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Title: Mémoires pour servir à l'Histoire de mon temps (Tome 5)
Author: Guizot, François Pierre Guillaume, 1787-1874
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Mémoires pour servir à l'Histoire de mon temps (Tome 5)" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))



                             MÉMOIRES

                           POUR SERVIR A

                      L'HISTOIRE DE MON TEMPS



                                PAR

                             M. GUIZOT

                          TOME CINQUIÈME


PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
RUE VIVIENNE 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15,
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE.

1862



                           CHAPITRE XXVII

                    MON AMBASSADE EN ANGLETERRE.


Mon arrivée en Angleterre; aspect général du pays.--Mon établissement
dans _Hertford-House_, hôtel de l'ambassade.--Je présente à la
reine Victoria mes lettres de créance.--Incident de cette
audience.--Situation respective de l'aristocratie et de la démocratie
dans le gouvernement anglais.--Mon premier dîner et ma première soirée
chez lord Palmerston.--Lord Melbourne et lord Aberdeen.--Le duc
de Wellington.--Mon premier dîner chez la reine, à
Buckingham-Palace.--Lever que tient la reine au palais de
Saint-James.--Chute du maréchal Soult et avénement de M.
Thiers.--Dispositions du roi Louis-Philippe.--Situation de M.
Thiers.--Opinions diverses de mes amis sur la question de savoir si
je dois rester ambassadeur à Londres.--Raisons qui me décident à
rester.--Mes lettres à mes amis.--Commencement de la correspondance
entre M. Thiers et moi.


J'avais beaucoup étudié l'histoire d'Angleterre et la société
anglaise. J'avais souvent discuté, dans nos Chambres, les questions de
politique extérieure. Mais je n'étais jamais allé en Angleterre et je
n'avais jamais fait de diplomatie. On ne sait pas combien on ignore et
tout ce qu'on a à apprendre tant qu'on n'a pas vu de ses propres yeux
le pays et fait soi-même le métier dont on parle.

Ma première impression, en débarquant à Douvres, le 27 février 1840,
fut une impression de contraste. A Calais, moins de population que
d'espace, peu de mouvement d'affaires, des promeneurs errants sur la
place d'armes ou sur le port, quelques groupes arrêtés çà et là
et causant tout haut, des enfants courant et jouant avec bruit;
à Douvres, une population pressée, silencieuse, ne cherchant ni
conversation ni distraction, allant à ses affaires; sur une rive, le
loisir animé; sur l'autre, l'activité préoccupée de son but. A
mon arrivée à Douvres comme à mon départ de Calais, des curieux
s'approchaient de moi; mais les uns regardaient pour s'amuser, les
autres observaient attentivement. Pendant ma route en poste de Douvres
à Londres, j'eus d'abord une impression semblable; en traversant
soit les campagnes, soit les villes, dans l'aspect du pays et des
personnes, ce n'était plus la France que je voyais; après deux heures
de voyage, cette impression avait disparu; je me sentais comme en
France, dans une société bien réglée, au milieu d'une population
intelligente, active et paisible. Sous des physionomies diverses,
c'était la même civilisation générale. On passe sans cesse, en
Angleterre, de l'une à l'autre de ces impressions; ce sont tantôt les
différences, tantôt les ressemblances des deux pays qui apparaissent.
J'arrivai à Londres vers la fin de la matinée; j'avais voyagé par un
beau soleil froid qui entra, comme moi, dans le vaste brouillard de
la ville et s'y éteignit tout à coup. C'était encore le jour, mais un
jour sans lumière. En traversant Londres, rien n'attira vivement mes
regards; édifices, maisons, boutiques, tout me parut petit, monotone
et mesquinement orné; partout des colonnes, des colonnettes, des
pilastres, des figurines, des enjolivements de toute espèce; mais
l'ensemble frappe par la grandeur. Londres semble un espace sans
limites, plein d'hommes qui y déploient continûment, silencieusement,
leur activité et leur puissance. Et au milieu de cette grandeur
générale, la propreté extérieure des maisons, les larges trottoirs,
l'éclat des carreaux de vitre, des balustrades en fer, des marteaux
de porte, donnent à la ville un air de soin et de bonne tenue qui se
passe presque de bon goût.

La première figure connue que j'aperçus dans les rues fut celle de
lady Palmerston dont la voiture croisa la mienne. J'arrivai enfin à
l'hôtel qu'occupait alors l'ambassade de France, _Hertford-House_,
dans _Manchester-Square_; grande maison entre une petite cour sablée
et un petit jardin humide, belle au rez-de-chaussée et convenablement
arrangée pour la vie officielle et mondaine, assez nue et peu commode,
au premier étage, pour la vie domestique. J'étais seul, avec le
personnel de l'ambassade; j'avais laissé ma mère et mes enfants
à Paris; mon installation fut facile. A tout prendre, l'aspect de
l'habitation et des environs me convint; j'écrivais quelques jours
après: «J'éprouve ici, le matin, une grande impression de calme.
Personne ne vient, personne ne me parle; je n'entends point de bruit;
c'est le repos de la nuit sans les ténèbres. Je suis en présence d'une
ruche d'abeilles qui travaillent sans bourdonner.»

Je vis lord Palmerston dès le lendemain, mais sans lui parler
d'affaires; la crise ministérielle qui éclatait en ce moment même à
Paris me commandait l'attente, et il l'admit de bonne grâce, en se
montrant pourtant pressé de reprendre la négociation sur les affaires
d'Orient. Le fils du comte de Nesselrode était arrivé la veille de
Saint-Pétersbourg, apportant au baron de Brünnow des instructions par
lesquelles l'empereur Nicolas l'autorisait à donner au cabinet anglais
«une très-grande latitude» pour les arrangements qui devaient amener
la conclusion. Je demandai à lord Palmerston de vouloir bien prendre
sans retard les ordres de la reine pour mon audience de réception.
J'avais là une question à résoudre d'avance; en présentant au roi
Guillaume IV ses lettres de créance, M. de Talleyrand lui avait
adressé, le 6 octobre 1830, un petit discours politique; lorsque,
en février 1835, il remplaça à Londres M. de Talleyrand, le général
Sébastiani ne prononça point de discours. Que devais-je faire? Le roi
Louis-Philippe m'avait témoigné son désir que je saisisse la première
occasion de rappeler à la reine Victoria les rapports intimes
qu'il avait eus avec le duc de Kent, son père; dans un discours de
réception, ce souvenir eût naturellement pris place. Je priai lord
Palmerston de me dire ce qui, dans son opinion, conviendrait le mieux
à la reine. Il me répondit que ma réception serait une pure formalité
officielle, et me donna clairement à entendre que la reine aimerait
mieux n'avoir à répondre à aucun discours. Je résolus donc de m'en
abstenir. Dès le lendemain, 29 février, je reçus, à une heure dix
minutes, un billet de lord Palmerston, me disant que la reine me
recevrait ce jour même, à une heure. J'envoyai sur-le-champ chez lui,
pour bien constater le retard et mon innocence. Je m'habillai en toute
hâte, et j'étais, un peu avant deux heures, à Buckingham-Palace. Lord
Palmerston y arrivait au même moment que moi; les ordres de la reine,
me dit-il, lui étaient parvenus tard; on ne les lui avait pas remis
tout de suite; heureusement, la reine avait d'autres audiences qu'elle
avait données en nous attendant. Mais au moment d'entrer, point de
maître des cérémonies pour m'introduire; sir Robert Chester, prévenu
aussi tard que moi, n'avait pas été aussi preste que moi; lord
Palmerston fit l'office d'introducteur. La reine me reçut avec une
bonne grâce à la fois jeune et grave; la dignité de son maintien la
grandit: «J'espère, madame, lui dis-je en entrant, que Votre Majesté
sait mon excuse, car je serais inexcusable.» Elle sourit, comme peu
étonnée de l'inexactitude. Mon audience fut courte: le roi, la reine,
la famille royale, les relations du roi avec le duc de Kent, la
surprise que je ne fusse jamais venu en Angleterre, en firent les
frais. Comme je me retirais, lord Palmerston, qui était resté avec
la reine un moment après moi, me rejoignit en hâte: «Vous n'avez pas
fini; je vais vous présenter au prince Albert et à la duchesse de
Kent; sans cela, vous ne pourriez leur être présenté qu'au prochain
lever, le 6 mars, et il faut au contraire que, ce jour-là, vous soyez
déjà de vieux amis.» La double présentation eut lieu; je fus frappé de
l'esprit politique qui perçait, quoique avec beaucoup de réserve,
dans la conversation du prince Albert. Au moment où je traversais le
vestibule du palais pour aller reprendre ma voiture, le maître des
cérémonies, sir Robert Chester, y entrait, descendant de la sienne
et pressé de s'excuser envers moi, non sans quelque humeur, de son
involontaire inutilité. Je dînai ce même jour chez lord Palmerston, et
la soirée fut employée à me faire faire connaissance avec une partie
de cette aristocratie anglaise qu'on a coutume de regarder, bien plus
que cela n'est vrai, comme le gouvernement du pays.

Depuis trois quarts de siècle, deux mots puissants, _liberté_,
_égalité_, sont le ferment qui soulève et fait bouillonner notre
société française, je pourrais dire toute la société européenne.
Par un concours de causes dont l'examen serait ici hors de
saison, l'Angleterre a eu cette fortune que, dans le travail de sa
civilisation, c'est surtout vers la liberté que se sont portés ses
efforts et ses progrès. La lutte s'est établie, non entre les classes
diverses et pour élever les unes en abaissant les autres, mais entre
le pouvoir souverain et un peuple jaloux de défendre ses droits et
d'intervenir dans son gouvernement. L'esprit d'égalité a eu, dans
cette lutte, sa place et sa part; le mouvement ascendant de la
démocratie a puissamment contribué à la grande Révolution qui, de
1640 à 1688, a agité et transformé l'Angleterre; un moment même,
les classes démocratiques ont envahi la scène, changé la forme du
gouvernement et touché à la domination directe; mais ce n'a été là
qu'une crise superficielle et passagère; l'esprit de liberté était
le vrai mobile du pays: c'était entre la royauté absolue et le
gouvernement libre que se livrait le combat; une grande portion de
l'aristocratie soutenait la cause des libertés publiques, et le
peuple se groupait de bon coeur autour d'elle comme autour d'un allié
nécessaire et d'un chef naturel. La Révolution d'Angleterre a été,
de 1640 à 1660, bien plus aristocratique, et en 1688, bien plus
démocratique qu'on ne le croit communément; la démocratie a paru
dominante en 1640 et l'aristocratie en 1688; mais à l'une et à l'autre
époque, ce sont l'aristocratie et la démocratie anglaises, animées
du même esprit et intimement unies, qui ont fait ensemble, pour la
défense ou le progrès de leurs libertés communes, l'un et l'autre de
ces grands événements.

Leur union dans l'intérêt et sous le drapeau libéral a eu deux
résultats excellents: l'aristocratie n'a été ni souveraine ni
anéantie; la démocratie n'a été ni impuissante ni souveraine. La
société anglaise n'a pas été bouleversée de fond en comble; le pouvoir
n'est pas descendu des régions où il doit naturellement résider, et il
n'y est pas resté isolé et sans communication avec le sol où sont ses
racines. Les classes élevées ont continué de diriger le gouvernement
du pays, mais à deux conditions: l'une, de gouverner dans l'intérêt
général et sous l'influence prépondérante du pays lui-même; l'autre,
de tenir leurs rangs constamment ouverts et de se recruter, de
se rajeunir incessamment en acceptant les nouveaux venus d'élite
qu'enfante et élève le mouvement ascendant de la démocratie. Ce n'est
point là le gouvernement aristocratique de l'antiquité ou du moyen
âge; c'est le gouvernement libre et combiné des diverses forces
sociales et des influences naturelles qui coexistent au sein d'une
grande nation.

La part de la démocratie dans cette alliance s'est, de nos jours,
fort accrue, mais sans que l'alliance ait été rompue et l'aristocratie
dépossédée de son rôle; c'est encore entre ses mains qu'est en général
le pouvoir; elle fait toujours les affaires du pays; mais elle les
fait de plus en plus selon l'impulsion et sous le contrôle du pays
tout entier. Tout en conservant son rang social, elle est aujourd'hui
serviteur et non maître; elle est le ministre habituel, mais
responsable, de l'intérêt et du sentiment public. L'aristocratie
gouverne, la démocratie domine, et elle domine en maître très-redouté
et quelquefois trop docilement obéi.

Dès mes premiers pas dans la société anglaise, je fus frappé de cet
état des esprits et des institutions en Angleterre. Les convives
que je rencontrai à dîner chez lord Palmerston, le 29 février,
appartenaient presque tous à la haute aristocratie, le duc de Sussex,
quatrième fils du roi George III et oncle de la reine, les ducs de
Norfolk et de Devonshire, lord Carlisle, lord Albemarle, lord
Minto. Je vis passer devant moi dans la soirée beaucoup d'hommes
considérables des divers partis, des whigs en grande majorité, mais
aussi des torys et des radicaux, depuis lord Aberdeen jusqu'à M.
Grote. J'entrai avec plusieurs en conversation courte; mais entre gens
curieux les uns des autres, il ne faut pas beaucoup de paroles pour
révéler le caractère général des dispositions et des idées. Je trouvai
tous mes interlocuteurs, bien qu'à des degrés inégaux, très-modestes,
je pourrais dire timides envers l'opinion et le sentiment populaires,
et plus préoccupés de les bien reconnaître pour les suivre qu'aspirant
à les diriger. Évidemment, les prétentions et l'indépendance
aristocratiques ne tiennent là plus guère de place dans la pensée et
la conduite des hommes publics.

Parmi ceux avec qui j'entrai ce jour-là en relation, deux surtout,
lord Melbourne et lord Aberdeen, attirèrent, l'un ma curiosité,
l'autre ma sympathie: Lord Melbourne, le moins radical des whigs,
impartial par bon sens et par indifférence, épicurien judicieux,
égoïste avec agrément, gai avec froideur, et mêlant une autorité
naturelle à une insouciance qu'il prenait plaisir à afficher. «Cela
m'est égal» (_I don't care_), était son mot habituel; il avait inspiré
à la jeune reine autant de goût que de confiance; il l'amusait en
la conseillant, et il avait avec elle une liberté affectueuse qui
ressemblait presque à un sentiment paternel. Lord Aberdeen, le plus
libéral des torys, esprit grave et doux, droit et fin, élevé et
modeste, pénétrant et réservé, imperturbablement équitable; coeur
profondément triste, car il avait été frappé coup sur coup dans ses
affections les plus chères, mais resté tendre et d'un commerce plein
de charme sous des dehors froids et une physionomie sombre. J'étais
loin de prévoir, en le rencontrant, quels liens d'affaires et d'amitié
devaient bientôt nous unir; mais je ressentis, et je puis dire que
nous ressentîmes, l'un pour l'autre, un prompt et naturel attrait.

Dans ce premier flot de rencontres et de visites, je n'avais pas vu le
plus considérable des hommes considérables de l'Angleterre, le duc
de Wellington. Il n'était pas à Londres. La première fois que je le
rencontrai, son aspect me surprit; je le trouvai vieilli, maigri,
rapetissé, voûté, fort au delà des exigences de son âge; il regardait
avec ces yeux vagues et éteints où l'âme près de s'enfuir semble ne
plus prendre la peine de se montrer; il parlait de cette voix courte
et chancelante dont la faiblesse ressemble à l'émotion d'un dernier
adieu. La conversation une fois engagée, toute sa ferme et précise
intelligence était là, mais avec fatigue et soutenue par l'énergie
de sa volonté. Il s'excusa de n'être pas encore venu chez moi,
selon l'usage: «J'étais à la campagne, me dit-il, j'ai besoin de la
campagne.» La décadence physique était frappante à côté de la vigueur
morale et de l'importance publique encore intactes.

Le jeudi 5 mars, je dînai pour la première fois chez la reine. Ni
pendant le dîner, ni dans le salon après le dîner, la conversation ne
fut animée et intéressante; tout sujet politique en était écarté; nous
étions assis autour d'une table ronde, devant la reine établie sur un
canapé; deux ou trois de ses dames essayaient de travailler à je ne
sais plus quels ouvrages; le prince Albert jouait aux échecs; nous
soutenions assez péniblement, lady Palmerston et moi, un entretien
languissant. Je remarquai, au-dessus des trois portes du salon,
trois portraits: Fénelon, le czar Pierre le Grand et la fille de lord
Clarendon, Anne Hyde, la première femme de Jacques II. Je m'étonnai
de ce rapprochement de trois personnages si parfaitement incohérents.
Personne n'y avait fait attention, et personne n'en put dire la
raison. J'en trouvai une: on avait choisi ces portraits à la taille;
ils allaient bien aux trois places.

Le lendemain 6 mars, la reine tint un lever au palais de Saint-James;
longue et monotone cérémonie qui pourtant m'inspira un véritable
intérêt. Je regardais avec une estime émue le respect profond de tout
ce monde, gens de cour, de ville, de robe, d'église, d'épée, passant
devant la reine, la plupart mettant un genou en terre pour lui baiser
la main, tous parfaitement sérieux, sincères et gauches. Il faut cette
sincérité et ce sérieux pour que ces anciens habits, ces perruques,
ces bourses, ces costumes que personne, même en Angleterre, ne porte
plus que pour venir là, ne fassent pas un effet un peu ridicule. Mais
je suis peu sensible au ridicule des dehors quand le dedans ne l'est
pas.

Au moment même où je commençais ainsi à m'établir à Londres, j'avais à
résoudre la question de savoir si j'y resterais, si je devais vouloir
y rester. Le cabinet qui m'avait appelé à cette ambassade tombait à
Paris; le maréchal Soult, M. Duchâtel, M. Passy, M. Dufaure donnaient
leur démission. Le rejet, par la Chambre des députés, de la dotation
qu'ils avaient proposée pour M. le duc de Nemours, rejet prononcé
sans discussion et par un vote indirect qui ressemblait fort à une
surprise, les avait offensés autant qu'affaiblis. Le Roi essaya
vainement de les retenir. Ils avaient un juste sentiment des
difficultés de la situation et des faiblesses de la majorité qui
venait de leur manquer, par imprévoyance plutôt qu'à dessein: «Quand
je devrais me retirer seul, je me retirerais,» disait M. Duchâtel. Le
cabinet du 12 mai 1839 s'était formé courageusement contre une émeute;
il se retira, le 29 février 1840, devant un échec parlementaire qu'un
débat hardiment provoqué lui aurait peut-être épargné.

Ce ne fut certainement pas sans quelque déplaisir que le Roi fit
appeler alors M. Thiers, et le chargea de former un cabinet. Il lui en
coûtait de prendre pour premier ministre l'un des principaux chefs de
la coalition. C'était le rejet de la dotation de M. le duc de Nemours
qui ouvrait à M. Thiers la porte du pouvoir. Le Roi craignait, de
sa part, dans les affaires extérieures, des dispositions un peu
trop belliqueuses et aventureuses. Ceux qui font de ces sentiments
personnels un tort constitutionnel au roi Louis-Philippe sont de
pauvres moralistes et de bien superficiels politiques; une couronne
placée sur la tête d'un homme ne supprime pas en lui la nature
humaine, et pour ne pouvoir gouverner que de concert avec les Chambres
et par des ministres responsables, un roi ne devient pas une machine.
Tout ce qu'on a droit de lui demander et d'attendre de lui, c'est
qu'il accepte, en dernière analyse, les conseillers que les Chambres
lui présentent, et qu'après les avoir acceptés, il ne travaille
pas, sous main, à les contrecarrer et à les renverser. Le roi
Louis-Philippe n'a jamais manqué ni à l'un ni à l'autre de ces
devoirs; il portait quelquefois trop de pétulance dans l'expression
de ses sentiments propres, mais il n'en faisait point la règle de sa
conduite publique; il n'a jamais repoussé le voeu clair des majorités
parlementaires; il a toujours été loyal, même envers les cabinets qui
ne lui plaisaient pas: «Je signerai demain mon humiliation,» disait-il
un peu indiscrètement à M. Duchâtel le 28 février 1840; et le
lendemain 29, comme M. Thiers était embarrassé à trouver un ministre
des finances convenable, «cela ne fera pas de difficulté, dit le Roi;
que M. Thiers me présente, s'il veut, un huissier du ministère; je
suis résigné.» Il l'était bien réellement, car peu de jours après, le
11 mars, un homme à qui il portait une entière confiance, le général
Baudrand, premier aide de camp de M. le duc d'Orléans et l'un de mes
plus sûrs amis, m'écrivait à Londres: «Le Roi est déjà effrayé de voir
son nouveau ministère renversé; il redoute les crises ministérielles,
et ne voudrait pas qu'on détruisît l'édifice sans avoir les matériaux
tout prêts pour reconstruire.»

Envers le Roi comme envers les diverses fractions des Chambres dont
l'appui lui était nécessaire, M. Thiers se conduisit avec tact et
mesure. Sa situation était compliquée et difficile; il n'était le
représentant et le chef d'aucune opinion, d'aucun groupe capable de
suffire seul à former et à soutenir le gouvernement; pour avoir la
majorité dans les Chambres, il avait besoin de rallier autour de lui
des partis et des hommes très-divers, des conservateurs, des libéraux
et des doctrinaires, des membres de la coalition contre M. Molé et des
adhérents à M. Molé, des défenseurs de la politique de résistance
et des avocats de la politique de concession, le centre gauche, une
partie du côté gauche et une partie du centre droit; il ne pouvait se
former un cabinet et se faire une armée qu'en recrutant partout et en
semant la désorganisation dans tous les anciens rangs. Il y procéda
hardiment et avec une finesse pleine d'abandon. Il alla trouver
d'abord le duc de Broglie, et lui offrit tout ce qu'il voudrait dans
le ministère; puis le maréchal Soult, à qui il proposa de refaire,
avec quelques éléments nouveaux, le cabinet qui venait de tomber. Par
des raisons et dans des dispositions très-diverses, le duc de Broglie
et le duc de Dalmatie se refusèrent à ses offres. M. Thiers pressa
alors leurs amis et les miens de s'unir aux siens dans le cabinet
futur, se disant même prêt à renoncer à la présidence du conseil si
l'on pouvait trouver une combinaison plausible pour le suppléer. Il
fut, avec le Roi, également coulant et sans exigence ni impatience:
au dehors, la question d'Espagne était assoupie, et il acceptait en
principe la politique jusque-là suivie dans la question d'Orient; au
dedans, il ne demandait ni grande innovation constitutionnelle,
ni grands changements administratifs. Je présume qu'en faisant des
avances si diverses, il prévoyait que plusieurs ne seraient pas
agréées, et que, dans son âme, il se rendait bien compte des
conséquences de son entrée au pouvoir et des voies nouvelles dans
lesquelles il placerait le gouvernement; il a trop d'esprit pour ne
pas savoir ce qu'il fait et où il va; mais il ne témoignait point de
longue préméditation, point de prétention pressée; il ne se proposait
que de donner satisfaction aux intérêts et aux désirs nouveaux
qui, depuis la chute du cabinet du 11 octobre 1832, avaient changé,
disait-on, l'état des partis et des esprits. Il voulait entrer en
transaction et même en alliance avec cette opposition du côté gauche
qu'il avait naguère si vivement combattue; mais il promettait, et il
se promettait sans doute à lui-même, de la contenir et de l'assouplir
encore plus que de la satisfaire.

Je suivais de loin, avec une vive préoccupation, ce travail
d'enfantement ministériel où ma cause politique et ma situation
personnelle étaient également intéressées. Mes amis me tenaient au
courant de toutes ses phases; mais leurs appréciations étaient aussi
diverses que leurs dispositions. Dégagé de tout embarras dans le
passé et de toute ambition dans l'avenir, le duc de Broglie regardait
l'entrée de M. Thiers aux affaires, par conséquent la prépondérance du
centre gauche et une certaine mesure d'alliance avec le côté gauche,
comme inévitables, du moins pour quelque temps; il craignait peu
que M. Thiers se livrât tout à fait, ou qu'on ne pût pas, au besoin,
l'arrêter sur cette pente, et il aida à la formation du cabinet en
engageant quelques-uns de nos amis communs à y entrer, comme le leur
offrait M. Thiers, pour en modifier le caractère et la direction. M.
Duchâtel s'inquiétait davantage de ce premier pas hors de la politique
que nous avions soutenue et vers celle que nous avions combattue;
dans sa prévoyance, ce seraient les situations, bien plus que les
intentions, qui détermineraient en définitive les conduites, et il se
préparait, de concert avec le gros du parti conservateur, à résister
à l'alliance que le nouveau cabinet négociait avec l'ancienne
opposition. M. Villemain et M. Dumon partageaient le sentiment de
M. Duchâtel. M. de Rémusat au contraire était prêt à s'associer à M.
Thiers, se flattant de maintenir et de rajeunir à la fois, dans cette
association, la politique que, depuis 1830, il avait courageusement
servie, mais qu'il trouvait un peu vieillie et languissante: «Je ne
me dissimule, m'écrivait-il, aucune objection, aucun danger, aucune
chance de revers, et, ce qui est plus dur, de chagrin; j'en aurai de
cruels; mais je me sens un fonds inexploité d'ambition, d'activité, de
ressources, que cette occasion périlleuse m'excite à mettre enfin
en valeur, et il y a en moi un je ne sais quoi d'aventureux, bien
profondément caché, que ceci tente irrésistiblement.» M. Duvergier de
Hauranne, champion passionné, et aussi désintéressé que passionné, de
la coalition, et son beau-frère le comte Jaubert, qui s'était fait un
juste renom par ses hardies et piquantes agressions ou résistances à
la tribune, étaient dans les mêmes dispositions que M. de Rémusat. De
toutes les fractions de la Chambre des députés, mes amis particuliers,
les doctrinaires, étaient la plus divisée; et dans les lettres
qu'ils m'écrivaient tous les jours, les uns m'engageaient à rester
ambassadeur à Londres avec le nouveau cabinet qui le souhaitait
vivement; les autres, avec plus de réserve, me laissaient entrevoir
leur désir que je donnasse ma démission, et que je revinsse
m'associer, dans la Chambre, à leur attitude de méfiance et bientôt
probablement d'opposition.

Pour mon compte et dans le fond de ma pensée, je n'hésitai pas un
moment. Si M. Thiers fût entré seul au pouvoir, appuyé sur le centre
gauche et accepté par le côté gauche, j'aurais sur-le-champ quitté
Londres pour aller reprendre à Paris ma place dans la défense de notre
politique si évidemment abandonnée. Mais M. Thiers protestait contre
l'idée d'un tel abandon; il avait offert au duc de Broglie des
combinaisons qui en auraient absolument écarté la crainte; il pressait
quelques-uns de mes amis de s'unir à lui, et ceux qui s'y montraient
disposés me donnaient des assurances positives de leur résistance à
une pente dont ils reconnaissaient le péril. J'écrivis, le 4 mars, à
M. Duchâtel:

«Mon cher ami, j'ai attendu, pour vous écrire, que tout fût fini. _Le
Moniteur_ m'apportera ce matin le cabinet. Tout bien considéré, je
crois devoir rester. Je le crois dans l'intérêt de notre cause et de
notre parti, dans le mien propre.

«Il est clair que le danger est la pente vers la gauche, c'est-à-dire
vers la réforme électorale et la dissolution de la Chambre des députés
au dedans, vers la guerre au dehors. Quant à la guerre, j'occupe
ici la position décisive. C'est ici seulement que la politique qui
pousserait ou qui se laisserait pousser à la guerre, ou à ce qui
amènerait la guerre, pourrait chercher quelque point d'appui. Tant
que cette position est à nous, nous sommes en mesure d'avertir et
d'arrêter. L'Angleterre est, en fait de politique extérieure, un pays
à la fois égoïste et téméraire. Il peut s'engager dans des mesures par
lesquelles il ne serait pas du tout compromis lui-même, mais qui nous
compromettraient fort, nous, sur le continent. Vous en avez vu un
exemple dans la question d'intervention en Espagne. C'est ici qu'il
faut et qu'on peut défendre la politique de la paix.

«Quant au dedans, voici ce que m'écrit Rémusat:--«Le ministère
est formé sur cette idée: point de réforme électorale, point de
dissolution. D'ailleurs il est évident qu'il aura, quant aux noms
propres, surtout dans le premier mois, un air d'aller à gauche. Les
apparences seront dans ce sens, et j'avoue que cela est grave. Mais je
réponds de la réalité sur tous les points essentiels.»--Vous comprenez
qu'en lui répondant je prends acte de ces mots:--Point de réforme
électorale, point de dissolution;--à ces conditions seules, je puis
rester. Il faut qu'en restant je sois une garantie pour la politique
de conservation, et que ma retraite, si elle doit arriver un jour,
soit un signal décisif.

«Des choses je viens aux personnes.»

«Je ne me fais aucune illusion sur ce qui vient de se passer et
sur son péril. Mais je ne puis équitablement, raisonnablement,
honorablement, me retirer parce qu'un cabinet arrive, formé sous
l'influence du duc de Broglie, contenant Rémusat et Jaubert, et me
retirer avant aucun acte, sur le seul indice de certains noms propres.
Je n'ai jamais manqué à mes amis. Tous le savent. Au moment où ils
paraissent se diviser, je ne manquerai pas plus aux uns qu'aux autres.
Je ne me séparerai de personne sur des préventions, des présomptions,
des craintes, des dangers même. Le jour où les actes viendront, s'ils
viennent justifier les craintes et faire éclater les dangers, ce
jour-là, je me séparerai hautement et sans hésiter. A ne parler que de
moi, je ne suis pas fâché, je vous l'avouerai, de me trouver un peu en
dehors des luttes de personnes et des décompositions de partis: nul ne
s'y est engagé plus que moi, dans l'intérêt commun et sans retour sur
moi-même; il me convient de m'en reposer. Si quelque autre combinaison
de gouvernement me semblait possible, je pourrais la chercher; pour le
moment, je n'en vois aucune, et je ne crois pas qu'il soit utile,
pour le pays et pour nous-mêmes, ni honorable et conséquent après la
coalition, d'aggraver encore, sans nécessité absolue et évidente, ce
fardeau d'incompatibilités et d'impossibilités qui a tant pesé sur
nous.

«Si je ne me trompe, mon cher ami, toute la portion modérée,
patriotique, étrangère à toute intrigue, de l'ancien parti de
gouvernement (et c'est de beaucoup la plus considérable) doit se
rallier autour de nous. C'est, dans le présent, une force immense;
dans l'avenir, un succès presque certain. Gardez cette position. Je
vous y aiderai d'ici, car je la garderai également. Nous n'avons pas,
ce me semble, de meilleure ni de plus sûre conduite à tenir.»

M. Duchâtel a de premières impressions très-vives, et s'abandonne
quelquefois un peu vivement, en paroles, à ses premières impressions;
mais à l'heure de la réflexion sérieuse et de la résolution
définitive, je ne connais point de jugement ni d'honneur plus sûr
que le sien. Il avait laissé paraître quelque désir que je revinsse
sur-le-champ à Paris prendre ma place dans la lutte qu'il prévoyait;
mais il comprit et approuva pleinement mes raisons pour rester
à Londres, et il m'en donna une assurance à laquelle j'attachais
beaucoup de prix.

J'avais également à coeur de m'expliquer sans réserve avec M. de
Rémusat, prévoyant, comme il le prévoyait lui-même, que la voie dans
laquelle il entrait pourrait bien un jour compliquer tristement des
relations qui me resteraient chères, même quand elles cesseraient
d'être intimes. Je lui écrivis le 5 mars:

«Mon cher ami, j'ai attendu _le Moniteur_ pour vous répondre. J'y
ai bien pensé; je reste à mon poste. J'y reste sérieusement. Je
concourrai loyalement. Je ne me séparerai pas, sur le seul indice des
noms propres et à cause de l'embarras des situations, d'un cabinet où
vous êtes, et que le duc de Broglie a tant contribué à former. Votre
pente est périlleuse; elle l'est surtout à cause de votre propre
nature à vous, de ce goût aventureux dont vous me parlez vous-même,
et qui ne peut guère trouver sa satisfaction que vers la gauche.
Croyez-moi; il y a par moments de la force à prendre dans la gauche,
jamais un point d'appui permanent. Elle ne possède ni le bon sens
pratique ni les vrais principes, les principes moraux du gouvernement,
et moins du gouvernement libre que de tout autre. Elle n'a de quoi
satisfaire et soutenir ni l'homme d'affaires ni le philosophe. Elle
ébranle et énerve, au lieu de les affermir, les deux bases de l'ordre
social, les intérêts réguliers et les croyances morales. Elle peut
donner, elle a donné quelquefois des secousses utiles et glorieuses;
son influence prolongée, sa domination abaissent et dissolvent, tôt
ou tard, le pouvoir et la société. Vous me dites que le ministère
se forme sur cette idée: point de réforme électorale, point de
dissolution. Permettez-moi d'en prendre acte, car j'en ai besoin pour
moi-même. Je ne puis marcher que sous ce drapeau et dans cette voie.
Si le cabinet s'en écartait, je serais contraint de me séparer de
lui.»

Ce ne fut pas seulement à mes intimes amis, aux principaux acteurs
politiques que je fis ainsi bien connaître les motifs et les limites
de ma résolution; je voulus que le gros du parti conservateur, les
spectateurs et les juges de la lutte parlementaire en fussent aussi
positivement informés; et j'écrivis, le 8 mars, à l'un des plus
éclairés, M. Molin, député du Puy-de-Dôme: «Mon cher collègue, après
y avoir bien pensé, je me suis décidé à rester, quant à présent, à mon
poste. Il arrivera l'une de ces trois choses: ou le cabinet luttera
contre le vice de son origine et de sa pente; dans ce cas, j'aiderai,
dans cette lutte, à la bonne cause; je pèserai du bon côté: ou le
cabinet succombera bientôt sous sa mauvaise position; dans ce cas,
j'aurai fait preuve de modération et d'équité; je serai resté un peu
en dehors de ces luttes de personnes, de ces décompositions de partis,
de ces incompatibilités, impossibilités, séparations et alliances
précaires dans lesquelles je me suis engagé, depuis quelques années,
plus vivement que nul autre, et qui nous ont tant embarrassés et
lassés, le pays et nous-mêmes. Ou bien, enfin, le cabinet vivra en
marchant du côté où il penche, et dans ce cas, dès que les actions
iront à gauche, je me séparerai de lui, et j'irai reprendre ma place
sur mon banc et ma part dans le combat. Les ministres m'ont écrit:
«Le ministère s'est formé sur cette idée: point de réforme électorale,
point de dissolution.» J'ai pris acte de ces paroles, en disant que
c'était là le seul drapeau sous lequel je pusse et voulusse agir. Je
reste donc, inquiet et en observation, pour défendre ici la politique
de la paix, tant que la politique de l'ordre ne me paraîtra pas, au
dedans, encore plus compromise et encore plus nécessaire à défendre.
C'est là, si je ne me trompe, la position qui convient à mes amis à
Paris, comme à moi ici. Une hostilité soudaine, déclarée, un parti
pris de renverser le nouveau cabinet en l'empêchant absolument de
marcher, quand il contient quelques-uns des nôtres, hommes d'esprit et
d'honneur, et avant qu'il ait rien fait, une telle hostilité, dis-je,
me paraîtrait une politique mauvaise en soi et peu convenable pour
nous. Nous avons toujours offert de soutenir le gouvernement qui
voudrait marcher avec nous. Celui-ci penche vers la gauche, et bien
des causes l'y pousseront. D'autres causes aussi, les nécessités du
pouvoir, l'instinct de sa propre conservation le ramèneront vers nous.
Je me fie un peu, je l'avoue, à l'incorrigible nature de la gauche
pour espérer qu'elle nous renverra les hommes mêmes qui sont arrivés
poussés par son souffle. Restons fermes dans notre camp; mais n'en
sortons pas pour attaquer, et n'en fermons pas les portes à qui
voudrait y entrer. Peut-être réussirons-nous à reformer ainsi, dans
la Chambre, une majorité gouvernementale. C'est le but que nous avons
poursuivi, à travers des situations bien diverses, depuis la chute du
cabinet du 11 octobre; c'est encore aujourd'hui, à mon avis, celui que
nous devons poursuivre.»

J'étais pleinement en droit de donner à mon attitude et à ses motifs
la publicité qui devait résulter de toute cette correspondance, car je
m'en étais, dès le premier moment, nettement expliqué avec M. Thiers
lui-même. Le lendemain même de la formation du cabinet, le 2 mars,
avant que j'eusse fait connaître à personne ma résolution de rester
à Londres, il m'avait écrit: «Mon cher collègue, je me hâte de vous
écrire que le ministère est constitué. Vous y verrez, parmi les
membres qui le composent, deux de vos amis, Jaubert et Rémusat, et
dans tous les autres, des hommes auxquels vous vous seriez volontiers
associé. Nos fréquentes communications depuis dix-huit mois nous ont
prouvé, à l'un et à l'autre, que nous étions d'accord sur ce qu'il y
avait à faire, soit au dedans, soit au dehors. En partant de Paris,
vous m'avez déclaré, dans la salle des conférences, que votre
politique extérieure était la mienne. Je serais bien heureux si, en
réussissant tous les deux dans notre tâche, vous à Londres, moi
à Paris, nous ajoutions une page à l'histoire de nos anciennes
relations; car, aujourd'hui comme au 11 octobre, nous travaillons
à tirer le pays d'affreux embarras. Vous trouverez en moi la même
confiance, la même amitié qu'à cette époque. Je compte en retour sur
les mêmes sentiments. Je ne vous parle pas d'affaires aujourd'hui. Je
ne le pourrais pas utilement. J'attends vos prochaines communications
et les prochaines délibérations du nouveau conseil pour vous
entretenir de la mission dont vous êtes chargé. Ce n'est qu'un mot
d'affection que j'ai voulu vous adresser aujourd'hui, au début de nos
relations nouvelles.»

Je lui répondis sur-le-champ, le 5 mars: «Mon cher collègue, je crois,
comme vous, qu'il y a à tirer le pays de graves embarras. Je vous y
aiderai d'ici, loyalement et de mon mieux. Nous avons fait ensemble,
de 1832 à 1836, des choses qu'un jour peut-être, je l'espère, on
appellera grandes. Recommençons. Nous nous connaissons et nous n'avons
pas besoin de beaucoup de paroles. Vous trouverez en moi la même
confiance, la même amitié que vous me promettez et que je vous
remercie de désirer. Nous nous sommes assurés, en effet, dans ces
derniers temps, que nous pouvions marcher ensemble au même but.
Rémusat m'écrit que «le cabinet s'est formé sur cette idée: point de
réforme électorale, point de dissolution.» J'accepte ce drapeau,
le seul sous lequel je puisse agir utilement pour le cabinet,
honorablement pour moi. Si quelque circonstance survenait qui me
parût devoir modifier nos relations, je vous le dirais à l'instant et
très-franchement. Je suis sûr que vous me comprendriez, et même que
vous m'approuveriez.

«Je ne vous parle pas ici d'affaires. Vous avez reçu hier le compte
rendu de ma première conversation avec lord Palmerston. Je vous en
transmettrai aujourd'hui une seconde. Je vous aurai dit alors tout ce
que j'ai vu jusqu'ici, et vous me direz ce que vous en pensez.»



                           CHAPITRE XXVIII.

                NÉGOCIATIONS SUR LES AFFAIRES D'ORIENT.


Difficultés de ma situation à Londres en reprenant les négociations
sur la question d'Orient.--Mes instructions.--Motifs et bases de la
politique du cabinet du maréchal Soult.--Conversation préliminaire
avec lord Palmerston.--J'apprends la formation du cabinet de M.
Thiers.--Ma première conversation avec lord Palmerston sur la
question d'Orient.--Conversation avec lord Melbourne.--Dispositions de
plusieurs membres du cabinet anglais.--Lord Holland, lord Lansdowne
et lord John Russell.--Dispositions des whigs étrangers au cabinet.
--Lord Grey.--Lord Durham.--Mes relations avec les torys.--Le corps
diplomatique à Londres.--Le baron de Bülow.--Le baron de Neumann.--Le
baron de Brünnow.--M. Van-de-Weyer, le général Alava, M. Dedel, le
comte de Pollon.--Je signale à plusieurs reprises au cabinet français
le péril de la situation et les chances d'un arrangement entre
quatre puissances et sans la France.--Instructions que me donne
M. Thiers.--Commencement d'amélioration dans notre situation.--Ma
conversation du 1er avril 1840 avec lord Palmerston.--L'ambassadeur
turc à Paris, Nouri-Efendi, arrive à Londres.--Sa note du 7 avril aux
cinq puissances.--Ma réponse.--Ouvertures que me font successivement
le baron de Bülow et le baron de Neumann.--Concession importante de
lord Palmerston.--Suspension de la négociation en attendant
l'arrivée du nouvel ambassadeur turc, Chékib-Efendi, qui vient de
Constantinople.


Ma situation, en entrant en négociation à Londres sur la question
d'Orient, était singulièrement gênée et difficile. Par la note remise
à la Porte le 27 juillet 1839, nous nous étions engagés à traiter
cette question de concert avec l'Autriche, la Prusse et la Russie
comme avec l'Angleterre, et nous avions détourné le sultan de
tout arrangement direct avec le pacha d'Égypte, lui promettant que
«l'accord entre les cinq grandes puissances était assuré.» Dès lors
cependant nous avions pris parti pour les prétentions du pacha à la
possession héréditaire, non-seulement de l'Égypte, mais de la Syrie;
et quand je fus appelé à l'ambassade de Londres, malgré les obstacles
que nous avions déjà rencontrés, nous persistions dans notre
résolution. «Le gouvernement du Roi, disait le maréchal Soult dans
les instructions qui me furent données le 19 février 1840[1], a cru
et croit encore que, dans la position où se trouve Méhémet-Ali,
lui offrir moins que l'hérédité de l'Égypte et de la Syrie, c'est
s'exposer de sa part à un refus certain qu'il appuierait au besoin par
une résistance désespérée dont le contre-coup ébranlerait et peut-être
renverserait l'Empire ottoman.»

[Note 1: _Pièces historiques_, nº I.]

Ainsi liés, d'une part au concert avec les quatre autres grandes
puissances, de l'autre aux prétentions du pacha d'Égypte, nous avions
contre nous, dans la négociation, l'Angleterre qui refusait absolument
au pacha l'hérédité de la Syrie, la Russie qui voulait conserver à
Constantinople son protectorat exclusif, ou ne le sacrifier qu'en
nous brouillant avec l'Angleterre, enfin l'Autriche et la Prusse
elles-mêmes, assez indifférentes sur la question de territoire entre
le sultan et le pacha, mais décidées à suivre, selon l'occasion,
tantôt l'Angleterre, tantôt la Russie, plutôt qu'à s'unir avec nous
pour contenir les prétentions de l'une et de l'autre.

Le cabinet présidé par le maréchal Soult avait le sentiment
de l'incohérence et des embarras de cette situation, car il me
recommandait, dans ses instructions, «d'éviter soigneusement tout ce
qui tendrait à nous faire entrer dans la voie des conférences et des
protocoles; il est trop évident, d'après ce qui s'est passé en dernier
lieu, que nous aurions souvent la chance de nous y trouver isolés.»
Mais c'était là une précaution inutile; aucune des puissances
ne pensait à demander, sur les affaires d'Orient, une conférence
officielle; quand j'en parlai à lord Palmerston pour écarter cette
idée, «il n'est pas le moins du monde question, me dit-il, de
conférence, de protocole, ni de rien de semblable; vous avez
parfaitement raison; nous en serions tous embarrassés et n'en
retirerions aucun profit. Il s'agit uniquement de négocier pour
arriver à quelque arrangement dont nous soyons tous d'accord et qui
termine l'affaire.» C'était précisément dans cet accord, soit qu'il
fût ou non officiellement délibéré, que résidait le problème à
résoudre; et en se défendant de toute conférence et de tout protocole,
le cabinet français se repaissait d'une sécurité illusoire; l'absence
de ces formes diplomatiques n'atténuait en rien pour lui la difficulté
de la situation.

Toute sa politique reposait sur une triple confiance. On comptait
fermement à Paris sur la persévérance de Méhémet-Ali dans ses
prétentions à la possession héréditaire de la Syrie et sur son énergie
à les soutenir par les armes s'il était attaqué. On regardait les
moyens de coaction qui pouvaient être employés contre lui ou comme
absolument inefficaces et vains, ou comme gravement compromettants
pour la sûreté de l'Empire ottoman et la paix de l'Europe. Enfin on ne
croyait pas que la Russie consentît jamais à abandonner effectivement
son protectorat exclusif ou du moins prépondérant à Constantinople.
Fort de toutes ces confiances, le cabinet français se prêtait
volontiers à la vive pression de l'opinion publique en faveur du pacha
d'Égypte, et ne sentait aucune impérieuse nécessité d'y résister.

J'avais pour mission à Londres d'obtenir du gouvernement anglais de
grandes concessions au profit du pacha, et pour armes dans ce travail
la triple conjecture que je viens d'indiquer sur les chances de
l'avenir en cas de lutte, et la nécessité de l'union permanente de
la France et de l'Angleterre pour maintenir l'intégrité de l'Empire
ottoman et la paix de l'Europe.

Mon entrée en relation avec lord Palmerston fut facile et agréable. Il
me savait sincèrement attaché aux intimes rapports de la France avec
l'Angleterre, et dès notre première entrevue il s'empressa de me
donner à cet égard, sincèrement aussi, je crois, les plus fermes
assurances: «Les intérêts supérieurs et dominants des deux pays
finiront toujours, me dit-il, par dissiper les nuages qu'élèvent
quelquefois, entre eux, tantôt des faits accidentels, tantôt les
efforts malveillants de tels ou tels organes de la presse périodique.
Cependant, ajouta-t-il, ces nuages sont un mal réel; ce mal s'est
aggravé depuis une certaine époque, et, je l'avoue, nous-mêmes, depuis
le ministère de M. le comte Molé, nous avons cru remarquer, dans le
gouvernement français, une disposition moins amicale à notre égard
et quelque penchant vers d'autres alliés.» Je repoussai cette
supposition: «Les sentiments du Roi pour l'Angleterre sont toujours
les mêmes, lui dis-je; il n'y a eu de modifié que sa situation en
Europe envers les puissances continentales. Par l'influence du temps,
et surtout par suite des efforts et des succès du gouvernement du Roi
pour le maintien de l'ordre et de la paix, la méfiance et, pour parler
sans détour, l'éloignement que ressentaient pour lui quelques-unes de
ces puissances se sont dissipés ou du moins fort affaiblis; elles
lui ont rendu justice et ont compris de quelle importance était, pour
l'Europe, son affermissement. Elles lui ont témoigné dès lors plus
de confiance et de bon vouloir, et il s'est trouvé plus rapproché
d'elles, mais sans s'être, pour cela, éloigné de vous. Son attachement
à l'alliance anglaise est resté aussi profond, aussi sincère que dans
les premiers temps, quoique plus libre et moins exclusif. Vous
ne pensez certainement pas, mylord, que, pour être unis avec
l'Angleterre, nous devions rester isolés en Europe ou en mauvais
rapports avec les autres États.--Non, non, reprit lord Palmerston;
nous ne sommes pas jaloux à ce point; mais tant de faits ont concouru
pour nous inspirer des doutes qu'il était difficile que nous n'y
vissions que des accidents.» Il passa alors en revue les diverses
questions, petites ou grandes, qui, depuis 1836, en Europe, en
Amérique, en Afrique, s'étaient élevées entre les deux pays, et leur
avaient été des sujets de dissentiment ou d'inquiétude. Il insista
particulièrement sur les obstacles que rencontraient, de notre part,
les négociations commerciales poursuivies par le cabinet anglais soit
en Espagne, soit avec nous-mêmes. Je saisis volontiers cette occasion
d'indiquer quelles maximes dirigeaient et devaient, à mon avis,
diriger, en pareille matière, le gouvernement français: «Il y a ici,
mylord, lui dis-je, des faits impérieux auxquels, de part et d'autre,
nous devons nous résigner, des intérêts essentiellement divers que,
de part et d'autre, nous sommes chargés de protéger et obligés de
ménager. Le gouvernement du Roi est disposé et décidé à faire tous
ses efforts pour amener, entre ces intérêts, les transactions les
plus équitables, et pour seconder, par l'application des principes
libéraux, le bien-être général des deux pays; il vient de vous en
donner une preuve dans les négociations qu'il a acceptées et qui
se poursuivent pour la modification de nos tarifs mutuels. Mais
le progrès dans cette voie est difficile et doit être lent. Le
gouvernement du Roi est tenu de penser d'abord aux intérêts actuels
des manufacturiers français et de la population ouvrière qui vit du
travail qu'ils lui fournissent. Vous n'ignorez pas, mylord, qu'en
France une partie des propriétaires du sol, même sans s'associer à
aucune conspiration, à aucun projet de renversement, restent
encore, envers le gouvernement de Juillet 1830, dans une disposition
malveillante, et ne lui prêtent point la force que cette classe de
la société donne en général au pouvoir. Une autre classe, celle
des grands manufacturiers, maîtres de forges, négociants, s'est au
contraire empressée vers le gouvernement du Roi, et lui a apporté,
lui apporte en toute occasion, l'appui de son activité, de son
intelligence, de sa richesse, de son influence sociale. Il est
impossible que le gouvernement du Roi ne porte pas, aux intérêts et
aux sentiments de cette classe et de la population qui se rattache
à elle, un soin très-attentif; et ce n'est qu'après de scrupuleuses
enquêtes, des discussions approfondies et par des démonstrations
évidentes de l'intérêt général du pays qu'il peut lui imposer des
sacrifices et des efforts dont elle reconnaisse la nécessité.»

Je ne laissai passer sans réfutation ou explication aucun des griefs
que lord Palmerston venait de rappeler. Il n'insista sur aucun; aucune
aigreur prolongée n'avait percé dans ce petit résumé rétrospectif; il
avait plutôt voulu, au début de ses rapports avec moi, se débarrasser
de ses mécontentements passés que s'en prévaloir pour l'avenir; et
sa disposition me parut exempte de toute arrière-pensée malveillante,
mais empreinte d'une certaine susceptibilité générale et de quelque
doute sur le bon accord futur et solide des deux gouvernements.

Pas un mot ne fut dit, entre nous, ce jour-là, sur les affaires
d'Orient. Pressé d'aller à la Chambre des communes et de préparer
les documents qu'il avait à lui communiquer à propos de la guerre de
Chine, lord Palmerston me demanda de remettre au surlendemain, 4 mars,
notre premier et sérieux entretien sur la grande question qui était
l'objet essentiel de ma mission.

Je me rendis chez lui le surlendemain, à une heure. Je venais
d'apprendre la chute du maréchal Soult à qui j'avais adressé mes
premières dépêches, et la formation du ministère présidé par M.
Thiers. Je dis en entrant à lord Palmerston: «Je n'ai et ne puis
encore avoir reçu, mylord, sur les affaires d'Orient et sur l'idée
que s'en forme le nouveau cabinet, aucune instruction positive.--Tant
mieux, me répondit-il, nous en causerons plus librement sur la
question même; nous avons besoin de nous tout dire.--Je m'en
féliciterai, mylord; je ne suis pas un diplomate de profession; c'est
au gouvernement intérieur de mon pays que j'ai pris quelque part;
c'est l'état des esprits dans les Chambres et dans le public que je
désire mettre sous les yeux de votre gouvernement. L'unanimité
est grande chez nous sur la question d'Orient; nos débats mêmes en
témoignent; j'ose dire que je serai en même temps, auprès de vous,
l'organe des intentions du gouvernement du Roi et de l'opinion
générale du pays. Ce n'est pas, mylord, que le gouvernement du Roi se
dirige, dans cette affaire, d'après les préjugés publics et les prenne
pour règle de sa politique; il en est de fort accrédités, de fort
bruyants auxquels il est bien loin de s'associer. Vous entendez sans
cesse parler en Angleterre des prétentions ambitieuses, des vues
d'agrandissement de la France, et vous ne partagez certainement pas,
à ce sujet, toutes les craintes dont on vous assiége. Nous aussi,
mylord, nous avons nos méfiances populaires; à nous aussi on
parle sans cesse de l'ambition et des projets d'agrandissement de
l'Angleterre; elle veut s'emparer de Candie, dominer seule en Égypte
et en Syrie. Le gouvernement du Roi sait fort bien que ces rumeurs
n'ont aucun fondement. Il est parfaitement convaincu que votre
gouvernement est trop sage pour vouloir, en Orient, autre chose que
le maintien de la paix et de l'ordre établi entre les États. Nous
regardons, mylord, l'intérêt français et l'intérêt anglais dans cette
question, je veux dire l'intérêt supérieur et dominant des deux pays,
comme semblables. Vous voulez, nous voulons comme vous que l'Empire
ottoman subsiste et tienne sa place dans l'équilibre européen.
Pour nous comme pour vous, c'est à Constantinople qu'est la grande
question; c'est la sûreté et l'indépendance de Constantinople que,
vous et nous, avons à coeur de garantir. Les événements ont élevé en
Égypte et en Syrie une autre question sur laquelle on peut croire
que nous ne sommes pas aussi unanimes; mais cette question nouvelle
n'empêche pas que celle de Constantinople ne demeure la question
première, essentielle. Ce sont les événements de Syrie qui nous
obligent à nous occuper de Constantinople; mais c'est toujours à
Constantinople qu'est, pour vous comme pour nous, la grande affaire;
c'est toujours en vue de Constantinople, et pour arriver à une bonne
solution de la question qui réside là, que toutes les autres questions
doivent être considérées et résolues. Eh bien, mylord, pour que la
question de Constantinople soit résolue comme il convient à vous, à
nous, à la paix et à l'équilibre de l'Europe, il faut que la question
d'Égypte soit résolue pacifiquement, par un arrangement agréé du
sultan et du pacha, et qui règle définitivement, de leur aveu,
leur situation réciproque. Quel doit être cet arrangement, quelle
délimitation territoriale en résultera entre les deux rivaux, ce sont
là des questions graves sans doute, mais, à nos yeux, secondaires. Que
le sultan ou le pacha possède telle ou telle étendue de territoire,
cela nous préoccupe peu; ce qui nous préoccupe beaucoup, c'est que
l'Orient ne soit pas livré aux chances d'un grand trouble, qu'on
n'y mette pas le feu en y employant la force. Pensez-y bien, mylord,
consultez le passé; tout événement, toute secousse en Orient compromet
la sûreté et l'indépendance de Constantinople en y favorisant les
progrès de l'influence que, vous et nous, souhaitons d'y restreindre.
Tout emploi de la force en Orient tourne au profit de la Russie;
d'abord, parce que c'est toujours la Russie qui paraît sur cette scène
avec les forces les plus considérables; ensuite, parce que tout
emploi de la force, toute grande secousse amène des chances qu'il est
impossible de prévoir, et dont la Russie est, plus que toute autre
puissance, en mesure de profiter. Permettez-moi, mylord, de vous
adresser une question: je sais que vous avez regardé l'arrangement
conclu à Kutahié, en 1833, comme mauvais, et je n'en veux pas discuter
en ce moment le mérite; pourtant, si on eût pu, il y a quelques mois,
avant l'explosion de la nouvelle lutte entre le sultan et le pacha,
garantir la durée de l'arrangement de Kutahié pour dix ans, pour le
reste de la vie de Méhémet-Ali, vous auriez, à coup sûr, accepté
ce _statu quo_ comme un bien réel, comme un gage de sécurité pour
l'Empire ottoman, et, par conséquent, pour l'Europe. Pourquoi? Parce
que ce qui importe avant tout à l'Europe, en Orient, c'est la paix,
l'absence de tout ébranlement qui ouvre des perspectives et des
chances à l'ambition étrangère.»

Lord Palmerston, qui m'avait écouté jusque-là avec une attention
immobile, m'interrompit à ces paroles: «Le _statu quo_ de
l'arrangement de Kutahié était impossible, dit-il; l'ambition de
Méhémet-Ali va toujours croissant; il n'a jamais pu se contenir dans
ses limites.

--«Pardon, mylord; je ne doute pas que Méhémet-Ali ne soit fort
ambitieux; mais on ne peut, dans cette dernière occurrence, le charger
du tort de l'agression.

--«Oui, je sais qu'on dit cela en France, mais on se trompe; c'est sur
le territoire turc, non sur le territoire égyptien que la bataille de
Nezib a été livrée.

--«Il est vrai, mylord; mais le territoire égyptien avait été
préalablement envahi par les Turcs; ils avaient occupé plusieurs
villages égyptiens; Aïn-Tab, où ils étaient d'abord entrés, est sur le
territoire égyptien.

--«Je ne crois pas,» dit lord Palmerston, et il alla chercher une
carte de Syrie sur laquelle nous eûmes bientôt constaté qu'Aïn-Tab
était sur la rive droite du Sed-Jour qui faisait alors la limite des
deux territoires. Lord Palmerston éleva des doutes sur l'exactitude
de sa carte: «J'ai apporté, dis-je, une excellente carte de Syrie,
publiée naguère à Gotha, et dans laquelle Aïn-Tab est aussi placé sur
la rive droite du Sed-Jour.» Lord Palmerston abandonna ce terrain de
discussion: «Peu importe, dit-il, que, ce jour-là, le sultan ou le
pacha ait été l'agresseur; dans leur situation réciproque, il ne
pouvait manquer d'y avoir un agresseur; comment contenir un vassal
ambitieux et un souverain irrité ayant leurs armées en présence, sans
frontières fortes et bien précises? Ce qui vient d'arriver devait
arriver et recommencerait toujours. Nous aurions dû le prévoir en
1833. Je l'ai dit alors et j'ai demandé qu'on prît d'autres mesures
que l'arrangement de Kutahié. Mais nous avions ici d'autres affaires
pressantes; le cabinet n'a pas voulu. Nous avons eu tort. Il ne
faut pas que nous retombions dans la même faute. Il faut que nous
prévenions le retour d'événements pareils à ceux dont nous sommes si
embarrassés. Le moyen, c'est de rendre le sultan plus fort, le pacha
plus faible, et de prévenir entre eux ce contact habituel, inévitable,
qui tente, à chaque instant, l'ambition de l'un et la vengeance de
l'autre. Pour fortifier l'Empire ottoman, il faut lui rendre une
partie des territoires qu'il a perdus; la Syrie est une province
peuplée et riche; la Porte en tirera des hommes et de l'argent; elle
résistera alors bien mieux au pacha qui, de son côté, aura bien moins
d'occasions et de moyens de l'attaquer.

--«Croyez-vous, mylord, que vous fortifierez réellement l'Empire
ottoman en lui rendant plus de territoires? Ne nous repaissons pas
d'illusions; cet Empire n'est pas mort, mais il se meurt; il tombe
en lambeaux; nous pouvons prolonger sa vie, mais non le ressusciter
effectivement. Vous ne lui rendrez pas, avec la Syrie, la force de
la gouverner et de la garder; l'anarchie, le pillage, la violence et
l'impuissance turques reprendront possession de cette province, et
vous serez responsable de son sort; vous serez obligé tantôt d'y
réprimer, tantôt d'y soutenir les Turcs. Je suppose que vous ayez
réussi; je suppose Méhémet-Ali dompté, refoulé en Égypte, croyez-vous
qu'il se résigne et qu'il renonce à son ambition que vous jugez si
indomptable? Non, mylord; il a fait ses preuves de persévérance et
d'adresse; il reprendra ses desseins; il travaillera à reconquérir la
Syrie. Les moyens ne lui manqueront pas; quand Méhémet-Ali possède la
Syrie, c'est le sultan qui y a des intelligences et qui y fomente
des rébellions; quand le sultan la possédera, ce sera le pacha qui
fomentera les rébellions, rendra précaire la domination de son rival,
et ressaisira peut-être bientôt la sienne. Au lieu d'avoir assuré la
domination de la Porte, vous aurez au contraire échauffé la lutte,
aggravé le trouble et préparé de nouveaux hasards dont la Russie sera,
comme toujours, la première à profiter.

--«Vous avez, me dit lord Palmerston, trop mauvaise opinion de
l'Empire ottoman, et vous n'êtes pas au courant de la disposition
actuelle du gouvernement russe. Un État qui est un cadavre, un corps
sans âme et qui tombe en lambeaux, ce sont là des figures auxquelles
il ne faut pas croire; qu'un État malade retrouve des territoires pour
y lever de l'argent et des hommes, qu'il remette de la régularité dans
son administration, il se guérira, il redeviendra fort. C'est ce qui
arrive déjà en Turquie; le hatti-schériff de Reschid-Pacha s'exécute;
ses bons effets se développent. Et quant à la Russie, soyez sûr que sa
disposition à se concerter avec les autres puissances sur les affaires
d'Orient est sérieuse. Je ne dis pas que le désir de nous diviser,
vous et nous, ne soit pour rien dans sa conduite; mais elle désire
aussi de ne pas rester en Orient dans la situation où elle s'est mise;
son traité d'Unkiar-Skélessi lui pèse; si des troubles éclatent en
Turquie, si Méhémet-Ali menace Constantinople, si la Porte réclame le
secours russe, aux termes du traité, l'empereur Nicolas est décidé
à l'exécuter; il croit que son honneur le lui prescrit; mais cette
nécessité ne lui plaît point; il prévoit que, ni vous, ni nous, ne le
laisserions faire, et il ne veut pas engager cette lutte; il cherche à
se placer sur un terrain moins compromettant. Il est de notre intérêt,
du vôtre, de l'intérêt de l'Europe de lui en faciliter les moyens.
Saisissons cette disposition de la Russie pendant qu'elle existe;
profitons-en pour ramener la question ottomane dans le droit public
européen. Ce sera pour nous tous un grand avantage d'avoir détruit,
sans combat, ce protectorat exclusif qui nous inspire de si justes
méfiances, et d'avoir lié par les traités la puissance qui voulait se
l'arroger.

--«Je souhaite que vous ayez raison sur l'un et l'autre point, mylord;
je souhaite que l'Empire ottoman retrouve de la force et que la Russie
renonce à le dominer en le protégeant. Mais l'abdication russe me
paraît bien douteuse, et quant à la restauration turque, les dangers
que court en ce moment l'Empire ottoman sont plus pressants que ne
seront prompts les remèdes dont vous parlez. Dans les suppositions les
plus favorables, cet Empire ne sera de longtemps en état de se suffire
à lui-même, et quand de grands désordres intérieurs lui imposeront
de grands efforts, pendant longtemps encore ce seront des forces
étrangères, c'est-à-dire des Russes qui viendront le protéger.

--«Quand les Russes viendront en vertu d'un traité et au nom de
l'Europe, le danger ne sera plus le même; et le but une fois atteint,
ils s'en iront.

--«Je crois à la vertu des traités, mylord; je crois à la loyauté
des souverains; mais je crois aussi à l'empire des situations, des
passions et d'une politique séculaire. Ce sera beaucoup sans doute que
les Russes sortent de Turquie après y être venus; mais même quand ils
en seront sortis, ce sera un grand mal qu'ils y soient venus. Et qui
vous dit qu'ils en pourront sortir promptement? Qui vous dit que la
guerre, une fois allumée en Syrie, ne durera pas plus longtemps que
vous ne l'aurez prévu? Le pacha a là une armée considérable; il peut,
même quand ses communications par mer seront interrompues, la soutenir
et la pourvoir dans le pays même et par la voie de terre. Déjà,
dit-on, il en organise les moyens à travers le désert et la Palestine;
on parle de cinq mille chameaux réunis dans ce dessein. Vous ne
débarquerez pas en Syrie des troupes anglaises; l'Autriche n'y enverra
pas les siennes; contre toutes les difficultés de cette guerre,
partout où elle éclatera, en Syrie comme dans l'Asie Mineure et
à Constantinople, ce seront des Russes qui seront chargés de la
soutenir.

--«Des troupes anglaises, non; nous n'en avons pas à mettre là; des
troupes autrichiennes.... eh, eh, on ne sait pas, on ne sait pas.»

Je restais incrédule; lord Palmerston reprit: «D'ailleurs il ne serait
peut-être pas nécessaire que des Russes vinssent dans l'Asie Mineure
ou en Syrie; on pourrait débarquer en Égypte même, au coeur de la
puissance de Méhémet-Ali, un corps turco-russe; il n'a là que de
mauvaises troupes, des ouvriers; il faudrait qu'il rappelât son armée
de Syrie,» et lord Palmerston, rouvrant sa carte, me montrait comment
on pourrait occuper la basse Égypte: «Mylord, lui dis-je, nous avons
fait cette épreuve; nous savons ce qu'elle exige d'efforts et ce
qu'elle fait courir de chances; vous n'aurez pas là une meilleure
armée ni un plus grand capitaine que nous n'y avons eu en 1797.
Mais permettez-moi de revenir à la question même: pourquoi tous ces
efforts? Pourquoi faire courir à la paix de l'Orient, à la sécurité de
la Porte et de l'Europe, tant de hasards? Pour refuser l'hérédité à
un vieillard de soixante-douze ans. Qu'est-ce donc que l'hérédité
en Orient, mylord, dans cette société violente et précaire, dans ces
familles nombreuses et désunies? L'histoire de Méhémet-Ali n'est pas
un fait nouveau dans l'Empire ottoman; plus d'un pacha, avant lui,
s'est élevé, a fait des conquêtes, s'est rendu puissant et presque
indépendant. Qu'a fait la Porte? Elle a attendu; les pachas sont
morts, leurs fils se sont divisés, et la Porte a ressaisi ses
territoires et son pouvoir. C'est encore ici pour elle la meilleure
chance et la conduite la plus prudente.

--«Il y a du vrai dans ce que vous dites là; l'hérédité n'aurait
peut-être pas grande valeur. Pourtant Ibrahim-Pacha est un chef
habile, aimé de ses troupes, meilleur administrateur que son père,
dit-on; il a auprès de lui des officiers capables, des Français. Nous
nous disons tout, n'est-ce pas? Est-ce que la France ne serait pas
bien aise de voir se fonder, en Égypte et en Syrie, une puissance
nouvelle et indépendante, qui fût presque sa création et devînt
nécessairement son alliée? Vous avez la régence d'Alger; entre vous
et votre allié d'Égypte, que resterait-il? Presque rien, ces pauvres
États de Tunis et de Tripoli. Toute la côte d'Afrique et une partie
de la côte d'Asie sur la Méditerranée, depuis le Maroc jusqu'au golfe
d'Alexandrette, serait ainsi en votre pouvoir et sous votre influence.
Cela ne peut nous convenir.»

La discussion, en se prolongeant, pénétrait ainsi plus avant; j'entrai
sans hésiter dans sa nouvelle voie: «Vous avez raison, mylord; nous
nous disons tout, et nous pouvons bien librement nous tout dire, car
nos paroles ne disposent pas de l'avenir. Ce qu'il amènera peut-être
un jour, quelles nouvelles combinaisons d'États et de politique
pourront se former tout autour de la Méditerranée, je n'en sais rien,
ni vous, mylord, ni personne. Nous pouvons amuser notre esprit à
tenter de le prévoir; mais ce n'est certainement pas sur de telles
hypothèses ni par de tels pressentiments que notre politique doit
aujourd'hui se régler. Le gouvernement du Roi ne manquera jamais à ses
devoirs envers les destinées de la France; mais il est convaincu
que le grand intérêt français est maintenant la durée de la paix,
l'affermissement de l'ordre européen, le développement régulier
des divers États contenus chacun dans ses limites. C'est là notre
politique, mylord; c'est aussi la vôtre; et, en vérité, je ne
comprendrais pas qu'en Orient nous n'agissions pas de concert lorsque,
en dehors ou au-dessus de toutes les dissidences secondaires ou
futures, nous y avons si évidemment le même intérêt et le même
dessein.»

Je m'arrêtai, et regardant fixement lord Palmerston: «Permettez-moi,
mylord, lui dis-je, de vous faire tout simplement, à brûle-pourpoint,
une question directe: Y a-t-il, dans cette affaire, quelque chose de
plus avancé que nous ne savons? On a dit ailleurs, on a du moins donné
à croire que la négociation dont nous nous occupons ici était presque
conclue, et les moyens de coaction à employer contre Méhémet-Ali
presque réglés. Y a-t-il à cela quelque chose de vrai?»

Lord Palmerston me répondit tout simplement: «Il n'y a rien,
absolument rien de plus que ce que vous savez.» Il se leva, alla
ouvrir un pupitre sur lequel il avait l'habitude d'écrire debout,
et il en rapporta deux papiers: «Voici, me dit-il, deux projets
d'arrangement, de traité, si l'on veut, entre toutes les puissances,
sur cette affaire. Le premier est de moi; c'est une pure ébauche, une
simple rédaction de mes propres idées que je n'ai pas même montrée
à mes collègues. Le second est une ébauche analogue qui me vient des
puissances du continent.» Il ne me nomma pas la puissance; mais j'eus
lieu de croire que cette seconde ébauche était d'origine autrichienne.
«Lisez-les toutes les deux,» me dit-il. Il me lut effectivement le
premier de ces projets et je lus moi-même le second. Ils étaient
conçus, en principe, dans des systèmes différents: le projet de lord
Palmerston était un traité entre les cinq puissances et la Porte
ottomane; dans le second, les cinq puissances ne traitaient qu'entre
elles, et la Porte recevait et acceptait leurs propositions. Cette
différence essentielle mise de côté, les deux projets ne différaient
pas beaucoup d'ailleurs; ils contenaient l'un et l'autre: 1º
l'engagement des cinq puissances de garantir l'Empire ottoman contre
toute nouvelle attaque du pacha d'Égypte et toute invasion au delà
du Taurus; 2º le règlement, dans ce cas, du mode d'occupation de
Constantinople et de la mer de Marmara; 3º enfin l'indication des
moyens à employer contre le pacha d'Égypte dans le cas où il se
refuserait aux injonctions du sultan et des cinq puissances. Sauf
l'emploi des flottes européennes pour intercepter les communications
entre l'Égypte et la Syrie, et pour seconder les insurrections locales
ou les débarquements des forces turques ou alliées, ces moyens
de coaction étaient très-vaguement indiqués et aboutissaient à
l'engagement de se concerter de nouveau si des mesures plus actives
devenaient nécessaires.

En lisant le paragraphe qui retirait la Syrie à Méhémet-Ali et ne
lui accordait que l'hérédité de l'Égypte, lord Palmerston me dit:
«Passons; ceci est en litige.» Là finit notre entretien. «Je suis fort
aise, me dit lord Palmerston, que nous ayons ainsi causé à fond de
l'affaire; j'attendrai maintenant que vous en ayez rendu compte au
gouvernement du Roi et qu'il vous ait transmis ses instructions.»

Quoique nouvellement arrivé à Londres et encore imparfaitement
instruit de la mesure des importances et des influences personnelles
dans le cabinet et le monde politique anglais, je savais que lord
Palmerston était bien réellement, dans les affaires étrangères, le
ministre efficace, et que c'était sur lui qu'il fallait agir pour agir
sur son gouvernement. Mais plusieurs de ses collègues, lord Melbourne
d'abord, chef du cabinet, lord Lansdowne, lord John Russell,
lord Holland se préoccupaient vivement des questions de politique
extérieure, et exerçaient, à des titres divers, sur les résolutions
du ministère et sur l'esprit de lord Palmerston lui-même, une assez
grande action. J'avais, avec quelques-uns d'entre eux, d'anciennes et
bonnes relations de société que je pris, dès les premiers jours, soin
de cultiver; mais je ne connaissais pas du tout lord Melbourne; je
venais de le rencontrer pour la première fois dans le salon de lady
Palmerston; il était naturel et convenable que j'entrasse avec lui
en rapport officiel et en matière; je lui demandai et il me donna
rendez-vous chez lui le 8 mars. Je le trouvai bienveillant pour la
France et très persuadé que le bon accord des deux pays leur importait
également à l'un et à l'autre, soit pour leur prospérité intérieure,
soit comme gage de la paix de l'Europe, leur intérêt commun. Étendu
dans son fauteuil à côté du mien, détournant la tête et penchant vers
moi l'oreille, parlant anglais et moi français, chacun à notre tour
et dans un dialogue régulier, interrompu seulement par ses rires, lord
Melbourne m'écoutait et me répondait avec ce mélange d'insouciance et
d'attention sérieuse qui indique une conviction libre plutôt qu'une
intention préméditée, et qui semble appeler et autoriser un complet
abandon. Je le mis au courant de ce que j'avais dit d'essentiel à
lord Palmerston. Comme il insistait complaisamment sur les avantages
mutuels de l'alliance: «Convenez, mylord, lui dis-je, qu'il serait
étrange que cette bonne intelligence, ce concert des deux pays n'eût
pas lieu précisément dans la question où leur intérêt dominant est
évidemment le même. Je comprends telle contrée, telle occasion où,
malgré notre alliance générale, nous pouvons avoir des intérêts
réellement divers; mais il est clair qu'en Orient nous sommes
voués, vous et nous, aux mêmes craintes, aux mêmes désirs, aux mêmes
desseins, voués à vouloir que la paix se maintienne, que l'Empire
ottoman subsiste, et que la Russie ne s'en empare pas, soit
matériellement et par voie de conquête, soit moralement et par
voie d'influence. Je ne saurais donc assez m'étonner si à propos de
questions secondaires ou lointaines, nous perdions en quelque sorte
de vue notre commune étoile, et si nous cessions de penser et d'agir
ensemble sur le théâtre même où nous y sommes le plus naturellement
appelés. A coup sûr, mylord, en ce cas, l'un ou l'autre des deux
cabinets se tromperait gravement, et manquerait à sa vraie, à sa
grande politique. Revenons constamment, en traitant des affaires
d'Orient, à cette politique générale et permanente qui fait le fond de
notre situation et de notre intérêt; que ce soit, pour nous, la pierre
de touche de toutes les combinaisons, de toutes les démarches. Je suis
sûr qu'en définitive, vous et nous, nous nous en trouverons également
bien.»

Lord Melbourne approuvait visiblement, et me répéta plusieurs fois,
dans le cours de la conversation: «Oui, nous avons au fond le même
intérêt, nous devons agir de concert; il n'y a, pour nous, rien de bon
à faire sans vous. Mais croyez-vous possible, me dit-il en se penchant
vers moi, de laisser au pacha d'Égypte la Syrie sans que la guerre qui
vient d'éclater et les embarras où elle nous jette recommencent sans
cesse? Le pacha voudra toujours s'étendre au delà de la Syrie; le
sultan voudra toujours reprendre la Syrie. C'est une situation qui
n'est pas tenante; il faut que nous y mettions fin.»

Je repris tout ce que j'avais dit à lord Palmerston pour lui démontrer
que le retrait de la Syrie, loin de rétablir entre le sultan et
le pacha une paix durable, ne ferait qu'envenimer la querelle et
accroître en Orient les chances de trouble: «Le sultan, dis-je, qui
n'a pu ni défendre ni reprendre la Syrie par ses propres forces, sera
hors d'état de la gouverner; et l'Europe, qui la lui aura rendue,
sera sans cesse compromise et obligée d'intervenir ou pour la
lui conserver, ou pour la protéger contre lui-même. Il y a là des
populations chrétiennes que les Turcs vexeront, pilleront, opprimeront
d'une façon intolérable; nous avons envers elles des devoirs
traditionnels; leurs souffrances, leurs clameurs exciteront la
sympathie européenne. L'administration de Méhémet-Ali ne manque, dans
cette province, ni de force, ni d'une certaine équité religieuse;
qu'elle reste entre ses mains; nous n'en entendrons guère parler, et
cette partie du moins de l'Orient jouira d'un peu de paix et donnera à
l'Europe un peu de sécurité.»

Lord Melbourne m'écoutait avec une attention presque curieuse, donnant
de temps en temps à mes paroles un assentiment marqué, m'adressant
quelquefois des questions qui semblaient désirer une bonne réponse,
et se montrant animé d'un sincère désir de trouver le point où nous
pourrions nous accorder. Mais rien n'indiquait qu'il entrevît lui-même
ce point d'union, et il semblait plutôt rejeté dans une indécision
favorable que ramené à notre sentiment.

«Permettez-moi, mylord, lui dis-je en finissant, de réduire la
question à sa plus simple expression. De quoi s'agit-il? D'accorder
ou de refuser la possession héréditaire de la Syrie à un vieillard de
soixante-douze ans, qui désire l'hérédité parce qu'il n'a maintenant
rien de plus à désirer, mais qui n'a, bien s'en faut, aucune certitude
de la transmettre effectivement à sa famille, et de fonder là une
dynastie et un État. Si on la lui accorde, si on lui propose une
transaction qu'il puisse accepter, on s'assure la paix en Orient
tant qu'il vivra et on court, après sa mort, les chances de cette
confusion, de ces querelles entre ses héritiers, de ces retours
vers le centre de la foi musulmane qui ont toujours accompagné,
dans l'Empire ottoman, la disparition de ces grandes existences
personnelles soudainement créées et qui ont bien plus de brillants
rayons que de fortes racines. Si on refuse à Méhémet-Ali la Syrie
héréditaire, si on entreprend de la lui retirer par la force, on
suscite en Orient de nouveaux troubles; on allume une nouvelle guerre
dont il est impossible de prévoir les conséquences ni la durée, et qui
aura pour résultat d'accroître, dans ces contrées, la prépondérance de
la Russie, car de quelque façon qu'on s'y prenne, quelques limitations
qu'on y apporte, ce sera toujours par la présence russe, par des
forces russes qu'il faudra accomplir ce qu'on aura résolu et soutenir
ce qu'on aura fait.»

Je m'arrêtai. Lord Melbourne, toujours enfoncé dans son fauteuil,
gardait le silence comme s'il écoutait encore. Puis il me regarda en
souriant et sans me répondre. Je le laissai l'esprit préoccupé et
un peu troublé dans son insouciance, mais pas sérieusement alarmé ni
convaincu. Je me heurtais contre les assurances de lord Palmerston qui
promettait à ses collègues une victoire facile sur Méhémet-Ali et
une large complaisance diplomatique de la Russie, avec peu de chances
qu'on eût besoin de lui demander, sur les lieux mêmes, un concours
actif et compromettant.

Parmi les collègues de lord Palmerston, lord Holland, lord Lansdowne,
lord John Russell et lord Minto étaient ceux avec qui j'avais les
relations les plus fréquentes et les plus libres. Lord Holland, d'un
esprit charmant, d'un coeur généreux et d'un caractère aussi aimable
que son esprit, était l'ami déclaré de la France, l'hôte bienveillant
des visiteurs français en Angleterre, le partisan persévérant de
l'alliance des deux pays, et il se plaisait à manifester, en toute
occasion, ses sentiments. Il m'accueillit, et lady Holland autant
que lui, avec l'empressement le plus gracieux; je retrouve, dans une
lettre que j'écrivais le 22 mars à Paris: «Lady Holland m'a invité à
dîner pour mercredi. J'étais engagé. Pour dimanche. J'étais engagé.
Je crois qu'il faudra attendre leur retour à Kensington. Ils
iront bientôt. Lord Holland en meurt d'envie. Dans sa maison de
_South-Street_, il a à peine une chambre. Il fait sa toilette dans la
salle à manger. Et pas un coin pour mettre des livres, des papiers; il
a tout son bagage dans un petit coffre qu'il transporte dans la salle
à manger, dans le salon, partout avec lui. Lady Holland tient
beaucoup à cette petite maison, qui est, m'a-t-on dit, sa propriété
personnelle.» Dès qu'ils furent établis à Kensington, ce fut à
_Holland-House_ que j'allai chercher et que je trouvai les plus nobles
plaisirs de la conversation et de la vie sociale. Lord Lansdowne et
lord John Russell étaient moins expansifs, mais également sincères
dans leurs libérales et bienveillantes dispositions envers la France:
je dînais avec eux, le 28 mars, chez lord Normandy; nous venions
d'apprendre le vote favorable de la Chambre des députés pour le
cabinet de M. Thiers dans la question des fonds secrets: «Eh bien, me
dirent-ils tous deux ensemble du ton le plus amical, il faut finir
à présent cette affaire d'Orient; il faut la finir de concert.» Les
whigs n'avaient point de chef plus considérable, plus éclairé, plus
honoré que lord Lansdowne; et lord John Russell, par son inépuisable
facilité et son infatigable énergie, grandissait tous les jours dans
son parti; le vieux poëte Rogers l'appelait _our little giant_ (notre
petit géant). Une circonstance inattendue me donna avec lord Minto un
lien particulier: je rencontrai chez lui, un soir, son beau-frère, sir
John Boileau, que je ne connaissais point, mais qui vint à moi avec un
empressement affectueux, me disant qu'il était issu d'un gentilhomme
protestant français, parti de Nîmes après la révocation de l'édit de
Nantes, et réfugié en Angleterre, où ses descendants avaient trouvé
la prospérité avec la liberté. Il avait, en partant, laissé dans sa
patrie un de ses frères en bas âge qui y avait continué sa famille,
toujours protestante et unie à la mienne par des liens de parenté et
d'amitié. Cette rencontre, qui me fut en 1840 une agréable surprise,
est devenue pour moi et tous les miens, en 1848, la source d'une
profonde et très-douce intimité.

J'avais ainsi, dans le sein même du cabinet, des amis qui désiraient
sincèrement que ma négociation aboutît à une solution pacifique des
affaires d'Orient et au maintien de l'alliance entre nos deux pays;
mais ils tenaient encore plus au succès de leur politique et de leur
ministère; et je ne me faisais point d'illusion sur la valeur de la
bienveillance qu'ils me témoignaient et de l'appui qu'ils avaient
l'air de me donner. J'écrivais le 7 avril au duc de Broglie: «Il y a
ici du progrès, et je le dis à Thiers et à Rémusat; mais soyez sûr que
j'en dis bien autant qu'il y en a; lord Palmerston est excessivement
engagé, et le travail même qui se fait dans un sens contraire au sien
l'engage quelquefois encore plus, car il se défend. J'ai beau y mettre
un soin infini, être extrêmement bien pour lui et avec lui, ne rien
dire à personne qu'après le lui avoir dit à lui-même, m'abstenir de
toute pratique cachée, de toute conversation intempestive, me refuser
même quelquefois à la faveur que me témoignent les hommes qui ne sont
pas de son avis; en dépit de tous mes ménagements, il voit, il
sent que l'atmosphère change un peu autour de lui, que des idées
différentes, des raisons auxquelles il n'avait pas pensé s'élèvent, se
répandent, et modifient ou du moins ébranlent les convictions et
les desseins. Cela l'embarrasse et l'impatiente. Quelquefois ébranlé
lui-même, il travaille à se raffermir. Il agit, il fait agir auprès
de ses collègues ébranlés. Si j'ai du temps, je ne désespère de rien;
mais aurai-je du temps? Rendez-vous bien compte de ma situation: tout
le monde est aux pieds de l'Angleterre; tout le monde offre de faire
ce qui lui plaît; nous seuls nous disons _non_, nous qui nous disons
ses amis particuliers. Et c'est au nom de notre amitié, pour maintenir
notre alliance que nous lui demandons de ne pas accepter ce que
lui offrent tous les autres. Nous avons raison; mais ce n'est pas
commode.»

«Ajoutez à cela les méfiances contractées depuis quatre ans, et qui
sont profondes, plus profondes que je ne soupçonnais. Et sachez bien
que lord Palmerston est influent, très-influent dans le cabinet, comme
tous les hommes actifs, laborieux et résolus. On entrevoit souvent
qu'il n'a pas raison; mais il a fait, il fait. Et pour se refuser à
ce qu'il fait, il faudrait faire autre chose; il faudrait agir aussi,
prendre de la peine. Bien peu d'hommes s'y décident.»

En dehors du cabinet, parmi les whigs ses amis, la faveur ne me
manquait pas non plus, et j'avais, dans la conversation, beaucoup
d'alliés. Le plus illustre des whigs, le chef du cabinet qui, neuf ans
auparavant, avait proposé et accompli la réforme parlementaire, lord
Grey revint à Londres quelques semaines après mon arrivée. Je le
rencontrai pour la première fois chez lord Lansdowne. Sa figure, son
accent, ses manières me plurent infiniment; la tête haute, l'air digne
et doux, le regard languissant mais prêt à s'animer si quelque chose
l'eût intéressé, des restes de beauté jeune sous la tristesse et
l'ennui de la vieillesse. Il me témoigna le désir de me revoir et de
causer avec moi: «Nous ne devons pas nous séparer de vous, me dit-il;
sans vous, nous ne pouvons rien faire de bon.» Son beau-frère,
M. Ellice, membre très-actif de la Chambre des communes, causeur
très-spirituel et maître de maison très-hospitalier, s'empressait à
me rendre tous les bons offices qui pouvaient contribuer, pour moi,
à l'agrément de la vie de Londres ou au succès de ma mission de bonne
entente entre nos deux pays. Nous nous promenions souvent ensemble.
Il me conduisit un jour à Putney, chez le gendre de lord Grey, lord
Durham, naguère ambassadeur à Saint-Pétersbourg, puis gouverneur
général des possessions anglaises dans l'Amérique septentrionale,
maintenant hors des affaires et malade à la mort; enfant gâté du
monde, spirituel, populaire, encore jeune et beau, blasé sur les
succès et irrité des épreuves de la vie. Nous causâmes de la Russie,
de l'Orient, du Canada; la conversation le ranimait un moment; mais
il retombait brusquement dans le silence, ennuyé même de ce qui
lui plaisait, et subissant avec une fierté triste et nonchalante la
maladie qui le minait comme les échecs politiques et les chagrins
domestiques qui l'avaient frappé. Il m'aurait vivement intéressé
si, dans son orgueilleuse mélancolie, je n'avais reconnu une forte
empreinte d'égoïsme et de vanité.

Les torys ne m'accueillirent pas moins bien que les whigs. Ces deux
grands partis n'étaient pas alors aussi désorganisés et effacés
qu'ils le sont maintenant; l'ardente animosité suscitée par le bill de
réforme s'était pourtant un peu calmée; les torys revenaient à la
cour où la reine recommençait à les inviter. Lord Melbourne le lui
conseillait avec une modération libérale, l'engageant spécialement à
bien traiter sir Robert Peel, «chef d'un parti puissant, disait-il,
et de plus fort capable et fort galant homme, avec qui il faut que la
reine soit en bons rapports.» Il est, je crois, convenable, et utile
pour un ambassadeur de se tenir en dehors des divisions de parti dans
le pays où il réside, et de ne pas accepter tous les petits jougs
de société qu'elles imposent; cette indépendance, exercée avec
intelligence et mesure, lui devient un gage d'influence comme de
dignité. Je reconnus bientôt que je pouvais, sans inconvénient, me
prêter au bon accueil des torys; dès mon arrivée, presque tous les
hommes importants du parti étaient venus me voir; quelques jours
après, j'en rencontrai plusieurs à dîner chez sir Robert Peel;
j'entrai librement en relation avec eux. Lord Londonderry fut le seul
que je m'abstins de visiter; son langage contre le gouvernement
de Juillet était violent; le général Sébastiani et personne de
l'ambassade française n'était allé chez lui. Je restai fidèle à cette
tradition.

Les représentants des puissances étrangères qui formaient à Londres le
corps diplomatique avaient pour moi, comme affaire et comme société,
beaucoup d'importance. Je n'y trouvai pas les deux principaux, le
prince Paul Esterhazy et le comte Pozzo di Borgo, ambassadeurs l'un
d'Autriche, l'autre de Russie; le premier était en congé à Vienne et
le second malade à Paris. Ils étaient remplacés, le prince Esterhazy
par un chargé d'affaires, le baron de Neumann, et le comte Pozzo di
Borgo par le baron de Brünnow, ministre de Russie à Darmstadt, envoyé
à Londres, comme je l'ai déjà dit, en mission extraordinaire et
spéciale pour les affaires d'Orient. Parmi les grandes puissances
continentales, la Prusse seule avait, en ce moment, à Londres un
ministre titulaire, le baron de Bülow, homme d'esprit, éclairé, fort
au courant des affaires de l'Europe, plus libéral et plus bienveillant
pour la France qu'il ne voulait le paraître, mais préoccupé de sa
santé avec une inquiétude que tantôt il s'efforçait de cacher, tantôt
il affichait tristement; le vent, le brouillard, la pluie, le soleil,
le froid, le chaud, le monde, la solitude, tout l'agitait, tout lui
faisait mal; il était évidemment dans un état nerveux pénible qui
menaçait de devenir et qui, plus tard, lorsqu'il fut ministre des
affaires étrangères à Berlin, devint en effet très-grave. Dès mon
arrivée à Londres, il vint me voir souvent, bientôt presque amical et
prenant plaisir à parler d'histoire, de philosophie, de littérature
aussi bien que de politique, avec une étendue de connaissances et
d'idées qui ne manquaient ni de précision ni de finesse. Le baron
de Neumann était un serviteur confidentiel du prince de Metternich,
intelligent, prudent, discret avec solennité, évitant surtout de
compromettre sa cour et lui-même, et portant, je crois, bien autant
de goût à mon cuisinier qu'à ma conversation. La relation du baron
de Brünnow avec moi était plus significative et plus compliquée: seul
dans le corps diplomatique et contre l'usage, il ne vint pas me voir
pendant près de six semaines après mon arrivée; nous nous rencontrions
dans le monde; il se fit présenter à moi chez lord Clarendon, et le 17
mars, au lever de la reine, il me présenta lui-même le fils du comte
de Nesselrode; nous échangions quelques paroles, mais toujours
point de visite. Je rendais froideur pour froideur, impolitesse pour
impolitesse; un soir, chez lady Palmerston, je passai, à plusieurs
reprises, devant M. de Brünnow sans le voir. Vers la fin de mars, il
commença à s'excuser, auprès de nos amis communs, de n'être pas encore
venu chez moi, donnant pour prétexte, dit-il au baron de Bülow et à
M. de Bourqueney, qu'il n'avait à Londres point de caractère bien
déterminé; il était toujours ministre de Russie à Darmstadt; il
regrettait l'embarras que cette circonstance avait mis dans nos
rapports; mais dès qu'il aurait présenté ses lettres de créance à la
reine Victoria, il viendrait me faire visite. Il me l'annonça lui-même
le 8 avril, dans le salon d'attente du palais de Saint-James, et il
vint en effet le lendemain s'acquitter, envers moi, d'une politesse
officielle que sans doute les instructions de son maître lui avaient
jusque-là interdite. Frivole marque de l'humeur impériale.

Les représentants des autres puissances continentales, le général
Alava, ministre d'Espagne, M. Van de Weyer, ministre de Belgique, M.
Dedel, ministre de Hollande, le comte de Bjoernstierna, ministre
de Suède, le baron de Blome, ministre de Danemark, le comte Pollon,
ministre de Sardaigne, me témoignèrent, dès les premiers jours, un
empressement amical ou curieux, et prirent bientôt l'habitude de
venir souvent s'entretenir chez moi. Les représentants des grandes
puissances tiennent en général trop peu de compte de la diplomatie
de second ordre, et des informations comme de l'appui qu'ils en
pourraient recevoir. Peu engagés directement dans les grandes
questions du jour, et exposés à en subir les conséquences plutôt qu'à
y prendre une part active, les agents des puissances secondaires
sont des spectateurs à la fois intéressés et impartiaux, attentifs
à observer les faits et libres d'esprit dans les jugements qu'ils en
portent. Le général Alava était un loyal Espagnol, aimé en Angleterre
et point hostile ni méfiant envers la France; M. Van de Weyer était un
interprète spirituel, discret et bien placé dans la société anglaise,
du roi Léopold et de sa pensée politique sur les affaires européennes;
M. Dedel représentait avec une franchise et une convenance parfaites
la vieille aristocratie républicaine de la Hollande, toujours habile
et digne, même depuis qu'elle a cessé d'être puissante en Europe;
le comte de Pollon était un gentilhomme éclairé et d'un esprit
très-cultivé, libéral avec modestie. J'eus constamment à me
louer, pendant mon ambassade, de mes rapports avec ces diplomates
tranquilles, et leur commerce m'éclaira plus d'une fois sans me
compromettre jamais.

J'informais avec soin mon gouvernement de tout ce qui se passait dans
ce foyer anglais de la politique européenne; je rendais à M. Thiers,
et dans mes dépêches officielles et dans mes lettres particulières,
un compte exact de mes observations, de mes conversations, de mon
attitude, de l'état des esprits, soit dans le cabinet, soit dans le
public, et des craintes comme des espérances que je ressentais. Dès
le 12 mars, quinze jours après mon arrivée à Londres, en lui racontant
mes premiers entretiens avec lord Palmerston, je lui écrivis: «Je suis
maintenant convaincu que lord Palmerston n'a aucun dessein de rien
faire ni de rien décider avant l'arrivée du plénipotentiaire turc;
nous avons donc du temps. Mais je dois faire observer dès aujourd'hui
à Votre Excellence que cet avantage deviendrait peut-être un danger si
nous nous laissions aller à supposer que, parce qu'il ne se fait
rien à présent, il ne se fera rien plus tard, et que nous serons
définitivement dispensés de prendre une résolution parce que nous n'en
sommes pas pressés immédiatement. Plus j'observe, plus je me persuade
que le cabinet britannique croit les circonstances favorables pour
régler les affaires d'Orient, et veut sérieusement en profiter. Il
aime beaucoup mieux agir de concert avec nous; il est disposé à nous
faire des concessions pour établir ce concert. Cependant, si, de
notre côté, nous n'arrivions à rien de positif, si nous paraissions
ne vouloir qu'ajourner toujours et convertir toutes les difficultés
en impossibilités, un moment viendrait, je pense, où, par quelque
résolution soudaine, le cabinet britannique agirait sans nous et
avec d'autres, plutôt que de ne rien faire. Le temps peut nous
servir beaucoup pour amener ce cabinet au plan de conduite et aux
arrangements qui nous paraissent sages et praticables; mais si
nous n'employions pas le temps à marcher effectivement vers un tel
résultat, je craindrais fort, je l'avoue, qu'en définitive il ne
tournât contre nous.»

Quatre jours après, le 16 mars, au sortir d'un long entretien avec
lord Palmerston qui m'avait annoncé le consentement de la Russie
à l'admission du plénipotentiaire turc dans la négociation et la
prochaine arrivée de ce plénipotentiaire, je dis à M. Thiers: «Ce sont
là deux faits graves, dont l'origine est bien antérieure à mon arrivée
à Londres et qui modifient l'état de l'affaire. Il se peut que ces
deux faits soient entravés ou annulés par quelque incident nouveau,
et nous nous retrouverons alors dans la situation d'attente où nous
étions naguère. Mais s'ils se réalisaient, comme lord Palmerston me
l'a dit, il pourrait arriver qu'au lieu de négociations prolongées,
nous nous vissions bientôt en face de la solution et de ses
difficultés.» Et le lendemain, 17 mars, dans une lettre particulière,
en appelant toute l'attention de M. Thiers sur ma dépêche du 16,
j'ajoutai: «Il est possible que nous puissions rentrer dans la
politique d'attente et de difficultés sans cesse renouvelées, au bout
de laquelle nous entrevoyons, en Orient, le maintien du _statu quo_;
mais il se peut aussi que les événements se précipitent et que nous
nous trouvions bientôt obligés de prendre un parti. Si cela arrive,
l'alternative où nous serons placés sera celle-ci: Ou nous mettre
d'accord avec l'Angleterre en agissant avec elle dans la question de
Constantinople et en obtenant d'elle, dans la question de Syrie, des
concessions pour Méhémet-Ali; ou nous retirer de l'affaire, la laisser
se conclure entre les quatre puissances, et nous tenir à l'écart
en attendant les événements. Je n'affirme pas que, dans ce cas, la
conclusion entre les quatre puissances soit certaine; de nouvelles
difficultés peuvent survenir; je dis seulement que cette conclusion me
paraît probable, et que, si nous ne faisons pas la tentative d'amener
entre nous et l'Angleterre, sur la question de Syrie, une transaction
dont le pacha doive se contenter, il faut s'attendre à l'autre issue
et s'y tenir préparés.»

Ce n'était pas à M. Thiers seulement que j'exprimais mes pronostics
et mes inquiétudes; le général Baudrand m'écrivait le 30 mars: «Le
Roi m'a demandé hier si j'avais reçu de vos nouvelles; sur ma réponse
négative, ce prince m'a dit: «Je vois que M. Guizot est bien accueilli
à Londres par les hommes de tous les rangs de la société, et qu'il
y jouit d'une juste considération. J'espère que cette considération
s'accroîtra encore; je trouve seulement que, dans ses dernières
lettres au président du conseil, M. Guizot paraît trop préoccupé des
dispositions de l'Angleterre qui lui semblent douteuses envers nous.
Il est enclin à croire que les ministres anglais traiteront, sur les
affaires de la Turquie, avec les puissances étrangères, sans nous.
Soyez bien convaincu, mon cher général, que les Anglais ne feront
jamais, sur un tel sujet, aucune convention avec les autres puissances
sans que la France soit une des parties contractantes. Je voudrais que
notre ambassadeur en fût aussi convaincu que je le suis.» Je répondis
sur-le-champ au général Baudrand: «Je voudrais bien avoir la même
sécurité que le Roi vous a témoignée. J'espère qu'on ne fera rien sans
nous, et j'y travaille; mais ce n'est qu'une espérance et le travail
est difficile. La politique anglaise s'engage quelquefois légèrement
et bien témérairement dans les questions extérieures. Dans cette
affaire-ci d'ailleurs, toutes les puissances, excepté nous, flattent
les penchants de l'Angleterre, et se montrent prêtes à faire ce
qu'elle voudra. Nous seuls, ses alliés particuliers, nous disons
_non_. Les autres ne songent qu'à plaire; nous, nous voulons être
raisonnables, au risque de déplaire. Ce n'est pas une situation bien
commode, ni parfaitement sûre. On peut y réussir avec de la bonne
conduite et du temps; je crois qu'on aurait tort de s'y confier. Il
faut toujours craindre quelque coup fourré et soudain.»

M. Thiers ne se méprenait pas sur les périls de cette situation; il
m'écrivait, le 21 mars:

«Si lord Palmerston veut absolument prendre une mesure contre le
pacha, avec trois cours du continent au défaut de quatre, s'il en est
ainsi, un peu plus tôt, un peu plus tard, les propositions Brünnow
seront signées, sous une forme ou sous une autre. Cette situation n'a
été créée ni par vous ni par moi. Nous n'y pouvons rien.» C'était à
la note du 27 juillet 1839, par laquelle les cinq grandes puissances
avaient détourné le sultan de l'arrangement direct avec le pacha,
en lui promettant leur accord et leur action commune, que M. Thiers
faisait remonter le mal: «A l'origine, m'écrivait-il le 16 juillet, on
aurait pu tenir une autre conduite; mais depuis la note du 27 juillet
1839, il n'est plus temps. Vous pouvez juger maintenant si j'avais
raison de dire aux ministres du 12 mai que cette note était la plus
grande faute qu'on pût commettre. C'est l'ornière dans laquelle le
char a échoué, et de laquelle nous n'avons encore pu l'arracher.» M.
Thiers attribuait, je crois, à cette note plus d'importance qu'elle
n'en avait réellement; quand la France ne s'y serait pas associée,
quand la démarche européenne aurait été faite auprès de la Porte,
en juillet 1839, par quatre grandes puissances au lieu de cinq, elle
aurait également empêché tout arrangement direct du sultan avec le
pacha, et le concert qui, en juillet 1840, s'établit, sans nous, entre
les quatre autres puissances, aurait seulement commencé un an plus
tôt. Quoi qu'il en soit, M. Thiers entreprit de lutter sans bruit
contre les vices de la situation dont il héritait, qu'il ne voulait
pas accepter pleinement, et qu'il ne croyait pas pouvoir répudier
ouvertement. Dans cet espoir, il me donna deux instructions
principales: la première, de gagner du temps, de dire que nous
n'avions point d'opinion absolue, point de parti pris, de discuter les
politiques diverses, de démontrer les inconvénients de celle que
lord Palmerston voulait faire prévaloir, et de retarder ainsi toute
résolution définitive; la seconde, de me refuser à toute délibération
commune avec les quatre puissances, de n'avoir en quelque sorte de
rapports officiels qu'avec les ministres anglais, et de dégager ainsi
le gouvernement français des liens que la note du 27 juillet 1839 lui
avait imposés. Il s'appliquait à bien établir qu'il ne négociait, sous
main, entre la Porte et le pacha, aucun arrangement direct, et que la
France ne manquait point aux obligations de concert européen qu'elle
avait contractées; mais il espérait qu'avec le temps, sous le
poids des périls et des embarras de la situation, en présence des
difficultés sans cesse renaissantes du concert entre les cinq cours,
le sultan et le pacha finiraient en effet par s'arranger directement;
ou bien que, de guerre lasse, les puissances elles-mêmes se
résigneraient à accepter et à garantir, entre la Porte et son vassal,
le maintien du _statu quo_; ce qui était, à son avis, la meilleure des
combinaisons.

Cette politique avait le grave défaut d'être plus compliquée et plus
exigeante, au fond, qu'elle ne voulait le paraître: elle marchait à
son but par des voies lentes et indirectes; et ce but, s'il eût été
atteint, eût été, pour les quatre puissances, surtout pour le cabinet
anglais, un éclatant échec. Tout l'espoir de M. Thiers se fondait sur
la double confiance que Méhémet-Ali résisterait énergiquement à toute
combinaison qui lui enlèverait la Syrie, et que tous les moyens de
coaction qu'on tenterait contre lui seraient vains. Sa conviction sur
ces deux points était si profonde qu'il regardait la politique de lord
Palmerston à l'égard de l'Orient comme une politique d'aveuglement et
de ruine: «On perdra ce qu'on veut sauver, m'écrivait-il; on expose
l'Empire turc à la dissolution par une incertitude prolongée, et
l'Empire égyptien à l'agression par des provocations imprudentes.» Et
l'état des esprits en France, dans les Chambres comme dans le public,
mettait cette confiance du cabinet français dans Méhémet-Ali bien à
l'aise, car on lui faisait un devoir de soutenir la cause égyptienne;
la fortune du pacha semblait un gage assuré de sa force comme de son
énergie; il avait frappé les imaginations; il excellait à caresser
les intérêts et les personnes. Il y avait là une de ces illusions
précipitées qui s'emparent quelquefois des peuples, et que
l'expérience, la plus rude expérience, peut seule dissiper.

J'avais encore ma part de cette illusion; je m'en méfiais pourtant et
je commençais à sentir vivement le faible de la politique que
j'étais chargé de défendre. Je m'efforçais de faire partager à mon
gouvernement mon impression en lui signalant, tantôt le péril prochain
d'une solution adoptée et imposée, sans nous, par le concert des
quatre autres puissances, tantôt le grave inconvénient de notre
tendance à laisser de côté les trois puissances continentales pour ne
traiter sérieusement qu'avec l'Angleterre seule. En répondant le 16
avril à la dépêche du 14, dans laquelle M. Thiers me donnait cette
instruction, je lui dis: «Il y aurait plus d'inconvénient que
d'avantage à faire, de la dépêche que Votre Excellence vient
de m'adresser, un usage officiel. Je crois que, si j'en donnais
communication, même partielle et par simple voie de lecture, à lord
Palmerston, elle le porterait peut-être à des résolutions extrêmes,
comme contenant, non un refus de nous associer à des conférences,
ce qu'il ne demande point, mais un refus de continuer à négocier de
concert avec les quatre puissances, par simple voie de conversation et
dans l'unique but de se mettre d'accord sur quelque arrangement. Lord
Palmerston met, à ce concert, une extrême importance; soit parce que
son amour-propre y est engagé, soit parce qu'il le regarde comme le
seul moyen de profiter de la disposition de la Russie à abandonner
le protectorat exclusif de Constantinople, et à prendre simplement sa
place dans le protectorat européen. Le cabinet anglais ne demandera
pas mieux, je pense, que de nous voir traiter de cette grande affaire
surtout avec lui et par son entremise; la position qui lui est faite
par là lui convient, et nous pouvons, de notre côté, en tirer parti.
Mais la cessation de toute communication sur la question d'Orient avec
les trois autres puissances continentales, l'abandon officiel de
tout travail pour amener, entre elles et nous, un concert efficace,
embarrasseraient, irriteraient, non-seulement l'Autriche et la Prusse
qui se montrent en ce moment bien disposées, mais peut-être le cabinet
anglais lui-même, et altéreraient la situation actuelle dans ce
qu'elle a de favorable.»

Notre situation en effet était alors en voie d'amélioration. Beaucoup
de gens, dans les Chambres et dans le public anglais, se montraient
de plus en plus frappés du prix de notre alliance, de la nécessité
de faire des sacrifices pour la maintenir, et du danger que tout
arrangement conclu sans nous ne fût inefficace et ne tournât au profit
de l'influence russe. Je connaissais bien les dissentiments intérieurs
du cabinet, les efforts de lord Holland pour que la politique anglaise
se rapprochât de la nôtre, les incertitudes croissantes de lord
Melbourne, les hésitations naissantes de lord Lansdowne, peut-être
même de lord John Russell. Je savais que, parmi les radicaux de la
Chambre des communes et les whigs les plus voisins des radicaux,
l'idée de se séparer de la France pour s'unir à la Russie, et de
risquer une guerre en Orient et toutes les dépenses comme toutes les
chances de la guerre, pour arracher la Syrie à Méhémet-Ali, inquiétait
et choquait de plus en plus beaucoup d'hommes influents. Mais si je me
fusse hâté d'intervenir dans ce travail, si j'eusse donné le moindre
prétexte à supposer que je voulais le fomenter pour l'exploiter,
non-seulement il se serait arrêté, mais il aurait probablement fait
place à une réaction en sens contraire. Je crus donc devoir laisser
le mouvement à son cours naturel, et ne pas chercher à le pousser trop
vite ou à en profiter trop tôt. Je me tins fort tranquille; je n'allai
avec personne au-devant de la conversation; je ne l'acceptai même pas
toujours quand on me l'offrait, et les occasions ne m'en manquaient
pas. Le lundi 30 mars, j'étais au bal chez la reine. Lord
Palmerston, passant avec moi dans un salon voisin de la galerie
de Buckingham-Palace, se montra clairement disposé à entrer en
conversation sur l'Orient. Je crus qu'il valait mieux me tenir encore
à l'écart, et le laisser aux prises avec le travail purement anglais
qui se faisait autour de lui. Quelques bruits me revenaient pourtant
qu'il paraissait croire, ou du moins qu'il affectait de dire qu'on
avait tort de s'inquiéter, qu'on n'en serait pas réduit à se séparer
de la France, qu'au dernier moment, plutôt que de rester seule, elle
accepterait les arrangements proposés. Il ajoutait, me disait-on, que,
pourvu que lord Melbourne, lord John Russell et lui demeurassent bien
unis, ce résultat était assuré. Ces bruits prenaient d'heure en heure
plus de consistance. Il me parut dès lors évident que lord Palmerston
lui-même était préoccupé de la disposition des esprits et des
dissentiments intérieurs du cabinet; si je continuais à éluder plutôt
qu'à chercher la conversation avec lui, il m'attribuerait l'intention
formelle de diriger contre lui ce petit travail, et en prendrait
beaucoup de méfiance et d'humeur; le moment était donc venu d'essayer
d'attirer lord Palmerston lui-même dans le mouvement qui nous était
favorable, au lieu de paraître l'en exclure, et la légère inquiétude
qu'il ressentait tournerait peut-être à notre profit si, après l'avoir
laissé naître, je venais moi-même la dissiper en reprenant avec lui la
question comme si son avis seul devait la décider; enfin il me
parut que le moment était venu aussi de bien marquer de nouveau,
conformément à mes instructions, la limite de notre politique, et de
ne laisser à lord Palmerston aucun espoir de nous entraîner dans
la sienne. Je lui écrivis donc, le 1er avril, que je désirais
m'entretenir avec lui, et ce même jour, vers quatre heures, je me
rendis au Foreign-Office où il m'attendait.

Nous causâmes d'abord, et très-amicalement, très-confidemment,
du cabinet anglais et de ce qui faisait sa force réelle dans une
situation sans cesse menacée et en apparence si précaire. Lord
Palmerston me parla beaucoup de l'Irlande, de ses progrès dans les
voies de l'ordre et du bien-être général, de l'impossibilité absolue
de la gouverner comme on la gouvernait autrefois: «On en est bien
convaincu en Angleterre même, me dit-il, plus convaincu qu'on n'en
veut convenir; si le Parlement était dissous, nous n'aurions rien à
en craindre; nous gagnerions quelque chose dans les bourgs et nous
ne perdrions pas dans les comtés.» Je remarquai cette parole que rien
n'avait provoquée, mais sans y attacher grande importance; c'était
l'expression d'un sentiment et non l'indication d'un dessein.

Comme la conversation tombait: «Mylord, lui dis-je, j'ai désiré causer
avec vous, non que j'aie rien de nouveau à vous dire, non que je
désire recevoir de vous une réponse à ce que je pourrai vous dire; je
vous prie d'avance au contraire de ne pas me répondre. Mais au moment
où Nouri-Efendi vient d'arriver et où la négociation va recommencer,
je tiens beaucoup à ce que vous sachiez exactement ce que nous
pensons, où nous en sommes, ce que nous pouvons et ce que nous ne
pouvons pas accepter. Vous m'avez fait l'honneur de me témoigner
quelque confiance; je serais désolé que vous pussiez jamais me
reprocher de vous avoir laissé un moment dans le doute sur les
intentions du gouvernement du Roi. S'expliquer bien complétement,
dire au commencement ce qu'on dira à la fin, c'est, à mon avis,
la meilleure preuve de sincérité et le plus sûr gage de bonne
intelligence que se puissent donner des alliés.»

Lord Palmerston approuva fort; il était évidemment bien aise de me
voir rentrer avec lui en conversation; il attendait curieusement ce
que j'allais lui dire; je continuai:

«Eh bien, mylord, nous sommes convaincus que le seul bon arrangement
en Orient, le seul efficace, c'est un arrangement pacifique, équitable
envers les deux parties, accepté librement par toutes les deux. Nous
sommes convaincus en même temps qu'un tel arrangement est possible. Et
pour aller droit au fait, nous pensons que si le pacha, en obtenant,
toujours à titre de vassal, l'hérédité de l'Égypte et de la Syrie,
restituait à la Porte Candie, les villes saintes et le district
d'Adana, ce serait là une transaction raisonnable, et que la Porte
devrait accepter. Remarquez bien, mylord, que ceci n'est point de ma
part une proposition, et que je ne demande de la vôtre aucune réponse.
Je ne veux que vous dire bien nettement ce qui nous paraîtrait sage et
ce que nous pourrions appuyer. Au delà de ces limites, nous ne voyons
qu'impossibilité et danger. Toute tentative de contraindre le pacha à
rendre la Syrie est, à nos yeux, d'abord inefficace, ensuite pleine de
péril pour l'équilibre et le repos de l'Europe, car elle ne peut avoir
que deux effets: le premier, d'allumer en Orient la guerre civile; le
second, d'y accroître l'influence russe. Nous ne saurions donc nous
y associer; et si, ce qu'à Dieu ne plaise, une pareille tentative
pouvait être commencée, nous serions forcés, après avoir loyalement
dit à nos alliés ce que nous en pensons, de nous tenir à l'écart, n'en
acceptant, pour notre compte, ni les embarras ni les périls.»

Lord Palmerston m'écoutait avec une extrême attention et en silence.
Je m'arrêtai un moment; il ne prit point la parole; je repris: «Je
vous le répète, mylord, bien loin de vous demander une réponse,
je désire que vous ne me répondiez pas, et que vous veuilliez bien
réfléchir de nouveau, à part vous, sur cette grande affaire, sur
toutes les chances qui l'accompagnent et sur l'idée que nous nous en
formons. Toutes les fois que j'ai eu l'honneur de vous en entretenir,
vous m'avez paru justement préoccupé du désir de rendre à l'Empire
ottoman quelque ensemble, quelque force, pour qu'il fût en mesure
de servir lui-même, et par son propre poids, de barrière contre la
Russie. C'est dans cette vue que vous vous êtes montré si frappé de
l'importance de remettre entre les mains du sultan les villes saintes,
seul symbole du lien religieux dans un Empire où le lien religieux est
presque le seul qui subsiste encore. Ce que vous m'avez dit à ce sujet
m'a beaucoup frappé, et nous croyons qu'en effet les villes saintes
doivent être restituées au sultan. Mais cette restitution, mylord, ne
signifie rien si elle n'est qu'une apparence. En même temps que vous
remettrez au sultan le symbole de l'unité religieuse du mahométisme,
il faut que vous rétablissiez cette unité elle-même; il faut que tous
les musulmans se retrouvent ensemble et agissent de concert. Or, si
vous prétendez enlever la Syrie au pacha, vous ferez précisément le
contraire; vous diviserez profondément les musulmans; vous mettrez
entre eux la guerre civile. Au moment même où vous rétablirez en
apparence l'unité religieuse de l'Empire turc, vous la détruirez en
réalité; vous rendrez au sultan les clefs d'un tombeau, et vous lui
ferez perdre les armées de son plus puissant vassal.»

«Quel vassal que le pacha! s'écria lord Palmerston.

«Oui, mylord, un vassal très-ambitieux, sans doute, et qui a besoin
d'être contenu, mais qui a su aussi, dans l'occasion, se contenir
lui-même et prêter à son suzerain un très-utile appui. Avec
quelles troupes, avec quels trésors le sultan a-t-il lutté contre
l'insurrection grecque? Avec les troupes et les trésors du pacha.
C'est le pacha qui a soutenu alors l'intérêt musulman. Et il l'a
soutenu loyalement, énergiquement. Et si la Porte a perdu la Grèce,
c'est vous, c'est nous, mylord, c'est l'Europe qui la lui a fait
perdre, quand le pacha travaillait à la lui conserver. Ce que
Méhémet-Ali fit dans ce temps-là, il le ferait encore s'il était
content de sa situation et de ses rapports avec le sultan. Qu'un
arrangement se fasse aujourd'hui qui satisfasse à ses justes
espérances tout en lui imposant, envers la Porte, de justes devoirs,
il remplira ses devoirs quand le jour en viendra; il a prouvé qu'il
savait le faire. L'Empire ottoman aura retrouvé ainsi, en lui, un
appui efficace, et vous aurez vraiment rendu à cet Empire, dans les
limites et aux conditions aujourd'hui possibles, l'unité que vous lui
souhaitez avec tant de raison.»

Lord Palmerston persista à combattre ces idées, qui pourtant le
frappaient; il rechercha toutes les différences qu'on pouvait signaler
entre la situation de Méhémet-Ali lors de l'insurrection grecque et
sa situation en 1840. Il insista sur l'importance de la Syrie pour
l'Empire ottoman, non-seulement à cause des ressources que cet Empire
en pouvait tirer, mais parce que, entre les mains du pacha, elle
coupait les territoires du sultan et ne lui laissait, avec ses
provinces orientales, que des communications difficiles et précaires.
Il reprit ses arguments habituels sur la nécessité de relever la Porte
et de ne pas consacrer les prétentions d'un vassal ambitieux. «Est-il
donc impossible, me demandait-il, de faire comprendre à la France
que là aussi est son grand et véritable intérêt?--La France le
croit, mylord, lui répondis-je, et il n'est pas nécessaire de l'en
convaincre; mais elle ne se forme pas, nous ne nous formons pas la
même idée que vous de l'état des faits en Orient et des moyens
d'y atteindre notre but commun. Là est notre dissidence, et nous
donnerions beaucoup pour qu'elle cessât, car, au fond, je ne me
lasserai pas de le répéter, il n'y a de diversité entre nous, en
Orient, que pour des intérêts secondaires; le grand, le véritable
intérêt est le même, comme vous le dites, pour vous et pour nous.»

Arrivé à ce point, loin de rien faire pour soutenir la discussion,
je la laissai languir et tomber. De la part de lord Palmerston, elle
avait été molle et incertaine; tout en persistant dans sa politique,
il se sentait dans une situation un peu embarrassée et avec une
conviction un peu troublée. Il ne voulait ni adhérer aux idées
que j'exprimais, ni les écarter absolument. Il me savait gré de la
confiance amicale de mon langage, peut-être même de la netteté de
mes déclarations, et sans me rien céder, il hésitait à m'opposer des
déclarations également nettes. Je n'eus garde de le jeter dans la
polémique, et je sortis le laissant, je crois, assez préoccupé de
notre entretien. Il ne m'avait rien dit qui m'autorisât à penser que
ses intentions fussent changées ou près de changer; mais depuis que
nous discutions ensemble cette grande affaire, c'était la première
fois que la possibilité d'un arrangement qui donnât à Méhémet-Ali
l'hérédité de la Syrie comme de l'Égypte en ne rendant à la Porte que
l'île de Candie, le district d'Adana et les villes saintes, s'était
présentée à lui sans révolter son amour-propre et sans qu'il la
repoussât péremptoirement.

Je rendis compte immédiatement à M. Thiers de cet entretien; mais tout
en lui faisant entrevoir des chances plus favorables, je les trouvais
moi-même si incertaines que je m'empressai d'ajouter: «Je prie Votre
Excellence de ne pas donner à mes paroles plus de portée qu'elles
n'en ont dans mon propre esprit. Je la tiens exactement au courant
de toutes les oscillations, bonnes ou mauvaises, d'une situation
difficile, complexe, où le péril est toujours imminent, et dans
laquelle, jusqu'à ce jour, nous avons plutôt réussi à ébranler nos
adversaires sur leur terrain qu'à les attirer sur le nôtre.»

Le 7 avril au soir, je trouvai, en rentrant chez moi, une note
du plénipotentiaire turc, Nouri-Efendi, datée du même jour et qui
demandait la reprise de la négociation. Nouri-Efendi était ambassadeur
ordinaire de la Porte à Paris et venait à Londres en mission spéciale
et temporaire. «S'il est chargé de résoudre la question, me disait M.
Thiers en m'annonçant son départ, nous avons le temps de la réflexion,
et nous ne serons pas devancés par un résultat inattendu et précipité.
Je dois vous avertir qu'il m'a dit, à moi, qu'il n'avait ni pouvoirs
ni instructions. Il a insisté pour avoir, auprès de vous, des
recommandations très-vives; il voulait, disait-il, se diriger par vos
conseils. J'ai accueilli tout cela avec une politesse démonstrative,
mais sans y compter beaucoup. Cependant Nouri-Efendi, étant destiné
à retourner à Paris, veut bien vivre avec vous. Il est possible qu'il
veuille notre faveur plutôt que celle de l'Angleterre. Vous
pouvez donc tirer quelque parti de cette circonstance.» La note de
Nouri-Efendi ne répondait guère à cette attente: évidemment rédigée
par un Européen et probablement concertée, plus ou moins directement,
avec lord Palmerston, elle avait pour principal objet de représenter
la France comme étroitement liée aux quatre autres puissances, et
l'hérédité de l'Égypte comme la seule concession que la Porte voulût
faire à Méhémet-Ali. Nouri-Efendi se déclarait «muni de l'autorisation
nécessaire pour conclure et signer, avec MM. les représentants des
cinq cours, une convention, laquelle aurait pour but d'aider le sultan
à faire exécuter cet arrangement;» et c'était à la note du 27 juillet
1839 que le plénipotentiaire turc rattachait sa demande, comme à la
source et à la règle de toute la négociation[2].

[Note 2: _Pièces historiques_, Nº II.]

Je répondis sur-le-champ à Nouri-Efendi par un simple accusé de
réception et en lui disant que je m'empressais de porter sa note à la
connaissance de mon gouvernement. Deux jours après, j'étais allé voir
lord Palmerston pour d'autres affaires: «Eh bien, me dit-il comme je
sortais, nous avons tous reçu une note de Nouri-Efendi.--Oui, mylord,
je l'ai transmise sur-le-champ à mon gouvernement.--Elle m'a paru
assez bien rédigée; en tous cas, c'est un point de départ.»

Je ne répondis rien. Le surlendemain, 12 avril, j'appris à
_Holland-House_ que les quatre plénipotentiaires d'Angleterre,
d'Autriche, de Prusse et de Russie, avaient, non pas officiellement,
mais de fait, concerté leurs réponses, qu'elles étaient à peu près
identiques, qu'elles ne se bornaient point à un accusé de réception
pur et simple, et qu'ils regrettaient que la mienne ne fût pas
semblable à la leur, et qu'elle fût partie auparavant. Je reçus, le
lendemain matin, ce billet de lord Palmerston: «Mon cher ambassadeur,
voici copie de la réponse que j'ai donnée à la note de Nouri-Efendi.
N'est-ce pas que vous répondrez à peu près dans le même sens?»
La réponse anglaise ne limitait pas expressément à l'hérédité de
l'Égypte, comme le faisait la note turque, les concessions de la
Porte à Méhémet-Ali; mais elle se rattachait également aux engagements
primitifs et communs des cinq puissances, déclarant que «le
gouvernement britannique était prêt à concerter, avec Nouri-Efendi, et
d'accord avec les représentants d'Autriche, de France, de Prusse et de
Russie, les meilleurs moyens de réaliser les intentions amicales que
ces plénipotentiaires des cinq puissances avaient manifestées, au
nom de leurs cours respectives, à l'égard de la Porte, par la note
collective du 27 juillet 1839.»

J'avais, par ma réserve, bien pressenti les intentions et ménagé la
situation du gouvernement du Roi. M. Thiers, en me répondant, jugea
sévèrement la note de Nouri-Efendi. Sa première impression fut de
ne pas prendre au sérieux un document dans lequel, sans tenir aucun
compte des incidents survenus dans la négociation depuis le 27
juillet 1839, on se bornait à reproduire purement et simplement une
argumentation si souvent et si victorieusement repoussée: «Comme il
serait superflu, me dit-il, de prolonger indéfiniment un pareil débat,
nous ne répondrons pas à la note dont il s'agit.» Il reconnut bientôt
que le complet silence amènerait une rupture inopportune, et n'était
pas nécessaire pour assurer l'indépendance de notre politique; et je
fus autorisé à répondre, le 28 avril, à Nouri-Efendi par une note qui,
sans aucun rappel de la note du 27 juillet 1839, sans aucun engagement
collectif, se bornait à déclarer que «conformément aux instructions
que j'avais reçues du gouvernement du Roi, j'étais prêt à rechercher,
avec les représentants des cours d'Autriche, de la Grande-Bretagne,
de Prusse et de Russie, les meilleurs moyens d'amener en Orient un
arrangement qui mît un terme à un état de choses aussi contraire au
voeu commun des cinq puissances qu'aux intérêts de la Porte ottomane.»

Ni la demande ni les réponses ne faisaient faire encore à la
négociation aucun progrès; mais le mouvement y était rentré. Dès qu'on
avait su Nouri-Efendi arrivé à Londres, et avant la remise de sa note,
le baron de Bülow était venu me voir: «Tout ce que nous désirons,
m'avait-il dit, c'est que la France ne se sépare pas des autres
puissances dans cette affaire; c'est presque la seule instruction que
j'aie reçue de mon roi. N'y aurait-il pas quelque moyen terme qui mît
à couvert, pour tout le monde, les anciens engagements, les situations
personnelles, et qui pût devenir, entre le sultan et le pacha, la base
d'un arrangement pacifique? Il faut chercher des combinaisons variées,
quelques petites concessions de plus, de l'une et de l'autre part,
quelques modifications dans la forme ou dans la qualification de la
domination du pacha, en un mot un terrain un peu nouveau sur lequel
nous puissions nous réunir.»

La même idée s'était laissé entrevoir dans la conversation de quelques
membres du corps diplomatique, étrangers à l'affaire, mais qui m'en
parlaient quelquefois. Je ne l'avais ni accueillie ni repoussée. Je
m'étais borné à redire, comme à lord Palmerston et à lord Melbourne,
que le gouvernement du Roi n'avait, quant à la distribution des
territoires et à la forme des dominations en Orient, point de système
personnel ni de résolution irrévocable, et que son seul principe
fixe était le maintien de la paix par une transaction agréée des deux
parties. Après la note de Nouri-Efendi, les insinuations devinrent
plus précises et plus pressantes; le baron de Bülow revint me
chercher: «Il ne m'appartient pas, me dit-il, de rien proposer, de
rien indiquer même directement; mon gouvernement est, de tous, le plus
étranger à la question; mais il désire beaucoup, beaucoup, qu'elle
soit résolue de concert entre les cinq puissances. Il y a des
embarras; il faut que ce qu'on fera se rattache à la note commune
du 27 juillet 1839, et satisfasse, dans une certaine mesure, à ses
promesses; il faut que la dignité, que la situation de tous soient
ménagées, et que chacun puisse accepter la transaction sans se donner
à lui-même un démenti. Pourquoi n'accorderait-on pas, par exemple,
à Méhémet-Ali l'hérédité de l'Égypte et le gouvernement viager de la
Syrie? Voilà une transaction possible. Peut-être y en a-t-il d'autres.
Je répète qu'il ne m'appartient pas de les proposer; mais il faut les
chercher; nous finirons par en adopter une.»

J'écoutais attentivement; je répondais d'une façon générale et peu
significative; M. de Bülow continua: «Eh mon Dieu, l'hérédité même
de la Syrie accordée au pacha qui rendrait à la Porte l'Arabie et le
district d'Adana, cela même ne serait peut-être pas impossible si nous
étions sûrs qu'en cas de refus du pacha, vous serez effectivement avec
nous pour l'obliger à en finir, et que nous ne nous retrouverons pas
dans la situation où nous sommes aujourd'hui. La crainte de retomber
dans cette situation, même après avoir cédé, c'est peut-être là ce qui
embarrasse et retient le plus lord Palmerston. L'empereur de Russie
répète sans cesse qu'il ne met pas grande importance à telle ou telle
distribution des territoires entre le sultan et le pacha, et qu'il est
prêt à accepter celle qui conviendra aux autres puissances; mais que,
lorsqu'une fois on aura décidé, la décision doit être efficace, et
qu'il ne veut pas s'exposer au ridicule de l'Europe impuissante contre
le pacha. Et l'Autriche elle-même, quoiqu'elle n'ait aucun goût
pour les moyens de coaction, le jour cependant où l'on se serait mis
d'accord sur une transaction, l'Autriche la voudrait efficace et le
dirait. Ne vous y trompez pas: si nous étions sûrs que, l'arrangement
une fois convenu, les cinq puissances seront bien unies pour peser sur
le pacha de manière à le lui faire accepter, il est probable que, sur
l'arrangement même, nous serions plus faciles.»

Deux jours plus tard, le 15 avril, ce fut le plénipotentiaire
autrichien, le baron de Neumann, qui vint me voir. J'étais sorti. Il
revint deux heures après, et me confirma tout ce que le baron de Bülow
m'avait dit de ses dispositions. Il alla plus loin. Il me témoigna
un vif désir que des instructions positives m'arrivassent, et que les
autres plénipotentiaires pussent bien savoir quel arrangement aurait
décidément l'approbation du gouvernement du Roi. J'allais prendre la
parole; M. de Neumann continua: «Nous regardons comme indispensable,
me dit-il, que le sultan ne reste pas dans l'état d'humiliation
et d'impuissance auquel il est réduit, qu'il recouvre une certaine
étendue de territoire, qu'il obtienne des sûretés contre les nouveaux
desseins ambitieux que pourrait former le pacha, que les villes
saintes, par exemple, rentrent sous sa domination, que Candie lui
soit rendue, que la restitution du district d'Adana le remette en
possession des défilés du Taurus....» Je continuais d'écouter; M. de
Neumann s'arrêta là: «Nous n'avons, quant à nous, dis-je alors, aucune
objection à cet arrangement; nous le trouvons raisonnable et nous
pensons que, si la proposition en était faite, le pacha devrait
l'accepter.--Mais la proposition pourrait en être faite par la Porte
elle-même, reprit M. de Neumann; c'est avec la Porte que nous avons
traité et que nous traitons; c'est à elle que nous avons adressé
ensemble la note du 27 juillet 1839; nous ne connaissons que la
Porte; nous sommes derrière elle. Si le sultan proposait au pacha
l'arrangement dont nous parlons, en lui accordant l'hérédité de
l'Égypte et lui laissant la Syrie comme il la possède aujourd'hui,
les cinq puissances n'auraient rien à faire que de déclarer
qu'elles approuvent cette transaction et qu'elles l'appuieront de
concert.--J'ignore tout à fait, monsieur le baron, lui dis-je, si
le pacha se contenterait de garder la Syrie comme il la possède
aujourd'hui, et s'il ne persisterait pas à en réclamer l'hérédité
comme celle de l'Égypte. Le gouvernement du Roi ne met, pour son
propre compte, que peu d'importance à la distribution des territoires
entre les deux parties; mais il en met beaucoup à ce que la
transaction soit agréée de toutes deux et demeure pacifique; or
rien ne nous autorise à penser que le pacha soit disposé à céder sur
l'hérédité de la Syrie.»

M. de Neumann n'approuva et ne contesta rien à cet égard; cependant
son silence avait assez l'air de dire que l'hérédité même de la Syrie
n'était pas, à ses yeux, une concession impossible à faire faire par
la Porte si du reste l'arrangement dont nous venions de parler était
approuvé et efficacement soutenu par les cinq puissances. Il reprit:
«Mon gouvernement désire autant que le vôtre le maintien de la paix en
Orient; il est fort peu enclin à l'emploi des moyens de contrainte; il
en connaît, comme vous, les difficultés et les périls; ce qui importe,
c'est qu'il y ait arrangement, arrangement efficace, et l'arrangement
efficace ne peut avoir lieu que si nous en tombons tous d'accord.
L'empereur mon maître et le roi de Prusse le désirent également.
Qu'une transaction agréée par vous soit donc proposée; elle peut
l'être de plusieurs manières; nous serons fort disposés à l'appuyer,
et lord Palmerston lui-même y sera amené. Soyez sûr que la question
est près de sa maturité, et que le moment approche de s'entendre
définitivement.»

Peu après m'avoir fait ces ouvertures, les deux plénipotentiaires
allemands allèrent, avec le plénipotentiaire russe, passer quelques
jours à Stratfieldshaye, et demander conseil au duc de Wellington
dont l'opinion avait toujours, auprès des cours de Vienne, de
Saint-Pétersbourg et de Berlin, beaucoup de poids. On m'avait dit
que le duc était assez vif contre le pacha d'Égypte et favorable à
l'emploi des moyens de contrainte. Il n'en était rien; les conseils
du duc de Wellington furent au contraire modérés; il dit aux
plénipotentiaires continentaux que, dans l'arrangement à intervenir,
les limites des territoires importaient assez peu, qu'il fallait qu'il
y eût un arrangement, un arrangement agréé des cinq puissances, que
toute séparation de l'une d'elles serait un mal plus grave que telle
ou telle concession territoriale, et que c'était là surtout ce qu'il
fallait éviter. A leur retour de Stratfieldshaye, MM. de Neumann et de
Bülow me témoignèrent les mêmes dispositions qu'avant leur départ.

Dans ces entretiens des deux plénipotentiaires allemands, rien
ne m'avait indiqué s'ils avaient déjà parlé à lord Palmerston des
concessions dont ils me faisaient entrevoir la possibilité, et s'ils
l'avaient trouvé disposé à s'y prêter. En rendant compte à Paris de
leurs ouvertures, je demandai des instructions précises sur la suite
que j'y devais donner. Le cabinet ne vit dans ces ouvertures qu'un
symptôme de l'embarras et de l'hésitation des deux puissances
continentales qui voulaient naguère encore imposer au pacha d'Égypte
des conditions si dures; les perpétuelles tergiversations par
lesquelles avait été marquée, depuis un an, la politique du cabinet
de Vienne ne permettaient pas, m'écrivit-on, d'attacher beaucoup de
valeur à ce retour si incomplet vers des idées plus raisonnables, et
le seul principe auquel l'Autriche fût restée fidèle dans cette grande
question était évidemment la volonté absolue de ne pas nous donner
raison contre les autres cabinets, alors même que nos intérêts
étaient, au fond, d'accord avec les siens. D'ailleurs les nouvelles
de Constantinople donnaient lieu de croire que les espérances que la
Porte avait fondées sur les négociations de Londres commençaient à
s'évanouir; elle ne comptait plus guère sur un prochain accord des
puissances pour forcer Méhémet-Ali à abandonner ses prétentions;
et comme l'épuisement des ressources de l'Empire ottoman ne lui
permettait pas d'accepter un _statu quo_ indéfini, les idées de
conciliation et les chances d'arrangement direct entre le sultan et
le pacha regagnaient peu à peu du terrain. Je ne fus donc chargé
de donner aux tentatives de la Prusse et de l'Autriche aucun
encouragement.

Mais des ouvertures à la fois plus limitées et plus pressantes ne
tardèrent pas à m'arriver. Je reçus le 5 mai une nouvelle visite du
baron de Neumann; il venait, me dit-il, non pas m'apporter, sur les
affaires d'Orient, une proposition du cabinet autrichien, mais me
dire quelles étaient, dans la pensée de ce cabinet et d'après les
instructions qu'il venait d'en recevoir, les bases sur lesquelles on
pourrait s'entendre, et en faveur desquelles il était prêt à insister
de toute sa force auprès de lord Palmerston, avec l'espoir de les lui
faire accepter. Ces bases seraient un partage de la Syrie entre le
sultan et le pacha; partage dans lequel le pacha conserverait tout le
territoire compris au sud et à l'ouest d'une ligne partant de Beyrouth
et allant rejoindre la pointe septentrionale du lac de Tibériade,
c'est-à-dire la plus grande partie du pachalik de Saint-Jean d'Acre,
y compris cette place même, et presque jusqu'aux frontières des
pachaliks de Tripoli et de Damas.

C'était là une addition considérable à la concession que, le 30
octobre 1839, lord Palmerston avait faite un moment au général
Sébastiani, car cette première concession ne comprenait ni la partie
septentrionale du pachalik de Saint-Jean d'Acre ni surtout cette place
même. Et sur notre hésitation à l'accepter, lord Palmerston s'était
empressé de retirer son offre, évidemment moins étendue que celle que
le baron de Neumann venait m'apporter.

Sans faire au plénipotentiaire autrichien aucune observation, je lui
demandai si ce serait à titre héréditaire que ces territoires seraient
concédés au pacha. Il ne pouvait, dit-il, me répondre à cet égard
avec certitude; il y aurait là encore, auprès de lord Palmerston,
une grosse difficulté; cependant il croyait qu'on arriverait à la
concession de l'hérédité, pour cette partie de la Syrie comme pour
l'Égypte. Il ajouta qu'il avait fait, la veille, à lord Palmerston la
même ouverture, et que lord Palmerston l'avait engagé à m'en parler,
disant qu'il m'en parlerait aussi. Le baron de Neumann finit par me
dire que, si Méhémet-Ali n'acceptait pas cet arrangement, l'Autriche,
sans fournir aucunes troupes, était disposée à unir son pavillon à
celui de l'Angleterre et de la Russie dans l'emploi des moyens de
contrainte maritime, et que lord Palmerston lui avait paru décidé à
pousser l'affaire jusqu'au bout, quand même l'Angleterre en resterait
seule chargée.

Je vis lord Palmerston le surlendemain, et il me parla le premier, en
y adhérant positivement, de l'ouverture que le baron de Neumann
venait de me faire. L'abandon de la forteresse de Saint-Jean d'Acre à
Méhémet-Ali lui coûtait évidemment beaucoup; il s'en dédommagea en
me disant, ce que je savais déjà, que, pour cet arrangement et si le
pacha s'y refusait, l'Autriche consentait à concourir aux moyens de
contrainte en joignant son pavillon aux pavillons de l'Angleterre
et de la Russie. Il me développa alors son plan de contrainte, qui
consistait dans un triple blocus d'Alexandrie, des côtes de la
Syrie et de la mer Rouge. Il se montra persuadé qu'un tel blocus,
obstinément prolongé, s'il le fallait, forcerait le pacha à céder,
sans qu'il y eût aucune nécessité de faire une campagne de terre et
d'y employer des troupes russes. Il était, me dit-il, très-décidé
à poursuivre vigoureusement ce moyen si les nouvelles bases
d'arrangement n'étaient pas acceptées. Je fis quelques observations
sans entrer en discussion. Au point où l'affaire était parvenue, la
discussion suscitait plus d'obstination qu'elle ne pouvait résoudre de
difficultés. Le moment d'ailleurs était peu favorable; je voyais lord
Palmerston à la fois vivement contrarié d'abandonner Saint-Jean d'Acre
et rendu très-confiant par l'adhésion de l'Autriche à l'emploi des
moyens de contrainte. Je me bornai à persister dans le système que
j'avais jusque-là soutenu, en disant que j'avais déjà transmis ces
nouvelles ouvertures au gouvernement du Roi, que j'attendais sa
réponse, et que, dans tous les cas, il aurait besoin de temps pour
voir si le succès d'un tel arrangement pouvait être amené par
les voies pacifiques, qu'il regardait toujours comme les seules
praticables et efficaces.

Le temps ne devait pas manquer au gouvernement du Roi pour délibérer
sur la résolution qu'il avait à prendre. La Porte n'avait fait aller
Nouri-Efendi de Paris à Londres que pour prendre acte de l'admission
de son plénipotentiaire dans la négociation; elle y voulait avoir un
agent plus capable et qui, venant de Constantinople, fût mieux informé
de l'état des affaires en Orient et pût mieux éclairer les diplomates
d'Occident sur les chances de succès de leurs diverses combinaisons.
On annonça l'arrivée prochaine de Chékib-Efendi, l'un des plus
intelligents confidents de Reschid-Pacha. La question d'Orient fut
ainsi quelque temps suspendue; et d'autres affaires, beaucoup moins
graves mais d'un vif intérêt momentané, devinrent pour quelques
semaines, entre Paris et Londres, le principal objet d'attention et de
négociation.



                            CHAPITRE XXIX

                        NÉGOCIATIONS DIVERSES.


Querelle entre l'Angleterre et le royaume de Naples à propos des
soufres de Sicile.--Son origine et ses causes.--Légitimité des
réclamations du cabinet anglais et violence de ses actes.--Ouvertures
que je fais à lord Palmerston pour la médiation de la France--Il les
accepte.--Instructions de M. Thiers à ce sujet.--La négociation se
poursuit.--Oscillations du roi de Naples Ferdinand II.--Il se décide à
accepter la médiation de la France.--Doutes de lord Palmerston.--Bonne
issue de la négociation et arrangement définitif.--M. Thiers me
charge de demander la restitution à la France des restes de l'empereur
Napoléon enseveli à Sainte-Hélène.--Mon sentiment à ce sujet.--Note
que j'adresse le 10 mai à lord Palmerston.--Le gouvernement anglais
accède à la demande.--Mesures d'exécution à Paris et à Londres.--Choix
des commissaires envoyés à Sainte-Hélène.--Mon intervention à l'appui
de la compagnie chargée de la construction du chemin de fer de Paris
à Rouen.--Tentative d'assassinat sur la reine Victoria.--Démarche
du corps diplomatique à Londres.--Mon dîner dans la Cité à
_Mansion-House_.--Dîner anniversaire de l'Académie royale pour
l'encouragement des beaux-arts.--Discours que j'y prononce et accueil
que j'y reçois.


Quelques semaines après mon arrivée à Londres, le bruit se répandit
que la guerre était près d'éclater entre l'Angleterre et le royaume
de Naples. On ne savait pas bien pourquoi cette guerre, ni dans quelle
mesure elle était probable; on parlait des soufres de Sicile, des
obstacles apportés par le roi de Naples à leur libre exportation, du
dommage qui en résultait pour le commerce anglais; mais aucun acte
connu, aucune déclaration publique du cabinet britannique ne donnaient
lieu de croire que la guerre pût naître de cette cause; et les
préparatifs militaires bruyamment ordonnés à Naples semblaient hors
de toute proportion avec la question et le péril; toutes les côtes
du royaume devaient être mises en état d'armement; un camp se formait
près de Reggio; une levée en masse de la réserve était prescrite; dix
à douze mille hommes recevaient l'ordre de partir pour la Sicile; le
roi Ferdinand lui-même était, disait-on, sur le point de s'embarquer
pour aller veiller en personne à la défense de l'île. On ne
s'expliquait pas de telles alarmes; les journaux anglais les mieux
informés y cherchaient d'autres motifs que l'affaire des soufres;
selon le _Morning Chronicle_, qui passait alors pour dévoué à lord
Palmerston, les mesures napolitaines devaient être attribuées à la
probabilité d'une rupture avec le bey de Tunis plutôt qu'à la crainte
d'hostilités de la part de l'Angleterre. L'incertitude était si grande
à Londres que je cherchais des informations à Paris: «Je demande ici à
tout le monde, écrivais-je, des nouvelles de cette guerre; personne ne
me répond; personne ne semble en rien savoir; pas plus les ministres
que les autres; et ils ont vraiment l'air de ne pas me répondre parce
qu'ils ne savent pas. Du reste c'est bien de ce temps et de ce pays-ci
d'avoir deux guerres sur les bras, l'une en Chine pour des pilules,
l'autre à Naples pour des allumettes.»

Je reçus, sous la date du 29 mars 1840, une lettre de M.
d'Haussonville, alors chargé d'affaires de France à Naples, qui me
donna, sur la question et sur la situation, des notions plus complètes
et plus précises. Jusqu'en 1838, l'exploitation et le commerce
des soufres de Sicile avaient été parfaitement libres; beaucoup de
négociants français et anglais s'y étaient engagés; plusieurs Anglais
avaient même acheté ou pris à bail en Sicile des mines de soufre
(_solfatare_), et étaient devenus propriétaires ou fermiers
exploitants aussi bien que commerçants; la fabrication de la soude
artificielle, d'abord en France, puis en Angleterre, avait fait
prendre à ce commerce un rapide développement; pour la France seule,
l'importation des soufres siciliens s'était élevée, de 536,628
kilogrammes en 1815 à 18,578,710 kilogrammes en 1838. Des intérêts
considérables s'étaient ainsi formés, plus considérables encore pour
l'Angleterre que pour la France. En même temps des abus s'étaient
introduits, surtout dans l'exploitation des soufres; des plaintes
s'élevaient de la part des petits propriétaires de mines de soufre
dans l'intérieur de l'île. Aucun droit n'avait été jusque-là perçu sur
l'exploitation de cette denrée. Le roi Ferdinand II crut pouvoir à la
fois apaiser les plaintes, réformer les abus et assurer au trésor de
l'État napolitain un revenu considérable en concédant à une compagnie
française de Marseille, sous certaines conditions et moyennant une
redevance annuelle de 400,000 ducats[3], le monopole, un peu déguisé
mais réel au fond, du commerce des soufres de Sicile. Ce contrat,
passé le 9 juillet 1838 et qui dérogeait aux maximes les plus
élémentaires de l'économie politique et commerciale, devint aussitôt,
de la part de l'Angleterre, et même un peu aussi de la France, l'objet
des réclamations les plus vives. Deux chargés d'affaires anglais,
M. Kennedy et M. Mac-Gregor, demandèrent, à plusieurs reprises,
l'abolition du monopole. Après beaucoup de consultations et
d'hésitations, le roi de Naples la promit pour le 1er janvier 1840. Le
prince de Cassaro, son ministre des affaires étrangères, y engagea sa
parole. Le 1er janvier venu, le monopole continua. D'après l'ordre de
lord Palmerston, et par une note plus fondée en droit que convenable
dans les termes, M. Kennedy réclama l'exécution de la promesse qu'il
avait reçue, c'est-à-dire l'annulation du contrat passé avec la
compagnie Taix et l'abolition du monopole. La promesse fut renouvelée
et demeura encore vaine. Dans les premiers jours de mars, M. Temple,
ministre d'Angleterre à Naples et frère de lord Palmerston, revint à
son poste après une longue absence et réclama de nouveau, par une note
dure, l'abolition du monopole et une indemnité pour les négociants
anglais qui en avaient souffert. Le roi Ferdinand, plus touché de
l'offense qu'il recevait que de la promesse qu'il avait faite, déclara
qu'il ne céderait point aux exigences anglaises, et ordonna au prince
de Cassaro de notifier à M. Temple son refus péremptoire. Le prince de
Cassaro, homme d'honneur et de sens, donna sa démission et partit
pour Rome, à demi exilé. M. Temple, en vertu des instructions de lord
Palmerston, transmit aussitôt à l'amiral sir Robert Stopford, qui
commandait les forces maritimes anglaises dans la Méditerranée,
l'ordre d'envoyer, dans les eaux de Naples et de Sicile, des bâtiments
de guerre chargés de saisir tous les navires napolitains qu'ils
rencontreraient, et de les emmener à Malte, où ils seraient retenus
jusqu'à ce que les promesses du roi de Naples fussent exécutées et les
réclamations de l'Angleterre satisfaites. Dans la première quinzaine
d'avril, ces représailles étaient en plein exercice, et le roi de
Naples, redoutant des coups encore plus graves, prenait toutes les
mesures militaires que je viens de rappeler.

[Note 3: 1,700,000 francs.]

Me trouvant le 5 avril au _Foreign-Office_, je demandai à lord
Palmerston quelques détails sur cette singulière querelle dont les
journaux commençaient à faire grand bruit, et dont personne, parmi les
gens les mieux informés, ne me paraissait à peu près rien savoir.
Lord Palmerston me fit alors un long récit des faits que je viens de
résumer, et arrivant à la dernière phase de l'affaire: «Quand j'ai
vu, me dit-il, que le roi de Naples, au lieu d'accorder ce qu'on lui
demandait et ce qu'il avait promis, prenait des mesures défensives,
j'ai envoyé à mon frère un courrier porteur d'une note à communiquer
au gouvernement napolitain; et si, dans quinze jours, ce gouvernement
n'a pas donné une réponse satisfaisante, mon frère enverra
immédiatement à l'amiral Stopford des ordres en vertu desquels
l'amiral exercera des représailles qui, j'espère, seront efficaces.»
Et comme j'avais l'air de ne pas bien comprendre ce que pouvaient être
ces représailles, «l'amiral saisira des bâtiments napolitains, me dit
lord Palmerston, et nous verrons après.»

Les réclamations du cabinet britannique étaient fondées; il y avait
là des intérêts anglais gravement lésés et des promesses napolitaines
étrangement méconnues. Mais il n'y a point de si bonne cause que de
mauvais arguments et de mauvais procédés ne puissent gâter, et qui
n'en reçoive une fâcheuse apparence. Au lieu de fonder uniquement
leurs réclamations sur le dommage qu'avaient souffert leurs nationaux
et sur les promesses qu'avait reçues leur gouvernement, les agents
anglais prétendirent que le monopole des soufres était une violation
flagrante du traité de commerce conclu le 26 septembre 1816 entre
l'Angleterre et le royaume de Naples, et ils soutinrent leurs
prétentions avec une arrogance qui rendait, pour le roi de Naples, les
concessions plus amères et plus difficiles. En principe, l'argument
puisé dans le traité du 26 septembre 1816 ne valait rien; et les
jurisconsultes anglais, sir Frédéric Pollock et le docteur Phillimore,
consultés par la couronne, le reconnurent avec une honorable loyauté;
ils déclarèrent, d'une part, que d'après les maximes générales du
droit des gens, un souverain avait pleinement le droit de prendre,
dans ses États, des mesures semblables au monopole en question, à
moins que, par des stipulations conclues avec d'autres souverains, il
n'eût expressément renoncé à ce droit; d'autre part, que le traité
du 26 septembre 1816 ne contenait aucune stipulation semblable, et
n'était ainsi point violé par le monopole décrété à Naples en 1838. En
fait, la dureté hautaine des agents anglais, dans leurs conversations
comme dans leurs notes, avait été choquante: «Il faut en finir avec
ce roitelet,» disaient-ils; et les mesures prises par le cabinet à
l'appui de ce langage, quoique naturelles et probablement les seules
efficaces, avaient été si inattendues qu'elles étaient regardées en
général comme excessives, et que le roi de Naples, eût-il tort
au fond, semblait autorisé à défendre, comme il le faisait, sa
souveraineté et sa dignité. On disait partout qu'il y avait peu de
vraie fierté à être si rude envers les faibles, et que, si le cabinet
anglais avait eu ce différend avec la France ou les États-Unis
d'Amérique, il y eût apporté plus de ménagements. Lord Palmerston
lui-même avait le sentiment de cette situation et en était un peu
embarrassé. Ayant eu occasion d'aller le voir le 10 avril, je lui
parlai de l'état intérieur du royaume de Naples et des conséquences
que pouvaient amener les récentes mesures du cabinet, conséquences
bien plus graves et tout autres, à coup sûr, qu'il ne voulait. Lord
Palmerston me raconta de nouveau toute l'affaire, avec un désir
marqué de me prouver qu'il n'avait aucun tort, qu'il n'avait pu faire
autrement, qu'au fond le roi de Naples, malgré ses promesses répétées,
ne voulait pas abolir le monopole des soufres, et que, de son côté,
le gouvernement anglais ne pouvait ni laisser sans protection des
intérêts anglais si considérables, ni souffrir qu'on ne lui tînt pas
les paroles qu'on lui avait données. Il me fut clair que, malgré sa
persévérance dans ses résolutions, lord Palmerston était assez inquiet
de cette affaire, du retentissement qu'elle avait en Europe, de
l'ébranlement qu'elle pouvait causer en Italie, et qu'il n'avait nulle
envie d'être forcé de la pousser jusqu'au bout. J'insistai sur
les périls de cette situation, sur l'état des esprits en Sicile,
l'irritation personnelle du roi de Naples, les complications si
faciles en Europe; je rappelai que, sur la question des soufres et à
son origine, le gouvernement français soutenait des intérêts analogues
à ceux du cabinet anglais et avait agi de concert: «Je le sais, me
dit lord Palmerston; aussi ne demandons-nous pas mieux que de marcher
toujours avec vous. Pouvez-vous nous aider à finir cette affaire, et
comment?--Mylord, lui dis-je, le mot de _médiation_ est peut-être trop
gros pour la circonstance, et je n'ai absolument aucune instruction
à ce sujet; mais je suis sûr que le gouvernement du Roi emploierait
volontiers ses bons offices pour mettre fin à une querelle qui
pourrait avoir de si fâcheux résultats.--Eh bien, que votre
gouvernement emploie en effet dans ce sens ses bons offices, son
influence, son intervention; nous les accepterons et nous en serons
fort aises. Ce qui est fait est fait. Aidez-nous à obtenir justice.
En attendant, nous ne ferons rien de plus; nous ne donnerons point
d'ordres nouveaux. Nous ne demandons pas mieux que de finir l'affaire
à l'amiable et de vous en avoir l'obligation.»

Je rendis compte sur-le-champ à M. Thiers de cet entretien: «Je n'ai
fait, lui dis-je, aucune proposition, ni pris, au nom du gouvernement
du Roi, aucun engagement; mais au moment où lord Palmerston se
montrait empressé d'accepter l'intervention de la France, il m'a
paru convenable et utile d'accepter à notre tour son empressement. Le
gouvernement du Roi trouvera peut-être, dans ce caractère, sinon de
médiateur officiel, du moins d'intermédiaire officieux, les moyens
d'arranger un différend plein de périls. En tout cas, il nous
convient, je crois, plus que jamais de montrer l'Angleterre unie
à nous, s'entendant avec nous, et recherchant, dans ses propres
embarras, nos bons offices. J'ai donc saisi sans hésiter l'occasion
qui s'en offrait. Le gouvernement du Roi donnera à ces ouvertures la
suite et le tour qu'il jugera convenables. Je prie seulement Votre
Excellence de vouloir bien appeler promptement, sur cet incident,
l'attention du Roi et de son conseil, car lord Palmerston m'ayant dit
de lui-même qu'il suspendrait toute mesure nouvelle, il importe que
je puisse lui apprendre bientôt ce que pense et croit pouvoir faire le
gouvernement du Roi.»

La réponse du cabinet français ne se fit pas attendre; M. Thiers
m'écrivit le 12 avril: «Dites à lord Palmerston que, désirant donner
preuve à l'Angleterre de notre bonne volonté, nous lui offrons
d'intervenir, de la manière suivante, dans la question de Naples. Nous
serons médiateurs ou négociateurs, comme on voudra nous appeler; mais
on déclarera au prince de Castelcicala, qui part de Paris pour Londres
sous trois jours, que c'est la France à laquelle est confié le soin de
traiter relativement au différend survenu. Si en effet il y avait, sur
cette question, négociation à Naples, négociation à Paris, négociation
à Londres, notre rôle serait des plus ridicules; l'arbitrage ne serait
plus qu'une confusion. Il faut que la France soit seule chargée
de traiter. Cela fait, nous signifierons au roi de Naples que
l'Angleterre nous a chargés du soin de négocier cet arrangement, et
que nous l'invitons à nous en charger aussi. Pour le décider à nous
accepter comme intermédiaires, il faudra que nous soyons munis
d'une faculté, celle de suspendre les hostilités contre le pavillon
napolitain. Munis de ce pouvoir par lord Palmerston, nous obligerons
le roi de Naples à nous accepter comme arbitres. Lord Palmerston
doit savoir que nous prononcerons l'abolition du monopole. Quant à la
question de l'indemnité pour les négociants anglais, si notre avis ne
convenait pas à lord Palmerston, il serait libre de ne pas accepter
notre décision finale. Dans ce cas les représailles recommenceraient,
et chacun des deux contendants serait laissé à lui-même et à ses
forces. Cela est évidemment une médiation; mais il faut laisser le
cabinet anglais choisir le nom qui lui conviendra.»

Le cabinet anglais accepta sans hésiter et le fait, et son vrai nom.
Je communiquai le 14 avril à lord Palmerston les propositions de M.
Thiers. Il reconnut pleinement la nécessité des deux conditions que
M. Thiers attachait à la médiation, et se montra content de cette
occasion de donner une preuve publique de la bonne intelligence de
nos gouvernements et de leur confiance mutuelle, ajoutant qu'il avait
seulement besoin d'en parler à lord Melbourne et qu'il ne me ferait
pas attendre longtemps sa réponse. Le surlendemain en effet le cabinet
décida qu'il acceptait la médiation de la France sur les bases que
nous avions indiquées; lord Granville l'annonça officiellement à
Paris; le ministre d'Angleterre à Naples, M. Temple, fut autorisé
à suspendre l'exécution des mesures hostiles à partir du moment des
négociations, et M. Thiers m'écrivit le 20 avril: «J'ai écrit hier par
le télégraphe et j'écris aujourd'hui par exprès à M. d'Haussonville
pour le charger de porter au gouvernement napolitain la proposition
de la médiation. Il devra demander qu'elle ait lieu à Paris et que
l'ambassadeur de Naples, le duc de Serra-Capriola, soit muni de
pouvoirs illimités. Cette dernière condition est tellement absolue
que, si on la refusait, nos offres d'intervention devraient être
considérées comme non avenues. Ce qui me fait juger nécessaire
d'établir ici le siége de la négociation, c'est beaucoup moins encore
le désir de ménager la susceptibilité du roi des Deux-Siciles en lui
épargnant l'humiliation d'un traité conclu, pour ainsi dire, en
vue des forces anglaises, que l'avantage bien autrement sérieux de
soustraire cette négociation aux tergiversations, aux incertitudes,
aux revirements continuels qui constituent aujourd'hui toute la
politique du cabinet napolitain.

C'était là en effet l'écueil sur lequel la négociation courait risque
d'échouer. Il n'y a point de plus mauvaise école de gouvernement que
le pouvoir absolu: les princes qui l'exercent deviennent étrangers à
la clairvoyance, à la prévoyance, à la juste appréciation des faits,
des obstacles, des forces; parce qu'ils peuvent, sans rencontrer
aucune résistance, dire chez eux _je veux_, ils se figurent qu'ils
peuvent aussi le dire aux étrangers et aux événements; ils agissent
selon leur impression et leur fantaisie du moment, à la fois légers
et obstinés, hautains et étourdis. S'ils sont puissants, ils poussent
leurs volontés jusqu'à la démence; s'ils sont faibles, ils avancent et
reculent, ils font et défont, comme des enfants. Leurs qualités mêmes
tournent contre eux; la fierté ne les sauve ni de l'inconséquence ni
de la faiblesse, et la dignité de leur caractère ne fait qu'aggraver
leurs fautes et leurs périls. Le roi Ferdinand II portait, dès 1840,
la peine de ce frivole aveuglement des souverains absolus, et tout
en voulant sortir de la mauvaise situation qu'il avait encourue, il
persistait dans les procédés qui l'y avaient conduit. Il accepta le 26
avril la médiation de la France; mais au même moment, pour satisfaire
son humeur, il mit l'embargo sur les bâtiments anglais mouillés dans
le port de Naples, ce qui empêcha le ministre d'Angleterre de donner,
comme il l'avait promis, l'ordre de suspendre les hostilités, et sept
bâtiments napolitains furent capturés en même temps que la médiation
était proclamée. Vingt-quatre heures après, le roi sentit la nécessité
de lever l'embargo, et les hostilités cessèrent; mais les premières
instructions envoyées à Paris au duc de Serra-Capriola, pour suivre
la négociation, étaient incomplètes; et à Londres, quoique toute
intervention dans l'affaire fût interdite au prince de Castelcicala,
et que lord Palmerston lui refusât même la conversation à ce sujet,
cet ambassadeur mécontent essayait toujours de s'en mêler, soit pour
satisfaire sa propre vanité, soit qu'il se flattât de plaire à son
maître en suscitant à la médiation quelques embarras.

Ces tergiversations, ces complications qui semblaient volontaires
ranimaient les méfiances et les exigences de lord Palmerston; il les
témoignait en insistant pour que notre médiation mît promptement fin
à une affaire dont l'issue lui paraissait toujours douteuse. M. Thiers
m'écrivit le 11 juin: «Lord Granville m'a donné connaissance d'une
dépêche de lord Palmerston dans laquelle ce ministre témoigne une
certaine impatience de voir résoudre sans plus de retards la question
des soufres de Sicile. Vous pouvez l'assurer que je fais tout ce qui
est en mon pouvoir pour hâter les résultats de la médiation confiée
à mes soins; mais n'ayant encore reçu ni de Londres ni de Naples
les données indispensables pour pouvoir déterminer les catégories
d'indemnitaires qui devront être appelés à liquidation, je suis
obligé d'attendre que ces renseignements me soient parvenus. Quant aux
objections de lord Palmerston contre l'idée d'une commission siégeant
à Paris pour le règlement des indemnités, et composée d'Anglais, de
Napolitains et de Français, je regretterais qu'il y persistât. Le roi
de Naples aurait voulu que le gouvernement français fixât seul, en
bloc, un chiffre d'indemnités. Il lui répugne beaucoup de voir ce
chiffre résulter d'une liquidation proprement dite. A plus forte
raison peut-être se croirait-il humilié si cette liquidation
s'effectuait à Naples, sous ses yeux. J'ajouterai d'ailleurs que
le mode proposé par lord Palmerston serait d'une efficacité plus
qu'incertaine; car il est évident que des commissaires anglais
et napolitains, sans commissaire surarbitre pour les départager,
n'auraient que bien peu de chances de tomber d'accord. J'aime à penser
que ces considérations suffiront pour ramener le cabinet de Londres
à notre manière de voir. Lord Palmerston voudrait aussi que, sans
attendre l'issue de la négociation, le roi de Naples proposât dès à
présent la suppression du monopole. L'obstacle que j'y vois, c'est que
le gouvernement napolitain, avant de prendre cette mesure, veut
avoir constaté son droit d'imposer les soufres et d'en réglementer
l'exploitation. Ce droit est au surplus d'une telle évidence que je
ne comprends pas bien comment lord Palmerston peut croire que, pour
le reconnaître pleinement, il a besoin d'attendre des éclaircissements
plus complets. Vous pouvez lui donner l'assurance que, sur ce point,
la législation napolitaine est tout à fait conforme à la nôtre. C'est
donc sous l'empire du principe posé dans notre code sur les droits
du gouvernement en matière d'exploitation des mines qu'ont traité les
sujets anglais acquéreurs ou fermiers des soufrières siciliennes.»

Lord Palmerston se rendit à presque toutes les observations de
M. Thiers, mais en insistant toujours pour que la question fût
promptement vidée: «Je l'ai trouvé, répondis-je le 15 juin à M.
Thiers, très-pressé en effet que la médiation atteignît son but et que
le monopole des soufres fût aboli. Il m'a rappelé les craintes qu'il
m'avait témoignées dès l'origine sur le désir qu'on pouvait avoir
à Naples de gagner du temps et sur les lenteurs de la négociation à
Paris.--Je ne comprends pas, m'a-t-il dit, pourquoi le roi de Naples
n'abolirait pas immédiatement le monopole par un acte de propre
mouvement et sans attendre le terme de la médiation. Il a concédé
cette abolition. Il a concédé également le principe d'une indemnité en
faveur des Anglais qui ont souffert du monopole. Qu'a-t-il besoin de
connaître le montant, même approximatif, de cette indemnité et les
diverses catégories des réclamants pour que le monopole soit aboli?
Cette abolition prononcée, le médiateur sera toujours là pour protéger
le gouvernement napolitain dans la question des indemnités. Et quant
au droit du roi de Naples d'imposer les soufres et d'en réglementer
l'exploitation, je ne comprends pas non plus en quoi ce droit peut
s'opposer à l'abolition immédiate du monopole. Le roi de Naples ne
peut prétendre que nous attendions, pour que cette abolition soit
prononcée, qu'il ait publié son nouveau tarif sur l'exploitation
des mines. Nous ne contestons point les droits inhérents à la
souveraineté. Nous comprenons, en matière de mines, une législation
différente de la nôtre; et nous admettons, sauf à examiner si
l'application en est faite avec justice, que le principe général
auquel nous avons droit, c'est que cette législation n'établisse en
Sicile aucune exception, aucun privilège défavorable à nos nationaux.
Mais, en aucun cas, l'abolition du monopole ne peut être à la merci
des mesures futures de l'administration napolitaine, et en suspens
jusqu'à ce que ces mesures soient adoptées. Le roi de Naples devrait
penser d'ailleurs que, plus l'abolition se fait attendre, plus les
dommages que souffrent les Anglais en Sicile, par l'effet du monopole,
seront grands et leurs réclamations élevées. En sorte qu'en définitive
le retard n'est bon à personne, et ne peut amener qu'un surcroît de
charges et de difficultés. C'était ce que j'avais voulu prévenir en
assignant, à la suspension des hostilités, un terme de trois semaines.
Je vous prie instamment de mettre ces considérations sous les yeux du
gouvernement du Roi.»

M. Thiers persista, avec une fermeté patiente envers le cabinet
anglais comme envers le roi de Naples, dans les principes qu'il
avait posés et dans l'attitude impartiale qu'il avait prise dès
le commencement de la négociation. Il rédigea, sous le nom de
_conclusum_, un projet d'arrangement qui, en ménageant la dignité
du roi de Naples et en maintenant expressément ses droits de
souveraineté, soit sur l'exploitation des mines dans ses États,
soit sur la fixation des tarifs imposés à l'exportation des soufres,
prononçait l'abolition du monopole accordé à la compagnie Taix,
déterminait les limites assignées aux demandes d'indemnités anglaises,
et réglait, en assurant aux deux parties des garanties efficaces, le
mode de leur liquidation. Les termes de cet arrangement furent encore,
pendant six semaines, l'objet de négociations minutieuses; j'eus
quelque peine à les faire adopter tous par lord Palmerston; non qu'il
y portât aucun mauvais vouloir; il désirait sincèrement le succès
de la médiation et ne mit en avant point de prétention excessive ou
intraitable; mais il a l'esprit exact, attentif aux détails, ne craint
pas la dispute, et la soutient, même quand il est dans sa meilleure
disposition, avec une opiniâtreté subtile. A Paris, de son côté,
le duc de Serra-Capriola hésitait souvent, craignant de ne pas bien
saisir les intentions flottantes de son maître. Enfin le roi de Naples
donna à son ambassadeur des instructions précises et des pouvoirs
complets; et lord Palmerston trouva suffisantes les satisfactions et
les garanties que contenait le projet d'arrangement préparé par M.
Thiers. Je transmis officiellement, le 7 juillet, ce _conclusum_
au cabinet anglais, et j'en reçus, le même jour, l'acceptation
officielle[4]. La médiation avait pleinement atteint son but spécial
en mettant fin à la querelle qui menaçait de troubler le royaume de
Naples, et son but général en témoignant de la bonne intelligence
entre les cabinets de Paris et de Londres, et de leur désir de s'aider
mutuellement. Et les relations des souverains se trouvèrent bien de
cette conclusion, comme les des États: le roi Louis-Philippe avait
efficacement soutenu à Naples la maison de Bourbon; et le roi de
Naples, malgré ses boutades d'hésitation et d'humeur, sentait si bien
quel service la médiation lui avait rendu que, pour manifester sa
reconnaissance, il fit célébrer le 1er mai, à Naples, la fête du roi
Louis-Philippe avec une solennité inaccoutumée.

[Note 4: _Pièces historiques_, Nº III.]

J'avais eu à conduire simultanément une négociation d'une tout autre
nature et à laquelle j'étais loin de m'attendre. Un de mes amis
m'écrivit de Paris le 7 avril: «M. Molé dit que M. Thiers négocie avec
le gouvernement anglais la translation du corps de Napoléon en France.
Est-ce vrai? M. Molé dit que ce sera un moment de grande émotion,
qu'il en juge par lui-même. Politiquement, cela produirait de
l'exaltation belliqueuse, et l'à-propos en venant, cela ne manquera
pas son effet. Mais faut-il cela?» Je répondis sur-le-champ: «Il n'est
pas le moins du monde question de la translation du corps de Napoléon
en France,» et en effet je n'en avais nullement entendu parler. Mais
le 4 mai, après m'avoir entretenu de la question d'Orient et de la
médiation napolitaine, M. Thiers m'écrivit: «J'ai maintenant à
vous parler d'une affaire toute différente, mais qui a aussi son
importance, bien que ce soit une affaire de sentiment. J'invoque
ici tout votre zèle, car, si vous réussissez, cela vous fera autant
d'honneur qu'à nous, et je vous aurai une grande reconnaissance
personnelle du succès. Voici ce dont il s'agit. Le roi consent à
transporter les restes de Napoléon de Sainte-Hélène aux Invalides, à
Paris. Il y tient autant que moi, et ce n'est pas peu dire. Il faut
donc obtenir cela du cabinet anglais. Je ne sais aucune manière
honorable de motiver un refus. Si nous nous y prenions d'une manière
détournée, en sondant le terrain sourdement, nous donnerions des
commodités pour nous refuser; mais en demandant la chose purement et
simplement, on sera placé en présence d'un refus pur et simple, et
on y regardera. L'Angleterre ne peut pas dire au monde qu'elle veut
retenir prisonnier un cadavre. Quand on a exécuté un condamné, on rend
son corps à la famille. Et je demande pardon au ciel de comparer le
plus grand des hommes à un condamné mort sur l'échafaud; mais je veux
exprimer à quel point je sens l'indignité qu'il y aurait à ne pas nous
rendre les restes de l'illustre prisonnier. Si l'Angleterre nous
donne ce que nous lui demandons ici, elle mettra le sceau à sa
réconciliation avec la France; tout le passé de cinquante ans sera
aboli; l'effet, pour elle, en France sera immense. C'est sous ce point
de vue qu'il faut présenter la chose. Le refus au contraire produirait
une impression funeste. Je n'y crois pas; je n'y puis croire; mais
il faut être armé contre toute hypothèse. Faites sentir combien cela
serait révoltant. Je vous dirai entre nous qu'il faut cependant faire
cette démarche de manière à pouvoir la laisser secrète, afin de ne pas
être obligés de nous brouiller là-dessus. Lord Granville a été chargé
d'écrire de son côté. Conduisez la chose de manière à pouvoir parler
ou nous taire si nous avions un refus. Lord Granville ne croit pas au
refus. Si la chose est accordée, un bâtiment partira sur-le-champ pour
aller chercher la dépouille. Il faudrait qu'un commissaire anglais
accompagnât le navire pour assurer la restitution. Réussissez dans
cette affaire, et nous vous en laisserons tout l'honneur.»

Mon premier mouvement, en recevant cette instruction, fut la surprise.
L'empereur Napoléon n'avait-il donc plus de partisans et d'héritier?
Les menées du roi Joseph en 1830, l'entreprise de Strasbourg en 1836
étaient-elles oubliées? Était-ce au gouvernement du roi Louis-Philippe
à glorifier et à ressusciter ainsi un rival? La présence, en France,
du corps et du tombeau de Napoléon serait-elle, au dedans un gage
de sécurité, au dehors un symbole de paix? Selon le bon sens, les
objections se présentaient en foule. Mais il y avait, dans cette
démarche, de la générosité et de la grandeur. Et aussi une noble
confiance du Roi et de ses conseillers dans la force de son
gouvernement, dans la bonté de sa cause et l'adhésion de la France à
sa politique. C'était le caractère particulier et ce sera l'honneur du
roi Louis-Philippe qu'il s'associait toujours vivement, spontanément,
au sentiment national, tout en étant toujours prêt et décidé à lui
résister quand, à ses yeux, l'intérêt national le commandait. Il était
à la fois, dans ses rapports avec son pays, plein de sympathie et
d'indépendance, ému de ce qui émouvait le peuple et ferme dans sa
politique de gouvernement. Et aucune inquiétude personnelle, aucune
jalousie subalterne ne le gênait quand il se trouvait en présence
d'un voeu populaire; il fallait, pour qu'il ne l'accueillît pas avec
complaisance, que le bien public lui en fît une loi.

Pour moi, passé le premier mouvement de surprise, je fus touché du
sentiment qui inspirait cette démarche, et j'acceptai de bonne grâce
la part qu'on me demandait d'y prendre. Quelques-uns de mes amis me
témoignèrent leurs doutes et leurs inquiétudes; je leur répondis: «Je
comprends tout ce qu'on dit, tout ce qu'on peut dire de cette
affaire. On me demande de l'arranger ici. Je ne suis pas chargé des
conséquences. Les pays libres sont des vaisseaux à trois ponts; ils
vivent au milieu des tempêtes; ils montent, ils descendent, et les
vagues qui les agitent sont aussi celles qui les portent et les font
avancer. J'aime cette vie et ce spectacle; j'y prends part en France;
j'y assiste en Angleterre. Cela vaut la peine de vivre. Si peu de
choses méritent qu'on en dise cela!»

Je me rendis sur-le-champ chez lord Palmerston, et je lui communiquai
le voeu du gouvernement du Roi. Lui aussi fut un peu surpris, et
quelque soin qu'il prît de ne pas le témoigner, je vis passer sur ses
lèvres un sourire fugitif qui révélait son sentiment. Il accueillit
ma demande avec courtoisie, me promit d'en entretenir sans retard le
cabinet, et deux jours après, le 9 mai, je pus écrire à M. Thiers
que le gouvernement anglais consentait à la translation des restes de
Napoléon. «Je vous remercie, m'écrivit-il le 11, de la bonne
nouvelle que vous me donnez. Maintenant je vous prie de me répondre
immédiatement sur les points que voici. Il nous importe de savoir au
plus tôt comment va procéder le cabinet anglais. Va-t-il envoyer
à Sainte-Hélène un ordre ou dépêcher un commissaire? Ordre ou
commissaire, enverra-t-il l'un ou l'autre par bâtiment anglais? Dans
ce cas, il faudrait que ce fût immédiatement, pour que notre bâtiment
n'arrivât pas le premier. Ce qui vaudrait tout autant, ce serait que
le bâtiment français transportât le commissaire ou l'ordre anglais. Y
a-t-il des relâches avec du charbon sur la route? Dites-moi tout cela
le plus tôt possible. Je voudrais avoir aussi la réponse officielle
afin de pouvoir présenter le projet de loi aux Chambres pour la
dépense. C'est Rémusat qui fera cette présentation. Nous vous sommes
bien reconnaissants du zèle que vous avez mis pour faire réussir cette
affaire.»

J'adressai le 10 mai, en ces termes, à lord Palmerston la demande
officielle qui devait amener la réponse officielle qu'attendait M.
Thiers:

«Le soussigné, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de S. M.
le roi des Français, conformément aux instructions qu'il a reçues du
gouvernement du Roi, a l'honneur d'informer S. Exe. M. le ministre
des affaires étrangères de S. M. la reine du royaume-uni de la
Grande-Bretagne et d'Irlande que le Roi a fortement à coeur le désir
que les restes de Napoléon reposent en France, dans cette terre qu'il
a défendue et illustrée, et qui garde avec respect les dépouilles de
tant de milliers de ses compagnons d'armes, chefs et soldats, dévoués
avec lui au service de leur patrie. Le soussigné est convaincu que le
gouvernement de Sa Majesté Britannique ne verra, dans ce désir de S. M.
le roi des Français, qu'un sentiment juste et pieux, et s'empressera
de donner les ordres nécessaires pour que les restes de Napoléon
soient transportés de Sainte-Hélène en France.»

Je reçus le même jour de lord Palmerston cette réponse:

«Le soussigné, principal secrétaire d'État de Sa Majesté pour les
affaires étrangères, a l'honneur d'accuser réception de la note,
en date de ce jour, qu'il a reçue de M. Guizot, ambassadeur
extraordinaire et plénipotentiaire de S. M. le roi des Français, et
dans laquelle est exprimé le désir du gouvernement français que les
restes de Napoléon soient transportés en France. Le soussigné ne peut
mieux répondre à cette note de M. Guizot, qu'en transmettant à Son
Excellence la copie d'une dépêche que le soussigné a adressée hier à
l'ambassadeur de Sa Majesté à Paris, en réponse à une communication
verbale que le président du conseil (M. Thiers) avait faite à lord
Granville sur le même sujet auquel se rapporte la note de M. Guizot.»

Le 9 mai en effet, aussitôt après la décision de son cabinet, lord
Palmerston avait adressé à lord Granville cette dépêche:

«Mylord, le gouvernement de Sa Majesté ayant pris en considération
la demande du gouvernement français pour obtenir l'autorisation
de transporter de Sainte-Hélène en France les restes de Napoléon
Bonaparte, j'invite Votre Excellence à assurer M. Thiers que le
gouvernement de Sa Majesté accédera avec grand plaisir à cette
demande. Le gouvernement de Sa Majesté espère que la promptitude de
cette réponse sera considérée en France comme une preuve de son désir
d'effacer toute trace de ces animosités nationales qui, pendant la vie
de l'empereur, armèrent l'une contre l'autre la nation française et la
nation anglaise. Le gouvernement de Sa Majesté a la confiance que,
si de pareils sentiments existent encore quelque part, ils seront
ensevelis dans le tombeau où vont être déposés les restes de
Napoléon.»

Ces belles paroles furent répétées dans le discours que prononça M. de
Rémusat en présentant, le 12 mai, à la Chambre des députés le projet
de loi qui annonçait le résultat de la négociation, et demandait un
crédit d'un million pour les dépenses de la translation et du tombeau.
L'enthousiasme fut d'abord général; ceux à qui la mesure n'inspirait
aucune inquiétude étaient vivement émus, et l'émotion gagnait ceux-là
même qui s'en inquiétaient. Mais bientôt un retour de réflexion se fit
sentir; quand la commission chargée d'examiner le projet de loi en fit
le rapport par l'organe du maréchal Clauzel, les termes de ce rapport
dépassèrent beaucoup ceux du discours du ministre de l'intérieur, et
au lieu d'un million que le gouvernement avait demandé, la commission
proposa un crédit de deux millions. Plusieurs journaux, soit par
entraînement, soit avec préméditation, tenaient un langage où perçait
une hostilité plus ou moins déguisée contre le gouvernement du Roi.
La discussion fut courte mais significative; M. de Lamartine exprima,
avec une éloquence courageuse, les appréhensions que lui inspirait
cette ovation solennelle en l'honneur «du despotisme heureux et du
génie à tout prix;» et il marqua les limites dans lesquelles les amis
de la liberté renfermaient leur adhésion. Animée du même sentiment,
la majorité de la Chambre rejeta l'augmentation de crédit qu'avait
proposée la commission: non par mesquine économie, tout le monde
savait que les dépenses de la translation et du tombeau iraient fort
au delà de la première proposition du cabinet; mais on voulait se
tenir en dehors de toute idolâtrie rétrospective, et faire acte
d'attachement à la monarchie libre en même temps qu'on rendait hommage
à la gloire du pouvoir absolu. Et le sentiment public répondit à celui
de la Chambre, car plusieurs journaux ayant essayé de recueillir, par
voie de souscription, la somme qu'elle n'avait pas voulu voter,
la tentative échoua ridiculement et ses auteurs furent obligés de
l'abandonner.

En négociant, avec le gouvernement anglais, les mesures nécessaires
à l'accomplissement de sa promesse, je me trouvai, à Londres, en
présence d'autres inquiétudes et d'autres susceptibilités suscitées
par la même cause. J'en informai aussitôt M. Thiers: «Le cabinet, lui
dis-je, trouve plus convenable pour lui-même d'envoyer ses ordres à
Sainte-Hélène par un bâtiment anglais. Il y en a un à Portsmouth tout
prêt à partir. Le capitaine sera mandé demain dimanche à Londres. On
lui donnera ses instructions et on causera avec lui. Il sera de retour
à Portsmouth mardi et mettra à la voile mercredi 20 mai. J'ai lu les
instructions officielles dont nous aurons copie authentique.
Elles sont parfaitement convenables. Elles prescrivent et règlent
l'exhumation, la translation du tombeau au lieu d'embarquement,
enfin la remise aux commissaires français et la rédaction d'un
procès-verbal. Lord Palmerston m'a donné connaissance confidentielle
des instructions particulières qui seront adressées aussi au
gouverneur de Sainte-Hélène, le major Middlemore. Elles lui ordonnent
et lui recommandent extrêmement de ne rien faire qui contienne, en
réalité ou en apparence, un démenti ou un reproche à la conduite
antérieure du gouvernement anglais pendant le séjour de Napoléon à
Sainte-Hélène. Le cabinet verrait avec un vif déplaisir tout acte,
toute parole qui donneraient aux torys sujet ou prétexte de se
plaindre ou de réclamer. Jusqu'ici les torys sont bien dans l'affaire.
Le duc de Wellington a été très-bien. Il a positivement approuvé dès
le premier moment, quand lord Melbourne lui en a parlé en confidence.
Il approuve tout haut depuis que la chose est publique. Il ne faut pas
que rien trouble cette harmonie, et vienne élever des récriminations
ou des questions de parti. Tenez pour certain que le cabinet met
à ceci une extrême importance. Je sais que lord John Russell
particulièrement en est très-préoccupé. On ne voit pas sans inquiétude
les anciens compagnons de la captivité de Napoléon chargés d'aller
recevoir ses cendres. On craint leurs souvenirs, la vivacité de leurs
sentiments, peut-être quelque parole amère, imprudente. On désire, on
demande qu'ils reçoivent de vous les instructions les plus précises,
les plus fortes recommandations. On le désire dans un esprit d'amitié
sincère, pour la dignité même de ce grand acte international si
noblement commencé, et qui doit s'accomplir comme il a été commencé.»

Le même esprit d'amitié sincère et de prévoyance délicate présida aux
mesures d'exécution adoptées par le cabinet français: «Tout est pour
le mieux dans ce qui vient de se passer, m'écrivit, le 23 mai, M.
Thiers; il vaut mieux que le bâtiment et le commissaire anglais nous
précèdent; nous trouverons ainsi toutes choses préparées. Je vais
choisir un commissaire qui représentera le gouvernement français et
signera le procès-verbal de remise du corps. Ce commissaire ne sera
pas un des quatre captifs qui ont accompagné Napoléon; ce ne sera ni
Bertrand, ni Gourgaud, ni Las-Cases, ni Marchand; ce sera un
employé des affaires étrangères. Ainsi rien ne pourra offusquer la
susceptibilité des torys anglais. Les quatre compagnons d'exil qui
vont chercher les restes de leur maître auront pour instruction d'être
témoins muets et impassibles de l'exhumation et de la translation
à bord. Il n'y aura pas un discours, pas une manifestation. Les
peintres, les gens de lettres, tout ce qui pourrait faire du bruit est
écarté. Le bruit se fera en France et en famille. Le cabinet anglais
n'aura pas à se repentir de sa conduite dans cette circonstance, et
nous ne l'exposerons pas à quelque sortie des torys. Nous lui devons
cette réserve en retour de son loyal empressement.»

Le choix du commissaire, le comte de Rohan-Chabot, répondit
parfaitement à la situation et à l'intention des deux cabinets. D'un
coeur aussi français que dévoué au Roi, et bien connu en Angleterre où
il résidait depuis plusieurs années comme secrétaire de l'ambassade de
France, personne ne convenait mieux pour accompagner M. le prince de
Joinville que le Roi son père avait placé à la tête de cette pacifique
expédition. Avec un tel commandant naval et un tel commissaire
diplomatique, le gouvernement français était assuré que ni la dignité
ni le tact ne feraient défaut dans cette délicate mission. J'écrivis à
M. Thiers que le cabinet anglais ne conservait plus aucune inquiétude
et qu'il donnerait toutes les instructions que nous pouvions désirer.
Un bruit s'était répandu qu'en 1821, lors de l'ensevelissement de
l'empereur Napoléon, de la chaux vive avait été mise dans le cercueil;
ce bruit fut formellement démenti: la dépêche de sir Hudson Lowe à
lord Bathurst, en date du 14 mai 1821, qui contenait tous les détails
de l'inhumation, nous fut communiquée[5], et l'exhumation, accomplie
le 15 mai 1840, en confirma pleinement l'exactitude. Lord John
Russell, chargé, comme secrétaire d'État des colonies, de tous les
ordres à donner sur les lieux mêmes, avait un moment pensé que le
cercueil, une fois exhumé, devait être livré aux commissaires français
sans être préalablement ouvert; M. Thiers m'exprima le désir que
cette ouverture pût avoir lieu afin de faire tomber, en constatant
l'identité, beaucoup de bruits absurdes. Il me chargea également de
demander que le titre d'_Empereur_, admis par lord Palmerston dans
sa note du 9 mai qui nous avait annoncé la restitution du corps, fût
conservé dans le procès-verbal qui en constaterait la remise. L'une et
l'autre autorisations furent données au gouverneur de Sainte-Hélène;
et le 15 mai, au moment où la mission s'accomplit, le procès-verbal,
signé par le major Middlemore et le comte de Rohan-Chabot, fut rédigé
en conséquence. Enfin la dépêche qui contenait, pour le gouverneur
anglais, ces instructions supplémentaires fut portée à Sainte-Hélène
par le commissaire français; et lorsque, le 7 juillet 1840, la
frégate _la Belle-Poule_ mit à la voile sous les ordres de son royal
commandant, elle partit chargée de toutes les marques de bienveillance
et de confiance mutuelles que pouvaient se donner les deux
gouvernements, empressés l'un et l'autre de mettre ce dernier sceau à
la paix.

[Note 5: _Pièces historiques_, Nº IV.]

On m'écrivit de Paris qu'on s'étonnait que, dans tout le bruit que
faisait cette affaire et après la part que j'y avais prise, mon nom
n'eût pas été une fois prononcé, ni dans les Chambres ni ailleurs.
Je répondis: «J'ai été peu surpris de ne pas voir mon nom dans le
discours de M. de Rémusat, et j'ai trouvé cela convenable; il ne
devait y avoir dans ce discours, comme il n'y a en effet, que quatre
noms: le roi, Napoléon, la France et l'Angleterre. Ce que je remarque
sans surprise, c'est l'art avec lequel les journaux ministériels, ou
de la gauche, ont évité de parler de moi à ce propos. Cela m'arrivera
souvent, même quand on m'aura écrit: «Réussissez; dans cette affaire,
et nous vous en laisserons tout l'honneur.»

En même temps que nous cherchions ainsi à effacer, entre les
deux pays, les traces de leurs inimitiés, nous nous appliquions
à multiplier leurs relations pacifiques et à unir leurs intérêts
matériels. Le comte Jaubert, ministre des travaux publics, préparait
alors un projet de loi pour l'exécution du chemin de fer de Paris à
Rouen. De riches capitalistes anglais, qui jusque-là étaient restés
étrangers aux associations tentées pour nos entreprises naissantes
de grands travaux publics, annoncèrent l'intention de concourir à
celle-ci pour une somme de vingt millions. Quatre d'entre eux vinrent
me prier de soumettre, en leur nom, au gouvernement français, leur
désir de quelques modifications au cahier des charges projeté;
j'écrivis au comte Jaubert: «Si ces modifications ne sont pas
obtenues, particulièrement celle de l'art. 42 du cahier des charges,
je crois fermement que vous n'aurez pas le concours des capitaux
anglais, et qu'ainsi cette grande affaire échouera encore. Les quatre
hommes dont les noms sont au bas de cette demande sont au nombre des
meilleurs garants d'argent que ce pays-ci puisse offrir. Tout le
monde me dit qu'à eux quatre ils fourniraient sans embarras les
vingt millions dont il s'agit. L'un des quatre, M. Easthope, est
le propriétaire du _Morning Chronicle_ et membre de la Chambre des
communes. Le chemin de Rouen à part, il est bon d'être bien pour lui
et avec lui. Il est venu me voir à ce sujet. Il n'avait jamais mis le
pied à l'ambassade.» Les modifications désirées n'avaient rien que de
raisonnable; le comte Jaubert agréa les principales, et les capitaux
anglais entrèrent largement dans l'entreprise. J'intervins à plusieurs
reprises pour lever les difficultés que rencontrait l'association ou
lui procurer les facilités dont elle avait besoin. Quand la Chambre
des députés eut adopté le projet, la ville de Southampton voulut
saluer par une fête municipale l'acte législatif qui devait faire
bientôt, de son port, l'une des principales stations du commerce
anglo-français; j'y fus invité le 20 juin, avec le duc de Sussex, lord
Palmerston et beaucoup d'autres, acteurs intéressés ou spectateurs
curieux. La fête fut célébrée avec cette solennité à la fois animée et
régulière où se révèlent la satisfaction des intérêts et les habitudes
de la liberté. Dans le cours du banquet, je prononçai en anglais
quelques paroles bien accueillies[6], et je revins le jour même à
Londres, content d'avoir, le premier, pris acte publiquement de ce
nouveau gage de paix et de prospérité pour les deux pays.

[Note 6: _Pièces historiques_, Nº V.]

Huit jours auparavant, un incident fort inattendu avait montré à quel
point, de l'une à l'autre rive de la Manche, le mal comme le
bien était contagieux. Le 10 juin, entre six et sept heures de
l'après-midi, au moment où la reine Victoria, seule avec le prince
Albert, passait en calèche le long de _St. James's Park_, deux coups
de pistolet furent tirés sur elle. Arrêté à l'instant par les passants
qui se trouvaient près de lui, l'auteur de l'attentat, Édouard Oxford,
était un jeune homme de dix-huit ans, qui avait à peine l'air d'en
avoir quinze, employé comme garçon cabaretier dans une taverne
d'_Oxford Street_. Soudainement répandu dans Londres, le bruit
de l'attentat suscita un mouvement général d'indignation mêlée de
surprise et d'une sorte de honte triste; l'Angleterre se croyait à
l'abri de tels crimes et de tels dangers. Je dînais ce jour-là chez
sir Robert Inglis, le plus décidé, le plus respectable et le plus
bienveillant tory que j'aie rencontré. J'allai en sortant de chez lui,
dans un salon whig, chez lord Grey, où l'on faisait de la musique.
Je trouvai partout la même impression. La reine, grosse en ce moment,
avait montré un courage ferme et simple; on était touché du mouvement
qui l'avait portée à se faire conduire sur-le-champ chez sa mère, la
duchesse de Kent; on racontait, on écoutait avidement les détails qui
arrivaient de moment en moment. J'écoutais comme les autres, tantôt
la conversation, tantôt la musique; et en écoutant, je pensais à
ces quelques têtes couronnées, partout le point de mire de ces
frénétiques, inconnus de nombre comme de nom, dont les sombres
passions fermentaient à côté de ces plaisirs frivoles. On parlait de
l'assassin lui-même au moins autant que de la reine: «Qu'est-ce que ce
jeune homme? De quelle classe? A-t-il l'air bien élevé? Est-il beau?
Comment parle-t-il? Que dit-il de ses motifs?» J'assistais avec un
sentiment pénible à cette explosion d'une curiosité aussi vive dans
les salons que dans les rues: «C'est précisément là, me disais-je, ce
que veulent ces fanatiques pervertis, un théâtre, un public, paraître
et briller au grand soleil, eux petits et obscurs. Sous quel régime
et dans quel pays aura-t-on assez de sens moral et politique pour les
laisser à leur niveau, et ne pas leur donner ce qu'ils cherchent?»

Le lendemain matin 11 juin, plusieurs membres du corps diplomatique
accoururent chez moi, me demandant s'il ne serait pas convenable
que nous fissions en commun, auprès de la reine, une démarche qui
témoignât des sentiments que nous inspirait l'attentat dont elle
venait d'être l'objet. De concert avec eux, j'écrivis sur-le-champ à
lord Palmerston:

«Mon cher vicomte, plusieurs membres, du corps diplomatique, entre
autres, M. le baron de Bülow, M. de Hummelauer et M. le comte de
Pollon qui sont chez moi, et le général Alava qui vient de m'en
écrire, me témoignent un vif désir qu'il y ait pour eux quelque
manière d'exprimer à la reine l'intérêt profond que leur a inspiré le
triste événement d'hier, et la part qu'ils prennent à la joie de
son peuple. Je viens vous demander ce que nous pouvons faire, et par
exemple s'il vous paraîtrait convenable de prendre les ordres de Sa
Majesté, et de solliciter, pour le corps diplomatique, une audience où
il pût lui offrir, ainsi qu'à S. A. R. le prince Albert, l'expression
de ses sentiments. Veuillez, mon cher vicomte, me répondre à ce sujet,
car nous serons, en attendant votre réponse, dans une immobilité qui
nous déplaît.»

Lord Palmerston me répondit quelques heures après:

«Mon cher ambassadeur, je suis encore au conseil; nous sommes occupés
à examiner les témoins sur l'attentat d'hier. Je crains que nous
n'aurons pas fini jusqu'à cinq heures; et il faut alors que je me
rende à la Chambre des communes. Je vous écrirai demain matin pour
vous dire à quelle heure et où je pourrai vous recevoir.»

Il me donna rendez-vous le lendemain 12 juin, à six heures, et d'après
la conversation que nous eûmes ensemble, je fis porter, le jour même,
chez tous les membres du corps diplomatique, cette note:

«J'ai vu lord Palmerston à six heures. Il m'a remercié de la demande
que je lui avais adressée d'après l'avis d'un grand nombre de
membres du corps diplomatique. Il m'a dit qu'après avoir consulté
les personnes compétentes et les précédents, notamment ce qui s'était
passé lors des tentatives d'assassinat contre George III, George IV
et Guillaume IV, le cabinet avait reconnu que le souverain n'avait
jamais, en pareille occasion, reçu le corps diplomatique en masse et
comme corps. Mais il a ajouté que la demande serait mise sous les yeux
de la reine qui en serait, il pouvait me l'assurer, vivement touchée.»

Dans ma première impression, je n'avais pas assez bien présumé du bon
sens anglais, gouvernement et peuple, juges et jurés. Quand Édouard
Oxford fut traduit, le 9 juillet, devant la cour d'assises, la
procédure et les papiers trouvés chez lui ne permirent pas de mettre
en doute le caractère politique de son fanatisme; il appartenait à une
association dite _la Jeune Angleterre_, petite imitation des grandes
sociétés secrètes du continent: «Il y a deux choses sûres, disaient
les personnes chargées d'instruire l'affaire; c'est qu'il n'est pas
fou et qu'il n'est pas seul.» Mais en même temps tout indiquait que
cette association était peu nombreuse, sans but précis, et que
la contagion qui l'avait suscitée n'était ni bien ardente ni
très-répandue. Il y eut un soin instinctif et général pour ne pas
donner à l'incident ni à l'homme plus d'importance et d'éclat qu'ils
n'en avaient réellement: après les interrogatoires et un court débat
conduits par le grand juge, lord Denman, avec une équité scrupuleuse,
quand la question définitive de la culpabilité d'Édouard Oxford
fut posée, le jury répondit: «Coupable, et en même temps point sain
d'esprit.»--C'est-à-dire, fit observer le baron Alderson, l'un des
juges, non coupable, vu qu'il n'est pas sain d'esprit.--Oui, mylord,
répondit le chef du jury; c'est notre intention.--En ce cas, dit
le procureur général, je demande humblement à Vos Seigneuries
l'application au prévenu de l'acte rendu par le Parlement dans la
40e année du roi George III, qui ordonne que toute personne acquittée
comme n'étant pas saine d'esprit restera en prison sous le bon plaisir
du roi.» Telle fut en effet l'issue légale de la poursuite, et
Édouard Oxford, puni et mis hors d'état de nuire sans être grandi, fut
promptement oublié.

Pendant la lune de miel de mon ambassade, c'est-à-dire tant que la
question d'Orient n'eut pas ostensiblement désuni les deux pays, j'eus
deux occasions obligées de paraître et de parler devant le public
anglais, devant des publics très-différents. J'étais populaire à
Londres; depuis Sully et Ruvigny, j'étais le premier ambassadeur
français protestant qu'on y eût vu; mes études historiques m'avaient
valu l'estime des lettrés; politiquement, on me connaissait à la fois
comme libéral et comme conservateur; les whigs me savaient gré de mon
attachement aux principes du gouvernement libre, et les torys de ma
résistance aux tendances anarchiques. C'était à mes propres travaux
que je devais ce que j'avais acquis de bonne situation et de bon
renom. Les classes diverses et les divers partis me témoignaient la
même faveur. Le lord maire de Londres, sir Chapman Marshall, vint
m'inviter, pour le 20 avril, au grand banquet de la Cité. Je me
trouvai là au milieu de la bourgeoisie de Londres qui prenait plaisir
à déployer ses magnificences et ses sentiments. La seule circonstance
remarquable de la réunion fut qu'aucun des membres du cabinet whig n'y
parut. La dernière fois qu'ils étaient venus au dîner de la Cité, ils
y avaient été fort mal reçus et à peu près sifflés. Lord Melbourne
s'en était tiré très-dignement; mais ni lui ni ses collègues ne se
souciaient de recommencer. Lord Palmerston, à qui je dis le matin même
que j'irais, me répondit que les ministres n'iraient pas, et pourquoi.
Leur absence fut remarquée, mais sans étonnement, et leur santé fut
portée avec une froideur décente. Tous les témoignages d'empressement
et de faveur me furent réservés. Quand le lord maire eut porté
ma santé et celle des autres ministres étrangers, j'y répondis en
anglais, par un petit discours accueilli avec une satisfaction,
cordiale et bruyante[7]. Dans tous les _toasts_ portés après celui-là,
chaque orateur se crut obligé de me faire un compliment, et
ce compliment était un remercîment amical. «Bizarre spectacle,
écrivais-je le lendemain à Paris, que celui d'un dîner d'il y a trois
siècles! Les cérémonies, les costumes, _the loving cup_ et le bassin
d'eau de rose passant, l'une de lèvre en lèvre, l'autre de main en
main, tout cela m'a amusé et intéressé. Mais les hommes m'intéressent
toujours infiniment plus que les choses; et j'oublie tous les
spectacles du monde pour des yeux qui s'animent en m'écoutant et
des figures graves et timides qui me parlent avec une émotion
bienveillante.»

[Note 7: _Pièces historiques_, Nº VI.]

Quelques jours après, le 2 mai, je pris part à une réunion
très-différente. C'était le dîner anniversaire de l'Académie royale
pour l'encouragement des beaux-arts, à l'ouverture de leur Exposition.
Rien ici n'avait le caractère des anciens temps et des longues
traditions; l'Académie royale était d'origine récente; elle avait été
fondée en 1768 par le roi George III; sir Josuah Reynolds avait
été son premier président, et le bâtiment qu'elle occupait dans
_Trafalgar-Square_ ne datait que de 1834. Tout était nouveau,
l'institution, l'édifice, et aussi le goût public. L'assemblée
ne ressemblait pas plus que le lieu et les moeurs au dîner de
_Mansion-House_; c'était l'aristocratie anglaise au lieu de la
bourgeoisie de la Cité, l'aristocratie de toute opinion, et les
savants, les lettrés, les artistes l'accueillant et accueillis par
elle dans le Palais des arts, avec une mutuelle dignité. Le corps
diplomatique avait été, selon l'usage, invité à cette réunion,
et c'était à moi de répondre, en son nom, au _toast_ porté en son
honneur. On était un peu curieux de m'entendre, curieux aussi de
savoir si je parlerais en français ou en anglais. Je reçus, à cet
égard, des avis divers; lord Granville me fit dire, de Paris, qu'il
lui semblait préférable que je parlasse anglais; mon impression fut
différente; outre que le français m'était beaucoup plus commode, il me
parut qu'un ambassadeur de France devait parler sa langue partout où
il pouvait être compris, et j'avais chance de l'être dans la réunion
de l'Académie royale, du moins de la plupart des assistants; je
ne l'aurais été presque de personne au dîner de la Cité. A la Cité
d'ailleurs on n'avait vu, dans mon médiocre anglais, que ma bonne
volonté; à l'Académie royale, on verrait surtout mon mauvais accent.
Je répondis donc au toast porté aux étrangers: «Le corps diplomatique
est vivement touché, messieurs, de votre noble et bienveillante
hospitalité, et je suis heureux d'avoir, en ce moment, l'honneur
d'être l'organe de ses sentiments de reconnaissance et de sympathie.
Nulle part, à coup sûr, ils ne sont plus naturels, ni mieux placés que
dans cette enceinte et dans cette solennité. Il y a bien des siècles,
quand l'empereur Vespasien conçut le dessein de réunir dans un même
lieu tous les chefs-d'oeuvre des arts que la conquête avait amassés
dans Rome, il choisit le temple de la Paix. Il voulut que tous les
peuples, oubliant leurs anciennes inimitiés, pussent jouir ensemble de
ce beau spectacle. Rien ne se convient mieux que la paix et les arts.
Il y a entre eux une naturelle et puissante harmonie. Quiconque en
douterait n'aurait qu'à jeter les yeux sur ce qui se passe en Europe
depuis vingt-cinq ans. On ne saurait dire que ces années aient été
pour les arts une époque de grande et originale création, ni qu'elles
aient produit beaucoup de ces chefs-d'oeuvre nouveaux qui rendent un
siècle illustre entre les siècles. Cependant l'intelligence et le goût
des arts se sont répandus, ont pénétré dans des lieux et parmi des
hommes qui, jusque-là, y étaient demeurés étrangers. En parcourant
l'Allemagne, la France, et sans doute aussi l'Angleterre, on voit
s'élever partout, dans les provinces comme dans les capitales, une
foule de monuments, grands ou petits, ambitieux ou modestes. Les
statues des grands hommes viennent peupler les places publiques. Si
quelque exposition analogue à celle-ci s'ouvre quelque part, la
foule y accourt. La peinture, la sculpture, la musique, tous les
arts entrent dans les goûts, dans les moeurs, deviennent presque
populaires. C'est un grand bonheur, messieurs, à cette époque et dans
l'état des sociétés modernes; que feriez-vous, que ferions-nous, dans
toutes nos patries, de tous ces hommes, de ces millions d'hommes qui
s'élèvent incessamment à la civilisation, à l'influence, à la liberté,
s'ils étaient exclusivement livrés à la soif du bien-être matériel
et aux passions politiques, s'il ne songeaient qu'à s'enrichir ou à
débattre leurs droits? Il leur faut encore d'autres intérêts,
d'autres sentiments, d'autres plaisirs. Non pour les détourner de
l'amélioration de leur condition et du progrès de leurs libertés; non
pour qu'ils soient moins actifs et moins fiers dans la vie sociale;
mais pour les rendre capables et dignes de leur situation plus
élevée, capables et dignes de porter plus haut, à leur tour, cette
civilisation vers laquelle ils montent en foule. Et aussi pour
satisfaire en eux ces penchants, ces instincts de notre nature
auxquels ne suffisent ni le bien-être matériel ni même les travaux et
les spectacles de la liberté politique. Comme les lettres, comme les
sciences, les arts ont cette vertu; ils ouvrent, à l'activité et aux
jouissances des hommes, une belle et large carrière. Ils répandent des
plaisirs brillants et pacifiques. Ils animent et calment en même
temps les esprits. Ils adoucissent les moeurs sans les énerver. Ils
rapprochent et unissent dans une satisfaction commune des hommes
d'ailleurs fort divers de situation, d'habitudes, d'opinions, de
volontés. Ce n'est donc pas pour vous seuls, messieurs, pour votre
plaisir à vous seuls que vous cultivez, que vous encouragez les arts.
L'Académie royale, son institution, ses expositions ont une plus
grande portée; un mérite vraiment social. Nous nous félicitons d'être
associés aujourd'hui à ses solennités. Nous sympathisons avec ses
travaux et ses espérances. Dans une telle réunion, en présence de ces
chefs-d'oeuvre, sous l'empire du sentiment qu'ils nous inspirent, nous
sommes vos hôtes, messieurs, mais il n'y a ici point d'étrangers.»

A l'accueil que reçurent ces paroles, je ne pus pas douter qu'elles
n'eussent été comprises et approuvées.



                            CHAPITRE XXX

                    LA SOCIÉTÉ ANGLAISE EN 1840.


En quoi et à quelles conditions la vie mondaine peut servir en
Angleterre à la vie diplomatique.--Prépondérance sociale des whigs
en 1840.--Mes relations habituelles avec eux.--_Holland-House_.--Lord
Holland.--Lady Holland.--_Lansdowne-House_ et lord Lansdowne.--Lord
Grey.--Mon dîner avec Daniel O'Connell chez mistress Stanley.--Le
docteur Arnold.--M. Hallam.--M. (depuis lord) Macaulay.--Ma visite,
avec lui, à Westminster-Abbey.--M. Sidney Smith.--Lord Jeffrey.--Miss
Berry.--Mes relations avec les torys.--Lady Jersey.--Lord Lyndhurst,
lord Ellenborough et sir Stratford Canning.--M. Croker.--Les radicaux
en 1840.--M. et Mme Grote.--L'Église anglicane.--Fausses idées
répandues en France à son sujet.--État réel de l'Église anglicane.--Ma
visite à Saint-Paul.--L'archevêque de Dublin.--Les dissidents.--Mme
Fry.--Pourquoi je ne parle pas aujourd'hui de la cour
d'Angleterre.--Mon isolement et mes loisirs.--Mes promenades
dans Londres et aux environs.--_Regent's
Park_.--_Sion-House_.--Chiswick.--École populaire de Norwood.--Collége
d'Eton.--Caractère actuel et progrès moral de la société anglaise.


C'est le caractère et l'attrait particulier de la diplomatie que
les agréments de la vie mondaine s'y unissent aux intérêts de la
vie politique et les plaisirs superficiels aux sérieux travaux.
Non-seulement le représentant d'un État à l'étranger se trouve placé,
dès l'abord, dans la société la plus élevée du pays où il réside; il
est naturellement provoqué et amené à prendre cette société en grande
considération; pour s'y plaire et pour y réussir, il a besoin d'y
plaire; il faut qu'il acquière, au sein de ce monde indifférent,
des relations et des habitudes un peu intimes, qu'il s'y fasse une
situation personnelle qui lui devienne une force dans sa mission.
Pour lui, des soins en apparence frivoles sont une préoccupation
nécessaire; il a tort si, dans les salons et au milieu des fêtes, la
pensée des affaires ne lui est pas présente; une conversation
fugitive peut le servir aussi bien qu'une entrevue officielle, et les
impressions qu'il laisse dans le monde où il passe ne lui importent
guère moins que les arguments qu'il développe dans le tête-à-tête du
cabinet.

Nulle part ce mélange de la vie mondaine et de la vie politique et cet
art de les faire servir l'une à l'autre n'ont plus d'importance qu'en
Angleterre, car il n'y a nulle part, à côté du gouvernement, une
société aussi grande, aussi indépendante, aussi attentive aux affaires
publiques, et dont l'opinion, soit qu'elle approuve, soit qu'elle
blâme, ait autant de poids et d'effet. Ce n'est pas qu'un ministre
étranger eût, en Angleterre, la moindre chance de succès s'il essayait
d'en appeler à cette société et de se servir d'elle contre son
gouvernement; nulle part toute apparence d'influence étrangère
n'est plus suspecte; nulle part toutes les classes de la nation,
aristocratiques ou populaires, ne sont plus susceptibles sur ce point,
et moins disposées à livrer, à un étranger quelconque, la réputation
ou la force du pouvoir qui les gouverne. Et les Anglais sont des
observateurs très-attentifs, singulièrement vigilants et fins, tout
en ayant l'air de ne pas y regarder; un ministre étranger se perdrait
s'il blessait le moins du monde, en ceci, le sentiment national. Mais
il y a, pour lui, un moyen d'exercer, sans la chercher, sur la société
anglaise, une sérieuse influence; c'est d'y acquérir une grande
considération personnelle et quelques vrais amis. Nulle part l'opinion
qu'on se forme du caractère et de l'esprit d'un homme n'exerce plus de
puissance; nulle part l'estime qu'on lui porte n'est plus efficace.
Et s'il a, parmi les hommes considérables et honorés, des amis qui
tiennent fortement à lui et aient confiance en lui, leur confiance
se propage dans le public et lui assure un crédit véritable. Cette
influence indirecte, lointaine, patiente, toute dérivée de la valeur
et de la situation de l'homme lui-même, est la seule à laquelle, en
Angleterre, un ambassadeur étranger puisse prétendre; mais si elle est
exercée prudemment, sans tentative de dépasser sa portée naturelle, et
si elle a du temps pour agir, elle peut, à un moment donné, être d'une
grande valeur.

C'est à cette condition et dans ces limites que la vie mondaine peut,
en Angleterre, venir en aide à la diplomatie; elle devient alors un
moyen d'observation et d'information, d'autant plus important qu'il
n'y en a guère d'autre; la publicité et la conversation dans le monde,
les journaux et les salons, par ces deux voies seulement un ministre
étranger peut, à Londres, recueillir des faits; des indices,
et apprécier les intentions ou pressentir les résolutions du
gouvernement; tout autre procédé de recherche serait à la fois
compromettant et inutile; la politique du gouvernement anglais est
essentiellement publique; ce qu'on n'en apprend ou n'en entrevoit pas
dans les journaux ou dans les réunions du monde ne vaut pas la peine
d'être recherché, et toute apparence d'effort ou d'intrigue dans cette
recherche nuirait infiniment plus que ne servirait ce qu'on croirait
découvrir.

Quand j'arrivai à Londres, la domination des whigs dans le
gouvernement, à la cour et dans l'opinion publique, était encore
bien établie: en vain ils avaient successivement perdu, depuis 1830,
d'abord quelques-uns de leurs plus importants alliés, lord Stanley et
sir James Graham, ensuite leur plus illustre chef, lord Grey; en vain,
à la fin de 1834, sir Robert Peel avait tenté de fonder un cabinet
tory; cette tentative avait échoué, et malgré leurs pertes, les whigs
restaient, en 1840, en pleine possession du pouvoir. J'avais eu avec
eux, en France et avant mon ambassade, plus de relations qu'avec les
torys; en général les whigs venaient plus souvent et séjournaient plus
longtemps que les torys sur le continent; ils avaient plus de goût
pour les idées et les moeurs étrangères, notamment pour les idées et
les moeurs françaises; ils avaient contracté, avec le gouvernement du
roi Louis-Philippe, une éclatante alliance; c'était avec eux qu'à mon
arrivée en Angleterre, je me trouvais en rapports mutuels et déjà un
peu intimes. Ils m'accueillirent tous avec une extrême bienveillance,
ceux qui ne me connaissaient pas encore comme ceux que j'avais connus
en France, le duc de Devonshire et lord Clarendon aussi bien que lord
Holland et le marquis de Lansdowne. Les Anglais excellent à témoigner
la faveur avec réserve et à se montrer particulièrement courtois sans
être empressés.

Lord Holland n'était point le chef des whigs; mais _Holland-House_
était toujours leur centre, leur lieu favori, le _home_ du parti. Ils
retrouvaient là leurs traditions, leurs plus glorieux souvenirs,
une hospitalité héréditaire, une entière liberté d'esprit et de
conversation. Lord et lady Holland ne s'établirent à Kensington qu'à
l'approche du printemps, et ce fut le 12 avril au soir que j'allai les
y voir pour la première fois. Je ne saurais assez dire à quel
point cette maison me frappa et me plut; je lui trouvai un aspect
essentiellement historique, et sociable depuis je ne sais combien de
générations. J'ai horreur de l'oubli, de ce qui passe vite; rien ne me
plaît tant que ce qui porte un air de durée et de longue mémoire. Je
puis prendre plaisir aux choses agréables du moment et qui fuient sans
laisser de trace; mais le plaisir qu'elles me donnent est petit et
fugitif comme elles; j'ai besoin que mes joies soient d'accord avec
mes plus sérieux instincts, qu'elles m'inspirent le sentiment de
la grandeur et de la durée; je ne me désaltère et ne me rafraîchis
réellement qu'à des sources profondes. Cette demeure antique et à demi
gothique, cet escalier tapissé de cartes et de gravures, avec sa forte
et sombre rampe en chêne sculpté, cette bibliothèque pleine de livres
écrits dans toutes les langues, venus de tous les pays du monde, dépôt
de tant de curiosité et d'activité intellectuelle, cette longue série
de portraits peints, dessinés, gravés, portraits de morts, portraits
de vivants, tant d'importance depuis si longtemps et si fidèlement
attachée, par les maîtres du lieu, à l'esprit, à la gloire, aux
souvenirs d'amitié, tout cela m'intéressa et m'émut fortement, et j'en
garde encore aujourd'hui toute l'impression.

Les maîtres du lieu, lord Holland surtout, étaient à la fois en
harmonie et en contraste avec leur demeure. Par quelques-unes de ses
idées et de ses sympathies politiques et philosophiques, par ses goûts
et le tour de sa conversation, lord Holland tenait au continent et
à la France presque autant qu'à l'Angleterre; et il eût été au
moins aussi bien placé à Paris, dans un salon du XVIIIe siècle, qu'à
Holland-House, dans le sien. Par l'ensemble de sa situation et de ses
moeurs, par ses traditions et ses habitudes aristocratiques, par son
entourage et sa popularité héréditaire, il était très-anglais, et
le possesseur, l'habitant très-approprié de cette belle maison tout
anglaise où il exerçait une si noble hospitalité. C'était à la fois un
whig anglais et un libéral français; ce mélange de l'esprit national
et de l'esprit continental, cette intelligence européenne sous
cette physionomie saxonne entrait pour beaucoup dans le charme de sa
personne et de sa société. Il avait beaucoup voyagé et souvent vécu
sur le continent; il connaissait à merveille les langues et les
littératures française, italienne, espagnole; et en même temps
très-familier avec sa propre littérature anglaise, il en reproduisait
sans cesse, avec un à-propos charmant, les souvenirs et les
chefs-d'oeuvre. J'avais dîné un jour à Holland-House en très-petit
comité; je ne me rappelle que deux des convives, lord Clarendon et
un vieux M. Luttrel, tous deux habitués et très-bien placés dans
la maison; nous venions de causer longtemps des grands écrivains et
orateurs français, La Bruyère, Pascal, madame de Sévigné, Bossuet,
Fénelon; je ne sais plus par quelle transition nous passâmes de la
France du XVIIe siècle à l'Angleterre moderne; lord Holland se mit à
parler de quelques-uns de ses contemporains célèbres, de son oncle M.
Fox, de Sheridan, Grattan, Curran; non-seulement à en parler, mais à
reproduire leurs manières, leur langage, et à les contrefaire pour
les peindre. Il excellait dans cette mimique sans caricature: ce gros
corps goutteux qui se remuait à grand peine et qu'on roulait dans son
fauteuil, cette grosse figure gaiement animée, ces gros sourcils qui
ombrageaient ces yeux si vifs, tout cela devenait souple, mobile,
gracieux, avec un air de moquerie fine et bienveillante, et je
m'amusais presque autant à le regarder qu'à l'écouter.

Cette figure si originale se prêtait à de singulières ressemblances:
nous dînions un jour chez lord Clarendon qui venait de recevoir de
Madrid un tableau dont il faisait cas; il le fit apporter dans le
salon; un personnage de moine s'y trouvait qui ressemblait vraiment
beaucoup à lord Holland, à tel point qu'à Madrid, en voyant ce
tableau, le général Charles Fox s'était récrié. A cette vue,
lady Holland se fâcha, d'abord tout haut, puis tout bas: «Je suis
courroucée, vraiment courroucée, dit-elle à lord Clarendon; faites
enlever ce tableau; un moine si laid, si dégoûtant!» Il y avait
quelque chose de vrai dans ce courroux conjugal, mais encore plus de
fantaisie impérieuse que de vérité; il fallait que la volonté de
lady Holland fût faite, que sur-le-champ on écartât d'elle ce petit
déplaisir. Lord Clarendon se défendit bien, surpris d'abord, puis
un peu fâché à son tour et obstiné. Lady Holland insista, mais
habilement, mêlant la caresse à la colère, et d'une voix douce,
quoique les regards fort animés. Lord Clarendon céda un peu à son
tour, sans se retirer complétement, et la querelle finit par une
transaction; le tableau resta dans le salon, mais retourné contre le
mur.

Lady Holland était bien plus purement anglaise que son mari: non
qu'elle ne partageât, comme lui, les idées philosophiques du
XVIIIe siècle français; mais, en politique, elle était whig
très-aristocratiquement et sans aucune tendance radicale, libérale
avec hauteur et aussi attachée à la hiérarchie sociale que fidèle
à son parti et à ses amis. Il y avait en elle de la grandeur, de
la force, une autorité à la fois naturelle et conquise, souvent
impérieuse, quelquefois gracieuse, de la dignité jusque dans le
caprice, un esprit très-cultivé sans prétention, et quoique assez
égoïste au fond, elle était capable d'affection, surtout de ce
dévouement soigneux et délicat qui rend faciles et agréables les
détails familiers de la vie. Elle se prit de goût pour moi, et me le
témoignait non-seulement par son bon accueil, mais en me rendant, sans
qu'il y parût, de bons offices, et en me donnant, dans l'occasion, de
bons avis. Elle m'envoyait les livres qui pouvaient m'intéresser ou
me servir. Elle avait à coeur que je ne fisse pas trop de fautes en
parlant anglais, et me redressait avec un soin amical; il m'arriva un
jour de rappeler un proverbe populaire: _Hell's way is paved with good
intentions_ (le chemin de l'enfer est pavé de bonnes intentions);
elle se pencha vers moi et me dit tout bas: «Vous me pardonnerez mon
impertinence; on ne prononce jamais ici le mot de _Hell_, à moins que
ce ne soit en citant des vers de Milton: la haute poésie est la seule
excuse.» Comme beaucoup d'autres en Angleterre, elle était gourmande
et sensible au mérite d'un bon dîner; peu après mon établissement à
Londres où j'avais amené un excellent cuisinier, longtemps au service
de M. de Talleyrand, elle écrivait à Paris: «M. Guizot plaît ici à
tout le monde, à la reine aussi. Le public tire un bon augure de ce
qu'il a placé le célèbre Louis à la tête du département de sa cuisine;
peu de choses contribuent plus ici à la popularité que la bonne
chère.» Quelques semaines après, lady Holland dînait chez moi; elle
n'avait pas déjeuné le matin et attendait impatiemment qu'on se mît
à table. Lord Palmerston n'arriva qu'à huit heures et demie.
Lady Holland commença par l'humeur; puis, un vrai chagrin; puis,
l'inanition. Au moment de passer dans la salle à manger, elle appela
lord Duncannon et se recommanda à lui, «car je ne suis pas sûre,
dit-elle, de pouvoir aller jusque-là sans me trouver mal.» Le dîner,
qui lui convint, dissipa l'humeur comme l'inanition; mais je ne suis
pas sûr qu'il ne lui soit pas toujours resté un peu de rancune de ce
que, ce jour-là, j'avais attendu lord et lady Palmerston.

Cette personne si décidément incrédule était accessible, pour ses amis
comme pour elle-même, à des craintes puérilement superstitieuses: elle
avait été un peu malade; elle allait mieux et elle en convenait: «Ne
le répétez pas, me dit-elle, cela porte malheur.» Elle me raconta
elle-même qu'en 1827 M. Canning malade lui ayant dit qu'il allait se
reposer à Chiswick, maison de campagne du duc de Devonshire, elle
lui avait dit: «N'allez pas là; si j'étais votre femme, je ne vous
laisserais pas aller là.--Pourquoi donc? dit M. Canning.--M. Fox y
est mort.» M. Canning sourit; et une heure après, en quittant
_Holland-House_, il revint à lady Holland et lui dit tout bas: «Ne
parlez de cela à personne; on s'en troublerait.»--«Et il mourut à
Chiswick,» me disait avec trouble lady Holland.

Pendant tout le cours de mon ambassade, et à propos de la question
d'Orient, je trouvai toujours à _Holland-House_ le même bon vouloir
sympathique, le même désir que l'Angleterre s'entendît avec la France
plutôt qu'avec la Russie. Quand le cabinet anglais faisait un pas hors
de cette voie, lord Holland était visiblement contrarié et troublé; il
aurait voulu que la France et son ambassadeur eussent toujours sujet
d'être contents de l'Angleterre, et il se montrait alors, pour moi,
plus aimable que jamais. Lady Holland, moins douce, témoignait
en pareil cas son déplaisir par de l'humeur, tantôt contre les
journalistes qui soutenaient la politique qu'elle n'aimait pas, tantôt
contre la Russie et le baron de Brünnow lui-même qu'elle traitait
en général avec peu de faveur. J'allais souvent passer la soirée à
_Holland-House_; si quelque incident désagréable à ma négociation
était survenu la veille ou le matin, lord et lady Holland prenaient
grand soin d'écarter tout ce qui eût pu s'y rattacher et de porter la
conversation sur de tout autres sujets. Ils avaient l'un et l'autre à
coeur qu'on ne se brouillât pas avec la France, et que rien n'altérât
l'agrément de leur société intime. Un de leurs habitués, ami dévoué
de lord Palmerston, me dit un jour: «Prenez garde; lord Holland
est très-aimable; mais il parle trop pour un ministre et devant les
étrangers qui ne connaissent pas assez bien notre intérieur pour
mesurer exactement ce que ses paroles ont d'importance et celle qu'il
y attache lui-même. A entendre ses causeries, on s'imagine qu'il y a
de grandes différences d'opinion dans le cabinet; on ne peut pas se
résoudre à regarder tout cela comme des fantaisies de conversation,
sans conséquence pour les affaires.» Mon interlocuteur avait raison;
les dissentiments de lord Holland étaient plus sincères que sérieux.

Après _Holland-House_, le principal foyer whig était
_Lansdowne-House_, et sans exercer une influence prépondérante, le
marquis de Lansdowne avait, dans le cabinet, bien plus d'importance
que lord Holland; il ne dirigeait pas, mais ceux qui dirigeaient ne
croyaient pas pouvoir se passer de son approbation. Je n'ai connu,
parmi les whigs, point de grand seigneur plus considérable, plus
éclairé, plus généreusement et plus judicieusement libéral que lord
Lansdowne; la naissance, la fortune, la parfaite éducation, les
lumières, un caractère plein de loyauté et d'honneur, rien ne lui a
manqué; mais il a toujours paru plus attentif à jouir de ces avantages
que pressé de les faire valoir dans un but d'ambition et de pouvoir.
Il avait besoin d'être honoré et compté, non d'agir et de dominer. Je
dirais volontiers qu'il y avait quelque ressemblance entre lui et sa
maison de Londres, grande, belle, très-bien ornée, mais un peu froide
par la nature même de ses ornements: la salle à manger et la galerie
du fond étaient remplies de statues antiques que son père, lord
Shelburne, avait achetées en Italie. Magnifique décoration, mieux
appropriée à des édifices publics qu'à des bals, des _routs_ ou des
concerts. Je me suis trouvé plusieurs fois dans les grandes réunions
de _Lansdowne-House_, entre autres à un bal que, le 2 avril, lord
Lansdowne donna à la reine; c'était un singulier effet que ces huit
ou neuf cents personnes très-vivantes, très-brillantes, entourées de
soixante ou quatre-vingts personnes de marbre immobiles et glacées au
milieu de ce mouvement, de ces danses, de ces flots de musique et de
lumière. Hors de ces jours de fête, dans le cours habituel de la vie,
dans les petits dîners moitié politiques, moitié littéraires qu'il
donnait souvent, lord Lansdowne était d'un commerce aussi agréable que
sûr, et ne cessa de me témoigner, pour les bons rapports de son pays
avec le mien et pour moi-même, une bienveillance à la fois sincère et
réservée.

L'attitude de lord Grey et mes relations avec lui étaient tout autres.
Ce grand chef whig qui, après avoir donné, pendant quarante-quatre
ans, l'exemple de la plus ferme fidélité à ses principes, avait eu
la rare fortune d'accomplir l'oeuvre à laquelle il s'était voué, la
réforme parlementaire, et d'atteindre ainsi le but de sa vie, lord
Grey, en 1840, ne pouvait se consoler d'être vieux, et vivait presque
hors du monde, dans la mélancolie et l'ennui, toujours très-honoré
quand il reparaissait, et recevant les témoignages de respect avec un
singulier mélange de dignité et d'humeur. Il dînait un jour chez moi
avec les principaux whigs, entre autres plusieurs membres du cabinet,
lord Melbourne, lord Palmerston, lord John Russell, lord Clarendon.
Arrivé l'un des premiers, lord Grey s'était assis près de la cheminée,
et les autres convives, en arrivant, allèrent tous le saluer. Je vois
encore ce noble vieillard, avec sa grande taille et sa belle figure,
se soulevant à peine de son fauteuil et ne répondant que par une
inclination de tête fière et triste aux hommages qu'on lui rendait. Il
fut très-sensible à l'empressement respectueux que je lui témoignai
en toute occasion. J'allais le voir assez souvent, et mes visites
lui faisaient évidemment plaisir. Un matin, je le trouvai tout à fait
seul; il me le fit remarquer: «Jadis, me dit-il, quand j'étais jeune,
on ne passait guère devant ma porte, hommes ou femmes, sans venir
me voir; aujourd'hui, par cette fenêtre, je les vois passer; ils
n'entrent plus.» Un autre jour, le soir, il était avec sa femme, lady
Grey, qui lui faisait la lecture; elle me toucha par sa sollicitude
pour son mari; elle le gronda, devant moi, de ce qu'il n'allait plus
à la Chambre des lords, ne parlait plus, ne se souciait plus de rien.
Avec un abandon plein de simplicité et presque de confiance, comme si
elle me connaissait depuis longtemps, elle me demanda de venir souvent
les voir, de l'aider, elle, à combattre la disposition de lord Grey.
J'entrai dans son désir; je flattai son malade. J'ai du goût pour les
âmes nobles et un peu faibles; leur noblesse me plaît, et il me semble
que je suis bon à leur faiblesse.

Je m'étonnais de ne jamais rencontrer dans ce monde whig un homme à
qui les whigs avaient depuis longtemps affaire et dont l'appui leur
était toujours indispensable, le célèbre Irlandais Daniel O'Connell.
Je témoignai un jour mon étonnement chez mistriss Stanley, aujourd'hui
lady Stanley d'Alderley, fille de lord Dillon, aimable personne, de
qui les souvenirs de famille m'avaient rapproché, et dont le mari
était alors, dans la Chambre des communes, le _Whipper-in_ des whigs,
c'est-à-dire chargé de rallier, dans l'occasion, tous les membres
whigs et de veiller à leur exacte présence. Mistriss Stanley était
elle-même de sentiments très-whigs, et très-active dans l'intérêt du
parti et du cabinet: «Elle est notre chef d'état-major,» disait
lord Palmerston. «Avez-vous envie, me dit-elle, de connaître M.
O'Connell?--Oui certainement.--Eh bien, j'arrangerai cela.» Elle me
donna en effet à dîner le 4 avril avec lui et cinq ou six personnes
seulement, entre autres lord John Russell et lord Duncannon. Je
trouvai M. O'Connell parfaitement tel que je l'attendais. Je le
vis peut-être comme je l'attendais, mais c'est toujours beaucoup de
répondre à l'attente. Grand, gros, robuste, animé, la tête un peu dans
les épaules, l'air de la force et de la finesse; la force partout,
la finesse dans le regard prompt et un peu détourné, quoique sans
fausseté; point d'élégance et pourtant point vulgaire; des manières un
peu embarrassées et pourtant fermes; quelque arrogance même, quoique
cachée. Il était, avec les Anglais considérables qui se trouvaient
là, d'une politesse à la fois un peu humble et impérieuse; on sentait
qu'ils avaient été ses maîtres et qu'il était puissant sur eux; il
avait subi leur domination et il recevait leurs empressements. Il
était évidemment flatté d'être invité à dîner avec moi; je lui dis
quand on me le présenta: «Nous sommes ici, vous et moi, monsieur,
deux grandes preuves du progrès de la justice et du bon sens; vous,
catholique, membre de la Chambre des communes d'Angleterre; moi,
protestant, ambassadeur de France.» Cette entrée en matière lui
plut, et nous causâmes, pendant le dîner, presque comme d'anciennes
connaissances. Le matin, mistriss Stanley avait hésité à inviter
quelques personnes pour le soir; elle s'y était pourtant décidée,
et je vis arriver, après le dîner, lord et lady Palmerston, lord
Normanby, lord Clarendon, l'évêque de Norwich, lady William Russell
et quelques autres. En sortant de table, un accès de modestie sociale
prit à M. O'Connell; il voulait s'en aller: «Vous avez du monde,»
dit-il à M. Stanley.--Oui, mais restez, restez; nous y comptons.--Non,
je m'en vais.--Restez, je vous prie.» Et il resta, avec une
satisfaction visible qui ne manquait pourtant pas de fierté. «C'est
donc là M. O'Connell?» me dit lady William Russell qui probablement
ne l'avait jamais vu.--Oui, lui dis-je, et je suis venu de Paris pour
vous l'apprendre.--Vous croyiez peut-être que nous passions notre vie
avec lui?--Je vois bien que non.» Ils étaient tous évidemment bien
aises d'avoir cette occasion de lui être agréables, et lui bien
aise d'en profiter. Il parla beaucoup; il raconta les progrès de la
tempérance en Irlande, les ivrognes disparaissant par milliers, le
goût des habits propres et des manières moins grossières venant à
mesure que l'ivrognerie s'en allait. Personne ne voulait élever de
doute. Je lui demandai si c'était là une bouffée de mode populaire ou
une réforme durable. Il me répondit avec gravité: «Cela durera, nous
sommes une race persévérante, comme on l'est quand on a beaucoup
souffert.» Il prenait plaisir à s'adresser à moi, à m'avoir pour
témoin du meilleur sort de sa patrie et de son propre triomphe. Je
me retirai vers minuit, et je me retirai le premier, laissant M.
O'Connell au milieu de quatre ministres anglais et de cinq ou six
grandes dames qui l'écoutaient avec un mélange un peu comique de
curiosité et de hauteur, de déférence et de dédain.

Je fis aussi connaissance, quelques jours après, avec un autre homme,
beaucoup moins célèbre et moins important dans la sphère politique,
mais investi, en Angleterre, d'une influence et d'une faveur publique
très-originale et personnelle. La duchesse de Sutherland, alors
grande maîtresse de la garde-robe de la reine et l'une des plus
nobles parures du parti whig, autant par sa bonté que par sa beauté,
m'écrivit un matin que le docteur Arnold désirait me voir et viendrait
passer un jour chez elle dans ce dessein. Neuf ans auparavant, sans
que nous eussions jamais eu aucune relation personnelle, il m'avait
envoyé une édition de Thucydide qu'il venait de publier, en me
témoignant une sympathie qui n'avait rien de superficiel ni de banal.
Il vint en effet à Londres le 10 avril, et ce fut pour moi un jour
de vive jouissance intellectuelle et morale. Le docteur Arnold
était depuis longtemps déjà à la tête du collége de Rugby, grand
établissement d'éducation publique, fondé sous la reine Elizabeth,
dans le comté de Warwick; et sans la moindre charlatanerie, par ses
seuls et propres mérites, il l'avait porté au plus haut degré de
prospérité et de popularité. Je trouvai en lui un homme d'un esprit
singulièrement élevé, animé, ouvert, large, exempt de préjugé et de
routine, curieux de progrès, et en même temps ferme, pratique, sans
fantaisies bizarres ou vagues, fidèlement attaché à toutes les fortes
bases de l'ordre moral et social. Je n'ai point rencontré d'âme plus
puissamment sympathique, plus humaine avec autorité. Il avait, en
littérature classique, en histoire, dans les sciences, un savoir
aussi solide que varié; et sans être bien nouvelles, ses idées et ses
méthodes, en fait d'éducation comme d'instruction, lui appartenaient
en propre, et il les appliquait avec une verve communicative et
efficace. Il agissait beaucoup par la conversation, d'âme à âme, et
savait se servir de la liberté aussi bien que de la règle. Jamais
peut-être aucun chef d'établissement semblable n'a exercé, sur la
génération qui a passé par ses mains, une influence plus intime, ni
laissé, dans les esprits et dans les coeurs, un plus profond souvenir.

Les whigs avaient alors la bonne fortune de compter dans leurs rangs,
soit au sein même des affaires, soit sur les lisières de la politique
active, plusieurs hommes éminents qui, par leurs écrits, agissaient
puissamment sur le public; et j'eus aussi la bonne fortune de
contracter avec plusieurs d'entre eux, à cette époque, des rapports
de grande bienveillance ou même d'étroite amitié. Ils sont tous morts
aujourd'hui, les uns, avant de ressentir les atteintes de l'âge, et
dans la vigueur comme dans la maturité de leur talent; les autres,
après avoir parcouru toute la carrière et atteint, par un noble
travail, un juste renom et un honorable repos. Je ne me refuserai pas
le mélancolique plaisir de rappeler ici leur mémoire, les impressions
que j'ai reçues d'eux et les liens qui nous ont unis.

M. Hallam est celui avec qui j'ai été le plus intimement lié. Dès
que je l'ai connu, et plus je l'ai connu, son caractère et son esprit
m'ont également attiré et attaché. Avant 1830, ses beaux travaux
historiques, surtout son _Histoire constitutionnelle d'Angleterre_,
firent naître entre nous de bienveillants rapports; dans la préface
de ce dernier ouvrage, il avait parlé de moi et de mon _Histoire de
la Révolution d'Angleterre_ en termes dont je ne pouvais qu'être
très-honoré et touché. Après 1830, je le vis à Paris; nous entrâmes en
correspondance; il m'exprima plusieurs fois son opinion sur ce qui se
passait en Angleterre, entre autres sur la réforme parlementaire de
1831, et je fus frappé de la ferme indépendance comme de la judicieuse
sagacité, soit de ses idées générales, soit de ses appréciations des
mesures et des événements contemporains. Je n'ai point connu d'homme
plus sincèrement, plus profondément libéral, et en même temps plus
exempt de tout préjugé national et de tout esprit de parti; point
d'homme qui s'inquiétât plus exclusivement de chercher la vérité et de
rendre justice à tous, sans aucun souci de plaire ou de déplaire à ses
adversaires ou à ses amis. La rectitude naturelle de son jugement,
son vaste et exact savoir, la généreuse élévation de son âme et son
parfait désintéressement le rendaient imperturbablement équitable, et
étranger, dans la cause même qui lui tenait le plus à coeur, celle de
la liberté religieuse et politique, à toute espèce de badauderie comme
de fanatisme. Il me reçut à Londres, en 1840, avec un empressement
amical; il aimait la société, la conversation, la discussion familière
des souvenirs ou des idées, et il réunissait souvent à sa table les
hommes les plus distingués de son pays, lettrés par profession ou par
goût, M. Macaulay, lord Lansdowne, lord Mahon, sir Francis Palgrave,
M. Milman, tous charmés de se trouver ensemble et autour de lui. En
1848, après la Révolution de février, M. Hallam fut pour moi le plus
véritable, je dirai le plus infatigable ami; il n'y avait point de
bons offices qu'il ne recherchât l'occasion de me rendre, point
de soins, point de prévenances qu'il n'eût tous les jours pour mes
enfants et pour moi, avec cette cordialité affectueuse qui rend tout
facile et agréable à ceux qu'elle oblige, car elle prend, à ce
qu'elle fait pour eux, autant de plaisir qu'elle peut leur en faire à
eux-mêmes. J'ai entendu dire que, dans la première partie de sa vie,
M. Hallam avait été un peu âpre et impérieux; mais il avait subi de
grandes douleurs domestiques; il avait perdu sa femme et plusieurs
de ses enfants, entre autres son fils aîné Arthur, jeune homme d'une
distinction rare, à la mémoire duquel son ami, le poëte Tennyson, a
consacré une de ses plus belles oeuvres de poésie morale, intitulée:
_In memoriam_. Au lieu d'aigrir ou d'assombrir M. Hallam, le malheur
et l'âge l'avaient adouci et attendri; personne n'apercevait plus
en lui la moindre trace de rudesse; il conservait tout son mouvement
d'esprit, tous ses goûts littéraires et sociables, et semblait jouir
de la vie en homme qui la trouve encore douce et veut la rendre douce
à ceux qui l'entourent, mais qui en a connu les poignantes tristesses,
et qui, au fond de l'âme et pour son propre compte, ne s'y passionne
plus. Après mon retour en France, M. Hallam vint, en 1853, avec sir
John Boileau, passer quelques jours au Val-Richer; il était encore le
même, l'esprit toujours aussi animé et le coeur aussi affectueux; mais
peu de temps après, il fut frappé d'une attaque d'apoplexie qui le
laissa impotent et presque éteint. Pendant le voyage que je fis en
Angleterre en 1858, j'allai le voir à la campagne, à Penshurst, près
de Londres, où il vivait retiré chez sa fille, mistriss Cator. Je le
trouvai enfoncé dans son fauteuil, auprès d'une table encore chargée
de livres, quelques-uns entr'ouverts, et tenant à la main le _Times_
du jour qu'il laissa tomber à terre quand j'entrai; il pouvait à peine
marcher, ne parlait qu'avec embarras, et il arrêta sur moi des regards
lents et tristes où perçaient un souvenir d'affection et le plaisir
qu'il éprouvait à me revoir, mais qu'il n'exprimait pas. J'abrégeai
ma visite qui le fatiguait autant qu'elle m'attristait. Il mourut
quelques mois après. Homme rare, et modeste autant que rare, à qui il
n'a manqué que plus d'éclat dans le talent et une soif plus passionnée
du succès pour exercer, sur le public, autant de puissance qu'il a
obtenu d'estime et d'amitié de ceux qui l'ont bien connu.

Je n'ai pas vécu aussi intimement avec lord Macaulay (M. Macaulay en
1840), et même après l'avoir beaucoup vu, j'ai moins connu l'homme que
l'écrivain. Avant que nous nous fussions rencontrés, j'admirais son
art savant et brillant pour recueillir les faits, les grouper, les
animer, transformer le récit en drame, et semer, à travers les
scènes et les acteurs du drame, les observations et les jugements du
spectateur; il a excellé à répandre sur le passé des flots de lumière
et de couleur, en le mettant constamment en face des idées et des
moeurs du temps présent. Quand j'ai personnellement connu lord
Macaulay, j'ai joui plus vivement encore de mon plaisir à l'admirer;
l'harmonie était parfaite entre l'homme et l'artiste, le causeur
et l'écrivain; rien ne se ressemblait plus que les écrits de lord
Macaulay et sa conversation; même richesse et même à-propos dans
la mémoire, même impétuosité facile dans la pensée, même vivacité
d'imagination, même clarté de langage, même tour à la fois naturel
et piquant dans les réflexions. Il y avait, à l'écouter, autant
d'agrément et presque autant d'instruction qu'à le lire. Et lorsque,
après tant de curieux et charmants _Essais_, il a publié son grand
ouvrage, _l'Histoire d'Angleterre depuis l'avénement de Jacques II_,
les mêmes qualités s'y sont déployées avec encore plus d'abondance et
d'éclat. Je ne connais point d'histoire où le passé et l'historien qui
le raconte vivent plus intimement et plus familièrement ensemble; lord
Macaulay peint les faits et les hommes du XVIIe siècle avec autant
de détails et des couleurs aussi vives que s'ils étaient ses
contemporains. Méthode pleine de puissance et d'attrait, mais qui
entraîne un péril auquel lord Macaulay n'a pas toujours échappé.
J'éprouve souvent, en le lisant, le regret de rencontrer, dans
l'histoire, l'esprit de parti de la politique. Je n'ai garde de mal
penser ni de mal parler des partis; ils sont les éléments nécessaires
d'un gouvernement libre. J'ai passé bien des années de ma vie dans
cette arène, et je sais combien, pour lutter avec succès, pour
gouverner comme pour résister efficacement, il est indispensable
d'être entouré d'un parti compacte, discipliné, permanent. Les whigs
et les torys ont fait en Angleterre, depuis deux siècles, la force du
pouvoir et de la liberté. Mais les partis et l'esprit de parti ne sont
bien placés que dans la politique active et actuelle; quand on rentre
dans le passé, quand on rouvre les tombeaux, on doit, aux morts qu'on
en fait sortir, une complète et scrupuleuse justice; il faut, en les
ramenant sur la scène, mettre en lumière les idées et les sentiments
qu'ils y ont portés; il faut faire équitablement, dans leur rôle,
la part de leurs intérêts et leurs droits, et ne pas mêler à leurs
cendres les charbons ardents de notre propre foyer. Lord Macaulay
n'a pas toujours obéi à cette loi de la vérité comme de l'équité
historique; il a porté quelquefois dans ses récits, et surtout
dans ses appréciations des actes et des hommes, les passions et les
préventions des whigs engagés dans les luttes anciennes ou modernes.
Et j'ai lieu de croire qu'il s'en est lui-même aperçu; j'en ai deux
preuves décisives puisées, l'une dans son grand ouvrage même, l'autre
dans mes rapports avec lui. En avançant dans son travail, il s'est
mieux dégagé de ses impressions premières; la justice de l'historien a
pris le dessus sur les habitudes du politique; il a été beaucoup plus
impartial dans son histoire du règne de Guillaume III que dans celle
du règne de Jacques II, et surtout que dans son résumé des règnes
de Charles Ier et de Charles II. Il juge les whigs de 1692 plus
sévèrement que les républicains de 1648; et si je suis bien informé,
son impartialité nouvelle lui a valu, de la part de quelques whigs
intéressés ou ardents, d'assez vifs reproches. Ma preuve personnelle
n'est pas moins concluante. Au printemps de 1848, je voulais que
mon fils Guillaume reprît à Londres ses études classiques forcément
interrompues à Paris; j'hésitais entre deux grands établissements,
le collége de l'Université de Londres (_University's college_),
fondé sous le roi Guillaume IV, comme cette Université elle-même, par
l'influence des whigs, et le collége royal (_King's college_), fondé
vers la même époque, sous le patronage de l'Église anglicane. Je
consultai M. Macaulay sur le choix: «Vous m'interrogez comme père, me
dit-il; je ne vous répondrai pas comme homme de parti; j'ai concouru,
avec mes amis whigs, à la fondation de l'Université de Londres et
de son collége; envoyez votre fils au _King's college_; c'est le
meilleur.» Je le remerciai de sa sincérité et je suivis son conseil
dont mon fils se trouva bien.

J'eus, en 1840, dans les loisirs de mon ambassade, une preuve
frappante de l'étendue et de l'agrément de son savoir: il m'offrit de
me servir de _cicerone_ dans la visite de l'abbaye de Westminster et
de sa célèbre église peuplée de morts dispersés ou entassés pêle-mêle
dans toutes les parties de l'édifice, rois, reines, guerriers,
politiques, magistrats, orateurs, écrivains, simples particuliers,
les uns glorieux, placés là par l'admiration et la reconnaissance
publiques, les autres obscurs, consacrés par la piété, ou l'affection,
ou la vanité domestiques. Elizabeth et Marie Stuart, Buckingham
et Monk, lord Chatham et lord Mansfield, Pitt et Fox, Shakespeare,
Milton, Newton, Gray, Addison, Watts, les destinées et les natures
les plus diverses mises côte à côte, la paix du ciel entre les hommes
après les haines et les rivalités de la terre. Je ne fus pas choqué,
comme ont paru l'être beaucoup de gens, du grand nombre des morts
obscurs; qu'importe aux morts illustres? Ils n'en sont pas moins
apparents ni moins seuls. Il n'y a pas de foule là; les tombeaux ne se
gênent pas, ne se masquent pas l'un l'autre; on ne s'arrête que devant
ceux qui renferment vraiment un immortel. Ce qui est choquant, hideux,
barbare, ce sont des figures de cire placées là dans des armoires,
la reine Elizabeth, la reine Anne, Guillaume III et Marie, Nelson,
Chatham, debout, les yeux ouverts, sous leurs propres vêtements. Cette
prétention à la réalité, ce mariage de la vie apparente et de la mort
sont d'un effet révoltant au milieu de ces tombeaux, de ces statues,
purs symboles qui proclament la mort en perpétuant la mémoire, et
transmettent le nom aux respects de la postérité sans livrer la
personne à la curiosité de ses regards. Pendant trois ou quatre
heures, je me promenai avec M. Macaulay dans cette galerie monumentale
de la nation et des familles anglaises; je l'arrêtais ou il m'arrêtait
à chaque pas; et tantôt répondant à mes questions, tantôt les
devançant, il m'expliquait un monument allégorique, me rappelait un
fait oublié, me racontait une anecdote peu connue, me récitait quelque
beau passage des écrivains ou des orateurs dont nous rencontrions les
noms. Nous passions devant le monument de lord Chatham debout, la tête
haute et le bras en avant comme dans un mouvement d'éloquence; devant
lui, à ses pieds, sur une simple pierre, était inscrit le nom de son
fils William Pitt, déposé là en attendant qu'on eût terminé et placé
en son lieu le monument qui lui devait être consacré: «Ne dirait-on
pas, me dit M. Macaulay, que le père se lève et prononce là, devant le
public, l'oraison funèbre de son fils?» Et à ce propos, quelques-uns
des plus beaux discours de lord Chatham et de M. Pitt lui revinrent
en mémoire, et il m'en répéta plusieurs fragments. Les monuments des
grands écrivains, prosateurs ou poëtes, suscitaient en lui la même
abondance, la même verve de souvenirs; Milton et Addison étaient, pour
lui, des favoris, et il me retint plusieurs minutes devant leurs noms,
se complaisant à me rappeler quelques traits de leur vie, ou à me
citer quelques passages de leurs oeuvres, presque autant que je me
plaisais à l'écouter. Un bas-relief, qui retraçait un incident de la
grande guerre entre l'Angleterre et ses colonies américaines luttant
pour leur indépendance, se trouva sur notre chemin: «Regardez cette
figure à laquelle manque la tête, me dit M. Macaulay; c'est celle
de Washington; le soir, sans doute, en se cachant, quelque ardent
patriote anglais, encore courroucé contre ce chef de rebelles, se
satisfit en lui cassant la tête; on la rétablit; quelque temps après
on la retrouva encore cassée; on a renoncé à la rétablir. Voilà
comment les patriotes d'un pays comprennent et traitent ceux d'un
pays rival.» Toute cette visite fut, pour moi, pleine d'intérêt et de
charme; comme les grands morts de l'Italie sur le passage de Dante,
les plus illustres personnages de l'histoire et de la littérature
anglaises sortaient devant moi de leur tombeau, à la voix d'un
représentant digne d'eux.

_Holland-House_ n'était pas seulement le rendez-vous habituel des
whigs engagés dans la vie publique; c'était aussi le salon favori,
le _home_ adoptif des lettrés libéraux étrangers à la conduite des
affaires, mais dévoués à leurs idées et au redressement des vieilles
injustices sociales. Ce fut là que je rencontrai pour la première fois
le révérend Sidney Smith et lord Jeffrey, tous deux fondateurs, en
1801, de la _Revue d'Édimbourg_, et les deux hommes de ce temps qui,
en dehors du Parlement, ont le plus contribué aux succès du parti whig
et aux progrès de la liberté. Ils étaient l'un et l'autre bien loin,
en 1840, du puissant élan de leur jeunesse et de leur influence;
mais M. Sidney Smith conservait, à soixante-neuf ans, cette vive
originalité d'imagination et d'esprit, cette verve inattendue et
plaisante qui éclataient partout, dans la vie familière comme dans les
salons, et probablement aussi dans sa propre pensée, quand il était
seul dans son cabinet. J'écrivais à Paris, après notre première
rencontre: «J'ai causé hier soir avec M. Sidney Smith, qui a vraiment
beaucoup, beaucoup d'esprit. Mais tout le monde s'y attend, tout le
monde vous en avertit. C'est son état d'avoir de l'esprit comme c'est
l'état de lady Seymour d'être belle. On demande de l'esprit à M.
Sidney Smith comme une voiture à un sellier. On rit trop de ses
plaisanteries. On rit avant, pendant, après. Et il plaisante un peu
trop à propos de toutes choses, même à propos des évêques; ce qui ne
l'empêche pas d'avoir sa réserve, et même sa timidité envers sa robe;
il ne veut plus dîner hors de chez lui le dimanche, et il n'ose pas
le dire à lady Holland qui l'invite le dimanche pour le plaisir de
l'embarrasser.» Là étaient en effet l'embarras et le côté faible de M.
Sidney Smith; le tour de son esprit et de son langage n'était pas en
harmonie avec sa situation; il n'était pas devenu ecclésiastique par
goût et de son libre choix; il avait obéi, en cela, au pressant désir
de son père; et quelque soin scrupuleux qu'il apportât à remplir tous
les devoirs de son état, il n'avait pu changer sa nature, ni
régler toujours, selon de sévères convenances, son intarissable et
quelquefois bouffonne gaieté. D'ailleurs le meilleur des hommes, aussi
doux que courageux, plein de charité chrétienne comme de sincérité
libérale, prédicateur efficace dans sa chaire autant que critique
éminent dans la _Revue d'Édimbourg_, et dont les sermons, recueillis
après sa mort, valent bien ses articles, et couvrent amplement ce
qu'il y avait d'excessif dans ses saillies de moquerie et de gaieté.
Il vint me voir un jour à l'ambassade, et sa conversation fut un
agréable mélange de réflexions sérieuses et de traits piquants. Il
me parla beaucoup de lord John Russell qu'il aimait fort et qu'il
regardait comme l'âme du cabinet: «Lord Melbourne, me dit-il, est
un homme de beaucoup d'esprit, un bon et aimable garçon plutôt qu'un
politique, _a fine fellow rather than a politician_, et bien moins
insouciant qu'il n'en a l'air.» Il tenait beaucoup à n'être pas pris
pour un radical: «Les radicaux, me dit-il, sont en déclin dans la
Chambre des communes, découragés et ne comptant plus sur leur avenir.
Ils s'étaient figurés qu'ils changeraient toutes choses. Le bon sens
public les paralyse. La plupart se fondront dans les whigs.» Je ne
lui demandai pas si les whigs ne feraient pas la moitié du chemin.
Je l'écoutais sans discuter. Il y a des gens à qui on plaît en leur
parlant; à d'autres, en les écoutant. On les distingue bien vite. M.
Sidney Smith était accoutumé à être écouté, et même attendu.

Malgré l'ancienne union de leurs idées et de leurs travaux, lord
Jeffrey, à l'époque où je l'ai connu, ne ressemblait en rien au
révérend Sidney Smith. L'ecclésiastique anglais était resté, à
soixante-neuf ans, aussi animé, aussi gai, aussi bienveillant, aussi
confiant dans la nature humaine et dans l'avenir des sociétés humaines
qu'il avait pu l'être dans sa jeunesse. Le critique écossais, à
soixante-sept ans, portait l'empreinte des épreuves et des mécomptes
de la vie. Profondément sérieux et sagace, il avait dans l'esprit plus
d'activité et de fermeté que de penchant aux brillantes et lointaines
espérances; sincèrement attaché aux principes qu'il avait soutenus et
au parti qu'il avait servi avec ardeur, il se méprenait peu sur
leurs mauvaises pentes et leurs mauvaises chances; il avait exercé la
critique littéraire avec autant d'intégrité et d'indépendance que de
pénétration et de bon jugement; mais il était las de critiquer et ne
trouvait plus guère à admirer. Il aimait beaucoup la conversation,
la discussion, l'échange et le choc des idées; il y était abondant,
ingénieux, sensé sans pédanterie quoique avec vigueur; mais ses goûts
de société étaient combattus et attiédis par sa préférence de plus en
plus prononcée pour sa petite maison de campagne, près d'Édimbourg,
pour la vie domestique et la méditation tranquille au sein d'une belle
nature. Après l'adoption de la réforme parlementaire, il était entré
dans la Chambre des communes; mais il n'y avait obtenu ni un succès
oratoire, ni une importance politique proportionnés à ses succès et à
son importance dans le monde lettré. Il était sorti du Parlement sans
regret, quoique avec un peu de tristesse, avait accepté un siége dans
la haute cour de session d'Écosse, et ne venait plus à Londres que
rarement et pour peu de jours. Nous eûmes un matin, chez moi, un long
entretien sur l'état actuel des idées et des moeurs, des sociétés et
des gouvernements; je fus frappé de la ferme indépendance et de
la longue prévoyance de sa pensée; ce vaillant champion des idées
libérales s'inquiétait vivement de la domination exclusive de la
démocratie, autant pour la dignité humaine et la liberté politique que
pour la sécurité des droits divers et la forte constitution des États.
Mais il m'exprimait ces judicieux sentiments avec cette nuance de
découragement et d'humeur qui donne à l'esprit l'air vieux, et la
vieillesse ne va pas mieux à l'esprit qu'au corps.

En sortant de _Holland-House_ ou de _Lansdowne-House_, j'allais
quelquefois finir ma soirée dans un modeste salon, chez deux vieilles
personnes, miss Berry et sa soeur Agnès, que j'avais vues souvent
à Paris. Après avoir longtemps vécu, sur le continent comme en
Angleterre, dans le monde élégant et lettré, elles habitaient Londres,
âgées l'une de soixante-dix-huit, l'autre de soixante-quatorze ans,
restant chez elles tous les soirs, et recevant d'anciens amis et
des gens d'esprit bien aises d'être assurés de les trouver et de s'y
trouver ensemble. Elles avaient pour amie et pour compagne fidèle lady
Charlotte Lindsay, fille de lord North, femme d'esprit aussi, pleine
des souvenirs de la cour et de l'histoire d'Angleterre pendant le
ministère de son père, et prenant plaisir à les raconter. L'aînée
des deux soeurs, miss Berry, avait été belle et l'objet des soins
particuliers d'Horace Walpole qu'elle avait, disait-on, refusé
d'épouser, tout grand seigneur et homme d'esprit qu'il était, le
trouvant trop vieux. Elle aimait la France et la société française
qu'elle avait vues dans des temps et des états bien différents, et
elle rappelait volontiers que c'était à la cour de Louis XVI, et par
une bonne grâce particulière de la reine Marie-Antoinette, qu'elle
avait été, pour la première fois de sa vie, invitée à un grand bal.
En 1815, elle avait publié un premier recueil des _Lettres de lady
Russell_, en le faisant précéder d'un _Essai biographique_ écrit
avec une émotion intelligente; et en 1840, je reportai sur l'éditeur
quelque chose du profond et tendre intérêt que la mémoire de cette
personne si rare, admirable exemple de la passion dans la vertu,
m'avait dès lors inspiré. Je retrouvais d'ailleurs, dans le petit
salon de miss Berry, non-seulement les goûts, mais les habitudes de
la société et de la conversation françaises, plus de facilité, de
variété, de sympathie complaisante que dans la plupart des salons
anglais, un vif mouvement d'esprit littéraire et des sentiments
libéraux sans préoccupations politiques. C'était, pour moi, un
agréable délassement et comme un retour momentané vers ma jeunesse,
dans le salon de madame Suard ou de madame d'Houdetot.

Quelque liberté que je prisse soin de garder pour mes relations
personnelles, je voyais moins les torys que les whigs: non-seulement
parce que je n'avais pas à traiter avec eux, mais aussi parce qu'ils
avaient à Londres moins de foyers de réunion et de conversation un peu
intime. J'ai déjà dit quel courtois empressement m'avaient témoigné, à
mon arrivée, les principaux d'entre eux, notamment sir Robert Peel et
lord Aberdeen; dès le 7 mars 1840, sir Robert Peel me donna à dîner
avec ses plus particuliers amis. Lord Aberdeen se plaignait de ne
pas me voir plus souvent. C'était surtout chez lady Jersey que je
rencontrais les hommes considérables du parti et des diverses nuances
du parti; elle leur était très-fidèle, et prenait beaucoup de soin
pour les attirer chez elle et leur rendre son salon agréable. Je
fis là connaissance avec lord Lyndhurst, lord Ellenborough et sir
Stratford Canning, aujourd'hui lord Stratford de Redcliffe: le
premier, déjà âgé, me frappa par la vigueur, la précision, la netteté
de sa pensée et de sa parole, et dix ans plus tard, je lui ai retrouvé
les mêmes qualités, presque au même degré. Sir Stratford Canning
n'avait pas encore déployé, dans l'ambassade de Constantinople,
sa dominante et indomptable énergie; mais la mâle franchise de son
caractère et la fierté douce de ses manières eurent pour moi, dès
l'abord, un attrait que les dissentiments diplomatiques n'ont jamais
effacé. Lord Mahon, aujourd'hui comte Stanhope, aussi distingué par
ses travaux historiques que par ses lumières politiques, réunissait
souvent chez lui, à déjeuner, les libéraux et les lettrés du parti,
les adhérents de sir Robert Peel, ceux que dès lors on appelait et qui
eux-mêmes s'appelaient _conservateurs_ plutôt que torys. Pris dans
son ensemble, ce parti dominait dans la Chambre des lords, touchait et
quelquefois atteignait, dans la Chambre des communes, à la majorité,
et il avait pour chefs des hommes éminents par leurs talents comme par
leur caractère, et en possession de l'estime du pays. Mais il était
en proie à un travail, dirai-je de décomposition ou de transformation
intérieure, qui paralysait sa force et livrait le pouvoir à ses
adversaires. J'écrivais le 20 mai 1840 à l'un de mes amis: «J'assiste
ici à un étrange spectacle, au spectacle d'une opposition très-forte,
très-bien gouvernée, et qui n'ose pas, qui, de son propre aveu, ne
peut pas devenir gouvernement. Les vieux torys, les torys de lord
Liverpool et de lord Castlereagh sont à la fois le corps d'armée et
l'embarras, le nerf et le fardeau du parti. Si tous les conservateurs
étaient de l'espèce de sir Robert Peel, ils seraient les maîtres.
Tenez pour certain que, bien qu'il n'y ait pas eu naguère ici,
comme chez nous, une révolution, il y a, ici, comme chez nous, des
résistances et des arrogances de classe que le pays n'acceptera
plus; il y a des réformes, faites ou à faire, que tout le monde devra
accepter, et qui rendront incapable de gouverner quiconque ne les
acceptera pas sérieusement et sincèrement. Deux choses me frappent
également en Angleterre, la puissance de l'esprit de conservation, et
la puissance de l'esprit de réforme. Malgré la violence des paroles
et la ténacité des engagements de parti, ce pays-ci est le pays du
bon sens définitif, du progrès lent mais continu. Il ne retrouvera un
gouvernement fort que lorsque les partis divers, sans abdiquer leurs
maximes et leurs tendances caractéristiques, se seront tous décidés
à pratiquer cette politique équitable et modérée vers laquelle, soit
qu'ils le proclament, soit qu'ils s'en taisent, convergent aujourd'hui
tous les esprits.»

On prévoyait dès lors avec certitude que sir Robert Peel ne tarderait
pas à arriver au gouvernement par cette voie; j'écrivais le 23 mai,
à la veille d'un échec des whigs: «J'ai cru jusqu'ici que les
conservateurs, les gens d'esprit du moins, ne se souciaient pas, au
fond, de renverser le cabinet. Je commence à en douter. L'un d'entre
eux m'a dit hier: «Nous dissoudrions le Parlement. La dissolution nous
donnerait trente voix de majorité. Le problème du moment est d'obtenir
de la Chambre des lords les réformes nécessaires, en Irlande et
ailleurs. Peel peut seul manier (_manage_) cette chambre et lui faire
faire des pas en avant. Peel n'est pas un grand homme, mais il fera ce
que de grands hommes ne pourraient pas faire[8].»

[Note 8: _Peel is not a great a man; but, he will do what great men
could not do._]

Sir Robert Peel a fait ce qu'on attendait de lui. Reste maintenant
à savoir comment se refera ce qu'il a défait. De grandes réformes
sociales ont été accomplies; les grands partis politiques, nécessaires
à la puissance et à la longue durée des gouvernements libres,
parviendront-ils à se réorganiser? C'est dans le travail de ce nouveau
problème que tâtonne aujourd'hui l'Angleterre.

De tous les champions du vieux torysme anglais que j'ai rencontrés,
c'est un homme étranger à la haute aristocratie et à la cour, c'est
un bourgeois lettré et placé, dans la carrière politique, au troisième
rang, M. John Wilson Croker, qui m'a le mieux représenté et fait
comprendre son parti. Il avait été longtemps membre de la Chambre
des communes et secrétaire de l'Amirauté; mais, depuis la réforme
parlementaire qu'il avait énergiquement et spirituellement combattue,
il était sorti du Parlement et des affaires, et ne s'occupait plus que
de critique politique et littéraire. Il y portait toutes les maximes,
toutes les traditions, toutes les passions d'un serviteur du cabinet
de lord Liverpool et de lord Castlereagh, toujours ardent adversaire,
au dedans, des whigs, même quand il sentait la nécessité de certaines
réformes, au dehors, de la Révolution française, républicaine ou
impériale, quoique sans haine ni jalousie envers la France, et plein
même, pour le génie français, d'admiration et presque de goût, comme
un spectateur intelligent admire un grand acteur. C'était un homme
d'une instruction peu commune, d'un esprit sagace, vigoureux,
judicieux, curieux, mais l'esprit de parti incarné, intraitable,
résolu à tout défendre, de peur de laisser entamer le système général
auquel il appartenait. Il occupait, dans le palais de Kensington, un
appartement que lui avait donné, pour sa vie, le roi George IV, et
c'était dans le _Quarterly Review_ qu'il déployait toute sa polémique.
Je l'avais vu à Paris avant 1840; je le revis à Londres pendant mon
ambassade; et quand je retournai en Angleterre en 1848, il me donna
des marques d'un intérêt aussi actif qu'affectueux. Nous discutions
à perte de vue; mais nous nous comprenions, même quand nous ne nous
accordions pas, et j'ai beaucoup appris, dans ses entretiens, sur
l'état de la société anglaise et sur l'histoire de son temps.

Les radicaux faisaient peu de bruit à Londres en 1840. En Angleterre
comme ailleurs, plus que partout ailleurs, ce parti comprend deux
éléments très-divers, les radicaux révolutionnaires et les radicaux
réformateurs: les uns, ennemis passionnés de l'ordre établi et
aspirant à le renverser; les autres, novateurs systématiques,
travaillant à faire prévaloir leurs théories dans les institutions
nationales et par ces institutions mêmes, sans en changer les grandes
bases. La réforme parlementaire de 1832 avait, pour un temps, réduit
ces deux fractions du parti, la première à l'impuissance, la seconde
à l'espérance patiente: les chartistes ne tentaient plus de
manifestations populaires, et les démocrates constitutionnels
s'appliquaient à faire prévaloir, dans le Parlement comme dans le
public, leurs projets de réforme: «J'ai dîné hier chez M. Grote
avec cinq ou six radicaux, écrivais-je à Paris le 19 mars, esprits
tranquilles quoique bien radicaux. M. Grote me parle des chartistes
à peu près comme lord John Russell, et lord John Russell comme lord
Aberdeen. Il y a bien du factice dans le classement politique des
hommes, et ils diffèrent bien moins qu'ils ne croient. Mais c'est
là le gouvernement représentatif; par la publicité et la discussion
continues, il aggrave les dissentiments et échauffe les luttes. La vie
politique est à ce prix.» En dehors du Parlement et dans les relations
sociales, les whigs prenaient bien du soin pour plaire aux radicaux
réformateurs et les attirer dans leurs rangs; j'écrivais le 30 avril:
«Madame Grote devient un personnage; lady Palmerston l'a invitée à une
soirée. J'ai entendu avant-hier lady Holland faire un petit complot
pour l'avoir à dîner à _Holland-House_ la semaine prochaine, et elle
recommandait à lord John Russell de n'y pas manquer et de plaire à
madame Grote. Ils ne lui plaisent pas et elle ne leur plaira pas. Elle
a de la hauteur et veut de la place. Ils ne lui en feront pas assez.
Les complaisances aristocratiques ne réussiront pas à se mettre au
niveau des fiertés bourgeoises. Il doit, il peut y avoir, entre les
deux classes, des rapprochements sérieux et efficaces, par nécessité,
par bon sens, par esprit de justice et de prévoyance; mais ce sera
de l'entente politique, non de l'assimilation sociale; on pourra agir
ensemble dans le Parlement; on ne vivra pas familièrement ensemble
dans les salons. On n'aura pas le vote de M. Grote comme don Juan
obtient l'argent de M. Dimanche. Tout ce qui est factice, superficiel,
momentané dans les rapports de la vie mondaine, demeure sans effet, si
même cela ne nuit pas à l'accord, au lieu d'y servir.»

En ma qualité de protestant, j'étais, pour les divers partis religieux
en Angleterre, anglicans et dissidents, un objet de curieuse et
bienveillante attention. Peu après mon arrivée, l'évêque de Londres,
M. Bloomfield, savant helléniste, me donna à dîner avec l'archevêque
de Cantorbéry, l'évêque de Llandaff, deux chanoines de Westminster et
quelques laïques zélés. Il me demanda d'aller avec lui un dimanche,
dans sa voiture, à l'office solennel, dans l'église de Saint-Paul. Il
voulait m'y faire une réception officielle et étaler un peu, dans sa
cathédrale, un ambassadeur de France protestant. Je m'y refusai. Je
n'aime pas les grandeurs humaines dans ce lieu-là. J'allai en effet à
Saint-Paul, mais sans bruit, entrant simplement avec l'évêque et
assis à côté de lui. Parmi les prélats anglicans avec qui je fis
connaissance, l'archevêque de Dublin, M. Whately, correspondant de
notre Institut, m'intéressa et me surprit; esprit original, fécond,
inattendu, instruit et ingénieux plutôt que profond dans les sciences
philosophiques et sociales, le meilleur des hommes, parfaitement
désintéressé, tolérant, libéral, populaire, et, à travers son
infatigable activité et son intarissable conversation, étrangement
distrait, familier, ahuri, dégingandé, aimable et attachant, quelque
impolitesse qu'il commette et quelque convenance qu'il oublie. Il
devait parler le 13 avril, à la Chambre des lords, contre l'archevêque
de Cantorbéry et l'évêque d'Exeter, dans la question des biens à
réserver pour le clergé au Canada[9]: «Je ne suis pas sûr, me dit lord
Holland, que, dans son indiscrète sincérité, il ne dise pas qu'il ne
sait point de bonne raison pour qu'il y ait, à la Chambre des lords,
un banc des évêques.» Il ne parla point, car le débat n'eut pas
lieu; mais, dans cette occasion comme dans toute autre, il n'eût
certainement pas sacrifié, aux intérêts de sa corporation, la moindre
parcelle de ce qu'il eût regardé comme la vérité ou le bien public.

[Note 9: _Clergy reserves._]

On a beaucoup parlé et on parle encore beaucoup, notamment en France,
de l'Église anglicane; elle est, à mon avis, peu connue et mal
comprise. On lui reproche d'avoir pris naissance, non dans les
croyances publiques, mais dans la tyrannie de Henri VIII; d'avoir,
à son origine, scandaleusement varié dans ses professions de foi; de
s'être approprié les dépouilles de l'Église catholique; d'avoir à son
tour tyrannisé les dissidents et maltraité le bas clergé; enfin de
manquer d'indépendance, ayant et acceptant, pour chef de l'Église, le
chef laïque de l'État. Il y a beaucoup de vrai dans ces reproches,
et je ne chercherai pas à les atténuer en discutant ce qu'ils peuvent
avoir d'excessif. Je ne demanderai même pas quels sont les pouvoirs,
quels sont les établissements humains dont on pourrait sonder
l'origine sans y rencontrer les violences et les vices que sème
partout la main des hommes quand elle prétend aux honneurs de la
création. Un fait spécial apparaît dans l'histoire de l'Église
anglicane; en durant et en grandissant, elle s'est singulièrement
éloignée et affranchie de son berceau. Elle est riche, riche de
biens qui lui appartiennent en propre; elle exerce sur la masse de la
population anglaise une grande influence; elle siége dans la
Chambre des lords; par son origine, par sa situation, elle semble
essentiellement engagée dans la politique; elle y a été d'abord
intimement associée et presque asservie; et pourtant elle n'a
aujourd'hui point de prétentions politiques; elle se renferme dans
sa mission religieuse; il n'est jamais arrivé qu'une Église si bien
dotée, si haut placée et investie d'une si puissante action morale,
se contentât si sagement de son rôle spirituel et cherchât si peu
à intervenir dans le gouvernement civil du pays. Est-ce défaut
d'indépendance dans son propre domaine et complète soumission au
pouvoir laïque dont elle reconnaît la suprématie? Nullement, et
ceux-là se trompent fort qui jugent, en ceci, d'après les inductions
logiques et les premières apparences de l'histoire. Quand la Réforme
du XVIe siècle a éclaté, l'une de ses principales causes a été
l'ardent travail des laïques, princes et peuples, non-seulement
pour affranchir l'État de la domination de l'Église, mais aussi pour
prendre, dans le gouvernement de l'Église elle-même, leur place et
leur part. Tels avaient été les progrès de la civilisation et
le mouvement des esprits que, dans une grande partie de l'Europe
chrétienne, la société laïque ne voulait plus, même en matière de
discipline religieuse, subir, sans participation et sans contrôle, le
pouvoir absolu de la société ecclésiastique, du clergé. A la suite
des luttes suscitées par cette fermentation sociale, trois systèmes
se sont trouvés en présence: 1º le système catholique, c'est-à-dire
l'autonomie indépendante de l'Église religieusement gouvernée par
le clergé seul; 2º le système mixte, c'est-à-dire l'autonomie
indépendante de l'Église religieusement gouvernée par les
ecclésiastiques et les laïques mêlés à divers degrés et sous diverses
formes; 3º l'Érastianisme, c'est-à-dire l'abolition de l'autonomie de
l'Église et son gouvernement passant aux mains du souverain laïque de
l'État. Je n'ai garde de comparer ici ces divers systèmes; je ne veux
que les constater et les caractériser. Les deux derniers, quoique
très-divers, puisque l'un a maintenu et l'autre aboli l'autonomie
indépendante de l'Église, ont pris également leur source dans
l'influence croissante de la société laïque et dans son désir
d'échapper au pouvoir absolu du clergé. L'Érastianisme a prévalu
en Angleterre, dans l'Église nationale, pendant que le système du
gouvernement mixte prévalait, sur le même sol, dans la plupart des
sectes dissidentes, Presbytériens, Indépendants, Baptistes, etc. Mais
quoique soumise, en principe, au gouvernement laïque de l'État,
et d'abord son docile et quelquefois même son servile instrument,
l'Église anglicane n'a pas tardé à devenir, en fait, très-libre dans
l'ordre spirituel. Par quelques-unes de ses maximes fondamentales, par
son organisation aristocratique, par ses intérêts spéciaux, elle est
restée le naturel et très-utile allié du pouvoir civil; mais depuis
longtemps la Couronne et le Parlement ne se mêlent guère de ses
affaires propres et intérieures, pas plus qu'elle ne se mêle elle-même
des affaires de l'État. L'Église nationale a sa part, en Angleterre,
de la liberté générale du pays; le complet établissement du régime
libre a eu là cette salutaire conséquence que le pouvoir temporel
et le pouvoir spirituel, bien que nominalement réunis dans les
mêmes mains, se sont, dans la pratique, séparés l'un de l'autre et
mutuellement respectés. L'instinct du droit et le bon sens ont prévalu
à ce point que l'État et l'Église, confondus en apparence, sont
distincts en réalité, et se renferment habituellement chacun dans son
domaine naturel.

Et en même temps que l'état général de la société anglaise faisait
ainsi recouvrer, en fait, à l'Église anglicane, une partie de
l'indépendance qui lui manque en principe, cette Église vivait en
présence de sectes dissidentes longtemps persécutées, opprimées,
jamais anéanties ni entièrement dépouillées de leurs libertés
anglaises, et toujours en possession de leur autonomie religieuse.
Cette concurrence continue n'a pas permis à l'Église anglicane de
tomber, d'une façon durable, dans l'indifférence, l'apathie, le
relâchement, les moeurs mondaines, la complaisance servile envers le
pouvoir; au milieu de ses faiblesses, de ses langueurs, de ses chutes,
elle a eu constamment sous les yeux des exemples de foi vive, de
ferveur pieuse, de ferme indépendance. A travers leurs divagations et
leurs emportements, ces mérites n'ont jamais manqué, en Angleterre,
aux sectes dissidentes; et leurs exemples, leur rivalité ont agi, sur
l'Église anglicane, comme un aiguillon dans ses flancs; elle a été
constamment provoquée et amenée à se relever, à se ranimer, à se
retremper dans la foi et la vie chrétiennes. Elle n'est certes pas
exempte aujourd'hui des doutes, des déviations, de la fermentation
hostile qui travaillent le christianisme tout entier; comme l'Église
catholique, comme les sectes dissidentes anglaises, comme le
protestantisme continental, elle a ses incrédules, ses sceptiques,
ses critiques; mais c'est une grande ignorance des faits ou un grand
aveuglement de la passion de croire que, pour cela, elle soit en état
de décomposition et de décadence; au milieu même de la crise générale
que subit le christianisme, l'Église anglicane est devenue de nos
jours et devient chaque jour plus chaudement et plus efficacement
chrétienne; les croyances essentielles du christianisme, les moeurs
graves, les sentiments pieux, la foi, le zèle et la charité chrétienne
y sont en incontestable progrès; les édifices consacrés à son culte
se multiplient rapidement; les populations s'y réunissent bien plus
nombreuses et plus empressées; ses oeuvres pieuses, prochaines ou
lointaines, s'étendent et prospèrent. Quand j'arrivai à Londres, en
1840, quand je vis l'Église anglicane de près et à l'oeuvre, je fus
frappé de la féconde activité religieuse qui s'y déployait; et
depuis cette époque, les faits que j'ai recueillis ou vus moi-même
me laissent convaincu qu'au sein de cette Église et en dépit des
mouvements contraires, ce mouvement de renaissance chrétienne n'a pas
cessé de se développer.

J'observai, chez les sectes dissidentes, un mouvement, non pas
semblable, mais correspondant et d'un effet non moins salutaire. Dans
ces petites sociétés persécutées, la ferveur religieuse avait toujours
été grande; mais des sentiments violents et durs y régnaient; la haine
semble une vengeance de l'injustice, et les hommes se soulagent de
leurs maux en en détestant les auteurs. Quand une politique libérale
a fait cesser, en Angleterre, les gênes oppressives, les restrictions
offensantes qui pesaient sur les dissidents, quand ils ont vu l'Église
anglicane devenir à la fois plus zélée dans sa vie religieuse et plus
bienveillante envers eux, ils se sont eux-mêmes apaisés et adoucis;
l'isolement légal cessait, le rapprochement volontaire s'est accompli.
Progrès moral d'abord plus qu'intellectuel; les idées religieuses
de plusieurs des sectes dissidentes anglaises restent encore, sur
beaucoup de points, bien étroites et exclusives; mais les sentiments
amers et les préventions haineuses se sont singulièrement effacés. Les
coeurs sont plus chrétiens que les esprits.

J'assistai un jour à un remarquable exemple de cet heureux progrès.
J'avais vu plusieurs fois, à Paris, en 1838 et 1839, une femme déjà
célèbre alors par ses oeuvres pieuses dans les prisons, mistriss
Elizabeth Fry, de la secte des quakers, si le mot de _secte_ peut être
employé à propos d'une personne dont le coeur était si ouvert à toutes
les sympathies humaines; le nom que se donnent eux-mêmes les quakers,
_Société des amis_, lui convenait beaucoup mieux. Partout où elle
avait passé, en France et en Allemagne comme en Angleterre, Mme Fry
avait vivement frappé tous ceux qui l'avaient vue, les grands comme
les déshérités de la terre, les vertueux comme les coupables de la
société, par son ardeur, je dirai aussi par sa puissance chrétienne
et philanthropique. Je la revis à Londres en 1840, et elle m'engagea à
dîner chez elle le 6 juillet, avec sa nombreuse famille et ses
intimes amis. Je trouvai là, avec les quakers, des anglicans, des
presbytériens, des indépendants, probablement d'autres dissidents
encore, tous conservant leur croyance et leur physionomie propres,
et pourtant réunis dans un sentiment commun de piété libre et
affectueuse. Parmi les enfants mêmes de Mme Fry, plusieurs avaient
cessé d'être quakers et étaient rentrés dans l'Église anglicane; ils
n'étaient pas moins bien traités, ni moins à l'aise dans leur famille.
Évidemment, le respect de la liberté religieuse et de la foi sincère
avait pénétré assez avant dans toutes ces âmes pour maintenir la
bienveillance et la paix au sein de la diversité.

Je trouve, dans les _Mémoires_ mêmes de Mme Fry sur sa vie, publiés
par deux de ses filles, une mention de ce dîner que je veux citer
textuellement, tant elle marque bien le caractère original de la
personne et de la réunion:

«Upton-Lane, le septième jour du septième mois.

«Nous avons eu hier à dîner l'ambassadeur de France et une nombreuse
compagnie. Ces occasions sont sérieuses pour moi. Je me demande s'il
est bien fait de donner un dîner qui coûte cher, s'il en peut résulter
quelque bien, et si, à l'approche de la mort, nous emploierions ainsi
notre temps. D'un autre côté, après l'extrême bienveillance qui nous
a été témoignée en France, même par le gouvernement français, nous
devons bien aux Français quelque marque d'attention. Il est juste
d'ailleurs et chrétien de se montrer hospitalier envers les étrangers,
et je ne crois pas qu'on ait tort de les recevoir, dans une certaine
mesure, comme ils ont coutume de vivre. Ma crainte est de n'avoir pas
assez bien employé ce temps pour mettre en avant les importants sujets
qui doivent toujours nous occuper. J'ai essayé de le faire un peu; pas
assez, j'ai peur.»

Mme Fry pouvait se rassurer; elle n'avait pas négligé cette occasion
de conversation morale et pieuse. Il est vrai qu'elle avait aussi pris
quelque plaisir à faire apporter dans le salon un grand portefeuille,
et à me montrer les portraits et les lettres des personnages
considérables, grands du monde ou de l'esprit, avec qui elle avait été
en rapport. Femme forte et excellente, née pour convertir, consoler et
commander, car elle avait beaucoup de charité chrétienne, de sympathie
féminine, d'autorité naturelle et un peu de vanité.

Après mes souvenirs de la société anglaise, telle que je l'ai vue en
1840, je voulais parler aussi de la cour d'Angleterre à cette époque.
Je ne le ferai pas aujourd'hui. Je voyais commencer alors ce rare
bonheur royal que la mort du prince Albert vient de détruire avant
l'heure, s'il est permis de dire que telle heure, et non pas telle
autre, convient à la mort. Comment retracerais-je en ce moment les
réunions et les fêtes de cette royauté jeune, heureuse, charmée de
son ménage comme de son trône, et de qui l'Angleterre se plaisait
à concevoir ces belles espérances de vertu domestique et de sagesse
politique qui ont été si dignement remplies? Les plus respectueuses
paroles ne me satisferaient pas moi-même, et je ne me permettrais
pas d'y mêler cette liberté d'observation que n'interdit pas le plus
sincère respect. Plus tard, quand un peu de temps se sera écoulé,
et s'il m'est donné de conduire ces _Mémoires_ à leur terme, je
retrouverai l'occasion de rentrer à Buckingham-Palace, à Windsor, et
de rappeler les impressions que j'en ai reçues et les souvenirs que
j'en ai gardés.

Chez moi comme hors de chez moi, par les affaires et par le monde, ma
vie était très-occupée. Je ne saurais dire qu'elle fût pleine. Je n'ai
jamais mieux reconnu quel vide peut exister dans des journées dont
tous les moments sont remplis. Ma situation politique me convenait;
j'avais de grands intérêts à traiter. Ce que je puis ressentir de
curiosité et d'amour-propre mondain était satisfait. Je ne suis pas
insensible à ces petits plaisirs; même quand je les trouve petits,
quand j'ai l'air de m'en amuser plus que je ne m'en amuse réellement,
je sais me défendre contre leur ennui; je ne m'en impatiente pas;
l'impatience me déplaît et m'humilie; j'ai besoin de croire que je
veux ce que je fais, et j'accepte de bonne grâce la nécessité pour
échapper aux apparences de la contrainte. Mais ni les travaux de la
vie politique, ni les plaisirs de la vie mondaine ne m'ont jamais
suffi. Ce sont des joies superficielles, quelque fortes ou agréables
qu'elles puissent être. Il y a loin de la surface au fond de l'âme;
une vraie et longue intimité, des regards d'affection, des paroles
de confiance, l'abandon, le calme et la chaleur du foyer domestique,
c'est là ce qui épanouit et remplit vraiment le coeur. Salomon a trop
dit quand il a dit: «Vanité des vanités, tout est vanité;» l'activité
politique, l'importance sociale, le pouvoir, le monde, les succès
d'ambition et d'amour-propre, tout cela est quelque chose, et, même
aujourd'hui, je ne le dédaigne point. Mais je ne m'y suis jamais
senti satisfait et reposé comme on se sent satisfait et reposé dans le
bonheur intime. Pourquoi donc faire, dans la vie, une si large
part, et avec tant de travail, à ce qui suffit si peu? C'est qu'on
appartient à sa vocation bien plus qu'à soi-même; on obéit à sa nature
bien plus qu'à sa volonté. Je me suis porté aux affaires publiques
comme l'eau coule, comme la flamme monte. Quand j'ai vu l'occasion,
quand l'événement m'a appelé, je n'ai pas délibéré, je n'ai pas
choisi; je suis allé à mon poste. Nous sommes des instruments entre
les mains d'une puissance supérieure qui nous emploie, selon ou contre
notre goût, à l'usage pour lequel elle nous a faits.

Quand j'étais las de conversations diplomatiques, de dépêches, de
visites et d'isolement dans ma maison, j'allais me promener seul,
dans les parcs de Londres, ou plus loin, aux environs de la ville.
_Regent's Park_ surtout me plaisait; il est loin des quartiers
populeux; l'espace est immense, la verdure fraîche, les eaux sont
claires, les massifs d'arbres encore jeunes. Je trouvais là réunies
deux choses qui vont rarement ensemble, l'étendue et la grâce. Je
n'y rencontrais, je n'y apercevais presque personne. Dans la complète
solitude et en présence de la nature, on oublie l'isolement.

Les dimanches, _Regent's Park_ était un peu plus animé; assez de
promeneurs, presque constamment silencieux; des prédicateurs de plein
vent, entourés de trente ou quarante auditeurs, commentant un texte de
la Bible ou un précepte de l'Évangile, et mêlant à leurs commentaires
des récits familiers ou d'étranges dissertations métaphysiques, mais
toujours dans un dessein pratique, pour régler la pensée et la vie.
Je m'arrêtai un jour à deux de ces groupes. Dans l'un, le prédicateur
tenait un livre, un voyage en Afrique, et lisait l'histoire d'un
missionnaire qui s'était guéri d'une longue maladie en vivant
sobrement et buvant de l'eau: «Vous voyez bien par là, concluait-il,
que boire de l'eau n'est pas du tout mauvais pour la santé.» L'autre
orateur, calviniste rigoureux, soutenait, contre un interlocuteur qui
le lui contestait, que l'homme n'est pas libre, n'a point de libre
arbitre: «Regardez cet arbre, disait-il, vous voudriez croire que
c'est une maison; vous ne le pouvez pas; vous n'avez donc pas de libre
arbitre.» Le bon sens de ses auditeurs s'étonnait, mais ne cessait pas
d'être attentif. Ce ne sont pas là, bien s'en faut, tout le peuple de
Londres et tous ses plaisirs; mais il y a dans ce peuple, et en grand
nombre, des familles dont ce sont là les plaisirs.

Hors de Londres, dans les vallées et sur les collines qui l'entourent,
à Richmond, à Hampstead, à Norwood, la nature est charmante, aussi
charmante qu'elle peut l'être par ses propres agréments bien ménagés
et soignés par la main de l'homme. Il lui manque la grandeur des
formes et l'éclat de la lumière; elle plaît et attache, sans émouvoir
ni saisir. Les châteaux, les parcs, les _villas_, les _cottages_
élégants sont semés en si grand nombre dans cette campagne que la
nature semble n'être là qu'au service de l'homme et pour ses seuls
plaisirs. Je visitai les principales de ces habitations; deux surtout
me frappèrent, _Sion-House_, qui appartient au duc de Northumberland,
et Chiswick, au duc de Devonshire. _Sion-House_ rappelle les maisons
royales; ses serres ont passé longtemps pour les plus riches de
l'Angleterre; la salle à manger est soutenue par douze colonnes de
vert antique, les plus belles, dit-on, qui existent, et qui furent
trouvées, il y a un siècle, dans le Tibre. Le grand-père du duc de
Northumberland actuel les acheta et les fit transporter en Angleterre.
Des vaches superbes paissaient dans une superbe prairie, sous les
fenêtres de cette salle à manger ornée de ces colonnes, et dans
laquelle on roulait, sur son fauteuil, le duc de Northumberland
goutteux et impotent. Chiswick ne ressemble en rien à _Sion-House_.
C'est une charmante maison italienne, sans le soleil, sans la
_Brenta_, sans toute cette nature brillante et chaude qui anime
et embellit, en Italie, la plus petite architecture. Et au bas de
l'escalier, dans un coin, une statue de Palladio assis qui a l'air
de grelotter. Chiswick est trop orné, trop joli. Le joli ne convient
qu'au Midi. Les femmes de l'Espagne ou de la Provence se bariolent de
rubans de toutes couleurs, de bijoux d'or et d'argent de toute
espèce. Cela va à leur tournure fine et légère, à la vivacité de leurs
mouvements, à leurs airs d'esprit et de corps. Lady Clanricarde était
à Chiswick toute enveloppée de mousseline blanche, avec une seule
pierre au milieu du front. Elle était belle et en harmonie avec sa
patrie. Les maisons sont comme les personnes; pas plus au point de
vue de l'art que pour les usages de la vie, il ne leur convient d'être
étrangères à leur climat. Le parc de Chiswick, voilà l'Angleterre. Je
n'ai vu nulle part des gazons si épais, si égaux, si fins. C'est du
velours qui pousse.

Je fis, dans mes excursions aux environs de Londres, deux visites, non
plus de châteaux mais d'établissements publics, qui m'intéressèrent
vivement. J'allai voir deux grandes écoles consacrées, l'une aux
conditions sociales les plus humbles, les plus dénuées, l'autre aux
classes élevées et puissantes. Il y avait alors, et sans doute il y
a encore, à Norwood, une école populaire qui réunissait environ mille
enfants pauvres, nés dans les manufactures ou recueillis dans les rues
de Londres. Le premier objet qui frappa ma vue, en entrant dans la
vaste cour de la maison, fut un grand vaisseau avec ses mâts, ses
voiles, ses agrès; la cour était comme le pont du vaisseau, d'où
partaient les mâts et tout l'équipement. Quatre-vingts ou cent petits
garçons, de sept à douze ans, étaient dans la cour, commandés par
un vieux matelot. A un signal donné par lui, je vis tous ces enfants
s'élancer sur le vaisseau, grimpant le long des mâts, des vergues, des
cordages. En deux minutes, un petit garçon de neuf ans était assis
à la sommité du grand mât, à cent vingt pieds au-dessus du sol, et
remuait fièrement de là, avec son pied, le grand pavillon. Tous les
autres étaient répandus de tous côtés, les uns tranquilles; les autres
en mouvement. C'était une lutte réglée de hardiesse, d'adresse, de
sang-froid, d'activité naïve et sérieuse. La plupart de ces enfants
deviennent en effet des matelots. On les préparait aussi à d'autres
professions. Dans les diverses parties de l'école, de petits
menuisiers, de petits tailleurs, de petits cordonniers, de petits
palefreniers, de petites blanchisseuses étaient à l'oeuvre, les uns
occupés de leur apprentissage manuel, les autres réunis dans les
salles de lecture ou de chant. Beaucoup d'entre eux avaient l'air
chétif et maladif, triste fruit de leur origine; mais ils vivaient
évidemment là sous un régime de travail salubre, de discipline
bienveillante, et dressés pour un honnête avenir. Un petit garçon
de douze ans, bossu, dirigeait l'école de chant avec intelligence et
autorité. Cinq semaines après ma visite à l'école de Norwood, le
4 juin, j'étais au collège d'Eton; je parcourais, avec le digne et
savant principal que cette grande école vient de perdre, le docteur
Hawtrey, les salles d'étude, le réfectoire, la bibliothèque où
s'élèvent les huit ou neuf cents membres du Parlement, juges,
généraux, amiraux, évêques futurs de l'Angleterre. Tout, dans cette
maison, a bon et grand air, un air de force, de règle et de liberté.
Debout, au milieu de la cour, est la statue de Henri VI, ce roi
imbécile, à peine roi de son temps, et qui n'en préside pas moins,
depuis quatre siècles, dans la maison qu'il a fondée, à l'éducation de
son pays. Autour de la maison, les plus belles prairies, et dans ces
prairies les plus beaux arbres qu'on puisse voir. En face, Windsor, ce
château royal qui a gardé toutes les apparences d'un château fort, et
qui perpétue, au sein de la pacifique civilisation moderne, l'image
de la vieille royauté. Rien que la Tamise entre Windsor et Eton, entre
les rois et les enfants. Et la Tamise couverte, ce jour-là, de jolis
bateaux longs et légers, remplis de jeunes garçons en vestes rayées
bleu et blanc, avec de petits chapeaux de matelot, ramant à tour de
bras pour gagner le prix de la course navale. Les deux rives couvertes
de spectateurs à pied, à cheval, en voiture, assistant avec un intérêt
gai, quoique silencieux, à la rivalité des bateaux. Et au milieu de ce
mouvement, de cette foule, trois beaux cygnes étonnés, effarouchés,
se réfugiant dans les grandes herbes du rivage pour échapper aux
usurpateurs de leur empire. C'était un charmant spectacle qui a fini
par un immense dîner d'enfants, sous une grande tente entourée, comme
jadis les dîners royaux, de la foule des spectateurs. Je n'y trouvai
à reprendre que l'abondance un peu excessive du vin de Champagne qui
finit par jeter ces enfants dans une gaieté trop bruyante, même pour
une fête en plein air.

Si j'étais allé en Angleterre il y a soixante ou quatre-vingts ans, ce
petit fait ne m'aurait probablement pas frappé; il y avait encore, à
cette époque, même dans les classes élevées de la société anglaise,
bien des restes de moeurs grossières et désordonnées. Précisément
parce que l'Angleterre a été, depuis des siècles, un pays de liberté,
les résultats les plus divers de la liberté s'y sont développés avec
tous leurs contrastes; la sévérité puritaine s'y est maintenue à côté
de la corruption des cours de Charles II et des premiers George; des
habitudes presque barbares ont persisté au milieu des progrès de la
civilisation; l'éclat de la puissance et de la richesse n'avait
point banni des hautes régions sociales les excès d'une intempérance
vulgaire; l'élévation même des idées et des talents n'entraînait pas
la délicatesse des goûts, et l'on pouvait ramasser ivre dans la rue M.
Sheridan qui venait de ravir le Parlement par son éloquence. C'est de
notre temps que ces choquantes disparates dans l'état des moeurs en
Angleterre se sont évanouies, et que la société anglaise est devenue
une société aussi polie que libre, où les habitudes grossières sont
contraintes de se réformer ou de se cacher, et où la civilisation se
montre de jour en jour plus générale et plus harmonieuse. Deux progrès
divers, et qui marchent rarement ensemble, se sont accomplis et se
développent, depuis un demi-siècle, en Angleterre; les lois morales
s'y sont raffermies et en même temps les moeurs y sont devenues plus
douces, moins mêlées de violents excès, je dirai volontiers plus
élégantes. Et ce n'est pas seulement dans les régions élevées et
moyennes, c'est aussi dans les classes populaires que ce double
progrès est sensible; la vie domestique, laborieuse et régulière,
étend chez ces classes son empire; elles comprennent, elles
recherchent, elles goûtent des plaisirs plus honnêtes et plus délicats
que les querelles brutales ou l'ivresse. L'amélioration est, à
coup sûr, très-incomplète; les passions grossières et les habitudes
désordonnées fermentent toujours au sein de la misère obscure et
oisive, et il y a toujours, dans Londres, Manchester ou Glasgow, ample
matière aux descriptions les plus hideuses. Mais à tout prendre, la
civilisation et la liberté ont tourné en Angleterre, dans le cours
du XIXe siècle, au profit du bien plutôt que du mal; les croyances
religieuses, la charité chrétienne, la bienveillance philanthropique,
l'activité intelligente et infatigable des classes élevées, le bon
sens répandu dans toutes les classes ont lutté et luttent efficacement
contre les vices de la société et les mauvais penchants de la nature
humaine. Quand on vit quelque temps en Angleterre, on se sent dans un
air froid mais sain, où la santé morale et sociale est plus forte que
les maladies morales et sociales, quoiqu'elles y abondent.

Quand je dis qu'en Angleterre l'air est froid, dans la société comme
dans le climat, je n'entends pas dire que les Anglais soient froids;
l'observation et ma propre expérience m'ont appris le contraire. On ne
rencontre pas seulement chez eux des sentiments élevés et des passions
fortes; ils sont très-capables aussi d'affections profondes qui, une
fois entrées dans leur coeur, deviennent souvent aussi tendres
que profondes. Ce qui leur manque, c'est la sympathie instinctive,
prompte, générale, cette disposition qui, sans motif ni lien spécial,
sait comprendre les idées et les sentiments d'autrui, les ménager ou
même s'y associer, et rendre ainsi les rapports sociaux faciles et
agréables. Ce n'est pas que les Anglais ne tiennent beaucoup aux
rapports sociaux, et ne soient très-curieux de ce que sont ou pensent
les autres hommes; mais il faut que leur curiosité s'arrange avec leur
dignité et leur timidité. Par gaucherie et embarras, autant que par
fierté, ils ne montrent guère ce qu'ils sentent. Il en résulte, dans
leurs relations et leurs façons extérieures, un défaut d'aisance et
d'onction sociale qui refroidit et quelquefois repousse. Même entre
eux, ils sont peu ouverts et peu bienveillants; ils ont presque
constamment un air d'observation dédaigneuse et caustique qui respire
et inspire un secret et petit déplaisir. Au fond, ils ont grand besoin
et grande envie de mouvement d'esprit et d'amusement; ils aiment
beaucoup la conversation, et quand elle s'offre à eux animée et
variée, ils y prennent grand plaisir; mais d'eux-mêmes, et sauf
quelques brillantes exceptions, ils y portent peu d'entrain et
d'initiative. Ils ne savent pas faire ce qui leur plaît, ni jouir à
leur aise de l'esprit qu'ils ont. Le feu est là, mais couvert; il faut
que l'étincelle qui l'allumera vienne d'ailleurs.

Dans les solitaires loisirs que me laissaient souvent les affaires de
l'ambassade et les soins obligés du monde, j'observais avec un profond
intérêt cette grande société si fortement constituée en même temps
que si libre, où tant de contrastes ne détruisent pas l'harmonie de
l'ensemble, et où la nature humaine se développe si largement, bien
que contenue par des freins et des contre-poids qui empêchent que ses
prétentions et ses égarements ne se portent aux derniers excès. J'ai
beaucoup appris dans cette étude morale et sociale qui m'ouvrait,
à chaque pas, des horizons nouveaux, et ne me faisait pourtant pas
oublier ma solitude domestique. Les Anglais ont raison d'attacher le
plus grand prix à leur vie intérieure, à leur _home_, et surtout à
l'intimité de la relation conjugale; ils ne trouveraient pas chez eux,
dans la vie mondaine, ce mouvement, cette variété, cette facilité,
cette douceur de toutes les relations qui, ailleurs et pour beaucoup
de gens, tiennent presque lieu de bonheur. Un étranger, homme d'esprit
et qui avait beaucoup vécu en Angleterre, me disait un jour: «Si on
est bien portant, heureux chez soi et riche, il faut être Anglais.»
C'était trop exiger, et il y a en Angleterre, au moins autant
qu'ailleurs, beaucoup de vies heureuses à des conditions plus
modestes; mais il est certain que, pour être heureux dans la société
anglaise, il faut tenir au bonheur sérieux et intime plus qu'au
laisser-aller et à l'amusement.



                           CHAPITRE XXXI

                  LE TRAITÉ DU 15 JUILLET 1840.


Arrivée de Chékib-Efendi à Londres.--Note qu'il adresse (31 mai)
aux cinq plénipotentiaires.--Disposition du cabinet et du public
anglais.--Instructions de M. Thiers.--Inquiétude des plénipotentiaires
autrichien, prussien et russe.--Leur désir d'une prompte solution de
la question égyptienne.--Disposition de lord Palmerston à attendre et
à traîner.--Question que j'adresse à M. Thiers sur l'arrangement
qui donnerait à Méhémet-Ali l'Égypte héréditairement et la Syrie
viagèrement.--Sa réponse.--Mon pressentiment de l'arrangement à
quatre.--Chute de Khosrew-Pacha à Constantinople.--Joie de Méhémet-Ali
à cette nouvelle.--Sa démarche à Constantinople et sa confiance dans
un arrangement direct avec le sultan.--Attitude du cabinet français à
cet égard.--Effet de ces nouvelles à Londres.--Lord Palmerston presse
la solution de l'affaire.--Conseils successifs du cabinet anglais.--Je
rends compte à M. Thiers de cette situation et de son péril.--J'en
informe le duc de Broglie et le général Baudrand.--Lord Palmerston
m'appelle au _Foreign-Office_, et me communique la conclusion du
traité du 15 juillet entre les quatre puissances.--_Memorandum_
adressé à la France.--Mes observations.--Le cabinet français est
justement blessé de n'avoir pas été informé d'avance de cette
résolution définitive, et appelé à exprimer la sienne.--Causes de
cette conduite du cabinet anglais.--Réponse du cabinet français au
_Memorandum_ anglais.--Mon entretien avec lord Palmerston en la lui
communiquant.--Vrais motifs de la conclusion précipitée et cachée du
traité du 15 juillet.--Caractère essentiel de la politique française
et de la politique anglaise dans cette crise.--Le bruit se répand
à Paris que je ne l'ai pas prévue et que je n'en ai pas averti le
cabinet.--Mes démentis à ce bruit.--État des esprits en France.--Mon
attitude à Londres.--Le roi m'appelle, avec M. Thiers, au château
d'Eu.--Je pars de Londres le 6 août.


Je reprends les affaires d'Orient au point où je les ai laissées, à
l'arrivée en Angleterre du nouvel ambassadeur turc, Chékib-Efendi,
qu'on y attendait pour rentrer activement en négociation. M. Thiers
m'annonça le 11 mai son passage à Paris: «Chékib-Efendi est ici, me
dit-il; il est capable et intelligent; on peut causer avec lui. Il
apporte les folles prétentions de la Porte; mais au fond il les tient
pour folles. Je lui ai donné les meilleurs conseils que j'ai pu;
mais cela ne fait rien; il vous redira les folies du sérail sans les
approuver. Au reste, la question ne sera jamais à Londres avec le
plénipotentiaire turc.»

Ce n'était pas à la Porte en effet qu'il appartenait d'en décider, et
Chékib-Efendi le savait bien. Il vint me voir en arrivant à Londres.
Je lui tins le langage que je tenais à tout le monde: «L'Empire
ottoman s'en va; si on fait naître là une guerre, quelle qu'elle soit,
il s'en ira encore plus vite. L'immobilité de l'Orient et l'accord
général de l'Occident, à ces deux conditions, la Porte peut encore
durer. Si l'une ou l'autre manque, si nous nous divisons ici et si on
se bat en Asie, c'est le commencement de la fin.» Avec la réserve que
lui commandait sa situation, Chékib-Efendi était de mon avis; mais
plus il en était, plus il se montrait pressant pour que les cinq
puissances se missent d'accord; et en retrouvant cette nécessité,
nous retombions dans notre embarras. Le cabinet français n'avait pas
seulement écarté les ouvertures des ministres d'Autriche et de
Prusse pour que Méhémet-Ali, en obtenant la possession héréditaire de
l'Égypte, conservât la possession viagère de la Syrie; il avait aussi
repoussé la concession que lord Palmerston nous avait offerte, pour
le pacha, de la plus grande partie du pachalik et de la place même de
Saint-Jean d'Acre: «Nous trouvons le partage de la Syrie inacceptable
pour le pacha, m'écrivit M. Thiers le jour même où il m'annonça la
prochaine arrivée à Londres de Chékib-Efendi; nous sommes certains,
d'après ses dernières dispositions connues, qu'il ne l'acceptera pas.
Imaginez que maintenant il revient sur Adana, ne paraît plus disposé à
le céder, menace de passer le Taurus et de mettre le feu aux poudres.
Jugez comme il écoutera le projet de couper en deux la Syrie.»
Et quelques semaines plus tard, le 19 juin: «Je vous ai répondu à
l'avance sur la proposition de couper la Syrie en deux. Cela est
inadmissible, non pas du point de vue de notre intérêt individuel dans
cette question, mais du point de vue le plus important de tous, la
_possibilité_. Le pacha d'Égypte n'accordera jamais ce qu'on lui
demande là..... On lui arracherait certainement Candie et les villes
saintes, et peut-être Adana, mais jamais une portion quelconque de la
Syrie. Nous ne nous ferons donc jamais les coopérateurs d'un projet
sans raison, sans chance de succès, et qui ne peut être exécuté que
par la force. Or, la force, nous ne la voulons pas et nous n'y croyons
pas.»

Je me trouvais ainsi, en rentrant dans la négociation, hors d'état d'y
faire un pas; je n'avais rien à offrir et ne pouvais rien accepter.
J'étais immobile autant que Chékib-Efendi était impuissant.

Je reçus le 31 mai une note que Chékib-Efendi adressa aux
plénipotentiaires des cinq puissances, et dans laquelle, en leur
rappelant que, le 27 juillet 1839, elles avaient promis à la Porte
leur accord et leur appui, il se plaignait de l'indécision où la
question restait encore, exposait le mal de jour en jour plus grave
qui en résultait pour l'Empire ottoman, et réclamait instamment
une solution définitive et une prompte action[10]. Je transmis
immédiatement cette note à M. Thiers: «Si Votre Excellence, lui
dis-je, la juge de nature à exiger de nouvelles instructions, je la
prie de vouloir bien me les adresser promptement. Je ne m'en suis
encore entretenu avec personne; mais évidemment l'affaire va en
recevoir une impulsion qui, sans aboutir peut-être à un résultat
définitif, sera, pendant quelques jours du moins, assez forte et
pressante. Tout le monde est maintenant convaincu qu'il y a, pour
l'Empire ottoman, péril dans le retard; tout le monde tient, à ce
sujet, le même langage. Moi-même, en m'appliquant constamment à
prouver qu'une solution violente aurait encore plus de péril, je
témoigne mon étonnement qu'on ne sente pas la nécessité d'en finir par
une transaction modérée et pacifique.

[Note 10: _Pièces historiques_, Nº VII.]

«L'agitation est grande dans l'intérieur du cabinet. Je n'hésite pas
à dire qu'à l'exception de lord John Russell, dont je ne connais pas
bien la pensée, la plupart de ses membres, tant ceux qui ne songent
guère par eux-mêmes aux questions de politique extérieure que ceux qui
s'en occupent, désapprouvent au fond la politique de lord Palmerston,
s'en inquiètent, et voudraient en sortir au lieu de s'y engager plus
avant. Je ne parle pas seulement de lord Holland et de lord Clarendon
dont l'opinion est depuis longtemps décidée; je crois que la
conviction d'un péril grave, dans toute conduite qui rallumerait en
Orient la guerre civile et ne serait pas adoptée en commun par les
cinq puissances, est bien établie dans l'esprit de lord Melbourne et
de lord Lansdowne, et règle en ce moment leurs paroles comme leurs
désirs: «Tout ce que nous ferons ensemble sera bon, me disait dimanche
dernier lord Melbourne; tout ce que nous ferions en nous divisant
serait mauvais et dangereux.»

«Je sais qu'il y a eu ces jours derniers, dans le cabinet, un débat
animé où beaucoup d'objections ont été élevées contre les idées de
lord Palmerston, et des efforts sérieusement tentés pour entrer dans
d'autres voies.

«Autour du cabinet, dans le parti ministériel, le mouvement est le
même. Les dissidents ne se séparent pas encore; ils évitent même de
parler haut, car ils craignent d'ébranler le cabinet déjà chancelant
et auquel ils sont sincèrement attachés. Mais entre eux et dans les
conversations un peu intimes, la plupart n'hésitent pas à dire qu'ils
ne suivront pas lord Palmerston, et que, s'il persiste à tout hasarder
pour enlever la Syrie au pacha, il rencontrera bien plus d'opposition
qu'il ne s'y attend.

«Ils comptent, pour rendre leur opposition efficace, sur la nécessité
où serait lord Palmerston de demander des subsides pour les mesures
de coercition. Ils pensent que le débat serait très-vif, que bien
des amis du cabinet y manifesteraient leur désapprobation, et que
probablement les sommes demandées ne seraient pas votées.

«J'ai lieu de croire, sans en être bien assuré, que le petit parti de
lord Grey, dans la Chambre des communes, renouvellerait, dans ce cas,
la dissidence qui a éclaté à l'occasion du bill de lord Stanley sur
l'Irlande.

«L'opposition tory se tient dans une assez grande réserve.
Quelques-uns de ses membres étaient, je crois, un peu enclins à ne pas
blâmer beaucoup la politique de lord Palmerston et son rapprochement
de la cour de Russie. Ils se sont, si je ne m'abuse, arrêtés sur cette
pente; et le parti, ainsi que ses principaux chefs, surtout dans la
Chambre des communes, s'empresserait de saisir cette occasion, comme
toute autre, d'attaquer le cabinet avec quelque chance de succès.

«Quant au public en général, je crois que sa disposition devient de
plus en plus contraire à toute mesure qui pourrait compromettre la
paix de l'Europe, de plus en plus favorable à l'union avec la France
et à des ménagements pour le pacha.

Tel me paraît, en ce moment, l'état des esprits. Mais en revanche les
desseins de lord Palmerston me semblent toujours à peu près les mêmes.
Il croit nous avoir fait, en abandonnant la place de Saint-Jean d'Acre
au pacha, une importante et difficile concession. Son amour-propre
est fortement compromis. Enfin, telle est la nature de son esprit
que, lorsqu'une fois certaines idées s'y sont établies, elles le
remplissent et le possèdent tellement que les idées différentes qui
se présentent à lui peuvent bien se faire remarquer en passant, mais
n'entrent point. Et en même temps, je suis fort loin d'être assuré
que, parmi ses collègues, ceux qui ne partagent pas ses idées, et même
s'en inquiètent, soient décidés à lui résister assez fortement pour
changer ou arrêter sa politique au moment de l'exécution.»

M. Thiers me répondit le 11 juin: «Les informations que contiennent
vos dernières dépêches sur l'aspect que présente en ce moment
à Londres la question d'Orient ont fixé toute l'attention du
gouvernement du Roi. La communication du nouvel ambassadeur ottoman,
manifestation si expressive des dangers auxquels la prolongation du
_statu quo_ exposerait la Porte, ne change pourtant pas la situation;
et bien qu'elle appelle de notre part une réponse un peu plus
développée que celle que vous avez faite au précédent ambassadeur, il
est évident que vous n'avez pas à vous placer sur un autre terrain.
Nous n'entendons certainement pas ôter toute signification à la
démarche du 27 juillet 1839, dont la Porte ne cesse de se prévaloir;
mais il nous est impossible de ne pas faire remarquer qu'on
en dénature complètement la portée parce qu'on perd de vue les
circonstances dans lesquelles elle a été faite. Les puissances, avant
la mort du sultan Mahmoud, avant la bataille de Nézib et la défection
de la flotte turque, n'avaient d'autre préoccupation que d'empêcher
une collision entre la Porte et le pacha, et de les réconcilier par
une interposition tout à fait pacifique. Comment croire qu'au moment
même où la Porte, par un concours de circonstances dues en très-grande
partie à ses imprudentes provocations, se trouvait si gravement
compromise, ces mêmes puissances, changeant tout à coup de politique,
aient pris envers elle l'engagement de lui faire obtenir, même par
la force, ce qu'elle avait eu en vue en attaquant Méhémet-Ali malgré
leurs représentations? Évidemment, telle n'a pas été leur pensée. Ce
qu'elles se sont proposé, c'est de donner à la Porte un appui moral
qui relevât son courage et l'empêchât de subir complétement le joug de
son puissant vassal. Ce but a été atteint. C'est là le véritable état
de la question. Au surplus, monsieur l'ambassadeur, je m'en rapporte
entièrement à vous pour la mesure et les termes de la réponse que vous
aurez à faire à l'ambassadeur ottoman... Je vois, dans le consentement
donné aujourd'hui par le cabinet de Londres à un arrangement qui
maintiendrait le vice-roi en possession de la ville de Saint-Jean
d'Acre, un progrès réel vers des idées de conciliation. C'est à ce
titre seulement que j'y applaudis, car il ne dépend pas de moi
de voir, dans cette concession unique, la base pratique d'une
transaction.»

Et à ces instructions M. Thiers ajoutait ce renseignement: «Je crois
qu'on s'éclaire à Constantinople et qu'on revient à des idées plus
saines. Je vous envoie, pour vous en convaincre, les dernières
dépêches de Péra et d'Alexandrie. Vous verrez qu'en Égypte on sent
tous les jours davantage sa puissance, et qu'on est moins disposé que
jamais à céder Adana. Tout ce que l'Europe gagne à ces lenteurs, c'est
de rendre la Porte plus faible et le pacha plus exigeant.»

Des renseignements analogues arrivaient à Londres, et dans le corps
diplomatique on commençait à s'en inquiéter; on craignait quelque
incident nouveau et inattendu, une brusque attaque de Méhémet-Ali au
delà du Taurus, un acte soudain de faiblesse à Constantinople. Les
plénipotentiaires des trois grandes puissances du Nord n'étaient pas
étrangers à ces alarmes. J'étais, le 11 juin, dans le salon d'attente
du _Foreign-Office;_ le baron de Brünnow y entra: «J'ai reconnu votre
voiture devant la porte, me dit-il, et je suis monté; je suis
charmé de vous rencontrer et de causer un peu avec vous.» Il aborda
sur-le-champ la note de Chékib-Efendi, le déplorable état de l'Empire
ottoman, la désorganisation intérieure qui résultait des réformes
mêmes tentées pour sa réorganisation, le danger de l'incertitude
prolongée, la nécessité, l'urgente nécessité d'amener, entre le
sultan et le pacha, un arrangement qui mît un terme à ce mal toujours
croissant, et prévînt une explosion, une confusion dont nous serions
tous fort embarrassés: «On me donne à ce sujet, de Saint-Pétersbourg,
me dit-il, les instructions les plus positives et les plus pressantes.
Jamais certes la modération, je devrais dire la magnanimité de
l'Empereur n'a brillé avec plus d'éclat. Il est instruit des progrès
du mal; il voit l'Empire ottoman menacé de ruine; et loin de vouloir
en profiter, il ne désire que le rétablissement de la paix, d'une paix
qui raffermisse cet Empire. Il m'ordonne d'insister fortement dans
ce sens auprès du cabinet britannique. Que la France et l'Angleterre
s'entendent donc; tout dépend de leur accord; nous n'avons rien
d'arrêté, rien d'exclusif qui puisse les empêcher de s'accorder.
Prêtez-vous, de votre côté, à un arrangement que lord Palmerston
puisse adopter; faites quelques concessions. Je vous jure que, si lord
Palmerston était là, je lui tiendrais le même langage. L'Empereur ne
forme point d'autre voeu que de voir cette périlleuse question réglée
d'un commun accord entre les cinq puissances et la paix rétablie en
Orient.»

J'écoutais le baron de Brünnow, ne l'interrompant que pour rappeler
que nous avions toujours voulu la paix en Orient et un arrangement
pacifiquement conclu entre le sultan et le pacha, seule façon de
rétablir une vraie paix. Je me fis répéter plusieurs fois, au nom de
l'empereur Nicolas, qu'il fallait que la France se mît d'accord avec
l'Angleterre, et que tout fût réglé de concert.

Le lendemain, 12 juin, le baron de Neumann vint chez moi, aussi
troublé que M. de Brünnow des nouvelles qui lui arrivaient de Vienne
sur Constantinople, aussi pressant pour un arrangement prompt et
définitif. Il déplora l'obstination de lord Palmerston. Il s'en prit
à lord Ponsonby, «qui ne cesse, me dit-il, d'insister pour l'adoption
des mesures coercitives, et qui envoie ici son secrétaire pour menacer
de sa démission si on ne les lui accorde pas. J'en parlerai à lord
Palmerston, ajouta M. de Neumann, et, s'il le faut, à lord Melbourne;
j'insisterai fortement sur la nécessité de s'arranger, d'en finir. Eh
bien, s'il faut laisser la Syrie à Méhémet-Ali, qu'on lui laisse la
Syrie. Pas héréditairement, par exemple, cela ne se peut; ce serait
trop contraire au principe de l'intégrité de l'Empire ottoman. Il
faudrait toujours aussi que Méhémet-Ali rendît le district d'Adana;
la Porte en a besoin pour sa sûreté. Mais finissons-en; je crains que
lord Palmerston ne veuille attendre, traîner, qu'il ne croie que, plus
tard, dans un autre moment, il conclura l'affaire d'une façon plus
conforme à ses désirs. Cependant le mal s'accroît, le péril presse; il
est clair maintenant que l'incertitude prolongée nuit encore plus au
sultan qu'au pacha, et nous menace tous d'une crise que personne
ne veut. J'espère que le cabinet anglais le comprendra, et je ne
m'épargnerai pas pour l'amener à notre sentiment.»

J'acceptai l'accord de sentiments que me promettait M. de Neumann; je
lui dis que les renseignements qui me venaient de Paris, sur l'état
intérieur de l'Empire ottoman et le péril du retard, coïncidaient avec
les siens. Je me tins, du reste, quant aux bases de l'arrangement, sur
le terrain qui m'était prescrit, ajoutant seulement que le pacha se
montrait plus difficile, et en particulier moins disposé à céder le
district d'Adana.

J'eus le même jour une entrevue avec lord Palmerston, et, après
lui avoir parlé de diverses affaires qui m'étaient spécialement
recommandées, je repris la question d'Orient. Je tenais à voir s'il me
témoignerait, pour en finir, le même empressement que M. de Brünnow et
M. de Neumann, ou si, comme le dernier me l'avait dit, il était, pour
le moment, enclin à laisser traîner l'affaire. Je reconnus sans
peine qu'il était en effet dans une disposition dilatoire, et comme
attendant quelque incident dont il ne parlait pas. Il éleva des doutes
sur mes renseignements relatifs à la détresse et à la désorganisation
croissantes de l'Empire ottoman: «Ils sont fort exagérés, me dit-il,
et j'en ai de contraires.--Pardon, mylord; si c'est de lord Ponsonby
que vous viennent des renseignements contraires aux nôtres, nous ne
saurions y ajouter beaucoup de foi; lord Ponsonby s'est si souvent et
si grandement trompé sur l'état de la Turquie que nous avons droit de
révoquer en doute ses observations comme son jugement.--Ce n'est pas
lord Ponsonby seul; plusieurs de nos consuls me transmettent les mêmes
faits, des faits précis et qui prouvent que le _hatti-schériff_ de
Reschid-Pacha n'est pas si impuissant ni si inutile qu'on se plaît
à le dire. Trois pachas, entre autres, qui opprimaient le peuple
et volaient le sultan, ont été récemment destitués, l'un du côté
d'Erzeroum, si je ne me trompe. Dans ces provinces-là, du moins, le
peuple est content et l'argent rentre au trésor public.»

Je persistai dans mon doute; je développai nos raisons de penser que
l'incertitude et les lenteurs n'avaient d'autre effet que de rendre la
Porte plus faible et le pacha plus exigeant; j'insistai sur les périls
d'une crise soudaine. Lord Palmerston m'écoutait et laissait languir
la conversation: «Nous n'avons point encore reçu de réponse, me
dit-il, sur l'arrangement qu'a proposé M. de Neumann, et auquel j'ai
adhéré.» Il parlait de l'abandon à Méhémet-Ali d'une grande partie du
pachalik de Saint-Jean d'Acre, y compris cette place même: «Il n'y a
pas eu de proposition formelle,» lui répondis-je;--Non; mais c'est
une idée, une base de transaction sur laquelle je désire connaître
l'opinion positive du gouvernement français. Je vous la demande.»

Cette demande de lord Palmerston n'était évidemment, de sa part,
qu'une manière de traîner en ayant l'air d'agir. Je ne lui avais pas
laissé ignorer que le gouvernement français, convaincu que Méhémet-Ali
n'accepterait pas le partage de la Syrie, ne regardait pas cette
proposition «comme la base pratique d'une transaction.» Je ne
laissai pas d'informer sur-le-champ M. Thiers de l'insistance de lord
Palmerston sur sa concession de Saint-Jean-d'Acre: «Votre Excellence,
lui dis-je, a-t-elle transmis à Alexandrie l'idée de M. de Neumann?
Le pacha a-t-il répondu? Puis-je, dans la conversation, traiter cette
idée comme repoussée par une résolution formelle du pacha, et non
pas seulement par nos conjectures sur sa résolution probable? Votre
Excellence sait que nous nous sommes toujours présentés comme à
peu près indifférents, pour notre compte, à tel ou tel arrangement
territorial entre le sultan et le pacha, et prêts à trouver bonnes
toutes les concessions qu'on pourrait obtenir de ce dernier. Je crois
qu'il convient de rester scrupuleusement sur ce terrain. Ni le refus,
ni le conseil de refus ne doivent jamais, ce me semble, pouvoir nous
être imputés.»

Je revins en même temps sur une autre idée, plus plausible en soi,
et qui me semblait offrir, pour une transaction, plus de chances de
succès. J'écrivis le 24 juin à M. Thiers:

«Je vous disais le 15 juin: «M. de Neumann et M. de Bülow sont de
nouveau prêts à laisser au pacha l'Égypte héréditairement et la Syrie
viagèrement, pourvu qu'il rende Adana et Candie. Ils ont fait un pas
de plus; ils se disent disposés à déclarer cela à lord Palmerston et
à lui demander formellement d'y accéder; ils croient que M. de
Brünnow se joindrait à eux dans ce sens. Vous m'avez répondu le
19:--«Certainement, si on arrivait à céder la Syrie, (virgule) et
l'Égypte héréditairement au pacha, on mettrait la raison du côté des
cinq puissances, et nous ferions de grands efforts pour réussir. Mais
la tête du pacha est bien vive et on n'est sûr de rien avec lui. Dans
tous les cas, une telle résolution serait une grande conquête pour
nous, et nous changerions sur-le-champ d'attitude.--Je pense que vous
vous êtes bien souvenu, en me répondant, de ce que je vous avais dit,
que votre réponse se rapportait à un arrangement qui donnerait au
pacha l'Égypte _héréditairement_ et la Syrie _viagèrement_, et que
votre virgule après la _Syrie_, tandis qu'il n'y en a point entre
_l'Égypte_ et le mot _héréditairement_, a bien cette signification.
Cependant, j'ai besoin de le savoir positivement, et je vous prie de
me le dire. Nous touchons peut-être à la crise de l'affaire. Ce
_pas de plus_ dont je vous parlais, et qui consiste, de la part de
l'Autriche et de la Prusse, à déclarer à lord Palmerston qu'il faut se
résigner à laisser viagèrement la Syrie au pacha et faire à la France
cette grande concession, ce pas, dis-je, se fait, si je ne me trompe,
en ce moment. Les collègues de lord Palmerston d'une part, les
ministres d'Autriche et de Prusse de l'autre, pèsent sur lui, en ce
moment, pour l'y décider. S'ils l'y décident en effet, ils croiront,
les uns et les autres, avoir remporté une grande victoire et être
arrivés à des propositions d'arrangement raisonnables. Il importe donc
extrêmement que je connaisse bien vos intentions à ce sujet; car de
mon langage, quelque réservé qu'il soit, peut dépendre, ou la prompte
adoption d'un arrangement sur ces bases, ou un revirement par lequel
lord Palmerston, profitant de l'espérance déçue et de l'humeur de ses
collègues et des autres plénipotentiaires, les rengagerait brusquement
dans son système, et leur ferait adopter, à quatre, son projet de
retirer au pacha la Syrie, et l'emploi, au besoin, des moyens de
coercition. On fera _beaucoup, beaucoup_, dans le cabinet et parmi
les plénipotentiaires, pour n'agir qu'à cinq, de concert avec nous,
et sans coercition. Je ne vous réponds pas qu'on fasse tout, et qu'une
conclusion à quatre soit absolument impossible. Nous pouvons être,
d'un instant à l'autre, placés dans cette alternative: ou bien
l'Égypte héréditairement et la Syrie viagèrement au pacha, moyennant
la cession des villes saintes, de Candie et d'Adana, et par un
arrangement à cinq; ou bien la Syrie retirée au pacha par un
arrangement à quatre, et par voie de coercition, s'il y a lieu. Je ne
donne pas pour certain que, le premier arrangement échouant, le second
s'accomplira; mais je le donne pour possible. Notre principale force
est aujourd'hui dans le travail commun de presque tous les membres
du cabinet et des ministres d'Autriche et de Prusse pour amener lord
Palmerston à céder la Syrie. Si, après avoir réussi dans ce travail,
ils n'en recueillent pas le fruit d'un arrangement définitif et
unanime, je ne réponds pas, je le répète, de ce qu'ils feront.
Donnez-moi, je vous prie, pour cette hypothèse, votre pensée précise
et des instructions.»

M. Thiers me répondit le 30 juin: «Ma virgule ne signifiait rien.
Quand je vous parlais d'une grande conquête qui changerait notre
attitude, je voulais parler de l'Égypte héréditaire et de la Syrie
héréditaire. Toutefois j'ai consulté le cabinet; on délibère; on
penche peu vers une concession. Cependant nous verrons. Différez de
vous expliquer. Il faut un peu voir venir. Rien n'est décidé.»

Pendant que, sous l'empire des sentiments qui dominaient dans les
Chambres et dans le public, le gouvernement français se renfermait
dans cette politique purement critique et expectante, un événement
survenait à Constantinople qui devait imprimer à la question
égyptienne une impulsion nouvelle et décisive. Le grand vizir
Khosrew-Pacha, vieux Turc habile, énergique et corrompu, longtemps
conseiller intime du sultan Mahmoud et ennemi invétéré de Méhémet-Ali,
fut soudainement destitué. En rendant compte de sa chute le 17 mai au
cabinet français, l'ambassadeur de France à Constantinople, le comte
de Pontois, ajoutait: «Cet important événement n'a point au reste la
signification et la portée qu'on pourra être tenté de lui attribuer en
Europe; il n'indique point un changement dans la politique du Divan
et une intention de rapprochement avec Méhémet-Ali. Il doit être
attribué, dit-on, à la découverte d'intelligences secrètes de Khosrew
avec la Russie, et plus encore, à ce que je crois, à l'ambition de
Reschid-Pacha, et à son désir de se débarrasser successivement
des hommes qui pourraient balancer son influence ou lui porter
ombrage..... Quoi qu'il en soit, Reschid-Pacha se trouve aujourd'hui
maître du terrain; puisse-t-il comprendre que le premier usage à faire
de sa toute-puissance devrait être de rendre la paix à son pays, en
profitant de l'occasion favorable que lui offre la chute de Khosrew,
regardé par l'opinion publique comme le plus grand obstacle à un
accommodement avec Méhémet-Ali!»

En même temps qu'il l'annonçait à Paris, M. de Pontois s'empressa
d'informer M. Cochelet, consul général de France à Alexandrie, de
la destitution de Khosrew-Pacha. «Aussitôt après avoir reçu cette
dépêche, écrivit le 26 mai M. Cochelet à M. Thiers, je me rendis,
quoique assez souffrant, à la maison de campagne qu'habite Méhémet-Ali
depuis que la peste a sévi avec plus d'intensité, et que quelques-uns
de ses serviteurs en sont morts. Avant de lui faire connaître le
contenu de la lettre de M. de Pontois, je lui demandai les nouvelles
qu'il avait reçues de Constantinople. Il me parla du renvoi du
séraskier Halil-Pacha, mais je vis positivement qu'il ne savait
rien de la disgrâce du grand vizir. Je lui dis alors que j'avais
une nouvelle importante à lui communiquer, mais qu'avant de la lui
annoncer j'exigeais de lui sa parole qu'il se montrerait docile à mes
avis et modéré dans ses prétentions. Il me le promit, autant que cela
pourrait se concilier avec ses intérêts. Je lui fis alors connaître
que Khosrew-Pacha était au moment d'être destitué. Méhémet-Ali fit
un bond sur son divan; sa figure prit une expression de joie
extraordinaire, et des larmes vinrent même dans ses yeux. Je lui dis
que j'étais heureux d'être le premier à lui apprendre cette bonne
nouvelle, et qu'à ce titre je me croyais en droit de lui donner
des conseils. Je lui lus alors la lettre de M. de Pontois, et je
l'engageai fortement à se montrer respectueux et dévoué envers le
sultan, conciliant et modéré envers la Porte. J'allais lui dire de
commencer par renvoyer la flotte turque lorsque Méhémet-Ali sauta
à bas de son divan, et après quelques minutes de réflexion en se
promenant à grands pas, vint à moi, me frappa sur la poitrine avec la
paume de la main, me serra les deux poignets avec effusion, et me
dit: «Aussitôt que j'aurai la nouvelle officielle de la destitution
du grand vizir, j'enverrai à Constantinople Sami-Bey, mon premier
secrétaire; je le chargerai d'aller offrir au sultan l'hommage de
mon respect et de mon dévouement; je demanderai à Sa Hautesse de
me permettre de renvoyer la flotte ottomane sous le commandement de
Moustouch-Pacha, l'amiral égyptien. Je la prierai de consentir à ce
que mon fils Saïd-Bey vienne à bord de la flotte pour se jeter à
ses pieds. J'écrirai à Ahmed-Féthi-Pacha[11], et une fois que les
relations de bonne intelligence et d'harmonie seront rétablies, je
m'arrangerai avec la Porte.»--Voilà, lui dis-je, ce qui est digne de
vous; voilà ce qui doit vous rendre les bonnes grâces du sultan, et
disposer favorablement les puissances alliées. Montrez-vous maintenant
modéré dans vos prétentions, car, je vous le répète, malgré tout
ce que nous avons essayé, on ne consentira pas à vous laisser
Adana.--Laissez-moi faire, me dit le pacha; lorsque je serai
en rapport avec la Porte, nous nous arrangerons ensemble,
très-certainement.»

[Note 11: Successeur de Khosrew-Pacha comme grand vizir, et ancien
ambassadeur en France.]

C'était précisément là le voeu du cabinet français, et le but
vers lequel il tendait constamment, en dépit des entraves que lui
imposaient l'engagement d'action commune contracté entre les cinq
puissances par la note du 27 juillet 1839 et la négociation suivie à
Londres en vertu de cet engagement. Aussitôt après son avénement au
ministère, le 21 mars 1840, M. Thiers m'écrivit: «Pourrait-on agir
à Constantinople ou au Caire en conseillant aux deux parties de
s'entendre directement? Nous l'avons fait, en nous bornant à des
conseils très-pressants. Mais entamer une négociation spéciale,
directe, qui nous serait imputée, ne produirait pas plus d'effet
que les conseils, et nous exposerait, à l'égard de l'Angleterre, au
reproche de duplicité, car elle dirait que nous temporisons à Londres
pour agir au Caire ou à Constantinople.» Et quelques semaines plus
tard, le 28 avril: «J'ai recommandé à nos agents, soit au Caire, soit
à Constantinople, de ne pas pousser à une négociation directe entre le
sultan et le pacha, pour que l'Angleterre ne nous accuse pas de jouer
un double jeu, et de temporiser à Londres pendant que nous agissons
au Caire et à Constantinople. Je fais prêcher par MM. de Pontois et
Cochelet la disposition au sacrifice; je fais dire à la Porte qu'elle
ne sera jamais sauvée à Londres par un accord des cinq puissances; je
fais dire au pacha que nous ne risquerons pas les plus grands intérêts
de la France et du monde pour satisfaire à des exigences déplacées. Je
tire le câble des deux côtés pour rapprocher les deux parties; mais je
n'entame aucune négociation, pour nous éviter tout reproche fondé de
duplicité.» Et lorsque j'eus communiqué à M. Thiers la note adressée,
le 31 mai, par Chékib-Efendi aux cinq plénipotentiaires, pour leur
demander un concert prompt et efficace, il me répondit: «Je ne sais
qu'une chose à faire, c'est de répondre à cette note comme à celle de
Nouri-Efendi. Il faut accuser réception en disant que la France est
prête, comme toujours, à écouter les propositions d'arrangement qui
seront faites, et à y prendre la part à laquelle l'oblige en quelque
sorte le rôle amical qu'elle a joué jusqu'ici à l'égard de la Porte.
Il ne faut pas avoir l'air d'abjurer la note du 27 juillet 1839, car
un revirement de politique, l'abandon patent d'un engagement antérieur
doit s'éviter avec soin. Mais il ne faut rien dire de ce déplorable
engagement de terminer à cinq l'affaire d'Orient.»

Le 30 juin 1840, arriva à Paris une dépêche télégraphique, expédiée le
16 juin d'Alexandrie par M. Cochelet, et portant:

«En apprenant la destitution du grand vizir Khosrew-Pacha, Méhémet-Ali
a ordonné à son premier secrétaire, Sami-Bey, de se rendre à
Constantinople pour offrir au sultan l'hommage de son dévouement,
et lui demander ses ordres pour le renvoi de la flotte turque.
Méhémet-Ali ne doutait pas que cette démarche spontanée de sa
part n'amenât un arrangement direct et à l'amiable de la question
turco-égyptienne.»

En me transmettant immédiatement cette dépêche, M. Thiers m'écrivit:
«Il faut induire de cette nouvelle, sans trop d'empressement et sans
trop donner l'éveil, que l'arrangement spontané qui s'opérerait en
Orient, entre le souverain et le vassal, serait la meilleure des
solutions. Le pacha croit que le mouvement d'effusion auquel il cède
sera partagé et qu'un arrangement s'ensuivra immédiatement. Il croit,
d'après des renseignements qu'il dit certains, qu'on lui accordera
l'hérédité de l'Égypte et de la Syrie; il ne s'explique pas sur
Candie, Adana, les villes saintes, et quand on lui dit qu'il faudra
des sacrifices pour rendre possible l'arrangement direct immédiat, il
répond: «Soyez tranquilles; tout va s'arranger.» Je ne sais pas sur
quoi repose sa confiance, mais elle est grande, soit qu'elle vienne de
sa joie, soit qu'elle vienne de renseignements dignes de foi. De même,
à Constantinople, on pensait, à la date des dernières nouvelles, que
le renvoi de la flotte produirait un grand effet sur le Divan, et que
de larges concessions pourront s'ensuivre... Un pareil état de choses
doit fournir bien des arguments pour empêcher aucune conclusion à
Londres. Du moins, si on vous proposait quelque chose, n'importe quoi,
vous pourriez répondre que les deux parties vont s'aboucher entre
elles, et qu'avant de faire des conditions pour leur compte, il
est beaucoup plus naturel d'attendre pour voir ce qu'elles vont se
proposer l'une à l'autre. Toute opinion émise aujourd'hui sur ce qui
est acceptable ou non, au Caire, serait bien téméraire, car, la
joie du pacha d'une part, la satisfaction du sultan de l'autre, en
apprenant le retour de sa flotte, peuvent singulièrement changer les
conditions. Pour moi, je suis loin de croire l'arrangement direct
conclu, ni même facile; mais je regarde l'état nouveau des choses
comme un puissant argument contre toute décision immédiate à Londres.
J'ai écrit à Alexandrie et à Constantinople pour conseiller la
modération de part et d'autre; mais j'ai donné des conseils, et j'ai
eu soin d'interdire aux agents de prendre à leur compte, et comme
une entreprise française, une négociation ayant pour but avoué
l'arrangement direct. Si on nous imputait d'avoir fait une telle
entreprise, vous pourriez le nier. Le jeune Eugène Périer a été envoyé
à Alexandrie pour faire au pacha les plus vives remontrances s'il
s'arrêtait en route, et si, après avoir offert la flotte, il ne tenait
point parole et ne se montrait pas accommodant dans les conditions
générales du traité. J'ai été jusqu'à lui faire conseiller d'accepter
l'Égypte _héréditairement_ et la Syrie _viagèrement_.»

Mais pendant que la chute de Khosrew-Pacha et la démarche conciliante
de Méhémet-Ali causaient à Paris une vive satisfaction, et y faisaient
espérer que toute résolution d'intervention européenne entre le sultan
et le pacha serait ajournée, ces nouvelles produisaient à Londres des
effets absolument contraires. Lord Palmerston, qui, depuis quelque
temps, s'était montré peu impatient d'arriver à une solution,
reprenait tout à coup sa politique active, réunissait le cabinet
anglais, lui communiquait les renseignements que venait de lui
apporter de Constantinople le comte Pisani, secrétaire particulier
de lord Ponsonby, et pressait ses collègues de discuter et d'adopter
promptement le plan de conduite qu'il leur présentait. J'informai
sur-le-champ M. Thiers de ce nouveau tour que prenait l'affaire; je
lui écrivis les 6 et 9 juillet que, le 4 et le 8, deux conseils de
cabinet avaient été tenus, que le dernier avait été long, que, le
soir même, le prince Dolgorouki était parti en courrier pour
Saint-Pétersbourg, et le 11 juillet, je rendis au cabinet français,
dans une dépêche que je reproduis ici textuellement, un compte
détaillé de cette situation, des informations que j'avais recueillies
et des résultats qu'elles faisaient pressentir:

«Londres, 11 juillet 1840.

«Monsieur le Président du conseil,

«Depuis que la proposition de couper la Syrie en deux, en laissant
à Méhémet-Ali la forteresse et une partie du pachalik de Saint-Jean
d'Acre, a été écartée, lord Palmerston a paru éviter la conversation
sur les affaires d'Orient. Je l'ai engagée une ou deux fois, plutôt
pour bien établir la politique du gouvernement du Roi que pour
tenter de faire faire, par la discussion directe, un nouveau pas à la
question. Lord Palmerston m'a répondu en homme qui persiste dans ses
idées, mais ne croit pas le moment propice pour agir et veut gagner du
temps.

«Il n'a, en effet, pendant plusieurs semaines, comme je l'ai déjà
mandé à Votre Excellence, ni entretenu le cabinet des affaires
d'Orient, ni même communiqué à ses collègues la dernière note de
Chékib-Efendi.

«Cependant le travail de plusieurs membres, soit du cabinet, soit du
corps diplomatique, en faveur d'un arrangement qui eût pour base la
concession héréditaire de l'Égypte et la concession viagère de la
Syrie au pacha continuait: j'en suivais le progrès sans m'y associer.
Conformément aux instructions de Votre Excellence, je n'ai ni
accueilli cette idée, ni découragé, par une déclaration préalable et
absolue, ceux qui en cherchaient le succès.

«C'est dans cet état de l'affaire et des esprits qu'est arrivée ici la
nouvelle de la destitution de Khosrew-Pacha et de la démarche directe
de Méhémet-Ali auprès du sultan. Elle ne m'a pas surpris. Votre
Excellence m'avait communiqué une dépêche de M. Cochelet, du 26 mai,
qui annonçait de la part du pacha cette intention. J'avais tenu cette
dépêche absolument secrète; mais j'ai appris depuis qu'une lettre de
M. le comte Appony, en date du 16 juin, si je suis bien informé, avait
annoncé au baron de Neumann la prédiction de M. Cochelet. La dépêche
télégraphique par laquelle ce dernier a instruit Votre Excellence de
la démarche de Méhémet-Ali était aussi du 16 juin. En sorte que,
par une coïncidence singulière, le même jour, M. Cochelet mandait
d'Alexandrie, comme un fait accompli, ce que M. le comte Appony
écrivait de Paris, d'après une dépêche de M. Cochelet, disait-il,
comme un fait probable et prochain.

«Quand donc le fait même est parvenu à Londres, lord Palmerston et
les trois autres plénipotentiaires n'en ont guère été plus surpris que
moi. Ils n'y ont vu, ou du moins ils se sont crus en droit de n'y voir
qu'un acte depuis longtemps concerté entre le pacha et la France qui,
à Constantinople comme à Alexandrie, avait travaillé à le préparer.

«L'effet de l'acte en a éprouvé une assez notable altération.
Non-seulement il a perdu quelque chose de l'importance que
la spontanéité et la nouveauté devaient lui assurer; mais les
dispositions de lord Palmerston et des trois autres plénipotentiaires
se sont visiblement modifiées. Ils ont considéré la démarche de
Méhémet-Ali et son succès 1º comme la ruine de la note du 27 juillet
1839 et de l'action commune des cinq puissances; 2º comme le triomphe
complet et personnel de la France à Alexandrie et à Constantinople.

«Dès lors ceux qui, dans l'espoir d'obtenir l'action commune des
cinq puissances, poursuivaient l'arrangement fondé sur la concession
héréditaire de l'Égypte et la concession viagère de la Syrie, se sont
arrêtés dans leur travail, et semblent y avoir tout à fait renoncé.

«De son côté, lord Palmerston s'est montré tout à fait disposé à agir,
et, dans deux conseils successifs, tenus les 4 et 8 de ce mois, il a
présenté au cabinet, avec une obstination pleine d'ardeur, ses idées
et son plan de conduite dans l'hypothèse d'un arrangement à quatre.

«Rien n'a été résolu. Le cabinet s'est montré divisé. Les adversaires
du plan de lord Palmerston ont insisté sur la nécessité d'attendre les
nouvelles de Constantinople; on s'est ajourné à un nouveau conseil.
Mais lord Palmerston est pressant; les puissances, dit-il, sont
engagées d'honneur à régler, par leur intervention et de la manière la
plus favorable à la Porte, les affaires d'Orient. Elles l'ont promis
au sultan. Elles se le sont promis entre elles. La démarche de
Méhémet-Ali ne saurait les en détourner. C'est un acte au fond peu
significatif, qui ne promet, de la part du pacha, point de concession
importante, qui ne changera ni la situation, ni la politique de la
Porte, qui n'amènera donc point la pacification qu'on en espère, et
n'aura d'autre effet que d'entraver, si l'on n'y prend garde, les
négociations entre les puissances, et d'empêcher qu'elles ne marchent
elles-mêmes au but qu'elles se sont proposé. Cependant l'occasion
d'agir est favorable. L'insurrection de la Syrie contre Méhémet-Ali
est sérieuse. Un spectateur indifférent, lord Francis Egerton, qui
vient de traverser la Syrie en remontant de Jérusalem vers
l'Asie Mineure, écrit que les insurgés sont nombreux, animés, que
l'administration d'Ibrahim-Pacha est violente, vexatoire, détestée.
Lord Palmerston se prévaut beaucoup de ces renseignements. Il insiste
en même temps sur les vues d'agrandissement et de domination de la
France dans la Méditerranée. L'appui donné par la France au pacha
d'Égypte n'a, selon lui, point d'autre motif. Il parle de l'Algérie,
de l'extension de notre établissement africain, il s'adresse enfin aux
sentiments de susceptibilité et de jalousie nationale, surtout
auprès des torys et pour se ménager quelque faveur dans une partie de
l'opposition.

«Toutes les fois que l'occasion s'en présente, partout où je puis
engager, avec quelqu'un des hommes qui influent sur la question,
quelque entretien, je combats vivement ces idées. Je rappelle toutes
les considérations que j'ai fait valoir depuis quatre mois, et dont
je ne fatiguerai pas de nouveau Votre Excellence. Je m'étonne de
l'interprétation qu'on essaye de donner à la démarche que vient de
faire Méhémet-Ali. Quoi de plus naturel, de plus facile à prévoir,
de plus inévitable que cette démarche? Depuis un an bientôt, les
puissances essayent de régler les affaires d'Orient et n'en viennent
pas à bout. Le pacha de son côté a déclaré que la présence de Khosrew
au pouvoir était, pour lui, le principal obstacle à un retour confiant
et décisif vers le sultan. Khosrew est écarté. Qu'est-il besoin
de supposer une longue préparation, un travail diplomatique pour
expliquer ce qu'a fait le pacha? Il a fait ce qu'il avait lui-même
annoncé, ce que lui indiquait le plus simple bon sens. La France, il
est vrai, a donné et donne encore à Alexandrie des conseils, mais des
conseils de modération, de concession, des conseils qui n'ont d'autre
objet que de rétablir en Orient la paix, et dans le sein de l'Empire
ottoman la bonne intelligence et l'union, seul gage de la force comme
de la paix. Il serait bien étrange de voir les puissances s'opposer à
son rétablissement, ne pas vouloir que la paix revienne si elles ne la
ramènent pas de leur propre main, et se jeter une seconde fois entre
le suzerain et le vassal pour les séparer de nouveau au moment où
ils se rapprochent. Il y a un an, cette intervention se concevait; on
pouvait craindre que la Porte épuisée, abattue par sa défaite de la
veille, ne se livrât pieds et poings liés au pacha, et n'acceptât des
conditions périlleuses pour l'avenir. Mais aujourd'hui, après ce qui
s'est passé depuis un an, quand la Porte a retrouvé de l'appui, quand
le pacha prend lui-même, avec une modération empressée, l'initiative
du rapprochement, quel motif, quel prétexte pourrait-on alléguer pour
s'y opposer, pour le retarder d'un jour? Ce serait un inconcevable
spectacle. Il est impossible que l'Europe le donne; il est impossible
que l'Europe qui, depuis un an, parle de la paix de l'Orient comme de
son seul voeu, entrave la paix qui commence à se rétablir d'elle-même
entre les Orientaux, et par leurs propres efforts.

«Ce langage frappe en général ceux à qui je l'adresse; mais je ne puis
le tenir aussi haut ni aussi fréquemment que je le voudrais, car lord
Palmerston s'applique à ne pas m'en fournir les occasions. Il agit
surtout dans l'intérieur du cabinet; il dit que, puisque la France
a tenté une politique séparée et personnelle, les autres puissances
peuvent bien en faire autant; il promet à ses collègues l'adhésion
positive de l'Autriche. Il leur donne enfin à entendre que, si ses
plans étaient repoussés, il ne saurait rester dans le cabinet, et
les place ainsi entre l'adoption de sa politique et la crainte d'un
ébranlement ministériel.

«L'affaire est donc, en ce moment, dans un état de crise. Rien, je le
répète, n'est décidé; la dissidence et l'agitation sont grandes dans
le cabinet; ceux des ministres qui ne partagent pas les vues de lord
Palmerston insistent fortement pour que l'on attende des nouvelles de
Constantinople; ceux dont l'opinion est flottante se montrent enclins
à ce délai; tous, quelle que soit leur pente, laissent entrevoir de
l'hésitation et du trouble. Il y a donc bien des chances pour qu'on
n'arrive pas encore à des résolutions définitives et efficaces. Tout
en gardant une attitude tranquille et réservée, je ne négligerai rien
pour agir sur ces esprits divisés et incertains. Mais pendant que les
choses sont encore en suspens à Londres, il est bien à désirer que la
démarche de Méhémet-Ali obtienne à Constantinople le succès qu'on
en peut attendre, car on ne saurait se dissimuler que le plan d'un
arrangement à quatre en a reçu ici une impulsion marquée, et fait en
ce moment des progrès.

«_P. S._--J'ai lieu de croire, d'après un renseignement qui m'arrive de
bonne source, que la seule chose qui ait été à peu près décidée
dans les conseils du 4 et du 8, c'est que les _quatre_ puissances
répondraient à la dernière note de Chékib-Efendi par une note dans
laquelle seraient reproduites, sinon textuellement, du moins en
substance, les intentions et les promesses de la note du 27 juillet
1839. Cette nouvelle note sera-t-elle collective à quatre, ou
individuelle, mais semblable pour les quatre? Quelle en sera la
rédaction? Quelles propositions d'arrangement y seront annexées et
communiquées en même temps à la France pour demander son adhésion?
Aucune de ces questions n'est encore résolue. On les reprendra
probablement dans le conseil qui doit avoir lieu aujourd'hui.
Des courriers ont été expédiés ces jours-ci à Vienne et à
Saint-Pétersbourg.»

Je ne me contentai pas de signaler ainsi directement à mon
gouvernement la crise flagrante: ma disposition est en général
optimiste, et il faut que le mal soit bien près d'éclater pour que je
renonce à l'espérance. Je ne me faisais pourtant, à ce moment, aucune
illusion sur le danger; et pour que le cabinet français ne s'en fît
lui-même aucune, je donnai fortement l'éveil aux deux personnes qui
pouvaient le lui communiquer avec le plus d'efficacité. Le 12 juillet,
lendemain du jour où j'avais adressé à M. Thiers la dépêche que je
viens de citer, j'écrivis au duc de Broglie:

«Je suis, depuis quelques jours, fort occupé de l'Orient. L'affaire
dormait. Le pacha l'a réveillée. S'il réussit, rien de mieux; nous
réussirons avec lui; la difficulté de l'arrangement à cinq aura été
démontrée; l'arrangement direct en sera sorti. C'est tout ce que nous
pouvons désirer, et le temps gagné depuis quelques mois aura été bien
gagné. Mais si le pacha échoue, notre embarras sera grand. On prend
ceci pour un coup de politique de la France qui, ne voulant rien
faire à cinq, a tenté de faire seule, par les mains du pacha. Le coup
manqué, l'arrangement à quatre reste seul, et nous pesons beaucoup
moins, soit pour l'empêcher, soit pour ramener quelque arrangement à
cinq. Lord Palmerston s'est remis en mouvement. Les trois autres
le suivent. J'attends avec une vive impatience des nouvelles de
Constantinople. Pour le moment, l'affaire est là.»

Et le même jour, j'écrivis au général Baudrand:

«L'affaire d'Orient m'occupe beaucoup depuis quelques jours. Elle
languissait. La démarche de Méhémet-Ali auprès du sultan, après la
chute de Khosrew-Pacha, l'a ranimée. On a vu là l'oeuvre de la France
seule. On en a pris de l'humeur. On s'est dit: «Puisque la France a
sa politique séparée et la suit, faisons-en autant.» Les quatre
puissances se sont donc remises en mouvement, et lord Palmerston
travaille à préparer un arrangement à quatre, toujours fondé sur cette
double base:--Point de Syrie au pacha; la coercition au besoin.--Je
ne tiens pas l'arrangement pour fait. Si la démarche de Méhémet-Ali
à Constantinople réussit, et amène, entre le sultan et lui, un
accommodement direct, tout sera pour le mieux; il faudra bien qu'ici
on s'y résigne. Mais si rien ne se termine à Constantinople, il ne
faut pas se dissimuler que notre influence auprès des quatre autres
puissances en sera affaiblie, et que l'arrangement entre elles, sans
nous, aura bien des chances de succès.»

Enfin, le 14 juillet, en donnant à M. Thiers quelques nouveaux détails
sur la situation, je lui dis: «Je crois, sans en être parfaitement
sûr, que le projet de note collective à quatre, en réponse à la
note de Chékib-Efendi, a été adopté dans le conseil de samedi 11.
La réserve est extrême depuis quelques jours; mais je sais que
Chékib-Efendi a vu plusieurs fois lord Palmerston, et longtemps,
notamment dimanche. On prépare, soit sur le fond de l'affaire, soit
sur le mode d'action, des propositions qu'on nous communiquera quand
on aura tout arrangé (si on arrange tout), pour avoir notre adhésion
ou notre refus.»

«Mon cher collègue, me répondit M. Thiers le 16 juillet, je trouve
fort graves les nouvelles que vous m'envoyez; mais il ne faut pas s'en
émouvoir, et tenir bon. Les Anglais s'engagent dans une périlleuse
tentative; s'isoler de la France sera, pour eux, plus fécond en
conséquences qu'ils ne l'imaginent. Mais il ne faut pas se laisser
intimider, et attendre avec tout le sang-froid que vous savez garder
sur votre visage comme dans le fond de votre âme. Nous n'aurons pas,
vous et moi, traversé un plus dangereux défilé; mais nous ne pouvons
pas faire autrement. A l'origine, on aurait pu tenir une autre
conduite; mais depuis la note du 27 juillet 1839, il n'est plus
temps.»

Je reçus le 17 juillet, à une heure de l'après-midi, un billet de lord
Palmerston qui me témoignait le désir de s'entretenir avec moi vers la
fin de la matinée. Je me rendis au _Foreign-Office_. Il me dit que
le cabinet, pressé par les événements, venait enfin d'arrêter sa
résolution sur les affaires d'Orient, qu'il avait une communication
à me faire à ce sujet, et que, pour être sûr d'exprimer exactement et
complétement sa pensée, il avait pris le parti de l'écrire. Il me lut
alors la pièce suivante, intitulée:

MEMORANDUM D'UNE COMMUNICATION FAITE A L'AMBASSADEUR DE FRANCE PAR LE
PRINCIPAL SECRÉTAIRE DE SA MAJESTÉ BRITANNIQUE.

«Le gouvernement français a reçu, dans tout le cours des négociations
qui commencèrent l'automne de l'année passée, les preuves les
plus réitérées, les plus manifestes et les plus incontestables,
non-seulement du désir des cours d'Autriche, de la Grande-Bretagne,
de Prusse et de Russie, d'arriver à une entente avec le gouvernement
français sur les arrangements nécessaires pour effectuer la
pacification du Levant, mais aussi de la grande importance que ces
cours n'ont jamais cessé d'attacher à l'effet moral que produiraient
l'union et le concours des cinq puissances dans une affaire d'un
intérêt si grave et si intimement liée au maintien de la paix
européenne.

«Les quatre cours ont vu, avec le plus profond regret, que tous leurs
efforts pour atteindre leur but ont été infructueux; et malgré que
tout dernièrement elles aient proposé à la France de s'associer
avec elles pour faire exécuter un arrangement entre le sultan et
Méhémet-Ali, fondé sur des idées qui avaient été émises, vers la fin
de l'année dernière, par l'ambassadeur de France à Londres, cependant
le gouvernement français n'a pas cru devoir prendre part à cet
arrangement, et a fait dépendre son concours avec les autres
puissances de circonstances que ces puissances ont jugées
incompatibles avec le maintien de l'indépendance et de l'intégrité de
l'Empire ottoman et avec le repos futur de l'Europe.

«Dans cet état de choses, les quatre puissances n'avaient d'autre
choix que d'abandonner aux chances de l'avenir les grandes affaires
qu'elles avaient pris l'engagement d'arranger, et ainsi de constater
leur impuissance et de livrer la paix européenne à des dangers
toujours croissants; ou bien de prendre la résolution de marcher en
avant sans la coopération de la France, et d'amener, au moyen de leurs
efforts réunis, une solution des complications du Levant conforme aux
engagements que ces quatre cours ont contractés avec le sultan, et
propre à assurer la paix future.

«Placées entre ces deux choix et pénétrées de l'urgence d'une solution
immédiate et en rapport avec les graves intérêts qui s'y trouvent
engagés, les quatre cours ont cru de leur devoir d'opter pour la
dernière de ces deux alternatives, et elles viennent par conséquent
de conclure avec le sultan une convention destinée à résoudre d'une
manière satisfaisante les complications actuellement existantes dans
le Levant.

«Les quatre cours, en signant cette convention, n'ont pu ne pas sentir
le plus vif regret de se trouver ainsi momentanément séparées de la
France dans une affaire essentiellement européenne; mais ce regret
se trouve diminué par les déclarations réitérées que le gouvernement
français leur a faites qu'il n'a rien à objecter aux arrangements
que les quatre puissances désirent faire accepter par Méhémet-Ali, si
Méhémet-Ali y consent; que, dans aucun cas, la France ne s'opposera
aux mesures que les quatre cours, de concert avec le sultan, pourront
juger nécessaires pour obtenir l'assentiment du pacha d'Égypte; et
que le seul motif qui a empêché la France de s'associer aux autres
puissances, à cette occasion, dérive de considérations de divers
genres qui rendraient impossible au gouvernement français de prendre
part à des mesures coercitives contre Méhémet-Ali.

«Les quatre cours donc entretiennent l'espoir fondé que leur
séparation d'avec la France à ce sujet ne sera que de courte durée,
et ne portera aucune atteinte aux relations de sincère amitié qu'elles
désirent si vivement conserver avec la France; mais de plus, elles
s'adressent avec instance au gouvernement français, afin d'en obtenir
du moins l'appui moral, malgré qu'elles ne peuvent en espérer une
coopération matérielle.

«L'influence du gouvernement français est puissante à Alexandrie, et
les quatre cours ne pourraient-elles pas espérer, et même demander de
l'amitié du gouvernement français que cette influence s'exerce auprès
de Méhémet-Ali dans le but d'amener ce pacha à donner son adhésion aux
arrangements qui vont lui être proposés par le sultan?

«Si le gouvernement français pouvait, de cette manière, contribuer
efficacement à mettre un terme aux complications du Levant, ce
gouvernement acquerrait un nouveau titre à la reconnaissance et à
l'estime de tous les amis de la paix.»

J'écoutai lord Palmerston jusqu'au bout sans l'interrompre, et prenant
ensuite le papier de ses mains: «Mylord, lui dis-je, sur le fond même
de la résolution que vous me communiquez, je n'ajouterai rien, en ce
moment, à ce que j'ai eu si souvent l'honneur de vous dire; je ne veux
pas non plus, sur une première lecture faite en courant, discuter tout
ce que contient la pièce que je viens d'entendre; mais quelques points
me frappent sur lesquels je me hâte de vous exprimer mes observations.
Les voici.»

Je relus d'abord ce passage: «Malgré que tout dernièrement les quatre
cours aient proposé à la France de s'associer avec elles pour faire
exécuter un arrangement avec le sultan et Méhémet-Ali, fondé sur les
idées qui avaient été émises, vers la fin de l'année dernière, par
l'ambassadeur de France à Londres, cependant le gouvernement français
n'a pas cru devoir prendre part à cet arrangement,» etc., etc.

«Vous faites sans doute allusion, mylord, lui dis-je, à l'arrangement
qui aurait eu pour base l'abandon au pacha d'une partie du pachalik
de Saint-Jean d'Acre, y compris la forteresse; et il résulterait de ce
paragraphe que le gouvernement français, après avoir fait émettre
ces idées par son ambassadeur, n'aurait pas cru ensuite pouvoir les
accepter. Je ne saurais admettre, mylord, pour le gouvernement du Roi,
un tel reproche d'inconséquence; les idées dont il s'agit n'ont
jamais été, que je sache, émises, au nom du gouvernement du Roi, par
l'ambassadeur de France; point par moi, à coup sûr, ni, je pense, par
le général Sébastiani, mon prédécesseur. Elles ont pu apparaître dans
la conversation, comme bien d'autres hypothèses; elles n'ont jamais
été présentées sous une forme ni avec un caractère qui autorise à
dire, ou du moins à donner lieu de croire que le gouvernement du Roi
les a d'abord mises en avant, puis repoussées.

«Voici, continuai-je, une seconde observation. Vous dites que--le
gouvernement français a plusieurs fois déclaré qu'il n'a rien à
objecter aux arrangements que les quatre puissances désirent faire
accepter par Méhémet-Ali, si Méhémet-Ali y consent, et que, dans aucun
cas, la France ne s'opposera aux mesures que les quatre cours, de
concert avec le sultan, pourront juger nécessaires pour obtenir
l'assentiment du pacha d'Égypte.--Je ne saurais accepter, mylord,
cette expression _dans aucun cas_, et je suis certain de n'avoir
jamais rien dit qui l'autorise. Le gouvernement du Roi ne se fait, à
coup sûr, le champion armé de personne, et il ne compromettra jamais,
pour les seuls intérêts du pacha d'Égypte, la paix et les intérêts de
la France. Mais si les mesures adoptées contre le pacha par les quatre
puissances avaient, aux yeux du gouvernement du Roi, ce caractère et
cette conséquence que l'équilibre actuel des États européens en fût
altéré, le gouvernement du Roi ne saurait y consentir; il verrait
alors ce qu'il lui conviendrait de faire, et il gardera toujours à cet
égard sa pleine liberté.»

Je fis encore, sur quelques expressions du _mémorandum_, quelques
observations de peu d'importance; et sans rengager la discussion au
fond, j'ajoutai: «Mylord, le gouvernement du Roi a toujours pensé
que la question de savoir si deux ou trois pachaliks de la Syrie
appartiendraient au sultan ou au pacha ne valait pas, à beaucoup près,
les chances que l'emploi de la force et le retour de la guerre
en Orient pourraient faire courir à l'Europe. Vous en avez jugé
autrement. Je souhaite que vous ne vous trompiez pas. Si vous vous
trompez, nous n'en partagerons pas la responsabilité. Nous ferons tous
nos efforts pour maintenir la paix, nos alliances générales, et
pour surmonter, dans l'intérêt de tous, les difficultés, les périls
peut-être que pourra amener la nouvelle situation où vous entrez.»

Lord Palmerston combattit faiblement mes observations, et se répandit
en protestations d'amitié sincère et sûre, malgré notre dissentiment
partiel et momentané. Il réclama de nouveau les bons offices de
la France et son influence à Alexandrie pour déterminer le pacha à
accepter les propositions qui lui seraient faites. Puis il m'expliqua
ces propositions mêmes et la marche qu'on avait dessein de suivre pour
les faire prévaloir: «Le sultan, me dit-il, proposera d'abord au
pacha de lui concéder, toujours à titre de vasselage, l'Égypte
héréditairement et la portion déjà offerte du pachalik de Saint-Jean
d'Acre, y compris la forteresse, mais ceci seulement en viager. Il lui
donnera un délai de dix jours pour accepter cette proposition. Si
le pacha refuse, le sultan lui fera une proposition nouvelle qui ne
comprendra plus que l'Égypte, toujours héréditairement. Si après un
nouveau délai de dix jours, le pacha refuse encore, alors le sultan
s'adressera aux quatre puissances qui s'engagent, envers lui et entre
elles, à faire rentrer son vassal dans l'obéissance.»

Lord Palmerston ne me donna aucun détail sur les moyens que les quatre
puissances emploieraient à cet effet; il conclut en me disant qu'un
secrétaire de Chékib-Efendi était parti la veille pour porter à
Constantinople cet arrangement, que les premières propositions du
sultan parviendraient au pacha dans trente ou trente-cinq jours, que
Méhémet-Ali y répondrait dix jours après, et que sa réponse serait
connue à Londres vingt ou vingt-cinq jours après, c'est-à-dire dans
deux mois et demi environ, à partir du moment où nous parlions.

Je transmis immédiatement à M. Thiers la communication que je venais
de recevoir, avec tous les détails de l'entretien qui l'avait suivie,
et j'ajoutai: «La démarche directe de Méhémet-Ali auprès de la Porte
et l'insurrection de la Syrie contre lui sont évidemment les deux
causes qui ont précipité la résolution. Lord Palmerston m'a parlé
de l'insurrection syrienne avec beaucoup de confiance; et comme
son langage impliquait des mesures projetées ou déjà ordonnées pour
empêcher Méhémet-Ali d'envoyer en Syrie des renforts capables de
réprimer les insurgés, je lui ai adressé, à ce sujet, une question
positive et directe. Il m'a répondu qu'en effet on ne négligerait rien
pour arrêter promptement en Syrie l'effusion du sang: «Je ne veux
pas vous le cacher, m'a-t-il dit.--Aussi vous l'ai je demandé,
mylord.--Des ordres ont très probablement été donnés en ce sens à la
flotte anglaise, et des secours en argent, vivres et munitions pour
les insurgés de Syrie ont sans doute été mis à la disposition du
sultan.»

«La crainte d'une crise ministérielle est le vrai motif qui a fait
prévaloir lord Palmerston dans l'intérieur du cabinet. Le moment
d'une action positive et efficace en Orient est encore éloigné, et le
parlement se sépare dans quinze jours.»

En recevant cette nouvelle, le cabinet français fut non-seulement
mécontent et chagrin, mais surpris et blessé. Lord Palmerston lui en
avait donné le droit. On pensait à Paris, et je pensais moi-même à
Londres, qu'aucune résolution définitive ne serait adoptée et signée
entre les quatre puissances sans qu'on nous l'eût préalablement
fait connaître, en nous demandant, à nous aussi, notre résolution
définitive. Je répète la phrase qui terminait ma dernière lettre à M.
Thiers, et que je rappelais tout à l'heure: «On prépare, soit sur le
fond de l'affaire, soit sur le mode d'action, des propositions qu'on
nous communiquera quand on aura tout arrangé (si on arrange tout),
pour avoir notre adhésion ou notre refus.» Lord Palmerston eût pu,
sans aucun risque pour sa politique, nous faire cette communication
avant toute signature entre les quatre puissances, car nous ne nous
serions certainement pas associés à une convention qui refusait à
Méhémet-Ali la possession héréditaire de la Syrie, et qui réglait les
moyens de coercition à employer contre lui s'il repoussait les
offres du sultan. Nous nous serions trouvés alors isolés en pleine
connaissance de cause, par notre propre volonté, et après qu'on aurait
épuisé, envers nous, tous les procédés de conciliation. Mais lord
Palmerston est un politique personnellement susceptible et taquin, qui
se pique au jeu quand il se voit en danger de perdre, et qui précipite
alors ses résolutions et ses coups, ne se souciant guère des procédés
ni des conséquences, et recherchant le plaisir de la vengeance au
moins autant que le succès. L'arrangement direct entre le sultan et le
pacha lui paraissait imminent; il regardait le gouvernement français
comme le promoteur secret de cette solution de la question; il ne
s'inquiéta plus que de la prévenir et d'y substituer en toute hâte
la solution européenne dont il s'était fait l'auteur. Un des membres
secondaires du corps diplomatique à Londres, spectateur aussi
impartial qu'intelligent de l'événement, me dit un jour: «Quand
nous recherchons entre nous les causes de ce mauvais imbroglio, nous
trouvons d'abord une disposition hargneuse à Londres, ensuite des
illusions à Londres et à Paris. A Londres, ignorance volontaire ou
réelle des dispositions de la France; à Paris, incrédulité sur le
vouloir ou le pouvoir de lord Palmerston. Après cela, on dit aussi
que la France a voulu jouer au plus fin, qu'elle voulait et croyait
escamoter l'arrangement en le faisant conclure, d'une manière cachée
et abrupte, entre les deux parties. On ajoute que c'est de Pétersbourg
qu'on a donné l'éveil à Londres, que la même alarme y est venue
ensuite par d'autres voies, et que cela a excité, non-seulement à
faire, mais aussi à se cacher pour faire le traité. Voilà comment nous
nous l'expliquons.»

Quelle qu'en fût l'explication, le gouvernement français fut justement
choqué du procédé: «Votre dernière dépêche, m'écrivit le 21 juillet
M. Thiers, m'a beaucoup surpris. D'après vos précédentes nouvelles,
le gouvernement s'attendait que l'agitation qui se manifestait depuis
quelques jours dans le cabinet anglais aboutirait à une proposition
semblable à peu près à celle que M. de Neumann vous avait fait
pressentir, et qui consistait à donner à Méhémet-Ali l'Égypte
héréditairement, la Syrie viagèrement, en laissant à la France le
choix de s'associer ou non à une telle proposition. Le parti pris par
les puissances d'agir à quatre, sans mettre la France en demeure de
s'associer à l'action commune, est un procédé fort naturel de la part
des cabinets qui n'ont pas vécu dans notre alliance depuis dix
ans, mais fort étrange et fort peu explicable, par des motifs
satisfaisants, de la part de l'Angleterre qui faisait profession,
depuis 1830, d'être notre fidèle alliée. Se plaindre est peu digne
de la part d'un gouvernement aussi haut placé que celui de la France;
mais il faut prendre acte d'une telle conduite, et laisser voir
qu'elle nous éclaire sur les vues de l'Angleterre et sur la marche
que la France aura à suivre dans l'avenir. Désormais elle est libre
de choisir ses amis et ses ennemis, suivant l'intérêt du moment et le
conseil des circonstances. Il faut sans bruit, sans éclat, afficher
cette indépendance de relations que la France sans doute n'avait
jamais abdiquée, mais qu'elle devait subordonner à l'intérêt de son
alliance avec l'Angleterre. Aujourd'hui, elle n'a plus à consulter
d'autres convenances que les siennes. L'Europe ni l'Angleterre, en
particulier, n'auront rien gagné à son isolement. Toutefois, je vous
le répète, ne faites aucun éclat; bornez-vous à cette froideur que
vous avez montrée, me dites-vous, et que j'approuve complétement.
Il faut que cette froideur soit soutenue. Les quatre puissances
qui viennent de sceller, à propos de la question d'Orient, une si
singulière alliance, ne sauraient être longtemps d'accord; alors la
France, en prononçant à propos ses préférences, fera sentir à l'Europe
tout le poids de son influence.»

M. Thiers me donnait ensuite, sur l'attitude et le langage à tenir
avec lord Palmerston, des instructions détaillées, m'exposait ses
conjectures sur les conséquences probables de l'acte qui venait de
s'accomplir à Londres, m'annonçait les mesures de précaution que,
sur terre et sur mer, dans l'intérêt de la dignité de la France, le
cabinet croyait devoir prendre, et enfin m'envoyait, en réponse au
_mémorandum_ que lord Palmerston m'avait remis le 17 juillet, la note
suivante:

«Paris, 21 juillet 1840.

La France a toujours désiré, dans l'affaire d'Orient, marcher d'accord
avec la Grande-Bretagne, la Prusse et la Russie. Elle n'a jamais été
mue, dans sa conduite, que par l'intérêt de la paix. Elle n'a jamais
jugé les propositions qui lui ont été faites que d'un point de vue
général, et jamais du point de vue de son intérêt particulier, car
aucune puissance n'est plus désintéressée qu'elle en Orient.

«Jugeant de ce point de vue, elle a considéré comme mal conçus tous
les projets qui avaient pour but d'arracher à Méhémet-Ali, par
la force des armes, les portions de l'Empire turc qu'il occupe
actuellement. La France ne croit pas cela bon pour le sultan, car on
tendrait ainsi à lui donner ce qu'il ne pourrait ni administrer
ni conserver. Elle ne le croit pas bon non plus pour la Turquie
en général et pour le maintien de l'équilibre européen, car on
affaiblirait, sans profit pour le suzerain, un vassal qui pourrait
aider puissamment à la commune défense de l'Empire. Toutefois, ce
n'est là qu'une question de système sur laquelle il peut exister
beaucoup d'avis divers. Mais la France s'est surtout prononcée contre
tout projet dont l'adoption devait entraîner l'emploi de la force,
parce qu'elle ne voyait pas distinctement les moyens dont les
cinq puissances pourraient disposer. Ces moyens lui semblaient ou
insuffisants, ou plus funestes que l'état de choses auquel on voulait
porter remède.

«Ce qu'elle pensait à ce sujet, la France le pense encore, et elle a
quelque sujet de croire que cette opinion n'est pas exclusivement
la sienne. Du reste, on ne lui a adressé, dans ces dernières
circonstances, aucune proposition positive sur laquelle elle eût à
s'expliquer. Il ne faut donc pas imputer, à des refus qu'elle n'a pas
été à même de faire, la détermination que l'Angleterre lui communique
sans doute, au nom des quatre puissances. Mais au surplus, sans
insister sur la question que pourrait faire naître cette manière de
procéder à son égard, la France le déclare de nouveau; elle considère
comme peu réfléchie, comme peu prudente, une conduite qui consistera à
prendre des résolutions sans moyens de les exécuter, ou à les exécuter
par des moyens insuffisants ou dangereux.

«L'insurrection de quelques populations du Liban est sans doute
l'occasion qu'on a cru pouvoir saisir pour y trouver des moyens
d'exécution qui jusque-là ne s'étaient point montrés. Est-ce un moyen
bien avouable, et surtout bien utile à l'Empire turc, d'agir ainsi
contre le vice-roi? On veut rétablir un peu d'ordre et d'obéissance
dans toutes les parties de l'Empire turc, et on y fomente des
insurrections! On ajoute de nouveaux désordres à ce désordre général
que toutes les puissances déplorent dans l'intérêt de la paix! Et ces
populations, réussirait-on à les soumettre à la Porte après les avoir
soulevées contre le vice-roi?

«Toutes ces questions, on ne les a certainement pas résolues; mais
si cette insurrection est comprimée, si le vice-roi est de nouveau
possesseur assuré de la Syrie, s'il n'en est que plus irrité, plus
difficile à persuader, et qu'il réponde aux sommations par des refus
positifs, quels sont les moyens des quatre puissances?

«Assurément, après avoir employé une année à les chercher, on ne les
aura pas découverts récemment, et on aura créé soi-même un nouveau
danger, le plus grave de tous. Le vice-roi, excité par les moyens
employés contre lui, le vice-roi, que la France avait contribué à
retenir, peut passer le Taurus et menacer de nouveau Constantinople.

«Que feront encore les quatre puissances dans ce cas? Quelle sera la
manière de pénétrer dans l'Empire pour y secourir le sultan? La France
pense qu'on a préparé là, pour l'indépendance de l'Empire ottoman
et pour la paix générale, un danger plus grave que celui dont les
menaçait l'ambition du vice-roi.

«Si toutes ces éventualités, conséquences de la conduite qu'on va
tenir, n'ont pas été prévues, alors les quatre puissances se seraient
engagées dans une voie bien obscure et bien périlleuse. Si au
contraire elles ont été prévues et si les moyens d'y faire face sont
arrêtés, alors les quatre puissances en doivent la connaissance
à l'Europe, et surtout à la France dont encore aujourd'hui elles
réclament le concours moral, dont elles invoquent l'influence à
Alexandrie.

«Le concours moral de la France, dans une conduite commune, était une
obligation de sa part; il n'en est plus une dans la nouvelle situation
où semblent vouloir se placer les puissances. La France ne peut plus
être mue désormais que par ce qu'elle doit à la paix et ce qu'elle
se doit à elle-même. La conduite qu'elle tiendra dans les graves
circonstances où les quatre puissances viennent de placer l'Europe
dépendra de la solution qui sera donnée à toutes les questions qu'elle
vient d'indiquer.

«Elle aura toujours en vue la paix et le maintien de l'équilibre
actuel entre les États de l'Europe. Tous ses moyens seront consacrés à
ce double but.»

Je me rendis le vendredi 24 juillet au _Foreign-Office_ et je donnai
lecture à lord Palmerston de la note que je viens de reproduire.
A cette phrase: «Du reste, on n'a adressé à la France, dans ces
dernières circonstances, aucune proposition positive sur laquelle elle
eût à s'expliquer,» lord Palmerston fit un mouvement, comme surpris
et voulant se récrier: «Permettez, mylord, lui dis-je, que j'aille
jusqu'au bout; je reviendrai sur ce point;» et ma lecture achevée,
prenant sur-le-champ moi-même la parole, je relus la phrase qui
l'avait frappé: «Cette phrase vous étonne, mylord; le fait qu'elle
exprime a bien plus étonné le gouvernement du Roi, et moi-même avant
lui. Quand vous m'avez communiqué vendredi dernier le _memorandum_
auquel je viens de répondre, en apprenant qu'à notre insu, sans qu'on
nous eût définitivement rien dit ni rien demandé, une résolution
définitive avait été prise entre les quatre puissances, une convention
signée, peut-être l'exécution commencée, j'ai été profondément étonné,
je dois dire blessé. J'ai retenu dans ce moment mon impression; je
n'ai pas voulu que vous pussiez croire que, si je me montrais offensé,
c'était pour mon propre compte et par un motif tout personnel. Mais
cette impression, mylord, le gouvernement du Roi l'a éprouvée lui-même
en recevant votre _memorandum_, et c'est en son nom et d'après ses
instructions que je viens aujourd'hui vous exprimer à quel point il
a été surpris qu'on ait procédé ainsi à son égard. Il avait signé la
note du 27 juillet 1839; il a constamment répété, depuis cette époque,
qu'il était prêt à tout discuter; il a écouté et discuté en effet des
propositions fort diverses. Quand on touchait au dernier acte de cette
négociation, à coup sûr on lui devait de l'y appeler; on lui devait de
lui dire:--Nous n'avons pu jusqu'ici nous mettre d'accord pour agir
à cinq; nous ne pouvons tarder plus longtemps; nous sommes décidés à
agir; voici sur quelles bases et par quels moyens. Voulez-vous vous
associer à nous? C'est tout ce que nous désirons. Si décidément vous
ne voulez pas, nous serons obligés d'agir à quatre, sur les bases
et par les moyens que nous vous indiquons.--C'était là la marche
naturelle; on a fait le contraire; c'est sans nous le dire, c'est en
se cachant de nous qu'on a résolu d'agir sans nous. Ce n'est pas là,
mylord, un procédé d'ancien et intime allié, et le gouvernement du Roi
a tout droit de s'en montrer offensé.»

Lord Palmerston m'écoutait avec un déplaisir mêlé de surprise.
Évidemment il y avait là, pour lui, quelque chose d'imprévu, et il
n'avait pas compris d'abord le sens de la phrase qui l'indiquait. Il
essaya deux ou trois fois de m'interrompre; je m'y refusai. Quand je
cessai de parler, «rien n'a été plus éloigné de notre intention, me
dit-il, que de manquer, envers le gouvernement du Roi, à aucun des
égards qui lui sont dus. Nous avons essayé, pour nous entendre
avec vous, de diverses propositions. Les vôtres nous paraissaient
inadmissibles. Vous avez repoussé les nôtres. Sur la dernière surtout
qui consistait à laisser à Méhémet-Ali la place de Saint-Jean d'Acre
avec une portion du pachalik, vous nous avez donné, pour raison
péremptoire de votre refus, que le pacha ne consentirait jamais
à aucun partage de la Syrie. Nous avons considéré dès lors votre
résolution comme arrêtée, et nous ne nous sommes plus occupés que de
la nôtre. Nous aurions trouvé quelque inconvenance à vous la déclarer
avant de la prendre, et comme une sorte de sommation. Nous n'avons
fait, en agissant ainsi, que ce qui s'est fait, en 1832, dans la
question belge. Là aussi il s'agissait d'employer, contre le roi de
Hollande, des moyens de coercition. Parmi les cinq puissances engagées
dans la conférence sur les affaires de Belgique, trois se refusaient
à concourir à de telles mesures. Elles l'avaient dit. La France et
l'Angleterre, qui voulaient de la coercition, en ont arrêté entre
elles les moyens, ont signé une convention, et ne l'ont annoncée aux
autres puissances qu'après la signature. Nous serions désolés qu'à
propos des affaires d'Orient vous vissiez quelque chose de blessant
dans ce qui a été fait très-naturellement, sans aucune intention
blessante de notre part, et comme on avait fait dans des circonstances
analogues.»

Je persistai dans le sentiment que j'avais exprimé; je repoussai
l'assimilation avec l'affaire belge, constamment traitée dans des
conférences générales et officielles, de telle sorte que rien n'avait
pu être un moment douteux ni inconnu pour aucune des puissances:
«Non-seulement on ne nous a pas dit ce qu'on faisait, ajoutai-je;
non-seulement on s'est caché de nous; mais je sais que quelques
personnes se sont vantées de la façon dont le secret avait été gardé.
Est-ce ainsi, mylord, que les choses se passent entre d'anciens et
intimes alliés? Est-ce ainsi que les alliances se maintiennent et
s'affermissent? L'alliance de la France et de l'Angleterre, mylord, a
donné dix ans de paix à l'Europe; le ministère whig, permettez-moi
de le dire, est né sous son drapeau, et y a puisé, depuis dix ans,
quelque chose de sa force. Je crains bien que cette alliance ne
reçoive en ce moment une grave atteinte, et que ce qui vient de se
passer ne donne pas à votre cabinet autant de force, ni à l'Europe
autant de paix.»

Lord Palmerston protesta vivement: «Nous ne changeons point de
politique générale; nous ne changeons point d'alliances; nous sommes
et nous resterons, à l'égard de la France, dans les mêmes sentiments.
Nous différons, il est vrai, nous nous séparons sur une question
importante sans doute, mais spéciale et limitée. Je reviens à
l'exemple dont je parlais tout à l'heure. C'est ce qui est arrivé dans
l'affaire de Belgique; nous pensions comme vous sur la nécessité de
contraindre le roi de Hollande à exécuter le traité des vingt-quatre
articles; pour agir avec vous, nous nous sommes séparés des trois
autres puissances; mais nous ne nous sommes point brouillés avec
elles; la paix de l'Europe n'a pas été troublée. Nous espérons bien
qu'il en sera encore ainsi, et nous ferons tous nos efforts pour qu'il
en soit ainsi. Si la France reste isolée dans cette question, comme
elle-même l'aura voulu, comme M. Thiers, à votre tribune, en a prévu
la possibilité, ce ne sera point un isolement général, permanent; nos
deux pays resteront unis d'ailleurs par les liens les plus puissants
d'opinions, de sentiments, d'intérêts, et notre alliance ne périra pas
plus que la paix de l'Europe.

«--Je le souhaite, mylord; je ne doute pas de la sincérité de vos
intentions; mais vous ne disposez pas des événements, ni du sens qui
s'y attache, ni du cours qui peut leur être imprimé. Partout en Europe
ce qui se passe en ce moment sera considéré comme une large brèche
qui peut en ouvrir de plus larges encore. Les uns s'en réjouiront, les
autres s'en inquiéteront, tous l'interpréteront ainsi, et vos paroles
ne détruiront pas l'interprétation. Viendront ensuite les incidents
que doit entraîner en Orient la politique où vous entrez; viendront
les difficultés, les complications, les méfiances réciproques, les
conflits peut-être; qui peut en prévoir, qui en empêchera les effets?
Vous nous exposez, mylord, à une situation que nous n'avons point
cherchée, que, depuis dix ans, nous nous sommes appliqués à éviter. M.
Canning, si je ne me trompe, était votre ami et le chef de votre parti
politique; M. Canning, dans un discours très-beau et très-célèbre,
a montré un jour l'Angleterre tenant entre ses mains l'outre des
tempêtes et en possédant la clef; la France aussi a cette clef, et
la sienne est peut-être la plus grosse. Elle n'a jamais voulu s'en
servir. Ne nous rendez pas cette politique plus difficile et moins
assurée. Ne donnez pas en France, aux passions nationales, de sérieux
motifs et une redoutable impulsion. Ce n'est pas là ce que vous nous
devez, ce que nous doit l'Europe pour la modération et la prudence que
nous avons montrées depuis dix ans.»

Lord Palmerston me renouvela plus vivement encore ses protestations et
ses assurances. Elles étaient sincères; il se promettait d'accomplir
ce qu'il entreprenait sans se brouiller réellement avec la France et
sans troubler sérieusement la paix de l'Europe. Il croyait avoir une
excellente occasion de raffermir l'Empire ottoman en réprimant le
pacha d'Égypte, et de soustraire la Porte à la domination de la
Russie, en plaçant, de l'aveu de la Russie elle-même, les affaires
turques sous le contrôle du concert européen. C'était là, pour
l'Angleterre, de la puissance en Orient, et pour lord Palmerston
lui-même en Angleterre, de la gloire. Il ne croyait ni à la force
réelle, ni à la résistance persévérante de Méhémet-Ali. L'insurrection
de la Syrie était, à ses yeux, une nouvelle preuve de la faiblesse
du pacha et un nouveau moyen de l'attaquer. Et au moment où ces
circonstances réunies lui semblaient un gage assuré de succès, il
voyait surgir, entre le sultan et le pacha, la chance d'un arrangement
direct conclu sous l'influence de la France, et qui eût renversé ses
espérances de crédit et de pouvoir, en Orient pour son pays, et, dans
son pays pour lui-même. Devant ce péril, toute autre considération,
toute autre prévoyance, toute politique générale disparut de son
esprit; et, pour y échapper, il conclut en toute hâte le traité du 15
juillet. Ni dans notre conversation du 24 juillet, ni dans aucune de
celles qui l'avaient précédée ou qui la suivirent, je n'entrevis aucun
dessein, aucune combinaison qui vînt d'ailleurs et qui portât plus
loin.

Je m'appliquai à troubler la confiance de lord Palmerston dans son
succès, et à lui faire entrevoir un avenir bien plus compliqué et plus
grave que celui qu'il espérait. Quand la conversation commença à se
ralentir, m'adressant à lui par une question brusque et directe: «Mais
enfin, mylord, lui dis-je, si le pacha repousse, comme je le crois,
vos propositions, que ferez-vous? De quoi êtes-vous convenus? Comment
exercerez-vous, sur Méhémet-Ali, votre contrainte? Vous demandez
encore à la France son concours moral; elle a droit de vous demander à
son tour par quels moyens et dans quelles limites vous comptez agir.

«--Vous avez raison, me répondit lord Palmerston, et je dois vous le
dire. L'emploi des forces navales pour intercepter toute communication
entre l'Égypte et la Syrie, pour arrêter les flottes du pacha, pour
mettre le sultan en état de porter, sur tous les points de son Empire,
tous les moyens de rétablir son autorité, ce sera là notre action
principale, et c'est le principal objet de notre convention.

«--Et si le pacha passe le Taurus, si Constantinople est de nouveau
menacée?

«--Cela n'arrivera pas; Ibrahim-Pacha aura trop à faire en Syrie.

«--Mais si cela arrive?

«--Le sultan va établir à Isnik-Mid (l'ancienne Nicomédie) un corps
de troupes turques qui, réuni à la présence d'un certain nombre de
chaloupes canonnières sur la côte d'Asie, suffira, je pense, pour
mettre à l'abri Constantinople.

«--Et si cela ne suffit pas, si les troupes turques sont battues?»

Il en coûtait à lord Palmerston de me dire expressément que l'entrée
d'un corps d'armée russe à Constantinople, combinée avec celle d'une
flotte anglaise dans la mer de Marmara, était un point convenu. Il me
le dit pourtant, en rappelant que dans le temps où l'on examinait les
moyens d'agir à cinq, la France elle-même n'avait pas regardé ce
fait comme absolument inadmissible, et avait discuté le _quo modo_
de l'entrée et de la présence de ses propres vaisseaux dans la mer
de Marmara. Et il se hâta d'ajouter: «Au delà, rien n'est prévu, rien
n'est réglé; on est simplement convenu de se concerter de nouveau si
cela était nécessaire. Mais l'affaire n'ira pas si loin.»

Lord Palmerston revint alors sur l'immense avantage qu'il y aurait,
pour toute l'Europe, à faire cesser le protectorat exclusif de la
Russie sur la Porte. Je revins, de mon côté, sur la nouveauté et la
gravité de la situation où nous allions tous entrer: «Nous nous lavons
les mains de cet avenir, lui dis-je; la France s'y conduira en toute
liberté, ayant toujours en vue, comme le dit la réponse que j'ai
l'honneur de vous remettre, la paix, le maintien de l'équilibre actuel
en Europe, et le soin de sa dignité et de ses propres intérêts.»

Nous nous séparâmes, moi avec une froideur polie, et lord Palmerston
avec une politesse qui tenait à se montrer amicale.

Le jour même où j'avais avec lord Palmerston cet entretien, je reçus
de M. de Rémusat, celui des membres du cabinet français qui, après M.
Thiers, suivait avec le plus de soin le cours de la négociation, et à
qui j'en parlais avec le plus de confiance, cette lettre:

«Nous sommes fortement préoccupés de votre dernière dépêche, et j'en
attends les développements et les commentaires ultérieurs avec une
grande curiosité. Je ne puis croire que tout cela soit le résultat
d'une longue intrigue suivie avec persévérance et dissimulation;
encore moins que le reste de l'Europe fût dans le secret. Je suppose
que les troubles du Liban, dont on s'est exagéré l'importance, et la
restitution de la flotte turque par le pacha, qu'on a interprétée
pour de la faiblesse, ont été les deux causes occasionnelles de cette
brusque détermination. Les deux causes générales sont la conviction
que le vice-roi n'a qu'une puissance apparente, et que la France n'a
de résistance sur rien. J'espère que les événements feront mentir
cette conviction sur les deux points. Tel qu'il est, même réduit à une
résolution précipitée, le procédé est intolérable, et le seul moyen de
n'en pas être humilié est de s'en montrer offensé.»

Je répondis à M. de Rémusat[12]: «Vous avez mille fois raison de ne
croire à aucune longue intrigue, à aucune préméditation européenne.
Nous avons, il y a quatre mois, proposé un arrangement, l'Égypte et la
Syrie héréditaires pour le pacha, Candie, l'Arabie et Adana restituées
à la Porte; mais nous n'avons pas voulu nous engager à y mettre la
sanction de la coercition. Lord Palmerston nous a cédé la place de
Saint-Jean d'Acre; nous avons dit que c'était trop peu. On nous a
fait entrevoir l'Égypte héréditairement et la Syrie viagèrement; nous
n'avons pas accueilli. Au milieu de toutes ces propositions avortées
est arrivée la nouvelle de la démarche du pacha auprès du sultan.
M. Appony l'avait annoncée ici trois semaines auparavant. C'était
le triomphe de la France et la _mystification_ des quatre autres
puissances. C'est le mot dont on s'est servi entre soi, en exhalant
son humeur. Au milieu de cette humeur, l'insurrection de Syrie est
venue jeter l'espérance, une forte espérance. Lord Palmerston l'a
saisie. Il a promis, en Orient, un succès facile, et menacé, à
Londres, de la dissolution du cabinet. Il avait une convention toute
prête, et des moyens de coercition tout inventés, bons ou mauvais. On
s'est réuni en toute hâte. On a envoyé en toute hâte des courriers.
On s'est promis le secret, pour se venger de la mystification
d'Alexandrie et ordonner sans bruit les premières mesures. Et on a
signé.

[Note 12: Le 26 juillet 1840.]

«Voilà comment on a fait ce qu'on a fait. Voici ce qu'on espère. Un
succès prompt, qui rendra courte la situation difficile où l'on
s'est mis avec nous. On commence à avoir un sentiment vif de cette
difficulté: notre attitude nettement prise et hautement déclarée,
l'antipathie visible du public anglais pour toute chance de rupture et
de guerre avec la France à propos d'une question qui n'excite aucune
passion anglaise, cela frappe et intimide déjà. On n'avoue pas ce
qu'on a fait. On ne se défend qu'en riant, ou en éludant, ou en
promettant que ce ne sera rien. Cela se passe ainsi dans la presse
comme au Parlement. On est doux et caressant avec nous. On travaille
à prévenir les conséquences de ce qu'on a fait. Si on a raison dans
ce qu'on espère, si le succès est prompt et facile, on aura eu raison
dans ce qu'on a fait, et il faudra bien que nous le sentions. Mais si
le prompt succès ne vient pas, si la question dure et s'aggrave, si
des complications éclatent, si de grands efforts sont nécessaires,
la situation de lord Palmerston sera très-mauvaise et la nôtre
très-forte. Pour peu que nous prenions soin de ne pas irriter les
passions anglaises, nous aurons pour nous les intérêts anglais, les
penchants libéraux, la prudence de tous les partis, et nous sortirons
peut-être avec avantage de l'épreuve dans laquelle nous entrons.»

Nous entrions en effet dans la crise: les politiques française et
anglaise, n'ayant pas réussi à s'entendre, étaient l'une et l'autre au
pied du mur, près de se heurter. La politique française se préoccupait
vivement en Orient des intérêts divers et du grand et lointain avenir;
nous restions fidèles à notre idée générale; nous voulions à la fois
conserver l'empire ottoman et prêter aide à la fondation des nouveaux
États qui essayaient de se former de ses débris; nous défendions tour
à tour les Turcs contre les Russes, et les chrétiens contre les
Turcs; nous soutenions en Syrie l'ambition de Méhémet-Ali, que nous
combattions en Arabie et sur les frontières de l'Asie Mineure. La
politique anglaise était plus simple et plus exclusivement dirigée
vers un seul but et un avenir prochain; elle ne s'inquiétait que de
faire durer l'empire ottoman et de le défendre, soit en Europe,
soit en Asie, contre les ambitions extérieures et les déchirements
intérieurs. Lequel des deux gouvernements connaissait le mieux, dans
l'affaire égyptienne, le véritable état des faits et appréciait le
mieux les forces et les chances? Étions-nous, comme naguère en Grèce,
en présence d'une insurrection persévérante et d'une nation chrétienne
renaissante? Ou n'avions-nous affaire qu'à un pouvoir personnel et
précaire, plus ambitieux que fort, aussi souple qu'ambitieux, et
capable de se résigner à un grand revers comme de tenter une grande
aventure? Là était la question. Je l'exposais nettement au cabinet
français, plein moi-même de doute et d'inquiétude, mais bien résolu à
le soutenir fermement de Londres dans sa difficile situation, et à ne
pas faire une démarche, à ne pas dire un mot qui pût l'affaiblir ou
l'embarrasser.

Deux ou trois jours après, il me revint de Paris qu'on y disait que
je n'avais pas prévu la possibilité de l'arrangement entre les
quatre puissances sans nous, et que je n'en avais pas averti mon
gouvernement. J'écrivis sur-le-champ à M. de Rémusat[13]: «Mon cher
ami, je prends une précaution peut-être fort inutile, mais que je veux
prendre pourtant. Je vous envoie la copie de quelques passages de mes
dépêches officielles et de mes lettres particulières qui prouvent que,
depuis le 17 mars jusqu'au 14 juillet, je n'ai cessé de parler de la
chance de l'arrangement à quatre, et de le représenter comme possible,
ou probable, ou imminent. J'y joins copie de quelques passages
d'autres lettres particulières, au duc de Broglie et au général
Baudrand, qui prouvent que j'ai pris soin de faire arriver aussi ma
prévoyance par les voies indirectes. Enfin, j'ai successivement chargé
MM. de Bourqueney, de Chabot et Mallac d'exprimer à ce sujet, dans
leurs conversations soit avec le Roi, soit avec les ministres, mon
avis et ma crainte, et ils m'ont écrit qu'ils l'avaient fait. Vous ne
ferez, comme de raison, usage de ceci, mon cher ami, que s'il y avait
lieu sérieusement, et auprès des personnes convenables ou nécessaires.
Je m'en rapporte à vous. Mais j'ai voulu que vous fussiez complétement
édifié vous-même à ce sujet et en mesure d'édifier qui que ce soit.»

[Note 13: le 28 juillet 1840.]

J'avais raison de tenir compte de ces bruits; on m'avertit qu'ils se
répandaient de plus en plus, et le 31 juillet j'écrivis de nouveau à
M. de Rémusat: «Mon cher ami, ma précaution était bien fondée et
n'a pas suffi. Je lis, dans le _Siècle_ de mercredi 29 juillet, qui
m'arrive ce matin, un article emprunté à la _Gazette d'Augsbourg_ et
que je ne puis laisser passer. Je vous y renvoie. Il commence par:
«M. Guizot qui s'était imaginé,» etc., etc.--Après les extraits de ma
correspondance que vous avez entre les mains, je n'ai pas besoin de
vous dire que, malgré le mélange de vrai et de faux, d'éloge et
de blâme que contient cet article, il est essentiellement faux et
inacceptable pour moi. 1º Je n'ai point manqué de prévision; car,
dès le 17 mars, j'ai annoncé à M. Thiers ce qui vient d'arriver comme
«l'issue probable de l'affaire, issue à laquelle il faut s'attendre et
se tenir préparé.» Et du 9 au 14 juillet, je lui ai fait suivre pas à
pas les progrès de l'arrangement à quatre dans la crise qui a abouti
à cette issue; issue qu'entre ces deux époques (du 17 mars au 14
juillet) j'avais plusieurs fois annoncée. 2º Je ne me suis point
imaginé que je ramènerais lord Palmerston à mon opinion. J'ai au
contraire constamment parlé de son obstination comme de l'obstacle
décisif, et j'ai toujours dit que, s'il menaçait de se retirer, je ne
croyais pas que ses collègues lui résistassent. Voyez, entre autres,
un extrait de ma dépêche du 1er juin que vous avez entre les mains.
Il y en a dix semblables. 3º Enfin, j'ai chargé Bourqueney en avril,
Chabot en juin, Mallac en juillet, de répéter ce que j'écrivais sur
la probabilité de l'arrangement à quatre, auquel je savais qu'on
ne croyait pas. Et dans la dernière crise, j'ai été très-exactement
informé des progrès et des oscillations de l'arrangement. On nous l'a
caché, et c'est là le mauvais procédé dont nous nous sommes offensés
à bon droit. Mais nous n'avons point ignoré qu'on en traitait, et j'ai
rendu compte à peu près jour par jour de ce qui se passait.

«Voici donc, mon cher ami, ce que je demande, car j'en ai absolument
besoin. Faites répéter dans le _Constitutionnel_ l'article de la
_Gazette d'Augsbourg_ en y ajoutant:--La _Gazette d'Augsbourg_ est
mal informée. La prévoyance n'a manqué ni à M. Thiers à Paris, ni à
M. Guizot à Londres. M. Guizot ne s'est point imaginé qu'il ramènerait
lord Palmerston à son opinion. Il a au contraire toujours parlé de la
persistance du ministre anglais dans sa politique, et il a exactement
informé le gouvernement de ce qui se passait et se préparait.--»

Le cabinet fit droit à mon désir; le _Constitutionnel_ du 3 août
publia la rectification que j'avais demandée[14], et la vérité fut
rétablie, sans cesser, comme il arrive toujours, d'être encore souvent
contestée.

[Note 14: _Pièces historiques_, nº VIII.]

Huit jours environ se passèrent avant que les résolutions adoptées le
15 juillet par les quatre puissances devinssent publiques. Le traité
même ne devait être publié que lorsque toutes les ratifications en
seraient arrivées à Londres; et en attendant, ce fut seulement le
23 juillet que la presse anglaise en fit connaître positivement la
conclusion et les bases. Tout ce qui m'arrivait de Paris dans cet
intervalle me montrait à quel point l'émotion, je devrais dire
l'irritation, y était vive et générale; elle avait sa source dans le
mauvais procédé du cabinet anglais autant que dans la faveur du public
pour Méhémet-Ali, et l'offense française tournait au profit de la
cause égyptienne: «L'esprit public est incroyablement belliqueux,
m'écrivait le 30 juillet M. de Lavergne; les têtes les plus froides,
les caractères les plus timides sont emportés par le mouvement
général; tous les députés que je vois se prononcent sans exception
pour un grand déploiement de forces; les plus pacifiques sont las de
cette question de guerre qu'on éloigne toujours et qui toujours se
remontre; il faut en finir, dit-on. Cette disposition a réagi sur nos
anniversaires de ce mois; il y avait, le 28, soixante à quatre-vingt
mille hommes sous les armes, et tout le monde était heureux de voir
tant de baïonnettes à la fois. Hier, quand le roi a paru au balcon des
Tuileries, il a été salué par des acclamations réellement très-vives,
et quand l'orchestre a exécuté la _Marseillaise_, il y a eu un
véritable entraînement.» Le cabinet français, quoique très-ému de
cette impression publique, ne s'y livrait pas sans mesure et sans
prévoyance: en me recommandant, le 21 juillet, «de bien dessiner mon
attitude et de pénétrer dans les desseins de l'Angleterre,» M. Thiers
ajoutait: «Je n'ai pas besoin de vous dire dans quelle mesure vous
devez faire tout cela. Ayez soin, en faisant sentir notre juste
mécontentement, de ne rien amener de péremptoire aujourd'hui. Je ne
sais pas ce que produira la question d'Orient. Bien sots, bien fous
ceux qui voudraient avoir la prétention de le deviner. Mais, en tout
cas, il faudra choisir le moment d'agir pour se jeter dans une fissure
et séparer la coalition. Éclater aujourd'hui serait insensé et point
motivé. D'autant que nous sommes peut-être en présence d'une grande
étourderie anglaise. En attendant, il faut prendre position, et voir
venir avec sang-froid. Le roi est fort calme; nous le sommes autant
que lui. Sans aucun bruit, nous ferons des préparatifs plus solides
qu'apparents. Nous les rendrons apparents si la situation le commande,
et si les égards dus à l'opinion le rendent convenable.»

En toute occasion, avec les hommes importants de tous les pays et de
tous les partis, je pris et gardai avec soin cette attitude. Inquiéter
gravement, bien que tranquillement, mes interlocuteurs, bien établir
qu'on créait pour de très-petits motifs une situation pleine de
périls, que nous voulions sincèrement la paix et l'alliance, mais
que, dans l'isolement où l'on nous mettait, nous userions, selon les
événements, de toute notre liberté, c'était là mon travail assidu:
«L'affaire sera longue et difficile. La France ne sait pas ce qu'elle
fera, mais elle fera quelque chose. L'Angleterre et l'Europe ne savent
pas ce qui arrivera, mais il arrivera quelque chose. Nous entrons tous
dans les ténèbres.» On s'inquiétait en effet; on se demandait avec un
mélange de curiosité et de trouble: que fera la France? «Les quatre
puissances croiseront sur les côtes de Syrie, couperont toute
communication de la Syrie avec l'Égypte, bloqueront les ports,
débarqueront, pour aider l'insurrection syrienne contre Méhémet-Ali,
des armes, des munitions, des vivres, des soldats peut-être, Turcs
ou dits Turcs. Que fera la France sur les côtes de Syrie? Les quatre
puissances bloqueront Alexandrie, détruiront peut-être la flotte du
pacha, porteront peut-être des troupes turques en Égypte même. Que
fera la France à Alexandrie et en Égypte? Si le pacha envahit l'Asie
Mineure et menace Constantinople, des troupes russes y viendront
peut-être; des vaisseaux anglais entreront peut-être dans la mer
de Marmara. Que fera la France aux Dardanelles?» On examinait ainsi
toutes les chances; on suivait pas à pas le cours des événements; on
cherchait à pressentir ce que ferait la France à chaque instant,
dans chaque lieu, à chaque phase de l'affaire. J'acceptais toutes les
questions; je disais qu'il y en avait bien d'autres qu'on ne prévoyait
pas, et je ne laissais entrevoir aucune réponse.

Le lendemain du jour où le traité avait été signé en secret, le
ministre de Hollande, M. Dedel, me demanda: «Y a-t-il quelque chose
de nouveau?--Je crois que oui.--Quoi donc?--Les cinq puissances ont
promis, l'an dernier, d'arranger les affaires entre le sultan et
le pacha et de rétablir la paix en Orient. Elles n'y ont pas encore
réussi. Tout à l'heure les affaires allaient s'arranger et la paix se
rétablir d'elle-même. Quatre puissances s'unissent pour l'empêcher.»

Quelques jours après, je rencontrai sir Robert Peel. Je savais que
les vieux torys avaient envie de complimenter lord Palmerston et de
l'appuyer contre nous. J'expliquai complétement à sir Robert Peel la
politique de la France en Orient, «la seule, lui dis-je, qui puisse
maintenir, en Europe comme en Orient, la paix et l'alliance de nos
deux pays.» Il m'écoutait en homme qui n'a point de parti pris. De
lui-même, il avait peu pensé à la question et ne s'en faisait pas une
idée bien nette; mais il voulait sincèrement les bons rapports avec
la France et la paix, comme tout le torysme modéré dont il était le
représentant et le chef. Il me dit en finissant: «Nous nous tairons;
nous laisserons au cabinet toute la responsabilité. Nous serons
comme la France en Orient, attentifs et immobiles en attendant les
événements.» Je lui dis que les événements trouveraient la France
décidée et prête à ne rien accepter qui pût nuire à ses intérêts
propres et à l'équilibre des États. Je le laissai bien disposé pour
nous et inquiet de l'avenir.

Le 28 juillet, j'eus un long entretien avec lord Melbourne et lord
John Russell. Je les trouvai inquiets; lord Melbourne surtout, esprit
toujours libre et prudent. Il me laissa entrevoir et me dit presque le
fond de sa pensée: «Lord Palmerston affirme que le succès sera prompt
et facile. On tente l'entreprise dans cette confiance. Si la confiance
est trompée, on ne poussera pas l'entreprise à bout. Le pacha n'est
pas un insensé, et la France sera là. La France avait indiqué un
arrangement, l'Égypte et la Syrie héréditaires pour le pacha, Candie,
l'Arabie et Adana restituées au sultan; le pacha pourra toujours
refaire cette proposition. Pourquoi ne la referait-il pas bientôt,
en réponse aux propositions de la Porte? Et si elle est repoussée
à présent, pourquoi ne la reproduirait-il pas dans le cours des
événements, lorsqu'il aura fait preuve de résistance et que la
confiance de lord Palmerston commencera à être déjouée? L'Angleterre
ne veut ni se brouiller avec la France ni bouleverser l'Europe.
L'Autriche ne le veut pas davantage. Ceci est très-fâcheux et pourrait
devenir très-grave; mais on pourra s'arrêter, et on voudra s'arrêter.
Et la France, qui n'aura pas voulu aider les quatre puissances à
marcher, les aidera à s'arrêter.»

Il n'y avait là, de la part de lord Melbourne, point de proposition
formelle, point d'abandon actuel de lord Palmerston, mais une porte de
salut entrevue et entr'ouverte dans l'avenir.

Le baron de Bülow me tint le même langage: «L'Autriche et la Prusse
n'ont pas voulu se séparer de l'Angleterre. Le cabinet anglais n'a pas
voulu se séparer de lord Palmerston. On compte sur un succès facile.
Toute la confiance vient de là. Mais on prend déjà ses mesures dans
d'autres hypothèses.»

Je rendais à M. Thiers un compte exact et quotidien de cet état des
esprits et de tous ces incidents de conversation. En lui écrivant le
29 juillet, j'ajoutai à mes récits: «Je veux vous parler aussi de nos
journaux. Il importe beaucoup qu'ils se montrent animés et unanimes;
mais ils ne faut pas qu'ils échauffent et raillent les journaux
anglais. Je suis informé ce matin que le _Times_ hésite à continuer
son attaque contre lord Palmerston, tant l'attaque française lui
paraît vive et dirigée contre l'Angleterre elle-même autant que contre
lord Palmerston. Je comprends toutes vos difficultés, et parmi vos
difficultés celle de pousser et de retenir à la fois, la plus grande
de toutes. Mais je vous montre le côté que je vois et avec lequel
je traite. Vous lui ferez sa part. Il n'y a, dans ce pays-ci, point
d'ardeur pour l'entreprise où lord Palmerston s'engage; mais l'ardeur
pourrait venir à la suite de l'orgueil blessé ou d'un péril général,
et il nous importe beaucoup qu'elle ne vienne pas.»

M. Thiers me répondit le 31 juillet: «Je ne vous ai pas écrit depuis
plusieurs jours parce que je n'ai pas eu un seul instant à moi. Les
résolutions à prendre, les ordres à donner, la correspondance à écrire
moi-même dans toutes les cours, tout cela m'a complétement absorbé.
J'ai reçu toutes vos excellentes lettres. Je ne vous dis qu'un mot en
réponse: _tenez ferme_. Soyez froid et sévère, excepté avec ceux qui
sont nos amis. Je n'ai rien à changer à votre conduite, sinon à la
rendre plus ferme encore, s'il est possible, sans mettre contre
nous l'amour-propre de ceux qui peuvent changer les résolutions de
l'Angleterre. Le roi va passer vingt jours à Eu. Je vous y donne
rendez-vous de sa part le vendredi 7 août. Si vous voulez un grand
bâtiment à vapeur, _le Véloce_ ira vous chercher à Brighton.»

Rien ne me convenait mieux que ce rendez-vous. Plus la situation
devenait vive, moins la correspondance me suffisait, soit pour dire
tout ce que j'avais à dire, soit pour apprendre tout ce que j'avais
besoin de savoir. Rien ne remplace la présence réelle, et de loin il
n'y a point de vue claire et complète dans le fond des coeurs et des
choses. Je demandai que le premier secrétaire de l'ambassade, le baron
de Bourqueney, qui était en congé à Paris, revînt sur-le-champ en
Angleterre pour y être chargé d'affaires en mon absence. Il était au
courant de la question d'Orient, connaissait bien les personnes avec
qui nous en traitions, et j'avais en lui pleine confiance. Il arriva
à Londres le 5 août et j'en partis le 6 pour le château d'Eu, décidé
à revenir en Angleterre aussitôt que j'aurais puisé, dans la
conversation avec le roi et M. Thiers, les clartés que j'allais y
chercher.



                           CHAPITRE XXXII

               EXÉCUTION DU TRAITÉ DU 15 JUILLET 1840.


Débarquement du prince Louis-Napoléon à Boulogne.--Mes avertissements
à ce sujet.--Prévoyance du cabinet français.--Mon séjour au
château d'Eu.--Mes conversations avec le Roi Louis-Philippe et M.
Thiers.--État des esprits et dispositions du corps diplomatique à
Londres.--Plan du roi des Belges pour un rapprochement de la France
et des quatre puissances signataires du traité du 15
juillet.--Instructions que je reçois en partant du château d'Eu.--Mon
retour à Londres.--Conversation avec le baron de Bülow.--Mon séjour
au château de Windsor.--Mes conversations avec le roi Léopold et
lord Palmerston.--Nouveau _Memorandum_ adressé le 31 août par
lord Palmerston au gouvernement français.--Ce qu'en pensa M.
Thiers.--J'insiste auprès de lui sur l'importance de sa réponse.--Deux
incidents: 1º conférence sur le renouvellement et l'extension des
conventions de 1831 et 1833 pour l'abolition de la traite des nègres;
2º reprise de la négociation entre Paris et Londres pour le traité
de commerce.--Plaintes de lord Palmerston sur l'attitude des agents
français à Constantinople.--Réponse de M. Thiers.--Les plaintes sont
sans fondement.--Les événements se précipitent en Orient.--La Porte
ratifie le traité du 15 juillet et envoie Rifaat-Bey à Alexandrie
pour sommer Méhémet-Ali de s'y conformer.--Attitude de
Méhémet-Ali.--L'amiral Napier devant Beyrout.--Nos plaintes sur
l'exécution du traité avant l'échange des ratifications.--Protocole
réservé du 15 juillet.--Échange des ratifications et communication
officielle du traité du 15 juillet.--Le comte Walewski à
Alexandrie.--M. Thiers m'annonce les concessions de Méhémet-Ali.--Mon
entretien avec lord Palmerston à ce sujet.--Ses soupçons sur l'action
exercée par le comte Walewski à Alexandrie.--M. Thiers me charge
de les démentir formellement.--Lord Palmerston reconnaît son
erreur.--Conseils de cabinet à Londres sur les propositions de
Méhémet-Ali.--Ils n'aboutissent à aucun résultat.--Exécution militaire
du traité du 15 juillet.--Bombardement de Beyrout.--Le sultan prononce
la déchéance de Méhémet-Ali comme pacha d'Égypte.--Comment lord
Palmerston explique et atténue cette mesure.--Dépêches de M. Thiers
des 3 et 8 octobre en réponse au _memorandum_ anglais du 31 août, et
sur la déchéance prononcée contre Méhémet-Ali.--État des esprits
en France.--Résolutions et préparatifs militaires du
cabinet français.--Fortifications de Paris.--Convocation des
chambres.--L'escadre française est rappelée à Toulon.--Motifs et
effets de cette mesure.--Situation du cabinet français et ses causes.


Le jour même où je quittais Londres pour me rendre au château d'Eu,
le 6 août, le prince Louis-Napoléon, vers quatre heures du matin,
débarquait près de Boulogne et, avec son nom seul pour armée,
tentait une seconde fois la conquête de la France. Quel ne serait
pas aujourd'hui l'étonnement d'un homme sensé qui, après avoir dormi,
depuis ce jour-là, du sommeil d'Épiménide, verrait, en se réveillant,
ce prince sur le trône de France et investi du pouvoir suprême? Je ne
ne relis pas sans quelque embarras ce que disait tout le monde en 1840
et ce que j'écrivais moi-même de ce que nous appelions tous «une folle
et ridicule aventure» et de son héros. Quand je le pourrais en pleine
liberté, je ne voudrais pas, pour ma propre convenance, reproduire
aujourd'hui le langage qu'on tenait partout alors. La Providence
semble quelquefois se complaire à confondre les jugements et les
conjectures des hommes. Il n'y a pourtant, dans l'étrange contraste
entre l'incident de 1840 et l'Empire d'aujourd'hui, rien que de
naturel et de clair. Aucun événement n'a ébranlé la foi du prince
Louis-Napoléon en lui-même et dans sa destinée; en dépit des succès
d'autrui et de ses propres revers, il est resté étranger au doute et
au découragement. Il a deux fois, bien à tort et vainement, cherché
l'accomplissement de sa fortune. Il a toujours persisté à y compter,
et il a attendu l'occasion propice. Elle est enfin venue, et elle l'a
trouvé toujours confiant et prêt à tout tenter. Grand exemple de
la puissance que conserve, dans les ténèbres de l'avenir, la foi
persévérante, et grande leçon à quiconque doute et plie aisément
devant les coups du sort.

On a dit souvent que le gouvernement du roi Louis-Philippe avait eu
en 1840, soit à Paris, soit à Londres, le tort de ne faire aucune
attention aux menées bonapartistes, et de n'être informé de rien.
C'est une erreur; ni M. de Rémusat comme ministre de l'intérieur, ni
moi comme ambassadeur en Angleterre, nous n'étions tombés dans une
telle négligence. Dès le 2 avril, j'écrivis à M. de Rémusat: «Sachez
bien que je n'ai ici pas le moindre moyen de police, et que je ne puis
rien savoir ni rien apprendre, soit sur les Bonaparte, soit sur les
réfugiés d'avril. Si vous avez quelque agent direct qui corresponde
avec vous, faites-le-moi connaître. Si vous n'en avez pas, pensez à
ce qu'il peut convenir de faire.» M. de Rémusat me répondit le 15 mai:
«Je ne doute guère que le prince Louis Bonaparte ne se monte la tête
et ne tente quelque aventure. Je suis assez bien instruit de ce qui
le concerne. Cependant je vous le recommande et je vous prie de me
prévenir, au besoin, de ce que vous soupçonneriez.» Et le 8 juin: «Le
bonapartisme s'agite beaucoup. Je vous recommande toujours Son Altesse
Impériale.» Je lui écrivis le 30 juin: «Vous me demandez de faire
attention au parti bonapartiste. Ce n'est pas facile. Le parti se
pavane, fait grand bruit de lui-même. Le prince Louis est sans cesse
au Parc, à l'Opéra. Quand il entre dans sa loge, ses aides de camp
se tiennent debout derrière lui. Ils parlent haut et beaucoup;
ils racontent leurs projets, leurs correspondances. L'étalage des
espérances est fastueux. Mais quand on veut y regarder d'un peu près
et saisir ce qu'il y a de réel et d'actif sous ce bruit de paroles, on
ne trouve à peu près rien. Au sortir du Parc ou de l'Opéra, le prince
et le parti rentrent dans une vie assez obscure et oisive. Cependant
je sais qu'il est question d'équiper un bâtiment, d'attaquer en mer,
à son retour de Sainte-Hélène, la frégate chargée des restes de
Napoléon, et d'enlever ces restes comme une propriété de famille; ou
bien de suivre la frégate française et d'entrer avec elle au Havre
à tout risque.» En me remerciant de ces informations, M. de Rémusat
ajoutait le 12 juillet: «Les illusions d'émigrés sont folles, et je
ne peux tout à fait rejeter, sous prétexte d'extravagance, les projets
que l'on prête à Son Altesse Impériale. Les divers renseignements qui
me parviennent me représentent sa cour de Londres et sa cour de Paris
comme persuadées que le moment d'agir approche, et qu'il ne faut pas
attendre l'époque de la translation des restes de l'Empereur. Leur
désir serait d'opérer sur deux points à la fois. Metz paraît être
celui sur lequel ils agissent le plus. Lille est aussi fort travaillé.
Mais leur action se renferme dans un cercle bien étroit, et la masse
de la population et de l'armée y reste inaccessible. Cependant je
crois à une tentative.»

Le gouvernement du Roi ne saurait donc, à cette occasion, être taxé
d'imprévoyance, et il était pleinement dans son droit lorsqu'il disait
dans le _Moniteur_ du 8 août 1840: «Le gouvernement savait depuis
assez longtemps que Louis Bonaparte et ses agents avaient le projet de
devancer l'époque de la translation des restes de l'Empereur Napoléon
pour occuper d'eux le public par quelque tentative inattendue. Des
émissaires avaient sans cesse voyagé de Paris à Londres, de Londres
à nos places de guerre, pour étudier l'esprit de nos garnisons et
se livrer à ces manoeuvres, aussi vaines que coupables, qui sont un
passe-temps pour certains esprits. Depuis quelques jours, il n'était
plus permis de douter que le moment de l'action ne fût arrivé. Des
ordres et des avertissements avaient été donnés en conséquence dans
toutes les villes que désignaient les chimériques espérances des
habitués de _Carlton-Gardens_, et sur tous les points du littoral ou
de la frontière. C'est sur la ville de Boulogne que Louis Bonaparte,
entouré de presque tous ses partisans, a tenté ce coup de main qui
vient d'échouer d'une manière si prompte et si définitive.»

Au premier moment et dans l'embarras de trouver une explication à
cette étrange tentative, le soupçon courut à Paris que le gouvernement
anglais, piqué d'humeur contre le gouvernement français, pouvait
bien n'y avoir pas été étranger. Ce soupçon n'avait pas le moindre
fondement. Le baron de Bourqueney, chargé d'affaires à Londres en mon
absence, écrivit le 7 août à M. Thiers:

«Le grand incident de la journée d'hier est la nouvelle du
débarquement de Louis-Napoléon à Boulogne. Les rapports sont parvenus
par un exprès au _Morning-Post_ qui a publié une troisième édition.
L'impression a été d'abord celle d'une incrédulité absolue dans la
folie d'une semblable entreprise, et je n'ai rencontré que des gens
convaincus que la nouvelle était une pure spéculation de Bourse. Cette
nuit, les détails sont arrivés; j'ai reçu moi-même, par courrier,
les dépêches télégraphiques officielles du sous-préfet de Boulogne
au ministre de l'intérieur, et tous les journaux contiennent le
récit plus ou moins exact des faits qui ont suivi le débarquement de
Louis-Napoléon. Il faut avoir habité longtemps l'Angleterre pour se
persuader qu'une entreprise de cette nature puisse se préparer
et s'accomplir dans le port de Londres sans qu'il en parvienne
au gouvernement anglais la moindre connaissance officielle. C'est
cependant la vérité et ma conviction est que lord Normanby[15], je
ne dirai pas sur un avertissement formel, mais sur un simple soupçon,
n'eût pas perdu un moment pour informer le gouvernement français,
par l'organe de son ambassade à Londres. Le journal ministériel de ce
soir, _le Globe_, contient un démenti officiel de la visite que lord
Palmerston aurait faite à Louis-Napoléon, ou qu'il aurait reçue de
lui. Des journaux français, ce fait, raconté sur je ne sais quelle
autorité, avait repassé dans la presse anglaise. J'ai cru devoir
provoquer cette rectification, par un billet confidentiel, que j'ai
adressé ce matin à lord Palmerston.» Et le lendemain, 8 août, M. de
Bourqueney ajoutait: «Lord Palmerston, qui avait répondu hier à mon
billet du matin en publiant, dans _le Globe_, le démenti officiel de
sa prétendue visite à Louis-Napoléon, m'a fait prier de me rendre
chez lui dans la soirée; et là, en termes plus explicites que ne le
comportait la courte dénégation du journal ministériel, il m'a donné
sa parole d'honneur que, depuis plus de deux ans, ni lui, ni lord
Melbourne, n'avaient aperçu la figure de Louis-Napoléon: «Je vous
parle ainsi, m'a-t-il dit, non assurément pour repousser jusqu'à
l'apparence d'une initiation aux projets de cet insensé; je
n'accepterais pas la défense sur ce terrain.--L'attaque, ai-je repris,
est pour le moins aussi loin de ma pensée.--Mais, a continué lord
Palmerston, les faits doivent être bien établis; vous connaissez le
laisser-aller, les habitudes officielles anglaises, et vous savez
que nous aurions pu, mes collègues ou moi, accorder un rendez-vous
à Louis-Napoléon, nous rencontrer par chance en maison tierce, avoir
enfin avec lui je ne sais quel rapport de hasard ou de société.
Eh bien, il n'en est rien; je vous répète, sur l'honneur, que nous
n'avons pas aperçu la figure de Louis-Napoléon ou d'un seul des
aventuriers qui l'accompagnaient. Il m'est démontré que la nouvelle
d'une visite faite ou reçue a été imaginée d'ici et transmise aux
journaux français, soit pour accréditer le mensonge d'un appui
indirect, soit pour aigrir et compromettre les relations de nos deux
gouvernements.»

[Note 15: Alors ministre de l'intérieur à Londres.]

En arrivant le 7 août au château d'Eu, je trouvai le Roi, M. Thiers et
tout leur entourage à la fois très-animés et très-tranquilles sur ce
qui venait de se passer; ils y voyaient en même temps l'explosion et
la fin des menées bonapartistes; on s'en étonnait et on s'en moquait:
«Quel bizarre spectacle, disait-on; Louis-Napoléon se jetant à la nage
pour regagner un misérable canot au milieu des coups de fusil de
la garde nationale de Boulogne, pendant que le fils du roi et deux
frégates françaises voguent à travers l'Océan pour aller chercher à
Sainte-Hélène ce qui reste de l'Empereur Napoléon!» Notre rendez-vous
pour parler des affaires d'Orient fut un peu dérangé par cet incident;
le Roi et M. Thiers partirent d'Eu le 8 août au soir pour aller tenir
un conseil à Paris, et convoquer la Cour des pairs appelée à juger
le prince Louis et ses compagnons. J'en profitai pour me donner
le plaisir d'aller voir à Trouville mes enfants et ma mère qui me
reçurent, mes enfants avec les charmants transports de leur jeune
tendresse, et ma mère avec ce mélange de vivacité méridionale et de
gravité pieusement passionnée qui faisait l'attrait comme la puissance
de sa nature. En me promenant avec eux sur la plage et les coteaux
de Trouville, je me reposai un moment de l'Égypte, de Londres et de
Paris. De retour au château d'Eu le 11 août, j'y retrouvai le Roi
et M. Thiers, et nous passâmes deux jours en conversation intime
et continue sur les affaires d'Orient, les nouvelles de Syrie et
d'Égypte, les complications européennes, les intentions, les idées,
les forces des acteurs, et sur la conduite qu'avait à tenir la France
dans les diverses chances de l'avenir. Il y avait grand accord dans
le langage, et je dirai aussi, à ce moment, dans la pensée du Roi
Louis-Philippe et de son ministre; on pouvait bien, en y regardant de
près, pressentir entre eux une différence; le Roi, le plus animé en
paroles, se promettait qu'en définitive la paix européenne ne serait
pas troublée, et M. Thiers, en désirant aussi le maintien de la paix,
se préoccupait vivement de la chance de guerre et des moyens d'y faire
face si les événements nous y jetaient. Ils voulaient l'un et l'autre
être en harmonie avec la susceptibilité belliqueuse qui éclatait dans
le pays, inquiets pourtant, au fond de l'âme, l'un d'avoir un jour à
y résister, l'autre d'être un jour appelé à s'y associer; mais ils
échappaient pour le moment à cette inquiétude, convaincus l'un et
l'autre que la forte résistance de Méhémet-Ali et les embarras qui
en résulteraient pour les quatre puissances alliées fourniraient à
la France l'occasion de reprendre, sans guerre, dans la question
d'Orient, sa place et son influence. «On s'est trompé à Londres dans
ce qu'on a fait, et on le verra bientôt. Le pacha ne cédera point et
ne fera point de folie. La coercition maritime ne signifiera rien. On
n'entreprendra pas la coercition par terre.» C'était là ce qu'on me
répétait sans cesse. Lord Palmerston m'avait dit souvent à Londres:
«Je ne comprends pas que votre gouvernement ne soit pas de mon avis.»
Le roi Louis-Philippe et M. Thiers me tenaient, sur lord Palmerston,
le même langage. Il est rare que les esprits même les plus distingués
s'écoutent et se comprennent bien les uns les autres; chacun s'enferme
dans son propre sens comme dans une prison où nul jour ne pénètre, et
c'est du fond de cette prison que chacun agit. La diversité obstinée
des informations et des appréciations sur l'état des faits en Orient
a été, en 1840, entre Paris et Londres, le véritable noeud de la
situation et la cause déterminante des résolutions.

Pendant qu'au château d'Eu nous délibérions, le Roi, M. Thiers et moi,
sur les diverses chances de l'avenir, on se préoccupait vivement à
Londres de l'attitude de la France, du langage de nos journaux, de
l'ardeur du sentiment public, et des préparatifs militaires dont on
parlait beaucoup sans en bien connaître la nature ni la mesure. Chaque
fois qu'ils voyaient le baron de Bourqueney, les ministres d'Autriche
et de Prusse lui témoignaient leur sollicitude et leur désir qu'on
trouvât une façon convenable de faire rentrer le gouvernement français
dans la négociation dont, à tort peut-être, quoique sans dessein
blessant, le traité du 15 juillet l'avait exclu: «Quand portez-vous au
pacha vos premières propositions? demanda M. de Bourqueney au baron de
Bülow.--Mais tout de suite; le courrier pour Constantinople est parti,
je crois, deux jours avant la signature du traité.--Comment? vous
n'attendez donc pas, pour l'exécuter, que les ratifications en soient
échangées?» dit M. de Bourqueney d'un ton surpris, et M. de Bülow,
surpris à son tour, lui répondit avec quelque embarras: «En effet, la
première sommation de la Porte au pacha doit précéder la ratification;
mais ce n'est pas nous qui faisons une proposition au pacha; c'est la
Porte.» Le baron de Neumann ne tenait pas un langage moins caressant:
«Il est impossible, disait-il à M. de Bourqueney, qu'après dix ans de
sagesse tous les gouvernements de l'Europe ne se donnent pas la main
pour travailler en commun au dénoûment pacifique de la crise actuelle.
Pour nous, nous vous donnerons bien la preuve de la pureté de nos
intentions; nous ne lèverons pas un soldat, nous n'achèterons pas
un cheval, nous ne fondrons pas un canon; et il en sera de même en
Prusse. Qu'avant de faire un pas nouveau dans la carrière où tous les
pas engagent et entraînent si rapidement, votre gouvernement attende
les premières paroles du prince de Metternich; vous connaissez son
respect personnel pour votre souverain; vous savez son dévouement
absolu au repos de l'Europe; M. de Sainte-Aulaire est retourné à
son poste; qu'on patiente à Paris jusqu'à l'arrivée des premières
dépêches.»

Le 11 août, la reine Victoria prorogea en personne la session du
parlement. On avait dit à M. de Bourqueney que le discours de la
couronne contiendrait l'expression spéciale et formelle du sentiment
le plus amical pour la France, et une phrase dans ce sens avait en
effet été discutée dans le conseil. Elle ne se retrouva pas dans
le discours publiquement prononcé; la reine se borna à rappeler (en
insistant sur le mot _amical friendly_) la médiation amicale de la
France dans le différend de l'Angleterre avec le roi de Naples; et en
faisant des voeux pour le maintien de la paix générale, elle s'abstint
de toute allusion aux événements qui pourraient rendre, plus tard,
l'intervention du parlement nécessaire. On avait craint, dit-on à M.
de Bourqueney, que des avances trop marquées ne fussent mal reçues en
France par la presse, et ne fournissent, à la guerre des journaux des
deux pays, un nouvel aliment. Mais dans les réunions, soit de la cour,
soit du monde, qui suivirent la clôture de la session, les égards pour
la France et ses représentants furent de plus en plus marqués: «Hier,
chez la reine, écrivait le 11 août, M. de Bourqueney à M. Thiers, le
duc de Wellington s'est approché de moi; il croyait me parler bas,
mais sa surdité l'empêche de mesurer la portée de sa voix, et tous
ceux qui étaient présents dans le salon de la reine l'ont entendu me
dire: «Moi, j'ai une ancienne idée politique bien simple, mais bien
arrêtée; c'est qu'on ne peut rien faire dans le monde pacifiquement
qu'avec la France. Tout ce qui est fait sans elle compromet la paix.
Or on veut la paix; il faudra donc s'entendre avec la France.»

Le roi des Belges se trouvait alors en Angleterre, et parmi ceux qui
sentaient la nécessité de s'entendre avec la France, nul ne la sentait
aussi vivement que lui. Il était à la fois intéressé et impartial
dans la question; pour l'affermissement de son nouvel État et de son
nouveau trône, il avait besoin de la paix européenne; il tenait, par
des liens presque également intimes à la France et à l'Angleterre,
et il n'était engagé, par aucun intérêt direct ni par aucun acte
personnel, dans leur dissentiment en Orient. Aux lumières naturelles
de cette situation se joignaient celles d'un esprit aussi fin que
sensé et plein de ressources dans sa judicieuse prévoyance. Il avait
conçu et il essaya de faire accueillir à Londres une idée qui lui
paraissait propre à couper court aux périls de l'avenir comme aux
embarras du présent: «La convention du 15 juillet, disait-il, ne sera
véritablement abolie dans ses désastreux effets sur l'opinion de la
France que le jour où elle sera remplacée par un traité entre les cinq
puissances dont le but avoué soit l'indépendance et l'intégrité de
l'Empire ottoman. C'est par un semblable traité, et en résolvant ainsi
la question européenne, qu'on donnera à la France l'occasion et le
moyen de sortir de l'isolement où on l'a mise à propos de la question
égyptienne.» Il écrivit, sur ce thème, d'abord au roi Louis-Philippe,
puis à M. Thiers, et pendant mon séjour au château d'Eu, sa
proposition fut le sujet de nos derniers entretiens. D'un commun
accord, nous la jugeâmes très-acceptable si, en garantissant, dans son
_statu quo_ actuel, l'intégrité de l'Empire ottoman, le nouveau traité
entre les cinq puissances s'appliquait au pacha comme au sultan,
vidait ainsi la question égyptienne comme la question européenne, et
prenait la place du traité du 15 juillet conclu seulement à quatre.
«Mais si au contraire, disait M. Thiers, le traité à cinq n'avait pas
pour but de garantir le _statu quo_ pour tout le monde, si par exemple
il contenait la garantie de l'existence de l'Empire turc en laissant
exécuter le traité à quatre qu'on vient de stipuler, ce qu'on ferait
n'aurait aucun sens. Tandis qu'on exécuterait à notre face le vice-roi
d'Égypte, contre nos intérêts et nos désirs, nous signerions, avec
les quatre exécuteurs, un traité à cinq contre les dangers futurs de
l'Empire ottoman, uniquement pour faire quelque chose à cinq. Nous
ressemblerions à des enfants mécontents qui ont pleuré et fait du
tapage pour qu'on leur ouvrît une porte qu'on leur aurait fermée. Cela
n'aurait ni sens ni dignité.»

Je reçus donc le 14 août, en quittant le château d'Eu pour retourner à
Londres, une instruction confidentielle portant:

«Deux projets:

1º Le _statu quo_ garanti;

2º La médiation de la France.

«_Premier projet_. Les cinq puissances garantiraient l'état actuel des
possessions ottomanes, dont l'arrangement de Kutahié serait la base.
Le pacha n'aurait aucune hérédité. Si le pacha, ou tout autre, voulait
envahir les États du sultan, les cinq puissances, la France comprise,
emploieraient leurs forces contre l'envahisseur. L'avantage de ce
projet est de ne pas exiger de recours au pacha.

«_Deuxième projet_. Le pacha chargerait la France de traiter pour
lui. La France négocierait pour le compte du pacha, et les quatre
puissances traiteraient de nouveau avec elle. L'Égypte héréditaire
et la Syrie viagère seraient la base de l'arrangement. Ce projet
a l'inconvénient de dépendre d'une circonstance étrangère à nos
volontés, c'est que le pacha demande à la France de négocier pour lui.

«Ce second projet ne devrait être proposé que s'il y avait chance
de le faire accueillir, de manière surtout à ne pas compromettre la
dignité de la France en ayant l'air de vouloir la faire rentrer dans
une négociation qu'on lui a fermée.»

Quand je m'embarquai à Calais le 15 août, le vent était violent, la
mer grosse; le capitaine de mon paquebot, _le Courrier_, jugea que
l'entrée du port de Douvres serait difficile, et nous nous dirigeâmes
sur Ramsgate. Je n'y étais pas attendu; mais la disposition des
pavillons et deux coups tirés de mon bord annoncèrent la présence de
l'ambassadeur de France, et à mon entrée dans le port après les saluts
d'usage, je trouvai réunies sur la jetée, non-seulement les autorités
locales, mais presque toute la population qui me reçut avec les
_hourras_ de la bienveillance la plus empressée. Les peuples libres
et bien instruits de leurs affaires s'associent à la politique de leur
gouvernement, et saisissent avec un prompt instinct les occasions de
la servir. On voulait, à Ramsgate, me témoigner qu'il n'y avait en
Angleterre que des dispositions amicales pour la France, et qu'on
espérait bien qu'un dissentiment momentané sur une question spéciale
ne nuirait pas à leurs bons rapports. Je trouvai, en arrivant à
Londres, une invitation de la reine Victoria au château de Windsor
pour le mardi 18 août et les deux jours suivants. Le roi et la reine
des Belges devaient y passer encore ces trois jours-là, et toute la
cour y était réunie, ainsi que plusieurs des ministres, notamment
lord Melbourne et lord Palmerston. Sans désavouer la politique de leur
cabinet dans la question d'Égypte, la souveraine et le peuple, Windsor
et Ramsgate avaient également à coeur de marquer que cet incident ne
changeait rien, dans la politique générale, à leurs sentiments et à
leurs desseins.

Pendant les deux jours que je passai à Londres avant de me rendre à
l'invitation de la reine, tous les membres du corps diplomatique qui
s'y trouvaient encore vinrent me voir, curieux et inquiets de ce que
je rapportais du château d'Eu. Je n'eus garde de les instruire ni de
les rassurer; il nous convenait d'entretenir leurs alarmes par
mon silence. Avec le baron de Bülow seul j'eus un long et sérieux
entretien. Il était sur le point de partir pour Berlin; la mort du
roi Frédéric-Guillaume III l'y rappelait; on disait que le nouveau
souverain Frédéric-Guillaume IV lui destinait le ministère des
affaires étrangères, et quand on lui en parlait, il ne se récriait
pas. Je savais que sa cour avait ratifié le traité du 15 juillet et
que ses instructions à ce sujet lui étaient arrivées. Ce fut par là
qu'il engagea lui-même la conversation: «On s'étonne, me dit-il,
que nous ayons ratifié ce traité; on nous en témoigne de l'humeur.
Pouvions-nous faire autrement? Par la note du 27 juillet 1839, nous
avions promis de faire quelque chose. On faisait quelque chose. Je
n'avais qu'une instruction générale, faire comme l'Autriche.
J'ai signé; on a ratifié. Mais ma cour, vous le savez bien, est
parfaitement désintéressée et presque étrangère dans la question; elle
n'y est entrée et elle n'y reste que pour concilier, pour aider aux
transactions, pour prévenir tout choc fâcheux et maintenir la paix.

--«Ce dont nous nous plaignons précisément, lui dis-je, ce que je vous
reproche, permettez-moi le mot, c'est que vous n'ayez pas fait cela;
c'est que vous n'ayez pas, vous et l'Autriche, pris en ceci toute
votre place et joué tout votre rôle. Oui, vous êtes des conciliateurs
naturels; vous voulez les transactions, les solutions pacifiques.
Pourquoi donc vous êtes-vous laissé entraîner dans d'autres voies?
Pourquoi vous êtes-vous associés aux résolutions extrêmes, aux moyens
de coercition, aux chances de guerre? Il vous était facile d'arrêter
tout cela; vous n'aviez qu'à n'en pas être. Mais au lieu de faire
prévaloir votre politique, vous vous êtes mis à la suite d'une
politique qui n'est pas la vôtre. Ne vous blessez pas de mes paroles;
vous avez agi, non en puissances modératrices, mais en puissances
secondaires; vous pouviez, vous deviez être des médiateurs; vous vous
êtes faits des satellites. Je ne sais ce qu'on en dit en Allemagne;
mais en France d'où je viens, les gens sensés, les amis de la paix ne
vous comprennent pas. Et il vous était si aisé de faire autrement! Un
peu de résistance passive, sans le moindre danger!

--«Il peut y avoir du vrai dans ce que vous dites là, reprit M. de
Bülow, évidemment un peu embarrassé du reproche; mais cela fût-il
vrai, le fond de nos intentions et de notre situation subsiste
toujours, et nous n'avons pas dessein d'en sortir. Nous sommes
toujours des modérateurs. Les ratifications du traité n'ont pas
l'importance qu'on leur attribue.

--«Je ne sais pas quelle importance auront, en fait, les
ratifications; ce que je sais, c'est que chaque nouvel acte qui
confirme ou développe la convention du 15 juillet, chaque nouveau
pas dans cette voie redouble le sentiment d'offense et d'irritation
qu'elle a excité en France. Mes amis, les conservateurs français,
luttent depuis dix ans, avec une constance infatigable, contre les
passions anarchiques ou belliqueuses; depuis dix ans, ils défendent
en Europe, et pour toute l'Europe, l'ordre établi et la paix; ils ont
fait de grands efforts, de pénibles sacrifices; ils ont soutenu
des mesures difficiles, des lois fortes; et au bout de dix ans, ils
apprennent un beau jour que, sans le concours de la France, en se
cachant d'elle, on a pris des résolutions qui, pour un très-petit,
très-lointain, très-problématique motif, mettent en péril cette
politique pacifique, ces alliances pacifiques qu'ils avaient si
laborieusement soutenues et fait triompher. Ils sont blessés; ils
trouvent qu'on a manqué envers leur pays, envers leur Roi, envers
eux-mêmes, de reconnaissance et d'égards, comme de prudence sur le
fond des choses, et ils sont irrités en même temps qu'inquiets.

--«Je ne comprends pas, me dit vivement M. de Bülow, je n'accepte pas
ce reproche de résolutions prises contre vous en se cachant de vous;
vous saviez d'avance tout ce qu'on pensait, tout ce qu'on voulait;
soyons justes; la France n'a-t-elle pas cherché à faire prévaloir,
sans nous, sa pensée politique? N'a-t-elle pas cherché à amener, entre
Constantinople et Alexandrie, un arrangement direct, c'est-à-dire
précisément ce que, par la note du 27 juillet 1839, nous avions tous,
vous comme nous, engagé le sultan à ne pas faire? La France
aussi avait signé cette note; comme on se serait moqué de nous si
l'arrangement direct avait eu lieu! Comme on aurait dit, et avec
raison, que la France avait réglé seule, et à son gré, les affaires
d'Orient! Mais tout cela est passé; personne n'a plus rien à y faire,
ni rien à gagner à s'en occuper. Parlons du présent qui nous presse
tous.

--«La France est étrangère à la situation présente; ce n'est pas
elle qui l'a faite; on l'a mise en dehors; elle se tient en dehors et
n'agit que pour son propre compte.

--«C'est précisément ce qu'il faut faire cesser; il faut que la France
rentre dans les affaires d'Orient; il faut en chercher les moyens.
Nous avons pensé à un second _memorandum_ par lequel, après l'échange
des ratifications, les quatre puissances donneraient de nouveau à
la France, sur les motifs, le sens, la portée de la convention du 15
juillet, les explications les plus complètes, les plus rassurantes,
et s'engageraient même, entre elles, à ne jamais rechercher, dans
l'Empire ottoman, aucun agrandissement territorial, aucun avantage
exclusif. Il y a lieu de croire que M. de Brünnow lui-même signerait
sans difficulté cet engagement. Mais allons à quelque chose de plus
direct, de plus pratique; voyons ce que les événements prochains vont
amener. Méhémet-Ali acceptera ou refusera les propositions que va lui
adresser la Porte. S'il accepte, tout est fini, pour vous comme pour
nous. S'il refuse, c'est alors qu'il faudra reprendre l'affaire en
considération et tâcher de vous y rappeler. Vous savez l'idée du
roi Léopold, une grande mesure européenne, un traité entre les cinq
grandes puissances qui garantirait l'état actuel des possessions de la
Porte et le _statu quo_ de l'Orient.

--«Cela serait bon, repris-je, si le _statu quo_ était garanti pour
tout l'Orient et pour tout le monde en Orient, c'est-à-dire si la
question des rapports de la Porte avec l'Égypte était réglée en même
temps que celle des rapports de la Porte avec l'Europe, et par le
même traité des cinq grandes puissances. Mais un traité général qui
laisserait subsister les traités partiels, entre autres la convention
du 15 juillet et le traité d'Unkiar-Skélessi, serait une vanité et
presque une dérision. Que tout traité partiel tombe; qu'un traité
général place sous la garantie des cinq grandes puissances, pour tous
et contre tous, l'état actuel des possessions de la Porte, on aura
rendu à l'Europe un grand service, et nous sommes prêts à nous y
associer.

--«Je vous comprends: à cette seule condition en effet on peut en
finir et sortir de la situation actuelle. Mais la difficulté sera
extrême pour en finir à Londres, directement avec lord Palmerston
et en restant dans l'ornière où nous sommes engagés. Il faut
non-seulement vous faire rentrer dans l'affaire, mais la déplacer, la
porter ailleurs. Quand le pacha aura répondu, s'il refuse, il y a plus
d'une manière de se rapprocher de vous. Nous vous avons demandé votre
concours moral, votre influence à Alexandrie; nous pouvons rentrer
dans cette voie. J'ai entendu dire aussi que M. Thiers, sans
s'expliquer, aurait parlé à lord Granville d'une hypothèse, je ne sais
pas bien, dans laquelle le pacha, pour toute réponse, s'en remettrait
à la France. Quoi qu'il en soit, et de quelque manière que vous soyez
rappelés dans la question, quand on recommencera à la traiter pour la
résoudre à cinq, croyez-moi, ce n'est pas à Londres, c'est à Vienne
qu'il faut la porter. Le prince de Metternich n'est pas engagé comme
lord Palmerston. Lord Palmerston lui cédera ce qu'il ne cédera pas
à M. Thiers. Vienne est plus près de l'Orient, plus au centre de
l'Europe. Les vues pacifiques, la politique de transaction prévaudront
plus aisément à Vienne qu'à Londres. Le prince de Metternich s'est
tenu, depuis quelque temps, fort à l'écart; mais n'en doutez pas,
si la solution de l'affaire d'Orient pouvait être son testament
politique, il en serait charmé, et il ferait tout pour y réussir.
C'est là l'idée qui m'est venue et que je crois pratique. Je vais en
écrire à ma cour.»

Sans m'engager à rien, en écoutant avec une attention de bonne grâce,
mais point empressée, je reconnus qu'en effet il y avait là une
idée qui pouvait être utile, et qu'il fallait voir quel cours les
événements permettraient de lui donner.

Une heure après mon arrivée au château de Windsor, le 18 août,
j'eus, avec le roi Léopold, une première conversation: «Je m'occupe
assidûment de nos affaires, me dit-il, et je crois avoir déjà gagné
du terrain. J'ai trouvé ici le duc de Wellington dans les dispositions
les plus raisonnables, et il m'a été fort utile. Il n'aime guère le
pacha qui ne devrait pas, dit-il, posséder Saint-Jean d'Acre; mais le
maintien de la paix et la nécessité de s'entendre avec la France sont,
à ses yeux, l'intérêt dominant auquel tout doit être subordonné. Il
blâme le procédé du cabinet anglais envers le vôtre, et toute la façon
dont l'affaire a été conduite. Il accuse lord Ponsonby d'avoir
fait tout le mal. Je l'ai amené à avoir avec lord Melbourne un long
entretien dans lequel il lui a dit tout cela en concluant qu'il
fallait chercher quelque arrangement qui fît rentrer la France dans la
question et qui assurât la paix. Je suis sûr que cet entretien a fait,
sur lord Melbourne, une impression profonde, et qu'il en a parlé à
lord Palmerston qui est lui-même troublé et inquiet. Ils sont l'un
et l'autre fort disposés à accueillir mon idée d'une grande mesure
européenne, d'un traité entre les cinq puissances pour garantir,
contre tout ennemi et tout danger, l'état actuel des possessions de
la Porte. C'est la seule manière d'en finir réellement; sans cela, la
situation actuelle, ou quelque chose d'analogue, pourra toujours
se renouveler, et nous serons, quant à l'Orient, dans une crise
permanente.

--«Votre Majesté a grande raison, dis-je au Roi; rien n'est plus
désirable qu'une mesure définitive qui place l'état actuel de l'Empire
ottoman sous la garantie des cinq puissances, et prévienne le retour
de ces ébranlements presque périodiques dont nous souffrons. Mais
il faut, Sire, que ce soit bien réellement l'état actuel de l'Empire
ottoman qui se trouve ainsi garanti dans toutes ses parties, pour tout
le monde et contre tout le monde. Il faut que le _statu quo_ et la
garantie s'appliquent au pacha d'Égypte comme au sultan, et que le
traité général entre les cinq puissances fasse tomber tous les traités
partiels par lesquels on a tenté sans succès de résoudre cette grande
question qui ne peut être résolue que dans son ensemble et par le
concert de tous. Que le traité d'Unkiar-Skélessi, d'une part, et
celui du 15 juillet dernier de l'autre, soient remplacés par un traité
européen qui garantisse et impose à la fois, à tous les éléments de
l'Empire ottoman, le _statu quo_ et la paix; alors l'Europe aura fait
vraiment en Orient acte de sagesse, et sa sécurité sera fondée.

--«Oui, sans doute, reprit le roi Léopold, c'est là le but qu'il
faut atteindre. Je n'ai pas encore parlé à lord Palmerston de cette
nécessité que le _statu quo_ s'applique à tous, au pacha comme au
sultan, et que le traité du 15 juillet tombe devant le traité général.
Ce sera là le point difficile: j'entamerai demain, avec lui, la
conversation à ce sujet.

--«J'attendrai que Votre Majesté veuille bien m'instruire de ce
qu'elle aura fait et de ce que lord Palmerston lui aura répondu.
Dans la situation qu'on a faite à la France, mon attitude est
nécessairement immobile et expectante. Je n'ai rien à demander, rien
à proposer. On nous a laissés en dehors; nous nous tenons en dehors,
jusqu'à ce qu'on s'aperçoive que cela a de graves inconvénients pour
tous, et qu'on nous rouvre une porte convenable.»

Le lendemain 19, après le déjeuner, le roi Léopold voulut me revoir
avant d'entrer en conversation avec lord Palmerston: «Entendons-nous
bien, me dit-il, et rendons-nous compte bien exactement de ce que nous
voulons faire; c'est le système du _statu quo_ garanti par les cinq
puissances, et garanti au profit de tous comme contre tous, que je
vais exposer et soutenir.--Oui, Sire, et les avantages en sont si
grands, si évidents que, si rien n'était compromis, tout le monde,
j'ose le dire, s'empresserait de l'adopter. Ce système vide à la
fois toutes les questions, celle d'Alexandrie comme celle de
Constantinople; il dissipe les périls du présent et prévient ceux de
l'avenir; il ne met l'Europe à la merci, ni du sultan, ni du pacha.
Les cinq puissances traitent ensemble et elles n'ont rien à demander
ni à attendre de personne pour mettre leurs résolutions en vigueur. On
ne peut pas dire que ce système est trop favorable à Méhémet-Ali, car,
d'une part, il ne lui accorde point, pas plus en Égypte qu'en Syrie,
l'hérédité qui est le but avoué de son ambition; d'autre part, il lui
interdit toute ambition nouvelle, tout agrandissement territorial
en associant la France aux mesures de coercition qui seraient alors
prises contre lui. Certes il n'y a aucune politique qui donne, au
repos de l'Europe, plus de garanties, et qui prouve, de la part des
puissances décidées à l'adopter, plus de désintéressement.

--«Cela est vrai, parfaitement vrai, reprit le roi Léopold; mais
la question n'est pas entière; les objections, les difficultés ne
manqueront pas. Il y a un autre système dont vous vouliez me parler.

--«Oui, Sire, et le voici. Dans le cas où le pacha, sommé par la
Porte, demanderait à la France de traiter pour lui, et où les quatre
puissances, de leur côté, manifesteraient, sur cette demande du
pacha, le désir de rentrer en négociation avec la France, l'Égypte
héréditaire et la Syrie viagère pourraient être, dans l'opinion
du gouvernement du Roi, la base de l'arrangement. Mais, je dois le
répéter à Votre Majesté, sur ce second système comme sur le premier
dont Votre Majesté a elle-même suggéré l'idée, la France n'a rien à
demander ni à offrir, et sa dignité ne lui permet de reparaître, dans
une question qu'on a essayé de résoudre sans elle, que lorsqu'on y
sentira la nécessité de sa présence. J'ajoute que le second système
a le grave inconvénient d'exiger le recours au pacha; et si le pacha
refuse son assentiment, il peut, en passant le Taurus et en menaçant
Constantinople, plonger l'Europe dans cette extrême confusion que nous
voulons tous éviter.»

Le roi Léopold en convint: «Mais, dit-il, dans le cas où, pour adopter
le système du _statu quo_ garanti au profit de tous, on exigerait de
Méhémet-Ali quelque concession, celle du district d'Adana par exemple,
de sorte que le _statu quo_ ne fût pas exactement, pour le pacha,
celui de l'arrangement de Kutahié, que croiriez-vous possible?»

Je répondis que je n'avais, à ce sujet, aucune instruction.

Dans la matinée, le roi Léopold eut en effet, avec lord Palmerston,
une conversation de plus de deux heures; et le soir, lorsque je
m'approchai pour prendre congé de lui, car je devais quitter Windsor
le lendemain matin, il me tira à l'écart: «J'ai ouvert la brèche,
me dit-il; le sentiment de la gravité de la situation est réel; mais
l'obstination est grande; il y a de l'amour-propre blessé, de la
personnalité inquiète; les noms propres se mêlent aux arguments, les
récriminations aux raisons. Lord Palmerston persiste d'ailleurs à dire
que Méhémet-Ali cédera, soit sur la sommation de la Porte, soit sur le
premier emploi des moyens coercitifs. Il y a pourtant un grand pas
de fait; l'idée d'un traité entre les cinq puissances pour garantir
l'Empire ottoman est fort accueillie; la nécessité de faire rentrer
la France dans la question est fort sentie. Je resterai encore ici
quelques jours. Je continuerai: il faut de la patience et marcher pas
à pas.»

Il me fut évident que le roi Léopold n'avait pas gagné, auprès de lord
Palmerston, beaucoup de terrain, et je doutai fort qu'en prolongeant
son séjour à Windsor il en pût gagner davantage, car je savais que
lord Palmerston devait retourner ce jour même à Londres, et de là se
rendre, le 22 août, à Tiverton où l'on annonçait un _meeting_ qui lui
fournirait l'occasion de parler de l'état des affaires. Pendant mon
séjour à Windsor, je n'échangeai, ni avec lord Palmerston, ni avec
lord Melbourne, pas une parole politique; ils ne m'en adressèrent
aucune; je n'en prononçai et n'en provoquai aucune. Lord Palmerston
paraissait un peu abattu; lord Melbourne, contre son habitude, avait
l'air soucieux; ils avaient l'un et l'autre, avec moi, leur courtoisie
accoutumée; la Reine et le prince Albert me traitaient avec une
bienveillance qui voulait avoir, sans le dire, une signification
politique; mais je quittai Windsor, le 20 août, convaincu qu'au
fond rien n'était changé dans la situation, et que les événements
suivraient le cours très-obscur que le traité du 15 juillet leur avait
imprimé.

Ce que j'observai en rentrant à Londres, soit dans le gouvernement,
soit dans le public, ne fit que me confirmer dans cette conviction.
Mon attitude silencieuse était fort remarquée; on se demandait, on me
demandait ce qui s'était fait à Eu, à Windsor, ce qu'il y avait enfin
de nouveau. Ma réponse, directe ou indirecte, était toujours: «Rien.
La France n'a changé ni de sentiments, ni d'intentions; elle désire
toujours la paix; elle est toujours étrangère à toute vue d'ambition;
mais elle se tient dans la position qu'on lui a faite, et elle se
prépare aux événements qu'on a semés.» La solitude de Londres à cette
époque et la réserve que je gardais rendaient pour moi les occasions
et les moyens d'information assez rares; cependant, il me parut
certain que le cabinet était de jour en jour plus sérieusement
préoccupé de ce qu'il avait fait; il le regrettait peut-être, et il ne
le ferait peut-être pas s'il avait à recommencer; mais il n'abordait
pas encore l'idée de revenir sur ses pas, et il fallait tout autre
chose que des raisonnements et des conversations pour l'y déterminer.
On annonçait que l'insurrection de Syrie contre le pacha avait été
promptement réprimée par son fils Ibrahim: des mécomptes analogues,
les refus persévérants de Méhémet-Ali, l'insuccès des premiers essais
de coercition, des événements en un mot qui vinssent, d'une part,
aggraver le poids de la situation sur ses auteurs, et de l'autre,
ouvrir, pour la rentrée de la France dans la question, quelque
nouvelle porte, c'était là, à mon avis, la seule cause assez puissante
pour retirer le cabinet anglais de la voie où il était engagé.

Quant au public anglais, la vivacité des manifestations en France
l'avait d'abord surpris, et même rallié à son gouvernement; mais, en
revenant à Londres, je crus m'apercevoir que le désir de la paix et
un sentiment de méfiance envers la politique de lord Palmerston
reprenaient peu à peu leur empire. Les intérêts étaient plus
sérieusement alarmés; les périls montaient sur l'horizon et
apparaissaient à tous les yeux. Les torys se montraient moins disposés
à accepter ce qu'avait fait le pouvoir. Le duc de Wellington répétait
à Londres ce qu'il avait dit, à Windsor, au roi Léopold; c'était,
selon lui, une bien mauvaise affaire; on avait eu de bien mauvaises
manières; il fallait trouver un moyen de s'entendre avec la France.
Lord Lyndhurst protestait contre toute intervention des troupes russes
à Constantinople ou en Asie. A tout prendre enfin, le mouvement des
esprits n'était pas favorable à la politique qui avait prévalu
en Angleterre, et le doute pénétrait au sein de cette politique
elle-même: «Mais en même temps que je rends compte à Votre Excellence
de ces symptômes, écrivais-je le 21 août à M. Thiers, je ne voudrais
pas lui en exagérer l'importance. Je ne vois point encore ici, dans le
public, ni dans les partis, ces sentiments décidés et ces impressions
fortes et actives qui font ou arrêtent les événements.»

A Windsor, le mercredi 19 août, lady Palmerston, qui retournait à
Londres, m'avait engagé à aller dîner chez elle le vendredi suivant.
Je m'y rendis. Nous étions en très-petit comité. Après le dîner:
«Je voudrais bien causer un moment avec vous ce soir,» me dit lord
Palmerston, et un quart d'heure après, passant avec moi dans un petit
cabinet voisin du salon: «Je voulais vous parler de nos affaires à
Windsor, mais dans ces maisons royales on fait rarement ce qu'on veut;
le temps et la liberté manquent.

--«Pour moi, mylord, si je ne vous ai rien dit là, c'est que je
n'avais rien à vous dire; rien n'est changé pour nous depuis mon
dernier entretien avec vous; nous ne sommes pas dans les événements;
nous les attendons, et en attendant, nous nous conduisons selon notre
prévoyance.»

--«Je retourne demain à Windsor; j'en reviendrai après-demain soir;
lundi, je conduirai lady Palmerston dans l'île de Wight; j'irai de là
à Tiverton voir mes _constituents_ et assister à nos courses locales.
Je ne serai de retour à Londres qu'au commencement de la semaine
suivante; je pense que nous saurons alors quelque chose d'Alexandrie.»

--«Est-ce que rien ne vous est encore revenu sur les propositions de
la Porte au pacha?»

--«Non; il y a eu quelque retard dans les courriers; les propositions
doivent avoir été faites au pacha, ou lui être faites à peu près en ce
moment.»

--«Elles auront donc été faites avant l'échange des ratifications?»

--«Oui.»

--«Et toutes les ratifications sont-elles arrivées?

--«Oui; celles de la Russie sont venues avant-hier, il ne manque plus
que celles de la Porte elle-même.»

Je ne relevai pas la conversation, et il y eut un moment de silence.
Lord Palmerston reprit: «M. Thiers, à son retour du château d'Eu, a
parlé à lord Granville des instructions données à vos amiraux; je
sais qu'elles sont très-modérées, très-prudentes, et que vous leur
prescrivez d'éviter avec soin tout malentendu, tout conflit.

--«Les instructions du gouvernement du Roi sont exactement conformes à
sa politique. Il désire que la paix ne soit pas troublée. Il ne va
pas au-devant des périls qu'il n'a pas faits; il s'appliquera, au
contraire, à les détourner.

--«L'amiral Stopford restera à son poste, quoique son temps de service
soit fini et que, selon la règle, il eût pu être rappelé. C'est un
homme très-sage et qui s'est toujours bien entendu avec les amiraux
français.

--«On peut, je crois, en dire autant de l'amiral Hugon.»

La conversation languit encore un instant: «Le roi Léopold m'a parlé
de son idée, dit lord Palmerston; un traité entre les cinq puissances
qui garantisse le _statu quo_ de l'Empire ottoman.»

--«Nous avons déjà, mylord, causé plus d'une fois, vous et moi, bien
qu'un peu en passant, de cette solution; elle est efficace et simple.
Elle assure à la Porte un protectorat incontesté. Elle n'accorde point
au pacha ce qu'il demande, et ne tente point de lui retirer, par la
force, ce qu'il possède. Elle maintient la paix dans le présent et la
garantit dans l'avenir. Elle unit les cinq puissances dans une action
commune aussi bien que dans une même intention. Mais il est clair
qu'un même traité général ne pourrait se conclure qu'autant qu'il
ferait tomber et remplacerait tous les traités partiels qui l'auraient
précédé.

--«Cela est vrai, et c'est ce qui n'est pas possible à présent. Un
traité a été conclu entre quatre puissances, non dans un but général
et permanent, comme serait celui dont nous parlons, mais dans un but
spécial et momentané. Ce traité partiel doit suivre son cours, et
lorsqu'il aura atteint son but, le traité général pourra fort bien
prendre place. Aujourd'hui il faut attendre les événements.

--«Oui, mylord; mais nous prévoyons les événements autrement que vous;
nous regardons comme très-difficile, comme impossible, peut-être, ce
qui vous paraît facile, et comme très-périlleux ce qui vous paraît
sans danger. Et pendant que votre traité partiel suivra son cours,
la paix de l'Orient, l'équilibre de l'Europe, la paix de l'Europe
pourront fort bien être compromis sans retour.

--«Je sais que vous pensez ainsi. On verra. Si les événements vous
donnent raison, alors comme alors. Au fond, nous avons, vous et nous,
en Orient, la même politique générale et permanente. S'il fallait
faire venir des armées russes en Asie, l'Angleterre n'y serait
probablement pas plus disposée que la France. Nous chercherions alors
d'autres moyens, et ce qui n'est pas possible aujourd'hui le serait
peut-être alors. En attendant, nous essayerons de ce qui a été
convenu, les moyens maritimes.

--«Mylord, que vont faire réellement vos flottes?

--«Elles intercepteront toute communication avec l'Égypte et la Syrie,
et fourniront au sultan les moyens de transport dont il pourra avoir
besoin. Nous n'établirons aucun blocus. Nous nous trouvons ici dans la
même situation où nous avons été naguère, vous et nous, sur les côtes
d'Espagne. Méhémet-Ali n'est pas un souverain, pas plus que ne l'était
don Carlos; nous n'avons pas, à son égard, le droit belligérant; le
sultan aurait seul le droit de blocus. Il fera ce qu'il pourra avec
ses propres forces. Pour nous, nous ne nous mettrons en conflit ni
avec les intérêts commerciaux, ni avec les droits des neutres. Nous ne
le pouvons pas.»

Je retins et prolongeai la conversation sur ce point; je rappelai avec
détail ce qui s'était passé quant à l'Espagne, les difficultés que
nous avions, l'Angleterre et nous, également reconnues, les principes
que nous avions également respectés. Lord Palmerston convint de
tout et me répéta à plusieurs reprises ces paroles: «Point de blocus
commercial.»

--«Est-il vrai, mylord, lui dis-je, que vous augmentiez votre flotte
de quelques vaisseaux?»

--«Oui, nous allons la porter à seize. Vous portez, en ce moment, la
vôtre à dix-huit. Vous préparez même cinq vaisseaux de plus, ce qui
vous donnerait une prépondérance que nous ne saurions accepter. Je
ne sais pas bien à quelle époque vos cinq vaisseaux pourraient être
prêts; mais si cet accroissement annoncé se réalisait, nous serions
obligés, soit de convoquer le Parlement pour lui demander de plus
puissants moyens, soit d'inviter une partie de la flotte russe à venir
nous joindre dans la Méditerranée, ce qui nous déplairait fort, car
nous n'avons nulle envie d'ajouter encore, de ce côté, aux apparences
d'intimité.»

Je ne répondis rien. La conversation se prolongea quelque temps,
revenant sur des idées ou des faits rebattus, sur la question de
savoir si Méhémet-Ali accéderait aux propositions de la Porte, sur
le vrai sens de la note du 27 juillet 1839, sur la tentative
d'arrangement direct entre la Porte et le pacha et sur la part que la
France y avait prise. Lord Palmerston me tint, à cet égard, le même
langage que le baron de Bülow: «Votre cabinet a fait cela en se
cachant de nous et pour finir l'affaire sans nous. On se serait bien
moqué de nous si cela avait réussi.» Je répondis par une récrimination
péremptoire, la convention du 15 juillet conclue en se cachant de
nous, et nous nous séparâmes sans nous être rapprochés d'un pas, mais
sans aigreur et en nous en remettant aux événements prochains de la
conduite que, de part et d'autre, nous aurions désormais à tenir.

Tous ces entretiens, tous ces plans, toutes ces tentatives de
conciliation aboutirent à un nouveau document diplomatique que, le 24
août, j'annonçai à M. Thiers en ces termes: «Le roi Léopold et lord
Melbourne ont, avec quelque peine, décidé lord Palmerston à écrire
à lord Granville une dépêche qui vous sera communiquée, et qui
contiendra d'abord de nouvelles explications sur le sens de la
convention du 15 juillet dernier et les intentions spéciales de
l'Angleterre dans cet acte. Pas la moindre pensée d'hostilité ni de
négligence envers la France. Aucune vue d'agrandissement quelconque en
Orient. L'adhésion pure et simple et pratique à la note du 27 juillet
1839, conçue dans l'unique dessein de maintenir l'indépendance et
l'intégrité de l'Empire ottoman. Ceci sera destiné à répondre aux
susceptibilités, aux inquiétudes, aux pressentiments sinistres de
la France. Puis viendra l'indication que, malgré la convention du 15
juillet dernier, et même en en supposant le succès, l'Orient sera bien
loin d'être réglé. La situation générale de l'Empire ottoman et ses
rapports avec l'Europe resteront en l'air. Allusion à la convenance,
à la nécessité d'un grand traité entre les cinq puissances pour
garantir, envers et contre tous, l'état actuel des possessions de la
Porte. Ouverture à la France pour rentrer ainsi dans l'affaire.--Eh
bien oui, a dit lord Palmerston, je ferai le premier pas (_I'll move
the first_).

«Dans la pensée de lord Melbourne, m'a dit le roi Léopold, la
convention du 15 juillet dernier serait absorbée et abolie par le
traité général, s'il se concluait. Lord Palmerston n'en est pas encore
là.

«Je vous donne cela comme je l'ai reçu, sans me charger de concilier
et de faire marcher ensemble ces deux traités, l'un spécial, l'autre
général et ne réglant pourtant pas ce que le spécial a réglé; l'un
s'exécutant pendant que l'autre se négocie; le grand traité destiné à
subir le petit, si le petit réussit, et à le remplacer s'il échoue.
Je vois surtout là une manière de nous rappeler dans l'affaire, et une
initiative indirectement prise envers nous, à cet effet.

«La dépêche de lord Palmerston à lord Granville ne contiendra aucune
demande d'explication sur les armements de la France. On espère que,
dans votre réponse, vous caractériserez vous-même ces armements, et
toute la politique comme les mesures actuelles de la France, d'une
façon qui exclue toute idée de menace et d'ambition belligérante. Le
roi Léopold regarde ceci comme important, surtout pour les cabinets
continentaux.

«Sur ceci, j'ai dit à l'instant qu'en écartant de nos préparatifs
toute idée de menace et d'ambition belligérante, vous ne voudriez,
à coup sûr, rien donner à entendre qui en atténuât le moins du monde
l'importance et l'effet, ni qui altérât en rien l'attitude que la
France croyait devoir prendre et voulait garder. Mon insistance a été
bien comprise et bien acceptée.

«Voilà pour cette dépêche projetée qui, du reste, n'était pas encore
rédigée hier. Lord Palmerston y travaillait.»

Terminée le 31 août et expédiée à Paris le 1er septembre, la dépêche
de lord Palmerston fut communiquée le 3 au cabinet français par sir
Henri Bulwer, chargé d'affaires d'Angleterre en l'absence de lord
Granville. Elle trouva M. Thiers dans une disposition peu favorable;
les nouvelles qu'il recevait de Saint-Pétersbourg lui décrivaient la
vive satisfaction que causait à l'empereur Nicolas le traité du 15
juillet: «Depuis son avénement, m'écrivait M. Thiers le 23 août, il
n'a pas été plus joyeux. Il triomphe, non pas d'être exposé au voyage
d'Orient, mais d'avoir brouillé la France et l'Angleterre. Il tient ce
résultat pour immense, et il ne dissimule pas les espérances qu'il en
conçoit. Il regarde comme dur d'être obligé éventuellement d'agir en
Orient, car il n'est pas si préparé qu'il veut le paraître; mais il
n'en fera pas moins tout ce qu'il faudra pour amener la brouille de la
France et de l'Angleterre au dernier terme. Il a dit qu'il exécuterait
la convention du 15 juillet à lui seul, s'il le fallait.»

Les nouvelles d'Alexandrie ne préoccupaient pas moins M. Thiers que
celles de Saint-Pétersbourg: «Si les Anglais, comme je le crains, me
disait-il, vont tenter quelque chose sur les côtes de Syrie, je
crains que, pour le pacha, cela ne soit équivalent à tout; car il est
capable, sur une menace, sur un blocus, sur un acte quelconque, de
mettre le feu aux poudres. Eh preuve, je vous envoie une dépêche de
Cochelet. Vous verrez comme il est facile de venir à bout d'un tel
homme! Vous verrez si, quand je vous parlais, il y a deux mois, de la
difficulté de _la Syrie viagère et de l'Égypte héréditaire_, j'avais
raison, et si je connaissais bien ce personnage singulier!... Tenez
pour certain que, s'il y a quelque chose de sérieux sur Alexandrie, ou
tel point du pays insurgé ou insurgeable, Méhémet-Ali passe le Taurus,
amène les Russes et fait sauter l'Europe avec lui. Les gens qui sont
sensibles au danger de la guerre doivent être abordés avec cette
confidence.... Nous attendons le nouveau _memorandum_. La réponse ne
m'embarrasse guère; elle sera adaptée à la demande.»

Quand le nouveau _memorandum_ de lord Palmerston arriva, il fut loin
de produire, sur le cabinet français, l'effet que s'en étaient promis,
je ne dirai pas le ministre qui l'avait écrit, mais ceux qui le lui
avaient suggéré: «La fameuse note n'arrange rien, m'écrivit le 4
septembre M. Thiers; elle empirerait la situation plutôt qu'elle ne
l'améliorerait, si nous voulions être susceptibles. C'est exactement
le _memorandum_ du 17 juillet, augmenté de récriminations sur le
passé, demandant une seconde fois notre influence morale, et offrant,
après l'exécution du traité du 15 juillet, de nous admettre encore au
nombre des cinq pour garantir l'Empire turc contre les dangers dont
il pourrait être éventuellement menacé. Cela, interprété au vrai,
signifie qu'après avoir accepté l'alliance russe contre Méhémet-Ali,
l'Angleterre nous ferait l'honneur d'accepter l'alliance française
contre les Russes. On n'est pas plus accommodant en vérité, et nous
aurions bien tort de nous plaindre. Il valait mieux en rester sur le
_memorandum_ du 17 juillet. Toutefois il ne faut pas prendre ceci
en aigreur. Il faut être froid et indifférent, dire que cette note
ajouterait au mauvais procédé, si nous voulions prendre les choses en
mauvaise part, car lorsque le traité du 15 juillet nous a si vivement
blessés, nous dire qu'on l'exécutera et qu'après l'exécution on se
mettra avec nous, c'est redoubler le mal. Mais il faut dire cela
accessoirement, sans y insister, sans en faire une réponse officielle,
par forme de confidence, afin qu'on sache que nous ne nous tenons
pas pour satisfaits. Il faut éviter que cette démarche devienne une
nouvelle cause de mécontentement entre les deux cours; mais il faut
se garder de laisser dire aux Anglais qu'ils nous ont donné une
satisfaction. La réponse officielle sera faite avec calme, avec
mesure, avec beaucoup d'égards pour l'Angleterre; mais elle
maintiendra notre dire et notre droit. Elle n'est pas très-urgente.»

L'impression de M. Thiers était fondée: en rédigeant sa note du 31
août, lord Palmerston s'était beaucoup plus préoccupé de lui-même
que de ses lecteurs français; et sans aucun dessein d'envenimer le
dissentiment des deux pays, il s'était appliqué à établir que, depuis
l'origine et dans le cours de l'affaire, l'Angleterre n'avait eu aucun
tort, ni fait aucune faute, bien plutôt qu'à dissiper les
préventions et à apaiser l'irritation de la France. C'est un esprit
essentiellement argumentateur, qui se déploie et se complaît dans la
discussion même, au point d'en perdre souvent de vue le but définitif
et pratique. Je répondis le 9 septembre à M. Thiers: «Je pense comme
vous que la nouvelle dépêche de lord Palmerston n'est qu'une seconde
édition du _memorandum_ du 17 juillet, qui vaut moins que la première.
C'est de la politique comme les théologiens font de la controverse,
possédés de la manie d'avoir eu toujours et pleinement raison. Lord
Palmerston ne songeait pas à cette dépêche. On l'en a pressé; on
voulait qu'elle devînt une démarche, une avance; il n'a pas voulu
faire une avance; il a écrit une dissertation. Il met cependant à
cette dissertation une certaine importance. Ses amis en parlent comme
d'un chef-d'oeuvre. Si elle était publiée, elle ferait quelque
effet sur le public anglais. Votre réponse aura donc, à son tour, de
l'importance; et il est fort désirable que, lorsqu'elle viendra à être
connue, elle puisse aussi, à son tour, faire de l'effet. Soyez sûr
qu'ici le public a besoin d'être informé, éclairé; sa disposition est
bienveillante, son désir de la paix très-vif; mais il est dans
une grande anxiété d'esprit; il ne voit pas clairement en quoi son
gouvernement a eu tort, pourquoi la France a raison de s'en plaindre
et de s'en séparer. Les idées ne sont ici ni promptes, ni fécondes. On
ne saisit pas, par soi-même et du premier coup, tout ce qu'il y a
dans une question, dans une situation. On attend les faits, les
allégations, les raisons réciproques. On a, des enquêtes et des
discussions à la suite des enquêtes, une telle habitude que cette
habitude est devenue en quelque sorte la règle et presque la nature
des esprits. Il faut donc leur fournir de quoi examiner, comparer,
débattre, réfuter. Aux hommes même les mieux disposés, les plus
décidément amis, il faut donner des renseignements, des preuves, car
ils n'y suppléent pas par la seule activité de leur propre pensée,
et si on ne leur fournit pas ce qu'ils attendent, ils demeurent
incertains et inactifs. Je sais combien il est difficile, en de telles
affaires, de satisfaire à une telle disposition; mais il importe que
vous la connaissiez et que vous en teniez grand compte.»

Deux incidents survinrent à cette époque qui méritent d'être rappelés:
l'un, à raison de ses conséquences que je retrouverai plus tard;
l'autre, comme symptôme de l'état des esprits parmi les hommes qui,
à Constantinople, à Alexandrie, à Paris et à Londres, concouraient ou
assistaient diplomatiquement à l'exécution du décret du 15 juillet.

Le 25 juillet, lord Palmerston m'invita à me réunir chez lui, le
lendemain, aux plénipotentiaires d'Autriche, de Prusse et de Russie,
pour continuer, de concert avec eux, la négociation commencée par
mon prédécesseur le général Sébastiani, pour un traité entre les cinq
puissances au sujet de la traite des nègres. Cette négociation avait
surtout pour objet d'amener l'Autriche, la Prusse et la Russie à
entrer dans le système de répression de la traite déjà adopté par la
France et l'Angleterre en vertu des conventions du 30 novembre 1831
et du 22 mars 1833. Par convenance seulement, et pour mettre les cinq
puissances sur le même pied, au lieu de demander à trois d'entre elles
une simple adhésion aux mesures déjà réglées entre les deux autres,
on était tombé d'accord qu'on rédigerait un nouveau traité auquel les
cinq Puissances concourraient également. Et comme il avait été reconnu
que quelques modifications étaient nécessaires dans les mesures
convenues, depuis plusieurs années, entre la France et l'Angleterre
pour en assurer l'efficacité, lord Palmerston avait introduit ces
modifications dans le projet de traité nouveau dont il remit le même
jour, aux cinq plénipotentiaires, une réimpression. Le principale
de ces modifications se rapportait à la fixation des limites dans
lesquelles le droit de visite mutuelle, adopté et pratiqué par
la France et l'Angleterre, serait désormais exercé entre les cinq
puissances. M. de Brünnow s'opposa, par ordre de sa cour, aux
nouvelles limites proposées par lord Palmerston, ainsi qu'au caractère
de perpétuité que devait avoir le traité. Lord Palmerston maintint la
condition de la perpétuité en se montrant disposé à faire, quant aux
nouvelles limites qu'il proposait pour l'exercice du droit de visite
mutuelle, des changements propres à lever les objections du baron
de Brünnow; mais comme le ministre russe déclara qu'il n'était pas
autorisé à accepter ces nouvelles propositions, il fut convenu qu'il
les transmettrait à sa cour, et qu'en attendant toute négociation
resterait suspendue.

Vers la fin d'août, je fus informé que le baron de Brünnow venait
de recevoir de Saint-Pétersbourg l'autorisation de consentir aux
nouvelles limites indiquées pour l'exercice du droit de visite
mutuelle ainsi qu'à toutes les autres dispositions et au caractère
perpétuel du traité. Les plénipotentiaires d'Autriche et de Prusse
étaient munis de la même autorisation. J'appris en même temps que
M. Porter, chargé par son gouvernement de la négociation commerciale
pendante entre la France et l'Angleterre, était sur le point de partir
pour Paris, emportant des instructions définitives pour la conclusion
du traité projeté. Nos amis de Londres me disaient: «Quoique nous
n'ayons pas le droit d'attendre de la France un accueil bien empressé
pour M. Porter, il est cependant d'une grande importance qu'il y
retourne, comme indice de bonnes dispositions, et ce qui est plus,
comme représentant une opinion très-prononcée contre la politique
actuelle de lord Palmerston.» Ils me prièrent donc de l'appuyer
chaudement auprès du cabinet français. En même temps je m'attendais,
d'un jour à l'autre, à recevoir de lord Palmerston l'invitation de me
réunir aux quatre autres plénipotentiaires pour signer définitivement
le nouveau traité relatif à la répression de la traite. Je demandai le
2 septembre à M. Thiers ses instructions et les pouvoirs nécessaires
à ce sujet: «Il paraîtrait étrange, lui dis-je, que je fusse seul
dépourvu de ces pouvoirs, et qu'au moment où l'Autriche, la Prusse
et la Russie adhèrent, après une longue hésitation, au système
de répression de la traite que, depuis longtemps, la France et
l'Angleterre pratiquent de concert, la France seule parlât de retard.
Vous savez quelle importance on attache ici à cette question. Si
nous finissions en même temps, avec l'Angleterre, un traité sur des
intérêts matériels, le traité de commerce, et un traité sur un grand
intérêt moral, l'abolition de la traite des nègres, cela ferait, dans
le public anglais, beaucoup d'effet, et de bon effet. Comme de raison,
c'est de l'effet ici que je suis préoccupé et que je vous parle. Son
importance est grande. Vous en jugerez.»

Comme de raison aussi, M. Thiers se préoccupa de l'effet à Paris
plus que de l'effet à Londres. Il me répondit[16] quant au traité de
commerce: «J'accueillerai bien M. Porter. C'est une chose grave que de
consentir au traité de commerce dans la situation présente. Je crains
d'ôter tout son sérieux à cette situation. Toutefois, je comprends les
inconvénients d'un refus.» Et quant au nouveau traité sur l'abolition
de la traite[17]: «Je vais consulter sur l'affaire de la traite des
nègres. Je crains de faire traité sur traité avec des gens qui ont
été bien mal pour nous.» Les deux négociations demeurèrent ainsi en
suspens.

[Note 16: Le 26 août 1840.]

[Note 17: Le 8 septembre 1840.]

Le 5 septembre, lord Palmerston, revenant de sa seconde visite
à Windsor, m'écrivit qu'il désirait me communiquer des rapports
importants qui lui arrivaient de Constantinople. Je me rendis
sur-le-champ chez lui. Il me donna à lire deux dépêches, l'une de
lord Ponsonby, à lui adressée, l'autre du baron de Stürmer, internonce
d'Autriche à Constantinople, adressée au prince de Metternich. Les
deux dépêches rendaient compte d'une conversation de M. de Pontois
avec Reschid-Pacha, conversation que Reschid-Pacha, fort troublé,
aurait fait rapporter par son drogman à lord Ponsonby et à M. de
Stürmer. M. de Pontois avait déclaré, disait-on, à Reschid-Pacha que
la France ne souffrirait pas, en Orient, l'exécution du traité du 15
juillet, ni l'emploi des mesures de coercition contre Méhémet-Ali;
qu'elle soutiendrait, par la force, le pacha dans sa résistance, et
qu'elle s'unirait à lui pour _révolutionner_ toutes les provinces de
l'Empire ottoman. Je me contentai de dire froidement à lord Palmerston
qu'il y avait là quelque chose que je ne comprenais pas, faute
d'informations sans doute, et que je lui demandais copie de ces deux
dépêches: «Mylord, ajoutai-je, vous vous rappelez le langage que je
vous ai tenu en recevant de vos mains votre _memorandum_ du 17 juillet
dernier; il contenait cette phrase: «Que la France, dans aucun cas,
ne s'opposerait aux mesures que les quatre cours, de concert avec le
sultan, pourraient juger nécessaires pour obtenir l'assentiment du
pacha d'Égypte.» J'ai refusé d'accepter l'expression _dans aucun cas_;
j'ai ajouté que j'étais certain de n'avoir rien dit qui l'autorisât;
que le gouvernement du Roi ne se faisait, à coup sûr, le champion armé
de personne, et ne compromettrait jamais, pour les seuls intérêts du
pacha d'Égypte, la paix et les intérêts de la France; mais que, si les
mesures adoptées contre le pacha par les quatre puissances avaient,
aux yeux du gouvernement du Roi, ce caractère ou cette conséquence que
l'équilibre actuel des États européens en fût altéré, il ne saurait y
consentir, qu'il verrait alors ce qu'il lui conviendrait de faire, et
qu'il garderait toujours, à cet égard, sa pleine liberté. Ce que j'ai
eu l'honneur de vous dire le 17 juillet, mylord, je vous le répète
aujourd'hui; et tout ce que j'ai vu, entendu, reçu, depuis le 17
juillet, me donne lieu de penser et d'affirmer que ce sont là en effet
les intentions du gouvernement du Roi.»--«Cela est vrai, me dit lord
Palmerston; c'est bien là le langage que vous m'avez toujours tenu;
mais comment expliquer celui de M. de Pontois? Ce serait la guerre.
Aurait-on voulu, en effrayant les Turcs, les empêcher de ratifier le
traité?»--«Je n'en sais rien, mylord; je n'ai rien à dire sur ce que
je ne sais pas. Veuillez m'envoyer copie de ces deux pièces. Je les
transmettrai sur-le-champ au gouvernement du Roi.» Et je me retirai.

Sans attendre la copie des deux dépêches, j'informai le cabinet
français de la communication que lord Palmerston venait de m'en faire;
M. Thiers me répondit immédiatement: «M. de Sainte-Aulaire a reçu, à
Königswarth, du prince Metternich, une communication semblable. Les
reproches adressés de Vienne à M. de Pontois étaient absolument les
mêmes que vous avez recueillis. Il avait annoncé la guerre immédiate,
dans tous les cas, quoi qu'on fît en Syrie; il avait annoncé que nous
allions nous réunir à Méhémet-Ali pour insurger l'Asie Mineure et
mettre l'Empire ottoman en confusion. Je n'ai pas besoin de vous dire
qu'il n'y a pas un mot de vrai dans tout cela; vous pouvez le déclarer
en mon nom. J'ai reçu avant-hier une longue dépêche de M. de Pontois
qui ne dit pas un mot de tout cela, et qui ne permet pas de rien
supposer de pareil. Les instructions données à Constantinople étaient
conformes aux instructions données aux autres agents, et M. de Pontois
n'était pas homme à les outre-passer. Je ne doute pas qu'il n'ait
tenu un langage très-énergique, qu'il ne se soit plaint vivement de
la Porte, de son infidélité à notre antique alliance, qu'il n'ait
qualifié de conduite coupable et imprudente celle de Reschid-Pacha,
qu'il ne lui ait dit que Méhémet-Ali soulèverait tout l'Empire
ottoman; mais j'affirme qu'il n'a pas dit tout ce que lui prête
Reschid-Pacha. Il n'est pas d'ailleurs vrai qu'on ait voulu empêcher
la ratification du traité du 15 juillet; c'était trop impossible pour
que M. de Pontois le tentât. Mais il a voulu faire peur d'une manière
générale; il a réussi, et Reschid s'en est vengé en le dénonçant aux
quatre cours. Voilà tout. Maintenant il faut nier, sans affaiblir
l'effet produit par M. de Pontois. Il faut se borner à nier un point,
l'annonce de notre concours accordé à Méhémet-Ali pour insurger l'Asie
Mineure. Il faut faire cette simple phrase: «Mylord, nous avons trop
blâmé ce qui se fait en Syrie pour l'imiter en Asie Mineure.
Cela pourra bien arriver, mais non pas par notre faute et par nos
suggestions. Quant au langage menaçant, on ne peut pas répondre du
style des agents et de la fidélité des traducteurs. M. de Pontois a
dit vrai s'il a déclaré que, dans certains cas, la France ne resterait
pas spectatrice inactive de ce qui se passerait en Orient.» Je n'ai
pas la prétention de vous dicter vos discours; vous y êtes plus habile
que moi; mais c'est là, je crois, le ton bon à prendre.»

Quelques jours après, le 11 septembre seulement, lord Palmerston
m'envoya les copies des deux dépêches qu'il m'avait communiquées. Il y
avait joint une note de lui, en date du 9, sur laquelle j'appelai, en
la transmettant à Paris, l'attention du gouvernement du Roi: «Si je ne
me trompe, écrivis-je le 12 septembre à M. Thiers, cette note a pour
objet d'atténuer le langage que le gouvernement du Roi a tenu au
gouvernement Britannique, soit à Paris et par l'organe de Votre
Excellence dans ses relations avec lord Granville, soit à Londres
et par mon propre organe dans mes relations avec lord Palmerston. Ce
langage a toujours été empreint d'une grande modération et d'un vif
désir que la paix de l'Europe ne fût point troublée; mais en même
temps nous avons toujours manifesté l'opinion que se formait
le gouvernement du Roi de la convention du 15 juillet et de ses
conséquences possibles, et il a réservé pour l'avenir la pleine
liberté de sa conduite. Si on lui enlevait ce caractère, la politique
du gouvernement du Roi pourrait y perdre quelque chose de sa dignité,
et en éprouver un jour quelque embarras et quelque entrave. Il
importe, je crois, qu'aucune parole ou aucun silence ne puisse lui
être attribué qui mette sa prévoyance ou son indépendance en question.
Votre Excellence se rappellera le _memorandum_ anglais du 17 juillet
dernier et sa tentative de donner à croire que la France s'était
engagée à ne s'opposer, _dans aucun cas_, à aucune des mesures que les
quatre puissances pourraient prendre au sujet du pacha d'Égypte. La
nouvelle note que j'ai l'honneur de transmettre à Votre Excellence
me paraît conçue, au fond, dans la même pensée. Les plaintes élevées
contre le langage de M. de Pontois deviendraient ainsi un moyen
d'énerver, dès ce jour, ce qu'a pu dire et de gêner plus tard ce que
pourrait faire, s'il le jugeait sage et utile, le gouvernement du Roi.
Le moyen le plus simple et le plus efficace, ce me semble, de prévenir
cet inconvénient, c'est de remettre sous les yeux du gouvernement
Britannique le langage que le gouvernement du Roi a tenu, soit à
Paris, soit à Londres, lorsque la convention du 15 juillet dernier lui
a été annoncée. C'est ce que j'ai essayé de faire dans le projet de
note que j'ai l'honneur de transmettre à Votre Excellence. Je n'ai pas
voulu prendre sur moi de répondre ainsi, sans votre approbation, à la
note que lord Palmerston vient de m'adresser. Mais si le gouvernement
du Roi pense qu'il est difficile de laisser sans réponse cette
note qui n'a pas été écrite sans intention, il trouvera peut-être
convenable d'y répondre, comme je le propose, par les paroles mêmes
qui ont été adressées, en son nom, au gouvernement Britannique,
d'abord au moment où le _memorandum_ du 17 juillet dernier nous a été
communiqué, ensuite dans le _contre-memorandum_ de Votre Excellence en
date du 24 juillet, et au moment où je l'ai remis à lord Palmerston.

«Je prie Votre Excellence de me donner, à ce sujet, ses instructions.»

M. Thiers me répondit le 18 septembre: «Le gouvernement du Roi donne
la plus entière approbation au projet de note que vous m'avez envoyé
en réponse à la note que vous a passée lord Palmerston au sujet du
langage imputé par Reschid-Pacha à M. le comte de Pontois. L'habile
rédaction de ce projet est bien faite pour déjouer l'intention qu'a
pu avoir le ministre britannique en prenant acte, d'une manière si
inexacte et si exagérée, de nos déclarations antérieures. Je vous
engage donc à ne pas retarder la transmission d'un document qui
doit placer la question sur son véritable terrain, à l'abri de toute
interprétation arbitraire ou intéressée. Il est parfaitement vrai
d'ailleurs que M. le comte de Pontois n'a pas tenu les étranges propos
qu'on lui attribue. Il s'est borné à déclarer que la France, justement
mécontente du procédé de la Porte et de ses alliés, se réservait
toute sa liberté d'action, et à appeler sérieusement l'attention
de Reschid-Pacha sur les dangers de la voie où il engageait son
gouvernement, particulièrement sur celui des insurrections qu'il
serait facile à Méhémet-Ali de susciter parmi les peuples soumis à
l'autorité du sultan[18].»

[Note 18: _Pièces historiques_, no IX.]

Pendant qu'à Paris et à Londres nous tournions ainsi dans le même
cercle, faisant des réserves et prenant des précautions pour un
avenir qui nous semblait de plus en plus incertain, les événements
se précipitaient en Orient et tranchaient les questions que nous ne
cessions pas de discuter. La nouvelle de la conclusion du traité du
15 juillet était arrivée à Constantinople, et malgré quelques
dissentiments dans l'intérieur du divan et quelques objections de
sa mère la sultane Validé, le sultan, toujours sous l'influence de
Reschid-Pacha, s'empressa de l'accepter, en fit expédier à Londres les
ratifications, et chargea Rifaat-Bey d'aller porter à Alexandrie les
sommations successives qu'aux termes de ce traité la Porte devait
adresser au pacha. Arrivé à Alexandrie le 11 août, Rifaat-Bey n'y
trouva pas Méhémet-Ali; il était depuis quelques jours en tournée dans
la basse Égypte, sous prétexte d'aller visiter les canaux du Nil, mais
en réalité pour gagner du temps et préparer ses moyens de défense.
Revenu à Alexandrie le 14, il reçut Rifaat-Bey le 16 au matin, et sans
entrer avec lui en discussion, le laissant même à peine parler, il
se refusa à la première des sommations que prescrivait le traité.
Le lendemain 17, les consuls des quatre puissances signataires
demandèrent une audience au pacha, et lui adressèrent des
représentations sur son refus. Il les repoussa avec vivacité, coupa
la parole au colonel Hodges, consul général d'Angleterre, et persista
dans sa résistance en disant: «Je ne rendrai qu'au sabre ce que j'ai
acquis par le sabre.» Il n'essayait pas de cacher son agitation, mais
sans se montrer inquiet ou intimidé, et quelques-uns des assistants
purent croire que la gravité des circonstances était, pour cet esprit
aventureux, une cause de satisfaction plutôt qu'un sujet de déplaisir.
D'autres, plus clairvoyants ou plus sceptiques, ne voyaient, dans
l'attitude et le langage du pacha, point de résolution définitive, et
disaient que, le jour où le péril deviendrait imminent, il serait
plus prudent qu'aventureux, et se résignerait, pour ne pas tout
compromettre, aux sacrifices qu'on lui demandait.

Presque au même moment où Rifaat-Bey arrivait à Alexandrie et avant
qu'il eût reçu audience de Méhémet-Ali, l'amiral Napier, avec quatre
vaisseaux et plusieurs bâtiments d'ordre inférieur détachés de
l'escadre de l'amiral Stopford, se présentait le 14 août devant
Beyrout, sommait Soliman-Pacha[19], qui y commandait pour Méhémet-Ali,
d'évacuer la ville et la Syrie, adressait aux Syriens une proclamation
pour les engager à secouer le joug égyptien et à rentrer sous la
domination du sultan, annonçait qu'en cas de refus il prendrait
contre Beyrout et la garnison des mesures décisives, et saisissait
immédiatement les petits navires égyptiens qui se trouvaient sous sa
main. En même temps l'amiral Stopford lui-même, avec le reste de son
escadre, arrivait en rade d'Alexandrie et s'y établissait, attendant
que Méhémet-Ali eût répondu aux sommations du sultan.

[Note 19: Sèves (Octave-Joseph), lieutenant dans l'armée française en
1814, et qui, en 1816, avait passé en Égypte, où, par son mérite
et ses services, il avait obtenu toute la faveur du pacha, et était
devenu major général de l'armée égyptienne.]

La nouvelle de ces premiers actes d'exécution du traité du 15 juillet
arriva à Paris le 5 septembre, et M. Thiers m'écrivit le 8: «Demandez
comment il se fait qu'avant les ratifications, avant surtout
l'expiration des délais, on ait pu commencer à opérer en Syrie contre
Beyrout. En vérité, cela est peu séant et peu légal en fait de droit
des gens. Du reste, adieu les moyens coercitifs! La Syrie ne remue
pas; l'émir Beschir reste fidèle à Méhémet-Ali; Ibrahim-Pacha, avec
toutes ses forces, revient pour écraser les gens qui seraient tentés
de débarquer. Il ne reste plus, si les choses se passent ainsi, qu'à
donner au public anglais le spectacle satisfaisant de l'intervention
russe.» Je n'avais pas attendu cette instruction pour faire à Londres
ce qu'elle me prescrivait; j'écrivis le 9 septembre à M. Thiers:
«Ce matin, en lisant les proclamations de Napier et le détail de ses
premières démarches, j'ai cherché comment je pourrais en témoigner
sur-le-champ ma surprise, et obliger le cabinet à quelques
explications. Point de ministre à Londres; lord Palmerston à
Broadlands, lord Melbourne et lord John Russell à Windsor. On dort
bien à l'aise derrière l'Océan. J'ai été chez lord Clarendon que je
n'ai pas trouvé. Il est venu chez moi une heure après:--«Mylord, lui
ai-je dit, vous êtes le seul membre du cabinet que je puisse joindre;
soyez, je vous prie, un moment lord Palmerston, et dites-moi comment
il se peut qu'on fasse, en Syrie, la guerre au pacha avant de lui
avoir seulement dit, en Égypte, ce qu'on lui demande.» Lord Clarendon
ne m'a, comme de raison, rien expliqué. Mais il répétera ce que je lui
ai dit. J'ai parlé dans le même sens, et vivement, à plusieurs
membres du corps diplomatique. Lord Palmerston doit revenir à Londres
après-demain. Je lui porterai ma surprise. Tout ce qui me revient me
donne lieu de croire à quelque brusque et forte tentative de la marine
anglaise sur quelque point de la côte de Syrie, probablement sur
Saint-Jean d'Acre. Si un tel coup réussissait, l'effet en serait
grand. J'ai peine à croire au succès. Mais certainement on a préparé
et on attend ici quelque chose de semblable, quelque acte vigoureux
qui empêche l'affaire de traîner en longueur.»

Lord Palmerston avait, à nos plaintes sur l'exécution précipitée du
traité du 15 juillet, une réponse fondée sur un document qui, à cette
époque, n'était pas encore public; au texte de ce traité était
joint un protocole réservé, signé à Londres, le même jour, par les
plénipotentiaires des quatre puissances et de la Turquie, et qui
portait:

«Considérant que, vu la distance qui sépare les capitales de leurs
cours respectives, un certain espace de temps devra nécessairement
s'écouler avant que l'échange des ratifications de ladite convention
puisse s'effectuer, et que les ordres fondés sur cet acte puissent
être mis à exécution;

«Et lesdits plénipotentiaires étant profondément pénétrés de la
conviction que, vu l'état actuel des choses en Syrie, des intérêts
d'humanité, aussi bien que les graves considérations de politique
européenne qui constituent l'objet de la sollicitude commune des
puissances signataires de la convention de ce jour, réclament
impérieusement d'éviter, autant que possible, tout retard dans
l'accomplissement de la pacification que ladite transaction est
destinée à atteindre.

«Lesdits plénipotentiaires, en vertu de leurs pleins pouvoirs,
sont convenus entre eux que les mesures préliminaires mentionnées à
l'article II de la présente convention seront mises à exécution
tout de suite, sans attendre l'échange des ratifications; les
plénipotentiaires respectifs constatent formellement, par le présent
acte, l'assentiment de leurs cours à l'exécution immédiate de ces
mesures.»

Ce protocole ne faisait point disparaître ce qu'il y avait de violent
et d'injuste à exécuter, contre Méhémet-Ali, le traité du 15 juillet
avant de lui avoir adressé les sommations prescrites par ce traité
même pour l'inviter à en accepter ou à en refuser les conditions; il
effaçait seulement l'irrégularité diplomatique qu'avant l'échange des
ratifications nous avions droit de signaler.

Le 16 septembre, quand toutes ces ratifications furent arrivées et
échangées à Londres, lord Palmerston nous donna enfin connaissance
officielle et textuelle du traité du 15 juillet, et deux jours après,
il me communiqua un protocole en date de la veille, 17 septembre,
par lequel «les plénipotentiaires des cours d'Autriche, de la
Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie, dans le but de placer dans
son vrai jour le désintéressement qui avait guidé leurs cours dans la
conclusion du traité du 15 juillet, déclaraient formellement que, dans
l'exécution des engagements résultant dudit traité pour les puissances
contractantes, ces puissances ne chercheraient aucune augmentation
de territoire, aucune influence exclusive, aucun avantage de commerce
pour leurs sujets, que ceux des autres nations ne pussent également
obtenir[20].»

[Note 20: _Pièces historiques_, nº X.]

Le jour même où lord Palmerston me faisait cette communication, je
recevais de M. Thiers cette dépêche datée du 17 septembre:

«Monsieur l'ambassadeur, Méhémet-Ali, cédant à nos pressantes
instances, vient de se décider à une grande concession. Il consent
à rendre immédiatement au sultan Adana, Candie, les villes saintes,
bornant ainsi ses prétentions à l'investiture héréditaire de l'Égypte
et à la possession viagère de la Syrie. Je ne puis croire que des
conditions aussi raisonnables ne soient pas acceptées. Les repousser,
ce serait évidemment réduire le pacha à la nécessité de défendre
par les armes son existence politique, et j'ai la conviction
qu'il n'hésiterait pas à le faire. J'ajouterai que ce n'est pas
le gouvernement du Roi qui lui demanderait d'ajouter de nouveaux
sacrifices à ceux qu'il vient d'offrir. Les puissances se verraient
sans doute obligées, pour surmonter la résistance de Méhémet-Ali, de
recourir à des moyens extrêmes; et parmi ces moyens, il en est qui
peut-être rencontreraient quelques obstacles de notre part; il en est
d'autres auxquels nous nous opposerions très-certainement; on ne
doit se faire, à cet égard, aucune illusion. Il importe donc que les
propositions si conciliantes de Méhémet-Ali obtiennent l'assentiment
de la Porte et de ses alliés. J'ajouterai que cet assentiment ne
saurait être trop prompt, la situation des choses étant telle que,
d'un moment à l'autre, ce qui est à présent praticable, et facile
même, peut devenir absolument impossible. Dans ces circonstances,
le gouvernement du Roi, immolant à l'intérêt de la paix des
susceptibilités trop bien justifiées cependant, n'hésite pas à faire
un appel à la sagesse des cours alliées. Je viens d'en écrire
à Vienne, à Berlin et à Constantinople. Veuillez, monsieur
l'ambassadeur, en entretenir aussi le cabinet de Londres. Je vous
laisse juge de la forme que vous devrez donner à cette communication.

«Quelques personnes ont pensé, tant à Alexandrie qu'à Constantinople,
que la Porte pourrait préférer, aux stipulations proposées, un autre
arrangement qui, donnant seulement à Méhémet-Ali l'Égypte et le
pachalik d'Acre, conformément au traité du 15 juillet, conférerait
à son fils Ibrahim-Pacha l'investiture des trois autres pachaliks
syriens. Nous croyons que ce plan pourrait aussi être accepté.»

A ces instructions officielles, M. Thiers ajoutait ces informations
particulières: «Voyant qu'il fallait placer la résistance là où nous
la placions, et sachant, par un dernier envoi postérieur à notre
entrevue à Eu, que nous la placions dans l'_Égypte héréditaire et
la Syrie viagère_, le vice-roi a fait les concessions que nous lui
demandions et a résumé enfin ses prétentions dans l'Égypte héréditaire
et la Syrie viagère. Mais au delà il n'y a plus de concessions à
espérer, car il ne fera que celles que nous lui arracherons, et nous
ne lui en demanderons pas une au delà de l'Égypte héréditaire et de la
Syrie viagère. Tenez cela pour infaillible. Il a fait cette concession
pour obtenir notre appui et nous engager tout à fait à sa cause.
C'était son intention évidente. Maintenant, après l'avoir poussé
jusque-là, il y a, pour nous, une sorte d'engagement moral de lui
prêter notre appui lorsqu'il se renferme, à notre demande, dans les
limites de la raison et de la modération.

«Peut-être on va conclure, de ce qu'il a dit aux quatre consuls,
qu'il va tout céder; c'est une illusion qu'il faut détruire. Il leur
a déclaré qu'il acceptait l'hérédité de l'Égypte, et que, pour le
surplus, il s'en rapportait à la magnanimité du sultan. Voici ce qu'il
a entendu, et il l'a expliqué à Rifaat-Bey. Il a entendu qu'il prenait
d'abord l'hérédité de l'Égypte, et se résignait à la possession
viagère de la Syrie, de Candie et d'Adana. C'est après nos instances
qu'il a consenti à entendre par ces mots la possession héréditaire de
l'Égypte et la possession viagère de la Syrie seule. Vous avez là la
dernière concession possible.»

L'influence de la France était en effet, sinon la seule, du moins
l'une des principales causes de ces concessions de Méhémet-Ali. Le
lendemain même du jour où Rifaat-Bey avait débarqué en Égypte porteur
des sommations du sultan au pacha, le comte Walewski était aussi
arrivé à Alexandrie, chargé par M. Thiers de contenir le pacha, si
celui-ci était disposé à faire des coups de tête, et de lui donner,
en tout cas, les conseils les plus propres à amener, entre la Porte
et lui, un arrangement. A l'arrivée du comte Walewski, les consuls
des quatre puissances s'empressèrent de l'assurer que Méhémet-Ali se
soumettrait aux conditions qui lui étaient offertes si la France
lui déclarait nettement qu'il ne devait pas compter sur son appui:
«L'acceptation ou le refus du pacha, disait le colonel Hodges,
dépend de la mission du comte Walewski.» Ainsi averti de la délicate
situation qu'on lui faisait, l'envoyé français ne voulut voir le pacha
qu'après l'audience donnée à Rifaat-Bey et le refus de l'_ultimatum_
de la Porte. Il trouva Méhémet-Ali très-animé: «Je n'ai pas laissé
parler le messager de la Porte,» répéta-t-il plusieurs fois. Il exposa
ensuite complaisamment ses plans et ses moyens de résistance. Selon
lui, les Anglais n'avaient pas assez de troupes de débarquement pour
s'aventurer dans l'intérieur de l'Égypte; il était impossible aux
Russes de faire traverser l'Asie Mineure à plus de vingt mille
hommes, car ils ne trouveraient pas de vivres pour une force plus
considérable; il ne craignait pas vingt mille Russes. Il brûlait de
se mesurer avec les Autrichiens. S'il n'y avait pas plus de douze
vaisseaux anglais devant Alexandrie, il était décidé à faire sortir
sa flotte pour les combattre. Tout cela était dit sans fanfaronnade
apparente, avec une grande humilité ironique, et en même temps avec
une confiance dans son étoile que quarante années de chances heureuses
pouvaient seules expliquer.

Le comte Walewski représenta au pacha qu'il ne pouvait espérer de
lutter contre les quatre puissances signataires de la convention de
Londres. Une attitude défensive, expectante et menaçante était, lui
dit-il, la seule qui lui convînt et dont il pût attendre de bons
résultats. Il pouvait, à Alexandrie, embosser sa flotte en prenant des
précautions contre les bombes de l'ennemi, et garder des troupes
en nombre suffisant pour s'opposer à un débarquement. En Syrie, il
n'avait qu'à concentrer assez de régiments réguliers pour comprimer
les nouvelles tentatives d'insurrection qui pourraient y être
suscitées contre lui. Au pied du Taurus, à Marash, il devait réunir
une armée considérable et menacer de là la Turquie. Mais qu'il ne
songeât ni à risquer un vaisseau à la mer, ni à envoyer un homme dans
l'Asie Mineure; s'il passait le Taurus, il provoquait un tremblement
de terre qui engloutirait à la fois Constantinople et le Caire.
Méhémet-Ali adopta, sans grand'peine, ce système défensif, disant
pourtant: «Si les Anglais bloquent mon commerce, il faudra bien que
je fasse marcher Ibrahim.» Le comte Walewski lui fit observer qu'un
blocus n'était pas encore l'hostilité complète; le pacha en convint;
il ne voulait ni résister aux conseils de l'envoyé français, ni cesser
de faire entrevoir qu'il tenait dans ses mains la paix ou la guerre
européenne; et le comte Walewski, en rendant compte le 18 août à M.
Thiers de ces entretiens, finit par dire: «Si les Anglais se bornent
à bloquer, s'ils ne cherchent ni à incendier la flotte, ni à faire
une descente, ni à bombarder Alexandrie, on pourra peut-être empêcher
Méhémet-Ali de donner à son armée l'ordre de passer le Taurus; mais
si une flotte anglaise veut brûler et sa ville, et son palais, et ses
magasins, et ses arsenaux, et sa flotte enfin, il ne peut l'empêcher
qu'en faisant sortir ses vaisseaux, et dans l'état où ils sont,
c'est leur ruine positive. Si on débarque des troupes turques et
autrichiennes en Syrie, si on y rallume l'insurrection qui n'est que
comprimée, il ne peut s'y opposer qu'en condamnant à une perte presque
certaine l'armée de Soliman-Pacha. Dans toutes ces hypothèses donc, il
n'a qu'un seul parti à prendre, celui de faire passer le Taurus à son
armée; là, de nouvelles et grandes chances se présentent à lui, et il
les comprend trop bien pour que, le cas échéant, il consente à ne pas
jouer son sort sur la seule carte qui puisse le faire gagner.»

Le moment était pressant; je me rendis le 19 septembre au
_Foreign-Office_, et j'entamai l'entretien avec lord Palmerston en
lui exposant les faits dont M. Thiers venait de m'instruire, les
concessions de Méhémet-Ali, les efforts des agents français qui l'y
avaient amené, le départ tout récent du comte Walewski qui avait
quitté Alexandrie dans les premiers jours de septembre pour aller à
Constantinople presser la Porte d'accepter les propositions du pacha:
«Voilà donc, dis-je, à lord Palmerston, une chance d'arrangement. Le
pacha n'est point intraitable. La Porte le sera-t-elle? A en juger par
le langage de Rifaat-Bey, elle n'y est pas disposée. Rien ne la
gêne pour entrer dans les voies qui s'ouvrent à la transaction. Les
propositions qu'elle a faites au pacha ne font point partie de la
convention qu'elle a conclue avec les quatre puissances. C'est un acte
séparé, qui émane de la Porte seule, et qu'elle peut modifier sans
que la convention du 15 juillet en soit atteinte. La modification
que demande Méhémet-Ali, Rifaat-Bey lui-même paraît en avoir suggéré
l'idée. Les trois pachaliks de Syrie en viager pour un fils du pacha,
est-ce acheter trop cher le terme d'une situation grave pour la Porte,
grave pour l'Europe, et qui peut le devenir bien plus?--«Je suis fort
aise, me dit lord Palmerston, que Méhémet-Ali ait fait cette démarche;
elle est de bon augure. Ne vous trompez pas sur la valeur de ce qu'a
pu dire Rifaat-Bey. C'est un pauvre homme, très-effrayé de la mission
qu'il remplit, et qui n'est pressé que de s'en aller. Il n'aurait
pas mieux demandé que d'aller sur-le-champ porter lui-même à
Constantinople les propositions du pacha. Il voulait partir après
l'expiration du premier délai de dix jours. Les consuls ont eu quelque
peine à l'en empêcher. Je sais que la situation est grave. Je n'en
redoute pas la responsabilité et elle ne s'aggravera point de notre
fait. Nous ne voulons point faire, nous ne ferons point la guerre à
la France. Nous ne ferons rien qui justifie la guerre. Nous ne
poursuivons qu'un but légitime, avoué; la note que je vous ai adressée
en vous communiquant la convention du 15 juillet, le protocole du 17
de ce mois, c'est là tout notre dessein. Nous n'avons pas une pensée,
nous ne ferons pas un pas au delà. La France est pleine de respect
pour le droit des gens et la justice. Elle n'a pas jugé à propos
de prêter comme nous, son concours à la Porte; mais elle n'est pas
ennemie de la Porte; elle ne fera pas la guerre à la Porte pour
soutenir le sujet contre le souverain. Elle ne déclarera pas la guerre
à des puissances amies qui ne la provoqueront pas.--«Certainement,
mylord, la France est pleine de respect pour le droit des gens et la
justice; la France ne veut point la guerre, et ne provoquera pas plus
qu'elle ne se laissera provoquer. Mais il y a des situations, et ce
sont les plus graves, où la guerre peut naître d'elle-même, sans la
volonté, contre la volonté de tout le monde, par cet entraînement des
situations, par ces incidents imprévus auxquels on n'échappe pas en
les déplorant. En 1831 aussi, la France ne voulait pas la guerre, et
elle en a donné certes d'éclatantes preuves; mais quand l'Autriche,
pour venir au secours du gouvernement pontifical, entra dans les
Légations, la France ne put accepter cette intervention étrangère,
cette présence armée dans un État indépendant, cette rupture de
l'équilibre en Italie; à son tour, la France voulut être là, et elle
alla à Ancône. Grâce à la sagesse de l'Europe, grâce à la loyauté bien
comprise de la France, la guerre ne sortit point de là; mais elle
en pouvait sortir, et pourtant la France n'hésita point. Des
circonstances analogues pourraient amener, sous des formes bien
diverses, des résolutions, des actes également pleins des chances de
guerre que nous repoussons tous. Et plus la situation qui peut faire
naître de tels actes se prolonge, plus on avance vers la limite à
laquelle on peut rencontrer ces chances. Hâtons-nous de mettre un
terme à cette situation, mylord, quand il en est temps encore et quand
le moyen s'en offre à nous.

--«Les situations sont bien différentes. On a beaucoup crié, en 1831,
contre ce que faisait la France à Ancône. Pour moi, je suis de ceux
qui ont pensé dès lors que la France n'avait pas le tort qu'on lui
attribuait, et qu'il y avait, pour elle, de grandes raisons
d'agir ainsi. L'Autriche était entrée seule dans les Légations; le
gouvernement pontifical était protégé précisément par la puissance
dont la protection devait paraître, aux autres États, plus suspecte
et plus périlleuse. C'est exactement la situation où la Porte serait
aujourd'hui si elle avait pour protectrice la Russie seule en vertu du
traité d'Unkiar-Skélessi. Nous avons, en droit, repoussé, comme vous,
ce protectorat exclusif de la Russie; en fait, nous ne l'accepterions
pas plus que vous. L'Autriche de plus, en 1831, n'avait pas invité
la France à se joindre à elle pour protéger le pape, pour entrer
avec elle dans les Légations. Aujourd'hui ce sont quatre puissances
d'intérêts fort divers, et dont plusieurs ont des intérêts semblables
à ceux de la France, qui s'allient pour protéger la Porte; et ces
quatre puissances ont constamment pressé la France de s'unir à elles,
d'agir comme elles, d'être partout avec elles dans le même dessein.
Ce sont là, à coup sûr, des différences considérables entre les
situations, et la France n'aurait pas aujourd'hui, pour agir en Orient
comme elle l'a fait en 1831 en Italie, les mêmes motifs.

--«Mylord, peu importent ces différences quand l'analogie est au
fond des choses. Pourquoi redoutons-nous ce que les quatre puissances
entreprennent en Orient? Parce que nous croyons qu'au lieu de la
pacification intérieure, c'est la guerre civile, avec toutes ses
secousses et toutes ses chances, qu'elles vont porter dans l'Empire
ottoman, et que, si quatre puissances sont présentes dans le traité du
15 juillet, en définitive une seule en profitera. C'est là le résultat
que nous repoussons. Nous voulons en Orient la paix et l'équilibre des
États européens. Nous croyons la paix et l'équilibre compromis par le
traité dont vous poursuivez l'exécution. Un État du premier ordre, la
France ne peut, en pareille occurrence, manquer à son rôle et à son
rang. Elle n'y manquera point.

--«Elle aura bien raison, et nous serions bien fâchés qu'elle y
manquât. Croyez-moi, mon cher ambassadeur; nous n'avons aucune envie
que vous n'exerciez pas en Orient l'influence qui vous appartient.
Nous savons combien votre influence y est nécessaire; et soyez sûr
que, si la prépondérance d'une autre puissance y devenait en effet
menaçante, vous nous verriez à côté de vous pour la réprimer. Mais
rien de semblable n'est à craindre aujourd'hui; ce qui se fait en
Orient détruira au contraire toute prétention isolée, tout protectorat
exclusif. Nous aurions infiniment préféré que vous y prissiez part
avec nous. Vous n'avez pas voulu. Nous aussi, en 1823, quand vous êtes
intervenus en Espagne, nous n'avons pas voulu nous y associer. On
nous l'avait proposé, demandé à Vérone. Nous avons pensé que cela ne
convenait pas à notre politique, intérieure et extérieure. Avons-nous
fait la guerre à cause de cela? Depuis bien longtemps pourtant nous
redoutions l'influence de la France en Espagne. Vous y êtes entrés
seuls. Vous y êtes restés longtemps. Vous avez occupé cinq ou six ans
Cadix, point si important à nos yeux. Nous avons gardé la paix et nous
croyons que, pas plus que le reste de l'Europe, l'Angleterre n'y a
rien perdu.»

Je ne prolongeai pas cette discussion sur des comparaisons boiteuses
et sans importance pratique; je ramenai la conversation vers son objet
sérieux, les propositions du pacha: «Le gouvernement du Roi, dis-je,
craint qu'on ne se fasse, à Londres, des illusions à cet égard. Il
est convaincu qu'on n'obtiendra rien de plus à Alexandrie. Il trouve
lui-même ces propositions modérées et raisonnables; il ne croirait
ni devoir, ni pouvoir insister auprès du pacha pour lui arracher
davantage; il ne voit enfin, au delà de ces termes, qu'une situation
de plus en plus violente et qui nous pousserait chaque jour plus
rapidement vers les événements les plus graves.»

--«Je ne pense pas, me dit lord Palmerston, que ce soient là les
derniers termes auxquels le pacha puisse être amené. La Porte
n'acceptera point la Syrie tout entière pour Ibrahim. Ibrahim, c'est
Méhémet. Le district d'Adana, si je ne me trompe, avait été donné
au nom d'Ibrahim; Méhémet en dispose, comme de tout le reste. La
convention du 15 juillet a un but sérieux, faire disparaître le danger
auquel le voisinage et la puissance de Méhémet, maître de la Syrie,
tenaient la Porte sans cesse exposée. Il est indispensable que ce but
soit atteint.

--«Dois-je conclure de là, mylord, que la Porte n'admettra aucune
modification aux propositions qu'elle a adressées au pacha?

--«Je ne dis pas cela; le pacha montre de la sagesse; il commence
à transiger. Aucune mesure de coercition n'a pourtant encore été
réellement tentée; on verra; une place qui s'est bien défendue pendant
six mois, et qui donne lieu de croire qu'elle se défendra bien encore,
est traitée autrement que celle dont les remparts sont minés et
près de tomber. Il y a tel dessein qu'on peut modifier lorsque, à la
pratique, on en a reconnu les difficultés. Quant à présent, Ibrahim
s'est rapproché de Beyrout avec un corps de troupes, ce qui prouve
qu'il ne pense pas à passer le Taurus.»

--«Savez-vous ce qu'il fera, mylord, quand il saura que les dernières
propositions de son père ont été rejetées?

--«Ce ne seront pas les dernières; le pacha est entré dans une
bonne voie; il comprendra qu'il y a, pour lui, plus d'avantage à y
persévérer qu'à en sortir.»

Je rendis sur-le-champ à M. Thiers un compte détaillé de cet
entretien, et en dehors de mon récit officiel j'ajoutai: «On ne m'a
pas dit, et je n'aurais pas souffert qu'on me dît, mais on croit ici
que le pacha découragé avait cédé bien davantage, et qu'il était prêt
en effet à se contenter de l'Égypte héréditaire, en s'en remettant
d'ailleurs à la générosité du sultan. MM. Cochelet et Walewski lui
auraient, dit-on, reproché d'avoir fait cette démarche à leur insu,
et l'auraient fait revenir de sa première résolution; en sorte que la
France seule aurait fait obstacle à la conclusion de l'affaire.

«Quand on conçoit des doutes sur cette explication de ce qui s'est
passé à Alexandrie, voici celle qu'on adopte en échange. Le pacha,
dit-on, a fait une feinte; il s'est montré disposé à tout céder,
dans l'espoir que les agents français eux-mêmes trouveraient ses
concessions excessives, lui conseilleraient d'autres propositions dont
ils prendraient la responsabilité, et lieraient ainsi la France à sa
cause. En sorte que, dans la première hypothèse, la France serait plus
exigeante et, dans la seconde, moins fine que le pacha.»

La première hypothèse devint bientôt à Londres un bruit fort répandu
et d'un très-fâcheux effet. J'écrivis le 22 septembre à M. Thiers: «Je
ne puis vous laisser ignorer, et je vous l'ai déjà indiqué hier,
que lord Palmerston, pour retenir ses collègues sous son drapeau, se
servira et se sert déjà beaucoup de cette assertion que le pacha
avait cédé, allait céder, que les agents français seuls lui ont rendu
courage et l'ont rengagé dans la résistance. C'est ce qu'on lui mande
de plusieurs côtés, et avec affirmation. On l'a, dit-on, également
mandé à Vienne, et M. de Metternich en est aussi persuadé que lord
Palmerston. Lord Beauvale en a écrit à Londres. L'amiral Stopford y
croit, dit-on, également, et lui, qui était assez favorable au pacha,
et en bonne intelligence avec nous, va changer de disposition et
poursuivre avec ardeur les moyens de contrainte, très-blessé, pour son
propre compte, d'avoir tiré à tort le canon de raccommodement. J'ai
trouvé hier lord Holland fort troublé de tout ce qu'on lui disait
à cet égard, et redoutant beaucoup l'effet de tout ce qu'on pouvait
dire. On raconte que M. Walewski a parlé au pacha de 30,000 hommes que
la France réunissait dans ses départements méridionaux. Deux de nos
amis, des plus chauds et des plus utiles, sont venus ce matin me
dire les _ravages_, je me sers à dessein de l'expression, que les
adversaires d'une transaction pourraient faire et feraient, dans le
cabinet et dans le public, avec de telles allégations. Car la France
a toujours répété, disent-ils, que, pour elle, la question des
territoires lui était indifférente et que, si le pacha voulait céder,
elle n'y objecterait pas du tout. J'attendrai impatiemment votre
réponse.»

Elle ne se fit pas attendre; M. Thiers m'écrivit le 24 septembre: «A
la fausse assertion que la France, loin d'amener les concessions du
vice-roi, les a au contraire empêchées d'être pleines et entières,
donnez en mon nom, et au nom du gouvernement français, le démenti le
plus solennel. Je ferai donner aujourd'hui ce démenti par un journal
officiel[21]. Voici la rigoureuse vérité. Le vice-roi, en pourparlers
avec Rifaat-Bey, avait commencé à s'adoucir, et avait conçu, de
certaines insinuations qui lui avaient été faites, l'espoir d'obtenir
du sultan des conditions meilleures que le traité du 15 juillet. Il
fit alors cette réponse qu'il acceptait «l'Égypte héréditaire, et
qu'il s'en fiait, pour le surplus, à la magnanimité du sultan.» On en
était là quand nos agents le virent, et il dit ce qu'il entendait
par ce recours à la magnanimité du sultan; il entendait qu'on lui
laisserait la possession viagère de la Syrie, d'Adana et de Candie.
C'est alors que nos agents lui déclarèrent que c'était là une
prétention impossible à justifier et à satisfaire. Notamment sur
Candie, il fallut y revenir à plusieurs fois pour l'ébranler et le
convaincre. L'assertion qu'il allait tout céder est donc un indigne
mensonge auquel je vous prie de donner, en mon nom et au nom de la
France, le plus éclatant démenti. Je vous envoie une lettre de M.
Cochelet que vous pouvez lire à qui cette lecture sera utile.»

[Note 21: _Moniteur_ du 25 septembre 1840.]

Elle fut utile, mais point nécessaire. Je répondis le 26 septembre
à M. Thiers: «Je sors de chez lord Palmerston. J'avais déjà démenti,
auprès de lui et auprès de tout le monde, l'assertion relative à la
conduite des agents français à Alexandrie. Je viens de le faire avec
l'autorité de votre lettre, du rapport de M. Cochelet et de votre
démenti officiel. J'ai trouvé lord Palmerston convaincu d'avance et
assez embarrassé. Il avait reçu hier le rapport du colonel Hodges, en
date du 30 août, signé des trois autres consuls et de Rifaat-Bey, et
parfaitement d'accord avec celui de M. Cochelet. Ce rapport, rédigé en
forme de procès-verbal de la conférence entre le pacha, Rifaat-Bey et
les quatre consuls, prouve: 1º que le pacha, en déclarant aux consuls
qu'il acceptait l'Égypte héréditaire, et s'adresserait, pour le reste,
aux bontés du sultan, leur a, même au premier moment, donné à entendre
qu'il demanderait et qu'il espérait bien obtenir le gouvernement
viager de la Syrie, ajoutant ensuite que, s'il était refusé, il aurait
recours aux armes; 2º que les agents français, loin de détourner le
pacha des concessions pleines et entières qu'il avait faites d'abord,
s'étaient, au contraire, appliqués et avaient réussi à obtenir de lui
des concessions plus étendues et plus précises.»

«Ce dernier point n'est pas textuellement exprimé dans le rapport du
colonel Hodges, qui ne traite que de ce qui s'est passé entre le pacha
et les consuls; mais il en découle nécessairement, et le rapport de
M. Cochelet est pleinement confirmé. Lord Palmerston l'a reconnu sans
hésiter, sans essayer d'atténuer la vérité. J'ai pris sur lui tous mes
avantages. J'ai prononcé les mots d'étrange crédulité, de confiance
aveugle dans tout ce qui flattait ses idées ou son désir; j'ai parlé
des offenses auxquelles il se laissait ainsi entraîner envers nous,
que nous devions ressentir, que nous ressentions, et qui rendraient
les affaires encore bien plus difficiles et périlleuses si nous
n'étions pas plus attentifs avant de croire et de parler. Il n'a point
cherché de mauvaise excuse, et vous pouvez être sûr qu'à cet égard, en
ce moment, il a le sentiment d'un tort et presque envie de le réparer.
Ce qui importe encore plus, c'est qu'il a perdu par là un grand moyen
d'action sur l'esprit de ses collègues, d'ici au conseil de lundi
prochain et dans ce conseil même.»

Trois conseils de cabinet furent tenus en effet, le 29 septembre et
les 1er et 2 octobre, pour délibérer sur les concessions du pacha; les
amis de la politique pacifique soutenaient qu'elles pouvaient devenir
la base d'une transaction, et demandaient qu'on fît, à ce sujet,
quelque nouvelle ouverture à la France. Lord Palmerston se retranchait
dans les difficultés de conduite, les scrupules de dignité: «Le traité
s'exécute, disait-il, et s'exécutera facilement; comment le rétracter
sans humilier l'Angleterre et l'Europe?» Ses objections ne ramenaient
pas à lui les partisans d'un arrangement; mais ils ne les résolvaient
pas à leur propre satisfaction. Ils cherchaient quelque chose qui,
sans violer et abolir formellement le traité du 15 juillet, en prît
la place et maintînt à la fois la paix et l'honneur diplomatique de
l'Angleterre. Ils ne le trouvaient pas. La chance d'une dislocation du
cabinet était d'ailleurs présente à l'esprit de tous ses membres, et
rendait toutes les discussions molles et vaines.

Au milieu de ces petites agitations intérieures du cabinet anglais,
arriva à Paris et à Londres la nouvelle télégraphique que, le 11
septembre, l'escadre anglaise avait d'abord sommé, puis bombardé
Beyrout qui, après une résistance peu efficace, s'était rendu; que des
troupes turques, ou auxiliaires des Turcs, avaient été débarquées
et commençaient à agir en Syrie; et que, pendant ce temps, à
Constantinople, aussitôt après l'arrivée de Rifaat-Bey revenu
d'Alexandrie et malgré les efforts du comte Walewski pour faire
accepter les propositions d'arrangement du pacha, le sultan, à la
suite de deux réunions solennelles du divan, avait, le 14 septembre,
prononcé la déchéance de Méhémet-Ali comme pacha d'Égypte et nommé
Izzet-Méhémet pour le remplacer. Le traité du 15 juillet était ainsi
exécuté en Orient dans ses conséquences extrêmes, pendant qu'on
cherchait encore, en Occident, un moyen de les prévenir.

En me transmettant, le 2 octobre, ces nouvelles, M. Thiers ajoutait:
«Vous pouvez vous figurer aisément l'impression du public de Paris.
Il m'est impossible de dire ce qui en résultera, ni quelles seront
les résolutions du gouvernement. J'ai assemblé le cabinet ce matin;
je l'assemblerai encore ce soir; je vous ferai part de ses résolutions
dès qu'elles seront prises, et qu'il y aura besoin de vous les faire
connaître pour votre conduite à Londres. En attendant, vous ne devez
pas dissimuler combien la situation est grave. Elle ne l'a jamais été,
à beaucoup près, autant.»

En recevant, le 4 octobre au matin, ces nouvelles et sans rien
attendre de plus, je pensai que, soit avec les amis, soit avec les
adversaires d'un arrangement pacifique, je ne devais pas rester
inactif et silencieux. Je pris quelques mesures pour que les premiers
connussent bien, sans retard, la gravité de la situation, et je
demandai à lord Palmerston de me recevoir dans la matinée. Il me
répondit qu'il m'attendait.

«Mylord, lui dis-je en entrant, je n'ai, de la part du gouvernement
du Roi, rien à vous demander ni à vous dire; mais je tiens à vous
informer sur-le-champ des nouvelles que je reçois et de l'effet
qu'elles produisent en France.» Je lui lus une dépêche de M. de
Pontois, en date du 15 septembre, sur ce qui venait de se passer à
Constantinople, et trois dépêches télégraphiques que M. Thiers m'avait
transmises.

Sur la dépêche de M. de Pontois, lord Palmerston s'empressa de me
dire: «Il n'y a point de successeur nommé à Méhémet-Ali en Égypte; la
Porte a pensé que, puisqu'elle était en guerre avec lui, il fallait
lui retirer tout pouvoir légal. Elle l'a déposé pour qu'il ne fût
plus, en Égypte comme ailleurs, le représentant du sultan, pour que
tous les sujets du sultan, Égyptiens comme Syriens, sussent bien
qu'ils ne devaient plus à ses ordres aucune obéissance. Elle a pensé
en même temps que cette mesure l'intimiderait et contribuerait à le
faire céder. Elle ne s'est point interdit tout arrangement avec
lui quant à l'Égypte; elle n'a investi Izzet-Méhémet-Pacha que d'un
pouvoir provisoire et limité. J'ai écrit à lord Granville pour qu'il
donnât à votre gouvernement cette explication et rétablît la vérité
des faits.»

--«Il n'en est pas moins vrai, mylord, que c'est au moment où
Méhémet-Ali faisait des concessions et abandonnait une partie de ses
prétentions, qu'on a pris contre lui une mesure extrême, et poussé
tout à coup la convention du 15 juillet à ses dernières conséquences.
L'article VII de cette convention ne présentait le retrait de l'Égypte
même à Méhémet-Ali que comme une chance éloignée, sur laquelle
le sultan consulterait ses alliés. Apparemment le conseil de lord
Ponsonby a été aussi prompt que la résolution du sultan. C'est sans
doute dans le même esprit de promptitude, et pour aller au-devant des
événements, qu'on fait dans l'Asie Mineure, auprès de Nicodémie, les
préparatifs d'un camp pour des troupes russes. Aux termes de l'article
III de la convention du 15 juillet, c'est seulement dans le cas où
Ibrahim passerait le Taurus que ces mesures sont annoncées pour la
sûreté de Constantinople.»

«--Aussi n'y a-t-il, quant à présent, rien de fondé dans le bruit dont
vous me parlez. On ne fait point de préparatifs pour un camp russe à
Nicomédie, et j'espère que rien de semblable ne sera nécessaire, et
qu'Ibrahim ne franchira pas le Taurus.»

La conversation passa de Constantinople en Syrie. Lord Palmerston
ne savait, sur Beyrout, que ce qu'il avait appris par nos dépêches
télégraphiques: «Mes dernières dépêches de Beyrout, me dit-il, sont
du 26 août; mais l'événement ne m'étonne pas; Beyrout était un point
important à occuper. C'est le seul port de cette côte. Il coupe les
communications du pacha. C'est de là que l'insurrection de la Syrie
contre lui peut être efficacement soutenue.

--«Oui, cette insurrection qu'on soutient sans qu'elle existe, et
qu'on ne parvient pas à créer.

--«Elle existera dès qu'elle aura un point d'appui. Notre drogman,
M. Wood, a parcouru le Liban; il a vu les principaux chefs, l'émir
Beschir lui-même; ils lui ont tous dit que, dès qu'ils verraient
le drapeau turc arboré et protégé par des forces suffisantes,
ils prendraient les armes, car la tyrannie du pacha leur est
insupportable.»

Je parlai avec amertume de ce drapeau turc arboré sur Beyrout en
cendres, et par des mains qui n'étaient pas toutes turques. Lord
Palmerston révoqua en doute les neuf jours de bombardement et la ruine
complète de Beyrout: «Les Égyptiens, me dit-il, étaient dans un fort,
dans le lazaret, je crois. Ce point-là aura été détruit, ce qui aura
déterminé la retraite. Quant aux troupes débarquées, ce sont bien
des Turcs. Il n'y a point d'Autrichiens. Peut-être quelques marins
anglais, pour un moment, comme nous avons fait en Espagne. Mais c'est
par des Turcs que Beyrout est occupé, et une seconde expédition de
troupes turques ne tardera pas à y arriver.

--«Je ne sais, mylord, si c'est Beyrout même ou seulement le lazaret
qui a été détruit, ni dans quelle mesure les Anglais, les Autrichiens
et les Turcs ont contribué à sa destruction, ni si ce serait une
insurrection bien naturelle que celle qui viendrait si tard et à
condition d'être si bien garantie. Ce que je sais, c'est que tous
les faits que nous venons d'apprendre, et dont quelques-uns sont
des conséquences rigoureuses, extrêmes, lointaines, du traité du 15
juillet, ont éclaté à la fois, au début même de l'exécution, au moment
où les concessions du pacha avaient fait concevoir des espérances
d'arrangement. Ces faits ont produit en France un effet déplorable, et
il en résulte la situation la plus grave qui se puisse imaginer, une
situation dans laquelle personne ne peut plus répondre de l'avenir.

--«Comment un nouvel arrangement serait-il possible? Comment
pourrions-nous modifier la convention du 15 juillet sous le coup des
menaces dont nous sommes assaillis? Au milieu d'une telle explosion,
notre honneur nous commande de tenir à ce que nous avons fait,
d'accomplir ce que nous avons entrepris.

--«Pardon, mylord, que voulez-vous dire? De quelle explosion, de
quelles menaces parlez-vous? Est-ce des journaux? Vous savez, comme
moi, ce que c'est qu'un pays libre; vous connaissez, comme moi, ce
qu'y peuvent être les exagérations de la pensée, les emportements du
langage. Si vous me parliez de nos journaux, je parlerais des vôtres.
Vous ne voudriez certainement pas en répondre.

--«Et vos armements sur terre et sur mer?

--«Nos armements, mylord, sont une sûreté pour nous, point une menace
de notre part. Comment? Depuis l'origine de cette affaire, la France
répète que son motif pour repousser l'emploi de la force contre le
pacha, c'est la crainte que, par là, on ne soulève en Orient les
questions les plus graves, qu'on ne trouble l'Empire ottoman et la
paix de l'Europe. Elle a tort ou raison; mais enfin c'est son avis, sa
prévoyance. Et pendant qu'elle pense et prévoit ainsi, la France voit
quatre grandes puissances s'unir pour employer la force en Orient;
elle se voit isolée, et elle ne prendrait pas ses précautions! Elle
ne se préparerait pas pour les chances d'un avenir qu'elle a toujours
prévu et prédit! Ces préparatifs, mylord, ces armements n'ont rien
d'agressif; ils ne menacent les droits d'aucun État; ils sont notre
garantie, à nous, contre les périls et pour les nécessités de la
situation qu'on nous a faite. Il fallait prévoir, mylord, cette
conséquence de cette situation; il fallait prévoir l'élan du sentiment
national dans la France isolée, et l'attitude qu'il imposerait à son
gouvernement. Je vous l'ai souvent annoncé; je vous ai fait pressentir
cette explosion dont vous vous plaignez et ses conséquences. Vous
n'avez jamais voulu y croire.

--«C'est volontairement que la France s'est isolée. Nous avons
vivement désiré, instamment demandé qu'elle fût avec nous. Nous ne
pouvions abandonner ce que nous pensions, ce que nous voulions faire
dans le seul intérêt du repos de l'Europe, parce que la France n'était
pas de notre avis sur le choix des moyens. C'eût été reconnaître,
accepter son _veto_, sa dictature. Nous nous sommes appliqués à vous
rassurer, à vous donner, sur nos intentions, sur notre action, toutes
les garanties possibles. S'il en est que vous désiriez, que vous
imaginiez, dites-les; nous irons très-loin pour dissiper toute
inquiétude. Mais quand, après un an de négociations, nous avons conclu
la convention du 15 juillet, nous avons fait un acte sérieux; nous
l'avons fait pour guérir en Orient un mal sérieux. Nous ne voulons
faire que cela; mais nous le voulons sérieusement, comme des gens qui
se respectent eux-mêmes, qui ne vont point au-delà de ce qu'ils ont
dit, mais ne rétractent point ce qu'ils ont fait.

--«Nous aussi, mylord, nous tenons à ce que nous avons dit; nous ne
voulons que ce que nous avons annoncé. Nous avons toujours voulu la
paix; toute notre politique a été dirigée vers le maintien de la paix.
Nous n'avons pas créé la situation dans laquelle la paix peut être
compromise; nous ne répondons pas, je le répète, de l'avenir que cette
situation peut amener.»

Je transmis sur-le-champ à M. Thiers les détails de cet entretien, et
je lui communiquai en même temps l'impression qu'à ce moment même et
dans la situation ainsi aggravée, je ne cessais pas de conserver:
«Je regarde, lui dis-je, les dernières paroles que m'a adressées lord
Palmerston comme l'expression vraie et complète de sa pensée, et par
conséquent de la pensée du cabinet où il prévaut. Il veut sincèrement
renfermer la convention du 15 juillet dans les limites indiquées, la
restitution de la Syrie au sultan; il veut sérieusement l'exécuter
dans ces limites. Il est plus que jamais convaincu que les événements
s'y renfermeront, et que le pacha portera plus loin ses concessions,
ou sera dompté sans longs et violents efforts.»

Deux jours après, pour que le gouvernement du Roi n'ignorât rien
de l'état des esprits à Londres, j'écrivis à M. Thiers: «J'espérais
recevoir, il y a déjà quelque temps, votre réponse à la grande
dépêche de lord Palmerston du 31 août dernier. En vous écrivant le
9 septembre, je vous ai parlé de l'effet qu'elle produisait en
Angleterre et de l'importance qu'il y aurait pour nous à agir, à notre
tour, sur l'esprit flottant du public anglais mal informé. Depuis
cette époque, non-seulement la dépêche du 31 août, mais plusieurs
autres pièces dans le même sens ont été publiées, entre autres la note
que m'a adressée lord Palmerston, le 16 septembre, en me communiquant
la convention du 15 juillet, celle qui accompagnait le protocole du 17
septembre, et ce protocole lui-même. Ces publications ont réellement
agi sur l'opinion en Angleterre, et aussi, me dit-on, en Allemagne.
Rien n'est venu de notre part, non-seulement à la connaissance du
public, mais à l'adresse du cabinet anglais qui, je le sais, s'est
un peu étonné de ne recevoir aucune réponse à ses diverses
communications.»

M. Thiers m'envoya, le 8 octobre, sa réponse, en date du 3, au
_memorandum_ anglais du 31 août. C'était un complet et habile résumé
de la politique du gouvernement français depuis 1839, dans les
affaires d'Orient. Ses motifs, sa persévérance à travers toutes les
phases de la question, ses efforts à la fois pour le maintien de
l'Empire ottoman et pour l'acceptation intelligente et pacifique
des faits qui, dans certains lieux, en attestaient l'incontestable
décadence, enfin ses objections au traité du 15 juillet 1840 et ses
griefs contre le brusque procédé de la conclusion, y étaient exposés
avec lucidité, fermeté et mesure. Je donnai le 12 octobre, à lord
Palmerston, revenu ce jour même de la campagne, lecture et copie de
ce document[22]. Il me fit, dans le cours de cette lecture, quelques
observations courtes et réservées, quoique son impression, je pourrais
dire sa contrariété, fût, au fond, assez vive. J'ai déjà dit qu'il a
le goût de la polémique et un besoin passionné, non-seulement d'avoir,
mais d'avoir toujours eu raison, dans ses raisonnements comme dans ses
actes. La lecture terminée, il m'exprima l'intention de répondre,
par écrit, à cette dépêche, et d'y relever tout ce qui lui paraissait
susceptible de contradiction. Il avait l'air, en m'écoutant, de
méditer déjà sa réponse.

[Note 22: _Pièces historiques_, nº XI.]

A sa dépêche du 3 octobre, M. Thiers en avait joint une autre, en date
du 8, pratiquement bien plus importante. C'était la déclaration
de l'attitude que prenait le gouvernement du Roi en raison de la
déchéance prononcée à Constantinople contre Méhémet-Ali, comme pacha
d'Égypte[23]. Cette déclaration était conçue en termes aussi mesurés
que graves; le mot et le moment précis du _casus belli_ n'y étaient
pas prononcés; mais elle portait formellement «que la déchéance
du vice-roi, mise à exécution, serait, aux yeux de la France, une
atteinte à l'équilibre général de l'Europe. On a pu livrer, aux
chances de la guerre actuellement engagée, la question des limites qui
doivent séparer, en Syrie, les possessions du sultan et du vice-roi
d'Égypte; mais la France ne saurait abandonner à de telles chances
l'existence de Méhémet-Ali comme prince vassal de l'Empire. Quelle que
soit la limite territoriale qui les sépare, par suite des événements
de la guerre, leur double existence est nécessaire à l'Europe, et
la France ne saurait admettre la suppression de l'un ou de l'autre.
Disposée à prendre part à tout arrangement acceptable qui aurait
pour base la double garantie de l'existence du sultan et du vice-roi
d'Égypte, elle se borne en ce moment à déclarer que, pour sa part,
elle ne pourrait consentir à la mise à exécution de l'acte de
déchéance prononcé à Constantinople.»

[Note 23: _Pièces historiques_, Nº XI.]

Je portai cette dépêche à lord Palmerston le 10 octobre, quelques
heures après l'avoir reçue. Il arrivait de la campagne et se disposait
à se rendre au conseil. Il écouta ma lecture avec une attention
silencieuse; sur le passage seulement où M. Thiers rappelait la
déclaration que lui avait faite lord Granville au sujet de la
déchéance prononcée contre le pacha: «Je ne sais, me dit lord
Palmerston, si ces mots _mesure comminatoire, sans conséquence
effective et nécessaire_, rendent bien exactement ma pensée. J'ai
chargé lord Granville, comme je vous l'ai dit à vous-même, de déclarer
au gouvernement du Roi que nous considérions cette déchéance, non
comme un acte définitif et qui devait nécessairement être exécuté,
mais comme une mesure de coercition destinée à retirer au pacha tout
pouvoir légal, à agir sur son esprit pour l'amener à céder, et qui
n'excluait pas, entre la Porte et lui, s'il renonçait à ses
premiers refus, un accommodement qui le maintînt en possession de
l'Égypte.--C'est aussi, mylord, ce que j'ai mandé au gouvernement du
Roi» et je continuai ma lecture. Quand j'eus fini: «Je ne saurais, me
dit lord Palmerston, vous répondre immédiatement; je ne suis pas
le gouvernement. Je n'entreprendrai pas non plus, en ce moment,
de discuter les raisonnements exprimés dans cette dépêche, et
qui pourraient donner lieu à des observations que probablement il
conviendra mieux de faire par écrit. Je mettrai la dépêche sous les
yeux du cabinet.» Et nous nous séparâmes sans plus de conversation.

Cinq jours après, le 15 octobre, poussé par la vive impression
qu'avaient faite, sur ses collègues et sur lui-même, cette dépêche
du gouvernement français et la déclaration qu'elle contenait, lord
Palmerston adressa à l'ambassadeur d'Angleterre à Constantinople, lord
Ponsonby, des instructions portant: «Pour que le récent exercice de
l'autorité souveraine du sultan aboutisse à un prompt et satisfaisant
règlement des questions pendantes, le gouvernement de Sa Majesté
pense qu'il conviendrait que les représentants des quatre puissances à
Constantinople reçussent ordre d'aller trouver le ministre turc et de
lui dire que, d'après les stipulations de l'article 7 de l'acte
séparé annexé au traité du 15 juillet, leurs gouvernements respectifs
recommandent fortement au sultan que, si Méhémet-Ali fait bientôt sa
soumission et s'engage à restituer la flotte turque et à retirer ses
troupes de toute la Syrie, d'Adana, de Candie et des villes saintes,
le sultan, de son côté, non-seulement rétablisse Méhémet-Ali comme
pacha d'Égypte, mais lui donne aussi l'investiture héréditaire de ce
pachalik, conformément aux conditions spécifiées dans le traité du
15 juillet, et pourvu, comme de raison, que Méhémet-Ali ou ses
successeurs ne commettent, sous peine de forfaiture, aucune infraction
de ces conditions. Le gouvernement de Sa Majesté a droit d'espérer
que l'avis ainsi suggéré de sa part au sultan aura le concours des
gouvernements d'Autriche, de Prusse et de Russie; Votre Excellence
donc, aussitôt que ses collègues auront reçu des instructions
correspondantes, fera la démarche prescrite dans cette dépêche. Si
le sultan, comme le gouvernement de Sa Majesté n'en saurait douter,
consent à agir d'après l'avis qui lui sera ainsi donné par ses
quatre alliés, il conviendra qu'il prenne immédiatement les mesures
nécessaires pour faire connaître à Méhémet-Ali ses gracieuses
intentions; et Votre Excellence, de concert avec sir Robert Stopford,
fournira au gouvernement turc toutes les facilités qu'il pourra
demander à cet effet.»

Lord Palmerston m'envoya aussitôt copie de cette dépêche, et lord
Granville reçut ordre de la communiquer officiellement au gouvernement
du Roi. Le cabinet anglais avait hâte de nous rassurer quant à
l'existence de Méhémet-Ali en Égypte, et de faire ainsi disparaître
la chance de guerre que la dernière dépêche de M. Thiers faisait
entrevoir.

Mais dans la situation que les événements d'Orient et l'état des
esprits en France avaient faite au cabinet français, c'était là une
bien petite satisfaction et un calmant bien inefficace. La France se
sentait offensée et se croyait menacée. Elle voyait, dans le traité
du 15 juillet, une atteinte à sa dignité, et l'alliance des quatre
puissances pour résoudre, sans elle, la question égyptienne était,
à ses yeux, le présage d'une nouvelle coalition contre elle, dans
un avenir peut-être prochain. Les ennemis du gouvernement de 1830
fomentaient ce double sentiment, s'en promettant des chances pour
le plaisir de leurs passions et le succès de leurs desseins. Sous la
pression de l'irritation et de l'alarme publiques, le cabinet avait
pris et prenait chaque jour des mesures aussi graves qu'auraient pu
l'être, s'ils avaient éclaté, les périls qui semblaient approcher. Dès
le 29 juillet, des ordonnances du Roi avaient appelé à l'activité les
jeunes soldats encore disponibles sur les classes de 1836 et 1839, et
ouvert les crédits nécessaires pour augmenter l'effectif de la marine
de dix mille matelots, de cinq vaisseaux de ligne, de treize frégates
et de neuf bâtiments à vapeur. Des ordonnances du 29 septembre
prescrivirent la création de douze nouveaux régiments d'infanterie, de
dix bataillons de chasseurs à pied et de six régiments de cavalerie.
Des ordonnances du 5 août et du 21 septembre allouèrent des crédits
extraordinaires s'élevant à 107,829,250 francs pour l'accroissement du
matériel de l'armée et de son effectif en hommes et en chevaux. Le
13 septembre, le _Moniteur_ annonça que la grande oeuvre des
fortifications de Paris était résolue et que le gouvernement en
faisait immédiatement commencer les travaux: «Nous avons réuni les
deux systèmes, m'écrivait M. Thiers en me l'annonçant, qui tous deux
sont bons, qui réunis sont meilleurs, et qui n'ont qu'un inconvénient,
à mon avis fort accessoire, c'est de coûter cher. En France, cela est
pris, non pas avec plaisir, mais avec assentiment. On comprend que
notre sûreté est là, et que c'est le moyen infaillible de rendre une
catastrophe impossible.» Le 7 octobre enfin, au moment même où le
cabinet, par sa note du 8, déclarait sa résolution de ne pas consentir
à la déchéance de Méhémet-Ali comme pacha d'Égypte, une ordonnance
royale convoqua les Chambres pour le 28 de ce mois, et M. Thiers
m'écrivit le 9: «La position s'aggravant d'heure en heure, les
armements doivent être accélérés en proportion. Nous allons être à
489,000 hommes. Nous demanderons aux Chambres 150,000 hommes sur la
classe de 1841. Nous les demanderons par anticipation. Notre chiffre
sera alors de 639,000 hommes. Les bataillons mobiles de garde
nationale seront organisés sur le papier; et si un moment vient où le
coeur de la nation n'y tienne plus, devant un acte intolérable, devant
une des cent éventualités de la question, nous nous adresserons aux
Chambres et au Roi, et les uns et les autres décideront.»

Au même moment, et pour bien établir le sens comme la limite des
graves résolutions qu'il prenait, le cabinet rappela du Levant notre
escadre qui, en présence des événements engagés sur les côtes de
Syrie, attendait des instructions dans la rade de Salamine; il ordonna
qu'elle se concentrât à Toulon, dans le triangle formé par le port de
Saint-Florent et Alger, prête à se porter, au premier signal, sur
tous les points de la Méditerranée, particulièrement sur Alexandrie si
l'Égypte même était attaquée. Ce rappel de l'escadre fut, de la part
du cabinet français, un acte de courage politique; en présence d'une
grande fermentation nationale, et tout en prenant les grandes mesures
qu'il jugeait nécessaires pour faire face aux grands événements qu'il
croyait possibles, il ne voulut pas que la politique et l'avenir de
la France fussent à la merci d'un incident survenu entre des vaisseaux
français et anglais voisins les uns des autres, loin de leurs
gouvernements respectifs, et au bruit des coups de canon tirés par
l'escadre anglaise contre le client populaire de la France. Mais, dans
l'apparence, cette mesure était en contradiction avec l'ensemble de la
situation et l'attitude générale du gouvernement français; c'était
une précaution pacifique prise au milieu d'une prévoyance belliqueuse.
Elle fut vivement attaquée par les adversaires du gouvernement,
défendue avec embarras par ses amis, et elle produisit dans le public
une de ces impressions incertaines et tristes qui affaiblissent le
pouvoir, même quand il a raison.

Ainsi éclataient les conséquences des erreurs qui, depuis l'origine de
la question égyptienne, avaient jeté et retenu dans de fausses voies
la politique de la France. Nous avions attaché à cette question une
importance fort exagérée; nous avions regardé les intérêts de
la France dans la Méditerranée comme bien plus engagés qu'ils ne
l'étaient réellement dans la fortune de Méhémet-Ali. Et en même temps
pourtant nous n'avions pas concentré, sur l'Égypte même et sur sa
transformation en État presque indépendant, tout notre désir et notre
effort. Nous avions, d'une part, fait à l'Égypte une trop grande place
dans notre politique générale, et de l'autre nous ne nous étions
pas empressés de saisir l'occasion et d'assurer, avec l'adhésion
de l'Europe, la consolidation, sous notre influence, de ce nouveau
démembrement de l'Empire ottoman. En soutenant toutes les prétentions
de Méhémet-Ali sur la Syrie, nous avions trop cédé à son ambition et
trop peu pensé à son établissement permanent sur les bords du Nil
qui avait, pour la France, bien plus de prix. En nous refusant aux
diverses concessions qui nous avaient été offertes pour le pacha,
nous avions aidé nous-mêmes au travail de l'empereur Nicolas pour nous
mettre mal avec l'Angleterre et nous isoler en Europe. Nous avions
tenu cette conduite dans la double conviction que Méhémet-Ali
défendrait puissamment ses conquêtes, et que, pour les lui enlever,
les quatre puissances unies dans le traité du 15 juillet auraient à
faire de grands efforts qui seraient ou vains, ou compromettants pour
la paix de l'Europe. Ces puissances commençaient à peine à agir, et
déjà les événements démentaient notre appréciation des forces et
des chances; déjà on pouvait pressentir que Méhémet-Ali résisterait
faiblement et qu'une escadre anglaise suffirait à le dompter. Et
pour une question si secondaire, pour ce client si peu en état de se
soutenir lui-même, nous avions compromis notre situation en Europe;
nous nous étions séparés de l'Angleterre; nous avions inquiété dans
leur indifférence pacifique l'Autriche et la Prusse; nous avions livré
ces trois puissances au travail hostile de la Russie. Et nous nous
trouvions seuls, en présence d'une alliance qui n'était pas, qui
ne voulait pas être, envers nous, une coalition agressive, qui
s'inquiétait pour elle-même bien plus qu'elle ne songeait à nous
menacer, mais qui réveillait chez nous les souvenirs encore brûlants
de nos luttes contre la grande coalition européenne, et qui suscitait
dans toute la France une fermentation pleine de colère et d'alarme.

Les erreurs qui avaient amené cette situation n'étaient celles de
personne en particulier, ni d'aucun parti, ni d'aucun homme: c'étaient
des erreurs publiques, nationales, partout répandues et soutenues,
dans les Chambres comme dans le pays, dans l'opposition comme dans le
gouvernement, au sein des partis les plus divers. Tous avaient placé
la question égyptienne plus haut que ne le voulait l'intérêt français;
tous avaient repoussé les transactions présentées; tous avaient
cru Méhémet-Ali plus fort et le dessein des quatre puissances plus
difficile qu'il ne l'était réellement. L'heure des mécomptes était
venue, et c'était le cabinet présidé par M. Thiers qui avait à en
porter le poids.



                          CHAPITRE XXXIII

            AVÈNEMENT DU MINISTÈRE DU 29 OCTOBRE 1840.


Situation parlementaire du cabinet de M. Thiers au début et pendant
le cours de la session de 1840.--Discussion et vote des fonds secrets
dans la Chambre des députés.--Proposition de réforme parlementaire
par M. de Rémilly.--Son issue.--Dispositions du Roi envers le
cabinet.--État du cabinet à la clôture de la session.--Effets
divers du traité du 15 juillet 1840 sur la situation du
cabinet.--Perspectives de guerre.--Inquiétude et fermentation qu'elles
excitent.--J'écris au duc de Broglie le 23 septembre à ce sujet.--Sa
réponse.--Effet du bombardement de Beyrout et de la déchéance
prononcée à Constantinople contre Méhémet-Ali sur la situation du
cabinet.--Deux courants opposés se manifestent dans le public.--Esprit
révolutionnaire et esprit pacifique.--Le cabinet offre sa démission
au Roi qui la refuse.--Caractère précaire de l'accord rétabli entre le
Roi et le cabinet.--Avertissements qui me parviennent à Londres.--Ma
situation et ma réponse.--Opinion de M. Duchâtel.--La session des
Chambres est convoquée et je demande un congé pour m'y rendre.--Ce que
je pense de l'état des affaires et ce que j'en écris au duc de Broglie
le 13 octobre.--Le cabinet se propose de porter M. Odilon Barrot à la
présidence de la Chambre des députés.--Mon opinion et ma résolution à
cet égard.--Attentat de Darmès sur le Roi.--Le cabinet propose au
Roi un projet de discours pour l'ouverture de la session.--Le Roi le
refuse.--Démission du cabinet.--Le Roi m'appelle à Paris.--Formation
du cabinet du 29 octobre 1840.


J'ai dit quels motifs m'avaient déterminé, quand le cabinet présidé
par M. Thiers se forma, à rester ambassadeur à Londres, quelles
limites j'assignai, dès le premier moment, à mon adhésion, et quelles
assurances me furent données que le cabinet ne les dépasserait point:
«Il s'est formé, m'écrivait M. de Rémusat, sur cette idée: point de
réforme électorale, point de dissolution.» La plupart de mes amis
politiques, surtout dans la Chambre des députés, se confiaient peu
dans ces assurances; le cabinet s'éloignait évidemment du centre de
cette assemblée; il avait dans le centre gauche son siège et son chef;
le côté gauche lui offrait son appui; le premier jour où les nouveaux
ministres ouvrirent leurs salons, les députés de l'ancienne opposition
y firent foule. Les chefs tenaient un langage modéré; mais tout en
contenant ses exigences, le nouveau parti ministériel manifestait ses
espérances; on élevait précisément les questions que le cabinet
avait promis d'écarter; on parlait, plus ou moins haut, de réforme
parlementaire et électorale, même de la dissolution de la Chambre si
elle se refusait à ce qu'on ne pouvait se dispenser de lui demander:
«Il ne s'agit, disait-on, que d'arriver à la fin de la session,
et quoi de plus simple? Il suffit de ne pas effaroucher les
conservateurs, dût-on même les flatter et les caresser un peu, de
manière à en gagner un nombre suffisant pour avoir une majorité
passable, avec laquelle on puisse obtenir les fonds secrets, le budget
et deux ou trois lois d'une extrême urgence; après quoi, la clôture.
Alors nous serons maîtres du terrain; nous épurerons, s'il le faut, le
ministère et nous ferons la dissolution. Nul doute sur le résultat
des élections faites sous notre puissance administrative et
sous l'influence de notre presse. Ainsi notre victoire deviendra
incontestable et incontestée.»

Ces propos, ces projets, entendus ou pressentis par les conservateurs,
les remplissaient d'humeur et de méfiance; ils se souvenaient des
périls que le pays avait courus et des luttes que, depuis le ministère
de M. Casimir Périer, ils avaient soutenues pour l'en défendre; les
rancunes suscitées par la coalition étaient récentes et vives. Le
parti du juste-milieu serrait ses rangs, proclamait ses craintes et
se promettait de résister fermement à toute déviation de la politique
qu'il faisait triompher depuis neuf ans: «La situation, m'écrivaient
mes amis, est plus grave que vous ne pouvez le penser, n'étant pas sur
le théâtre même des événements. Un ministère soutenu publiquement et
ardemment par la gauche, appuyé par les journaux de cette couleur, au
nom des idées que nous avons combattues, ce n'est pas là un fait léger
et sans importance pour l'avenir. Il ne s'agit de rien moins que d'un
complet déplacement du pouvoir, et le mouvement ira vite si on ne
l'arrête.» Le duc de Broglie lui-même, qui avait regardé l'entrée de
M. Thiers au pouvoir comme nécessaire et qui l'avait aidé à former son
cabinet, ne se faisait point d'illusion sur cet état des esprits
et des partis: «Les querelles des journaux, m'écrivait-il, ont fort
envenimé la situation et compliqué les difficultés. Je crois, pour ma
part, que le ministère traversera le défilé des fonds secrets; mais
je doute fort qu'il arrive jusqu'à la session prochaine. Il sortira
de celle-ci, s'il en sort, tellement meurtri et délabré que M. Thiers
sera obligé de chercher du secours. Et comme, en pareil cas, il
est d'autant plus difficile d'en trouver qu'on en a besoin, les
probabilités sont qu'il n'ouvrira pas la session prochaine. Je désire
beaucoup que votre mission à Londres ait assez réussi alors pour vous
permettre de rentrer dans les affaires. Il n'y a que vous qui puissiez
maintenant diriger les affaires étrangères utilement pour le pays, et
agir sur l'esprit du Roi sans révolter son amour-propre.»

Le cabinet traversa en effet heureusement le défilé des fonds secrets;
M. Thiers eut non-seulement les honneurs de la discussion, mais un
succès de vote qui dépassa son attente. Un amendement proposé par M.
d'Angeville, ferme député conservateur, pour réduire de 100,000 francs
la somme demandée par le gouvernement, fut rejeté par 246 suffrages
contre 158 qui l'adoptèrent. Un de mes plus judicieux et plus fidèles
amis, M. Dumon, m'écrivit le lendemain 27 mars: «Notre minorité se
compose de quelques voix dans le centre gauche, de la majorité des
221 qui ont soutenu M. Molé contre la coalition, et des doctrinaires.
L'alliance avec la gauche étant offerte au cabinet et acceptée de lui,
il nous a paru impossible de donner notre adhésion à cette nouvelle
majorité et nous avons travaillé à la reconstitution du centre droit.
Autant qu'on puisse juger une situation le lendemain du jour où elle
s'est dessinée, voici, ce me semble, où nous en sommes. Nos 158 voix
ne sont pas complétement homogènes; mais en les réduisant à 140, on a
le chiffre des conservateurs déterminés à empêcher l'alliance avec la
gauche, soit dans le pouvoir, soit dans l'opposition. 40 voix à peu
près dans la majorité ministérielle ont la même tendance, mais non
la même résolution. Le parti conservateur est donc aujourd'hui en
minorité dans la Chambre; il ne peut recevoir la majorité que de ses
alliances ou des fautes du cabinet. Ceci me semble dicter la conduite
que nous devons tenir. Nulle occasion qu'on puisse prévoir ne se
présentera, d'ici à la fin de la session, de donner un vote politique;
elle établirait la division, d'une manière permanente, entre nous
et la portion la plus rapprochée de nous dans la nouvelle majorité.
L'attitude expectante au contraire nous laissera prêts pour l'une ou
l'autre des deux éventualités que le temps doit prochainement amener.
Si M. Thiers se gouverne et se modère, la gauche ne tardera pas à
le quitter, et nous lui deviendrons nécessaires. Nous restons assez
nombreux pour faire nos conditions. Si M. Thiers s'enivre de son
succès, s'il demande la dissolution de la Chambre pour consolider sa
majorité, nous sommes en mesure d'appeler à nous la portion la plus
modérée de ses amis, et de former, avec eux, une majorité et un
ministère. Dans les deux hypothèses, la guerre parlementaire ne nous
serait bonne à rien, et nous ne pouvons que gagner à la paix.»

J'étais pleinement de l'avis de M. Dumon. Au moment même de la
formation du cabinet, j'avais conseillé à mes amis la conduite modérée
et expectante qu'il indiquait. Bientôt survinrent des incidents
nouveaux qui la rendirent plus difficile, mais qui n'ébranlèrent pas
ma conviction que c'était la seule sensée et convenable. Un député
conservateur, M. de Rémilly, esprit flottant et curieux de popularité,
fit une proposition pour interdire aux députés, pendant toute la durée
de la législature et sauf quelques exceptions, l'acceptation de toute
fonction salariée et tout avancement dans leur carrière. C'était un
premier pas dans la réforme parlementaire et électorale. Le cabinet
s'efforça, sous main, de faire écarter la proposition; mais quand la
Chambre fut appelée à en délibérer, le côté gauche, par fidélité à ses
antécédents, les ministres par égard pour leurs nouveaux alliés,
la plupart des conservateurs par malice envers le cabinet et pour
l'embarrasser, votèrent la prise en considération, et une commission
fut chargée de faire, à ce sujet, un rapport qui devait amener une
résolution définitive. Rejetée, malgré l'appui du ministère, la
proposition entraînait sa chute; adoptée, elle rendait la dissolution
de la Chambre inévitable. J'écrivis le 6 mai au duc de Broglie: «Je
suis chaque jour plus inquiet. Quand le cabinet s'est formé, il m'a
écrit en propres termes qu'il se formait sur cette idée: «Point de
réforme électorale, point de dissolution;» et il glisse de jour en
jour dans la réforme et dans la dissolution! Si la proposition Rémilly
ne meurt pas dans la commission, si elle est rapportée et discutée, la
dissolution de la Chambre viendra, et elle viendra sous un cabinet de
plus en plus engagé avec le côté gauche; c'est-à-dire qu'on fera en
1840, contre le corps du parti conservateur, du parti avec lequel nous
avons de 1830 à 1836 sauvé le pays et notre honneur, ce que M. Molé a
fait en 1837 contre la tête de ce même parti, contre les doctrinaires.
Que la situation soit forcée, que les conservateurs y aient poussé
le cabinet, que depuis trois mois ils aient manqué de prudence et de
patience, aujourd'hui cela importe assez peu; s'en plaindre, c'est
de la morale, non de la politique. Politiquement, le fait actuel et
imminent, c'est une nouvelle dissolution contre notre ancienne armée,
à la suite de deux dissolutions faites naguère contre nous. Et au bout
de ces trois dissolutions sera l'abandon de la politique qui a été la
nôtre depuis 1830, de la seule politique sensée et honorable.

«Il faut que la proposition Rémilly meure dans la commission. Il faut
qu'elle ne soit pas rapportée et discutée. A cette condition seule,
on peut gagner encore du temps, le temps de guérir les blessures dont
nous souffrons, le temps de ramener le pouvoir vers le centre et le
centre vers le pouvoir. J'espère que cela se peut. Mais cela ne se
peut qu'avec du temps; et si la proposition Rémilly est discutée, nous
n'en aurons point; nous serons fatalement précipités dans une voie
fatale.

«Il y a, je le sais, bien peu de vraie passion, bien peu d'énergie
dans les partis de gauche ou de droite, vainqueurs ou vaincus, et
ils peuvent se traîner longtemps dans des oscillations courtes
et misérables. Mais il y a aussi bien de la légèreté, bien de
l'imprévoyance, bien peu de résistance au mal, et il ne faut pas un
vent bien fort pour emporter ces brins de paille. Si le parti qui,
depuis 1830, a commencé à fonder vraiment chez nous le gouvernement
libre est définitivement battu et dissous, Dieu sait ce qui arrivera!
Dieu sait quel temps et quels événements il faudra pour retrouver un
point d'arrêt!

«Pensez bien à ceci, je vous prie. Voyez ce que vous pouvez faire,
jusqu'à quel point vous pouvez agir sur le cabinet. Épuisez votre
pouvoir; forcez-les d'épuiser le leur pour n'en pas venir à cette
extrémité. J'en suis très-préoccupé moi-même, préoccupé avec un
déplaisir infini. Je ne puis oublier que ce qui m'a décidé, il y a
deux mois, à rester dans le poste où je suis, ce sont ces paroles:
«Point de réforme électorale, point de dissolution.»

On n'en vint pas à l'extrémité que je redoutais; quand la commission
eut fait son rapport, la discussion de la réforme parlementaire
proposée par M. de Rémilly fut ajournée après le vote du budget.
C'était la renvoyer à une autre session, et la dissolution de la
Chambre des députés cessait d'être inévitable. Le cabinet s'appliquait
ainsi à écarter toute mesure décisive, toute classification
définitive; il espérait qu'en gagnant du temps il parviendrait à
recruter, soit parmi les anciens conservateurs, soit dans l'ancienne
opposition, les éléments d'une majorité nouvelle et un point d'appui
pour une politique un peu nouvelle aussi, assez du moins pour
contenter le côté gauche sans effrayer et aliéner le centre. Mais dans
un gouvernement de discussion libre et publique, l'équilibre entre les
partis est une situation de très-courte durée, car elle condamne le
pouvoir à une immobilité qui l'annule ou à un jeu de bascule qui le
décrie; et il n'y a point de dextérité de conduite ou de parole qui
suffise à contenir longtemps, sans les combattre, les passions qu'on
ne veut pas satisfaire, et à opérer promptement les transformations
dont on aurait besoin. Malgré les efforts, malgré les succès même de
M. Thiers et de ses collègues, et quoique leur existence ministérielle
ne fût plus menacée, les difficultés de leur situation s'aggravaient
au lieu de s'évanouir; la gauche avait beau dissimuler ou ajourner ses
prétentions, les méfiances du centre devenaient de jour en jour plus
vives; on parlait de l'entrée de M. Odilon Barrot dans le cabinet,
et les dénégations des ministres ne dissipaient pas les alarmes
des conservateurs; les mutations diplomatiques, judiciaires ou
administratives, quoique faites en petit nombre et avec réserve,
étaient observées et commentées avec une humeur inquiète; et bien que
trop amèrement ou imprudemment exprimée, l'inquiétude était légitime,
car, malgré les hésitations et les précautions du ministère, c'était
évidemment la désorganisation du parti conservateur qui s'opérait et
c'était au profit de l'ancienne opposition que se préparait l'avenir.

Le roi Louis-Philippe était, au fond, de l'avis des conservateurs et
partageait leur inquiétude; mais il ne contrariait point le ministère,
ne lui suscitait aucun embarras, ne se refusait point, tout en les
discutant, aux mesures de détail qui lui étaient demandées, et restait
strictement dans son rôle constitutionnel, ne se séparant point de ses
conseillers sans se confondre avec eux: «Le Roi, m'écrivait le 15 mars
M. de Rémusat, nous traite parfaitement bien et nous prête un réel
appui.» Quelquefois, les personnes qui l'approchaient, diplomates
ou courtisans, lui trouvaient l'air triste et soucieux; il laissait
quelquefois percer, à l'endroit de ses ministres, un peu de
susceptibilité royale; on remarqua que, le 1er mai 1840, dans les
réceptions de sa fête, il s'était montré froid avec M. Thiers et lui
avait à peine adressé la parole. Mais ces petits mouvements personnels
n'altéraient point son attitude générale, et laissaient, à la
politique du cabinet, son libre développement. Des hommes dignes
d'exercer le pouvoir sous leur responsabilité ne prétendent pas que la
personne royale leur asservisse sa pensée et sa vie intime; ils n'ont
droit qu'à sa loyauté constitutionnelle et ne lui demandent rien de
plus. Le roi Louis-Philippe d'ailleurs avait du goût pour M. Thiers,
comptait sur son attachement, et traitait avec lui sur un pied de
confiance familière, soit qu'ils fussent ou ne fussent pas du même
avis. Sur une seule question, question de crise et d'avenir, le Roi
avait son parti pris, indépendamment de ses ministres; il était décidé
à ne pas leur accorder la dissolution de la Chambre des députés s'ils
la lui demandaient, et à accepter leur démission plutôt que de leur
laisser faire les élections de concert avec la gauche et sous son
influence. Résolution parfaitement légitime en principe, car c'est le
droit essentiel de la royauté, quand elle diffère d'opinion avec
ses conseillers, de se séparer d'eux et d'en appeler, soit dans
les Chambres, soit dans les élections, au jugement du pays. Le Roi
prévoyait cette chance, et s'entretenant, vers la fin d'avril, avec le
maréchal Soult, il lui demanda si, dans le cas où il se verrait obligé
de refuser à ses ministres actuels la dissolution de la Chambre, il
pouvait compter sur lui pour former un nouveau cabinet: «Je suis prêt,
Sire, lui dit le maréchal, à reprendre le ministère de la guerre;
et ce qu'à mon avis le Roi, dans ce cas, aurait de mieux à faire, ce
serait d'offrir à M. Guizot le portefeuille des affaires étrangères.
Quand j'ai insisté, dans le précédent cabinet, pour que l'ambassade
d'Angleterre lui fût confiée, je pensais qu'un jour le Roi pourrait
bien avoir besoin de lui ailleurs.» Le Roi prit la main au maréchal,
et le remercia en lui disant: «Ceci sera ma ressource en cas de
mésaventure.»

M. Duchâtel m'informa sur-le-champ de cet entretien en y ajoutant:
«Soyez sûr que la dissolution est au fond de la situation actuelle.
On prend des renseignements de tous les côtés. On s'y prépare le
plus mystérieusement que l'on peut. On envoie, aux journaux des
départements, des articles que j'ai lus et qui vantent les heureux
effets probables d'une dissolution. Le Roi est décidé à la refuser;
mais le pourra-t-il? Là sera la question. Que dites-vous, quant à
ce qui vous regarde, de la combinaison dont le maréchal lui a parlé?
J'aurais grand besoin de savoir le fond de votre pensée.»

Je lui répondis le 29 avril: «Comme vous, je suis frappé du mouvement
vers la gauche. Comme vous, je le crois très-dangereux pour notre pays
et notre gouvernement. Mais je doute que ce mouvement marche aussi
vite et aussi uniformément que vous le supposez. Je crois à des
lenteurs, à des oscillations. Il faut régler sa conduite sur le fait
général, mais en tenant compte des incidents qui doivent le ralentir
ou le masquer pendant quelque temps. Je crois aussi qu'il importe
infiniment de ne pas se tromper sur le moment de la réaction et sur
la position à prendre pour la diriger. Il ne faut rentrer au pouvoir
qu'appelés par une nécessité évidente, palpable. Je ne connais rien
de pis que les remèdes qui viennent trop tôt; ils ne guérissent pas le
malade et ils perdent le médecin. Le parti conservateur nous a manqué
deux fois, par imprévoyance et par faiblesse: en 1837, au moment de la
loi de disjonction, en 1839, au moment de la coalition. Il ne faut pas
nous livrer sans défense aux défauts de nos amis. Il faut, quand nous
nous rengagerons, que leur péril soit assez pressant, assez clair
pour qu'ils s'engagent bien eux-mêmes avec nous, et à des conditions
honorables et fortes pour nous. Les partis ne se laissent sauver que
lorsqu'ils se croient perdus. Quand ce moment viendra, s'il vient,
comme je le pense, je n'aurai, à la combinaison dont vous me parlez,
aucune objection. Je la crois bonne, et personnellement elle me
convient. Mais, je le répète, ce qui est capital en soi, ce qui, pour
moi, est de rigueur, c'est que rien ne se fasse ou ne se tente d'une
manière factice ou prématurée, par un travail caché, pour échapper à
des ennuis, à des désagréments. Il faut des motifs publics, énormes;
il faut que le Roi ait à refuser des choses qu'il ne puisse accepter
avec sûreté, que nous-mêmes nous ne puissions accepter avec honneur.
Je n'entrevois, quant à présent, que deux choses pareilles, la
dissolution de la Chambre des députés ou l'admission de la gauche
elle-même dans le gouvernement. Ce sont là, je le reconnais, pour le
Roi et pour nous, des motifs suffisants. Pour ces motifs-là et sur
les bases que vous m'indiquez, je ne manquerai ni à ma cause ni à mes
amis.»

Je tenais beaucoup à ce que le cabinet fût bien instruit de mes
dispositions, et le 16 juin, je priai le duc de Broglie de s'en
expliquer nettement pour mon compte: «On me dit, lui écrivis-je, qu'il
est question de l'entrée de M. Odilon Barrot dans le cabinet. Je ne
sais pas si cela est sérieux, et je ne veux en écrire à personne du
cabinet avant de savoir si cela est sérieux. Je n'ai nul goût pour les
déclarations inutiles. Mais comme je ne veux pas qu'il puisse y avoir,
dans l'esprit de personne, un moment d'incertitude sur ce que je
ferais en pareil cas, je vous prie de dire positivement à M. de
Rémusat, et comme le sachant bien, que, si cela arrivait, je ne
resterais pas à Londres. La dissolution de la Chambre ou l'admission
de la gauche dans le gouvernement, ce sont, pour moi, les cas de
retraite que j'ai prévus et indiqués dès le premier moment.» J'avais,
en effet, trois semaines auparavant, écrit à M. de Rémusat: «Une
chose me préoccupe toujours, la proposition Rémilly et la très-fausse
position dans laquelle, si elle était discutée et en partie adoptée,
elle mettrait la Chambre, le cabinet et tout le monde. Position qui,
étant le grand chemin de la dissolution, ne serait acceptable ni
tenable pour personne. Pourvoyez à cela. Il me semble que le pouvoir
ne vous manque pas.» M. de Rémusat communiqua sans doute ma lettre à
ses collègues, car, quelques jours après, M. Thiers, en m'écrivant sur
les diverses négociations dont j'étais chargé, me dit à la fin, avec
une fine ironie qui me fit sourire sans me rassurer: «Je vous souhaite
mille bonjours et vous engage à vous rassurer sur les affaires
intérieures de la France. Nous ne voulons pas la dissolution, et nous
ne vous perdons pas le pays en votre absence.»

Le 15 juillet, le même jour où les quatre puissances signaient, sans
nous, à Londres, leur traité sur les affaires d'Orient, la session des
Chambres finit à Paris, laissant le ministère point menacé, mais point
affermi, sans rivaux agressifs, mais sans amis sûrs et sans avenir
clair. Aucun parti ne l'attaquait, mais aucun ne le soutenait comme
le représentant vrai et efficace de ses idées, de ses intérêts, de
sa cause: «La session s'est close médiocrement pour le cabinet,
m'écrivait M. Villemain; il y avait, à la Chambre des députés,
diminution de confiance, quoique la confiance n'eût jamais été grande.
Le parti nécessaire, le centre, n'était pas hostile, mais froid et
assez sévère dans ses jugements. La gauche était humble, mais
une partie avait de l'humeur et, sans les journaux, en aurait eu
davantage. La session prochaine retrouvera les choses dans le même
état, et plutôt aggravées. Les conquêtes individuelles seront
assez rares et péniblement compensées. Il y aura de l'impossible
à satisfaire la gauche, ou à la conserver aussi bénigne sans la
satisfaire.» Les partisans mêmes du cabinet, les hommes qui l'avaient
hautement approuvé et soutenu pendant le cours de la session,
n'étaient guère plus confiants dans son avenir: «Voilà la session
finie, m'écrivait M. Duvergier de Hauranne, et bien finie, quoi qu'on
en puisse dire. Sur quelques points secondaires, on peut sans doute
reprocher au cabinet quelques faiblesses; mais il n'a pas fléchi sur
une seule question importante, et son drapeau est aujourd'hui ce qu'il
était au 1er mars. La Chambre d'ailleurs lui a accordé tout ce qu'il
lui demandait. Je conclus de là qu'à moins d'événements imprévus,
son existence est parfaitement assurée pour six mois, et que les
difficultés renaîtront seulement au début de la session prochaine.
J'avoue qu'à cette époque elles pourront être grandes.»

Les difficultés devaient être d'autant plus grandes qu'elles ne
provenaient ni de la composition, ni des mérites du cabinet.
Depuis son entrée au pouvoir, il avait déployé beaucoup d'activité,
d'adresse, de talent. Il avait un chef reconnu et point de dissensions
intérieures. Son mal était dans sa situation même; il ne représentait
et ne satisfaisait aucune des grandes opinions et des grandes
classifications politiques du pays; il vivait entre elles, voué à un
travail continu de transaction et d'équilibre: travail quelquefois
nécessaire, mais de courte haleine, et où le succès même use plus
qu'il ne fortifie. Il faut au pouvoir une base plus large et plus fixe
pour qu'il puisse prétendre à un long avenir.

Dans cette situation, le traité du 15 juillet fut, au premier moment,
une bonne fortune pour le cabinet français, et lui valut, pendant six
semaines, plus de force qu'il ne lui suscita de péril. La question
intérieure, dans laquelle M. Thiers et ses collègues étaient aux
prises avec des embarras à la fois graves et petits, s'évanouit devant
la question extérieure qui parut, dès l'abord, grande et simple. Le
sentiment national était blessé; la dignité, même la sûreté nationale
semblaient compromises; tous les partis se pressèrent autour du
pouvoir, lui apportant des impressions encore plus vives que les
siennes et lui offrant tout leur appui. Le centre était aussi décidé
que le côté gauche, le Roi aussi animé que le ministère; on entendait
partout des paroles également chaudes; toutes les premières mesures
prises ou annoncées par le gouvernement obtinrent l'assentiment
général: «La force de la situation, m'écrivait le 29 août M. de
Rémusat, l'a emporté sur les velléités d'ambition ou de vengeance de
nos adversaires; on avait un moment espéré, pendant l'absence du Roi,
nous trouver séparés de lui au retour, ou nous rendre suspects à ses
yeux. On a bientôt reconnu qu'il n'y fallait pas penser. Le Roi a
tenu, tant à l'égard de son ministère que de la situation générale, un
langage très-ferme et très-net. Vos dernières nouvelles et celles du
prince de Metternich ont fait regagner beaucoup de terrain à la paix,
et j'ai plus de confiance dans l'avenir. Cependant nos préparatifs
sont sérieux: ne fussent-ils, comme je le pense, qu'une précaution
sans emploi, c'est une excellente chose que de saisir cette occasion
de rendre à la France la force militaire dont elle a besoin pour
soutenir son rang.»

C'était là en effet, à cette époque, la pensée et l'espérance du
cabinet. Toujours persuadé que Méhémet-Ali résisterait énergiquement,
que les moyens de coercition employés contre lui seraient vains
ou inquiétants pour l'Angleterre elle-même, qu'ainsi la question
resterait longtemps en suspens, et finirait, soit par un arrangement
direct entre la Porte et le pacha, soit par de nouvelles transactions
diplomatiques dans lesquelles la France, fortement préparée, pèserait
efficacement sur l'Europe embarrassée, le gouvernement français, Roi
et ministres, se flattait que la guerre ne résulterait pas des mesures
qui semblaient la prévoir, et que le pouvoir sortirait de cette crise
à la fois plus populaire et mieux armé.

Mais tout le monde n'avait pas la même confiance: quand l'émotion des
premiers jours se fut un peu calmée, l'inquiétude de la guerre,
d'une guerre sans raison sérieuse et légitime, rentra dans beaucoup
d'esprits. M. Duchâtel m'écrivit, le 8 août, de Genève: «La situation
me paraît de loin grave et inquiétante. Je ne puis pas cependant me
figurer que la guerre en sorte. J'ai une confiance d'instinct dans le
maintien de la paix. Mais nous sommes, comme en 1831, sur la lame d'un
couteau, et le défilé n'est pas facile à passer. Je voudrais surtout
être assuré que nulle part on ne souhaite la guerre, et que l'on
se conduira de manière à ne pas la précipiter, tout en soutenant
l'honneur du pays avec la fermeté que les circonstances réclament. Les
bavardages des journalistes ne conviennent pas aux hommes d'État, et
par susceptibilité pour soi-même, il ne faut pas provoquer justement
l'amour-propre des autres. La nouvelle quadruple alliance n'a pas
entre les mains les moyens d'enlever par force la Syrie au pacha. Ce
ne serait pas une chose facile à une armée de cent mille Russes, et
l'Angleterre peut-elle admettre une armée russe, non-seulement en Asie
Mineure, mais au delà du Taurus? Ce serait un degré de démence dont je
ne crois pas le bon sens de John Bull susceptible. Mais tout en nous
montrant dignes et résolus, ne forçons pas nos voisins à se fâcher
contre nous par point d'honneur. Maintenons notre honneur; ne blessons
pas celui des autres.

M. Villemain m'écrivait au même moment: «Les démonstrations
militaires, car je ne puis croire à la guerre, feront-elles ce que
n'ont pu faire jusqu'ici les négociations? J'en doute fort. Il est
certain que ce qui s'est montré d'énergie dans la presse a frappé.
Il a été écrit par M. d'Appony à sa cour que ce pays-ci était plus
inflammable qu'il ne l'avait cru, et qu'un grand mouvement vers la
guerre pouvait avoir lieu. Reste la force de ce mouvement en lui-même,
et la probabilité de ce qu'il peut inspirer de prudence à l'étranger.
Vous êtes juge à cet égard. Seulement on peut penser qu'après dix ans
de paix habilement maintenue, l'isolement n'est pas une politique;
c'est une nécessité qui aurait pu être prévenue, et dont la cause est
plus individuelle que nationale. La paix depuis dix ans est une force
acquise au Roi et par le Roi. Le nom du Roi et son action personnelle
doivent servir encore à la maintenir. S'il en arrivait autrement,
j'aurais de tristes pensées sur les sacrifices qui seraient imposés au
pays et qu'on sentirait bientôt.»

La perspective des sacrifices ne tarda pas à s'ouvrir; les affaires
commerciales et industrielles se ralentirent; dans les ports,
les armements devinrent plus timides et plus difficiles; des
rassemblements d'ouvriers se formèrent à Paris et prirent un caractère
séditieux; la fermentation et l'inquiétude se développaient ensemble;
les esprits ardents commençaient à parler de la guerre sur le Rhin et
les Alpes comme du seul moyen de prévenir les périls dont la nouvelle
coalition menaçait la France; les esprits prudents regardaient les
périls d'une telle guerre comme infiniment plus grands que ceux du
traité du 15 juillet, et tournaient leur pensée vers le Roi, demandant
s'il laisserait disparaître, pour que le pacha d'Égypte conservât
toute la Syrie, la paix qu'il maintenait si laborieusement depuis
dix ans. Quand on apprit que le traité du 15 juillet commençait
à s'exécuter, l'excitation des uns et l'inquiétude des autres
redoublèrent; les lettres qui m'arrivaient de toutes parts
m'apportaient à la fois les velléités belliqueuses et les voeux
pacifiques du pays. Dans cette perplexité publique, j'éprouvai le
besoin et je jugeai de mon devoir de résumer et d'exprimer pleinement
à Paris mon opinion sur l'état de l'affaire que j'étais chargé de
traiter à Londres et sur la conduite qu'il nous convenait de tenir.
J'écrivis donc le 23 septembre au duc de Broglie une lettre que
j'insère ici tout entière:

«La situation devient grave. Je veux vous dire ce que je pense, tout
ce que je pense. Je ne connais pas bien l'état des esprits en France.
Je ne puis apprécier ce qu'il commande ou permet au gouvernement. Mais
à ne considérer que les choses en elles-mêmes, j'ai un avis, et nous
touchons peut-être à l'un de ces moments où c'est un devoir impérieux
de n'agir que selon son propre avis.

«Depuis l'origine des négociations, le thème de notre politique a été
celui-ci:--«Nous n'avons en Orient qu'un seul intérêt, un seul désir,
le même que celui de l'Angleterre, de l'Autriche, de la Prusse.
Nous voulons l'intégrité et l'indépendance de l'Empire ottoman. Nous
repoussons tout accroissement de territoire ou d'influence au profit
de toute puissance européenne. Dans l'intérieur de l'Empire ottoman,
entre les musulmans, entre le sultan et le pacha d'Égypte, la
répartition des territoires nous touche peu. Si le sultan possédait
la Syrie, nous dirions: «Qu'il la garde.» Si le pacha consent à
la rendre, nous dirons: «Soit.» C'est là, selon nous, une petite
question. Mais si on tente de résoudre cette petite question par
la force, c'est-à-dire de chasser le pacha de la Syrie, aussitôt
s'élèveront les grandes questions dont l'Orient peut devenir le
théâtre. Le pacha résistera. Il résistera à tout risque, au risque
de la ruine de l'Empire ottoman, et de sa propre ruine. Sa résistance
amènera les puissances chrétiennes, et au-dessus de toutes la Russie,
au sein de l'Empire ottoman. Chance imminente que cet empire soit mis
en pièces et l'Europe au feu. Nous ne voulons pas de cette chance.
C'est pourquoi nous voulons, entre le sultan et le pacha, une
transaction qui soit acceptée des deux parts, et qui maintienne en
Orient la paix, seul gage de l'intégrité et de l'indépendance de
l'Empire ottoman, par conséquent de la paix de l'Europe.»

A ce thème de la politique française, lord Palmerston a opposé
celui-ci:

--«La paix n'est pas possible en Orient tant que le pacha d'Égypte
possédera la Syrie. Il est trop fort et le sultan trop faible. Il
faut que la Syrie retourne au sultan. L'intégrité et l'indépendance
de l'Empire ottoman sont à ce prix. Si le pacha ne veut pas rendre la
Syrie, il n'y a point de danger à employer la force pour la lui ôter.
Au dernier moment le pacha cédera ou résistera peu. Quand même il
résisterait, le danger ne naîtrait point; les puissances européennes
sont bien assez fortes pour chasser le pacha de la Syrie. Aucune
d'elles ne veut rien de plus. La Russie elle-même ajourne son ancienne
politique. Elle renonce au protectorat exclusif qu'en fait elle
exerçait sur la Porte, et que, par le traité d'Unkiar-Skélessi, elle
avait tenté d'ériger en droit. Elle consent à le voir remplacé par un
protectorat européen. Ainsi pour l'Empire ottoman, la Syrie est
une question vitale. Pour l'Europe, aucune question redoutable ne
s'élèvera à côté de celle-ci. D'une part, il y a nécessité d'employer
la force; de l'autre, il n'y a, dans l'emploi de la force, aucun
danger.»

«Entre ces deux politiques, plusieurs transactions ont été tentées:
1º _Tentative française_. L'Égypte et la Syrie appartiendront
héréditairement au pacha. L'Arabie, Candie et le district d'Adana
seront restitués au sultan. 2º _Tentative anglaise_. Le pacha aura
l'Égypte héréditairement, et la plus grande partie du pachalik de
Saint-Jean d'Acre, y compris cette place, viagèrement. Il rendra
tout le reste. 3º _Ouverture autrichienne_. Le pacha aura l'Égypte
héréditairement et la Syrie viagèrement. Il rendra l'Arabie, Candie et
Adana.

«Toutes ces tentatives ont échoué: 1º parce que la France, fidèle
à son thème, a toujours refusé de donner formellement, à ces
transactions, la sanction de la coercition, en cas de refus du pacha;
2º parce que lord Palmerston, fidèle aussi à son thème, a toujours
refusé de laisser au pacha la Syrie.

«Pour avoir des chances de succès, l'ouverture de l'Autriche aurait
eu besoin, d'abord d'être vivement poussée par l'Autriche et la Prusse
d'une part, par la France de l'autre, ensuite d'être sanctionnée par
la coercition unanime en cas de refus du pacha. Ces deux conditions
lui ont également manqué.

«Pendant le cours de ces essais de transaction, un double travail se
poursuivait: 1º En Orient par la France, pour amener, sans le concours
des autres puissances, un arrangement direct entre le sultan et le
pacha; 2º à Londres par lord Palmerston, pour amener, en laissant la
France en dehors, un arrangement à quatre qui assurât, par la force,
la restitution de la Syrie au sultan.

«L'explosion de la tentative d'arrangement direct entre le sultan et
le pacha, coïncidant avec l'insurrection de la Syrie contre le pacha,
a décidé la conclusion de l'arrangement entre les quatre puissances et
la signature de la convention du 15 juillet.

«La convention du 15 juillet, c'est le thème de lord Palmerston mis en
pratique, rien de moins, rien de plus. Il n'y a là point de
coalition générale et permanente contre la France, sa révolution, son
gouvernement. Ce n'est point la résurrection de la Sainte-Alliance. Il
n'y a point de rapprochement et de concert entre des ambitions naguère
rivales. Ce n'est point une préface au partage de l'Empire ottoman.

«Non-seulement il n'y a, en fait, rien de cela dans la convention du
15 juillet, mais rien de semblable non plus en intention, et si, dans
l'état actuel des choses, l'une des quatre puissances essayait d'y
mettre ou d'en faire sortir cela, l'alliance se dissoudrait.

«Il y a, dans la convention du 15 juillet:

«_Pour l'Angleterre_: 1º L'affaiblissement du pacha d'Égypte,
vassal trop puissant de la Porte, ami trop puissant de la France;
2º l'abolition du protectorat exclusif de la Russie sur la Porte,
c'est-à-dire la Porte fortifiée, la Russie et la France contenues.

«_Pour l'Autriche et la Prusse_: Les mêmes résultats que pour
l'Angleterre; plus une alliance de ces deux puissances avec
l'Angleterre, ce qui amène quelque affaiblissement de la Russie.

«_Pour la Russie enfin_: L'ajournement de son ambition et le sacrifice
de sa dignité en Orient; mais en revanche: 1º la séparation de la
France et de l'Angleterre; 2º le terme des engagements périlleux
qu'elle avait contractés par le traité d'Unkiar-Skélessi; 3º tout cela
sans perte réelle de la position et de l'avenir russe envers la Porte,
probablement même avec un affaiblissement général des musulmans.

«La convention du 15 juillet ainsi rendue à son vrai sens pour les
quatre puissances qui l'ont signée, qu'y a-t-il, pour la France, soit
dans la convention même, soit dans la façon dont elle a été conclue?

«Il y a une offense et des dangers.

«Pour conclure la convention, on s'est caché de la France. Puis on
s'est excusé en disant que la France aussi s'était cachée des quatre
puissances pour tenter de faire conclure, entre le sultan et le pacha,
un arrangement direct. C'est là un mauvais procédé; mais ce n'est pas
l'offense réelle.

«L'offense réelle, c'est le peu de compte que l'Angleterre a tenu de
l'alliance française. Elle l'a risquée, elle l'a sacrifiée pour un
intérêt très-secondaire, le retrait immédiat de la Syrie au pacha. La
France proposait le _statu quo_. L'alliance française valait bien pour
l'Angleterre l'ajournement, jusqu'à la mort du pacha, des plans de
lord Palmerston sur l'Orient.

«Les dangers du traité sont ceux que la France, depuis l'origine des
négociations, n'a cessé de signaler: 1º la résistance obstinée du
pacha; 2º l'ébranlement, peut-être le bouleversement de l'Empire
ottoman; 3º les quatre puissances entraînées au delà de leur but par
la nature des moyens qu'elles seront forcées d'employer, et toutes les
grandes questions, tous les événements auxquels peut donner lieu leur
intervention armée dans l'Empire ottoman, s'élevant tout à coup à
propos de la petite question de la Syrie. Voilà ce qu'il y a, pour
nous, dans la convention du 15 juillet. Voilà les motifs qui ont
déterminé notre attitude et nos préparatifs; motifs, à coup sûr,
très-légitimes et suffisants. On a bien légèrement renoncé à
notre intimité. On a bien légèrement ouvert en Europe des chances
redoutables. Nous avons ressenti l'offense et pourvu au danger.
Maintenant la convention s'exécute. Elle s'exécute sérieusement, dans
son but avoué. Quelle conduite prescrivent au gouvernement français,
d'abord l'intérêt national, ensuite la politique qu'il a constamment
exprimée et soutenue dans le cours de l'affaire?

«La France doit-elle faire la guerre pour conserver la Syrie au pacha
d'Égypte?

«Évidemment ce n'est pas là un intérêt assez grand pour devenir un cas
de guerre. La France, qui n'a pas fait la guerre pour affranchir la
Pologne de la Russie et l'Italie de l'Autriche ne peut raisonnablement
la faire pour que la Syrie soit aux mains du pacha et non du sultan.

«La guerre serait ou orientale et maritime, ou continentale et
générale. Maritime, l'inégalité des forces, des dommages et des périls
est incontestable. Continentale et générale, la France ne pourrait
soutenir la guerre qu'en la rendant révolutionnaire, c'est-à-dire
en abandonnant la politique honnête, sage et utile qu'elle a suivie
depuis 1830, et en transformant elle-même l'alliance des quatre
puissances en coalition ennemie.

«L'intérêt de la France ne lui conseille donc point de faire, de la
question de Syrie, un cas de guerre.

«La politique jusqu'ici exprimée et soutenue par la France, quant à
l'Orient, ne le lui permet pas. Nous avons hautement et constamment
dit que la distribution des territoires entre le sultan et le pacha
nous importait peu, que si le pacha voulait rendre au sultan la Syrie,
nous n'y objections point, que la prévoyance de son refus, de sa
résistance et des périls qui en devaient naître pour l'Empire ottoman
et la paix de l'Europe était le motif de notre opposition aux moyens
de coercition. En faisant la guerre pour conserver au pacha la Syrie,
nous nous donnerions à nous-mêmes un éclatant démenti, un de ces
démentis qui affaiblissent en décriant.

«Est-ce à dire que la France n'ait rien à faire que d'assister, l'arme
au bras, à l'exécution de la convention du 15 juillet, et que son
langage, son attitude, ses préparatifs, doivent rester, en tout cas,
une pure démonstration?

«Certainement non.

«Si le pacha résiste, si les mesures de coercition employées par les
quatre puissances se compliquent et se prolongent, alors ce que la
France a annoncé peut se réaliser. La question de Syrie peut
soulever d'autres questions. La guerre peut naître spontanément,
nécessairement, par quelque incident imprévu, au milieu d'une
situation périlleuse et tendue.

«Si la guerre naît de la sorte, non par la volonté et le fait de la
France, mais par suite d'une situation que la France n'a point créée,
la France doit accepter la guerre. D'ici là, elle doit se tenir prête
à l'accepter.

«Il se peut aussi, et c'est, à mon avis, la chance la plus probable,
que, dans le cours des mesures de coercition tentées en vertu
du traité du 15 juillet, les quatre puissances soient amenées à
intervenir dans l'Empire ottoman d'une façon qui oblige la France à y
paraître elle-même, non pour faire la guerre à la Porte, ni aux quatre
puissances, mais pour prendre elle-même, dans l'intérêt de sa dignité
et de l'avenir, des sûretés, des garanties. Si des armées européennes
entraient en Asie, si des forces européennes s'établissaient sur
tel ou tel point de l'Empire ottoman, soit de la côte, soit de
l'intérieur, si des troupes russes occupaient Constantinople et des
flottes anglaises et russes la mer de Marmara, dans ces divers cas
et dans tel autre qu'on ne saurait déterminer d'avance, la France
pourrait et devrait peut-être intervenir, à son tour, sur le théâtre
des événements, et y faire acte de présence et de pouvoir. Quels
seraient ces actes? On ne peut pas, on ne doit pas le dire d'avance,
pas plus que les cas auxquels ils correspondraient; tout ce qu'on peut
dire, c'est que la France doit être décidée et prête à les accomplir.
La guerre pourrait naître de ces actes; elle serait alors inévitable
et légitime. Je penche à croire qu'elle n'en naîtrait pas, et que les
quatre puissances, à leur tour, supporteraient beaucoup de la part de
la France plutôt que d'entrer en guerre avec elle quand elle aurait
fait preuve à la fois de modération et de vigueur.

«Voilà, mon cher ami, après mûre réflexion, la seule conduite qui me
paraisse prudente, conséquente et digne, j'ajouterai loyale. J'ai été
sur le point d'écrire cela à M. Thiers lui-même. J'y ai renoncé. Je
ne veux pas qu'il puisse me supposer la prétention de lui dicter sa
politique, ou quelque préméditation de séparation. Mais, d'une part,
je désire qu'il sache bien ce que je pense; de l'autre, j'ai besoin de
savoir moi-même où il en est, et s'il se propose de marcher dans cette
ligne-là, car, pour mon compte, je n'en pourrais suivre une autre.
C'est à vous que je m'adresse pour être édifié à ce sujet, bien sûr
que vous comprendrez l'importance que j'y attache. Vous pouvez faire
de ma lettre tel usage que vous voudrez, soit la montrer, soit
la garder pour vous seul, selon ce qui vous paraîtra bon. Je m'en
rapporte à vous pour faire arriver, comme il convient, la vérité que
je dis, et pour m'envoyer celle que je demande.»

J'étais si inquiet de la situation, et si pressé de savoir avec
précision où l'on en était à Paris, que le 2 octobre, n'ayant pas
encore reçu de réponse du duc de Broglie tout récemment revenu de
Coppet, je lui récrivis: «J'attends impatiemment votre réponse. Tout
ce qui me revient me donne à craindre qu'on ne regarde à Paris le
rejet des propositions de Méhémet-Ali comme un cas de guerre, et que,
si on ne commence pas la guerre de propos délibéré, on ne la fasse
commencer par accident, ce qui se peut toujours. Je ne vous répète
pas, quant au fond de la question, ce que je vous ai dit il y a
quelques jours; je sais que vous êtes de mon avis, et plus j'y pense,
plus je me confirme dans mon avis. Je ne sais pas l'état des esprits
en France. Je ne puis croire qu'il commande la guerre pour la Syrie.
Et si l'état des esprits ne la commande pas, l'état des choses ne la
commande pas non plus. Il faut donc se conduire pour l'éviter; et si
on ne l'évite pas, il faut s'être conduit pour l'éviter. Personne ne
s'y trompera; plus je vois de mensonges, plus je me persuade qu'en
dernière analyse on ne croit, dans les grandes affaires, qu'à la
vérité et on finit toujours par savoir la vérité. Je fais bien peu de
cas des commérages; je ne vais point au-devant; je fais la part des
menées; mais le vent m'apporte chaque jour ces paroles: «Si la Syrie
viagère est refusée, c'est la guerre.» Cela peut n'être rien, ou
n'être qu'un langage prémédité pour produire un certain effet; mais ce
peut aussi être quelque chose, et quelque chose de fort grave, et tout
autre chose que ce qui me paraît la bonne politique. J'y regarde donc
de très-près, et je vous demande de me dire le plus tôt possible ce
que vous voyez.»

Presque au même moment, le duc de Broglie, de retour à Paris,
m'écrivait: «J'ai reçu votre lettre du 23 septembre. J'ai pensé qu'il
était utile de la communiquer _in extenso_ à M. Thiers et à M. de
Rémusat. Je la leur ai remise, à l'un et à l'autre. Voici quel est le
résumé de deux ou trois longues conversations que nous avons eues ces
jours-ci, sur le sujet même de cette lettre.

«Il est avéré désormais pour tout le monde, et lord Palmerston
en convient lui-même, que l'envoi de M. Walewski a eu pour objet
d'obtenir des concessions du pacha, et non de le pousser à une
résistance aveugle et opiniâtre. Il est avéré pour tout le monde que
le résultat de notre intervention à Alexandrie a été, non de réduire,
mais d'augmenter ces concessions. La limite en est atteinte, du moins
quant à la France et à ses efforts. Elle ne prendra plus l'initiative
pour demander au pacha de nouveaux sacrifices; elle trouve le terrain
pris, d'après ses conseils, sage et conciliant; pourvu que le pacha
s'y contienne, pourvu qu'il se garde de faire une pointe au delà du
Taurus, pourvu qu'il se borne à concentrer ses troupes sur le littoral
de la Syrie et à défendre sa position actuelle, il peut compter sur
l'approbation et sur les bons offices de la France, sans préjudice
des déterminations ultérieures auxquelles certaines éventualités
pourraient la porter, dans son propre intérêt, mais sans aucun
engagement direct ou indirect, pour aucun cas quelconque. C'est là la
substance d'une dépêche envoyée à M. Cochelet. La même déclaration
a été faite aux ambassadeurs. Son but est, dans le cas où le pacha
jugerait à propos de tout céder, de lui en laisser la responsabilité.
Je trouve cela, pour ma part, raisonnable et digne. Cela est
d'ailleurs conséquent; nous avons refusé notre appui moral au traité
du 15 juillet, en nous réservant d'agir ainsi qu'il nous paraîtrait
sage et convenable; demander au pacha plus que ce qu'il concède
aujourd'hui, ce serait lui demander d'adhérer au traité du 15 juillet.
Qu'il le fasse, s'il le juge à propos; mais ce n'est pas à nous de l'y
pousser.

«Cela posé, qu'y a-t-il à faire?

«Trois choses, à ce qu'il me semble:

1º Reculer, autant qu'il sera possible, la convocation des Chambres;
éviter, autant que possible, d'être poussé, bon gré mal gré, à des
engagements de tribune; gagner du temps.

2º Accueillir sans hauteur, sans humeur, mais aussi sans duperie, les
ouvertures qui pourraient nous être faites à la suite des propositions
du pacha, de quelque part qu'elles viennent; les discuter pour ce
qu'elles peuvent valoir, et ne repousser péremptoirement que les
offres, directes ou détournées, d'adhérer au traité du 15 juillet. Il
y a malheureusement, quant à présent et jusqu'à ce que l'impuissance
de ce traité ait été démontrée par les faits, très-peu à espérer de
ces ouvertures; supposé, ce qui est douteux, qu'il nous en soit fait.
Entre le traité et les propositions du pacha, il n'y a point de marge
réelle, point d'intermédiaire véritable. Nous ne pouvons adhérer
au traité. La Prusse et l'Autriche même accepteraient peut-être
les propositions; mais ni l'une ni l'autre n'ont réellement voix au
chapitre. La présomption hautaine de celui qui dispose en maître du
cabinet anglais ne lui permettra pas de céder; et la Russie qui perd
toute position politique si la France et l'Angleterre se réconcilient,
qui a tout sacrifié pour amener la rupture, tout joué sur cette carte,
la Russie ne se prêtera probablement à rien. Quoi qu'il en soit,
encore un coup, attendre et ne rien rejeter sans discussion, ne
montrer ni irritation ni dépit, et s'il y a moyen de traiter, saisir
l'occasion.

3º Enfin continuer avec ardeur et persévérance les préparatifs
d'armement, n'en point faire étalage, mais ne rien suspendre et ne
rien négliger, pousser ces préparatifs, quant au personnel, jusqu'aux
limites légales, quant au matériel et aux fortifications, jusqu'aux
limites du possible. Être en position, le moment venu, de n'avoir plus
à demander aux Chambres qu'une augmentation de personnel à verser dans
des cadres déjà posés et la ratification de ce qui a été fait sans
elles. Cela est de la dernière importance; quelle que soit l'issue
de tout ceci, il faut que la France en tire un armement complet que
l'imprévoyance du gouvernement représentatif ne permet d'obtenir que
dans les moments d'urgence et d'appréhension.

«Qu'arrivera-t-il en définitive?

«Personne ne peut le dire d'avance; mais on peut du moins, selon la
méthode que les mathématiciens nomment méthode exhaustive, poser
un certain nombre d'alternatives entre lesquelles la solution doit
nécessairement se trouver.

«Le pacha fera-t-il une pointe sur Constantinople, et amènera-t-il
par là un _casus foederis_ qui dégénérerait, selon toute apparence, en
_casus belli_? C'est une chance qui paraît peu probable; soit que
les concessions obtenues de lui proviennent de sa faiblesse ou de sa
raison, elles écartent, du moins quant à présent, cette appréhension.

«Cèdera-t-il tout?

«M. Thiers ne le craint pas. J'avoue que, quant à moi, je n'en
serais nullement étonné. Si cela arrive, nous n'y pouvons rien. La
précaution, prise par la dépêche dont je vous parlais en commençant,
est notre seule sauvegarde; mais il est clair que nous ne ferons pas
la guerre pour lui reconquérir ce qu'il lui plaira d'abandonner.

«Résistera-t-il avec avantage? Réussira-t-il à maintenir la Syrie, à
garder le littoral, à jeter dans la mer quiconque débarquerait?

«C'est là notre belle carte; c'est celle sur laquelle nous avons mis
à la loterie. Si le numéro sort, tout ira bien. Si le traité est
convaincu d'impuissance et que les alliés soient mis en demeure d'en
conclure un autre qui livre décidément la Turquie à la Russie, nous
aurons beau jeu, soit à Berlin, soit à Vienne, soit même dans le sein
du cabinet anglais, pour en prévenir l'adoption.

«Reste enfin, et malheureusement c'est ici l'hypothèse la plus
vraisemblable, reste que le pacha résiste à grand'peine, et qu'il
s'engage, entre lui et les alliés, une lutte prolongée qui le menace
de sa ruine.

«Si cela arrive, logiquement, nous serions tenus de rester spectateurs
impassibles; pratiquement, il est possible que la position devienne
intenable, que l'honneur, que le mouvement de l'opinion nous forcent
d'intervenir.

«Sous quelle forme, en quel sens, dans quelle mesure, à propos de
quelle circonstance cette intervention aurait-elle lieu? Il est
impossible de le dire d'avance; ce qui importe, c'est de tenir la
position aussi longtemps qu'elle sera tenable, et de ne rien faire qui
puisse la compromettre _à priori_ et de dessein prémédité.

«Ainsi, par exemple, il importe de tenir notre flotte ensemble, de
ne point l'éparpiller, de la maintenir à une distance suffisante du
théâtre des hostilités, de ne se livrer à aucune demi-mesure, à aucune
de ces interventions de détail qui ne portent aucun fruit décisif et
qui engagent sans secourir.

«L'avantage d'une position isolée, au milieu de ses inconvénients,
c'est de ne dépendre de personne, de faire ce que l'on veut, rien de
moins, rien de plus, et d'avoir, jusqu'au dernier moment, le choix
du parti qu'on prendra. L'avantage particulier de la France, dans la
position actuelle, c'est que, s'il y a guerre, on ne la lui fera pas,
c'est elle qui la fera. Il ne faut perdre ni l'un ni l'autre de ces
deux avantages en se mettant à la merci des accidents et des amiraux.
Ainsi, comme premier plan de conduite, n'envoyer la flotte sur le
théâtre des hostilités qu'avec des instructions positives, pour faire
ou pour interdire quelque chose de précis et de défini; et se réserver
par là, au besoin, de commencer l'intervention quand et comme on
voudra, de la commencer par une sommation à la Prusse et à l'Autriche
et par une menace de leurs frontières, si c'est alors le moyen qui
paraît le meilleur; en un mot, rester dans une expectative armée, mais
immobile, jusqu'au moment où l'on croira devoir en sortir par
quelque acte énergique et prémédité, voilà ce que la prudence semble
commander.

«Et non-seulement c'est là la conduite prudente, mais c'est là la
conduite honnête. Il s'agit en effet d'engager une lutte terrible et
d'où dépend le sort du pays; il est juste et honnête qu'il en ait le
choix.

«Il ne faut pas que le Roi et le pays se réveillent un beau matin en
guerre avec l'Europe par suite d'un malentendu, d'une étourderie ou
d'une bravade. Quand le moment sera venu, s'il doit venir, il faut que
le Roi et le pays en délibèrent; s'ils jugent que le cabinet a tort de
croire l'honneur de la France compromis par une plus longue inaction,
le cabinet se retirera, et d'autres suivront une politique conforme à
leur opinion. Si le Roi et le pays sont de l'avis du cabinet, alors,
mais alors seulement, il faudra prendre son parti. Prétendre soutenir
une telle lutte sans avoir, de coeur et d'enthousiasme, le Roi et le
pays avec soi, ce serait folie.

«Voilà, mon cher ami, le résultat de nos conversations. Je vous le
transmets, tout en sachant bien que les événements disposent des
esprits et des volontés, et que ce qui paraît le meilleur peut, à
l'épreuve, être bien déconcerté.»

Deux jours après avoir écrit cette lettre, qui n'avait pu partir
immédiatement, le duc de Broglie y joignit ce billet, sous la date du
3 octobre:

«Ceci était le résumé fidèle du point où nous étions avant-hier soir.
Hier matin, la nouvelle du bombardement de Beyrout est arrivée. Ce
n'est rien de plus que ce à quoi l'on devait s'attendre; mais l'émoi
est grand, et Dieu veuille qu'on ne se lance pas dans des résolutions
précipitées. J'y ferai de mon mieux. Il y a eu, dans la journée, un
conseil qui n'a abouti à rien. On a parlé de convoquer les Chambres.
On a parlé d'envoyer la flotte pour protéger, par sa présence,
Alexandrie, en laissant tout le reste suivre son cours naturel. Les
opinions ont été divisées, et déjà, la seconde dépêche télégraphique
étant plus tranquille que la première, il y a de la détente. Je vous
tiendrai au courant.»

Aussitôt répandues, ces nouvelles produisirent dans le public deux
effets contraires; sciemment ou aveuglément, les esprits se livrèrent
à deux courants opposés: «Les choses iront à la guerre, m'écrivait
le 17 août M. de Lavergne, tant que tout le monde croira la paix
inébranlable, et elles reviendront à la paix dès que tout le monde
verra la guerre imminente.» Quand on sut Beyrout bombardé et la
déchéance de Méhémet-Ali prononcée à Constantinople, le premier
mouvement général fut belliqueux, belliqueux sans bien savoir où
et dans quelles limites; on voulait échapper au déplaisir de la
situation, et rendre coup pour coup à ces puissances qui avaient,
disait-on, trouvé et saisi en Orient l'occasion de reformer, contre
la France, la coalition de 1815. Mais les passions et les factions
ennemies se chargèrent de donner à ce mouvement toute sa portée; de
belliqueux, elles le rendirent promptement révolutionnaire; le droit
public européen et la monarchie française, les frontières des États,
l'organisation et l'avenir de l'Europe furent ardemment remis en
question; la presse républicaine recommença ses violences, les
sociétés secrètes leurs menées, les réunions populaires leurs
bravades et leurs exigences. De jour en jour, d'heure en heure, 1840
ressemblait plus complétement à 1831; les mêmes excès préparaient les
mêmes dangers et provoquèrent la même résistance; l'esprit d'ordre
légal et de paix reparut, d'abord embarrassé et timide, bientôt animé
et fortifié par la gravité de ses alarmes, moins bruyant que l'esprit
révolutionnaire, mais résolu à la lutte et cherchant de tous côtés,
pour la politique, que, depuis neuf ans, il avait fait triompher, un
point d'appui et de fermes défenseurs.

Évidemment le cabinet présidé par M. Thiers n'était pas bien placé
pour cette tâche. Il s'était, en se formant, penché vers le côté
gauche, et sans s'y livrer, il avait glissé sur cette pente. Le parti
conservateur, qui l'avait vu arriver avec humeur, ne l'attaquait
plus, mais ne lui portait pas confiance et dévouement. En Orient,
les événements démentaient ses prévisions: d'accord en cela avec le
sentiment public, il s'était fait le protecteur de la cause et de
la puissance égyptiennes; mais cette puissance, mise à l'épreuve, se
trouvait fort au-dessous de ce qu'il en avait espéré; et pour avoir
quelque chance de succès, cette cause eût imposé à la France des
sacrifices et des risques fort au-dessus de son importance. Le cabinet
ne voulait pas la guerre; mais il s'y était préparé avec ardeur, la
croyant possible, prochaine peut-être, et voulant du moins en inspirer
à l'Europe la crainte. Par le tour que prenaient les événements,
ses préparatifs militaires perdaient leur sens, et en présence de
l'excitation belliqueuse prompte à se transformer en fermentation
révolutionnaire, l'esprit de résistance et de paix regagnait son
empire. Quand, à la nouvelle de l'exécution facile du traité du 15
juillet en Orient, cette situation embarrassée et fausse du cabinet
français éclata: «Voilà pour M. Thiers, dit M. Rossi, une belle
occasion de donner sa démission.»

M. Thiers et ses collègues ne s'y méprirent point, et dès les premiers
jours d'octobre, un peu plus tôt même peut-être, ils offrirent
leur démission au Roi qui s'en montra d'abord inquiet et refusa de
l'accepter. J'ai déjà eu occasion de le dire; c'était la disposition
de ce prince de s'associer vivement aux émotions patriotiques sans
qu'elles dominassent son jugement et ses résolutions. Il était, pour
le sentiment national, plein de sympathie, de complaisance même,
et pourtant d'indépendance, capable d'en partager aujourd'hui
l'entraînement et d'en reconnaître demain l'erreur et le péril. Dans
la question égyptienne et sur le traité du 15 juillet, il avait pensé
et senti comme le public, et manifesté même son sentiment avec plus
d'impétuosité que de prévoyance, gardant cependant, au fond de son
âme, quelque inquiétude et faisant quelquefois, dans la conversation,
des réserves prudentes que lui suggérait la mobilité de son
imagination, sans qu'il préméditât aucun changement de conduite et de
conseillers. Il avait sincèrement adhéré à toutes les mesures que
lui avait proposées le cabinet, comptant toujours que les quatre
puissances ne pousseraient pas les choses à bout, que Méhémet-Ali
résisterait efficacement, qu'une transaction interviendrait, qu'en
tout cas la paix de l'Europe ne serait pas troublée, et fort aise
qu'en attendant une solution favorable, l'état militaire de la France
se relevât, pour la sûreté du pays et la force de son gouvernement.
Quand le véritable état des faits se manifesta, quand les chances
d'une guerre sans motif sérieux et sans intérêt national devinrent
pressantes, le roi Louis-Philippe s'arrêta sur la pente, se souciant
peu de l'avoir suivie jusque-là, et bien décidé à n'y pas aller
plus loin: «Puisque l'Angleterre et les alliés nous déclarent qu'ils
limiteront les hostilités au développement nécessaire pour faire
évacuer la Syrie, et qu'ils n'attaqueront point Méhémet-Ali en Égypte,
je ne vois pas, disait-il, qu'il y ait là, pour nous, le _casus
belli_. La France n'a point garanti la possession de la Syrie à
Ibrahim-Pacha; et bien qu'elle soit loin d'approuver l'agression des
puissances, et encore plus loin de vouloir leur prêter aucun appui,
ni moral ni matériel, je ne crois pas que son honneur soit engagé à
se jeter dans une guerre où elle serait seule contre le monde entier,
uniquement pour maintenir Ibrahim en Syrie. On objecte que les alliés
vont attaquer l'Égypte. Nous verrons alors ce que nous aurons à faire.
Mais tant que les puissances nous donnent l'assurance qu'elles ne
veulent point attaquer l'Égypte, je ne vois pas que le _casus belli_
soit arrivé; et dans l'état actuel des choses, nous n'avons qu'à
attendre en regardant bien.» Ce fut dans cette disposition que le Roi
ordonna, le 7 octobre, la convocation des Chambres, et accepta la note
diplomatique du 8 par laquelle M. Thiers se bornait à déclarer que
la déchéance de Méhémet-Ali en Égypte, mise à exécution, serait, à
l'équilibre général de l'Europe, une atteinte que la France ne saurait
accepter; à ces termes, l'accord se rétablit momentanément entre le
Roi et le cabinet.

De toutes parts et tous les jours on m'écrivait que cet accord ne
durerait pas, que le cabinet ne pouvait faire face à la situation,
que le Roi et les ministres en étaient également convaincus. On me
pressait d'agir, de manifester hautement mon opinion et mon intention.
Et en même temps on m'assaillait de tous les doutes, de toutes les
hésitations, de toutes les inquiétudes incohérentes dont mes amis,
comme le public, étaient préoccupés, croyant tantôt à la paix, tantôt
à la guerre, aujourd'hui au raffermissement, demain à la chute
du cabinet, et s'il tombait, à l'extrême difficulté, peut-être à
l'impossibilité de le remplacer.

A ces avertissements, à ces tiraillements en tous sens, ma réponse
était toujours la même: «Si le cabinet doit tomber, écrivais-je, je
veux être absolument étranger à sa chute et aux revers qui amèneront
sa chute. Rester dans ma ligne de conduite et m'y trouver debout si
les événements viennent m'y chercher, voilà à quoi je m'applique. Je
ne veux pas faire les événements qui pourraient venir m'y chercher, ni
qu'on puisse seulement supposer que j'ai voulu les faire. Je ne
puis être fort dans une situation difficile qu'autant que je n'aurai
contribué en rien à la créer. Prenez garde d'ailleurs; vous vous
laissez trop prendre aux vicissitudes du langage et de la situation;
on change tous les jours d'impression, de paroles, d'inquiétude ou
d'espérance; on est doux, on est aigre, on croit à la paix ou à la
guerre, selon l'intérêt ou la fantaisie du moment. Intérêt bien petit,
fantaisie bien passagère, mais qui n'en font pas moins dire blanc
aujourd'hui, noir demain. Et la situation elle-même flotte beaucoup;
elle va en haut, en bas, à droite, à gauche. Il ne faut pas laisser
ballotter son propre esprit et sa propre conduite selon le bavardage
des hommes et les ondulations des choses. Il y a un point culminant
dans les situations, une pente réelle et définitive des événements.
C'est là qu'il faut jeter l'ancre et se tenir, et assister de là au
trouble des paroles et à la fluctuation des incidents quotidiens.»

Nul, parmi mes amis, ne jugeait et ne m'instruisait mieux de cette
situation que M. Duchâtel: éloigné de Paris en ce moment, il observait
les faits et pesait les chances avec cette ferme et fine sagacité,
toujours dirigée vers le point essentiel des questions et des
affaires, qui est l'un des mérites éminents de son esprit. Il
m'écrivait le 1er octobre de Mirambeau: «Nous sommes dans une des plus
terribles crises qu'un gouvernement nouveau puisse avoir à traverser.
L'inquiétude est extrême; personne ne veut croire à la guerre, et le
principal motif de cette confiance, c'est la crainte que la guerre
inspire. Seul contre tous, on peut se défendre chez soi quand on est
injustement attaqué, mais on ne peut pas espérer de faire prévaloir
ses opinions dans le monde. Vous pouvez voir, par les fluctuations
de la Bourse, ce que serait notre crédit dans le cas d'une guerre
générale; nos finances sont admirables pour le temps de la paix; mais
le gouvernement est encore trop récemment affermi, et les partis
sont trop animés pour que la guerre ne détruisît pas la confiance des
capitalistes en leur faisant redouter un changement de gouvernement
et, à la suite, la banqueroute. Tout cela est fort inquiétant. Il n'en
faut pas moins penser à son honneur, car l'honneur avant tout; mais il
faut aussi écouter la prudence. Je suis complétement de votre avis;
si la guerre vient à éclater, il faut que sa nécessité soit trois fois
évidente; sans cela on courrait de terribles chances.» Et quelques
jours après, le 10 octobre, se préoccupant de ma situation
personnelle, il ajoutait: «Le pays ne veut pas la guerre. On n'admet
pas que, pour conserver la moitié de la Syrie à Méhémet-Ali, nous nous
exposions à de beaucoup plus grands périls que ceux que nous n'avons
pas voulu courir en 1830, quand il s'agissait, pour nous, de reprendre
nos frontières naturelles. Je n'ai pas de conseils à vous donner; vous
savez mieux que moi le fond des choses; mais, dans votre intérêt et
dans celui du pays, jamais situation n'a été plus délicate que la
vôtre; votre responsabilité est immense. Au point où nous en sommes,
si la guerre générale ne vous semble pas inévitable, vous devez
opposer votre _veto_ à la guerre. Si vous pensez, connaissant à
fond cette terrible affaire, que le dernier mot doive être prononcé,
concourez vous-même à le prononcer; mais ne le laissez pas prononcer
par d'autres, si votre avis n'est pas que la France soit condamnée à
recourir à une si grave extrémité.»

J'avais, pour moi-même, le même sentiment: tout ce que je voyais des
difficultés, chaque jour plus vives, de la question extérieure,
tout ce que j'apprenais des périls croissants de la fermentation
révolutionnaire à l'intérieur, aggravait, à mes yeux, le poids de ma
responsabilité personnelle, et me faisait chercher avec anxiété ce
que j'avais à faire pour m'en acquitter: «Je ne crois pas à la guerre,
écrivais-je à mes plus intimes amis; mais je suis aussi inquiet que si
j'y croyais. Ma prévoyance est sans pouvoir sur ma disposition. Tout,
absolument tout est engagé pour moi dans cette question, mes plus
chers intérêts personnels, les plus grands intérêts politiques de mon
pays, et de moi dans mon pays. Et tout cela se décide sans moi, loin
de moi, en Syrie, par le canon de Napier, à Paris, par les conseils
d'un cabinet qui n'est pas le mien. Ma raison persiste dans sa
confiance; je ne crois pas à la guerre; mais mon âme est pleine de
trouble. Je n'ai jamais été si agité.»

Quand j'appris que les Chambres étaient convoquées et se réuniraient
le 28 octobre, je sortis de ma plus pressante peine; j'étais ainsi
naturellement appelé à reprendre ma place sur le lieu et dans les
débats où toutes les questions qui pesaient sur moi allaient se vider.
J'écrivis sur-le-champ à M. Thiers:

«Monsieur le président du Conseil,

«La convocation des Chambres pour le 28 de ce mois m'impose le devoir
de me rendre à Paris pour assister aux premiers débats de la session.
Je prie Votre Excellence de vouloir bien demander au Roi, pour moi,
la faveur d'un congé. Je crois que, dans quinze jours, mon absence
momentanée sera ici sans inconvénient. Très-probablement la situation
sera, pour quelque temps, stationnaire, et je laisserai les affaires
dont Sa Majesté m'a fait l'honneur de me charger entre les mains de
M. le baron de Bourqueney qui les a suivies depuis leur origine,
en connaît parfaitement l'histoire, s'est pénétré de l'esprit qui a
présidé aux négociations, et qui inspire au gouvernement anglais, par
son caractère comme par sa capacité, une estime pleine de confiance.
Je serai d'ailleurs toujours prêt, dès que j'aurai satisfait aux
premiers devoirs de la session, à venir reprendre ici mon poste, selon
les intentions du Roi et les instructions de Votre Excellence.»

Le même jour 13 octobre, pour que ma disposition fût bien connue et
bien comprise de mes amis, et des ministres eux-mêmes avec qui je ne
pouvais m'en expliquer directement et sans réserve, j'écrivis au duc
de Broglie:

«Mon cher ami, je suis inquiet, inquiet du dedans encore plus que
du dehors. Nous retournons vers 1831, vers l'esprit révolutionnaire
exploitant l'entraînement national, et poussant à la guerre sans motif
légitime, sans chance raisonnable de succès, dans le seul but et le
seul espoir des révolutions.

«Je dis sans motif légitime. La question de Syrie n'est pas un cas de
guerre légitime. Je tiens cela pour évident.

«Jusqu'ici, aucune autre question n'est élevée, en principe, par le
traité du 15 juillet, en fait, par son exécution. Aucun grand intérêt
de la France n'est attaqué, ni son indépendance, ni son gouvernement,
ni ses institutions, ni ses idées, ni sa libre activité, ni sa
richesse.

«Ce qu'on tente en Orient peut amener autre chose que ce qu'on tente.
Des questions peuvent naître là, des événements peuvent survenir
auxquels la France ne saurait rester étrangère. C'est une raison de
s'armer, de se tenir prêts. Ce n'est pas une raison d'élever soi-même,
en Occident, des événements et des questions plus graves encore et qui
ne naissent pas naturellement.

«On a tenu peu de compte de l'amitié de la France. Elle en est
blessée, et très-justement. C'est une raison de froideur, d'isolement,
de politique parfaitement indépendante et purement personnelle.
Ce n'est pas un cas de guerre. L'offense n'est pas de celles qui
commandent et légitiment la guerre. On n'a voulu ni insulter, ni
défier, ni tromper la France. On lui a demandé son concours. Elle
l'a refusé aux termes qu'on lui proposait. On a passé outre, avec peu
d'égards. Il y a eu insouciance et mauvais procédé, non pas affront.

«Après les motifs, je cherche les chances.

«Il ne faut pas s'y tromper: née de la sorte et sous cette impulsion,
la guerre serait générale. Par honneur comme par intérêt, les
quatre puissances se tiendraient unies. L'alliance anti-égyptienne
deviendrait une coalition anti-française. La France elle-même y
pousserait. La guerre générale et révolutionnaire est la seule dont
veuillent ceux qui veulent la guerre, la seule dont ils puissent rêver
le succès.

«En France, aujourd'hui, je crois à la violence révolutionnaire des
factions; je ne crois pas à l'élan révolutionnaire de la nation.

«Au dehors, point de grande cause à défendre; ni la sûreté ni
l'indépendance nationale ne sont menacées. Au dedans, point de grande
conquête à faire; le pays a le régime qu'il voulait.

«Des passions anarchiques dans quelques hommes, ou même dans une
portion de la multitude, ne sont pas l'élan révolutionnaire d'un
peuple. Les factions politiques conspireraient. Les passions
personnelles éclateraient. Le pays ne se soulèverait pas.

«L'anarchie ne peut plus faire en France que du bruit et du mal. Ses
espérances sont des illusions, comme ses forces.

«En Europe, la guerre révolutionnaire ne trouverait pas, chez les
peuples, tout l'appui qu'on s'en promet.

«En 1830, sur bien des points, une grande épreuve a été faite, après
beaucoup de petites épreuves tentées de 1814 à 1830. Presque partout
les forces révolutionnaires se sont trouvées insuffisantes; les
espérances révolutionnaires ont été déçues.

«Il y a des gens qui oublient; il y en a qui se souviennent, et
l'expérience affaiblit ceux qu'elle ne change pas.

«L'esprit de nationalité et d'amélioration graduelle sous les
gouvernements nationaux a gagné plus de terrain en Europe que l'esprit
de révolution.

«L'esprit de nationalité dominerait en Allemagne.

«L'Espagne est déchirée, l'Italie énervée, la Pologne écrasée. Je
ne dis pas que ces pays ne soient rien. Pourtant quelle force
considérable et durable pourrions-nous espérer de là?

«Et à quel prix? Au prix de notre honneur. Nous le disons depuis
dix ans: c'est l'honneur de notre gouvernement d'être devenu un
gouvernement le lendemain d'une révolution, d'avoir soutenu nos
droits sans faire nulle part appel aux passions, de s'être créé par la
résistance et maintenu par l'ordre et la paix. Cesserons-nous de dire
cela? Changerons-nous tout à coup de maximes, de langage, d'attitude,
de conduite?

«Cela n'est pas possible: la tentative serait honteuse et fatale. Pour
son honneur comme pour sa sûreté, la France est vouée aujourd'hui à la
cause de la paix. La guerre pour les plus grands, les plus pressants
intérêts nationaux, la guerre nécessaire, inévitable, évidemment
inévitable, la guerre défensive peut seule aujourd'hui nous convenir.
Si la France est attaquée, qu'elle repousse l'attaque. Si sa dignité
exige quelque part, en Orient comme à Anvers, comme à Ancône, comme au
Mexique, quelque acte de présence et de force, qu'elle l'accomplisse,
et dise, en l'accomplissant, à l'Europe:--Venez me chercher chez
moi.--C'est là, pour nous, la seule conduite sûre, conséquente et
digne.

«Vous savez, vous pensez tout cela comme moi, mon cher ami; j'en suis
sûr. Aussi c'est pour moi-même, non pour vous que je vous le dis. Je
suis loin. Je vois de loin le mouvement, l'entraînement. Je ne puis
rien pour y résister. Je suis décidé à ne pas m'y associer. Je vous
l'écrivais il y a trois semaines; je ne saurais juger de l'état
des esprits en France, ni apprécier ce qu'il permet ou prescrit au
gouvernement. Il se peut que la guerre, cette guerre dont j'entends
parler, la guerre générale, révolutionnaire, agressive, qui ne me
paraît point commandée par l'état des choses, il se peut que cette
guerre soit rendue inévitable par l'état des idées et des sentiments
publics. Si cela était, je ne m'associerais pas davantage à une
politique pleine, selon moi, d'erreur comme de péril. Je me tiendrais
à l'écart.

«J'ai confiance dans les Chambres. J'ai toujours vu, dans les
moments très-critiques, le sentiment du péril du devoir et de la
responsabilité s'emparer des Chambres, et leur donner des lumières,
un courage, des forces qui, en temps tranquille, leur auraient manqué,
comme à tout le monde. C'est ce qui est arrivé en 1831. Nous nous le
sommes dit très-souvent: sans les Chambres, sans leur présence, leur
concours, leurs débats, sans cette explosion légale, cette lutte
organisée des passions et de la raison publiques, jamais le
gouvernement de 1830 n'eût résisté à l'entraînement belliqueux et
révolutionnaire, alors si vif et si naturel; jamais le pays n'eût
trouvé en lui-même tant de sagesse et d'énergie pour soutenir son
gouvernement. Sommes-nous à la veille d'une seconde épreuve? Peut-on
espérer un second succès? Je l'ignore; mon anxiété est grande; mais
ma confiance est à la même adresse; c'est par les Chambres, par leur
appui, par la discussion complète et sincère dans leur sein, qu'on
peut éclairer le pays et conjurer le péril, si on le peut.

«Mon cher ami, conseillez, soutenez, faites prévaloir cette
politique-là, car encore une fois je suis sûr que c'est aussi la
vôtre. Elle aura, soit ici à Londres, soit dans la Chambre à Paris,
partout et sous toutes les formes, mon concours le plus actif, le plus
dévoué. Je serai à Paris je ne sais quel jour, mais, à coup sûr,
pour les premiers débats de la session. Je ne puis, à aucun prix,
me dispenser d'y assister. Je me le dois à moi-même. Je demande
aujourd'hui un congé qui ne souffrira, je pense, aucune difficulté.»

Le congé me fut immédiatement accordé; M. Thiers m'en donna avis le 15
octobre. Mais en même temps s'éleva une question qui devint, entre mes
amis mêmes, une occasion de dissentiment; ils n'étaient pas d'accord
sur le moment où il convenait que mon retour à Paris fût placé. Le
cabinet annonça son dessein de porter M. Odilon Barrot à la présidence
de la Chambre des députés. Je n'avais, envers M. Odilon Barrot,
aucun mauvais vouloir; depuis 1831, nous avions différé d'avis sur le
système de gouvernement, au dedans et au dehors; à la tribune, nous
nous étions habituellement combattus, mais sans violence ni amertume
personnelle; j'honorais son caractère et j'étais persuadé qu'il
présiderait la Chambre avec équité et dignité. Mais il était, depuis
neuf ans, le chef de l'opposition à la politique que, depuis neuf
ans, j'avais soutenue; la coalition, qui nous avait momentanément
rapprochés en 1839, avait échoué dans le dessein d'effacer nos
dissidences et de nous unir dans le gouvernement; peut-être si,
à cette époque, nous avions été seuls en face l'un de l'autre,
serions-nous parvenus à nous entendre; mais nos partis avaient
toujours été et restaient profondément divers et divisés. Je
n'hésitai pas à penser et à déclarer que je ne pouvais donner à
cette candidature mon adhésion, et j'écrivis le 17 octobre au duc de
Broglie:

«J'entends dire qu'on se décide à porter M. Barrot à la présidence.
J'ai quelque peine à le croire. D'après ce qui me revient de bien
des côtés, d'après les conjectures de ma propre raison, c'est une
candidature très-périlleuse. On ne réussira probablement pas; et si on
ne réussit pas, comment pourra-t-on supporter cet échec?

«Mais voici un motif, à mon avis, plus grave encore, un motif pris
dans le fond des choses. Quel est le côté faible, le mal essentiel de
la situation? C'est d'avoir affiché la guerre sans la vouloir, poussé
à la guerre en visant à la paix. On était naturellement placé sur
cette pente; on avait besoin d'inquiéter au dehors, de persuader que
la guerre était possible, de faire prendre au sérieux l'attitude, le
langage, les préparatifs. Mais évidemment le but a été dépassé
sans être atteint. Non par le gouvernement lui-même et la politique
officielle; mais autour du gouvernement, dans son parti, dans
l'atmosphère qui lui donne sa physionomie et sa couleur, l'attitude,
le langage, les démonstrations ont pris un caractère d'exagération,
d'emportement, de menaces déclamatoires et révolutionnaires; caractère
qui, au dedans, chez nous, rend en effet aux passions révolutionnaires
de l'espérance, et qui au dehors, en Europe, irrite sans imposer, et
répand, non une salutaire, mais une malfaisante inquiétude.

«La position du gouvernement en a souffert. On a douté, tantôt de ses
assurances pacifiques, tantôt de ses déclarations belliqueuses. On n'a
pas bien su ce qu'il voulait. On n'a eu ni assez confiance ni assez
peur.

«D'où vient surtout le mal? Du contact et de l'influence de la gauche.
De cette gauche fatiguée et non pas transformée, qui n'a ni mauvaises
intentions, ni le courage des bonnes, qui parle, écrit, agit, non plus
par forte passion révolutionnaire, mais par routine et complaisance
révolutionnaire, qui promet au dedans plus qu'elle ne peut et ne
voudrait tenir, menace au dehors plus qu'elle ne peut et ne voudrait
frapper, et qui imprime ainsi, au cabinet qu'elle soutient et à la
situation qu'elle domine, toutes les apparences et tous les périls
d'une politique qu'elle n'a ni le dessein ni la force de pratiquer.

«Et c'est le chef de ce parti que le gouvernement donnerait à
la Chambre, et prendrait lui-même pour drapeau! Le gouvernement
proclamerait hautement cette influence quand c'est précisément de
cette influence que dérive ce qu'il y a de faux, d'embarrassant et de
plus dangereux peut-être dans sa propre situation!

«Pour moi, je regarderais l'adoption officielle et le succès de cette
candidature comme l'aggravation d'un mal déjà fort grave. En lui-même,
le fait serait peu de chose; mais il proclamerait, il augmenterait
l'influence de la gauche dans nos affaires. Elle en a déjà beaucoup
trop pour la dignité de notre politique, autant que pour sa sûreté.»

Sur le fond de la question, tous mes amis, ou à peu près, étaient de
mon avis; mais ne pouvais-je pas me dispenser de manifester hautement
mon avis? Pourquoi me hâterais-je d'arriver dès le début de la session
et avant le vote sur la présidence de la Chambre? J'étais le maître,
en arrivant quelques jours plus tard, d'échapper à cet embarras. Il
était plus grave que, de loin, je ne le prévoyais: «Les adversaires
du cabinet, m'écrivait-on, attendent votre arrivée comme le signal de
l'attaque; rien n'est si aisé que de le renverser, et il ne demande
pas mieux que de se retirer; la plupart des ministres trouvent le
fardeau trop lourd, et M. Thiers sera charmé de le passer à d'autres,
en gardant pour lui la popularité. Si vous êtes ici, votre présence
seule hâtera la chute, et votre liberté d'action en sera ensuite fort
gênée. Ce que la prudence vous conseille, c'est de laisser passer le
début de la session, et, si vous devez être appelé, d'attendre qu'on
vous appelle.» M. Rossi surtout insistait pour que je m'en tinsse à ce
conseil de prudence.

Ces objections ne me persuadèrent point. J'écrivis le 20 octobre au
duc de Broglie: «J'y ai bien pensé. Je partirai d'ici le 25. J'irai
prendre ma mère et mes enfants en Normandie, et je serai à Paris le 28
au soir ou le 29. Il ne faut pas accepter l'air des embarras qu'on n'a
pas. Je n'attends rien à Londres. Je ne vais rien chercher à Paris. Je
ne suis ici, je ne serai là dans aucune intrigue. Je ne dirai, je ne
ferai rien là qui ne soit en parfaite harmonie avec ce que j'ai dit et
fait ici depuis huit mois. J'ai promis au cabinet de le seconder sans
me lier à lui. C'est ce que j'ai fait et ce que je ferai. J'ai dit que
je garderais ma position et mes amis sans épouser leur humeur. Je le
ferai comme je l'ai fait. J'ai fait, le premier jour, les réserves qui
m'ont paru raisonnables en soi, convenables pour moi. Je n'ai rien à y
ajouter, rien à en retrancher aujourd'hui. Pourquoi donnerais-je à
ma conduite des apparences d'hésitation et de contrainte? Ni dans le
passé, ni dans l'avenir, ni dans mes actions, ni dans mes intentions,
rien ne m'y oblige. Je veux prendre ma position simplement,
ouvertement, tout entière, sans éluder aucune de ses difficultés
naturelles, sans y ajouter aucune difficulté factice ou étrangère. Je
suis député avant d'être ambassadeur. Je tiens plus à ce que je suis
comme député qu'à ce que je suis comme ambassadeur. J'ai demandé un
congé pour l'ouverture de la session. On me l'a donné. J'en userai
sérieusement en me rendant à la Chambre quand il y a quelque chose de
sérieux à dire ou à faire. Je n'attendrai pas, pour y paraître, qu'il
soit insignifiant d'y être. J'agirai, comme député, selon ma raison,
mon passé, mon honneur. Je parlerai, comme ambassadeur, selon ce que
j'ai pensé, écrit, fait ou accepté depuis que je le suis. Je crois que
cela peut très-bien se concilier. Je n'y ressens, pour mon compte,
pas le moindre embarras. Si cela ne peut pas se concilier, je m'en
apercevrai le premier.»

Les événements m'épargnèrent l'embarras dont mes amis se
préoccupaient. Le 15 octobre, vers six heures du soir, le Roi
retournait à Saint-Cloud avec la Reine et madame Adélaïde; sur le quai
des Tuileries, près du pont Louis XVI, une forte détonation éclata;
un homme accroupi près du poste dit _du Lion_, au pied du poteau d'un
réverbère, avait tiré sur le Roi; deux valets de pied et l'un des
gardes nationaux à cheval de l'escorte furent blessés; personne dans
la voilure ne fut atteint. Arrêté sur-le-champ, l'auteur de
l'attentat ne tenta point de s'enfuir: «Je ne m'en vais pas.--Votre
nom?--Conspirateur.--Votre profession?--Exterminateur des tyrans.
Maudite carabine! J'ai pourtant visé juste. Mais je l'avais trop
chargée.» Il s'appelait Marius Darmès, né à Marseille et frotteur
de profession à Paris. C'était un fanatique grossier et brutal,
qui passait sa vie dans une atmosphère de haine contre les rois en
général, contre le roi Louis-Philippe en particulier, et qui regardait
le meurtre comme un droit naturel de la haine.

L'effet de ce crime fut grand, plus grand peut-être qu'en d'autres
occasions semblables. Il éclatait au milieu d'un public déjà
très-animé et très-inquiet de la situation générale. On voyait là
un odieux résultat et un effrayant symptôme de la fermentation
révolutionnaire, renaissante et journellement fomentée. On s'étonnait,
on s'indignait, on s'irritait, on s'alarmait, on se répandait en
prédictions sinistres sur l'avenir de la société comme du pouvoir. Je
retrouve, dans une lettre que j'écrivis le 19 octobre, en apprenant
cette nouvelle, l'impression que je reçus à Londres même, et du fait
et de l'état où il jetait en France les esprits: «Ce nouvel assassinat
ne m'a pas surpris. C'est une rude entreprise que de rétablir de
l'ordre dans le monde. Aujourd'hui tous les scélérats sont fous et
tous les fous sont prêts à devenir des scélérats. Et les honnêtes gens
ont à leur tour une folie; c'est d'accepter la démence comme excuse
du crime. Il y a une démence qui excuse, mais ce n'est pas celle de
Darmès et de ses pareils. On n'ose pas regarder le mal en face, et on
dit que ces hommes-là sont fous pour se rassurer. Et pendant que les
uns se rassurent lâchement, d'autres s'épouvantent lâchement aussi:
«Tout est perdu, disent-ils; c'est la fin du monde.» Le monde a vu,
sous d'autres noms, sous d'autres traits, bien des maux et des périls
pareils, pour ne pas dire plus graves. Nous avons besoin aujourd'hui
d'un degré de justice, de bonheur et de sécurité dans le bonheur, dont
autrefois les sociétés humaines n'avaient pas seulement l'idée.
Elles ont vécu pendant des siècles, bien autrement assaillies de
souffrances, de crimes, de terreurs. Elles ont prospéré pourtant,
elles ont grandi dans le cours de ces siècles. Nous oublions tout
cela. Nous voudrions qu'aujourd'hui, et pour nous, tout le progrès
qui est à faire fût fait. Certainement tout n'est pas fait, bien s'en
faut; mais tout n'est pas perdu non plus. Pour moi, l'expérience,
qui m'a beaucoup appris, ne m'a point effrayé; je passe pour un juge
sévère de mon temps, et je crois son mal encore plus grave que je ne
le dis; mais je dis aussi qu'à côté de ce mal le bien abonde, et qu'à
aucune époque on n'a vécu, dans le plus obscur village comme dans
Paris, au milieu de plus de justice, de bien-être et de sûreté.»

Dans les situations difficiles et déjà ébranlées, tous les incidents
sont graves; l'attentat de Darmès porta au cabinet un rude coup. M.
Duchâtel, de retour à Paris, m'écrivit le 19 octobre: «Je suis arrivé
ici avant-hier soir. J'y ai trouvé la situation à peu près telle que
je me la représentais; cependant avec plus de ressources. Le parti
de la paix a considérablement gagné depuis une dizaine de jours;
la question paraît même, à tout le monde, tranchée de ce côté-là.
L'attentat a produit un grand effet; cet effet a été déplorable pour
le cabinet. Chacun a reporté sa pensée sur l'anarchie qui envahit
tout, et le spectacle de cette anarchie indigne et inquiète les gens
honnêtes et sensés. Hier, dans la soirée, j'ai été à Saint-Cloud. J'ai
causé longtemps avec le Roi; l'attentat ne l'a pas troublé; il est
ferme, décidé, résolu; il a la tenue que vous lui avez vue dans ses
bons jours. Il a commencé par me dire que l'attentat était le fruit
des attaques de la presse, qu'il le devait aux journaux; puis il a
reporté la conversation sur le cabinet; il m'a dit que ses ministres
paraissaient peu s'entendre, qu'il voyait bien que tout cela se
détraquait, et que, la première fois qu'on lui mettrait le marché à
la main, il l'accepterait. Il m'a parlé de vous, que vous étiez son
espérance, qu'il n'y avait qu'un cabinet possible, le maréchal Soult,
vous, moi, Villemain, etc., que M. Molé lui-même le reconnaissait et
se déclarait prêt à être votre ministériel. En résumé, le Roi sent
que le cabinet ne peut plus aller; il est décidée à s'en séparer à la
première occasion et vous regarde comme son sauveur.

«Voici maintenant mon opinion. Jamais les circonstances ne seront plus
graves, ni le danger plus grand. Il y a encore moyen de tout sauver;
mais il n'est pas certain que, dans deux mois, le salut soit possible.
Pour ce qui me regarde, bien que la tâche soit peu séduisante, je
n'hésiterais pas. Quant à vous, je trouve que la situation s'offre
fort belle. Toutes les nuances du parti conservateur, depuis M. Molé
jusqu'à M. Calmon, vous appellent. Ces moments-là s'offrent rarement
dans la vie des hommes, et en général ils durent peu, si on ne les
saisit pas à propos. Je crois le jour arrivé, pour vous, de saisir,
comme ministre des affaires étrangères, la grande question que vous
avez entamée comme ambassadeur. Comme ambassadeur, vous n'avez plus
grand'chose à faire; votre position devant les Chambres ne serait même
plus tenable. M. Thiers ne peut pas traiter raisonnablement. Ou je me
trompe fort, ou l'on vous ferait des concessions qui ne lui seraient
pas accordées. Et supposez que vous parveniez, comme ministre, à
arranger la question par une transaction où vous ménageriez de bonnes
apparences, ce sera le plus grand succès qu'un homme puisse obtenir,
et le plus notable service qui puisse toucher le pays. Ajoutez que la
situation intérieure vous sert admirablement. La gauche dynastique est
discréditée; la gauche radicale est plus insensée que jamais. Il y a
autant à faire qu'au mois de mars 1831, et le danger est moins grand;
la fièvre révolutionnaire d'alors, bien que factice, avait cependant
plus de réalité que le petit mouvement d'aujourd'hui. En me résumant,
le conseil que je vous donnerais avec la plus profonde conviction,
c'est de ne pas reculer devant l'occasion si, comme je le crois, elle
ne tarde pas à être offerte. Il n'est pas donné tous les jours de
pouvoir sauver son pays.»

La crise prévue ne se fit pas attendre. Roi, ministres et public,
tout le monde y était ou résolu, ou résigné. Le 20 octobre, le cabinet
présenta au Roi le projet de discours par lequel il lui proposait
d'ouvrir la session[24]. Le langage en était digne et mesuré; mais
il était conçu dans la perspective de la guerre, et pour la faire
pressentir au pays en lui demandant les moyens de s'y préparer. Le Roi
refusa de se placer dans la direction et sur la pente de cet avenir.
Les ministres lui donnèrent leur démission qu'il accepta, sans
aigreur mutuelle; des deux parts, l'issue à laquelle on arrivait
était pressentie et préparée; le surlendemain, 22 octobre, M.
Thiers m'écrivit: «Mon cher collègue, je vous ai adressé une dépêche
télégraphique, et j'y ajoute une lettre du Roi qui vous arrive par
courrier extraordinaire. Vous aurez deviné certainement, avant toute
explication, de quoi il s'agit. Le cabinet n'a pas été d'accord avec
le Roi sur la rédaction du discours de la Couronne, et nous lui avons
donné notre démission. Je crois que notre discours était modéré, et
tout juste au niveau des circonstances. Cependant le Roi en a pensé
autrement, et je suis loin de m'en plaindre. La situation est si grave
que je comprends parfaitement les opinions diverses qu'elle inspire.
Vous êtes naturellement l'un des hommes auxquels le Roi a le plus
pensé dans cette occasion, et il souhaite que vous fassiez la plus
grande diligence possible pour venir l'aider à sortir des difficultés
bien grandes du moment. Ne croyez pas que je serai, pour vous, un
obstacle. Le pays est dans un état qui nous commande à tous la plus
grande abnégation. Quelle que soit ma façon de penser sur tout ceci,
je suis bien résolu à ne créer de difficultés à personne.»

[Note 24: _Pièces historiques_. Nº XII.]

Le Roi m'écrivait de Saint-Cloud, le 21 octobre au soir, en commençant
par me remercier de la lettre que je lui avais adressée le 19, à la
nouvelle de l'attentat de Darmès: «Mon cher ambassadeur, me disait-il,
je suis bien touché de la lettre que vous m'avez écrite. Vous
appréciez dignement ma position, et vous sentez combien elle est
aggravée par les dangers auxquels les êtres les plus chers à mon coeur
sont exposés en m'accompagnant. La protection divine les a encore
préservés, ainsi que moi; elle me donnera la force de continuer cette
résistance tenace aux fureurs de l'anarchie qui veut la guerre à
tout prix. J'espère les déconcerter, et quelles que soient leurs
tentatives, je ne fléchirai pas devant elles. Je regrette de
vous annoncer que mes efforts les plus sincères pour prévenir la
dissolution du ministère ont finalement échoué ce soir, et nous
entrons en crise ministérielle! Vous ne serez donc pas surpris que je
sois pressé de vous voir arriver à Paris, et de pouvoir m'entretenir
avec vous. M. Thiers s'est chargé de vous le demander dans sa capacité
officielle; mais j'ai voulu vous le demander moi-même, et vous
renouveler l'assurance de tous mes sentiments pour vous.»

Décidé, avant d'avoir reçu ces deux lettres, à partir de Londres le 25
octobre pour assister aux débuts de la session des Chambres, j'avais
demandé à la reine d'Angleterre mon audience de congé, et en me
l'accordant, elle m'avait invité à aller passer deux jours à Windsor,
où elle résidait en ce moment. Je m'y rendis le 21 octobre. Lord
Melbourne, lord Palmerston, lord et lady Clarendon y étaient
seuls invités avec moi. Comme la reine et le prince Albert, ils
m'accueillirent avec une bonne grâce marquée; un peu par estime et
par goût, je me plais à le croire, un peu aussi parce que j'allais à
Paris; on désirait évidemment que j'y portasse de bons sentiments pour
l'Angleterre, que j'y parlasse bien des hommes qui la gouvernaient,
que j'engageasse ceux qui gouvernaient ou qui gouverneraient la France
à ne pas se montrer trop difficiles. On voyait bien que l'avenir, et
un avenir prochain, était plein de chances périlleuses. On en était
préoccupé, pas plus qu'on ne l'est en Angleterre des choses qui
ne touchent pas de très-près l'Angleterre elle-même, sérieusement
préoccupé pourtant. On n'oubliait pas que tôt ou tard, dans les
affaires de l'Europe, le poids de la France est grand, et que, pour
les réputations européennes, son opinion compte, pour ne pas dire
qu'elle décide. On avait à coeur de calmer, d'amadouer le public
français. Et je me disais, en recevant ces marques de la disposition
anglaise, que, si je pouvais la faire bien comprendre en France, et
tenir moi-même une attitude analogue en même temps que parfaitement
indépendante, les deux nations et l'Europe entière s'en trouveraient
bien.

J'eus, pendant ce court séjour à Windsor, une tristesse que
j'appellerais un chagrin si la vie ne m'avait enseigné pour quelles
pertes ce mot doit être réservé. Nous apprîmes le 22 octobre que, le
matin même, lord Holland était mort subitement à _Holland-house_.
Je le regrettai sincèrement. Si bon et si aimable, et de ce naturel
facile, sympathique et expansif si rare au delà de la Manche! Je
portais à lady Holland un intérêt affectueux; je l'avais trouvée
très-spirituelle avec un agrément sérieux, et plus capable de
sentiments vrais que d'autres femmes du monde moins hautaines et
d'humeur plus égale. Je fus choqué d'ailleurs de la froideur avec
laquelle cette nouvelle fut reçue par bien des gens qui, depuis plus
de trente ans, passaient leur vie à _Holland-house_. J'ai souvent
entendu nos vieux soldats parler de leurs camarades qu'ils avaient vus
tomber à côté d'eux, sous le canon; leurs paroles étaient plus émues,
je dirais volontiers plus tendres. Il y a, dans la fermeté froide de
la race anglo-saxonne, une certaine acceptation dure de la nécessité
et des coups du sort. Ils sont dans la vie comme des gens pressés
dans la foule; ils ne regardent pas celui qui tombe; ils poussent et
passent. On dirait qu'ils mettent leur dignité à ne se montrer, quoi
qu'il arrive, ni surpris, ni affligés. Mais leur dignité ne leur coûte
pas assez. Pour avoir toute sa beauté et tout son charme, il faut que
la nature humaine se déploie avec plus d'abandon, et que, lorsqu'elle
contient ses émotions et ses pensées, on voie qu'elle y prend quelque
peine. Les Anglais ont quelquefois l'air de comprimer ce qu'ils ne
sentent pas.

Politiquement aussi, je regrettai lord Holland; il n'avait pas autant
d'influence que je l'aurais souhaité, mais il en avait plus que
bien des gens n'en convenaient. La désapprobation de _Holland-house_
gênait, même quand elle n'empêchait pas.

Je quittai Londres le 25 octobre, et j'arrivai à Paris le 26. Je vis
d'abord M. Duchâtel qui me mit promptement au courant des dispositions
des personnes et des détails de la situation. Nous nous entendions
d'avance sur le caractère et le but de la politique à suivre.
Le maréchal Soult vint me trouver, content, confiant, de facile
composition sur les questions de gouvernement comme sur les
arrangements de cabinet, et ne demandant qu'à y faire entrer M. Teste,
dont il avait besoin, me dit-il, pour avoir près de lui un avocat qui
parlât pour lui dans l'occasion. M. Villemain, avec une clairvoyance
singulièrement impartiale et pourtant très-ferme, était prêt à se
rengager dans la lutte. M. Humann, à l'accession duquel j'attachais du
prix, accepta, sans se faire presser, le ministère des finances. MM.
Cunin-Gridaine et Martin du Nord, qui avaient soutenu M. Molé dans
les débats de la coalition, n'en gardaient plus aucun souvenir
embarrassant pour eux ou pour moi. L'amiral Duperré reprit avec
satisfaction le portefeuille de la marine. Le Roi me témoigna une
entière confiance, et se prêta avec empressement aux arrangements qui
lui furent proposés. Le duc de Broglie, quoique inquiet de l'avenir
et décidé à rester, pour son compte, en dehors des affaires, me donna
plein droit de compter sur son concours. J'eus, avec M. Thiers et M.
de Rémusat, des entrevues qui nous laissèrent dans des rapports pleins
de convenance, tout en me faisant pressentir une opposition décidée et
prochaine. Deux jours suffirent pour vider les questions et surmonter
les embarras qu'élève toujours la formation d'un cabinet. Les
situations fortes font marcher vite ceux qui ne se mettent pas à
l'écart. Le 29 octobre au soir, le Roi signa les ordonnances qui
nommaient les nouveaux ministres. Ma mère et mes enfants arrivaient au
même moment de Normandie pour me rejoindre, et vers minuit, je rentrai
auprès d'eux dans ma petite maison, chargé d'un pesant fardeau, mais
ne désespérant pas de le porter.



                          PIÈCES HISTORIQUES


                                  I

1º _Lettres de créance de M. Guizot, ambassadeur de France en
Angleterre.--Le roi Louis-Philippe à la reine Victoria_.

Madame ma Soeur, n'ayant rien davantage à coeur que de maintenir et de
resserrer de plus en plus l'union et la bonne harmonie qui subsistent
si heureusement entre nos couronnes et nos États, je ne veux point
différer de nommer un nouvel ambassadeur qui, connaissant parfaitement
mes sentiments, sache, comme son prédécesseur, en être le fidèle
interprète auprès de Votre Majesté. En conséquence j'ai fait choix du
sieur François-Pierre-Guillaume Guizot, grand officier de mon ordre
royal de la Légion d'honneur, membre de la Chambre des députés, et je
l'ai nommé pour résider près de Votre Majesté, avec le caractère
de mon ambassadeur extraordinaire. Ses talents élevés, les services
éminents et multipliés qu'il a rendus à la France, son zèle et son
entier dévouement pour ma personne, me persuadent qu'il ne négligera
rien pour se concilier l'estime et la confiance de Votre Majesté, et
mériter, par ce moyen, mon approbation. C'est dans cette conviction
que je la prie d'accueillir avec bienveillance mon ambassadeur, et
d'ajouter une créance entière à tout ce qu'il lui dira de ma part,
et surtout lorsqu'il lui exprimera les voeux que je forme pour la
prospérité de ses États et la gloire de son règne, ainsi que les
assurances de la haute estime et de l'inaltérable amitié avec
lesquelles je suis,

Madame ma Soeur,

de Votre Majesté,

le bon frère.

_Signé_: LOUIS-PHILIPPE.

A Paris, le 9 février 1840.


2º _Instructions données par M. le maréchal Soult, président du
Conseil et ministre des affaires étrangères, à M. Guizot, ambassadeur
à Londres_.

Paris, le 19 février 1840.

Monsieur, au moment où vous allez prendre la direction de l'ambassade
de Londres, une question domine et, on pourrait dire, absorbe
l'ensemble de nos relations avec la Grande-Bretagne. Exposer l'état
actuel de cette question, la marche qu'elle a suivie jusqu'à présent
et le sens dans lequel le gouvernement du Roi se propose de continuer
à la diriger, ce sera donc vous indiquer tout à la fois, et le but que
vous devez vous efforcer d'atteindre, et, autant qu'on peut le faire à
l'avance, la ligne de conduite que vous avez à suivre pour y arriver.

Dix mois se sont à peine écoulés depuis le jour où l'imminence d'une
rupture entre la Porte et le vice-roi d'Égypte vint avertir les
grandes puissances de la nécessité de pourvoir à la conservation ou au
rétablissement de la paix. La France prit, à cet égard, une honorable
initiative. Deux pensées ont constamment présidé aux propositions
qu'elle a successivement adressées à ses alliés: faire sortir, s'il
se pouvait, de cette crise ou plutôt des moyens par lesquels on
la terminerait, un état de choses qui, en plaçant la Porte sous
le protectorat collectif de l'Europe, mît fin, par le fait, au
protectorat exclusif consacré en faveur de la Russie par le traité
d'Unkiar-Skélessi; établir entre le sultan et son vassal des rapports
tels que le droit et le fait y trouvassent une suffisante garantie,
et que, par conséquent, un sentiment d'irritation défiante ne les
maintînt pas, l'un à l'égard de l'autre, dans une attitude d'hostilité
toujours menaçante pour la tranquillité du monde.

De ces deux projets du gouvernement du Roi, le premier, il ne
l'ignorait pas, était très-difficile à accomplir d'une manière
absolue. Il était peu vraisemblable que la Russie se prêtât
volontairement à abdiquer une position exceptionnelle qu'elle n'avoue
pas en termes explicites, mais vers laquelle ses efforts se sont
constamment dirigés; il était également peu probable que les autres
grandes puissances, dont le concours énergique eût pu seul lui imposer
cette résignation, y missent l'ensemble et la vigueur nécessaires.
A défaut d'un résultat aussi complet, qui d'ailleurs ne pouvait être
obtenu que si on parvenait à le lier étroitement à la solution des
difficultés provenant de la situation respective du sultan et du
pacha, un autre résultat, important encore, a été atteint par l'effet
des démarches et des déclarations respectives qu'ont amenées les
ouvertures du gouvernement français; il est devenu évident pour tout
le monde que celles même des grandes puissances qui n'osaient nous
prêter une assistance suffisamment efficace contre le cabinet russe,
s'associaient pourtant sur ce point à notre pensée. La Russie a
dû reconnaître, par conséquent, que, si elle ne voulait pas les
mécontenter et les rapprocher de nous, elle devait éviter dans
l'Orient toute manifestation trop éclatante de ses prétentions
ambitieuses, toute affectation de prépotence et de suprématie.

Le second objet que nous avions en vue était plus pratique, plus
immédiat. Après avoir suspendu les hostilités, il s'agissait
d'en prévenir le renouvellement en réglant les conditions de la
pacification de l'Orient. Toutes les puissances étaient d'accord sur
ce point: c'est que pour donner à Méhémet-Ali une position stable et
définitive, propre à le rassurer sur l'avenir de ses enfants et à lui
inspirer avec la sécurité le désir du repos, il fallait lui concéder,
sous la souveraineté de la Porte, l'administration héréditaire d'une
portion des territoires soumis à son pouvoir en lui faisant acheter
cette concession au prix de la rétrocession du surplus de ces
territoires. Ce principe admis, quelles devaient être l'étendue de
cette rétrocession et par conséquent la limite des pays abandonnés au
vice-roi et à sa famille? C'était là la question à résoudre.

Divers plans, vous le savez, furent indiqués à cet effet. Je me
bornerai à rappeler ceux que mirent en avant les cabinets de Londres
et de Paris, parce que c'est dans ces deux systèmes que tous les
autres sont venus se fondre successivement.

Le gouvernement du Roi a cru et croit encore que, dans la position où
se trouve Méhémet-Ali, lui offrir moins que l'hérédité de l'Égypte
et de la Syrie jusqu'au mont Taurus, c'est s'exposer de sa part à un
refus certain qu'il appuierait au besoin par une résistance désespérée
dont le contre-coup ébranlerait et peut-être renverserait l'Empire
ottoman; il croit que la Porte, rentrant en possession de l'île de
Candie, du district d'Adana, de l'Arabie, et conservant sur la Syrie
et l'Égypte un droit de souveraineté consacré par diverses conditions
mises à la charge du vice-roi et de sa famille, serait replacée dans
une situation plus forte, plus honorable, plus élevée qu'elle n'était
peut-être en droit de s'y attendre après les imprudences du dernier
sultan.

Le cabinet de Londres au contraire se montre convaincu de
l'impossibilité de rendre à l'Empire ottoman une consistance
suffisante et d'imposer à l'ambition de Méhémet-Ali des barrières
efficaces tant qu'on ne l'aura pas renfermé dans les limites de la
seule Égypte; il regarde comme indubitable la prompte soumission de ce
pacha aux injonctions de l'Europe, dès qu'il aurait la certitude que
les puissances sont unanimement résolues à les appuyer par des moyens
de coaction.

Vous savez, monsieur, quelles ont été jusqu'à présent les suites de ce
fâcheux dissentiment. A peine est-il devenu public, malgré nos efforts
pour le dissimuler, que le cabinet de Saint-Pétersbourg s'est empressé
de saisir l'occasion qu'il a cru entrevoir de rompre l'alliance de la
France avec l'Angleterre. Je ne reproduirai pas ici les détails des
deux missions successivement confiées à M. de Brünnow: il me suffira
de les résumer en disant que les propositions portées à Londres par
ce diplomate ne recélaient au fond qu'une seule pensée, enveloppée,
il est vrai, de concessions apparentes et presque dérisoires aux
préventions de l'Angleterre contre Méhémet-Ali et à sa jalousie de
l'influence russe à Constantinople. Cette pensée, à peine déguisée,
c'était celle d'amener le cabinet britannique à signer un acte que
la France ne pût pas souscrire, et qui, par conséquent, proclamât la
scission des deux cabinets.

Le rôle que l'Autriche et la Prusse ont joué en cette circonstance
est pénible à rappeler, parce qu'il prouve qu'il est des préjugés,
des préoccupations, des entraînements auxquels certains cabinets
ne sauront jamais résister, lorsque l'occasion de s'y livrer se
présentera à eux. Ces deux cours qui, jusqu'alors, avaient presque
complétement approuvé nos vues et nos propositions sur les affaires
d'Orient, ont à peine entrevu la possibilité d'une alliance formée
contre nous, sur des bases toutes contraires, qu'abandonnant leurs
convictions, désavouant leurs déclarations antérieures, elles se sont
empressées d'adhérer par avance à la ligue qui semblait au moment de
se conclure.

Heureusement, monsieur, cette combinaison a échoué, et elle ne pouvait
manquer d'échouer parce que l'accord fortuit d'une animosité
invétérée avec un dépit passager ne suffit pas pour concilier des
incompatibilités réelles et pour rendre identiques des intérêts,
non-seulement divers, mais opposés. Nous en étions certains d'avance,
et c'est pour cela qu'au moment même où le langage du cabinet de
Londres semblait annoncer la prochaine conclusion des arrangements
dont on nous menaçait, le gouvernement du Roi s'est contenté d'opposer
une attitude calme et une force d'inertie à l'agitation des autres
cours. Aujourd'hui tout est arrêté, et après quelques tentatives
embarrassées pour nous déguiser le véritable état des choses, lord
Palmerston a fini par nous faire donner spontanément l'assurance que
rien ne se ferait avant votre arrivée.

Telles sont, monsieur, les circonstances au milieu desquelles va
commencer votre mission. L'oeuvre que vous avez à entreprendre n'est
pas autre que celle qui avait été recommandée à votre prédécesseur.
Les dispositions du gouvernement du Roi à l'égard de la
Grande-Bretagne sont aussi bienveillantes, aussi conciliantes qu'à
aucune autre époque. Les modifications nombreuses que nous avons déjà
apportées à nos propositions primitives, les efforts souvent heureux
que nous n'avons cessé de faire pour amener le vice-roi d'Égypte à y
adhérer, disent assez le prix que nous mettons à nous rapprocher de
nos alliés, à leur faciliter les moyens de s'entendre avec nous. Au
point où les choses en sont venues, nous ne nous rendons pas bien
compte, je l'avoue, de ce qu'il nous serait possible d'ajouter à ces
concessions successives sans altérer la base même de notre système,
fondé, je le dis hautement, non pas sur des idées arbitraires, mais
sur une conviction profonde, qu'il ne dépend pas de nous de changer.
Cependant, nous sommes loin de prétendre qu'il ne peut pas se
présenter quelque combinaison heureuse dans laquelle on trouverait
un moyen de transaction. Si elle s'offrait à nous, sans nous laisser
rebuter par le peu d'accueil fait à nos précédentes démarches, nous
nous empresserions de la communiquer au cabinet de Londres. Dans le
cas, au contraire, où elle viendrait de lui, nous l'examinerions
avec loyauté, avec bienveillance, avec un sincère désir de la trouver
acceptable. Vous pouvez en donner l'assurance à lord Palmerston.

Tout ce que vous ferez, monsieur, dans les limites que je viens
d'indiquer, pour resserrer les liens un peu relâchés de notre alliance
avec le cabinet de Londres, aura la pleine approbation du gouvernement
du Roi. Je dois pourtant y mettre deux restrictions: la première,
qu'il est presque superflu d'indiquer, c'est qu'à moins d'une
autorisation formelle et spéciale, vous ne devez prendre part à
aucun acte, apposer aucune signature dont l'effet serait d'engager la
France. La seconde, c'est que vous aurez à éviter soigneusement tout
ce qui tiendrait à nous faire entrer dans la voie des conférences et
des protocoles; il est trop évident, d'après ce qui s'est passé en
dernier lieu, que nous aurions souvent la chance de nous y trouver
isolés.

Je ne vous parle aujourd'hui que de la question d'Orient; comme j'ai
eu l'honneur de vous le dire, c'est en elle que se concentre en ce
moment la nature de nos relations avec le gouvernement britannique.
J'aurai soin, lorsque les conjonctures le rendront nécessaire, de
vous faire parvenir les directions que réclameront les autres points
essentiels de la politique générale.

Agréez, monsieur, etc.,

_Signé_: Maréchal duc de DALMATIE.


                                 II

1º _Note adressée par Nouri-Efendi, ambassadeur de Turquie à Paris, en
mission à Londres, à Son Excellence l'ambassadeur de France_.

Londres, le 7 avril 1840.

Excellence,

Le soussigné, ambassadeur plénipotentiaire de la Sublime-Porte, ayant
été spécialement chargé par son auguste maître le sultan de se rendre
à Londres pour y réclamer l'effet de l'intérêt manifesté à Sa Hautesse
par la note collective que les représentants des cours de France,
d'Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie, accrédités
auprès du Grand Seigneur, ont présentée au Divan le 27 juillet 1839,
s'adresse en toute confiance à messieurs les représentants desdites
cours, réunis à Londres, pour concerter avec eux les moyens
d'effectuer la pacification de l'Empire ottoman, dont le repos a été
troublé par les projets ambitieux de Méhémet-Ali, pacha d'Égypte.

Il est généralement connu que depuis l'année 1827, l'Empire ottoman a
éprouvé une série de malheurs et de désastres par terre et par mer, à la
suite desquels ses moyens défensifs ont éprouvé, pour le moment, un
grand affaiblissement. Méhémet-Ali, au lieu d'aider son souverain à se
relever de ses pertes, a au contraire profité de l'état
d'affaiblissement où se trouvait l'Empire ottoman pour donner suite aux
desseins ambitieux et hostiles que depuis longtemps il méditait contre
son souverain. En effet, il ne craignit pas de l'attaquer en 1832, et il
lui enleva une partie de ses plus belles provinces. Les sacrifices que
fit alors le sultan devaient lui faire espérer que la paix ne serait
plus troublée dans ses États, et que le pacha d'Égypte, en
reconnaissance de la générosité avec laquelle Sa Hautesse lui avait
conféré le gouvernement de tant de belles provinces, les administrerait
dans l'intérêt de son maître. Mais au contraire, l'épuisement où se
trouvait l'Empire ottoman à la suite de tant de malheurs, et
l'affaiblissement momentané dans lequel il languissait, furent pour
Méhémet-Ali un motif de donner un nouvel essor à son ambition. C'est
ainsi qu'il essaya, il y a deux ans, de se déclarer indépendant et
d'obtenir à cet effet le consentement des puissances étrangères. Mais
celles-ci, faisant preuve de loyauté et de bonne foi envers la Porte,
repoussèrent spontanément une prétention si incompatible avec les droits
de souveraineté du sultan. Mais cette prétention injuste ne fit que
changer de forme, et bientôt après Méhémet-Ali demanda avec hauteur,
pour lui et ses enfants, l'hérédité de toutes les provinces qu'il
administrait au nom de Sa Hautesse. Il appuya sa demande de préparatifs
hostiles, indiquant suffisamment son dessein d'en imposer par la force à
son souverain.

Feu le sultan Mahmoud se vit en conséquence obligé de se mettre en
garde contre les nouveaux projets de son ambitieux vassal, et il
réunit une armée pour sa défense: cependant les deux armées une fois
en présence en vinrent aux prises. Il en résulta pour l'Empire ottoman
de nouveaux désastres qui brisèrent le coeur du sultan Mahmoud et
contribuèrent à accélérer sa fin.

Malgré tant de malheurs qui vinrent fondre à la fois sur la Porte, un
des premiers actes du sultan Abdul-Medjid, à son avènement au trône,
fut d'offrir à son vassal rebelle l'oubli du passé et l'hérédité
de l'Égypte pour lui et ses enfants, à condition que le pacha
restituerait la flotte impériale et toutes les provinces ne faisant
pas partie du pachalik d'Égypte. Au lieu de reconnaître la magnanimité
de son souverain, Méhémet-Ali y répondit par des prétentions dures et
hautaines. Néanmoins, le sultan allait envoyer un fonctionnaire à
Alexandrie pour y faire un nouvel effort afin de régler un arrangement
avec son vassal, lorsque les cours de France, d'Autriche, de
la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie, voyant la position
désastreuse dans laquelle se trouvait le Grand Seigneur, et mues par
des sentiments d'amitié, de bienveillance et de générosité qu'il ne
saurait assez reconnaître, firent signifier, par le moyen de leurs
représentants accrédités auprès de la Sublime Porte que «l'accord sur
la question d'Orient était assuré entre les cinq grandes puissances,
en engageant le sultan à suspendre toute détermination définitive
sans leur concours, et en attendant l'effet de l'intérêt qu'elles lui
portaient.»

Le soussigné prend la liberté de reproduire ci-jointe la copie de
cette note collective.

Sa Hautesse a attendu jusqu'à présent avec confiance l'effet de
l'intérêt si généreusement exprimé par cette même note. Mais placé
sous le fardeau des charges extraordinaires qui pèsent sur l'Empire
ottoman, et obligé de se prémunir contre l'attitude hostile et les
préparatifs de guerre toujours continués de Méhémet-Ali, le sultan
se voit empêché de donner tous ses soins à la réforme des abus dans
l'administration de son empire, tandis que les ressources de tout
genre qui devraient contribuer à opérer cette réforme s'épuisent tous
les jours de plus en plus, et font désirer ardemment de voir bientôt
un résultat aux intentions bienveillantes des cinq cours alliées de la
Porte.

Le soussigné est en conséquence chargé d'appeler la sérieuse attention
de MM. les représentants des cours de France, d'Autriche, de la
Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie sur un état de choses aussi
pénible que dangereux pour l'existence politique de l'Empire
ottoman dont elles ont déclaré vouloir maintenir l'intégrité et
l'indépendance, et de réclamer leur coopération et leur sollicitude
pour faire cesser au plus tôt des maux d'une nature aussi grave.

Pour mieux atteindre à ce but, le soussigné est chargé, par ordre du
sultan son auguste maître, d'annoncer qu'il est muni de l'autorisation
nécessaire pour conclure et signer une convention avec MM. les
représentants desdites cours, laquelle aurait pour but d'aider le
sultan à faire exécuter l'arrangement d'après lequel Sa Hautesse
avait annoncé l'intention de conférer à Méhémet-Ali et à ses enfants
l'hérédité du gouvernement de l'Égypte, à condition qu'il restituerait
la flotte ottomane et toutes les autres provinces situées en dehors du
pachalik d'Égypte.

Le soussigné, en vertu de l'intérêt que lesdites puissances
ont manifesté au sultan et vu la position critique où se trouve
aujourd'hui placé l'Empire ottoman, a l'honneur d'inviter, au nom
de Sa Hautesse, MM. les représentants de France, d'Autriche, de la
Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie à vouloir bien se joindre à
lui pour conclure une convention dans le but ci-dessus énoncé, et pour
y convenir en même temps des moyens nécessaires pour y donner effet.

Le soussigné ose se flatter que MM. les représentants desdites cours
voudront bien lui prêter leur assistance pour accomplir une oeuvre qui
devra essentiellement contribuer à rendre la paix au Levant, et servir
en même temps à prévenir les complications fâcheuses qui, sans cela,
pourraient en résulter pour l'Europe entière.

Le soussigné plénipotentiaire de la Sublime Porte prie MM. les
représentants des cinq grandes puissances d'agréer l'assurance de sa
plus haute considération.

_Signé_: NOURI.


2º _Copie de la note collective adressée le 27 juillet 1839 à la
Sublime Porte par les représentants des cinq grandes puissances_.

Les soussignés ont reçu ce matin, de leurs gouvernements respectifs,
des instructions en vertu desquelles ils ont l'honneur d'informer la
Sublime Porte que l'accord sur la question d'Orient est assuré
entre les cinq grandes puissances, et de l'engager à suspendre toute
détermination définitive sans leur concours, en attendant l'effet de
l'intérêt qu'elles lui portent.

Constantinople, le 27 juillet 1839.

Lord PONSONBY, ambassadeur d'Angleterre;
Baron ROUSSIN, ambassadeur de France;
De BOUTENIEF, ambassadeur de Russie;
Baron STÜRMER, internonce d'Autriche;
Comte de KOENIGSMARK ministre de Prusse.


3º _Réponse de M. Guizot, ambassadeur de France, à la note de
Nouri-Efendi du 7 avril 1840_.

Londres, 8 avril 1840.

Le soussigné, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de S. M.
le roi des Français, a reçu la note que Son Exc. l'ambassadeur P. P.
de la Sublime Porte lui a fait l'honneur de lui adresser en date du 7
avril, et il s'est empressé de porter cette pièce à la connaissance de
son gouvernement.

Le soussigné prie Son Excellence l'ambassadeur P. P. de la Sublime
Porte d'agréer l'assurance de sa haute considération.


4º _Réponse de lord Palmerston à la note de Nouri-Efendi_.

Foreign-Office, le 13 avril 1840.

Le soussigné, etc., etc., a eu l'honneur de recevoir la note du 7 de
ce mois, par laquelle Son Exc. Nouri-Efendi, etc., a annoncé qu'il
était muni des pouvoirs et instructions nécessaires pour conclure,
avec les plénipotentiaires des cours d'Autriche, de France, de la
Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie, une convention dans le but de
donner effet à la note collective qui a été présentée à la Porte le
27 juillet 1839 par les représentants des cinq puissances à
Constantinople.

En réponse à cette communication, le soussigné a l'honneur d'informer
Son Exc. Nouri-Efendi que le soussigné est prêt, en ce qui concerne le
gouvernement de Sa Majesté, à concerter avec Son Excellence, d'accord
avec les représentants d'Autriche, de France, de Prusse et de Russie,
les meilleurs moyens de réaliser les intentions amicales que les
plénipotentiaires des cinq puissances ont manifestées, au nom de
leurs cours respectives, à l'égard de la Porte, par la note collective
susmentionnée du 27 juillet 1839.

Le soussigné,

PALMERSTON.


5º _Seconde réponse de M. Guizot, ambassadeur de France à la note de
Nouri-Efendi_.

Londres, le 28 avril 1840.

Le soussigné, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de
Sa Majesté le Roi des Français auprès de Sa Majesté la Reine de
la Grande-Bretagne, a l'honneur d'informer Son Excellence M.
l'ambassadeur plénipotentiaire de la Sublime Porte que, conformément
aux instructions qu'il a reçues du gouvernement du Roi, il est prêt
à rechercher, avec les représentants des cours d'Autriche, de la
Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie, les meilleurs moyens d'amener
en Orient un arrangement qui mette un terme à un état de choses aussi
contraire au voeu commun des cinq puissances qu'aux intérêts de la
Porte ottomane.

Le soussigné prie Son Excellence M. l'ambassadeur de la Sublime Porte
d'agréer, etc.


                                III

_L'ambassadeur de France à lord Palmerston, sur l'arrangement proposé
par le gouvernement français entre l'Angleterre et Naples, dans
l'affaire des soufres de Sicile_.

Londres, le 7 juillet 1840.

Le soussigné, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de S. M.
le Roi des Français auprès de S. M. la Reine de la Grande-Bretagne
et d'Irlande, a l'honneur de transmettre à Son Exc. M. le principal
secrétaire d'État pour les affaires étrangères de Sa Majesté
Britannique, le _conclusum_ proposé par le gouvernement du Roi pour
mettre un terme au différend survenu entre les cours de Londres et de
Naples au sujet de l'exploitation des soufres en Sicile. Le soussigné
espère que Son Exc. M. le principal secrétaire d'État pour les
affaires étrangères de Sa Majesté Britannique trouvera ledit
_conclusum_ satisfaisant et rédigé de manière à concilier, avec
équité, les droits et les intérêts des deux cours, et voudra bien le
lui renvoyer revêtu de son approbation, pour que le soussigné puisse
le transmettre immédiatement à Son Exc. M. le président du Conseil,
ministre des affaires étrangères de S. M. le Roi des Français.

Le soussigné a l'honneur, etc.


_Le président du Conseil, ministre des affaires étrangères, à Son Exc.
le comte de Granville, ambassadeur d'Angleterre à Paris_.

Paris, le 5 juillet 1840.

Monsieur l'ambassadeur,

Le gouvernement du Roi, mon auguste souverain, justement préoccupé
des intérêts de la paix générale et animé des sentiments les plus
bienveillants pour deux cours qui lui sont unies par des liens
étroits, avait cru devoir offrir sa médiation dans le but de faciliter
l'accommodement du différend survenu entre les cabinets de Londres et
de Naples relativement à l'exploitation des soufres de Sicile. Cette
médiation a été acceptée. Ce témoignage de confiance qui, de la part
d'un État aussi puissant que la Grande-Bretagne, atteste l'honorable
volonté de chercher, dans les voies de conciliation plutôt que dans un
appel à la force, la satisfaction à laquelle il croit avoir droit, a
vivement touché le coeur du Roi. Le gouvernement de Sa Majesté, dans
son empressement à s'acquitter de la haute mission qui lui était
ainsi déférée, a examiné avec l'attention la plus scrupuleuse tous
les éléments de la question. Il s'est attaché à apprécier avec une
équitable impartialité les prétentions et les droits respectifs, et
cette appréciation consciencieuse lui a suggéré les propositions que
je vais énoncer à Votre Excellence comme les plus propres, dans notre
manière de voir, à amener une transaction vraiment acceptable pour les
deux parties.

Le contrat passé le 9 juillet 1838 entre le gouvernement napolitain et
la compagnie Taix, pour l'exploitation des soufres de Sicile,
serait résilié. Le but que Sa Majesté Sicilienne s'était proposé
en souscrivant cette convention pouvant, comme on l'a reconnu, être
atteint par d'autres moyens qui concilient, avec le bien-être de ses
sujets, les intérêts des étrangers établis ou trafiquant dans ses
États, la résiliation ne fait plus une difficulté sérieuse, et il
reste seulement à déterminer le moment où elle aura lieu. Nous pensons
qu'elle devrait être dénoncée à Naples et en Sicile aussitôt que le
gouvernement napolitain serait officiellement informé de l'approbation
donnée par Votre Excellence, au nom de son gouvernement, au projet
d'arrangement développé dans la présente dépêche.

Cette mesure ne saurait être interprétée comme impliquant, de la part
de Sa Majesté Sicilienne, l'abandon de son droit souverain d'imposer
les soufres et d'en réglementer l'exploitation. Il est presque
superflu d'ajouter que le gouvernement britannique n'entend pas
souscrire d'avance à des règlements qui violeraient les droits de ses
sujets ou qui tendraient à rétablir sous une autre forme le contrat
que S. M. le Roi de Naples consent aujourd'hui à révoquer.

Après avoir ainsi pourvu à l'avenir, voici ce que le gouvernement du
Roi croit pouvoir proposer pour régler le passé.

Sa Majesté Sicilienne, animée d'un sentiment d'équité bienveillante,
consentirait à écouter les réclamations de ceux des sujets anglais qui
prétendent avoir éprouvé des pertes par suite du privilège concédé
en 1838 à la compagnie Taix. Une commission de liquidation serait
immédiatement constituée à cet effet. Elle siégerait à Paris ou
à Naples et serait composée de deux commissaires anglais, de deux
commissaires napolitains et d'un commissaire surarbitre désigné
d'avance par le gouvernement français, avec l'agrément des deux cours
intéressées, pour départager, dans l'occasion, les quatre autres
commissaires.

Cette commission ne pourrait accueillir que les demandes d'indemnités
formées par les sujets anglais placés dans les catégories suivantes:

1º Ceux qui, avant le 9 juillet 1838, époque du marché passé avec
la compagnie Taix, étant devenus propriétaires ou fermiers de mines,
auraient essuyé des empêchements dans l'extraction ou l'exportation
des soufres, et auraient fait, en conséquence de ces empêchements, des
pertes constatées.

2º Ceux qui, avant la même époque, ayant passé des marchés à livrer,
auraient été mis dans l'impossibilité d'accomplir leurs engagements,
ou privés du bénéfice convenu de leurs transactions.

3º Enfin ceux qui, ayant acheté des soufres dont l'exportation aurait
été, soit interdite, soit limitée, soit soumise à des conditions
plus onéreuses, auraient fait des pertes appréciables, d'une manière
certaine.

La commission de liquidation une fois instituée, un délai de trois
mois serait accordé aux réclamants pour produire devant elle les
titres justificatifs de leurs demandes en indemnité; un second terme
de six mois serait assigné pour la conclusion de ses travaux, et les
indemnités dont elle reconnaîtrait la justice seraient soldées dans
l'année qui suivrait le jour de sa dissolution.

Telles sont, monsieur l'ambassadeur, les propositions que le
gouvernement du Roi croit devoir présenter simultanément aux
puissances qui ont accepté sa médiation. J'ai la conviction qu'elles
vous paraîtront reposer sur des bases satisfaisantes, et j'attends
avec confiance l'adhésion que vous vous jugerez sans doute en mesure
d'y donner.

Agréez, etc. THIERS.


_Lord Palmerston à l'ambassadeur de France_.

Foreign-Office, 7 juillet 1840.

Le soussigné, principal secrétaire d'État de Sa Majesté pour les
affaires étrangères, a l'honneur d'accuser réception de la note,
en date de ce jour, de M. Guizot, ambassadeur extraordinaire et
plénipotentiaire de S. M. le roi des Français à cette cour, ainsi que
de la note que M. Thiers se propose de transmettre à l'ambassadeur de
Sa Majesté à Paris, contenant un plan d'arrangement pour régler les
différends survenus entre les gouvernements de la Grande-Bretagne et
de Naples.

Le soussigné, conformément à la demande contenue dans la note de M.
Guizot, a l'honneur de lui renvoyer la note susdite, et en même temps
de déclarer à S. Exc. que le gouvernement de Sa Majesté est satisfait
de l'arrangement contenu dans cette note, et prêt à l'accepter.

Le soussigné a l'honneur, etc.

PALMERSTON.


                                IV

EXTRACT OF A DISPATCH FROM LT-GENERAL SIR HUDSON LOWE TO EARL
BATHURST, DATED ST-HELENA, 14 MAY 1821.

... The heart which had been... preserved in spirits of wine was put
into a small silver Vase, the stomach in another, and both placed in
the coffin with the body.

Mr. Rutledge, assistant surgeon of the 20th regiment, was the person
who soldered up the vases in which the heart and stomach were placed,
and saw them put into the coffin, the undertakers being also present.

The body, when deposited in the coffin, was dressed in the plain
uniform of a French colonel of chasseurs.

The coffin, at the particular desire of Count Montholon, was
constructed as follows:

1stly A plain coffin lined with tin;

2dly A lead coffin;

3dly A mahogany coffin.

Count Montholon wished to have the words «Napoléon, né à Ajaccio 15
août 1769, mort à Sainte-Hélène 5 mai 1821» inscribed on it. I wished
the Word «Bonaparte» to be inserted after «Napoléon;» to this
Count Montholon objected, and therefore no inscription whatever was
placed on it.

The grave was formed in the following manner:

A large pit was sunk, of a sufficient width all round to admit of a
wall two feet thick of solid masonry being constructed on each side;
thus forming an exact oblong, the hollow space within which was
precisely twelve feet deep, near eight long and five wide. A bed of
masonry was at the bottom. Upon this foundation supported by eight
square stones, each a foot in height, there was laid a slab of white
stone five inches thick; four other slabs of the same thickness closed
the sides and ends, which, being joined at the angles by Roman cement,
formed a species of stone grave or sarcophagus. This was just of depth
sufficient to admit the coffin being placed within it. Another large
slab of white stone, which was supported on one side by two pullies,
was let down upon the grave after the coffin had been put into it, and
every interstice afterwards filled with stone and Roman cement.

Above the slab of white stone which formed the cover of the stone
grave, two layers of masonry strongly cemented and even cramped
together, were built in, so as to unite with the two foot wall which
supported the earth on each side, and the vacant space between this
last work of masonry and the surface of the ground, being about eight
feet in depth, was afterwards filled up with earth. The whole was then
covered in, a little above the level of the ground, with another bed
of flat stones whose external surface extending to the brink of the
two feet wall on each side of the grave, covers a space of twelve feet
long and nine feet wide.

A guard has been placed over the grave.

The spot chosen is not devoid of a certain interest. The fountain near
it is the one from which General Bonaparte was supplied with water
daily for his own private use, brought to him every morning in two
silver bottles of his own by a Chinese servant of the house. It is
one of the finest springs on the island. Two very large willow trees
overshadow the tomb, and there is a grove of them at a little distance
below it. The ground is the property of a Mr. Forbett, a respectable
tradesman of this island, who has a little cottage close adjoining to
it. He assented with great readiness to the proposition of the body
being buried there. I shall cause a railing to be put round the whole
of the ground, it being necessary even for the preservation of the
willows, many sprigs from which had already began to be taken by
different individuals who went down to visit the place after the
corpse was interred.


EXTRAIT D'UNE DÉPÊCHE ADRESSÉE PAR LE LIEUTENANT GÉNÉRAL SIR HUDSON
LOWE AU COMTE BATHURST, EN DATE DE SAINTE-HÉLÈNE, 14 MAI 1821.

... Le coeur, qui avait été conservé dans l'esprit-de-vin, fut mis
dans un petit vase en argent, l'estomac dans un autre, et tous deux
furent placés dans le cercueil avec le corps.

M. Rutledge, aide-major du 20e régiment, fut chargé de souder les
vases où étaient placés le coeur et l'estomac, et les vit déposer
dans le cercueil, les entrepreneurs des pompes funèbres étant aussi
présents.

Le corps, lorsqu'on le déposa dans le cercueil, fut revêtu d'un
uniforme de petite tenue de colonel des chasseurs de l'armée
française.

Le cercueil, conformément au voeu particulier du comte Montholon, fut
disposé comme suit:

1º Un cercueil ordinaire bordé d'étain;

2º Un cercueil de plomb;

3º Un cercueil d'acajou.

Le comte Montholon désira que les mots suivants fussent inscrits
sur le cercueil:«Napoléon, né à Ajaccio, 15 août 1769; mort à
Sainte-Hélène, 5 mai 1821.» Je désirais que le mot «Bonaparte» fût
inséré après celui de «Napoléon.» Mais le comte Montholon y fit des
objections, et en conséquence aucune inscription ne fut placée sur le
cercueil.

Le tombeau fut disposé de la manière suivante:

Une vaste fosse fut creusée, d'une largeur suffisante en tout sens
pour permettre d'y construire un mur de deux pieds d'épaisseur de
maçonnerie solide sur chaque côté de la fosse, formant ainsi une
enceinte oblongue et régulière, à l'intérieur de laquelle était un
espace vide de douze pieds de profondeur, et d'environ huit pieds de
long sur cinq de large. Une couche de maçonnerie occupait le fond
sur ces fondements, et sur huit supports en pierre, carrés, et hauts
chacun d'un pied, fut posée une plaque de pierre blanche, épaisse de
cinq pouces; quatre autres plaques de la même épaisseur servaient de
clôture sur les côtés et aux extrémités, et, jointes aux angles par
du ciment romain, formaient une espèce de tombe en pierre ou de
sarcophage. Ce sarcophage était d'une profondeur exactement calculée
pour recevoir le cercueil qui y fut placé. Une autre grande plaque
de pierre blanche, qui était soutenue d'un côté par la force de deux
poulies, fut abaissée sur le sarcophage après que le cercueil y eut
été placé, et tous les interstices furent ensuite comblés avec de la
pierre et du ciment romain.

Par-dessus la plaque de pierre blanche qui formait le couvercle de
la tombe en pierre, deux couches de maçonnerie furent construites,
fortement cimentées, et même consolidées par des crampons, de
manière à rejoindre le mur épais de deux pieds qui supporte de
chaque côté le poids des terres; l'espace qui restait vide entre ce
dernier ouvrage de maçonnerie et la surface du sol avait environ huit
pieds de profondeur; il fut comblé de terre, et le tout fut recouvert
d'une autre couche de pierres plates qui dépassait un peu le niveau
du sol environnant et dont le bord arrive jusqu'à la face extérieure
du mur épais de deux pieds, construit de chaque côté de la tombe.
L'espace ainsi recouvert a douze pieds de long et neuf pieds de large.

Une sentinelle a été postée sur le tombeau.

L'emplacement choisi n'est pas dénué d'un certain intérêt. La fontaine
voisine est celle qui fournissait tous les jours au général Bonaparte
l'eau nécessaire à son usage personnel; cette eau lui était portée
chaque matin, dans deux bouteilles d'argent à lui appartenant, par un
serviteur chinois de la maison. C'est une des plus belles sources de
l'île. Deux très-grands saules ombragent la tombe, et à une
petite distance au-dessous de la tombe, il y a un bosquet d'arbres
semblables. Le terrain appartient à un M. Forbett, respectable
commerçant de cette île, qui a tout à côté une petite maison de
campagne. Il a consenti avec beaucoup d'empressement au projet
d'ensevelir le corps en cet endroit. Je ferai poser une grille tout
autour du terrain; cela est nécessaire pour la conservation même des
saules, car différentes personnes, qui sont descendues là pour visiter
l'emplacement depuis que le corps y est enterré, ont déjà commencé à
prendre à ces arbres beaucoup de petites branches.


                                 V

_Banquet donné par la ville de Southampton le 20 juin 1840 à
l'occasion de la construction du chemin de fer de Paris à Rouen, et
discours prononcé par M. Guizot_.

La municipalité de Southampton a donné samedi, 20 juin, une grande
fête pour célébrer la confection et l'ouverture du chemin de fer qui
réunit les comtés du sud de l'Angleterre à la capitale, et qui,
plus tard, lorsque les chemins de Rouen et du Havre seront terminés,
réunira Paris et Londres.

Le corps municipal de la ville de Southampton, désirant témoigner à
l'ambassadeur de France sa reconnaissance pour l'appui efficace qu'il
avait accordé, auprès du cabinet français, à la compagnie anglaise du
chemin de fer de Rouen, l'avait invité à cette fête.

Samedi matin, M. Guizot, accompagné de MM. Herbet et de Banneville,
attachés à l'ambassade de France, se rendit à la gare du chemin de
fer, située près de Wauxhall-Bridge. Il y fut reçu par M. Easthope,
membre du parlement et président de la compagnie du chemin de fer. La
salle d'attente était occupée par une foule nombreuse et choisie; on
y remarquait S. A. R. le duc de Sussex, la duchesse d'Inverness, lord
Palmerston, le duc et la duchesse de Gordon, lord Duncan, M. Joseph
Hume, M. Holmes, M. Baring, et un grand nombre d'autres membres du
parlement. Un train spécial avait été préparé pour transporter les
personnes invitées à la fête. A onze heures, le train a quitté la
gare de Wauxhall, emportant plus de quatre cents personnes; et en deux
heures vingt minutes quinze secondes, la distance de soixante-seize
milles (plus de trente lieues), qui sépare Londres de Southampton
avait été franchie, en y comprenant un temps d'arrêt de neuf minutes
quinze secondes.

Une population nombreuse encombrait les abords du chemin de fer. Toute
la ville, tous les bâtiments à l'ancre dans le port étaient pavoisés,
et le drapeau tricolore flottait de toutes parts à côté du drapeau
anglais. Lorsque le duc de Sussex et l'ambassadeur de France
descendirent de voiture, l'artillerie les salua de deux salves de
vingt-un coups de canon; la musique des régiments, rangés en bataille
sur le front de la gare du chemin de fer, commença à jouer les
airs nationaux, et une foule immense fit retentir l'air de nombreux
hourras.

La municipalité de Southampton, ayant le maire à sa tête, vint
complimenter S. A. R. le duc de Sussex, et lui présenter une adresse.
Après cette réception, le maire invita ses illustres hôtes à se rendre
au banquet qui avait été préparé sous une immense tente, dressée
en face de la mer. Une voiture, ornée des armes de la ville de
Southampton, pavoisée de drapeaux tricolores et traînée par quatre
chevaux, avait été disposée pour l'ambassadeur de France. Venaient
ensuite les équipages du duc de Sussex, de lord Palmerston, de lord
Duncan, député de la ville, etc., etc. Cette longue file de voitures
s'avançait lentement entre deux haies de curieux, dans des rues
décorées de drapeaux et de nombreux emblèmes, et au milieu des cris
de l'enthousiasme populaire. A deux heures et demie, on arriva sous
la tente où étaient dressées quatre longues tables autour desquelles
vinrent s'asseoir plus de six cents personnes. Le maire présidait
l'assemblée, ayant à sa droite la duchesse d'Inverness, et à sa gauche
le duc de Sussex. L'ambassadeur de France était placé près de Son
Altesse Royale.

M. Guizot, en acceptant l'invitation du corps municipal de
Southampton, lui avait annoncé qu'il ne pourrait consacrer qu'une
partie de la journée à cette visite. Une invitation antérieure de
sir John Hobhouse, secrétaire d'État pour les affaires de l'Inde,
l'obligeait à être revenu à Londres avant sept heures, et un train
spécial avait été préparé pour effectuer son retour.

Le banquet n'était donc pas terminé, quand le maire s'est levé et
s'est exprimé en ces termes:

«Je regrette infiniment, messieurs, que notre hôte illustre, M.
Guizot, soit obligé de nous quitter à l'instant même pour retourner
à Londres. Je ne veux pas cependant le laisser partir sans lui avoir
témoigné, au nom de la ville de Southampton, notre vive et profonde
reconnaissance pour l'appui si cordial et si efficace qu'il nous a
prêté auprès de son gouvernement pour l'établissement du chemin de
fer de Paris à Rouen. Je vous propose donc la santé de S. Ex.
l'ambassadeur du Roi des Français.»

Ce toast a été accueilli et porté avec le plus vif enthousiasme.

M. Guizot s'est levé, et, dès que le silence a été rétabli, il a
prononcé le discours suivant:

«Je vous remercie, messieurs, je le crains, dans un très-mauvais
anglais, mais avec un coeur parfaitement reconnaissant pour votre
bienveillance envers moi, et plus encore pour votre sympathie envers
mon pays et son Roi, dont je vois, avec un profond plaisir, le nom
inscrit sur le drapeau qui flotte devant nous. Nos deux pays sont
unis déjà par les liens de la plus intime amitié; mais plus ils se
rapprocheront, plus ils se connaîtront, plus leur union deviendra
intime, et plus ils se feront de bien l'un à l'autre. J'espère que tel
sera le résultat de ces grands travaux entrepris dans les deux pays,
et j'ai été heureux de contribuer de tout mon pouvoir à l'entreprise
du chemin de fer de Paris à Rouen qui sera, sans aucun doute, continué
de Rouen au Havre. Ainsi nos deux pays, qui ont chacun beaucoup à
donner et beaucoup à recevoir, seront mutuellement unis, non-seulement
par une amitié étroite, mais par des intérêts communs. Je veux vous
remercier encore une fois des sentiments que vous venez de témoigner
pour la France, pour le Roi des Français et pour moi-même.»

Après ce discours, fréquemment interrompu par de vifs
applaudissements, M. Guizot a pris congé de l'assemblée, et s'est
retiré avec les personnes qui l'avaient accompagné. A six heures, il
était à Londres, après avoir fait soixante lieues en quatre heures et
demie.

Le banquet a continué après son départ.

Des toasts ont été portés à la Reine, au Prince Albert, à la Reine
douairière, au duc de Sussex. Son Altesse Royale a pris la parole pour
faire ressortir les avantages attachés à la construction du chemin de
fer de Southampton:

«M. l'ambassadeur de France vous a tout à l'heure exposé de la manière
la plus parfaite toute l'importance d'un rapprochement de plus en plus
grand entre la France et l'Angleterre; ce rapprochement doit mettre
les deux nations à même de se connaître mieux, et de former une union
pacifique, basée non-seulement sur une amitié mutuelle, mais encore
sur des intérêts communs. (_On applaudit_.) J'approuve complétement
ces réflexions et je m'associe à ces sentiments. Je m'empresse même
de les reproduire en l'absence de M. l'ambassadeur. Je le fais
avec d'autant plus de plaisir que M. l'ambassadeur verra par là que
l'impression produite par ses paroles sur mon esprit n'a nullement été
affaiblie par son absence.» (_On applaudit_.)

Un toast est porté à lord Palmerston. Lord Palmerston se lève et dit:

«Il est difficile, sans doute, d'ajouter quelque chose de nouveau à ce
qui a été déjà, dans cette enceinte, si bien exposé par l'illustre duc
de Sussex et l'hôte distingué, M. Guizot, forcé tout à l'heure de nous
quitter. Cependant je dois déclarer que je ne comprends pas moins bien
toute l'utilité de cette entreprise pour contribuer au maintien des
relations pacifiques, si importantes sous le triple point de vue
social, moral et politique. Les gouvernements peuvent conclure des
traités avec d'autres pays; si ces traités ne reposent pas sur une
communauté d'intérêts, sur des sympathies partagées, sur une extension
des lumières rendue plus facile par des communications plus aisées
entre les peuples, il suffit du moindre souffle politique pour réduire
en poudre tous ces édifices, et il n'y a pas là de base solide pour
établir des relations d'amitié et de paix. (_Applaudissements_.) Il y
a longtemps qu'on l'a dit: le plus grand bonheur de l'homme consiste à
triompher de difficultés d'abord insurmontables en apparence. C'est
ce qui est arrivé aux directeurs de cette entreprise. Lorsque le grand
travail qui va être entrepris de l'autre côté du détroit (je veux
parler de la communication par le chemin de fer entre Paris et
le Havre) sera terminé, et que, de ce côté du détroit, d'autres
dispositions seront également complétées, il est difficile de dire les
immenses bénéfices pouvant en résulter pour vous.»

Après le dernier toast, porté à la duchesse d'Inverness et aux dames,
Son Altesse Royale et la plupart des convives ont repris le chemin
de fer pour retourner à Londres. Les convois ont mis le même temps à
parcourir la distance entre Londres et Southampton.

(Extrait du _Journal des Débats_ du 25 juin 1840.)


                                 VI

_Discours prononcé par M. Guizot au banquet de la Cité de Londres, le
20 avril 1840_.

Mylords et Messieurs,

Je vous demande pardon de mon mauvais, très-mauvais anglais. Vous
serez, j'en suis sûr, indulgents pour un étranger qui aime mieux vous
mal parler votre langue qu'être mal compris de vous en parlant la
sienne. Je suis heureux, messieurs, que ce soit aujourd'hui mon devoir
de vous exprimer, au nom de tout le corps diplomatique comme en mon
nom propre, au nom de l'Europe comme de la France, nos vifs sentiments
de reconnaissance pour votre noble et amicale hospitalité. Vos
ancêtres, messieurs, je pourrais dire vos pères, auraient été bien
étonnés si on leur eût dit que, pendant plus de vingt-cinq ans, les
ambassadeurs, les ministres, les représentants de tous les États, de
toutes les nations de l'Europe et de l'Amérique, viendraient chaque
année s'asseoir avec vous dans cette salle, pour y jouir de l'amitié
de l'Angleterre et vous promettre l'amitié du monde civilisé. Dans des
temps encore bien près de nous, la guerre, une guerre tantôt générale,
tantôt partielle, et sinon continuelle, du moins très-fréquente,
rendait de semblables réunions toujours incomplètes et irrégulières.
C'est la paix qui nous a fait ce bonheur, image et symbole du bonheur
du monde. Et je vous prie de le remarquer, messieurs, cette paix n'est
pas une paix indolente, stérile, comme celle qui a régné quelquefois
entre des nations énervées et en décadence. C'est la paix la plus
active et la plus féconde qu'on ait jamais vue; une paix amenée et
maintenue, non par l'apathie et l'impuissance, mais par le pouvoir
de la civilisation, du travail, de la justice et de la liberté.
Messieurs, remercions la Providence souveraine qui a versé de tels
bienfaits sur notre âge. Espérons que cette paix durera encore
vingt-cinq années et bien des années au delà, et qu'elle ne sera
jamais interrompue que pour une juste et inévitable cause. C'est
le voeu sincère de mon pays comme du vôtre. Et puisse un jour, par
l'influence d'une longue et heureuse paix, le genre humain tout entier
être uni d'esprit et de coeur dans son passage sur la terre, comme
nous sommes tous les enfants de notre Dieu qui est au ciel!»


                                VII

1º _Note adressée par S. Ex. Chékib-Efendi, envoyé extraordinaire de
la Sublime Porte à Londres, à l'ambassadeur de France_.

Londres, le 31 mai 1840.

Le soussigné, ambassadeur de la Sublime Porte près S. M. Britannique,
avait espéré, à la suite de la note présentée le 7 avril de cette
année, par son prédécesseur Nouri-Efendi, aux représentants des cours
de France, d'Angleterre, d'Autriche, de Prusse et de Russie, et en
conséquence de leurs réponses à ladite note, trouver, en arrivant à
Londres, l'affaire turco-égyptienne terminée ou à la veille de l'être.

C'est donc avec le plus vif regret qu'il a appris que les soins que
les représentants avaient promis de donner à un objet si important
pour le repos de l'Orient étaient jusqu'à présent restés infructueux.

Le soussigné, depuis son départ de Constantinople, a reçu de nouveaux
ordres qui lui enjoignent de presser la solution de cette affaire.
Si par conséquent les délais apportés dans l'exécution des intentions
bienveillantes de Leurs Excellences provenaient de difficultés qu'il
serait dans les facultés du soussigné d'aplanir, il a l'honneur de
les prévenir que de son côté il apportera toutes les facilités qui
dépendront de lui pour aider à lever ces obstacles, et qu'à cet effet
il est muni, comme l'ambassadeur Nouri-Efendi son prédécesseur, des
pouvoirs les plus amples pour concerter avec Leurs Excellences les
moyens de parvenir à conclure un arrangement, lequel serait basé sur
des principes équitables et renfermerait les garanties d'une paix
durable pour l'Empire ottoman. Cependant le soussigné est persuadé
que l'accord qui, dès le principe, a existé entre les cinq grandes
puissances relativement aux intérêts du Sultan, et la continuation de
leur union à cet égard, suffiront pour écarter toutes les difficultés,
si effectivement il en existe.

En attendant, le soussigné croit de son devoir de faire observer à
Leurs Excellences que l'Empire ottoman se trouve dans une position
fort critique; que l'incertitude à l'égard des résultats des
délibérations de Londres, propage en Turquie une inquiétude qui prend
un caractère tellement grave et alarmant que rien ne saurait justifier
un plus long délai de l'ajustement d'une question soumise depuis dix
mois au jugement et à la sagesse des cinq grandes puissances; enfin,
que la nécessité de la solution de cette question devient de jour en
jour plus urgente.

En conséquence, le soussigné prie instamment M. l'ambassadeur de
France de vouloir bien, de concert avec les représentants des cours
d'Angleterre, d'Autriche, de Prusse et de Russie, redoubler ses
généreux efforts pour mettre fin à un mal toujours croissant et qui
menace la paix de l'Orient.

Le soussigné réitère avec une vive insistance la demande faite par
son prédécesseur de donner suite le plus tôt possible à l'intérêt
manifesté d'une manière si amicale et si bienveillante au Sultan par
la note collective des représentants des cinq grandes puissances
en date de Constantinople du 27 juillet 1839, intérêt que les
représentants à Londres desdites puissances, par leur note responsive
à celle du 7 avril de S. Ex. Nouri-Efendi, avaient annoncé vouloir
prendre immédiatement en considération.

Le soussigné, ambassadeur de la Sublime Porte près S. M. Britannique,
prie M. l'ambassadeur plénipotentiaire de France de vouer, de concert
avec les représentants des autres grandes cours, une attention
sérieuse à l'objet de la présente note, et profite de cette occasion
pour lui assurer ses respects et sa considération la plus distinguée.

CHÉKIB.


2º _Note de M. Guizot, ambassadeur de France en réponse à la note de
l'ambassadeur de la Sublime Porte_.

Londres, le 21 juin 1840.

Le soussigné, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de S. M.
le Roi des Français auprès de S. M. Britannique, a reçu la note que
S. Ex. Chékib-Efendi, ambassadeur de la Sublime Porte auprès de S.
M. Britannique, lui a fait l'honneur de lui adresser, ainsi qu'aux
représentants des cours d'Angleterre, d'Autriche, de Prusse et de
Russie, en date du 31 mai dernier.

Le soussigné pense, comme S. Ex. M. l'ambassadeur de la Sublime Porte,
que l'Empire ottoman se trouve dans une situation fort critique, que
l'incertitude et les délais dans l'ajustement de la question d'Orient
ont, en Turquie, des conséquences graves et alarmantes, et que la
nécessité de la solution de cette question devient de jour en jour
plus urgente.

Le soussigné se félicite d'apprendre que S. Ex. M. l'ambassadeur de la
Sublime Porte, muni des pouvoirs les plus amples pour concerter, avec
les plénipotentiaires des cinq puissances, un arrangement basé sur des
principes équitables et qui renferme les garanties d'une paix durable
pour l'Empire ottoman, apportera toutes les facilités qui dépendront
de lui pour aider à lever les obstacles qui pourraient s'opposer à la
conclusion d'un tel arrangement.

Le soussigné est persuadé en outre, ainsi que S. Ex. M. l'ambassadeur
de la Sublime Porte, que la continuation de l'union entre les
cinq puissances est le plus sûr moyen de parvenir à un résultat si
désirable.

En conséquence, le soussigné a l'honneur de répondre à S. Ex. M.
l'ambassadeur de la Sublime Porte qu'il fera tous ses efforts de
concert avec les plénipotentiaires d'Angleterre, d'Autriche, de Prusse
et de Russie, pour mettre fin, par un arrangement aussi prompt qu'il
sera possible de l'obtenir, à un mal toujours croissant et qui menace
la paix de l'Orient.

Le soussigné a l'honneur d'offrir à S. Ex. M. l'ambassadeur de la
Sublime Porte les assurances de sa haute considération.

GUIZOT.


                                VIII

_Sur les avertissements donnés par M. Guizot au gouvernement du Roi,
quant au traité du 15 juillet 1840_.

1º _Extrait du Journal_ le Siècle, _numéro du mercredi 29 juillet
1840_.

«Nous trouvons dans la _Gazette d'Augsbourg_ une correspondance de
Paris, en date du 15 juillet, qui prouve que le ministère s'attendait
à la rupture qui vient d'éclater entre la France et l'Angleterre.

«M. Guizot, qui s'était imaginé qu'il parviendrait à amener lord
Palmerston à son opinion, partage maintenant l'opinion de M. Thiers et
rend justice à son esprit de prévision. Il écrit qu'il se passe depuis
quelques jours à Londres certaines choses dont il ne peut se rendre
un compte exact, mais qu'il voit bien que lord Palmerston, après lui
avoir donné l'assurance que la question d'Orient l'ennuyait, a entamé
l'affaire sans la résoudre, mais il ignore de quelle manière et
dans quel sens le noble lord a agi. Toutefois M. Guizot conseille au
gouvernement de se tenir sur ses gardes afin de ne pas être pris à
l'improviste. Il invite le président du conseil à prendre toutes les
mesures nécessaires pour ne pas être forcé de jouer un rôle secondaire
dans le drame qui peut-être ne fait que commencer. Cette prévision est
digne d'éloges. En attendant, M. Thiers ne s'est pas laissé endormir
comme M. Guizot. Il a toujours agi en homme qui a confiance en
lui-même et qui veut suivre d'un pas ferme la voie politique dans
laquelle il est une fois entré. La mission du jeune Périer dont j'ai
parlé hier, et dont le but principal est de veiller à la sécurité
des Français en Égypte et en Syrie, aussitôt que la lutte s'engagera
sérieusement avec Méhémet-Ali, prouve que M. Thiers a dû juger les
choses du véritable point de vue, en les considérant comme de nature à
amener les résultats les plus graves.»


2º _Extrait du Journal_ le Constitutionnel, _numéro du lundi 3 août
1840_.

«La _Gazette d'Augsbourg_ annonçait dernièrement que notre ambassadeur
à Londres avait été pris à l'improviste par la conclusion du quadruple
traité. Ce fait n'est pas exact, et nous tenons à le démentir
hautement. M. Guizot n'a pas été surpris. Il n'a jamais espéré qu'il
ramènerait lord Palmerston à son avis; il a au contraire toujours
averti son gouvernement de la persistance du ministère anglais, et
rien de ce qui se passait et rien de ce qui se préparait ne lui
a échappé. Il ne faut pas confondre ce qui est très-différent.
Le gouvernement français se plaint de n'avoir pas été prévenu
officiellement; mais il est loin d'accepter le rôle de dupe que
l'orgueil de lord Palmerston serait sans doute flatté de lui
attribuer. Les informations n'ont jamais manqué au gouvernement
français, mais il était de son honneur de ne pas admettre qu'on pût
aller jusqu'au bout sans lui en donner avis.»


                                  IX

_Sur l'attitude des agents français à Constantinople, en juillet et
août 1840_.

1º _Lord Palmerston à M. Guizot, ambassadeur de France en Angleterre_.

The undersigned, Her Majesty's principal secretary of State for
foreign affairs, in accordance with what was agreed upon between
himself and M. Guizot, ambassador extraordinary and plenipotentiary
from the King of the French at this court, in their recent interview,
has the honour to transmit to M. Guizot an extract from a despatch
received by Her Majesty's Government a few days ago from Lord
Ponsonby, together with a copy of the inclosure therein referred to.

Her Majesty's Government was convinced, even before the undersigned had
the honour of showing these papers to M. Guizot, that the message
intended to be conveyed to the Porte by M. de Pontois, must have been
much altered by the person who delivered it, or else that M. de Pontois
must have made such a communication entirely without instructions or
authority from his own Government, and indeed in direct opposition to
the spirit of the instructions which he had received; because the
language used upon this occasion by M. Pontois was directly at variance
with the language which has been held by the French Government to Her
Majesty's ambassador at Paris, by M. Guizot to Her Majesty's Government
in London, and, as far as Her Majesty's Government are informed, by the
French agents at Alexandria to Méhémet Ali. For, at Paris, M. Thiers, on
his return not long ago from the meeting hold at the chateau d'Eu,
assured Earl Granville that the strictest orders had been sent to the
French admirals in the Levant to avoid any thing which might lead to
collision between French and British ships of war; in London M. Guizot,
both before and after his visit to the chateau d'Eu, has always stated
to the undersigned that the armaments of France are purely
precautionary, and in no respect whatever aggressive; that France
intends to remain for the present entirely quiet; but thinking that the
measures which the four powers are about to take in the Levant may by
possibility lead to events which might affect the general balance of
power, or alter the state of possessions of the powers of Europe, or in
some way or other bear upon the direct interests of France, the French
Government had deemed it right to place himself in an attitude of
observation; and at Alexandria the French agents are understood to have
declared to Méhémet Ali that France has no intention whatever of taking
up arms in his support. It was therefore obvious to Her Majesty's
Government that M. de Pontois could not have been instructed or
authorized by the French Government to hold at Constantinople a language
directly the reverse of that which had been held by the French
Government everywhere else, and the more especially as the language held
by M. Pontois is directly at variance with all the public and official
declarations made by the French Government of the principles upon which
the policy of France, with regard to the affairs of the Ottoman Empire,
is founded.

The undersigned has great pleasure in acknowledging that the conviction
thus felt by Her Majesty's Government has been confirmed by the belief
expressed to him by M. Guizot upon this matter, on which however M.
Guizot stated that he had received no information from his own
Government, and of which he knew nothing but what the undersigned had
laid before him. The undersigned therefore in transmitting to M. Guizot
the accompanying papers, in order that they may be made known to the
French Government, begs to assure M. Guizot that he makes the
communication not in consequence of any doubt which Her Majesty's
Government entertain of the sincerity and good faith of the Government
of France, but because it is fitting that, in a matter of such deep
importance to the peace of Europe, the French Government should know how
much the language which is reported to have been used by one of his
diplomatic agents differs from that which the French Government itself
has held.

The undersigned has the honour to renew to M. Guizot the assurances of
his most distinguished consideration.

_Signé_: PALMERSTON.

Foreign Office, 9th sept. 1840.


Le soussigné, principal secrétaire d'État de Sa Majesté au département
des affaires étrangères, selon ce qui a été convenu entre lui et M.
Guizot, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire du Roi des
Français auprès de cette cour, lors de leur récente entrevue, a
l'honneur de transmettre à M. Guizot un extrait d'une dépêche que le
Gouvernement de Sa Majesté a reçue, il y a quelques jours, de Lord
Ponsonby, avec une copie des documents auxquels cette dépêche fait
allusion.

Avant même que le soussigné ait eu l'honneur de montrer ces papiers à M.
Guizot, le Gouvernement de Sa Majesté était convaincu que la déclaration
qui devait être faite à la Porte par M. de Pontois devait avoir été fort
altérée par la personne qui l'avait faite, ou bien que M. de Pontois
devait avoir fait cette déclaration absolument sans instructions et sans
l'autorisation de son propre Gouvernement, et véritablement en
opposition directe avec l'esprit des instructions qu'il avait reçues,
parce que le langage employé en cette occasion par M. de Pontois a été
directement contraire au langage tenu par le Gouvernement français à
l'ambassadeur de Sa Majesté à Paris, au langage tenu par M. Guizot au
Gouvernement de Sa Majesté à Londres, et, autant que peut en être
informé le Gouvernement de Sa Majesté, au langage tenu par les agents
français à Alexandrie à Méhémet-Ali. Car, à Paris, il n'y a pas
longtemps, M. Thiers, à son retour de la réunion tenue au château d'Eu,
a assuré le comte Granville que les ordres les plus stricts ont été
envoyés aux amiraux français dans le Levant d'éviter tout ce qui
pourrait mener à une collision entre les navires de guerre français et
anglais; à Londres, M. Guizot, avant comme après sa visite au château
d'Eu, a toujours assuré le soussigné que les armements de la France sont
de pure précaution et n'ont en aucune façon un caractère aggressif; que
l'intention de la France est de rester entièrement tranquille quant à
présent; mais que, regardant les mesures que les quatre puissances sont
au moment de prendre dans le Levant comme de nature à amener, par
quelque éventualité, des faits qui pourraient affecter l'équilibre
général de la puissance ou altérer l'État des possessions des diverses
puissances en Europe, ou atteindre de manière ou d'autre les intérêts
immédiats de la France, le Gouvernement français a cru bon de prendre
une attitude d'observation; et à Alexandrie, il revient que les agents
français ont déclaré à Méhémet-Ali que la France n'a aucune intention de
prendre les armes en sa faveur. Le Gouvernement de Sa Majesté a eu, par
conséquent, lieu de penser que M. de Pontois ne pouvait pas avoir reçu
d'instructions ni d'autorisation du Gouvernement français pour tenir à
Constantinople un langage directement opposé à celui que le Gouvernement
français a tenu partout ailleurs--et cela d'autant plus particulièrement
que le langage tenu par M. de Pontois est directement opposé à toutes
les déclarations publiques et officielles que le Gouvernement français a
faites des principes sur lesquels est fondée la politique de la France
relativement aux affaires de l'Empire ottoman.

Le soussigné éprouve un grand plaisir à reconnaître que la conviction
que le Gouvernement de Sa Majesté s'est ainsi formée a été confirmée par
l'opinion que M. Guizot lui a exprimée à ce sujet, sur lequel néanmoins
M. Guizot a constaté n'avoir reçu aucune communication de son propre
Gouvernement et duquel il ne savait que ce qui lui a été exposé par le
soussigné. En conséquence, le soussigné, en transmettant à M. Guizot les
papiers ci-joints, afin qu'ils puissent être portés à la connaissance du
Gouvernement français, demande la permission d'assurer M. Guizot que
cette communication est faite par lui, non par suite d'aucun doute conçu
par le Gouvernement de Sa Majesté sur la sincérité et la bonne foi du
Gouvernement français, mais parce qu'il convient que, sur des matières
si profondément importantes pour la paix de l'Europe, le Gouvernement
français sache combien le langage qui a été tenu, à ce que l'on
rapporte, par un de ses agents diplomatiques, diffère du langage que le
Gouvernement français a tenu lui-même.

Le soussigné a l'honneur de répéter à M. Guizot les assurances de sa
considération la plus distinguée.

_Signé_: PALMERSTON.

Foreign Office, 9 sept. 1840.


2º _Extract from a despatch from Vicount Ponsonby to Lord Palmerston,
nº 176, dated Therapia, August 17, 1840_.

Reschid Pacha sent M. Francheschi to me this morning to communicate a
message the pacha has received from the French ambassador, through M.
Cor, the French dragoman.

My servant, by mistake, denied me to M. Francheschi, who went on
to the internuncio and delivered his message to H. E. who came here
immediately with M. Francheschi, and prepared a despatch for Prince
Metternich detailing the transaction, and of which I have now
the honour to enclose a copy that will save your Lordship the trouble
of details from me.

M. Francheschi said that Reschid Pacha is not alarmed, though he
is aware of the gravity of the situation of the affair; he said the
Sultan is not alarmed and is firm.

With the concurrence of M. de Sturmer, I desired M. Francheschi to
tell H. E. Reschid Pacha that the Sultan might depend upon the support
of his allies.

I added that the internuncio and myself and I (_sic_) doubted not
our colleagues also would be ready to give Reschid and the Ottoman
ministers any aid, if any should be wanting, to confirm the Sultan in
his views.

I was to a certain degree prepared for the hostility of France by what
passed at a visit made by M. Titof to the French ambassador; when the
latter, in the course of conversation, said he thought war between
France and England inevitable. This appeared to me to manifest either
a very injudicious and improper levity in the ambassador, or that he
had received information from his Government that warranted what he
said.


2º _Extrait d'une dépêche du Vicomte Ponsonby à lord Palmerston, nº
176, datée de Therapia, 17 août 1840_.

Reschid-Pacha m'a envoyé ce matin M. Francheschi pour me faire part
d'un message que le pacha a reçu de l'ambassadeur de France, par
l'intermédiaire du drogman français M. Cor.

Mon domestique, par erreur, a refusé ma porte à M. Francheschi qui
s'est alors rendu chez l'internonce et s'est acquitté de sa commission
envers S. E. qui est venue ici immédiatement avec M. Francheschi, et a
préparé une dépêche au prince de Metternich, contenant les
détails de l'incident, et dont j'ai l'honneur de joindre ici une
copie qui évitera à Votre Seigneurie l'ennui des détails que je lui
donnerais.

M. Francheschi dit que Reschid-Pacha n'est pas alarmé, quoiqu'il se
rende compte de la gravité de la situation des affaires; il dit que le
Sultan n'est pas alarmé et est ferme.

D'accord avec M. de Stürmer, j'ai prié M. Francheschi de dire à Son
Excellence Reschid-Pacha que le Sultan peut compter sur l'appui de ses
alliés.

J'ai ajouté que l'internonce et moi-même et moi (_sic_) nous ne
doutions pas que nos collègues ne fussent aussi prêts à donner tout
leur appui à Reschid-Pacha et aux ministres ottomans, s'il en était
besoin pour confirmer le Sultan dans ses vues.

J'étais jusqu'à un certain point préparé à l'hostilité de la France
par ce qui s'est passé lors d'une visite faite par M. Titof à
l'ambassadeur de France; car ce dernier, dans le cours de la
conversation, avait dit qu'il regardait comme inévitable la guerre
entre la France et l'Angleterre; ce qui me sembla l'indice ou d'une
légèreté bien peu judicieuse et bien déplacée chez l'ambassadeur, ou
de communications à lui adressées par son Gouvernement et propres à
confirmer ce qu'il disait.


3º _Copie d'une dépêche du baron Stürmer au prince de Metternich, en
date de Constantinople, du 17 août 1840_.

M. le ministre des affaires étrangères vient d'envoyer M. Francheschi
chez mes collègues d'Angleterre, de Russie, de Prusse et chez moi,
pour nous faire la communication suivante:

«M. l'ambassadeur de France a fait dire hier, le 16 de ce mois, par
son drogman à Reschid-Pacha:

«Qu'il a l'ordre de lui signifier que le gouvernement français, le
Roi et la nation considèrent comme une injure faite par le
plénipotentiaire ottoman à la France la conclusion du traité qu'il
a signé à Londres sans le concours et à l'insu du plénipotentiaire
français, et qui a pour objet une question où la France, dès le
principe, a été partie intégrante.

«Que le gouvernement français s'opposera de tous ses moyens à toute
intervention armée contre le pacha d'Égypte.

«Qu'il n'attend pour se décider que le résultat de démarches qu'il
fait faire dans ce moment auprès des cabinets de Vienne et de Berlin,
afin d'en obtenir l'annulation du traité.

«Que, loin d'employer, comme on le lui demandait, son influence morale
auprès du pacha pour le porter à la soumission, il lui accordera
toute l'assistance qui est en son pouvoir pour l'aider à résister à
l'intervention étrangère.

«Qu'il réunira ses efforts aux siens pour soulever les populations
d'Asie et d'Europe contre l'administration actuelle en Turquie dont
le gouvernement français se déclare l'ennemi et qu'il considère comme
celui du pays.

«Que M. de Pontois fera connaître au Sultan et à toute la nation
musulmane que la France, loin d'avoir pris part à une convention
dirigée contre les intérêts de l'islamisme, la condamne hautement et
s'opposera à son exécution.

«Reschid-Pacha a répondu que ce langage a d'autant plus lieu de le
surprendre que la France avait elle-même concouru à la note collective
du 27 juillet de l'année dernière. Là-dessus le drogman de France
a répliqué que M. de Pontois avait prévu cette objection; mais que
d'abord le gouvernement français avait accepté sans avoir jamais
approuvé la coopération de son ambassadeur à cette démarche; qu'au
surplus il s'agit ici de mesures coercitives, dont il n'est fait
aucune mention dans la note susdite et que c'est contre ces mesures
que la France se prononce en ce moment.

«Le pacha a répondu: Je suis profondément affligé de la déclaration
que vous venez de me faire, car j'ai toujours considéré la France
comme une des plus anciennes amies de la Porte; il ne dépend pas
de moi d'empêcher la réalisation d'un acte auquel la Porte ne s'est
décidée qu'avec le concours de quatre de ses alliés; et quels qu'en
puissent être les résultats, le gouvernement turc s'y résignera.

«M. de Pontois veut faire connaître au Sultan ce qu'il vient de lui
faire dire de la part de son drogman (_sic_); le pacha est prêt à
l'accompagner à l'audience de ce monarque, pour lequel il ne saurait
avoir rien de caché.

«Je n'ai pas besoin de dire à Votre Excellence combien Reschid-Pacha a
trouvé dur et hostile le langage que le gouvernement français a chargé
son ambassadeur de tenir à la Porte dans cette circonstance.

«M. Francheschi m'a raconté que Reschid-Pacha, ayant été appelé hier
chez le Sultan, Sa Hautesse lui avait donné connaissance d'une lettre
que la sultane mère venait de recevoir de l'ex-capitan pacha, on ne
sait par quelle occasion, mais probablement par le bateau à vapeur
français arrivé le 14 de ce mois. Dans cette lettre Ahmed-Fenzi-Pacha,
après avoir assuré à la sultane que Méhémet-Ali était inébranlable
dans sa résolution de résister, ajoute qu'il dépend de lui de
révolutionner toutes les provinces d'Asie et d'Europe, et il adjure,
implore et supplie la sultane d'interposer son influence auprès de
son fils pour éviter à la nation les maux dont elle est menacée, et
peut-être la chute de l'Empire.

«Ces notions m'ont paru assez importantes pour les porter à la
connaissance de Votre Altesse par une estafette qui partira demain à
l'aube du jour.

«Agréez, etc.

«_Signé_: STÜRMER.»


4º _L'ambassadeur de France en Angleterre, à lord Palmerston_.

Londres, le--septembre 1840.

Le soussigné, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de S. M.
le Roi des Français auprès de S. M. B., a l'honneur d'informer S.
Ex. M. le principal secrétaire d'État de S. M. B. pour les affaires
étrangères, qu'il a reçu et transmis au gouvernement du Roi les
extraits que S. Ex. a fait au soussigné l'honneur de lui communiquer,
de deux dépêches écrites de Constantinople, en date du 17 août
dernier, l'une par lord Ponsonby, ambassadeur de S. M. B., l'autre par
M. le baron de Stürmer, internonce de S. M. l'Empereur d'Autriche à
Constantinople, et relatives aux communications faites récemment à la
Porte ottomane par S. Ex. M. de Pontois, ambassadeur de S. M. le Roi
des Français auprès de S. H. le Sultan.

Ainsi que le soussigné a déjà eu l'honneur d'en exprimer sa conviction
à M. le secrétaire d'État des affaires étrangères, les renseignements
contenus dans ces dépêches, au sujet desdites communications,
sont inexacts, et M. de Pontois, selon ses instructions, a tenu à
Constantinople un langage conforme à celui que le gouvernement du Roi
a tenu lui-même à Paris, et fait tenir soit à Londres, soit ailleurs,
par ses représentants. Lorsque M. le principal secrétaire d'État de S.
M. B. pour les affaires étrangères fit au soussigné l'honneur de lui
remettre le _Memorandum_ du 17 juillet dernier, dans lequel on lisait
que «le gouvernement français avait plusieurs fois déclaré que, dans
aucun cas, la France ne s'opposerait aux mesures que les quatre cours,
de concert avec le Sultan, pourraient juger nécessaires pour obtenir
l'assentiment du Pacha d'Égypte» le soussigné se hâta de faire
observer qu'il ne pouvait accepter cette expression: _dans aucun cas_,
et qu'il était certain de n'avoir jamais rien dit qui l'autorisât.
«Le gouvernement du Roi, dit-il alors à M. le secrétaire d'État
des affaires étrangères, ne se fait à coup sûr le champion armé de
personne, et ne compromettra jamais, pour les seuls intérêts du Pacha
d'Égypte, la paix et les intérêts de la France. Mais si les mesures
adoptées contre le Pacha par les quatre puissances avaient, aux
yeux du gouvernement du Roi, ce caractère ou cette conséquence que
l'équilibre actuel des États européens en fût altéré, il ne saurait y
consentir; il verrait alors ce qu'il lui conviendrait de faire, et il
gardera toujours, à cet égard, sa pleine liberté.»

Le 24 juillet suivant, lorsque le soussigné eut l'honneur de lire
et de remettre à M. le principal secrétaire d'État pour les affaires
étrangères la réponse du gouvernement du Roi au _Memorandum_ du 17
juillet, cette réponse, en faisant allusion au désir témoigné par les
quatre puissances que la France continuât de leur prêter son concours
moral à Alexandrie, se terminait par le paragraphe suivant:

«Le concours moral de la France, dans une conduite commune, était une
obligation de sa part. Il n'en est plus une dans la nouvelle situation
où semblent vouloir se placer les Puissances. La France ne peut plus
être mue désormais que par ce qu'elle doit à la paix et ce qu'elle
se doit à elle-même. La conduite qu'elle tiendra, dans les graves
circonstances où les quatre Puissances viennent de placer l'Europe,
dépendra de la solution qui sera donnée à toutes les questions qu'elle
vient d'indiquer.»

Et le soussigné, en insistant de tout son pouvoir sur la gravité de la
situation où l'Europe allait entrer, eut l'honneur de répéter à M. le
principal secrétaire d'État de S. M. B. que la France y garderait
sa pleine liberté, ayant toujours en vue la paix, le maintien de
l'équilibre actuel entre les États de l'Europe, et le soin de sa
dignité et de ses propres intérêts.»

Le soussigné est autorisé à déclarer que les intentions du
gouvernement du Roi, qu'il a manifestées au moment même où il a eu
connaissance de la convention conclue par les quatre Puissances
et dans sa réponse au Memorandum du 17 juillet, sont constamment
demeurées et demeurent constamment les mêmes, et que ce sont les
intentions dont M. de Pontois a été l'interprète auprès de la Sublime
Porte, en s'efforçant, comme un ancien et sincère ami, de l'éclairer
sur la situation où elle se plaçait et sur les périls qui pouvaient en
résulter pour elle.

Le soussigné a l'honneur, etc., etc.


                                 X

_Traité du 15 juillet 1840, et actes annexés_.

1º _Convention conclue entre les cours de la Grande-Bretagne,
d'Autriche, de Prusse et de Russie, d'une part, et la Sublime Porte
ottomane, de l'autre, pour la pacification du Levant, signée à Londres
le 15 juillet 1840_.

Au nom de Dieu très-miséricordieux.

Sa Hautesse le Sultan ayant eu recours à Leurs Majestés la Reine du
Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande, l'Empereur d'Autriche,
Roi de Hongrie et de Bohême, le Roi de Prusse et l'Empereur de toutes
les Russies, pour réclamer leur appui et leur assistance au milieu
des difficultés dans lesquelles il se trouve placé par suite de la
conduite hostile de Méhémet-Ali, Pacha d'Égypte, difficultés qui
menacent de porter atteinte à l'intégrité de l'Empire ottoman et à
l'indépendance du trône du Sultan; Leursdites Majestés, mues par le
sentiment d'amitié sincère qui subsiste entre elles et le Sultan,
animées du désir de veiller au maintien de l'intégrité et de
l'indépendance de l'Empire ottoman dans l'intérêt de l'affermissement
de la paix de l'Europe, fidèles à l'engagement qu'Elles ont contracté
par la note collective remise à la Porte par leurs représentants
à Constantinople, le 27 juillet 1839, et désirant de plus prévenir
l'effusion de sang qu'occasionnerait la continuation des hostilités
qui ont récemment éclaté en Syrie entre les autorités du Pacha
d'Égypte et les sujets de Sa Hautesse.

Leursdites Majestés et Sa Hautesse le Sultan ont résolu, dans le but
susdit, de conclure entre elles une convention, et ont nommé à cet
effet pour leurs plénipotentiaires, savoir:

Sa Majesté la Reine du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande,
le très-honorable Henri-Jean, vicomte Palmerston, baron Temple, pair
d'Irlande, conseiller de Sa Majesté Britannique en son conseil privé,
chevalier grand-croix du très-honorable ordre du Bain, membre du
Parlement, et son principal secrétaire d'État ayant le département des
affaires étrangères.

Sa Majesté l'Empereur d'Autriche, Roi de Hongrie et de Bohême, le
sieur Philippe, baron de Neumann, commandeur de l'ordre de Léopold
d'Autriche, décoré de la croix pour le mérite civil, commandeur des
ordres de la Tour et l'Épée du Portugal, de la croix du Sud du Brésil,
chevalier grand-croix de l'ordre de Saint-Stanislas de seconde classe
de Russie, son conseiller aulique et plénipotentiaire près Sa Majesté
Britannique.

Sa Majesté le Roi de Prusse, le sieur Henri-Guillaume, baron de Bülow,
chevalier de l'ordre de l'Aigle-Rouge de première classe de Prusse,
grand-croix des ordres de Léopold d'Autriche et des Guelphes de
Hanovre, chevalier grand-croix de l'ordre de Saint-Stanislas de
seconde classe, et de Saint-Wladimir de quatrième classe de Russie,
commandeur de l'ordre du Faucon de Saxe-Weimar, son chambellan,
conseiller intime actuel, envoyé extraordinaire et ministre
plénipotentiaire près Sa Majesté Britannique.

Sa Majesté l'Empereur de toutes les Russies, le sieur Philippe, baron
de Brünnow, chevalier de l'ordre de Sainte-Anne de première classe,
de Saint-Stanislas de première classe, de Saint-Wladimir de troisième,
commandeur de l'ordre de Saint-Étienne de Hongrie, chevalier de
l'ordre de l'Aigle-Rouge et de Saint-Jean-de-Jérusalem, son conseiller
privé, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire près Sa
Majesté Britannique.

Sa Majesté le Très-Majestueux, Très-Puissant et Très-Magnifique
Sultan, Abdul-Medjid, Empereur des Ottomans, Chékib-Efendi, décoré
du Nichan-Iftihar de première classe, Beylikdgé du Divan Impérial,
conseiller honoraire du département des affaires étrangères, son
ambassadeur extraordinaire près Sa Majesté Britannique.

Lesquels s'étant réciproquement communiqué leurs pleins pouvoirs,
trouvés en bonne et due forme, ont arrêté et signé les articles
suivants:

Article 1er.

Sa Hautesse le Sultan s'étant entendu avec Leurs Majestés, la Reine
du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne, l'Empereur d'Autriche, Roi de
Bohême et de Hongrie, le Roi de Prusse et l'Empereur de toutes les
Russies, sur les conditions de l'arrangement qu'il est de l'intention
de Sa Hautesse d'accorder à Méhémet-Ali--conditions lesquelles se
trouvent spécifiées dans l'acte séparé ci-annexé,--Leurs Majestés
s'engagent à agir dans un parfait accord, et à unir leurs efforts
pour forcer Méhémet-Ali à se conformer à cet arrangement; chacune des
hautes parties contractantes se réservant de coopérer à ce but selon
les moyens d'action dont chacune d'elles peut disposer.

Article 2.

Si le Pacha d'Égypte refusait d'adhérer au susdit arrangement qui lui
sera communiqué par le Sultan avec le concours de Leursdites Majestés,
celles-ci s'engagent à prendre, à la réquisition du Sultan, des
mesures concertées et arrêtées entre Elles afin de mettre cet
arrangement à exécution. Dans l'intervalle, le Sultan ayant invité ses
alliés à se joindre à lui pour l'aider à interrompre la communication
par mer entre l'Égypte et la Syrie, et à empêcher l'expédition de
troupes, chevaux, armes, munitions et approvisionnements de guerre de
tout genre d'une de ses provinces à l'autre; Leurs Majestés la Reine
du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande, et l'Empereur
d'Autriche, Roi de Hongrie et de Bohême, s'engagent à donner
immédiatement à cet effet les ordres nécessaires aux commandants
de leurs forces navales dans la Méditerranée; Leursdites Majestés
promettent en outre que les commandants de leurs escadres, selon
les moyens dont ils disposent, donneront, au nom de l'alliance, tout
l'appui et toute l'assistance en leur pouvoir à ceux des sujets du
Sultan qui manifesteront leur fidélité à leur souverain.

Article 3.

Si Méhémet-Ali, après s'être refusé de se soumettre aux conditions de
l'arrangement mentionné ci-dessus, dirigeait ses forces de terre ou
de mer vers Constantinople, les hautes parties contractantes, sur
la réquisition expresse qui en serait faite par le Sultan à leurs
représentants à Constantinople, sont convenues, le cas échéant, de se
rendre à l'invitation du souverain, et de pourvoir à la défense de son
trône au moyen d'une coopération concertée en commun, dans le but de
mettre les deux détroits du Bosphore et des Dardanelles, ainsi que la
capitale de l'Empire ottoman, à l'abri de toute agression.

Il est en outre convenu que les forces qui, en vertu d'une pareille
entente, recevront la destination indiquée ci-dessus, y resteront
employées aussi longtemps que leur présence sera requise par le
Sultan, et lorsque Sa Hautesse jugera que leur présence aura cessé
d'être nécessaire, lesdites forces se retireront simultanément et
rentreront respectivement dans la mer Noire et la Méditerranée.

Article 4.

Il est toutefois expressément entendu que la coopération mentionnée
dans l'article précédent, et destinée à placer temporairement les
détroits des Dardanelles et du Bosphore et la capitale ottomane sous
la sauvegarde des hautes parties contractantes, contre toute agression
de Méhémet-Ali, ne sera considérée que comme une mesure exceptionnelle
adoptée à la demande expresse du Sultan, et uniquement pour sa défense
dans le cas seul indiqué ci-dessus. Mais il est convenu que cette
mesure ne dérogera en rien à l'ancienne règle de l'Empire ottoman
en vertu de laquelle il a été de tout temps défendu aux bâtiments
de guerre des puissances étrangères d'entrer dans les détroits des
Dardanelles et du Bosphore. Et le Sultan, d'une part, déclare par le
présent acte, qu'à l'exception de l'éventualité ci-dessus mentionnée,
il a la ferme résolution de maintenir à l'avenir ce principe
invariablement établi comme ancienne règle de son Empire, et tant que
la Porte se trouve en paix, de n'admettre aucun bâtiment de guerre
étranger dans les détroits du Bosphore et des Dardanelles; d'autre
part, Leurs Majestés la Reine du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et
d'Irlande, l'Empereur d'Autriche, Roi de Hongrie et de Bohême, le Roi
de Prusse et l'Empereur de toutes les Russies, s'engagent à respecter
cette détermination du Sultan, et à se conformer au principe ci-dessus
énoncé.

Article 5.

La présente convention sera ratifiée, et les ratifications en seront
échangées à Londres dans l'espace de deux mois, ou plus tôt si faire
se peut.

En foi de quoi les plénipotentiaires respectifs l'ont signée, et y ont
apposé les sceaux de leurs armes.

Fait à Londres le 15 juillet, l'an de grâce mil huit cent quarante.

  (L.S.) PALMERSTON.
  (L.S.) CHÉKIB.
  (L.S.) NEUMANN.
  (L.S.) BULOW.
  (L.S.) BRÜNNOW.


2º _Acte séparé_.

Acte séparé annexé à la convention conclue à Londres, le 15 juillet
1840, entre les Cours de la Grande-Bretagne, d'Autriche, de Prusse et
de Russie, d'une part et la Sublime Porte ottomane, de l'autre.

Sa Hautesse le Sultan a l'intention d'accorder et de faire notifier à
Méhémet-Ali les conditions de l'arrangement ci-dessous:

§ 1er.

Sa Hautesse promet d'accorder à Méhémet-Ali, pour lui et pour
ses descendants en ligne directe, l'administration du pachalik de
l'Égypte; et Sa Hautesse promet en outre d'accorder à Méhémet-Ali, sa
vie durant, avec le titre de pacha d'Acre et avec le commandement
de la forteresse de Saint-Jean d'Acre, l'administration de la partie
méridionale de la Syrie dont les limites seront déterminées par la
ligne de démarcation suivante:

Cette ligne, partant du cap Ras-el-Nakhora sur les côtes de la
Méditerranée, s'étendra de là directement jusqu'à l'embouchure de la
rivière Seisaban, extrémité septentrionale du lac Tibérias, longera la
côte occidentale dudit lac, suivra la rive droite du fleuve Jourdain
et la côte occidentale de la mer Morte, se prolongera de là
en droiture jusqu'à la mer Rouge, en aboutissant à la pointe
septentrionale du golfe d'Akaba, et suivra de là la côte occidentale
du golfe d'Akaba et la côte orientale du golfe de Suez jusqu'à Suez.

Toutefois, le Sultan, en faisant ces offres, y attache la condition
que Méhémet-Ali les accepte dans l'espace de dix jours après que la
communication lui en aura été faite à Alexandrie par un agent de Sa
Hautesse, et qu'en même temps Méhémet-Ali dépose entre les mains de
cet agent les instructions nécessaires aux commandants de terre et de
mer de se retirer immédiatement de l'Arabie et de toutes les villes
saintes qui s'y trouvent situées, de l'île de Candie, du district
d'Adana, et de toutes les autres parties de l'Empire ottoman qui ne
sont pas comprises dans les limites de l'Égypte et dans celles du
pachalik d'Acre, tel qu'il a été désigné ci-dessus.

§ 2.

Si dans le délai de dix jours fixé ci-dessus, Méhémet-Ali n'acceptait
point le susdit arrangement, le Sultan retirera alors l'offre
de l'administration viagère du pachalik d'Acre; mais Sa Hautesse
consentira encore à accorder à Méhémet-Ali, pour lui et pour ses
descendants en ligne directe, l'administration du pachalik d'Égypte,
pourvu que cette offre soit acceptée dans l'espace de dix jours
suivants, c'est-à-dire dans un délai de vingt jours à compter du jour
où la communication lui aura été faite, et pourvu qu'il dépose entre
les mains de l'agent du Sultan les instructions nécessaires pour ses
commandants de terre et de mer de se retirer immédiatement en dedans
des limites et dans les ports du pachalik d'Égypte.

§ 3.

Le tribut annuel à payer au Sultan par Méhémet-Ali sera proportionné
au plus ou moins de territoire dont ce dernier obtiendra
l'administration, selon qu'il accepte la première ou la seconde
alternative.

§ 4.

Il est expressément entendu de plus que, dans la première comme dans
la seconde alternative, Méhémet-Ali (avant l'expiration du terme fixé
de dix ou vingt jours) sera tenu de remettre la flotte turque, avec
tous ses équipages et armements, entre les mains du préposé turc
qui sera chargé de la recevoir. Les commandants des escadres alliées
assisteront à cette remise.

Il est entendu que dans aucun cas Méhémet-Ali ne pourra porter en
compte, ni déduire du tribut à payer au Sultan, les dépenses qu'il a
faites pour l'entretien de la flotte ottomane pendant tout le temps
qu'elle sera restée dans les ports d'Égypte.

§ 5.

Tous les traités et toutes les lois de l'Empire ottoman s'appliqueront
à l'Égypte et au pachalik d'Acre, tel qu'il a été désigné ci-dessus.
Mais le Sultan consent qu'à condition du payement régulier du tribut
susmentionné, Méhémet-Ali et ses descendants perçoivent, au nom du
Sultan, et comme délégués de Sa Hautesse, dans les provinces dont
l'administration leur sera confiée, les taxes et impôts légalement
établis. Il est entendu en outre que, moyennant la perception des
taxes et impôts susdits, Méhémet-Ali et ses descendants pourvoiront à
toutes les dépenses de l'administration civile et militaire desdites
provinces.

§ 6.

Les forces de terre et de mer que pourra entretenir le pacha d'Égypte
et d'Acre, faisant partie des forces de l'Empire ottoman, seront
toujours considérées comme entretenues pour le service de l'État.

§ 7.

Si, à l'expiration du terme de vingt jours après la communication qui
lui aura été faite (ainsi qu'il a été dit plus haut § 2) Méhémet-Ali
n'adhère point à l'arrangement proposé, et n'accepte pas l'hérédité du
pachalik de l'Égypte, le Sultan se considérera comme libre de retirer
cette offre et de suivre, en conséquence, telle marche ultérieure
que ses propres intérêts et les conseils de ses alliés pourront lui
suggérer.

§ 8.

Le présent acte séparé aura la même force et valeur que s'il était
inséré mot à mot dans la convention de ce jour. Il sera ratifié et les
ratifications en seront échangées à Londres en même temps que celles
de ladite convention.

En foi de quoi les plénipotentiaires respectifs l'ont signé, et y ont
apposé les sceaux de leurs armes.

Fait à Londres, le quinze juillet, l'an de grâce mil huit cent
quarante.

  (L. S.) NEUMANN.            (L. S.) CHÉKIB.
  (L. S.) PALMERSTON.
  (L. S.) BULOW.
  (L. S.) BRÜNNOW.


3º _Protocole signé à Londres, le 15 juillet 1840, par les
plénipotentiaires_

  d'Autriche,
  de la Grande-Bretagne,
  de Prusse,
  de Russie,
  et de la Porte ottomane.

En apposant sa signature à la convention du jour, le plénipotentiaire
de la Sublime Porte ottomane a déclaré:

Qu'en constatant, par l'article 4 de ladite convention, l'ancienne
règle de l'Empire ottoman en vertu de laquelle il a été défendu
de tout temps aux bâtiments de guerre étrangers d'entrer dans les
détroits des Dardanelles et du Bosphore, la Sublime Porte se réserve,
comme par le passé, de délivrer des firmans de passage aux bâtiments
légers sous pavillon de guerre, lesquels sont employés selon l'usage,
au service de la correspondance des légations des puissances amies.

Les plénipotentiaires des cours d'Autriche, de la Grande-Bretagne, de
Prusse et de Russie ont pris acte de la présente déclaration pour la
porter à la connaissance de leurs cours.

  (_Signé_) NEUMANN.
  PALMERSTON.
  BULOW.
  BRÜNNOW.
  CHÉKIB.

4º _Protocole réservé_, signé à Londres, le 15 juillet 1840, par les
plénipotentiaires

  d'Autriche,
  de la Grande-Bretagne,
  de Prusse,
  de Russie
  et de la Porte ottomane.

Les plénipotentiaires des cours d'Autriche, de la Grande-Bretagne, de
Prusse, de Russie et de la Sublime Porte ottomane ayant, en vertu de
leurs pleins pouvoirs, conclu et signé en ce jour une convention entre
leurs souverains respectifs pour la pacification du Levant.

Considérant que, vu la distance qui sépare les capitales de leurs
cours respectives, un certain espace de temps devra s'écouler
nécessairement avant que l'échange des ratifications de ladite
convention puisse s'effectuer et que les ordres fondés sur cet acte
puissent être mis à exécution.

Et lesdits plénipotentiaires étant profondément pénétrés de la
conviction que, vu l'état actuel des choses en Syrie, des intérêts
d'humanité aussi bien que les graves considérations de politique
européenne qui constituent l'objet de la sollicitude commune des
Puissances signataires de la convention de ce jour, réclament
impérieusement d'éviter, autant que possible, tout retard dans
l'accomplissement de la pacification que ladite transaction est
destinée à atteindre.

Lesdits plénipotentiaires, en vertu de leurs pleins pouvoirs, sont
convenus entre eux que les mesures préliminaires mentionnées, à
l'article 2 de ladite convention seront mises à exécution tout
de suite, sans attendre l'échange des ratifications; les
plénipotentiaires respectifs constatant formellement par le présent
acte l'assentiment de leurs cours à l'exécution immédiate de ces
mesures.

Il est convenu en outre entre lesdits plénipotentiaires que Sa
Hautesse le sultan procédera de suite à adresser à Méhémet-Ali la
communication et les offres spécifiées dans l'acte séparé annexé à la
convention de ce jour.

Il est convenu de plus que les agents consulaires de l'Autriche, de la
Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie, à Alexandrie, se mettront en
rapport avec l'agent que Sa Hautesse le sultan y enverra pour adresser
à Méhémet-Ali la communication et les offres susmentionnées; que
lesdits consuls prêteront à cet agent toute l'assistance et tout
l'appui en leur pouvoir, et qu'ils emploieront tous leurs moyens
d'influence auprès de Méhémet-Ali à l'effet de le déterminer à
accepter l'arrangement qui lui sera proposé d'ordre de Sa Hautesse le
sultan.

Les amiraux des escadres respectives dans la Méditerranée recevront
les instructions nécessaires pour se mettre en communication à ce
sujet avec lesdits consuls.

  (_Signé_) NEUMANN.
            PALMERSTON.
            BULOW.
            BRÜNNOW.
            CHÉKIB.


5º _Note adressée par lord Palmerston à M. Guizot, le 16 septembre
1840_.

Le 17 juillet, le soussigné a eu l'honneur d'informer Son Exc. M.
Guizot qu'une convention concernant les affaires de la Turquie avait
été signée le 15 du même mois par les plénipotentiaires de l'Autriche,
de la Grande-Bretagne, de la Prusse et de la Russie, d'une part,
et par le plénipotentiaire de la Porte ottomane, d'autre part. Les
ratifications de cette convention ayant été échangées, le soussigné
a l'honneur de transmettre à Son Exc. M. Guizot une copie de ladite
convention et de ses annexes, pour qu'il la communique au gouvernement
français. En faisant cette communication à Son Exc. M. Guizot, le
soussigné ne peut s'empêcher de lui exprimer de nouveau les sincères
regrets du gouvernement de Sa Majesté de ce que la répugnance du
gouvernement français à s'associer aux mesures concernant l'exécution
de ce traité ait créé un obstacle qui ait empêché la France de se
rendre partie au traité. Mais le gouvernement de Sa Majesté est
convaincu que le cabinet des Tuileries verra dans les dispositions de
ce traité des preuves irréfragables: 1º que les quatre puissances, en
s'imposant les obligations qu'il contient, ont été animées d'un désir
désintéressé de maintenir les principes de politique, à l'égard de la
Turquie, que la France a, dans plus d'une occasion, déclaré nettement
et formellement être les siens; 2º qu'elles ne cherchent pas à
obtenir, par les arrangements qu'elles ont en vue, un avantage
exclusif pour elles-mêmes, et que le grand objet qu'elles se proposent
est de maintenir l'équilibre politique en Europe, et de détourner les
événements qui troubleraient la paix générale.

PALMERSTON.


6º _Protocole de la conférence tenue au Foreign Office le 17 septembre
1840_.

Présents: les plénipotentiaires d'Autriche, de la Grande-Bretagne, de
Prusse, de Russie et de Turquie.

Les plénipotentiaires des cours d'Autriche, de la Grande-Bretagne,
de Prusse et de Russie, après avoir échangé les ratifications de la
convention conclue le 15 juillet dernier, ont résolu, dans le but de
placer dans son vrai jour le désintéressement qui a guidé leurs cours
dans la conclusion de cet acte, de déclarer formellement que, dans
l'exécution des engagements résultant de ladite convention pour
les puissances contractantes, ces puissances ne cherchent aucune
augmentation de territoire, aucune influence exclusive, aucun avantage
de commerce pour leurs sujets que ceux des autres nations ne puissent
également obtenir.

Les plénipotentiaires des cours susdites ont résolu de consigner cette
déclaration dans le présent protocole.

Le plénipotentiaire de la Sublime Porte ottomane, en rendant un juste
hommage à la loyauté et au désintéressement de la politique des
cours alliées, a pris acte de la déclaration contenue dans le présent
protocole, et s'est chargé de la transmettre à sa cour.

NEUMANN, SCHLEINITZ, CHÉKIB, PALMERSTON, BRÜNNOW.


                                 XI

_Dépêches échangées entre les gouvernements anglais et français sur
l'exécution et les conséquences du traité du 15 juillet 1840_.

1º _Memorandum de lord Palmerston, ministre de la Grande-Bretagne,
adressé au gouvernement français le 31 août 1840_.

Monsieur,

Différentes circonstances m'ont empêché de vous transmettre plus tôt,
et par votre entremise au gouvernement français, quelques observations
que le gouvernement de Sa Majesté désire faire sur le _memorandum_ qui
m'a été remis le 24 juillet par l'ambassadeur de France à cette cour,
en réponse au _memorandum_ que j'avais remis à Son Excellence le 17 du
même mois; mais actuellement je viens remplir cette tâche.

C'est avec une grande satisfaction que le gouvernement de Sa Majesté
a remarqué le ton amical du _memorandum_ français et les assurances
qu'il contient du vif désir de la France de maintenir la paix et
l'équilibre des puissances en Europe. Le _memorandum_ du 17 juillet
a été conçu dans un esprit tout aussi amical envers la France; et le
gouvernement de Sa Majesté est tout aussi empressé que la France peut
l'être de conserver la paix de l'Europe et de prévenir le moindre
dérangement dans l'équilibre existant entre les puissances.

Le gouvernement de Sa Majesté a également vu avec plaisir les
déclarations contenues dans le _memorandum_ français portant que la
France désire agir de concert avec les quatre autres puissances en ce
qui concerne les affaires du Levant; qu'elle n'a jamais été poussée
dans ces questions par d'autres motifs que par le désir de maintenir
la paix; et que, dans l'opinion qu'elle s'est formée, elle n'a jamais
été influencée par des intérêts particuliers qui lui soient propres,
étant en fait aussi désintéressée que toute autre puissance peut
l'être dans les affaires du Levant.

Les sentiments du gouvernement de Sa Majesté sont, sur ces points,
à tous égards semblables à ceux du gouvernement français et y
correspondent entièrement; car en premier lieu, dans tout le cours des
négociations ouvertes sur cette question pendant plus de douze mois,
le désir empressé du gouvernement britannique a été constamment qu'un
concert fût établi entre les cinq puissances, et que toutes cinq elles
accédassent à une ligne de conduite commune; et le gouvernement de
Sa Majesté, sans devoir s'en référer, pour preuve de ce désir, aux
différentes propositions qui ont été faites de temps en temps au
gouvernement français, et auxquelles il est fait allusion dans le
_memorandum_ de la France, peut affirmer sans crainte qu'aucune
puissance de l'Europe ne peut être moins influencée que ne l'est
la Grande-Bretagne par des vues particulières ou par tout désir
et espérance d'avantages exclusifs qui naîtraient pour elle de la
conclusion des affaires du Levant; bien au contraire, l'intérêt de la
Grande-Bretagne dans ces affaires s'identifie avec celui de l'Europe
en général, et se trouve placé dans le maintien de l'intégrité et de
l'indépendance de l'Empire ottoman, comme étant une sécurité pour
la conservation de la paix, et un élément essentiel de l'équilibre
général des puissances.

C'est à ces principes que le gouvernement français a promis son
plein concours, et qu'il l'a offert dans plus d'une circonstance, et
spécialement dans une dépêche du maréchal Soult, en date du 17
juillet 1839, dépêche qui a été communiquée officiellement aux quatre
puissances; il l'a encore offert dans une note collective du 27
juillet 1839 et dans le discours du roi des Français aux Chambres en
décembre 1839.

Dans ces documents, le gouvernement français fait connaître sa
détermination de maintenir l'intégrité et l'indépendance de l'Empire
ottoman, sous la dynastie actuelle, comme un élément essentiel de
l'équilibre des puissances, comme une sûreté pour la conservation de
la paix; et dans une dépêche du maréchal Soult il a également assuré
que sa résolution était de repousser, par tous ses moyens d'action et
d'influence, toute combinaison qui pourrait être hostile au maintien
de cette intégrité et de cette indépendance.

En conséquence, les gouvernements de la Grande-Bretagne et de France
sont parfaitement d'accord, quant aux objets vers lesquels leur
politique, en ce qui concerne les affaires d'Orient, doit tendre, et
quant aux principes fondamentaux d'après lesquels cette politique
doit être guidée; la seule différence qui existe entre les deux
gouvernements est une différence d'opinion quant aux moyens qu'ils
jugent les plus propres pour atteindre cette fin commune: point
sur lequel, ainsi que l'observe le _memorandum_ français, on peut
naturellement s'attendre à voir se rencontrer différentes opinions.

Sur ce point il s'est élevé, en effet, une grande différence d'opinion
entre les deux gouvernements, différence qui semble être devenue plus
forte et plus prononcée à mesure que les deux gouvernements ont plus
complétement expliqué leurs vues respectives, ce qui, pour le moment,
a empêché les deux gouvernements d'agir de concert pour atteindre le
but commun.

D'un côté, le gouvernement de Sa Majesté a manifesté à diverses
reprises l'opinion qu'il serait impossible de maintenir l'intégrité
de l'Empire turc et de conserver l'indépendance du trône du sultan,
si Méhémet-Ali devait être laissé en possession de la Syrie. Le
gouvernement de Sa Majesté a établi qu'il considère la Syrie comme la
clef militaire de la Turquie asiatique, et que si Méhémet-Ali devait
continuer à occuper cette province, outre l'Égypte, il pourrait en
tout temps menacer Bagdad du côté du midi, Diarbekir et Erzeroum du
côté de l'est, Koniah, Brousse et Constantinople du côté du nord;
que le même esprit ambitieux qui a poussé Méhémet-Ali, en d'autres
circonstances, à se révolter contre son souverain, le porterait
bientôt derechef à prendre les armes pour de nouveaux envahissements,
et que dans ce but il conserverait toujours une grande armée sur pied;
que le sultan, d'un autre côté, devrait être continuellement en garde
contre le danger qui le menacerait et serait également obligé
de rester armé; qu'ainsi le sultan et Méhémet-Ali continueraient
d'entretenir de fortes armées pour s'observer l'un l'autre; qu'une
collision devrait nécessairement éclater par suite de ces continuels
soupçons et de ces alarmes mutuelles, quand même il n'y aurait d'aucun
côté une agression préméditée; que toute collision de ce genre devait
nécessairement conduire à une intervention étrangère dans l'intérieur
de l'Empire turc, et qu'une telle intervention, ainsi provoquée,
conduirait aux plus sérieux différends entre les puissances de
l'Europe.

Le gouvernement de Sa Majesté a signalé comme probable, sinon
comme certain, un danger plus grand que celui-ci, en conséquence de
l'occupation continue de la Syrie par Méhémet-Ali, à savoir que le
pacha, se fiant sur sa force militaire et fatigué de sa position
politique de sujet, exécuterait une intention qu'il a franchement
avouée aux puissances d'Europe qu'il n'abandonnerait jamais, et se
déclarerait lui-même indépendant. Une pareille déclaration de sa part
serait incontestablement le démembrement de l'Empire ottoman, et, ce
qui plus est, ce démembrement pourrait arriver dans des circonstances
telles qu'elles rendraient plus difficile aux puissances d'Europe
d'agir ensemble pour forcer le pacha à rétracter une pareille
déclaration, qu'il ne l'est aujourd'hui de combiner leurs efforts pour
le contraindre à évacuer la Syrie.

Le gouvernement de Sa Majesté a, en conséquence, invariablement
prétendu que toutes les puissances qui désiraient conserver
l'intégrité de l'Empire turc et maintenir l'indépendance du trône du
sultan, devaient s'unir pour aider ce dernier à rétablir son autorité
directe en Syrie.

Le gouvernement français, d'un autre côté, a avancé que Méhémet-Ali
une fois assuré de l'occupation permanente de l'Égypte et de la Syrie,
resterait un fidèle sujet et deviendrait le plus ferme soutien du
sultan; que le sultan ne pourrait gouverner si le pacha n'était
en possession de cette province, dont les ressources militaires et
financières lui seraient alors d'une plus grande utilité que si
elle était entre les mains du sultan lui-même; qu'on peut avoir une
confiance entière dans la sincérité du renoncement de Méhémet-Ali
à toute vue ultérieure d'ambition, et dans ses protestations de
dévouement fidèle à son souverain; que le pacha est un vieillard et
qu'à sa mort, en dépit de tout don héréditaire fait à sa famille,
l'ensemble de puissance qu'il a acquis retournerait au sultan, parce
que toutes possessions des pays mahométans, quelle que soit leur
constitution, ne sont réellement autre chose que des possessions à
vie.

Le gouvernement français a, en outre, soutenu que Méhémet-Ali ne
voudra jamais librement consentir à évacuer la Syrie; et que les seuls
moyens dont les puissances d'Europe peuvent user pour le contraindre
seraient, ou bien des opérations sur mer, ce qui serait insuffisant,
ou des opérations par terre, ce qui serait dangereux; que des
opérations sur mer n'expulseraient pas les Égyptiens de la Syrie
et exciteraient seulement Méhémet-Ali à diriger une attaque sur
Constantinople; et que les mesures auxquelles on pourrait avoir
recours, en pareil cas, pour défendre la capitale, mais bien plus
encore toute opération par terre par les troupes des puissances
alliées pour expulser l'armée de Méhémet de la Syrie, deviendraient
plus fatales à l'Empire turc que ne pourrait l'être l'état de choses
auquel ces mesures seraient destinées à remédier.

A ces objections, le gouvernement de Sa Majesté répliqua qu'on
ne pouvait faire aucun fond sur les protestations actuelles
de Méhémet-Ali; que son ambition est insatiable et ne fait que
s'accroître par le succès; et que donner à Méhémet-Ali la faculté
d'envahir et laisser à sa portée des objets de convoitise, ce serait
semer des germes certains de nouvelles collisions; que la Syrie n'est
pas plus éloignée de Constantinople qu'un grand nombre de provinces
bien administrées ne le sont, dans d'autres États, de leur capitale,
et qu'elle peut être gouvernée de Constantinople tout aussi bien
que d'Alexandrie; qu'il est impossible que les ressources de cette
province puissent être aussi utiles au sultan entre les mains d'un
chef qui peut, à tout moment, tourner ces ressources contre ce
dernier, qu'elles le seraient si elles étaient dans les mains et à la
disposition du sultan lui-même; qu'Ibrahim, ayant une armée sous ses
ordres, avait le moyen d'assurer sa propre succession, lors du décès
de Méhémet-Ali, à tout pouvoir dont celui-ci serait en possession à
sa mort; et qu'il ne serait pas convenable que les grandes puissances
conseillassent au sultan de conclure un arrangement public avec
Méhémet-Ali dans l'intention secrète et éventuelle de rompre cet
arrangement à la première occasion opportune.

Néanmoins, le gouvernement français maintint son opinion et refusa
de prendre part à l'arrangement qui supposait l'emploi de mesures
coercitives.

Mais le _memorandum_ français établit que:

«Dans les dernières circonstances, il n'a pas été fait à la France de
proposition positive sur laquelle elle fût appelée à s'expliquer, et
que conséquemment la détermination que l'Angleterre lui a communiquée
dans le _memorandum_ du 17 juillet, sans doute au nom des quatre
puissances, ne devait pas être imputée à des refus que la France
n'avait pas faits.»

Ce passage me force à vous rappeler en peu de mots le cours général de
la négociation.

La première opinion conçue par le gouvernement de Sa Majesté et dont
il fut donné connaissance aux quatre puissances, la France comprise,
en 1839, était que les seuls arrangements entre le sultan et
Méhémet-Ali qui pourraient assurer un état de paix permanent dans le
Levant seraient ceux qui borneraient le pouvoir délégué à Méhémet-Ali
à l'Égypte seule, et rétabliraient l'autorité directe du sultan dans
toute la Syrie, aussi bien à Constantinople que dans toutes les villes
saintes, en interposant ainsi le désert entre la puissance directe du
sultan et la province dont l'administration resterait au pacha. Et le
gouvernement de Sa Majesté proposa qu'en compensation de l'évacuation
de la Syrie, Méhémet-Ali reçût l'assurance que ses descendants mâles
lui succéderaient comme gouverneurs de l'Égypte, sous la suzeraineté
du sultan.

A cette proposition, le gouvernement français fit des objections en
disant qu'un tel arrangement serait sans doute le meilleur, s'il
y avait moyen de le mettre à exécution; mais que Méhémet-Ali
résisterait, et que toute mesure de violence que les alliés pourraient
employer pour le faire céder produirait des effets qui pourraient être
plus dangereux pour la paix de l'Europe et pour l'indépendance de la
Porte, que ne pourrait l'être l'état actuel des choses entre le sultan
et Méhémet-Ali. Mais, quoique le gouvernement français refusât ainsi
d'accéder au plan de l'Angleterre, cependant, durant un long espace
de temps qui s'écoula ensuite, il n'eut pas à proposer de plan qui lui
fût propre.

Cependant, en septembre 1839, le comte Sébastiani, ambassadeur
français à la cour de Londres, proposa de tracer une ligne de l'est à
l'ouest de la mer, à peu près vers Beyrout, au désert près de Damas,
et de déclarer que tout ce qui serait au midi de cette ligne serait
administré par Méhémet-Ali et que tout ce qui serait au nord le serait
par l'autorité immédiate du sultan; et l'ambassadeur de France donna
à entendre au gouvernement de Sa Majesté que, si un pareil arrangement
était admis par les cinq puissances, la France s'unirait, en cas de
besoin aux quatre puissances pour l'emploi de mesures coercitives
ayant pour but de forcer Méhémet-Ali à s'y soumettre.

Mais je fis remarquer au comte Sébastiani qu'un pareil arrangement
serait sujet, quoiqu'à un moindre degré, à toutes les objections qui
s'appliquent à la position actuelle et relative des deux parties, et
que, par suite, le gouvernement de Sa Majesté ne pouvait y accéder.
J'observai qu'il paraissait inconséquent, de la part de la France, de
vouloir employer, pour forcer Méhémet-Ali à souscrire à un arrangement
qui serait évidemment incomplet et insuffisant pour le but qu'on se
proposait, des mesures coercitives auxquelles elle se refuserait pour
le contraindre à consentir à l'arrangement proposé par Sa Majesté
dont, aux yeux de la France même, l'exécution atteindrait entièrement
le but proposé.

A ce raisonnement, le comte Sébastiani répliqua que les objections
avancées par le gouvernement français pour employer des mesures
coercitives contre Méhémet-Ali étaient fondées sur des considérations
de régime intérieur, et que ces objections seraient écartées si le
gouvernement français était en mesure de prouver à la nation et aux
Chambres qu'il avait obtenu pour Méhémet-Ali les meilleures conditions
possibles, et que celui-ci avait refusé d'accepter ces conditions.

Cette insinuation n'ayant pas été admise par le gouvernement de Sa
Majesté, le gouvernement français communiqua, le 27 septembre 1839, et
officiellement son propre plan, qui était que Méhémet-Ali serait fait
gouverneur héréditaire d'Égypte et de toute la Syrie, et gouverneur
à vie de Candie, ne rendant autre chose que l'Arabie et le district
d'Adana. Le gouvernement français ne dit même pas, au reste, s'il
savait si Méhémet-Ali voudrait adhérer à cet arrangement, et il
ne déclara pas non plus que, s'il refusait d'y accéder, la France
prendrait des mesures coercitives pour l'y contraindre.

Évidemment le gouvernement de Sa Majesté ne pouvait consentir à ce
plan, qui était susceptible de plus d'objections que l'état de choses
actuel; d'autant plus que donner à Méhémet-Ali un titre légal et
héréditaire au tiers de l'Empire ottoman, qu'il n'occupe maintenant
que par la force, c'eût été tout d'abord introduire un démembrement
réel de l'Empire. Mais le gouvernement de Sa Majesté pour prouver son
désir empressé d'en venir, sur ces questions, à une entente avec la
France, établit qu'il ferait céder son objection bien fondée à toute
extension du pouvoir de Méhémet-Ali au delà de l'Égypte, et qu'il
se joindrait au gouvernement français pour recommander au sultan
d'accorder à Méhémet-Ali, outre le pachalik d'Égypte, l'administration
de la partie basse de la Syrie, bornée au nord par une ligne tirée
du cap Carmel, à l'extrémité méridionale du lac Tibérias, et par
une ligne de ce point au golfe d'Akaba, pourvu que la France voulût
s'engager à coopérer avec les quatre puissances à des mesures
coercitives, si Méhémet-Ali refusait cette offre.

Mais cette proposition ne fut pas agréée par le gouvernement français,
qui déclara maintenant ne pouvoir coopérer aux mesures coercitives,
ni participer à un arrangement auquel Méhémet-Ali ne voudrait pas
consentir.

Pendant le temps que ces discussions avaient lieu avec la France, une
négociation séparée avait lieu entre l'Angleterre et la Russie, dont
tous les détails et les transactions ont été portés à la connaissance
de la France. La négociation avec la France fut suspendue pendant
quelque temps, au commencement de cette année: 1º parce qu'on
s'attendait à un changement de ministère, et 2º parce que ce
changement eut lieu. Mais au mois de mai, le baron de Neumann et
moi-même nous résolûmes, sur l'avis de nos gouvernements respectifs,
de faire un dernier effort afin d'engager la France à entrer dans le
traité à conclure avec les quatre autres puissances, et nous soumîmes
au gouvernement français, par l'entremise de M. Guizot, une autre
proposition d'arrangement à intervenir entre le sultan et Méhémet-Ali.
Une objection mise en avant par le gouvernement français aux dernières
propositions de l'Angleterre fut que, bien qu'on voulût donner à
Méhémet-Ali la forte position qui s'étend du mont Carmel au mont
Tabor, on le priverait de la forteresse d'Acre.

Pour détruire cette objection, le baron de Neumann et moi nous
proposâmes, par l'intermédiaire de M. Guizot, que les frontières du
nord de cette partie de la Syrie qui serait administrée par le pacha
s'étendraient depuis le cap Nakhara jusqu'au dernier point nord du
lac Tibérias, de manière à renfermer dans ses limites la forteresse
d'Acre, et que les frontières de l'est s'étendraient le long de
la côte ouest du lac Tibérias, et ensuite comme il a été proposé,
jusqu'au golfe d'Akaba; nous déclarâmes que le gouvernement de cette
partie de la Syrie ne pourrait être donné à Méhémet-Ali que sa vie
durant, et que ni l'Angleterre, ni l'Autriche ne pouvaient consentir
à accorder l'hérédité à Méhémet-Ali pour aucune partie de la Syrie.
Je déclarai de plus à M. Guizot que je ne pouvais aller plus loin,
en fait de concessions, dans la vue d'obtenir la coopération de la
France, et que c'était donc notre dernière proposition. Le baron de
Neumann et moi nous fîmes séparément cette communication à M. Guizot;
le baron de Neumann d'abord et moi le lendemain. M. Guizot me répondit
qu'il ferait connaître cette proposition à son gouvernement ainsi que
les circonstances que je lui avais exposées, et qu'il me ferait
savoir la réponse dès qu'il l'aurait reçue. Peu de temps après, les
plénipotentiaires d'Autriche, de Prusse et de Russie m'informèrent
qu'ils avaient tout lieu de croire que le gouvernement français,
au lieu de décider cette proposition lui-même, l'avait transmise à
Alexandrie pour connaître la décision de Méhémet-Ali; que c'était
placer les quatre puissances qui s'occupaient de cette affaire, non
pas en face de la France, mais de Méhémet-Ali; que, sans parler
du délai qui en résultait, c'était ce que leurs cours respectives
n'avaient jamais eu l'intention de faire, et ce à quoi elles n'avaient
pas non plus l'intention de consentir, que le gouvernement français
avait ainsi placé les plénipotentiaires dans une situation fort
embarrassante.

Je convins avec eux que leurs objections étaient justes à l'égard de
la conduite qu'ils attribuaient au gouvernement français, mais que
M. Guizot ne m'avait rien dit sur ce que l'on ferait. On avait fait
connaître à Méhémet-Ali que le gouvernement français était, en
ce moment, tout occupé de questions parlementaires, et pouvait
naturellement demander quelque temps pour faire une réponse à nos
propositions; qu'il ne pouvait d'ailleurs y avoir un grand mal à un
délai, dans cette circonstance. Vers la fin de juin, je pense que
c'est le 27, M. Guizot vint chez moi et me lut une lettre qui lui
avait été adressée par M. Thiers, contenant la réponse du gouvernement
français à notre proposition. Cette réponse était un refus formel.
M. Thiers disait: «Que le gouvernement français savait, d'une manière
positive, que Méhémet-Ali ne consentirait pas à la division de la
Syrie, à moins qu'il n'y fût forcé, que la France ne pouvait coopérer
aux mesures à prendre contre Méhémet-Ali dans cette circonstance
et que par conséquent elle ne pouvait participer à l'arrangement
projeté.»

La France ayant refusé d'accéder à l'_ultimatum_ de l'Angleterre, les
plénipotentiaires des quatre puissances durent examiner quelle serait
la marche à adopter par leurs gouvernements.

La position des cinq puissances était celle-ci: toutes cinq avaient
déclaré être convaincues qu'il était essentiel, dans des intérêts
d'équilibre et pour préserver la paix de l'Europe, de conserver
l'indépendance et l'intégrité de l'Empire ottoman, sous la dynastie
actuelle; toutes les cinq elles avaient déclaré qu'elles emploieraient
tous leurs moyens d'influence pour maintenir cette intégrité et cette
indépendance; mais la France, d'un côté, soutint que le meilleur moyen
pour arriver à ce résultat était d'abandonner le sultan à la merci de
Méhémet-Ali, et de lui conseiller de se soumettre aux conditions que
Méhémet lui imposerait, afin de conserver la paix, _sine qua non_;
tandis, que, d'un autre côté, les quatre puissances regardèrent
une plus longue occupation militaire des provinces du sultan par
Méhémet-Ali comme devant détruire l'intégrité de l'Empire turc et être
fatale à son indépendance; elles crurent donc qu'il était nécessaire
de renfermer Méhémet-Ali dans une limite plus étroite.

Après environ deux mois de délibérations, la France non-seulement
refusa de consentir au plan proposé par les quatre puissances comme
_ultimatum_ de leur part, mais elle déclara de nouveau qu'elle
ne pouvait s'associer à aucun arrangement auquel Méhémet-Ali ne
consentirait pas de son propre mouvement et sans qu'on l'y forçât. Il
ne resta donc aux quatre puissances d'autre alternative que d'adopter
le principe posé par la France, qui consistait dans la soumission
entière du sultan aux demandes de Méhémet, ou d'agir d'après leurs
principes qui consistaient à contraindre Méhémet-Ali à accepter un
arrangement compatible, quant à la forme, avec les droits du sultan,
et, quant au fond, avec l'intégrité de l'Empire ottoman. Dans la
première hypothèse, on aurait obtenu la coopération de la France; dans
la seconde, on devait s'en passer.

Le vif désir des quatre puissances d'obtenir la coopération de la
France a été assez manifesté par les offres qu'elles ont faites
pendant plusieurs mois de négociations. Elles en connaissaient bien la
valeur, non-seulement par rapport à l'objet qu'elles ont actuellement
en vue, mais encore par rapport aux intérêts généraux et permanents
de l'Europe. Mais ce qui leur manquait, et ce qu'elles estimaient,
c'était la coopération de la France pour maintenir la paix, pour
obtenir la sécurité future de l'Europe, pour arriver à l'exécution
pratique des principes auxquels les cinq puissances avaient déclaré
vouloir concourir. Elles estimaient la coopération de la France,
non-seulement pour elle-même, pour l'avantage et l'opportunité
du moment, mais pour le bien qu'elle devait procurer et pour les
conséquences futures qui devaient en résulter. Elles désiraient
coopérer avec la France pour faire le bien, mais elles n'étaient pas
préparées à coopérer avec elle pour faire le mal.

Croyant donc que la politique conseillée par la France était injuste
et nullement judicieuse envers le sultan, qu'elle pouvait occasionner
des malheurs en Europe, qu'elle ne se coordonnait pas avec les
engagements publics des cinq puissances, et qu'elle était incompatible
avec les principes qu'elles avaient mis sagement en avant, les quatre
puissances sentirent qu'elles ne pouvaient faire le sacrifice qu'on
exigeait d'elles, et mettre ce prix à la coopération de la France;
si, en effet, on peut appeler coopération ce qui devait consister
à laisser suivre aux événements leur cours naturel. Ne pouvant
donc adopter les vues de la France, les quatre puissances se sont
déterminées à accomplir leur mission.

Mais cette détermination n'avait pas été imprévue, et les éventualités
qui devaient s'ensuivre n'avaient pas été cachées à la France. Au
contraire, à diverses reprises, pendant la négociation, et pas plus
tard que le 1er octobre dernier, j'avais déclaré à l'ambassadeur
français que notre désir de rester unis avec la France sur cette
affaire devait avoir une limite, que nous désirions marcher en avant
avec la France, mais que nous n'étions pas disposés à nous arrêter
avec elle, et que, si elle ne pouvait trouver moyen d'entrer en
accommodement avec les quatre puissances, elle ne pouvait être étonnée
de voir celles-ci s'entendre entre elles et agir sans la France.

Le comte Sébastiani me répondit qu'il prévoyait que nous en agirions
ainsi, et qu'il pouvait prédire le résultat: que nous devions tâcher
de terminer nos arrangements sans la participation de la France et que
nous trouverions que nos moyens étaient insuffisants; que la France
serait spectatrice passive et tranquille des événements; qu'après une
année ou une année et demie d'efforts inutiles, nous reconnaîtrions
que nous nous sommes trompés, que nous nous adresserions alors à la
France, et que cette puissance coopérerait à arranger ces affaires
aussi amicalement après que nous aurions échoué qu'elle l'eût fait
avant notre tentative, et qu'alors elle nous persuaderait probablement
d'accéder à des choses auxquelles nous refusions de consentir pour le
moment.

De semblables significations furent également faites à M. Guizot
relativement à la ligne que suivraient probablement les quatre
puissances si elles ne réussissaient pas à en venir à un arrangement
avec la France. C'est pourquoi le gouvernement français ayant refusé
l'_ultimatum_ des quatre puissances, et ayant, en le refusant, posé
de nouveau un principe de conduite qu'il savait ne pouvoir être adopté
par les quatre puissances, principe qui consistait notamment en ce
qu'il ne pouvait se faire aucun règlement entre le sultan et son
sujet si ce n'est aux conditions que le sujet pourrait accepter
spontanément, ou, en d'autres termes, dicter, le gouvernement français
dut s'être préparé à voir les quatre puissances agir sans la France;
et les quatre puissances, ainsi déterminées, ne pouvaient, à juste
titre, être représentées comme se séparant elles-mêmes de la France,
ou comme excluant la France de l'arrangement d'une grande affaire
européenne. Ce fut au contraire la France qui se sépara des quatre
puissances, car ce fut la France qui se posa pour elle-même un
principe d'action qui rendit impossible sa coopération avec les autres
quatre puissances.

Et ici, sans chercher à m'étendre sur des observations de controverse
relativement au passé, je trouve tout à fait nécessaire de remarquer
que cette séparation volontaire de la France n'était pas purement
produite par le cours des négociations à Londres, mais que, à moins
que le gouvernement de Sa Majesté n'eût été étrangement induit en
erreur, elle avait encore eu lieu d'une manière plus décidée dans
le cours des négociations à Constantinople. Les cinq puissances ont
déclaré au sultan, par la note collective qui a été remise à la Porte,
le 27 juillet 1839, par leurs représentants à Constantinople, que leur
union était assurée, et ceux-ci lui avaient demandé de s'abstenir de
toutes négociations directes avec Méhémet-Ali, et de ne faire aucun
arrangement avec le pacha sans le concours des cinq puissances. Mais
cependant le gouvernement de Sa Majesté a de bonnes raisons de croire
que, depuis quelques mois, le représentant français à Constantinople a
isolé la France, d'une manière tranchée, des quatre autres puissances,
en ce qui concerne les questions auxquelles cette note se rapportait,
et qu'il a pressé vivement et à plusieurs reprises la Porte de
négocier directement avec Méhémet-Ali, et de conclure un arrangement
avec le pacha, non-seulement sans le concours des quatre autres
puissances, mais encore sous la seule médiation de la France, et
conformément aux vues particulières du gouvernement français.

En ce qui concerne la ligne de conduite suivie par la Grande-Bretagne,
le gouvernement français doit reconnaître que les vues et les opinions
du gouvernement de Sa Majesté sur les affaires d'Orient n'ont jamais
varié le moins du monde, depuis le commencement de ces négociations,
excepté en ce que le gouvernement de Sa Majesté a offert de modifier
ces vues et ces opinions dans l'intention d'obtenir la coopération
de la France. Ces vues et opinions ont de tout temps été exprimées
franchement et sans réserve au gouvernement français, et ont été
constamment appuyées, auprès de ce gouvernement, de la manière la
plus pressante par des arguments qui paraissaient concluants au
gouvernement de Sa Majesté. Dès les premiers pas de la négociation,
les déclarations de principes, faites par le gouvernement français
sur les moyens d'exécution, différaient de celles du gouvernement
britannique; la France n'a certainement pas le droit de qualifier de
dissidence inattendue entre la France et l'Angleterre celle que le
gouvernement français reconnaît avoir existé depuis longtemps. Si les
intentions et les opinions du gouvernement français relativement aux
moyens d'exécution, ont subi un changement depuis l'ouverture des
négociations, la France n'a certainement pas le droit d'imputer à
la Grande-Bretagne une divergence de politique qui provient d'un
changement de la part de la France, et nullement de l'Angleterre.

Mais de toute manière, quand, de cinq puissances, quatre se sont
trouvées d'accord sur une ligne de conduite, et que la cinquième a
résolu de poursuivre une conduite entièrement différente, il ne serait
pas raisonnable d'exiger que les quatre abandonnassent, par déférence
pour la cinquième, les opinions dans lesquelles elles se confirment
de jour en jour davantage, et qui ont trait à une question d'une
importance vitale pour les intérêts majeurs et futurs de l'Europe.

Mais comme la France continue à s'en tenir aux principes généraux
dont elle a fait déclaration au commencement, et à soutenir qu'elle
considère le maintien de l'intégrité et de l'indépendance de l'Empire
turc, sous la dynastie actuelle, comme nécessaire pour la conservation
de l'équilibre des puissances et pour assurer la paix; comme la France
n'a jamais méconnu que l'arrangement que les quatre puissances ont
l'intention d'amener entre le sultan et le pacha fût, s'il pouvait
être exécuté, le meilleur et le plus complet, et comme les objections
de la France s'appliquent, non à la fin qu'on se propose, mais aux
moyens par lesquels on doit arriver à cette fin, son opinion étant
que cette fin est bonne, mais que les moyens sont insuffisants
et dangereux, le gouvernement de Sa Majesté a la confiance que
l'isolement de la France des autres quatre puissances, isolement que
le gouvernement de Sa Majesté regrette on ne peut plus vivement, ne
peut pas être de longue durée.

Car lorsque les quatre puissances réunies au sultan seront parvenues à
amener un pareil arrangement entre la Porte et ses sujets, arrangement
compatible avec l'intégrité de l'Empire ottoman et avec la paix future
de l'Europe, il ne restera plus de dissidence entre la France et ses
alliés, et il ne peut rien avoir qui puisse empêcher la France de
concourir avec les quatre puissances à tels autres engagements pour
l'avenir qui pourront paraître nécessaires pour donner une stabilité
convenable aux bons effets de l'intervention des quatre puissances en
faveur du sultan, et pour préserver l'Empire ottoman de tout retour de
danger.

Le gouvernement de Sa Majesté attend avec impatience le moment où
la France sera en position de reprendre sa place dans l'union
des puissances, et il espère que ce moment sera hâté par l'entier
développement de l'influence morale de la France. Quoique le
gouvernement français ait, pour des raisons qui lui sont propres,
refusé de prendre part aux mesures de coercition contre Méhémet-Ali,
certainement ce gouvernement ne peut rien objecter à l'emploi de
ces moyens de persuasion pour porter le pacha à se soumettre aux
arrangements qui doivent lui être proposés, et il est évident qu'il
y a plus d'un argument qui peut être mis en avant et plus d'une
considération de prudence qui peut être appuyée auprès du pacha avec
plus d'efficacité par la France, comme puissance neutre ne prenant
aucune part à ces affaires, que par les quatre puissances qui sont
activement engagées à l'exécution des mesures de contrainte.

Quoi qu'il en soit, le gouvernement de Sa Majesté a la confiance que
l'Europe reconnaîtra la moralité du projet qui a été mis en avant par
les quatre puissances, car leur but est désintéressé et juste: elles
ne cherchent pas à recueillir quelques avantages particuliers des
engagements qu'elles ont contractés; elles ne cherchent à établir
aucune influence exclusive, ni à faire aucune acquisition de
territoire, et le but auquel elles tendent doit être aussi
profitable à la France qu'à elles-mêmes parce que la France, ainsi
qu'elles-mêmes, est intéressée au maintien de l'équilibre des
puissances et à la conservation de la paix générale.

Vous transmettrez officiellement à M. Thiers une copie de cette
dépêche.

Je suis, etc.

PALMERSTON. Foreign Office, 31 août 1840.


2º _Réponse de M. Thiers au Memorandum de lord Palmerston, du 31 août
1840_.

Paris, le 3 octobre 1840.

PRÉSIDENT DU CONSEIL, MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES,
A M. L'AMBASSADEUR DE FRANCE À LONDRES.

Monsieur l'ambassadeur, vous avez eu connaissance de la dépêche que
lord Palmerston a écrite à M. Bulwer pour expliquer la conduite du
gouvernement britannique dans l'importante négociation qui s'est
terminée par le traité du 15 juillet. Cette dépêche, dont je me
plais à reconnaître que le ton est parfaitement convenable et modéré,
contient cependant des assertions et des raisonnements qu'il est
impossible au gouvernement du Roi de laisser établir. Sans doute, pour
ne pas aggraver une situation déjà si menaçante, il vaudrait mieux
laisser le passé dans l'oubli, et ne pas revenir sur des contestations
trop souvent renouvelées; mais, outre que lord Palmerston aurait
droit de trouver mauvais que sa communication restât sans réponse,
il importe de représenter, dans sa vérité, la conduite respective de
chaque cour pendant cette importante négociation. La dépêche de
lord Palmerston, communiquée à toutes les légations sous la forme
d'exemplaires imprimés, est déjà devenue publique. Il était donc
indispensable d'y faire une réponse. Celle que je vous envoie, et
dont je souhaite que le cabinet britannique ne croie pas avoir à
se plaindre, donnera aux faits qui se sont passés entre les divers
cabinets le sens véritable qu'ils nous semblent avoir. Vous voudrez
bien en laisser copie au secrétaire d'État de Sa Majesté Britannique.

Si j'ai bien saisi l'ensemble de l'exposé présenté par lord
Palmerston, on pourrait le résumer comme il suit:

«La Grande-Bretagne, complétement désintéressée dans la
question d'Orient, n'a poursuivi qu'un seul but, c'est
l'indépendance et l'intégrité de l'Empire ottoman. C'est ce but
qu'elle a proposé à toutes les cours, qu'elles ont toutes adopté et
qu'elles ont toutes poursuivi, la France comme les autres. Dans ce
but, il fallait réduire à de moindres proportions les prétentions
démesurées du vice-roi d'Égypte; il fallait éloigner le plus possible
du Taurus les possessions et les armées de cet ambitieux vassal. Ce
qu'il y avait de mieux, c'était de mettre le désert entre le sultan
et le pacha; c'était de réduire Méhémet-Ali à l'Égypte et de rendre la
Syrie au sultan Abdul-Medjid. Le désert de Syrie aurait alors servi de
barrière entre les deux États et rassuré l'Empire ottoman et l'Europe
intéressée au salut de cet Empire, contre l'ambition de la famille
égyptienne.

«C'est toujours là ce que l'Angleterre a proclamé à toutes les
époques de la négociation. La France, par la note collective signée à
Constantinople le 27 juillet 1839, et par une circulaire adressée le
17 du même mois à toutes les cours, la France avait semblé adhérer au
principe commun, en proclamant, d'une manière aussi absolue que les
autres cabinets, l'indépendance et l'intégrité de l'Empire ottoman.

«Cependant elle s'est ensuite éloignée de ce principe en demandant au
profit du vice-roi un démembrement de l'Empire, incompatible avec son
existence. Dans le désir de s'assurer le concours de la France, les
quatre cabinets signataires du traité du 15 juillet ont fait auprès
d'elle des instances réitérées pour l'amener à leurs vues. Ils lui ont
même fait des sacrifices considérables, car ils ont ajouté à l'Égypte,
héréditairement concédée, le pachalik d'Acre moins la place de ce nom;
et ensuite ils ont consenti à y joindre la place elle-même. Mais
tous ces sacrifices sont demeurés inutiles; la France à persisté
à s'éloigner du principe que les cinq cabinets avaient cru devoir
proclamer en commun.

«Les autres cours n'ont pas pu la suivre dans cette voie. Quelque
désir qu'elles éprouvassent de s'assurer son concours, elles ont
dû enfin se séparer d'elle, et signer un acte qui ne doit pas la
surprendre, car elle avait été plus d'une fois avertie que, si on
ne parvenait pas à s'entendre, il faudrait bien finir par résoudre à
quatre la question qu'on ne pouvait résoudre à cinq.

«En effet, lord Palmerston avait soigneusement répété à l'ambassadeur
de France que la proposition contenue depuis dans le traité du 15
juillet était son _ultimatum_, et que, cette proposition refusée,
il n'en ferait plus d'autre. Il a bien fallu passer outre, et ne pas
laisser périr l'Empire ottoman par de trop longues hésitations. Les
autres cours ne sauraient être accusées d'avoir voulu offenser la
France en cette occasion. Quatre cabinets, étant d'accord sur une
question de la plus haute importance, ne pouvaient pas indéfiniment
accorder à un cinquième le sacrifice de leurs vues et de leurs
intentions parfaitement désintéressées.

«D'ailleurs, en agissant ainsi, les quatre cabinets se rappelaient
que la France avait, au mois de septembre 1839, par l'organe de son
ambassadeur à Londres, proposé un plan d'arrangement fondé, à peu de
chose près, sur les mêmes bases que le traité du 15 juillet; que plus
tard, en combattant le projet présenté par l'Angleterre, elle avait
reconnu que, sauf la difficulté et le danger des moyens d'exécution,
il serait incontestablement préférable à tout autre; qu'enfin, en
toute occasion, elle avait manifesté l'intention de ne mettre aucun
obstacle à ces moyens d'exécution. Ils devaient donc penser que, si,
pour des considérations particulières, elle refusait de se joindre
à eux pour contraindre Méhémet-Ali par la force, elle ne mettrait du
moins aucun obstacle à leurs efforts, que même elle les seconderait
par l'emploi de son influence morale à Alexandrie. Les quatre cabinets
espèrent encore que, lorsque le traité du 15 juillet aura reçu son
accomplissement, la France se joindra de nouveau à eux pour assurer
d'une manière définitive le maintien de l'Empire ottoman.»

Telle est, si je ne me trompe, l'analyse exacte et rigoureuse de
l'exposé que lord Palmerston, et les quatre cours en général, ne
cessent de faire des négociations auxquelles a donné lieu la question
turco-égyptienne.

D'après cet exposé, la France aurait été inconséquente;

Elle aurait voulu et ne voudrait plus l'intégrité et l'indépendance de
l'Empire ottoman.

Les quatre cours auraient fait des sacrifices réitérés à ses vues.

Elle auraient fini par lui présenter un _ultimatum_ fondé sur une
ancienne proposition de son propre ambassadeur.

Elles n'auraient passé outre qu'après cet _ultimatum_ refusé.

Elles auraient droit d'être surprises de la manière dont la France
a accueilli le traité du 15 juillet, car, d'après ses propres
déclarations, on aurait dû s'attendre qu'elle donnerait à ce traité
plus qu'une adhésion passive, et au moins son influence morale.

Le récit exact des faits répondra complétement à cette manière de
présenter les négociations.

Lorsque la Porte, mal conseillée, renouvela ses hostilités contre
le vice-roi, et à la fois perdit son armée de terre et sa flotte,
lorsqu'à toutes ces pertes se joignit la mort du sultan Mahmoud,
quelle fut la crainte de l'Angleterre et de la France, alors toutes
les deux parfaitement unies? Leur crainte fut de voir Ibrahim
victorieux franchir le Taurus, menacer Constantinople, et amener à
l'instant même les Russes dans la capitale de l'Empire ottoman.
Tout ce qu'il y a en Europe d'esprits éclairés s'associa à cette
inquiétude.

Quelles furent à ce sujet les propositions de lord Palmerston? Une
première fois, en son nom personnel, une seconde fois au nom de
son cabinet, il proposa à la France de réunir deux flottes, l'une
anglaise, l'autre française, de les diriger vers les côtes de la
Syrie, d'adresser une sommation aux deux parties belligérantes, afin
de les obliger à suspendre les hostilités, d'appuyer cette sommation
par les moyens maritimes, puis de réunir les deux flottes et de
demander à la Porte l'entrée des Dardanelles, ou de forcer ce célèbre
passage, si la lutte entre le pacha et le sultan avait ramené les
Russes à Constantinople.

Ce que l'Angleterre, et avec elle tous les politiques prévoyants
entendaient alors par l'intégrité et l'indépendance de l'Empire
ottoman, c'était donc le préserver de la protection exclusive
des armées russes, et, pour prévenir le cas de cette protection,
d'empêcher le vice-roi de marcher sur Constantinople.

La France entra pleinement dans cette pensée. Elle employa son
influence auprès de Méhémet-Ali et de son fils pour arrêter l'armée
égyptienne victorieuse; elle y réussit, et, pour parer au danger
plus sérieux de voir les armées russes à Constantinople, elle pensa
qu'avant de forcer les Dardanelles, il convenait de demander à la
Porte son consentement à l'entrée des deux flottes, dans le cas où un
corps de troupes russes aurait franchi le Bosphore.

L'Angleterre accéda à ces propositions, et les deux cabinets furent
parfaitement d'accord. Les mots d'indépendance et d'intégrité de
l'Empire ottoman ne signifiaient pas alors, on ne saurait trop le
faire remarquer, qu'on enlèverait à Méhémet-Ali telle ou telle partie
des territoires qu'il occupait, mais qu'on l'empêcherait de marcher
sur la capitale de l'Empire, et d'attirer, par la présence des soldats
égyptiens, la présence des soldats russes.

Le secrétaire d'État de Sa Majesté Britannique, s'entretenant à ce
sujet avec M. de Bourqueney, le 25 mai et le 20 juin, reconnaissait
qu'il y avait en France et en Angleterre une opinion en faveur de la
famille égyptienne; qu'en France cette opinion était beaucoup plus
générale; que, par suite, le gouvernement français devait être
beaucoup plus favorable que le gouvernement anglais à Méhémet-Ali; que
c'était là sans doute une difficulté de la situation, mais que c'était
une considération secondaire; qu'une considération supérieure devait
dominer toutes les autres, c'était le besoin de sauver l'Empire
ottoman d'une protection exclusive, et tôt ou tard mortelle pour lui,
si la France et l'Angleterre ne s'entendaient pas.

La France partageait ces idées. Sa politique tendait conséquemment à
un double but, celui d'arrêter le vice-roi lorsque de vassal puissant,
mais soumis, il passerait au rôle de vassal insoumis et menaçant le
trône de son maître, et de substituer, à la protection exclusive d'une
puissance, celle des cinq puissances prépondérantes en Europe.

C'est dans ces vues qu'elle signa, en commun, la note du 27 juillet,
note tendant à placer la protection des cinq cours entre le sultan
vaincu et le pacha victorieux; c'est dans ces vues qu'elle adressa,
le 17 juillet, une circulaire à toutes les cours pour provoquer une
profession commune de respect pour l'intégrité de l'Empire ottoman;
c'est dans ces vues qu'elle proposa elle-même, et la première,
d'associer l'Autriche, la Prusse et la Russie elle-même à toutes les
résolutions relatives à la question turco-égyptienne.

Lord Palmerston se rappellera sans doute qu'il était moins disposé que
la France à provoquer ce concours général des cinq puissances; et
le cabinet français ne peut que se souvenir avec un vif regret, en
comparant le temps d'alors au temps d'aujourd'hui, que c'était sur
la France surtout que le cabinet anglais croyait pouvoir compter pour
assurer le salut de l'Empire turc.

Personne n'était disposé à croire alors que l'intégrité de l'Empire
ottoman consistât dans la limite qui séparerait en Syrie les
possessions du sultan et du vice-roi. Tout le monde la faisait
consister dans un double fait: empêcher Ibrahim de menacer la
capitale, et dispenser les Russes de la secourir. La France partageait
avec tous les cabinets cette croyance à laquelle elle est restée
fidèle.

L'Autriche et la Prusse adhérèrent aux vues de la France et de
l'Angleterre. La cour de Russie refusa de prendre part aux conférences
qui devaient se tenir à Vienne, dans le but de généraliser le
protectorat européen à l'égard du sultan. Elle approuvait peu
l'empressement des puissances d'Occident à se mêler de la question
d'Orient: «L'empereur, disait M. de Nesselrode dans une dépêche
écrite le 6 août 1839 à M. de Medem, et communiquée officiellement au
gouvernement français, l'empereur ne désespère nullement du salut de
la Porte, pourvu que les puissances de l'Europe sachent respecter son
repos, et que par une agitation intempestive elles ne finissent
pas par l'ébranler tout en voulant le raffermir.» La cour de Russie
jugeait donc peu convenable de s'interposer entre le sultan et le
pacha, croyait qu'il suffisait d'empêcher le vice-roi de menacer
Constantinople, et semblait regarder un arrangement direct comme la
ressource la plus convenable à cette situation. «Du reste, disait
encore M. de Nesselrode à l'ambassadeur de France, au commencement
d'août 1839, un peu plus, un peu moins de Syrie, donné ou ôté au
pacha, nous touche peu. Notre seule condition c'est que la Porte soit
libre dans le consentement qu'elle donnera.»

A cette époque donc, les quatre cours, depuis signataires du traité du
15 juillet, les quatre cours n'étaient pas, comme on voudrait le faire
croire aujourd'hui, unies de vues, en présence de la France seule
dissidente et empêchant tout accord par ses refus perpétuels.

Le danger s'était éloigné depuis qu'Ibrahim avait suspendu sa marche
victorieuse. Les deux parties belligérantes étaient en présence,
le pacha tout-puissant, le sultan vaincu et sans ressources, mais
immobiles tous les deux, grâce à l'intervention de la France. Le
cabinet britannique proposa d'arracher la flotte turque des mains de
Méhémet-Ali. La France s'y refusa, craignant de provoquer de nouvelles
hostilités. Alors commença le funeste dissentiment qui a séparé
la France de l'Angleterre, et qu'il faut à jamais regretter, dans
l'intérêt de la paix et de la civilisation du monde.

Les mauvaises dispositions du cabinet britannique contre le vice-roi
d'Égypte éclatèrent avec beaucoup de vivacité: la France chercha à
les tempérer. Le cabinet britannique, sur les représentations de
la France, appréciant le danger d'un acte de vive force, renonça à
recouvrer la flotte turque par des moyens violents. Cette proposition
n'eut point de suite.

Il était devenu nécessaire de s'expliquer enfin pour savoir de quelle
manière se viderait la question territoriale entre le sultan et
le vice-roi. Le dissentiment entre les vues de la France et de
l'Angleterre éclata plus vivement. Lord Palmerston déclara qu'à ses
yeux le vice-roi devait recevoir l'Égypte héréditairement; mais que,
pour prix de cette hérédité, il devait abandonner immédiatement les
villes saintes, l'île de Candie, le district d'Adana et la Syrie tout
entière. Toutefois, il modifia un peu ses premières vues, et consentit
à joindre à la possession héréditaire de l'Égypte la possession,
héréditaire aussi, du pachalik d'Acre, moins la place d'Acre.

La France n'admit point ces propositions: elle jugea que le vice-roi,
vainqueur du sultan à Nezib, sans avoir été l'agresseur, ayant de plus
consenti à s'arrêter quand il pouvait fondre sur l'Empire et renverser
le trône du sultan, méritait plus de ménagement. Elle pensa que, de
la part des puissances qui l'avaient engagé, en 1833, à accepter les
conditions de Kutahié, il y aurait peu d'équité à lui imposer des
conditions beaucoup plus rigoureuses alors qu'il n'avait rien fait
pour perdre le bénéfice de cette transaction. Elle crut qu'en lui
enlevant les villes saintes, l'île de Candie, le district d'Adana,
position offensive et qui, restituée à la Porte, rendait à celle-ci
toute sécurité, on devait lui assurer la possession héréditaire de
l'Égypte et de la Syrie. La victoire de Nezib, gagnée sans agression
de sa part, aurait pu seule lui valoir l'hérédité de ses possessions
depuis le Nil jusqu'au Taurus. Mais en tenant la victoire de Nezib
pour non avenue, en faisant acheter à Méhémet-Ali l'hérédité, au
prix d'une partie de ses possessions actuelles, il y avait du moins
rigoureuse justice à ne pas lui enlever plus que Candie, Adana et les
villes saintes. D'ailleurs la France demandait par quels moyens on
prétendait réduire Méhémet-Ali. Sans doute les cabinets européens
étaient forts contre lui, lorsqu'il voulait menacer Constantinople;
dans ce cas, des flottes dans la mer de Marmara suffisaient pour
l'arrêter. Mais pour lui ôter la Syrie, quels moyens avait-on? Des
moyens peu efficaces, comme un blocus; peu légitimes, comme des
provocations à l'insurrection; très-dangereux, très-contraires au but
proposé, comme une armée russe. La France proposa donc, en septembre
1839, d'adjuger au vice-roi l'hérédité de l'Égypte et l'hérédité de la
Syrie.

Jamais, à aucune époque de la négociation, la France n'a proposé autre
chose, excepté dans ces derniers temps, lorsqu'elle a conseillé au
vice-roi de se contenter de la possession viagère de la Syrie. J'ai
examiné les dépêches antérieures à mon administration, et je n'y ai
vu nulle part que le général Sébastiani ait été autorisé à proposer
la délimitation contenue dans le traité du 15 juillet, ou qu'il
ait spontanément pris sur lui de la proposer. Je lui ai demandé, à
lui-même, quels étaient ses souvenirs à cet égard, et il m'a affirmé
qu'il n'avait fait aucune proposition de ce genre. La France donc
proposa en 1839 l'attribution au vice-roi de l'hérédité de l'Égypte
et de l'hérédité de la Syrie. Elle fut malheureusement en dissentiment
complet avec l'Angleterre.

Ce dissentiment, à jamais regrettable, fut bientôt connu de l'Europe
entière. Tout à coup, et comme par enchantement, il fit cesser les
divergences qui avaient séparé les quatre cours, et amena entre
elles un subit accord. L'Autriche, qui d'abord avait donné une pleine
adhésion à nos propositions, qui, sur le point de notifier cette
adhésion à Londres, n'avait, nous disait-elle, suspendu cette
notification que pour nous donner le temps de nous mettre d'accord
avec l'Angleterre, l'Autriche commença à dire qu'entre la France
et l'Angleterre elle se prononcerait pour celle des deux cours qui
accorderait la plus grande étendue de territoire au sultan. Il est
vrai qu'alors elle protestait encore contre la pensée de recourir
à des moyens coercitifs dont elle était la première à proclamer le
danger. La Prusse adopta le sentiment de l'Autriche. La Russie
envoya à Londres M. de Brünnow, en septembre 1839, pour faire ses
propositions. La Russie, qui naguère repoussait comme peu convenable
l'idée d'une intervention européenne entre le sultan et le vice-roi,
et ne semblait voir de ressource que dans un arrangement direct, la
Russie adhérait maintenant à tous les arrangements territoriaux qu'il
plairait à l'Angleterre d'adopter, et demandait qu'en cas de reprise
des hostilités, on la laissât, au nom des cinq cours, couvrir
Constantinople avec une armée, tandis que les flottes anglaise et
française bloqueraient la Syrie.

Ces propositions réalisaient justement la combinaison que l'Angleterre
avait jusque-là regardée comme la plus dangereuse pour l'Empire
ottoman, la protection d'une armée russe; combinaison redoutable,
non par la possibilité qu'une armée russe pût être tentée de rester
définitivement à Constantinople, mais uniquement parce que la Russie,
ajoutant ainsi au fait de 1833 un second fait exactement semblable,
aurait créé en sa faveur l'autorité des précédents.

Ces propositions ne furent point accueillies. M. de Brünnow quitta
Londres et y revint en janvier 1840 avec des propositions nouvelles.
Elles différaient des premières en ce qu'elles accordaient à la France
et à l'Angleterre la faculté d'introduire chacune trois vaisseaux
dans une partie limitée de la mer de Marmara, pendant que les troupes
russes occuperaient Constantinople.

La négociation s'est arrêtée là pendant plusieurs mois, depuis le
mois de février jusqu'à celui de juillet 1840. Dans cet intervalle,
un nouveau ministère et un nouvel ambassadeur ont été chargés des
affaires de la France. Le cabinet français a toujours répété qu'il
ne croyait pas juste de retrancher la Syrie du nombre des possessions
égyptiennes; que, s'il était possible que le vice-roi y consentît, la
France ne pouvait être pour le vice-roi plus ambitieuse que lui-même;
mais que, s'il fallait lui arracher la Syrie par la force, le
gouvernement français ne voyait, pour y réussir, que des moyens ou
inefficaces ou dangereux, et que, dans ce cas, il s'isolerait des
autres cours et tiendrait une conduite tout à fait séparée.

Pendant que le cabinet français tenait ce langage à Londres avec
franchise et persévérance, l'ambassadeur français à Constantinople ne
cherchait pas à négocier un arrangement direct entre le sultan et
le vice-roi; il ne donnait pas, ainsi que semble le croire lord
Palmerston sans l'affirmer, il ne donnait pas le premier l'exemple de
la séparation.

Jamais notre représentant à Constantinople n'a tenu la conduite qu'on
lui prête; jamais les instructions du gouvernement du Roi ne lui
ont prescrit une pareille marche. Sans doute la France n'a cessé de
travailler à un rapprochement entre le sultan et le vice-roi, à les
disposer l'un et l'autre à de raisonnables concessions, à
faciliter ainsi la tâche délicate dont l'Europe s'était imposé
l'accomplissement; mais nous avons constamment recommandé, tant à M.
le comte de Pontois qu'à M. Cochelet, d'éviter avec le plus grand
soin tout ce qui eût pu être considéré comme une tentative de mettre à
l'écart les autres puissances, et ils ont été scrupuleusement fidèles
à cette recommandation.

L'Angleterre avait à choisir entre la Russie, lui offrant l'abandon
du vice-roi à condition de faire adopter les propositions de M. de
Brünnow, c'est-à-dire l'exécution consentie par l'Europe du traité
d'Unkiar-Skélessi, et la France ne demandant qu'une négociation
équitable et modérée entre le sultan et Méhémet-Ali, une négociation
qui prévînt de nouvelles hostilités, et, à la suite de ces hostilités,
le cas le plus dangereux pour l'intégrité de l'Empire ottoman, la
protection directe et matérielle d'un seul État puissant.

Avant de faire son choix définitif entre la Russie et la France, le
cabinet de Londres ne nous a pas fait les offres réitérées dont on
parle pour nous amener à ses vues. Ses efforts se sont bornés à une
seule proposition.

En 1839, on accordait au vice-roi la possession héréditaire de
l'Égypte et du pachalik d'Acre, moins la citadelle; en 1840, lord
Palmerston nous proposa de lui accorder le pachalik d'Acre avec la
citadelle de plus, mais avec l'hérédité de moins. Assurément, c'était
là retrancher de la première offre plus qu'on n'y ajoutait, et on ne
pouvait pas dire que ce fût une proposition nouvelle, ni surtout plus
avantageuse.

Mais cette proposition, si peu digne du titre de proposition nouvelle,
car elle ne contenait aucun avantage nouveau, n'avait en rien le
caractère d'un _ultimatum_. Elle ne nous fut nullement présentée
ainsi. Nous étions si loin de la considérer sous cet aspect que,
sur une insinuation de MM. de Bülow et de Neumann, nous conçûmes
l'espérance d'obtenir pour le vice-roi la possession viagère de toute
la Syrie, jointe à la possession héréditaire de l'Égypte.

Sur l'affirmation de MM. de Bülow et de Neumann que cette proposition,
si elle était faite, serait la dernière concession de lord Palmerston,
nous envoyâmes M. Eugène Périer à Alexandrie pour disposer le vice-roi
à consentir à un arrangement qui nous semblait le dernier possible.
Ce n'était pas, comme le dit lord Palmerston, faire dépendre la
négociation de la volonté d'un pacha d'Égypte, mais disposer les
volontés contraires et les amener à un arrangement amiable qui prévînt
le cruel spectacle aujourd'hui donné au monde.

La France avait quelque droit de penser qu'une si longue négociation
ne se terminerait pas sans une dernière explication, que la grande
et utile alliance, qui depuis dix ans la liait à l'Angleterre, ne
se dissoudrait pas sans un dernier effort de rapprochement. Les
insinuations qui lui avaient été faites, et qui tendaient à faire
croire que peut-être on accorderait la possession viagère de la Syrie
au vice-roi, devaient l'entretenir dans cette espérance. Tout à coup,
le 17 juillet, lord Palmerston appelle au Foreign Office l'ambassadeur
de France, et lui apprend qu'un traité avait été signé depuis
l'avant-veille; il le lui apprend sans même lui donner connaissance
du texte de ce traité. Le cabinet français a dû en être surpris. Il
n'ignorait pas sans doute que les trois cours du continent avaient
adhéré aux vues de l'Angleterre, que, par conséquent un arrangement
des quatre cours sans la France était possible; mais il ne devait
pas croire que cet arrangement aurait lieu sans qu'on l'en eût
préalablement averti, et que l'alliance française serait aussi
promptement sacrifiée.

L'offre que le vice-roi a faite, en juin, au sultan, de restituer
la flotte turque, et de laquelle on a craint de voir sortir un
arrangement direct secrètement proposé par nous, la possibilité qui
s'est offerte à cette époque d'insurger la Syrie, paraissent être
les deux motifs qui ont fait succéder dans le cabinet anglais, à une
longue inertie, une résolution soudaine. Si le cabinet britannique
avait voulu avoir avec nous une dernière et franche explication, le
cabinet français aurait pu lui démontrer que l'offre de renvoyer
la flotte n'était pas une combinaison de la France pour amener un
arrangement direct, car elle n'a connu cette offre qu'après qu'elle
a été faite; peut-être aussi aurait-il pu lui persuader que le
soulèvement de la Syrie était un moyen peu digne et peu sûr.

Tels sont les faits dont la France affirme la vérité avec la sincérité
et la loyauté qui conviennent à une grande nation.

Il en résulte évidemment:

1º Que l'indépendance et l'intégrité de l'Empire ottoman ont été
entendues, au début de la négociation, comme la France les entend
aujourd'hui, non pas comme une limite territoriale plus ou moins
avantageuse entre le sultan et le vice-roi, mais comme une garantie
des cinq cours contre une marche offensive de Méhémet-Ali, et contre
la protection exclusive d'une seule de ces cinq puissances.

2º Que la France, loin de modifier ses opinions en présence des quatre
cours toujours unies de vues, d'intentions et de langage, a toujours,
au contraire, entendu la question turco-égyptienne d'une seule
manière, tandis qu'elle a vu les quatre cours, d'abord en désaccord,
s'unir ensuite dans l'idée de sacrifier le vice-roi, et l'Angleterre,
satisfaite de ce sacrifice, se rapprocher des trois autres et former
une union, il est vrai, aujourd'hui très-persévérante dans ses vues,
très-soudaine, très-inquiétante dans ses résolutions.

3º Qu'on n'a pas fait à la France des sacrifices réitérés pour
l'attirer au projet des quatre cours, puisqu'on s'est borné à lui
offrir, en 1839, de joindre à l'Égypte le pachalik d'Acre, sans la
place d'Acre, mais avec l'hérédité de ce pachalik, et à lui offrir en
1840 le pachalik d'Acre, avec la place, mais sans l'hérédité.

4º Qu'elle n'a pas été avertie, comme on le dit, que les quatre cours
allaient passer outre si elle n'adhérait pas à leurs vues, que, tout
au contraire, elle avait quelques raisons de s'attendre à de
nouvelles propositions quand, à la nouvelle du départ de Sami-Bey pour
Constantinople et de l'insurrection de Syrie, on a soudainement signé,
sans l'en prévenir, le traité du 15 juillet, dont on ne lui a donné
connaissance que lorsqu'il était déjà signé, et communication que deux
mois plus tard.

5º Enfin, qu'on n'a pas droit de compter sur son adhésion passive à
l'exécution de ce traité, puisque, si elle a surtout insisté sur la
difficulté des moyens d'exécution, elle n'a toutefois jamais professé,
pour le but pas plus que pour les moyens, une indifférence qui permît
de conclure qu'elle n'interviendrait en aucun cas dans ce qui se
passerait en Orient; que, bien loin de là, elle a toujours déclaré
qu'elle s'isolerait des quatre autres puissances, si certaines
résolutions étaient adoptées; que jamais aucun de ses agents n'a
été autorisé à dire une parole de laquelle on pût conclure que cet
isolement serait l'inaction, et qu'elle a toujours entendu, comme elle
entend encore, se réserver à cet égard sa pleine liberté.

Le cabinet français ne reviendrait point sur de telles contestations
si la note de lord Palmerston ne lui en faisait un devoir rigoureux.
Mais il est prêt à les mettre tout à fait en oubli, pour traiter le
fond des choses, et attirer l'attention du secrétaire d'État de Sa
Majesté Britannique sur le côté vraiment grave de la situation.

L'existence de l'Empire turc est en péril, l'Angleterre s'en
préoccupe, et elle a raison; toutes les puissances amies de la paix
doivent s'en préoccuper aussi; mais comment faut-il s'y prendre pour
raffermir cet Empire? Lorsque les sultans de Constantinople, n'ayant
plus la force de régir les vastes provinces qui dépendaient d'eux, ont
vu la Moldavie, la Valachie, et plus récemment la Grèce, s'échapper
insensiblement de leurs mains, comment s'y est-on pris? A-t-on, par
une décision européenne, appuyée sur des troupes russes et des
flottes anglaises, cherché à restituer aux sultans des sujets qui leur
échappaient? Assurément non. On n'a pas essayé l'impossible. On
ne leur a pas rendu la possession et l'administration directe des
provinces qui se détachaient de l'Empire. On ne leur a laissé qu'une
suzeraineté presque nominale sur la Valachie et la Moldavie, on les a
tout à fait dépossédés de la Grèce. Est-ce par esprit d'injustice? Non
certainement. Mais l'empire des faits, plus fort que les résolutions
des cabinets, a empêché de restituer à la Porte soit la souveraineté
directe de la Moldavie et de la Valachie, soit l'administration, même
indirecte, de la Grèce; et la Porte n'a eu de repos que depuis que ce
sacrifice a été franchement opéré. Quelle vue a dirigé les cabinets
dans ces sacrifices? C'est de rendre indépendantes, c'est de
soustraire à l'ambition de tous les États voisins les portions de
l'Empire turc qui s'en séparaient. Ne pouvant refaire un grand tout,
on a voulu que les parties détachées restassent des États indépendants
des Empires environnants.

Un fait semblable vient de se produire depuis quelques années
relativement à l'Égypte et à la Syrie. L'Égypte a-t-elle jamais été
véritablement sous l'empire des sultans? Personne ne le pense,
et personne ne croirait aujourd'hui pouvoir la faire gouverner
directement de Constantinople. On en juge apparemment ainsi, puisque
les quatre cours décernent à Méhémet-Ali l'hérédité de l'Égypte, en
réservant toutefois la suzeraineté du sultan. Elles-mêmes, en cela,
entendent comme la France l'intégrité de l'Empire ottoman; elles se
bornent à vouloir lui conserver tout ce qu'il pourra retenir sous son
autorité. Elles veulent, autant que possible, un lien de vasselage
entre l'Empire et ses parties détachées. Elles veulent, en un mot,
tout ce que veut la France. Les quatre cours, en attribuant au vassal
heureux qui a su gouverner l'Égypte, l'hérédité de cette province,
lui attribuent encore le pachalik d'Acre; mais elles lui refusent les
trois autres pachaliks de Syrie, les pachaliks de Damas, d'Alep, de
Tripoli. Elles appellent cela sauver l'intégrité de l'Empire ottoman!
Ainsi, l'intégrité de l'Empire ottoman est sauvée même quand on en
détache l'Égypte et le pachalik d'Acre; mais elle est détruite, si on
en détache de plus Tripoli, Damas et Alep! Nous le disons franchement,
une telle thèse ne saurait se soutenir gravement devant l'Europe.

Évidemment il ne saurait y avoir, pour donner ou retirer ces pachaliks
à Méhémet-Ali, que des raisons d'équité et de politique. Le vice-roi
d'Égypte a fondé un État vassal avec génie et avec suite. Il a su
gouverner l'Égypte et même la Syrie, que jamais les sultans n'avaient
pu gouverner. Les musulmans, depuis longtemps humiliés dans leur juste
fierté, voient en lui un prince glorieux qui leur rend le sentiment
de leur force. Pourquoi affaiblir ce vassal utile qui, une fois séparé
par une frontière bien choisie des États de son maître, deviendra
pour lui le plus précieux des auxiliaires? Il a aidé le sultan dans
sa lutte contre la Grèce; pourquoi ne l'aiderait-il pas dans sa lutte
contre les voisins d'une religion hostile à la sienne? Son intérêt
répond de lui, à défaut de sa fidélité. Quand Constantinople sera
menacée, Alexandrie sera en péril: Méhémet-Ali le sait bien, il prouve
tous les jours qu'il le comprend parfaitement.

Il faut, pour garder l'intégrité de l'Empire ottoman, depuis
Constantinople jusqu'à Alexandrie, il faut à la fois le sultan et le
pacha d'Égypte, celui-ci uni à celui-là par un lien de vasselage. Le
Taurus est la ligne de séparation indiquée entre eux. Mais on veut
ôter au pacha d'Égypte les clefs du Taurus; soit: qu'on les rende à la
Porte, et pour cela qu'on retire le district d'Adana à Méhémet-Ali. On
veut lui ôter aussi la clef de l'Archipel; qu'on lui refuse Candie: il
y consent. La France, qui n'avait pas promis son influence morale
au traité du 15 juillet, mais qui la doit tout entière à la paix, a
conseillé ces sacrifices à Méhémet-Ali, et il les a faits. Mais, en
vérité, pour lui ôter encore deux ou trois pachaliks, et les donner,
non au sultan, mais à l'anarchie; pour assurer ce singulier triomphe
de l'intégrité de l'Empire ottoman, déjà privé de la Grèce, de
l'Égypte, du pachalik d'Acre, appeler sur cette intégrité le seul
danger sérieux qui la menace, celui que l'Angleterre trouvait si
sérieux l'année dernière que pour le prévenir elle proposait de forcer
les Dardanelles, c'est là une manière bien singulière de pourvoir à
ces grands intérêts.

Admettons cependant, pour un moment, que les vues du cabinet
britannique soient mieux entendues que celles du cabinet français;
l'alliance de la France ne valait-elle pas mieux, pour l'intégrité
de l'Empire ottoman et pour la paix du monde, que telle ou telle
délimitation en Syrie?

On ne s'alarmerait pas tant sur l'intégrité de l'Empire ottoman si on
ne craignait de grands bouleversements de territoire dans le monde, si
on ne craignait la guerre, qui seule rend ces grands bouleversements
possibles. Or, pour les prévenir, quelle était la combinaison la plus
efficace? N'était-ce pas l'alliance de la France et de l'Angleterre?
Depuis Cadix jusqu'aux bords de l'Oder et du Danube, demandez-le
aux peuples? Demandez-leur ce qu'ils pensent à cet égard, et ils
répondront que c'est cette alliance qui depuis dix ans a sauvé la paix
et l'indépendance des États, sans nuire à la liberté des nations.

On dit que cette alliance n'est pas rompue, qu'elle renaîtrait après
le but atteint par le traité du 15 juillet. Quand on aura poursuivi à
quatre, sans nous et malgré nous, un but en soi mauvais, que du moins
nous avons cru et déclaré tel, quand on l'aura poursuivi par une
alliance trop semblable à ces coalitions qui ont depuis cinquante ans
ensanglanté l'Europe, croire qu'on retrouvera la France sans défiance,
sans ressentiment d'une telle offense, c'est se faire de sa fierté
nationale une idée qu'elle n'a jamais donnée au monde.

On a donc sacrifié gratuitement, pour un résultat secondaire, une
alliance qui a maintenu l'indépendance et l'intégrité de l'Empire
ottoman beaucoup plus sûrement que ne le fera le traité du 15 juillet.

On dira que la France pouvait aussi faire la même réflexion, et
qu'elle pouvait, si la question des limites en Syrie lui paraissait
secondaire, se rendre aux vues de l'Angleterre, et acheter par ce
sacrifice le maintien de l'alliance. A cela il y a une réponse fort
simple. La France, une fois d'accord sur le but avec ses alliés,
aurait fait, non pas de ces sacrifices essentiels qu'aucune nation
ne doit à une autre, mais celui de sa manière de voir sur certaines
questions de limites. Elle vient de le prouver par les concessions
qu'elle a demandées et obtenues du vice-roi. Mais on ne lui a pas
laissé le choix. On lui a fait part d'une nouvelle alliance quand déjà
elle était conclue. Dès lors elle a dû s'isoler. Elle l'a fait, mais
elle ne l'a fait qu'alors. Depuis, toujours fidèle à sa politique
pacifique, elle n'a cessé de conseiller au vice-roi d'Égypte la plus
parfaite modération. Bien qu'armée et libre de son action, elle
fera tous ses efforts pour éviter au monde des douleurs et des
catastrophes. Sauf les sacrifices qui coûteraient à son honneur, elle
fera tout ce qu'elle pourra pour maintenir la paix; et si aujourd'hui
elle tient ce langage au cabinet britannique, c'est moins pour se
plaindre que pour prouver la loyauté de sa politique, non-seulement
à la Grande-Bretagne, mais au monde, dont aucun État, aujourd'hui,
quelque puissant qu'il soit, ne saurait mépriser l'opinion. Le
secrétaire d'État de Sa Majesté Britannique a voulu prouver son bon
droit; le secrétaire d'État de Sa Majesté le Roi des Français doit
aussi à son Roi et à son pays de prouver la conséquence, la loyauté de
la politique française dans la grave question d'Orient.

Recevez, monsieur l'ambassadeur, l'assurance de ma haute
considération.

_Le président du conseil, ministre des affaires étrangères_.

A. THIERS.

_P. S. Paris, 8 octobre_. Pendant que j'écrivais cette dépêche,
monsieur l'ambassadeur, de déplorables événements sont venus ajouter
encore à la gravité de la situation. Aux démarches conciliantes du
vice-roi d'Égypte on a répondu par les plus violentes hostilités. La
Porte, cédant à de funestes conseils, a prononcé sa déchéance. Il ne
s'agit plus seulement de restreindre la puissance de Méhémet-Ali, on
veut le faire disparaître de la face du monde politique. Si c'étaient
là les intentions sérieuses des puissances unies par le traité du
15 juillet, s'il fallait voir, dans ce qui vient de se passer, autre
chose que l'entraînement presque involontaire d'une situation fausse
dont on n'a pas su prévoir les conséquences, il y aurait à désespérer
du rétablissement de l'harmonie entre les grandes puissances.

En conséquence, je crois devoir ajouter à la présente communication la
note ci-jointe.


3º _M. Thiers à M. Guizot_.

Paris, le 8 octobre 1840.

Monsieur l'ambassadeur,

La grave question qui préoccupe aujourd'hui tout le monde vient de
prendre une face toute nouvelle depuis la réponse que la Porte a faite
aux concessions du vice-roi d'Égypte. Méhémet-Ali, en répondant aux
sommations du sultan, a déclaré qu'il se soumettait aux volontés
de son auguste maître, qu'il acceptait la possession héréditaire de
l'Égypte, et qu'il s'en remettait, pour le reste des territoires qu'il
occupait actuellement, à la magnanimité du sultan. Nous avons fait
connaître au cabinet anglais ce qu'il fallait entendre par cette
manière de s'exprimer; et bien que Méhémet-Ali ne voulût pas déclarer
immédiatement toutes les concessions auxquelles il avait été disposé
par les vives instances de la France, nous avons pris sur nous de les
faire connaître, et nous avons annoncé que Méhémet se résignerait,
au besoin, à accepter la possession de l'Égypte héréditaire et de la
Syrie viagère, en abandonnant immédiatement Candie, Adana, les
villes saintes. Nous ajouterons que, si la Porte avait adhéré à cet
arrangement, nous aurions consenti à le garantir de concert avec les
puissances qui s'occupent de régler le sort de l'Empire ottoman.

Tous les esprits éclairés ont été frappés de la loyauté de la France
qui, bien que tenant une conduite séparée, ne cessait pas d'exercer
son influence au profit d'une solution modérée et pacifique de la
question d'Orient. Ils ont aussi été frappés de la sagesse avec
laquelle le vice-roi écoutait les conseils de la prudence et de la
modération.

En réponse à de telles concessions, la Porte, soit qu'elle ait agi
spontanément, soit qu'elle ait agi par des conseils irréfléchis reçus
sur les lieux mêmes, la Porte, avant de pouvoir en référer à ses
alliés, a répondu à la déférence du vice-roi par un acte de déchéance.
Une telle conduite, aussi exorbitante qu'inattendue, excède même
l'esprit du traité du 15 juillet et dépasse les conséquences les plus
extrêmes qu'on pouvait en tirer. Ce traité que la France ne saurait
invoquer car elle n'y adhère point, mais qu'elle rappelle pour montrer
la rapidité avec laquelle on est entraîné déjà à des conséquences
dangereuses, ce traité, dans le cas d'un refus absolu du vice-roi
sur tous les points, laissait à la Porte la faculté de retirer ses
premières offres, et d'en agir alors comme elle l'entendrait, suivant
ses intérêts et les conseils de ses alliés; mais il supposait deux
choses, un refus absolu et péremptoire sur tous les points de la part
du vice-roi et le recours aux conseils des quatre puissances. Or, rien
de tout cela n'a eu lieu. Le vice-roi n'a point fait de refus absolu,
et la Porte ne s'est pas même donné le temps de concerter une réponse
avec ses alliés. Elle a répondu à des concessions inespérées par la
déchéance! Les quatre puissances ne sauraient approuver une telle
conduite, et nous savons en effet que plusieurs d'entre elles l'ont
déjà désapprouvée. Lord Palmerston nous a fait déclarer qu'il ne
fallait voir en cela qu'une mesure comminatoire sans conséquence
effective et nécessaire. M. le comte Appony, s'entretenant avec moi
sur ce sujet, m'a annoncé la même opinion de la part de son cabinet.
Nous prenons acte volontiers de cette sage manifestation, et nous en
prenons aussi occasion d'exprimer à cet égard les intentions de la
France.

La France a déclaré qu'elle consacrerait tous ses moyens au maintien
de la paix et de l'équilibre européen. C'est le cas d'expliquer
clairement ce qu'elle a entendu par cette déclaration. En acceptant
avec une religieuse fidélité l'état de l'Europe tel qu'il résultait
des traités, la France a entendu que, pendant la paix générale qui
dure heureusement depuis 1815, cet État ne fût point changé, ni au
profit, ni au détriment d'aucune des puissances existantes. C'est
dans cette pensée qu'elle s'est toujours prononcée pour le maintien
de l'Empire ottoman. La race turque, par ses qualités nationales,
méritait assurément pour elle-même le respect de son indépendance;
mais les plus chers intérêts de l'Europe se rattachent aussi à
l'existence de l'Empire turc. Cet Empire, en succombant, ne pouvait
servir qu'à augmenter les États voisins aux dépens de l'équilibre
général; sa chute aurait entraîné un tel changement dans la proportion
actuelle des grandes puissances que la face du monde en aurait
été changée. La France, et toutes les puissances avec elle, l'ont
tellement senti qu'elles se sont engagées à maintenir l'Empire
ottoman, quels que fussent leurs intérêts respectifs relativement à sa
chute ou à son maintien.

Mais l'intégrité de l'Empire ottoman s'étend des bords de la mer Noire
à ceux de la mer Rouge. Il importe autant de garantir l'indépendance
de l'Égypte et de la Syrie que l'indépendance du Bosphore et des
Dardanelles. Un prince vassal a réussi à créer une administration
ferme dans deux provinces que depuis longtemps les sultans de
Constantinople n'avaient pu gouverner. Ce prince vassal, s'il n'a
pas fait régner dans les provinces qu'il régit l'humanité de la
civilisation européenne, que peut-être ne comportent pas encore les
moeurs des pays qu'il administre, y a fait prévaloir plus d'ordre et
de régularité que dans aucune partie de l'Empire turc. Il a su y créer
une force publique, une armée, une marine; il a relevé l'orgueil du
peuple ottoman et lui a rendu un peu de cette confiance en lui-même
qui est indispensable pour qu'il puisse défendre son indépendance.
Ce prince vassal est devenu, suivant nous, partie essentielle
et nécessaire de l'Empire ottoman. S'il était détruit, l'Empire
n'acquerrait pas aujourd'hui les moyens qui lui ont manqué autrefois
pour gouverner la Syrie et l'Égypte, et il perdrait un vassal qui
fait maintenant l'une de ses principales forces. Il aurait des pachas
insoumis envers leur maître et dépendants de toutes les influences
étrangères. En un mot, une partie de l'intégrité de l'Empire ottoman
serait compromise, et, avec une partie de cette intégrité, une partie
de l'équilibre général. Dans l'opinion de la France, le vice-roi
d'Égypte, par les provinces qu'il administre, par les mers sur
lesquelles s'exerce son action, est nécessaire pour assurer les
proportions actuellement existantes entre les divers États du monde.

Dans cette conviction, la France, aussi désintéressée dans la question
d'Orient que les quatre puissances qui ont signé le protocole du 17
septembre, se croit obligée de déclarer que la déchéance du vice-roi,
mise à exécution, serait à ses yeux une atteinte à l'équilibre
général. On a pu livrer aux chances de la guerre actuellement engagée
la question des limites qui doivent séparer, en Syrie, les possessions
du sultan et du vice-roi d'Égypte; mais la France ne saurait
abandonner à de telles chances l'existence de Méhémet-Ali, comme
prince vassal de l'Empire. Quelle que soit la limite territoriale
qui les sépare par suite des événements de la guerre, leur double
existence est nécessaire à l'Europe, et la France ne saurait admettre
la suppression de l'un ou de l'autre. Disposée à prendre part à tout
arrangement acceptable qui aurait pour base la double garantie de
l'existence du sultan et du vice-roi d'Égypte, elle se borne dans ce
moment à déclarer que, pour sa part, elle ne pourrait consentir à la
mise à exécution de l'acte de déchéance prononcé à Constantinople.

Du reste, les manifestations spontanées de plusieurs des puissances
signataires du traité du 15 juillet nous prouvent qu'en cela nous
entendons l'équilibre européen comme elles-mêmes et qu'en ce point
nous ne les trouverons pas en désaccord avec nous. Nous regretterions
ce désaccord que nous ne prévoyons pas, mais nous ne saurions nous
départir de cette manière d'entendre et d'assurer le maintien de
l'équilibre européen.

La France espère qu'on approuvera en Europe le motif qui la fait
sortir du silence. On peut compter sur son amour de la paix, sentiment
constant chez elle, malgré les procédés dont elle a cru avoir à se
plaindre. On peut compter sur son désintéressement, car on ne
saurait même la soupçonner d'aspirer en Orient à des acquisitions de
territoire. Mais elle aspire à maintenir l'équilibre européen. Ce soin
est remis à toutes les grandes puissances. Son maintien doit être leur
gloire et leur principale ambition.

Agréez, etc.


                                 XII

_Projet de discours pour l'ouverture de la session des Chambres de
1840, présenté au Roi le 20 octobre 1840 par le cabinet présidé par M.
Thiers, et non agréé par le Roi_.

Messieurs les Pairs,

Messieurs les Députés,

En vous réunissant aujourd'hui, j'ai devancé l'époque ordinaire de
la convocation des Chambres. Vous apprécierez la gravité des
circonstances qui ont dicté à mon gouvernement cette détermination.

Au moment où finissait la dernière session, un traité a été signé
entre la Porte ottomane, l'Angleterre, l'Autriche, la Prusse, la
Russie, pour régler le différend survenu entre le sultan et le
vice-roi d'Égypte.

Cet acte important, accompli sans la participation de la France
et dans les vues d'une politique à laquelle elle n'a point adhéré,
pouvait, dans l'exécution, amener de dangereuses conséquences. La
France devait les prévoir et se disposer à faire face à tous les
événements. Mon gouvernement a pris sous sa responsabilité toutes
les mesures qu'autorisaient les lois et que prescrivait la situation
nouvelle.

La France, qui continue à souhaiter sincèrement la paix, demeure
fidèle à la politique que vous avez plus d'une fois appuyée par
d'éclatants suffrages. Jalouse d'assurer l'indépendance et l'intégrité
de l'Empire ottoman, elle les croit conciliables avec l'existence du
vice-roi d'Égypte, devenu lui-même un des éléments nécessaires de la
force de cet Empire. C'est en ménageant tous les droits, en respectant
tous les intérêts, qu'on peut jeter en Orient les bases d'un
arrangement durable.

Mais les événements qui se pressent pourraient amener des
modifications plus graves. Les mesures prises jusqu'ici par mon
gouvernement pourraient alors ne plus suffire. Il importe donc de les
compléter par des mesures nouvelles pour lesquelles le concours des
deux Chambres était nécessaire. J'ai dû les convoquer. Elles penseront
comme moi que la France, qui n'a pas été la première à livrer le repos
du monde à la fortune des armes, doit se tenir prête à agir le jour où
elle croirait l'équilibre européen sérieusement menacé.

(Le paragraphe de l'Espagne manque.)

La satisfaction à laquelle nous avions droit n'ayant pas été obtenue
de la république Argentine, j'ai ordonné que de nouvelles forces
fussent ajoutées à l'escadre dont la présence dans ces parages doit
amener une conclusion favorable à nos justes réclamations.

En Afrique, le succès a couronné nos armes dans plusieurs expéditions
importantes où s'est signalée la valeur de nos soldats. Deux de mes
fils ont partagé leurs périls. Le plan de l'occupation définitive
de l'Algérie est en partie réalisé. De nouveaux efforts seront
nécessaires pour l'achever; mais, en ce moment, tant que la situation
générale de l'Europe ne changera pas, nous nous bornerons à occuper
fortement les points où flotte notre drapeau.

A l'intérieur, l'ordre a été maintenu. La ville de Boulogne a été le
théâtre d'une tentative insensée qui n'a servi qu'à faire éclater
de nouveau le dévouement de la garde nationale, de l'armée et de la
population. Toutes les ambitions et tous les souvenirs échoueront
contre une monarchie créée et défendue par la toute-puissance du voeu
national.

La Providence a encore une fois préservé ma tête des coups qui
la menaçaient. L'impuissance n'a point découragé les passions
anarchiques. Sous quelque forme qu'elles se présentent, la fermeté de
mon gouvernement les combattra avec l'arme des lois. Pour moi, dans
ces tristes épreuves, je ne veux me souvenir que de l'affection dont
la France m'a donné les touchants témoignages.

Cette session sera presque tout entière consacrée à l'examen des
mesures que les circonstances ont commandées à mon gouvernement ou
peuvent lui commander encore. Il ne vous présentera que les projets
de loi indispensables à l'expédition des affaires. La loi du budget
ne tardera pas à être soumise à votre examen. J'ai prescrit la
plus sévère économie dans la fixation des dépenses ordinaires. J'ai
l'espérance que l'état de nos finances nous permettra de satisfaire
aux besoins du pays sans lui imposer de nouvelles charges.

Messieurs, j'aime à compter plus que jamais sur votre patriotique
concours. Vous voulez comme moi que la France soit forte et grande.
Aucun sacrifice ne vous coûterait pour lui conserver dans le monde
le rang qui lui appartient. Elle n'en veut pas déchoir. La France est
fortement attachée à la paix, mais elle ne l'achèterait pas d'un prix
indigne d'elle, et votre Roi, qui a mis sa gloire à la conserver au
monde, veut laisser intact à son fils ce dépôt sacré d'indépendance et
d'honneur national que la Révolution française a mis dans ses mains.


FIN DES PIÈCES HISTORIQUES DU TOME CINQUIÈME.



                         TABLE DES MATIÈRES
                         DU TOME CINQUIÈME.


CHAPITRE XXVII.

MON AMBASSADE EN ANGLETERRE.

Mon arrivée en Angleterre; aspect général du pays.--Mon établissement
dans _Hertford-House_, hôtel de l'ambassade.--Je présente à la
reine Victoria mes lettres de créance.--Incident de cette
audience.--Situation respective de l'aristocratie et de la démocratie
dans le gouvernement anglais.--Mon premier dîner et ma première soirée
chez lord Palmerston.--Lord Melbourne et lord Aberdeen.--Le duc
de Wellington.--Mon premier dîner chez la reine, à
Buckingham-Palace.--Lever que tient la reine au palais de
Saint-James.--Chute du maréchal Soult et avénement de M.
Thiers.--Dispositions du roi Louis-Philippe.--Situation de M.
Thiers.--Opinions diverses de mes amis sur la question de savoir si
je dois rester ambassadeur à Londres.--Raisons qui me décident à
rester.--Mes lettres à mes amis.--Commencement de la correspondance
entre M. Thiers et moi.


CHAPITRE XXVIII.

NÉGOCIATIONS SUR LES AFFAIRES D'ORIENT.

Difficultés de ma situation à Londres en reprenant les négociations
sur la question d'Orient.--Mes instructions.--Motifs et bases de la
politique du cabinet du maréchal Soult.--Conversation préliminaire
avec lord Palmerston.--J'apprends la formation du cabinet de M.
Thiers.--Ma première conversation avec lord Palmerston sur la
question d'Orient.--Conversation avec lord Melbourne.--Dispositions de
plusieurs membres du cabinet anglais.--Lord Holland, lord Lansdowne et
lord John Russell.--Dispositions des whigs étrangers au cabinet.--Lord
Grey.--Lord Durham.--Mes relations avec les torys.--Le corps
diplomatique à Londres.--Le baron de Bülow.--Le baron de Neumann.--Le
baron de Brünnow.--M. Van-de-Weyer, le général Alava, M. Dedel, le
comte de Pollon.--Je signale à plusieurs reprises au cabinet français
le péril de la situation et les chances d'un arrangement entre
quatre puissances et sans la France.--Instructions que me donne
M. Thiers.--Commencement d'amélioration dans notre situation.--Ma
conversation du 1er avril 1840 avec lord Palmerston.--L'ambassadeur
turc à Paris, Nouri-Efendi, arrive à Londres.--Sa note du 7 avril aux
cinq puissances.--Ma réponse.--Ouvertures que me font successivement
le baron de Bülow et le baron de Neumann.--Concession importante de
lord Palmerston.--Suspension de la négociation en attendant
l'arrivée du nouvel ambassadeur turc, Chékib-Efendi, qui vient de
Constantinople.


CHAPITRE XXIX.

NÉGOCIATIONS DIVERSES.

Querelle entre l'Angleterre et le royaume de Naples à propos des
soufres de Sicile.--Son origine et ses causes.--Légitimité des
réclamations du cabinet anglais et violence de ses actes.--Ouvertures
que je fais à lord Palmerston pour la médiation de la France.--Il les
accepte.--Instructions de M. Thiers à ce sujet.--La négociation se
poursuit.--Oscillations du roi de Naples Ferdinand II.--Il se décide à
accepter la médiation de la France.--Doutes de lord Palmerston.--Bonne
issue de la négociation et arrangement définitif.--M. Thiers me
charge de demander la restitution à la France des restes de l'empereur
Napoléon enseveli à Sainte-Hélène.--Mon sentiment à ce sujet.--Note
que j'adresse le 10 mai à lord Palmerston.--Le gouvernement anglais
accède à la demande.--Mesures d'exécution à Paris et à Londres.--Choix
des commissaires envoyés à Sainte-Hélène.--Mon intervention à l'appui
de la compagnie chargée de la construction du chemin de fer de Paris
à Rouen.--Tentative d'assassinat sur la reine Victoria.--Démarche
du corps diplomatique à Londres.--Mon dîner dans la Cité à
_Mansion-House_.--Dîner anniversaire de l'Académie royale pour
l'encouragement des beaux-arts.--Discours que j'y prononce et accueil
que j'y reçois.


CHAPITRE XXX.

LA SOCIÉTÉ ANGLAISE EN 1840.

En quoi et à quelles conditions la vie mondaine peut servir en
Angleterre à la vie diplomatique.--Prépondérance sociale des whigs en
1840.--Mes relations habituelles, avec eux.--_Holland-House_.--Lord
Holland.--Lady Holland.--_Lansdowne-House_ et lord Lansdowne.--Lord
Grey.--Mon dîner avec Daniel O'Connell chez mistriss Stanley.--Le
docteur Arnold.--M. Hallam.--M. (depuis lord) Macaulay.--Ma visite,
avec lui, à Westminster-Abbey.--M. Sidney Smith.--Lord Jeffrey.--Miss
Berry.--Mes relations avec les torys.--Lady Jersey.--Lord Lyndhurst,
lord Ellenborough et sir Stratford Canning.--M. Croker.--Les radicaux
en 1840.--M. et Mme Grote.--L'Église anglicane.--Fausses idées
répandues en France à son sujet.--État réel de l'Église anglicane.--Ma
visite à Saint-Paul.--L'archevêque de Dublin.--Les dissidents.--Mme
Fry.--Pourquoi je ne parle pas aujourd'hui de la cour
d'Angleterre.--Mon isolement et mes loisirs.--Mes promenades
dans Londres et aux environs.--_Regent's
Park.--Sion-House.--Chiswick_.--École populaire de Norwood.--Collége
d'Eton.--Caractère actuel et progrès moral de la société anglaise.


CHAPITRE XXXI.

LE TRAITÉ DU 15 JUILLET 1840.

Arrivée de Chékib-Efendi à Londres.--Note qu'il adresse (31 mai)
aux cinq plénipotentiaires.--Dispositions du cabinet et du public
anglais.--Instructions de M. Thiers.--Inquiétude des plénipotentiaires
autrichien, prussien et russe.--Leur désir d'une prompte solution de
la question égyptienne.--Disposition de lord Palmerston à attendre et
à traîner.--Question que j'adresse à M. Thiers sur l'arrangement
qui donnerait à Méhémet-Ali l'Égypte héréditairement et la Syrie
viagèrement.--Sa réponse.--Mon pressentiment de l'arrangement à
quatre.--Chute de Khosrew-Pacha à Constantinople.--Joie de Méhémet-Ali
à cette nouvelle.--Sa démarche à Constantinople et sa confiance dans
un arrangement direct avec le sultan.--Attitude du cabinet français à
cet égard.--Effet de ces nouvelles à Londres.--Lord Palmerston presse
la solution de l'affaire.--Conseils successifs du cabinet anglais.--Je
rends compte à M. Thiers de cette situation et de son péril.--J'en
informe le duc de Broglie et le général Baudrand.--Lord Palmerston
m'appelle au _Foreign-Office_, et me communique la conclusion du
traité du 15 juillet entre les quatre puissances.--_Memorandum_
adressé à la France.--Mes observations.--Le cabinet français est
justement blessé de n'avoir pas été informé d'avance de cette
résolution définitive, et appelé à exprimer la sienne.--Causes de
cette conduite du cabinet anglais.--Réponse du cabinet français au
_Memorandum_ anglais.--Mon entretien avec lord Palmerston en la lui
communiquant.--Vrais motifs de la conclusion précipitée et cachée du
traité du 15 juillet.--Caractère essentiel de la politique française
et de la politique anglaise dans cette crise.--Le bruit se répand
à Paris que je ne l'ai pas prévue et que je n'en ai pas averti le
cabinet.--Mes démentis à ce bruit.--État des esprits en France.--Mon
attitude à Londres.--Le roi m'appelle, avec M. Thiers, au château
d'Eu.--Je pars de Londres le 6 août.


CHAPITRE XXXII.

EXÉCUTION DU TRAITÉ DU 15 JUILLET 1840.

Débarquement du prince Louis-Napoléon à Boulogne.--Mes avertissements
à ce sujet.--Prévoyance du cabinet français.--Mon séjour au
château d'Eu.--Mes conversations avec le roi Louis-Philippe et M.
Thiers.--État des esprits et dispositions du corps diplomatique à
Londres.--Plan du roi des Belges pour un rapprochement de la France
et des quatre puissances signataires du traité du 15
juillet.--Instructions que je reçois en partant du château d'Eu.--Mon
retour à Londres.--Conversation avec le baron de Bülow.--Mon séjour
au château de Windsor.--Mes conversations avec le roi Léopold et
lord Palmerston.--Nouveau _Memorandum_ adressé le 31 août par
lord Palmerston au gouvernement français.--Ce qu'en pensa M.
Thiers.--J'insiste auprès de lui sur l'importance de sa réponse.--Deux
incidents: 1º conférence sur le renouvellement et l'extension des
conventions de 1831 et 1833 pour l'abolition de la traite des nègres;
2º reprise de la négociation entre Paris et Londres pour le traité
de commerce.--Plaintes de lord Palmerston sur l'attitude des agents
français à Constantinople.--Réponse de M. Thiers.--Les plaintes sont
sans fondement.--Les événements se précipitent en Orient.--La Porte
ratifie le traité du 15 juillet et envoie Rifaat-Bey à Alexandrie
pour sommer Méhémet-Ali de s'y conformer.--Attitude de
Méhémet-Ali.--L'amiral Napier devant Beyrout.--Nos plaintes sur
l'exécution du traité avant l'échange des ratifications.--Protocole
réservé du 15 juillet.--Échange des ratifications et communication
officielle du traité du 15 juillet.--Le comte Walewski à
Alexandrie.--M. Thiers m'annonce les concessions de Méhémet-Ali.--Mon
entretien avec lord Palmerston à ce sujet.--Ses soupçons sur l'action
exercée par le comte Walewski à Alexandrie.--M. Thiers me charge
de les démentir formellement.--Lord Palmerston reconnaît son
erreur.--Conseils de cabinet à Londres sur les propositions de
Méhémet-Ali.--Ils n'aboutissent à aucun résultat.--Exécution militaire
du traité du 15 juillet.--Bombardement de Beyrout.--Le sultan prononce
la déchéance de Méhémet-Ali comme pacha d'Égypte.--Comment lord
Palmerston explique et atténue cette mesure.--Dépêches de M. Thiers
des 3 et 8 octobre en réponse au _memorandum_ anglais du 31 août, et
sur la déchéance prononcée contre Méhémet-Ali.--État des esprits
en France.--Résolutions et préparatifs militaires du
cabinet français.--Fortifications de Paris.--Convocation des
Chambres.--L'escadre française est rappelée à Toulon.--Motifs
et effets de cette mesure.--Situation du cabinet français et ses
causes.


CHAPITRE XXXIII.

AVÈNEMENT DU MINISTÈRE DU 29 OCTOBRE 1840.

Situation parlementaire du cabinet de M. Thiers au début et pendant
le cours de la session de 1840.--Discussion et vote des fonds secrets
dans la Chambre des députés.--Proposition de réforme parlementaire
par M. de Rémilly.--Son issue.--Dispositions du Roi envers le
cabinet.--État du cabinet à la clôture de la session.--Effets
divers du traité du 15 juillet 1840 sur la situation du
cabinet.--Perspectives de guerre.--Inquiétude et fermentation qu'elles
excitent.--J'écris au duc de Broglie le 23 septembre à ce sujet.--Sa
réponse.--Effet du bombardement de Beyrout et de la déchéance
prononcée à Constantinople contre Méhémet-Ali sur la situation du
cabinet.--Deux courants opposés se manifestent dans le public.--Esprit
révolutionnaire et esprit pacifique.--Le cabinet offre sa démission
au Roi qui la refuse.--Caractère précaire de l'accord rétabli entre le
Roi et le cabinet.--Avertissements qui me parviennent à Londres.--Ma
situation et ma réponse.--Opinion de M. Duchâtel.--La session des
Chambres est convoquée et je demande un congé pour m'y rendre.--Ce que
je pense de l'état des affaires et ce que j'en écris au duc de Broglie
le 13 octobre.--Le cabinet se propose de porter M. Odilon Barrot à la
présidence de la Chambre des députés.--Mon opinion et ma résolution à
cet égard.--Attentat de Darmès sur le Roi.--Le cabinet propose au
Roi un projet de discours pour l'ouverture de la session.--Le Roi le
refuse.--Démission du cabinet.--Le Roi m'appelle à Paris.--Formation
du cabinet du 29 octobre 1840.


PIÈCES HISTORIQUES

I.

1º Lettres de créance de M. Guizot, ambassadeur de France en
Angleterre.--Le roi Louis-Philippe à la reine Victoria.

2º Instructions données par M. le maréchal Soult, président du Conseil
et ministre des affaires étrangères, à M. Guizot, ambassadeur à
Londres.

II.

1º Note adressée par Nouri-Efendi, ambassadeur de Turquie à Paris, en
mission à Londres, à l'ambassadeur de France.

2º Copie de la note collective adressée le 27 juillet 1839 à la
Sublime Porte par les représentants des cinq grandes puissances.

3º Réponse de M. Guizot, ambassadeur de France, à la note de
Nouri-Efendi du 7 avril 1840.

4º Réponse de lord Palmerston à la note de Nouri-Efendi.

5º Seconde réponse de M. Guizot, ambassadeur de France, à la note de
Nouri-Efendi.

III.

L'ambassadeur de France à lord Palmerston, sur l'arrangement proposé
par le gouvernement français entre l'Angleterre et Naples, dans
l'affaire des soufres de Sicile.

Le président du conseil, ministre des affaires étrangères, à Son Exc.
le comte Granville, ambassadeur d'Angleterre à Paris.

Lord Palmerston à l'ambassadeur de France.

IV.

Extrait d'une dépêche adressée par le lieutenant général sir Hudson
Lowe au comte Bathurst, en date de Sainte-Hélène, 14 mai 1821.

V.

Banquet donné par la ville de Southampton, le 20 juin 1840, à
l'occasion de la construction du chemin de fer de Paris à Rouen, et
discours prononcé par M. Guizot.

VI.

Discours prononcé par M. Guizot au banquet de la Cité de Londres, le
20 avril 1840.

VII.

1º Note adressée par Son Exc. Chékib-Efendi, envoyé extraordinaire de
la Sublime Porte à Londres, à l'ambassadeur de France.

2º Note de M. Guizot, ambassadeur de France, en réponse à la note de
l'ambassadeur de la Sublime Porte.

VIII.

Sur les avertissements donnés par M. Guizot au gouvernement du Roi,
quant au traité du 15 juillet 1840.

1º Extrait du Journal _le Siècle_, numéro du mercredi 29 juillet
1840.

2º Extrait du Journal _le Constitutionnel_, numéro du lundi 3 août
1840.

IX.

Sur l'attitude des agents français à Constantinople, en juillet et
août 1840.

1º Lord Palmerston à M. Guizot, ambassadeur de France en Angleterre.

2º Extrait d'une dépêche du vicomte Ponsonby à lord Palmerston, datée
de Therapia, 17 août 1840.

3º Copie d'une dépêche du baron Stürmer au prince de Metternich, en
date de Constantinople, du 17 août 1840.

4º L'ambassadeur de France en Angleterre à lord Palmerston.

X.

Traité du 15 juillet 1840, et actes annexés.

1º Convention conclue entre les cours de la Grande-Bretagne,
d'Autriche, de Prusse et de Russie, d'une part, et la Sublime Porte
ottomane, de l'autre, pour la pacification du Levant, signée à
Londres, le 15 juillet 1840.

2º Note adressée par lord Palmerston à M. Guizot, le 16 septembre
1840.

3º Protocole de la conférence tenue au Foreign Office, le 17 septembre
1840.

XI.

Dépêches échangées entre les gouvernements anglais et français sur
l'exécution et les conséquences du traité du 15 juillet 1840.

1º _Memorandum_ de lord Palmerston, adressé au gouvernement français
le 31 août 1840.

2º Réponse de M. Thiers au _Memorandum_ de lord Palmerston du 31 août
1840.

3º M. Thiers à M. Guizot. Dépêche du 8 octobre 1840.

XII.

Projet de discours pour l'ouverture de la session des Chambres de
1840, présenté au Roi le 20 octobre 1840, par le cabinet présidé par
M. Thiers, et non agréé par le Roi.


FIN DE LA TABLE DU TOME CINQUIÈME.



______________________________________________
PARIS.--IMPRIMÉ CHEZ BONAVENTURE ET DUCESSOIS.





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