison; Ne doit mie estre autrement fete, Fors en deus cas qu'il en excepte: S'en les voloit à mort livrer, Penser devons d'eus délivrer; Se l'en assaut lor renomée, Gardons que ne soit diffamée. En ces deus cas les lois deffendre, Sans droit et sans raison atendre: Tant cum amor puet escuser, Ce ne doit nus homs refuser. Ceste amors que ge ci t'espos, N'est pas contraire à mon propos; [p.47] Il ne craint nul reproche amer. 4987 Sa bouche un sage sait fermer, C'est ce que fol ne saurait faire, Car fol ne sait sa langue taire. Bien plus, son ami l'aidera Toujours autant qu'il le pourra, Plus heureux de service rendre Mille fois que l'autre de prendre. Et s'il ne peut le soulager, Autant le voit-on s'affliger Que celui même qui demande, Tant la vertu d'amour est grande! S'ils s'aiment d'une égale ardeur, Chacun a sa part de bonheur, Sa moitié de peine supporte Et l'un l'autre se réconforte. Telle est la loi de l'amitié. Ainsi Tulle l'a publié: A ses amis faire requête Chacun doit quand elle est honnête, Comme à la leur se montrer bon Si l'on y voit droit et raison[15]. Entre amis aucune requête Ne saurait être autrement faite, Hormis en deux cas cependant Qu'il en excepte absolument. Attaque-t-on leur renommée? Gardons qu'elle soit diffamée. Les voudrait-on à mort livrer? Nous les devons tôt délivrer. En ces cas il les faut défendre Sans droit ni sans raison attendre; Car nul ne s'y peut refuser, Amour ne saurait l'excuser. [p.48] Ceste voil-ge bien que tu sives, 5007 Et voil que l'autre amor eschives; Ceste à toute vertu s'amort, Mais l'autre met les gens à mort. D'une autre amor te vuel retraire Qui est à bonne amor contraire, Et forment refait à blasmer; C'est fainte volenté d'amer En cuer malades du meshaing De convoitise de gaaing. Ceste amor est en tel balance, Si-tost cum el pert l'esperance Du proufit qu'ele vuet ataindre, Faillir li convient et estaindre; Car ne puet bien estre amoreus Cuer qui n'aime les gens por eus; Ains se faint et les vet flatant Por le proufit qu'il en atent. C'est l'amor qui vient de fortune, Qui s'esclipse comme la lune Que la terre obnuble et enumbre, Quant la lune chiet en son umbre; S'a tant de sa clarté perduë, Cum du soleil pert la véuë; Et quant ele a l'umbre passée, Si revient toute enluminée Des rais que li soleil li monstre, Qui d'autre part reluist encontre. Ceste amor est d'autel nature, Car or est clere, or, est oscure; Si-tost cum povreté l'afuble De son hideus mantel onuble, [p.49] Cet amour qu'ici je t'expose 5021 A ma sentence rien n'oppose. Tel est l'amour que tu suivras Tandis que l'autre éviteras; Car l'un à la vertu nous guide, L'autre vers une mort rapide. Voici maintenant à son tour, Encontre ce parfait amour, Un amour honteux et blâmable. C'est la fausseté méprisable Des coeurs dont l'unique tourment Est d'amasser incessamment. Cet amour est de telle essence, Que sitôt qu'il perd l'espérance Du profit qui le caressait, Il s'évanouit tout à fait. Seul le véritable ami n'aime L'objet aimé que pour lui-même, Jamais ne feint, ne va flattant Pour le profit qu'il en attend. C'est l'amour vil de la fortune Qui s'éclipse comme la lune; Quand celle-ci l'ombre franchit De la terre, elle s'obscurcit, Car sa clarté toute est perdue Du soleil en perdant la vue; Et lorsque l'ombre elle a passé, Son front reparaît embrasé Des rais que le soleil lui montre, Qui d'autre part reluit encontre. Cet amour, comme elle, est changeant, Tantôt obscur, tantôt ardent. Sitôt que Pauvreté l'habille De sa hideuse souquenille, [p.50] Qu'el ne voit mès richesce luire, 5039 Oscurir la convient et fuire; Et quant richesces li reluisent, Toute clere la reconduisent; Qu'el faut quant les richesces faillent, Et saut sitost cum el resaillent. De l'Amor que ge ci te nomme Sunt amé tretuit li riche homme, Especiaument li aver Qui ne vuelent lor cuer laver De la grant ardure et du vice A la covoiteuse Avarice. S'est plus cornars c'uns cers ramés Riches homs qui cuide estre amés. N'est-ce mie grant cosnardie? Il est certain qu'il n'aime mie. Et comment cuide-il que l'en l'aime, S'il en ce por fol ne se claime? En ce cas n'est-il mie sages Ne qu'els est uns biaus cers ramages[16]: Por Diex cil doit estre amiables Qui desire amis véritables: Qu'il n'aime pas, prover le puis, Quant il a sa richesce; puis Que ses amis povres esgarde, Et devant eus la tient et garde, Et tous jors garder la propose, Tant que la bouche li soit close, Et que male mort l'acravant; Car il se lesseroit avant Le cors par membres departir, Qu'il la soffrit de soi partir; Si que point ne lor en départ. Donc n'a ci point Amors de part, [p.51] Dès que Richesse plus ne luit, 5055 Soudain il s'éclipse et s'enfuit; Mais dès que richesses reluisent Tout radieux le reconduisent; Avec elles il disparaît, Comme avec elles il renaît. De cet amour que je te nomme, Quand il est riche, est aimé l'homme, Et l'avare en particulier Qui ne veut se purifier De cet âpre et malheureux vice, De l'insatiable avarice. Cornard est plus qu'un cerf ramé L'avare qui se croit aimé. N'est-ce pas la sottise même? Lui qui certes personne n'aime, Comment peut-il se croire aimé, A moins d'être un fol consommé? Le cerf à la vaste ramure[16] Est plus sage de sa nature. Pour Dieu, doit les autres chérir Qui veut amis vrais acquérir: Or l'avare, j'en ai la preuve, N'aime pas. Non, puisque s'il treuve Ses amis pauvres, malheureux, Son or il garde devant eux, Toujours le garder se propose, Tant que la bouche lui soit close, Et l'ait fauché la male mort. Car mieux aimerait-il encor Se voir dépecer pièce à pièce Que de voir partir sa richesse, Si bien que rien il n'en départ. Amour n'y a la moindre part; [p.52] Car comment seroit amitié 5073 En cuer qui n'a point de pitié? Certains en rest quant il ce fait, Car chascun scet son propre fait. Certes moult doit estre blasmé Homs qui n'aime, ne n'est amé. Et puis qu'à Fortune venons, Et de s'amor sermon tenons, Dire t'en voil fiere merveille, N'onc, ce croi, n'oïs sa pareille. Ne sai se tu le porras croire, Toutevoies est chose voire; Et si la trueve-l'en escripte, Que miex vaut assés et profite Fortune perverse et contraire, Que la mole et la debonnaire; Et se ce te semble doutable, C'est bien par argument provable, Que la debonnaire et la mole Lor ment, et les boule et afole, Et les aleite comme mere Qui ne semble pas estre amere. Semblant lor fait d'estre loiaus, Quant lor départ de ses joiaus, Comme d'onors et de richesces, De dignetés et de hautesces, Et lor promet estableté En estat de muableté, Et tous les pest de gloire vaine En la benéurté mundaine. Quant sus sa roë les fait estre, Lors cuident estre si grant mestre, Et lor estat si fers véoir, Qu'ils n'en puissent jamès chéoir; [p.53] Car quel amour serait durable 5089 Dedans un coeur impitoyable? Notez qu'il sait bien ce qu'il fait, Tout le monde connaît son fait. Moult doit être blâmé qui n'aime Ni partant n'est aimé lui-même! Et puisqu'à Fortune venons Et de son amour discourons, Je t'en dirai fière merveille Dont jamais n'ouïs la pareille. Me croiras-tu? Je ne le sai; Pourtant rien ne dis que de vrai, Et j'ai vu cette chose écrite: Que la Fortune mieux profite Lorsque perverse vous poursuit Que lorsque douce vous sourit. Et si ce te semble doutable, C'est bien par arguments prouvable, Que fortune qui vous sourit Vous ment, vous grève et vous séduit, Et vous allaite comme mère Qui ne semble pas être amère, D'être loyale fait semblant, De ses faveurs vous va comblant, Comme d'honneurs et de richesses, De dignités et de hautesses, Et vous promet stabilité Où n'est rien que fragilité, Et tous vous paît de gloire vaine En la félicité mondaine. Pour votre état vous faire voir Si ferme qu'on n'en puisse choir, Dessus sa roue elle vous lance Éblouis de tant de puissance; [p.54] Et quant en tel point les a mis. 5107 Croire lor fait qu'il ont d'amis Tant qu'il ne les sevent nombrer, N'il ne s'en puéent descombrer, Qu'il n'aillent entor eus et viengnent, Et que por seignors ne les tiengnent, Et lor prometent lor servises Jusqu'au despendre lor chemises: Voire jusques au sanc espendre Por eus garentir et défendre, Prez d'obéir et d'eus ensivre A tous les jors qu'il ont à vivre: Et cil qui tiez paroles oient S'en glorefient, et les croient Ausinc cum ce fust Évangile; Et tout est flaterie et guile, Si cum cil après le sauroient, Se tous lor biens perdus avoient, Qu'il n'eussent où recovrer, Lors verroient amis ovrer: Car de cent amis aparens, Soient compaignons, ou parens, S'uns lor en pooit demorer, Diex en devroient aorer. Ceste fortune que j'ai dite, Quant avec les hommes habite, Ele troble lor congnoissance, Et les norrist en ignorance. Mès la contraire et la perverse, Quant de lor grant estat les verse, Et les tumbe autor de sa roë, Du sommet envers en la boë, Et leur assiet, comme marastre, Au cuer un dolereux emplastre [p.55] Et quand en tel point vous a mis, 5123 Elle vous donne tant d'amis Qu'on n'en pourrait savoir le nombre; S'attachant à vous comme une ombre, On ne peut s'en débarrasser: Tout autour de vous sans cesser Ils sont là qui vont et qui viennent, Pour leur maître et seigneur vous tiennent, De leurs promesses vous comblant Et jusqu'à leur chemise offrant. Ils voudraient tout leur sang répandre Pour vous protéger et défendre, Prêts à partager votre sort, A vous suivre jusqu'à la mort. Ceux à qui ces discours s'envoient, S'enorgueillissent et les croient Comme mots d'Évangile. Hélas! Ce sont caresses de Judas, Comme ils le sauraient par la suite Si leur richesse était détruite Sans aucun espoir de retour. On connaît ses amis ce jour! Car d'amis toute cette foule, Compagnons et parents, s'écoule, Et si peut un seul demeurer Combien Dieu doit-on adorer! Cette fortune que j'ai dite, Quand avec les hommes habite, Elle égare tout leur esprit Et d'ignorance les nourrit. Par contre la fortune adverse, Quand de leur grand état les verse Dedans la boue en un seul jour, Du fatal cercle en un seul tour, [p.56] Destrempé, non pas de vin aigre, 5141 Mais de povreté lasse et maigre: Ceste monstre qu'ele est veroie Et que nus fier ne se doie En la benéurté fortune, Qu'il n'i a séurté nesune. Ceste fait congnoistre et savoir, Dès qu'il ont perdu lor avoir, De quel amor cil les amoient Qui lor amis devant estoient: Car ceus que benéurte donne, Maléurté si les estonne, Qu'il deviennent tuit anemi, N'il n'en remaint ung, ne demi; Ains les fuient et les renoient Si tost comme povres les voient. N'encor pas à tant ne s'en tiennent, Mais par tous les leus où il viennent, Blasmant les vont et diffamant, Et fox maléureus clamant: Neiz cil à qui plus de bien firent, Quant en lor grant estat se virent, Vont tesmoignant à vois jolie Qu'il lor pert bien de lor folie, N'en truevent nus qui les secorent; Mais li vrai ami lor demorent, Qui les cuers ont de tex noblesces, Qu'il n'aiment pas por les richesces, Ne por nul preu qu'il en atendent; Cil les secorent et deffendent: Car Fortune en eus rien n'a mis: Tous jors aime qui est amis[17]. Qui sus amis treroit s'espée, N'auroit-il pas l'amor copée? [p.57] Et leur pose comme marâtre 5157 Au coeur un douloureux emplâtre, Non de vin aigre détrempé, Mais d'âpre et maigre pauvreté. Elle leur montre, alors sincère, Que nul ne doit sur cette terre Compter sur la prospérité En qui n'est de sécurité. Quand un riche voit disparaître, Ses biens, elle lui fait connaître De quel amour aimaient jadis Cette multitude d'amis; Car ceux que prospérité donne, L'adversité tant les étonne, Que chacun devient ennemi, Un seul ne reste, ni demi; Chacun s'enfuit et le renie Dès que le malheur l'humilie. Et s'ils s'en tenaient à cela? Mais en tous lieux, de ci, de là, Ils vont semant la calomnie Blâmant son insigne folie; Et de sa libéralité Ceux qui le plus ont profité Vont témoignant à voix jolie Que bien paraît lors sa folie, La main personne ne lui tend. Seuls les vrais amis cependant Restent, coeurs de telle noblesse, Qu'ils n'aiment pas pour la richesse, Ni pour profit en acquérir. Ceux-là viennent le secourir, Toujours leur coeur reste le même, Car un ami vrai toujours aime[17]. [p.58] Fors en deus cas que ge voil dire, 5175 L'en le pert par orguel, par ire, Par reproiche, par reveler Les segrés qui font à celer; Et par la plaie dolereuse De détraccion venimeuse. Amis en ces cas s'enfuiroit, Nul autre chose n'i nuiroit; Mès tiex amis moult bien se pruevent, S'il entre mil ung seul en truevent: Et por ce que nule richesce A valor d'ami ne s'adresce, N'el ne porroit si haut ataindre, Que valor d'ami ne fust graindre, Qu'adès vaut miex amis en voie, Que ne font deniers en corroie[18]; Et Fortune la meschéans, Quant sus les hommes est chéans, Si lor fait par son meschéoir Tretout si clerement véoir, Que lor fait lor amis trover, Et par experiment prover Qu'il valent miex que nul avoir Qu'il poïssent où monde avoir; Dont lor profite aversités Plus que ne fait prospérités; Que par ceste ont-il ignorance Et par aversité science. Et li povres qui par tel prueve Les fins amis des faus esprueve, [p.59] Contre un ami le fer tirer 5191 N'est-ce pas l'amour déchirer? Fors en deux cas que je vais dire: On le peut par l'orgueil détruire, Par la colère, ou révéler Les secrets qu'on devrait celer, Puis par blessure douloureuse De détraction venimeuse. En ces cas l'ami s'enfuirait, Nulle autre chose n'y nuirait. Mais l'ami vrai trop bien se prouve Si dans un mille un seul on trouve. Qu'il monte aussi haut qu'il voudra, Nul un ami vrai n'atteindra; Car il n'est ci-bas de richesse Qui d'ami vaille la tendresse. Il est un proverbe bien vieux Qui dit: Un ami sûr vaut mieux Sur le chemin pour compagnie Qu'une ceinture bien garnie[18]. Si la Fortune aux jours mauvais Vient le riche éprouver jamais, Par le malheur elle l'éclaire Et lui montre de façon claire Comment les vrais amis trouver, Et lui vient en ce jour prouver Combien auprès d'eux était vaine Toute la richesse mondaine. Donc lui profite adversité Plus que ne fait prospérité; L'une le laisse en ignorance, L'autre lui donne la science. Et lorsque pauvre il peut ainsi Trier le vrai du faux ami, [p.60] Et les congnoist et les devise, 5205 Quant il iert riches à devise, Que tuit à tous jors li offroient Cuers et cors et quanqu'il avoient, Que vosist-il acheter lores Qu'il en séust ce qu'il set ores? Mains éust esté décéus, S'il s'en fust lors apparcéus; Dont li fait greignor avantage, Puis que d'ung fol a fait ung sage La meschéance qu'il reçoit, Que richesce qui le déçoit. Si ne fait pas richesce riche Celi qui en tresor la fiche: Car sofisance solement Fait homme vivre richement: Car tex n'a pas vaillant deus miches, Qui est plus aése et plus riches Que tex à cent muis de froment. Si te puis bien dire comment, Qu'il en est, espoir, marchéans, Si est ses cuers si meschéans, Qu'il s'en est souciés assés, Ains que cis tas fust amassés; Ne ne cesse de soucier D'acroistre et de monteplier, Ne jamès assés n'en aura, Jà tant acquerre ne sçaura. Mès li autre qui ne se fie, Ne mès qu'il ait au jor la vie, Et li soffit ce qu'il gaaingne, Quant il se vit de sa gaaingne, Ne ne cuide que riens li faille, Tout n'ait-il vaillant une maille, [p.61] Alors il connaît la bassesse 5225 Des courtisans de sa richesse Qui tretous à l'envi s'offraient Corps et âme et ce qu'ils avaient. Qu'eût-il payé, que vous en pense, Cette cruelle expérience? Il eût été bien moins déçu S'il s'en fût alors aperçu; Donc lui fait plus grand avantage Puisque d'un fol a fait un sage, Ce coup, si terrible qu'il soit, Que Richesse qui le déçoit. Or Richesse n'enrichit guère En trésor celui qui l'enserre, Car suffisance seulement Fait l'homme vivre richement, Et tels n'ont pas vaillant deux miches Qui sont plus à l'aise et plus riches Que tels à cent muids de froment. Je vais te dépeindre comment, Par exemple, les marchands vivent. Combien d'ennuis, hélas! poursuivent Leur coeur avide, intéressé, Tant qu'ils n'ont cet or amassé: Les soucis incessants, la rage D'avoir, d'entasser davantage, Car jamais assez ils n'auront, Jamais assez n'entasseront. Mais celui qui n'a d'autre envie Qu'au jour le jour gagner sa vie, De ce qu'il gagne se suffit, Et qui de son travail seul vit Sans songer qu'il est dans la gêne, Est heureux, n'eût-il qu'une graine, [p.62] Mès bien voit qu'il gaaingnera 5239 Por mangier quant mestiers sera; Et por recovrer chaucéure, Et convenable vestéure; Ou s'il avient qu'il soit malades, Et truist toutes viandes fades, Si se porpense-il toute voie, Por soi getier de male voie, Et por issir hors de dangier, Qu'il n'aura mestier de mangier; Ou que de petit de vitaille Se passera, comment qu'il aille, Ou iert à l'Ostel-Dieu portés, Là sera moult réconfortés, Ou espoir il ne pense point Qu'il jà puist venir en ce point; Ou s'il croit que ce li aviengne, Pense-il ains que li maus li tiengne, Que tout à tens espargnera Por soi chevir quant là sera; Ou se d'espargnier ne li chaut, Ains viengnent li froit et li chaut, Ou la fain qui morir le face, Pense-il, espoir, et s'i solace, Que quant plus tost definera, Plus tost en paradis ira; Qu'il croit que Diex le li présent, Quant il lerra l'essil présent. Pythagoras redit néis[19], Se tu son livre onques véis Que l'en apelle Vers dorés, Por les diz du livre honorés: Quant tu du cors départiras, Tous frans où saint ciel t'en iras, [p.63] S'il est certain qu'il gagnera 5259 Pour manger quand besoin aura, Et pour se procurer chaussure Et vêtement contre froidure. Si malade il est alité De nourriture dégoûté, Il réfléchit que le plus sage, Pour franchir ce mauvais passage Et pour sortir de tout danger, Mon Dieu, c'est de ne point manger, Ou prendre peu de nourriture, Suivant de son mal la nature. S'il est à l'Hôtel-Dieu porté, Là sera moult reconforté. Bien souvent, pas même il n'y pense Et n'a pas tant de prévoyance, Ou s'il y songe, il se dira Qu'il a bien le temps d'ici là D'épargner dessus son salaire Pour au besoin sortir d'affaire, Ou si d'épargner ne lui chaut, Vienne le froid, vienne le chaud, Si la faim doit finir sa vie, Il voit la mort d'un oeil d'envie; Car plus tôt il trépassera, Plus tôt au paradis ira. Dieu l'attend là-haut, il l'espère, Son exil fini sur la terre. C'est ce que Pythagore dit[19]. Dans le livre qu'il écrivit, Et que Vers Dorés on appelle Pour sa parole sage et belle: Lorsque ton corps tu quitteras, Tout droit au saint ciel t'en iras, [p.64] Et lesseras humanité, 5273 Vivans en pure Déité. Moult est chétis et fox naïs Qui croit que ci soit son païs N'est pas notre païs en terre; Ce puet l'en bien des clers enquerre Qui Boëce de Confort lisent, Et les sentences qui là gisent, Dont grans biens as gens laiz feroit Qui bien le lor translateroit[20]. Ou s'il est tex qu'il sache vivre De ce que sa rente li livre, Ne ne desire autre chété, Ains cuide estre sans povreté; Car, si come dit nostre mestre, Nus n'est chetis, s'il nel cuide estre, Soit rois, chevaliers, ou ribaus. Maint ribaus ont les cuers si baus, Portans sas de charbon en grieve, Que la poine riens ne lor grieve: Qu'il en pacience travaillent, Et balent, et tripent et saillent, Et vont à saint Marcel as tripes[21], Ne ne prisent tresor deus pipes[22]; Ains despendent en la taverne Tout lor gaaing et lor espergne, Puis revont porter les fardiaus Par léesce, non pas par diaus, Et loiaument lor pain gaaignent, Quant embler ne tolir nel' daignent; Puis revont au tonnel, et boivent, Et vivent si cum vivre doivent. [p.65] Laissant la terrestre matière 5293 Vivre de céleste lumière. Est archi-fol, à mon avis, Qui croit ici-bas son pays; N'est pas notre pays sur terre. Qu'auprès d'un savant on s'enquière Qui lut les Consolations Du grand Boëce et les leçons Qu'il sème en cette oeuvre profonde. Grand service rendrait au monde Le savant qui la traduirait, Grands biens le peuple y puiserait[20]. Heureux celui qui se contente De ce que lui fournit sa rente Et n'a d'autre cupidité Qu'être à l'abri de pauvreté. Car, ainsi que dit notre maître, Nul n'est chétif s'il ne croit l'être, Qu'il soit roi, chevalier ou gueux. Maints gueux ont le coeur si joyeux, Portant sac de charbon en Grève, Que sa peine aucun d'eux ne grève. Ils travaillent patiemment, Toujours sautant, toujours balant, Ne prisent un trésor deux pipes[22]; Ils vont à Saint-Marcel aux tripes[21], A la taverne dépensant Leur salaire et tout leur argent, Et puis retournent à l'ouvrage Non par deuil, mais avec courage, Loyalement gagnent leur pain Sans voler celui du prochain, Au tonneau reviennent et boivent Et vivent comme vivre doivent. [p.66] Tuit cil sunt riche en habondance, 5305 S'il cuident avoir soffisance, Plus, ce set Diex li droituriers, Que s'il estoient usuriers: Car usurier, bien le t'afiche, Ne porroient pas estre riche, Ains sunt tuit povre et soffreteus, Tant sunt aver et convoiteus. Et si rest voirs, cui qu'il desplése, Nus marchéant ne vit aése: Car son cuer a mis en tel guerre, Qu'il art tous jors de plus acquerre; Ne jà n'aura assés acquis, Si crient perdre l'avoir acquis, Et queurt après le remenant Dont jà ne se verra tenant, Car de riens désirier n'a tel Comme d'acquerre autrui chatel. Emprise a merveilleuse paine, Il bée à boivre toute Saine[23], Dont jà tant boivre ne porra, Que tous jors plus en demorra. C'est la destrece, c'est l'ardure, C'est l'angoisse qui tous jors dure; C'est la dolor, c'est la bataille Qui li destrenche la coraille, Et le destraint en tel défaut, Cum plus acquiert, et plus li faut. Advocas et phisicien[24] Sunt tuit lié de cest lien; Cil por deniers science vendent, Tretuit à ceste hart se pendent: Tant ont le gaaing dous et sade, Que cil vodroit por ung malade [p.67] Ils sont plus riches, Dieu le sait, 5327 Que l'usurier sombre, inquiet; Car seul est riche en abondance Qui croit avoir sa suffisance. L'usurier n'a jamais été Riche, c'est une vérité, Mais pauvre, de piteuse mine, Tant il rêve gain et rapine. Il est un fait vrai, rigoureux, Qu'il n'est point de marchand heureux. La soif d'acquérir sans mesure Son coeur incessamment torture; Puis qu'assez jamais il n'aura, S'il craint de perdre ce qu'il a, Et tout le reste encore envie Qu'il n'aura jamais en sa vie; Car au coeur il n'a qu'un désir: Les biens des autres acquérir. Etrange et merveilleuse peine! Il veut boire toute la Seine[23]; Mais qu'il boive autant qu'il voudra Toujours plus il en restera. C'est la détresse, la torture, C'est l'angoisse qui toujours dure, C'est la bataille, la douleur Qui toujours déchire son coeur; La peur de manquer le dévore; Plus il a, plus il veut encore. L'avocat et le médecin[24] Sont liés du même lien; Tous ceux qui la science vendent A ce même gibet se pendent. Le gain leur est si séduisant, Que l'un voudrait, pour un mourant [p.68] Qu'il a, qu'il en éust quarente, 5339 Et cil por une cause trente; Voire deus cens, voire deus mile, Tant les art convoitise et guile. Si sunt devins qui vont par terre, Quant il préeschent por aquerre Honors, ou graces, ou richeces, Il ont les cuers en tex destreces, Cil ne vivent pas loiaument, Mès sor tous espéciaument Cil qui por vaine gloire tracent[25]: La mort de lor ames porchacent. Decéus est tex décevierres[26], Car sachiés que tex préeschierres, Combien qu'il as autres profit, A soi ne fait-il nul profit: Car bonne prédicacion Vient bien de male entencion Qui n'a riens à celi valu, Tant face-ele as autres salu; Car cil i prennent bon exemple, Et cis de vaine gloire s'emple. Mès or laissons tex preschéors, Et parlons des entasséors. Certes Diex n'aiment, ne ne doutent, Quant tex deniers en trésor boutent, Et plus qu'il n'est mestier les gardent: Quant les povres dehors regardent De froit trembler, de fain périr, Diex le lor saura bien merir. Trois grans meschéances aviennent A ceus qui tiex vies maintiennent: Par grant travail quierent richeces, Paor les tient en grans destreces, [p.69] Qui l'appelle, en avoir quarante, 5361 Et l'autre pour un procès trente, Voire cent, voire mille encor, Tant les brûle la soif de l'or. Prédicateurs qui par la terre Vont prêchant pour profits se faire, Gagner grâces, richesse, honneurs, Sont en proie aux mêmes fureurs. Ceux-là mènent mauvaise vie, Ceux surtout, ne l'oubliez mie, Qu'une vaine gloire séduit[25]. Ils se trompent eux-mêmes, oui, Et cherchent la mort de leur âme; Car tels prêcheurs, je le proclame, N'en sauraient tirer nul profit Quant serait bon ce qu'ils ont dit; Car prédication louable Venant d'intention coupable, Quand même elle profiterait Aux autres, rien ne leur vaudrait. Ceux-ci bonnement viennent croire, Ceux-là s'enflent de vaine gloire. Mais laissons là tous ces prêcheurs Et revenons aux entasseurs. Dieu ne craignent ni ne révèrent Tous ceux qui leurs deniers enserrent; Il saura ces monstres punir Qui les pauvres de faim périr, De froid trembler, l'oeil sec regardent Et d'or plus qu'ils n'ont besoin gardent. Ces insatiables gourmands Subissent trois affreux tourments: Par grand' peine ils cherchent richesse, La peur les tient en grand' détresse [p.70] Tandis cum du garder ne cessent: 5373 En la fin à dolor les lessent. En tel torment muerent et vivent Cil qui les grans richeces sivent; Ne ce n'est fors par le defaut D'amors, qui par le monde faut; Car cil qui richeces amassent, S'en les amast, et il amassent, Et bonne amor par tout regnast, Que mauvestié ne la fregnast, Mès plus donnast qui plus éust, A ceus que soufreteus séust, Ou prestast, non pas à usure, Mès par charité nete et pure, Por quoi cil à bien entendissent, Et d'Oiseuse se deffendissent, Où monde nul povre n'éust, Ne nul avoir n'en i déust. Mès tant est li mondes endables, Qu'il ont faites amors vendables. Nus n'aime fors por son preu faire, Por dons ou por servise traire; Néis fames se vuelent vendre: Mal chief puist tele vente prendre! Ainsinc Barat a tout honni, Par qui li biens jadis onni Furent as gens aproprié; Tant sunt d'avarice lié, Qu'il ont lor naturel franchise A vil servitude soumise; Qu'il sunt tuit serf à lor deniers Qu'il tiennent clos en lor greniers: Tiennent! certes ains sunt tenu, Quant à tel meschief sunt venu; [p.71] Pour garder tant de biens volés, 5395 Enfin ils meurent désolés. En tels tourments meurent et vivent Ceux qui grand' richesses poursuivent, Et ce parce qu'on n'aime pas, Car l'amour est mort ici-bas. Si ceux qui richesses entassent Étaient aimés et qu'ils aimassent, Si bon amour partout régnait, Si le vice ne l'opprimait, Si plus donnait qui plus possède A ceux qui réclament son aide, Si chacun le bien entendait Et d'Oyseuse se défendait, Si tous, sans pratiquer l'usure, Se prêtaient par charité pure, Nul pauvre au monde on ne verrait, Car voir nul pauvre on ne devrait. Mais tant nous corrompt convoitise Qu'amour est une marchandise; On n'aime que pour son profit, Services, dons sont à crédit, Jusqu'à la femme on voit se vendre, Mauvaise fin puisse les prendre! Ainsi c'est la cupidité Qui sur la terre a tout gâté. Le sol, sa richesse féconde, Les biens étaient à tout le monde. Aucuns les ont accaparés. Tant sont d'avarice égarés, Qu'ils ont leur native franchise A servage honteux soumise, Et sont esclaves des deniers Qu'ils tiennent clos en leurs greniers. [p.72] De lor avoir ont fait lor mestre 5407 Li chétis boterel terrestre. L'avoir n'est preus fors por despendre: Ce ne sevent-il pas entendre, Ains vuelent tuit à ce respondre Qu'avoir n'est preus fors por repondre. N'est pas voirs, mès bien le reponent, Jà nel' despendent ne ne donnent; Quanque soit iert-il despendus, S'en les avoit tretous pendus: Car en la fin quant mort seront, A cui que soit le lesseront, Qui liement le despendra, Ne jà nul preu ne lor rendra; N'il ne sunt pas séurs encores S'il le garderont jusqu'à lores. Car tex i porroit metre main, Qui tout emporteroit demain. As richeces font grant ledure, Quant il lor tolent lor nature. Lor nature est que doivent corre Por la gent aidier et secorre, Sans estre si fort enserrées; A ce les a Diex aprestées: Or les ont en prison repostes. Mès les richeces de tex hostes, Qui miex, selonc lor destinées, Déussent estre trainées, S'en vengent honorablement; Car après eus honteusement Les traïnent, sachent et hercent, De trois glaives le cuer lor percent. [p.73] Qu'ils tiennent! Non, mais au contraire 5429 En sont tenus à grand' misère, Hélas! esclaves malheureux De leurs biens, les crapauds hideux! L'argent n'est bon que pour répandre; C'est ce qu'ils ne savent comprendre, Mais toujours cherchent à prouver Qu'il n'est bon que pour conserver. En cette erreur ils l'emprisonnent, Ne le dépensent ni le donnent; Tant de biens seraient répandus, Si tous on les avait pendus. Car enfin il faut bien qu'ils quittent Cet or et que d'autres héritent, Qui gaîment le dépenseront Et nul profit ne leur rendront. Encor n'ont-ils pas l'assurance De tant conserver leur finance; Car tel y peut mettre la main Qui tout emporterait demain. Aux richesses font grande injure Qui leur ravissent leur nature; Car leur nature est de courir Pour gens aider et secourir Sans jamais être emprisonnées, Pour ce Dieu nous les a données. Or ils les cachent au-dedans; Mais richesses de tels tyrans, Qui mieux selon leurs destinées Veulent être disséminées, Savent se venger noblement; Car après eux honteusement S'acharnent, les brisent, les hersent Et de trois glaives leur coeur percent: [p.74] Li premier est travail d'aquerre[27]; 5439 Li second qui le cuer lor serre, C'est paor qu'en nes tole ou emble, Quant il les ont mises ensemble, Dont il s'esmaient sans cessier; Li tiers est dolor du lessier, Si cum ge t'ai dit ci-devant, Malement se vont decevant. Ainsinc Pecune se revanche, Comme dame roïne et franche, Des sers qui la tiennent enclose. En pez se tient et se repose, Et fait les meschéans veillier, Et soucier et traveillier. Sous piés si cort les tient et donte, Qu'elle a l'onor, et cil la honte, Et le torment et le damaige, Qu'il languissent en son servaige. Preu n'est-ce pas faire en tel garde, Au mains à celi qui la garde; Mès sans faille ele demorra A cui que soit quant cis morra Qui ne l'osoit mie assaillir, Ne faire corre ne saillir. Mais li vaillant homme l'assaillent, Et la chevauchent et porsaillent, Et tant as esperons la batent, Qu'il s'en aésent et esbatent Por le cuer qu'il ont large et ample. A Dedalus prennent exemple, Qui fist eles à Ycarus, Quant par art, non mie par us, Tindrent par mer voie commune: Tout autel font cil à Pecune, [p.75] D'abord c'est travail d'acquérir[27], 5463 Le second qui les vient férir, C'est la crainte qu'on ne leur prenne Cet or acquis à si grand' peine, Dont ils sont navrés sans cesser; Puis la douleur de le laisser. Ainsi, comme ai dit tout à l'heure, L'avare malement se leurre. Pécune ainsi sait se venger En reine, et sans les ménager, Des serfs qui la tiennent enclose. Elle en paix se tient et repose Et fait tous ces méchants veiller, Se soucier, se travailler, Sous son pied les étreint et dompte; Elle a l'honneur et eux la honte, La peine et les chagrins cuisants, Sous son servage languissants. Nul profit elle ne veut faire A qui si durement l'enserre; Tant qu'un jour il la laissera N'importe à qui lorsqu'il mourra, Lui qui n'osait assaut lui faire Ni la laisser courir sur terre. Mais eux l'attaquent, les vaillants, La poussent, lui pressent les flancs Et tant des éperons la battent Qu'ils en jouissent et s'ébattent, Car ils ont le coeur large et grand. Sur Dédale exemple prenant, Qui fit par une adresse rare Des ailes à son fils Icare Pour ensemble passer la mer, De même à Pécune au coeur fier [p.76] Il li font eles por voler, 5473 Qu'ains se lerroient afoler Qu'il n'en éussent los et pris: Ne vuelent mie estre repris De la grant ardor et du vice A la convoiteuse Avarice; Ains en font les grans cortoisies, Dont lor proesces sunt prisies Et célébrées par le monde, Et lor vertu en sorhabonde, Que Diex a por moult agréable Por lor cuer large et charitable: Car tant cum Avarice put A Diex qui de ses biens reput Le monde, quant il l'ot forgié (Ce ne t'a nus apris fors gié), Tant li est Largesce plesant, La cortoise, la bienfesant. Diex het avers les vilains nastres, Et les dampne comme idolastres: Les chetis sers maléurés, Paoreus, et desmesurés, Qui cuident, et por voir le dient, Qu'il as richeces ne se lient, Fors que por estre en séurté, Et por vivre en benéurté. Hé! douces richeces mortex, Dites donc, estes-vous or tex Que vous faciés benéurées Gens qui si vous ont emmurées? Car quant plus vous assembleront, Et plus de paor trembleront. Et comment est en bon éur Hons qui n'est en estat séur? [p.77] Ils font ailes, pour qu'elle vole, 5497 Et se tueraient, sur ma parole, S'ils n'avaient d'elle los et prix. Ils ne veulent être repris De cet âpre et malheureux vice De l'insatiable Avarice; Mais grand' largesses font les grands Pour leurs hauts faits rendre éclatants Et célébrés de par le monde, Et leur valeur en surabonde. Car moult est à Dieu gracieux Coeur charitable et généreux; Autant put l'Avarice immonde A Dieu, qui de ses biens le monde Combla, quand il l'eut façonné, Comme je te l'ai sermonné, Autant est Largesse plaisante, La courtoise et la bienfaisante. Dieu hait les avares, ces chiens, Et les damne comme païens, Esclaves chétifs, misérables Et lâches et insatiables, Qui pensent et s'en vont criant Que s'ils s'attachent à l'argent, Ce n'est que précaution sage Pour vivre heureux tretout leur âge. Douces richesses, dites donc, Vraiment, avez-vous coeur si bon Que justement bonheur foisonne A qui si bien vous emprisonne? Non. Plus ils vous amasseront Et plus de peur ils trembleront, Car du bonheur n'est point l'asile Le coeur qui n'est jamais tranquille; [p.78] Benéurté donc li saudroit, 5507 Puis que séurté li faudroit. Mès aucuns qui ce m'orroit dire, Por mon dit dampner ou despire, Des Rois me porroit oposer, Qui por lor noblece aloser, Si cum li menus pueple cuide, Fierement metent lor estuide A faire entor eus armer gens, Cinq cens, ou cinq mile sergens, Et dit-l'en tout communément Qu'il lor vient de grant hardement: Mès Diex set bien tout le contraire, C'est paor qui le lor fait faire, Qui tous jors les tormente et grieve. Miex porroit uns ribaus de grieve, Séur et seul par tout aler, Et devant les larrons baler, Sans douter eus et lor affaire, Que li Rois o sa robe vaire, Portant néis o soi grant masse Du trésor que si grant amasse D'or et de précieuses pierres: Sa part en prendroit chascuns lierres; Quanqu'il porteroit li todroient, Et tuer espoir le voudraient. Si seroit-il, ce croi, tué, Ains que d'ilec fust remué: Car li larrons se douteraient, Se vif eschaper le lessoient, Qu'il nes féist où que soit prendre, Et par sa force mener pendre: Par sa force! mès par ses hommes, Car sa force ne vaut deux pommes [p.79] Quant sûreté s'évanouit, 5531 Le bonheur aussitôt s'enfuit. Mais aucuns entendant mon dire, Pour le condamner et détruire, Les Rois me pourraient lors citer Qui pour leur noblesse exalter, Comme le dit la multitude, Fièrement mettent leur étude A faire autour d'eux armer gens, Cinq cents ou cinq mille sergens, Et tout le menu peuple pense Que ce leur vient de grand' vaillance. Mais Dieu le contraire sait bien; C'est la peur seule qui les tient Et ne leur laisse nulle trève. Car mieux pourrait un gueux de Grève Tranquille et seul partout aller Et devant les larrons baler Sans crainte de mésaventure, Que Rois à la riche vêture, Quand ceux-ci porteraient tout l'or Et les joyaux qu'en leur trésor Pour eux tous les jours on entasse. Chaque larron ferait main basse Sur ce butin, dépouillerait Le monarque et puis le tuerait; Il le tuerait, certes, et vite Sans le laisser prendre la fuite; Car le larron redouterait Que si le roi vif échappait Il ne le fît n'importe où prendre, Et par sa force mener pendre. Sa force! Non; mais par ses gens, Car sa force ne vaut deux glands [p.80] Contre la force d'ung ribaut 5541 Qui s'en iroit à cuer si baut: Par ses hommes! par foi ge ment, Ou ge ne dis pas proprement. Vraiement siens ne sunt-il mie, Tout ait-il sor eus seignorie; Seignorie, non, mès servise, Qu'il les doit tenir en franchise: Ains est lor; car quant il vodront, Lor aïdes au roi todront[28], Et li rois tous seus demorra Si tost cum li pueple vorra: Car lor bontés ne lor proesces, Lor cors, lor forces, lor sagesces Ne sunt pas sien, ne riens n'i a, Nature bien les li nia: Ne Fortune ne puet pas faire, Tant soit as hommes debonnaire, Que nules des choses lor soient, Comment que conquises les aient, Dont Nature les fait estranges. L'Amant. Ha! Dame, por le roi des anges, Aprenés-moi donc toutevoies Quex choses puéent estre moies; Et se du mien puis riens avoir: Ce vorroie-ge bien savoir. Raison. Oïl, ce respondi Raison; Mès n'entens pas champ ne maison, [p.81] Envers celle d'un gueux de Grève, 5565 Dont nul souci le coeur ne grève. Ses gens! Non, ce serait mentir Ou mon penser mal définir; Car vraiment siens ne sont-ils mie, Quoiqu'il ait sur eux seigneurie. Que dis-je? Il est leur serviteur, De leurs franchises défenseur, Il est leur; car ils ont puissance De lui refuser assistance[28], Et le roi tout seul restera Sitôt que le peuple voudra; Car leur valeur et leur prouesse, Leur corps, leur force et leur sagesse Ne sont pas siens, rien il n'en a, Nature à lui ne les donna, Et Fortune ne saurait faire, Tant soit aux hommes débonnaire, Qu'on possédât un seul fétu, L'eût-on par la force obtenu, Si nous le refusa Nature. L'Amant. Ha! dame, je vous en conjure, Par le roi du ciel, dites-moi Ce que l'on peut avoir à soi. Pouvez-vous faire que j'apprenne Chose qui soit toute la mienne? Raison. Oui, certes, répondit Raison. Je n'entends ni champs, ni maison, [p.82] Ne robes, ne tex garnemens, 5569 Ne nus terriens tenemens, Ne mueble de quelque maniere. Trop as meillor chose et plus chiere, Tous les biens que dedens toi sens, Et que si bien es congnoissans, Qui te demorent sans cessier, Si que ne te puéent lessier Por faire à autre autel servise; Cil bien sunt tien à droite guise: As autres biens qui sunt forain, N'as-tu vaillant uns viés lorain. Ne tu, ne nul homme qui vive, N'i avés vaillant une cive: Car sachiés que toutes vos choses Sunt en vous-méismes encloses; Tuit autre bien sunt de fortune, Qui les esparpille et aüne, Et tolt et donne à son voloir Dont les fox fait rire et doloir; Mès riens que Fortune feroit Nus sages hons ne priseroit, Ne nel' feroit lié ne dolent Le tor de sa roë volent: Car tuit si fait sunt trop doutable, Por ce qu'il ne sunt pas estable: Por ce n'est preus l'amor de li, N'onc à prodomme n'abeli N'il n'est drois qu'el li abelisse Quant por si poi chiet en esclipse; Et por ce voil que tu le saches, Que por riens ton cuer n'i ataches, Si n'en es-tu pas entechiés; Mès ce seroit trop grans meschiés, [p.83] Robes ni parures mondaines, 5593 Ni possessions terriennes, Ni meubles d'aucune valeur, Mais quelque chose de meilleur. C'est cette richesse suprême Que tout homme sent en lui-même, Qui vous demeure sans cesser Et qui ne saurait vous laisser Afin d'en enrichir un autre, Car elle est absolument vôtre. Tout autre bien extérieur D'un vieux sanglon n'a la valeur; Ni toi, ni nul homme qui vive, Vaillant ne possède une cive, Car tout ce qui vous appartient Sache-le, dans vous-même tient. Toute autre chose est à Fortune Qui les éparpille une à une Et les rassemble à son vouloir, Dont les gens fait rire et douloir. Mais tous ces biens, qu'elle divise Et reprend, le sage méprise, Et sa roue elle a beau virer, Ne le fait rire ni pleurer; Car tous ses dons sont redoutables, Parce que tous ils sont instables, Et son amour ignoble et bas N'a pour le sage aucun appas; Or c'est, à mon avis, justice, Puisque si vite elle s'éclipse. Aussi, prends en gré mon conseil, Détache-toi d'amour pareil Et fuis son infâme souillure. Ce serait vileté trop dure [p.84] Se ça avant t'en entechoies, 5603 Et se tant vers les gens pechoies Que por lor ami te clamasses, Et lor avoir sans plus amasses, Ou le preu qui d'aus te vendroit. Nus prodoms à bien nel' tendroit. Ceste amor que ge t'ai ci dite, Fui-la comme vile et despite, Et d'amer par amors recroi, Et soies sages et me croi. Mès d'autre chose te voi nice, Quant m'as mis sus itel malice Que ge haïne te commant; Or di quant, en quel lieu, comment. L'Amant. Vous ne finastes hui de dire Que ge doi mon seignor despire, Por ne sai quel amor sauvage. Qui cercheroit jusqu'en Cartage, Et d'orient en occident, Et bien vesquit tant que li dent Li fussent chéoit par viellesce, Et corust tous jors sans paresce Tant cum porroit grant aléure, Les pans laciés à la ceinture, Faisant sa visitacion Par midi, par septentrion, Tant qu'il éust tretout véu, N'auroit-il mie aconséu. Ceste amor que ci dit m'avés Bien en fu li mondes lavés Dès lors que li Diex s'enfoïrent, Quant li géant les assaillirent; [p.85] Si désormais tu t'en souillais, 5627 Et tant envers autrui péchais Que leur ami te proclamasses Et leur avoir seul recherchasses, Ou le gain qui d'eux te viendrait; Tout sage te mépriserait. Cette amour que je t'ai ci-dite, Fuis-la comme vile et maudite. Cesse donc d'aimer par Amour, Sois sage et crois-moi sans séjour. Mais tu ignores bien des choses Encor, puisqu'accuser tu m'oses A la haine de te pousser. Comment as-tu pu le penser? L'Amant. Vous n'avez cessé de me dire Que je dois mon seigneur maudire Pour ne sais quel sauvage amour. Jusqu'à Carthage nuit et jour Qui chercherait bien sans paresse, Et jusqu'à ce que de vieillesse Lui tombât sa dernière dent, Et d'Orient en Occident Courrait toujours à grande allure, Les pans lacés à la ceinture, Faisant sa visitation Au sud comme au septentrion, Tant qu'il eût vu toute la terre; Encor ne trouverait-il guère Cet amour que m'avez rêvé. Bien en fut le monde lavé Alors que tous les dieux s'enfuirent, Quand les géants les assaillirent [p.86] Et Drois, et Chastéé, et Fois 5635 S'enfoïrent à cele fois. Cele Amor fu si esperduë, Qu'el s'en foï, si est perduë; Justice qui plus pesans iere, Si s'en foï la derreniere: Si lessierent tretuit les terres, Qu'ils ne porent soffrir les guerres; As ciex firent lor habitacles, N'onc puis, se ne fu par miracles, N'oserent çà jus devaler: Barat les en fit tous aler, Qui tient en terre l'eritage Par sa force et par son outrage. Néis Tulles, qui mist grant cure En cerchier secrés d'escripture, Ne pot tant son engin débatre, C'onc plus de trois pere ou de quatre De tous les siecles trespassés, Puis que cis mons fu compassés, De si fines amors trovast. Si croi que mains en esprovast De ceus qui à son tens vivoient, Qui si amis de bouche estoient: N'encor n'ai-ge nul leu léu Que l'en en ait nul tel véu. Et sui-ge plus sages que Tulles? Bien seroie fox et entulles, Se tex amors voloie querre, Puis qu'il n'en a mès nule en terre. Tele amor donques où querroie, Quant ça jus ne la troveroie? Puis-ge voler avec les grues, Voire saillir outre les nues, [p.87] Et que Chasteté, Droit et Fois 5659 S'enfuirent toutes à la fois; Cette Amour s'enfuit éperdue Et pour la terre fut perdue. Justice qui plus lourde était La dernière aussi s'envolait. Tous abandonnèrent la terre, Ne pouvant plus souffrir la guerre Et prirent domicile aux cieux. Depuis, sauf quelques jours heureux, Nul n'osa plus ci-bas descendre. La Fraude fut leurs places prendre Qui les avait d'ici chassés Et sous son joug nous a forcés. Tulle même qui mit grand' cure, A chercher secrets d'écriture, Ne put, malgré tout son savoir, Dans tous les siècles passés voir, Depuis que Dieu créa le monde, D'Amour si fine et si profonde Plus de quatre exemples ou trois. Il en eût moins trouvé, je crois, Parmi les hommes de son âge Si grands amis par le langage; Encore n'ai-je pas bien lu Qu'un seul nul ait de ses yeux vu. Eh! suis-je plus sage que Tulle? Serais-je assez sot et crédule De vouloir chercher ici-bas Un amour qui n'existe pas? Puis-je voler avec les grues Ou passer par delà les nues, Comme le cygne qu'élevait Socrate? Où donc habiterait [p.88] Cum fist li cine Socratès? 5669 N'en quier plus parler, jà m'en tès. Ne sui pas de si fol espoir; Li Diex cuideroient espoir Que j'assaillisse paradis, Cum firent les géans jadis: S'en porroie estre foldriez, Ne sai se vous le voldriez, Si n'en doi-ge pas estre en doute. Raison. Biaus amis, dist-ele, or escoute: Jà voler ne t'en covendra, Mès voloir, et chascun vodra; Par quoi sans plus croies mes euvres, Jà ne covient qu'autrement euvres, S'a ceste amor ne pués ataindre, Car ausinc bien puet-il remaindre Par ton defaut cum par l'autrui, Je t'enseignerai bien autre hui: Autre, non pas, mès ce méismes Dont chascun puet estre à méismes, Mès qu'il prengne l'entendement D'amors ung poi plus largement; Qu'il aint en généralité, Et laist espécialité; Ni face jà communion De grant participacion. Tu pués amer generaument Tous ceus du monde loiaument; Aime les tous autant cum un, Au mains de l'amor du commun; Fai tant que tex envers tous soies Cum tous envers toi les vodroies; [p.89] Cet amour inconnu sur terre? 5693 Assez dit, car je veux m'en taire. Je ne suis pas si fol vraiment, Car les dieux croiraient sûrement Que je veux tenter l'escalade Des géants, et leur escapade, Quand ils furent tous foudroyés. Pour moi vous ne le voudriez, Ceci ne me fait aucun doute. Raison. Bel ami, me dit-elle, écoute. Voler point ne te conviendra, Mais vouloir et chacun voudra. Aussi, crois-moi sans plus attendre, Et fais ce que tu vas entendre, Si trop sublime est cet amour; Au fait peut-il faillir un jour Par toi ou par autrui peut-être. Autre amour te ferai connaître; Autre, non; le même plutôt, Mais plus accessible et moins haut; Mais pour cet amour bien comprendre, Il faut plus largement l'étendre. Or aime en généralité, Laisse la spécialité Et de ton coeur jamais ne donne Grand' part à la même personne. Tu peux aimer d'amour loyal Toute personne en général, Toutes aimer autant comme une, Tout au moins d'amitié commune. Sois envers toutes, c'est la loi, Comme les voudrais envers toi; [p.90] Ne fai vers autre, ne porchace 5701 Fors ce que tu veus qu'en te face; Et s'ainsinc voloies amer, L'en te devroit quite clamer, Et ceste ies-tu tenus ensivre, Sans ceste ne doit nus hons vivre. Et porce que ceste amor lessent Cil qui de mal faire s'engressent, Sunt en terre establi li juge Por estre deffense et refuge A cel cui li monde forfet, Por faire amender le meffet, Por ceus pugnir et chastoier Qui por ceste amor renoier, Murdrissent les gens et afolent, Ou ravissent, emblent et tolent, Ou nuisent par detraccion, Ou par faulce accusacion, Ou par quiexque malaventures, Soient apertes, ou oscures, Si convient que l'en les justise. L'Amant. Ha! Dame, por Diex de justise Dont jadis fu si grant renons, Tandis cum parole en tenons, Et d'enseigner moi vous penés, S'il vous plaist, un mot m'aprenés. Raison. Di quel. L'Amant. Volentiers. Ge demant Que me faciés un jugement [p.91] Ne fais aux autres ni pourchasse 5725 Fors ce que tu veux qu'on te fasse, Et si tel tu voulais aimer, L'on te devrait quitte clamer. Voici l'amour qu'il te faut suivre, Hors lui nul homme ne doit vivre. Et c'est parce que le méchant Toujours va cet amour fuyant, Qu'en terre on établit le juge, Pour être et défense et refuge Du faible à qui l'on a forfait, Pour faire amender le méfait, Pour blâmer, punir ceux qui volent Leurs semblables et les violent, Les frappent pour les dépouiller, Qui pour cet amour renier, Par toutes sortes d'impostures, Soit apparentes, soit obscures, Font le mal par détraction Ou par fausse accusation. Telles gens il faut qu'on punisse. L'Amant. Ha! Par Dieu, dame, de Justice, Dont jadis fut si grand renom, Puisqu'aussi bien en parle-t-on Et que vous cherchez à m'instruire, Ne pourriez-vous un mot me dire? Raison. Dis, quel mot? L'Amant. Dame, simplement Daignez me faire un jugement [p.92] D'Amors et de Justise ensemble: 5729 Lequiex vaut miex si cum vous semble? Raison. De quel Amor dis-tu? L'Amant. De ceste Où vous volés que ge me mete: Car cele qui s'est en moi mise Ne bé-ge pas à metre en juise. Raison. Certes, fox, bien en fais à croire, Mès se tu quiers sentence voire, La bonne amor miex vaut. L'Amant. Provés. Raison. Voulentiers voir. Quant vous trovés Deux choses qui sont convenables, Nécessaires et profitables, Cele qui plus est nécessoire, Vaut miex. L'Amant. Dame, c'est chose voire. Raison. Or te pren bien ci donques garde, La nature d'andeus esgarde; [p.93] D'Amour et de Justice ensemble. 5753 Lequel vaut mieux, que vous en semble? Raison. Mais quel Amour dis-tu? L'Amant. Celui Que me conseillez aujourd'hui; Car l'amour qui remplit mon âme Onc ne saurais-je souffrir, dame, Que le missiez en jugement. Raison. Pauvre fol, tu voudrais vraiment En faire accroire à tout le monde. Puisque tu veux que je réponde: Le bon Amour vaut mieux. L'Amant. Prouvez. Raison. Bien volontiers. Quand vous trouvez Deux choses qui sont convenables, Nécessaires et profitables, La plus nécessaire vaut mieux. L'Amant. C'est, dame, fort judicieux. Raison. Or donc, à ceci prends bien garde, La nature des deux regarde. [p.94] Ces deux choses où qu'els habitent, 5745 Sunt nécessaires et profitent. L'Amant. Voirs est. Raison. Dont di-ge d'eus itant, Que miex vaut la plus profitant. L'Amant. Dame, bien m'i puis accorder. Raison. Nel' te voil donc plus recorder; Mès plus tient grant nécessité Amors qui vient de charité, Que Justice ne fait d'assez. L'Amant. Prouvez, dame, ains qu'outre-passez. Raison. Volentiers. Bien te di sans feindre, Que plus est nécessaire et greindre Li bien qui par soi puet soffire; Par quoi fait trop miex à eslire, Que cil qui a mestier d'aïe: Ce ne contrediras-tu mie. L'Amant. Porquoi nel' faites-vous entendre, Savoir s'il i a que reprendre? [p.95] Elles sont bonnes toutes deux 5771 Et profitables en tous lieux. L'Amant. C'est vrai. Raison. Mais, c'est incontestable, Meilleure est la plus profitable. L'Amant. Dame, soit, je le reconnais. Raison. Je n'y reviens plus désormais. Amour a Charité pour mère, Il est beaucoup plus nécessaire, Que Justice et plus fait besoin. L'Amant. Prouvez avant d'aller plus loin. Raison. Volontiers, je soutiens mon dire. Le bien qui par soi peut suffire Est plus nécessaire et plus grand; On fait mieux en le choisissant Que celui qui a besoin d'aide, Ce point encore me concède. L'Amant. Un exemple ouïr en voudrais, Pour voir si vous l'accorderais. [p.96] Ung exemple oïr en vorroie, Savoir s'accorder m'i porroie. Raison. Par foi quant d'exemple me charges, Et de pruéves, ce sont grans charges; Toutevois exemple en auras, Puisque par ce miex le sauras. S'uns hons puet bien une nef traire Sans avoir d'autre aïe afaire, Que jà par toi bien ne trairoies, Trait-il miex que tu ne feroies? L'Amant. Oïl, dame, au mains au chaable. Raison. Or pren ci donques ton semblable: Et si soies bien entendans, Se Justice dormoit gisans, Si seroit Amors soffisant, Que tu vas ci moult despisant, A mener bele vie et bonne, Sans justicier nule personne; Mès sans Amors Justice, non, Por ce Amors a meillor renon. L'Amant. Provés-moi ceste. Raison. Volentiers: Or te taiz donc endementiers. [p.97] Veuillez vous faire mieux comprendre. 5789 Qui sait s'il n'est rien à reprendre? Raison. Or soit, exemples en auras, Puisque mieux ainsi le sauras. Mais ces preuves dont tu me charges, Sais-tu que ce sont grandes charges? L'homme qui pourrait un vaisseau, Sans aide, seul tirer sur l'eau, Chose que tu ne saurais faire, Est-il plus fort que toi? L'Amant. Oui, chère, A tirer le câble, s'entend. Raison. Eh bien, ce même exemple prend Et tâche à saisir ma pensée. Si Justice était trépassée, Seul Amour serait suffisant, L'Amour que tu vas dédaignant, A mener belle vie et bonne Sans condamner nulle personne; Mais sans Amour Justice non. Donc Amour a meilleur renom. L'Amant. Prouvez-le. Raison. C'est chose facile; Mais laisse-moi parler tranquille. [p.98] Justice qui jadis regnoit, 5785 Où tens que Saturne vivoit, Cui Jupiter copa les coilles Ausinc cum se fussent andoilles, (Moult ot cil dur filz et amer) Puis les geta dedens la mer, Dont Venus la déesse issi, Car li Livres le dit ainsi: S'ele iert en terre revenuë, Et fust autresinc bien tenuë Au jor-d'ui cum elle estoit lores, Si seroit-il mestier encores As gens entr'eus qu'il s'entr'amassent, Combien que Justice gardassent: Car puis qu'Amors s'en vodroit fuire, Justice en feroit trop destruire; Mais se les gens bien s'entr'amoient, Jamès ne s'entreforferoient, Et puis que forfait s'en iroit, Justice de quoi serviroit? L'Amant. Dame, ge ne sai pas de quoi. Raison. Bien t'en croi: car pésible et coi Tretuit cil du monde vivroient, Jamès roi ne prince n'auroient; Ne seroit baillif, ne prevost, Tant seroit li pueple dévost. Jamès juge n'orroit clamor: Dont di-ge que miex vaut Amor Simplement que ne fait Justice, Tant aille-ele contre malice, [p.99] Justice qui jadis régnait 5811 Au temps que Saturne vivait, Dont Jupiter coupa les couilles, Ainsi que de simples andouilles, (Un fils bien dur, ce Jupiter!) Et les jeta dedans la mer, D'où naquit Vénus la déesse, C'est l'histoire qui le professe: Si donc Justice revenait Et si chacun la respectait Comme en cet âge mémorable, Encore, c'est indiscutable, Les hommes devraient-ils s'aimer Tout en la faisant estimer; Car Amour mort, il faut le dire, Justice en ferait trop détruire. Mais si les gens bien s'entr'aimaient, Oncques ne s'entreforferaient, Et quand serait parti le vice, A quoi donc servirait Justice? L'Amant. Dame, je ne sais pas à quoi. Raison. Je te crois; car paisible et coi Tout le monde vivrait sur terre; De rois, de princes n'auriez guère, Non plus ni bailli ni prévôt, Tant le peuple serait dévot; Jamais juge n'aurait de cause. Donc Amour est meilleure chose Que Justice tout simplement, Combien qu'elle aille réprimant [p.100] Qui fu mere des seignories 5815 Dont les franchises sunt péries. Car se ne fust mal et péchiés Dont li mondes est entechiés, L'en n'éust onques roi véu, Ne juge en terre congnéu. Si se pruevent-il malement, Qu'il déussent premierement Trestout avant eus justicier, Puisqu'en se doit en eus fier; Et loial estre et diligent, Non pas lasche, ne négligent, Ne convoiteus, faus, ne faintis Por faire droiture as plaintis: Mès or vendent les jugemens, Et bestornent les erremens, Et taillent et cuellent et saient, Et les povres gens trestout paient. Tuit s'efforcent de l'autrui prendre: Tex juge fait le larron pendre, Qui miex déust estre pendus, Se jugement li fust rendus Des rapines et des tors fais Qu'il a par son pooir forfais. * * * * * XXXVI Comment Virginius plaida Devant Apius, qui jugea Que sa fille à tout bien taillée, Fust tost à Claudius baillée. Ne fist bien Apius à pendre, Qui fist à son serjant emprendre [p.101] Le Mal, père des seigneuries, 5841 Dont les franchises sont péries. Car sans le Mal ni le Péché, Dont tout le monde est entaché, On n'eût jamais vu roi sur terre Ni de justice régulière. Car les juges premièrement Se conduisent si malement Qu'ils se devraient juger soi-même, S'ils veulent que chacun les aime, Être loyaux et diligents, Non pas lâches ni négligents, Ni faux, ni rongés d'avarice Et faire aux malheureux justice. Mais ils vendent les jugements, Ils renversent les errements, Ils cueillent, rognent et taillent, Et pauvres gens leur argent baillent. Ils ne songent qu'à rapiner, Et tel on entend condamner Un larron, qu'on dût plutôt pendre, Si jugement on voulait rendre Des rapines et des torts faits Qu'il a par son pouvoir forfaits. * * * * * XXXVI Comment Virginius plaida Devant Appius qui jugea Que sa fille si bien taillée Fût tôt à Claudius bailiée. La corde Appius valait-il, Quand il poussait son agent vil [p.102] Par faus tesmoings, fauce querele 5845 Contre Virgine la pucele[29], Qui fu fille Virginius, Si cum dist Titus Livius Qui bien set le cas raconter, Por ce qu'il ne pooit donter La pucele qui n'avoit cure Ne de li, ne de sa luxure. Li ribaus dist en audience: Sire juges, donnés sentence Por moi, car la pucele est moie; Por ma serve la proveroie Contre tous ceus qui sunt en vie: Car où qu'ele ait esté norrie, De mon ostel me fu emblée Dès-lors, par poi, qu'ele fu née, Et baillie à Virginius. Si vous requier, sire Apius, Que vous me délivrés ma serve, Car il est drois qu'ele me serve, Non pas celi qui l'a norrie: Et se Virginius le nie, Tout ce sui-ge prest de prover, Car bons tesmoings en puis trover. Ainsinc parloit li faus traïstre Qui du faus juge estoit menistre; Et cum li plais ainsinc alast, Ains que Virginius parlast, Qui tout estoit prest de respondre Por ses aversaires confondre, Juga par hastive sentence Apius que, sans atendence, Fust la pucele au serf renduë. Et quant la chose a entenduë [p.103] Par faux témoins, par félonie, 5871 Contre la belle Virginie[29], La fille de Virginius, Si j'en crois Titus-Livius Qui cet événement rappelle, Ne pouvant dompter la pucelle Qui cet infâme méprisait Et sa luxure repoussait? Claudius dit à l'audience: Juge, donnez pour moi sentence, Car je puis prouver comme quoi Cette jeune esclave est à moi Contre tous ceux qui sont en vie; Car où qu'elle ait été nourrie, Je déclare, sire Appius, Qu'elle fut à Virginius, Quand on me l'eut prise, donnée, En mon hôtel à peine née. Cette esclave que l'on me doit Faites-moi rendre, c'est mon droit, Par cet homme qui l'a nourrie; Et si Virginius le nie, Je suis prêt à vous le prouver, Car bons témoins en puis trouver. Ainsi déposait ce faux traître Au juge son infâme maître. Heureux qu'ainsi tout se passât, Sans que Virginius parlât Qui s'apprêtait à lui répondre Pour son adversaire confondre, Lors Appius hâtivement Jugea qu'immédiatement Fût la pucelle au serf rendue. Aussitôt la chose entendue, [p.104] Li bons prodons devant nommés, 5879 Bons chevaliers, bien renommés, C'est assavoir Virginius, Qui bien voit que vers Apius Ne puet pas sa fille deffendre, Ains li convient par force rendre, Et son cors livrer à hontage, Si change honte por damage Par merveilleus apensement, Se Titus-Livius ne ment. * * * * * XXXVII Comment après le jugement Virginius hastivement A sa fille le chief couppa, Dont de la mort point n'échappa; Et mieulx ainsi le voulut faire, Que la livrer à pute affaire; Puis le chief presenta au juge Qui en escheut en grant déluge. Car il par amors, sans haïne, A sa belle fille Virgine Tantost a la teste copée, Et puis au juge présentée Devant tous en plain consistoire; Et li juges, selonc l'estoire, Le commanda tantost à prendre Por li mener ocir ou pendre. Mès ne l'occit ne ne pendi, Car li pueples le deffendi Qui fu tous de pitié méus, Si tost cum li fais fu séus; [p.105] Ce vaillant ci-devant nommé, 5905 Bon chevalier, bien renommé, C'est le père de Virginie, Voyant que sa fille chérie Contre Appius ne peut sauver, Mais que par force il doit livrer Ce corps si cher à la luxure, Le deuil préfère à la souillure Dans un sublime égarement, Si Titus-Livius ne ment. * * * * * XXXVII Comment après le jugement Virginius hâtivement A sa fille coupe la tête, Aimant bien mieux la perdre honnête Que la livrer au déshonneur De son hideux persécuteur, Puis cette tête apporte au juge Qui succombe en un grand déluge. Car sans haine, mais par amour, A sa fille ravit le jour Virginius, et cette tête Sanglante aux pieds du juge jette, En plein forum, aux yeux de tous. L'histoire dit que de courroux Le juge ordonna de le prendre Pour le mener occire ou pendre. Il ne fut occis ni pendu, Mais par la foule défendu, Qui de pitié se lève émue Sitôt que la chose est connue, [p.106] Puis fu por ceste mesprison 5909 Apius mis en la prison, Et là s'occist hastivement Ains le jor de son jugement; Et Claudius li chalengieres Jugiés fu à mort comme lieres, Se ne l'en éust respitié Virginius par sa pitié, Qui tant volt li pueple proier, Qu'en essil le fist envoier, Et tuit cil condampnés morurent Qui tesmoingz de la cause furent. Briefment juges font trop d'outrages, Lucan redit, qui moult fu sages[30], C'onques vertu et grant pooir Ne pot nus ensemble véoir; Mès sachent que s'il ne s'amendent, Et ce qu'il ont mal pris ne rendent, Li poissans juges pardurables En enfer avec les diables Lor en metra où col les las. Ge n'en met hors rois ne prélas, Ne juge de quelconque guise, Soit séculier, ou soit d'église; N'ont pas les honors por ce faire, Sans loier doivent à chief traire Les quereles que l'en lor porte, Et as plaintis ovrir la porte, Et oïr en propres personnes Les quereles faulses ou bonnes. N'ont pas les honors por noiant, Ne s'en voisent jà gorgoiant, Qu'il sunt tui serf au menu pueple, Qui le païs acroist et pueple, [p.107] Et pour sa noire trahison 5935 Conduit Appius en prison, Où sans attendre sa sentence Il mit fin à son existence; Et Claudius cet imposteur Eût péri comme un vil voleur, Si Virginius n'eût sa vie Sauvé de la foule en furie. Tant le peuple il vint supplier Qu'en exil le fit envoyer; Mais tous par supplice moururent Ceux qui témoins au procès furent. Bref les juges sont trop pervers. Le grand Lucain dit en ses vers[30] Que Vertu jamais et Puissance N'ont ensemble fait alliance. Mais s'ils n'amendent leurs péchés, S'ils gardent ces biens arrachés Par le vol, le juge suprême En enfer par Satan lui-même Leur fera meure au col ses lacs. Je n'excepte rois ni prélats, Ni juges de quelconque guise, Soit séculier ou soit d'Église. Nous ne les comblons pas d'honneurs Pour exploiter comme voleurs Les querelles qu'on leur apporte, Ou fermer aux plaignants leur porte; Mais pour en personne juger Procès sincère ou mensonger. Ils sont les serfs du menu peuple Qui le pays accroît et peuple, Et n'a pas voulu les charger D'honneurs pour voir se rengorger [p.108] Et li font seremens et jurent 5943 De faire droit tant comme il durent. Par eus doivent cil en pez vivre, Et cil les maufaitors porsivre, Et de lor mains les larrons pendre, S'il n'estoit qui vosist emprendre Por lor personnes tel office, Puisqu'il doivent faire justice. Là doivent metre lor ententes, Por ce lor baille-l'en les rentes. Ainsinc au pueple le promistrent Cil qui premiers les honors pristrent. Or t'ai, se bien l'as entendu, Ce que tu m'as requis, rendu, Et les raisons as-tu véuës Qui me semblent à ce méuës. L'Amant. Dame, certes bien me paiés, Et ge m'en tiens bien apaiés, Comme cil qui vous en merci; Mès or vous oï nomer ci, Si cum moi semble, une parole Si esbaléurée et fole, Que qui vodroit, ce croi, muser A vous emprendre à acuser, L'en n'i porroit trover deffenses. Raison. Bien voi, fet-ele, à quoi tu penses; Une autre fois quant tu vorras, Excusacion en orras, S'il te plaist à rementevoir. [p.109] Ces sots qui par serments lui jurent 5969 D'écouter ceux qui les adjurent. Chacun par eux doit vivre en paix; Ils doivent punir les forfaits Et de leurs mains les larrons pendre, Si nul ne voulait l'entreprendre Et pour les remplacer s'offrir, Car Justice doit d'eux venir. Voilà ce qu'au peuple promirent Ceux qui premiers les honneurs prirent, Tel est leur devoir, s'il vous plaît, Pour ce des rentes on leur fait. Or te fis, si voulus l'entendre, Ce que tu demandais, comprendre, Et les raisons t'ai rassemblé Qui les meilleures m'ont semblé. L'Amant. Certes oui, dame; en conscience, Comptez sur ma reconnaissance, Et je vous dis cent fois merci. Pourtant vous m'avez dit ici, Comme il me semble, une parole Si inconséquente et si folle, Que si je voulais m'arrêter A vous confondre et réfuter, Vous n'y sauriez trouver défenses. Raison. Je sais, dit-elle, à quoi tu penses. Une autre fois, quand tu voudras, Mon excuse tu entendras S'il te convient que j'y revienne. [p.110] L'Amant. Dont le ramentevrai-ge voir, 5972 Dis-ge cum remembrans et vistes, Par tel mot cum vous le déistes, Si m'a mes mestres deffendu (Car ge l'ai moult bien entendu), Que jà mot n'isse de ma boiche Qui de ribaudie s'aproiche; Mès dès que je n'en suis faisierres, J'en puis bien estre recitierres: Si nommerai le mot tout outre: Bien fait qui sa folie moustre A celi qu'il voit foloier. De tant vous puis or chastoier; Si aparcevrés vostre outrage, Qui vous faigniés estre si sage. Raison. Ce voil-ge bien, dist-ele, entendre; Mès de ce me restuet deffendre, Que tu de haïne m'oposes; Merveille est comment dire l'oses. Sés-tu pas qu'il ne s'ensieut mie, Se leissier veil une folie, Que faire dole autel ou graindre, Ne por ce se ge veil estaindre La fole amor à quoi tu bées, Commans-ge por ce que tu hées[31]? Ne te sovient-il pas d'Oraces Qui tant ot de sens et de graces? Oraces dist, qui n'est pas nices, Quant li fol eschivent les vices[32], [p.111] L'Amant. Céans donc je vous y ramène. 5998 Or m'a mon maître défendu (Car je l'ai moult bien entendu) Qu'oncques ne sorte de ma bouche Mot qui chose honteuse touche, Comme vous fîtes à l'instant; Il m'en souvient parfaitement. Mais dès que je n'en suis pas cause, Bien puis-je répéter sans glose Et dire franchement le mot. Il est plaisant de voir un sot Narguer d'un autre la sottise. Droit est qu'autant à vous j'en dise Qui si sage vous déclarez, Vos excès lors apercevrez. Raison. Je crois, me dit-elle, comprendre; Mais je saurai bien me défendre A la haine de te pousser. Comment oses-tu le penser? De peur d'une sottise faire, Crois-moi, ce n'est pas nécessaire D'en faire une autre ou pis encor. Si j'ai dit d'éteindre d'abord Cette folle amour qui t'entraîne, Est-ce te commander la haine[31]? Horace a dit, qui n'est pas sot: Le fol qui veut fuir un défaut Retombe dans l'excès contraire Et pire encore est son affaire[32]. [p.112] Il se tornent à lor contraire; 6001 Si n'en vaut pas miex lor affaire. Amors ne voil-ge pas deffendre Que l'en n'i doie bien entendre, Fors que cele qui les gens blece; Por ce se ge deffens ivrece, Ne voil-ge pas deffendre à boivre: Ce ne vaudroit ung grain de poivre. Se fole largesce devée, L'en me tendroit bien por desvée, Se ge commandoie avarice: Car l'une et l'autre est trop grant vice; Ge ne fais pas tes argumens. L'Amant. Si faites voir. Raison. Par foi, tu mens. Jà ne te quier de ce flater, Tu n'as pas bien, por moi mater, Cerchiés les livres anciens, Tu n'es pas bons logiciens. Ge ne lis pas d'amors ainsi, Onques de ma bouche n'issi Que nule riens haïr doie-en, L'en i puet bien trover moien; C'est l'amor que j'aim tant et prise, Que ge t'ai por amer aprise. Autre amor naturel i a Que Nature ès bestes créa, Par quoi de lor faons chevissent, Et les aleitent et norrissent. [p.113] Cet esprit sage et délié 6027 Est-il à ce point oublié? Avant tout, cherche à bien comprendre: L'amour que je te veux défendre, C'est celui qui blesse les gens, Et si l'ivresse je défends, Je ne défends certes de boire, Ce serait par trop dérisoire. Folle largesse est un défaut, Mais il serait encor plus sot A moi de louer l'avarice, Car l'une et l'autre est trop grand vice; Je ne fais pas tels arguments. L'Amant. Si fait, dame. Raison. Ma foi, tu mens. Crois-tu que tu me déconcertes? Ce n'est pas pour te flatter, certes, Mais tu connais peu les anciens; C'était meilleurs logiciens. Tel amour je ne veux élire, Jamais ma bouche n'osa dire Que l'on haït aucunement; Mais on peut aimer autrement De l'amour que tant j'aime et prise Et que je t'ai naguère apprise. Autre amour naturel y a Que Nature aux bêtes donna, Par quoi leur faons bas elles mettent, Les nourrissent et les allaitent. [p.114] De l'amor dont ge tiens ci conte 6029 Se tu vués que ge te raconte Quex est le defenissemens, C'est naturex enclinemens De voloir garder son semblable Par entencion convenable, Soit par voie d'engendréure, Ou par cure de norreture. A ceste amor sunt près et prestes Ausinc li home cum les bestes. Ceste amor, combien que profite, N'a los, ne blasme, ne merite; Ne font à blasmer, n'a loer, Nature les i fait voer. Force lor fait, c'est chose voire, N'el n'a sor nul vice victoire; Mès sans faille, s'il nel' faisoient, Blasme recevoir en devroient. Ausinc cum quant uns hons menguë, Quel loenge l'en est déuë? Mès s'il forjuroit le mengier, L'en le devroit bien ledengier. Mès bien sai que tu n'entens pas A ceste amor, por ce m'en pas: Moult as empris plus fole emprise De l'amor que tu as emprise; Si la te venist miex lessier, Se de ton preu vués apressier. Neporquant si ne voil-ge mie Que tu demores sans amie; Met, s'il te plaist, à moi t'entente. Sui-ge pas bele dame et gente, Digne de servir un prodomme, Et fust emperere de Romme? [p.115] De cet amour tout bestial, 6055 Quel est le but pour l'animal? Inspiré par je ne sais quelle Passion toute naturelle, Il n'a point d'autre intention Que, par la reproduction, Par les soins et par la tendresse, De perpétuer son espèce. A cet amour sont tous enclins Les animaux et les humains, Et cet amour, quoiqu'il profite, Blâme ou louange ne mérite Et n'est bon ni mauvais, ma foi; De Nature à eux cette loi S'impose, et puis il est notoire Que sur nul vice il n'a victoire; Mais bien plus, s'ils ne le faisaient, Blâme recevoir en devraient. Par exemple l'homme qui mange Mérite-t-il une louange? Mais si manger il refusait, A bon droit on le blâmerait. Ce n'est pas l'amour que pourchasse Ton coeur, j'espère; donc je passe. Plus folle entreprise as conçu Par cet amour qui t'a déçu; Aussi laisse-le, je t'engage; Pour ton honneur c'est le plus sage. N'en conclus pas que ton devoir Soit de ne point d'amie avoir. De moi veux-tu pour ton amante? Suis-je pas belle dame et gente, Digne du plus noble seigneur, Fût-il de Rome l'empereur? [p.116] Si veil t'amie devenir; 6063 Et se te vués à moi tenir, Sés-tu que m'amor te vaudra Tant, que jamès ne te faudra Nule chose qui te conviengne Por meschéance qui t'aviengne? Ains te verras si grant seignor, C'onc n'oïs parler de greignor. Ge ferai quanque tu vorras, Jà si haut voloir ne porras, Mès que sans plus faces mes euvres; Jà ne convient qu'autrement euvres. Si auras en cest avantage Amie de si haut parage, Qu'il n'est nule qui s'i compere. Fille sui Diex le sovrain pere Qui tele me fist et forma: Regarde ci quele forme a, Et te mire en mon cler visage; Onques pucele de parage N'ot d'amer tel bandon cum gié, Car j'ai de mon pere congié De faire ami et d'estre amée; Jà n'en serai, ce dit, blasmée, Ne de blasme n'auras-tu garde, Ains t'aura mes peres en garde, Et norrira nous deus ensemble. Dis-ge bien? respon, que t'en semble? Li Diex qui te fait foloier Sieust-il ses gens si bien poier? Lor apareille-il si bon gages As fox dont il prent les hommages? Por Diex, gar que ne me refuses. Trop sunt dolentes et confuses [p.117] Eh bien, je veux être ta mie; 6089 Si tu veux me donner ta vie, Mon amour te profitera Tant, qu'onques ne te manquera Nulle chose qui te convienne, Pour infortune qui t'advienne. Tu te verras plus grand seigneur Que le plus puissant empereur, Et si haut que ton coeur aspire, Je ferai tout ce qu'il désire; Mais il faudra ma volonté Toujours faire avec loyauté. Alors tu auras en partage Amante de si haut parage, Qu'il n'en est point à comparer. Je suis, tu ne dois l'ignorer, La fille du Souverain Père, De Dieu, qui se plut à me faire Et belle et bonne comme lui. Regarde-le, mon tendre ami, Et te mire en mon clair visage; Oncques fille de haut parage N'eut d'aimer tel pouvoir que j'ai, Car de mon père j'ai congé D'ami choisir et d'être aimée Et jamais n'en serai blâmée; Nul non plus ne te blâmera, Mais en sa garde nous tiendra Mon père tous les deux ensemble. Dis-je bien? Réponds, que t'en semble? Le Dieu qui te fait tant crier, Sait-il si bien ses gens payer, Et donne-t-il de si bons gages A ceux dont il reçoit hommages? [p.118] Puceles qui sunt refusées, 6097 Quant de prier ne sunt usées, Si cum tu méismes le prueves Par Equo, sans querre autres prueves. L'Amant. Or me dites donques ainçois, Non en latin, mais en françois, De quoi volés que je vous serve. Raison. Sueffre que ge soie ta serve, Et tu li miens loiaus amis: Li Diex lairas qui ci t'a mis, Et ne priseras une prune Toute la roë de Fortune. A Socrates seras semblables[33], Qui tant fu fers et tant estables, Qu'il n'ert liés en prospérités, Ne tristes en aversités. Tout metoit en une balance, Bonne aventure et meschéance, Et les faisoit égal peser, Sans esjoïr et sans peser: Car de chose, quelqu'ele soit, N'ert joianz, ne ne l'en pesoit. Ce fu cis, bien le dit Solin[34], Qui par les respons Apolin Fu jugié du mont li plus sages. Ce fu cis à qui li visages, De tout quanque li avenoit, Tous jors en ung point se tenoit: [p.119] Pour Dieu, ne me refuse pas, 6123 Car trop dolentes sont, hélas! Pucelles qui sont repoussées, Quant elles se sont abaissées A prier; tu connais le sort D'Écho; souviens-toi de sa mort. L'Amant. Pourquoi tout ce latin, ma chère? En bon français soyez plus claire. Dites, que voulez-vous de moi? Raison. Que je sois ta servante, et toi Mon loyal ami. La Fortune, Crois-moi, ne vaut pas une prune. N'hésite pas un seul instant, Laisse ce Dieu si malfaisant, Au bon Socrate sois semblable[33], Qui fut si constant et si stable, Ni gai dans la prospérité Ni triste dans l'adversité. Il mettait tout dans la balance, Bonne aventure et male chance, Les faisait égales peser Sans se plaindre et sans s'abuser. Quoi qu'il arrivât, nulle chose Ne le rendait gai ni morose. Ce fut lui, comme dit Solin[34], Qui fut d'Apollon Pithyen Jugé du monde le plus sage; Car c'était lui dont le visage Dans l'heur et dans l'adversité Conservait sa sérénité. [p.120] N'onc cil mué ne le troverent 6125 Qui par ceguë le tuerent, Por ce que plusors diex nioit, Et en ung sol Diex se fioit, Et préeschoit qu'il se gardassent Que par plusors diex ne jurassent, Eraclitus[35], Diogenés Refurent de tiex cuers, que nés Por povreté, ne por destrece Ne furent onques en tristece: Tuit fers en ung propos sotindrent Tous les meschiés qui lor avinrent. Ainsinc feras tant seulement, Ne me sers jamès autrement. Gar que Fortune ne t'abate, Comment qu'el te tormente et bate: N'est pas bons luitieres, ne fors, Quant Fortune fait ses efforts, Et le vuet desconfire ou batre, Qui ne se puet à li combattre. L'en ne s'i doit pas lessier prendre, Mès viguereusement deffendre. Si set-ele si poi de luite, Que chascuns qui contre li luite, Soit en palès, soit en femier, La puet abatre au tour premier. N'est pas hardis qui riens la doute, Car qui sauroit sa force toute, Et bien la congnoistroit sans doute, Nus qui de gré jus ne se boute, Ne puet à son jambet chéoir. Si rest moult grant honte à véoir D'omme qui bien se puet deffendre, Quant il se lesse mener pendre. [p.121] Et point changé ne le trouvèrent 6153 Ceux qui par poison le tuèrent, Plusieurs dieux parce qu'il niait Et dans un seul Dieu se fiait, Et leur prêchait qu'ils se gardassent Que par plusieurs dieux ne jurassent. Tel Héraclite avait le coeur[35], Et Diogène le penseur, Qui pour pauvreté ni détresse Oncques ne furent en tristesse. Tous deux soutinrent sans faillir Les coups qui les venaient férir. Que la Fortune ne t'abatte Combien qu'elle t'assaille et batte; Mais comme eux fais exactement, Ne me sers jamais autrement. Il est sans courage et sans force, Lorsque la Fortune s'efforce De le battre et jeter à bas, Celui qui ne se défend pas; On ne doit pas s'y laisser prendre, Mais avec vigueur se défendre. Du reste, elle est pauvre lutteur; Celui qui brave sa fureur, Soit en palais, soit en chaumière, Au premier tour peut la défaire. L'homme est lâche qui d'elle a peur, Car s'il connaissait sa vigueur, Au lieu de tomber sans défense, Son croc en jambe d'assurance Bien saurait-il braver sans choir. C'est en effet grand' honte à voir L'homme qui se pourrait défendre, Quand il se laisse mener pendre. [p.122] Tort auroit qui l'en vorroit plaindre, 6159 Qu'il n'est nule peresce graindre. Garde donc que jà riens ne prises Ne ses honors, ne ses servises. * * * * * XXXVIII Comment Raison monstre à l'Amant Fortune la Roë tournant, Et lui dit que tout son pouvoir, S'il veult, ne le fera douloir. Lesse-li sa roë torner, Qu'el torne adès sans séjorner, Et siet où milieu comme avugle: Les uns de richeces avugle, Et d'onors et de dignités; As autres donne povretés, Et quant li plaist tout en reporte; S'est moult fox qui s'en desconforte, Et qui de riens s'en esjoïst, Puis que deffendre s'en poïst: Car il le puet certainement Mès qu'il le vueille seulement. D'autre part, si est chose expresse, Vous faites Fortune déesse, Et jusques où ciel la levés, Ce que pas faire ne devés; Qu'il n'est mie drois ne raison Qu'ele ait en paradis maison; Et n'est pas si bien éureuse, Ains a maison trop périlleuse. Une roche est en mer séans, Moult parfont où milieu léans, [p.123] Il n'est à plaindre, en vérité, 6187 Je ne sais pire lâcheté. Crois-moi, méprise ses caprices Et ses honneurs et ses services. * * * * * XXXVIII Comment Raison montre à l'Amant Fortune et son disque tournant, Et lui dit qu'est bien peu de chose Son pouvoir à qui braver l'ose. Laisse-la son disque tourner, Qu'elle tourne sans séjourner Debout dessus comme un aveugle. Les uns de richesse elle aveugle, D'honneur et de prospérité, Aux autres donne pauvreté Et quand il lui plaît tout remporte. Bien fol est qui s'en déconforte, Et qui de rien s'en éjouit, Puisqu'il peut braver son dépit; Car il le peut sans aucun doute, Il n'a qu'à le vouloir. Écoute: Vous agissez en insensés, Quand jusqu'au ciel vous exhaussez Cette Fortune et par simplesse Vous en faites une déesse; Car il n'est ni droit ni raison Qu'elle ait en Paradis maison. Elle n'est pas si bienheureuse, Mais a maison trop périlleuse. En pleine mer énorme et droit Sur un gouffre sans fond, on voit [p.124] Qui sus la mer en haut se lance, 6189 Contre qui la mer grouce et tance: Li flots la hurtent et débatent, Et tous jors à li se combatent, Et maintes fois tant i cotissent[36], Que toute en mer l'ensevelissent. Aucunes fois se redespoille De l'iaue qui toute la moille, Si cum li flos arrier se tire, Dont saut en l'air et si respire; Mès el ne retient nule forme, Ainçois se transmuë et reforme, Et se desguise et se treschange, Tous jors se vest de forme estrange; Car quant ainsinc apert par air, Les floretes i fait parair, Et cum estoiles flamboier, Et les herbetes verdoier Zephirus, quant sur mer chevauche; Et quant bise resoufle, il fauche Les floretes et la verdure A l'espée de sa froidure, Si que la flor i pert son estre Si-tost cum el commence à nestre. La roche porte un bois doutable[37], Dont li arbre sunt merveillable: L'un est brehaigne et riens ne porte, L'autre en fruit porter se déporte; L'autre de foillir ne refine, L'autre est de foilles orphenine; Et quant l'un en sa verdor dure, Les plusors i sunt sans verdure; Et quant se prent l'une à florir, A plusors vont les flors morir; [p.125] Un rocher se dresser sur l'onde 6217 Qui tout autour mugit et gronde. Les flots tumultueux, roulants, Incessamment battent ses flancs Et quelquefois si haut bondissent Que tout en mer l'ensevelissent. Quelquefois, secouant le flot Qui l'envahit et qui bientôt Retombe et vaincu se retire, Fier il se redresse et respire. Mais toujours il change d'aspect, Toujours se déguise et revêt Soudain une nouvelle forme, Toujours se mue et se transforme. Sitôt qu'il reparaît sur l'eau, Les fleurs de pointer aussitôt Ainsi qu'étoiles scintillantes Emmi les herbes verdoyantes, Zéphir en mer de chevaucher. Mais bientôt Bise vient faucher Les fleurettes et la verdure Sous le tranchant de sa froidure, Et les fleurs toutes de mourir Au moment de s'épanouir. Ce roc porte un bois redoutable Et d'une essence inexplicable. Tel arbre étend ses rameaux verts, L'autre ses bras maigres et clairs; L'un est stérile et rien ne porte, L'autre a des fruits de toute sorte. Quand l'un veut se prendre à fleurir, On en voit plusieurs dépérir; Si l'un se couvre de verdure Maints autres perdent leur parure, [p.126] L'une se hauce, et ses voisines 6223 Se tiengnent vers la terre enclines; Et quant borjons à l'une viennent, Les autres flestries se tiennent. Là sunt li genestes jaiant, Et pin et cedre nain séant. Chascun arbre ainsinc se deforme, Et prent l'ung de l'autre la forme; Là tient sa foille toute flestre Li loriers qui vers déust estre; Et seiche redevient l'olive Qui doit estre empreignant et vive; Saulz, qui brehaignes estre doivent, I florissent et fruit reçoivent; Contre la vigne estrive l'orme, Et li tolt du roisin la forme. Li rossignos à tart i chante, Mès moult i brait et se démente Li chahuan o sa grant hure, Prophetes de male aventure, Hideus messagier de dolor, En son cri, en forme et color. Par-là, soit esté, soit ivers, S'encorent dui flueves divers Sordans de diverses fontaines Qui moult sunt de diverses vaines; L'ung rent iaues si docereuses, Si savourées, si mielleuses, Qu'il n'est nus qui de celi boive, Boive en néis plus qu'il ne doive, Qui sa soif en puisse estanchier, Tant a le boivre dous et chier; Car cil qui plus en vont bevant, Ardent plus de soif que devant; [p.127] Si l'un grandit, ses voisins font 6251 Vers la terre incliner leur front; Si les bourgeons à l'un jaillissent, Soudain les autres se flétrissent. Là croissent les genêts géants Près des pins et cèdres rampants; Chacun arbre ainsi se déforme Et prend l'un de l'autre la forme. Là se flétrit, sa verdeur perd Le laurier ailleurs toujours vert, Et là se dessèche et se glace L'olivier fécond et vivace; A la vigne ravit l'ormeau Son fruit délicieux et beau; Le saule, cet arbre stérile, Y fleurit et devient fertile. Le rossignol toujours s'y tait, Mais toujours s'y lamente et brait Le chat-huant à la grand' hure, Prophète de male aventure, Hideux messager de douleur Par le cri, l'aspect, la couleur. Par là, de diverses fontaines Qui jaillissent de mille veines, Hiver comme été, deux ruisseaux Ennemis déversent leurs eaux. L'un sourd des eaux si doucereuses, Si limpides, si savoureuses, Que celui qui les goûte et boit En engoule plus qu'il ne doit. Il ne saurait sa soif ardente Étancher, tant boire le tente; Car plus il va cette eau buvant, Et plus la soif le va brûlant, [p.128] Ne nus n'en boit qui ne s'enivre, 6257 Mès nus de soif ne s'i délivre: Car la douçor si fort les boule, Qu'il n'est nus qui tant en engoule, Qu'il n'en vueille plus engouler, Tant les set la douçor bouler; Car lécherie si les pique, Qu'il en sunt tretuit ydropique. Cil fluns cort si joliement, Et mene tel grondillement, Qu'il résonne, tabore et tymbre Plus soef que tabor ne tymbre: N'il n'est nus qui cele part voise, Que tous li cuers ne li renvoise. Maint sunt qui d'entrer ens se hestent, Qui tuit à l'entrée s'arrestent, Ne n'ont pooir d'aler avant. A peine i vont lor piés lavant, Envis les douces iaues toichent, Combien que du flueve s'aproichent. Ung petitet sans plus en boivent, Et quant la douçor aparçoivent, Volentiers si parfont iroient, Que tuit dedens se plungeroient. Li autre passent si avant, Qu'il se vont en plain gort lavant, Et de l'aise qu'il ont se loënt, Dont ainsinc se baignent et noënt. Lors vient une ondée legiere, Qui les boute à la rive arriere Et les remet à terre seiche, Dont tout li cuers lor art et seiche. Or te dirai de l'autre flueve, De quel nature l'en le trueve: [p.129] Et tous ceux qui boivent s'enivrent, 6285 Mais de la soif ne se délivrent. Rien n'en égale la saveur, Et plus l'infortuné buveur Pour se désaltérer avale, Plus s'accroît sa soif infernale, Et là tous ces goinfres soûlés Comme hydropiques sont gonflés. De ce gent fleuve l'onde pure Coule exhalant un doux murmure; Il n'est cymbale ou tambourin Plus gai que ce son argentin. Les coeurs sur la rive fleurie S'enivrent de cette harmonie; Tous accourent vers le ruisseau, Mais ne sauraient le bord de l'eau Franchir, pour gagner l'autre rive. A peine ils touchent l'onde vive Du bout du pied, que, malgré eux, Loin encor des flots spacieux, Un petitet sans plus en boivent, Et quand la douceur aperçoivent, Soudain on les voit avancer Et tout entiers s'y enfoncer. D'autres plus hardis, le rivage Quittant, s'élancent à la nage Au milieu même du courant, Leur bonheur à tous exaltant. Soudain une vague légère Les jette à la rive en arrière Sur le sol dur et desséché, Et leur coeur en est tout séché. Je vais te dire l'autre fleuve De quelle nature on le treuve. [p.130] Les iaues en sunt ensoufrées, 6291 Tenebreuses, mal savorées, Comme cheminées fumans, Toutes de puor escumans, N'il ne cort mie doucement, Ains descent si hideusement, Qu'il tempeste l'air en son oire Plus que nul orrible tonnoire. Sus ce flueve, que ge ne mente, Zephirus nule fois ne vente, Ne ne li recrespit ses undes Qui moult sunt laides et parfondes; Mès li dolereus vens de bise A contre li bataille emprise, Et le contraint par estovoir Toutes ses undes à movoir, Et li fait les fons et les plaingnes Saillir en guise de montaingnes, Et les fait entr'eux batailler, Tant vuelt li flueve travailler. Maint homme à la rive demorent, Qui tant i sopirent et plorent, Sans metre en lor plor fins ne termes, Que tuit se plungent en lor lermes, Et ne se cessent d'esmaier, Qu'il nes conviengne où flun naier. Plusor en cest flueve s'en entre, Non pas solement jusqu'au ventre, Ains i sunt tuit enseveli, Tant se plungent ès flos de li. Là sunt empaint et debouté Du hideus flueve redouté; Maint en sorbist l'iaue et afonde, Maint sunt hors reflati par l'onde; [p.131] Les flots en sont tout ensoufrés, 6319 Ténébreux et mal savourés, Écumeux, fumant comme cuves, Exhalant puantes effluves. Il ne court pas tout doucement, Mais, épouvantable torrent, Il bouleverse l'atmosphère Plus que nul horrible tonnerre. Dessus ce fleuve aux flots épais Zéphir ne vient souffler jamais, Friser ni caresser ses ondes Qui moult sont laides et profondes; Mais Bise, le vent douloureux, Lui livre des combats affreux Et, par rafales furibondes, Le contraint à mouvoir ses ondes, Y creuse des ravins profonds, Puis élève d'énormes monts Qui l'un contre l'autre bataillent, Tant les flots et les vents travaillent. Sur la rive cent malheureux De soupirs remplissent ces lieux; Oncques leurs larmes ne tarissent Et de leurs yeux toujours jaillissent; Sous le faix on les voit ployer Et toujours prêts à se noyer: Et si quelqu'un dans le fleuve entre, Il n'en a pas que jusqu'au ventre, Mais soudain est enseveli Et disparaît au fond du lit. Les uns, battus par l'onde amère De cette terrible rivière, Sont sur la rive rejetés; Mais combien d'autres sont restés [p.132] Mès li floz maint en asorbissent, 6325 Qui si très en parfond flatissent, Qu'il ne sevent trace tenir Par où s'en puissent revenir; Ains les i convient sejorner, Sans jamès amont retorner. Cis flueve va tant tornoiant, Par tant de destrois desvoyant O tout son venin dolereus, Qu'il chiet où flueve doucereus, Et li tresmuë sa nature Par sa puor et par s'ordure, Et li départ sa pestilence Plaine de male meschéance, Et le fait estre amer et trouble, Tant l'envenime et tant le trouble; Tolt li s'atrempée valor Par sa destrempée chalor; Sa bonne odor néis li oste, Tant rent de puor à son oste. En haut où chief de la montaingne, Où pendant, non pas en la plaingne, Menaçant tous jors trebuchance, Preste de recevoir chéance, Descent la maison de Fortune: Si n'est rage de vent nesune, Ne torment qu'il puissent offrir, Qu'il ne li conviengne soffrir. Là reçoit de toutes tempestes Et les assaus et les molestes; Zephirus, li dous vens sans per, I vient à tart por atremper Des durs vens les assaus orribles A ses souffles dous et pesibles. [p.133] Engloutis dans les vastes ondes 6353 Et dans leurs cavernes profondes, A tout jamais, et sans pouvoir Par nul chemin le jour revoir! Une fois là, tous y séjournent Et jamais en haut ne retournent. Ce fleuve bondit tournoyant, En mille gorges s'égarant, Tant qu'enfin ses eaux vénéneuses Il déverse aux eaux doucereuses, Dont toute il corrompt la saveur De son ordure et puanteur, Et leur transmet sa pestilence Avec sa morbide influence; Il détruit leur douce fraîcheur Par son excessive chaleur, Et leur odeur si parfumée Par sa dégoûtante fumée. Ce n'est plus qu'un torrent fangeux, Sombre, puant et vénéneux. Tout au faîte de la montagne, Aux flancs et non dans la campagne, Croulante et toujours prête à choir Ou quelque accident recevoir, Descend la maison de Fortune. Il n'est rage de vents aucune, Ni tourment qu'ils puissent offrir, Qu'il ne lui faille là souffrir. Elle reçoit de tous orages Et les assauts et les ravages, Et rarement le doux Zéphir, Ce tendre ami, vient adoucir De ces trombes l'assaut horrible Par son souffle doux et paisible. [p.134] L'une partie de la sale 6359 Va contre mont, et l'autre avale; Si semble qu'el doie chéoir, Tant la puet-l'en pendant véoir: N'onc si desguisée maison Ne vit, ce croi, onques-mès hon. Moult reluit d'une part, car gent I sunt li mur d'or et d'argent; Si rest toute la coverture De cele méisme féture, Ardans de pierres précieuses Moult cleres et moult vertueuses[38]: Chascuns à merveilles la loë. D'autre part sunt li mur de boë, Qui n'ont pas d'espès plaine paume, S'est toute coverte de chaume. D'une part se tient orguilleuse, Por sa grant biauté merveilleuse; D'autre tremble toute effraée Tant se sent foible et esbaée, Et porfenduë de crevaces En plus de cinq cens mile places. Et se chose qui n'est estable, Comme foloiant et muable, A certaine habitacion, Fortune a là sa mancion. Et quant el vuet estre honorée, Si se trait en la part dorée De sa maison, et là séjorne; Lors pare son corps et atorne, Et se vest cum une roïne De grant robe qui li traïne, De toutes diverses olors, De moult desguisées colors, [p.135] Une moitié de la maison 6387 Est en aval, l'autre en amont. Ainsi pendante, elle s'incline Et semble menacer ruine. D'une part, nul ne vit jamais Si riche et si brillant palais; Les murs et la toiture entière Sont faits d'une même matière: Ils sont tout d'or et tout d'argent; Ce palais tout resplendissant De mille pierres précieuses, Moult brillantes et vertueuses[38], Est un monument merveilleux. D'autre part, sur des murs hideux, Faits de boue, épais d'une paume A peine, grimpe un toit de chaume. Un côté se dresse orgueilleux, Dans tout son éclat lumineux; L'autre, pourfendu de crevasses En plus de cinq cent mille places, Est sur sa base tout tremblant, Tant se sent faible et vacillant. Ce palais splendide et sauvage, De ce monde fidèle image Et de son instabilité, Par la Fortune est habité. Quand elle veut être honorée, Elle passe en la part dorée, Et là, dans ce brillant séjour, Elle s'atourne tout le jour Et se drape, comme une reine, De belle robe à longue traîne Aux plus séduisantes odeurs, Aux plus chatoyantes couleurs, [p.136] Qui sunt ès soies ou ès laines, 6393 Selonc les herbes et les graines, Et selonc autres choses maintes Dont les draperies sunt taintes, Dont toutes riches gens se vestent Qui por honor avoir s'aprestent. Ainsinc Fortune se desguise; Mès bien te di qu'ele ne prise Tretous ceus du monde ung festu, Quant voit son cors ainsinc vestu; Ains est tant orguilleuse et fiere, Qu'il n'est orguex qui s'i afiere: Car quant el voit ses grans richeces, Ses grans honors, ses grans nobleces, De si très-grant folie habonde, Qu'el ne croit pas qu'il soit où monde Home ne fame qui la vaille, Comment que la chose après aille. Puis va tant roant par la sale, Qu'elle entre en la partie sale, Foible, décrevée et crolant, O toute sa roë volant. Lors va soupant et jus se boute, Ausinc cum s'el ne véist goute; Et quant illec se voit chéuë, Sa chiere et son habit remuë, Et si se desnuë et desrobe, Qu'ele est orfenine de robe, Et semble qu'el n'ait riens vaillant, Tant li sunt tuit bien defaillant. Et quant el voit la meschéance, Si quiert honteuse chevissance, [p.137] Dont jamais la soie ou la laine, 6421 Par essences d'herbe ou de graine, Ou par les secrets de son art, Tisserant teignit le brocart Dont tous les riches se revêtent, Pour les honneurs quand ils s'apprêtent. Ainsi rehausse ses appas Fortune, de tel orgueil, las! Qu'on n'en saurait trouver de pire. A ses yeux tout ce qui respire N'a pas la valeur d'un fétu, Quand son corps est ainsi vêtu. Quand elle voit ses grand' richesses, Ses grands honneurs, ses grand'noblesses, Tel est son fol égarement, Qu'elle se figure vraiment Qu'il n'est personne sur la terre, Homme ni femme tant soit fière, Qui vaille auprès d'elle un denier, Sans d'avenir se soucier. Mais tant va tournant par la salle, Qu'elle entre dans la maison sale Au pignon crevassé, croulant, Toujours sur son disque volant. Lors trébuchant en bas se boute, Tout comme si n'y voyait goutte, Et sitôt que par terre gît, Changeant de visage et d'habit, Soudain elle se déshabille, Et nue ainsi qu'une chenille Semble n'avoir plus rien vaillant, Tant tout lui manque en un instant. Alors, se voyant misérable, Elle devient tôt méprisable [p.138] Et s'en vait au bordiau cropir 6425 Plaine de duel et de sopir. Là plore à lermes espanduës Les granz honors qu'ele a perduës, Et les délis où ele estoit Quant des granz robes se vestoit: Et por ce qu'ele est si perverse, Que les bons en la boë verse, Et les deshonore et les grieve, Et les mauvès en haut eslieve, Et lor donne à granz habondances Dignités, honors et poissances, Puis, quant li plaist, lor tolt et emble, N'el ne set qu'ele vuet, ce semble; Por ce li oil bendé li furent Des anciens qui la congnurent. * * * * * XXXIX Comment le maulvais empereur Neron, par sa grande fureur, Fist devant luy ouvrir sa mere, Et la livrer à mort amere, Pource que vèoir il vouloit Le lieu où concéu l'avoit. Et que Fortune ainsinc le face, Que les bons avile et efface, Et les mauvès en honor tiengne, Car ge voil que bien t'en soviengne, Jà soit ce que devant dit t'aie De Socrates que tant amaie, Et li vaillanz hons tant m'amoit, Qu'en tous ses fais me reclamoit: [p.139] Et s'en vient au bordel croupir, 6455 Pleine de deuil et de soupir. Là pleure à larmes épandues Les grand' splendeurs qu'elle a perdues Et le plaisir qu'elle goûtait, Quand des grand' robes se vêtait. Ainsi Fortune la perverse Les bons sur le fumier renverse, Les déshonore et les flétrit, Et met les méchants en crédit, Et leur prodigue en abondance Dignités, honneur et puissance, Pour leur ravir quand il lui plaît, Car ce que veut oncques ne sait; Aussi les yeux bandés lui furent Par les anciens qui la connurent. * * * * * XXXIX Comment le mauvais empereur Néron, par sa grande fureur Devant lui fit ouvrir sa mère Et la livrer à mort amére, Pour que par lui fût le lieu vu Où il avait été conçu. Eh bien, que Fortune ainsi fasse, Les bons qu'elle avilisse, efface Et qu'aux méchants donne l'honneur; Car de Socrate dans ton coeur Tu dois avoir gardé l'image, De ce vaillant homme, ce sage Que j'aimais, et qui tant m'aimait Qu'en tous ses faits me consultait. [p.140] Mains exemples en puis trover, 6455 Et ce puet-l'en tantost prover, Et par Seneque et par Neron, Dont la parole tost leron, Por la longor de la matire. Car ge metroie trop à dire Les fais Neron le cruel homme, Comment il mist les feus à Romme, Et fist les Senators occiere. Cis ot les cuers plus durs que pierre. Quant il fit occire son frere, Et si fist démembrer sa mere, Por ce que par li fust véus Li lieus où il fu concéus; Et puis qu'il la vit desmembrée, Selonc l'istoire remembrée, La biauté des membres jugea. Hé Diex! cum si felon juge a! Onc des iex lerme n'en issi, Car li livres le dit ainsi. Mès si cum il jugoit des membres, Commanda-il que de ses chambres Li féist-l'en vin aporter, Et but por son cors deporter. Mès il l'ot ainçois congnéue: Sa seror ravoit-il éuë, Et bailla soi méisme à homme Cis desloiaus que ge ci nomme. Seneques mist-il à martire, Son bon mestre, et li fist eslire De quel mort morir il vorroit. Cil vit qu'eschaper n'en porroit, [p.141] Au reste, maint exemple on treuve, 6485 Et je vais t'en donner la preuve Et par Sénèque et par Néron. Or je n'ai pas l'intention Ici de retracer l'histoire Des forfaits, qu'à notre mémoire Les anciens ont pu rapporter. Trop long serait de te conter Comment Néron, le cruel homme, Mit à feu la ville de Rome Et fit périr maint sénateur. Plus dur que pierre était son coeur, Quand il fit occire son frère, Quand il fit démembrer sa mère, Pour que par lui fût le lieu vu Où il avait été conçu; Et lorsqu'il la vit démembrée, Suivant l'histoire demeurée, La beauté des membres jugea. Ha Dieu! quel félon juge là! Pas une larme sa paupière Ne vint mouiller; mais au contraire L'histoire dit que, contemplant Ce corps mutilé, pantelant, Il fit apporter de sa cave Du vin, et but joyeux et brave. Du reste, avant la connaissait, Sa propre soeur séduite avait Et se livrait soi-même à l'homme Ce monstre qu'ici je te nomme. Il fit de Sénèque un martyr, Son bon maître, et lui fit choisir Comme il voulait quitter la vie, Tant cruel était cet impie! [p.142] Tant par ert crueus li maufés[39]: 6487 Donc soit, dist-il, uns bains chaufés, Puis que d'eschaper est néans, Si me faites seignier léans, Si que ge muire en l'iaue chaude, Et que m'ame joieuse et baude A Diex qui la forma ge rende, Qui d'autres tormens la defende. * * * * * XL Comment Senecque le preud'homme, Maistre de l'empereur de Romme, Fut mis en ung baing pour mourir; Neron le fist ainsi périr. Après ce mot sans arrester, Fist Neron le baing aprester, Et fist ens le prodomme metre, Et puis seignier, ce dit la letre, Tant qu'il li convint l'ame rendre, Tant li fist cis du sanc espendre: Ne nule achoison n'i savoit, Fors tant que de coustume avoit Neron que tous jors dès s'enfance Li soloit porter révérence, Si cum disciples à son mestre; Mès ce ne doit, dist-il, mie estre, Ne n'est pas bel en nule place Que révérence à homme face Nus hons, puis qu'il est empereres, Tant soit ses mestres ne ses peres. Et por ce que trop li grevoit, Quant encontre li se levoit, [p.143] Voyant qu'il lutterait en vain, 6519 Sénèque dit: Or soit, un bain Chauffez, puisqu'il faut que je meure, Et faites-moi saigner sur l'heure, Pour qu'en l'eau s'écoule mon sang, Et que joyeux, au Dieu puissant Son créateur, l'âme je rende, Qui d'autres tourments la défende. * * * * * XL Comment ce Néron fit périr, En un bain mis pour y mourir, Sénéque le sage prudhomme Maître de l'empereur de Rome. Après ces mots, sans arrêter, Néron fit le bain apprêter, Mettre Sénèque en la baignoire Et puis saigner, nous dit l'histoire, Tant qu'à la fin l'âme rendit Quand tout son sang se répandit: Sans raison nulle en apparence, Fors que toujours, dès son enfance, Néron cette coutume avait Que révérence il lui portait Comme tout disciple à son maître: Ce qui, dit-il, ne doit pas être, Car c'est une stupide erreur A moi, tout-puissant empereur, De révérence à quelqu'un faire, Fût-il mon maître ou bien mon père; Et parce que trop lui pesait, Lorsque son maître à lui venait, [p.144] Quant son mestre véoit venir, 6517 N'il ne s'en pooit pas tenir Qu'il ne li portast révérence Par la force d'acoustumance, Fist-il destruire le prodomme. Si tint-il l'empire de Romme Cis desloiaus que ge ci di; Et d'orient et de midi, D'occident, de septentrion Tint-il la juridicion. Et se tu me scés bien entendre, Par ces paroles pués aprendre Que richeces et révérences, Dignités, honors et poissances, Ne nule grace de Fortune, Car ge n'en excepte nesune, De si grant force pas ne sont, Qu'il facent bons ceus qui les ont, Ne dignes d'avoir les richeces, Ne les honors, ne les hauteces; Mès s'il ont en eus engrestiés, Orguel, ou quelques mauvestiés, Li grant estat où il s'encroent, Plus tost le mostrent et descloent, Que se petit estat éussent, Par quoi si nuire ne péussent; Car quant de lor poissances usent, Li fait les volentés encusent, Qui démonstrance font et signe Qu'il ne sunt pas ne bon, ne digne Des richeces, des dignités, Des honors et des poëstés. Et si dist-l'en une parole Communément qui est moult fole, [p.145] De se lever en sa présence 6549 Et de lui porter révérence, Ce dont s'empêcher ne pouvait, Tant l'habitude s'imposait. Donc il fit périr ce prud'homme. Et tenait l'empire de Rome Ce monstre hideux et félon; Du sud jusqu'au septentrion, De l'est à l'ouest, toute la terre Tremblait sous sa main sanguinaire! Ami, si tu m'as bien compris, Par ces mots dois avoir appris Que richesses et révérence, Dignités, honneurs et puissance De si grande vertu ne sont Qu'ils fassent bons ceux qui les ont; Et nulle grâce de Fortune Ne peut, sans en excepter une, Les rendre dignes des honneurs, Des richesses et des grandeurs. Mais s'ils ont en eux la malice, L'orgueil, le germe d'aucun vice, Plus haut ces méchants monteront, Plus tôt ils le dévoileront; Car s'ils restaient de vile essence, De nuire ils auraient moins puissance. Les abus de l'autorité Dévoilent leur perversité; Ce sont d'irréfutables signes Qu'ils sont pervers, qu'ils sont indignes Des richesses et des honneurs, Et du pouvoir et des grandeurs. Or, j'entends dire une parole Communément, qui moult est folle, [p.146] Et la tiennent tretuit por vroie 6551 Par lor fol sens qui les desvoie, Que les honors les meurs remuent. Mès cil mauvesement arguent: Car honors ne font pas muance, Mès il font signe et démonstrance Quex meurs en eus avant avoient, Quant ès petis estas estoient, Cil qui les chemins ont tenus Par quoi sunt as honors venus. Car cil sunt fel et orguilleus, Despiteus et mal semilleus, Puis qu'il vont honors recevant, Sachiés tiex ierent-il devant, Cum tu les pués après véoir, S'il en éussent lors pooir. Si n'apelé-ge pas poissance Pooir mal, ne desordenance: Car l'Escripture si dit bien Que toute poissance est de bien, Ne nus à bien faire ne faut, Fors par foiblece et par defaut; Et qui seroit bien cler véans, Il verroit que maus est néans, Car ainsinc le dit l'Escripture. Et se d'auctorité n'as cure, Car tu ne vuez espoir pas croire Que toute auctorité soit voire, Preste sui que raison i truisse, Car il n'est riens que Diex ne puisse. Mès qui le voir en vuet retraire, Diex n'a poissance de mal faire; Et se tu es bien congnoissans, Et vois que Diex est tous poissans, [p.147] Et que prennent pour vérité 6583 Maints fols dans leur simplicité: C'est que les honneurs vous corrompent. Mais ceux-là, crois-moi, bien se trompent, Car les honneurs ne changent rien A vos moeurs, mais démontrent bien Quelle était avant la nature, Dans leur position obscure, Des hommes de petit venus Qui sont aux honneurs parvenus. Ils sont de nature orgueilleuse, Mauvaise et basse et dépiteuse, Dès qu'ils vont honneurs recevant; Sache donc qu'ils étaient avant Ce que les as vus par la suite, Mais leur force était lors petite. Orgueil, malice et cruauté Ne sont puissance en vérité; Car ainsi que dit l'Écriture, La puissance est de source pure, Et nul ne viole le bien S'il n'est impuissant et vaurien. L'homme doué de clairvoyance Sait que le mal n'est qu'impuissance; Ainsi l'Écriture le dit. Si ce pourtant ne te suffit, Si ton âme n'est convaincue, Car il n'est sentence absolue, Je puis le prouver en ce lieu, Car rien n'est impossible à Dieu. Nul ne peut dire le contraire, Dieu n'a puissance de mal faire; Donc si tu es bien connaissant, Et si Dieu, quoique tout puissant, [p.148] Qui de mal faire n'a pooir, 6585 Donc pués-tu clerement véoir Que qui l'estre des choses nombre, Mal ne met nule chose en nombre; Mès si cum li ombre ne pose En l'air oscurci nule chose, Fors defaillance de lumiere, Tretout en autele maniere, En créature où bien deffaut, Mal n'i met riens fors pur deffaut De bonté, riens plus n'i puet metre. Et dit encores plus la letre, Qui des mauvès comprent la somme, Que li mauvès ne sunt pas homme, Et vives raisons i amaine; Mès ne voil or pas metre paine A tout quanque ge di prover, Quant en escript le pués trover. Et neporquant, s'il ne te grieve, Bien te puis par parole brieve Des raisons amener aucune: C'est qu'il lessent la fin commune A quoi tendent et tendre doivent Les choses qui estre reçoivent. C'est de tous biens le soverain Que nous apelons premerain. Autre raison i a biau metre Por quoi li mauvès n'ont pas estre, Qui bien entent la conséquence Qu'il ne sunt pas en ordenance En quoi tout lor estre mis ont, Tretoutes les choses qui sont, Dont il s'ensieut à cler véant Que li mauvès sunt por néant. [p.149] N'a pas le pouvoir de mal faire, 6617 Donc à tes yeux c'est chose claire Que de tout ici-bas l'auteur Ne fut du mal le créateur. De même que l'ombre ne pose En l'air obscurci nulle chose, Fors de lumière effacement, Ainsi le mal également, En créature où le bien manque, Ne mit rien excepté le manque De bonté; rien de plus n'y mit. Et de plus l'Écriture dit, Des méchants comprenant la somme, Que le méchant n'est pas un homme, Non sans vives raisons donner. Pourquoi du reste m'acharner A faire de mes dits les preuves, Quand en écrits partout les treuves? Pourtant, si tu veux m'écouter, Je puis en deux mots t'apporter Entre mille raisons quelqu'une: C'est qu'ils laissent la fin commune Où toute chose tendre doit Ici-bas qui l'être reçoit: C'est la richesse souveraine Que nous appelons primeraine. D'autres raisons trouvera bien Par quoi les méchants ne sont rien Qui bien entend la conséquence, Puisqu'ils vivent sans conscience Du but où chacun ici-bas Adresse et son coeur et ses pas; D'où découle de façon claire Que méchants ne sont rien, j'espère. [p.150] Or vois comme Fortune sert 6619 Ça jus en ce mondain desert; Et comment el fait à despire Qui des mauvès eslit le pire, Et sus tous hommes le fist estre De ce monde seignor et mestre, Et fist Seneque ainsinc destruire: Fait donques bien sa grace à fuire. Quant nus, tant soit de bon éur, Ne la puet tenir asséur, Por ce voil que tu la desprises, Et que sa grace riens ne prises. Claudius néis s'en soloit[40] Merveiller, et blasmer voloit Les Diex de ce qu'il consentoient Que li mauvès ainsinc montoient Ès grans honors, ès grans hauteces, Ès grans pooirs, ès grans richeces; Mès il méismes i respont, Et la cause nous en espont, Cum cil qui bien de raison use, Et les Diex assoit et escuse, Et dit que por ce le consentent Que plus après les en tormentent, Por estre plus forment grevés; Car por ce sunt en haut levés Que l'en les puist après véoir De plus haut trebuchier et choir. Et se tu me fais cest servise Que ge ci tesmoingne et devise, Jamès nul jor ne troveras Plus riche homme que tu seras, Ne jamès ne seras iriés, Tant soit tes estaz empiriés [p.151] Or vois comme Fortune sert 6651 Ci-bas en ce mondain désert, Comme on fait bien de la maudire, Elle qui des méchants le pire Choisit pour être le premier, Maître et seigneur du monde entier, Et fit Sénèque ainsi détruire. Donc ses faveurs point ne désire, Puisque nul n'est si grand, si fort Qu'il soit assuré de son sort. Il vaut mieux que tu la méprises Et que ses grâces rien ne prises. Claudius même s'en soulait[40] Étonner et blâmer voulait Les Dieux, de ce qu'ils acceptassent Que les méchants ainsi montassent Aux grand' richesses, aux faveurs, Aux grands pouvoirs, aux grands honneurs; Mais lui-même bien nous expose, Après, la véritable cause, En homme sage et bien pensant, Et les Dieux excuse et défend, Disant qu'à ce les Dieux consentent, Parce qu'après plus les tourmentent, Et les élèvent pour les voir De plus haut trébucher et choir. Et si tu veux mes conseils suivre, Heureux et sage pourras vivre, Et jamais tu ne trouveras Plus que toi-même ne seras, Nul homme riche sur la terre. Au désespoir, à la colère [p.152] De cors, ne d'amis, ne d'avoir; 6653 Ains vodras pacience avoir, Et tantost avoir la porras Cum mes amis estre vorras. Por quoi donc en tristor demores? Je vois maintes fois que tu plores Cum alambic sus alutel: L'en te devroit en ung putel Tooiller cum un viex panufle. Certes ge tendroie à grant trufle Qui diroit que tu fusses hon; C'onques hon en nule seson, Por qu'il usast d'entendement, Ne demena tel marement. Li vif déable, li maufé T'ont si en amer eschaufé, Qui si fait tes iex lermoier, Qui de nule riens esmoier Qui t'avenist, ne te déusses, Se point d'entendement éusses. Ce fait li Diex qui ci t'a mis, Tes bons mestres, tes bons amis: C'est Amor qui soufle et atise La brese qu'il t'a où cuer mise, Qui fait tes iex les lermes rendre, Chier te vuet s'acointance vendre; Car ce n'aferist mie à homme Que sens et proesce renomme. Certes malement t'en diffames, Lesse plorer enfans et fames, Bestes fiébles et variables, Et tu soies fers et estables. Quant Fortune verras venir, Vués-tu sa roë retenir [p.153] Ne seras plus oncques livré, 6683 Tant soit ton état empiré De corps, d'amis ou de chevance; Mais voudras avoir patience Et bien facilement l'auras Tant qu'être mon ami voudras. Pourquoi donc triste tu demeures? Je vois maintes fois que tu pleures Comme alambic sur son fourneau; On te devrait dans un ruisseau Laver comme une vieille loque. Moult serait simple et je m'en moque, Qui pour un homme te prendrait; Car jamais nul homme, en effet, Si peu qu'il eût d'intelligence, Ne chut en telle défaillance. Le diable, source de tout mal, T'a si fort d'un amour fatal Chauffé, qu'il fait couler tes larmes Et d'un rien te remplit d'alarmes, Toi qui si bas choir ne devrais Si quelque intelligence avais. C'est Amour qui souffle et attise Cette braise au coeur qu'il t'a mise, C'est lui seul qui t'abaisse ainsi, Ton bon maître, ton bon ami, Qui fait tes yeux les larmes rendre; Cher te veut son amitié vendre. Ainsi n'agissent pas les preux, Les forts, prends modèle sur eux; Toi-même malement t'infames. Laisse pleurer enfants et femmes, Bêtes craintives, sans vigueur, Mais toi reste ferme et sans peur. [p.154] Qui ne puet estre retenuë 6687 Ne par grant gent, ne par menuë? Cis grans empereres méismes, Neron, dont exemple méismes, Qui fu de tout le monde sires, Tant s'estendoit loing ses empires, Ne la pot onques arrester, Tant péust honors conquester: Car il, se l'istoire ne ment, Reçut puis mort mauvesement. De tout son pueple fut haïs, Dont il cremoit estre envaïs; Si manda ses privés amis, Mès onc li messagiers tramis Ne trovèrent, quequ'il déissent, Nus d'aus qui lor huis lor ovrissent. Adonc i vint privéement Neron moult paoreusement, Et hurta de ses propres mains, N'onc ne l'en firent plus ne mains: Car quant plus chascun apela, Chascun plus s'endost et cela; Ne nus ne li volt mot respondre, Lors le convint aler repondre. * * * * * [p.155] Quand vers toi Fortune se joue, 6717 Pourrais-tu retenir sa roue, Ce que nul jusqu'ici n'a pu, Qu'il soit puissant, qu'il soit menu? Or ce grand empereur de Rome Dont te parlais, ce puissant homme, Ne la put lui-même arrêter, Tant sût-il d'honneurs conquêter. Il était du monde entier sire, Tant s'étendait loin son empire; Eh bien, si l'histoire ne ment, Il périt misérablement. Contre ce monstre sanguinaire Du peuple éclata la colère. Lors ses privés amis, dit-on, Manda par messagers Néron; Mais quoi que ceux-ci pussent faire, Aucun n'ouvrit à leur prière. Alors Néron furtivement Lui-même vint peureusement, Et ses royales mains frappèrent. Mais portes closes demeurèrent; Car plus chacun il appelait Et plus chacun se renfermait, Nul d'eux ne voulut mot répondre; Il revint chez lui se morfondre. * * * * * [p.156] XLI Comment l'emperere Neron 6714 Se tua devant deux garçons, En ung jardin où se bouta, Pour ce que son pueple doubta. Si se mist por soi herbergier O deux siens sers en un vergier: Car jà partout plusors coroient Qui por ocierre le queroient, Et crioient: Neron, Neron, Qui le vit? où le trouveron? Si qu'il néis bien les ooit, Mès consel metre n'i pooit; Si s'est si forment esbahis: Qu'il méismes s'en enhaïs: Et quant il se vit en ce point, Qu'il n'ot mès d'esperance point, As sers pria qu'il le tuassent, Ou qu'à soi tuer li aidassent. Si s'occist; mès ains fist requeste Que jà nus ne trovast sa teste, Por ce qu'il ne fust congnéus, Se son cors fust après véus. Et pria que le cors ardissent Si-tost cum ardoir le poïssent. Et dist li livres anciens, Dit des douze Cesariens, Où sa mort trovons en escript, Si cum Suetonius l'escript[41], Qui la loi cretienne apele Fauce Religion novele [p.157] XLI Comment cet empereur Néron, 6743 Craignant son peuple avec raison, Devant deux esclaves se tue En son jardin, l'âme éperdue. Lors il courut pour se cacher Avec deux serfs en un verger, Car déjà la foule en délire Partout le cherchait pour l'occire, Et s'écriait: Néron, Néron, Où donc, où trouver ce félon? Et lui, qui les entendait braire, Mais qui ne savait comment faire, Tant fut d'épouvante envahi Que de soi-même fut haï. Lors Néron, en sa méchéance Ayant perdu toute espérance, Pria ses serfs de le férir Ou bien de l'aider à mourir. Il s'occit; mais avant, requête Leur fit de lui couper la tête, Pour ne pas être reconnu Après, si son corps était vu, Et ce corps de réduire en cendre Dès qu'ils pourraient et sans atendre. On lit aux livres anciens Dits des douze Césariens, Où l'on trouve sa mort écrite, Comme l'a Suétone décrite[41], Qui du Christ la religion Traite d'absurde fiction [p.158] Et mal faisant, ainsinc la nomme, 6741 (Vez ci mot de desloial homme); Que en Neron fu definie Des Cesariens la lignie. Cis par ses faits tant porchaça, Que tout son linage effaça. Neporquant fu-il coustumiers De biens faire ès cinc ans premiers; Onc si bien ne governa terre Nus princes que l'en séust querre, Tant sembla vaillans et piteus Li desloiaus, li despiteus; Et dist en audience à Romme, Quant il, por condampner un homme, Fu requis de la mort escrire, Ne n'ot pas honte de ce dire, Qu'il vosist miex non savoir letre, Que sa main por escrire i metre. Si tint, ce vuet li livres dire Entor dix et sept ans l'empire[42], Et trente-deux dura sa vie; Mès ses orguex, sa felonie, Si forment l'orent envaï, Que de si haut si bas chaï, Cum tu m'as oï raconter: Tant l'ot fait Fortune monter, Que tant le fist après descendre, Cum tu pués oïr et entendre. N'onc ne la pot tenir Cresus[43], Qu'el n'el' tornast et jus et sus, Qui refu roi de toute Lyde, Puis li mist-l'en où col la bride, Et fu por ardre au feu livrés, Quant par pluie fu délivrés, [p.159] Et malfaisante, ainsi la nomme 6773 (Voici mot de déloyal homme), Que s'éteignit avec Néron Des Césariens la maison. Ainsi tant de mal fit ce traître Qu'il fit sa race disparaître. Pourtant de son règne au début, Pendant cinq ans, bon prince il fut; De monarques on ne vit guère Aussi bien gouverner leur terre, Tant paraissait vaillant et bon Ce déloyal et ce félon. Il dit en audience à Rome, Lorsque pour condamner un homme Fut requis de signer l'arrêt, Que certes il préférerait, Et n'eût pas honte de le dire, Que sa main ne sût pas écrire. L'histoire dit que trop longtemps Il tint l'empire dix-sept ans[42] Et trente-deux dura sa vie. Mais son orgueil, sa félonie, L'avaient tellement corrompu, Que de si haut si bas est chu, Ainsi que tu viens de l'entendre; Et c'est pour le faire descendre D'un coup si bas, qu'à mon avis L'avait si haut Fortune mis. Crésus non plus, roi de Lydie[43], Ne put la Fortune ennemie Retenir; elle le versa Et la corde au cou lui passa; Sur le bûcher il était même, Quand soudain, à l'heure suprême, [p.160] Qui le grant feu fist tout estaindre: 6775 N'onques nus n'osa là remaindre, Tuit s'enfoïrent por la pluie; Cresus se mist tantost en fuie, Quant il se vit seul en la place Sans encombrement et sans chace. Puis refu sires de sa terre, Et puis revint novele guerre, Puis refu pris, et puis pendus, Quant li songes li fu rendus Des deus Diex qui li aparoient, Qui sus l'arbre en haut le servoient. Jupiter, ce dist, le lavoit, Et Phebus la toaille avoit, Et se penoit de l'essuier. Mal se volt où songe appuier, Dont si grant fiance acueilli, Que comme fox s'en orgueilli; Bien li dist Phanie sa fille, Qui tant estoit saige et soutille, Que savoit les songes espondre, Et sans flater li volt respondre. * * * * * XLII Comment Phanie dist au roy Son pere, que par son desroy Il seroit au gibet pendu, Et l'a par son songe entendu. Biau pere, dit la damoisele, Ci a dolereuse novele: Vostre orguel ne vaut une coque, Sachiés que Fortune vous moque. [p.161] L'eau du ciel éteignit le feu 6807 Et le sauva. Car de ce lieu Effrayés tous prirent la fuite Et Crésus s'éloigna bien vite, Quand seul en la place il se vit, Sans que nul ne le poursuivît; Puis fut encor roi dans sa terre, Et puis subit nouvelle guerre, Et puis fut repris et pendu Quand lui fut le songe apparu. Deux Dieux il vit au haut d'un hêtre Qui le servaient comme leur maître. Jupiter, dit-il, le lavait, Et Phoebus la toile tenait Pour essuyer son corps auguste. Pour son malheur il trouva juste Ce songe, confiance en prit, Et comme un fol s'enorgueillit. Cependant sa fille Phanie Qui sage était, de grand génie Pour les songes interpréter, Lui dévoila sans le flatter. * * * * * XLII Cy dit à son père Phanie Que pour son orgueilleuse vie Il serait au gibet pendu; Tel doit le songe être entendu. Beau père, dit la damoiselle, J'y vois douloureuse nouvelle: Tout votre orgueil ne vaut deux clous; Fortune se moque de vous. [p.162] Par ce songe poés entendre 6805 Qu'el vous vuet faire au gibet pendre; Et quant serés pendus au vent, Sans coverture et sans auvent, Sus vous plovra, biaus sires rois, Et li biaus solaus de ses rais Vous essuera cors et face. Fortune à ceste fin vous chace, Qui tolt et donne les honors, Et fait sovent des grans menors, Et des menors refait greignors, Et seignorir sus les seignors. Que vous iroie-ge flatant? Fortune au gibet vous atent, Et quant au gibet vous tendra La hart où col, el reprendra La bele corone dorée Dont vostre teste est coronée; S'en iert uns autres coronés De qui garde ne vous prenés. Et por ce que je vous espoigne Plus apertement la besoigne, Jupiter qui l'iaue vous donne, Ce est li airs qui pluet et tonne; Et Phebus qui tient la toaille, C'est le solel sans nule faille: L'arbre par le gibet vous glose; Je n'i puis entendre autre chose. Passer vous convient ceste planche, Fortune ainsinc le pueple vanche Des bobans que vous demenés, Cum orguilleus et forsenés. Si destruit-ele maint prodomme, Qu'el ne prise pas une pomme [p.163] Car par ce songe il faut entendre 6837 Qu'elle vous veut au gibet pendre; Et quand serez bercé du vent Sans couverture et sans auvent, Lors sur vous tombera la pluie, Pour que le soleil vous essuie Corps et face de ses rayons. Ainsi donc Fortune craignons Qui donne et ravit la richesse, Et bien souvent les grands abaisse, Pour élever l'humble aux honneurs Et faire esclaves les seigneurs. Que servirait la flatterie? Fortune au gibet vous épie, Et quand au gibet vous tiendra La hart au col, elle prendra La belle couronne dorée Dont votre tête est couronnée, A quelqu'un pour en faire don De qui vous n'avez nul soupçon. Écoutez que je vous expose Céans plus clairement la chose: Le premier des dieux, Jupiter Qui tonne et verse l'eau, c'est l'air, Et Phoebus qui porte la toile A nos yeux le soleil dévoile; Quant à l'arbre, c'est le gibet. Rien plus je n'y vois en effet, La planche il faut passer, mon père. Fortune ainsi venge la terre De cette folle vanité Dont vous êtes si transporté. Ainsi Fortune maint prudhomme Renverse et ne prise une pomme [p.164] Tricherie, ne loiauté, 6839 Ne vil estat, ne roiauté: Ainçois s'en joë à la pelote, Comme pucele nice et sote, Et giete à grant desordenance Richece, honor et reverance, Dignités et poissance donne, Ne ne prent garde à quel personne: Car ses graces, quant les despent, En despendant si les espent, Que les giete en leu de poties, Par putiaus et enfangeries; Qu'el ne prise tout une bille Fors que Gentillesce sa fille, Cousine à prochaine chéance, Tant la tient Fortune en balance. Mès de cele est-il voirs sans faille Que Fortune à nul ne la baille, Comment qu'il aut du retolir. S'il ne scet si son cuer polir, Qu'il soit cortois, preus et vaillans: Que nus n'est si bien bataillans, Se de vilonie s'apresse, Que Gentillesce ne le lesse. Gentillesce est noble et si l'ain, Qu'el n'entre mie en cuer vilain: Por ce vous los, mon très-chier pere, Que vilonie en vous n'apere. Ne soyés orguilleus ne chiches, Ayés, por enseignier les riches, Large cuer, et cortois et gent, Et piteus à la povre gent: Ainsinc le doit chascuns rois faire. Large, cortois et debonnaire [p.165] Ni traître coeur, ni loyauté, 6871 Ni vil état, ni royauté. Elle s'en joue à la pelote Comme pucele simple et sotte, Et jette en désarroi grandeurs, Richesses, révérence, honneurs, Et dignités, puissance donne Sans songer à quelle personne. Car ses grâces, quand en fait don, Les épand de telle façon, Qu'elles tombent sur les ordures, Bourbiers, fumiers et pourritures. Rien ne lui vaut un pois vaillant, Hormis Noblesse son enfant, Cousine aussi de male chance, Tant la tient Fortune en balance. Mais Fortune qui cependant Si bien Noblesse nous reprend, Oncques ne la baille à personne, S'il n'a l'âme moult pure et bonne, S'il n'est courtois, preux et vaillant; Et nul n'est si bien bataillant Qui les lois de l'honneur oublie, Que Noblesse aussitôt ne fuie. J'aime Noblesse et son dédain Pour tout coeur félon et vilain. Père, aussi je vous en convie; Qu'en vous ne règne vilenie, Ayez coeur courtois, large et gent, Et piteux à la pauvre gent, Ainsi le doit chacun roi faire; Large, courtois et débonnaire Soit son coeur et plein de pitié, S'il veut du peuple l'amitié. [p.166] Ait le cuer, et plain de pitié, 6873 S'il quiert du pueple l'amitié, Sans qui rois en nule seson Ne puet plus ne c'uns simples hon. Ainsinc le chastioit Phanie, Mais fox ne voit en sa folie, Fors que sens et raison ensemble, Si cum en son fol cuer li semble. Cresus qui point ne s'umilie, Tous plains d'orguel et de folie, En tous ses fais cuide estre sages, Combien qu'il féist grans outrages. Cresus respond à sa fille. Fille, dist-il, de cortoisie Ne de sens ne m'aprenés mie; Plus en sai que vous ne savés, Qui ainsinc chastié m'avés; Et quant par votre fol respons M'avés mon songe ainsinc espons, Servi m'avés de grans mençonges. Car sachiés que cist nobles songes, Où fauce glose volés metre, Doit estre entendus à la letre; Et ge méismes li entens, Si cum vous le verrez en tens. Qnques si noble vision N'ot si vile exposicion: Li Diex, sachiés, à moi vendront, Et le servise me rendront Qu'il m'ont par ce songe tramis, Tant est chacuns d'aus mes amis, Car bien l'ai pieça deservi. [p.167] Donnez le bon exemple au riche, 6905 Ne soyez orgueilleux ni chiche, Car sans le peuple un roi n'est rien Non plus qu'un simple citoyen. Ainsi le conseillait Phanie; Mais fol ne voit en sa folie Rien que bon sens et que raison, Et le fol n'en vit pas plus long. Crésus qui point ne s'humilie, Tout plein d'orgueil et de folie, Se croit le plus sage des rois, Si fol qu'il fût, comme tu vois: Crêsus répond à sa fille. Vous ne m'apprenez rien, Phanie, Dit-il, de sens ni courtoisie; Plus j'en sais que vous ne savez, Vos avis pour vous conservez. Servi m'avez de grand mensonge En m'expliquant ce noble songe Qu'interprétez si sottement; Car ce songe certainement, Où fausse glose voulez mettre, Doit être compris à la lettre Et comme il convient je l'entends, Ainsi que le verrez céans. Oncques vision si subtile N'eut explication si vile. Les dieux, ma fille, à moi viendront Et le service me rendront Qu'ils ont dépeint à mes yeux même, Tant chacun d'eux m'estime et m'aime; Dès longtemps je l'ai mérité. [p.168] Raison. Vez cum Forturne le servi, 6904 Qu'il ne se pot onques deffendre Qu'el nel' féist au gibet pendre. N'est-ce donc chose bien provable[44] Que sa roë n'est pas tenable; Que nus ne la puet retenir, Tant sache à grant estat venir? Et se tu scés riens de logique, Qui bien rest science autentique, Puis que li grant seignor i faillent, Li petit en vain se travaillent. Et se ces prueves riens ne prises D'anciennes istoires prises, Tu les as de ton tens noveles De batailles fresches et beles, De tel biauté, ce dois savoir, Comme il puet en bataille avoir. C'est de Mainfroi roi de Sesile[45], Qui par force tint et par guile Lonc-tens en pès toute sa terre, Quant li bons Karles li mut guerre, Conte d'Anjou et de Provance, Qui par devine porvéance, Est ores de Sesile rois, Qu'ainsinc le volt Diex li verois Qui tous jors s'est tenus o li. Cist bons rois Karles l'en toli, Non pas sans plus la seignorie, Ains li toli du cors la vie. Quant à l'espée qui bien taille, En la premeraine bataille [p.169] Raison. Bien le servit en vérité 6996 Fortune. Il ne put s'en défendre, Elle le fit au gibet pendre; Car nul ne la peut retenir, Tant sache à grand état venir; Et si tu connais la logique Qui science est bien authentique, Où tombent les grands et les forts Les petits perdent leurs efforts. Et si ces preuves tu méprises Des anciennes histoires prises, Il en est, tu dois le savoir, D'aussi sûres qu'on puisse en voir De notre temps et plus nouvelles, Par batailles grandes et belles. D'abord en Sicile, Mainfroy[45] Qui par trahison sous sa loi Longtemps en paix tint cette terre, Quand le bon Charles lui fit guerre Qui règne en Sicile aujourd'hui. Comme tu le sais, ce fut lui, Comte d'Anjou et de Provence, Dans sa divine providence Que Dieu pour être roi choisit. Ce bon roi Charles lui ravit Non seulement sa seigneurie, Mais son armée avec la vie, Lorsque de son glaive acéré, Dès le premier combat livré, L'assaillit pour le déconfire, Courant échec et mat lui dire, [p.170] L'assailli por li desconfire, 6935 Eschec et mat li ala dire Desus son destrier auferrant, Du trait d'un paonnet errant Où mileu de son eschiquier. De Corradin parler ne quier[45], Son neveu, dont l'exemple est preste, Dont li rois Karles prist la teste Maugré les princes d'Alemaigne: Henri, frere le roi d'Espaigne, Plain d'orguel et de traïson, Fist-il morir en sa prison. Cil dui, comme folz garçonnés, Roz et fierges et paonnés, Et chevaliers as gieus perdirent, Et hors de l'eschiquier saillirent, Tel paor orent d'estre pris Au geu qu'il orent entrepris: Car qui la vérité regarde, D'estre mat n'avoient-il garde, Puisque sans roi se combatoient: Eschec et mat riens ne doutoient, Ne cil haver ne les pooit, Oui contre eus as eschiés jooit, Fust à pié, fust sur les arçons; Car l'en ne have pas garçons, Fox, chevaliers, fierges ne ros; Car se vérité conter os, Si n'en quier-ge nulli flater, Ainsinc cum il va du mater, Puisque des eschiés me sovient, Se tu riens en sés, il convient Que cil soit roi, que l'en fait haves[46], Quant tuit si homme sunt esclaves, [p.171] Dessus son puissant destrier, 6967 Au milieu de son échiquier, Du trait d'une flèche mortelle. Faut-il qu'aussi je te rappelle De Conradin le triste sort[45] Que le roi Charles mit à mort Malgré les princes d'Allemagne, Henri, frère du roi d'Espagne, Plein d'orgueil et de trahison Qu'il fit mourir en sa prison? Ces deux écervelés sans peine Cavaliers, pions, tours et reine Perdirent là jusqu'au dernier Et s'enfuirent de l'échiquier, Tant craignaient dans cette partie Se voir la liberté ravie. Car ils ne devaient nullement Craindre être échec et mat vraiment, Puisqu'ils allaient sans roi combattre, Et tant aurait-il pu les battre, Que haver nul ne les pouvait Qui contre eux aux échecs jouait, Non, nul, soit à pied, soit en selle, Car on ne have pas rebelle, Vilain ni fou, ni cavalier, Reine ni tour sur l'échiquier. Car sans mensonge, à te vrai dire, Pour le mater te bien décrire (Des échecs puisqu'il me souvient), Si tu ne le sais, il convient Que soit roi celui qu'on fait haves[46] Lorsque tous les siens sont esclaves, Quand, forcé par ses ennemis Qui l'ont en telle passe mis, [p.172] Si qu'il se voit seus en la place, 6969 Ne n'i voit chose qui li place; Ains s'enfuit par ses anemis Qui l'ont en tel povreté mis: L'en ne puet autrement haver, Ce sevent tuit large et aver. Car ainsinc le dist Athalus, Qui des eschez controva l'us[47], Quant il traitoit d'arismétique; Et verras en Policratique[48] Qu'il s'enflechi de la matire Et des nombres devoit escripre, Où ce biau geu jolis trova, Que par demonstrance prova. Por ce se mistrent-il en fuie Por la prise qui lor ennuie: Qu'ai-ge dit? por prise eschever, Mès por la mort qui plus grever Les péust et qui pis valoit, Car li geus malement aloit, Au mains par devers lor partie Qui de Diex s'iere departie; Et la bataille avoit emprise Contre la foi de sainte Eglise; Et qui eschec dit lor éust, N'iert-il qui covrir le péust, Car la fierche avoit esté prise Au gieu de la premiere assise, Où li rois perdit comme fos, Ros, chevaliers, paons et fos, Si n'ert-ele pas là présente; Mès la chétive, la dolente Ne pot foïr ne soi deffendre, Puisque l'en li ot fait entendre [p.173] Il se voit tout seul en l'arène 7001 Sans espoir que secours lui vienne. Or haver voilà ce que c'est, Riche ou pauvre chacun le sait. Ainsi dit Attalus le sage Qui des échecs trouva l'usage[47]; Car ce fut lui qui démontra Ce beau jeu joli qu'il trouva Quand il traitait d'Arithmétique. On voit dans sa Polycratique[48] Comment la matière inventa Et les calculs en combina. De l'échiquier donc ils s'enfuirent, Car d'être pris tous deux craignirent. Qu'ai-je dit? Pour n'être tous deux Pris? Non, mais pour éloigner d'eux Une mort effroyable, impie; Car en cette triste partie Bien malement allait leur jeu De qui s'était éloigné Dieu, Puisqu'ils avaient guerre entreprise Contre la foi de sainte Église. Et si sur eux on fût venu Leur dire échec, nul n'aurait pu Les couvrir, car on prit la reine Dès le premier combat sans peine Où ce fol roi sut perdre tous Ses cavaliers, pions et fous. Aussi n'était-elle présente, Mais la chétive, la dolente, Apprenant que sanglant et froid, Que mat et mort gisait Mainfroy, [p.174] Que mat et mort gisoit Mainfrois, 7003 Par chief, par pies, et par mains frois. Et puis que cis bons rois oï Qu'il s'en erent ainsinc foï, Les prist-il fuitis ambedeus, Et puis fist sa volenté d'eus, Et de mains autres prisonniers, De lor folie parçonniers. Cis vaillans rois dont je te conte, Que l'en soloit tenir à conte, Cui nuis et jors, et mains et soirs, L'ame, le cors et tous ses hoirs, Gart Diex et deffende et conseille, Cil donta l'orguel de Marseille[49], Et prist des plus grans de la vile Les testes, ains que de Sezile Li fust li roiaumes donnés, Dont il fu puis rois coronnés, Et vicaires de tout l'empire. Mais ne voil or de li plus dire; Car qui tretout vodroit retraire, Ung grant livre en convendroit faire. Vez ci gens qui grans honors tindrent: Or scés à quel chief il en vindrent. N'est donc bien Fortune séure, Rest bien fos qui s'i asséure, Quant ceus qu'el scult par devant oindre, Seult ausinc par derriere poindre; Et tu qui la Rose baisas, Par quoi de duel si grant fais as, Que tu ne t'en sez apaisier, Cuidoies-tu tous jors baisier, Tous jors avoir aise et délices? Par mon chief, tu es fox et nices. [p.175] Pieds et mains et front dans la cendre, 7033 Ne put ni fuir ni se défendre. Ce bon roi, lorsqu'il eut ouï Qu'ainsi tous deux ils avaient fui Du combat, les fit tantôt prendre Et châtier sans plus attendre, Avec maints autres prisonniers De leur folie associés. Ce vaillant roi que je te conte, Ce héros dont maint et maint conte Célèbre aujourd'hui les hauts faits (Que Dieu nuit et jour à jamais Et le défende et le conseille, Et matin et soir sur lui veille, Pour que sa maison règne en paix!), Dompta l'orgueil des Marseillais[49], Et prit des plus grands de la ville La tête, avant que de Sicile Lui fût le royaume donné, Dont fut depuis roi couronné Et vicaire de tout l'empire. De lui je ne veux plus rien dire, Car qui voudrait tout raconter Un gros livre en pourrait dicter. Or vois à quelle fin ils vinrent Ces gens qui si grands honneurs tinrent. Par devant toujours caressant Et par derrière nous blessant, Fortune ainsi souvent varie; Certes bien fol est qui s'y fie; Et toi qui la Rose baisas, Chose pourquoi si grand deuil as Que ta douleur jamais n'apaises, Pensais-tu toujours avoir aises [p.176] Por que cis duel plus ne te tiengne, 7037 De Mainfroi voil qu'il te soviengne, De Henri et de Corradin, Qui firent pis que Sarradin, De commencier bataille amere, Contre sainte Eglise lor mere; Et des faits des Marsiliens, Et des grans hommes anciens, Comme Neron, comme Cresus, Dont je te contai ci-dessus, Qui Fortune tenir ne porent O tous les grans pooir qu'il orent. Par foi frans hons qui tant se prise, Qu'il s'orguillist por sa franchise, Il ne scet mie en quel aage Cresus li rois vint en servage, Ne d'Ecuba, mient escient[50], Qui fu fame le roi Prient Ne tient-il pas en sa mémoire, Ne de Sisicambis l'istoire[51], Mere Daire le roi de Perse, Cui Fortune fu si perverse, Que franchise et roiaumes tindrent, Et serves en la fin devindrent? D'autre part ge tiens à grant honte, Puis que tu sés que letre monte, Et que estudier te convient, Quant il d'Omer ne te souvient, Puisque tu l'as estudié; Mais tu l'as, ce semble, oblié, Et n'est-ce poine vaine et vuide, Tu mès es livres ton estuide, [p.177] Et délices, toujours baiser? 7067 Pauvre fol d'ainsi t'abuser! Pour que ce deuil plus ne te tienne, De ce Mainfroy qu'il te souvienne, Et d'Henri et de Conradin, Qui firent pis que Sarrazin, De commencer bataille amère Contre sainte Église leur mère, Et de l'orgueil des Marseillais Et des anciens que tu connais, Qui Fortune arrêter ne purent Malgré le grand pouvoir qu'ils eurent, Comme Néron, comme Crésus Dont je t'ai parlé ci-dessus. Par ma foi ne sait à quel âge Tomba Crésus en esclavage, L'homme libre qui de fierté Se gonfle pour sa liberté. Il ne retient en sa mémoire Ni d'Hécube la sombre histoire[50], Femme du roi Priam; non plus La mère du roi Darius Sisygambis, reine de Perse[51], Qui vit Fortune si perverse; Toutes régnaient en liberté Et churent en captivité. D'autre part, je tiens à grand' honte, Puisque tu sais ce que raconte L'histoire, d'avoir oublié Ce que tu as étudié, Tout ce que sur cette matière Nous rapporte le grand Homère. Tu as sur les livres usé Ton temps en travail insensé, [p.178] Et tout par négligence oblies! 7069 Que vaut quanque tu estudies, Quant li sens au besoing te faut, Et solement par ton defaut? Certes tous jors en remembrance Déusses avoir sa sentence; Si devroient tuit homme saige Et si fichier en lor coraige, Que jamès ne lor eschapast Tant que la mort les atrapast: Car qui la sentence sauroit, Et tous jors en son cuer l'auroit, Et la scéust bien soupeser, Jamès ne li devroit peser De chose qui li avenist, Que tous jors fers ne se tenist Encontre toutes aventures, Bonnes, males, moles ou dures. Si rest-ele voir si commune, Selonc les ovres de Fortune, Que chascuns chascun jor le voit, Se bon entendement avoit. Merveilles est que ne l'entens Qui ta cure as mise tant ens; Mès tu l'as autre part tornée, Par ceste amor desordenée, Si la te voil or ramentoivre Por toi faire miex aparçoivre. Jupiter en toute saison[52] A sor le suel de sa maison, Ce dit Omers, deus plains tonneaus; Si n'est viex hons, ne garçonneaus, N'il n'est dame, ne damoisele, Soit vielle ou jone, laide ou bele, [p.179] Si tout par négligence oublies. 7101 Que sert ce que tu étudies Si le bons sens défaut te fait Par ta faute quant besoin est? Certes toujours en souvenance Tout homme sage sa sentence Doit conserver, sans contredit, Et la ficher en son esprit, Pour que toujours elle y demeure Entière, jusqu'à ce qu'il meure. Car qui sa sentence saurait Et toujours en son coeur l'aurait Et la saurait comprendre toute, Sans sortir de la droite route, Nulle infortune ne craindrait Et toujours ferme se tiendrait Encontre toutes aventures Males, bonnes, molles ou dures. Car elle peint si nettement De Fortune l'agissement, Que chacun le voit sans doutance Avec un peu d'intelligence. Comment ne la comprends-tu pas, Toi qui pourtant l'étudias? Mais ton âme ailleurs s'est tournée Par cet amour désordonnée. Je vais donc te la rappeler Pour le sens mieux t'en dévoiler. Jupiter a, nous dit Homère[52], Devant son palais de lumière, Deux tonneaux en toute saison. Il n'est vieillard, jeune garçon, Il n'est dame ni damoiselle, Soit vieille ou jeune, laide ou belle, [p.180] Qui vie en ce monde reçoive, 7103 Qui de ces deus tonneaus ne boive. C'est une taverne planiere, Dont Fortune la taverniere Trait aluine et piment en coupes[53] Por faire à tout le monde soupes; Tous les en aboivre à ses mains, Mès les uns plus, les autres mains. N'est nus qui chascun jor ne pinte De ces tonneaus ou quarte ou pinte, Ou mui, ou setier, ou chopine, Si cum il plest à la meschine, Ou plaine paume ou quelque goute Que Fortune où bec li agoute: Car bien et mal à chascun verse, Si cum ele est douce ou perverse. Ne jà nus si liés ne sera, Quant il bien se porpensera, Qu'il ne truist en sa greignor aise Quelque chose qui li desplaise; Ne jà tant de meschief n'aura, Quant bien porpenser se saura, Qu'il ne truisse en son desconfort Quelque chose qui le confort, Soit chose faite, ou chose à faire, S'il pensoit bien à son afaire, S'il ne chiet en desesperance, Qui les pechéors desavance; Ne nus hons n'i puet consel metre, Tant ai léu parfont en letre. Que te vaut donc le corrocier, Le lermoier et le groucier? Mès pren bon cuer et si t'avance De recevoir en pacience [p.181] Qui le jour reçoive ici-bas, 7135 Que ces tonneaux n'abreuvent pas. C'est une taverne pleinière Où Fortune la tavernière Verse l'absinthe et le piment[53] Et nous abreuve incessamment, Plus ou moins emplit notre coupe, A tout le monde fait la soupe. Chaque jour y venons bayer Et des tonneaux, muids ou setier, Suivant qu'il lui plaît, la coquine, Ou quarte, ou pinte, ou bien chopine, Ou quelque goutte, ou pleine main, Au bec nous verse avec dédain; Car bien ou mal à chacun verse Suivant qu'elle est douce ou perverse. Et nul si joyeux ne sera Quand toujours il découvrira, Au milieu de sa plus grande aise, Quelque chose qui lui déplaise; Et tant de malheur il n'aura Quand toujours il découvrira, S'il pense bien à son affaire, Soit chose faite ou chose à faire, Que toujours en son déconfort Se trouve un peu de reconfort, S'il ne tombe en désespérance Qui les pécheurs guère n'avance. Nul n'y saurait remède voir Si grand que soit tout son savoir; A quoi donc servent tes colères, Murmures et larmes amères? En patience et de bon coeur Accepte donc, c'est le meilleur, [p.182] Tout quanque Fortune te donne, 7137 Soit bele ou laide, ou male ou bonne. De Fortune la semilleuse, Et de sa roë perilleuse Tous les tors conter ne porroie. C'est li gieu de boute-en-corroie, Que Fortune set si partir, Que nus devant au départir Ne puet avoir science aperte S'il i prendra gaaing ou perte; Mès à tant de li me tairai, Fors tant qu'encor m'i retrairai Ung petitet por mes requestes, Dont je te fai trois moult honestes: Car volentiers recorde bouche Chose qui près du cuer li touche; Et se tu les vués refuser, N'est riens qui t'en puist escuser Que trop ne faces à blasmer: C'est que tu me vueilles amer, Et que le diex d'Amors desprises, Et que Fortune riens ne prises. Et se tu trop fiébles te fais A soustenir ce treble fais, Je le sui preste d'alegier Por le porter plus de legier. Pren la premiere solement, Et se tu m'entens sainement, Tu seras des autres délivres, Car se tu n'es ou fox ou yvres, Savoir dois, et bien le recorde, Quicunques à Raison s'acorde, Jamès par amors n'amera, Ne Fortune ne prisera. [p.183] Tout ce que Fortune te donne, 7169 Belle ou laide, mauvaise ou bonne. Je ne saurais en tous mes jours, L'inconstante, conter ses tours, Quand sur sa roue elle tournoie; C'est le jeu de boute en courroie. Ses dons Fortune ainsi départ Que nul, quand il attend sa part, Ne peut avoir science ouverte S'il y doit prendre gain ou perte. A présent, d'elle me tairai, Fors pourtant que j'y reviendrai Un petitet pour mes requêtes Dont te ferai trois moult honnêtes; Car on aime dire souvent Ce qui nous touche fortement, Et si ces requêtes refuses, A mes yeux tu n'auras d'excuses Et tu seras bien à blâmer: C'est que tu me veuilles aimer, Et que le Dieu d'Amours méprises, Et que Fortune rien ne prises; Et si trop faible tu te fais Pour soutenir ce triple faix, De l'alléger ferai-je en sorte, Pour que ton coeur mieux le supporte. Prends la première seulement, Et si tu m'entends sainement Des deux autres je te délivre. A moins d'être fol ou d'être ivre, Certes tu dois savoir tantôt Et te rappeler mot à mot Ce que te disais tout à l'heure: Quiconque avec Raison demeure [p.184] Por ce fu Socrates itiex, 7171 Qui fu mes amis veritiex: Li Diex d'Amors onc ne cremut, Ne por Fortune ne se mut; Por ce voil que tu li resembles, Et que ton cuer au mien assembles: Car se tu l'as où mien planté, Il me soffist à grant planté. Or vois cum la chose s'apreste, Ge ne te fais c'une requeste; Pren la premiere que t'ai dite, Et ge te claim des autres quite. Or ne tiens plus ta bouche close, Respon: Feras-tu ceste chose? Nule autre chose ne demant, Ne me sers jamès autrement, Et lesse ta pensée fole, Et le fol Diex qui si t'afole; Amors qui te fait en li croire, Te tolt ton sens et ta mémoire, Et de ton cuer les iex avugle, Et tenir te fait por avugle. Cy respond l'Amant à Raison. Dame, fis-ge, ne puet autre estre, Il me convient servir mon mestre Qui moult plus riche me fera Cent mile tans quant li plaira: Car la Rose me doit baillier, Se ge m'i sai bien travaillier; Et se par li la puis avoir, Mestier n'auroie d'autre avoir. [p.185] Jamais par Amour n'aimera 7203 Ni Fortune ne prisera. Tel fut Socrate ferme et stable Qui fut mon ami véritable, Le Dieu d'Amours jamais ne crut Et pour Fortune ne se mut. Or je veux que tu lui ressembles Et que ton coeur au mien assembles; Car si ton coeur mets avec moi, Je n'attends mieux ni plus de toi. Si tu le veux, c'est chose faite, Je ne te fais qu'une requête; Prends la première et bien feras, Et des autres quitte seras. Or ne tiens plus ta bouche close, Réponds, feras-tu cette chose? Rien plus ne veux pour le moment; Ne me sers jamais autrement, Et laisse la passion folle Et le fol Dieu qui tant t'affole. Amour qui te fait croire en lui, Sens et mémoire t'a ravi, Et de ton coeur les yeux aveugle Et te fait passer pour aveugle. Cy répond l'Amant à Raison. Dame, lui dis-je, je ne puis Faire autrement que j'ai promis. Non; autrement il ne peut être, Il faut que je serve mon maître Qui moult plus riche me fera Cent mille fois, quand il voudra; Car il me doit bailler la Rose Si je fais bien ce qu'il m'impose, [p.186] Ge ne priseroie trois chiches 7201 Socrates combien qu'il fust riches, Ne plus n'en quier oïr parler. A mon mestre m'en vuel aler, Tenir li vuel ses convenans; Car il est drois et avenans, S'en enfer me devoit mener, N'en puis-ge mon cuer refrener; Mon cuer jà n'est-il mie à moi. Onc encores ne l'entamoi, Ne ne bé pas à entamer Mon testament por autre amer: A Bel-Acuel tout le lessai, Car tretout par cuer mon laiz sai, Et di par grant impacience Confession sans repentance: Si ne vodroie pas la Rose Changier à vous por nule chose: Là convient que mes pensers voise. Si ne vous tieng mie à cortoise, Quant ci m'avés coilles nomées, Qui ne sunt pas bien renomées En bouche à cortoise pucele. Vous qui tant estes saige et bele, Ne sai comment nomer l'osastes, Au mains quant le mot ne glosastes Par quelque cortoise parole, Si cum prode fame parole. Sovent voi néis ces norrices, Dont maintes sunt baudes et nices, Quant lor enfant lavent et baingnent, Qu'el les debaisent et aplaingnent, Si les nomment-el autrement: Vous savés or bien se ge ment. [p.187] Et si par lui la puis avoir, 7235 Point n'ai besoin d'un autre avoir; Je ne priserais un pois chiche Socrate, combien qu'il fût riche, Et n'en veux plus ouir parler. Je m'en veux à mon maître aller. Je lui veux tenir ma promesse Pour sa droiture et sa tendresse; En enfer me dût-il mener, Mon coeur se laisserait damner. Il est à lui, point ne l'ignore, Ne l'entamai jamais encore, Ni pour un autre aimer, vraiment, N'entamerai mon testament. J'ai fait, en grande impatience, Confession sans repentance; A Bel-Accueil j'ai tout laissé, Mon legs est dans mon coeur tracé, Et ne voudrais à vous la Rose Oncques changer pour nulle chose, Car tous mes pensers je lui dois. Mais peu courtoise je vous vois Vous qui tant êtes sage et belle; Car bouche à courtoise pucelle N'a jamais couille prononcé; C'est un mot là fort déplacé. Je ne sais comment telle chose Vous avez pu nommer sans glose, Sans la voiler d'un mot courtois, En prude femme. Ainsi je vois, Par exemple, mainte nourrice, Naïve gent et sans malice; Quand lave et baigne son enfant Et le va baisant, caressant, [p.188] Lors se prist Raison à sorrire, 7235 En sorriant me prist à dire: Raison. Biaus amis, ge puis bien nomer, Sans moi faire mal renomer, Apertement par propre non Chose qui n'est se bonne non. Voire du mal séurement Puis-ge bien parler proprement: Car de nule riens je n'ai honte, Se tele n'est qu'à pechié monte[54]; Mès chose où pechié se méist, N'est riens qui faire me féist. Onc en ma vie ne pechié, N'encor ne fais-ge pas pechié, Se ge nome sans metre gloses Par plain texte les nobles choses Que mes peres en paradis Fist de ses propres mains jadis; Et tous les autres estrumens Qui sunt piliers et argumens A soustenir nature humaine, Qui sans eus fust et casse et vaine. Car volentiers, non pas envis, Mist Diex en coilles et en vits Force de generacion, Par merveilleuse entencion, Por l'espece avoir tous jors vive Par renovelance naïve. C'est par naissance rechéable, C'est par chéance reversable, [p.189] Autrement ne les nomme-t-elle? 7269 Dites-moi si je mens, ma belle. Raison à sourire se prit Alors, et souriant me dit: Raison. A bon droit, bel ami, j'appelle, Sans mériter nulle querelle, Franchement, de son propre nom, Chose où rien n'est qui ne soit bon. De nulle chose je n'ai honte Si telle n'est qu'à péché monte. Voire du mal assurément Puis-je bien parler proprement; Mais ne voudrais pour rien au monde Nul péché faire ou chose immonde. Jamais de mes jours ne péchai, Et céans ne fais point péché Quand je nomme sans mettre gloses, Et par leur nom, les nobles choses Que Dieu mon père en paradis, De ses propres mains, fit jadis Pour soutenir nature humaine, Qui deviendrait et faible et vaine Sans ces précieux instruments, Ses piliers et ses arguments. Car Dieu, qui certes rien ne souille, Mit volontiers en vit et couille Force de génération Par merveilleuse intention, Pour l'espèce avoir toujours vive Par rénovation native. Ainsi par mortel manquement Et naturel enfantement [p.190] Par quoi Diex les fait tant durer, 7263 Qu'el ne puet la mort endurer. Ainsinc fist-il as bestes muës Qui par ce resont soustenuës: Car quant les unes bestes meurent, Les formes as autres demeurent. L'Amant. Or vaut pis, dis-ge, que devant, Car bien voi ore apertement Par votre parléure baude, Que vous estes fole ribaude: Car tout ait Diex les choses faites Que ci devant m'avés retraites, Les mos au mains ne fist-il mie Qui sunt tuit plain de vilonie. Raison. Biaus amis, dist Raison la sage, Folie n'est pas vasselage, N'onc ne fu, ne jà ne sera. Tu diras quanqu'il te plera, Car bien en as tens et espace De moi qui t'amor et ta grace Voil avoir, n'estuet-il douter, Car ge sui preste d'escouter Et de souffrir, et de moi taire, Mès que te gardes de pis faire, Combien qu'à ledengier m'acueilles. Si semble-il par fois que tu vueilles Que je te responde folie; Mais ce ne te ferai-ge mie, [p.191] Dieu fait tout durer sur la terre 7301 Malgré la mort qui tout altère. Ainsi fit-il aux animaux Que nous voyons toujours égaux, Car si les uns tour à tour meurent, Aux autres les formes demeurent. L'Amant. Vous valez, dis-je, pis qu'avant; Car je vois bien apertement, A votre lascive parole, Que vous étes ribaude et folle. Car si Dieu toutes choses fit, Comme l'avez ci-devant dit, Au moins les mots ne fit-il mie Qui sont tout pleins de vilenie. Raison. Parle, ami, tant qu'il te plaira; Jamais ne fut ni ne sera Folie un acte de courage, Me répondit Raison la sage; Je t'en laisserai le loisir, Car je veux ta grâce acquérir Et ton amour, oncques n'en doute. Aussi je reste et je t'écoute, Prête à me taire, à tout souffrir, Afin de pis te garantir, Combien que durement m'accueilles. C'est à croire que tu me veuilles Faire répondre follement. Je ne le ferai pas vraiment, [p.192] Ge qui por ton preu te chastoi, 7293 Ne sui mie de tant à toi Que tel vilonie encommence, Que ge mesdie, ne ne tence: Qu'il est voirs et ne te desplese, Tous jors est venjance mauvese; Et si dois savoir que mesdire Est encores venjance pire. Moult autrement me vengeroie, Se venjance avoir en voloie; Car se tu meffais ou mesdis, Ou par tes fais, ou par tes dis, Secréement t'en puis reprendre, Por toi chastoier et aprendre, Sans blasme et sans diffamement, Ou vengier néis autrement, Se tu ne me voloie croire De ma parole bonne et voire, Par plaindre, quant tens en seroit, A juge qui droit m'en feroit; Ou par quelque fait raisonnable Prendre autre venjance honorable. Je ne voil mie as gens tencier, Ne par mon dit desavancier, Ne diffamer nule personne, Quelqu'ele soit, mauvese ou bonne. Port chascuns endroit soi son fès, S'il vuet, si s'en face confès. S'il ne vuet, jà ne s'en confesse. Ge ne li en ferai jà presse. N'ai talent de folie faire Par quoi ge m'en puisse retraire, Ne jà néis n'iert par moi dite: Si rest taire vertu petite; [p.193] Moi qui pour ton bien te châtie. 7329 Assez ne te suis ennemie Pour vilainement m'abaisser A médire ou me courroucer. Il est certain, ne t'en déplaise, Que toujours vengeance est mauvaise, Et sur ce nous serons d'accord Que médisance est pire encor. Pour me venger de ton offense Je chercherais autre vengeance; Car si tu méfais ou médis, Ou par tes faits ou par tes dits, Secrètement t'en puis reprendre Pour te corriger et t'apprendre, Sans blâme et sans diffamement; Ou me venger même autrement, Si tu ne voulais pas entendre Ma leçon si sage et si tendre, En me plaignant, quand temps serait, Au juge qui droit m'en ferait; Ou par quelque fait raisonnable Prendre autre vengeance honorable. Je ne veux pas les gens tancer Ni par ma langue rabaisser, Ni diffamer nulle personne, Qui que ce soit, mauvaise ou bonne. Que chacun porte son paquet, Ou s'en confesse, s'il lui plaît, S'il ne veut pas, ne s'en confesse; Ce n'est pas moi, vrai, qui l'en presse. Par tel chemin n'en sortirai; Non, folie oncques ne ferai, Oncques par moi ne sera dite, Si se taire est vertu petite, [p.194] Mès dire les choses à taire, 7327 C'est trop grant déablie à faire. Langue doit estre refrenée: Car nous lisons de Tholomée[54] Une parole moult honeste Au commencier de s'Almageste, Que sages est cis qui met paine A ce que sa langue refraine, Fors sans plus quant de Diex parole; Là n'a-l'en pas trop de parole, Car nus ne puet Diex trop loer, Ne trop por seignor avoer, Trop criendre, ne trop obéir, Trop amer, ne trop benéir, Crier merci, ne graces rendre: A ce ne puet nus trop entendre, Car tous jors reclamer le doivent Tuit cil qui biens de li reçoivent. Caton méisme s'i acorde, S'il est qui son livre recorde: Là pués en escript trover tu Que la premeraine vertu C'est de metre en sa langue frain[55] Donte donc la toie et refrain De folie dire et d'outrages, Si feras que preus et que sages: Qu'il fait bon croire les paiens, Cum de lor dit grans biens aiens. Mès une chose te puis dire Sans point de haïne ne d'ire, Et sans blasme et sans ataïne, Car fox est qui gens ataïne, Que, sauve ta grace et ta pez, Tu vers moi, qui t'aim et t'apez, [p.195] Dire chose qu'on doit cacher 7363 Est par trop vilement pécher. Langue doit être refrénée, Car nous lisons dans Ptolémée[54] Un mot honnête et moult décent Son Almageste en commençant. Il dit: Sage est qui met sa peine A ce que sa langue refrène, Fors lorsqu'il va de Dieu parlant, Là n'est jamais trop abondant. Car nul jamais Dieu trop ne loue, Pour son seigneur trop ne l'avoue, Ne le peut trop craindre et servir, Ni trop aimer, ni trop bénir, Crier merci, ni grâces rendre; A ce nul ne peut trop entendre. Car toujours doivent l'invoquer Ceux qu'il lui plaît de biens combler. Caton pense la même chose Et dans son livre nous l'expose. En cet écrit trouver peux-tu Que la souveraine vertu Est à qui sa langue refrène[55]; Dompte donc, refrène la tienne. Il fait bon croire les païens, En leurs préceptes sont grands biens; Or comme un fol plus ne m'outrage, Tu feras comme preux et sage. Une chose dirai pourtant Sans haine et sans emportement, Sans amertume et sans querelle, Car fol est qui les gens querelle. Envers moi qui t'aime et te fais Du bien, qui ne veux que ta paix, [p.196] Trop mesprens qui si te reveles, 7361 Qui fole ribaude m'apeles, Et sans deserte me ledenges, Quant mes peres li Rois des anges, Diex li cortois sans vilonie, De qui muet toute cortoisie, Et m'a norrie et enseignie, Ne m'en tiens à mal enseignie, Ainçois m'aprist ceste maniere: Par son gré sui-ge coustumiere De parler proprement des choses Quant il me plest, sans metre gloses. Et quant me reveus oposer, Tu qui me requiers de gloser, Veus oposer, ainçois m'oposes, Que tout ait Diex faites les choses, Au mains ne fist-il pas le non; Ge te respon, espoir que non; Au mains celi qu'eles ont ores, Si les pot-il bien nomer lores Quant il premierement cria Tout le monde et quanqu'il i a; Mais il volt que non lor trovasse A mon plesir, et les nomasse Proprement et communément, Por croistre nostre entendement: Et la parole me donna Où moult très-précieux don a; Et ce que si t'ai récité Pués trover en auctorité: Car Platon disoit en s'escole Que donnée nous fu parole Por faire nos voloirs entendre, Por enseignier et por aprendre. [p.197] Tu montres trop d'ingratitude 7397 En m'accusant de turpitude, En m'insultant, ami, pourquoi? Car mon père, des anges roi, Dieu le courtois sans vilenie, De qui vient toute courtoisie, Qui m'enseigna, qui me nourrit, Et qui rien de mal ne m'apprit, M'instruisit de telle manière: Par son gré suis-je coutumière De parler de tout à souhait Sans mettre gloses, s'il me plaît. Et quand, pour que j'y mette gloses, Tu dis que Dieu fit toutes choses, Mais pourtant ne fit point le nom, Je te réponds: c'est vrai que non, Au moins du nom dont on les nomme. Bien eût-il pu le faire, en somme, Quand premièrement il créa Le monde et tout ce qu'il y a. Il voulut que nom leur trouvasse A mon plaisir et les nommasse Proprement et communément, Pour croître notre entendement, Et, don précieux, la parole A moi donna que tu dis folle. Mais tu peux en autorité Trouver ce que t'ai récité; Car Platon dit en son école Que Dieu nous donna la parole Pour nos volontés désigner, Pour apprendre et pour enseigner. [p.198] Ceste sentence ci rimée 7395 Troveras escripte en Thimée De Platon qui ne fu pas nices; Et quant tu d'autre part obices Que lait et vilain sunt li mot, Ge te di devant Diex qui m'ot, Se ge, quant mis les noms as choses, Que ci reprendre et blasmer oses, Coilles reliques apelasse, Et reliques coilles clamasse, Tu qui si m'en mors et depiques, Me redéisses de reliques Que ce fust lais mos et vilains. Coilles est biaus mos, et si l'ains; Si sunt par foi coillon et vit, Onc nus plus biaus gaires ne vit. Ge fis les mos, et sui certaine Qu'onques ne fis chose vilaine; Et quant por reliques m'oïsses Coilles nomer, le mot préisses Por si bel; et tant le prisasses, Que par tout coilles aorasses, Et les baisasses en eglises, En or et en argent assises; Et Diex qui sages est et fis, Tient à bien fait quanque je fis. Comment, par le cors Saint Omer, N'oseroi-ge mie nomer Proprement les ovres mon pere? Convient-il que ge le compere? Noms convenoit-il qu'il éussent, Ou gens nomer ne les séussent, Et por ce tex nons lor méismes, Qu'en les nomast par ceus méismes. [p.199] Cette sentence ici rimée 7429 Tu trouveras dans le Thimée De Platon qui n'était pas sot; Et quand tu m'objectais tantôt Qu'il est des mots vilains sans doute, Je dis devant Dieu qui m'écoute: Toi qui les noms céans blâmais Qu'aux choses donnai, si j'avais Couilles reliques appelées Et reliques couilles nommées, Toi qui telle noise m'en fais, Alors reliques trouverais Un mot vilain et laid de même; Couille est un beau mot et je l'aime, Comme, ma foi, couillon et vit; De plus beaux oncques nul ne vit. Je fis les mots et suis certaine De n'avoir fait chose vilaine, Et si les reliques j'avais Couilles nommé, tu trouverais Ce mot si beau, qu'en nos églises, Dans l'or et dans l'argent assises, T'en irais couilles admirer, Baiser et pieux adorer. Or Dieu, la sagesse suprême, Trouva bien ce que fis moi-même. Par le corps du grand saint Omer, Comment, je n'oserais nommer, Ami, les oeuvres de mon père? Me convient-il noise lui faire? Bien fallait-il nom leur donner Pour que l'on pût les désigner. C'est pourquoi de tels noms ces choses Avons nommé sans mettre gloses, [p.200] Se fames nes noment en France, 7429 Ce n'est fors desacoustumance: Car le propre non lor pléust, Qui acoustumé lor éust: Et se proprement les nomassent, Jà certes de riens n'i pechassent. Acoustumance est trop poissans[56], Et se bien la sui congnoissans, Mainte chose desplest novele, Qui par acoustumance est bele: Chascune qui les va nomant, Les apele ne sai comment, Borces, hernois, riens, piches, pines, Ausinc cum se fussent espines; Mès quant les sentent bien joignans, Ne les tiennent pas à poignans. Or les noment si cum el suelent, Quant proprement nomer nes vuelent. Ge ne lor en ferai jà force; Mès à riens nule ne m'efforce, Quant riens voil dire apertement, Tant cum à parler proprement. Si dist-l'en bien en nos escoles Maintes choses par paraboles, Qui moult sunt beles à entendre; Si ne doit l'en mie tout prendre A la letre quanque l'en ot. En ma parole autre sens ot, Dont si briément parler voloie, Au mains quant des coilles parloie, Que celi que tu i vués metre: Et qui bien entendroit la letre, [p.201] Pour que de ces noms seulement 7463 On les nommât, pas autrement. Si point ne les nomment en France Les dames, c'est faute d'usance, Et le propre nom leur plairait Si telle la coutume était, Car nommer par son nom la chose Ne serait lors de péché cause. Coutume est un lien puissant[56], Et si la suis bien connoissant, Mainte chose déplaît nouvelle Qui par accoutumance est belle. Chacune qui les va nommant Les appelle ne sais comment, Bourses, harnais, pieux, choses, pines, Comme si c'était des épines; Mais quand elle les sent tout près Du piquant ne se plaint jamais. Suivant son habitude, en somme, Chacune par un nom les nomme. Je ne veux pas leur reprocher; Mais moi, quand je veux m'attacher A clairement dire une chose, Je ne saurais y mettre glose. En nos écoles maint savant Dit en paraboles souvent Vérités belles à entendre; Mais il ne faudrait pas tout prendre A la lettre ce qu'on ouït. En mon discours autre sens gît Que celui que tu veux y mettre. C'était pour mon penser émettre Plus bref, quand des couilles parlais; Mais si bien la lettre entendais, [p.202] Le sens verroit en l'escripture 7461 Qui esclarcist la chose oscure. La vérité dedens reposte Seroit clere, s'ele iert esposte: Bien l'entendras, se bien répetes Les argumens as grans poëtes; Là verras une grant partie Des secrés de philosophie, Où moult te voldras déliter, Et si porras moult profiter. En délitant profiteras, En profitant déliteras: Car en lor gieus et en lor fables Gisent profit moult delitables, Sous qui lor pensées covrirent, Quant le voir des fables ovrirent: Si te convendroit à ce tendre, Se bien vués la parole entendre. Mès puis t'ai tiex deus mos rendus, Se tu les as bien entendus, Qui pris doivent estre à la letre Tout proprement, sans glose metre. L'Amant. Dame, bien les i puis entendre, Qu'il i sunt si légiers à prendre, Qu'il n'est nus qui françois séust, Qui prendre ne les i déust. N'ont mestier d'autres déclarences, Mais des poëtes les sentences, Les fables et les métafores Ne bé-ge pas à gloser ores; Mès se ge puis estre garis, Et li servises m'iert meris, [p.203] Le sens verrais en l'écriture 7497 Qui éclaircit la chose obscure. Lève le voile où vérité Se cache et verras sa clarté; Bien l'entendras si tu répètes Les arguments des grands poètes, Et tu pourras en profiter, Tout en sachant te délecter. Car là verras en grand' partie Les secrets de philosophie; En profitant t'amuseras, En t'amusant profiteras. Car en leurs jeux comme en leurs fables Gisent profits moult délectables, Quand ils vont leurs pensers couvrant Dessous un voile transparent, Et c'est ce que tu peux apprendre Si bien veux la parole entendre. Mais depuis t'ai deux mots rendus Si tu les as bien entendus, Qui doivent pris être à la lettre, Tout proprement sans glose y mettre. L'Amant. Dame, qui sait bien son français Les doit comprendre ou bien jamais; Aussi je crois bien les entendre, Car ils sont aisés à comprendre. Pas n'ai besoin d'autres raisons; Des poètes les fictions, Fables, sentences, paraboles, Ne veux point gloser en écoles. Je gloserai tout à loisir (Si Dieu mon coeur daigne guérir [p.204] Dont si haut guerredon atens, 7493 Bien les gloserai tout à tens, Au mains ce qui m'en afferra, Si que chascuns cler i verra. Si vous tieng por bien escusée De la parole ainsinc usée, Et des deus mos dessus només, Quant si proprement les només, Qu'il ne m'i convient plus muser, Ne mon tens en gloses user. Mès ge vous cri por Dieu merci, Ne me blasmez plus d'amer ci: Se ge sui fox, c'est mon damage; Mès au mains fis-ge lors que sage, De ce cuit-ge bien estre fis, Quant hommage à mon mestre fis; Et se ge sui fox, ne vous chaille. Je voil amer, comment qu'il aille, La Rose où ge me sui voés. Jà n'iert mes cuers d'autre doés; Et se m'amor vous prometoie, Jà voir promesse n'en tendroie. Lors si seroie décevierre Vers vous, ou vers mon mestre lierre, Se je vous tenoie convent; Mès ge vous ai bien dit souvent Que ge ne voil aillors penser Qu'à la Rose où sunt mi penser[57]: Et quant aillors penser me faites Par vos paroles ci retraites Que ge sui jà tous las d'oïr, Jà m'en verrez de ci foïr, Se ne vous en taisiez atant, Puis que mes cuers aillors ne tent. * * * * * [p.205] Et si de ma longue constance 7529 Il me donne la récompense), Au moins sur ce qui m'adviendra, Tant que chacun clair y verra. Je vous tiens pour bien excusée D'avoir tant votre langue usée Et des deux mots ci-haut nommés Et si proprement exprimés. Aussi dès lors plus je ne muse, Ni mon temps à gloser je n'use. Pour Dieu, je demande merci, Cessez de me blâmer ainsi. Si je suis fol, c'est mon affaire; Mais du moins je croyais bien faire, De ceci je suis sûr, le jour Où fis hommage au Dieu d'Amour. Si je suis fol, n'en prenez peine, Je veux aimer, quoi qu'il advienne, La Rose à qui me suis donné, Mon coeur par elle est dominé. Si je vous donnais ma tendresse, J'enfreindrais alors ma promesse; Je serais envers vous trompeur, Ou bien vers mon maître voleur, Si j'acceptais telles avances. J'ai dit en maintes circonstances Que ne voulais ailleurs penser, Qu'à la Rose est tout mon penser[57], Et si penser ailleurs me faites Par vos paroles indiscrètes Que je suis ennuyé d'ouïr, Vous me verrez d'ici m'enfuir Si ne voulez faire silence, Puisqu'elle est ma seule espérance. * * * * * [p.206] XLIII Comment Raison laisse l'Amant 7527 Mélancolieux et dolant, Puis s'est tourné devers Amis Qui en son cas confort a mis. Quant Raison m'ot, si s'en retorne, Si me relest pensant et morne. Adonc d'Amis me resovint, Esvertuer lors me convint. Aler y voil à quelque paine, Es-vos Amis que Diex m'amaine; Et quant il me vit en ce point, Que tel dolor au cuer me point: Amis. Qu'est-ce, dist-il, biaus dous Amis, Qui vous a en tel torment mis? Bien voi qu'il vous est meschéu, Dès que vous voi si esméu; Mès or me dites quex noveles. L'Amant. M'aït Diex, ne bonnes, ne beles. Amis. Contés moi tost. L'Amant. Et ge li conte, Si cum avés oï où conte: Jà plus ne vous iert recordé. [p.207] XLIII Comment Raison lors sans réplique 7563 Laisse l'Amant mélancolique; Il s'en retourne vers Ami Qui son courage a raffermi. A ces mots Raison interdite Pensif et morne là me quitte, Soudain d'Ami me ressouvient Et d'aller à lui me convient. Je m'y décide non sans peine; Mais le voici, Dieu me l'amène, Et quand il voit quelle douleur Tourmente et déchire mon coeur: Ami. Doux Ami, dit-il, quelle peine Derechef ainsi vous malmène? Car bien vois à votre pâleur Qu'il vous est arrivé malheur; Voyons, dites, quelles nouvelles? L'Amant. Dieu m'assiste, bonnes ni belles! Ami. Parlez donc. L'Amant. Lors je lui contai Ce que j'ai plus haut raconté, Pas n'est besoin que je le die. [p.208] Ami. Avoi, dist-il, por le cors Dé, 7548 Dangier aviés apaisié, S'aviés le bouton baisié; De noiant estes entrepris, Se Bel-Acuel à esté pris; Puis que tant s'est abandonnés Que le baisier vous fu donnés, Jamès prison ne le tendra; Mais sans faille il vous convendra Plus sagement à maintenir, S'à bon chief en volés venir. Confortés-vous: car bien sachiés Qu'il iert de la prison sachiés, Où il a por vous esté mis. L'Amant. Ha! trop i a fors anemis. S'il n'i avoit que Male-Bouche; C'est cis qui plus au cuer me touche: Cis a les autres esméus; Jà n'i éusse esté séus, Se li glous ne chalemelast, Paor et Honte me celast Moult volentiers; néis Dangier M'avoit lessié à ledengier. Tuit trois s'estoient coi tenu, Quant li déable i sunt venu Que li glous i fist assembler. Qui véist Bel-Acuel trembler, Quant Jalousie l'escria, (Car la vielle trop mal cria:) [p.209] Ami. Mais, dit-il, par la sainte hostie! 7584 Danger vous aviez apaisé, Le bouton vous aviez baisé, Et de Bel-Accueil la capture A ce point, ami, vous torture! S'il s'est à vous abandonné Tant qu'un baiser vous fut donné, Il n'est prison qui le retienne. Or donc, que votre coeur comprenne, S'il veut à bonne fin venir, Que plus sage il se doit tenir. Consolez-vous, car sans nul doute Il sortira, coûte que coûte, Du fort où pour vous on l'a mis. L'Amant. Ah! trop forts sont ses ennemis! Et sans ce maudit Malebouche (C'est lui qui plus au coeur me touche, Lui qui tous les autres émut), Personne soupçonné ne m'eût. Si n'eût tant bavardé ce traître, Honte et Peur volontiers peut-être M'eussent caché; voire Danger S'était, ma foi, laissé toucher, Tous trois s'étaient tenus tranquilles, Lorsque surgirent ces reptiles Que le coquin fit assembler. Qui Bel-Accueil eût vu trembler Lorsque s'écria Jalousie (Car la vieille horriblement crie), [p.210] Grant pitié li en péust prendre; 7577 Je m'en foï sans plus atendre. Lors fu le chastel maçoné Où li dous est emprisoné. Por ce, Amis, à vous me conseil, Mort sui se n'i metés conseil. Lors dist Amis cum bien apris, Car d'Amors ot assés apris: Amis. Compains, ne vous desconfortés, En bien amer vous desportés; Li Diex d'Amors, et nuit et jor Servés loiaument sans séjor: Vers li ne vous desloiautés, Trop seroit grant desloiautés S'il vous en trovoit recréu, Trop se tendroit à décéu De ce qu'à homme vous reçut: Onques cuers loiaus nel' déçut. Faites quanqu'il vous encharja, Tous ses commans gardés; car jà A son propos, combien qu'il tarde, Ne faudra hons qui bien les garde, S'il ne li meschiet d'autre part, Si cum Fortune se départ. Du Diex d'Amors servir pensés, En li soit tous vostres pensés. C'est douce pensée et jolie, Por ce seroit trop grant folie Du lessier, puisqu'il ne vous lesse; Neporquant il vous tient en lesse, Si vous convient vers li plessier, Quant vous ne le poés lessier. [p.211] Eût été d'épouvante pris; 7613 Sans plus attendre je m'enfuis. Lors s'éleva la tour de pierre Où Bel-Accueil se désespère. Aussi vers vous, Ami, j'accours, Je suis mort sans votre secours. Lors dit Ami d'une voix tendre, Lui qui savait l'amour comprendre: Ami. Ami, loyalement Amour Servez sans cesse et nuit et jour; Que votre coeur mieux lutter sache, Et qu'à bien aimer il s'attache. Soyez vers lui franc et loyal; Car ce serait trop déloyal A vous d'être lâche et parjure, Ce serait peine à lui trop dure, Lui qui votre hommage a reçu; Oncques fin coeur ne l'a déçu. Suivez donc ses leçons sans crainte Et ses commandements sans feinte; Car celui qui fidèlement Le sert, jamais ne s'en repent, A moins que Fortune inconstante D'un autre côté le tourmente. A servir Dieu d'Amours pensez, En lui mettez tous vos pensers; C'est douce pensée et jolie, Et ce serait trop grand' folie De le laisser injustement. Il vous tient en laisse pourtant; Mais il faut à lui vous soumettre Et ne point en oubli le mettre. [p.212] Or vous dirai que vous ferés: 7609 Une pièce vous tarderés Du fort chastel aler véoir; N'alés ne joer, ne séoir, N'oïs n'i soiés ne véus, Tant que cis vens soit tous chéus, Au mains tant comme vous solés; Jà soit ce que pas ne volés, Près des murs, ne devant la porte; Et, s'aventure là vous porte, Faites semblant, comment qu'il aille, Que de Bel-Acuel ne vous chaille; Mès se de loing le véés estre Ou à crenel, ou à fenestre, Regardés-le piteusement, Mès trop soit fait couvertement. S'il vous revoit, liez en sera, Jà por gardes nel' lessera; Mès n'en fera chiere ne cin, Se n'est, espoir, en larrecin; Ou sa fenestre espoir clorra, Quant as gens parler vous orra; S'agueitera par la fendace Tant cum vous serés en la place, Jusques vous en serés tornés, Se par autre n'est destornés. Prenés-vous garde toutevoie Que Male-Bouche ne vous voie: S'il vous voit, si le salués, Mès gardés que vous ne mués, Ne ne faites chiere nesune De haïne ne de rancune; Et se vous aillors l'encontrés, Nul maltalent ne li monstrés: [p.213] Or voici ce que vous ferez: 7645 Un petitet vous attendrez Avant d'aller à la tour sombre Rêver et rôder comme une ombre, Et laissez le vent dévier. Pas plus que n'êtes coutumier, Avant tout, faites bien en sorte Que près des murs, devant la porte, Ne soyez vu ni jour ni nuit. Si le hasard vous y conduit, De Bel Accueil, quoi qu'il advienne, Semblez ne point vous mettre en peine; Mais toutefois discrètement Regardez-le piteusement, Si de loin le voyez paraître Sur les créneaux, à la fenêtre; Lui, s'il vous voit, content sera, Malgré les gardes restera Sans remuer ni main ni tête (Si ce n'est peut-être en cachette), Ou sa fenêtre fermera Quand aux gens parler vous verra, S'aguettera par la fendace Tant que resterez en la place Et ne serez en retourné, A moins qu'il n'en soit détourné. Surtout veillez bien qu'en la voie Ce Malebouche ne vous voie. Saluez-le s'il peut vous voir, Mais gardez de vous émouvoir; Qu'en vos traits n'apparaisse aucune Marque de haine ou de rancune. Ailleurs si vous le rencontrez, Nulle colère ne montrez; [p.214] Sages hons son maltalent cuevre. 7643 Si sachiés que cis font bone uevre, Qui les décevéors déçoivent. Sachiés qu'ainsinc faire le doivent Chascun amant, au mains li sage. Male-Bouche et tout son linage, S'il vous devoient acorer, Vous lo servir et honorer. Offrés lor tout par grant faintise, Cuer et cors, avoir et servise: L'en seult dire, et voirs est, ce cuit, Encontre vezié recuit. De ceus bouler n'est pas pechiés Qui de bouler sunt entechiés: Male-Bouche si est boulierres, Ostés bou, si demorra lierres. Lierres est-il, sachiés de voir, Bien le poés aparcevoir; Nil ne doit avoir autre non, Qui emble as gens lor bon renon, N'il n'a jamès pooir du rendre; L'en le déust miex mener pendre Que tuit ces autres larronciaus Qui deniers emblent à monciaus. S'uns laronciaus emble deniers, Robe à perche, blé en greniers, Por quatre tans au mains iert quites, Selonc les lois qui sunt escrites[58], Et soit pris en present forfait. Mès Male-Bouche trop forfait Par s'orde vil langue despite Qui ne puet, dès que il l'a dite De sa goule mal renomée, Restorer bonne renomée, [p.215] Le sage couvre sa colère. 7679 Sachez que c'est bonne oeuvre faire Que savoir tromper un trompeur. C'est ainsi qu'un bon serviteur Se doit conduire s'il est sage. Malebouche et tout son lignage, Dussent-ils tous vous éventrer, Il faut servir et honorer. Offrez-lui, par grand artifice, Coeur et corps, avoir et service. On dit, et c'est la vérité, Contre fin soyez raffiné. Bouler les gens n'est pas mal faire Quand eux ils ne s'en privent guère. Bouler, c'est tromper, ce dit-on, Comme lierre est un larron; Or Malebouche est boulierre, Otez bou, restera lierre. Il ne doit porter autre nom Volant aux gens leur bon renom, Mais sans pouvoir jamais le rendre. Mieux devrait-on le mener pendre Que tous ces autres larronneaux Qui deniers volent à monceaux; Car larron, quand deniers dérobe, Grains en greniers, sur perche robe, En flagrant délit s'il est pris, La loi par quatre fois le prix Lui fait payer le préjudice[58]. Mais Malebouche et sa malice, Tant sa langue sale forfait, Ne peut, le mal une fois fait, Avec sa gueule mal famée Restaurer bonne renommée, [p.216] N'estaindre une parole sangle, 7677 S'el l'a méue par sa jangle. Bon fait Male-Bouche apaisier: Aucunes fois seult-l'en baisier Tel main qu'en vodroit qu'el fust arse; Car fust ores li glous en Tarse[59]! Si janglast là quanqu'il vosist, Mès qu'as amans riens ne tosist. Bon fait estoper Male-Bouche, Qu'il ne die blasme ou reprouche: Male-Bouche et tous ses parens, A qui jà Diex ne soit garans, Par barat estuet barater, Servir, chuer, blandir, flater, Par hours, par adulacions, Par fauces simulacions, Et endiner et saluer: Il fait trop bon le chien chuer Tant qu'en ait la voie passée. Bien seroit sa jangle quassée, S'il li pooit sans plus sembler Que n'éussiés talent d'embler Le bouton qu'il vous a mis seure, Par ce porrez estre au desseure. La vielle qui Bel-Acuel garde, Serves ausinc: que Mal-Feu l'arde! Autel faites de Jalousie, Que nostre Sires la maudie, La dolereuse, la sauvage, Qui tous jors d'autrui joie enrage! Ele est si crueuse et si gloute, Que tel chose vuelt avoir toute. S'ele en lessoit à chascuns prendre, Qu'el ne la troveroit jà mendre. [p.217] Ni d'un mot arrêter l'effet 7713 De son pernicieux caquet. Bon fait apaiser Malebouche, Car souvent des lèvres on touche La main qu'on voudrait voir brûler. Que ne fait-on ce monstre aller A Tarse à son aise médire[59]? Là ne saurait aux amants nuire. Bon fait bâillonner ce vilain Pour mettre à ses reproches fin. Oui, Malebouche et sa lignée, Du ciel haïe et dédaignée, Bon fait par mensonges tromper, Caresser, servir et duper Par adulations trompeuses, Simulations cauteleuses, Profonds saluts et compliments; Du chien calmons les grognements Tant que n'avons franchi la voie. Par dessus tout il faut qu'il croie, Pour sa médisance endormir, Que n'avez pouvoir de ravir La Rose qu'il tient enserrée, Et l'entreprise est assurée. La Vieille (l'enfer l'arde!) aussi Flattez qui garde votre ami; Flattez, de même Jalousie (Du Seigneur qu'elle soit honnie!), Douloureux et sauvage coeur Qu'enrage d'autrui le bonheur. Elle est si gourmande et si gloute Que telle chose avoir veut toute, Qui moindre ne lui resterait Pourtant, si chacun en prenait. [p.218] Moult est fox qui tel chose esperne, 7711 C'est la chandele en la lanterne; Qui mil en i alumeroit, Jà mains de feu n'i troveroit[60]. Chascun set la similitude, Se moult n'a l'entendement rude. Se cestes ont de vous mestier, Servés les de vostre mestier: Faire lor devés cortoisie, C'est une chose moult proisie, Mès qu'il ne puissent aparçoivre Que vous les bées à deçoivre. Ainsinc vous estuet démener; Les bras au col doit-l'en mener Son anemi pendre ou noier, Par chuer, par aplanoier, S'autrement n'en puet l'en chevir. Mais bien puis jurer et plevir Qu'il n'a ci autre chevissance; Car il sunt de tele poissance, Qui en apert les assaudroit, A son propos, ce cuit, faudroit. Après ainsinc vous contendrés Quant as autres portiers vendrez, Se vous jà venir i poés, Tex dons cum ci dire m'oés, Chapiaus de flors en esclicetes[61], Aumosnieres ou crespinetes, Ou autres joélés petis, Cointes et biaus et bien fetis, Se vous en avés l'aisement, Sans vous metre à destruiement, Por apesier lor presentés: Des maux après vous dementés, [p.219] Qui telle épargne fait se berne; 7747 C'est la chandelle en la lanterne; Mille autres y allumerez, Toujours même feu trouverez[60]. Chacun voit la similitude S'il n'a l'entendement trop rude. Or donc, s'ils ont de vous besoin, Ami, servez-les avec soin, Faites-leur à tous courtoisie, Chose toujours bien accueillie; Mais surtout ne leur laissez voir Que vous voulez les décevoir; Ainsi vous les pourrez séduire. Les bras au col qui veut conduire Son ennemi pendre ou noyer, Le doit caresser ou choyer S'il ne peut autrement le vaincre. Besoin n'est de vous en convaincre, Trop forts sont-ils; les attaquer De front serait le but manquer. Ensuite il vous conviendra faire (Si vous pouvez, comme j'espère, Jusqu'aux autres geôliers venir) Tels dons que vous allez ouïr: Chapeau de fleurs à bandelettes[61], Aumônières, simples voilettes, Ou maints autres petits cadeaux, Comme gents et coquets joyaux Et de bon goût plutôt que riches; Car si trop sont mal vus les chiches, Sottise est de se ruiner; Sachez donc à propos donner, [p.220] Et du travail et de la paine 7745 Qu'Amors vous fait, qui là vous maine. Et se vous ne poés donner, Par promesse estuet sermonner: Prometés fort sans délaier, Comment qu'il aille du paier; Jurés fort et la foi bailliés, Ains que conclus vous en ailliés. Si lor priés qu'il vous secorent; Et se vos yex devant eux plorent, Ce vous iert moult grant avantage: Plorés, si ferés trop que sage[62]; Devant eus vous agenoilliés Jointes mains et vos yex moilliés De chaudes lermes en la place, Qui vous coulent aval la face[63], Si qu'il les voient bien chéoir, C'est moult grant pitié à véoir. Lermes ne sont pas despiteuses, Méismement as gens piteuses. Et se vous ne poés plorer, Covertement, sans demorer, De vostre salive prengniés, Ou jus d'oignons et les prengniés, Ou d'aus, ou d'autres liquors maintes Dont vos paupieres soient ointes: S'ainsinc le faites, vous plorrés Toutes les fois que vous vorrés. Ainsinc l'ont fait maint bouléor, Qui puis furent fin améor, Qui les dames soloient prendre As las que lor voloient tendre, [p.221] Et vite s'éteindra leur haine. 7779 Après, plaignez-vous de la peine, Bien fort, et de l'affreux labeur Qu'impose Amour à votre coeur. Si ne pouvez telles largesses, Soyez prodigue de promesses; Promettre il faut sans hésiter Du paiement sans s'inquiéter; Allez, jurez avec audace, Tant que d'accord quittiez la place. Puis leur secours humble implorez, Et devant eux si vous pleurez, Ce vous sera grand avantage. Pleurez, c'est un moyen moult sage[62]; Devant eux vous agenouillez, Jointes mains et les yeux mouillés De chaudes larmes en la place Coulant à flots de votre face[63], Et qu'on les aperçoive choir, Moult grand' pitié font pleurs à voir; Larmes jamais ne sont nuisibles, Il n'est point de coeurs insensibles. Mais si vous ne pouvez pleurer, En tapinois, sans différer, Humectez d'un peu de salive Votre paupière trop rétive, Ou frottez-la de jus d'oignon Ou d'ail, ou d'autre mixtion; Par cette innocente feintise Vous pleurerez à votre guise. Ainsi l'ont fait maints intrigants Qui depuis furent fins amants Et qui savaient les dames prendre Aux filets qu'ils leur voulaient tendre, [p.222] Tant que par lor miséricorde 7777 Lor ostassent du col la corde. Et maint par tel barat plorerent Qui onques par amors n'amerent; Ains decevoient les puceles Par tiex plors et par tiex faveles. Lermes les cuers de tiex gens sachent, Mès que sans plus barat n'i sachent; Mès se vostre barat savoient, Jamès de vous merci n'auroient. Crier merci seroit néans, Jamès n'entreriés léans; Et s'a eus ne poés aler, Faites i par aucun parler Qui soit messagiers convenables, Par vois, par letres, ou par tables, Mès jà n'i metés propre non; Jà cil n'i soit se cele non. Cele resoit cil apelée, La chose en iert trop miex celée. Cil soit dame, cele soit sires, Ainsinc escrivés vos martires; Car mains amans ont décéu Mains larrons[64] par l'escrit léu; Li amant en sunt encusé, Et li deduit d'amors rusé. Mès en enfans ne vous fiés, Car vous seriés conchiés: Il ne sunt pas bon messagier; Tous jors vuelent enfant ragier, Gengler, ou monstrer ce qu'il portent As traïtors qui les enortent; Ou font nicement lor message, Por ce qu'il ne sunt mie sage; [p.223] Tant qu'elles, de compassion, 7813 Leur ôtaient du col le cordon; Mais maints roués ainsi pleurèrent Qui par amour oncques n'aimèrent, Et pucelles trompaient toujours Par tels pleurs et tels mauvais tours. Pleurs aussi geôliers apitoient, Pourvu que la feinte ils ne voient; Car si votre fourbe voyaient, Jamais de vous pitié n'auraient; En vain vous pourriez crier grâce, Jamais n'entreriez dans la place. Si vers eux ne pouvez aller, Faites-leur par quelqu'un parler Qui soit messager convenable, Ou leur porte un poulet aimable; Mais alors jamais n'y doit-on Mettre ni l'un ni l'autre nom. S'Elle y était Lui appelée, La chose en serait mieux celée; Lui dirait dame, Elle l'amant, Ainsi contez voire tourment. Car maint larron, livrant la lettre, Pourrait les amants compromettre; Les amants seraient accusés Et les plaisirs d'amour brisés. Aux enfants n'ayez confiance, Car ils trompent par ignorance; L'enfant est mauvais messager, Toujours jaseur, toujours léger Et joueur; ce qu'il porte il montre Au premier traître qu'il rencontre. Ou bien il remplit sottement Sa mission, c'est évident, [p.224] Tout seroit tantost publié, 7811 Se moult n'estoient vezié. Cist portiers, c'est chose séure, Sunt de si piteuse nature, Que se vos dons daignent reçoivre, Il ne vous vodront pas deçoivre. Sachiés que recéus serés Après les dons que vous ferés. Puis qu'il prennent, c'est chose faite, Car si cum li loirres afaite Por venir au soir et au main Le gentil espervier à main, Ainsinc sunt afaitié par dons A donner graces et pardons Li portiers as fins amoreus: Tuit se rendent vaincus par eus. Et s'il avient que les truissiés Si orguilleux, que nes puissiés Flechir par dons ne par prieres, Par plors, ne par autres manieres, Ains vous regietent tuit arriere Par durs fais, par parole fiere, Et vous ledengent durement, Partés-vous en cortoisement, Et les lessiés en ce saïn. Onques fromage de gaain Miex ne se cuit qu'il se cuiront: Par vostre fuite se duiront Maintes fois à vous enchaucier; Ce vous porra moult avancier. Vilains cuers sunt de tel fierté: Ceus qui plus les ont en chierté, [p.225] Puisqu'il est sans expérience. 7847 Choisissez donc avec prudence Vos messagers, si ne voulez Voir vos amours tôt dévoilés. Ces geôliers sont, c'est chose sûre, De si charitable nature, Que vos présents s'ils ont reçu Jamais vous n'en serez déçu. S'ils acceptent, c'est chose faite, Car leur complaisance s'achète, Sachez-le, beaux deniers comptant. Comme l'épervier défiant Sur la main, séduit par le leurre, Soir et matin vient à toute heure, Ainsi sont amenés par dons A donner grâces et pardons Geôliers aux amoureux habiles, Et vaincus deviennent serviles. Mais s'il advient que les trouviez Si hautains que ne les puissiez Fléchir par dons ni par prières, Par pleurs ni par autres manières, S'ils vous repoussent fièrement Et vous gourmandent durement, Vous insultent et cherchent noise, Parlez-leur de façon courtoise, Et laissez-les en ce filet. Oncques fromage ne se fait L'automne, croyez-moi, plus vite. Lors attendris par votre fuite, Souvent vous suivre ils essaieront, Et vos affaires mieux iront. Vilains coeurs sont fiers à l'extrême, Plus on les implore et les aime, [p.226] Plus les prient et mains les prisent, 7843 Plus les servent, plus les desprisent; Mès quant il sunt de gens lessié, Tost ont lor orguel abessié. Ceus qu'il desprisoient, lor plesent, Lors se dontent, lors se rapesent, Qu'il ne lor est pas bel, mais lait Moult durement, quant on les lait. Li marinier qui par mer nage, Cerchant mainte terre sauvage, Tout regarde-il à une estoile, Ne queurt-il pas tous jors d'un voile; Ains le treschange moult souvent Por eschever tempeste et vent; Ausinc cuer qui d'amer ne cesse, Ne queurt pas tous jors d'une lesse. Or doit chacier, or doit foïr, Qui vuet de bonne amor joïr. D'autre part c'est bien plaine chose, Ge ne vous i metrai jà glose; Où texte vous poés fier. Bon fait ces trois portiers prier: Car nule riens cil n'i puet perdre Qui se vuet au prier aerdre, Combien qu'il soient bobancier, Et si se puet bien avancier; Prier les puet séurement, Car il sera certainement Ou refusé ou recéu, N'en puet gaire estre décéu. Riens n'i perdent li refusé, Fors tant cum il i ont musé; Ne jà cil maugré n'en sauront A ceus qui prié les auront, [p.227] Et moins sont-ils reconnaissants, 7881 Plus on les sert, plus sont méchants. Mais par contre, quand on les laisse, Aussitôt leur orgueil s'abaisse, On les voit domptés s'apaiser Et ceux qu'ils maltraitaient priser, Car il n'est rien qui tant les blesse Que fièrement quand on les laisse. Le marin qui va naviguant Maint rivage inconnu cherchant, Ne regarde-t-il qu'une étoile Et ne cargue-t-il qu'une voile? Non; mais il en change souvent, Pour esquiver tempête et vent. Ainsi coeur qui d'aimer ne cesse Ne suit même chemin sans cesse; Tantôt chasse et tantôt doit fuir Qui veut de bonne amour jouir. Certaine est du reste la chose Et n'a besoin d'aucune glose, A la lettre on peut se fier. Bon fait ces trois geôliers prier, Car ne risque rien, somme toute, Celui qui choisit cette route, Fussent-ils des plus dédaigneux, Et le succès peut être heureux. Il peut prier sans crainte aucune, Car enfin, de deux choses l'une, Qu'il soit éconduit ou reçu, Il ne peut guère être déçu. Rien ne perd celui qu'on refuse, Fors peut-être le temps qu'il use; Et loin d'être mortifiés, Les geôliers qu'il aura priés [p.228] Ains lor sauront bon gré naïs 7877 Quant les auront boutez laïs; Qu'il n'est nus tant fel qui les oie, Qui n'en ait à son cuer grant joie; Et se pensent tretuit taisant Qu'or sunt-il preus, bel et plesant, Et qu'il ont toutes teches bonnes, Quant requis sunt de tex personnes, Comment qu'il aille du noier, Ou d'escuser, ou d'otroier. S'il sunt recéu, bien le soient, Donques ont-il ce qu'il queroient; Et se tant lor meschiet qu'il faillent, Tuit franc et tuit quite s'en aillent; C'est li faillirs envis peisibles, Tant est noviaus délis possibles[65]. Mès ne soient pas coustumier De dire as portiers au premier Qu'il se vuelent d'eus acointer Por la flor du Rosier oster; Mès par amor loial et fine De nete pensée enterine; Sachiés qu'il sunt trestuit doutable; Ce poés-vous croire sans fable, Por qu'il soit qui bien les requiere, Jà n'en sera bouté arriere, Nus n'i doit estre refusés. Mès se de mon conseil usés, Jà d'eus prier ne vous penés, Se la chose à fin ne menés; Car espoir se vaincus n'estoient, D'estre prié se vanteroient; Mès jà puis ne s'en vanteront, Que du fait parçonnier seront. [p.229] Bon gré lui sauront au contraire, 7915 Une fois seuls, de sa prière; Le plus farouche avec bonheur Aime entendre un solliciteur; Satisfait, en lui-même il pense Qu'il est beau, preux, plein d'importance Et de mainte autre qualité, Pour être ainsi sollicité. Donc, ou celui-ci le refuse, Ou bien l'agrée, ou bien s'excuse. Si tout va bien, s'il réussit, L'autre atteint le but qu'il poursuit, Et si mal son affaire tourne Tout simplement il s'en retourne. On risque peu, pour en finir, Et grand' chance est de réussir. Surtout n'ayez pas l'imprudence De dire au geôlier par avance Que vous venez le cajoler Pour la fleur du rosier voler. Feignez amour fine au contraire, Ame loyale et coeur sincère; Car ils sont traîtres, méfiants (Vous pouvez me croire céans); Mais ceux qui bien font leur prière Oncques n'en sont boutés arrière, Jamais ne seront refusés. Donc, si de mon conseil usez, Ne vous perdez pas en prières . Si la chose n'avance guères; Car d'abord vaincus s'ils ne sont, D'être priés se vanteront; S'ils sont complices, au contraire, Prudemment sauront-ils se taire. [p.230] Et si sunt tuit de tel maniere, 7911 Combien qu'il facent fiere chiere, Que, se requis avant n'estoient, Certainement il requerroient Et se donneroient por noiant, Qui si nes iroit asproiant. Mès li chétis sermonnéor, Et li fol large donnéor Si forment les enorguillissent, Que lor Roses lor enchiérissent: Si se cuident faire avantage, Mès il font lor cruel domage; Car tretout por noient éussent, Se jà requeste n'en méussent; Por quoi chascuns autel féist Que nus avant nes requéist; Et s'il se vosissent loier, Il en éussent bon loier, Se tretuit à ce se méissent Que tiex convenances féissent, Que jamès nus nes sermonast, Ne por noiant ne se donnast, Ains lessast, por eus miex mestir, As portiers lor Roses flestir. Mès por riens hons ne me pleroit Qui de son cors marchié feroit, N'il ne me devroit mie plaire, Au mains por tel besoingne faire; Mès onques por ce n'atendés, Requerés-les, et lor tendés Les las por vostre proie prendre; Car vous porriés tant atendre, Que tost s'i porroient embatre Ou un, ou deus, ou trois, ou quatre; [p.231] Tous se ressemblent ces geôliers, 7949 Et les plus durs, les plus altiers, Si ne les courtisait personne, Viendraient s'offrir, ne vous étonne, Voire pour rien se donneraient, Si nuls ne les sollicitaient. Mais les sots, avec leurs caresses Souvent et leurs folles largesses, Font ces geôliers enorgueillir Et d'autant Roses renchérir Ils pensent avoir avantage Et se font eux-mêmes dommage, Car pour rien auraient possédé Ce que si fort ont marchandé. Si chacun voulait ainsi faire Sans s'abaisser à la prière, Bon marché certes l'on paierait Geôlier qui se vendre voudrait. Il faudrait que tous s'entendissent Et telles conventions prissent, Que jamais nul ne les priât, Voire pour rien ne se donnât, Mais laissât, pour mieux les contraindre, Aux geôliers leurs Roses déteindre. Pourtant homme ne me plairait Qui de son corps marché ferait, Et certe il ne saurait me plaire, Au moins pour telle chose faire. Mais cependant point n'attendez, Et flattez-les, et leur tendez Filets pour votre gibier prendre, Car vous pourriez longtemps attendre Et voir passer maint concurrent, Un, deux, trois, quatre, voire un cent, [p.232] Voire cinquante-deus douzaines, 7945 Dedans cinquante-deus semaines: Tost seraient aillors torné, Se trop aviés séjorné. Envis à tens i vendriés, Por ce que trop atendriés; Ne lo que nus hons tant atende Que fame s'amor li demande: Car trop en sa biauté se fie Qui atent que fame le prie; Et quiconques vuet commencier, Por tost sa besoigne avancier, N'ait jà paor qu'ele le fiere, Tant soit orguilleuse ne fiere, Et que sa nef à port ne vengne, Por que sagement se contengne. Ainsinc, compains, esploiterés Quant as portiés venus serés; Mès quant correciés les verrés, Jà de ce ne les requerrés. Espiés-les en lor léesce, Jà nes requerés en tristesce, Se la tristesce n'estoit née De Jalousie la desvée, Qui por vous les éust batus, Dont corrous s'i fust embatus. Et se poés à ce venir Qu'à privé les puissiés tenir, Que li leus soit si convenans Que n'i doutés les sorvenans, Et Bel-Acuel soit eschapés, Qui por vous est ore entrapés, [p.233] Voire cinquante-deux douzaines 7983 Dedans cinquante-deux semaines, Et tout serait alors perdu Si vous aviez trop attendu. Trop tard arriveriez ensuite, Pour n'être pas venu plus vite. Jamais n'attend l'homme d'honneur Que femme demande son coeur, Car trop en sa valeur se fie, S'il attend que femme le prie; Et quiconque veut commencer Pour tôt sa besogne avancer, Tant soit-elle orgueilleuse et fière, Ne doit pas craindre sa colère, Ni voir échouer malement Sa nef, s'il agit sagement. Ainsi vous conviendra-t-il faire Quand aux geôliers aurez affaire. Mais quand irrités les verrez, Point ne les solliciterez. Épiez-les en leur liesse Et laissez-les en leur tristesse, A moins que ne vienne de vous Et leur tristesse et leur courroux, Si par exemple Jalousie Les a pour vous en sa folie Trop fort gourmandes et battus, D'où les voyez tant abattus. Et si pouvez avoir la chance De les tenir seuls en présence En un lieu sûr et bien reclus Où ne craigniez point les intrus, Et qu'alors Bel-Accueil survienne, Qui subit en la tour sa peine [p.234] Quant Bel-Acuel fait vous aura 7977 Si biau semblant cum il saura, Car moult set gens bel acuellir, Lors devés la Rose cuellir. Tout véés-vous néis Dangier Qui vous acuelle à ledangier, Ou que Honte et Paor en groucent, Mès que faintement s'en corroucent, Et que laschement se deffendent, Qu'en deffendant vaincu se rendent, Si cum lors vous porra sembler; Tout véés-vous Paor trembler, Honte rougir, Dangier frémir, Ou tous ces trois plaindre et gemir: Ne prisiés tretout une escorce, Cueillés la Rose tout à force, Et monstrés que vous estes hon, Quant leus iert, et tens et seson; Car riens ne lor porroit tant plaire Cum tel force, qui la set faire. Car maintes fois sunt coustumieres D'avoir si diverses manieres, Qu'il vuelent par force donner Ce qu'il n'osent abandonner; Et faingnent que lor soit tolu Ce que souffert ont et voulu. Et sachiés que dolent seroient, Se par tel deffence eschapoient; Quelque léesce qu'en féissent, Si dout que ne vous en haïssent, Tant en seroient correcié, Combien qu'en éussent groucié. Mès se par paroles apertes Les véés correcier acertes[66], [p.235] Pour vous, lorsqu'il vous aura fait 8017 Si Beau-Semblant, comme il le sait, Quand aux gens plaire il se dispose, Lors vous devez cueillir la Rose. Alors si vous voyez Danger Vous courir sus, vous outrager, Si Peur et Honte se trémoussent, Et par faintise se courroucent, Et se défendent lâchement Pour se rendre en se défendant, Ce que bien sentirez vous-même: Si vous voyez trembler Peur blême, Honte rougir, Danger frémir, Ou tous trois se plaindre et gémir, Ne les prisez tous une écorce, Et cueillez la Rose de force, Et montrez ce qu'un homme vaut, En temps et lieu, lorsqu'il le faut. Car rien ne leur saurait tant plaire Que succomber en telle guerre. De force ils aiment à donner Ce qu'ils n'osent abandonner, Et tellement leur caractère De cent façons change et diffère, Qu'ils feignent à regret subir Ce qui fait leur plus grand désir. Voire ils seraient dolents, je pense, S'ils échappaient par leur défense; Tout en témoignant leur plaisir, Ils ne feraient que vous haïr, Tant leur serait dure l'offense, Quelqu'eût été leur résistance. Mais si vous les voyez pourtant Courroucés sérieusement, [p.236] Et viguereusement deffendre, 8011 Vous n'i devés jà la main tendre; Mès toutefois pris vous rendés, Merci criant, et atendés Jusques cil trois portiers s'en aillent, Qui si vous griévent et travaillent; Et Bel-Acuel tous seus remaingne, Qui tout abandonner vous daingne; Ainsinc vers eus vous contenés Cum preus et vaillans et senés. De Bel-Acuel vous prenés garde Par quel semblant il vous regarde, Comment que soit, ne de quel chiere; Conformés-vous à sa maniere: S'ele est ancienne et méure, Vous metrés toute vostre cure En vous tenir méurement; Et s'il se contient nicement, Nicement vous recontenés. De li ensivre vous penés[67]: S'il est liés, faites chiere lie, S'il est correciés, corrocie; S'il rit, riés; plorés s'il plore, Ainsinc vous tenés chacune hore. Ce qu'il amera, si amés, Ce qu'il blasmera, si blasmés, Et loés quanqu'il loera; Moult plus en vous s'en fiera. Cuidiés que dame à cuer vaillant Aint ung garçon fol et saillant Qui s'en ira par nuit resver, Ausinc cum s'il déust desver, Et chantera dès mienuit, Cui qu'il soit bel, ne cui qu'anuit? [p.237] Et avec vigueur se défendre, 8051 Soyez prudent, sachez attendre, Ouvertement capitulez, Criez merci, dissimulez, Tant que ces trois geôliers s'en aillent Qui tant vous grèvent et travaillent, Et Bel-Accueil seul laissent là Qui tout à vous se donnera. Ainsi faites-leur bon visage, Comme prudent, vaillant et sage. Observez aussi Bel-Accueil, Quelle est sa mine et de quel oeil Il vous regarde, et, pour lui plaire, Conformez-vous à sa manière. S'il est et grave et sérieux, Il faut vous montrer à ses yeux De sérieuse contenance. Feignez la candeur, l'innocence, Si le trouvez simple, innocent; Imitez-le fidèlement[67]; S'il rit, riez; pleurez s'il pleure, Ainsi tenez-vous à toute heure; S'il est gai, montrez-vous joyeux, Et s'il se fâche, coléreux; Avec soin aimez ce qu'il aime, Ce qu'il blâme blâmez de même Et louez tout ce qu'il louera, Et plus en vous il se fiera. Penséz-vous que dame vaillante Aime d'un sot l'humeur galante, Qui comme un fou toute la nuit S'en va rêver et, dès minuit, Chanter les amours de sa mie, Et qui pour lui plaire l'ennuie? [p.238] Ele en craindroit estre blasmée, 8045 Et vil tenuê, et diffamée. Tex amors sunt tantost séuës, Qu'il les fléutent par les ruës; Ne lor chaut gaires qui le sache; Fox est qui son cuer i atache. Et s'uns sages d'amors parole A une damoisele fole, S'il li fait semblant d'estre sages, Jà là ne torra ses corages. Ne pensés jà qu'il i aviengne, Por quoi sagement se contiengne. Face ses meurs as siens onnis, Ou autrement il iert honnis; Qu'el cuide qu'il soit uns lobierres, Uns regnarz, uns enfantosmieres. Tantost la chetive le laisse, Et prent ung autre où moult s'abaisse; Le vaillant homme arriere boute, Et prent le pire de la route: Là norrit ses amors, et couve Tout autresinc cum fait la louve, Cui sa folie tant empire, Qu'el prent des lous tretout le pire. Se Bel-Acuel poés trover, Que vous puissiés o li joer[68] As eschiés, as dés, ou as tables, Ou à autres gieus délitables, Du gieu adès le pis aiés, Tous jors au dessous en soiés. Au gieu dont vous entremetrés Perdés quanque vous i metrés; Prengne des gieus la seignorie, De vos pertes se gabe et rie. [p.239] Elle craindrait se voir blâmer, 8085 Vile tenir et diffamer. Telles amours sont bientôt sues Quand ils les flûtent par les rues; Que leur chaut si quelqu'un le sait? Bien folle qui les aimerait. Si dans l'amoureuse querelle Avecque folle damoiselle Un sage parle sagement S'en ira son esprit au vent, Et près de sa folle maîtresse Il échouera pour sa sagesse. Il doit aux siennes conformer Ses moeurs, s'il veut se faire aimer; Car le suppose alors la belle Renard, enjôleur, infidèle, Et la chétive, le laissant, Prend un autre et va s'abaissant; Car, pour le vaillant éconduire, De la troupe elle prend le pire. Là couve et nourrit ses amours, Comme on voit la louve toujours, Dans sa folie et son délire, De tous les loups prendre le pire. Si Bel-Accueil pouvez trouver, Que puissiez avec lui jouer[68] Aux échecs, aux dés, voire aux tables, Ou tous autres jeux délectables, Toujours du jeu le pis ayez, Toujours le plus faible soyez, Faites qu'il gagne la partie, De vos pertes se moque et rie, Et tout l'enjeu que vous mettez Avec bonne grâce perdez. [p.240] Loés toutes ses contenances, 8079 Et ses ators et ses semblances, Et servés de vostre pooir; Néis quant se devra séoir, Aportés-li quarré ou sele, Miex en vaudra vostre querele. Se poutie poés véoir[69] Sor li de quelque part chéoir, Ostés-li tantost la poutie, Néis s'ele n'i estoit mie; Ou se sa robe trop s'empoudre, Soulevés-la li de la poudre; Briément faites en toute place Quanque vous pensés qui li place. S'ainsinc le faites, n'en doutés, Jà n'en serés arrier boutés, Ains vendrés à vostre propos, Tout ausinc cum ge le propos. * * * * * [p.241] Louez toutes ses contenances 8119 Et ses atours et ses semblances; Toujours de tout votre pouvoir Servez-le; s'il se veut asseoir, Apportez-lui carré ou selle; Mieux en ira votre querelle. Si sur elle venez à voir Quelque grain de poussière choir[69], Otez-le dessus votre amie, Quand même il n'y en aurait mie. Et si sa robe traîne trop, Soulevez-la vite aussitôt. Bref, autant que pourrez le faire, Faites tout ce qui peut lui plaire. Si vous suivez bien mes avis, Vous ne serez arrière mis, Mais viendrez où votre âme aspire, Comme je viens de vous le dire. * * * * * [p.242] XLIV Comment l'Amant monstre à Amis 8097 Devant lui ses trois ennemis, Et dît que tost le temps viendra Qu'au juge d'eulx se complaindra. Dous amis, qu'est-ce que vous dites? Nus hons, s'il n'est faus ypocrites, Ne feroit ceste déablie: Onc ne fu greignor establie. Vous volés que j'oneure et serve Ceste gent qui est fauce et serve? Serf sunt-il et faus voirement, Fors Bel-Acuel tant solement. Vostre consel est-il or tiex? Traïstres seroie mortiex, Se servoie por decevoir: Car bien puis dire de ce voir, Quant ge voil les gens espier, Ge les suel avant deffier. Souffrés au mains que ge deffie Male-Bouche qui si m'espie, Ains qu'ainsinc l'aille décevant, Ou li prie que de ce vent Qu'il m'a levé, que il l'abate, Ou il convient que ge le bate; Ou, s'il li plaist, qu'il le m'amende, Ou g'en prendrai par moi l'amende; Ou, s'il ne vuet, que je m'en plaingne Au juge qui l'amende en preingne. [p.243] XLIV Comment l'Amant à son ami, 8137 Parlant de son triple ennemi, Dit qu'il attend l'heure propice Pour tes appeler en justice. C'est vous qui me parlez ainsi? Hypocrite et faux, doux ami, J'aurais cette idée infernale? Onc n'en fut de plus immorale. Fors Bel-Accueil tant seulement, Serfs sont-ils tous et faux vraiment, Et vous voulez qu'honore et serve Cette gent vile et fausse et serve! C'est vous qui donnez conseil tel! Je serais traître et criminel Si le servais par duperie. Toujours, et je m'en glorifie, Quand je veux les gens épier, Je vais d'abord les défier. Souffrez au moins que je défie Ce Malebouche qui m'épie, Avant d'aller le décevant, Ou que lui dise que ce vent Par lui soulevé, qu'il l'abatte, Ou qu'il convient que je le batte; Ou s'amende à moi, s'il lui plaît, Et l'amende pour moi serait, Ou s'il ne veut, que je m'en plaigne Au juge qui l'amende prenne. [p.244] Amis. Compainz, compainz, ce doivent querre 8125 Cil qui sont en aperte guerre, Mès Male-Bouche est trop couvers, Il n'est mie anemis ouvers, Car quant il het ou homme ou fame, Par derrier le blasme et diffame. Traïstres est, Diex le honnisse! Si rest drois que l'en le traïsse. D'omme traïstre g'en di fi, Puis qu'il n'a foi, point ne m'i fi. Il het les gens où cuer dedens, Et lor rit de bouche et de dens. Onques tex homs ne m'abeli, De moi se gart, et ge de li. Drois est qui à traïr s'amort, Qu'il ait par traïson sa mort, Se l'en ne s'en puet autrement Vengier plus honorablement; Et se de li vous volés plaindre, Li cuidiés-vous sa gengle estaindre? Nel' porriés espoir prover, Ne soffisans garans trover, Et se provés l'aviés ores, Ne se teroit-il pas encores. Se plus provés, plus janglera, Plus i perdrés qu'il ne fera: S'en iert la chose plus séuë, Et vostre honte plus créuë; Car tex cuide abessier sa honte, Ou vengier, qui l'acroist et monte, De prier que soit abatus Cil blasmes, ou qu'il soit batus. [p.245] Ami. Cela serait bon, compagnon, 8165 Contre ennemi loyal et bon; Mais ce Malebouche est trop lâche, C'est un ennemi qui se cache, Et quand un homme ou femme hait Par derrière les compromet. C'est un traître, Dieu le honnisse! Donc il est droit qu'on le trahisse; Il hait les hommes au dedans Et rit de la bouche et des dents. D'un traître point ne me soucie, Puisqu'il n'a foi, point ne m'y fie. Nul traître ne fut mon ami, De moi se garde et moi de lui. Ma foi, je trouve bon qu'un traître Par trahison trouve son maître, Si l'on ne s'en peut autrement Venger plus honorablement. Quand vous iriez de lui vous plaindre, Croyez-vous son caquet éteindre? D'ailleurs ne le sauriez prouver Ni témoins suffisants trouver, Et cent preuves pourriez-vous faire Qu'il ne saurait encore se taire; Plus prouverez, plus il dira, Plus y perdrez qu'il ne fera. Mieux serait la chose connue Et votre honte encore accrue; Car tel croit sa honte amoindrir Ou venger, qui la fait grandir, En voulant par justice abattre Le mensonge ou le menteur battre. [p.246] Jà voir por ce ne l'abatroit, 8157 Non par Diex point, qui le batroit. Atendre qu'il le vous ament, Noient seroit, se Diex m'ament. Jà voir amende n'en prendroie, Bien l'offrist, ains li pardonroie; Et s'il i a deffiement, Sor sains vous jur que vraiement Bel-Acuel iert mis es aniaus, Ars en feu, ou noiés en iaus, Ou sera si fors enserrés, Qu'espoir jamès ne le verrés. Lors aurés le cuer plus dolant Qu'onques Karles n'ot por Rolant[70], Quant en Ronceval mort reçut Par Guenelon qui les déçut[71]. L'Amant. Ice ne vois-ge pas querant, Or voise au déable le rant; Ge le vodroie avoir pendu, Qui si m'a mon poivre espandu. Amis. Compains, ne vous chaille du pendre, Autre venjance en convient prendre: Ne vous affiert pas tex offices, Bien en conviengne à ces justices; Mès par traïson le boulés, Se mon consel croire voulés. [p.247] Voire, pour Dieu, point n'abattrait 8197 Le mal, celui qui le battrait. Attendre qu'à vous il s'amende Serait sottise, Dieu m'entende! L'amende même n'en prendrais, Lui l'offrant, mais pardonnerais; Et si défi lui voulez faire, Grands saints! sera, c'est chose claire, Bel-Accueil de chaînes lié, Au feu brûlé, dans l'eau noyé, Ou mis en prison si profonde Que plus ne le verrez au monde. Lors aurez le coeur plus dolent Que Charlemagne quand Roland[70] A Roncevaux perdit la vie De Gannelon par l'infamie[71]. L'Amant. Ce n'est pas là ce que je veux. Or aille au diable le boiteux! Je voudrais ce fol mener pendre Qui fit mon poivre ainsi répandre. Ami. Pourquoi le pendre, compagnon? Autre vengeance cherchez donc. A vous ne convient tel office, C'est le lot des gens de justice; Mais trompez-le par trahison, Et rangez-vous à ma raison. [p.248] L'Amant. Compains, à ce consel m'acort, 8183 Jà n'istrai mès de cest acort; Neporquant se vous séussiés Aucun art dont vous péussiés Controver aucune maniere Du chastel prendre plus legiere, Ge la vodroie bien entendre, Se la me voliés aprendre. Amis. Oïl, ung chemin bel et gent, Mès il n'est preus à povres gent. Compains, au chastel desconfire, Puet-l'en bien plus brief voie eslire Sans mon art et sans ma doctrine, Et rompre jusqu'en la racine La forteresse de venuë; Jà n'i aurait porte tenuë, Tretuit se lesseroient prendre, N'est riens qui les péust deffendre; Nus n'i oseroit mot sonner. Le chemin a non Trop-Donner; Fole-Largesce le fonda, Qui mains amans i afonda. Ge congnois trop bien le sentier, Car ge m'en issi avant ier, Et pelerins i ai esté Plus d'ung iver et d'ung esté. Largesce lesserés à destre, Et tornerez à main senestre; Vous n'aurés jà plus d'une archie La sente batuë et marchie, [p.249] L'Amant. A vos conseils, Ami, me range, 8223 Ne craignez plus que mon coeur change. Mais cependant, si vous saviez Aucun art par quoi vous puissiez Imaginer quelque autre mode Du castel prendre plus commode, Je l'ouïrais bien volontiers Si me l'apprendre consentiez. Ami. Je sais route gente et joyeuse, Mais à pauvres gens dangereuse. Ami, pour le fort conquérir, Plus brève route on peut choisir, Sans mon art et sans ma doctrine, Et rompre jusqu'à la racine La forteresse en un moment Et les portes incontinent Forcer; tous se laisseraient prendre Et rien n'est qui les pût défendre. Nul n'oserait un mot sonner. Cette route a nom Trop-Donner; Jadis la fit Folle-Largesse Où maint amant en grand' détresse Sombra; je connais ce sentier, Car j'en sortis avant-hier, Et j'y fis maint pèlerinage, Hiver comme été, maint voyage. Largesse à droite laisserez, Puis à main gauche tournerez. Environ un jet d'arbalète Suivez la sente large et nette, [p.250] Sans point user vostre soler, 8213 Que vous verrés les murs croler, Et chanceler tors et torneles, Jà tant ne seront fors ne beles, Et tout par eus ovrir les portes, Por noient fussent les gens mortes. De cele part est li chastiaus Si fiébles, qu'uns rostis gastiaus Est plus fors à partir en quatre, Que ne sunt li murs à abatre: Par-là seroit-il pris tantost. Il n'i conviendroit jà grant ost Comme il feroit à Charlemaigne, S'il voloit conquerre Alemaigne. En ce chemin, mien escientre, Povres hons nule fois n'i entre; Nus n'i puet povre homme mener, Nus par soi n'i puet assener; Mès qui dedens mené l'auroit, Maintenant le chemin sauroit Autresinc bien cum ge sauroie, Jà si bien apris ne l'auroie: Et s'il vous plest, vous le saurés, Car assés tost appris l'aurés, Se sans plus poés grant avoir Por despens outrageus avoir. Mès ge ne vous i menrai pas, Povreté m'a véé le pas, A l'issir le me deffendi. Quanque j'avoie i despendi, Et quanque de l'autrui reçui; Tous mes créanciers en déçui, [p.251] Et, sans vos souliers écorcher, 8253 Vous verrez murailles pencher Et chanceler tours et tourelles, Tant hautes et fortes soient-elles, Et les portes soudain s'ouvrir. Pour néant vous verriez mourir Tous les défenseurs de la place; Car de ce côté, quoi qu'on fasse, Est si faible ce fort château, Que le moindre rôti gâteau Est plus dur à couper en quatre Que ne sont ces murs à abattre. Par là serait-il pris tantôt, Et n'y conviendrait si grand ost Qu'il n'en fallut à Charlemagne Allant conquérir l'Allemagne. En cette route, je le sais, Pauvre homme ne passe jamais, Seul ne s'y peut même introduire, Nul pauvre ne l'y peut conduire. Mais si quelqu'un mené l'avait, Aussi bien la route il saurait Que moi, qui par expérience Jadis l'appris dans mon enfance. Et s'il vous plaît, vous la saurez, Car apprise assez tôt l'aurez, Si possédez grandes richesses A faire excessives largesses. Mais je n'y puis guider vos pas Car Pauvreté ne le veut pas, Et m'a défendu le passage; J'ai gaspillé mon héritage, Ce que j'avais d'autrui reçu, Tous mes créanciers j'ai déçu, [p.252] Si que ge n'en poi nus paier, 8245 S'en me devoit pendre ou noier. N'i venés, dist-ele, jamès, Puis qu'à despendre n'i a mès. Vous i enterrés à grant poine, Se Richesce ne vous y moine; Mès à tous ceus qu'ele i conduit Au retorner lor griève et nuit. A l'aler o vous se tenra, Mès jà ne vous en ramenra; Et de tant soiés asséur, Se ens entrés par nul éur, Jà n'en istrés ne soir ne main, Se Povreté n'i met la main, Par qui sunt en destresce maint. Dedens Fole-Largesce maint, Qui ne pense à riens fors à geus, Et à despens faire outrageus: El despent ausinc ses deniers Cum s'el les puisast en greniers, Sans conter et sans mesurer, Combien que ce doie durer. * * * * * XLV Comment Povreté fait requestes A Richesce moult deshonnestes, Qui riens ne prise tous ses ditz, Mais de tout l'a fait esconditz. Povreté maint à l'autre chief, Plaine de honte et de meschief, Qui trop sueffre au cuer grant moleste. Et fait si honteuse requeste, [p.253] Sans pouvoir un denier leur rendre, 8287 Me devrait-on noyer ou pendre. «De revenir gardez-vous bien, Dit-elle, si n'avez plus rien.» Là vous entrerez à grand' peine Si richesse ne vous y mène, Mais à tous ceux qu'elle y conduit Au retour fait grand mal et nuit; En allant, près de vous se peine, Mais jamais ne vous en ramène, Et si par bonheur vous entrez, Soir ni matin n'en sortirez, Ayez-en, Ami, l'assurance, Que Pauvreté ne vous relance Qui plonge en malheur maints amants. Folle-Largesse là-dedans Reste et mène joyeuse vie, Dépens outrés et chère lie, Et là prodigue ses deniers Comme puisant à pleins greniers, Sans calcul comme sans mesure, Pensant que l'argent toujours dure. * * * * * XLV Comment Pauvreté fait requête A Richesse moult déshonnête Qui rien ne prise tout son dit Et sans pitié vous reconduit. Pauvreté demeure à l'arrière Pleine de honte et de misère, Le coeur d'affliction broyé Et morne implorant la pitié; [p.254] Et tant ot de durs escondis, 8275 Et n'a ne bons faits, ne bons dis, Ne delitables, ne plesans. Jà ne sera si bien fesans, Que chascuns ses ovres ne blasme; Chascun la viltoie et mesame. Mès de Povreté ne vous chaille, Fors de penser, comment qu'il aille, Comment la porrés eschever. Riens ne puet tant homme grever, Comme chéoir en povreté: Ce sevent bien li endeté Qui tout le lor ont despendu; Maint ont esté por li pendu. Bien le resevent cil et dient Qui contre lor voloir mendient; Moult lor convient soffrir dolor, Ains que gens lor doignent du lor. Ausinc le doivent cil savoir Qui d'amors vuelent joie avoir: Car povre n'a dont s'amor pesse, Si cum Ovide le confesse[72]. Povreté fait homme despire, Et haïr et vivre à martire, E tolt au sage neis le sen. Por Diex, compains, gardés-vous en, Et vous efforciez bien de croire Ma parole esprovée et voire; Que j'ai, ce sachiés, esprové Et par experiment trové, Néis en ma propre personne, Tretout quanque je vous sermonne. Si sai miex que povreté monte, Par ma mesese et par ma honte, [p.255] Mais durement on la repousse. 8317 Jamais une parole douce, Un mot délectable et plaisant; Elle n'ira si bien faisant Que chacun ses oeuvres ne blâme, Ne la méprise et ne l'infâme. Or ne songez à Pauvreté Que pour telle calamité Éviter de toute manière; Car il n'est ici-bas misère Telle que choir en pauvreté. Ce n'ignore pas l'endetté Qui ses biens gaspilla d'enfance, Maints elle mène à la potence; Bien le savent, bien le diront Ceux qui mendiant leur pain vont, Ils endurent moult grand' souffrance Avant d'obtenir allégeance. L'Amant le doit aussi savoir Qui d'amour veut plaisir avoir. Le pauvre, Ovide le confesse[72], N'a rien dont son amour repaisse. Pauvreté fait homme haïr, Mépriser, martyre souffrir, Lui prend jusqu'à l'intelligence. Croyez-en mon expérience, Ami, pour Dieu, gardez-vous-en; Je n'éprouvai que trop souvent, Hélas! sur ma propre personne Tout ce qu'ici je vous sermonne, Et je sais mieux, beau compagnon, Que vous, par mon abjection, Ce que Pauvreté nous réserve. Que Dieu longtemps nous en préserve! [p.256] Biaus compains, que vous ne savés, 8309 Qui tant sofferte ne l'avés. Si vous devés en moi fier, Car gel' di por vous chastier: Moult a benéurée vie Cil qui par autri se chastie[73]. Vaillans hons suel estre clamés[74], Et de tous compaignons amés, Et despendoie liement En tous leus plus que largement, Tant cum fui riches hons tenus: Or sui si povres devenus Par les despens Fole-Largesce, Qui m'a mis en ceste destresce, Que ge n'ai fors à grant dangier, Ne que boivre, ne que mangier, Ne que chaucier, ne que vestir, Tant me set danter et mestir Povreté qui tout ami tolt. Et sachiés, compains, que sitost Comme Fortune m'ot ça mis, Je perdi trestous mes amis, Fors ung, ce croi ge vraiement, Qui m'est remès tant solement. Fortune ainsinc les me toli Par Povreté qui vint o li: Toli? par foi non fist, ge ment, Ains prist ses choses proprement: Car de voir sai que se miens fussent, Jà por li lessié ne m'éussent. De riens donc vers moi ne mesprist, Quant ses amis méismes prist: Siens, voire, mès riens n'en savoie, Car tant achatés les avoie [p.257] Or, fiez-vous à mes avis, 8351 Pour vous instruire je le dis, Et moult a bienheureuse vie Qui par autrui se fortifie[73]. J'étais pour vaillant renommé Et de cent compagnons aimé Tant que je fis large dépense, Gaîment coulant mon existence, Tant que je fus riche tenu; Or je suis pauvre devenu Des oeuvres de Folle-Largesse, Qui m'a mis en telle détresse Que je n'ai, fors à grand danger, Ni que boire, ni que manger, Humble vêtement ni chaussure, Tellement m'accable et torture Pauvreté qui prend nos amis. Car, sache-le, quand m'eut là mis, Compagnon, la male Fortune, Tous, sans exception aucune, Je les perdis, sauf un vraiment Qui m'est demeuré seulement. Ainsi tous les prit la cruelle, Pauvreté traînant après elle. Je mens; elle ne me prit rien; Ce qu'elle prit était son bien. Car si tous ces amis miens fussent, Jamais ainsi laissé ne m'eussent; Donc nul dommage ne me fit Lorsque ses amis me reprit. Oui, siens; et dans mon ignorance, Moi qui de coeur et de finance [p.258] De cuer et de cors et d'avoir, 8343 Que les cuidoic tous avoir. Mès quant ce vint au derrenier, Je n'oi pas vaillant ung denier, Et quant en ce point me sentirent, Tuit cil amis si s'enfoïrent, Et me firent trestuit la moë Quant il me virent sous la roë De Fortune envers abatu, Tant m'a par Povreté batu. Si ne m'en doi-ge mie plaindre, Qu'el m'a fait cortoisie graindre Qu'onques n'oi vers li deservi: Car entor moi si très-cler vi, Tant m'oint les yex d'un fin colire, Qu'el m'ot fait bastir et confire, Si-tost comme Povreté vint, Qui d'amis m'osta plus de vingt; Voire certes, que ge ne mente, Plus de quatre cens et cinquente. Oncs linz, se ses iex i méist, Ce que ge vi pas ne véist: Car Fortune tantost en place La bonne amor à plaine face, De mon bon ami me monstra, Par Povreté qui m'encontra; Onc ne l'éusse congnéu, Se mon besoing n'éust véu. Mès quant le sot, il acorut, Et quanqu'il pot me secorut, Et tout m'offrit quanqu'il avoit, Por ce que mon besoing savoit. * * * * * [p.259] Si cher achetés les avais, 8383 Tous bien à moi je les croyais. Mais, à la fin, de moi s'enfuirent Tous ces amis, quand ils sentirent Que n'avais plus un seul denier; Tous ces ingrats, jusqu'au dernier, Tous me firent soudain la moue, Quand ils me virent sous la roue De Fortune à l'envers jeté, Tant me battit par Pauvreté. Mais j'ai tort de me plaindre d'elle, Qui m'octroya faveur plus belle Que jamais ne le méritai. Lors je vis clair, en vérité, Tant elle oignit d'un fin collyre Qu'elle avait pour moi fait confire, Mes yeux, dès que Pauvreté vint, Qui m'ôta d'amis plus de vingt, Voire certe, à moins que je mente, Plus de quatre cents et cinquante. Oncques lynx, à l'oeil si perçant, Ne fut plus que moi clairvoyant; Car Fortune dans ma disgrâce La bonne amour à pleine face De mon bon ami me montra Par Pauvreté qui me navra. Jamais n'aurais su sa tendresse S'il n'eût découvert ma détresse; Mais aussitôt il accourut, Tant qu'il pouvait me secourut Et m'offrit, pour calmer ma peine, Tretout son avoir à main pleine. * * * * * [p.260] XLVI Comment Amis recorde cy 8375 A l'Amant, qu'un seul vray Amy En sa povreté il avoit, Qui tout son avoir lui offroit. Amis, dist-il, fais vous savoir, Vez-ci mon cors, vez-ci l'avoir Où vous avés autant cum gié, Prenés-en sans prendre congié; Mès combien? se vous nel' savés, Tout, se de tout mestier avés; Car, amis, ne prise une prune Contre ami les biens de Fortune, Et les biens naturex méismes, Puis que si nous entrevéismes, Por quoi nos cuers conjoins éumes, Que bien nous entrecongnéumes; Car ainçois nous entr'esprovasmes, Si que bons amis nous trovasmes; Car nus ne set, sans esprover, S'il puet loial ami trover. Vous gard-ge tous jors obligiés, Tant sunt poissans d'amor li giés; Car moi por vostre garison Poés, dist-il, metre en prison, Por plevines ou por ostages, Et mes biens vendre et metre en gages. Ne s'en tint mie encor à tant, Por ce qu'il ne m'allast flatant, Ainçois m'en fist à force prendre, Car n'i osoie la main tendre, [p.261] XLVI Comment Ami rappelle ici 8417 A l'Amant, que seul un ami Lui fut fidèle en sa misère, Lui offrant sa fortune entière. Ami, dit-il, je viens vous voir; Voici mon corps et mon avoir, Ils sont à vous comme à moi-même, Prenez sans crainte, je vous aime. --Mais combien?--Si ne le savez, Tout, si de tout besoin avez; Ami, je ne prise une prune, Contre ami, les biens de Fortune, Et même les biens naturels, Du jour où nous nous vîmes tels Que, sitôt que nous nous connûmes, Nos coeurs conjoints à jamais eûmes, Et qu'après nous être éprouvés, Bons amis nous sommes trouvés; Car nul ne sait, s'il ne l'éprouve, Quand un ami loyal il trouve. Eussiez-vous pris tout ce j'ai, Que je serais votre obligé, Tant sont puissants, lorsque l'on s'aime, Les liens du coeur. Car moi-même, Dit-il, pour votre guérison, Vous pouvez me mettre en prison Pour caution ou pour otage, Et mes biens vendre et mettre en gage. Là ne s'en tint pas cet ami Qui m'allait consolant ainsi; [p.262] Tant iere maz et vergongneus, 8405 A loi de povre besongneus, Cui honte a si la bouche close, Que sa mesese dire n'ose, Mais sueffre, et s'enclost et se cache, Que nus sa povreté ne sache, Et monstre le plus bel dehors: Ainsinc ge le fesoie alors. Ce ne font pas, bien le recors, Li mendians poissans de cors, Qui se vont partout embatant, Plus qu'il puéent chacun flatant, Et le plus let dehors démonstrent A tretous ceus qui les encontrent, Et le plus bel dedens réponnent Por décevoir ceus qui lor donnent; Et vont disant que povres sont, Et les grasses pitances ont, Et les grans deniers en tresor. Mès atant me tairai dès or, Que g'en porroie bien tant dire, Qu'il m'en iroit de mal en pire; Car tous jors héent ypocryte Vérité qui contre eus est dite. Ainsinc es devant diz amis Mon fol cuer son travail a mis; Si sui par mon fol senz traïs, Despis, diffamé et haïs Sans ochoison d'autre deserte Que de la devant dite perte De toutes gens communément, Fors que de vous tant solement; [p.263] Mais il m'en fit de force prendre, 8447 Car je n'osais la main y tendre, Tant j'étais triste et vergogneux, Ainsi qu'un pauvre besogneux Qui par la honte a bouche close Et sa détresse dire n'ose, Et montre le plus beau dehors, Ainsi que je faisais alors, Mais souffre et s'enferme et se cache, Sa pauvreté pour qu'on ne sache. Ce ne font pas les Mendiants, Je sais, ces moines florissants De corps, qui laids dehors se montrent A tous les passants qu'ils rencontrent, Et qui se vont partout glissant, Tant qu'ils peuvent chacun flattant, Pour décevoir ceux qui leur donnent, Mais de tout par dedans foisonnent, Qui vous disent que pauvres sont, Et les grasses pitances ont Et grands deniers cachés en terre. Mais maintenant il faut m'en taire; Tant du reste en dire pourrais, Que de mal en pire choirais, Car rien ne hait tant l'hypocrite Que vérité contre lui dite. Ainsi j'étais fol quand je mis Ma confiance en ces amis. Victime suis de ma folie, Haï, méprisé pour la vie, Et le seul prix de ma bonté Fut d'être soudain rejeté De toute la foule égoïste, Sauf un dont l'amitié subsiste. [p.264] Que vos amors pas ne perdés, 8437 Mès à mon cuer vous aerdés; Et tous jors, si cum ge le croi, Qui d'amer vous pas ne recroi, Se Diex plaist, vous i aerdrés; Mès por ce que vous me perdrés, Quant à corporel compaignie, En ceste terrienne vie, Quant li derreniers jors vendra, Que Mors son drois des cors prendra, Car icel jor, bien le recors, Ne nous toldra fors que le cors, Et toutes les apartenances De par les corporex sustances; Car ambedui, ce sai, morron Plus-tost, espoir, que ne vorron, Mès ce n'iert pas, espoir, ensemble, Car Mort tous compaignons dessemble. Si sai-ge bien certainement Que, se loial amor ne ment, Se vous vivez et ge moroie, Tous jors en vostre cuer vivroie; Et se devant moi moriés, Tous jors où mien revivriés Après vostre mort par mémoire, Si cum vesquist, ce dist l'istoire, Pyrithoüs après sa mort[75], Que Theseus tant ama mort. Tant le queroit, tant le si voit, (Car cil dedens son cuer vivoit) Que vis en enfer l'ala querre, Tant l'ot amé vivant sor terre. Et povreté fait pis que Mort: Car ame et cors tormente et mort, [p.265] C'est vous qui point ne vous cachez, 8481 Mais à mon coeur vous attachez, Et toujours, comme je le pense, Puisqu'il vous aime avec constance, Plaise à Dieu! vous attacherez. Mais, hélas! un jour vous perdrez Ma corporelle compagnie En cette terrienne vie, Lorsque le dernier jour viendra Et lorsque la Mort reprendra Ses droits sur notre corps fragile; Mais en ce jour la Mort agile, Compagnon, ne nous prendra rien Hormis le corps, je le sais bien, Et toutes les appartenances De nos corporelles substances; Car tous deux, je le sais, mourrons, Certes, plus tôt que ne voudrons. Mais égal sort ne nous prépare La Mort qui les amis sépare, Et je ne doute nullement Que, si loyal amour ne ment, En votre coeur je ne demeure. S'il advient que premier je meure, Car avant moi si vous mouriez, Toujours au mien revivriez Après votre mort par mémoire; Comme vécut, nous dit l'histoire, Pirithoüs, après sa mort[75], Que Thésée adorait encor. Tant le suivait l'image chère Qu'il aima tant sur cette terre Et qui vivait dedans son coeur, Qu'il l'alla chercher de douleur [p.266] Tant cum l'ung o l'autre demore, 8471 Non pas sans plus une sole hore; Et lor ajoute à dampnement Larrecin et parjurement, Avec toutes autres durtés Dont chascuns est griément hurtés, Ce que mort ne vot mie faire, Mès ainçois les en fait retraire, Et si lor fait en son venir Tous temporiex tormens fenir; Et sans plus, comment que soit griéve, En une sole hore les griéve. Por ce, biaus compains, vous semon Qu'il vous membre de Salemon Qui fut roi de Gherusalen; Car de li moult de bien a-l'en. Il dit, et bien i prenés garde: Biau fils, de povreté te garde Tous les jors que tu as à vivre, Et la cause en rent en son livre; Car en ceste vie terrestre, Miex vaut morir que povres estre. Et cil qui povres apparront, Lor propres freres les harront. Et por la povreté douteuse, Il parle de la souffreteuse Que nous apelons indigence, Qui si ses hostes desavance. Onc si despite ne vi gens Cum ceus que l'en voit indigens. Por tesmoings néis les refuse[76] Chascuns qui de droit escript use, Por ce qu'il sunt en loi clamé Equipolens as diffamé. [p.267] Aux enfers. Pauvreté fait pire 8515 Qui met âme et corps à martyre, Sans même une heure de répit, Tant que l'une avec l'autre vit, Les pousse à damnable aventure, Au vice, au larcin, au parjure Et toutes les calamités Dont les humains sont tourmentés; Ce que la mort ne saurait faire Puisque les en garde au contraire Et fait pour eux, en son venir, Tous temporels tourments finir, Et sans plus, combien que les grève, En une heure vous les enlève. Pour ce, vous prierai, compagnon, De vous rappeler Salomon, De Jérusalem ce roi sage, Dont nous avons maint bon adage. Il dit: «Beau fils, en vérité, Garde-toi bien de pauvreté Tous les jours qu'il te reste à vivre.» Et la cause en est en son livre: «Oui, sur cette terre il vaut mieux Mourir que vivre besogneux; Car tous ceux qui pauvres paraissent Leurs propres frères les délaissent.» Et puis, parlant des souffreteux, Il nous montre les pauvres honteux Qui croupissent dans l'indigence, Source d'éternelle souffrance. Oncques plus misérables gens Je ne vois que les indigents; Pour témoins même les refuse[76] Chacun qui de droit écrit use, [p.268] Trop est povreté lede chose; 8505 Mes toutevois bien dire l'ose, Que se vous aviés assés Deniers et joiaus amassés, Et tant donner en porriés, Comme prometre en vorriés, Lors coilleriés boutons et Roses, Jà si ne seraient encloses. Mès vous n'estes mie si riches, Et si n'estes avers ne chiches: Donnés donc amiablement[77] Biaus petis dons resnablement, Si que n'en cheiez en poverte, Damaige i auriés et perte: Li plusors vous en moqueroient, Qui de riens ne vous secorroient, Se vous aviés le chaté Oultre sa valeur achaté. Il affiert bien que l'en present De fruit novel un bel present En toailles, ou en paniers; De ce ne soiés jà laniers. Pommes, poires, noiz ou cerises, Cormes, prunes, freses, merises, Chastaignes, coinz, figues, vinetes, Pesches, parmains, ou alietes, Nefles entées, ou framboises, Beloces d'Avesnes, jorroises[78], Roisins noviaus lor envoiés, Et des meures fresches aiés, Et se les avés achetées, Dites que vous sunt présentées [p.269] Car ils sont par la loi nommés 8549 L'équivalent des infamés. Trop est Pauvreté laide chose; Mais toutefois, bien dire l'ose, Ami, si vous aviez assez Deniers et joyaux amassés, Vous cueilleriez boutons et roses; Pour vous elles ne seraient closes, Si donner autant vous pouviez Comme promettre voudriez. Mais pourtant, sans être aussi riche, Si n'êtes avare ni chiche, Donnez-leur raisonnablement Beaux petits dons aimablement[77], Mais sans épuiser votre bourse; Car si vous étiez sans ressource, Personne ne vous soutiendrait, Chacun de vous se moquerait D'avoir payé la marchandise Outre sa valeur, c'est sottise. A mon avis, rien n'est plaisant Comme de faire un beau présent, Tel que fruits nouveaux en corbeille, C'est un don que je vous conseille, Figues, vinettes et marrons, Pêches, alises, groseillons, Pommes, poires, noix ou cerises, Cormes, prunes, fraises, merises; Raisins nouveaux leur envoyez, Gents bouquets d'avoine liés[78], Amandes, framboises mûres Ou bien encor nèfles et mûres; Et si les avez achetés, Dites qu'ils furent apportés [p.270] D'ung vostre ami, de loing venues, 8537 Tout les achatiés-vous es rues; Ou donnés Roses vermeilletes, Primeroles, ou violetes, Ou biaus glaons en la seson; En tex dons n'a pas desreson. Sachiés que dons les gens afolent, As mesdisans les jangles tolent: Se mal ès donnéors savoient, Tous les biens du monde en diroient. Biaus dons soustiennent maint bailli Qui fussent ore mal bailli[79]; Biaus dons de vins et de viandes Ont fait donner maintes provendes; Biaus dons si font, n'en doutés mie, Porter tesmoing de bonne vie: Moult tiennent par tout biau leu dons, Qui biau don donne, il est prodons. Dons donnent loz as donnéors, Et empirent les prenéors[80], Quant il lor naturel franchise Obligent à autrui servise. Que vous diroie à la parsomme? Par don sunt pris et Diex et homme. Compains, entendés ceste note Que je vous amoneste et note. Sachiés, se vous volés ce faire Que ci m'avés oï retraire, Li Diex d'Amors jà n'i faudra Quant le fort chastel assaudra, Qu'il ne vous rende sa promesse; Car il et Venus la déesse Tant as portiers se combatront, Que la forterece abatront: [p.271] A vous de lointaine venue, 8583 Les eussiez-vous pris dans la rue. Donnez encore avec raison De beaux glaïeuls en la saison, Bouquets de roses vermeillettes, Fleurs de printemps et violettes. Jolis dons changent bien les gens, Ferment la bouche aux médisants. L'obligé, loin d'être nuisible, De vous dit tout le bien possible. Beaux dons soutiennent maints baillis Qui sans eux seraient bien petits[79]; De vins, de mets belles offrandes Ont fait donner maintes prébendes. On vante l'homme généreux, Qui donne est toujours vertueux; Les beaux dons font, n'en doutez mie, Trouver témoins de bonne vie; Beaux dons donnent los aux donneurs, Comme ils enchaînent les preneurs[80], Et leur naturelle franchise Asservissent par convoitise. Que vous dirai-je encor? Beaux dons Dieu, comme l'homme, trouve bons. Ainsi, sachez me bien comprendre, Et si bien savez vous y prendre, Le Dieu d'Amour ne manquera, Quand le castel assaillira, D'accomplir toute sa promesse. Car, avec Vénus la déesse, Tant ces geôliers ils combattront Que la forteresse abattront, Et vous pourrez cueillir la Rose, Si durement qu'elle soit close. [p.272] Si porrez lors coillir la Rose, 8571 Jà si fort ne sera enclose. Mès quant l'en a la chose aquise, Si reconvient-il grant mestrise En bien garder et sagement, Qui joïr en vuet longuement. Car la vertu n'est mie mendre De bien garder et de deffendre Les choses, quant el sunt aquises[81], Que del aquerre en quelques guises. S'est bien drois que chétis se claime Valez, quant il pert ce qu'il aime, Por quoi ce soit par sa defaute; Car moult est digne chose et haute De bien savoir garder s'amie, Si que l'en ne la perde mie, Méismement, quant Diex la donne Sage, cortoise, simple et bonne, Qui s'amor doint et point ne vende. Car onques amor marchéande Ne fu par fame controvée, Fors par ribaudie provée; N'il n'i a point d'amor, sans faille, En fame qui por don se baille. Tel amor fainte, Mal-Feu l'arde[82]! Là ne doit-l'en pas metre garde. Si sunt-eles voir presque toutes Convoiteuses de prendre, et gloutes De ravir et de devorer, Si qu'il n'i puist riens demorer, A ceus qui plus por lor se claiment, Et qui plus loiaument les aiment: Car Juvenaus si nous raconte, Qui de Berine tient son conte, [p.273] Mais quand acquise vous sera, 8617 Par grande adresse il vous faudra La bien garder et grand' prudence, Pour avoir longue jouissance; Car souvent acquérir, ami, Combien qu'il nous cause d'ennui, Est plus facile, quoi qu'on dise, Que de garder la chose acquise[81]. A bon droit plaint ses tristes jours Qui perd l'objet de ses amours, Quand même ce serait sa faute. Car c'est chose bien digne et haute Que savoir amante garder, Sans partage la posséder, Surtout lorsque Dieu nous la donne Sage et courtoise, et simple et bonne, Sans rien demander en retour. Car oncques mercenaire amour Ne vint que d'âme corrompue Et par la débauche perdue. Oncques la femme qui se vend D'un pur amour n'aima d'amant; A cet amour infâme et lâche Nul coeur honnête ne s'attache. Plus on se donne aveuglément, Plus on aime loyalement, Plus les femmes sont rigoureuses, Presque toutes, et convoiteuses De tout ravir et dévorer, Tant qu'il y peut rien demeurer. Car Juvénal ce nous raconte, Qui d'Ibérine fait son conte, [p.274] Que miex vosist ung des yex perdre[83] 8605 Que soi à ung seul homme aerdre; Car nus seus n'i peuist soffire, Tant estoit de chaude matire; Car jà fame n'iert si ardans, Ne ses amors si bien gardans, Que de son chier ami ne vuelle Et les deniers et la despuelle. Or vez que les autres feroient, Qui por dons as hommes s'otroient. Nesune ne puet-l'en trover Qui ne se vueille ainsinc prover; Tant l'ait homme en subjeccion, Toutes ont ceste entencion. Vez ci la rigle qu'il en baille; Mès il n'est rigle qui ne faille, Car des mauveses entendi, Quant ceste sentence rendi. Mès s'el n'est tiex cum ge devis, Loial de cuer, simple de vis, Ge vous dirai que l'en doit faire. Valez cortois et debonnaire Qui vuet à ce metre sa cure, Gart que du tout ne s'aséure En sa biauté, ne en sa forme: Drois est que son engin enforme De meurs et d'ars et de sciences; Car qui les fins et les provences De biauté sauroit regarder, Biauté se puet trop poi garder: Tantost a faite sa vesprée Com les floretes en la prée; Car biauté est de tel matire, Que el plus vit, et plus empire. [p.275] Qu'elle eût mieux aimé perdre un oeil[83] 8649 Qu'à un seul homme faire accueil; Un seul ne lui pouvait suffire, Tant était chaude en son délire. Coeur de femme n'est si ardent Ni ses amours si bien gardant, Que du cher ami la dépouille Et l'or plus ou moins ne chatouille. Jugez par là ce que femme est Qui son corps aux enchères met. Ainsi toutes, ami, sont faites Les femmes, toutes sont coquettes; Quelque soit leur affection, Toutes ont même intention. Tel est la règle qu'il en baille, Mais il n'est règle qui ne faille; Car des mauvaises il parlait Quand cette sentence il rendait. Et si votre amante n'est telle, Mais d'attraits simple et de coeur belle, Il vous faudra faire autrement. Courtois et débonnaire amant A bien aimer qui met sa cure Ne doit pas que sur sa tournure Compter, ses grâces, sa beauté; Il lui faut un esprit doté Encor d'utiles connaissances; Car pour qui sait juger les chances Et avantages de beauté, Elle n'est que fragilité, Elle est tantôt évanouie Comme fleurettes de prairie; Car ainsi qu'elles beauté vit, Plus elle va, plus dépérit. [p.276] Mès le sens, qui le vuet acquerre, 8639 Tant cum il puet vivre sor terre, Fait à son mestre compaignie, Et miex vaut au chief de sa vie Qu'il ne fist au commencement; Tous jors va par avancement: Jà n'iert par tens apetisiés, Bien doit estre amés et prisiés Valez de noble entendement, Quant il en use sagement. Moult redoit estre fame liée, Quant ele a s'amor emploiée En biau valet cortois et sage, Qui de sens a tel tesmoignage. Neporquant s'il me requeroit Consel, savoir se bon seroit Qu'il féist rimes jolietes, Motez, fabliaux, ou chançonnetes Qu'il vueille à s'amie envoier Por li chevir et apoier: Ha, las! de ce ne puet chaloir, Biau dit i puet trop poi valoir. Li diz, espoir, loé seront, D'autre preu petit i feront; Mès une grant borse pesans, Toute farsie de besans[84], Se la véoit saillir en place, Tost i corroit à plaine brace; Qu'eles sunt mès si aorsées, Que ne corent fors as borsées[85]. Jadis soloit estre autrement, Or va tout par empirement. Jadis au tens des premiers peres Et de noz premeraines meres, [p.277] Mais le sens, pour toute la vie, 8683 Tient à son maître compagnie, Mieux vaut à la fin qu'au début, Et plus il approche du but Moins sur lui le temps a de prise. Aussi femme chérit et prise Amant de noble entendement, Quand il en use sagement. Aussi doit être bien heureuse Entre toutes femme amoureuse Qui sut octroyer son amour A beau serviteur, en retour Qui lui donna courtois et sage De sens semblable témoignage. Cependait s'il me demandait Conseil, savoir si bon serait De faire rimes joliettes, Motets, fabliaux, chansonnettes Qu'il veuille à sa mie envoyer Pour lui plaire et pour l'égayer, Hélas! ami, c'est triste à dire, Mais beaux dits ne sauraient suffire. Peut-être loués ils seront, Autre profit ne porteront. Mais si grande bourse et pesante De besans pleine et résonnante[84] Elles voyaient céans saillir, Vite à bras ouverts d'y courir, Tant femmes sont intéressées Qu'elles ne courent qu'aux boursées[85]. Jadis soulait être autrement. Mais tout dégénère à présent. Jadis au temps des premiers pères, Au temps de nos premières mères, [p.278] Si cum la letre le tesmoigne, 8673 Par qui nous savons la besoigne, Furent amors loiaus et fines, Sans covoitise et sans rapines; Li siecles ert moult précieus, N'estoit pas si délicieus Ne de robes, ne de viandes; Il coilloient és bois les glandes Por pain, por char et por poissons, Et cerchoient par ces boissons, Par vaus, par plains et par montaingnes, Pommes, poires, noiz et chastaingnes, Boutons et mores et pruneles, Framboises, freses et ceneles, Feves et poiz, et tex chosetes, Cum fruis, racines et herbetes; Et des espis des blés frotoient, Et des roisins és chans grapoient, Sans metre en pressouer, n'en esnes. Li miel décoroient des chesnes, Dont habundamment se vivoient, Et de l'iaue simple bevoient, Sans querre piment ne claré, N'onques ne burent vin paré; N'iert point la terre lors arée, Mès si cum Diex l'avoit parée Par soi-méismes aportoit Ce dont chascun se confortoit; Ne queroient saumons ne luz[86], Et vestoient les cuirs veluz, Et faisoient robes de laines, Sans taindre en herbes ne en graines[87], Si cum el venoient des bestes. Covertes ierent de genestes, [p.279] Comme l'histoire le prétend, 8717 Car c'est elle qui nous l'apprend, Était amour loyale et fine, Sans convoitise et sans rapine. Durant ces siècles précieux Tant n'était le monde envieux De fins mets, de parures vaines; Au bois il cueillait glands et faînes Au lieu de chairs et de poissons, Et cherchait parmi les buissons Boutons et mûres et prunelles, Framboises, fraises et cinelles, Pommes, poires, fèves et noix, Châtaignes, racines et pois, Herbes et fruits de la campagne, Par val, par plaine et par montagne, Et les épis de blé frottait, Et raisins aux champs grapillait, Des cuviers sans se mettre en peine, Du miel découlant d'un vieux chêne Abondamment se nourrissait Et d'eau de source s'abreuvait, Sans chercher piment ni piquette Ni vin vieilli dans la feuillette. Le sol n'était pas labouré, Et tel que Dieu l'avait paré Engendrait tout en abondance Et donnait à l'homme l'aisance. Point de brochets ni de saumons; Il se revêtait de toisons Ou se faisait robe de laine, Sans teinture d'herbe ou de graine[87], Comme la portaient les agneaux. Les chaumières dans les hameaux [p.280] De foillies et de ramiaus 8707 Lor bordetes et lor hamiaus, Et fesoient en terre fosses, Es roches et es tiges grosses Des chesnes crués se rebotoient, Quant les tempestes redotoient. * * * * * XLVII Comment les gens du temps passé N'avoient nul tresor amassé[88], Fors tout commun par bonne foy; Et n'avoient ne prince ne roy. Et quant par nuit dormir voloient, En leu de coites aportoient En lor casiaus monceaus de gerbes, De foilles, ou de mousse, ou d'erbes; Et quant li airs iert apaisiés, Et li tens cler et aésiés, Et li vens mol et delitables, Si cum en printens pardurables, Et cil oisel chascun matin S'estudient en lor latin A l'aube du jor saluer Qui tout lor fait les cuers muer: Zephirus et Flora sa fame, Qui des flors est déesse et dame, Cil dui font les floretes nestre, Flors ne congnoissent autre mestre: Car par tout le monde ensement, Les vont cil et cele sement, Et les forment et les colorent Des colors dont les flors honorent [p.281] De frais genêt étaient couvertes, 8751 De rameaux et de feuilles vertes; Ou fosse en terre il se faisait De rocs et branches qu'il coupait, Ou se mettait au creux d'un chêne, S'il craignait tempête prochaine. * * * * * XLVII Comment les gens du temps passé N'avaient nul trésor amassé, La terre à tous était commune Et royauté n'était aucune. Et quand la nuit dormir voulait, Au lieu de couettes apportait En sa case monceaux de gerbes, De mousses, de feuilles ou d'herbes; Et quand l'air était apaisé, Le temps serein et reposé, Et le vent doux et délectable En ce printemps invariable, Les oiseaux lors chaque matin S'étudiaient en leur latin A saluer du jour l'aurore Qui fait leur petit coeur éclore; Des fleurs la reine aux yeux si doux, Flore et Zéphir son tendre époux Faisaient ci-bas fleurettes naître, Fleurs ne connaissent d'autre maître. Car c'est pour les fins amoureux Qu'en grand amour ils ont tous deux, Qu'ils les sèment et les colorent Des couleurs dont les fleurs honorent [p.282] Puceles et valez proisiés, 8737 De biaus chapelez renvoisiés, Por l'amor des fins amoreus; Car moult ont en grant amor eus. De floretes lor estendoient Les coustepointes qui rendoient Tel resplendor par ces herbaiges, Par ces prés et par ces ramaiges, Qu'il vous fust avis que la terre Vosist emprendre estrif et guerre Au ciel d'estre miex estelée, Tant iert par ses flors revelée. Sor tex couches cum ge devise, Sans rapine et sans covoitise, S'entr'acoloient et baisoient Cil cui li geu d'Amors plaisoient; Cil arbre vert par ces gaudines, Lor paveillons et lor cortines, De lor rains sor eus estendoient Qui du soleil les deffendoient. Là démenoient lor karoles, Lor geu et lor oiseuses foles Les simples gens asséurées, De toutes cures escurées, Fors de mener jolivetés Par loiaus amiabletés. N'encor n'avoit fet roi ne prince Meffais qui l'autrui tolt et pince. Trestuit pareil estre soloient, Ne riens propre avoir ne voloient. Bien savoient cele parole Qui n'est mençongiere ne fole: Qu'onques Amor et seignorie[89] Ne s'entrefirent compaignie, [p.283] Des puceles et des varlets 8781 Les beaux et brillants chapelets. Pour eux ils tendaient des fleurettes Les courtepointes joliettes Dont partout buissons et forêt Et la plaine respendissait, Au point de croire que la terre Au ciel eût déclaré la guerre, A qui serait mieux, étoilé, Tant son orgueil était gonflé. Sur ces couches dont je devise, Sans rapine et sans convoitise, Chacun s'accolait et baisait A qui le jeu d'amour plaisait. Les arbres par les verts bocages, Rideaux et pavillons sauvages, Leurs rameaux étendaient sur eux Du soleil pour calmer les feux; Et là tous menaient leurs karoles, Leurs jeux, leurs joyeusetés folles, Les hommes heureux, sans soucis, De toutes peines affranchis, Fors de mener joyeuse vie Et loyale folâtrerie. Méfait qui prend le bien d'autrui Rois ni princes n'avait bâti, Tous étaient égaux sur la terre, A posséder ne songeaient guère; Car ils connaissaient bien ce mot Qui n'est ni mensonger ni sot: Oncques Amour et seigneurie[89] N'ont voyagé de compagnie, Oncques ne purent s'épouser, Car gouverner, c'est diviser. * * * * * [p.284] Ne ne demorerent ensemble; 8771 Cil qui mestrie, les dessemble. * * * * * XLVIII Ici commence le Jaloux A parler et dire, oyans tous, A sa femme qu'elle est trop baulde, Et l'appelle faulse ribaulde. Pour ce voit-l'en des mariages, Quant li mariz cuide estre sages, Et chastie sa femme et bat, Et la fait vivre en tel débat, Qu'il li dit qu'ele est nice et fole, Dont tant demore à la karole, Et dont el hante si sovent Des jolis valez le convent, Que bonne amor n'i puet durer, Tant s'entrefont maus endurer, Quant cil vuet la mestrise avoir Du cors sa fame et de l'avoir. Trop estes, fait-il, vilotiere, Si avés trop nice maniere: Quant sui en mon labor alés, Tantost espringués et balés, Et démenés tel esbaudie, Que ce semble grant ribaudie; Et chantés cum une seraine. Diex vous mete en male semaine[90]! Et quant vois à Romme ou en Frise Porter notre marchéandise, Vous devenés tantost si cointe, Car ge sai bien qui m'en acointe, [p.285] XLVIII Ici l'homme jaloux commence 8815 A crier et sa femme tance Devant tous, l'appelant catin, Coureuse et mauvaise putain. Pour ce voit-on en mariage, Quand le mari pense être sage, Qu'il gourmande sa femme et bat Et la fait vivre en tel débat, Qu'il lui dit qu'elle est sotte et folle De tant muser à la karole Et de rechercher si souvent Des gents varlets l'accointement, Et qu'il n'est bonne amour qui dure Lorsque de tels maux on endure, Ce parce qu'il veut seul avoir Le corps de sa femme et l'avoir. Vous êtes trop, dit-il, fringante Et trop d'allures provocante. Sitôt qu'à mon travail je cours, Tôt vous sautez, balez toujours Et chantez comme une syrène (Dieu vous mette en male semaine!)[90], Et menez tels amusements Qu'ils semblent vils déportements. Quand je vais à Rome ou en Frise Débiter notre marchandise, Si coquette on vous voit tantôt, Car je sais bien quel est mon lot, [p.286] Que par tout en va la parole; 8801 Et quant aucuns vous en parole Porquoi si cointe vous tenés En tous les leus où vous venés, Vous respondés: Hari, hari, C'est por l'amor de mon mari. Por moi, las! dolereus chétis, Qui set se ge forge ou ge tis, Ou se ge sui ou mors ou vis? L'en me devroit flatir où vis Une vessie de mouton. Certes ge ne vail ung bouton, Quant autrement ne vous chasti; Moult m'avés or grant los basti Quant de tel chose vous vantés: Chascun set bien que vous mentés. Por moi, las! doleureus, por moi, Maus gans de mes mains enformoi, Et crueusement me déçui Quant onques vostre foi reçui Le jor de nostre mariage, Por me mener tel rigolage. Por moi menés-vous tel bobant, Qui cuidiés-vous aler lobant? Jà n'ai-ge mie le pooir De tiex cointeries véoir, Que cil ribauz saffre, friant, Qui ces putains vont espiant, Entor vous remirent et voient, Quant par ces ruës vous convoient. A cui parés-vous ces chastaignes[91]? Qui me puet faire plus d'engaignes? Vous faites de moi chape à pluie, Quant orendroit lés vous m'apuie. [p.287] Qu'incontinent chacun en glose, 8843 Et s'il vous demande la cause Pourquoi si belle vous tenez En tous les lieux où vous venez De votre époux pendant l'absence, Alors avec grande impudence, Vous répondez: «Hari, hari, C'est pour l'amour de mon mari.» Pour moi, combien que je pâtisse, Qui sait si je forge ou je tisse, Si je suis mort ou bien vivant? Je ne vaux un bouton vaillant Quand autrement ne vous châtie; On me devrait une vessie De mouton envoyer au nez. Le beau renom que me donnez! Car moi, malheureux, pris au piége, De quels gants mes deux mains ganté-je? Quand de ceci vous vous vantez, Chacun sait bien que vous mentez. Pour moi faites-vous telle chère? Qui pensez-vous tromper, ma chère? Je fus cruellement déçu, Votre foi lorsque j'ai reçu Le jour de notre mariage, Pour me mener tel rigolage! Vous savez bien que n'ai pouvoir De tant de belles choir voir, Mais ces ribauds qu'elles attirent, Ces vils goinfres qui vous admirent Et vous suivent par les chemins Comme tretoutes ces putains; Je suis votre capote à pluie Lorsqu'à votre bras je m'appuie. [p.288] Ge voi que vous estes plus simple 8835 En cel sorcot, en cele guimple, Que torterele ne coulons; Ne vous chaut s'il est cors ou lons, Quant sui tous seus lés vous presens. Qui me donroit quatre besens, Combien que debonnaire soie, Se por honte ne le laissoie, Ne me tendroie de vous batre, Por vostre grant orguel abatre: Et sachiés qu'il ne me plest mie Qu'il ait en vous nule cointie, Soit à karole, soit à dance, Fors solement en ma présence. * * * * * XLIX Comment le Jaloux si reprent Sa femme, et dit que trop mesprent De démener ou joie ou feste, Et que de ce trop le moleste. D'autre part nel' puis plus celer, Entre vous et ce bacheler Robichonet au vert chapel[92], Qui si tost vient à vostre apel, Avés-vous terres à partir? Vous ne poés de li partir. Tous jors ensemble flajolés, Ne sai que vous entrevolés, Que vous poés-vous entredire: Tout vif m'estuet enragier d'ire [p.289] Pour qui donc cuisent ces marrons[91]? 8877 Peut-on me faire plus d'affronts! Plus que tourterelle ou poulette Je vous vois, sous votre cornette, L'air simple et doux; mais ce jupon, Que vous chaut qu'il soit court ou long, Quand tous deux sommes tête à tête? N'était la honte qui m'arrête, Et si bon que je sois encor, Qui m'offrirait cinq besans d'or Ne me retiendrait de vous battre, Pour votre grand orgueil abattre. Sachez enfin qu'il me déplaît Que tant de luxe ma femme ait A la karole ou à la danse, Fors seulement en ma présence. * * * * * XLIX Ici le Jaloux à sa femme Fait remontrances et la blâme De mener tels déportements Et qu'ils lui pèsent trop longtemps. De plus, s'il faut que je le nomme, Entre vous et puis ce jeune homme, Robichonnet au vert chapeau[92], Qui sitôt vient à votre appeau, Avés-vous partages de terre? Vous ne pouvez vous en défaire. Toujours ensemble flageolez; Ne sais quoi vous entrevoulez, Ce que pouvez vous entredire: Vous me faire enrager d'ire [p.290] Par vostre fol contenement. 8863 Par iceli Diex qui ne ment, Se vous jamès parlés à li, Vous en aurés le vis pali, Voires certes plus noir que more[93]: Car de cops, se Diex me secore, Ains que ne vous ost le musage, Vous donrai tant par ce visage, Qui tant est as musars plaisans, Que vous tendrés coie et taisans. Ne jamès hors sans moi n'irés; Mès à l'ostel me servirés En bons aniaus de fer rivée. Déables vous font si privée De ces ribaus plains de losenge, Dont vous déussiés estre estrange. Ne vous pris-ge por moi servir? Cuidiés-vous m'amor deservir Par acointier ces ors ribaus, Por ce qu'il ont les cuers si baus, Et qu'il vous retruevent si baude? Vous estes mauvese ribaude, Si ne me puis en vous fier: Maufé me firent marier[94]. Ha! se Theofrates créusse[95], Jà fame espousée n'éusse; Il ne tient pas homme por sage Qui fame prent par mariage, Soit bele, ou lede, ou povre, ou riche: Car il dit, et por voir l'affiche En son noble livre Auréole Qui bien fait à lire en escole, [p.291] Par votre fol déréglement. 8907 Par Dieu le père qui ne ment, Si je vous vois tous deux, je jure Que pâlira votre figure Ou noircira plus qu'Africain[93]; Car, Dieu m'aide, avant votre sein Purger de tel libertinage, Tant frapperai votre visage A tous ces ribauds si coquet, Que j'abattrai votre caquet. Jamais n'irez seule en la rue; En bons anneaux de fer tenue Me servirez à la maison. Assurément c'est le démon Qui vous a faite ainsi l'amie Des ribauds pleins de flaterie, Et qu'au moins vous devriez fuir. Ne vous pris-je pour me servir? Pensez-vous donc ainsi, ma femme, Mériter l'amour de mon âme En accueillant ces vils manants? S'ils sont si fort entreprenants, C'est qu'ils vous trouvent provocante; Vous êtes catin impudente Et ne puis en vous me fier, Le diable me fit marier[94]! Quand il nous dit que nul n'est sage De prendre femme en mariage, Que Théophraste n'ai-je cru[95]? Belle ou laide n'eusse voulu, Pauvre ni riche prendre femme. Dans l'Auréole il le proclame. Oyez ce que ce noble écrit, Bon à lire en école, dit: [p.292] Qu'il i a vie trop grevaine, 8895 Plaine de travail et de paine, Et de contens et de riotes, Par les orguelz des fames sotes, Et de dangiers et de reprouches Que font et dient par lor bouches, Et de requestes et de plaintes Que truevent par ochoisons maintes: Si ra grant paine en eus garder, Por lor fox voloirs retarder. Et qui vuet povre fame prendre, A norrir la l'estuet entendre, Et à vestir et à chaucier; Et se tant se cuide essaucier Qu'il la prengne riche forment, A soffrir la a grant torment; Tant la trueve orguilleuse et fiere, Et sorcuidée et bobanciere, Que son mari ne prisera Riens, et par tout desprisera Ses parens et tout son lignage, Par son outrecuidé langage. S'ele est bele, tuit i aqueurent, Tuit la porsivent, tuit l'eneurent, Tuit i hurtent, tuit i travaillent, Tuit i luitent, tuit i bataillent, Tuit à li servir s'estudient, Tuit li vont entor, tuit la prient, Tuit i musent, tuit la convoitent, Si l'ont en la fin, tant exploitent: Car tor de toutes pars assise Envis eschape d'estre prise. S'el rest lede, el vuet à tous plaire; Et comment porroit nus ce faire [p.293] La vie est trop pesante et pleine, Hélas! de travail et de peine, De maux, de querelles, de deuil, Des sottes femmes par l'orgueil, Qui cherchent occasions maintes, Par leurs requêtes et leurs plaintes Et leur babil sempiternel, De nous causer ennui mortel. Combattre et vaincre leur folie, Les garder, c'est peine inouïe! Qui veut femme pauvre choisir, S'il la prend, c'est pour la nourrir Et lui donner robe et chaussure; Et si, par ambition pure, La prend riche, il a grand tourment A la supporter seulement; Tant il la trouve dédaigneuse, Fière, hautaine et vaniteuse, Que son mari ne prisera Rien, et partout méprisera Ses parents et tout son lignage, Par son outrecuidant langage. Est-elle belle? tous d'accourir, La suivre, flatter et servir; Tous y heurtent, tous y travaillent, Tous y luttent, tous y bataillent; C'est à qui le mieux lui plaira, Plus autour d'elle tournera. Tous y musent, tous la convoitent Et l'ont en la fin, tant exploitent: Car fort de toutes parts pressé Est bientôt pris ou renversé. Est-elle laide? A tous veut plaire. Chose à qui tretous font la guerre [p.294] Qu'il gart chose que tuit guerroient, 8929 Ou qui vuet tous ceus qui la voient? S'il prent à tout le monde guerre, Il n'a pooir de vivre en terre; Nus nes garderait d'estre prises Por tant qu'el fussent bien requises. Penelope néis prendroit Qui bien à li prendre entendroit; Si n'ot-il meillor fame en Grece. Si feroit-il par foi Lucrece, Jà soit ce qu'el se soit occise, Por ce qu'à force l'avoit prise Le fiz au roi Tarquinius; N'onc, ce dit Titus Livius, Maris, ne peres, ne parens Ne li porent estre garens, Por poine qui nus i méist, Que devant eus ne s'océist. Du duel lessier moult la requistrent, Moult de beles raisons li distrent, Et ses maris méismement La confortoit piteusement, Et de bon cuer li pardonnoit Tout le fait, et li sermonnoit, Et s'estudioit à trover Vives raisons por li prover Que ses cors n'avoit pas pechié, Quant li cuers ne volt li pechié: Car cors ne puet estre pechierres Se li cuers n'en est consentierres[96]. Mès ele qui son duel menoit, Ung coutel en son sein tenoit Repost, que nus ne le véist, Quant por soi ferir le préist, [p.295] Et qui s'offre au premier venant, 8975 Qui donc garderait, et comment? S'il prend à tout le monde guerre, Il n'a pouvoir de vivre en terre, Malgré tout prise elle sera Aussitôt qu'on la pressera. La meilleure femme de Grèce, Hélas! avec un peu d'adresse, Pénélope voire on prendrait; Lucrèce, même on séduirait, Malgré qu'elle se soit occise, Parce qu'à force l'avait prise Le fils du roi Tarquinius. Oncques, dit Titus Livius, Ni parents, ni mari, ni père, Combien qu'ils sussent dire ou faire, Ne purent la dissuader Devant eux de se poignarder. De se calmer moult la requirent Et moult belles raisons lui dirent, Et son mari pareillement La consolait piteusement, Et tout à sa chère Lucrèce Pardonnait de bon coeur; sans cesse Il s'étudiait à trouver Vives saisons pour lui prouver Que son corps n'était pas coupable, Son coeur étant irréprochable, Car corps ne peut être pécheur Si consentant n'est pas le coeur[96]. Mais elle en sa douleur s'obstine, Saisit soudain sur sa poitrine Un couteau que caché tenait Et que personne ne voyait, [p.296] Et lor respondi sans aloigne: 8963 Biaus seignors, qui que me pardoigne L'ort pechié dont si fort me poise, Ne comment que du pardon voise, Ge ne m'en pardoint pas la paine. * * * * * L Comment Lucrece par grant ire Son cuer point, derrompt et dessire, Et chiet morte sur terre adens, Devant son mari et parens. Lors fiert de grant angoisse plaine, Son cuer, si le fent, et se porte Devant eus à la terre morte; Mès ains pria qu'il travaillassent Tant por li, que sa mort venjassent. Cest exemple volt procurer Por les fames asséurer Que nus force ne lor méust, Qui de mort morir ne déust; Dont li rois et ses fiz en furent Mis en exil, et la morurent. N'onc puis Romains por ce desroi Ne voldrent faire à Romme roi. Si n'est-il mès nule Lucrece, Ni Penelope nule en Grece, Ne prodefame nule en terre, S'il iert qui les séust requerre. Ainsinc le dient li païen, N'onques nus n'i trova moien; Maintes néis par eus se baillent, Quant li requeréors deffaillent: [p.297] Et leur répond impatiente: 9009 Quoique votre bonté consente A me pardonner, beaux seigneurs, L'outrage source de mes pleurs, Lucrèce n'en tient aucun compte Et ne pardonne pas sa honte. * * * * * L Comment Lucrèce par grande ire Son coeur perce, rompt et déchire Et tombe expirante céans, Devant ses époux et parents. Lors irritée en son coeur porte De cruels coups et tombe morte; Mais avant les voulut charger De son affreux trépas venger. Cet exemple elle vous procure, Pour que les femmes il assure Que quiconque les veut forcer On le doit faire trépasser; Aussi le roi et ses fils furent En exil mis et là moururent, Et depuis ce grand désarroi Rome ne voulut plus de roi. Mais, las! il n'est plus de Lucrèce, Non plus de Pénélope en Grèce Ni d'honnête femme ici-bas; Et croyez-moi, n'en cherchez pas, Car ce serait peine perdue, C'est chose des païens connue. Maintes même on en voit s'offrir Quand nul ne les vient requérir. [p.298] Et cil qui font les mariages. 8993 Si ont trop merveilleus usages, Et coustume si despareille, Qu'il me vient à trop grant merveille. Ne sai dont vient ceste folie, Fors de rage et de desverie. Je voi que qui cheval achete, N'iert jà si fox que riens i mete, Comment que l'en l'ait bien couvert, Se tout nel' voit à descouvert, Par tout le regarde et descuevre; Mès la fame si bien se cuevre, Ne jà n'i sera descouverte, Ne por gaaigne, ne por perte, Ne por solas, ne por mesese, Por ce sans plus qu'el ne desplese Devant qu'ele soit espousée; Et quant el voit la chose outrée, Lors primes monstre sa malice, Lors pert s'ele a en li nul vice; Lors fait au fol ses meurs sentir, Que riens n'i vaut le repentir. Si sai-ge bien certainement, Combien qu'el se maint sagement, N'est nus qui marié se sente, S'il n'est fox, qui ne s'en repente. Prodefame, par saint Denis, Dont il est mains que de fenis, Si cum Valerius tesmoigne, Ne puet nus amer qu'il n'en poigne De grans paors et de grans cures, Et d'autres meschéances dures: Mains que de fenis, par ma teste, Par comparoison plus honeste, [p.299] Les partisans du mariage 9039 Ont un trop singulier usage Et si bizarre, à mon avis, Que constamment il m'a surpris. Ne sais d'où vient cette folie Fors de rage ou de frénésie. Car qui veut cheval acquérir N'est pas si fol d'un prix offrir, Combien qu'avec soin on le couvre, Si tout entier ne le découvre, Partout regarde et n'omet rien; Mais femme se couvre si bien Que ne se montre découverte Jamais, ni pour gain ni pour perte, Pour mésaise ni pour soulas, Pour, sans plus, ne déplaire pas Devant que ne soit épousée. Mais la chose une fois passée, Lors fait au fol ses moeurs sentir; Trop tard lui vient le repentir, Quand elle montre sa malice Et ne voile plus aucun vice. Aussi, combien que sagement Femme se tienne, assurément Nul n'est qui marié se sente, S'il n'est fol, qui ne s'en repente. Femme honnête, par saint Denis! Il en est moins que de Phénix. Valérius nous dit lui-même: Sans souffrir grands tourments nul n'aime Et grands soucis et grandes peurs Et niaints autres affreux malheurs. Moins que de phénix, par ma tête! Par comparaison plus honnête, [p.300] Voire mains que de blans corbiaus, 9027 Combien qu'el aient les cors biaus. Et ne porquant, quoi que g'en die, Por ce que ceus qui sunt en vie, Ne puissent dire que ge queure A toutes fames trop aseure: Qui prodefame vuet congnoistre, Soit seculiere, ou soit de cloistre, Se travail vuet metre en li querre, C'est oisel cler semé en terre, Si legierement congnoissable, Qu'il est au cine noir semblable[97]. Juvenaus néis le conferme, Qui redit par sentence ferme: Se tu trueves chaste moillier, Va-t'en au temple agenoillier, Et Jupiter enclin aore[98], Et de sacrefier labore A Juno la dame honorée Une vache toute dorée: Qu'onc puis merveilleuse aventure N'avint à nule créature. Et qui vuet les males amer, Dont deçà mer et delà mer, (Si cum Valérius raconte, Qui de voir dire n'a pas honte), Sunt essains plus grans que de mouches, Qui se recuillent en lor rouches, A quel chief en cuide-il venir? Mal se fait à tel rain tenir, Et qui s'i tient, bien le recors, Il en perdra l'ame et le cors. Valerius qui se doloit De ce que Rufin se voloit [p.301] Voire moins que de blancs corbeaux, 9073 Combien que fussent leurs corps beaux. Et cependant, quoi que j'en die, Afin que ceux qui sont en vie Ne puissent répondre, qu'à tort Toutes les loge en même bord: C'est oiseau clair semé sur terre; Qui veut, nonnain ou séculière, Honnête femme dénicher, Peut tout son temps perdre à chercher Cet oiseau bien reconnaissable Et tout au cygne noir semblable[97]. Voici, du reste, ce qu'écrit Juvénal confirmant mon dit: «Si jamais trouves femme honnête, Cours au temple, courbe la tête, Jupiter adore à genoux[98], Immole ainsi qu'à son époux, A Junon la dame honorée, Une vache toute dorée, Car jamais n'apparut aux yeux Événement plus merveilleux.» D'autre part, Valérius conte, Et de l'affirmer n'a pas honte: «Si males femmes veux aimer, Deçà comme delà la mer En sont essaims plus drus qu'abeilles Se rassemblant en leurs corbeilles.» A quelle fin veut-il venir? Mal fait telle branche tenir, Et qui s'y tient, je le proclame, Y perdra son corps et son âme. Valérius qui se peinait De ce que Rufin se voulait [p.302] Marier, qui ses compains iere, 9061 Si li dist par parole fiere: Diex tous-poissans, dist-il, amis, Gart que tu ne soies jà mis Es las de fames tant poissant, Toutes choses par art froissant. Juvenaus méismes escrie A Postumus qui se marie: Postumus, vués-tu fame prendre[99]? Ne pués-tu pas trover à vendre Ou hars, ou cordes, ou chevestres, Ou saillir hors par les fenestres Dont l'en puet hault et loing véoir, Ou lessier toi d'un pont chéoir? Quel forsenerie te maine A cest tonnent, à ceste paine? Li rois Phoroneus méismes[100] Qui, si comme nous apréismes, Ses lois au pueple grec donna, Où lit de sa mort sermonna, Et dist à son frere Leonce: Frere, fait-il, ge te dénonce Que très benéuré morusse, S'onc fame espousée n'éusse; Et Leonce tantost la glose Li demanda de ceste chose: Tuit li maris, dist-il, l'espruevent, Et par experiment le truevent; Et quant tu auras fame prise, Tu le sauras bien à devise. Pierres Abailart reconfesse[101] Que suer Heloïs, l'abbesse Du Paraclet, qui fu s'amie, A corder ne se voloit mie [p.303] Marier, son ami d'enfance, 9107 Lui faisait telle remontrance: «Dieux tout-puissants, ami, dit-il, Es-tu déjà pour ton péril Pris dans les lacs puissants des femmes Toutes perfides et infâmes » Et Juvénal ainsi priait Postumus qui se mariait: «Postumus, tu veux femme prendre[99]? Ne peux-tu donc trouver à vendre Ou hart, ou licol, ou cordeau, Du haut d'un pont sauter à l'eau, Ou par fenêtre d'où la vue Mesure une immense étendue? Pourquoi courir si follement A cette peine, à ce tourment?» Le roi Phoronéus encore[100] Qui jadis, aucun ne l'ignore, Ses lois au peuple grec donna, A son lit de mort sermonna, Comme suit, son frère Léonce: «Mon frère, dit-il, je t'annonce Que bien heureux j'expirerais Si femme onc épousé n'avais.» Et Léonce tantôt la glose Lui demandant de cette chose: «Tous l'ont éprouvé les maris Et par expérience appris, Et lorsque tu auras pris femme, Bien le sauras-tu, sur mon âme!» Et Pierre Abeilard l'avouait[101], Que l'abbesse du Paraclet, Soeur Héloïse, son amie, Réprimandait, ne voulant mie [p.304] Por riens qu'il l'a préist à fame: 9095 Ains li faisoit la genne dame Bien entendant et bien letrée, Et bien amant, et bien amée, Argumens à li chastier Qu'il se gardast de marier; Et li provoit par escritures, Et par raisons, que sunt trop dures Condicions de mariage, Combien que la fame soit sage. Car les livres avoit léus, Et estudiés et séus, Et les meurs feminins savoit, Car tous essaiés les avoit; Et requeroit que il l'amast, Mès que nul droit n'i reclamast Fors que de grace et de franchise, Sans seignorie et sans mestrise, Si qu'il péust estudier, Tous siens, tous frans, sans soi lier; Et li redisoit toutevoies, Que plus plesans érent lor joies, Et li solas plus en croissoient, Quant plus à tart s'entrevéoient. Mès il, si cum escript nous a, Qui tant l'amoit, puis l'espousa Contre son amonestement, Si l'en meschéi ledement: Car puis qu'el fu, si cum moi semble, Par l'acors d'ambedeus ensemble, D'Argenteil nonain revestue, Fu la coille à Pierre tolue A Paris, en son lit, de nuis, Dont moult ot travail et ennuis, [p.305] Pour rien sa femme devenir; 9141 Mais pour combattre son désir, Bien entendue et bien lettrée, Et bien aimante, et bien aimée, Ne cessait de le supplier De ne jamais se marier, Et lui prouvait, par écritures Et par raisons, que sont trop dures Les lois du mariage à tous, Combien soient sages les époux. Car elle avait l'histoire lue, Étudiée au long et sue, Et les moeurs des femmes savait, Par l'essai qu'elle en avait fait, Et le priait de l'aimer telle Sans réclamer nul droit sur elle, Fors droit de franchise et d'amour, Sans s'imposer et sans détour, Et de se livrer à l'étude Tout entier et sans servitude. Et puis ensuite elle ajoutait Que plus doux leur plaisir était Et plus vive leur jouissance, Quand plus longue était leur absence. Mais Pierre, comme écrit nous a, Si fort l'aimait, qu'il l'épousa Malgré sa longue résistance, D'où lui vint dure méchéance. Car d'un commun accord après, Elle ayant été, comme sais, D'Argenteuil nonnain revêtue, Fut la couille à Pierre tondue, A Paris, en son lit, de nuit, Dont eut grand' peine et grand ennui, [p.306] Et fu puis ceste meschéance 9129 Moine de saint Denis en France, Puis abbé d'une autre abbaie, Puis fonda, ce dit en sa vie, Une abbaie renomée, Qui du Paraclet fut nomée, Dont Heloïs fu abéesse, Qui devant iert nonain professe, Ele méismes le raconte, Et escrit, et n'en a pas honte, A son ami que tant amoit, Que père et seignor le clamoit, Une merveilleuse parole Que moult de gens tindrent à fole, Qui est escrite en ses epistres, Qui bien cercheroit les chapitres, Qu'el li manda par letre expresse, Puis qu'el fu néis abéesse; Se li empereres de Romme Sous qui doivent estre tuit homme, Me daignoit voloir prendre à fame, Et faire moi du monde dame, Si vodroie-ge miex, dist-ele, Et Diex à tesmoing en apele, Estre ta putain apelée, Que empereris coronée. Mès ge ne croi mie, par m'ame, Conques puis fust une tel fame. Si croi-ge que la lectréure La mist à ce que la nature Que des meurs feminins avoit, Vaincre et danter miex en savoit. Certes, se Pierres la créust, Onc espousée ne l'éust. [p.307] Et fut depuis sa méchéance 9175 Moine de Saint-Denis en France, Puis d'une autre abbaye abbé; Une autre ensuite il a fondé, Comme il le dit, bien renommée. Qui fut du Paraclet nommée, Dont sa mie abbesse il nomma, Nonnain professe jusque-là. Elle-même nous le raconte Et même écrit, et n'a pas honte, A son ami que tant aimait Que père et seigneur le clamait, Une merveilleuse parole, Que maintes gens tiennent pour folle, Qu'en ses épîtres trouverait Qui bien chapitres chercherait. Elle lui dit par lettre expresse Aussitôt qu'elle fut abbesse: «Oui, si l'empereur des Romains, Sous qui doivent tous les humains Fléchir, daignait me prendre à femme Et faire moi du monde dame, J'aimerais mieux, et sur ce point Je prends Dieu lui-même à témoin, Être ta putain appelée Qu'impératrice couronnée.» Mais, par mon âme, à mon avis, Telle femme ne fut depuis. Je crois que grâce à sa science Et la profonde connaissance Que du coeur féminin avait, Mieux se vaincre et dompter savait, Et si Pierre l'eût écoutée, Oncques ne l'eût-il épousée. [p.308] Mariages est maus liens, 9163 Ainsinc m'aïst saint Juliens[102] Qui pelerins errans herberge, Et saint Lienart qui defferge[103] Les prisonniers bien repentans, Quant les voit à soi démentans: Miex me venist estre alé pendre Au jor que ge dui fame prendre, Quant si cointe fame acointai; Mors sui quant fame si cointe ai. Mès, par le fiz sainte Marie, Que me vaut ceste cointerie, Ceste robe cousteuse et chiere Qui si vous fait haucier la chiere, Et tant me grieve et ataïne[104], Tant est longue et tant vous traïne? Por quoi tant d'orguel demenés, Que g'en deviens tous forcenés. Que me fait-ele de profit, Combien qu'ele as autres profit? A moi ne fait-ele fors nuire: Car quant me voil à vous déduire, Ge la trueve si encombreuse, Si grevaine et si ennuieuse, Que ge n'en puis à chief venir, Ne vous i puis adroit tenir, Tant me faites et tors et ganches De bras, de trumiaus et de hanches, Et tant vous alés détortant. Ne sai comment ce va, fors tant Que bien voi que ma druerie[105] Ne mes solas ne vous plaist mie: Néis au soir quant ge me couche, Ains que vous reçoive en ma couche, [p.309] Mariage est mauvais lien; 9209 Aussi, m'assiste saint Julien[102], Asile aux pèlerins qui prête, Et saint Léonard qui rachète[103] Les prisonniers bien repentants, Quand vers lui les voit lamentants, Mieux j'eusse fait de m'aller pendre Le jour où je dus femme prendre Et si coquette la choisis, Si coquette que mort j'en suis. Mais que me vaut (fils de Marie!), Toute cette coquetterie, Ces atours si chers, si coûteux, Qui vous font l'air si glorieux? Plus votre robe est longue et traîne, Plus elle m'agace et me gêne, Car tant d'orgueil vous a donné Que j'en deviens tout forcené. En quoi m'est-elle profitable? Pour tous les autres agréable, Toujours elle me fait gémir; Car si je veux de vous jouir, Je la trouve si encombrante, Si ennuyeuse et si gênante, Qu'à mes fins je ne puis venir Ni dans mes bras vous retenir. Tant faites mouvements de manches, De reins, de jambes et de hanches, Et tant vous allez démenant Que ne puis rien; et clairement Je vois que ma galanterie Et mes jeux ne vous plaisent mie. Et quand je me couche le soir, Au lit prêt à vous recevoir, [p.310] Si cum prodons fait sa moillier, 9197 Là vous estuet-il despoillier: N'avés sor chief, sor cors, sor hanche C'une coiffe de toile blanche, Et les treçons yndes ou vers, Espoir sous la coiffe couvers; Les robes et les pennes grises Sunt lores à la perche mises Toute la nuit pendans à l'air. Que me puet or tout ce valair, Fors à vendre ou à engagier? Vif me véés-vous enragier, Et morir de la male-rage, Si ge ne veut tout et engage; Car, puis que par jor si me nuisent, Et par nuit point ne me déduisent, Quel profit i puis-ge autre atendre, Fors que d'engagier ou de vendre? Ne vous, se par le voir alés, De nule riens miex n'en valés, Ne de sens, ne de loiauté, Non, par Dies, néis de biauté. Et se nuz homs, por moi confondre, Voloit oposer ou respondre Que les bontés des choses bonnes Vont bien és estranges personnes, Et que biaus garnemens font beles Les dames et les damoiseles; Certes quiconques ce diroit, Ge diroie qu'il mentiroit: Car la biautez des beles choses, Soient violetes ou roses, [p.311] Comme tout bon mari doit faire, 9243 Vous vous dépouillez tout entière, Où votre tête et votre sein Couvrez d'une coiffe de lin, Où les rubans bleus, verts et roses, Sont clos; toutes ces belles choses, Robes, tissus d'un prix si cher, Toute la nuit pendent en l'air. A quoi donc peuvent m'être utiles Ces riens encombrants et futiles, Fors à vendre ou bien engager? Vous me verrez vif enrager Et mourir de la male rage, Si tôt ne les vends et n'engage. Car si tout cela tant me nuit Le jour et ne me sert la nuit, Quel profit pourrais-je en attendre A moins de l'engager ou vendre? Et vous-même, pour en finir, Si la raison pouvez ouïr, Sachez que vous n'y gagnez guère Ni pour la sagesse, ma chère, Par Dieu, ni pour la loyauté, Encore moins pour la beauté. Et si quelqu'un, pour me confondre, Voulait opposer ou répondre, Que rehaussent nos qualités Des bonnes choses les bontés, Et que beaux ornements font belles Les dames et les damoiselles, Certes quiconque le dirait Je proclame qu'il mentirait. Car la beauté des belles choses, Soit violettes, fraîches roses, [p.312] Ou dras de soie, ou flors de lis, 9229 Si cum escrit où livres lis, Sunt en eus et non pas ès dames; Car savoir doivent toutes fames Que jà fame jor qu'ele vive, N'aura fors sa biauté naïve; Et tout autant dis de bonté, Cum de biauté vous ai conté. Si di, por ma parole ovrir, Qui vodroit un femier covrir De dras de soie ou de floretes Bien colorées et bien netes, Si seroit certes li femiers, Qui de puir est coustumiers, Tex cum avant estre soloit; Et se nus hons dire voloit, Se li femiers est lait par ens Defors est-il plus biaus parens: Tout ainsinc les dames se perent Por ce que plus beles en perent, Ou por lor ledure repondre. Par foi ci ne sai-ge respondre, Fors tant que tel décepcion Vient de la fole vision Des yex qui parées les voient, Par quoi li cuers si se desvoient Por la plesant impression De lor imaginacion, Qu'il ne sevent aparcevoir Ne la mençonge, ne le voir, Ne le sofime devisier Par defaut de bien avisier. Mès s'il éussent yex de lins, Jà por lor mautiaus sebelins, [p.313] Ou draps de soie ou fleurs de lys, 9277 Comme dans les livres je lis, Est leur bien, non celui des dames; Car savoir doivent toutes femmes Que rien ne peut être ajouté A leur naturelle beauté. Ce que pour la beauté j'expose Est pour la bonté même glose. Pour mon penser mieux définir, Qui voudrait un fumier couvrir De drap de soie ou de fleurettes Aux couleurs brillantes et nettes, Certes resterait le fumier, Qui de puer est coutumier, Tel comme avant il soulait être; Et si quelqu'un voulait émettre Que le fumier est laid dedans, Mais beau grâce à ses ornements, Comme se parent damoiselles, Afin de paraître plus belles Ou pour déguiser leur laideur; Contre une si bizarre erreur, Ma foi, je ne saurais que dire, Sinon pourtant que tel délire Et que telle déception Vient de la folle vision Des yeux, qui la parure voient, Sans plus, d'où les coeurs se dévoient Par la plaisante impression De leur imagination; Car ils ne savent, comme en songe. Distinguer le vrai du mensonge Ni le sophisme deviser, Par défaut de bien aviser. [p.314] Ne por sorcos, ne por coteles, 9263 Ne por guindes, ne por toeles, Ne por chainses, ne por pelices, Ne por joiaus, ne por dévices, Ne por lor moës desguisées, Qui bien les auroit avisées, Ne por lor luisans superfices Dont eus resemblent artefices, Ne por chapiaus de flors noveles, Ne lor semblassent estre beles, Car le cors Alcipiadès[106], Qui de biauté avoit adès, Et de color et de feture, Tant l'avoit bien formé nature, Qui dedans véoir le porroit, Por trop lait tenir le vorroit. Ainsinc le raconte Boëce, Sages hons et plains de proëce, Et trait à témoing Aristote Qui la parole ainsinc li note; Car lins a la regardéure Si fort, si perçant et si dure, Qu'il voit tout quanque l'en li moustre, Et dehors et dedans tout outre. Si dit c'onques en nul aé Biauté n'ot pez o Chastéé[107]; Tous jors i a si grant tençon, C'onques en fable n'en chançon, Dire n'oï ne recorder Que riens les péust acorder: Qu'il ont entr'eus si mortel guerre, Que jà l'une plain pied de terre A l'autre ne lerra tenir, Tant cum puist au dessus venir. [p.315] Mais du lynx s'ils avaient la vue, 9311 Jamais pour robe bien vêtue, Corsage, guimpe, justaucorps, Dentelles et brillants dehors Toujours faux, agaçantes mines, Manteaux de marthes zibelines, Joyaux riches et précieux, Tant fussent éblouis leurs yeux, Ni pour chapel de fleurs nouvelles, Femmes ne leur sembleraient belles; Car d'Alcibiade le corps[106] Si florissant, si beau dehors, De si noble et gente structure, Tant l'avait bien formé Nature, Qui par dedans le voir pourrait, Pour trop laid certes le tiendrait. Ainsi le raconte Boèce, Homme sage et plein de prouesse, Aristote à témoin prenant Et ses paroles rapportant, Car le lynx a si forte vue Et si perçante et si aiguë, Qu'il voit tous les objets céans Aussi bien dehors que dedans. Au surplus, jamais de la vie Beauté de vertu n'est l'amie[107]. Elles se livrent tels assauts, Que jamais en nos fabliaux, En nos chansons et poésies, Rien qui pût ces deux ennemies Mettre d'accord n'ouïs conter. Entre elles on les voit lutter Toujours en si mortelle guerre, Que jamais l'une un pied de terre [p.316] Mès la chose est si mal partie, 9297 Que Chastéé pert sa partie Quant assaut, ou quant se revanche: Tant set poi de luite et de ganche, Que li convient ses armes rendre, Qu'el n'a pooir de soi deffendre Contre biauté qui trop est fiere. Leidor néis sa chamberiere, Qui li doit honor et service, Ne l'aime pas tant, ne ne prise, Que de son ostel ne la chace, * * * * * LI Beaulté si Chasteté guerroye, Et Laidure aussi la maistroye De servir à vertus leur dame[108], Qui des chastes à malle fame. Et li cort sus, au col la mace, Qui tant est grosse et tant li poise Que merveilleusement li poise Dont sa dame en vie demore La montance d'une sole hore. S'est Chastéé trop mal baillie, Quant de deus pars est assaillie, Si n'a de nule part secors, Si l'en estuet foïr le cors: Car el se voit en l'estor seule, S'el l'avoit juré sus sa gueule, Séust néis assés de luite, Quant aucuns encontre li luite, [p.317] Ne laissera l'autre tenir 9345 Tant qu'au-dessus puisse venir. Mais la chance est mal répartie, Et Chasteté perd la partie, Et succombe au combat toujours; Tant sait peu de lutte et de tours, Qu'il lui convient les armes rendre Et n'a pouvoir de se défendre Contre Beauté trop fort lutteur. Sa servante même, Laideur, Qui lui doit honneur, assistance, Si peu lui porte révérence, Si peu l'aime, que, sans façon, Vous la chasse de sa maison, * * * * * LI Beauté tant Chasteté guerroie, Laideur aussi tant la rudoie, Qu'ils lui font leur dame servir, Qui chastes femmes fait honnir. Et lui court sus parmi la place, Saillante au col sa grosse masse Si lourde qu'il semble vraiment Que ce lui soit moult grand tourment Que sa maîtresse encor demeure Vivante l'espace d'une heure. Ainsi trop faible est Chasteté; En lutte de chaque côté Et de nulle part défendue, Elle s'enfuit toute éperdue. Car seule au combat se voyant, L'eût-elle juré par serment, [p.318] N'oseroit-ele contrester, 9325 Si qu'el n'i puet riens conquester. Laidor ait ores mal dehé, Quant si guerroie Chastéé, Que deffendre et tenser déust; Néis se mucier la péust Entre sa char et sa chemise, Si l'i déust-ele avoir mise. Moult refait certes à blasmer Biauté qui la déust amer, Et procurer, s'ele péust, Que bonne pès entre eus éust; Son pooir au mains en féist, Ou qu'en sa merci se méist; Que bien li déust faire hommage, S'ele fust preus, cortoise et sage, Non pas faire honte et vergoigne; Car la letre néis tesmoigne Où sisiesme livre Virgile, Par l'auctorité de Sebile, Que nus qui vive chastement, Ne puet venir à dampnement. Dont ge jur Diex, le roi celestre, Que fame qui bele vuet estre, Ou qui du ressembler se paine, Et se remire et se demaine Por soi parer et cointoier, Qu'el vuet Chastéé guerroier, Car moult a certes d'anemies. Par cloistres et par abbaies, Sunt toutes contre li jurées; Jà si ne seront enmurées [p.319] Elle ne sait assez de lutte, 9375 Quand tel lutteur contre elle lutte, Pour oser même résister, Sans espoir de rien conquêter. Que Laideur tombe en male voie Quand si fort Chasteté guerroie Que protéger elle devrait! Si même cacher la pouvait Entre sa chair et sa chemise, Elle devrait l'y avoir mise. Beauté certe est bien à blâmer Aussi, qui la devrait aimer, Et, s'il se peut, faire qu'entre elles Bonne paix finît leurs querelles, En faire au moins tout son pouvoir Et ses lois mêmes recevoir. Si courtoise elle était et sage, Elle devrait lui faire faire hommage Et non pas honte ni dépit. Car le témoigne ainsi l'écrit, Au sixte livre de Virgile, Par la bouche de la sibylle: «Que nul qui vive chastement Ne peut venir à damnement,» D'où je jure par Dieu le Père: «Femme qui veut belle se faire Et qui, pour le sembler au moins, A se parer met tous ses soins Et s'admirer, c'est que la guerre Elle veut à Chasteté faire.» Aussi que d'ennemis ardents! Par les cloîtres et les couvents, Toutes contre elle conjurées, Femmes ne sont assez murées [p.320] Que Chastéé si fort ne héent, 9357 Que toutes à honir ne béent. Toutes font à Venus hommage, Sans regarder preu ne dommage, Et se cointoient et se fardent Por ceus bouler qui les regardent; Et vont traçant parmi ces ruës, Por véoir, por estre véuës[109]; Por faire as compaignons desir De voloir avec eus gesir. Por ce portent-eus les cointises As karoles et as eglises: Car jà nule ce ne féist, S'el ne cuidast qu'en la véist, Et que par ce plus tost pléust A ceus que decevoir péust. Mès certes qui le voir en conte, Moult font fames à Diex grant honte, Comme foles et desvoiées, Quant ne se tiennent apoiées De la biauté que Diex lor donne. Chascune a sor son chief coronne De floretes d'or ou de soie, Et s'en orguillist et cointoie Quant se va monstrant par la vile; Par quoi trop malement s'avile La maléurée, la lasse, Quant chose plus vile et plus basse De soi vuet sor son chief atraire, Por sa biauté croistre ou parfaire; Et vet ainsinc Diex despisant, Qu'el le tient por non soffisant, [p.321] Pour Chasteté ne point haïr 9409 Ni s'efforcer de la honnir. Toutes font à Vénus hommage Sans voir ni profit ni dommage, Se parent, se couvrent de fards Afin d'abuser les regards, Et s'en vont traçant par les rues, Pour voir, surtout pour être vues[109] Et donner aux hommes désir De les vouloir au lit saillir. Aussi toutes leurs marchandises, Aux karoles comme aux églises, Portent-elles également, Et nulle, bien certainement, Ne sortirait ainsi vêtue, Si ne désirait être vue, Adonc, en séduisant les yeux, Tromper les gens plus vite et mieux. Mais pour celui qui juste compte, Moult à Dieu font femmes grand' honte, Quand, dans leur fol égarement, Ne se contentent simplement De la beauté que Dieu leur donne. Chacune sa tête couronne De fleurettes de soie ou d'or, Et vaine s'enorgueillit fort Quand se va montrant par la ville. Ainsi plus méprisable et vile La malheureuse alors se fait, Quand d'un plus bas et vil objet Qu'elle-même, à s'orner s'ingère, Pour sa beauté croître ou parfaire. Elle s'en va Dieu méprisant Et le proclame insuffisant, [p.322] Et se pense en son fol corage 9389 Que moult li fist Diex grant outrage, Qui, quant biauté li compassa, Trop négligemment s'en passa. Si quiert biauté de créatures Que Diex fist de plusors figures, Ou de métaus, ou de floretes, Ou d'autres estranges chosetes. Sans faille, ainsinc est-il des hommes, Se nous, por plus biaus estre, fomes Les chapelés et les cointises Sor les biautés que Diex a mises En nous: vers li trop mesprenons, Quant apaiés ne nous tenons Des biautés qu'il nous a données Sor toutes créatures nées. Mès ge n'ai de tex trufes cure, Ge voil soffisant vestéure Qui de froit et de chaut me gart: Autresinc bien, si Diex me gart, Me garantist et cors et teste Par vent, par pluie et par tempeste, Forré d'agniaus cist miens buriaus, Comme pers forré d'escuriaus. Mes deniers, ce me semble, pers Quant ge, por vos robes de pers, De camelot ou de brunete, De vert ou d'escarlate achete, Et de vair et de gris la forre; Ce vous fait en folie encorre, Et faire les tors et les moës Par les poudres et par les boës: Ne Diex, ne moi riens ne prisiés. Néis la nuit, quant vous gisiés [p.323] Puisqu'en son fol coeur envisage 9443 Que Dieu lui fit moult grand outrage, Qui, quand la beauté lui donna, Négligemment s'en acquitta; Puisqu'emprunte des créatures, Que Dieu fit sous mille figures, Leurs beautés, soit fleurs, animaux, Substances maintes ou métaux. Sans mentir, tous tant que nous sommes, Il en est de même des hommes; Car pour paraître aussi plus beaux, De chapelets et de joyaux Couvrons les beautés naturelles Qu'en nous pourtant Dieu fit plus belles. Envers lui nous nous méprenons, Quand satisfaits ne nous tenons Des beautés qu'il nous a données Sur toutes créatures nées. Pour moi, ces moyens méprisant, Je veux vêtement suffisant Qui, si Dieu me tient en sa garde, Et du chaud et du froid me garde, De simple drap fourré d'agneau Autant que poil d'écureuil chaud, Et corps me garantisse et tête Par vent, par pluie et par tempête; Car je perds mon argent, par Dieu, Quand pour vous robes de drap bleu, De camelot et de brunete, D'écarlate ou de vert j'achète Et fourre de vert et de gris; Ce vous affole, à mon avis, Et vos tours excite et vos moues Par la poussière et par les boues, [p.324] En mon lit lez moi toute nuë, 9423 Ne poés-vous estre tenuë: Car quant ge vous voil embracier Por besier et por solacier, Et sui plus forment eschaufés, Vous rechigniés comme maufés, Ne vers moi, por riens que ge face, Ne volés torner vostre face; Mès si malade vous faigniés, Tant souspirés, tant vous plaigniés, Et faites si le dangereus, Que g'en deviens si paoreus Que ge ne vous ose assaillir, Tant ai grant paor de faillir. Quant après dormir me réveille, Si me vient à trop grant merveille Comment ces ribaus i aviennent Qui par jor vestuë vous tiennent, Se vous ainsinc vous détortés Quant avec eus vous déportés, Et se tant lor faites d'anuis Cum à moi de jor et de nuis. Mès n'en avés, ce cuit, talent, Ains alés chantant et balent Par ces jardins, par ces praiaus, Avec ces ribaus desloiaus Qui traïsnent ceste espousée Par l'erbe vert à la rousée, Qui me vont ilec despisant, Et par despit entr'eus disant: [p.325] Ni Dieu, ni moi rien ne prisez. 9477 Voire la nuit, quand vous gisez Au lit près de moi toute nue, Point n'avez-vous de retenue. Car si je veux vous embrasser, Vous baiser et vous caresser, Et mes soulas avec vous prendre, Plus me voyez pressant et tendre, Plus mes ardeurs vous éteignez Et comme un diable rechignez, Ni vers moi, pour rien que je fasse, Ne voulez tourner votre face, Mais tant malade vous feignez, Tant soupirez, tant vous plaignez Et tant faites la langoureuse, Que l'âme en ai toute anxieuse Et que n'ose vous assaillir, Tellement j'ai peur de faillir. Et quand après dormir m'éveille, Lors me vient à trop grand' merveille, Si de même vous débattez Quand avec eux vous ébattez, Comment ces ribauds y parviennent Qui vêtue en plein jour vous tiennent, Et si tant leur faites d'ennuis Comme à moi les jours et les nuits. Mais avec eux, comme je pense, N'avez si fière contenance; Vous allez chantant et dansant, Par les jardins et prés glissant Sur l'herbe verte et la rosée, Vous ma légitime épousée, Avec ces ribauds doucereux Qui vous entraînent avec eux. [p.326] C'est maugré l'ort vilain Jalous; 9453 Sa char soit or livrée as lous, Et les os as chiens enragiés! Par qui sui si ahontagiés? C'est par vous, dame pautoniere, Et par vostre fole maniere; Ribaude orde, vil pute, lisse, Jà, vostre cors de cest an n'isse, Quant à tex mastins le livrés, Par vous sui à honte livrés; Par vous, par vostre lecherie, Sui-ge mis en la confrarie Saint Ernol, le seignor des cous[110], Dont nus ne puet estre rescous, Qui fame ait, au mien escient, Tant l'aut gardant ne espiant, S'éust néis d'iex ung millier. Toutes se font hurtebillier[111]: Qu'il n'est garde qui riens i vaille; Et s'il avient que le fait faille, Jà la volenté n'i faudra, Par quoi, s'el puet, au fait saudra, Car le voloir tous jors en porte. Mès forment nous en réconforte Juvenaus, qui dist, du mestier Que l'en appelle rafetier[112], Que c'est li meindres des péchiés Dont cuer de fame est entechiés; Car lor nature lor commande Que chascune au pis faire entende. Ne voit-l'en comment les marrastres Cuisent venins à lor fillastres, [p.327] Tous tant qu'ils sont ils vous méprisent 9511 Et par dépit entre eux se disent: «C'est bien fait pour l'affreux Jaloux Que sa chair soit livrée aux loups, Ses os qu'enragé chien dévore!» Qui donc ainsi me déshonore? C'est vous-même, dame cataud, Par votre coeur fol et ribaud, Chienne en feu, ribaude, putasse, Que votre corps un an ne passe, Quand à tel matin le livrez, Car de honte vous me couvrez. Par vous, par votre lécherie, Je suis mis en la confrérie De saint Arnould, saint des cocus[110], Dont nuls ne furent secourus Qui femme ont, à ma connaissance, Combien qu'on la garde et relance, Eût-on même d'yeux un millier; Toutes se font hurtebillier[111]. Il n'en est pas une qui tienne, Et s'il advient qu'au fait ne vienne, La volonté n'y manquera, Et s'il se peut elle y viendra, Car le vouloir toujours l'emporte. Mais Juvénal nous réconforte Là-dessus merveilleusement; Car il nous dit moult sagement Que ce besoin de la femelle, Et que forniquer on appelle[112], Est encor le moindre péché Dont soit coeur de femme entaché. Car leur nature leur commande Que chacune au pis faire entende. [p.328] Et font charmes et sorceries, 9485 Et tant d'autres grans déablies, Que nus nes porroit recenser, Tant i séust forment penser? Toutes estes, serés, ou futes, De fait ou de volenté putes[113]; Et qui bien vous encercheroit, Toutes putes vous trouveroit: Car qui que puist le fait estraindre, Volenté ne puet nus contraindre. Tel avantage ont toutes fames Qu'el sunt de lor volenté dames; L'en ne lor puet le cuer changier, Por batre, ne por ledengier; Mès qui changier les lor péust, Des cors la seignorie éust. Or lessons ce qui ne puet estre; Mès, biaus dous Diex, biaus Rois celestre! Des ribaus que porrai-ge faire Qui tant me font honte et contraire? S'il avient que ge les menace, Riens ne priseront ma menace; Se ge me vois à eus combatre, Tost me porront tuer ou batre. Il sunt felon et outrageus, De tous maus faire corageus, Jennes, jolif, felons, testu: Ne me priseront ung festu; Car jonesce si les enflame, Qui de feu les emple et de flame, Et tout lor fait par estovoir Les cuers à folie esmovoir, [p.329] Ainsi marâtres de leurs mains 9545 Pour leurs brus font cuire venins, Charmes font et sorcelleries, Et tant d'autres grand' diableries, Qu'on ne pourrait les recenser, Si longtemps qu'on y pût penser. Toutes êtes, serez ou fûtes De fait ou de volonté putes[113]! Et qui bien vous étudierait Toutes putes vous trouverait. Car tel avantage ont les femmes Qu'elles sont de leur vouloir dames, Et qui pût le fait empêcher Ne saurait leur vouloir forcer. L'injure ni la violence Ne changent point la conscience, Car qui le coeur changer pourrait Du corps ainsi maître serait. Or, laissons ce qui ne peut être; Mais, doux Dieu, roi du ciel et maître, Que puis-je contre ces ribauds Qui de tant de honte et de maux M'accablent? Si je les menace, Ils se riront de ma menace; Si je vais contre eux me ruer, Tôt me pourront battre ou tuer. Outrageux, félons, l'àme fière Et courageux de tous maux faire, Jeunes, hardis, félons, têtus, Me priseront-ils deux fétus? Car jeunesse tant les enflamme Qui les emplit de feu, de flamme Et leur fait nécessairement Émouvoir le coeur follement, [p.330] Et si legiers et si volans, 9517 Que chascuns cuide estre ung Rolans, Voire Hercules, voire Sanson. Si rorent cil dui, ce pense-on, Si cum en escrit le recors, Resemblables forces de cors; Car Hercules avoit, selonc L'auctor Solin, sept piés de lonc, N'onc ne pot à quantité graindre Nus noms, si cum il dit, ataindre. Moult ot cis Hercules d'encontres, Il vainqui douze orribles monstres, Et quant ot vaincu le douziesme, Onc ne pot chevir du treiziesme[114]. Ce fu de Deyanira S'amie, qui li descira Sa char de venin toute esprise Par la venimeuse chemise. Ainsinc fu par fame dontés Hercules qui tant ot bontés. Si ravoit-il par Yolé[115] Son cuer jà d'amors afolé. Ainsinc Sanson, qui pas dix hommes Ne redotoit ne que dix pommes, S'il éust ses cheveus éus, Fu par Dalila décéus. Si fai-ge que fox de ce dire, Car ge sai bien que tire à tire Mes paroles toutes dirés, Quant vous de moi départirés; As ribaus vous irés clamer, Et me porrés faire entamer [p.331] Le rend si léger, si crédule, 9579 Que chacun se croit un Hercule, Un Samson, au moins un Roland. Or les deux premiers, ci-devant, Avaient, si bien me le rappelle, Semblable force corporelle. Car avait Hercule, selon L'auteur Solin, sept pieds de long, Et jamais homme, il nous l'assure, N'atteignit si haute stature. Moult grands travaux il entreprit, Douze horribles monstres vainquit, Mais quand eût vaincu le douzième Ne put surmonter le treizième[114]. Ce fut cette Déjanira, Son amante, qui déchira Sa chair de venin toute éprise Par la venimeuse chemise. Ainsi, ce héros valeureux Et si fort et si courageux, Hercule, fut par une femme Dompté; du reste, de sa flamme Amour déjà, pour Iolé[115], Avait ce grand coeur affolé. Ainsi Samson qui pas dix hommes N'eût redouté plus que dix pommes, Ses longs cheveux s'il avait eu, Fut par sa Dalila déçu. Mais je suis fol de ce vous dire; Car je sais bien que tire à tire Mes paroles répéterez, Quand de moi vous départirez. Tous ces ribauds vous feront fête; Vous me ferez briser la tête, [p.332] La teste, ou les cuisses brisier, 9549 Ou les espaules encisier, Se jà poés à eus aler; Mès se g'en puis oïr parler Ains que ce me soit avenu, Et li bras ne me sunt tenu, Ou le pestel ne m'est ostés[116], Je vous briserai les costés. Ami, ne voisin, ne parent, Ne vous en seront jà garent, Ne vostre leschéor méismes. Las! por quoi nous entrevéismes? Las! de quel hore fu-ge nés Quant en tel vilté me tenés? Que cil ribaut mastin puant, Qui vous vont flatant et chuant, Sunt si de vous seignor et mestre, Dont seus déusse sires estre, Par qui vous estes soustenuë, Vestue, chaude et péuë, Et vous me faites parçonniers[117], Ces ors ribaus, ces pautonniers, Qui ne vous font se honte non, Tolu vous ont vostre renom, De quoi garde ne vous prenés Quant entre vos bras les tenés; Par devant dient qu'il vous aiment, Et par derriers putain vous claiment, Et dient ce que pis lor semble, Quant il resunt entr'eus ensemble, Comment que chascuns d'eus vous serve, Car bien congnois toute lor verve. Sans faille bien est vérités, Quant à lor bandon vous metés, [p.333] A grands coups les cuisses casser, 9613 Ou les épaules dépécer, Si je vous laisse vers eux rendre. Mais si je puis avant l'apprendre Que cela ne soit advenu, Et si mon bras n'est retenu, Et si ce bâton l'on ne m'ôte[116], Je vous veux briser mainte côte. Ami, ni voisin, ni parent, Ni même votre beau galant Ne sauraient mater ma colère. Maudite soit l'heure naguère Où pour mon malheur je vous vis Qui me tenez en tel mépris! Or ces ribauds, chiens détestables, Parce qu'ils sont flatteurs, aimables, Sont de vous maîtres et seigneurs. A moi, vous devez vos faveurs, Par qui vous êtes soutenue, Nourrie et chaussée et vêtue; Sans pudeur vous m'associez Tous ces ribauds, vils putassiers, Qui vous ont de honte abîmée Et ravi votre renommée, Mais garde guère n'y prenez, Quand dans vos bras vous les tenez. Comment que chacun d'eux vous serve, Je connais bien toute leur verve; Devant ils vous aiment tout plein, Derrière ils vous nomment putain, Et disent ce que pis leur semble Une fois qu'ils sont seuls ensemble. Et vraiment trop le méritez Quand à leur merci vous mettez; [p.334] Il vous sevent bien metre à point, 9583 Car de dangier en vous n'a point. Quant entrée estes en la foule, Où chascun vous hurte et defoule, Il me prent par foi grant envie De lor solas et de lor vie[118]. Mès sachiés, et bien le recors, Que ce n'est pas por vostre cors, Ne por vostre donoiement, Ains est por ce tant solement Qu'il ont le desduit des joiaus, Des fremaus d'or et des aniaus, Et des robes et des pelices Que ge vous lais cum fox et nices: Car quant vous alés as karoles, Ou à vos assemblées foles, Et ge remains cum fox et yvres, Vous i portés qui vaut cens livres D'or et d'argent sor vostre teste, Et commandés que l'en vous veste De camelot, de vair, de gris, Si que trestous en amegris, De maltalent et de souci, Tant m'en esmai, tant m'en souci. Que me revalent ces gallendes, Ces coiffes à dorées bendes, Et ces diorez trecéors, Et ces yvorins miréors, Ces cercles d'or bien entailliés, Précieusement esmailliés, Et ces corones de fin or Dont enragier ne me fine or, [p.335] Tout leur vouloir ils vous font faire, 9647 Car vous ne vous défendez guère. Quand dans la foule entrez ainsi Où chacun vous foule à l'envi, Il me prend parfois grande envie De leur soulas et de leur vie[118]. Mais je ne vous le cache pas, Ils ne sont point pour vos appas Séduits ni par votre jactance, Mais purement par l'éloquence De vos parures et joyaux, Des chaînes d'or et des anneaux, Des manteaux et robes de soie Que, comme un sot, je vous octroie. Car lorsque vous vous en allez A vos karoles et balez Parmi mainte folle assemblée, Je reste seul en recelée Comme un ivrogne ou comme un fol, Et vous, pour cent livres au col D'or ou d'argent et sur la tête Portez et voulez qu'on vous vête De vair, de camelot, de gris, Tant que tretout j'en amaigris De colère et de jalousie, Tant m'en émeus et m'en soucie! Que me servent ces oripeaux, Ces coiffes d'or et ces bandeaux, Et tous ces tressoirs dorés, voire Encor ce beau miroir d'ivoire, Ces cercles d'or si bien taillés, Précieusement émaillés, Ces fermails d'or à pierres fines, A votre col, à vos poitrines, [p.336] Tant sunt beles et bien polies, 9615 Où tant a beles perreries, Saphirs, rubis et esmeraudes, Qui si vous font les chieres baudes? Ces fremaus d'or à pierres fines A vos cols et à vos poitrines, Et ces tissus et ces ceintures Dont tant coustent les ferréures Que l'or, que les pelles menuës: Que me valent tex fanfeluës? Et tant estroit vous rechauciés, Que la robe sovent hauciés Por montrer vos piés as ribaus. Ainsinc me confort saint Tibaus! Que tout dedans tiers jors vendrai, Et vile et sous piés vous tendrai: N'aurés de moi, par le cors Dé, Fors cote et sorcot de cordé, Et une gonele de chanvre, Mès el ne sera mie tanvre, Ains sera grosse et mal tissuë, Et descirée et desrompuë, Qui qu'en face ne duel ne pleinte: Et par mon chief, vous serés ceinte, Mès, dirés-vous, de quel ceinture? D'un cuir tout blanc sans ferréure; Et de mes housiaus anciens Aurés grans solers à liens[119], Larges à metre grans panufles. Toutes vous osterai ces trufles, Qu'el vous donnent occasion De faire fornicacion: Si ne vous irés plus monstrer Por vous faire as ribaus voustrer. [p.337] Ces belles couronnes d'or fin 9681 Qui me font enrager enfin, Tant sont belles et bien polies, Où sont tant belles pierreries, Saphirs, émeraudes, rubis, Qui vous font des airs si ravis? Et ces tissus et ces ceintures Dont me coûtent les garnitures Autant que les perles et l'or, A quoi me servent-ils encor? A quoi cette étroite chaussure Qui tant vous fait outre mesure Montrer la jambe à ces ribauds? Ainsi, me garde saint Thibaus! Avant que le tiers jour s'écoule, Il faut aux pieds que je vous foule! Par le corps Dieu! de moi n'aurez Ni robes, ni bandeaux dorés, Mais cote et robe mal tissée Toute en lambeaux et dépecée, Et de simple chanvre un manteau, Je vous jure, élégant ni beau, Combien qu'en fassiez deuil et plainte, Et par mon chef, vous serez ceinte, Et de quelle ceinture encor? D'un cuir tout blanc sans fermail d'or, Et pour vous de mes vieilles guêtres Je ferai souliers à lacs, maîtres[119] Souliers à mettre grands chaussons. Vite ces oripeaux laissons Qui vous poussent à l'adultère Et à fornication faire. Adonc plus n'irez vous montrer, Ni sous ces ribauds vous vautrer. [p.338] Mès or me dites sans contrueve, 9649 Cele autre riche robe nueve Dont l'autre jor si vous parastes, Quant as karoles en alastes, (Car bien congnois, et raison ai, Qu'onques cele ne vous donnai), Par amors, où l'avés-vous prise? Vous m'avés juré saint Denise Et saint Philebert et saint Pere, Qu'el vous vint de par vostre mere Qui le drap vous en envoia; Car si grant amor à moi a, Si cum vous me faites entendre, Que bien vuet ses deniers despendre[120] Por moi faire les miens garder. Vive la face-l'en larder, L'orde vielle putain prestresse, Maquerele et charroieresse, Et vous avec par vos merites, S'il n'est ainsinc comme vous dites! Certes ge li demanderai: Mès en vain me travaillerai, Tout ne me vaudrait une bille, Tel la mere, tele la fille. Bien sai, parlé avés ensemble, Andui avés, si cum moi semble, Les cuers d'une verge touchiés; Bien voi de quel pié vous clochiés. L'orde vielle putain fardée S'est à vostre acord acordée: Autrefois à ceste hart torse De mains mastins a esté morse, Tant a divers chemins traciés; Mès tant est ses vis effaciés, [p.339] Or dites-moi sans tricherie, 9715 Cette robe neuve et jolie Dont l'autre jour vous vous pariez Quant aux karoles vous alliez, Par amour, où l'avez-vous prise? Car celui qui vous l'a remise N'est pas moi, j'en suis assuré. Par saint Denis m'avez juré, Saint Philibert et le Saint-Père, Qu'elle vous vint de votre mère Qui le drap vous en envoya; Car pour moi si grand amour a Qu'elle aime mieux, à vous entendre, Pour mon bien garder et défendre, Donner le sien sans calculer. Puisse-t-on vive la brûler, L'orde vieille putain prêtresse, La maquerelle, la diablesse, Et vous avec, pour vos hauts faits, Si vos serments ne sont pas vrais! Vous deux ne valez une bille, Car telle mère, telle fille. Au fait je lui demanderai; Mais en vain me travaillerai, Car parlé vous avez ensemble, Et vos deux coeurs sont, il me semble, D'une même verge touchés. Bien vois de quel pied vous clochez, Et la vieille putain fardée S'est avec vous bien accordée. Car autrefois, je le sais bien, Elle usa du même moyen; A la même corde pendue, Elle fut de maint chien mordue [p.340] Que ne puet riens faire de soi, 9683 Si vous vent ores, bien le soi. El vient céans, et vous emmaine Trois fois ou quatre la semaine, Et faint noviaus pelerinages Selonc les anciens usages, Car g'en sai toute la covine, Et de vous promener ne fine, Si cum l'en fait destrier à vendre, Et prent et vous enseigne à prendre. Cuidiés que bien ne vous congnoisse? Qui me tient que ge ne vous froisse Les os cum à poucin en paste, A ce pestel ou à cest haste? * * * * * LII Comment le Jaloux se débat A sa femme et si fort la bat, Que robe et cheveulx luy descire, Par sa jalousie et par ire. Lors la prent espoir de venuë Cil qui de maltalent tressuë, Par les tresses et sache et tire, Les cheveus li ront et descire Li jalous, et sor li s'aorse Por noient fust lyon sor orse; Et par tout l'ostel la traïne Par corrous et par ataïne, Et la ledenge malement; Ne ne vuet por nul serement [p.341] Dans les chemins qu'elle a tracés. 9749 Mais ses traits sont tout effacés, Et ne pouvant plus rien prétendre, Elle va maintenant vous vendre. Elle vient céans, et par mois Vous emmène onze ou douze fois, Et feint nouveaux pèlerinages, Suivant les anciens usages (Car je connais tout son latin), Vous promène soir et matin Comme on fait un cheval à vendre, Et prend et vous enseigne à prendre. Croit-on à ce point m'abuser? Qui me retient de vous briser Les os, comme à poussin en pâte, De ce bois, de ce fer, ingrate! * * * * * LII Comment le Jaloux se débat Avec sa femme et tant la bat Que robe et cheveux lui déchire Par jalousie et par grande ire. Lors de colère tout suant, Il la saisit incontinent Par les tresses, secoue et tire, Les cheveux lui rompt et déchire, Et s'acharne, tirant toujours, Comme un lion dessus un ours, Par toute la maison la traîne, Par courroux et vengeance et haine, Et la gourmande malement, Et ne veut, pour aucun serment, [p.342] Recevoir excusacion, 9711 Tant est de maLe entencion; Ains fiert et frape et roille et maille Cele qui brait et crie et braille, Et fait sa voiz voler as vens Par fenestres et par auvens; Et tout quanque set li reprouche Si cum il li vient à la bouche, Devant les voisins qui là viennent, Qui por fox ambedeus les tiennent, Et la li tolent à grant paine, Tant qu'il est à la grosse alaine. Et quant la dame sent et note Cest torment et ceste riote, Et ceste déduiante viele, Dont cil jonglierres li viele[121], Pensés-vous qu'el l'en aint jà miaus? El vodroit or qu'il fust à Miaus, Voire certes en Romanie. Plus dirai, que ge ne croi mie Qu'ele le voille amer jamès. Semblant, espoir, en fera; mès S'il pooit voler jusqu'as nuës, Ou si haut lever ses véuës, Qu'il péust d'ilec, sans chéoir, Tous les faits des hommes véoir, Et s'apensast tout à loisir, Si faudroit-il bien à choisir En quel peril il est chéus, S'il n'a tous ses baras véus Por soi garantir et tenser Dont fame se set porpenser. [p.343] Ouïr excuse ni défense, 9779 Tant est de male conscience, Mais cogne et frappe comme un sourd, Roule ses yeux tout à l'entour, Et la pauvre femme tiraille, Qui brait et qui crie, et qui braille, Et fait sa voix voler aux vents Par fenêtres et par auvents; Tout ce qu'il sait, d'un air farouche Lui dit, comme il vient à sa bouche, Devant les voisins curieux Qui les tiennent pour fous tous deux, Et la délivrent à grand' peine, Tant il s'acharne à perdre haleine. Et quand la dame note et sent Cette riote et ce tourment, Et la joyeuse ritournelle Qu'ainsi ce jongleur lui vielle[121] Fera-t-elle mieux son devoir? Non; mais voudrait à Meaux le voir, Voire certes en Roumanie. Je dirai plus; je ne crois mie Qu'elle le veuille aimer jamais. Peut-être elle en aura l'air; mais S'il pouvait voler jusqu'aux nues, Ou si haut élever ses vues, Qu'il pût ici-bas et sans choir Tous les gestes des hommes voir, Et réfléchir tout à son aise, Il sentirait, à grand mésaise, En quel embarras il est chu, Lui qui les ruses n'a pas vu Auxquelles femme sait entendre, Pour se garantir et défendre. [p.344] S'il dort puis en sa compaignie, 9743 Trop met en grant peril sa vie; Voir en veillant et en dormant Si doit-il douter moult formant Qu'el n'el face, por soi venchier, Empoisonner ou detrenchier, Ou mener vie enlangorée, Par cautele desesperée, Ou qu'el ne pense à soi foïr, S'el n'en puet autrement joïr. Fame ne prise honor ne honte, Quant riens en la teste li monte: Qu'il est vérités sans doutance, Fame n'a point de conscience Vers quanqu'el het, vers quanqu'el ame; Valérius néis la clame Hardie et artificieuse, Et trop à nuire estudieuse. Amis. Compains, cil fox vilains Jalous, Dont la char soit livrée as lous, Qui si de Jalousie s'emple, Cum ci vous ai mis en exemple, Et se fait seignor de sa fame, Qui ne redoit mie estre dame, Mès sa pareille et sa compaigne, Si cum la loi les acompaigne; Et il redoit ses compains estre, Sans soi faire seignor ne mestre; Quant tex tormens li apareille, Et ne la tient cum sa pareille, Ains la fait vivre en tel mesaise, Cuidiés-vous qu'il ne li desplaise, [p.345] Car s'il partage son chevet, 9813 Sa vie en trop grand danger met; S'il veille où s'il dort, en son âme Toujours il craindra que sa femme Ne le fasse, pour se venger, Empoisonner ou égorger, Ou mener langoureuse vie Par incessante fourberie, Ou qu'elle ne songe à s'enfuir, Si n'en peut autrement jouir. Femme ne prise honneur ni honte Sitôt que sa tête se monte; Chacun reconnaît de concert Que toute conscience perd Femme qui hait, femme qui aime. Valérius l'appelle même Être hardi, fallacieux, Et trop à nuire courageux. Ami. Ami, ce vilain par folie Qui se crève de jalousie, Ainsi que l'ai dépeint à vous (Dont la chair soit livrée aux loups!), Et se fait de sa femme maître Qui non plus ne doit maîtresse être (La loi ne le dit autrement), Mais sa compagne seulement, Comme il doit son compagnon être, Sans s'en faire seigneur ni maître, Quand de tels tourments il l'émeut, Pour son égale ne la veut, Mais la fait vivre en tel mésaise, Pensez-vous qu'il ne lui déplaise [p.346] Et que l'amor entr'eus ne faille, 9775 Que qu'ele die? Oïl sans faille. Jà de sa fame n'iert amés Qui sire en vuet estre clamés; Car il convient amor morir Quant amant vuelent seignorir. Amors ne puet durer ne vivre, Se n'est en cuer franc et délivre. Por ce revoit-l'en ensement De tous ceus qui premierement Por amor amer s'entresuelent, Quant puis espouser s'entrevuelent, Envis puet entr'eus avenir Que bonne amor s'i puist tenir: Car cil, quant par amor amoit, Serjant à cele se clamoit, Qui sa mestresse soloit estre; Or se clame seignor et mestre Sor cele que dame ot clamée, Quant ele iert par amor amée. L'Amant. Amée! Amis. Voire. L'Amant. En quel maniere? Amis. En tel, que se s'amie chiere Li commandast, Amis, sailliés, Ou ceste chose me bailliés, [p.347] Et que ne passent leurs amours, 9845 Quoi qu'il dise? Si, toujours. De sa femme ne saurait être Aimé, qui veut en être maître, Car l'amour meurt en un instant Dès que maître devient l'Amant. Amour ne peut vivre et se plaire Qu'en un coeur franc, libre et sincère. Aussi voit-on pareillement, Chez tous ceux qui premièrement Longtemps d'amour simple s'aimèrent Et dans la suite s'épousèrent, Que rarement peut advenir Que bonne amour puisse tenir; Car lui de sa chère maîtresse, Quand il l'aimait d'amour, sans cesse Il se disait le serviteur; Or maître il s'en clame et seigneur, Maîtresse après l'avoir clamée Quand elle était d'amour aimée. L'Amant. Aimée! Ami. Oui, certes. L'Amant. Et comment? Ami. Si bien que lorsqu'à son amant Elle commandait, je suppose: «Ami, sautez, ou telle chose [p.348] Tantost li baillast sans faillir, 9799 Et saillist s'el mandast saillir. Voire néis, que qu'el déist, Saillist-il por qu'el le véist: Car tout avoit mis son plesir En faire li tout son desir. Mès quant sunt puis entr'espousé, Si cum ci raconté vous é, Lors est tornée la roéle, Que cil qui soloit servir cele, Commande que cele le serve Ausinc cum s'ele fust sa serve, Et la tient corte, et li commande Que de ses faits conte li rende, Et sa dame ainçois l'apela: Envis muert qui apris ne l'a. Lors se tient cele à mal-baillie, Quant se voit ainsinc assaillie Du meillor, du plus esprové Qu'ele ait en ce siecle trové, Qui si la vuet contrarier. Ne se set mès en qui fier, Quant sor son col son mestre esgarde, Dont onques mès ne se prist garde. Malement est changiés li vers; Or li vient li gieus si divers, Qu'el ne puet ne n'ose joer. Comment s'en puet-ele loer? S'el n'obéist, cil se corroce Et la ledenge; et s'ele groce, Estes le vous en ire mis, Et tantost par l'ire anemis. Por ce, compains, li ancien, Sans servitude et sans lien, [p.349] Donnez-moi,» lui soudain sautait 9869 Et puis la chose lui donnait; Elle voire, sans rien lui dire, L'eût fait sauter pour un sourire, Car il mettait tout son plaisir A combler son moindre désir. Mais une fois liés ensemble, Comme l'ai dit ci-haut, me semble, Lors la roue a si bien tourné, Que l'esclave humble et raffiné Change, la tient court et commande Que de ses faits compte lui rende Celle que maîtresse il clamait, Et comme si sa serve était Veut à son tour qu'elle obéisse; Pour un coeur franc, mortel supplice! Alors elle plaint son malheur, Quand ainsi se voit du meilleur, Du plus sincère amant trahie Qu'elle ait rencontré de sa vie, Qui tant la veut contrarier; Ne sait plus en qui se fier, Quand son col le maître regarde Dont jamais il ne se prit garde. En sa triste position, Telle est sa désillusion, Qu'elle ne peut jouer ni l'ose; Comment supporter telle chose? Il faut obéir ou soudain Il menace, et s'elle se plaint, Le voilà tantôt en colère, Et tout le ménage est en guerre. Ami, pour ce les anciens Sans servitude et sans liens, [p.350] Pesiblement, sans vilenie, 9833 S'entreportoient compaignie, N'il ne donnassent pas franchise Por l'or d'Arrabe ne de Frise: Car qui tout l'or en vodroit prendre, Ne la porroit-il pas bien vendre. N'estoit lors nul pelerinage, N'issoit nus hors de son rivage Por cerchier estrange contrée; N'onques n'avoit la mer passée * * * * * LIII Comment Jason alla grant erre Oultre mer la toison d'or querre, Et fut chose moult merveilleuse Aux regardans, et moult paoureuse. Jason, qui premiers la passa, Quant les navires compassa Por la toison d'or aler querre. Bien cuida estre pris de guerre Neptunus, quant le vit nagier; Triton redut vif erragier. Et Doris, et toutes ses filles[122], Por les merveilleuses semilles, Cuiderent tuit estre traïs, Tant furent forment esbaïs Des nès qui par la mer aloient Si cum li mariniers voloient. Mais li premier dont je vous conte, Ne savoient que nagier monte: Tretuit trovoient en lor terre Quanque lor sembloit bon à querre. [p.351] Paisiblement, sans vilenie, Vivaient en douce compagnie. Ils n'eussent pas, en vérité, Pour rien vendu leur liberté; Car tout l'or d'Arabie et Frise Ne paierait telle marchandise. Pèlerinage aucun n'était, Nul son rivage ne quittait Pour chercher lointaine contrée; Oncques n'avait la mer passée * * * * * LIII Comment Jason prit son essor Outre-mer vers la toison d'or, Et fut chose moult merveilleuse Aux regardants et moult peureuse. Jason, qui premier la passa, Quand les navires compassa, Allant la toison d'or conquerre. Bien se crut entrepris de guerre Neptune, le voyant nager, Triton dut tout vif enrager, Et Doris et ses filles blondes[122], Admirant ces nefs vagabondes; Tretous ils se crurent trahis, Tant furent soudain ébahis Des marins guidant leur navire A leur gré sur l'humide empire. Mais, Ami, ces premiers humains Ne connaissaient pas les marins; Car tous ils trouvaient sur la terre Ce qui leur semblait nécessaire, [p.352] Riche estoient tuit égaument, 9863 Et s'entramoient loiaument Les simples gens de bonne vie: Lors iert amors sans seignorie. L'ung ne demandoit riens à l'autre, Quand Barat vint lance sor fautre[123], Et Pechiés et Male-Aventure Qui n'ont de soffisance cure. Orguel qui desdaingne pareil, Vint avec à grant appareil, Et Convoitise et Avarice, Envie et tuit li autre vice: Si firent saillir Povreté D'enfer, où tant avoit esté, Que nus de li riens ne savoit, N'onques en terre esté n'avoit: Mal fust-ele si tost venuë, Car mout i ot pesme venuë[124]. Povreté qui point de sens n'a, Larrecin son filz amena, Qui s'en vet au gibet le cors Por faire à sa mere secors; Et s'i fait aucune fois pendre, Que sa mère nel' puet deffendre: Non puet ses peres Cuers-faillis, Qui de duel en rest mal-baillis. Néis damoisele Laverne[125] Qui les larrons guie et governe. C'est des larrecins la déesse, Qui les péchiés de nuit espesse, Et les baras de nuës cueuvre, Qu'il n'aperent dehors par euvre, Jusqu'à tant qu'il i sunt trové, Et pris en la fin tuit prové. [p.353] Et tous riches également 9933 Ils s'entr'aimaient loyalement, Les simples gens de bonne vie! Amour était sans seigneurie, L'un de l'autre rien n'exigeait; Quand Dol survint, lance en arrêt[123] Et Péchés et Male-Aventure Qui n'ont de suffisance cure. Orgueil, dédaignant son pareil, Accourut à grand appareil Traînant Convoitise, Avarice, Envie et tout un chacun vice. Ils firent sortir Pauvreté D'enfer, où tant avait été Que nul ne connaissait rien d'elle; Ci-bas c'était chose nouvelle. Pourquoi, las! vint-elle sitôt? Car c'est bien le pire fléau. Pauvreté, la sotte femelle, Larcin son fils mène avec elle Qui, pour sa mère aider, méfait Et qui court tout droit au gibet; Car bien souvent il se fait pendre Sans qu'elle puisse le défendre, Non plus son père Coeur-Failli Qui de deuil est tout assailli, Non plus damoiselle Laverne[125] Qui les larrons guide et gouverne. C'est la déesse des coquins, Qui d'épaisse nuit les larcins Et d'ombre tous leurs forfaits couvre, De crainte qu'on ne les découvre, Jusques à temps qu'ils soient trouvés Et pris en la fin tout prouvés. [p.354] Pas n'a tant de miséricorde, 9897 Quant l'en li met où col la corde, Que jà l'en voille garentir, Tant se sache bien repentir. Tantost cil dolereus maufé, De forcenerie eschaufé, De duel, de corrous et d'envie, Quant virent gens mener tel vie, S'escorserent par toutes terres, Semans descors, contens et guerres, Mesdis, rancunes, et haïnes Par corrous, et par ataïnes; Et por ce qu'il orent or chier, Firent-il la terre escorchier, Et li sachierent des entrailles Ses anciennes repostailles, Métaus et pierres précieuses, Dont genz devindrent envieuses: Car Avarice et Convoitise Ont ès cuers des hommes assise La grant ardor d'avoir acquerre. Li ung l'acquiert, l'autre l'enserre, Ne jamès la lasse chétive, Ne despendra jor qu'ele vive, Ains en fera mestres tutors, Ses hers ou ses exécutors, S'il ne l'en meschiet autrement: Et s'el en vet à dampnement, Ne cuit que jà nus d'aus la plaigne; Mès s'ele a bien fait, si le preigne. Tantost cum par ceste mesnie Fu la gent mal-mise et fesnie, La premiere vie lessierent: De mal faire puis ne cessierent, [p.355] Point ne va sa miséricorde, 9967 Quand on lui met au col la corde, Jusqu'à vouloir l'en garantir, Tant sut-il bien se repentir. Soudain tous ces douloureux diables, Tous ces monstres épouvantables, Brûlants d'envie et de courroux, Du bonheur des hommes jaloux, Se répandirent sur la terre Semant la discorde et la guerre, Haine, rancune et fausseté, Par courroux et méchanceté. Et parce que l'or ils aimèrent, La terre même ils écorchèrent, Et bientôt les trésors cachés En son sein furent arrachés, Métaux et pierres précieuses, Dont gens devinrent envieuses. Or ce qui mit dedans nos coeurs D'acquérir les folles ardeurs, C'est Avarice et Convoitise; L'une acquiert, l'autre thésaurise. Jamais l'avare son argent Ne dépensera, lui vivant, Pour, à sa mort, maîtres en faire Ses hoirs ou quelque légataire, Si Dieu n'en dispose autrement. De ceux-là, s'il perd son argent, Nulle pitié ne doit attendre; Ils ne savent que son bien prendre. Bientôt les malheureux humains, Corrompus par tous ces malins, Leur douce existence quittèrent Et de mal faire ne cessèrent, [p.356] Car faus et trichéors devindrent. 9931 As propriétés lors se tindrent, La terre méismes partirent, Et au partir bones i mirent; Et quant les bones i metoient, Mainte fois s'entrecombatoient, Et se tolurent ce qu'il porent, Li plus fors les greignors pars orent; Et quant en lor porchas coroient, Li pareceux qui demoroient, S'en entroient en lor cavernes, Et lor embloient lor espernes. Lors convint que l'en esgardast Aucun qui les loges gardast, Et qui les maufaitors préist, Et droit as plaintifz en féist, Ne nus ne l'osast contredire. Lors s'assemblerent por eslire. * * * * * LIV Cy povez lire sans desroy, Comment fut fait le premier roy, Qui puis leur jura sans tarder De loyaulment le leur garder. Ung grant vilain entr'eus eslurent, Le plus ossu de quanqu'il furent, Le plus corsu et le greignor, Si le firent prince et seignor. Cil jura qu'à droit les tendroit, Et que lor loges deffendroit, Se chascuns endroit soi li livre Des biens dont il se puisse vivre [p.357] Tous devinrent faux et trompeurs. 10001 On vit domaines et seigneurs, Car la terre ils se partagèrent Et des bornes d'abord plantèrent. Mais quand des bornes ils plantaient, Maintes fois ils se combattaient, Et se volèrent ce qu'ils purent, Les plus forts les belles parts eurent; Mais s'ils allaient par les chemins, Restaient paresseux et coquins Qui lors entraient en leurs tanières Ravir leurs épargnes premières. Lors il fallut, pour les garder, A choisir quelqu'un s'accorder, Qui pût tous ces malfaiteurs prendre Et la justice aux plaignants rendre, A qui chacun dût obéir: Ils s'assemblèrent pour choisir. * * * * * LIV Ci pouvez voir en toute foi Comment fut fait le premier roi Qui de garder jura sur l'heure Et leur avoir et leur demeure. Un grand vilain alors entre eux Ils choisirent, le plus nerveux, Le plus large et gros qu'ils trouvèrent, Et prince et seigneur l'acclamèrent. Il jura que bien veillerait Et que leurs loges défendrait: Mais que chacun, dit-il, me livre Biens suffisants pour pouvoir vivre. [p.358] Ainsinc l'ont entr'eus acordé, 9961 Cum cil l'ot dit et recordé. Cil tint grant piece cest office; Li robéors plains de malice S'assemblerent quant seul le virent, Et par maintes fois le batirent Quant les biens venoient embler. Lors restut le pueple assembler, Et chascun en droit soi taillier Por serjans au prince baillier. Communément lors se taillierent, Et tous et toutes li ballierent, Et donnerent grans tenemens. De là vint li commencemens As rois, as princes terriens, Selonc l'escript as anciens; Car par l'escript que nous avons, Les fais des anciens savons; Si les en devons mercier, Et loer et regracier. Lors amasserent les tresors De pierres et d'argent et d'ors; D'or et d'argent, por ce qu'il ierent Traitable et précieus, forgierent Vessellementes et monnoies, Fremaus, aniaus, noiaus, corroies; De fer dur forgierent lor armes, Coutiaus, espées et guisarmes, Et glaives et cotes maillées Por faire à lor voisins meslées. Lors firent tors et roilléis Et murs à creniaus tailléis: Chastiaus fermerent et cités, Et firent grans palais listés[126] [p.359] Céans entre eux ont accordé 10031 Ce qu'il leur avait demandé. Longtemps il remplit cet office; Mais les larrons pleins de malice S'assemblèrent, seul le voyant, Et le battirent bien souvent Lorsqu'ils venaient à la curée. Lors on tint nouvelle assemblée, Et chacun dut se cotiser Pour garde au prince composer. Les tailles lors ils s'imposèrent, Et tous et toutes lui baillèrent Sergents et biens incontinent. De là vint le commencement Des principautés terriennes, Selon les histoires anciennes; Car par l'écrit que nous avons, Tous les faits des anciens savons Et leur devons en conscience Grâce, los et reconnaissance. Lors tous d'amasser un trésor De pierres et d'argent et d'or. Des plus beaux métaux qu'ils trouvèrent, L'argent et l'or, ils se forgèrent Monnaie, et vaisselle et joyaux, Bourses, boutons, boucles, anneaux; Du fer dur leurs armes forgèrent, Haches et glaives façonnèrent, Cottes de mailles et bassins Pour faire guerre à leurs voisins. Alors tous de grand' peur tremblèrent Ceux qui les trésors amassèrent, Et bientôt on vit tous les jours S'élever barrières et tours, [p.360] Cil qui les tresors assemblerent, 9995 Car tuit de grant paor tremblerent Por les richeces assemblées, Qu'eles ne lor fussent emblées, Ou par quelque forfait toluës. Bien furent lor dolors créuës As chetis de mauvais éur, C'onc puis ne furent asséur, Que ce qui commun ert devant, Comme le soleil et le vent, Par convoitise approprierent, Quant as richeces se lierent. Or en a bien ung plus que vingt: Onc ce de bon cuer ne lor vint. Sans faille des vilains gloutons, Ne donnasse-ge deus boutons, Combien que bon cuer lor fausist, De tel faute ne me chausist: Bien s'entr'amassent ou haïssent, Ou lor amor s'entrevendissent. Mais c'est grant duel et grans domages Que ces dames as clers visages, Ces jolives, ces renvoisies, Par qui doivent estre proisies Loiaus amors et deffenduës, Sunt à si grant vilté venuës. Trop est lede chose à entendre, Que noble cors se puisse vendre; Mès comment que la chose preingne, Gart li valés qu'il ne se feingne D'ars et de sciences aprendre, Por garantir et por deffendre, [p.361] Murailles à créneaux taillées, 10065 Castels, villes fortifiées. De palissades, de remblais, Ils entourèrent leurs palais, De peur que ne fussent volées Tant de richesses rassemblées, Et pour combattre les voleurs. Ainsi s'accrurent les douleurs Des humains lâches et serviles; Ils ne vécurent plus tranquilles, Car tout ce qui était devant, Comme le soleil et le vent, A tous, ils se l'approprièrent Dès qu'aux richesses s'attachèrent. Or j'en sais bien un plus que vingt Et ce d'un bon coeur ne leur vint. Tous ces gloutons, je les méprise, Et deux boutons tous ne les prise. Que leur coeur ait d'amour, de foi Plus ou moins, que m'importe à moi? Ils peuvent, comme bon leur semble, Vivre bien, vivre mal ensemble, Peuvent s'aimer ou se haïr, Leur amour vendre et s'avilir. Mais c'est grand deuil et grand dommage, Quand ces dames au clair visage, Si charmantes en leurs beaux jours Et par qui loyales amours Devraient être, hélas! défendues, A tel degré sont descendues; Car c'est un spectacle écoeurant Que voir noble corps qui se vend. Donc avant tout, quoi qu'il advienne, Il faut qu'un bon amant apprenne [p.362] Se mestiers est, li et s'amie, 10027 Si qu'el ne le guerpisse mie[127]. Ce puet moult valet eslever, Et si n'el-puet de riens grever. Après li redoit sovenir De cest mien conseil retenir: S'il a amie ou genne ou vielle, Et set ou pense qu'ele vuelle Autre amis querre ou a jà quis, Des aquerre ne des aquis Ne la doit blasmer ne reprendre, Mès amiablement aprendre, Sans tencier et sans ledengier, Encor por li mains estrangier, S'il la troyoit néis en l'uevre, Gart que ses iex cele part n'uevre: Semblant doit faire d'estre avugles, Ou plus simple que n'est uns bugles, Si qu'ele cuide tout por voir Qu'il n'en puist riens aparcevoir. Et s'aucuns li envoie letre, Il ne se doit jà entremetre Du lire ne du reverchier, Ne de lor secrés encerchier. Ne jà n'ait cuer entalenté D'aler contre sa volenté; Mès que bien soit-ele venuë, Quant el vendra de quelque ruë, Et r'aille quel part qu'el vorra, Si cum ses voloirs li torra: Qu'el n'a cure d'estre tenuë, Si voil que soit chose séuë [p.363] La noble science d'Amour, 10099 Pour prévenir au moins, un jour, S'il est possible, que sa mie Ne le délaisse et ne l'oublie. Cet art ne peut que l'élever Sans jamais en rien le grever. Qu'il ait ensuite souvenance De ce mien conseil par prudence: Si jeune amie ou vieille il a, Et s'il pense ou sait que déjà Elle ait pris ou bien veuille prendre Un autre ami, ni la reprendre Ni la blâmer du changement Il ne devra, mais tendrement Lui parler sans nulle querelle, Pour moins éloigner l'infidèle. La prend-il sur le fait? il doit Détourner les yeux de l'endroit, Faire l'aveugle ou le novice Qui n'a rien vu de la malice. Surprend-il un galant poulet? Qu'il n'aille pas, pour leur secret Ainsi perfidement surprendre, Le déplier, le lire ou prendre. Qu'il n'ait jamais le coeur tenté D'aller contre sa volonté; Mais qu'elle soit la bienvenue S'il la rencontre dans la rue; Que partout elle aille où voudra Toujours ainsi qu'il lui plaira. Car nulle femme ne veut être Mise en servage par un maître, Ceci, ne l'oubliez jamais; Et ce que maintenant je vais [p.364] Ce que ci après vous voil dire, 10059 En livre le devroit-l'en lire. Que de fame vuet avoir grace, Mete-la tous jors en espace, Jà cum recluse ne la tiengne, Ains voise à son voloir et viengne; Car cil qui la vuet retenir Qu'el ne puisse aler ne venir, Soit sa moiller, ou soit sa druë, Tantost en a l'amor perduë. Ne jà riens contre li ne croie, Por certaineté qu'il en oie; Mès bien die à ceus ou à celes Qui li en porteront noveles, Que du dire folie firent, C'onc si prode fame ne virent; Tous jors a bien fait sans recroire, Por ce ne la doit nus mescroire. Jà ses vices ne li reprouche, Ne ne la bate, ne ne touche: Car cil qui vuet sa femme batre, Por soi miex en s'amor embatre, Quant la vuet après rapesier, C'est cil qui por aprivoisier, Bat son chat et puis le rapele Por le lier à sa cordele; Mès se le chat s'en puet saillir, Bien puet cil au prendre faillir. Mès s'ele le bat ou ledenge, Gart cil que son cuer ne s'en change: Si batre ou ledengier se voit, Néis se cele le devoit Tout vif as ungles détrenchier, Ne se doit-il pas revenchier, [p.365] Vous apprendre devrait se lire 10133 En livres, pour amants instruire. Qui veut faveurs de femme avoir La laisse en liberté mouvoir, Jamais recluse ne la tienne; Qu'elle aille à son vouloir et vienne, Car tel qui la veut retenir A son gré d'aller et venir, Qu'elle soit épouse ou maîtresse, Perdra bien vite sa tendresse. Contre elle rien croire ne doit Combien que certain il en soit; Mais il doit dire à ceux ou celles Qui lui portèrent ces nouvelles Qu'il est fol celui qui l'a dit, Qu'oncques si chaste nul ne vit Et que sa conduite est sans tache, Que douter d'elle c'est d'un lâche. Il doit ses vices respecter Et jamais ne la maltraiter. Car celui qui femme maltraite Pour mieux s'attacher la coquette, Quand la veut après apaiser, Fait comme pour apprivoiser Son chat, s'il le bat et rappelle Pour le lier à sa cordelle; Car si le chat peut s'échapper, Bien fin qui pourra l'attraper. Tout au contraire, si c'est elle Qui le bat et qui le querelle, Qu'il ne témoigne aucune humeur Et que toujours égal son coeur Supporte les coups et l'injure. Lui voulût-elle la figure [p.366] Ains l'en doit mercier et dire 10093 Qu'il vodroit bien en tel martire Vivre tous temps, mès qu'il séust Que ses services li pléust: Voire néis tout à délivre, Plus lors morir que sans li vivre. Et s'il avient que il la fiere, Pour ce que trop li semble fiere, Et qu'ele l'a trop corroucié, Tant a forment vers li groucié, Ou le vuet espoir menacier, Tantost por sa pez porchacier Gart que le gieu d'amors li face, Ains que se parte de la place, Méismement li povres hons; Car li povre a poi d'achoisons. Porroit-ele tantost lessier, S'el n'el véoit vers li plessier. Povres doit amer sagement[128] Et doit soffrir moult humblement, Sans semblant de corrous ne d'ire, Quanque li voit ou faire ou dire, Méismement plus que li riches Qui ne donroit espoir deus chiches En son orguel n'en son dangier: Si la porroit bien ledengier; Et s'il est tex qu'il ne vuet mie Loiauté porter à s'amie, Si ne la vodroit-il pas perdre, Mès à autre se vuet aerdre. S'il vuet à s'amie novele Donner cuevrechief ou cotele, Chapel, anel, fermail, çainture, Ou joel de bele faiture, [p.367] De ses ongles vive écorcher, 10167 Il ne doit pas se revancher, Mais l'en remercier et dire Qu'il voudrait bien en tel martyre Vivre toujours, pourvu qu'il sût Que son amour toujours lui plût, Et que mourir près de sa belle Il préfère à vivre sans elle. Mais s'il advient que, révolté De sa trop grand' malignité, Le premier il l'ait maltraitée, Tant elle a son ire excitée Par ses menaces, ses excès; Alors, pour obtenir sa paix, Que le jeu d'amour il lui fasse, Avant d'abandonner la place, Surtout s'il est pauvre d'argent. Car s'il est pauvre, incontinent Le pourra délaisser sa mie Si vers elle il ne s'humilie. Pauvre doit aimer sagement[128] Et souffrir moult plus humblement, Sans semblant de courroux ni d'ire, Quoi qu'elle puisse faire ou dire, Que le riche, qui, c'est certain, De son orgueil et son dédain Ne donnerait voire un pois chiche; Car l'insulte est permise au riche. Mais mettons que, sans la laisser, Il en veuille une autre amorcer. S'il veut à l'amante nouvelle Donner couvrechef ou cotelle, Chapel, fermail, ceinture, anneau, Ou quelque précieux joyau, [p.368] Gart que l'autre ne le congnoisse, 10127 Car trop auroit au cuer angoisse Quant el les li verroit porter; Riens ne l'en porroit conforter. Et gart que venir ne la face En icelle méisme place Où venoit à li la premiere, Qui de venir iert coustumiere: Car s'ele i vient por qu'el la truisse, N'est riens qui conseil metre i puisse: Car nus viex sengler hericiés[129], Quant des chiens est bien aticiés, N'est si crueus, ne lionnesse, Si triste ne si felonnesse, Quant li venierres qui l'assaut, Li renforce en ce point l'assaut, Quant el alaite ses chaiaus; Ne nus serpens si desloiaus Quant l'en li marche sus la queuë, Qui du marchier pas ne se geuë, Cum est fame quant ele trueve Son ami o s'amie nueve: El giete par tout feu et flame, Preste de perdre et cors et ame. Et s'el n'a pas prise provée D'eus deus ensemble la covée, Mès bien en chiet en jalousie Qu'el set ou cuide estre acoupie, Comment qu'il aut, ou sache, ou croie, Gart soit cil que jà ne recroie De li nier tout plainement Ce qu'ele set certainement, Et ne soit pas lent de jurer; Tantost li reface endurer [p.369] Que bien le cache à la première; 10201 Car tant serait sa peine amère, Que rien, les lui voyant porter, Ne pourrait la réconforter. Puis que jamais il ne la fasse Venir en cette même place, Où la première à lui venait Qui ses faveurs devant avait; Car s'elle le venait surprendre, N'est rien qui le puisse défendre. Nul vieux sanglier hérissé[129], Quand des chiens est bien relancé, N'est si cruel, nulle lionne N'est si terrible, si félonne, Lorsqu'allaitant ses lionceaux, Elle voit contre eux les assauts Du chasseur redoubler sans cesse, Nulle vipère plus traîtresse, Lorsque sur sa queue en passant, Par malheur, marche l'imprudent, Que femme qui son ami treuve Avec une maîtresse neuve. Feu et flamme on la voit jeter, Corps et âme prête à quitter. Mais s'elle n'a pas pris prouvée D'eux deux ensemble la couvée, Et si jalouse, en grand tourment, Se sait cocue ou le pressent, Quoiqu'elle sache ou qu'elle pense, Il devra payer d'impudence Et nier tout, absolument Ce qu'elle sait pertinemment; Serments sur serments qu'il entasse, Et s'il peut lui faire sur place [p.370] En la place le geu d'amors, 10161 Lors iert quite de ses clamors. Et se tant l'assaut et angoisse Qu'il convient qu'il li recongnoisse. Qu'il ne s'en set, espoir, deffendre, A ce doit lores, s'il puet, tendre Qu'il li face à force entendant Qu'il le fist sor soi deffendant; Car cele si fort le tenoit, Et si malement le menoit, C'onques eschaper ne li pot, Tant qu'il orent fait ce tripot, N'onc ne li avint fois fors ceste. Lors li jurt, fiance et promete Que jamès ne li avendra, Si loiaument se contendra; Et s'ele en ot jamès parole, Bien vuet que le tue et afole. Car miex vodroit que fust noiée La desloiaus, la renoiée, Que jamès en place venist Où cele en tel point le tenist: Car s'il avient qu'ele le mant, N'ira mès à son mandement, Ne ne sofferra qu'ele viengne, S'il puet, en leu où el le tiengne, Lors doit cele estroit embracier, Baisier, blandir et solacier, Et crier merci du meffait, Puis que jamès ne sera fait; Qu'il est en vraie repentance, Près de faire tel pénitance Cum cele enjoindre li saura, Puis que pardoné li aura. [p.371] Endurer le doux jeu d'amour, 10235 Tout sera conjuré ce jour. Mais si de trop dure manière Et de si près elle le serre, Qu'il lui faille, bon gré, mal gré, Avouer son crime avéré, Voyant qu'il ne s'en peut défendre; Il doit alors lui faire entendre, S'il se peut, en homme prudent, Qu'il le fit son corps défendant, Que tant le malmenait la belle Et que si fort le tenait-elle, Que s'échapper oncques ne put Sans faire ce qu'elle voulut; Mais qu'il ne fut oncques parjure Que cette fois. Lors qu'il lui jure Que jamais plus ne le fera, Loyalement se conduira, Et que s'il la trahit encore, Qu'elle l'aissaille et le dévore. A l'appel de l'autre il n'ira Et jamais ne la recevra; Mieux lui vaudrait être noyée, La traîtresse, la dévoyée, Que déréchef en lieu venir Où le pût en tel point tenir. Qu'étroitement lors il l'embrasse, La baise et caresse et l'enlace, Merci criant de son méfait Qui jamais plus ne sera fait, Montrant sincère repentance Et prêt à faire pénitence Comme enjoindre la lui voudra, Lorsque pardonné lui sera, [p.371] Lors face d'Amors la besoigne, 10195 S'il vuet que cele li pardoigne. Et gart que de li ne se vente, Qu'ele en porroit estre dolente; Si se sunt maint vanté de maintes, Par paroles fauces et faintes, Dont les cors avoir ne pooient, Lor non à grant tort diffamoient; Mès à tiex sunt bien cuers faillans, Ne sunt ne cortois, ne vaillans. Vanterie est trop vilain vice, Qui se vante, il fait trop que nice; Car jà soit ce que fait l'éussent, Toutevois celer le déussent. Amors vuet celer ses joiaus, Se n'est à compaignons loiaus Qui les vuelent taire et celer; Là les puet-l'en bien révéler. Et s'ele chiet en maladie, Drois est, s'il puet, qu'il s'estudie En estre à li moult serviables, Por estre après plus agréables. Gart que nus anuis ne lui tiengne De sa maladie lointiengne; Lez li le voie demorant, Et la doit baisier en plorant, Et se doit voer, s'il est sages, En mains lontains pelerinages, Mais que cele les veus entende. Viande pas ne li deffende; Chose amere ne li doit tendre, Ne riens qui ne soit dous et tendre. Si li doit feindre noviaus songes Tous farcis de plesans mençonges: [p.373] Et cent preuves d'amour lui donne, 10269 Pour que la belle lui pardonne. D'amie on ne se doit vanter, Car elle peut s'en irriter. Tels maints se sont vantés de maintes, Par paroles fausses et feintes, Dont les corps avoir ne pouvaient, A grand tort leur nom diffamaient. Mais ces gens ont l'âme avilie, Sans vaillance ni cortoisie. Vanterie est un vil défaut, Qui se vante agit comme un sot; Car tel droit quand bien même ils eussent, Raison de plus pour qu'ils se tussent. Amour veut cacher ses joyaux, Si ce n'est vers amis loyaux Qui les sauront celer et taire, Pour eux il n'a point de mystère. Puis quand malade il la verra, S'il le peut, il s'étudiera A se montrer moult serviable Pour être après plus agréable. Qu'il cache le mortel ennui Qu'un long mal amène avec lui. Près d'elle, là, qu'elle le voie, Que toujours la baise et larmoie; Et s'il est sage, fasse à Dieu De maint pèlerinage voeu; Mais que ses voeux bien elle entende. Que nul mets il ne lui défende, Ni tende amère potion, Ni rien qui ne soit doux et bon. Il lui doit feindre nouveaux songes Tout farcis de plaisants mensonges, [p.374] Et quant vient au soir, qu'il se couche 10229 Tretous seus par dedens sa couche, Avis li est, quant il sommeille, Car poi i dort et moult y veille, Qu'il l'ait entre ses bras tenuë Toute la nuit tretoute nuë, Par solas et par druerie, Toute saine et toute garie, Et par jor en leus délitables Tex fables li conte, ou semblables. Or vous ai jusques-ci chanté Par maladie et par santé Comment cil doit fame servir, Qui vuet sa grace deservir Et lor amor continuer, Qui de legier se puet muer, Qui ne vodroit par grant entente Faire quanque lor atalente; Car jà fame tant ne saura, Ne jà si ferme cuer n'aura, Ne si loial, ne si méur, Que jà puist estre homme aséur De li tenir par nule paine, Ne plus que s'il tenoit en Saine Une anguille parmi la queuë, Qu'il n'a pooir qu'el ne s'esqueuë, Si que tantost est eschapée, Jà si fort ne l'aura hapée. N'est donc bien privée tel beste Qui de foïr es toute preste; Tant est de diverse muance, Que nus n'i doit avoir fiance. [p.375] Tels que, par exemple, le soir, 10303 Lorsqu'il retourne en son dortoir, Et que seul, hélas! il se couche Moult tristement dessus sa couche Où toujours veille et bien peu dort, Qu'il croit sa belle voir encor Et l'avoir en ses bras tenue Toute la nuit tretoute nue, Ivre d'amour, de volupté, Guérie et pleine de santé, Et le jour en lieux délectables, Tels songes lui conte et semblables. Or vous ai jusqu'ici chanté, Par maladie et par santé, Comme amant doit servir sa dame Qui veut voir couronner sa flamme Et son amour perpétuer; Car aisément le peut tuer Celui qui ne s'applique à faire Tout ce qui peut à femme plaire. Car femme oncques tant ne saura Ni coeur si fidèle n'aura, Ni si loyale conscience, Qu'un homme ait jamais l'assurance, Par nul effort, de la tenir, Non plus que s'il voulait saisir Par la queue anguille de Seine, Qui prestement, sans nulle peine, Saurait entre ses doigts glisser, Si serré qu'il la pût pincer. Si peu privée est telle bête Que de s'enfuir est toujours prête, Et son esprit est si léger Que nul ne s'y devrait fier. [p.376] Ce ne di-ge pas por les bonnes 10261 Qui sor vertus fondent lor bonnes, Dont encor n'ai nules trovées, Tant les aie bien esprovées; Neiz Salernon n'en pot trover, Tant les séust bien esprover[130]: Car il méismes bien afferme C'onques fames ne trova ferme: Et se du querre vous penés, Se la trovés, si la prenés; S'aurés lors amie à eslite Qui sera vostre toute quite. S'el n'a pooir de tant tracier, Qu'el se puisse aillors porchacier, Ou s'el ne trueve requerant, Tel fame à Chastéé se rent. Mais encor vueil ung brief mot dire, Ains que ge lesse la matire. Briément de toutes les puceles, Quiex qu'el soient, ledes ou beles, Dont cil vuet les amors garder, Ce mien commant doit-il garder: De cestui tous jors li soviengne, Et por moult précieux le tiengne; Qu'il doint à toutes à entendre Qu'il ne se puet vers eus deffendre, Tant est esbahis et sorpris De lor biautés et de lor pris. Car il n'est fame, tant soit bonne, Vielle ou jone, mondaine ou nonne, Ne si religieuse dame, Tant soit chaste de cors et d'ame, Se l'en va sa biauté loant, Qui ne se délite en oant: [p.377] Je ne dis pas cela pour celles 10337 Qui sont à la vertu fidèles, Et dont nulle encor ne trouvai; En vain mille j'en éprouvai. Salomon en est une preuve; Souvent il les mit à l'épreuve[130], Et jamais, du moins l'affirma, Femme fidèle ne trouva. Or, si jamais en trouvez une, Prenez-la, louez la Fortune; Car alors une amante aurez Que toute à vous posséderez. Quand bien enclose et bien tenue Elle ne peut courir la rue Et ne trouve nul requérant, Lors femme à Chasteté se rend. Un mot encor je veux vous dire Pour achever de vous instruire: Toutes les fois que d'un tendron, Quel qu'il soit, belle ou laideron, Un amant veut le coeur séduire, Qu'il se souvienne et qu'il s'inspire Toujours de ce commandement Et le garde pieusement: Qu'il fasse à tretoutes entendre Qu'il ne se peut d'elles défendre, Tant il est confus et surpris De tant de charmes et de prix. Car il n'est femme, tant soit bonne, Vieille ou jeune, mondaine ou nonne, Si l'on va sa beauté louant, Qui ne soit aise en écoutant, Tant soit religieuse dame, Tant soit chaste de corps et d'âme. [p.378] Combien qu'el soit lede clamée, 10295 Jurt qu'ele est plus bele que fée, Et le face séurement, Qu'el l'en croira legierement; Car chascune cuide de soi Que tant ait biauté, bien le soi, Que bien est digne d'estre amée, Combien que soit lede provée. Ainsinc à garder lor amies, Sans reprendre de lor folies, Doivent tuit estre diligent Li biaus valez, li preu, li gent. Fames n'ont cure de chasti, Ains ont si lor engin basti, Qu'il lor est vis qu'el n'ont mestier D'estre aprises de lor mestier; Ne nus, s'il ne lor vuet desplaire, Ne deslot riens qu'el vuelent faire. Si cum li chas set par nature La science de surgéure, Ne n'en puet estre destornés[131], Qu'il est tous à ce sens tornés, N'onques n'en fu mis à escole; Ainsinc fait fame, tant est fole, Par son naturel jugement, De quanqu'el fait outréement, Soit bien, soit mal, soit tort, soit droit, Ou de tout quanqu'ele vodroit; Qu'el ne fait chose qu'ele doie, Si het quicunques l'en chastoie. N'el ne tient pas ce sens de mestre; Ains l'a dès lors qu'ele puet nestre, Si n'en puet estre destornée, Qu'el est à tel sens tous jors née; [p.379] Flattez-la donc effrontément, 10371 Elle croira facilement, Tant soit-elle laide prouvée, Qu'elle est plus belle qu'une fée; Car chacune en soi-même croit, Combien qu'affreuse et laide soit, Qu'elle est de mille attraits formée Et digne en tous points d'être aimée. Ainsi varlets beaux, preux et gents Doivent tous être diligents A garder leurs bonnes amies, Sans jamais blâmer leurs folies. Femme reproches point n'admet; Car elle a l'esprit ainsi fait, Que nul ne doit, s'il veut lui plaire, Critiquer ce qu'elle veut faire; Car pour apprendre son métier Nul besoin n'a d'étudier. Comme le chat sait par nature La science d'égratignure Et n'en peut être détourné[131], Toujours tout à ce sens tourné Sans avoir onc couru l'école; Ainsi femme fait, tant est folle, Par son naturel jugement Et toujours sans discernement, Le bien, le mal, le faux, l'honnête, Comme ils lui passent par la tête, Rien ne fait de ce qu'elle doit, Et les conseils fort mal reçoit. Elle ne tient ce sens d'un maître, Mais l'a dès lors qu'elle peut naître; Il ne peut être détourné, Puisqu'il est avec elle né; [p.380] Et qui chastier la vorroit, 10329 Jamès de s'amor ne jorroit. Ainsi, compains, de vostre Rose Qui tant est précieuse chose, Que n'en prendriés nul avoir Se vous la poïés avoir, Quant vous en serés en sesine. Si cum esperance devine, Et vostre joie aurés pleniere, Si la gardés en tel maniere Cum l'en doit garder tel florete, Lors si jorrés de l'amorete A qui nule autre ne comper: Vous ne troveriez son per, Espoir, en quatorze cités. L'Amant respond à Amis. Cestes, fis-ge, c'est vérités, Non, où monde, g'en suis séurs, Tant est dous et frans ses éurs. Ainsinc Amis m'a conforté: En son conseil grant confort é; Et m'est avis, au mains de fait, Qu'il set plus que raison ne fait. Mès ainçois qu'il éust finée Sa raison qui forment m'agrée, Dous-Pensers, Dous-Parlers revindrent Qui près de moi dès lors se tindrent, N'onc puis gaires ne me lessierent, Mès Dous-Regars pas n'amenerent: Nes blasmai pas quant lessié l'orent, Car bien sai qu'amener nel' porent. * * * * * [p.381] Aussi l'amant qui voudrait femme 10405 Corriger, par conseil ou blâme, De son amour ne jouirait. Ainsi, compagnon, il en est De votre merveilleuse rose, Qui tant est précieuse chose, Que n'en prendriez nul avoir Si la pouviez un jour avoir. Lorsque vous l'aurez tout entière, Compagnon, comme je l'espère, Et que votre heur sera parfait, Gardez-la bien et comme fait Qui veut garder telle fleurette: Lors jouirez de l'amourette A qui rien n'ose comparer, Car vous ne sauriez rencontrer En quinze cités sa pareille. L'Amant répond à Ami: Oui, c'est vrai, fis-je, il n'est merveille Au monde égale, j'en suis sûr, A cet être si doux, si pur! Ainsi, par cet ami si sage, J'ai vu relever mon courage, Et m'est avis au moins qu'il sait Mieux parler que Raison ne fait. Mais avant que fut terminée Sa raison, qui si fort m'agrée, Doux-Parler et puis Doux-Penser, Sans jamais depuis me laisser, Aussitôt près de moi revinrent Et depuis lors toujours se tinrent; Mais point ils n'amenèrent, las! Doux-Regard, et je ne peux pas [p.382] LV Comment l'Amant, sans nul termine, 10359 Prent congié d'Amis, et chemine Pour savoir s'il pourrait choisir Chemin pour Bel-Acueil veir. Congié pren et m'en vois atant; Ainsinc cum tous seus esbatant M'en alai contreval la prée D'erbe et de flors enluminée, Escoutant ces dous oiselés Qui chantoient sons novelés. Tous les biens au cuers me faisoient Lor douz chans qui tant me plesoient; Mès d'une chose Amis me grieve, Qu'il m'a commandé que j'eschieve Le chastel, et que jà n'i tour, Ne ne m'aille joer entour: Ne sai se tenir m'en porrai, Car tous jors aler i vorrai. Lors après cele départie, Eschivant la destre partie, Vers la senestre m'achemin Por querre le plus brief chemin. Volentiers ce chemin querroie, S'il iert trové, je m'i ferroie De plain eslés sans contredit, Se plus fort nel' me contredit, Por Bel-Acueil de prison traire, Le franc, le dous, le debonnaire. [p.383] Les blâmer, car si laissé l'eurent, 10437 C'est qu'amener ils ne le purent. * * * * * LV Comment l'Amant sans plus tarder, Prend congé d'Ami pour sonder Les abords et choisir la voie Par où Bel-Accueil il revoie. D'Ami je pris incontinent Congé, puis tout seul m'ébattant M'en allai descendant la prée D'herbe et de fleurs enluminée, Écoutant des doux oiselets Les chants joyeux et novelets. Combien j'étais heureux d'entendre Leur babil si doux et si tendre! Mais une chose m'assombrit: C'est que de fuir Ami m'a dit Le castel et la tour maudite Et que m'ébattre autour j'évite. Ne sais si tenir m'en pourrai, Car toujours aller y voudrai. Lors marchant à ma fantaisie, Je quittai la droite partie Et vers la gauche fus soudain, Pour chercher le plus bref chemin. De grand coeur je cherche la route Et m'y enfoncerai sans doute, De plein élan sans contredit, Si plus fort ne me contredit, Pour Bel-Accueil de prison traire, Le franc, le doux, le débonnaire. [p.384] Dès que ge verrai le chastel 10387 Plus fiéble qu'ung rosti gastel, Et les portes seront ouvertes, Ne nus nes me deffendra certes; J'aurai bien le déable où ventre, Se nel' pren et se ge n'i entre. Lors sera Bel-Acueil délivres; N'en prendroie cent mile livres; Ce vous puis por voir affichier, S'en cel chemin me puis fichier: Toutevois du chastel m'esloing, Mais ce ne fus pas de trop loing. * * * * * [p.385] Dès que je verrai le château 10467 Plus faible qu'un rôti gâteau Et les portes grandes ouvertes, Nul ne me les défendra, certes, Et le diable au ventre j'aurai S'il ne se rend quand je voudrai. Je vous en donne l'assurance, Si dans le bon chemin j'avance, Bel-Accueil sera délivré, Cent mille livres n'en prendrai! Du castel pourtant, par prudence, Je me tiens à quelque distance. 10478 * * * * * [p.387] NOTES DU DEUXIÈME VOLUME. Note 1, pages 2-3. Vers 4287-4299. Ainsi comme je treuve. Cette phrase prouve surabondamment ce que nous annoncions en tête des notes du premier volume, que les titres des chapitres n'étaient pas de l'auteur, mais de simples notes marginales des copistes ou éditeurs de manuscrits. Note 2, page 5. Vers 4331. Et pourtant que demande-t-elle? Qu'au coeur qui lut reste fidèle Tout vienne au gré de son désir. Ce dernier vers est amphibologique. A quoi se rapporte _son_? à _elle_ ou à _coeur_? Nous nous sommes vu plusieurs fois contraint de laisser subsister certaines tournures de phrases qu'une analyse rigoureuse condamne; mais à moins de passer son existence entière à retoucher une oeuvre aussi considérable, il est impossible que, soit lassitude, soit inadvertance, [p. 388] quelques négligences n'échappent. Ainsi, au début du Roman, page 21, tome I, on lit: Elle essaierait d'apetiser Au moins son los et sa prouesse Par sa fourbe et par son adresse. En donnant le bon à tirer, nous avions changé le dernier vers par celui-ci: En dessous les minant sans cesse, qui rendait mieux la pensée de l'auteur et était plus correct. L'imprimeur tira sans faire la correction. Un seul des deux exemplaires sur peau de vélin put être corrigé à temps. Du reste, on n'était pas si scrupuleux au XIIIe siècle, comme on en peut juger par le _Roman de la Rose_, en particulier. Note 3, pages 16-17. Vers 4508-4520. _Sire_, s. m., selon Guillaume Budé, vient du latin _herus_. Pasquier le dérive du mot [grec: _chyriost_]. Les anciens, en parlant de Dieu, l'appeloient Sire. Le titre de _sire_ ne se donnoit autrefois qu'à Dieu; mais, dans la suite, les peuples, qui regardent les rois comme ce qui approche le plus de la Divinité, leur donnèrent le nom de _Sire_. Les grands seigneurs s'arrogèrent aussi ce surnom; nous avons des maisons qui affectent de le prendre: le sire de Pont, le sire de Montmorency, le sire de Coucy. On disoit de ce dernier: Je ne suis roy ne prince aussi, Je suis le sire de Coucy. [p. 389] Enfin, ce titre devint si commun, qu'on le donnoit aux marchands. Clément Marot, dans ses épigrammes, appelle ainsi deux de ses créanciers: Sire Michel, sire Bonaventure. Le _messire_ que les gens de qualité ajoutent à leurs titres est composé de _mon_ et de _sire_: il faut observer que si le _messire_ mis devant un nom de baptême n'est pas suivi du nom propre, il désigne presque toujours un roturier. Les personnes de qualité se sont imaginé que le _Monsieur_ suivi du nom de famille produisoit à peu près le même effet; et quand ils parlent à un bourgeois titré (comme ils l'appellent très-improprement), ils ne manquent jamais de lui dire: _Bonjour, Monsieur un tel_. Cet abus n'est pas nouveau. Ménage, fort alerte sur les bienséances, s'en plaignoit déjà; il dit: «Qu'un seigneur qui faisoit une chère fort délicate l'invitoit souvent à sa table, mais qu'il avoit la mauvaise habitude de l'appeler toujours par son nom, comme s'il eût craint qu'il ne l'oubliât.» Les gens de fortune, qui sont les singes des grands, en usent souvent ainsi avec des personnes à qui ils doivent du respect. J'observerai, avant que de finir cet article, que le _messire_ est devenu si commun, que des gens dont les pères ont passé les trois-quarts de leur vie, et quelquefois leur vie entière dans la roture, croiroient informes les actes qu'ils passent, si le _messire_ ne précédoit pas d'autres titres aussi chimériques que leurs marquisats ou leurs comtés. (Lantin de Damery.) Nous ne nous permettrons d'ajouter qu'un mot [p. 390] à cette note déjà bien longue: c'est que _messire_ n'est point formé de _mon_ et de _sire_, mais bien de _mes_ et de _sires_, au singulier, comme on le voit ici: _il est mes sires_. Enfin _sinre, sire_, vient de _senior; seniorem_ a formé: _seigneur_. Note 4, pages 16-17. Vers 4509-4521. _Homme-lige._ Vassal qui tient un fief qui le lie envers son seigneur d'une obligation plus étroite que les autres. _Homo ligius_, dans la basse latinité. L'Amant étoit devenu l'Homme-lige de l'Amour, et lui avoit rendu hommage de la bouche et des mains, c'est-à-dire qu'il ne lui étoit plus permis de rien dire, ni de rien faire contre le service de ce Dieu. Telle étoit la forme qui s'observoit dans les hommages du temps de saint Louis: «Le Seigneur prenoit entre ses deux paulmes les mains de son vassal jointes, lequel à genoux, nuë tête, sans manteau, ceinture, épée ne éperons, disoit: «Sire, je deviens vôtre homme de bouche et de mains, et promets foy et loyauté, et de garder vôtre foy à mon pouvoir, à vôtre semonce ou à celle de vôtre bailly à mon sens.» Cela dit, le seigneur baisoit le vassal sur la bouche.» (Fauchet, _Des Fiefs, selon l'usage du Châtelet de Paris_.) On trouve dans le _Roman de Lancelot_ que lorsqu'on prenoit possession d'un fief, et que l'on en étoit revêtu, on s'agenouilloit devant le seigneur-lige, et on lui baisoit le soulier, et le vassal qui étoit investi du fief recevoit le gand de son seigneur; et au vers 2003 de ce Roman, on lit que l'Amour refusa un pareil hommage. Il est rapporté dans une [p. 391] Cronique «que Raoul, en faisant hommage de la Normandie à Charles-le-Simple, ne voulut mettre le genoüil en terre pour baiser le pied du Roi; il fallut que Charles le lui apportât à la bouche:» ce qui est une marque des anciens hommages, tels qu'on les rendoit dès le temps de Charles-Magne. (Fauchet, _Antiquités françoises_, livre XI.) (Lantin de Damerey.) Note 5, pages 18-19. Vers 4539-4549. _Charybde_. Écueil fameux par un grand nombre de naufrages. Il est entre la Calabre et la Sicile. Les poètes ont feint que _Charybdis_ fut en son temps la plus grande friponne du pays, et qu'ayant dérobé les boeufs d'Hercule, elle fut foudroyée par Jupiter, et précipitée dans la mer, où elle conserve toujours son ancienne inclination. (Lantin de Damerey.) Note 6, pages 20-21. Vers 4554-4566. M. Francisque Michel traduit _piteuse_ par _misérable_, ce qui est absurde. Note 7, pages 20-21. Vers 4568-4584. _Bureau_, grosse étoffe faite en laine: c'est la même chose que la bure, qui, suivant la définition de Borel, est une étoffe velue de couleur rousse ou grisâtre, en latin _burellus_, ainsi qu'il est nommé dans le testament de saint Louis: _Item, legamus DC. libras ad burellos emendos pro pauperibus [p. 392] vestiendis_. Le bureau est cependant un drap plus fort. Quoique les gens du commun soient plus souvent vêtus de cette étoffe que les gens de qualité (qui se vêtaient d'un drap fin de couleur foncée, _brunete_), ils n'en ressentent pas moins le pouvoir de l'amour; c'est ce qu'a voulu dire Jehan de Meung dans les deux vers suivants: Comme ausinc bien sunt amoretes Sous buriaus comme sous brunetes. Cela signifie aussi que les gens de basse extraction ont souvent autant d'honneur et de vertu que ceux qui comptent une longue suite de nobles aïeux; c'est peut-être ce qui a donné lieu au proverbe: «Bureau vaut bien écarlate,» qui est une allusion que fit, en 1518, Michel Bureau, natif du bas Maine et évêque de Hieropolis, parlant au cardinal de Luxembourg, pour lors évêque du Mans, avec qui il étoit en procès; en quoi l'on voit l'équivoque de son nom, Bureau, pour blanchet ou drap qui n'est pas teint, avec l'habit de cardinal, estimé la plus riche teinture en draps de laine. (Bibliothèque de la Croix du Maine.) La Fontaine a rendu à peu près la pensée de Jehan de Meung, dans l'endroit où Joconde veut persuader à Astolphe de s'attacher une femme de qualité: Rien moins, reprit le Roi; laissons la qualité: Sous les cotillons des grisettes Peut loger autant de beauté Que sous les juppes des coquettes. (Lantin de Damerey.) [p. 393] Note 8, pages 22-23. Vers 4581-4595. Pour la première fois paraît ce personnage de _Génius_, incompris jusqu'ici de tous les commentateurs, personnification de l'amour humain, ennemi implacable des amours honteux, cet ignoble égarement des sens, aussi bien que de l'amour mystique, ce déplorable égarement de l'imagination, en un mot, de tous les amours contre nature. Comme Génius arrive là brutalement, sans préparation, acteur inconnu jusqu'ici, et qui doit jouer un si grand rôle dans le dénoûment du Roman, il est supposable qu'une partie du passage fut rajoutée après coup. Note 9, pages 24-25. Vers 4636-4650. Molinet ne faisant aucune mention des vers suivants, et ne les ayant pas trouvés dans les plus anciens manuscrits, je suis fondé à soupçonner qu'ils ont été rajoutés par quelque copiste du XVe siècle, et j'ai cru devoir, par cette raison, les retirer du texte de l'auteur. (Méon.) Méismement en cest Amour Li plus sage n'i scevent tour. Mès or entens ge te dirai, Une autre Amour te descrirai; De cele voil-ge que por t'ame Tu aimes la très douce Dame, Si cum dit la sainte Escripture. Amors est fors, Amors est dure, Amors sostient, Amors endure, Amors revient et tous jors dure, [p. 394] Amors met en amer sa cure; Amors leal, Amors séure Sert, et de servise n'a cure; Amors fait de propre commun, Amors fait de divers cuers un, Amors enchausce, ce me semble; Amors départ, Amors assemble, Amors joint divers cuers ensemble; Amors rend cuers, Amors les emble; Amors despiece, Amors refait; Amors fait pez, Amors fait plait, Amors fait bel, Amors fait lait Toutes heures quant il li plait; Amors atrait, Amors estrange, Amors fait de privé estrange; Amors seurprent, Amors emprent; Amors reprent, Amors esprent: Il n'est rien que Amors ne face, Amors tost cuer, Amors tost grace; Amors deslie, Amors enlace, Amors occist, Amors alace; Amors ne crient ne pic ne mace; Amors ne crient riens c'on lui face. Amors fist Diex nostre char prendre, Amors le fist en la croix pendre, Amors le fist ilec estendre, Amors li fist le costé fendre; Amors li fist les maus reprendre, Amors li fist les bons aprendre; Amors le fist à nous venir, Amors nous fait à li tenir. Si cum l'Escripture raconte, Il n'est de nule vertu conte, S'Amors ne joint et lie ensemble; Il m'est avis, et voir me semble Que pou vaut foi et espérance, Justice, force, n'atrempance, Qui n'a fine Amors avec soi. L'Apostre dit, et ge le croi, [p. 395] Qu'aumosne faite, ne martire, Ne bien que nulli sache dire, Ne vault riens s'Amors i deffaut; Sans Amors tretout bien deffaut; Sans Amors n'est homme parfait, Ne par parole, ne par fait. Ce est la fin, ce est la somme, Amors fait tout le parfait homme. Amors commence, Amors asomme, Sans Amors n'est mie fait homme. Amors les enserrés desserre, Amors si n'a cure de guerre; Fine Amor qui ne cesse point, A Diex les met, à Diex les joint: Loyal Amor fait à Diex force, Car Amor de l'amer s'efforce. Quant Amor parfondement pleure, Li vient très-grant douceur en l'eure, Et fine Amor d'amer est yvre, Car grant douceur Amor enyvre; Lors li convient dormir à force, Quant en dormant d'amer s'efforce: Car Amor ne puet estre oisive, Tant cum el soit saine ne vive; Lors dort en méditacion, Puis monte en contemplacion. Ilec s'aboume, ilec s'esveille, Ilec voit mainte grant merveille. Là voit tout bien, là voit tout voir, Là trueve tout son estouvoir. Là voit quanque l'en puet véoir, Là scet quanque l'en puet savoir. Là aprent quanqu'en puet aprendre, Là prent du bien quanqu'en puet prendre; Mès quant plus prent et plus aprent, Et plus son desirier l'esprent, Tous jors li croist son apetit, Et tient son assez à petit. En Amor n'a poirit de clamor, Chascun puet amer par Amor, [p. 396] Quant d'Amor ne te puès clamer, Par Amor te convient amer. De tout ton cueur, de toute t'ame Veil que aimes la douce dame; Quant Amor amer la t'esmuet, Par Amor amer la t'estuet. Donc aime la vierge Marie, Par Amor à li te marie; T'ame ne veult autre mari. Par Amor à li te mari; Après Jesu-Christ son espous, A li te doing, à li t'espous, A li te doing, à li t'otroi, Sans desotroier t'i otroi. Note 10, pages 26-27. Vers 4650-4665. _Saillent_, que nous traduisons par _s'aiment._ La véritable traduction serait: saillir, s'accoupler, consommer l'acte vénérien. Nous avons reculé devant I'expression propre, combien que _s'aiment_ affaiblisse l'idée de l'auteur. Six vers plus haut, le même cas s'est présenté pour: _Quiconques à fame géust_, quiconque couche avec une femme. Ce sont des expressions intraduisibles dans notre poésie moderne. Nous en rencontrerons bien d'autres, car nous voilà loin du douceâtre Guillaume. Peut-être avons-nous eu tort, car, pour reculer devant l'image, le lecteur verra par la suite que nous n'avons pas reculé devant le mot. Note 11, pages 28-29. Vers 4682-4696. Ou se rend dans quelque couvent. [p. 397] _Se rend_ signifie: se fait moine. On disait: nonnain rendue, pour: religieuse converse, religieuse laie. Nonnain rendue se trouve encore dans Clément Marot. Note 12, pages 28-29. Vers 4683-4697. _Franchise_ veut dire ici _liberté_. On dit encore: _les franchises_, dans ce sens. A propos de ce mot, nous ferons observer que pour le vers 4616-4628, la traduction est insuffisante. La véritable traduction serait: _Libres entre eux_, comme dans l'original, c'est-à-dire n'ayant aucun lien entre eux, ni de parenté, ni de mariage. L'auteur démontrera plus loin que l'amour aime la liberté et qu'il ne saurait vivre une heure en esclavage. C'est pourquoi on ne voit jamais de véritable amour résister à l'épreuve du mariage, et que les plus heureux amants font les plus mauvais époux. Note 13, pages 30. Vers 4715. Mais Viellesse les en rechasce, Qui ce ne scet, si le resache. Évidemment, ici s'est glissée une erreur d'inadvertance ou d'impression, commise par Méon, et que M. Francisque Michel s'est empressé de reproduire. La rime l'indique assez. A notre avis, il faut _resache_ aux deux vers. Dans le premier cas, _resache_ sera le subjonctif de _resachier_, retirer, et dans le second le subjonctif de _resavoir_. [p. 398] Note 14, pages 38-39. Vers 4847-4861. _Hostelas_, du verbe _hosteler_, loger quelqu'un; de ce verbe sont dérivés _hostel_ et _hostelerie. Hostel_ signifioit _maison_. Dans la ballade de Villon à sa mie, on lit _l'hôtel des Carmes_; et dans l'Amant rendu Cordelier à l'observance d'Amours, on lit pareillement _hôtel_. Ce nom ne se donne qu'aux maisons des grands seigneurs: les juges datent quelquefois de leur _hôtel_; mais c'est plus par honneur pour la justice que pour le juge. On donne aussi à Paris le nom _d'hôtel_ aux auberges qui ont de l'apparence; si ce titre flatte l'ambition de ceux qui donnent tout à la vanité des noms, les provinciaux trouvent souvent de quoi la rabattre lorsqu'il faut compter de la dépense, qui est ordinairement plus grande dans un hôtel que dans une hôtellerie, qui n'en est que le diminutif. Ce que nous appelons _hôte_ étoit autrefois le nom que l'on donnoit à celui qui venoit loger dans un _hôtel: Majores nostri hostem eum dicebant, quem nunc perigrinum dicimus._ On l'appeloit aussi _hospes_, terme qui convenoit à celui qui venoit loger dans un endroit, et à celui qui donnoit retraite ou l'hospice à cet étranger. _Non hostes ab hospite tutus_. (Ovid., _Métamorph_., I.) Le droit d'hospitalité étoit en grande recommandation chez les païens. Jupiter en étoit le dieu tutélaire; il étoit nommé _Xenius, seu hospitalis_: lorsqu'on recevoit un hôte, on commençoit par offrir un sacrifice à ce Dieu. On voit dans la Genese de quelle manière Abraham [p. 399] reçut les trois anges qui vinrent loger chez lui. Chacun sait comment Lot se comporta pour garantir ses deux hôtes des brutalités de ses concitoyens, et comment Manué, au livre des Juges, chap. 13, reçut l'ange qui étoit venu lui annoncer la naissance de son fils Samson. _Apud Lucanos lege cavebatur, ut si quis sole occaso divertentes hospites notos ignotosque domo exigeret [grec: _kakoxeniast_] teneretur, mulctamque eo nomine pendere cogeretur_. (Alexander ab Alexandro.) Dans les anciennes lois des Bourguignons, titulo 38: De hospilitate non negandà. _Quicumque hospiti venienti tectum, aut focum negaverit, trium solidorum inlatione mulctetur_. Et par un décret du concile de Clermont en Auvergne, tenu l'an 544, il fut enjoint aux prêtres d'avertir leurs paroissiens de recevoir les passants, et de ne pas leur vendre les vivres plus cher qu'au marché. Enfin, ce devoir de charité envers les étrangers étoit si fort recommandé, que la règle de saint Benoît, chap. 53, porte: _Frangatur jejunium propter hospitem à priore_, si ce n'est pas un jour de jeûne principal ou ecclésiastique. _Si enim quoslibet advenientes jejunio intermisso reficio, non solvo jejunium, sed impleo charitatis officium_, dit saint Prosper, lib. 2, _de Vitâ contemplativâ_. Le livre des Usages de Cîteaux, chap. 20, suppose aussi que l'abbé doit rompre le jeûne en faveur de ses hôtes. Anciennement on n'avoit pas des auberges comme à présent; il falloit aller loger chez des particuliers; chacun savoit où il trouverait un gîte; on se rendoit la pareille dans l'occasion. [p. 400] Les anciens, comme le remarque Plaute, donnoient la moitié d'une pièce de monnoie, ou d'une autre marque qu'on appeloit _tessera_; celui qui la portoit étoit reçu comme un ami de la maison ou comme un ancien hôte; on la conservoit précieusement, et elle passoit des pères aux enfants. Ce droit d'hospitalité avoit donné lieu à l'établissement des hôpitaux, en faveur des passants qui n'avoient point de connoissance dans les endroits où leurs affaires les appeloient: ces maisons publiques leur servoient de retraites; mais dans la suite les hôpitaux, en Europe, sont devenus la retraite des seuls pauvres, comme l'observe Borel. (Lantin de Damerey.) Note 15, pages 46-47. Vers 4992-5008. _Quoi justum est petito_, etc. Note 16, pages 50-51. Vers 5058-5073. _Cers ramages_. M. Francisque Michel traduit par _cerf sauvage. Ramages_ signifie bien généralement _sauvage_, habitant des bois; mais quand il s'applique au cerf, il dit: Cerf qui a son bois, cerf ramé: _Cervus ramagius, cervus ramosis cornibus ornatus, cui cornua enascuntur_, dit Du Cange dans son Glossaire. Note 17, pages 56-57. Vers 5172-5190. _Omni tempore diligit, qui amicus est_. Pour le vers précédent: _Fortune en eus rien n'a [p. 401] mis_, la traduction est un peu trop libre, nous le reconnaissons; mais tenant absolument à conserver au précepte: _Toujours aime qui est amis_, sa forme concise et énergique, nous avons préféré sacrifier le vers précédent, d'autant plus que le sens reste rigoureusement le même. Note 18, pages 58-59. Vers 5190-5210. _Verus amicus prastantior auro_. (C'est aller chercher bien loin les réminiscences.) Note 19, pages 62-63. Vers 5267-5287. _Pythagoras_ naquit à Samos vers la 47eolympiade, environ 590 ans avant J.-C. Il étoit fils de Mnesarcus, et, selon d'autres auteurs, de Marmacus ou de Mnermacus. Ce fut lui qui le premier prit le nom de philosophe. Sa secte fut nommée _l'Italique._ Il parcourut l'Égypte; il fut en Crète, à Lacédémone, où il se fit instruire dans les lois de Lycurgue et de Minos. De là il passa en Italie, où il ramena à une vie frugale les peuples de Crotone, qui vivoient dans le luxe; il mourut à Métapont, auprès de Tarente, où on prétend qu'il fut tué dans une émeute populaire. Pythagore eut un grand nombre de disciples; une des règles qu'il leur faisoit observer étoit de garder le silence pendant cinq ans; après ce rude noviciat, ils étoient alors admis dans la maison de leur maître, et alors ils avoient le plaisir de jouir de sa présence et de le regarder fixement. Le préjugé de ses disciples sur sa science étoit si [p. 402] violent, que son autorité toute seule leur tenoit lieu de raison, et lorsqu'ils soutenoient un sentiment, et qu'on leur en demandoit la preuve, ils se contentoient de répondre: «Il l'a dit,» c'est-à-dire Pythagore. (Cicéron, _De la nature des dieux_, traduction de M. l'abbé d'Olivet.) Pythagore soutenoit la métempsicose, ou la transmigration d'une âme dans un autre corps; c'est un sentiment qu'il avoit puisé chez les Gymnosophistes, qui croyoient que la production du monde consistoit en ce que toutes choses sont sorties du sein de Dieu, et que l'univers périra par un retour de ces mêmes choses à leur première origine. Les Brachmanes du pays de Coromandel soutenoient que le monde périt et se renouvelle dans certaines périodes de temps. (_Diction. de Bayle_, t. II, édit. de 1715.) Pythagore, qui se regardoit comme petit monde, prétendoit avoir essuyé ces différentes révolutions, et que son âme avoit passé du corps d'Aetalides dans celui d'Euphorbes, tué au siège de Troie par Ménélas; qu'elle avoit animé les corps d'Hermosine et de Pyrrhus, surnommé le _Pêcheur_, et que de Pyrrhus il étoit devenu Pythagore. (_Diogenes Laerce_, livre VIII.) On prétend que les vers attribués à ce philosophe, qui sont les principes de sa morale, ont été mis sous cette forme par Lysis, un de ses disciples, Pythagore n'ayant point laissé d'écrits: ces vers sont au nombre de 71; on les appelle dorés, pour marquer que dans ce genre c'est ce qu'il y a de plus excellent et de plus divin; c'est par cette raison qu'on a donné le titre de _l'Ane d'or_ à l'histoire d'Apulée, à cause de la richesse de son style. On trouve ces prétendus vers dorés dans le _Recueil des [p. 403] poètes grecs_. Hierocles, qui d'athlète devint philosophe, fit un commentaire sur les vers de Pythagore. (Lantin de Damerey.) Note 20, pages 64-65. Vers 5282-5304. On voit ici que Jehan de Meung songeait déjà à faire la traduction de Boëce, son auteur favori. (P.M.) Anicius Manlius Torquatus Severinus Boetius naquit l'an de l'ère chrétienne 455. Il fut trois fois consul, et il eut pendant ce temps-là part à la confiance de Théodoric, roi des Goths. Il la perdit par la jalousie de Basile, d'Opilio et de Gaudence, délateurs infâmes. Boëce fut conduit dans les prisons de Ticino, aujourd'hui Pavie. Ce fut là où il composa son traité, intitulé: _Consolatio philosophiae_, divisé en cinq livres, avec d'autres traités de théologie. Boëce (selon Berthier, _in Praefatione Boethii) fuit logicus acutissimus, theologus gravissimus, mathematicus solertissimus, mechanicus artificiosissimus, musicus suavissimus, adhuc orator et poeta optimus_. En effet, il a écrit dans tous ces genres de science. Théodoric lui fit trancher la tête, l'an 524, aussi bien qu'à Symmachus, dont Boëce avoit épousé la fille. Ce prince ne survécut guère à un acte si cruel. Peu de temps après cette exécution, on servit sur sa table la tête d'un poisson énorme. Il crut que c'étoit celle de _Symmachus_ qui le menaçoit; un tremblement s'empara de tous ses membres; on le mit dans son lit, où il mourut agité par les remords de sa conscience, confessant qu'il avoit eu tort de faire mourir Boëce et Symmachus sans avoir apporté, [p. 404] en les condamnant, l'attention qu'il donnoit ordinairement à ses sujets. (Procopius, _Hist. gothica_, lib. primo.) (Lantin de Damerey.) Note 21, pages 64-65. Vers 5295-5318. On lit dans un acte de 1377, rapporté par Sauval, qu'à cette époque les boucheries de Saint-Marcel étoient déjà très-anciennes. (Lantin de Damerey.) Note 22, pages 64-65. Vers 5296-5317. _Pipe_: pipeau, chalumeau, paille, fétu. (Voir le Dictionnaire de Furetière.) Note 23, pages 66-67. Vers 5324-5346. Nous ferons remarquer ici que, pour la seconde fois, est nommée la Seine. (Voir au début de la partie de Guillaume.) Pourquoi ces deux auteurs, natifs tous deux des pays arrosés par la Loire, n'ont-ils pas choisi ce fleuve? L'exemple eût été plus frappant encore, la Seine n'étant nommée en ces deux cas que pour sa grandeur. Nous nous croyons autorisé à conclure que nos deux auteurs vivaient à Paris, à la cour sans doute, et que le roman tout entier fut écrit dans la capitale, pour charmer les loisirs des grands seigneurs et des hautes dames de l'aristocratie. Ainsi s'expliquerait l'absence de manuscrits Orléanais anciens, quand il en subsiste encore un si grand nombre en dialecte picard ou bourguignon. [p. 405] Note 24, pages 66-67. Vers 5333-5355. _Phisicien_. On donnoit autrefois ce nom à ceux qui exerçoient la médecine, parce qu'on les supposoit devoir être habiles dans la science de la nature, en grec _physis._ Les seuls ecclésiastiques se mêloient de médecine en France, et il n'y eut point de médecins mariés dans ce royaume avant l'an 1452. Par une ordonnance de Philippe de Valois, il ne devoit y avoir en cour qu'un physicien, à 20 sous tournois par jour. (Pasquier, liv. VIII, chap. 26.) Ce poste, quoique fort beau, seroit moins recherché, si on agissoit à l'égard du physicien comme Gontran, roi d'Orléans, qui fit mourir les deux médecins de la reine Austregisilde, sa femme, qui le lui avoit recommandé en mourant, parce qu'elle croyoit mourir par leur faute. (Du Tillet, _Recueil des rois de France_.) Il paroît, par ce que dit Jehan de Meung de l'avidité des médecins et des avocats de son temps, qu'elle approchoit fort de celle que l'on remarque aujourd'hui parmi quelques-uns de ceux qui professent ces deux arts. Ceux qui les exercent avec honneur et désintéressement ne prendront point pour eux ce distique d'un ancien: _Vulpes amat fraudem, lupus agnum, femina laudem;_ _Vulnus amat medicus, praesbyter interitus_. Je remarquerai en passant qu'il étoit défendu par la loi _Cincia_, à ceux qui avoient soutenu en justice le droit des parties, de recevoir de l'argent ni des présents; dans la suite, Néron leur permit de déroger à cette loi. (Lantin de Damerey.) [p. 406] Note 25, pages 68-69. Vers 5349-5371. Cil qui por vaine gloire tracent: La mort de lor ames porchacent, M. Francisque Michel traduit: Ceux qui pourchassent vaine gloire La mort de leurs âmes procurent. Vraiment, c'est s'en tirer par trop cavalièrement. Si tracer veut dire généralement: suivre à la trace, traquer, il signifie aussi: aller, marcher, courir de çà de là, sens qu'il a conservé jusqu'à nous dans la langue populaire de l'Orléanais, et même dans la langue classique (voir Littré). Quant à pourchasser, il n'a jamais signifié: procurer. La traduction littérale de ces deux vers est: Ceux qui voyagent pour une vaine gloire: La mort de leurs âmes ils pourchassent. Note 26, pages 68-69. Vers 5351-5372. De plus, M. Francisque Michel a commis une erreur des plus graves. Il écrit: La mort de lor ames porchacent Decéus et tex decevierres. Méon met: La mort de lor ames porchacent. Decéus est tex decevierres. Nous ferons remarquer combien le moindre changement [p. 407] dans la ponctuation et l'orthographe est souvent dangereux. En effet, Méon fait dire à Jehan de Meung: _Ils_ (ces prêcheurs) _pourchassent la mort de leur âme; mais ces trompeurs se trompent eux-mêmes_. M. Francisque Michel dit: _Trompeurs et trompés, chacun poursuit la mort de son âme_. Il rend ainsi responsables, vis-à-vis de Dieu, les malheureux égarés par des imposteurs. Or, dans la bouche de Jehan de Meung, cette parole serait une monstruosité, une réfutation inexplicable de son oeuvre tout entière. Note 27, pages 74-75. Vers 5439-5463. _Dives divitias non congregat absque labore_ _Non tenet absque metu, non desinit absque dolore_. Note 28, pages 80-81. Vers 5550-5574. _Aides_, aide, secours; par extension: aides, impôts. Nous saisissons l'occasion de montrer une fois de plus combien, pour juger un ouvrage, il est nécessaire de l'étudier à fond, et qu'un mot mal compris peut entraîner à de graves erreurs. Nous avons sous les yeux la _Satire au moyen âge_ de M. Lenient. Jehan de Meung, classé comme écrivain du XIVe siècle, y est jugé en quatorze pages. Ce chapitre commence ainsi: «Au XIIIe siècle, la satire n'a rien encore de menaçant; elle se joue autour de la société; elle secoue en riant sa marotte devant les grands seigneurs, les abbés mitrés, les moines bien nourris, [p. 408] les béguines aux larges robes, mais sans colère, sans passion de détruire; elle peut dire aussi: En moi n'a ne venin ne fiel. «Dans l'âge suivant, elle devient plus provocante et plus audacieuse; elle ne se contente plus de railler ce monde qui l'entoure; elle lui déclare la guerre. L'oeuvre de Jehan de Meung est moins une suite qu'une contre-partie de celle de Guillaume de Lorris. Guillaume écrit pour plaire à sa dame, Jehan pour servir la politique envahissante et novatrice de Philippe-le-Bel. Héritier de Guyot et de Ruteboeuf, il joint à la vieille malice gauloise l'humeur querelleuse et hautaine d'un libre-penseur moderne. Le droit d'insurrection et la célèbre théorie du refus de l'impôt, ressuscité de nos jours par M. de Genoude, n'y est pas moins clairement enseignée. ....Quant il vodront Lor aides au roi toldront. ...._Quand ils voudront_ _Les impôts au roi refuseront_.» Il n'est guère possible d'accumuler plus d'erreurs en si peu d'espace. Pour faire un travail aussi considérable que _l'Histoire de la satire en France du XIe au XVIe siècle_, pour étudier et connaître à fond tous les ouvrages de notre ancienne littérature, la vie d'un homme ne saurait suffire, et nous ne sommes point étonné que que M. Lénient n'ait pu en faire qu'une étude superficielle. Son ouvrage ne doit donc être consulté qu'à titre de curiosité littéraire; mais admettre comme articles de foi toutes ses conclusions serait au moins imprudent. [p. 409] En effet, M. Lénient nous montre Jehan de Meung comme l'héritier de Ruteboeuf, qui écrivit sous saint Louis et Philippe III, et vécut même, dit-on, jus-qu'en 1310, sous Philippe-le-Bel. Ces deux auteurs seraient, selon nous, contemporains. De plus, nous ne saurions admettre que l'oeuvre de Jehan de Meung fût la contre-partie de celle de Guillaume de Lorris. A peine quelques contradictions de détail pourraient-elles être relevées. Quant à ce fameux refus de l'impôt, c'est probablement une chimère de M. Lénient. Nous avouons que l'emploi de ce mot au pluriel doit être considéré comme un arme à deux tranchants, et que plus d'un contemporain dut être tenté de le traduire selon sa fantaisie. Mais nous ne croyons pas que Jehan de Meung, un noble, eût osé, de son temps, ériger en système une pareille maxime. Aussi nous ne voulons y voir que le mot _aide, assistance_, terme plus large, qui laisse plus de marge à l'interprétation, et ne pouvait passer pour séditieux. Enfin le _Roman de la Rose_ est antérieur de quelques années au règne de Philippe-le-Bel, puisqu'il fut écrit entre 1270 et 1280, et l'on conviendra que prêcher le refus de l'impôt eût été bien mal servir la politique de ce roi toujours à court d'argent. Note 29, pages 102-103. Vers 5846-5872. Virginie, fille de Lucius Virginius, tribun militaire à Rome. Elle avoit été fiancée à Lucius Icilius, autrefois tribun du peuple; mais Appius Claudius, le décemvir, étant devenu amoureux de cette fille, suborna un certain M. Claudius [p. 410] pour la revendiquer comme une esclave qui étoit née dans une de ses maisons, et qui avoit été vendue à la femme de Virginius. Le décemvir, devant qui la contestation fut portée, ne manqua pas d'adjuger Virginie à celui qui la redemandoit, et qui devoit la lui remettre ensuite. Virginius voulant prévenir la honte de sa fille, lui plongea un couteau dans le sein. Cet accident souleva le peuple, et fut cause qu'on abolit la puissance des décemvirs, l'an de la fondation de Rome 304, pour établir le gouvernement consulaire. Appius fut mis en prison; mais il échappa au supplice qu'il méritoit, en avalant une dose de poison. (Lantin de Damerey.) Note 30, pages 106-107. Vers 5922-5948. Marcus Anneus Lucanus, poète de Cordoue en Espagne, auteur de la _Pharsale_. Note 31, pages 110-111. Vers 5996-6022. M. Francisque Michel traduit _commans-ge_ par _commencé-je._ C'est une erreur; le sens est _commandé-je_. Nous ferons remarquer ici que tous les vers compris entre le 5986e et le 7216e ont été rajoutés après coup. L'apostrophe de l'Amant à Raison pour lui reprocher ce fameux mot «si mal placé en bouche à courtoise pucelle,» est évidemment coupé en deux par un hors-d'oeuvre de 1230 vers qui n'ajoute aucun intérêt à l'action. [p. 411] Note 32, pages 110-111. Vers 6000-6026. _Dum vitant stulti vitia, in contraria currunt_. (Horat., _Satyr_., II, lib. 22.) Note 33, pages 118-119. Vers 6109-6137. Socrates eut pour père Sophonisques, tailleur de pierres, et pour mère Phenecrate, qui étoit sage-femme. Il naquit sur la fin de l'an 114 de l'ère philosophique; il fut disciple d'Archelaüs. La philosophie dont il fit profession fut souvent mise à l'épreuve, par la mauvaise humeur de Xantipe et de Myrthon, ses deux femmes. Plusieurs traits de modération, qui ne peuvent être placés ici, lui méritèrent ce glorieux témoignage de la part d'Apollon, qu'il étoit le seul de tous les hommes à qui l'on pût donner le nom de Sage. _Mortalium unus Socrates vere sapit_. Cette justice rendue à Socrates lui coûta la vie, comme on peut le voir dans Diogenes Laërce, livre second. (Lantin de Damerey.) Note 34, pages 118-119. Vers 6119-6147. Jules Solin, grammairien latin, a composé un ouvrage intitulé: _Polyhistor_, qui est un recueil des choses mémorables que l'on voit dans divers pays. (Lantin de Damerey.) [p. 412] Note 35, pages 120-121. Vers 6131-6159. Héraclite fut un philosophique qui ne pouvoit sortir de sa maison sans que les sottises des hommes lui fissent verser des larmes; bien différent de Démocrite son contraste, pour qui ces mêmes sottises étoient un divertissement. Héraclite, si l'on en croit Suidas, fut dévoré par des chiens pendant qu'il dormoit au soleil. (Lantin de Damerey.) Note 36, pages 124. Vers 6193. _Cotissent_, brisent. On dit encore, en Beauce et dans l'Orléanais, _cotir_ pour meurtrir un fruit. Note 37, pages 124. Vers 6203. _Doutable_ veut dire _redoutable_. C'est sans doute pour qu'on ne s'y trompe pas que M. Francisque Michel a écrit _redoutable_, faisant un vers faux. Note 38, pages 134-135. Vers 6370-6398. A l'exemple des Orientaux, nos ancêtres attribuaient aux pierres précieuses des vertus plus ou moins efficaces. Marbode, évêque de Rennes, mort en 1123, a composé un poème latin, dans lequel il décrit soixante et une de ces pierres, et parle de leur nature, de leurs qualités et des propriétés qu'on leur accordait alors. Il l'annonce comme la version d'un traité d'Evax, roi d'Arabie, [p. 413] qui l'avait composé pour Néron, empereur romain. (Francisque Michel.) Note 39, pages 142. Vers 6487. _Maufé_. C'est le nom qu'on donnoit au diable dans les vieux romans, soit parce que les peintres représentent les diables horribles et contrefaits, ou à cause de la méchanceté que les diables ont en partage. Les Pères de l'Église, à l'exemple des premiers chrétiens, avoient une telle horreur pour le diable, qu'ils se faisoient un scrupule de le nommer, ne lui donnant point d'autre nom que celui de _malus_, qui veut dire _mauvais_ ou _malin_; de là vient que plusieurs personnes prétendent que le _libera nos à malo_ de l'Oraison dominicale ne signifie autre chose que: délivrez-nous du malin ou du mauvais, qui vient de _mauffez_, c'est-à-dire qui fait du mal. (_Observations sur l'histoire de saint Louis_, par du Cange.) Diez et Littré n'acceptent pas cette étymologie de _mauvais_. Note 40, pages 150-151. Vers 6631-6663. Claudius, c'est Claudien (Claudianus), poète latin qui vivoit dans le IVe siècle, sous l'empire de Théodose, et de ses fils Arcadius et Honorius. Ce que Jehan de Meung lui fait dire de l'élévation et de l'abaissement des méchants est tiré des vers de ce poète, faussement attribués à Horace: _Jam non ad culmina rerum_ _Injustoi crevisse queror. Tolluniur in altum,_ _Ut lapsu graviare ruant_. (Lantin de Damerey.) [p. 414] Note 41, pages 156-157. Vers 6738-6770. Suétone (Tranquille) a écrit la vie des douze Césars; il vivoit sous les empereurs Trajan et Adrien, et fut secrétaire d'État de ce dernier. On a encore de Suétone un livre des grammairiens illustres et un des rhéteurs. (Lantin de Damerey.) Note 42, pages 158-159. Vers 6760-6792. L'auteur se trompe ici sur la durée du règne de Néron, qui ne fut que de treize ans sept mois et vingt-sept jours. Cependant cette erreur pourrait bien venir des anciens copistes. (L.D.D.) Note 43 pages 158-159. Vers 6769-6801. Crésus, cinquième et dernier roi de Lydie, de la famille des Mermnades; son règne finit l'an 3510 du monde, 544 avant J.-C. On ne sait point au vrai quand il mourut: l'histoire dit qu'il échappa, par une espèce de prodige, à l'arrêt que Cyrus avoit prononcé contre lui. Il évita aussi la mort que Cambyse vouloit qu'on lui fît souffrir. Hérodote, qui a écrit la vie de Crésus, ne dit pas un mot de sa mort; dès lors, on a raison d'être surpris que Jehan de Meung, qui vouloit donner de l'autorité aux songes, ait si mal fait expliquer par Phanie celui de son père, puisqu'il n'est pas vrai qu'il ait été attaché à une potence, ni qu'il y soit mort. [p. 415] Ce roi de Lydie, qui croyoit être le plus puissant de tous les monarques et le plus heureux des hommes, vantoit son bonheur à Solon; ce sage lui répondit qu'il ne falloit pas juger de la félicité de l'homme par le cours de sa vie, mais qu'il falloit en attendre la fin. _Ultima semper_ _Expectanda dies hominis, dicique beaius_ _Ante obitum nemo, supremaque funera debet_. (Ovid., _Métamorph_., lib. 3.) (Lantin de Damerey.) Note 44, pages 168. Vers 6907 et 6908. Le lecteur remarquera que ces deux vers ne sont pas traduits. Ils n'étaient pas du reste bien nécessaires. Dans tout le cours de cette traduction, nous avons tenu à reproduire l'original vers pour vers. Nous avions même un instant pensé à faire des rimes libres comme nos deux romanciers. Mais, après un essai qui ne nous satisfaisait point, nous avons cru devoir nous conformer aux règles de la versification moderne. Ne pouvant conserver à la vieille langue romane son harmonie incomparable, pour racheter ce défaut, autant que possible, nous avons adopté les rimes croisées, difficulté inouïe, qui nous fit regretter plus d'une fois notre détermination et faillit même nous faire abandonner notre travail. Mais c'était une compensation. Aussi, en maints endroits, soit pour conserver des périodes entières, soit pour réparer des fautes d'inadvertance dans la distribution de nos rimes, avons-nous eu recours à divers [p. 416] moyens. Çà et là, mais bien rarement, et quand le sens le permettait, nous avons passé un vers ou deux. Le plus souvent nous avons adopté les transpositions de distiques ou, au mépris de la concision, délayé quelques phrases, de façon à regagner deux vers. La clarté parfois y trouvait son compte, et nous n'en avons jamais abusé, car il n'y a guère que 200 vers de différence entre la traduction et l'original, qui contient plus de 22,500 vers. Note 45, pages 168-169 _et_ 170-171. Vers 6921-6951 et 6940-6971. Conradin étoit petit-fils de l'empereur Frédéric II et fils de Conrad, qui avoit laissé la régence du royaume de Sicile à Mainfroy, fils naturel de Frédéric. Le régent usurpa le royaume sur son neveu Conradin. Charles, duc d'Anjou, à qui Urbain IV avoit donné l'investiture, livra bataille à Mainfroi l'an 1266. Cet usurpateur fut vaincu, et on le trouva sur le champ de bataille au nombre des morts. Conradin, surpris que le pape Urbain et Clément IV, son successeur, eussent disposé d'un bien qui ne leur appartenoit par aucun droit, mit une armée sur pied. Charles vint au devant de lui lorsqu'il entrait dans la Sicile, et lui donna bataille au champ du Lis, l'an 1268. Conradin se sauva avec Frédéric son cousin; mais ils furent arrêtés quelques jours après, et condamnés à mort par les syndics des villes du royaume, comme perturbateurs du repos de l'Église; en conséquence, ils eurent la tête coupée sur l'échafaud, au milieu de la ville de Naples, l'an 1269. (Lantin de Damerey.) [p. 417] Note 46, pages 170-171. Vers 6967-6997. _Haves_, salue, donne le bonjour. On se servoit anciennement de ce terme en jouant aux échecs; et au lieu de dire, comme à présent: échec au roi, on lui disoit: _havé_. «Dans la description du bal en forme de tournoi, qui fut donné en présence de _la Quinte_, lorsque le roi étoit en prise, il n'était point permis de le prendre; mais on devoit, en lui faisant une profonde révérence, l'avertir, en lui disant: _Dieu vous garde_; et lorsqu'il ne pouvoit être secouru, il n'étoit pour cela pris de la partie adverse, mais salué le genoux en terre, lui disant: _bon jour_. Là étoit la fin du tournoi.» (_Pantagruel_, liv. V, chap. 24.) (Lantin de Damerey.) Note 47, pages 172-173. Vers 6976-7006. _Échecs_. Jehan de Meung prétend que ce jeu fut inventé par Attalus, mathématicien dont on ignore le siècle; d'autres attribuent cette invention à Palamède, pendant le siége de Troie. On en fait aussi honneur à un certain Diomède, qui vivoit du temps d'Alexandre. Frère Jean de Vignay, dans son _Traité de la moralité de l'échiquier_, dit que le jeu des échecs fut inventé par un roi de Babylone, et que depuis, ce jeu fut porté en Grèce, ainsi que Diomède le Grec en fait foi dans ses livres anciens. Jérôme Vida, dans son poème sur les échecs, a feint que l'Océan, qui avoit joué de tout temps sous l'onde avec les Nymphes marines, apprit ce jeu aux Dieux célestes qui assistèrent aux noces de la Terre, et [p. 418] que dans la suite Jupiter ayant débauché Scacchide, nymphe d'Italie, il lui enseigna ce jeu pour prix des faveurs qu'elle lui avoit accordées; et qu'enfin cette fille, qui lui donna son nom, l'apprit aux hommes. Sarrazin, dans sa curieuse dissertation sur ce jeu, croit que les Indiens l'apprirent aux Persans, ceux-ci aux Mahotnétans, et que ce fut par le moyen de ces derniers que ce jeu passa en Europe. On y jouoit en France du temps de Charles-Magne: on voyoit dans le Trésor de Saint-Denis les échecs de ce prince. A juger par leur taille de la grandeur de l'échiquier, je ne suis point surpris si Charlot, fils de Charles-Magne, en cassa la tête à Beaudoin, fils d'Ogier le Danois, à cause de l'ascendant qu'il avoit sur lui. Cette brutalité de Charlot fut cause d'une guerre qui dura plus de sept ans. (_Roman d'Ogier le Danois_, chap. 16.) M. La Mare, auteur de l'excellent _Traité de la police_, remarque qu'en 1254, saint Louis défendit le jeu des échecs; «peut-être, ajoute-t-il, parce que ce jeu est trop sérieux, et jette le corps en langueur par une trop grande application de l'esprit.» C'est dans les principes de ce prince que Montaigne disoit, en parlant de ce jeu: «Je l'hai haï et fui, de ce qu'il n'est pas assez jeu, et qu'il nous ébat trop sérieusement, ayant honte d'y fournir l'attention qui suffiroit à quelque bonne chose.» (Lantin de Damerey.) On conservoit au garde-meuble un jeu d'échecs en cristal, garni en or, qui avoit été donné, dit-on, au roi saint Louis par le Vieux de la Montagne; mais ayant été donné en paiement à un fournisseur plus curieux d'argent que d'antiquités, il le fit vendre à l'hôtel de Bullion en 1795. (Méon.) [p. 419] Note 48, pages 172-173. Vers 6978-7010. _Attalus Asiaticus, si gentilium creditur historiis, hanc ludendi lasciviam dicitur invenisse ab exercito numerorum, paululum deflexa materia_. (Joan Saresburiensis, _Policraticus_, lib. I, cap. V.) Note 49, pages 174-175. Vers 7016-7048. Marseille se révolta contre Charles d'Anjou, en 1262, pour la seconde fois. Boniface de Castellane, chef de la révolte, eut la tête tranchée, quoi qu'en dise Gaufredi en son _Histoire de Provence_. (Lantin de Damerey.) Note 50, pages 176-177. Vers 7053-7086. _Écuba_, c'est Hécube, femme de Priam, roi des Troïens. Après la ruine de la capitale, on la trouva cachée dans l'endroit où ses fils avoient été enterrés. Ulisses la fit arracher de ces lieux, et la fit conduire comme sa prisonnière et son esclave. Avant son départ, elle avala les cendres de son fils Hector, tué par Achilles; et comme la fortune ne lui avoit laissé que des larmes et des cheveux blancs, elle en fit un sacrifice, et les répandit au lieu de fleurs sur le tombeau de son fils. Jamais infortunes n'égalèrent celles de cette princesse. Elle eut la douleur de survivre à la perte de Priam son époux, de sa fille Cassandre, de son fils Hector. Elle vit tomber son autre fils Polidor sous les coups de Polymnestor, roi de Thrace. Polixène [p. 420] sa fille fut sacrifiée aux mânes d'Achilles, que Pâris avoit tué. Pâris, à son tour, mourut des blessures qu'il avoit reçues en se battant avec Ajax, qui avoit eu la témérité de violer la pauvre Cassandre dans le temple de Pallas. (Ovide, _Métamorph_., liv. XII.) (Lantin de Damerey.) Note 51, pages 176-177. Vers 7056-7089. Sisigambis étoit la mère de Darius. Cette princesse étant tombée entre les mains de ses ennemis, après la défaite de son fils, elle fut traitée par Alexandre avec tous les égards qui étoient dus à son rang. Aussi fut-elle plus sensible à la mort de ce conquérant qu'à celle de son propre fils; et cette princesse, qui avoit eu la force de survivre à la perte de Darius, eut honte de voir la lumière après qu'Alexandre en eut été privé. (Lantin de Damerey.) Note 52, pages 178-179. Vers 7097-7129. Voyez le 24e livre de _l'Iliade_, où Achille débite ce conte au bon roi Priam, pour le consoler de la mort de son fils Hector. (Lantin de Damerey.) Note 53, pages 180-181. Vers 7107-7139. _Piment_, boisson composée de miel et de certaines épices (c'est la cannelle); elle ressemble fort à l'hypocras. Il est parlé du piment [p. 421] dans le Statut II, fait par Pierre le Vénérable, abbé de Cluny. _Statutum est ut ab omni mellis ac specierum cum vino confectione, quod vulgari nomine pigmentum vocatur coenâ Domini tantum exceptâ quâ die mel atque speciebu vino mixtum antiquitas permisit, omnes Cluniasiensis ordinis fratres abstineant_. Si l'on en croit l'auteur du livre qui a pour titre: _Quadragesimal spirituel_, cité par Henri Étienne, chapitre 37 de _l' Apologie d'Hérodote_, le _vinum conditum_ dont il est parlé au livre des Cantiques étoit l'hypocras claré et piment. Boëce a fait mention du piment ou vin mêlé avec du miel, dans l'endroit où il parle de la sobriété des premiers hommes. _Felix nimium prior oetas._ _Contenta fidelibus arvis,_ _Naec inerti perdita luxu_ _Facili quae sera solebat_ _Jejunia solvere glandé_ _Non bracchica numera norant_ _Liquido confundere melle_. (Libro 2, metro 5.) On lit dans les _Dialogues_ de saint Grégoire, liv. III, chap. 14: «Aleiz, si coissiez del polment à noz ovriers.» _Ite, et operariis nostris pulmentum coquite_. Ce qui prouve qu'on cuisoit cette boisson. (Lantin de Damerey.) Note 54, pages 188. Vers 7244. Je n'ai trouvé les vers suivants que dans quatre des manuscrits dont j'ai fait usage: [p. 422] Se verité n'iert si luisans Qu'el fust contre vertu nuisans, Sans faille bien l'ai oï dire, Touz voirs ne sunt pas bons à dire. Mès qui vuet mauvestié confondre, Voir dire n'est mie à repondre: Car vérité, quant vous la dites, Por cognoistre les ypocrites, Tel verité n'est pas à teire, Cele doit-l'en toz jors retreire; Mes peres, plus que vos, les blasme, N'il ne het tant nul autre blasme. (Méon.) Note 54bis*, pages 194-195. Vers 7330-7366. C'est Claude Ptolémée, mathématicien célèbre, connu par plusieurs ouvrages, et surtout par son _Almageste_ en XIII livres. Alain Chartier l'attribue à Ptolémée II, roi d'Égypte. Voyez son _Traité de l'Espérance_. (Lantin de Damerey.) (*erreur dans l'original--on a deux fois le note 54--M.D.) Note 55, pages 194-195. Vers 7349-7385. _Virtuiem primam esse puta compescere linguam_. Note 56, pages 200-201. Vers 7435-7471. _Nihil consuetudine majus_. (Ovid., _Art. Am_., lib. 2.) [p. 423] Note 57, pages 204-205. Vers 7520-7556. Dans quelques manuscrits on lit les vers suivants: Tant l'ain, se vos le saviez; Que se par force en deviez Ou morir, ou m'amor avoir, Ne vos en flaterai jà voir, Molt seroit corte vostre vie; Jà n'auroie de vos envie, Se vos deviez acorer, Braire, crier, gemir, plorer, Fondre en lermes por feire duex, Et fussiez fille à quatre Diex, Tant sèussiez bien fléuter, Ge n'en voil or plus disputer; Mès vodroie morir de mort Si sen-ge jà qu'ele me mort. (Méon.) Note 58, pages 214-215. Vers 7670-7707. Ce que l'auteur dit ici de la peine portée contre le larron surpris avec son vol est tiré du IVe livre des _Instituts_ de l'empereur Justinien, titulo 1° _De obligationibus quae ex delicto nascuntur_, où on lit, art. 5: _Poena manifesti furti quadrupli est, tam ex servi, quam ex liberi personâ, nec manifesti dupli_. Ainsi, un voleur pris en flagrant délit étoit obligé de rendre la chose dérobée, et le quadruple de sa valeur. S'il n'étoit pas trouvé saisi du vol, et qu'il y eût tant de preuves contre lui qu'il n'en pût disconvenir, outre le larcin, il falloit encore payer le double. [p. 424] Cet usage est aboli en France, où l'action qu'on a contre le voleur est criminelle; et suivant la nature de la chose dérobée et les circonstances, il est puni plus ou moins sévèrement, par la mort, par le bannissement, par les galères, par le fouet ou par la marque d'un fer rouge. (Lantin de Damerey.) Note 59, pages 216-217. Vers 7682-7719. Tarse, ancienne capitale de la Cilicie, près de l'embouchure du Cydnus dans la Méditerranée. C'est là qu'Alexandre faillit périr après s'être baigné dans les eaux glacées du Cydnus. Cette ville fait aujourd'hui partie du pachalik d'Adana. Note 60, pages 218-219. Vers 7714-7750. Cette comparaison et la pensée qui précède sont assez obscures, ou tout au moins fort mal présentées. L'auteur veut dire: Jalousie prétend garder pour elle seule Bel-Accueil et ses charmes, comme l'avare son or; c'est sottise. En effet, qui obtient les faveurs d'une femme ne fait tort à personne. Allumer sa chandelle à celle d'un autre, est-ce lui faire tort? Pour un peu, Jehan de Meung dirait: Séduire la femme, c'est faire beaucoup d'honneur au mari. Mais il se contente d'affirmer que ce n'est pas lui faire tort, les charmes de la femme n'augmentant point à ne pas servir, pas plus que l'or au fond d'un sac. Petite économie! [p. 425] Note 61, pages 218-219. Vers 7737-7771. (Voir la _note_ 17 du tome I.) Ici Jehan de Meung recommande de donner des chapeaux de fleurs, pour se rendre favorables les geôliers de Bel-Accueil. C'est sans doute de ce bon vieux temps dont parle Clément Marot, _Rondeau du siècle antique_: Où un bouquet donné d'amour profonde, C'étoit donné toute la terre ronde. Alors, comme le remarque Coquillart dans ses droits nouveaux: On aimoit pour un tabouret, Pour un espinglier de velours, Sans plus pour un petit touret. Il en coûtoit peu en ce temps-là pour donner à sa maîtresse des marques de galanterie, Car seulement au coeur on se prenoit, comme le dit Marot au rondeau déjà cité. (Lantin de Damerey.) Note 62, pages 220-221. Vers 7756-7792. _Interdum lacrymae pondera vocis habent_. (Ovid., _Epist. ex P_., lib. III, I, car. 15B.) [p. 426] Note 63, pages 220-221. Vers 7760-7796. Voici encore un des conseils d'Ovide, pour tromper les femmes trop crédules: _Et lacrymae prosunt; lacrymis adamenta movebis_ _Fac madidas videat, si potes, illa genas._ _Si lacrymae (neque enim veniunt in tempore semper)_ _Deficient, udd lumina tange manu_. (Ovid., _De Arte amandi_, lib. I, 659.) (Lantin de Damerey.) Note 64, pages 222. Vers 7800. Je n'ai trouvé dans aucun des manuscrits que j'ai consultés le mot _baron_, qui se lit dans toutes les éditions de cet ouvrage. (Méon.) Note 65, pages 228. Vers 7891 et 7892. C'est li faillir envis peisibles, Tant est noviaux delis possibles. Traduction: On peut échouer, malgré tout, mais paisiblement, Tant le plaisir qu'on poursuit est possible. Le sens de ce distique est assez obscur, et il semble que les éditeurs aient pris à tâche de l'obscurcir encore davantage. En effet, Méon termine le premier vers par _envis possibles_, et le second par _délis peisibles_. Dans l'impossibilité où nous nous trouvions de traduire ces [p. 427] deux vers d'une façon satisfaisante, nous avons consulté plusieurs éditions. La première en date, Jehan Dupré, de la fin du XVe siècle, termine le premier vers par _envis passibles_, le second par _delis possibles_. Le sens est plus obscur que jamais. Marot termine le premier vers par _envis peisibles_, et le second par _delis possibles_. Enfin, M. Francisque Michel copie Méon, se contentant de mettre en marge la traduction de _envis_, malgré eux, et de _delis_, jouissance. Nous avons adopté la version de Marot comme la plus intelligible. Toutefois, à ceux qui ne partageraient pas notre opinion, nous offrons la variante suivante: On risque, il est vrai, de faillir, Mais pour paisiblement jouir. Note _66, page_ 234. Vers 8010. _Acertes_. Nous ne savons pourquoi M. Francisque Michel écrit _à certes_. Note 67, pages 236-237. Vers 8030-8070. _Arguet, arguito; quicquid probat illa, probato;_ _Quod dicit, dicas: quod negat illa, neges._ _Riserit, arride; si flebit, flere memento_. (Ovid., _De Art. am_., lib. II, 199.) Note 68, pages 238-239. Vers 8070-8110. _Seu ludat numerosque manu jactabit eburnos,_ _Tu male jactato, tu male jacta dato._ [p. 428] _Seu jacies talos, victam ne paena sequatur,_ _Damnosi facito sient tibi saepe ranes._ _Sive latrocinii sub imagine calculus ibit,_ _Fac pereat vitro miles ab hoste tuus_. (Ovid., _De Arte am_., lib. II, 203.) Note 69, pages 240-241. Vers 8085-8126. _In gremium pulvis si fortè puellae_ _Deciderit, digitis excuctentus erit._ _Et si nullus erit pulvis, tamen excute nullam_. (Ovid., _Ibid_., lib. I, carm. 149.) Note 70, pages 246-247. Vers 8170-8210. Roland, neveu de l'empereur Charles-Magne, se rompit une veine en sonnant de son cor, que l'on entendoit à plus de sept lieues, ce qui contribua autant à sa mort que la soif ardente qu'il ne put étancher, ayant trouvé que le ruisseau dans lequel il alloit puiser de l'eau avec son armet étoit tout rouge de sang. (Suite de _Roland-le-Furieux_.) Il mourut dans la vallée de Roncevaux, entre Pampelune et Saint-Jean-Pied-de-Port, dans le royaume de Navarre. (Lantin de Damerey.) Note 71, pages 246-247. Vers 8172-8212. Guenelon, Ganelon, ou Ganes. C'est dans les romans le nom d'un traître qui, pour de l'argent, livra l'armée des François à Marsille, [p. 429] roi des Sarrazins, et fut cause de leur défaite à Roncevaux. Charles-Magne, informé de cette trahison, envoya Ganelon à Aix-la-Chapelle, où il fut écartelé. (Du Haillan, _Histoire des rois de France_.) Du Tillet, dans son _Recueil des rois de France_, page 261, édition de 1618, «raconte autrement l'avanture de Ganelon, dont il fait un archevêque de Sens, qui prit, par grande ingratitude, et contre son serment de fidélité, le parti de Louis, roi de Germanie, en l'invasion qu'il fit du royaume de France contre Charles-le-Chauve. Celui-ci l'accusa du crime de lèze-majesté au Concile de l'Eglise gallicane, assemblé de douze provinces au forsbourg de Toul en Lorraine, l'an 859, et de lui est tournée en proverbe «la trahison de Ganelon,» non de la défaite de Roncevaux, qui, comme récite Éghinard en la vie de Charles-Magne, advint par la charge que les Basques (lors appelés Gascons), étant en embûche, donnèrent à l'arrière-garde de l'armée de Charles-Magne, où véritablement moururent: Anséaume, maire du Palais; Eghard, grand-maître de France, et Rutland, amiral de Bretagne, lequel n'était neveu dudit Charles-Magne, car il n'eut qu'une soeur, madame Gisle de France, dès sa jeunesse religieuse. N'eurent les Basques que leur cupidité pour guide, sans intelligence dans l'armée des François; la surprinse fut pour l'avantage du lieu que lesdits Basques choisirent. La postérité ignorant l'infidélité dudit archevêque, et ayant le proverbe ancien, a composé la fable de Gannez, écrite ès romans.» (Lantin de Damerey.) [p. 430] Note 72, pages 254-255. Vers 8296-8337. _Non habet undé suum paupertas pascat amorem_. (Ovid., _Remed, am_., V. 749.) Note 73, pages 256-257. Vers 8314-8354. _Felix quem faciunt aliena pericula cautum_. Note 74, pages 256. Vers 8315. Vaillans hons suel estre clamés. _Vaillant homme j'ai coutume d'être nommé_. Évidemment la version de Méon est mauvaise. _Suel_ est la première personne de l'indicatif présent. La suite de la phrase prouve qu'il faudrait l'imparfait. Aussi préférons-nous la version des éditeurs des XVe et XVIe siècles, qui mettent: Vaillans soulois estre clamés. Note 75, pages 264-265. Vers 8463-8509. Pyrithoüs, fils d'Ixion, fut roi des Lapithes; il étoit ami intime de Thésée. Étant allé, accompagné de ce héros, pour enlever la femme du roi des Molossiens, ce prince, qui n'entendoit pas raillerie sur cet article, le fit dévorer par ses chiens. [p. 431] J'ai vu Pyrithoüs, triste objet de mes larmes, Livré par ce barbare à des monstres cruels Qu'il nourrissoit du sang des malheureux mortels. (Racine, _Phèdre_, acte III; scène V.) (Lantin de Damerey.) Note 76, pages 266-267. Vers 8501-8547. Ce que Jehan de Meung remarque sur la foi qu'on doit ajouter aux témoignages des mendians est tiré du Digeste: _Testium fides diligenter examinanda est, ideoque explorandum est si conditio_, etc. _An locuples, vel egens sit velucri causâ quid facile admittat_. (Lib. XXII, tit. 5, lege Julia.) _Cavetur ne in reum testimonium dicere liceret qui_, etc.; _et qui palam quoestum faciet fuerit ve_. (Lege eâdem.) _Lucri causa moveri egenus facile praesumitur_. (Cicero pro Fonteio.) En effet, une personne dans l'indigence est plus facile à corrompre que celle qui est riche. (Lantin de Damerey.) Note 77, pages 268-269. Vers 8515-8562. Les galans qui ne voudront pas se ruiner auprès des femmes trouveront ici de quoi leur faire des présents à bon marché. Ovide, qui étoit un vieux routier en fait d'amour, apprend la manière de donner beaucoup et à peu de frais: _Nec dominam jubeo pretioso munere dones;_ _Parva, sed è parvis callidus apta dato_ _ Dum bené dives ager, dum rasni pondere nutant,_ _Afferat in calatho rustica dona pucri:_ [p. 432] _Rure suburbano poteris tibi dicere missa,_ _Illa tibi in sacrâ sint licet emptu viâ._ _Afferat aut uvas, aut quas Amaryllis habebat;_ _At nunc castantas, nunc amat illa nuces_. (_De Art. am_., lib. II, 261.) Voilà les présens de l'été. Il y a apparence que ceux de l'hiver n'étoient pas plus considérables. (Lantin de Damerey.) Note 78, pages 268-269. Vers 8532-8578. _Jorroises_. Je crois qu'il ne faut point mettre de virgule après _beloces_ ni après _d'avesnes_; en ce cas-là, le sens seroit: bouquet d'avoine qui vient dans les terres appelées _jorroises_. Les paysans en Bourgogne donnent le nom de _boulée_ à des raisins attachés en boule, dont ils font des présens, pendant la vendange, aux gens de leur connoissance qui n'ont point de vignes; ainsi _beloces, d'avesne_, ou _boulaces_, comme je l'ai lu dans un manuscrit, signifieroit une poignée d'avoine avec sa paille, ramassée en une espèce de bouquet ou de boule. Les anciens disoient une boulée de clés, parce qu'alors elles étoient attachées par un cordon à une boule de bois. Cette explication de _beloces_ n'est qu'une conjecture, mais je la crois soutenable, en ce que Jehan de Meung ayant parlé de prunes au vers 8528, il étoit fort inutile d'en parler quatre vers plus bas. A l'égard de _jorroises_, où le manuscrit Bouhier met _jorreuses_, qui se rapporte à avoine, Du Cange, au mot _joria_, donne à entendre que c'est le nom d'une terre destinée à rapporter de la graine; ainsi, [p. 433] _avesnes, jorroises_ ou _jorreuses_ seroient des avoines crues dans un champ propre pour cette espèce de graine. (Lantin de Damerey.) Note 79, pages 270-271. Vers 8548-8594. Biaux dons soustienneat maint bailli Qui fussent ore mal bailli. Traduction littérale: «Beaux dons soutiennent maints baillis qui seraient aujourd'hui mal gardés ou mal-lotis.» Le jeu de mots est intraduisible. On peut interpréter ces vers de deux manières: «1° Beaux dons soutiennent maints baillis, maints juges, qui, sans eux, ne pourraient mener si grand train qu'ils font d'ordinaire;» «2° Beaux dons soutiennent les juges prévaricateurs qui, sans eux, seraient dès longtemps punis comme ils le méritent.» (P.M.) _Bailli_, c'est-à-dire gardien. Le grand bailli et le sénéchal étaient une même chose, tous deux gardiens et conservateurs des biens du peuple, contre les vexations des juges ordinaires. On disoit aussi _bail_, et dans Ville-Hardouin on trouve _bals_, dans le même sens. _Bailli_ vient de _bajulus_, par corruption de _bailus_ et _balius_. (Lantin de Damerey.) Note 80, pages 270-271. Vers 8556-8602. _Omnia sumpta ligant_. [p. 434] Note 81, pages 272-273. Vers 8579-8624. _Nec minor est virtus, quam quaerere, parta tueri_. (Ovid., _De Art. am_., lib. II, 13.) Note 82, pages 272. Vers 8595. _Mal-feu, mal-fu, mah-flambe_. «Que le mal-feu vous arde! que le mal-feu vous brûle!» Imprécation fort usitée dans les XIIe XIIIe et XIVe siècles, qui a tiré son origine d'une maladie épidémique dont les Parisiens furent attaqués sous Louis VI, en 1131, et que l'on nomma la maladie des ardents, et ensuite le charbon. Ceux qui en étoient attaqués mouroient sur le champ. On eut recours aux prières, et on porta processionnellement la châsse de sainte Geneviève à l'église de Notre-Dame; tous les historiens sont d'accord que cette relique, étant dans la rue Neuve-Notre-Dame, cette maladie cessa. En mémoire de ce miracle, on édifia au même endroit une église sous le nom de Sainte-Geneviève-des-Ardents, qui fut érigée en paroisse. Elle fut détruite en 1747 et réunie en la paroisse de la Magdelaine, en la Cité. On fait la fête de la commémoration de ce miracle le 26 novembre. (Lantin de Damerey.) [p. 435] Note 83, pages 274-275. Vers 8605-8649. _Unus Iberinoe vir sufficit? Ocyus illud_ _Extorquebis, ut haec oculo contenta sit uno_. (Juvénal, _Satyre_ VI, v. 53.) Note 84, pages 276-277. Vers 8664-8708. _Besans, besens_. C'étoient des pièces d'or de la valeur de dix sols, suivant l'évaluation faite par Du Cange, en parlant de la rançon de saint Louis, où il dit que le marc d'argent valoit huit besans en or, et quatre livres, ou quatre-vingt-dix sous en argent, d'où il résulte que chaque besant valoit dix sous. Cette monnoie étoit appelée ainsi parce qu'elle avoit commencé d'avoir cours dans la ville de Byzance. (Lantin de Damerey.) Note 85, pages 276-277. Vers 8669-8712. A partir de ce vers jusqu'au vers 10011, ce passage a évidemment été rajouté après coup. Le lecteur est assez embarrassé, du reste, en retrouvant la suite des préceptes d'Ami, après 1331 vers de leçons _buissonnières_. On ne saurait attribuer ce passage à des copistes, puisque nous y trouvons le fameux distique qui faillit, suivant Thévet, coûter si cher à notre poète. Si cette anecdote n'est pas prouvée, elle fait supposer que jamais personne n'a songé à contester à Jehan de Meung la paternité de cette partie du Roman. Il en est de même du passage signalé à la note 31 du présent [p. 436] volume. On verra, par ces deux exemples, combien maître Jehan mettait de négligence dans ces rajustements; nous verrons dans le volume suivant qu'il a poussé le sans-gêne jusqu'à intercaler un passage, à peu près de la taille des deux ci-dessus, au milieu même d'une phrase! Note 86, pages 278. Vers 8701. _Luz_, brochet, du latin _lucius_. C'est le tyran des poissons; car il dévore, non seulement ceux d'une espèce différente de la sienne, mais les brochetons ses confrères n'échappent point à sa voracité. _Lucius est piscis, rex aique tyrannus aquarum_, dit l'école de Salerne. Albert-le-Grand prétend que le brochet ne fait point de mal à la perche, à cause que les écailles de son dos sont trop piquantes; il veut même qu'il y ait entre ces deux poissons une espèce de sympathie, et que, lorsque le brochet a reçu quelque blessure, il va auprès de la perche qui le guérit en le touchant. (In: _Commentario scholae Salernae_.) (Lantin de Damerey.) Note 87, pages 278-279. Vers 8704-8748. _Graine_. M. Francisque Michel traduit: _cochenille_. Ce qu'on appelle «graine de cochenille,» encore aujourd'hui, est l'insecte employé pour la teinture. Quoiqu'il existe, de tout temps, un insecte de la même famille (kermès) dont les Orientaux [p. 437] et les Provençaux teignent les étoffes, l'usage de la cochenille ne fut importé du Mexique en Europe qu'au XVIe siècle, et nous pensons que la traduction de _graine_ par _cochenille_, si savante qu'elle soit, est plus qu'aventurée ici. Note 88, pages 280. Vers 8714-8716. Ces deux vers sont faux; ils ont un pied de trop. Du temps de Jehan de Meung «avoient» comptait pour trois pieds dans le corps du vers. Note 89, pages 282-283. Vers 8769-8811. _Non bene conveniunt, nec in unâ sede movantur_ _Majestas et amor_. (Ovide, _Métamorph_., lib. II, v. 8 et 9.) Note 90, pages 284-285. Vers 8796-8836. _Male-semaine._ C'est l'époque des menstruations de la femme. Note 91, pages 286-289. Vers 8831-8877. A cui parés-vous ces chastaignes? Il nous a été impossible de rien découvrir sur l'origine et le sens de ce proverbe. Un instant cependant nous avons eu une lueur d'espoir, en lisant [p. 438] la note de M. Francisque Michel, qui nous renvoyait au mot _Chastaigne_, dans ses _Études de philologie comparée sur l'argot_. Vite nous faisons l'acquisition de ce volume, et nous lisons: «Peler chastaignes, avoir du bien-être. Puis, ajoute l'auteur, l'expression: parer chastaignes, qui est peut-être plus ancienne, paraît avoir un autre sens.» Suivent, sans plus, les deux vers du _Roman de la Rose_ où figure ce proverbe! Note 92, pages 288-289. Vers 8855-8899. Nous avons eu un instant l'idée de conserver _chapel_ et _appel_. Nous nous sommes, en fin de compte, arrêté à _chapeau_ et _appeau_. En effet, _chapel_ et _chapeau_ sont à peu près synonymes, tandis qu'_appel_ et _appeau_ ont un sens trop tranché aujourd'hui pour pouvoir se mettre indifféremment l'un pour l'autre. Note 93, pages 290-291. Vers 8867-8911. (Voir la note 18 du tome I.) Note 94, pages 290-291. Vers 8886-8932. (Voir la note 39 du présent tome.) Note 95, pages 290-291. Vers 8887-8935. Théophraste, natif d'Erèse. Il étoit fils de Mélanthe le Foulon. Il fut disciple de Leucippe, puis de Platon, et enfin d'Aristote. Il [p. 439] s'attacha à ce dernier, et il devint son successeur au Lycée. Aristote lui changea son nom de Tyrtame en celui de Théophraste, à cause de son éloquence, qui avoit quelque chose de divin. Théophraste composa près de deux cents volumes, dont la plupart sont perdus. Voilà à peu près ce qu'en dit Diogène Laërce. L'ouvrage le plus connu de Théophraste est son _Traité des caractères_, traduit par La Bruyère; ce sont eux qui ont servi de modèle à ceux qu'il a donnés sous le titre: _Caractères de ce siècle_, qui sont autant de satires contre les François, à l'imitation de Théophraste, qui n'avoit point épargné les Athéniens dans les portraits qu'il en avoit faits. Dans l'édition de 1613, faite à Leyde, des oeuvres de Théophraste, on ne trouve point le _Traité des noces_, où Jehan de Meung a puisé la meilleure partie de ce qu'il a dit sur cette matière: c'est apparemment un de ces ouvrages qui ont été perdus. Jean de Sarrisbery, évêque de Chartres, en a fait mention dans son _Polycraticon_, lib. VIII, cap. XI, où il dit: _Fertur authore Hieronimo, aureolus Theophrasti liber de Nuptiis, in quo quaerit an vir sapiens ducat uxorem; et cum dissinisset, si pulchra esset, si bene morata, si honestis parentibus orta; si ipse sanus et dives, sic sapientem aliquando inire matrimonium, statim intulit: Haec autem raro in nuptiis amcordant universa. Non est igitur uxor amenda sapienti_. Théophraste en allègue les raisons, que l'auteur du _Roman de la Rose_ a fort bien expliquées dans ce qu'il dit contre le mariage. Les Romains, les Spartiates, les Grecs et Lycurgue ont pensé sur cet article tout autrement que Théophraste, puisque parmi eux il y avoit des récompenses pour ceux qui se marioient, et des peines [p. 440] contre ceux qui passoient leur vie dans le célibat. (Voyez _Alexandrum in Alexandro_.) (Lantin de Damerey.) Note 96, pages 294-295. Vers 8958-9004. Il est curieux de rapprocher ici Voltaire de son devancier. Dans le roman de _l'Ingénu_, la belle Saint-Yves meurt de douleur, ne pouvant surmonter la honte d'avoir obtenu la délivrance de son amant au prix de sa vertu. Elle lui avoue sa faute au moment d'expirer, et il s'écrie: «Qui? vous coupable! Non, vous ne l'êtes pas! Le crime ne peut être que dans le coeur; le vôtre est à la vertu et à moi.» Note 97, pages 300-301. Vers 9038-9084. _Rara avis in terris, nigroque simillima cygno_. (Juvénal, _Satyr_. VI, carm. 164.) Note 98, pages 300-301. Vers 9043-9089. ...._Tarpeium limen adora_ _Pronus, et auratum Junoni coede juvencam;_ _Si tibi contigerit capitis matrona pudici_. (_Ibit_., carm. 47.) _Vache dorée_. Avant de la conduire au sacrifice, les anciens lui doroient les cornes, sans doute pour la rendre plus précieuse à leurs divinités. (Lantin de Damerey.) [p. 441] Note 99, pages 302-303. Vers 9069-9115. ...._Uxorem, Posthume, ducis?_ _Die quâ Tisiphone, quitus exagitare colubris?_ _Ferre potes dominam salvis tot restibus ullam,_ _Cùm pateant altae caligantesque fenestrae,_ _Cùm tibi vicinum se praebeat Aemilius pons_. (_Satyra_ VI, vers. 28 et seq.) Note 100, pages 302-303. Vers 9077-9123. Phoronée, second roi d'Argos, succéda à son père Inachus l'an du monde 1228, 1807 ans avant J.-C. Ce fut lui qui rassembla dans la ville d'Argos les Argiens dispersés, et leur donna des lois. Le déluge d'Ogygès arriva de son temps. C'est le plus ancien roi grec dont l'histoire nous apprend quelque chose de certain. (Moréri.) Note 101, pages 302-303. Vers 9091-9137. Pierre Abailart. Ses amours avec Héloïse n'ont pas moins contribué à le rendre célèbre dans l'histoire que sa profonde érudition, qui l'a mis au nombre des plus grands docteurs du XIIe siècle. Innocent II l'appeloit _Magistrum Petrum_, à cause de sa science. Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, fit pour honorer la mémoire de ce savant homme une épitaphe dont voici les deux derniers vers: [p. 442] _Est satis in titulo, Petrus jacet Abeilardus,_ _Cui soli patuit scibile quicquid erat_. Victime infortunée de l'amour et de ses ennemis, il mourut l'an 1142, le 21 avril, âgé de 63 ans. Il fut enterré à Saint-Marcel, abbaye située près de Châlons-sur-Saône. (Lantin de Damerey.) NOTA. Son tombeau a été transféré de cette abbaye au Musée français, dans l'an VIII. (Méon.) Note 102, pages 308-309. Vers 9164-9210. Saint Julien, surnommé l'Hospitalier, vivoit au IVe siècle; les pèlerins s'adressoient à lui pour avoir un bon gîte. La Fontaine, dans le conte intitulé: _l'Oraison de saint Julien_, a mis heureusement en oeuvre la confiance qu'on avoit en ce saint. (Lantin de Damerey.) Note 103, pages 308-309. Vers 9166-9212. Saint Léonard, vulgairement appelé saint Liénard, mort vers le milieu du VIe siècle, près de Limoges, employoit à racheter les captifs le produit de la terre que lui avoit donnée Théodebert, roi d'Austrasie, à qui le Limousin obéissoit alors. Note 104, pages 308. Vers 9177. _Ataïne_, querelle, chagrin, fâcherie, jalousie, animosité. _Ataïneux_, querelleur. _Ataïner_, quereller, chagriner, faire de la peine. Vient du grec [p. 443] _atè_, qui est le nom d'une déesse que l'on nomme en françois _Atè_. Elle est de l'invention d'Homère. C'est à elle qu'étoit confié le soin d'exciter parmi les hommes les noises et les querelles. Rabelais s'en est souvenu dans ses _Fanfreluches antidatées_: Maugré Atè à la cuisse héronnière. En Bourgogne, les paysans disent _étener_ pour fatiguer jusqu'à l'excès, ce qui est une corruption _d'ataïner_. (Lantin de Damerey.) Note 105, pages 308. Vers 9193. _Druerie. Drue_, au masculin _dru_, se prenoit autrefois pour _féale_, amie; mais du temps de saint Louis on prit ce terme en mauvaise part, et on l'appliqua aux amours déshonnêtes. On en fit autant du substantif _druerie_, qui signifioit: fidélité, amitié, courtoisie, amour, galanterie. _Druë_ ou _druhe_, étoit aussi la même chose que jeune femme. _Si quis puellam quae druhie dicitur, ad maritum in viâ adsalierit, et cum ipsa violenter Maechatus fuerit_, viij _denar. culpabilis judicetur_. (Tit. 14, legis salicae, art. 10.) (Lantin de Damerey.) Note 106, pages 314-315. Vers 9273-9321. Alcibiade, un des grands capitaines de la Grèce. Il fut le plus bel homme de son siècle; voilà pourquoi Jehan de Meung en fait mention. Ce qu'il en dit est pris du troisième livre de la _Consolation_ de Boëce, son auteur favori. _Quod si ut [p. 444] Aristoteles ait linceis oculis homines uterentur, ut eorum visus obstentia penetrarent. Nonne introspectis visceribus illud Alcibiadis superficie pulcherrimum corpus, turpissimum videretur_? (Lantin de Damerey.) Note 107, pages 314-315. Vers 9288-9336. _Lis est formâ magna pudicitiae_. (Ovid., _Épist_. XVI, carm. 288.) Note 108, pages 316. Vers 9310. _A vertus_, traduction littérale, _à force_. M. Francisque Michel met à _vertus_ une majuscule. On serait donc forcé de traduire: «Forcent Chasteté de servir à Vertu leur dame, qui a en horreur les honnêtes femmes.» Ce serait un contre-sens et une absurdité. Note 109, pages 320-321. Vers 9364-9416. _Spectatum veniunt, veniunt specientur ut ipsae_. (Ovid., _De Art. am_., lib. I, carm. 99.) Note 110, pages 326-327. Vers 9465-9525. Saint Arnoult. Baillet, au tome II de la _Vie des Saints_, en admet trois qui portèrent ce nom. Le premier, contemporain de saint Remi, au VIe siècle, laissa, dit-on, sa femme vierge; elle étoit [p. 445] nièce de Clovis. Saint Arnoult fit plusieurs pèlerinages, et fut enfin assassiné par des anciens valets de sa femme, irrités de ce qu'il lui avoit fait prendre le voile des vierges consacrées à Dieu. D'autres traditions portent que des voleurs, fâchés de ne lui avoir point trouvé d'argent, l'avoient battu cruellement, et qu'il étoit mort de ses blessures. On l'a mis au rang des martyrs, et l'Église célèbre sa fête, dans le diocèse de Reims, le 18 de juillet. L'autre saint Arnoult, qui fut marié, vivoit vers l'an 580. Il avoit épousé une fille nommé Dode, dont il eut deux enfants. Elle prit dans la suite le voile dans un monastère de Trèves, et saint Arnoult mourut évêque de Metz, environ l'an 640. Je ne prétends pas décider lequel de ces deux saints doit être le Seigneur des coux ou cocus. Peut-être Jehan de Meung a-t-il cru qu'il suffisoit d'être marié pour être de cette confrairie, et qu'en réduisant à l'acte la possibilité, une pareille hypothèse n'auroit rien d'absurde. Cet auteur étoit d'ailleurs assez prévenu contre le beau sexe, pour ne point aller chercher bien loin des explications à son passage. Coquillart a pensé ainsi que Jehan de Meung sur le compte de saint Arnoult; voici comment il s'en explique au monologue des perruques: Coquins, niays, sots, joquesus, Trop tost mariéz en substance, Seront tous menés au-dessus Le jour Sainct Arnoult à la dance. Saint Vincent Ferrières n'adopte point le sentiment de Jehan de Meung sur le patron des cocus; car dans son sermon sur la luxure, il fait mention de deux autres en ces termes: [p. 446] _Fuit mercator; et cùm ejus uxor esset mortua, venerunt amici et parentes ut darent sibi uxorem. Dixit eis quod nolebat, quia vel dabitis uxorem juvenem vel antiquam. Si juvenem habeam, spernet me cùm sim antiquus, et timeo quod faceret me de confratriâ sancti Cuculli: si autem antiquam accipiam, ego sum antiquus et calvus, et sic unus non poterit juvare aliam. Dixerunt amici: Compater, non curetis quia non dabimus vobis uxorem antiquam, sed juvenem; et si faciat vos de confratriâ cucullorum, facietis de confratriâ sancti Lucae_. (Lantin de Damerey.) Note 111, pages 326-327. Vers 9470-9530. _Hurtebillier_. Ce mot, dont le sens n'échappera à personne, ne pouvait se traduire que par un mot emprunté à l'argot de la populace. Nous avons cru prudent de le reproduire simplement. Au surplus, la racine en est fort douteuse. Doit-on voir dans _hurtebillier_ un composé de _hurter_ et de _bille_, hurter du bâton, de la verge? Cette version nous avait séduit tout d'abord, et nous avions mis: «Toutes se font recheviller.» Mais au dernier moment nous nous sommes décidé à conserver le mot de Jehan de Meung. Note 112, pages 326-327. Vers 9478-9540. _Rafaitier_. Il y a de l'apparence que le métier que Juvénal appelle refattier est _far l'atto venereo_. Cet acte, selon le même auteur cité par Jehan de Meung, est le moindre des crimes que la force du tempérament fait commettre aux femmes. [p. 447] _Faciunt graviora coactae_ _Imperio sexus, minimunque libidine peccant_. (_Satyra_ VI, carm. 134 et 135.) Une autre raison en faveur de mon explication, c'est que la Vieille, qui raconte à Bel-Accueil comment un homme qu'elle aimait éperdument la battoit et la maltraitait, dit: Jà tant dit honte ne m'éust, Que de pez ne m'amonestast, Et que lors ne me rafaistast Si r'avions et pez et concorde. Ovide, qui étoit maître en l'art d'aimer, nous apprend que c'est là le moyen le plus sûr pour apaiser une femme irritée. _Pax omnis in uno concubitu_ _Cùm bene saevierit, cum certa videbitur hostis,_ _Tunc pete concubitus foedera, mitiserit_. (Lantin de Damerey.) Nous avons traduit _rafaitier_ par _forniquer_. Que le lecteur nous pardonne l'emploi de ce mot un peu trop ... comment dire? un peu trop sacré ... non, un peu trop liturgique; mais nous avons pensé que le mot _péché_, qui se trouve à la ligne suivante, nous y autorisait dans une certaine mesure. (P.M.) Note 113, pages 328-329. Vers 9490-9552. La réponse que fit Jehan de Meung aux dames de la Cour, offensées avec raison d'une sentence si injuste, est tirée d'un livre italien, intitulé: _Cento novelle Antich. A Guilielmo di Bergdam_. C'est le Guilhem de Bargemon, gentilhomme [p. 448] et poète provençal du temps de Raimond Béranger, et par conséquent plus ancien que Jehan de Meung. Jean de Notre-Dame a fait mention de Guilhem ou Guillem au chapitre 48 des poètes provençaux. Le mot, que l'on donne à l'un et à l'autre, est une imitation un peu forcée de celui de J.-C. pour sauver la femme adultère. (Voyez le _Menagiana_ de 1715, tome IV.) Note 114, pages 330-331. Vers 9530-9592. _Quem non mille ferae, quem non Sthenelius hostis_ _Non potuit Juno vincere, vincit amor_. (Dejanira Herculi, Heroïdum.) Note 115, pages 330-331. Vers 9537-9601. Yolé, fille d'Eurite, roi d'Oecalie. Hercule en devint amoureux, et emmena cette princesse prisonnière, après avoir tué son père qui la lui avoit refusée en mariage. Il la donna dans la suite à son fils Hillus. (Lantin de Damerey.) Note 116, pages 332-333. Vers 9555-9619. _Pestel_, bâton. M. Francisque Michel s'est cru autorisé à remplacer ce mot par _pestax_, avant-bras, pilon. Nous trouvons cette version beaucoup trop savante, d'autant plus qu'à la fin du présent chapitre, le mari menace sa femme d'un bâton (pestel) et d'une lance, hallebarde, ou simplement broche (haste). [p. 449] Note 117, pages 332. Vers 9570. _Pautonier_. Autrefois on appeloit ainsi un homme qui n'a point de profession fixe, qui est prêt à tout faire, qui est employé par le premier venu aux ouvrages les plus abjects, même à faire de mauvaises actions, un bandit, un scélérat, un homme qui court et fréquente les femmes de mauvaise vie, qui les soutient; homme prêt à tous événements, disposé et prêt à maltraiter quelqu'un, même à l'assassiner; un homme de mauvaise vie, de mauvaises moeurs, dérangé dans ses habitudes, un crocheteur, un portefaix, même un bedeau, ou bedel, qui, dans les siècles reculés, étoient des gens préposés pour arrêter les malfaiteurs, qui les conduisoient en prison et au supplice, ce que font aujourd'hui les archers. C'étoit un valet de bourreau. Note 118, pages 334-335. Vers 9588-9652. Ce vers et le précédent, ayant été oubliés par le compositeur dans l'édition de M. Francisque Michel, celui-ci, trop scrupuleux, les a intercalés deux pages plus loin, au beau milieu d'une phrase, où ils ne signifient absolument rien. Note 119, pages 336-337. Vers 9642-9708. _Solers à liens, decopez à las_, c'est-à-dire lacés. Benoît Baudoin, d'Amiens, a fait un traité sur les souliers, sous le titre _De Calceo antiquo et mystico_, où il remarque que Dieu donnant à Adam [p. 450] des peaux de bêtes pour se couvir, il ne le laissa point aller les pieds nus; que dans la suite des temps on fit des souliers de genêt, de papier, c'est-à-dire de la plante dont on tiroit le papier qui croissoit en Égypte. Il y avoit des souliers de lin, de soie, de bois, de fer, d'argent et d'or. Ils ont souvent changé pour la figure, pour les ornements et pour la couleur; il y a eu des souliers longs, des souliers unis, et d'autres qui étoient tailladés et découpés. On lit au livre VII des _Antiquités françoises_ du président Fauchet que les moines de Saint-Martin de Tours, vivant délicieusement, étoient vêtus de soie, et portoient des souliers, _vitrei coloris_ (ce dit l'abbé Odon). Un autre dit des mirouers à leurs souliers, pour contempler leurs beaux habits, même dans l'église. (Lantin de Damerey.) Note 120, pages 338. Vers 9662. _Despendre_, dépenser. M. le duc de Bellegarde, qui étoit Gascon, et qui entendoit la raillerie, ayant demandé à Malherbe lequel étoit mieux dit de _depensé_ ou de _dependu_, il répendit que _depensé_ étoit plus françois, mais que _dependu, pendu_ et _rependu_ étoient plus propres pour les Gascons. (Lantin de Damerey.) Note 121, pages 342-343. Vers 9726-9796. _Jonglierre, janglerre, jongleur, joingleur_ et _jongléor_, du latin _jaculator_, signifient un bouffon, un bateleur, un trompeur. [p. 451] A la cour des comtes de Flandre, les poëtes étoient appelés _jongleurs_; à la cour de nos rois, _fatistes_, du mot _faire. Fatiste_ étoit aussi un bateleur, suivant Borel. _Fat_ vient de _fatiste_. Chez les comtes de Provence, on appeloit les poëtes des _troubadours_ ou _trouvères_: la Provence se nommoit alors _la boutique des troubadours_. Les anciens poëtes grecs ont chanté les louanges des dieux et des rois, comme le remarque Hérodote dans la _Vie d'Homère,_ dont les poésies furent chantées pièce à pièce dans les maisons des seigneurs, ce qui a fait nommer _rhapsodies_ les poésies d'Homère, non pas dans le sens que nous donnons aujourd'hui à ce terme. Nos trouvères, à l'exemple de ces poëtes, empruntant leurs sujets des belles actions des grands hommes, alloient par les cours des princes, chantant leurs gestes et leurs hauts faits pour les divertir. Les _jongleurs_, c'est-à-dire les ménestriers, avoient aussi le même emploi, chantant avec la viole. Les uns composoient, comme les _trouvères_ ou _conteurs_; les autres chantoient les inventions d'autrui, comme les _chanterres_ et les _jongleurs_, et parce qu'ils avoient besoin les uns des autres, ils se trouvoient ensemble aux grandes assemblées et aux festins des princes. Le temps où ils fleurirent le plus fut celui des Croisades. (Voyez Fauchet, _De la langue et poésies françaises_, liv. I.) «Lorsque les bons trouvères vinrent à manquer, les _jongleurs_ n'ayant plus rien de beau à raconter, on se moqua d'eux; et leurs contes étant méprisés à cause des menteries trop évidentes et trop lourdes, quand on vouloit parler de quelque chose folle et vaine, on disoit: «Ce n'est que jonglerie»; étant [p. 452] enfin _jongler_ ou _jangler_ pris pour bourder et mentir.» (Fauchet, _Ibid_.) (Lantin de Damerey.) M. Levesque de la Ravalière propose une nouvelle étimologie de ce mot, qui a pour elle une ressemblance frappante. Les premiers instruments de musique que les hommes aient connus ont été la harpe et la lyre, dont on tire les sons avec les doigts et les ongles; ne se peut-il pas que du mot _ongle_ on ait dit _ongler, jongler, jongleur_, pour exprimer l'action de jouer de la harpe et de la lyre? L'usage ayant établi la signification de _jongleur_, on a continué à nommer ainsi tous les joueurs d'instruments, quels que fussent les instruments dont ils jouoient. (Méon.) Littré, d'accord avec tous les linguistes, fait dériver _jongleur_ du latin _joculator_. (P.M.) Note 122, pages 350-351. Vers 9853-9923. Doris, nymphe marine, fille de l'Océan et de Thétis, ayant été mariée à son frère Nérée, mit au monde cinquante nymphes qui furent appelées Néréides, du nom de leur père. Souvent les poètes emploient le nom de Doris, pour signifier la déesse de la mer, et quelquefois pour la mer elle-même. (Moréri.) Note 123, pages 352-353. Vers 9868-9938. _Dol_. Le mot _Barat_, que nous traduisons ici par _Dol_, signifie proprement _fraude_, et jusqu'ici nous l'avions toujours traduit ainsi. Mais Jehan de Meung personnifiant toutes les passions et [p. 453] les transformant en acteurs, nous nous sommes trouvé fort embarrassé par ce personnage masculin de _Barat_. Aussi avons-nous été forcé de modifier notre traduction suivant les circonstances, tantôt mettant _fraude_ et ailleurs _Dol_ ou _mensonge_. L'inconvénient n'est pas bien grave, attendu que ce personnage ne joue aucun rôle direct dans l'action du _Roman de la Rose_. Note 124, pages 352. Vers 9880. _Pesme_, c'est-à-dire très-mauvaise, la plus mauvaise, par sincope, du latin _pessima_, ainsi que notre _même_ est sincopé de l'italien _medesimo_, et _carême_ de _quaresima_. Je dois cette remarque au R.P. Oudin, l'un des plus savants Jésuites de son siècle en tout genre de littérature. Cette explication est d'autant plus sûre que je l'ai retrouvée depuis dans le Glossaire de Du Cange sur l'histoire de Villehardouin, où les passages qu'il rapporte confirment le sentiment du P. Oudin. Guillaume de Nangis, parlant du roi des assassins, dit: «Icil très pesme Roy, et malvoulant seigneur.» Et Philippe Mouskes, en la vie de Philippe I: Dont fut une très grant gelée Trop piesme et trop démesurée. (Lantin de Damerey.) Nous ne reproduisons cette note que pour montrer que la science philologique était encore dans l'enfance au XVIIIe siècle. En effet, _pesme_ vient de _pessima, même_ de _metipsimus_, et _carême_ de _quadragesima_. [p. 454] Note 125, pages 352-353. Vers 9889-9959. _Laverne_. C'est la déesse que les voleurs avoient prise pour leur patrone. Horace nous a conservé la prière qu'on lui adressoit: _Pulchra Laverna,_ _Da mihi fallere, da justo sanctoque videri_ _Noctem peccatis, et fraudibus objice nubem_. (_Épist_. XVI, libro primo.) (Lantin de Damerey.) Note 126, pages 358. Vers 9994. _Listé_. Fermé avec une barrière qu'on appeloit _lista_. Je ne crois pas que dans aucun cas on puisse expliquer ce terme par _mortifiés_ qui se trouve dans certain glossaire. Ce que le roman nomme _palais listez_, ce sont des palais fermés avec des barrières. _Palais, à palando_, du verbe _palari_, aller par-ci par-là; ou bien de _palus_, qui signifie un pieu, dont Du Cange dérive le verbe _palissader_, garnir de pieux: étymologie qui remplit parfaitement l'idée attachée aux trois corps de troupes ou camps-volants de nos premiers François, qui étoient sans séjour fixe sous des tentes, munis seulement d'une enceinte de pieux dont on fait encore usage dans la guerre. Par là se forme du mot _palais_ une idée toute différente de celle que l'on en a vulgairement. De la même étymologie, _palor_, pour _errer_, se tirent certainement les mots _palatins_ et _paladins_, ou chevaliers errants, dont les combats et l'amour faisoient toute l'occupation. (Lantin de Damerey.) [p. 455] _Palais_ vient tout simplement de _palatum, palatium_, qui veut dire: maison du prince; on trouve _palatium_ dans Varron. Note 127, pages 362. Vers 10028. _Guerpir_, abandonner, du verbe _werpir_, qui signifioit autrefois: livrer et ensaisiner l'héritage que l'on appeloit _werp_ ou _guerp_, comme on le voit dans les notes de Hierome Bignon sur Marculfe. _Déguerpir_, c'étoit ôter, délaisser; mais dans la suite, le simple et le composé ont signifié la même chose, c'est-à-dire abandonner. (Lantin de Damerey.) Note 128, pages 366-367. Vers 10111-10187. _Pauper amet cautè: timeat maledicere pauper. Multaque, divitibus non patienda, ferat_. (Ovid., _De Art. am_., lib. II, carm. 167.) Note 129, pages 368-369. Vers 10137-10211. _Sed neque fulvus aper mediâ tam saevus in ira est, Fulmineo rabidos cùm votat ore canes, Nec lea, cùm catulis lactentibus ubera praebet, Nec brevis ignaro vipera laesa pede, Fomina quam socii deprensâ pellice lecti Ardet, et in vultu pignora mentis habet_. (Ovid., De _Art. am_., lib II, carm. 373.) [p. 456] Note 130, pages 376-377. Vers 10266-10342. Les quatre vers suivants se trouvent dans quelques manuscrits: Salemon qui tout esprouva, En mil homes un bon trova; Mès des fames ne trova nule, Ne plus qu'en trueve mere mule. Note _131, pages_ 378-379. Vers 10315-10391. _Quod natura dedit, nemo tollere potest_. Au vers précédent se trouve le mot _surgéure_, saut, la _science de surgéure_, la science de sauter. Ne pouvant traduire ce mot par un mot en _ure_ pour rimer avec _nature_, nous nous sommes permis de substituer à _surgéure_ le mot _égratignure_, qui traduit exactement la pensée de l'auteur, sinon le mot. [p. 457] TABLE DES MATIÈRES TITRES DES CHAPITRES. CHAPITRE XXXIII.--_Du vers_ 4283 _au vers_ 4450. Cy endroit trespassa Guillaume De Loris, et n'en fist plus pseaulme; Mais, après plus de quarante ans, Maitre Jehan de Meung ce Rommans Parfist, ainsi comme je treuve; Et ici commence son oeuvre. CHAPITRE XXXIV.--_Du vers_ 4451 _au vers_ 4952. Cy est k très-belle Raison, Qui est preste en toute saison De donner bon conseil à ceulx Qui d'eulx sauver sont paresceux. CHAPITRE XXXV.--_Du vers_ 4953 _au vers_ 5838. Ci est le Souffreteux devant Son vray Ami, en requerant Qu'il luy vueille aider au besoing, Son avoir lui mettant au poing. CHAPITRE XXXVI.--_Du vers_ 5839 _au vers_5888. Comment Virginius plaida Devant Apius, qui jugea Que sa fille à tout bien taillée, Fust tost à Claudius baillée. [p. 458] CHAPITRE XXXVII.--_Du vers_ 5889 _au vers_ 6162. Comment après le jugement Virginius hastivement A sa fille le chief couppa, Dont de la mort point n'échappa; Et mieulx ainsi le voulut faire, Que la livrer à pute affaire; Puis le chief presenta au juge Qui en escheut en grant déluge. CHAPITRE XXXVIII.--_Du vers_ 6163 _au vers_ 6440. Comment Raison monstre à l'Amant Fortune la Roë tournant, Et lui dit que tout son pouvoir, S'il veult, ne le fera douloir. CHAPITRE XXXIX.--_Du vers_ 6441 _au vers_ 6494. Comment le maulvais empereur Neron, par sa grande fureur, Fist devant luy ouvrir sa mere, Et la livrer à mort amere, Pource que véoir il vouloit Le lieu où concéu l'avoit. CHAPITRE XL.--_Du vers_ 6495 _au vers_ 6710. Comment Senecque le preud'homme, Maistre de l'empereur de Romme, Fut mis en ung baing pour mourir; Neron le fist ainsi périr. CHAPITRE XLI.--_Du vers_ 6711 _au vers_ 6796. Comment l'emperere Neron Se tua devant deux garçons, En ung jardin où se bouta, Pour ce que son pueple doubta. [p. 459] CHAPITRE XLII.--_Du vers_ 6797 _au vers_ 7526. Comment Phanie dist au roy Son pere, que par son desroy Il seroit au gibet pendu, Et l'a par son songe entendu. CHAPITRE XLIII.--_Du vers_ 7527 _au vers_ 8096. Comment Raison laisse l'Amant Mélancolieux et dolant, Puis s'est tourné devers Amis Qui en son cas confort a mis. CHAPITRE XLIV.--_Du vers_ 8097 _au vers_ 8266. Comment l'Amant monstre à Amis Devant lui ses trois ennemis, Et dit que tost le temps viendra Qu'au juge d'eulx se complaindra. CHAPITRE XLV.--_Du vers_ 8267 _au vers_ 8374. Comment Povreté fait requestes A Richesce moult deshonnestes, Qui riens ne prise tous ses ditz, Mais de tout l'a fait esconditz. CHAPITRE XLVI.--_Du vers_ 8375 _au vers_ 8712. Comment Amis recorde cy A l'Amant, qu'un seul vray Amy En sa povreté il avoit, Qui tout son avoir lui offroit. CHAPITRE XLVII.--_Du vers_ 8713 _au vers_ 8772. Comment les gens du temps passé N'avoient nul trésor amassé, Fors tout commun par bonne foy; Et n'avoient ne prince ne roy. [p. 460] CHAPITRE XLVIII.--_Du vers_ 8773 _au vers_ 8848. Ici commence le Jaloux A parler et dire, oyans tous, A sa femme qu'elle est trop baulde, Et rappelle faulse ribaulde. CHAPITRE XLIX.--_Du vers_ 8849 _au vers_ 8967. Comment le Jaloux si reprent Sa femme, et dit que trop mesprent De démener ou joie ou feste, Et que de ce trop le moleste. CHAPITRE L.--_Du vers_ 8968 _au vers_ 9307. Comment Lucrece par grant ire Son cuer point, derrompt et dessire, Et chiet morte sur terre adens, Devant son mari et parens. CHAPITRE LI.--_Du vers_ 9308 _au vers_ 9696. Beaulté si Chasteté guerroye, Et Laidure aussi la maistroye De servir à vertus leur dame Qui des chastes à malle fame. CHAPITRE LII.--_Du vers_ 9697 _au vers_ 9842. Comment le Jaloux se débat A sa femme, et si fort la bat, Que robe et cheveulx luy descire Par sa jalousie et par ire. CHAPITRE LIII.--_Du vers_ 9843 _au vers_ 9948. Comment Jason alla grant erre Oultre mer la toison d'or querre, Et fut chose moult merveilleuse Aux regardons et moult paoureuse. [p. 461] CHAPITRE LIV.--_Du vers_ 9949 _au vers_ 10358. Cy povez lire sans desroy, Comment fut fait le premier roy, Qui puis leur jura sans tarder De loyaulment le leur garder. CHAPITRE LV.--_Du vers_ 10359 _au vers_ 10398. Comment l'Amant, sans nul termine Prent congié d'Amis, et chemine Pour savoir s'il pourrait choisir Chemin pour Bel-Acueil véir. NOTES FIN DU TOME DEUXIÈME *** End of this LibraryBlog Digital Book "Le roman de la rose - Tome II" *** Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.