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Title: Mémoires pour servir à l'Histoire de mon temps (Tome 6)
Author: Guizot, François Pierre Guillaume, 1787-1874
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Mémoires pour servir à l'Histoire de mon temps (Tome 6)" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))



                              MÉMOIRES

                           POUR SERVIR A

                      L'HISTOIRE DE MON TEMPS



                                PAR

                             M. GUIZOT

                           TOME SIXIÈME


PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE

1864



                         CHAPITRE XXXIV

LES OBSÈQUES DE NAPOLÉON.--LES FORTIFICATIONS DE PARIS.


Ma situation et ma disposition personnelles dans le cabinet du 29
octobre 1840.--Des amis politiques.--Des divers principes et mobiles de
la politique extérieure.--Quelle politique extérieure est en
harmonie avec l'état actuel et les tendances réelles de la
civilisation.--Caractère de l'isolement de la France après le traité
du 15 juillet 1840.--Débats de l'Adresse dans les deux Chambres à
l'ouverture de la session de 1840-1841.--Arrivée à Cherbourg du prince
de Joinville ramenant de Sainte-Hélène, sur la frégate _la Belle-Poule_,
les restes de l'empereur Napoléon.--Voyage du cercueil du Havre à
Paris.--État des esprits sur la route.--Cérémonie des obsèques aux
Invalides.--Conduite du gouvernement de Juillet envers la mémoire
de l'empereur Napoléon.--Fortifications de Paris.--Vauban
et Napoléon.--Études préparatoires.--Divers systèmes de
fortifications.--Comment fut prise la résolution
définitive.--Présentation, discussion et adoption du projet de
loi.--Opinion de l'Europe sur cette mesure.


Quand le ministère du 29 octobre 1840 se forma, je ne me faisais point
d'illusion sur les difficultés, les périls et les tristesses de la
situation où j'entrais. Comme en 1831, nous entreprenions de résister,
dans une question de paix ou de guerre, à l'entraînement national. On
commençait à reconnaître qu'on s'était trop engagé dans la cause du
pacha d'Égypte, qu'on avait trop compté sur sa force pour se défendre
lui-même, et qu'il n'y avait là, pour la France, ni un intérêt, ni un
point d'appui suffisant pour affronter une guerre européenne. Mais bien
que sérieux et sincère, ce tardif retour au bon sens devant la brusque
apparition de la vérité était partiel et pénible; ceux-là même qui
s'y empressaient ressentaient quelque trouble de leurs vivacités de
la veille; et une portion considérable du public restait très-émue des
revers de Méhémet-Ali, de l'échec qu'en recevait la politique française,
et irritée sans mesure, quoique non sans motif, contre le traité du
15 juillet et les procédés qui en avaient accompagné la conclusion. La
lumière qui éclaire les esprits n'apaise pas les passions, et une erreur
reconnue ne console pas d'une situation déplaisante. Les adversaires
de la réaction pacifique la repoussaient d'autant plus vivement qu'ils
n'étaient plus chargés de mettre en pratique leurs propres velléités
belliqueuses et de répondre des résultats. J'avais la confiance que,
dans la lutte qui se préparait, l'appui des grands, vrais et légitimes
intérêts nationaux ne me manquerait point; mais je me sentais de nouveau
aux prises avec des préjugés et des sentiments populaires dont je
reconnaissais la force, tout en les jugeant mal fondés et en les
combattant.

Il y avait de plus, dans ma situation personnelle au moment où je
reprenais le fardeau du pouvoir, quelque embarras. Je succédais à un
cabinet auquel j'avais été associé huit mois en restant, selon son voeu
et sous sa direction, ambassadeur à Londres. Pour moi-même et dans
mes plus rigoureux scrupules, cet embarras n'existait point; j'avais
nettement établi, dès le premier jour, à quelles conditions et dans
quelles limites, soit à l'intérieur, soit à l'extérieur, je donnais,
au cabinet présidé par M. Thiers, mon adhésion; tant que nous étions
demeurés dans ces limites, j'avais loyalement soutenu et secondé sa
politique; dès que j'avais vu le cabinet près d'être entraîné hors
des voies dans lesquelles je lui avais promis mon concours, je l'avais
averti que je ne pourrais le suivre sur cette pente, et après lui avoir
communiqué tout ce que je pensais de l'état des affaires, extérieures et
intérieures, j'avais demandé et reçu de lui un congé pour venir à Paris,
à l'ouverture des Chambres, et m'y trouver en mesure de manifester ma
pensée. En racontant, dans le précédent volume de ces _Mémoires_, mon
ambassade en Angleterre, j'ai fait connaître en détail et à leurs dates
ces réserves et leurs preuves[1]. J'avais donc fidèlement accompli mes
engagements et j'étais, quand le nouveau cabinet s'installa, en pleine
possession de ma liberté. Mais le public, dans les Chambres et hors des
Chambres, n'était point alors au courant de ces relations intimes entre
le précédent cabinet et moi, ni de leurs vicissitudes, et tant qu'elles
n'avaient pas été mises au grand jour, on pouvait s'étonner de me voir
succéder, avec une politique différente, au ministère que j'avais
servi. Il y avait là des apparences qu'un exposé public des faits et des
situations devait infailliblement, mais pouvait seul dissiper.

[Note 1: Tome V, p. 17-25, 365-409.]

Une autre circonstance, plus intime encore, m'affectait tristement. Je
prévoyais que mon acceptation du pouvoir et la politique que j'y venais
pratiquer me feraient perdre des amis qui m'étaient chers. Il faut avoir
vécu au milieu des passions et des luttes d'un gouvernement libre
pour connaître le prix et le charme des amitiés politiques. Dans cette
ardente arène où les hommes mettent en jeu et aux prises, sous les
yeux du monde, leur amour-propre et leur renommée aussi bien que leur
fortune, la vie est sévère et dure; le combat est sans ménagement ni
repos; les succès sont incessamment contestés et précaires, les échecs
éclatants et amers. Nulle part l'union des esprits et la constance des
relations personnelles ne sont plus nécessaires; nulle part on ne sent
plus le besoin d'être soutenu par des amis chauds et fidèles, et d'avoir
la confiance qu'une large mesure de sympathie vraie se mêle aux âpretés
et aux chances de cette guerre impitoyable. Et quand on a possédé ces
biens, quand on a longtemps marché avec de généreux compagnons, c'est
une grande tristesse de les voir s'éloigner et entrer dans des voies
où la séparation s'aggravera de jour en jour. J'eus, en 1840, cette
tristesse à subir: le groupe d'amis politiques au milieu duquel j'avais
vécu jusque-là se divisa profondément: MM. Duchâtel, Dumon, Villemain,
Vitet, Hébert, Jouffroy, Renouard, restèrent sous le même drapeau que
moi; MM. de Rémusat et Jaubert, qui avaient tous deux siégé dans le
cabinet de M. Thiers, MM. Piscatory et Duvergier de Hauranne, qui
l'avaient approuvé et soutenu jusqu'au bout, entrèrent, par des
impulsions très-diverses et à des profondeurs très-inégales, dans les
rangs de l'opposition qui m'attendait.

Bossuet en dit trop lorsqu'il signale et foudroie avec un pieux dédain
«les volontés changeantes et les paroles trompeuses des politiques, les
amusements des promesses, l'illusion des amitiés de la terre qui s'en
vont avec les années et les intérêts, et la profonde obscurité du coeur
de l'homme qui ne sait jamais ce qu'il voudra, qui souvent ne sait pas
bien ce qu'il veut, et qui n'est pas moins caché ni moins trompeur à
lui-même qu'aux autres.» Ce peintre sublime des faiblesses humaines et
des mécomptes de la vie a trop de rigueur; tout n'est pas fluctuation
dans les volontés des politiques, ni tromperie dans leurs paroles, ni
amusement dans leurs promesses, ni illusion dans leurs amitiés. Il y a,
dans les esprits et les coeurs voués à la vie publique, plus de sérieux,
de sincérité et de constance que ne le disent les moralistes, et pas
plus là que dans la vie privée, les amitiés ne s'en vont toutes ni
tout entières avec les années et les intérêts. Dans l'ardeur des luttes
politiques, nous demandons aux hommes plus que nous n'en pouvons et
devons attendre; parce que nous avons besoin et soif de sympathie forte,
d'affection efficace, d'union permanente, nous nous étonnons, nous nous
irritons quand elles viennent à défaillir. C'est manquer de liberté
d'esprit et d'équité, car c'est oublier l'inévitable diversité des
idées et des situations à mesure que les événements se développent et
changent, l'incurable insuffisance des réalités pour satisfaire à nos
désirs, et tout ce qu'il y a d'incomplet, d'imparfait et de mobile dans
nos meilleures et plus sincères relations. Ces misères de notre nature
ne sont ni plus communes, ni plus puissantes entre les politiques
qu'entre les autres hommes; et quand elles éclatent, les déchirements
qu'elles entraînent n'abolissent pas les mérites qui avaient fondé entre
eux les sympathies et ne doivent pas les leur faire oublier.

Je ressentis vivement la tristesse des séparations que je rappelle;
mais la tristesse fut bientôt refoulée et surmontée par l'importance et
l'urgence de la cause et du rôle que j'avais à soutenir. C'est l'attrait
et le péril de la vie publique que les intérêts qui s'y agitent sont
si grands et si pressants que tout s'abaisse et s'efface devant leur
empire: la paix ou la guerre à décider, des lois à donner aux nations,
leur prospérité ou leur gloire à assurer ou à compromettre, ces nobles
travaux absorbent toute l'âme, et portent si haut la pensée que tout
ce qui se passe au-dessous lui semble insignifiant ou lui devient
indifférent auprès de l'oeuvre supérieure qu'elle poursuit. Je n'hésite
pas à dire que cette froideur superbe, dont les hommes politiques sont
si souvent accusés, ne m'a jamais atteint, et que j'ai toujours eu le
coeur ouvert aux sympathies et aux regrets, aux joies et aux douleurs
communes de la vie: mais dans le feu de l'action, en présence des
questions souveraines que j'avais à résoudre et sous l'impulsion des
idées qui remplissaient mon esprit, toute autre considération,
toute autre préoccupation devenaient secondaires, et mes tristesses
personnelles ne s'emparaient jamais de moi au point de me troubler ou de
m'abattre.

J'ai d'ailleurs porté dans la vie publique une disposition optimiste
et toujours prompte ou obstinée à espérer le succès; ce qui, au début,
couvre d'un voile les obstacles et, plus tard, rend les épreuves plus
faciles à supporter.

Indépendamment de ces considérations indirectes, j'avais, pour accepter
pleinement la situation où j'entrais et pour m'y complaire, des raisons
plus grandes et plus décisives. Dans la complication diplomatique qui
agitait l'Europe, je voyais une occasion éclatante de pratiquer et
de proclamer hautement une politique extérieure très-nouvelle et
très-hardie au fond, quoique modeste en apparence; la seule politique
extérieure qui convînt en 1840 à la position particulière de la France
et de son gouvernement, et aussi la seule qui soit en harmonie avec les
principes dirigeants et les besoins permanents de la grande civilisation
à laquelle aspire et tend aujourd'hui le monde.

L'esprit de conquête, l'esprit de propagande, l'esprit de système, tels
ont été jusqu'ici les mobiles et les maîtres de la politique extérieure
des États. L'ambition des princes ou des peuples a cherché ses
satisfactions dans l'agrandissement territorial. La foi religieuse
ou politique a voulu se répandre en s'imposant. De grands chefs de
gouvernement ont prétendu régler les destinées des nations d'après
de profondes combinaisons qu'inventait leur pensée plutôt qu'elles ne
résultaient naturellement des faits. Qu'on jette de haut un coup d'oeil
sur l'histoire des rapports internationaux européens: on verra l'esprit
de conquête, ou l'esprit de propagande armée, ou quelque dessein
systématique sur l'organisation territoriale de l'Europe, inspirer et
déterminer la politique extérieure des gouvernements. Et soit que l'un
ou l'autre de ces esprits ait dominé, les gouvernements ont disposé
arbitrairement du sort des peuples; la guerre a été leur indispensable
moyen d'action.

Que ce cours des choses ait été le résultat fatal des passions des
hommes, et que, malgré ces passions et les maux qu'elles ont infligés
aux peuples, la civilisation européenne n'ait pas laissé de grandir et
de prospérer, et puisse grandir et prospérer encore, je le sais; c'est
l'honneur du monde chrétien que le mal n'y étouffe pas le bien. Je
sais aussi que le progrès de la civilisation et de la raison publique
n'abolira point les passions humaines, et que, sous leur impulsion,
l'esprit de conquête, l'esprit de propagande armée et l'esprit de
système auront toujours, dans la politique extérieure des États, leur
place et leur part. Mais je tiens en même temps pour certain que ces
divers mobiles ne sont plus en harmonie avec l'état actuel des moeurs,
des idées, des intérêts, des instincts sociaux, et qu'il est possible
aujourd'hui de combattre et de restreindre beaucoup leur empire.
L'étendue et l'activité de l'industrie et du commerce, le besoin
du bien-être général, l'habitude des relations fréquentes, faciles,
promptes et régulières entre les peuples, le goût invincible de
l'association libre, de l'examen, de la discussion, de la publicité,
ces faits caractéristiques de la grande société moderne exercent déjà
et exerceront de plus en plus, contre les fantaisies guerrières ou
diplomatiques de la politique extérieure, une influence prépondérante.
On sourit, non sans raison, du langage et de la confiance puérile
des _Amis de la paix_, des _Sociétés de la paix_; toutes les grandes
tendances, toutes les grandes espérances de l'humanité ont leurs rêves
et leurs badauds, comme leurs jours de défaillance et de démenti; elles
n'en poursuivent pas moins leur cours, et à travers les chimères
des uns, les doutes et les moqueries des autres, les sociétés se
transforment, et la politique, extérieure comme intérieure, est obligée
de se transformer, comme les sociétés elles-mêmes. Nous avons assisté
aux plus brillants exploits de l'esprit de conquête, aux plus ardents
efforts de l'esprit de propagande armée; nous ayons vu manier et
remanier, défaire, refaire et défaire encore, au gré de combinaisons
plus ou moins spécieuses, les territoires et les États. Qu'est-il resté
de toutes ces oeuvres violentes et arbitraires? Elles sont tombées,
comme des plantes sans racines, comme des édifices sans fondement.
Et maintenant, quand des entreprises analogues sont tentées, à peine
ont-elles fait quelques pas qu'elles s'arrêtent et hésitent, comme
embarrassées et inquiètes d'elles-mêmes: tant elles sont peu en accord
avec les besoins réels, les instincts profonds des sociétés modernes,
et avec les tendances persévérantes, quoique combattues, de notre
civilisation.

Je dis «les tendances persévérantes, quoique combattues.» Nous sommes en
effet dans une crise singulière: en même temps que les idées générales,
les moeurs publiques, les intérêts sociaux, tout l'ensemble de notre
civilisation invoquent, à l'intérieur, le progrès par la paix et la
liberté, à l'extérieur, l'influence patiente par le respect du droit
et les exemples de la bonne politique au lieu de l'intervention
imprévoyante de la force, en même temps, dis-je, notre histoire depuis
1789, tant de secousses, de révolutions et de guerres nous ont laissé
un ébranlement fébrile qui nous rend la paix fade et nous fait trouver,
dans les coups imprévus d'une politique hasardeuse, un plaisir aveugle.
Nous sommes en proie à deux courants contraires, l'un profond et
régulier, qui nous porte vers le but définitif de notre état social,
l'autre superficiel et agité, qui nous jette de côté et d'autre à
la recherche de nouvelles aventures et de terres inconnues. Et nous
flottons, nous alternons entre ces deux directions opposées, appelés
vers l'une par notre bon sens et notre sens moral, entraînés vers
l'autre par nos routines et nos fantaisies d'imagination.

Ce fut, dès ses premiers jours, le mérite et la gloire du gouvernement
de 1830 de ne point hésiter devant cette alternative, de bien comprendre
le véritable et supérieur esprit de la civilisation moderne, et de le
prendre pour règle de sa conduite, malgré les tentations et les menaces
de l'esprit de propagande armée et de conquête. De 1830 à 1832, cette
bonne et grande politique avait triomphé dans la lutte. En 1840, quand
le cabinet du 29 octobre se forma, elle fut mise à une nouvelle épreuve.
Tout notre régime constitutionnel, roi, Chambres et pays eurent de
nouveau à décider s'ils feraient la guerre sans motifs suffisants
et légitimes, par routine et entraînement, non par intérêt public et
nécessité.

Malgré la pesanteur du fardeau, je m'estimai heureux et honoré de
devenir, dans cette circonstance, l'interprète et le défenseur de
la politique qui avait mon entière et intime adhésion. J'ai goût aux
entreprises à la fois sensées et difficiles, et je ne connais, dans la
vie publique, point de plus profond plaisir que celui de lutter pour
une grande vérité nouvelle encore et mal comprise. Rien, à mes yeux,
n'importait plus à mon pays que de sortir des ornières d'une politique
extérieure aventurière et imprévoyante pour entrer dans des voies plus
dignes en même temps que plus sûres. Pendant mon séjour à Londres,
j'avais acquis la conviction que, pour la plupart des puissances qui
l'avaient signé, le traité du 15 juillet 1840 n'était point l'oeuvre
d'un mauvais vouloir prémédité envers la France et son gouvernement,
et que, malgré le procédé dont nous avions à nous plaindre, le cabinet
anglais n'avait pas cessé de mettre, à ses bons rapports avec nous,
beaucoup de prix. L'Autriche et la Prusse avaient grandement à coeur le
maintien de la paix. L'empereur Nicolas lui-même se souciait peu que sa
malveillance fût obligée de devenir hardie. Loin donc de craindre qu'on
essayât, en Europe, d'aggraver et d'exploiter, contre nous, l'isolement
où nous nous trouvions, j'avais lieu d'espérer qu'on s'appliquerait à le
faire cesser, et que ma présence aux affaires ne serait pas inutile à
ce résultat. Le ferme et sincère appui du roi Louis-Philippe m'était
assuré: enclin, dans les premiers moments, à ne pas combattre,
quelquefois même à partager les impressions populaires, il ne tardait
pas à en reconnaître l'étourderie et le péril, et il leur résistait
alors avec un persévérant courage. Il avait cru que Méhémet-Ali se
défendrait mieux et que le cabinet anglais n'agirait pas sans le
concours de la France. Mais, avant même d'être revenu de cette double
illusion, il pressentait que, dans cette affaire, la paix européenne,
base de sa politique générale, pourrait finir par être compromise, et
je ne pouvais douter qu'il ne fût résolu à ne pas se laisser dériver
jusqu'à cet écueil. Il me témoigna sur-le-champ une confiance et
une bienveillance si marquées que personne autour de lui ne put s'y
méprendre et ne crut pouvoir se permettre ces froideurs frivoles ou ces
petites hostilités voilées qui sont l'impertinent plaisir des oisifs de
cour. Il me tenait au courant des moindres incidents et de toutes ses
propres démarches, ne voulant rien faire qu'à ma connaissance et avec
mon conseil: «Je reçois à l'instant même, m'écrivait-il le 31 octobre
1840, une lettre d'hier du roi Léopold qui me fait des questions
auxquelles je voudrais pouvoir répondre par la poste d'aujourd'hui.
Cependant, avant de le faire, je désire en causer un instant avec vous,
et je vous prie de venir un moment chez moi, si cela vous est possible.»
Et le surlendemain, 2 novembre: «Les articles du _Morning-Chronicle_, du
_Times_ et du _Globe_, que je viens de lire, me paraissent importants,
et je désire que vous me fournissiez l'occasion d'en causer avec vous le
plus tôt que vous pourrez. Je ne sortirai pas de chez moi avant que
vous n'y soyez venu, afin qu'on n'ait pas à m'aller chercher, et de
vous prendre le moins de temps possible.» Il m'avertissait des germes de
dissentiment, des susceptibilités ou des embarras qui semblaient poindre
dans l'intérieur du cabinet, et mettait tous ses soins à les étouffer.
Dans les premiers temps, il eut, sous ce rapport, peu à faire; mes
amis particuliers, MM. Duchâtel, Humann et Villemain occupaient les
principaux postes de l'administration; le maréchal Soult était content
de sa position et sans prétentions importunes; MM. Cunin-Gridaine et
Martin (du Nord) représentaient fidèlement ce centre de la Chambre des
députés qui ne m'avait pas suivi, en 1839, dans la coalition contre M.
Molé, mais qui, en 1840, se ralliait franchement à moi, pressé par ses
inquiétudes pour l'ordre et la paix. Je pouvais compter sur l'harmonie
et l'action commune du cabinet comme sur l'appui du roi.

Dès le début de la session, dans la discussion des adresses de l'une
et de l'autre Chambre en réponse au discours du trône, la question fut
nettement posée: «Pourquoi le cabinet du 29 octobre a-t-il remplacé
celui du 1er mars? dit M. Thiers: parce que le cabinet du 1er mars
pensait que, dans certains cas, il faudrait faire la guerre. Pourquoi le
cabinet du 29 octobre est-il venu? Il est venu avec la paix certaine.»
Je lui répondis sur-le-champ: «L'honorable M. Thiers vient de dire:
«Sous le ministère du 29 octobre, la question est résolue, la paix est
certaine. L'honorable M. Thiers n'a dit que la moitié de la vérité: sous
le ministère du 1er mars, la guerre était certaine.» Nous avions tous
deux raison; les deux politiques en présence après le traité du 15
juillet 1840 menaient en effet l'une à la guerre, l'autre à la paix.
Mais après avoir ainsi accepté, pour l'une et pour l'autre, leur
vrai nom, je m'empressai d'ajouter: «Maintenant, ne nous jetons pas
mutuellement à la tête ces mots:--La guerre à tout prix, la paix à tout
prix.--Gardons tous deux la justice. Non, vous n'étiez pas le cabinet de
la guerre à tout prix, pas plus que nous ne sommes le cabinet de la
paix à tout prix. Vous étiez un cabinet de gens d'esprit et de coeur qui
croyaient que la dignité, l'intérêt, l'influence de la France voulaient
que la guerre sortît de cette situation, et qu'elle s'y préparât
aujourd'hui pour être prête au printemps. Eh bien, j'ai cru, je crois
que vous vous trompiez; je crois que, dans la situation actuelle,
l'intérêt et l'honneur de la France ne lui commandent pas la guerre, que
le traité du 15 juillet ne contient pas un cas de guerre. Voilà, entre
vous et nous, la vraie question, la question honnête, celle que nous
avons aujourd'hui à discuter.»

Ce fut là en effet l'objet du débat. Une autre question, toute
personnelle, s'y joignait. Avais-je bien pressenti les chances de la
négociation dont j'étais chargé? En avais-je bien informé le cabinet
du 1er mars? Lui avais-je fait connaître ma dissidence dès que les
événements et son attitude l'avaient suscitée? Avais-je rempli tous les
devoirs d'un ambassadeur en gardant mon indépendance comme député? En
racontant, dans le précédent volume de ces _Mémoires_[2], les détails
de mon ambassade, j'ai déjà dit ce que j'eus à répondre à ces questions;
dans l'une et l'autre Chambre, le débat porta essentiellement sur ma
correspondance diplomatique; j'en ai déjà publié tout ce qu'elle avait
d'important et de caractéristique; je n'ai pas à y revenir aujourd'hui;
j'ai mis en plein jour ma pensée sur les causes comme sur le sens
du traité du 15 juillet 1840 et sur ma conduite personnelle dans la
négociation. Mes raisons, mes explications, mes citations satisfirent
les deux Chambres. En même temps, elles sentirent et reconnurent que je
ne pouvais ni ne devais encore parler des événements qui suivaient leur
cours en Orient et des nouvelles négociations entamées à leur sujet. Les
18 novembre et 5 décembre 1840, une majorité considérable et fermement
résolue donna, dans les deux Chambres, sa sanction à la politique que je
soutenais; et après le solennel débat des deux adresses, le cabinet du
29 octobre 1840 se trouva bien établi.

[Note 2: Tome V, chapitres XXXI, XXXII et XXXIII.]

Au même moment où la politique de la paix triomphait ainsi par la
discussion publique et libre, le génie de la guerre avait aussi son
triomphe. Le 30 novembre 1840, à cinq heures du matin, la frégate _la
Belle-Poule_, commandée par le prince de Joinville, mouilla devant
Cherbourg, rapportant de Sainte-Hélène les restes de l'empereur
Napoléon; et le 3 décembre, au milieu de la population empressée autour
du prince de Joinville débarqué la veille, un simple prêtre[3], aumônier
de la marine, lui disait avec une émotion qui était celle de tous
les assistants: «Votre Altesse Royale permettra-t-elle au fils d'un
laboureur, devenu aumônier de la marine, d'offrir ses respectueux
hommages au fils de son roi? Vous me pardonnerez peut-être d'unir ma
faible voix à la grande voix de la France, et de préluder au jugement
de la postérité qui vous tiendra compte de votre expédition de
Sainte-Hélène, et gravera votre nom à côté du nom du roi, votre auguste
père, sur le cercueil glorieux du grand homme. Honneur à vous, prince!
Honneur au roi dont vous êtes le digne fils! Ce cri n'est pas de moi
seul; je vous l'apporte fraîchement sorti de la bouche de deux cents
braves invalides que les fatigues de la mer retiennent dans l'enceinte
de l'hôpital maritime de Cherbourg. C'est _le vivat_ dont ils ont
salué hier, avec le canon national, votre entrée dans notre port.» Les
invalides de Cherbourg et leur aumônier exprimaient vraiment ainsi le
sentiment public: au premier moment, en présence de cette généreuse
sympathie du roi, de ses fils et de son gouvernement pour les grands
souvenirs nationaux, toute haine des partis, toute rivalité des
personnes se taisaient; on ne voyait, on n'entendait que la justice
rendue par tous à tous, aux vivants et aux morts, aux vainqueurs et aux
vaincus, à Louis-Philippe et à Napoléon, à la guerre et à la paix. _La
Belle-Poule_ passa huit jours dans le port de Cherbourg, pendant qu'on
faisait, sur la route du Havre à Paris et à Paris même, les préparatifs
pour le voyage et la réception du cercueil. Nous avions résolu, avec
la pleine adhésion du roi, de donner à cette cérémonie la plus grande
solennité et aux manifestations populaires la plus grande liberté. Le 8
décembre, en présence de toutes les autorités, des troupes de terre
et de mer, de la garde nationale de Cherbourg et d'une nombreuse
population, le cercueil fut transbordé de _la Belle-Poule_ sur le bateau
à vapeur _la Normandie_, qui partit aussitôt pour le Havre, escorté
de deux autres bâtiments. Un petit incident, bien inconnu aujourd'hui,
quoique rapporté par les journaux du temps, attesta, dans cette
circonstance, le concours universel de tous les sentiments généreux: le
pavillon français, qui flottait au haut du grand mât de _la Normandie_,
avait été brodé par des mains anglaises: c'était le travail des dames
de Sainte-Hélène offert par elles au prince de Joinville, qui leur avait
promis qu'il ombragerait jusqu'à Paris le cercueil du grand prisonnier
rendu par l'Angleterre à la France. Entre le Havre et Rouen, au
Val-de-la-Haye, _la Normandie_ ne put plus remonter la Seine; une
flottille de dix petits bateaux à vapeur l'attendait; on procéda à un
nouveau transbordement. Le bateau destiné à recevoir le cercueil[4]
avait été pompeusement orné; le prince de Joinville, avec un tact
sympathique, fit supprimer tout ornement et substituer le deuil à la
pompe; son ordre portait: «Le bateau sera peint en noir; à tête de
mât flottera le pavillon impérial; sur le pont, à l'avant, reposera le
cercueil couvert du poêle funèbre rapporté de Sainte-Hélène; l'encens
fumera; à la tête s'élèvera la croix; le prêtre se tiendra devant
l'autel; mon état-major et moi derrière; les matelots seront en armes;
le canon tiré à l'arrière annoncera le bateau portant les dépouilles
mortelles de l'Empereur. Point d'autre décoration.» Ainsi réglé, le
convoi funèbre remonta lentement la Seine, trouvant partout, dans les
campagnes comme dans les villes, la population accourue sur les
deux rives, et partout accueilli avec une admiration reconnaissante,
curieuse, respectueuse, étrangère à toute passion de parti. Le 14
décembre, comme il arrivait dans les eaux de Neuilly, on remarqua, du
bord de _la Dorade_, un groupe de quatre ou cinq dames réunies sur le
rivage et qui le saluaient vivement de leurs mouchoirs: «C'est ma mère!»
s'écria le prince de Joinville. C'était en effet la reine Marie-Amélie,
la première à accueillir, à l'entrée de Paris, avec sa généreuse joie
maternelle, son fils ramenant de Sainte-Hélène les restes mortels de
Napoléon.

[Note 3: L'abbé Rauline.]

[Note 4: _La Dorade_, nº 3.]

Le mardi 15 décembre, avant midi, le roi, la reine, la famille royale,
les Chambres, les ministres, une foule solennelle et silencieuse
étaient réunis dans l'église des Invalides, sous le dôme et autour du
catafalque, attendant le convoi funèbre qui était parti à dix heures du
rivage de Courbevoie, et s'avançait lentement entre les rangs de l'armée
et de la garde nationale, précédé, entouré, suivi, pressé, à perte de
vue, par tout un peuple avide de l'apercevoir et de l'approcher. Le
froid était rigoureux, l'atmosphère glacée, le vent perçant; la
foule n'en avait point été découragée; et pourtant, au fond et dans
l'ensemble, cet océan d'hommes était tranquille, étranger à toute
fermentation politique, adonné au spectacle seul. Seulement, de distance
en distance et de temps en temps, au sein de petits groupes dispersés
dans la garde nationale et dans la multitude, les passions politiques
s'étaient donné rendez-vous et se manifestaient par des cris: _A
bas Guizot! à bas les ministres! à bas les Anglais! à bas les forts
détachés!_ Ces cris ne se propageaient point et personne ne s'inquiétait
de les réprimer; ils éclataient librement et se perdaient dans l'air,
sans contagion comme sans résistance, symptôme à la fois sérieux et
vain des luttes auxquelles la France et son gouvernement étaient encore
réservés. A deux heures, le convoi arriva devant la grille de l'hôtel
des Invalides; le clergé alla le recevoir sous le porche; une marche
à la fois funèbre et triomphale annonçait son approche; le canon
retentissait au dehors; la garde nationale présentait les armes; les
invalides serraient leur sabre à l'épaule; le cercueil entra, porté par
les soldats et les marins; le prince de Joinville conduisait le convoi,
l'épée à la main; le roi s'avança à sa rencontre: «Sire, lui dit le
prince en baissant la pointe de son épée jusqu'à terre, je vous présente
le corps de l'empereur Napoléon.--Je le reçois au nom de la France,
répondit le roi,» et recevant des mains du maréchal Soult l'épée de
l'empereur Napoléon, il la remit au général Bertrand en lui disant:
«Général Bertrand, je vous charge de placer l'épée de l'empereur sur
son cercueil.» Puis, se tournant vers le général Gourgaud: «Général
Gourgaud, placez sur le cercueil le chapeau de l'empereur.» Ces soins
accomplis, le roi retourna à sa place et le service funèbre commença.
Il dura deux heures, au milieu d'un profond et universel silence qui
couvrait la diversité des émotions suscitées par ce grand spectacle dans
l'âme des spectateurs. A cinq heures la cérémonie était terminée; le roi
rentrait aux Tuileries; la foule s'écoulait tranquillement. Le soir, le
calme le plus complet régnait dans Paris.

Je ne veux pas ne parler du passé qu'avec l'expérience que j'ai acquise
et les impressions qui me restent aujourd'hui. Je retrouve, dans une
lettre que j'adressai trois jours après, le 18 décembre, à l'un de mes
amis, le baron Mounier, alors absent de Paris, l'expression fidèle de
l'effet qu'au moment même produisit sur moi cet incident et du jugement
que j'en portais: «Nous voilà, mon cher ami, lui écrivais-je, hors du
second défilé. Napoléon et un million de Français se sont trouvés en
contact, sous le feu d'une presse conjurée, et il n'en est pas sorti
une étincelle. Nous avons plus raison que nous croyons. Malgré tant de
mauvaises apparences et de faiblesses réelles, ce pays-ci veut l'ordre,
la paix, le bon gouvernement. Les bouffées révolutionnaires y sont
factices et courtes. Elles emporteraient toutes choses si on ne leur
résistait pas; mais, quand on leur résiste, elles s'arrêtent, comme
ces grands feux de paille que les enfants attisent dans les rues et
où personne n'apporte de solides aliments. Le spectacle de mardi était
beau. C'était un pur spectacle. Nos adversaires s'en étaient promis deux
choses, une émeute contre moi et une démonstration d'humeur guerrière.
L'un et l'autre dessein ont échoué. Tout s'est borné à quelques cris
évidemment arrangés et pas du tout contagieux. Le désappointement
est grand, car le travail avait été très-actif. Mardi soir, personne
n'aurait pu se douter de ce qui s'était passé le matin. On n'en parle
déjà plus. Les difficultés générales du gouvernement subsistent,
toujours les mêmes et immenses. Les incidents menaçants se sont
dissipés. Méhémet-Ali reste en Égypte et Napoléon est aux Invalides.»

Mon premier mouvement, en relisant aujourd'hui cette lettre, est de
sourire tristement de ma confiance. L'âme et la vie des peuples ont
des profondeurs infinies où le jour ne pénètre que par des explosions
imprévues, et rien ne trompe plus, sur ce qui s'y cache et s'y prépare,
qu'un succès à la surface et du moment. En décembre 1840, à l'arrivée
des restes de Napoléon, les choses se passèrent bien réellement comme je
viens de les décrire; une grande mémoire et un grand spectacle; rien de
plus ne parut, et les amis du régime de la liberté et de la paix
eurent droit de croire que le régime impérial était tout entier dans le
cercueil de l'Empereur. Je ne regrette pas notre méprise: elle n'a pas
fait les événements qui l'ont révélée; ce n'est pas parce que le roi
Louis-Philippe et ses conseillers ont relevé la statue de Napoléon et
ramené de Sainte-Hélène son cercueil que le nom de Napoléon s'est trouvé
puissant au milieu de la perturbation sociale de 1848. La monarchie
de 1830 n'eût pas gagné un jour à se montrer jalouse et craintive, et
empressée à étouffer les souvenirs de l'Empire. Et dans cette tentative
subalterne, elle aurait perdu la gloire de la liberté qu'elle a
respectée et de la générosité qu'elle a déployée envers ses ennemis.
Gloire qui lui reste après ses revers, et qui est aussi une puissance
que la mort n'atteint point.

En même temps que nous accomplissions ainsi avec éclat les obsèques de
Napoléon, nous portions devant les Chambres une autre question, plus
politique et moins populaire, soulevée aussi par le cabinet précédent et
qu'il nous avait laissée à résoudre, la question des fortifications de
Paris. Près de deux siècles auparavant, au milieu des grandes guerres
de Louis XIV, Vauban l'avait posée. Napoléon s'en était préoccupé, même
avant qu'après avoir envahi toutes les capitales de l'Europe, il eût à
défendre celle de la France: «La crainte d'inquiéter les habitants et
l'incroyable rapidité des événements l'empêchèrent, a-t-il dit lui-même
dans ses _Mémoires_, de donner suite à cette grande pensée.» Sous la
Restauration, en 1818, le maréchal Gouvion-Saint-Cyr, après avoir recréé
l'armée, chargea une grande commission, dite _commission de défense_,
d'examiner l'état des places fortes et d'indiquer tout ce qu'il y
avait à faire pour la sûreté du royaume. Au bout de trois ans et demi
d'études, cette commission remit au ministère de la guerre un travail
dans lequel elle insistait vivement sur la nécessité de fortifier Lyon
et Paris. Après la révolution de Juillet, de 1830 à 1834, la pensée fut
reprise; le roi Louis-Philippe l'avait à coeur; le maréchal Soult mit la
main à l'oeuvre; des travaux furent commencés et des fonds demandés aux
Chambres, d'abord sur une petite échelle et sans bruit. Mais lorsque,
en 1833 et par la demande d'un crédit spécial de trente-cinq millions,
l'entreprise se fit entrevoir dans sa grandeur, les objections
économiques et les inquiétudes populaires éclatèrent; les financiers
secouaient tristement la tête; les bourgeois de Paris flottaient entre
leur zèle patriotique et les alarmes d'un siége. Dans les Chambres et
dans les journaux, l'opposition s'empara de ces appréhensions diverses
et les fomenta avec ardeur. Les hommes de guerre, partisans déclarés de
la mesure, lui fournirent eux-mêmes des armes; ils étaient divisés entre
eux; les uns réclamaient, pour la défense de Paris, une forte enceinte
continue et bastionnée; les autres, un certain nombre de forts détachés,
établis à distance de la ville, selon la configuration des terrains, et
qui suffiraient, disaient-ils, pour en couvrir les approches. L'un
et l'autre systèmes avaient pour défenseurs des militaires d'un grand
renom; le général Haxo et le maréchal Clauzel voulaient l'enceinte
continue; les généraux Rogniat et Bernard et le maréchal Soult lui-même
soutenaient les forts détachés. L'opposition attaqua passionnément le
dernier projet, imputant au pouvoir le dessein de se servir des forts
pour opprimer Paris bien plus que pour repousser l'étranger. Au milieu
de cette lutte des théories et des partis, les travaux demeurèrent
suspendus. En 1836, et pour mettre fin à cette paralysie agitée, le
maréchal Maison, alors ministre de la guerre, institua une seconde
commission de défense qu'il chargea d'examiner à fond les deux systèmes
et de proposer une décision définitive. Après trois ans encore d'études
et de discussions, cette commission déclara que, l'un sans l'autre, les
deux systèmes étaient imparfaits et insuffisants, et que, pour devenir
efficaces, ils devaient être réunis et rendus solidaires l'un de l'autre
dans une certaine proportion, selon les rôles différents qui leur
seraient assignés. Le travail où ce nouveau plan et ses motifs étaient
exposés fut remis au roi Louis-Philippe en mai 1840; et deux mois à
peine écoulés, le traité du 15 juillet vint en provoquer la soudaine
exécution.

Le jour même où la signature de ce traité à Londres était annoncée dans
_le Moniteur_ à Paris[5], M. le duc d'Orléans fit appeler à Saint-Cloud
l'un de ses aides de camp, M. de Chabaud-Latour, alors chef de bataillon
du génie, dont il estimait également la capacité et le caractère: «Eh
bien, lui dit-il, nous avons souvent causé de la fortification de Paris;
nous voilà au pied du mur; comment comprenez-vous que nous devions
résoudre cette grande question?--Monseigneur, répondit M. de Chabaud,
vous savez ce que je pense; il faut, pour fortifier Paris, une enceinte
continue et des forts détachés: une enceinte pour que l'ennemi ne puisse
espérer de pénétrer par les larges trouées de deux ou trois mille mètres
que les forts laisseront entre eux; des forts pour que la population
n'ait pas à souffrir les horreurs d'un siége, et pour que le rayon
d'investissement de Paris soit si étendu qu'il devienne comme
impossible, même aux armées les plus nombreuses.--C'est tout à fait
mon avis, reprit le prince; voici la carte et un crayon; tracez-moi
l'enceinte.» Le jeune officier qui, depuis son retour de la campagne
d'Alger en 1830, avait été employé aux travaux commencés pour la défense
de Paris et avait fait de cette question sa principale étude, traça
sur-le-champ le contour que devait suivre approximativement l'enceinte:
«C'est bien, dit le duc d'Orléans; à présent, placez-moi les forts.»
M. de Chabaud marqua, sur les deux rives de la Seine, l'emplacement
de quinze forts, selon lui indispensables. «Maintenant, dit le duc
d'Orléans, emportez ce plan et allons chez M. Thiers.» Tous deux en
effet se rendirent sur-le-champ à Auteuil où M. Thiers habitait alors.
M. de Chabaud exposa alors en détail au président du conseil le plan
qu'il venait de tracer sur la carte, et qu'avait adopté la commission de
défense instituée en 1836 par le maréchal Maison, comme le seul système
complet et efficace. Les trois interlocuteurs discutèrent le chiffre
de la dépense, la durée des travaux, le nombre d'ouvriers qu'ils
exigeraient, l'emploi des troupes à leur exécution: «Pouvez-vous nous
rédiger un projet d'ensemble, demanda M. Thiers au jeune officier, et
quel temps vous faut-il?--Six jours me suffiront, je crois.--Prenez-les;
nous avons bien des questions préliminaires à résoudre d'ici là pour
cette grande affaire; dès que vous serez prêt, nous la porterons au
conseil.»

[Note 5: Le 27 juillet 1840.]

Aidé de tous les documents recueillis au ministère depuis Vauban
jusqu'au général Dode de la Brunerie, rapporteur de la commission de
1836, M. de Chabaud-Latour, au bout de six jours, avait accompli son
oeuvre, tracé le plan complet des fortifications, enceinte et forts,
discuté les moyens d'exécution, et évalué avec détail la dépense qui ne
devait pas, selon lui, dépasser cent quarante millions. Avant de porter
ce mémoire à M. le duc d'Orléans, il lui demanda la permission de le
soumettre au maréchal Vaillant, alors général de brigade, commandant de
l'École polytechnique, longtemps aide de camp du général Haxo, et déjà
regardé, dans le corps du génie, comme l'un des officiers les plus
éminents de cette arme. Après avoir sévèrement examiné le travail du
jeune chef de bataillon: «Je suis prêt, lui dit le général Vaillant,
à signer des deux mains ce projet; dites-le à M. le duc d'Orléans, et
ajoutez que je lui demande, comme une faveur dont je serai profondément
reconnaissant, d'être appelé à concourir, dans le poste qu'il voudra,
à l'exécution de cette oeuvre si nationale et qui a toutes mes
convictions.» Forts de cet assentiment, le prince et son aide-de-camp
retournèrent chez M. Thiers qui approuva sans peine un travail conforme
aux idées qu'il avait lui-même conçues et déjà exprimées à ce sujet.
Restait à le faire accepter du roi qui n'était pas encore bien convaincu
de la nécessité de l'enceinte continue, et inclinait à croire les forts
suffisants pour la défense de Paris à laquelle il tenait d'ailleurs avec
passion. La question fut débattue devant lui à plusieurs reprises, soit
dans le conseil des ministres, soit dans diverses conférences spéciales.
Pendant ce temps, les journaux de l'opposition, instruits de la
prédilection du roi pour le système des forts, l'attaquaient tous les
matins et réclamaient ardemment l'enceinte continue. Un jour enfin,
à Saint-Cloud, après une longue conversation entre le roi, le duc
d'Orléans, M. Thiers, le général Cubières, alors ministre de la guerre,
et le jeune rédacteur du plan proposé, le roi s'écria, avec cette gaieté
familière qu'il portait souvent dans ses résolutions: «Allons, Chartres,
nous adoptons ton projet. Je sais bien que, pour que nous venions à bout
de faire les fortifications de Paris, il faut qu'on crie dans les rues:
«A bas Louis-Philippe! Vive l'enceinte continue!»

La résolution prise, on sait quels en furent aussitôt les résultats.
Des crédits extraordinaires furent ouverts; de nombreux ouvriers et de
vastes approvisionnements réunis. Le général Dode de la Brunerie, alors
le plus ancien des lieutenants généraux du génie et président du comité
des fortifications, fut chargé de l'entreprise. Officier savant et
éprouvé, aussi consciencieux qu'habile, et très-soigneux de sa dignité
personnelle en même temps que dévoué à tous ses devoirs de militaire
et de citoyen, il n'accepta cette grande mission qu'après en avoir
sévèrement discuté le plan, les conditions, les moyens, et choisi ses
collaborateurs. Ils se mirent tous et sur le champ à l'oeuvre. Quand le
cabinet du 29 octobre 1840 se forma, la question des fortifications de
Paris était tranchée, le plan adopté, les travaux partout commencés et
poussés avec ardeur.

Nous acceptâmes sans hésiter cet héritage. Je ne m'en dissimulais pas
les charges. A des titres très-divers, la fortification de Paris et le
système adopté déplaisaient à beaucoup de mes amis politiques et aux
plus ardents fauteurs de l'opposition. Les premiers y voyaient un
reste de la politique du cabinet précédent, une chance de guerre par
la confiance qu'en prendraient les partisans de la guerre, et tous les
périls d'un siége pour Paris, si la guerre venait à éclater. Les
seconds s'alarmaient de la force qu'y trouverait le pouvoir contre les
mouvements populaires de Paris. Pour les uns, il y avait là une sorte
de défi à l'Europe; pour les autres, un grand obstacle à la liberté des
révolutions. En temps de guerre, l'enceinte continue faisait de Paris
une prison; en temps de paix, les forts détachés étaient autant de
Bastilles dont on l'entourait. Les hommes d'ordre dans les finances
s'épouvantaient d'une si forte dépense, impossible, disaient-ils, à
évaluer et à limiter exactement. Ces objections et ces résistances
trouvaient, au sein même du cabinet, un dangereux appui: M. Humann
laissait clairement entrevoir son déplaisir, et le maréchal Soult,
en présentant le projet de loi, avait expressément déclaré, quant
à l'enceinte continue, sa dissidence persistante: «Je n'ai point
abandonné, disait-il, l'opinion que j'ai été appelé à émettre, sur la
même question de fortifier Paris, en 1831, 1832 et 1833; mais j'ai pensé
que ce n'était pas le moment de la reproduire. Ainsi je l'ai écartée
avec soin, afin que la question se présentât tout entière devant la
Chambre. Mais je lui dois et je me dois à moi-même de déclarer que
je fais expressément la réserve de cette opinion antérieure que ni le
temps, ni les circonstances n'ont affaiblie.»

Pour surmonter ces difficultés, deux conditions étaient indispensables.
Au dehors et dans nos relations avec l'Europe, il fallait que les
fortifications de Paris eussent évidemment le caractère d'une mesure
défensive, destinée à prévenir la guerre bien loin de la provoquer,
et en harmonie avec la politique pacifique que nous soutenions. A
l'intérieur et dans les Chambres, il fallait qu'un parfait concert
s'établît, sur ce point, entre le cabinet tombé et le cabinet nouveau,
et qu'ils défendissent ensemble la mesure contre ses divers adversaires.
A ce prix seulement une majorité pouvait être formée et l'adoption du
projet de loi obtenue. Il y avait là une question diplomatique et une
question parlementaire également pressantes et délicates.

Pour résoudre la première, je ne me contentai pas de saisir, dans le
cours du débat, toutes les occasions de bien établir le sens politique
du projet de loi et l'effet moral que la fortification de Paris, une
fois accomplie, ne pouvait manquer de produire au profit de la paix
européenne. Dès que la loi eut été votée dans la Chambre des députés,
j'écrivis aux représentants de la France en Europe, spécialement au
comte Bresson, ministre du roi à Berlin, que je savais zélé et habile
à répandre en Allemagne nos vues et nos paroles: «Voilà Paris à moitié
fortifié. J'ai mis une extrême importance à restituer au projet de loi
son vrai et fondamental caractère. Gage de paix et preuve de force. Il
le fallait pour le dehors; il le fallait pour la Chambre elle-même. Si
je n'avais pas convaincu les trois quarts du parti conservateur que la
mesure était en harmonie avec sa politique, avec notre politique, elle
aurait infailliblement échoué. Appliquez-vous constamment, dans votre
langage, à lui maintenir la physionomie que j'ai voulu lui imprimer:
point de menace et point de crainte; ni inquiétants, ni inquiets;
très-pacifiques et très-vigilants. Que pas un acte, pas un mot de votre
part ne déroge à ce double caractère de notre politique. C'est, pour
nous, la seule manière de retrouver à la fois de la sécurité et de
l'influence.»

La question parlementaire nous causa plus d'embarras que la question
extérieure. L'embarras n'eut point pour cause la difficulté de faire
marcher d'accord, dans la discussion et le vote, l'ancien et le nouveau
cabinet; cet accord fut complet et constant. M. Thiers et ses collègues
y étaient les premiers intéressés; c'étaient leurs résolutions et leurs
actes qu'il s'agissait de faire sanctionner par les Chambres; en prenant
à notre compte ces résolutions et ces actes et en présentant le projet
de loi qui les sanctionnait, nous en avions accepté pour nous-mêmes la
responsabilité, mais sans en décharger leurs premiers auteurs, et ils
devaient désirer, au moins autant que nous, que le projet de loi et
son double système de fortification fussent adoptés. Cette situation
mutuelle fut, des deux parts, bien comprise et loyalement acceptée: M.
Thiers et ses collègues soutinrent fermement le projet de loi que
nous avions fermement présenté. Ce fut du sein même du cabinet et de
l'attitude de son président que provint l'embarras. Comme on l'a vu,
le maréchal Soult, en présentant le projet de loi, avait formellement
réservé son opinion personnelle contre l'enceinte continue et en faveur
des seuls forts détachés. Partageant sa conviction et peut-être aussi
croyant plaire à son désir secret, un de ses intimes confidents, le
général Schneider, son ministre de la guerre dans le cabinet du 12 mai
1839, fit de cette idée l'objet d'un amendement formel et proposa, dans
le projet de loi, la suppression de l'enceinte continue. Les adversaires
de ce système ressaisirent vivement cette chance de le faire écarter. Un
long débat se ralluma. Le maréchal Soult s'y engagea pour expliquer
sa situation en maintenant, sur ce point, son opinion contre le projet
qu'il avait lui-même présenté. Ses explications aggravèrent, au lieu de
la dissiper, la confusion du débat; on put croire, et les adversaires de
l'enceinte continue s'efforcèrent de donner à croire que le président
du conseil laissait attaquer et verrait volontiers mutiler le projet
de loi. La méfiance gagnait les partisans de l'enceinte continue; la
loyauté du cabinet paraissait suspecte, et le sort du projet de loi
devenait très-douteux. Je pris sur-le-champ la parole: «Je tiens,
m'écriai-je, à la clarté des situations encore plus qu'à celle des
idées, et à la conséquence dans la conduite encore plus que dans
le raisonnement. Que la Chambre me permette, sans que personne s'en
offense, de dire, au sujet de ce qui se passe en ce moment, tout ce que
je pense. La situation est trop grave pour que je n'essaye pas de la
mettre, dans sa nudité, sous les yeux de la Chambre. C'est le seul moyen
d'en sortir. M. le président du conseil avait, il y a quelques années,
exprimé, sur les moyens de fortifier Paris, une opinion qui a droit au
respect de la Chambre et de la France, car personne ne peut, sur une
pareille question, présenter ses idées avec autant d'autorité que lui.
Qu'a-t-il fait naguère? Il s'est rendu, dans le cabinet, à l'opinion de
ses collègues; il a présenté, au nom du gouvernement du roi, le projet
de loi que, dans l'état actuel des affaires, ses collègues ont jugé
le meilleur, et en même temps il a réservé l'expression libre de son
ancienne opinion, le respect de ses antécédents personnels. Un débat
s'élève ici à ce sujet. M. le président du conseil me permettra, j'en
suis sûr, de le dire sans détour: il n'est pas étonnant qu'il n'apporte
pas à cette tribune la même dextérité de tactique qu'il a si souvent
déployée ailleurs; il n'est pas étonnant qu'il ne soit pas aussi exercé
ici qu'ailleurs à livrer et à gagner des batailles. Il est arrivé à des
hommes qui avaient de la tribune plus d'habitude que M. le président du
conseil, de se trouver dans la situation où il vient de se trouver; M.
Pitt, M. Canning ont plusieurs fois parlé contre des mesures proposées
par le cabinet dont ils faisaient partie; ils n'ont pas seulement
réservé leur opinion, ils ont formellement combattu les propositions de
leur cabinet. M. Pitt, M. Canning étaient des hommes de chambre, exercés
à se tirer des difficultés d'une telle situation. M. le président
du conseil a cherché et trouvé sa gloire ailleurs; il n'y a rien
aujourd'hui que de parfaitement simple dans sa conduite; en maintenant
son ancienne opinion, il n'a fait qu'user d'un droit consacré par les
institutions et les moeurs des pays libres. Mais le projet de loi qu'il
a présenté au nom du gouvernement reste entier; c'est toujours le projet
du gouvernement; le cabinet le maintient; M. le président du conseil le
maintient lui-même comme la pensée, l'acte, l'intention permanente du
cabinet. Il vient de le redire tout à l'heure. Je le maintiens à mon
tour; je persiste à dire que, dans la conviction du gouvernement du roi,
le projet de loi tout entier est la meilleure manière, techniquement la
manière la plus efficace, et politiquement la seule manière efficace de
résoudre la grande question sur laquelle nous délibérons.»

De retour à mon banc, je dis à M. Duchâtel assis à côté de moi: «Je
crois la loi sauvée.--Oui, me dit-il à l'oreille, vous avez sauvé la
loi, mais vous pourriez bien avoir tué le cabinet.--Soyez tranquille,
repris-je; le maréchal est un peu susceptible, mais il tient encore plus
à la durée du cabinet qu'au rejet de l'enceinte continue.» L'amendement
du général Schneider fut rejeté, et il n'y eut plus de doute sur
l'adoption du projet de loi. J'allai le soir même chez le maréchal;
je le trouvai seul avec la maréchale, faisant des patiences: «Mon cher
président, lui dis-je, je suis sûr que vous m'avez compris et approuvé
ce matin; si l'amendement du général Schneider avait passé, notre loi
était perdue et le cabinet aussi.» Il me répondit avec une gravité
narquoise: «Vous avez très-bien manoeuvré; vous avez tiré le
gouvernement d'un grand embarras; en sortant de la Chambre, je suis
allé chez le roi et je lui en ai fait mon compliment. Je vous le fais à
vous.» Je trouvai en effet, en rentrant chez moi, un billet du roi qui
m'écrivait: «Mon cher ministre, je suis impatient de vous féliciter
sur le brillant succès que vous avez obtenu aujourd'hui, et de vous
remercier en outre du grand service que vous avez rendu à la France et
à moi. Et je suis heureux d'ajouter que le maréchal, qui est venu m'en
donner les détails, partage ma satisfaction.»

Soit par nature, soit par l'habitude du commandement, le maréchal Soult
avait, en fait de gouvernement et sur sa propre situation, de grands
instincts qui suppléaient à ce qui lui manquait quelquefois en élévation
d'esprit et en sévère dignité.

Au dehors, l'adoption des fortifications de Paris produisit tout l'effet
et précisément l'effet que nous y avions cherché. Le comte Bresson
m'écrivit de Berlin, le 5 février 1841: «Vous auriez plaisir à entendre
comme on s'exprime sur vous de toutes parts et les voeux que l'on forme
pour le succès de l'administration à laquelle vous appartenez. Ces voeux
ne seront pas stériles; votre triomphe dans la discussion de la loi des
fortifications de Paris en est un gage; vous l'avez bien faite
_vôtre_, et (ou je me trompe radicalement) vous avez rendu un service
incalculable à notre pays. J'ai moins de droit que qui que ce soit de me
constituer juge des systèmes; mais je vois clairement que le parti que
nous avons pris renverse bien des calculs et déjoue au dehors bien des
espérances. Les plus mal intentionnés vont jusqu'à dire: «Pourquoi les
laisser mettre à profit les cinq années nécessaires à l'accomplissement
de leur oeuvre? Il faut les prévenir.» Mais ces conseils ardents ne
trouvent point accès chez les hommes qui dirigent ici le cabinet. Vos
paroles ont d'ailleurs calmé une partie de leurs inquiétudes; on
désire seulement que vous restiez longtemps en position de les mettre
personnellement en pratique.» Et le 14 février suivant, au moment où le
projet de loi, présenté le 1er février à la Chambre des pairs, semblait
devoir y rencontrer une assez grave résistance: «Je ne puis imaginer,
m'écrivait encore M. Bresson, que la Chambre des pairs refuse à la
France un gage _de paix et de force_ qu'on vous doit en si grande
partie. Je répéterai jusqu'à extinction que rien ne pouvait, autant
que les fortifications de Paris, imposer à l'étranger, le contenir,
et donner de la liberté et de l'aisance à l'exercice de notre juste
influence.»

En 1844, dans la visite où j'accompagnai le roi Louis-Philippe
au château de Windsor, le duc de Wellington me dit un jour: «Vos
fortifications de Paris ont fermé cette ère des guerres d'invasion et
de marche rapide sur les capitales que Napoléon avait ouverte. Elles ont
presque fait pour vous ce que fait pour nous l'Océan. Si les souverains
de l'Europe m'en croyaient, ils en feraient tous autant. Je ne sais
si les guerres en seraient moins longues et moins meurtrières; elles
seraient, à coup sûr, moins révolutionnaires. Vous avez rendu, par
cet exemple, un grand service à la sécurité des États et à l'ordre
européen.»



                          CHAPITRE XXXV

AFFAIRES D'ORIENT.--CONVENTION DU 13 JUILLET 1841.


Situation de la France après le traité du 15 juillet 1840.--Caractère
de son isolement et de ses armements.--Dispositions des cabinets
européens.--Dépêche de lord Palmerston du 2 novembre 1840.--Son effet
en France.--Prise de Saint-Jean d'Acre par les Anglais.--Méhémet-Ali
est menacé en Égypte.--Mission du baron Mounier à Londres.--Paroles du
prince de Metternich.--Le commodore Napier arrive devant Alexandrie,
décide Méhémet-Ali à traiter, et conclut avec lui une convention qui lui
promet l'hérédité de l'Égypte.--Colère du sultan et de lord Ponsonby
en apprenant cette nouvelle.--La convention Napier est désavouée
à Constantinople, quoique approuvée à Londres.--Conférence
des plénipotentiaires européens à Constantinople avec
Reschid-Pacha.--Hatti-shériff du 13 février 1841, qui n'accorde
à Méhémet-Ali qu'une hérédité incomplète et précaire de
l'Égypte.--Entretien de lord Palmerston avec Chékib-Effendi.--Notre
attitude expectante et nos précautions.--Projet d'un protocole et
d'une convention nouvelle pour faire rentrer la France dans le concert
européen.--Conditions que nous y attachons.--J'autorise le baron de
Bourqueney à parafer, mais non à signer définitivement les deux actes
projetés.--Travail du prince de Metternich à Constantinople.--Changement
du ministère turc.--Nouvelles hésitations de la Porte.--Elle cède enfin
et accorde l'hérédité de l'Égypte à Méhémet-Ali, par un nouveau firman
du 25 mai 1841.--Nouveau délai à Londres pour la signature du
protocole et de la convention.--La chute du ministère whig est
imminente.--Méhémet-Ali accepte le firman du 25 mai 1841.--J'autorise
le baron de Bourqueney à signer la convention; elle est signée le 13
juillet 1841.--Résumé de la négociation et de ses résultats.


En même temps que nous discutions les adresses des Chambres et que nous
recevions aux Invalides le cercueil de Napoléon, l'exécution du traité
du 15 juillet 1840 suivait en Orient son cours, et nous prenions en
Europe la situation que ce traité nous avait faite. Je m'empressai, dans
ma correspondance avec nos agents au dehors, de bien déterminer cette
situation et l'attitude qu'elle leur prescrivait. J'écrivis le 10
décembre 1840 au comte de Sainte-Aulaire, ambassadeur du roi à Vienne:
«De tout ce qui s'est passé, deux faits restent pour nous, notre
isolement et nos armements. A l'isolement franchement accepté, nous
gagnons de la dignité et beaucoup de liberté. Cette liberté nous
est bonne et deviendra chaque jour meilleure, car, pour les autres
puissances, après le succès viendront les embarras, les dissidences, les
jalousies; et à mesure que tout cela viendra, viendra aussi, aux uns et
aux autres, l'envie de se rapprocher de nous. Nous verrons venir cette
envie-là. L'isolement n'est pas une situation qu'on choisisse de propos
délibéré, ni dans laquelle on s'établisse pour toujours; mais quand on
y est, il faut s'y tenir avec tranquillité jusqu'à ce qu'on puisse en
sortir avec profit.

«Nous n'avons nul dessein de rester en dehors des affaires générales de
l'Europe. Nous sommes convaincus qu'il nous est bon d'en être et qu'il
est bon pour tous que nous en soyons. On s'est passé de nous; il faut
qu'on sente et qu'on nous dise qu'on a besoin de nous. Dans l'état de
l'Europe, je crois, pour les grandes affaires, à la nécessité du concert
entre les grands gouvernements. Pour aucun d'eux, ni l'isolement, ni
le fractionnement et la formation en camps séparés ne sont une
bonne politique. Il y a des intérêts supérieurs qui commandent, pour
longtemps, à l'Europe le concert et l'unité; et il n'y a point de
concert, il n'y a point d'unité en Europe quand la France n'en est pas.

«Je viens de me battre pour le maintien de la paix. Dans ma pensée,
au delà du maintien de la paix, j'ai toujours eu en perspective le
rétablissement du concert européen. Mais nous l'attendrons; et c'est
pour l'attendre avec sécurité comme avec convenance que nous avons fait
nos armements.

«Ils étaient nécessaires. Notre matériel, notre cavalerie, notre
artillerie, nos arsenaux, nos places fortes n'étaient pas dans un
état satisfaisant. Ils sont désormais et ils resteront tels qu'il nous
convient. La portion permanente de notre établissement militaire, celle
qui ne s'improvise pas, sortira de cette crise grandement améliorée.

«Quant à notre force en hommes, nous la garderons sur le pied actuel
aussi longtemps que la situation actuelle se prolongera.

«Plus j'y pense, plus je me persuade, mon cher ami, que c'est là la
seule conduite, la seule attitude qui nous conviennent. Le roi en est
très-persuadé. Faites en sorte qu'on le croie bien à Vienne. C'est, pour
le moment, la seule instruction que je donne aussi à Berlin, à Londres
et à Pétersbourg.»

Nous n'eûmes pas longtemps à attendre pour voir combien ces deux faits,
l'isolement et les armements de la France déplaisaient et pesaient à
l'Europe. Le nouveau cabinet était à peine formé qu'à Vienne, à Berlin,
et même à Londres, les politiques cherchaient quelque moyen de mettre
promptement un terme à cette situation. La cessation de l'intimité entre
la France et l'Angleterre convenait au prince de Metternich, mais pourvu
qu'elle n'allât pas jusqu'à menacer la paix européenne, et quoique
décidé à ne point se séparer du cabinet anglais, il avait bien plus
envie d'arrêter lord Palmerston que de le suivre. Il fit repartir pour
Londres l'ambassadeur d'Autriche, le prince Esterhazy, en le chargeant
à la fois d'adhérer constamment au traité du 15 juillet et d'en amortir
les conséquences. On les redoutait encore plus à Berlin qu'à Vienne,
et le baron de Bülow, qui avait quitté Londres en congé, y retourna
précipitamment avec l'instruction et le désir personnel d'employer tout
ce qu'il avait d'activité et de ressource dans l'esprit pour faire, sans
délai, rentrer la France dans le concert européen. Parmi les membres du
cabinet anglais qui, depuis l'origine de l'affaire, avaient témoigné,
pour l'alliance française, un bon vouloir plus sincère qu'efficace,
quelques-uns, lord Clarendon surtout, se montraient inquiets et
empressés à seconder, dans leur travail pacifique, les diplomates
allemands: «Le cabinet qui vient de se former à Paris pour le maintien
de la paix ne peut vivre, disaient-ils, qu'avec un sacrifice des
puissances signataires du traité du 15 juillet.--Oui, répondit le baron
de Bourqueney que j'avais laissé à Londres chargé de cette délicate
négociation, il faut à la France une concession en dehors de ce traité.»
Mais quelle concession faire au pacha d'Égypte pour donner satisfaction
à la France? On proposa divers expédients, l'île de Candie laissée
à Méhémet-Ali, le pachalik de Tripoli donné à l'un de ses fils, la
suspension des hostilités et le _statu quo_ territorial en Syrie jusqu'à
l'issue de négociations nouvelles. Pendant que les débats des Chambres
s'ouvraient à Paris, les diplomates réunis à Londres se livraient, avec
plus de sollicitude que d'espérance, à ces essais de rapprochement. M.
de Bourqueney me rendait un compte très-intelligent de leurs allées
et venues, de leurs entretiens, de leurs ouvertures. Je lui répondais:
«Deux sentiments sont ici en présence, le désir de la paix et l'honneur
national. Le sentiment de la France, je dis de la France et non pas
des brouillons et des factieux, c'est qu'elle a été traitée légèrement,
qu'on a sacrifié légèrement, sans motif suffisant, pour un intérêt
secondaire, son alliance, son amitié, son concours. Là est le grand
mal qu'a fait le traité du 15 juillet, là est le grand obstacle à la
politique de la paix. Pour guérir ce mal, pour lever cet obstacle, il
faut prouver à la France qu'elle se trompe; il faut lui prouver qu'on
attache à son alliance, à son amitié, à son concours beaucoup de prix,
assez de prix pour lui faire quelque sacrifice. Ce n'est pas l'étendue,
c'est le fait même du sacrifice qui importe. Qu'indépendamment de la
convention du 15 juillet, quelque chose soit donné, évidemment donné
au désir de rentrer en bonne intelligence avec la France et de la voir
rentrer dans l'affaire, la paix pourra être maintenue et l'harmonie
générale rétablie en Europe. Si on vous dit que cela se peut, je suis
prêt à faire les démarches nécessaires pour atteindre à ce but et à en
accepter la responsabilité; mais je ne veux pas me mettre en mouvement
sans savoir si le but est possible à atteindre. La politique de
transaction est préférable à la politique d'isolement, s'il y a
réellement transaction; mais si la transaction n'est, de notre part,
qu'abandon, l'isolement vaut mieux. En tout cas, voici, à mon avis, vos
deux règles de conduite: traiter bien réellement avec lord Palmerston,
et non pas contre lui; ne rien négliger pour que l'atmosphère où vit
lord Palmerston pèse sur lui dans notre sens. C'est de lui que dépend
l'issue.»

A ce moment même, un incident nouveau, suscité par lord Palmerston,
rendit le rapprochement encore plus difficile. On sait que, le 8
octobre, par sa dernière communication au cabinet anglais, M. Thiers
avait déclaré que «la France, disposée à prendre part à tout arrangement
acceptable qui aurait pour base la double garantie de l'existence
du sultan et du vice-roi d'Égypte, ne pourrait consentir à la mise à
exécution de l'acte de déchéance prononcé contre Méhémet-Ali, le 14
septembre, à Constantinople.» On sait également que, le 15 octobre,
poussé par l'impression qu'avait faite, sur ses collègues et sur
lui-même, cette déclaration du gouvernement français, lord Palmerston
avait enjoint à lord Ponsonby de se concerter avec les représentants de
l'Autriche, de la Prusse et de la Russie à Constantinople, pour qu'ils
allassent tous ensemble «recommander fortement au sultan, non-seulement
de rétablir Méhémet-Ali comme pacha d'Égypte, mais de lui donner aussi
l'investiture héréditaire de ce pachalik, conformément aux conditions
spécifiées dans le traité du 15 juillet, pourvu qu'il fît sa soumission
au sultan et qu'il s'engageât à restituer la flotte turque et à retirer
ses troupes de toute la Syrie, d'Adana et des villes saintes[6].»
D'après cette démarche du gouvernement anglais, j'étais pleinement
autorisé, en prenant, le 29 octobre, la direction des affaires
étrangères, à regarder l'établissement héréditaire de Méhémet-Ali en
Égypte comme assuré, pourvu qu'il satisfît aux conditions prescrites.
Mais le 5 novembre, lord Granville vint me communiquer une dépêche de
lord Palmerston, en date du 2, qui semblait avoir pour but de m'enlever
cette assurance: lord Palmerston revenait sur la dépêche de M. Thiers
du 8 octobre, en discutait les arguments, et établissait que «le sultan,
comme souverain de l'empire turc, avait seul le droit de décider auquel
de ses sujets il confierait le gouvernement de telle ou telle partie
de ses États; que les puissances étrangères, quelles que fussent à
cet égard leurs idées, ne pouvaient donner au sultan que des avis,
et qu'aucune d'elles n'était en droit de l'entraver dans l'exercice
discrétionnaire de l'un des attributs inhérents et essentiels de la
souveraineté indépendante.»

[Note 6: Voir le tome V de ces _Mémoires_, p. 337-340.]

C'était détruire, en principe, le conseil qu'en fait lord Palmerston
avait donné à la Porte, et provoquer le sultan à maintenir cette
déchéance absolue de Méhémet-Ali que, quinze jours auparavant, on
l'avait engagé à révoquer.

Lord Palmerston ne se contenta pas de me faire communiquer sa dépêche;
elle fut publiée, le 10 novembre, dans le _Morning Chronicle_. L'effet
en France en fut déplorable; j'écrivis, le 14 novembre, au baron de
Bourqueney: «On prend ici cette pièce comme une rétractation voilée
de la démarche faite, il n'y a pas un mois, auprès de la Porte, pour
l'engager à ne pas persister dans la déchéance de Méhémet-Ali. Je
combats cette idée; je soutiens que lord Palmerston n'a voulu, comme
il le dit en finissant, que traiter une question de principes et poser
nettement les siens. Mais l'effet n'en est pas moins produit; nos
adversaires l'exploitent; nos propres amis en sont troublés. C'est
la première communication que lord Palmerston ait adressée au nouveau
cabinet. En quoi diffère-t-elle de ce qu'il aurait écrit à l'ancien?
Comment cette dépêche a-t-elle été publiée dans le _Morning Chronicle_,
et avec tant d'empressement? Témoignez, mon cher baron, et au cabinet
anglais et à nos amis à Londres, le sentiment que je vous exprime et le
mal qu'on nous fait.»

M. de Bourqueney n'eut point d'embarras à porter vivement ma plainte: la
dépêche de lord Palmerston avait excité à Londres, parmi les amis de la
paix, presque autant de surprise et de blâme qu'à Paris; on se demandait
s'il n'y avait là que la manie de la controverse, et si cette manie ne
cachait pas le désir de pousser jusqu'au bout la ruine de Méhémet-Ali
et de faire échouer toute espèce d'arrangement: «Je sors de chez lord
Palmerston, me répondit, le 18 novembre, M. de Bourqueney; il a commencé
par s'excuser de la date de sa dépêche du 2:--J'ai vivement regretté,
m'a-t-il dit, que ma réponse à la dépêche du 8 octobre de M. Thiers
se trouvât forcément adressée à son successeur; mais vous savez ma
vie occupée; les jours se sont écoulés; le cabinet de M. Thiers s'est
retiré, et ma réponse est parvenue dans les mains de M. Guizot. Mon
intention était bonne en l'écrivant, je vous l'affirme; je croyais
nécessaire, dans l'intérêt même de la politique de conciliation, de
réfuter quelques-uns des arguments de la dépêche du 8 octobre, parce que
ces arguments, en passant pour acceptés par nous, seraient devenus un
encouragement à la prolongation de la lutte que nous avons à coeur de
terminer. Mais, croyez-moi, mes précédentes déclarations subsistent;
je n'en rétracte aucune; Méhémet-Ali est encore libre de conserver
l'hérédité de l'Égypte. Si on a tiré de ma dépêche du 2 novembre une
conclusion contraire, je la désavoue.»

Je fus et je reste persuadé que ce désaveu était sincère. Rien n'est
plus rare, en politique, que les résolutions simples et la poursuite
exclusive d'un but unique, sans distraction ni complaisance pour de
secrets désirs qui dépassent le vrai et public dessein. Lord Palmerston
ne préméditait pas la ruine complète de Méhémet-Ali; il ne se proposait
sérieusement que d'assurer et de grandir, à Constantinople et en Orient,
la position de l'Angleterre en affaiblissant un sujet rival du sultan
et un client favori de la France; mais quand la chance de l'entière
destruction de Méhémet-Ali s'offrait à sa pensée, il ne l'écartait
pas nettement, se donnant ainsi l'air de la poursuivre. Il ne pouvait
d'ailleurs se résoudre à laisser passer les arguments d'un adversaire
sans leur opposer les siens, et il acceptait volontiers un embarras
politique pour obtenir un succès logique. Il avait écrit sa dépêche du
2 novembre 1840 sans se soucier de me seconder ni de me nuire, pour
soutenir en thèse générale, contre M. Thiers tombé, les droits de
souveraineté du sultan, et aussi pour déterminer Méhémet à la soumission
en lui faisant entrevoir le péril extrême qui pouvait l'atteindre s'il
persistait à s'y refuser.

Il eût pu s'épargner cette apparence de mauvais vouloir et
d'arrière-pensée; les événements, qu'il avait bien prévus, le servirent
mieux que les arguments qu'il se complaisait à étaler. Pendant qu'à
Londres les diplomates se fatiguaient à chercher quelque combinaison
qui, en faisant cesser l'isolement de la France, mît fin à leurs
inquiétudes, l'insurrection, fomentée par lord Palmerston, éclatait en
Syrie contre Méhémet-Ali; l'émir Beschir, naguère gouverneur du Liban
au nom du pacha, abandonnait la cause Égyptienne sans se sauver lui-même
par sa défection; Saïda, Tyr, Tripoli se rendaient à l'apparition
de l'escadre anglaise et des troupes turques qu'elle débarquait;
Ibrahim-Pacha et son armée démoralisée se repliaient successivement à
l'intérieur. Le 3 novembre enfin, après quelques heures de résistance,
Saint-Jean d'Acre tombait au pouvoir de l'amiral Stopford; et sur cette
nouvelle, le prince de Metternich écrivait au baron de Neumann chargé
encore à Londres de la question égyptienne: «Ne laissons plus d'illusion
à la France sur la Syrie; la Syrie est irrévocablement perdue, perdue
tout entière. C'est à l'Égypte qu'il faut songer; le mal gagne de ce
côté; il n'y a pas un moment à perdre pour décider Méhémet-Ali à la
soumission.»

Ces nouvelles ne produisirent à Londres d'autre effet que d'accroître
la confiance de lord Palmerston en lui-même, son ascendant sur ses
collègues, et de mettre fin au petit travail entrepris pour l'amener à
quelque concession en dehors du traité du 15 juillet: «M. de Bülow est
hors de selle, m'écrivait le 8 novembre M. de Bourqueney; il m'a dit ce
matin qu'il attendait de Berlin, sous peu de jours, une dépêche analogue
à celle de M. de Metternich. Voilà, comme il le reconnaît lui-même,
sa mission à néant.» Le lord-maire de la cité donna, le 9 novembre, un
grand dîner auquel étaient invités les ministres et les diplomates; sir
Robert Peel, qui y assistait, se pencha vers le baron de Bourqueney et
lui dit tout bas: «Les événements vont bien vite en Syrie. On dit que
l'Égypte va être entreprise. Cela m'inquiète beaucoup pour la question
européenne.» A Paris, la surprise égala et aggrava l'inquiétude; la
faiblesse de Méhémet-Ali en Syrie fut une révélation inattendue qui en
présageait une semblable en Égypte. Un homme d'esprit qui séjournait
depuis quelque temps en Orient, M. Alphonse Royer m'écrivit le 16
novembre de Constantinople: «Il est impossible de ne pas se demander
avec un cruel serrement de coeur comment il se fait que le gouvernement
français, qui entretient à grands frais de nombreux agents dans toutes
ces contrées, n'ait pas connu, avant d'agir, l'état physique et moral de
l'Égypte et de la Syrie. A-t-il donc cru à un empire arabe intronisé par
un pacha turc, et à l'affection des Arabes pour un gouvernement dirigé
d'après le vieux système turc où les indigènes ne peuvent obtenir le
plus misérable commandement ni le plus chétif emploi? A-t-il pensé
qu'exploiter un pays comme une ferme coloniale, c'était le civiliser?
Ne lui a-t-on jamais fait le tableau des souffrances de ce malheureux
peuple chez qui les mères éborgnent leurs enfants pour les soustraire
à la corvée militaire? Et quand les chrétiens du Liban, insurgés contre
leurs oppresseurs, criaient grâce après leur défaite et qu'on leur
répondait par de monstrueuses exécutions, comment se fait-il que leurs
gémissements et leurs angoisses se soient trouvés transformés en un
concert de louanges dans les rapports officiels envoyés au ministre
français? Cela se concevrait si le gouvernement du roi puisait ses
renseignements aux mêmes sources que les journaux français auxquels ils
sont envoyés directement d'Alexandrie, par ordre exprès de Méhémet-Ali.
Le vice-roi a le talent de se concilier, par ses soins empressés, par
ses attentions délicates, par son amabilité, toutes les personnes dont
il peut attendre un éloge écrit ou verbal. Tous les voyageurs de quelque
renom qui ont traversé l'Égypte ont subi cette influence. Les plus
clairvoyants et les plus consciencieux se sont abstenus de juger. Quand
on parle des prodiges opérés par le génie de Méhémet-Ali, celui-ci n'est
assurément pas le moindre.»

En présence de ces mécomptes et dans la crainte d'en voir éclater
d'autres, plusieurs de mes amis dans les Chambres, entre autres le
chancelier Pasquier, le duc Decazes, le comte de Gasparin, M. Barthe, M.
Laplagne-Barris se demandèrent et me demandèrent s'il ne serait pas
bon que l'un d'entre eux, étranger à toute mission officielle, à tout
caractère diplomatique, allât passer quelques semaines à Londres pour
bien observer la disposition des esprits, causer librement avec les
hommes considérables, et apprécier ainsi, sans prévention ni routine,
les chances de l'avenir. Je ne pensais pas qu'une telle visite changeât
rien aux informations que je recevais du baron de Bourqueney, ni aux
idées que je me formais de l'état des choses; mais je n'avais, pour
mon compte, aucune raison de m'y refuser, et je connaissais assez M. de
Bourqueney pour être sûr que le petit déplaisir qu'il en ressentirait
n'altérerait ni son jugement ni son zèle. J'accueillis donc la
proposition, et je priai le baron Mounier, l'un de mes plus judicieux
et plus indépendants amis politiques, de se charger de cette mission
d'observation libre. Il l'accepta avec un empressement amical, et partit
le 21 novembre pour aller vérifier à Londres mes renseignements et mes
pressentiments.

Loin de les détruire, ses observations les confirmèrent: soit dans le
cabinet anglais, soit parmi ses adhérents, il trouva les plus sincères
partisans de la paix convaincus que la soumission de Méhémet-Ali
aux termes du traité du 15 juillet pouvait seule l'assurer: «Comment
voulez-vous, lui dit M. Macaulay, alors secrétaire de la guerre, que
nous ne poursuivions pas ce que nous avons commencé? En continuant les
hostilités, Méhémet-Ali aurait, de son côté, la chance de reconquérir la
Syrie; si nous n'avions pas, du nôtre, celle de lui enlever l'Égypte, il
n'y aurait ni égalité, ni justice, ni politique. Il ne peut être permis
au pacha de suspendre ou de commencer la guerre à son choix. Il faut
qu'il rende la flotte turque et qu'il renonce à toute prétention
en dehors de l'Égypte.» Les inquiétudes des diplomates continentaux
confirmaient le langage des ministres anglais: «Le prince Esterhazy
est très-frappé de l'urgence de poser un obstacle à l'entraînement des
événements, m'écrivit le 29 novembre M. Mounier; il m'a assuré, hier
au soir, qu'il allait s'efforcer d'obtenir la déclaration positive
qu'aucune tentative quelconque ne serait dirigée contre l'Égypte
sans que la nécessité et la convenance n'en eussent été préalablement
reconnues entre les cabinets signataires du traité du 15 juillet. Le
prince de Metternich écrit dans ce sens à l'ambassadeur, et de la façon
la plus claire: «Il faut prévenir le cas, dit sa dépêche, où, la Syrie
ayant été délivrée, Méhémet ne se soumettrait pas. Le _quid faciendum_
alors est à chercher.»

Au même moment où il posait à Londres cette question, le prince de
Metternich disait à Vienne, au comte de Sainte-Aulaire. «Assurez M.
Guizot que nous agirons pour que tout s'arrête à la Syrie. D'accord avec
l'Angleterre, j'en suis certain; mais, m'expliquant dès aujourd'hui pour
le compte de l'Autriche, je vous déclare qu'elle s'abstiendra de toute
attaque contre l'Égypte, et qu'elle s'en abstiendra par égard pour la
France. Si M. Guizot trouve quelque avantage à faire connaître cette
vérité dans les Chambres, il peut la proclamer avec la certitude de
n'être pas démenti par moi.»

Les amiraux anglais avaient d'avance épargné aux diplomates l'embarras
dont se préoccupait le prince de Metternich. Le 25 novembre, le
commodore Napier, avec une partie de l'escadre de l'amiral Stopford,
était tout à coup arrivé devant Alexandrie, et avait écrit à Boghos-Bey,
principal conseiller de Méhémet-Ali: «Le pacha sait certainement que les
puissances européennes désirent lui assurer le gouvernement héréditaire
de l'Égypte. Que Son Altesse permette à un vieux marin de lui suggérer
un facile moyen de se réconcilier avec le sultan: que promptement
et librement, sans imposer aucune condition, Elle renvoie la flotte
ottomane et retire ses troupes de Syrie; alors les malheurs de la
guerre cesseront; Son Altesse aura amplement de quoi se satisfaire et
s'occuper, dans les dernières années de sa vie, en cultivant les arts et
en posant probablement la base du rétablissement du trône des Ptolémées.
Après ce qui s'est passé en Syrie, Son Altesse doit aisément pressentir
combien peu Elle pourrait faire ici où le peuple est mécontent du
gouvernement. En un mois, 6,000 Turcs et une poignée de marins ont
pris Beyrouth et Saïda, battu les Égyptiens dans trois rencontres, fait
10,000 prisonniers ou déserteurs, et amené l'évacuation forcée des ports
et des défilés du Taurus et du Liban; cela, en présence d'une armée
de 30,000 hommes. Trois semaines après, Acre, la clef de la Syrie, est
tombée entre les mains de la flotte alliée. Si Son Altesse se décidait
à continuer les hostilités, qu'Elle me permette de lui demander si
Elle est sûre de conserver l'Égypte. Je suis un grand admirateur de Son
Altesse et j'aimerais mieux être son ami que son ennemi. Je prends la
liberté de lui représenter que, si Elle refuse de se réconcilier avec
le sultan, Elle ne peut espérer de conserver l'Égypte que bien peu de
temps..... Un mécontentement général règne ici parmi les habitants et
les marins; le vice-amiral de Son Altesse et plusieurs de ses officiers
l'ont déjà abandonnée et sont à bord de ma flotte. Les soldats syriens
qui se trouvent en Égypte aspirent à retourner chez eux. La solde des
soldats égyptiens est fort arriérée, et ils n'ont pas de pain à donner à
leurs familles. Que Son Altesse réfléchisse aux dangers qu'Elle courrait
si ses soldats recevaient la promesse d'être, à sa chute, délivrés du
service? Qui peut dire que l'Égypte serait invulnérable? Alexandrie
peut être pris comme Saint-Jean d'Acre l'a été, et Son Altesse, qui
maintenant peut devenir le fondateur d'une dynastie, serait réduite à
être un simple pacha.»

Après quelques heures de correspondance, tous les conseils du commodore
Napier étaient acceptés. Méhémet-Ali prenait l'engagement de renvoyer
la flotte turque à Constantinople dès que les puissances lui auraient
assuré le gouvernement héréditaire de l'Égypte. Un envoyé égyptien
partait à bord d'un bâtiment anglais, portant à Ibrahim-Pacha l'ordre
d'évacuer la Syrie avec toute son armée. Une convention formelle
consacrait ces arrangements. La soumission de Méhémet-Ali était entière,
et le traité du 15 juillet avait reçu sa pleine exécution.

Arrivées à Londres le 8 décembre, ces nouvelles y produisirent tout
l'effet qu'on en pouvait attendre; c'était l'accomplissement des
prédictions de lord Palmerston et le triomphe de sa politique. Les
diplomates, ses alliés, s'en félicitaient, non sans quelque surprise;
ils se demandaient quelle cause avait déterminé cette action à la fois
menaçante et pacifiante de la flotte anglaise, et précipité ainsi le
dénoûment; le commodore Napier avait-il agi d'après des ordres de
son cabinet, ou de concert avec l'amiral Stopford son supérieur,
ou seulement de sa propre et spontanée impulsion? «Je ne pense pas,
écrivis-je le 11 décembre à M. de Bourqueney, que Napier eût des
instructions pour engager le pacha à rétablir _le trône des Ptolémées_,
ni pour le menacer du bombardement d'Alexandrie. Si un agent français
avait dit la première phrase, lord Palmerston se serait récrié sur ce
mépris des droits du sultan, et si, sur le refus du pacha, Napier
avait exécuté sa menace, j'aurais eu, moi, le droit de dire que lord
Palmerston m'avait manqué de parole, car il avait bien donné sa parole
qu'aucun acte, aucun commencement d'acte n'aurait lieu contre l'Égypte
sans une délibération nouvelle des puissances signataires du traité
du 15 juillet. Je ne fais nul cas des petites plaintes, ni des
récriminations contre les faits accomplis; mais je fais attention à
toutes les irrégularités, à toutes les façons d'agir peu conséquentes et
peu mesurées; et il est bon qu'on sache que nous y faisons attention.»

Je pressentais qu'on s'empresserait de nous présenter le résultat ainsi
obtenu comme définitif et devant faire cesser notre isolement armé,
et qu'on nous demanderait de ne pas tarder à le reconnaître. Je pris
sur-le-champ mes précautions contre de telles instances et pour bien
établir la situation que nous entendions garder; j'écrivis le 18
décembre au baron de Bourqueney: «Nous sommes restés étrangers au traité
du 15 juillet, c'est-à-dire au règlement des rapports du sultan et du
pacha par l'intervention de l'Europe. Ni les bases territoriales, ni le
mode coërcitif de ce règlement ne nous ont convenu. Ils ne doivent
pas nous convenir davantage après qu'avant. Nous ne nous sommes pas
matériellement opposés au fait; nous ne saurions nous y associer pour
lui rendre hommage et le garantir. Nous resterons donc, en ce qui touche
les rapports du sultan et du pacha, en dehors du traité du 15 juillet
et de la coalition qui l'a signé. C'est, pour nous, un devoir de
conséquence rigoureuse et de simple dignité.

«Mais le traité du 15 juillet une fois accompli et vidé, reste la grande
question, la question des rapports de l'empire ottoman avec l'Europe.
Les rapports du sultan et du pacha d'Égypte sont, pour l'empire ottoman,
une question intérieure sur laquelle nous avons pu penser autrement que
nos alliés et nous séparer d'eux. Les rapports de l'empire ottoman avec
l'Europe sont une question extérieure, générale, permanente, à laquelle
nous avons toujours l'intention de concourir, et qui ne peut être
efficacement ni définitivement réglée sans notre concours.

«A côté de cette grande question extérieure et européenne peut se placer
encore une question intérieure et ottomane, celle des garanties à donner
à la Syrie rentrée sous le gouvernement du sultan, spécialement aux
populations chrétiennes du Liban: question dans laquelle nous sommes
prêts aussi à reprendre place.

«Loin donc de vouloir persister dans notre isolement, nous avons
toujours en vue le rétablissement du concert européen, et nous savons
par quelles portes, grande et petite, nous y pouvons rentrer.

«Nous savons aussi qu'on désire nous y voir rentrer, et nous croyons
qu'on a raison. Notre isolement ne vaut rien pour personne. Il nous
oblige, et pour notre sûreté, et pour la satisfaction des esprits
en France, à maintenir nos armements actuels. Nous avons arrêté ces
armements à la limite qu'ils avaient atteinte quand le cabinet s'est
formé. Le cabinet précédent voulait les pousser plus loin; nous avons
déclaré que nous ne le ferions point; mais pour que nous puissions
réduire nos armements actuels, il faut que notre situation soit changée
de manière à ce que la disposition des esprits change aussi et se calme.
Et je parle ici des bons esprits, du parti conservateur qui, tant que la
situation actuelle durera, ne s'accommoderait point de la réduction des
armements actuels et pacifiques, pas plus qu'il n'a voulu s'accommoder
des armements excessifs et belliqueux que demandait le cabinet
précédent.

«Je dis que nos armements actuels sont purement de précaution et
pacifiques. L'existence seule du cabinet en est une preuve évidente et
permanente. Mais le taux même de ces armements le prouve; ils ne nous
donnent que ce que nous avions dans les années 1831, 1832 et 1833,
c'est-à-dire de 400 à 450,000 hommes. Et nous n'avions pas alors 70,000
hommes en Afrique.

«Il n'y a donc, ni dans la pensée, ni dans la mesure de ces armements,
rien dont on puisse s'inquiéter, et nous n'avons nul dessein de
prolonger indéfiniment et sans nécessité un état de choses onéreux. Mais
tant que la situation qui l'a amené se prolonge, nous en acceptons la
conséquence. Qu'une porte convenable s'ouvre devant nous pour sortir de
cette situation, nous ne nous obstinerons point à y rester.»

Les faits ne tardèrent pas à prouver que j'avais raison de ne pas croire
la question égyptienne définitivement résolue, et d'attendre encore
avant de sortir de la situation que nous avions prise. Dès que la
convention conclue le 27 novembre par sir Charles Napier avec le pacha
fut connue à Constantinople, et par l'envoi qu'en fit le commodore à
lord Ponsonby, et par une lettre de Méhémet-Ali lui-même au grand vizir,
une vive colère éclata dans le divan, partagée et soutenue par lord
Ponsonby, qui écrivit sur-le-champ[7] à lord Palmerston: «Votre
Seigneurie a reçu le rapport du commodore: tout ce que j'ai à vous dire,
c'est que la Porte a expressément déclaré la convention nulle et de nul
effet, et que, mes collègues et moi, nous nous sommes associés à cette
déclaration. Je n'ai pas besoin d'ajouter qu'aucun gouvernement, dans la
situation de la Porte ottomane, ne pouvait tolérer un seul moment qu'un
individu s'arrogeât le droit de traiter, pour lui, avec un pouvoir
considéré, en droit ou en fait, comme un pouvoir rebelle. L'ambassadeur
de Sa Majesté n'est nullement autorisé à reconnaître l'acte d'un
individu qui n'avait reçu du gouvernement de Sa Majesté aucun pouvoir,
et les ministres d'Autriche, de Prusse et de Russie n'y sont pas
plus autorisés que moi.» Reschid-Pacha annonça le même jour, et à
l'ambassadeur turc à Londres et aux ministres des quatre puissances
à Constantinople, les résolutions de la Porte: «Comment pourrait-on,
dit-il, après tout ce qui s'est passé, confier de nouveau l'autorité à
un homme tel que Méhémet-Ali? Toutefois, et quoique le sultan n'ait
pas l'intention de rien accorder de sa propre volonté à Méhémet-Ali,
néanmoins, en cas d'une demande de la part des grandes puissances, il
est possible que, par déférence pour elles, quelque faveur temporaire
lui soit accordée. Mais serait-il possible aujourd'hui de revenir sur la
question de l'hérédité, cette grande concession, déjà rejetée par lui,
du traité d'alliance? Et comment les quatre puissances pourraient-elles
concilier désormais cette concession avec le maintien de l'intégrité de
l'empire ottoman qui forme le principal objet de leur sollicitude? En
conséquence, la Sublime-Porte déclare protester, comme elle proteste
par la présente, de la manière la plus formelle, contre la convention
conclue le 27 novembre par le commodore Napier, convention qu'elle doit
regarder et qu'elle regarde en effet comme nulle et non avenue.»

[Note 7: Le 8 décembre 1840.]

Quelques jours après, le drogman de la France à Constantinople, M. Cor,
homme d'expérience et de considération, s'entretenant avec Reschid-Pacha
de cette convention, l'engageait à ne pas confondre la forme et le fond
de l'acte: «Vous êtes, lui disait-il, en droit de protester contre la
forme; mais au fond, l'acte est généralement approuvé; il peut amener un
rapprochement entre la France et les puissances qui ont signé le traité
du 15 juillet; la Porte pourrait avoir à se repentir de sa conduite
envers la France, son plus ancien allié; l'amour-propre de la France est
engagé dans la question, et il faut trouver quelque moyen de l'y faire
rentrer.--La Sublime-Porte, lui répondit Reschid-Pacha, trouve la
substance de la convention aussi contraire aux intérêts de Sa Hautesse
le sultan que la forme en est mauvaise; vous dites qu'il faut faire un
acte auquel la France puisse prendre part; nous n'avons que deux choses
à proposer, toutes deux diamétralement opposées à la politique qu'a
adoptée la France, l'entière et absolue soumission de Méhémet-Ali
comme sujet, non comme vassal, ou sa destruction. Comment pouvez-vous
prétendre avoir à coeur l'intégrité et l'indépendance de l'empire
ottoman quand vous cherchez à le démembrer? Si vous désirez tant de
conserver Méhémet-Ali, vous n'avez qu'à le nommer gouverneur de l'une de
vos provinces.»

La colère turque, et surtout la mauvaise humeur hautaine de lord
Ponsonby, embarrassaient un peu lord Palmerston, sans dominer pourtant
ses résolutions. Dès qu'il avait connu la conduite de sir Charles
Napier, il l'avait approuvée, tout en déclarant que sir Charles avait
agi sans instructions, et en faisant cette réserve que les puissances
signataires du traité du 15 juillet ne pouvaient s'engager à garantir en
Égypte à Méhémet-Ali l'hérédité qu'elles conseillaient à la Porte de lui
accorder. Il avait en même temps informé lord Ponsonby de l'approbation
qu'il donnait à la convention du 27 novembre et de la réserve qu'il
y attachait. Le 15 décembre, causant avec le baron de Bourqueney de
l'obstination du divan à maintenir la déchéance de Méhémet-Ali: «Il
faudra bien, lui dit-il, que la Porte nous écoute: nous avons assez fait
pour elle.» Les dépêches qu'il recevait de Vienne le confirmaient dans
cette disposition: «Le prince de Metternich me charge de dire à Votre
Seigneurie, lui écrivait lord Beauvale[8], que si la Porte hésite à
accueillir la recommandation des puissances alliées qui l'engagent à
conférer à Méhémet-Ali le gouvernement héréditaire de l'Égypte, la cour
d'Autriche n'admet pas que les alliés puissent se laisser compromettre
par une telle hésitation. Le prince de Metternich ne doute pas que la
Porte ne défère à l'avis de ses alliés s'ils y insistent fermement
et conjointement.» Et quelques jours plus tard[9]: «Les dépêches de
l'internonce, M. de Stürmer, disent que les commissaires désignés
pour Alexandrie n'ont pouvoir de donner aucune assurance quant à
la succession héréditaire dans la famille de Méhémet-Ali, et qu'ils
retarderont tant qu'ils pourront leur arrivée dans ce port, afin
de donner, aux opérations militaires contre Ibrahim-Pacha et aux
insurrections en Égypte, le temps d'éclater. Sur cette nouvelle, le
prince de Metternich a envoyé au prince Esterhazy des dépêches où il lui
annonce la ferme résolution de l'Autriche d'obtenir pour Méhémet-Ali la
succession héréditaire, ajoutant que le refus de la Porte déterminerait
l'Autriche à retirer au sultan son appui moral et matériel. Des
copies de ces dépêches seront expédiées aujourd'hui à l'internonce à
Constantinople pour régler sa conduite.»

[Note 8: Le 3 janvier 1841.]

[Note 9: Le 17 janvier 1841.]

La perplexité était grande à Constantinople. Hors d'état de se décider
seul et par lui-même, le sultan voyait ses alliés divisés et incertains.
Lord Ponsonby était évidemment plus hostile à Méhémet-Ali que son chef
lord Palmerston qui, à son tour, était moins décidé que le prince de
Metternich à soutenir le pacha vaincu. La Prusse suivait pas à pas
l'Autriche; la Russie flottait entre les puissances allemandes et
l'Angleterre; et la France absente pesait sur les esprits autant que,
présente, elle eût pu influer sur les délibérations. Dans l'espoir de
sortir d'embarras, Reschid-Pacha réunit en conférence chez lui[10] les
représentants des quatre puissances signataires du traité du 15 juillet,
et après leur avoir rappelé le mémorandum par lequel, le 14 novembre
précédent, leurs gouvernements avaient conseillé à la Porte d'accorder à
Méhémet-Ali l'investiture héréditaire du pachalik d'Égypte pourvu qu'il
se soumît sans délai aux conditions indiquées: «Le sultan m'a ordonné,
dit-il, de vous demander si Méhémet-Ali, par sa lettre du 11 décembre
dernier au grand vizir, s'est conformé à l'esprit de ce mémorandum, et
si sa soumission doit être considérée comme réelle.» Sur cette question
positive, lord Ponsonby refusa positivement de s'expliquer: «Je pense,
dit-il, qu'au sultan seul il appartient de décider ce point. Quant
à moi, je ne vois, pour le moment, rien devant moi qui m'autorise à
énoncer une opinion.» L'internonce d'Autriche, le baron Stürmer, qui
avait reçu de Vienne des instructions précises, fut moins bref et plus
décidé, quoique non sans ambages: «Dans le but, dit-il, de me
décharger de toute responsabilité et de faire connaître les vues de mon
gouvernement dans une circonstance aussi importante, j'ai cru
convenable de mettre mon vote par écrit; je vais en faire lecture à
la conférence.--J'ai lu et relu avec la plus scrupuleuse attention la
lettre que Méhémet-Ali vient d'adresser au grand vizir. Je n'y ai rien
trouvé qui ne soit correct. Le ton qui y règne m'a paru répondre à tous
les sentiments de convenance. Il eût été désirable qu'il n'y eût pas
été question de la convention du commodore Napier; mais nous sommes tous
d'accord qu'il l'eût été bien plus encore que cette convention n'eût
jamais été conclue; et Méhémet-Ali, en s'y référant, n'a fait que se
prévaloir d'un avantage qui lui a été gratuitement offert. Dans sa
lettre, le pacha déclare être prêt à faire tout ce qu'on lui demande, et
sous ce rapport, sa soumission me paraît entière. Je serais donc d'avis
que cette soumission fût acceptée. Je regarderais comme regrettable, à
tous égards, toute hésitation de la Porte à se conformer aux conseils
de ses alliés. Les plus brillants succès ont couronné leurs efforts
en Syrie; ces succès ont dépassé nos calculs, nos prévisions, nos
espérances. La Syrie est rentrée sous le sceptre de Sa Hautesse, et le
principal objet de l'alliance se trouve ainsi rempli. Aller plus loin
n'entre pas dans les vues des puissances alliées; la conférence de
Londres s'est assez clairement prononcée à cet égard. La Sublime-Porte
peut sans doute avoir de bonnes raisons pour désirer l'anéantissement
de Méhémet-Ali; mais n'ayant pas les moyens de l'effectuer elle-même,
ce serait sur ses alliés qu'en retomberait la charge. Or, voudrait-elle,
pour prix des services qu'ils lui ont rendus, les jeter dans une
entreprise qui mettrait en péril la paix générale si ardemment désirée
par tous les peuples et si heureusement maintenue jusqu'ici? C'est
vers la France surtout que se porte aujourd'hui l'attention de nos
gouvernements; cette puissance a droit à leurs égards et à leur intérêt;
et si l'attitude menaçante et belliqueuse du ministère Thiers n'a pu les
arrêter dans leur marche vers le but qu'ils se proposaient et qu'ils ont
atteint, ils semblent désormais vouloir vouer tous leurs soins à ménager
le ministère qui lui succède, et dont le langage annonce une politique
sage, modérée et conciliante. Ils doivent en conséquence entrer dans sa
position, faire la part des difficultés dont il est entouré, et ne pas
l'exposer à se voir entraîné, malgré lui, dans une fausse route. Dans
l'état où sont les esprits en France, un incident imprévu peut tout
bouleverser, et n'est-il pas dans l'intérêt de tous et dans celui de
la justice qu'on s'unisse franchement à ceux qui la gouvernent, pour
prévenir un pareil malheur?»

[Note 10: Le 20 décembre 1840.]

Les ministres de Prusse et de Russie adhérèrent, avec quelques nuances,
au vote de l'internonce d'Autriche. L'ambassadeur d'Angleterre répéta
qu'il devait attendre la décision du sultan sur la valeur de la
soumission de Méhémet-Ali pour donner le conseil qui lui était prescrit
par les ordres de son gouvernement. Reschid-Pacha fit de vains efforts
pour amener les quatre plénipotentiaires à un avis plus formel et plus
unanime; et la conférence se termina sans autre conclusion que les
dernières paroles de l'internonce d'Autriche qui «fit remarquer encore
une fois combien il serait regrettable que la Porte ne se conformât
pas avec promptitude au voeu exprimé par les cours alliées dans le
mémorandum du 14 novembre.»

Quelques jours après cette conférence[11], le baron de Stürmer écrivit à
lord Ponsonby: «S'il a pu nous rester quelques doutes sur les véritables
intentions de nos gouvernements, les dépêches que j'ai reçues hier du
prince de Metternich sont bien faites pour les détruire complètement. Le
prince est impatient de savoir quelle suite j'ai donnée à ses
directions précédentes, et il me dit et me répète, de la manière la plus
péremptoire, que les quatre cours se sont prononcées pour que l'hérédité
dans les fonctions du gouvernement d'Égypte soit accordée à la famille
de Méhémet-Ali. Je vais, en conséquence, adresser à ce sujet une lettre
formelle à Reschid-Pacha, et la lui porter moi-même pour y ajouter
de vive voix tous les développements nécessaires. La pensée de votre
cabinet étant absolument identique avec celle du mien, je ne doute pas
que vous ne jugiez à propos de vous expliquer dans le même sens envers
la Porte. Je vous avoue que ce n'est pas sans quelque regret que je
vois ainsi s'évanouir l'espoir que nous avions de voir la puissance de
Méhémet-Ali s'écrouler de fond en comble; mais mon rôle est fini, et
il ne me reste plus qu'à attendre en silence les ordres que mon
gouvernement voudra bien me faire parvenir, et à les exécuter
scrupuleusement.»

[Note 11: Le 7 janvier 1841.]

M. de Stürmer fit sur-le-champ, auprès de Reschid-Pacha, la démarche
qu'il annonçait. Le ministre de Russie, M. de Titow, se déclara décidé
à agir comme l'internonce d'Autriche et en informa lord Ponsonby.
L'ambassadeur d'Angleterre répondit, avec son dédain ironique: «Rien
n'est plus indifférent que l'opinion particulière de tel ou tel d'entre
nous sur cette question; c'est l'affaire de nos gouvernements, et aucun
de nous n'en est responsable. Mais autre chose est d'agir sans ordres;
je n'encourrai pas cette responsabilité. Je refuse donc d'agir
de concert avec vous tant que je ne serai pas autorisé, par des
instructions formelles, à faire la démarche que vous me proposez. Il m'a
été dit plusieurs fois, par les meilleures autorités, par vous-même, si
je ne me trompe, que votre gouvernement n'était pas décidé à accorder
à Méhémet-Ali l'hérédité, et dans notre conférence, il n'a pas paru que
vous fussiez autorisé à faire mention de ce point. Mais ceci n'est
pas de date récente, et il n'est pas du tout impossible que plus d'un
changement soit survenu dans l'opinion de votre gouvernement; ce qui est
erreur maintenant peut avoir été vérité jadis et pourra le redevenir,
car il y a eu, dans cette affaire, une continuelle fluctuation de
circonstances. Si mon gouvernement ne m'a point encore envoyé d'ordre,
ce ne peut être faute de temps, car ses instructions auraient pu
m'arriver par Vienne aussitôt que les vôtres à vous.»

Trois jours après, le 10 janvier 1841, lord Ponsonby écrivit à M.
Frédéric Pisani, drogman d'Angleterre à Constantinople: «Vous informerez
S. Exc. le ministre des affaires étrangères que j'ai ordre de donner
à la Sublime-Porte, au nom du gouvernement britannique, le conseil
d'accorder à Méhémet-Ali le gouvernement héréditaire de l'Égypte.» Et
au même moment, en termes aussi brefs, il annonça à MM. de Stürmer et de
Titow ses instructions et sa démarche.

En présence de toutes ces hésitations, contradictions et
procrastinations de la diplomatie européenne, il était bien naturel que
le sultan et ses conseillers hésitassent aussi, et qu'ils cherchassent,
soit par des paroles vagues, soit par des lenteurs répétées, à repousser
le calice que tantôt on approchait, tantôt on écartait de leurs lèvres.
Après avoir protesté contre la convention de sir Charles Napier à
Alexandrie comme nulle et de nul effet, le divan était pourtant rentré
en négociation avec Méhémet-Ali, et le grand vizir, en lui envoyant
Mazloum-Bey, l'un des principaux employés de la Porte, pour recevoir sa
soumission, lui avait écrit que, dès qu'elle serait accomplie, le sultan
«daignerait le réintégrer dans le gouvernement de l'Égypte,» mais sans
faire aucune mention de l'hérédité. Quand lord Ponsonby eut déclaré à la
Porte que le gouvernement britannique lui conseillait de faire au pacha
cette concession, le sultan rendit[12] un hatti-shériff portant: «Par
déférence pour les conseils des hautes cours alliées, et attendu que mon
adhésion à l'hérédité dont il s'agit met fin à la question et contribue
à la conservation de la paix générale, j'ai résolu de conférer
de nouveau à Méhémet-Ali le gouvernement de l'Égypte, avec droit
d'hérédité, lorsqu'il aura réellement fait sa soumission de la manière
que le conseil l'a compris.... Il y a pourtant ceci à dire: l'expérience
du passé a prouvé la nécessité que notre Sublime-Porte soit mise en
parfaite sûreté de la part de l'Égypte, soit pour à présent, soit pour
l'avenir, et ce but ne saurait guère être atteint qu'en attachant à
l'hérédité des conditions fortes, des obligations nécessaires. Convaincu
que la même sollicitude bienveillante dont les hautes puissances alliées
ont déjà donné des preuves sera employée à cet effet aussi, je me suis
empressé d'écouter leurs conseils et de les mettre à exécution. On
mettra du zèle à faire ce qui est nécessaire.»

[Note 12: Le 13 février 1841.]

Le hatti-shériff fut envoyé, le jour même, à Méhémet-Ali; mais le zèle
promis manqua, tout autant que la veille, pour le mettre à exécution. La
Porte se flattait toujours qu'elle finirait par échapper à des exigences
qu'elle ne croyait pas toutes également sincères. Contents d'avoir obéi
à leurs instructions, lord Ponsonby et le baron de Stürmer ne pressaient
pas beaucoup le divan de se hâter. Plus habile, Méhémet-Ali mettait
le bon droit et les bonnes apparences de son côté en donnant tous les
ordres nécessaires pour le renvoi de la flotte turque et l'évacuation
de la Syrie. A Londres, le prince Esterhazy, le baron de Bülow, M. de
Brünnow lui-même insistaient pour que la question égyptienne fût enfin
vidée; et dans le cabinet comme dans le public anglais, les amis de la
paix témoignaient leur inquiétude de voir se prolonger, sans autre motif
que des indécisions ou des lenteurs frivoles, une situation européenne
lourde et précaire. Lord Palmerston sentit qu'il fallait conclure. Le 28
janvier 1841, Chékib-Effendi vint lui demander ce qu'il fallait écrire
enfin à Reschid-Pacha sur l'établissement héréditaire de Méhémet-Ali
dans le pachalik d'Égypte: «Je lui ai dit, écrivit le lendemain lord
Palmerston à lord Ponsonby, que je ne pouvais pas ne pas admettre la
force des objections élevées contre cette concession. Certainement
il vaudrait beaucoup mieux, dans l'intérêt du sultan et de ses sujets
égyptiens, que le sultan pût garder, pour le choix des gouverneurs
futurs de l'Égypte, la même liberté qu'il possède quant au choix des
gouverneurs des autres provinces de son empire. Mais, dans toutes
les affaires, il faut se contenter de ce qui est praticable et ne
pas compromettre ce qu'on a obtenu en courant après ce qu'on ne peut
atteindre. Il est clair que Méhémet-Ali a fait sa soumission dans
l'espérance qu'il obtiendrait l'hérédité en Égypte. Si maintenant on la
lui refuse, qu'arrivera-t-il de sa part? Une nouvelle révolte, ou tout
au moins une attitude de résistance passive. Quel sera le remède? Un
tel état de choses ne saurait durer indéfiniment, car, s'il durait, il
équivaudrait à l'Égypte séparée de l'empire turc. Mais le sultan n'a
pas, quant à présent, des moyens maritimes ni militaires suffisants pour
rétablir son autorité en Égypte. Il serait donc obligé de recourir à ses
alliés. Or les mesures convenues jusqu'ici entre les quatre puissances,
en vertu du traité de juillet, se bornent à chasser les Égyptiens de
Syrie, d'Arabie et de Candie, et à refouler les troupes et l'autorité de
Méhémet-Ali dans les limites de l'Égypte. Si donc le sultan s'adressait
aux quatre puissances pour attaquer, avec leur aide, Méhémet-Ali en
Égypte même, une nouvelle délibération de la conférence deviendrait
nécessaire. Eh bien, ai-je dit à Chékib, si le sultan demande secours
aux quatre puissances par suite de son refus d'accorder selon leur
conseil, à Méhémet-Ali, l'hérédité du pachalik d'Égypte, je puis
vous dire d'avance quel sera le résultat de la délibération. Je sais
parfaitement que les quatre puissances refuseront de venir en aide
au sultan. Qu'arrivera-t-il alors? Faute d'avoir lui-même des forces
suffisantes, et après une tentative vaine, le sultan sera obligé
d'accorder de mauvaise grâce à Méhémet-Ali ce qu'aujourd'hui il peut
avoir le mérite de lui conférer volontairement; et ainsi, au lieu
d'accomplir, à la suggestion de ses alliés, un acte de pouvoir
souverain, il aura, aux yeux du monde entier, l'air de faire une
concession arrachée par un sujet.

«Je n'essayerai pas, ai-je ajouté, de représenter comme sans importance
ni valeur ce qui est incontestablement un grand sacrifice; je ne
convaincrais pas le sultan. Mais je vous demande de considérer quelle
immense force morale et physique votre gouvernement a gagnée par tout ce
qui s'est passé dans ces derniers mois, et de vous souvenir que, tout ce
que le sultan a gagné, Méhémet-Ali l'a perdu. Leurs situations mutuelles
sont donc changées; si le sultan sait tirer parti des stipulations du
traité de juillet, s'il sait bien organiser son armée, sa marine, ses
finances, et les mettre sur un pied respectable, Méhémet ne peut plus
être pour lui un danger, ni même une inquiétude. Le sultan a recouvré,
pour son autorité directe, toute la Syrie, l'Arabie et Candie,
territoires qui, sous les points de vue militaire, financier et
religieux, sont de la plus grande importance, et pour la possession
desquels le sultan aurait fait, l'an dernier, à pareille époque, de
grands sacrifices. Enfin, rappelez-vous que, fidèlement exécutée, la
stipulation du traité de juillet qui dit que toutes les lois et tous
les traités de l'empire sont applicables à l'Égypte comme à toute
autre province, est, pour l'autorité souveraine du sultan, une
très-essentielle garantie. J'ai donc demandé à Chékib-Effendi d'insister
fortement pour que son gouvernement mette fin, sans autre délai, à cette
affaire, car il est d'une extrême importance pour toutes les parties
intéressées, qu'elle soit définitivement réglée le plus tôt possible.

«Chékib-Effendi m'a promis d'écrire dans ce sens à Reschid-Pacha, et il
ne doute pas, m'a-t-il dit, que le sultan ne se rende à l'avis de ses
alliés.»

Le surlendemain de cet entretien, les représentants des quatre
puissances à Londres adressèrent à Chékib-Effendi, et lord Palmerston
envoya à lord Ponsonby une note développée par laquelle ils
recommandaient au sultan «d'accorder à Méhémet-Ali le gouvernement
héréditaire de l'Égypte, priant Chékib-Effendi de soumettre sans
délai ces considérations à sa cour, et d'engager le gouvernement de Sa
Hautesse à y vouer son attention la plus sérieuse.» Trois jours après
l'arrivée de cette note à Constantinople, le 13 février 1841, le sultan
signa définitivement le firman qui conférait en effet à Méhémet-Ali et
à ses descendants l'hérédité du pachalik d'Égypte, en en déterminant les
conditions.

Pendant tout le cours de cette négociation et à travers ses
fluctuations, nous y étions restés complètement étrangers, bien résolus
à ne pas sortir de notre isolement tant que le traité du 15
juillet vivrait encore et que la question égyptienne ne serait pas
définitivement vidée. Mais, depuis l'acte de l'amiral Napier devant
Alexandrie et l'approbation que lord Palmerston lui avait donnée, je ne
doutais pas que l'hérédité de l'Égypte ne fût accordée à Méhémet-Ali.
Il me revenait bien de Londres que la passion de lord Ponsonby contre
le pacha ne déplaisait guère à lord Palmerston, et que, tout en
reconnaissant ses engagements quant à l'hérédité, celui-ci laissait
entrevoir quelque velléité à saisir les occasions d'y échapper. Je ne
tins compte de ces bruits, et, jugeant que le moment était venu de
bien marquer la conduite que nous tiendrions quand ils seraient bien et
dûment tombés devant les faits, j'écrivis, le 13 janvier 1841, au comte
de Sainte-Aulaire: «Je ne puis croire que le fantasque acharnement de
lord Ponsonby l'emporte sur la prudence de M. de Metternich et sur la
parole de lord Palmerston. Je ne doute pas que la Porte n'accorde au
pacha l'hérédité qu'on lui a promis d'obtenir pour lui quand on a obtenu
de lui sa soumission. N'admettez donc pas, à ce sujet, un doute que je
n'admets pas moi-même, et persistez à regarder la concession héréditaire
de l'Égypte comme une affaire conclue.

«Quand elle le sera en effet, où en serons-nous, et que restera-t-il
à faire pour que l'Europe retire, en Orient, quelque profit de cette
secousse, et rentre elle-même dans son état normal?

«Nous n'avons, vous le savez, à cet égard, rien à faire, aucune
initiative à prendre. Nous sommes seuls, nous sommes en paix et nous
attendons. Mais vous savez aussi qu'en demeurant étrangers, après comme
avant, au traité du 15 juillet, c'est-à-dire au règlement des rapports
entre le sultan et le pacha, la France est disposée à reprendre, dans
les affaires d'Orient, qui sont d'un intérêt général pour l'Europe,
la place qui lui appartient, et à rentrer ainsi, sur des ouvertures
convenables, dans le concert européen.

«Je suis seul moi-même dans mon cabinet, et en pleine liberté d'esprit.
Je ne m'inquiète de personne. Je regarde uniquement aux choses pour m'en
rendre compte nettement et bien savoir ce qu'elles conseillent ou ce
qu'elles exigent. Voici quels sont, si je ne me trompe, les divers
points qu'il importe de régler quant à l'Orient, et qu'il importe de
régler en commun:

«1º La clôture des deux détroits.

«2º La consécration du principe que l'Angleterre, l'Autriche, la Prusse
et la Russie ont admis par leurs notes des 23, 24, 26 juillet et 16
août 1839, en réponse à la note de la France du 17 juillet précédent,
c'est-à-dire la reconnaissance du _statu quo_ de l'empire ottoman, dans
son indépendance et son intégrité. C'est là ce que les cinq puissances
ont déclaré il y a dix-huit mois, au début de l'affaire. Elles
pourraient, elles devraient consacrer aujourd'hui en commun ce qu'elles
ont déclaré dès l'abord, et finir comme elles ont commencé.

«3º Les garanties qu'on peut obtenir de la Porte pour les populations
chrétiennes de la Syrie, non-seulement dans leur propre intérêt, mais
dans un intérêt général, ottoman et européen; car si la Syrie retombe
dans l'anarchie, la Porte et l'Europe peuvent retomber à leur tour dans
l'embarras.

«4º Certaines stipulations en faveur de Jérusalem. Cette idée s'est
élevée et commence à préoccuper assez vivement les esprits chrétiens.
Je ne sais ce qui est possible, ni sous quelles formes et dans quelles
limites l'intervention européenne serait en mesure de procurer à
Jérusalem un peu de sécurité et de dignité; mais les gouvernements, qui
se plaignent avec raison de l'affaiblissement des croyances des peuples,
devraient bien, quand l'occasion s'en présente, donner eux-mêmes à ces
croyances quelque marque éclatante d'adhésion et d'intérêt. Que l'Europe
et la politique de l'Europe reprennent la figure chrétienne; personne
ne peut mesurer aujourd'hui tout ce que l'ordre et le pouvoir ont à y
gagner.

«5º Enfin il y a, quant aux routes commerciales, soit entre la
Méditerranée et la mer Rouge, par l'isthme de Suez, soit entre la
Méditerranée et le golfe Persique, par la Syrie et l'Euphrate, des
stipulations de liberté générale, et peut-être de neutralité positive,
qui sont pour toute l'Europe d'un grand intérêt, et qui poseraient, pour
les relations si rapidement croissantes de l'Europe avec l'Asie, des
principes excellents que jamais peut-être on ne trouvera une si bonne
occasion de faire prévaloir.

«Voilà ce qui me vient à l'esprit, mon cher ami, quand je laisse mon
esprit aller comme il lui plaît. Prenez tout cela comme je vous le
donne; dites-en, montrez-en ce que vous jugerez à propos. Mais, si je ne
me trompe, il y aurait là, pour les cinq puissances et pour terminer
en commun les affaires d'Orient, matière à un acte général qui ne
manquerait ni d'utilité ni de grandeur.»

Je prenais les devants en tenant ce langage. Les plénipotentiaires
réunis à Londres n'exprimaient pas aussi clairement leurs vues:
«Je crois fermement qu'on viendra à nous sur la question générale,
m'écrivait M. de Bourqueney; mais y viendra-t-on sur un terrain aussi
large que nous pouvons le désirer? On est jusqu'ici un peu vague avec
moi. Je ne puis donc utilement encore vous préciser des pensées
qui peut-être ne sont pas d'ailleurs suffisamment caractérisées
elles-mêmes.» J'étais décidé à ne point me préoccuper de cette obscurité
des intentions et des paroles des alliés: quand on n'a point de parti
pris, on a raison d'attendre et de garder en silence toute sa liberté
pour se décider selon les circonstances; mais quand on sait bien ce
qu'on peut et veut faire, c'est agir sagement de s'en expliquer d'avance
et sans réserve; on s'épargne ainsi des embarras et des entraînements
qui jettent souvent, quand on les laisse venir, dans des fautes et des
périls graves.

Sous la pression des nouvelles d'Orient, on ne tarda pourtant pas, à
Londres, à serrer les questions de plus près et à leur chercher des
solutions précises. J'avais résolu d'envoyer le comte de Rohan-Chabot
en mission à Alexandrie pour expliquer catégoriquement au pacha nos
intentions et nos conseils. Je l'avais eu auprès de moi, en Angleterre,
comme second secrétaire d'ambassade; il s'était très-bien acquitté de
sa mission à Sainte-Hélène, avec M. le prince de Joinville, et son
caractère comme sa capacité m'inspiraient une entière confiance. Avant
de partir pour l'Égypte, il fit une course à Londres, où il était aussi
estimé que connu, et après s'en être entendu avec M. de Bourqueney, il
me rapporta avec détail leurs informations et leurs conjectures communes
sur la situation prochaine qui se préparait là pour nous. «Dans un
assez long entretien, lord Palmerston, me dit-il, s'est renfermé dans la
défense de sa politique envers la France et dans la discussion de celle
du cabinet du 1er mars, évidemment décidé à ne pas admettre que rien de
sa part ait pu justifier l'inquiétude et l'irritation françaises, et
à ne pas entrer dans la question, qui pourtant apparaissait à chaque
instant au fond de sa pensée, quelle devait être l'ouverture à faire à
la France? Ce n'est donc pas sur ce que j'ai pu recueillir de lui que
s'est formée mon impression; elle provient de mes conversations avec MM.
de Bülow, Esterhazy et Brünnow, et surtout de ce que m'a confié M. de
Bourqueney comme résultat de ses propres observations.

«Tous les membres de la conférence, sauf M. de Brünnow, désirent qu'une
démarche de courtoisie soit faite prochainement envers la France pour
l'engager à reprendre sa place dans le concert européen, et que cette
démarche soit suivie d'un acte général sur les affaires d'Orient, conclu
avec la France.

«Quand la question intérieure des rapports du sultan et du pacha serait
considérée par le divan comme vidée, la Porte annoncerait aux quatre
plénipotentiaires à Constantinople que le but du traité du 15 juillet
est atteint. Sur cette déclaration venue à Londres, la conférence serait
convoquée; elle en prendrait acte, et la question secondaire, à laquelle
la France est restée étrangère, serait ainsi complètement close. On
déciderait alors qu'une démarche serait faite auprès du gouvernement
français pour l'inviter à aviser, de concert avec les alliés, à la
solution définitive de la question générale. Protocole pourrait être
dressé de cette décision, et l'organe naturel de la conférence, lord
Palmerston, serait chargé de la communiquer au gouvernement français.

«La France ainsi invitée à reprendre sa place dans la conférence, voici
quelles seraient la nature et la substance de l'acte général à conclure.

«On reproduirait dans le préambule les mots d'intégrité et
d'indépendance de l'empire ottoman comme base de la politique des
puissances. Un premier article consacrerait le principe de la clôture
des droits. Dans un second, le sultan s'engagerait à n'accorder des
firmans d'admission qu'à un seul bâtiment de guerre de chaque puissance
à la fois. Un troisième article pourrait contenir quelques stipulations
à l'égard des populations chrétiennes de la Syrie. Jusqu'ici, toutefois,
lord Palmerston s'est prononcé contre cette idée, disant que les
protections religieuses préparent les démembrements politiques, et les
autres membres de la conférence paraissent incliner vers cette opinion.

«Sur la question des voies de communication avec l'Inde, aucune parole
n'a encore été échangée à Londres; mais il n'y aurait aucun inconvénient
à la produire, de manière toutefois à écarter toute idée d'un soupçon
contre la politique anglaise ou d'un succès poursuivi sur elle.

«On s'abstiendrait d'ailleurs avec soin de tout ce qui pourrait rappeler
la question à laquelle la France est restée étrangère, et le succès
obtenu sans sa coopération.

«Rien aujourd'hui n'autorise l'espoir de voir consacrer, dans un article
spécial, le principe de l'intégrité et de l'indépendance de l'empire
ottoman. Lord Palmerston, satisfait du rôle de la Russie dans ces
derniers événements, ne paraît pas devoir mettre, sur ce point, beaucoup
d'insistance. Le prince Esterhazy et M. de Bülow ne pousseront pas
très-loin la leur, persuadés que, pour le moment, la résistance de M.
de Brünnow, à cet égard, serait insurmontable. Dans son attitude et son
langage, M. de Brünnow reste fort en arrière de sa cour; il se montre
opposé à la démarche proposée envers la France et à l'entente avec elle.
Toutefois, on croit savoir à Londres que le cabinet de Saint-Pétersbourg
a, non-seulement dit, mais écrit qu'il s'associerait à la démarche et
à l'acte général, à condition qu'aucune stipulation spéciale n'y serait
introduite sur le principe de l'indépendance et de l'intégrité de
l'empire ottoman. On compte qu'en définitive, et dans ces limites, M.
de Brünnow se ralliera à l'opinion de lord Palmerston, dès qu'elle lui
paraîtra arrêtée.»

De ce tableau des dispositions des plénipotentiaires à Londres, j'eus
peu de peine à conclure qu'il ne sortirait de leurs délibérations aucune
solution efficace des questions générales, aucun grand acte de politique
vraiment européenne. Évidemment les cours de Vienne et de Berlin,
inquiètes pour la paix du continent, ne se préoccupaient que de
clore, tant bien que mal, la question égyptienne, et de mettre fin aux
périlleux engagements que, par le traité du 15 juillet, elles avaient
contractés. L'empereur Nicolas trouvait qu'il en avait assez fait
en abandonnant ses prétentions de prépondérance exclusive sur
Constantinople, et en laissant tomber le traité d'Unkiar-Skélessi pour
rompre l'intimité de l'Angleterre avec la France; il ne voulait pas
aller plus loin, ni ranimer, aux dépens de sa propre politique en
Orient, l'influence de la France rentrée dans le concert européen. Lord
Palmerston désirait de se retrouver en bons termes avec la France, mais
pourvu que ce rapprochement ne lui fît rien perdre de la complaisance
que la Russie venait de témoigner à l'Angleterre et des sacrifices
qu'elle lui avait faits. Devant cette recrudescence des passions ou
des intérêts personnels des diverses puissances, l'intérêt général
de l'Europe pâlissait; les grandes questions de l'avenir européen
s'éloignaient; ni la réelle indépendance des Turcs, ni le sort des
chrétiens en Orient, ni la sécurité et la facilité des relations
commerciales de l'Europe avec l'Asie n'étaient l'objet d'une sollicitude
sérieuse. La grande et prévoyante politique ne tenait, dans les esprits,
plus de place; on n'était pressé que de se délivrer des récents
embarras sans se compromettre dans aucun nouveau dessein, et telle était
l'impatience, que M. de Bourqueney m'écrivit, le 12 février: «Voici
le danger en présence duquel nous sommes. Je ne crois pas, dans la
conférence, à une égale sincérité, à une égale ardeur pour arriver aux
_cinq signatures_ sur le papier. Si les uns nous trouvent froids, les
autres méfiants ou trop exigeants, on se réunira _à quatre_; on fera un
protocole de clôture pour déclarer la conférence arrivée au terme de ses
travaux par suite de l'accomplissement final du traité de juillet; et
tout sera dit ici en fait d'actes diplomatiques. On n'en affirmera pas
moins que la France n'a plus le droit de se dire isolée, que l'isolement
a cessé avec l'expiration du traité de juillet et la dispersion de la
conférence. Alors viendra la question de la paix armée. Rappelez-vous,
monsieur, la situation de juin 1840; il y eut aussi un moment où vous
sentîtes que vous alliez être débordé par une entente à quatre; je vois
poindre le même danger sous une autre forme; alors c'était un traité à
inaugurer; il s'agit aujourd'hui de l'enterrer, mais de l'enterrer en
rendant tout autre traité impossible!»

Je ne me dissimulai point le péril de cette situation et la nécessité de
le prévenir. Je répondis à M. de Bourqueney: «Nous ne nous sommes point
empressés vers la conclusion qui se prépare; mais si elle vient à
nous, je pense, comme vous, qu'il serait puéril et qu'il pourrait être
nuisible de la faire attendre.

«Avant tout, la question turco-égyptienne est-elle bien réellement,
bien complètement terminée? L'hérédité est accordée, la flotte turque
restituée, la Syrie évacuée. Tout est-il réglé aussi quant au mode
d'administration du pacha en Égypte? Ne se propose-t-on aucun règlement
nouveau au delà des conditions générales énoncées dans la note du 30
janvier dernier?.. Il ne faudrait pas que cette affaire se prolongeât
après qu'on nous aurait déclaré que tout est terminé, et lorsque nous
aurions agi nous-mêmes en vertu de cette déclaration. Regardez-y bien.

«Si tout est terminé en effet quant à la question turco-égyptienne,
il convient, à mon avis, que les quatre puissances le déclarent par un
protocole avant de nous inviter à régler ensemble ce qu'il y a à régler
quant aux relations générales de l'Europe avec la Porte. Cela vaut mieux
qu'une déclaration et une invitation directe de la Porte aux puissances
européennes, la France comprise. Nous restons ainsi plus évidemment
en dehors du traité du 15 juillet; on ne vient à nous qu'après avoir
proclamé que son objet spécial est accompli; ce sont les quatre
puissances qui viennent à nous, et leur démarche courtoise envers la
France a toute sa valeur.

«Voilà pour la forme. Au fond et en thèse générale, il est désirable que
l'acte ait autant de consistance et soit aussi plein qu'il se pourra; sa
vraie valeur sera de mettre un terme à l'état de tension universelle
et de rétablir le concert européen; mais il faut que l'importance des
stipulations spéciales que l'acte contiendra réponde, dans une certaine
mesure, à la valeur politique de l'acte même.

«Il doit donc avoir pour premier mérite, et pour mérite incontestable,
de faire tomber et de remplacer les actes ou traités antérieurs et
particuliers relatifs à l'empire ottoman qui se trouvent désormais sans
objet, le traité d'Unkiar-Skélessi comme celui du 15 juillet 1840.

«Il vaudrait mieux sans doute que le maintien de l'indépendance et de
l'intégrité de l'empire ottoman fût l'objet d'un article spécial et d'un
engagement positif. Mais je pense comme vous qu'il ne faut demander
à cet égard que ce qu'on veut absolument et ce qu'on obtiendrait
certainement. Si l'intention commune des cinq puissances doit être
exprimée dans le préambule de l'acte, la rédaction de ce préambule est
d'une grande importance. Ayez soin de connaître d'avance celles qui
pourraient être préparées.

«Quant aux populations chrétiennes de la Syrie, j'en ai écrit naguère
à M. de Sainte-Aulaire. M. de Metternich a pris assez vivement à cette
idée, mais comme intéressant surtout les deux puissances catholiques,
la France et l'Autriche, et pouvant réussir par leur action commune à
Constantinople plutôt que par une délibération des cinq puissances
à Londres. Il m'a donc fait témoigner le désir que cette affaire fût
traitée entre Vienne et Paris plutôt que dans la conférence. Il pourrait
bien avoir raison. Je ne crois donc pas qu'il faille insister vivement
à ce sujet. Cependant il convient d'en parler et de demander si, dans le
cas où des stipulations précises paraîtraient peu praticables, les
cinq puissances ne devraient pas prendre, les unes envers les autres,
l'engagement d'employer leur influence auprès de la Porte pour la
décider à accorder aux populations chrétiennes des garanties de justice
et de bonne administration.

«Les voies de communication entre l'Europe et l'Asie, soit par l'isthme
de Suez et la mer Rouge, soit par la Syrie, l'Euphrate et le golfe
Persique, pourraient être l'objet d'une stipulation formelle qui en
garantirait le libre usage à toutes les nations européennes, sans faveur
spéciale, ni privilége pour aucune. Quelles pourraient être l'étendue et
les garanties de cette stipulation, cela serait à discuter, mais, dans
aucun cas, elle n'aurait rien de gênant ni d'offensant pour aucune des
nations contractantes.

«Je ne vous dis rien de la clôture des détroits et des restrictions
apportées à l'admission des bâtiments de guerre; il ne saurait y avoir
de contestation à cet égard.

«Voilà, mon cher baron, de quoi régler votre conduite et votre langage
dans les préliminaires confidentiels de cette négociation. Continuez
à ne vous point montrer pressé, à n'aller au-devant de rien; mais ne
montrez non plus aucune hésitation, ni aucune envie de rien retarder.»

Mise ainsi à l'aise, la négociation marcha rapidement. Comme les
plénipotentiaires d'Autriche et de Prusse s'étaient montrés les plus
pressés, ce fut avec eux que s'entretint d'abord M. de Bourqueney et
qu'il discuta confidentiellement les bases, soit du protocole qui devait
clore la question égyptienne, soit du nouveau traité qui devait rétablir
le concert européen. Informé par ses alliés des dispositions de la
France, lord Palmerston dit un soir au baron de Bourqueney: «Eh bien,
on m'assure que nous pouvons causer.--Je suis tout prêt, répondit M.
de Bourqueney.--A demain donc,» dit lord Palmerston; et le lendemain
en effet, 21 février 1841, le chargé d'affaires de France eut, avec le
ministre d'Angleterre, un long entretien dont il me rendit compte le
soir même. «C'est moi, m'écrivit-il, qui ai pris la parole: j'ai dit
que mon gouvernement, averti de tous côtés que les quatre puissances
croyaient le moment venu de lui proposer de faire en commun quelque
chose d'européen, avait dû peser, à son tour, le fond et la forme de
l'acte qu'ils pourraient conclure tous ensemble. J'ai donné votre pensée
sur la forme, et passant au fond, j'ai indiqué les cinq points sur
lesquels j'avais mission d'insister comme devant être les éléments
essentiels d'un acte qui répondît à l'importance de son but.

«Lord Palmerston m'a répondu d'abord par quelques phrases générales sur
la disposition sincère de son cabinet, disposition commune à toutes
les puissances, à se replacer dans une position normale vis-à-vis de
la France. Il a accepté, accepté vivement la forme d'une démarche de la
conférence pour m'annoncer la rédaction du protocole de clôture de
la question turco-égyptienne. Puis il a abordé les cinq points que je
venais de toucher moi-même comme bases de l'acte à intervenir.

«1º La garantie de l'indépendance et de l'intégrité de l'empire ottoman
serait, a-t-il dit, une stipulation en désaccord avec les doctrines
politiques de l'Angleterre. A moins de circonstances exceptionnelles
et flagrantes, il est de principe ici de ne pas s'engager dans ces
stipulations à échéance indéfinie qui ne sauvent rien et qui ne font
que charger l'avenir de complications. Dans un but spécial, déterminé,
défini quant à l'objet et à la date, l'Angleterre a pu être amenée à
sanctionner une disposition de ce genre; mais dans un traité général
et indéfini, elle ne saurait consentir à la garantie d'un principe
abstrait. On avait pensé à suppléer à une disposition spéciale par
une phrase dans le préambule de l'acte à intervenir; par exemple en y
exprimant l'union des puissances _dans le désir d'assurer le maintien de
l'indépendance et de l'intégrité de l'empire ottoman_. Mais ici encore
se présente une grave difficulté: dans sa note du 8 octobre 1840,
le ministère français de cette époque a donné, au principe de
l'indépendance et de l'intégrité de l'empire ottoman, une interprétation
que n'admettent point les autres puissances; ce principe est devenu
(de l'aveu du cabinet d'alors) une position prise contre l'une des
puissances signataires du traité du 15 juillet. Dans un acte de
réconciliation générale, peut-on insérer une rédaction blessante pour
une puissance en particulier? Et quand les quatre autres le voudraient
fermement, serait-il possible d'y amener la cinquième? Ce n'est pas
tout: la note du 8 octobre va jusqu'à soutenir que l'indépendance
et l'intégrité de l'empire ottoman exigent le respect d'une sorte
d'indépendance _partielle et intérieure_, celle du pacha d'Égypte.
Ce sont là, à coup sûr, des pensées discordantes qu'il ne faut pas
soumettre à l'épreuve d'une nouvelle discussion contradictoire.
Cependant, sans prononcer, dans le nouveau traité dont il s'agit, les
mots mêmes qui ont servi de texte à de si amères contradictions, on peut
trouver des équivalents qui rapprochent toutes les puissances du but
qu'elles se proposent dans un acte de réconciliation générale.

«2º La clôture des deux détroits, du Bosphore et des Dardanelles, est un
principe également acceptable pour toutes les puissances qui veulent
de bonne foi le respect de l'indépendance de l'empire ottoman. Il y a
avantage européen à le sanctionner de nouveau dans un acte solennel.

«3º La libre jouissance, par toutes les puissances, des grandes voies
de communication de l'Europe avec l'Asie passerait (quelle qu'en fût
la rédaction) pour un avantage spécialement et exclusivement acquis
à l'Angleterre. Un des plus graves reproches adressés à sa politique
depuis le 15 juillet 1840, c'est d'avoir poursuivi, à travers la
question égyptienne, le monopole de ces communications. Que servirait de
l'étendre en principe à toutes les autres puissances? Quelle est celle
qui possède un empire dans l'Inde? On dira, et c'est surtout en France
qu'on le dira, que l'Angleterre a trompé ses alliés sous un faux
semblant de désintéressement. On dira qu'elle a plaidé elle-même pour
l'insertion d'un article qui ne pouvait profiter qu'à elle, qu'elle en a
fait la condition de sa réconciliation avec la France. Nous n'avons pas
de privilége. Nous n'en voulons pas. Libre à tout le monde de demander
et d'obtenir ce qu'a créé l'esprit d'entreprise d'un simple particulier.
Il n'y a pas là matière à stipulation dans un traité.

«4º Des conseils à la Porte pour assurer aux populations chrétiennes de
la Syrie des conditions de justice et de bonne administration honorent
la puissance qui les propose et trouvent de l'écho dans les autres; mais
un traité comporte peu la forme des conseils. On pourrait, concurremment
avec la rédaction de l'acte général, adresser au plénipotentiaire
ottoman une note des cinq puissances pour engager le sultan dans la voie
de la tolérance et de la protection des cultes chrétiens.

«5º Le traité du 15 juillet 1840 expire avec le protocole de clôture. Le
traité d'Unkiar-Skélessi tombe avec la disposition relative à la clôture
des détroits. La Russie d'ailleurs s'est solennellement engagée à ne pas
le renouveler, et il meurt cette année de sa belle mort.»

«Tel est, monsieur, ajoutait M. de Bourqueney, le résumé de
l'argumentation de lord Palmerston sur les cinq points soumis à notre
discussion. Je ne reproduirai pas ici mes réponses. Il a terminé une
conférence de deux heures et demie par ces mots: «Je n'ai voulu mettre
la main à la rédaction de l'acte final qu'après en avoir causé avec
vous. Je vais m'en occuper, et je vous soumettrai le projet.»

Je n'engageai, sur les raisonnements de lord Palmerston, point de
polémique; elle eût été aussi vaine que futile; évidemment le grand
dessein que j'avais entrevu pour le règlement efficace des affaires
d'Orient, turques et chrétiennes, et pour la politique générale de
l'Europe, n'avait aucune chance de succès; les puissances n'étaient
toutes préoccupées que de leur intérêt personnel dans leur situation du
moment. Dans ces limites, on donnait à la France les satisfactions qui
lui importaient pour son propre compte. On nous faisait les premières
ouvertures. On ne nous demandait rien qui impliquât, directement ou
indirectement, aucune sanction, aucun concours au traité du 15 juillet;
on ne venait à nous qu'en le déclarant éteint. Enfin on ne nous parlait,
en aucune façon, de désarmement. J'écrivis au baron de Bourqueney: «Ces
trois choses-là assurées, et elles le sont dans le plan que vous me
transmettez, l'honneur est parfaitement sauf, et l'avantage de
reprendre notre place dans les conseils de l'Europe est bien supérieur
à l'inconvénient d'un traité un peu maigre. C'est l'avis du roi et du
conseil. Que le projet que vous m'annoncez soit donc adopté et nous
arrive à titre de communication confidentielle, je vous le renverrai, je
crois, avec une résolution favorable. Rompre toute coalition, apparente
ou réelle, en dehors de nous; prévenir, entre l'Angleterre et la Russie,
des habitudes d'intimité un peu prolongées; rendre toutes les puissances
à leur situation individuelle et à leurs intérêts naturels; sortir
nous-mêmes de la position d'isolement pour prendre la position
d'indépendance, ce sont là, à ne considérer que la question
diplomatique, des résultats assez considérables pour être achetés au
prix de quelques ennuis de discussion dans les chambres.»

Cinq jours après son long entretien avec lord Palmerston, M. de
Bourqueney m'écrivit: «Nous avons eu de nouveaux pourparlers. Le
protocole de clôture et l'acte final ont à peu près reçu leur dernière
rédaction. Les deux pièces ne doivent pas se juger l'une sans l'autre;
la première me semble bonne. Demain elles doivent m'être communiquées.
Je ferai partir sur-le-champ le courrier qui vous les apportera.»

Au lieu de m'envoyer les deux documents qu'il m'annonçait, M. de
Bourqueney m'écrivit le surlendemain: «Un incident grave s'est élevé
hier, dans l'après-midi: Chékib-Effendi refuse de faire la déclaration
qui doit servir de tête au protocole de clôture. Lord Palmerston s'est
rallié aux raisons alléguées par le plénipotentiaire turc, et maintient
qu'il faut attendre, pour signer ce protocole, l'avis officiel que le
firman d'investiture de l'hérédité de l'Égypte, accordé par le sultan,
a été accepté par le pacha. Mais il ajoute que cette formalité n'empêche
pas péremptoirement de passer outre à la signature du traité général,
sous la réserve que le protocole sera signé dans l'intervalle qui
séparera la signature du traité de l'échange des ratifications. Les
plénipotentiaires de Prusse et d'Autriche soutiennent qu'on peut se
passer de la signature de Chékib-Effendi, et procéder à la signature du
protocole de clôture. Le plénipotentiaire russe hésite entre les deux
camps. Les choses ainsi placées, je ne puis consentir à vous transmettre
le projet de traité sans la pièce qui lui sert de complément et de
préface. Nous n'avons pas montré d'empressement dans la négociation,
nous ne devons pas en montrer pour le dénoûment. L'incident sera vidé
demain. Je vous demande donc encore vingt-quatre heures de répit.»

L'incident ne fut pas et ne pouvait être vidé aussi vite que l'espérait
M. de Bourqueney. Deux des puissances engagées dans la négociation,
l'Autriche et la Prusse, désiraient ardemment que la question égyptienne
fût considérée comme close, le traité du 15 juillet comme éteint, et que
la conférence de Londres, en le déclarant officiellement, leur rendît à
elles leur liberté. Mais la Porte ne voulait dégager ses alliés de leurs
engagements envers elle que si Méhémet-Ali acceptait, avec la concession
de l'hérédité, les conditions qu'elle y avait attachées, et si elle
était bien assurée qu'elle n'aurait plus besoin contre lui de l'appui
européen. Lord Palmerston était décidé à donner à la Porte cet appui
tant qu'elle en aurait besoin, et à ne cesser son patronage que lorsque,
moyennant la concession de l'hérédité, le pacha se serait soumis au
sultan. Le plénipotentiaire russe n'était point pressé que la question
arrivât à sa solution définitive et que l'harmonie se rétablît entre
les signataires du traité du 15 juillet et la France. Au milieu de ces
dispositions diverses, il était naturel que, pour proclamer que le
but du traité du 15 juillet était atteint, on attendît de savoir si
la solution donnée à Constantinople était acceptée à Alexandrie, et si
l'harmonie était effectivement rétablie entre le sultan et le pacha.
Pour satisfaire les plénipotentiaires d'Autriche et de Prusse, on
essaya, pendant huit jours, à Londres, de se dispenser de cette attente:
on changea la rédaction du protocole destiné à clore la question
égyptienne, et que Chékib-Effendi avait refusé de signer; on le divisa
en deux pièces distinctes, dont l'une, en autorisant le retour des
consuls européens à Alexandrie, impliquait que le traité du 15 juillet
avait atteint son terme comme son but, et dont l'autre invitait, en
conséquence, le gouvernement français à signer le traité général qui
devait régler les rapports de la Turquie avec l'Europe. On décida, non
sans peine, Chékib-Effendi à signer la première de ces deux pièces; et,
après avoir reçu les commentaires du prince Esterhazy, du baron de
Bülow et de lord Palmerston sur leur sens et leur valeur, le baron de
Bourqueney, les jugeant lui-même satisfaisantes, me les envoya en me
disant: «Les derniers et fatigants incidents ont été vidés ce matin
d'une manière définitive. Chékib-Effendi a signé le protocole, moyennant
une modification sans importance. J'ai été appelé sans retard chez lord
Palmerston. Je vous transmets les documents. Je vous affirme que notre
attitude ici, depuis quinze jours, est pleine de dignité; j'ai vu le
moment où elle allait jusqu'à la rupture. Je persiste, monsieur, à vous
demander en grâce le coup de théâtre d'une rapide acceptation. Vous avez
dit le grand mot: nous échangeons l'isolement pour l'indépendance.»

Après avoir bien examiné les documents qu'il m'envoyait, je ne partageai
pas l'opinion de M. de Bourqueney, et je résolus de ne pas les
signer sans plusieurs changements, dont deux surtout me paraissaient
indispensables. Le roi et le cabinet furent de mon avis. Je renvoyai
donc sur-le-champ les trois pièces à M. de Bourqueney, en lui indiquant
avec précision les changements que nous désirions: «Je comprends,
lui dis-je, le mérite de ce que vous appelez le coup de théâtre de
l'acceptation immédiate, et j'aurais voulu vous en donner le plaisir. Il
n'y avait pas moyen. La force de notre position ici réside dans le ferme
maintien des trois réserves que je vous ai constamment recommandées.
La seconde, celle qui nous sépare absolument du traité du 15 juillet,
serait gravement compromise si nous acceptions, dans le protocole qu'on
nous adresse pour rentrer dans le concert européen, la phrase qui
coupe ce traité en deux parties, l'une temporaire, l'autre permanente,
présentant ainsi le nouveau traité général que nous aurons à signer
comme une conséquence de la seconde partie du traité précédent, ce qui
nous ferait adhérer à un lambeau de ce traité auquel, dans son
ensemble, nous voulons rester étrangers. Je sais que nous ne signons pas
nous-mêmes ce protocole, et qu'ainsi nous n'en répondons pas absolument;
mais on nous le présente; c'est l'acte par lequel on nous invite à
rentrer dans le concert européen, et nous acceptons l'invitation. On
nous doit de nous l'adresser sous la forme qui nous convient, quand
cette forme n'enlève rien à la position des autres, ni au principe
permanent qu'il s'agit de consacrer. Si ces changements de rédaction
sont admis, comme je l'espère, je vous enverrai sur-le-champ notre
adhésion et vos pouvoirs. Nous n'avons témoigné point d'empressement à
négocier; nous avons attendu qu'on vînt à nous. Il nous convient d'être
aussi tranquilles et aussi dignes quand il s'agit de conclure, et
puisqu'on nous transmet confidentiellement ces projets d'actes,
c'est apparemment pour que nous y fassions les observations qui
nous paraissent convenables, et avec l'intention d'accueillir nos
observations, si en effet elles sont convenables.»

En expédiant cette lettre, j'y ajoutai, d'après des nouvelles
encore vagues venues d'Alexandrie: «Vous savez probablement déjà que
l'arrangement entre le sultan et le pacha d'Égypte n'est pas aussi
parfaitement conclu qu'on le disait. La restriction inattendue que la
Porte paraît vouloir apporter au principe de l'hérédité en se réservant
le droit de choisir parmi les enfants du pacha, et sa prétention de
substituer au tribut fixe une quote-part du revenu brut de l'Égypte
peuvent faire naître bien des embarras. Le pacha réclame et demande
à négocier, à Constantinople, sur ces conditions nouvelles qui lui
paraissent dépasser la pensée de l'_acte séparé_ annexé par les
puissances au traité du 15 juillet. Je ne sais pas encore ce que
deviendra cet incident.»

Deux jours après, ces bruits étaient pleinement confirmés. Le 20 février
1841, Saïd-Muhib Effendi, chargé par le sultan de porter au pacha le
firman qui lui accordait l'hérédité, arriva à Alexandrie. Il y fut reçu
avec de grands honneurs. Les officiers supérieurs du pacha, en grand
costume, l'attendaient à son débarquement. Un régiment était sous
les armes. Les batteries de la flotte et des forts le saluèrent. Les
bâtiments étaient pavoisés, les pavillons des consulats hissés. Les
corvettes française et anglaise qui se trouvaient dans le port firent un
salut de vingt et un coups de canon. La satisfaction était générale dans
la ville. Méhémet-Ali envoya un de ses dignitaires recevoir Saïd-Muhib
Effendi au bas du grand escalier de marbre du sérail, et l'attendit
debout dans son grand divan. «Après une conversation indifférente,
écrivit l'envoyé turc à la Porte, Son Altesse m'ayant demandé le firman
dont j'étais porteur, je le lui remis très-respectueusement. Son Altesse
me fit lire d'abord la lettre du grand-vizir, et puis le firman relatif
à l'hérédité; après quoi elle me dit:--La publication des conditions
que ce firman renferme doit, dans un pays tel que celui-ci, causer des
désordres.--Je lui répondis que, loin que la publication de ce firman
puisse donner lieu à des désordres, il est en lui-même une faveur
éclatante dont tout le peuple et ceux qui l'entendront auront à
s'enorgueillir; et conformément à mes instructions, je fis tout l'usage
que je pus de ma langue et de mon jugement pour l'amener à de meilleurs
sentiments en l'y disposant par des propos encourageants et par les
menaces nécessaires; je lui représentai que la nature de cette affaire
exigeait que le firman fût lu dans une assemblée solennelle et porté à
la connaissance du public. Le pacha répliqua:--Que Dieu conserve notre
padischah et bienfaiteur! Je suis l'esclave du sultan. Je ne saurais lui
témoigner assez de reconnaissance pour la faveur dont je viens d'être
l'objet, et il est de mon devoir d'exécuter promptement tous ses
ordres; mais comme la lecture en public de ce firman, dans ce moment-ci,
présente quelques inconvénients, nous en parlerons plus tard, et nous
verrons ce qu'il y aura à faire.--Je lui dis alors que les conditions
dont il s'agit ont été établies avec le concours des hautes cours
alliées, que la volonté de Sa Hautesse à cet égard est positive, et que
l'hérédité tient à ces conditions. Mais comme Son Altesse avait dit
que nous verrions tout cela après, Sami-Bey, qui était aussi présent,
prenant la parole:--L'Effendi, dit-il, est fatigué du voyage; que Votre
Altesse lui permette d'aller se reposer.--A ces mots, la séance
fut levée, et je me rendis à la maison de Sami-Bey qui m'avait été
destinée.»

Dans la soirée, le bruit se répandit dans Alexandrie que Méhémet-Ali
n'acceptait point les conditions attachées par le firman à l'hérédité,
et que le commodore Napier, qui avait dîné avec lui, disait qu'elles
n'étaient pas acceptables. «Je me rendis au sérail, m'écrivit notre
consul général, M. Cochelet, pour savoir par moi-même ce qui en était.
Méhémet-Ali venait encore de dîner avec le commodore Napier qui partit
dès que j'arrivai. Le pacha me reçut avec sa bienveillance ordinaire,
mais il me paraissait très-soucieux. Il se renferma d'abord dans
un silence absolu. Il me demanda si j'avais reçu des lettres de
Constantinople. Je lui montrai celle qui m'était arrivée de M. de
Pontois.--Vous ne savez rien, me dit-il; la Porte m'accorde l'hérédité
de l'Égypte sous la condition qu'elle se réserve de choisir elle-même
mon successeur dans ma famille. Que deviendra mon testament?--Je ne
répondis rien, et Méhémet-Ali ajouta:--Tous les enfants de l'Égypte sont
maintenant revenus; il n'en reste plus un seul en Syrie (on avait appris
le matin l'arrivée d'Ibrahim-Pacha à Damiette); c'est à eux de voir
s'ils veulent perdre le fruit de tout ce que j'ai fait pour eux.
--Sélim-Pacha, général d'artillerie, qui vient d'être chargé de la
défense d'Alexandrie, était présent à l'audience; Méhémet-Ali s'adressa
à lui et lui dit:--Tu es jeune encore; tu sais manier le sabre; tu me
verras encore te donner des leçons.--J'étais assez embarrassé de ma
contenance; je voyais que Méhémet-Ali me regardait en cherchant à
deviner ma pensée; je lui dis avec gravité et tristesse:--Il faut bien
réfléchir avant de se livrer à une nouvelle lutte; je vois que Son
Altesse est occupée avec Sélim-Pacha; je la laisse à ses
affaires.--Je sortis avec le premier interprète, Artim-Bey, qui me dit
qu'indépendamment de la condition relative à l'hérédité, on voulait ôter
à Méhémet-Ali le droit de nommer les officiers supérieurs de l'armée
d'Égypte, depuis le grade de _bimbachi_ ou chef de bataillon. C'est là
ce qui a le plus irrité Méhémet-Ali, après la faculté qu'on voulait lui
enlever de désigner son successeur. Il sait qu'en Turquie surtout les
masses n'agissent que d'après l'impulsion des chefs, et que la Porte, en
nommant tous les bimbachis, les kaïmakans, les beys et les pachas, aura
entièrement l'armée égyptienne à sa disposition, et pourra s'en servir
pour le déposer quand il lui plaira, ainsi que tous les siens. Il
aperçoit la ruine entière de la carrière et de la fortune de tous les
hommes qu'il a vus naître autour de lui, qu'il a fait élever à ses
frais, qu'il a nommés à tous les emplois supérieurs de l'armée et qu'il
regarde, dit-il, comme ses enfants. Maintenant qu'ils sont tous auprès
de lui, sous ses yeux, et que la crainte de perdre leurs grades ranimera
leur courage, il espère obtenir d'eux ce qu'il attendait en Syrie de
leur dévouement. Il veut conserver le droit de régler l'hérédité dans
sa famille, afin d'éviter que l'ambition ou la jalousie n'arment ses
enfants les uns contre les autres.»

Le firman prescrivait en outre que, «quel que fût le montant annuel des
douanes, dîmes, impôts et autres revenus de l'Égypte, le quart en serait
prélevé et payé comme tribut à la Porte, sans déduire aucune dépense.»
Méhémet-Ali, toujours avec les formes les plus révérencieuses, déclara
ces trois conditions inacceptables. «Je tâchai de le persuader qu'il
serait fort à propos qu'il prît l'engagement dont il s'agit, écrivit
Saïd-Muhib-Effendi à Constantinople; mais loin de m'écouter, il répéta
les mêmes objections. Je lui dis de nouveau:--Monseigneur, j'ai osé vous
importuner en vous disant tant de choses pour votre bien et pour celui
de votre famille; tout cela n'a abouti à rien. Eh bien, que Votre
Altesse fasse connaître précisément ses intentions et ses désirs à
la Sublime-Porte; nous verrons quelle réponse viendra.--Je suis le
serviteur et l'esclave du sultan notre maître. J'écrirai la vérité toute
pure, que j'accompagnerai de ma prière. LL. Exc. les ministres de la
Sublime-Porte savent ce que c'est que la justice.»

J'écrivis sur-le-champ à M. de Bourqueney: «J'avais raison de vous dire
hier:--Regardez bien au fond de la situation; assurons-nous que les
difficultés sont réellement aplanies, que la question égyptienne est
en effet terminée, et prenons garde de nous engager prématurément en
acceptant comme accomplis des faits qui ne le seraient pas.--Je vous
envoie copie des dépêches que je viens de recevoir de Constantinople
et d'Alexandrie. Elles n'ont pas besoin de commentaire. Si je suis
bien informé, lord Ponsonby est dans tout cela; son action directe
et personnelle, à Londres même, est la clef de l'obstination de
Chékib-Effendi à refuser de signer le protocole de clôture; on m'assure
que l'un des diplomates allemands en a vu, de ses yeux, la preuve
écrite, et l'a transmise à sa cour. Quoi qu'il en soit de cette anecdote
plus singulière qu'invraisemblable, il est certain que tout n'est pas
fini entre le sultan et le pacha, et que de nouvelles difficultés, où
l'on ne peut guère méconnaître la main de lord Ponsonby, viennent de
surgir. Mettez donc en panne. L'effet de ces nouvelles est grand
ici, grand dans notre public, plus grand peut-être dans le monde
diplomatique. Le déplaisir des Allemands est extrême de voir renaître
une question qu'ils croyaient terminée, et au moment où ils espéraient
mettre un terme à la tension générale que cette question a causée
en Europe. On parle presque tout haut de la mauvaise foi de
l'interprétation donnée par le firman turc au principe de l'hérédité en
Égypte; personne ne l'avait entendu en ce sens, et le pacha a raison de
dire qu'on aurait dû l'en avertir avant de lui demander la restitution
de la flotte et l'évacuation de la Syrie. S'il y a mauvaise foi quant
à l'hérédité, il y a absurdité d'autre part à imposer au pacha, sur
l'armée et le tribut, des conditions qui feraient naître, entre la Porte
et lui, des conflits perpétuels, et menaceraient sans cesse l'Europe de
complications pareilles à celles dont elle sent en ce moment le poids.
Toute cette politique manque également de loyauté et de prudence. A
la situation qu'elle a amenée, je ne vois que deux issues. Ou bien la
conférence de Londres, unanimement embarrassée de cet incident, fera
faire à Constantinople un effort sérieux pour détruire l'oeuvre de lord
Ponsonby, et pour déterminer le sultan à accorder au pacha de meilleures
conditions. Ou bien la désunion se mettra dans la conférence, et les
deux puissances allemandes se retireront de l'affaire, en déclarant qu'à
leurs yeux elle est terminée et qu'elles ne veulent plus s'en mêler. Je
crois plutôt à la première issue, et je crois en même temps que, si
on tente à Constantinople un effort sérieux pour rendre le sultan plus
sensé et plus loyal, on y réussira sans peine. Quoi qu'il en soit,
notre situation, à nous, est invariable; dans la conduite, l'attente
tranquille; dans le langage, la désapprobation mesurée mais positive.
Nous ne méditons point d'intervenir en faveur du pacha. Nous ne tentons
point d'amener nous-mêmes, entre le sultan et lui, une transaction. Les
embarras de cette situation doivent peser sur ceux qui l'ont créée. Nous
continuerons d'y rester étrangers. Notre action se borne à donner,
à Constantinople et à Alexandrie, des conseils de modération, et
à signaler les périls que des complications nouvelles pourraient
entraîner.»

A Vienne, à Berlin, et même à Londres, le firman turc et les nouvelles
difficultés qu'il faisait naître entre la Porte et le pacha excitèrent
une surprise pleine de déplaisir. Les plénipotentiaires allemands en
témoignèrent toute leur humeur. Le prince de Metternich se mit sans
bruit à l'oeuvre à Constantinople pour décider la Porte à modifier les
dispositions contre lesquelles réclamait le pacha. Lord Palmerston ne
se montra pas d'abord aussi bien disposé pour ces réclamations: en
répondant au grand-vizir, Méhémet-Ali avait étendu ses objections
au delà des points principaux, et manifesté, pour l'administration
intérieure de l'Égypte, des prétentions d'indépendance qui, dans les
premiers moments, fournirent, à la haine de lord Ponsonby et à la
polémique de lord Palmerston, de nouvelles armes. Le baron de Brünnow
saisissait toutes les occasions de jeter, au travers de la négociation
qui tentait de rétablir l'accord entre l'Angleterre et la France, des
entraves et des lenteurs. Mais le désir européen de mettre un terme
à une situation générale tendue et périlleuse était plus fort que les
passions personnelles et le petit travail dilatoire de quelques-uns
des négociateurs: «Le prince Esterhazy, m'écrivit le 6 avril M. de
Bourqueney, a reçu ce matin un courrier de Vienne. J'ai lu ses dépêches.
Le prince de Metternich ne semble pas mettre en doute la modification du
hatti-schériff en ce qui touche l'hérédité, le tribut et la nomination
aux grades dans l'armée. Il envoie à M. de Stürmer des instructions
fort raisonnables sur ces trois points.» Lord Palmerston, de son côté,
écrivit le 10 avril à lord Ponsonby: «Il importe extrêmement que les
points contestés entre le sultan et Méhémet soient réglés le plus tôt
possible. Dans la pensée du gouvernement de Sa Majesté, l'objection
élevée par Votre Excellence, dans sa dépêche du 17 mars dernier, contre
toute communication du sultan à Méhémet-Ali, attendu que cela aurait
l'air d'une négociation, ne doit pas l'emporter sur l'extrême urgence
d'en venir à un règlement final, règlement qui ne peut avoir lieu
sans de telles communications directes. Sur quelques-uns des points en
question entre les deux parties, Méhémet-Ali a raison; sur d'autres il
a évidemment et décidément tort. Le sultan devrait modifier, sans
délai, les parties de ses firmans qui donnent lieu à des objections
raisonnables, et bien expliquer pourquoi il ne pourrait changer les
autres parties sans s'écarter des termes du traité du 15 juillet et
de l'avis des quatre puissances. Votre Excellence pressera la Porte de
faire cela sans perdre de temps.» A Pétersbourg même, l'animosité de
l'empereur Nicolas contre le roi Louis-Philippe n'étouffait pas sa
prudence pacifique; il ne voulait pas que nous crussions, de sa part,
à une malveillance active, et bien que toujours hostile au fond, il
prenait soin, quand la situation devenait pressante, de paraître facile
et conciliant.

Le baron de Bourqueney me tenait au courant de ces agitations
intérieures des plénipotentiaires alliés, et je les observais sans m'en
inquiéter; leur attitude envers nous ne me laissait pas de doute
sur leurs vraies et définitives dispositions. Ils s'empressèrent
d'accueillir les changements que j'avais demandés dans leurs projets de
protocole de clôture et de nouveau traité général, et ils m'invitèrent
à signer ce dernier acte modifié, comme le premier, selon notre voeu. Je
m'y refusai péremptoirement tant que les nouvelles difficultés entre le
sultan et le pacha ne seraient pas levées et la question égyptienne bien
réellement close. On me demanda alors qu'au moins les deux actes fussent
parafés, pour constater que nous les approuvions en attendant le moment
de la signature définitive. J'y autorisai le baron de Bourqueney, et
lord Palmerston, en l'apprenant, lui en témoigna une vive satisfaction:
«J'ai la confiance, lui dit-il, que l'affaire s'est arrangée d'elle-même
à Constantinople, et que la Porte aura donné les explications et
accordé les modifications réclamées par le pacha; mais le fait vraiment
important, c'est la sanction donnée aujourd'hui par votre gouvernement
aux actes qui constitueront la rentrée de la France dans les conseils de
l'Europe. Dans une affaire aussi grave, il ne faut pas perdre un jour;
je vous réunirai tous à sept heures.» La conférence se réunit en effet
le soir même, et les deux actes modifiés y reçurent le parafe, l'un
des cinq plénipotentiaires étrangers à la France, l'autre celui du
plénipotentiaire français avec le leur. Dans la soirée, le duc de
Wellington, ayant rencontré le baron de Bourqueney, lui dit avec la
satisfaction d'une prédiction réalisée: «j'ai toujours dit, et le
premier, qu'on ne ferait rien de solide sans la France.»

Les plénipotentiaires allemands en étaient si convaincus que le parafe
ne suffit pas à les tranquilliser sur l'avenir; ils voulaient avoir
notre signature définitive pour ne plus entendre parler de l'affaire.
Craignant que la solution qu'on attendait de Constantinople ne fût
douteuse ou du moins bien lente, ils tentèrent de tout terminer à
Londres même en échangeant avec Chékib-Effendi, qu'ils y décidèrent à
grand'peine, des notes déclarant que la question égyptienne était close,
et qu'il ne s'agissait plus, entre le sultan et le pacha, que d'un débat
intérieur dont les puissances ne voulaient plus se mêler. Le prince
Esterhazy et le baron de Neumann conjurèrent alors M. de Bourqueney
d'obtenir notre consentement à la signature définitive des actes
parafés: «Prenez garde à Paris, lui dirent-ils, de servir par vos délais
la politique du cabinet de Saint-Pétersbourg qui ne veut pas du traité
général à cinq, et celle de lord Palmerston qui ne se laisse arracher
qu'avec une extrême répugnance la tutelle de l'Orient à quatre, car
c'est la sienne.» M. de Bourqueney était un peu ému de ces inquiétudes
et de ces instances. Je persistai péremptoirement dans mon refus: «Les
dernières nouvelles de Constantinople, lui écrivis-je, ne changent pas
encore la situation. J'attends, et j'attendrai bien certainement qu'elle
soit changée. Nous ne serons point difficiles à reconnaître que la
question turco-égyptienne est close; mais encore faut-il qu'elle le
soit. Les dernières instructions de M. de Metternich à M. de Stürmer et
de lord Palmerston à lord Ponsonby décideront, je pense, les résolutions
définitives de la Porte; et comme on est, à Alexandrie, dans une
disposition tranquille et conciliante, on y accueillera probablement
des concessions tant soit peu raisonnables. Mais ce que vous me dites
vous-même d'une petite recrudescence malveillante de lord Palmerston
prouve que nous faisons bien de prendre nos sûretés. Ce n'est pas
l'Autriche et la Prusse seules qu'il faut tirer d'embarras; c'est
nous-mêmes et tout le monde avec nous. Et pour que nous sortions
réellement d'embarras ici, il faut que nous ne courions pas le risque
d'y retomber en Orient. Entre Reschid-Pacha, lord Ponsonby, M. de
Stürmer, le divan, le sérail, les instructions écrites, les paroles
dites, les influences cachées et croisées, il y a eu, dans ces derniers
temps, trop de complication et de confusion pour que nous n'ayons pas
besoin d'y voir bien clair avant de déclarer que tout est fini.»

La clarté dont nous avions besoin se fit, presque au moment où je la
réclamais: le marquis Louis de Sainte-Aulaire, chargé d'affaires à
Vienne pendant l'absence de son père en congé, m'écrivit, le 30 mars,
que, la veille, le ministre des affaires étrangères turc, Reschid-Pacha,
avait été renvoyé par le sultan, et remplacé par Rifaat-Pacha, autrefois
ambassadeur de la Porte en Autriche. Lord Ponsonby manda le même jour
la même nouvelle à lord Palmerston. Depuis quelque temps déjà, M.
de Pontois m'avait informé que ce changement se préparait: «Sa cause
immédiate, écrivit le 23 avril, à lord Palmerston, M. Bulwer, chargé
d'affaires d'Angleterre à Paris pendant la maladie de lord Granville,
a été une querelle insignifiante entre le grand-vizir et le ministre
du commerce, Ahmed-Fethi-Pacha, qui a été aussi congédié; mais on
en attribue le succès à l'action des ennemis des nouvelles réformes
turques, et aussi à la résistance qu'opposait Reschid-Pacha aux
modifications désirées par les grandes puissances dans le hatti-schériff
relatif à l'Égypte, modifications nécessaires à un accommodement entre
le sultan et le pacha.» L'influence du prince de Metternich dans ce
changement n'était pas douteuse: elle prévalait de plus en plus à
Constantinople sur celle de lord Ponsonby: «Celui-ci a dépassé le but,
disait le prince Esterhazy à M. de Bourqueney; lord Palmerston lui-même
commence à s'en apercevoir et à sentir le besoin de se dégager, comme
nous, des complications locales de Constantinople.» Dès qu'il eut appris
la chute de Reschid-Pacha, le prince de Metternich adressa au baron
de Stürmer des instructions un peu doctorales et verbeuses, selon son
usage, mais très-judicieuses et qui finissaient par cet ordre formel:
«Vous inviterez messieurs vos collègues de Grande-Bretagne, de Prusse
et de Russie à une réunion, et vous leur ferez connaître: 1º Que
l'empereur, notre auguste maître, décidé pour sa part à se maintenir
dans les limites des arrêtés pris en commun par les plénipotentiaires
des quatre cours dans le centre de Londres, vous ordonne d'insister près
du divan sur l'admission des modifications que ces mêmes cours désirent
voir apporter, dans l'intérêt même de la Porte, à certains articles
du firman d'investiture du pacha d'Égypte; 2º qu'en vertu de cette
décision, vous êtes chargé d'inviter messieurs vos collègues à se réunir
avec vous dans une démarche commune à faire dans ce sens envers la
Porte; que, dans le cas où cette union n'aurait point lieu, vous êtes
chargé de faire, envers le divan, la démarche en question, soit seul,
soit avec ceux de messieurs vos collègues qui se joindront à vous; 3º
qu'en vous acquittant envers le divan des conseils conformes aux arrêtés
pris dans le centre de Londres, et, dans le cas du refus de Sa Hautesse
d'obtempérer aux voeux de ses alliés, vous aurez à déclarer que, Sa
Hautesse étant maîtresse de ses décisions, Sa Majesté Impériale, par
contre, regarderait, pour sa part, comme épuisée la tâche dont elle
s'était chargée par les engagements qu'elle a contractés le 15 juillet
1840, et qu'elle se considérerait dès lors comme rendue à une entière
liberté de position et d'action.»

La Porte n'eut garde de se refuser à un avertissement si péremptoire;
le nouveau reiss-effendi, Rifaat-Pacha, envoya sur-le-champ à
Chékib-Effendi l'ordre d'en référer à la conférence de Londres sur les
modifications réclamées dans le firman d'investiture de Méhémet-Ali,
et il lui donna en même temps des pouvoirs assez étendus pour lier
son propre gouvernement selon les conseils qu'il recevrait des quatre
puissances: «Le baron de Bülow, m'écrivit le 27 avril M. de Bourqueney,
m'a lu ce matin une lettre de Berlin qui lui annonce que le 17, à
Vienne, on venait de recevoir, de Constantinople, des nouvelles du
6. Lord Ponsonby avait enfin compris qu'on voulait à Londres que
la question turco-égyptienne finît à Constantinople, et il allait
travailler à sa conclusion. Mieux vaut tard que jamais, écrit M. de
Werther à M. de Bülow; mais nous sommes au dénoûment.»

Nous n'en étions pas encore aussi près que s'en flattait M. de Werther.
Chékib-Effendi demanda en effet conseil à la conférence de Londres sur
les modifications réclamées par le pacha dans le firman d'investiture.
La conférence lui répondit que l'hérédité devait être fixée dans la
famille de Méhémet-Ali selon le principe oriental du séniorat, qui veut
que le pouvoir passe en ligne directe, dans la postérité mâle, de l'aîné
à l'aîné, parmi les fils et les petits-fils. Quant au tribut, elle se
déclara incompétente pour déterminer un chiffre, mais elle exprima le
voeu que le chiffre fût fixe et réglé une fois pour toutes, de manière
à ne pas grever le pacha d'Égypte de charges trop onéreuses pour
son gouvernement. Quant à la nomination aux grades dans l'armée, la
conférence pensa qu'il appartenait au sultan de déléguer au gouverneur
d'Égypte tous les pouvoirs qu'il jugerait nécessaires, en se réservant
d'étendre ou de restreindre ces pouvoirs selon l'expérience et les
besoins du service. Les questions semblaient ainsi résolues; mais
Chékib-Effendi douta que ses pouvoirs fussent assez étendus pour
l'autoriser à accepter définitivement ces solutions, en liant son
gouvernement. La Porte aurait voulu obtenir de l'Europe, pour prix
de ses concessions, une garantie officielle de l'intégrité et de
l'indépendance de l'empire ottoman. Le cabinet anglais, de son côté,
était vivement attaqué, dans le parlement, par les torys, et à la veille
d'une crise qui menaçait son existence. Arrivée près de son terme, la
négociation languissait et traînait encore, soit par la volonté, soit à
cause de la situation des négociateurs.

Mais pendant qu'on hésitait ainsi à Londres, on se décidait
péremptoirement à Constantinople; le marquis de Sainte-Aulaire
m'écrivit de Vienne, le 6 mai: «Un courrier, arrivé la nuit dernière
de Constantinople, a apporté au prince de Metternich la nouvelle,
qu'il attendait avec impatience, des modifications faites par la
Porte, conformément aux demandes de ses alliés, dans le hatti-schériff
d'investiture de Méhémet-Ali. L'hérédité du gouvernement de l'Égypte,
avec transmission par ordre de primogéniture, de mâle en mâle, et la
nomination des officiers jusqu'au grade de colonel inclusivement sont
accordés au pacha. La quotité du tribut sera ultérieurement fixée (non
plus d'après le revenu éventuel de la province) à une somme déterminée
sur laquelle on s'entendra de gré à gré. Cette décision de la
Sublime-Porte a été consignée dans un _mémorandum_ remis aux envoyés
des puissances à Constantinople et qui porte la date du 19 avril. M. de
Metternich l'adresse ce soir même à Paris et à Londres.

«La joie que témoigne le prince de ces nouvelles, qu'il considère comme
le gage d'une conclusion _bona fide_, m'a paru vive et sincère.
Il s'applaudit d'avoir enfin terminé cette longue et difficile
affaire.--«Après avoir reçu, m'a-t-il dit, les instructions du 26 mars,
M. de Stürmer n'avait pas manqué d'adresser à la Porte les instances les
plus vives, et il était chaudement soutenu par ses collègues de Russie
et de Prusse. Mais tous leurs efforts étaient annulés par les conseils
contraires que lord Ponsonby ne cessait de donner au divan: «Les
instructions en vertu desquelles vous agissez, disait l'ambassadeur
d'Angleterre à ses collègues, sont antérieures à nos dernières dépêches;
elles ont été rédigées sous l'influence toute égyptienne du commodore
Napier. Qui sait si le recours adressé depuis par le sultan à la haute
sagesse du centre de Londres ne les fera pas modifier?» C'est ainsi que
lord Ponsonby paralysait l'effet de toutes les démarches tentées par
ses collègues. Quand l'internonce devenait plus pressant, Rifaat-Pacha
répondait qu'il n'y pouvait rien, et que son influence dans le divan ne
serait pas assez grande pour obtenir des concessions nouvelles, tant
que l'on pourrait conserver les espérances encouragées par l'ambassadeur
d'Angleterre. Enfin sont arrivées mes instructions du 2 avril. M. de
Stürmer a été trouver ses collègues, et leur a communiqué qu'il avait
ordre de marcher à trois, ou à deux, ou tout seul. Les envoyés de Prusse
et de Russie ont exprimé l'intention de se joindre à lui. Une copie des
ordres très-précis de lord Palmerston à lord Ponsonby, communiquée ici
par lord Beauvale, avait en outre été envoyée à M. de Stürmer qui s'en
est servi, non pour entraîner, cela n'a pas été possible, mais du moins
pour réduire au silence son récalcitrant collègue, lequel n'a pas voulu
en avoir le démenti et s'est tenu à l'écart jusqu'au dernier moment.
Néanmoins, la démarche _quasi collective_ des autres envoyés a suffi
pour déterminer la soumission de la Porte, et grâce à Dieu tout est
terminé.

«Maintenant, a ajouté M. de Metternich, le moment est venu, pour la
France, de convertir le parafe en une signature définitive. J'écris à
M. d'Appony d'en faire la demande formelle à M. Guizot, et je vous
prie d'écrire vous-même dans le même sens. Il y a désormais utilité
et opportunité pour tous. Mais, en outre de l'intérêt général, je me
regarde, je l'avoue, à partir d'aujourd'hui, comme personnellement
engagé dans cette question. J'ai pris sur moi d'arrêter les instances
(inopportunes il y a quelques semaines) que l'on adressait à votre
ministre pour le décider à signer; j'ai eu le courage de blâmer la
demande prématurée de nos envoyés fixant d'avance et spontanément le
moment où la signature pourrait être équitablement demandée et accordée
utilement. Aujourd'hui que ce moment est venu, si la signature allait
être refusée, je resterais fort compromis aux yeux de tous, par la
responsabilité morale que j'ai assumée. J'ose dire que l'on me doit de
ne pas me jouer ce mauvais tour, et que l'on reconnaîtra que rien ne
s'oppose plus à la signature définitive. Il ne faut pas demander ni
attendre ce que pourra dire Méhémet-Ali des nouvelles concessions de la
Porte. Ces concessions sont celles qu'il a demandées. La réponse qu'il
fera au sultan sera nécessairement ou bonne, ou dilatoire. Elle ne sera,
dans aucun cas, mauvaise, c'est-à-dire qu'il ne refusera pas; ceci n'est
point supposable; mais il témoignera d'autant moins d'empressement pour
accepter qu'on lui laissera l'idée qu'il peut encore tout arrêter par sa
résistance. Cette idée, il est bien important de ne point la lui faire
venir, de ne point la lui laisser. Dépêchons-nous de tirer une ligne de
séparation entre le passé et l'avenir. Mon Dieu, il est bien impossible
que des difficultés nouvelles ne surgissent pas quelque jour; on ne
bâtit pas pour l'éternité; mais il ne faut pas que les difficultés
nouvelles, si elles viennent, se compliquent du passif de l'ancienne
affaire; quand elles se présenteront, on se concertera; chacun verra
le parti qu'il lui convient de prendre; chacun sera libre dans ses
mouvements; ce sera une affaire nouvelle, et non plus la continuation
de celle que nous venons de régler. J'attache un grand prix à faire
envisager ainsi la question. Au surplus, j'ai bonne confiance que M.
Guizot partagera mon sentiment, et qu'il ne se refusera pas à déclarer
fini ce qui est fini.»

M. de Metternich ne se méprenait pas sur ma disposition; j'écrivis
sur-le-champ au baron de Bourqueney: «Je vous ai envoyé les nouvelles
de Vienne et de Constantinople. Je suppose que la conférence se réunira
immédiatement, prendra acte des modifications apportées par le sultan à
son hatti-schériff du 13 février, et nous demandera de transformer notre
parafe en signature définitive. Nous n'avons plus aucune raison de
nous y refuser. Les modifications apportées sont les principales qu'ait
réclamées Méhémet-Ali; ce qui reste encore à débattre est évidemment
d'ordre purement intérieur et doit se régler entre le sultan et le pacha
seuls. Nous sommes donc décidés à signer quand on nous le demandera. Vos
pouvoirs sont prêts et partiront aussitôt.

«En même temps que je vous dis que nous sommes prêts à signer, j'ajoute
que, dans la perspective très-prochaine de la retraite du cabinet
anglais, nous aimerions autant, et mieux, signer avec ses successeurs.
Cela serait d'un meilleur effet à Paris et à Londres. Je n'ai pas
besoin de vous en dire les raisons. Sans éluder donc en aucune façon
l'accomplissement de notre promesse quand on la réclamera, ne faites
rien pour presser cette demande, et gagnez plutôt quelques vingt-quatre
heures, si vous le pouvez avec convenance, et si le passage d'un cabinet
à l'autre doit s'opérer dans cet intervalle, ce qui me paraît probable.»

Dès le surlendemain, 18 mai, M. de Bourqueney me répondit: «Dans
l'attente de vos ordres, j'avais déjà pris l'attitude que vous me
recommandez, me montrant prêt à tenir, quant à la signature définitive,
nos engagements, et évitant toute apparence d'une disposition quelconque
à en éluder, soit le fond, soit la forme. Chékib-Effendi a demandé
un rendez-vous à lord Palmerston. Je doute qu'il puisse être reçu
aujourd'hui. S'il l'est, lord Palmerston n'aura pas le temps de réunir
la conférence; cette réunion ne pourra avoir lieu au plus tôt que
demain; il faudra m'écrire ou me parler. Tout cela nous mène au moins à
jeudi. Je puis, sans affectation, gagner encore vingt-quatre heures. Il
n'est donc pas probable que ma demande des pouvoirs vous arrive avant
dimanche 23. J'avais déjà compris et je comprends encore bien mieux
aujourd'hui ce que la crise ministérielle d'Angleterre ajoute de
difficultés à l'appréciation exacte du moment que nous devons choisir
pour transformer notre parafe en signature, et ce n'est pas sans
un certain effroi que je sens peser sur moi une si grande part de
responsabilité dans une décision si importante. Bien que je croie à une
agonie du cabinet actuel, rien ne prouve encore que les convulsions n'en
soient pas assez longues pour nous interdire le système de délais trop
prolongés. Je me charge de gagner des jours sans affectation; mais je
ne promettrais pas des semaines sans exciter des soupçons avec lesquels
nous aurions à compter plus tard.»

M. de Bourqueney n'eut point de peine à prendre pour gagner des jours
et même des semaines de délai: appelé le 24 mai chez lord Palmerston,
il m'écrivit en en sortant: «Je n'ai que le temps de vous écrire deux
lignes. Le moment n'est pas venu de procéder à la signature définitive.
Ma conversation avec lord Palmerston ne me laisse aucun doute à cet
égard. _Le passé n'est pas suffisamment clos_. Mon courrier vous portera
demain l'explication.»

Il m'écrivit en effet le lendemain: «La conférence s'est réunie
avant-hier 23. Chékib-Effendi, en communiquant le _memorandum_ par
lequel la Porte a modifié, selon les principaux désirs du pacha,
son firman d'investiture de l'Égypte, a annoncé qu'il avait reçu les
pouvoirs nécessaires pour procéder à la signature définitive des deux
pièces parafées et restées en suspens depuis le 15 mars dernier. Il a
été convenu que lord Palmerston m'inviterait à me rendre chez lui lundi
24, m'instruirait de ce qui s'était passé la veille dans la conférence,
me demanderait si j'étais muni des pouvoirs nécessaires pour signer la
nouvelle convention générale, et que, si je ne les avais pas encore,
il me prierait de les demander au gouvernement du roi. Je me suis rendu
hier lundi chez lord Palmerston, qui m'a fait sa communication et sa
question; je lui ai répondu que le gouvernement du roi n'avait pas
dévié du terrain sur lequel il s'était placé le jour du parafe; il avait
subordonné sa signature au fait accompli de la clôture de la question
turco-égyptienne; si les derniers événements de Constantinople, lui
ai-je dit, vous paraissent constituer péremptoirement cette clôture, je
ne mets pas un moment en doute que mon gouvernement ne me munisse des
pouvoirs nécessaires pour signer définitivement la convention. Vous vous
rappelez, mylord, notre conversation dès le premier jour, à cette même
place: nous ne ferons rien _à cinq_, vous dis-je, avant d'avoir la
parfaite certitude que, ni diplomatiquement, ni matériellement, il n'y
a plus rien de possible _à quatre_, comme conséquence du traité de
juillet.--Je me rappelle ces mots, m'a répondu lord Palmerston; je
les ai approuvés alors, et je les approuve encore aujourd'hui. J'ai pu
faire, à l'empressement de quelques cours alliées, le sacrifice de ne
pas mettre plus en évidence mon opinion personnelle sur les motifs
qui me paraissaient encore militer en faveur de l'ajournement de la
signature définitive; mais aujourd'hui que je suis chargé de vous
demander si vous êtes prêt à signer, vous avez le droit de me poser de
nouveau la question que vous me fîtes dès le premier jour; vous avez le
droit de me demander si le traité du 15 juillet est éteint dans toutes
ses conséquences possibles; et bien que je le croie en effet éteint,
bien que je m'attende de jour en jour à recevoir la nouvelle que les
dernières concessions du divan ont été acceptées par le pacha, je
dois vous déclarer en homme d'honneur qu'un refus de Méhémet-Ali me
semblerait placer encore les puissances signataires du traité de juillet
dans la nécessité de faire quelque chose pour déterminer l'acceptation,
par le pacha, des conditions raisonnables que leur action à
Constantinople a contribué à lui assurer. Cela n'arrivera pas, je le
crois, j'en ai presque la conviction; mais il suffit d'une possibilité
pour que je me doive à moi-même de n'engager ni la responsabilité de
votre gouvernement vis-à-vis de ses chambres, ni la vôtre vis-à-vis de
lui, par une signature prématurément fondée sur une certitude qui n'est
pas encore assez complète. Vous vous êtes placé avec nous, depuis deux
mois, sur un terrain de loyauté parfaite; je vous devais en échange la
sincérité avec laquelle je viens de vous parler.

«Tout cela était dit d'un ton amical auquel j'ai cru devoir répondre
avec la même confiance: «Eh bien, mylord, ai-je dit, je croyais rentrer
chez moi pour demander au gouvernement du roi de me munir des pouvoirs
nécessaires à la signature de la nouvelle convention; je vais écrire au
contraire que le moment n'est pas venu d'y procéder. Mes instructions
ont toujours été péremptoires sur ce point: clôture, clôture définitive
du passé. Le passé n'est pas clos du moment où il reste l'ombre d'une
possibilité qu'il ne le soit pas pour vous.

«Je ne voulais cependant pas accepter sans réserve l'insinuation de lord
Palmerston sur la possibilité d'une nouvelle intervention à quatre dans
les différends de la Porte et du pacha; j'ai témoigné que je ne croyais
nullement qu'on pût amener les cabinets de Vienne et de Berlin à rentrer
ainsi dans une question mille fois épuisée pour eux.--«L'erreur des
cabinets de Vienne et de Berlin, m'a répondu lord Palmerston, a consisté
depuis deux mois à croire qu'on terminerait une question en la déclarant
terminée. De là ces pièces diplomatiques qui se sont succédé, et dont
chacune était toujours annoncée comme devant être la dernière. Je crois
en effet que nous sommes arrivés au dénoûment; mais je n'en ai pas la
certitude assez complète pour vous la faire partager en honneur, quand
cette certitude est la condition affectée par vous-même, et acceptée
par nous, à votre rentrée dans les conseils de l'Europe. Il suffit de
semaines, de jours, d'heures peut-être pour dissiper les derniers nuages
qui enveloppent encore la question. Un peu de patience, et elle est
vidée, complètement vidée. L'affaire ainsi faite sera mieux faite et
pour vous et pour nous.»

L'humeur des plénipotentiaires allemands fut extrême: «Ils fulminent, me
disait M. de Bourqueney, contre lord Palmerston, qui veut, disent-ils,
laisser la question ouverte à Londres, pour qu'elle ne soit pas fermée
à Constantinople et à Alexandrie. Ils ajoutent qu'il dispose par trop
légèrement de leurs cabinets, que jamais ils ne se prêteront à un acte
quelconque _à quatre_ le jour où nous aurons signé _à cinq_, et
qu'à supposer que lord Palmerston voulût les y inviter, sa démarche
échouerait complètement.» Leurs collègues à Paris me tenaient à moi le
même langage; ils ne comprenaient pas la conduite de lord Palmerston;
ils en cherchaient la cause et le but; le comte d'Appony y voyait un
accès de jalousie contre le prince de Metternich; le baron d'Arnim y
soupçonnait quelque secret dessein de tenir encore l'Orient en trouble
et l'Europe en alarme. Je les remerciai de leurs sentiments sans compter
sur leur efficacité: «Les Allemands, m'écrivait M. de Bourqueney,
parlent bien, mais ils agissent peu. M. de Bülow envoie à Berlin un
_memorandum_ dans lequel il établit que les puissances signataires du
traité de juillet sont dégagées de toutes les obligations qu'il leur
imposait; ce _memorandum_ était d'abord destiné à lord Palmerston; mais
M. de Bülow craint que le prince Esterhazy ne veuille pas le signer
avant d'avoir reçu des instructions de Vienne... Je ne me suis jamais
fait illusion sur la mollesse de ces courages... Je viens de lire une
dépêche du prince de Metternich qui contient bien l'ordre de pousser à
la signature immédiate des actes parafés le 15 mars dernier; mais tout
cela est faiblement exprimé, et je n'aime pas cette réserve «que le
refus de Méhémet-Ali constituerait un fait de nouvelle rébellion, et
conséquemment une nouvelle question européenne.»

La différence est grande entre les hommes politiques qui se sont formés
dans un régime de liberté, au milieu de ses exigences et de ses combats,
et ceux qui ont vécu loin de toute arène publique et lumineuse, dans
l'exercice d'un pouvoir exempt de contrôle et de responsabilité. Pour
suffire à leur tâche, ils ont besoin, les uns et les autres, d'une
réelle supériorité; la vie politique est difficile, même dans les
cours, et le pouvoir silencieux n'est pas dispensé d'être habile. Mais
contraints à la prévoyance et à la lutte, les chefs d'un gouvernement
libre apprennent à voir les choses comme elles sont en effet, soit
qu'elles leur plaisent ou leur déplaisent, à se rendre un compte exact
des conditions du succès et à accepter fermement les épreuves qu'ils
ont à traverser. Les illusions ne leur sont guère possibles, et ils
ne peuvent guère se flatter plus qu'ils ne sont flattés. Dispensés au
contraire de prouver chaque jour à des spectateurs rigoureux qu'ils ont
raison, et de vaincre à chaque pas d'ardents adversaires, les ministres
du pouvoir absolu sont plus complaisants pour eux-mêmes, accueillent
plus facilement tantôt l'espérance, tantôt la crainte, et supportent
plus impatiemment les difficultés et les mécomptes. Le gouvernement
libre forme des moeurs viriles et des esprits difficiles pour eux-mêmes
comme pour les autres; il lui faut absolument des hommes. Le
pouvoir absolu admet et suscite bien plus de légèreté, de caprice,
d'inconséquence, de faiblesse, et les plus éminents y conservent de
grands restes des dispositions des enfants.

Quoique je fusse très-persuadé du bon vouloir du prince de Metternich
dans la question égyptienne et de l'importance de ce qu'il avait fait
pour en presser la conclusion, je ne comptais guère plus que M. de
Bourqueney sur son énergique résistance à une volonté bien arrêtée du
cabinet anglais, et j'invitai notre chargé d'affaires à remercier de ma
part lord Palmerston de la franchise de sa dernière déclaration, tout
en m'étonnant de son obstination à maintenir le traité du 15 juillet en
vigueur contre le gré formel de ses principaux alliés. Je pris en même
temps soin de dire au chargé d'affaires d'Angleterre: «Je constate avec
vous que ce n'est pas le gouvernement français qui retarde la signature
de la nouvelle convention; c'est le cabinet britannique, par l'organe
de lord Palmerston.» M. Bulwer rendit compte à son chef de cette
parole: «Lord Palmerston, m'écrivit M. de Bourqueney, en a témoigné une
véritable peine; il dit qu'on le désigne à l'Europe comme un obstacle à
la réconciliation générale lorsque, lui, il s'est toujours montré prêt
à transformer son parafe en signature, et qu'il n'a fait que m'exprimer
des scrupules honnêtes en se plaçant à notre propre point de vue. Il ne
tiendrait qu'à moi, ajoutait M. de Bourqueney, de soutenir avec avantage
la lutte sur les faits; mais où nous mènerait une pareille controverse?
Laissons les petites récriminations. Lord Palmerston doit répondre à
M. Bulwer pour dégager, dit-il, sa propre responsabilité.» Cet incident
donna lieu en effet, de la part de lord Palmerston, à des explications
longues et subtiles que je m'empressai de laisser tomber.

Je portai sur un autre point ma sollicitude. J'écrivis au comte de
Rohan-Chabot, en mission extraordinaire à Alexandrie: «Ce n'est pas sans
inquiétude que je vois le vice-roi s'écarter du ton de soumission qu'il
avait pris envers la Porte, et tenir un langage qui le présente
en quelque sorte comme traitant, avec elle, d'égal à égal. C'est
précisément cette apparence qu'il devrait, dans son propre intérêt,
mettre le plus grand soin à éviter. Elle a été la cause ou le prétexte
de l'alliance formée contre lui le 15 juillet, alliance qui a paru au
moment de se dissoudre le jour où il a déclaré qu'il se soumettait aux
ordres du sultan. S'il y a un moyen de la faire revivre, ou, pour mieux
dire d'en prolonger l'existence (car elle existe encore en ce moment,
bien que plusieurs États qui en ont fait partie aient évidemment le plus
grand désir de s'en dégager), c'est certainement que Méhémet-Ali affecte
de nouveau des prétentions d'indépendance par rapport à son souverain.
Rien ne servirait mieux les vues des gouvernements qui, moins bien
disposés pour lui ou pour la France, travaillent en secret à retarder
le moment où la rentrée du gouvernement du roi dans les conseils de
l'Europe proclamera hautement que le traité du 15 juillet n'existe plus.
La signature de l'acte destiné à replacer les relations des puissances
sur le pied où elles étaient, il y a un an, se trouve encore ajournée,
et le motif de cet ajournement est précisément la crainte de la
résistance de Méhémet-Ali aux volontés de la Porte et des complications
qui pourraient en résulter. Il faut que le vice-roi, dans son propre et
pressant intérêt, ôte toute cause ou tout prétexte à ces craintes vraies
ou simulées; et le seul moyen d'y parvenir, c'est qu'il se déclare
pleinement satisfait du _memorandum_ de la Porte. Ce _memorandum_ lui
accorde ses demandes les plus importantes, les seules essentielles.
Il obtient l'hérédité réelle, la nomination aux grades dans l'armée
égyptienne, la substitution d'un tribut fixe à un tribut proportionnel.
La somme de ce tribut n'est pas encore fixée, il est vrai; Méhémet-Ali
craint qu'elle ne le soit pas dans la proportion qu'il juge seule
admissible; mais il n'y a encore rien de décidé à ce sujet; c'est un
point à régler entre le sultan et le pacha, et ce dernier vous a indiqué
lui-même un moyen de transaction qui n'est probablement pas le seul.
La voie des représentations lui reste ouverte; il peut compter sur le
bénéfice des circonstances, sur le besoin qu'aura la Porte de se ménager
son appui. Ce qu'il doit éviter, c'est de prononcer d'avance un refus
absolu qui, le constituant en état de révolte, ferait, de cette question
toute intérieure, une question de politique générale, rendrait force
au traité de juillet au moment où il va expirer, et obligerait les
puissances à s'immiscer dans des détails qu'elles se sont elles-mêmes
reconnues inhabiles à régler. Il importe à Méhémet-Ali plus qu'à
personne que la situation exceptionnelle, créée par ce traité, ne
se prolonge pas, et que chacun des États qui l'ont signé reprenne sa
position particulière et sa liberté d'action. Il doit donc se garder
soigneusement de tout ce qui pourrait contrarier ce résultat, et je
ne puis vous trop recommander de lui faire entendre, dans ce sens, les
conseils les plus pressants.»

Méhémet-Ali était l'un de ces grands ambitieux tour à tour chimériques
et sensés, opiniâtres et fatalistes, qui poussent leur fortune au delà
de toute mesure, mais qui, à la veille de la ruine, acceptent tout d'un
coup les nécessités qu'ils n'ont pas su pressentir. Le comte de Chabot
m'écrivit le 12 juin: «Le bateau à vapeur russe _Saleck_ est arrivé
à Alexandrie le 7 au soir, ayant à bord un envoyé de la Porte,
Kiamil-Effendi, chargé de remettre à Saïd-Muhib-Effendi le nouveau
hatti-shériff d'investiture, une lettre du grand vizir à Méhémet-Ali,
et le firman spécial qui porte le tribut à 80,000 bourses, à dater du
commencement de l'année. Le 8, Saïd-Muhib-Effendi et le nouvel envoyé se
sont rendus auprès du vice-roi pour lui communiquer ces pièces et
sont restés, pendant la journée, en conférence avec lui. Méhémet-Ali
a déclaré, dans cette entrevue, que les ressources de l'Égypte ne lui
permettaient pas de mettre à la disposition du sultan une somme annuelle
aussi élevée que 80,000 bourses, et il a décidé Saïd-Muhib-Effendi
à reprendre le firman qui règle le tribut; mais il a dit qu'il n'en
considérait pas moins la question générale comme terminée, et que le
hatti-shériff d'investiture serait lu solennellement, avec tout le
cérémonial d'usage. Le 10 au matin, en effet, le vice-roi, entouré des
principaux dignitaires de l'Égypte, a reçu les deux envoyés ottomans
dans la grande salle de son palais. Saïd-Muhib-Effendi lui ayant
présenté le hatti-shériff, Méhémet-Ali l'a porté sur ses lèvres et sur
son front, et Sami-Bey en ayant fait, à haute voix, la lecture, le
pacha s'est revêtu de la décoration envoyée par le sultan. Des salves de
toutes les batteries des forts et de l'escadre, un pavoisement
général et d'autres démonstrations publiques ont signalé à la ville la
promulgation solennelle du décret impérial.»

Je transmis sur-le-champ, par le télégraphe, cette nouvelle au baron de
Bourqueney.

Elle arriva à Londres au milieu de la crise universelle flagrante. Le 5
juin, sur une motion de sir Robert Peel, la chambre des communes avait
déclaré, à une voix de majorité, que le cabinet whig n'avait plus sa
confiance. Le 23 juin, le parlement avait été dissous. Les élections,
presque partout accomplies, assuraient aux torys une forte majorité.
M. de Bourqueney m'écrivit le 29 juin: «J'ai mis, vous le savez,
une extrême réserve dans mes prédictions; je redoutais jusqu'à la
responsabilité de mes propres impressions lorsque je craignais leur
influence sur nos grandes affaires diplomatiques; aujourd'hui, je crois
pouvoir sans témérité vous donner le sort du cabinet actuel comme jugé
dans la nouvelle chambre. Mais sa retraite précédera-t-elle la réunion
du Parlement? J'entends les torys affirmer que sir Robert Peel ne
consentira pas à former le nouveau cabinet avant cette époque. J'ai
besoin de savoir le plus tôt possible si cette situation intérieure
doit influer sur ma conduite diplomatique. Je ne me dissimule pas la
difficulté d'ajourner toute conclusion de notre part pendant les sept
ou huit semaines que peut encore vivre le cabinet actuel. La Prusse
et l'Autriche ne nous serviraient pas dans ce système, et il faudrait
aviser au moyen de le leur faire accepter. Vous m'avez écrit, il y a
six semaines, que vous ne vouliez pas signer avec des moribonds. Je vous
répondis alors que la maladie pouvait être assez longue pour nous causer
des embarras. Aujourd'hui nous en connaissons le terme. Décidez.»

Je lui mandai sur-le-champ par le télégraphe: «Ne faites rien pour
ajourner la signature des actes parafés, et signez la nouvelle
convention générale dès qu'on vous le demandera après avoir signé le
protocole de clôture de la question égyptienne.»

«--Votre dépêche télégraphique d'hier, me répondit M. de Bourqueney,
lève toute incertitude. Je ne créerai aucun délai. Je n'en laisserai
même pas créer que je puisse empêcher. Aujourd'hui, j'ai eu occasion de
voir lord Palmerston pour une autre affaire; j'ai profité de ma visite
pour lui faire lire la dépêche d'Alexandrie. Il sait maintenant que
tout est fini; mais, ne fût-ce que pour la justification de ses derniers
délais, il attendra que la nouvelle lui arrive à lui-même, complète
et régulière. Il a voulu du reste être aimable ce matin, car sans me
préciser ce qu'il attendait exactement pour la signature définitive,
mais raisonnant comme si nous y étions arrivés, il m'a dit: «Croyez que
ce sera un bien beau jour pour moi que celui où je mettrai les dernières
lettres de mon nom à la suite de la première, sur notre convention
générale.»

Huit jours après, le 10 juillet, M. de Bourqueney m'écrivit: «Je
monte en voiture pour Windsor où la reine vient de m'inviter fort
gracieusement à passer quarante-huit heures. Le courrier autrichien est
arrivé ce matin, porteur de dépêches officielles de Constantinople, du
22 juin. C'est probablement moi qui vais l'annoncer à Windsor, à lord
Palmerston. Nous signerons sans aucun doute dans le cours de la semaine
prochaine.»

Le courrier autrichien apportait en effet à lord Palmerston cette
laconique dépêche de lord Ponsonby, en date du 21 juin: «Avant que ceci
arrive à Londres, Votre Seigneurie aura, depuis longtemps sans doute,
appris d'Alexandrie que Méhémet-Ali a accepté le firman. Je crois devoir
cependant vous envoyer ci-incluse la dépêche que je viens de recevoir
d'Égypte et qui annonce cette satisfaisante nouvelle.»

Cinq jours auparavant, le 16 juin, lord Ponsonby avait écrit à lord
Palmerston: «Le bateau français arrivé le 14 a apporté des lettres qui
disent que l'intention de Méhémet-Ali est de refuser le nouveau firman.
Une de ces lettres vient d'une personne bien connue comme ayant les
meilleures informations à Alexandrie. Quand ces lettres ont été écrites,
Méhémet-Ali n'avait pas encore reçu le firman; mais il en connaissait
le contenu. Il pourra modifier ses vues avant de répondre. Il peut avoir
des raisons d'exprimer l'intention de refuser. Il fera probablement
quelque chose pour gagner du temps. Je pense, comme je l'ai toujours
pensé, qu'il n'exécutera point les mesures ordonnées par le sultan,
d'après l'avis des grandes puissances.»

Peu importait cette fois l'avis de lord Ponsonby. Lord Palmerston envoya
sur-le-champ à Londres l'ordre d'accomplir toutes les formalités de
chancellerie nécessaires à la signature des actes parafés le 15
mai précédent; et le 13 juillet, M. de Bourqueney m'écrivit: «Les
plénipotentiaires des six cours ont été convoqués aujourd'hui au
_Foreign-Office_. Les plénipotentiaires des cours d'Autriche, de la
Grande-Bretagne, de Prusse, de Russie et de la Porte ottomane, ont
d'abord apposé leur signature au protocole de clôture de la question
égyptienne, qui a reçu la date du 10 juillet, jour de l'arrivée, par
Constantinople, de la nouvelle que Méhémet-Ali avait accepté le nouveau
firman du sultan. La convention générale sur la clôture des détroits a
été signée ensuite de nous tous, dans l'ordre des puissances, sous la
date du 13 juillet 1841. Le délai pour l'échange des ratifications a été
fixé à deux mois[13].»

[Note 13: _Pièces historiques nº_ I.]

La question d'Égypte était vidée. Question élevée, en 1840, fort
au-dessus de son importance réelle, et dans laquelle, mal instruits des
faits, nous nous étions engagés bien plus avant que ne le comportait la
force du pacha et que ne l'exigeait l'intérêt français. Je résume les
résultats de la solution qu'elle reçut en 1841 par la négociation que je
viens de retracer et la convention qui la termina.

La paix européenne fut maintenue; et au sein de la paix, les armements
de précaution, faits par la France en 1840, furent maintenus aussi; les
fortifications de Paris s'élevèrent; le gouvernement français s'établit
dans l'isolement qu'on lui avait fait en ne tenant pas assez de compte
de sa présence et de son avis. L'Europe sentit le poids du vide que
faisait dans ses conseils la France absente, et se montra empressée
de l'y rappeler. La France n'y rentra que lorsque l'Europe vint le lui
demander, après avoir fait faire par la Porte les concessions réclamées
par le pacha, et en déclarant que le traité du 15 juillet 1840 était
éteint complètement et sans retour.

Méhémet-Ali, chassé de Syrie, menacé en Égypte même, y fut établi
héréditairement et à des conditions équitables; non à cause de sa
propre force, mais par considération pour la France, et parce que les
puissances signataires du traité du 15 juillet ne voulurent pas courir
le risque, soit de se désunir, soit de voir naître des complications
nouvelles.

Par la convention du 13 juillet 1841, la Porte fut soustraite à la
protection exclusive de la Russie, et placée dans la sphère des intérêts
généraux et des délibérations communes de l'Europe.

Par ces résultats, l'échec de la France, fruit de son erreur dans cette
question, était limité et arrêté; elle avait repris sa position en
Europe et assuré en Égypte celle de son client. On avait fait et obtenu,
en finissant, ce qu'on aurait dû faire et pu obtenir en commençant.
C'était tout le succès que comportait la situation qui m'avait été
léguée en 1840. Je ne me dissimulais point que ce succès ne suffirait
pas à satisfaire le sentiment national jeté hors de la vérité et du
bon sens. Je prévoyais que la convention du 13 juillet 1841 et la
négociation qui l'avait amenée seraient l'objet de vives attaques. Mais,
après ce que j'avais vu et appris pendant mon ambassade en Angleterre,
j'étais rentré dans les affaires, bien résolu à ne jamais asservir,
aux fantaisies et aux méprises du jour, la politique extérieure de la
France. Quelques semaines après la clôture de la question égyptienne,
et à propos d'ouvertures vagues qui nous étaient faites sur les affaires
d'Orient en général, j'écrivis au comte de Sainte-Aulaire que le
roi, sur ma proposition, venait de nommer son ambassadeur à Londres:
«N'éludons rien et ne cherchons rien. C'est notre coutume d'être
confiants, avantageux, pressés. Nous nous enivrons de nos désirs
comme s'ils étaient toujours notre droit et notre pouvoir; nous aimons
l'apparence presque plus que la réalité. Je suis convaincu que,
pour rétablir et étendre notre influence en Europe, c'est la méthode
contraire qu'il faut suivre. Partout et en toute occasion je suis décidé
à sacrifier le bruit au fait, l'apparence à la réalité, le premier
moment au dernier. Nous y risquerons moins et nous y gagnerons plus. Et
puis, il n'y a de dignité que là.»



                          CHAPITRE XXXVI

LE DROIT DE VISITE.

Lord Palmerston me demande de signer le nouveau traité préparé en
1840 pour la répression de la traite des nègres.--Mon refus et ses
causes.--Avénement du cabinet de sir Robert Peel et lord Aberdeen.--Je
consens alors (le 20 décembre 1841) à signer le nouveau traité.--Premier
débat dans la chambre des députés à ce sujet.--Amendement de M. Jacques
Lefebvre dans l'adresse.--Vraie cause de l'état des esprits.--J'ajourne
la ratification du nouveau traité.--Attitude du cabinet anglais.--Les
ratifications sont échangées à Londres entre les autres puissances et
le protocole reste ouvert pour la France.--Nouveaux débats dans les
deux chambres contre le droit de visite et les conventions de 1831 et
1833.--Nous refusons définitivement la ratification du traité du
20 décembre 1841.--Modération et bon vouloir de lord Aberdeen.--Le
protocole du 19 février 1842 est clos et le traité du 20 décembre 1841
est annulé pour la France.--A l'ouverture de la session 1843-1844, un
paragraphe inséré dans l'adresse de la chambre des députés exprime
le voeu de l'abolition du droit de visite.--Pourquoi je n'entre pas
aussitôt en négociation avec le gouvernement anglais à ce sujet.--Visite
de la reine Victoria au château d'Eu.--Son effet en France et en
Europe.--Je prépare la négociation pour l'abolition du droit de
visite.--Dispositions de lord Aberdeen et de sir Robert Peel.--Nouveaux
débats à ce sujet dans les chambres à l'ouverture de la session de
1844.--Visite de l'empereur Nicolas en Angleterre.--Visite du roi
Louis-Philippe à Windsor.--Je l'y accompagne.--Négociation entamée pour
l'abolition du droit de visite.--Comment ce droit peut-il être remplacé
pour la répression de la traite?--Le duc de Broglie et le docteur
Lushington sont nommés pour examiner cette question.--Leur réunion à
Londres.--Nouveau système proposé.--Il est adopté et remplace le droit
de visite en vertu d'un traité conclu le 25 mai 1845.--Présentation,
adoption et promulgation d'une loi pour l'exécution de ce traité.


Le jour même où fut signée la convention du 13 juillet 1841, les
signatures à peine données, lord Palmerston reparla à M. de Bourqueney
du traité préparé, trois ans auparavant, entre les cinq grandes
puissances, pour mieux assurer la répression de la traite des nègres,
et resté en suspens depuis 1840, comme je l'ai déjà dit dans ces
_Mémoires_[14]. Il lui demanda de me le rappeler et de m'engager à finir
aussi cette affaire-là. J'écrivis le 20 juillet à M. de Bourqueney: «Je
veux vous dire, à ce sujet, le fond de mon coeur et de mon intention.
J'ai, depuis neuf mois, soigneusement évité, avec lord Palmerston,
tout petit débat. Point de plainte, point de récrimination, point
de susceptibilité. Je n'ai témoigné, en aucun cas, ni humeur, ni
malveillance. J'ai fait les affaires simplement, tranquillement, sans
rien céder au fond, mais ne tenant qu'au fond et laissant de côté les
incidents et les embarras. La situation politique le voulait ainsi. Ce
que je pense de lord Palmerston me le permettait. Je fais grand cas
de son esprit. J'ai confiance dans sa parole. Sa manière de traiter,
quoique un peu étroite et taquine, me convient; elle est nette, prompte,
ferme. Je ne crois ni à sa haine pour la France et le roi, ni à ses
perfidies; et quant aux difficultés, je pourrais dire aux désagréments
que jettent dans les affaires son goût passionné pour l'argumentation,
sa disposition à s'enfermer dans ses arguments et à les pousser jusqu'au
bout sans rien voir au-dessus, ni au delà, ni à côté, je ne m'en choque
point, je ne m'en plains point; c'est la nature même de son esprit; il
faut bien l'accepter, et l'accepter de bonne grâce quand on traite avec
lui. Je ne trouve donc en moi, au sortir de cette longue négociation,
rien qui me gêne ou qui m'indispose pour terminer aussitôt, avec lui,
les affaires pendantes.

[Note 14: Tome V, p. 297.]

«Mais, en subordonnant les petites choses aux grandes, je ne laisse pas
de voir les petites, et je n'oublie pas les griefs que je n'ai pas, au
moment même, jugé à propos de relever. J'ai trois griefs contre lord
Palmerston:

«1º Sa dépêche du 2 novembre 1840. Mauvais procédé envers le nouveau
cabinet et envers moi. Mauvais procédé que j'attribue à imprévoyance et
à insouciance de l'effet que produirait cette dépêche, non à mauvaise
intention, mais qui n'en a pas moins été réel, et que j'ai ressenti
comme tout le monde l'a remarqué.

«2º Je vous ai chargé, le 26 avril dernier, de parler à lord Palmerston
de l'état de l'Amérique du Sud, et de la convenance qu'il y aurait, pour
la France et l'Angleterre, à agir de concert pour rétablir la paix entre
Buenos-Ayres et Montevideo. Vous m'avez écrit le 11 mai qu'il avait fort
bien accueilli cette idée, vous avait assuré que des instructions dans
ce sens seraient très-prochainement adressées à M. Mandeville, et vous
avait même demandé le nom de notre chargé d'affaires à Buenos-Ayres
pour engager M. Mandeville à se mettre avec lui dans des rapports de
confiance et de bonne harmonie qui donnassent, à leur double action,
de l'unité et par conséquent de l'efficacité. Et pourtant, peu après,
interpellé à ce sujet dans la chambre des communes, lord Palmerston a
écarté toute idée de concert avec la France, et a parlé de l'action de
l'Angleterre entre Buenos-Ayres et Montevideo comme parfaitement isolée
et étrangère à la nôtre.

«3º Le discours qu'il a prononcé naguère, dans la lutte électorale,
sur les _Hustings_ de Tiverton. Qu'aurait-on dit en Angleterre, si,
à Lisieux, parlant au monde entier dans la personne de mes électeurs,
j'avais tenu, sur l'Angleterre, son gouvernement et ses armées, un
pareil langage[15]?

[Note 15: Dans ce discours, lord Palmerston avait comparé la conduite
des Anglais dans l'Inde et celle des Français dans l'Algérie en ces
termes:

«Nous avons, dans une campagne, soumis à l'influence britannique une
étendue de pays plus grande que la France, presque aussi grande que la
moitié de l'Europe; et la manière dont cela a été fait, et les résultats
qui ont suivi méritent bien l'attention du peuple d'Angleterre. Il y
a, entre le progrès de nos armes en Orient et les opérations qu'une
puissance voisine, la France, poursuit maintenant en Afrique, un
contraste dont nous avons droit d'être fiers. La marche de l'armée
anglaise en Asie a été signalée par un soin scrupuleux de la justice, un
respect inviolable de la propriété, une complète abstention de tout ce
qui eût pu blesser les sentiments et les préjugés des peuples; et le
résultat est qu'il y a quelques semaines, un officier distingué, revenu
naguère du centre de l'Afghanistan, d'une ville appelée Candahar, dont
peut-être beaucoup d'entre vous n'ont jamais entendu parler, m'a dit
qu'accompagné seulement d'une douzaine de serviteurs, sans aucune
escorte militaire, il avait fait à cheval plusieurs centaines de milles,
à travers un pays peuplé de tribus sauvages et presque barbares qui,
deux ans auparavant, s'opposaient avec fureur à l'approche des troupes
anglaises, et qu'il avait fait cette traversée avec autant de sécurité
qu'il eût pu chevaucher de Tiverton à _John O'Groats house_; son nom
d'officier anglais avait été, pour lui, un passe-port à travers toutes
ces peuplades parce que les Anglais avaient respecté leurs droits et les
avaient protégées et traitées avec justice; ainsi, un Anglais désarmé
était en sûreté au milieu de ces contrées sauvages. Le système
différent, suivi en Afrique par les Français, a produit des résultats
tout différents. Là, les troupes françaises, je regrette de le dire, ont
terni leur gloire par le caractère de leurs opérations. Elles tombent à
l'improviste sur les paysans du pays; elles tuent tout homme qui ne peut
leur échapper par la fuite; elles emmènent captifs les femmes et les
enfants (cris de: _honte, honte!_); elles enlèvent tous les bestiaux,
tous les moutons, tous les chevaux, et elles brûlent tout ce qu'elles
ne peuvent enlever; les moissons sur le sol et le blé dans les greniers
sont dévorés par le feu des envahisseurs (_honte, honte!_). Quelle est
la conséquence? Tandis que dans l'Inde, nos officiers vont à cheval,
désarmés et presque seuls, au milieu des plus sauvages tribus du désert,
il n'y a pas en Afrique un Français qui puisse montrer son visage au
delà d'un point déterminé et loin de la sentinelle, sans tomber victime
de la féroce et excusable vengeance des Arabes (_écoutez, écoutez!_).
Ils disent qu'ils colonisent l'Algérie; mais ils ne sont que campés dans
des postes militaires; et tandis que, dans l'Inde, nous avons pour
nous les sentiments du peuple, en Afrique, tout naturel est opposé aux
Français et brûle du désir de se venger. Je dis ces choses parce qu'il
est bon que vous les connaissiez; elles sont une nouvelle preuve que,
même dans ce monde, la Providence veut que l'injustice et la violence
rencontrent leur châtiment, et que la justice et la douceur reçoivent
leur récompense.»

On peut douter que, seize ans plus tard, en 1857, en présence de l'Inde
soulevée contre l'Angleterre et des affreuses scènes amenées par ce
soulèvement, lord Palmerston eût pensé à établir une telle comparaison.

J'insère dans les _Pièces historiques_ nº 11 le texte anglais de
ce fragment de discours qui fut publié en entier dans le _Morning
Chronicle_ du 30 juin 1841.]

«De tout cela, mon cher baron, je ne veux faire sortir aucune
réclamation, aucune démarche. Tout cela ne m'empêcherait pas de
conclure, avec lord Palmerston, les affaires en suspens si l'intérêt de
notre pays le demandait. Mais cela me dispense de tout empressement, de
tout acte de bienveillance surérogatoire; cela me commande même quelque
froideur. Je ne veux rien faire pour être désagréable, rien pour être
agréable. Je n'aurai point de mauvais procédé; je ne veux, je ne dois
avoir point de procédé gracieux. Je veux marquer que j'ai vu ce que je
n'ai pas relevé, que j'ai ressenti ce dont je ne me suis pas
plaint. Avec qui se montre peu aimable, la plainte n'est pas digne;
l'insouciance ne l'est pas davantage. Je ne réclame jamais que ce qui
m'est dû; mais je ne rends rien au delà de ce qu'on m'a donné.

«Voilà, mon cher baron, ce qui règle aujourd'hui ma conduite, et je vous
demande, dans les relations que vous aurez encore avec lord Palmerston,
de régler vous-même, sur ce que je vous dis là, votre attitude et votre
langage, sans roideur, sans affectation, de façon pourtant à ce qu'on
s'en aperçoive. La nuance est délicate, mais vous êtes très-propre à la
saisir et à la faire sentir.»

Je demandais à M. de Bourqueney une attitude qui convenait très-bien
à la judicieuse finesse de son esprit, un peu moins à la disposition
naturellement courtoise et douce de son caractère. Il me répondit: «Je
comprends parfaitement les motifs qui vous empêchent de seconder lord
Palmerston dans sa liquidation du _Foreign-Office_. Je m'attends à une
question très _anxious_ sur le traité des nègres. Je ferai une réponse
vague qui ne sente ni le mauvais, ni le trop bon procédé. Je me tiendrai
dans la mesure que vous m'avez si délicatement fixée.» Et quelques jours
après: «Lord Palmerston m'a demandé si j'avais une réponse de Votre
Excellence relativement à la conclusion de la convention générale pour
la suppression de la traite. J'ai répondu que je n'avais encore point
d'instructions à cet égard; mais j'ai évité toute allusion aux causes
qui en retardaient l'envoi.--Je suis obligé de me mettre en règle, m'a
dit lord Palmerston, et je vais vous adresser une note officielle. Les
représentants des trois autres cours ont leurs pouvoirs. C'est la France
qui, de concert avec nous, a invité l'Autriche, la Prusse et la Russie
à signer en commun une convention générale. Les trois puissances se
sont rendues à notre invitation. De votre part ou de la nôtre, un
retard n'est plus justifiable.--J'ai encore jeté en avant quelques
considérations vagues sur le minutieux examen que nécessitaient les
détails de la convention, sur les retards qu'entraînait la division
des attributions, en cette matière, entre le ministre des affaires
étrangères et le ministre de la marine. Lord Palmerston m'a écouté, mais
je ne l'ai pas convaincu. M. Bulwer recevra des instructions analogues
à l'esprit et au texte de la note qui me sera adressée et dont j'aurais
vainement cherché à prévenir l'envoi.»

Je reçus en effet, et par M. de Bourqueney et par M. Bulwer, une
demande officielle de lord Palmerston pour la signature de la nouvelle
convention. J'y répondis officiellement par cette dépêche que je
chargeai M. de Bourqueney de lui communiquer: «J'ai reçu, monsieur, avec
la dépêche que vous m'avez écrite le 11 de ce mois, copie de la note
que vous a passée lord Palmerston pour vous exprimer le désir que le
gouvernement du roi vous autorisât à signer immédiatement, avec les
plénipotentiaires des autres grandes cours, le projet de traité général
dressé à Londres, il y a trois ans, dans le but de rendre plus efficace
la répression de la traite des noirs. Je n'ai pas besoin de vous dire
que, ni sur l'objet de cette convention, ni même sur l'ensemble de ses
dispositions, il n'existe et ne peut exister aucun dissentiment entre
le gouvernement du roi et celui de Sa Majesté Britannique; mais
quelques-unes des clauses secondaires qu'elle contient paraissent devoir
donner lieu à certaines explications qui préviendront, je l'espère, les
difficultés que leur exécution pourrait rencontrer. L'opinion publique
n'est pas moins prononcée en France qu'en Angleterre contre l'infâme
trafic dont il s'agit de faire disparaître les dernières traces; mais
elle n'est pas également arrêtée sur l'opportunité de quelques-unes
des mesures à prendre pour y parvenir, et à cet égard elle conserve des
doutes, des défiances qu'il est nécessaire de dissiper. Ces difficultés
ne sont pas insurmontables, et si des questions plus urgentes n'avaient
pas, dans ces derniers temps, absorbé toute notre activité, s'il nous
avait été possible de fixer sur ce point l'attention publique distraite
par d'autres préoccupations, il est probable que nous aurions déjà
triomphé des obstacles que je viens de vous signaler. Quoi qu'il en
soit, lord Palmerston comprendra qu'il y aurait de l'imprévoyance
de notre part à ne pas en tenir compte, et que nous ne saurions nous
engager à les écarter assez promptement pour être en mesure de signer,
dans le délai qui lui conviendrait, la convention à laquelle il attache,
avec raison, une si grande importance.»

Lord Palmerston ne s'en tint pas à sa demande officielle; il chargea
son chargé d'affaires à Paris d'une nouvelle insistance: «M. Bulwer est
venu, de la part de lord Palmerston, écrivis-je à M. de Bourqueney, me
redire ce que son chef vous a dit et me demander aussi la signature.
Comme j'ai vu, par vos dernières lettres, que vous n'aviez pas cru
devoir faire sentir à lord Palmerston lui-même mon vrai motif, et que
vous aviez, comme vous me le dites, éludé la situation, j'ai voulu
prendre à mon compte ce petit embarras. J'ai dit tout simplement à M.
Bulwer que la signature immédiate de la convention ne serait pas ici
bien comprise ni bien prise de tout le monde, que le ministère de la
marine avait des objections à cette extension du droit de visite,
qu'il y avait dans notre public, à cet égard, des préjugés, de la
susceptibilité, que les journaux crieraient, qu'il y avait là, pour moi,
quelque obstacle à surmonter, quelque désagrément passager à subir,
et que, pour lui parler vrai, lord Palmerston n'avait pas été assez
aimable, pour moi, le 2 novembre dernier, ni pour mon pays, tout
récemment, à Tiverton, pour que je me donnasse, à moi-même, un embarras
à Paris pour lui procurer, à Londres, un succès.--Et comme je désire,
ai-je ajouté, que vous ne voyiez en cela que ce qui y est, comme je suis
bien aise de vous montrer quelle est, envers lord Palmerston, la juste
mesure de ma pensée et de mon intention, voici ce que j'ai écrit à M.
de Bourqueney il y a trois semaines.--Et je lui ai lu, à peu près tout
entière, ma lettre particulière à vous du 20 juillet. M. Bulwer a
pris cela en homme d'esprit, et je suis sûr qu'il aura écrit notre
conversation à lord Palmerston de façon à lui en transmettre une
impression juste et, je crois, utile. Je ne fais pas du tout ceci, vous
le savez bien, par exigence ou par susceptibilité personnelle; c'est
parce que, à mon avis, la dignité de nos relations le commande. Et
aussi parce que, au bout de quelque temps, et de peu de temps, j'en suis
convaincu, elles y gagneront en sûreté comme en dignité. Quand on saura
bien qu'on risque quelque chose à ne pas prendre garde, on prendra
garde, et les affaires deviendront d'autant plus faciles qu'on y
apportera plus d'attention et moins de fantaisie.»

Je ne m'étais pas trompé sur le rapport que ferait de notre entretien
M. Bulwer et sur son effet; je reçus de lui, quelques jours après, ce
billet:

«Mon cher monsieur Guizot,

«Je viens de recevoir la lettre ci-jointe de lord Palmerston. C'est tout
ce qu'il me dit au sujet de mes lettres. Vous verrez que vous avez
été compris. En tout cas, je ne m'estimerais que trop heureux si je
contribuais, le moins du monde, à placer sur un pied plus amical les
relations de deux hommes si bien faits pour diriger les affaires des
deux grandes nations auxquelles ils appartiennent.»

Je reproduis textuellement la lettre de lord Palmerston qui m'était
ainsi communiquée, et j'en place le texte anglais dans les _Pièces
historiques_ jointes à ce volume[16].

[Note 16: _Pièces historiques_, nº III.]

Carlton-Terrace, 17 août 1841.

«Mon cher Bulwer,

«Je suis très-fâché de voir, d'après votre lettre de la semaine
dernière, que, dans votre entretien avec M. Guizot, vous avez observé
qu'il avait dans l'esprit cette impression que, dans certaines
circonstances que vous rappelez, je ne parais pas avoir tenu assez de
compte de sa situation ministérielle. Vous m'obligeriez beaucoup, si
vous en trouviez l'occasion, en vous appliquant à le convaincre que rien
n'a été plus éloigné de mon intention. J'ai une grande considération et
estime pour M. Guizot; j'admire ses talents, je respecte son caractère,
et je l'ai trouvé l'un des hommes les plus agréables avec qui j'aie eu
à traiter dans les affaires publiques; il a, sur les choses, des vues
larges et philosophiques; il discute les questions clairement, en
pénétrant jusqu'au fond, et il se montre toujours préoccupé d'arriver
à la vérité. Il est tout à fait invraisemblable que j'aie jamais fait à
dessein quelque chose qui pût lui être personnellement désagréable.

«Vous dites qu'il a rappelé trois circonstances dans lesquelles il a
paru croire que j'avais, sans nécessité, tenu une conduite embarrassante
pour lui. J'essayerai de vous expliquer ma conduite dans chacune de ces
circonstances.

«Il vous a parlé d'abord de ma note du 2 novembre dernier en réponse à
celle de M. Thiers du 8 octobre précédent. Certainement j'aurais désiré
répondre plus tôt à la note de M. Thiers, de telle sorte que ma réponse
lui arrivât à lui, et non à son successeur. Je ne l'ai pas pu. J'étais
accablé d'affaires de toute sorte et je ne disposais pas de mon temps.
Je ne pensais pourtant pas que la retraite de M. Thiers fût une raison
de renoncer à lui répondre; sa note du 8 octobre contenait, sur certains
points de droit public, des doctrines auxquelles le gouvernement
britannique ne pouvait adhérer, et le silence eût été pris pour une
adhésion. J'ai cru de mon devoir impérieux, comme ministre de la
couronne, de constater officiellement ma réponse. J'ai pensé, je vous
l'avouerai, que M. Thiers pourrait se plaindre du retard, et dire qu'en
différant de lui répondre jusqu'à ce qu'il fût hors de ses fonctions, je
l'avais empêché de me répliquer; mais il ne me vint pas alors à l'esprit
que M. Guizot pût ressentir quelque embarras en recevant ma réponse à
son prédécesseur.

«Quand M. Guizot, comme ambassadeur ici, me lut la note de M. Thiers
du 8 octobre, il me dit, si je ne me trompe, qu'il n'en discuterait pas
avec moi les doctrines, et qu'il n'en était pas responsable. Au fait,
j'aperçus clairement que M. Guizot reconnaissait les nombreuses méprises
et les doctrines erronées que contenait cette note. Il me parut
donc que, comme M. Guizot ne pouvait avoir l'intention d'adopter les
paradoxes de son prédécesseur, la réfutation de ces paradoxes l'aiderait
plutôt qu'elle ne l'embarrasserait dans sa position personnelle, et
qu'il valait mieux que cette réfutation vînt de moi, plutôt que de
laisser retomber sur lui, par ma négligence, la pénible tâche de réfuter
son prédécesseur.

«Secondement, M. Guizot a rappelé ma réponse à une question qui me fut
faite dans la chambre des communes sur la guerre entre Buenos-Ayres et
Montevideo. La question, à ce qu'il me parut, était de savoir s'il
y avait eu, entre l'Angleterre et la France, quelque convention pour
intervenir par la force et mettre fin à cette guerre. Je répondis, ce
qui était très-exact, qu'aucune convention officielle de cette sorte
n'avait été faite entre les deux gouvernements, mais que le gouvernement
de Montevideo nous avait, peu de temps auparavant, demandé notre
médiation, et que nous avions chargé M. Mandeville de l'offrir à l'autre
partie, le gouvernement de Buenos Ayres. J'aurais peut-être dû faire
mention de l'entretien que j'avais eu avec le baron de Bourqueney, et
dans lequel il m'avait proposé, de la part de son gouvernement, que nos
agents à Buenos-Ayres eussent à s'entendre et à s'entr'aider dans cette
affaire. Mais, dans la précipitation de la réplique, il ne me vint pas à
l'idée que cet entretien rentrât dans l'objet de la question qui m'était
adressée.

«Quant à ce que j'ai dit à Tiverton sur les procédés des troupes
françaises en Afrique, j'ai pu me méprendre; mais j'ai choisi à dessein
cette occasion comme celle où je pouvais, sans trop d'objections,
m'efforcer de servir les intérêts de l'humanité et de mettre, s'il était
possible, un terme à des actes qui, depuis longtemps, ont excité les
regrets de tous ceux qui les ont observés. Il ne m'est pas venu à
l'esprit de me demander si ce que je disais devait être agréable ou
désagréable. Les journaux français et même les ordres des généraux
français prouvent que tout ce que j'ai dit de ces actes est vrai. Je
sentais que le gouvernement anglais ne pouvait convenablement rien
dire, sur ce point, au gouvernement français; par la même raison, je
ne pouvais en parler de ma place dans le Parlement; j'ai cru que,
paraissant comme un simple particulier sur les _Hustings_, devant mes
électeurs, je pouvais user de la liberté de langage accordée en pareille
circonstance pour attirer l'attention publique sur des procédés auxquels
il serait de l'honneur de la France de mettre un terme; et si le débat
public qu'a suscité mon discours devait avoir pour effet de supprimer
la millième partie des souffrances humaines dont j'ai parlé, je suis sûr
que M. Guizot me pardonnera de dire que je ne croirais pas ce résultat
trop chèrement acheté quand même j'aurais offensé par là mon plus ancien
et plus cher ami. Je suis sûr aussi que M. Guizot déplore ces actes
autant que je puis le faire. Mais je sais bien que, dans le mécanisme
du gouvernement, un ministre ne peut pas toujours contrôler les
départements qu'il ne dirige pas.

«Nous sommes à la veille de nous retirer, et dans dix jours nos
successeurs auront pris notre place. J'espère sincèrement que le
gouvernement français les trouvera aussi désireux que nous l'avons été
de maintenir, entre la France et l'Angleterre, la plus intime union
possible; je suis parfaitement sûr qu'ils ne pourront l'être davantage,
quoi qu'on ait dit ou pensé en sens contraire.»

Je répondis sur-le-champ à M. Bulwer: «Je vous remercie d'avoir bien
voulu me communiquer la lettre de lord Palmerston. J'avais pressenti
ses raisons sans les trouver bonnes, et j'avoue qu'après avoir relu
deux fois sa lettre, je ne les trouve pas meilleures. Mais je suis fort
touché des sentiments qu'il vous exprime pour moi, et j'espère qu'il
me les conservera. Ce que je vous ai dit de lui l'autre jour, je le lui
dirais volontiers à lui-même, et je fais trop de cas de son esprit et de
sa loyauté pour croire qu'il en pût être blessé.»

A Londres, le même jour 19 août, le baron de Bourqueney portait à lord
Palmerston notre refus officiel de signer sans délai le nouveau traité.
Après avoir eu un moment, et par convenance, l'air de discuter les
motifs apparents de ce refus, lord Palmerston reprit: «M. Guizot n'aime
pas plus la traite que moi; je connais ses principes, ce sont les miens.
Il doit lui être pénible de retarder la conclusion d'un acte, le plus
efficacement répressif de tous ceux que nous avons faits jusqu'ici.
Quant à moi, il m'eût été sans doute personnellement agréable de
couronner, par la signature d'un traité général, dix années de travail
et de dévouement à une si bonne cause; mais je n'ai besoin que de
produire les documents et de déposer les pièces diplomatiques sur la
table de la chambre, pour prouver à tout le monde que j'avais, en ce qui
me concerne, amené l'oeuvre aussi près que possible de son exécution. Je
n'ai rien à me reprocher, et personne ne me reprochera rien.»

En me rendant compte de cette entrevue, M. de Bourqueney ajoutait: «Tout
cela était dit sans aigreur. J'ai laissé tomber. M. Bulwer recevra une
dépêche en réponse à celle que j'ai communiquée; puis, tout sera dit.»

Tout fut dit en effet, de ce jour, entre lord Palmerton et moi: mais,
après sa chute, et quand le cabinet tory se forma, la situation fut
changée: «Je vais consulter sur l'affaire de la traite des nègres,
m'avait répondu M. Thiers en 1840, quand je lui avais rendu compte du
nouveau projet de convention; je crains de faire traité sur traité avec
des gens qui ont été bien mal pour nous.» Ce juste motif d'hésitation
avait disparu; étrangers aux mauvais procédés qui nous avaient blessés,
les nouveaux ministres anglais nous témoignaient les dispositions les
plus bienveillantes; quoique je n'eusse pas encore alors, avec lord
Aberdeen, les liens d'intime amitié qui se sont formés plus tard entre
nous, je le savais animé, pour moi, des meilleurs sentiments: «M. Guizot
a tous mes voeux, écrivait-il peu après l'avénement de notre cabinet,
et je serai empressé de lui prouver mon estime s'il est jamais en mon
pouvoir de le faire utilement et efficacement.» Il y avait, entre les
deux ministères, des causes de sympathie plus profondes que les bons
rapports personnels; sir Robert Peel et ses collègues étaient des
conservateurs devenus libéraux; nous étions des libéraux qui devenaient
conservateurs; quelles que fussent, entre les deux cabinets, les
différences d'origine et de situation, nous avions, sur les devoirs et
les conditions du gouvernement dans l'état des sociétés européennes, des
idées fort semblables, et, partis de points divers, nous marchions
au même but en suivant les mêmes pentes. Il y a, dans ces analogies
naturelles de pensée et d'inclination, une secrète puissance qui agit
sur les hommes et les rapproche, souvent même sans dessein et à leur
insu.

Dès les premiers jours d'octobre 1841, lord Aberdeen me fit demander,
par M. de Sainte-Aulaire, quelles étaient mes intentions sur les deux
projets de traités, l'un pour la répression de la traite, l'autre pour
les relations commerciales des deux pays, qui avaient été préparés sous
le cabinet précédent. Il mettait, à la conclusion de l'un et de l'autre,
beaucoup de prix. Je répondis à M. de Sainte-Aulaire: «Pour les
nègres, tout de suite. Pour le commerce, je veux me mieux instruire de
l'affaire. Je suis disposé à la conclure aussi; pourtant vous avez bien
fait d'annoncer plus de réserve.» La négociation commerciale fut en
effet ajournée; mais vers la fin de novembre, M. de Sainte-Aulaire reçut
ses pouvoirs pour signer la convention destinée à rendre la répression
de la traite des nègres plus générale et plus efficace[17].

[Note 17: _Pièces historiques_ nº IV.]

Pour mon compte, j'avais fortement à coeur le succès de cette répression
entreprise à la fois par l'esprit philosophique et par l'esprit
chrétien, et l'une de leurs plus belles gloires communes. Les deux
conventions négociées en 1831 et 1833, dans ce dessein, entre la France
et l'Angleterre, l'une par le général Sébastiani, l'autre par le duc
de Broglie, n'avaient excité, à leur origine, point de rumeur;
l'opposition, comme le ministère, les avait, à cette époque, acceptées
sans difficulté, comme nécessaires au triomphe de la cause libérale
dans le monde; elles s'exécutaient depuis dix ans sans que le droit
réciproque de visite, qu'elles avaient institué, eût donné lieu à de
nombreuses et graves plaintes. Je n'étais pas, comme on vient de le
voir, étranger à tout pressentiment des difficultés qui pouvaient
s'élever à ce sujet; mais j'avais la confiance que le sentiment libéral
et humain les surmonterait; de l'aveu du roi et du conseil, j'autorisai
sans hésiter la signature du nouveau traité; elle fut donnée le 20
décembre 1841, et l'échange des ratifications fut fixé au 19 février
suivant.

Mais dès que les chambres furent réunies, je reconnus que la lutte
serait bien plus sérieuse que nous ne l'avions imaginé, et la veille
du jour où elle devait s'ouvrir, j'écrivis au comte de Sainte-Aulaire:
«Sachez bien que le droit de visite pour la répression de la traite
des noirs est, dans la chambre des députés, une grosse affaire. Je la
discuterai probablement demain, et sans rien céder du tout; je suis
très-décidé au fond; mais la question est tombée bien mal à propos au
milieu de nos susceptibilités nationales, et j'aurai besoin de peser de
tout mon poids, et de ménager beaucoup mon poids en l'employant. Je ne
sais s'il me sera possible de ratifier aussitôt que le désirerait lord
Aberdeen. Il n'y a pas moyen que les questions particulières ne se
ressentent pas de la situation générale, et que, même lord Palmerston
tombé, toutes choses soient, entre les deux pays, aussi faciles et aussi
gracieuses que dans nos temps d'intimité.» Le débat fut encore plus
sérieux que je ne le pressentais en écrivant cette lettre. M. Billault
en prit l'initiative, habile à scruter en tous sens une question,
à découvrir tous les points d'attaque, et à présenter sans fatigue,
quoique trop longuement, et d'une façon incisive sans être violente, une
multitude d'arguments spécieux, même quand ils n'étaient pas puissants.
Il proposa, à l'adresse de la chambre, un amendement qui attaquait,
non-seulement le nouveau traité non encore ratifié, mais les conventions
en vigueur depuis 1831 et 1833. M. Dupin vint après lui, avec son
raisonnement vif et clair, sa verve familière, et son art naturel de
présenter ses raisons, solides ou non, sous le drapeau du sentiment
populaire et du commun bon sens. M. Thiers, un peu embarrassé par la
convention de 1833 qui avait été conclue pendant qu'il était ministre
du commerce et sans objection de sa part, porta la question sur un autre
terrain, et combattit l'emploi du droit de visite pour la répression de
la traite au nom de la politique maritime de la France pour la défense
des droits des neutres. M. Berryer et M. Odilon Barrot entrèrent à
leur tour dans l'arène, l'un avec son éloquence abondante, brillante,
entraînante, l'autre avec sa gravité un peu vague et en faisant un
effort sincère pour maintenir son aversion de la traite à côté de son
opposition au moyen jusque-là regardé comme le plus efficace pour la
réprimer. L'amiral Lalande, marin consommé et aussi estimé dans la
flotte anglaise que dans la sienne propre, exprima, avec une modération
adroite, l'antipathie naturelle de la marine française pour le droit de
visite accordé à la marine anglaise, même pour un cas tout spécial et
à charge de revanche. Toutes les nuances de l'opposition, chacune à son
rang et dans sa mesure, s'unirent pour livrer, aux conventions de 1831
et 1833 comme au traité du 20 décembre 1841 et au cabinet, un assaut
général. Seul dans son camp, M. de Tracy eut le courage de défendre les
conventions de 1831 et 1833 comme indispensables à la répression de la
traite, et de repousser l'amendement de M. Billault au nom des croyances
et des espérances qu'avait jusque-là nourries le parti libéral.

Mais ce qui fut plus grave encore que ce concours de toute l'opposition,
ce fut l'ébranlement qu'elle porta et l'appui qu'elle trouva dans le
parti conservateur. Nos amis étaient en majorité dans la commission de
l'adresse, et ne se méprenaient point sur la portée de l'amendement de
M. Billault dirigé contre le cabinet aussi bien que contre le droit
de visite; mais en le repoussant, ils entreprirent de séparer les deux
causes, et l'un d'eux, M. Jacques Lefebvre, proposa un amendement qui,
tout en témoignant leur adhésion au gouvernement et en l'approuvant de
donner «son concours à la répression d'un trafic criminel,» exprimait
aussi «leur confiance qu'il saurait préserver de toute atteinte les
intérêts de notre commerce et l'indépendance de notre pavillon.»

Très-frappé de cette complication, et décidé, d'un côté, à ne point
abandonner nos principes et nos actes quant à la répression de la
traite, de l'autre, à ne pas sacrifier à une difficulté incidente le
maintien de la politique générale que représentait et soutenait le
cabinet, j'entrai dans le débat à plusieurs reprises; je repoussai les
attaques de M. Billault, de M. Thiers, de M. Berryer, et le dernier jour
venu, je résumai la question et la situation en ces termes: «Un cas a
été ajouté à ceux que toutes les nations civilisées ont mis en dehors
de la liberté des mers; voilà tout. Ne dites pas qu'il n'y a pas de cas
semblables; vous en avez vous-mêmes proclamé à cette tribune. Vous avez
parlé de la piraterie, de la contrebande de guerre; vous avez reconnu
que, selon les principes avoués par les nations les plus jalouses de la
liberté des mers, selon les principes professés par la France elle-même,
la contrebande de guerre était interdite et que le droit de visite
existait sur les neutres pour arrêter la contrebande de guerre. Ce
qu'ont fait les conventions de 1831 et 1833, c'est de considérer la
chair humaine comme une contrebande de guerre; elles ont fait cela,
rien de moins, rien de plus; elles ont assimilé le crime de la traite
au délit accidentel de la contrebande de guerre. A Dieu ne plaise que la
liberté des mers soit compromise à si bon marché! Il ne s'agit pas
plus de la liberté des mers que de la liberté des États-Unis; les mers
restent libres comme auparavant; il y a seulement un crime de plus
inscrit dans le code des nations, et il y a des nations qui s'engagent
à réprimer en commun ce crime réprouvé par toutes. Et le jour où toutes
les nations auront contracté ce même engagement, le crime de la traite
disparaîtra. Et ce jour-là, les hommes qui auront poursuivi ce noble but
à travers les orages politiques et les luttes des partis, à travers
les jalousies des cabinets et les rivalités des personnes, les hommes,
dis-je, qui auront persévéré dans leur dessein sans s'inquiéter de ces
accidents et de ces obstacles, ces hommes-là seront honorés dans le
monde, et j'espère que mon nom aura l'honneur de prendre place parmi les
leurs.

«Il me reste un autre devoir à remplir. J'ai défendu, pour les nègres,
la cause de la liberté et de l'humanité; j'ai aussi à défendre la cause
des prérogatives de la couronne. Quand je parle des prérogatives de la
couronne, je suis modeste, messieurs, car je pourrais dire aussi que je
viens défendre l'honneur de mon pays. C'est l'honneur d'un pays que de
tenir sa parole, de ne pas entamer légèrement ce qu'on désavouera deux
ou trois ans après. En 1838, au mois de décembre (je n'étais pas alors
dans les affaires), la France et l'Angleterre réunies, après y avoir
bien pensé sans doute, car de grands gouvernements, de grands pays
pensent à ce qu'ils font, la France et l'Angleterre réunies, dis-je,
ont proposé à l'Autriche, à la Prusse et à la Russie, non pas d'adhérer
simplement aux conventions de 1831 et 1833, mais de faire un nouveau
traité dont elles leur ont proposé le texte, conforme au traité qui
vous occupe en ce moment. Après deux ou trois ans de négociations, de
délibérations, les trois puissances ont accepté; le traité a été conclu.
Il n'est pas encore ratifié, j'en conviens, et je ne suis pas de ceux
qui regardent la ratification comme une pure formalité, à laquelle on ne
peut d'aucune façon se refuser quand une fois la signature a été donnée;
la ratification est un acte sérieux, un acte libre; je suis le premier à
le proclamer. La chambre peut donc jeter dans cette affaire un incident
nouveau; elle peut, par l'expression de son opinion, apporter un grave
embarras, je ne dis rien de plus, un grave embarras à la ratification;
mais, dans cet embarras, la liberté de la couronne et de ses conseillers
reste entière, la liberté de ratifier ou de ne pas ratifier le nouveau
traité, quelle qu'ait été l'expression de l'opinion de la chambre. Sans
doute cette opinion est une considération grave et qui doit peser dans
la balance; mais elle n'est pas décisive, ni la seule dont il y ait à
tenir compte. A côté de cette considération, il y en a d'autres, bien
graves aussi, car il y a peu de choses plus graves pour un gouvernement
que de venir dire à d'autres puissances, avec lesquelles il est en
rapport régulier et amical:--Ce que je vous ai proposé il y a trois ans,
je ne le ratifie pas aujourd'hui. Vous l'avez accepté à ma demande; vous
avez fait certaines objections; vous avez demandé certains changements;
ces objections ont été accueillies, ces changements ont été faits; nous
étions d'accord; n'importe, je ne ratifie pas aujourd'hui.

«Je dis, messieurs, qu'il y a là quelque chose de bien grave pour
l'autorité du gouvernement de notre pays, pour l'honneur de notre pays
lui-même. L'autorité du gouvernement, l'honneur du pays, l'intérêt de
la grande cause qui se débat devant vous, voilà certes des motifs
puissants, des considérations supérieures, qu'un ministre serait bien
coupable d'oublier. Je le répète en finissant; quel que soit le vote de
la Chambre, la liberté du gouvernement du roi, quant à la ratification
du nouveau traité, reste entière; quand il aura à se prononcer
définitivement, il pèsera toutes les considérations que je viens de vous
rappeler, et il se décidera sous sa responsabilité. Vous le retrouverez
prêt à l'accepter.»

La Chambre approuva hautement ma réserve du droit de la couronne en
matière de ratification; mais, en même temps, elle maintint l'expression
officielle de son voeu contre le nouveau traité; l'amendement de M.
Jacques Lefebvre fut voté presque à l'unanimité. Évidemment le sentiment
général pour la répression de la traite n'avait plus la puissance qui,
en 1831 et 1833, avait fait adopter sans objection les mesures destinées
à le satisfaire. Personne ne contestait le principe; tout le monde
s'empressait à qualifier par les termes les plus sévères ce trafic
_coupable, criminel, infâme_; les plus modérés dans la réaction se
faisaient un devoir de reconnaître que, tant qu'elles subsistaient, les
conventions de 1831 et 1833 devaient être loyalement exécutées; mais on
ne voulait plus se résigner aux inconvénients qu'elles entraînaient, aux
efforts qu'elles exigeaient; on redoutait leurs abus bien plus qu'on
ne désirait leur efficacité. La passion de la susceptibilité nationale
avait remplacé l'élan public pour le triomphe du droit et de l'humanité.

Quels avaient été, depuis onze ans, ces abus d'abord si peu bruyants ou
si patiemment supportés? L'Angleterre avait-elle dépassé la limite fixée
par l'article 3 de la convention du 30 novembre 1831 qui prescrivait
que: «dans aucun cas, le nombre des croiseurs de l'une des deux nations
ne fût plus du double de celui des croiseurs de l'autre?» Le nombre des
bâtiments visités avait-il été très-considérable et tel que le commerce
eût eu beaucoup à en souffrir? Les réclamations contre l'exercice du
droit de visite avaient-elles été très-multipliées? Je fis faire, à ce
sujet, des recherches dont je résume ici les résultats. Le nombre des
croiseurs anglais investis du droit de visite ne s'était pas élevé, de
1833 à 1842, au-dessus de 152; celui des croiseurs français avait été
de 120. Sur la côte occidentale d'Afrique, théâtre de la surveillance la
plus active comme de la traite la plus fréquente, les croiseurs français
avaient visité en 1832 sept navires dont deux français et cinq anglais,
en 1833 cinq navires, en 1835 deux, en 1838 vingt-quatre dont huit
anglais; les rapports des années 1834, 1836, 1837, 1839 et 1840
n'indiquaient pas le nombre des visites exercées par la station
française. Quant aux croiseurs anglais, les années 1838 et 1839 furent
les seules sur lesquelles on parvint à recueillir des renseignements un
peu précis: en 1838, sur la côte occidentale d'Afrique, cinq bâtiments
français avaient été visités par les croiseurs anglais pendant que, huit
bâtiments anglais étaient visités par les croiseurs français, et en 1839
les croiseurs anglais avaient visité onze bâtiments français. Enfin,
quant aux réclamations du commerce français suscitées par les abus
du droit de visite, l'examen des archives des ministères des affaires
étrangères et de la marine pendant le cours de ces onze années n'en fit
connaître que dix-sept, dont cinq ou six avaient obtenu satisfaction;
les autres avaient été écartées comme sans fondement, ou délaissées
par les réclamants eux-mêmes. C'étaient là sans doute des faits
regrettables; mais ni leur nombre, ni leur gravité ne pouvaient suffire
à expliquer une clameur si forte, et à justifier le changement de
conduite qu'on demandait au gouvernement du roi.

La vraie cause de l'état des esprits était ailleurs, et suscitait des
périls bien plus graves que ceux qui pouvaient résulter du droit de
visite. Le traité du 15 juillet 1840 et notre échec dans la question
d'Égypte avaient réveillé en France les vieux sentiments de méfiance
et d'hostilité contre l'Angleterre. Nous sommes, sur ce point comme
sur tant d'autres, dans un travail de transition et de transformation
singulièrement difficile pour les gouvernements et critique pour les
peuples. Les siècles s'écoulent, mais les faits qui les ont remplis ne
disparaissent pas tout entiers, et la trace en demeure longtemps,
bien au delà de leurs causes réelles et de leur portée légitime.
Notre histoire, ancienne et moderne, était pleine de nos luttes avec
l'Angleterre; la dernière, à son issue, ne nous avait pas été favorable,
et elle avait laissé dans les coeurs, peuple et armée, un souvenir
ardent et amer. Cependant les temps étaient changés; l'une et l'autre
nation avaient besoin de la paix; pour l'une et l'autre, la paix
était féconde en progrès de prospérité et de bien-être. A l'accord
des intérêts se joignait la ressemblance des institutions; l'esprit
de liberté se déployait sur les deux rives de la Manche; l'Angleterre,
peuple et gouvernement, avait donné, à la France et à la monarchie de
Juillet, d'éclatants témoignages et de solides preuves de sympathie. Les
deux pays marchaient ensemble dans les grandes voies de la civilisation
libérale et pacifique. Fallait-il en sortir, et compromettre les
gloires comme les bienfaits de cette ère nouvelle, pour rentrer dans
nos anciennes luttes et obéir au réveil de ces inimitiés nationales si
heureusement assoupies depuis vingt-cinq ans? C'était la question qui
reparaissait en 1842, à propos du droit de visite, après avoir été,
la veille, posée et résolue à propos des affaires d'Égypte. Il ne
s'agissait pas seulement de la répression de la traite des nègres; la
politique générale que le cabinet du 29 octobre 1840 avait mission de
défendre et de pratiquer était engagée dans le débat.

Malgré les difficultés et les ennuis que j'y prévoyais, je n'hésitai pas
un moment sur la conduite que j'avais à tenir. Je mettais le maintien
de notre politique générale, à l'extérieur comme à l'intérieur, fort
au-dessus de telle ou telle question particulière. Je voyais le
parti conservateur dans les chambres bien décidé à me soutenir dans
l'ensemble, quoiqu'il m'abandonnât dans l'affaire du droit de visite. Je
savais que, dans l'état des choses, j'étais plus propre que tout autre
à maintenir les bons rapports avec l'Angleterre, et à tirer mon pays du
nouveau mauvais pas où il s'engageait. Je pris la résolution d'ajourner
la ratification du traité du 20 décembre 1841, et d'y demander des
modifications qui devaient ou le rendre acceptable aux Chambres, ou le
faire annuler. Le roi et le conseil adoptèrent mon avis.

Le débat terminé dans la chambre des députés, j'écrivis à M. de
Sainte-Aulaire: «Je regrette l'embarras que ceci donnera à lord
Aberdeen. Je compatis fort aux embarras de ce genre, car je les connais.
J'ai souvent combattu des impressions populaires, jamais une impression
plus générale ni plus vive que celle qui s'est manifestée contre ce
droit de visite auquel personne n'avait pensé depuis dix ans qu'il
s'exerçait. Toute l'amertume que lord Palmerston a semée chez nous a
saisi cette occasion pour éclater. Tenez pour certain que, dans l'état
des esprits, nous ne pourrions donner aujourd'hui la ratification pure
et simple sans nous exposer au plus imminent danger. J'ai établi la
pleine liberté du droit de ratifier. J'ai dit les raisons de ratifier.
Je maintiens tout ce que j'ai dit. Mais à quel moment pourrons-nous
ratifier sans compromettre des intérêts bien autrement graves? C'est ce
que je ne saurais fixer aujourd'hui.»

Au moment où j'écrivais cette lettre, j'en reçus une de M. de
Sainte-Aulaire qui me rendait compte de sa première conversation avec
lord Aberdeen depuis qu'on avait, à Londres, connaissance de notre
débat: «Je vous servirais mal, me disait-il, en ne vous disant pas
la vérité tout entière. En entrant dans son cabinet, j'ai reconnu
l'intention préméditée de me faire entendre les plus grosses paroles. Il
a établi «que ce qui se passait dans les chambres ne le regardait pas,
qu'il tenait le traité pour ratifié parce que ni délai, ni refus n'était
supposable, et que la reine parlerait dans ce sens à l'ouverture de son
Parlement.» J'ai répondu que, sauf ces dernières paroles, en pareil cas
M. de Metternich me parlerait de même, et que je serais beaucoup plus
embarrassé de ce langage dans sa bouche que dans celle du secrétaire
d'État de la reine d'Angleterre. Le chancelier d'Autriche ne se soucie
guère des nécessités du gouvernement parlementaire qu'il déteste; à
Londres, on en apprécie trop bien les avantages pour ne pas en respecter
les inconvénients.»

La réponse de M. de Sainte-Aulaire était bonne. J'ajoutai en
_post-scriptum_ à ce que je lui écrivais: «Je ne change rien à ma lettre
après avoir lu la vôtre, car la vôtre ne change rien à la situation.
Lord Aberdeen se trompe s'il croit agir sur moi par les paroles dont il
s'est servi envers vous. Je ne dirai pas qu'elles agiraient plutôt en
sens contraire; ce serait, de ma part, un enfantillage. Mais elles me
laissent dans la même disposition où j'étais. Je regrette l'obstacle
qu'a rencontré la ratification actuelle du traité. J'ai fait tout ce
qui était en mon pouvoir pour le surmonter. Mais je sais mesurer
l'importance relative des choses. Il y a six semaines, j'ai maintenu,
en principe et de la façon la plus désintéressée, le droit du roi
des Pays-Bas à refuser une ratification qu'il refusait sans nécessité
extérieure et par sa propre volonté. Je saurais bien, si on m'y
obligeait, maintenir le même droit pour notre propre compte, quand il
est si évident que le retard, loin de provenir de notre volonté, n'a
lieu que malgré nous et après le plus rude combat pour l'éviter.»

Les pouvoirs envoyés le 20 novembre 1841 à M. de Sainte-Aulaire, pour
signer le nouveau traité, portaient expressément: _sous la réserve de
nos ratifications_. Nous étions donc; non-seulement en principe général,
mais en droit spécial et strict, pleinement autorisés à donner ou à
ne pas donner une ratification ainsi réservée d'avance. Je rappelai
ce texte à M. de Sainte-Aulaire, et je lui transmis en même temps les
modifications que nous demandions au traité, comme pouvant seules
nous mettre en mesure de le ratifier. Le cabinet anglais refusa de les
admettre; moins à cause de leur importance que pour n'avoir pas l'air de
céder aux sentiments de méfiance et d'hostilité contre l'Angleterre
qui éclataient en France: «Ce serait là, disait lord Aberdeen à M. de
Sainte-Aulaire, une humiliation que nous ne pouvons et ne voulons
pas subir. Les symptômes de la société sont graves ici, ajoutait
l'ambassadeur; l'opinion qu'on entretient en France une haine violente
contre l'Angleterre s'accrédite et provoque la réciprocité.» Je ne
regrettai point le rejet des modifications proposées, et j'écrivis
sur-le-champ à M. de Sainte-Aulaire: «Maintenant ne demandez rien, ne
pressez rien. Le temps est ce qui nous convient le mieux. C'est du temps
qu'il nous faut, le plus de temps possible. Prenez ceci pour boussole.»

Nous touchions à un moment critique; le 20 février 1842, jour fixé pour
l'échange des ratifications entre les cinq puissances, approchait;
il fallait, ce jour-là, déclarer hautement et expliquer notre refus.
J'écrivis le 17 février à M. de Sainte-Aulaire: «Voici nos points fixes:

«1º Nous ne pouvons donner aujourd'hui notre ratification;

«2º Nous ne pouvons dire à quelle époque précise nous pourrons la
donner;

«Certaines modifications, réserves et clauses additionnelles sont
indispensables pour que nous puissions la donner.

«Ces points reconnus, que peut-on faire?

«On peut ajourner, soit indéfiniment, soit à terme fixe, toutes les
ratifications. Je n'ai rien à dire de l'ajournement indéfini. Il est
clair que, pour nous, il nous conviendrait. Quant à l'ajournement à
terme fixe, nous n'avons pas à nous y opposer; mais nous ne saurions
nous engager à ratifier purement et simplement, ce terme venu.
Évidemment les circonstances qui entravent, pour nous, la ratification
ne sont pas de notre fait, et il n'est pas en notre pouvoir de les faire
disparaître à un jour donné. L'ajournement à terme fixe donne, il est
vrai, du temps pour que les circonstances changent, et pour que
nous nous entendions sur les modifications indispensables; mais il a
l'inconvénient de tenir la question en suspens, au vu et su de tout
le monde, sans donner la certitude qu'elle soit résolue quand le terme
arrivera.

«L'échange actuel des ratifications entre les autres puissances, et le
protocole restant ouvert pour la France jusqu'à ce que nous nous soyons
entendus sur les modifications réclamées, c'est là, ce me semble, quant
à présent, la solution la plus convenable pour tous. Elle consomme, pour
les autres puissances, le traité de 1841, et nous laisse, nous, sur le
terrain des traités de 1831 et de 1833, en nous donnant, quant au traité
de 1841, les chances du temps et d'une nouvelle négociation.

«Du reste, mon cher ami, avant d'aller à la conférence, causez de ceci
avec lord Aberdeen. Cherchez avec lui les manières de procéder et les
formes qui peuvent le mieux lui convenir. Je vous ai indiqué nos points
fixes. Tout ce que nous pourrons faire, dans ces limites, pour atténuer
les embarras de situation et de discussion que ceci attire au cabinet
anglais, nous le ferons, et nous comptons, de sa part, sur la même
disposition.»

La réunion pour l'échange des ratifications eut lieu en effet le
19 février, et M. de Sainte-Aulaire trouva, non-seulement dans lord
Aberdeen, mais aussi dans les plénipotentiaires autrichien, prussien,
et russe, une disposition très-conciliante: «Je sors de la conférence,
m'écrivit-il; à midi nous étions réunis au _Foreign-Office_. C'était
à moi à attacher le grelot. J'ai dit que je n'avais point mes
ratifications, etc., etc. Vous trouverez mon texte dans la note
ci-jointe[18]. Lord Aberdeen a répondu que je changeais entièrement la
position prise par vous, que vous aviez déclaré en effet ne pouvoir
ratifier en ce moment sans les réserves, mais qu'avec les réserves vous
auriez ratifié immédiatement, ce qui laissait supposer que, dans un
délai indéterminé, vous donneriez les ratifications pures et simples.
J'ai répliqué que non-seulement je ne pouvais donner, à cet égard, ni
engagement, ni espérance, mais que je devais insister au contraire
sur une rédaction du protocole qui nous laissât la plus complète
indépendance. Lord Aberdeen a admis cette indépendance, et insisté
seulement pour que je ne vous imposasse point la nécessité de tenir à
des réserves sans valeur sérieuse, et auxquelles il était convaincu que
vous renonceriez volontiers si l'opinion, toujours si mobile en France,
vous le permettait plus tard. M. de Brünnow, qui est en possession de
rédiger les protocoles, a ouvert l'avis que celui-ci fût le plus bref
possible et constatât seulement que, le plénipotentiaire français
n'ayant point apporté les ratifications de sa cour, l'échange avait eu
lieu entre les autres plénipotentiaires, le protocole restant ouvert
pour la France.» Après quelques explications sur les modifications que
nous avions demandées et sur la nécessité d'attendre, à ce sujet, les
instructions des cours qui n'en avaient pas encore une connaissance
précise, l'avis de M. de Brünnow fût adopté et le protocole rédigé
dans des termes qui nous convenaient. «Maintenant, me disait M. de
Sainte-Aulaire, agissez à Vienne, Berlin et Pétersbourg; les rapports
envoyés d'ici, même à cette dernière cour, seront, je n'en doute pas,
d'une nature conciliante.»

[Note 18: _Pièces historiques_, nº V.]

Je lui répondis le 27 février: «Vous avez bien dit et bien agi. La
rédaction du protocole est bonne et la situation aussi bonne que le
permettent les embarras qu'on nous a faits. J'avais déjà mis Vienne,
Berlin et Pétersbourg au courant. J'y suivrai l'affaire. Je compte sur
le temps et sur l'esprit de conciliation. Nous n'avons qu'à nous louer
du langage tenu à Londres, dans le Parlement. Il a été plein de
mesure et de tact. Je craignais une discussion qui vînt aggraver ici
l'irritation et mes embarras. Je puis au contraire me prévaloir d'un bon
exemple. J'en suis charmé.»

La difficulté diplomatique était ainsi ajournée; mais de jour en jour,
au contraire, la difficulté parlementaire allait s'aggravant. En toute
occasion, sur le moindre prétexte, dans l'une et l'autre Chambre, le
débat recommençait sur le traité encore en suspens, sur les conventions
de 1831 et 1833, sur les plaintes et les réclamations particulières
auxquelles leur exécution avait donné et donnait encore lieu. Nos
adversaires montaient et remontaient incessamment sur cette brèche
toujours ouverte, et nos adhérents, tout en nous restant fidèles sur
le fond et l'ensemble de la politique, cédaient volontiers au désir
de faire, sur ce point, un peu d'opposition populaire. Les élections
générales, qui eurent lieu en juillet 1842 pour la Chambre des députés,
révélèrent dans le public la même disposition; il nous fut clair que la
nouvelle Chambre serait aussi prononcée contre le droit de visite que
celle qui venait de finir.

Il était indispensable qu'avant l'ouverture de la session de 1843, la
question eût fait un pas. J'écrivis au comte de Flahault, ambassadeur du
roi à Vienne, le 27 septembre 1842: «Je n'ai pas besoin de vous dire
que nous ne saurions penser et que nous ne pensons nullement à ratifier
jamais, quelque modification qu'il dût subir, le traité du 20
décembre 1841. Au premier moment, quand le débat s'est élevé, si les
modifications que j'ai indiquées avaient été immédiatement acceptées,
peut-être la ratification n'eût-elle pas été impossible. Mais les
modifications ont été repoussées; la question est devenue ce que vous
savez. Aujourd'hui, il n'y a plus moyen. Pour nous, le traité du 20
décembre 1841 est mort, et tout le monde ici, dans le corps diplomatique
comme dans le public, en est aussi convaincu que moi.

«Cependant le protocole resté ouvert à Londres donne à croire que la
ratification de la France est encore possible. Les malveillants le
disent aux badauds. On le dirait beaucoup et on le croirait un peu dans
la prochaine session. Il nous importe qu'on ne puisse plus le dire ni le
croire. Nous avons donc besoin que la clôture du protocole vienne clore
une situation qui ne peut plus avoir d'autre issue.

«Nous en avons besoin à un autre titre. Dans la prochaine session, les
conventions de 1831 et 1833 seront attaquées. Nous devons, nous voulons
les défendre. Nous le ferions avec un grand désavantage si le protocole
restait encore ouvert et le traité du 20 décembre 1841 suspendu sur
nous. Pour que nous puissions nous retrancher fermement dans les anciens
traités, il faut que les Chambres et le pays n'aient plus à s'inquiéter
du nouveau. Cette inquiétude les entretiendrait dans un état de
susceptibilité et d'irritation qu'on ne manquerait pas d'exploiter,
comme on l'a déjà si bien fait.

«Tout ce que je vous dis là, je l'ai dit à lord Cowley et aussi à M.
Bulwer qui est allé passer quelques semaines à Londres. Je sais qu'ils
en ont écrit et parlé à lord Aberdeen et à sir Robert Peel, et que les
deux ministres comprennent la situation et ne feront aucune objection à
la clôture du protocole. Mais ils ne croient pas pouvoir prendre, à cet
égard, aucune initiative; ils craignent les _saints_ du Parlement, et
ne veulent pas qu'on puisse leur dire qu'ils ont eux-mêmes proposé de
renoncer à la ratification de la France. Ils sont prêts, si je suis bien
informé, à accepter la clôture du protocole, pourvu que la proposition
en soit faite par une tierce puissance.

«J'ai parlé de ceci au comte d'Appony. Je lui ai dit que M. de
Sainte-Aulaire allait retourner à Londres, qu'il exposerait à lord
Aberdeen la situation, et lui dirait que nous ne pouvions songer à
ratifier le traité, que par conséquent, en ce qui nous concerne, il est
tout à fait inutile que le protocole reste plus longtemps ouvert. J'ai
témoigné au comte d'Appony le désir que, sur cette déclaration de la
France, le plénipotentiaire autrichien voulût bien demander la clôture
pure et simple du protocole, sans aucune observation désagréable ou
embarrassante pour nous. Il en a écrit au prince de Metternich, et il
vient de me lire une dépêche qui promet de nous rendre ce bon office. M.
de Neumann est mandé au Johannisberg, où il recevra des instructions en
conséquence. Vous voyez, mon cher comte, que l'affaire est à peu près
arrangée; mais j'ai besoin que vous la connaissiez bien, que vous en
causiez avec le prince de Metternich à son retour à Vienne, et que
vous le remerciez de la bonne grâce qu'il y a mise. Les affaires sont
agréables à traiter avec un esprit droit et grand qui simplifie tout.»

Je donnai en même temps à M. de Sainte-Aulaire, pour la clôture du
protocole, des instructions positives. Au premier moment, elles le
trouvèrent un peu inquiet; lord Aberdeen lui dit qu'il comprenait que
la ratification du traité du 20 décembre 1841 nous était désormais
impossible, qu'il ne nous la demanderait jamais, et qu'à l'ouverture du
parlement il déclarerait sans équivoque que non-seulement nous n'avions
point pris l'engagement de ratifier, mais qu'il n'avait, lui, aucune
espérance à cet égard. Cela suffirait, selon lui, pour que la
question fût considérée comme close. «Je vous avoue, ajoutait M.
de Sainte-Aulaire, que je suis assez de son avis; des déclarations
très-nettes de tribune me semblent pouvoir suppléer à la clôture du
protocole, et je crains qu'en touchant avec la plume à cette malheureuse
affaire, il n'en sorte de nouveaux embarras. Du reste, les intentions
sont ici positivement conciliantes; dites-moi votre préférence, et je
tâcherai de la faire prévaloir.»

Je lui répondis sur-le-champ: «Chez nous et dans la disposition de notre
public, la déclaration dont lord Aberdeen vous a parlé n'aurait pas du
tout le même effet que la clôture du protocole. Il y a plus; dans l'état
où sera alors l'affaire, je ne la comprendrais pas. Vous serez, dans le
cours de ce mois, chargé de déclarer à lord Aberdeen et à la conférence
qu'après y avoir bien réfléchi, et à raison de tout ce qui s'est
passé depuis dix-huit mois, le gouvernement du roi ne croit pas devoir
ratifier le traité, et ne le ratifiera décidément pas, qu'ainsi il n'y
a plus, en ce qui le concerne, aucun motif pour que le protocole reste
ouvert. Quand vous aurez fait cette déclaration, il n'y aura plus lieu
à dire que nous n'avons point pris l'engagement de ratifier, qu'on
n'a aucune espérance à cet égard et qu'on ne nous demandera jamais la
ratification. Ces paroles supposeraient encore une situation qui ne
subsistera plus. Pourquoi a-t-on laissé le protocole ouvert? Dans
la perspective de la ratification possible de la France et pour en
maintenir la possibilité. C'est là non-seulement ce qui a été fait,
mais ce qui a été dit formellement. Quand la France aura définitivement
déclaré qu'elle ne saurait ratifier, l'ouverture prolongée du protocole
devient absolument sans objet.

«Que signifierait-elle donc et à quelles suppositions pourrait-elle
donner lieu?

«On supposerait, ou que le cabinet actuel pourra revenir sur sa
déclaration qu'il ne ratifiera point, on qu'un jour, un autre cabinet
pourra et voudra ratifier. Évidemment le protocole ne resterait ouvert
que pour l'une ou l'autre de ces deux chances, et tout le monde le
croirait ou se croirait en droit de le dire.

«Je n'hésite pas à affirmer que ni l'une ni l'autre de ces chances
n'existe, et qu'en les maintenant sur l'horizon, on créerait, entre les
deux pays, et à nous dans nos Chambres, de graves embarras.

«A quel moment, en effet, laisserait-on cette perspective encore
entr'ouverte?

«Au moment où les conventions de 1831 et 1833 sont et seront violemment
attaquées, et où leur exécution peut donner, donne et donnera lieu à de
fâcheux conflits, à des plaintes continuelles.

«Pour défendre les conventions de 1831 et 1833, pour les exécuter sans
que les bonnes relations des deux pays en soient, à chaque instant,
compromises, j'ai besoin de n'avoir sur les épaules, dans cette affaire,
aucun autre fardeau. Celui-là est déjà assez lourd.

«Or la seule perspective d'une résurrection possible du traité du 20
décembre 1841, quelque lointaine et douteuse qu'elle fût, quelques
dénégations qu'on en donnât dans l'un et l'autre parlement, serait
un fardeau énorme qui m'affaiblirait extrêmement dans la tâche, déjà
très-difficile, que j'aurai à remplir. Cette perspective toujours
subsistante laisserait aussi subsister, chez nous, toutes les
irritations, toutes les susceptibilités, toutes les méfiances.
L'opposition les exploiterait avidement. Le moindre incident, dans
l'exécution des traités, et il y en aura, nous le voyons bien,
deviendrait la source d'amères réclamations et de violents débats.

«La clôture pure et simple du protocole, après notre déclaration que
nous ne ratifierons point, peut seule couper court à ces embarras, je
dirai à ces dangers. Seule, elle est en accord avec la vérité des choses
et avec l'intérêt des bonnes relations entre les deux pays. Seule,
elle nous permettra de recommencer un compte tout à fait nouveau, et
de régler les diverses affaires que nous avons ensemble, sans autre
difficulté que celle des affaires mêmes.»

Lord Aberdeen était, au fond, de cet avis. Je n'ai point connu d'homme
moins emprisonné dans ses propres pensées, ni plus disposé à comprendre
les idées et la situation des autres, et à leur faire leur part. Il y
avait en lui, à côté d'une prudence qui ne se dissimulait aucune des
difficultés d'une affaire et qui ne tentait de les surmonter que pas
à pas, une liberté et une équité d'esprit qui le portaient à chercher,
dans toute question, la solution la plus juste envers tous. Mais, à
propos du droit de visite, il avait affaire, dans son propre cabinet, à
des dispositions fort diverses et peu traitables; l'amirauté anglaise et
plusieurs des ministres étaient opposés à toute concession; le chef
du cabinet, sir Robert Peel, quoique très-judicieux et d'intention
très-pacifique, était, en fait de politique extérieure, méfiant,
susceptible, prompt à partager les impressions populaires et préoccupé
surtout de la crainte d'être ou seulement de paraître dupe ou faible.
Quand on apprit à Londres qu'il fallait renoncer à toute attente de
notre ratification du traité du 20 décembre 1841, et que nous étions
sur le point de faire, à ce sujet, une déclaration positive, de vifs
dissentiments s'élevèrent dans le cabinet sur la portée de cette
déclaration et sur la façon dont elle devait être accueillie: «Les uns,
m'écrivait M. de Sainte-Aulaire, sont très-animés contre notre procédé;
ils veulent qu'on réponde à notre déclaration et pour cela ils préfèrent
qu'elle soit motivée; les autres souhaitent que les choses se passent
le plus possible en douceur, qu'aucune réponse ne soit faite à notre
déclaration, et pour qu'elle donne moins de prise à une réponse, ils
la préfèrent non motivée. D'après ce que je vois et entends, le mode
préféré par lord Aberdeen serait la déclaration sans motifs; à cela,
sir Robert Peel objecte que cette déclaration toute sèche a un peu l'air
dictatorial, et qu'elle amène naturellement la question: _Mais pourquoi
donc?_ Il lui paraîtrait préférable que nous entrassions en explication
et dissions que, depuis la signature du traité et avant sa ratification,
les Chambres en ayant eu connaissance, elles ont manifesté une opinion
dont un monarque constitutionnel doit tenir compte, et qui oppose un
obstacle absolu à la ratification ultérieure. Sir Robert Peel ajoute
que si vous voyez des inconvénients à avouer aussi positivement la
dépendance où se trouve la prérogative de la couronne devant les
Chambres, on pourrait dire seulement qu'entre la signature du traité et
l'époque fixée pour la ratification, il est survenu en France des
faits auxquels le gouvernement a dû avoir égard, et qui rendent la
ratification désormais impossible. Lord Aberdeen trouve que sir
Robert Peel a raison dans les reproches qu'il adresse à un refus de
ratification tranchant et sans motifs. Nous nous sommes séparés sans
rien conclure. Il m'a prié d'essayer diverses rédactions répondant
aux idées de sir Robert Peel et à la sienne. Je lui ai promis de m'en
occuper; mais avant de lui rien montrer, je voudrais recevoir vos
instructions. Elles peuvent me revenir vendredi prochain, 28. J'ai
l'espoir que notre affaire marcherait ensuite rapidement.»

Mes instructions ne se firent pas attendre: je donnai à M. de
Sainte-Aulaire toutes les facilités qu'à Londres on pouvait désirer;
je lui envoyai deux projets de rédaction pour la clôture définitive
du protocole: l'un contenant, sans motifs, notre déclaration que nous
étions résolus à ne pas ratifier le traité du 20 décembre; l'autre,
expliquant notre refus «par les faits graves et notoires qui, depuis
la signature du traité, sont survenus en France à ce sujet, et que
le gouvernement du roi juge de son devoir de prendre en grande
considération.»--«Avec ce choix-là, il est difficile, ce me semble, lui
disais-je, de ne pas en finir bientôt.»

Pourtant les difficultés et les incertitudes se prolongèrent encore;
rien n'est plus difficile, même entre hommes qui, au fond, sont d'accord
dans leur intention et leur but, que de donner satisfaction à toutes
les susceptibilités et aux apparences que souhaitent les situations
diverses: «Remarquez bien, disait lord Aberdeen à M. de Sainte-Aulaire,
que vous cédez, dans tout ceci, à des motifs qui peuvent avoir pour
vous une valeur déterminante, mais qu'il ne faut pas nous appeler à
apprécier, car ils sont très-injurieux pour nous, et nous ne pouvons
avec dignité les voir se produire sans les qualifier sévèrement. On est
parvenu à persuader en France que nous sommes d'abominables hypocrites,
que nous cachons des combinaisons machiavéliques sous le manteau d'un
intérêt d'humanité. Vous vous trouvez dans la nécessité de déférer à ces
calomnies, et nous faisons suffisamment preuve de bon caractère en
ne nous en montrant pas offensés; mais si vous venez, à la face de
l'Europe, nous les présenter comme le motif déterminant de votre
conduite, force nous est de les repousser comme telles, car notre
silence impliquerait une sorte d'adhésion.» Dans ma correspondance
particulière avec M. de Sainte-Aulaire, je répondais à toutes ces
humeurs, à tous ces ombrages du cabinet et du public anglais; je
m'appliquais à mettre en lumière la légitimité, en principe, comme la
nécessité, en fait, de notre conduite; ainsi que je l'y autorisais, M.
de Sainte-Aulaire montrait mes lettres à lord Aberdeen qui lui dit un
jour, en lui en rendant une qu'il avait communiquée à sir Robert Peel:
«Les lettres de M. Guizot sont toutes parfaitement belles; mais à les
lire, on croirait volontiers que c'est lui qui a toute raison et nous
tout le tort, que nous n'avons qu'à nous louer de son procédé, lui à
se plaindre du nôtre; enfin que, dans tout ceci, c'est lui, et non
pas nous, qui sommes la partie lésée.» «J'ai répondu, me disait M. de
Sainte-Aulaire, que jusqu'ici vous ne vous plaigniez point du cabinet
anglais, mais que, si vous aperceviez des susceptibilités et des
méfiances, il n'y aurait point lieu de s'étonner que vous en fussiez
blessé. Quelle est, en effet, ai-je ajouté, la position de M. Guizot en
France? Sur quel terrain l'attaquent ses ennemis? Ils lui reprochent sa
partialité pour l'Angleterre, sa préférence pour l'alliance anglaise,
l'estime qu'il professe pour votre nation et son gouvernement. Si
pendant qu'il est poursuivi chez nous pour ces causes, il a aussi à
se défendre contre vous, un peu d'humeur de sa part ne serait que
légitime.» Lord Aberdeen est convenu qu'il y avait du vrai dans ce que
je disais là; mais il en a rétorqué contre moi une partie: «Si vous êtes
attaqué à cause de l'Angleterre, l'Angleterre aussi est attaquée à cause
de vous; les accusations odieuses dont on la poursuit, les passions
qu'on soulève, n'ont, au fond, rien de réel contre elle; ce sont des
machines de guerre contre vous; c'est pour vous faire pièce qu'on a
empêché la ratification du traité de 1841; c'est pour vous faire pièce
qu'on va attaquer ceux de 1831 et 1833.» J'ai bien averti lord Aberdeen
de prendre garde aux conséquences pratiques qu'on pourrait tirer de ces
prémisses; sans doute, la stratégie des partis a sa part dans ce qui
se passe aujourd'hui en France; mais les partis n'exploitent que les
dispositions qui existent, et si un homme moins intrépide que vous
était au pouvoir, il serait, à coup sûr, emporté par la tempête
contre laquelle vous luttez. A cela, lord Aberdeen m'a répondu par des
protestations très-explicites et, je n'en doute pas, très-sincères de sa
confiance en votre loyauté et de son estime pour votre habileté et votre
courage. Maintenant, mon cher ami, c'est pour moi un devoir de vous
avertir qu'au fond de tout cela est la prévision que nous reviendrons
sur les traités de 1831 et 1833, que le parti est pris de ne rien céder
sur ce point, et que toute tentative de modifier ces traités aurait
pour conséquence nécessaire et immédiate une rupture diplomatique. Ma
conviction à cet égard ne s'appuie pas sur telle ou telle parole, mais
sur le jugement que je porte de l'ensemble de la situation.»

Les difficultés et les hésitations furent enfin surmontées par le bon
vouloir et le bon sens mutuels des négociateurs: lord Aberdeen prit
son parti de ne pas tenir compte des exigences de quelques-uns de ses
collègues: «Ils veulent une réplique à votre refus de ratifier, dit-il
à M. de Sainte-Aulaire, et si je les en croyais, elle serait vive; mais,
au fait, c'est moi, et non pas eux, qui serais responsable des
suites; je ne me laisserai pas pousser.»--«Je présume, ajoutait M. de
Sainte-Aulaire, que lui et sir Robert Peel se sont mis d'accord.» Il
m'écrivit, en effet, quelques jours après, le 8 novembre 1842: «Quoique
je me sois un peu écarté de la ligne que vous aviez tracée, vous ne
serez pas, j'espère, mécontent du résultat. Vous teniez: 1º à déclarer,
_sans compliments_, que vous ne ratifieriez, ni à présent, ni plus tard,
le traité du 20 décembre 1841; 2º à ce que cette déclaration fût admise
et le protocole fermé _sans phrases_. J'ai emporté ces deux points,
non sans combat, je vous assure. J'ai concédé que notre déclaration
de non-ratification serait faite par une note que j'adresserais à lord
Aberdeen, lequel convoquera demain la conférence, et lui communiquera
ladite déclaration. Il s'est engagé à ne pas laisser mettre dans le
protocole une parole désobligeante pour nous: la clôture _sans phrases_.
C'est le prince de Metternich qui a suggéré ce mode de procéder. Lord
Aberdeen ne l'avait pas goûté d'abord. Hier soir cependant, après une
longue et vive discussion entre nous, il a produit cet expédient comme
atténuant l'âpreté de nos formes. Il a paru très-satisfait quand j'y ai
donné mon adhésion, et m'a quitté précipitamment pour aller le dire à
sir Robert Peel qui l'attendait dans une chambre voisine. En reprenant
ce matin notre entretien, j'ai été surpris de retrouver lord Aberdeen
presque indifférent sur l'expédient auquel il attachait, la veille, tant
de prix; j'ai demandé alors à revenir à la marche plus conforme à mes
instructions, dont je ne m'écartais qu'avec grand regret: «Pour Dieu,
m'a dit lord Aberdeen, ne revenez pas là-dessus; pour ma part, je n'y
tiens pas beaucoup; mais quand, hier soir, j'ai annoncé à sir Robert
Peel que nous étions, vous et moi, d'accord sur ce point, il en a
témoigné une joie extrême, et il serait très-fâché d'un mécompte. M.
Guizot, ni vous, ne saurez jamais la dixième partie des peines que cette
malheureuse affaire m'a données[19].»

[Note 19: _Pièces historiques_, nº VI.]

Peu importent les peines quand le but est atteint; il l'était
complètement en cette occasion; la complication était dénouée et
le traité du 20 décembre 1841 annulé, quant à nous, sans aucune
récrimination des autres puissances entre lesquelles il continuait
d'être en vigueur, et sans que les bons rapports entre la France et
l'Angleterre fussent le moins du monde altérés. J'écrivis au comte de
Sainte-Aulaire: «Vous avez raison d'être content et je le suis aussi.
Votre forme de déclaration par une note écrite et communiquée est
au moins aussi nette, peut-être plus correcte, et certainement moins
ouverte à la polémique, que ne l'eût été votre déclaration face à face
dans la conférence. La rédaction du protocole est bonne. Tout est donc
bien et voilà un gros embarras derrière nous. Mais je ne veux pas que,
de ce traité non ratifié, il reste, entre lord Aberdeen et moi, le
moindre nuage. Ce serait, de lui envers moi comme de moi envers lui,
une grande injustice, car nous avons, l'un et l'autre, j'ose le dire,
conduit et dénoué cette mauvaise affaire avec une prudence et une
loyauté irréprochables. Pour ma part, j'ai lutté tant que la lutte a été
possible. J'ai proposé des modifications au traité. J'ai attendu près
d'un an. Devais-je aller au delà? Devais-je risquer, sur cette question,
notre situation et notre politique tout entière? Évidemment non. Ni
l'intérêt français, ni l'intérêt européen, ni l'intérêt des relations de
la France et de l'Angleterre n'y auraient rien gagné. J'ai donc pris, au
fond, le seul parti raisonnable et convenable. Dans la forme, j'ai voulu
que notre résolution, une fois prise, fût franche et nette; je n'ai rien
admis qui pût blesser la dignité de mon pays et de son gouvernement;
c'était mon devoir. Mais en même temps, je n'ai rien dit, je n'ai rien
accueilli, ni paru accueillir dont l'Angleterre pût se blesser. Lord
Aberdeen, de son côté, a mis, dans toute l'affaire, beaucoup de bon
vouloir et de modération persévérante. Nous étions, l'un et l'autre,
dans une situation difficile. Nous avons fait tous deux de la bonne
politique. Nous n'en devons garder tous deux qu'un bon souvenir.

«Voilà pour le passé. Maintenant voyons l'avenir, car nous en avons un
devant nous, et qui aura bien ses embarras.

«Évidemment, dans la session prochaine, les conventions de 1831 et
1833 seront fort attaquées. Elles le seront par l'opposition, par les
intrigants, par quelques conservateurs malveillants ou aveugles. Plus ou
moins ouvertement, on me demandera deux choses: l'une, d'éluder, par des
moyens indirects, l'exécution de ces conventions; l'autre, d'ouvrir une
négociation pour en provoquer l'abolition. Je repousserai la première au
nom de la loyauté, la seconde au nom de la politique. Je ne suis pas un
procureur, un chercheur de chicanes. J'exécuterai honnêtement ce qui a
été promis au nom de mon pays. Quant à une négociation pour l'abolition
des traités, l'Angleterre ne s'y prêterait pas; son refus entraînerait
de mauvaises relations, peut-être la rupture des relations diplomatiques
entre les deux pays. Une telle faute ne se commettra point par mes
mains. J'ai dit naguère à lord Palmerston qu'il sacrifiait la grande
politique à la petite, que l'amitié de la France valait mieux que la
Syrie enlevée à Méhémet-Ali. Je n'encourrai pas le même reproche; la
bonne intelligence avec l'Angleterre vaut mieux que l'abolition des
traités de 1831 et 1833. C'est là une raison supérieure qui me dispense
d'en chercher d'autres.

«Voilà mon plan de conduite, mon cher ami. J'y rencontrerai bien des
combats, bien des obstacles, car les préventions sont bien générales,
les passions bien excitées, et tous les prétendants au pouvoir se
coaliseront, ouvertement ou sous main, pour les exploiter. Pourtant je
persévérerai, et je crois au succès; mais pour que j'y puisse compter,
il me faut trois choses:

«1º La complète exécution, dans les conventions de 1831 et 1833, de
toutes les clauses qui peuvent être considérées, en France, comme des
garanties; notamment de l'art. 3 de la convention de 1831 qui veut
que le nombre des bâtiments croiseurs soit fixé chaque année par une
convention spéciale;

«2º Beaucoup de prudence et de modération dans l'exercice du droit
de visite. Ceci dépend et du choix des officiers croiseurs et des
instructions qu'ils reçoivent. Il ne m'appartient en aucune façon
d'intervenir dans le choix des officiers que le cabinet emploie à ce
service dans les diverses stations, notamment sur la côte occidentale
d'Afrique. Cependant on peut craindre, d'après les faits connus, que
quelques-uns de ces officiers n'aient pas toujours été aussi mesurés,
aussi calmes, aussi polis qu'il eût été à désirer. Nos gens, à nous,
sont fiers et susceptibles; c'est par le sang-froid et la politesse
qu'on peut prévenir la susceptibilité. Je ne puis m'empêcher de
remarquer qu'aucune plainte ne s'est élevée de la part des bâtiments
anglais visités par nos croiseurs, et il y en a eu souvent. Je me
permets donc d'appeler, sur le choix des officiers, toute l'attention,
je dirai tout le scrupule du cabinet anglais. C'est par là surtout que
nous nous épargnerons de graves et continuels embarras.

«Quant aux instructions, je suis charmé d'apprendre que lord Aberdeen
les examine et les fait examiner de très-près. Il n'oublie certainement
pas qu'aux termes de l'art. 5 de la convention de 1831, il y a
des instructions, _rédigées et arrêtées en commun par les deux
gouvernements_. Si ce sont celles-là que lord Aberdeen soumet en ce
moment à une révision, cette révision doit aussi se faire en commun, et
aucune modification ne peut être arrêtée que de concert. Sans doute il
peut, il doit même y avoir, outre les instructions générales et arrêtées
en commun, des instructions spéciales personnellement données par chaque
gouvernement à ses officiers. Sur celles-là aussi peut-être serait-il
utile de nous entendre officieusement. Ni vous, ni personne de votre
ambassade n'est, à coup sûr, au courant des détails d'exécution de ce
service, et en mesure de s'en entretenir avec les hommes du métier.
Jugeriez-vous utile que je vous envoyasse à Londres, comme donneur de
renseignements et bon à employer auprès de l'amirauté anglaise, un homme
spécial que je demanderais au ministre de la marine et dont vous vous
serviriez officieusement?

«Voici mon troisième point nécessaire. Des satisfactions, des
réparations équitables et un peu promptes sur les griefs dont nous avons
eu ou dont nous pourrons avoir à nous plaindre. Je serai obligé de me
montrer, dans les affaires de ce genre, exact et insistant. Je comprends
que le cabinet anglais en soit, de son côté, assez embarrassé; les
faits sont souvent douteux, contestés, difficiles et longs à constater.
Cependant il y en a de certains. Quelques exemples de ferme impartialité
à cet égard seraient d'un excellent effet, et ici dans le public, et
dans les diverses stations, sur les croiseurs eux-mêmes. Je ferai tout
mon devoir; mais je tiendrai à tout mon droit.

«En voilà bien long, mon cher ami, et pourtant j'aurais encore, sur le
même sujet, bien des choses à vous dire. Mais j'ai dit l'essentiel; le
reste viendra en son temps. Vous voyez; c'est entre Paris et Londres
une situation délicate, prolongée, et une bonne conduite difficile, mais
nécessaire à tenir de concert. J'espère que nous y réussirons, comme
nous avons déjà réussi; mais, en conscience, il m'est permis de dire
que, dans la difficulté, ma part sera la plus grosse.»

Je ne me trompais pas sur ce point. Dès que la session de 1843 se
rouvrit, la nouvelle chambre des députés s'empressa de témoigner, sur
le droit de visite, ses sentiments. Bien que le discours du trône n'eût
fait aucune mention de la question, les conservateurs, en majorité
décidée dans la commission de l'adresse, et prenant pour rapporteur
l'un de mes plus intimes amis, M. Dumon, insérèrent dans leur projet de
réponse un paragraphe ainsi conçu: «Réunies par un sentiment d'humanité,
les puissances s'appliquent à la suppression du trafic infâme des noirs.
Nous avons vu avec satisfaction qu'en persévérant à prêter à cette juste
entreprise le concours de la France, le gouvernement de Votre Majesté
n'a pas donné son assentiment à l'extension des conventions existantes.
Pour l'exécution stricte et loyale de ces conventions, tant qu'il n'y
sera point dérogé, nous nous reposons sur la vigilance et la fermeté
de votre gouvernement. Mais frappés des inconvénients que l'expérience
révèle et dans l'intérêt même de la bonne intelligence si nécessaire à
l'accomplissement de l'oeuvre commune, nous appelons de tous nos voeux
le moment où notre commerce sera replacé sous la surveillance exclusive
de notre pavillon.»

Il y avait là, à coup sûr, une forte insistance pour que le gouvernement
entreprît l'abolition des conventions de 1831 et 1833. L'opposition
ne s'en contenta point: elle fit, de l'attaque au droit de visite,
une attaque au cabinet et à toute sa politique; elle demanda, pour
l'abolition des conventions de 1831 et 1833, une négociation catégorique
et immédiate. Le débat se prolongea pendant six jours, et ce ne fut pas
sans un peu de triste surprise que je comptai M. de Tocqueville parmi
mes adversaires; il me semblait appelé, par l'élévation de son caractère
et de ses idées, à se placer, dans cette circonstance, hors des rangs et
des routines de l'opposition. En revanche, un jeune député, nouveau dans
la Chambre, M. Agénor de Gasparin, défendit avec un vertueux courage la
cause presque abandonnée des conventions de 1831 et 1833 qu'il persista
à regarder comme nécessaires pour la répression efficace de la traite
et peu dangereuses, en réalité, pour la sûreté du commerce et la
liberté des mers. Plusieurs amendements furent proposés pour aggraver
le paragraphe du projet d'adresse, et le tourner en machine de guerre
contre le cabinet. Je pris la parole vers la fin du débat, et après
avoir pleinement expliqué l'attitude du cabinet dans son refus de
ratifier le traité du 20 décembre 1841, j'ajoutai: «Quant aux traités
de de 1831 et 1833, ils étaient, depuis dix ans, conclus, ratifiés,
exécutés; j'ai cru qu'il était de l'honneur de mon pays, comme du mien,
de les exécuter loyalement, de ne pas donner un exemple d'une extrême
irrégularité et d'une véritable mauvaise foi dans les rapports
internationaux. J'en ai donc conseillé à la couronne et j'en ai continué
l'exécution. La Chambre sait que cette exécution avait eu lieu avec
quelque négligence, et que le laisser-aller apporté par tout le monde,
Chambres, public, gouvernement, dans cette question, pendant tant
d'années, avait fait tomber en désuétude plusieurs garanties importantes
pour nous. Je les ai toutes reprises et redemandées. Il y en a trois: la
rédaction d'une convention annuelle pour débattre et régler, selon les
circonstances de l'année, le nombre des croiseurs; la déclaration que
les croiseurs seront attachés à une station spéciale, et ne pourront,
sans un nouveau mandat, passer de l'une à l'autre; enfin, l'égalité, ou
à peu près, dans le nombre des croiseurs des deux pays. Aucune de
ces trois garanties n'avait été pratiquée depuis dix ans; je les ai
réclamées; elles sont toutes en vigueur aujourd'hui. Nous sommes à
présent, l'Angleterre et nous, quant à l'exécution des traités de 1831
et 1833, dans le droit strict, complet, loyal.

«Faut-il, outre cela, provoquer actuellement l'abolition de ces traités?
Je ne puis me dispenser de rappeler cette maxime que les traités
conclus, ratifiés, exécutés, se dénouent d'un commun accord ou se
tranchent par l'épée. Il n'y a pas une troisième manière. Le commun
consentement, le commun accord pour l'abolition des traités de 1831
et 1833, est-ce le moment de le demander? Y a-t-il chance actuelle de
l'obtenir? Le cabinet ne l'a pas pensé, et il n'a pas cru devoir, quant
à présent, entamer à ce sujet des négociations. Je ne sache personne qui
entame une négociation pour autre chose que pour réussir.

«On demande si le cabinet prendra réellement le sentiment public et le
voeu de la Chambre au sérieux. Je serais bien tenté de prendre cette
question pour une injure; je ne le ferai pas. Messieurs, si je ne
prenais pas au sérieux le sentiment du pays et le voeu de la Chambre
dans cette question, savez-vous ce que je ferais? J'ouvrirais une
négociation; je l'ouvrirais à l'instant même, sans me préoccuper de ses
conséquences probables. Mon opinion, ma prévoyance est qu'actuellement
elle ne réussirait pas. Quand elle aurait échoué, je viendrais vous le
dire. J'aurais déféré au voeu de la Chambre; j'aurais accompli la
seule chose qui dépende du cabinet; je demanderais alors à la Chambre:
Maintenant, que voulez-vous? Voulez-vous vous arrêter? Voulez-vous
reculer? Voulez-vous poursuivre? J'écarterais ainsi le fardeau des
épaules du cabinet pour le reporter sur la Chambre et sur le pays.

«Une telle conduite serait une indignité et une lâcheté. Le cabinet
gardera pour lui-même le fardeau. Le cabinet ne mettra pas la Chambre
et le pays dans cette alternative que je me suis permis de qualifier
ailleurs par ces mots, une faiblesse ou une folie. Il prend trop au
sérieux le sentiment public, l'état des esprits, le voeu de la
Chambre. Quand le cabinet croira, avec une parfaite sincérité, avec
une conviction profonde, qu'une telle négociation doit réussir, que
les traités de 1831 et 1833 peuvent se dénouer d'un commun accord, le
cabinet l'entreprendra. Auparavant, non; alors, certainement.»

La Chambre approuva hautement cette attitude et ce langage; tous les
amendements furent rejetés; et l'adoption pure et simple du paragraphe
proposé par la commission de l'adresse prouva à la fois la persistance
de la majorité dans son voeu et sa ferme adhésion au cabinet.

Un débat analogue eut lieu dans la chambre des pairs. Fidèle à ses
traditions, sa commission avait gardé, sur cette affaire, dans son
projet d'adresse, le même silence que le discours du trône. Plusieurs
pairs réclamèrent, par voie d'amendement, l'abolition formelle et
prompte du droit de visite. Le duc de Broglie les combattit au nom de
la commission dont il était rapporteur; et, reprenant pour son
propre compte la question au fond, il la discuta historiquement et
politiquement, en principe et en fait, d'une façon tellement lucide
et complète que la chambre des pairs, rejetant tous les amendements,
persista dans la réserve que s'était imposée sa commission.

Au moment même, l'issue de ces débats était bonne pour le cabinet:
les Chambres lui avaient témoigné pleine confiance, et elles l'avaient
soutenu contre ses adversaires, quoiqu'elles fussent entrées elles-mêmes
dans la voie que ses adversaires avaient ouverte. Mais évidemment le
voeu pour l'abolition du droit de visite était général et ne pouvait
manquer de devenir chaque jour plus impérieux. J'écrivis au comte de
Flahault à Vienne: «La question du droit de visite reste et pèsera sur
l'avenir. J'ai sauvé l'honneur et gagné du temps. Mais il faudra arriver
à une solution. J'attendrai, pour en parler, que la nécessité en soit
partout comprise. Causez-en, je vous prie, avec M. de Metternich. Il
sait prévoir et préparer les choses. J'espère que, le moment venu,
il m'aidera à modifier une situation qui ne saurait se perpétuer
indéfiniment, car elle amènerait chaque année, au retour des Chambres,
et dans le cours de l'année, à chaque incident de mer, un accès de
fièvre très-périlleux.» A Londres, le comte de Sainte-Aulaire n'avait
pas besoin d'être ainsi averti; son inquiétude au sujet du droit de
visite était toujours très-vive: «Vous me dites, m'écrivait-il, de me
tenir, quant à présent, bien tranquille sur cette question-là. Vous avez
cent fois raison; si quelque chose doit être possible un jour, c'est
à la condition de ne rien compromettre aujourd'hui. Je ne veux rien
exagérer: tout en déclarant sans la moindre hésitation qu'aujourd'hui
toute ouverture faite au cabinet anglais aboutirait à une rupture ou à
une retraite de fort mauvaise grâce pour nous, je ne prétends pas
que cette chance soit à jamais fatale, et qu'à une autre époque, sous
l'empire d'autres circonstances, on ne puisse tenter avec succès ce qui
m'est impossible aujourd'hui.»

D'autres circonstances survinrent bientôt, très-inattendues et
très-propres à nous fournir, pour cette embarrassante affaire, des
occasions et des moyens d'agir. Vers la fin d'août 1843, la session des
Chambres terminée, la famille royale et le cabinet s'étaient dispersés;
le roi prenait, au château d'Eu, ses vacances d'été; M. le prince de
Joinville et M. le duc d'Aumale étaient allés passer quelques jours à
Londres et à Windsor; M. le duc de Nemours tenait un camp de dix mille
hommes à Plélan en Bretagne; je me reposais, au Val-Richer, des fatigues
de la session. De retour à Paris le 23 août, j'eus la visite de lord
Cowley qui vint me dire que la reine Victoria était sur le point de
faire, au château d'Eu, une visite au roi, et que lord Aberdeen devait
l'accompagner. Il n'en était encore informé que par une lettre de
M. Henri Greville, mais il tenait la chose pour certaine. J'envoyai
sur-le-champ une estafette au roi qui me répondit le lendemain 26 août:

«Oui, mon cher ministre (je commence comme l'Agamemnon de Racine), j'ai
tout lieu de croire que nous allons avoir à Eu la royale visite de la
reine Victoria et du prince Albert. Elle a chargé mes fils, qui sont
arrivés ce matin, de tous ses messages. Seulement elle nous demande
de tenir secret jusqu'au 30 août ce qui n'en est plus un, parce que,
dit-elle, l'exécution de ce projet pourrait être entravée par la
publicité. Je crois donc important, et je viens même de l'écrire à
Duchâtel, que nos gazettes, officielles ou ministérielles, ne prennent
pas l'initiative de la nouvelle, qu'elles expriment du doute en la
révélant, et qu'elles parlent toujours des incertitudes du temps et de
la mer, surtout en septembre. La reine doit venir lundi à Brighton, là
s'embarquer pour visiter quelques ports anglais de la Manche et ensuite
venir au Tréport, en prenant peut-être un pilote français à Cherbourg.
Veuillez dire cela à l'amiral Mackau. Je pense que les autorités de
terre et de mer sauraient leur devoir pour les saluts de tous les forts,
batteries et bâtiments si le pavillon royal d'Angleterre paraissait à
Cherbourg. Au surplus, nous en aurons des nouvelles, j'espère. Ici,
je suis fort malheureux avec quatre invalides pour servir six pièces,
quoique le maréchal en eût ordonné trente l'année dernière. J'ai dit
au général Teste de les faire venir en poste de Douai; tout cela pour
faciliter le secret. Puis, de l'argenterie, de la porcelaine. Il n'y
a rien ici, que des têtes qui partent. Les logements sont un autre
embarras; heureusement, il y a chez Peckham une douzaine de baraques
en bois, destinées à Alger, que je vais faire établir dans le jardin de
l'église et meubler comme nous pourrons. Je fais arriver soixante lits
de Neuilly, et chercher à Dieppe de la toile à voile qu'on va goudronner
pour couvrir les toits. Cela sera une espèce de _smala_ où le duc
d'Aumale donnera l'exemple d'y coucher, comme il a donné celui de
charger la _smala_ d'Abd-el-Kader. Je fais commander un spectacle pour
lundi 4, car la reine compte arriver samedi 2. Il est certain que lord
Aberdeen vient avec elle. Ceci nous paraît indiquer l'invitation à lord
Cowley; veuillez donc la faire de ma part à lord et lady Cowley et miss
Wellesley. Quant à vous, mon cher ministre, vous viendrez quand vous
voudrez; mais je vous conseille de venir au plus tard jeudi, afin que
nous puissions bien nous entendre et bien causer avant la bordée. Je
serai charmé aussi d'avoir ici l'amiral Mackau; _but you will have to
excuse the accommodation which will be very indifferent[20]. Never
mind_, tout ira très-bien. Bonsoir, mon cher ministre.»

[Note 20: «Mais vous aurez à excuser les arrangements qui seront
médiocres.»]

A Paris et partout, quand la nouvelle se répandit, l'effet en fut grand;
satisfaction pour les uns, humeur pour les autres, surprise pour
tous. Chez quelques-uns des membres du corps diplomatique, l'humeur
s'épanchait quelquefois en propos étourdis et peu dignes:

«Fantaisie de petite fille; un roi n'aurait pas fait cela.» Et quand
on répondait: «Fantaisie acceptée par des ministres qui ne sont pas des
petites filles,» l'humeur redoublait: «Ses ministres ne songent qu'à lui
plaire, ils tremblent devant elle.» Bientôt pourtant l'humeur se contint
devant l'importance du fait et le sentiment public; les impressions du
moment même et sur place sont plus vraies que les plus exacts souvenirs;
j'insère ici textuellement une lettre où, le soir même, en écrivant à
Paris, je racontais l'arrivée et le débarquement de la reine: «A cinq
heures un quart, le canon nous a avertis que la reine était en vue.
A cinq heures trois quarts, nous nous sommes embarqués dans le canot
royal, le roi, les princes, lord Cowley, l'amiral Mackau et moi, pour
aller au-devant d'elle. Nous avons fait en mer un demi-mille. La plus
belle mer, le plus beau ciel, la terre couverte de toute la population
des environs. Nos six bâtiments sous voiles, bien pavoisés, pavillons
français et anglais, saluaient bruyamment, gaiement. Le canon couvrait
à peine les cris des matelots. Nous avons abordé le yacht _Victoria and
Albert_. Nous sommes montés. Le roi était ému, la reine aussi. Il l'a
embrassée. Elle m'a dit: «Je suis charmée de vous revoir _ici_.» Elle
est descendue, avec le prince Albert, dans le canot du roi. A mesure que
nous approchions du rivage, les saluts des canons et des équipages
sur les bâtiments s'animaient, redoublaient. Ceux de la terre s'y sont
joints. La reine, en mettant le pied à terre, avait la figure la plus
épanouie que je lui aie jamais vue: de l'émotion, un peu de surprise,
surtout un vif plaisir à être reçue de la sorte. Beaucoup de _Shake
hand_ dans la tente royale. Puis les calèches et la route. _Le God save
the Queen_ et autant de _Vive la reine! Vive la reine d'Angleterre!_
que de _Vive le roi!_ Il faut croire à la puissance des idées justes et
simples. Ce pays-ci n'aime pas les Anglais. Il est normand et maritime.
Dans nos guerres avec l'Angleterre, le Tréport a été brûlé deux ou trois
fois et pillé je ne sais combien de fois. Rien ne serait plus facile que
d'exciter ici une passion populaire qui nous embarrasserait fort; mais
on a dit, on a répété: «La reine d'Angleterre fait une politesse à notre
roi; il faut être bien poli avec elle.» Cette idée s'est emparée du
peuple et a surmonté souvenirs, passions, tentations, partis. Ils ont
crié et ils crieront _Vive la reine!_ et ils applaudissent le _God save
the Queen_ de tout leur coeur. Il ne faudrait seulement pas le leur
demander trop longtemps.

«J'ajoute pourtant qu'une autre idée simple et plus durable, la paix, le
bien de la paix, est devenue et devient chaque jour plus puissante. Elle
domine parmi les bourgeois et aussi parmi les réfléchis et les honnêtes
du peuple. Elle nous sert beaucoup en ce moment. On se dit beaucoup:
«Quand on veut avoir la paix, il ne faut pas se dire des injures et se
faire la grimace.» Cela était compris aujourd'hui de tout le monde, sur
cette rive de la Manche.»

Dès que nous fûmes seuls, lord Aberdeen me dit: «Prenez ceci, je vous
prie, comme un indice assuré de notre politique, et sur la question
d'Espagne et sur toutes les questions; nous causerons à fond de toutes.»
Il n'était pas aisé de causer; les journées se passaient en réunions
générales, en présentations, en conversations à bâtons rompus dans
les salons, en promenades. Le dimanche 3 septembre, après que la reine
Victoria eut assisté au service anglican dans une salle du château
arrangée à cet effet, le roi la mena, dans un grand char-à-bancs que
remplissait la famille royale, au haut d'un plateau d'où l'on avait, sur
la mer et sur la forêt, un point de vue admirable; le temps était beau,
mais le chemin mauvais, étroit, plein de cailloux et d'ornières; la
reine d'Angleterre riait et s'amusait d'être ainsi cahotée en royale
compagnie française, dans une sorte de voiture nouvelle pour elle, et
emportée par six beaux chevaux normands gris-pommelés que conduisaient
gaiement deux postillons avec leurs bruyants grelots et leur brillant
uniforme. Nous suivions lord Aberdeen et moi, avec lord Liverpool et
M. de Sainte-Aulaire, dans une seconde voiture. Lord Aberdeen venait
d'avoir, avec le roi, un long tête-à-tête dont il était content et
frappé; content des vues et des intentions politiques que le roi lui
avait développées, spécialement sur la question d'Espagne, frappé de
l'abondance de ses idées et de ses souvenirs, de la rectitude et de
la liberté de son jugement, de la vivacité naturelle et gaie de son
langage. «Le roi m'a parlé à fond et très-sérieusement,» me dit-il.
Nous causâmes aussi en courant, un peu de toutes choses. Il me dit que,
depuis deux mois, la reine avait projeté ce voyage et en avait parlé à
sir Robert Peel et à lui; ils l'avaient fort approuvé, en lui demandant
de n'en rien dire jusqu'à la séparation du parlement, pour éviter les
questions, les remarques et peut-être les critiques de l'opposition. «La
reine, ajouta lord Aberdeen, n'ira point à Paris; elle veut être venue
pour voir le roi et la famille royale, non pour s'amuser.» Dans la
conversation, je me montrai disposé à me concerter avec lui pour des
modifications libérales dans les tarifs mutuels, faites séparément par
les deux gouvernements et en conservant leur indépendance, plutôt qu'à
conclure un traité solennel et permanent. Il me parut touché de mes
raisons, et j'ai su depuis qu'il avait dit à sir Robert Peel: «J'incline
à croire qu'en effet cela vaudrait mieux qu'un traité de commerce
dont on exagère fort l'importance, et qu'on ne peut jamais faire sans
exciter, de l'une ou de l'autre part, beaucoup de mécontentement et de
plaintes.»

Au retour de la promenade, à peine descendu de calèche, le roi me
demanda quel effet avait produit, sur lord Aberdeen, leur entretien:
«Bon, sire, lui dis-je; j'en suis sûr; mais lord Aberdeen ne m'a
encore donné aucun détail, il faut que je les attende.» Cette attente
contrariait fort le roi. Il était patient à la longue et pour l'ensemble
des choses, mais le plus impatient et le plus pressé des hommes au
moment même et dans chaque circonstance. Jamais il ne s'était montré,
pour moi, plus bienveillant, je pourrais dire plus affectueux: «Nous
sommes, me dit-il ce jour-là, bien nécessaires l'un à l'autre; sans
vous, je puis empêcher la mauvaise politique; ce n'est qu'avec vous que
j'en puis faire de bonne.»

Le mardi 5 septembre, pendant une promenade royale à laquelle nous
demandâmes la permission de ne pas prendre part, nous passâmes deux
heures, lord Aberdeen et moi, à nous promener seuls dans le parc,
nous entretenant de toutes choses, de nos deux pays, de nos deux
gouvernements, de l'Orient, de la Russie en Orient, de la Grèce,
de l'Espagne, du droit de visite, du traité de commerce. Entretien
singulièrement libre et franc des deux parts, et auquel nous prenions
visiblement, l'un et l'autre, ce plaisir qui porte à la confiance et à
l'amitié. Je fus plus frappé que je ne saurais le dire de la tranquille
étendue d'esprit et de la modeste élévation de sentiments de lord
Aberdeen, à la fois très-impartial et très-anglais, praticien politique
sans dédain pour les principes, et libéral par justice et respect du
droit, quoique décidément conservateur. Il me parut en même temps avoir
peu de goût pour la contradiction publique et ardente, et disposé à
préférer, pour atteindre son but, les procédés lents et doux. Le mariage
de la reine d'Espagne était évidemment, à ses yeux, notre grande affaire
et le droit de visite notre plus gros embarras: «Il y a deux choses, me
dit-il, sur lesquelles mon pays n'est pas traitable, et moi pas aussi
libre que je le souhaiterais, l'abolition de la traite et la propagande
protestante. Sur tout le reste, ne nous inquiétons, vous et moi, que de
faire ce qui sera bon; je me charge de le faire approuver. Sur ces
deux choses-là, il y a de l'impossible en Angleterre et beaucoup de
ménagements à garder.» Je lui demandai quelle était, dans la Chambre des
communes, la force du parti des _saints_: «Ils sont tous _saints_ sur
ces questions-là,» me répondit-il. Pourtant je le laissai convaincu que
nos Chambres poursuivraient obstinément l'abolition du droit de visite,
et qu'il y avait là, entre nos deux pays, une question à laquelle il
fallait trouver une solution et un péril qu'il fallait faire cesser.

La visite se termina avec toutes les satisfactions personnelles et tout
l'effet politique qu'on y avait cherchés et espérés. La reine Victoria
repartit le jeudi 7 septembre pour son royaume, laissant, entre les deux
familles royales et entre les ministres des deux États, le germe d'une
vraie confiance et d'une rare amitié. Je jouis beaucoup, pour mon
compte, de l'épreuve que venait de subir, dans cette rencontre, la
politique que j'avais pratiquée; et pendant que la réunion du château
d'Eu durait encore, j'écrivis à l'un de mes amis: «Je pense beaucoup à
ce qui se passe ici. Si je ne consultais que mon intérêt, l'intérêt de
mon nom et de mon avenir, je désirerais, je saisirais un prétexte pour
me retirer des affaires et me tenir à l'écart. J'y suis entré, il y a
trois ans, pour empêcher la guerre entre les deux plus grands pays du
monde. J'ai empêché la guerre. J'ai fait plus: au bout de trois ans,
à travers des incidents et des obstacles de tout genre, j'ai rétabli,
entre ces deux pays, la bonne intelligence et l'accord. La plus
brillante démonstration de ce résultat est donnée en ce moment à
l'Europe. Je ne ressemble pas à Jeanne d'Arc; elle a chassé les Anglais
de France; j'ai assuré la paix entre la France et les Anglais. Mais
vraiment ce jour-ci est, pour moi, ce que fut, pour Jeanne d'Arc, le
sacre du roi à Reims. Je devrais faire ce qu'elle avait envie de faire,
me retirer. Je ne le ferai pas, et on me brûlera quelque jour, comme
elle.»

On ne sort pas des affaires comme on veut, et quand on y est engagé
très-avant, on ne s'arrête pas longtemps à la pensée d'en sortir.
«C'est un beau spectacle que celui auquel vous assistez, m'écrivait M.
Duchâtel[21] qui n'avait pas quitté Paris; je regrette de ne pas le voir;
mais il faut faire son devoir en ce monde et préférer les affaires à ses
plaisirs. L'effet sera immense, plus grand qu'on ne le pouvait croire au
premier abord. Quand les impressions se fortifient en durant, c'est un
signe qu'elles sont générales et profondes. Vous me dites que la reine
ne viendra pas à Paris. Somme toute, cela vaut mieux; la visite en a
un caractère plus marqué. Mais la réception ici aurait été très-belle.
J'étais d'abord un peu dans le doute; toutes mes informations sont
très-favorables. Le général Jacqueminot trouve la garde nationale
très-animée dans le bon sens.» A l'étranger et dans les cours,
l'impression, très-différente, n'était pas moins vive: «Il y a
longtemps, m'écrivait de Berlin le comte Bresson[22], que je n'ai
reçu une aussi agréable nouvelle que celle de la visite de la reine
d'Angleterre à Eu. Mon plaisir ne sera égalé que par le déplaisir qu'on
en éprouvera à Pétersbourg et autres lieux. Que va-t-on faire de tous
ces engagements malveillants, de ces restrictions blessantes, de toutes
ces petitesses qu'on a mêlées, depuis treize ans, aux grandes affaires?
Que nous importe maintenant que tel ou tel prince, de grande, moyenne ou
petite cour, juge que ses principes ne lui permettent pas de toucher
la terre de France? La manifestation essentielle est accomplie. Il faut
avoir, comme moi, habité, respiré, pendant longues années, au milieu
de tant d'étroites préventions, de passions mesquines et cependant
ardentes, pour bien apprécier le service que vous avez rendu, et pour
savoir combien vous déjouez de calculs, combien de triomphes vous
changez en mécomptes, et tout ce que gagne le pays aux hommages qui
sont rendus au roi.» De Vienne, le comte de Flahault me donnait, dans
un langage moins animé, les mêmes informations:[23] «Vous savez, me
disait-il, qu'une étroite union entre la France et l'Angleterre est
l'objet de tous mes voeux; la visite de la reine Victoria au château
d'Eu produit ici un très-grand effet. Je ne veux pas dire que la joie
que j'en éprouve soit partagée ici, tant s'en faut. Vous pensez bien
qu'on ne me le témoigne pas; mais il m'est facile de voir que le prince
de Metternich (et c'est ici ce qu'il y a de plus bienveillant pour nous)
est loin d'en être satisfait. Ce n'est pas qu'il désire voir régner la
mauvaise intelligence entre les gouvernements de France et d'Angleterre;
il est trop partisan de la paix pour cela; mais il ne verrait pas avec
plaisir s'établir entre eux une intimité trop étroite, et l'idée d'une
alliance entre la France et l'Angleterre lui est antipathique. Rien ne
serait plus de nature à rendre inutile l'influence qu'il est accoutumé à
exercer comme grand modérateur et médiateur européen.» Et en même
temps que je recevais du dehors ces témoignages du favorable effet d'un
événement aussi inattendu pour l'Europe que pour nous, j'entrevoyais
la chance de résoudre, selon le voeu des Chambres et du pays, cette
question du droit de visite qui pesait si gravement sur nous. Je rentrai
à Paris content et confiant, en attendant la session de 1844 et ses
débats.

[Note 21: Le 3 septembre 1843.]

[Note 22: Le 31 août 1843.]

[Note 23: Les 11 et 30 septembre 1843.]

Je me mis à l'oeuvre pour en préparer la favorable issue; trois semaines
avant la réunion des Chambres, j'écrivis au comte de Sainte-Aulaire[24]:
«Reprenez avec lord Aberdeen la conversation que j'ai eue avec lui au
château d'Eu sur les conventions de 1831 et 1833 et le droit de visite.
La question est un peu amortie; le public s'en montre moins préoccupé;
les journaux n'en remplissent plus toutes leurs colonnes; la prudence
des instructions données aux croiseurs a empêché que les griefs ne se
multipliassent. Je reconnais cette amélioration de la situation et j'en
suis charmé. Mais il ne faut pas s'y tromper: au fond, la disposition
des esprits est la même; personne n'a oublié la question, ni ceux qui
y portent une passion sincère, ni ceux qui s'en font une arme contre le
cabinet; si on supposait que nous l'avons oubliée, et que nous ne nous
préoccupons plus d'une affaire qui a si vivement, si généralement ému
le pays, on nous la rappellerait bientôt avec un redoublement d'ardeur,
vraie ou calculée, qui ranimerait à l'instant la passion publique, et
ramènerait les mêmes et peut-être de plus grands embarras. Lord Aberdeen
connaît, comme moi, l'amour-propre et la susceptibilité des assemblées.
La chambre des députés s'est engagée par ses adresses; la chambre des
pairs n'a pas expressément parlé, mais elle a clairement manifesté
les mêmes sentiments, les mêmes désirs. Tout en me refusant à ce qu'on
exigeait de moi, tout en luttant contre la mauvaise politique qu'on
voulait m'imposer, j'ai dit moi-même que, lorsque l'effervescence se
serait calmée, lorsqu'une négociation serait possible sans compromettre
notre loyauté dans nos engagements et les bonnes relations des deux
pays, je m'empresserais de l'ouvrir. Je ne saurais tarder davantage; ce
qui s'est passé et ce qui se passerait encore m'en fait une nécessité.

[Note 24: Le 6 décembre 1843.]

«Lord Aberdeen me connaît assez, j'espère, pour être convaincu qu'il y
a deux choses, je dirai deux devoirs, que je ne méconnaîtrai et
n'abandonnerai jamais: l'un, de poursuivre constamment le but que nous
nous sommes proposé en 1831 et pour lequel les conventions de cette
époque ne sont qu'un moyen, l'abolition de la traite; l'autre,
d'observer fidèlement les traités aussi longtemps qu'ils n'auront
pas été changés ou déliés d'un commun accord. J'ai maintenu ces deux
principes dans les moments les plus difficiles; j'y serai toujours
fidèle; l'honneur de mon pays, de son gouvernement et le mien propre y
sont engagés; mais j'ai étudié avec soin la question; il y a, je pense,
non-seulement dans la disposition des esprits, mais aussi dans d'autres
circonstances survenues depuis 1831, des raisons décisives et en même
temps des moyens efficaces de modifier, à certains égards, l'état actuel
des choses et d'en préparer un nouveau. Je ne veux aujourd'hui que
rappeler à lord Aberdeen la nécessité qui pèse sur nous et dont je l'ai
entretenu il y a déjà trois mois. Il a trop de jugement et d'équité pour
ne pas la reconnaître.»

M. de Sainte-Aulaire me répondit le 12 décembre: «J'ai envoyé à lord
Aberdeen votre lettre relative aux traités de 1831 et 1833. Nous
en avons causé ce matin. Je n'ai point eu à m'étendre sur les
considérations qui y sont développées; lord Aberdeen les avait
parfaitement comprises et avait très-présente à l'esprit votre
conversation du château d'Eu. Je me suis donc borné à lui demander dans
quels termes précis je devais vous envoyer la réponse qu'il allait me
donner: «Vous pouvez écrire à M. Guizot, m'a-t-il dit, que, plein
de confiance dans la sincérité de sa résolution de travailler à la
suppression de la traite, j'accueillerai toute proposition qui me
viendra de lui avec beaucoup de.... _prévenance_, et que je l'examinerai
avec la plus grande attention.» Je n'avais, ce me semble, pour
aujourd'hui, rien de plus à prétendre; nous avons parlé d'autres choses;
puis, en nous séparant, j'ai répété sa phrase en disant que j'allais
vous l'écrire: «C'est bien cela, a repris lord Aberdeen; mais prenez
bien garde de rien ajouter qui implique une adhésion de ma part à telle
ou telle mesure; il s'est agi à Eu, entre M. Guizot et moi, de commencer
une négociation, non pas d'en préjuger l'issue. Je comprends la
situation de votre ministère devant ses Chambres; il doit aussi
comprendre la mienne.»

La situation de lord Aberdeen, non-seulement devant ses Chambres, mais
dans son cabinet même, n'était en effet point commode, et exigeait, de
sa part, autant de mesure que de fermeté persévérante, et de la nôtre,
beaucoup de ménagement. Quand il communiqua à sir Robert Peel ma lettre
et le projet d'une nouvelle négociation, le premier ministre en témoigna
assez d'inquiétude et d'humeur: «Pourquoi rengager à ce sujet, dit-il,
un débat parlementaire? Nous nous sommes déjà montrés très-faciles pour
les désirs de la France. M. Guizot pose des principes très-justes pour
en faire ensuite une application partiale; il parle de l'amour-propre et
de la susceptibilité des assemblées; il sait bien que l'Angleterre aussi
n'est pas un pays de pouvoir absolu, et que son gouvernement ne peut pas
ne pas tenir compte de la fierté et des passions nationales. Jamais la
chambre des communes ne consentira à faire des concessions aux
exigences de la chambre des députés.--Il ne s'agit ni de concessions,
ni d'exigences, répondait lord Aberdeen; M. Guizot tient compte d'une
nécessité de situation dont, nous aussi, nous tiendrions compte pour
nous-mêmes, le cas échéant. Il annonce des propositions qu'on n'a pas
le droit de repousser _à priori_, car il ne s'agit pas ici d'un intérêt
anglais; la suppression de la traite est un intérêt commun sur lequel la
France n'a pas moins que l'Angleterre le droit d'ouvrir un avis. Je
ne devine pas quelles mesures M. Guizot peut substituer à la visite
réciproque, et certainement je n'accepterai ces mesures que si elles
sont efficaces pour la répression de la traite; mais, pour être en droit
de les repousser, il faut les connaître et les avoir discutées.» Sir
Robert Peel avait l'esprit trop droit et trop de confiance dans son
collègue pour ne pas se rendre à un si honnête et équitable langage; il
fut convenu, entre les deux ministres, qu'on ne se refuserait pas à la
négociation.

Quand notre session s'ouvrit[25], le discours de la couronne, en
constatant «la sincère amitié qui m'unit, dit le roi, à la reine de la
Grande-Bretagne et la cordiale entente qui existe entre mon gouvernement
et le sien,» garda, comme de raison, sur la négociation entamée au sujet
du droit de visite, un complet silence; mais la commission chargée, dans
la chambre des députés, de préparer l'adresse en réponse au discours,
connut et comprit parfaitement la situation nouvelle; en se félicitant
de la bonne intelligence qui régnait entre les deux gouvernements, elle
ajouta dans un paragraphe spécial: «Cette bonne intelligence aidera,
sans doute, au succès des négociations qui, en garantissant la
répression d'un infâme trafic, doivent tendre à replacer notre commerce
sous la surveillance exclusive de notre pavillon.» La Chambre persistait
ainsi dans son voeu pour l'abolition du droit de visite, et en
même temps elle témoignait sa confiance dans le cabinet chargé d'en
poursuivre l'accomplissement. Cela ne convenait pas à l'opposition;
M. Billault proposa un amendement qui supprimait tout témoignage de
confiance dans le cabinet, et déclarait que la bonne intelligence entre
la France et l'Angleterre «n'aurait des chances de durée que le jour où
des négociations, conduites avec persévérance, auraient, en continuant
de poursuivre la répression d'un trafic infâme, replacé la navigation
française sous la surveillance exclusive du pavillon national.» Je
repoussai formellement cet amendement: «J'ai pris au sérieux, dis-je, le
voeu des Chambres, et j'en donne en ce moment une preuve, car j'accepte
pleinement le paragraphe de votre commission. Ce paragraphe répète
textuellement le voeu que le commerce français soit replacé sous la
surveillance exclusive du pavillon national. Puisque je l'accepte sans
objection, il est évident que c'est là le but que je poursuis.

[Note 25: Le 27 décembre 1843.]

«En même temps que je suis aussi formel dans l'expression de ma
conduite, j'affirme que je manquerais à tous mes devoirs si je venais
communiquer ici des pièces et des détails sur l'état actuel de la
négociation, car je lui créerais des difficultés au lieu de la faire
marcher.

«On a parlé de toutes les raisons qu'il y avait à donner pour arriver
à l'accomplissement du voeu exprimé dans l'adresse. Permettez-moi de
garder pour moi ces raisons et de les donner là où il est utile que je
les donne. Je n'ai pas besoin de les produire dans cette enceinte; c'est
ailleurs qu'il faut que je les fasse valoir, et je les ferai valoir en
effet.

«L'amendement de l'honorable M. Billault crée une difficulté dans la
négociation, au lieu de me donner une force. Que dis-je? il crée deux
difficultés, une qui porte sur moi et une qui s'adresse à Londres. La
difficulté qui porte sur moi, c'est que, dans cet amendement, il n'y
a pas confiance dans le négociateur; il y a le sentiment contraire.
Croyez-vous que vous me donneriez une force à Londres en agissant ainsi?
J'ai besoin, pour agir à Londres, de m'y présenter avec la confiance
comme avec le voeu de la Chambre. C'est ce que faisait votre adresse
de l'année dernière, ce que fait encore l'adresse de votre commission.
L'amendement de M. Billault m'ôte une force dans une négociation qu'il
m'impose.

«Voici la seconde difficulté qu'il me crée.

«Cet amendement est comminatoire; il a des apparences de menace.
Messieurs, il y a ici deux sentiments nationaux, deux amours-propres
nationaux en présence. Quel est le devoir de la négociation? D'empêcher
que ces deux sentiments ne se heurtent. L'honorable M. Billault fait
le contraire; il les oblige à se heurter. C'est là ce qu'à tout prix je
veux éviter.

«Laissez la question se débattre entre les deux gouvernements, entre
deux gouvernements sérieux et de bonne intelligence, qui connaissent
l'un et l'autre les difficultés auxquelles ils ont affaire. Le but est
indiqué, par les Chambres françaises au gouvernement français, par le
gouvernement français au gouvernement anglais avec lequel il négocie.
Apportez de la force aux négociateurs, au lieu de leur créer des
embarras.»

La Chambre fut convaincue. M. Billault retira son amendement. Le
paragraphe proposé par la commission fut adopté à l'unanimité. Et
en 1844, comme en 1842 et 1843, la chambre des pairs garda, dans son
adresse, le silence sur cette question.

Je me trouvai dès lors dans la situation qui me convenait pour entrer
en négociation à Londres avec autorité et quelques chances de succès. En
demandant l'abolition du droit de visite, j'étais l'interprète d'un voeu
national, non d'un vote de parti; je ne cédais point à mes adversaires;
je parlais au nom de mes propres amis, au nom de ce parti conservateur
qui me soutenait fermement dans notre politique générale et dans notre
entente cordiale avec le gouvernement anglais. Je commençais à
entrevoir des moyens de continuer, sans le droit de visite, à poursuivre
efficacement la répression de la traite. Le ministre de la marine, M.
de Mackau, et les principaux chefs de son département, entre autres M.
Galos, directeur des colonies, étudiaient avec soin cette question. Un
jeune et habile officier de marine, M. Bouet-Willaumez, alors simple
capitaine de corvette et gouverneur provisoire du Sénégal, nous avait
communiqué, au duc de Broglie et à moi, des renseignements et des idées
qui nous avaient frappés. Et par une rencontre singulière, au même
moment, des idées analogues m'étaient suggérées par lord Brougham, l'un
des plus fermes soutiens de l'entente cordiale entre l'Angleterre et
la France, et qui venait de me donner, dans la chambre des lords,
d'éloquentes marques d'une amicale sympathie. J'écrivis au comte de
Sainte-Aulaire[26]: «Il est venu dans l'esprit à lord Brougham, pour
remplacer le droit de visite sans que la répression de la traite en
souffre, une idée que nous avons ici et que nous étudions depuis six
semaines, un système d'escadres combinées, placées alternativement sous
un commandant de l'une et de l'autre nation. Je n'y vois pas encore
bien clair; mais je crois réellement qu'il y a quelque chose à en tirer,
peut-être une solution définitive de la question. Je suis charmé que
cette idée germe à Londres comme à Paris, et j'encourage lord Brougham
à la cultiver. N'en parlez du reste qu'à lui. Je fais préparer, à ce
sujet, un travail complet que je vous enverrai plus tard.»

[Note 26: Le 24 février 1844.]

Plusieurs mois s'écoulèrent avant que ces études préparatoires fussent
terminées, et dans cet intervalle deux incidents survinrent qui me
fournirent l'occasion de faire faire, à la négociation à peine entamée,
quelques progrès. Le 1er juin 1844, l'empereur Nicolas arriva en
Angleterre, et y séjourna huit jours, à Londres ou à Windsor. Le 8
octobre suivant, le roi Louis-Philippe rendit à la reine Victoria la
visite qu'elle lui avait faite au château d'Eu, et passa six jours à
Windsor où je l'accompagnai.

Le voyage de l'empereur Nicolas ne nous surprit point. Dès le 16
février, M. de Sainte-Aulaire m'avait écrit: «J'oubliais un fait assez
important dont vous garderez le secret, je vous prie. L'empereur de
Russie s'est annoncé pour cet été en Angleterre. Au retour du grand-duc
Michel, qui faisait de grands récits de son voyage, l'empereur a
manifesté, devant M. Bloomfield, secrétaire de l'ambassade anglaise, le
désir de juger par lui-même de l'exactitude de ces récits. C'est lord
Aberdeen qui me l'a dit. Il n'a pas ajouté qu'une invitation formelle
eût été adressée.» Deux mois plus tard, le 16 avril, j'avertis à mon
tour notre ambassadeur: «J'ai des raisons de croire, lui écrivis-je,
que, vers la fin de mai, l'empereur Nicolas ira tomber à Londres
brusquement, comme un voyageur sans façon et inattendu. Il dit et fait
dire qu'à son grand regret il ne le peut pas faire cette année. Tout
indique pourtant qu'il ira. Il aime les surprises et les effets de ce
genre.»

La surprise n'était qu'apparente; sans avoir été provoqué de Londres, le
voyage avait été accepté avec empressement par la cour d'Angleterre,
par le cabinet plus que par la reine elle-même. Dès que l'empereur fut
arrivé, j'écrivis à M. de Sainte-Aulaire: «Je n'ai, à ce sujet, point de
directions particulières à vous donner. Soyez réservé, avec une nuance
de froideur. Les malveillants, ou seulement les malicieux, voudraient
bien ici que nous prissions de ce voyage quelque ombrage, ou du moins
quelque humeur. Il n'en sera rien. Nous ne savons voir dans les
choses que ce qu'il y a, et nous sommes inaccessibles à la taquinerie.
L'empereur vient à Londres parce que la reine d'Angleterre est venue à
Eu. Nous ne le trouvons pas difficile en fait de revanche. Nous sommes
sûrs qu'il ne fera à Londres, avec le cabinet anglais, point d'autre
politique que celle que nous connaissons. Bien loin de regretter qu'il
fasse sa cour à l'Angleterre et qu'elle ait influence sur lui, nous en
sommes fort aises; cela est bon pour tout le monde en Europe. Voilà pour
le fond des choses. Quant aux formes extérieures, vous savez aussi
bien que moi les convenances de notre situation; faites ce qu'elle
vous prescrit, rien de moins, rien de plus. Attendez les politesses
impériales, et recevez-les avec le respect qui leur est dû, et comme
vous étant dues aussi.»

Pendant tout son séjour, l'empereur Nicolas se conduisit en souverain
courtisan, venu pour déployer sa bonne grâce avec sa grandeur,
soigneux de plaire à la reine Victoria, à ses ministres, à ses dames,
à l'aristocratie, au peuple, à tout le monde en Angleterre, gardant
toujours, dans ses empressements, beaucoup de dignité personnelle, mais
manquant quelquefois de tact et de mesure. Assistant un jour, avec la
reine, à une revue, et lui faisant compliment sur la belle tenue de ses
troupes, il ajouta en s'inclinant devant elle: «Je prie Votre Majesté de
considérer toutes les miennes comme lui appartenant,» et il eut soin
de répéter à plusieurs officiers de l'état-major de la reine ce qu'il
venait de lui dire. Aux courses d'Ascott, il affecta la plus vive
admiration et fit, pour concourir aux frais de ce divertissement
national en Angleterre, le don annuel d'une coupe d'or de cinq cents
louis, oubliant qu'à ce moment même les amateurs des courses en
voulaient un peu au prince Albert à qui ils attribuaient quelque part
dans les mesures de police prises récemment contre les jeux qui s'y
associaient. Un bal par souscription devait avoir lieu le 10 juin en
faveur des réfugiés polonais; on essaya, mais sans succès, de le faire
ajourner; le baron de Brünnow écrivit à la duchesse de Somerset, la
première des dames patronnesses, que l'empereur voyait avec intérêt
cette oeuvre bienfaisante, et qu'il s'y associerait très-volontiers
si la recette ne répondait pas aux voeux du comité; pendant qu'on
délibérait dans le comité, fort divisé à cet égard, sur la question de
savoir si on accepterait l'argent de l'empereur et si on le remercierait
de son offre, il dit avec une humeur mal contenue à Horace Vernet: «On
vient encore de me crier dans les oreilles: _Vivent les Polonais!_» Le
succès cependant ne lui manqua point à la cour, et à Londres, dans
la foule, la singularité de son voyage, la beauté de sa personne, ses
manières grandes et ouvertes avec une simplicité superbe excitèrent une
curiosité sans bienveillance, mais non sans admiration. Il fut, à
tout prendre, plus couru que goûté du public anglais, et il laissa aux
observateurs pénétrants l'idée d'un homme qui se drape majestueusement
dans un rôle éclatant dont le poids l'inquiète, et qui redoute l'épreuve
de l'action quoiqu'il veuille y paraître toujours prêt.

Le lendemain de son départ, lord Aberdeen, causant familièrement avec M.
de Sainte-Aulaire, lui faisait compliment de l'accueil, particulièrement
gracieux en effet, que lui avait fait l'empereur: «Je n'accepte pas le
compliment, dit le comte; des politesses exclusivement personnelles,
de la part d'un souverain envers un ambassadeur, sont de véritables
inconvenances. L'empereur devait me parler du roi; il ne l'a point fait;
je ne lui tiens nul compte de ses prévenances.» Lord Aberdeen dit alors
qu'avec la reine Victoria, l'empereur Nicolas s'était également abstenu
et n'avait pas prononcé le nom du roi; une fois, le mouvement de la
conversation ayant amené ce nom, l'empereur avait laissé sa phrase
à moitié et changé brusquement de sujet. M. de Sainte-Aulaire ayant
demandé à lord Aberdeen si, avec lui-même, l'empereur s'était tenu dans
la même réserve, lord Aberdeen, tout en essayant d'adoucir plutôt que
d'aigrir, donna à l'ambassadeur lieu de penser que les sentiments de
l'empereur Nicolas étaient toujours les mêmes, et qu'il les manifestait
toujours aussi librement: «Il n'a, dit-il, contre votre roi, point
d'animosité personnelle; il reconnaît que, depuis quatorze ans, l'Europe
doit beaucoup à son habileté et à sa sagesse, mais le principe du
gouvernement de Juillet est révolutionnaire, et ce principe est
essentiellement contraire à ses sentiments et à sa politique. Je n'ai
du reste rien à me reprocher; a-t-il ajouté; en 1830, on m'a fait
reconnaître le gouvernement de la France, et depuis, je n'ai rien fait
pour lui nuire; je n'ai pas donné à ses ennemis le moindre appui. Je
vois sans le moindre regret votre entente cordiale; faites-la durer tant
que vous pourrez. A vous dire vrai, je ne crois pas que ce soit bien
longtemps; la première bourrasque dans les Chambres l'emportera.
Louis-Philippe essayera de résister, et s'il ne se sent pas assez fort,
il se mettra à la tête du mouvement pour sauver sa popularité.»

La sagacité de l'empereur Nicolas était en défaut, et il ne pressentait
bien ni les événements, ni les hommes; l'épreuve des plus mauvais comme
des meilleurs jours a montré jusqu'où pouvait aller la persévérance du
roi Louis-Philippe plutôt que de sacrifier sa politique au maintien de
sa popularité.

«Ce sujet exclusivement français étant épuisé, m'écrivait M. de
Sainte-Aulaire, j'ai demandé à lord Aberdeen, ce qu'il voulait que
je vous mandasse sur le but politique du voyage de l'empereur.--«Je
comprends votre curiosité, m'a-t-il répondu; un voyage d'Angleterre au
château d'Eu ou du château d'Eu en Angleterre peut s'expliquer comme
partie de plaisir; mais arriver en huit jours de l'extrémité de l'Europe
pour y retourner huit jours après, cela ne semble pas aussi simple; et
pourtant, en dépit de toute vraisemblance, il est positif que l'empereur
n'a fait et n'a essayé de faire ici aucune affaire. Le seul sujet sur
lequel nous ayons causé avec détail, c'est l'empire turc; l'empereur en
désire beaucoup la conservation et s'inquiète beaucoup de sa faiblesse;
mais il ne m'a ni proposé un plan ni laissé voir un projet applicable
aux diverses éventualités qu'on peut prévoir.» J'ai cependant remarqué
dans la suite de notre entretien, ajoutait M. de Sainte-Aulaire, que
l'empereur Nicolas avait protesté que, dans aucun cas, il ne
voulait rien pour lui. Il a témoigné une égale confiance dans le
désintéressement de l'Angleterre, avec laquelle il est sûr de s'entendre
amicalement, quoi qu'il arrive; mais les embarras viendront du côté
de la France qui se ruera impétueusement à travers une question qu'il
faudrait, le cas échéant, traiter avec tant de réserve et de sagesse.
Lord Aberdeen croit sincèrement que ces généralités sont toute la pensée
de l'empereur. S'il avait arrêté un plan, s'il était venu en Angleterre
pour en préparer l'adoption, il aurait fait assurément quelques
ouvertures, et il n'en a fait aucune.»

L'empereur Nicolas n'avait eu garde de proposer, en 1844, à lord
Aberdeen, le plan de conquête et de partage de l'empire ottoman, à
l'entière exclusion de la France, que neuf ans plus tard, il développa
un peu étourdiment à sir George Hamilton Seymour, et qui a coûté à la
Russie Sébastopol et l'empire de la mer Noire.

Quoi qu'il en fût de sa confiance ou de sa réserve, cette visite de
l'empereur de Russie fut, pour le cabinet anglais, un notable succès de
politique et d'amour-propre, et lord Aberdeen n'en dissimulait pas sa
satisfaction. Mais loin de le refroidir ou de l'embarrasser dans ses
bonnes dispositions pour la France et son gouvernement, cet incident ne
fit que l'y animer et le mettre à l'aise; il ne pouvait plus être accusé
d'une préférence exclusive et nuisible aux rapports de l'Angleterre avec
ses autres alliés. Peu après le départ de l'empereur Nicolas, il
parla au comte de Jarnac du voyage du roi à Windsor comme d'une chose
convenue, dont la reine Victoria l'entretenait toutes les fois qu'elle
le voyait, et qui lui faisait, à lui, autant de plaisir qu'à la reine.
Bientôt le bruit s'en répandit en Angleterre, et y fut partout accueilli
avec ce contentement, tantôt silencieux, tantôt avide de manifestations
publiques et solennelles, qui est le caractère des joies anglaises. Le
maire de Liverpool écrivit, dès le 12 septembre, à lord Aberdeen pour
témoigner le désir que le roi Louis-Philippe honorât de sa visite la
seconde ville commerçante d'Angleterre, offrant de faire lui-même, soit
à l'hôtel de ville de Liverpool, soit dans sa propre maison, tous les
frais de cette réception. Informé de ce voeu avant son départ pour
Windsor, le roi chargea lord Aberdeen de remercier de sa part le maire,
en lui témoignant son regret de ne pouvoir s'y rendre: «Je sais, lui
dit-il, que je dois m'interdire de telles satisfactions; je serai et
dois être exclusivement l'hôte de la reine (_The Queen's guest_), et
je serai bien heureux de lui consacrer entièrement le temps trop court
qu'il m'est permis tout juste de passer auprès d'elle.»

A ce moment, j'étais, pour mon compte, assez peu en train de voyager;
je sortais à peine d'une indisposition causée par les fatigues de la
session, et qui me laissait encore assez souffrant pour que le roi
m'écrivît le 27 septembre: «Mon cher ministre, nul ne peut prendre à
votre santé un intérêt plus vif que celui que je lui porte. Vous êtes
entouré d'habiles médecins qui doivent connaître votre tempérament mieux
que personne; mais moi qui en ai un bilieux, j'en suis resté sur le
système de Tronchin qui a dirigé mes premières années, et je m'en suis
bien trouvé. Or, il disait:--Peu de remèdes, des délayants et prenez
garde à l'abus des toniques.--Si j'en dis trop, pardonnez-le-moi; c'est
l'intérêt que je vous porte et ma vieille expérience de soixante et onze
ans qui me le dictent; mais je sais bien que je ne suis pas médecin et
que je devrais me taire. Ce qui réussit à l'un peut nuire à l'autre.»
Quoique je me sentisse faible, j'étais bien décidé à prendre ma part
dans cette visite, témoignage éclatant du succès de la politique pour
laquelle j'avais tant combattu. Dans la matinée du 7 octobre 1844, je
rejoignis le roi au château d'Eu, et le soir même nous nous embarquâmes
au Tréport, sur _le Gomer_, belle frégate à vapeur qui devait nous
rendre le lendemain matin à Portsmouth. Ce n'est pas la seule fois que
j'aie éprouvé la puissance des grands spectacles de la nature et des
grandes scènes de la vie pour relever soudainement la force physique
et remettre le corps en état de suffire aux élans de l'âme. Pendant la
journée, le temps avait été sombre et pluvieux; vers le soir, le soleil
reparut, la brise se leva; à six heures et demie, nous entrâmes, le
roi, le duc de Monpensier, l'amiral de Mackau et moi, dans le canot de
l'amiral de la Susse qui franchit aussitôt la barre du Tréport et rama
vers _le Gomer_ à l'ancre dans la rade avec deux autres bâtiments à
vapeur, _le Caïman_ et _l'Élan_, qui nous faisaient cortège. Il était
déjà nuit, l'air était frais, les rameurs vigoureux et animés; le canot
marchait rapidement; tantôt nous regardions en arrière, vers la rive où
la reine, madame Adélaïde, les princesses et leur suite étaient encore
debout essayant de nous suivre des yeux sur la mer, à travers la nuit
tombante, et de nous faire encore arriver leurs adieux; tantôt nous
portions nos regards en avant, vers les bâtiments qui nous attendaient
et d'où les cris des matelots montés dans les vergues retentissaient
jusqu'à nous. Au moment où nous approchions du _Gomer_, les trois
navires sur rade s'illuminèrent tout à coup; les sabords étaient
éclairés; des feux du Bengale brillaient sur les bastingages et leurs
flammes bleuâtres se reflétaient dans les eaux légèrement agitées. Nous
arrivâmes au bas de l'échelle; le roi y mit le pied; le cri de _vive le
roi_! retentit au-dessus et autour de nous. Nous montâmes: une compagnie
d'infanterie de marine était rangée sur le pont, présentant les armes;
les matelots épars redoublaient leurs acclamations. Nous étions émus et
contents. Les derniers arrangements se firent; chacun prit la place qui
lui était assignée; les feux tombèrent, les lumières disparurent, les
canots furent hissés; tout rentra dans l'obscurité et le silence; on
leva l'ancre; et quand les trois navires se mirent en route, j'étais
déjà couché dans ma cabine où je m'endormis presque aussitôt, avec un
sentiment de repos et de bien-être que depuis bien des jours je n'avais
pas éprouvé.

Le lendemain, à sept heures, nous étions en vue de Portsmouth. Point de
brume; le ciel était pur, la mer calme; le jour naissant nous découvrait
les trois villes qui entourent le port, Portsmouth, Portsea et Gosport,
et qui, de loin, semblent n'en faire qu'une. Huit petits bâtiments à
vapeur, envoyés la veille au-devant de nous pour s'échelonner sur notre
route et nous saluer, chacun à son tour, à notre approche, s'étaient
ralliés derrière nous et marchaient à notre suite; d'autres bâtiments,
mouillés dans la rade, s'étaient spontanément joints à ceux-là; à
mesure que nous avancions, notre cortège grossissait; bientôt la mer fut
couverte de navires de toute sorte, à voiles, à vapeur, à rames, grands
vaisseaux, yachts, canots, barques, si nombreux et si empressés que _le
Gomer_ fut obligé de ralentir sa marche et de prendre garde pour n'en
heurter aucun. Tous ces bâtiments étaient ombragés de leurs pavois; les
drapeaux anglais et français flottaient ensemble; tous les équipages
montés dans les vergues ou debout sur le pont, toute la population
assemblée sur la rive mêlaient leurs hourras aux saluts des batteries
du port, des forts et des vaisseaux de ligne. C'était un mouvement et un
bruit immenses, en témoignage de joie nationale et pacifique. Entrés et
mouillés dans le port, nous attendîmes, pour débarquer, que le train par
lequel le prince Albert venait au-devant du roi fût arrivé à Gosport;
mais notre attente n'était pas vide; animés du même sentiment que,
trois semaines auparavant, le maire de Liverpool avait exprimé à lord
Aberdeen, le maire et la corporation municipale de Portsmouth avaient
demandé et obtenu l'autorisation de fêter, pour leur propre compte, la
venue du roi des Français en Angleterre en lui présentant une adresse;
ils vinrent en effet la lui présenter à bord du _Gomer_, et se
retirèrent charmés de la réponse qu'ils reçurent de lui, et contents,
d'avoir eux aussi, pris place dans cette rencontre des deux souverains
et des deux peuples. Cette manifestation municipale de l'esprit national
se renouvela quatre fois pendant le voyage du roi, à Portsmouth quand il
arriva, à Windsor pendant son séjour, à Douvres quand il repartit, et le
12 octobre, la corporation de la Cité de Londres, regrettant vivement de
n'avoir pu fêter le roi dans Londres même, envoya au château de Windsor
son lord-maire, ses aldermen, ses schériffs, ses officiers et ses
conseillers municipaux chargés de lui présenter aussi, dans une adresse
solennelle, ses félicitations, ses hommages et ses voeux. Ce fut une
grave et affectueuse cérémonie. J'écrivis le jour même à Paris: «Je
sors de la réception de l'adresse de la Cité au roi. Sa réponse a été
parfaitement accueillie. Je l'avais écrite ce matin et je l'avais fait
traduire par M. de Jarnac. De l'avis de sir Robert Peel et de lord
Aberdeen, il fallait qu'elle fût écrite, lue et remise immédiatement
par le roi au lord-maire. La reine et le prince Albert ont passé une
demi-heure dans le cabinet du roi à revoir et corriger la traduction.
C'est une véritable intimité de famille. Au dire de tout le monde ici,
cette adresse, votée à l'unanimité dans le _common-concil_, est un
événement sans exemple et très-significatif. Sir Robert Peel dit qu'il
en est très-frappé.»

A la cour, peuplée alors de torys, quelques-uns ressentaient bien
quelque surprise de voir régner, autour d'eux et parmi eux-mêmes, une
courtoisie si bienveillante pour la France et pour un roi de France issu
d'une révolution; mais ces restes des passions et des routines de parti
s'évanouissaient ou se taisaient devant l'évidente amitié de la reine
pour le roi Louis-Philippe et sa famille, l'entente cordiale proclamée
par le cabinet tory, l'adhésion que donnaient à cette politique les
anciens et illustres chefs du parti, le duc de Wellington en tête, et la
satisfaction que les whigs ne pouvaient se dispenser d'en témoigner.
Ce fut avec l'approbation générale, tory et whig, aristocratique et
populaire, que la reine donna au roi Louis-Philippe l'ordre de la
Jarretière; et la veille du jour où la Cité de Londres vint présenter au
roi son adresse, la cérémonie de l'investiture chevaleresque eut lieu à
Windsor, de la main de la reine Victoria elle-même, avec tout l'éclat
de la cour. Lord Aberdeen, toujours prévoyant et équitable envers ses
adversaires, eut soin que, par une faveur spéciale, le principal des
chefs whigs, lord John Russell, fût invité à dîner à Windsor la veille
du départ du roi, et il m'engagea à causer librement avec lui des
rapports des deux pays, et même du droit de visite. C'était toujours la
question dont il se préoccupait le plus; il s'appliquait à la placer
en dehors des querelles de parti, et il espérait un peu que lord John
Russell pourrait s'y prêter. Lord Palmerston, au contraire, dans la
précédente session du parlement, avait tenté de ranimer, à ce sujet, une
polémique passionnée; il avait annoncé une motion formelle contre toute
atteinte au droit de visite et aux traités qui le consacraient. Le peu
de faveur que rencontra son projet, parmi les whigs eux-mêmes, le fit
plusieurs fois ajourner; M. Monckton Milnes déclara qu'il ferait, à
cette motion, un amendement portant que les conventions relatives au
droit de visite pour l'abolition de la traite devaient être regardées
comme un essai temporaire, toujours soumis à l'examen des deux pays; et
le jour où lord Palmerston devait développer sa proposition, la Chambre
des communes ne se trouva pas en nombre pour en délibérer. Le droit de
visite était visiblement ébranlé dans la pensée du parlement et du pays;
mais personne n'osait le dire tout haut et n'entrevoyait par quel autre
mode d'action contre la traite on pourrait le remplacer.

Je m'entretins de la question avec tous les membres du cabinet qui
se trouvaient à Windsor, lord Aberdeen, sir Robert Peel, le duc de
Wellington, lord Stanley (aujourd'hui comte de Derby) et sir James
Graham. Je leur tins à tous le même langage: «Il se peut, leur dis-je,
qu'en soi le droit de visite soit, comme on le pense en Angleterre, le
moyen le plus efficace de réprimer la traite; mais, pour être efficace,
il faut qu'il soit praticable; or, dans l'état des esprits en France,
Chambres et pays, il n'est plus praticable, car s'il est sérieusement
pratiqué, il amènera infailliblement des incidents qui amèneront
la rupture entre les deux pays. Faut-il sacrifier à cette question
particulière notre politique générale, et la paix à la répression de la
traite par le droit de visite? Là est la question. Nous croyons, nous,
qu'il y a, pour assurer la répression de la traite, d'autres moyens
que le droit de visite, et des moyens qui, dans la situation actuelle,
seront plus efficaces. Nous vous les proposerons. Refuserez-vous de les
examiner avec nous et de les adopter si, après examen, ils paraissent
plus efficaces que le droit de visite qui aujourd'hui ne peut plus
l'être?»

Lord Aberdeen acceptait pleinement la question ainsi posée, et la
posait ainsi lui-même à ses collègues, avec réserve toutefois et en
subordonnant l'issue de la négociation à la valeur pratique des nouveaux
moyens que nous proposerions. C'était sa nature de paraître toujours
moins décidé qu'il ne l'était au fond, et d'attendre patiemment que la
réflexion et le temps amenassent à son avis les esprits récalcitrants ou
incertains. Sir Robert Peel ne s'expliqua point avec moi sur la question
même; il était évidemment perplexe et très-préoccupé de l'opposition
que rencontrerait dans le parlement l'abandon du droit de visite et
de l'impression qu'en recevrait le public; mais il me témoigna la
plus grande confiance, me répéta deux fois que, sur toutes choses,
il s'entendait parfaitement avec lord Aberdeen, et à la fin de notre
entretien, il me tendit la main avec plus d'abandon que je ne m'y
attendais, en me demandant toute mon amitié. Le duc de Wellington
vint me voir dans mon appartement et passa avec moi près d'une heure,
m'écoutant avec une attention que sa surdité rendait fort nécessaire,
s'étonnant que le droit de visite, appliqué pendant dix ans avec si peu
de bruit, excitât tout à coup tant de clameurs, assez enclin à croire
ces clameurs moins graves que je ne le disais, mais convenant que la
bonne intelligence des deux gouvernements valait mieux que le droit
de visite, et prêt à accepter ce que décideraient ses collègues. Lord
Stanley, après une assez longue conversation dans un coin du salon de
la reine, me dit d'un ton franc et ferme: «Je vous promets que je me
souviendrai de tout ce que vous m'avez dit;» et sir James Graham me
parut, de tous, le plus avancé dans l'intimité de lord Aberdeen, et
le plus décidé à marcher, avec lui, du même pas vers le même but. Je
quittai Windsor convaincu que le moment était venu d'engager et de
poursuivre vivement la négociation.

J'envoyai le 27 novembre à M. de Sainte-Aulaire, en le chargeant de
le communiquer confidentiellement à lord Aberdeen, un mémoire où
j'indiquais les nouveaux moyens qui me semblaient propres à remplacer,
pour la répression de la traite, le droit de visite, et dans lequel je
demandais que des commissaires désignés par les deux gouvernements se
réunissent sans retard à Londres, soit pour examiner les moyens que
j'indiquais, soit pour en chercher eux-mêmes d'autres si ceux-là ne
leur paraissaient pas convenables. J'annonçai moi-même à lord Aberdeen
l'envoi de ce mémoire en lui disant: «Nous sommes, vous et nous, dans
une situation fausse. Préoccupés surtout du droit de visite, nous
perdons de vue la répression réelle de la traite; nous sacrifions le but
au moyen. Les conventions de 1831 et 1833, gage et symbole de l'union de
la France et de l'Angleterre pour réprimer la traite, ont perdu presque
toute leur efficacité pratique, et ne sont plus guère qu'une vaine
apparence, un mensonge officiel. Est-ce là une politique sérieuse et
digne de nous? N'est-il pas cent fois plus convenable et plus utile
d'adopter, pour la répression de la traite, d'autres moyens que
nous puissions, vous et nous, pratiquer avec le même zèle et la même
confiance, de telle sorte que l'union de la France et de l'Angleterre,
dans ce grand but, redevienne quelque chose de vrai et d'efficace?»

L'appel de commissaires spéciaux chargés d'étudier librement la
question et de chercher de nouveaux moyens d'action commune aux deux
gouvernements convint à lord Aberdeen: «Il a saisi cette idée avec
empressement, m'écrivit M. de Sainte-Aulaire; sa responsabilité en sera
déchargée, et il pourrait nommer tel commissaire, lord Brougham, par
exemple, qui serait, pour nous, une garantie du succès.» Mais, sur le
fond même de l'affaire, lord Aberdeen se montra beaucoup plus hésitant:
«J'avais compris à Windsor, dit-il à M. de Sainte-Aulaire, que M. Guizot
proposait, non pas d'abandonner entièrement le système des traités de
1831 et 1833, mais d'essayer d'un système nouveau pour revenir ensuite
à l'ancien, en cas de non-succès, les traités ne cessant pas ainsi
d'exister virtuellement.--J'ai répondu, m'écrivit M. de Sainte-Aulaire,
que, pour ma part, je ne vous avais jamais entendu rien dire de pareil,
et qu'il me paraîtrait impossible de satisfaire nos Chambres à ce prix.
Je ne serais pas étonné que lord Aberdeen ne trouvât beaucoup plus
difficile de changer les traités de 1831 et 1833 que de les laisser
tomber en désuétude par le refus de délivrer aux croiseurs des mandats
de visite; ce refus, fait par nous, serait, au pis aller, renvoyé aux
avocats de la couronne qui, dans leur système d'interprétation judaïque,
ne manqueraient pas de déclarer que nous restons dans la lettre des
traités en ne demandant et ne donnant qu'un seul mandat pour un
seul croiseur. Je ne vous propose certes pas cet expédient que je ne
trouverais ni digne ni utile; mais comment dois-je l'accueillir si lord
Aberdeen lui-même me le suggère?»

Lord Aberdeen était fort éloigné de le suggérer, car M. de
Sainte-Aulaire en ayant laissé entrevoir l'idée: «Ce serait une insulte,
lui dit-il, et toute négociation deviendrait impossible. Du reste, avant
d'ajouter un mot, il faut que je communique, au moins officieusement, le
Mémoire de M. Guizot à mes collègues, et surtout que je m'entende
avec sir Robert Peel. Le mieux serait peut-être, quand viendra votre
communication officielle, qu'elle développât seulement vos objections
contre les traités de 1831 et 1833, en raison de leurs inconvénients et
de leur peu d'effet pour la suppression de la traite. Puis, sans entrer
dans le détail des moyens à substituer au droit de visite réciproque,
vous pourriez les indiquer vaguement et proposer la formation d'une
commission mixte pour les examiner. Il serait, je crois, beaucoup plus
facile d'obtenir l'adhésion du cabinet par cette voie qu'en l'appelant à
discuter une proposition complexe.»

Je suivis le conseil de lord Aberdeen; j'adressai le 26 décembre à M. de
Sainte-Aulaire, avec ordre de la lui communiquer, une dépêche officielle
de laquelle j'écartai toute indication précise des nouveaux moyens de
réprimer la traite qui pourraient être substitués au droit de visite.
Je me bornai, sur ce point, à des expressions générales marquant le but
vers lequel les commissaires devaient tendre, c'est-à-dire la recherche
de moyens de répression aussi efficaces que le droit de visite, car
cette efficacité était, pour la France comme pour l'Angleterre, la
condition essentielle de tout nouveau système. J'indiquai dans quel
esprit les commissaires devaient être choisis et quelles dispositions,
quelles qualités nous devions chercher en eux; nous aussi, nous
voulions, comme lord Aberdeen me l'avait témoigné à Windsor, des hommes
considérables, de situation tout à fait indépendante, et connus par
leur zèle pour l'abolition de la traite et de l'esclavage[27]. Ma dépêche
convint parfaitement à lord Aberdeen qui s'empressa de l'envoyer à sir
Robert Peel et, le 30 décembre, M. de Sainte-Aulaire m'écrivit: «Le
_premier_ ne conteste pas en principe la commission mixte; il
raisonne même dans l'hypothèse de son admission, ce qui est l'admettre
implicitement; mais il réclame deux choses: 1º La nomination des
commissaires; 2º des instructions concertées. Il insiste pour que
vous n'annonciez la chose aux Chambres que quand elle sera faite; des
paroles, même vagues, prononcées par vous, pourraient préparer de graves
embarras. En résumé, il engage fort son collègue à se tenir encore dans
une grande réserve. En écoutant la lecture de cette lettre, je n'étais
pas trop à mon aise; je craignais des scrupules et des délais; j'ai donc
été fort agréablement surpris par le commentaire qui a suivi le texte;
lord Aberdeen, qui connaît mieux que nous la valeur des rédactions
de sir Robert Peel, ne voit, dans sa lettre, rien qui l'empêche,
lui, d'aller en avant; il se propose donc d'envoyer votre dépêche en
communication à tous les membres aujourd'hui dispersés du cabinet, et
il ne voit plus guère d'incertitude que sur la date plus ou moins
rapprochée à laquelle vous recevrez sa réponse.»

[Note 27: _Pièces historiques_, nº VII.]

En attendant cette réponse, nous avions, de part et d'autre, à choisir
les commissaires. Lord Aberdeen me fit prévenir qu'il nommerait le
docteur Lushington, membre du conseil privé et juge de la haute cour
d'amirauté, grave et savant homme, honoré pour son caractère comme
pour sa science, et l'un des plus ardents ennemis de la traite et de
l'esclavage. Je chargeai, à mon tour, M. de Sainte-Aulaire de dire à
lord Aberdeen que je demanderais au duc de Broglie d'accepter cette
délicate mission: «Si M. de Broglie accepte, répondit lord Aberdeen,
M. Guizot devra encore s'exprimer avec beaucoup de réserve devant
les Chambres; mais il pourra dès aujourd'hui regarder le succès de sa
proposition comme assuré.» Sir Robert Peel, en effet, informé de ce
choix, écrivit à lord Aberdeen qu'il mettait de côté toute objection:
«Si cependant, disait-il, M. Guizot quittait le ministère, et si
alors le duc de Broglie se retirait de la commission, le choix de son
remplaçant pourrait être mauvais, et nous aurions peut-être lieu de
regretter notre concession.» En me transmettant ces détails, M. de
Sainte-Aulaire ajoutait: «A Windsor, le prince Albert m'a également
parlé du bon effet que ferait ici la nomination du duc de Broglie
comme commissaire. C'était la première fois que le prince me parlait
politique; je l'ai trouvé plein de sens, bien informé et fort ami de
lord Aberdeen. Quant à nous, il est impossible d'être mieux que ne l'ont
été la reine et le prince; les souvenirs du séjour du roi à Windsor y
sont vivants comme le lendemain de son départ.»

Presque au même moment où M. de Sainte-Aulaire me donnait ces
assurances, je lui écrivais: «Le duc de Broglie consent volontiers à
être notre commissaire. A deux conditions seulement: la première, c'est
que cela vous conviendra à vous; la seconde, c'est qu'il sera bien
entendu qu'il ne se charge de cette mission que pour et avec le cabinet
actuel, et que, si le cabinet se retirait, il se retirerait aussi;
j'accepte sans regret cette nouvelle marque de son amitié, car j'ai la
confiance qu'il n'aura pas lieu de la mettre en pratique. Les bureaux de
la Chambre des députés viennent de nommer la commission de l'adresse, et
nous y avons huit voix contre deux, et huit voix des plus décidées. La
discussion sera vive, mais le succès me paraît assuré. L'opposition a
fait peur et a pris peur. Le dépouillement des votes dans les bureaux
nous donne cinquante-cinq voix de majorité.»

La discussion de l'adresse fut vive en effet, moins sur le droit
de visite que sur des questions plus nouvelles et qui offraient à
l'opposition de meilleures chances, entre autres sur la guerre avec
le Maroc et sur les affaires de Taïti. Il était difficile de presser
fortement le cabinet sur le droit de visite au moment où il venait de
faire accepter par le cabinet anglais une négociation sérieuse pour
satisfaire au voeu de la Chambre en en réclamant l'abolition. Éclairé
par les renseignements qui lui venaient de Londres, M. Thiers engageait
lui-même ses amis à ne pas trop déclarer impossible un succès que le
cabinet obtiendrait peut-être, et qu'on grossirait en le niant d'avance.
Quand je fus appelé, dans l'une et l'autre Chambre, à m'expliquer sur
ce point, je me bornai à dire: «La question est très-difficile par
elle-même, et certes on n'a pas fait, depuis trois ou quatre ans, ce
qu'il fallait pour la rendre plus facile à résoudre. Je ne dis pas que
maintenant elle soit pleinement résolue; ne croyez pas que j'étende
mes paroles au delà de la réalité des faits; j'aimerais mieux rester
en deçà. Si j'en disais plus aujourd'hui qu'il n'y en a réellement,
je nuirais à la solution de la question au lieu de la servir. Voici ce
qu'il y a de fait. Le gouvernement anglais est en présence d'un esprit
national avec lequel il faut qu'il traite, comme nous traitons avec
celui de la France. Vous savez avec quelle passion, quelle honorable
passion l'abolition de la traite est poursuivie en Angleterre. Or, c'est
là l'opinion générale que le droit de visite est, dans ce dessein,
le moyen le plus efficace, peut être le seul efficace. Pour que le
gouvernement anglais puisse changer ce qui existe, il faut qu'il
reconnaisse lui-même et qu'il fasse reconnaître au parlement, et par le
parlement au pays, qu'il y a, pour réprimer la traite, des moyens autres
que le droit de visite, des moyens aussi efficaces, plus efficaces,
car dans l'état actuel des faits et des esprits, le droit de visite
a beaucoup perdu de son efficacité. Le premier, le plus grand pas
peut-être à faire, c'était donc de décider le gouvernement anglais
à chercher, de concert avec nous, ces nouveaux moyens de réprimer
la traite. C'est là le pas qui a déjà été fait. Non pour ajourner
la difficulté et nous leurrer d'une fausse apparence, mais pour
entreprendre sérieusement l'examen et la solution de la question. Et le
nom des personnes qui concourront à cet acte sera la meilleure preuve
du sérieux que les deux gouvernements y apportent. On dit que nous
poursuivons un but impossible. J'espère fermement qu'on se trompe, et
que deux grands gouvernements, pleins d'un bon vouloir réciproque
et fermement décidés à persévérer dans la grande oeuvre qu'ils ont
entreprise en commun, réussiront, en tous cas, à l'accomplir.»

Devant la question ainsi posée, tous les amendements présentés contre
le cabinet dans la Chambre des députés furent rejetés, et la Chambre des
pairs, rompant le silence qu'elle avait gardé jusque-là, inséra dans son
adresse ce paragraphe: «Votre Majesté nous assure que les rapports de la
France et de l'Angleterre n'ont pas été altérés par des discussions qui
pouvaient les compromettre. Nous nous en félicitons avec vous, Sire,
bien convaincus que le gouvernement de Votre Majesté persévère dans
ses efforts pour aplanir, d'une manière conforme à la dignité et aux
intérêts de la France, les difficultés qui pourraient menacer la paix
de l'avenir. Le bon accord des deux États importe au repos du monde;
les intérêts de la civilisation et de l'humanité y sont engagés; le
haut degré de prospérité dont jouissent deux grands peuples, qui ont
des droits égaux à l'estime l'un de l'autre, en dépend. Puisse un mutuel
esprit d'équité présider toujours à leurs relations et hâter le succès
des négociations qui, en garantissant la répression d'un odieux trafic,
doivent tendre à replacer notre commerce sous la surveillance exclusive
du pavillon national!» Loin de nous causer, par ce langage, aucun
embarras, c'était un appui que la Chambre des pairs nous apportait.

Arrivé à Londres le 15 mars, le duc de Broglie fut accueilli à la
cour, par le cabinet et dans le monde, avec une faveur marquée. Dès
le surlendemain, la reine l'invita à dîner; lord Aberdeen et M. de
Sainte-Aulaire étaient seuls invités avec lui: «Malgré la semaine
sainte, lui dit la reine, je n'ai pas voulu différer de vous recevoir.»
Elle lui parla beaucoup du roi, de la famille royale, et toucha en
passant à l'affaire pour laquelle il venait, disant seulement: «Ce sera
bien difficile.» Il avait passé la veille une heure avec lord Aberdeen:
«Il est venu, m'écrivit-il, au-devant de nos propositions; tous les
points généraux de l'affaire ont été successivement abordés par lui: la
constitution d'une nouvelle escadrille mieux appropriée au service de la
répression de la traite et à la poursuite des négriers, la destruction
des marchés d'esclaves, la difficulté et les dangers de l'entreprise, la
possibilité d'associer, à l'avenir, les Américains au nouveau système.
Or, en voyant qu'il était si bien instruit, je n'ai pas refusé la
conversation; mais je me suis tenu dans des termes généraux, et j'ai
professé la plus grande incertitude sur le résultat de toutes les
spéculations tant qu'elles n'ont pas pour base l'accord et l'aveu des
hommes du métier; je me suis donc borné à demander qu'avant toutes
choses nous entendissions les commandants des stations anglaise et
française sur la côte d'Afrique, ce qui a été accepté avec empressement;
j'ai simplement ajouté que j'étais autorisé à dire que mon gouvernement
ne reculerait devant aucunes dépenses qui seraient jugées nécessaires
pour atteindre le but que nous poursuivions. Lord Aberdeen est revenu à
la charge sur divers points qu'il avait entamés, et pour peu que je m'y
fusse prêté, nous serions entrés tout de suite dans le fond même de la
discussion: si j'avais eu affaire à lui seul, peut-être aurais-je cédé
à l'envie qu'il témoignait de tout dire et de tout savoir; mais comme
c'est le docteur Lushington qu'il faut convaincre avant tout, je me suis
retranché derrière la défiance de nos propres idées, tout en lui donnant
à entendre que nous aurions peut-être réponse aux difficultés qu'il
entrevoyait. Bref, nous nous sommes séparés en très-bonne intelligence.»
Parmi les autres membres du cabinet anglais, sir James Graham et lord
Haddington se montrèrent particulièrement bien disposés: «Je vous
souhaite, dit le dernier au duc de Broglie, tout le succès possible dans
votre entreprise, et je mets tout mon département (l'Amirauté) à votre
disposition.» Sir Robert Peel était absent; mais, à son retour,
il s'expliqua plus nettement qu'on ne s'y attendait, et approuva
formellement la substitution d'un plus grand nombre de croiseurs des
deux nations au droit de visite réciproque. Les chefs whigs, presque
tous amis du duc de Broglie, l'accueillirent avec leurs anciens
sentiments, mais avec beaucoup de réserve et en gardant le silence
sur l'objet de sa mission: «Ils sont, m'écrivit-il, fort divisés à cet
égard; la partie raisonnable se tient pour battue, ou même désire que
nous réussissions; c'est ce que me disait avant-hier lord Clarendon.
Lord Palmerston est seul à mettre une très-grande importance aux
conventions de 1831 et de 1833; mais, quand il parle, il impose
son opinion à beaucoup de personnes bien disposées d'ailleurs.» Une
circonstance survint, propre à agir sur le parti whig: la _Société
contre l'esclavage_, composée des _saints_ les plus chauds et les plus
éprouvés, fit remettre au duc de Broglie un mémoire que déjà, l'année
précédente, elle avait présenté à sir Robert Peel: «Ce mémoire,
m'écrivit-il, établit, moyennant une longue série de citations et
d'arguments, que le droit de visite est parfaitement inutile, qu'il
n'y a qu'une chose à faire pour abolir la traite, c'est d'abolir
l'esclavage, et il conclut qu'on doit répondre à la France:--Abolissez
l'esclavage, et il ne sera plus question du droit de visite: s'il vous
faut, pour cela, cinq, dix, quinze ans, prenez-les; le droit de visite
durera autant que l'esclavage et finira avec lui.--La conclusion est
absurde, mais l'argumentation contre le droit de visite a sa valeur,
et j'en tirerai parti dans la discussion. Lord Brougham s'est chargé de
parler au comité de la Société contre les conclusions du mémoire, et de
m'envoyer les membres, un à un, pour que, de mon côté, je les raisonne
de mon mieux.» Lord Brougham nous secondait avec un zèle infatigable; et
les apparences étaient si bonnes que le duc de Broglie ne croyait pas
se trop avancer en disant à lord Aberdeen: «J'espère, mylord, qu'il vous
arrivera dans cette occasion, comme dans bien d'autres, de dire à vos
adversaires, comme le Lacédémonien à l'Athénien: _ce que tu dis, je le
fais_. C'est vous qui détruirez définitivement la traite des noirs.» Et
lord Aberdeen ne refusait pas le compliment.

Mais, soit pour espérer, soit pour craindre, il ne faut pas trop croire,
dans les affaires, aux bonnes apparences et aux débuts faciles: tout en
témoignant sa disposition favorable, lord Aberdeen, dès qu'on serrait de
près les questions, se retranchait derrière le docteur Lushington: «Je
ne lui donne, dit-il au duc de Broglie, aucune instruction; je m'en
remets à lui du soin de chercher les expédients, et j'accepterai tout
de lui avec confiance.» La première fois que le duc de Broglie vit lord
Aberdeen et le docteur Lushington ensemble, il trouva le ministre plus
réservé en présence du commissaire qu'il ne l'avait été dans le tête à
tête. C'était donc le docteur Lushington surtout qu'il fallait persuader
et décider. On s'accordait à dire que c'était un parfait homme de bien,
de science et d'honneur, dévoué aux bonnes causes, sensible aux bonnes
raisons, mais un peu entêté, pointilleux, préoccupé de son propre
sens et de son propre succès. Le duc de Broglie, dont la fierté est
absolument exempte d'amour-propre et de toute envie de paraître,
évita d'entamer sur-le-champ la controverse, se montra plus pressé
de connaître les idées du docteur que de lui exposer les siennes, et
s'appliqua d'abord à entrer, avec lui, dans une confiante intimité.
Il le pouvait sans affectation et sans perte de temps. La négociation
commença par une enquête sur les circonstances de la traite le long des
côtes d'Afrique et sur les moyens de la réprimer autrement que par
le droit de visite. Six officiers de marine, trois français et trois
anglais, furent successivement entendus. Le docteur Lushington avait
d'avance témoigné, pour l'un des Anglais, le capitaine Trotter, une
grande confiance, et le duc de Broglie avait dans l'un des Français, le
capitaine Bouet-Willaumez (aujourd'hui vice-amiral et préfet maritime
à Toulon) un marin aussi spirituel qu'expérimenté, plein d'ardeur,
d'invention et de savoir-faire, et habile à vivre en bons rapports avec
les officiers anglais, même quand il s'empressait un peu trop à les
devancer, au risque de les effacer. Sa déposition se trouva complètement
d'accord avec celle du capitaine anglais Denman, officier distingué qui
avait, comme lui, commandé longtemps sur la côte occidentale d'Afrique.
Après une semaine entièrement consacrée à l'enquête, le duc de Broglie
et le docteur Lushington entrèrent en conférence sur leurs vues et leurs
plans mutuels.

Celui que le duc de Broglie communiqua au docteur Lushington, comme
conforme aux instructions de son gouvernement et à sa conviction
personnelle après l'étude scrupuleuse des faits, était simple et court;
il consistait à déclarer d'abord l'impossibilité de maintenir «sous
quelque forme et dans quelques limites que ce puisse être,» le droit
de visite réciproque établi par les conventions de 1831 et 1833, et
à mettre à la place: 1º sur la côte occidentale d'Afrique, principal
théâtre de la traite, deux escadres, française et anglaise, composées
l'une et l'autre d'un nombre considérable et déterminé de bâtiments
croiseurs, à vapeur et à voiles, chargés de poursuivre, chacun sous son
pavillon, les bâtiments suspects de traite; 2º Des traités conclus
avec les chefs indigènes des points de la côte sur lesquels se tenaient
communément les marchés d'esclaves, pour obtenir d'eux l'engagement
d'interdire la traite sur leur territoire, et l'autorisation
d'intervenir à terre et par la force, s'il y avait lieu, pour faire
respecter cette interdiction et détruire les _barracons_ ou lieux et
instruments de marché[28].

[Note 28: _Pièces historiques_, nº VIII.]

Le plan du docteur Lushington était plus long et plus compliqué; il
faisait deux choses inacceptables pour nous: 1º Au lieu d'abolir les
conventions de 1831 et 1833, il se bornait à les suspendre pendant cinq
ans, en les remplaçant par le nouveau système proposé pour la répression
de la traite, et en déclarant qu'au bout de cinq ans elles rentreraient
en vigueur _ipso facto_, à moins qu'elles ne fussent expressément
abrogées, du consentement des deux gouvernements; 2º Il établissait,
en principe et au nom du droit des gens, la doctrine soutenue par le
gouvernement anglais, dans ses relations avec les États-Unis d'Amérique,
sur le droit de vérifier la nationalité des bâtiments soupçonnés
d'arborer, pour dissimuler des actes essentiellement illégitimes, un
pavillon qui n'était pas le leur; ce qui maintenait, indirectement et
sous une dénomination générale, le droit de visite spécialement institué
contre la traite[29].

[Note 29: _Pièces historiques_, nº IX.]

Sur le premier point, la question était simple, et dès l'ouverture de la
négociation, notre but avait été positivement déterminé. Sur le second
point, une grave difficulté s'élevait; il était impossible de poser
en principe que, pour échapper à toute surveillance, il suffisait à un
bâtiment engagé dans un acte essentiellement illégitime, piraterie ou
traite, d'arborer un pavillon autre que le sien, et on ne pouvait pas
non plus reconnaître formellement aux bâtiments de guerre le droit
d'arrêter et de visiter, en temps de paix, les bâtiments de commerce,
sous prétexte de vérifier leur nationalité. Dès que le duc de Broglie
m'informa avec précision de la difficulté, je lui répondis: «Je crains
bien qu'il ne soit impossible de faire comprendre ici, au gros du
public, la différence entre la visite pour la répression de la traite
et la visite pour la vérification de la nationalité. Et quand nous
la ferions comprendre, il suffit que les Américains repoussent, en
principe, la seconde visite comme la première, pour la décrier également
parmi nous. Ou je me trompe fort, ou si notre négociation avait pour
unique résultat de mettre cette visite-ci à la place de l'autre, elle
ne produirait aucun bon effet et aggraverait plutôt la situation.»
Une longue et subtile controverse s'engagea à ce sujet entre le duc de
Broglie, le docteur Lushington et lord Aberdeen. J'ai tort de dire une
controverse, car il y avait, des deux parts, tant de bonne foi et de bon
sens qu'ils avaient l'air de chercher ensemble la vérité et la justice
bien plutôt que de soutenir chacun son opinion et son intérêt. La longue
pratique des affaires et l'expérience des égoïsmes artificieux qui s'y
déploient laissent, dans l'âme des honnêtes gens, une disposition fort
naturelle à la méfiance et aux précautions soupçonneuses; mais quand
il leur arrive de se rencontrer et de se reconnaître mutuellement, ils
sortent avec une profonde satisfaction de cette triste routine, et se
complaisent à surmonter, par la franchise et la rectitude d'esprit,
les difficultés qui s'élèvent sur leurs pas. Ce fut ce qui arriva, dans
cette occasion, aux trois négociateurs: après un mois de conversations
et de recherches également sincères de part et d'autre, ils
s'accordèrent dans des articles qui, en ménageant toutes les situations,
résolvaient équitablement, et au fond selon notre voeu, les deux
questions embarrassantes. Quant aux conventions de 1831 et 1833, il fut
stipulé qu'elles seraient suspendues pendant dix ans, terme assigné à
la durée du nouveau traité, et qu'au bout de ce temps elles seraient
considérées comme définitivement abrogées si elles n'avaient pas été,
d'un commun accord, remises en vigueur. Quant au droit de vérification
de la nationalité des bâtiments, aucune maxime générale et absolue ne
fut établie; mais il fut convenu «que des instructions fondées sur les
principes du droit des gens et sur la pratique constante des nations
maritimes seraient adressées aux commandants des escadres et
stations française et anglaise sur la côte d'Afrique, et que les deux
gouvernements se communiqueraient leurs instructions respectives dont le
texte serait annexé à la nouvelle convention.» Ainsi rédigé, le traité
fut signé le 29 mai 1845 et le droit de visite aboli.

Vers la fin de la négociation, j'avais été atteint de violentes douleurs
hépatiques et néphrétiques qui me condamnèrent, pendant un mois, à un
repos presque absolu. Quand je repris les affaires, nous présentâmes
à la Chambre des députés un projet de loi demandant un crédit
extraordinaire de 9,760,000 francs pour faire face aux dépenses que
devait occasionner, dans les services de la marine, l'exécution du
nouveau traité. La discussion s'ouvrit le 27 juin sur ce projet, et
personne ne demandant la parole, on put croire qu'il allait être adopté
sans aucune objection. Cependant, MM. Denis, Mauguin et Dupin rompirent
le silence général, et firent, sur le droit de vérification de
la nationalité des bâtiments, quelques observations auxquelles je
m'empressai de répondre. La Chambre n'en voulut pas entendre davantage,
et le projet de loi fut adopté par 243 voix contre une. La plupart
des membres de l'opposition, ne voulant ni approuver ni combattre,
s'abstinrent de voter. Le débat ne fut pas plus long à la Chambre des
pairs; le duc de Broglie le termina par quelques explications, et 103
suffrages contre 8 adoptèrent le projet de loi qui fut promulgué le
19 juillet 1845. L'année suivante, dans la session de 1846, les deux
Chambres exprimèrent, de la façon la plus nette, leur approbation du
nouveau traité et de la négociation qui l'avait amené. L'adresse de la
Chambre des pairs portait: «Une convention récemment conclue entre
la France et l'Angleterre, dans le but de mettre un terme à un trafic
odieux, replace notre commerce sous la protection et la surveillance
exclusive de notre pavillon. Nous applaudissons hautement au succès
d'une négociation habilement conduite et promptement terminée.
L'exécution du traité, confiée au loyal concours des marins des deux
États, nous assure que les droits et la dignité des deux nations seront
également respectés, et qu'une répression efficace atteindra désormais
toute violation des droits sacrés de l'humanité.» La Chambre des députés
ne fut pas moins explicite: «Les témoignages réitérés de l'amitié qui
vous unit à la reine de la Grande-Bretagne, dit-elle au roi dans
son adresse, et la confiance mutuelle des deux gouvernements ont
heureusement assuré les relations amicales des deux États. Votre Majesté
nous annonce que la convention récemment conclue pour mettre un terme à
un trafic infâme reçoit en ce moment son exécution. Ainsi se réalise le
voeu constamment exprimé par la Chambre: les droits de l'humanité
seront efficacement protégés, et notre commerce sera replacé sous la
surveillance exclusive de notre pavillon.» Dans l'une et l'autre Chambre
pourtant, l'opposition revint du silence qu'elle avait gardé l'année
précédente; le traité du 29 mai 1845 fut critiqué; dans la Chambre
des députés, MM. Dupin et Billault proposèrent des amendements pour
retrancher de l'adresse l'approbation qu'elle lui donnait; mais, après
le débat, M. Dupin retira son amendement; celui de M. Billault fut
rejeté, et la Chambre maintint pleinement son témoignage de satisfaction
et son adhésion au cabinet.

Je ne sais point d'affaire dans laquelle la salutaire efficacité du
gouvernement libre, sensément et honnêtement pratiqué, se soit plus
démontrée que dans celle-ci. La question du droit de visite n'était
point naturellement soulevée par les faits; dans son application à la
répression de la traite, ce droit n'avait point donné lieu à des abus
assez nombreux et assez graves pour porter atteinte à la sûreté du
commerce légitime et à la liberté des mers; les conventions de 1831 et
1833, en vertu desquelles il s'exerçait, avaient été aussi loyalement
exécutées que conçues; leur effet n'avait point dépassé leur objet;
elles n'avaient réellement agi que contre la traite, et si elles eussent
été acceptées et mises en pratique par toutes les puissances maritimes,
elles étaient probablement le plus sûr moyen de réprimer cet odieux
trafic. Mais après le traité du 15 juillet 1840 et l'échec de la France
dans la question d'Égypte, ces conventions et celle du 20 décembre 1841,
qui n'en était que le complément, devinrent tout à coup, en France,
un sujet d'alarme et de colère nationale. L'opposition s'empara de ce
sentiment pour l'exploiter; mais il était général et sincère, et les
conservateurs ne furent pas moins ardents que leurs adversaires à le
témoigner. Aussitôt éclatèrent deux graves périls: au dehors, les bonnes
relations, et même la paix, entre la France et l'Angleterre, au dedans
la politique générale du gouvernement français, furent compromises; en
Angleterre aussi, le sentiment national était blessé et pouvait rendre
toute transaction impossible; en France, l'accord de la majorité et de
l'opposition sur cette question pouvait entraîner la chute du cabinet.
Il n'en fut rien: dans l'un et l'autre pays, les faits finirent par
être considérés sous leur vrai jour et réduits à leur juste valeur;
en Angleterre, on comprit que les conventions de 1831, 1833 et 1841
ne valaient pas la rupture des bons rapports avec la France, et qu'on
pouvait réprimer la traite par d'autres moyens que le droit de visite;
en France, le parti conservateur ne se laissa point entraîner hors de
sa politique générale parce qu'il se trouvait, sur un point spécial,
d'accord avec l'opposition. Dans les deux pays, la discussion libre
et le temps vinrent en aide à la diplomatie sensée, et le sentiment
national fut satisfait sans que l'intérêt public fût sacrifié.



                           CHAPITRE XXXVII

AFFAIRES DIVERSES A L'EXTÉRIEUR.

(1840-1842.)


État de la Syrie après l'expulsion de Méhémet-Ali.--Guerre entre les
Druses et les Maronites.--Impuissance et connivence des autorités
turques.--Mes démarches en faveur des Maronites chrétiens.--Dispositions
du prince de Metternich;--de lord Aberdeen.--Le baron de Bourqueney et
sir Stratford Canning à Constantinople.--Résistance obstinée de la Porte
à nos demandes pour les chrétiens.--Sarim-Effendi.--Plan du prince de
Metternich pour le gouvernement du Liban.--Nous l'adoptons, faute de
mieux.--La Porte finit par céder.--Mon opinion sur les Turcs et leur
avenir.--État de la Grèce en 1841.--Mission de M. Piscatory en Grèce;
son but.--Ce que j'en fais dire à lord Aberdeen.--Il donne à sir Edmond
Lyons des instructions analogues.--Notre inquiétude et notre attitude
envers le bey de Tunis.--Méfiances du cabinet anglais à ce sujet.--Mes
instructions au prince de Joinville.--Mission de M. Plichon.--Affaires
de l'Algérie.--Situation des consuls étrangers en Algérie.--Vues
sur l'avenir de la France en Afrique.--Comptoirs établis sur la
côte occidentale d'Afrique.--La côte orientale d'Afrique et
Madagascar.--Prise de possession des îles Mayotte et Nossi-bé.--Traité
avec l'Iman de Mascate.--Question de l'union douanière entre la France
et la Belgique.--Négociations à ce sujet.--Mon opinion sur cette
question.--Traités de commerce du 16 juillet 1843 et du 13 décembre 1845
avec la Belgique.--Affaires d'Espagne.--Rivalité et méfiance obstinée
de l'Angleterre envers la France en Espagne.--La reine Christine
à Paris.--Régence d'Espartero.--Insurrection et défaite des
_christinos_.--Notre politique générale en Espagne.--M. de Salvandy est
nommé ambassadeur en Espagne.--Accueil qu'il reçoit en route.--Question
de la présentation de ses lettres de créance.--Espartero ne veut pas
qu'il les remette à la reine Isabelle.--Attitude de M. Aston, ministre
d'Angleterre à Madrid.--M. de Salvandy revient en France.--Instructions
de lord Aberdeen à M. Aston.--Incident entre la France et la
Russie.--Le comte de Pahlen quitte Paris en congé.--Par quel motif.--Mes
instructions à M. Casimir Périer, chargé d'affaires de France
en Russie.--Colère de l'empereur Nicolas.--Vaines tentatives de
rapprochement.--Persévérance du roi Louis-Philippe.--Les ambassadeurs de
France et de Russie ne retournent pas à leurs postes et sont remplacés
par des chargés d'affaires.


Les gouvernements absolus, qu'ils soient absolus au nom d'une révolution
ou d'une dictature, sont enclins et presque condamnés à pratiquer une
politique extérieure pleine de résolutions et d'entreprises arbitraires,
inattendues, suscitées par leur propre volonté, non par le cours
naturel des faits et la nécessité. Ils ont besoin d'occuper au dehors
l'imagination des peuples pour les distraire de ce qui leur manque au
dedans, et ils leur donnent les chances des aventures et des guerres
en échange des droits qu'ils refusent à la liberté. Les gouvernements
libres n'ont point recours à de tels moyens; leur mission, c'est de bien
faire les affaires naturelles des peuples, et l'activité spontanée de
la vie nationale les dispense de chercher, pour les esprits oisifs, des
satisfactions factices et malsaines.

Après la crise de 1840 et quand le cabinet du 29 octobre se fut établi,
les affaires ne nous manquaient pas, et nous n'avions garde de susciter
nous mêmes des questions nouvelles. Les affaires et les questions
naturelles s'élevaient de toutes parts devant nous. Les accepter sans
hésitation à mesure qu'elles se présentaient, les conduire et les
résoudre selon l'intérêt particulier de la France dans chaque occasion,
en même temps que d'accord avec notre politique générale, et obtenir,
par la discussion continue, l'adhésion des Chambres et du pays à nos
résolutions et à nos actes, c'était là toute notre ambition, la seule
légitime et, à mon sens, la plus grande que puissent concevoir des
hommes appelés à l'honneur de gouverner. Je ne pense pas à retracer ici
avec détail, comme je viens de le faire pour les affaires d'Orient et
le droit de visite, toutes les questions, toutes les négociations
dont j'eus alors à m'occuper; quelques-unes seulement appartiennent à
l'histoire; pour les autres, je ne veux que marquer leur date et leur
place, et indiquer avec précision le caractère de la politique qui y
a présidé. Il en est des événements comme des hommes; la plupart sont
destinés à l'oubli, même après avoir fait grand bruit de leur temps.

La question d'Égypte était à peine terminée que la question de Syrie
s'éleva: non plus la question de savoir qui gouvernerait la Syrie, mais
la question, bien plus difficile, de savoir comment la Syrie serait
gouvernée. Méhémet-Ali l'opprimait et la pressurait, mais avec une
certaine mesure d'impartialité et d'ordre; l'anarchie et le fanatisme y
rentrèrent avec le gouvernement du sultan; la guerre civile recommença,
dans le Liban, entre les Druses et les Maronites, vieille guerre de
race, de religion, d'influence et de pillage. Loin de la réprimer,
les autorités turques, à peine rétablies et à la fois malveillantes et
impuissantes, tantôt l'excitaient sous main, tantôt y assistaient avec
une cynique indifférence. Bientôt se répandit en Europe le bruit des
dévastations et des massacres auxquels le Liban était en proie; de
Constantinople et de Beyrouth, les rapports, les déclarations, les
dénonciations, les supplications nous arrivaient à chaque courrier; les
chrétiens maronites invoquaient nos capitulations, nos traditions, notre
foi commune, le nom de la France. Je n'attendis pas, pour agir, que
leurs lamentations et leurs instances eussent retenti dans nos Chambres.
C'eût été une grande méprise de vouloir agir seuls; de tout temps, les
rivalités des puissances européennes avaient été, en Syrie, un ferment
de plus pour les discussions locales et une cause d'impuissance
mutuelle. A plus forte raison, après ce qui venait de se passer et ce
qui se passait encore en Orient, aurions-nous été suspects et
bientôt déjoués par nos rivaux encore coalisés contre nous. Pour agir
efficacement, il fallait émouvoir l'Europe, en prenant nous-mêmes
l'initiative du mouvement. J'écrivis le 13 décembre 1841 au comte de
Flahault: «Je vous envoie copie des derniers rapports de notre consul à
Beyrouth. Je vous prie d'en faire usage pour appeler, sur la situation
actuelle de la Syrie et particulièrement des districts montagnards, la
plus sérieuse attention du prince de Metternich. L'Europe ne peut
rester spectatrice indifférente et passive du massacre des populations
chrétiennes abandonnées à la fureur de leurs ennemis par l'apathie,
peut-être par l'odieuse politique des autorités turques. M. de
Metternich pensera sans doute qu'un tel état de choses, s'il venait à se
prolonger, produirait sur les esprits une impression qui, tôt ou lard,
ferait naître des complications graves et des dangers réels pour la paix
générale. Dans l'intérêt de cette paix comme dans celui de l'humanité,
M. de Metternich reconnaîtra l'urgence de faire à Constantinople les
démarches les plus pressantes et les plus énergiques pour que la Porte,
sérieusement avertie, prévienne, par une interposition vigoureuse
et efficace, des conséquences si funestes. Je compte envoyer à M. de
Bourqueney des instructions conçues dans le sens de ces considérations,
et j'ai déjà chargé M. de Sainte-Aulaire d'en entretenir lord Aberdeen.
J'en écrirai aussi à Berlin et à Saint-Pétersbourg.»

M. de Flahault me répondit, le 20 décembre: «J'ai lu au prince
de Metternich votre dépêche relative aux troubles qui viennent
d'ensanglanter et désolent peut-être encore la Syrie. J'ai ajouté
que vous ne doutiez pas qu'il ne sentît l'urgence de faire entendre
à Constantinople des conseils, dans l'intérêt de la paix comme de
l'humanité:»--«Vous pouvez y compter, m'a-t-il dit: M. de Stürmer a
ordre d'agir ainsi; mais, je vais le lui réitérer et lui prescrire de
s'entendre et de marcher avec votre agent. Les réflexions de M. Guizot
sur les funestes effets que doit avoir la conduite des autorités turques
sont parfaitement justes, et je partage à cet égard toutes ses idées. Il
faut surveiller de près ces autorités et les dénoncer à Constantinople
toutes les fois qu'elles ne remplissent pas leur devoir. C'est dans ce
but que je me suis décidé à envoyer un consul général à Damas, qui est
le véritable point central, pour savoir ce qui se passe; il a ordre de
transmettre à Constantinople toutes les plaintes légitimes qui peuvent
s'élever contre les agents de la Porte. Nous sommes, vous et nous,
en qualité de coreligionnaires, les protecteurs naturels de tous les
chrétiens latins établis en Orient, et nous ne pouvons avoir qu'un
seul et même but, les préserver de toute espèce de persécutions
et d'oppressions. Il n'y a qu'un point qui pourrait offrir quelque
difficulté, ou du moins que quelques personnes considèrent comme pouvant
être la source de quelque jalousie entre nous; c'est l'exercice de votre
ancien droit de protection. A mes yeux, cela ne peut pas être, par la
raison que jamais nous ne disputons un droit acquis. Comme nous sommes
essentiellement conservateurs, un droit acquis est pour nous un droit
qu'il faut et qu'on doit respecter. Le roi des Français tient celui-ci
des traités, des usages, des traditions; soyez certains que nous ne vous
le contesterons pas. Nous savons parfaitement que toute dispute à ce
sujet ne profiterait qu'à un tiers, et serait nuisible à ceux que nous
voulons protéger. Il ne faut pas faire entrer la politique là où il ne
doit être question que d'humanité et de religion.»

L'empereur Nicolas n'était pas aussi sensé que le prince de Metternich;
M. de Barante m'écrivit de Saint-Pétersbourg: «Les dispositions
relatives aux chrétiens d'Orient et aux garanties qui pourront leur être
données ne sont pas défavorables. Je croirais cependant que la meilleure
marche à suivre serait d'arriver à un accord préalable avec les autres
puissances, bien assurés d'obtenir ensuite sans difficulté l'assentiment
de la Russie. En nous adressant directement ici, nous rencontrerions de
l'indécision, de la lenteur, des réponses dilatoires et un penchant à
appuyer toute opinion qui serait différente de la nôtre.»

M. de Sainte-Aulaire trouva lord Aberdeen un peu embarrassé: «Je lui ai
demandé s'il n'écrirait pas à Constantinople au sujet des événements
de Syrie. Il m'a objecté d'abord que l'intervention trop fréquente des
puissances dans les affaires intérieures de l'empire ottoman pourrait
avoir de fâcheuses conséquences: «Il ne faut pas espérer, m'a-t-il
dit, que jamais le gouvernement turc soit légal ou paternel; vainement
tenterait-on de le ramener à des idées exactes d'ordre et de justice;
les puissances qui s'imposeraient cette tâche, et qui agiraient trop
activement pour l'accomplir, se compromettraient en pure perte, et
peut-être pas sans danger pour leur bonne intelligence réciproque.»
J'ai reconnu, à ces paroles, une politique qui n'est pas celle de lord
Aberdeen, mais à laquelle il est disposé, dit-on, à faire de grandes
concessions. Je lui ai répondu que, s'il redoutait l'intervention trop
active des puissances européennes dans les affaires de l'empire ottoman,
le seul moyen de la prévenir était de mettre promptement un terme à des
horreurs dont le spectacle prolongé soulèverait assurément l'opinion
publique dans tous les pays civilisés. Lord Aberdeen est facilement
revenu à des inspirations plus généreuses. Il a détesté avec moi le
machiavélisme turc qu'il ne croit point étranger aux événements de
Syrie. Il m'a assuré que ses lettres à Constantinople insistaient
très-explicitement sur la nécessité d'envoyer en Syrie des troupes
disciplinées, et de les placer sous le commandement d'hommes décidés à y
rétablir l'ordre. Il accuse l'apathie ou la lâcheté de plusieurs pachas,
et demande positivement la destitution de celui de Damas qui a assisté
les Druses dans leur attaque contre les chrétiens: «Les Druses sont
cependant le parti anglais, a-t-il ajouté; jugez, d'après ma démarche,
du prix que j'attache à ces misérables questions de rivalités locales.»

Je ne m'inquiétais pas des premières hésitations de lord Aberdeen;
j'étais sûr qu'elles céderaient toujours à son esprit de justice et aux
intérêts de la bonne politique générale. Il envoyait d'ailleurs comme
ambassadeur à Constantinople sir Stratford Canning, fort ami de l'empire
ottoman, mais très-sensible en même temps aux considérations morales,
aux droits de l'humanité, et capable de réprimer les Turcs avec la même
énergie qu'il déployait à les soutenir. Je venais, au même moment, de
faire nommer le baron de Bourqueney ministre du roi à Constantinople;
je le savais fidèle et habile à exécuter prudemment ses instructions, et
j'avais la confiance qu'il saurait s'entendre avec sir Stratford Canning
qu'on disait un peu hautain et ombrageux. Je résolus de pousser vivement
notre action auprès de la Porte en faveur des chrétiens de Syrie, et
d'exercer tous les droits traditionnels du protectorat français, en
appelant à leur aide le concert européen qui ne pourrait guère nous être
refusé.

La Porte résista à nos instances avec une obstination et une ruse qui
semblaient nous défier d'employer contre elle notre force. Les désordres
et les massacres de Syrie l'embarrassaient dans ses relations avec
l'Europe chrétienne, mais, au fond, ils ne lui déplaisaient pas; ce
qu'elle voulait, c'était rétablir en Syrie, n'importe à quel prix,
l'autorité turque, le gouvernement des pachas turcs; les populations
qui s'entre-détruisaient dans le Liban étaient les anciens et naturels
adversaires de cette autorité; elle se promettait de les contenir par
leurs discordes et de se relever sur leurs ruines. Les ministres du
sultan commençaient par contester les faits que nous leur signalions.
Quand nos réclamations devenaient trop pressantes, ils envoyaient coup
sur coup en Syrie des commissaires extraordinaires chargés, disait-on,
de les vérifier et de faire cesser l'anarchie. L'anarchie continuait; on
nous promettait que les agents turcs contre qui s'élevaient les plaintes
seraient bientôt rappelés, et, en attendant, on déclarait à jamais
déchue du gouvernement du Liban la famille des Chéabs, indigène et
chrétienne, et depuis plus d'un siècle investie, dans ces montagnes,
d'un pouvoir traditionnel. Le baron de Bourqueney envoya le drogman de
la France, M. Cor, se plaindre de cette déchéance et avertir le ministre
des affaires étrangères de l'impression qu'elle produirait en Europe;
«Ne me parlez pas d'Europe, lui répondit Sarim-Effendi; nous en sommes
ennuyés. Si nous ne sommes pas des hommes d'État comme il y en a en
Europe, nous ne sommes pas fous. L'empire ottoman est une maison dont
le propriétaire veut être tranquille chez lui; il est intéressé à ce
que ses voisins n'aient pas à se plaindre de lui; s'il devenait fou
ou ivrogne, s'il se conduisait de manière à allumer un incendie qui
menacerait le voisinage, alors il faudrait venir mettre l'ordre chez
lui; jusque-là, n'est-il pas exorbitant que vous me demandiez si
la Porte a droit ou n'a pas droit? Sir Stratford Canning m'a tout
dernièrement fait faire des questions sur ce qui s'était passé; j'ai
donné des explications qui apparemment l'ont satisfait, car il ne m'a
plus rien fait dire.» Sir Stratford Canning, nullement satisfait, unit
très-vivement ses démarches à celles du baron de Bourqueney; les autres
ministres européens suivirent son exemple, même le ministre de Russie,
M. de Titow, quoique avec un peu d'hésitation et d'atténuation. Le
grand-vizir, Méhémet-Izzet-Pacha, à qui ils portèrent également leurs
plaintes, fut plus mesuré que Sarim-Effendi, mais non plus efficace; on
envoya en Syrie de nouveaux commissaires; mais c'étaient toujours des
Turcs, chargés au fond d'écarter les anciens privilèges des populations
chrétiennes et de maintenir le seul pouvoir turc. Les hommes
changeaient; les faits ne changeaient pas.

Le prince de Metternich, fécond en expédients, mit en avant une nouvelle
idée: il proposa que, si la Porte se refusait absolument à rétablir,
dans le Liban, l'ancienne administration chrétienne personnifiée dans
la famille Chéab, du moins le pacha turc fût retiré, et que les deux
populations, les Maronites et les Druses, fussent gouvernées chacune
par un chef de sa race et de sa religion, soumis l'un et l'autre au
gouverneur général de la Syrie. Après de longues négociations et des
conférences répétées, la Porte repoussa également cette idée, offrant
de placer les Maronites et les Druses sous l'autorité de deux caïmacans
distincts et indépendants l'un de l'autre, niais tous deux musulmans.
Les plénipotentiaires européens se refusèrent unanimement à cette
proposition et persistèrent dans la leur. De nouvelles instructions
de leurs cours approuvèrent leur persistance. De nouveaux troubles
éclatèrent dans le Liban. La Porte commença à s'inquiéter: «Si l'Europe
ne se lasse ni se divise, m'écrivit M. de Bourqueney, tout me fait
croire que nous emporterons le seul et dernier point qui reste en
discussion.» De Berlin, le comte Bresson m'avertit que sir Stratford
Canning, lassé des subterfuges turcs, avait conseillé à son gouvernement
le prompt emploi des moyens coercitifs sur les côtes de Syrie. Lord
Aberdeen attendit encore; mais le 24 novembre 1842, causant avec M.
de Sainte-Aulaire: «M. de Neumann, lui dit-il, vient de me montrer une
lettre dans laquelle le prince de Metternich pose en principe que nous
ne pouvons agir que par voie de conseil quant aux affaires de Syrie.
Ce serait une très-fausse et très-dangereuse idée à donner à la Porte;
l'Angleterre ne s'en tiendra pas indéfiniment à des conseils; elle a
attendu longtemps déjà, trop longtemps peut-être, dans une affaire où
sa parole et par conséquent son honneur sont engagés envers les peuples
chrétiens de la Syrie. Je viens de m'en expliquer nettement avec M. de
Brünnow:--Faites-y attention, lui ai-je dit; la France et l'Angleterre
avaient dernièrement, sur la côte de Syrie, des bâtiments dont la
présence pouvait donner de l'efficacité à leurs demandes auprès du
divan; ces bâtiments se sont éloignés avec une grande prudence; mais
ils pourraient bien revenir, car la France n'est sans doute pas plus
indifférente que l'Angleterre au sort des chrétiens de Syrie.» Informé
de ces paroles, j'écrivis sur-le-champ à M. de Sainte-Aulaire: «C'est
une excellente disposition que celle de lord Aberdeen; cultivez-la sans
en presser l'effet. Après le traité du 15 juillet et les événements
de 1840, ce serait, convenez-en, un amusant spectacle que les flottes
française et anglaise paraissant de concert sur les côtes de Syrie pour
intimider les Turcs au profit des montagnards du Liban. Il y a bien
de la comédie dans la tragédie de ce monde. J'ai communiqué à M. de
Bourqueney votre conversation. Je pense que lord Aberdeen aura écrit
dans le même sens à sir Strafford Canning.»

Ainsi stimulés par leurs gouvernements, les cinq représentants des
grandes puissances européennes à Constantinople résolurent de faire
auprès de la Porte une nouvelle démarche, et de demander à Sarim-Effendi
une conférence dans laquelle ils insisteraient fortement pour l'adoption
du plan qu'ils avaient proposé. Averti par le baron de Brünnow des
dispositions comminatoires de lord Aberdeen, le nouveau ministre de
Russie à Constantinople, M. de Bouténeff, se montra aussi empressé
que ses collègues, et la conférence fut officiellement demandée. En
se décidant tout à coup à la concession, la Porte voulut s'épargner
du moins la discussion, et au lieu de fixer un jour pour un entretien,
Sarim-Effendi adressa, le 7 décembre 1842, aux cinq plénipotentiaires
une dépêche portant: «Le ministère ottoman éprouve le plus vif regret de
voir que le point de cette question ait donné lieu à tant de discussions
et de pourparlers depuis un an, et que, malgré la bonne administration
qu'il est parvenu à rétablir dans la montagne et les preuves
convaincantes qu'il est à même de produire à l'appui de son assertion,
les hautes puissances n'aient jamais changé de vues à cet égard. La
Sublime-Porte, mue néanmoins par les sentiments de respect dont elle
ne cesse pas un seul instant d'être animée à l'égard des cinq grandes
puissances ses plus chères amies et alliées, a préféré, pour arriver à
la solution d'une question si délicate, qui est en même temps une de ses
affaires intérieures, se conformer à leurs voeux plutôt que d'y opposer
des refus... Si le rétablissement du bon ordre dans la montagne peut
être obtenu à l'aide du système proposé, le voeu de la Sublime-Porte
sera accompli, et elle ne pourra qu'en être reconnaissante. Mais si,
comme elle a lieu de le craindre d'après les informations successivement
recueillies jusqu'ici, la tranquillité ne pouvait être rétablie en
Syrie, dans ce cas la justice des objections faites jusqu'à présent par
la Porte serait évidemment reconnue, et le gouvernement de Sa Hautesse
se trouverait, de l'aveu de tout le monde, avoir été dans son droit.»

A la nouvelle de cette concession, j'écrivis sur-le-champ au baron
de Bourqueney: «Le gouvernement du roi n'a pu qu'approuver l'acte
par lequel la Porte, déférant aux représentations de ses alliés, a
formellement adopté le système d'une administration indigène pour la
montagne du Liban, et a décidé la nomination d'un chef chrétien pour les
Maronites et d'un chef druse pour les Druses. Une telle résolution est
conforme, en principe, au but que les grandes puissances avaient en
vue, et je me plais à reconnaître la part active que l'influence de
vos conseils et de vos démarches peut revendiquer à juste titre dans ce
résultat. Toutefois, je ne me dissimule pas ce que la mesure consentie
par la Porte offre encore d'incomplet et de précaire, notamment
par l'exclusion de la famille Chéab du gouvernement de la montagne,
contrairement aux droits qu'elle tient du passé, et peut-être aussi
contrairement au voeu des populations. J'ai donc remarqué avec
satisfaction que, tout en jugeant qu'il serait au moins inopportun de
mêler une question de noms propres à la question principale, vous avez
évité, en répondant à la communication de Sarim-Effendi, de paraître
accepter une semblable conclusion. Du reste, ce que la décision de la
Porte laisse à désirer sous certains rapports n'en démontre que mieux la
nécessité d'assurer du moins les résultats obtenus, et de veiller à ce
qu'elle soit exécutée loyalement et dans un esprit de stabilité. Vous
devez, monsieur le baron, y consacrer tous vos soins. La Porte a beau
vouloir répudier, pour son compte, la responsabilité des désordres qui
viendraient encore troubler la tranquillité du Liban et les rejeter
d'avance sur les cabinets dont elle a écouté les conseils; l'Europe ne
la suivrait pas sur un pareil terrain, car l'Europe attend que la Porte
réalise maintenant de bonne foi, sérieusement et sans arrière-pensée, ce
qu'elle a consenti à adopter en principe, dans l'intérêt de son propre
repos.»

Nous n'étions que trop fondés à prendre d'avance des précautions contre
l'obstination mal dissimulée de la Porte. A peine on commençait à
mettre à exécution, dans le Liban, le nouveau système adopté; les
plénipotentiaires européens à Constantinople apprirent que l'un des
principaux districts de cette province, le Djébaïl, qui contenait
30,000 chrétiens maronites, avait été soustrait à la juridiction du chef
maronite et maintenu sous l'administration turque. Ils réclamèrent
à l'instant et d'un commun accord contre cette grave atteinte aux
engagements de la Porte: «Prenez garde, dit à Sarim-Effendi M. Cor en
lui portant la réclamation française; en déférant à nos conseils, vous
avez presque annoncé que notre système était un essai qui ne réussirait
pas; nous avons négligé cet avertissement; nous l'avons pris pour une
pure défense du passé; mais du moment où vous introduiriez vous-mêmes,
dans l'exécution de la mesure, des dissolvants propres à la faire
échouer, les rôles changeraient, et je m'alarme sincèrement, pour vous,
de tout ce dont l'Europe aurait alors à vous demander compte.--Eh bien,
lui dit avec dépit Sarim-Effendi, que l'Europe ait recours à la force;
qu'elle vienne administrer elle-même le Liban; ce sont de continuelles
atteintes à notre indépendance, à nos droits de souveraineté;» et il
essaya de démontrer que le sultan avait droit de retenir le district
du Djébaïl sous sa juridiction directe et exclusive. Mais l'humeur céda
bientôt à la crainte, et le Djébaïl fut replacé sous l'autorité du chef
chrétien. Les événements n'ont cessé de prouver combien ce régime est
insuffisant pour établir en Syrie l'ordre et la justice; mais, depuis
1843, on n'a pas encore réussi à faire mieux.

Nous avions raison contre Sarim-Effendi, et Sarim-Effendi avait raison
contre nous. Il y a, dans les relations de l'Europe chrétienne avec
l'empire ottoman, un vice incurable: nous ne pouvons pas ne pas demander
aux Turcs ce que nous leur demandons pour leurs sujets chrétiens, et ils
ne peuvent pas, même quand ils se résignent à nous le promettre, faire
ce que nous leur demandons. L'intervention européenne en Turquie est à
la fois inévitable et vaine. Pour que les gouvernements et les peuples
agissent efficacement les uns sur les autres par les conseils, les
exemples, les rapports et les engagements diplomatiques, il faut qu'il
y ait, entre eux, un certain degré d'analogie et de sympathie dans les
moeurs, les idées, les sentiments, dans les grands traits et les grands
courants de la civilisation et de la vie sociale. Il n'y a rien de
semblable entre les chrétiens européens et les Turcs; ils peuvent, par
nécessité, par politique, vivre en paix à côté les uns des autres;
ils restent toujours étrangers les uns aux autres; en cessant de se
combattre, ils n'en viennent pas à se comprendre. Les Turcs n'ont été
en Europe que des conquérants destructeurs et stériles, incapables
de s'assimiler les populations tombées sous leur joug, et également
incapables de se laisser pénétrer et transformer par elles ou par
leurs voisins. Combien de temps durera encore le spectacle de cette
incompatibilité radicale qui ruine et dépeuple de si belles contrées,
et condamne à tant de misères tant de millions d'hommes? Nul ne peut le
prévoir; mais la scène ne changera pas tant qu'elle sera occupée par
les mêmes acteurs. Nous tentons aujourd'hui en Algérie une difficile
entreprise; chrétiens, nous travaillons à faire connaître et accepter
des musulmans arabes un gouvernement régulier et juste; j'espère que
nous y réussirons; mais l'Europe ne réussira jamais à faire que les
Turcs gouvernent selon la justice les chrétiens de leur empire, et que
les chrétiens croient au gouvernement des Turcs et s'y confient, comme à
un pouvoir légitime.

En même temps que nous tâchions d'obtenir des Turcs, pour les chrétiens
de Syrie, un peu d'ordre et d'équité, nous avions à exercer aussi notre
influence au profit d'autres chrétiens, naguère délivrés du joug des
Turcs, et héritiers du plus beau nom de l'antiquité païenne. La Grèce,
en 1840, était loin d'être bien gouvernée; le roi Othon, honnête homme,
attaché à ce qu'il croyait son devoir ou son droit, était imbu des
maximes de la cour bavaroise, obstiné sans vigueur et plongé dans une
hésitation continuelle et une inertie permanente qui paralysaient
son gouvernement et laissaient le désordre financier et l'agitation
politique s'aggraver de jour en jour dans son petit État. Les
populations s'impatientaient, les ministres étrangers blâmaient
hautement le roi; le ministre d'Angleterre surtout, sir Edmond Lyons,
rude et impérieux marin, lui imputait tout le mal, et poussait au prompt
établissement du régime constitutionnel comme au seul remède efficace.
Le mal n'était pas aussi grand que l'apparence et la plainte; en dépit
des fautes et des faiblesses du pouvoir, l'intelligence et l'activité
naturelle des Grecs se déployaient avec plus de liberté en fait qu'en
principe et plus de succès que de garanties; l'agriculture renaissait,
le commerce prospérait, le pays se repeuplait, la passion de l'étude et
de la science se ranimait dans Athènes; il y avait évidemment dans cette
nation renaissante, de l'élan et de l'avenir. Depuis quelque temps,
le gouvernement français, absorbé en Orient par des questions plus
périlleuses et plus pressantes, s'était peu occupé de la Grèce; les
partis anglais et russe s'y disputaient presque seuls la prépondérance,
et le parti anglais l'avait récemment conquise; M. Maurocordato, son
chef, venait d'être appelé à la tête des affaires; je jugeai le moment
venu pour que, là aussi, la France reprît sa place; j'entretins les
représentants du roi à Londres, à Vienne, à Pétersbourg et à Berlin,
de l'état de la Grèce, des maux dont elle se plaignait, de ses progrès
malgré ses maux, et des idées qui, à mon sens, devaient présider à la
conduite et aux conseils de ses alliés[30]. J'avais sous la main, dans
la Chambre des députés, un homme très-propre à être la preuve vivante
et l'interprète efficace de mes dépêches: M. Piscatory avait donné à
la Grèce des marques d'un ardent et intelligent dévouement; tout jeune
encore, en 1824, il avait quitté les douceurs de la maison paternelle et
les plaisirs de la vie mondaine pour aller s'engager dans la guerre de
l'indépendance; il avait combattu à côté des plus vaillants Pallicares;
il était, en Grèce, connu et aimé de tous, chefs et peuple. Je résolus
de l'y envoyer en mission extraordinaire, pour qu'en le voyant les
regards des Grecs se reportassent vers la France, qu'il leur expliquât
affectueusement nos conseils, et me fît bien connaître le véritable état
des faits défigurés dans les récits des rivaux intéressés ou des amis
découragés.

[Note 30: _Pièces historiques_, nº XI.]

Mais en reprenant ainsi à Athènes une position active, j'avais à coeur
que mon intention et ma démarche fussent partout bien comprises,
surtout à Londres et de lord Aberdeen, avec qui la bonne intelligence
me semblait de jour en jour plus nécessaire et plus possible. Après
quelques mois de ministère, M. Maurocordato était tombé; il avait été
remplacé par M. Christidès, l'un des chefs du parti français et ami
de M. Colettis, alors ministre de Grèce en France. J'écrivis à M.
de Sainte-Aulaire[31]: «Dès mon entrée aux affaires, j'ai été frappé,
très-frappé du mauvais état du gouvernement grec, des périls graves,
mortels peut-être, qui le menaçaient, et des embarras graves qui
pouvaient en naître pour l'Europe. A ce mal j'ai vu surtout deux causes:
l'inertie obstinée du roi Othon, la discorde des ministres étrangers à
Athènes et leurs luttes pour l'influence. Lord Palmerston proposait pour
remède l'établissement d'une constitution représentative en Grèce. Dans
l'état actuel des choses, ce remède m'a paru plus propre à aggraver le
mal qu'à le guérir. Une administration régulière, active, en
harmonie avec le pays, capable de faire ses affaires et d'améliorer
progressivement ses institutions, c'est là, je crois, le seul
remède aujourd'hui praticable et efficace. Je crois également qu'une
administration pareille ne peut se soutenir en Grèce que par le concert
et l'appui commun des grands cabinets européens. Ma dépêche du 11 mars
dernier a été écrite pour conseiller ce plan de conduite et en préparer
l'exécution. Dès que M. Maurocordato a été appelé au pouvoir, j'ai
mis ma dépêche en pratique. Je l'ai fait d'autant plus volontiers que
l'élévation de M. Maurocordato ne pouvait être attribuée à l'influence
française. Je ne prétends point que la France ait en Grèce une politique
désintéressée, si l'on entend par là une politique uniquement préoccupée
de l'intérêt grec. Mais je suis convaincu que le seul grand, le seul
véritable intérêt que la France ait aujourd'hui en Grèce, c'est la durée
et l'affermissement de l'État grec, dans ses limites actuelles et dans
sa forme monarchique. C'est dans cette conviction que je me suis déclaré
prêt à appuyer M. Maurocordato, sans m'inquiéter de son origine et
de son parti. Ce que j'avais annoncé, je l'ai fait. Au passage de M.
Maurocordato à Paris, je lui ai donné à lui-même l'assurance et, je
n'hésite pas à le dire, la conviction qu'il pouvait compter sur notre
sincère appui. Je me suis appliqué à lui aplanir les voies en le
rapprochant de M. Colettis, longtemps son rival, et en faisant tous mes
efforts pour leur bien persuader à tous deux qu'ils devaient s'aider
mutuellement. J'ai prescrit à M. de Lagrené[32] d'appuyer de tout son
pouvoir M. Maurocordato, et pour la formation et après la formation de
son cabinet. J'ai agi si vivement moi-même, pour lui, que le ministre
d'Autriche à Athènes l'ayant blâmé de sa conduite envers le roi Othon
et de la dureté des conditions qu'il voulait lui imposer, j'ai écrit
à Vienne, à Berlin, à Pétersbourg, pour le disculper de ce reproche et
insister sur la nécessité de le soutenir. Enfin, au moment même où M.
Maurocordato se brouillait avec le roi Othon, j'adressais partout une
nouvelle dépêche pour lui prêter appui; je donnais en ce sens, à M. de
Lagrené, de nouvelles instructions. Quand elles sont arrivées à Athènes,
M. Maurocordato s'était déjà retiré[33].

[Note 31: Le 8 octobre 1841.]

[Note 32: Alors ministre de France à Athènes.]

[Note 33: _Pièces historiques_, nº XII.]

«Je n'examine pas pourquoi il est tombé. Encore à présent, je ne
le comprends pas bien. Ce qu'il y a de certain, c'est que je l'ai
loyalement et énergiquement soutenu, avant qu'il eût formé son cabinet,
pendant qu'il luttait pour le former et après qu'il en était lui-même
sorti.

«De M. Maurocordato je passe à M. Piscatory. Je l'ai envoyé en Grèce:

«Pour avoir, sur l'état réel du pays, de son administration, de sa
prospérité, de ses ressources, le rapport d'un observateur nouveau,
non officiel, intelligent. J'en avais besoin au moment où l'on nous
demandait de compléter l'émission de la troisième série de l'emprunt
grec;

«Pour bien dire au roi Othon et à nos amis en Grèce, et de manière à
le leur persuader, que l'appui promis et donné, de notre part, à M.
Maurocordato était bien réel, bien sincère, et qu'il ne fallait
chercher dans nos paroles aucune réticence, dans nos démarches aucune
arrière-pensée;

«Pour détourner les Grecs de toute explosion, de toute tentative
irrégulière et téméraire, au dehors ou au dedans, afin de changer soit
les limites territoriales, soit la constitution politique de leur pays.

«Il était bien nécessaire d'agir en ce sens, car, sur la question de
territoire, en Crète, en Thessalie, en Épire, l'insurrection avait
éclaté ou était près d'éclater; et sur la question d'organisation
intérieure, les dispositions les plus vives, les plus compromettantes
pour le roi Othon, se manifestaient également.

«Telles ont été les instructions que j'ai données à M. Piscatory; tel
était le véritable objet de sa mission. Sans doute, en l'envoyant,
j'ai voulu que son nom, ses antécédents, sa présence, ses discours
contribuassent à mettre la France en bonne position et en crédit en
Grèce; mais cette position, ce crédit, je n'ai voulu m'en servir et
ne m'en suis servi en effet que pour maintenir la Grèce dans une bonne
voie, à son propre profit et au profit de toute l'Europe comme au nôtre.

«Le 28 juillet dernier, dans une lettre particulière et intime,
j'écrivais à M. Piscatory: «Je n'ai point de nouvelles instructions à
vous donner. Vous êtes allé en Grèce pour bien dire et bien persuader
aux Grecs que nous voulons réellement pour eux ce que nous disons, au
dedans une bonne administration, au dehors l'attente tranquille. C'est
là toute notre politique. La Grèce en est à ce point où, pour grandir,
il ne faut que vivre. Pour vivre, il faut, j'en conviens, une certaine
mesure de sagesse. De l'aveu général, elle manquait naguère au
gouvernement grec. J'espère que M. Maurocordato, l'aura. C'est dans
cet espoir que nous l'avons appuyé et que nous l'appuierons, sans tenir
compte d'aucune autre circonstance, sans nous proposer aucun autre but.
Quelques plaintes m'arrivent sur le nouveau cabinet: on dit qu'il n'y
a pas assez de nos amis, que nos amis n'ont pas les postes qui leur
conviennent le mieux. Soutenons nos amis, mais sans pousser leurs
prétentions au delà de ce qui est nécessaire pour le succès du
gouvernement grec lui-même, qu'il s'appelle Maurocordato ou Colettis.»

«Redites bien tout cela à lord Aberdeen, mon cher ami; montrez-lui
textuellement ma lettre. Puisqu'il en veut faire autant de son
côté, puisqu'il sera, pour M. Christidès, ce que j'ai été pour M.
Maurocordato, j'espère que nous réussirons à assurer, en Grèce, un peu
de stabilité. Mais il est bien nécessaire que nous fassions cesser, sur
les lieux mêmes, ces jalousies aveugles, ces rivalités puériles, ces
luttes sur les plus petites choses, tout ce tracas d'en bas qui dénature
et paralyse la bonne politique d'en haut. Je n'ai rien à dire sur
sir Edmond Lyons; je ne puis souffrir les accusations étourdies, les
assertions hasardées. Il me paraît crédule, imprudent et outrecuidant.
Je souhaite qu'il n'embarrasse pas et ne compromette pas son cabinet.
Je vais recommander de nouveau à M. de Lagrené de ne rien négliger pour
bien vivre avec lui et pour prévenir toute querelle, tout ombrage. En
vérité, ne voulant en Grèce que ce que nous voulons, lord Aberdeen et
moi, si nous ne parvenions pas à obliger nos agents à le vouloir aussi
et à l'accomplir, il y aurait du malheur.»

Comme je l'y avais engagé, M. de Sainte-Aulaire communiqua ma lettre
à lord Aberdeen, et je ne puis douter qu'il n'en fut touché, car il
adressa à sir Edmond Lyons les mêmes instructions que j'avais données
à M. de Lagrené et à M. Piscatory. Il lui prescrivit de vivre en bons
termes avec les représentants des autres puissances. Il l'avertit que
de Vienne et de Berlin on avait formellement demandé son rappel, qu'à
Saint-Pétersbourg et à Paris on avait donné à entendre qu'on en serait
bien aise; et tout en l'assurant que son gouvernement était décidé à le
bien soutenir, il lui recommanda fortement de ne pas se mêler, à tout
propos, de toutes sortes de bagatelles, et de ne pas se laisser aller
à grossir toutes les peccadilles du gouvernement grec, dont les fautes
pouvaient être grandes, aussi grandes que le disait sir Edmond Lyons,
mais qui devait être toujours traité avec égard. Il était impossible
de porter, dans le concert et l'action commune de l'Angleterre et de
la France à Athènes, plus de loyauté; mais il est bien plus difficile
d'établir et de maintenir l'harmonie active entre les agents secondaires
et sur les lieux mêmes que de loin et au sommet de la hiérarchie. Les
affaires de la Grèce ne tenaient pas d'ailleurs, dans celles de l'Europe
et dans les rapports de la France et de l'Angleterre, assez de place
pour qu'on fît, à Londres et à Paris, tous les efforts, tous les
sacrifices nécessaires au succès continu de la politique que voulaient
sincèrement les deux cabinets. Les petites choses sont souvent aussi
difficiles et exigent autant de soin que les grandes; mais elles pèsent
trop peu dans les destinées des gouvernements qui les traitent pour
qu'ils y prennent toute la peine qu'il y faudrait prendre, et les plus
sensés ne déploient tout ce qu'ils ont de sagesse et de force qu'en
présence des nécessités impérieuses et des graves périls.

Quelque importance qu'eût, à mes yeux, la bonne intelligence entre la
France et l'Angleterre, et quelque prix que j'attachasse à la confiance
chaque jour plus intime qui s'établissait entre lord Aberdeen et
moi, j'étais bien décidé à faire partout et en toute occasion ce
qu'exigeraient les intérêts sérieux de mon pays et de son gouvernement,
sans jamais éluder les embarras diplomatiques qui pouvaient en résulter.
Sur terre et sur mer, en Europe, en Asie, en Afrique, en Amérique, dans
la Méditerranée et dans l'Océan, les occasions étaient fréquentes qui
suscitaient de tels embarras, car, sur tous ces points, les deux nations
se trouvaient sans cesse en contact, avec des raisons ou des routines
de rivalité. Notre établissement en Algérie surtout était, pour le
gouvernement anglais, l'objet d'une préoccupation continuelle. La Porte
nourrissait depuis longtemps le désir de faire, à Tunis, une révolution
analogue à celle qu'elle avait naguère accomplie à Tripoli, c'est-à-dire
d'enlever à la régence de Tunis ce qu'elle avait conquis d'indépendance
héréditaire, et de transformer le bey de Tunis en simple pacha. Une
escadre turque sortait presque chaque année de la mer de Marmara pour
aller faire, sur la côte tunisienne, une démonstration plus ou moins
menaçante. Il nous importait beaucoup qu'un tel dessein ne réussît
point: au lieu d'un voisin faible et intéressé, comme le bey de Tunis,
à vivre en bons rapports avec nous, nous aurions eu, sur notre frontière
orientale en Afrique, l'empire ottoman lui-même avec ses prétentions
persévérantes contre notre conquête et ses alliances en Europe. Le
moindre incident, une inimitié de tribus errantes, une violation non
préméditée du territoire, eût pu élever la question fondamentale de
notre établissement en Algérie et amener des complications européennes.
Nous étions fermement résolus à ne pas souffrir qu'une telle situation
s'établît; nous n'avions pas la moindre envie de conquérir la régence
de Tunis, ni de rompre les faibles liens traditionnels qui l'unissaient
encore à la Porte; mais nous voulions le complet maintien du _statu
quo_; et chaque fois qu'une escadre turque approchait ou menaçait
d'approcher de Tunis, nos vaisseaux se portaient vers cette côte, avec
ordre de protéger le bey contre toute entreprise des Turcs. A plusieurs
reprises, je donnai, à ce sujet, au commandant de nos forces maritimes
dans la Méditerranée, notamment à M. le prince de Joinville, en 1846,
des instructions très-précises[34]. Je ne m'en tins pas à ces précautions
par mer; je voulus savoir si, comme le bruit en avait couru, il était
possible que la Porte envoyât des troupes, par terre, de Tripoli à
Tunis, et tentât contre le bey un coup de main par cette voie. En juin
1843, je chargeai un jeune homme, étranger à tout caractère officiel, M.
Ignace Plichon, de se rendre sans suite à Tripoli, de recueillir là tous
les renseignements, tous les moyens de voyage qu'il pourrait obtenir, et
de faire lui-même la traversée du vaste espace, presque partout désert,
qui sépare Tripoli de Tunis, pour reconnaître si, en effet, l'expédition
turque dont on parlait, était praticable. M. Plichon s'acquitta de cette
périlleuse mission avec autant d'intelligence que de courage, et me
rapporta la certitude que nous n'avions, de ce côté, rien à craindre
pour le _statu quo_ tunisien. A chaque mouvement que nous faisions dans
ce sens, le cabinet anglais s'inquiétait; ses agents, quelques-uns même
des plus spirituels, mais peu clairvoyants et dominés par des craintes
routinières, l'entretenaient sans cesse de l'esprit remuant et ambitieux
de la France. Il nous adressait des observations, des questions; il
faisait valoir les droits de souveraineté de la Porte sur Tunis. Nous
déclarions notre intention de les respecter et d'en recommander au bey
le respect, pourvu que la Porte ne tentât plus de changer à Tunis un
ancien état de choses dont le maintien importait à notre tranquillité en
Algérie. Lord Aberdeen comprenait à merveille notre situation; mais
il avait peine, et ses collègues avaient bien plus de peine que lui,
à croire à notre modération persévérante. Le gouvernement anglais
acceptait, en fait, notre conquête de l'Algérie, et se déclarait décidé
à ne plus élever, à ce sujet, aucune réclamation; mais il éludait de
la reconnaître en droit tant que la Porte ne l'avait pas elle-même
reconnue. Une circonstance embarrassante se présenta: avant notre
conquête, l'Angleterre avait à Alger un consul et des agents consulaires
sur plusieurs points de la régence. Les consuls étant des agents
commerciaux et point politiques, c'était l'usage à peu près général en
Europe de les considérer comme étrangers à la question de souveraineté,
et de ne pas exiger, quand le souverain changeait, qu'ils reçussent, du
souverain nouveau, un nouveau titre pour leur mission. Nous nous étions,
en Algérie, conformés à cet usage, et après notre conquête, le consul
général d'Angleterre à Alger avait, sans autorisation nouvelle, continué
ses fonctions. Mais, dès 1836, le duc de Broglie et, après lui, M.
Thiers, décidèrent que tout nouvel agent consulaire en Algérie devrait
demander et obtenir notre _exequatur_. Non-seulement je maintins ce
principe dans les débats des Chambres, mais je le mis strictement en
pratique pour les agents consulaires anglais comme pour ceux de toute
autre nation. En juillet 1844, sur trente-neuf consuls ou agents
consulaires, de toute nation et de tout grade, en Algérie, douze avaient
reçu du roi leur _exequatur_; quatorze, d'un rang inférieur, tenaient
le leur du ministre des affaires étrangères, et huit du gouverneur
de l'Algérie. Cinq seulement exerçaient encore en vertu de titres
antérieurs à 1830.

[Note 34: _Pièces historiques_, nº XIII.]

L'Algérie n'était pas, en Afrique, le seul point où de grands intérêts
français me parussent engagés. Cette partie du monde, encore si
inconnue, offrait à l'activité et à la grandeur future de la France, un
champ immense. Elle était à nos portes; nous n'avions pas à courir,
pour y arriver, les chances d'une navigation longue et périlleuse; notre
établissement sur la côte septentrionale nous y donnait un large et
solide point d'appui. Sur la côte occidentale, notre colonie du Sénégal
nous assurait le même avantage. Nous ne rencontrions, dans l'intérieur
du pays, point de rival redoutable; aucune des grandes puissances
européennes n'y était fortement établie et en voie de conquête; la
colonie du Cap, quoique importante aux yeux de l'Angleterre, n'était pas
en progrès, et sa situation d'ailleurs ne gênait pas la nôtre dans ce
vaste continent. Frappé de ces faits et de l'avenir qui s'y laissait
entrevoir, non-seulement je saisis, mais je recherchai les occasions
et les moyens d'étendre en Afrique la présence et la puissance de la
France. Les négociants de Marseille, de Nantes et de Bordeaux faisaient,
sur la côte occidental, un commerce déjà considérable en huile de
palmes, ivoire, gomme, arachides et autres productions africaines: nous
résolûmes de fonder, sur les principaux emplacements de ce commerce,
des comptoirs fortifiés qui lui donnassent la sécurité et lui permissent
l'extension. Les embouchures des rivières le Grand-Bassam, l'Assinie
et le Gabon, dans le golfe de Guinée, furent les points choisis dans
ce dessein. De 1842 à 1844, des traités conclus avec les chefs
des peuplades voisines nous conférèrent la pleine possession et la
souveraineté extérieure d'une certaine étendue de territoire au bord
de la mer et sur les rives de ces fleuves; de petits forts y furent
construits; de petites garnisons y furent envoyées; le gouverneur du
Sénégal fut chargé de les inspecter et de les protéger. Les négociants
anglais, qui faisaient sur cette côte le même commerce que les nôtres,
prirent l'alarme; quelques difficultés s'élevèrent sur les lieux; le
cabinet anglais nous demanda quelques explications; nos réponses furent
péremptoires; nous établîmes notre droit d'acquérir ces territoires
et de fonder des comptoirs nouveaux; nous étions allés au-devant des
objections; nous avions proclamé la complète franchise pour tous les
pavillons et le maintien de tous les usages commerciaux en vigueur sur
cette côte; avec sa loyauté accoutumée, lord Aberdeen reconnut
notre droit et mit fin aux réclamations. La France eut, sur la côte
occidentale d'Afrique, pour son commerce, sa marine et ses chances
d'avenir, les points d'appui dont elle avait besoin.

Quand il s'agit de la côte orientale, nous nous trouvâmes en présence
de difficultés d'une autre sorte: la grande île de Madagascar était une
grande tentation de conquête et d'un vaste établissement colonial, à
perspectives indéfinies. On pressait le gouvernement du roi d'en faire
l'entreprise; on décrivait les richesses naturelles de l'île, la beauté
de ses ports et de ses rades, les avantages maritimes et commerciaux
qu'elle nous offrait, les facilités que donneraient à la conquête les
discordes des deux races qui l'habitaient, les Ovas et les Sakalaves.
Les droits traditionnels ne manquaient pas à l'appui des désirs;
depuis le commencement du XVIIe siècle, et sous les auspices d'abord
du cardinal de Richelieu, puis de Louis XIV, des compagnies françaises
avaient travaillé à prendre possession de Madagascar; elles y avaient
noué des relations, fondé des comptoirs, bâti des forts; elles
avaient obtenu, des chefs du pays, de vastes concessions et une sorte
d'acceptation de la souveraineté française; à travers de fréquentes
alternatives de succès et de revers, Louis XIV, Louis XV, Louis XVI
avaient reconnu et soutenu leurs établissements; les noms tantôt d'_Ile
Dauphine_, tantôt de _France orientale_ avaient été donnés à l'île
entière. Sauf des exceptions formellement stipulées, le traité du 30 mai
1814 avait rendu à la France tout ce qu'elle possédait hors d'Europe en
1792, et Madagascar n'était pas au nombre des exceptions. Depuis cette
époque, des actes maritimes et diplomatiques avaient, sinon mis en
pratique, du moins réservé nos droits. Tout récemment, d'habiles
officiers de marine avaient visité l'île, étudié ses côtes, communiqué
avec ses populations, ranimé les anciens souvenirs. Le conseil colonial
de l'île Bourbon reproduisit avec détail, dans une adresse au roi,
toutes les raisons qui devaient, selon lui, engager le gouvernement
«à entreprendre la conquête générale et la colonisation en grand de
Madagascar.» Le gouverneur de Bourbon, l'amiral de Hell, appuyait
vivement le voeu du conseil colonial. Enfin, l'empire de ces traditions
et de ces espérances se maintenait jusque dans l'_Almanach royal_ où,
depuis 1815, le gouverneur de l'île Bourbon était dit _gouverneur de
Bourbon et Madagascar_.

J'étais opposé à toute entreprise de ce genre. Pour qu'une nation fasse
avec succès, loin de son centre, de grands établissements territoriaux
et coloniaux, il faut, qu'elle ait, dans le monde, un commerce
très-étendu, très-actif, très-puissant, très-entreprenant, et que sa
population soit disposée à transporter loin du sol natal sa force et
sa destinée, à essaimer, comme les abeilles. Ni l'une ni l'autre de
ces conditions ne se rencontrait en 1840 et ne se rencontre encore en
France. Nous avions bien assez d'une Algérie à conquérir et à coloniser.
Rien ne nuit davantage à la grandeur des peuples que les grandes
entreprises avortées, et c'est l'un des malheurs de la France d'en
avoir, plus d'une fois, tenté avec éclat de semblables, en Asie et en
Amérique, dans l'Inde, à la Louisiane, au Canada, pour les abandonner
ensuite et laisser tomber ses conquêtes aux mains de ses rivaux. Le
roi, le cabinet et les Chambres étaient pleinement de mon avis. Nous
écartâmes donc les projets de conquête de Madagascar, et nous les
aurions écartés, quand même l'Angleterre ne s'en serait pas montrée
inquiète et jalouse. Mais en me refusant à rechercher, pour ma patrie,
de grands établissements territoriaux lointains, j'étais loin de penser
qu'elle dût rester, sur les divers points du globe, absente et
inactive; notre petite terre appartient à la civilisation européenne et
chrétienne, et partout où la civilisation européenne et chrétienne se
porte et se déploie, la France doit prendre sa place et déployer son
génie propre. Ce qui lui convient, ce qui lui est indispensable, c'est
de posséder, dans tous les grands foyers d'activité commerciale et
internationale, des stations maritimes sûres et fortes, qui ne nous
créent pas inévitablement des intérêts agressifs et illimités, mais
qui servent de point d'appui à notre commerce, où il puisse chercher un
refuge et se ravitailler, des stations telles que les marins français
retrouvent partout, dans les grandes mers et près des grandes terres, la
protection prévoyante de la France sans qu'elle y soit engagée au delà
de ses intérêts généraux et supérieurs. Ce fut pour atteindre à ce but
sur la côte orientale d'Afrique, comme sur la côte occidentale, que,
de 1841 à 1843, nous prîmes possession, à l'entrée nord du canal de
Mozambique, des îles de Mayotte et de Nossi-Bey, et qu'en 1844 nous
conclûmes, avec l'imam de Mascate, un traité qui nous donnait, sur la
longue étendue de ses côtes, des sûretés et des libertés commerciales
importantes pour notre colonie de l'île Bourbon et pour nos relations
avec le grand Orient.

Vers le même temps et sous l'empire de la même idée, nous prenions, dans
l'océan Pacifique, possession des îles Marquises. Je parlerai plus tard
de cet acte et des incidents qu'il suscita, et qui firent plus de bruit
qu'ils ne méritaient. Nous étions, en 1841, engagés, à nos portes mêmes,
dans deux questions beaucoup plus graves et qui pouvaient compliquer
bien plus sérieusement nos rapports avec l'Angleterre.

La première était celle de l'union douanière entre la La France et la
Belgique. Pays d'immense production et de consommation très-étroite,
la Belgique étouffait industriellement dans ses limites et aspirait
ardemment à un marché plus vaste que le sien propre. Ce fut d'elle que
nous vint la proposition formelle de l'union douanière qui, depuis 1831,
était, entre les deux pays, un sujet de publications, de conversations
et de discussions continuelles. En 1840, sous le ministère de M. Thiers,
la question avait été posée et une négociation entamée. Elle fut reprise
en juillet 1841; quatre conférences eurent lieu à Paris, dans le mois
de septembre, entre quelques-uns des ministres et plusieurs commissaires
des deux États. Je les présidai. De part et d'autre, les dispositions
étaient circonspectes: nous ne voulions pas faire payer trop cher, à
notre industrie et à nos finances, l'avantage politique que devait nous
valoir l'union douanière, et les Belges voulaient payer au moindre
prix politique possible l'avantage industriel qu'ils recherchaient. Ils
proposèrent cependant l'abolition de toute ligne de douane entre les
deux pays et l'établissement d'un tarif unique et identique sur leurs
autres frontières. C'était l'union douanière vraie et complète. Mais
ils y attachaient expressément la condition que les douaniers belges
garderaient seuls les frontières belges: «L'admission de quelques
milliers de soldats français sur le territoire belge, en uniforme de
douaniers, serait, dit l'un de leurs commissaires, une atteinte mortelle
à l'indépendance et à la neutralité de la Belgique.» Nous déclarâmes à
notre tour que la France ne pouvait confier à des douaniers belges la
garde de ses intérêts industriels et financiers: «Je vois, écrivit le
roi Léopold au roi Louis-Philippe, que vos ministres pencheraient vers
un traité de tarifs différentiels. Je ne demanderais pas mieux. Je
comprends l'inquiétude qu'inspire notre douane comme gardienne d'une
partie du revenu et de l'industrie française. Nous ne pourrions
cependant pas avoir des douaniers français; l'Europe prétendrait y voir
une véritable incorporation; et même ici tous ceux qui ne tiennent pas
au commerce et à l'industrie s'y opposeraient. J'espère toujours qu'il
sortira quelque chose d'acceptable du _kettle which is boiling_[35].
L'affaire est bien importante et les suites d'une non-réussite
pourraient être bien funestes. Évidemment plusieurs des hommes
politiques en France croient que, si la négociation manquait, il n'en
résulterait aucun inconvénient et que tout resterait comme cela est. Il
y a des positions où on ne peut pas rester, et quand les passions s'en
mêlent, on a encore moins de chances de pouvoir s'y maintenir. Dans ce
pays-ci, les hommes un peu importants de tous les partis ont été opposés
à une association commerciale avec la France. C'est avec une grande
répugnance qu'on s'est finalement décidé à la vouloir, vu les
souffrances auxquelles l'industrie belge devait être exposée par
l'espèce de blocus qui pèse sur nous maintenant. Ayant, dans leur idée,
fait un grand sacrifice, presque aussi grand que l'abandon de leur
existence politique, ils croyaient qu'une proposition d'association
avec la France ne pouvait pas être repoussée par elle. Vous pouvez donc
facilement vous faire une idée des embarras politiques qui résulteraient
d'un non-succès du traité. Le travail de nos ennemis intérieurs est
aussi dans ce sens: demander l'association avec la France, et, si elle
repousse la Belgique, se baser sur la position impossible du pays pour
changer son gouvernement et se réunir à la Hollande.»

[Note 35: De la marmite qui est en ébullition.]

Nous étions aussi décidés que le roi Léopold lui-même à combattre, à
tout prix, cette dernière hypothèse. Nous avions de plus quelque crainte
que la Belgique, repoussée par la France, ne se tournât vers l'Allemagne
et ne cherchât à entrer dans le _Zollverein_ prussien. Nous n'ignorions
pas que des hommes d'État, belges et allemands, étaient favorables à
cette combinaison et essayaient de la préparer. La négociation marchait
péniblement à travers toutes ces sollicitudes quand un incident vint
ajourner le système de la grande union douanière et nous pousser dans la
voie des tarifs différentiels concertés entre les deux pays. Depuis deux
ou trois ans, les fils et tissus de lin anglais envahissaient rapidement
le marché français; de 1840 à 1842, leur importation avait doublé; nos
filatures étaient gravement menacées; le 26 juin 1842, une ordonnance,
rendue comme urgente, éleva nos droits de douane sur les fils et
tissus de lin étrangers. La mesure était générale. La Belgique réclama
vivement. Nous ne nous étions point proposés de la frapper, et notre
industrie linière pouvait soutenir la concurrence de la sienne.
Nous entrâmes en négociation, et le 16 juillet 1842 une convention
commerciale fut conclue qui exempta les fils et tissus de lin belges
de l'aggravation du droit. La Belgique, à son tour, adopta, sur ses
frontières autres que celles de France, notre nouveau tarif sur les
fils et tissus de lin étrangers, et fit en outre, en faveur de notre
commerce, quelques légères concessions. La durée du traité fut fixée à
quatre ans.

Quand le projet de loi qui en mettait les articles à exécution fut
discuté dans la Chambre des députés, ce traité rencontra divers
adversaires: les uns me reprochaient de ne pas avoir accompli l'union
douanière et incorporé, sous cette forme, la Belgique à la France; les
autres, d'avoir trop sacrifié l'industrie française et trop peu exigé
de la Belgique en retour de la faveur exceptionnelle que nous lui avions
accordée. Indépendamment des raisons spéciales que j'avais à faire
valoir sur ce point, je saisis cette occasion d'exprimer l'idée générale
qui m'avait dirigé dans cette négociation et à laquelle je me proposais
de rester, en tout cas, fidèle: «Je ne suis point, dis-je, de ceux qui
pensent qu'en matière d'industrie et de commerce les intérêts existants,
les établissements fondés doivent être aisément livrés à tous les
risques, à toute la mobilité de la concurrence extérieure et illimitée.
Je crois au contraire que le principe conservateur doit être appliqué
à ces intérêts-là comme aux autres intérêts sociaux, et qu'ils doivent
être efficacement protégés. Il est impossible cependant que les intérêts
industriels ne soient pas, dans certains cas, appelés à se prêter, dans
une certaine mesure, à ce qui peut servir la sécurité, la force et la
grandeur de la France dans ses relations extérieures. Il ne se peut pas
que l'État ne soit pas en droit de demander quelquefois à ces intérêts
une certaine élasticité et certains sacrifices dans ce but. Il ne se
peut pas non plus que les intérêts industriels ne se prêtent pas aussi,
dans une certaine mesure, à l'extension générale et facile du bien-être,
c'est-à-dire qu'ils ne soient pas tenus d'accepter progressivement une
concurrence qui les excite et les oblige à faire mieux et à meilleur
marché, au profit de tous. Ce sont là les deux conditions imposées au
système protecteur et qui le légitiment. On a raison d'appliquer aux
intérêts industriels la politique de conservation, et de les protéger,
au nom de cette politique, contre les dangers qui peuvent les assaillir;
mais en même temps ces intérêts doivent s'accommoder aux nécessités de
la politique extérieure et au progrès du bien être intérieur. A ce prix
seulement la protection se justifie et se maintient.»

La Chambre agréa ces maximes et sanctionna le traité; mais la question
fondamentale subsistait toujours, et le péril que la Belgique venait de
courir pour l'une de ses industries ne fit que la rendre plus vive dans
son désir de l'union douanière. La négociation fut reprise; un projet
de traité, qui contenait, de la part de la Belgique, l'adoption des
principales dispositions du régime français en fait de douanes et de
contributions indirectes, fut préparé et discuté sous trois formes
successives de rédaction; la dernière fut lue le 1er novembre 1842 dans
un conseil tenu à Saint-Cloud; les commissaires belges y demandèrent
encore certains changements. Plus on approchait du terme, plus les
difficultés de cette grande mesure internationale se faisaient sentir.
Les principales industries françaises témoignaient fortement leurs
alarmes. Au dehors les puissances intéressées s'inquiétaient,
silencieusement d'abord et sans bruit diplomatique: «Vous me demandez,
m'écrivait le 20 octobre 1842 le comte de Sainte-Aulaire, ce qu'on pense
ici de l'union douanière franco-belge; je ne puis guère le savoir que
par induction, car on garde avec moi un silence aussi absolu qu'avec
vous. Les journaux même, avec une admirable intelligence des intérêts de
leur pays, n'abordent ce sujet qu'avec grande réserve; chacun comprend
que de puissants intérêts français se chargeront de l'opposition, et
que l'Angleterre diminuerait leur force en prenant prématurément
l'initiative.» Au même moment cependant, le 21 octobre, lord Aberdeen
écrivait au roi Léopold une lettre pressante, bien que douce, pour le
détourner d'une mesure «pleine de danger, on peut l'affirmer, pour les
intérêts de Votre Majesté et pour la tranquillité de l'Europe.» Quelques
semaines après, le 19 novembre, causant avec M. de Sainte-Aulaire: «Il
paraît, lui dit-il, que la question belge est toujours pendante.»--«J'ai
répondu, m'écrivit l'ambassadeur, que je n'en savais rien que par les
journaux; que, dans mon opinion, une solution prochaine et définitive
n'était guère probable, et que du reste je m'applaudissais de
l'indifférence de la presse anglaise, d'où je concluais que, dans aucun
cas, je n'aurais à me quereller avec lui sur ce sujet. Il m'a répondu
que tout traité de commerce était populaire en Angleterre, et que les
capitalistes anglais seraient d'autant moins disposés à se plaindre d'un
traité de commerce franco-belge qu'ils se hâteraient d'engager leurs
capitaux dans des fabriques belges, et qu'ils se promettraient de gros
bénéfices de ces entreprises. Mais sur l'hypothèse de l'union douanière,
son langage a été tout autre: «Vous concevez, m'a-t-il dit, que
l'Angleterre ne verrait pas de bon oeil les douaniers français à Anvers.
Vous auriez à combattre aussi du côté de l'Allemagne, et cette fois
vous nous trouveriez plus unis que pour le droit de visite.» Le cabinet
anglais s'était en effet assuré de cette union; le 28 octobre, lord
Aberdeen avait adressé aux représentants de l'Angleterre à Berlin,
Vienne et Saint-Pétersbourg, avec ordre de la communiquer à ces trois
cours, une dépêche dans laquelle, sans adhérer pleinement aux principes
que lord Palmerston avait manifestés lors des premiers bruits de l'union
douanière franco-belge, il soutenait, au nom de la neutralité de la
Belgique et en vertu du protocole du 20 janvier 1831 qui l'avait fondée,
que les autres cabinets auraient le droit de s'opposer à une combinaison
qui présenterait un danger réel pour l'équilibre européen. Le 29
novembre, il s'exprima encore plus vivement à ce sujet, avec le ministre
de Belgique à Londres, M. Van de Weyer, qui se hâta d'en informer le roi
Léopold; et le 6 décembre, ayant fait prier le comte de Sainte-Aulaire
de venir le voir: «Je suis informé, lui dit-il, qu'un ancien
ministre[36] est allé voir le roi Louis-Philippe, et qu'ils ont
longuement parlé de l'union douanière franco-belge. L'ancien ministre
disant que ce projet rencontrerait en Europe une opposition unanime, le
roi a répondu: «Je ne suis point fondé à attendre cette opposition, et
même je n'y crois pas, puisque aucune des puissances ne m'a fait dire un
mot à cet égard.» C'est d'après cette parole de votre roi, a continué
lord Aberdeen, que, pour éviter tout malentendu dans une matière si
grave, j'ai cru de mon devoir d'écrire à lord Cowley et de vous dire à
vous-même que l'union douanière de la France et de la Belgique nous
paraîtrait une atteinte à l'indépendance belge, et conséquemment aux
traités qui l'ont fondée.» J'ai refusé, me disait M. de Sainte-Aulaire,
toute discussion sur les paroles ou l'opinion personnelle du roi; mais
j'ai affirmé que mon gouvernement avait, dès longtemps, été informé par
moi, et par d'autres voies encore, des intentions du cabinet anglais;
c'était donc en toute connaissance de cause que vous aviez procédé à
l'examen de la question, décidé à la résoudre d'après la considération
de nos intérêts nationaux, et sans vous arrêter à un mécontentement qui
n'était fondé ni en droit ni en raison: «Je me suis abstenu jusqu'à
présent de vous parler avec détail sur ce sujet, a repris lord Aberdeen,
et je m'en applaudis, parce que votre gouvernement peut déférer aux
plaintes du commerce français sans que sa résolution paraisse influencée
par des considérations diplomatiques; mais aujourd'hui j'ai dû vous
parler pour prévenir toute fausse interprétation de mon silence. J'ai
pris soin d'ailleurs que la démarche à faire auprès de vous n'eût rien
de collectif.»

[Note 36: C'était à M. le comte Molé qu'il faisait allusion.]

Sans m'annoncer, de la part de la Prusse, aucune démarche positive, le
comte Bresson m'envoya de Berlin, le 7 novembre 1842, des informations
analogues, et après avoir traité lui-même la question sous ses divers
points de vue, il finissait par me dire qu'à son avis l'union douanière
avec la Belgique n'avait, pour la France et son gouvernement, qu'une
importance très-secondaire, et qu'elle nous vaudrait bien moins
d'avantages qu'elle ne nous attirerait d'embarras et de mécomptes.

En présence de ces rapports et, tantôt du travail secret, tantôt des
déclarations officielles qui se faisaient en Europe sur cette question,
je résolus de m'en expliquer pleinement avec les représentants de la
France au dehors et de bien régler leur attitude en déterminant avec
précision la nôtre. J'écrivis donc le 30 novembre 1842, d'abord au comte
Bresson, car le cabinet de Berlin était le plus sérieusement inquiet
et le plus empressé à prendre, dans les inquiétudes anglaises, un point
d'appui pour les siennes: «Je veux que vous sachiez dès aujourd'hui, sur
le fond même de cette affaire et sur les raisonnements de lord Aberdeen,
ce que nous pensons et ce qui règle notre conduite.

«Les traités qui ont constitué la Belgique ont stipulé qu'elle formerait
un État indépendant et neutre. Cette indépendance, cette neutralité
seraient-elles, comme on le prétend, détruites ou entamées par le simple
fait d'une union douanière avec la France?

«Oui, si les clauses de cette union portaient atteinte à la souveraineté
politique du roi des Belges, s'il ne conservait pas dans ses États le
plein exercice des droits essentiels à cette souveraineté. Non, si la
souveraineté politique belge demeurait entière et si le gouvernement
belge avait toujours la faculté de rompre l'union dans un délai
déterminé, dès qu'il la trouverait contraire à son indépendance.

«Bizarre indépendance que celle qu'on ferait à la Belgique en lui
interdisant absolument, et comme condition de son existence, le droit de
contracter les relations, de prendre les mesures que lui conseilleraient
ses intérêts, qui seraient peut-être, pour son existence même, une
nécessité!

«L'indépendance n'est pas un mot; elle doit être un fait. Un État n'est
pas indépendant parce qu'on l'a écrit dans un traité, mais à condition
qu'il pourra réellement agir selon son intérêt, son besoin, sa volonté.

«En supposant la souveraineté politique belge pleinement respectée,
et nous sommes les premiers à dire qu'aucune autre hypothèse n'est
admissible, l'union douanière ne serait, entre la France et la Belgique,
qu'une forme particulière de traité de commerce; forme qui entraînerait
sans doute, dans l'administration intérieure des deux États, certains
changements librement consentis de part et d'autre, mais qui, loin de
porter atteinte à l'indépendance de l'un des deux, ne serait de sa part
qu'un acte et une preuve d'indépendance.

«Lord Aberdeen reconnaît à la France et à la Belgique le droit de
faire, entre elles, des traités de commerce, dussent ces traités être
nuisibles, économiquement parlant, aux intérêts des États tiers. Que
dirait-il si la France et la Belgique abolissaient chacune, sur
leur frontière commune, tout droit de douane, et si en même temps la
Belgique, par un acte de son gouvernement seul, établissait, sur
ses autres frontières, les tarifs et le régime actuel des douanes
françaises, sans qu'aucun autre changement s'accomplît d'ailleurs dans
les relations et l'administration intérieure des deux États? Je ne dis
pas qu'un tel système fût praticable; mais, à coup sûr, ce serait là
un de ces traités de commerce contre lesquels lord Aberdeen lui-même
reconnaît qu'aucun gouvernement étranger n'aurait droit de protester.
Pourtant l'union douanière serait complète. Elle n'est donc pas
nécessairement et par elle-même contraire à l'indépendance de la
Belgique et au droit public européen.

«Mais la neutralité? C'est ici une condition particulière d'existence,
dont la Belgique recueille les fruits et qui lui impose certaines
obligations, certaines gênes que les cinq grandes puissances ont
acceptées comme elle, et doivent, comme elle, respecter.

«Certes, ce ne sera pas la France qui portera, qui souffrira jamais, à
la neutralité de la Belgique, la moindre atteinte. Cette neutralité est,
depuis 1830, le seul avantage que nous ayons acquis au dehors. En 1814,
le royaume des Pays-Bas avait été érigé contre nous; il est tombé; à
sa place s'est élevé un État qui a été déclaré neutre et qui, par son
origine, ses institutions, ses intérêts politiques et matériels, par le
mariage de son roi, tout en demeurant neutre, est devenu pour nous un
État ami. Il y a là, pour nous, une garantie matérielle de sécurité sur
notre frontière, une garantie politique de paix et d'équilibre européen.
L'Europe a accepté cette situation. Plus que personne nous en comprenons
et nous en estimons les avantages. Moins que personne, nous sommes
disposés à y rien changer.

«Comment la neutralité politique de la Belgique périrait-elle par son
union douanière avec la France? Ceci est le dire de lord Aberdeen et
son grand argument. Je ne dirai pas, quoique cela soit vrai, que cet
argument est injurieux pour nous; comme si nous ne pouvions vouloir
l'union commerciale avec la Belgique que pour détruire sa neutralité et
pour trouver là un chemin caché vers la conquête. Je ne dirai pas non
plus que c'est traiter bien légèrement le droit public européen et le
considérer comme bien vain que de croire qu'il ne prêterait aucune
force aux États qui le réclameraient s'il était méconnu. Je vais droit à
l'idée fondamentale de lord Aberdeen et j'en pèse exactement la valeur.

«L'unité des douanes et du système financier ne peut avoir lieu, dit-on,
entre deux États de force très-inégale, car l'un serait politiquement
absorbé par l'autre, et l'équilibre européen mis ainsi en danger.
L'exemple de l'union douanière allemande, ajoute-t-on, n'est point
applicable, car celle-ci repose sur une union politique depuis longtemps
admise par le droit public européen, et elle n'y a porté aucun trouble.

«Ce sont là de pures assertions, de pures apparences dont nous ne
saurions nous payer. Allons au fait. Est-il vrai que l'union douanière
allemande ait eu lieu entre des États de force égale et capables de
se balancer réciproquement? Est-il vrai que l'équilibre intérieur de
l'Allemagne, qui est bien quelque chose dans l'équilibre général de
l'Europe n'en ait pas été sensiblement altéré? Qu'on le demande à
l'Autriche. Qu'on le demande même aux petites puissances allemandes
engagées dans l'association. Il est évident que par ce fait nouveau,
la Prusse a grandi, beaucoup grandi, que son poids en Allemagne, et
par suite en Europe, s'est fort accru, que les puissances allemandes
de second et de troisième ordre n'ont plus ni la même importance, ni la
même liberté dans leurs combinaisons au dehors. A coup sûr, ce sont là
des faits graves, des altérations profondes dans l'état de l'Allemagne
et de l'Europe; et si l'on n'y pense guère à Londres, je suis convaincu
qu'à Vienne, à Hanovre, et même à Stuttgart et à Dresde, on s'en
préoccupe fortement.

«Pourquoi les puissances à qui ce fait nouveau déplaisait, l'Autriche
par exemple, ne s'y sont-elles pas ouvertement opposées? Parce qu'elles
ont compris qu'elles n'en avaient pas le droit. Lorsqu'un changement
dans la répartition et la mesure des influences en Europe s'opère en
vertu d'intérêts puissants et légitimes, par des moyens réguliers et
pacifiques, et sans que l'État ou les États qui y gagnent excèdent
les limites habituelles de leur action, on peut en ressentir du
mécontentement, de l'inquiétude; on peut travailler à l'entraver, à le
restreindre, à le faire échouer; on n'a nul droit de s'y opposer par la
violence ou de protester officiellement. L'histoire de l'Europe offre
plus d'un exemple de ces changements dans la répartition des influences
qui ont donné lieu sans doute à des luttes sourdes, à des efforts
diplomatiques, mais n'ont amené ni déclarations hostiles ni guerres.
Et de nos jours une guerre suscitée pour une telle cause serait plus
contraire que jamais aux notions de justice du public européen et à son
sentiment sur les droits et les relations des États.

«Sans doute l'union douanière franco-belge serait, pour la France, un
accroissement de poids et d'influence en Europe; mais pourquoi la
France et la Belgique n'auraient-elles pas, aussi bien que la Prusse, la
Bavière et la Saxe, le droit de régler sous cette forme leurs intérêts
communs? Pourquoi ce qui s'est passé, sur la rive droite du Rhin, au
profit de la Prusse, ne pourrait-il pas se passer sur la rive gauche
au profit de la France, sans que la paix de l'Europe en reçût plus
d'atteinte?

«Voilà pour la question de droit, mon cher comte; voilà quels sont, à
notre avis et en allant au fond des choses, les vrais principes. Voici
maintenant quelle a été et quelle sera notre règle pratique de conduite
dans cette affaire.

«Nous n'en avons point pris l'initiative. Nous ne sommes point allés,
nous n'irons point au-devant de l'union douanière franco-belge. Sans
doute elle aurait pour nous des avantages; mais elle nous susciterait
aussi, et pour nos plus importants intérêts, des difficultés énormes.
L'union douanière n'est point nécessaire à la France. La France n'a,
sous ce rapport, rien à demander à la Belgique. L'état actuel des choses
convient et suffit à la France qui ne fera, de son libre choix et de son
propre mouvement, rien pour le changer.

«C'est à la Belgique que cet état pèse. C'est la Belgique qui vient nous
dire qu'elle n'y saurait demeurer, et que, pour sa sécurité intérieure,
même pour son gouvernement et son existence nationale, le péril est tel
que, pour y échapper, elle sera contrainte de tout faire. Elle vient à
nous. Si nous la repoussons, elle ira ailleurs. Si elle restait comme
elle est, tout, chez elle, serait compromis.

«Or la sécurité de la Belgique, l'existence du royaume belge tel qu'il
est aujourd'hui constitué, c'est la paix de l'Europe. Vous le savez, mon
cher comte; la constitution de ce royaume n'a pas été un résultat facile
à obtenir; il n'a pas été facile de contenir, de déjouer toutes les
passions, toutes les ambitions qui voulaient autre chose. Et vous le
savez aussi; autre chose, c'est la guerre, la conflagration de l'Europe.
Qu'on ne s'y trompe pas: les mêmes passions, les mêmes ambitions qui,
en 1830 et 1831, voulaient autre chose que ce qui a été fait, subsistent
encore aujourd'hui. Et si quelque occasion, un grand trouble intérieur
en Belgique par exemple, s'offrait à elles, elles éclateraient. Et
aujourd'hui comme en 1830, leur explosion amènerait infailliblement la
guerre, le bouleversement de l'ordre européen, et toutes ces chances
fatales, inconnues, que depuis douze ans, nous travaillons tous à
conjurer. Voilà ce qui fait, à nos yeux, la gravité de cette question.
Voilà à quels dangers l'union douanière franco-belge pourrait être un
remède. Que ces dangers s'éloignent; que la Belgique ne s'en croie pas
sérieusement menacée; qu'elle ne nous demande pas formellement de l'y
soustraire; qu'elle accepte le _statu quo_ actuel: ce ne sera point nous
qui la presserons d'en sortir. Nous ne sommes point travaillés de cette
soif d'innovation et d'extension qu'on nous suppose toujours. Nous
croyons qu'aujourd'hui, pour la France, pour sa grandeur aussi bien
que pour son bonheur, le premier besoin, c'est la stabilité. Cette
conviction gouverne et gouvernera notre conduite dans cette affaire-ci
comme elle l'a déjà gouvernée dans tant d'autres. Mais ce que nous ne
pouvons souffrir, ce que nous ne souffrirons pas, c'est que la stabilité
du royaume fondé à nos portes soit altérée à nos dépens, ou compromise
par je ne sais quelle absurde jalousie du progrès de notre influence.
En vérité, ceux qui voient, dans l'union douanière franco-belge, une
question de rivalité politique, s'en font une bien petite et bien fausse
idée; il s'agit ici de bien autre chose que d'une rivalité d'influence;
il s'agit du maintien de la paix et de l'ordre européen. C'est là ce que
nous défendons.

«De tous ces faits et de toutes ces idées, voici, pour le moment,
mon cher comte, les conclusions que je tire sur la conduite qui nous
convient, et d'après lesquelles vous réglerez la vôtre.

«1º Rester fort tranquilles; éviter plutôt que rechercher la discussion
sur l'union douanière franco-belge, et bien donner la persuasion que
nous ne recherchons pas non plus le fait. Il faudra que cette union
vienne nous chercher et que la Belgique nous l'impose en quelque sorte,
comme une nécessité de sa propre existence;

«2º Garder, sur le fond de l'affaire, toute notre indépendance; ne
reconnaître à personne le droit de s'y opposer, aux termes des traités
et des principes du droit public;

«3º Observer soigneusement les dispositions des diverses puissances à
cet égard. En sont-elles toutes préoccupées dans le même sens et au même
degré? Quelles différences existent entre elles? Jusqu'où iraient-elles
dans leur résistance? Des objections, des efforts cachés pour empêcher,
une protestation publique, la guerre, voilà les divers pas possibles
dans cette carrière; à quel point telle ou telle puissance s'y
arrêterait-elle?

«4º Quant à présent, au delà de ce travail d'observation et d'attente,
une seule chose nous importe; c'est d'empêcher toute démonstration,
toute démarche collective et officielle. Cela nous compromettrait et
nous gênerait. Regardez-y bien.»

J'adressai la même lettre, _mutatis mutandis_, aux représentants du
roi à Londres, à Vienne, à Pétersbourg, à Bruxelles et à La Haye. Je ne
pouvais ignorer que les diverses puissances n'attachaient pas toutes,
à cette question, autant d'importance que l'Angleterre ou la Prusse,
et n'y portaient pas toutes la même ardeur. Je savais notamment que le
prince de Metternich avait écrit au comte d'Appony: «Quant au travail du
roi Léopold avec le cabinet français pour arriver à une union douanière
des deux pays, j'y donne, pour mon compte, très-peu d'importance, et je
trouve que le cabinet de Berlin a bien tort de s'en inquiéter autant. La
France ne demanderait pas mieux que d'avaler la Belgique, et la Belgique
serait charmée de s'engraisser commercialement à la table de la France.
Cela est clair et fort simple. Cependant aucun gouvernement ni aucun
pays ne se laisse volontiers dévorer par un autre, et dans de telles
transactions le plus petit est toujours celui qui se tient le plus sur
ses gardes. S'il ne s'en tire pas bien, cela aussi est fort simple, et
c'est son affaire. Je vous répète que j'attache peu d'importance à tout
ce projet.» Dans ses relations avec les cours de Londres et de Berlin,
comme dans les communications officieuses qu'il me fit faire à ce sujet,
le prince de Metternich ne s'employa qu'à apaiser les inquiétudes, à
empêcher toute démarche active, collective et officielle. Il prenait
d'autant plus volontiers ce rôle impartial et amical qu'il était
convaincu que le projet d'union douanière franco-belge ne se réaliserait
pas: «Quand je considère, dit-il un jour au comte de Flahault, tous les
genres de danger auxquels le roi Léopold s'expose en le poursuivant,
quand je songe qu'une modification réciproque des tarifs assurerait aux
deux pays (tout aussi bien que pourrait le faire l'union douanière) tous
les avantages commerciaux qu'ils peuvent désirer, je me demande si le
roi Léopold a jamais eu bien sérieusement l'intention de conclure un
pareil traité, et s'il n'est pas plus probable qu'il a mis en avant ce
projet, qu'il doit savoir inexécutable, afin de n'arriver à rien, tout
en paraissant disposé à tout faire pour plaire au roi son beau-père,
à la nation française, au parti français en Belgique et au sentiment
national qui cherche un débouché pour l'excédant des produits belges.»
Je suis fort tenté de croire que M. de Metternich avait raison, et
que le roi Léopold n'a jamais sérieusement poursuivi le projet d'union
douanière, ni compté sur son succès. Quoi qu'il en fût de l'intention
du roi des Belges, le fait définitif fut conforme à la prévoyance du
chancelier d'Autriche; les négociations, les conférences, les visites et
les conversations royales et ministérielles n'aboutirent à rien; l'idée
de l'union douanière entre la France et la Belgique fut peu à peu
délaissée sans bruit; et le 13 décembre 1845, après quelques mois d'une
négociation plus restreinte et plus efficace, un nouveau traité de
commerce, en abaissant sur un grand nombre d'objets les tarifs mutuels,
régla pour six ans, d'une façon plus étendue et plus libérale que
n'avait fait celui du 16 juillet 1842, les relations commerciales des
deux pays.

J'eus peu de regret de ce résultat. Plus j'avais approfondi la question,
plus je m'étais convaincu que l'union douanière franco-belge aurait,
pour la France, des inconvénients que ne compenseraient point les
avantages politiques qu'on s'en promettait. Ces avantages étaient
plus apparents que réels et auraient été achetés plus cher qu'ils ne
valaient. Nous aurions trouvé dans ce fait une satisfaction vaniteuse
plutôt qu'un solide accroissement de force et de puissance. Quoi qu'en
dissent les partisans de la mesure, la Belgique ne se serait point
complètement assimilée et fondue avec la France; l'esprit d'indépendance
et de nationalité, qui y avait prévalu en 1830, s'y serait maintenu,
et aurait jeté, dans les rapports des deux États, des incertitudes, des
difficultés et des perturbations continuelles. Je suis persuadé que
les quatre grandes puissances auraient immédiatement opposé, à l'union
douanière franco-belge, une résistance formelle, et qu'elles auraient
officiellement réclamé la neutralité de la Belgique en la déclarant
compromise par un tel acte; l'Angleterre et la Prusse étaient déjà unies
dans ce dessein éventuel; la Russie se fût empressée de les soutenir, et
l'Autriche n'eût eu garde de s'en séparer. Mais dans l'hypothèse la plus
favorable, en admettant que les quatre puissances n'eussent pas pris
sur-le-champ une attitude active, elles n'en auraient pas moins été
profondément blessées et inquiètes; elles auraient perdu toute confiance
dans notre sagesse politique et dans la stabilité du régime général
qu'après 1830, et de concert avec nous, elles avaient fondé en Europe;
elles se seraient de nouveau concertées contre nous, c'est-à-dire
qu'elles seraient rentrées dans la voie des coalitions antifrançaises.
Et au moment même où nous aurions accepté cette mauvaise situation
européenne, nous aurions porté un sérieux mécontentement et un grand
trouble dans les principales industries françaises; nous aurions
fortement agité, au dedans, le pays replacé au dehors sous le vent des
méfiances et des alliances hostiles de l'Europe. Les inquiétudes et les
réclamations de l'industrie nationale eurent, auprès de nous, bien
plus de part que les considérations diplomatiques à l'abandon du projet
d'union douanière franco-belge; mais nous fîmes, en le laissant tomber
et en le remplaçant par l'abaissement mutuel des tarifs, acte de
prévoyance au dehors aussi bien que d'équité et de prudence au dedans.

Nous avions, à cette époque, dans nos rapports avec l'Angleterre, une
affaire, ou plutôt des affaires bien plus graves et plus permanentes que
l'union douanière franco-belge, les affaires d'Espagne.

Je n'ai rencontré dans ma vie et je ne connais dans l'histoire point
d'exemple d'une politique aussi obstinément rétrospective que celle de
l'Angleterre envers l'Espagne. La guerre de la succession espagnole sous
Louis XIV, le traité d'Utrecht, la maison royale de France régnante en
Espagne, le pacte de famille sous Louis XV, l'Espagne concourant avec
la France, sous Louis XVI, à l'indépendance des États-Unis d'Amérique,
l'invasion de l'Espagne par l'empereur Napoléon, tous ces faits étaient
encore, en 1840, et sont probablement encore aujourd'hui aussi présents
à la pensée du gouvernement anglais, aussi décisifs pour sa conduite que
s'ils étaient actuels et flagrants. La crainte des vues ambitieuses
et de la prépondérance de la France en Espagne est toujours une
préoccupation permanente et dominante en l'Angleterre.

Je n'ai garde de m'étonner de cet empire de la tradition dans la
politique d'un État bien gouverné; la mémoire est mère de la prévoyance,
et le passé tient toujours dans le présent une grande place. Les faits
changent pourtant; les situations se modifient, et la bonne politique
consiste à reconnaître ces changements et à en tenir compte, aussi bien
qu'à ne pas oublier les faits anciens et leur part d'influence. Depuis
1830, et surtout depuis 1840, les situations relatives de la France et
de l'Angleterre, quant à l'Espagne, étaient profondément changées, et
leurs politiques n'avaient plus les mêmes raisons d'être contraires, ni
même diverses. Quand nous avions, en 1833, reconnu la reine Isabelle et
le régime constitutionnel en Espagne, nous nous étions hautement séparés
du parti absolutiste espagnol qu'avait protégé la Restauration, en
nous rapprochant du parti libéral qui, depuis 1808, avait pour patron
l'Angleterre. Quand nous avions, en 1835, refusé d'intervenir à main
armée en Espagne, malgré les sollicitations de l'Angleterre elle-même,
nous avions donné la preuve la plus éclatante que nous n'y recherchions
point une prépondérance exclusive. Depuis le mois de septembre 1840
enfin, la reine Christine et les chefs du parti constitutionnel modéré,
qu'on appelait le parti français, avaient perdu en Espagne le pouvoir;
il avait passé aux mains du parti libéral exalté, reconnu comme le parti
anglais; le nouveau régent du royaume, Espartero, déclarait ouvertement
que «ses inclinations et ses opinions étaient et avaient toujours été en
faveur d'une alliance intime avec la Grande-Bretagne, et que c'était là
l'amitié sur laquelle il comptait.» Le gouvernement anglais avait
lieu d'être content de sa situation en Espagne et peu inquiet de nos
prétentions à y dominer.

Pourtant son inquiétude était toujours la même; la nécessité de
combattre en Espagne l'ambition et l'influence de la France le
préoccupait toujours passionnément. L'avènement du cabinet tory ne
paraissait pas avoir changé grand'chose à cette disposition; lord
Aberdeen témoignait, sur ce point comme sur tous les autres, plus de
liberté d'esprit et d'impartialité; mais les méfiances antifrançaises
de sir Robert Peel étaient si profondes qu'il se déclarait enclin à
rechercher, sur les affaires d'Espagne, l'entente et l'action concertée
de l'Angleterre avec l'Autriche, la Prusse et la Russie, qui n'avaient
reconnu ni la reine Isabelle ni le régime constitutionnel espagnol,
plutôt que l'accord avec la France: «Notre position et nos intérêts,
disait-il, s'accordent mieux avec la position et les intérêts de ces
puissances qu'avec ceux de la France; elles ont en commun avec nous le
dessein d'empêcher que l'Espagne ne devienne un pur instrument entre les
mains de la France. Résister à l'établissement de l'influence française
en Espagne, tel doit être notre principal et constant effort.» Le
ministre d'Angleterre à Madrid, M. Aston, homme d'esprit et d'honneur,
mais placé là à bon escient par lord Palmerston, était imbu des mêmes
préventions et de la même passion; il avait été un moment question de le
changer; mais il fut maintenu à son poste, et la politique de rivalité
et de lutte contre la France continua de prévaloir en fait à Madrid
pendant qu'à Londres le premier ministre la soutenait en principe dans
le conseil.

En même temps que je rencontrais à chaque pas cette disposition du
gouvernement anglais, j'apprenais d'Espagne, avant même qu'à Londres le
cabinet whig et lord Palmerston fussent tombés, que le régent Espartero
perdait chaque jour du terrain, et que le parti des modérés, les chefs
militaires surtout, préparaient contre lui une insurrection dont ils se
promettaient le retour au pouvoir de la reine Christine et de ses amis.
Espartero et ses partisans ne cachaient pas leurs alarmes; on allait
jusqu'à dire que, dans la perspective du succès de ce soulèvement, ils
méditaient de quitter l'Espagne et de se retirer à Cuba, emmenant
avec eux la jeune reine Isabelle, sa soeur l'Infante doña Fernanda,
et restant ainsi en possession de la royauté et du pouvoir légal.
Je n'ajoutais nulle foi à ce bruit, presque aussi invraisemblable à
concevoir qu'impossible à exécuter; mais j'étais très-frappé de l'état
des partis qu'il révélait et des événements qu'il faisait pressentir.
Le 6 août 1841, j'écrivis au roi, alors au château d'Eu: «Il est bien
à désirer que les amis de la reine Christine se tiennent tranquilles et
laissent le gouvernement du régent actuel suivre le cours de ses propres
fautes et des destinées qu'elles lui feront. Il descend visiblement: si
on tente de le renverser, on le relèvera peut-être, et réussît-on à le
renverser, il y aurait une victoire pleine de périls; tandis que, si
l'on attend, les bras croisés, que la victoire vienne, elle sera sûre.
La mort naturelle est, pour les gouvernements, la seule mort véritable,
la seule qui ouvre réellement leur héritage. M. Zéa[37] m'a paru fort
pénétré de ces idées, et la reine Christine est, je crois, très-disposée
à les accueillir.» Et quelques jours après, le 17 août, considérant les
affaires d'Espagne sous un autre aspect, j'écrivis également au roi:
«Une idée me préoccupe; je crains que nous n'ayons l'air d'abandonner
sans protection, sans secours, cette pauvre petite reine qui n'a auprès
d'elle, ni mère, ni gouvernante, ni gardien ou serviteur sûr et dévoué.
Ne serait-ce pas un moment très-convenable, très-digne, très-bien choisi
pour envoyer en Espagne un ambassadeur, accrédité auprès d'elle en cas
de mouvements révolutionnaires? Le gouvernement de Madrid n'aurait aucun
droit de se plaindre. Le roi ferait acte de prévoyance politique et de
protection de famille. Personne ne pourrait s'y méprendre, et je ne vois
pas, dans aucune hypothèse, qu'aucune mauvaise conséquence puisse en
résulter. Je prie le roi d'y bien penser et de vouloir bien me faire
connaître son impression.»

[Note 37: M. Zéa Bermudez, naguère ministre de la reine Christine,
était resté dans l'exil son intime et fidèle conseiller.]

À ma première lettre, le roi répondit[38]: «La reine Christine est venue
à Saint-Cloud le jour de mon départ; je lui ai parlé dans le sens que
vous me développez dans votre lettre d'hier, et elle y a complètement
abondé». Et à la seconde[39]: «Je partage votre opinion sur l'opportunité
de nommer dès à présent un ambassadeur près de la reine Isabelle II, et
de la couvrir ainsi de toute la protection que nous pouvons lui donner
aujourd'hui. Je préfère même beaucoup que nous prenions l'initiative, à
cet égard, avant l'Angleterre. Pourtant je crains qu'on ne donne à cette
démarche une interprétation qui, en en faussant le caractère et l'objet,
amènerait un résultat tout contraire à celui que nous voulons obtenir.
Cette interprétation consisterait à faire considérer l'envoi d'un
ambassadeur comme un pas vers Espartero et un hommage à sa régence. Je
crois que tout dépendra de la manière dont la reine Christine et
ses amis politiques envisageront et qualifieront la démarche. Par
conséquent, je voudrais que vous pussiez voir M. Zéa demain matin
de bonne heure, assez tôt pour que vous pussiez encore voir la reine
Christine elle-même avant votre départ pour Lisieux. Quand vous vous
serez assuré de la manière dont la reine et Zéa envisageraient cet acte,
s'il est pris par eux comme je le désire, alors l'effet est assuré et
nous pouvons aller immédiatement de l'avant. Mais si, au contraire, ils
n'y voient qu'un avantage pour Espartero, alors je crois qu'il faut
y renoncer quant à présent, et rester sur la ligne que nous avions
adoptée, c'est-à-dire attendre, avant de rien faire, ce que fera
le nouveau ministère anglais, et probablement ce qu'il voudra même
concerter avec nous.»

[Note 38: Le 7 août 1841.]

[Note 39: Le 18 août 1841.]

J'écrivis dès le lendemain au roi: «Je viens de voir M. Zéa. Il
est convaincu que la nomination immédiate d'un ambassadeur à Madrid
tournerait au profit d'Espartero, et serait regardée par le parti
modéré comme un grave échec. Il préfère beaucoup que le roi attende la
formation du nouveau cabinet britannique qui sera, dit-il, très-disposé
et même empressé à se concerter avec la France. J'ai trouvé la
conviction de M. Zéa si arrêtée et si profonde que je n'ai pas jugé
nécessaire de voir, sur le même sujet, la reine Christine. Je pense,
comme Votre Majesté, que la mesure ne serait bonne à prendre qu'autant
qu'elle produirait en Espagne sur tous les partis, exaltés ou modérés,
un effet analogue à l'intention dans laquelle elle serait prise.
Puisqu'il n'en serait pas ainsi, il faut attendre.»

Nous n'attendîmes pas longtemps: dès que le cabinet tory fut formé, M.
Zéa retira son objection à la nomination de notre ambassadeur à Madrid,
et me pressa même de l'accomplir. Il connaissait depuis longtemps lord
Aberdeen, et il en était fort connu et estimé. Il avait la confiance que
le nouveau cabinet anglais, essentiellement monarchique et conservateur,
le serait même en Espagne, et s'entendrait avec nous. Pour mon
compte, je tenais beaucoup à ce que notre ambassadeur fût nommé avant
l'explosion des troubles que tout le monde prévoyait au delà des
Pyrénées: si ces troubles tournaient en faveur du régent Espartero,
l'envoi inattendu d'un ambassadeur de France à Madrid devenait
une platitude; si au contraire la reine Christine et ses partisans
triomphaient, notre ambassadeur ne serait arrivé qu'à leur suite et
comme leur instrument. Ni l'une ni l'autre de ces situations ne nous
convenait; aux yeux de l'Angleterre comme de l'Espagne, nous voulions
être les amis de la reine Isabelle et de la monarchie constitutionnelle
espagnole, non des auxiliaires au service de l'un des partis qui, sous
ce régime, se disputaient violemment le pouvoir. Nous n'avions nulle
confiance dans le régent Espartero, mais nul dessein non plus d'entrer,
contre lui, dans l'arène et de travailler à son renversement. Nous ne
cachions point nos opinions et nos voeux quant au gouvernement
intérieur de l'Espagne, mais nous restions fidèles à notre politique
de non-intervention. Je demandai au roi d'instituer sans délai cette
ambassade, et de la confier à M. de Salvandy: esprit élevé, généreux,
entreprenant, monarchique et libéral avec une sincérité profonde quoique
un peu fastueuse, plein de vues politiques saines, même quand elles
étaient exubérantes et imparfaitement équilibrées, pas toujours mesuré
dans les incidents et les dehors de la vie publique, mais sensé au fond,
capable de faire des fautes, mais capable aussi de les reconnaître, d'en
combattre loyalement les conséquences et d'en porter dignement le poids.
Il avait été ministre de l'instruction publique dans le cabinet de M.
Molé, et je trouvais un réel avantage à le retirer de l'opposition et à
le rallier au ministère. Il connaissait et aimait l'Espagne. Il accepta
volontiers cette aventureuse mission[40]. La reine Christine
l'accueillit de bonne grâce, quoique avec quelque déplaisir; elle ne
trouvait pas qu'en envoyant un ambassadeur à Madrid pendant cette
régence d'Espartero contre laquelle elle avait protesté, le roi son
oncle fût aussi _Christino_ qu'elle l'aurait voulu; mais elle était de
ceux qui savent se résigner sans renoncer. M. de Salvandy se disposait à
partir quand les nouvelles de l'insurrection du général O'Donnell en
Navarre contre Espartero, dans les premiers jours d'octobre 1841,
arrivèrent à Paris, encore confuses et sans résultat.

[Note 40: Il fut nommé le 9 septembre 1841.]

Je sentis, en les recevant, que la nécessité et en même temps l'occasion
étaient venues de faire pleinement connaître au nouveau cabinet anglais
notre attitude, notre intention et le fond de notre pensée dans
nos relations avec l'Espagne. J'écrivis sur-le-champ à M. de
Sainte-Aulaire[41]: «Je suis sûr qu'à Londres, comme ailleurs, on nous
attribue ce qui se passe en Espagne; on croit que nous travaillons au
rétablissement de la reine Christine. Je ne m'en étonne pas; c'est une
idée naturelle, conforme aux vraisemblances et aux apparences. Voici le
vrai sur ce que nous avons pensé et fait depuis quelques années quant à
l'Espagne, sur ce que nous pensons et faisons aujourd'hui.

[Note 41: Le 11 octobre 1841.]

«Notre disposition générale envers la reine Christine est bienveillante,
bienveillante par esprit de famille, bienveillante à cause de la
personne même qui mérite vraiment et inspire naturellement de l'intérêt.

«La raison politique a concouru, pour nous, avec la bienveillance
personnelle. Lorsque, en 1833, malgré d'anciennes traditions et de
grands intérêts français, nous avons reconnu la régence de la reine
Christine, c'est que nous l'avons crue seule capable de gouverner
l'Espagne, d'y maintenir un peu de royauté et d'ordre, entre et contre
les prétentions de l'absolutisme inintelligent et du radicalisme
révolutionnaire.

«Si toute l'Europe avait pensé alors comme la France et l'Angleterre,
si les cinq grandes puissances avaient reconnu à la fois la royauté
d'Isabelle, la régence de Christine, et exercé à Madrid leur influence,
très-probablement cette influence aurait imprimé aux événements un autre
cours, et épargné à l'Espagne bien des malheurs, à l'Europe bien des
embarras.

«Malgré ses fautes, malgré ses malheurs, nous pensons qu'à tout prendre
la reine Christine n'a pas manqué à sa situation. Tant qu'elle a
gouverné, elle a employé, au profit de la bonne cause, au profit
des principes d'ordre et de justice, ce qu'elle a eu de force et
d'influence. Elle a été souvent entraînée, souvent vaincue, mais elle
a constamment lutté, et sa défaite a été le triomphe de l'esprit
d'anarchie.

«Voilà, sans rien taire ni rien exagérer, notre bienveillance pour la
reine Christine, son sens politique et ses motifs. Les faits ont déjà
montré quelle en était la limite.

«Après la chute de la reine Christine, nous avons accepté, sans
hésitation, sans interruption, les relations politiques avec la régence,
d'abord provisoire, puis définitive, d'Espartero. Il n'y a eu, entre les
deux gouvernements, point de rupture, même momentanée, point de choc,
même caché. J'ai hautement déclaré, dans les deux Chambres, que nous ne
nous mêlerions point des affaires intérieures de l'Espagne, que nous ne
nuirions en rien à son nouveau gouvernement.

«Notre conduite a été conforme à notre langage. Au profit du régent
Espartero comme de la reine Christine, nous avons retenu don Carlos en
France et, autant qu'il était en nous, préservé l'Espagne de la
guerre civile. Pas plus contre le régent Espartero que contre la reine
Christine, nous n'avons poursuivi l'exécution des engagements relatifs
aux quarante ou cinquante millions que l'Espagne nous doit, ce qui
l'aurait réduite à la publicité de la banqueroute.

«Les nouvelles occasions de querelle ne nous ont pas manqué. Les
procédés du nouveau gouvernement espagnol, envers la France et le roi,
ont été souvent très-inconvenants. Un conflit a failli éclater sur
notre frontière, à l'occasion de territoires et de droits de pâturage
contestés entre les deux pays. On a décidé et presque ordonné, à Mahon,
l'évacuation de l'îlot _del Rey_, sans nous en avoir seulement avertis.
J'ai évité ces occasions de brouillerie; j'ai été conciliant, au sein
même de relations froides et quelquefois épineuses; je n'ai témoigné
d'aucune susceptibilité, aucune défiance. Entre le cabinet de Madrid et
nous l'intimité n'existait pas; je n'ai pas souffert que la malveillance
s'y glissât un moment.

«Le séjour de la reine Christine en France, le bon accueil qu'elle y a
reçu, c'est là, je le sais bien, ce qui a excité et excite le plus de
soupçons.

«Comment eût-il pu en être autrement? Si nous n'avions pas bien reçu la
reine Christine, nous aurions manqué aux premiers devoirs de famille,
d'honneur, aux exemples de respect mutuel que se doivent entre eux les
souverains. Nous aurions également manqué aux plus simples conseils
de la prudence. Nous ne le dissimulons point; nous n'avons jamais bien
pensé de la révolution de septembre 1840 en Espagne et de l'avenir
d'Espartero; nous avons craint, au delà des Pyrénées, de nouvelles
explosions révolutionnaires; nous avons regardé la reine Christine comme
pouvant être, un jour, une ancre de salut pour l'Espagne, le seul
moyen possible de transaction et de gouvernement. À ce titre aussi,
je n'hésite pas à le dire, nous avons dû l'accueillir et ménager sa
situation.

«Nous lui avons conseillé de demeurer étrangère à toute menée contre le
nouveau gouvernement de Madrid. Nous lui avons dit que, si elle devait
être quelque jour utile à l'Espagne, c'était à la condition de n'être
remise en scène que par la nécessité évidente, après l'épuisement et la
chute des partis contraires, non par les intrigues de son propre parti.
Et, pour notre compte, nous nous sommes tenus absolument en dehors,
non-seulement de toute action exercée en Espagne par les partisans de la
reine Christine, mais même de toute relation avec eux. Nous avons écarté
toute insinuation de ce genre, et scrupuleusement accompli, envers le
gouvernement espagnol, ce que nous conseillait la prudence, ce que nous
prescrivait la probité. J'affirme que nous sommes complétement étrangers
à ce qui vient d'éclater en Espagne; nous n'y avons point connivé; nous
ne l'avons point connu d'avance; nous n'y aidons et nous n'y aiderons
en rien. Nous ne méconnaissons point les difficultés de notre situation
envers le gouvernement de Madrid, et nous ne saurions y échapper puisque
nous ne saurions changer la situation même. Mais nous ne changerons rien
non plus à notre conduite; elle sera, comme elle a été depuis un an,
parfaitement loyale et pacifique. Nous venons de le prouver à l'instant
même en ordonnant, selon le désir de M. Olozaga[42], que les carlistes,
qui s'étaient rassemblés sur la frontière pour rentrer en Espagne
en vertu de l'amnistie, en soient éloignés et refluent vers nos
départements de l'intérieur.

[Note 42: Envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire
d'Espagne en France, depuis la régence d'Espartero.]

«Sur ce qui se passe et pour le moment actuel, voilà, mon cher ami, ce
qui est et ce que j'ai à dire; mais évidemment, et quoi qu'il arrive du
mouvement qui vient d'éclater, il faut penser à l'avenir de l'Espagne.

«Des trois partis qui s'agitent là, les absolutistes et don Carlos, les
modérés et la reine Christine, les exaltés et le régent Espartero ou le
tuteur Arguelles, aucun n'est assez fort ni assez sage pour vaincre
ses adversaires, les contenir et rétablir dans le pays l'ordre et un
gouvernement régulier. L'Espagne n'arrivera à ce résultat que par une
transaction entre les partis.

«À son tour, cette transaction n'arrivera pas tant que la France et
l'Angleterre n'y travailleront pas de concert. La rivalité de la
France et de l'Angleterre en Espagne, leurs luttes pour l'influence,
l'opposition de leurs patronages, cette seule cause suffirait à
entretenir la guerre des partis espagnols et à les frapper tous
d'impuissance quand ils arrivent au gouvernement.

«La bonne intelligence et l'action commune de la France et de
l'Angleterre sont indispensables à la pacification de l'Espagne.

«Et, comme vous l'a très-bien dit lord Aberdeen, pour que la France et
l'Angleterre s'entendent et agissent de concert en Espagne, il importe
qu'elles ne soient pas les seuls acteurs sur ce théâtre, et qu'avec
elles les autres grandes puissances y paraissent. À deux, il est à
craindre que la rivalité ne continue. À cinq, on peut espérer que
l'intérêt le plus général, le plus élevé, finira par prévaloir.

«Sans doute, les intérêts de second ordre ne cesseront pas d'exister;
sans doute, il y aura toujours entre la France et l'Angleterre, à propos
de l'Espagne, des questions d'amour-propre national et de jalousie
traditionnelle, des questions d'alliance et de mariage. Je ne méconnais
point l'importance et la difficulté de ces questions. Je n'hésite pas
à dire que, sur toutes, on nous trouvera modérés, conciliants, sans
arrière-pensées et sans prétentions exclusives. Je n'ai rien de plus à
dire aujourd'hui. Nous désirons vivement la pacification de l'Espagne;
elle importe à notre repos, à notre prospérité. Nous ne pouvons souffrir
qu'une influence hostile s'établisse là, aux dépens de la nôtre. Mais
j'affirme que, sur le théâtre de l'Espagne pacifiée et régulièrement
gouvernée, dès que nous n'aurons rien à craindre pour nos justes
intérêts et nos justes droits, nous saurons vivre en harmonie avec
tout le monde, et ne rien vouloir, ne rien faire qui puisse inspirer
à personne, pour l'équilibre des forces et des influences en Europe,
aucune juste inquiétude.»

En expédiant cette lettre à M. de Sainte-Aulaire, j'ajoutai: «Lisez-la
à lord Aberdeen, et quoique bien particulière et confidentielle,
offrez-lui de lui en donner une copie. C'est l'expression vraie de notre
situation et de notre pensée: je désire qu'elle reste sous les yeux de
lord Aberdeen et de sir Robert Peel. Il est impossible de prévoir ce que
deviendra l'insurrection des _christinos_. Je n'en augure guère, quant à
présent, qu'une nouvelle cause d'anarchie dans le pays et d'impuissance
dans le gouvernement. Je tremble pour ces deux petites filles. C'est une
situation du moyen âge et de Shakspeare.»

Quand les premiers bruits de l'insurrection des _christinos_ arrivèrent
à Londres, lord Aberdeen s'en montra d'abord assez peu ému; il en parla
froidement à M. de Sainte-Aulaire, ajoutant, comme par occasion: «Je ne
voudrais pas trop émettre cette idée; mais au fond je ne vois de salut
pour l'Espagne que dans la réunion des partis de la reine Christine et
de don Carlos, au moyen d'un mariage.» Le surlendemain, il était plus
animé; comme M. de Sainte-Aulaire lui affirmait que nous n'étions pour
rien dans ce qui venait de se passer en Navarre: «Voilà encore, lui
dit-il, des choses que je dois croire contre toute vraisemblance;
mais assurément vous trouverez bien des incrédules. La reine Christine
n'est-elle pas à Paris? Ne va-t-elle pas partir pour se mettre à la tête
de l'insurrection?» Quand M. de Sainte-Aulaire lui eut lu et remis, le
15 octobre, ma lettre du 11, il en fut frappé, la garda cinq jours, et
lui dit, en la lui rendant, qu'il l'avait montrée à sir Robert Peel
et aussi à la reine «qu'elle devait beaucoup intéresser: Je crois,
ajouta-t-il, tout ce qu'affirme M. Guizot, quant à l'Espagne; mais il
sera difficile de le persuader à Madrid. Pourtant, les préventions
qu'en entrant aux affaires j'apportais contre Espartero sont aujourd'hui
diminuées; je le trouve modéré, sans grands talents, mais animé de
bonnes intentions et disposé à entendre raison. Du reste, j'ai écrit
à M. Aston pour lui prescrire de rester, vis-à-vis du régent, dans
la mesure que commandent les principes du droit public vis-à-vis
d'un gouvernement reconnu, sans toutefois rien exagérer et sans se
compromettre par des manifestations trop vives.»

Ce n'était pas à Madrid seulement qu'il était difficile de persuader
que nous n'étions pour rien dans l'insurrection des _christinos_, et que
nous n'avions en Espagne point d'autre dessein que ce que j'écrivais
à M. de Sainte-Aulaire. On mandait de Paris à Londres que
très-probablement j'étais, pour mon compte, étranger à l'insurrection,
et sincère dans ce que j'affirmais à cet égard, mais que ni du roi,
ni du maréchal Soult on n'en pouvait croire autant: on racontait les
fréquents entretiens du roi avec la reine Christine, la joie que,
disait-on, il avait témoignée en apprenant le soulèvement du général
O'Donnell; on parlait des audiences du maréchal Soult à divers officiers
_christinos_ partis pour l'Espagne. Le roi Louis-Philippe se laissait
quelquefois trop aller à ses premières impressions, et le maréchal
Soult s'inquiétait peu de mettre dans ses démarches de l'unité et de la
cohérence; mais quelles que fussent ses vivacités d'un moment, le roi
tenait fermement à sa politique générale, et le maréchal la servait sans
embarras à travers les déviations et les contradictions qu'un moment il
trouvait utiles ou commodes. Ils étaient l'un et l'autre bien décidés à
ne point engager la France et eux-mêmes dans les affaires de l'Espagne,
et l'erreur des diplomates était d'attacher à de petits faits un sens
et des conséquences qu'ils n'avaient pas. Les méfiants ne savent
pas combien ils sont crédules, ni avec quelle légèreté, dans leur
empressement à croire ce qui est vraisemblable, ils méconnaissent ce qui
est vrai.

Le mauvais succès de l'insurrection mit bientôt fin à ces doutes et à
ces rapports devenus sans importance. À Madrid comme dans les provinces,
le régent Espartero triompha rapidement. Le plus brillant et le plus
dévoué des partisans de la reine Christine, le général Diégo Léon, fut
pris et fusillé. À Paris, le résultat de la victoire du régent fut une
visite de M. Olozaga qui vint me dire qu'il avait ordre de demander que
la reine Christine fût éloignée de France; en cas de refus, il devait,
ajouta-t-il, demander lui-même ses passe-ports. Je n'attendis
pas d'avoir consulté le roi et le cabinet pour lui répondre qu'il
n'obtiendrait qu'un refus, et j'engageai en même temps M. de Salvandy
à retarder son départ; le roi, que j'en informai sur-le-champ, me
répondit: «Quant au départ de Salvandy, il me semble en effet
impossible de le laisser partir avant de savoir comment se sera terminée
l'impertinente demande d'Olozaga. Vous croyez que c'est ici qu'on la lui
a suggérée, je le crois comme vous; mais avec l'arrogance espagnole et
leur crainte de se compromettre avec la tribune ou les journaux, il
est probable que, quels que soient les inventeurs, le gouvernement
d'Espartero la soutiendra. Nous verrons. J'espère que la réponse sera
un peu altière. Si Olozaga le prend doucement et renonce, nous dirons:
«C'est bon,» et «Partez, Salvandy,» s'il n'est retenu par d'autres
raisons. Mais il est clair que nous serions fort empêtrés du départ
de Salvandy si Olozaga, se renfermant dans le cercle de Popilius,
nous disait de chasser la reine Christine ou de lui donner, à lui, ses
passe-ports. Alors ce serait à lui qu'il faudrait dire: «C'est bon,» et
«Partez, Olozaga.» Je pense bien qu'il n'y aurait pas, parmi nous, _a
dissentient voice_.»

Le cabinet fut unanime et le refus péremptoire. M. Olozaga n'insista
point, ne demanda point ses passe-ports, et M. de Salvandy resta à Paris
en attendant que la conduite du gouvernement espagnol, en Espagne et
envers nous, nous indiquât celle que nous avions nous-mêmes à tenir
envers lui.

Au bout de six semaines, et sinon au fond, du moins à la surface, les
situations étaient changées. En repoussant la demande de M. Olozaga
quant à la reine Christine, nous avions envoyé quelques troupes sur
notre frontière des Pyrénées et quelques vaisseaux sur la côte de
Catalogne, disant très-haut, ce qui était parfaitement vrai, que nous
n'avions nulle pensée agressive, mais que nous ne voulions supporter
aucune hostilité, aucune impertinence. Le régent Espartero, de son côté,
n'avait guère retiré, de sa victoire sur les _christinos_, d'autre
fruit que d'échapper au danger du moment; à leur tour, les anarchistes
l'attaquaient; à Barcelone, à Valence, sur plusieurs autres points,
il était aux prises avec les désordres et les insurrections
révolutionnaires; il travaillait honnêtement à les réprimer et
s'efforçait de suppléer, par le courage du soldat, à la fermeté que le
politique n'avait pas. Il nous témoignait en même temps des dispositions
modérées et conciliantes; au lieu de nous adresser des demandes ou des
plaintes inattendues et hautaines, M. Olozaga consultait M. Bulwer,
premier secrétaire de l'ambassade anglaise, sur la façon dont il devait
s'y prendre pour obtenir de nous les réponses ou les démonstrations
qu'on désirait à Madrid. J'écrivis à M. de Sainte-Aulaire[43]:

[Note 43: Le 22 novembre 1841.]

«La corde se détend entre nous et l'Espagne. L'attitude prise par le
régent Espartero contre les anarchistes nous permet de modifier la nôtre
envers lui. Les vaisseaux que nous avions envoyés devant Barcelone en
sont déjà revenus. Sans retirer de notre frontière des Pyrénées les
troupes qui y sont déjà arrivées, nous ralentissons le mouvement de
celles qui étaient en marche pour s'y rendre. Très-probablement M. de
Salvandy partira bientôt pour Madrid.» M. de Sainte-Aulaire me répondit
sur-le-champ[44]: «Je crois en effet que le moment est venu de faire
partir M. de Salvandy. Je crois qu'il ferait bien à Madrid et je suis
sûr que l'effet de son départ serait bon à Londres. J'approuve fort
l'attitude que nous avons prise, et je ne vois pas de raison pour
éloigner nos troupes de la frontière; mais l'absence de l'ambassadeur
laisse le champ libre à nos rivaux, et en même temps qu'elle leur donne
sur nous des avantages, elle les entretient dans une humeur tous les
jours plus âcre et qui sera bientôt chronique. J'ai fait honneur à M.
de Salvandy, auprès de lord Aberdeen, de ses dispositions favorables à
Espartero; j'ai dit qu'elles vous étaient connues et qu'ainsi ce choix
pour Madrid démentait la malveillance qu'on voulait nous imputer contre
le régent. Lord Aberdeen m'a écouté avec une satisfaction sensible, et
le départ de notre ambassadeur dissiperait des méfiances qui peuvent
embarrasser notre politique sans profit.»

[Note 44: Le 24 novembre 1841.]

M. de Salvandy partit pour Madrid le 29 novembre, et ses instructions
déterminaient clairement le caractère pacifique et impartial de sa
mission[45]. Entré en Espagne le 8 décembre, son voyage d'Irun à
Madrid fut une sorte de triomphe: «L'ambassade du roi, m'écrivit-il en
arrivant[46], a reçu sur la route, de la part du gouvernement espagnol,
des marques constantes d'égards et de sollicitude. Les alcades de toutes
les villes et villages sans exception sont venus la complimenter et lui
offrir leurs services. Cependant, à la frontière, elle n'a pas reçu
les saluts d'usage; mais les harangues que lui ont adressées toutes les
autorités militaires, ecclésiastiques et civiles à Irun, et les salves
qui lui ont été accordées à Saint-Sébastien ne permettent pas de
supposer une préméditation ou un calcul. Je ferai toutefois une
observation à cet égard, dans l'intérêt de l'avenir. À Irun, les
harangues ont été pleines de respect et d'attachement pour la France;
l'alliance des deux nations, le besoin particulier de cette alliance
pour le peuple espagnol, l'appel à l'action française pour assurer
enfin l'union de tous les partis, ont été des textes vivement développés
plusieurs fois. Dans les provinces basques, l'empressement des
populations s'unissait visiblement aux démarches officielles des
autorités. À Vittoria, le capitaine général, malgré l'heure avancée
de la nuit, se tenait debout pour m'attendre. À Burgos, le lieutenant
général de Hoyos, capitaine général, m'a immédiatement visité. Je n'ai
pas cru devoir me présenter chez les Infants. Dans cette dernière ville,
le chef politique et les alcades ont vivement insisté, auprès de moi,
sur l'erreur où serait le gouvernement français de croire l'Espagne
inclinée vers les idées révolutionnaires ou vers l'influence anglaise;
la cause de l'ordre, disaient-ils, l'affermissement de la monarchie,
l'affection pour la France sont dans le coeur de tous les Espagnols.
Dans plusieurs cantons des provinces basques, j'ai trouvé encore
toutes vives les traces des dévastations de la guerre civile. Dans les
Castilles, les ravages de la guerre de l'indépendance ne sont pas encore
effacés. Après vingt et un ans j'ai donc trouvé peu de changements; les
seuls que j'aie remarqués sont des communications plus régulières et
plus fréquentes, des cultures plus avancées et l'aspect des troupes
meilleur; elles sont très-délabrées pour des yeux français; elles le
sont moins qu'en 1820.»

[Note 45: _Pièces historiques_, nº XV.]

[Note 46: Le 22 décembre 1841.]

Trois jours après, M. de Salvandy m'écrivit: «Un incident grave s'est
élevé; le cabinet espagnol ne reconnaît pas l'ambassadeur accrédité
auprès de la reine Isabelle II; il prétend que les lettres de créance
soient remises et l'ambassadeur présenté au régent, dépositaire
constitutionnel de l'autorité de la reine. J'ai décliné péremptoirement
ces prétentions inattendues. J'attends les ordres du roi.»

Il y avait, dans la première phrase, un peu d'exagération et de
confusion: le cabinet espagnol ne refusait point de reconnaître
l'ambassadeur accrédité auprès de la reine Isabelle II; il ne s'étonnait
et ne se plaignait point que les lettres de créance fussent adressées à
la jeune reine elle-même; il prétendait qu'elles devaient être remises
au régent, dépositaire constitutionnel de l'autorité de la reine. M.
de Salvandy soutenait qu'en sa qualité d'ambassadeur, représentant
personnellement le roi des Français auprès de la reine d'Espagne,
c'était à la reine personnellement, quoique mineure, qu'il devait
remettre ses lettres de créance, sauf à traiter ensuite de toutes les
affaires avec le régent seul et ses ministres. Il se fondait sur les
principes monarchiques, sur les usages constants des cours d'Europe,
et spécialement sur ce qui s'était passé entre la France et l'Espagne
elles-mêmes lorsque, en 1715, le comte de Cellamare, ambassadeur
d'Espagne en France, avait présenté ses lettres de créance à Louis XV
mineur, non au régent, le duc d'Orléans. Le cabinet espagnol répondait,
par l'organe de M. Antonio Gonzalès, ministre des affaires étrangères,
que le régent exerçant, aux termes de l'art. 59 de la constitution
espagnole, toute l'autorité du roi, c'était devant lui que devaient se
produire les lettres de créance des représentants étrangers. Une longue
discussion s'engagea entre l'ambassadeur et le ministre; plusieurs notes
furent échangées; on essaya de quelques moyens d'accommodement; M. de
Salvandy se déclara prêt à remettre ses lettres de créance à la reine en
présence du régent qui les recevrait aussitôt de la main de la reine
et les ouvrirait devant elle; on offrit à M. de Salvandy de donner à sa
réception par le régent, dans le palais même de la reine, tout l'éclat
qu'il désirerait, en ajoutant que, dès qu'il aurait remis au régent
ses lettres de créance, il serait autorisé à remettre à la jeune reine
elle-même les lettres particulières de la reine Christine, sa mère,
ou du roi Louis-Philippe, son oncle, dont il pourrait être chargé. La
discussion ne fit que confirmer les deux diplomates dans la position
qu'ils avaient prise et dans la thèse qu'ils avaient soutenue, et
toutes les tentatives de transaction échouèrent contre les impérieuses
prétentions des deux principes en présence et en lutte.

C'était bien vraiment deux principes en présence et en lutte. En me
rendant compte de la difficulté qui s'élevait, M. de Salvandy avait
ajouté: «J'ai la conviction qu'une main alliée a tout dirigé. Dans une
conférence avec M. Aston, et je l'ai dit à M. Pageot quand cet incident
ne s'était pas encore élevé, j'ai vu le whig opiniâtre, le continuateur
résolu et passionné de la politique de lord Palmerston, qui trouvait,
dans son rôle ici, une double satisfaction, et à se venger de la France,
et à se venger du cabinet même qui l'emploie. Mes paroles précises et
cordiales sur l'alliance des deux nations, sur les rapports des deux
gouvernements, ne m'ont pas obtenu de réponse. Je n'en ai pas obtenu
davantage à mes assurances d'efforts sincères et soutenus pour
m'entendre avec lui. Son visage, son accent seuls répondaient. Ses
formes polies ne m'ont en rien dissimulé son inquiétude de ne plus être
seul sur ce théâtre et de se le voir disputer. Encore une fois, j'ai eu
toutes ces impressions, j'ai porté ce jugement avant l'incident qui
est survenu.» Les impressions de M. de Salvandy étaient justes, mais
excessives, et il en tirait, comme cela lui arrivait souvent, de
trop grandes conséquences. Les dispositions de M. Aston n'étaient
pas meilleures qu'il ne les pressentait; accoutumé à représenter et à
pratiquer la politique de méfiance et d'hostilité entre l'Angleterre et
la France en Espagne, le ministre de lord Palmerston avait plus de
goût pour les inspirations de son ancien chef que pour celles de lord
Aberdeen, et il ne s'affligea probablement guère, dans son âme,
du désaccord qui éclata entre le nouvel ambassadeur français et le
gouvernement espagnol; mais son attitude fut embarrassée et faible
plutôt que nette et active; il ne dirigea point, dans la querelle où ils
s'engagèrent, le régent Espartero et ses conseillers; il ne fit que
les suivre, écrivant à Londres que, selon lui, ils avaient raison, et
s'appliquant surtout à se ménager à Madrid en ne les contrariant pas.
Il eût pu avoir une bonne influence qu'il ne rechercha point, et celle
qu'il exerça fut mauvaise, mais peu puissante. Les instincts et les
passions du parti exalté, alors dominant en Espagne et autour du régent,
furent le vrai mobile de l'événement; ce parti fut choqué de la position
secondaire que faisait à son chef la demande de l'ambassadeur de France;
choqué que, pendant l'inaction légale du pouvoir héréditaire, le pouvoir
électif ne fût pas tout dans toutes les circonstances du gouvernement.
Le parti ne méditait point l'abolition de la monarchie, mais les
considérations monarchiques le touchaient peu et les sentiments radicaux
le dominaient; il croyait le sens et l'honneur de la constitution
engagés dans la querelle. Ce ne fut point l'action du ministre
d'Angleterre, ni les menées des intrigants qui cherchaient leur fortune
personnelle dans l'hostilité contre la France, ce fut la disposition
générale et profonde du parti alors en possession du pouvoir qui
détermina l'opiniâtreté avec laquelle le régent et ses conseillers
persistèrent dans leur refus d'accéder à la demande de notre
ambassadeur.

Quoi qu'il en fût des causes et des auteurs de l'événement, nous
approuvâmes pleinement la conduite de M. de Salvandy, et je lui écrivis
le 22 décembre 1841: «Le gouvernement du roi n'a pas appris sans un vif
étonnement l'obstacle inattendu qui a empêché la remise de vos
lettres de créance. La prétention énoncée par le ministre espagnol est
complétement inadmissible et contraire à tous les précédents connus.
Sauf les cas peu nombreux où la régence s'est trouvée exercée par une
personne royale, par le père ou la mère du souverain, jamais les lettres
de créance n'ont été remises qu'au souverain même à qui elles étaient
adressées. Vous avez cité très à-propos ce qui s'est passé en France
pendant la minorité de Louis XV et pour la présentation de l'ambassadeur
espagnol lui-même. Cet exemple est d'un poids irrésistible dans le
cas actuel. Un autre exemple qui, par sa date toute récente et par ses
circonstances, s'applique plus spécialement encore à la difficulté si
inopinément survenue, c'est ce qui a eu lieu, au Brésil, il y a peu
d'années, lorsque M. Feijão y fut élevé à la régence. Il voulut
aussi exiger que les lettres de créance lui fussent remises; mais le
gouvernement du roi n'y ayant pas consenti, M. Feijão finit par s'en
désister. En Grèce, pendant la minorité du roi Othon, la question ne
s'est pas même élevée. L'usage dont nous réclamons le maintien a été
uniformément suivi jusqu'ici, et est fondé sur des motifs tellement
puissants qu'il serait superflu de les développer. Évidemment, lorsque
le souverain se trouve, par son âge, hors d'état d'exercer les fonctions
actives de la souveraineté, il importe beaucoup, dans l'intérêt du
principe monarchique, de lui en laisser la représentation extérieure,
et d'entretenir ainsi dans l'esprit des peuples ces habitudes de
respect que pourrait affaiblir une éclipse complète de la royauté. A
des considérations d'un tel poids, nous ne saurions même entrevoir
quels arguments on aurait à opposer. Il nous est donc impossible, je le
répète, d'admettre les prétentions du gouvernement espagnol. Autant il
serait loin de notre pensée de modifier, à son préjudice, les usages
établis par le droit des gens, autant nous croirions manquer à un devoir
sacré en sacrifiant, pour lui complaire dans une occasion où il ne se
rend pas bien compte de sa situation et de ses propres intérêts,
des formes tutélaires dont l'abandon pourrait entraîner de graves
conséquences. Nous aimons à penser que de mûres réflexions le ramèneront
à une appréciation plus juste de la question, et que, réduisant ses
exigences au sens littéral de la lettre de M. Gonzalès, il se bornera
à demander ce que nous trouverions parfaitement naturel, la présence du
régent à la remise des lettres de créance qui passeraient immédiatement
des mains de la reine dans les siennes. Si notre espoir était trompé,
si, malgré les observations que je vous transmets, le gouvernement
espagnol persistait dans sa prétention, la volonté du roi est que
vous quittiez aussitôt Madrid; et M. Pageot, qui n'aurait pas perdu un
instant le caractère de chargé d'affaires, puisque vous n'auriez pas
eu la possibilité de déployer celui d'ambassadeur, en reprendrait
naturellement les fonctions.»

Avant que ma dépêche parvînt à Madrid, la controverse y avait continué,
et s'était, en continuant, grossie et envenimée: les Cortès avaient été
ouvertes sans que l'ambassadeur de France, ni personne de son ambassade,
assistât à la séance; dans l'embarras causé par la non-présentation
de ses lettres de créance, on ne l'y avait invité que d'une façon
maladroite et inconvenante, en lui envoyant un simple billet, en son
nom personnel, qu'il avait renvoyé aussitôt avec cette brève formule:
«L'ambassadeur de France renvoie à M. l'introducteur des ambassadeurs la
lettre ci-incluse qui ne lui est pas adressée convenablement.» De part
et d'autre, les sentiments de dignité blessée et de susceptibilité
personnelle se mêlaient à l'échange des arguments. Soutenus par
l'approbation formelle des deux chambres espagnoles, du sénat aussi bien
que des Cortès, le régent et ses ministres se retranchaient chaque jour
plus fortement derrière leurs scrupules constitutionnels. A l'ombre de
ces scrupules, la faction ennemie de la France poussait vivement,
contre nous, ses intrigues. Le ministre d'Angleterre prêtait, à
d'insignifiantes tentatives de conciliation, un concours froid et
embarrassé. Arrivant à M. de Salvandy au milieu de cette situation
tendue et chaude, ma dépêche du 22 décembre ne le satisfit guère; dans
l'effervescence de son imagination portée à grandir hors de mesure
toutes choses et lui-même, il avait rêvé, comme conséquence de
l'incident où il était engagé, tout autre chose que son rappel; il
m'écrivit sur-le-champ[47]: «Si je n'obtiens pas le dénoûment que je
poursuis, et que vos dépêches, une fois encore, me font plus vivement
poursuivre, je n'entrevois que deux partis à prendre: attendre ou
frapper.

[Note 47: Le 29 décembre 1841.]

«Attendre, les relations avec l'Espagne rompues et les intérêts de la
France, dans lesquels je comprends ceux de la royauté espagnole, placés
sous la sauvegarde de quelques _veto_ si nets qu'ils arrêtent tout le
monde, si légitimes qu'ils n'arment personne. C'est une politique qui ne
compromet rien, qui, à la longue, assure tout. Le gouvernement espagnol,
que vous voyez, le genou en terre, demander la reconnaissance des
monarchies lointaines, comprendra ce que sont les bonnes relations avec
la nôtre quand il sentira, et ce sera à l'instant même, les conséquences
de leur interruption. Le parti monarchique reprenant sa confiance et
ses armes, le parti révolutionnaire ses exigences et ses brandons, un
protectorat importun menaçant tous les intérêts vitaux de ce pays et,
avant tout, blessant son orgueil, le pouvoir établi rencontrant partout
des résistances et bientôt des compétitions, celle de la république
théorique représentée par Arguelles ou tout autre, celle de la
république armée représentée par Rodil, la concession et la violence
devenant les deux refuges dans lesquels ce pouvoir s'abîmerait bientôt:
telles seraient les conséquences quand la France, ouvrant la main à la
guerre civile pour la laisser passer librement, et envoyant en Espagne
la banqueroute par ses réclamations légitimes, comme je vous l'ai
ouï-dire si bien, ne se chargerait pas de hâter le terme d'une
inévitable réaction.

«Cette réaction se ferait si promptement sentir que, pour éviter les
conséquences que j'expose et qui apparaîtraient dès l'abord, je
crois incontestable qu'un retour digne et admissible serait offert
sur-le-champ à l'action française.

«L'Angleterre serait la première à la vouloir et à y travailler.

«L'autre système serait plus net et plus prompt. Il fut un temps où,
pour en finir avec les périls que l'état révolutionnaire de ce royaume
fait courir à notre repos et à notre royauté, la politique du roi
aurait accepté les occasions légitimes que la folie et l'audace de ce
gouvernement lui auraient données. En ce temps-là, je me serais inquiété
de cette politique: Votre Excellence en a le souvenir. J'aurais craint
qu'avec toutes les complications des événements, toutes les accusations
qui en étaient sorties, la légitimité des occasions n'eût pas été assez
évidente pour ne pas laisser l'Espagne, l'Espagne offensive des partis
et du gouvernement révolutionnaire, à ses seules forces. Mon devoir
est d'ajouter que, de loin, je croyais à ces forces; je parlais d'une
seconde Afrique sur nos frontières. Aujourd'hui, avec une décision ferme
et prompte, je ne croirai ni à une Afrique, ni à une Europe. Je persiste
dans l'opinion où j'étais de loin, qu'on peut faire durer ceci, qu'on le
peut laborieusement, avec de bons conseils, s'ils sont écoutés, avec de
bonnes intentions, si elles sont appréciées, avec de bonnes chances, si
Dieu les donne. Mais je crois que c'est là le difficile, que le facile
c'est d'abattre tout cet échafaudage d'une révolution qui ne repose pas
sur un peuple, d'une usurpation qui ne repose pas sur un homme.... Je
ne sais quel est l'avenir réservé à la politique du roi, quelle est
l'autorité qui pourra appartenir à mes paroles; mais à tort ou à raison,
au risque de me tromper, sachant tout ce que renfermerait une erreur
et devant au gouvernement de mon pays ce qui m'apparaît la vérité, je
déclare que, pour abattre tout ceci, à mon avis, il faut à peine vingt
mille hommes, vingt jours et un prétexte. Le prétexte, vous l'avez.

«Je m'arrête ici, monsieur le ministre; j'étais venu avec l'ambition,
puisque le roi le voulait, de reconquérir ce royaume à la France par la
politique; d'autres m'ont rendu l'oeuvre impossible à accomplir, en
me rendant impossible de la tenter. Je crois voir d'autres moyens
de reconquérir l'Espagne à notre alliance, à nos maximes, à notre
civilisation, à notre liberté constitutionnelle, au sang et à la
politique de Louis XIV. Je vous en indique deux, attendre ou marcher. Je
suis en sûreté, car le roi en décidera et vous êtes son ministre.»

Je n'accueillis ni l'une ni l'autre des propositions de M. de Salvandy.
Je les trouvai l'une et l'autre violentes et chimériques, dépassant les
exigences de la situation et faites pour amener des conséquences tout
autres que celles qu'il prévoyait. Le roi et le conseil en pensèrent
comme moi, et le 5 janvier 1842, je répondis à l'ambassadeur: «La
volonté du roi, que je vous ai déjà annoncée par le télégraphe, est que,
si le différend dans lequel vous vous trouvez engagé, par rapport à la
remise de vos lettres de créance, n'est pas terminé conformément à
nos justes demandes, au moment où cette dépêche vous parviendra, vous
demandiez vos passe-ports et partiez immédiatement pour la France.

«Vous m'exprimez l'opinion que, pour la dignité de la France comme dans
l'intérêt de l'Espagne, votre rappel devrait être suivi de l'une de ces
deux mesures, l'envoi d'une armée française au delà des Pyrénées, ou
tout au moins l'interruption absolue des relations diplomatiques entre
les deux États. Le gouvernement du roi, après avoir mûrement pesé les
considérations que vous faites valoir à l'appui de cette alternative,
n'a pas cru qu'il fût possible de l'accepter. D'une part, en ce qui
concerne l'envoi d'une armée française en Espagne, il lui a paru
que l'incident qui donne lieu à votre rappel ne justifierait pas
suffisamment, dans l'opinion publique, un parti aussi extrême, dont les
conséquences, prochaines ou possibles, paraîtraient plus graves que ses
motifs. D'autre part, il est évident qu'entre deux pays limitrophes qui
ont continuellement à débattre tant d'intérêts essentiels, étrangers à
la politique, l'interruption complète de tous rapports diplomatiques ne
saurait constituer un état permanent, ni même une situation de quelque
durée, et qu'on ne peut prendre raisonnablement une pareille attitude
que, pour ainsi dire, à la veille et en forme de déclaration d'une
guerre déjà certaine.

«Le roi et son conseil n'ont donc pas pensé qu'il fût possible d'adopter
l'une ou l'autre des deux déterminations que vous m'indiquiez. Cependant
nous avons également reconnu qu'après l'éclat qui vient d'avoir lieu,
les choses ne pouvaient être remises purement et simplement sur le
pied où elles étaient auparavant, et que le gouvernement du roi devait
témoigner, d'une façon non équivoque, son juste mécontentement. On n'a
pas voulu, à Madrid, que la reine reçût l'ambassadeur accrédité auprès
d'elle par le roi des Français; le roi ne veut recevoir auprès de lui,
aucun agent espagnol accrédité à Paris avec un titre supérieur à celui
de chargé d'affaires. M. Pageot restera lui-même comme chargé d'affaires
au ministère espagnol, et je vous prie de lui remettre la dépêche
ci-jointe qui le charge de faire cette déclaration à M. Gonzalès.»

Quand cette dépêche définitive lui arriva, M. de Salvandy était encore
en Espagne, mais déjà hors de Madrid; il en était parti le 6 janvier
1842, en y laissant comme chargé d'affaires, non pas le premier
secrétaire de l'ambassade, M. Pageot, fort engagé lui-même dans la
querelle, mais le second secrétaire, le duc de Glücksberg, «dont la
maturité précoce, le bon sens, la mesure et la réserve me rassurent
entièrement, m'écrivait-il, sur ce que sa situation pourrait avoir de
délicat et de difficile.» Je partageais la confiance de l'ambassadeur
dans son jeune secrétaire, et j'approuvai sa disposition. Il n'avait pas
encore quitté le sol de l'Espagne, quand lord Cowley vint, le 9 janvier,
me communiquer une lettre de lord Aberdeen à M. Aston, en date du 7,
expédiée à Madrid par un courrier qui, me dit-il, ne s'était point
arrêté en passant. J'avais tenu notre ambassadeur à Londres au courant
de tous les incidents de notre contestation avec le cabinet espagnol, en
le chargeant de communiquer pleinement à lord Aberdeen les faits et les
pièces. Dès le premier moment, lord Aberdeen lui dit «qu'en pareille
matière les précédents avaient une grande autorité et devraient être
soigneusement vérifiés, qu'_à priori_ il était disposé à nous donner
raison et à trouver l'exigence d'Espartero très-impolitique; que si
M. Aston l'y avait encouragé, il avait eu grand tort, mais que rien
ne justifiait une telle supposition.--J'ai demandé à lord Aberdeen,
ajoutait M. de Sainte-Aulaire, s'il ne ferait pas connaître à Madrid sa
pensée sur cet incident; il m'a répondu qu'une dépêche de lui arriverait
probablement trop tard pour exercer aucune influence sur la solution,
qu'il était cependant disposé à l'écrire après en avoir conféré avec sir
Robert Peel, et à cet effet il m'a prié de lui laisser les pièces dont
je venais de lui donner lecture.»

Je ne me refuserai pas le plaisir d'insérer ici cette lettre à M. Aston
que, sur la demande de M. de Sainte-Aulaire, lord Aberdeen chargea lord
Cowley de me communiquer: témoignage éclatant de la ferme équité et
de la parfaite loyauté qu'en dépit des préventions, des méfiances, des
routines nationales, et tout en maintenant la politique anglaise, il
portait dès lors dans les relations de l'Angleterre avec la France,
quant à l'Espagne: «Il est nécessaire, écrivait-il à M. Aston, que je
vous parle avec la plus entière franchise au sujet de la querelle entre
le gouvernement espagnol et l'ambassadeur de France. Vous savez sans
doute qu'on l'impute exclusivement à votre influence. Ce n'est pas
seulement la conviction de M. de Salvandy et du gouvernement français;
j'ai vu des lettres de Madrid, écrites par des personnes qui n'ont
avec eux aucun rapport, mais pleines de la même persuasion. Je n'ai pas
besoin de vous dire que je n'attache à ces rapports aucune foi, et
que je crois que vous vous êtes efforcé, par des voies conciliantes,
d'accommoder ce différend. Mais en même temps, comme vous avez agi dans
l'idée que le gouvernement espagnol était fondé dans ses prétentions, il
est clair que votre conseil, de quelque façon que vous l'ayez donné,
ce que vous ne m'expliquez pas avec détail, n'a pas dû ni pu produire
beaucoup d'effet.

«Personne ne peut être plus disposé que moi à soutenir le gouvernement
espagnol quand il a raison, spécialement contre la France. Mais, dans
cette circonstance, je crois qu'il a décidément tort, et je regrette
beaucoup que votre jugement, ordinairement si sain, soit arrivé à une
autre conclusion. La justification que le gouvernement espagnol prétend
trouver dans l'art. 59 de la constitution est une pure argutie et un
tel sophisme que cela suffit pour inspirer des doutes sérieux sur sa
sincérité. Tenez pour certain que, si on y persévère, il faut dire
adieu à tout espoir de la reconnaissance de la reine Isabelle par les
puissances du Nord. Elles n'y verront, et très-naturellement, qu'une
habile tentative du parti révolutionnaire pour abaisser la monarchie,
tentative soutenue par la jalousie anglaise à l'aspect de l'influence
française.

«Je ne suis point surpris que les Espagnols voient avec méfiance toute
démarche de la France, et qu'ils y supposent quelque intention de
traiter légèrement le régent et son autorité. Dans le cas présent, je
crois que ce soupçon est sans fondement, et que la mission française a
été entreprise dans un esprit amical et pressée par notre propre désir.
Le procédé naturel, simple et tout indiqué était, sans nul doute, que
l'ambassadeur présentât les lettres de créance à la reine à qui elles
étaient adressées; et quoique j'attribue la difficulté qui s'est élevée
à un soupçon mal fondé du gouvernement espagnol, d'autres y verront un
abaissement prémédité de la royauté et un parti pris de se quereller, à
tout risque, avec la France.

«Je n'entends pas dire que M. de Salvandy ait élevé aucune prétention
comme ambassadeur de famille, ni qu'il ait tenté de faire revivre
d'anciens privilèges de communication avec la reine d'Espagne, en
dehors des règles que le gouvernement espagnol peut juger nécessaire ou
convenable d'établir. Toute tentative de ce genre devrait être fermement
repoussée. Depuis que le pacte de famille n'existe plus, l'ambassadeur
français doit être sur le même pied que tous les autres.

«Je n'ai pas besoin de vous dire que cette affaire a été la source de
grands embarras et déplaisirs. Si M. de Salvandy n'a pas encore quitté
Madrid, je ne désespère pas que vous ne parveniez à amener quelque
accommodement. Il y aura des discours violents dans les Cortès; les deux
gouvernements seront de plus en plus compromis, et chaque jour aggravera
la difficulté. Il n'est point improbable que, d'ici à peu de temps, des
conséquences très-sérieuses ne viennent à éclater. Quant à présent, nous
croyons le gouvernement espagnol tout à fait dans son tort; mais cet
incident sera vivement ressenti en France, et le cours des choses
amènera probablement les Français à être les agresseurs. Notre position
sera alors très-difficile et compliquée. Quand même, à la fin, le
gouvernement espagnol aurait raison, l'origine de la querelle serait
toujours mauvaise.

«En vous recommandant de prompts et énergiques efforts pour amener le
gouvernement espagnol à des dispositions plus traitables dans cette
malheureuse querelle, je dois vous laisser le choix des moyens à prendre
dans ce but; vous saurez mieux que nul autre comment on peut réussir, et
j'affirme que vous ne pouvez rendre un plus grand service à l'Espagne et
à l'intérêt public.»

Comme l'avait présumé lord Aberdeen, sa lettre arriva trop tard à Madrid
pour exercer, sur la solution de la question qui s'y agitait, quelque
influence; mais elle fut, pour moi, un premier et précieux indice de
l'élévation et de l'équité d'esprit qu'il porterait dans les relations
des deux gouvernements. Je la communiquai à M. de Salvandy qui s'était
arrêté à Bayonne; il revint immédiatement à Paris, rassuré et même
satisfait dans son amour-propre, puisque lord Aberdeen lui-même lui
donnait raison. J'adressai, le 5 février 1842, aux divers représentants
de la France en Europe une circulaire destinée à faire partout bien
connaître l'attitude que nous avions prise envers le gouvernement
espagnol, les principes qui nous avaient dirigés, l'adhésion qu'ils
avaient reçue de tous les grands cabinets[48]; et l'incident prit fin
sans nous laisser en Espagne aucun affaiblissement de notre situation,
en Europe aucun embarras.

[Note 48: _Pièces historiques_, nº XVI.]

Parmi les cabinets qui nous témoignèrent leur complète approbation de
nos principes et de notre attitude dans cette circonstance, je ne
nommai point dans ma circulaire celui de Saint-Pétersbourg; nous venions
d'entrer, à ce moment même, avec la cour de Russie, dans une situation
particulière et tendue. On sait que, depuis 1830, l'empereur Nicolas
n'avait jamais, dans sa correspondance, donné au roi Louis-Philippe,
comme il le faisait pour les autres souverains, le titre de _Monsieur
mon frère_, et que le roi avait paru ne tenir nul compte de cette
offense tacite entre les deux souverains, au sein de la paix entre les
deux États. C'était l'usage que chaque année, le 1er janvier et aussi
le 1er mai, jour de la fête du roi Louis-Philippe, le corps diplomatique
vînt, comme les diverses autorités nationales, offrir au roi ses
hommages, et celui des ambassadeurs étrangers qui se trouvait, à cette
époque, le doyen de ce corps, portait la parole en son nom. Plusieurs
fois cette mission était échue à l'ambassadeur de Russie qui s'en était
acquitté sans embarras, comme eût fait tout autre de ses collègues; le
1er mai 1834, entre autres, et aussi le 1er janvier 1835, le comte Pozzo
di Borgo, alors doyen des ambassadeurs à Paris, avait été, auprès du
roi, avec une parfaite convenance, l'interprète de leurs sentiments.
Dans l'automne de 1841, le comte d'Appony, alors doyen du corps
diplomatique, se trouvait absent de Paris, et son absence devait se
prolonger au delà du 1er janvier 1842. Le comte de Pahlen, ambassadeur
de Russie et, après lui, le plus ancien des ambassadeurs, était appelé
à le remplacer dans la cérémonie du 1er janvier. Le 30 octobre 1841,
il vint me voir et me lut une dépêche, en date du 12, qu'il venait de
recevoir du comte de Nesselrode; elle portait que l'empereur Nicolas
regrettait de n'avoir pu faire venir son ambassadeur de Carlsbad à
Varsovie et désirait s'entretenir avec lui; qu'aucune affaire importante
n'exigeant, en ce moment, sa présence à Paris, l'empereur lui ordonnait
de se rendre à Saint-Pétersbourg, sans fixer d'ailleurs avec précision
le moment de son départ. Le comte de Pahlen ne me donna et je ne lui
demandai aucune explication, et il partit le 11 novembre suivant.

Ce même jour, 11 novembre, avec le plein assentiment du roi et du
conseil, j'adressai à M. Casimir Périer, qui se trouvait chargé
d'affaires à Saint-Pétersbourg, pendant l'absence de notre ambassadeur,
M. de Barante, alors en congé, ces instructions: «M. le comte de Pahlen
a reçu l'ordre fort inattendu de se rendre à Saint-Pétersbourg et il est
parti aujourd'hui même. Le motif allégué dans la dépêche de M. le comte
de Nesselrode, dont il m'a donné lecture, c'est que l'empereur, n'ayant
pu le voir à Varsovie, désire s'entretenir avec lui. La cause réelle,
qui n'est un mystère pour personne, c'est que, par suite de l'absence de
M. le comte d'Appony, l'ambassadeur de Russie, en qualité de doyen des
ambassadeurs, se trouvait appelé à complimenter le roi, le premier jour
de l'an, au nom du corps diplomatique. Lorsqu'il est allé annoncer au
roi son prochain départ, Sa Majesté lui a dit: «Je vois toujours avec
plaisir le comte de Pahlen auprès de moi et je regrette toujours son
éloignement; au delà, je n'ai rien à dire.» Pas un mot ne s'est adressé
à l'ambassadeur.

«Quelque habitué qu'on soit aux étranges procédés de l'empereur
Nicolas, celui-ci a causé quelque surprise. On s'étonne dans le corps
diplomatique, encore plus que dans le public, de cette obstination
puérile à témoigner une humeur vaine, et si nous avions pu en être
atteints, le sentiment qu'elle inspire eût suffi à notre satisfaction.
Une seule réponse nous convient. Le jour de la Saint-Nicolas[49], la
légation française à Saint-Pétersbourg restera renfermée dans son hôtel.
Vous n'aurez à donner aucun motif sérieux pour expliquer cette retraite
inaccoutumée. Vous vous bornerez, en répondant à l'invitation que vous
recevrez sans doute, suivant l'usage, de M. de Nesselrode, à alléguer
une indisposition.»

[Note 49: Le 18 décembre selon le calendrier russe, le 6, selon le
nôtre.]

Le 21 décembre M. Casimir Périer m'écrivit: «Je me suis exactement
conformé, le 18 de ce mois, aux ordres que m'avait donnés V. Exc., en
évitant toutefois avec soin ce qui aurait pu en aggraver l'effet ou
accroître l'irritation. Le lendemain, c'est-à-dire le 19, à l'occasion
de la fête de Sa Majesté impériale, bal au palais, auquel j'ai jugé que
mon absence du cercle de la veille m'empêchait de paraître, et pendant
ces quarante-huit heures, je n'ai pas quitté l'hôtel de l'ambassade. Il
n'y a pas eu, cette année, de dîner chez le vice-chancelier. Jusqu'à ce
moment, les rapports officiels de l'ambassade avec le cabinet impérial
ou avec la cour n'ont éprouvé aucune altération. J'ai cependant pu
apprendre déjà que l'absence de la légation de France avait été fort
remarquée et avait produit une grande sensation. Personne n'a eu un seul
instant de doute sur ses véritables motifs. L'empereur s'est montré
fort irrité. Il a déclaré qu'il regardait cette démonstration comme
s'adressant directement à sa personne, et ainsi que l'on pouvait
s'y attendre, ses entours n'ont pas tardé à renchérir encore sur les
dispositions impériales. Je ne suis pas éloigné de penser et l'on m'a
déjà donné à entendre que mes relations avec la société vont se trouver
sensiblement modifiées.»

Trois jours après, le 24 décembre, M. Casimir Périer ajoutait:
«L'ambassade de France a été frappée d'interdit et mise au ban de la
société de Saint-Pétersbourg. J'ai la complète certitude que cet ordre a
été donné par l'empereur. Toutes les portes doivent être fermées. Aucun
Russe ne paraîtra chez moi. Des soirées et des dîners, auxquels j'étais
invité ainsi que madame Périer, ont été remis; les personnes dont la
maison nous était ouverte, et qui ont des jours fixes de réception, nous
font prier, par des intermédiaires, de ne pas les mettre dans l'embarras
en nous présentant chez elles, et font alléguer, sous promesse du
secret, les ordres qui leur sont donnés.» Le 4 janvier 1842, je répondis
à M. Casimir Périer: «J'ai reçu la dépêche dans laquelle vous me dites
que vous vous êtes exactement conformé à mes instructions. Vous saurez
peut-être déjà, lorsque celle-ci vous parviendra, que M. de Kisseleff
et sa légation n'ont pas paru aux Tuileries le 1er janvier; peu d'heures
avant la réception du corps diplomatique, M. de Kisseleff a écrit à M.
l'introducteur des ambassadeurs pour lui annoncer qu'il était malade.
Son absence ne nous a point surpris. Notre intention avait été de
témoigner que nous avons à coeur la dignité de notre auguste souverain,
et que des procédés peu convenables envers sa personne ne nous trouvent
ni aveugles, ni indifférents. Nous avons rempli ce devoir. Nous ne
voyons maintenant, pour notre compte, aucun obstacle à ce que les
rapports d'égards et de politesse reprennent leur cours habituel. C'est
dans cette pensée que je vous ai autorisé, dès le 18 novembre dernier,
à vous présenter chez l'empereur et à lui rendre vos devoirs, selon
l'usage, le premier jour de l'année. Vous semblez croire que le cabinet
de Saint-Pétersbourg pourra vouloir donner d'autres marques de son
mécontentement. Tant que ce mécontentement n'ira pas jusqu'à vous
refuser ce qui vous est officiellement dû comme chef de la mission
française, vous ne devrez pas vous en apercevoir; mais si on affectait
de méconnaître les droits de votre position et de votre rang, vous vous
renfermeriez dans votre hôtel, vous vous borneriez à l'expédition des
affaires courantes, et vous attendriez mes instructions.»

Rien de semblable n'arriva; les rapports officiels de la légation de
France avec le cabinet de Saint-Pétersbourg demeurèrent parfaitement
réguliers et convenables; toutes les fois que les affaires appelaient
M. Casimir Périer chez le comte de Nesselrode, il y trouvait la même
politesse, les mêmes dispositions modérées et sensées. A la cour, M.
et madame Casimir Périer, invités dans les occasions accoutumées,
recevaient de l'Empereur un accueil exempt de toute froideur affectée
et qui laissait même quelquefois entrevoir une nuance bienveillante:
«Comment ça va-t-il depuis que nous nous sommes vus?» dit l'empereur
à M. Périer en passant à côté de lui dans le premier bal où il le
rencontra; ça va mieux, n'est-ce pas?» L'impératrice lui demanda avec
une certaine insistance quand revenait M. de Barante et s'il ne savait
rien de son retour. Mais l'interdit prescrit à la société russe envers
le chargé d'affaires de France était maintenu; elle continuait de
l'observer; et quand, soit dans la famille impériale, soit de la part de
ses plus intimes conseillers, quelques insinuations conciliantes étaient
faites à l'empereur, il les repoussait en disant: «Je ne commencerai
pas; que M. de Barante revienne, et mon ambassadeur partira pour Paris.»
Nous étions, de notre côté, bien décidés à ne nous prêter à ce retour
que si les relations des deux souverains devenaient ce qu'elles devaient
être. Au bout de sept mois et sur sa demande, j'accordai à M. Casimir
Périer un congé dont la santé de madame Périer avait besoin; M. d'André,
second secrétaire de l'ambassade, alla le remplacer à Saint-Pétersbourg.
En juillet 1843, M. de Kisseleff vint me communiquer une dépêche du
comte de Nesselrode particulièrement courtoise pour moi; j'en pris
occasion pour m'expliquer, sans détour ni réserve, sur notre attitude,
sur sa cause première et son motif accidentel, et sur notre intention
d'y persister tant que sa cause subsisterait: «Nous ne voyons en
général, dis-je à M. de Kisseleff, dans les intérêts respectifs de la
France et de la Russie, que des motifs de bonne intelligence entre les
deux pays, et si, depuis douze ans, leurs rapports n'ont pas toujours
présenté ce caractère, c'est que les relations des deux souverains
et des deux cours n'étaient pas en parfaite harmonie avec ce fait
essentiel. La régularité de ces rapports, et M. le comte de Nesselrode
peut se rappeler que nous l'avons souvent fait pressentir, est donc
elle-même une question grave et qui importe à la politique des deux
États. Le gouvernement du roi a accepté l'occasion, qui lui a été
offerte, de s'en expliquer avec une sérieuse franchise. A mon avis, ce
que j'ai fait aurait dû être fait, ce que j'ai dit aurait dû être dit
il y a douze ans. Dans les questions où la dignité est intéressée, on
ne saurait s'expliquer trop franchement, ni trop tôt; elles ne doivent
jamais être livrées à des chances douteuses, ni laissées à la merci de
personne. Sans le rétablissement de bonnes et régulières relations
entre les deux souverains et les deux cours, le retour des ambassadeurs
manquerait de vérité et de convenance. Le roi aime mieux s'en tenir aux
chargés d'affaires.»

Les deux ambassadeurs ne retournèrent point à leurs postes; des chargés
d'affaires continuèrent seuls de résider à Paris et à Saint-Pétersbourg.
A en juger par les apparences, la situation respective des deux
souverains restait la même; au fond, elle était fort changée; l'empereur
Nicolas s'était montré embarrassé dans son obstination, et le roi
Louis-Philippe ferme dans sa modération. Au lieu de subir en silence
une attitude inconvenante, nous en avions témoigné hautement notre
sentiment, et nous avions déterminé nous-mêmes la forme et la mesure
des relations entre les deux souverains. Les affaires mutuelles des
deux pays n'en souffrirent point; la dignité était gardée sans que la
politique fût compromise. C'était là le but que j'avais saisi l'occasion
de poursuivre, et que je me félicitai d'avoir atteint[50].

[Note 50: Je donne parmi les _Pièces historiques_, nº XVII, toute la
correspondance relative à cet incident.]



                          CHAPITRE XXXVIII.

AFFAIRES DIVERSES A L'INTÉRIEUR (1840-1842).


Situation du cabinet du 29 octobre 1840 à l'intérieur.--Idées politiques
et philosophiques accréditées et puissantes comme moyens
d'opposition.--Appréciation sommaire de ces idées.--En quoi elles sont
fausses et par quelle cause.--Comment elles devaient être
combattues.--Insuffisance de nos armes pour cette lutte.--Attentat
commis contre le duc d'Aumale et les princes, ses frères, le 13
septembre 1841.--Entrée du duc d'Aumale et du 17 régiment d'infanterie
légère dans la cour des Tuileries.--Complot lié à l'attentat.--M. Hébert
est nommé procureur général près la cour royale de Paris.--Procès de
Quénisset et de ses complices devant la Cour des pairs.--Débats
législatifs.--Lois sur le travail des enfants dans les
manufactures;--Sur l'expropriation pour cause d'utilité publique;--Sur
les grands travaux publics;--Sur le réseau général des chemins de
fer.--Propositions de M. Ganneron sur les incompatibilités
parlementaires et de M. Ducos sur la réforme électorale.--Discussion et
rejet de ces propositions.--Opération du recensement pour la
contribution personnelle et mobilière et pour celle des portes et
fenêtres.--Troubles à ce sujet.--Inquiétudes de M. Humann.--Il est
fermement soutenu.--Sa mort subite.--Son remplacement par
M. Lacave-Laplagne.--Le général Bugeaud est nommé gouverneur général de
l'Algérie.--Ses relations et sa correspondance avec moi.--Ses premières
campagnes.--Clôture de la session de 1841-1842.


Le cabinet s'était formé sur une question de politique extérieure, et
pendant tout le cours de sa durée, de 1840 à 1848, ce furent surtout les
questions de politique extérieure qui remplirent et animèrent la scène:
la question égyptienne, le droit de visite, l'occupation de Taïti, la
guerre du Maroc, le sort des chrétiens de Syrie, l'établissement du
régime constitutionnel en Grèce, les mariages espagnols, les jésuites en
France et à Rome, les réformes politiques en Italie, le Sonderbund et la
guerre civile en Suisse. Chargé de diriger cette portion des affaires
de la France, je n'en avais pas moins la profonde conviction et le
sentiment constant que c'était surtout du bon gouvernement intérieur
que dépendaient la force et les succès de l'État. L'harmonie des grands
pouvoirs constitutionnels, l'ordre public, la prospérité publique, la
bonne administration des finances, l'autorité contrôlée par la liberté,
la liberté contenue par les lois, à ces conditions seulement la bonne
politique extérieure est possible. C'est au dedans que sont les causes
premières et décisives de l'influence au dehors et de la solide grandeur
des peuples.

La situation du gouvernement à l'intérieur en 1840 était à la fois
très-semblable à ce qu'elle avait été de 1830 à 1835 et très-différente,
meilleure à la surface, mais, au fond, toujours difficile et périlleuse.
Les insurrections, les émeutes, les conspirations à but précis et
prochain avaient cessé; l'ordre régnait à Paris et dans le pays;
le pouvoir s'exerçait sans obstacle; mais l'hostilité des partis
républicain et légitimiste restait la même; ils n'avaient renoncé ni à
leurs espérances, ni à leurs desseins; nous étions toujours en présence
d'un actif et continu travail de renversement; c'était par la presse,
les élections, la tribune, par toutes les armes de la liberté que ce
travail se poursuivait. Tranquille sur le sol et dans le présent, le
gouvernement était ardemment contesté et attaqué dans les esprits et
dans l'avenir.

Ce serait un pouvoir bien inintelligent et bien frivole que celui qui
se contenterait de l'ordre matériel et actuel, et n'aspirerait pas à
posséder aussi les esprits et l'avenir. Personne n'est plus convaincu
que moi du grand rôle que jouent, dans la vie des peuples, les idées qui
fermentent dans leur sein, et de la nécessité qu'ils aient foi dans la
durée comme dans le droit du pouvoir qui les régit. C'est la dignité,
c'est l'honneur des hommes de ne s'attacher à leur gouvernement que
lorsque leur pensée est satisfaite en même temps que leurs intérêts sont
garantis, et d'avoir besoin de croire qu'il vivra quand ils ne seront
plus. Mais les gouvernements libres sont, à cet égard, dans une
situation tout autre que celle des gouvernements absolus; et quand il
s'agit, soit de faire à une idée nouvelle sa place et sa part dans la
conduite des affaires publiques, soit de faire entrer dans les âmes la
confiance dans l'avenir, ils ont de bien autres difficultés à surmonter
et des devoirs bien plus compliqués à remplir.

Nous avons vécu et agi, de 1840 à 1848, en présence et sous le feu de
plusieurs idées que je voudrais résumer et caractériser aujourd'hui, à
la lumière des épreuves qu'elles ont subies et de mes propres épreuves
dans l'arène où je les ai rencontrées.

Le droit universel des hommes au pouvoir politique;--le droit
universel des hommes au bien-être social;--l'unité et la
souveraineté démocratiques substituées à l'unité et à la souveraineté
monarchiques;--la rivalité entre le peuple et la bourgeoisie succédant
à la rivalité entre la bourgeoisie et la noblesse;--la science de la
nature et le culte de l'humanité mis à la place de la foi religieuse et
du culte de Dieu: telles étaient les idées que, sous des noms divers,
républicains, démocrates, socialistes, communistes, positivistes,
des partis politiques, des groupes philosophiques, des associations
secrètes, des écrivains isolés, tous adversaires du gouvernement établi,
prenaient pour maximes fondamentales et travaillaient ardemment à
propager.

Je n'ai garde d'entrer ici dans l'examen théorique de ces idées; je ne
veux que marquer leur caractère commun et la cause essentielle de leur
fatale influence sur notre société et notre temps. Elles ont toutes ce
vice radical que, contenant une parcelle de vérité, elles l'isolent,
l'enflent et l'exagèrent au point d'en faire sortir une énorme et
détestable erreur.

Sans nul doute, ce doit être le but et c'est le résultat naturel des
bonnes institutions sociales d'élever progressivement un plus grand
nombre d'hommes à ce degré d'intelligence et d'indépendance qui les rend
capables et dignes de participer à l'exercice du pouvoir politique; mais
entre ce principe de gouvernement libre et le suffrage universel donné
pour loi première et fondamentale aux sociétés humaines, quel abîme!
Quel oubli d'un nombre infini de faits, de droits, de vérités qui
réclament à juste titre, dans l'organisation sociale, leur place et leur
part!

Que ce soit le devoir du gouvernement de venir en aide aux classes les
moins favorisées du sort, de les soulager dans leurs misères et de
les seconder dans leur effort ascendant vers les bienfaits de la
civilisation, rien n'est plus évident ni plus sacré; mais établir que
c'est des vices de l'organisation sociale que découlent toutes les
misères de tant de créatures, et imposer au gouvernement la charge de
les en garantir et de répartir équitablement le bien-être, c'est ignorer
absolument la condition humaine, abolir la responsabilité inhérente à
la liberté humaine, et soulever les mauvaises passions par les fausses
espérances.

M. Royer-Collard disait en 1822: «Je conviens que la démocratie coule
à pleins bords dans la France telle que les siècles et les événements
l'ont faite. Il est vrai que, dès longtemps, l'industrie et la propriété
ne cessant de féconder, d'accroître, d'élever les classes moyennes,
elles ont abordé les affaires publiques; elles ne se sentent coupables
ni de curiosité ni de hardiesse d'esprit pour s'en occuper; elles savent
que ce sont leurs affaires. Voilà notre démocratie telle que je la vois
et la conçois; oui, elle coule à pleins bords dans notre belle France
plus que jamais favorisée du ciel. Que d'autres s'en affligent ou s'en
courroucent; pour moi, je rends grâces à la Providence de ce qu'elle
a appelé aux bienfaits de la civilisation un plus grand nombre de ses
créatures.» La vérité coule à pleins bords dans ces belles paroles; mais
conclure, du grand fait ainsi résumé, que la démocratie est maintenant
le seul élément, le seul maître de la société, que nul pouvoir n'est
légitime ni salutaire s'il n'émane d'elle, et qu'elle a toujours droit
de défaire comme elle a seule droit de faire les gouvernements, c'est
méconnaître frivolement la diversité des situations et des droits qui
coexistent naturellement, bien qu'à des degrés inégaux, dans toute
société; c'est substituer l'insolence et la tyrannie du nombre à
l'insolence et à la tyrannie du privilège; c'est introniser, sous le nom
et le manteau de la démocratie, tantôt l'anarchie, tantôt le despotisme.

Comme toutes les associations d'hommes que rapproche une situation
semblable, les classes moyennes ont leurs défauts, leurs erreurs, leur
part d'imprévoyance, d'entêtement, de vanité, d'égoïsme, et c'est
une oeuvre facile de les signaler; mais c'est une oeuvre calomnieuse
d'attribuer à ces imperfections une portée qu'elles n'ont point et de
les grossir outre mesure pour en faire sortir, entre la bourgeoisie et
le peuple, une rivalité, une hostilité active et profonde, analogue à
celle qui a existé longtemps entre la bourgeoisie et la noblesse. La
bourgeoisie moderne ne dément point son histoire; c'est au nom et au
profit de tous qu'elle a conquis les droits qu'elle possède et les
principes qui prévalent dans notre ordre social; elle n'exerce et ne
réclame aucune domination de classe, aucun privilége exclusif; dans
le vaste espace qu'elle occupe au sein de la société, les portes sont
toujours ouvertes, les places ne manquent jamais à qui sait et veut
entrer. On dit souvent, et avec raison, que l'aristocratie anglaise a eu
le mérite de savoir s'étendre et se rajeunir en se recrutant largement
dans les autres classes, à mesure que celles-ci grandissaient autour
d'elle. Ce mérite appartient encore bien plus complètement et plus
infailliblement à la bourgeoisie française; c'est son essence même et
son droit public; née du peuple, elle puise et s'alimente incessamment
à cette même source qui coule et monte sans cesse. La diversité des
situations et les velléités des passions subsistent et subsisteront
toujours; elles sont le fruit naturel du mouvement social et de
la liberté; mais c'est une grossière erreur de se prévaloir de ces
observations morales sur la nature et la société humaines pour en
induire, entre la bourgeoisie et le peuple, une guerre politique qui n'a
point de motifs sérieux ni légitimes: «L'infanterie est la nation des
camps,» disait le général Foy; mais il n'en concluait pas qu'elle fût en
hostilité naturelle et permanente contre la cavalerie, l'artillerie, le
génie et l'état-major.

Que dirai-je d'une autre idée encore obscure et presque inaperçue en
1840, maintenant montée sur la scène et en train de faire du bruit et
de se répandre? Il est vrai: à côté du bien et de l'honneur qu'elles
ont fait aux sociétés humaines, la foi religieuse et l'influence
ecclésiastique ont été souvent une source d'erreur et d'oppression;
elles ont tantôt égaré, tantôt entravé la pensée et la liberté humaines;
maintenant l'esprit scientifique et libéral s'est affranchi de leur
joug, et, à son tour, il rend à l'humanité d'immenses services qui ne
seront pas non plus sans mélange d'erreur et de mal. Que concluent de
cette évolution sociale M. Auguste Comte et ses disciples[51]? Que les
croyances et les influences religieuses ont fait leur temps, qu'elles
ne sont plus qu'une dépouille usée, une ruine inhabitable, un débris
stérile; au lieu du monde fantastique et impénétrable de la théologie et
de la métaphysique, le monde réel, disent-ils, s'est ouvert et se livre
à l'homme; la connaissance de la nature a tué le surnaturel; la science
occupera désormais le trône de la religion; Dieu fait homme sera
remplacé par l'homme fait Dieu. Peut-on méconnaître et mutiler plus
étrangement l'humanité et l'histoire? Peut-on descendre et s'enfermer
dans un horizon plus étroit et plus dénué de toute grande lumière sur
les grands problèmes et les grands faits qui préoccupent invinciblement
l'esprit humain?

[Note 51: Je me fais un devoir de redresser ici une erreur qui s'est
glissée dans le tome III de ces _Mémoires_. J'ai dit (p. 126) qu'avant
mon ministère de l'instruction publique (1832-1836), je ne connaissais
pas M. Auguste Comte. C'était, de ma part, un oubli; bien avant 1830,
M. Auguste Comte m'avait fait quelques visites, et j'avais eu avec lui
quelques entretiens dont, en 1860, le souvenir m'avait complètement
échappé. Dans son ouvrage intitulé _Auguste Comte et la philosophie
positive_, M. Littré a rectifié, avec autant de convenance que de
fondement, cette erreur involontaire.]

Je touche en passant, et au nom du simple bon sens, à des questions bien
graves; mais j'ai la confiance qu'en cette occasion comme dans toutes,
la philosophie la plus profonde et la plus libre confirme les données
générales du bon sens, et je reviens à ce que j'ai dit d'abord: c'est en
se laissant éblouir par un mince rayon et enivrer par une petite dose
de vérité que des esprits droits et sincères, grossissant à perte de vue
des idées qui, si elles étaient restées à leur place et à leur mesure,
auraient été justes et utiles, les ont transformées en d'énormes et
détestables erreurs.

Erreurs puissantes, car, sous le manteau de la part de vérité qu'elles
contiennent, elles évoquent des intérêts désordonnés et de mauvaises
passions. Plus puissantes sous un gouvernement libre que sous tout
autre, car elles ont alors à leur service toutes les armes de la
liberté. Plus puissantes au début d'un gouvernement libre, naguère
issu d'une révolution, qu'à toute autre époque de sa durée, car à leur
influence propre et naturelle s'ajoute le souffle longtemps prolongé
du vent révolutionnaire. C'est contre ces forces ennemies que, malgré
l'ordre matériel rétabli, nous avions encore à défendre, en 1840, la
société et le gouvernement.

Nous n'avons employé, dans cette lutte, que deux armes, les lois et
la liberté: la répression judiciaire et légale quand les erreurs
enfantaient des délits; la discussion libre, publique et continue de
notre politique et de ses motifs.

J'ai déjà dit dans ces _Mémoires_[52] ce que je pense de la multiplicité
des procès contre les délits de la presse, et de l'indifférence que
le gouvernement doit presque toujours opposer à des excès auxquels on
donne, en les poursuivant, plus d'éclat qu'on ne leur impose de frein.
Mais une telle indifférence n'est guère possible qu'à des gouvernements
anciens et bien établis; nous étions, de 1840 à 1848, en présence
d'attaques directes et flagrantes contre les principes vitaux et
l'existence même de la monarchie constitutionnelle de 1830; les lois
nous faisaient un devoir de l'en défendre; nos amis politiques, tout
le parti conservateur, dans les Chambres et dans le public, nous en
faisaient une loi. Le 17 décembre 1840, le surlendemain des obsèques
de Napoléon aux Invalides, _le National_ fut traduit devant la Cour
d'assises de la Seine pour avoir dit dans son numéro du 9 décembre, en
parlant de M. Thiers et de moi: «Que nous importe, à nous, vos vaines
querelles? Vous êtes tous complices. Le principal coupable, oh! nous
savons bien quel il est, où il est; la France le sait bien aussi, et la
postérité le dira; mais vous, vous avez été complices.» Le 23 septembre
suivant, ce journal fut acquitté par le jury, et le lendemain, en
annonçant son acquittement, il s'écria: «Oui, c'est le roi que nous
avons voulu désigner; notre pensée était évidente; nos expressions la
rendaient avec fidélité. Le nier, c'eût été une véritable insulte au bon
sens et à l'intelligence du jury; c'eût été, de notre part, un indigne
mensonge.» J'écrivis le jour même au roi, alors au château de Compiègne:
«_Le National_ a été acquitté hier. L'article dans lequel il se vante ce
matin de son acquittement m'a paru beaucoup plus coupable que celui
qui avait été l'objet de la poursuite; MM. Duchâtel, Martin du Nord
et Villemain en ont pensé comme moi. Nous l'avons donc fait saisir de
nouveau et il sera cité à bref délai. Le procureur général portera la
parole lui-même. Je lui ai fait sentir, et je crois qu'il a bien senti
la nécessité d'agir et de parler, dans ce procès et dans les procès
analogues, avec une énergie soutenue. Il est homme de devoir et de
talent; il est décidé à payer de sa personne. Nous verrons quelle
impression il produira sur l'esprit des jurés. En tout cas, je persiste
à penser que, toutes les fois qu'il y a délit et danger, le gouvernement
doit poursuivre et mettre les jurés en demeure de faire leur devoir, en
faisant lui-même le sien.»

[Note 52: Tome III, pages 209-218.]

Poursuivi en effet à raison de ce nouvel article, encore plus
scandaleusement agressif que le précédent, _le National_ fut de nouveau
acquitté.

A la même époque, le 13 septembre 1841, M. le duc d'Aumale, revenant
d'Algérie avec le 17e régiment d'infanterie légère dont il était
colonel, et accompagné de ses frères les ducs d'Orléans et de Nemours,
qui étaient allés à sa rencontre, rentrait dans Paris à la tête de ce
régiment qui servait avec éclat en Afrique depuis sept ans. Dans la rue
Saint-Antoine, le groupe des princes, et spécialement le duc d'Aumale,
fut visé presque à bout portant par un assassin. Au moment où le coup
partit, le cheval du lieutenant-colonel du régiment, M. Levaillant, qui
marchait à côté du duc d'Aumale, releva la tête, reçut la balle
destinée au colonel, et tomba mort devant lui. La foule était grande
et joyeusement empressée à voir ce brave régiment dont le numéro et les
faits d'armes avaient, depuis sept ans, retenti dans les journaux. De
Marseille à Paris, il n'y avait eu partout, sur son passage, que des
marques de satisfaction et de bienveillance populaire: l'assassinat
était dans un révoltant contraste avec le sentiment public. On eut de
la peine à préserver l'assassin de l'indignation des assistants. J'étais
aux Tuileries quand, vers deux heures, le 17e léger entra dans la cour
du château, son jeune colonel en tête, au bruit des acclamations de tout
un peuple qui remplissait la place du Carrousel et les rues adjacentes.
Officiers et soldats avaient cet aspect à la fois grave et animé des
vieilles troupes qui rentrent dans leurs foyers après avoir longtemps
combattu, souffert et vaincu. Les habits étaient usés, les visages
hâlés, les regards sérieusement contents, avec quelque fatigue. Le
drapeau du régiment flottait, noirci et déchiré. J'ai rarement vu un
mouvement plus vif que celui qui éclata autour des Tuileries quand le
roi Louis-Philippe vint au-devant de son fils et l'embrassa au milieu
de la cour, pendant que le régiment se rangeait sur deux lignes par un
mouvement rapide et silencieux. Toute pleine des sympathies militaires,
des émotions de famille et d'une colère honnête, la population semblait
avoir à coeur de démentir bruyamment les factions.

Les premières recherches de l'instruction indiquèrent clairement que
l'assassin n'était pas isolé et qu'un complot avait préparé l'attentat.
L'affaire fut déférée à la Cour des pairs. Nous ne voulions rien changer
à la législation de la presse. Nous respections l'indépendance des
jurés, et nous ne pouvions rien pour leur donner plus d'intelligence et
de fermeté; mais nous pouvions et nous devions assurer à l'action légale
des magistrats toute son efficacité. C'est la première condition
d'un gouvernement libre que tous ceux qui y concourent, ministres,
magistrats, administrateurs, chefs militaires, en restant chacun
dans les limites de son rôle, conviennent et suffisent pleinement aux
fonctions spéciales qui leur sont confiées, car c'est de l'harmonie
et de l'énergie de ces actions diverses que dépend le succès général.
J'étais convaincu que, dans les procès politiques, le ministère public à
Paris avait, souvent manqué d'habileté et de vigueur. Je demandai que
M. Frank-Carré, qui l'occupait plus honorablement qu'efficacement, fût
appelé à la première présidence, alors vacante, de la Cour royale de
Rouen, et que M. Hébert le remplaçât comme procureur général près la
Cour royale de Paris. Membre de la Chambre des députés, M. Hébert s'y
était fait remarquer et honorer par la franchise et la fermeté de ses
idées et de sa conduite; avocat général à la Cour de cassation, il y
avait promptement acquis le renom d'un habile jurisconsulte, précis
et puissant dans la discussion; il inspirait, comme homme politique
et comme magistrat, une sérieuse confiance. Le roi et le conseil
approuvèrent ce choix; il fut nommé le 12 octobre 1841, et chargé
de suivre, devant la Cour des pairs, le procès de l'assassin du duc
d'Aumale, Quénisset dit Pappart, et de ses complices.

Le lendemain même de sa nomination, j'eus, à son sujet, un moment de
vive sollicitude. A sept heures du matin, je vis entrer dans mon cabinet
madame Hébert triste et agitée; son mari, me dit-elle, était si
frappé, si troublé de la gravité de ses nouvelles fonctions et de la
responsabilité qu'elles lui imposeraient, que, malgré son acceptation
officielle et publique, il ne pouvait se résoudre à en subir le fardeau
et demandait à en être déchargé. Je me rendis sur-le-champ chez lui, et
je le trouvai en effet en proie à une extrême perplexité suscitée par
les scrupules d'une conscience exigeante et les inquiétudes d'une fierté
passionnée qui ne supportait pas la perspective d'un échec dans une
grande situation et un grand devoir. Nous causâmes longtemps; je
combattis ses pressentiments d'insuccès; j'insistai sur les motifs qui
l'avaient fait choisir. Il se rassura, reprit confiance en lui-même, me
promit de se mettre immédiatement à l'oeuvre; et quoiqu'un peu surpris
de son accès d'hésitation, je le quittai avec un redoublement d'estime
pour lui, et convaincu que nous aurions en lui le procureur général
énergique et efficace dont nous avions besoin.

Mon attente ne fut point trompée: appelé, dès ses premiers pas dans ses
nouvelles fonctions, à poursuivre devant la Cour des pairs, les auteurs
et les complices de l'attentat et du complot dirigés le 13 septembre
contre le duc d'Aumale et ses frères, M. Hébert déploya, dans ce grand
procès, une vigueur de caractère et d'esprit égale aux plus difficiles
épreuves et digne des plus éminents magistrats. Ne se laissant ni
troubler, ni embarrasser, ni irriter par les violences et les subtilités
du débat, il ne s'arma contre les accusés que de la loi commune, le code
pénal réformé en 1832 et la législation libérale de 1819 en matière
de presse; il mit en éclatante lumière le complot aussi bien que
l'attentat; non pas en alléguant une simple complicité morale, comme le
prétendirent au dehors les amis des accusés, mais bien en démontrant la
complicité réelle et légale des provocateurs à l'attentat ou au complot,
quels que fussent le mode et l'instrument de la provocation. En même
temps que son attitude était ferme et consciencieusement animée, son
argumentation fut simple, précise, appliquée à mettre le vrai caractère
des faits en face du vrai sens des lois, et exempte d'emphase autant
que de faux ménagements. La Cour des pairs rendit, avec mansuétude dans
l'application des peines, un arrêt conforme aux conclusions du procureur
général, et la clémence du roi atténua encore pour plusieurs des
coupables les décisions de la cour. Personne, pas plus les journalistes
que les affiliés de sociétés secrètes, ne réussit à éluder la
responsabilité de ses actes et la justice des lois.

A l'occasion de plusieurs procès politiques portés, dans le cours de
1842, devant la Cour d'assises de Paris, M. Hébert fit preuve du même
talent et du même courage, et plusieurs fois avec le même succès.

Mais ces succès partiels dans la résistance judiciaire étaient un remède
bien insuffisant contre le mal dont nous étions travaillés. On punit, on
intimide un moment par des arrêts les assassins et les conspirateurs;
on ne change pas, par de tels moyens, l'état des esprits et le cours des
idées; c'est dans la région intellectuelle même qu'il faut combattre les
mauvais courants qui s'y élèvent; c'est la vérité qu'il faut opposer à
l'erreur; ce sont les esprits sains qu'il faut mettre aux prises avec
les esprits malades. Emportés, surmontés par les affaires de chaque
jour, les dépositaires du pouvoir perdent souvent de vue cette part de
leur tâche, et, satisfaits de vaincre dans l'arène politique, ils ne se
préoccupent pas assez de la sphère morale dans laquelle ils ont aussi
tant et de si grands combats à livrer. Nous n'avons pas été tout à fait
exempts de cette faute; nous n'avons pas pris assez de soins ni fait
assez d'efforts pour soutenir dans la presse, dans les journaux, dans
l'enseignement public, par des moyens de tout genre, une forte lutte
contre les idées fausses que je viens de résumer et qui assaillaient
sans relâche le gouvernement dont la garde nous était confiée. Un fait
explique et excuse dans une certaine mesure cette lacune dans
notre action; les champions nous manquaient pour une telle lutte.
Contemporaines de notre grande révolution, nées dans son berceau ou de
son souffle, les idées qu'il s'agissait de combattre étaient encore,
dans la plupart des esprits, implicitement admises et liées à sa cause.
Les uns les regardaient comme nécessaires à la sûreté de ses conquêtes;
les autres, comme ses conséquences naturelles et le gage de ses progrès
futurs; d'autres y tenaient sans y penser, par routine et préjugé. On
ne sait pas assez à quel point se sont étendues et à quelles profondeurs
ont pénétré les racines des mauvaises théories philosophiques et
politiques qui entravent si déplorablement aujourd'hui le progrès
régulier des gouvernements libres et du bon état social. Même parmi les
hommes qui, de 1830 à 1848, en sentaient l'erreur comme le péril, et
qui, dans la pratique de chaque jour, en combattaient avec nous
les conséquences, la plupart, et quelques-uns des plus éminents, ne
remontaient pas jusqu'à la source du mal et s'arrêtaient avant d'y
atteindre, soit incertitude dans la pensée, soit crainte de venir en
aide à la réaction vers l'ancien régime et le pouvoir absolu. La jeune
génération aussi, élevée dans les ornières ou séduite par les nouvelles
perspectives de la révolution, était peu disposée à entrer dans les
voies plus laborieuses et plus lentes de la liberté sous la loi.
Les philosophes étaient en proie aux mêmes perturbations, aux mêmes
hésitations que les politiques; l'école spiritualiste, qui avait si
brillamment et si utilement combattu les erreurs du siècle dernier,
maintenait honorablement son drapeau, mais sans y rallier les masses et
sans pouvoir empêcher que beaucoup d'esprits distingués ne tombassent
dans un matérialisme prétendu scientifique, tantôt ouvertement déclaré,
tantôt déguisé sous le nom de panthéisme. En un tel état des faits,
comment trouver, en assez grand nombre, des esprits assez sûrs de leur
propre pensée et assez résolus pour proclamer et développer, tous les
jours et sur tous les points, les vrais principes rationnels et moraux
de ce gouvernement libre que, dans l'arène politique, nous travaillions
à fonder?

Dans cette rareté des armes nécessaires pour la lutte philosophique et
morale, la tribune politique était notre principal et constant moyen
d'action. On a dénaturé et on continue à dénaturer étrangement ce fait
caractéristique de notre situation et du gouvernement tout entier de
1830 à 1848. On magnifie et on calomnie tour à tour la parole, ou comme
on dit, quand on veut joindre le compliment à l'injure, l'éloquence;
sous le régime parlementaire, c'est, dit-on, l'éloquence qui gouverne,
et le pouvoir appartient aux plus beaux diseurs que, pour rabattre leur
orgueil, on appelle des rhéteurs. On fait trop d'honneur à l'éloquence;
même dans les temps de discussion libre où elle est un peu nécessaire,
elle est fort loin de suffire, et pas plus en fait qu'en droit ce n'est
à elle que va et demeure naturellement le pouvoir; elle peut, à un
moment donné, dans une circonstance spéciale, déterminer un succès
passager; elle n'est point, au sein de la liberté politique, la
condition première de l'art de gouverner; les mérites de la pensée et de
l'action y sont bien supérieurs à ceux de la parole, et dans le régime
parlementaire comme dans tout autre, le bon sens, la bonne conduite
et le courage sont bien plus indispensables et bien plus efficaces que
l'éloquence. C'est l'honneur du gouvernement libre qu'il exige les mêmes
qualités que tout autre mode de gouvernement et bien plus de qualités
réunies; et c'est précisément cette forte exigence qui garantit la bonne
gestion des affaires publiques et la satisfaction éclairée du sentiment
public.

Pendant notre première session, du 5 novembre 1840 au 25 juin 1841,
la situation du cabinet dans les Chambres fut très-animée et
très-laborieuse, mais au fond peu périlleuse. D'importants alliés nous
venaient de rangs divers, et nos adversaires mêmes, peu jaloux d'avoir à
nous succéder, ne tentaient pas sérieusement de nous renverser. Entre
la paix ou la guerre, la crise était forte et la responsabilité pesante;
soit conviction, soit prudence, on nous en laissait volontiers le
fardeau. Dans les grandes questions de la politique extérieure, MM. de
Lamartine, Dufaure et Passy nous apportèrent leur appui; les questions
embarrassantes de la politique intérieure ne furent pas soulevées. Nous
mîmes à profit ces dispositions tolérantes pour traiter et résoudre
d'autres questions plus sociales que politiques et peu orageuses,
quoique très-difficiles. Pendant la courte durée du cabinet du 12
mai 1839, deux de ses membres, MM. Cunin-Gridaine et Dufaure,
avaient présenté aux Chambres deux projets de loi d'une incontestable
opportunité, l'un sur le travail des enfants dans les manufactures,
l'autre sur l'expropriation pour cause d'utilité publique. Le cabinet
de M. Thiers en avait accepté l'héritage; mais plus passager encore, il
avait laissé ces questions au point où il les avait trouvées. D'accord
avec nous, MM. Renouard et Dufaure demandèrent à la Chambre des députés,
le 16 novembre 1840 et le 4 janvier 1841, la reprise des deux projets
de loi; nous en approuvions pleinement la pensée et nous prîmes une
part assidue à la discussion. Elle fut longue et approfondie; toutes les
objections des manufacturiers au premier projet, toutes les difficultés
que trouvaient les jurisconsultes dans le second furent produites et
débattues; les questions furent traitées sous leurs diverses faces, sans
aucune complication de dissentiments politiques, dans la seule vue du
bien social, et le débat aboutit à deux lois essentiellement pratiques,
promulguées, l'une le 22 mars, l'autre le 5 mai 1841. On a repris et on
reprendra encore plus d'une fois la question du travail des enfants
dans les manufactures; il y a là des intérêts moraux et des intérêts
matériels, des droits de liberté et des droits d'autorité difficiles à
concilier, et dont la conciliation doit varier selon la diversité et
la mobilité des faits industriels; mais on n'a pas délaissé, on ne
délaissera pas les principes posés dans la loi du 22 mars 1841; on ne
sortira pas des voies où elle a fait entrer la puissance publique; elle
a franchement accepté le problème d'économie politique et de morale posé
par la condition des enfants dans les manufactures, et elle l'a résolu
selon le bon sens et l'humanité. Quant à la loi sur l'expropriation pour
cause d'utilité publique, elle a disparu. On connaît le régime qui lui
a succédé. Je n'hésite pas à affirmer qu'elle reparaîtra. En
administration comme en politique, la dictature n'a qu'un temps, et la
propriété se passe encore moins de garanties que la liberté.

Nous ne nous bornâmes pas à vider ainsi les questions que nous avaient
léguées les cabinets précédents; nous portâmes en même temps devant les
Chambres les questions nouvelles que provoquait l'intérêt public.
M. Humann, qui ne s'était pas résigné sans peine à l'entreprise des
fortifications de Paris et à ses charges, n'en fut pas moins empressé à
proposer, le 18 janvier 1841, à la Chambre des députés, selon le voeu du
roi et du cabinet, un grand ensemble de travaux extraordinaires pour les
divers services des ponts et chaussées, de la guerre et de la marine:
«Depuis dix ans, dit-il en présentant le projet de loi, le gouvernement
est entré chaque jour plus avant dans cette carrière d'utiles
entreprises. De 1830 à 1832, au milieu des plus graves embarras, environ
20 millions furent affectés annuellement à des travaux extraordinaires.
De 1833 à 1836, ce genre de dépense a été porté en moyenne à 30 millions
par année. De 1837 à 1840, le même service a obtenu une dotation moyenne
de 50 millions. Elle dépassera 60 millions en 1840, et le projet de loi
que nous vous apportons a pour but de l'élever à 75 millions pendant six
années consécutives, à partir de 1842.» M. Humann affectait à ce service
une somme de 450 millions à recueillir par la voie de l'emprunt; et peu
après la promulgation du projet de loi adopté par les deux Chambres à
de fortes majorités, un premier emprunt de 150 millions, en rentes 3 p.
100, fut souscrit au taux de 78 fr. 52 c. 1/2. La mesure administrative
et l'opération financière étaient à la fois larges et contenues dans
de prudentes limites, secondant ainsi le développement de la prospérité
publique sans peser lourdement et précipitamment sur le trésor.

Dans la session suivante, du 27 décembre 1841 au 11 juin 1842, le
cabinet entreprit et accomplit une oeuvre bien plus considérable et
plus difficile. Depuis plusieurs années la question des chemins de fer
préoccupait fortement le gouvernement et le public; l'un et l'autre
hésitaient, tâtonnaient, et quant à la détermination des principales
lignes à construire, et quant au système à adopter pour leur
construction. Des deux systèmes en présence, la construction par
l'État et aux frais de l'État, ou la construction par des compagnies
industrielles à qui serait faite la concession des chemins, le cabinet
de M. Molé avait, en 1837 et 1838, adopté le premier et proposé
l'exécution, par l'État, de quatre grandes lignes; mais ses projets de
loi et le principe sur lequel ils reposaient avaient été rejetés à une
forte majorité. Un pas fut fait en 1840, sous le ministère de M. Thiers;
quelques chemins de fer, et dans le nombre deux importants, celui de
Paris à Rouen et celui de Paris à Orléans furent votés; mais la
question générale, la question de la détermination des grandes lignes
à construire et du mode de construction pour toute la France subsistait
toujours; sur ces deux points fondamentaux, les esprits et les mesures
restaient encore en suspens. Nous résolûmes de mettre fin à cette
incertitude, et le 7 février 1842 nous présentâmes à la Chambre des
députés un projet de loi qui ordonnait la construction d'un réseau
général de chemins de fer formé par les six grandes lignes de Paris à
la frontière de Belgique, de Paris au littoral de la Manche, de Paris
à Strasbourg, de Paris à Marseille et à Cette, de Paris à Nantes et de
Paris à Bordeaux. L'exécution de ces lignes devait avoir lieu par le
concours de l'État, des départements et des communes intéressées et de
l'industrie privée, dans des proportions déterminées par le projet et
qui mettaient les deux tiers des indemnités de terrain à la charge des
départements et des communes, le tiers restant de ces indemnités, les
terrassements et les ouvrages d'art à la charge de l'État, la voie de
fer, le matériel et les frais d'exploitation et d'entretien à la charge
des compagnies à qui serait faite la concession. A travers beaucoup de
difficultés et d'objections spéciales, ce projet et son principe général
furent reçus avec une faveur marquée; et après deux mois employés
à l'examiner, M. Dufaure, rapporteur de la commission, en proposa
l'adoption, sauf quelques amendements, et termina son rapport en disant:
«Votre commission vous devait un compte fidèle de ses recherches et
de ses travaux; elle vous a exposé jusqu'aux dissentiments qui, sur
quelques portions de la loi, se sont élevés dans son sein, et elle
a autorisé son rapporteur à vous dire que, sur plusieurs points
importants, il a fait partie de la minorité. Mais elle le déclare en
finissant; elle a été fermement et constamment unanime pour désirer
que le projet de loi ait un utile résultat; que toutes les opinions de
détail, après avoir cherché à obtenir, par la discussion, un légitime
triomphe, se soumettent au jugement souverain de la Chambre; que la
création d'un réseau de chemins de fer soit considérée par nous tous
comme une grande oeuvre nationale; et qu'au moment où nous émettrons
notre vote définitif sur la loi qui est présentée, chacun de nous
s'éclaire aux idées générales et de bien public qui élèvent nos
délibérations et les rendent fécondes, au lieu de céder à des passions
de localité qui les abaisseraient et les rendraient stériles.»

La discussion se prolongea pendant quinze jours, et les deux principes
fondamentaux du projet de loi, l'établissement du réseau général
de chemins de fer et la répartition des frais entre l'État, les
départements intéressés et l'industrie privée, triomphèrent de toutes
les jalousies locales et de toutes les objections systématiques. Mais
quand on vint à régler l'exécution même du réseau, une question s'éleva,
non plus de principe, mais de conduite: plusieurs membres, M. Thiers à
leur tête, demandèrent qu'au lieu de partager, dès le commencement des
travaux, le concours et les fonds de l'État entre les diverses lignes
dont le réseau était formé, on les concentrât sur une ligne unique, la
plus importante de toutes, disait-on, la ligne de Paris à la frontière
de Belgique d'une part et à la Méditerranée de l'autre. C'était presque
détruire le vote déjà prononcé en faveur d'un réseau général, car
c'était ajourner pour longtemps l'application du principe d'équité qui
avait déterminé le gouvernement à faire participer simultanément, aux
avantages fécondants des chemins de fer, les diverses régions de la
France. C'était de plus compromettre gravement le sort du projet de loi
qui avait besoin de recueillir, sur un grand nombre de points divers
du territoire, les éléments de la majorité. Le rapporteur, M. Dufaure,
avait, dans le cours de la discussion générale, pressenti et combattu
d'avance cet amendement en disant: «Si vous indiquez une ligne unique,
vous continuez l'oeuvre incomplète et incohérente que vous avez
commencée dans les dernières années; vous ne déterminez pas à l'avance
l'emploi des ressources que le gouvernement pourra, dans cinq, dix ou
quinze ans, appliquer au grand oeuvre des chemins de fer. C'est ce que
nous devons faire, ce qu'il est urgent de faire. Ce n'est pas seulement
une satisfaction théorique que nous donnerons au pays; c'est le but que
nous assignerons à nos efforts; c'est une destination que nous donnerons
à nos ressources. Ce classement a des difficultés; nous ne pouvons le
faire sans de vives discussions; nous devons nous y attendre; il causera
de grandes émotions dans le pays; cependant nous devons le faire si nous
voulons arriver à quelque chose de grand et de complet dans l'entreprise
des chemins de fer.» Un vif débat s'éleva à ce sujet; M. Thiers, d'une
part, et M. Duchâtel, de l'autre, y furent les principaux acteurs.
C'était surtout par des considérations financières que M. Thiers
soutenait l'amendement en faveur de la ligne unique; M. Duchâtel le
combattit au nom et de l'état de nos finances, et du grand avenir des
chemins de fer, et de la justice distributive qui était à la fois le
principe rationnel du projet de loi et la condition pratique de son
succès. M. Billault et M. de Lamartine appuyèrent M. Duchâtel. La
Chambre leur donna raison; l'amendement fut rejeté à une forte majorité;
la Chambre des pairs unit son vote à celui de la Chambre des députés; et
l'expérience, à son tour, a donné pleinement raison à cette conduite du
gouvernement et des Chambres; de 1842 à 1848, l'exécution simultanée
du réseau général a été poursuivie sans aucune perturbation dans
les finances publiques; et depuis cette époque, à travers toutes nos
révolutions politiques et administratives, la loi du 11 juin 1842 est
restée la base sur laquelle s'est élevé l'édifice général des chemins de
fer de la France; elle a fait ce qui a fait le reste.

En matière de législation politique, le cabinet vit s'élever, dans la
session de 1842, des questions plus délicates et plus d'opposition qu'il
n'en avait rencontré dans la session précédente. Les graves inquiétudes
de 1840 n'existaient plus; la paix était assurée; le public ne se
préoccupait plus exclusivement des affaires extérieures; les alliés
qu'elles nous avaient momentanément valus dans les Chambres ne se
faisaient plus le même devoir de nous appuyer et reprenaient peu à
peu leur position distincte et mitoyenne entre le gouvernement et
l'opposition. Les deux questions qu'en 1840 le cabinet de M.
Thiers s'était appliqué à éluder, la question des incompatibilités
parlementaires et celle de la réforme électorale reparurent; deux
membres du tiers-parti, MM. Ganneron et Ducos, en firent, les 10 et
14 février 1842, l'objet de propositions formelles. M. Ganneron
interdisait, à un grand nombre de fonctionnaires publics, l'entrée de la
Chambre des députés, et demandait que, sauf quelques exceptions pour
les fonctions supérieures de l'ordre politique, aucun membre de cette
Chambre, qui ne serait pas fonctionnaire public salarié au jour de son
élection, ne pût le devenir pendant qu'il siégerait dans la Chambre et
un an après l'expiration de son mandat. M. Ducos proposait que tous
les citoyens inscrits, dans chaque département, sur la liste du jury,
fussent électeurs.

Je n'avais, à ces deux propositions, aucune objection de principe, ni
de nature perpétuelle. Diverses incompatibilités parlementaires étaient
déjà légalement établies, et en vertu de la loi rendue en 1840 sur ma
propre demande comme ministre de l'intérieur, tout député promu à des
fonctions publiques était soumis à l'épreuve de la réélection. Je ne
pensais pas non plus que l'introduction de toute la liste départementale
du jury dans le corps électoral menaçât la sûreté de l'État, ni que le
droit électoral ne dût pas s'étendre progressivement à un plus grand
nombre d'électeurs. Mais, dans les circonstances du temps, je regardais
les deux propositions comme tout à fait inopportunes, nullement
provoquées par des faits graves et pressants, et beaucoup plus nuisibles
qu'utiles à la consolidation du gouvernement libre, ce premier intérêt
national.

En fait, au 1er février 1842, sur 459 membres dont la Chambre des
députés était composée, il y avait 149 fonctionnaires salariés. Dans ce
nombre, 16 étaient des ministres ou de grands fonctionnaires politiques
que la proposition de M. Ganneron pour l'extension des incompatibilités
parlementaires laissait toujours éligibles. Sur les 133 députés
restants, 53 étaient des magistrats inamovibles. La Chambre ne contenait
donc que 80 députés fonctionnaires amovibles et placés, à ce titre, dans
la dépendance du pouvoir. Quant aux députés promus, depuis leur entrée
dans la Chambre, à des fonctions publiques salariées, on dressa le
tableau des nominations de ce genre faites par les divers cabinets du
1er novembre 1830 au 1er février 1842; leur nombre était de 211, et dans
ce nombre se trouvaient 72 ministres ou grands fonctionnaires politiques
que personne ne voulait exclure de la Chambre. Sur 1400 députés élus à
la Chambre dans l'espace de ces douze années, il n'y en avait eu
donc que 139 qui eussent été appelés à des fonctions auxquelles les
incompatibilités réclamées dussent s'appliquer.

A ce premier aspect et en ne considérant que les chiffres, il n'y avait,
dans le nombre des députés fonctionnaires, rien d'étrange, rien qui pût
inspirer, sur l'indépendance des résolutions de la Chambre, un doute
légitime, aucun de ces abus choquants qui appellent d'indispensables et
promptes réformes. MM. Villemain, Duchâtel et Lamartine, en signalant
ces faits, firent valoir, contre la proposition de M. Ganneron, d'autres
considérations plus hautes; ils peignirent l'état actuel de la société
française où les fonctionnaires tiennent une si grande place que,
lorsqu'on lui demande de se faire représenter, elle les appelle
naturellement elle-même à tenir aussi une grande place dans sa
représentation; ils insistèrent sur la nécessité de ne pas réduire, par
la loi, le nombre, déjà si restreint dans toute société démocratique,
des hommes pratiquement éclairés, expérimentés, et prêts à comprendre,
au sein de la liberté politique, les conditions du gouvernement. Mais
bien que très-justes et profondes, ces considérations n'auraient pas
suffi à surmonter les vieux préjugés et les passions vivantes qui
avaient provoqué et qui soutenaient la proposition; ce n'était pas,
à vrai dire, d'une question de principe et d'organisation qu'il
s'agissait; l'attaque était dirigée contre la politique qui
prévalait dans la Chambre bien plus que contre le nombre des députés
fonctionnaires, et c'était surtout pour changer la majorité en la
mutilant qu'on demandait la réforme d'un abus dont on exagérait fort
l'étendue et la gravité. M. Duchâtel ramena judicieusement le débat
à ces termes; la chambre comprit le vrai sens de l'attaque, et la
proposition fut rejetée, bien qu'à une faible majorité.

Sur la proposition de M. Ducos pour la réforme électorale, la discussion
était à la fois plus facile et plus grande: la loi d'élections dont on
demandait le changement avait à peine onze ans d'existence: quand elle
avait été rendue en 1831, l'opposition avait elle-même proclamé qu'elle
satisfaisait pleinement aux besoins de la liberté. Par l'abaissement
du cens électoral de 300 à 200 francs et par le progrès naturel des
institutions libres comme de la prospérité publique, le nombre des
électeurs s'était rapidement accru; parti de 99,000, en 1830, il s'était
élevé, en 1842, à 224,000. Lorsque, sous le ministère du 1er mars 1840,
la Chambre des députés avait eu à délibérer sur des pétitions dont la
plupart réclamaient le suffrage universel et quelques-unes seulement des
modifications analogues à la proposition de M. Ducos, M. Thiers, au nom
du cabinet comme au sien propre, s'était formellement déclaré contraire
à la réforme électorale, et avait demandé, sur toutes les pétitions,
l'ordre du jour que la Chambre avait en effet prononcé. Une telle
réforme n'était, à coup sûr, pas plus urgente ni plus opportune le 15
février 1842 que le 16 mai 1840. Mais je ne me bornai pas à la repousser
par ces considérations préalables et accessoires; j'entrai dans le
fond même de la question et dans l'examen des motifs au nom desquels la
réforme électorale était réclamée. Il ne fallait pas une grande sagacité
pour entrevoir que le suffrage universel était au fond comme au bout
de ce mouvement, et que ses partisans étaient les vrais auteurs et
faisaient la vraie force de l'attaque dirigée contre le régime électoral
en vigueur. Je n'ai, contre le suffrage universel, point de prévention
systématique et absolue; je reconnais que, dans certains états et
certaines limites de la société, il peut être praticable et utile;
j'admets que, dans certaines circonstances extraordinaires et
passagères, il peut servir tantôt à accomplir de grands changements
sociaux, tantôt à retirer l'État de l'anarchie et à enfanter un
gouvernement. Mais, dans une grande société, pour le cours régulier de
la vie sociale et pour un long espace de temps, je le regarde comme un
mauvais instrument de gouvernement, comme un instrument dangereux tour à
tour pour le prince et pour le peuple, pour l'ordre et pour la liberté.
Je ne discutai pas directement ni pleinement la théorie du suffrage
universel que nous n'avions devant nous qu'en perspective; mais
j'attaquai, comme routinière et fausse, l'idée principale sur laquelle
repose le suffrage universel, la nécessité du grand nombre d'électeurs
dans les élections politiques: «La société, dis-je, était jadis
divisée en classes diverses, diverses de condition civile, d'intérêts,
d'influences. Et non-seulement diverses, mais opposées, se combattant
les unes les autres, la noblesse et la bourgeoisie, les propriétaires
terriens et les industriels, les habitants des villes et ceux des
campagnes. Il y avait là des différences profondes, des intérêts
contraires, des luttes continuelles. Qu'arrivait-il alors de la
répartition des droits politiques? Les classes qui ne les avaient
pas avaient beaucoup à souffrir de cette privation; la classe qui les
possédait s'en servait contre les autres; c'était son grand moyen
de force dans leurs combats. Rien de semblable n'existe chez nous
aujourd'hui: on parle beaucoup de l'unité de la société française et
l'on a raison; mais ce n'est pas seulement une unité géographique; c'est
aussi une unité morale, intérieure. Il n'y a plus de luttes entre les
classes, car il n'y a plus d'intérêts profondément divers ou contraires.
Qu'est-ce qui sépare aujourd'hui les électeurs à 300 francs, des
électeurs à 200, à 100, à 50 francs? Ils sont dans la même condition
civile, ils vivent sous l'empire des mêmes lois. L'électeur à 300 francs
représente parfaitement l'électeur à 200 ou à 100 francs; il le protège,
il le couvre, il parle et agit naturellement pour lui, car il partage et
défend les mêmes intérêts; ce qui n'était encore jamais arrivé dans le
monde, la similitude des intérêts s'allie aujourd'hui, chez nous, à la
diversité des professions et à l'inégalité des conditions. C'est là le
grand fait, le fait nouveau de notre société. Un autre grand fait en
résulte: c'est que ceux-là se trompent qui regardent le grand nombre des
électeurs comme indispensable à la vérité du gouvernement représentatif.
Le grand nombre des électeurs importait autrefois, quand les classes
étaient profondément séparées et placées sous l'empire d'intérêts et
d'influences contraires, quand il fallait faire à chacune une part
considérable. Rien de semblable, je le répète, n'existe plus chez nous;
la parité des intérêts, l'appui qu'ils se prêtent naturellement les uns
aux autres permettent de ne pas avoir un très-grand nombre d'électeurs
sans que ceux qui ne possèdent pas le droit de suffrage aient à en
souffrir. Dans une société aristocratique, en face d'une aristocratie
ancienne et puissante, c'est par le nombre que la démocratie se défend;
le nombre est sa principale force; il faut bien qu'à l'influence des
grands seigneurs puissants et accrédités elle oppose son nombre, et
même son bruit. Nous n'avons plus à pourvoir à une telle nécessité; la
démocratie n'a plus, chez nous, à se défendre contre une aristocratie
ancienne et puissante. Prenez garde, messieurs, une innovation n'est
une amélioration qu'autant qu'à un besoin réel elle applique un remède
efficace; à mon avis, la réforme électorale qu'on vous propose n'est
pas aujourd'hui un besoin réel. Savez-vous ce que vous feriez en
l'acceptant? Au lieu d'appliquer un remède à un mal réel, au lieu de
satisfaire à une nécessité véritable, vous donneriez satisfaction (je ne
voudrais pas me servir d'un mot trop vulgaire) à ce prurit d'innovation
qui nous travaille. Vous compromettriez, vous affaibliriez notre grande
société saine et tranquille pour plaire un moment à cette petite société
maladive qui s'agite et et nous agite. Portez, je vous prie, vos regards
sur le côté pratique de nos affaires et l'ensemble de notre situation.
Nous avons une tâche très-rude, plus rude qu'il n'en a été imposé à
aucune autre époque; nous avons trois grandes choses à fonder: une
société nouvelle, la grande démocratie moderne, jusqu'ici inconnue
dans l'histoire du monde; des institutions nouvelles, le gouvernement
représentatif, jusqu'ici étranger à notre pays; enfin une dynastie
nouvelle. Jamais, non, jamais il n'est arrivé à une génération d'avoir
une pareille oeuvre à accomplir. Cependant, nous approchons beaucoup
du but. La société nouvelle est aujourd'hui victorieuse, prépondérante;
personne ne le conteste plus; elle a fait ses preuves; elle a conquis et
les lois civiles, et les institutions politiques, et la dynastie qui lui
conviennent et qui la servent. Toutes les grandes conquêtes sont
faites, tous les grands intérêts sont satisfaits; notre intérêt actuel,
dominant, c'est de nous assurer la ferme jouissance de ce que nous avons
conquis. Pour y réussir, nous n'avons besoin que de deux choses, la
stabilité dans les institutions et la bonne conduite dans les affaires
journalières et naturelles du pays. C'est là maintenant la tâche, la
grande tâche du gouvernement, la responsabilité qui pèse sur vous comme
sur nous. Mettons notre honneur à y suffire; nous y aurons assez de
peine. Gardez-vous d'accepter toutes les questions qu'on se plaira à
élever devant vous, toutes les affaires où l'on vous demandera d'entrer.
Ne vous croyez pas obligés de faire aujourd'hui ceci, demain cela; ne
vous chargez pas si facilement des fardeaux que le premier venu aura la
fantaisie de mettre sur vos épaules, lorsque le fardeau que nous portons
nécessairement est déjà si lourd. Résolvez les questions obligées;
faites bien les affaires indispensables que le temps amène
naturellement, et repoussez celles qu'on vous jette à la tête légèrement
et sans nécessité.»

La Chambre fut convaincue et elle repoussa la réforme électorale de
M. Ducos à une majorité plus forte que celle qui avait écarté les
incompatibilités parlementaires de M. Ganneron. J'avais réussi à faire
dominer, dans l'esprit de cette majorité, l'idée qui dominait dans
le mien, la nécessité de nous appliquer, surtout et avant tout, à la
consolidation du gouvernement libre et régulier encore si nouveau parmi
nous. On a appelé cette politique la politique de résistance, et on
s'est armé de ce nom pour la représenter comme hostile au mouvement
social, au progrès de la liberté. Accusation singulièrement
inintelligente; sans nul doute, c'est la mission, c'est le devoir
du gouvernement de seconder le progrès des forces et des destinées
publiques, et toute politique serait coupable qui tendrait à rendre la
société froide et stationnaire. Mais ce qui importe le plus au progrès
de la liberté, c'est la pratique de la liberté; c'est en s'exerçant dans
le présent qu'elle prépare et assure ses conquêtes dans l'avenir. De
même qu'en 1830, sous le ministère de M. Casimir Périer, la résistance
au désordre matériel était la première condition de la liberté, de même,
en 1842, c'était de la mobilité des lois et des fantaisies politiques
que nous avions à préserver le régime naissant de la liberté. Ce qu'il
y avait de résistance dans notre politique n'avait point d'autre
dessein et ne pouvait avoir d'autre effet. Que les racines de l'arbre
s'affermissent, ses branches ne manqueront pas de s'étendre; si, au
moment où l'on vient de le planter, on le secoue trop souvent, au lieu
de grandir, il tombe. La durée d'un gouvernement libre garantit à un
peuple bien plus de liberté et de progrès que ne peuvent lui en donner
les révolutions.

Une seule fois, de 1840 à 1842, nous eûmes à résister au désordre
matériel. La loi de finances du 14 juillet 1838 avait ordonné que «dans
la session de 1842 et ensuite de dix années en dix années, il serait
soumis aux Chambres un nouveau projet de répartition, entre les
départements, tant de la contribution personnelle et mobilière que de
la contribution des portes et fenêtres. A cet effet, les agents
des contributions directes continueront de tenir au courant les
renseignements destinés à faire connaître le nombre des individus
passibles de la contribution personnelle, le montant des loyers
d'habitation et le nombre des portes et fenêtres imposables.» En 1841,
pour exécuter cette prescription de la loi de 1838 et se mettre en
mesure de soumettre aux Chambres, en 1842, la nouvelle répartition
annoncée, M. Humann ordonna le recensement, dans toute la France, des
personnes et des matières imposables. Il espérait peut-être faire sortir
un jour, de cette mesure, une notable augmentation du revenu public par
la transformation de la contribution mobilière et de celle des portes
et fenêtres, jusque-là impôts de répartition dont le montant total était
annuellement fixé par les Chambres, en impôts de quotité susceptibles
d'un accroissement indéfini. Le bruit se répandit que tel était au fond
le but de l'opération, ce qui la rendit, dès le premier moment, suspecte
et déplaisante. M. Humann démentit le bruit et déclara qu'il n'avait
d'autre dessein que d'arriver à une répartition plus égale de ces taxes
sans en augmenter nullement le montant. Mais l'effet était produit; et
d'ailleurs, indépendamment de toute augmentation de la somme totale des
deux taxes, la mesure devait avoir pour résultat de les faire payer
à des personnes qui n'en avaient pas encore été atteintes; il fut
constaté, entre autres, le 15 juin 1841, que 129,486 maisons
n'étaient pas imposées. M. Humann, dont les idées générales en fait
de gouvernement et de finances étaient fort saines, ne prévoyait pas
toujours bien l'effet politique des mesures administratives, ne s'en
inquiétait pas assez d'avance, et ne prenait pas assez de soin pour s'en
entendre avec ses collègues. Il communiquait peu et agissait seul. Le
recensement, ordonné par lui comme une opération toute simple et facile,
rencontra sur plusieurs points du pays, entre autres dans quelques
grandes villes, Toulouse, Lille, Clermont-Ferrand, des résistances qui,
soit par la faiblesse des autorités, soit par la prompte complicité
des factions, devinrent de véritables rébellions que la force armée dut
réprimer. La répression fut partout efficace; mais la fermentation se
prolongeait et M. Humann en fut troublé. Le roi m'écrivit du château
d'Eu[53]: M. Humann me fait un tableau assez sombre de notre situation,
et il ajoute (je transcris ses propres paroles)--Mes convictions à
l'égard du recensement sont telles qu'il y va de mon honneur de ne
pas reculer. La mesure cependant suscite des difficultés extrêmes; ces
difficultés peuvent devenir insurmontables, et il y a lieu d'examiner
s'il est prudent d'en courir le risque. Aujourd'hui, ma retraite,
motivée par l'état de ma santé, calmerait les esprits et n'entraînerait
aucun inconvénient; si, au contraire, elle était forcée plus tard par
les circonstances, l'autorité morale du gouvernement du roi en serait
compromise. Je soumets cette réflexion à Votre Majesté; je la supplie
d'examiner si son consentement à ma retraite ne serait pas, dans les
circonstances actuelles, un acte de bonne politique.--«Je ne répondrai
à M. Humann que ce soir, ajoutait le roi, je lui exprimerai combien je
désire le conserver et éviter tout ce qui pourrait ébranler le
ministère actuel que je tiens tant à conserver; mais j'ajouterai que la
circonstance est trop grave pour que je ne transmette pas au président
du conseil la communication qu'il me fait, afin qu'il en délibère
lui-même avec ses collègues, et que le conseil me donne son avis.»

[Note 53: Le 14 août 1841.]

Je répondis sur-le-champ au roi: «Je viens de voir le maréchal, M.
Duchâtel et M. Humann. Le conseil se réunira à deux heures. Le maréchal,
qui est encore souffrant, partira cependant, je crois, dans la soirée
et portera au roi le résultat de la délibération. Ce résultat n'est
pas douteux. M. Humann a mis sa retraite à la disposition du roi et du
conseil pour acquitter sa conscience; il n'a aucune envie de se retirer;
il sent que son honneur est engagé dans l'opération du recensement; il
désire rester et la mener jusqu'au bout. Si son offre était acceptée, il
se regarderait comme une victime sacrifiée, et sacrifiée par faiblesse.
A mon avis, il aurait raison. Les difficultés de la situation sont
réelles, mais non insurmontables, ni menaçantes; nous n'avons pas été
encore appelés à tirer un coup de fusil. Les résistances, là même où
elles s'élèvent vivement, tombent bientôt et facilement. La plupart
des grands conseils municipaux se prononcent pour la légalité de
l'opération. Nous ne sommes pas au terme des embarras, mais je ne
vois nulle part apparaître le danger. L'abandon du recensement serait
l'abandon du gouvernement. Il n'y aurait plus ni loi, ni administration,
ni cabinet, et le pouvoir aurait été lui-même au-devant de sa ruine,
car en vérité il n'y a, dans ce qui se passe, rien d'assez grave pour
inspirer une sérieuse inquiétude. M. Humann comprend que, tout en
accomplissant l'opération, il est nécessaire de la tempérer, de
l'adoucir, de se montrer facile sur les formes et d'arriver promptement
au terme. Il donne depuis plusieurs jours et continuera de donner des
ordres en conséquence. Je n'hésite donc pas à dire au roi que l'avis
du conseil sera d'écarter toute idée de retraite de M. Humann et
de poursuivre l'opération, en rendant la loi aussi flexible, aussi
indulgente qu'il se pourra, mais en assurant partout obéissance à la
loi.»

Le roi nous sut, de notre fermeté, plus de gré qu'elle ne valait: «Votre
lettre, m'écrivit-il, me cause un sensible plaisir. Vous avez assurément
dit et écrit de bien belles et bonnes choses dans le cours de votre
vie; vous avez honorablement proclamé de grandes vérités, et défendu ces
précieux principes qui peuvent seuls conserver la morale et assurer la
prospérité des sociétés humaines; mais jamais vous n'avez rien dit ni
écrit de mieux que la lettre que je viens de recevoir de vous, et elle
est, en tous points, l'expression de ma pensée et de mes désirs. Dès que
j'aurai vu le maréchal, ou qu'il m'aura écrit, j'écrirai à M. Humann,
et en lui répétant combien je désire qu'il reste, je lui témoignerai
combien j'apprécie la marche qu'il suit actuellement. Avec ce parfait
accord, les nuages du moment se dissiperont, et notre soleil politique
brillera avec plus d'éclat qu'auparavant. Je n'ai eu d'autre inquiétude
que celle des conséquences qu'aurait entraînées la retraite de M. Humann
au milieu de cette crise; une fois rassuré sur ce point, je le suis sur
l'issue, et en attendant que je lui écrive, vous pouvez lui dire combien
je jouis de la résolution que vous m'annoncez de sa part.»

M. Humann ainsi raffermi, l'opération du recensement se termina sans
nouveaux troubles, et cessa d'être pour lui un échec. Mais huit mois
après, le 25 avril 1842, au moment où il allait prendre part au débat
du projet de loi sur le réseau général des chemins de fer, M. Humann,
atteint d'un anévrisme au coeur, mourut subitement, assis dans son
cabinet, devant son bureau, et la main encore posée sur son papier. Sa
mort, s'il se sentit mourir, le surprit moins lui-même que ses amis;
deux jours auparavant, causant avec l'un de ses employés: «Je sens que
je m'en vais, lui avait-il dit; la vie que je mène m'épuise; je n'en
ai pas pour longtemps.» C'était un homme d'un esprit élevé, de moeurs
graves, d'une grande autorité financière, laborieux, ombrageux,
susceptible, inquiet en silence, très-soigneux de sa considération
personnelle, portant dans la vie publique plus de dignité que de
force et plus de prudence que de tact, conservateur par goût comme
par position, trop éclairé pour ne pas être libéral autant que le
comportaient les intérêts de l'ordre, et tenant bien partout sa place
sans se donner nulle part tout entier. Je n'avais avec lui point de lien
intime, mais je le regrettai sérieusement; c'était à ma demande et
par confiance en moi que, le 29 octobre 1840, il était entré dans le
cabinet; il y était une force réelle dans le monde des affaires et dans
les Chambres, et un personnage considérable dans le public. Le vide que
faisait parmi nous sa mort fut immédiatement comblé; dès le lendemain
nous offrîmes le ministère des finances à M. Hippolyte Passy qui le
refusa sans hostilité: homme d'esprit et de lumières plus que d'action,
ayant plus d'amour-propre et de dignité que d'ambition, craignant plus
d'échouer qu'il ne désirait de réussir, se complaisant dans la critique,
et préférant l'indépendance à la responsabilité. Les finances furent
données le jour même à M. Lacave-Laplagne qui les avait occupées
avec capacité sous la présidence de M. Molé et qui s'empressa de les
accepter. Ainsi se ralliaient successivement au cabinet toutes les
fractions du parti conservateur divisé en 1839 par la coalition.

A côté de ces affaires extérieures et intérieures, nous en avions une
autre fort grande, qui, sans être du dehors, n'était pas tout à fait du
dedans, et à laquelle, peu de jours après la formation du cabinet, nous
fîmes faire un grand pas, l'Algérie. Je m'en étais toujours sérieusement
préoccupé; j'avais pris part à toutes les discussions dont elle avait
été l'objet; j'avais exprimé à la fois la ferme résolution que la France
conservât sa nouvelle possession, et l'intention de n'y pousser notre
établissement que pas à pas, selon les exigences et les chances
de chaque jour, sans préméditation de guerre et sans impatience
d'agrandissement. C'était, à mon avis, la seule conduite sensée, et la
disposition des Chambres nous en faisait une loi: au sein non-seulement
du parti conservateur, mais de l'opposition, beaucoup de personnes
croyaient peu à l'utilité de cette conquête, en redoutaient l'extension
et résistaient aux dépenses qu'elle entraînait; quelques-unes allaient
même jusqu'à provoquer formellement l'abandon. Nous trouvâmes, en
1840, les affaires de l'Algérie dans un état à la fois de crise et de
langueur: la paix conclue en 1837, à la Tafna, avec Abd-el-Kader, avait
été rompue; après en avoir employé les loisirs à rallier les tribus
éparses, à organiser ses bataillons réguliers et à se procurer des
munitions, le héros arabe avait recommencé partout la guerre. Le
maréchal Valée, gouverneur général depuis la prise de Constantine,
la soutenait dignement, mais sans résultats décisifs: des expéditions
partielles réussissaient; princes, officiers et soldats se faisaient
grand honneur; nos journaux retentissaient de la résistance de Mazagran,
de la prise de Cherchell, du passage de l'Atlas, de l'occupation de
Médéah et de Milianah; mais la situation générale restait la même,
et Abd-el-Kader, toujours battu, maintenait ou rallumait toujours
l'insurrection. C'était un sentiment répandu parmi les personnes qui
prenaient aux affaires de l'Algérie le plus d'intérêt que, de tous
nos officiers, le général Bugeaud était le plus propre à poursuivre
efficacement cette difficile guerre: il exposait, en toute occasion, ses
idées à ce sujet avec une verve abondante et puissante et une confiance
en lui-même qui avait bien plus l'apparence que la réalité de la
présomption, car en même temps qu'il se promettait le succès, il ne
se faisait aucune illusion sur les difficultés, et ne négligeait aucun
moyen de les surmonter. Employé déjà plus d'une fois en Afrique, il y
avait promptement fait preuve d'habileté et d'influence; l'armée avait
confiance en lui et goût pour lui; les Arabes avaient peur de lui. Le
cabinet de M. Thiers avait eu, si je suis bien informé, envie de le
nommer gouverneur général; mais par sa rude ardeur dans la politique
de résistance, par son attitude dans la Chambre, par ses divers
antécédents, le général Bugeaud était antipathique au côté gauche, et
M. Thiers ne le fit pas nommer. Nous n'avions pas les mêmes motifs
d'hésitation; j'avais foi dans le talent militaire du général Bugeaud et
dans sa fermeté politique; le roi, le maréchal Soult et tout le conseil
partagèrent mon opinion; le 29 décembre 1840, il fut nommé gouverneur
général de l'Algérie, et après avoir subi avec un plein succès, dans
son arrondissement, l'épreuve de la réélection, il entra, vers la fin de
février 1841, en possession active de son gouvernement.

Dès son début, dans ses deux campagnes du printemps et de l'automne
en 1841, il justifia largement notre attente. Abd-el-Kader ne fut pas
détruit; on ne détruit pas, tant qu'on ne l'a pas tué ou pris, un grand
homme à la tête de sa nation; mais il fut partout battu, pourchassé
et réduit à la défensive. Plusieurs tribus arabes, et des plus
considérables, se soumirent. Plusieurs points de la Régence, et des
plus importants, furent atteints et fortement occupés. Notre domination
reprit son cours d'affermissement et de solide progrès. Le général
Bugeaud, en partant, m'avait exposé son plan de conduite; depuis qu'il
était en Algérie, il me tenait au courant de ses opérations, de leur
intention et de leur résultat, se plaignant un peu de n'avoir point
de lettre de moi, réserve que je gardais pour ne pas offusquer la
susceptibilité du maréchal Soult officiellement chargé des affaires de
l'Algérie. J'écrivis le 21 septembre 1841 au gouverneur général: «Si
je vous écrivais toutes les raisons pour lesquelles je ne vous ai pas
encore écrit, je suis sûr que, dans le nombre, vous en trouveriez
de très-bonnes, et que vous me pardonneriez mon silence. Je le romps
aujourd'hui sans perdre mon temps à l'expliquer. Je le regretterais
amèrement si je pouvais supposer qu'il vous a donné une seule minute de
doute sur mes sentiments pour vous. Mais cela ne peut pas être. Soyez
sûr, mon cher général, qu'il n'y a personne qui vous porte plus d'estime
et d'amitié sincère. Nous nous sommes vus et éprouvés dans des moments
qu'on n'oublie jamais.

«Vous avez eu de vrais succès. Vous en aurez encore. Votre prochaine
campagne affermira et développera les résultats de la première. Je m'en
réjouis pour nous comme pour vous. Évidemment il faut, avant tout et
par-dessus tout, rétablir en Afrique notre ascendant moral, en donner
aux Arabes le sentiment profond, permanent, et si on ne peut espérer
leur soumission complète et durable, jeter au moins parmi eux la
désorganisation et l'abattement.

«C'est là la question du moment. Vous êtes en train de la résoudre.
J'admets que ce n'est pas fini, que vous avez encore bien des efforts à
faire, que pour ces efforts il vous faut des moyens, que c'est à nous de
vous les fournir; et pour mon compte, dans le conseil et à la tribune,
je vous soutiendrai de tout mon pouvoir. Même bien soutenu, votre
fardeau est encore très-lourd. Nous vous devons d'en prendre notre part.

«Mais je suppose la question du moment résolue, les Arabes intimidés,
la confédération qui entoure Abd-el-Kader désunie. Reste la grande
question, la question de notre établissement en Afrique et de la
conduite à tenir pour qu'il soit solide. S'il est solide, il deviendra
utile.

«Le premier point, à mon avis, c'est la délimitation claire, rigoureuse,
entre deux territoires: l'un, directement occupé par la France et livré
à des colons européens, l'autre indirectement dominé au nom de la France
et laissé aux Arabes.

«La séparation des deux races me paraît être la règle fondamentale de
l'établissement, la condition de son succès.

«Quel doit être, dans les diverses provinces de la régence, le
territoire réservé à notre domination directe et à la colonisation
européenne? Vous seul pouvez nous fournir les renseignements nécessaires
pour résoudre cette question. Recueillez-les, je vous prie, avec soin;
arrivez à des propositions précises. Nous ne ferons rien de raisonnable,
ni de durable, tant que nous n'aurons pas, à cet égard, un parti bien
pris et bien connu, en Afrique comme ici.

«Dans le choix et la délimitation du territoire européen, il faut se
diriger d'après cette idée qu'il doit suffire un jour à la nourriture
et à l'entretien de notre établissement, soit de la population qui
le cultivera, soit de l'armée qui le défendra. Ce sera là un résultat
très-long à obtenir; mais il faut, dès aujourd'hui, l'avoir en vue et
régler en conséquence la limite de notre occupation directe.

«Cette limite fixée, il faut déterminer, dans le territoire européen,
les portions qui seront livrées les premières à la colonisation,
et procurer aux colons, quels qu'ils soient, militaires ou civils,
compagnies ou individus, une sécurité réelle. Par quels moyens cette
sécurité peut-elle être acquise? A quelle étendue de terrain doit-elle
d'abord s'appliquer? Je l'ignore. Ce que je sais, c'est qu'il faut un
territoire européen, que, dans ce territoire, il faut des colons, qu'à
ces colons il faut la sécurité.

«Toutes les autres questions que soulève la colonisation sont
secondaires et ne doivent être abordées que lorsque celles-ci seront
résolues.

«Quant au territoire arabe, en l'interdisant absolument aux colons
européens, nous devons évidemment y occuper quelques points militaires
où notre domination soit visible et d'où elle s'exerce en cas de besoin.
Plus j'observe, plus je demeure convaincu que ces points doivent être
peu nombreux et fortement occupés.

«Hors de ces points, l'exploitation et l'administration du pays doivent
être laissées aux Arabes, à leurs chefs, à leurs lois, à leurs moeurs,
sous la seule condition du tribut. Toute notre activité doit être là
une activité de savoir-faire et de diplomatie pour bien vivre avec
les tribus diverses, les empêcher de se coaliser contre nous, nous
en attacher spécialement quelques-unes, avoir des intelligences dans
toutes, et maintenir, parmi elles, le sentiment de notre force sans nous
mêler de leurs affaires.

«Ici, comme pour le territoire européen, je laisse de côté les questions
secondaires. Vous seul pouvez, non-seulement les résoudre, mais les
poser.

«Je laisse également de côté d'autres questions, importantes mais
spéciales, comme celle des travaux maritimes à exécuter sur certains
points de la côte, celles de la fixation du domaine public et de
l'organisation administrative. Je ne veux aujourd'hui, mon cher général,
que vous faire bien connaître l'état de mon esprit sur l'ensemble et
les conditions générales de notre établissement, vous demander si votre
pensée s'accorde avec la mienne, et poser ainsi les bases de l'entente
qui doit exister entre nous pour que je puisse vous aider efficacement
quand j'aurai à débattre, au Palais-Bourbon et au Luxembourg, ce que
vous aurez fait en Afrique.»

Dans le plan que j'exposais ainsi au général Bugeaud, il y avait,
l'expérience me l'a appris, un peu de système préconçu et d'utopie.
Je croyais trop à la possibilité de régler, selon la justice et par la
paix, les rapports des Français avec les Arabes, des chrétiens avec
les musulmans, des colons avec des indigènes. Je ne tenais pas assez
de compte des difficultés et des entraînements que devait amener la
juxtaposition des races, des religions, des territoires, des autorités,
des propriétés. La réflexion préalable ne voit jamais les choses
exactement comme elles sont, et la raison ne devine pas tout ce que
révélera l'expérience. Mais c'est précisément la mission et l'honneur de
l'esprit humain de prendre, dans les affaires humaines, une initiative
salutaire malgré les erreurs qui s'y mêlent, et la politique pratique
tomberait dans un abaissement ou un engourdissement déplorable, si
l'utopie ne venait de temps en temps la sommer de faire une part à ses
généreuses espérances. J'aspirais à introduire, dans le gouvernement de
l'Algérie conquise, une large mesure d'équité, d'humanité, de respect
du droit, et j'indiquais au général Bugeaud quels en étaient, selon moi,
les conditions et les moyens.

Il me répondit de Mostaganem, le 6 novembre 1841: «Je trouve ici votre
excellente lettre. Elle demande une réponse sérieuse, bien réfléchie,
que je n'ai pas le temps de vous faire en ce moment, mais que vous aurez
dès que je serai débarrassé du plus gros de ma besogne arriérée par
cinquante-trois jours de campagne que je viens de faire. Je sens combien
il est important que je satisfasse à vos questions.

«Vous me demandez en quoi vous pouvez m'aider; le voici. Le plus grand
service que vous puissiez me rendre pour le moment, c'est de faire
récompenser raisonnablement mon armée. Après avoir été prodigue envers
elle sous le maréchal Valée qui obtenait tout ce qu'il demandait pour
les plus minimes circonstances, on est devenu extrêmement avare. Je n'ai
pu rien obtenir pour grand nombre d'officiers très-méritants, malgré mes
demandes réitérées. L'armée d'Afrique, de laquelle j'ai exigé beaucoup
cette année, compare ses services, et elle n'est pas satisfaite. Elle
compare aussi les époques, et la comparaison ne m'est pas avantageuse
puisque j'exige beaucoup plus de fatigue et que j'obtiens beaucoup moins
de faveurs. J'ai cru devoir ramener les bulletins à la vérité et à la
modestie qu'ils doivent avoir chez une armée que, pour la rendre capable
de faire de grandes choses, on ne doit pas exalter sur les petites. Je
suis tenté de croire que cela a tourné contre nous. On a cru que nous
avions peu fait, parce que nous n'avons pas rédigé de pompeux bulletins
pour de petits combats. Mais on devrait savoir que nous ne pouvons pas
avoir en Afrique des batailles d'Austerlitz, et que le plus grand
mérite dans cette guerre ne consiste pas à gagner des victoires, mais à
supporter avec patience et fermeté les fatigues, les intempéries et les
privations. Sous ce rapport, nous avons dépassé, je crois, tout ce qui
a eu lieu jusqu'ici. La guerre a été poussée avec une activité
inouïe, tout en soignant les troupes autant que les circonstances le
permettaient, et elles le reconnaissent; le soin que je prends d'elles
et la vigueur de nos opérations me font un peu pardonner la rareté
des récompenses; mais si la parcimonie continuait, il pourrait en être
autrement. Il est de l'intérêt du pays que mon autorité morale ne soit
pas affaiblie.

«Je comprends qu'il est délicat, pour vous, de toucher cette corde dans
le conseil. Cependant il peut se présenter une circonstance favorable
et naturelle de dire votre mot. Vous pouvez d'ailleurs en avoir un
entretien particulier avec le roi. J'espère que Sa Majesté ne m'en veut
pas pour avoir eu quelques petites vivacités avec M. le duc de Nemours,
que j'ai du reste fort bien traité. Plût au ciel que tous les serviteurs
de la monarchie lui fussent aussi dévoués que je le suis et eussent mes
vivacités!»

Je fis, auprès du roi, ce que désirait le général Bugeaud; plusieurs de
ses officiers obtinrent les récompenses qu'il avait demandées pour eux,
et personne ne lui rendit, dans les conversations diverses, plus de
justice que M. le duc de Nemours, plus sensible que personne au mérite
simple et au devoir bien accompli. Rentré à Alger, le général Bugeaud
m'écrivit[54]: «Ayant à peu près comblé mon arriéré de deux mois et
imprimé une nouvelle activité à tous les services, à tous les travaux,
je relis votre bonne lettre du 21 septembre que je n'ai reçue que le 5
novembre et pour laquelle je vous ai promis une réponse.

[Note 54: Le 27 novembre 1841.]

«Je pourrais me borner à vous envoyer, comme je le fais, copie d'un
mémoire sous forme de lettre que j'adresse au ministre de la guerre,
en réponse à une série de questions qu'il avait posées dès les premiers
jours de septembre; vous y trouveriez la plus grande partie des choses
que vous me demandez. Mais certains passages de votre lettre appellent
quelque chose de plus; je vais tâcher d'y satisfaire.

«D'abord, j'ai remarqué avec grand plaisir que vous avez bien compris la
situation, ce qui fait qu'en général vous posez les questions comme
il faut. Vous reconnaissez «qu'avant tout, il faut rétablir en Afrique
notre ascendant moral et en donner aux Arabes le sentiment profond.»
Puis vous ajoutez: «Et si l'on ne peut espérer leur soumission complète,
il faut au moins jeter parmi eux la désorganisation et l'abattement.»

«Dans la première partie de ce paragraphe, nous sommes parfaitement
d'accord; mon système de guerre a eu ce but et, je crois, en grande
partie cet effet. Sur le second point, nous différons, en ce que vous
paraissez douter de la soumission complète et que j'en suis assuré,
pourvu que nous sachions persévérer dans notre impolitique entreprise.

«Si nous sommes en voie, comme j'en ai la conviction, de produire la
désorganisation et l'abattement, avec de la ténacité nous obtiendrons
infailliblement la conquête et la domination des Arabes. Que
ferions-nous d'ailleurs de la désorganisation et de l'abattement si nous
abandonnions la partie? Le découragement aurait bientôt fait place à
la confiance et à l'arrogance qui est un caractère de ce peuple. Il
penserait avec raison que, si nous n'avons pas achevé notre oeuvre,
c'est que nous ne l'avons pas pu, et avant six mois, il faudrait
recommencer la guerre.

«Mais j'ai tort d'insister sur votre doute; il est évident que ce n'est
qu'un pis-aller, puisque vous ajoutez immédiatement: «Vous êtes en train
de résoudre la question; j'admets que ce n'est pas fini, que vous
avez bien des efforts à faire, que, pour ces efforts, il vous faut des
moyens, que c'est à nous de vous les fournir, etc., etc.»

«Non, tout n'est pas fini et il y a encore beaucoup à faire; mais
la besogne la plus difficile est faite; les premières pierres de cet
édifice arabe, beaucoup plus solide qu'on ne croyait, sont arrachées;
encore quelques-unes, et la démolition ira vite. Nous avons détruit
presque tous les dépôts de guerre. Nous avons foulé les plus belles
contrées. Nous avons fortement approvisionné les places que nous
possédons à l'intérieur. Nous avons profondément étudié le pays dans un
grand nombre de directions, et nous connaissons les manoeuvres et les
retraites des tribus pour nous échapper, en sorte qu'à la prochaine
campagne nous serons en mesure de leur faire beaucoup plus de mal. Mais
ce qui est beaucoup plus capital, c'est que nous avons singulièrement
affaibli le prestige qu'exerçait Abd-el-Kader sur les populations. Il
leur avait persuadé que nous ne pouvions presque pas nous éloigner de la
mer: «Ils sont comme des poissons, disait-il; ils ne peuvent vivre qu'à
la mer; leur guerre n'a qu'une courte portée et ils passent comme les
nuages. Vous avez des retraites où ils ne vous atteindront jamais.» Nous
les avons atteints cette année dans les lieux les plus reculés, ce qui
a frappé les populations de stupeur. Aussi commençons-nous à avoir des
alliés et des auxiliaires; il est permis de croire que la défection du
Sud grossira; la soumission de cette partie des douars et des smélas qui
était restée toujours fidèle à l'émir, et qui se composait des familles
les plus fanatiques, est un événement important parce qu'en outre des
quatre cents cavaliers que nous y gagnons, c'est un excellent symptôme
de l'affaiblissement du chef arabe. Cet exemple doit être contagieux,
et dès que nous aurons un certain nombre de tribus, la boule de neige
se grossira vite si nous savons la pousser avec énergie, et la faire
toujours rouler jusqu'à ce que nous ayons tout ramassé, tout dominé.
Les demi-moyens n'obtiennent que des demi-résultats qui n'assurent rien;
c'est toujours à recommencer. Notre politique et notre guerre en Afrique
doit être ce qu'aurait dû être la vôtre à l'intérieur: on vous a attaqué
trois fois les armes à la main et trois fois vous avez vaincu; mais
trois fois aussi vous vous êtes arrêté comme ayant peur d'être trop
victorieux. Voyez le parti qu'en ont tiré les factions; voyez-les
aujourd'hui plus audacieuses et plus vivaces que jamais; vous ont-elles
su gré de vos ménagements, de votre mansuétude? Non; elles ont dit que
vous aviez peur et vous n'avez découragé que vos amis. Et voilà pourquoi
vous êtes obligé de leur dire: «Nous n'aurons point de repos, nous
sommes condamnés à être infatigables.» (Expressions de votre lettre.)

«Ne faisons pas de même en Afrique, ne nous contentons pas d'une
demi-soumission, d'un léger tribut, ce qui serait infailliblement
précaire. Puisque nous avons été assez insensés pour engager la lutte,
triomphons complétement et gouvernons les Arabes. _Mêlons-nous de leurs
affaires_ et demandons-leur l'impôt tout entier, car c'est, dans leurs
moeurs, le signe le plus marquant de la puissance d'une part et de la
soumission de l'autre. Toute la diplomatie dont vous me parlez ne vaut
pas cela, et cela n'empêche pas d'être habile d'ailleurs.

«Je n'entends pas dire par là que nous devions donner partout aux Arabes
des chefs et des administrateurs français, bien que quelques tribus
de la province de Constantine en aient demandé; non, nous devons les
gouverner longtemps par des indigènes; mais ces chefs de notre choix
doivent être tenus vigoureusement et ne gouverner qu'en notre nom. Le
général Négrier[55] les tient très-bien; aussi a-t-il considérablement
augmenté les revenus, et il les augmentera chaque année davantage.

[Note 55: Commandant dans la province de Constantine.]

«Vous voulez savoir mon opinion sur la manière de nous établir dans le
pays pour y maintenir notre puissance et pour que la conquête ne soit
pas éternellement à charge à la métropole; je vais vous la dire.

«Vous verrez, dans ma lettre au ministre de la guerre, que, comme
vous, je pense qu'il doit y avoir un territoire arabe et un territoire
français, c'est-à-dire que nous ne devons pas nous mêler dans
l'exploitation rurale des localités, et que la fusion n'est possible que
dans un certain nombre de villes; mais je pense en même temps que nous
ne devons pas être divisés par grandes masses géographiques, car cette
division ne nous permettrait pas d'exercer l'action gouvernementale dont
j'ai cherché à démontrer la nécessité pour rendre notre établissement
durable.

«Dans l'assiette de nos établissements, nous devons avoir toujours en
vue la révolte, la guerre qui l'accompagne, et la force militaire plus
encore que les convenances agricoles et commerciales. Il faut donc
occuper les positions militaires, les centres d'action, et vous énoncez
une grande vérité de guerre en disant que ces points doivent être
peu nombreux, mais que nous devons y être forts. Quand les points
d'occupation sont nombreux, on ne peut qu'être faible dans chacun, et
dès lors il y a paralysie de toutes les forces. Les points d'occupation
n'ont en général d'autre puissance que celle de la mobilité des troupes
qui peuvent en sortir; quand elles ne sont tout juste que ce qu'il faut
pour garder le poste, elles sont dominées par lui; mais quand elles
peuvent sortir avec des forces suffisantes, elles commandent dans un
rayon de trente ou quarante lieues.

«Ces vérités si simples paraissent avoir été ignorées, et
l'éparpillement des postes paralyse encore, en ce moment, plus du tiers
de l'armée d'Afrique.

«A ce point de vue, je voudrais placer la colonisation civile sur la
côte et la colonisation militaire dans l'intérieur, sur des points bien
choisis et sur nos lignes de communication les plus importantes. Ainsi,
colonisation civile autour d'Oran, Arzew, Mostaganem, Cherchell, Alger,
Philippeville et Bone; colonisation militaire à Tlemcen, Mascara,
Milianah, Médéah, Sétif, Constantine, et de poste en poste sur la
communication de ces points-là avec la côte. Sur quelques-uns des
points de la côte et de la colonie militaire seraient placées de
petites réserves de troupes régulières que fournirait et relèverait la
métropole, mais que payerait, à un temps donné, le budget de la colonie.
La colonisation civile serait militarisée autant que possible.

«Ce système étreindrait le pays une fois soumis, de manière à ce que
les révoltes sérieuses fussent à peu près impossibles. La politique et
l'énervante civilisation compléteraient l'oeuvre. La race européenne,
plus favorisée, mieux constituée et plus industrieuse que la race arabe,
progresserait, je crois, davantage, et pourrait, dans la suite des
temps, former la plus grande masse de la population.

«Reste une grande question qui, bien que trop tardive, demande pourtant
à être résolue: quels avantages la métropole tirera-t-elle de sa
conquête?

«Des avantages proportionnés aux sacrifices qu'elle a faits et fera,
aux dangers et aux embarras que cette conquête lui aura causés, ne les
cherchons pas, ce serait en vain. Mais nous pouvons trouver d'assez
nombreuses fiches de consolation. A cet égard, mes idées sont moins
fâcheuses qu'elles ne l'étaient avant d'avoir parcouru l'Algérie, comme
je l'ai fait cette année; jugeant de tout par quelques parties, je
croyais que l'Algérie était loin de mériter son antique réputation de
fertilité. Je pense aujourd'hui qu'elle est fertile en grains, qu'elle
peut l'être en fruits, en huile, en soie, et j'ai acquis la certitude
qu'actuellement elle nourrit, sans industrie, beaucoup de bétail et de
chevaux, et qu'elle possède beaucoup plus de combustible qu'on ne le
pensait; seulement ce combustible est mal réparti.

«Nos colons et les Arabes, quand ils ne feront plus la guerre, pourront
donc être dans l'abondance, et avoir un excédant de produits pour le
livrer au commerce. Actuellement, malgré leur mauvaise administration,
leurs guerres incessantes et la barbarie de leur agriculture, les Arabes
produisent plus de grains et de bétail qu'il ne leur en faut pour leur
consommation.

«Je juge de la fertilité, non-seulement par les produits que j'ai vus
sur le Chélif, la Mina, l'Illel, l'Habra, le Sig, etc.; mais encore
par la population et celle-ci par le grand nombre de cavaliers. J'ai la
certitude que la province d'Oran possède 23,000 cavaliers montés sur des
chevaux qui leur appartiennent; quatre surfaces pareilles en France ne
produiraient pas autant de chevaux. Un tel pays n'est pas pauvre:
bien administré, il pourra très-bien payer les impôts nécessaires pour
couvrir les dépenses gouvernementales et procurer à la métropole des
échanges avantageux. Elle y trouvera d'excellents chevaux pour monter sa
cavalerie légère; elle peut même y former des Numides modernes qui lui
rendraient de grands services dans ses guerres d'Europe. Elle y
trouvera un débouché pour sa population croissante et pour ses produits
manufacturés, si elle a le bon esprit de concentrer la population
algérienne dans l'agriculture. Enfin elle y trouvera quelques emplois
pour ces capacités pauvres qui nous obstruent et constituent l'un des
plus grands dangers de notre société.

«L'Algérie sera aussi une cause d'activité pour notre marine, et
quelques-uns de ses ports améliorés ne seront pas sans utilité dans une
guerre sur la Méditerranée et pour étendre notre influence sur cette
mer.

«Je pourrais trouver d'autres compensations de moindre importance. Je
pourrais dire qu'on formera en Algérie des hommes pour la guerre et le
gouvernement, qu'on y trouvera du plomb, du cuivre et d'autres minéraux,
etc., etc. Je n'ai voulu toucher que les points principaux.»

Le général Bugeaud était trop modeste quand il classait ainsi à la fin
de sa liste, et comme par _post-scriptum_, les hommes de guerre et de
gouvernement parmi les produits possibles de l'Algérie; les événements
leur ont assigné un plus haut rang. Il était plus pressé que moi de
poursuivre, par la force, la complète domination de la France sur les
Arabes, et plus sceptique que moi sur les avantages et l'avenir de notre
établissement en Afrique; mais je ne m'inquiétais pas beaucoup de l'une
ni de l'autre de ces différences entre nos vues; j'avais la confiance
qu'il ferait bien la guerre, et qu'en la faisant il ne s'emporterait pas
fort au delà de ses instructions; il était plus vaillant que téméraire
et plus intempérant dans ses paroles que dans sa conduite: «Il me faut
un gouvernement,» disait-il au milieu des crises de 1848, quand la
France cherchait partout un gouvernement et quand il eût pu être tenté
de lui offrir le sien; il se jugeait bien lui-même; il était plus
capable de bien servir et de bien défendre le gouvernement de son pays
qu'ambitieux d'en prendre et propre à en porter lui-même le fardeau.

Quelques mois après la date de la lettre que je viens de citer[56], il
m'écrivit d'Alger: «Encore une lettre confidentielle et expansive. Des
lettres de Paris parlent de la retraite de M. le maréchal Soult pour
cause de santé, et ajoutent que l'on flotte entre M. le maréchal Valée
et moi. Je regarderais l'éloignement actuel de M. le maréchal Soult
comme un grand malheur, et si mon rappel de l'Afrique en était la
conséquence, ce serait, à mes yeux, doublement regrettable. Non que
j'aie l'orgueil de penser qu'on ne pourrait pas me remplacer ici pour le
talent et le savoir-faire; mais parce que j'ai acquis, sur les Arabes,
un ascendant qu'un autre, quelque habile qu'il fût, aurait besoin
d'acquérir avant d'être aussi utile que moi.

[Note 56: Le 3 mars 1842.]

«J'ajouterai, comme considération très-secondaire, que j'ai aujourd'hui
le plus vif désir de mener mon oeuvre à fin avant de quitter, et vous le
comprendrez aisément sans que je m'explique davantage.

«Assurément vous êtes, de tous les hommes politiques, celui avec lequel
j'aimerais le mieux m'associer au gouvernement du pays; mais je serais
désespéré d'abandonner l'Afrique au moment où je crois toucher à la fin
de la guerre.

«Peut-être je combats un fantôme. Il se peut qu'on n'ait jamais eu
l'ombre de cette pensée; mais dans tous les cas, il ne peut pas être
nuisible de vous faire connaître d'avance mon opinion à cet égard.»

Je crois, et la lettre du général Bugeaud m'y autorise, que la pensée
dont il se défendait ne lui était point désagréable, et qu'il eût
volontiers consenti à conduire les affaires de l'Algérie, avec toutes
celles du département de la guerre, de Paris au lieu d'Alger. Mais il
combattait, comme il le dit, un fantôme; il n'était nullement
question, à cette époque, de la retraite du maréchal Soult: les grandes
difficultés de la situation à l'extérieur étaient surmontées; celles
de l'intérieur, tout en se faisant pressentir, n'avaient pas un aspect
très-redoutable. Quand la session de 1842 fut close et la Chambre des
députés dissoute, le 13 juin 1842, le cabinet bien établi avait en
perspective un succès probable dans les élections et un avenir plus
chargé de travaux que d'orages.



                          PIÈCES HISTORIQUES


                                  I

1º _Protocole de clôture de la question d'Égypte, signé à Londres, le
10 juillet 1841._

Les difficultés dans lesquelles Sa Hautesse le Sultan s'est trouvé placé
et qui l'ont déterminé à réclamer l'appui et l'assistance des Cours
d'Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie, venant d'être
aplanies, et Méhémet-Ali ayant fait, envers S. H. le Sultan, l'acte de
soumission que la convention du 15 juillet 1840 était destinée à amener,
les représentants des Cours signataires de ladite convention ont reconnu
qu'indépendamment de l'exécution des mesures temporaires résultant de
cette convention, il importe essentiellement de consacrer de la manière
la plus formelle le respect dû à l'ancienne règle de l'empire ottoman,
en vertu de laquelle il a été de tout temps défendu aux bâtiments
de guerre des puissances étrangères d'entrer dans les détroits des
Dardanelles et du Bosphore.

Ce principe étant par sa nature d'une application générale et
permanente, les plénipotentiaires respectifs, munis à cet effet des
ordres de leurs cours, ont été d'avis que, pour manifester l'accord
et l'union qui président aux intentions de toutes les cours, et dans
l'intérêt de l'affermissement de la paix européenne, il conviendrait
de constater le respect dû au principe susmentionné au moyen d'une
transaction à laquelle la France serait appelée à concourir, à
l'invitation et d'après le voeu de S. H. le Sultan.

Cette transaction étant de nature à offrir à l'Europe un gage de l'union
des cinq puissances, le principal secrétaire d'État de Sa Majesté
Britannique, ayant le département des affaires étrangères, d'accord
avec les Plénipotentiaires des quatre autres puissances, s'est chargé
de porter cet objet à la connaissance du gouvernement français en
l'invitant à participer à la transaction par laquelle, d'une part, le
Sultan déclarerait sa ferme résolution de maintenir à l'avenir le
susdit principe, de l'autre, les cinq puissances annonceraient leur
détermination unanime de respecter ce principe et de s'y conformer.

Le 10 juillet 1841.

L.S. ESTERHAZY, NEUMANN, PALMERSTON, BULOW, BRUNNOW.

2º _Convention pour la clôture des détroits du Bosphore et des
Dardanelles, signée à Londres le 13 juillet 1841:_

Au nom de Dieu très-miséricordieux.

LL. MM. le roi des Français, l'empereur d'Autriche, roi de Hongrie et de
Bohême, la reine du royaume uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande, le
roi de Prusse et l'empereur de toutes les Russies, persuadés que leur
union et leur accord offrent à l'Europe le gage le plus certain de la
conservation de la paix générale, objet constant de leur sollicitude,
et Leursdites Majestés voulant attester cet accord du respect qu'Elles
portent à l'inviolabilité de ses droits souverains, ainsi que leur
désir sincère de voir se consolider le repos de son empire, Leursdites
Majestés ont résolu de se rendre à l'invitation de S. H. le Sultan, afin
de constater en commun, par un acte formel, leur détermination unanime
de se conformer à l'ancienne règle de l'empire ottoman, d'après laquelle
le passage des détroits des Dardanelles et du Bosphore doit toujours
être fermé aux bâtiments de guerre étrangers tant que la Porte se trouve
en paix.

Leurs dites Majestés d'une part et S. H. le Sultan de l'autre, ayant
résolu de conclure entre elles une convention à ce sujet, ont nommé à
cet effet pour leurs plénipotentiaires, savoir:

S. M. le roi des Français, le sieur Adolphe baron de Bourqueney,
commandeur de l'ordre royal de la Légion d'honneur, maître des requêtes
en son conseil d'État, son chargé d'affaires et son plénipotentiaire à
Londres;

S. M. l'empereur d'Autriche, roi de Hongrie et de Bohême, le sieur Paul
prince Esterhazy de Galanta, comte d'Edelstett, chevalier de la Toison
d'or, grand-croix de l'ordre royal de Saint-Etienne, chevalier des
ordres de Saint-André, de de Saint-Alexandre Newsky et de Sainte-Anne de
la première classe, chevalier de l'ordre de l'Aigle noir, grand-croix
de l'ordre du Bain et des ordres des Guelphes du Hanovre, de
Saint-Ferdinand et du Mérite de Sicile et du Christ du Portugal,
chambellan conseiller intime actuel de S. M. l'empereur d'Autriche et
son ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire auprès de Sa Majesté
Britannique, et le sieur Philippe baron de Neumann, commandeur de
l'ordre de Léopold d'Autriche, décoré de la croix pour son mérite civil,
commandeur des ordres de la Tour et de l'Épée du Portugal, de la Croix
du Sud du Brésil, chevalier grand-croix de l'ordre de Saint-Stanislas,
de première classe, de Russie, conseiller aulique et son
plénipotentiaire auprès Sa Majesté Britannique;

S. M. la reine du royaume uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande,
le très-honorable Henri-Jean comte Palmerston, baron Temple, pair
d'Irlande, conseiller de Sa Majesté Britannique en son conseil privé,
chevalier grand-croix du très-honorable ordre du Bain, membre du
Parlement du Royaume-Uni et principal secrétaire d'État de Sa Majesté
Britannique ayant le département des affaires étrangères;

S. M. le roi de Prusse, le sieur Henri Guillaume, baron de Bülow,
chevalier de l'ordre de l'Aigle rouge de première classe de Prusse,
grand-croix des ordres de Léopold d'Autriche, de Sainte-Anne de Russie
et des Guelphes du Hanovre, chevalier de l'ordre de Saint-Stanislas
de deuxième classe et de Saint-Wladimir de quatrième classe de Russie,
commandeur de l'ordre du Faucon blanc de Saxe-Weimar, son chambellan,
conseiller intime actuel, envoyé extraordinaire et ministre
plénipotentiaire près de Sa Majesté Britannique;

S. M. l'Empereur de toutes les Russies, le sieur Philippe Brünnow,
chevalier de l'ordre de l'Aigle blanc, de Sainte-Anne de première
classe, de Saint-Stanislas de première classe, de Saint-Wladimir de
troisième, commandeur de l'ordre de Saint-Etienne de Hongrie, chevalier
de l'ordre de l'Aigle rouge et de Saint-Jean de Jérusalem, son
conseiller privé, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire
auprès de Sa Majesté Britannique;

Et S. M. le Très-Majestueux, Très-Puissant et Très-Magnifique sultan
Abdul-Medjid, Empereur des Ottomans, Chékib-Effendi, décoré du
Nicham-Iftichar de première classe, beylikdgi du divan impérial,
conseiller honoraire du département des affaires étrangères, son
ambassadeur extraordinaire auprès de Sa Majesté Britannique;

Lesquels, s'étant réciproquement communiqué leurs pleins pouvoirs
trouvés en bonne et due forme, ont arrêté, et signé les articles
suivants:

ARTICLE PREMIER.

S. H. le Sultan, d'une part, déclare qu'il a la ferme résolution de
maintenir à l'avenir le principe invariablement stable, comme ancienne
règle de son empire, et en vertu duquel il a été de tout temps défendu
aux bâtiments de guerre des puissances étrangères d'entrer dans
les détroits des Dardanelles et du Bosphore, et que tant que la
Sublime-Porte se trouvera en paix, Sa Hautesse n'admettra aucun bâtiment
de guerre étranger dans lesdits détroits.

Et LL. MM. le roi des Français, l'empereur d'Autriche, roi de Hongrie et
de Bohême, la reine du royaume uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande,
le roi de Prusse et l'Empereur de toutes les Russies de l'autre part,
s'engagent à respecter cette détermination du Sultan, et à se conformer
au principe _ci-dessus énoncé_.

ART. 2.

Il est entendu qu'en constatant l'inviolabilité de l'ancienne règle
de l'empire ottoman, mentionnée dans l'article précédent, le Sultan
se réserve, comme par le passé, de délivrer des firmans de passage aux
bâtiments légers sous pavillon de guerre, lesquels sont employés, comme
il est d'usage, au service des légations des puissances amies.

ART. 3.

S. H. le Sultan se réserve de porter la présente convention à la
connaissance de toutes les puissances avec lesquelles la Sublime-Porte
se trouve en relation d'amitié, en les invitant à y accéder.

ART. 4.

La présente convention sera ratifiée et les ratifications en seront
échangées à Londres, à l'expiration de deux mois, ou plus tôt si faire
se peut. En foi de quoi les plénipotentiaires respectifs l'ont signée et
y ont apposé les sceaux de leurs armes.

Fait à Londres, le 13 juillet 1841, signé:

BOURQUENEY, ESTERHAZY, NEUMANN, PALMERSTON, BULOW, BRUNNOW, CHEKIR.


                                 II

_Texte anglais de l'extrait du discours prononcé par lord Palmerslon à
Tiverton, devant ses électeurs_ (Morning-Chronicle _du 30 juin 1841_).


We brought within British influence, in one campaign, a vast extent of
country larger than France, almost as big as half of Europe; and the
way in which this was done and the results which have followed are well
deserving of the people of England. There is a contrast of which we may
have reason to be proud, between the progress of our arms in the East
and the operations which a neighbouring power, France, is now carrying
on in Africa. The progress of the British army in Asia has been
marked by a scrupulous reference to justice, an inviolable respect for
property, an abstinence from anything which could tend to wound the
feelings and prejudices of the people; and the result is this that I
saw, not many weeks ago, a distinguished military officer who had just
returned from the center of Afghanistan, from a place called Candahar
which many of you perhaps never heard of, and told me that he,
accompanied by half a dozen attendants, but without any military escort,
had ridden on horseback many thousand miles, through a country inhabited
by wild and semibarbarous tribes who, but two years ago, were arrayed in
fierce hostility against the approach of British arms, but that he had
ridden through them all with as much safety as he could have ridden from
Tiverton to _John Great's house_, his name as a British officer being
a passport through them all, because the English had respected their
rights, and afforded them protection, and treated them with justice.
Thence it is that an unarmed Englishman was safe in the midst of their
wilds. The different system pursued in Africa by the French has been
productive of very different results; there the French army, I am sorry
to say, is tarnished by the character of their operations. They sally
forth unawares on the villagers of the country; they put to death every
man who cannot escape by flight, and they carry off into captivity
the women and children (_shame, shame!_) They carry away every head of
cattle, every sheep, and every horse, and they burn what they cannot
carry off. The crop on the ground and the corn in the granaries are
consumed by the fire (_shame!_) What is the consequence? While in India
our officers ride about unarmed and alone amidst wildest tribes of the
wilderness, there is not a French man in Africa who shows his face above
a given spot, from the sentry at his post, who does not fall a victim to
the wild and justifiable retaliation of the Arabs (_hear, hear!_) They
professed to colonize Algeria; but they are only encamped in military
posts; and while we in India have the feelings of the people with us, in
Africa every native is opposed to the French, and every heart burns with
desire of vengeance (_hear, hear!_). I mention these things because it
is right you know them; they are an additional proof that, even in this
world, the Providence has decreed that injustice and violence shall meet
with their appropriate punishment, and that justice and mercy shall also
have their reward, etc. etc.


                                III

_Lettre de lord Palmerston à M. Bulwer communiquée à M. Guizot_ (texte
anglais).

Carlton Terrace, 17 August 1841.

My dear Bulwer,

I am very sorry to find, from your letter of last week, that you
observed, in your conversation with M. Guizot, that there is an
impression in his mind that, upon certain occasions which you mention,
I appear not to have felt sufficient consideration for his ministerial
position; and you would much oblige me, if you should have an
opportunity of doing so, by endeavouring to assure him that nothing has
been farther from my intention then so to act. I have a great regard and
esteem for M. Guizot; I admire his talents and I respect his character,
and I have found him one of the most agreeable men in public affairs,
because he takes large and philosophical views of things, discusses
questions with clearness, and sifts them to the bottom, and seems always
anxious to arrive at the truth. It is very unlikely that I should have
intentionally done any thing that could be personally disagreeable to
him.

You say he mentioned three circumstances with regard to which he seemed
to think I had taken a course unnecessarily embarrassing to him, and I
will try to explain to you my course upon each occasion.

First he adverted to my note of the 2nd November last in reply to M.
Thiers's note of the 8th. of the preceding October. I certainly wish
that I had been able to answer M. Thiers's note sooner, so that the
reply would have been given to him instead of his successor; but I could
not; I was overwhelmed with business of every sort and kind, and had no
command of my time; I did not think however that the fact of M. Thiers
having gone out of office was a reason for withholding my reply; the
note of October contained important doctrines of public law which it was
impossible for the British government to acquiesce in; and silence
would have been construed as acquiescence. I considered it to be my
indispensable duty, as minister of the crown, to place my answer upon
record; and I will fairly own that, though I felt that M. Thiers might
complain of my delay, and might have said that, by postponing my answer
till he was out of office, I prevented him from making a reply, it did
not occur to me at the time that M. Guizot would feel at all embarrassed
by receiving my answer to his predecessor.

When M. Guizot, as ambassador here, read me Thiers's note of the 8
october, he said, if I mistake not, that he was not going to discuss
with me the arguments or the doctrines contained in it, and that he was
not responsible for them. In fact I clearly perceived that M. Guizot
saw through the numerous fallacies and false doctrines which that note
contained. It appeared to me therefore that, as M. Guizot could not
intend to adopt the paradoxes of his predecessor, it would rather assist
than embarass him, in establishing his own position, to have those
paradoxes refuted, and that it was better that this would be done by me
than that the ungracious task of refuting his predecessor should, by my
neglect, devolve upon him.

Secondly M. Guizot mentioned my reply to a question in the house of
commons about the war between Buenos-Ayres and Montevideo. I understood
the question which was put to me to be whether any agreement had been
made between England and France to interpose by force to put an end to
that war; and I said that no formal agreement of any kind had been made
between the two governments; and certainly none of that kind had taken
place, but that a formal application had been made some time before,
by the government of Montevideo, for our mediation, and that we
had instructed M. Mandeville to offer it to the other party, the
Buenos-Ayres government; I ought perhaps also to have mentioned the
conversation which I had had with baron Bourqueney, and in which he
proposed, on the part of his government, that our representatives at
Buenos-Ayres should communicate and assist each other in this matter;
but in the hurry of reply, it did not occur to me that that conversation
came within the reach of the question.

With regard to what I said at Tiverton about the proceedings of the
French troops in Africa, I may have judged wrong; but I chose that
opportunity on purpose, thinking that it was the least objectionable way
of endeavouring to promote the interests of humanity and, if possible,
to put a check to proceedings which have long excited the regret of
all those who attended to them; and it certainly did not occur to me to
consider whether what I said might or might not be agreeable. That every
thing which I said of those proceedings is true, is proved by the French
newspapers, and even by the general orders of French generals. I felt
that the English government could not with property say any thing on the
subject to the government of France; for a like reason I could not,
in my place in parlement, advert to it; but I thought that, when I was
standing as an individual on the hustings before my constituents, I
might use the liberty of speech belonging to the occasion, in order to
draw public attention to proceedings which I think it would be for the
honour of France to put an end to; and if the public discussion which
my speech produced shall have the effect of putting an end to a thousand
part of the human misery which I dwelt upon, I am sure M. Guizot will
forgive me for saying that I should not think that result too dearly
purchased by giving offence to the oldest and dearest friend I may
have in the world. But I am quite sure that M. Guizot regrets these
proceedings as much as I can do; though I well know that, from the
mechanism of government, a minister cannot always control departements
over which he does not himself preside.

We are now about to retire, and in ten days' time our successors will be
in office. I sincerely hope that the French government may find them as
anxious as we have been to maintain the closest possible union between
France and England; more anxious, whatever may have been said or thought
to the contrary, I am quite sure they cannot be.

Yours sincerely.


                                 IV

_Pleins pouvoirs donnés M. le comte de Sainte-Aulaire, à l'effet de
signer un traité relatif à la répression de la traite des noirs, avec
l'Autriche, la Grande-Bretagne, la Prusse et la Russie. (20 novembre
1841.)_

Louis-Philippe, roi des Français, à tous ceux qui ces présentes lettres
verront, salut: N'ayant rien plus à coeur que d'opposer une efficace
et complète répression au crime de la traite des noirs, et LL. MM.
l'empereur d'Autriche, roi de Hongrie et de Bohême, la reine du
royaume-uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande, le roi de Prusse et
l'empereur de toutes les Russies, animés des mêmes sentiments, ayant
manifesté le désir de concourir avec nous au même but d'humanité, nous
avons pensé que le meilleur moyen d'arriver à cet heureux résultat
serait de signer avec Leurs dites MM. un traité commun et solennel qui
consacrât nos mutuelles dispositions à cet égard.

_A ces causes_, nous confiant entièrement à la capacité, prudence, zèle
et fidélité à notre service de notre cher et bien-aimé le comte Louis
Beaupoil de Sainte-Aulaire, pair de France, grand-officier de notre
ordre royal de la Légion d'honneur, etc., etc., et notre ambassadeur
extraordinaire près Sa Majesté Britannique, nous l'avons nommé, commis
et constitué, et, par ces présentes signées de notre main, nous le
nommons, commettons et constituons notre plénipotentiaire, nous lui
avons donné et donnons plein et absolu pouvoir et mandement spécial à
l'effet de se réunir aux plénipotentiaires, également munis de pleins
pouvoirs en bonne forme de la part de Leursdites MM. l'empereur
d'Autriche, roi de Hongrie et de Bohême, la reine du royaume-uni de la
Grande-Bretagne et d'Irlande, le roi de Prusse et l'empereur de toutes
les Russies, afin de négocier, conclure et signer, avec la même autorité
que nous pourrions le faire nous-même, tels traité, convention ou
articles qu'il jugera nécessaires pour atteindre le but que nous nous
proposons. _Promettant_, en foi et parole de roi, d'avoir pour
agréable d'accomplir et exécuter ponctuellement tout ce que notredit
plénipotentiaire aura stipulé et signé en notre nom, en vertu des
présents pleins pouvoirs, sans jamais y contrevenir ni permettre qu'il
y soit contrevenu directement ni indirectement pour quelque cause et
de quelque manière que ce soit; sous la réserve de nos lettres de
ratification que nous ferons délivrer en bonne et due forme pour être
échangées dans le délai qui sera convenu. En foi de quoi, nous avons
fait mettre notre sceau à ces présentes. Donné en notre palais de
Saint-Cloud, le 20e jour du mois de novembre de l'an de grâce 1841.


                                  V

_M. Guizot à M. le comte de Sainte-Aulaire, ambassadeur de France à
Londres._

Paris, 17 février 1842.

Monsieur le Comte,

Le gouvernement de Sa Majesté Britannique ne croit pas pouvoir consentir
aux modifications que nous avions réclamées dans le traité signé à
Londres le 20 décembre dernier, et sa résolution se fonde moins sur la
nature même de ces modifications que sur des motifs d'ordre intérieur
et parlementaire qu'il ne m'appartient pas de discuter. Quant à nous,
monsieur le comte, les motifs que je vous exposais dans ma dépêche nº 7
du 1er de ce mois, et qui ne nous permettent pas de donner au traité du
20 décembre une ratification pure et simple, subsistent dans toute leur
force. J'ai rendu compte au roi de la réponse du cabinet britannique
ainsi que des considérations sur lesquelles, en vous la communiquant,
lord Aberdeen l'a appuyée; et le roi, de l'avis de son Conseil, n'a pas
cru pouvoir rien changer aux instructions que, par son ordre, je vous
avais déjà transmises à ce sujet. Mais, animés du plus sincère désir
de conciliation, et persévérant dans notre intention d'assurer la
répression efficace de la traite, nous sommes prêts à entrer
en négociation sur les modifications, réserves ou stipulations
additionnelles dont le traité du 20 décembre nous paraît susceptible,
et que l'incident élevé par le vote de la Chambre des députés nous place
dans la nécessité de réclamer. Il ne nous appartient pas d'indiquer,
aux puissances qui ont pris part avec nous à la signature du traité,
la marche qu'elles ont à suivre en cette occasion; mais soit qu'elles
jugent à propos d'ajourner leurs propres ratifications en attendant
que nous puissions donner aussi les nôtres, soit qu'il leur paraisse
convenable d'échanger, au terme fixé, leurs ratifications et de
laisser le protocole ouvert pour la France jusqu'à la conclusion des
négociations qui s'engageraient sur ces modifications indiquées, nous
n'élèverons contre l'une ou l'autre de ces manières de procéder aucune
objection, et nous ferons tous nos efforts pour amener la négociation
nouvelle à une bonne fin. C'est en ce sens, monsieur le comte, que vous
aurez à vous expliquer dans la conférence qui aura lieu sans doute
au Foreign-Office le 20 de ce mois. Je ne doute pas que toutes les
puissances contractantes ne demeurent convaincues de la loyauté des
intentions du gouvernement du roi et de la gravité des motifs qui
déterminent sa conduite.

Agréez, etc.


                                  VI

_Mémento pour les ministres d'Autriche, de Prusse et de
Russie.--Conférence du 19 février 1842._

Le plénipotentiaire de France a dit:

Que des incidents survenus depuis la signature du traité du 20 décembre
ont fait sentir à son gouvernement la nécessité d'apporter à
la ratification de ce traité certaines réserves explicatives ou
modificatives.

Ces réserves n'impliquent en aucune sorte une diminution dans la ferme
volonté de son gouvernement de poursuivre, par les moyens les plus
efficaces, la suppression de la traite des noirs.--Elles ne tendent pas
non plus à infirmer les moyens d'exécution consentis en 1831 et 1833.
Ces réserves, au contraire, serviront efficacement au but commun que se
proposent toutes les puissances en rendant plus populaires en France
les dispositions du nouveau traité, et en dissipant des erreurs dans
lesquelles l'opinion pourrait être entraînée à son sujet, erreurs qui,
dans l'application, feraient naître des obstacles locaux contre
lesquels la volonté et l'action du gouvernement ne seraient pas toujours
efficaces.

Aux objections de lord Aberdeen, le plénipotentiaire de France a répondu
qu'il ne tenait pas à ce que les explications ci-dessus, quant à la
nature des réserves de la France, fussent portées au protocole, pourvu
que le délai qui allait être convenu ne laissât supposer de sa
part aucun engagement direct ni indirect d'apporter, dans un délai
quelconque, les ratifications pures et simples de son gouvernement.


                                VII

1º _Déclaration du comte de Sainte-Aulaire au comte d'Aberdeen que le
gouvernement du roi n'ayant pas l'intention de ratifier le traité du
20 décembre 1841, le protocole ne doit plus rester ouvert pour la
France._

Le protocole du 20 février 1842 étant resté ouvert pour la France, le
soussigné, etc., a l'honneur d'informer S. Exc. le comte d'Aberdeen,
etc., d'après les instructions qu'il vient de recevoir, que le
gouvernement du roi, ayant pris en grande considération les faits graves
et notoires qui, depuis la signature de la convention du 20 décembre
1841, sont survenus à ce sujet en France, a jugé de son devoir de ne
point ratifier ladite convention.

Le soussigné doit ajouter également, d'après les ordres de son
gouvernement, que cette ratification ne devant pas avoir lieu plus tard,
il n'existe désormais, en ce qui concerne la France, aucun motif pour
que le protocole demeure ouvert.

Le soussigné saisit, etc.

Signé: SAINTE-AULAIRE.

Londres, 8 novembre 1842

2º _Protocole de la conférence tenue au Foreign-Office le 9 novembre
1842. Présents: les plénipotentiaires d'Autriche, de la Grande-Bretagne,
de Prusse et de Russie._

Le principal secrétaire d'État de Sa Majesté Britannique pour les
affaires étrangères a invité les plénipotentiaires des cours d'Autriche,
de Prusse et de Russie à se réunir en conférence aujourd'hui pour leur
donner connaissance d'une communication qui lui a été adressée par
M. l'ambassadeur de France. Elle a pour objet d'annoncer que le
gouvernement de S. M. le roi des Français a jugé de son devoir de ne
point ratifier le traité conclu à Londres le 20 décembre 1841 relatif à
la suppression de la traite des nègres d'Afrique.

Les plénipotentiaires ont unanimement exprimé le regret que leur fait
éprouver cette détermination du gouvernement français. Mais, en même
temps, ils ont jugé nécessaire de constater d'un commun accord que,
nonobstant le changement survenu dans les intentions du gouvernement
français, les cours d'Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de
Russie n'en sont pas moins fermement décidées à mettre à exécution les
engagements qu'elles ont contractés par le susdit traité qui, pour leur
part, restera dans toute sa force et valeur.

En manifestant cette détermination au nom de leurs cours, les
plénipotentiaires d'Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de
Russie ont cru devoir la consigner formellement par écrit.

Finalement, ils ont résolu de déclarer que le protocole, jusqu'ici resté
ouvert pour la France, est clos.

Signé: NEUMANN. ABERDEEN. BUNSEN. BRUNNOW.


                               VIII

Paris, le 26 décembre 1844.

_M. Guizot à M. le comte de Sainte-Aulaire._

Monsieur le comte, l'an dernier, à pareille époque, je vous invitai à
rappeler l'attention de lord Aberdeen sur la grave question du droit de
visite et sur les motifs puissants qui nous portaient à désirer que
les deux cabinets se concertassent en vue de substituer, à ce mode de
répression de la traite des noirs, un mode nouveau qui, tout en
étant aussi efficace pour notre but commun, n'entraînât pas les mêmes
inconvénients ni les mêmes périls. Lord Aberdeen, à la communication que
vous lui fîtes, répondit que «parfaitement convaincu de ma résolution
sincère de travailler avec persévérance à la suppression de la traite,
il était prêt à se concerter avec moi sur les moyens d'y parvenir; que
toute proposition faite par moi serait accueillie par lui avec confiance
et examinée avec la plus religieuse attention[57]. Si, depuis lors, je
me suis abstenu, monsieur le comte, de vous entretenir, dans ma
correspondance officielle, de cette importante affaire, si j'ai
différé l'envoi des instructions que je vous avais annoncées, ce n'est
assurément pas que le gouvernement du roi ait, un seul jour, perdu de
vue le but qu'il devait se proposer ni que ses convictions se soient
affaiblies. Vous connaissez les diverses causes intérieures qui, en nous
obligeant à consacrer à des questions urgentes tous nos efforts, nous
ont fait une loi de suspendre la négociation dont vous aviez été
chargé de provoquer l'ouverture à Londres sur la question des moyens de
répression de la traite. Le moment est venu de la reprendre.

[Note 57: Dépêche de M. de Sainte-Aulaire, 18 décembre 1843, nº 137.]

Ainsi que je vous le disais tout à l'heure, monsieur le comte, notre
conviction sur la nécessité de recourir, de concert avec l'Angleterre,
à un nouveau mode de répression de la traite, est entière et profonde.
Tous les événements qui sont survenus, toutes les réflexions que nous
avons été appelés à faire, depuis que cette question s'est élevée,
nous ont fait plus fortement sentir la nécessité de modifier le système
actuellement en vigueur. Pour que ce système soit efficace et sans
danger, il ne suffit pas que les deux gouvernements soient animés d'un
bon vouloir et d'une confiance réciproques. Incessamment exposé dans
son application à contrarier, à gêner, à blesser des intérêts privés,
le plus souvent légitimes et inoffensifs, ce système entretient, au sein
d'une classe d'hommes nombreuse, active et nécessairement rude dans ses
moeurs, un principe d'irritation qui peut bien sommeiller pendant un
temps plus ou moins long, mais qu'un incident de mer imprévu, que la
moindre oscillation dans les rapports politiques des deux États, peut,
à tout moment, développer, échauffer, propager, et transformer en un
sentiment national puissant et redoutable. Arrivé à ce point, le système
du droit de visite, employé comme moyen de répression de la traite, est
plus dangereux qu'utile, car il compromet tout à la fois la paix, la
bonne intelligence entre les deux pays, et le succès même de la grande
cause qu'il est destiné à servir. Ce n'est point là, monsieur le
comte, une simple conjecture, c'est aujourd'hui un fait démontré par
l'expérience. Pendant dix ans, le droit de visite réciproque a été
accepté et exercé par la France et par l'Angleterre, d'un commun accord
et sans aucun sentiment prononcé, sans aucune manifestation de méfiance
ni de répulsion. Par des causes qu'il est inutile de rappeler, il n'en
est plus de même aujourd'hui. Ce système est fortement repoussé en
France par le sentiment national. Ce n'est pas, monsieur le comte, que
notre pays soit aujourd'hui plus indifférent qu'il ne l'était, il y a
quelques années, aux horreurs de la traite; mais on est convaincu en
France (et le gouvernement du roi partage cette conviction) qu'il est
possible de trouver d'autres moyens tout aussi efficaces, plus efficaces
même que le droit de visite réciproque, pour atteindre cet infâme
trafic. Et désormais, je dois le dire, le concours du pays et des
Chambres, leur concours sérieux, actif, infatigable, à la répression
de la traite, ne saurait être obtenu et assuré que par l'adoption d'un
système différent. Mais quel doit être le nouveau système? Par quelle
mesure, par quel ensemble de mesures peut-on raisonnablement se flatter
d'obtenir, en fait de répression, des résultats au moins égaux à ceux
que le droit de visite a pu faire espérer? Je pourrais, monsieur le
comte, indiquer ici quelques-uns de ces moyens; mais, dans une matière
où nécessairement les hommes spéciaux des deux pays doivent être
entendus, il me paraît préférable que le soin de réunir et d'examiner
tous les éléments de la question soit d'abord confié à une commission
mixte. Cette commission, qui siégerait à Londres, devrait, je pense,
être formée d'hommes considérables dans leurs pays respectifs, bien
connus par leur franche sympathie pour la cause de la répression de la
traite, et par leur entière liberté d'esprit relativement aux moyens
d'atteindre ce noble but. Aux principaux commissaires seraient adjoints
deux officiers de marine, l'un français et l'autre anglais, choisis
parmi ceux dont l'expérience en cette matière est constatée. Et quand
la commission aurait profondément examiné la question, quand elle aurait
bien recherché et déterminé quels nouveaux moyens de répression de
la traite pourraient être aussi efficaces, plus efficaces même que le
système actuellement en vigueur, son travail serait présenté aux deux
gouvernements et soumis à leur décision.

Veuillez, monsieur le comte, mettre cette proposition sous les yeux de
lord Aberdeen. J'ai la confiance que, dans la communication que vous lui
donnerez de la présente dépêche, il verra un nouveau témoignage de
notre sollicitude constante pour les deux grands intérêts que nous avons
également à coeur, le maintien de la paix et de la bonne intelligence
entre les deux pays, et la répression de la traite des noirs.

Agréez, etc., etc.


                                 IX

_Lord Aberdeen à lord Cowley._

Foreign-Office, January 9 1845.

Mylord,

L'ambassadeur de France m'a remis une dépêche de son gouvernement,
dans laquelle M. Guizot décrit, en termes énergiques, le sentiment
qui prévaut depuis quelque temps dans les Chambres françaises, et
généralement en France, quant au droit de visite.

Après avoir longuement développé les raisons qui l'ont conduit à cette
conclusion, il suggère au gouvernement de S. M. la convenance de former
une commission mixte chargée d'examiner si on ne pourrait pas découvrir,
pour la suppression de la traite, des moyens aussi efficaces ou même
plus efficaces que ceux qui résultent des traités par lesquels est
institué le droit mutuel de visite.

Je joins ici, pour l'information de Votre Excellence, une copie de cette
dépêche.

M. Guizot établit avec exactitude qu'à la fin de l'année 1843, le comte
de Sainte-Aulaire m'annonça que le gouvernement avait l'intention de
proposer certaines mesures qui, dans sa conviction, étaient préférables
à l'exercice du droit de visite, et mieux calculées pour atteindre le
but que nous avions en vue. Je dis alors à l'ambassadeur de France que
ma confiance dans la sincérité et le zèle de M. Guizot pour l'abolition
de la traite me déciderait à recevoir toutes les suggestions qui me
viendraient de lui sur ce point, et à les soumettre à l'examen du
gouvernement de Sa Majesté.

Votre Excellence peut assurer M. Guizot que le gouvernement de Sa
Majesté n'attache au droit de visite aucune valeur autre que celle des
moyens efficaces qu'il fournit pour la répression de la traite. Nous
savons que l'exercice de ce droit ne peut pas manquer d'entraîner
quelques inconvénients, et nous nous prêterions volontiers à l'adoption
de toutes les mesures qui seraient aussi efficaces pour le grand but que
nous avons en vue, et qui ne donneraient pas lieu aux mêmes objections.

Je suis cependant obligé de déclarer sincèrement que jusqu'ici je
n'ai entendu proposer aucun plan qui pût être adopté avec sécurité en
remplacement du droit de visite. Et quand M. Guizot se rappellera avec
quelle ardeur cette nation a désiré l'abolition de la traite, et les
énormes sacrifices qu'elle a faits et qu'elle fait chaque jour pour
y parvenir, il ne sera pas surpris que nous hésitions à abréger des
traités dont les stipulations ont été trouvées efficaces, jusqu'à ce que
nous soyons convaincus que les mesures proposées auront un égal succès.

Je m'abstiens de rechercher les causes qui ont amené ce grand changement
de sentiment en France quant à des traités dont naguère encore le
gouvernement français, de concert avec celui de Sa Majesté, avait
sollicité l'adoption par les autres nations.

Quelles que soient ces causes, j'admets pleinement que, si de tels
engagements ne sont pas exécutés cordialement et avec zèle par les deux
parties contractantes, ils répondront vraisemblablement beaucoup moins
bien au dessein qu'on poursuit et que leur valeur en sera fort diminuée.

Il est donc inutile d'insister sur les mesures qu'a prises le
gouvernement de S. M. pour écarter toute objection raisonnable à
l'exercice du droit de visite, et sur le soin avec lequel ont été
préparées les instructions données naguère aux officiers employés à ce
service.

Le seul fait, officiellement déclaré par M. Guizot, que le gouvernement,
la législature et la nation française demandent sérieusement une
révision de ces engagements, tout en professant en même temps un égal
désir d'atteindre le but dans lequel ils avaient été contractés, ce fait
est, pour le gouvernement de S. M., un motif suffisant de consentir à
l'enquête proposée.

Mais en consentant à la proposition de M. Guizot, V. Exc.
ne peut lui représenter trop fortement combien tout dépendra du
caractère et de la réputation des personnes choisies en qualité
de commissaires, et qui doivent être telles qu'elles inspirent une
confiance indispensable, et qu'elles assurent un résultat efficace.

Il paraît indispensable au gouvernement de S. M. que la commission soit
composée d'hommes d'un rang élevé, d'un esprit éclairé, parfaitement
indépendants et bien connus pour leur attachement à la grande cause de
la liberté et de l'humanité.

Il doit être bien entendu que l'objet de la commission n'est pas de
mettre de côté les traités, mais de constater la possibilité de mesures
propres à les remplacer avantageusement.

Il paraît essentiel aussi que toute mesure de ce genre, si on en trouve,
soit considérée d'abord comme une expérience par laquelle l'action des
traités à ce sujet sera suspendue jusqu'à ce que le succès ou l'insuccès
du nouveau système soit manifeste.

Le gouvernement de S. M. non-seulement ne pourrait avoir aucune
objection à une commission ainsi formée et pourvue d'instructions
pareilles; mais il serait disposé à l'accueillir avec satisfaction et
espérance, de concert avec toutes les personnes qui désirent sincèrement
la prompte et complète abolition de ce détestable trafic.

Je suis, etc., etc.

_Signé_: Aberdeen.


My lord

The French ambassador has delivered to me a despatch from his
government, in which M. Guizot describes in strong terms the feeling
which has prevailed for some time past in the French Chambers and
generally in France, relative to the right of search.

After detailing at length the reasons which have induced him to arrive
at such a conclusion, he suggests to Her Majesty's government the
expediency of appointing a joint commission for the purpose of inquiring
whether means may not be discovered for the suppression of the slave
trade, as effectual or even more effectual than those afforded by the
treaties which confer the mutual right search.

A copy of this despatch is enclosed for your Excellency's information.

M. Guizot correctly states that when, at the close of the year 1843,
the count of Sainte-Aulaire announced to me the intention of the French
government to propose certain measures which they felt satisfied would
be found preferable to the exercice of the right of search, and better
calculated to attain the objects in view. I at that time informed the
French ambassador that my conviction of the sincerity and zeal of M.
Guizot for the abolition of the slave trade would induce me to receive
any suggestions from him on the subject, and to submit them for the
consideration of Her Majesty's government.

Your Excellency may assure M. Guizot that her Majesty's government
attach no special value to the right of search, except in so far as
it affords an effectual means of suppressing the slave trade. They are
indeed aware that the exercise of this right cannot fail to be attended
with some inconvenience; and they would willingly see the adoption of
any measures which should be as effectual for the accomplishment of
the great end in view, and which should not be liable to the same
objections.

I am bound however, in candour, to declare that I have not hitherto seen
any plan proposed which could safely be adopted as a substitute for the
right of search: and when M. Guizot recollects how earnestly the people
of this country have desired the abolition of the slave trade, and
the enormous sacrifices which they have made, and are dayly making, to
secure the attainment of this object, he will not be surprised if we
hesitate to abrogate treaties the stipulations of which have been found
efficient, until we are satisfied that the measures about to be proposed
will be attended with equal success.

I abstain from enquiring into the causes which have led to the great
change of sentiment in France respecting these treaties, which up to a
recent period the French government had united with that of Her Majesty
in pressing on the adoption of other nations.

Be these causes what they may, I fully admit that such engagements, if
not executed with cordiality and zeal by both the contracting parties,
must become less likely to answer the purpose intended, and their value
be justly impaired.

It is unnecessary, therefore, to dwell on the means taken by Her
Majesty's government to remove all reasonable grounds of objection to
the exercise of the right of search, and on the care with which the
instructions recently delivered to the officers employed in this service
have been prepared.

The mere fact, officially declared by M. Guizot, that the government,
the Legislature and the people of France earnestly demand a revision of
these engagements, while they profess at the same time an undiminished
desire to attain the objects for which they were contracted, would
afford to Her Majesty's government a sufficent reason for agreeing to
the proposed enquiry.

But in assenting to the suggestion of M. Guizot, your Excellency
cannot too strongly impress upon his mind how much will depend upon the
character of the persons who may be selected as commissioners, in order
to inspire the necessary degree of confidence, and to ensure any useful
result.

It appears to Her Majesty's government to be indispensable that the
commission should be composed of individuals of high station and of
enlightened views, men perfectly independent and well known for their
attachment to the great cause of freedom and humanity.

It must clearly be made known that the object of the commission is not
to get rid of the treaties, but to ascertain the possibility of adopting
measures by which they may advantageously be replaced. It appears
essential also that, whatever substitute may be proposed, if any be
found, should be considered in the first instance only as an experiment,
by which the operation of the treaties in this respect would necessarily
be suspended until its success or failure had been manifest.

To a commission thus constituted and thus instructed, Her Majesty's
government could not only entertain no objection, but would be disposed,
in common with all who sincerely desire the early and complete abolition
of this detestable traffick, to look with hope and satisfaction.

I am, etc., etc.

_Signé_: Aberdeen.


                                  X

_Note du duc de Broglie sur les motifs et la légitimité de l'abrogation
des conventions de 1831 et 1833._

Le gouvernement français estime que les conventions de 1831 et de 1833
sont révocables à la volonté de chacune des deux parties contractantes;
il n'entend point par là que chaque partie soit libre de se dégager de
ces conventions arbitrairement et sans un motif valable; mais il entend
par là que chaque partie demeure juge, selon sa conscience et ses
lumières, de la question de savoir si le but de ces conventions est
atteint autant qu'il peut l'être; il entend qu'aucune des deux parties
ne peut contraindre l'autre à demeurer indéfiniment dans le lien d'une
obligation qui n'a plus, aux yeux de celle-ci, de cause légitime, ou
même, si l'on veut, suffisante.

La conviction du gouvernement français, à cet égard, se fonde:

1º Sur la nature même de l'obligation qui résulte des conventions de
1831 et de 1833;

2º Sur l'intention manifeste des parties contractantes;

3º Sur le texte littéral de la convention de 1831, dont celle de 1833
n'est que l'accessoire et le commentaire.

On présentera, sur chacun de ces trois points, de courtes réflexions.

§1.--Dans le droit international, les conventions de 1831 et 1833 sont,
entre la France et l'Angleterre, ce qu'est, dans le droit privé, un
contrat de société; l'un de ces contrats par lesquels deux hommes, deux
personnes individuelles ou collectives se placent, à certains égards
et dans une certaine mesure, à la discrétion, à la disposition l'une de
l'autre.

Comme tous les contrats sans exception, celui-ci, pour être valide, doit
avoir une cause, une cause véritable et légitime[58]. Ici cette cause
ne saurait être qu'un intérêt commun à poursuivre, un but commun à
atteindre, un but appréciable et qui ne soit pas placé manifestement
hors de la portée des parties contractantes. Il suit de là que, lorsque
ce but est spécial, déterminé, un tel contrat est essentiellement
temporaire; il a pour terme naturel et nécessaire l'accomplissement du
but commun, dans la mesure du possible. Par delà, l'obligation n'existe
plus, dans le for intérieur, faute de cause. Il s'ensuit également
que dans le for extérieur, aucun des contractants ne peut renoncer
indéfiniment, moins encore être réputé avoir renoncé indéfiniment au
droit d'apprécier, en son âme et conscience, si l'obligation subsiste
et quand elle doit prendre fin. Ce serait renoncer en quelque sorte à sa
propre individualité[59].

[Note 58: _L'obligation sans cause, ou sur une fausse cause, ou
sur une cause illicite, ne peut avoir aucun effet._ (Code civil, art.
1131.)]

[Note 59: La société finit: _Par l'expiration du temps pour lequel
elle a été contractée, par l'extinction de la chose, ou la consommation
de la négociation par la volonté qu'un seul ou plusieurs expriment de
n'être plus en société._ (Code civil. art. 1865.)]

Lorsque la durée de l'obligation est fixée par le contrat lui-même,
c'est-à-dire d'un commun accord, si cette durée n'est pas évidemment
excessive, l'obligation est censée subsister pendant l'intervalle
mutuellement stipulé. Lorsque le contrat est muet sur ce point, chaque
partie est censée s'être réservé _à posteriori_ le droit qu'elle n'a
pas exercé _à priori_. Chaque partie est réputée libre de provoquer et
maîtresse de déterminer, dès qu'elle l'estime juste et convenable,
la dissolution de la société; autrement il dépendrait, après le
but accompli, de celle des parties à laquelle l'association serait
profitable, d'en faire peser indéfiniment et sans compensation le joug
sur celle à qui cette même association serait onéreuse. Il y aurait,
d'un côté tyrannie et de l'autre servitude.

Que si ces principes sont incontestables et incontestés en droit
privé, ils s'appliquent avec bien plus de force encore dans le droit
international.

Dans le droit privé, en effet, si la tyrannie, d'une part, et la
servitude, de l'autre, peuvent être, pour un temps indéfini, la
conséquence du système opposé à celui qui vient d'être développé, tout
au moins, l'un et l'autre ont un terme inévitable, à savoir la mort des
contractants, ou simplement de l'un d'eux.

Dans le droit international, les contractants, ce sont des nations;
les nations ne meurent point. La tyrannie de l'une et la servitude de
l'autre pourraient devenir perpétuelles.

Dans le droit privé, un homme qui abdiquerait indéfiniment et sans
recours possible une partie de son individualité ferait une chose
absurde et même jusqu'à un certain point immorale; mais enfin ce qu'il
s'aliénerait serait à lui.

Dans le droit international, un gouvernement qui abdiquerait
indéfiniment et sans recours possible une portion de l'indépendance
nationale, une portion des droits de la souveraineté, aliénerait ce qui
ne lui appartient pas, ce dont il n'a pas le droit de disposer.

Quel est, au vrai, le dernier résultat des conventions de 1831 et de
1833? C'est l'abandon que se font mutuellement l'Angleterre et la
France d'un droit de juridiction sur une partie de leurs territoires
respectifs. Les bâtiments de commerce de chaque pays sont des fragments
détachés de son territoire, ou, si l'on veut, des colonies flottantes
placées sous la sauvegarde des lois et des institutions de leurs
métropoles respectives. La France concède à l'Angleterre, à charge de
réciprocité, le droit d'arrêter, de soumettre à des perquisitions,
de détruire, de livrer à la justice des Français sur le territoire
français. Cela est déjà exorbitant; cela peut se concevoir néanmoins,
mais à la condition expresse que la concession sera temporaire et
révocable; cela peut se concevoir comme on conçoit qu'un gouvernement
place momentanément ses armées sous les ordres d'un général étranger, ou
permette momentanément à un corps de troupes étranger de s'établir sur
son territoire; mais que le roi de France ou la reine d'Angleterre,
par un simple acte de leur prérogative royale, puissent aliéner,
indéfiniment et sans recours, sur ce point ou sur tout autre, les droits
de la souveraineté française et britannique, placer, indéfiniment
et sans recours, le territoire français sous la juridiction de
l'Angleterre, le territoire anglais sous la juridiction de la France,
cela ne se peut; la constitution de chaque pays s'y oppose, et, si les
conventions de 1831 et de 1833 avaient cette portée, elles seraient
nulles de plein droit.

§ II.--Les considérations qui dominent les conventions de 1831 et
de 1833 suffiraient pour invalider, au besoin, toutes stipulations
contraires, s'il en existait de semblables dans ces conventions. Mais
il n'en existe point. Loin de là; l'intention des parties a été
manifestement conforme aux principes qui viennent d'être exposés;
l'intention évidente des parties a été d'imprimer à ces conventions, non
point un caractère permanent, mais un caractère temporaire; non point
un caractère irrévocable, à moins d'un consentement mutuel, mais un
caractère révocable au gré de chaque partie.

C'est ce qu'il est aisé de démontrer.

Il résulte, en effet, de la correspondance échangée entre le
gouvernement français et le gouvernement britannique, correspondance
dont les extraits ont été régulièrement communiqués au parlement, que,
de 1815 à 1831, le gouvernement britannique n'a cessé d'attacher un prix
infini à obtenir du gouvernement français la concession d'un droit de
visite réciproque.

Il en résulte également que le gouvernement français n'a jamais cessé de
témoigner à cet égard la plus extrême répugnance.

Le 19 février 1831, lord Granville, ambassadeur d'Angleterre à Paris,
d'après les ordres qu'il avait reçus de lord Palmerston (dépêche du 4
février[60]), proposa pour la cinquième ou sixième fois peut-être, au
général Sébastiani, alors ministre des affaires étrangères en France,
cette concession d'un droit de visite mutuel; la proposition était
conçue en termes généraux, sans distinction, sans exception. Elle fut
péremptoirement repoussée par le général Sébastiani (voir la lettre de
ce ministre en date du 7 avril 1831[61]).

[Note 60: State papers, 1831-1862, pages 558, 561, 562, 563.]

[Note 61: _Ibid._, page 153.]

Le 7 novembre de la même année, lord Granville reçut l'ordre de
renouveler une dernière fois cette proposition en la _modifiant_; ce
sont les termes de la dépêche de lord Palmerston; il ne s'agissait
plus d'un droit de _visite général et permanent_, mais d'une _expérience
partielle et temporaire (partial and temporary experiment) qui
laisserait constamment la question sous le contrôle des deux
gouvernements (which would still leave the question at all times within
the control of the two governments)_; et, pour atteindre ce but, il
était proposé que chaque gouvernement délivrât aux croiseurs de l'autre
des mandats, lesquels ne seraient exécutoires qu'en dedans de certaines
zones et pourraient être renouvelés périodiquement de trois en trois
ans, par exemple, ou même constamment sujets à une révocation de le
part du gouvernement qui les aurait délivrés, en cas _d'abus ou
d'inconvénient_.

Réduite à ces termes et renfermée dans ces limites, la proposition fut
admise par le général Sébastiani; elle est devenue la convention du 30
novembre 1831, et le rapprochement des dates aussi bien que le silence
absolu de la correspondance officielle concourent avec l'étroite
analogie des dispositions pour démontrer qu'aucune proposition nouvelle
n'est intervenue du 7 au 30 novembre 1831.

Dans l'intervalle, un projet de convention, rédigé sur les bases de
la proposition du 7 novembre, fut soumis par le général Sébastiani à
l'examen de deux hommes qu'il honorait de sa confiance, M. le comte
Portalis, premier président de la Cour de cassation, et M. le duc de
Broglie. Il les chargea de négocier officieusement avec lord Granville
la convention à intervenir. Plusieurs changements importants furent
introduits dans la proposition primitive; le seul qu'il importe de
signaler ici, c'est qu'à la délivrance de mandats en nombre indéterminé,
valables pour _trois ans_ et révocables seulement en cas _d'abus_
ou _d'inconvénient_, on substitua des mandats en nombre déterminé et
valables simplement _pour un an_.

Le but évident de cette restriction était de placer, de plus en plus
chaque année, le maintien du droit de visite _sous le contrôle de chaque
gouvernement_.

§ III.--Oublions maintenant les principes posés dans le premier numéro
du présent mémorandum; oublions tous les renseignements historiques
rappelés dans le deuxième numéro. Plaçons-nous simplement en face de la
convention de 1831. Que dit-elle?

Dit-elle, comme la convention signée à Washington en 1812, que les deux
gouvernements s'engagent l'un envers l'autre à entretenir sur la côte
d'Afrique chacun une croisière de 10, 20, 25 bâtiments, plus ou moins?

Nullement.

A cet égard, le silence est absolu. Le droit de chaque gouvernement
d'avoir ou de n'avoir pas de croisière sur la côte d'Afrique est plein
et entier.

Mais la convention de 1831 part de ce fait que les deux gouvernements
entretiennent habituellement des croiseurs sur la côte d'Afrique; et
le fait admis, ils s'engagent l'un envers l'autre à investir leurs
croiseurs du droit de visite réciproque, pourvu toutefois que, dans
aucun cas, le nombre des croiseurs de l'un ne dépasse le double du
nombre des croiseurs de l'autre.

L'engagement est tout à la fois limité et _conditionnel_:

Limité quant au nombre proportionnel des mandats à délivrer;

Conditionnel quant à l'existence même des croisières.

Le jour où l'un des deux gouvernements croira possible et convenable de
supprimer toute croisière sur la côte d'Afrique, ce jour-là cessera
pour lui, de droit et de fait, l'obligation de délivrer des mandats aux
croiseurs de l'autre gouvernement, à moins qu'on ne veuille soutenir
qu'il est obligé d'entretenir une croisière qu'il juge inutile, dans
l'unique but de se constituer dans l'obligation de délivrer des mandats.
La proposition serait si extraordinaire qu'elle aurait besoin, pour être
admise, d'être énoncée dans les termes les plus explicites; or, il n'en
est rien.

Sans doute, si le gouvernement dont il s'agit cessait d'entretenir une
croisière utile et nécessaire afin d'échapper à l'obligation qui résulte
de la convention de 1831, il agirait de mauvaise foi, et sinon contre
la lettre, du moins contre l'esprit de la convention de 1831; mais s'il
cessait d'entretenir une croisière parce que sincèrement, loyalement, il
la considérerait désormais comme inutile, il userait de son droit et ne
mériterait aucun reproche.

On peut soutenir sans doute, et avec raison, que ce moment n'est pas
venu. C'est l'opinion personnelle de l'auteur du présent mémorandum;
c'est l'opinion du ministère français actuel. Mais d'autres pourraient
penser différemment. D'autres pourraient soutenir que les conventions
de 1831 et 1833 avaient deux buts, l'un direct, celui-là est atteint;
l'autre indirect, celui-ci ne peut plus l'être. Le but direct,
c'était l'abolition complète de la traite sous le pavillon français et
britannique. D'un commun aveu, la traite des noirs ne se fait plus
ni sous l'un ni sous l'autre pavillon. Le but indirect, c'était
la répression de la traite sous tous les pavillons, au moyen de
l'association de toutes les puissances maritimes à la convention de
1831 et du droit de visite universel. Il n'est plus permis de se flatter
d'atteindre ce dernier but depuis que le gouvernement anglais lui-même
y a renoncé en signant la convention de Washington. On conclurait de
là que les conventions de 1831 et de 1833 sont désormais sans objet, et
l'argument, il faut bien en convenir, ne serait entièrement dépourvu ni
de force, ni de vérité.


                                 XI

_Premier projet d'un nouveau mode de répression de la traite remis par
le duc de Broglie au docteur Lushington._

La commission mixte nommée par les deux gouvernements a pour objet
de chercher un nouveau moyen de répression de la traite des noirs
qui puisse remplacer le droit de visite réciproque établi par les
conventions de 1831 et de 1833; droit dont le maintien, sous quelque
forme et dans quelques limites que ce puisse être, est jugé impossible
et dont, après l'enquête que les commissaires ont entendue, l'utilité
est plus que douteuse.

1º Aucun bâtiment français n'étant, comme il a été reconnu, et ne
pouvant être engagé dans la traite des noirs, et, d'autre part, les
croiseurs français n'ayant non plus aucune occasion d'exercer leur droit
de visite sur les bâtiments anglais, le seul danger qu'on pût craindre,
de la suppression du droit de visite réciproque entre la France et
l'Angleterre, serait l'usurpation du pavillon français par un bâtiment
négrier d'une autre nation. On propose de pourvoir à cette éventualité,
d'ailleurs peu vraisemblable, en établissant à la côte d'Afrique une
escadre de croiseurs français (tant bâtiments à vapeur que bâtiments à
voiles), envoyée dans l'intention expresse de servir à la poursuite
des bâtiments négriers et disposée sur le modèle le plus convenable.
Le nombre en serait déterminé d'après les besoins de leur destination
spéciale; chaque station serait mise en relation habituelle avec la
station anglaise du même point, de manière à être à portée de donner
et de recevoir tous les avertissements nécessaires et de concerter avec
elle toutes ses opérations.

2º Cette force maritime une fois constituée, on propose de la faire
servir à la répression de la traite par un moyen plus efficace que la
simple surveillance en mer. On propose d'entamer, tantôt au nom de la
France, tantôt au nom de l'Angleterre, mais toujours de concert, des
négociations avec les divers chefs des tribus indigènes qui possèdent
la souveraineté de la côte, à l'effet d'obtenir d'eux, par des traités,
l'engagement de supprimer la traite des noirs sur leur territoire. Les
deux croisières seraient chargées de tenir la main à l'exécution de ces
engagements, en exerçant sur la conduite des chefs et sur les faits qui
se passeraient à la côte, une active surveillance, et, au besoin, si
la simple intimidation produite par leur présence ne suffisait pas, en
faisant usage des moyens de contrainte matérielle (blocus, débarquement
ou autres) dont l'emploi est autorisé par les règles communes du droit
des gens, même sans stipulations particulières, en cas de rupture d'un
traité conclu. Il y a même lieu de penser que, sur quelques points, on
pourrait obtenir des chefs, de plein gré, le droit de faire la police de
leur territoire. Dans le cas où l'emploi de la force serait nécessaire,
le gouvernement français dispose, dans ses possessions de la côte
d'Afrique, de ressources d'une nature particulière dont l'usage serait
précieux.


                                     XII

_Note du duc de Broglie sur le projet du docteur Lushington pour
remplacer les conventions de 1831 et 1833._

Le plan proposé par le docteur Lushington, autant qu'on peut
l'entrevoir, prend pour base le système mis en avant par le gouvernement
français, en y apportant cependant les modifications suivantes:

1º Les conventions de 1831 et de 1833 ne seraient que suspendues en ce
moment, et cela, non point à partir du jour même de la conclusion, mais
à partir seulement du commencement des opérations des deux croisières
anglaise et française sur la côte d'Afrique.

2º Pour prévenir l'usurpation des pavillons anglais et français, on
accorderait aux croiseurs de chaque nation, sur les bâtiments suspects
d'avoir usurpé le pavillon de l'autre, un droit non pas de _visite_,
mais de simple _vérification de la nationalité_, par l'inspection des
papiers de bord et autres moyens.

3º Pour arriver plus aisément à la conclusion des traités avec les
chefs naturels de la côte, les deux escadres formeraient, dès à présent,
autour des centres principaux de traite, non point un blocus proprement
dit, mais une croisière très-active et très-serrée. On espère que
la gêne produite par cette croisière diminuerait en peu de temps, et
l'activité de la traite des noirs sur ces points et le profit que les
chefs naturels peuvent en retirer, et qu'ils seraient ainsi amenés plus
aisément à consentir à son abolition. Mais pour rendre cette mesure
efficace, le docteur Lushington paraît croire qu'il serait nécessaire de
conserver sur ces points, et sur ces points seulement, quelques-unes
des stipulations des traités de 1831 et de 1833, comme, par exemple, le
droit de capture d'un bâtiment d'une des nations par les croiseurs de
l'autre, en cas où ce bâtiment serait trouvé portant des noirs à son
bord.,

4º Si au bout d'un certain nombre d'années, qui serait fixé au traité,
les deux puissances reconnaissaient que le but qu'elles se sont proposé
est atteint, toutes les conventions, aussi bien celles de 1831 et
de 1833 que le nouvel arrangement aujourd'hui à conclure, seraient
annulées; on y substituerait une simple déclaration, faite en commun
par les deux puissances, et posant, comme principe de droit des gens,
le droit, pour tous les vaisseaux de marine militaire, de toutes les
nations, de vérifier la nationalité des bâtiments marchands qu'ils
rencontrent et qu'ils soupçonnent d'usurper un pavillon étranger pour
couvrir un commerce illicite.

Ce plan comprend, on peut le voir, deux parties distinctes, l'une
immédiatement applicable et provisoire, la seconde ajournée à une époque
ultérieure, mais destinée à devenir permanente; la première qui suspend
seulement les conventions de 1831 et de 1833 et en laisse même subsister
quelques clauses; la seconde qui les abolit définitivement, mais qui
leur substitue la solution, dans le sens de l'Angleterre, du point de
droit contesté entre ce gouvernement et celui des États-Unis.


                                XIII

_Traité signé à Londres, le 29 mai 1845, pour l'abrogation des
conventions de 1831 et 1833 et leur remplacement par un nouveau mode de
répression de la traite des nègres._

S. M. le roi des Français et S. M. la reine du royaume-uni de la
Grande-Bretagne et de l'Irlande, considérant que les conventions du 30
novembre 1831 et du 22 mars 1833 ont atteint leur but en prévenant la
traite des noirs sous les pavillons français et anglais, mais que
ce trafic odieux subsiste encore, et que lesdites conventions sont
insuffisantes pour en assurer la suppression complète, S. M. le roi des
Français ayant témoigné le désir d'adopter, pour la suppression de la
traite, des mesures plus efficaces que celles qui sont prévues par ces
conventions, et S. M. la reine du royaume-uni de la Grande-Bretagne et
de l'Irlande ayant à coeur de concourir à ce dessein, Elles ont résolu
de conclure une nouvelle convention qui sera substituée, entre les deux
hautes parties contractantes, aux lieu et place desdites conventions
de 1831 et 1833, et, à cet effet, Elles ont nommé pour leurs
plénipotentiaires, savoir:

S. M. le roi des Français, le sieur Louis de Beaupoil, comte de
Sainte-Aulaire, pair de France, grand-croix de l'ordre royal de la
Légion d'honneur, grand-croix de l'ordre de Léopold de Belgique, son
ambassadeur près S. M. Britannique;

Et le sieur Charles-Léonce-Achille-Victor duc de Broglie, pair
de France, grand-croix de l'ordre royal de la Légion d'honneur,
vice-président de la Chambre des pairs;

Et S. M. la reine du royaume-uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande;
le très-honorable George, comte d'Aberdeen, vicomte Gordon, vicomte
Formartine, lord Haddo, Methlick, Tarvis et Kellie, pair du Royaume-Uni,
conseiller de Sa Majesté en son conseil privé, chancelier du très-ancien
et très-noble ordre du Chardon, et principal secrétaire d'État de Sa
Majesté ayant le département des affaires étrangères;

Et le très-honorable Stephen Lushington, conseiller de Sa Majesté en son
conseil privé, et juge de sa haute cour d'amirauté;

Lesquels, après s'être communiqué leurs pleins pouvoirs respectifs,
trouvés en bonne et due forme, ont arrêté et conclu les articles
suivants:

ART. 1er.--Afin que le pavillon du S. M. le roi des Français et celui
de S. M. la reine du royaume-uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande ne
puissent être usurpés, contrairement au droit des gens et aux lois en
vigueur dans les deux pays, pour couvrir la traite des noirs, et afin de
pourvoir plus efficacement à la suppression de ce trafic, S. M. le roi
des Français s'engage à établir, dans le plus court délai possible, sur
la côte occidentale de l'Afrique, depuis le cap Vert jusqu'au 16° 30 de
latitude méridionale, une force navale composée au moins de vingt-six
croiseurs, tant à voiles qu'à vapeur; et S. M. la reine du royaume-uni
de la Grande-Bretagne et d'Irlande s'engage à établir, dans le plus
court délai possible; sur la même partie de la côte occidentale de
l'Afrique, une force composée au moins de vingt-six croiseurs, tant à
voiles qu'à vapeur, et sur la côte orientale de l'Afrique le nombre
de croiseurs que Sa Majesté jugera suffisant pour la suppression de la
traite sur cette côte, lesquels croiseurs seront employés dans le but
ci-dessus indiqué, conformément aux dispositions suivantes.

ART. 2--Lesdites forces navales françaises et anglaises agiront de
concert pour la suppression de la traite des noirs. Elles établiront
une surveillance exacte sur tous les points de la partie de la côte
occidentale d'Afrique où se fait la traite des noirs, dans les limites
désignées par l'article 1er. Elles exerceront, à cet effet, pleinement
et complétement tous les pouvoirs dont la couronne de France et celle de
la Grande-Bretagne sont en possession pour la suppression de la traite
des noirs, sauf les modifications qui vont être ci-après indiquées en ce
qui concerne les navires français et anglais.

ART. 3.--Les officiers au service de S. M. le roi des Français et
les officiers au service de S. M. la reine du royaume-uni de la
Grande-Bretagne et de l'Irlande, qui seront respectivement chargés du
commandement des escadres françaises et anglaises destinées à assurer
l'exécution de la présente convention, se concerteront sur les meilleurs
moyens de surveiller exactement les points de la côte d'Afrique
ci-dessus indiqués, en choisissant et en désignant les lieux de station,
et en confiant ces postes aux croiseurs des deux nations, agissant
ensemble ou séparément, selon qu'il sera jugé convenable; de telle sorte
néanmoins que, dans le cas où l'un de ces postes serait spécialement
confié aux croiseurs de l'une des deux nations, les croiseurs de l'autre
nation puissent, en tout temps, y venir exercer les droits qui leur
appartiennent pour la suppression de la traite des noirs.

ART. 4.--Des traités pour la suppression de la traite des noirs seront
négociés avec les princes ou chefs indigènes de la partie de la
côte occidentale d'Afrique ci-dessus désignée, selon qu'il paraîtra
nécessaire aux commandants des escadres françaises ou anglaises.

Ces traités seront négociés ou par les commandants eux-mêmes, ou par les
officiers auxquels ils donneront à cet effet des instructions.

ART. 5.--Les traités ci-dessus mentionnés n'auront d'autre objet que la
suppression de la traite des noirs. Si l'un de ces traités vient à être
conclu par un officier de la marine britannique, la faculté d'y accéder
sera expressément réservée à S. M. le roi des Français; la même faculté
sera réservée à S. M. la reine du royaume-uni, de la Grande-Bretagne et
de l'Irlande, dans tous les traités qui pourraient être conclus par un
officier de la marine française. Dans le cas où S. M. le roi de Français
et S. M. la reine du royaume-uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande
deviendraient tous deux parties contractantes à de tels traités, les
frais qui auraient pu être faits pour leur conclusion, soit en cadeaux
ou autres dépenses semblables, seront supportés également par les deux
nations.

ART. 6.--Dans le cas où il deviendrait nécessaire, conformément aux
règles du droit des gens, de faire usage de la force pour assurer les
traités conclus en conséquence de la présente convention, on ne pourra y
avoir recours, soit par terre, soit par mer, que du commun consentement
des officiers commandant les escadres françaises et anglaises.

Et s'il était jugé nécessaire, pour atteindre le but de la présente
convention, d'occuper quelques points de la côte d'Afrique ci-dessus
indiqués, cette occupation ne pourrait avoir lieu que du commun
consentement des deux hautes parties contractantes.

ART. 7.--Dès l'instant où l'escadre que S. M. le roi des Français doit
envoyer à la côte d'Afrique sera prête à commencer ses opérations sur
ladite côte, S. M. le roi des Français en donnera avis à S. M. la reine
du royaume-uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande, et les deux hautes
parties contractantes feront connaître, par une déclaration commune,
que les mesures stipulées dans la présente convention sont sur le point
d'entrer en cours d'exécution: ladite déclaration sera publiée partout
où besoin sera.

Dans les trois mois qui suivront la publication de ladite déclaration,
les mandats délivrés aux croiseurs des deux nations, en vertu des
conventions de 1831 et de 1833 pour l'exercice du droit de visite
réciproque, seront respectivement restitués.

ART. 8.--Attendu que l'expérience a fait voir que la traite des noirs,
dans les parages où elle est habituellement exercée, est souvent
accompagnée de faits de piraterie dangereux pour la tranquillité des
mers et la sécurité de tous les pavillons, considérant en même temps
que, si le pavillon porté par un navire est, _prima facie_, le signe
de la nationalité de ce navire, cette présomption ne saurait être
considérée comme suffisante pour interdire, dans tous les cas, de
procéder à sa vérification, puisque, s'il en était autrement, tous les
pavillons pourraient être exposés à des abus en servant à couvrir la
piraterie, la traite des noirs ou tout autre commerce illicite; afin de
prévenir toute difficulté dans l'exercice de la présente convention, il
est convenu que des instructions fondées sur les principes du droit des
gens et sur la pratique constante des nations maritimes seront adressées
aux commandants des escadres et stations françaises et anglaises sur la
côte d'Afrique.

En conséquence, les deux gouvernements se sont communiqué leurs
instructions respectives, dont le texte se trouve annexé à la présente
convention.

ART. 9.--S. M. le roi des Français et S. M. la reine du royaume-uni de
la Grande-Bretagne et d'Irlande s'engagent réciproquement à continuer
d'interdire, tant à présent qu'à l'avenir, toute traite des noirs dans
les colonies qu'elles possèdent ou pourront posséder par la suite, et
à empêcher, autant que les lois de chaque pays le permettront, leurs
sujets respectifs de prendre dans ce commerce une part directe ou
indirecte.

ART. 10.--Trois mois après la déclaration mentionnée en l'article 7, la
présente convention entrera en cours d'exécution. La durée en est fixée
à dix ans. Les conventions antérieures seront suspendues. Dans le
cours de la cinquième année, les deux hautes parties contractantes se
concerteront de nouveau et décideront, selon les circonstances, s'il
convient, soit de modifier, soit de remettre en vigueur tout ou
partie de la convention actuelle. A la fin de la dixième année, si les
conventions antérieures n'ont pas été remises en vigueur, elles
seront considérées comme définitivement abrogées. Les hautes parties
contractantes s'engagent, en outre, à continuer de s'entendre pour
assurer la suppression de la traite des noirs par tous les moyens qui
leur paraîtront les plus utiles et les plus efficaces, jusqu'au moment
où ce trafic aura été complétement aboli.

ART. 11.--La présente convention sera ratifiée, et les ratifications en
seront échangées à Londres à l'expiration de dix jours, à compter de ce
jour, ou plus tôt si faire se peut.

En foi de quoi les plénipotentiaires respectifs l'ont signée et y ont
apposé le sceau de leurs armes.

Fait à Londres, le 29 mai 1845.

L. S. SAINTE-AULAIRE. V. DE BROGLIE, ABERDEEN

STEPHEN LUSHINGTON.


                                XIV

1º _Dépêche adressée par M. Guizot, le 11 mars 1841, aux ambassadeurs et
ministres de France à Londres, Vienne, Berlin et Saint-Pétersbourg, sur
les affaires de Grèce._

Monsieur, l'attention du gouvernement du roi, quelque temps distraite de
la situation de la Grèce par des questions plus urgentes, commence à s'y
reporter.

La sollicitude du cabinet de Londres a été dernièrement appelée, et il
a appelé lui-même celle des autres puissances sur des actes déplorables
qu'il serait souverainement injuste d'attribuer à la volonté du
gouvernement grec, mais qui autorisent à craindre que le pouvoir n'ait
pas en Grèce toute l'énergie nécessaire pour maintenir ses agents dans
les voies d'une administration régulière, juste et humaine. Le mal
est d'autant plus regrettable qu'à d'autres égards l'état intérieur du
royaume fondé par le concours de la France, de l'Angleterre et de
la Russie semble prouver que ces puissances n'avaient pas cédé à une
généreuse illusion en se décidant à tant de sacrifices pour replacer au
rang des nations indépendantes une contrée qui leur paraissait
renfermer en elle-même tous les éléments essentiels de régénération.
L'accroissement de la population, le perfectionnement de l'agriculture,
l'augmentation progressive du revenu qui s'équilibre enfin avec les
charges ordinaires, ce sont là autant de symptômes d'une vitalité
intérieure et naturelle qu'il serait déplorable de voir arrêtée ou
compromise par l'impuissance ou l'incurie de l'administration. C'est
sans doute au seul roi Othon qu'il appartient de porter remède, de
concert avec le peuple qu'il gouverne, à des maux ou à des périls
signalés peut-être avec quelque exagération, mais qui ont un fond de
réalité...

Toute mesure qui serait à cet effet imposée au roi Othon par une volonté
étrangère manquerait, et, à coup sûr, aucune des puissances qui ont
élevé la nouvelle monarchie n'a la pensée de porter ainsi atteinte à son
indépendance.

Cependant, les puissances qui ont élevé la nouvelle monarchie et celles
qui, sans avoir pris part au traité du 8 juillet 1827, ont contracté
depuis avec le cabinet d'Athènes des relations plus ou moins intimes,
considèrent sans doute comme un devoir envers ce cabinet et envers
elles-mêmes de lui donner des conseils propres à prévenir des
catastrophes dont les conséquences n'affecteraient pas les intérêts de
la Grèce seule.

Pour que ces conseils aient quelque chance de produire une impression
réelle, il faut qu'ils soient unanimes; il faut qu'ils ne paraissent pas
émaner d'influences rivales, dont les tendances contraires deviendraient
pour la Grèce une cause de divisions intestines et de tiraillements
funestes; il faut encore qu'ils aient été préparés avec une maturité et
une réflexion qui, en ménageant la juste susceptibilité du gouvernement
et du peuple grec, assurent à l'influence des puissances unies
l'autorité morale sans laquelle elles ne feraient qu'aggraver les maux
qu'il faut guérir.

Le plus grave de ces maux, celui duquel dérivent presque tous les
autres, c'est évidemment la faiblesse et l'inertie du pouvoir, assailli
chaque jour par les prétentions rivales des partis ou des individus,
se réfugiant pour leur échapper dans un isolement qui l'éloigne de sa
nation même, et le met hors d'état de la connaître et de la diriger.
Il s'inquiète, hésite, ajourne toute résolution, toute action et, ne
trouvant nulle part ni impulsion décidée, ni point d'appui suffisant, il
semble près de tomber dans cet état de nullité qui laisse subsister les
abus les plus flagrants et pourrait ouvrir la porte aux périls les plus
graves.

On a quelquefois pensé que le meilleur moyen de mettre fin à cette
inertie du pouvoir, et aux fâcheux état qui en résulte dans les esprits
comme dans les affaires, ce serait de donner à la Grèce le régime
constitutionnel dans le sens qu'on est généralement convenu de donner à
ce mot, c'est-à-dire d'y appeler des pouvoirs divers et indépendants
à participer au plein exercice de la puissance législative et à la
direction des affaires.

Loin d'être convaincu des avantages d'une telle innovation, le
gouvernement du roi ne voit ni dans l'organisation intérieure de la
Grèce, ni dans les habitudes et l'existence des diverses classes de la
population, les conditions propres à en préparer le succès. Dans son
opinion, elle risquerait de n'être pas comprise des sujets du roi Othon,
et de ne devenir entre leurs mains qu'un nouvel instrument de discorde
et d'anarchie.

Au lieu d'exposer la Grèce et sa monarchie naissante à ce nouveau péril,
le gouvernement du roi pense qu'il n'est pas impossible de trouver,
dans les institutions déjà existantes et déjà accréditées en Grèce, des
moyens de donner à l'administration du roi Othon le point d'appui, la
régularité, l'activité qui lui manquent, de réprimer ainsi les abus dont
on se plaint et de préparer à la Grèce un meilleur avenir.

Il suffirait peut-être, pour atteindre à ce but, d'étendre les
attributions et d'assurer l'action efficace du conseil d'État qui siége
maintenant auprès du roi, et de rattacher cette institution à celle des
conseils municipaux et provinciaux dont la base, empruntée à d'antiques
établissements, était enracinée dans les moeurs nationales, même à
l'époque de la domination turque. Une telle combinaison, en affermissant
et réglant l'exercice de l'autorité royale, aurait tout à la fois
l'avantage de se lier aux traditions nationales, d'accomplir, dans
une mesure raisonnable, des promesses qui peuvent être diversement
interprétées, mais dont, sous plus d'un rapport, il ne serait pas sans
inconvénient de ne tenir aucun compte, enfin, de ne donner aucun motif
de crainte à ceux qui redoutent, avant tout, pour un trône mal affermi,
l'intervention active d'un contrôle populaire.

Je viens, monsieur, de vous indiquer sommairement notre pensée sur la
nature des conseils que les puissances pourraient faire entendre au
gouvernement grec, dans le cas où, comme paraît le désirer le cabinet de
Londres, elles jugeraient nécessaire d'intervenir pour signaler au roi
Othon les maux qui se font sentir dans l'administration de ses États.

J'insiste, en même temps, sur les ménagements, sur le caractère amical
et confidentiel qui devraient présider à cette intervention dans les
affaires intérieures d'un État indépendant.

Veuillez, je vous prie, communiquer la présente dépêche au cabinet de
Londres. Si je ne donne pas plus de développement aux idées qui y sont
exprimées, c'est que je me propose moins d'en provoquer l'adoption
immédiate et complète que d'inviter les cours alliées à y réfléchir de
leur côté et à me communiquer les résultats de leurs réflexions; je n'ai
pas besoin d'ajouter qu'elles seront de notre part l'objet de l'examen
le plus attentif et le plus scrupuleux. Nous pensons que l'honneur des
cabinets européens est engagé à prévenir, dans le nouvel État qu'ils
ont contribué à fonder en Grèce, des maux qui seraient assez graves pour
compromettre l'oeuvre commencée et tous les intérêts qui s'y rattachent.

2º _M. Guizot à M. de Lagrené, ministre de France à Athènes._

7 juin 1841.

Monsieur, j'ai reçu les dépêches que vous m'avez fait l'honneur de
m'écrire jusqu'au nº 41 inclusivement.

Nous avons été satisfaits du langage tenu et des intentions manifestées
par M. Maurocordato pendant le séjour qu'il a fait à Paris. Il m'a
paru que sa manière de voir sur les réformes à introduire dans
l'administration de la Grèce se rapproche beaucoup plus de celle du
gouvernement du roi que de l'empressement du cabinet de Londres à y
substituer un régime constitutionnel. Il a hautement protesté contre
toute idée d'exclusion dans le choix des personnes, et a reconnu qu'en
s'aliénant la France et les hommes qui passent pour ses amis, il se
mettrait dans l'impossibilité d'organiser une administration stable et
efficace. Vous le trouverez disposé à entretenir avec vous les meilleurs
rapports, et en lui prêtant votre concours dans tout ce qui tendra
au bien général du pays, vous êtes certain d'entrer dans la pensée du
gouvernement du roi.

3º _M. Guizot à M. de Lagrené, ministre de France à Athènes._

17 septembre 1841.

Monsieur, j'ai reçu les dépêches que vous m'avez fait l'honneur de
m'écrire par le dernier paquebot. J'ai reçu aussi celle de M. Piscatory.
Ceux de vos collègues qui ont attribué à l'action de la France le
changement de ministère naguère accompli à Athènes, sont tombés dans
une erreur si évidente que, sans doute, ils n'auront pas tardé à
la reconnaître. Quelles que soient, d'ailleurs, à cet égard
leurs préoccupations, ils ne sauraient les faire partager à leurs
gouvernements auprès desquels nous soutenions si vivement la cause de
M. Maurocordato, au moment où, à notre insu, ce ministre donnait sa
démission. Nous nous étions loyalement décidés à lui accorder notre
appui, parce qu'il nous avait paru animé d'intentions sages et droites,
parce que ses qualités personnelles et son influence avaient dû nous
faire croire qu'appelé par la volonté du roi Othon à tirer la Grèce
de la situation difficile où elle se trouve placée, il avait plus de
chances qu'un autre d'y réussir. Il n'entrait, vous le savez, aucune
préférence personnelle dans l'attitude que nous avions prise à
son égard. C'est assez dire que sa retraite ne changera rien aux
dispositions bienveillantes dont nous avons été constamment animés
pour la Grèce, et que notre concours est également acquis à quiconque
entreprendra, avec le courage, le dévouement et l'intelligence
nécessaires, là tâche difficile sous laquelle M. Maurocordato a
succombé. A ces titres, M. Christidès, dont le gouvernement du roi
connaît et apprécie d'ailleurs tout le mérite, peut compter sur
notre empressement à seconder ses efforts. Vous pouvez lui en donner
l'assurance. Quant à l'opinion peu favorable qu'il exprime sur les idées
que nous avions indiquées pour l'organisation du conseil d'État, que M.
Christidès ne craigne pas que nous en soyons moins bienveillants pour
lui et moins enclins à le soutenir. A la distance où nous sommes du pays
qu'il va gouverner, nous n'avons pas la prétention de juger mieux que
lui de la route qu'il convient de suivre pour arriver au but commun de
nos voeux et des siens, l'affermissement de l'ordre, la création d'une
administration régulière et qui puisse développer toutes les ressources
de la Grèce. Par cela même que nous avons toujours cru que les mesures
à prendre à cet effet devaient se rattacher aux moeurs, aux idées, aux
institutions et aux traditions nationales, plutôt que d'être puisées
dans l'imitation précipitée et confuse des institutions étrangères,
c'est au gouvernement du roi Othon, dirigé par les conseils de ses
sujets les plus éclairés, que nous entendons laisser l'appréciation
des remèdes appropriés à la guérison du mal; et quand nous avons pris
l'initiative à cet égard, nous avons voulu appeler sur ces graves et
urgentes questions l'attention de la Grèce et de l'Europe, bien plutôt
que les résoudre nous-mêmes par des conseils précis et positifs. Ce que
je viens de vous dire, monsieur, suffit pour vous indiquer la marche
que vous avez à suivie dans les circonstances nouvelles créées par la
retraite de M. Maurocordato. Je me propose de vous écrire bientôt avec
plus de détails sur la situation de la Grèce et du nouveau cabinet qui
vient de se former.


                                 XV

_M. Guizot à Son Altesse Royale Monseigneur le prince de Joinville,
commandant l'escadre française dans la Méditerranée._

Monseigneur,

Juin 1846.

D'après de nouveaux avis parvenus au gouvernement du roi au sujet des
préparatifs hostiles plus ou moins directs qui se font, à ce qu'il
paraît, à Tripoli contre la régence de Tunis, le roi a décidé que Votre
Altesse Royale, au lieu de détacher, pour les envoyer devant Tunis, deux
vaisseaux de son escadre, se présenterait sur les côtes de la Régence
avec l'escadre entière. Votre Altesse Royale ne dira point qu'elle vient
expressément et spécialement dans le dessein de protéger le bey contre
les tentatives qui peuvent le menacer. L'apparition de Votre Altesse
Royale devant Tunis fera partie des promenades et des exercices qu'elle
fait faire à l'escadre dans la Méditerranée. Mais elle saisira cette
occasion pour renouveler au bey l'assurance de la protection du roi qui
persiste et persistera toujours à ne souffrir, dans l'état actuel et
traditionnel de la régence, aucune altération. Après avoir ainsi rassuré
le bey, Votre Altesse Royale se présentera ensuite avec l'escadre
entière, et comme suite de ses exercices, devant Tripoli, et là, dans
ses communications avec le pacha, elle lui fera connaître que le roi
est informé des menées et des préparatifs auxquels il se livre contre la
régence de Tunis, et lui notifiera que le gouvernement du roi, comme il
l'a plusieurs fois déclaré à la Porte, est résolu à ne rien souffrir
de semblable et à maintenir, en ce qui touche le bey et la régence, le
complet _statu quo_, et que si quelque tentative hostile avait lieu de
sa part sur une partie quelconque du territoire de la régence, Votre
Altesse Royale a ordre formel de s'y opposer. Et le cas échéant, ce qui
ne paraît pas probable, vous vous y opposerez en effet, Monseigneur,
conformément aux instructions données en 1843, dans des circonstances
analogues, à M. le capitaine de vaisseau Le Goarant de Trommelin, et
dont je joins ici copie.

Ces instructions sont de tous points conformes aux déclarations que nous
avons, à plusieurs reprises, faites à la Porte ottomane. Nous en avons
reçu, à plusieurs reprises aussi, les assurances les plus formelles
qu'elle ne méditait et ne préparait absolument rien contre le bey de
Tunis.

Le gouvernement du roi pense en effet que, contenue par nos déclarations
et nos actes, la Porte n'entreprendra rien. Cependant, elle garde
toujours certaines velléités et fait de temps en temps des commencements
de démonstration que nous devons surveiller avec soin. On nous annonce
à Tunis et à Tripoli, dans ce moment même, qu'une partie de l'escadre
turque doit sortir du Bosphore et se rendre à Malte. C'est ce qui
détermine le gouvernement du roi à donner à Votre Altesse Royale les
ordres que je vous transmets et qu'elle exécutera avec la prudence et le
tact dont elle a déjà donné de si honorables preuves.

Dès que Votre Altesse Royale aura accompli avec toute l'escadre, sur les
côtes de Tunis et de Tripoli, l'excursion que lui prescrit le roi, elle
se rapprochera des côtes de France pour être à la portée de recevoir les
directions ultérieures qu'il pourrait entrer dans les vues de Sa Majesté
de lui donner.

Je suis, etc., etc....


                                 XVI

1º _M. Guizot, ministre des affaires étrangères, à M. le comte de
Salvandy, ambassadeur de France en Espagne._

Paris, 29 novembre 1841.

Monsieur le comte, en se déterminant, de l'avis de son conseil, à
accréditer un ambassadeur en Espagne, quoique le gouvernement espagnol
n'eût revêtu que d'un titre inférieur son représentant en France, le roi
a voulu surtout donner à la reine Isabelle un témoignage d'affectueuse
considération, et contribuer, autant qu'il est en nous, à garantir
contre tout danger son trône et ses droits; il nous a paru qu'un agent
investi du caractère diplomatique le plus élevé aurait, pour veiller à
ce grand intérêt, des facilités et des moyens qui manquent à un simple
chargé d'affaires. C'est donc là l'objet essentiel de vôtre mission,
celui que vous ne devez jamais perdre de vue au milieu des incidents et
des complications qui peuvent survenir.

Je ne saurais entrer aujourd'hui dans des développements étendus sur la
nature des devoirs que ces incidents pourraient vous imposer. La crise
violente produite par les événements du mois dernier a nécessairement
modifié la situation de l'Espagne; cependant il n'est pas encore
possible d'apprécier la portée de cette modification, qui ne peut
manquer d'influer sur les rapports que nous entretiendrons avec ce pays.

Lorsque le gouvernement du régent a paru vouloir recourir, pour
repousser les attaques de ses ennemis, à un système de violence contre
lequel il nous eût été difficile de ne pas protester, au moins par
notre attitude, lorsque surtout quelques-uns de ses actes ont semblé
l'associer aux accusations que la haine absurde d'un parti faisait
retentir contre la France, le gouvernement du roi a dû retarder votre
départ. Votre présence au sein d'un pays livré à de pareilles influences
n'eût été d'aucune utilité, et vous pouviez vous trouver exposé à des
manifestations qui eussent eu des suites graves; aujourd'hui que
le gouvernement espagnol se montre disposé à rentrer dans des voies
régulières, et nous tient à nous-mêmes un langage plus convenable,
l'intention du roi est que vous alliez prendre immédiatement possession
du poste qu'il vous a confié.

Aucun sentiment, aucun dessein hostile ne nous anime contre la régence
du duc de la Victoire. Rien n'est plus éloigné de notre pensée que de
le contrarier dans ce qu'il entreprendra pour donner enfin à l'Espagne
l'ordre et la tranquillité, pour contenir les partis et pour consolider
le gouvernement de la reine Isabelle. Nous accomplirons scrupuleusement
les devoirs prescrits par le droit des gens, et les services qu'on nous
demandera, à titre de bon voisinage, seront accordés dans la limite
compatible avec les intérêts et l'honneur de la France. C'est là,
monsieur le comte, la ligne de conduite que nous nous proposons de
suivre, et quoi qu'on en puisse dire, que nous avons constamment suivie
à l'égard de l'Espagne. Nous avons lieu d'espérer que son gouvernement y
répondra par des sentiments et des procédés semblables.

Je ne saurais, je vous le répète, vous donner en ce moment des
instructions plus précises. Vos premiers rapports, en nous exposant
l'ensemble de la situation que nous auront faite les circonstances, me
mettront probablement en mesure de vous tracer plus complétement
votre marche. Vous connaissez assez bien, d'ailleurs, la politique
du gouvernement du roi pour pouvoir attendre, sans inconvénient, les
directions spéciales que je m'empresserai de vous transmettre.

Recevez, etc.

2º _M. Guizot, ministre des affaires étrangères, aux représentants du
roi près les cours de Londres, Vienne, Berlin, etc._

Paris, 5 février 1842.

M.... Le roi, en se décidant à envoyer un ambassadeur à Madrid, s'était
d'abord proposé de témoigner hautement son affection et sa sollicitude
pour la reine Isabelle. Il avait voulu, en même temps, donner au
gouvernement espagnol une marque de son impartialité au milieu des
dissensions civiles de l'Espagne, et lui prêter un appui moral qui
l'aidât à triompher, au dedans, des tentations anarchiques, et à se
faire reconnaître, au dehors, par les puissances qui ne sont pas encore
entrées en relation avec lui. Le cabinet de Madrid avait paru comprendre
ces loyales intentions. Il avait témoigné une vive satisfaction de
la nomination de M. le comte de Salvandy, et dans toute la portion de
l'Espagne que l'ambassadeur du roi a dû traverser pour se rendre à son
poste, les fonctionnaires publics de toutes les classes ont joint leurs
démonstrations à celles de la sympathie populaire.

Arrivé à Madrid, M. de Salvandy n'eut pas lieu d'être moins satisfait
de ses premiers rapports avec le ministre des affaires étrangères, M.
Gonzalès. Et comme il le priait de vouloir bien lui indiquer le jour où
il pourrait être admis à présenter à la reine ses lettres de créance,
M. Gonzalès lui répondit, sans élever aucune objection, que dès
qu'il aurait reçu à ce sujet les ordres qu'il allait provoquer, il
s'empresserait de les lui faire connaître.

Cependant, dès le lendemain, les choses avaient changé d'aspect.
Le ministre espagnol vint annoncer à l'ambassadeur du roi que, dans
l'opinion du cabinet de Madrid, ce n'était pas à la jeune reine que
devaient être remises les lettres de créance qui lui étaient adressées,
mais au régent. A l'appui de cette prétention imprévue, le cabinet de
Madrid alléguait, d'une part, l'art. 59 de la constitution espagnole de
1831, qui confère au régent toute l'autorité royale; de l'autre, l'usage
constamment suivi pendant la régence de la reine Christine, et ce qui a
eu lieu depuis que la reine Christine a été remplacée par le duc de
la Victoire à l'égard d'un ministre de Portugal et d'un ou deux autres
agents diplomatiques de l'Amérique du Sud.

M. de Salvandy n'a pas cru, et le gouvernement du roi, auquel il s'est
empressé d'en référer, n'a pas cru davantage que ces arguments et ces
faits fussent de nature à l'emporter sur un principe du droit des gens,
consacré par une pratique universelle et par des considérations dont les
amis de la monarchie ne pouvaient méconnaître la gravité.

Il résulte, en effet, de l'examen attentif des précédents qu'à toutes
les époques, sauf le cas où, comme sous la reine Christine, en Espagne,
et l'empereur dom Pedro, en Portugal, la régence a reposé sur une tête
couronnée, sur le père ou la mère du souverain mineur, les lettres de
créance ont été remises à ce souverain lui-même. C'est ce qui a eu lieu
en France pendant la minorité de Louis XV, bien que le régent fût alors
le premier prince du sang. C'est ce qui a eu lieu en Grèce pendant la
minorité du roi Othon, et au Brésil pendant celle de dom Pedro. Et ce
dernier exemple est d'autant plus concluant que, là aussi, le régent
avait voulu d'abord élever une prétention semblable à celle du
gouvernement de Madrid, mais il ne tarda pas à y renoncer.

Dans une question de cette nature, le seul fait de ces précédents serait
décisif; des raisons morales, puisées dans les plus graves intérêts
de la monarchie, sont peut-être encore plus impérieuses. L'incapacité
temporaire qui résulte de la minorité du souverain est déjà pour le
pouvoir une épreuve assez forte, assez périlleuse pour qu'on doive
la restreindre dans les limites les plus étroites, et n'interdire au
monarque mineur que les actes qu'il est incontestablement hors d'état
d'accomplir. Par cela même que cette éclipse momentanée de la royauté
altère plus ou moins, dans l'esprit des peuples, le prestige dont le
trône a besoin d'être entouré, il faut qu'elle ne soit pas complète, et
lorsque le jeune souverain se trouve nécessairement privé de l'exercice
réel de son pouvoir, il importe plus que jamais de lui en laisser toute
la représentation extérieure et de bien constater, aux yeux de tous,
qu'il est toujours le possesseur suprême de ce pouvoir, et que si ses
mains ne manient pas le sceptre, sa tête porte toujours la couronne.

Le cabinet espagnol lui-même l'a si bien senti que, dans ces derniers
temps, il a pris soin de faire figurer la reine Isabelle dans les
occasions d'apparat qui se sont présentées. Pour n'en citer que
l'exemple le plus récent et le plus éclatant à la fois, au moment même
où l'on nous affirmait que cette jeune princesse ne pouvait recevoir
de la main de l'ambassadeur de France les lettres de créance du roi des
Français, elle assistait à l'ouverture des Cortès, et le président du
Conseil s'inclinait devant elle et lui baisait la main avant de remettre
le discours du trône au régent qui devait le lire. Si l'on eût voulu
prouver la faiblesse de l'argument tiré de la constitution espagnole
pour établir que la reine ne pouvait intervenir dans la remise des
lettres de créance, si l'on s'était proposé de faire ressortir la
distinction si naturelle entre les actes d'autorité réservés au
régent et les actes de dignité de représentation qui doivent toujours
appartenir à la royauté, on n'eût pu alléguer un exemple plus frappant
ni trouver une démonstration plus décisive.

La discussion suscitée à Madrid par cet incident s'est prolongée pendant
plus de vingt jours. M. de Salvandy a porté l'esprit de conciliation
aussi loin que son devoir lui permettait. Il a proposé notamment que
le régent assistât à l'audience dans laquelle la reine recevrait ses
lettres de créance, et qu'elle les lui remît immédiatement pour qu'il
les ouvrît et qu'il répondît de vive voix à l'ambassadeur. Il offrait
de plus d'aller avec toute son ambassade faire une visite officielle
au régent dans sa propre demeure. Aucune de ces propositions n'a été
acceptée et l'ambassadeur du roi a quitté Madrid le 6 février, en y
laissant un des secrétaires de l'ambassade qui est resté chargé de
suivre les affaires courantes et de protéger les intérêts des Français.

Tel est, M..., l'exposé fidèle d'un différend qui a déjà eu et qui aura
peut-être encore bien du retentissement. Je vous invite à faire usage
des explications dans lesquelles je viens d'entrer pour rectifier les
versions inexactes qui se répandraient dans le pays où vous résidez. Le
gouvernement du roi n'a été animé, à l'origine et dans le cours de
cet incident, que des intentions les plus bienveillantes pour le
gouvernement espagnol. Nous regrettons que ces intentions n'aient pu
devenir efficaces; mais notre conduite était réglée d'avance par
les principes du droit des gens, par nos propres précédents, par
les intérêts permanents de toute monarchie, par ceux de la monarchie
espagnole elle-même. Nous avons dû et voulu les soutenir quand ils nous
paraissent méconnus et compromis, et le sentiment de l'Europe a été
d'accord avec le nôtre. Le cabinet de Londres, naturellement appelé
à exprimer son opinion dans cette circonstance, n'a pas hésité
non-seulement à reconnaître que nous avions raison, mais encore à faire
parvenir à Madrid l'expression de sa pensée, et les cours de Vienne et
de Berlin, à qui leur position ne permettait pas la même démarche, ont
positivement témoigné qu'elles adhéraient à notre doctrine.

«Recevez, etc.

«_Signé_: GUIZOT.»

3º _Texte anglais de la lettre du comte d'Aberdeen à M. Aston, ministre
d'Angleterre en Espagne._

_The Earl of Aberdeen to M. Aston._

(Private) Foreign-Office, january 7, 1842.

«My dear Sir,

«It is necessary that I should write to you with the utmost frankness on
the subject of the dispute between the spanish government and the french
ambassador. You are of course aware that it is attributed exclusively
to your influence. This is not only the conviction of M. de Salvandy
himself and the french government, but I have seen letters from Madrid,
from persons entirely unconnected with either, written under the same
persuasion. I need not say that I attach no credit to this report, and
that I believe you have endeavoured, by conciliatory means, to adjust
the difference. At the same time, as you have acted in the belief that
the spanish government were right in their pretensions, it is clear that
your advice, whatever it was, and you do not describe it particularly,
could not be expected to produce much effect.

«It is impossible for any one to be more desirous of supporting the
spanish government tham I am, whenever they are right, and especially
against France. But in this case, we think them decidedly wrong; and I
regret very much that your usually sound judgment should have been led
to a different conclusion. The ground of justification taken by the
government in adducing the 59th article of the Constitution, is a mere
quibble. It is so wretchedly sophistical that it is quite sufficient to
raise serious doubts of their sincerity. You may rely on it, if this is
persevered in, that we must bid adieu to all our hopes of recognition by
the Northern Powers. They will see in it, and not unnaturally, nothing
but a successful attempt of the revolutionary part to degrade Monarchy,
supported by English jealousy of French influence.

I am not at all surprised that Spaniards should view with suspicion any
proceeding whatever on the part of France, and that they should imagine
there was some intention to slight the Regent and his authority. In
the present instance, I really believe the suspicion to be entirely
unfounded, and that the mission was undertaken in the most friendly
spirit, and was hastened at our request. The natural, simple, and
obvious course was undoubtedly to let the ambassador present his letters
to the Queen, to whom they were addressed, and although I attribute
the difficulty only to a mistaken suspicion on the part of the spanish
government, others will see in it the studied abasement of Royalty, or a
determination to quarrel with France at all risks.

«I do not understand that M. de Salvandy has made any pretensions, as
a family Ambassador, or has attempted to revive any old privileges of
access to the Queen, except under such regulations as the government
may deem necessary or expedient. Anything else, of course, ought to be
strenuously resisted. With the end of the family compact, the French
ambassador must be like any other.

I need not tell you that this affair has been the cause of great
vexation. If M. de Salvandy should not have yet left Madrid, I shall
not despair of your being able to bring it to some adjustment. But there
will be violent speeches in the Cortes, both governments will become
more deeply pledged, and every day will add to the difficulty. It is
by no mean improbable that very serious consequences will at no distant
time ensue. At present, we think the spanish government clearly wrong;
but this affair will be resented by France, and the course of events
will most probably make them the agressors. Thus our own position will
become more difficult and complicated. However right Spain may be in the
end, the origin of the quarrel will be tainted....

In recomending to you really and strenuous endeavours the attempt to
bring the Spanish government to a more tractable state with respect to
this unfortunate dispute, I must leave to you the manner of going to
work. You will best know the course which is likely to succeed, and I am
sure that you cannot render a greater service to Spain and to the public
interest.


                                XVII

_Correspondance entre M. Guizot, ministre des affaires étrangères, et
M. Casimir Périer, chargé d'affaires à Saint-Pétersbourg._

1º _M. Guizot à M. Casimir Périer._

11 novembre 1841.

«Monsieur,

«M. le comte de Pahlen a reçu l'ordre fort inattendu de se rendre à
Saint-Pétersbourg, et il part aujourd'hui même. Le motif allégué dans la
dépêche de M. le comte de Nesselrode, dont il m'a donné lecture, c'est
que l'empereur, n'ayant pu le voir à Varsovie, désire s'entretenir avec
lui. La cause réelle, et qui n'est un mystère pour personne, c'est que,
par suite de l'absence de M. le comte Appony, l'ambassadeur de
Russie, en sa qualité de doyen des ambassadeurs, se trouvait appelé
à complimenter le roi, le premier jour de l'an, au nom du corps
diplomatique. Lorsqu'il est allé annoncer au roi son prochain départ,
Sa Majesté lui a dit: «Je vois toujours avec plaisir le comte de Pahlen
auprès de moi, et je regrette toujours son éloignement; au delà, je n'ai
rien à dire.» Pas un mot ne s'est adressé à l'ambassadeur.

«Quelque habitué qu'on soit aux étranges procédés de l'empereur
Nicolas, celui-ci a causé quelque surprise. On s'étonne dans le corps
diplomatique, encore plus que dans le public, de cette obstination
puérile à témoigner une humeur vaine, et, si nous avions pu en être
atteints, le sentiment qu'elle inspire eût suffi à notre satisfaction.
Une seule réponse nous convient. Le jour de la Saint-Nicolas[62], la
légation française à Saint-Pétersbourg restera renfermée dans son hôtel.
Vous n'aurez à donner aucun motif sérieux pour expliquer cette retraite
inaccoutumée. Vous vous bornerez, en répondant à l'invitation que vous
recevrez sans doute, suivant l'usage, de M. de Nesselrode, à alléguer
une indisposition.

[Note 62: 18 décembre, selon le calendrier russe.]

«_P.S._ Je n'ai pas besoin de vous dire que, jusqu'au 18 décembre, vous
garderez, sur l'ordre que je vous donne quant à l'invitation pour la
fête de l'empereur, le silence le plus absolu. Et d'ici là vous éviterez
avec le plus grand soin la moindre altération dans vos rapports avec le
cabinet de Saint-Pétersbourg.»

Quelques jours après, le 18 novembre, M. Guizot écrivit de plus à M.
Casimir Périer:

«Aussitôt après le 18 décembre vous m'enverrez un courrier pour me
rendre compte de ce qui se sera passé, et au premier jour de l'an vous
devrez paraître à la cour et rendre vos devoirs à l'empereur comme à
l'ordinaire.»

2º _M. Casimir Périer à M. Guizot._

Saint-Pétersbourg, 21 décembre 1841.

«Monsieur le ministre,

«Je me suis exactement conformé, le 18 de ce mois, aux ordres que
m'avait donnés Votre Excellence, en évitant toutefois avec soin ce qui
aurait pu en aggraver l'effet ou accroître l'irritation. Le lendemain,
c'est-à-dire le 19, à l'occasion de la fête de Sa Majesté Impériale,
bal au palais, auquel j'ai jugé que mon absence du cercle de la veille
m'empêchait de paraître, et pendant ces quarante-huit heures je n'ai pas
quitté l'hôtel de l'ambassade.

«Il n'y a pas eu cette année de dîner chez le vice-chancelier. Jusqu'à
ce moment, les rapports officiels de l'ambassade avec le cabinet
impérial ou avec la cour n'ont éprouvé aucune altération. J'ai cependant
pu apprendre déjà que l'absence de la légation de France avait été fort
remarquée et avait produit une grande sensation. Personne n'a eu un seul
instant de doute sur ses véritables motifs. L'empereur s'est montré
fort irrité. Il a déclaré qu'il regardait cette démonstration comme
s'adressant directement à sa personne, et, ainsi que l'on pouvait
s'y attendre, ses entours n'ont pas tardé à renchérir encore sur les
dispositions impériales. Je ne suis pas éloigné de penser et l'on m'a
déjà donné à entendre que mes relations avec la société vont se trouver
sensiblement modifiées: comme c'est ainsi que j'aurai la mesure certaine
des impressions du souverain, dont les propos du monde ne sont guère que
l'écho, j'attendrai de savoir à quoi m'en tenir avant d'expédier M.
de La Loyère, qui portera de plus grands détails à Votre Excellence.
Jusqu'à présent, je n'ai encore vu personne; je ne veux pas paraître
pressé ou inquiet, et ne reprendrai mes habitudes de société que dans
leur cours accoutumé.

«Dans le premier moment, on a dit que l'empereur avait exprimé
l'intention de supprimer l'ambassade à Paris, et fait envoyer à M. de
Kisseleff l'ordre de ne pas paraître aux Tuileries le 1er janvier. J'ai
peine à croire à ces deux bruits, que rien ne m'a confirmés. Je sais
qu'on a expédié un courrier à M. de Kisseleff; mais j'ignorerai sans
doute ce qui lui a été mandé.

«Quoi qu'il en soit, je ne dois pas dissimuler à Votre Excellence toute
la portée de la conduite qu'il m'avait été enjoint de suivre, et dont
les conséquences devaient être graves dans un pays constitué comme l'est
celui-ci, avec un souverain du caractère de l'empereur. La position du
chargé d'affaires de France devient dès à présent difficile; elle
peut devenir désagréable, peut-être insoutenable. Je serais heureux
de recevoir des instructions qui me guidassent et qui prévissent par
exemple le cas où le corps diplomatique serait convoqué ou invité sans
moi. D'ici là, je chercherai à apporter dans mes actes toute la mesure
et tout le calme qui seront conciliables avec le sentiment de dignité
auquel je ne puis pas plus renoncer personnellement que mes fonctions ne
me permettraient de l'oublier.»

A cette dépêche officielle, M. Casimir Périer ajoutait, dans une lettre
particulière du 23 décembre:

«L'effet produit a été grand, la sensation profonde, même au delà de ce
que j'en attendais peut-être. L'empereur s'est montré vivement irrité,
et bien que, mieux inspiré que par le passé, il n'ait point laissé
échapper de ces expressions toujours déplacées dans une bouche
impériale, il s'est cependant trouvé offensé dans sa personne, et
aurait, à ce qu'on m'a assuré, tenté d'établir une différence entre
les représailles qui pouvaient s'adresser à sa politique et celles qui
allaient directement à lui. La réponse était bien facile sans doute, et
il pouvait aisément se la faire; mais la passion raisonne peu.

«Tout en me conformant rigoureusement aux instructions que j'avais
reçues et en ne me croyant pas le droit d'en diminuer en rien la
portée, j'ai voulu me garder de ce qui eût pu l'aggraver. Ma position
personnelle, avant ces événements, était, j'ose le dire, bonne et
agréable à la fois. J'ai fait plus de frais pour la société qu'on ne
devait l'attendre d'un simple chargé d'affaires; ma maison et ma table
étaient ouvertes au corps diplomatique comme aux Russes. Ne pouvant
que me louer de mes rapports avec la cour et avec la ville, voyant
l'empereur bienveillant pour moi, attentif et gracieux pour madame
Périer, je n'avais qu'à perdre à un changement. Je ne l'ai pas désiré.
Quand vos ordres me sont arrivés, je n'avais qu'à les exécuter.

«Que va-t-on faire? Je l'ignore encore. On m'assure qu'on a, dès le 18,
écrit à M. de Kisseleff de ne pas paraître aux Tuileries le 1er janvier,
et peut-être de ne donner aucune excuse de son absence. On dit que
l'ambassade en France sera supprimée, le comte de Pahlen appelé à
d'autres fonctions. On vient de m'annoncer qu'une ligue va se former
contre moi dans la société, sous l'inspiration ou même d'après l'ordre
de l'empereur, qu'aucun salon ne me sera ouvert, et que l'ambassade se
trouvera frappée d'interdit. Je ne sais que penser des premiers bruits,
que je me borne à enregistrer; mais le dernier se confirme déjà: déjà
plusieurs faits particuliers sont venus en vingt-quatre heures accuser
les premiers symptômes de cette levée de boucliers....

«Décidé à mettre beaucoup de circonspection dans mes premières
démarches, je me tiendrai sur la réserve et n'affronterai pas, dans les
salons qui n'ont aucun caractère officiel, des désagréments inutiles
contre lesquels je ne pourrais réclamer. Il peut être important de
ménager la société où une réaction est possible, de ne pas me l'aliéner
en la mettant dans l'embarras, de ne pas rendre tout rapprochement
impossible en me commettant avec elle. Je viens d'ailleurs d'apprendre,
avec autant de certitude qu'il est possible d'en avoir quand on n'a ni
vu ni entendu soi-même, je viens, dis-je, d'apprendre que le mot
d'ordre a été donné par la cour, et que c'est par la volonté expresse de
l'empereur que je n'ai pas été et ne serai plus invité nulle part.

«Daignez, je vous prie, m'indiquer la conduite que je dois suivre. Celle
dont je chercherai à ne pas m'écarter jusque-là me sera dictée à la fois
par le sentiment profond de la dignité de la France et par le souci
des intérêts que pourrait compromettre trop de précipitation ou
une susceptibilité trop grande. Je ne prendrai, _dans aucun cas_,
l'initiative de la moindre altération dans les rapports officiels.»

3º _M. Casimir Périer à M. Guizot._

Saint-Pétersbourg, 24 décembre 1841.

«Monsieur,

«La situation s'est aggravée, et il m'est impossible de prévoir quelle
en sera l'issue.

«L'ambassade de France a été frappée d'interdit et mise au ban de la
société de Saint-Pétersbourg. J'ai la complète certitude que cet ordre a
été donné par l'empereur. Toutes les portes doivent être fermées; aucun
Russe ne paraîtra chez moi. Des soirées et des dîners auxquels j'étais
invité, ainsi que madame Périer, ont été remis; les personnes dont la
maison nous était ouverte et qui ont des jours fixes de réception nous
font prier, par des intermédiaires, de ne pas les mettre dans l'embarras
en nous présentant chez elles, et font alléguer, sous promesse du
secret, les ordres qui leur sont donnés.

«L'empereur, fort irrité et ne pouvant comprendre qu'une simple
manifestation, couverte d'une excuse officielle et enveloppée de toutes
les formes, laisse soupçonner, après dix ans de patience, le juste
mécontentement qu'inspirent ses étranges procédés, l'empereur, dis-je,
espère faire prendre à l'Europe une démonstration unanime de sa noblesse
pour le témoignage du dévouement qu'on lui porte. Il aura de la peine
à y réussir. Il se plaint hautement et m'accuse personnellement d'avoir
ajouté, sans doute de mon chef, aux instructions que j'aurais pu
recevoir. Quant à moi, mon attitude officielle n'a rien eu jusqu'ici
que de facile; je n'ai cessé de me retrancher derrière l'excuse de mon
indisposition, paraissant ne rien comprendre à l'incrédulité qu'on lui
oppose et au déchaînement général qui en est la suite. En présence de
procédés si insolites et si concertés, dont l'effet s'est déjà fait
sentir et dont on me menace pour l'avenir, que dois-je faire, monsieur?
Jusqu'à quel point faut-il pousser la patience? J'éprouve un vif désir
de recevoir à cet égard les instructions de Votre Excellence. Jusque-là,
je chercherai à me maintenir de mon mieux sur ce terrain glissant, bien
déterminé à ne rien compromettre volontairement et à ne pas engager le
gouvernement du roi sans m'y trouver impérieusement contraint.

«Je sens tout ce qu'une rupture aurait de graves conséquences; je ferai
pour l'éviter tout ce que l'honneur me permettra; je ne reculerai jamais
devant une responsabilité que je me croirais imposée par mon devoir;
mais votre Excellence peut être assurée que je ne l'assumerai pas
légèrement, et qu'une provocation ou une offense directe, positive,
officielle, pourrait seule me faire sortir de l'attitude expectante que
je me conserve.

«Ayant reçu avant-hier la dépêche que Votre Excellence m'a fait
l'honneur de m'écrire le 8 de ce mois, relativement aux affaires de
Grèce, je me suis empressé de demander un rendez-vous à M. Nesselrode
pour l'en entretenir. Le vice-chancelier me l'a indiqué pour
aujourd'hui, et je pourrai en rendre compte dans un _post-scriptum_
avant de fermer cette dépêche.»

«_P.S._--Je sors de chez M. de Nesselrode; ainsi que je l'avais prévu
et espéré, son accueil a été le même que par le passé, et pas une seule
nuance n'a marqué la moindre différence. Nous ne nous sommes écartés ni
l'un ni l'autre du but de l'entretien, qui avait pour objet les affaires
de la Grèce et la dépêche de Votre Excellence. Je devrai entrer à cet
égard dans quelques détails que je remets à ma prochaine expédition.»

4º _M. Casimir Périer à M. Guizot._

Saint-Pétersbourg, 28 décembre 1841.

«Monsieur,

«La situation est à peu près la même. Je crois toutefois pouvoir vous
garantir que le gouvernement impérial et la cour ne changeront rien
à leurs relations officielles avec moi. Si mon entrevue avec M. de
Nesselrode depuis le 18 ne suffisait pas pour établir à cet égard ma
conviction, mes doutes seraient levés par l'attitude et le langage
de l'empereur qui, sentant toute la maladresse de sa colère,
affecte maintenant une sorte d'indifférence et s'efforce de paraître
complétement étranger aux démonstrations de la noblesse et de la
société: il prétend ne pouvoir pas plus s'y opposer qu'il n'a pu les
commander. Ce ne sera pas là une des scènes les moins curieuses de cette
triste comédie qui ne fera pas de dupes.

«Je sais de bonne source, j'apprends par des messages qui m'arrivent
et les communications qui me sont faites, sous le secret, par
l'intermédiaire de quelques-uns de mes collègues, combien, à l'exception
d'un petit nombre d'exaltés et de _dévoués quand même_, combien, dis-je,
on regrette les procédés auxquels on est contraint.

«Pour bien faire apprécier à Votre Excellence la nature et l'étendue de
la consigne impériale, je suis obligé de lui citer un ou deux faits. Au
théâtre français, un jeune homme qui se trouvait dans une loge à côté
de la nôtre ayant demandé de ses nouvelles à madame Périer, l'empereur
s'informa de son nom, et le lendemain le _coupable_ reçut une verte
semonce et l'invitation d'être plus circonspect à l'avenir.

«On a poussé l'inquisition jusqu'à envoyer au jeu de paume, qui est un
exercice auquel j'aime à me livrer, et à faire demander au paumier
les noms de ceux avec qui j'aurais pu jouer. Heureusement il n'y a eu
personne à mettre sur cette liste de proscription d'un nouveau genre.

«Vous comprendrez facilement, monsieur, qu'avec un pareil système
on établisse sans peine une unanimité dont la cause se trahit par
l'impossibilité même de sa libre existence.

«L'empereur profite de cette position, et, satisfait de ce qu'il a
obtenu maintenant que le mot d'ordre a circulé et que l'impulsion est
donnée, il se montre parfaitement doux. On fait répandre qu'il n'y a
rien d'officiel dans ce qui s'est passé, que l'empereur n'y peut rien,
qu'il a dû admettre et admis mon excuse, mais que la société est libre
de ressentir ce qu'elle a pris comme un manque d'égards envers la
personne du souverain.

«J'irai demain à un bal donné à l'assemblée de la noblesse, où j'étais
invité et où le corps diplomatique se rend, non pas précisément
officiellement, mais cependant en uniforme. Cette dernière circonstance
m'aurait déterminé si j'avais hésité sur la conduite que j'avais à
tenir. On a cherché en effet à me faire dire que je ferais peut-être
mieux de m'abstenir. Je me suis retranché derrière mon droit et mon
_ignorance absolue_ des motifs qui pourraient me faire m'abstenir
volontairement d'un bal où va la cour et où se trouvera _tout_ le corps
diplomatique.

«Ce n'est qu'après le 1er janvier, quand je serai retourné au palais,
qu'on peut attendre dans la société le revirement qui m'est annoncé.
Je devrai, ce me semble, me montrer poli, mais froid. J'attendrai les
avances qui pourraient m'être faites sans les chercher, mais sans les
repousser. Je sens et sentirai davantage par la suite le besoin d'être
soutenu par vous. Croyez du reste, monsieur, je vous en prie, que
ce n'est pas un intérêt personnel qui me le fait désirer. Dans les
circonstances où je me trouve, je me mets complétement hors de la
question, et, en ce qui ne concerne que moi, vous me trouverez disposé
à me soumettre avec abnégation à tout ce que vous croiriez utile de
m'ordonner.»

5º _M. Guizot à M. Casimir Périer._

Paris, 4 janvier 1842,

«Monsieur, j'ai reçu la dépêche que vous m'avez fait l'honneur de
m'écrire le 21 décembre, et dans laquelle vous me dites que, le 18 du
même mois, vous vous êtes exactement conformé à mes instructions,
en évitant toutefois avec soin ce qui aurait pu en aggraver l'effet.
D'après la teneur même de ces instructions, je dois présumer, quoique
vous n'en fassiez pas mention expresse, que vous avez eu soin de motiver
par écrit votre absence de la cour sur un état d'indisposition. Vous
saurez peut-être déjà, lorsque cette dépêche vous parviendra, que M. de
Kisseleff et sa légation n'ont pas paru aux Tuileries le 1er janvier;
peu d'heures avant la réception du corps diplomatique, M. de Kisseleff a
écrit à M. l'introducteur des ambassadeurs pour lui annoncer qu'il était
malade. Son absence ne nous a point surpris. Notre intention avait
été de témoigner que nous avions à coeur la dignité de notre auguste
souverain, et que des procédés peu convenables envers sa personne ne
nous trouvent ni aveugles ni indifférents. Nous avons rempli ce devoir.
Nous ne voyons maintenant, pour notre compte, aucun obstacle à ce que
les rapports d'égards et de politesse reprennent leurs cours habituel.
C'est dans cette pensée que je vous ai autorisé, dès le 18 novembre
dernier, à vous présenter chez l'empereur et à lui rendre vos devoirs,
selon l'usage, le premier jour de l'année. Vous semblez croire que le
cabinet de Saint-Pétersbourg pourra vouloir donner d'autres marques de
son mécontentement: tant que ce mécontentement n'irait pas jusqu'à vous
refuser ce qui vous est officiellement dû en votre qualité de chef de
la mission française, vous devriez ne pas vous en apercevoir; mais si on
affectait de méconnaître les droits de votre position et de votre
rang, vous vous renfermeriez dans votre hôtel, vous vous borneriez à
l'expédition des affaires courantes et vous attendriez mes instructions.

«J'apprécie, monsieur, les difficultés qui peuvent s'élever pour vous.
J'ai la confiance que vous saurez les résoudre. Le prince et le pays que
vous représentez, le nom que vous portez, me sont de sûrs garants de la
dignité de votre attitude, et je ne doute pas qu'en toute occasion vous
ne joigniez à la dignité cette parfaite mesure que donne le sentiment
des convenances et du bon droit.»

6º _M. Guizot à M. Casimir Périer._

Paris, 5 janvier 1842.

«Je voudrais bien, monsieur, pouvoir vous donner les instructions
précises et détaillées que vous désirez; mais à de telles distances et
quand il s'agit des formes et des convenances de la vie sociale, il n'y
a pas moyen. Les choses ne peuvent être bien appréciées et réglées que
sur les lieux mêmes, au moment même, et par ceux qui en voient de près
les circonstances et les effets. Je ne saurais vous transmettre
d'ici que des indications générales. Je m'en rapporte à vous pour
les appliquer convenablement. Ne soyez pas maintenant exigeant et
susceptible au delà de la nécessité. Ce que nous avons fait a été
vivement senti ici comme à Saint-Pétersbourg. L'effet que nous désirions
est produit. On saura désormais que les mauvais procédés envers nous ne
passent pas inaperçus. Quant à présent, nous nous tenons pour quittes et
nous reprendrons nos habitudes de courtoisie. Si on s'en écartait envers
vous, vous m'en informeriez sur-le-champ. Ce courrier ne vous arrivera
qu'après le jour de l'an russe. Si vous avez été averti, selon l'usage,
avec tout le reste du corps diplomatique, du moment où vous auriez à
rendre vos devoirs à l'empereur, vous vous en serez acquitté comme je
vous l'avais prescrit le 18 novembre dernier. Si vous n'avez pas été
averti, vous m'en aurez rendu compte, et nous verrons ce que nous
aurons à faire. J'ai causé de tout ceci avec M. de Barante, et nous
ne prévoyons pas d'autre occasion prochaine et déterminée où quelque
embarras de ce genre puisse s'élever pour vous.

«M. de Kisseleff se conduit ici avec mesure et convenance. Son langage
dans le monde est en harmonie avec ce qu'il a écrit le 1er janvier à M.
de Saint-Morys, et j'ai lieu de croire qu'il est dans l'intention de
ne faire aucun bruit de ce qui s'est passé, et de remplir, comme
précédemment, tous les devoirs d'égards et de politesse qui
appartiennent à sa situation. Il sera invité, comme tout le corps
diplomatique, au prochain grand bal de la cour. Nous témoignons ainsi
que, comme je viens de vous le dire, nous nous tenons pour quittes et
n'avons point dessein de perpétuer les procédés désobligeants. Nous
agirons du reste ici, envers M. de Kisseleff, d'après la façon dont on
agira à Pétersbourg envers vous. Vous m'en rendrez compte exactement.»

7º _M. Guizot à M. le comte de Flahault, ambassadeur à Vienne._

Paris, 5 janvier 1842.

«Mon cher comte,

«Je veux que vous soyez bien instruit d'un petit incident survenu
entre la cour de Saint-Pétersbourg et nous, et dont probablement vous
entendrez parler. Je vous envoie copie de la correspondance officielle
et particulière à laquelle il a donné lieu. Je n'ai pas besoin de vous
dire que je vous l'envoie pour vous seul, et uniquement pour vous donner
une idée juste de l'incident et du langage que vous devrez tenir
quand on vous en parlera. Nous avons atteint notre but et nous sommes
parfaitement en règle. _Officiellement_, le comte de Pahlen a été
rappelé à Pétersbourg pour causer avec l'empereur; M. Casimir Périer
a été malade le 18 décembre et M. de Kisseleff le 1er janvier. _En
réalité_, l'empereur n'a pas voulu que M. de Pahlen complimentât le roi,
et nous n'avons pas voulu que ce mauvais procédé passât inaperçu. De
part et d'autre, tout est correct et tout est compris. Les convenances
extérieures ont été observées et les intentions réelles senties. Cela
nous suffit et nous nous tenons pour quittes.

«Il faut qu'on en soit partout bien convaincu. Plus notre politique est
conservatrice et pacifique, plus nous serons soigneux de notre dignité.
Nous ne répondrons point à de mauvais procédés par de la mauvaise
politique; mais nous ressentirons les mauvais procédés et nous
témoignerons que nous les ressentons. Du reste, je crois cette petite
affaire finie. M. de Kisseleff se conduit ici avec mesure et convenance.
Nous serons polis envers lui comme par le passé. On ne fera rien, je
pense, à Pétersbourg qui nous en empêche. Ne parlez de ceci que si on
vous en parle, et sans y mettre d'autre importance que de faire bien
entrevoir notre parti pris de n'accepter aucune inconvenance.»

8º _M. Guizot à M. Casimir Périer._

6 janvier 1842.

«Vous avez raison, monsieur, les détails que vous me donnez sont
étranges; mais, s'ils m'étonnent un peu, ils ne me causent pas la
moindre inquiétude. Je vois que toute cette irritation, toute
cette humeur dont vous me parlez, se manifestent dans la société de
Saint-Pétersbourg et point dans le gouvernement. Vos rapports libres
avec le monde en sont dérangés, gênés, peu agréables. Vos rapports
officiels avec le cabinet demeurent les mêmes, et votre entrevue du 24
décembre avec le comte de Nesselrode, au sujet des affaires de Grèce, en
a donné la preuve immédiate.

«Cela devait être, et je n'aurais pas compris qu'il en pût arriver
autrement. On n'a rien, absolument rien à nous reprocher. Vous avez été
indisposé le 18 décembre. Vous en avez informé avec soin le grand-maître
des cérémonies de la cour. Vous avez scrupuleusement observé toutes
les règles, toutes les convenances. Le cabinet de Saint-Pétersbourg les
connaît trop bien pour ne pas les respecter envers vous, comme vous les
avez respectées vous-même.

«M. de Kisseleff n'a point paru le 1er janvier chez le roi, à la
réception du corps diplomatique. Il était indisposé et en avait informé
le matin M. l'Introducteur des ambassadeurs. M. de Kisseleff est et sera
traité par le gouvernement du roi de la même manière, avec les mêmes
égards qu'auparavant. Rien, je pense, ne viendra nous obliger d'y rien
changer.

«La société de Paris se conduira, je n'en doute pas, envers M.
de Kisseleff comme le gouvernement du roi. Il n'y rencontrera ni
impolitesse, ni embarras, ni froideur affectée, ni désagréments
calculés: cela est dans nos sentiments et dans nos moeurs; mais la
société de Saint-Pétersbourg n'est point tenue d'en faire autant.
Elle ne vous doit ni manières bienveillantes ni relations agréables et
douces. Si elle ne juge pas à propos d'être avec vous comme elle était
naguère, vous n'avez point à vous en préoccuper ni à vous en plaindre.
Restez chez vous, monsieur, vivez dans votre intérieur; soyez froid avec
ceux qui seront froids, étranger à ceux qui voudront être étrangers.
Vous n'aurez sans doute à repousser aucun de ces procédés qu'un homme
bien élevé ne saurait accepter et qui n'appartiennent pas à un monde
bien élevé. Que cela vous suffise. Dans votre hôtel, au sein de votre
légation, vous êtes en France; renfermez-vous dans cette petite patrie
qui vous entoure, tant que la société russe le voudra elle-même. Vous
êtes jeune, je le sais; madame Périer est jeune et aimable; le monde lui
plaît et elle y plaît: je regrette pour elle et pour vous les agréments
de la vie du monde; mais vous avez l'un et l'autre l'esprit trop juste
et le coeur trop haut pour ne pas savoir y renoncer sans effort et vous
suffire parfaitement à vous-mêmes quand la dignité de votre pays et
votre propre dignité y sont intéressées.

«J'apprends avec plaisir, quoique sans surprise, que toutes les
personnes attachées à votre légation se conduisent dans cette
circonstance avec beaucoup de tact et de juste fierté. Pour vous,
monsieur, je me plais à vous faire compliment de votre attitude
parfaitement digne et convenable. Persistez-y tranquillement. Dans vos
rapports avec le cabinet de Saint-Pétersbourg, pour tout ce qui tient
aux affaires, soyez ce que vous étiez, faites ce que vous faisiez avant
cet incident; il n'y a aucune raison pour que rien soit changé à cet
égard. Et quant à vos relations avec la société, tant qu'elles ne seront
pas ce qu'elles doivent être pour la convenance et pour votre agrément,
tenez-vous en dehors; il n'y a que cela de digne et de sensé.»

9º _M. Casimir Périer à M. Guizot._

Saint-Pétersbourg, 6 janvier 1842.

«Monsieur,

«L'empereur s'est fort calmé, et si rien ne vient réveiller son
irritation, il est à croire qu'elle n'aura pas de nouveaux effets. La
consigne donnée à la société n'est pas levée, mais on n'attend, si je
suis bien informé, qu'une occasion de sortir d'une attitude dont on sent
tout le ridicule. Cette occasion semble devoir, aux yeux de tous, se
rencontrer dans ma présence à la cour, le 1er/13 janvier. Ainsi que j'ai
eu l'honneur de le mander à Votre Excellence, me sentant atteint, non
dans ma personne, mais dans ma position officielle, à laquelle on a pris
soin de me faire comprendre qu'on voulait s'adresser, je me tiendrai
fort sur la réserve, et des avances bien positives et bien marquées
pourraient seules m'en faire départir. J'espère d'ailleurs recevoir
les instructions de Votre Excellence avant de devoir dessiner nettement
l'attitude que pourrait me faire adopter un changement complet et subit
dans celle qu'on a prise vis-à-vis de moi.»

10º _Le même au même._

Saint-Pétersbourg, 11 janvier 1842.

«Monsieur,

«Le secret sur les ordres qui ont pu être donnés à M. de Kisseleff pour
le 1er janvier a été si bien gardé que rien de positif n'a transpiré à
cet égard. Tous les membres du corps diplomatique paraissent persuadés,
et je partage cette croyance, qu'il lui a été enjoint ne pas paraître
aux Tuileries, et si ce parti a été pris dans un moment d'irritation, le
temps aura manqué pour donner le contre-ordre que la réflexion pourrait
avoir conseillé. Quoi qu'il en soit, je sais que M. de Nesselrode et
ceux qui approchent l'empereur affirment qu'aucun courrier n'a été
envoyé au chargé d'affaires de Russie à Paris. Bien que la vérité doive
être connue de Votre Excellence au moment où elle recevra cette dépêche,
je crois nécessaire de la mettre au courant de tout ce qui se dit et se
fait ici. Ma conduite n'en peut être affectée, ni mon attitude modifiée;
je reste dans l'ignorance de tout ce qui n'a pas un caractère officiel,
et ne dois pas hésiter, ce me semble, à moins d'ordres contraires, à me
rendre au palais le 1er/13 janvier.

«J'ai eu l'honneur de dire à Votre Excellence que la société paraissait
embarrassée de sa position vis-à-vis de l'ambassade, et empressée d'en
pouvoir sortir. Dans le salon de madame de Nesselrode, où j'ai cru de
mon droit et de mon devoir de me montrer, ne fût-ce que pour protester
contre l'ostracisme dont j'étais frappé, j'ai pu me convaincre que
j'avais été bien informé et que mes appréciations étaient fondées. J'ai
trouvé madame de Nesselrode froide, mais polie; plusieurs des assistants
ont été fort prévenants. Au bal de l'assemblée de la noblesse, où j'ai
facilement remarqué que ma présence causait une espèce de sensation,
je n'ai eu à me plaindre de personne; l'accueil des uns a été ce qu'il
était naguère, celui des autres empreint d'une espèce de gêne; mais si
quelques personnes ont cherché, quoique sans affectation, à m'éviter, ce
n'était guère que celles qui, volontairement ou non, se sont trouvées le
plus compromises vis-à-vis de moi.

«Ces deux occasions ont été les seules où je me sois trouvé en contact
avec la société, les seules où j'aie jugé utile et convenable de me
montrer. Pas un Russe n'a paru chez moi. Quant à madame Casimir Périer,
je n'ai pas trouvé à propos qu'elle sortît de chez elle. Déterminé
à éviter tout ce qui, dans des circonstances si bizarres et si
exceptionnelles, pouvait amener de nouvelles complications, je n'ai pas
voulu courir la chance de ressentir, avec une vivacité dont j'aurais pu
ne pas être maître, un manque d'égards ou un mauvais procédé. Je demande
pardon à Votre Excellence d'entrer dans ces détails qui, malgré le
caractère personnel qu'ils peuvent avoir, m'ont paru nécessaires à un
complet exposé de la situation.»

11º _Le même au même._

Saint-Pétersbourg, 13 janvier 1842.

«Monsieur,

«J'ai reçu hier, à onze heures du soir, une circulaire adressée au corps
diplomatique par le grand-maître des cérémonies, annonçant purement et
simplement que le cercle qui devait avoir lieu ce matin au palais était
contremandé.

«La poste part aujourd'hui à deux heures, et je ne puis donner à cet
égard aucun renseignement à Votre Excellence. Deux de mes collègues,
les seuls membres du corps diplomatique que j'aie rencontrés, semblaient
croire que la santé de l'impératrice avait motivé ce contre-ordre,
qui s'étend à tous, à la cour comme à la noblesse. Jusqu'à présent,
toutefois, Sa Majesté avait paru beaucoup mieux portante que par le
passé, et rien n'avait préparé à une aggravation dans son état assez
sérieuse pour que l'empereur ne pût recevoir les félicitations de
nouvelle année.»

12º _Le même au même._

Saint-Pétersbourg, 15 janvier 1842.

«Monsieur,

«On a appris hier à Pétersbourg que M. de Kisseleff n'avait point paru
aux Tuileries le 1er janvier. Cette nouvelle, après tout ce qui s'est
passé ici, n'a surpris personne, mais a généralement affligé. On prévoit
que le gouvernement du roi en témoignera, d'une manière ou d'une autre,
son juste mécontentement, et si l'empereur a pu imposer une unanimité de
démonstrations extérieures, il s'en faut de beaucoup, ainsi que j'ai
eu l'honneur de le mander à Votre Excellence, qu'il ait obtenu le même
résultat sur l'opinion. Aujourd'hui surtout, un mécontentement assez
grand se manifeste. Le cercle du 1er janvier n'ayant pas eu lieu,
quels que soient les motifs qui l'aient fait contremander, et le corps
diplomatique n'étant plus officiellement appelé à paraître au palais
avant le jour de Pâques, la société ne sait quelle ligne suivre
vis-à-vis de moi. Elle se trouverait humiliée d'avances trop positives,
et cependant elle sent que je ne puis en accueillir d'autres; elle
se plaint d'ailleurs d'avoir été mise en avant par l'empereur qui, en
invitant le chargé d'affaires de France, semble avoir porté un démenti à
l'interprétation donnée à ma conduite.... La Russie, quoi qu'on en dise,
n'épouse pas les passions et les injustes préventions de son souverain.

«Le corps diplomatique est fort bien pour moi; il apprécie ma position
avec justesse et convenance. Si dans les premiers moments, malgré la
réserve dont nous devions les uns et les autres envelopper notre pensée,
j'ai cru remarquer parmi ses membres quelque dissidence d'opinion, je
dois dire que tous aujourd'hui se montrent jaloux et soigneux de
la dignité d'un de leurs collègues, et semblent approuver que je ne
m'écarte pas de l'attitude que les circonstances m'imposent.»

13º _Le même au même._

Saint-Pétersbourg, 19 janvier 1842.

«Monsieur,

«Il y a ce soir bal à la cour, où je suis invité et me rendrai avec
madame Périer. Ce bal a lieu tous les ans vers la fête du 6/18
janvier, jour des Rois et de la bénédiction de la Néva; mais le corps
diplomatique n'y est pas ordinairement invité. Il paraît qu'on a voulu
cette fois faire une exception en raison de ce que le cercle du 1er
janvier n'a pas été tenu. Il ne serait pas impossible aussi que le désir
de donner à la légation française une prompte occasion de reparaître à
la cour entrât pour quelque chose dans cette innovation.»

14º _Le même au même._

Saint-Pétersbourg, 23 janvier 1842.

«Monsieur,

«Je ne puis aujourd'hui que confirmer ce que j'ai eu l'honneur de mander
à Votre Excellence, dans ma précédente dépêche, de l'excellent effet
que produisent l'attitude du gouvernement du roi, l'indifférence
avec laquelle il a accueilli l'absence de M. de Kisseleff lors de la
réception du 1er janvier, et la ligne de conduite dans laquelle il m'a
été ordonné de me renfermer ici...

«Au dernier bal, qui n'était point précédé d'un cercle, l'empereur et
l'impératrice ont trouvé, dans le courant de la soirée, l'occasion, que
je ne cherchais ni ne fuyais, de m'adresser la parole. Ils ont parlé
l'un et l'autre, à plusieurs reprises à madame Casimir Périer. Enfin
tout s'est passé fort convenablement et avec l'intention évidente de ne
marquer aucune différence entre l'accueil que nous recevions et celui
qui nous était fait naguère..,»

15º _Le même au même._

Saint-Pétersbourg, 24 janvier 1842.

«Monsieur,

«Grâce à vos lettres, à l'appui qu'elles m'ont prêté, la situation de
la légation du roi est devenue excellente. Si la société russe, engagée
dans une fausse voie, ne se presse pas d'en sortir, elle sent au moins
ses désavantages.

«Au dernier bal, l'empereur s'est borné à me dire, en passant à côté de
moi, d'un air et d'un ton qui n'avaient rien de désobligeant: «Comment
ça va-t-il depuis que nous ne nous sommes vus? Ça va mieux, n'est-ce
pas?»

«L'impératrice m'a demandé, avec une certaine insistance, quand revenait
M. de Barante, et si je n'apprenais rien de son retour. J'ai répondu en
protestant de mon entière ignorance à cet égard. Je ne puis décider si
ce propos n'était qu'une marque de bienveillance pour l'ambassadeur, qui
a laissé ici les meilleurs souvenirs, ou s'il cachait une intention,
par exemple une sorte d'engagement implicite du retour de M. de Pahlen à
Paris.

«Entre M. de Nesselrode et moi, pas un seul mot n'a été dit qui se
rapportât à tout cet incident ou qui y fît allusion. Il m'a paru qu'il
ne me convenait pas de prendre l'initiative. Je ne voulais, comme j'ai
eu l'honneur de vous le dire, paraître ni embarrassé, ni inquiet, ni
pressé de sortir de la situation qu'il a plu à la société de me faire,
et dans laquelle rien ne m'empêche, surtout aujourd'hui, de me maintenir
avec honneur. Dans un intérêt fort avouable de conciliation, je n'aurais
certes pas évité une conversation confidentielle à cet égard que M.
de Nesselrode aurait pu chercher. Sa modération m'est connue: j'ai la
certitude qu'il regrette tout ce qui s'est passé; mais je n'ai pas pensé
qu'il fût utile d'aller au-devant d'explications que le caractère tout
aimable de nos entretiens et la position supérieure du vice-chancelier
lui rendaient facile de provoquer.»

16º _M. Guizot à M. Casimir Périer._

Paris, 18 février 1842.

«Je ne veux pas laisser partir ce courrier, monsieur, sans vous dire
combien les détails que vous m'avez mandés m'ont satisfait. Une bonne
conduite dans une bonne attitude, il n'y a rien à désirer au delà.
Persistez tant que la société russe persistera. Son entêtement commence
à faire un peu sourire, comme toutes les situations qu'on prolonge
plutôt par embarras d'en sortir que par envie d'y rester. Vous qui
n'avez point d'embarras, attendez tranquillement, vous n'avez qu'à y
gagner. Le temps, quand on l'a pour soi, est le meilleur des alliés.

«Répondez toujours que vous ne savez rien, absolument rien, sur le
retour de M. de Barante. Il ne quittera certainement point Paris tant
que M. de Pahlen ou un autre ambassadeur n'y reviendra pas... Y a-t-il
quelque conjecture à ce sujet dans le corps diplomatique que vous voyez?

«Vous avez très-bien fait de ne prendre avec M. de Nesselrode
l'initiative d'aucune explication.»

17º _Le même au même._

Paris, 24 février 1842.

«Je vous sais beaucoup de gré, monsieur, du dévouement si complet que
vous me témoignez. Je suis sûr que ce ne sont point, de votre part, de
vaines paroles, et qu'en effet, de quelque façon que le roi disposât de
vous, vous le trouveriez bon et vous obéiriez de bonne grâce; mais c'est
dans le poste où vous êtes que vous pouvez, quant à présent, servir
le roi avec le plus d'honneur. Il me revient que quelques personnes
affectent de dire que, si la société de Saint-Pétersbourg s'obstine à se
tenir éloignée de vous, c'est à vous seul qu'il faut l'imputer, et
que c'est à vous seul, à vos procédés personnels, que s'adresse cette
humeur. Je ne saurais admettre cette explication. Vous n'avez rien fait
que de correct et de conforme à vos devoirs, et je vous connais
trop bien pour croire que vous ayez apporté, dans le détail de votre
conduite, aucune inconvenance. Il est de l'honneur du gouvernement du
roi de vous soutenir dans la situation délicate et évidemment factice
où l'on essaye de vous placer, et l'empereur lui-même a, j'en suis sûr,
l'esprit trop juste et trop fin pour ne pas le reconnaître.

«Beaucoup de gens pensent et disent ici qu'il suffirait d'un mot ou
d'un geste de l'empereur pour que la société de Saint-Pétersbourg ne
persévérât point dans sa bizarre conduite envers vous. Je réponds, quand
on m'en parle, que vos rapports avec le cabinet russe sont parfaitement
convenables, que l'empereur vous a traité dernièrement avec la politesse
qui lui appartient, et que certainement, chez nous, si le roi avait,
envers un agent accrédité auprès de lui quelque juste mécontentement, il
ne le lui ferait pas témoigner indirectement et par des tiers.

«Gardez donc avec pleine confiance, monsieur, l'attitude que je vous
ai prescrite, et qui convient seule au gouvernement du roi comme à
vous-même. Ne vous préoccupez point de la froideur qu'on vous témoigne;
n'en ressentez aucune impatience, aucune humeur; tenez-vous en mesure
d'accueillir, sans les devancer, les marques de retour qui vous seraient
adressées. Vous avez pour vous le bon droit, les convenances, les
habitudes du monde poli dans les pays civilisés. Votre gouvernement vous
approuve. Le gouvernement auprès duquel vous résidez fait tout ce qu'il
vous doit. Le nécessaire ne vous manque point. Attendez tranquillement
que le superflu vous revienne, et continuez à prouver, par la dignité et
la bonne grâce de votre conduite, que vous pouvez vous en passer.»

18º _M. Casimir Périer à M. Guizot._

8 juin 1842.

«Monsieur,

«Je viens, fort à regret, aujourd'hui vous supplier de ne pas retarder
la décision par laquelle vous avez bien voulu me faire donner l'espoir
que vous mettriez un terme à une position qui ne peut plus se prolonger.
Il m'en coûte beaucoup, daignez le croire, de faire cette démarche; mais
vous me permettrez de vous rappeler qu'après six mois de la situation la
plus pénible, c'est la première fois que j'ai une pensée qui ne soit
pas toute de dévouement et d'abnégation. Je sais quels devoirs me
sont imposés par mes fonctions: à ceux-là je ne crois pas avoir failli
pendant douze ans de constants services. Je ne puis ni ne veux faillir à
d'autres devoirs qui ne sont pas moins sacrés. Madame Casimir Perier est
fort souffrante, et sa santé m'inquiète. Exilée à huit cents lieues de
son pays le lendemain même de son mariage, trop délicate pour un climat
sévère, elle a besoin maintenant, elle a un pressant besoin de respirer
un air plus doux, et les médecins ordonnent impérieusement les bains
de mer pour cet été. Veuillez donc, monsieur, supplier le roi de me
permettre de quitter la Russie vers la fin de juillet ou dans les
premiers jours d'août.

«Le roi connaît mon dévouement à son service; vous, monsieur, vous
connaissez mon attachement à votre personne: c'est donc sans crainte
d'être mal compris ou mal jugé que je vous expose la nécessité pénible
à laquelle me soumet aujourd'hui le soin des intérêts les plus légitimes
et les plus chers. On m'a mandé que votre intention était de ne pas
reculer mon retour au delà de l'époque que je viens d'indiquer, et j'ai
la conviction intime qu'en vous rendant à ma prière vous prendrez le
parti le mieux d'accord avec ce que les circonstances exigent. En effet,
l'empereur s'est prononcé, et il n'y a plus à en douter, M. de Pahlen ne
retournera pas à Paris dans l'état actuel des choses. La prolongation de
mon séjour à Pétersbourg devient aussi inutile qu'incompatible avec la
dignité du gouvernement du roi.»

19º _M. Guizot à M. Casimir Périer._

28 juin 1842.

«Monsieur,

«Le roi vient de vous nommer commandeur de la Légion d'honneur. Le baron
de Talleyrand vous en porte l'avis officiel et les insignes. Je
suis heureux d'avoir à vous transmettre cette marque de la pleine
satisfaction du roi. Dans une situation délicate, vous vous êtes conduit
et vous vous conduisez, monsieur, avec beaucoup de dignité et de mesure.
Soyez sûr que j'apprécie toutes les difficultés, tous les ennuis que
vous avez eus à surmonter, et que je ne négligerai rien pour qu'il vous
soit tenu un juste compte de votre dévouement persévérant au service du
roi et du pays.

«Je comprends la préoccupation que vous cause et les devoirs que vous
impose la santé de madame Périer. J'espère qu'elle n'a rien qui doive
vous alarmer, et que quelques mois de séjour sous un ciel et dans un
monde plus doux rendront bientôt à elle tout l'éclat de la jeunesse,
à vous toute la sécurité de bonheur que je vous désire. Le roi vous
autorisera à prendre un congé et à revenir en France du ler au 15 août.
Dès que le choix du successeur qui devra vous remplacer par _intérim_,
comme chargé d'affaires, sera arrêté, je vous en informerai.

«J'aurais vivement désiré qu'un poste de ministre se trouvât vacant en
ce moment. Je me serais empressé de vous proposer au choix du roi.
Il n'y en a point, et nous sommes obligés d'attendre une occasion
favorable. Je dis _nous_, car je me regarde comme aussi intéressé que
vous dans ce succès de votre carrière. J'espère que nous n'attendrons
pas longtemps.»

20º _M. Guizot à M. le comte de Flahault_

4 juillet 1842.

«Mon cher comte,

«Casimir Périer me demande avec instance un congé pour ramener en France
sa femme malade, et qui a absolument besoin de bains de mer sous un ciel
doux. Je ne puis le lui refuser. Il en usera du 1er au 15 août, après
les fêtes russes de juillet. J'ai demandé pour lui au roi et il reçoit
ces jours-ci la croix de commandeur. Elle était bien due à la fermeté
tranquille et mesurée avec laquelle il a tenu, depuis plus de six mois,
une situation délicate. Il gardera son poste de premier secrétaire en
Russie tant que je n'aurai pas trouvé un poste de ministre vacant pour
lequel je puisse le proposer au roi, et il sera remplacé, pendant
son congé, par un autre chargé d'affaires, probablement par le second
secrétaire de notre ambassade à Pétersbourg, M. d'André, naturellement
appelé à ce poste quand l'ambassadeur et le premier secrétaire sont
absents. Sauf donc un changement de personnes, la situation restera la
même. Ce n'est pas sans y avoir bien pensé que, l'automne dernier, nous
nous sommes décidés à la prendre. Pendant dix ans, à chaque boutade, à
chaque mauvais procédé de l'empereur Nicolas, on a dit que c'était de
sa part un mouvement purement personnel, que la politique de son
gouvernement ne s'en ressentait pas, que les relations des deux cabinets
étaient suivies et les affaires des deux pays traitées comme si rien
n'était. Nous nous sommes montrés pendant dix ans bien patients et
faciles; mais en 1840 la passion de l'empereur a évidemment pénétré dans
sa politique. L'ardeur avec laquelle il s'est appliqué à brouiller la
France avec l'Angleterre, à la séparer de toute l'Europe, nous a
fait voir ses sentiments et ses procédés personnels sous un jour
plus sérieux. Nous avons dû dès lors en tenir grand compte. A ne pas
ressentir ce que pouvaient avoir de tels résultats, il y eût eu peu
de dignité et quelque duperie. Une occasion s'est présentée: je l'ai
saisie. Nous n'avons point agi par humeur, ni pour commencer un ridicule
échange de petites taquineries. Nous avons voulu prendre une position
qui depuis longtemps eût été fort naturelle, et que les événements
récents rendaient parfaitement convenable. J'ai été charmé pour mon
compte de me trouver appelé à y placer mon roi et mon pays. Nous la
garderons tranquillement. M. de Barante attendra à Paris que M. de
Pahlen revienne. Ce n'est pas à nous de prendre l'initiative de ce
retour. Dans l'état actuel des choses, des chargés d'affaires suffisent
très-bien aux nécessités de la politique comme aux convenances des
relations de cour, et le jour où à Pétersbourg on voudra qu'il en soit
autrement, nous sortirons de cette situation sans plus d'embarras que
nous n'en avons aujourd'hui à y rester.

21º _M. Guizot à M. Casimir Périer._

Paris, 14 juillet 1842.

«Monsieur, une affreuse catastrophe vient de plonger la famille royale
dans le deuil le plus profond, et de jeter dans Paris un sentiment de
douleur que la France entière partagera bientôt. Hier matin, monseigneur
le duc d'Orléans, sur le point de partir pour Saint-Omer, où il devait
inspecter une partie des troupes destinées à former le camp de Châlons,
se rendait à Neuilly pour y prendre congé du roi. Les chevaux qui le
conduisaient s'étant emportés, Son Altesse Royale a voulu sortir de la
voiture pour échapper au danger qui la menaçait. Dans sa chute, Elle
s'est fait des blessures tellement graves que, lorsqu'on l'a relevée,
Elle était sans connaissance et qu'Elle n'a plus repris ses sens.
Transporté dans une maison voisine, le prince y a rendu le dernier
soupir, après quelques heures d'agonie, entre les bras du roi et de la
reine, et de tous les membres de la famille royale présents à Paris et
à Neuilly. Mme la duchesse d'Orléans est à Plombières, où elle s'était
rendue pour prendre les eaux. Mme la princesse Clémentine et Mme la
duchesse de Nemours viennent de partir pour lui donner, en mêlant leurs
larmes aux siennes, les seules consolations qu'elle puisse recevoir. M.
le duc de Nemours, M. le prince de Joinville, M. le comte de Paris et
M. le duc de Chartres sont également absents. Des exprès leur ont été
envoyés. Dans ce malheur si affreux et si imprévu, Leurs Majestés ont
montré un courage qui ne peut être comparé qu'à l'immensité de leur
douleur. Elles n'ont pas quitté un moment le lit de leur fils mourant,
et elles ont voulu accompagner son corps jusqu'à la chapelle où il a été
déposé. La population de Paris tout entière s'est associée au sentiment
de cette grande infortune, et toute autre préoccupation a fait place à
celle d'un événement qui n'est pas seulement une grande calamité pour
la famille royale, puisqu'il enlève à la patrie un prince que ses
hautes qualités rendaient si digne d'occuper un jour le trône auquel sa
naissance l'appelait.»

22º _M. Casimir Périer à M. Guizot._

Saint-Pétersbourg, 23 juillet 1842.

«Monsieur,

«La dépêche que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 14 de ce mois
a porté ici la confirmation officielle de l'affreuse catastrophe dont
nous avions déjà la triste certitude.

«Il n'y a pas de paroles qui puissent rendre le sentiment d'un tel
malheur. Il faut courber la tête, se taire et se soumettre.

«L'Europe saura, non moins que la France, quelle perte elle a faite.
Cela sera compris partout, et j'en ai déjà trouvé la preuve dans le
langage plein de conviction des membres du corps diplomatique.

«P.S., 24 juillet.

«M. le comte de Nesselrode sort de chez moi.

«Il est venu, de la part de l'empereur, m'exprimer en son nom toute la
part que Sa Majesté Impériale avait prise au malheur qui a frappé la
famille royale et la France.

«L'empereur, m'a dit M. de Nesselrode, a été vivement affecté de
cette terrible nouvelle; il a pris immédiatement le deuil et a fait
contremander un bal qui devait avoir lieu à l'occasion de la fête de Son
Altesse Impériale madame la grande-duchesse Olga.»

23º _Le même au même._

Saint-Pétersbourg, 31 juillet 1842.

«Monsieur,

«L'impression produite par le fatal événement du 13 a été aussi profonde
que ma dernière lettre vous le faisait pressentir.

«Vous savez, monsieur, que je continue à être exclu de tous rapports
avec la société; je n'ai donc pas constaté moi-même ce que j'apprends
cependant d'une manière certaine, combien chacun apprécie l'étendue de
la perte qu'ont faite la France et l'Europe.

«Ces jours de deuil sont aussi des jours de justice et de vérité. Le nom
du roi était dans toutes les bouches, le souhait de sa conservation dans
tous les coeurs.

«On n'hésitait plus à reconnaître hautement que de sa sagesse dépendait
depuis douze ans la paix de l'Europe; on n'hésitait plus à faire à
notre pays la large part qu'il occupe dans les destinées du monde;
on applaudissait aux efforts de ceux dont le courage et le dévouement
viennent en aide au roi dans l'oeuvre qu'il accomplit.

«J'ai vivement regretté, monsieur, qu'une situation qui me maintient
forcément isolé m'empêchât d'exercer sur les opinions, sur les
sentiments, sur la direction des idées, aucune espèce de contrôle ou
d'influence.

«M. de Nesselrode, lors de la visite dont j'ai eu l'honneur de vous
rendre compte et où il me porta au nom de l'empereur de fort convenables
paroles, ne sortit pas des généralités, et ne me laissa en rien deviner
que son souverain eût pris en cette occasion le seul parti digne d'un
coeur élevé et d'un sage esprit, celui d'écrire au roi, de saisir cette
triste, mais unique occasion d'effacer le passé, et de renouer des
rapports qui n'auraient jamais dû cesser d'exister.

«Cette pensée me dominait, et si le moindre mot de M. de Nesselrode m'y
eût autorisé, j'aurais pu la dire à un homme qui, j'en ai la conviction,
partageait intérieurement et mon opinion et mes idées à cet égard; mais
sa réserve commandait la mienne; ce qui s'est passé depuis huit mois ne
m'encourageait pas à m'en départir le premier; ce que j'aurais dit dans
le cours de mes relations confidentielles et intimes ne pouvait trouver
place dans un entretien tout officiel.

«Si j'avais pu hésiter sur la conduite à tenir, vos directions mêmes,
monsieur, m'auraient tiré d'incertitude. Je suis convaincu avec vous
que, devant nous tenir prêts à accueillir toute espèce d'ouvertures ou
d'avances, nous avons aussi toutes raisons de ne pas les provoquer. Dans
le cas actuel, l'initiative nous appartenait moins que jamais.

«Le lendemain, quand je suis allé remercier le vice-chancelier de sa
démarche, il ne s'est pas montré plus explicite.

«L'incertitude est la même pour tous, et le corps diplomatique s'agite
vivement pour savoir ce qui a été fait, si l'empereur a écrit, s'il
a écrit dans la seule forme qui donnerait à sa lettre une véritable
importance.

«Je puis vous assurer, monsieur, que chacun le désire, que chacun en
sent l'à-propos et comprend les conséquences de l'une et de l'autre
alternative. Ou c'est une ère nouvelle qui va s'ouvrir, que chacun
souhaite sans oser l'espérer, ou c'est la preuve évidente qu'il n'y a
rien à attendre d'un entêtement que chacun blâme et dont chacun souffre.
Ces sentiments, ces craintes, ces désirs ne sont pas seulement ceux des
étrangers; ils appartiennent à la société russe tout entière; je le dis
hautement, et si je ne puis être suspecté de partialité en sa faveur, je
suis trop heureux de cette disposition des esprits et je respecte trop
la vérité pour ne pas vous en instruire.

«Si l'empereur n'a pas compris ce qu'exigeaient les plus simples
convenances, ce que lui imposaient le soin de sa propre dignité, ses
devoirs de souverain, de hautes considérations de politique et d'avenir,
il sera jugé sévèrement non-seulement par l'Europe, mais par ses sujets.

«Au moment où j'écris, monsieur, vous êtes bien près de connaître la
vérité. De toutes manières, un bien quelconque doit sortir de cette
situation. Les rapports entre les deux souverains, entre les deux pays,
seront rétablis, et donneront un gage de plus à la sécurité de l'Europe,
ou nous saurons définitivement à quoi nous en tenir, et nous pourrons
agir en conséquence, libres de tout scrupule, déchargés de toute
responsabilité.

«Je n'ai rien autre chose à vous mander, monsieur, qui, dans un pareil
moment, pût avoir de l'intérêt pour vous. J'ajouterai toutefois que,
voulant rendre impossible que la prolongation de mon séjour ici servît
de motif ou de prétexte aux déterminations de l'empereur, je n'ai vu
aucun inconvénient à annoncer mon prochain départ à M. de Nesselrode
dès notre première entrevue. J'ai eu soin de dire que le triste état de
santé de madame Périer m'avait seul déterminé à solliciter le congé que
j'avais obtenu.»

24º _Le même au même._

Saint-Pétersbourg, 4 août 1842.

«Monsieur,

«J'ai maintenant acquis la certitude que l'empereur n'a écrit aucune
lettre, et je sais avec exactitude tout ce qui s'est passé à Peterhof.
Les instances faites auprès de lui ont été plus pressantes encore que je
ne le pensais. L'opinion de la famille impériale, de la cour, des hommes
du gouvernement, était unanime; tous ont trouvé une volonté de fer,
un parti pris, un amour-propre et un orgueil excessifs. L'empereur a
repoussé tout ce qu'on lui a proposé, tout ce qui aurait eu, à ses yeux,
l'apparence d'un premier pas: «Je ne commencerai pas!» sont les seuls
mots qu'on ait obtenus de lui. A la demande du renvoi de M. de Pahlen
à Paris, il n'a cessé de répondre: «Que M. de Barante revienne, et mon
ambassadeur partira.»

«A côté de cela, comme l'empereur a senti que sa conduite n'était pas
approuvée, comme il sait que le voeu unanime appelle le rétablissement
des relations entre les deux cours, il a affecté le plus convenable
langage; il a cru que quelques mots tombés de sa bouche, quelques
paroles inofficielles et sans garantie, portées à Paris par Horace
Vernet, que l'envoi d'un aide de camp du comte de Pahlen, au lieu d'un
courrier ordinaire, pour remettre une dépêche à M. de Kisseleff, il
a cru, dis-je, que tout cela suffirait peut-être pour déterminer des
avances. S'il ne l'a pas cru, il l'a voulu tenter. Il a mesuré avec
parcimonie chaque geste et chaque mot; il a tracé avec soin les limites
où il voulait se renfermer. Il voit là une merveilleuse adresse, et
ne comprend pas tout ce qu'il y a de peu digne d'un souverain dans
ces subterfuges et ces calculs. Telle est son habileté, telle est sa
tactique, telles sont ses illusions.

«Vous seriez surpris, monsieur, de voir avec quel mécontentement tout
cela est accueilli ici. Cependant pas un Russe ne s'est fait inscrire
chez moi depuis le douloureux événement du 13 juillet. En présence des
sentiments unanimes inspirés par cette affreuse catastrophe, cela est
significatif. Vous y trouverez la mesure de ce que peut, exige ou impose
la volonté du souverain.

25º _M. Guizot à M. Casimir Périer._

11 août 1842.

«Monsieur, je vous envoie copie d'une lettre écrite par M. le comte de
Nesselrode à M. de Kisseleff à l'occasion de la mort de monseigneur le
duc d'Orléans, et dont M. de Kisseleff m'a donné communication. Je me
suis empressé de la mettre sous les yeux du roi. A cette lecture, et
surtout en apprenant que l'empereur avait immédiatement pris le deuil
et contremandé la fête préparée pour Son Altesse Impériale madame la
grande-duchesse Olga, Sa Majesté a été vivement touchée. La reine a
ressenti la même émotion. L'empereur est digne de goûter la douceur des
affections de famille puisqu'il en sait si bien comprendre et partager
les douleurs.

«Vous vous rendrez, monsieur, chez M. le comte de Nesselrode, et vous le
prierez d'être, auprès de l'empereur et de l'impératrice, l'interprète
de la sensibilité avec laquelle le roi et la reine ont reçu, au milieu
de leur profonde affliction, l'expression de la sympathie de Leurs
Majestés Impériales.»

«_Copie d'une dépêche de M. le comte de Nesselrode à M. de Kisseleff._

Saint-Pétersbourg, 26 juillet 1842.

«Monsieur,

«C'est dans la journée d'hier, au palais impérial de Peterhof, où la
cour se trouvait réunie, que m'est parvenue la dépêche par laquelle vous
nous annonciez l'accident aussi terrible qu'inattendu qui a mis fin aux
jours de l'héritier du trône de France. Cette affreuse catastrophe a
produit sur l'empereur une profonde et douloureuse impression. Vous
savez l'empire qu'exercent sur Sa Majesté les sentiments et les
affections de famille. L'empereur est père, père tendrement dévoué à ses
enfants; c'est vous dire combien la perte qui vient de frapper le roi
et la reine des Français s'adressait directement aux émotions les plus
intimes de son coeur, combien il en a été affecté pour eux, et à quel
point il s'associe du fond de l'âme aux déchirantes afflictions qu'ils
éprouvent. Par une de ces fatalités qui dans la vie placent si souvent
le bonheur des uns en contraste avec la douleur des autres, c'est le
jour même où notre cour se préparait à célébrer la fête de madame la
grande-duchesse Olga que nous est parvenue cette déplorable nouvelle. En
présence d'un si grand malheur, toutes manifestations de joie devaient
se taire. Immédiatement, le bal qui devait avoir lieu dans la soirée
a été contremandé, et toute la cour a reçu l'ordre de prendre dès le
lendemain le deuil pour le jeune prince.

«Veuillez, monsieur, témoigner au gouvernement français la part que
prend notre auguste maître à un événement qu'indépendamment de la
tristesse qu'il a répandue sur la famille royale, Sa Majesté envisage
comme une calamité qui affecte la France entière. L'empereur vous charge
plus particulièrement, tant en son nom qu'en celui de l'impératrice,
d'être, auprès du roi et de la reine, l'interprète de ses sentiments.
Ne pouvant leur offrir des consolations qui, en pareil cas, ne
sauraient leur venir que d'une religieuse soumission aux volontés de la
Providence, il espère que le roi trouvera dans sa fermeté, comme aussi
la reine dans ses pieuses dispositions, les forces d'esprit suffisantes
pour soutenir la plus cruelle douleur qu'il soit donné de ressentir.

«Vous exprimerez ces voeux au monarque français en lui portant les
témoignages du regret de notre auguste maître. Votre langage sera celui
d'une affectueuse sympathie, car le sentiment qui inspire en cette
occasion Sa Majesté ne saurait être plus sincère.»

Quand la lettre de M. Guizot du 11 août arriva à Saint-Pétersbourg,
elle n'y trouva plus M. Casimir Périer; il en était parti aussitôt après
l'arrivée du baron d'André, second secrétaire de l'ambassade de France
en Russie, qui lui avait apporté son congé, et qui le remplaça comme
chargé d'affaires. Bien connu à Saint-Pétersbourg, où il résidait depuis
plusieurs années, M. d'André avait pour instruction de ne témoigner
aucun empressement à y reprendre ses relations et ses habitudes, et de
garder sans affectation la même attitude que M. Casimir Périer jusqu'à
ce que la société russe en changeât elle-même. Ce changement s'accomplit
peu à peu, avec un mélange de satisfaction et d'embarras, et à la fin de
l'année 1842 il ne restait plus, entre la légation de France et la cour
de Russie, aucune trace visible de l'incident du 18 décembre 1841; mais
rien n'était changé dans l'attitude personnelle de l'empereur Nicolas
envers le roi Louis-Philippe: les deux ambassadeurs demeuraient en
congé, et personne ne paraissait plus s'inquiéter de savoir quand
ils retourneraient, M. de Pahlen à Paris et M. de Barante à
Saint-Pétersbourg, ni même s'ils y retourneraient un jour.

Le 5 avril 1843, le chargé d'affaires de Russie, M. de Kisseleff, vint
voir M. Guizot et lui communiqua trois dépêches en date du 21 mars,
qu'il venait de recevoir du comte de Nesselrode: deux de ces dépêches
roulaient sur les affaires de Servie et de Valachie, alors vivement
agitées; la troisième, qui fut la première dont M. de Kisseleff donna
lecture à M. Guizot, avait trait à la discussion que nous venions de
soutenir dans les Chambres sur les fonds secrets.

«_Le comte de Nesselrode à M. de Kisseleff._

Saint-Pétersbourg, 21 mars 1843.

«Monsieur,

«Je profite de l'occasion d'aujourd'hui pour vous accuser la réception
de vos rapports jusqu'au nº 17 inclusivement et vous remercier de
l'exactitude avec laquelle vous nous avez mis au courant des derniers
débats des Chambres françaises. Nous attendions avec intérêt et
curiosité l'issue de la discussion à laquelle était attaché le sort
du ministère actuel, et nous voyons avec satisfaction, monsieur, que
d'accord avec nos propres conjectures, le résultat de cette épreuve
s'est décidé en faveur du gouvernement. Je dis avec satisfaction parce
que, bien que M. Guizot en particulier n'ait peut-être point pour la
Russie des dispositions très-favorables, ce ministre est pourtant, à
tout considérer, celui qui offre le plus de garanties aux puissances
étrangères par sa politique pacifique et ses principes conservateurs. Il
a donné, dans la dernière lutte parlementaire, de nouvelles preuves de
son talent oratoire, et rien ne s'oppose, monsieur, à ce que vous lui
offriez à cette occasion les félicitations du cabinet impérial.

«Recevez, etc.»

Après avoir entendu la lecture de cette dépêche, M. Guizot dit à M. de
Kisseleff:

«Je vous remercie de cette communication. Je prends la dépêche de M.
de Nesselrode comme une marque de sérieuse estime, et j'y suis fort
sensible; mais, permettez-moi de vous le demander, qu'entend M. de
Nesselrode par _mes dispositions peu favorables pour la Russie_? Veut-il
parler de dispositions purement personnelles de ma part, de mes goûts,
de mes penchants? Je ne puis le croire. Je n'ai point de penchant pour
ou contre aucun État, point de dispositions favorables ou défavorables
pour telle ou telle puissance. Je suis chargé de la politique de
mon pays au dehors. Je ne consulte que ses intérêts politiques,
les dispositions qu'on lui témoigne et celles qu'il lui convient de
témoigner. Rien, absolument rien de personnel ne s'y mêle de ma part.

«M. DE KISSELEFF.--C'est ainsi, je n'en doute pas, que l'entend M. de
Nesselrode.

«M. GUIZOT.--Je l'espère, et je ne comprendrais pas qu'il en pût être
autrement; mais alors, en vérité, je comprends encore moins que M. de
Nesselrode me taxe de dispositions peu favorables à la Russie. Rien
dans la politique naturelle de mon pays ne me pousse à de telles
dispositions. Les penchants publics en France, les intérêts français en
Europe n'ont rien de contraire à la Russie. Et, si je ne me trompe, il
en est de même pour la Russie; ses instincts nationaux ne nous sont pas
hostiles. D'où me viendraient donc les dispositions que me suppose M. de
Nesselrode? Pourquoi les aurais-je? Je ne les ai point. Mais puisqu'il
est question de nos dispositions, permettez-moi de tout dire: qui de
vous ou de nous a témoigné des dispositions peu favorables? Est-ce
que l'empereur ne fait pas, entre le roi des Français et l'empereur
d'Autriche, une différence? Est-ce qu'il a, envers l'un et l'autre
souverains, la même attitude, les mêmes procédés?

«M. DE KISSELEFF.--Pardonnez-moi, je ne saurais entrer dans une telle
discussion.

«M. GUIZOT.--Je le sais. Aussi je ne vous demande point de discuter ni
de me répondre; je vous prie seulement d'écouter et de transmettre à
M. de Nesselrode ce que j'ai l'honneur de vous dire. Je répondrai à
l'estime qu'il veut bien me témoigner par une sincérité complète. Quand
on touche au fond des choses, c'est le seul langage convenable et le
seul efficace. Eh bien! sincèrement, n'est-ce pas témoigner pour la
France des dispositions peu favorables que de faire, entre son roi
et les autres souverains, une différence? Est-ce là un fait dont nous
puissions, dont nous devions ne pas tenir compte? Nous en tenons
grand compte. Il influe sur nos dispositions, sur notre politique. Si
l'empereur n'avait pas reconnu ce que la France a fait en 1830, si même,
sans entrer en hostilité ouverte et positive, il était resté étranger
à notre gouvernement, s'il n'avait pas maintenu avec nous les rapports
réguliers et habituels entre les États, nous pourrions trouver, nous
trouverions qu'il se trompe, qu'il suit une mauvaise politique; nous
n'aurions rien de de plus à dire. Mais l'empereur a reconnu ce qui s'est
fait chez nous en 1830. Je dis plus, je sais qu'il avait prédit au
roi Charles X ce qui lui arriverait s'il violait la charte. Comment
concilier une politique si clairvoyante et si sensée avec l'attitude que
garde encore l'empereur vis-à-vis du roi? Je n'ignore pas ce qu'il y
a au fond de l'esprit de l'empereur. Il croit qu'en 1830 on aurait pu
garder M. le duc de Bordeaux pour roi et lui donner le duc d'Orléans
pour tuteur et régent du royaume. Il croit qu'on l'aurait dû, et il veut
témoigner son blâme de ce qu'on a été plus loin. Monsieur, je n'éluderai
pas plus cette question-là que toute autre. J'ai servi la restauration.
Je n'ai jamais conspiré contre elle. Il n'y avait de possible en 1830
que ce qui s'est fait. Toute autre tentative eût été vaine, parfaitement
vaine; le duc d'Orléans s'y serait perdu, et perdu sans succès. Il a été
appelé au trône parce que seul, à cette époque, il pouvait s'y asseoir.
Il a accepté le trône parce qu'il ne pouvait le refuser sans perdre en
France la monarchie. C'est la nécessité qui a fait le choix du pays
et le consentement du prince. Et l'empereur Nicolas lui-même l'a senti
lorsque sur-le-champ, sans hésiter, il a reconnu ce qui s'était fait
en France. Lui aussi, comme nous, comme toute l'Europe, il a reconnu et
accepté la nécessité, le seul moyen d'ordre et de paix européenne. Et
certes nous avons le droit de dire que le roi et son gouvernement
n'ont point manqué à leur mission. Quel souverain a défendu plus
persévéramment, plus courageusement la cause de la bonne politique, de
la politique en servatrice? En est-il un, en aucun temps, qui ait plus
fait, qui ait autant fait pour la sûreté de tous les trônes et le repos
de tous les peuples?

«M. DE KISSELEFF.--Personne ne le reconnaît plus que l'empereur;
personne ne rend plus de justice au roi, à son habileté, à son courage;
personne ne dit plus haut tout ce que lui doit l'Europe.

«M. GUIZOT.--Je le sais; mais permettez-moi un pas de plus dans la
complète franchise. Ce roi à qui l'Europe doit tant, est-ce que les
Russes qui viennent à Paris lui rendent, à lui, ce qui lui est dû?
Est-ce qu'ils vont lui témoigner leur respect? L'empereur, qui sait si
bien quels sont les droits de la majesté royale, pense-t-il qu'un si
étrange oubli serve bien cette cause, qui est la sienne? Croit-il bien
soutenir la dignité et la force des idées monarchiques en souffrant que
ses sujets ne rendent pas tout ce qu'ils doivent au monarque qui les
défend avec le plus de courage et de péril, et au profit de tous?

«M. DE KISSELEFF.--Nous aussi nous avons nos susceptibilités. Votre
presse, votre tribune, d'autres manifestations encore, nous ont plus
d'une fois offensés. Et nous n'avons, nous, point de presse, point de
tribune pour repousser ce qui nous offense. Notre manière de manifester
nos sentiments, c'est de nous identifier complètement avec l'empereur,
de ressentir comme lui tout ce qui s'adresse à lui, de partager ses
impressions, ses intentions, de nous y associer intimement. C'est là
l'instinct, l'habitude, c'est le patriotisme de notre société, de notre
peuple.

«M. GUIZOT.--Et je l'en honore. Je sais à quel incident vous faites
allusion; je suis le premier à dire que c'est quelque chose de grand
et de beau que cette intime union d'un peuple avec son souverain. La
société russe a raison d'être dévouée, et susceptible, et fière, pour
l'empereur; mais s'étonnera-t-elle que je sois, moi aussi, susceptible
et fier pour le roi? C'est mon devoir de l'être, et l'empereur, j'en
suis sûr, m'en approuve, et je dois peut-être à cela quelque chose de
l'estime qu'il me fait l'honneur de me témoigner. Quant à la presse,
vous savez bien que nous n'en répondons pas, que nous n'en pouvons
répondre.

«M. DE KISSELEFF.--Je le sais. Pourtant quand on voit, dans les
journaux les plus dévoués au gouvernement du roi, les plus fidèles à sa
politique, des choses blessantes, hostiles pour nous, il est impossible
que cela ne produise pas quelque impression et une impression fâcheuse.

M. GUIZOT.--Je ne m'en étonne pas, et quand cela arrive, je le déplore;
mais il n'y a pas moyen de tout empêcher. Comment voulez-vous d'ailleurs
que les dispositions connues de l'empereur, son attitude, ses procédés,
demeurent chez nous sans effet? Ce dont vous vous plaignez cesserait,
nous aurions du moins bien meilleure grâce et bien meilleure chance à
le réprimer, si vous étiez avec nous dans des rapports parfaitement
réguliers et convenables, et agréables au public français. J'ai livré
dans nos Chambres bien des batailles et j'en ai gagné quelquefois; mais
pourquoi me compromettrais-je beaucoup et ferais-je de grands efforts
pour faire comprendre que le paragraphe sur la Pologne est déplacé dans
les adresses et qu'il convient de l'en ôter? On dit souvent, je le
sais, que les procédés qui nous blessent de la part de l'empereur sont
purement personnels, qu'ils n'influent en rien sur la politique de
son gouvernement, et que les relations des deux États n'ont point à en
souffrir. Quand cela serait, nous ne saurions, nous ne devrions pas
nous en contenter. Est-ce qu'à part toute affaire proprement dite, les
procédés personnels, les rapports personnels des souverains n'ont pas
toujours une grande importance? Est-ce qu'il convient à des hommes
monarchiques de les considérer avec indifférence? Quand nous y aurions
été disposés, l'expérience de 1840 nous aurait appris notre erreur.
Ce temps-là et ses affaires sont déjà loin; on peut en parler en toute
liberté; pouvons-nous méconnaître que vous avez pris alors bien du soin
pour nous brouiller avec l'Angleterre?»

M. de Kisseleff interrompit M. Guizot répétant qu'il lui était
impossible soit d'admettre, soit de discuter ce que disait M. Guizot, et
qu'il le priait de ne point considérer son silence comme une adhésion.

M. GUIZOT.--Soyez tranquille, je connais votre excellent esprit et je ne
voudrais pas vous donner un moment d'embarras; mais, puisque nous avons
touché, je le répète, au fond des choses, il faut bien que j'y voie tout
ce qu'il y a. Pardonnez-moi mon monologue. Quand je dis que vous avez
voulu nous brouiller avec l'Angleterre; j'ai tort; l'empereur a trop
de sens pour vouloir en Europe une brouillerie véritable, un trouble
sérieux, la guerre peut-être: non, pas nous brouiller, mais nous
mettre mal, en froideur avec l'Angleterre, nous tenir isolés, au ban de
l'Europe. Quand nous avons vu cela, quand nous avons reconnu là l'effet
des sentiments personnels de l'empereur, avons-nous pu croire qu'ils
n'influaient en rien sur la politique de son cabinet? N'avons-nous pas
dû les prendre fort au sérieux? C'est ce que nous avons fait, c'est ce
que nous ferons toujours. Et pourtant nous sommes demeurés parfaitement
fidèles à notre politique, non-seulement de paix, mais de bonne harmonie
européenne. L'occasion de suivre votre exemple de 1840 ne nous a pas
manqué; nous aurions bien pu naguère, à Constantinople, à propos de
la Servie, exploiter, fomenter votre mésintelligence naissante avec
la Porte, cultiver contre vous les méfiances et les résistances de
l'Europe; nous ne l'avons point fait, nous avons donné à la Porte les
conseils les plus modérés, nous lui avons dit que ses bons rapports avec
vous étaient, pour l'Europe comme pour elle, le premier intérêt. Nous
avons hautement adopté, pratiqué la grande politique et laissé de côté
la petite, qui n'est bonne qu'à jeter des embarras et des aigreurs au
sein même de la paix qu'on maintient et qu'on veut maintenir.

«M. DE KISSELEFF.--Notre cabinet rend pleine justice à la conduite et à
l'attitude que le baron de Bourqueney a tenues à Constantinople: il y
a été très-sensible, et je suis expressément chargé de vous lire une
dépêche où il en témoigne toute sa satisfaction.

«M. GUIZOT.--Je serai fort aise de l'entendre.»

Huit jours après cette communication, M. Guizot écrivit
confidentiellement au baron d'André:

26º--13 avril 1843.

«Monsieur le baron,

«Je vous envoie le compte-rendu de l'entretien que j'ai eu avec M. de
Kisseleff au sujet ou plutôt à l'occasion des communications qu'il
m'a faites il y a quelques jours, et dont je vous ai déjà indiqué le
caractère. Vous n'avez aucun usage à faire de ce compte rendu. Je vous
l'envoie pour vous seul, et pour que vous soyez bien au courant de nos
relations avec Saint-Pétersbourg, de leurs nuances, des modifications
qu'elles peuvent subir, et de mon attitude. Réglez sur ceci la vôtre,
à laquelle du reste je ne vois, quant à présent, rien à changer. Ne
témoignez pas plus d'empressement, ne faites pas plus d'avances; mais
accueillez bien les dispositions plus expansives qui pourraient se
montrer, et répondez-y par des dispositions analogues.

«Si M. de Nesselrode vous parlait de mon entretien avec M. de Kisseleff
et de ce que je lui ait dit; montrez-vous instruit de tous les détails,
et, en gardant la réserve qui convient à votre position, donnez à votre
langage le même caractère et portez-y la même franchise.

«Je n'ai parlé ici à personne, dans le corps diplomatique, de cet
incident. J'ai lieu de croire que les plus légers symptômes de
rapprochement entre Saint-Pétersbourg et nous sont, à Vienne, à Berlin
et à Londres, un sujet de vive sollicitude, et qu'on n'épargnerait
aucun soin pour en entraver le développement. Gardez donc, avec le corps
diplomatique qui vous entoure, le même silence, et s'il vous revient
qu'on y ait quelque connaissance des détails que je vous transmets,
informez-moi avec soin de tout ce qu'on en pense et dit.

«Le rétablissement des bons rapports entre la France et l'Angleterre,
le langage amical des deux gouvernements l'un envers l'autre, sont
certainement pour beaucoup dans les velléités de meilleures dispositions
qui paraissent à Saint-Pétersbourg. Observez bien ce point de la
situation, et l'effet autour de vous de tout ce qui se passe ou se dit
entre Paris et Londres.»

P.S. 14 avril.

«Je rectifie ce que je vous ai dit au commencement de cette lettre. Je
vous envoie une dépêche à communiquer à M. de Nesselrode en réponse à
celle qui a amené mon entretien avec M. de Kisseleff. En lui en donnant
lecture, dites-lui que j'ai développé à M. de Kisseleff, dans une longue
conversation, les idées qui y sont exprimées, et ayez dans votre poche
le compte rendu que je vous envoie de cette conversation, pour pouvoir
vous y référer, si M. de Nesselrode vous en parle avec quelque détail.

«Conformez-vous du reste aux autres instructions que je vous ai données
ci-dessus.»

La dépêche officielle que je chargeais M. d'André de communiquer au
comte de Nesselrode était datée du 14 avril et conçue en ces termes:

27º--«Monsieur le baron,

«M. de Kisseleff m'a donné communication de trois dépêches que lui a
adressées M. le comte de Nesselrode en date du 21 mars. Deux de ces
dépêches ont trait aux affaires de Servie et de Valachie. Je vous en
entretiendrai d'ici à peu de jours. La troisième exprime la satisfaction
que le cabinet de Saint-Pétersbourg a éprouvée, en apprenant l'issue de
la discussion sur les fonds secrets et l'affermissement du ministère.
M. le comte de Nesselrode rend une pleine justice à notre politique
pacifique et aux principes conservateurs que nous avons constamment
soutenus. J'ai reçu cette manifestation du gouvernement impérial avec
un réel contentement, comme une nouvelle preuve de son désir sincère de
rendre durable le repos de l'Europe. M. le comte de Nesselrode a
bien voulu y ajouter des compliments personnels auxquels je suis fort
sensible, car ils me prouvent que le gouvernement impérial a pour ma
conduite une estime qui m'est précieuse. Toutefois j'ai remarqué dans
cette lettre une phrase conçue en ces termes: «Bien que M. Guizot n'ait
peut-être point pour la Russie des dispositions très-favorables.» Ces
paroles m'ont causé quelque surprise, et je ne saurais les accepter. Les
intérêts et l'honneur de mon souverain et de mon pays sont pour moi la
seule mesure des dispositions que j'apporte envers les gouvernements
avec qui j'ai l'honneur de traiter. M. le comte de Nesselrode, qui a
si bien pratiqué cette règle dans sa longue et glorieuse carrière, ne
saurait la méconnaître pour d'autres, et les sentiments qu'il vient
de nous témoigner, au nom du cabinet impérial, me rendent facile
aujourd'hui le devoir que je remplis en repoussant la supposition qu'il
a exprimée.»

Le baron d'André s'acquitta de sa commission et en rendit compte le 3
mai à M. Guizot.

28º _Le baron d'André à M. Guizot._

3 mai 1843.

«Monsieur,

«M. de Nesselrode m'a écrit, il y a quelques jours, pour m'apprendre
qu'il allait mieux et qu'il pourrait me recevoir. Je me suis rendu
chez lui. Après m'avoir parlé de sa santé, le vice-chancelier m'a fait
connaître en peu de mots les nouvelles qu'il venait de recevoir de
Constantinople; puis il a ajouté: «Mon courrier de Paris est enfin
arrivé. Il m'a apporté la conversation que M. de Kisseleff a eue avec M.
Guizot. Je sais même que vous en avez le compte rendu; vous voyez que je
suis bien informé.» J'ai répondu que c'était la vérité. Comme il gardait
le silence, je lui ai demandé alors la permission de lui donner lecture
de votre dépêche du 14 avril. Lorsque je suis arrivé à la citation de la
phrase que Votre Excellence a remarquée, M. de Nesselrode m'a interrompu
en disant: «Cette dépêche adressée à M. de Kisseleff n'était pas faite
pour être communiquée; elle n'aurait pas dû l'être.»--Mais, ai-je
repris, cette supposition n'en a pas moins été faite, et M. Guizot ne
saurait l'accepter.»

«Après avoir achevé cette lecture, M. de Nesselrode a fait de nouveau
la même observation et m'a dit qu'il allait expédier un courrier à
Paris qui porterait la réponse aux dépêches qu'il avait reçues de M. de
Kisseleff et par conséquent à ce que je lui disais aussi.

«Il a pris ensuite une des dépêches de M. de Kisseleff qui se
trouvait sur sa table et m'en a donné lecture. C'était le résumé de la
conversation qu'il a eue avec Votre Excellence. Ce résumé est à peu près
conforme, quant au fond, à ce que vous m'en avez écrit. Ayant cependant
remarqué que le paragraphe où il est question de la politique que nous
venons de suivre en Orient était fort abrégé dans son récit, et voyant
d'ailleurs tout avantage à bien faire connaître à M. de Nesselrode toute
la pensée de Votre Excellence sans en retrancher la couleur, je lui ai
proposé de lui rendre communication pour communication. Il a écouté la
lecture de votre compte rendu avec un visible intérêt, en me faisant
plusieurs fois remarquer la coïncidence qui existait entre les deux
rapports. Il m'a interrompu aussi pour me faire observer que vous
aviez omis de rappeler que l'empereur s'était toujours tenu éloigné
des complots carlistes, et qu'il n'avait jamais voulu faire accueil à
Pétersbourg aux personnes de ce parti. Lorsque j'ai eu terminé, M.
de Nesselrode m'a répété: «Vous voyez que c'est à peu près la même
chose.--Oui, ai-je répondu; cependant ce que j'ai l'honneur de vous lire
est plus complet, surtout en ce qui touche la Pologne et notre politique
en Orient.--C'est juste, mais M. de Kisseleff m'en parle dans une autre
dépêche.»

«Le silence a recommencé, et comme il était évident pour moi que M. de
Nesselrode ne voulait pas prolonger cette entrevue, je me suis levé.
Alors il m'a dit ces mots: «Quand on s'explique avec cette franchise et
cette sincérité, c'est le moyen de s'entendre.»

«Voici, monsieur, tout ce que j'ai pu savoir de l'effet produit sur
l'empereur et son cabinet par l'arrivée des dépêches de M. de Kisseleff.

«Le vice-chancelier a désiré savoir comment j'avais été reçu au cercle
de la cour et ce que l'empereur m'avait dit. Je l'ai mis au courant.
C'est la première fois que Sa Majesté m'a parlé de M. de Barante. Si
elle avait jusqu'ici gardé le silence sur son compte, ce n'était
point par indifférence: Votre Excellence sait quelle estime l'empereur
professe pour l'ambassadeur du roi.

«Enfin, monsieur, voici ce qui me paraît le plus important: hier une
personne en qui j'ai confiance m'a parlé du départ de M. de Pahlen, qui
aura lieu dans une semaine. Il passera quinze jours en Courlande et
se rendra de là à Carlsbad vers la fin de mai. Cette personne m'a dit
qu'elle savait, et elle peut le savoir, que l'empereur était dans de
bonnes dispositions, que le retour des ambassadeurs dépendait maintenant
beaucoup de nous, qu'on ne devait pas exiger que l'empereur fît des
avances, mais que, si nous consentions à faire rencontrer à temps M.
de Barante avec M. de Pahlen à Carlsbad, elle croyait pouvoir me dire
qu'avant peu M. de Pahlen serait à Paris et M. de Barante à Pétersbourg.

«Comme j'ai demandé à cette personne si elle avait quelques données
nouvelles pour me parler ainsi, elle m'a répondu affirmativement...»

P.-S. 3 mai, à deux heures.

«J'arrive du cercle de la cour tenu à l'occasion de la fête de Sa
Majesté l'impératrice. L'empereur, en s'approchant de moi, m'a dit:
«Bonjour, mon cher, avez-vous quelque chose de nouveau de Paris?--Rien,
sire, depuis le courrier que j'ai reçu il y a huit jours.--Quand
verrons-nous M. de Barante?» Un peu étonné de cette question si
inattendue, j'ai regardé Sa Majesté; elle souriait, j'ai souri aussi, et
après un moment d'hésitation je lui ai répondu que je n'en savais encore
rien. Son sourire a continué, et l'empereur a passé en faisant un signe
d'intelligence qui semblait dire que nous nous entendions.

«Il faut qu'il se soit opéré un bien grand changement pour que Sa
Majesté m'ait adressé une pareille question pendant le cercle. De sa
part, ce sont des avances, et sûrement c'est ainsi qu'il le considère.
Probablement qu'en m'interrogeant ainsi l'empereur pensait que j'avais
connaissance des conversations qu'il doit avoir eues avec M. de
Nesselrode et des dépêches qu'il a fait écrire à Paris; tandis que M. de
Nesselrode, que je venais de saluer, ne m'en avait rien dit.

«Maintenant si, comme je le crois, il s'imagine que la glace est rompue,
il doit être impatient de connaître ce que nous ferons, comment nous
accueillerons les dépêches qu'on envoie aujourd'hui à Paris. J'ignore
ce qu'il a fait de son côté, j'ignore quels ordres sont donnés à M. de
Pahlen; mais il me paraît que votre conversation avec M. de Kisseleff a
déterminé chez lui quelque résolution. L'impératrice m'a demandé aussi
des nouvelles de M. de Barante.»

M. d'André se trompait, l'empereur Nicolas n'avait point pris de
résolution nouvelle; mais à en juger par le langage de son ministre,
ses dispositions persistaient à se montrer favorables en même temps
qu'immobiles. M. Guizot écrivit au baron d'André:

29º _M. Guizot au baron d'André._

20 mai 1843.

«Les communications que m'avait faites M. de Kisseleff et la
conversation que j'avais eue avec lui le 5 avril dernier en ont amené
de nouvelles. Il est venu le 14 de ce mois me donner lecture de deux
dépêches et d'une lettre particulière de M. le comte de Nesselrode en
date du 2 mai.

«La première dépêche roule sur la conclusion des affaires de Servie. M.
de Nesselrode nous remercie de nouveau de notre attitude impartiale et
réservée. Il affirme que la Russie était pleinement dans son droit et
nous envoie un mémorandum destiné à l'établir. En rendant justice à
notre équité, il proteste d'ailleurs contre ce que j'avais dit le 5
avril à M. de Kisseleff sur les efforts du cabinet russe en 1840 pour
nous brouiller avec l'Angleterre.

«J'ai accepté les remerciements de M. de Nesselrode, et j'ai maintenu
mon dire sur 1840: «Permettez, ai-je dit, que je garde le mérite de
notre impartialité en 1843. Je ne puis douter du travail de votre
cabinet en 1840 pour amener ou aggraver notre dissidence avec
l'Angleterre. L'empereur en a témoigné hautement sa satisfaction. M. de
Barante me l'a mandé dans le temps. Nous n'avons pas voulu vous rendre
la pareille en poussant à votre brouillerie avec la Porte. Nous n'avons
pas imité 1840, mais nous ne l'avons pas oublié.»

«La seconde dépêche se rapporte aux affaires de Grèce. M. de Nesselrode
se félicite du concert des trois cours, approuve complétement nos vues,
et me communique les nouvelles instructions qu'il a adressées à M. de
Catacazy pour lui prescrire de seconder en tout ses deux collègues et
d'agir selon les ordres de la conférence de Londres.

«Je me suis félicité à mon tour de la bonne intelligence des trois
cours, et j'ai témoigné mon désir que M. de Catacazy se conformât
pleinement aux excellentes instructions qu'il recevait. Insistez sur ce
point auprès de M. de Nesselrode. A Athènes plus que partout ailleurs,
les relations personnelles des agents, leur manie de patronage, leur
facilité à se laisser entraîner dans les passions et les querelles
des coteries locales, ont bien souvent altéré la politique de leurs
gouvernements et aggravé le mal qu'ils étaient chargés de combattre. Il
ne conviendrait, je pense, à la Russie pas plus qu'à nous que la Grèce
fût bouleversée et devînt le théâtre de désordres très-embarrassants
d'abord et bientôt très-graves. Pour que l'action commune de nos
représentants soit efficace, il est indispensable que leurs procédés
de tous les moments, leurs conversations familières avec la clientèle
grecque qui les entoure, soient en harmonie avec leur attitude et leurs
paroles officielles. Quand trois grands cabinets se disent sérieusement
qu'ils veulent la même chose, je ne comprendrais pas qu'ils ne vinssent
pas à bout de l'accomplir, et qu'ils se laissassent détourner de leur
but ou embarrasser dans leur route par des habitudes ou des manies
d'agents secondaires. C'est pourtant là notre écueil à Athènes. Je le
signale aussi à Londres, et je prie qu'on adresse à sir Edmond Lyons les
mêmes recommandations.

«Après ces deux dépêches, M. de Kisseleff m'a donné à lire une longue
lettre particulière de M. de Nesselrode en réponse à notre conversation
du 5 avril. J'ai tort de dire en réponse, car cette lettre ne répond
point directement à ce que j'avais dit à M. de Kisseleff sur l'attitude
et les procédés de l'empereur envers le roi et la France depuis 1830. M.
de Nesselrode y commence par m'engager à ne plus revenir sur ce qui a eu
lieu entre nos deux gouvernements avant la formation du cabinet actuel.
C'est du passé, dit-il, et M. Guizot n'y est pour rien. M. de Nesselrode
ne demande pas mieux, lui, que de n'en plus parler et de partir
d'aujourd'hui comme d'une époque nouvelle. Il expose ensuite, avec
détail et habilement, deux idées: 1º par quels motifs le cabinet russe
ne nous a pas fait de plus fréquentes et plus intimes communications
sur les affaires européennes; 2º quels changements sont survenus, depuis
1840, dans les relations des grandes puissances, notamment de la France
et de l'Angleterre, et pourquoi nous faisons bien de suivre aujourd'hui
la bonne politique, c'est-à-dire de ne chercher à brouiller la Russie
avec personne, attendu que nous ne retrouverions pas, avec l'Angleterre,
l'alliance intime que des circonstances particulières, entre autres la
présence d'un cabinet whig, avaient amenée de 1830 à 1840, mais qui ne
saurait se renouer aujourd'hui.

«M. de Nesselrode met beaucoup de soin à développer ceci: évidemment
l'idée du rétablissement de l'intimité entre la France et l'Angleterre
le préoccupe, et il désirerait nous en démontrer et s'en démontrer à
lui-même l'impossibilité. Je n'ai fait aucune observation à ce sujet.

«Du reste, M. de Kisseleff, qui m'avait à peine interrompu deux ou
trois fois par quelques paroles, m'a promis de transmettre, avec une
scrupuleuse exactitude, à M. de Nesselrode ce que je venais de lui dire.
Je ne saurais trop me louer du langage du vice-chancelier de l'empereur
à mon égard: j'y ai trouvé ce qui m'honore, ce qui me touche le plus,
une estime sérieuse, gravement et simplement exprimée. Je désire que
vous témoigniez à M. de Nesselrode combien j'y suis sensible.»

Pendant que cette correspondance entre Paris et Saint-Pétersbourg
suivait son cours, le baron Edmond de Bussierre, alors ministre du roi à
Dresde, écrivit à M. Guizot, le 14 juin 1843.

30º _M. le baron de Bussierre à M. Guizot._

«M. le comte de Pahlen est à Dresde depuis trois jours. Il a mis un
empressement obligeant à venir me chercher dès son arrivée. Il a dîné
hier chez moi avec M. de Zeschau et tous mes collègues. Il part demain
pour Carlsbad. Nous n'avons pas échangé un seul mot sur ses projets
ultérieurs. Je sais toutefois que l'espoir de rencontrer M. de Barante
en Bohême le préoccupe assez vivement; plusieurs personnes, évidemment
chargées par lui de me pressentir sur la probabilité de cette rencontre,
m'ont fort inutilement assailli de questions; on ne les a pas épargnées
davantage à M. Ernest de Barante. Il est certain, d'après tout ce qui
nous revient de Pétersbourg, qu'on y sent le besoin d'un retour à de
meilleurs rapports, et que la situation actuelle pèse à l'empereur
lui-même; il n'en est pas encore au point de venir sincèrement à
nous, mais il ne veut pas qu'on croie en Europe que la porte lui soit
définitivement fermée: cette impossibilité trop éclatante d'un accord
avec la France affaiblit les ressorts et fausse les combinaisons de
sa politique; il s'en trouve amoindri sur tous les points, et
particulièrement dans ses relations avec la Prusse.

«Ce sera, sans aucun doute, un motif de plus aux yeux de Votre
Excellence pour ne rien faire qu'à de très-bonnes conditions. Un
rapprochement auquel le gouvernement du roi semblerait se prêter avec
trop de facilité produirait un effet fâcheux en Allemagne. On y sait à
merveille combien la Russie désire ce rapprochement; on trouve donc tout
naturel qu'elle en fasse les frais.»

«31º _Le baron d'André à M. Guizot._

«Monsieur,

«Dès que le courrier Alliot m'eut remis vos dépêches, je demandai à voir
M. de Nesselrode. Je lui parlai du nouvel entretien que vous aviez
eu avec M. de Kisseleff, et après avoir échangé quelques paroles, je
laissai au vice-chancelier votre lettre particulière du 20 mai, afin
qu'il pût la lire à loisir et la montrer à l'empereur. En la prenant, M.
de Nesselrode me dit qu'il craignait que nous n'allassions un peu vite.
Je répondis au vice-chancelier qu'il valait mieux s'expliquer et prévoir
les conséquences de toute démarche avant de l'entreprendre, qu'il serait
fâcheux, par exemple, de voir les ambassadeurs retourner à leur poste
sans savoir préalablement sur quoi compter.

«--Mais remarquez, me dit M. de Nesselrode, qu'il n'a jamais été
question du retour des ambassadeurs dans mes lettres, et que c'est M.
Guizot qui, le premier, en a parlé à M. de Kisseleff.

«--Je sais très-bien, monsieur le comte, que chacun de nous a la
prétention de ne point faire des avances; mais si M. Guizot a parlé des
ambassadeurs à M. de Kisseleff, c'est parce qu'il a voulu répondre à
ce que Sa Majesté m'a fait l'honneur de me dire au cercle de la cour
lorsqu'elle m'a demandé quand reviendrait M. de Barante.»

«En quittant M. de Nesselrode, il m'a promis de me faire savoir quand
il pourrait me rendre ma lettre. Douze jours se sont écoulés depuis.
Pendant ce temps, j'ai cherché à connaître quelle avait été d'abord
l'impression produite sur l'empereur par les dépêches venues de Paris.
Ce que j'en ai appris m'a fait voir aussitôt qu'elles avaient modifié
les dispositions de Sa Majesté. Vous voyez que les choses sont
complétement changées.

«Maintenant, m'a-t-on dit, c'est une question qu'il faut laisser en
repos, sauf à la reprendre plus tard. Les affaires générales doivent
amener la solution des affaires personnelles. Si les ambassadeurs
avaient repris leur poste, il est probable que l'empereur, abandonnant
peu à peu ses préjugés, serait arrivé à une appréciation plus juste des
convenances et de ses véritables intérêts.

«Mes informations et cette opinion n'avaient point cependant un
caractère assez positif pour les communiquer à Votre Excellence
avant d'avoir obtenu le second rendez-vous que m'avait annoncé M. de
Nesselrode. Je savais qu'il avait vu l'empereur, qu'il devait le revoir
encore, et j'attendais. Hier enfin, j'ai été prié de passer chez lui. Il
m'a d'abord donné à lire une dépêche sur les affaires de Grèce dont vous
aurez connaissance. Je lui ai demandé ensuite s'il n'avait rien de plus
à m'apprendre. «Non, voilà tout.--Cependant?...--Je n'ai rien à vous
dire.»

«Après un moment de silence, M. de Nesselrode m'a pourtant raconté qu'il
allait écrire à M. de Kisseleff une lettre qui serait communiquée à
Votre Excellence, et qui répondrait à votre lettre particulière du 20
mai. «Entre nous, a continué le vice-chancelier, rappelant ce qu'il
m'avait dit dans mon premier entretien, je crois que votre gouvernement
a été un peu trop vite. Pour le moment, il n'y a point à s'occuper
de quelques-unes des questions qui ont été agitées dans les lettres
particulières que vous m'avez données à lire. L'empereur a trouvé qu'on
lui imposait des conditions, et cela a détruit le bon effet du premier
compte rendu. Au reste, a-t-il ajouté, si les choses sont gâtées, elles
sont loin de l'être à tout jamais, et à la première occasion on pourra
les reprendre.»

«J'ai répondu à M. de Nesselrode que je regrettais beaucoup que
l'empereur eût donné une aussi fausse interprétation aux intentions
du gouvernement du roi en admettant qu'on voulait lui imposer des
conditions, que j'affirmais que vous n'aviez eu d'autre pensée que celle
de vous expliquer franchement et dignement, afin de ne point exposer
à des mécomptes, faute de s'être mal compris, les souverains de deux
grands États.

«M. de Nesselrode, qui ne peut assurément partager l'opinion de
l'empereur, et qui connaît, tout comme nous, la vraie cause de cette si
grande susceptibilité, a préféré ne rien dire de plus, et terminer ainsi
notre entretien.

«Quelques confidences récentes me feraient supposer que l'empereur
laissera croire à son entourage qu'on a voulu lui mettre le marché à la
main, et que, s'il n'y a pas rapprochement entre les deux pays, c'est
plutôt au gouvernement du roi qu'il faut en attribuer la cause. Je ne
comprends pas comment de bonne foi on pourrait maintenir une pareille
assertion qui ne saurait avoir été mise en avant, si elle l'a été
réellement, que pour masquer un amour-propre excessif contre lequel,
depuis douze ans, tout raisonnement vient se briser.»

32º _M. Guizot à M. le baron d'André._

8 juillet 1843.

«Monsieur le baron,

«Aussitôt après l'arrivée de M. de Breteuil, vous irez trouver M. le
comte de Nesselrode et vous lui donnerez à lire la dépêche ci-jointe.
Pour peu qu'il vous témoigne le désir de la faire connaître à
l'empereur, vous prendrez sur vous de la lui laisser. Je désire qu'elle
soit mise textuellement sous les yeux de l'empereur.

«Je n'ai rien à y ajouter pour vous-même. Si M. de Nesselrode engage
avec vous quelque conversation, la dépêche vous indique clairement dans
quel esprit et sur quel ton parfaitement simple, tranquille et froid,
vous y devez entrer. Laissez sentir que, bien que la modération générale
de notre conduite n'en doive être nullement altérée, il y a là cependant
une question et un fait dont l'importance politique est grande et
inévitable.»

«_M. Guizot à M. le baron d'André._

Paris, 8 juillet 1843.

«Monsieur le baron,

«M. de Kisseleff est venu le 27 juin me donner communication d'une
dépêche de M. le comte de Nesselrode, en date du 14 du même mois,
qui répond à mes entretiens des 5 avril et 14 mai avec M. le chargé
d'affaires de Russie, entretiens que je vous ai fait connaître par mes
lettres particulières des 25 avril et 20 mai.

«M. le comte de Nesselrode parait penser que j'ai pris l'initiative
de ces entretiens et des explications auxquelles ils m'ont conduit,
notamment en ce qui concerne le retour des ambassadeurs à Paris et à
Saint-Pétersbourg. Je me suis arrêté en lisant ce passage de sa dépêche,
et j'ai rappelé à M. de Kisseleff que la première origine de nos
entretiens avait été la phrase par laquelle, dans sa dépêche du 21 mars,
M. le comte de Nesselrode, en le chargeant de me féliciter du résultat
de la discussion sur les fonds secrets, me supposait envers la Russie
des dispositions peu favorables. Je ne pouvais évidemment passer sous
silence cette supposition, et ne pas m'expliquer sur mes dispositions
ainsi méconnues ou mal comprises. Si M. le comte de Nesselrode n'avait
fait que m'adresser les félicitations par lesquelles se terminait sa
dépêche, je n'aurais songé à rien de plus qu'à l'en remercier; mais,
en m'attribuant envers la Russie des dispositions peu favorables, il
m'imposait l'absolue nécessité de désavouer cette supposition, et de ne
laisser lieu, sur mes sentiments et sur leurs motifs, à aucun doute, à
aucune méprise. Ainsi ont été amenés mon premier entretien avec M. de
Kisseleff et les explications que j'y ai données.

«Quant au retour des ambassadeurs, l'empereur vous ayant demandé le
3 mai au cercle de la cour: «Quand reverrons-nous M. de Barante?»
je pouvais encore moins me dispenser de répondre, dans mon second
entretien, à une question si positive, et je n'y pouvais répondre sans
exprimer avec une complète franchise la pensée du gouvernement du roi à
cet égard et ses motifs.

«Je n'ai rappelé ces détails à M. de Kisseleff, et je n'y reviens avec
vous aujourd'hui que parce que M. de Nesselrode dit à deux ou trois
reprises, dans sa dépêche, que j'ai pris l'initiative des explications,
que je les ai données spontanément. J'aurais pu les donner spontanément,
car elles n'avaient d'autre but que de mettre les relations des deux
cours sur un pied de parfaite vérité et de dignité mutuelle; mais il est
de fait que j'ai été amené à les donner, et par l'obligeant reproche
que me faisait M. de Nesselrode dans sa dépêche du 21 mars, et par
la bienveillante question que l'empereur vous a adressée le 3 mai. Je
n'aurais pu, sans manquer à mon devoir et à la convenance, passer sous
silence de telles paroles.

«M. le comte de Nesselrode pense qu'après être entrés dans les
explications que je rappelle, nous avons été trop pressés d'en atteindre
le but et trop péremptoires dans notre langage. Si les ambassadeurs
étaient revenus à leur poste, l'amélioration des relations entre les
deux cours aurait pu arriver successivement et sans bruit. Nous avons
voulu une certitude trop positive et trop soudaine.

«Ici encore j'ai interrompu ma lecture: «Je ne saurais, ai-je dit à M.
de Kisseleff, accepter ce reproche; à mon avis, ce que j'ai fait aurait
dû être fait, ce que j'ai dit aurait dû être dit il y a douze ans. Dans
les questions où la dignité est intéressée, on ne saurait s'expliquer
trop franchement, ni trop tôt; elles ne doivent jamais être livrées
à des chances douteuses, ni laissées à la merci de personne. Sans
le rétablissement de bonnes et régulières relations entre les deux
souverains et les deux cours, le retour des ambassadeurs eût manqué
de vérité et de convenance. Le roi a mieux aimé s'en tenir aux chargés
d'affaires.»

«L'empereur, poursuit M. le comte de Nesselrode dans sa dépêche, ne peut
accepter des conditions ainsi péremptoirement indiquées. Puisque, dans
l'état actuel des relations, le roi préfère des chargés d'affaires,
l'empereur s'en remet à lui de ce qui convient à cet égard.

«Nous n'avons jamais songé, ai-je dit, à imposer des conditions. Quand
on ne demande que ce qui vous est dû, ce ne sont pas des conditions
qu'on impose, c'est son droit qu'on réclame. Nous avons dit simplement,
franchement, et dans un esprit sincère, ce que nous regardons comme
imposé, point à l'empereur, mais à nous-mêmes, par notre propre
dignité.»

«La dépêche se termine par la déclaration que les dispositions du
cabinet de Saint-Pétersbourg, quant aux relations et aux affaires des
deux pays, demeureront également bienveillantes. J'ai tenu à M. de
Kisseleff le même langage. Le gouvernement du roi a déjà prouvé qu'il
savait tenir sa politique en dehors, je pourrais dire au-dessus de
toute impression purement personnelle. Il continuera d'agir, en toute
circonstance, avec la même modération et la même impartialité. Il ne
voit, en général, dans les intérêts respectifs de la France et de la
Russie, que des motifs de bonne intelligence entre les deux pays, et
si, depuis douze ans, leurs rapports n'ont pas toujours présenté ce
caractère, c'est que les relations des deux souverains et des deux cours
n'étaient pas en complète harmonie avec ce fait essentiel. La régularité
de ces relations, et M. le comte de Nesselrode peut se rappeler que nous
l'avons souvent fait pressentir, est donc elle-même une question grave
et qui importe à la politique des deux États. Le gouvernement du roi a
accepté l'occasion, qui lui a été offerte, de s'en expliquer avec une
sérieuse franchise, et dans l'intérêt de l'ordre monarchique européen,
comme pour sa propre dignité, il maintiendra ce qu'il regarde comme le
droit et la haute convenance des trônes.»

FIN DES PIÈCES HISTORIQUES DU TOME SIXIÈME.



                         TABLE DES MATIÈRES

                          DU TOME SIXIÈME.


CHAPITRE XXXIV.

LES OBSÈQUES DE NAPOLÉON.--LES FORTIFICATIONS DE PARIS.

Ma situation et ma disposition personnelles dans le cabinet du 29
octobre 1840.--Des amis politiques.--Des divers principes et mobiles de
la politique extérieure.--Quelle politique extérieure est en
harmonie avec l'état actuel et les tendances réelles de la
civilisation.--Caractère de l'isolement de la France après le traité
du 15 juillet 1840.--Débats de l'Adresse dans les deux Chambres à
l'ouverture de la session de 1840-1841.--Arrivée à Cherbourg du prince
de Joinville ramenant de Sainte-Hélène, sur la frégate _la Belle-Poule_,
les restes de l'empereur Napoléon.--Voyage du cercueil du Havre à
Paris.--État des esprits sur la route.--Cérémonie des obsèques aux
Invalides.--Conduite du gouvernement de Juillet envers la mémoire
de l'empereur Napoléon.--Fortifications de Paris.--Vauban
et Napoléon.--Études préparatoires.--Divers systèmes de
fortifications.--Comment fut prise la résolution
définitive.--Présentation, discussion et adoption du projet de
loi.--Opinion de l'Europe sur cette mesure.


CHAPITRE XXXV.

AFFAIRES D'ORIENT.--CONVENTION DU 13 JUILLET 1841.

Situation de la France après le traité du 15 juillet 1840.--Caractère
de son isolement et de ses armements.--Dispositions des cabinets
européens.--Dépêche de lord Palmerston du 2 novembre 1840.--Son effet
en France.--Prise de Saint-Jean d'Acre par les Anglais.--Méhémet-Ali
est menacé en Égypte.--Mission du baron Mounier à Londres.--Paroles du
prince de Metternich.--Le commodore Napier arrive devant Alexandrie,
décide Méhémet-Ali à traiter, et conclut avec lui une convention qui lui
promet l'hérédité de l'Égypte.--Colère du sultan et de lord Ponsonby
en apprenant cette nouvelle.--La convention Napier est désavouée
à Constantinople, quoique approuvée à Londres.--Conférence
des plénipotentiaires européens à Constantinople avec
Reschid-Pacha.--Hatti-shériff du 13 février 1841, qui n'accorde
à Méhémet-Ali qu'une hérédité incomplète et précaire de
l'Égypte.--Entretien de lord Palmerston avec Chékib-Effendi.--Notre
attitude expectante et nos précautions.--Projet d'un protocole et
d'une convention nouvelle pour faire rentrer la France dans le concert
européen.--Conditions que nous y attachons.--J'autorise le baron de
Bourqueney à parafer, mais non à signer définitivement les deux actes
projetés.--Travail du prince de Metternich à Constantinople.--Changement
du ministère turc.--Nouvelles hésitations de la Porte.--Elle cède enfin
et accorde l'hérédité de l'Égypte à Méhémet-Ali, par un nouveau firman
du 25 mai 1841.--Nouveau délai à Londres pour la signature du
protocole et de la convention.--La chute du ministère whig est
imminente.--Méhémet-Ali accepte le firman du 25 mai 1841.--J'autorise
le baron de Bourqueney à signer la convention; elle est signée le 13
juillet 1841.--Résumé de la négociation et de ses résultats.


CHAPITRE XXXVI.

LE DROIT DE VISITE.

Lord Palmerston me demande de signer le nouveau traité préparé en
1840 pour la répression de la traite des nègres.--Mon refus et ses
causes.--Avénement du cabinet de sir Robert Peel et lord Aberdeen.--Je
consens alors (le 20 décembre 1841) à signer le nouveau traité.--Premier
débat dans la chambre des députés à ce sujet.--Amendement de M. Jacques
Lefebvre dans l'adresse.--Vraie cause de l'état des esprits.--J'ajourne
la ratification du nouveau traité.--Attitude du cabinet anglais.--Les
ratifications sont échangées à Londres entre les autres puissances et
le protocole reste ouvert pour la France.--Nouveaux débats dans les
deux chambres contre le droit de visite et les conventions de 1831 et
1833.--Nous refusons définitivement la ratification du traité du
20 décembre 1841.--Modération et bon vouloir de lord Aberdeen.--Le
protocole du 19 février 1842 est clos et le traité du 20 décembre 1841
est annulé pour la France.--A l'ouverture de la session 1843-1844, un
paragraphe inséré dans l'adresse de la chambre des députés exprime
le voeu de l'abolition du droit de visite.--Pourquoi je n'entre pas
aussitôt en négociation avec le gouvernement anglais à ce sujet.--Visite
de la reine Victoria au château d'Eu.--Son effet en France et en
Europe.--Je prépare la négociation pour l'abolition du droit de
visite.--Dispositions de lord Aberdeen et de sir Robert Peel.--Nouveaux
débats à ce sujet dans les chambres à l'ouverture de la session de
1844.--Visite de l'empereur Nicolas an Angleterre.--Visite du roi
Louis-Philippe à Windsor.--Je l'y accompagne.--- Négociation entamée
pour l'abolition du droit de visite.--Comment ce droit peut-il être
remplacé pour la répression de la traite?--Le duc de Broglie et le
docteur Lushington sont nommés pour examiner cette question.--Leur
réunion à Londres.--Nouveau système proposé.--Il est adopté et
remplace le droit de visite en vertu d'un traité conclu le 25 mai
1845.--Présentation, adoption et promulgation d'une loi pour l'exécution
de ce traité.


CHAPITRE XXXVII.

AFFAIRES DIVERSES A L'EXTÉRIEUR.

(1840-1842)

État de la Syrie après l'expulsion de Méhémet-Ali.--Guerre entre les
Druses et les Maronites.--Impuissance et connivence des autorités
turques.--Mes démarches en faveur des Maronites chrétiens.--Dispositions
du prince de Metternich;--de lord Aberdeen.--Le baron de Bourqueney et
sir Stratford Canning à Constantinople.--Résistance obstinée de la Porte
à nos demandes pour les chrétiens.--Sarim-Effendi.--Plan du prince de
Metternich pour le gouvernement du Liban.--Nous l'adoptons, faute de
mieux.--La Porte finit par céder.--Mon opinion sur les Turcs et leur
avenir.--État de la Grèce en 1841.--Mission de M. Piscatory en Grèce;
son but.--Ce que j'en fais dire à lord Aberdeen.--Il donne à sir Edmond
Lyons des instructions analogues.--Notre inquiétude et notre attitude
envers le bey de Tunis.--Méfiances du Cabinet anglais à ce sujet.--Mes
instructions au prince de Joinville.--Mission de M. Plichon.--Affaires
de l'Algérie.--Situation des consuls étrangers en Algérie.--Vues
sur l'avenir de la France en Afrique.--Comptoirs établis sur la
côte occidentale d'Afrique.--La côte orientale d'Afrique et
Madagascar.--Prise de possession des îles Mayotte et Nossi-bé.--Traité
avec l'Iman de Mascate.--Question de l'union douanière entre la France
et la Belgique.--Négociations à ce sujet.--Mon opinion sur cette
question.--Traités de commerce du 16 juillet 1843 et du 13 décembre 1845
avec la Belgique.--Affaires d'Espagne.--Rivalité et méfiance obstinée
de l'Angleterre envers la France en Espagne.--La reine Christine
à Paris.--Régence d'Espartero--Insurrection et défaite des
_christinos_.--Notre politique générale en Espagne.--M. de Salvandy est
nommé ambassadeur en Espagne.--Accueil qu'il reçoit en route.--Question
de la présentation de ses lettres de créance.--Espartero ne veut pas
qu'il les remette à la reine Isabelle.--Attitude de M. Aston, ministre
d'Angleterre à Madrid.--M. de Salvandy revient en France.--Instructions
de lord Aberdeen à M. Aston.--Incident entre la France et la
Russie.--Le comte de Pahlen quitte Paris en congé.--Par quel motif.--Mes
instructions à M. Casimir Périer, chargé d'affaires de France
en Russie.--Colère de l'empereur Nicolas.--Vaines tentatives de
rapprochement.--Persévérance du roi Louis-Philippe.--Les ambassadeurs de
France et de Russie ne retournent pas à leurs postes et sont remplacés
par des chargés d'affaires.


CHAPITRE XXXVIII.

AFFAIRES DIVERSES A L'INTÉRIEUR.

(1840-1842)

Situation du cabinet du 29 octobre 1840 à l'intérieur.--Idées
politiques et philosophiques accréditées et puissantes comme moyens
d'opposition.--Appréciation sommaire de ces idées.--En quoi elles
sont fausses et par quelle cause.--Comment elles devraient être
combattues.--Insuffisance de nos armes pour cette lutte.--Attentat
commis contre le duc d'Aumale et les Princes, ses frères, le 13
septembre 1841.--Entrée du duc d'Aumale et du 17e régiment d'infanterie
légère dans la cour des Tuileries.--Complot lié à l'attentat.--M. Hébert
est nommé procureur général près la cour royale de Paris.--Procès
de Quénisset et de ses complices devant la cour des pairs.--Débats
législatifs.--Lois sur le travail des enfants dans les
manufactures;--Sur l'expropriation pour cause d'utilité publique;--Sur
les grands travaux publics;--Sur le réseau général des chemins
de fer.--Propositions de M. Ganneron sur les incompatibilités
parlementaires; de M. Ducos sur la réforme électorale.--Discussion
et rejet de ces propositions.--Opération du recensement pour la
contribution personnelle et mobilière et pour celle des portes et
fenêtres.--Troubles à ce sujet.--Inquiétudes de M. Humann.--Il
est fermement soutenu.--Sa mort subite.--Son remplacement par M.
Lacave-Laplagne.--Le général Bugeaud est nommé gouverneur général de
l'Algérie.--Ses relations et sa correspondance avec moi.--Ses premières
campagnes.--Clôture de la session de 1841-1842.



PIÈCES HISTORIQUES

I.

1º Protocole de clôture de la question d'Égypte, signé à Londres le 10
juillet 1841.

2º Convention pour la clôture des détroits du Bosphore et des
Dardanelles, signée à Londres le 13 juillet 1841.

II.

Texte anglais de l'extrait du discours prononcé par lord
Palmerston devant ses électeurs (_Morning-Chronicle_ du 30 juin
1841).

III.

Lettre de lord Palmerston à M. Bulwer, communiquée à M. Guizot (texte
anglais).

IV.

Pleins pouvoirs donnés à M. le comte de Sainte-Aulaire à l'effet de
signer un traité relatif à la répression de la traite des noirs avec
l'Autriche, la Grande-Bretagne, la Prusse et la Russie (20 novembre
1841).

V.

M. Guizot à M. le comte de Sainte-Aulaire, ambassadeur de France à
Londres.

VI.

Mémento pour les ministres d'Autriche, de Prusse et de Russie.
--Conférence du 19 février 1842.

VII.

1º Déclaration du comte de Sainte-Aulaire au comte d'Aberdeen que le
gouvernement du roi n'ayant pas l'intention de ratifier le traité du
20 décembre 1841, le protocole ne doit plus rester ouvert pour la
France.

2º Protocole de la conférence, tenue au Foreign-office le 9 novembre
1842. Présents: les plénipotentiaires d'Autriche, de la Grande-Bretagne,
de Prusse et de Russie.

VIII.

M. Guizot à M. le comte de Sainte-Aulaire.

IX.

Lord Aberdeen à lord Cowley.

X.

Note du duc de Broglie sur les motifs et la légitimité de l'abrogation
des conventions de 1831 et 1833.

XI.

Premier projet d'un nouveau mode de répression de la traite remis par le
duc de Broglie au docteur Lushington.

XII.

Note du duc de Broglie sur le projet du docteur Lushington pour
remplacer les conventions de 1831 et 1833.

XIII.

Traité signé à Londres, le 29 mai 1845, pour l'abrogation des
conventions de 1831 et 1833 et leur remplacement par un nouveau mode de
répression de la traite des nègres.

XIV.

1º Dépêche adressée par M. Guizot, le 11 mars 1841, aux ambassadeurs et
ministres de France à Londres, Vienne; Berlin et Saint-Pétersbourg, sur
les affaires de Grèce.

2º M. Guizot à M. de Lagrené, ministre de France à
Athènes.

3º M. Guizot à M. de Lagrené, ministre de France à
Athènes.

XV.

M. Guizot à Son Altesse Royale Monseigneur le prince de Joinville,
commandant l'escadre française dans la Méditerranée.

XVI.

1º M. Guizot, ministre des affaires étrangères, à M. le comte de
Salvandy, ambassadeur de France en Espagne.

2º M. Guizot, ministre des affaires étrangères, aux représentants du roi
près les cours de Londres, Vienne, Berlin, etc.

3º Texte anglais de la lettre du comte d'Aberdeen à M. Aston, ministre
d'Angleterre en Espagne.

XVII.

Correspondance entre M. Guizot, ministre des affaires étrangères et M.
Casimir Périer, chargé d'affaires à Saint-Pétersbourg.

1º M. Guizot à M. Casimir Périer.
2º M. Casimir Périer à M. Guizot.
3º M. Casimir Périer à M. Guizot.
4º M. Casimir Périer à M. Guizot.
5º M. Guizot à M. Casimir Périer.
6º M. Guizot à M. Casimir Périer.
7º M. Guizot à M. le comte de Flahault, ambassadeur à Vienne.
8º M. Guizot à M. Casimir Périer.
9º M. Casimir Périer à M. Guizot.
10º Le même au même.
11º Le même au même.
12º Le même au même.
13º Le même au même.
14º Le même au même.
15º Le même au même.
16º M. Guizot à M. Casimir Périer.
17º Le même au même.
18º M. Casimir Périer à M. Guizot.
19º M. Guizot à M. Casimir Périer.
20º M. Guizot à M. le comte de Flahault.
21º M. Guizot à M. Casimir Périer.
22º M. Casimir Périer à M. Guizot.
23º Le même au même.
24º Le même au même.
25º M. Guizot à M. Casimir Périer.
Copie d'une dépêche de M. le comte de Nesselrode à M. de Kisseleff.
Le comte de Nesselrode à M. de Kisseleff.
26º 13 avril 1843.
27º Lettre à M. le baron d'André, chargé d'affaires à Saint-Pétersbourg.
28º Le baron d'André à M. Guizot.
29º M. Guizot au baron d'André.
30º M. le baron de Bussierre à M. Guizot.
31º Le baron d'André à M. Guizot.
32º M. Guizot à M. le baron d'André.
33º M. Guizot à M. le baron d'André.


FIN DE LA TABLE DU TOME SIXIÈME.



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PARIS.--IMPRIMÉ CHEZ BONAVENTURE ET DUCESSOIS.





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