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Title: Les misérables Tome V - Jean Valjean
Author: Hugo, Victor, 1802-1885
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Les misérables Tome V - Jean Valjean" ***


Victor Hugo

LES MISÉRABLES

Tome V--JEAN VALJEAN

(1862)



TABLE DES MATIÈRES


Livre premier--La guerre entre quatre murs

Chapitre I La Charybde du faubourg Saint-Antoine et la Scylla
    du faubourg du Temple
Chapitre II Que faire dans l'abîme à moins que l'on ne cause?
Chapitre III Éclaircissement et assombrissement
Chapitre IV Cinq de moins, un de plus
Chapitre V Quel horizon on voit du haut de la barricade
Chapitre VI Marius hagard, Javert laconique
Chapitre VII La situation s'aggrave
Chapitre VIII Les artilleurs se font prendre au sérieux
Chapitre IX Emploi de ce vieux talent de braconnier et de ce coup de fusil
    infaillible qui a influé sur la condamnation 1796
Chapitre X Aurore
Chapitre XI Le coup de fusil qui ne manque rien et qui ne tue personne
Chapitre XII Le désordre partisan de l'ordre
Chapitre XIII Lueurs qui passent
Chapitre XIV Où on lira le nom de la maîtresse d'Enjolras
Chapitre XV Gavroche dehors
Chapitre XVI Comment de frère on devient père
Chapitre XVII _Mortuus pater filium moriturum expectat_
Chapitre XVIII Le vautour devenu proie
Chapitre XIX Jean Valjean se venge
Chapitre XX Les morts ont raison et les vivants n'ont pas tort
Chapitre XXI Les héros
Chapitre XXII Pied à pied
Chapitre XXIII Oreste à jeun et Pylade ivre
Chapitre XXIV Prisonnier


Livre deuxième--L'intestin de Léviathan

Chapitre I La terre appauvrie par la mer
Chapitre II L'histoire ancienne de l'égout
Chapitre III Bruneseau
Chapitre IV Détails ignorés
Chapitre V Progrès actuel
Chapitre VI Progrès futur


Livre troisième--La boue, mais l'âme

Chapitre I Le cloaque et ses surprises
Chapitre II Explication
Chapitre III L'homme filé
Chapitre IV Lui aussi porte sa croix
Chapitre V Pour le sable comme pour la femme il y a une finesse
    qui est perfidie
Chapitre VI Le fontis
Chapitre VII Quelque fois on échoue où l'on croit débarquer
Chapitre VIII Le pan de l'habit déchiré
Chapitre IX Marius fait l'effet d'être mort à quelqu'un qui s'y connaît
Chapitre X Rentrée de l'enfant prodigue de sa vie
Chapitre XI Ébranlement dans l'absolu
Chapitre XII L'aïeul Livre quatrième--Javert déraillé


Livre quatrième--Javert déraillé

Chapitre I Javert déraillé


Livre cinquième--Le petit-fils et le grand-père

Chapitre I Où l'on revoit l'arbre à l'emplâtre de zinc
Chapitre II Marius, en sortant de la guerre civile, s'apprête à
    la guerre domestique
Chapitre III Marius attaque
Chapitre IV Mademoiselle Gillenormand finit par ne plus trouver mauvais
    que M. Fauchelevent soit entré avec quelque chose sous le bras
Chapitre V Déposez plutôt votre argent dans telle forêt que chez tel notaire
Chapitre VI Les deux vieillards font tout, chacun à leur façon, pour que
    Cosette soit heureuse
Chapitre VII Les effets de rêve mêlés au bonheur
Chapitre VIII Deux hommes impossibles à retrouver


Livre sixième--La nuit blanche

Chapitre I Le 16 février 1833
Chapitre II Jean Valjean a toujours son bras en écharpe
Chapitre III L'inséparable
Chapitre IV _Immortale jecur_


Livre septième--La dernière gorgée du calice

Chapitre I Le septième cercle et le huitième ciel
Chapitre II Les obscurités que peut contenir une révélation


Livre huitième--La décroissance crépusculaire

Chapitre I La chambre d'en bas
Chapitre II Autre pas en arrière
Chapitre III Ils se souviennent du jardin de la rue Plumet
Chapitre IV L'attraction et l'extinction


Livre neuvième--Suprême ombre, suprême aurore

Chapitre I Pitié pour les malheureux, mais indulgence pour les heureux
Chapitre II Dernières palpitations de la lampe sans huile
Chapitre III Une plume pèse à qui soulevait la charrette Fauchelevent
Chapitre IV Bouteille d'encre qui ne réussit qu'à blanchir
Chapitre V Nuit derrière laquelle il y a le jour
Chapitre VI L'herbe cache et la pluie efface



Livre premier--La guerre entre quatre murs



Chapitre I

La Charybde du faubourg Saint-Antoine et la Scylla du faubourg du Temple


Les deux plus mémorables barricades que l'observateur des maladies
sociales puisse mentionner n'appartiennent point à la période où est
placée l'action de ce livre. Ces deux barricades, symboles toutes les
deux, sous deux aspects différents, d'une situation redoutable,
sortirent de terre lors de la fatale insurrection de juin 1848, la plus
grande guerre des rues qu'ait vue l'histoire.

Il arrive quelquefois que, même contre les principes, même contre la
liberté, l'égalité et la fraternité, même contre le vote universel, même
contre le gouvernement de tous par tous, du fond de ses angoisses, de
ses découragements, de ses dénûments, de ses fièvres, de ses détresses,
de ses miasmes, de ses ignorances, de ses ténèbres, cette grande
désespérée, la canaille, proteste, et que la populace livre bataille au
peuple.

Les gueux attaquent le droit commun; l'ochlocratie s'insurge contre le
démos.

Ce sont là des journées lugubres; car il y a toujours une certaine
quantité de droit même dans cette démence, il y a du suicide dans ce
duel; et ces mots, qui veulent être des injures, gueux, canaille,
ochlocratie, populace, constatent, hélas! plutôt la faute de ceux qui
règnent que la faute de ceux qui souffrent; plutôt la faute des
privilégiés que la faute des déshérités.

Quant à nous, ces mots-là, nous ne les prononçons jamais sans douleur
et sans respect, car, lorsque la philosophie sonde les faits auxquels
ils correspondent, elle y trouve souvent bien des grandeurs à côté des
misères. Athènes était une ochlocratie; les gueux ont fait la Hollande;
la populace a plus d'une fois sauvé Rome; et la canaille suivait
Jésus-Christ.

Il n'est pas de penseur qui n'ait parfois contemplé les magnificences
d'en bas.

C'est à cette canaille que songeait sans doute saint Jérôme, et à tous
ces pauvres gens, et à tous ces vagabonds, et à tous ces misérables d'où
sont sortis les apôtres et les martyrs, quand il disait cette parole
mystérieuse: _Fex urbis, lex orbis._

Les exaspérations de cette foule qui souffre et qui saigne, ses
violences à contre-sens sur les principes qui sont sa vie, ses voies de
fait contre le droit, sont des coups d'État populaires, et doivent être
réprimés. L'homme probe s'y dévoue, et, par amour même pour cette foule,
il la combat. Mais comme il la sent excusable tout en lui tenant tête!
comme il la vénère tout en lui résistant! C'est là un de ces moments
rares où, en faisant ce qu'on doit faire, on sent quelque chose qui
déconcerte et qui déconseillerait presque d'aller plus loin; on
persiste, il le faut; mais la conscience satisfaite est triste, et
l'accomplissement du devoir se complique d'un serrement de coeur.

Juin 1848 fut, hâtons-nous de le dire, un fait à part, et presque
impossible à classer dans la philosophie de l'histoire. Tous les mots
que nous venons de prononcer doivent être écartés quand il s'agit de
cette émeute extraordinaire où l'on sentit la sainte anxiété du travail
réclamant ses droits. Il fallut la combattre, et c'était le devoir, car
elle attaquait la République. Mais, au fond, que fut juin 1848? Une
révolte du peuple contre lui-même.

Là où le sujet n'est point perdu de vue, il n'y a point de digression;
qu'il nous soit donc permis d'arrêter un moment l'attention du lecteur
sur les deux barricades absolument uniques dont nous venons de parler et
qui ont caractérisé cette insurrection.

L'une encombrait l'entrée du faubourg Saint-Antoine; l'autre défendait
l'approche du faubourg du Temple; ceux devant qui se sont dressés, sous
l'éclatant ciel bleu de juin, ces deux effrayants chefs-d'oeuvre de la
guerre civile, ne les oublieront jamais.

La barricade Saint-Antoine était monstrueuse; elle était haute de trois
étages et large de sept cents pieds. Elle barrait d'un angle à l'autre
la vaste embouchure du faubourg, c'est-à-dire trois rues; ravinée,
déchiquetée, dentelée, hachée, crénelée d'une immense déchirure,
contre-butée de monceaux qui étaient eux-mêmes des bastions, poussant
des caps çà et là, puissamment adossée aux deux grands promontoires de
maisons du faubourg, elle surgissait comme une levée cyclopéenne au fond
de la redoutable place qui a vu le 14 juillet. Dix-neuf barricades
s'étageaient dans la profondeur des rues derrière cette barricade mère.
Rien qu'à la voir, on sentait dans le faubourg l'immense souffrance
agonisante arrivée à cette minute extrême où une détresse veut devenir
une catastrophe. De quoi était faite cette barricade? De l'écroulement
de trois maisons à six étages, démolies exprès, disaient les uns. Du
prodige de toutes les colères, disaient les autres. Elle avait l'aspect
lamentable de toutes les constructions de la haine: la ruine. On pouvait
dire: qui a bâti cela? On pouvait dire aussi: qui a détruit cela?
C'était l'improvisation du bouillonnement. Tiens! cette porte! cette
grille! cet auvent! ce chambranle! ce réchaud brisé! cette marmite
fêlée! Donnez tout! jetez tout! poussez, roulez, piochez, démantelez,
bouleversez, écroulez tout! C'était la collaboration du pavé, du
moellon, de la poutre, de la barre de fer, du chiffon, du carreau
défoncé, de la chaise dépaillée, du trognon de chou, de la loque, de la
guenille, et de la malédiction. C'était grand et c'était petit. C'était
l'abîme parodié sur place par le tohu-bohu. La masse près de l'atome; le
pan de mur arraché et l'écuelle cassée; une fraternisation menaçante de
tous les débris; Sisyphe avait jeté là son rocher et Job son tesson. En
somme, terrible. C'était l'acropole des va-nu-pieds. Des charrettes
renversées accidentaient le talus; un immense haquet y était étalé en
travers, l'essieu vers le ciel, et semblait une balafre sur cette façade
tumultueuse, un omnibus, hissé gaîment à force de bras tout au sommet
de l'entassement, comme si les architectes de cette sauvagerie eussent
voulu ajouter la gaminerie à l'épouvante, offrait son timon dételé à on
ne sait quels chevaux de l'air. Cet amas gigantesque, alluvion de
l'émeute, figurait à l'esprit un Ossa sur Pélion de toutes les
révolutions; 93 sur 89, le 9 thermidor sur le 10 août, le 18 brumaire
sur le 21 janvier, vendémiaire sur prairial, 1848 sur 1830. La place en
valait la peine, et cette barricade était digne d'apparaître à l'endroit
même où la Bastille avait disparu. Si l'océan faisait des digues, c'est
ainsi qu'il les bâtirait. La furie du flot était empreinte sur cet
encombrement difforme. Quel flot? la foule. On croyait voir du vacarme
pétrifié. On croyait entendre bourdonner, au-dessus de cette barricade,
comme si elles eussent été là sur leur ruche, les énormes abeilles
ténébreuses du progrès violent. Était-ce une broussaille? était-ce une
bacchanale? était-ce une forteresse? Le vertige semblait avoir construit
cela à coups d'aile. Il y avait du cloaque dans cette redoute et quelque
chose d'olympien dans ce fouillis. On y voyait, dans un pêle-mêle plein
de désespoir, des chevrons de toits, des morceaux de mansardes avec leur
papier peint, des châssis de fenêtres avec toutes leurs vitres plantés
dans les décombres, attendant le canon, des cheminées descellées, des
armoires, des tables, des bancs, un sens dessus dessous hurlant, et ces
mille choses indigentes, rebuts même du mendiant, qui contiennent à la
fois de la fureur et du néant. On eût dit que c'était le haillon d'un
peuple, haillon de bois, de fer, de bronze, de pierre, et que le
faubourg Saint-Antoine l'avait poussé là à sa porte d'un colossal coup
de balai, faisant de sa misère sa barricade. Des blocs pareils à des
billots, des chaînes disloquées, des charpentes à tasseaux ayant forme
de potences, des roues horizontales sortant des décombres, amalgamaient
à cet édifice de l'anarchie la sombre figure des vieux supplices
soufferts par le peuple. La barricade Saint-Antoine faisait arme de
tout; tout ce que la guerre civile peut jeter à la tête de la société
sortait de là; ce n'était pas du combat, c'était du paroxysme; les
carabines qui défendaient cette redoute, parmi lesquelles il y avait
quelques espingoles, envoyaient des miettes de faïence, des osselets,
des boutons d'habit, jusqu'à des roulettes de tables de nuit,
projectiles dangereux à cause du cuivre. Cette barricade était forcenée;
elle jetait dans les nuées une clameur inexprimable; à de certains
moments, provoquant l'armée, elle se couvrait de foule et de tempête,
une cohue de têtes flamboyantes la couronnait; un fourmillement
l'emplissait; elle avait une crête épineuse de fusils, de sabres, de
bâtons, de haches, de piques et de bayonnettes; un vaste drapeau rouge y
claquait dans le vent; on y entendait les cris du commandement, les
chansons d'attaque, des roulements de tambours, des sanglots de femmes,
et l'éclat de rire ténébreux des meurt-de-faim. Elle était démesurée et
vivante; et, comme du dos d'une bête électrique, il en sortait un
pétillement de foudres. L'esprit de révolution couvrait de son nuage ce
sommet où grondait cette voix du peuple qui ressemble à la voix de Dieu;
une majesté étrange se dégageait de cette titanique hottée de gravats.
C'était un tas d'ordures et c'était le Sinaï.

Comme nous l'avons dit plus haut, elle attaquait au nom de la
Révolution, quoi? la Révolution. Elle, cette barricade, le hasard, le
désordre, l'effarement, le malentendu, l'inconnu, elle avait en face
d'elle l'assemblée constituante, la souveraineté du peuple, le suffrage
universel, la nation, la République; et c'était la _Carmagnole_ défiant
la _Marseillaise_.

Défi insensé, mais héroïque, car ce vieux faubourg est un héros.

Le faubourg et sa redoute se prêtaient main-forte. Le faubourg
s'épaulait à la redoute, la redoute s'acculait au faubourg. La vaste
barricade s'étalait comme une falaise où venait se briser la stratégie
des généraux d'Afrique. Ses cavernes, ses excroissances, ses verrues,
ses gibbosités, grimaçaient, pour ainsi dire, et ricanaient sous la
fumée. La mitraille s'y évanouissait dans l'informe; les obus s'y
enfonçaient, s'y engloutissaient, s'y engouffraient; les boulets n'y
réussissaient qu'à trouer des trous; à quoi bon canonner le chaos? Et
les régiments, accoutumés aux plus farouches visions de la guerre,
regardaient d'un oeil inquiet cette espèce de redoute bête fauve, par le
hérissement sanglier, et par l'énormité montagne.

À un quart de lieue de là, de l'angle de la rue du Temple qui débouche
sur le boulevard près du Château-d'Eau, si l'on avançait hardiment la
tête en dehors de la pointe formée par la devanture du magasin
Dallemagne, on apercevait au loin, au delà du canal, dans la rue qui
monte les rampes de Belleville, au point culminant de la montée, une
muraille étrange atteignant au deuxième étage des façades, sorte de
trait d'union des maisons de droite aux maisons de gauche, comme si la
rue avait replié d'elle-même son plus haut mur pour se fermer
brusquement. Ce mur était bâti avec des pavés. Il était droit, correct,
froid, perpendiculaire, nivelé à l'équerre, tiré au cordeau, aligné au
fil à plomb. Le ciment y manquait sans doute, mais comme à de certains
murs romains, sans troubler sa rigide architecture. À sa hauteur on
devinait sa profondeur. L'entablement était mathématiquement parallèle
au soubassement. On distinguait d'espace en espace, sur sa surface
grise, des meurtrières presque invisibles qui ressemblaient à des fils
noirs. Ces meurtrières étaient séparées les unes des autres par des
intervalles égaux. La rue était déserte à perte de vue. Toutes les
fenêtres et toutes les portes fermées. Au fond se dressait ce barrage
qui faisait de la rue un cul-de-sac; mur immobile et tranquille; on n'y
voyait personne, on n'y entendait rien; pas un cri, pas un bruit, pas un
souffle. Un sépulcre.

L'éblouissant soleil de juin inondait de lumière cette chose terrible.

C'était la barricade du faubourg du Temple.

Dès qu'on arrivait sur le terrain et qu'on l'apercevait, il était
impossible, même aux plus hardis, de ne pas devenir pensif devant cette
apparition mystérieuse. C'était ajusté, emboîté, imbriqué, rectiligne,
symétrique, et funèbre. Il y avait là de la science et des ténèbres. On
sentait que le chef de cette barricade était un géomètre ou un spectre.
On regardait cela et l'on parlait bas.

De temps en temps, si quelqu'un, soldat, officier ou représentant du
peuple, se hasardait à traverser la chaussée solitaire, on entendait un
sifflement aigu et faible, et le passant tombait blessé ou mort, ou,
s'il échappait, on voyait s'enfoncer dans quelque volet fermé, dans un
entre-deux de moellons, dans le plâtre d'un mur, une balle. Quelquefois
un biscaïen. Car les hommes de la barricade s'étaient fait de deux
tronçons de tuyaux de fonte du gaz bouchés à un bout avec de l'étoupe et
de la terre à poêle, deux petits canons. Pas de dépense de poudre
inutile. Presque tout coup portait. Il y avait quelques cadavres çà et
là, et des flaques de sang sur les pavés. Je me souviens d'un papillon
blanc qui allait et venait dans la rue. L'été n'abdique pas.

Aux environs, le dessous des portes cochères était encombré de blessés.

On se sentait là visé par quelqu'un qu'on ne voyait point, et l'on
comprenait que toute la longueur de la rue était couchée en joue.

Massés derrière l'espèce de dos d'âne que fait à l'entrée du faubourg du
Temple le pont cintré du canal, les soldats de la colonne d'attaque
observaient, graves et recueillis, cette redoute lugubre, cette
immobilité, cette impassibilité, d'où la mort sortait. Quelques-uns
rampaient à plat ventre jusqu'au haut de la courbe du pont en ayant soin
que leurs shakos ne passassent point.

Le vaillant colonel Monteynard admirait cette barricade avec un
frémissement.--_Comme c'est bâti!_ disait-il à un représentant. _Pas un
pavé ne déborde de l'autre. C'est de la porcelaine._--En ce moment une
balle lui brisa sa croix sur sa poitrine, et il tomba.

--Les lâches! disait-on. Mais qu'ils se montrent donc! qu'on les voie!
ils n'osent pas! ils se cachent!--La barricade du faubourg du Temple,
défendue par quatre-vingts hommes, attaquée par dix mille, tint trois
jours. Le quatrième, on fit comme à Zaatcha et à Constantine, on perça
les maisons, on vint par les toits, la barricade fut prise. Pas un des
quatre-vingts lâches ne songea à fuir; tous y furent tués, excepté le
chef, Barthélemy, dont nous parlerons tout à l'heure.

La barricade Saint-Antoine était le tumulte des tonnerres; la barricade
du Temple était le silence. Il y avait entre ces deux redoutes la
différence du formidable au sinistre. L'une semblait une gueule; l'autre
un masque.

En admettant que la gigantesque et ténébreuse insurrection de juin fût
composée d'une colère et d'une énigme, on sentait dans la première
barricade le dragon et derrière la seconde le sphinx.

Ces deux forteresses avaient été édifiées par deux hommes nommés, l'un
Cournet, l'autre Barthélemy. Cournet avait fait la barricade
Saint-Antoine; Barthélemy la barricade du Temple. Chacune d'elles était
l'image de celui qui l'avait bâtie.

Cournet était un homme de haute stature; il avait les épaules larges, la
face rouge, le poing écrasant, le coeur hardi, l'âme loyale, l'oeil
sincère et terrible. Intrépide, énergique, irascible, orageux; le plus
cordial des hommes, le plus redoutable des combattants. La guerre, la
lutte, la mêlée, étaient son air respirable et le mettaient de belle
humeur. Il avait été officier de marine, et, à ses gestes et à sa voix,
on devinait qu'il sortait de l'océan et qu'il venait de la tempête; il
continuait l'ouragan dans la bataille. Au génie près, il y avait en
Cournet quelque chose de Danton, comme, à la divinité près, il y avait
en Danton quelque chose d'Hercule.

Barthélemy, maigre, chétif, pâle, taciturne, était une espèce de gamin
tragique qui, souffleté par un sergent de ville, le guetta, l'attendit,
et le tua, et, à dix-sept ans, fut mis au bagne. Il en sortit, et fît
cette barricade.

Plus tard, chose fatale, à Londres, proscrits tous deux, Barthélemy tua
Cournet. Ce fut un duel funèbre. Quelque temps après, pris dans
l'engrenage d'une de ces mystérieuses aventures où la passion est mêlée,
catastrophes où la justice française voit des circonstances atténuantes
et où la justice anglaise ne voit que la mort, Barthélemy fut pendu. La
sombre construction sociale est ainsi faite que, grâce au dénûment
matériel, grâce à l'obscurité morale, ce malheureux être qui contenait
une intelligence, ferme à coup sûr, grande peut-être, commença par le
bagne en France et finit par le gibet en Angleterre. Barthélemy, dans
les occasions, n'arborait qu'un drapeau; le drapeau noir.



Chapitre II

Que faire dans l'abîme à moins que l'on ne cause?


Seize ans comptent dans la souterraine éducation de l'émeute, et juin
1848 en savait plus long que juin 1832. Aussi la barricade de la rue de
la Chanvrerie n'était-elle qu'une ébauche et qu'un embryon, comparée aux
deux barricades colosses que nous venons d'esquisser; mais, pour
l'époque, elle était redoutable.

Les insurgés, sous l'oeil d'Enjolras, car Marius ne regardait plus rien,
avaient mis la nuit à profit. La barricade avait été non seulement
réparée, mais augmentée. On l'avait exhaussée de deux pieds. Des barres
de fer plantées dans les pavés ressemblaient à des lances en arrêt.
Toutes sortes de décombres ajoutés et apportés de toutes parts
compliquaient l'enchevêtrement extérieur. La redoute avait été savamment
refaite en muraille au dedans et en broussaille au dehors.

On avait rétabli l'escalier de pavés qui permettait d'y monter comme à
un mur de citadelle.

On avait fait le ménage de la barricade, désencombré la salle basse,
pris la cuisine pour ambulance, achevé le pansement des blessés,
recueilli la poudre éparse à terre et sur les tables, fondu des balles,
fabriqué des cartouches, épluché de la charpie, distribué les armes
tombées, nettoyé l'intérieur de la redoute, ramassé les débris, emporté
les cadavres.

On déposa les morts en tas dans la ruelle Mondétour dont on était
toujours maître. Le pavé a été longtemps rouge à cet endroit. Il y avait
parmi les morts quatre gardes nationaux de la banlieue. Enjolras fit
mettre de côté leurs uniformes.

Enjolras avait conseillé deux heures de sommeil. Un conseil d'Enjolras
était une consigne. Pourtant, trois ou quatre seulement en profitèrent.
Feuilly employa ces deux heures à la gravure de cette inscription sur le
mur qui faisait face au cabaret:

          VIVENT LES PEUPLES!

Ces trois mots, creusés dans le moellon avec un clou, se lisaient encore
sur cette muraille en 1848.

Les trois femmes avaient profité du répit de la nuit pour disparaître
définitivement; ce qui faisait respirer les insurgés plus à l'aise.

Elles avaient trouvé moyen de se réfugier dans quelque maison voisine.

La plupart des blessés pouvaient et voulaient encore combattre. Il y
avait, sur une litière de matelas et de bottes de paille, dans la
cuisine devenue l'ambulance, cinq hommes gravement atteints, dont deux
gardes municipaux. Les gardes municipaux furent pansés les premiers.

Il ne resta plus dans la salle basse que Mabeuf sous son drap noir et
Javert lié au poteau.

--C'est ici la salle des morts, dit Enjolras.

Dans l'intérieur de cette salle, à peine éclairée d'une chandelle, tout
au fond, la table mortuaire étant derrière le poteau comme une barre
horizontale, une sorte de grande croix vague résultait de Javert debout
et de Mabeuf couché.

Le timon de l'omnibus, quoique tronqué par la fusillade, était encore
assez debout pour qu'on pût y accrocher un drapeau.

Enjolras, qui avait cette qualité d'un chef, de toujours faire ce qu'il
disait, attacha à cette hampe l'habit troué et sanglant du vieillard
tué.

Aucun repas n'était plus possible. Il n'y avait ni pain ni viande. Les
cinquante hommes de la barricade, depuis seize heures qu'ils étaient là,
avaient eu vite épuisé les maigres provisions du cabaret. À un instant
donné, toute barricade qui tient devient inévitablement le radeau de la
Méduse. Il fallut se résigner à la faim. On était aux premières heures
de cette journée spartiate du 6 juin où, dans la barricade Saint-Merry,
Jeanne, entouré d'insurgés qui demandaient du pain, à tous ces
combattants criant: À manger! répondait: Pourquoi? il est trois heures.
À quatre heures nous serons morts.

Comme on ne pouvait plus manger, Enjolras défendit de boire. Il interdit
le vin et rationna l'eau-de-vie.

On avait trouvé dans la cave une quinzaine de bouteilles pleines,
hermétiquement cachetées. Enjolras et Combeferre les examinèrent.
Combeferre en remontant dit:--C'est du vieux fonds du père Hucheloup qui
a commencé par être épicier.--Cela doit être du vrai vin, observa
Bossuet. Il est heureux que Grantaire dorme. S'il était debout, on
aurait de la peine à sauver ces bouteilles-là.--Enjolras, malgré les
murmures, mit son veto sur les quinze bouteilles, et afin que personne
n'y touchât et qu'elles fussent comme sacrées, il les fit placer sous la
table où gisait le père Mabeuf.

Vers deux heures du matin, on se compta. Ils étaient encore trente-sept.

Le jour commençait à paraître. On venait d'éteindre la torche qui avait
été replacée dans son alvéole de pavés. L'intérieur de la barricade,
cette espèce de petite cour prise sur la rue, était noyé de ténèbres et
ressemblait, à travers la vague horreur crépusculaire, au pont d'un
navire désemparé. Les combattants allant et venant s'y mouvaient comme
des formes noires. Au-dessus de cet effrayant nid d'ombre, les étages
des maisons muettes s'ébauchaient lividement; tout en haut les cheminées
blêmissaient. Le ciel avait cette charmante nuance indécise qui est
peut-être le blanc et peut-être le bleu. Des oiseaux y volaient avec des
cris de bonheur. La haute maison qui faisait le fond de la barricade,
étant tournée vers le levant, avait sur son toit un reflet rose. À la
lucarne du troisième étage, le vent du matin agitait les cheveux gris
sur la tête de l'homme mort.

--Je suis charmé qu'on ait éteint la torche, disait Courfeyrac à
Feuilly. Cette torche effarée au vent m'ennuyait. Elle avait l'air
d'avoir peur. La lumière des torches ressemble à la sagesse des lâches;
elle éclaire mal, parce qu'elle tremble.

L'aube éveille les esprits comme les oiseaux; tous causaient.

Joly, voyant un chat rôder sur une gouttière, en extrayait la
philosophie.

--Qu'est-ce que le chat? s'écriait-il. C'est un correctif. Le bon Dieu,
ayant fait la souris, a dit: Tiens, j'ai fait une bêtise. Et il a fait
le chat. Le chat c'est l'erratum de la souris. La souris, plus le chat,
c'est l'épreuve revue et corrigée de la création.

Combeferre, entouré d'étudiants et d'ouvriers, parlait des morts, de
Jean Prouvaire, de Bahorel, de Mabeuf, et même du Cabuc, et de la
tristesse sévère d'Enjolras. Il disait:

--Harmodius et Aristogiton, Brutus, Chéréas, Stephanus, Cromwell,
Charlotte Corday, Sand, tous ont eu, après le coup, leur moment
d'angoisse. Notre coeur est si frémissant et la vie humaine est un tel
mystère que, même dans un meurtre civique, même dans un meurtre
libérateur, s'il y en a, le remords d'avoir frappé un homme dépasse la
joie d'avoir servi le genre humain.

Et, ce sont là les méandres de la parole échangée, une minute après, par
une transition venue des vers de Jean Prouvaire, Combeferre comparait
entre eux les traducteurs des Géorgiques, Raux à Cournand, Cournand à
Delille, indiquant les quelques passages traduits par Malfilâtre,
particulièrement les prodiges de la mort de César; et par ce mot, César,
la causerie revenait à Brutus.

--César, dit Combeferre, est tombé justement. Cicéron a été sévère pour
César, et il a eu raison. Cette sévérité-là n'est point la diatribe.
Quand Zoïle insulte Homère, quand Mævius insulte Virgile, quand Visé
insulte Molière, quand Pope insulte Shakespeare, quand Fréron insulte
Voltaire, c'est une vieille loi d'envie et de haine qui s'exécute; les
génies attirent l'injure, les grands hommes sont toujours plus ou moins
aboyés. Mais Zoïle et Cicéron, c'est deux. Cicéron est un justicier par
la pensée de même que Brutus est un justicier par l'épée. Je blâme,
quant à moi, cette dernière justice-là, le glaive; mais l'antiquité
l'admettait. César, violateur du Rubicon, conférant, comme venant de
lui, les dignités qui venaient du peuple, ne se levant pas à l'entrée du
sénat, faisait, comme dit Eutrope, des choses de roi et presque de
tyran, _regia ac pene tyrannica_. C'était un grand homme; tant pis, ou
tant mieux; la leçon est plus haute. Ses vingt-trois blessures me
touchent moins que le crachat au front de Jésus-Christ. César est
poignardé par les sénateurs; Christ est souffleté par les valets. À plus
d'outrage, on sent le dieu.

Bossuet, dominant les causeurs du haut d'un tas de pavés, s'écriait, la
carabine à la main:

--Ô Cydathenæum, ô Myrrhinus, ô Probalinthe, ô grâces de l'AEantide! Oh!
qui me donnera de prononcer les vers d'Homère comme un Grec de Laurium
ou d'Édaptéon!



Chapitre III

Éclaircissement et assombrissement


Enjolras était allé faire une reconnaissance. Il était sorti par la
ruelle Mondétour en serpentant le long des maisons.

Les insurgés, disons-le, étaient pleins d'espoir. La façon dont ils
avaient repoussé l'attaque de la nuit leur faisait presque dédaigner
d'avance l'attaque du point du jour. Ils l'attendaient et en souriaient.
Ils ne doutaient pas plus de leur succès que de leur cause. D'ailleurs
un secours allait évidemment leur venir. Ils y comptaient. Avec cette
facilité de prophétie triomphante qui est une des forces du Français
combattant, ils divisaient en trois phases certaines la journée qui
allait s'ouvrir: à six heures du matin, un régiment, «qu'on avait
travaillé», tournerait; à midi, l'insurrection de tout Paris; au coucher
du soleil, la révolution.

On entendait le tocsin de Saint-Merry qui ne s'était pas tu une minute
depuis la veille; preuve que l'autre barricade, la grande, celle de
Jeanne, tenait toujours.

Toutes ces espérances s'échangeaient d'un groupe à l'autre dans une
sorte de chuchotement gai et redoutable qui ressemblait au bourdonnement
de guerre d'une ruche d'abeilles.

Enjolras reparut. Il revenait de sa sombre promenade d'aigle dans
l'obscurité extérieure. Il écouta un instant toute cette joie les bras
croisés, une main sur sa bouche. Puis, frais et rose dans la blancheur
grandissante du matin, il dit:

--Toute l'armée de Paris donne. Un tiers de cette armée pèse sur la
barricade où vous êtes. De plus la garde nationale. J'ai distingué les
shakos du cinquième de ligne et les guidons de la sixième légion. Vous
serez attaqués dans une heure. Quant au peuple, il a bouillonné hier,
mais ce matin il ne bouge pas. Rien à attendre, rien à espérer. Pas plus
un faubourg qu'un régiment. Vous êtes abandonnés.

Ces paroles tombèrent sur le bourdonnement des groupes, et y firent
l'effet que fait sur un essaim la première goutte de l'orage. Tous
restèrent muets. Il y eut un moment d'inexprimable angoisse où l'on eût
entendu voler la mort.

Ce moment fut court.

Une voix, du fond le plus obscur des groupes, cria à Enjolras:

--Soit. Élevons la barricade à vingt pieds de haut, et restons-y tous.
Citoyens, faisons la protection des cadavres. Montrons que, si le peuple
abandonne les républicains, les républicains n'abandonnent pas le
peuple.

Cette parole dégageait du pénible nuage des anxiétés individuelles la
pensée de tous. Une acclamation enthousiaste l'accueillit.

On n'a jamais su le nom de l'homme qui avait parlé ainsi; c'était
quelque porte-blouse ignoré, un inconnu, un oublié, un passant héros, ce
grand anonyme toujours mêlé aux crises humaines et aux genèses sociales
qui, à un instant donné, dit d'une façon suprême le mot décisif, et qui
s'évanouit dans les ténèbres après avoir représenté une minute, dans la
lumière d'un éclair, le peuple et Dieu.

Cette résolution inexorable était tellement dans l'air du 6 juin 1832
que, presque à la même heure, dans la barricade de Saint-Merry, les
insurgés poussaient cette clameur demeurée historique et consignée au
procès: Qu'on vienne à notre secours ou qu'on n'y vienne pas,
qu'importe! Faisons-nous tuer ici jusqu'au dernier.

Comme on voit, les deux barricades, quoique matériellement isolées,
communiquaient.



Chapitre IV

Cinq de moins, un de plus


Après que l'homme quelconque, qui décrétait «la protestation des
cadavres», eut parlé et donné la formule de l'âme commune, de toutes les
bouches sortit un cri étrangement satisfait et terrible, funèbre par le
sens et triomphal par l'accent:

--Vive la mort! Restons ici tous.

--Pourquoi tous? dit Enjolras.

--Tous! tous!

Enjolras reprit:

--La position est bonne, la barricade est belle. Trente hommes
suffisent. Pourquoi en sacrifier quarante?

Ils répliquèrent:

--Parce que pas un ne voudra s'en aller.

--Citoyens, criait Enjolras, et il y avait dans sa voix une vibration
presque irritée, la République n'est pas assez riche en hommes pour
faire des dépenses inutiles. La gloriole est un gaspillage. Si, pour
quelques-uns, le devoir est de s'en aller, ce devoir-là doit être fait
comme un autre.

Enjolras, l'homme principe, avait sur ses coreligionnaires cette sorte
de toute-puissance qui se dégage de l'absolu. Cependant, quelle que fût
cette omnipotence, on murmura.

Chef jusque dans le bout des ongles, Enjolras, voyant qu'on murmurait,
insista. Il reprit avec hauteur:

--Que ceux qui craignent de n'être plus que trente le disent.

Les murmures redoublèrent.

--D'ailleurs, observa une voix dans un groupe, s'en aller, c'est facile
à dire. La barricade est cernée.

--Pas du côté des halles, dit Enjolras. La rue Mondétour est libre, et
par la rue des Prêcheurs on peut gagner le marché des Innocents.

--Et là, reprit une autre voix du groupe, on sera pris. On tombera dans
quelque grand'garde de la ligne ou de la banlieue. Ils verront passer un
homme en blouse et en casquette. D'où viens-tu, toi? serais-tu pas de la
barricade? Et on vous regarde les mains. Tu sens la poudre. Fusillé.

Enjolras, sans répondre, toucha l'épaule de Combeferre, et tous deux
entrèrent dans la salle basse.

Ils ressortirent un moment après. Enjolras tenait dans ses deux mains
étendues les quatre uniformes qu'il avait fait réserver. Combeferre le
suivait portant les buffleteries et les shakos.

--Avec cet uniforme, dit Enjolras, on se mêle aux rangs et l'on
s'échappe. Voici toujours pour quatre.

Et il jeta sur le sol dépavé les quatre uniformes.

Aucun ébranlement ne se faisait dans le stoïque auditoire. Combeferre
prit la parole.

--Allons, dit-il, il faut avoir un peu de pitié. Savez-vous de quoi il
est question ici? Il est question des femmes. Voyons. Y a-t-il des
femmes, oui ou non? y a-t-il des enfants, oui ou non? y a-t-il, oui ou
non, des mères, qui poussent des berceaux du pied et qui ont des tas de
petits autour d'elles? Que celui de vous qui n'a jamais vu le sein d'une
nourrice lève la main. Ah! vous voulez vous faire tuer, je le veux
aussi, moi qui vous parle, mais je ne veux pas sentir des fantômes de
femmes qui se tordent les bras autour de moi. Mourez, soit, mais ne
faites pas mourir. Des suicides comme celui qui va s'accomplir ici sont
sublimes, mais le suicide est étroit, et ne veut pas d'extension; et dès
qu'il touche à vos proches, le suicide s'appelle meurtre. Songez aux
petites têtes blondes, et songez aux cheveux blancs. Écoutez, tout à
l'heure, Enjolras, il vient de me le dire, a vu au coin de la rue du
Cygne une croisée éclairée, une chandelle à une pauvre fenêtre, au
cinquième, et sur la vitre l'ombre toute branlante d'une tête de vieille
femme qui avait l'air d'avoir passé la nuit et d'attendre. C'est
peut-être la mère de l'un de vous. Eh bien, qu'il s'en aille, celui-là,
et qu'il se dépêche d'aller dire à sa mère: Mère, me voilà! Qu'il soit
tranquille, on fera la besogne ici tout de même. Quand on soutient ses
proches de son travail, on n'a plus le droit de se sacrifier. C'est
déserter la famille, cela. Et ceux qui ont des filles, et ceux qui ont
des soeurs! Y pensez-vous? Vous vous faites tuer, vous voilà morts,
c'est bon, et demain? Des jeunes filles qui n'ont pas de pain, cela est
terrible. L'homme mendie, la femme vend. Ah! ces charmants êtres si
gracieux et si doux qui ont des bonnets de fleurs, qui chantent, qui
jasent, qui emplissent la maison de chasteté, qui sont comme un parfum
vivant, qui prouvent l'existence des anges dans le ciel par la pureté
des vierges sur la terre, cette Jeanne, cette Lise, cette Mimi, ces
adorables et honnêtes créatures qui sont votre bénédiction et votre
orgueil, ah mon Dieu, elles vont avoir faim! Que voulez-vous que je vous
dise? Il y a un marché de chair humaine, et ce n'est pas avec vos mains
d'ombres, frémissantes autour d'elles, que vous les empêcherez d'y
entrer! Songez à la rue, songez au pavé couvert de passants, songez aux
boutiques devant lesquelles des femmes vont et viennent décolletées et
dans la boue. Ces femmes-là aussi ont été pures. Songez à vos soeurs,
ceux qui en ont. La misère, la prostitution, les sergents de ville,
Saint-Lazare, voilà où vont tomber ces délicates belles filles, ces
fragiles merveilles de pudeur, de gentillesse et de beauté, plus
fraîches que les lilas du mois de mai. Ah! vous vous êtes fait tuer! ah!
vous n'êtes plus là! C'est bien; vous avez voulu soustraire le peuple à
la royauté, vous donnez vos filles à la police. Amis, prenez garde, ayez
de la compassion. Les femmes, les malheureuses femmes, on n'a pas
l'habitude d'y songer beaucoup. On se fie sur ce que les femmes n'ont
pas reçu l'éducation des hommes, on les empêche de lire, on les empêche
de penser, on les empêche de s'occuper de politique; les empêcherez-vous
d'aller ce soir à la morgue et de reconnaître vos cadavres? Voyons, il
faut que ceux qui ont des familles soient bons enfants et nous donnent
une poignée de main et s'en aillent, et nous laissent faire ici
l'affaire tout seuls. Je sais bien qu'il faut du courage pour s'en
aller, c'est difficile; mais plus c'est difficile, plus c'est méritoire.
On dit: J'ai un fusil, je suis à la barricade, tant pis, j'y reste. Tant
pis, c'est bientôt dit. Mes amis, il y a un lendemain, vous n'y serez
pas à ce lendemain, mais vos familles y seront. Et que de souffrances!
Tenez, un joli enfant bien portant qui a des joues comme une pomme, qui
babille, qui jacasse, qui jabote, qui rit, qu'on sent frais sous le
baiser, savez-vous ce que cela devient quand c'est abandonné? J'en ai vu
un, tout petit, haut comme cela. Son père était mort. De pauvres gens
l'avaient recueilli par charité, mais ils n'avaient pas de pain pour
eux-mêmes. L'enfant avait toujours faim. C'était l'hiver. Il ne pleurait
pas. On le voyait aller près du poêle où il n'y avait jamais de feu et
dont le tuyau, vous savez, était mastiqué avec de la terre jaune.
L'enfant détachait avec ses petits doigts un peu de cette terre et la
mangeait. Il avait la respiration rauque, la face livide, les jambes
molles, le ventre gros. Il ne disait rien. On lui parlait, il ne
répondait pas. Il est mort. On l'a apporté mourir à l'hospice Necker, où
je l'ai vu. J'étais interne à cet hospice-là. Maintenant, s'il y a des
pères parmi vous, des pères qui ont pour bonheur de se promener le
dimanche en tenant dans leur bonne main robuste la petite main de leur
enfant, que chacun de ces pères se figure que cet enfant-là est le sien.
Ce pauvre môme, je me le rappelle, il me semble que je le vois, quand il
a été nu sur la table d'anatomie, ses côtes faisaient saillie sous sa
peau comme les fosses sous l'herbe d'un cimetière. On lui a trouvé une
espèce de boue dans l'estomac. Il avait de la cendre dans les dents.
Allons, tâtons-nous en conscience et prenons conseil de notre coeur. Les
statistiques constatent que la mortalité des enfants abandonnés est de
cinquante-cinq pour cent. Je le répète, il s'agit des femmes, il s'agit
des mères, il s'agit des jeunes filles, il s'agit des mioches. Est-ce
qu'on vous parle de vous? On sait bien ce que vous êtes; on sait bien
que vous êtes tous des braves, parbleu! on sait bien que vous avez tous
dans l'âme la joie et la gloire de donner votre vie pour la grande
cause; on sait bien que vous vous sentez élus pour mourir utilement et
magnifiquement, et que chacun de vous tient à sa part du triomphe. À la
bonne heure. Mais vous n'êtes pas seuls en ce monde. Il y a d'autres
êtres auxquels il faut penser. Il ne faut pas être égoïstes.

Tous baissèrent la tête d'un air sombre.

Étranges contradictions du coeur humain à ses moments les plus sublimes!
Combeferre, qui parlait ainsi, n'était pas orphelin. Il se souvenait des
mères des autres, et il oubliait la sienne. Il allait se faire tuer. Il
était «égoïste».

Marius, à jeun, fiévreux, successivement sorti de toutes les espérances,
échoué dans la douleur, le plus sombre des naufrages, saturé d'émotions
violentes, et sentant la fin venir, s'était de plus en plus enfoncé dans
cette stupeur visionnaire qui précède toujours l'heure fatale
volontairement acceptée.

Un physiologiste eût pu étudier sur lui les symptômes croissants de
cette absorption fébrile connue et classée par la science, et qui est à
la souffrance ce que la volupté est au plaisir. Le désespoir aussi a
son extase. Marius en était là. Il assistait à tout comme du dehors;
ainsi que nous l'avons dit, les choses qui se passaient devant lui, lui
semblaient lointaines; il distinguait l'ensemble, mais n'apercevait
point les détails. Il voyait les allants et venants à travers un
flamboiement. Il entendait les voix parler comme au fond d'un abîme.

Cependant ceci l'émut. Il y avait dans cette scène une pointe qui perça
jusqu'à lui, et qui le réveilla. Il n'avait plus qu'une idée, mourir, et
il ne voulait pas s'en distraire; mais il songea, dans son somnambulisme
funèbre, qu'en se perdant, il n'est pas défendu de sauver quelqu'un.

Il éleva la voix:

--Enjolras et Combeferre ont raison, dit-il; pas de sacrifice inutile.
Je me joins à eux, et il faut se hâter. Combeferre vous a dit les choses
décisives. Il y en a parmi vous qui ont des familles, des mères, des
soeurs, des femmes, des enfants. Que ceux-là sortent des rangs.

Personne ne bougea.

--Les hommes mariés et les soutiens de famille hors des rangs! répéta
Marius.

Son autorité était grande. Enjolras était bien le chef de la barricade,
mais Marius en était le sauveur.

--Je l'ordonne! cria Enjolras.

--Je vous en prie, dit Marius.

Alors, remués par la parole de Combeferre, ébranlés par l'ordre
d'Enjolras, émus par la prière de Marius, ces hommes héroïques
commencèrent à se dénoncer les uns les autres.--C'est vrai, disait un
jeune à un homme fait. Tu es père de famille. Va-t'en.--C'est plutôt
toi, répondait l'homme, tu as tes deux soeurs que tu nourris.--Et une
lutte inouïe éclatait. C'était à qui ne se laisserait pas mettre à la
porte du tombeau.

--Dépêchons, dit Courfeyrac, dans un quart d'heure il ne serait plus
temps.

--Citoyens, poursuivit Enjolras, c'est ici la République, et le suffrage
universel règne. Désignez vous-mêmes ceux qui doivent s'en aller.

On obéit. Au bout de quelques minutes, cinq étaient unanimement
désignés, et sortaient des rangs.

--Ils sont cinq! s'écria Marius.

Il n'y avait que quatre uniformes.

--Eh bien, reprirent les cinq, il faut qu'un reste.

Et ce fut à qui resterait, et à qui trouverait aux autres des raisons de
ne pas rester. La généreuse querelle recommença.

--Toi, tu as une femme qui t'aime.--Toi, tu as ta vieille mère.--Toi,
tu n'as plus ni père ni mère, qu'est-ce que tes trois petits frères vont
devenir?--Toi, tu es père de cinq enfants.--Toi, tu as le droit de
vivre, tu as dix-sept ans, c'est trop tôt.

Ces grandes barricades révolutionnaires étaient des rendez-vous
d'héroïsmes. L'invraisemblable y était simple. Ces hommes ne
s'étonnaient pas les uns les autres.

--Faites vite, répétait Courfeyrac.

On cria des groupes à Marius:

--Désignez, vous, celui qui doit rester.

--Oui, dirent les cinq, choisissez. Nous vous obéirons.

Marius ne croyait plus à une émotion possible. Cependant à cette idée,
choisir un homme pour la mort, tout son sang reflua vers son coeur. Il
eût pâli, s'il eût pu pâlir encore.

Il s'avança vers les cinq qui lui souriaient, et chacun, l'oeil plein de
cette grande flamme qu'on voit au fond de l'histoire sur les
Thermopyles, lui criait.

--Moi! moi! moi!

Et Marius, stupidement, les compta; ils étaient toujours cinq! Puis son
regard s'abaissa sur les quatre uniformes.

En cet instant, un cinquième uniforme tomba, comme du ciel, sur les
quatre autres.

Le cinquième homme était sauvé.

Marius leva les yeux et reconnut M. Fauchelevent.

Jean Valjean venait d'entrer dans la barricade.

Soit renseignement pris, soit instinct, soit hasard, il arrivait par la
ruelle Mondétour. Grâce à son habit de garde national, il avait passé
aisément.

La vedette placée par les insurgés dans la rue Mondétour, n'avait point
à donner le signal d'alarme pour un garde national seul. Elle l'avait
laissé s'engager dans la rue en se disant: c'est un renfort
probablement, ou au pis aller un prisonnier. Le moment était trop grave
pour que la sentinelle pût se distraire de son devoir et de son poste
d'observation.

Au moment où Jean Valjean était entré dans la redoute, personne ne
l'avait remarqué, tous les yeux étant fixés sur les cinq choisis et sur
les quatre uniformes. Jean Valjean, lui, avait vu et entendu, et,
silencieusement, il s'était dépouillé de son habit et l'avait jeté sur
le tas des autres.

L'émotion fut indescriptible.

--Quel est cet homme? demanda Bossuet.

--C'est, répondit Combeferre, un homme qui sauve les autres.

Marius ajouta d'une voix grave:

--Je le connais.

Cette caution suffisait à tous.

Enjolras se tourna vers Jean Valjean.

--Citoyen, soyez le bienvenu.

Et il ajouta:

--Vous savez qu'on va mourir.

Jean Valjean, sans répondre, aida l'insurgé qu'il sauvait à revêtir son
uniforme.



Chapitre V

Quel horizon on voit du haut de la barricade


La situation de tous, dans cette heure fatale et dans ce lieu
inexorable, avait comme résultante et comme sommet la mélancolie suprême
d'Enjolras.

Enjolras avait en lui la plénitude de la révolution; il était incomplet
pourtant, autant que l'absolu peut l'être; il tenait trop de Saint-Just,
et pas assez d'Anacharsis Cloots; cependant son esprit, dans la société
des Amis de l'A B C, avait fini par subir une certaine aimantation des
idées de Combeferre; depuis quelque temps, il sortait peu à peu de la
forme étroite du dogme et se laissait aller aux élargissements du
progrès, et il en était venu à accepter, comme évolution définitive et
magnifique, la transformation de la grande république française en
immense république humaine. Quant aux moyens immédiats, une situation
violente étant donnée, il les voulait violents; en cela, il ne variait
pas; et il était resté de cette école épique et redoutable que résume ce
mot: Quatre-vingt-treize.

Enjolras était debout sur l'escalier de pavés, un de ses coudes sur le
canon de sa carabine. Il songeait; il tressaillait, comme à des
passages de souffles; les endroits où est la mort ont de ces effets de
trépieds. Il sortait de ses prunelles, pleines du regard intérieur, des
espèces de feux étouffés. Tout à coup, il dressa la tête, ses cheveux
blonds se renversèrent en arrière comme ceux de l'ange sur le sombre
quadrige fait d'étoiles, ce fut comme une crinière de lion effarée en
flamboiement d'auréole, et Enjolras s'écria:

--Citoyens, vous représentez-vous l'avenir? Les rues des villes inondées
de lumières, des branches vertes sur les seuils, les nations soeurs, les
hommes justes, les vieillards bénissant les enfants, le passé aimant le
présent, les penseurs en pleine liberté, les croyants en pleine égalité,
pour religion le ciel, Dieu prêtre direct, la conscience humaine devenue
l'autel, plus de haines, la fraternité de l'atelier et de l'école, pour
pénalité et pour récompense la notoriété, à tous le travail, pour tous
le droit, sur tous la paix, plus de sang versé, plus de guerres, les
mères heureuses! Dompter la matière, c'est le premier pas; réaliser
l'idéal, c'est le second. Réfléchissez à ce qu'a déjà fait le progrès.
Jadis les premières races humaines voyaient avec terreur passer devant
leurs yeux l'hydre qui soufflait sur les eaux, le dragon qui vomissait
du feu, le griffon qui était le monstre de l'air et qui volait avec les
ailes d'un aigle et les griffes d'un tigre; bêtes effrayantes qui
étaient au-dessus de l'homme. L'homme cependant a tendu ses pièges, les
pièges sacrés de l'intelligence, et il a fini par y prendre les
monstres.

Nous avons dompté l'hydre, et elle s'appelle le steamer; nous avons
dompté le dragon, et il s'appelle la locomotive; nous sommes sur le
point de dompter le griffon, nous le tenons déjà, et il s'appelle le
ballon. Le jour où cette oeuvre prométhéenne sera terminée et où l'homme
aura définitivement attelé à sa volonté la triple Chimère antique,
l'hydre, le dragon et le griffon, il sera maître de l'eau, du feu et de
l'air, et il sera pour le reste de la création animée ce que les anciens
dieux étaient jadis pour lui. Courage, et en avant! Citoyens, où
allons-nous? À la science faite gouvernement, à la force des choses
devenue seule force publique, à la loi naturelle ayant sa sanction et sa
pénalité en elle-même et se promulguant par l'évidence, à un lever de
vérité correspondant au lever du jour. Nous allons à l'union des
peuples; nous allons à l'unité de l'homme. Plus de fictions; plus de
parasites. Le réel gouverné par le vrai, voilà le but. La civilisation
tiendra ses assises au sommet de l'Europe, et plus tard au centre des
continents, dans un grand parlement de l'intelligence. Quelque chose de
pareil s'est vu déjà. Les amphictyons avaient deux séances par an, l'une
à Delphes, lieu des dieux, l'autre aux Thermopyles, lieu des héros.
L'Europe aura ses amphictyons; le globe aura ses amphictyons. La France
porte cet avenir sublime dans ses flancs. C'est là la gestation du
dix-neuvième siècle. Ce qu'avait ébauché la Grèce est digne d'être
achevé par la France. Écoute-moi, toi Feuilly, vaillant ouvrier, homme
du peuple, hommes des peuples. Je te vénère. Oui, tu vois nettement les
temps futurs, oui, tu as raison. Tu n'avais ni père ni mère, Feuilly; tu
as adopté pour mère l'humanité et pour père le droit. Tu vas mourir ici,
c'est-à-dire triompher. Citoyens, quoi qu'il arrive aujourd'hui, par
notre défaite aussi bien que par notre victoire, c'est une révolution
que nous allons faire. De même que les incendies éclairent toute la
ville, les révolutions éclairent tout le genre humain. Et quelle
révolution ferons-nous? Je viens de le dire, la révolution du Vrai. Au
point de vue politique, il n'y a qu'un seul principe--la souveraineté de
l'homme sur lui-même. Cette souveraineté de moi sur moi s'appelle
Liberté. Là où deux ou plusieurs de ces souverainetés s'associent
commence l'État. Mais dans cette association il n'y a nulle abdication.
Chaque souveraineté concède une certaine quantité d'elle-même pour
former le droit commun. Cette quantité est la même pour tous. Cette
identité de concession que chacun fait à tous s'appelle Égalité. Le
droit commun n'est pas autre chose que la protection de tous rayonnant
sur le droit de chacun. Cette protection de tous sur chacun s'appelle
Fraternité. Le point d'intersection de toutes ces souverainetés qui
s'agrègent s'appelle Société. Cette intersection étant une jonction, ce
point est un noeud. De là ce qu'on appelle le lien social. Quelques-uns
disent contrat social, ce qui est la même chose, le mot contrat étant
étymologiquement formé avec l'idée de lien. Entendons-nous sur
l'égalité; car, si la liberté est le sommet, l'égalité est la base.
L'égalité, citoyens, ce n'est pas toute la végétation à niveau, une
société de grands brins d'herbe et de petits chênes; un voisinage de
jalousies s'entre-châtrant; c'est, civilement, toutes les aptitudes
ayant la même ouverture; politiquement, tous les votes ayant le même
poids; religieusement, toutes les consciences ayant le même droit.
L'Égalité a un organe: l'instruction gratuite et obligatoire. Le droit à
l'alphabet, c'est par là qu'il faut commencer. L'école primaire imposée
à tous, l'école secondaire offerte à tous, c'est là la loi. De l'école
identique sort la société égale. Oui, enseignement! Lumière! lumière!
tout vient de la lumière et tout y retourne. Citoyens, le dix-neuvième
siècle est grand, mais le vingtième siècle sera heureux. Alors plus rien
de semblable à la vieille histoire; on n'aura plus à craindre, comme
aujourd'hui, une conquête, une invasion, une usurpation, une rivalité de
nations à main armée, une interruption de civilisation dépendant d'un
mariage de rois, une naissance dans les tyrannies héréditaires, un
partage de peuples par congrès, un démembrement par écroulement de
dynastie, un combat de deux religions se rencontrant de front, comme
deux boucs de l'ombre, sur le pont de l'infini; on n'aura plus à
craindre la famine, l'exploitation, la prostitution par détresse, la
misère par chômage, et l'échafaud, et le glaive, et les batailles, et
tous les brigandages du hasard dans la forêt des événements. On pourrait
presque dire: il n'y aura plus d'événements. On sera heureux. Le genre
humain accomplira sa loi comme le globe terrestre accomplit la sienne;
l'harmonie se rétablira entre l'âme et l'astre. L'âme gravitera autour
de la vérité comme l'astre autour de la lumière. Amis, l'heure où nous
sommes et où je vous parle est une heure sombre; mais ce sont là les
achats terribles de l'avenir. Une révolution est un péage. Oh! le genre
humain sera délivré, relevé et consolé! Nous le lui affirmons sur cette
barricade. D'où poussera-t-on le cri d'amour, si ce n'est du haut du
sacrifice? Ô mes frères, c'est ici le lieu de jonction de ceux qui
pensent et de ceux qui souffrent; cette barricade n'est faite ni de
pavés, ni de poutres, ni de ferrailles; elle est faite de deux monceaux,
un monceau d'idées et un monceau de douleurs. La misère y rencontre
l'idéal. Le jour y embrasse la nuit et lui dit: Je vais mourir avec toi
et tu vas renaître avec moi. De l'étreinte de toutes les désolations
jaillit la foi. Les souffrances apportent ici leur agonie, et les idées
leur immortalité. Cette agonie et cette immortalité vont se mêler et
composer notre mort. Frères, qui meurt ici meurt dans le rayonnement de
l'avenir, et nous entrons dans une tombe toute pénétrée d'aurore.

Enjolras s'interrompit plutôt qu'il ne se tut; ses lèvres remuaient
silencieusement comme s'il continuait de se parler à lui-même, ce qui
fit qu'attentifs, et pour tâcher de l'entendre encore, ils le
regardèrent. Il n'y eut pas d'applaudissements; mais on chuchota
longtemps. La parole étant souffle, les frémissements d'intelligences
ressemblent à des frémissements de feuilles.



Chapitre VI

Marius hagard, Javert laconique


Disons ce qui se passait dans la pensée de Marius.

Qu'on se souvienne de sa situation d'âme. Nous venons de le rappeler,
tout n'était plus pour lui que vision. Son appréciation était trouble.
Marius, insistons-y, était sous l'ombre des grandes ailes ténébreuses
ouvertes sur les agonisants. Il se sentait entré dans le tombeau, il lui
semblait qu'il était déjà de l'autre côté de la muraille, et il ne
voyait plus les faces des vivants qu'avec les yeux d'un mort.

Comment M. Fauchelevent était-il là? Pourquoi y était-il? Qu'y venait-il
faire? Marius ne s'adressa point toutes ces questions. D'ailleurs, notre
désespoir ayant cela de particulier qu'il enveloppe autrui comme
nous-mêmes, il lui semblait logique que tout le monde vînt mourir.

Seulement il songea à Cosette avec un serrement de coeur.

Du reste M. Fauchevelent ne lui parla pas, ne le regarda pas, et n'eut
pas même l'air d'entendre lorsque Marius éleva la voix pour dire: Je le
connais.

Quant à Marius, cette attitude de M. Fauchelevent le soulageait, et si
l'on pouvait employer un tel mot pour de telles impressions, nous
dirions, lui plaisait. Il s'était toujours senti une impossibilité
absolue d'adresser la parole à cet homme énigmatique qui était à la fois
pour lui équivoque et imposant. Il y avait en outre très longtemps qu'il
ne l'avait vu; ce qui, pour la nature timide et réservée de Marius,
augmentait encore l'impossibilité.

Les cinq hommes désignés sortirent de la barricade par la ruelle
Mondétour; ils ressemblaient parfaitement à des gardes nationaux. Un
d'eux s'en alla en pleurant. Avant de partir, ils embrassèrent ceux qui
restaient.

Quand les cinq hommes renvoyés à la vie furent partis, Enjolras pensa au
condamné à mort. Il entra dans la salle basse. Javert, lié au pilier,
songeait.

--Te faut-il quelque chose? lui demanda Enjolras.

Javert répondit:

--Quand me tuerez-vous?

--Attends. Nous avons besoin de toutes nos cartouches en ce moment.

--Alors, donnez-moi à boire, dit Javert.

Enjolras lui présenta lui-même un verre d'eau, et, comme Javert était
garrotté, il l'aida à boire.

--Est-ce là tout? reprit Enjolras.

--Je suis mal à ce poteau, répondit Javert. Vous n'êtes pas tendres de
m'avoir laissé passer la nuit là. Liez-moi comme il vous plaira, mais
vous pouvez bien me coucher sur une table comme l'autre.

Et d'un mouvement de tête il désignait le cadavre de M. Mabeuf.

Il y avait, on s'en souvient, au fond de la salle une grande et longue
table sur laquelle on avait fondu des balles et fait des cartouches.
Toutes les cartouches étant faites et toute la poudre étant employée,
cette table était libre.

Sur l'ordre d'Enjolras, quatre insurgés délièrent Javert du poteau.
Tandis qu'on le déliait, un cinquième lui tenait une bayonnette appuyée
sur la poitrine. On lui laissa les mains attachées derrière le dos, on
lui mit aux pieds une corde à fouet mince et solide qui lui permettait
de faire des pas de quinze pouces comme à ceux qui vont monter à
l'échafaud, et on le fit marcher jusqu'à la table au fond de la salle où
on l'étendit, étroitement lié par le milieu du corps.

Pour plus de sûreté, au moyen d'une corde fixée au cou, on ajouta au
système de ligatures qui lui rendaient toute évasion impossible cette
espèce de lien, appelé dans les prisons martingale, qui part de la
nuque, se bifurque sur l'estomac, et vient rejoindre les mains après
avoir passé entre les jambes.

Pendant qu'on garrottait Javert, un homme, sur le seuil de la porte, le
considérait avec une attention singulière. L'ombre que faisait cet homme
fit tourner la tête à Javert. Il leva les yeux et reconnut Jean Valjean.
Il ne tressaillit même pas, abaissa fièrement la paupière, et se borna à
dire: C'est tout simple.



Chapitre VII

La situation s'aggrave


Le jour croissait rapidement. Mais pas une fenêtre ne s'ouvrait, pas une
porte ne s'entre-bâillait; c'était l'aurore, non le réveil. L'extrémité
de la rue de la Chanvrerie opposée à la barricade avait été évacuée par
les troupes, comme nous l'avons dit; elle semblait libre et s'ouvrait
aux passants avec une tranquillité sinistre. La rue Saint-Denis était
muette comme l'avenue des Sphinx à Thèbes. Pas un être vivant dans les
carrefours que blanchissait un reflet de soleil. Rien n'est lugubre
comme cette clarté des rues désertes.

On ne voyait rien, mais on entendait. Il se faisait à une certaine
distance un mouvement mystérieux. Il était évident que l'instant
critique arrivait. Comme la veille au soir les vedettes se replièrent;
mais cette fois toutes.

La barricade était plus forte que lors de la première attaque. Depuis le
départ des cinq, on l'avait exhaussée encore.

Sur l'avis de la vedette qui avait observé la région des halles,
Enjolras, de peur d'une surprise par derrière, prit une résolution
grave. Il fit barricader le petit boyau de la ruelle Mondétour resté
libre jusqu'alors. On dépava pour cela quelques longueurs de maisons de
plus. De cette façon, la barricade, murée sur trois rues, en avant sur
la rue de la Chanvrerie, à gauche sur la rue du Cygne et de la
Petite-Truanderie, à droite sur la rue Mondétour, était vraiment presque
inexpugnable; il est vrai qu'on y était fatalement enfermé. Elle avait
trois fronts, mais n'avait plus d'issue.--Forteresse, mais souricière,
dit Courfeyrac en riant.

Enjolras fit entasser près de la porte du cabaret une trentaine de
pavés, «arrachés de trop», disait Bossuet.

Le silence était maintenant si profond du côté d'où l'attaque devait
venir qu'Enjolras fit reprendre à chacun le poste de combat.

On distribua à tous une ration d'eau-de-vie.

Rien n'est plus curieux qu'une barricade qui se prépare à un assaut.
Chacun choisit sa place comme au spectacle. On s'accote, on s'accoude,
on s'épaule. Il y en a qui se font des stalles avec des pavés. Voilà un
coin de mur qui gêne, on s'en éloigne; voici un redan qui peut protéger,
on s'y abrite. Les gauchers sont précieux; ils prennent les places
incommodes aux autres. Beaucoup s'arrangent pour combattre assis. On
veut être à l'aise pour tuer et confortablement pour mourir. Dans la
funeste guerre de juin 1848, un insurgé qui avait un tir redoutable et
qui se battait du haut d'une terrasse sur un toit, s'y était fait
apporter un fauteuil Voltaire; un coup de mitraille vint l'y trouver.

Sitôt que le chef a commandé le branle-bas de combat, tous les
mouvements désordonnés cessent; plus de tiraillements de l'un à l'autre;
plus de coteries; plus d'aparté; plus de bande à part; tout ce qui est
dans les esprits converge et se change en attente de l'assaillant. Une
barricade avant le danger, chaos; dans le danger, discipline. Le péril
fait l'ordre.

Dès qu'Enjolras eut pris sa carabine à deux coups et se fut placé à une
espèce de créneau qu'il s'était réservé, tous se turent. Un pétillement
de petits bruits secs retentit confusément le long de la muraille de
pavés. C'était les fusils qu'on armait.

Du reste, les attitudes étaient plus fières et plus confiantes que
jamais; l'excès du sacrifice est un affermissement; ils n'avaient plus
l'espérance, mais ils avaient le désespoir. Le désespoir, dernière arme,
qui donne la victoire quelquefois; Virgile l'a dit. Les ressources
suprêmes sortent des résolutions extrêmes. S'embarquer dans la mort,
c'est parfois le moyen d'échapper au naufrage; et le couvercle du
cercueil devient une planche de salut.

Comme la veille au soir, toutes les attentions étaient tournées, et on
pourrait presque dire appuyées, sur le bout de la rue, maintenant
éclairé et visible.

L'attente ne fut pas longue. Le remuement recommença distinctement du
côté de Saint-Leu, mais cela ne ressemblait pas au mouvement de la
première attaque. Un clapotement de chaînes, le cahotement inquiétant
d'une masse, un cliquetis d'airain sautant sur le pavé, une sorte de
fracas solennel, annoncèrent qu'une ferraille sinistre s'approchait. Il
y eut un tressaillement dans les entrailles de ces vieilles rues
paisibles, percées et bâties pour la circulation féconde des intérêts et
des idées, et qui ne sont pas faites pour le roulement monstrueux des
roues de la guerre.

La fixité des prunelles de tous les combattants sur l'extrémité de la
rue devint farouche.

Une pièce de canon apparut.

Les artilleurs poussaient la pièce; elle était dans son encastrement de
tir; l'avant-train avait été détaché; deux soutenaient l'affût, quatre
étaient aux roues, d'autres suivaient avec le caisson. On voyait la
mèche allumée.

--Feu! cria Enjolras.

Toute la barricade fit feu, la détonation fut effroyable; une avalanche
de fumée couvrit et effaça la pièce et les hommes; après quelques
secondes le nuage se dissipa, et le canon et les hommes reparurent; les
servants de la pièce achevaient de la rouler en face de la barricade
lentement, correctement, et sans se hâter. Pas un n'était atteint. Puis
le chef de pièce, pesant sur la culasse pour élever le tir, se mit à
pointer le canon avec la gravité d'un astronome qui braque une lunette.

--Bravo les canonniers! cria Bossuet.

Et toute la barricade battit des mains.

Un moment après, carrément posée au beau milieu de la rue, à cheval sur
le ruisseau, la pièce était en batterie. Une gueule formidable était
ouverte sur la barricade.

--Allons, gai! fit Courfeyrac. Voilà le brutal. Après la chiquenaude, le
coup de poing. L'armée étend vers nous sa grosse patte. La barricade va
être sérieusement secouée. La fusillade tâte, le canon prend.

--C'est une pièce de huit, nouveau modèle, en bronze, ajouta
Combeferre. Ces pièces-là, pour peu qu'on dépasse la proportion de dix
parties d'étain sur cent de cuivre, sont sujettes à éclater. L'excès
d'étain les fait trop tendres. Il arrive alors qu'elles ont des caves et
des chambres dans la lumière. Pour obvier à ce danger et pouvoir forcer
la charge, il faudrait peut-être en revenir au procédé du quatorzième
siècle, le cerclage, et émenaucher extérieurement la pièce d'une suite
d'anneaux d'acier sans soudure, depuis la culasse jusqu'au tourillon. En
attendant, on remédie comme on peut au défaut; on parvient à reconnaître
où sont les trous et les caves dans la lumière d'un canon au moyen du
chat. Mais il y a un meilleur moyen, c'est l'étoile mobile de
Gribeauval.

--Au seizième siècle, observa Bossuet, on rayait les canons.

--Oui, répondit Combeferre, cela augmente la puissance balistique, mais
diminue la justesse de tir. En outre, dans le tir à courte distance, la
trajectoire n'a pas toute la roideur désirable, la parabole s'exagère,
le chemin du projectile n'est plus assez rectiligne pour qu'il puisse
frapper tous les objets intermédiaires, nécessité de combat pourtant,
dont l'importance croît avec la proximité de l'ennemi et la
précipitation du tir. Ce défaut de tension de la courbe du projectile
dans les canons rayés du seizième siècle tenait à la faiblesse de la
charge; les faibles charges, pour cette espèce d'engins, sont imposées
par des nécessités balistiques, telles, par exemple, que la conservation
des affûts. En somme, le canon, ce despote, ne peut pas tout ce qu'il
veut; la force est une grosse faiblesse. Un boulet de canon ne fait que
six cents lieues par heure; la lumière fait soixante-dix mille lieues
par seconde. Telle est la supériorité de Jésus-Christ sur Napoléon.

--Rechargez les armes, dit Enjolras.

De quelle façon le revêtement de la barricade allait-il se comporter
sous le boulet? Le coup ferait-il brèche? Là était la question. Pendant
que les insurgés rechargeaient les fusils, les artilleurs chargeaient le
canon.

L'anxiété était profonde dans la redoute.

Le coup partit, la détonation éclata.

--Présent! cria une voix joyeuse.

Et en même temps que le boulet sur la barricade, Gavroche s'abattit
dedans.

Il arrivait du côté de la rue du Cygne et il avait lestement enjambé la
barricade accessoire qui faisait front au dédale de la
Petite-Truanderie.

Gavroche fit plus d'effet dans la barricade que le boulet.

Le boulet s'était perdu dans le fouillis des décombres. Il avait tout au
plus brisé une roue de l'omnibus, et achevé la vieille charrette Anceau.
Ce que voyant, la barricade se mit à rire.

--Continuez, cria Bossuet aux artilleurs.



Chapitre VIII

Les artilleurs se font prendre au sérieux


On entoura Gavroche.

Mais il n'eut le temps de rien raconter. Marius, frissonnant, le prit à
part.

--Qu'est-ce que tu viens faire ici?

--Tiens! dit l'enfant. Et vous?

Et il regarda fixement Marius avec son effronterie épique. Ses deux yeux
s'agrandissaient de la clarté fière qui était dedans.

Ce fut avec un accent sévère que Marius continua:

--Qui est-ce qui te disait de revenir? As-tu au moins remis ma lettre à
son adresse?

Gavroche n'était point sans quelque remords à l'endroit de cette lettre.
Dans sa hâte de revenir à la barricade, il s'en était défait plutôt
qu'il ne l'avait remise. Il était forcé de s'avouer à lui-même qu'il
l'avait confiée un peu légèrement à cet inconnu dont il n'avait même pu
distinguer le visage. Il est vrai que cet homme était nu-tête, mais cela
ne suffisait pas. En somme, il se faisait à ce sujet de petites
remontrances intérieures et il craignait les reproches de Marius. Il
prit, pour se tirer d'affaire, le procédé le plus simple; il mentit
abominablement.

--Citoyen, j'ai remis la lettre au portier. La dame dormait. Elle aura
la lettre en se réveillant.

Marius, en envoyant cette lettre, avait deux buts, dire adieu à Cosette
et sauver Gavroche. Il dut se contenter de la moitié de ce qu'il
voulait.

L'envoi de sa lettre, et la présence de M. Fauchelevent dans la
barricade, ce rapprochement s'offrit à son esprit. Il montra à Gavroche
M. Fauchelevent:

--Connais-tu cet homme?

--Non, dit Gavroche.

Gavroche, en effet, nous venons de le rappeler, n'avait vu Jean Valjean
que la nuit.

Les conjectures troubles et maladives qui s'étaient ébauchées dans
l'esprit de Marius se dissipèrent. Connaissait-il les opinions de M.
Fauchelevent? M. Fauchelevent était républicain peut-être. De là sa
présence toute simple dans ce combat.

Cependant Gavroche était déjà à l'autre bout de la barricade criant: mon
fusil!

Courfeyrac le lui fit rendre.

Gavroche prévint «les camarades», comme il les appelait, que la
barricade était bloquée. Il avait eu grand'peine à arriver. Un bataillon
de ligne, dont les faisceaux étaient dans la Petite-Truanderie,
observait le côté de la rue du Cygne; du côté opposé, la garde
municipale occupait la rue des Prêcheurs. En face, on avait le gros de
l'armée.

Ce renseignement donné, Gavroche ajouta:--Je vous autorise à leur
flanquer une pile indigne. Cependant Enjolras à son créneau, l'oreille
tendue, épiait.

Les assaillants, peu contents sans doute du coup à boulet, ne l'avaient
pas répété.

Une compagnie d'infanterie de ligne était venue occuper l'extrémité de
la rue, en arrière de la pièce. Les soldats dépavaient la chaussée et y
construisaient avec les pavés une petite muraille basse, une façon
d'épaulement qui n'avait guère plus de dix-huit pouces de hauteur et qui
faisait front à la barricade. À l'angle de gauche de cet épaulement, on
voyait la tête de colonne d'un bataillon de la banlieue, massé rue
Saint-Denis.

Enjolras, au guet, crut distinguer le bruit particulier qui se fait
quand on retire des caissons les boîtes à mitraille, et il vit le chef
de pièce changer le pointage et incliner légèrement la bouche du canon à
gauche. Puis les canonniers se mirent à charger la pièce. Le chef de
pièce saisit lui-même le boutefeu et l'approcha de la lumière.

--Baissez la tête, ralliez le mur! cria Enjolras, et tous à genoux le
long de la barricade!

Les insurgés, épars devant le cabaret et qui avaient quitté leur poste
de combat à l'arrivée de Gavroche, se ruèrent pêle-mêle vers la
barricade; mais avant que l'ordre d'Enjolras fût exécuté, la décharge
se fit avec le râle effrayant d'un coup de mitraille. C'en était un en
effet.

La charge avait été dirigée sur la coupure de la redoute, y avait
ricoché sur le mur, et ce ricochet épouvantable avait fait deux morts et
trois blessés.

Si cela continuait, la barricade n'était plus tenable. La mitraille
entrait.

Il y eut une rumeur de consternation.

--Empêchons toujours le second coup, dit Enjolras.

Et, abaissant sa carabine, il ajusta le chef de pièce qui, en ce moment,
penché sur la culasse du canon, rectifiait et fixait définitivement le
pointage.

Ce chef de pièce était un beau sergent de canonniers, tout jeune, blond,
à la figure très douce, avec l'air intelligent propre à cette arme
prédestinée et redoutable qui, à force de se perfectionner dans
l'horreur, doit finir par tuer la guerre.

Combeferre, debout près d'Enjolras, considérait ce jeune homme.

--Quel dommage! dit Combeferre. La hideuse chose que ces boucheries!
Allons, quand il n'y aura plus de rois, il n'y aura plus de guerre.
Enjolras, tu vises ce sergent, tu ne le regardes pas. Figure-toi que
c'est un charmant jeune homme, il est intrépide, on voit qu'il pense,
c'est très instruit, ces jeunes gens de l'artillerie; il a un père, une
mère, une famille, il aime probablement, il a tout au plus vingt-cinq
ans, il pourrait être ton frère.

--Il l'est, dit Enjolras.

--Oui, reprit Combeferre, et le mien aussi. Eh bien, ne le tuons pas.

--Laisse-moi. Il faut ce qu'il faut.

Et une larme coula lentement sur la joue de marbre d'Enjolras.

En même temps il pressa la détente de sa carabine. L'éclair jaillit.
L'artilleur tourna deux fois sur lui-même, les bras étendus devant lui
et la tête levée comme pour aspirer l'air, puis se renversa le flanc sur
la pièce et y resta sans mouvement. On voyait son dos du centre duquel
sortait tout droit un flot de sang. La balle lui avait traversé la
poitrine de part en part. Il était mort.

Il fallut l'emporter et le remplacer. C'étaient en effet quelques
minutes de gagnées.



Chapitre IX

Emploi de ce vieux talent de braconnier et de ce coup de fusil
infaillible qui a influé sur la condamnation 1796


Les avis se croisaient dans la barricade. Le tir de la pièce allait
recommencer. On n'en avait pas pour un quart d'heure avec cette
mitraille. Il était absolument nécessaire d'amortir les coups.

Enjolras jeta ce commandement:

--Il faut mettre là un matelas.

--On n'en a pas, dit Combeferre, les blessés sont dessus.

Jean Valjean, assis à l'écart sur une borne, à l'angle du cabaret, son
fusil entre les jambes, n'avait jusqu'à cet instant pris part à rien de
ce qui se passait. Il semblait ne pas entendre les combattants dire
autour de lui: Voilà un fusil qui ne fait rien.

À l'ordre donné par Enjolras, il se leva.

On se souvient qu'à l'arrivée du rassemblement rue de la Chanvrerie, une
vieille femme, prévoyant les balles, avait mis son matelas devant sa
fenêtre. Cette fenêtre, fenêtre de grenier, était sur le toit d'une
maison à six étages située un peu en dehors de la barricade. Le matelas,
posé en travers, appuyé par le bas sur deux perches à sécher le linge,
était soutenu en haut par deux cordes qui, de loin, semblaient deux
ficelles et qui se rattachaient à des clous plantés dans les chambranles
de la mansarde. On voyait ces deux cordes distinctement sur le ciel
comme des cheveux.

--Quelqu'un peut-il me prêter une carabine à deux coups? dit Jean
Valjean.

Enjolras, qui venait de recharger la sienne, la lui tendit.

Jean Valjean ajusta la mansarde et tira.

Une des deux cordes du matelas était coupée.

Le matelas ne pendait plus que par un fil.

Jean Valjean lâcha le second coup. La deuxième corde fouetta la vitre de
la mansarde. Le matelas glissa entre les deux perches et tomba dans la
rue.

La barricade applaudit.

Toutes les voix crièrent:

--Voilà un matelas.

--Oui, dit Combeferre, mais qui l'ira chercher?

Le matelas en effet était tombé en dehors de la barricade, entre les
assiégés et les assiégeants. Or, la mort du sergent de canonniers ayant
exaspéré la troupe, les soldats, depuis quelques instants, s'étaient
couchés à plat ventre derrière la ligne de pavés qu'ils avaient élevée,
et, pour suppléer au silence forcé de la pièce qui se taisait en
attendant que son service fût réorganisé, ils avaient ouvert le feu
contre la barricade. Les insurgés ne répondaient pas à cette
mousqueterie, pour épargner les munitions. La fusillade se brisait à la
barricade; mais la rue, qu'elle remplissait de balles, était terrible.

Jean Valjean sortit de la coupure, entra dans la rue, traversa l'orage
de balles, alla au matelas, le ramassa, le chargea sur son dos, et
revint dans la barricade.

Lui-même mit le matelas dans la coupure. Il l'y fixa contre le mur de
façon que les artilleurs ne le vissent pas.

Cela fait, on attendit le coup de mitraille.

Il ne tarda pas.

Le canon vomit avec un rugissement son paquet de chevrotines. Mais il
n'y eut pas de ricochet. La mitraille avorta sur le matelas. L'effet
prévu était obtenu. La barricade était préservée.

--Citoyen, dit Enjolras à Jean Valjean, la République vous remercie.

Bossuet admirait et riait. Il s'écria:

--C'est immoral qu'un matelas ait tant de puissance. Triomphe de ce qui
plie sur ce qui foudroie. Mais c'est égal, gloire au matelas qui annule
un canon!



Chapitre X

Aurore


En ce moment-là, Cosette se réveillait.

Sa chambre était étroite, propre, discrète, avec une longue croisée au
levant sur l'arrière-cour de la maison.

Cosette ne savait rien de ce qui se passait dans Paris. Elle n'était
point là la veille et elle était déjà rentrée dans sa chambre quand
Toussaint avait dit: Il paraît qu'il y a du train.

Cosette avait dormi peu d'heures, mais bien. Elle avait eu de doux
rêves, ce qui tenait peut-être un peu à ce que son petit lit était très
blanc. Quelqu'un qui était Marius lui était apparu dans de la lumière.
Elle se réveilla avec du soleil dans les yeux, ce qui d'abord lui fit
l'effet de la continuation du songe.

Sa première pensée sortant de ce rêve fut riante. Cosette se sentit
toute rassurée. Elle traversait, comme Jean Valjean quelques heures
auparavant, cette réaction de l'âme qui ne veut absolument pas du
malheur. Elle se mit à espérer de toutes ses forces sans savoir
pourquoi. Puis un serrement de coeur lui vint.--Voilà trois jours
qu'elle n'avait vu Marius. Mais elle se dit qu'il devait avoir reçu sa
lettre, qu'il savait où elle était, et qu'il avait tant d'esprit, et
qu'il trouverait moyen d'arriver jusqu'à elle.--Et cela certainement
aujourd'hui, et peut-être ce matin même.--Il faisait grand jour, mais le
rayon de lumière était très horizontal, elle pensa qu'il était de très
bonne heure; qu'il fallait se lever pourtant; pour recevoir Marius.

Elle sentait qu'elle ne pouvait vivre sans Marius, et que par conséquent
cela suffisait, et que Marius viendrait. Aucune objection n'était
recevable. Tout cela était certain. C'était déjà assez monstrueux
d'avoir souffert trois jours. Marius absent trois jours, c'était
horrible au bon Dieu. Maintenant, cette cruelle taquinerie d'en haut
était une épreuve traversée. Marius allait arriver, et apporterait une
bonne nouvelle. Ainsi est faite la jeunesse; elle essuie vite ses yeux;
elle trouve la douleur inutile et ne l'accepte pas. La jeunesse est le
sourire de l'avenir devant un inconnu qui est lui-même. Il lui est
naturel d'être heureuse. Il semble que sa respiration soit faite
d'espérance.

Du reste, Cosette ne pouvait parvenir à se rappeler ce que Marius lui
avait dit au sujet de cette absence qui ne devait durer qu'un jour, et
quelle explication il lui en avait donnée. Tout le monde a remarqué avec
quelle adresse une monnaie qu'on laisse tomber à terre court se cacher,
et quel art elle a de se rendre introuvable. Il y a des pensées qui nous
jouent le même tour; elles se blottissent dans un coin de notre cerveau;
c'est fini; elles sont perdues; impossible de remettre la mémoire
dessus. Cosette se dépitait quelque peu du petit effort inutile que
faisait son souvenir. Elle se disait que c'était bien mal à elle et
bien coupable d'avoir oublié des paroles prononcées par Marius.

Elle sortit du lit et fit les deux ablutions de l'âme et du corps, sa
prière et sa toilette.

On peut à la rigueur introduire le lecteur dans une chambre nuptiale,
non dans une chambre virginale. Le vers l'oserait à peine, la prose ne
le doit pas.

C'est l'intérieur d'une fleur encore close, c'est une blancheur dans
l'ombre, c'est la cellule intime d'un lis fermé qui ne doit pas être
regardé par l'homme tant qu'il n'a pas été regardé par le soleil. La
femme en bouton est sacrée. Ce lit innocent qui se découvre, cette
adorable demi-nudité qui a peur d'elle-même, ce pied blanc qui se
réfugie dans une pantoufle, cette gorge qui se voile devant un miroir
comme si ce miroir était une prunelle, cette chemise qui se hâte de
remonter et de cacher l'épaule pour un meuble qui craque ou pour une
voiture qui passe, ces cordons noués, ces agrafes accrochées, ces lacets
tirés, ces tressaillements, ces petits frissons de froid et de pudeur,
cet effarouchement exquis de tous les mouvements, cette inquiétude
presque ailée là où rien n'est à craindre, les phases successives du
vêtement aussi charmantes que les nuages de l'aurore, il ne sied point
que tout cela soit raconté, et c'est déjà trop de l'indiquer.

L'oeil de l'homme doit être plus religieux encore devant le lever d'une
jeune fille que devant le lever d'une étoile. La possibilité d'atteindre
doit tourner en augmentation de respect. Le duvet de la pêche, la cendre
de la prune, le cristal radié de la neige, l'aile du papillon poudrée de
plumes, sont des choses grossières auprès de cette chasteté qui ne sait
pas même qu'elle est chaste. La jeune fille n'est qu'une lueur de rêve
et n'est pas encore une statue. Son alcôve est cachée dans la partie
sombre de l'idéal. L'indiscret toucher du regard brutalise cette vague
pénombre. Ici, contempler, c'est profaner.

Nous ne montrerons donc rien de tout ce suave petit remue-ménage du
réveil de Cosette.

Un conte d'orient dit que la rose avait été faite par Dieu blanche, mais
qu'Adam l'ayant regardée au moment où elle s'entrouvrait, elle eut honte
et devint rose. Nous sommes de ceux qui se sentent interdits devant les
jeunes filles et les fleurs, les trouvant vénérables.

Cosette s'habilla bien vite, se peigna, se coiffa, ce qui était fort
simple en ce temps-là où les femmes n'enflaient pas leurs boucles et
leurs bandeaux avec des coussinets et des tonnelets et ne mettaient
point de crinolines dans leurs cheveux. Puis elle ouvrit la fenêtre et
promena ses yeux partout autour d'elle, espérant découvrir quelque peu
de la rue, un angle de maison, un coin de pavés, et pouvoir guetter là
Marius. Mais on ne voyait rien du dehors. L'arrière-cour était
enveloppée de murs assez hauts, et n'avait pour échappée que quelques
jardins. Cosette déclara ces jardins hideux; pour la première fois de sa
vie elle trouva des fleurs laides. Le moindre bout de ruisseau du
carrefour eût été bien mieux son affaire. Elle prit le parti de regarder
le ciel, comme si elle pensait que Marius pouvait venir aussi de là.

Subitement, elle fondit en larmes. Non que ce fût mobilité d'âme; mais,
des espérances coupées d'accablement, c'était sa situation. Elle sentit
confusément on ne sait quoi d'horrible. Les choses passent dans l'air
en effet. Elle se dit qu'elle n'était sûre de rien, que se perdre de
vue, c'était se perdre; et l'idée que Marius pourrait bien lui revenir
du ciel, lui apparut, non plus charmante, mais lugubre.

Puis, tels sont ces nuages, le calme lui revint, et l'espoir, et une
sorte de sourire inconscient, mais confiant en Dieu.

Tout le monde était encore couché dans la maison. Un silence provincial
régnait. Aucun volet n'était poussé. La loge du portier était fermée.
Toussaint n'était pas levée, et Cosette pensa tout naturellement que son
père dormait. Il fallait qu'elle eût bien souffert, et qu'elle souffrit
bien encore, car elle se disait que son père avait été méchant; mais
elle comptait sur Marius. L'éclipse d'une telle lumière était décidément
impossible. Elle pria. Par instants elle entendait à une certaine
distance des espèces de secousses sourdes, et elle disait: C'est
singulier qu'on ouvre et qu'on ferme les portes cochères de si bonne
heure. C'étaient les coups de canon qui battaient la barricade.

Il y avait, à quelques pieds au-dessous de la croisée de Cosette, dans
la vieille corniche toute noire du mur, un nid de martinets;
l'encorbellement de ce nid faisait un peu saillie au-delà de la corniche
si bien que d'en haut on pouvait voir le dedans de ce petit paradis. La
mère y était, ouvrant ses ailes en éventail sur sa couvée; le père
voletait, s'en allait, puis revenait, rapportant dans son bec de la
nourriture et des baisers. Le jour levant dorait cette chose heureuse,
la grande loi Multipliez était là souriante et auguste, et ce doux
mystère s'épanouissait dans la gloire du matin. Cosette, les cheveux
dans le soleil, l'âme dans les chimères, éclairée par l'amour au dedans
et par l'aurore au dehors, se pencha comme machinalement, et, sans
presque oser s'avouer qu'elle pensait en même temps à Marius, se mit à
regarder ces oiseaux, cette famille, ce mâle et cette femelle, cette
mère et ces petits, avec le profond trouble qu'un nid donne à une
vierge.



Chapitre XI

Le coup de fusil qui ne manque rien et qui ne tue personne


Le feu des assaillants continuait. La mousqueterie et la mitraille
alternaient, sans grand ravage à la vérité. Le haut de la façade de
Corinthe souffrait seul; la croisée du premier étage et les mansardes
du toit, criblées de chevrotines et de biscayens, se déformaient
lentement. Les combattants qui s'y étaient postés avaient dû s'effacer.
Du reste, ceci est une tactique de l'attaque des barricades; tirailler
longtemps, afin d'épuiser les munitions des insurgés, s'ils font la
faute de répliquer. Quand on s'aperçoit, au ralentissement de leur feu,
qu'ils n'ont plus ni balles ni poudre, on donne l'assaut. Enjolras
n'était pas tombé dans ce piège; la barricade ne ripostait point.

À chaque feu de peloton, Gavroche se gonflait la joue avec sa langue,
signe de haut dédain.

--C'est bon, disait-il, déchirez de la toile. Nous avons besoin de
charpie.

Courfeyrac interpellait la mitraille sur son peu d'effet et disait au
canon:

--Tu deviens diffus, mon bonhomme.

Dans la bataille on s'intrigue comme au bal. Il est probable que ce
silence de la redoute commençait à inquiéter les assiégeants et à leur
faire craindre quelque incident inattendu, et qu'ils sentirent le besoin
de voir clair à travers ce tas de pavés et de savoir ce qui se passait
derrière cette muraille impassible qui recevait les coups sans y
répondre. Les insurgés aperçurent subitement un casque qui brillait au
soleil sur un toit voisin. Un pompier était adossé à une haute cheminée
et semblait là en sentinelle. Son regard plongeait à pic dans la
barricade.

--Voilà un surveillant gênant, dit Enjolras.

Jean Valjean avait rendu la carabine d'Enjolras, mais il avait son
fusil.

Sans dire un mot, il ajusta le pompier, et, une seconde après, le
casque, frappé d'une balle, tombait bruyamment dans la rue. Le soldat
effaré se hâta de disparaître.

Un deuxième observateur prit sa place. Celui-ci était un officier. Jean
Valjean, qui avait rechargé son fusil, ajusta le nouveau venu, et envoya
le casque de l'officier rejoindre le casque du soldat. L'officier
n'insista pas, et se retira très vite. Cette fois l'avis fut compris.
Personne ne reparut sur le toit; et l'on renonça à espionner la
barricade.

--Pourquoi n'avez-vous pas tué l'homme? demanda Bossuet à Jean Valjean.


Jean Valjean ne répondit pas.



Chapitre XII

Le désordre partisan de l'ordre


Bossuet murmura à l'oreille de Combeferre:

--Il n'a pas répondu à ma question.

--C'est un homme qui fait de la bonté à coups de fusil, dit Combeferre.

Ceux qui ont gardé quelque souvenir de cette époque déjà lointaine
savent que la garde nationale de la banlieue était vaillante contre les
insurrections. Elle fut particulièrement acharnée et intrépide aux
journées de juin 1832. Tel bon cabaretier de Pantin, des Vertus ou de la
Cunette, dont l'émeute faisait chômer «l'établissement», devenait léonin
en voyant sa salle de danse déserte, et se faisait tuer pour sauver
l'ordre représenté par la guinguette. Dans ce temps à la fois bourgeois
et héroïque, en présence des idées qui avaient leurs chevaliers, les
intérêts avaient leurs paladins. Le prosaïsme du mobile n'ôtait rien à
la bravoure du mouvement. La décroissance d'une pile d'écus faisait
chanter à des banquiers la _Marseillaise_. On versait lyriquement son
sang pour le comptoir; et l'on défendait avec un enthousiasme
lacédémonien la boutique, cet immense diminutif de la patrie.

Au fond, disons-le, il n'y avait rien dans tout cela que de très
sérieux. C'étaient les éléments sociaux qui entraient en lutte, en
attendant le jour où ils entreront en équilibre.

Un autre signe de ce temps, c'était l'anarchie mêlée au
gouvernementalisme (nom barbare du parti correct). On était pour l'ordre
avec indiscipline. Le tambour battait inopinément, sur le commandement
de tel colonel de la garde nationale, des rappels de caprice; tel
capitaine allait au feu par inspiration; tel garde national se battait
«d'idée», et pour son propre compte. Dans les minutes de crise, dans les
«journées», on prenait conseil moins de ses chefs que de ses instincts.
Il y avait dans l'armée de l'ordre de véritables guérilleros, les uns
d'épée comme Fannicot, les autres de plume comme Henri Fonfrède.

La civilisation, malheureusement représentée à cette époque plutôt par
une agrégation d'intérêts que par un groupe de principes, était ou se
croyait en péril; elle poussait le cri d'alarme; chacun, se faisant
centre, la défendait, la secourait et la protégeait, à sa tête; et le
premier venu prenait sur lui de sauver la société.

Le zèle parfois allait jusqu'à l'extermination. Tel peloton de gardes
nationaux se constituait de son autorité privée conseil de guerre, et
jugeait et exécutait en cinq minutes un insurgé prisonnier. C'est une
improvisation de cette sorte qui avait tué Jean Prouvaire. Féroce loi de
Lynch, qu'aucun parti n'a le droit de reprocher aux autres, car elle est
appliquée par la république en Amérique comme par la monarchie en
Europe. Cette loi de Lynch se compliquait de méprises. Un jour d'émeute,
un jeune poète, nommé Paul-Aimé Garnier, fut poursuivi place Royale, la
bayonnette aux reins, et n'échappa qu'en se réfugiant sous la porte
cochère du numéro 6. On criait:--_En voilà encore un de ces
Saint-Simoniens!_ et l'on voulait le tuer. Or, il avait sous le bras un
volume des mémoires du duc de _Saint-Simon_. Un garde national avait lu
sur ce livre le mot: Saint-Simon, et avait crié: À mort!

Le 6 juin 1832, une compagnie de gardes nationaux de la banlieue,
commandée par le capitaine Fannicot, nommé plus haut, se fit, par
fantaisie et bon plaisir, décimer rue de la Chanvrerie. Le fait, si
singulier qu'il soit, a été constaté par l'instruction judiciaire
ouverte à la suite de l'insurrection de 1832. Le capitaine Fannicot,
bourgeois impatient et hardi, espèce de condottiere de l'ordre, de ceux
que nous venons de caractériser, gouvernementaliste fanatique et
insoumis, ne put résister à l'attrait de faire feu avant l'heure et à
l'ambition de prendre la barricade à lui tout seul, c'est-à-dire avec
sa compagnie. Exaspéré par l'apparition successive du drapeau rouge et
du vieil habit qu'il prit pour le drapeau noir, il blâmait tout haut les
généraux et les chefs de corps, lesquels tenaient conseil, ne jugeaient
pas que le moment de l'assaut décisif fût venu, et laissaient, suivant
une expression célèbre de l'un d'eux, «l'insurrection cuire dans son
jus». Quant à lui, il trouvait la barricade mûre, et, comme ce qui est
mûr doit tomber, il essaya.

Il commandait à des hommes résolus comme lui, «à des enragés», a dit un
témoin. Sa compagnie, celle-là même qui avait fusillé le poète Jean
Prouvaire, était la première du bataillon posté à l'angle de la rue. Au
moment où l'on s'y attendait le moins, le capitaine lança ses hommes
contre la barricade. Ce mouvement, exécuté avec plus de bonne volonté
que de stratégie, coûta cher à la compagnie Fannicot. Avant qu'elle fût
arrivée aux deux tiers de la rue, une décharge générale de la barricade
l'accueillit. Quatre, les plus audacieux, qui couraient en tête, furent
foudroyés à bout portant au pied même de la redoute, et cette courageuse
cohue de gardes nationaux, gens très braves, mais qui n'avaient point la
ténacité militaire, dut se replier, après quelque hésitation, en
laissant quinze cadavres sur le pavé. L'instant d'hésitation donna aux
insurgés le temps de recharger les armes, et une seconde décharge, très
meurtrière, atteignit la compagnie avant qu'elle eût pu regagner l'angle
de la rue, son abri. Un moment, elle fut prise entre deux mitrailles, et
elle reçut la volée de la pièce en batterie qui, n'ayant pas d'ordre,
n'avait pas discontinué son feu. L'intrépide et imprudent Fannicot fut
un des morts de cette mitraille. Il fut tué par le canon, c'est-à-dire
par l'ordre.

Cette attaque, plus furieuse que sérieuse, irrita Enjolras.

--Les imbéciles! dit-il. Ils font tuer leurs hommes, et ils nous usent
nos munitions, pour rien.

Enjolras parlait comme un vrai général d'émeute qu'il était.
L'insurrection et la répression ne luttent point à armes égales.
L'insurrection, promptement épuisable, n'a qu'un nombre de coups à tirer
et qu'un nombre de combattants à dépenser. Une giberne vidée, un homme
tué, ne se remplacent pas. La répression, ayant l'armée, ne compte pas
les hommes, et, ayant Vincennes, ne compte pas les coups. La répression
a autant de régiments que la barricade a d'hommes, et autant d'arsenaux
que la barricade a de cartouchières. Aussi sont-ce là des luttes d'un
contre cent, qui finissent toujours par l'écrasement des barricades; à
moins que la révolution, surgissant brusquement, ne vienne jeter dans la
balance son flamboyant glaive d'archange. Cela arrive. Alors tout se
lève, les pavés entrent en bouillonnement, les redoutes populaires
pullulent, Paris tressaille souverainement, le _quid divinum_ se dégage,
un 10 août est dans l'air, un 29 juillet est dans l'air, une prodigieuse
lumière apparaît, la gueule béante de la force recule, et l'armée, ce
lion, voit devant elle, debout et tranquille, ce prophète, la France.



Chapitre XIII

Lueurs qui passent


Dans le chaos de sentiments et de passions qui défendent une barricade,
il y a de tout; il y a de la bravoure, de la jeunesse, du point
d'honneur, de l'enthousiasme, de l'idéal, de la conviction, de
l'acharnement de joueur, et surtout, des intermittences d'espoir.

Une de ces intermittences, un de ces vagues frémissements d'espérance
traversa subitement, à l'instant le plus inattendu, la barricade de la
Chanvrerie.

--Écoutez, s'écria brusquement Enjolras toujours aux aguets, il me
semble que Paris s'éveille.

Il est certain que, dans la matinée du 6 juin, l'insurrection eut,
pendant une heure ou deux, une certaine recrudescence. L'obstination du
tocsin de Saint-Merry ranima quelques velléités. Rue du Poirier, rue des
Gravilliers, des barricades s'ébauchèrent. Devant la porte
Saint-Martin, un jeune homme, armé d'une carabine, attaqua seul un
escadron de cavalerie. À découvert, en plein boulevard, il mit un genou
à terre, épaula son arme, tira, tua le chef d'escadron, et se retourna
en disant: _En voilà encore un qui ne nous fera plus de mal_. Il fut
sabré. Rue Saint-Denis, une femme tirait sur la garde municipale de
derrière une jalousie baissée. On voyait à chaque coup trembler les
feuilles de la jalousie. Un enfant de quatorze ans fut arrêté rue de la
Cossonnerie avec ses poches pleines de cartouches. Plusieurs postes
furent attaqués. À l'entrée de la rue Bertin-Poirée, une fusillade très
vive et tout à fait imprévue accueillit un régiment de cuirassiers, en
tête duquel marchait le général Cavaignac de Baragne. Rue
Planche-Mibray, on jeta du haut des toits sur la troupe de vieux tessons
de vaisselle et des ustensiles de ménage; mauvais signe; et quand on
rendit compte de ce fait au maréchal Soult, le vieux lieutenant de
Napoléon devint rêveur, se rappelant le mot de Suchet à Saragosse:
_Nous sommes perdus quand les vieilles femmes nous vident leur pot de
chambre sur la tête_.

Ces Symptômes généraux qui se manifestaient au moment où l'on croyait
l'émeute localisée, cette fièvre de colère qui reprenait le dessus, ces
flammèches qui volaient çà et là au-dessus de ces masses profondes de
combustible qu'on nomme les faubourgs de Paris, tout cet ensemble
inquiéta les chefs militaires. On se hâta d'éteindre ces commencements
d'incendie. On retarda, jusqu'à ce que ces pétillements fussent
étouffés, l'attaque des barricades Maubuée, de la Chanvrerie et de
Saint-Merry, afin de n'avoir plus affaire qu'à elles, et de pouvoir tout
finir d'un coup. Des colonnes furent lancées dans les rues en
fermentation, balayant les grandes, sondant les petites, à droite, à
gauche, tantôt avec précaution et lentement, tantôt au pas de charge. La
troupe enfonçait les portes des maisons d'où l'on avait tiré; en même
temps des manoeuvres de cavalerie dispersaient les groupes des
boulevards. Cette répression ne se fit pas sans rumeur et sans ce fracas
tumultueux propre aux chocs d'armée et de peuple. C'était là ce
qu'Enjolras, dans les intervalles de la canonnade et de la mousqueterie,
saisissait. En outre, il avait vu au bout de la rue passer des blessés
sur des civières, et il disait à Courfeyrac:--Ces blessés-là ne viennent
pas de chez nous.

L'espoir dura peu; la lueur s'éclipsa vite. En moins d'une demi-heure,
ce qui était dans l'air s'évanouit, ce fut comme un éclair sans foudre,
et les insurgés sentirent retomber sur eux cette espèce de chape de
plomb que l'indifférence du peuple jette sur les obstinés abandonnés.

Le mouvement général qui semblait s'être vaguement dessiné avait avorté;
et l'attention du ministre de la guerre et la stratégie des généraux
pouvaient se concentrer maintenant sur les trois ou quatre barricades
restées debout.

Le soleil montait sur l'horizon.

Un insurgé interpella Enjolras:

--On a faim ici. Est-ce que vraiment nous allons mourir comme ça sans
manger?

Enjolras, toujours accoudé à son créneau, sans quitter des yeux
l'extrémité de la rue, fit un signe de tête affirmatif.



Chapitre XIV

Où on lira le nom de la maîtresse d'Enjolras


Courfeyrac, assis sur un pavé à côté d'Enjolras, continuait d'insulter
le canon, et chaque fois que passait, avec son bruit monstrueux, cette
sombre nuée de projectiles qu'on appelle la mitraille, il l'accueillait
par une bouffée d'ironie.

--Tu t'époumones, mon pauvre vieux brutal, tu me fais de la peine, tu
perds ton vacarme. Ce n'est pas du tonnerre, ça. C'est de la toux.

Et l'on riait autour de lui.

Courfeyrac et Bossuet, dont la vaillante belle humeur croissait avec le
péril, remplaçaient, comme madame Scarron, la nourriture par la
plaisanterie, et, puisque le vin manquait, versaient à tous de la gaîté.

--J'admire Enjolras, disait Bossuet. Sa témérité impassible
m'émerveille. Il vit seul, ce qui le rend peut-être un peu triste;
Enjolras se plaint de sa grandeur qui l'attache au veuvage. Nous autres,
nous avons tous plus ou moins des maîtresses qui nous rendent fous,
c'est-à-dire braves. Quand on est amoureux comme un tigre, c'est bien le
moins qu'on se batte comme un lion. C'est une façon de nous venger des
traits que nous font mesdames nos grisettes. Roland se fait tuer pour
faire bisquer Angélique. Tous nos héroïsmes viennent de nos femmes. Un
homme sans femme, c'est un pistolet sans chien; c'est la femme qui fait
partir l'homme. Eh bien, Enjolras n'a pas de femme. Il n'est pas
amoureux, et il trouve le moyen d'être intrépide. C'est une chose
inouïe qu'on puisse être froid comme la glace et hardi comme le feu.

Enjolras ne paraissait pas écouter, mais quelqu'un qui eût été près de
lui l'eût entendu murmurer à demi-voix: _Patria_.

Bossuet riait encore quand Courfeyrac s'écria:

--Du nouveau!

Et, prenant une voix d'huissier qui annonce, il ajouta:

--Je m'appelle Pièce de Huit.

En effet, un nouveau personnage venait d'entrer en scène. C'était une
deuxième bouche à feu.

Les artilleurs firent rapidement la manoeuvre de force, et mirent cette
seconde pièce en batterie près de la première.

Ceci ébauchait le dénoûment.

Quelques instants après, les deux pièces, vivement servies, tiraient de
front contre la redoute; les feux de peloton de la ligne et de la
banlieue soutenaient l'artillerie.

On entendait une autre canonnade à quelque distance. En même temps que
deux pièces s'acharnaient sur la redoute de la rue de la Chanvrerie,
deux autres bouches à feu, braquées, l'une rue Saint-Denis, l'autre rue
Aubry-le-Boucher, criblaient la barricade Saint-Merry. Les quatre canons
se faisaient lugubrement écho.

Les aboiements des sombres chiens de la guerre se répondaient.

Des deux pièces qui battaient maintenant la barricade de la rue de la
Chanvrerie, l'une tirait à mitraille, l'autre à boulet.

La pièce qui tirait à boulet était pointée un peu haut et le tir était
calculé de façon que le boulet frappait le bord extrême de l'arête
supérieure de la barricade, l'écrêtait, et émiettait les pavés sur les
insurgés en éclats de mitraille.

Ce procédé de tir avait pour but d'écarter les combattants du sommet de
la redoute, et de les contraindre à se pelotonner dans l'intérieur;
c'est-à-dire que cela annonçait l'assaut.

Une fois les combattants chassés du haut de la barricade par le boulet
et des fenêtres du cabaret par la mitraille, les colonnes d'attaque
pourraient s'aventurer dans la rue sans être visées, peut-être même sans
être aperçues, escalader brusquement la redoute, comme la veille au
soir, et, qui sait? la prendre par surprise.

--Il faut absolument diminuer l'incommodité de ces pièces, dit Enjolras,
et il cria: «Feu sur les artilleurs!» Tous étaient prêts. La barricade,
qui se taisait depuis si longtemps, fit feu éperdument, sept ou huit
décharges se succédèrent avec une sorte de rage et de joie, la rue
s'emplit d'une fumée aveuglante, et, au bout de quelques minutes, à
travers cette brume toute rayée de flamme, on put distinguer confusément
les deux tiers des ailleurs couchés sous les roues des canons. Ceux qui
étaient restés debout continuaient de servir les pièces avec une
tranquillité sévère; mais le feu était ralenti.

--Voilà qui va bien, dit Bossuet à Enjolras. Succès.

Enjolras hocha la tête et répondit:

--Encore un quart d'heure de ce succès, et il n'y aura plus dix
cartouches dans la barricade.

Il paraît que Gavroche entendit ce mot.



Chapitre XV

Gavroche dehors


Courfeyrac tout à coup aperçut quelqu'un au bas de la barricade, dehors,
dans la rue, sous les balles.

Gavroche avait pris un panier à bouteilles, dans le cabaret, était sorti
par la coupure, et était paisiblement occupé à vider dans son panier les
gibernes pleines de cartouches des gardes nationaux tués sur le talus de
la redoute.

--Qu'est-ce que tu fais là? dit Courfeyrac.

Gavroche leva le nez:

--Citoyen, j'emplis mon panier.

--Tu ne vois donc pas la mitraille?

Gavroche répondit:

--Eh bien, il pleut. Après?

Courfeyrac cria:

--Rentre!

--Tout à l'heure, fit Gavroche.

Et, d'un bond, il s'enfonça dans la rue.

On se souvient que la compagnie Fannicot, en se retirant, avait laissé
derrière elle une traînée de cadavres.

Une vingtaine de morts gisaient çà et là dans toute la longueur de la
rue sur le pavé. Une vingtaine de gibernes pour Gavroche. Une provision
de cartouches pour la barricade.

La fumée était dans la rue comme un brouillard. Quiconque a vu un nuage
tombé dans une gorge de montagnes entre deux escarpements à pic, peut se
figurer cette fumée resserrée et comme épaissie par deux sombres lignes
de hautes maisons. Elle montait lentement et se renouvelait sans cesse;
de là un obscurcissement graduel qui blêmissait même le plein jour.
C'est à peine si, d'un bout à l'autre de la rue, pourtant fort courte,
les combattants s'apercevaient.

Cet obscurcissement, probablement voulu et calculé par les chefs qui
devaient diriger l'assaut de la barricade, fut utile à Gavroche.

Sous les plis de ce voile de fumée, et grâce à sa petitesse, il put
s'avancer assez loin dans la rue sans être vu. Il dévalisa les sept ou
huit premières gibernes sans grand danger.

Il rampait à plat ventre, galopait à quatre pattes, prenait son panier
aux dents, se tordait, glissait, ondulait, serpentait d'un mort à
l'autre, et vidait la giberne ou la cartouchière comme un singe ouvre
une noix.

De la barricade, dont il était encore assez près, on n'osait lui crier
de revenir, de peur d'appeler l'attention sur lui.

Sur un cadavre, qui était un caporal, il trouva une poire à poudre.

--Pour la soif, dit-il, en la mettant dans sa poche. À force d'aller en
avant, il parvint au point où le brouillard de la fusillade devenait
transparent.

Si bien que les tirailleurs de la ligne rangés et à l'affût derrière
leur levée de pavés, et les tirailleurs de la banlieue massés à l'angle
de la rue, se montrèrent soudainement quelque chose qui remuait dans la
fumée.

Au moment où Gavroche débarrassait de ses cartouches un sergent gisant
près d'une borne, une balle frappa le cadavre.

--Fichtre! fit Gavroche. Voilà qu'on me tue mes morts.

Une deuxième balle fit étinceler le pavé à côté de lui. Une troisième
renversa son panier.

Gavroche regarda, et vit que cela venait de la banlieue.

Il se dressa tout droit, debout, les cheveux au vent, les mains sur les
hanches, l'oeil fixé sur les gardes nationaux qui tiraient, et il
chanta:

On est laid à Nanterre,

C'est la faute à Voltaire,

Et bête à Palaiseau,

C'est la faute à Rousseau.

Puis il ramassa son panier, y remit, sans en perdre une seule, les
cartouches qui en étaient tombées, et, avançant vers la fusillade, alla
dépouiller une autre giberne. Là une quatrième balle le manqua encore.
Gavroche chanta:

Je ne suis pas notaire,

C'est la faute à Voltaire,

Je suis petit oiseau,

C'est la faute à Rousseau.

Une cinquième balle ne réussit qu'à tirer de lui un troisième couplet:

Joie est mon caractère,

C'est la faute à Voltaire,

Misère est mon trousseau,

C'est la faute à Rousseau.

Cela continua ainsi quelque temps.

Le spectacle était épouvantable et charmant. Gavroche, fusillé,
taquinait la fusillade. Il avait l'air de s'amuser beaucoup. C'était le
moineau becquetant les chasseurs. Il répondait à chaque décharge par un
couplet. On le visait sans cesse, on le manquait toujours. Les gardes
nationaux et les soldats riaient en l'ajustant. Il se couchait, puis se
redressait, s'effaçait dans un coin de porte, puis bondissait,
disparaissait, reparaissait, se sauvait, revenait, ripostait à la
mitraille par des pieds de nez, et cependant pillait les cartouches,
vidait les gibernes et remplissait son panier. Les insurgés, haletants
d'anxiété, le suivaient des yeux. La barricade tremblait; lui, il
chantait. Ce n'était pas un enfant, ce n'était pas un homme; c'était un
étrange gamin fée. On eût dit le nain invulnérable de la mêlée. Les
balles couraient après lui, il était plus leste qu'elles. Il jouait on
ne sait quel effrayant jeu de cache-cache avec la mort; chaque fois que
la face camarde du spectre s'approchait, le gamin lui donnait une
pichenette.

Une balle pourtant, mieux ajustée ou plus traître que les autres, finit
par atteindre l'enfant feu follet. On vit Gavroche chanceler, puis il
s'affaissa. Toute la barricade poussa un cri; mais il y avait de l'Antée
dans ce pygmée; pour le gamin toucher le pavé, c'est comme pour le
géant toucher la terre; Gavroche n'était tombé que pour se redresser; il
resta assis sur son séant, un long filet de sang rayait son visage, il
éleva ses deux bras en l'air, regarda du côté d'où était venu le coup,
et se mit à chanter.

Je suis tombé par terre,

C'est la faute à Voltaire,

Le nez dans le ruisseau,

C'est la faute à....

Il n'acheva point. Une seconde balle du même tireur l'arrêta court.
Cette fois il s'abattit la face contre le pavé, et ne remua plus. Cette
petite grande âme venait de s'envoler.



Chapitre XVI

Comment de frère on devient père


Il y avait en ce moment-là même dans le jardin du Luxembourg--car le
regard du drame doit être présent partout,--deux enfants qui se tenaient
par la main. L'un pouvait avoir sept ans, l'autre cinq. La pluie les
ayant mouillés, ils marchaient dans les allées du côté du soleil; l'aîné
conduisait le petit; ils étaient en haillons et pâles; ils avaient un
air d'oiseaux fauves. Le plus petit disait: J'ai bien faim.

L'aîné, déjà un peu protecteur, conduisait son frère de la main gauche
et avait une baguette dans sa main droite.

Ils étaient seuls dans le jardin. Le jardin était désert, les grilles
étaient fermées par mesure de police à cause de l'insurrection. Les
troupes qui y avaient bivouaqué en étaient sorties pour les besoins du
combat.

Comment ces enfants étaient-ils là? Peut-être s'étaient-ils évadés de
quelque corps de garde entrebâillé; peut-être aux environs, à la
barrière d'Enfer, ou sur l'esplanade de l'Observatoire, ou dans le
carrefour voisin dominé par le fronton où on lit: _invenerunt parvulum
pannis involutum,_ y avait-il quelque baraque de saltimbanques dont ils
s'étaient enfuis; peut-être avaient-ils, la veille au soir, trompé
l'oeil des inspecteurs du jardin à l'heure de la clôture, et avaient-ils
passé la nuit dans quelqu'une de ces guérites où on lit les journaux? Le
fait est qu'ils étaient errants et qu'ils semblaient libres. Être errant
et sembler libre, c'est être perdu. Ces pauvres petits étaient perdus en
effet.

Ces deux enfants étaient ceux-là mêmes dont Gavroche avait été en peine,
et que le lecteur se rappelle. Enfants des Thénardier, en location chez
la Magnon, attribués à M. Gillenormand, et maintenant feuilles tombées
de toutes ces branches sans racines, et roulées sur la terre par le
vent.

Leurs vêtements, propres du temps de la Magnon et qui lui servaient de
prospectus vis-à-vis de M. Gillenormand, étaient devenus guenilles.

Ces êtres appartenaient désormais à la statistique des «Enfants
Abandonnés» que la police constate, ramasse, égare et retrouve sur le
pavé de Paris.

Il fallait le trouble d'un tel jour pour que ces petits misérables
fussent dans ce jardin. Si les surveillants les eussent aperçus, ils
eussent chassé ces haillons. Les petits pauvres n'entrent pas dans les
jardins publics: pourtant on devrait songer que, comme enfants, ils ont
droit aux fleurs.

Ceux-ci étaient là, grâce aux grilles fermées. Ils étaient en
contravention. Ils s'étaient glissés dans le jardin, et ils y étaient
restés. Les grilles fermées ne donnent pas congé aux inspecteurs, la
surveillance est censée continuer, mais elle s'amollit et se repose; et
les inspecteurs, émus eux aussi par l'anxiété publique et plus occupés
du dehors que du dedans, ne regardaient plus le jardin, et n'avaient pas
vu les deux délinquants.

Il avait plu la veille, et même un peu le matin. Mais en juin les ondées
ne comptent pas. C'est à peine si l'on s'aperçoit, une heure après un
orage, que cette belle journée blonde a pleuré. La terre en été est
aussi vite sèche que la joue d'un enfant.

À cet instant du solstice, la lumière du plein midi est, pour ainsi
dire, poignante. Elle prend tout. Elle s'applique et se superpose à la
terre avec une sorte de succion. On dirait que le soleil a soif. Une
averse est un verre d'eau; une pluie est tout de suite bue. Le matin
tout ruisselait, l'après-midi tout poudroie.

Rien n'est admirable comme une verdure débarbouillée par la pluie et
essuyée par le rayon; c'est de la fraîcheur chaude. Les jardins et les
prairies, ayant de l'eau dans leurs racines et du soleil dans leurs
fleurs, deviennent des cassolettes d'encens et fument de tous leurs
parfums à la fois. Tout rit, chante et s'offre. On se sent doucement
ivre. Le printemps est un paradis provisoire; le soleil aide à faire
patienter l'homme.

Il y a des êtres qui n'en demandent pas davantage; vivants qui, ayant
l'azur du ciel, disent: c'est assez! songeurs absorbés dans le prodige,
puisant dans l'idolâtrie de la nature l'indifférence du bien et du mal,
contemplateurs du cosmos radieusement distraits de l'homme, qui ne
comprennent pas qu'on s'occupe de la faim de ceux-ci, de la soif de
ceux-là, de la nudité du pauvre en hiver, de la courbure lymphatique
d'une petite épine dorsale, du grabat, du grenier, du cachot, et des
haillons des jeunes filles grelottantes, quand on peut rêver sous les
arbres; esprits paisibles et terribles, impitoyablement satisfaits.
Chose étrange, l'infini leur suffît. Ce grand besoin de l'homme, le
fini, qui admet l'embrassement, ils l'ignorent. Le fini, qui admet le
progrès, ce travail sublime, ils n'y songent pas. L'indéfini, qui naît
de la combinaison humaine et divine de l'infini et du fini, leur
échappe. Pourvu qu'ils soient face à face avec l'immensité, ils
sourient. Jamais la joie, toujours l'extase. S'abîmer, voilà leur vie.
L'histoire de l'humanité pour eux n'est qu'un plan parcellaire; Tout n'y
est pas; le vrai Tout reste en dehors; à quoi bon s'occuper de ce
détail, l'homme? L'homme souffre, c'est possible; mais regardez donc
Aldebaran qui se lève! La mère n'a plus de lait, le nouveau-né se meurt,
je n'en sais rien, mais considérez donc cette rosace merveilleuse que
fait une rondelle de l'aubier du sapin examinée au microscope!
comparez-moi la plus belle malines à cela! Ces penseurs oublient
d'aimer. Le zodiaque réussit sur eux au point de les empêcher de voir
l'enfant qui pleure. Dieu leur éclipse l'âme. C'est là une famille
d'esprits, à la fois petits et grands. Horace en était, Goethe en était,
La Fontaine peut-être; magnifiques égoïstes de l'infini, spectateurs
tranquilles de la douleur, qui ne voient pas Néron s'il fait beau,
auxquels le soleil cache le bûcher, qui regarderaient guillotiner en y
cherchant un effet de lumière, qui n'entendent ni le cri, ni le sanglot,
ni le râle, ni le tocsin, pour qui tout est bien puisqu'il y a le mois
de mai, qui, tant qu'il y aura des nuages de pourpre et d'or au-dessus
de leur tête, se déclarent contents, et qui sont déterminés à être
heureux jusqu'à épuisement du rayonnement des astres et du chant des
oiseaux.

Ce sont de radieux ténébreux. Ils ne se doutent pas qu'ils sont à
plaindre. Certes, ils le sont. Qui ne pleure pas ne voit pas. Il faut
les admirer et les plaindre, comme on plaindrait et comme on admirerait
un être à la fois nuit et jour qui n'aurait pas d'yeux sous les sourcils
et qui aurait un astre au milieu du front.

L'indifférence de ces penseurs, c'est là, selon quelques-uns, une
philosophie supérieure. Soit; mais dans cette supériorité il y a de
l'infirmité. On peut être immortel et boiteux; témoin Vulcain. On peut
être plus qu'homme et moins qu'homme. L'incomplet immense est dans la
nature. Qui sait si le soleil n'est pas un aveugle?

Mais alors, quoi! à qui se fier? _Solem quis dicere falsum audeat_?
Ainsi de certains génies eux-mêmes, de certains Très-Hauts humains, des
hommes astres, pourraient se tromper? Ce qui est là-haut, au faîte, au
sommet, au zénith, ce qui envoie sur la terre tant de clarté, verrait
peu, verrait mal, ne verrait pas? Cela n'est-il pas désespérant? Non.
Mais qu'y a-t-il donc au-dessus du soleil? Le dieu.

Le 6 juin 1832, vers onze heures du matin, le Luxembourg, solitaire et
dépeuplé, était charmant. Les quinconces et les parterres s'envoyaient
dans la lumière des baumes et des éblouissements. Les branches, folles à
la clarté de midi, semblaient chercher à s'embrasser. Il y avait dans
les sycomores un tintamarre de fauvettes, les passereaux triomphaient,
les pique-bois grimpaient le long des marronniers en donnant de petits
coups de bec dans les trous de l'écorce. Les plates-bandes acceptaient
la royauté légitime des lys; le plus auguste des parfums, c'est celui
qui sort de la blancheur. On respirait l'odeur poivrée des oeillets. Les
vieilles corneilles de Marie de Médicis étaient amoureuses dans les
grands arbres. Le soleil dorait, empourprait et allumait les tulipes,
qui ne sont autre chose que toutes les variétés de la flamme, faites
fleurs. Tout autour des bancs de tulipes tourbillonnaient les abeilles,
étincelles de ces fleurs flammes. Tout était grâce et gaîté, même la
pluie prochaine; cette récidive, dont les muguets et les chèvrefeuilles
devaient profiter, n'avait rien d'inquiétant; les hirondelles faisaient
la charmante menace de voler bas. Qui était là aspirait du bonheur; la
vie sentait bon; toute cette nature exhalait la candeur, le secours,
l'assistance, la paternité, la caresse, l'aurore. Les pensées qui
tombaient du ciel étaient douces comme une petite main d'enfant qu'on
baise.

Les statues sous les arbres, nues et blanches, avaient des robes d'ombre
trouées de lumière; ces déesses étaient toutes déguenillées de soleil;
il leur pendait des rayons de tous les côtés. Autour du grand bassin, la
terre était déjà séchée au point d'être presque brûlée. Il faisait assez
de vent pour soulever çà et là de petites émeutes de poussière. Quelques
feuilles jaunes, restées du dernier automne, se poursuivaient
joyeusement, et semblaient gaminer.

L'abondance de la clarté avait on ne sait quoi de rassurant. Vie, sève,
chaleur, effluves, débordaient; on sentait sous la création l'énormité
de la source; dans tous ces souffles pénétrés d'amour, dans ce
va-et-vient de réverbérations et de reflets, dans cette prodigieuse
dépense de rayons, dans ce versement indéfini d'or fluide, on sentait la
prodigalité de l'inépuisable; et, derrière cette splendeur comme
derrière un rideau de flamme, on entrevoyait Dieu, ce millionnaire
d'étoiles.

Grâce au sable, il n'y avait pas une tache de boue; grâce à la pluie, il
n'y avait pas un grain de cendre. Les bouquets venaient de se laver;
tous les velours, tous les satins, tous les vernis, tous les ors, qui
sortent de la terre sous forme de fleurs, étaient irréprochables. Cette
magnificence était propre. Le grand silence de la nature heureuse
emplissait le jardin. Silence céleste compatible avec mille musiques,
roucoulements de nids, bourdonnements d'essaims, palpitations du vent.
Toute l'harmonie de la saison s'accomplissait dans un gracieux ensemble;
les entrées et les sorties du printemps avaient lieu dans l'ordre voulu;
les lilas finissaient, les jasmins commençaient; quelques fleurs étaient
attardées, quelques insectes en avance; l'avant-garde des papillons
rouges de juin fraternisait avec l'arrière-garde des papillons blancs de
mai. Les platanes faisaient peau neuve. La brise creusait des
ondulations dans l'énormité magnifique des marronniers. C'était
splendide. Un vétéran de la caserne voisine qui regardait à travers la
grille disait: Voilà le printemps au port d'armes et en grande tenue.

Toute la nature déjeunait; la création était à table; c'était l'heure;
la grande nappe bleue était mise au ciel et la grande nappe verte sur la
terre; le soleil éclairait à giorno. Dieu servait le repas universel.
Chaque être avait sa pâture ou sa pâtée. Le ramier trouvait du chènevis,
le pinson trouvait du millet, le chardonneret trouvait du mouron, le
rouge-gorge trouvait des vers, l'abeille trouvait des fleurs, la mouche
trouvait des infusoires, le verdier trouvait des mouches. On se mangeait
bien un peu les uns les autres, ce qui est le mystère du mal mêlé au
bien; mais pas une bête n'avait l'estomac vide.

Les deux petits abandonnés étaient parvenus près du grand bassin, et, un
peu troublés par toute cette lumière, ils tâchaient de se cacher,
instinct du pauvre et du faible devant la magnificence, même
impersonnelle; et ils se tenaient derrière la baraque des cygnes.

Çà et là, par intervalles, quand le vent donnait, on entendait
confusément des cris, une rumeur, des espèces de râles tumultueux qui
étaient des fusillades, et des frappements sourds qui étaient des coups
de canon. Il y avait de la fumée au-dessus des toits du côté des halles.
Une cloche, qui avait l'air d'appeler, sonnait au loin.

Ces enfants ne semblaient pas percevoir ces bruits. Le petit répétait de
temps en temps à demi-voix: J'ai faim.

Presque au même instant que les deux enfants, un autre couple
s'approchait du grand bassin. C'était un bonhomme de cinquante ans qui
menait par la main un bonhomme de six ans. Sans doute le père avec son
fils. Le bonhomme de six ans tenait une grosse brioche.

À cette époque, de certaines maisons riveraines, rue Madame et rue
d'Enfer, avaient une clef du Luxembourg dont jouissaient les locataires
quand les grilles étaient fermées, tolérance supprimée depuis. Ce père
et ce fils sortaient sans doute d'une de ces maisons-là.

Les deux petits pauvres regardèrent venir ce «monsieur» et se cachèrent
un peu plus.

Celui-ci était un bourgeois. Le même peut-être qu'un jour Marius, à
travers sa fièvre d'amour, avait entendu, près de ce même grand bassin,
conseillant à son fils «d'éviter les excès». Il avait l'air affable et
altier, et une bouche qui, ne se fermant pas, souriait toujours. Ce
sourire mécanique, produit par trop de mâchoire et trop peu de peau,
montre les dents plutôt que l'âme. L'enfant, avec sa brioche mordue
qu'il n'achevait pas, semblait gavé. L'enfant était vêtu en garde
national à cause de l'émeute, et le père était resté habillé en
bourgeois à cause de la prudence.

Le père et le fils s'étaient arrêtés près du bassin où s'ébattaient les
deux cygnes. Ce bourgeois paraissait avoir pour les cygnes une
admiration spéciale. Il leur ressemblait en ce sens qu'il marchait comme
eux.

Pour l'instant les cygnes nageaient, ce qui est leur talent principal,
et ils étaient superbes.

Si les deux petits pauvres eussent écouté et eussent été d'âge à
comprendre, ils eussent pu recueillir les paroles d'un homme grave. Le
père disait au fils:

--Le sage vit content de peu. Regarde-moi, mon fils. Je n'aime pas le
faste. Jamais on ne me voit avec des habits chamarrés d'or et de
pierreries; je laisse ce faux éclat aux âmes mal organisées.

Ici les cris profonds qui venaient du côté des halles éclatèrent avec un
redoublement de cloche et de rumeur.

--Qu'est-ce que c'est que cela? demanda l'enfant.

Le père répondit:

--Ce sont des saturnales.

Tout à coup, il aperçut les deux petits déguenillés, immobiles derrière
la maisonnette verte des cygnes.

--Voilà le commencement, dit-il.

Et après un silence il ajouta:

--L'anarchie entre dans ce jardin.

Cependant le fils mordit la brioche, la recracha, et brusquement se mit
à pleurer.

--Pourquoi pleures-tu? demanda le père.

--Je n'ai plus faim, dit l'enfant.

Le sourire du père s'accentua.

--On n'a pas besoin de faim pour manger un gâteau.

--Mon gâteau m'ennuie. Il est rassis.

--Tu n'en veux plus?

--Non.

Le père lui montra les cygnes.

--Jette-le à ces palmipèdes.

L'enfant hésita. On ne veut plus de son gâteau; ce n'est pas une raison
pour le donner.

Le père poursuivit:

--Sois humain. Il faut avoir pitié des animaux.

Et, prenant à son fils le gâteau, il le jeta dans le bassin.

Le gâteau tomba assez près du bord.

Les cygnes étaient loin, au centre du bassin, et occupés à quelque
proie. Ils n'avaient vu ni le bourgeois, ni la brioche.

Le bourgeois, sentant que le gâteau risquait de se perdre, et ému de ce
naufrage inutile, se livra à une agitation télégraphique qui finit par
attirer l'attention des cygnes.

Ils aperçurent quelque chose qui surnageait, virèrent de bord comme des
navires qu'ils sont, et se dirigèrent vers la brioche lentement, avec la
majesté béate qui convient à des bêtes blanches.

--Les cygnes comprennent les signes, dit le bourgeois, heureux d'avoir
de l'esprit.

En ce moment le tumulte lointain de la ville eut encore un grossissement
subit. Cette fois, ce fut sinistre. Il y a des bouffées de vent qui
parlent plus distinctement que d'autres. Celle qui soufflait en cet
instant-là apporta nettement des roulements de tambour, des clameurs,
des feux de peloton, et les répliques lugubres du tocsin et du canon.
Ceci coïncida avec un nuage noir qui cacha brusquement le soleil.

Les cygnes n'étaient pas encore arrivés à la brioche.

--Rentrons, dit le père, on attaque les Tuileries. Il ressaisit la main
de son fils. Puis il continua:

--Des Tuileries au Luxembourg, il n'y a que la distance qui sépare la
royauté de la pairie; ce n'est pas loin. Les coups de fusil vont
pleuvoir.

Il regarda le nuage.

--Et peut-être aussi la pluie elle-même va pleuvoir; le ciel s'en mêle;
la branche cadette est condamnée. Rentrons vite.

--Je voudrais voir les cygnes manger la brioche, dit l'enfant.

Le père répondit:

--Ce serait une imprudence.

Et il emmena son petit bourgeois.

Le fils, regrettant les cygnes, tourna la tête vers le bassin jusqu'à ce
qu'un coude des quinconces le lui eût caché.

Cependant, en même temps que les cygnes, les deux petits errants
s'étaient approchés de la brioche. Elle flottait sur l'eau. Le plus
petit regardait le gâteau, le plus grand regardait le bourgeois qui s'en
allait.

Le père et le fils entrèrent dans le labyrinthe d'allées qui mène au
grand escalier du massif d'arbres du côté de la rue Madame.

Dès qu'ils ne furent plus en vue, l'aîné se coucha vivement à plat
ventre sur le rebord arrondi du bassin, et, s'y cramponnant de la main
gauche, penché sur l'eau, presque prêt à y tomber, étendit avec sa main
droite sa baguette vers le gâteau. Les cygnes, voyant l'ennemi, se
hâtèrent, et en se hâtant firent un effet de poitrail utile au petit
pêcheur; l'eau devant les cygnes reflua, et l'une de ces molles
ondulations concentriques poussa doucement la brioche vers la baguette
de l'enfant. Comme les cygnes arrivaient, la baguette toucha le gâteau.
L'enfant donna un coup vif, ramena la brioche, effraya les cygnes,
saisit le gâteau, et se redressa. Le gâteau était mouillé; mais ils
avaient faim et soif. L'aîné fit deux parts de la brioche, une grosse et
une petite, prit la petite pour lui, donna la grosse à son petit frère,
et lui dit:

--Colle-toi ça dans le fusil.



Chapitre XVII

_Mortuus pater filium moriturum expectat_


Marius s'était élancé hors de la barricade. Combeferre l'avait suivi.
Mais il était trop tard. Gavroche était mort. Combeferre rapporta le
panier de cartouches Marius rapporta l'enfant.

Hélas! pensait-il, ce que le père avait fait pour son père, il le
rendait au fils; seulement Thénardier avait rapporté son père vivant;
lui, il rapportait l'enfant mort.

Quand Marius rentra dans la redoute avec Gavroche dans ses bras, il
avait, comme l'enfant, le visage inondé de sang.

À l'instant où il s'était baissé pour ramasser Gavroche, une balle lui
avait effleuré le crâne; il ne s'en était pas aperçu.

Courfeyrac défit sa cravate et en banda le front de Marius.

On déposa Gavroche sur la même table que Mabeuf, et l'on étendit sur les
deux corps le châle noir. Il y en eut assez pour le vieillard et pour
l'enfant.

Combeferre distribua les cartouches du panier qu'il avait rapporté.

Cela donnait à chaque homme quinze coups à tirer.

Jean Valjean était toujours à la même place, immobile sur sa borne.
Quand Combeferre lui présenta ses quinze cartouches, il secoua la tête.

--Voilà un rare excentrique, dit Combeferre bas à Enjolras. Il trouve
moyen de ne pas se battre dans cette barricade.

--Ce qui ne l'empêche pas de la défendre, répondit Enjolras.

--L'héroïsme a ses originaux, reprit Combeferre.

Et Courfeyrac, qui avait entendu, ajouta:

--C'est un autre genre que le père Mabeuf.

Chose qu'il faut noter, le feu qui battait la barricade en troublait à
peine l'intérieur. Ceux qui n'ont jamais traversé le tourbillon de ces
sortes de guerre, ne peuvent se faire aucune idée des singuliers moments
de tranquillité mêlés à ces convulsions. On va et vient, on cause, on
plaisante, on flâne. Quelqu'un que nous connaissons a entendu un
combattant lui dire au milieu de la mitraille: _Nous sommes ici comme à
un déjeuner de garçons._ La redoute de la rue de la Chanvrerie, nous le
répétons, semblait au dedans fort calme. Toutes les péripéties et toutes
les phases avaient été ou allaient être épuisées. La position, de
critique, était devenue menaçante, et, de menaçante, allait probablement
devenir désespérée. À mesure que la situation s'assombrissait, la lueur
héroïque empourprait de plus en plus la barricade. Enjolras, grave, la
dominait, dans l'attitude d'un jeune Spartiate dévouant son glaive nu au
sombre génie Epidotas.

Combeferre, le tablier sur le ventre, pansait les blessés; Bossuet et
Feuilly faisaient des cartouches avec la poire à poudre cueillie par
Gavroche sur le caporal mort, et Bossuet disait à Feuilly: _Nous allons
bientôt prendre la diligence pour une autre planète_; Courfeyrac, sur
les quelques pavés qu'il s'était réservés près d'Enjolras, disposait et
rangeait tout un arsenal, sa canne à épée, son fusil, deux pistolets
d'arçon et un coup de poing, avec le soin d'une jeune fille qui met en
ordre un petit dunkerque. Jean Valjean, muet, regardait le mur en face
de lui. Un ouvrier s'assujettissait sur la tête avec une ficelle un
large chapeau de paille de la mère Hucheloup, de _peur des coups de
soleil_, disait-il. Les jeunes gens de la Cougourde d'Aix devisaient
gaîment entre eux, comme s'ils avaient hâte de parler patois une
dernière fois. Joly, qui avait décroché le miroir de la veuve Hucheloup,
y examinait sa langue. Quelques combattants, ayant découvert des croûtes
de pain, à peu près moisies, dans un tiroir, les mangeaient avidement.
Marius était inquiet de ce que son père allait lui dire.



Chapitre XVIII

Le vautour devenu proie


Insistons sur un fait psychologique propre aux barricades. Rien de ce
qui caractérise cette surprenante guerre des rues ne doit être omis.

Quelle que soit cette étrange tranquillité intérieure dont nous venons
de parler, la barricade, pour ceux qui sont dedans, n'en reste pas moins
vision.

Il y a de l'apocalypse dans la guerre civile, toutes les brumes de
l'inconnu se mêlent à ces flamboiements farouches, les révolutions sont
sphinx, et quiconque a traversé une barricade croit avoir traversé un
songe.

Ce qu'on ressent dans ces lieux-là, nous l'avons indiqué à propos de
Marius, et nous en verrons les conséquences, c'est plus et c'est moins
que de la vie. Sorti d'une barricade, on ne sait plus ce qu'on y a vu.
On a été terrible, on l'ignore. On a été entouré d'idées combattantes
qui avaient des faces humaines; on a eu la tête dans de la lumière
d'avenir. Il y avait des cadavres couchés et des fantômes debout. Les
heures étaient colossales et semblaient des heures d'éternité. On a vécu
dans la mort. Des ombres ont passé. Qu'était-ce? On a vu des mains où il
y avait du sang; c'était un assourdissement épouvantable, c'était aussi
un affreux silence; il y avait des bouches ouvertes qui criaient, et
d'autres bouches ouvertes qui se taisaient; on était dans de la fumée,
dans de la nuit peut-être. On croit avoir touché au suintement sinistre
des profondeurs inconnues; on regarde quelque chose de rouge qu'on a
dans les ongles. On ne se souvient plus.

Revenons à la rue de la Chanvrerie.

Tout à coup, entre deux décharges, on entendit le son lointain d'une
heure qui sonnait.

--C'est midi, dit Combeferre.

Les douze coups n'étaient pas sonnés qu'Enjolras se dressait tout
debout, et jetait du haut de la barricade cette clameur tonnante:

--Montez des pavés dans la maison. Garnissez-en le rebord de la fenêtre
et des mansardes. La moitié des hommes aux fusils, l'autre moitié aux
pavés. Pas une minute à perdre.

Un peloton de sapeurs-pompiers, la hache à l'épaule, venait d'apparaître
en ordre de bataille à l'extrémité de la rue.

Ceci ne pouvait être qu'une tête de colonne; et de quelle colonne? de la
colonne d'attaque évidemment; les sapeurs-pompiers chargés de démolir la
barricade devant toujours précéder les soldats chargés de l'escalader.

On touchait évidemment à l'instant que M. de Clermont-Tonnerre, en 1822,
appelait «le coup de collier».

L'ordre d'Enjolras fut exécuté avec la hâte correcte propre aux navires
et aux barricades, les deux seuls lieux de combat d'où l'évasion soit
impossible. En moins d'une minute, les deux tiers des pavés qu'Enjolras
avait fait entasser à la porte de Corinthe furent montés au premier
étage et au grenier, et, avant qu'une deuxième minute fût écoulée, ces
pavés, artistement posés l'un sur l'autre, muraient jusqu'à moitié de la
hauteur la fenêtre du premier et les lucarnes des mansardes. Quelques
intervalles, ménagés soigneusement par Feuilly, principal constructeur,
pouvaient laisser passer des canons de fusil. Cet armement des fenêtres
put se faire d'autant plus facilement que la mitraille avait cessé. Les
deux pièces tiraient maintenant à boulet sur le centre du barrage afin
d'y faire une trouée, et, s'il était possible, une brèche, pour
l'assaut.

Quand les pavés, destinés à la défense suprême, furent en place,
Enjolras fit porter au premier étage les bouteilles qu'il avait placées
sous la table où était Mabeuf.

--Qui donc boira cela? lui demanda Bossuet.

--Eux, répondit Enjolras.

Puis on barricada la fenêtre d'en bas, et l'on tint toutes prêtes les
traverses de fer qui servaient à barrer intérieurement la nuit la porte
du cabaret.

La forteresse était complète. La barricade était le rempart, le cabaret
était le donjon.

Des pavés qui restaient, on boucha la coupure.

Comme les défenseurs d'une barricade sont toujours obligés de ménager
les munitions, et que les assiégeants le savent, les assiégeants
combinent leurs arrangements avec une sorte de loisir irritant,
s'exposent avant l'heure au feu, mais en apparence plus qu'en réalité,
et prennent leurs aises. Les apprêts d'attaque se font toujours avec une
certaine lenteur méthodique; après quoi, la foudre.

Cette lenteur permit à Enjolras de tout revoir et de tout perfectionner.
Il sentait que puisque de tels hommes allaient mourir, leur mort devait
être un chef-d'oeuvre.

Il dit à Marius:--Nous sommes les deux chefs. Je vais donner les
derniers ordres au dedans. Toi, reste dehors et observe.

Marius se posta en observation sur la crête de la barricade.

Enjolras fit clouer la porte de la cuisine qui, on s'en souvient, était
l'ambulance.

--Pas d'éclaboussures sur les blessés, dit-il.

Il donna ses dernières instructions dans la salle basse d'une voix
brève, mais profondément tranquille; Feuilly écoutait et répondait au
nom de tous.

--Au premier étage, tenez des haches prêtes pour couper l'escalier. Les
a-t-on?

--Oui, dit Feuilly.

--Combien?

--Deux haches et un merlin.

--C'est bien. Nous sommes vingt-six combattants debout. Combien y a-t-il
de fusils?

--Trente-quatre.

--Huit de trop. Tenez ces fusils chargés comme les autres, et sous la
main. Aux ceintures les sabres et les pistolets. Vingt hommes à la
barricade. Six embusqués aux mansardes et à la fenêtre du premier pour
faire feu sur les assaillants à travers les meurtrières des pavés. Qu'il
ne reste pas ici un seul travailleur inutile. Tout à l'heure, quand le
tambour battra la charge, que les vingt d'en bas se précipitent à la
barricade. Les premiers arrivés seront les mieux placés.

Ces dispositions faites, il se tourna vers Javert, et lui dit:

--Je ne t'oublie pas.

Et, posant sur la table un pistolet, il ajouta:

--Le dernier qui sortira d'ici cassera la tête à cet espion.

--Ici? demanda une voix.

--Non, ne mêlons pas ce cadavre aux nôtres. On peut enjamber la petite
barricade sur la ruelle Mondétour. Elle n'a que quatre pieds de haut.
L'homme est bien garrotté. On l'y mènera, et on l'y exécutera.

Quelqu'un, en ce moment-là, était plus impassible qu'Enjolras; c'était
Javert.

Ici Jean Valjean apparut.

Il était confondu dans le groupe des insurgés. Il en sortit, et dit à
Enjolras:

--Vous êtes le commandant?

--Oui.

--Vous m'avez remercié tout à l'heure.

--Au nom de la République. La barricade a deux sauveurs: Marius
Pontmercy et vous.

--Pensez-vous que je mérite une récompense?

--Certes.

--Eh bien, j'en demande une.

--Laquelle?

--Brûler moi-même la cervelle à cet homme-là.

Javert leva la tête, vit Jean Valjean, eut un mouvement imperceptible,
et dit:

--C'est juste.

Quant à Enjolras, il s'était mis à recharger sa carabine; il promena ses
yeux autour de lui:

--Pas de réclamations?

Et il se tourna vers Jean Valjean:

--Prenez le mouchard.

Jean Valjean, en effet, prit possession de Javert en s'asseyant sur
l'extrémité de la table. Il saisit le pistolet, et un faible cliquetis
annonça qu'il venait de l'armer.

Presque au même instant, on entendit une sonnerie de clairons.

--Alerte! cria Marius du haut de la barricade.

Javert se mit à rire de ce rire sans bruit qui lui était propre, et,
regardant fixement les insurgés, leur dit:

--Vous n'êtes guère mieux portants que moi.

--Tous dehors! cria Enjolras.

Les insurgés s'élancèrent en tumulte, et, en sortant, reçurent dans le
dos, qu'on nous passe l'expression, cette parole de Javert:

--À tout à l'heure!



Chapitre XIX

Jean Valjean se venge


Quand Jean Valjean fut seul avec Javert, il défit la corde qui
assujettissait le prisonnier par le milieu du corps, et dont le noeud
était sous la table. Après quoi, il lui fit signe de se lever.

Javert obéit, avec cet indéfinissable sourire où se condense la
suprématie de l'autorité enchaînée.

Jean Valjean prit Javert par la martingale comme on prendrait une bête
de somme par la bricole, et, l'entraînant après lui, sortit du cabaret,
lentement, car Javert, entravé aux jambes, ne pouvait faire que de très
petits pas.

Jean Valjean avait le pistolet au poing.

Ils franchirent ainsi le trapèze intérieur de la barricade. Les
insurgés, tout à l'attaque imminente, tournaient le dos.

Marius, seul, placé de côté à l'extrémité gauche du barrage, les vit
passer. Ce groupe du patient et du bourreau s'éclaira de la lueur
sépulcrale qu'il avait dans l'âme.

Jean Valjean fit escalader, avec quelque peine, à Javert garrotté, mais
sans le lâcher un seul instant, le petit retranchement de la ruelle
Mondétour.

Quand ils eurent enjambé ce barrage, ils se trouvèrent seuls tous les
deux dans la ruelle. Personne ne les voyait plus. Le coude des maisons
les cachait aux insurgés. Les cadavres retirés de la barricade faisaient
un monceau terrible à quelques pas.

On distinguait dans le tas des morts une face livide, une chevelure
dénouée, une main percée, et un sein de femme demi-nu. C'était Éponine.

Javert considéra obliquement cette morte, et, profondément calme, dit à
demi-voix:

--Il me semble que je connais cette fille-là.

Puis il se tourna vers Jean Valjean.

Jean Valjean mit le pistolet sous son bras, et fixa sur Javert un regard
qui n'avait pas besoin de paroles pour dire:--Javert, c'est moi.

Javert répondit:

--Prends ta revanche.

Jean Valjean tira de son gousset un couteau, et l'ouvrit.

--Un surin! s'écria Javert. Tu as raison. Cela te convient mieux.

Jean Valjean coupa la martingale que Javert avait au cou, puis il coupa
les cordes qu'il avait aux poignets, puis se baissant, il coupa la
ficelle qu'il avait aux pieds et, se redressant, il lui dit:

--Vous êtes libre.

Javert n'était pas facile à étonner. Cependant, tout maître qu'il était
de lui, il ne put se soustraire à une commotion. Il resta béant et
immobile.

Jean Valjean poursuivit:

--Je ne crois pas que je sorte d'ici. Pourtant, si, par hasard, j'en
sortais, je demeure, sous le nom de Fauchelevent, rue de l'Homme-Armé,
numéro sept.

Javert eut un froncement de tige qui lui entrouvrit un coin de la
bouche, et il murmura entre ses dents:

--Prends garde.

--Allez, dit Jean Valjean.

Javert reprit:

--Tu as dit Fauchelevent, rue de l'Homme-Armé?

--Numéro sept.

Javert répéta à demi-voix:--Numéro sept.

Il reboutonna sa redingote, remit de la roideur militaire entre ses deux
épaules, fit demi-tour, croisa les bras en soutenant son menton dans une
de ses mains, et se mit à marcher dans la direction des halles. Jean
Valjean le suivait des yeux. Après quelques pas, Javert se retourna, et
cria à Jean Valjean:

--Vous m'ennuyez. Tuez-moi plutôt.

Javert ne s'apercevait pas lui-même qu'il ne tutoyait plus Jean Valjean:

--Allez-vous-en, dit Jean Valjean.

Javert s'éloigna à pas lents. Un moment après, il tourna l'angle de la
rue des Prêcheurs.

Quand Javert eut disparu, Jean Valjean déchargea le pistolet en l'air.

Puis il rentra dans la barricade et dit:

--C'est fait.

Cependant voici ce qui s'était passé:

Marius, plus occupé du dehors que du dedans, n'avait pas jusque-là
regardé attentivement l'espion garrotté au fond obscur de la salle
basse.

Quand il le vit au grand jour, enjambant la barricade pour aller mourir,
il le reconnut. Un souvenir subit lui entra dans l'esprit. Il se rappela
l'inspecteur de la rue de Pontoise, et les deux pistolets qu'il lui
avait remis et dont il s'était servi lui Marius, dans cette barricade
même; et non seulement il se rappela la figure, mais il se rappela le
nom.

Ce souvenir pourtant était brumeux et trouble comme toutes ses idées. Ce
ne fut pas une affirmation qu'il se fit, ce fut une question qu'il
s'adressa:--Est-ce que ce n'est pas là cet inspecteur de police qui m'a
dit s'appeler Javert?

Peut-être était-il encore temps d'intervenir pour cet homme? Mais il
fallait d'abord savoir si c'était bien ce Javert.

Marius interpella Enjolras qui venait de se placer à l'autre bout de la
barricade.

--Enjolras?

--Quoi?

--Comment s'appelle cet homme-là?

--Qui?

--L'agent de police. Sais-tu son nom?

--Sans doute. Il nous l'a dit.

--Comment s'appelle-t-il?

--Javert.

Marius se dressa.

En ce moment on entendit le coup de pistolet.

Jean Valjean reparut et cria: C'est fait.

Un froid sombre traversa le coeur de Marius.



Chapitre XX

Les morts ont raison et les vivants n'ont pas tort


L'agonie de la barricade allait commencer.

Tout concourait à la majesté tragique de cette minute suprême; mille
fracas mystérieux dans l'air, le souffle des masses armées mises en
mouvement dans des rues qu'on ne voyait pas, le galop intermittent de la
cavalerie, le lourd ébranlement des artilleries en marche, les feux de
peloton et les canonnades se croisant dans le dédale de Paris, les
fumées de la bataille montant toutes dorées au-dessus des toits, on ne
sait quels cris lointains vaguement terribles, des éclairs de menace
partout, le tocsin de Saint-Merry qui maintenant avait l'accent du
sanglot, la douceur de la saison, la splendeur du ciel plein de soleil
et de nuages, la beauté du jour et l'épouvantable silence des maisons.

Car, depuis la veille, les deux rangées de maisons de la rue de la
Chanvrerie étaient devenues deux murailles; murailles farouches. Portes
fermées, fenêtres fermées, volets fermés.

Dans ces temps-là, si différents de ceux où nous sommes, quand l'heure
était venue où le peuple voulait en finir avec une situation qui avait
trop duré, avec une charte octroyée ou avec un pays légal, quand la
colère universelle était diffuse dans l'atmosphère, quand la ville
consentait au soulèvement de ses pavés, quand l'insurrection faisait
sourire la bourgeoisie en lui chuchotant son mot d'ordre à l'oreille,
alors l'habitant, pénétré d'émeute, pour ainsi dire, était l'auxiliaire
du combattant, et la maison fraternisait avec la forteresse improvisée
qui s'appuyait sur elle. Quand la situation n'était pas mûre, quand
l'insurrection n'était décidément pas consentie, quand la masse
désavouait le mouvement, c'en était fait des combattants, la ville se
changeait en désert autour de la révolte, les âmes se glaçaient, les
asiles se muraient, et la rue se faisait défilé pour aider l'armée à
prendre la barricade.

On ne fait pas marcher un peuple par surprise plus vite qu'il ne veut.
Malheur à qui tente de lui forcer la main! Un peuple ne se laisse pas
faire. Alors il abandonne l'insurrection à elle-même. Les insurgés
deviennent des pestiférés. Une maison est un escarpement, une porte est
un refus, une façade est un mur. Ce mur voit, entend, et ne veut pas. Il
pourrait s'entrouvrir et vous sauver. Non. Ce mur, c'est un juge. Il
vous regarde et vous condamne. Quelle sombre chose que ces maisons
fermées! Elles semblent mortes, elles sont vivantes. La vie, qui y est
comme suspendue, y persiste. Personne n'en est sorti depuis vingt-quatre
heures, mais personne n'y manque. Dans l'intérieur de cette roche, on
va, on vient, on se couche, on se lève; on y est en famille; on y boit
et on y mange; on y a peur, chose terrible! La peur excuse cette
inhospitalité redoutable; elle y mêle l'effarement, circonstance
atténuante. Quelquefois même, et cela s'est vu, la peur devient passion;
l'effroi peut se changer en furie, comme la prudence en rage; de là ce
mot si profond: _Les enragés de modérés_. Il y a des flamboiements
d'épouvante suprême d'où sort, comme une fumée lugubre, la colère.--Que
veulent ces gens-là? ils ne sont jamais contents. Ils compromettent les
hommes paisibles. Comme si l'on n'avait pas assez de révolutions comme
cela! Qu'est-ce qu'ils sont venus faire ici? Qu'ils s'en tirent. Tant
pis pour eux. C'est leur faute. Ils n'ont que ce qu'ils méritent. Cela
ne nous regarde pas. Voilà notre pauvre rue criblée de balles. C'est un
tas de vauriens. Surtout n'ouvrez pas la porte.--Et la maison prend une
figure de tombe. L'insurgé devant cette porte agonise; il voit arriver
la mitraille et les sabres nus; s'il crie, il sait qu'on l'écoute, mais
qu'on ne viendra pas; il y a là des murs qui pourraient le protéger, il
y a là des hommes qui pourraient le sauver, et ces murs ont des oreilles
de chair, et ces hommes ont des entrailles de pierre.

Qui accuser?

Personne, et tout le monde.

Les temps incomplets où nous vivons.

C'est toujours à ses risques et périls que l'utopie se transforme en
insurrection, et se fait de protestation philosophique protestation
armée, et de Minerve Pallas. L'utopie qui s'impatiente et devient émeute
sait ce qui l'attend; presque toujours elle arrive trop tôt. Alors elle
se résigne, et accepte stoïquement, au lieu du triomphe, la catastrophe.
Elle sert, sans se plaindre, et en les disculpant même, ceux qui la
renient, et sa magnanimité est de consentir à l'abandon. Elle est
indomptable contre l'obstacle et douce envers l'ingratitude.

Est-ce l'ingratitude d'ailleurs?

Oui, au point de vue du genre humain.

Non, au point de vue de l'individu.

Le progrès est le mode de l'homme. La vie générale du genre humain
s'appelle le Progrès; le pas collectif du genre humain s'appelle le
Progrès. Le progrès marche; il fait le grand voyage humain et terrestre
vers le céleste et le divin; il a ses haltes où il rallie le troupeau
attardé; il a ses stations où il médite, en présence de quelque Chanaan
splendide dévoilant tout à coup son horizon; il a ses nuits où il dort;
et c'est une des poignantes anxiétés du penseur de voir l'ombre sur
l'âme humaine et de tâter dans les ténèbres, sans pouvoir le réveiller,
le progrès endormi.

--_Dieu est peut-être mort_, disait un jour à celui qui écrit ces lignes
Gérard de Nerval, confondant le progrès avec Dieu, et prenant
l'interruption du mouvement pour la mort de l'Être.

Qui désespère a tort. Le progrès se réveille infailliblement, et, en
somme, on pourrait dire qu'il a marché même endormi, car il a grandi.
Quand on le revoit debout, on le retrouve plus haut. Être toujours
paisible, cela ne dépend pas plus du progrès que du fleuve; n'y élevez
point de barrage, n'y jetez pas de rocher; l'obstacle fait écumer l'eau
et bouillonner l'humanité. De là des troubles; mais après ces troubles,
on reconnaît qu'il y a du chemin de fait. Jusqu'à ce que l'ordre, qui
n'est autre chose que la paix universelle, soit établi, jusqu'à ce que
l'harmonie et l'unité règnent, le progrès aura pour étapes les
révolutions.

Qu'est-ce donc que le Progrès? Nous venons de le dire. La vie permanente
des peuples.

Or, il arrive quelquefois que la vie momentanée des individus fait
résistance à la vie éternelle du genre humain.

Avouons-le sans amertume, l'individu a son intérêt distinct, et peut
sans forfaiture stipuler pour cet intérêt et le défendre; le présent a
sa quantité excusable d'égoïsme; la vie momentanée a son droit, et n'est
pas tenue de se sacrifier sans cesse à l'avenir. La génération qui a
actuellement son tour de passage sur la terre n'est pas forcée de
l'abréger pour les générations, ses égales après tout, qui auront leur
tour plus tard.--J'existe, murmure ce quelqu'un qui se nomme Tous. Je
suis jeune et je suis amoureux, je suis vieux et je veux me reposer, je
suis père de famille, je travaille, je prospère, je fais de bonnes
affaires, j'ai des maisons à louer, j'ai de l'argent sur l'État, je suis
heureux, j'ai femme et enfants, j'aime tout cela, je désire vivre,
laissez-moi tranquille.--De là, à de certaines heures, un froid profond
sur les magnanimes avant-gardes du genre humain.

L'utopie d'ailleurs, convenons-en, sort de sa sphère radieuse en faisant
la guerre. Elle, la vérité de demain, elle emprunte son procédé, la
bataille, au mensonge d'hier. Elle, l'avenir, elle agit comme le passé.
Elle, l'idée pure, elle devient voie de fait. Elle complique son
héroïsme d'une violence dont il est juste qu'elle réponde; violence
d'occasion et d'expédient, contraire aux principes, et dont elle est
fatalement punie. L'utopie insurrection combat, le vieux code militaire
au poing; elle fusille les espions, elle exécute les traîtres, elle
supprime des êtres vivants et les jette dans les ténèbres inconnues.
Elle se sert de la mort, chose grave. Il semble que l'utopie n'ait plus
foi dans le rayonnement, sa force irrésistible et incorruptible. Elle
frappe avec le glaive. Or, aucun glaive n'est simple. Toute épée a deux
tranchants; qui blesse avec l'un se blesse à l'autre.

Cette réserve faite, et faite en toute sévérité, il nous est impossible
de ne pas admirer, qu'ils réussissent ou non, les glorieux combattants
de l'avenir, les confesseurs de l'utopie. Même quand ils avortent, ils
sont vénérables, et c'est peut-être dans l'insuccès qu'ils ont plus de
majesté. La victoire, quand elle est selon le progrès, mérite
l'applaudissement des peuples; mais une défaite héroïque mérite leur
attendrissement. L'une est magnifique, l'autre est sublime. Pour nous,
qui préférons le martyre au succès, John Brown est plus grand que
Washington, et Pisacane est plus grand que Garibaldi.

Il faut bien que quelqu'un soit pour les vaincus.

On est injuste pour ces grands essayeurs de l'avenir quand ils avortent.

On accuse les révolutionnaires de semer l'effroi. Toute barricade semble
attentat. On incrimine leurs théories, on suspecte leur but, on redoute
leur arrière-pensée, on dénonce leur conscience. On leur reproche
d'élever, d'échafauder et d'entasser contre le fait social régnant un
monceau de misères, de douleurs, d'iniquités, de griefs, de désespoirs,
et d'arracher des bas-fonds des blocs de ténèbres pour s'y créneler et y
combattre. On leur crie: Vous dépavez l'enfer! Ils pourraient répondre:
C'est pour cela que notre barricade est faite de bonnes intentions.

Le mieux, certes, c'est la solution pacifique. En somme, convenons-en,
lorsqu'on voit le pavé, on songe à l'ours, et c'est une bonne volonté
dont la société s'inquiète. Mais il dépend de la société de se sauver
elle-même; c'est à sa propre bonne volonté que nous faisons appel. Aucun
remède violent n'est nécessaire. Étudier le mal à l'amiable, le
constater, puis le guérir. C'est à cela que nous la convions.

Quoi qu'il en soit, même tombés, surtout tombés, ils sont augustes, ces
hommes qui, sur tous les points de l'univers, l'oeil fixé sur la France,
luttent pour la grande oeuvre avec la logique inflexible de l'idéal; ils
donnent leur vie en pur don pour le progrès; ils accomplissent la
volonté de la providence; ils font un acte religieux. À l'heure dite,
avec autant de désintéressement qu'un acteur qui arrive à sa réplique,
obéissant au scénario divin, ils entrent dans le tombeau. Et ce combat
sans espérance, et cette disparition stoïque, ils l'acceptent pour
amener à ses splendides et suprêmes conséquences universelles le
magnifique mouvement humain irrésistiblement commencé le 14 juillet
1789. Ces soldats sont des prêtres. La Révolution française est un geste
de Dieu.

Du reste il y a, et il convient d'ajouter cette distinction aux
distinctions déjà indiquées dans un autre chapitre, il y a les
insurrections acceptées qui s'appellent révolutions; il y a les
révolutions refusées qui s'appellent émeutes. Une insurrection qui
éclate, c'est une idée qui passe son examen devant le peuple. Si le
peuple laisse tomber sa boule noire, l'idée est fruit sec,
l'insurrection est échauffourée.

L'entrée en guerre à toute sommation et chaque fois que l'utopie le
désire n'est pas le fait des peuples. Les nations n'ont pas toujours et
à toute heure le tempérament des héros et des martyrs.

Elles sont positives. À priori, l'insurrection leur répugne;
premièrement, parce qu'elle a souvent pour résultat une catastrophe,
deuxièmement, parce qu'elle a toujours pour point de départ une
abstraction.

Car, et ceci est beau, c'est toujours pour l'idéal, et pour l'idéal seul
que se dévouent ceux qui se dévouent. Une insurrection est un
enthousiasme. L'enthousiasme peut se mettre en colère; de là les prises
d'armes. Mais toute insurrection qui couche en joue un gouvernement ou
un régime vise plus haut. Ainsi, par exemple, insistons-y, ce que
combattaient les chefs de l'insurrection de 1832, et en particulier les
jeunes enthousiastes de la rue de la Chanvrerie, ce n'était pas
précisément Louis-Philippe. La plupart, causant à coeur ouvert,
rendaient justice aux qualités de ce roi mitoyen à la monarchie et à la
révolution; aucun ne le haïssait. Mais ils attaquaient la branche
cadette du droit divin dans Louis-Philippe comme ils en avaient attaqué
la branche aînée dans Charles X; et ce qu'ils voulaient renverser en
renversant la royauté en France, nous l'avons expliqué, c'était
l'usurpation de l'homme sur l'homme et du privilège sur le droit dans
l'univers entier. Paris sans roi a pour contre-coup le monde sans
despotes. Ils raisonnaient de la sorte. Leur but était lointain sans
doute, vague peut-être, et reculant devant l'effort; mais grand.

Cela est ainsi. Et l'on se sacrifie pour ces visions, qui, pour les
sacrifiés, sont des illusions presque toujours, mais des illusions
auxquelles, en somme, toute la certitude humaine est mêlée. L'insurgé
poétise et dore l'insurrection. On se jette dans ces choses tragiques en
se grisant de ce qu'on va faire. Qui sait? on réussira peut-être. On est
le petit nombre; on a contre soi toute une armée; mais on défend le
droit, la loi naturelle, la souveraineté de chacun sur soi-même qui n'a
pas d'abdication possible, la justice, la vérité, et au besoin on mourra
comme les trois cents Spartiates. On ne songe pas à Don Quichotte, mais
à Léonidas. Et l'on va devant soi, et, une fois engagé, on ne recule
plus, et l'on se précipite tête baissée, ayant pour espérance une
victoire inouïe, la révolution complétée, le progrès remis en liberté,
l'agrandissement du genre humain, la délivrance universelle; et pour pis
aller les Thermopyles.

Ces passes d'armes pour le progrès échouent souvent, et nous venons de
dire pourquoi. La foule est rétive à l'entraînement des paladins. Ces
lourdes masses, les multitudes, fragiles à cause de leur pesanteur même,
craignent les aventures; et il y a de l'aventure dans l'idéal.

D'ailleurs, qu'on ne l'oublie pas, les intérêts sont là, peu amis de
l'idéal et du sentimental. Quelquefois l'estomac paralyse le coeur.

La grandeur et la beauté de la France, c'est qu'elle prend moins de
ventre que les autres peuples; elle se noue plus aisément la corde aux
reins. Elle est la première éveillée, la dernière endormie. Elle va en
avant. Elle est chercheuse.

Cela tient à ce qu'elle est artiste.

L'idéal n'est autre chose que le point culminant de la logique, de même
que le beau n'est autre chose que la cime du vrai. Les peuples artistes
sont aussi les peuples conséquents. Aimer la beauté, c'est voir la
lumière. C'est ce qui fait que le flambeau de l'Europe, c'est-à-dire de
la civilisation, a été porté d'abord par la Grèce, qui l'a passé à
l'Italie, qui l'a passé à la France. Divins peuples éclaireurs! _Vitaï
lampada tradunt_.

Chose admirable, la poésie d'un peuple est l'élément de son progrès. La
quantité de civilisation se mesure à la quantité d'imagination.
Seulement un peuple civilisateur doit rester un peuple mâle. Corinthe,
oui; Sybaris, non. Qui s'effémine s'abâtardit. Il ne faut être ni
dilettante, ni virtuose; mais il faut être artiste. En matière de
civilisation, il ne faut pas raffiner, mais il faut sublimer. À cette
condition, on donne au genre humain le patron de l'idéal.

L'idéal moderne a son type dans l'art, et son moyen dans la science.
C'est par la science qu'on réalisera cette vision auguste des poètes: le
beau social. On refera l'Eden par A + B. Au point où la civilisation est
parvenue, l'exact est un élément nécessaire du splendide, et le
sentiment artiste est non seulement servi, mais complété par l'organe
scientifique; le rêve doit calculer. L'art, qui est le conquérant, doit
avoir pour point d'appui la science, qui est le marcheur. La solidité de
la monture importe. L'esprit moderne, c'est le génie de la Grèce ayant
pour véhicule le génie de l'Inde; Alexandre sur l'éléphant.

Les races pétrifiées dans le dogme ou démoralisées par le lucre sont
impropres à la conduite de la civilisation. La génuflexion devant
l'idole ou devant l'écu atrophie le muscle qui marche et la volonté qui
va. L'absorption hiératique ou marchande amoindrit le rayonnement d'un
peuple, abaisse son horizon en abaissant son niveau, et lui retire cette
intelligence à la fois humaine et divine du but universel, qui fait les
nations missionnaires. Babylone n'a pas d'idéal; Carthage n'a pas
d'idéal. Athènes et Rome ont et gardent, même à travers toute
l'épaisseur nocturne des siècles, des auréoles de civilisation.

La France est de la même qualité de peuple que la Grèce et l'Italie.
Elle est athénienne par le beau et romaine par le grand. En outre, elle
est bonne. Elle se donne. Elle est plus souvent que les autres peuples
en humeur de dévouement et de sacrifice. Seulement, cette humeur la
prend et la quitte. Et c'est là le grand péril pour ceux qui courent
quand elle ne veut que marcher, ou qui marchent quand elle veut
s'arrêter. La France a ses rechutes de matérialisme, et, à de certains
instants, les idées qui obstruent ce cerveau sublime n'ont plus rien qui
rappelle la grandeur française et sont de la dimension d'un Missouri et
d'une Caroline du Sud. Qu'y faire? La géante joue la naine; l'immense
France a ses fantaisies de petitesse. Voilà tout.

À cela rien à dire. Les peuples comme les astres ont le droit d'éclipse.
Et tout est bien, pourvu que la lumière revienne et que l'éclipse ne
dégénère pas en nuit. Aube et résurrection sont synonymes. La
réapparition de la lumière est identique à la persistance du moi.

Constatons ces faits avec calme. La mort sur la barricade, ou la tombe
dans l'exil, c'est pour le dévouement un en-cas acceptable. Le vrai nom
du dévouement, c'est désintéressement. Que les abandonnés se laissent
abandonner, que les exilés se laissent exiler, et bornons-nous à
supplier les grands peuples de ne pas reculer trop loin quand ils
reculent. Il ne faut pas, sous prétexte de retour à la raison, aller
trop avant dans la descente.

La matière existe, la minute existe, les intérêts existent, le ventre
existe; mais il ne faut pas que le ventre soit la seule sagesse. La vie
momentanée a son droit, nous l'admettons, mais la vie permanente a le
sien. Hélas! être monté, cela n'empêche pas de tomber. On voit ceci dans
l'histoire plus souvent qu'on ne voudrait. Une nation est illustre; elle
goûte à l'idéal, puis elle mord dans la fange, et elle trouve cela bon;
et si on lui demande d'où vient qu'elle abandonne Socrate pour Falstaff,
elle répond: C'est que j'aime les hommes d'état.

Un mot encore avant de rentrer dans la mêlée.

Une bataille comme celle que nous racontons en ce moment n'est autre
chose qu'une convulsion vers l'idéal. Le progrès entravé est maladif, et
il a de ces tragiques épilepsies. Cette maladie du progrès, la guerre
civile, nous avons dû la rencontrer sur notre passage. C'est là une des
phases fatales, à la fois acte et entr'acte, de ce drame dont le pivot
est un damné social, et dont le titre véritable est: _le Progrès_.

Le Progrès!

Ce cri que nous jetons souvent est toute notre pensée; et, au point de
ce drame où nous sommes, l'idée qu'il contient ayant encore plus d'une
épreuve à subir, il nous est permis peut-être, sinon d'en soulever le
voile, du moins d'en laisser transparaître nettement la lueur.

Le livre que le lecteur a sous les yeux en ce moment, c'est, d'un bout à
l'autre, dans son ensemble et dans ses détails, quelles que soient les
intermittences, les exceptions ou les défaillances, la marche du mal au
bien, de l'injuste au juste, du faux au vrai, de la nuit au jour, de
l'appétit à la conscience, de la pourriture à la vie, de la bestialité
au devoir, de l'enfer au ciel, du néant à Dieu. Point de départ: la
matière, point d'arrivée: l'âme. L'hydre au commencement, l'ange à la
fin.



Chapitre XXI

Les héros


Tout à coup le tambour battit la charge.

L'attaque fut l'ouragan. La veille, dans l'obscurité, la barricade avait
été approchée silencieusement comme par un boa. À présent, en plein
jour, dans cette rue évasée, la surprise était décidément impossible, la
vive force d'ailleurs s'était démasquée, le canon avait commencé le
rugissement, l'armée se rua sur la barricade. La furie était maintenant
l'habileté. Une puissante colonne d'infanterie de ligne, coupée à
intervalles égaux de garde nationale et de garde municipale à pied, et
appuyée sur des masses profondes qu'on entendait sans les voir, déboucha
dans la rue au pas de course, tambour battant, clairon sonnant,
bayonnettes croisées, sapeurs en tête, et, imperturbable sous les
projectiles, arriva droit sur la barricade avec le poids d'une poutre
d'airain sur un mur.

Le mur tint bon.

Les insurgés firent feu impétueusement. La barricade escaladée eut une
crinière d'éclairs. L'assaut fut si forcené qu'elle fut un moment
inondée d'assaillants; mais elle secoua les soldats ainsi que le lion
les chiens, et elle ne se couvrit d'assiégeants que comme la falaise
d'écume, pour reparaître l'instant d'après, escarpée, noire et
formidable.

La colonne, forcée de se replier, resta massée dans la rue, à découvert,
mais terrible, et riposta à la redoute par une mousqueterie effrayante.
Quiconque a vu un feu d'artifice se rappelle cette gerbe faite d'un
croisement de foudres qu'on appelle le bouquet. Qu'on se représente ce
bouquet, non plus vertical, mais horizontal, portant une balle, une
chevrotine ou un biscaïen à la pointe de chacun de ses jets de feu, et
égrenant la mort dans ses grappes de tonnerres. La barricade était
là-dessous.

Des deux parts résolution égale. La bravoure était là presque barbare et
se compliquait d'une sorte de férocité héroïque qui commençait par le
sacrifice de soi-même. C'était l'époque où un garde national se battait
comme un zouave. La troupe voulait en finir; l'insurrection voulait
lutter. L'acceptation de l'agonie en pleine jeunesse et en pleine santé
fait de l'intrépidité une frénésie. Chacun dans cette mêlée avait le
grandissement de l'heure suprême. La rue se joncha de cadavres.

La barricade avait à l'une de ses extrémités Enjolras et à l'autre
Marius. Enjolras, qui portait toute la barricade dans sa tête, se
réservait et s'abritait; trois soldats tombèrent l'un après l'autre sous
son créneau sans l'avoir même aperçu; Marius combattait à découvert. Il
se faisait point de mire. Il sortait du sommet de la redoute plus qu'à
mi-corps. Il n'y a pas de plus violent prodigue qu'un avare qui prend le
mors aux dents; il n'y a pas d'homme plus effrayant dans l'action qu'un
songeur. Marius était formidable et pensif. Il était dans la bataille
comme dans un rêve. On eût dit un fantôme qui fait le coup de fusil.

Les cartouches des assiégés s'épuisaient; leurs sarcasmes non. Dans ce
tourbillon du sépulcre où ils étaient, ils riaient.

Courfeyrac était nu-tête.

--Qu'est-ce que tu as donc fait de ton chapeau? lui demanda Bossuet.

Courfeyrac répondit:

--Ils ont fini par me l'emporter à coups de canon.

Ou bien ils disaient des choses hautaines.

--Comprend-on, s'écriait amèrement Feuilly, ces hommes--(et il citait
les noms, des noms connus, célèbres même, quelques-uns de l'ancienne
armée)--qui avaient promis de nous rejoindre et fait serment de nous
aider, et qui s'y étaient engagés d'honneur, et qui sont nos généraux,
et qui nous abandonnent!

Et Combeferre se bornait à répondre avec un grave sourire:

--Il y a des gens qui observent les règles de l'honneur comme on observe
les étoiles, de très loin.

L'intérieur de la barricade était tellement semé de cartouches déchirées
qu'on eût dit qu'il y avait neigé.

Les assaillants avaient le nombre; les insurgés avaient la position. Ils
étaient au haut d'une muraille, et ils foudroyaient à bout portant les
soldats trébuchant dans les morts et les blessés et empêtrés dans
l'escarpement. Cette barricade, construite comme elle l'était et
admirablement contre-butée, était vraiment une de ces situations où une
poignée d'hommes tient en échec une légion. Cependant, toujours recrutée
et grossissant sous la pluie de balles, la colonne d'attaque se
rapprochait inexorablement, et maintenant, peu à peu, pas à pas, mais
avec certitude, l'amenée serrait la barricade comme la vis le pressoir.

Les assauts se succédèrent. L'horreur alla grandissant.

Alors éclata, sur ce tas de pavés, dans cette rue de la Chanvrerie, une
lutte digne d'une muraille de Troie. Ces hommes hâves, déguenillés,
épuisés, qui n'avaient pas mangé depuis vingt-quatre heures, qui
n'avaient pas dormi, qui n'avaient plus que quelques coups à tirer, qui
tâtaient leurs poches vides de cartouches, presque tous blessés, la tête
ou le bras bandé d'un linge rouillé et noirâtre, ayant dans leurs habits
des trous d'où le sang coulait, à peine armés de mauvais fusils et de
vieux sabres ébréchés, devinrent des Titans. La barricade fut dix fois
abordée, assaillie, escaladée, et jamais prise.

Pour se faire une idée de cette lutte, il faudrait se figurer le feu mis
à un tas de courages terribles, et qu'on regarde l'incendie. Ce n'était
pas un combat, c'était le dedans d'une fournaise; les bouches y
respiraient de la flamme; les visages y étaient extraordinaires, la
forme humaine y semblait impossible, les combattants y flamboyaient, et
c'était formidable de voir aller et venir dans cette fumée rouge ces
salamandres de la mêlée. Les scènes successives et simultanées de cette
tuerie grandiose, nous renonçons à les peindre. L'épopée seule a le
droit de remplir douze mille vers avec une bataille.

On eût dit cet enfer du brahmanisme, le plus redoutable des dix-sept
abîmes, que le Véda appelle la Forêt des Épées.

On se battait corps à corps, pied à pied, à coups de pistolet, à coups
de sabre, à coups de poing, de loin, de près, d'en haut, d'en bas, de
partout, des toits de la maison, des fenêtres du cabaret, des soupiraux
des caves où quelques-uns s'étaient glissés. Ils étaient un contre
soixante. La façade de Corinthe, à demi démolie, était hideuse. La
fenêtre, tatouée de mitraille, avait perdu vitres et châssis, et n'était
plus qu'un trou informe, tumultueusement bouché avec des pavés. Bossuet
fut tué; Feuilly fut tué; Courfeyrac fut tué; Joly fut tué; Combeferre,
traversé de trois coups de bayonnette dans la poitrine au moment où il
relevait un soldat blessé, n'eut que le temps de regarder le ciel, et
expira.

Marius, toujours combattant, était si criblé de blessures,
particulièrement à la tête, que son visage disparaissait dans le sang et
qu'on eût dit qu'il avait la face couverte d'un mouchoir rouge.

Enjolras seul n'était pas atteint. Quand il n'avait plus d'arme, il
tendait la main à droite ou à gauche et un insurgé lui mettait une lame
quelconque au poing. Il n'avait plus qu'un tronçon de quatre épées; une
de plus que François Ier à Marignan.

Homère dit: «Diomède égorge Axyle, fils de Teuthranis, qui habitait
l'heureuse Arisba; Euryale, fils de Mécistée, extermine Drésos, et
Opheltios, Ésèpe, et ce Pédasus que la naïade Abarbarée conçut de
l'irréprochable Boucolion; Ulysse renverse Pidyte de Percose; Antiloque,
Ablère; Polypætès, Astyale; Polydamas, Otos de Cyllène, et Teucer,
Arétaon. Méganthios meurt sous les coups de pique d'Euripyle. Agamemnon,
roi des héros, terrasse Élatos né dans la ville escarpée que baigne le
sonore fleuve Satnoïs.» Dans nos vieux poèmes de gestes, Esplandian
attaque avec une bisaiguë de feu le marquis géant Swantibore, lequel se
défend en lapidant le chevalier avec des tours qu'il déracine. Nos
anciennes fresques murales nous montrent les deux ducs de Bretagne et de
Bourbon, armés, armoriés et timbrés en guerre, à cheval, et s'abordant,
la hache d'armes à la main, masqués de fer, bottés de fer, gantés de
fer, l'un caparaçonné d'hermine, l'autre drapé d'azur; Bretagne avec son
lion entre les deux cornes de sa couronne, Bourbon casqué d'une
monstrueuse fleur de lys à visière. Mais pour être superbe, il n'est pas
nécessaire de porter, comme Yvon, le morion ducal, d'avoir au poing,
comme Esplandian, une flamme vivante, ou, comme Phylès, père de
Polydamas, d'avoir rapporté d'Éphyre une bonne armure, présent du roi
des hommes Euphète; il suffit de donner sa vie pour une conviction ou
pour une loyauté. Ce petit soldat naïf, hier paysan de la Beauce ou du
Limousin, qui rôde, le coupe-chou au côté, autour des bonnes d'enfants
dans le Luxembourg, ce jeune étudiant pâle penché sur une pièce
d'anatomie ou sur un livre, blond adolescent qui fait sa barbe avec des
ciseaux, prenez-les tous les deux, soufflez-leur un souffle de devoir,
mettez-les en face l'un de l'autre dans le carrefour Boucherat ou dans
le cul-de-sac Planche-Mibray, et que l'un combatte pour son drapeau, et
que l'autre combatte pour son idéal, et qu'ils s'imaginent tous les deux
combattre pour la patrie; la lutte sera colossale; et l'ombre que
feront, dans le grand champ épique où se débat l'humanité, ce pioupiou
et ce carabin aux prises, égalera l'ombre que jette Mégaryon, roi de la
Lycie pleine de tigres, étreignant corps à corps l'immense Ajax, égal
aux dieux.



Chapitre XXII

Pied à pied


Quand il n'y eut plus de chefs vivants qu'Enjolras et Marius aux deux
extrémités de la barricade, le centre, qu'avaient si longtemps soutenu
Courfeyrac, Joly, Bossuet, Feuilly et Combeferre, plia. Le canon, sans
faire de brèche praticable, avait assez largement échancré le milieu de
la redoute; là, le sommet de la muraille avait disparu sous le boulet,
et s'était écroulé; et les débris, qui étaient tombés, tantôt à
l'intérieur, tantôt à l'extérieur, avaient fini, en s'amoncelant, par
faire, des deux côtés du barrage, deux espèces de talus, l'un au dedans,
l'autre au dehors. Le talus extérieur offrait à l'abordage un plan
incliné.

Un suprême assaut y fut tenté et cet assaut réussit. La masse hérissée
de bayonnettes et lancée au pas gymnastique arriva irrésistible, et
l'épais front de bataille de la colonne d'attaque apparut dans la fumée
au haut de l'escarpement. Cette fois c'était fini. Le groupe d'insurgés
qui défendait le centre recula pêle-mêle.

Alors le sombre amour de la vie se réveilla chez quelques-uns. Couchés
en joue par cette forêt de fusils, plusieurs ne voulurent plus mourir.
C'est là une minute où l'instinct de la conservation pousse des
hurlements et où la bête reparaît dans l'homme. Ils étaient acculés à la
haute maison à six étages qui faisait le fond de la redoute. Cette
maison pouvait être le salut. Cette maison était barricadée et comme
murée du haut en bas. Avant que la troupe de ligne fût dans l'intérieur
de la redoute, une porte avait le temps de s'ouvrir et de se fermer, la
durée d'un éclair suffisait pour cela, et la porte de cette maison,
entre-bâillée brusquement et refermée tout de suite, pour ces désespérés
c'était la vie. En arrière de cette maison, il y avait les rues, la
fuite possible, l'espace. Ils se mirent à frapper contre cette porte à
coups de crosse et à coups de pied, appelant, criant, suppliant,
joignant les mains. Personne n'ouvrit. De la lucarne du troisième étage,
la tête morte les regardait.

Mais Enjolras et Marius, et sept ou huit ralliés autour d'eux, s'étaient
élancés et les protégeaient. Enjolras avait crié aux soldats: N'avancez
pas! et un officier n'ayant pas obéi, Enjolras avait tué l'officier. Il
était maintenant dans la petite cour intérieure de la redoute, adossé à
la maison de Corinthe, l'épée d'une main, la carabine de l'autre, tenant
ouverte la porte du cabaret qu'il barrait aux assaillants. Il cria aux
désespérés:--il n'y a qu'une porte ouverte. Celle-ci.--Et, les couvrant
de son corps, faisant à lui seul face à un bataillon, il les fit passer
derrière lui. Tous s'y précipitèrent. Enjolras, exécutant avec sa
carabine, dont il se servait maintenant comme d'une canne, ce que les
bâtonnistes appellent la rose couverte, rabattit les bayonnettes autour
de lui et devant lui, et entra le dernier; et il y eut un instant
horrible, les soldats voulant pénétrer, les insurgés voulant fermer. La
porte fut close avec une telle violence qu'en se remboîtant dans son
cadre, elle laissa voir coupés et collés à son chambranle les cinq
doigts d'un soldat qui s'y était cramponné.

Marius était resté dehors. Un coup de feu venait de lui casser la
clavicule; il sentit qu'il s'évanouissait et qu'il tombait. En ce
moment, les yeux déjà fermés, il eut la commotion d'une main vigoureuse
qui le saisissait, et son évanouissement, dans lequel il se perdit, lui
laissa à peine le temps de cette pensée mêlée au suprême souvenir de
Cosette:--Je suis fait prisonnier. Je serai fusillé.

Enjolras, ne voyant pas Marius parmi les réfugiés du cabaret, eut la
même idée. Mais ils étaient à cet instant où chacun n'a que le temps de
songer à sa propre mort. Enjolras assujettit la barre de la porte, et la
verrouilla, et en ferma à double tour la serrure et le cadenas, pendant
qu'on la battait furieusement au dehors, les soldats à coups de crosse,
les sapeurs à coups de hache. Les assaillants s'étaient groupés sur
cette porte. C'était maintenant le siège du cabaret qui commençait.

Les soldats, disons-le, étaient pleins de colère.

La mort du sergent d'artillerie les avait irrités, et puis, chose plus
funeste, pendant les quelques heures qui avaient précédé l'attaque, il
s'était dit parmi eux que les insurgés mutilaient les prisonniers, et
qu'il y avait dans le cabaret le cadavre d'un soldat sans tête. Ce genre
de rumeurs fatales est l'accompagnement ordinaire des guerres civiles,
et ce fut un faux bruit de cette espèce qui causa plus tard la
catastrophe de la rue Transnonain.

Quand la porte fut barricadée, Enjolras dit aux autres:

--Vendons-nous cher.

Puis il s'approcha de la table où étaient étendus Mabeuf et Gavroche. On
voyait sous le drap noir deux formes droites et rigides, l'une grande,
l'autre petite, et les deux visages se dessinaient vaguement sous les
plis froids du suaire. Une main sortait de dessous le linceul et pendait
vers la terre. C'était celle du vieillard.

Enjolras se pencha et baisa cette main vénérable, de même que la veille
il avait baisé le front.

C'étaient les deux seuls baisers qu'il eût donnés dans sa vie.

Abrégeons. La barricade avait lutté comme une porte de Thèbes, le
cabaret lutta comme une maison de Saragosse. Ces résistances-là sont
bourrues. Pas de quartier. Pas de parlementaire possible. On veut mourir
pourvu qu'on tue. Quand Suchet dit:--Capitulez, Palafox répond: «Après
la guerre au canon, la guerre au couteau.» Rien ne manqua à la prise
d'assaut du cabaret Hucheloup; ni les pavés pleuvant de la fenêtre et du
toit sur les assiégeants et exaspérant les soldats par d'horribles
écrasements, ni les coups de feu des caves et des mansardes, ni la
fureur de l'attaque, ni la rage de la défense, ni enfin, quand la porte
céda, les démences frénétiques de l'extermination. Les assaillants, en
se ruant dans le cabaret, les pieds embarrassés dans les panneaux de la
porte enfoncée et jetée à terre, n'y trouvèrent pas un combattant.
L'escalier en spirale, coupé à coups de hache, gisait au milieu de la
salle basse, quelques blessés achevaient d'expirer, tout ce qui n'était
pas tué était au premier étage, et là, par le trou du plafond, qui avait
été l'entrée de l'escalier, un feu terrifiant éclata. C'étaient les
dernières cartouches. Quand elles furent brûlées, quand ces agonisants
redoutables n'eurent plus ni poudre ni balles, chacun prit à la main
deux de ces bouteilles réservées par Enjolras et dont nous avons parlé,
et ils tinrent tête à l'escalade avec ces massues effroyablement
fragiles. C'étaient des bouteilles d'eau-forte. Nous disons telles
qu'elles sont ces choses sombres du carnage. L'assiégé, hélas, fait arme
de tout. Le feu grégeois n'a pas déshonoré Archimède; la poix bouillante
n'a pas déshonoré Bayard. Toute la guerre est de l'épouvante, et il n'y
a rien à y choisir. La mousqueterie des assiégeants, quoique gênée et de
bas en haut, était meurtrière. Le rebord du trou du plafond fut bientôt
entouré de têtes mortes d'où ruisselaient de longs fils rouges et
fumants. Le fracas était inexprimable; une fumée enfermée et brûlante
faisait presque la nuit sur ce combat. Les mots manquent pour dire
l'horreur arrivée à ce degré. Il n'y avait plus d'hommes dans cette
lutte maintenant infernale. Ce n'étaient plus des géants contre des
colosses. Cela ressemblait plus à Milton et à Dante qu'à Homère. Des
démons attaquaient, des spectres résistaient.

C'était l'héroïsme monstre.



Chapitre XXIII

Oreste à jeun et Pylade ivre


Enfin, se faisant la courte échelle, s'aidant du squelette de
l'escalier, grimpant aux murs, s'accrochant au plafond, écharpant, au
bord de la trappe même, les derniers qui résistaient, une vingtaine
d'assiégeants, soldats, gardes nationaux, gardes municipaux, pêle-mêle,
la plupart défigurés par des blessures au visage dans cette ascension
redoutable, aveuglés par le sang, furieux, devenus sauvages, firent
irruption dans la salle du premier étage. Il n'y avait plus là qu'un
seul qui fût debout, Enjolras. Sans cartouches, sans épée, il n'avait
plus à la main que le canon de sa carabine dont il avait brisé la crosse
sur la tête de ceux qui entraient. Il avait mis le billard entre les
assaillants et lui; il avait reculé à l'angle de la salle, et là, l'oeil
fier, la tête haute, ce tronçon d'arme au poing, il était encore assez
inquiétant pour que le vide se fût fait autour de lui. Un cri s'éleva:

--C'est le chef. C'est lui qui a tué l'artilleur. Puisqu'il s'est mis
là, il y est bien. Qu'il y reste. Fusillons-le sur place.

--Fusillez-moi, dit Enjolras.

Et, jetant le tronçon de sa carabine, et croisant les bras, il présenta
sa poitrine.

L'audace de bien mourir émeut toujours les hommes. Dès qu'Enjolras eut
croisé les bras, acceptant la fin, l'assourdissement de la lutte cessa
dans la salle, et ce chaos s'apaisa subitement dans une sorte de
solennité sépulcrale. Il semblait que la majesté menaçante d'Enjolras
désarmé et immobile pesât sur ce tumulte, et que, rien que par
l'autorité de son regard tranquille, ce jeune homme, qui seul n'avait
pas une blessure, superbe, sanglant, charmant, indifférent comme un
invulnérable, contraignît cette cohue sinistre à le tuer avec respect.
Sa beauté, en ce moment-là augmentée de sa fierté, était un
resplendissement, et, comme s'il ne pouvait pas plus être fatigué que
blessé, après les effrayantes vingt-quatre heures qui venaient de
s'écouler, il était vermeil et rose. C'était de lui peut-être que
parlait le témoin qui disait plus tard devant le conseil de guerre: «Il
y avait un insurgé que j'ai entendu nommer Apollon.» Un garde national
qui visait Enjolras abaissa son arme en disant: «Il me semble que je
vais fusiller une fleur.»

Douze hommes se formèrent en peloton à l'angle opposé à Enjolras, et
apprêtèrent leurs fusils en silence.

Puis un sergent cria:--Joue.

Un officier intervint.

--Attendez.

Et s'adressant à Enjolras:

--Voulez-vous qu'on vous bande les yeux?

--Non.

--Est-ce bien vous qui avez tué le sergent d'artillerie?

--Oui.

Depuis quelques instants Grantaire s'était réveillé.

Grantaire, on s'en souvient, dormait depuis la veille dans la salle
haute du cabaret, assis sur une chaise, affaissé sur une table.

Il réalisait, dans toute son énergie, la vieille métaphore: ivre mort.
Le hideux philtre absinthe-stout-alcool l'avait jeté en léthargie. Sa
table étant petite et ne pouvant servir à la barricade, on la lui avait
laissée. Il était toujours dans la même posture, la poitrine pliée sur
la table, la tête appuyée à plat sur les bras, entouré de verres, de
chopes et de bouteilles. Il dormait de cet écrasant sommeil de l'ours
engourdi et de la sangsue repue. Rien n'y avait fait, ni la fusillade,
ni les boulets, ni la mitraille qui pénétrait par la croisée dans la
salle où il était, ni le prodigieux vacarme de l'assaut. Seulement, il
répondait quelquefois au canon par un ronflement. Il semblait attendre
là qu'une balle vînt lui épargner la peine de se réveiller. Plusieurs
cadavres gisaient autour de lui; et, au premier coup d'oeil, rien ne le
distinguait de ces dormeurs profonds de la mort.

Le bruit n'éveille pas un ivrogne, le silence le réveille. Cette
singularité a été plus d'une fois observée. La chute de tout, autour de
lui, augmentait l'anéantissement de Grantaire; l'écroulement le
berçait.--L'espèce de halte que fit le tumulte devant Enjolras fut une
secousse pour ce pesant sommeil. C'est l'effet d'une voiture au galop
qui s'arrête court. Les assoupis s'y réveillent. Grantaire se dressa en
sursaut, étendit les bras, se frotta les yeux, regarda, bâilla, et
comprit.

L'ivresse qui finit ressemble à un rideau qui se déchire. On voit, en
bloc et d'un seul coup d'oeil, tout ce qu'elle cachait. Tout s'offre
subitement à la mémoire; et l'ivrogne qui ne sait rien de ce qui s'est
passé depuis vingt-quatre heures, n'a pas achevé d'ouvrir les paupières,
qu'il est au fait. Les idées lui reviennent avec une lucidité brusque;
l'effacement de l'ivresse, sorte de buée qui aveuglait le cerveau, se
dissipe, et fait place à la claire et nette obsession des réalités.

Relégué qu'il était dans son coin et comme abrité derrière le billard,
les soldats, l'oeil fixé sur Enjolras, n'avaient pas même aperçu
Grantaire, et le sergent se préparait à répéter l'ordre: En joue! quand
tout à coup ils entendirent une voix forte crier à côté d'eux:

--Vive la République! J'en suis.

Grantaire s'était levé.

L'immense lueur de tout le combat qu'il avait manqué, et dont il n'avait
pas été, apparut dans le regard éclatant de l'ivrogne transfiguré.

Il répéta: Vive la République! traversa la salle d'un pas ferme, et alla
se placer devant les fusils debout près d'Enjolras.

--Faites-en deux d'un coup, dit-il.

Et, se tournant vers Enjolras avec douceur, il lui dit:

--Permets-tu?

Enjolras lui serra la main en souriant.

Ce sourire n'était pas achevé que la détonation éclata.

Enjolras, traversé de huit coups de feu, resta adossé au mur comme si
les balles l'y eussent cloué. Seulement il pencha la tête.

Grantaire, foudroyé, s'abattit à ses pieds.

Quelques instants après, les soldats délogeaient les derniers insurgés
réfugiés au haut de la maison. Ils tiraillaient à travers un treillis de
bois dans le grenier. On se battait dans les combles. On jetait des
corps par les fenêtres, quelques-uns vivants. Deux voltigeurs, qui
essayaient de relever l'omnibus fracassé, étaient tués de deux coups de
carabine tirés des mansardes. Un homme en blouse en était précipité, un
coup de bayonnette dans le ventre, et râlait à terre. Un soldat et un
insurgé glissaient ensemble sur le talus de tuiles du toit, et ne
voulaient pas se lâcher, et tombaient, se tenant embrassés d'un
embrassement féroce. Lutte pareille dans la cave. Cris, coups de feu,
piétinement farouche. Puis le silence. La barricade était prise.

Les soldats commencèrent la fouille des maisons d'alentour et la
poursuite des fuyards.



Chapitre XXIV

Prisonnier


Marius était prisonnier en effet. Prisonnier de Jean Valjean.

La main qui l'avait étreint par derrière au moment où il tombait, et
dont, en perdant connaissance, il avait senti le saisissement, était
celle de Jean Valjean.

Jean Valjean n'avait pris au combat d'autre part que de s'y exposer.
Sans lui, à cette phase suprême de l'agonie, personne n'eût songé aux
blessés. Grâce à lui, partout présent dans le carnage comme une
providence, ceux qui tombaient étaient relevés, transportés dans la
salle basse, et pansés. Dans les intervalles, il réparait la barricade.
Mais rien qui pût ressembler à un coup, à une attaque, ou même à une
défense personnelle, ne sortit de ses mains. Il se taisait et secourait.
Du reste, il avait à peine quelques égratignures. Les balles n'avaient
pas voulu de lui. Si le suicide faisait partie de ce qu'il avait rêvé en
venant dans ce sépulcre, de ce côté-là il n'avait point réussi. Mais
nous doutons qu'il eût songé au suicide, acte irréligieux.

Jean Valjean, dans la nuée épaisse du combat, n'avait pas l'air de voir
Marius; le fait est qu'il ne le quittait pas des yeux. Quand un coup de
feu renversa Marius, Jean Valjean bondit avec une agilité de tigre,
s'abattit sur lui comme sur une proie, et l'emporta.

Le tourbillon de l'attaque était en cet instant-là si violemment
concentré sur Enjolras et sur la porte du cabaret que personne ne vit
Jean Valjean, soutenant dans ses bras Marius évanoui, traverser le champ
dépavé de la barricade et disparaître derrière l'angle de la maison de
Corinthe.

On se rappelle cet angle qui faisait une sorte de cap dans la rue; il
garantissait des balles et de la mitraille, et des regards aussi,
quelques pieds carrés de terrain. Il y a ainsi parfois dans les
incendies une chambre qui ne brûle point, et dans les mers les plus
furieuses, en deçà d'un promontoire ou au fond d'un cul-de-sac
d'écueils, un petit coin tranquille. C'était dans cette espèce de repli
du trapèze intérieur de la barricade qu'Éponine avait agonisé.

Là Jean Valjean s'arrêta, il laissa glisser à terre Marius, s'adossa au
mur et jeta les yeux autour de lui.

La situation était épouvantable.

Pour l'instant, pour deux ou trois minutes peut-être, ce pan de muraille
était un abri; mais comment sortir de ce massacre? Il se rappelait
l'angoisse où il s'était trouvé rue Polonceau, huit ans auparavant, et
de quelle façon il était parvenu à s'échapper; c'était difficile alors,
aujourd'hui c'était impossible. Il avait devant lui cette implacable et
sourde maison à six étages qui ne semblait habitée que par l'homme mort
penché à sa fenêtre; il avait à sa droite la barricade assez basse qui
fermait la Petite-Truanderie; enjamber cet obstacle paraissait facile,
mais on voyait au-dessus de la crête du barrage une rangée de pointes de
bayonnettes. C'était la troupe de ligne, postée au delà de cette
barricade, et aux aguets. Il était évident que franchir la barricade
c'était aller chercher un feu de peloton, et que toute tête qui se
risquerait à dépasser le haut de la muraille de pavés servirait de cible
à soixante coups de fusil. Il avait à sa gauche le champ du combat. La
mort était derrière l'angle du mur.

Que faire?

Un oiseau seul eût pu se tirer de là.

Et il fallait se décider sur-le-champ, trouver un expédient, prendre un
parti. On se battait à quelques pas de lui; par bonheur tous
s'acharnaient sur un point unique, sur la porte du cabaret; mais qu'un
soldat, un seul, eût l'idée de tourner la maison, ou de l'attaquer en
flanc, tout était fini.

Jean Valjean regarda la maison en face de lui, il regarda la barricade à
côté de lui, puis il regarda la terre, avec la violence de l'extrémité
suprême, éperdu, et comme s'il eût voulu y faire un trou avec ses yeux.

À force de regarder, on ne sait quoi de vaguement saisissable dans une
telle agonie se dessina et prit forme à ses pieds, comme si c'était une
puissance du regard de faire éclore la chose demandée. Il aperçut à
quelques pas de lui, au bas du petit barrage si impitoyablement gardé et
guetté au dehors, sous un écroulement de pavés qui la cachait en partie,
une grille de fer posée à plat et de niveau avec le sol. Cette grille,
faite de forts barreaux transversaux, avait environ deux pieds carrés.
L'encadrement de pavés qui la maintenait avait été arraché, et elle
était comme descellée. À travers les barreaux on entrevoyait une
ouverture obscure, quelque chose de pareil au conduit d'une cheminée ou
au cylindre d'une citerne. Jean Valjean s'élança. Sa vieille science des
évasions lui monta au cerveau comme une clarté. Écarter les pavés,
soulever la grille, charger sur ses épaules Marius inerte comme un corps
mort, descendre, avec ce fardeau sur les reins, en s'aidant des coudes
et des genoux, dans cette espèce de puits heureusement peu profond,
laisser retomber au-dessus de sa tête la lourde trappe de fer sur
laquelle les pavés ébranlés croulèrent de nouveau, prendre pied sur une
surface dallée à trois mètres au-dessous du sol, cela fut exécuté comme
ce qu'on fait dans le délire, avec une force de géant et une rapidité
d'aigle; cela dura quelques minutes à peine.

Jean Valjean se trouva, avec Marius toujours évanoui, dans une sorte de
long corridor souterrain.

Là, paix profonde, silence absolu, nuit.

L'impression qu'il avait autrefois éprouvée en tombant de la rue dans le
couvent, lui revint. Seulement, ce qu'il emportait aujourd'hui, ce
n'était plus Cosette; c'était Marius.

C'est à peine maintenant s'il entendait au-dessus de lui, comme un vague
murmure, le formidable tumulte du cabaret pris d'assaut.



Livre deuxième--L'intestin de Léviathan



Chapitre I

La terre appauvrie par la mer


Paris jette par an vingt-cinq millions à l'eau. Et ceci sans métaphore.
Comment, et de quelle façon? jour et nuit. Dans quel but? sans aucun
but. Avec quelle pensée? sans y penser. Pourquoi faire? pour rien. Au
moyen de quel organe? au moyen de son intestin. Quel est son intestin?
c'est son égout.

Vingt-cinq millions, c'est le plus modéré des chiffres approximatifs que
donnent les évaluations de la science spéciale.

La science, après avoir longtemps tâtonné, sait aujourd'hui que le plus
fécondant et le plus efficace des engrais, c'est l'engrais humain. Les
Chinois, disons-le à notre honte, le savaient avant nous. Pas un paysan
chinois, c'est Eckeberg qui le dit, ne va à la ville sans rapporter, aux
deux extrémités de son bambou, deux seaux pleins de ce que nous nommons
immondices. Grâce à l'engrais humain, la terre en Chine est encore aussi
jeune qu'au temps d'Abraham. Le froment chinois rend jusqu'à cent vingt
fois la semence. Il n'est aucun guano comparable en fertilité au
détritus d'une capitale. Une grande ville est le plus puissant des
stercoraires. Employer la ville à fumer la plaine, ce serait une
réussite certaine. Si notre or est fumier, en revanche, notre fumier est
or.

Que fait-on de cet or fumier? On le balaye à l'abîme.

On expédie à grands frais des convois de navires afin de récolter au
pôle austral la fiente des pétrels et des pingouins, et l'incalculable
élément d'opulence qu'on a sous la main, on l'envoie à la mer. Tout
l'engrais humain et animal que le monde perd, rendu à la terre au lieu
d'être jeté à l'eau, suffirait à nourrir le monde.

Ces tas d'ordures du coin des bornes, ces tombereaux de boue cahotés la
nuit dans les rues, ces affreux tonneaux de la voirie, ces fétides
écoulements de fange souterraine que le pavé vous cache, savez-vous ce
que c'est? C'est de la prairie en fleur, c'est de l'herbe verte, c'est
du serpolet et du thym et de la sauge, c'est du gibier, c'est du bétail,
c'est le mugissement satisfait des grands boeufs le soir, c'est du foin
parfumé, c'est du blé doré, c'est du pain sur votre table, c'est du sang
chaud dans vos veines, c'est de la santé, c'est de la joie, c'est de la
vie. Ainsi le veut cette création mystérieuse qui est la transformation
sur la terre et la transfiguration dans le ciel.

Rendez cela au grand creuset; votre abondance en sortira. La nutrition
des plaines fait la nourriture des hommes.

Vous êtes maîtres de perdre cette richesse, et de me trouver ridicule
par-dessus le marché. Ce sera là le chef-d'oeuvre de votre ignorance.

La statistique a calculé que la France à elle seule fait tous les ans à
l'Atlantique par la bouche de ses rivières un versement d'un
demi-milliard. Notez ceci: avec ces cinq cents millions on payerait le
quart des dépenses du budget. L'habileté de l'homme est telle qu'il aime
mieux se débarrasser de ces cinq cents millions dans le ruisseau. C'est
la substance même du peuple qu'emportent, ici goutte à goutte, là à
flots, le misérable vomissement de nos égouts dans les fleuves et le
gigantesque vomissement de nos fleuves dans l'océan. Chaque hoquet de
nos cloaques nous coûte mille francs. À cela deux résultats: la terre
appauvrie et l'eau empestée. La faim sortant du sillon et la maladie
sortant du fleuve.

Il est notoire, par exemple, qu'à cette heure, la Tamise empoisonne
Londres.

Pour ce qui est de Paris, on a dû, dans ces derniers temps, transporter
la plupart des embouchures d'égouts en aval au-dessous du dernier pont.

Un double appareil tubulaire, pourvu de soupapes et d'écluses de chasse,
aspirant et refoulant, un système de drainage élémentaire, simple comme
le poumon de l'homme, et qui est déjà en pleine fonction dans plusieurs
communes d'Angleterre, suffirait pour amener dans nos villes l'eau pure
des champs et pour renvoyer dans nos champs l'eau riche des villes, et
ce facile va-et-vient, le plus simple du monde, retiendrait chez nous
les cinq cents millions jetés dehors. On pense à autre chose.

Le procédé actuel fait le mal en voulant faire le bien. L'intention est
bonne, le résultat est triste. On croit expurger la ville, on étiole la
population. Un égout est un malentendu. Quand partout le drainage, avec
sa fonction double, restituant ce qu'il prend, aura remplacé l'égout,
simple lavage appauvrissant, alors, ceci étant combiné avec les données
d'une économie sociale nouvelle, le produit de la terre sera décuplé, et
le problème de la misère sera singulièrement atténué. Ajoutez la
suppression des parasitismes, il sera résolu.

En attendant, la richesse publique s'en va à la rivière, et le coulage a
lieu. Coulage est le mot. L'Europe se ruine de la sorte par épuisement.

Quant à la France, nous venons de dire son chiffre. Or, Paris contenant
le vingt-cinquième de la population française totale, et le guano
parisien étant le plus riche de tous, on reste au-dessous de la vérité
en évaluant à vingt-cinq millions la part de perte de Paris dans le
demi-milliard que la France refuse annuellement. Ces vingt-cinq
millions, employés en assistance et en jouissance, doubleraient la
splendeur de Paris. La ville les dépense en cloaques. De sorte qu'on
peut dire que la grande prodigalité de Paris, sa fête merveilleuse, sa
Folie-Beaujon, son orgie, son ruissellement d'or à pleines mains, son
faste, son luxe, sa magnificence, c'est son égout.

C'est de cette façon que, dans la cécité d'une mauvaise économie
politique, on noie et on laisse aller à vau-l'eau et se perdre dans les
gouffres le bien-être de tous. Il devrait y avoir des filets de
Saint-Cloud pour la fortune publique.

Économiquement, le fait peut se résumer ainsi: Paris panier percé.

Paris, cette cité modèle, ce patron des capitales bien faites dont
chaque peuple tâche d'avoir une copie, cette métropole de l'idéal, cette
patrie auguste de l'initiative, de l'impulsion et de l'essai, ce centre
et ce lieu des esprits, cette ville nation, cette ruche de l'avenir, ce
composé merveilleux de Babylone et de Corinthe, ferait, au point de vue
que nous venons de signaler, hausser les épaules à un paysan du Fo-Kian.

Imitez Paris, vous vous ruinerez.

Au reste, particulièrement en ce gaspillage immémorial et insensé, Paris
lui-même imite.

Ces surprenantes inepties ne sont pas nouvelles; ce n'est point là de la
sottise jeune. Les anciens agissaient comme les modernes. «Les cloaques
de Rome, dit Liebig, ont absorbé tout le bien-être du paysan romain.»
Quand la campagne de Rome fut ruinée par l'égout romain, Rome épuisa
l'Italie, et quand elle eut mis l'Italie dans son cloaque, elle y versa
la Sicile, puis la Sardaigne, puis l'Afrique. L'égout de Rome a
engouffré le monde. Ce cloaque offrait son engloutissement à la cité et
à l'univers. _Urbi et orbi_. Ville éternelle, égout insondable.

Pour ces choses-là comme pour d'autres, Rome donne l'exemple.

Cet exemple, Paris le suit, avec toute la bêtise propre aux villes
d'esprit.

Pour les besoins de l'opération sur laquelle nous venons de nous
expliquer, Paris a sous lui un autre Paris; un Paris d'égouts; lequel a
ses rues, ses carrefours, ses places, ses impasses, ses artères, et sa
circulation, qui est de la fange, avec la forme humaine de moins.

Car il ne faut rien flatter, pas même un grand peuple; là où il y a
tout, il y a l'ignominie à côté de la sublimité; et, si Paris contient
Athènes, la ville de lumière, Tyr, la ville de puissance, Sparte, la
ville de vertu, Ninive, la ville de prodige, il contient aussi Lutèce,
la ville de boue.

D'ailleurs le cachet de sa puissance est là aussi, et la titanique
sentine de Paris réalise, parmi les monuments, cet idéal étrange réalisé
dans l'humanité par quelques hommes tels que Machiavel, Bacon et
Mirabeau, le grandiose abject.

Le sous-sol de Paris, si l'oeil pouvait en pénétrer la surface,
présenterait l'aspect d'un madrépore colossal. Une éponge n'a guère plus
de pertuis et de couloirs que la motte de terre de six lieues de tour
sur laquelle repose l'antique grande ville. Sans parler des catacombes,
qui sont une cave à part, sans parler de l'inextricable treillis des
conduits du gaz, sans compter le vaste système tubulaire de la
distribution d'eau vive qui aboutit aux bornes-fontaines, les égouts à
eux seuls font sous les deux rives un prodigieux réseau ténébreux;
labyrinthe qui a pour fil sa pente.

Là apparaît, dans la brume humide, le rat, qui semble le produit de
l'accouchement de Paris.



Chapitre II

L'histoire ancienne de l'égout


Qu'on s'imagine Paris ôté comme un couvercle, le réseau souterrain des
égouts, vu à vol d'oiseau, dessinera sur les deux rives une espèce de
grosse branche greffée au fleuve. Sur la rive droite l'égout de ceinture
sera le tronc de cette branche, les conduits secondaires seront les
rameaux et les impasses seront les ramuscules.

Cette figure n'est que sommaire et à demi exacte, l'angle droit, qui est
l'angle habituel de ce genre de ramifications souterraines, étant très
rare dans la végétation.

On se fera une image plus ressemblante de cet étrange plan géométral en
supposant qu'on voie à plat sur un fond de ténèbres quelque bizarre
alphabet d'orient brouillé comme un fouillis, et dont les lettres
difformes seraient soudées les unes aux autres, dans un pêle-mêle
apparent et comme au hasard, tantôt par leurs angles, tantôt par leurs
extrémités.

Les sentines et les égouts jouaient un grand rôle au Moyen-Âge, au
Bas-Empire et dans ce vieil Orient. La peste y naissait, les despotes y
mouraient. Les multitudes regardaient presque avec une crainte
religieuse ces lits de pourriture, monstrueux berceaux de la Mort. La
fosse aux vermines de Bénarès n'est pas moins vertigineuse que la fosse
aux lions de Babylone. Téglath-Phalasar, au dire des livres rabbiniques,
jurait par la sentine de Ninive, C'est de l'égout de Munster que Jean de
Leyde faisait sortir sa fausse lune, et c'est du puits-cloaque de
Kekhscheb que son ménechme oriental, Mokannâ, le prophète voilé du
Khorassan, faisait sortir son faux soleil.

L'histoire des hommes se reflète dans l'histoire des cloaques. Les
gémonies racontaient Rome. L'égout de Paris a été une vieille chose
formidable. Il a été sépulcre, il a été asile. Le crime, l'intelligence,
la protestation sociale, la liberté de conscience, la pensée, le vol,
tout ce que les lois humaines poursuivent ou ont poursuivi, s'est caché
dans ce trou; les maillotins au quatorzième siècle, les tire-laine au
quinzième, les huguenots au seizième, les illuminés de Morin au
dix-septième, les chauffeurs au dix-huitième. Il y a cent ans, le coup
de poignard nocturne en sortait, le filou en danger y glissait; le bois
avait la caverne, Paris avait l'égout. La truanderie, cette _picareria_
gauloise, acceptait l'égout comme succursale de la Cour des Miracles, et
le soir, narquoise et féroce, rentrait sous le vomitoire Maubuée comme
dans une alcôve.

Il était tout simple que ceux qui avaient pour lieu de travail quotidien
le cul-de-sac Vide-Gousset ou la rue Coupe-Gorge eussent pour domicile
nocturne le ponceau du Chemin-Vert ou le cagnard Hurepoix. De là un
fourmillement de souvenirs. Toutes sortes de fantômes hantent ces longs
corridors solitaires; partout la putridité et le miasme; çà et là un
soupirail où Villon dedans cause avec Rabelais dehors.

L'égout, dans l'ancien Paris, est le rendez-vous de tous les épuisements
et de tous les essais. L'économie politique y voit un détritus, la
philosophie sociale y voit un résidu.

L'égout, c'est la conscience de la ville. Tout y converge, et s'y
confronte. Dans ce lieu livide, il y a des ténèbres, mais il n'y a plus
de secrets. Chaque chose a sa forme vraie, ou du moins sa forme
définitive. Le tas d'ordures a cela pour lui qu'il n'est pas menteur. La
naïveté s'est réfugiée là. Le masque de Basile s'y trouve, mais on en
voit le carton, et les ficelles, et le dedans comme le dehors, et il
est accentué d'une boue honnête. Le faux nez de Scapin l'avoisine.
Toutes les malpropretés de la civilisation, une fois hors de service,
tombent dans cette fosse de vérité où aboutit l'immense glissement
social. Elles s'y engloutissent, mais elles s'y étalent. Ce pêle-mêle
est une confession. Là, plus de fausse apparence, aucun plâtrage
possible, l'ordure ôte sa chemise, dénudation absolue, déroute des
illusions et des mirages, plus rien que ce qui est, faisant la sinistre
figure de ce qui finit. Réalité et disparition. Là, un cul de bouteille
avoue l'ivrognerie, une anse de panier raconte la domesticité; là, le
trognon de pomme qui a eu des opinions littéraires redevient le trognon
de pomme; l'effigie du gros sou se vert-de-grise franchement, le crachat
de Caïphe rencontre le vomissement de Falstaff, le louis d'or qui sort
du tripot heurte le clou où pend le bout de corde du suicide, un foetus
livide roule enveloppé dans des paillettes qui ont dansé le mardi gras
dernier à l'Opéra, une toque qui a jugé les hommes se vautre près d'une
pourriture qui a été la jupe de Margoton; c'est plus que de la
fraternité, c'est du tutoiement. Tout ce qui se fardait se barbouille.
Le dernier voile est arraché. Un égout est un cynique. Il dit tout.

Cette sincérité de l'immondice nous plaît, et repose l'âme. Quand on a
passé son temps à subir sur la terre le spectacle des grands airs que
prennent la raison d'état, le serment, la sagesse politique, la justice
humaine, les probités professionnelles, les austérités de situation, les
robes incorruptibles, cela soulage d'entrer dans un égout et de voir de
la fange qui en convient.

Cela enseigne en même temps. Nous l'avons dit tout à l'heure, l'histoire
passe par l'égout. Les Saint-Barthélemy y filtrent goutte à goutte entre
les pavés. Les grands assassinats publics, les boucheries politiques et
religieuses, traversent ce souterrain de la civilisation et y poussent
leurs cadavres. Pour l'oeil du songeur, tous les meurtriers historiques
sont là, dans la pénombre hideuse, à genoux, avec un pan de leur suaire
pour tablier, épongeant lugubrement leur besogne. Louis XI y est avec
Tristan, François Ier y est avec Duprat, Charles IX y est avec sa mère,
Richelieu y est avec Louis XIII, Louvois y est, Letellier y est, Hébert
et Maillard y sont, grattant les pierres et tâchant de faire disparaître
la trace de leurs actions. On entend sous ces voûtes le balai de ces
spectres. On y respire la fétidité énorme des catastrophes sociales. On
voit dans des coins des miroitements rougeâtres. Il coule là une eau
terrible où se sont lavées des mains sanglantes.

L'observateur social doit entrer dans ces ombres. Elles font partie de
son laboratoire. La philosophie est le microscope de la pensée. Tout
veut la fuir, mais rien ne lui échappe. Tergiverser est inutile. Quel
côté de soi montre-t-on en tergiversant? le côté honte. La philosophie
poursuit de son regard probe le mal, et ne lui permet pas de s'évader
dans le néant. Dans l'effacement des choses qui disparaissent, dans le
rapetissement des choses qui s'évanouissent, elle reconnaît tout. Elle
reconstruit la pourpre d'après le haillon et la femme d'après le
chiffon. Avec le cloaque elle refait la ville; avec la boue elle refait
les moeurs. Du tesson elle conclut l'amphore, ou la cruche. Elle
reconnaît à une empreinte d'ongle sur un parchemin la différence qui
sépare la juiverie de la Judengasse de la juiverie du Ghetto. Elle
retrouve dans ce qui reste ce qui a été, le bien, le mal, le faux, le
vrai, la tache de sang du palais, le pâté d'encre de la caverne, la
goutte de suif du lupanar, les épreuves subies, les tentations bien
venues, les orgies vomies, le pli qu'ont fait les caractères en
s'abaissant, la trace de la prostitution dans les âmes que leur
grossièreté en faisait capables, et sur la veste des portefaix de Rome
la marque du coup de coude de Messaline.



Chapitre III

Bruneseau


L'égout de Paris, au moyen âge, était légendaire. Au seizième siècle
Henri II essaya un sondage qui avorta. Il n'y a pas cent ans, le
cloaque, Mercier l'atteste, était abandonné à lui-même et devenait ce
qu'il pouvait.

Tel était cet ancien Paris, livré aux querelles, aux indécisions et aux
tâtonnements. Il fut longtemps assez bête. Plus tard, 89 montra comment
l'esprit vient aux villes. Mais, au bon vieux temps, la capitale avait
peu de tête; elle ne savait faire ses affaires ni moralement ni
matériellement, et pas mieux balayer les ordures que les abus. Tout
était obstacle, tout faisait question. L'égout, par exemple, était
réfractaire à tout itinéraire. On ne parvenait pas plus à s'orienter
dans la voirie qu'à s'entendre dans la ville; en haut l'inintelligible,
en bas l'inextricable; sous la confusion des langues il y avait la
confusion des caves; Dédale doublait Babel.

Quelquefois, l'égout de Paris se mêlait de déborder, comme si ce Nil
méconnu était subitement pris de colère. Il y avait, chose infâme, des
inondations d'égout. Par moments, cet estomac de la civilisation
digérait mal, le cloaque refluait dans le gosier de la ville, et Paris
avait l'arrière-goût de sa fange. Ces ressemblances de l'égout avec le
remords avaient du bon; c'étaient des avertissements; fort mal pris du
reste; la ville s'indignait que sa boue eût tant d'audace, et
n'admettait pas que l'ordure revînt. Chassez-la mieux.

L'inondation de 1802 est un des souvenirs actuels des Parisiens de
quatre-vingts ans. La fange se répandit en croix place des Victoires, où
est la statue de Louis XIV; elle entra rue Saint-Honoré par les deux
bouches d'égout des Champs-Élysées, rue Saint-Florentin par l'égout
Saint-Florentin, rue Pierre-à-Poisson par l'égout de la Sonnerie, rue
Popincourt par l'égout du Chemin-Vert, rue de la Roquette par l'égout de
la rue de Lappe; elle couvrit le caniveau de la rue des Champs-Élysées
jusqu'à une hauteur de trente-cinq centimètres; et, au midi, par le
vomitoire de la Seine faisant sa fonction en sens inverse, elle pénétra
rue Mazarine, rue de l'Échaudé, et rue des Marais, où elle s'arrêta à
une longueur de cent neuf mètres, précisément à quelques pas de la
maison qu'avait habitée Racine, respectant, dans le dix-septième siècle,
le poète plus que le roi. Elle atteignit son maximum de profondeur rue
Saint-Pierre où elle s'éleva à trois pieds au-dessus des dalles de la
gargouille, et son maximum d'étendue rue Saint-Sabin où elle s'étala sur
une longueur de deux cent trente-huit mètres.

Au commencement de ce siècle, l'égout de Paris était encore un lieu
mystérieux. La boue ne peut jamais être bien famée; mais ici le mauvais
renom allait jusqu'à l'effroi. Paris savait confusément qu'il avait sous
lui une cave terrible. On en parlait comme de cette monstrueuse souille
de Thèbes où fourmillaient des scolopendres de quinze pieds de long et
qui eût pu servir de baignoire à Béhémoth. Les grosses bottes des
égoutiers ne s'aventuraient jamais au delà de certains points connus. On
était encore très voisin du temps où les tombereaux des boueurs, du haut
desquels Sainte-Foix fraternisait avec le marquis de Créqui, se
déchargeaient tout simplement dans l'égout. Quant au curage, on confiait
cette fonction aux averses, qui encombraient plus qu'elles ne
balayaient. Rome laissait encore quelque poésie à son cloaque et
l'appelait Gémonies; Paris insultait le sien et l'appelait le Trou
punais. La science et la superstition étaient d'accord pour l'horreur.
Le Trou punais ne répugnait pas moins à l'hygiène qu'à la légende. Le
Moine bourru était éclos sous la voussure fétide de l'égout Mouffetard;
les cadavres des Marmousets avaient été jetés dans l'égout de la
Barillerie; Fagon avait attribué la redoutable fièvre maligne de 1685 au
grand hiatus de l'égout du Marais qui resta béant jusqu'en 1833 rue
Saint-Louis presque en face de l'enseigne du Messager galant. La bouche
d'égout de la rue de la Mortellerie était célèbre par les pestes qui en
sortaient; avec sa grille de fer à pointes qui simulait une rangée de
dents, elle était dans cette rue fatale comme une gueule de dragon
soufflant l'enfer sur les hommes. L'imagination populaire assaisonnait
le sombre évier parisien d'on ne sait quel hideux mélange d'infini.
L'égout était sans fond. L'égout, c'était le barathrum. L'idée
d'explorer ces régions lépreuses ne venait pas même à la police. Tenter
cet inconnu, jeter la sonde dans cette ombre, aller à la découverte dans
cet abîme, qui l'eût osé? C'était effrayant. Quelqu'un se présenta
pourtant. Le cloaque eut son Christophe Colomb.

Un jour, en 1805, dans une de ces rares apparitions que l'empereur
faisait à Paris, le ministre de l'intérieur, un Decrès ou un Crétet
quelconque, vint au petit lever du maître. On entendait dans le
Carrousel le traînement des sabres de tous ces soldats extraordinaires
de la grande république et du grand empire; il y avait encombrement de
héros à la porte de Napoléon; hommes du Rhin, de l'Escaut, de l'Adige et
du Nil; compagnons de Joubert, de Desaix, de Marceau, de Hoche, de
Kléber; aérostiers de Fleurus, grenadiers de Mayence, pontonniers de
Gênes, hussards que les Pyramides avaient regardés, artilleurs qu'avait
éclaboussés le boulet de Junot, cuirassiers qui avaient pris d'assaut la
flotte à l'ancre dans le Zuyderzée; les uns avaient suivi Bonaparte sur
le pont de Lodi, les autres avaient accompagné Murat dans la tranchée de
Mantoue, les autres avaient devancé Lannes dans le chemin creux de
Montebello. Toute l'armée d'alors était là, dans la cour des Tuileries,
représentée par une escouade ou par un peloton, et gardant Napoléon au
repos; et c'était l'époque splendide où la grande armée avait derrière
elle Marengo et devant elle Austerlitz.--Sire, dit le ministre de
l'intérieur à Napoléon, j'ai vu hier l'homme le plus intrépide de votre
empire.--Qu'est-ce que cet homme? dit brusquement l'empereur, et
qu'est-ce qu'il a fait?--Il veut faire une chose,
sire.--Laquelle?--Visiter les égouts de Paris.

Cet homme existait et se nommait Bruneseau.



Chapitre IV

Détails ignorés


La visite eut lieu. Ce fut une campagne redoutable; une bataille
nocturne contre la peste et l'asphyxie. Ce fut en même temps un voyage
de découvertes. Un des survivants de cette exploration, ouvrier
intelligent, très jeune alors, en racontait encore il y a quelques
années les curieux détails que Bruneseau crut devoir omettre dans son
rapport au préfet de police, comme indignes du style administratif. Les
procédés désinfectants étaient à cette époque très rudimentaires. À
peine Bruneseau eut-il franchi les premières articulations du réseau
souterrain, que huit des travailleurs sur vingt refusèrent d'aller plus
loin. L'opération était compliquée; la visite entraînait le curage; il
fallait donc curer, et en même temps arpenter: noter les entrées d'eau,
compter les grilles et les bouches, détailler les branchements, indiquer
les courants à points de partage, reconnaître les circonscriptions
respectives des divers bassins, sonder les petits égouts greffés sur
l'égout principal, mesurer la hauteur sous clef de chaque couloir, et la
largeur, tant à la naissance des voûtes qu'à fleur du radier, enfin
déterminer les ordonnées du nivellement au droit de chaque entrée d'eau,
soit du radier de l'égout, soit du sol de la rue. On avançait
péniblement. Il n'était pas rare que les échelles de descente
plongeassent dans trois pieds de vase. Les lanternes agonisaient dans
les miasmes. De temps en temps on emportait un égoutier évanoui. À de
certains endroits, précipice. Le sol s'était effondré, le dallage avait
croulé, l'égout s'était changé en puits perdu; on ne trouvait plus le
solide; un homme disparut brusquement; on eut grand'peine à le retirer.
Par le conseil de Fourcroy, on allumait de distance en distance, dans
les endroits suffisamment assainis, de grandes cages pleines d'étoupe
imbibée de résine. La muraille, par places, était couverte de fongus
difformes, et l'on eût dit des tumeurs, la pierre elle-même semblait
malade dans ce milieu irrespirable.

Bruneseau, dans son exploration, procéda d'amont en aval. Au point de
partage des deux conduites d'eau du Grand-Hurleur, il déchiffra sur une
pierre en saillie la date 1550; cette pierre indiquait la limite où
s'était arrêté Philibert Delorme, chargé par Henri II de visiter la
voirie souterraine de Paris. Cette pierre était la marque du seizième
siècle à l'égout. Bruneseau retrouva la main-d'oeuvre du dix-septième
dans le conduit du Ponceau et dans le conduit de la rue
Vieille-du-Temple, voûtés entre 1600 et 1650, et la main-d'oeuvre du
dix-huitième dans la section ouest du canal collecteur, encaissée et
voûtée en 1740. Ces deux voûtes, surtout la moins ancienne, celle de
1740, étaient plus lézardées et plus décrépites que la maçonnerie de
l'égout de ceinture, laquelle datait de 1412, époque où le ruisseau
d'eau vive de Ménilmontant fut élevé à la dignité de grand égout de
Paris, avancement analogue à celui d'un paysan qui deviendrait premier
valet de chambre du roi; quelque chose comme Gros-Jean transformé en
Lebel.

On crut reconnaître çà et là, notamment sous le Palais de justice, des
alvéoles d'anciens cachots pratiqués dans l'égout même. _In pace_
hideux. Un carcan de fer pendait dans l'une de ces cellules. On les mura
toutes. Quelques trouvailles furent bizarres; entre autres le squelette
d'un orang-outang disparu du Jardin des plantes en 1800, disparition
probablement connexe à la fameuse et incontestable apparition du diable
rue des Bernardins dans la dernière année du dix-huitième siècle. Le
pauvre diable avait fini par se noyer dans l'égout.

Sous le long couloir cintré qui aboutit à l'Arche-Marion, une hotte de
chiffonnier, parfaitement conservée, fit l'admiration des connaisseurs.
Partout, la vase, que les égoutiers en étaient venus à manier
intrépidement, abondait en objets précieux, bijoux d'or et d'argent,
pierreries, monnaies. Un géant qui eût filtré ce cloaque eût eu dans son
tamis la richesse des siècles. Au point de partage des deux branchements
de la rue du Temple et de la rue Sainte-Avoye, on ramassa une singulière
médaille huguenote en cuivre, portant d'un côté un porc coiffé d'un
chapeau de cardinal et de l'autre un loup la tiare en tête.

La rencontre la plus surprenante fut à l'entrée du Grand Égout. Cette
entrée avait été autrefois fermée par une grille dont il ne restait plus
que les gonds. À l'un de ces gonds pendait une sorte de loque informe et
souillée qui, sans doute arrêtée là au passage, y flottait dans l'ombre
et achevait de s'y déchiqueter. Bruneseau approcha sa lanterne et
examina ce lambeau. C'était de la batiste très fine, et l'on distinguait
à l'un des coins moins rongé que le reste une couronne héraldique brodée
au-dessus de ces sept lettres: LAVBESP. La couronne était une couronne
de marquis et les sept lettres signifiaient _Laubespine_. On reconnut
que ce qu'on avait sous les yeux était un morceau du linceul de Marat.
Marat, dans sa jeunesse, avait eu des amours. C'était quand il faisait
partie de la maison du comte d'Artois en qualité de médecin des écuries.
De ces amours, historiquement constatés, avec une grande dame, il lui
était resté ce drap de lit. Épave ou souvenir. À sa mort, comme c'était
le seul linge un peu fin qu'il eût chez lui, on l'y avait enseveli. De
vieilles femmes avaient emmailloté pour la tombe, dans ce lange où il y
avait eu de la volupté, le tragique Ami du Peuple.

Bruneseau passa outre. On laissa cette guenille où elle était; on ne
l'acheva pas. Fut-ce mépris ou respect? Marat méritait les deux. Et
puis, la destinée y était assez empreinte pour qu'on hésitât à y
toucher. D'ailleurs, il faut laisser aux choses du sépulcre la place
qu'elles choisissent. En somme, la relique était étrange. Une marquise y
avait dormi; Marat y avait pourri; elle avait traversé le Panthéon pour
aboutir aux rats d'égout. Ce chiffon d'alcôve, dont Watteau eût jadis
joyeusement dessiné tous les plis, avait fini par être digne du regard
fixe de Dante.

La visite totale de la voirie immonditielle souterraine de Paris dura
sept ans, de 1805 à 1812. Tout en cheminant, Bruneseau désignait,
dirigeait et mettait à fin des travaux considérables; en 1808, il
abaissait le radier du Ponceau, et, créant partout des lignes nouvelles,
il poussait l'égout, en 1809, sous la rue Saint-Denis jusqu'à la
fontaine des Innocents; en 1810, sous la rue Froidmanteau et sous la
Salpêtrière, en 1811, sous la rue Neuve-des-Petits-Pères, sous la rue du
Mail, sous la rue de l'Écharpe, sous la place Royale, en 1812, sous la
rue de la Paix et sous la chaussée d'Antin. En même temps, il faisait
désinfecter et assainir tout le réseau. Dès la deuxième année, Bruneseau
s'était adjoint son gendre Nargaud.

C'est ainsi qu'au commencement de ce siècle la vieille société cura son
double-fond et fit la toilette de son égout. Ce fut toujours cela de
nettoyé.

Tortueux, crevassé, dépavé, craquelé, coupé de fondrières, cahoté par
des coudes bizarres, montant et descendant sans logique, fétide,
sauvage, farouche, submergé d'obscurité, avec des cicatrices sur ses
dalles et des balafres sur ses murs, épouvantable, tel était, vu
rétrospectivement, l'antique égout de Paris. Ramifications en tous sens,
croisements de tranchées, branchements, pattes d'oie, étoiles comme dans
les sapes, cæcums, culs-de-sac, voûtes salpêtrées, puisards infects,
suintements dartreux sur les parois, gouttes tombant des plafonds,
ténèbres; rien n'égalait l'horreur de cette vieille crypte exutoire,
appareil digestif de Babylone, antre, fosse, gouffre percé de rues,
taupinière titanique où l'esprit croit voir rôder à travers l'ombre,
dans de l'ordure qui a été de la splendeur, cette énorme taupe aveugle,
le passé.

Ceci, nous le répétons, c'était l'égout d'autrefois.



Chapitre V

Progrès actuel


Aujourd'hui l'égout est propre, froid, droit, correct. Il réalise
presque l'idéal de ce qu'on entend en Angleterre par le mot
«respectable». Il est convenable et grisâtre; tiré au cordeau; on
pourrait presque dire à quatre épingles. Il ressemble à un fournisseur
devenu conseiller d'État. On y voit presque clair. La fange s'y comporte
décemment. Au premier abord, on le prendrait volontiers pour un de ces
corridors souterrains si communs jadis et si utiles aux fuites de
monarques et de princes, dans cet ancien bon temps «où le peuple aimait
ses rois». L'égout actuel est un bel égout; le style pur y règne; le
classique alexandrin rectiligne qui, chassé de la poésie, paraît s'être
réfugié dans l'architecture, semble mêlé à toutes les pierres de cette
longue voûte ténébreuse et blanchâtre; chaque dégorgeoir est une arcade;
la rue de Rivoli fait école jusque dans le cloaque. Au reste, si la
ligne géométrique est quelque part à sa place, c'est à coup sûr dans la
tranchée stercoraire d'une grande ville. Là, tout doit être subordonné
au chemin le plus court. L'égout a pris aujourd'hui un certain aspect
officiel. Les rapports mêmes de police dont il est quelquefois l'objet
ne lui manquent plus de respect. Les mots qui le caractérisent dans le
langage administratif sont relevés et dignes. Ce qu'on appelait boyau,
on l'appelle galerie; ce qu'on appelait trou, on l'appelle regard.
Villon ne reconnaîtrait plus son antique logis en-cas. Ce réseau de
caves a bien toujours son immémoriale population de rongeurs, plus
pullulante que jamais; de temps en temps, un rat, vieille moustache,
risque sa tête à la fenêtre de l'égout et examine les Parisiens; mais
cette vermine elle-même s'apprivoise, satisfaite qu'elle est de son
palais souterrain. Le cloaque n'a plus rien de sa férocité primitive. La
pluie, qui salissait l'égout d'autrefois, lave l'égout d'à présent. Ne
vous y fiez pas trop pourtant. Les miasmes l'habitent encore. Il est
plutôt hypocrite qu'irréprochable. La préfecture de police et la
commission de salubrité ont eu beau faire. En dépit de tous les procédés
d'assainissement, il exhale une vague odeur suspecte, comme Tartuffe
après la confession.

Convenons-en, comme, à tout prendre, le balayage est un hommage que
l'égout rend à la civilisation, et comme, à ce point de vue, la
conscience de Tartuffe est un progrès sur l'étable d'Augias, il est
certain que l'égout de Paris s'est amélioré.

C'est plus qu'un progrès; c'est une transmutation. Entre l'égout ancien
et l'égout actuel, il y a une révolution. Qui a fait cette révolution?

L'homme que tout le monde oublie et que nous avons nommé, Bruneseau.



Chapitre VI

Progrès futur


Le creusement de l'égout de Paris n'a pas été une petite besogne. Les
dix derniers siècles y ont travaillé sans le pouvoir terminer, pas plus
qu'ils n'ont pu finir Paris. L'égout, en effet, reçoit tous les
contre-coups de la croissance de Paris. C'est, dans la terre, une sorte
de polype ténébreux aux mille antennes qui grandit dessous en même temps
que la ville dessus. Chaque fois que la ville perce une rue, l'égout
allonge un bras. La vieille monarchie n'avait construit que vingt-trois
mille trois cents mètres d'égouts; c'est là que Paris en était le 1er
janvier 1806. À partir de cette époque, dont nous reparlerons tout à
l'heure, l'oeuvre a été utilement et énergiquement reprise et continuée;
Napoléon a bâti, ces chiffres sont curieux, quatre mille huit cent
quatre mètres; Louis XVIII, cinq mille sept cent neuf; Charles X, dix
mille huit cent trente-six; Louis-Philippe, quatre-vingt-neuf mille
vingt; la République de 1848, vingt-trois mille trois cent
quatre-vingt-un; le régime actuel, soixante-dix mille cinq cents; en
tout, à l'heure qu'il est, deux cent vingt-six mille six cent dix
mètres, soixante lieues d'égout; entrailles énormes de Paris.
Ramification obscure, toujours en travail; construction ignorée et
immense.

Comme on le voit, le dédale souterrain de Paris est aujourd'hui plus que
décuple de ce qu'il était au commencement du siècle. On se figure
malaisément tout ce qu'il a fallu de persévérance et d'efforts pour
amener ce cloaque au point de perfection relative où il est maintenant.
C'était à grand'peine que la vieille prévôté monarchique et, dans les
dix dernières années du dix-huitième siècle, la mairie révolutionnaire
étaient parvenues à forer les cinq lieues d'égouts qui existaient avant
1806. Tous les genres d'obstacles entravaient cette opération, les uns
propres à la nature du sol, les autres inhérents aux préjugés mêmes de
la population laborieuse de Paris. Paris est bâti sur un gisement
étrangement rebelle à la pioche, à la houe, à la sonde, au maniement
humain. Rien de plus difficile à percer et à pénétrer que cette
formation géologique à laquelle se superpose la merveilleuse formation
historique nommée Paris; dès que, sous une forme quelconque, le travail
s'engage et s'aventure dans cette nappe d'alluvions, les résistances
souterraines abondent. Ce sont des argiles liquides, des sources vives,
des roches dures, de ces vases molles et profondes que la science
spéciale appelle moutardes. Le pic avance laborieusement dans des lames
calcaires alternées de filets de glaises très minces et de couches
schisteuses aux feuillets incrustés d'écailles d'huîtres contemporaines
des océans préadamites. Parfois un ruisseau crève brusquement une voûte
commencée et inonde les travailleurs; ou c'est une coulée de marne qui
se fait jour et se rue avec la furie d'une cataracte, brisant comme
verre les plus grosses poutres de soutènement. Tout récemment, à la
Villette, quand il a fallu, sans interrompre la navigation et sans vider
le canal, faire passer l'égout collecteur sous le canal Saint-Martin,
une fissure s'est faite dans la cuvette du canal, l'eau a abondé
subitement dans le chantier souterrain, au delà de toute la puissance
des pompes d'épuisement; il a fallu faire chercher par un plongeur la
fissure qui était dans le goulet du grand bassin, et on ne l'a point
bouchée sans peine. Ailleurs, près de la Seine, et même assez loin du
fleuve, comme par exemple à Belleville, Grande-Rue et passage Lumière,
on rencontre des sables sans fond où l'on s'enlise et où un homme peut
fondre à vue d'oeil. Ajoutez l'asphyxie par les miasmes,
l'ensevelissement par les éboulements, les effondrements subits. Ajoutez
le typhus, dont les travailleurs s'imprègnent lentement. De nos jours,
après avoir creusé la galerie de Clichy, avec banquette pour recevoir
une conduite maîtresse d'eau de l'Ourcq, travail exécuté en tranchée, à
dix mètres de profondeur; après avoir, à travers les éboulements, à
l'aide des fouilles, souvent putrides, et des étrésillonnements, voûté
la Bièvre du boulevard de l'Hôpital jusqu'à la Seine; après avoir, pour
délivrer Paris des eaux torrentielles de Montmartre et pour donner
écoulement à cette mare fluviale de neuf hectares qui croupissait près
de la barrière des Martyrs; après avoir, disons-nous, construit la ligne
d'égouts de la barrière Blanche au chemin d'Aubervilliers, en quatre
mois, jour et nuit, à une profondeur de onze mètres; après avoir, chose
qu'on n'avait pas vue encore, exécuté souterrainement un égout rue
Barre-du-Bec, sans tranchée, à six mètres au-dessous du sol, le
conducteur Monnot est mort. Après avoir voûté trois mille mètres
d'égouts sur tous les points de la ville, de la rue
Traversière-Saint-Antoine à la rue de Lourcine, après avoir, par le
branchement de l'Arbalète, déchargé des inondations pluviales le
carrefour Censier-Mouffetard, après avoir bâti l'égout Saint-Georges sur
enrochement et béton dans des sables fluides, après avoir dirigé le
redoutable abaissement de radier du branchement Notre-Dame-de-Nazareth,
l'ingénieur Duleau est mort. Il n'y a pas de bulletin pour ces actes de
bravoure-là, plus utiles pourtant que la tuerie bête des champs de
bataille.

Les égouts de Paris, en 1832, étaient loin d'être ce qu'ils sont
aujourd'hui. Bruneseau avait donné le branle, mais il fallait le choléra
pour déterminer la vaste reconstruction qui a eu lieu depuis. Il est
surprenant de dire, par exemple, qu'en 1821, une partie de l'égout de
ceinture, dit Grand Canal, comme à Venise, croupissait encore à ciel
ouvert, rue des Gourdes. Ce n'est qu'en 1823 que la ville de Paris a
trouvé dans son gousset les deux cent soixante-six mille quatre-vingts
francs six centimes nécessaires à la couverture de cette turpitude. Les
trois puits absorbants du Combat, de la Cunette et de Saint-Mandé, avec
leurs dégorgeoirs, leurs appareils, leurs puisards et leurs branchements
dépuratoires, ne datent que de 1836. La voirie intestinale de Paris a
été refaite à neuf et, comme nous l'avons dit, plus que décuplée depuis
un quart de siècle.

Il y a trente ans, à l'époque de l'insurrection des 5 et 6 juin, c'était
encore, dans beaucoup d'endroits, presque l'ancien égout. Un très grand
nombre de rues, aujourd'hui bombées, étaient alors des chaussées
fendues. On voyait très souvent, au point déclive où les versants d'une
rue ou d'un carrefour aboutissaient, de larges grilles carrées à gros
barreaux dont le fer luisait fourbu par les pas de la foule, dangereuses
et glissantes aux voitures et faisant abattre les chevaux. La langue
officielle des ponts et chaussées donnait à ces points déclives et à ces
grilles le nom expressif de _cassis_. En 1832, dans une foule de rues,
rue de l'Étoile, rue Saint-Louis, rue du Temple, rue Vieille-du-Temple,
rue Notre-Dame-de-Nazareth, rue Folie-Méricourt, quai aux Fleurs, rue du
Petit-Musc, rue de Normandie, rue Pont-aux-Biches, rue des Marais,
faubourg Saint-Martin, rue Notre-Dame-des-Victoires, faubourg
Montmartre, rue Grange-Batelière, aux Champs-Élysées, rue Jacob, rue de
Tournon, le vieux cloaque gothique montrait encore cyniquement ses
gueules. C'étaient d'énormes hiatus de pierre à cagnards, quelquefois
entourés de bornes, avec une effronterie monumentale.

Paris, en 1806, en était encore presque au chiffre d'égouts constaté en
mai 1663: cinq mille trois cent vingt-huit toises. Après Bruneseau, le
1er janvier 1832, il en avait quarante mille trois cents mètres. De 1806
à 1831, on avait bâti annuellement, en moyenne, sept cent cinquante
mètres; depuis on a construit tous les ans huit et même dix mille mètres
de galeries, en maçonnerie de petits matériaux à bain de chaux
hydraulique sur fondation de béton. À deux cents francs le mètre, les
soixante lieues d'égouts du Paris actuel représentent quarante-huit
millions.

Outre le progrès économique que nous avons indiqué en commençant, de
graves problèmes d'hygiène publique se rattachent à cette immense
question: l'égout de Paris.

Paris est entre deux nappes, une nappe d'eau et une nappe d'air. La
nappe d'eau, gisante à une assez grande profondeur souterraine, mais
déjà tâtée par deux forages, est fournie par la couche de grès vert
située entre la craie et le calcaire jurassique; cette couche peut être
représentée par un disque de vingt-cinq lieues de rayon; une foule de
rivières et de ruisseaux y suintent; on boit la Seine, la Marne,
l'Yonne, l'Oise, l'Aisne, le Cher, la Vienne et la Loire dans un verre
d'eau du puits de Grenelle. La nappe d'eau est salubre, elle vient du
ciel d'abord, de la terre ensuite; la nappe d'air est malsaine, elle
vient de l'égout. Tous les miasmes du cloaque se mêlent à la respiration
de la ville; de là cette mauvaise haleine. L'air pris au-dessus d'un
fumier, ceci a été scientifiquement établi, est plus pur que l'air pris
au-dessus de Paris. Dans un temps donné, le progrès aidant, les
mécanismes se perfectionnant, et la clarté se faisant, on emploiera la
nappe d'eau à purifier la nappe d'air. C'est-à-dire à laver l'égout. On
sait que par lavage de l'égout, nous entendons restitution de la fange à
la terre; renvoi du fumier au sol et de l'engrais aux champs. Il y aura,
par ce simple fait, pour toute la communauté sociale, diminution de
misère et augmentation de santé. À l'heure où nous sommes, le
rayonnement des maladies de Paris va à cinquante lieues autour du
Louvre, pris comme moyeu de cette route pestilentielle.

On pourrait dire que, depuis dix siècles, le cloaque est la maladie de
Paris. L'égout est le vice que la ville a dans le sang. L'instinct
populaire ne s'y est jamais trompé. Le métier d'égoutier était autrefois
presque aussi périlleux, et presque aussi répugnant au peuple, que le
métier d'équarrisseur si longtemps frappé d'horreur et abandonné au
bourreau. Il fallait une haute paye pour décider un maçon à disparaître
dans cette sape fétide; l'échelle du puisatier hésitait à s'y plonger;
on disait proverbialement: _descendre dans l'égout, c'est entrer dans la
fosse_; et toutes sortes de légendes hideuses, nous l'avons dit,
couvraient d'épouvante ce colossal évier; sentine redoutée qui a la
trace des révolutions du globe comme des révolutions des hommes, et où
l'on trouve des vestiges de tous les cataclysmes depuis le coquillage du
déluge jusqu'au haillon de Marat.



Livre troisième--La boue, mais l'âme



Chapitre I

Le cloaque et ses surprises


C'est dans l'égout de Paris que se trouvait Jean Valjean.

Ressemblance de plus de Paris avec la mer. Comme dans l'océan, le
plongeur peut y disparaître.

La transition était inouïe. Au milieu même de la ville, Jean Valjean
était sorti de la ville; et, en un clin d'oeil, le temps de lever un
couvercle et de le refermer, il avait passé du plein jour à l'obscurité
complète, de midi à minuit, du fracas au silence, du tourbillon des
tonnerres à la stagnation de la tombe, et, par une péripétie bien plus
prodigieuse encore que celle de la rue Polonceau, du plus extrême péril
à la sécurité la plus absolue.

Chute brusque dans une cave; disparition dans l'oubliette de Paris;
quitter cette rue où la mort était partout pour cette espèce de sépulcre
où il y avait la vie; ce fut un instant étrange. Il resta quelques
secondes comme étourdi; écoutant, stupéfait. La chausse-trape du salut
s'était subitement ouverte sous lui. La bonté céleste l'avait en quelque
sorte pris par trahison. Adorables embuscades de la providence!

Seulement le blessé ne remuait point, et Jean Valjean ne savait pas si
ce qu'il emportait dans cette fosse était un vivant ou un mort.

Sa première sensation fut l'aveuglement. Brusquement il ne vit plus
rien. Il lui sembla aussi qu'en une minute il était devenu sourd. Il
n'entendait plus rien. Le frénétique orage de meurtre qui se déchaînait
à quelques pieds au-dessus de lui n'arrivait jusqu'à lui, nous l'avons
dit, grâce à l'épaisseur de terre qui l'en séparait, qu'éteint et
indistinct, et comme une rumeur dans une profondeur. Il sentait que
c'était solide sous ses pieds; voilà tout; mais cela suffisait. Il
étendit un bras, puis l'autre, et toucha le mur des deux côtés, et
reconnut que le couloir était étroit; il glissa, et reconnut que la
dalle était mouillée. Il avança un pied avec précaution, craignant un
trou, un puisard, quelque gouffre; il constata que le dallage se
prolongeait. Une bouffée de fétidité l'avertit du lieu où il était.

Au bout de quelques instants, il n'était plus aveugle. Un peu de lumière
tombait du soupirail par où il s'était glissé, et son regard s'était
fait à cette cave. Il commença à distinguer quelque chose. Le couloir où
il s'était terré, nul autre mot n'exprime mieux la situation, était muré
derrière lui. C'était un de ces culs-de-sac que la langue spéciale
appelle branchements. Devant lui, il y avait un autre mur, un mur de
nuit. La clarté du soupirail expirait à dix ou douze pas du point où
était Jean Valjean, et faisait à peine une blancheur blafarde sur
quelques mètres de la paroi humide de l'égout. Au delà l'opacité était
massive; y pénétrer paraissait horrible, et l'entrée y semblait un
engloutissement. On pouvait s'enfoncer pourtant dans cette muraille de
brume, et il le fallait. Il fallait même se hâter. Jean Valjean songea
que cette grille, aperçue par lui sous les pavés, pouvait l'être par les
soldats, et que tout tenait à ce hasard. Ils pouvaient descendre eux
aussi dans ce puits et le fouiller. Il n'y avait pas une minute à
perdre. Il avait déposé Marius sur le sol, il le ramassa, ceci est
encore le mot vrai, le reprit sur ses épaules et se mit en marche. Il
entra résolument dans cette obscurité.

La réalité est qu'ils étaient moins sauvés que Jean Valjean ne le
croyait. Des périls d'un autre genre et non moins grands les attendaient
peut-être. Après le tourbillon fulgurant du combat, la caverne des
miasmes et des pièges; après le chaos, le cloaque. Jean Valjean était
tombé d'un cercle de l'enfer dans l'autre.

Quand il eut fait cinquante pas, il fallut s'arrêter. Une question se
présenta. Le couloir aboutissait à un autre boyau qu'il rencontrait
transversalement. Là s'offraient deux voies. Laquelle prendre?
fallait-il tourner à gauche ou à droite? Comment s'orienter dans ce
labyrinthe noir? Ce labyrinthe, nous l'avons fait remarquer, a un fil;
c'est sa pente. Suivre la pente, c'est aller à la rivière.

Jean Valjean le comprit sur-le-champ.

Il se dit qu'il était probablement dans l'égout des Halles; que, s'il
choisissait la gauche et suivait la pente, il arriverait avant un quart
d'heure à quelque embouchure sur la Seine entre le Pont-au-Change et le
Pont-Neuf, c'est-à-dire à une apparition en plein jour sur le point le
plus peuplé de Paris. Peut-être aboutirait-il à quelque cagnard de
carrefour. Stupeur des passants de voir deux hommes sanglants sortir de
terre sous leurs pieds. Survenue des sergents de ville, prise d'armes
du corps de garde voisin. On serait saisi avant d'être sorti. Il valait
mieux s'enfoncer dans le dédale, se fier à cette noirceur, et s'en
remettre à la providence quant à l'issue.

Il remonta la pente et prit à droite.

Quand il eut tourné l'angle de la galerie, la lointaine lueur du
soupirail disparut, le rideau d'obscurité retomba sur lui et il redevint
aveugle. Il n'en avança pas moins, et aussi rapidement qu'il put. Les
deux bras de Marius étaient passés autour de son cou et les pieds
pendaient derrière lui. Il tenait les deux bras d'une main et tâtait le
mur de l'autre. La joue de Marius touchait la sienne et s'y collait,
étant sanglante. Il sentait couler sur lui et pénétrer sous ses
vêtements un ruisseau tiède qui venait de Marius. Cependant une chaleur
humide à son oreille que touchait la bouche du blessé indiquait de la
respiration, et par conséquent de la vie. Le couloir où Jean Valjean
cheminait maintenant était moins étroit que le premier. Jean Valjean y
marchait assez péniblement. Les pluies de la veille n'étaient pas encore
écoulées et faisaient un petit torrent au centre du radier, et il était
forcé de se serrer contre le mur pour ne pas avoir les pieds dans l'eau.
Il allait ainsi ténébreusement. Il ressemblait aux êtres de nuit
tâtonnant dans l'invisible et souterrainement perdus dans les veines de
l'ombre.

Pourtant, peu à peu, soit que des soupiraux lointains envoyassent un peu
de lueur flottante dans cette brume opaque, soit que ses yeux
s'accoutumassent à l'obscurité, il lui revint quelque vision vague, et
il recommença à se rendre confusément compte, tantôt de la muraille à
laquelle il touchait, tantôt de la voûte sous laquelle il passait. La
pupille se dilate dans la nuit et finit par y trouver du jour, de même
que l'âme se dilate dans le malheur et finit par y trouver Dieu.

Se diriger était malaisé.

Le tracé des égouts répercute, pour ainsi dire, le tracé des rues qui
lui est superposé. Il y avait dans le Paris d'alors deux mille deux
cents rues. Qu'on se figure là-dessous cette forêt de branches
ténébreuses qu'on nomme l'égout. Le système d'égouts existant à cette
époque, mis bout à bout, eût donné une longueur de onze lieues. Nous
avons dit plus haut que le réseau actuel, grâce à l'activité spéciale
des trente dernières années, n'a pas moins de soixante lieues.

Jean Valjean commença par se tromper. Il crut être sous la rue
Saint-Denis, et il était fâcheux qu'il n'y fût pas. Il y a sous la rue
Saint-Denis un vieil égout en pierre qui date de Louis XIII et qui va
droit à l'égout collecteur dit Grand Égout, avec un seul coude, à
droite, à la hauteur de l'ancienne cour des Miracles, et un seul
embranchement, l'égout Saint-Martin, dont les quatre bras se coupent en
croix. Mais le boyau de la Petite-Truanderie dont l'entrée était près du
cabaret de Corinthe n'a jamais communiqué avec le souterrain de la rue
Saint-Denis; il aboutit à l'égout Montmartre et c'est là que Jean
Valjean était engagé. Là, les occasions de se perdre abondaient. L'égout
Montmartre est un des plus dédaléens du vieux réseau. Heureusement Jean
Valjean avait laissé derrière lui l'égout des Halles dont le plan
géométral figure une foule de mâts de perroquet enchevêtrés; mais il
avait devant lui plus d'une rencontre embarrassante et plus d'un coin de
rue--car ce sont des rues--s'offrant dans l'obscurité comme un point
d'interrogation: premièrement, à sa gauche, le vaste égout Plâtrière,
espèce de casse-tête chinois, poussant et brouillant son chaos de T et
de Z sous l'hôtel des Postes et sous la rotonde de la halle aux blés
jusqu'à la Seine où il se termine en Y; deuxièmement, à sa droite, le
corridor courbe de la rue du Cadran avec ses trois dents qui sont autant
d'impasses; troisièmement, à sa gauche, l'embranchement du Mail,
compliqué, presque à l'entrée, d'une espèce de fourche, et allant de
zigzag en zigzag aboutir à la grande crypte exutoire du Louvre
tronçonnée et ramifiée dans tous les sens; enfin, à droite, le couloir
cul-de-sac de la rue des Jeûneurs, sans compter de petits réduits çà et
là, avant d'arriver à l'égout de ceinture, lequel seul pouvait le
conduire à quelque issue assez lointaine pour être sûre.

Si Jean Valjean eût eu quelque notion de tout ce que nous indiquons ici,
il se fût vite aperçu, rien qu'en tâtant la muraille, qu'il n'était pas
dans la galerie souterraine de la rue Saint-Denis. Au lieu de la vieille
pierre de taille, au lieu de l'ancienne architecture, hautaine et royale
jusque dans l'égout, avec radier et assises courantes en granit et
mortier de chaux grasse, laquelle coûtait huit cents livres la toise, il
eût senti sous sa main le bon marché contemporain, l'expédient
économique, la meulière à bain de mortier hydraulique sur couche de
béton qui coûte deux cents francs le mètre, la maçonnerie bourgeoise
dite à _petits matériaux_; mais il ne savait rien de tout cela.

Il allait devant lui, avec anxiété, mais avec calme, ne voyant rien, ne
sachant rien, plongé dans le hasard, c'est-à-dire englouti dans la
providence.

Par degrés, disons-le, quelque horreur le gagnait. L'ombre qui
l'enveloppait entrait dans son esprit. Il marchait dans une énigme. Cet
aqueduc du cloaque est redoutable; il s'entre-croise vertigineusement.
C'est une chose lugubre d'être pris dans ce Paris de ténèbres. Jean
Valjean était obligé de trouver et presque d'inventer sa route sans la
voir. Dans cet inconnu, chaque pas qu'il risquait pouvait être le
dernier. Comment sortirait-il de là? Trouverait-il une issue? La
trouverait-il à temps? Cette colossale éponge souterraine aux alvéoles
de pierre se laisserait-elle pénétrer et percer? Y rencontrerait-on
quelque noeud inattendu d'obscurité? Arriverait-on à l'inextricable et à
l'infranchissable? Marius y mourrait-il d'hémorragie, et lui de faim?
Finiraient-ils par se perdre là tous les deux, et par faire deux
squelettes dans un coin de cette nuit? Il l'ignorait. Il se demandait
tout cela et ne pouvait se répondre. L'intestin de Paris est un
précipice. Comme le prophète, il était dans le ventre du monstre.

Il eut brusquement une surprise. À l'instant le plus imprévu, et sans
avoir cessé de marcher en ligne droite, il s'aperçut qu'il ne montait
plus; l'eau du ruisseau lui battait les talons au lieu de lui venir sur
la pointe des pieds. L'égout maintenant descendait. Pourquoi? Allait-il
donc arriver soudainement à la Seine? Ce danger était grand, mais le
péril de reculer l'était plus encore. Il continua d'avancer.

Ce n'était point vers la Seine qu'il allait. Le dos d'âne que fait le
sol de Paris sur la rive droite vide un de ses versants dans la Seine et
l'autre dans le Grand Égout. La crête de ce dos d'âne qui détermine la
division des eaux dessine une ligne très capricieuse. Le point
culminant, qui est le lieu de partage des écoulements, est, dans l'égout
Sainte-Avoye, au delà de la rue Michel-le-Comte, dans l'égout du Louvre,
près des boulevards, et dans l'égout Montmartre, près des Halles. C'est
à ce point culminant que Jean Valjean était arrivé. Il se dirigeait vers
l'égout de ceinture; il était dans le bon chemin. Mais il n'en savait
rien.

Chaque fois qu'il rencontrait un embranchement, il en tâtait les angles,
et s'il trouvait l'ouverture qui s'offrait moins large que le corridor
où il était, il n'entrait pas et continuait sa route, jugeant avec
raison que toute voie plus étroite devait aboutir à un cul-de-sac et ne
pouvait que l'éloigner du but, c'est-à-dire de l'issue. Il évita ainsi
le quadruple piège qui lui était tendu dans l'obscurité par les quatre
dédales que nous venons d'énumérer.

À un certain moment il reconnut qu'il sortait de dessous le Paris
pétrifié par l'émeute, où les barricades avaient supprimé la circulation
et qu'il rentrait sous le Paris vivant et normal. Il eut subitement
au-dessus de sa tête comme un bruit de foudre, lointain, mais continu.
C'était le roulement des voitures.

Il marchait depuis une demi-heure environ, du moins au calcul qu'il
faisait en lui-même, et n'avait pas encore songé à se reposer; seulement
il avait changé la main qui soutenait Marius. L'obscurité était plus
profonde que jamais, mais cette profondeur le rassurait.

Tout à coup il vit son ombre devant lui. Elle se découpait sur une
faible rougeur presque indistincte qui empourprait vaguement le radier à
ses pieds et la voûte sur sa tête, et qui glissait à sa droite et à sa
gauche sur les deux murailles visqueuses du corridor. Stupéfait, il se
retourna.

Derrière lui, dans la partie du couloir qu'il venait de dépasser, à une
distance qui lui parut immense, flamboyait, rayant l'épaisseur obscure,
une sorte d'astre horrible qui avait l'air de le regarder.

C'était la sombre étoile de la police qui se levait dans l'égout.

Derrière cette étoile remuaient confusément huit ou dix formes noires,
droites, indistinctes, terribles.



Chapitre II

Explication


Dans la journée du 6 juin, une battue des égouts avait été ordonnée. On
craignit qu'ils ne fussent pris pour refuge par les vaincus, et le
préfet Gisquet dut fouiller le Paris occulte pendant que le général
Bugeaud balayait le Paris public; double opération connexe qui exigea
une double stratégie de la force publique représentée en haut par
l'armée et en bas par la police. Trois pelotons d'agents et d'égoutiers
explorèrent la voirie souterraine de Paris, le premier, rive droite, le
deuxième, rive gauche, le troisième, dans la Cité.

Les agents étaient armés de carabines, de casse-tête, d'épées et de
poignards.

Ce qui était en ce moment dirigé sur Jean Valjean, c'était la lanterne
de la ronde de la rive droite.

Cette ronde venait de visiter la galerie courbe et les trois impasses
qui sont sous la rue du Cadran. Pendant qu'elle promenait son falot au
fond de ces impasses, Jean Valjean avait rencontré sur son chemin
l'entrée de la galerie, l'avait reconnue plus étroite que le couloir
principal et n'y avait point pénétré. Il avait passé outre. Les hommes
de police, en ressortant de la galerie du Cadran, avaient cru entendre
un bruit de pas dans la direction de l'égout de ceinture. C'étaient les
pas de Jean Valjean en effet. Le sergent chef de ronde avait élevé sa
lanterne, et l'escouade s'était mise à regarder dans le brouillard du
côté d'où était venu le bruit.

Ce fut pour Jean Valjean une minute inexprimable.

Heureusement, s'il voyait bien la lanterne, la lanterne le voyait mal.
Elle était la lumière et il était l'ombre. Il était très loin, et mêlé à
la noirceur du lieu. Il se rencogna le long du mur et s'arrêta.

Du reste, il ne se rendait pas compte de ce qui se mouvait là derrière
lui. L'insomnie, le défaut de nourriture, les émotions, l'avaient fait
passer, lui aussi, à l'état visionnaire. Il voyait un flamboiement, et
autour de ce flamboiement, des larves. Qu'était-ce? Il ne comprenait
pas.

Jean Valjean s'étant arrêté, le bruit avait cessé.

Les hommes de la ronde écoutaient et n'entendaient rien, ils regardaient
et ne voyaient rien. Ils se consultèrent.

Il y avait à cette époque sur ce point de l'égout Montmartre une espèce
de carrefour dit _de service_ qu'on a supprimé depuis à cause du petit
lac intérieur qu'y formait en s'y engorgeant dans les forts orages, le
torrent des eaux pluviales. La ronde put se pelotonner dans ce
carrefour.

Jean Valjean vit ces larves faire une sorte de cercle. Ces têtes de
dogues se rapprochèrent et chuchotèrent.

Le résultat de ce conseil tenu par les chiens de garde fut qu'on s'était
trompé, qu'il n'y avait pas eu de bruit, qu'il n'y avait là personne,
qu'il était inutile de s'engager dans l'égout de ceinture, que ce serait
du temps perdu, mais qu'il fallait se hâter d'aller vers Saint-Merry,
que s'il y avait quelque chose à faire et quelque «bousingot» à
dépister, c'était dans ce quartier-là.

De temps en temps les partis remettent des semelles neuves à leurs
vieilles injures. En 1832, le mot _bousingot_ faisait l'intérim entre le
mot _jacobin_ qui était éculé, et le mot _démagogue_ alors presque
inusité et qui a fait depuis un si excellent service.

Le sergent donna l'ordre d'obliquer à gauche vers le versant de la
Seine. S'ils eussent eu l'idée de se diviser en deux escouades et
d'aller dans les deux sens, Jean Valjean était saisi. Cela tint à ce
fil. Il est probable que les instructions de la préfecture, prévoyant un
cas de combat et les insurgés en nombre, défendaient à la ronde de se
morceler. La ronde se remit en marche, laissant derrière elle Jean
Valjean. De tout ce mouvement Jean Valjean ne perçut rien, sinon
l'éclipse de la lanterne qui se retourna subitement.

Avant de s'en aller, le sergent, pour l'acquit de la conscience de la
police, déchargea sa carabine du côté qu'on abandonnait, dans la
direction de Jean Valjean. La détonation roula d'écho en écho dans la
crypte comme le borborygme de ce boyau titanique. Un plâtras qui tomba
dans le ruisseau et fit clapoter l'eau à quelques pas de Jean Valjean,
l'avertit que la balle avait frappé la voûte au-dessus de sa tête.

Des pas mesurés et lents résonnèrent quelque temps sur le radier, de
plus en plus amortis par l'augmentation progressive de l'éloignement, le
groupe des formes noires s'enfonça, une lueur oscilla et flotta, faisant
à la voûte un cintre rougeâtre qui décrut, puis disparut, le silence
redevint profond, l'obscurité redevint complète, la cécité et la surdité
reprirent possession des ténèbres; et Jean Valjean, n'osant encore
remuer, demeura longtemps adossé au mur, l'oreille tendue, la prunelle
dilatée, regardant l'évanouissement de cette patrouille de fantômes.



Chapitre III

L'homme filé


Il faut rendre à la police de ce temps-là cette justice que, même dans
les plus graves conjonctures publiques, elle accomplissait
imperturbablement son devoir de voirie et de surveillance. Une émeute
n'était point à ses yeux un prétexte pour laisser aux malfaiteurs la
bride sur le cou, et pour négliger la société par la raison que le
gouvernement était en péril. Le service ordinaire se faisait
correctement à travers le service extraordinaire, et n'en était pas
troublé. Au milieu d'un incalculable événement politique commencé, sous
la pression d'une révolution possible, sans se laisser distraire par
l'insurrection et la barricade, un agent «filait» un voleur.

C'était précisément quelque chose de pareil qui se passait dans
l'après-midi du 6 juin au bord de la Seine, sur la berge de la rive
droite, un peu au delà du pont des Invalides.

Il n'y a plus là de berge aujourd'hui. L'aspect des lieux a changé.

Sur cette berge, deux hommes séparés par une certaine distance
semblaient s'observer, l'un évitant l'autre. Celui qui allait en avant
tâchait de s'éloigner, celui qui venait par derrière tâchait de se
rapprocher.

C'était comme une partie d'échecs qui se jouait de loin et
silencieusement. Ni l'un ni l'autre ne semblait se presser, et ils
marchaient lentement tous les deux, comme si chacun d'eux craignait de
faire par trop de hâte doubler le pas à son partenaire.

On eût dit un appétit qui suit une proie, sans avoir l'air de le faire
exprès. La proie était sournoise et se tenait sur ses gardes.

Les proportions voulues entre la fouine traquée et le dogue traqueur
étaient observées. Celui qui tâchait d'échapper avait peu d'encolure et
une chétive mine; celui qui tâchait d'empoigner, gaillard de haute
stature, était de rude aspect et devait être de rude rencontre.

Le premier, se sentant le plus faible, évitait le second; mais il
l'évitait d'une façon profondément furieuse; qui eût pu l'observer eût
vu dans ses yeux la sombre hostilité de la fuite, et toute la menace
qu'il y a dans la crainte.

La berge était solitaire; il n'y avait point de passant; pas même de
batelier ni de débardeur dans les chalands amarrés çà et là.

On ne pouvait apercevoir aisément ces deux hommes que du quai en face,
et pour qui les eût examinés à cette distance, l'homme qui allait devant
eût apparu comme un être hérissé, déguenillé et oblique, inquiet et
grelottant sous une blouse en haillons, et l'autre comme une personne
classique et officielle, portant la redingote de l'autorité boutonnée
jusqu'au menton.

Le lecteur reconnaîtrait peut-être ces deux hommes, s'il les voyait de
plus près.

Quel était le but du dernier?

Probablement d'arriver à vêtir le premier plus chaudement.

Quand un homme habillé par l'État poursuit un homme en guenilles, c'est
afin d'en faire aussi un homme habillé par l'État. Seulement la couleur
est toute la question. Être habillé de bleu, c'est glorieux; être
habillé de rouge, c'est désagréable.

Il y a une pourpre d'en bas.

C'est probablement quelque désagrément et quelque pourpre de ce genre
que le premier désirait esquiver.

Si l'autre le laissait marcher devant et ne le saisissait pas encore,
c'était, selon toute apparence, dans l'espoir de le voir aboutir à
quelque rendez-vous significatif et à quelque groupe de bonne prise.
Cette opération délicate s'appelle «la filature».

Ce qui rend cette conjecture tout à fait probable, c'est que l'homme
boutonné, apercevant de la berge sur le quai un fiacre qui passait à
vide, fit signe au cocher; le cocher comprit, reconnut évidemment à qui
il avait affaire, tourna bride et se mit à suivre au pas du haut du quai
les deux hommes. Ceci ne fut pas aperçu du personnage louche et déchiré
qui allait en avant.

Le fiacre roulait le long des arbres des Champs-Élysées. On voyait
passer au-dessus du parapet le buste du cocher, son fouet à la main.

Une des instructions secrètes de la police aux agents contient cet
article:--«Avoir toujours à portée une voiture de place, en cas».

Tout en manoeuvrant chacun de leur côté avec une stratégie
irréprochable, ces deux hommes approchaient d'une rampe du quai
descendant jusqu'à la berge qui permettait alors aux cochers de fiacre
arrivant de Passy de venir à la rivière faire boire leurs chevaux. Cette
rampe a été supprimée depuis, pour la symétrie; les chevaux crèvent de
soif, mais l'oeil est flatté.

Il était vraisemblable que l'homme en blouse allait monter par cette
rampe afin d'essayer de s'échapper dans les Champs-Élysées, lieu orné
d'arbres, mais en revanche fort croisé d'agents de police, et où l'autre
aurait aisément main-forte.

Ce point du quai est fort peu éloigné de la maison apportée de Moret à
Paris en 1824 par le colonel Brack, et dite maison de François Ier. Un
corps de garde est là tout près.

À la grande surprise de son observateur, l'homme traqué ne prit point
par la rampe de l'abreuvoir. Il continua de s'avancer sur la berge le
long du quai.

Sa position devenait visiblement critique.

À moins de se jeter à la Seine, qu'allait-il faire?

Aucun moyen désormais de remonter sur le quai; plus de rampe et pas
d'escalier; et l'on était tout près de l'endroit, marqué par le coude de
la Seine vers le pont d'Iéna, où la berge, de plus en plus rétrécie,
finissait en langue mince et se perdait sous l'eau. Là, il allait
inévitablement se trouver bloqué entre le mur à pic à sa droite, la
rivière à gauche et en face, et l'autorité sur ses talons.

Il est vrai que cette fin de la berge était masquée au regard par un
monceau de déblais de six à sept pieds de haut, produit d'on ne sait
quelle démolition. Mais cet homme espérait-il se cacher utilement
derrière ce tas de gravats qu'il suffisait de tourner? L'expédient eût
été puéril. Il n'y songeait certainement pas. L'innocence des voleurs ne
va point jusque-là.

Le tas de déblais faisait au bord de l'eau une sorte d'éminence qui se
prolongeait en promontoire jusqu'à la muraille du quai.

L'homme suivi arriva à cette petite colline et la doubla, de sorte qu'il
cessa d'être aperçu par l'autre.

Celui-ci, ne voyant pas, n'était pas vu; il en profita pour abandonner
toute dissimulation et pour marcher très rapidement. En quelques
instants il fut au monceau de déblais et le tourna. Là, il s'arrêta
stupéfait. L'homme qu'il chassait n'était plus là.

Éclipse totale de l'homme en blouse.

La berge n'avait guère à partir du monceau de déblais qu'une longueur
d'une trentaine de pas, puis elle plongeait sous l'eau qui venait battre
le mur du quai.

Le fuyard n'aurait pu se jeter à la Seine ni escalader le quai sans être
vu par celui qui le suivait. Qu'était-il devenu?

L'homme à la redingote boutonnée marcha jusqu'à l'extrémité de la berge,
et y resta un moment pensif, les poings convulsifs, l'oeil furetant.
Tout à coup il se frappa le front. Il venait d'apercevoir, au point où
finissait la terre et où l'eau commençait, une grille de fer large et
basse, cintrée, garnie d'une épaisse serrure et de trois gonds massifs.
Cette grille, sorte de porte percée au bas du quai, s'ouvrait sur la
rivière autant que sur la berge. Un ruisseau noirâtre passait dessous.
Ce ruisseau se dégorgeait dans la Seine.

Au delà de ses lourds barreaux rouillés on distinguait une sorte de
corridor voûté et obscur.

L'homme croisa les bras et regarda la grille d'un air de reproche.

Ce regard ne suffisant pas, il essaya de la pousser; il la secoua, elle
résista solidement. Il était probable qu'elle venait d'être ouverte,
quoiqu'on n'eût entendu aucun bruit, chose singulière d'une grille si
rouillée; mais il était certain qu'elle avait été refermée. Cela
indiquait que celui devant qui cette porte venait de tourner avait non
un crochet, mais une clef.

Cette évidence éclata tout de suite à l'esprit de l'homme qui
s'efforçait d'ébranler la grille et lui arracha cet épiphonème indigné:

--Voilà qui est fort! une clef du gouvernement!

Puis, se calmant immédiatement, il exprima tout un monde d'idées
intérieures par cette bouffée de monosyllabes accentués presque
ironiquement:

--Tiens! tiens! tiens! tiens!

Cela dit, espérant on ne sait quoi, ou voir ressortir l'homme, ou en
voir entrer d'autres, il se posta aux aguets derrière le tas de déblais,
avec la rage patiente du chien d'arrêt.

De son côté, le fiacre, qui se réglait sur toutes ses allures, avait
fait halte au-dessus de lui près du parapet. Le cocher, prévoyant une
longue station, emboîta le museau de ses chevaux dans le sac d'avoine
humide en bas, si connu des Parisiens, auxquels les gouvernements, soit
dit par parenthèse, le mettent quelquefois. Les rares passants du pont
d'Iéna, avant de s'éloigner, tournaient la tête pour regarder un moment
ces deux détails du paysage immobiles, l'homme sur la berge, le fiacre
sur le quai.



Chapitre IV

Lui aussi porte sa croix


Jean Valjean avait repris sa marche et ne s'était plus arrêté. Cette
marche était de plus en plus laborieuse. Le niveau de ces voûtes varie;
la hauteur moyenne est d'environ cinq pieds six pouces, et a été
calculée pour la taille d'un homme; Jean Valjean était forcé de se
courber pour ne pas heurter Marius à la voûte; il fallait à chaque
instant se baisser, puis se redresser, tâter sans cesse le mur. La
moiteur des pierres et la viscosité du radier en faisaient de mauvais
points d'appui, soit pour la main, soit pour le pied. Il trébuchait dans
le hideux fumier de la ville. Les reflets intermittents des soupiraux
n'apparaissaient qu'à de très longs intervalles, et si blêmes que le
plein soleil y semblait clair de lune; tout le reste était brouillard,
miasme, opacité, noirceur. Jean Valjean avait faim et soif; soif
surtout; et c'est là, comme la mer, un lieu plein d'eau où l'on ne peut
boire.

Sa force, qui était prodigieuse, on le sait, et fort peu diminuée par
l'âge, grâce à sa vie chaste et sobre, commençait pourtant à fléchir. La
fatigue lui venait, et la force en décroissant faisait croître le poids
du fardeau. Marius, mort peut-être, pesait comme pèsent les corps
inertes. Jean Valjean le soutenait de façon que la poitrine ne fût pas
gênée et que la respiration pût toujours passer le mieux possible. Il
sentait entre ses jambes le glissement rapide des rats. Un d'eux fut
effaré au point de le mordre. Il lui venait de temps en temps par les
bavettes des bouches de l'égout un souffle d'air frais qui le ranimait.

Il pouvait être trois heures de l'après-midi quand il arriva à l'égout
de ceinture.

Il fut d'abord étonné de cet élargissement subit. Il se trouva
brusquement dans une galerie dont ses mains étendues n'atteignaient
point les deux murs et sous une voûte que sa tête ne touchait pas. Le
Grand Égout en effet a huit pieds de large sur sept de haut.

Au point où l'égout Montmartre rejoint le Grand Égout, deux autres
galeries souterraines, celle de la rue de Provence et celle de
l'Abattoir, viennent faire un carrefour. Entre ces quatre voies, un
moins sagace eût été indécis. Jean Valjean prit la plus large,
c'est-à-dire l'égout de ceinture. Mais ici revenait la question:
descendre, ou monter? Il pensa que la situation pressait, et qu'il
fallait, à tout risque, gagner maintenant la Seine. En d'autres termes,
descendre. Il tourna à gauche.

Bien lui en prit. Car ce serait une erreur de croire que l'égout de
ceinture a deux issues, l'une vers Bercy, l'autre vers Passy, et qu'il
est, comme l'indique son nom, la ceinture souterraine du Paris de la
rive droite. Le Grand Égout, qui n'est, il faut s'en souvenir, autre
chose que l'ancien ruisseau Ménilmontant, aboutit, si on le remonte, à
un cul-de-sac, c'est-à-dire à son ancien point de départ, qui fut sa
source, au pied de la butte Ménilmontant. Il n'a point de communication
directe avec le branchement qui ramasse les eaux de Paris à partir du
quartier Popincourt, et qui se jette dans la Seine par l'égout Amelot
au-dessus de l'ancienne île Louviers. Ce branchement, qui complète
l'égout collecteur, en est séparé, sous la rue Ménilmontant même, par un
massif qui marque le point de partage des eaux en amont et en aval. Si
Jean Valjean eût remonté la galerie, il fût arrivé, après mille efforts,
épuisé de fatigue, expirant, dans les ténèbres, à une muraille. Il était
perdu.

À la rigueur, en revenant un peu sur ses pas, en s'engageant dans le
couloir des Filles-du-Calvaire, à la condition de ne pas hésiter à la
patte d'oie souterraine du carrefour Boucherat, en prenant le corridor
Saint-Louis, puis, à gauche, le boyau Saint-Gilles, puis en tournant à
droite et en évitant la galerie Saint-Sébastien, il eût pu gagner
l'égout Amelot, et de là, pourvu qu'il ne s'égarât point dans l'espèce
d'F qui est sous la Bastille, atteindre l'issue sur la Seine près de
l'Arsenal. Mais, pour cela, il eût fallu connaître à fond, et dans
toutes ses ramifications et dans toutes ses percées, l'énorme madrépore
de l'égout. Or, nous devons y insister, il ne savait rien de cette
voirie effrayante où il cheminait; et, si on lui eût demandé dans quoi
il était, il eût répondu: dans de la nuit.

Son instinct le servit bien. Descendre, c'était en effet le salut
possible.

Il laissa à sa droite les deux couloirs qui se ramifient en forme de
griffe sous la rue Laffitte et la rue Saint-Georges et le long corridor
bifurqué de la chaussée d'Antin.

Un peu au-delà d'un affluent qui était vraisemblablement le branchement
de la Madeleine, il fit halte. Il était très las. Un soupirail assez
large, probablement le regard de la rue d'Anjou, donnait une lumière
presque vive. Jean Valjean, avec la douceur de mouvements qu'aurait un
frère pour son frère blessé, déposa Marius sur la banquette de l'égout.
La face sanglante de Marius apparut sous la lueur blanche du soupirail
comme au fond d'une tombe. Il avait les yeux fermés, les cheveux
appliqués aux tempes comme des pinceaux séchés dans de la couleur rouge,
les mains pendantes et mortes, les membres froids, du sang coagulé au
coin des lèvres. Un caillot de sang s'était amassé dans le noeud de la
cravate; la chemise entrait dans les plaies, le drap de l'habit frottait
les coupures béantes de la chair vive. Jean Valjean, écartant du bout
des doigts les vêtements, lui posa la main sur la poitrine; le coeur
battait encore. Jean Valjean déchira sa chemise, banda les plaies le
mieux qu'il put et arrêta le sang qui coulait; puis, se penchant dans ce
demi-jour sur Marius toujours sans connaissance et presque sans souffle,
il le regarda avec une inexprimable haine.

En dérangeant les vêtements de Marius, il avait trouvé dans les poches
deux choses, le pain qui y était oublié depuis la veille, et le
portefeuille de Marius. Il mangea le pain et ouvrit le portefeuille. Sur
la première page, il trouva les quatre lignes écrites par Marius. On
s'en souvient:

«Je m'appelle Marius Pontmercy. Porter mon cadavre chez mon grand-père
M. Gillenormand, rue des Filles-du-Calvaire, no 6, au Marais.»

Jean Valjean lut, à la clarté du soupirail, ces quatre lignes, et resta
un moment comme absorbé en lui-même, répétant à demi-voix: Rue des
Filles-du-Calvaire, numéro six, monsieur Gillenormand. Il replaça le
portefeuille dans la poche de Marius. Il avait mangé, la force lui était
revenue; il reprit Marius sur son dos, lui appuya soigneusement la tête
sur son épaule droite, et se remit à descendre l'égout.

Le Grand Égout, dirigé selon le thalweg de la vallée de Ménilmontant, a
près de deux lieues de long. Il est pavé sur une notable partie de son
parcours.

Ce flambeau du nom des rues de Paris dont nous éclairons pour le lecteur
la marche souterraine de Jean Valjean, Jean Valjean ne l'avait pas. Rien
ne lui disait quelle zone de la ville il traversait, ni quel trajet il
avait fait. Seulement la pâleur croissante des flaques de lumière qu'il
rencontrait de temps en temps lui indiqua que le soleil se retirait du
pavé et que le jour ne tarderait pas à décliner; et le roulement des
voitures au-dessus de sa tête, étant devenu de continu intermittent,
puis ayant presque cessé, il en conclut qu'il n'était plus sous le Paris
central et qu'il approchait de quelque région solitaire, voisine des
boulevards extérieurs ou des quais extrêmes. Là où il y a moins de
maisons et moins de rues, l'égout a moins de soupiraux. L'obscurité
s'épaississait autour de Jean Valjean. Il n'en continua pas moins
d'avancer, tâtonnant dans l'ombre.

Cette ombre devint brusquement terrible.



Chapitre V

Pour le sable comme pour la femme il y a une finesse qui est perfidie


Il sentit qu'il entrait dans l'eau, et qu'il avait sous ses pieds, non
plus du pavé, mais de la vase.

Il arrive parfois, sur de certaines côtes de Bretagne ou d'Écosse, qu'un
homme, un voyageur ou un pêcheur, cheminant à marée basse sur la grève
loin du rivage, s'aperçoit soudainement que depuis plusieurs minutes il
marche avec quelque peine. La plage est sous ses pieds comme de la poix;
la semelle s'y attache; ce n'est plus du sable, c'est de la glu. La
grève est parfaitement sèche, mais à tous les pas qu'on fait, dès qu'on
a levé le pied, l'empreinte qu'il laisse se remplit d'eau. L'oeil, du
reste, ne s'est aperçu d'aucun changement; l'immense plage est unie et
tranquille, tout le sable a le même aspect, rien ne distingue le sol qui
est solide du sol qui ne l'est plus; la petite nuée joyeuse des pucerons
de mer continue de sauter tumultueusement sur les pieds du passant.
L'homme suit sa route, va devant lui, appuie vers la terre, tâche de se
rapprocher de la côte. Il n'est pas inquiet. Inquiet de quoi? Seulement
il sent quelque chose comme si la lourdeur de ses pieds croissait à
chaque pas qu'il fait. Brusquement, il enfonce. Il enfonce de deux ou
trois pouces. Décidément il n'est pas dans la bonne route; il s'arrête
pour s'orienter. Tout à coup il regarde à ses pieds. Ses pieds ont
disparu. Le sable les couvre. Il retire ses pieds du sable, il veut
revenir sur ses pas, il retourne en arrière; il enfonce plus
profondément. Le sable lui vient à la cheville, il s'en arrache et se
jette à gauche, le sable lui vient à mi-jambe, il se jette à droite, le
sable lui vient aux jarrets. Alors il reconnaît avec une indicible
terreur qu'il est engagé dans de la grève mouvante, et qu'il a sous lui
le milieu effroyable où l'homme ne peut pas plus marcher que le poisson
n'y peut nager. Il jette son fardeau s'il en a un, il s'allège comme un
navire en détresse; il n'est déjà plus temps, le sable est au-dessus de
ses genoux.

Il appelle, il agite son chapeau ou son mouchoir, le sable le gagne de
plus en plus; si la grève est déserte, si la terre est trop loin, si le
banc de sable est trop mal famé, s'il n'y a pas de héros dans les
environs, c'est fini, il est condamné à l'enlisement. Il est condamné à
cet épouvantable enterrement long, infaillible, implacable, impossible à
retarder ni à hâter, qui dure des heures, qui n'en finit pas, qui vous
prend debout, libre et en pleine santé, qui vous tire par les pieds,
qui, à chaque effort que vous tentez, à chaque clameur que vous poussez,
vous entraîne un peu plus bas, qui a l'air de vous punir de votre
résistance par un redoublement d'étreinte, qui fait rentrer lentement
l'homme dans la terre en lui laissant tout le temps de regarder
l'horizon, les arbres, les campagnes vertes, les fumées des villages
dans la plaine, les voiles des navires sur la mer, les oiseaux qui
volent et qui chantent, le soleil, le ciel. L'enlisement, c'est le
sépulcre qui se fait marée et qui monte du fond de la terre vers un
vivant. Chaque minute est une ensevelisseuse inexorable. Le misérable
essaye de s'asseoir, de se coucher, de ramper; tous les mouvements qu'il
fait l'enterrent; il se redresse, il enfonce; il se sent engloutir; il
hurle, implore, crie aux nuées, se tord les bras, désespère. Le voilà
dans le sable jusqu'au ventre; le sable atteint la poitrine; il n'est
plus qu'un buste. Il élève les mains, jette des gémissements furieux,
crispe ses ongles sur la grève, veut se retenir à cette cendre, s'appuie
sur les coudes pour s'arracher de cette gaine molle, sanglote
frénétiquement; le sable monte. Le sable atteint les épaules, le sable
atteint le cou; la face seule est visible maintenant. La bouche crie, le
sable l'emplit; silence. Les yeux regardent encore, le sable les ferme;
nuit. Puis le front décroît, un peu de chevelure frissonne au-dessus du
sable; une main sort, troue la surface de la grève, remue et s'agite, et
disparaît. Sinistre effacement d'un homme.

Quelquefois le cavalier s'enlise avec le cheval; quelquefois le
charretier s'enlise avec la charrette; tout sombre sous la grève. C'est
le naufrage ailleurs que dans l'eau. C'est la terre noyant l'homme. La
terre, pénétrée d'océan, devient piège. Elle s'offre comme une plaine et
s'ouvre comme une onde. L'abîme a de ces trahisons.

Cette funèbre aventure, toujours possible sur telle ou telle plage de la
mer, était possible aussi, il y a trente ans, dans l'égout de Paris.

Avant les importants travaux commencés en 1833, la voirie souterraine de
Paris était sujette à des effondrements subits.

L'eau s'infiltrait dans de certains terrains sous-jacents,
particulièrement friables; le radier, qu'il fût de pavé, comme dans les
anciens égouts, ou de chaux hydraulique sur béton, comme dans les
nouvelles galeries, n'ayant plus de point d'appui, pliait. Un pli dans
un plancher de ce genre, c'est une fente; une fente, c'est
l'écroulement. Le radier croulait sur une certaine longueur. Cette
crevasse, hiatus d'un gouffre de boue, s'appelait dans la langue
spéciale _fontis_. Qu'est-ce qu'un fontis? C'est le sable mouvant des
bords de la mer tout à coup rencontré sous terre; c'est la grève du mont
Saint-Michel dans un égout. Le sol, détrempé, est comme en fusion;
toutes ses molécules sont en suspension dans un milieu mou; ce n'est pas
de la terre et ce n'est pas de l'eau. Profondeur quelquefois très
grande. Rien de plus redoutable qu'une telle rencontre. Si l'eau domine,
la mort est prompte, il y a engloutissement; si la terre domine, la mort
est lente, il y a enlisement.

Se figure-t-on une telle mort? si l'enlisement est effroyable sur une
grève de la mer, qu'est-ce dans le cloaque? Au lieu du plein air, de la
pleine lumière, du grand jour, de ce clair horizon, de ces vastes
bruits, de ces libres nuages d'où pleut la vie, de ces barques aperçues
au loin, de cette espérance sous toutes les formes, des passants
probables, du secours possible jusqu'à la dernière minute, au lieu de
tout cela, la surdité, l'aveuglement, une voûte noire, un dedans de
tombe déjà tout fait, la mort dans la bourbe sous un couvercle!
l'étouffement lent par l'immondice, une boîte de pierre où l'asphyxie
ouvre sa griffe dans la fange et vous prend à la gorge; la fétidité
mêlée au râle; la vase au lieu de la grève, l'hydrogène sulfuré au lieu
de l'ouragan, l'ordure au lieu de l'océan! et appeler, et grincer des
dents, et se tordre, et se débattre, et agoniser, avec cette ville
énorme qui n'en sait rien, et qu'on a au-dessus de sa tête!

Inexprimable horreur de mourir ainsi! La mort rachète quelquefois son
atrocité par une certaine dignité terrible. Sur le bûcher, dans le
naufrage, on peut être grand; dans la flamme comme dans l'écume, une
attitude superbe est possible; on s'y transfigure en s'y abîmant. Mais
ici point. La mort est malpropre. Il est humiliant d'expirer. Les
suprêmes visions flottantes sont abjectes. Boue est synonyme de honte.
C'est petit, laid, infâme. Mourir dans une tonne de malvoisie, comme
Clarence, soit; dans la fosse du boueur, comme d'Escoubleau, c'est
horrible. Se débattre là-dedans est hideux; en même temps qu'on agonise,
on patauge. Il y a assez de ténèbres pour que ce soit l'enfer, et assez
de fange pour que ce ne soit que le bourbier, et le mourant ne sait pas
s'il va devenir spectre ou s'il va devenir crapaud.

Partout ailleurs le sépulcre est sinistre; ici il est difforme.

La profondeur des fontis variait, et leur longueur, et leur densité, en
raison de la plus ou moins mauvaise qualité du sous-sol. Parfois un
fontis était profond de trois ou quatre pieds, parfois de huit ou dix;
quelquefois on ne trouvait pas le fond. La vase était ici presque
solide, là presque liquide. Dans le fontis Lunière, un homme eût mis un
jour à disparaître, tandis qu'il eût été dévoré en cinq minutes par le
bourbier Phélippeaux. La vase porte plus ou moins selon son plus ou
moins de densité. Une enfant se sauve où un homme se perd. La première
loi de salut, c'est de se dépouiller de toute espèce de chargement.
Jeter son sac d'outils, ou sa hotte ou son auge, c'était par là que
commençait tout égoutier qui sentait le sol fléchir sous lui.

Les fontis avaient des causes diverses: friabilité du sol; quelque
éboulement à une profondeur hors de la portée de l'homme; les violentes
averses de l'été; l'ondée incessante de l'hiver; les longues petites
pluies fines. Parfois le poids des maisons environnantes sur un terrain
marneux ou sablonneux chassait les voûtes des galeries souterraines et
les faisait gauchir, ou bien il arrivait que le radier éclatait et se
fendait sous cette écrasante poussée. Le tassement du Panthéon a
oblitéré de cette façon, il y a un siècle, une partie des caves de la
montagne Sainte-Geneviève. Quand un égout s'effondrait sous la pression
des maisons, le désordre, dans certaines occasions, se traduisait en
haut dans la rue par une espèce d'écarts en dents de scie entre les
pavés; cette déchirure se développait en ligne serpentante dans toute la
longueur de la voûte lézardée, et alors, le mal étant visible, le remède
pouvait être prompt. Il advenait aussi que souvent le ravage intérieur
ne se révélait par aucune balafre au dehors. Et dans ce cas-là, malheur
aux égoutiers. Entrant sans précaution dans l'égout défoncé, ils
pouvaient s'y perdre. Les anciens registres font mention de quelques
puisatiers ensevelis de la sorte dans les fontis. Ils donnent plusieurs
noms; entre autres celui de l'égoutier qui s'enlisa dans un effondrement
sous le cagnard de la rue Carême-Prenant, un nommé Blaise Poutrain; ce
Blaise Poutrain était frère de Nicolas Poutrain qui fut le dernier
fossoyeur du cimetière dit charnier des Innocents en 1785, époque où ce
cimetière mourut.

Il y eut aussi ce jeune et charmant vicomte d'Escoubleau dont nous
venons de parler, l'un des héros du siège de Lérida où l'on donna
l'assaut en bas de soie, violons en tête. D'Escoubleau, surpris une nuit
chez sa cousine, la duchesse de Sourdis, se noya dans une fondrière de
l'égout Beautreillis où il s'était réfugié pour échapper au duc. Madame
de Sourdis, quand on lui raconta cette mort, demanda son flacon, et
oublia de pleurer à force de respirer des sels. En pareil cas, il n'y a
pas d'amour qui tienne; le cloaque l'éteint. Héro refuse de laver le
cadavre de Léandre. Thisbé se bouche le nez devant Pyrame et dit: Pouah!



Chapitre VI

Le fontis


Jean Valjean se trouvait en présence d'un fontis.

Ce genre d'écroulement était alors fréquent dans le sous-sol des
Champs-Élysées, difficilement maniable aux travaux hydrauliques et peu
conservateur des constructions souterraines à cause de son excessive
fluidité. Cette fluidité dépasse l'inconsistance des sables même du
quartier Saint-Georges, qui n'ont pu être vaincus que par un enrochement
sur béton, et des couches glaiseuses infectées de gaz du quartier des
Martyrs, si liquides que le passage n'a pu être pratiqué sous la galerie
des Martyrs qu'au moyen d'un tuyau en fonte. Lorsqu'en 1836 on a démoli
sous le faubourg Saint-Honoré, pour le reconstruire, le vieil égout en
pierre où nous voyons en ce moment Jean Valjean engagé, le sable
mouvant, qui est le sous-sol des Champs-Élysées jusqu'à la Seine, fit
obstacle au point que l'opération dura près de six mois, au grand récri
des riverains, surtout des riverains à hôtels et à carrosses. Les
travaux furent plus que malaisés; ils furent dangereux. Il est vrai
qu'il y eut quatre mois et demi de pluie et trois crues de la Seine.

Le fontis que Jean Valjean rencontrait avait pour cause l'averse de la
veille. Un fléchissement du pavé mal soutenu par le sable sous-jacent
avait produit un engorgement d'eau pluviale. L'infiltration s'étant
faite, l'effondrement avait suivi. Le radier, disloqué, s'était affaissé
dans la vase. Sur quelle longueur? Impossible de le dire. L'obscurité
était là plus épaisse que partout ailleurs. C'était un trou de boue dans
une caverne de nuit.

Jean Valjean sentit le pavé se dérober sous lui. Il entra dans cette
fange. C'était de l'eau à la surface, de la vase au fond. Il fallait
bien passer. Revenir sur ses pas était impossible. Marius était
expirant, et Jean Valjean exténué. Où aller d'ailleurs? Jean Valjean
avança. Du reste la fondrière parut peu profonde aux premiers pas. Mais
à mesure qu'il avançait, ses pieds plongeaient. Il eut bientôt de la
vase jusqu'à mi-jambe et de l'eau plus haut que les genoux. Il marchait,
exhaussant de ses deux bras Marius le plus qu'il pouvait au-dessus de
l'eau. La vase lui venait maintenant aux jarrets et l'eau à la ceinture.
Il ne pouvait déjà plus reculer. Il enfonçait de plus en plus. Cette
vase, assez dense pour le poids d'un homme, ne pouvait évidemment en
porter deux. Marius et Jean Valjean eussent eu chance de s'en tirer,
isolément. Jean Valjean continua d'avancer, soutenant ce mourant, qui
était un cadavre peut-être.

L'eau lui venait aux aisselles; il se sentait sombrer; c'est à peine
s'il pouvait se mouvoir dans la profondeur de bourbe où il était. La
densité, qui était le soutien, était aussi l'obstacle. Il soulevait
toujours Marius, et, avec une dépense de force inouïe, il avançait; mais
il enfonçait. Il n'avait plus que la tête hors de l'eau, et ses deux
bras élevant Marius. Il y a, dans les vieilles peintures du déluge, une
mère qui fait ainsi de son enfant.

Il enfonça encore, il renversa sa face en arrière pour échapper à l'eau
et pouvoir respirer; qui l'eût vu dans cette obscurité eût cru voir un
masque flottant sur de l'ombre; il apercevait vaguement au-dessus de lui
la tête pendante et le visage livide de Marius; il fit un effort
désespéré, et lança son pied en avant; son pied heurta on ne sait quoi
de solide. Un point d'appui. Il était temps.

Il se dressa et se tordit et s'enracina avec une sorte de furie sur ce
point d'appui. Cela lui fit l'effet de la première marche d'un escalier
remontant à la vie.

Ce point d'appui, rencontré dans la vase au moment suprême, était le
commencement de l'autre versant du radier, qui avait plié sans se briser
et s'était courbé sous l'eau comme une planche et d'un seul morceau. Les
pavages bien construits font voûte et ont de ces fermetés-là. Ce
fragment de radier, submergé en partie, mais solide, était une véritable
rampe, et, une fois sur cette rampe, on était sauvé. Jean Valjean
remonta ce plan incliné et arriva de l'autre côté de la fondrière.

En sortant de l'eau, il se heurta à une pierre et tomba sur les genoux.
Il trouva que c'était juste, et y resta quelque temps, l'âme abîmée dans
on ne sait quelle parole à Dieu.

Il se redressa, frissonnant, glacé, infect, courbé sous ce mourant qu'il
traînait, tout ruisselant de fange, l'âme pleine d'une étrange clarté.



Chapitre VII

Quelque fois on échoue où l'on croit débarquer


Il se remit en route encore une fois.

Du reste, s'il n'avait pas laissé sa vie dans le fontis, il semblait y
avoir laissé sa force. Ce suprême effort l'avait épuisé. Sa lassitude
était maintenant telle, que tous les trois ou quatre pas, il était
obligé de reprendre haleine, et s'appuyait au mur. Une fois, il dut
s'asseoir sur la banquette pour changer la position de Marius, et il
crut qu'il demeurerait là. Mais si sa vigueur était morte, son énergie
ne l'était point. Il se releva.

Il marcha désespérément, presque vite, fit ainsi une centaine de pas,
sans dresser la tête, presque sans respirer, et tout à coup se cogna au
mur. Il était parvenu à un coude de l'égout, et, en arrivant tête basse
au tournant, il avait rencontré la muraille. Il leva les yeux, et à
l'extrémité du souterrain, là-bas, devant lui, loin, très loin, il
aperçut une lumière. Cette fois, ce n'était pas la lumière terrible;
c'était la lumière bonne et blanche. C'était le jour.

Jean Valjean voyait l'issue.

Une âme damnée qui, du milieu de la fournaise, apercevrait tout à coup
la sortie de la géhenne, éprouverait ce qu'éprouva Jean Valjean. Elle
volerait éperdument avec le moignon de ses ailes brûlées vers la porte
radieuse. Jean Valjean ne sentit plus la fatigue, il ne sentit plus le
poids de Marius, il retrouva ses jarrets d'acier, il courut plus qu'il
ne marcha. À mesure qu'il approchait, l'issue se dessinait de plus en
plus distinctement. C'était une arche cintrée, moins haute que la voûte
qui se restreignait par degrés et moins large que la galerie qui se
resserrait en même temps que la voûte s'abaissait. Le tunnel finissait
en intérieur d'entonnoir; rétrécissement vicieux, imité des guichets de
maisons de force, logique dans une prison, illogique dans un égout, et
qui a été corrigé depuis.

Jean Valjean arriva à l'issue. Là, il s'arrêta.

C'était bien la sortie, mais on ne pouvait sortir.

L'arche était fermée d'une forte grille, et la grille, qui, selon toute
apparence, tournait rarement sur ses gonds oxydés, était assujettie à
son chambranle de pierre par une serrure épaisse qui, rouge de rouille,
semblait une énorme brique. On voyait le trou de la clef, et le pêne
robuste profondément plongé dans la gâche de fer. La serrure était
visiblement fermée à double tour. C'était une de ces serrures de
bastilles que le vieux Paris prodiguait volontiers.

Au delà de la grille, le grand air, la rivière, le jour, la berge très
étroite, mais suffisante pour s'en aller, les quais lointains, Paris, ce
gouffre où l'on se dérobe si aisément, le large horizon, la liberté. On
distinguait à droite, en aval, le pont d'Iéna, et à gauche, en amont, le
pont des Invalides; l'endroit eût été propice pour attendre la nuit et
s'évader. C'était un des points les plus solitaires de Paris; la berge
qui fait face au Gros-Caillou. Les mouches entraient et sortaient à
travers les barreaux de la grille.

Il pouvait être huit heures et demie du soir. Le jour baissait.

Jean Valjean déposa Marius le long du mur sur la partie sèche du radier,
puis marcha à la grille et crispa ses deux poings sur les barreaux; la
secousse fut frénétique, l'ébranlement nul. La grille ne bougea pas.
Jean Valjean saisit les barreaux l'un après l'autre, espérant pouvoir
arracher le moins solide et s'en faire un levier pour soulever la porte
ou pour briser la serrure. Aucun barreau ne remua. Les dents d'un tigre
ne sont pas plus solides dans leurs alvéoles. Pas de levier; pas de
pesée possible. L'obstacle était invincible. Aucun moyen d'ouvrir la
porte.

Fallait-il donc finir là? Que faire? que devenir? Rétrograder;
recommencer le trajet effrayant qu'il avait déjà parcouru; il n'en avait
pas la force. D'ailleurs, comment traverser de nouveau cette fondrière
d'où l'on ne s'était tiré que par miracle? Et après la fondrière, n'y
avait-il pas cette ronde de police à laquelle, certes, on n'échapperait
pas deux fois? Et puis, où aller? quelle direction prendre? Suivre la
pente, ce n'était point aller au but. Arrivât-on à une autre issue, on
la trouverait obstruée d'un tampon ou d'une grille. Toutes les sorties
étaient indubitablement closes de cette façon. Le hasard avait descellé
la grille par laquelle on était entré, mais évidemment toutes les autres
bouches de l'égout étaient fermées. On n'avait réussi qu'à s'évader dans
une prison.

C'était fini. Tout ce qu'avait fait Jean Valjean était inutile.
L'épuisement aboutissait à l'avortement.

Ils étaient pris l'un et l'autre dans la sombre et immense toile de la
mort, et Jean Valjean sentait courir sur ces fils noirs tressaillant
dans les ténèbres l'épouvantable araignée.

Il tourna le dos à la grille, et tomba sur le pavé, plutôt terrassé
qu'assis, près de Marius, toujours sans mouvement et sa tête s'affaissa
entre ses genoux. Pas d'issue. C'était la dernière goutte de l'angoisse.

À qui songeait-il dans ce profond accablement? Ni à lui-même, ni à
Marius. Il pensait à Cosette.



Chapitre VIII

Le pan de l'habit déchiré


Au milieu de cet anéantissement, une main se posa sur son épaule, et une
voix qui parlait bas lui dit:

--Part à deux.

Quelqu'un dans cette ombre? Rien ne ressemble au rêve comme le
désespoir. Jean Valjean crut rêver. Il n'avait point entendu de pas.
Était-ce possible? Il leva les yeux.

Un homme était devant lui.

Cet homme était vêtu d'une blouse; il avait les pieds nus; il tenait ses
souliers dans sa main gauche; il les avait évidemment ôtés pour pouvoir
arriver jusqu'à Jean Valjean, sans qu'on l'entendît marcher.

Jean Valjean n'eut pas un moment d'hésitation. Si imprévue que fût la
rencontre, cet homme lui était connu. Cet homme était Thénardier.

Quoique réveillé, pour ainsi dire, en sursaut, Jean Valjean, habitué aux
alertes et aguerri aux coups inattendus qu'il faut parer vite, reprit
possession sur-le-champ de toute sa présence d'esprit. D'ailleurs la
situation ne pouvait empirer, un certain degré de détresse n'est plus
capable de crescendo, et Thénardier lui-même ne pouvait ajouter de la
noirceur à cette nuit.

Il y eut un instant d'attente.

Thénardier, élevant sa main droite à la hauteur de son front, s'en fit
un abat-jour, puis il rapprocha les sourcils en clignant les yeux, ce
qui, avec un léger pincement de la bouche, caractérise l'attention
sagace d'un homme qui cherche à en reconnaître un autre. Il n'y réussit
point. Jean Valjean, on vient de le dire, tournait le dos au jour, et
était d'ailleurs si défiguré, si fangeux et si sanglant qu'en plein midi
il eût été méconnaissable. Au contraire, éclairé de face par la lumière
de la grille, clarté de cave, il est vrai, livide, mais précise dans sa
lividité, Thénardier, comme dit l'énergique métaphore banale, sauta tout
de suite aux yeux de Jean Valjean. Cette inégalité de conditions
suffisait pour assurer quelque avantage à Jean Valjean dans ce
mystérieux duel qui allait s'engager entre les deux situations et les
deux hommes. La rencontre avait lieu entre Jean Valjean voilé et
Thénardier démasqué.

Jean Valjean s'aperçut tout de suite que Thénardier ne le reconnaissait
pas.

Ils se considérèrent un moment dans cette pénombre, comme s'ils se
prenaient mesure. Thénardier rompit le premier le silence.

--Comment vas-tu faire pour sortir? Jean Valjean ne répondit pas.

Thénardier continua:

--Impossible de crocheter la porte. Il faut pourtant que tu t'en ailles
d'ici.

--C'est vrai, dit Jean Valjean.

--Eh bien, part à deux.

--Que veux-tu dire?

--Tu as tué l'homme; c'est bien. Moi, j'ai la clef. Thénardier montrait
du doigt Marius. Il poursuivit:

--Je ne te connais pas, mais je veux t'aider. Tu dois être un ami.

Jean Valjean commença à comprendre. Thénardier le prenait pour un
assassin.

Thénardier reprit:

--Écoute, camarade. Tu n'as pas tué cet homme sans regarder ce qu'il
avait dans ses poches. Donne-moi ma moitié. Je t'ouvre la porte.

Et, tirant à demi une grosse clef de dessous sa blouse toute trouée, il
ajouta:

--Veux-tu voir comment est faite la clef des champs? Voilà.

Jean Valjean «demeura stupide», le mot est du vieux Corneille, au point
de douter que ce qu'il voyait fût réel. C'était la providence
apparaissant horrible, et le bon ange sortant de terre sous la forme de
Thénardier.

Thénardier fourra son poing dans une large poche cachée sous sa blouse,
en tira une corde et la tendit à Jean Valjean.

--Tiens, dit-il, je te donne la corde par-dessus le marché.

--Pourquoi faire, une corde?

--Il te faut aussi une pierre, mais tu en trouveras dehors. Il y a là un
tas de gravats.

--Pourquoi faire, une pierre?

--Imbécile, puisque tu vas jeter le pantre à la rivière, il te faut une
pierre et une corde, sans quoi ça flotterait sur l'eau.

Jean Valjean prit la corde. Il n'est personne qui n'ait de ces
acceptations machinales.

Thénardier fit claquer ses doigts comme à l'arrivée d'une idée subite:

--Ah çà, camarade, comment as-tu fait pour te tirer là-bas de la
fondrière? je n'ai pas osé m'y risquer. Peuh! tu ne sens pas bon.

Après une pause, il ajouta:

--Je te fais des questions, mais tu as raison de ne pas y répondre.
C'est un apprentissage pour le fichu quart d'heure du juge
d'instruction. Et puis, en ne parlant pas du tout, on ne risque pas de
parler trop haut. C'est égal, parce que je ne vois pas ta figure et
parce que je ne sais pas ton nom, tu aurais tort de croire que je ne
sais pas qui tu es et ce que tu veux. Connu. Tu as un peu cassé ce
monsieur; maintenant tu voudrais le serrer quelque part. Il te faut la
rivière, le grand cache-sottise. Je vas te tirer d'embarras. Aider un
bon garçon dans la peine, ça me botte.

Tout en approuvant Jean Valjean de se taire, il cherchait visiblement à
le faire parler. Il lui poussa l'épaule, de façon à tâcher de le voir de
profil, et s'écria sans sortir pourtant du médium où il maintenait sa
voix:

--À propos de la fondrière, tu es un fier animal. Pourquoi n'y as-tu pas
jeté l'homme?

Jean Valjean garda le silence.

Thénardier reprit en haussant jusqu'à sa pomme d'Adam la loque qui lui
servait de cravate, geste qui complète l'air capable d'un homme sérieux:

--Au fait, tu as peut-être agi sagement. Les ouvriers demain en venant
boucher le trou auraient, à coup sûr, trouvé le pantinois oublié là, et
on aurait pu, fil à fil, brin à brin, pincer ta trace, et arriver
jusqu'à toi. Quelqu'un a passé par l'égout. Qui? par où est-il sorti?
l'a-t-on vu sortir? La police est pleine d'esprit. L'égout est traître,
et vous dénonce. Une telle trouvaille est une rareté, cela appelle
l'attention, peu de gens se servent de l'égout pour leurs affaires,
tandis que la rivière est à tout le monde. La rivière, c'est la vraie
fosse. Au bout d'un mois, on vous repêche l'homme aux filets de
Saint-Cloud. Eh bien, qu'est-ce que cela fiche? c'est une charogne,
quoi! Qui a tué cet homme? Paris. Et la justice n'informe même pas. Tu
as bien fait.

Plus Thénardier était loquace, plus Jean Valjean était muet, Thénardier
lui secoua de nouveau l'épaule.

--Maintenant, concluons l'affaire. Partageons. Tu as vu ma clef,
montre-moi ton argent.

Thénardier était hagard, fauve, louche, un peu menaçant, pourtant
amical.

Il y avait une chose étrange; les allures de Thénardier n'étaient pas
simples; il n'avait pas l'air tout à fait à son aise; tout en
n'affectant pas d'air mystérieux, il parlait bas; de temps en temps, il
mettait son doigt sur sa bouche et murmurait: chut! Il était difficile
de deviner pourquoi. Il n'y avait là personne qu'eux deux. Jean Valjean
pensa que d'autres bandits étaient peut-être cachés dans quelque recoin,
pas très loin, et que Thénardier ne se souciait pas de partager avec
eux.

Thénardier reprit:

--Finissons. Combien le pantre avait-il dans ses profondes?

Jean Valjean se fouilla.

C'était, on s'en souvient, son habitude, d'avoir toujours de l'argent
sur lui. La sombre vie d'expédients à laquelle il était condamné lui en
faisait une loi. Cette fois pourtant il était pris au dépourvu. En
mettant, la veille au soir, son uniforme de garde national, il avait
oublié, lugubrement absorbé qu'il était, d'emporter son portefeuille. Il
n'avait que quelque monnaie dans le gousset de son gilet. Cela se
montait à une trentaine de francs. Il retourna sa poche, toute trempée
de fange, et étala sur la banquette du radier un louis d'or, deux pièces
de cinq francs et cinq ou six gros sous.

Thénardier avança la lèvre inférieure avec une torsion de cou
significative.

--Tu l'as tué pour pas cher, dit-il.

Il se mit à palper, en toute familiarité, les poches de Jean Valjean et
les poches de Marius. Jean Valjean, préoccupé surtout de tourner le dos
au jour, le laissait faire. Tout en maniant l'habit de Marius,
Thénardier, avec une dextérité d'escamoteur, trouva moyen d'en arracher,
sans que Jean Valjean s'en aperçût, un lambeau qu'il cacha sous sa
blouse, pensant probablement que ce morceau d'étoffe pourrait lui servir
plus tard à reconnaître l'homme assassiné et l'assassin. Il ne trouva du
reste rien de plus que les trente francs.

--C'est vrai, dit-il, l'un portant l'autre, vous n'avez pas plus que ça.

Et, oubliant son mot: _part à deux_, il prit tout.

Il hésita un peu devant les gros sous. Réflexion faite, il les prit
aussi en grommelant:

--N'importe! c'est suriner les gens à trop bon marché.

Cela fait, il tira de nouveau la clef de dessous sa blouse.

--Maintenant, l'ami, il faut que tu sortes. C'est ici comme à la foire,
on paye en sortant. Tu as payé, sors.

Et il se mit à rire.

Avait-il, en apportant à un inconnu l'aide de cette clef et en faisant
sortir par cette porte un autre que lui, l'intention pure et
désintéressée de sauver un assassin? c'est ce dont il est permis de
douter.

Thénardier aida Jean Valjean à replacer Marius sur ses épaules, puis il
se dirigea vers la grille sur la pointe de ses pieds nus, faisant signe
à Jean Valjean de le suivre, il regarda au dehors, posa le doigt sur sa
bouche, et demeura quelques secondes comme en suspens; l'inspection
faite, il mit la clef dans la serrure. Le pêne glissa et la porte
tourna. Il n'y eut ni craquement, ni grincement. Cela se fit très
doucement. Il était visible que cette grille et ces gonds, huilés avec
soin, s'ouvraient plus souvent qu'on ne l'eût pensé. Cette douceur était
sinistre; on y sentait les allées et venues furtives, les entrées et les
sorties silencieuses des hommes nocturnes, et les pas de loup du crime.
L'égout était évidemment en complicité avec quelque bande mystérieuse.
Cette grille taciturne était une receleuse.

Thénardier entre-bâilla la porte, livra tout juste passage à Jean
Valjean, referma la grille, tourna deux fois la clef dans la serrure, et
replongea dans l'obscurité, sans faire plus de bruit qu'un souffle. Il
semblait marcher avec les pattes de velours du tigre. Un moment après,
cette hideuse providence était rentrée dans l'invisible.

Jean Valjean se trouva dehors.



Chapitre IX

Marius fait l'effet d'être mort à quelqu'un qui s'y connaît


Il laissa glisser Marius sur la berge.

Ils étaient dehors!

Les miasmes, l'obscurité, l'horreur, étaient derrière lui. L'air
salubre, pur, vivant, joyeux, librement respirable, l'inondait. Partout
autour de lui le silence, mais le silence charmant du soleil couché en
plein azur. Le crépuscule s'était fait; la nuit venait, la grande
libératrice, l'amie de tous ceux qui ont besoin d'un manteau d'ombre
pour sortir d'une angoisse. Le ciel s'offrait de toutes parts comme un
calme énorme. La rivière arrivait à ses pieds avec le bruit d'un baiser.
On entendait le dialogue aérien des nids qui se disaient bonsoir dans
les ormes des Champs-Élysées. Quelques étoiles, piquant faiblement le
bleu pâle du zénith et visibles à la seule rêverie, faisaient dans
l'immensité de petits resplendissements imperceptibles. Le soir
déployait sur la tête de Jean Valjean toutes les douceurs de l'infini.

C'était l'heure indécise et exquise qui ne dit ni oui ni non. Il y avait
déjà assez de nuit pour qu'on pût s'y perdre à quelque distance, et
encore assez de jour pour qu'on pût s'y reconnaître de près.

Jean Valjean fut pendant quelques secondes irrésistiblement vaincu par
toute cette sérénité auguste et caressante; il y a de ces minutes
d'oubli; la souffrance renonce à harceler le misérable; tout s'éclipse
dans la pensée; la paix couvre le songeur comme une nuit; et sous le
crépuscule qui rayonne, et à l'imitation du ciel qui s'illumine, l'âme
s'étoile. Jean Valjean ne put s'empêcher de contempler cette vaste ombre
claire qu'il avait au-dessus de lui; pensif, il prenait dans le
majestueux silence du ciel éternel un bain d'extase et de prière. Puis,
vivement, comme si le sentiment d'un devoir lui revenait, il se courba
vers Marius, et, puisant de l'eau dans le creux de sa main, il lui en
jeta doucement quelques gouttes sur le visage. Les paupières de Marius
ne se soulevèrent pas; cependant sa bouche entrouverte respirait.

Jean Valjean allait plonger de nouveau sa main dans la rivière, quand
tout à coup il sentit je ne sais quelle gêne, comme lorsqu'on a, sans le
voir, quelqu'un derrière soi.

Nous avons déjà indiqué ailleurs cette impression, que tout le monde
connaît.

Il se retourna.

Comme tout à l'heure, quelqu'un en effet était derrière lui.

Un homme de haute stature, enveloppé d'une longue redingote, les bras
croisés, et portant dans son poing droit un casse-tête dont on voyait la
pomme de plomb, se tenait debout à quelques pas en arrière de Jean
Valjean accroupi sur Marius.

C'était, l'ombre aidant, une sorte d'apparition. Un homme simple en eût
eu peur à cause du crépuscule, et un homme réfléchi à cause du
casse-tête.

Jean Valjean reconnut Javert.

Le lecteur a deviné sans doute que le traqueur de Thénardier n'était
autre que Javert. Javert, après sa sortie inespérée de la barricade,
était allé à la préfecture de police, avait rendu verbalement compte au
préfet en personne, dans une courte audience, puis avait repris
immédiatement son service, qui impliquait, on se souvient de la note
saisie sur lui, une certaine surveillance de la berge de la rive droite
aux Champs-Élysées, laquelle depuis quelque temps éveillait l'attention
de la police. Là, il avait aperçu Thénardier et l'avait suivi. On sait
le reste.

On comprend aussi que cette grille, si obligeamment ouverte devant Jean
Valjean, était une habileté de Thénardier. Thénardier sentait Javert
toujours là; l'homme guetté a un flair qui ne le trompe pas; il fallait
jeter un os à ce limier. Un assassin, quelle aubaine! C'était la part du
feu, qu'il ne faut jamais refuser. Thénardier, en mettant dehors Jean
Valjean à sa place, donnait une proie à la police, lui faisait lâcher sa
piste, se faisait oublier dans une plus grosse aventure, récompensait
Javert de son attente, ce qui flatte toujours un espion, gagnait trente
francs, et comptait bien, quant à lui, s'échapper à l'aide de cette
diversion.

Jean Valjean était passé d'un écueil à l'autre.

Ces deux rencontres coup sur coup, tomber de Thénardier en Javert,
c'était rude.

Javert ne reconnut pas Jean Valjean qui, nous l'avons dit, ne se
ressemblait plus à lui-même. Il ne décroisa pas les bras, assura son
casse-tête dans son poing par un mouvement imperceptible, et dit d'une
voix brève et calme:

--Qui êtes-vous?

--Moi.

--Qui, vous?

--Jean Valjean.

Javert mit le casse-tête entre ses dents, ploya les jarrets, inclina le
torse, posa ses deux mains puissantes sur les épaules de Jean Valjean,
qui s'y emboîtèrent comme dans deux étaux, l'examina, et le reconnut.
Leurs visages se touchaient presque. Le regard de Javert était terrible.

Jean Valjean demeura inerte sous l'étreinte de Javert comme un lion qui
consentirait à la griffe d'un lynx.

--Inspecteur Javert, dit-il, vous me tenez. D'ailleurs, depuis ce matin
je me considère comme votre prisonnier. Je ne vous ai point donné mon
adresse pour chercher à vous échapper. Prenez-moi. Seulement,
accordez-moi une chose.

Javert semblait ne pas entendre. Il appuyait sur Jean Valjean sa
prunelle fixe. Son menton froncé poussait ses lèvres vers son nez, signe
de rêverie farouche. Enfin, il lâcha Jean Valjean, se dressa tout d'une
pièce, reprit à plein poignet le casse-tête, et, comme dans un songe,
murmura plutôt qu'il ne prononça cette question:

--Que faites-vous là? et qu'est-ce que c'est que cet homme?

Il continuait de ne plus tutoyer Jean Valjean.

Jean Valjean répondit, et le son de sa voix parut réveiller Javert:

--C'est de lui précisément que je voulais vous parler. Disposez de moi
comme il vous plaira; mais aidez-moi d'abord à le rapporter chez lui. Je
ne vous demande que cela.

La face de Javert se contracta comme cela lui arrivait toutes les fois
qu'on semblait le croire capable d'une concession. Cependant il ne dit
pas non.

Il se courba de nouveau, tira de sa poche un mouchoir qu'il trempa dans
l'eau, et essuya le front ensanglanté de Marius.

--Cet homme était à la barricade, dit-il à demi-voix et comme se parlant
à lui-même. C'est celui qu'on appelait Marius.

Espion de première qualité, qui avait tout observé, tout écouté, tout
entendu et tout recueilli, croyant mourir; qui épiait même dans
l'agonie, et qui, accoudé sur la première marche du sépulcre, avait pris
des notes.

Il saisit la main de Marius, cherchant le pouls.

--C'est un blessé, dit Jean Valjean.

--C'est un mort, dit Javert.

Jean Valjean répondit:

--Non. Pas encore.

--Vous l'avez donc apporté de la barricade ici? observa Javert.

Il fallait que sa préoccupation fût profonde pour qu'il n'insistât point
sur cet inquiétant sauvetage par l'égout, et pour qu'il ne remarquât
même pas le silence de Jean Valjean après sa question.

Jean Valjean, de son côté, semblait avoir une pensée unique. Il reprit:

--Il demeure au Marais, rue des Filles-du-Calvaire, chez son
aïeul....--Je ne sais plus le nom.

Jean Valjean fouilla dans l'habit de Marius, en tira le portefeuille,
l'ouvrit à la page crayonnée par Marius, et le tendit à Javert.

Il y avait encore dans l'air assez de clarté flottante pour qu'on pût
lire. Javert, en outre, avait dans l'oeil la phosphorescence féline des
oiseaux de nuit. Il déchiffra les quelques lignes écrites par Marius, et
grommela:

--Gillenormand, rue des Filles-du-Calvaire, numéro 6.

Puis il cria:

--Cocher!

On se rappelle le fiacre qui attendait, en cas.

Javert garda le portefeuille de Marius.

Un moment après, la voiture, descendue par la rampe de l'abreuvoir,
était sur la berge, Marius était déposé sur la banquette du fond, et
Javert s'asseyait près de Jean Valjean sur la banquette de devant.

La portière refermée, le fiacre s'éloigna rapidement, remontant les
quais dans la direction de la Bastille.

Ils quittèrent les quais et entrèrent dans les rues. Le cocher,
silhouette noire sur son siège, fouettait ses chevaux maigres. Silence
glacial dans le fiacre. Marius, immobile, le torse adossé au coin du
fond, la tête abattue sur la poitrine, les bras pendants, les jambes
roides, paraissait ne plus attendre qu'un cercueil; Jean Valjean
semblait fait d'ombre, et Javert de pierre; et dans cette voiture pleine
de nuit, dont l'intérieur, chaque fois qu'elle passait devant un
réverbère, apparaissait lividement blêmi comme par un éclair
intermittent, le hasard réunissait et semblait confronter lugubrement
les trois immobilités tragiques, le cadavre, le spectre, la statue.



Chapitre X

Rentrée de l'enfant prodigue de sa vie


À chaque cahot du pavé, une goutte de sang tombait des cheveux de
Marius.

Il était nuit close quand le fiacre arriva au numéro 6 de la rue des
Filles-du-Calvaire.

Javert mit pied à terre le premier, constata d'un coup d'oeil le numéro
au-dessus de la porte cochère, et, soulevant le lourd marteau de fer
battu, historié à la vieille mode d'un bouc et d'un satyre qui
s'affrontaient, frappa un coup violent. Le battant s'entr'ouvrit, et
Javert le poussa. Le portier se montra à demi, bâillant, vaguement
réveillé, une chandelle à la main.

Tout dormait dans la maison. On se couche de bonne heure au Marais;
surtout les jours d'émeute. Ce bon vieux quartier, effarouché par la
révolution, se réfugie dans le sommeil, comme les enfants, lorsqu'ils
entendent venir Croquemitaine, cachent bien vite leur tête sous leur
couverture.

Cependant Jean Valjean et le cocher tiraient Marius du fiacre, Jean
Valjean le soutenant sous les aisselles et le cocher sous les jarrets.

Tout en portant Marius de la sorte, Jean Valjean glissa sa main sous les
vêtements qui étaient largement déchirés, tâta la poitrine et s'assura
que le coeur battait encore. Il battait même un peu moins faiblement,
comme si le mouvement de la voiture avait déterminé une certaine reprise
de la vie.

Javert interpella le portier du ton qui convient au gouvernement en
présence du portier d'un factieux.

--Quelqu'un qui s'appelle Gillenormand?

--C'est ici. Que lui voulez-vous?

--On lui rapporte son fils.

--Son fils? dit le portier avec hébétement.

--Il est mort.

Jean Valjean, qui venait, déguenillé et souillé, derrière Javert, et que
le portier regardait avec quelque horreur, lui fit signe de la tête que
non.

Le portier ne parut comprendre ni le mot de Javert, ni le signe de Jean
Valjean.

Javert continua:

--Il est allé à la barricade, et le voilà.

--À la barricade! s'écria le portier.

--Il s'est fait tuer. Allez réveiller le père.

Le portier ne bougeait pas.

--Allez donc! reprit Javert.

Et il ajouta:

--Demain il y aura ici de l'enterrement.

Pour Javert, les incidents habituels de la voie publique étaient classés
catégoriquement, ce qui est le commencement de la prévoyance et de la
surveillance, et chaque éventualité avait son compartiment; les faits
possibles étaient en quelque sorte dans des tiroirs d'où ils sortaient,
selon l'occasion, en quantités variables; il y avait, dans la rue, du
tapage, de l'émeute, du carnaval, de l'enterrement.

Le portier se borna à réveiller Basque. Basque réveilla Nicolette;
Nicolette réveilla la tante Gillenormand. Quant au grand-père, on le
laissa dormir, pensant qu'il saurait toujours la chose assez tôt.

On monta Marius au premier étage, sans que personne, du reste, s'en
aperçût dans les autres parties de la maison, et on le déposa sur un
vieux canapé dans l'antichambre de M. Gillenormand; et, tandis que
Basque allait chercher un médecin et que Nicolette ouvrait les armoires
à linge, Jean Valjean sentit Javert qui lui touchait l'épaule. Il
comprit, et redescendit, ayant derrière lui le pas de Javert qui le
suivait.

Le portier les regarda partir comme il les avait regardés arriver, avec
une somnolence épouvantée.

Ils remontèrent dans le fiacre, et le cocher sur son siège.

--Inspecteur Javert, dit Jean Valjean, accordez-moi encore une chose.

--Laquelle? demanda rudement Javert.

--Laissez-moi rentrer un moment chez moi. Ensuite vous ferez de moi ce
que vous voudrez.

Javert demeura quelques instants silencieux, le menton rentré dans le
collet de sa redingote, puis il baissa la vitre de devant.

--Cocher, dit-il, rue de l'Homme-Armé, numéro 7.



Chapitre XI

Ébranlement dans l'absolu


Ils ne desserrèrent plus les dents de tout le trajet.

Que voulait Jean Valjean? Achever ce qu'il avait commencé; avertir
Cosette, lui dire où était Marius, lui donner peut-être quelque autre
indication utile, prendre, s'il le pouvait, de certaines dispositions
suprêmes. Quant à lui, quant à ce qui le concernait personnellement,
c'était fini; il était saisi par Javert et n'y résistait pas; un autre
que lui, en une telle situation, eût peut être vaguement songé à cette
corde que lui avait donnée Thénardier et aux barreaux du premier cachot
où il entrerait; mais, depuis l'évêque, il y avait dans Jean Valjean
devant tout attentat, fût-ce contre lui-même, insistons-y, une profonde
hésitation religieuse.

Le suicide, cette mystérieuse voie de fait sur l'inconnu, laquelle peut
contenir dans une certaine mesure la mort de l'âme, était impossible à
Jean Valjean.

À l'entrée de la rue de l'Homme-Armé, le fiacre s'arrêta, cette rue
étant trop étroite pour que les voitures puissent y pénétrer. Javert et
Jean Valjean descendirent.

Le cocher représenta humblement à «monsieur l'inspecteur» que le velours
d'Utrecht de sa voiture était tout taché par le sang de l'homme
assassiné et par la boue de l'assassin. C'était là ce qu'il avait
compris. Il ajouta qu'une indemnité lui était due. En même temps, tirant
de sa poche son livret, il pria monsieur l'inspecteur d'avoir la bonté
de lui écrire dessus «un petit bout d'attestation comme quoi».

Javert repoussa le livret que lui tendait le cocher, et dit:

--Combien te faut-il, y compris ta station et la course?

--Il y a sept heures et quart, répondit le cocher, et mon velours était
tout neuf. Quatre-vingts francs, monsieur l'inspecteur.

Javert tira de sa poche quatre napoléons et congédia le fiacre.

Jean Valjean pensa que l'intention de Javert était de le conduire à pied
au poste des Blancs-Manteaux ou au poste des Archives, qui sont tout
près.

Ils s'engagèrent dans la rue. Elle était, comme d'habitude, déserte.
Javert suivait Jean Valjean. Ils arrivèrent au numéro 7. Jean Valjean
frappa. La porte s'ouvrit.

--C'est bien, dit Javert. Montez.

Il ajouta avec une expression étrange et comme s'il faisait effort en
parlant de la sorte:

--Je vous attends ici.

Jean Valjean regarda Javert. Cette façon de faire était peu dans les
habitudes de Javert. Cependant, que Javert eût maintenant en lui une
sorte de confiance hautaine, la confiance du chat qui accorde à la
souris une liberté de la longueur de sa griffe, résolu qu'était Jean
Valjean à se livrer et à en finir, cela ne pouvait le surprendre
beaucoup. Il poussa la porte, entra dans la maison, cria au portier qui
était couché et qui avait tiré le cordon de son lit: C'est moi! et monta
l'escalier.

Parvenu au premier étage, il fit une pause. Toutes les voies
douloureuses ont des stations. La fenêtre du palier, qui était une
fenêtre-guillotine, était ouverte. Comme dans beaucoup d'anciennes
maisons, l'escalier prenait jour et avait vue sur la rue. Le réverbère
de la rue, situé précisément en face, jetait quelque lumière sur les
marches, ce qui faisait une économie d'éclairage.

Jean Valjean, soit pour respirer, soit machinalement, mit la tête à
cette fenêtre. Il se pencha sur la rue. Elle est courte et le réverbère
l'éclairait d'un bout à l'autre. Jean Valjean eut un éblouissement de
stupeur; il n'y avait plus personne.

Javert s'en était allé.



Chapitre XII

L'aïeul


Basque et le portier avaient transporté dans le salon Marius toujours
étendu sans mouvement sur le canapé où on l'avait déposé en arrivant. Le
médecin, qu'on avait été chercher, était accouru. La tante Gillenormand
s'était levée.

La tante Gillenormand allait et venait, épouvantée, joignant les mains,
et incapable de faire autre chose que de dire: Est-il Dieu possible!
Elle ajoutait par moments: Tout va être confondu de sang! Quand la
première horreur fut passée, une certaine philosophie de la situation se
fit jour jusqu'à son esprit et se traduisit par cette exclamation: Cela
devait finir comme ça! Elle n'alla point jusqu'au: _Je l'avais bien
dit!_ qui est d'usage dans les occasions de ce genre.

Sur l'ordre du médecin, un lit de sangle avait été dressé près du
canapé. Le médecin examina Marius et, après avoir constaté que le pouls
persistait, que le blessé n'avait à la poitrine aucune plaie pénétrante,
et que le sang du coin des lèvres venait des fosses nasales, il le fit
poser à plat sur le lit, sans oreiller, la tête sur le même plan que le
corps, et même un peu plus basse, le buste nu, afin de faciliter la
respiration. Mademoiselle Gillenormand, voyant qu'on déshabillait
Marius, se retira. Elle se mit à dire son chapelet dans sa chambre.

Le torse n'était atteint d'aucune lésion intérieure; une balle, amortie
par le portefeuille, avait dévié et fait le tour des côtes avec une
déchirure hideuse, mais sans profondeur, et par conséquent sans danger.
La longue marche souterraine avait achevé la dislocation de la clavicule
cassée, et il y avait là de sérieux désordres. Les bras étaient sabrés.
Aucune balafre ne défigurait le visage; la tête pourtant était comme
couverte de hachures; que deviendraient ces blessures à la tête?
s'arrêtaient-elles au cuir chevelu? entamaient-elles le crâne? On ne
pouvait le dire encore. Un symptôme grave, c'est qu'elles avaient causé
l'évanouissement, et l'on ne se réveille pas toujours de ces
évanouissements-là. L'hémorragie, en outre, avait épuisé le blessé. À
partir de la ceinture, le bas du corps avait été protégé par la
barricade.

Basque et Nicolette déchiraient des linges et préparaient des bandes;
Nicolette les cousait, Basque les roulait. La charpie manquant, le
médecin avait provisoirement arrêté le sang des plaies avec des galettes
d'ouate. À côté du lit, trois bougies brûlaient sur une table où la
trousse de chirurgie était étalée. Le médecin lava le visage et les
cheveux de Marius avec de l'eau froide. Un seau plein fut rouge en un
instant. Le portier, sa chandelle à la main, éclairait.

Le médecin semblait songer tristement. De temps en temps, il faisait un
signe de tête négatif, comme s'il répondait à quelque question qu'il
s'adressait intérieurement. Mauvais signe pour le malade, ces mystérieux
dialogues du médecin avec lui-même.

Au moment où le médecin essuyait la face et touchait légèrement du doigt
les paupières toujours fermées, une porte s'ouvrit au fond du salon, et
une longue figure pâle apparut.

C'était le grand-père.

L'émeute, depuis deux jours, avait fort agité, indigné et préoccupé M.
Gillenormand. Il n'avait pu dormir la nuit précédente, et il avait eu la
fièvre toute la journée. Le soir, il s'était couché de très bonne heure,
recommandant qu'on verrouillât tout dans la maison, et, de fatigue, il
s'était assoupi.

Les vieillards ont le sommeil fragile; la chambre de M. Gillenormand
était contiguë au salon, et, quelques précautions qu'on eût prises, le
bruit l'avait réveillé. Surpris de la fente de lumière qu'il voyait à sa
porte, il était sorti de son lit et était venu à tâtons.

Il était sur le seuil, une main sur le bec-de-cane de la porte
entre-bâillée, la tête un peu penchée en avant, et branlante, le corps
serré dans une robe de chambre blanche, droite et sans plis comme un
suaire, étonné; et il avait l'air d'un fantôme qui regarde dans un
tombeau.

Il aperçut le lit, et sur le matelas ce jeune homme sanglant, blanc
d'une blancheur de cire, les yeux fermés, la bouche ouverte, les lèvres
blêmes, nu jusqu'à la ceinture, tailladé partout de plaies vermeilles,
immobile, vivement éclairé.

L'aïeul eut de la tête aux pieds tout le frisson que peuvent avoir des
membres ossifiés, ses yeux dont la cornée était jaune à cause du grand
âge se voilèrent d'une sorte de miroitement vitreux, toute sa face prit
en un instant les angles terreux d'une tête de squelette, ses bras
tombèrent pendants comme si un ressort s'y fût brisé, et sa stupeur se
traduisit par l'écartement des doigts de ses deux vieilles mains toutes
tremblantes, ses genoux firent un angle en avant, laissant voir par
l'ouverture de la robe de chambre ses pauvres jambes nues hérissées de
poils blancs, et il murmura:

--Marius!

--Monsieur, dit Basque, on vient de rapporter monsieur. Il est allé à la
barricade, et....

--Il est mort! cria le vieillard d'une voix terrible. Ah! le brigand!

Alors une sorte de transfiguration sépulcrale redressa ce centenaire
droit comme un jeune homme.

--Monsieur, dit-il, c'est vous le médecin. Commencez par me dire une
chose. Il est mort, n'est-ce pas?

Le médecin, au comble de l'anxiété, garda le silence.

M. Gillenormand se tordit les mains avec un éclat de rire effrayant.

--Il est mort! il est mort! Il s'est fait tuer aux barricades! en haine
de moi! C'est contre moi qu'il a fait ça! Ah! buveur de sang! c'est
comme cela qu'il me revient! Misère de ma vie, il est mort!

Il alla à la fenêtre, l'ouvrit toute grande comme s'il étouffait, et,
debout devant l'ombre, il se mit à parler dans la rue à la nuit:

--Percé, sabré, égorgé, exterminé, déchiqueté, coupé en morceaux!
voyez-vous ça, le gueux! Il savait bien que je l'attendais, et que je
lui avais fait arranger sa chambre, et que j'avais mis au chevet de mon
lit son portrait du temps qu'il était petit enfant! Il savait bien qu'il
n'avait qu'à revenir, et que depuis des ans je le rappelais, et que je
restais le soir au coin de mon feu les mains sur mes genoux ne sachant
que faire, et que j'en étais imbécile! Tu savais bien cela, que tu
n'avais qu'à rentrer, et qu'à dire: C'est moi, et que tu serais le
maître de la maison, et que je t'obéirais, et que tu ferais tout ce que
tu voudrais de ta vieille ganache de grand-père! Tu le savais bien, et
tu as dit: Non, c'est un royaliste, je n'irai pas! Et tu es allé aux
barricades, et tu t'es fait tuer par méchanceté! pour te venger de ce
que je t'avais dit au sujet de monsieur le duc de Berry! C'est ça qui
est infâme! Couchez-vous donc et dormez donc tranquillement! Il est
mort. Voilà mon réveil.

Le médecin, qui commençait à être inquiet de deux côtés, quitta un
moment Marius et alla à M. Gillenormand, et lui prit le bras. L'aïeul se
retourna, le regarda avec des yeux qui semblaient agrandis et sanglants,
et lui dit avec calme:

--Monsieur, je vous remercie. Je suis tranquille, je suis un homme, j'ai
vu la mort de Louis XVI, je sais porter les événements. Il y a une chose
qui est terrible, c'est de penser que ce sont vos journaux qui font tout
le mal. Vous aurez des écrivassiers, des parleurs, des avocats, des
orateurs, des tribunes, des discussions, des progrès, des lumières, des
droits de l'homme, de la liberté de la presse, et voilà comment on vous
rapportera vos enfants dans vos maisons! Ah! Marius! c'est abominable!
Tué! mort avant moi! Une barricade! Ah! le bandit! Docteur, vous
demeurez dans le quartier, je crois? Oh! je vous connais bien. Je vois
de ma fenêtre passer votre cabriolet. Je vais vous dire. Vous auriez
tort de croire que je suis en colère. On ne se met pas en colère contre
un mort. Ce serait stupide. C'est un enfant que j'ai élevé. J'étais déjà
vieux, qu'il était encore tout petit. Il jouait aux Tuileries avec sa
petite pelle et sa petite chaise, et, pour que les inspecteurs ne
grondassent pas, je bouchais à mesure avec ma canne les trous qu'il
faisait dans la terre avec sa pelle. Un jour il a crié: À bas Louis
XVIII! et s'en est allé. Ce n'est pas ma faute. Il était tout rose et
tout blond. Sa mère est morte. Avez-vous remarqué que tous les petits
enfants sont blonds? À quoi cela tient-il? C'est le fils d'un de ces
brigands de la Loire, mais les enfants sont innocents des crimes de
leurs pères. Je me le rappelle quand il était haut comme ceci. Il ne
pouvait pas parvenir à prononcer les _d_. Il avait un parler si doux et
si obscur qu'on eût cru un oiseau. Je me souviens qu'une fois, devant
l'Hercule Farnèse, on faisait cercle pour s'émerveiller et l'admirer,
tant il était beau, cet enfant! C'était une tête comme il y en a dans
les tableaux. Je lui faisais ma grosse voix, je lui faisais peur avec ma
canne, mais il savait bien que c'était pour rire. Le matin, quand il
entrait dans ma chambre, je bougonnais, mais cela me faisait l'effet du
soleil. On ne peut pas se défendre contre ces mioches-là. Ils vous
prennent, ils vous tiennent, ils ne vous lâchent plus. La vérité est
qu'il n'y avait pas d'amour comme cet enfant-là. Maintenant, qu'est-ce
que vous dites de vos Lafayette, de vos Benjamin Constant, et de vos
Tirecuir de Corcelles, qui me le tuent! Ça ne peut pas passer comme ça.

Il s'approcha de Marius toujours livide et sans mouvement, et auquel le
médecin était revenu, et il recommença à se tordre les bras. Les lèvres
blanches du vieillard remuaient, comme machinalement, et laissaient
passer, comme des souffles dans un râle, des mots presque indistincts
qu'on entendait à peine:--Ah! sans coeur! Ah! clubiste! Ah! scélérat!
Ah! septembriseur!--Reproches à voix basse d'un agonisant à un cadavre.

Peu à peu, comme il faut toujours que les éruptions intérieures se
fassent jour, l'enchaînement des paroles revint, mais l'aïeul paraissait
n'avoir plus la force de les prononcer; sa voix était tellement sourde
et éteinte qu'elle semblait venir de l'autre bord d'un abîme:

--Ça m'est bien égal, je vais mourir aussi, moi. Et dire qu'il n'y a pas
dans Paris une drôlesse qui n'eût été heureuse de faire le bonheur de ce
misérable! Un gredin qui, au lieu de s'amuser et de jouir de la vie, est
allé se battre et s'est fait mitrailler comme une brute! Et pour qui,
pourquoi? Pour la république! Au lieu d'aller danser à la Chaumière,
comme c'est le devoir des jeunes gens! C'est bien la peine d'avoir vingt
ans. La république, belle fichue sottise! Pauvres mères, faites donc de
jolis garçons! Allons, il est mort. Ça fera deux enterrements sous la
porte cochère. Tu t'es donc fait arranger comme cela pour les beaux yeux
du général Lamarque! Qu'est-ce qu'il t'avait fait, ce général Lamarque!
Un sabreur! un bavard! Se faire tuer pour un mort! S'il n'y a pas de
quoi rendre fou! Comprenez cela! À vingt ans! Et sans retourner la tête
pour regarder s'il ne laissait rien derrière lui! Voilà maintenant les
pauvres vieux bonshommes qui sont forcés de mourir tout seuls. Crève
dans ton coin, hibou! Eh bien, au fait, tant mieux, c'est ce que
j'espérais, ça va me tuer net. Je suis trop vieux, j'ai cent ans, j'ai
cent mille ans, il y a longtemps que j'ai le droit d'être mort. De ce
coup-là, c'est fait. C'est donc fini, quel bonheur! À quoi bon lui faire
respirer de l'ammoniaque et tout ce tas de drogues? Vous perdez votre
peine, imbécile de médecin! Allez, il est mort, bien mort. Je m'y
connais, moi qui suis mort aussi. Il n'a pas fait la chose à demi. Oui,
ce temps-ci est infâme, infâme, infâme, et voilà ce que je pense de
vous, de vos idées, de vos systèmes, de vos maîtres, de vos oracles, de
vos docteurs, de vos garnements d'écrivains, de vos gueux de
philosophes, et de toutes les révolutions qui effarouchent depuis
soixante ans les nuées de corbeaux des Tuileries! Et puisque tu as été
sans pitié en te faisant tuer comme cela, je n'aurai même pas de chagrin
de ta mort, entends-tu, assassin!

En ce moment, Marius ouvrit lentement les paupières, et son regard,
encore voilé par l'étonnement léthargique, s'arrêta sur M. Gillenormand.

--Marius! cria le vieillard. Marius! mon petit Marius! mon enfant! mon
fils bien-aimé! Tu ouvres les yeux, tu me regardes, tu es vivant, merci!

Et il tomba évanoui.



Livre quatrième--Javert déraillé



Chapitre I

Javert déraillé


Javert s'était éloigné à pas lents de la rue de l'Homme-Armé.

Il marchait la tête baissée, pour la première fois de sa vie, et, pour
la première fois de sa vie également, les mains derrière le dos.

Jusqu'à ce jour, Javert n'avait pris, dans les deux attitudes de
Napoléon, que celle qui exprime la résolution, les bras croisés sur la
poitrine, celle qui exprime l'incertitude, les mains derrière le dos,
lui était inconnue. Maintenant, un changement s'était fait; toute sa
personne, lente et sombre, était empreinte d'anxiété.

Il s'enfonça dans les rues silencieuses.

Cependant, il suivait une direction.

Il coupa par le plus court vers la Seine, gagna le quai des Ormes,
longea le quai, dépassa la Grève, et s'arrêta, à quelque distance du
poste de la place du Châtelet, à l'angle du pont Notre-Dame. La Seine
fait là, entre le pont Notre-Dame et le Pont au Change d'une part, et
d'autre part entre le quai de la Mégisserie et le quai aux Fleurs, une
sorte de lac carré traversé par un rapide.

Ce point de la Seine est redouté des mariniers. Rien n'est plus
dangereux que ce rapide, resserré à cette époque et irrité par les
pilotis du moulin du pont, aujourd'hui démoli. Les deux ponts, si
voisins l'un de l'autre, augmentent le péril; l'eau se hâte
formidablement sous les arches. Elle y roule de larges plis terribles;
elle s'y accumule et s'y entasse; le flot fait effort aux piles des
ponts comme pour les arracher avec de grosses cordes liquides. Les
hommes qui tombent là ne reparaissent pas; les meilleurs nageurs s'y
noient.

Javert appuya ses deux coudes sur le parapet, son menton dans ses deux
mains, et, pendant que ses ongles se crispaient machinalement dans
l'épaisseur de ses favoris, il songea.

Une nouveauté, une révolution, une catastrophe, venait de se passer au
fond de lui-même; et il y avait de quoi s'examiner.

Javert souffrait affreusement.

Depuis quelques heures Javert avait cessé d'être simple. Il était
troublé; ce cerveau, si limpide dans sa cécité, avait perdu sa
transparence; il y avait un nuage dans ce cristal. Javert sentait dans
sa conscience le devoir se dédoubler, et il ne pouvait se le dissimuler.
Quand il avait rencontré si inopinément Jean Valjean sur la berge de la
Seine, il y avait eu en lui quelque chose du loup qui ressaisit sa proie
et du chien qui retrouve son maître.

Il voyait devant lui deux routes également droites toutes deux, mais il
en voyait deux; et cela le terrifiait, lui qui n'avait jamais connu dans
sa vie qu'une ligne droite. Et, angoisse poignante, ces deux routes
étaient contraires. L'une de ces deux lignes droites excluait l'autre.
Laquelle des deux était la vraie?

Sa situation était inexprimable.

Devoir la vie à un malfaiteur, accepter cette dette et la rembourser,
être, en dépit de soi-même, de plain-pied avec un repris de justice, et
lui payer un service avec un autre service; se laisser dire: Va-t'en, et
lui dire à son tour: Sois libre; sacrifier à des motifs personnels le
devoir, cette obligation générale, et sentir dans ces motifs personnels
quelque chose de général aussi, et de supérieur peut-être; trahir la
société pour rester fidèle à sa conscience; que toutes ces absurdités se
réalisassent et qu'elles vinssent s'accumuler sur lui-même, c'est ce
dont il était atterré.

Une chose l'avait étonné, c'était que Jean Valjean lui eût fait grâce,
et une chose l'avait pétrifié, c'était que, lui Javert, il eût fait
grâce à Jean Valjean.

Où en était-il? Il se cherchait et ne se trouvait plus.

Que faire maintenant? Livrer Jean Valjean, c'était mal; laisser Jean
Valjean libre, c'était mal. Dans le premier cas, l'homme de l'autorité
tombait plus bas que l'homme du bagne; dans le second, un forçat montait
plus haut que la loi et mettait le pied dessus. Dans les deux cas,
déshonneur pour lui Javert. Dans tous les partis qu'on pouvait prendre,
il y avait de la chute. La destinée a de certaines extrémités à pic sur
l'impossible, et au delà desquelles la vie n'est plus qu'un précipice.
Javert était à une de ces extrémités-là.

Une de ses anxiétés, c'était d'être contraint de penser. La violence
même de toutes ces émotions contradictoires l'y obligeait. La pensée,
chose inusitée pour lui, et singulièrement douloureuse.

Il y a toujours dans la pensée une certaine quantité de rébellion
intérieure; et il s'irritait d'avoir cela en lui.

La pensée, sur n'importe quel sujet en dehors du cercle étroit de ses
fonctions, eût été pour lui, dans tous les cas, une inutilité et une
fatigue; mais la pensée sur la journée qui venait de s'écouler était une
torture. Il fallait bien cependant regarder dans sa conscience après de
telles secousses, et se rendre compte de soi-même à soi-même.

Ce qu'il venait de faire lui donnait le frisson. Il avait, lui Javert,
trouvé bon de décider, contre tous les règlements de police, contre
toute l'organisation sociale et judiciaire, contre le code tout entier,
une mise en liberté; cela lui avait convenu; il avait substitué ses
propres affaires aux affaires publiques; n'était-ce pas inqualifiable?
Chaque fois qu'il se mettait en face de cette action sans nom qu'il
avait commise, il tremblait de la tête aux pieds. À quoi se résoudre?
Une seule ressource lui restait: retourner en hâte rue de l'Homme-Armé,
et faire écrouer Jean Valjean. Il était clair que c'était cela qu'il
fallait faire. Il ne pouvait.

Quelque chose lui barrait le chemin de ce côté-là.

Quelque chose? Quoi? Est-ce qu'il y a au monde autre chose que les
tribunaux, les sentences exécutoires, la police et l'autorité? Javert
était bouleversé.

Un galérien sacré! un forçat imprenable à la justice! et cela par le
fait de Javert!

Que Javert et Jean Valjean, l'homme fait pour sévir, l'homme fait pour
subir, que ces deux hommes, qui étaient l'un et l'autre la chose de la
loi, en fussent venus à ce point de se mettre tous les deux au-dessus de
la loi, est-ce que ce n'était pas effrayant?

Quoi donc! de telles énormités arriveraient et personne ne serait puni!
Jean Valjean, plus fort que l'ordre social tout entier, serait libre, et
lui Javert continuerait de manger le pain du gouvernement!

Sa rêverie devenait peu à peu terrible.

Il eût pu à travers cette rêverie se faire encore quelque reproche au
sujet de l'insurgé rapporté rue des Filles-du-Calvaire; mais il n'y
songeait pas. La faute moindre se perdait dans la plus grande.
D'ailleurs cet insurgé était évidemment un homme mort, et, légalement,
la mort éteint la poursuite.

Jean Valjean, c'était là le poids qu'il avait sur l'esprit.

Jean Valjean le déconcertait. Tous les axiomes qui avaient été les
points d'appui de toute sa vie s'écroulaient devant cet homme. La
générosité de Jean Valjean envers lui Javert l'accablait. D'autres
faits, qu'il se rappelait et qu'il avait autrefois traités de mensonges
et de folies, lui revenaient maintenant comme des réalités. M. Madeleine
reparaissait derrière Jean Valjean, et les deux figures se superposaient
de façon à n'en plus faire qu'une, qui était vénérable. Javert sentait
que quelque chose d'horrible pénétrait dans son âme, l'admiration pour
un forçat. Le respect d'un galérien, est-ce que c'est possible? Il en
frémissait, et ne pouvait s'y soustraire. Il avait beau se débattre, il
était réduit à confesser dans son for intérieur la sublimité de ce
misérable. Cela était odieux.

Un malfaiteur bienfaisant, un forçat compatissant, doux, secourable,
clément, rendant le bien pour le mal, rendant le pardon pour la haine,
préférant la pitié à la vengeance, aimant mieux se perdre que de perdre
son ennemi, sauvant celui qui l'a frappé, agenouillé sur le haut de la
vertu, plus voisin de l'ange que de l'homme! Javert était contraint de
s'avouer que ce monstre existait.

Cela ne pouvait durer ainsi.

Certes, et nous y insistons, il ne s'était pas rendu sans résistance à
ce monstre, à cet ange infâme, à ce héros hideux, dont il était presque
aussi indigné que stupéfait. Vingt fois, quand il était dans cette
voiture face à face avec Jean Valjean, le titre légal avait rugi en lui.
Vingt fois, il avait été tenté de se jeter sur Jean Valjean, de le
saisir et de le dévorer, c'est-à-dire de l'arrêter. Quoi de plus simple
en effet? Crier au premier poste devant lequel on passe:--Voilà un
repris de justice en rupture de ban! appeler les gendarmes et leur
dire:--Cet homme est pour vous! ensuite s'en aller, laisser là ce damné,
ignorer le reste, et ne plus se mêler de rien. Cet homme est à jamais le
prisonnier de la loi; la loi en fera ce qu'elle voudra. Quoi de plus
juste? Javert s'était dit tout cela; il avait voulu passer outre, agir,
appréhender l'homme, et, alors comme à présent, il n'avait pas pu; et
chaque fois que sa main s'était convulsivement levée vers le collet de
Jean Valjean, sa main, comme sous un poids énorme, était retombée, et il
avait entendu au fond de sa pensée une voix, une étrange voix qui lui
criait:--C'est bien. Livre ton sauveur. Ensuite fais apporter la
cuvette de Ponce-Pilate, et lave-toi les griffes.

Puis sa réflexion tombait sur lui-même, et à côté de Jean Valjean
grandi, il se voyait, lui Javert, dégradé.

Un forçat était son bienfaiteur!

Mais aussi pourquoi avait-il permis à cet homme de le laisser vivre? Il
avait, dans cette barricade, le droit d'être tué. Il aurait dû user de
ce droit. Appeler les autres insurgés à son secours contre Jean Valjean,
se faire fusiller de force, cela valait mieux.

Sa suprême angoisse, c'était la disparition de la certitude. Il se
sentait déraciné. Le code n'était plus qu'un tronçon dans sa main. Il
avait affaire à des scrupules d'une espèce inconnue. Il se faisait en
lui une révélation sentimentale, entièrement distincte de l'affirmation
légale, son unique mesure jusqu'alors. Rester dans l'ancienne honnêteté,
cela ne suffisait plus. Tout un ordre de faits inattendus surgissait et
le subjuguait. Tout un monde nouveau apparaissait à son âme, le bienfait
accepté et rendu, le dévouement, la miséricorde, l'indulgence, les
violences faites par la pitié à l'austérité, l'acception de personnes,
plus de condamnation définitive, plus de damnation, la possibilité d'une
larme dans l'oeil de la loi, on ne sait quelle justice selon Dieu allant
en sens inverse de la justice selon les hommes. Il apercevait dans les
ténèbres l'effrayant lever d'un soleil moral inconnu; il en avait
l'horreur et l'éblouissement. Hibou forcé à des regards d'aigle.

Il se disait que c'était donc vrai, qu'il y avait des exceptions, que
l'autorité pouvait être décontenancée, que la règle pouvait rester court
devant un fait, que tout ne s'encadrait pas dans le texte du code, que
l'imprévu se faisait obéir, que la vertu d'un forçat pouvait tendre un
piège à la vertu d'un fonctionnaire, que le monstrueux pouvait être
divin, que la destinée avait de ces embuscades-là, et il songeait avec
désespoir que lui-même n'avait pas été à l'abri d'une surprise.

Il était forcé de reconnaître que la bonté existait. Ce forçat avait été
bon. Et lui-même, chose inouïe, il venait d'être bon. Donc il se
dépravait.

Il se trouvait lâche. Il se faisait horreur.

L'idéal pour Javert, ce n'était pas d'être humain, d'être grand, d'être
sublime; c'était d'être irréprochable.

Or, il venait de faillir.

Comment en était-il arrivé là? comment tout cela s'était-il passé? Il
n'aurait pu se le dire à lui-même. Il prenait sa tête entre ses deux
mains, mais il avait beau faire, il ne parvenait pas à se l'expliquer.

Il avait certainement toujours eu l'intention de remettre Jean Valjean à
la loi, dont Jean Valjean était le captif, et dont lui, Javert, était
l'esclave. Il ne s'était pas avoué un seul instant, pendant qu'il le
tenait, qu'il eût la pensée de le laisser aller. C'était en quelque
sorte à son insu que sa main s'était ouverte et l'avait lâché.

Toutes sortes de nouveautés énigmatiques s'entr'ouvraient devant ses
yeux. Il s'adressait des questions, et il se faisait des réponses, et
ses réponses l'effrayaient. Il se demandait: Ce forçat, ce désespéré,
que j'ai poursuivi jusqu'à le persécuter, et qui m'a eu sous son pied,
et qui pouvait se venger, et qui le devait tout à la fois pour sa
rancune et pour sa sécurité, en me laissant la vie, en me faisant grâce,
qu'a-t-il fait? Son devoir. Non. Quelque chose de plus. Et moi, en lui
faisant grâce à mon tour, qu'ai-je fait? Mon devoir. Non. Quelque chose
de plus. Il y a donc quelque chose de plus que le devoir? Ici il
s'effarait; sa balance se disloquait; l'un des plateaux tombait dans
l'abîme, l'autre s'en allait dans le ciel; et Javert n'avait pas moins
d'épouvante de celui qui était en haut que de celui qui était en bas.
Sans être le moins du monde ce qu'on appelle voltairien, ou philosophe,
ou incrédule, respectueux au contraire, par instinct, pour l'église
établie, il ne la connaissait que comme un fragment auguste de
l'ensemble social; l'ordre était son dogme et lui suffisait; depuis
qu'il avait l'âge d'homme et de fonctionnaire, il mettait dans la police
à peu près toute sa religion; étant, et nous employons ici les mots sans
la moindre ironie et dans leur acception la plus sérieuse, étant, nous
l'avons dit, espion comme on est prêtre. Il avait un supérieur, M.
Gisquet; il n'avait guère songé jusqu'à ce jour à cet autre supérieur,
Dieu.

Ce chef nouveau, Dieu, il le sentait inopinément, et en était troublé.

Il était désorienté de cette présence inattendue; il ne savait que faire
de ce supérieur-là, lui qui n'ignorait pas que le subordonné est tenu de
se courber toujours, qu'il ne doit ni désobéir, ni blâmer, ni discuter,
et que, vis-à-vis d'un supérieur qui l'étonne trop, l'inférieur n'a
d'autre ressource que sa démission.

Mais comment s'y prendre pour donner sa démission à Dieu?

Quoi qu'il en fût, et c'était toujours là qu'il en revenait, un fait
pour lui dominait tout, c'est qu'il venait de commettre une infraction
épouvantable. Il venait de fermer les yeux sur un condamné récidiviste
en rupture de ban. Il venait d'élargir un galérien. Il venait de voler
aux lois un homme qui leur appartenait. Il avait fait cela. Il ne se
comprenait plus. Il n'était pas sûr d'être lui-même. Les raisons mêmes
de son action lui échappaient, il n'en avait que le vertige. Il avait
vécu jusqu'à ce moment de cette foi aveugle qui engendre la probité
ténébreuse. Cette foi le quittait, cette probité lui faisait défaut.
Tout ce qu'il avait cru se dissipait. Des vérités dont il ne voulait pas
l'obsédaient inexorablement. Il fallait désormais être un autre homme.
Il souffrait les étranges douleurs d'une conscience brusquement opérée
de la cataracte. Il voyait ce qu'il lui répugnait de voir. Il se sentait
vidé, inutile, disloqué de sa vie passée, destitué, dissous. L'autorité
était morte en lui. Il n'avait plus de raison d'être.

Situation terrible! être ému.

Être le granit, et douter! être la statue du châtiment fondue tout d'une
pièce dans le moule de la loi, et s'apercevoir subitement qu'on a sous
sa mamelle de bronze quelque chose d'absurde et de désobéissant qui
ressemble presque à un coeur! en venir à rendre le bien pour le bien,
quoiqu'on se soit dit jusqu'à ce jour que ce bien-là c'est le mal! être
le chien de garde, et lécher! être la glace, et fondre! être la
tenaille, et devenir une main! se sentir tout à coup des doigts qui
s'ouvrent! lâcher prise, chose épouvantable!

L'homme projectile ne sachant plus sa route, et reculant!

Être obligé de s'avouer ceci: l'infaillibilité n'est pas infaillible, il
peut y avoir de l'erreur dans le dogme, tout n'est pas dit quand un code
a parlé, la société n'est pas parfaite, l'autorité est compliquée de
vacillation, un craquement dans l'immuable est possible, les juges sont
des hommes, la loi peut se tromper, les tribunaux peuvent se méprendre!
voir une fêlure dans l'immense vitre bleue du firmament!

Ce qui se passait dans Javert, c'était le Fampoux d'une conscience
rectiligne, la mise hors de voie d'une âme, l'écrasement d'une probité
irrésistiblement lancée en ligne droite et se brisant à Dieu. Certes,
cela était étrange. Que le chauffeur de l'ordre, que le mécanicien de
l'autorité, monté sur l'aveugle cheval de fer à voie rigide, puisse être
désarçonné par un coup de lumière! que l'incommutable, le direct, le
correct, le géométrique, le passif, le parfait, puisse fléchir! qu'il y
ait pour la locomotive un chemin de Damas!

Dieu, toujours intérieur à l'homme, et réfractaire, lui la vraie
conscience, à la fausse, défense à l'étincelle de s'éteindre, ordre au
rayon de se souvenir du soleil, injonction à l'âme de reconnaître le
véritable absolu quand il se confronte avec l'absolu fictif, l'humanité
imperdable, le coeur humain inamissible, ce phénomène splendide, le plus
beau peut-être de nos prodiges intérieurs, Javert le comprenait-il?
Javert le pénétrait-il? Javert s'en rendait-il compte? Évidemment non.
Mais sous la pression de cet incompréhensible incontestable, il sentait
son crâne s'entr'ouvrir.

Il était moins le transfiguré que la victime de ce prodige. Il le
subissait, exaspéré. Il ne voyait dans tout cela qu'une immense
difficulté d'être. Il lui semblait que désormais sa respiration était
gênée à jamais.

Avoir sur sa tête de l'inconnu, il n'était pas accoutumé à cela.

Jusqu'ici tout ce qu'il avait au-dessus de lui avait été pour son regard
une surface nette, simple, limpide; là rien d'ignoré, ni d'obscur; rien
qui ne fût défini, coordonné, enchaîné, précis, exact, circonscrit,
limité, fermé; tout prévu; l'autorité était une chose plane; aucune
chute en elle, aucun vertige devant elle. Javert n'avait jamais vu de
l'inconnu qu'en bas. L'irrégulier, l'inattendu, l'ouverture désordonnée
du chaos, le glissement possible dans un précipice, c'était là le fait
des régions inférieures, des rebelles, des mauvais, des misérables.
Maintenant Javert se renversait en arrière, et il était brusquement
effaré par cette apparition inouïe: un gouffre en haut.

Quoi donc! on était démantelé de fond en comble! on était déconcerté,
absolument! À quoi se fier! Ce dont on était convaincu s'effondrait!

Quoi! le défaut de la cuirasse de la société pouvait être trouvé par un
misérable magnanime! Quoi! un honnête serviteur de la loi pouvait se
voir tout à coup pris entre deux crimes, le crime de laisser échapper un
homme, et le crime de l'arrêter! Tout n'était pas certain dans la
consigne donnée par l'état au fonctionnaire! Il pouvait y avoir des
impasses dans le devoir! Quoi donc! tout cela était réel! était-il vrai
qu'un ancien bandit, courbé sous les condamnations, pût se redresser et
finir par avoir raison? était-ce croyable? y avait-il donc des cas où la
loi devait se retirer devant le crime transfiguré en balbutiant des
excuses?

Oui, cela était! et Javert le voyait! et Javert le touchait! et non
seulement il ne pouvait le nier, mais il y prenait part. C'étaient des
réalités. Il était abominable que les faits réels pussent arriver à une
telle difformité.

Si les faits faisaient leur devoir, ils se borneraient à être les
preuves de la loi; les faits, c'est Dieu qui les envoie. L'anarchie
allait-elle donc maintenant descendre de là-haut?

Ainsi,--et dans le grossissement de l'angoisse, et dans l'illusion
d'optique de la consternation, tout ce qui eût pu restreindre et
corriger son impression s'effaçait, et la société, et le genre humain,
et l'univers se résumaient désormais à ses yeux dans un linéament simple
et terrible,--ainsi la pénalité, la chose jugée, la force due à la
législation, les arrêts des cours souveraines, la magistrature, le
gouvernement, la prévention et la répression, la sagesse officielle,
l'infaillibilité légale, le principe d'autorité, tous les dogmes sur
lesquels repose la sécurité politique et civile, la souveraineté, la
justice, la logique découlant du code, l'absolu social, la vérité
publique, tout cela, décombre, monceau, chaos; lui-même Javert, le
guetteur de l'ordre, l'incorruptibilité au service de la police, la
providence-dogue de la société, vaincu et terrassé; et sur toute cette
ruine un homme debout, le bonnet vert sur la tête et l'auréole au front;
voilà à quel bouleversement il en était venu; voilà la vision effroyable
qu'il avait dans l'âme.

Que cela fût supportable. Non.

État violent, s'il en fut. Il n'y avait que deux manières d'en sortir.
L'une d'aller résolûment à Jean Valjean, et de rendre au cachot l'homme
du bagne. L'autre....

Javert quitta le parapet, et, la tête haute cette fois, se dirigea d'un
pas ferme vers le poste indiqué par une lanterne à l'un des coins de la
place du Châtelet.

Arrivé là, il aperçut par la vitre un sergent de ville, et entra. Rien
qu'à la façon dont ils poussent la porte d'un corps de garde, les hommes
de police se reconnaissent entre eux. Javert se nomma, montra sa carte
au sergent, et s'assit à la table du poste où brûlait une chandelle. Il
y avait sur la table une plume, un encrier de plomb, et du papier en cas
pour les procès-verbaux éventuels et les consignations des rondes de
nuit.

Cette table, toujours complétée par sa chaise de paille, est une
institution; elle existe dans tous les postes de police; elle est
invariablement ornée d'une soucoupe en buis pleine de sciure de bois et
d'une grimace en carton pleine de pains à cacheter rouges, et elle est
l'étage inférieur du style officiel. C'est à elle que commence la
littérature de l'État.

Javert prit la plume et une feuille de papier et se mit à écrire. Voici
ce qu'il écrivit:

QUELQUES OBSERVATIONS POUR LE BIEN DU SERVICE.

«Premièrement: je prie monsieur le préfet de jeter les yeux.

«Deuxièmement: les détenus arrivant de l'instruction ôtent leurs
souliers et restent pieds nus sur la dalle pendant qu'on les fouille.
Plusieurs toussent en rentrant à la prison. Cela entraîne des dépenses
d'infirmerie.

«Troisièmement: la filature est bonne, avec relais des agents de
distance en distance, mais il faudrait que, dans les occasions
importantes, deux agents au moins ne se perdissent pas de vue, attendu
que, si, pour une cause quelconque, un agent vient à faiblir dans le
service, l'autre le surveille et le supplée.

«Quatrièmement: on ne s'explique pas pourquoi le règlement spécial de la
prison des Madelonnettes interdit au prisonnier d'avoir une chaise, même
en la payant.

«Cinquièmement: aux Madelonnettes, il n'y a que deux barreaux à la
cantine, ce qui permet à la cantinière de laisser toucher sa main aux
détenus.

«Sixièmement: les détenus, dits aboyeurs, qui appellent les autres
détenus au parloir, se font payer deux sous par le prisonnier pour crier
son nom distinctement. C'est un vol.

«Septièmement: pour un fil courant, on retient dix sous au prisonnier
dans l'atelier des tisserands; c'est un abus de l'entrepreneur, puisque
la toile n'est pas moins bonne.

«Huitièmement: il est fâcheux que les visitants de la Force aient à
traverser la cour des mômes pour se rendre au parloir de
Sainte-Marie-l'Égyptienne.

«Neuvièmement: il est certain qu'on entend tous les jours des gendarmes
raconter dans la cour de la préfecture des interrogatoires de prévenus
par les magistrats. Un gendarme, qui devrait être sacré, répéter ce
qu'il a entendu dans le cabinet de l'instruction, c'est là un désordre
grave.

«Dixièmement: Mme Henry est une honnête femme; sa cantine est fort
propre; mais il est mauvais qu'une femme tienne le guichet de la
souricière du secret. Cela n'est pas digne de la Conciergerie d'une
grande civilisation.»

Javert écrivit ces lignes de son écriture la plus calme et la plus
correcte, n'omettant pas une virgule, et faisant fermement crier le
papier sous la plume. Au-dessous de la dernière ligne il signa:

«Javert.

«Inspecteur de 1ère classe.

«Au poste de la place du Châtelet.

«7 juin 1832, environ une heure du matin.»

Javert sécha l'encre fraîche sur le papier, le plia comme une lettre, le
cacheta, écrivit au dos: _Note pour l'administration_, le laissa sur la
table, et sortit du poste. La porte vitrée et grillée retomba derrière
lui.

Il traversa de nouveau diagonalement la place du Châtelet, regagna le
quai, et revint avec une précision automatique au point même qu'il avait
quitté un quart d'heure auparavant; il s'y accouda, et se retrouva dans
la même attitude sur la même dalle du parapet. Il semblait qu'il n'eût
pas bougé.

L'obscurité était complète. C'était le moment sépulcral qui suit minuit.
Un plafond de nuages cachait les étoiles. Le ciel n'était qu'une
épaisseur sinistre. Les maisons de la Cité n'avaient plus une seule
lumière; personne ne passait; tout ce qu'on apercevait des rues et des
quais était désert; Notre-Dame et les tours du Palais de justice
semblaient des linéaments de la nuit. Un réverbère rougissait la
margelle du quai. Les silhouettes des ponts se déformaient dans la brume
les unes derrière les autres. Les pluies avaient grossi la rivière.

L'endroit où Javert s'était accoudé était, on s'en souvient, précisément
situé au-dessus du rapide de la Seine, à pic sur cette redoutable
spirale de tourbillons qui se dénoue et se renoue comme une vis sans
fin.

Javert pencha la tête et regarda. Tout était noir. On ne distinguait
rien. On entendait un bruit d'écume; mais on ne voyait pas la rivière.
Par instants, dans cette profondeur vertigineuse, une lueur apparaissait
et serpentait vaguement, l'eau ayant cette puissance, dans la nuit la
plus complète, de prendre la lumière on ne sait où et de la changer en
couleuvre. La lueur s'évanouissait, et tout redevenait indistinct.
L'immensité semblait ouverte là. Ce qu'on avait au-dessous de soi, ce
n'était pas de l'eau, c'était du gouffre. Le mur du quai, abrupt,
confus, mêlé à la vapeur, tout de suite dérobé, faisait l'effet d'un
escarpement de l'infini.

On ne voyait rien, mais on sentait la froideur hostile de l'eau et
l'odeur fade des pierres mouillées. Un souffle farouche montait de cet
abîme. Le grossissement du fleuve plutôt deviné qu'aperçu, le tragique
chuchotement du flot, l'énormité lugubre des arches du pont, la chute
imaginable dans ce vide sombre, toute cette ombre était pleine
d'horreur.

Javert demeura quelques minutes immobile, regardant cette ouverture de
ténèbres; il considérait l'invisible avec une fixité qui ressemblait à
de l'attention. L'eau bruissait. Tout à coup, il ôta son chapeau et le
posa sur le rebord du quai. Un moment après, une figure haute et noire,
que de loin quelque passant attardé eût pu prendre pour un fantôme,
apparut debout sur le parapet, se courba vers la Seine, puis se
redressa, et tomba droite dans les ténèbres; il y eut un clapotement
sourd, et l'ombre seule fut dans le secret des convulsions de cette
forme obscure disparue sous l'eau.



Livre cinquième--Le petit-fils et le grand-père



Chapitre I

Où l'on revoit l'arbre à l'emplâtre de zinc


Quelque temps après les événements que nous venons de raconter, le sieur
Boulatruelle eut une émotion vive.

Le sieur Boulatruelle est ce cantonnier de Montfermeil qu'on a déjà
entrevu dans les parties ténébreuses de ce livre.

Boulatruelle, on s'en souvient peut-être, était un homme occupé de
choses troubles et diverses. Il cassait des pierres et endommageait des
voyageurs sur la grande route. Terrassier et voleur, il avait un rêve,
il croyait aux trésors enfouis dans la forêt de Montfermeil. Il espérait
quelque jour trouver de l'argent dans la terre au pied d'un arbre; en
attendant, il en cherchait volontiers dans les poches des passants.

Néanmoins, pour l'instant, il était prudent. Il venait de l'échapper
belle. Il avait été, on le sait, ramassé dans le galetas Jondrette avec
les autres bandits. Utilité d'un vice: son ivrognerie l'avait sauvé. On
n'avait jamais pu éclaircir s'il était là comme voleur ou comme volé.
Une ordonnance de non-lieu, fondée sur son état d'ivresse bien constaté
dans la soirée du guet-apens, l'avait mis en liberté. Il avait repris la
clef des bois. Il était revenu à son chemin de Gagny à Lagny faire, sous
la surveillance administrative, de l'empierrement pour le compte de
l'état, la mine basse, fort pensif, un peu refroidi pour le vol, qui
avait failli le perdre, mais ne se tournant qu'avec plus
d'attendrissement vers le vin, qui venait de le sauver.

Quant à l'émotion vive qu'il eut peu de temps après sa rentrée sous le
toit de gazon de sa hutte de cantonnier, la voici:

Un matin, Boulatruelle, en se rendant comme d'habitude à son travail, et
à son affût peut-être, un peu avant le point du jour, aperçut parmi les
branches un homme dont il ne vit que le dos, mais dont l'encolure, à ce
qui lui sembla, à travers la distance et le crépuscule, ne lui était pas
tout à fait inconnue. Boulatruelle, quoique ivrogne, avait une mémoire
correcte et lucide, arme défensive indispensable à quiconque est un peu
en lutte avec l'ordre légal.

--Où diable ai-je vu quelque chose comme cet homme-là? se demanda-t-il.

Mais il ne put rien se répondre, sinon que cela ressemblait à quelqu'un
dont il avait confusément la trace dans l'esprit.

Boulatruelle, du reste, en dehors de l'identité qu'il ne réussissait
point à ressaisir, fit des rapprochements et des calculs. Cet homme
n'était pas du pays. Il y arrivait. À pied, évidemment. Aucune voiture
publique ne passe à ces heures-là à Montfermeil. Il avait marché toute
la nuit. D'où venait-il? De pas loin. Car il n'avait ni havre-sac, ni
paquet. De Paris sans doute. Pourquoi était-il dans ce bois? pourquoi y
était-il à pareille heure? qu'y venait-il faire?

Boulatruelle songea au trésor. À force de creuser dans sa mémoire, il se
rappela vaguement avoir eu déjà, plusieurs années auparavant, une
semblable alerte au sujet d'un homme qui lui faisait bien l'effet de
pouvoir être cet homme-là.

Tout en méditant, il avait, sous le poids même de sa méditation, baissé
la tête, chose naturelle, mais peu habile. Quand il la releva, il n'y
avait plus rien. L'homme s'était effacé dans la forêt et dans le
crépuscule.

--Par le diantre, dit Boulatruelle, je le retrouverai.

Je découvrirai la paroisse de ce paroissien-là. Ce promeneur de
patron-minette a un pourquoi, je le saurai. On n'a pas de secret dans
mon bois sans que je m'en mêle.

Il prit sa pioche qui était fort aiguë.

--Voilà, grommela-t-il, de quoi fouiller la terre et un homme.

Et, comme on rattache un fil à un autre fil, emboîtant le pas de son
mieux dans l'itinéraire que l'homme avait dû suivre, il se mit en marche
à travers le taillis.

Quand il eut fait une centaine d'enjambées, le jour, qui commençait à se
lever, l'aida. Des semelles empreintes sur le sable çà et là, des herbes
foulées, des bruyères écrasées, de jeunes branches pliées dans les
broussailles et se redressant avec une gracieuse lenteur comme les bras
d'une jolie femme qui s'étire en se réveillant, lui indiquèrent une
sorte de piste. Il la suivit puis il la perdit. Le temps s'écoulait. Il
entra plus avant dans le bois et parvint sur une espèce d'éminence. Un
chasseur matinal qui passait au loin sur un sentier en sifflant l'air de
Guillery lui donna l'idée de grimper dans un arbre. Quoique vieux il
était agile. Il y avait là un hêtre de grande taille, digne de Tityre et
de Boulatruelle. Boulatruelle monta sur le hêtre, le plus haut qu'il
put.

L'idée était bonne. En explorant la solitude du côté où le bois est tout
à fait enchevêtré et farouche, Boulatruelle aperçut tout à coup l'homme.

À peine l'eut-il aperçu qu'il le perdit de vue.

L'homme entra, ou plutôt se glissa, dans une clairière assez éloignée,
masquée par de grands arbres, mais que Boulatruelle connaissait très
bien, pour y avoir remarqué près d'un gros tas de pierres meulières, un
châtaignier malade pansé avec une plaque de zinc clouée à même sur
l'écorce. Cette clairière est celle qu'on appelait autrefois le fonds
Blaru. Le tas de pierres, destiné à on ne sait quel emploi, qu'on y
voyait il y a trente ans, y est sans doute encore. Rien n'égale la
longévité d'un tas de pierres, si ce n'est celle d'une palissade en
planches. C'est là provisoirement. Quelle raison pour durer!

Boulatruelle, avec la rapidité de la joie, se laissa tomber de l'arbre
plutôt qu'il n'en descendit. Le gîte était trouvé, il s'agissait de
saisir la bête. Ce fameux trésor rêvé était probablement là.

Ce n'était pas une petite affaire d'arriver à cette clairière. Par les
sentiers battus, qui font mille zigzags taquinants, il fallait un bon
quart d'heure. En ligne droite, par le fourré, qui est là singulièrement
épais, très épineux et très agressif, il fallait une grande demi-heure.
C'est ce que Boulatruelle eut le tort de ne point comprendre. Il crut à
la ligne droite; illusion d'optique respectable, mais qui perd beaucoup
d'hommes. Le fourré, si hérissé qu'il fût, lui parut le bon chemin.

--Prenons par la rue de Rivoli des loups, dit-il.

Boulatruelle, accoutumé à aller de travers, fit cette fois la faute
d'aller droit.

Il se jeta résolument dans la mêlée des broussailles.

Il eut affaire à des houx, à des orties, à des aubépines, à des
églantiers, à des chardons, à des ronces fort irascibles. Il fut très
égratigné.

Au bas du ravin, il trouva de l'eau qu'il fallut traverser.

Il arriva enfin à la clairière Blaru, au bout de quarante minutes,
suant, mouillé, essoufflé, griffé, féroce.

Personne dans la clairière.

Boulatruelle courut au tas de pierres. Il était à sa place. On ne
l'avait pas emporté.

Quant à l'homme, il s'était évanoui dans la forêt. Il s'était évadé. Où?
de quel côté? dans quel fourré? Impossible de le deviner.

Et, chose poignante, il y avait derrière le tas de pierres, devant
l'arbre à la plaque de zinc, de la terre toute fraîche remuée, une
pioche oubliée ou abandonnée, et un trou.

Ce trou était vide.

--Voleur! cria Boulatruelle en montrant les deux poings à l'horizon.



Chapitre II

Marius, en sortant de la guerre civile, s'apprête à la guerre domestique


Marius fut longtemps ni mort, ni vivant. Il eut durant plusieurs
semaines une fièvre accompagnée de délire, et d'assez graves symptômes
cérébraux causés plutôt encore par les commotions des blessures à la
tête que par les blessures elles-mêmes.

Il répéta le nom de Cosette pendant des nuits entières dans la loquacité
lugubre de la fièvre et avec la sombre opiniâtreté de l'agonie. La
largeur de certaines lésions fut un sérieux danger, la suppuration des
plaies larges pouvant toujours se résorber, et par conséquent tuer le
malade, sous de certaines influences atmosphériques; à chaque changement
de temps, au moindre orage, le médecin était inquiet.--Surtout que le
blessé n'ait aucune émotion, répétait-il. Les pansements étaient
compliqués et difficiles, la fixation des appareils et des linges par le
sparadrap n'ayant pas encore été imaginée à cette époque. Nicolette
dépensa en charpie un drap de lit «grand comme un plafond», disait-elle.
Ce ne fut pas sans peine que les lotions chlorurées et le nitrate
d'argent vinrent à bout de la gangrène. Tant qu'il y eut péril, M.
Gillenormand, éperdu au chevet de son petit-fils, fut comme Marius; ni
mort ni vivant.

Tous les jours, et quelquefois deux fois par jour, un monsieur en
cheveux blancs, fort bien mis, tel était le signalement donné par le
portier, venait savoir des nouvelles du blessé, et déposait pour les
pansements un gros paquet de charpie.

Enfin, le 7 septembre, quatre mois, jour pour jour, après la douloureuse
nuit où on l'avait rapporté mourant chez son grand-père, le médecin
déclara qu'il répondait de lui. La convalescence s'ébaucha. Marius dut
pourtant rester encore plus de deux mois étendu sur une chaise longue à
cause des accidents produits par la fracture de la clavicule. Il y a
toujours comme cela une dernière plaie qui ne veut pas se fermer et qui
éternise les pansements, au grand ennui du malade.

Du reste, cette longue maladie et cette longue convalescence le
sauvèrent des poursuites. En France, il n'y a pas de colère, même
publique, que six mois n'éteignent. Les émeutes, dans l'état où est la
société, sont tellement la faute de tout le monde qu'elles sont suivies
d'un certain besoin de fermer les yeux.

Ajoutons que l'inqualifiable ordonnance Gisquet, qui enjoignait aux
médecins de dénoncer les blessés, ayant indigné l'opinion, et non
seulement l'opinion, mais le roi tout le premier, les blessés furent
couverts et protégés par cette indignation; et, à l'exception de ceux
qui avaient été faits prisonniers dans le combat flagrant, les conseils
de guerre n'osèrent en inquiéter aucun. On laissa donc Marius
tranquille.

M. Gillenormand traversa toutes les angoisses d'abord, et ensuite toutes
les extases. On eut beaucoup de peine à l'empêcher de passer toutes les
nuits près du blessé; il fit apporter son grand fauteuil à côté du lit
de Marius; il exigea que sa fille prît le plus beau linge de la maison
pour en faire des bandes. Mademoiselle Gillenormand, en personne sage et
aînée, trouva moyen d'épargner le beau linge, tout en laissant croire à
l'aïeul qu'il était obéi. M. Gillenormand ne permit pas qu'on lui
expliquât que pour faire de la charpie la batiste ne vaut pas la grosse
toile, ni la toile neuve la toile usée. Il assistait à tous les
pansements dont mademoiselle Gillenormand s'absentait pudiquement. Quand
on coupait les chairs mortes avec des ciseaux, il disait: aïe! aïe! Rien
n'était touchant comme de le voir tendre au blessé une tasse de tisane
avec son doux tremblement sénile. Il accablait le médecin de questions.
Il ne s'apercevait pas qu'il recommençait toujours les mêmes.

Le jour où le médecin lui annonça que Marius était hors de danger, le
bonhomme fut en délire. Il donna trois louis de gratification à son
portier. Le soir, en rentrant dans sa chambre, il dansa une gavotte, en
faisant des castagnettes avec son pouce et son index, et il chanta une
chanson que voici:

          _Jeanne est née à Fougère,_
          _Vrai nid d'une bergère;_
          _J'adore son jupon_
          _Fripon._

          _Amour, tu viens en elle,_
          _Car c'est dans sa prunelle_
          _Que tu mets ton carquois,_
          _Narquois!_

          _Moi, je la chante, et j'aime_
          _Plus que Diane même_
          _Jeanne et ses durs tétons_
          _Bretons._

Puis il se mit à genoux sur une chaise, et Basque, qui l'observait par
la porte entrouverte, crut être sûr qu'il priait.

Jusque-là, il n'avait guère cru en Dieu.

À chaque nouvelle phase du mieux, qui allait se dessinant de plus en
plus, l'aïeul extravaguait. Il faisait un tas d'actions machinales
pleines d'allégresse, il montait et descendait les escaliers sans savoir
pourquoi. Une voisine, jolie du reste, fut toute stupéfaite de recevoir
un matin un gros bouquet; c'était M. Gillenormand qui le lui envoyait.
Le mari fit une scène de jalousie. M. Gillenormand essayait de prendre
Nicolette sur ses genoux. Il appelait Marius monsieur le baron. Il
criait: Vive la république!

À chaque instant, il demandait au médecin: N'est-ce pas qu'il n'y a plus
de danger? Il regardait Marius avec des yeux de grand'mère. Il le
couvait quand il mangeait. Il ne se connaissait plus, il ne se comptait
plus, Marius était le maître de la maison, il y avait de l'abdication
dans sa joie, il était le petit-fils de son petit-fils.

Dans cette allégresse où il était, c'était le plus vénérable des
enfants. De peur de fatiguer ou d'importuner le convalescent, il se
mettait derrière lui pour lui sourire. Il était content, joyeux, ravi,
charmant, jeune. Ses cheveux blancs ajoutaient une majesté douce à la
lumière gaie qu'il avait sur le visage. Quand la grâce se mêle aux
rides, elle est adorable. Il y a on ne sait quelle aurore dans la
vieillesse épanouie.

Quant à Marius, tout en se laissant panser et soigner, il avait une idée
fixe, Cosette.

Depuis que la fièvre et le délire l'avaient quitté, il ne prononçait
plus ce nom, et l'on aurait pu croire qu'il n'y songeait plus. Il se
taisait, précisément parce que son âme était là.

Il ne savait ce que Cosette était devenue, toute l'affaire de la rue de
la Chanvrerie était comme un nuage dans son souvenir; des ombres presque
indistinctes flottaient dans son esprit, Éponine, Gavroche, Mabeuf, les
Thénardier, tous ses amis lugubrement mêlés à la fumée de la barricade;
l'étrange passage de M. Fauchelevent dans cette aventure sanglante lui
faisait l'effet d'une énigme dans une tempête; il ne comprenait rien à
sa propre vie, il ne savait comment ni par qui il avait été sauvé, et
personne ne le savait autour de lui; tout ce qu'on avait pu lui dire,
c'est qu'il avait été rapporté la nuit dans un fiacre rue des
Filles-du-Calvaire; passé, présent, avenir, tout n'était plus en lui que
le brouillard d'une idée vague, mais il y avait dans cette brume un
point immobile, un linéament net et précis, quelque chose qui était en
granit, une résolution, une volonté: retrouver Cosette. Pour lui, l'idée
de la vie n'était pas distincte de l'idée de Cosette, il avait décrété
dans son coeur qu'il n'accepterait pas l'une sans l'autre, et il était
inébranlablement décidé à exiger de n'importe qui voudrait le forcer à
vivre, de son grand-père, du sort, de l'enfer, la restitution de son
éden disparu.

Les obstacles, il ne se les dissimulait pas.

Soulignons ici un détail: il n'était point gagné et était peu attendri
par toutes les sollicitudes et toutes les tendresses de son grand-père.
D'abord il n'était pas dans le secret de toutes; ensuite, dans ses
rêveries de malade, encore fiévreuses peut-être, il se défiait de ces
douceurs-là comme d'une chose étrange et nouvelle ayant pour but de le
dompter. Il y restait froid. Le grand-père dépensait en pure perte son
pauvre vieux sourire. Marius se disait que c'était bon tant que lui
Marius ne parlait pas et se laissait faire; mais que, lorsqu'il
s'agirait de Cosette, il trouverait un autre visage, et que la véritable
attitude de l'aïeul se démasquerait. Alors ce serait rude; recrudescence
des questions de famille, confrontation des positions, tous les
sarcasmes et toutes les objections à la fois, Fauchelevent, Coupelevent,
la fortune, la pauvreté, la misère, la pierre au cou, l'avenir.
Résistance violente; conclusion, refus. Marius se roidissait d'avance.

Et puis, à mesure qu'il reprenait vie, ses anciens griefs
reparaissaient, les vieux ulcères de sa mémoire se rouvraient, il
resongeait au passé, le colonel Pontmercy se replaçait entre M.
Gillenormand et lui Marius, il se disait qu'il n'avait aucune vraie
bonté à espérer de qui avait été si injuste et si dur pour son père. Et
avec la santé il lui revenait une sorte d'âpreté contre son aïeul. Le
vieillard en souffrait doucement.

M. Gillenormand, sans en rien témoigner d'ailleurs, remarquait que
Marius, depuis qu'il avait été rapporté chez lui et qu'il avait repris
connaissance, ne lui avait pas dit une seule fois mon père. Il ne disait
point monsieur, cela est vrai; mais il trouvait moyen de ne dire ni l'un
ni l'autre, par une certaine manière de tourner ses phrases.

Une crise approchait évidemment.

Comme il arrive presque toujours en pareil cas, Marius, pour s'essayer,
escarmoucha avant de livrer bataille. Cela s'appelle tâter le terrain.
Un matin il advint que M. Gillenormand, à propos d'un journal qui lui
était tombé sous la main, parla légèrement de la Convention et lâcha un
épiphonème royaliste sur Danton, Saint-Just et Robespierre.

--Les hommes de 93 étaient des géants, dit Marius avec sévérité. Le
vieillard se tut et ne souffla point du reste de la journée.

Marius, qui avait toujours présent à l'esprit l'inflexible grand-père de
ses premières années, vit dans ce silence une profonde concentration de
colère, en augura une lutte acharnée, et augmenta dans les
arrière-recoins de sa pensée ses préparatifs de combat.

Il arrêta qu'en cas de refus il arracherait ses appareils, disloquerait
sa clavicule, mettrait à nu et à vif ce qu'il lui restait de plaies, et
repousserait toute nourriture. Ses plaies, c'étaient ses munitions.
Avoir Cosette ou mourir.

Il attendit le moment favorable avec la patience sournoise des malades.

Ce moment arriva.



Chapitre III

Marius attaque


Un jour, M. Gillenormand, tandis que sa fille mettait en ordre les
fioles et les tasses sur le marbre de la commode, était penché sur
Marius, et lui disait de son accent le plus tendre:

--Vois-tu, mon petit Marius, à ta place je mangerais maintenant plutôt
de la viande que du poisson. Une sole frite, cela est excellent pour
commencer une convalescence, mais, pour mettre le malade debout, il faut
une bonne côtelette.

Marius, dont presque toutes les forces étaient revenues, les rassembla,
se dressa sur son séant, appuya ses deux poings crispés sur les draps de
son lit, regarda son grand-père en face, prit un air terrible et dit:

--Ceci m'amène à vous dire une chose.

--Laquelle?

--C'est que je veux me marier.

--Prévu, dit le grand-père. Et il éclata de rire.

--Comment, prévu?

--Oui, prévu. Tu l'auras, ta fillette.

Marius, stupéfait et accablé par l'éblouissement, trembla de tous ses
membres.

M. Gillenormand continua:

--Oui, tu l'auras, ta belle jolie petite fille. Elle vient tous les
jours sous la forme d'un vieux monsieur savoir de tes nouvelles. Depuis
que tu es blessé, elle passe son temps à pleurer et à faire de la
charpie. Je me suis informé. Elle demeure rue de l'Homme-Armé, numéro
sept. Ah, nous y voilà! Ah! tu la veux. Eh bien, tu l'auras. Ça
t'attrape. Tu avais fait ton petit complot, tu t'étais dit:--Je vais lui
signifier cela carrément à ce grand-père, à cette momie de la régence et
du directoire, à cet ancien beau, à ce Dorante devenu Géronte; il a eu
ses légèretés aussi, lui, et ses amourettes, et ses grisettes, et ses
Cosettes; il a fait son frou-frou, il a eu ses ailes, il a mangé du pain
du printemps; il faudra bien qu'il s'en souvienne. Nous allons voir.
Bataille. Ah! Tu prends le hanneton par les cornes. C'est bon. Je
t'offre une côtelette, et tu me réponds: À propos, je veux me marier.
C'est ça qui est une transition! Ah! tu avais compté sur de la bisbille.
Tu ne savais pas que j'étais un vieux lâche. Qu'est-ce que tu dis de ça?
Tu bisques. Trouver ton grand-père encore plus bête que toi, tu ne t'y
attendais pas, tu perds le discours que tu devais me faire, monsieur
l'avocat, c'est taquinant. Eh bien, tant pis, rage. Je fais ce que tu
veux, ça te la coupe, imbécile! Écoute. J'ai pris des renseignements,
moi aussi je suis sournois; elle est charmante, elle est sage, le
lancier n'est pas vrai, elle a fait des tas de charpie, c'est un bijou;
elle t'adore. Si tu étais mort, nous aurions été trois; sa bière aurait
accompagné la mienne. J'avais bien eu l'idée, dès que tu as été mieux,
de te la camper tout bonnement à ton chevet, mais il n'y a que dans les
romans qu'on introduit tout de go les jeunes filles près du lit des
jolis blessés qui les intéressent. Ça ne se fait pas. Qu'aurait dit ta
tante? Tu étais tout nu les trois quarts du temps, mon bonhomme. Demande
à Nicolette, qui ne t'a pas quitté une minute, s'il y avait moyen qu'une
femme fût là. Et puis qu'aurait dit le médecin? Ça ne guérit pas la
fièvre, une jolie fille. Enfin, c'est bon, n'en parlons plus, c'est dit,
c'est fait, c'est bâclé, prends-la. Telle est ma férocité. Vois-tu, j'ai
vu que tu ne m'aimais pas, j'ai dit: Qu'est-ce que je pourrais donc
faire pour que cet animal-là m'aime? J'ai dit: Tiens, j'ai ma petite
Cosette sous la main, je vais la lui donner, il faudra bien qu'il m'aime
alors un peu, ou qu'il dise pourquoi. Ah! tu croyais que le vieux allait
tempêter, faire la grosse voix, crier non, et lever la canne sur toute
cette aurore. Pas du tout. Cosette, soit. Amour, soit. Je ne demande pas
mieux. Monsieur, prenez la peine de vous marier. Sois heureux, mon
enfant bien-aimé.

Cela dit, le vieillard éclata en sanglots.

Et il prit la tête de Marius, et il la serra dans ses deux bras contre
sa vieille poitrine, et tous deux se mirent à pleurer. C'est là une des
formes du bonheur suprême.

--Mon père! s'écria Marius.

--Ah! tu m'aimes donc? dit le vieillard.

Il y eut un moment ineffable. Ils étouffaient et ne pouvaient parler.

Enfin le vieillard bégaya:

--Allons! le voilà débouché. Il m'a dit: Mon père.

Marius dégagea sa tête des bras de l'aïeul, et dit doucement:

--Mais, mon père, à présent que je me porte bien, il me semble que je
pourrais la voir.

--Prévu encore, tu la verras demain.

--Mon père!

--Quoi?

--Pourquoi pas aujourd'hui?

--Eh bien, aujourd'hui. Va pour aujourd'hui. Tu m'as dit trois fois «mon
père», ça vaut bien ça. Je vais m'en occuper. On te l'amènera. Prévu, te
dis-je. Ceci a déjà été mis en vers. C'est le dénouement de l'élégie du
_Jeune malade_ d'André Chénier, d'André Chénier qui a été égorgé par les
scélér...--par les géants de 93.

M. Gillenormand crut apercevoir un léger froncement du sourcil de
Marius, qui, en vérité, nous devons le dire, ne l'écoutait plus, envolé
qu'il était dans l'extase, et pensant beaucoup plus à Cosette qu'à 1793.
Le grand-père, tremblant d'avoir introduit si mal à propos André
Chénier, reprit précipitamment:

--Égorgé n'est pas le mot. Le fait est que les grands génies
révolutionnaires, qui n'étaient pas méchants, cela est incontestable,
qui étaient des héros, pardi! trouvaient qu'André Chénier les gênait un
peu, et qu'ils l'ont fait guillot....--C'est-à-dire que ces grands
hommes, le sept thermidor, dans l'intérêt du salut public, ont prié
André Chénier de vouloir bien aller....

M. Gillenormand, pris à la gorge par sa propre phrase, ne put continuer;
ne pouvant ni la terminer, ni la rétracter, pendant que sa fille
arrangeait derrière Marius l'oreiller, bouleversé de tant d'émotions, le
vieillard se jeta, avec autant de vitesse que son âge le lui permit,
hors de la chambre à coucher, en repoussa la porte derrière lui, et,
pourpre, étranglant, écumant, les yeux hors de la tête, se trouva nez à
nez avec l'honnête Basque qui cirait les bottes dans l'antichambre. Il
saisit Basque au collet et lui cria en plein visage avec fureur:--Par
les cent mille Javottes du diable, ces brigands l'ont assassiné!

--Qui, monsieur?

--André Chénier!

--Oui, monsieur, dit Basque épouvanté.



Chapitre IV

Mademoiselle Gillenormand finit par ne plus trouver mauvais que M.
Fauchelevent soit entré avec quelque chose sous le bras


Cosette et Marius se revirent.

Ce que fut l'épreuve, nous renonçons à le dire. Il y a des choses qu'il
ne faut pas essayer de peindre; le soleil est du nombre.

Toute la famille, y compris Basque et Nicolette, était réunie dans la
chambre de Marius au moment où Cosette entra.

Elle apparut sur le seuil; il semblait qu'elle était dans un nimbe.

Précisément à cet instant-là, le grand-père allait se moucher, il resta
court, tenant son nez dans son mouchoir et regardant Cosette par-dessus.

--Adorable! s'écria-t-il.

Puis il se moucha bruyamment.

Cosette était enivrée, ravie, effrayée, au ciel. Elle était aussi
effarouchée qu'on peut l'être par le bonheur. Elle balbutiait, toute
pâle, toute rouge, voulant se jeter dans les bras de Marius, et n'osant
pas. Honteuse d'aimer devant tout ce monde. On est sans pitié pour les
amants heureux; on reste là quand ils auraient le plus envie d'être
seuls. Ils n'ont pourtant pas du tout besoin des gens.

Avec Cosette et derrière elle, était entré un homme en cheveux blancs,
grave, souriant néanmoins, mais d'un vague et poignant sourire. C'était
«monsieur Fauchelevent»; c'était Jean Valjean.

Il était _très bien mis_, comme avait dit le portier, entièrement vêtu
de noir et de neuf et en cravate blanche.

Le portier était à mille lieues de reconnaître dans ce bourgeois
correct, dans ce notaire probable, l'effrayant porteur de cadavre qui
avait surgi à sa porte dans la nuit du 7 juin, déguenillé, fangeux,
hideux, hagard, la face masquée de sang et de boue, soutenant sous les
bras Marius évanoui; cependant son flair de portier était éveillé. Quand
M. Fauchelevent était arrivé avec Cosette, le portier n'avait pu
s'empêcher de confier à sa femme cet aparté: Je ne sais pourquoi je me
figure toujours que j'ai déjà vu ce visage-là.

M. Fauchelevent, dans la chambre de Marius, restait comme à l'écart près
de la porte. Il avait sous le bras un paquet assez semblable à un volume
in-octavo, enveloppé dans du papier. Le papier de l'enveloppe était
verdâtre et semblait moisi.

--Est-ce que ce monsieur a toujours comme cela des livres sous le bras?
demanda à voix basse à Nicolette mademoiselle Gillenormand qui n'aimait
point les livres.

--Eh bien, répondit du même ton M. Gillenormand qui l'avait entendue,
c'est un savant. Après? Est-ce sa faute? M. Boulard, que j'ai connu, ne
marchait jamais sans un livre, lui non plus, et avait toujours comme
cela un bouquin contre son coeur.

Et, saluant, il dit à haute voix:

--Monsieur Tranchelevent....

Le père Gillenormand ne le fit pas exprès, mais l'inattention aux noms
propres était chez lui une manière aristocratique.

--Monsieur Tranchelevent, j'ai l'honneur de vous demander pour mon
petit-fils, monsieur le baron Marius Pontmercy, la main de mademoiselle.

«Monsieur Tranchelevent» s'inclina.

--C'est dit, fit l'aïeul.

Et, se tournant vers Marius et Cosette, les deux bras étendus et
bénissant, il cria:

--Permission de vous adorer.

Ils ne se le firent pas dire deux fois. Tant pis! le gazouillement
commença. Ils se parlaient bas, Marius accoudé sur sa chaise longue,
Cosette debout près de lui.--Ô mon Dieu! murmurait Cosette, je vous
revois. C'est toi, c'est vous! Être allé se battre comme cela! Mais
pourquoi? C'est horrible. Pendant quatre mois, j'ai été morte. Oh! que
c'est méchant d'avoir été à cette bataille! Qu'est-ce que je vous avais
fait? Je vous pardonne, mais vous ne le ferez plus. Tout à l'heure,
quand on est venu nous dire de venir, j'ai encore cru que j'allais
mourir, mais c'était de joie. J'étais si triste! Je n'ai pas pris le
temps de m'habiller, je dois faire peur. Qu'est-ce que vos parents
diront de me voir une collerette toute chiffonnée? Mais parlez donc!
Vous me laissez parler toute seule. Nous sommes toujours rue de
l'Homme-Armé. Il paraît que votre épaule, c'était terrible. On m'a dit
qu'on pouvait mettre le poing dedans. Et puis il paraît qu'on a coupé
les chairs avec des ciseaux. C'est ça qui est affreux. J'ai pleuré, je
n'ai plus d'yeux. C'est drôle qu'on puisse souffrir comme cela. Votre
grand-père a l'air très bon! Ne vous dérangez pas, ne vous mettez pas
sur le coude, prenez garde, vous allez vous faire du mal. Oh! comme je
suis heureuse! C'est donc fini, le malheur! Je suis toute sotte. Je
voulais vous dire des choses que je ne sais plus du tout. M'aimez-vous
toujours? Nous demeurons rue de l'Homme-Armé. Il n'y a pas de jardin.
J'ai fait de la charpie tout le temps; tenez, monsieur, regardez, c'est
votre faute, j'ai un durillon aux doigts.--Ange! disait Marius.

_Ange_ est le seul mot de la langue qui ne puisse s'user. Aucun autre
mot ne résisterait à l'emploi impitoyable qu'en font les amoureux.

Puis, comme il y avait des assistants, ils s'interrompirent et ne dirent
plus un mot, se bornant à se toucher tout doucement la main.

M. Gillenormand se tourna vers tous ceux qui étaient dans la chambre et
cria:

--Parlez donc haut, vous autres. Faites du bruit, la cantonade. Allons,
un peu de brouhaha, que diable! que ces enfants puissent jaser à leur
aise.

Et, s'approchant de Marius et de Cosette, il leur dit tout bas:

--Tutoyez-vous. Ne vous gênez pas.

La tante Gillenormand assistait avec stupeur à cette irruption de
lumière dans son intérieur vieillot. Cette stupeur n'avait rien
d'agressif; ce n'était pas le moins du monde le regard scandalisé et
envieux d'une chouette à deux ramiers; c'était l'oeil bête d'une pauvre
innocente de cinquante-sept ans; c'était la vie manquée regardant ce
triomphe, l'amour.

--Mademoiselle Gillenormand aînée, lui disait son père, je t'avais bien
dit que cela t'arriverait.

Il resta un moment silencieux et ajouta:

--Regarde le bonheur des autres.

Puis il se tourna vers Cosette:

--Qu'elle est jolie! qu'elle est jolie! C'est un Greuze. Tu vas donc
avoir cela pour toi seul, polisson! Ah! mon coquin, tu l'échappes belle
avec moi, tu es heureux, si je n'avais pas quinze ans de trop, nous nous
battrions à l'épée à qui l'aurait. Tiens! je suis amoureux de vous,
mademoiselle. C'est tout simple. C'est votre droit. Ah! la belle jolie
charmante petite noce que cela va faire! C'est Saint-Denis du
Saint-Sacrement qui est notre paroisse, mais j'aurai une dispense pour
que vous vous épousiez à Saint-Paul. L'église est mieux. C'est bâti par
les jésuites. C'est plus coquet. C'est vis-à-vis la fontaine du cardinal
de Birague. Le chef-d'oeuvre de l'architecture jésuite est à Namur. Ça
s'appelle Saint-Loup. Il faudra y aller quand vous serez mariés. Cela
vaut le voyage. Mademoiselle, je suis tout à fait de votre parti, je
veux que les filles se marient, c'est fait pour ça. Il y a une certaine
sainte Catherine que je voudrais voir toujours décoiffée. Rester fille,
c'est beau, mais c'est froid. La Bible dit: Multipliez. Pour sauver le
peuple, il faut Jeanne d'Arc; mais, pour faire le peuple, il faut la
mère Gigogne. Donc, mariez-vous, les belles. Je ne vois vraiment pas à
quoi bon rester fille? Je sais bien qu'on a une chapelle à part dans
l'église et qu'on se rabat sur la confrérie de la Vierge; mais,
sapristi, un joli mari, brave garçon, et, au bout d'un an, un gros
mioche blond qui vous tette gaillardement, et qui a de bons plis de
graisse aux cuisses, et qui vous tripote le sein à poignées dans ses
petites pattes roses en riant comme l'aurore, cela vaut pourtant mieux
que de tenir un _cierge_ à vêpres et de chanter _Turris eburnea_!

Le grand-père fit une pirouette sur ses talons de quatre-vingt-dix ans,
et se remit à parler, comme un ressort qui repart:

--Ainsi, bornant le cours de tes rêvasseries, Alcippe, il est donc vrai,
dans peu tu te maries.

«À propos!

--Quoi? mon père?

--N'avais-tu pas un ami intime?

--Oui, Courfeyrac.

--Qu'est-il devenu?

--Il est mort.

--Ceci est bon.

Il s'assit près d'eux, fit asseoir Cosette, et prit leurs quatre mains
dans ses vieilles mains ridées.

--Elle est exquise, cette mignonne. C'est un chef-d'oeuvre, cette
Cosette-là! Elle est très petite fille et très grande dame. Elle ne sera
que baronne, c'est déroger; elle est née marquise. Vous a-t-elle des
cils! Mes enfants, fichez-vous bien dans la caboche que vous êtes dans
le vrai. Aimez-vous. Soyez-en bêtes. L'amour, c'est la bêtise des hommes
et l'esprit de Dieu. Adorez-vous. Seulement, ajouta-t-il rembruni tout à
coup, quel malheur! Voilà que j'y pense! Plus de la moitié de ce que
j'ai est en viager; tant que je vivrai, cela ira encore, mais après ma
mort, dans une vingtaine d'années d'ici, ah! mes pauvres enfants, vous
n'aurez pas le sou! Vos belles mains blanches, madame la baronne, feront
au diable l'honneur de le tirer par la queue.

Ici on entendit une voix grave et tranquille qui disait:

--Mademoiselle Euphrasie Fauchelevent a six cent mille francs.

C'était la voix de Jean Valjean.

Il n'avait pas encore prononcé une parole, personne ne semblait même
plus savoir qu'il était là, et il se tenait debout et immobile derrière
tous ces gens heureux.

--Qu'est-ce que c'est que mademoiselle Euphrasie en question? demanda le
grand-père effaré.

--C'est moi, reprit Cosette.

--Six cent mille francs! répondit Gillenormand.

--Moins quatorze ou quinze mille francs peut-être, dit Jean Valjean.

Et il posa sur la table le paquet que la tante Gillenormand avait pris
pour un livre.

Jean Valjean ouvrit lui-même le paquet; c'était une liasse de billets de
banque. On les feuilleta et on les compta. Il y avait cinq cents billets
de mille francs et cent soixante-huit de cinq cents. En tout cinq cent
quatre-vingt-quatre mille francs.

--Voilà un bon livre, dit M. Gillenormand.

--Cinq cent quatre-vingt-quatre mille francs! murmura la tante.

--Ceci arrange bien des choses, n'est-ce pas, mademoiselle Gillenormand
aînée, reprit l'aïeul. Ce diable de Marius, il vous a déniché dans
l'arbre des rêves une grisette millionnaire! Fiez-vous donc maintenant
aux amourettes des jeunes gens! Les étudiants trouvent des étudiantes de
six cent mille francs. Chérubin travaille mieux que Rothschild.

--Cinq cent quatre-vingt-quatre mille francs! répétait à demi-voix
mademoiselle Gillenormand. Cinq cent quatre-vingt-quatre! autant dire
six cent mille, quoi!

Quant à Marius et à Cosette, ils se regardaient pendant ce temps-là; ils
firent à peine attention à ce détail.



Chapitre V

Déposez plutôt votre argent dans telle forêt que chez tel notaire


On a sans doute compris, sans qu'il soit nécessaire de l'expliquer
longuement, que Jean Valjean, après l'affaire Champmathieu, avait pu,
grâce à sa première évasion de quelques jours, venir à Paris, et retirer
à temps de chez Laffitte la somme gagnée par lui, sous le nom de
monsieur Madeleine, à Montreuil-sur-Mer; et que, craignant d'être
repris, ce qui lui arriva en effet peu de temps après, il avait caché et
enfoui cette somme dans la forêt de Montfermeil au lieu dit le fonds
Blaru. La somme, six cent trente mille francs, toute en billets de
banque, avait peu de volume et tenait dans une boîte; seulement, pour
préserver la boîte de l'humidité, il l'avait placée dans un coffret en
chêne plein de copeaux de châtaignier. Dans le même coffret, il avait
mis son autre trésor, les chandeliers de l'évêque. On se souvient qu'il
avait emporté ces chandeliers en s'évadant de Montreuil-sur-mer. L'homme
aperçu un soir une première fois par Boulatruelle, c'était Jean Valjean.
Plus tard, chaque fois que Jean Valjean avait besoin d'argent, il venait
en chercher à la clairière Blaru. De là les absences dont nous avons
parlé. Il avait une pioche quelque part dans les bruyères, dans une
cachette connue de lui seul. Lorsqu'il vit Marius convalescent, sentant
que l'heure approchait où cet argent pourrait être utile, il était allé
le chercher; et c'était encore lui que Boulatruelle avait vu dans le
bois, mais cette fois le matin et non le soir. Boulatruelle hérita de la
pioche.

La somme réelle était cinq cent quatre-vingt-quatre mille cinq cents
francs. Jean Valjean retira les cinq cents francs pour lui.--Nous
verrons après, pensa-t-il.

La différence entre cette somme et les six cent trente mille francs
retirés de chez Laffitte représentait la dépense de dix années, de 1823
à 1833. Les cinq années de séjour au couvent n'avaient coûté que cinq
mille francs.

Jean Valjean mit les deux flambeaux d'argent sur la cheminée où ils
resplendirent à la grande admiration de Toussaint.

Du reste, Jean Valjean se savait délivré de Javert. On avait raconté
devant lui, et il avait vérifié le fait dans le _Moniteur_, qui l'avait
publié, qu'un inspecteur de police nommé Javert avait été trouvé noyé
sous un bateau de blanchisseuses entre le Pont au Change et le
Pont-Neuf, et qu'un écrit laissé par cet homme, d'ailleurs irréprochable
et fort estimé de ses chefs, faisait croire à un accès d'aliénation
mentale et à un suicide.--Au fait, pensa Jean Valjean, puisque, me
tenant, il m'a laissé en liberté, c'est qu'il fallait qu'il fût déjà
fou.



Chapitre VI

Les deux vieillards font tout, chacun à leur façon, pour que Cosette
soit heureuse


On prépara tout pour le mariage. Le médecin consulté déclara qu'il
pourrait avoir lieu en février. On était en décembre. Quelques
ravissantes semaines de bonheur parfait s'écoulèrent.

Le moins heureux n'était pas le grand-père. Il restait des quarts
d'heure en contemplation devant Cosette.

--L'admirable jolie fille! s'écriait-il. Et elle a l'air si douce et si
bonne! Il n'y a pas à dire mamie mon coeur, c'est la plus charmante
fille que j'aie vue de ma vie. Plus tard, ça vous aura des vertus avec
odeur de violette. C'est une grâce, quoi! On ne peut que vivre noblement
avec une telle créature. Marius, mon garçon, tu es baron, tu es riche,
n'avocasse pas, je t'en supplie.

Cosette et Marius étaient passés brusquement du sépulcre au paradis. La
transition avait été peu ménagée, et ils en auraient été étourdis s'ils
n'en avaient été éblouis.

--Comprends-tu quelque chose à cela? disait Marius à Cosette.

--Non, répondait Cosette, mais il me semble que le bon Dieu nous
regarde.

Jean Valjean fit tout, aplanit tout, concilia tout, rendit tout facile.
Il se hâtait vers le bonheur de Cosette avec autant d'empressement, et,
en apparence, de joie, que Cosette elle-même.

Comme il avait été maire, il sut résoudre un problème délicat, dans le
secret duquel il était seul, l'état civil de Cosette. Dire crûment
l'origine, qui sait? cela eût pu empêcher le mariage. Il tira Cosette de
toutes les difficultés. Il lui arrangea une famille de gens morts, moyen
sûr de n'encourir aucune réclamation. Cosette était ce qui restait d'une
famille éteinte. Cosette n'était pas sa fille à lui, mais la fille d'un
autre Fauchelevent. Deux frères Fauchelevent avaient été jardiniers au
couvent du Petit-Picpus. On alla à ce couvent; les meilleurs
renseignements et les plus respectables témoignages abondèrent; les
bonnes religieuses, peu aptes et peu enclines à sonder les questions de
paternité, et n'y entendant pas malice, n'avaient jamais su bien au
juste duquel des deux Fauchelevent la petite Cosette était la fille.
Elles dirent ce qu'on voulut, et le dirent avec zèle. Un acte de
notoriété fut dressé. Cosette devint devant la loi mademoiselle
Euphrasie Fauchelevent. Elle fut déclarée orpheline de père et de mère.
Jean Valjean s'arrangea de façon à être désigné, sous le nom de
Fauchelevent, comme tuteur de Cosette, avec M. Gillenormand comme
subrogé tuteur.

Quant aux cinq cent quatre-vingt-quatre mille francs, c'était un legs
fait à Cosette par une personne morte qui désirait rester inconnue. Le
legs primitif avait été de cinq cent quatre-vingt-quatorze mille francs;
mais dix mille francs avaient été dépensés pour l'éducation de
mademoiselle Euphrasie, dont cinq mille francs payés au couvent même. Ce
legs, déposé dans les mains d'un tiers, devait être remis à Cosette à sa
majorité ou à l'époque de son mariage. Tout cet ensemble était fort
acceptable, comme on voit, surtout avec un appoint de plus d'un
demi-million. Il y avait bien çà et là quelques singularités, mais on ne
les vit pas; un des intéressés avait les yeux bandés par l'amour, les
autres par les six cent mille francs.

Cosette apprit qu'elle n'était pas la fille de ce vieux homme qu'elle
avait si longtemps appelé père. Ce n'était qu'un parent; un autre
Fauchelevent était son père véritable. Dans tout autre moment, cela
l'eût navrée. Mais à l'heure ineffable où elle était, ce ne fut qu'un
peu d'ombre, un rembrunissement, et elle avait tant de joie que ce nuage
dura peu. Elle avait Marius. Le jeune homme arrivait, le bonhomme
s'effaçait; la vie est ainsi.

Et puis, Cosette était habituée depuis de longues années à voir autour
d'elle des énigmes; tout être qui a eu une enfance mystérieuse est
toujours prêt à de certains renoncements.

Elle continua pourtant de dire à Jean Valjean: Père.

Cosette, aux anges, était enthousiasmée du père Gillenormand. Il est
vrai qu'il la comblait de madrigaux et de cadeaux. Pendant que Jean
Valjean construisait à Cosette une situation normale dans la société et
une possession d'état inattaquable, M. Gillenormand veillait à la
corbeille de noces. Rien ne l'amusait comme d'être magnifique. Il avait
donné à Cosette une robe de guipure de Binche qui lui venait de sa
propre grand'mère à lui.--Ces modes-là renaissent, disait-il, les
antiquailles font fureur, et les jeunes femmes de ma vieillesse
s'habillent comme les vieilles femmes de mon enfance.

Il dévalisait ses respectables commodes de laque de Coromandel à panse
bombée qui n'avaient pas été ouvertes depuis des ans.--Confessons ces
douairières, disait-il; voyons ce qu'elles ont dans la bedaine. Il
violait bruyamment des tiroirs ventrus pleins des toilettes de toutes
ses femmes, de toutes ses maîtresses, et de toutes ses aïeules. Pékins,
damas, lampas, moires peintes, robes de gros de Tours flambé, mouchoirs
des Indes brodés d'un or qui peut se laver, dauphines sans envers en
pièces, points de Gênes et d'Alençon, parures en vieille orfèvrerie,
bonbonnières d'ivoire ornées de batailles microscopiques, nippes,
rubans, il prodiguait tout à Cosette. Cosette, émerveillée, éperdue
d'amour pour Marius et effarée de reconnaissance pour M. Gillenormand,
rêvait un bonheur sans bornes vêtu de satin et de velours. Sa corbeille
de noces lui apparaissait soutenue par les séraphins. Son âme s'envolait
dans l'azur avec des ailes de dentelle de Malines.

L'ivresse des amoureux n'était égalée, nous l'avons dit, que par
l'extase du grand-père. Il y avait comme une fanfare dans la rue des
Filles-du-Calvaire.

Chaque matin, nouvelle offrande de bric-à-brac du grand-père à Cosette.
Tous les falbalas possibles s'épanouissaient splendidement autour
d'elle.

Un jour Marius, qui, volontiers, causait gravement à travers son
bonheur, dit à propos de je ne sais quel incident:

--Les hommes de la révolution sont tellement grands, qu'ils ont déjà le
prestige des siècles, comme Caton et comme Phocion, et chacun d'eux
semble une mémoire antique.

--Moire antique! s'écria le vieillard. Merci, Marius. C'est précisément
l'idée que je cherchais.

Et le lendemain une magnifique robe de moire antique couleur thé
s'ajoutait à la corbeille de Cosette.

Le grand-père extrayait de ces chiffons une sagesse.

--L'amour, c'est bien; mais il faut cela avec. Il faut de l'inutile dans
le bonheur. Le bonheur, ce n'est que le nécessaire. Assaisonnez-le-moi
énormément de superflu. Un palais et son coeur. Son coeur et le Louvre.
Son coeur et les grandes eaux de Versailles. Donnez-moi ma bergère, et
tâchez qu'elle soit duchesse. Amenez-moi Philis couronnée de bleuets et
ajoutez-lui cent mille livres de rente. Ouvrez-moi une bucolique à perte
de vue sous une colonnade de marbre. Je consens à la bucolique et aussi
à la féerie de marbre et d'or. Le bonheur sec ressemble au pain sec. On
mange, mais on ne dîne pas. Je veux du superflu, de l'inutile, de
l'extravagant, du trop, de ce qui ne sert à rien. Je me souviens d'avoir
vu dans la cathédrale de Strasbourg une horloge haute comme une maison à
trois étages qui marquait l'heure, qui avait la bonté de marquer
l'heure, mais qui n'avait pas l'air faite pour cela; et qui, après avoir
sonné midi ou minuit, midi, l'heure du soleil, minuit, l'heure de
l'amour, ou toute autre heure qu'il vous plaira, vous donnait la lune et
les étoiles, la terre et la mer, les oiseaux et les poissons, Phébus et
Phébé, et une ribambelle de choses qui sortaient d'une niche, et les
douze apôtres, et l'empereur Charles-Quint, et Éponine et Sabinus, et un
tas de petits bonshommes dorés qui jouaient de la trompette, par-dessus
le marché. Sans compter de ravissants carillons qu'elle éparpillait dans
l'air à tout propos sans qu'on sût pourquoi. Un méchant cadran tout nu
qui ne dit que les heures vaut-il cela? Moi je suis de l'avis de la
grosse horloge de Strasbourg, et je la préfère au coucou de la
Forêt-Noire.

M. Gillenormand déraisonnait spécialement à propos de la noce, et tous
les trumeaux du dix-huitième siècle passaient pêle-mêle dans ses
dithyrambes.

--Vous ignorez l'art des fêtes. Vous ne savez pas faire un jour de joie
dans ce temps-ci, s'écriait-il. Votre dix-neuvième siècle est veule. Il
manque d'excès. Il ignore le riche, il ignore le noble. En toute chose,
il est tondu ras. Votre tiers état est insipide, incolore, inodore et
informe. Rêves de vos bourgeoises qui s'établissent, comme elles disent:
un joli boudoir fraîchement décoré, palissandre et calicot. Place!
place! le sieur Grigou épouse la demoiselle Grippesou. Somptuosité et
splendeur! on a collé un louis d'or à un cierge. Voilà l'époque. Je
demande à m'enfuir au delà des sarmates. Ah! dès 1787, j'ai prédit que
tout était perdu, le jour où j'ai vu le duc de Rohan, prince de Léon,
duc de Chabot, duc de Montbazon, marquis de Soubise, vicomte de Thouars,
pair de France, aller à Longchamp en tapecul! Cela a porté ses fruits.
Dans ce siècle on fait des affaires, on joue à la Bourse, on gagne de
l'argent, et l'on est pingre. On soigne et on vernit sa surface; on est
tiré à quatre épingles, lavé, savonné, ratissé, rasé, peigné, ciré,
lissé, frotté, brossé, nettoyé au dehors, irréprochable, poli comme un
caillou, discret, propret, et en même temps, vertu de ma mie! on a au
fond de la conscience des fumiers et des cloaques à faire reculer une
vachère qui se mouche dans ses doigts. J'octroie à ce temps-ci cette
devise: Propreté sale. Marius, ne te fâche pas, donne-moi la permission
de parler, je ne dis pas de mal du peuple, tu vois, j'en ai plein la
bouche de ton peuple, mais trouve bon que je flanque un peu une pile à
la bourgeoisie. J'en suis. Qui aime bien cingle bien. Sur ce, je le dis
tout net, aujourd'hui on se marie, mais on ne sait plus se marier. Ah!
c'est vrai, je regrette la gentillesse des anciennes moeurs. J'en
regrette tout. Cette élégance, cette chevalerie, ces façons courtoises
et mignonnes, ce luxe réjouissant que chacun avait, la musique faisant
partie de la noce, symphonie en haut, tambourinage en bas, les danses,
les joyeux visages attablés, les madrigaux alambiqués, les chansons, les
fusées d'artifice, les francs rires, le diable et son train, les gros
noeuds de rubans. Je regrette la jarretière de la mariée. La jarretière
de la mariée est cousine de la ceinture de Vénus. Sur quoi roule la
guerre de Troie? Parbleu, sur la jarretière d'Hélène. Pourquoi se
bat-on, pourquoi Diomède le divin fracasse-t-il sur la tête de Mérionée
ce grand casque d'airain à dix pointes, pourquoi Achille et Hector se
pignochent-ils à grands coups de pique? Parce que Hélène a laissé
prendre à Pâris sa jarretière. Avec la jarretière de Cosette, Homère
ferait l'_Iliade_. Il mettrait dans son poème un vieux bavard comme moi,
et il le nommerait Nestor. Mes amis, autrefois, dans cet aimable
autrefois, on se mariait savamment; on faisait un bon contrat, et
ensuite une bonne boustifaille. Sitôt Cujas sorti, Gamache entrait.
Mais, dame! c'est que l'estomac est une bête agréable qui demande son
dû, et qui veut avoir sa noce aussi. On soupait bien, et l'on avait à
table une belle voisine sans guimpe qui ne cachait sa gorge que
modérément! Oh! les larges bouches riantes, et comme on était gai dans
ce temps-là! la jeunesse était un bouquet; tout jeune homme se terminait
par une branche de lilas ou par une touffe de roses; fût-on guerrier, on
était berger; et si, par hasard, on était capitaine de dragons, on
trouvait moyen de s'appeler Florian. On tenait à être joli. On se
brodait, on s'empourprait. Un bourgeois avait l'air d'une fleur, un
marquis avait l'air d'une pierrerie. On n'avait pas de sous-pieds, on
n'avait pas de bottes. On était pimpant, lustré, moiré, mordoré,
voltigeant, mignon, coquet, ce qui n'empêchait pas d'avoir l'épée au
côté. Le colibri a bec et ongles. C'était le temps des _Indes galantes_.
Un des côtés du siècle était le délicat, l'autre était le magnifique;
et, par la vertu-chou! on s'amusait. Aujourd'hui on est sérieux. Le
bourgeois est avare, la bourgeoise est prude; votre siècle est
infortuné. On chasserait les Grâces comme trop décolletées. Hélas! on
cache la beauté comme une laideur. Depuis la révolution, tout a des
pantalons, même les danseuses; une baladine doit être grave; vos
rigodons sont doctrinaires. Il faut être majestueux. On serait bien
fâché de ne pas avoir le menton dans sa cravate. L'idéal d'un galopin de
vingt ans qui se marie, c'est de ressembler à monsieur Royer-Collard. Et
savez-vous à quoi l'on arrive avec cette majesté là? à être petit.
Apprenez ceci: la joie n'est pas seulement joyeuse; elle est grande.
Mais soyez donc amoureux gaîment, que diable! mariez-vous donc, quand
vous vous mariez, avec la fièvre et l'étourdissement et le vacarme et le
tohu-bohu du bonheur! De la gravité à l'église, soit. Mais, sitôt la
messe finie, sarpejeu! il faudrait faire tourbillonner un songe autour
de l'épousée. Un mariage doit être royal et chimérique; il doit promener
sa cérémonie de la cathédrale de Reims à la pagode de Chanteloup. J'ai
horreur d'une noce pleutre. Ventregoulette! soyez dans l'olympe, au
moins ce jour-là. Soyez des dieux. Ah! l'on pourrait être des sylphes,
des Jeux et des Ris, des argyraspides; on est des galoupiats! Mes amis,
tout nouveau marié doit être le prince Aldobrandini. Profitez de cette
minute unique de la vie pour vous envoler dans l'empyrée avec les cygnes
et les aigles, quitte à retomber le lendemain dans la bourgeoisie des
grenouilles. N'économisez point sur l'hyménée, ne lui rognez pas ses
splendeurs; ne liardez pas le jour où vous rayonnez. La noce n'est pas
le ménage. Oh! si je faisais à ma fantaisie, ce serait galant. On
entendrait des violons dans les arbres. Voici mon programme: bleu de
ciel et argent. Je mêlerais à la fête les divinités agrestes, je
convoquerais les dryades et les néréides. Les noces d'Amphitrite, une
nuée rose, des nymphes bien coiffées et toutes nues, un académicien
offrant des quatrains à la déesse, un char traîné par des monstres
marins.

          _Triton trottait devant, et tirait de sa conque_
          _Des sons si ravissants qu'il ravissait quiconque!_

--Voilà un programme de fête, en voilà un, ou je ne m'y connais pas, sac
à papier!

Pendant que le grand-père, en pleine effusion lyrique, s'écoutait
lui-même, Cosette et Marius s'enivraient de se regarder librement.

La tante Gillenormand considérait tout cela avec sa placidité
imperturbable. Elle avait eu depuis cinq ou six mois une certaine
quantité d'émotions; Marius revenu, Marius rapporté sanglant, Marius
rapporté d'une barricade, Marius mort, puis vivant, Marius réconcilié,
Marius fiancé, Marius se mariant avec une pauvresse, Marius se mariant
avec une millionnaire. Les six cent mille francs avaient été sa dernière
surprise. Puis son indifférence de première communiante lui était
revenue. Elle allait régulièrement aux offices, égrenait son rosaire,
lisait son eucologe, chuchotait dans un coin de la maison des _Ave_
pendant qu'on chuchotait dans l'autre des _I love you_, et, vaguement,
voyait Marius et Cosette comme deux ombres. L'ombre, c'était elle.

Il y a un certain état d'ascétisme inerte où l'âme, neutralisée par
l'engourdissement, étrangère à ce qu'on pourrait appeler l'affaire de
vivre, ne perçoit, à l'exception des tremblements de terre et des
catastrophes, aucune des impressions humaines, ni les impressions
plaisantes, ni les impressions pénibles.--Cette dévotion-là, disait le
père Gillenormand à sa fille, correspond au rhume de cerveau. Tu ne sens
rien de la vie. Pas de mauvaise odeur, mais pas de bonne.

Du reste, les six cent mille francs avaient fixé les indécisions de la
vieille fille. Son père avait pris l'habitude de la compter si peu qu'il
ne l'avait pas consultée sur le consentement au mariage de Marius. Il
avait agi de fougue, selon sa mode, n'ayant, despote devenu esclave,
qu'une pensée, satisfaire Marius. Quant à la tante, que la tante
existât, et qu'elle pût avoir un avis, il n'y avait pas même songé, et,
toute moutonne qu'elle était, ceci l'avait froissée. Quelque peu
révoltée dans son for intérieur, mais extérieurement impassible, elle
s'était dit: Mon père résout la question du mariage sans moi; je
résoudrai la question de l'héritage sans lui. Elle était riche, en
effet, et le père ne l'était pas. Elle avait donc réservé là-dessus sa
décision. Il est probable que si le mariage eût été pauvre, elle l'eût
laissé pauvre. Tant pis pour monsieur mon neveu! Il épouse une gueuse,
qu'il soit gueux. Mais le demi-million de Cosette plut à la tante et
changea sa situation intérieure à l'endroit de cette paire d'amoureux.
On doit de la considération à six cent mille francs, et il était évident
qu'elle ne pouvait faire autrement que de laisser sa fortune à ces
jeunes gens, puisqu'ils n'en avaient plus besoin.

Il fut arrangé que le couple habiterait chez le grand-père. M.
Gillenormand voulut absolument leur donner sa chambre, la plus belle de
la maison.--_Cela me rajeunira_, déclarait-il. _C'est un ancien projet.
J'avais toujours eu l'idée de faire la noce dans ma chambre_. Il
meubla cette chambre d'un tas de vieux bibelots galants. Il la fit
plafonner et tendre d'une étoffe extraordinaire qu'il avait en pièce et
qu'il croyait d'Utrecht, fond satiné bouton-d'or avec fleurs de velours
oreilles-d'ours.--C'est de cette étoffe-là, disait-il, qu'était drapé
le lit de la duchesse d'Anville à La Roche-Guyon.--Il mit sur la
cheminée une figurine de Saxe portant un manchon sur son ventre nu.

La bibliothèque de M. Gillenormand devint le cabinet d'avocat dont avait
besoin Marius; un cabinet, on s'en souvient, étant exigé par le conseil
de l'ordre.



Chapitre VII

Les effets de rêve mêlés au bonheur


Les amoureux se voyaient tous les jours. Cosette venait avec M.
Fauchelevent.--C'est le renversement des choses, disait mademoiselle
Gillenormand, que la future vienne à domicile se faire faire la cour
comme ça.--Mais la convalescence de Marius avait fait prendre
l'habitude, et les fauteuils de la rue des Filles-du-Calvaire, meilleurs
aux tête-à-tête que les chaises de paille de la rue de l'Homme-Armé,
l'avaient enracinée. Marius et M. Fauchelevent se voyaient, mais ne se
parlaient pas. Il semblait que cela fût convenu. Toute fille a besoin
d'un chaperon. Cosette n'aurait pu venir sans M. Fauchelevent. Pour
Marius, M. Fauchelevent était la condition de Cosette. Il l'acceptait.
En mettant sur le tapis, vaguement et sans préciser, les matières de la
politique, au point de vue de l'amélioration générale du sort de tous,
ils parvenaient à se dire un peu plus que oui ou non. Une fois, au sujet
de l'enseignement, que Marius voulait gratuit et obligatoire, multiplié
sous toutes les formes, prodigué à tous comme l'air et le soleil, en un
mot, respirable au peuple tout entier, ils furent à l'unisson et
causèrent presque. Marius remarqua à cette occasion que M. Fauchelevent
parlait bien, et même avec une certaine élévation de langage. Il lui
manquait pourtant on ne sait quoi. M. Fauchelevent avait quelque chose
de moins qu'un homme du monde, et quelque chose de plus.

Marius, intérieurement et au fond de sa pensée, entourait de toutes
sortes de questions muettes ce M. Fauchelevent qui était pour lui
simplement bienveillant et froid. Il lui venait par moments des doutes
sur ses propres souvenirs. Il y avait dans sa mémoire un trou, en
endroit noir, un abîme creusé par quatre mois d'agonie. Beaucoup de
choses s'y étaient perdues. Il en était à se demander s'il était bien
réel qu'il eût vu M. Fauchelevent, un tel homme si sérieux et si calme,
dans la barricade.

Ce n'était pas d'ailleurs la seule stupeur que les apparitions et les
disparitions du passé lui eussent laissée dans l'esprit. Il ne faudrait
pas croire qu'il fût délivré de toutes ces obsessions de la mémoire qui
nous forcent, même heureux, même satisfaits, à regarder mélancoliquement
en arrière. La tête qui ne se retourne pas vers les horizons effacés ne
contient ni pensée ni amour. Par moments, Marius prenait son visage dans
ses mains et le passé tumultueux et vague traversait le crépuscule qu'il
avait dans le cerveau. Il revoyait tomber Mabeuf, il entendait Gavroche
chanter sous la mitraille, il sentait sous sa lèvre le froid du front
d'Éponine, Enjolras, Courfeyrac, Jean Prouvaire, Combeferre, Bossuet,
Grantaire, tous ses amis, se dressaient devant lui, puis se dissipaient.
Tous ces êtres chers, douloureux, vaillants, charmants ou tragiques,
étaient-ce des songes? avaient-ils en effet existé? L'émeute avait tout
roulé dans sa fumée. Ces grandes fièvres ont de grands rêves. Il
s'interrogeait; il se tâtait; il avait le vertige de toutes ces réalités
évanouies. Où étaient-ils donc tous? était-ce bien vrai que tout fût
mort? Une chute dans les ténèbres avait tout emporté, excepté lui. Tout
cela lui semblait avoir disparu comme derrière une toile de théâtre. Il
y a de ces rideaux qui s'abaissent dans la vie. Dieu passe à l'acte
suivant.

Et lui-même, était-il bien le même homme? Lui, le pauvre, il était
riche; lui, l'abandonné, il avait une famille; lui, le désespéré, il
épousait Cosette. Il lui semblait qu'il avait traversé une tombe, et
qu'il y était entré noir, et qu'il en était sorti blanc. Et cette tombe,
les autres y étaient restés. À de certains instants, tous ces êtres du
passé, revenus et présents, faisaient cercle autour de lui et
l'assombrissaient; alors il songeait à Cosette, et redevenait serein;
mais il ne fallait rien moins que cette félicité pour effacer cette
catastrophe.

M. Fauchelevent avait presque place parmi ces êtres évanouis. Marius
hésitait à croire que le Fauchelevent de la barricade fût le même que ce
Fauchelevent en chair et en os, si gravement assis près de Cosette. Le
premier était probablement un de ces cauchemars apportés et remportés
par ses heures de délire. Du reste, leurs deux natures étant escarpées,
aucune question n'était possible de Marius à M. Fauchelevent. L'idée ne
lui en fût pas même venue. Nous avons indiqué déjà ce détail
caractéristique.

Deux hommes qui ont un secret commun, et qui, par une sorte d'accord
tacite, n'échangent pas une parole à ce sujet, cela est moins rare qu'on
ne pense.

Une fois seulement, Marius tenta un essai. Il fit venir dans la
conversation la rue de la Chanvrerie, et, se tournant vers M.
Fauchelevent, il lui dit:

--Vous connaissez bien cette rue-là?

--Quelle rue?

--La rue de la Chanvrerie?

--Je n'ai aucune idée du nom de cette rue-là, répondit M. Fauchelevent
du ton le plus naturel du monde.

La réponse, qui portait sur le nom de la rue, et point sur la rue
elle-même, parut à Marius plus concluante qu'elle ne l'était.

--Décidément, pensa-t-il, j'ai rêvé. J'ai eu une hallucination. C'est
quelqu'un qui lui ressemblait. M. Fauchelevent n'y était pas.



Chapitre VIII

Deux hommes impossibles à retrouver


L'enchantement, si grand qu'il fût, n'effaça point dans l'esprit de
Marius d'autres préoccupations.

Pendant que le mariage s'apprêtait et en attendant l'époque fixée, il
fit faire de difficiles et scrupuleuses recherches rétrospectives.

Il devait de la reconnaissance de plusieurs côtés; il en devait pour son
père, il en devait pour lui-même.

Il y avait Thénardier; il y avait l'inconnu qui l'avait rapporté, lui
Marius, chez M. Gillenormand.

Marius tenait à retrouver ces deux hommes, n'entendant point se marier,
être heureux et les oublier, et craignant que ces dettes du devoir non
payées ne fissent ombre sur sa vie, si lumineuse désormais. Il lui était
impossible de laisser tout cet arriéré en souffrance derrière lui, et il
voulait, avant d'entrer joyeusement dans l'avenir, avoir quittance du
passé.

Que Thénardier fût un scélérat, cela n'ôtait rien à ce fait qu'il avait
sauvé le colonel Pontmercy. Thénardier était un bandit pour tout le
monde, excepté pour Marius.

Et Marius, ignorant la véritable scène du champ de bataille de Waterloo,
ne savait pas cette particularité, que son père était vis-à-vis de
Thénardier dans cette situation étrange de lui devoir la vie sans lui
devoir de reconnaissance.

Aucun des divers agents que Marius employa ne parvint à saisir la piste
de Thénardier. L'effacement semblait complet de ce côté-là. La
Thénardier était morte en prison pendant l'instruction du procès.
Thénardier et sa fille Azelma, les deux seuls qui restassent de ce
groupe lamentable, avaient replongé dans l'ombre. Le gouffre de
l'inconnu social s'était silencieusement refermé sur ces êtres. On ne
voyait même plus à la surface ce frémissement, ce tremblement, ces
obscurs cercles concentriques qui annoncent que quelque chose est tombé
là, et qu'on peut y jeter la sonde.

La Thénardier étant morte, Boulatruelle étant mis hors de cause,
Claquesous ayant disparu, les principaux accusés s'étant échappés de
prison, le procès du guet-apens de la masure Gorbeau avait à peu près
avorté. L'affaire était restée assez obscure. Le banc des assises avait
dû se contenter de deux subalternes, Panchaud, dit Printanier, dit
Bigrenaille, et Demi-Liard, dit Deux-Milliards, qui avaient été
condamnés contradictoirement à dix ans de galères. Les travaux forcés à
perpétuité avaient été prononcés contre leurs complices évadés et
contumaces. Thénardier, chef et meneur, avait été, par contumace
également, condamné à mort. Cette condamnation était la seule chose qui
restât sur Thénardier, jetant sur ce nom enseveli sa lueur sinistre,
comme une chandelle à côté d'une bière.

Du reste, en refoulant Thénardier dans les dernières profondeurs par la
crainte d'être ressaisi, cette condamnation ajoutait à l'épaississement
ténébreux qui couvrait cet homme.

Quant à l'autre, quant à l'homme ignoré qui avait sauvé Marius, les
recherches eurent d'abord quelque résultat, puis s'arrêtèrent court. On
réussit à retrouver le fiacre qui avait rapporté Marius rue des
Filles-du-Calvaire dans la soirée du 6 juin. Le cocher déclara que le 6
juin, d'après l'ordre d'un agent de police, il avait «stationné» depuis
trois heures de l'après-midi jusqu'à la nuit, sur le quai des
Champs-Élysées, au-dessus de l'issue du Grand Égout; que, vers neuf
heures du soir, la grille de l'égout qui donne sur la berge de la
rivière s'était ouverte; qu'un homme en était sorti, portant sur ses
épaules un autre homme, qui semblait mort; que l'agent, lequel était en
observation sur ce point, avait arrêté l'homme vivant et saisi l'homme
mort; que, sur l'ordre de l'agent, lui cocher avait reçu «tout ce
monde-là» dans son fiacre; qu'on était allé d'abord rue des
Filles-du-Calvaire; qu'on y avait déposé l'homme mort; que l'homme mort,
c'était monsieur Marius, et que lui cocher le reconnaissait bien,
quoiqu'il fût vivant «cette fois-ci»; qu'ensuite on était remonté dans
sa voiture, qu'il avait fouetté ses chevaux, que, à quelques pas de la
porte des Archives, on lui avait crié de s'arrêter, que là, dans la rue,
on l'avait payé et quitté, et que l'agent avait emmené l'autre homme;
qu'il ne savait rien de plus; que la nuit était très noire.

Marius, nous l'avons dit, ne se rappelait rien. Il se souvenait
seulement d'avoir été saisi en arrière par une main énergique au moment
où il tombait à la renverse dans la barricade; puis tout s'effaçait pour
lui. Il n'avait repris connaissance que chez M. Gillenormand.

Il se perdait en conjectures.

Il ne pouvait douter de sa propre identité. Comment se faisait-il
pourtant que, tombé rue de la Chanvrerie, il eût été ramassé par l'agent
de police sur la berge de la Seine, près du pont des Invalides?
Quelqu'un l'avait emporté du quartier des halles aux Champs-Élysées. Et
comment? Par l'égout. Dévouement inouï!

Quelqu'un? Qui?

C'était cet homme que Marius cherchait.

De cet homme, qui était son sauveur, rien; nulle trace; pas le moindre
indice.

Marius, quoique obligé de ce côté-là à une grande réserve, poussa ses
recherches jusqu'à la préfecture de police. Là, pas plus qu'ailleurs,
les renseignements pris n'aboutirent à aucun éclaircissement. La
préfecture en savait moins que le cocher de fiacre. On n'y avait
connaissance d'aucune arrestation opérée le 6 juin à la grille du Grand
Égout; on n'y avait reçu aucun rapport d'agent sur ce fait qui, à la
préfecture, était regardé comme une fable. On y attribuait l'invention
de cette fable au cocher. Un cocher qui veut un pourboire est capable de
tout, même d'imagination. Le fait, pourtant, était certain, et Marius
n'en pouvait douter, à moins de douter de sa propre identité, comme nous
venons de le dire.

Tout, dans cette étrange énigme, était inexplicable.

Cet homme, ce mystérieux homme, que le cocher avait vu sortir de la
grille du Grand Égout portant sur son dos Marius évanoui, et que l'agent
de police aux aguets avait arrêté en flagrant délit de sauvetage d'un
insurgé, qu'était-il devenu? qu'était devenu l'agent lui-même? Pourquoi
cet agent avait-il gardé le silence? l'homme avait-il réussi à s'évader?
avait-il corrompu l'agent? Pourquoi cet homme ne donnait-il aucun signe
de vie à Marius qui lui devait tout? Le désintéressement n'était pas
moins prodigieux que le dévouement. Pourquoi cet homme ne
reparaissait-il pas? Peut-être était-il au-dessus de la récompense, mais
personne n'est au-dessus de la reconnaissance. Était-il mort? quel homme
était-ce? quelle figure avait-il? Personne ne pouvait le dire. Le cocher
répondait: La nuit était très noire. Basque et Nicolette, ahuris,
n'avaient regardé que leur jeune maître tout sanglant. Le portier, dont
la chandelle avait éclairé la tragique arrivée de Marius, avait seul
remarqué l'homme en question, et voici le signalement qu'il en donnait:
«Cet homme était épouvantable.»

Dans l'espoir d'en tirer parti pour ses recherches, Marius fit conserver
les vêtements ensanglantés qu'il avait sur le corps, lorsqu'on l'avait
ramené chez son aïeul. En examinant l'habit, on remarqua qu'un pan était
bizarrement déchiré. Un morceau manquait.

Un soir, Marius parlait, devant Cosette et Jean Valjean, de toute cette
singulière aventure, des informations sans nombre qu'il avait prises et
de l'inutilité de ses efforts. Le visage froid de «monsieur
Fauchelevent» l'impatientait. Il s'écria avec une vivacité qui avait
presque la vibration de la colère:

--Oui, cet homme-là, quel qu'il soit, a été sublime. Savez-vous ce qu'il
a fait, monsieur? Il est intervenu comme l'archange. Il a fallu qu'il se
jetât au milieu du combat, qu'il me dérobât, qu'il ouvrît l'égout, qu'il
m'y traînât, qu'il m'y portât! Il a fallu qu'il fît plus d'une lieue et
demie dans d'affreuses galeries souterraines, courbé, ployé, dans les
ténèbres, dans le cloaque, plus d'une lieue et demie, monsieur, avec un
cadavre sur le dos! Et dans quel but? Dans l'unique but de sauver ce
cadavre. Et ce cadavre, c'était moi. Il s'est dit: Il y a encore là
peut-être une lueur de vie; je vais risquer mon existence à moi pour
cette misérable étincelle! Et son existence, il ne l'a pas risquée une
fois, mais vingt! Et chaque pas était un danger. La preuve, c'est qu'en
sortant de l'égout il a été arrêté. Savez-vous, monsieur, que cet homme
a fait tout cela? Et aucune récompense à attendre. Qu'étais-je? Un
insurgé. Qu'étais-je? Un vaincu. Oh! si les six cent mille francs de
Cosette étaient à moi....

--Ils sont à vous, interrompit Jean Valjean.

--Eh bien, reprit Marius, je les donnerais pour retrouver cet homme!

Jean Valjean garda le silence.



Livre sixième--La nuit blanche



Chapitre I

Le 16 février 1833


La nuit du 16 au 17 février 1833 fut une nuit bénie. Elle eut au-dessus
de son ombre le ciel ouvert. Ce fut la nuit de noces de Marius et de
Cosette.

La journée avait été adorable.

Ce n'avait pas été la fête bleue rêvée par le grand-père, une féerie
avec une confusion de chérubins et de cupidons au-dessus de la tête des
mariés, un mariage digne de faire un dessus de porte; mais cela avait
été doux et riant.

La mode du mariage n'était pas en 1833 ce qu'elle est aujourd'hui. La
France n'avait pas encore emprunté à l'Angleterre cette délicatesse
suprême d'enlever sa femme, de s'enfuir en sortant de l'église, de se
cacher avec honte de son bonheur, et de combiner les allures d'un
banqueroutier avec les ravissements du cantique des cantiques. On
n'avait pas encore compris tout ce qu'il y a de chaste, d'exquis et de
décent à cahoter son paradis en chaise de poste, à entrecouper son
mystère de clic-clacs, à prendre pour lit nuptial un lit d'auberge, et à
laisser derrière soi, dans l'alcôve banale à tant par nuit, le plus
sacré des souvenirs de la vie pêle-mêle avec le tête-à-tête du
conducteur de diligence et de la servante d'auberge.

Dans cette seconde moitié du dix-neuvième siècle où nous sommes, le
maire et son écharpe, le prêtre et sa chasuble, la loi et Dieu, ne
suffisent plus; il faut les compléter par le postillon de Longjumeau;
veste bleue aux retroussis rouges et aux boutons grelots, plaque en
brassard, culotte de peau verte, jurons aux chevaux normands à la queue
nouée, faux galons, chapeau ciré, gros cheveux poudrés, fouet énorme et
bottes fortes. La France ne pousse pas encore l'élégance jusqu'à faire,
comme la nobility anglaise, pleuvoir sur la calèche de poste des mariés
une grêle de pantoufles éculées et de vieilles savates, en souvenir de
Churchill, depuis Marlborough, ou Malbrouck, assailli le jour de son
mariage par une colère de tante qui lui porta bonheur. Les savates et
les pantoufles ne font point encore partie de nos célébrations
nuptiales; mais patience, le bon goût continuant à se répandre, on y
viendra.

En 1833, il y a cent ans, on ne pratiquait pas le mariage au grand trot.

On s'imaginait encore à cette époque, chose bizarre, qu'un mariage est
une fête intime et sociale, qu'un banquet patriarcal ne gâte point une
solennité domestique, que la gaîté, fût-elle excessive, pourvu qu'elle
soit honnête, ne fait aucun mal au bonheur, et qu'enfin il est vénérable
et bon que la fusion de ces deux destinées d'où sortira une famille
commence dans la maison, et que le ménage ait désormais pour témoin la
chambre nuptiale.

Et l'on avait l'impudeur de se marier chez soi.

Le mariage se fit donc, suivant cette mode maintenant caduque, chez M.
Gillenormand.

Si naturelle et si ordinaire que soit cette affaire de se marier, les
bans à publier, les actes à dresser, la mairie, l'église, ont toujours
quelque complication. On ne put être prêt avant le 16 février.

Or, nous notons ce détail pour la pure satisfaction d'être exact, il se
trouva que le 16 était un mardi gras. Hésitations, scrupules,
particulièrement de la tante Gillenormand.

--Un mardi gras! s'écria l'aïeul, tant mieux. Il y a un proverbe:

          _Mariage un mardi gras_
          _N'aura point d'enfants ingrats._

Passons outre. Va pour le 16! Est-ce que tu veux retarder, toi, Marius?

--Non, certes! répondit l'amoureux.

--Marions-nous, fit le grand-père.

Le mariage se fit donc le 16, nonobstant la gaîté publique. Il pleuvait
ce jour-là, mais il y a toujours dans le ciel un petit coin d'azur au
service du bonheur, que les amants voient, même quand le reste de la
création serait sous un parapluie.

La veille, Jean Valjean avait remis à Marius, en présence de M.
Gillenormand, les cinq cent quatre-vingt-quatre mille francs.

Le mariage se faisant sous le régime de la communauté, les actes avaient
été simples.

Toussaint était désormais inutile à Jean Valjean; Cosette en avait
hérité et l'avait promue au grade de femme de chambre.

Quant à Jean Valjean, il y avait dans la maison Gillenormand une belle
chambre meublée exprès pour lui, et Cosette lui avait si
irrésistiblement dit: «Père, je vous en prie», qu'elle lui avait fait à
peu près promettre qu'il viendrait l'habiter.

Quelques jours avant le jour fixé pour le mariage, il était arrivé un
accident à Jean Valjean; il s'était un peu écrasé le pouce de la main
droite. Ce n'était point grave; et il n'avait pas permis que personne
s'en occupât, ni le pansât, ni même vit son mal, pas même Cosette. Cela
pourtant l'avait forcé de s'emmitoufler la main d'un linge, et de porter
le bras en écharpe, et l'avait empêché de rien signer. M. Gillenormand,
comme subrogé tuteur de Cosette, l'avait suppléé.

Nous ne mènerons le lecteur ni à la mairie ni à l'église. On ne suit
guère deux amoureux jusque-là, et l'on a l'habitude de tourner le dos au
drame dès qu'il met à sa boutonnière un bouquet de marié. Nous nous
bornerons à noter un incident qui, d'ailleurs inaperçu de la noce,
marqua le trajet de la rue des Filles-du-Calvaire à l'église Saint-Paul.

On repavait à cette époque l'extrémité nord de la rue Saint-Louis. Elle
était barrée à partir de la rue du Parc-Royal. Il était impossible aux
voitures de la noce d'aller directement à Saint-Paul. Force était de
changer l'itinéraire, et le plus simple était de tourner par le
boulevard. Un des invités fit observer que c'était le mardi gras, et
qu'il y aurait là encombrement de voitures.--Pourquoi? demanda M.
Gillenormand.--À cause des masques.--À merveille, dit le grand-père.
Allons par là. Ces jeunes gens se marient; ils vont entrer dans le
sérieux de la vie. Cela les préparera de voir un peu de mascarade.

On prit par le boulevard. La première des berlines de la noce contenait
Cosette et la tante Gillenormand, M. Gillenormand et Jean Valjean.
Marius, encore séparé de sa fiancée, selon l'usage, ne venait que dans
la seconde. Le cortège nuptial, au sortir de la rue des
Filles-du-Calvaire, s'engagea dans la longue procession de voitures qui
faisait la chaîne sans fin de la Madeleine à la Bastille et de la
Bastille à la Madeleine.

Les masques abondaient sur le boulevard. Il avait beau pleuvoir par
intervalles, Paillasse, Pantalon et Gille s'obstinaient. Dans la bonne
humeur de cet hiver de 1833, Paris s'était déguisé en Venise. On ne voit
plus de ces mardis gras-là aujourd'hui. Tout ce qui existe étant un
carnaval répandu, il n'y a plus de carnaval.

Les contre-allées regorgeaient de passants et les fenêtres de curieux.
Les terrasses qui couronnent les péristyles des théâtres étaient bordées
de spectateurs. Outre les masques, on regardait ce défilé, propre au
mardi gras comme à Longchamps, de véhicules de toutes sortes, citadines,
tapissières, carrioles, cabriolets, marchant en ordre, rigoureusement
rivés les uns aux autres par les règlements de police et comme emboîtés
dans des rails. Quiconque est dans un de ces véhicules-là est tout à la
fois spectateur et spectacle. Des sergents de ville maintenaient sur les
bas côtés du boulevard ces deux interminables files parallèles se
mouvant en mouvement contrarié, et surveillaient, pour que rien
n'entravât leur double courant, ces deux ruisseaux de voitures coulant,
l'un en aval, l'autre en amont, l'un vers la chaussée d'Antin, l'autre
vers le faubourg Saint-Antoine. Les voitures armoriées des pairs de
France et des ambassadeurs tenaient le milieu de la chaussée, allant et
venant librement. De certains cortèges magnifiques et joyeux, notamment
le Boeuf Gras, avaient le même privilège. Dans cette gaîté de Paris,
l'Angleterre faisait claquer son fouet; la chaise de poste de lord
Seymour, harcelée d'un sobriquet populacier, passait à grand bruit.

Dans la double file, le long de laquelle des gardes municipaux
galopaient comme des chiens de berger, d'honnêtes berlingots de famille,
encombrés de grand'tantes et d'aïeules, étalaient à leurs portières de
frais groupes d'enfants déguisés, pierrots de sept ans, pierrettes de
six ans, ravissants petits êtres, sentant qu'ils faisaient
officiellement partie de l'allégresse publique, pénétrés de la dignité
de leur arlequinade et ayant une gravité de fonctionnaires.

De temps en temps un embarras survenait quelque part dans la procession
des véhicules; l'une ou l'autre des deux files latérales s'arrêtait
jusqu'à ce que le noeud fût dénoué; une voiture empêchée suffisait pour
paralyser toute la ligne. Puis on se remettait en marche.

Les carrosses de la noce étaient dans la file allant vers la Bastille et
longeant le côté droit du boulevard. À la hauteur de la rue du
Pont-aux-Choux, il y eut un temps d'arrêt. Presque au même instant, sur
l'autre bas côté, l'autre file qui allait vers la Madeleine s'arrêta
également. Il y avait à ce point-là de cette file une voiture de
masques.

Ces voitures, ou, pour mieux dire, ces charretées de masques sont bien
connues des Parisiens. Si elles manquaient à un mardi gras ou à une
mi-carême, on y entendrait malice, et l'on dirait: _Il y a quelque chose
là-dessous. Probablement le ministère va changer_. Un entassement de
Cassandres, d'Arlequins et de Colombines, cahoté au-dessus des passants,
tous les grotesques possibles depuis le turc jusqu'au sauvage, des
hercules supportant des marquises, des poissardes qui feraient boucher
les oreilles à Rabelais de même que les ménades faisaient baisser les
yeux à Aristophane, perruques de filasse, maillots roses, chapeaux de
faraud, lunettes de grimacier, tricornes de Janot taquinés par un
papillon, cris jetés aux piétons, poings sur les hanches, postures
hardies, épaules nues, faces masquées, impudeurs démuselées; un chaos
d'effronteries promené par un cocher coiffé de fleurs; voilà ce que
c'est que cette institution.

La Grèce avait besoin du chariot de Thespis, la France a besoin du
fiacre de Vadé.

Tout peut être parodié, même la parodie. La saturnale, cette grimace de
la beauté antique, arrive, de grossissement en grossissement, au mardi
gras; et la bacchanale, jadis couronnée de pampres, inondée de soleil,
montrant des seins de marbre dans une demi-nudité divine, aujourd'hui
avachie sous la guenille mouillée du nord, a fini par s'appeler la
chie-en-lit.

La tradition des voitures de masques remonte aux plus vieux temps de la
monarchie. Les comptes de Louis XI allouent au bailli du palais «vingt
sous tournois pour trois coches de mascarades ès carrefours». De nos
jours, ces monceaux bruyants de créatures se font habituellement
charrier par quelque ancien coucou dont ils encombrent l'impériale, ou
accablent de leur tumultueux groupe un landau de régie dont les capotes
sont rabattues. Ils sont vingt dans une voiture de six. Il y en a sur le
siège, sur le strapontin, sur les joues des capotes, sur le timon. Ils
enfourchent jusqu'aux lanternes de la voiture. Ils sont debout, couchés,
assis, jarrets recroquevillés, jambes pendantes. Les femmes occupent les
genoux des hommes. On voit de loin sur le fourmillement des têtes leur
pyramide forcenée. Ces carrossées font des montagnes d'allégresse au
milieu de la cohue. Collé, Panard et Piron en découlent, enrichis
d'argot. On crache de là-haut sur le peuple le catéchisme poissard. Ce
fiacre, devenu démesuré par son chargement, a un air de conquête.
Brouhaha est à l'avant, Tohubohu est à l'arrière. On y vocifère, on y
vocalise, on y hurle, on y éclate, on s'y tord de bonheur; la gaîté y
rugit, le sarcasme y flamboie, la jovialité s'y étale comme une pourpre;
deux haridelles y traînent la farce épanouie en apothéose; c'est le char
du triomphe du Rire.

Rire trop cynique pour être franc. Et en effet ce rire est suspect. Ce
rire a une mission. Il est chargé de prouver aux parisiens le carnaval.

Ces voitures poissardes, où l'on sent on ne sait quelles ténèbres, font
songer le philosophe. Il y a du gouvernement là-dedans. On touche là du
doigt une affinité mystérieuse entre les hommes publics et les femmes
publiques.

Que des turpitudes échafaudées donnent un total de gaîté, qu'en étageant
l'ignominie sur l'opprobre on affriande un peuple, que l'espionnage
servant de cariatide à la prostitution amuse les cohues en les
affrontant, que la foule aime à voir passer sur les quatre roues d'un
fiacre ce monstrueux tas vivant, clinquant-haillon, mi-parti ordure et
lumière, qui aboie et qui chante, qu'on batte des mains à cette gloire
faite de toutes les hontes, qu'il n'y ait pas de fête pour les
multitudes si la police ne promène au milieu d'elles ces espèces
d'hydres de joie à vingt têtes, certes, cela est triste. Mais qu'y
faire? Ces tombereaux de fange enrubannée et fleurie sont insultés et
amnistiés par le rire public. Le rire de tous est complice de la
dégradation universelle. De certaines fêtes malsaines désagrègent le
peuple et le font populace; et aux populaces comme aux tyrans il faut
des bouffons. Le roi a Roquelaure, le peuple a Paillasse. Paris est la
grande ville folle, toutes les fois qu'il n'est pas la grande cité
sublime. Le carnaval y fait partie de la politique. Paris, avouons-le,
se laisse volontiers donner la comédie par l'infamie. Il ne demande à
ses maîtres,--quand il a des maîtres,--qu'une chose: fardez-moi la boue.
Rome était de la même humeur. Elle aimait Néron. Néron était un
débardeur titan.

Le hasard fit, comme nous venons de le dire, qu'une de ces difformes
grappes de femmes et d'hommes masqués, trimballés dans une vaste
calèche, s'arrêta à gauche du boulevard pendant que le cortège de la
noce s'arrêtait à droite. D'un bord du boulevard à l'autre, la voiture
où étaient les masques aperçut vis-à-vis d'elle la voiture où était la
mariée.

--Tiens! dit un masque, une noce.

--Une fausse noce, reprit un autre. C'est nous qui sommes la vraie.

Et, trop loin pour pouvoir interpeller la noce, craignant d'ailleurs le
holà des sergents de ville, les deux masques regardèrent ailleurs.

Toute la carrossée masquée eut fort à faire au bout d'un instant, la
multitude se mit à la huer, ce qui est la caresse de la foule aux
mascarades; et les deux masques qui venaient de parler durent faire
front à tout le monde avec leurs camarades, et n'eurent pas trop de tous
les projectiles du répertoire des halles pour répondre aux énormes coups
de gueule du peuple. Il se fit entre les masques et la foule un
effrayant échange de métaphores.

Cependant, deux autres masques de la même voiture, un espagnol au nez
démesuré avec un air vieillot et d'énormes moustaches noires, et une
poissarde maigre, et toute jeune fille, masquée d'un loup, avaient
remarqué la noce, eux aussi, et, pendant que leurs compagnons et les
passants s'insultaient, avaient un dialogue à voix basse.

Leur aparté était couvert par le tumulte et s'y perdait. Les bouffées de
pluie avaient mouillé la voiture toute grande ouverte; le vent de
février n'est pas chaud; tout en répondant à l'Espagnol, la poissarde,
décolletée, grelottait, riait, et toussait.

Voici le dialogue:

--Dis donc.

--Quoi, daron?

--Vois-tu ce vieux?

--Quel vieux?

--Là, dans la première roulotte de la noce, de notre côté.

--Qui a le bras accroché dans une cravate noire?

--Oui.

--Eh bien?

--Je suis sûr que je le connais.

--Ah!

--Je veux qu'on me fauche le colabre et n'avoir de ma vioc dit
vousaille, tonorgue ni mézig, si je ne colombe pas ce pantinois-là.

--C'est aujourd'hui que Paris est Pantin.

--Peux-tu voir la mariée, en te penchant?

--Non.

--Et le marié?

--Il n'y a pas de marié dans cette roulotte-là.

--Bah!

--À moins que ce ne soit l'autre vieux.

--Tâche donc de voir la mariée en te penchant bien.

--Je ne peux pas.

--C'est égal, ce vieux qui a quelque chose à la patte, j'en suis sûr, je
connais ça.

--Et à quoi ça te sert-il de le connaître?

--On ne sait pas. Des fois!

--Je me fiche pas mal des vieux, moi.

--Je le connais.

--Connais-le à ton aise.

--Comment diable est-il à la noce?

--Nous y sommes bien, nous.

--D'où vient-elle, cette noce?

--Est-ce que je sais?

--Écoute.

--Quoi?

--Tu devrais faire une chose.

--Quoi?

--Descendre de notre roulotte et filer cette noce-là.

--Pourquoi faire?

--Pour savoir où elle va, et ce qu'elle est. Dépêche-toi de descendre,
cours, ma fée, toi qui es jeune.

--Je ne peux pas quitter la voiture.

--Pourquoi ça?

--Je suis louée.

--Ah fichtre!

--Je dois ma journée de poissarde à la préfecture.

--C'est vrai.

--Si je quitte la voiture, le premier inspecteur qui me voit m'arrête.
Tu sais bien.

--Oui, je sais.

--Aujourd'hui, je suis achetée par Pharos.

--C'est égal. Ce vieux m'embête.

--Les vieux t'embêtent. Tu n'es pourtant pas une jeune fille.

--Il est dans la première voiture.

--Eh bien?

--Dans la roulotte de la mariée.

--Après?

--Donc il est le père.

--Qu'est-ce que cela me fait?

--Je te dis qu'il est le père.

--Il n'y a pas que ce père-là.

--Écoute.

--Quoi?

--Moi, je ne peux guère sortir que masqué. Ici, je suis caché, on ne
sait pas que j'y suis. Mais demain, il n'y a plus de masques. C'est
mercredi des cendres. Je risque de tomber. Il faut que je rentre dans
mon trou. Toi, tu es libre.

--Pas trop.

--Plus que moi toujours.

--Eh bien, après?

--Il faut que tu tâches de savoir où est allée cette noce-là?

--Où elle va?

--Oui.

--Je le sais.

--Où va-t-elle donc?

--Au Cadran Bleu.

--D'abord ce n'est pas de ce côté-là.

--Eh bien! à la Râpée.

--Ou ailleurs.

--Elle est libre. Les noces sont libres.

--Ce n'est pas tout ça. Je te dis qu'il faut que tu tâches de me savoir
ce que c'est que cette noce-là, dont est ce vieux, et où cette noce-là
demeure.

--Plus souvent! voilà qui sera drôle. C'est commode de retrouver, huit
jours après, une noce qui a passé dans Paris le mardi gras. Une tiquante
dans un grenier à foin! Est-ce que c'est possible?

--N'importe, il faudra tâcher. Entends-tu, Azelma?

Les deux files reprirent des deux côtés du boulevard leur mouvement en
sens inverse, et la voiture des masques perdit de vue «la roulotte» de
la mariée.



Chapitre II

Jean Valjean a toujours son bras en écharpe


Réaliser son rêve. À qui cela est-il donné? Il doit y avoir des
élections pour cela dans le ciel; nous sommes tous candidats à notre
insu; les anges votent. Cosette et Marius avaient été élus.

Cosette, à la mairie et dans l'église, était éclatante et touchante.
C'était Toussaint, aidée de Nicolette, qui l'avait habillée.

Cosette avait sur une jupe de taffetas blanc sa robe de guipure de
Binche, un voile de point d'Angleterre, un collier de perles fines, une
couronne de fleurs d'oranger; tout cela était blanc, et, dans cette
blancheur, elle rayonnait. C'était une candeur exquise se dilatant et se
transfigurant dans la clarté. On eût dit une vierge en train de devenir
déesse.

Les beaux cheveux de Marius étaient lustrés et parfumés; on entrevoyait
çà et là, sous l'épaisseur des boucles, des lignes pâles qui étaient les
cicatrices de la barricade.

Le grand-père, superbe, la tête haute, amalgamant plus que jamais dans
sa toilette et dans ses manières toutes les élégances du temps de
Barras, conduisait Cosette. Il remplaçait Jean Valjean qui, à cause de
son bras en écharpe, ne pouvait donner la main à la mariée.

Jean Valjean, en noir, suivait et souriait.

--Monsieur Fauchelevent, lui disait l'aïeul, voilà un beau jour. Je vote
la fin des afflictions et des chagrins! Il ne faut plus qu'il y ait de
tristesse nulle part désormais. Pardieu! je décrète la joie! Le mal n'a
pas le droit d'être. Qu'il y ait des hommes malheureux, en vérité, cela
est honteux pour l'azur du ciel. Le mal ne vient pas de l'homme qui, au
fond, est bon. Toutes les misères humaines ont pour chef-lieu et pour
gouvernement central l'enfer, autrement dit les Tuileries du diable.
Bon, voilà que je dis des mots démagogiques à présent! Quant à moi, je
n'ai plus d'opinion politique; que tous les hommes soient riches,
c'est-à-dire joyeux, voilà à quoi je me borne.

Quand, à l'issue de toutes les cérémonies, après avoir prononcé devant
le maire et devant le prêtre tous les oui possibles, après avoir signé
sur les registres à la municipalité et à la sacristie, après avoir
échangé leurs anneaux, après avoir été à genoux coude à coude sous le
poêle de moire blanche dans la fumée de l'encensoir, ils arrivèrent se
tenant par la main, admirés et enviés de tous, Marius en noir, elle en
blanc, précédés du suisse à épaulettes de colonel frappant les dalles de
sa hallebarde, entre deux haies d'assistants émerveillés, sous le
portail de l'église ouvert à deux battants, prêts à remonter en voiture
et tout étant fini, Cosette ne pouvait encore y croire. Elle regardait
Marius, elle regardait la foule, elle regardait le ciel; il semblait
qu'elle eût peur de se réveiller. Son air étonné et inquiet lui ajoutait
on ne sait quoi d'enchanteur. Pour s'en retourner, ils montèrent
ensemble dans la même voiture, Marius près de Cosette; M. Gillenormand
et Jean Valjean leur faisaient vis-à-vis. La tante Gillenormand avait
reculé d'un plan, et était dans la seconde voiture.--Mes enfants, disait
le grand-père, vous voilà monsieur le baron et madame la baronne avec
trente mille livres de rente. Et Cosette, se penchant tout contre
Marius, lui caressa l'oreille de ce chuchotement angélique:--C'est donc
vrai. Je m'appelle Marius. Je suis madame Toi.

Ces deux êtres resplendissaient. Ils étaient à la minute irrévocable et
introuvable, à l'éblouissant point d'intersection de toute la jeunesse
et de toute la joie. Ils réalisaient le vers de Jean Prouvaire; à eux
deux, ils n'avaient pas quarante ans. C'était le mariage sublimé; ces
deux enfants étaient deux lys. Ils ne se voyaient pas, ils se
contemplaient. Cosette apercevait Marius dans une gloire; Marius
apercevait Cosette sur un autel. Et sur cet autel et dans cette gloire,
les deux apothéoses se mêlant, au fond, on ne sait comment, derrière un
nuage pour Cosette, dans un flamboiement pour Marius, il y avait la
chose idéale, la chose réelle, le rendez-vous du baiser et du songe,
l'oreiller nuptial.

Tout le tourment qu'ils avaient eu leur revenait en enivrement. Il leur
semblait que les chagrins, les insomnies, les larmes, les angoisses, les
épouvantes, les désespoirs, devenus caresses et rayons, rendaient plus
charmante encore l'heure charmante qui approchait; et que les tristesses
étaient autant de servantes qui faisaient la toilette de la joie. Avoir
souffert, comme c'est bon! Leur malheur faisait auréole à leur bonheur.
La longue agonie de leur amour aboutissait à une ascension.

C'était dans ces deux âmes le même enchantement, nuancé de volupté dans
Marius et de pudeur dans Cosette. Ils se disaient tout bas: Nous irons
revoir notre petit jardin de la rue Plumet. Les plis de la robe de
Cosette étaient sur Marius.

Un tel jour est un mélange ineffable de rêve et de certitude. On possède
et on suppose. On a encore du temps devant soi pour deviner. C'est une
indicible émotion ce jour-là d'être à midi et de songer à minuit. Les
délices de ces deux coeurs débordaient sur la foule et donnaient de
l'allégresse aux passants.

On s'arrêtait rue Saint-Antoine devant Saint-Paul pour voir à travers la
vitre de la voiture trembler les fleurs d'oranger sur la tête de
Cosette.

Puis ils rentrèrent rue des Filles-du-Calvaire, chez eux. Marius, côte à
côte avec Cosette, monta, triomphant et rayonnant, cet escalier où on
l'avait traîné mourant. Les pauvres, attroupés devant la porte et se
partageant leurs bourses, les bénissaient. Il y avait partout des
fleurs. La maison n'était pas moins embaumée que l'église; après
l'encens, les roses. Ils croyaient entendre des voix chanter dans
l'infini; ils avaient Dieu dans le coeur; la destinée leur apparaissait
comme un plafond d'étoiles; ils voyaient au-dessus de leurs têtes une
lueur de soleil levant. Tout à coup l'horloge sonna. Marius regarda le
charmant bras nu de Cosette et les choses roses qu'on apercevait
vaguement à travers les dentelles de son corsage, et Cosette, voyant le
regard de Marius, se mit à rougir jusqu'au blanc des yeux.

Bon nombre d'anciens amis de la famille Gillenormand avaient été
invités; on s'empressait autour de Cosette. C'était à qui l'appellerait
madame la baronne.

L'officier Théodule Gillenormand, maintenant capitaine, était venu de
Chartres, où il tenait garnison, pour assister à la noce de son cousin
Pontmercy. Cosette ne le reconnut pas.

Lui, de son côté, habitué à être trouvé joli par les femmes, ne se
souvint pas plus de Cosette que d'une autre.

--Comme j'ai eu raison de ne pas croire à cette histoire du lancier!
disait à part soi le père Gillenormand.

Cosette n'avait jamais été plus tendre avec Jean Valjean. Elle était à
l'unisson du père Gillenormand; pendant qu'il érigeait la joie en
aphorismes et en maximes, elle exhalait l'amour et la bonté comme un
parfum. Le bonheur veut tout le monde heureux.

Elle retrouvait, pour parler à Jean Valjean, des inflexions de voix du
temps qu'elle était petite fille. Elle le caressait du sourire.

Un banquet avait été dressé dans la salle à manger.

Un éclairage à giorno est l'assaisonnement nécessaire d'une grande joie.
La brume et l'obscurité ne sont point acceptées par les heureux. Ils ne
consentent pas à être noirs. La nuit, oui; les ténèbres, non. Si l'on
n'a pas de soleil, il faut en faire un.

La salle à manger était une fournaise de choses gaies. Au centre,
au-dessus de la table blanche et éclatante, un lustre de Venise à lames
plates, avec toutes sortes d'oiseaux de couleur, bleus, violets, rouges,
verts, perchés au milieu des bougies; autour du lustre des girandoles,
sur le mur des miroirs-appliques à triples et quintuples branches;
glaces, cristaux, verreries, vaisselles, porcelaines, faïences,
poteries, orfèvreries, argenteries, tout étincelait et se réjouissait.
Les vides entre les candélabres étaient comblés par les bouquets, en
sorte que, là où il n'y avait pas une lumière, il y avait une fleur.

Dans l'antichambre trois violons et une flûte jouaient en sourdine des
quatuors de Haydn.

Jean Valjean s'était assis sur une chaise dans le salon derrière la
porte, dont le battant se repliait sur lui de façon à le cacher presque.
Quelques instants avant qu'on se mît à table, Cosette vint, comme par
coup de tête, lui faire une grande révérence en étalant de ses deux
mains sa toilette de mariée, et, avec un regard tendrement espiègle,
elle lui demanda:

--Père, êtes-vous content?

--Oui, dit Jean Valjean, je suis content.

--Eh bien, riez alors.

Jean Valjean se mit à rire.

Quelques instants après, Basque annonça que le dîner était servi.

Les convives, précédés de M. Gillenormand donnant le bras à Cosette,
entrèrent dans la salle à manger, et se répandirent, selon l'ordre
voulu, autour de la table.

Deux grands fauteuils y figuraient, à droite et à gauche de la mariée,
le premier pour M. Gillenormand, le second pour Jean Valjean. M.
Gillenormand s'assit. L'autre fauteuil resta vide.

On chercha des yeux «monsieur Fauchelevent».

Il n'était plus là.

M. Gillenormand interpella Basque.

--Sais-tu où est monsieur Fauchelevent?

--Monsieur, répondit Basque. Précisément. Monsieur Fauchelevent m'a dit
de dire à monsieur qu'il souffrait un peu de sa main malade, et qu'il ne
pourrait dîner avec monsieur le baron et madame la baronne. Qu'il priait
qu'on l'excusât. Qu'il viendrait demain matin. Il vient de sortir.

Ce fauteuil vide refroidit un moment l'effusion du repas de noces. Mais,
M. Fauchelevent absent, M. Gillenormand était là, et le grand-père
rayonnait pour deux. Il affirma que M. Fauchelevent faisait bien de se
coucher de bonne heure, s'il souffrait, mais que ce n'était qu'un
«bobo». Cette déclaration suffit. D'ailleurs, qu'est-ce qu'un coin
obscur dans une telle submersion de joie? Cosette et Marius étaient dans
un de ces moments égoïstes et bénis où l'on n'a pas d'autre faculté que
de percevoir le bonheur. Et puis, M. Gillenormand eut une
idée.--Pardieu, ce fauteuil est vide. Viens-y, Marius. Ta tante,
quoiqu'elle ait droit à toi, te le permettra. Ce fauteuil est pour toi.
C'est légal, et c'est gentil. Fortunatus près de
Fortunata.--Applaudissement de toute la table. Marius prit près de
Cosette la place de Jean Valjean; et les choses s'arrangèrent de telle
sorte que Cosette, d'abord triste de l'absence de Jean Valjean, finit
par en être contente. Du moment où Marius était le remplaçant, Cosette
n'eût pas regretté Dieu. Elle mit son doux petit pied chaussé de satin
blanc sur le pied de Marius.

Le fauteuil occupé, M. Fauchelevent fut effacé; et rien ne manqua. Et,
cinq minutes après, la table entière riait d'un bout à l'autre avec
toute la verve de l'oubli.

Au dessert, M. Gillenormand debout, un verre de vin de champagne en
main, à demi plein pour que le tremblement de ses quatre-vingt-douze ans
ne le fît pas déborder, porta la santé des mariés.

--Vous n'échapperez pas à deux sermons, s'écria-t-il. Vous avez eu le
matin celui du curé, vous aurez le soir celui du grand-père.
Écoutez-moi; je vais vous donner un conseil: adorez-vous. Je ne fais pas
un tas de giries, je vais au but, soyez heureux. Il n'y a pas dans la
création d'autres sages que les tourtereaux. Les philosophes disent:
Modérez vos joies. Moi je dis: Lâchez-leur la bride, à vos joies. Soyez
épris comme des diables. Soyez enragés. Les philosophes radotent. Je
voudrais leur faire rentrer leur philosophie dans la gargoine. Est-ce
qu'il peut y avoir trop de parfums, trop de boutons de rose ouverts,
trop de rossignols chantants, trop de feuilles vertes, trop d'aurore
dans la vie? est-ce qu'on peut trop s'aimer? est-ce qu'on peut trop se
plaire l'un à l'autre? Prends garde, Estelle, tu es trop jolie! Prends
garde, Némorin, tu es trop beau! La bonne balourdise! Est-ce qu'on peut
trop s'enchanter, trop se cajoler, trop se charmer? est-ce qu'on peut
trop être vivant? est-ce qu'on peut trop être heureux? Modérez vos
joies. Ah ouiche! À bas les philosophes! La sagesse, c'est la
jubilation. Jubilez, jubilons. Sommes-nous heureux parce que nous sommes
bons, ou sommes-nous bons parce que nous sommes heureux? Le Sancy
s'appelle-t-il le Sancy parce qu'il a appartenu à Harlay de Sancy, ou
parce qu'il pèse cent six carats? Je n'en sais rien; la vie est pleine
de ces problèmes-là; l'important c'est d'avoir le Sancy, et le bonheur.
Soyons heureux sans chicaner. Obéissons aveuglément au soleil. Qu'est-ce
que le soleil? C'est l'amour. Qui dit amour, dit femme. Ah! ah! voilà
une toute-puissance, c'est la femme. Demandez à ce démagogue de Marius
s'il n'est pas l'esclave de cette petite tyranne de Cosette. Et de son
plein gré, le lâche! La femme! Il n'y a pas de Robespierre qui tienne,
la femme règne. Je ne suis plus royaliste que de cette royauté-là.
Qu'est-ce qu'Adam? C'est le royaume d'Ève. Pas de 89 pour Ève. Il y
avait le sceptre royal surmonté d'une fleur de lys, il y avait le
sceptre impérial surmonté d'un globe, il y avait le sceptre de
Charlemagne qui était en fer, il y avait le sceptre de Louis le Grand
qui était en or, la révolution les a tordus entre son pouce et son
index, comme des fétus de paille de deux liards; c'est fini, c'est
cassé, c'est par terre, il n'y a plus de sceptre; mais faites-moi donc
des révolutions contre ce petit mouchoir brodé qui sent le patchouli! Je
voudrais vous y voir. Essayez. Pourquoi est-ce solide? Parce que c'est
un chiffon. Ah! vous êtes le dix-neuvième siècle? Eh bien, après? Nous
étions le dix-huitième, nous! Et nous étions aussi bêtes que vous. Ne
vous imaginez pas que vous ayez changé grand'chose à l'univers, parce
que votre trousse-galant s'appelle le choléra morbus, et parce que votre
bourrée s'appelle la cachucha. Au fond, il faudra bien toujours aimer
les femmes. Je vous défie de sortir de là. Ces diablesses sont nos
anges. Oui, l'amour, la femme, le baiser, c'est un cercle dont je vous
défie de sortir; et, quant à moi, je voudrais bien y rentrer. Lequel de
vous a vu se lever dans l'infini, apaisant tout au-dessous d'elle,
regardant les flots comme une femme, l'étoile Vénus, la grande coquette
de l'abîme, la Célimène de l'océan? L'océan, voilà un rude Alceste. Eh
bien, il a beau bougonner, Vénus paraît, il faut qu'il sourie. Cette
bête brute se soumet. Nous sommes tous ainsi. Colère, tempête, coups de
foudre, écume jusqu'au plafond. Une femme entre en scène, une étoile se
lève; à plat ventre! Marius se battait il y a six mois; il se marie
aujourd'hui. C'est bien fait. Oui, Marius, oui, Cosette, vous avez
raison. Existez hardiment l'un pour l'autre, faites-vous des mamours,
faites-nous crever de rage de n'en pouvoir faire autant, idolâtrez-vous.
Prenez dans vos deux becs tous les petits brins de félicité qu'il y a
sur la terre, et arrangez-vous en un nid pour la vie. Pardi, aimer, être
aimé, le beau miracle quand on est jeune! Ne vous figurez pas que vous
ayez inventé cela. Moi aussi, j'ai rêvé, j'ai songé, j'ai soupiré; moi
aussi, j'ai eu une âme clair de lune. L'amour est un enfant de six mille
ans. L'amour a droit à une longue barbe blanche. Mathusalem est un gamin
près de Cupidon. Depuis soixante siècles, l'homme et la femme se tirent
d'affaire en aimant. Le diable, qui est malin, s'est mis à haïr l'homme;
l'homme, qui est plus malin, s'est mis à aimer la femme. De cette façon,
il s'est fait plus de bien que le diable ne lui a fait de mal. Cette
finesse-là a été trouvée dès le paradis terrestre. Mes amis, l'invention
est vieille, mais elle est toute neuve. Profitez-en. Soyez Daphnis et
Chloé en attendant que vous soyiez Philémon et Baucis. Faites en sorte
que, quand vous êtes l'un avec l'autre, rien ne vous manque, et que
Cosette soit le soleil pour Marius, et que Marius soit l'univers pour
Cosette. Cosette, que le beau temps, ce soit le sourire de votre mari;
Marius, que la pluie, ce soit les larmes de ta femme. Et qu'il ne pleuve
jamais dans votre ménage. Vous avez chipé à la loterie le bon numéro,
l'amour dans le sacrement; vous avez le gros lot, gardez-le bien,
mettez-le sous clef, ne le gaspillez pas, adorez-vous, et fichez-vous du
reste. Croyez ce que je dis là. C'est du bon sens. Bon sens ne peut
mentir. Soyez-vous l'un pour l'autre une religion. Chacun a sa façon
d'adorer Dieu. Saperlotte! la meilleure manière d'adorer Dieu, c'est
d'aimer sa femme. Je t'aime! voilà mon catéchisme. Quiconque aime est
orthodoxe. Le juron de Henri IV met la sainteté entre la ripaille et
l'ivresse. Ventre-saint-gris! je ne suis pas de la religion de ce
juron-là. La femme y est oubliée. Cela m'étonne de la part du juron de
Henri IV. Mes amis, vive la femme! je suis vieux, à ce qu'on dit; c'est
étonnant comme je me sens en train d'être jeune. Je voudrais aller
écouter des musettes dans les bois. Ces enfants-là qui réussissent à
être beaux et contents, cela me grise. Je me marierais bellement si
quelqu'un voulait. Il est impossible de s'imaginer que Dieu nous ait
faits pour autre chose que ceci: idolâtrer, roucouler, adoniser, être
pigeon, être coq, becqueter ses amours du matin au soir, se mirer dans
sa petite femme, être fier, être triomphant, faire jabot; voilà le but
de la vie. Voilà, ne vous en déplaise, ce que nous pensions, nous
autres, dans notre temps dont nous étions les jeunes gens. Ah!
vertu-bamboche! qu'il y en avait donc de charmantes femmes, à cette
époque-là, et des minois, et des tendrons! J'y exerçais mes ravages.
Donc aimez-vous. Si l'on ne s'aimait pas, je ne vois pas vraiment à quoi
cela servirait qu'il y eût un printemps; et, quant à moi, je prierais le
bon Dieu de serrer toutes les belles choses qu'il nous montre, et de
nous les reprendre, et de remettre dans sa boîte les fleurs, les oiseaux
et les jolies filles. Mes enfants, recevez la bénédiction du vieux
bonhomme.

La soirée fut vive, gaie, aimable. La belle humeur souveraine du
grand-père donna l'ut à toute la fête, et chacun se régla sur cette
cordialité presque centenaire. On dansa un peu, on rit beaucoup; ce fut
une noce bonne enfant. On eût pu y convier le bonhomme Jadis. Du reste
il y était dans la personne du père Gillenormand.

Il y eut tumulte, puis silence. Les mariés disparurent.

Un peu après minuit la maison Gillenormand devint un temple.

Ici nous nous arrêtons. Sur le seuil des nuits de noce un ange est
debout, souriant, un doigt sur la bouche.

L'âme entre en contemplation devant ce sanctuaire où se fait la
célébration de l'amour.

Il doit y avoir des lueurs au-dessus de ces maisons-là. La joie qu'elles
contiennent doit s'échapper à travers les pierres des murs en clarté et
rayer vaguement les ténèbres. Il est impossible que cette fête sacrée et
fatale n'envoie pas un rayonnement céleste à l'infini. L'amour, c'est le
creuset sublime où se fait la fusion de l'homme et de la femme; l'être
un, l'être triple, l'être final, la trinité humaine en soit. Cette
naissance de deux âmes en une doit être une émotion pour l'ombre.
L'amant est prêtre; la vierge ravie s'épouvante. Quelque chose de cette
joie va à Dieu. Là où il y a vraiment mariage, c'est-à-dire où il y a
amour, l'idéal s'en mêle. Un lit nuptial fait dans les ténèbres un coin
d'aurore. S'il était donné à la prunelle de chair de percevoir les
visions redoutables et charmantes de la vie supérieure, il est probable
qu'on verrait les formes de la nuit, les inconnus ailés, les passants
bleus de l'invisible, se pencher, foule de têtes sombres, autour de la
maison lumineuse, satisfaits, bénissants, se montrant les uns aux autres
la vierge épouse, doucement effarés, et ayant le reflet de la félicité
humaine sur leurs visages divins. Si, à cette heure suprême, les époux
éblouis de volupté, et qui se croient seuls, écoutaient, ils
entendraient dans leur chambre un bruissement d'ailes confuses. Le
bonheur parfait implique la solidarité des anges. Cette petite alcôve
obscure a pour plafond tout le ciel. Quand deux bouches, devenues
sacrées par l'amour, se rapprochent pour créer, il est impossible
qu'au-dessus de ce baiser ineffable il n'y ait pas un tressaillement
dans l'immense mystère des étoiles.

Ces félicités sont les vraies. Pas de joie hors de ces joies-là.
L'amour, c'est là l'unique extase. Tout le reste pleure.

Aimer ou avoir aimé, cela suffit. Ne demandez rien ensuite. On n'a pas
d'autre perle à trouver dans les plis ténébreux de la vie. Aimer est un
accomplissement.



Chapitre III

L'inséparable


Qu'était devenu Jean Valjean?

Immédiatement après avoir ri, sur la gentille injonction de Cosette,
personne ne faisant attention à lui, Jean Valjean s'était levé, et,
inaperçu, il avait gagné l'antichambre. C'était cette même salle où,
huit mois auparavant, il était entré noir de boue, de sang et de poudre,
rapportant le petit-fils à l'aïeul. La vieille boiserie était
enguirlandée de feuillages et de fleurs; les musiciens étaient assis sur
le canapé où l'on avait déposé Marius. Basque en habit noir, en culotte
courte, en bas blancs et en gants blancs, disposait des couronnes de
roses autour de chacun des plats qu'on allait servir. Jean Valjean lui
avait montré son bras en écharpe, l'avait chargé d'expliquer son
absence, et était sorti.

Les croisées de la salle à manger donnaient sur la rue. Jean Valjean
demeura quelques minutes debout et immobile dans l'obscurité sous ces
fenêtres radieuses. Il écoutait. Le bruit confus du banquet venait
jusqu'à lui. Il entendait la parole haute et magistrale du grand-père,
les violons, le cliquetis des assiettes et des verres, les éclats de
rire, et dans toute cette rumeur gaie il distinguait la douce voix
joyeuse de Cosette.

Il quitta la rue des Filles-du-Calvaire et s'en revint rue de
l'Homme-Armé.

Pour s'en retourner, il prit par la rue Saint-Louis, la rue
Culture-Sainte-Catherine et les Blancs-Manteaux; c'était un peu le plus
long, mais c'était le chemin par où, depuis trois mois, pour éviter les
encombrements et les boues de la rue Vieille-du-Temple, il avait coutume
de venir tous les jours de la rue de l'Homme-Armé à la rue des
Filles-du-Calvaire, avec Cosette.

Ce chemin où Cosette avait passé excluait pour lui tout autre
itinéraire.

Jean Valjean rentra chez lui. Il alluma sa chandelle et monta.
L'appartement était vide. Toussaint elle-même n'y était plus. Le pas de
Jean Valjean faisait dans les chambres plus de bruit qu'à l'ordinaire.
Toutes les armoires étaient ouvertes. Il pénétra dans la chambre de
Cosette. Il n'y avait pas de draps au lit. L'oreiller de coutil, sans
taie et sans dentelles, était posé sur les couvertures pliées au pied
des matelas dont on voyait la toile et où personne ne devait plus
coucher. Tous les petits objets féminins auxquels tenait Cosette avaient
été emportés; il ne restait que les gros meubles et les quatre murs. Le
lit de Toussaint était également dégarni. Un seul lit était fait et
semblait attendre quelqu'un; c'était celui de Jean Valjean.

Jean Valjean regarda les murailles, ferma quelques portes d'armoires,
alla et vint d'une chambre à l'autre.

Puis il se retrouva dans sa chambre, et il posa sa chandelle sur une
table.

Il avait dégagé son bras de l'écharpe, et il se servait de la main
droite comme s'il n'en souffrait pas.

Il s'approcha de son lit, et ses yeux s'arrêtèrent, fut-ce par hasard?
fut-ce avec intention? sur l'_inséparable_, dont Cosette avait été
jalouse, sur la petite malle qui ne le quittait jamais. Le 4 juin, en
arrivant rue de l'Homme-Armé, il l'avait déposée sur un guéridon près de
son chevet. Il alla à ce guéridon avec une sorte de vivacité, prit dans
sa poche une clef, et ouvrit la valise.

Il en tira lentement les vêtements avec lesquels, dix ans auparavant,
Cosette avait quitté Montfermeil; d'abord la petite robe noire, puis le
fichu noir, puis les bons gros souliers d'enfant que Cosette aurait
presque pu mettre encore, tant elle avait le pied petit, puis la
brassière de futaine bien épaisse, puis le jupon de tricot, puis le
tablier à poches, puis les bas de laine. Ces bas, où était encore
gracieusement marquée la forme d'une petite jambe, n'étaient guère plus
longs que la main de Jean Valjean. Tout cela était de couleur noire.
C'était lui qui avait apporté ces vêtements pour elle à Montfermeil. À
mesure qu'il les ôtait de la valise, il les posait sur le lit. Il
pensait. Il se rappelait. C'était en hiver, un mois de décembre très
froid, elle grelottait à demi nue dans des guenilles, ses pauvres petits
pieds tout rouges dans des sabots. Lui Jean Valjean, il lui avait fait
quitter ces haillons pour lui faire mettre cet habillement de deuil. La
mère avait dû être contente dans sa tombe de voir sa fille porter son
deuil, et surtout de voir qu'elle était vêtue et qu'elle avait chaud. Il
pensait à cette forêt de Montfermeil; ils l'avaient traversée ensemble,
Cosette et lui; il pensait au temps qu'il faisait, aux arbres sans
feuilles, au bois sans oiseaux, au ciel sans soleil; c'est égal, c'était
charmant. Il rangea les petites nippes sur le lit, le fichu près du
jupon, les bas à côté des souliers, la brassière à côté de la robe, et
il les regarda l'une après l'autre. Elle n'était pas plus haute que
cela, elle avait sa grande poupée dans ses bras, elle avait mis son
louis d'or dans la poche de ce tablier, elle riait, ils marchaient tous
les deux se tenant par la main, elle n'avait que lui au monde.

Alors sa vénérable tête blanche tomba sur le lit, ce vieux coeur stoïque
se brisa, sa face s'abîma pour ainsi dire dans les vêtements de Cosette,
et si quelqu'un eût passé dans l'escalier en ce moment, on eût entendu
d'effrayants sanglots.



Chapitre IV

_Immortale jecur_


La vieille lutte formidable, dont nous avons déjà vu plusieurs phases,
recommença.

Jacob ne lutta avec l'ange qu'une nuit. Hélas! combien de fois
avons-nous vu Jean Valjean saisi corps à corps dans les ténèbres par sa
conscience et luttant éperdument contre elle!

Lutte inouïe! À de certains moments, c'est le pied qui glisse; à
d'autres instants, c'est le sol qui croule. Combien de fois cette
conscience, forcenée au bien, l'avait-elle étreint et accablé! Combien
de fois la vérité, inexorable, lui avait-elle mis le genou sur la
poitrine! Combien de fois, terrassé par la lumière, lui avait-il crié
grâce! Combien de fois cette lumière implacable, allumée en lui et sur
lui par l'évêque, l'avait-elle ébloui de force alors qu'il souhaitait
être aveuglé! Combien de fois s'était-il redressé dans le combat, retenu
au rocher, adossé au sophisme, traîné dans la poussière, tantôt
renversant sa conscience sous lui, tantôt renversé par elle! Combien de
fois, après une équivoque, après un raisonnement traître et spécieux de
l'égoïsme, avait-il entendu sa conscience irritée lui crier à l'oreille:
Croc-en-jambe! misérable! Combien de fois sa pensée réfractaire
avait-elle râlé convulsivement sous l'évidence du devoir! Résistance à
Dieu. Sueurs funèbres. Que de blessures secrètes, que lui seul sentait
saigner! Que d'écorchures à sa lamentable existence! Combien de fois
s'était-il relevé sanglant, meurtri, brisé, éclairé, le désespoir au
coeur, la sérénité dans l'âme? et, vaincu, il se sentait vainqueur. Et,
après l'avoir disloqué, tenaillé et rompu, sa conscience, debout
au-dessus de lui, redoutable, lumineuse, tranquille, lui disait:
Maintenant, va en paix!

Mais, au sortir d'une si sombre lutte, quelle paix lugubre, hélas!

Cette nuit-là pourtant, Jean Valjean sentit qu'il livrait son dernier
combat.

Une question se présentait, poignante.

Les prédestinations ne sont pas toutes droites, elles ne se développent
pas en avenue rectiligne devant le prédestiné; elles ont des impasses,
des cæcums, des tournants obscurs, des carrefours inquiétants offrant
plusieurs voies. Jean Valjean faisait halte en ce moment au plus
périlleux de ces carrefours.

Il était parvenu au suprême croisement du bien et du mal. Il avait cette
ténébreuse intersection sous les yeux. Cette fois encore, comme cela lui
était déjà arrivé dans d'autres péripéties douloureuses, deux routes
s'ouvraient devant lui; l'une tentante, l'autre effrayante. Laquelle
prendre?

Celle qui effrayait était conseillée par le mystérieux doigt indicateur
que nous apercevons tous chaque fois que nous fixons nos yeux sur
l'ombre.

Jean Valjean avait, encore une fois, le choix entre le port terrible et
l'embûche souriante.

Cela est-il donc vrai? l'âme peut guérir; le sort, non. Chose affreuse!
une destinée incurable!

La question qui se présentait, la voici:

De quelle façon Jean Valjean allait-il se comporter avec le bonheur de
Cosette et de Marius? Ce bonheur, c'était lui qui l'avait voulu, c'était
lui qui l'avait fait; il se l'était lui-même enfoncé dans les
entrailles, et à cette heure, en le considérant, il pouvait avoir
l'espèce de satisfaction qu'aurait un armurier qui reconnaîtrait sa
marque de fabrique sur un couteau, en se le retirant tout fumant de la
poitrine.

Cosette avait Marius, Marius possédait Cosette. Ils avaient tout, même
la richesse. Et c'était son oeuvre. Mais ce bonheur, maintenant qu'il
existait, maintenant qu'il était là, qu'allait-il en faire, lui Jean
Valjean? S'imposerait-il à ce bonheur? Le traiterait-il comme lui
appartenant? Sans doute Cosette était à un autre; mais lui Jean Valjean
retiendrait-il de Cosette tout ce qu'il en pourrait retenir?
Resterait-il l'espèce de père, entrevu, mais respecté, qu'il avait été
jusqu'alors? S'introduirait-il tranquillement dans la maison de Cosette?
Apporterait-il, sans dire mot, son passé à cet avenir? Se
présenterait-il là comme ayant droit, et viendrait-il s'asseoir, voilé,
à ce lumineux foyer? Prendrait-il, en leur souriant, les mains de ces
innocents dans ses deux mains tragiques? Poserait-il sur les paisibles
chenets du salon Gillenormand ses pieds qui traînaient derrière eux
l'ombre infamante de la loi? Entrerait-il en participation de chances
avec Cosette et Marius? Épaissirait-il l'obscurité sur son front et le
nuage dans le leur? Mettrait-il en tiers avec deux félicités sa
catastrophe? Continuerait-il de se taire? En un mot serait-il, près de
ces deux êtres heureux, le sinistre muet de la destinée?

Il faut être habitué à la fatalité et à ses rencontres pour oser lever
les yeux quand de certaines questions nous apparaissent dans leur nudité
horrible. Le bien ou le mal sont derrière ce sévère point
d'interrogation. Que vas-tu faire? demanda le sphinx.

Cette habitude de l'épreuve, Jean Valjean l'avait. Il regarda le sphinx
fixement.

Il examina l'impitoyable problème sous toutes ses faces.

Cosette, cette existence charmante, était le radeau de ce naufragé. Que
faire? S'y cramponner, ou lâcher prise?

S'il s'y cramponnait, il sortait du désastre, il remontait au soleil, il
laissait ruisseler de ses vêtements et de ses cheveux l'eau amère, il
était sauvé, il vivait.

Allait-il lâcher prise?

Alors, l'abîme.

Il tenait ainsi douloureusement conseil avec sa pensée. Ou, pour mieux
dire, il combattait; il se ruait, furieux, au dedans de lui-même, tantôt
contre sa volonté, tantôt contre sa conviction.

Ce fut un bonheur pour Jean Valjean d'avoir pu pleurer. Cela l'éclaira
peut-être. Pourtant le commencement fut farouche. Une tempête, plus
furieuse que celle qui autrefois l'avait poussé vers Arras, se déchaîna
en lui. Le passé lui revenait en regard du présent; il comparait et il
sanglotait. Une fois l'écluse des larmes ouvertes, le désespéré se
tordit.

Il se sentait arrêté.

Hélas! dans ce pugilat à outrance entre notre égoïsme et notre devoir,
quand nous reculons ainsi pas à pas devant notre idéal incommutable,
égarés, acharnés, exaspérés de céder, disputant le terrain, espérant une
fuite possible, cherchant une issue, quelle brusque et sinistre
résistance derrière nous que le pied du mur!

Sentir l'ombre sacrée qui fait obstacle!

L'invisible inexorable, quelle obsession!

Donc avec la conscience on n'a jamais fini. Prends-en ton parti, Brutus;
prends-en ton parti, Caton. Elle est sans fond, étant Dieu. On jette
dans ce puits le travail de toute sa vie, on y jette sa fortune, on y
jette sa richesse, on y jette son succès, on y jette sa liberté ou sa
patrie, on y jette son bien-être, on y jette son repos, on y jette sa
joie. Encore! encore! Videz le vase! penchez l'urne! Il faut finir par y
jeter son coeur.

Il y a quelque part dans la brume des vieux enfers un tonneau comme
cela.

N'est-on pas pardonnable de refuser enfin? Est-ce que l'inépuisable peut
avoir un droit? Est-ce que les chaînes sans fin ne sont pas au-dessus de
la force humaine? Qui donc blâmerait Sisyphe et Jean Valjean de dire:
c'est assez!

L'obéissance de la matière est limitée par le frottement; est-ce qu'il
n'y a pas une limite à l'obéissance de l'âme? Si le mouvement perpétuel
est impossible, est-ce que le dévouement perpétuel est exigible?

Le premier pas n'est rien; c'est le dernier qui est difficile.
Qu'était-ce que l'affaire Champmathieu à côté du mariage de Cosette et
de ce qu'il entraînait? Qu'est-ce que ceci: entrer dans le bagne, à côté
de ceci: entrer dans le néant?

Ô première marche à descendre, que tu es sombre! Ô seconde marche, que
tu es noire!

Comment ne pas détourner la tête cette fois?

Le martyre est une sublimation, sublimation corrosive. C'est une torture
qui sacre. On peut y consentir la première heure; on s'assied sur le
trône de fer rouge, on met sur son front la couronne de fer rouge, on
accepte le globe de fer rouge, on prend le sceptre de fer rouge, mais il
reste encore à vêtir le manteau de flamme, et n'y a-t-il pas un moment
où la chair misérable se révolte, et où l'on abdique le supplice?

Enfin Jean Valjean entra dans le calme de l'accablement.

Il pesa, il songea, il considéra les alternatives de la mystérieuse
balance de lumière et d'ombre.

Imposer son bagne à ces deux enfants éblouissants, ou consommer lui-même
son irrémédiable engloutissement. D'un côté le sacrifice de Cosette, de
l'autre le sien propre.

À quelle solution s'arrêta-t-il?

Quelle détermination prit-il? Quelle fut, au dedans de lui-même, sa
réponse définitive à l'incorruptible interrogatoire de la fatalité?
Quelle porte se décida-t-il à ouvrir? Quel côté de sa vie prit-il le
parti de fermer et de condamner? Entre tous ces escarpements insondables
qui l'entouraient, quel fut son choix? Quelle extrémité accepta-t-il?
Auquel de ces gouffres fit-il un signe de tête?

Sa rêverie vertigineuse dura toute la nuit.

Il resta là jusqu'au jour, dans la même attitude, ployé en deux sur ce
lit, prosterné sous l'énormité du sort, écrasé peut-être, hélas! les
poings crispés, les bras étendus à angle droit comme un crucifié décloué
qu'on aurait jeté la face contre terre. Il demeura douze heures, les
douze heures d'une longue nuit d'hiver, glacé, sans relever la tête et
sans prononcer une parole. Il était immobile comme un cadavre, pendant
que sa pensée se roulait à terre et s'envolait, tantôt comme l'hydre,
tantôt comme l'aigle. À le voir ainsi sans mouvement on eût dit un mort;
tout à coup il tressaillait convulsivement et sa bouche, collée aux
vêtements de Cosette, les baisait; alors on voyait qu'il vivait.

Qui? on? puisque Jean Valjean était seul et qu'il n'y avait personne là?

Le On qui est dans les ténèbres.



Livre septième--La dernière gorgée du calice



Chapitre I

Le septième cercle et le huitième ciel


Les lendemains de noce sont solitaires. On respecte le recueillement des
heureux. Et aussi un peu leur sommeil attardé. Le brouhaha des visites
et des félicitations ne commence que plus tard. Le matin du 17 février,
il était un peu plus de midi quand Basque, la serviette et le plumeau
sous le bras, occupé «à faire son antichambre», entendit un léger
frappement à la porte. On n'avait point sonné, ce qui est discret un
pareil jour. Basque ouvrit et vit M. Fauchelevent. Il l'introduisit dans
le salon, encore encombré et sens dessus dessous, et qui avait l'air du
champ de bataille des joies de la veille.

--Dame, monsieur, observa Basque, nous nous sommes réveillés tard.

--Votre maître est-il levé? demanda Jean Valjean.

--Comment va le bras de monsieur? répondit Basque.

--Mieux. Votre maître est-il levé?

--Lequel? l'ancien ou le nouveau?

--Monsieur Pontmercy.

--Monsieur le baron? fit Basque en se redressant.

On est surtout baron pour ses domestiques. Il leur en revient quelque
chose; ils ont ce qu'un philosophe appellerait l'éclaboussure du titre,
et cela les flatte. Marius, pour le dire en passant, républicain
militant, et il l'avait prouvé, était maintenant baron malgré lui. Une
petite révolution s'était faite dans la famille sur ce titre. C'était à
présent M. Gillenormand qui y tenait et Marius qui s'en détachait. Mais
le colonel Pontmercy avait écrit: _Mon fils portera mon titre_. Marius
obéissait. Et puis Cosette, en qui la femme commençait à poindre, était
ravie d'être baronne.

--Monsieur le baron? répéta Basque. Je vais voir. Je vais lui dire que
monsieur Fauchelevent est là.

--Non. Ne lui dites pas que c'est moi. Dites-lui que quelqu'un demande à
lui parler en particulier, et ne lui dites pas de nom.

--Ah! fit Basque.

--Je veux lui faire une surprise.

--Ah! reprit Basque, se donnant à lui-même son second ah! comme
explication du premier.

Et il sortit.

Jean Valjean resta seul.

Le salon, nous venons de le dire, était tout en désordre. Il semblait
qu'en prêtant l'oreille on eût pu y entendre encore la vague rumeur de
la noce. Il y avait sur le parquet toutes sortes de fleurs tombées des
guirlandes et des coiffures. Les bougies brûlées jusqu'au tronçon
ajoutaient aux cristaux des lustres des stalactites de cire. Pas un
meuble n'était à sa place. Dans des coins, trois ou quatre fauteuils,
rapprochés les uns des autres et faisant cercle, avaient l'air de
continuer une causerie. L'ensemble était riant. Il y a encore une
certaine grâce dans une fête morte. Cela a été heureux. Sur ces chaises
en désarroi, parmi ces fleurs qui se fanent, sous ces lumières éteintes,
on a pensé de la joie. Le soleil succédait au lustre, et entrait gaîment
dans le salon.

Quelques minutes s'écoulèrent. Jean Valjean était immobile à l'endroit
où Basque l'avait quitté. Il était très pâle. Ses yeux étaient creux et
tellement enfoncés par l'insomnie sous l'orbite qu'ils y disparaissaient
presque. Son habit noir avait les plis fatigués d'un vêtement qui a
passé la nuit. Les coudes étaient blanchis de ce duvet que laisse au
drap le frottement du linge. Jean Valjean regardait à ses pieds la
fenêtre dessinée sur le parquet par le soleil.

Un bruit se fit à la porte, il leva les yeux.

Marius entra, la tête haute, la bouche riante, on ne sait quelle lumière
sur le visage, le front épanoui, l'oeil triomphant. Lui aussi n'avait
pas dormi.

--C'est vous, père! s'écria-t-il en apercevant Jean Valjean; cet
imbécile de Basque qui avait un air mystérieux! Mais vous venez de trop
bonne heure. Il n'est encore que midi et demi. Cosette dort.

Ce mot: Père, dit à M. Fauchelevent par Marius, signifiait: Félicité
suprême. Il y avait toujours eu, on le sait, escarpement, froideur et
contrainte entre eux; glace à rompre ou à fondre. Marius en était à ce
point d'enivrement que l'escarpement s'abaissait, que la glace se
dissolvait, et que M. Fauchelevent était pour lui, comme pour Cosette,
un père.

Il continua; les paroles débordaient de lui, ce qui est propre à ces
divins paroxysmes de la joie:

--Que je suis content de vous voir! Si vous saviez comme vous nous avez
manqué hier! Bonjour, père. Comment va votre main? Mieux, n'est-ce pas?


Et, satisfait de la bonne réponse qu'il se faisait à lui-même, il
poursuivit:

--Nous avons bien parlé de vous tous les deux. Cosette vous aime tant!
Vous n'oubliez pas que vous avez votre chambre ici. Nous ne voulons plus
de la rue de l'Homme-Armé. Nous n'en voulons plus du tout. Comment
aviez-vous pu aller demeurer dans une rue comme ça, qui est malade, qui
est grognon, qui est laide, qui a une barrière à un bout, où l'on a
froid, où l'on ne peut pas entrer? Vous viendrez vous installer ici. Et
dès aujourd'hui. Ou vous aurez affaire à Cosette. Elle entend nous mener
tous par le bout du nez, je vous en préviens. Vous avez vu votre
chambre, elle est tout près de la nôtre; elle donne sur des jardins; on
a fait arranger ce qu'il y avait à la serrure, le lit est fait, elle est
toute prête, vous n'avez qu'à arriver. Cosette a mis près de votre lit
une grande vieille bergère en velours d'Utrecht, à qui elle a dit:
tends-lui les bras. Tous les printemps, dans le massif d'acacias qui est
en face de vos fenêtres, il vient un rossignol. Vous l'aurez dans deux
mois. Vous aurez son nid à votre gauche et le nôtre à votre droite. La
nuit il chantera, et le jour Cosette parlera. Votre chambre est en plein
midi. Cosette vous y rangera vos livres, votre voyage du capitaine Cook,
et l'autre, celui de Vancouver, toutes vos affaires. Il y a, je crois,
une petite valise à laquelle vous tenez, j'ai disposé un coin d'honneur
pour elle. Vous avez conquis mon grand-père, vous lui allez. Nous
vivrons ensemble. Savez-vous le whist? vous comblerez mon grand-père si
vous savez le whist. C'est vous qui mènerez promener Cosette mes jours
de palais, vous lui donnerez le bras, vous savez, comme au Luxembourg
autrefois. Nous sommes absolument décidés à être très heureux. Et vous
en serez, de notre bonheur, entendez-vous, père? Ah çà, vous déjeunez
avec nous aujourd'hui?

--Monsieur, dit Jean Valjean, j'ai une chose à vous dire. Je suis un
ancien forçat.

La limite des sons aigus perceptibles peut être tout aussi bien dépassée
pour l'esprit que pour l'oreille. Ces mots: _Je suis un ancien forçat_,
sortant de la bouche de M. Fauchelevent et entrant dans l'oreille de
Marius, allaient au delà du possible. Marius n'entendit pas. Il lui
sembla que quelque chose venait de lui être dit; mais il ne sut quoi. Il
resta béant.

Il s'aperçut alors que l'homme qui lui parlait était effrayant. Tout à
son éblouissement, il n'avait pas jusqu'à ce moment remarqué cette
pâleur terrible.

Jean Valjean dénoua la cravate noire qui lui soutenait le bras droit,
défit le linge roulé autour de sa main, mit son pouce à nu et le montra
à Marius.

--Je n'ai rien à la main, dit-il.

Marius regarda le pouce.

--Je n'y ai jamais rien eu, reprit Jean Valjean.

Il n'y avait en effet aucune trace de blessure.

Jean Valjean poursuivit:

--Il convenait que je fusse absent de votre mariage. Je me suis fait
absent le plus que j'ai pu. J'ai supposé cette blessure pour ne point
faire un faux, pour ne pas introduire de nullité dans les actes du
mariage, pour être dispensé de signer.

Marius bégaya:

--Qu'est-ce que cela veut dire?

--Cela veut dire, répondit Jean Valjean, que j'ai été aux galères.

--Vous me rendez fou! s'écria Marius épouvanté.

--Monsieur Pontmercy, dit Jean Valjean, j'ai été dix-neuf ans aux
galères. Pour vol. Puis j'ai été condamné à perpétuité. Pour vol. Pour
récidive. À l'heure qu'il est, je suis en rupture de ban.

Marius avait beau reculer devant la réalité, refuser le fait, résister à
l'évidence, il fallait s'y rendre. Il commença à comprendre, et comme
cela arrive toujours en pareil cas, il comprit au delà. Il eut le
frisson d'un hideux éclair intérieur; une idée, qui le fit frémir, lui
traversa l'esprit. Il entrevit dans l'avenir, pour lui-même, une
destinée difforme.

--Dites tout, dites tout! cria-t-il. Vous êtes le père de Cosette!

Et il fit deux pas en arrière avec un mouvement d'indicible horreur.

Jean Valjean redressa la tête dans une telle majesté d'attitude qu'il
sembla grandir jusqu'au plafond.

--Il est nécessaire que vous me croyiez ici, monsieur; et, quoique notre
serment à nous autres ne soit pas reçu en justice....

Ici il fit un silence, puis, avec une sorte d'autorité souveraine et
sépulcrale, il ajouta en articulant lentement et en pesant sur les
syllabes:

--...Vous me croirez. Le père de Cosette, moi! devant Dieu, non.
Monsieur le baron Pontmercy, je suis un paysan de Faverolles. Je gagnais
ma vie à émonder des arbres. Je ne m'appelle pas Fauchelevent, je
m'appelle Jean Valjean. Je ne suis rien à Cosette. Rassurez-vous.

Marius balbutia:

--Qui me prouve?....

--Moi. Puisque je le dis.

Marius regarda cet homme. Il était lugubre et tranquille. Aucun mensonge
ne pouvait sortir d'un tel calme. Ce qui est glacé est sincère. On
sentait le vrai dans cette froideur de tombe.

--Je vous crois, dit Marius.

Jean Valjean inclina la tête comme pour prendre acte, et continua:

--Que suis-je pour Cosette? un passant. Il y a dix ans, je ne savais pas
qu'elle existât. Je l'aime, c'est vrai. Une enfant qu'on a vue petite,
étant soi-même déjà vieux, on l'aime. Quand on est vieux, on se sent
grand-père pour tous les petits enfants. Vous pouvez, ce me semble,
supposer que j'ai quelque chose qui ressemble à un coeur. Elle était
orpheline. Sans père ni mère. Elle avait besoin de moi. Voilà pourquoi
je me suis mis à l'aimer. C'est si faible les enfants, que le premier
venu, même un homme comme moi, peut être leur protecteur. J'ai fait ce
devoir-là vis-à-vis de Cosette. Je ne crois pas qu'on puisse vraiment
appeler si peu de chose une bonne action; mais si c'est une bonne
action, eh bien, mettez que je l'ai faite. Enregistrez cette
circonstance atténuante. Aujourd'hui Cosette quitte ma vie; nos deux
chemins se séparent. Désormais je ne puis plus rien pour elle. Elle est
madame Pontmercy. Sa providence a changé. Et Cosette gagne au change.
Tout est bien. Quant aux six cent mille francs, vous ne m'en parlez pas,
mais je vais au-devant de votre pensée, c'est un dépôt. Comment ce dépôt
était-il entre mes mains? Qu'importe? Je rends le dépôt. On n'a rien de
plus à me demander. Je complète la restitution en disant mon vrai nom.
Ceci encore me regarde. Je tiens, moi, à ce que vous sachiez qui je
suis.

Et Jean Valjean regarda Marius en face.

Tout ce qu'éprouvait Marius était tumultueux et incohérent. De certains
coups de vent de la destinée font de ces vagues dans notre âme.

Nous avons tous eu de ces moments de trouble dans lesquels tout se
disperse en nous; nous disons les premières choses venues, lesquelles ne
sont pas toujours précisément celles qu'il faudrait dire. Il y a des
révélations subites qu'on ne peut porter et qui enivrent comme un vin
funeste. Marius était stupéfié de la situation nouvelle qui lui
apparaissait, au point de parler à cet homme presque comme quelqu'un qui
lui en aurait voulu de cet aveu.

--Mais enfin, s'écria-t-il, pourquoi me dites-vous tout cela? Qu'est-ce
qui vous y force? Vous pouviez vous garder le secret à vous-même. Vous
n'êtes ni dénoncé, ni poursuivi, ni traqué? Vous avez une raison pour
faire, de gaîté de coeur, une telle révélation. Achevez. Il y a autre
chose. À quel propos faites-vous cet aveu? Pour quel motif?

--Pour quel motif? répondit Jean Valjean d'une voix si basse et si
sourde qu'on eût dit que c'était à lui-même qu'il parlait plus qu'à
Marius. Pour quel motif, en effet, ce forçat vient-il dire: Je suis un
forçat? Eh bien oui! le motif est étrange. C'est par honnêteté. Tenez,
ce qu'il y a de malheureux, c'est un fil que j'ai là dans le coeur et
qui me tient attaché. C'est surtout quand on est vieux que ces fils-là
sont solides. Toute la vie se défait alentour; ils résistent. Si j'avais
pu arracher ce fil, le casser, dénouer le noeud ou le couper, m'en aller
bien loin, j'étais sauvé, je n'avais qu'à partir; il y a des diligences
rue du Bouloy; vous êtes heureux, je m'en vais. J'ai essayé de le
rompre, ce fil, j'ai tiré dessus, il a tenu bon, il n'a pas cassé, je
m'arrachais le coeur avec. Alors j'ai dit: Je ne puis pas vivre ailleurs
que là. Il faut que je reste. Eh bien oui, mais vous avez raison, je
suis un imbécile, pourquoi ne pas rester tout simplement? Vous m'offrez
une chambre dans la maison, madame Pontmercy m'aime bien, elle dit à ce
fauteuil: tends-lui les bras, votre grand-père ne demande pas mieux que
de m'avoir, je lui vas, nous habiterons tous ensemble, repas en commun,
je donnerai le bras à Cosette...--à madame Pontmercy, pardon, c'est
l'habitude,--nous n'aurons qu'un toit, qu'une table, qu'un feu, le même
coin de cheminée l'hiver, la même promenade l'été, c'est la joie cela,
c'est le bonheur cela, c'est tout, cela. Nous vivrons en famille. En
famille!

À ce mot, Jean Valjean devint farouche. Il croisa les bras, considéra le
plancher à ses pieds comme s'il voulait y creuser un abîme, et sa voix
fut tout à coup éclatante:

--En famille! non. Je ne suis d'aucune famille, moi. Je ne suis pas de
la vôtre. Je ne suis pas de celle des hommes. Les maisons où l'on est
entre soi, j'y suis de trop. Il y a des familles, mais ce n'est pas pour
moi. Je suis le malheureux; je suis dehors. Ai-je eu un père et une
mère? j'en doute presque. Le jour où j'ai marié cette enfant, cela a été
fini, je l'ai vue heureuse, et qu'elle était avec l'homme qu'elle aime,
et qu'il y avait là un bon vieillard, un ménage de deux anges, toutes
les joies dans cette maison, et que c'était bien, et je me suis dit:
Toi, n'entre pas. Je pouvais mentir, c'est vrai, vous tromper tous,
rester monsieur Fauchelevent. Tant que cela a été pour elle, j'ai pu
mentir; mais maintenant ce serait pour moi, je ne le dois pas. Il
suffisait de me taire, c'est vrai, et tout continuait. Vous me demandez
ce qui me force à parler? une drôle de chose, ma conscience. Me taire,
c'était pourtant bien facile. J'ai passé la nuit à tâcher de me le
persuader; vous me confessez, et ce que je viens vous dire est si
extraordinaire que vous en avez le droit; eh bien oui, j'ai passé la
nuit à me donner des raisons, je me suis donné de très bonnes raisons,
j'ai fait ce que j'ai pu, allez. Mais il y a deux choses où je n'ai pas
réussi; ni à casser le fil qui me tient par le coeur fixé, rivé et
scellé ici, ni à faire taire quelqu'un qui me parle bas quand je suis
seul. C'est pourquoi je suis venu vous avouer tout ce matin. Tout, ou à
peu près tout. Il y a de l'inutile à dire qui ne concerne que moi; je
le garde pour moi. L'essentiel, vous le savez. Donc j'ai pris mon
mystère, et je vous l'ai apporté. Et j'ai éventré mon secret sous vos
yeux. Ce n'était pas une résolution aisée à prendre. Toute la nuit je me
suis débattu. Ah! vous croyez que je ne me suis pas dit que ce n'était
point là l'affaire Champmathieu, qu'en cachant mon nom je ne faisais de
mal à personne, que le nom de Fauchelevent m'avait été donné par
Fauchelevent lui-même en reconnaissance d'un service rendu, et que je
pouvais bien le garder, et que je serais heureux dans cette chambre que
vous m'offrez, que je ne gênerais rien, que je serais dans mon petit
coin, et que, tandis que vous auriez Cosette, moi j'aurais l'idée d'être
dans la même maison qu'elle. Chacun aurait eu son bonheur proportionné.
Continuer d'être monsieur Fauchelevent, cela arrangeait tout. Oui,
excepté mon âme. Il y avait de la joie partout sur moi, le fond de mon
âme restait noir. Ce n'est pas assez d'être heureux, il faut être
content. Ainsi je serais resté monsieur Fauchelevent, ainsi mon vrai
visage, je l'aurais caché, ainsi, en présence de votre épanouissement,
j'aurais eu une énigme, ainsi, au milieu de votre plein jour, j'aurais
eu des ténèbres; ainsi, sans crier gare, tout bonnement, j'aurais
introduit le bagne à votre foyer, je me serais assis à votre table avec
la pensée que, si vous saviez qui je suis, vous m'en chasseriez, je me
serais laissé servir par des domestiques qui, s'ils avaient su, auraient
dit: Quelle horreur! Je vous aurais touché avec mon coude dont vous avez
droit de ne pas vouloir, je vous aurais filouté vos poignées de main! Il
y aurait eu dans votre maison un partage de respect entre des cheveux
blancs vénérables et des cheveux blancs flétris; à vos heures les plus
intimes, quand tous les coeurs se seraient crus ouverts jusqu'au fond
les uns pour les autres, quand nous aurions été tous quatre ensemble,
votre aïeul, vous deux, et moi, il y aurait eu là un inconnu! J'aurais
été côte à côte avec vous dans votre existence, ayant pour unique soin
de ne jamais déranger le couvercle de mon puits terrible. Ainsi, moi, un
mort, je me serais imposé à vous qui êtes des vivants. Elle, je l'aurais
condamnée à moi à perpétuité. Vous, Cosette et moi, nous aurions été
trois têtes dans le bonnet vert! Est-ce que vous ne frissonnez pas? Je
ne suis que le plus accablé des hommes, j'en aurais été le plus
monstrueux. Et ce crime, je l'aurais commis tous les jours! Et ce
mensonge, je l'aurais fait tous les jours! Et cette face de nuit, je
l'aurais eue sur mon visage tous les jours! Et ma flétrissure, je vous
en aurais donné votre part tous les jours! tous les jours! à vous mes
bien-aimés, à vous mes enfants, à vous mes innocents! Se taire n'est
rien? garder le silence est simple? Non, ce n'est pas simple. Il y a un
silence qui ment. Et mon mensonge, et ma fraude, et mon indignité, et ma
lâcheté, et ma trahison, et mon crime, je l'aurais bu goutte à goutte,
je l'aurais recraché, puis rebu, j'aurais fini à minuit et recommencé à
midi, et mon bonjour aurait menti, et mon bonsoir aurait menti, et
j'aurais dormi là-dessus, et j'aurais mangé cela avec mon pain, et
j'aurais regardé Cosette en face, et j'aurais répondu au sourire de
l'ange par le sourire du damné, et j'aurais été un fourbe abominable!
Pourquoi faire? pour être heureux. Pour être heureux, moi! Est-ce que
j'ai le droit d'être heureux? Je suis hors de la vie, monsieur.

Jean Valjean s'arrêta. Marius écoutait. De tels enchaînements d'idées et
d'angoisses ne se peuvent interrompre. Jean Valjean baissa la voix de
nouveau, mais ce n'était plus la voix sourde, c'était la voix sinistre.

--Vous demandez pourquoi je parle? je ne suis ni dénoncé, ni poursuivi,
ni traqué, dites-vous. Si! je suis dénoncé! si! je suis poursuivi! si!
je suis traqué! Par qui? par moi. C'est moi qui me barre à moi-même le
passage, et je me traîne, et je me pousse, et je m'arrête, et je
m'exécute, et quand on se tient soi-même, on est bien tenu.

Et, saisissant son propre habit à poigne-main et le tirant vers Marius:

--Voyez donc ce poing-ci, continua-t-il. Est-ce que vous ne trouvez pas
qu'il tient ce collet-là de façon à ne pas le lâcher? Eh bien! c'est
bien un autre poignet, la conscience! Il faut, si l'on veut être
heureux, monsieur, ne jamais comprendre le devoir; car, dès qu'on l'a
compris, il est implacable. On dirait qu'il vous punit de le comprendre;
mais non; il vous en récompense; car il vous met dans un enfer où l'on
sent à côté de soi Dieu. On ne s'est pas sitôt déchiré les entrailles
qu'on est en paix avec soi-même.

Et, avec une accentuation poignante, il ajouta:

--Monsieur Pontmercy, cela n'a pas le sens commun, je suis un honnête
homme. C'est en me dégradant à vos yeux que je m'élève aux miens. Ceci
m'est déjà arrivé une fois, mais c'était moins douloureux; ce n'était
rien. Oui, un honnête homme. Je ne le serais pas si vous aviez, par ma
faute, continué de m'estimer; maintenant que vous me méprisez, je le
suis. J'ai cette fatalité sur moi que, ne pouvant jamais avoir que de la
considération volée, cette considération m'humilie et m'accable
intérieurement, et que, pour que je me respecte, il faut qu'on me
méprise. Alors je me redresse. Je suis un galérien qui obéit à sa
conscience. Je sais bien que cela n'est pas ressemblant. Mais que
voulez-vous que j'y fasse? cela est. J'ai pris des engagements envers
moi-même; je les tiens. Il y a des rencontres qui nous lient, il y a des
hasards qui nous entraînent dans des devoirs. Voyez-vous, monsieur
Pontmercy, il m'est arrivé des choses dans ma vie.

Jean Valjean fit encore une pause, avalant sa salive avec effort comme
si ses paroles avaient un arrière-goût amer, et il reprit:

--Quand on a une telle horreur sur soi, on n'a pas le droit de la faire
partager aux autres à leur insu, on n'a pas le droit de leur communiquer
sa peste, on n'a pas le droit de les faire glisser dans son précipice
sans qu'ils s'en aperçoivent, on n'a pas le droit de laisser traîner sa
casaque rouge sur eux, on n'a pas le droit d'encombrer sournoisement de
sa misère le bonheur d'autrui. S'approcher de ceux qui sont sains et les
toucher dans l'ombre avec son ulcère invisible, c'est hideux.
Fauchelevent a eu beau me prêter son nom, je n'ai pas le droit de m'en
servir; il a pu me le donner, je n'ai pas pu le prendre. Un nom, c'est
un moi. Voyez-vous, monsieur, j'ai un peu pensé, j'ai un peu lu, quoique
je sois un paysan; et je me rends compte des choses. Vous voyez que je
m'exprime convenablement. Je me suis fait une éducation à moi. Eh bien
oui, soustraire un nom et se mettre dessous, c'est déshonnête. Des
lettres de l'alphabet, cela s'escroque comme une bourse ou comme une
montre. Être une fausse signature en chair et en os, être une fausse
clef vivante, entrer chez d'honnêtes gens en trichant leur serrure, ne
plus jamais regarder, loucher toujours, être infâme au dedans de moi,
non! non! non! non! Il vaut mieux souffrir, saigner, pleurer, s'arracher
la peau de la chair avec les ongles, passer les nuits à se tordre dans
les angoisses, se ronger le ventre et l'âme. Voilà pourquoi je viens
vous raconter tout cela. De gaîté de coeur, comme vous dites.

Il respira péniblement, et jeta ce dernier mot:

--Pour vivre, autrefois, j'ai volé un pain; aujourd'hui, pour vivre, je
ne veux pas voler un nom.

--Pour vivre! interrompit Marius. Vous n'avez pas besoin de ce nom pour
vivre?

--Ah! je m'entends, répondit Jean Valjean, en levant et en abaissant la
tête lentement plusieurs fois de suite.

Il y eut un silence. Tous deux se taisaient, chacun abîmé dans un
gouffre de pensées. Marius s'était assis près d'une table et appuyait le
coin de sa bouche sur un de ses doigts replié. Jean Valjean allait et
venait. Il s'arrêta devant une glace et demeura sans mouvement. Puis,
comme s'il répondait à un raisonnement intérieur, il dit en regardant
cette glace où il ne se voyait pas:

--Tandis qu'à présent je suis soulagé!

Il se remit à marcher et alla à l'autre bout du salon. À l'instant où il
se retourna, il s'aperçut que Marius le regardait marcher. Alors il lui
dit avec un accent inexprimable:

--Je traîne un peu la jambe. Vous comprenez maintenant pourquoi.

Puis il acheva de se tourner vers Marius:

--Et maintenant, monsieur, figurez-vous ceci: Je n'ai rien dit, je suis
resté monsieur Fauchelevent, j'ai pris ma place chez vous, je suis des
vôtres, je suis dans ma chambre, je viens déjeuner le matin, en
pantoufles, les soirs nous allons au spectacle tous les trois,
j'accompagne madame Pontmercy aux Tuileries et à la place Royale, nous
sommes ensemble, vous me croyez votre semblable; un beau jour, je suis
là, vous êtes là, nous causons, nous rions, tout à coup vous entendez
une voix crier ce nom: Jean Valjean! et voilà que cette main
épouvantable, la police, sort de l'ombre et m'arrache mon masque
brusquement!

Il se tut encore; Marius s'était levé avec un frémissement. Jean Valjean
reprit:

--Qu'en dites-vous?

Le silence de Marius répondait.

Jean Valjean continua:

--Vous voyez bien que j'ai raison de ne pas me taire. Tenez, soyez
heureux, soyez dans le ciel, soyez l'ange d'un ange, soyez dans le
soleil, et contentez-vous-en, et ne vous inquiétez pas de la manière
dont un pauvre damné s'y prend pour s'ouvrir la poitrine et faire son
devoir; vous avez un misérable homme devant vous, monsieur.

Marius traversa lentement le salon, et quand il fut près de Jean
Valjean, lui tendit la main.

Mais Marius dut aller prendre cette main qui ne se présentait point,
Jean Valjean se laissa faire, et il sembla à Marius qu'il étreignait une
main de marbre.

--Mon grand-père a des amis, dit Marius; je vous aurai votre grâce.

--C'est inutile, répondit Jean Valjean. On me croit mort, cela suffit.
Les morts ne sont pas soumis à la surveillance. Ils sont censés pourrir
tranquillement. La mort, c'est la même chose que la grâce.

Et, dégageant sa main que Marius tenait, il ajouta avec une sorte de
dignité inexorable:

--D'ailleurs, faire mon devoir, voilà l'ami auquel j'ai recours; et je
n'ai besoin que d'une grâce, celle de ma conscience.

En ce moment, à l'autre extrémité du salon, la porte s'entrouvrit
doucement et dans l'entre-bâillement la tête de Cosette apparut. On
n'apercevait que son doux visage, elle était admirablement décoiffée,
elle avait les paupières encore gonflées de sommeil. Elle fit le
mouvement d'un oiseau qui passe sa tête hors du nid, regarda d'abord son
mari, puis Jean Valjean, et leur cria en riant, on croyait voir un
sourire au fond d'une rose:

--Parions que vous parlez politique! Comme c'est bête, au lieu d'être
avec moi!

Jean Valjean tressaillit.

--Cosette!... balbutia Marius.--Et il s'arrêta. On eût dit deux
coupables.

Cosette, radieuse, continuait de les regarder tour à tour tous les
deux. Il y avait dans ses yeux comme des échappées de paradis.

--Je vous prends en flagrant délit, dit Cosette. Je viens d'entendre à
travers la porte mon père Fauchelevent qui disait:--La
conscience....--Faire son devoir....--C'est de la politique, ça. Je ne
veux pas. On ne doit pas parler politique dès le lendemain. Ce n'est pas
juste.

--Tu te trompes, Cosette, répondit Marius. Nous parlons affaires. Nous
parlons du meilleur placement à trouver pour tes six cent mille
francs....

--Ce n'est pas tout ça, interrompit Cosette. Je viens. Veut-on de moi
ici?

Et, passant résolûment la porte, elle entra dans le salon. Elle était
vêtue d'un large peignoir blanc à mille plis et à grandes manches qui,
partant du cou, lui tombait jusqu'aux pieds. Il y a, dans les ciels d'or
des vieux tableaux gothiques, de ces charmants sacs à mettre un ange.

Elle se contempla de la tête aux pieds dans une grande glace, puis
s'écria avec une explosion d'extase ineffable:

--Il y avait une fois un roi et une reine. Oh! comme je suis contente!

Cela dit, elle fit la révérence à Marius et à Jean Valjean.

--Voilà, dit-elle, je vais m'installer près de vous sur un fauteuil, on
déjeune dans une demi-heure, vous direz tout ce que vous voudrez, je
sais bien qu'il faut que les hommes parlent, je serai bien sage.

Marius lui prit le bras, et lui dit amoureusement:

--Nous parlons affaires.

--À propos, répondit Cosette, j'ai ouvert ma fenêtre, il vient d'arriver
un tas de pierrots dans le jardin. Des oiseaux, pas des masques. C'est
aujourd'hui mercredi des cendres; mais pas pour les oiseaux.

--Je te dis que nous parlons affaires, va, ma petite Cosette,
laisse-nous un moment. Nous parlons chiffres. Cela t'ennuierait.

--Tu as mis ce matin une charmante cravate, Marius. Vous êtes fort
coquet, monseigneur. Non, cela ne m'ennuiera pas.

--Je t'assure que cela t'ennuiera.

--Non. Puisque c'est vous. Je ne vous comprendrai pas, mais je vous
écouterai. Quand on entend les voix qu'on aime, on n'a pas besoin de
comprendre les mots qu'elles disent. Être là ensemble, c'est tout ce que
je veux. Je reste avec vous, bah!

--Tu es ma Cosette bien-aimée! Impossible.

--Impossible!

--Oui.

--C'est bon, reprit Cosette. Je vous aurais dit des nouvelles. Je vous
aurais dit que mon grand-père dort encore, que votre tante est à la
messe, que la cheminée de la chambre de mon père Fauchelevent fume, que
Nicolette a fait venir le ramoneur, que Toussaint et Nicolette se sont
déjà disputées, que Nicolette se moque du bégayement de Toussaint. Eh
bien, vous ne saurez rien! Ah! c'est impossible? Moi aussi, à mon tour,
vous verrez, monsieur, je dirai: c'est impossible. Qui est-ce qui sera
attrapé? Je t'en prie, mon petit Marius, laisse-moi ici avec vous deux.

--Je te jure qu'il faut que nous soyons seuls.

--Eh bien, est-ce que je suis quelqu'un?

Jean Valjean ne prononçait pas une parole. Cosette se tourna vers lui:

--D'abord, père, vous, je veux que vous veniez m'embrasser. Qu'est-ce
que vous faites là à ne rien dire au lieu de prendre mon parti? qui
est-ce qui m'a donné un père comme ça? Vous voyez bien que je suis très
malheureuse en ménage. Mon mari me bat. Allons, embrassez-moi tout de
suite.

Jean Valjean s'approcha.

Cosette se retourna vers Marius.

--Vous, je vous fais la grimace.

Puis elle tendit son front à Jean Valjean.

Jean Valjean fit un pas vers elle.

Cosette recula.

--Père, vous êtes pâle. Est-ce que votre bras vous fait mal?

--Il est guéri, dit Jean Valjean.

--Est-ce que vous avez mal dormi?

--Non.

--Est-ce que vous êtes triste?

--Non.

--Embrassez-moi. Si vous vous portez bien, si vous dormez bien, si vous
êtes content, je ne vous gronderai pas.

Et de nouveau elle lui tendit son front.

Jean Valjean déposa un baiser sur ce front où il y avait un reflet
céleste.

--Souriez.

Jean Valjean obéit. Ce fut le sourire d'un spectre.

--Maintenant, défendez-moi contre mon mari.

--Cosette!... fit Marius.

--Fâchez-vous, père. Dites-lui qu'il faut que je reste. On peut bien
parler devant moi. Vous me trouvez donc bien sotte. C'est donc bien
étonnant ce que vous dites! des affaires, placer de l'argent à une
banque, voilà grand'chose. Les hommes font les mystérieux pour rien. Je
veux rester. Je suis très jolie ce matin; regarde-moi, Marius.

Et avec un haussement d'épaules adorable et on ne sait quelle bouderie
exquise, elle regarda Marius. Il y eut comme un éclair entre ces deux
êtres. Que quelqu'un fût là, peu importait.

--Je t'aime! dit Marius.

--Je t'adore! dit Cosette.

Et ils tombèrent irrésistiblement dans les bras l'un de l'autre.

--À présent, reprit Cosette en rajustant un pli de son peignoir avec une
petite moue triomphante, je reste.

--Cela, non, répondit Marius d'un ton suppliant. Nous avons quelque
chose à terminer.

--Encore non?

Marius prit une inflexion de voix grave:

--Je t'assure, Cosette, que c'est impossible.

--Ah! vous faites votre voix d'homme, monsieur. C'est bon, on s'en va.
Vous, père, vous ne m'avez pas soutenue. Monsieur mon mari, monsieur mon
papa, vous êtes des tyrans. Je vais le dire à grand-père. Si vous croyez
que je vais revenir et vous faire des platitudes, vous vous trompez. Je
suis fière. Je vous attends à présent. Vous allez voir que c'est vous
qui allez vous ennuyer sans moi. Je m'en vais, c'est bien fait.

Et elle sortit.

Deux secondes après, la porte se rouvrit, sa fraîche tête vermeille
passa encore une fois entre les deux battants, et elle leur cria:

--Je suis très en colère.

La porte se referma et les ténèbres se refirent.

Ce fut comme un rayon de soleil fourvoyé qui, sans s'en douter, aurait
traversé brusquement de la nuit.

Marius s'assura que la porte était bien refermée.

--Pauvre Cosette! murmura-t-il, quand elle va savoir....

À ce mot, Jean Valjean trembla de tous ses membres. Il fixa sur Marius
un oeil égaré.

--Cosette! oh oui, c'est vrai, vous allez dire cela à Cosette. C'est
juste. Tiens, je n'y avais pas pensé. On a de la force pour une chose,
on n'en a pas pour une autre. Monsieur, je vous en conjure, je vous en
supplie, monsieur, donnez-moi votre parole la plus sacrée, ne le lui
dites pas. Est-ce qu'il ne suffit pas que vous le sachiez, vous? J'ai pu
le dire de moi-même sans y être forcé, je l'aurais dit à l'univers, à
tout le monde, ça m'était égal. Mais elle, elle ne sait pas ce que
c'est, cela l'épouvanterait. Un forçat, quoi! on serait forcé de lui
expliquer, de lui dire: C'est un homme qui a été aux galères. Elle a vu
un jour passer la chaîne. Oh mon Dieu!

Il s'affaissa sur un fauteuil et cacha son visage dans ses deux mains.
On ne l'entendait pas, mais aux secousses de ses épaules, on voyait
qu'il pleurait. Pleurs silencieux, pleurs terribles.

Il y a de l'étouffement dans le sanglot. Une sorte de convulsion le
prit, il se renversa en arrière sur le dossier du fauteuil comme pour
respirer, laissant pendre ses bras et laissant voir à Marius sa face
inondée de larmes, et Marius l'entendit murmurer si bas que sa voix
semblait être dans une profondeur sans fond:--Oh, je voudrais mourir!

--Soyez tranquille, dit Marius, je garderai votre secret pour moi seul.

Et, moins attendri peut-être qu'il n'aurait dû l'être, mais obligé
depuis une heure de se familiariser avec un inattendu effroyable, voyant
par degrés un forçat se superposer sous ses yeux à M. Fauchelevent,
gagné peu à peu par cette réalité lugubre, et amené par la pente
naturelle de la situation à constater l'intervalle qui venait de se
faire entre cet homme et lui, Marius ajouta:

--Il est impossible que je ne vous dise pas un mot du dépôt que vous
avez si fidèlement et si honnêtement remis. C'est là un acte de
probité. Il est juste qu'une récompense vous soit donnée. Fixez la somme
vous-même, elle vous sera comptée. Ne craignez pas de la fixer très
haut.

--Je vous en remercie, monsieur, répondit Jean Valjean avec douceur.

Il resta pensif un moment, passant machinalement le bout de son index
sur l'ongle de son pouce, puis il éleva la voix:

--Tout est à peu près fini. Il me reste une dernière chose....

--Laquelle?

Jean Valjean eut comme une suprême hésitation, et, sans voix, presque
sans souffle, il balbutia plus qu'il ne dit:

--À présent que vous savez, croyez-vous, monsieur, vous qui êtes le
maître, que je ne dois plus voir Cosette?

--Je crois que ce serait mieux, répondit froidement Marius.

--Je ne la verrai plus, murmura Jean Valjean.

Et il se dirigea vers la porte.

Il mit la main sur le bec-de-cane, le pêne céda, la porte
s'entre-bâilla, Jean Valjean l'ouvrit assez pour pouvoir passer, demeura
une seconde immobile, puis referma la porte et se retourna vers Marius.

Il n'était plus pâle, il était livide, il n'y avait plus de larmes dans
ses yeux, mais une sorte de flamme tragique. Sa voix était redevenue
étrangement calme.

--Tenez, monsieur, dit-il, si vous voulez, je viendrai la voir. Je vous
assure que je le désire beaucoup. Si je n'avais pas tenu à voir Cosette,
je ne vous aurais pas fait l'aveu que je vous ai fait, je serais parti;
mais voulant rester dans l'endroit où est Cosette et continuer de la
voir, j'ai dû honnêtement tout vous dire. Vous suivez mon raisonnement,
n'est-ce pas? c'est là une chose qui se comprend. Voyez-vous, il y a
neuf ans passés que je l'ai près de moi. Nous avons demeuré d'abord dans
cette masure du boulevard, ensuite dans le couvent, ensuite près du
Luxembourg. C'est là que vous l'avez vue pour la première fois. Vous
vous rappelez son chapeau de peluche bleue. Nous avons été ensuite dans
le quartier des Invalides où il y avait une grille et un jardin. Rue
Plumet. J'habitais une petite arrière-cour d'où j'entendais son piano.
Voilà ma vie. Nous ne nous quittions jamais. Cela a duré neuf ans et des
mois. J'étais comme son père, et elle était mon enfant. Je ne sais pas
si vous me comprenez, monsieur Pontmercy, mais s'en aller à présent, ne
plus la voir, ne plus lui parler, n'avoir plus rien, ce serait
difficile. Si vous ne le trouvez pas mauvais, je viendrai de temps en
temps voir Cosette. Je ne viendrais pas souvent. Je ne resterais pas
longtemps. Vous diriez qu'on me reçoive dans la petite salle basse. Au
rez-de-chaussée. J'entrerais bien par la porte de derrière, qui est pour
les domestiques, mais cela étonnerait peut-être. Il vaut mieux, je
crois, que j'entre par la porte de tout le monde. Monsieur, vraiment. Je
voudrais bien voir encore un peu Cosette. Aussi rarement qu'il vous
plaira. Mettez-vous à ma place, je n'ai plus que cela. Et puis, il faut
prendre garde. Si je ne venais plus du tout, il y aurait un mauvais
effet, on trouverait cela singulier. Par exemple, ce que je puis faire,
c'est de venir le soir, quand il commence à être nuit.

--Vous viendrez tous les soirs, dit Marius, et Cosette vous attendra.

--Vous êtes bon, monsieur, dit Jean Valjean.

Marius salua Jean Valjean, le bonheur reconduisit jusqu'à la porte le
désespoir, et ces deux hommes se quittèrent.



Chapitre II

Les obscurités que peut contenir une révélation


Marius était bouleversé.

L'espèce d'éloignement qu'il avait toujours eu pour l'homme près duquel
il voyait Cosette, lui était désormais expliqué. Il y avait dans ce
personnage un on ne sait quoi énigmatique dont son instinct
l'avertissait. Cette énigme, c'était la plus hideuse des hontes, le
bagne. Ce M. Fauchelevent était le forçat Jean Valjean.

Trouver brusquement un tel secret au milieu de son bonheur, cela
ressemble à la découverte d'un scorpion dans un nid de tourterelles.

Le bonheur de Marius et de Cosette était-il condamné désormais à ce
voisinage? Était-ce là un fait accompli? L'acceptation de cet homme
faisait-elle partie du mariage consommé? N'y avait-il plus rien à faire?

Marius avait-il épousé aussi le forçat?

On a beau être couronné de lumière et de joie, on a beau savourer la
grande heure de pourpre de la vie, l'amour heureux, de telles secousses
forceraient même l'archange dans son extase, même le demi-dieu dans sa
gloire, au frémissement.

Comme il arrive toujours dans les changements à vue de cette espèce,
Marius se demandait s'il n'avait pas de reproche à se faire à lui-même?
Avait-il manqué de divination? Avait-il manqué de prudence? S'était-il
étourdi involontairement? Un peu, peut-être. S'était-il engagé, sans
assez de précaution pour éclairer les alentours, dans cette aventure
d'amour qui avait abouti à son mariage avec Cosette? Il
constatait,--c'est ainsi, par une série de constatations successives de
nous-mêmes sur nous-mêmes, que la vie nous amende peu à peu,--il
constatait le côté chimérique et visionnaire de sa nature, sorte de
nuage intérieur propre à beaucoup d'organisations, et qui, dans les
paroxysmes de la passion et de la douleur, se dilate, la température de
l'âme changeant, et envahit l'homme tout entier, au point de n'en plus
faire qu'une conscience baignée d'un brouillard. Nous avons plus d'une
fois indiqué cet élément caractéristique de l'individualité de Marius.
Il se rappelait que, dans l'enivrement de son amour, rue Plumet, pendant
ces six ou sept semaines extatiques, il n'avait pas même parlé à Cosette
de ce drame énigmatique du bouge Gorbeau où la victime avait eu un si
étrange parti pris de silence pendant la lutte et d'évasion après.
Comment se faisait-il qu'il n'en eût point parlé à Cosette? Cela
pourtant était si proche et si effroyable! Comment se faisait-il qu'il
ne lui eût pas même nommé les Thénardier, et, particulièrement, le jour
où il avait rencontré Éponine? Il avait presque peine à s'expliquer
maintenant son silence d'alors. Il s'en rendait compte cependant. Il se
rappelait son étourdissement, son ivresse de Cosette, l'amour absorbant
tout, cet enlèvement de l'un par l'autre dans l'idéal, et peut-être
aussi, comme la quantité imperceptible de raison mêlée à cet état
violent et charmant de l'âme, un vague et sourd instinct de cacher et
d'abolir dans sa mémoire cette aventure redoutable dont il craignait le
contact, où il ne voulait jouer aucun rôle, à laquelle il se dérobait,
et où il ne pouvait être ni narrateur ni témoin sans être accusateur.
D'ailleurs, ces quelques semaines avaient été un éclair; on n'avait eu
le temps de rien, que de s'aimer. Enfin, tout pesé, tout retourné, tout
examiné, quand il eût raconté le guet-apens Gorbeau à Cosette, quand il
lui eût nommé les Thénardier, quelles qu'eussent été les conséquences,
quand même il eût découvert que Jean Valjean était un forçat, cela
l'eût-il changé, lui Marius? cela l'eût-il changée, elle Cosette? Eût-il
reculé? L'eût-il moins adorée? L'eût-il moins épousée? Non. Cela eût-il
changé quelque chose à ce qui s'était fait? Non. Rien donc à regretter,
rien à se reprocher. Tout était bien. Il y a un dieu pour ces ivrognes
qu'on appelle les amoureux. Aveugle, Marius avait suivi la route qu'il
eût choisie clairvoyant. L'amour lui avait bandé les yeux, pour le mener
où? Au paradis.

Mais ce paradis était compliqué désormais d'un côtoiement infernal.

L'ancien éloignement de Marius pour cet homme, pour ce Fauchelevent
devenu Jean Valjean, était à présent mêlé d'horreur.

Dans cette horreur, disons-le, il y avait quelque pitié, et même une
certaine surprise.

Ce voleur, ce voleur récidiviste, avait restitué un dépôt. Et quel
dépôt? Six cent mille francs. Il était seul dans le secret du dépôt. Il
pouvait tout garder, il avait tout rendu.

En outre, il avait révélé de lui-même sa situation. Rien ne l'y
obligeait. Si l'on savait qui il était, c'était par lui. Il y avait dans
cet aveu plus que l'acceptation de l'humiliation, il y avait
l'acceptation du péril. Pour un condamné, un masque n'est pas un masque,
c'est un abri. Il avait renoncé à cet abri. Un faux nom, c'est de la
sécurité; il avait rejeté ce faux nom. Il pouvait, lui galérien, se
cacher à jamais dans une famille honnête; il avait résisté à cette
tentation. Et pour quel motif? par scrupule de conscience. Il l'avait
expliqué lui-même avec l'irrésistible accent de la réalité. En somme,
quel que fût ce Jean Valjean, c'était incontestablement une conscience
qui se réveillait. Il y avait là on ne sait quelle mystérieuse
réhabilitation commencée; et, selon toute apparence, depuis longtemps
déjà le scrupule était maître de cet homme. De tels accès du juste et du
bien ne sont pas propres aux natures vulgaires. Réveil de conscience,
c'est grandeur d'âme.

Jean Valjean était sincère. Cette sincérité, visible, palpable,
irréfragable, évidente même par la douleur qu'elle lui faisait, rendait
les informations inutiles et donnait autorité à tout ce que disait cet
homme. Ici, pour Marius, interversion étrange des situations. Que
sortait-il de M. Fauchelevent? la défiance. Que se dégageait-il de Jean
Valjean? la confiance.

Dans le mystérieux bilan de ce Jean Valjean que Marius pensif dressait,
il constatait l'actif, il constatait le passif, et il tâchait d'arriver
à une balance. Mais tout cela était comme dans un orage. Marius,
s'efforçant de se faire une idée nette de cet homme, et poursuivant,
pour ainsi dire, Jean Valjean au fond de sa pensée, le perdait et le
retrouvait dans une brume fatale.

Le dépôt honnêtement rendu, la probité de l'aveu, c'était bien. Cela
faisait comme une éclaircie dans la nuée, puis la nuée redevenait noire.

Si troubles que fussent les souvenirs de Marius, il lui en revenait
quelque ombre.

Qu'était-ce décidément que cette aventure du galetas Jondrette?
Pourquoi, à l'arrivée de la police, cet homme, au lieu de se plaindre,
s'était-il évadé? ici Marius trouvait la réponse. Parce que cet homme
était un repris de justice en rupture de ban.

Autre question: Pourquoi cet homme était-il venu dans la barricade? Car
à présent Marius revoyait distinctement ce souvenir, reparu dans ces
émotions comme l'encre sympathique au feu. Cet homme était dans la
barricade. Il n'y combattait pas. Qu'était-il venu y faire? Devant cette
question un spectre se dressait, et faisait la réponse. Javert. Marius
se rappelait parfaitement à cette heure la funèbre vision de Jean
Valjean entraînant hors de la barricade Javert garrotté, et il entendait
encore derrière l'angle de la petite rue Mondétour l'affreux coup de
pistolet. Il y avait, vraisemblablement, haine entre cet espion et ce
galérien. L'un gênait l'autre. Jean Valjean était allé à la barricade
pour se venger. Il y était arrivé tard. Il savait probablement que
Javert y était prisonnier. La vendette corse a pénétré dans de certains
bas-fonds et y fait loi; elle est si simple qu'elle n'étonne pas les
âmes même à demi retournées vers le bien; et ces coeurs-là sont ainsi
faits qu'un criminel, en voie de repentir, peut être scrupuleux sur le
vol et ne l'être pas sur la vengeance. Jean Valjean avait tué Javert. Du
moins, cela semblait évident.

Dernière question enfin; mais à celle-ci pas de réponse. Cette question,
Marius la sentait comme une tenaille. Comment se faisait-il que
l'existence de Jean Valjean eût coudoyé si longtemps celle de Cosette?
Qu'était-ce que ce sombre jeu de la providence qui avait mis cet enfant
en contact avec cet homme? Y a-t-il donc aussi des chaînes à deux
forgées là-haut, et Dieu se plaît-il à accoupler l'ange avec le démon?
Un crime et une innocence peuvent donc être camarades de chambrée dans
le mystérieux bagne des misères? Dans ce défilé de condamnés qu'on
appelle la destinée humaine, deux fronts peuvent passer l'un près de
l'autre, l'un naïf, l'autre formidable, l'un tout baigné des divines
blancheurs de l'aube, l'autre à jamais blêmi par la lueur d'un éternel
éclair? Qui avait pu déterminer cet appareillement inexplicable? De
quelle façon, par suite de quel prodige, la communauté de vie avait-elle
pu s'établir entre cette céleste petite et ce vieux damné? Qui avait pu
lier l'agneau au loup, et, chose plus incompréhensible encore, attacher
le loup à l'agneau? Car le loup aimait l'agneau, car l'être farouche
adorait l'être faible, car, pendant neuf années, l'ange avait eu pour
point d'appui le monstre. L'enfance et l'adolescence de Cosette, sa
venue au jour, sa virginale croissance vers la vie et la lumière,
avaient été abritées par ce dévouement difforme. Ici, les questions
s'exfoliaient, pour ainsi parler, en énigmes innombrables, les abîmes
s'ouvraient au fond des abîmes, et Marius ne pouvait plus se pencher sur
Jean Valjean sans vertige. Qu'était-ce donc que cet homme précipice?

Les vieux symboles génésiaques sont éternels; dans la société humaine,
telle qu'elle existe, jusqu'au jour où une clarté plus grande la
changera, il y a à jamais deux hommes, l'un supérieur, l'autre
souterrain; celui qui est selon le bien, c'est Abel; celui qui est selon
le mal, c'est Caïn. Qu'était-ce que ce Caïn tendre? Qu'était-ce que ce
bandit religieusement absorbé dans l'adoration d'une vierge, veillant
sur elle, l'élevant, la gardant, la dignifiant, et l'enveloppant, lui
impur, de pureté? Qu'était-ce que ce cloaque qui avait vénéré cette
innocence au point de ne pas lui laisser une tache? Qu'était-ce que ce
Jean Valjean faisant l'éducation de Cosette? Qu'était-ce que cette
figure de ténèbres ayant pour unique soin de préserver de toute ombre et
de tout nuage le lever d'un astre?

Là était le secret de Jean Valjean; là aussi était le secret de Dieu.

Devant ce double secret, Marius reculait. L'un en quelque sorte le
rassurait sur l'autre. Dieu était dans cette aventure aussi visible que
Jean Valjean. Dieu a ses instruments. Il se sert de l'outil qu'il veut.
Il n'est pas responsable devant l'homme. Savons-nous comment Dieu s'y
prend? Jean Valjean avait travaillé à Cosette. Il avait un peu fait
cette âme. C'était incontestable. Eh bien, après? L'ouvrier était
horrible; mais l'oeuvre était admirable. Dieu produit ses miracles comme
bon lui semble. Il avait construit cette charmante Cosette, et il avait
employé Jean Valjean. Il lui avait plu de se choisir cet étrange
collaborateur. Quel compte avons-nous à lui demander? Est-ce la première
fois que le fumier aide le printemps à faire la rose?

Marius se faisait ces réponses-là et se déclarait à lui-même qu'elles
étaient bonnes. Sur tous les points que nous venons d'indiquer, il
n'avait pas osé presser Jean Valjean sans s'avouer à lui-même qu'il ne
l'osait pas. Il adorait Cosette, il possédait Cosette, Cosette était
splendidement pure. Cela lui suffisait. De quel éclaircissement avait-il
besoin? Cosette était une lumière. La lumière a-t-elle besoin d'être
éclaircie? Il avait tout; que pouvait-il désirer? Tout, est-ce que ce
n'est pas assez? Les affaires personnelles de Jean Valjean ne le
regardaient pas. En se penchant sur l'ombre fatale de cet homme, il se
cramponnait à cette déclaration solennelle du misérable: _Je ne suis
rien à Cosette. Il y a dix ans, je ne savais pas qu'elle existât_.

Jean Valjean était un passant. Il l'avait dit lui-même. Eh bien, il
passait. Quel qu'il fût, son rôle était fini. Il y avait désormais
Marius pour faire les fonctions de la providence près de Cosette.
Cosette était venue retrouver dans l'azur son pareil, son amant, son
époux, son mâle céleste. En s'envolant, Cosette, ailée et transfigurée,
laissait derrière elle à terre, vide et hideuse, sa chrysalide, Jean
Valjean.

Dans quelque cercle d'idées que tournât Marius, il en revenait toujours
à une certaine horreur de Jean Valjean. Horreur sacrée peut-être, car,
nous venons de l'indiquer, il sentait un _quid divinum_ dans cet homme.
Mais, quoi qu'on fit, et quelque atténuation qu'on y cherchât, il
fallait bien toujours retomber sur ceci: c'était un forçat; c'est-à-dire
l'être qui, dans l'échelle sociale, n'a même pas de place, étant
au-dessous du dernier échelon. Après le dernier des hommes vient le
forçat. Le forçat n'est plus, pour ainsi dire, le semblable des vivants.
La loi l'a destitué de toute la quantité d'humanité qu'elle peut ôter à
un homme. Marius, sur les questions pénales, en était encore, quoique
démocrate, au système inexorable, et il avait, sur ceux que la loi
frappe, toutes les idées de la loi. Il n'avait pas encore accompli,
disons-le, tous les progrès. Il n'en était pas encore à distinguer entre
ce qui est écrit par l'homme et ce qui est écrit par Dieu, entre la loi
et le droit. Il n'avait point examiné et pesé le droit que prend l'homme
de disposer de l'irrévocable et de l'irréparable. Il n'était pas révolté
du mot _vindicte_. Il trouvait simple que de certaines effractions de la
loi écrite fussent suivies de peines éternelles, et il acceptait, comme
procédé de civilisation, la damnation sociale. Il en était encore là,
sauf à avancer infailliblement plus tard, sa nature étant bonne, et au
fond toute faite de progrès latent.

Dans ce milieu d'idées, Jean Valjean lui apparaissait difforme et
repoussant. C'était le réprouvé. C'était le forçat. Ce mot était pour
lui comme un son de trompette du jugement; et, après avoir considéré
longtemps Jean Valjean, son dernier geste était de détourner la tête.
_Vade retro_.

Marius, il faut le reconnaître et même y insister, tout en interrogeant
Jean Valjean au point que Jean Valjean lui avait dit: _vous me
confessez_, ne lui avait pourtant pas fait deux ou trois questions
décisives. Ce n'était pas qu'elles ne se fussent présentées à son
esprit, mais il en avait eu peur. Le galetas Jondrette? La barricade?
Javert? Qui sait où se fussent arrêtées les révélations? Jean Valjean ne
semblait pas homme à reculer, et qui sait si Marius, après l'avoir
poussé, n'aurait pas souhaité le retenir? Dans de certaines conjonctures
suprêmes, ne nous est-il pas arrivé à tous, après avoir fait une
question, de nous boucher les oreilles pour ne pas entendre la réponse?
C'est surtout quand on aime qu'on a de ces lâchetés-là. Il n'est pas
sage de questionner à outrance les situations sinistres, surtout quand
le côté indissoluble de notre propre vie y est fatalement mêlé. Des
explications désespérées de Jean Valjean, quelque épouvantable lumière
pouvait sortir, et qui sait si cette clarté hideuse n'aurait pas
rejailli jusqu'à Cosette? Qui sait s'il n'en fût pas resté une sorte de
lueur infernale sur le front de cet ange? L'éclaboussure d'un éclair,
c'est encore de la foudre. La fatalité a de ces solidarités-là, où
l'innocence elle-même s'empreint de crime par la sombre loi des reflets
colorants. Les plus pures figures peuvent garder à jamais la
réverbération d'un voisinage horrible. À tort ou à raison, Marius avait
eu peur. Il en savait déjà trop. Il cherchait plutôt à s'étourdir qu'à
s'éclairer. Éperdu, il emportait Cosette dans ses bras en fermant les
yeux sur Jean Valjean.

Cet homme était de la nuit, de la nuit vivante et terrible. Comment oser
en chercher le fond? C'est une épouvante de questionner l'ombre. Qui
sait ce qu'elle va répondre? L'aube pourrait en être noircie pour
jamais.

Dans cette situation d'esprit, c'était pour Marius une perplexité
poignante de penser que cet homme aurait désormais un contact quelconque
avec Cosette. Ces questions redoutables, devant lesquelles il avait
reculé, et d'où aurait pu sortir une décision implacable et définitive,
il se reprochait presque à présent de ne pas les avoir faites. Il se
trouvait trop bon, trop doux, disons le mot, trop faible. Cette
faiblesse l'avait entraîné à une concession imprudente. Il s'était
laissé toucher. Il avait eu tort. Il aurait dû purement et simplement
rejeter Jean Valjean. Jean Valjean était la part du feu, il aurait dû la
faire, et débarrasser sa maison de cet homme. Il s'en voulait, il en
voulait à la brusquerie de ce tourbillon d'émotions qui l'avait
assourdi, aveuglé, et entraîné. Il était mécontent de lui-même.

Que faire maintenant? Les visites de Jean Valjean lui répugnaient
profondément. À quoi bon cet homme chez lui? que faire? Ici il
s'étourdissait, il ne voulait pas creuser, il ne voulait pas
approfondir; il ne voulait pas se sonder lui-même. Il avait promis, il
s'était laissé entraîner à promettre; Jean Valjean avait sa promesse;
même à un forçat, surtout à un forçat, on doit tenir sa parole.
Toutefois, son premier devoir était envers Cosette. En somme, une
répulsion, qui dominait tout, le soulevait.

Marius roulait confusément tout cet ensemble d'idées dans son esprit,
passant de l'une à l'autre, et remué par toutes. De là un trouble
profond. Il ne lui fut pas aisé de cacher ce trouble à Cosette, mais
l'amour est un talent, et Marius y parvint.

Du reste, il fit, sans but apparent, des questions à Cosette, candide
comme une colombe est blanche, et ne se doutant de rien; il lui parla de
son enfance et de sa jeunesse, et il se convainquit de plus en plus que
tout ce qu'un homme peut être de bon, de paternel et de respectable, ce
forçat l'avait été pour Cosette. Tout ce que Marius avait entrevu et
supposé était réel. Cette ortie sinistre avait aimé et protégé ce lys.



Livre huitième--La décroissance crépusculaire



Chapitre I

La chambre d'en bas


Le lendemain, à la nuit tombante, Jean Valjean frappait à la porte
cochère de la maison Gillenormand. Ce fut Basque qui le reçut. Basque se
trouvait dans la cour à point nommé, et comme s'il avait eu des ordres.
Il arrive quelquefois qu'on dit à un domestique: Vous guetterez monsieur
un tel, quand il arrivera.

Basque, sans attendre que Jean Valjean vînt à lui, lui adressa la
parole:

--Monsieur le baron m'a chargé de demander à monsieur s'il désire monter
ou rester en bas?

--Rester en bas, répondit Jean Valjean.

Basque, d'ailleurs absolument respectueux, ouvrit la porte de la salle
basse et dit: Je vais prévenir madame.

La pièce où Jean Valjean entra était un rez-de-chaussée voûté et humide,
servant de cellier dans l'occasion, donnant sur la rue, carrelé de
carreaux rouges, et mal éclairé d'une fenêtre à barreaux de fer.

Cette chambre n'était pas de celles que harcèlent le houssoir, la tête
de loup et le balai. La poussière y était tranquille. La persécution des
araignées n'y était pas organisée. Une telle toile, largement étalée,
bien noire, ornée de mouches mortes, faisait la roue sur une des vitres
de la fenêtre. La salle, petite et basse, était meublée d'un tas de
bouteilles vides amoncelées dans un coin. La muraille, badigeonnée d'un
badigeon d'ocre jaune, s'écaillait par larges plaques. Au fond, il y
avait une cheminée de bois peinte en noir à tablette étroite. Un feu y
était allumé; ce qui indiquait qu'on avait compté sur la réponse de Jean
Valjean: _Rester en bas_.

Deux fauteuils étaient placés aux deux coins de la cheminée. Entre les
fauteuils était étendue, en guise de tapis, une vieille descente de lit
montrant plus de corde que de laine.

La chambre avait pour éclairage le feu de la cheminée et le crépuscule
de la fenêtre.

Jean Valjean était fatigué. Depuis plusieurs jours il ne mangeait ni ne
dormait. Il se laissa tomber sur un des fauteuils.

Basque revint, posa sur la cheminée une bougie allumée et se retira.
Jean Valjean, la tête ployée et le menton sur la poitrine, n'aperçut ni
Basque, ni la bougie.

Tout à coup, il se dressa comme en sursaut. Cosette était derrière lui.

Il ne l'avait pas vue entrer, mais il avait senti qu'elle entrait. Il se
retourna. Il la contempla. Elle était adorablement belle. Mais ce qu'il
regardait de ce profond regard, ce n'était pas la beauté, c'était l'âme.

--Ah bien, s'écria Cosette, voilà une idée! père, je savais que vous
étiez singulier, mais jamais je ne me serais attendue à celle-là. Marius
me dit que c'est vous qui voulez que je vous reçoive ici.

--Oui, c'est moi.

--Je m'attendais à la réponse. Tenez-vous bien. Je vous préviens que je
vais vous faire une scène. Commençons par le commencement. Père,
embrassez-moi.

Et elle tendit sa joue.

Jean Valjean demeura immobile.

--Vous ne bougez pas. Je le constate. Attitude de coupable. Mais c'est
égal, je vous pardonne. Jésus-Christ a dit: Tendez l'autre joue. La
voici.

Et elle tendit l'autre joue.

Jean Valjean ne remua pas. Il semblait qu'il eût les pieds cloués dans
le pavé.

--Ceci devient sérieux, dit Cosette. Qu'est-ce que je vous ai fait? Je
me déclare brouillée. Vous me devez mon raccommodement. Vous dînez avec
nous.

--J'ai dîné.

--Ce n'est pas vrai. Je vous ferai gronder par monsieur Gillenormand.
Les grands-pères sont faits pour tancer les pères. Allons. Montez avec
moi dans le salon. Tout de suite.

--Impossible.

Cosette ici perdit un peu de terrain. Elle cessa d'ordonner et passa aux
questions.

--Mais pourquoi? Et vous choisissez pour me voir la chambre la plus
laide de la maison. C'est horrible ici.

--Tu sais....

Jean Valjean se reprit.

--Vous savez, madame, je suis particulier, j'ai mes lubies.

Cosette frappa ses petites mains l'une contre l'autre.

--Madame!... vous savez!... encore du nouveau! Qu'est-ce que cela veut
dire?

Jean Valjean attacha sur elle ce sourire navrant auquel il avait parfois
recours.

--Vous avez voulu être madame. Vous l'êtes.

--Pas pour vous, père.

--Ne m'appelez plus père.

--Comment?

--Appelez-moi monsieur Jean. Jean, si vous voulez.

--Vous n'êtes plus père? je ne suis plus Cosette? monsieur Jean?
Qu'est-ce que cela signifie? mais c'est des révolutions, ça! que
s'est-il donc passé? Regardez-moi donc un peu en face. Et vous ne voulez
pas demeurer avec nous! Et vous ne voulez pas de ma chambre! Qu'est-ce
que je vous ai fait? Qu'est-ce que je vous ai fait? Il y a donc eu
quelque chose?

--Rien.

--Eh bien alors?

--Tout est comme à l'ordinaire.

--Pourquoi changez-vous de nom?

--Vous en avez bien changé, vous.

Il sourit encore de ce même sourire et ajouta:

--Puisque vous êtes madame Pontmercy, je puis bien être monsieur Jean.

--Je n'y comprends rien. Tout cela est idiot. Je demanderai à mon mari
la permission que vous soyez monsieur Jean. J'espère qu'il n'y
consentira pas. Vous me faites beaucoup de peine. On a des lubies, mais
on ne fait pas du chagrin à sa petite Cosette. C'est mal. Vous n'avez
pas le droit d'être méchant, vous qui êtes bon.

Il ne répondit pas.

Elle lui prit vivement les deux mains, et, d'un mouvement irrésistible,
les élevant vers son visage, elle les pressa contre son cou sous son
menton, ce qui est un profond geste de tendresse.

--Oh! lui dit-elle, soyez bon!

Et elle poursuivit:

--Voici ce que j'appelle être bon: être gentil, venir demeurer ici,
reprendre nos bonnes petites promenades, il y a des oiseaux ici comme
rue Plumet, vivre avec nous, quitter ce trou de la rue de l'Homme-Armé,
ne pas nous donner des charades à deviner, être comme tout le monde,
dîner avec nous, déjeuner avec nous, être mon père.

Il dégagea ses mains.

--Vous n'avez plus besoin de père, vous avez un mari.

Cosette s'emporta.

--Je n'ai plus besoin de père! Des choses comme çà qui n'ont pas le sens
commun, on ne sait que dire vraiment!

--Si Toussaint était là, reprit Jean Valjean comme quelqu'un qui en est
à chercher des autorités et qui se rattache à toutes les branches, elle
serait la première à convenir que c'est vrai que j'ai toujours eu mes
manières à moi. Il n'y a rien de nouveau. J'ai toujours aimé mon coin
noir.

--Mais il fait froid ici. On n'y voit pas clair. C'est abominable, ça,
de vouloir être monsieur Jean. Je ne veux pas que vous me disiez vous.

--Tout à l'heure, en venant, répondit Jean Valjean, j'ai vu rue
Saint-Louis un meuble. Chez un ébéniste. Si j'étais une jolie femme, je
me donnerais ce meuble-là. Une toilette très bien; genre d'à présent. Ce
que vous appelez du bois de rose, je crois. C'est incrusté. Une glace
assez grande. Il y a des tiroirs. C'est joli.

--Hou! le vilain ours! répliqua Cosette.

Et avec une gentillesse suprême, serrant les dents et écartant les
lèvres, elle souffla contre Jean Valjean. C'était une Grâce copiant une
chatte.

--Je suis furieuse, reprit-elle. Depuis hier vous me faites tous rager.
Je bisque beaucoup. Je ne comprends pas. Vous ne me défendez pas contre
Marius. Marius ne me soutient pas contre vous. Je suis toute seule.
J'arrange une chambre gentiment. Si j'avais pu y mettre le bon Dieu, je
l'y aurais mis. On me laisse ma chambre sur les bras. Mon locataire me
fait banqueroute. Je commande à Nicolette un bon petit dîner. On n'en
veut pas de votre dîner, madame. Et mon père Fauchelevent veut que je
l'appelle monsieur Jean, et que je le reçoive dans une affreuse vieille
laide cave moisie où les murs ont de la barbe, et où il y a, en fait de
cristaux, des bouteilles vides, et en fait de rideaux, des toiles
d'araignées! Vous êtes singulier, j'y consens, c'est votre genre, mais
on accorde une trêve à des gens qui se marient. Vous n'auriez pas dû
vous remettre à être singulier tout de suite. Vous allez donc être bien
content dans votre abominable rue de l'Homme-Armé. J'y ai été bien
désespérée, moi! Qu'est-ce que vous avez contre moi? Vous me faites
beaucoup de peine. Fi!

Et, sérieuse subitement, elle regarda fixement Jean Valjean, et ajouta:

--Vous m'en voulez donc de ce que je suis heureuse?

La naïveté, à son insu, pénètre quelquefois très avant. Cette question,
simple pour Cosette, était profonde pour Jean Valjean. Cosette voulait
égratigner; elle déchirait.

Jean Valjean pâlit. Il resta un moment sans répondre, puis, d'un accent
inexprimable et se parlant à lui-même, il murmura:

--Son bonheur, c'était le but de ma vie. À présent Dieu peut me signer
ma sortie. Cosette, tu es heureuse; mon temps est fait.

--Ah! vous m'avez dit _tu_! s'écria Cosette.

Et elle lui sauta au cou.

Jean Valjean, éperdu, l'étreignit contre sa poitrine avec égarement. Il
lui sembla presque qu'il la reprenait.

--Merci, père! lui dit Cosette.

L'entraînement allait devenir poignant pour Jean Valjean. Il se retira
doucement des bras de Cosette, et prit son chapeau.

--Eh bien? dit Cosette.

Jean Valjean répondit:

--Je vous quitte, madame, on vous attend.

Et, du seuil de la porte, il ajouta:

--Je vous ai dit tu. Dites à votre mari que cela ne m'arrivera plus.
Pardonnez-moi.

Jean Valjean sortit, laissant Cosette stupéfaite de cet adieu
énigmatique.



Chapitre II

Autre pas en arrière


Le jour suivant, à la même heure, Jean Valjean revint.

Cosette ne lui fit pas de questions, ne s'étonna plus, ne s'écria plus
qu'elle avait froid, ne parla plus du salon; elle évita de dire ni père
ni monsieur Jean. Elle se laissa dire vous. Elle se laissa appeler
madame. Seulement elle avait une certaine diminution de joie. Elle eût
été triste, si la tristesse lui eût été possible.

Il est probable qu'elle avait eu avec Marius une de ces conversations
dans lesquelles l'homme aimé dit ce qu'il veut, n'explique rien, et
satisfait la femme aimée. La curiosité des amoureux ne va pas très loin
au delà de leur amour.

La salle basse avait fait un peu de toilette. Basque avait supprimé les
bouteilles, et Nicolette les araignées.

Tous les lendemains qui suivirent ramenèrent à la même heure Jean
Valjean. Il vint tous les jours, n'ayant pas la force de prendre les
paroles de Marius autrement qu'à la lettre. Marius s'arrangea de manière
à être absent aux heures où Jean Valjean venait. La maison s'accoutuma à
la nouvelle manière d'être de M. Fauchelevent. Toussaint y aida.
_Monsieur a toujours été comme ça_, répétait-elle. Le grand-père rendit
ce décret:--C'est un original. Et tout fut dit. D'ailleurs, à
quatre-vingt-dix ans il n'y a plus de liaison possible; tout est
juxtaposition; un nouveau venu est une gêne. Il n'y a plus de place,
toutes les habitudes sont prises. M. Fauchelevent, M. Tranchelevent, le
père Gillenormand ne demanda pas mieux que d'être dispensé de «ce
monsieur». Il ajouta:--Rien n'est plus commun que ces originaux-là. Ils
font toutes sortes de bizarreries. De motif, point. Le marquis de
Canaples était pire. Il acheta un palais pour loger dans le grenier. Ce
sont des apparences fantasques qu'ont les gens.

Personne n'entrevit le dessous sinistre. Qui eût d'ailleurs pu deviner
une telle chose? Il y a de ces marais dans l'Inde; l'eau semble
extraordinaire, inexplicable, frissonnante sans qu'il y ait de vent,
agitée là où elle devrait être calme. On regarde à la superficie ces
bouillonnements sans cause; on n'aperçoit pas l'hydre qui se traîne au
fond.

Beaucoup d'hommes ont ainsi un monstre secret, un mal qu'ils
nourrissent, un dragon qui les ronge, un désespoir qui habite leur nuit.
Tel homme ressemble aux autres, va, vient. On ne sait pas qu'il a en lui
une effroyable douleur parasite aux mille dents, laquelle vit dans ce
misérable, qui en meurt. On ne sait pas que cet homme est un gouffre. Il
est stagnant, mais profond. De temps en temps un trouble auquel on ne
comprend rien se fait à sa surface. Une ride mystérieuse se plisse, puis
s'évanouit, puis reparaît; une bulle d'air monte et crève. C'est peu de
chose, c'est terrible. C'est la respiration de la bête inconnue.

De certaines habitudes étranges, arriver à l'heure où les autres
partent, s'effacer pendant que les autres s'étalent, garder dans toutes
les occasions ce qu'on pourrait appeler le manteau couleur de muraille,
chercher l'allée solitaire, préférer la rue déserte, ne point se mêler
aux conversations, éviter les foules et les fêtes, sembler à son aise et
vivre pauvrement, avoir, tout riche qu'on est, sa clef dans sa poche et
sa chandelle chez le portier, entrer par la petite porte, monter par
l'escalier dérobé, toutes ces singularités insignifiantes, rides, bulles
d'air, plis fugitifs à la surface, viennent souvent d'un fond
formidable.

Plusieurs semaines se passèrent ainsi. Une vie nouvelle s'empara peu à
peu de Cosette; les relations que crée le mariage, les visites, le soin
de la maison, les plaisirs, ces grandes affaires. Les plaisirs de
Cosette n'étaient pas coûteux; ils consistaient en un seul: être avec
Marius. Sortir avec lui, rester avec lui, c'était là la grande
occupation de sa vie. C'était pour eux une joie toujours toute neuve de
sortir bras dessus bras dessous, à la face du soleil, en pleine rue,
sans se cacher, devant tout le monde, tous les deux tout seuls. Cosette
eut une contrariété. Toussaint ne put s'accorder avec Nicolette, le
soudage de deux vieilles filles étant impossible, et s'en alla. Le
grand-père se portait bien; Marius plaidait çà et là quelques causes; la
tante Gillenormand menait paisiblement près du nouveau ménage cette vie
latérale qui lui suffisait. Jean Valjean venait tous les jours.

Le tutoiement disparu, le vous, le madame, le monsieur Jean, tout cela
le faisait autre pour Cosette. Le soin qu'il avait pris lui-même à la
détacher de lui, lui réussissait. Elle était de plus en plus gaie et de
moins en moins tendre. Pourtant elle l'aimait toujours bien, et il le
sentait. Un jour elle lui dit tout à coup: vous étiez mon Père, vous
n'êtes plus mon père, vous étiez mon oncle, vous n'êtes plus mon oncle,
vous étiez monsieur Fauchelevent, vous êtes Jean. Qui êtes-vous donc? Je
n'aime pas tout ça. Si je ne vous savais pas si bon, j'aurais peur de
vous.

Il demeurait toujours rue de l'Homme-Armé, ne pouvant se résoudre à
s'éloigner du quartier qu'habitait Cosette.

Dans les premiers temps il ne restait près de Cosette que quelques
minutes, puis s'en allait.

Peu à peu il prit l'habitude de faire ses visites moins courtes. On eût
dit qu'il profitait de l'autorisation des jours qui s'allongeaient; il
arriva plus tôt et partit plus tard.

Un jour il échappa à Cosette de lui dire: Père. Un éclair de joie
illumina le vieux visage sombre de Jean Valjean. Il la reprit: Dites
Jean,--Ah! c'est vrai, répondit-elle avec un éclat de rire, monsieur
Jean.--C'est bien, dit-il. Et il se détourna pour qu'elle ne le vît pas
essuyer ses yeux.



Chapitre III

Ils se souviennent du jardin de la rue Plumet


Ce fut la dernière fois. À partir de cette dernière lueur, l'extinction
complète se fit. Plus de familiarité, plus de bonjour avec un baiser,
plus jamais ce mot si profondément doux: mon père! il était, sur sa
demande et par sa propre complicité, successivement chassé de tous ses
bonheurs; et il avait cette misère qu'après avoir perdu Cosette tout
entière en un jour, il lui avait fallu ensuite la reperdre en détail.

L'oeil finit par s'habituer aux jours de cave. En somme, avoir tous les
jours une apparition de Cosette, cela lui suffisait. Toute sa vie se
concentrait dans cette heure-là. Il s'asseyait près d'elle, il la
regardait en silence, ou bien il lui parlait des années d'autrefois, de
son enfance, du couvent, de ses petites amies d'alors.

Une après-midi,--c'était une des premières journées d'avril, déjà
chaude, encore fraîche, le moment de la grande gaîté du soleil, les
jardins qui environnaient les fenêtres de Marius et de Cosette avaient
l'émotion du réveil, l'aubépine allait poindre, une bijouterie de
giroflées s'étalait sur les vieux murs, les gueules-de-loup roses
bâillaient dans les fentes des pierres, il y avait dans l'herbe un
charmant commencement de pâquerettes et de boutons-d'or, les papillons
blancs de l'année débutaient, le vent, ce ménétrier de la noce
éternelle, essayait dans les arbres les premières notes de cette grande
symphonie aurorale que les vieux poètes appelaient le renouveau,--Marius
dit à Cosette:--Nous avons dit que nous irions revoir notre jardin de la
rue Plumet. Allons-y. Il ne faut pas être ingrats.--Et ils s'envolèrent
comme deux hirondelles vers le printemps. Ce jardin de la rue Plumet
leur faisait l'effet de l'aube. Ils avaient déjà derrière eux quelque
chose qui était comme le printemps de leur amour. La maison de la rue
Plumet, étant prise à bail, appartenait encore à Cosette. Ils allèrent à
ce jardin et à cette maison. Ils s'y retrouvèrent, ils s'y oublièrent.
Le soir, à l'heure ordinaire, Jean Valjean vint rue des
Filles-du-Calvaire.--Madame est sortie avec monsieur, et n'est pas
rentrée encore, lui dit Basque. Il s'assit en silence et attendit une
heure. Cosette ne rentra point. Il baissa la tête et s'en alla.

Cosette était si enivrée de sa promenade à «leur jardin» et si joyeuse
d'avoir «vécu tout un jour dans son passé» qu'elle ne parla pas d'autre
chose le lendemain.

Elle ne s'aperçut pas qu'elle n'avait point vu Jean Valjean.

--De quelle façon êtes-vous allés là? lui demanda Jean Valjean.

--À pied.

--Et comment êtes-vous revenus?

--En fiacre.

Depuis quelque temps Jean Valjean remarquait la vie étroite que menait
le jeune couple. Il en était importuné. L'économie de Marius était
sévère, et le mot pour Jean Valjean avait son sens absolu. Il hasarda
une question:

--Pourquoi n'avez-vous pas une voiture à vous? Un joli coupé ne vous
coûterait que cinq cents francs par mois. Vous êtes riches.

--Je ne sais pas, répondit Cosette.

--C'est comme Toussaint, reprit Jean Valjean. Elle est partie. Vous ne
l'avez pas remplacée. Pourquoi?

--Nicolette suffit.

--Mais il vous faudrait une femme de chambre.

--Est-ce que je n'ai pas Marius?

--Vous devriez avoir une maison à vous, des domestiques à vous, une
voiture, loge au spectacle. Il n'y a rien de trop beau pour vous.
Pourquoi ne pas profiter de ce que vous êtes riches? La richesse, cela
s'ajoute au bonheur.

Cosette ne répondit rien.

Les visites de Jean Valjean ne s'abrégeaient point. Loin de là. Quand
c'est le coeur qui glisse, on ne s'arrête pas sur la pente.

Lorsque Jean Valjean voulait prolonger sa visite et faire oublier
l'heure, il faisait l'éloge de Marius; il le trouvait beau, noble,
courageux, spirituel, éloquent, bon. Cosette enchérissait. Jean Valjean
recommençait. On ne tarissait pas. Marius, ce mot était inépuisable; il
y avait des volumes dans ces six lettres. De cette façon Jean Valjean
parvenait à rester longtemps. Voir Cosette, oublier près d'elle, cela
lui était si doux! C'était le pansement de sa plaie. Il arriva plusieurs
fois que Basque vint dire à deux reprises: Monsieur Gillenormand
m'envoie rappeler à Madame la baronne que le dîner est servi.

Ces jours-là, Jean Valjean rentrait chez lui très pensif.

Y avait-il donc du vrai dans cette comparaison de la chrysalide qui
s'était présentée à l'esprit de Marius? Jean Valjean était-il en effet
une chrysalide qui s'obstinerait, et qui viendrait faire des visites à
son papillon?

Un jour il resta plus longtemps encore qu'à l'ordinaire. Le lendemain,
il remarqua qu'il n'y avait point de feu dans la cheminée.--Tiens!
pensa-t-il. Pas de feu.--Et il se donna à lui-même cette
explication:--C'est tout simple. Nous sommes en avril. Les froids ont
cessé.

--Dieu! qu'il fait froid ici! s'écria Cosette en entrant.

--Mais non, dit Jean Valjean.

--C'est donc vous qui avez dit à Basque de ne pas faire de feu?

--Oui. Nous sommes en mai tout à l'heure.

--Mais on fait du feu jusqu'au mois de juin. Dans cette cave-ci, il en
faut toute l'année.

--J'ai pensé que le feu était inutile.

--C'est bien là une de vos idées! reprit Cosette.

Le jour d'après, il y avait du feu. Mais les deux fauteuils étaient
rangés à l'autre bout de la salle près de la porte.--Qu'est-ce que cela
veut dire? pensa Jean Valjean.

Il alla chercher les fauteuils, et les remit à leur place ordinaire près
de la cheminée.

Ce feu rallumé l'encouragea pourtant. Il fit durer la causerie plus
longtemps encore que d'habitude. Comme il se levait pour s'en aller,
Cosette lui dit:

--Mon mari m'a dit une drôle de chose hier.

--Quelle chose donc?

--Il m'a dit: Cosette, nous avons trente mille livres de rente.
Vingt-sept que tu as, trois que me fait mon grand-père. J'ai répondu:
Cela fait trente. Il a repris: Aurais-tu le courage de vivre avec les
trois mille? J'ai répondu: Oui, avec rien. Pourvu que ce soit avec toi.
Et puis j'ai demandé: Pourquoi me dis-tu ça? Il m'a répondu: Pour
savoir.

Jean Valjean ne trouva pas une parole. Cosette attendait probablement de
lui quelque explication; il l'écouta dans un morne silence. Il s'en
retourna rue de l'Homme-Armé; il était si profondément absorbé qu'il se
trompa de porte, et qu'au lieu de rentrer chez lui, il entra dans la
maison voisine. Ce ne fut qu'après avoir monté presque deux étages qu'il
s'aperçut de son erreur et qu'il redescendit.

Son esprit était bourrelé de conjectures. Il était évident que Marius
avait des doutes sur l'origine de ces six cent mille francs, qu'il
craignait quelque source non pure, qui sait? qu'il avait même peut-être
découvert que cet argent venait de lui Jean Valjean, qu'il hésitait
devant cette fortune suspecte, et répugnait à la prendre comme sienne,
aimant mieux rester pauvres, lui et Cosette, que d'être riches d'une
richesse trouble.

En outre, vaguement, Jean Valjean commençait à se sentir éconduit.

Le jour suivant, il eut, en pénétrant dans la salle basse, comme une
secousse. Les fauteuils avaient disparu. Il n'y avait pas même une
chaise.

--Ah çà, s'écria Cosette en entrant, pas de fauteuils! Où sont donc les
fauteuils?

--Ils n'y sont plus, répondit Jean Valjean.

--Voilà qui est fort!

Jean Valjean bégaya:

--C'est moi qui ai dit à Basque de les enlever.

--Et la raison?

--Je ne reste que quelques minutes aujourd'hui.

--Rester peu, ce n'est pas une raison pour rester debout.

--Je crois que Basque avait besoin des fauteuils pour le salon.

--Pourquoi?

--Vous avez sans doute du monde ce soir.

--Nous n'avons personne.

Jean Valjean ne put dire un mot de plus.

Cosette haussa les épaules.

--Faire enlever les fauteuils! L'autre jour vous faites éteindre le feu.
Comme vous êtes singulier!

--Adieu, murmura Jean Valjean.

Il ne dit pas: Adieu, Cosette. Mais il n'eut pas la force de dire:
Adieu, madame.

Il sortit accablé.

Cette fois il avait compris.

Le lendemain il ne vint pas. Cosette ne le remarqua que le soir.

--Tiens, dit-elle, monsieur Jean n'est pas venu aujourd'hui.

Elle eut comme un léger serrement de coeur, mais elle s'en aperçut à
peine, tout de suite distraite par un baiser de Marius.

Le jour d'après, il ne vint pas.

Cosette n'y prit pas garde, passa sa soirée et dormit sa nuit, comme à
l'ordinaire, et n'y pensa qu'en se réveillant. Elle était si heureuse!
Elle envoya bien vite Nicolette chez monsieur Jean savoir s'il était
malade, et pourquoi il n'était pas venu la veille. Nicolette rapporta la
réponse de monsieur Jean. Il n'était point malade. Il était occupé. Il
viendrait bientôt. Le plus tôt qu'il pourrait. Du reste, il allait faire
un petit voyage. Que madame devait se souvenir que c'était son habitude
de faire des voyages de temps en temps. Qu'on n'eût pas d'inquiétude.
Qu'on ne songeât point à lui.

Nicolette, en entrant chez monsieur Jean, lui avait répété les propres
paroles de sa maîtresse. Que madame envoyait savoir «pourquoi monsieur
Jean n'était pas venu la veille». Il y a deux jours que je ne suis venu,
dit Jean Valjean avec douceur.

Mais l'observation glissa sur Nicolette qui n'en rapporta rien à
Cosette.



Chapitre IV

L'attraction et l'extinction


Pendant les derniers mois du printemps et les premiers mois de l'été de
1833, les passants clairsemés du Marais, les marchands des boutiques,
les oisifs sur le pas des portes, remarquaient un vieillard proprement
vêtu de noir, qui, tous les jours, vers la même heure, à la nuit
tombante, sortait de la rue de l'Homme-Armé, du côté de la rue
Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, passait devant les Blancs-Manteaux,
gagnait la rue Culture-Sainte-Catherine, et, arrivé à la rue de
l'Écharpe, tournait à gauche, et entrait dans la rue Saint-Louis.

Là il marchait à pas lents, la tête tendue en avant, ne voyant rien,
n'entendant rien, l'oeil immuablement fixé sur un point toujours le
même, qui semblait pour lui étoilé, et qui n'était autre que l'angle de
la rue des Filles-du-Calvaire. Plus il approchait de ce coin de rue,
plus son oeil s'éclairait; une sorte de joie illuminait ses prunelles
comme une aurore intérieure il avait l'air fasciné et attendri, ses
lèvres faisaient des mouvements obscurs, comme s'il parlait à quelqu'un
qu'il ne voyait pas, il souriait vaguement, et il avançait le plus
lentement qu'il pouvait. On eût dit que, tout en souhaitant d'arriver,
il avait peur du moment où il serait tout près. Lorsqu'il n'y avait plus
que quelques maisons entre lui et cette rue qui paraissait l'attirer,
son pas se ralentissait au point que par instants on pouvait croire
qu'il ne marchait plus. La vacillation de sa tête et la fixité de sa
prunelle faisaient songer à l'aiguille qui cherche le pôle. Quelque
temps qu'il mît à faire durer l'arrivée, il fallait bien arriver; il
atteignait la rue des Filles-du-Calvaire; alors il s'arrêtait, il
tremblait, il passait sa tête avec une sorte de timidité sombre au delà
du coin de la dernière maison, et il regardait dans cette rue, et il y
avait dans ce tragique regard quelque chose qui ressemblait à
l'éblouissement de l'impossible et à la réverbération d'un paradis
fermé. Puis une larme, qui s'était peu à peu amassée dans l'angle des
paupières, devenue assez grosse pour tomber, glissait sur sa joue, et
quelquefois s'arrêtait à sa bouche. Le vieillard en sentait la saveur
amère. Il restait ainsi quelques minutes comme s'il eût été de pierre;
puis il s'en retournait par le même chemin et du même pas, et, à mesure
qu'il s'éloignait son regard s'éteignait.

Peu à peu, ce vieillard cessa d'aller jusqu'à l'angle de la rue des
Filles-du-Calvaire; il s'arrêtait à mi-chemin dans la rue Saint-Louis;
tantôt un peu plus loin, tantôt un peu plus près. Un jour, il resta au
coin de la rue Culture-Sainte-Catherine et regarda la rue des
Filles-du-Calvaire de loin. Puis il hocha silencieusement la tête de
droite à gauche, comme s'il se refusait quelque chose, et rebroussa
chemin.

Bientôt, il ne vint même plus jusqu'à la rue Saint-Louis. Il arrivait
jusqu'à la rue Pavée, secouait le front, et s'en retournait; puis il
n'alla plus au delà de la rue des Trois-Pavillons; puis il ne dépassa
plus les Blancs-Manteaux. On eût dit un pendule qu'on ne remonte plus et
dont les oscillations s'abrègent en attendant qu'elles s'arrêtent.

Tous les jours il sortait de chez lui à la même heure, il entreprenait
le même trajet, mais il ne l'achevait plus, et, peut-être sans qu'il en
eût conscience, il le raccourcissait sans cesse. Tout son visage
exprimait cette unique idée: À quoi bon? La prunelle était éteinte; plus
de rayonnement. La larme aussi était tarie; elle ne s'amassait plus
dans l'angle des paupières; cet oeil pensif était sec. La tête du
vieillard était toujours tendue en avant; le menton par moments remuait;
les plis de son cou maigre faisaient de la peine. Quelquefois, quand le
temps était mauvais, il avait sous le bras un parapluie, qu'il n'ouvrait
point. Les bonnes femmes du quartier disaient: C'est un innocent. Les
enfants le suivaient en riant.



Livre neuvième--Suprême ombre, suprême aurore



Chapitre I

Pitié pour les malheureux, mais indulgence pour les heureux


C'est une terrible chose d'être heureux! Comme on s'en contente! Comme
on trouve que cela suffit! Comme, étant en possession du faux but de la
vie, le bonheur, on oublie le vrai but, le devoir!

Disons-le pourtant, on aurait tort d'accuser Marius.

Marius, nous l'avons expliqué, avant son mariage, n'avait pas fait de
questions à M. Fauchelevent, et, depuis, il avait craint d'en faire à
Jean Valjean. Il avait regretté la promesse à laquelle il s'était laissé
entraîner. Il s'était beaucoup dit qu'il avait eu tort de faire cette
concession au désespoir. Il s'était borné à éloigner peu à peu Jean
Valjean de sa maison et à l'effacer le plus possible dans l'esprit de
Cosette. Il s'était en quelque sorte toujours placé entre Cosette et
Jean Valjean, sûr que de cette façon elle ne l'apercevrait pas et n'y
songerait point. C'était plus que l'effacement, c'était l'éclipse.

Marius faisait ce qu'il jugeait nécessaire et juste. Il croyait avoir,
pour écarter Jean Valjean, sans dureté, mais sans faiblesse, des raisons
sérieuses qu'on a vues déjà et d'autres encore qu'on verra plus tard. Le
hasard lui ayant fait rencontrer, dans un procès qu'il avait plaidé, un
ancien commis de la maison Laffitte, il avait eu, sans les chercher, de
mystérieux renseignements qu'il n'avait pu, à la vérité, approfondir,
par respect même pour ce secret qu'il avait promis de garder, et par
ménagement pour la situation périlleuse de Jean Valjean. Il croyait, en
ce moment-là même, avoir un grave devoir à accomplir, la restitution des
six cent mille francs à quelqu'un qu'il cherchait le plus discrètement
possible. En attendant, il s'abstenait de toucher à cet argent.

Quant à Cosette, elle n'était dans aucun de ces secrets-là; mais il
serait dur de la condamner, elle aussi.

Il y avait de Marius à elle un magnétisme tout-puissant, qui lui faisait
faire, d'instinct et presque machinalement, ce que Marius souhaitait.
Elle sentait, du côté de «monsieur Jean», une volonté de Marius; elle
s'y conformait. Son mari n'avait eu rien à lui dire; elle subissait la
pression vague, mais claire, de ses intentions tacites, et obéissait
aveuglément. Son obéissance ici consistait à ne pas se souvenir de ce
que Marius oubliait. Elle n'avait aucun effort à faire pour cela. Sans
qu'elle sût elle-même pourquoi, et sans qu'il y ait à l'en accuser, son
âme était tellement devenue celle de son mari, que ce qui se couvrait
d'ombre dans la pensée de Marius s'obscurcissait dans la sienne.

N'allons pas trop loin cependant; en ce qui concerne Jean Valjean, cet
oubli et cet effacement n'étaient que superficiels. Elle était plutôt
étourdie qu'oublieuse. Au fond, elle aimait bien celui qu'elle avait si
longtemps nommé son père. Mais elle aimait plus encore son mari. C'est
ce qui avait un peu faussé la balance de ce coeur, penchée d'un seul
côté.

Il arrivait parfois que Cosette parlait de Jean Valjean et s'étonnait.
Alors Marius la calmait:--Il est absent, je crois. N'a-t-il pas dit
qu'il partait pour un voyage? C'est vrai, pensait Cosette. Il avait
l'habitude de disparaître ainsi. Mais pas si longtemps.--Deux ou trois
fois elle envoya Nicolette rue de l'Homme-Armé s'informer si monsieur
Jean était revenu de son voyage. Jean Valjean fit répondre que non.

Cosette n'en demanda pas davantage, n'ayant sur la terre qu'un besoin,
Marius.

Disons encore que, de leur côté, Marius et Cosette avaient été absents.
Ils étaient allés à Vernon. Marius avait mené Cosette au tombeau de son
père.

Marius avait peu à peu soustrait Cosette à Jean Valjean. Cosette s'était
laissé faire.

Du reste, ce qu'on appelle beaucoup trop durement, dans de certains cas,
l'ingratitude des enfants, n'est pas toujours une chose aussi
reprochable qu'on le croit. C'est l'ingratitude de la nature. La nature,
nous l'avons dit ailleurs, «regarde devant elle». La nature divise les
êtres vivants en arrivants et en partants. Les partants sont tournés
vers l'ombre, les arrivants vers la lumière. De là un écart qui, du côté
des vieux, est fatal, et, du côté des jeunes, involontaire. Cet écart,
d'abord insensible, s'accroît lentement comme toute séparation de
branches. Les rameaux, sans se détacher du tronc, s'en éloignent. Ce
n'est pas leur faute. La jeunesse va où est la joie, aux fêtes, aux
vives clartés, aux amours. La vieillesse va à la fin. On ne se perd pas
de vue, mais il n'y a plus d'étreinte. Les jeunes gens sentent le
refroidissement de la vie; les vieillards celui de la tombe. N'accusons
pas ces pauvres enfants.



Chapitre II

Dernières palpitations de la lampe sans huile


Jean Valjean un jour descendit son escalier, fit trois pas dans la rue,
s'assit sur une borne, sur cette même borne où Gavroche, dans la nuit du
5 au 6 juin, l'avait trouvé songeant; il resta là quelques minutes, puis
remonta. Ce fut la dernière oscillation du pendule. Le lendemain, il ne
sortit pas de chez lui. Le surlendemain, il ne sortit pas de son lit.

Sa portière, qui lui apprêtait son maigre repas, quelques choux ou
quelques pommes de terre avec un peu de lard, regarda dans l'assiette de
terre brune et s'exclama:

--Mais vous n'avez pas mangé hier, pauvre cher homme!

--Si fait, répondit Jean Valjean.

--L'assiette est toute pleine.

--Regardez le pot à l'eau. Il est vide.

--Cela prouve que vous avez bu; cela ne prouve pas que vous avez mangé.

--Eh bien, fît Jean Valjean, si je n'ai eu faim que d'eau?

--Cela s'appelle la soif, et, quand on ne mange pas en même temps, cela
s'appelle la fièvre.

--Je mangerai demain.

--Ou à la Trinité. Pourquoi pas aujourd'hui? Est-ce qu'on dit: Je
mangerai demain! Me laisser tout mon plat sans y toucher! Mes
viquelottes qui étaient si bonnes!

Jean Valjean prit la main de la vieille femme:

--Je vous promets de les manger, lui dit-il de sa voix bienveillante.

--Je ne suis pas contente de vous, répondit la portière.

Jean Valjean ne voyait guère d'autre créature humaine que cette bonne
femme. Il y a dans Paris des rues où personne ne passe et des maisons où
personne ne vient. Il était dans une de ces rues-là et dans une de ces
maisons-là.

Du temps qu'il sortait encore, il avait acheté à un chaudronnier pour
quelques sous un petit crucifix de cuivre qu'il avait accroché à un clou
en face de son lit. Ce gibet-là est toujours bon à voir.

Une semaine s'écoula sans que Jean Valjean fît un pas dans sa chambre.
Il demeurait toujours couché. La portière disait à son mari:--Le
bonhomme de là-haut ne se lève plus, il ne mange plus, il n'ira pas
loin. Ça a des chagrins, ça. On ne m'ôtera pas de la tête que sa fille
est mal mariée.

Le portier répliqua avec l'accent de la souveraineté maritale:

--S'il est riche, qu'il ait un médecin. S'il n'est pas riche, qu'il n'en
ait pas. S'il n'a pas de médecin, il mourra.

--Et s'il en a un?

--Il mourra, dit le portier.

La portière se mit à gratter avec un vieux couteau de l'herbe qui
poussait dans ce qu'elle appelait son pavé, et tout en arrachant
l'herbe, elle grommelait:

--C'est dommage. Un vieillard qui est si propre! Il est blanc comme un
poulet.

Elle aperçut au bout de la rue un médecin du quartier qui passait; elle
prit sur elle de le prier de monter.

--C'est au deuxième, lui dit-elle. Vous n'aurez qu'à entrer. Comme le
bonhomme ne bouge plus de son lit, la clef est toujours à la porte.

Le médecin vit Jean Valjean et lui parla.

Quand il redescendit, la portière l'interpella:

--Eh bien, docteur?

--Votre malade est bien malade.

--Qu'est-ce qu'il a?

--Tout et rien. C'est un homme qui, selon toute apparence, a perdu une
personne chère. On meurt de cela.

--Qu'est-ce qu'il vous a dit?

--Il m'a dit qu'il se portait bien.

--Reviendrez-vous, docteur?

--Oui, répondit le médecin. Mais il faudrait qu'un autre que moi revînt.



Chapitre III

Une plume pèse à qui soulevait la charrette Fauchelevent


Un soir Jean Valjean eut de la peine à se soulever sur le coude; il se
prit la main et ne trouva pas son pouls; sa respiration était courte et
s'arrêtait par instants; il reconnut qu'il était plus faible qu'il ne
l'avait encore été. Alors, sans doute sous la pression de quelque
préoccupation suprême, il fit un effort, se dressa sur son séant, et
s'habilla. Il mit son vieux vêtement d'ouvrier. Ne sortant plus, il y
était revenu, et il le préférait. Il dut s'interrompre plusieurs fois en
s'habillant; rien que pour passer les manches de la veste, la sueur lui
coulait du front.

Depuis qu'il était seul, il avait mis son lit dans l'antichambre, afin
d'habiter le moins possible cet appartement désert.

Il ouvrit la valise et en tira le trousseau de Cosette.

Il l'étala sur son lit.

Les chandeliers de l'évêque étaient à leur place sur la cheminée. Il
prit dans un tiroir deux bougies de cire et les mit dans les
chandeliers. Puis, quoiqu'il fît encore grand jour, c'était en été, il
les alluma. On voit ainsi quelquefois des flambeaux allumés en plein
jour dans les chambres où il y a des morts.

Chaque pas qu'il faisait en allant d'un meuble à l'autre l'exténuait, et
il était obligé de s'asseoir. Ce n'était point de la fatigue ordinaire
qui dépense la force pour la renouveler; c'était le reste des mouvements
possibles; C'était la vie épuisée qui s'égoutte dans des efforts
accablants qu'on ne recommencera pas.

Une des chaises où il se laissa tomber était placée devant le miroir, si
fatal pour lui, si providentiel pour Marius, où il avait lu sur le
buvard l'écriture renversée de Cosette. Il se vit dans ce miroir, et ne
se reconnut pas. Il avait quatre-vingts ans; avant le mariage de Marius,
on lui eût à peine donné cinquante ans; cette année avait compté trente.
Ce qu'il avait sur le front, ce n'était plus la ride de l'âge, c'était
la marque mystérieuse de la mort. On sentait là le creusement de l'ongle
impitoyable. Ses joues pendaient; la peau de son visage avait cette
couleur qui ferait croire qu'il y a déjà de la terre dessus; les deux
coins de sa bouche s'abaissaient comme dans ce masque que les anciens
sculptaient sur les tombeaux; il regardait le vide avec un air de
reproche; on eût dit un de ces grands êtres tragiques qui ont à se
plaindre de quelqu'un.

Il était dans cette situation, la dernière phase de l'accablement, où la
douleur ne coule plus; elle est, pour ainsi dire, coagulée; il y a sur
l'âme comme un caillot de désespoir.

La nuit était venue. Il traîna laborieusement une table et le vieux
fauteuil près de la cheminée, et posa sur la table une plume, de l'encre
et du papier.

Cela fait, il eut un évanouissement. Quand il reprit connaissance, il
avait soif. Ne pouvant soulever le pot à l'eau, il le pencha péniblement
vers sa bouche, et but une gorgée.

Puis il se tourna vers le lit, et, toujours assis, car il ne pouvait
rester debout, il regarda la petite robe noire et tous ces chers objets.

Ces contemplations-là durent des heures qui semblent des minutes. Tout à
coup il eut un frisson, il sentit que le froid lui venait; il s'accouda
à la table que les flambeaux de l'évêque éclairaient, et prit la plume.

Comme la plume ni l'encre n'avaient servi depuis longtemps, le bec de la
plume était recourbé, l'encre était desséchée, il fallut qu'il se levât
et qu'il mît quelques gouttes d'eau dans l'encre, ce qu'il ne put faire
sans s'arrêter et s'asseoir deux ou trois fois, et il fut forcé d'écrire
avec le dos de la plume. Il s'essuyait le front de temps en temps.

Sa main tremblait. Il écrivit lentement quelques lignes que voici:

«Cosette, je te bénis. Je vais t'expliquer. Ton mari a eu raison de me
faire comprendre que je devais m'en aller; cependant il y a un peu
d'erreur dans ce qu'il a cru, mais il a eu raison. Il est excellent.
Aime-le toujours bien quand je serai mort. Monsieur Pontmercy, aimez
toujours mon enfant bien-aimé. Cosette, on trouvera ce papier-ci, voici
ce que je veux te dire, tu vas voir les chiffres, si j'ai la force de me
les rappeler, écoute bien, cet argent est bien à toi. Voici toute la
chose: Le jais blanc vient de Norvège, le jais noir vient d'Angleterre,
la verroterie noire vient d'Allemagne. Le jais est plus léger, plus
précieux, plus cher. On peut faire en France des imitations comme en
Allemagne. Il faut une petite enclume de deux pouces carrés et une lampe
à esprit de vin pour amollir la cire. La cire autrefois se faisait avec
de la résine et du noir de fumée et coûtait quatre francs la livre. J'ai
imaginé de la faire avec de la gomme laque et de la térébenthine. Elle
ne coûte plus que trente sous, et elle est bien meilleure. Les boucles
se font avec un verre violet qu'on colle au moyen de cette cire sur une
petite membrure en fer noir. Le verre doit être violet pour les bijoux
de fer et noir pour les bijoux d'or. L'Espagne en achète beaucoup. C'est
le pays du jais...»

Ici il s'interrompit, la plume tomba de ses doigts, il lui vint un de
ces sanglots désespérés qui montaient par moments des profondeurs de son
être, le pauvre homme prit sa tête dans ses deux mains, et songea.

--Oh! s'écria-t-il au dedans de lui-même (cris lamentables, entendus de
Dieu seul), c'est fini. Je ne la verrai plus. C'est un sourire qui a
passé sur moi. Je vais entrer dans la nuit sans même la revoir. Oh! une
minute, un instant, entendre sa voix, toucher sa robe, la regarder,
elle, l'ange! et puis mourir! Ce n'est rien de mourir, ce qui est
affreux, c'est de mourir sans la voir. Elle me sourirait, elle me dirait
un mot. Est-ce que cela ferait du mal à quelqu'un? Non, c'est fini,
jamais. Me voilà tout seul. Mon Dieu! mon Dieu! je ne la verrai plus.

En ce moment on frappa à sa porte.



Chapitre IV

Bouteille d'encre qui ne réussit qu'à blanchir


Ce même jour, ou, pour mieux dire, ce même soir, comme Marius sortait de
table et venait de se retirer dans son cabinet, ayant un dossier à
étudier, Basque lui avait remis une lettre en disant: La personne qui a
écrit la lettre est dans l'antichambre.

Cosette avait pris le bras du grand-père et faisait un tour dans le
jardin.

Une lettre peut, comme un homme, avoir mauvaise tournure. Gros papier,
pli grossier, rien qu'à les voir, de certaines missives déplaisent. La
lettre qu'avait apportée Basque était de cette espèce.

Marius la prit. Elle sentait le tabac. Rien n'éveille un souvenir comme
une odeur. Marius reconnut ce tabac. Il regarda la suscription: _À
monsieur, monsieur le baron Pommerci. En son hôtel_. Le tabac reconnu
lui fit reconnaître l'écriture. On pourrait dire que l'étonnement a des
éclairs. Marius fut comme illuminé d'un de ces éclairs-là.

L'odorat, ce mystérieux aide-mémoire, venait de faire revivre en lui
tout un monde. C'était bien là le papier, la façon de plier, la teinte
blafarde de l'encre, c'était bien là l'écriture connue; surtout c'était
là le tabac. Le galetas Jondrette lui apparaissait.

Ainsi, étrange coup de tête du hasard! une des deux pistes qu'il avait
tant cherchées, celle pour laquelle dernièrement encore il avait fait
tant d'efforts et qu'il croyait à jamais perdue, venait d'elle-même
s'offrir à lui.

Il décacheta avidement la lettre, et il lut:

«Monsieur le baron,

«Si l'Être Suprême m'en avait donné les talents, j'aurais pu être le
baron Thénard, membre de l'institut (académie des sciences), mais je ne
le suis pas. Je porte seulement le même nom que lui, heureux si ce
souvenir me recommande à l'excellence de vos bontés. Le bienfait dont
vous m'honorerez sera réciproque. Je suis en possession d'un secret
consernant un individu. Cet individu vous conserne. Je tiens le secret à
votre disposition désirant avoir l'honneur de vous être hutile. Je vous
donnerai le moyen simple de chaser de votre honorable famille cet
individu qui n'y a pas droit, madame la baronne étant de haute
naissance. Le sanctuaire de la vertu ne pourrait coabiter plus longtemps
avec le crime sans abdiquer.

«J'atends dans l'antichambre les ordres de monsieur le baron.

«Avec respect.»

La lettre était signée «Thénard».

Cette signature n'était pas fausse. Elle était seulement un peu abrégée.

Du reste l'amphigouri et l'orthographe achevaient la révélation. Le
certificat d'origine était complet. Aucun doute n'était possible.

L'émotion de Marius fut profonde. Après le mouvement de surprise, il eut
un mouvement de bonheur. Qu'il trouvât maintenant l'autre homme qu'il
cherchait, celui qui l'avait sauvé lui Marius, et il n'aurait plus rien
à souhaiter.

Il ouvrit un tiroir de son secrétaire, y prit quelques billets de
banque, les mit dans sa poche, referma le secrétaire et sonna. Basque
entre-bâilla la porte.

--Faites entrer, dit Marius.

Basque annonça:

--Monsieur Thénard.

Un homme entra.

Nouvelle surprise pour Marius. L'homme qui entra lui était parfaitement
inconnu.

Cet homme, vieux du reste, avait le nez gros, le menton dans la cravate,
des lunettes vertes à double abat-jour de taffetas vert sur les yeux,
les cheveux lissés et aplatis sur le front au ras des sourcils comme la
perruque des cochers anglais de high life. Ses cheveux étaient gris. Il
était vêtu de noir de la tête aux pieds, d'un noir très râpé, mais
propre; un trousseau de breloques, sortant de son gousset, y faisait
supposer une montre. Il tenait à la main un vieux chapeau. Il marchait
voûté, et la courbure de son dos s'augmentait de la profondeur de son
salut.

Ce qui frappait au premier abord, c'est que l'habit de ce personnage,
trop ample, quoique soigneusement boutonné, ne semblait pas fait pour
lui. Ici une courte digression est nécessaire.

Il y avait à Paris, à cette époque, dans un vieux logis borgne, rue
Beautreillis, près de l'Arsenal, un juif ingénieux qui avait pour
profession de changer un gredin en honnête homme. Pas pour trop
longtemps, ce qui eût pu être gênant pour le gredin. Le changement se
faisait à vue, pour un jour ou deux, à raison de trente sous par jour,
au moyen d'un costume ressemblant le plus possible à l'honnêteté de tout
le monde. Ce loueur de costumes s'appelait _le Changeur_; les filous
parisiens lui avaient donné ce nom, et ne lui en connaissaient pas
d'autre. Il avait un vestiaire assez complet. Les loques dont il
affublait les gens étaient à peu près possibles. Il avait des
spécialités et des catégories; à chaque clou de son magasin pendait,
usée et fripée, une condition sociale; ici l'habit de magistrat, là
l'habit de curé, là l'habit de banquier, dans un coin l'habit de
militaire en retraite, ailleurs l'habit d'homme de lettres, plus loin
l'habit d'homme d'État. Cet être était le costumier du drame immense que
la friponnerie joue à Paris. Son bouge était la coulisse d'où le vol
sortait et où l'escroquerie rentrait. Un coquin déguenillé arrivait à ce
vestiaire, déposait trente sous, et choisissait, selon le rôle qu'il
voulait jouer ce jour-là, l'habit qui lui convenait, et, en redescendant
l'escalier, le coquin était quelqu'un. Le lendemain les nippes étaient
fidèlement rapportées, et le Changeur, qui confiait tout aux voleurs,
n'était jamais volé. Ces vêtements avaient un inconvénient, ils
«n'allaient pas»; n'étant point faits pour ceux qui les portaient, ils
étaient collants pour celui-ci, flottants pour celui-là, et ne
s'ajustaient à personne. Tout filou qui dépassait la moyenne humaine en
petitesse ou en grandeur, était mal à l'aise dans les costumes du
Changeur. Il ne fallait être ni trop gras ni trop maigre. Le Changeur
n'avait prévu que les hommes ordinaires. Il avait pris mesure à l'espèce
dans la personne du premier gueux venu, lequel n'est ni gros, ni mince,
ni grand, ni petit. De là des adaptations quelquefois difficiles dont
les pratiques du Changeur se tiraient comme elles pouvaient. Tant pis
pour les exceptions! L'habit d'homme d'État, par exemple, noir du haut
en bas, et par conséquent convenable, eût été trop large pour Pitt et
trop étroit pour Castelcicala. Le vêtement d'_homme d'état_ était
désigné comme il suit dans le catalogue du Changeur; nous copions: «Un
habit de drap noir, un pantalon de laine noire, un gilet de soie, des
bottes et du linge.» Il y avait en marge: _Ancien ambassadeur_, et une
note que nous transcrivons également: «Dans une boîte séparée, une
perruque proprement frisée, des lunettes vertes, des breloques, et deux
petits tuyaux de plume d'un pouce de long enveloppés de coton.» Tout
cela revenait à l'homme d'État, ancien ambassadeur. Tout ce costume
était, si l'on peut parler ainsi, exténué; les coutures blanchissaient,
une vague boutonnière s'entrouvrait à l'un des coudes; en outre, un
bouton manquait à l'habit sur la poitrine; mais ce n'est qu'un détail;
la main de l'homme d'État, devant toujours être dans l'habit et sur le
coeur, avait pour fonction de cacher le bouton absent.

Si Marius avait été familier avec les institutions occultes de Paris, il
eût tout de suite reconnu, sur le dos du visiteur que Basque venait
d'introduire, l'habit d'homme d'État emprunté au Décroche-moi-ça du
Changeur.

Le désappointement de Marius, en voyant entrer un homme autre que celui
qu'il attendait, tourna en disgrâce pour le nouveau venu. Il l'examina
des pieds à la tête, pendant que le personnage s'inclinait démesurément,
et lui demanda d'un ton bref:

--Que voulez-vous?

L'homme répondit avec un rictus aimable dont le sourire caressant d'un
crocodile donnerait quelque idée:

--Il me semble impossible que je n'aie pas déjà eu l'honneur de voir
monsieur le baron dans le monde. Je crois bien l'avoir particulièrement
rencontré, il y a quelques années, chez madame la princesse Bagration et
dans les salons de sa seigneurie le vicomte Dambray, pair de France.

C'est toujours une bonne tactique en coquinerie que d'avoir l'air de
reconnaître quelqu'un qu'on ne connaît point.

Marius était attentif au parler de cet homme. Il épiait l'accent et le
geste, mais son désappointement croissait; c'était une prononciation
nasillarde, absolument différente du son de voix aigre et sec auquel il
s'attendait. Il était tout à fait dérouté.

--Je ne connais, dit-il, ni madame Bagration, ni M. Dambray. Je n'ai de
ma vie mis le pied ni chez l'un ni chez l'autre.

La réponse était bourrue. Le personnage, gracieux quand même, insista.

--Alors, ce sera chez Chateaubriand que j'aurai vu monsieur! Je connais
beaucoup Chateaubriand. Il est très affable. Il me dit quelquefois:
Thénard, mon ami... est-ce que vous ne buvez pas un verre avec moi?

Le front de Marius devint de plus en plus sévère:

--Je n'ai jamais eu l'honneur d'être reçu chez monsieur de
Chateaubriand. Abrégeons. Qu'est-ce que vous voulez?

L'homme, devant la voix plus dure, salua plus bas.

--Monsieur le baron, daignez m'écouter. Il y a en Amérique, dans un pays
qui est du côté de Panama, un village appelé la Joya. Ce village se
compose d'une seule maison. Une grande maison carrée de trois étages en
briques cuites au soleil, chaque côté du carré long de cinq cents pieds,
chaque étage en retraite de douze pieds sur l'étage inférieur de façon à
laisser devant soi une terrasse qui fait le tour de l'édifice, au centre
une cour intérieure où sont les provisions et les munitions, pas de
fenêtres, des meurtrières, pas de porte, des échelles, des échelles pour
monter du sol à la première terrasse, et de la première à la seconde, et
de la seconde à la troisième, des échelles pour descendre dans la cour
intérieure, pas de portes aux chambres, des trappes, pas d'escaliers aux
chambres, des échelles; le soir on ferme les trappes, on retire les
échelles, on braque des tromblons et des carabines aux meurtrières; nul
moyen d'entrer; une maison le jour, une citadelle la nuit, huit cents
habitants, voilà ce village. Pourquoi tant de précautions? c'est que ce
pays est dangereux; il est plein d'anthropophages. Alors pourquoi y
va-t-on? c'est que ce pays est merveilleux; on y trouve de l'or.

--Où voulez-vous en venir? interrompit Marius qui du désappointement
passait à l'impatience.

--À ceci, monsieur le baron. Je suis un ancien diplomate fatigué. La
vieille civilisation m'a mis sur les dents. Je veux essayer des
sauvages.

--Après?

--Monsieur le baron, l'égoïsme est la loi du monde. La paysanne
prolétaire qui travaille à la journée se retourne quand la diligence
passe, la paysanne propriétaire qui travaille à son champ ne se retourne
pas. Le chien du pauvre aboie après le riche, le chien du riche aboie
après le pauvre. Chacun pour soi. L'intérêt, voilà le but des hommes.
L'or, voilà l'aimant.

--Après? Concluez.

--Je voudrais aller m'établir à la Joya. Nous sommes trois. J'ai mon
épouse et ma demoiselle; une fille qui est fort belle. Le voyage est
long et cher. Il me faut un peu d'argent.

--En quoi cela me regarde-t-il? demanda Marius.

L'inconnu tendit le cou hors de sa cravate, geste propre au vautour, et
répliqua avec un redoublement de sourire:

--Est-ce que monsieur le baron n'a pas lu ma lettre?

Cela était à peu près vrai. Le fait est que le contenu de l'épître avait
glissé sur Marius. Il avait vu l'écriture plus qu'il n'avait lu la
lettre. Il s'en souvenait à peine. Depuis un moment un nouvel éveil
venait de lui être donné. Il avait remarqué ce détail: mon épouse et ma
demoiselle. Il attachait sur l'inconnu un oeil pénétrant. Un juge
d'instruction n'eût pas mieux regardé. Il le guettait presque. Il se
borna à lui répondre:

--Précisez.

L'inconnu inséra ses deux mains dans ses deux goussets, releva sa tête
sans redresser son épine dorsale, mais en scrutant de son côté Marius
avec le regard vert de ses lunettes.

--Soit, monsieur le baron. Je précise. J'ai un secret à vous vendre.

--Un secret?

--Un secret.

--Qui me concerne?

--Un peu.

--Quel est ce secret?

Marius examinait de plus en plus l'homme, tout en l'écoutant.

--Je commence gratis, dit l'inconnu. Vous allez voir que je suis
intéressant.

--Parlez.

--Monsieur le baron, vous avez chez vous un voleur et un assassin.

Marius tressaillit.

--Chez moi? non, dit-il.

L'inconnu, imperturbable, brossa son chapeau du coude, et poursuivit:

--Assassin et voleur. Remarquez, monsieur le baron, que je ne parle pas
ici de faits anciens, arriérés, caducs, qui peuvent être effacés par la
prescription devant la loi et par le repentir devant Dieu. Je parle de
faits récents, de faits actuels, de faits encore ignorés de la justice à
cette heure. Je continue. Cet homme s'est glissé dans votre confiance,
et presque dans votre famille, sous un faux nom. Je vais vous dire son
nom vrai. Et vous le dire pour rien.

--J'écoute.

--Il s'appelle Jean Valjean.

--Je le sais.

--Je vais vous dire, également pour rien, qui il est.

--Dites.

--C'est un ancien forçat.

--Je le sais.

--Vous le savez depuis que j'ai eu l'honneur de vous le dire.

--Non. Je le savais auparavant.

Le ton froid de Marius, cette double réplique _je le sais_, son
laconisme réfractaire au dialogue, remuèrent dans l'inconnu quelque
colère sourde. Il décocha à la dérobée à Marius un regard furieux, tout
de suite éteint. Si rapide qu'il fût, ce regard était de ceux qu'on
reconnaît quand on les a vus une fois; il n'échappa point à Marius. De
certains flamboiements ne peuvent venir que de certaines âmes; la
prunelle, ce soupirail de la pensée, s'en embrase; les lunettes ne
cachent rien; mettez donc une vitre à l'enfer.

L'inconnu reprit, en souriant:

--Je ne me permets pas de démentir monsieur le baron. Dans tous les cas,
vous devez voir que je suis renseigné. Maintenant ce que j'ai à vous
apprendre n'est connu que de moi seul. Cela intéresse la fortune de
madame la baronne. C'est un secret extraordinaire. Il est à vendre.
C'est à vous que je l'offre d'abord. Bon marché. Vingt mille francs.

--Je sais ce secret-là comme je sais les autres, dit Marius.

Le personnage sentit le besoin de baisser un peu son prix:

--Monsieur le baron, mettez dix mille francs, et je parle.

--Je vous répète que vous n'avez rien à m'apprendre. Je sais ce que vous
voulez me dire.

Il y eut dans l'oeil de l'homme un nouvel éclair. Il s'écria:

--Il faut pourtant que je dîne aujourd'hui. C'est un secret
extraordinaire, vous dis-je. Monsieur le baron, je vais parler. Je
parle. Donnez-moi vingt francs.

Marius le regarda fixement:

--Je sais votre secret extraordinaire; de même que je savais le nom de
Jean Valjean, de même que je sais votre nom.

--Mon nom?

--Oui.

--Ce n'est pas difficile, monsieur le baron. J'ai eu l'honneur de vous
l'écrire et de vous le dire. Thénard.

--Dier.

--Hein?

--Thénardier.

--Qui ça?

Dans le danger, le porc-épic se hérisse, le scarabée fait le mort, la
vieille garde se forme en carré; cet homme se mit à rire.

Puis il épousseta d'une chiquenaude un grain de poussière sur la manche
de son habit.

Marius continua:

--Vous êtes aussi l'ouvrier Jondrette, le comédien Fabantou, le poète
Genflot, l'espagnol don Alvarès, et la femme Balizard.

--La femme quoi?

--Et vous avez tenu une gargote à Montfermeil.

--Une gargote! Jamais.

--Et je vous dis que vous êtes Thénardier.

--Je le nie.

--Et que vous êtes un gueux. Tenez.

Et Marius, tirant de sa poche un billet de banque, le lui jeta à la
face.

--Merci! pardon! cinq cents francs! monsieur le baron!

Et l'homme, bouleversé, saluant, saisissant le billet, l'examina.

--Cinq cents francs! reprit-il, ébahi. Et il bégaya à demi-voix: Un
fafiot sérieux!

Puis brusquement:

--Eh bien soit, s'écria-t-il. Mettons-nous à notre aise.

Et, avec une prestesse de singe, rejetant ses cheveux en arrière,
arrachant ses lunettes, retirant de son nez et escamotant les deux
tuyaux de plume dont il a été question tout à l'heure, et qu'on a
d'ailleurs déjà vus à une autre page de ce livre, il ôta son visage
comme on ôte son chapeau.

L'oeil s'alluma; le front inégal, raviné, bossu par endroits,
hideusement ridé en haut, se dégagea, le nez redevint aigu comme un bec;
le profil féroce et sagace de l'homme de proie reparut.

--Monsieur le baron est infaillible, dit-il d'une voix nette et d'où
avait disparu tout nasillement, je suis Thénardier.

Et il redressa son dos voûté.

Thénardier, car c'était bien lui, était étrangement surpris; il eût été
troublé s'il avait pu l'être. Il était venu apporter de l'étonnement, et
c'était lui qui en recevait. Cette humiliation lui était payée cinq
cents francs, et, à tout prendre, il l'acceptait; mais il n'en était pas
moins abasourdi.

Il voyait pour la première fois ce baron Pontmercy, et, malgré son
déguisement, ce baron Pontmercy le reconnaissait, et le reconnaissait à
fond. Et non seulement ce baron était au fait de Thénardier, mais il
semblait au fait de Jean Valjean. Qu'était-ce que ce jeune homme presque
imberbe, si glacial et si généreux, qui savait les noms des gens, qui
savait tous leurs noms, et qui leur ouvrait sa bourse, qui malmenait les
fripons comme un juge et qui les payait comme une dupe?

Thénardier, on se le rappelle, quoique ayant été voisin de Marius, ne
l'avait jamais vu, ce qui est fréquent à Paris; il avait autrefois
entendu vaguement ses filles parler d'un jeune homme très pauvre appelé
Marius qui demeurait dans la maison. Il lui avait écrit, sans le
connaître, la lettre qu'on sait. Aucun rapprochement n'était possible
dans son esprit entre ce Marius-là et M. le baron Pontmercy.

Quant au nom de Pontmercy, on se rappelle que, sur le champ de bataille
de Waterloo, il n'en avait entendu que les deux dernières syllabes, pour
lesquelles il avait toujours eu le légitime dédain qu'on doit à ce qui
n'est qu'un remercîment.

Du reste, par sa fille Azelma, qu'il avait mise à la piste des mariés du
16 février, et par ses fouilles personnelles, il était parvenu à savoir
beaucoup de choses, et, du fond de ses ténèbres, il avait réussi à
saisir plus d'un fil mystérieux. Il avait, à force d'industrie,
découvert, ou, tout au moins, à force d'inductions, deviné, quel était
l'homme qu'il avait rencontré un certain jour dans le Grand Égout. De
l'homme, il était facilement arrivé au nom. Il savait que madame la
baronne Pontmercy, c'était Cosette. Mais de ce côté-là, il comptait être
discret. Qui était Cosette? Il ne le savait pas au juste lui-même. Il
entrevoyait bien quelque bâtardise, l'histoire de Fantine lui avait
toujours semblé louche, mais à quoi bon en parler? Pour se faire payer
son silence? Il avait, ou croyait avoir, à vendre mieux que cela. Et,
selon toute apparence, venir faire, sans preuve, cette révélation au
baron Pontmercy: _Votre femme est bâtarde_, cela n'eût réussi qu'à
attirer la botte du mari vers les reins du révélateur.

Dans la pensée de Thénardier, la conversation avec Marius n'avait pas
encore commencé. Il avait dû reculer, modifier sa stratégie, quitter une
position, changer de front; mais rien d'essentiel n'était encore
compromis, et il avait cinq cents francs dans sa poche. En outre, il
avait quelque chose de décisif à dire, et même contre ce baron Pontmercy
si bien renseigné et si bien armé, il se sentait fort. Pour les hommes
de la nature de Thénardier, tout dialogue est un combat. Dans celui qui
allait s'engager, quelle était sa situation? Il ne savait pas à qui il
parlait, mais il savait de quoi il parlait. Il fit rapidement cette
revue intérieure de ses forces, et après avoir dit: _Je suis
Thénardier_, il attendit.

Marius était resté pensif. Il tenait donc enfin Thénardier. Cet homme,
qu'il avait tant désiré retrouver, était là. Il allait donc pouvoir
faire honneur à la recommandation du colonel Pontmercy. Il était humilié
que ce héros dût quelque chose à ce bandit, et que la lettre de change
tirée du fond du tombeau par son père sur lui Marius fût jusqu'à ce jour
protestée. Il lui paraissait aussi, dans la situation complexe où était
son esprit vis-à-vis de Thénardier, qu'il y avait lieu de venger le
colonel du malheur d'avoir été sauvé par un tel gredin. Quoi qu'il en
fût, il était content. Il allait donc enfin délivrer de ce créancier
indigne l'ombre du colonel, et il lui semblait qu'il allait retirer de
la prison pour dettes la mémoire de son père.

À côté de ce devoir, il en avait un autre, éclaircir, s'il se pouvait,
la source de la fortune de Cosette. L'occasion semblait se présenter.
Thénardier savait peut-être quelque chose. Il pouvait être utile de voir
le fond de cet homme. Il commença par là.

Thénardier avait fait disparaître le «fafiot sérieux» dans son gousset,
et regardait Marius avec une douceur presque tendre.

Marius rompit le silence.

--Thénardier, je vous ai dit votre nom. À présent, votre secret, ce que
vous veniez m'apprendre, voulez-vous que je vous le dise? J'ai mes
informations aussi, moi. Vous allez voir que j'en sais plus long que
vous. Jean Valjean, comme vous l'avez dit, est un assassin et un voleur.
Un voleur, parce qu'il a volé un riche manufacturier dont il a causé la
ruine, M. Madeleine. Un assassin, parce qu'il a assassiné l'agent de
police Javert.

--Je ne comprends pas, monsieur le baron, fît Thénardier.

--Je vais me faire comprendre. Écoutez. Il y avait, dans un
arrondissement du Pas-de-Calais, vers 1822, un homme qui avait eu
quelque ancien démêlé avec la justice, et qui, sous le nom de M.
Madeleine, s'était relevé et réhabilité. Cet homme était devenu, dans
toute la force du terme, un juste. Avec une industrie, la fabrique des
verroteries noires, il avait fait la fortune de toute une ville. Quant à
sa fortune personnelle, il l'avait faite aussi, mais secondairement et,
en quelque sorte, par occasion. Il était le père nourricier des pauvres.
Il fondait des hôpitaux, ouvrait des écoles, visitait les malades,
dotait les filles, soutenait les veuves, adoptait les orphelins; il
était comme le tuteur du pays. Il avait refusé la croix, on l'avait
nommé maire. Un forçat libéré savait le secret d'une peine encourue
autrefois par cet homme; il le dénonça et le fit arrêter, et profita de
l'arrestation pour venir à Paris et se faire remettre par le banquier
Laffitte,--Je tiens le fait du caissier lui-même,--au moyen d'une fausse
signature, une somme de plus d'un demi-million qui appartenait à M.
Madeleine. Ce forçat, qui a volé M. Madeleine, c'est Jean Valjean.
Quant à l'autre fait, vous n'avez rien non plus à m'apprendre. Jean
Valjean a tué l'agent Javert; il l'a tué d'un coup de pistolet. Moi qui
vous parle, j'étais présent.

Thénardier jeta à Marius le coup d'oeil souverain d'un homme battu qui
remet la main sur la victoire et qui vient de regagner en une minute
tout le terrain qu'il avait perdu. Mais le sourire revint tout de suite;
l'inférieur vis-à-vis du supérieur doit avoir le triomphe câlin, et
Thénardier se borna à dire à Marius:

--Monsieur le baron, nous faisons fausse route.

Et il souligna cette phrase en faisant faire à son trousseau de
breloques un moulinet expressif.

--Quoi! repartit Marius, contestez-vous cela? Ce sont des faits.

--Ce sont des chimères. La confiance dont monsieur le baron m'honore me
fait un devoir de le lui dire. Avant tout la vérité et la justice. Je
n'aime pas voir accuser les gens injustement. Monsieur le baron, Jean
Valjean n'a point volé M. Madeleine, et Jean Valjean n'a point tué
Javert.

--Voilà qui est fort! comment cela?

--Pour deux raisons.

--Lesquelles? parlez.

--Voici la première: il n'a pas volé M. Madeleine, attendu que c'est
lui-même Jean Valjean qui est M. Madeleine.

--Que me contez-vous là?

--Et voici la seconde: il n'a pas assassiné Javert, attendu que celui
qui a tué Javert, c'est Javert.

--Que voulez-vous dire?

--Que Javert s'est suicidé.

--Prouvez! prouvez! cria Marius hors de lui.

Thénardier reprit en scandant sa phrase à la façon d'un alexandrin
antique:

--L'agent-de-police-Ja-vert-a-été-trouvé-noyé-sous-un-bateau-du-Pont-au-Change.


--Mais prouvez donc!

Thénardier tira de sa poche de côté une large enveloppe de papier gris
qui semblait contenir des feuilles pliées de diverses grandeurs.

--J'ai mon dossier, dit-il avec calme.

Et il ajouta:

--Monsieur le baron, dans votre intérêt, j'ai voulu connaître à fond mon
Jean Valjean. Je dis que Jean Valjean et Madeleine, c'est le même homme,
et je dis que Javert n'a eu d'autre assassin que Javert, et quand je
parle, c'est que j'ai des preuves. Non des preuves manuscrites,
l'écriture est suspecte, l'écriture est complaisante, mais des preuves
imprimées.

Tout en parlant, Thénardier extrayait de l'enveloppe deux numéros de
journaux jaunis, fanés, et fortement saturés de tabac. L'un de ces deux
journaux, cassé à tous les plis et tombant en lambeaux carrés, semblait
beaucoup plus ancien que l'autre.

--Deux faits, deux preuves, fit Thénardier. Et il tendit à Marius les
deux journaux déployés.

Ces deux journaux, le lecteur les connaît. L'un, le plus ancien, un
numéro du _Drapeau blanc_ du 25 juillet 1823, dont on a pu voir le texte
à la page 148 du tome troisième de ce livre, établissait l'identité de
M. Madeleine et de Jean Valjean. L'autre, un _Moniteur_ du 15 juin 1832,
constatait le suicide de Javert, ajoutant qu'il résultait d'un rapport
verbal de Javert au préfet que, fait prisonnier dans la barricade de la
rue de la Chanvrerie, il avait dû la vie à la magnanimité d'un insurgé
qui, le tenant sous son pistolet, au lieu de lui brûler la cervelle,
avait tiré en l'air.

Marius lut. Il y avait évidence, date certaine, preuve irréfragable, ces
deux journaux n'avaient pas été imprimés exprès pour appuyer les dires
de Thénardier; la note publiée dans le _Moniteur_ était communiquée
administrativement par la préfecture de police. Marius ne pouvait
douter. Les renseignements du commis-caissier étaient faux et lui-même
s'était trompé. Jean Valjean, grandi brusquement, sortait du nuage.
Marius ne put retenir un cri de joie:

--Eh bien alors, ce malheureux est un admirable homme! toute cette
fortune était vraiment à lui! c'est Madeleine, la providence de tout un
pays! c'est Jean Valjean, le sauveur de Javert! c'est un héros! c'est un
saint!

--Ce n'est pas un saint, et ce n'est pas un héros, dit Thénardier. C'est
un assassin et un voleur.

Et il ajouta du ton d'un homme qui commence à se sentir quelque
autorité:--Calmons-nous.

Voleur, assassin, ces mots que Marius croyait disparus, et qui
revenaient, tombèrent sur lui comme une douche de glace.

--Encore! dit-il.

--Toujours, fit Thénardier. Jean Valjean n'a pas volé Madeleine, mais
c'est un voleur. Il n'a pas tué Javert, mais c'est un meurtrier.

--Voulez-vous parler, reprit Marius, de ce misérable vol d'il y a
quarante ans, expié, cela résulte de vos journaux mêmes, par toute une
vie de repentir, d'abnégation et de vertu?

--Je dis assassinat et vol, monsieur le baron. Et je répète que je parle
de faits actuels. Ce que j'ai à vous révéler est absolument inconnu.
C'est de l'inédit. Et peut-être y trouverez-vous la source de la fortune
habilement offerte par Jean Valjean à madame la baronne. Je dis
habilement, car, par une donation de ce genre, se glisser dans une
honorable maison dont on partagera l'aisance, et, du même coup, cacher
son crime, jouir de son vol, enfouir son nom, et se créer une famille,
ce ne serait pas très maladroit.

--Je pourrais vous interrompre ici, observa Marius, mais continuez.

--Monsieur le baron, je vais vous dire tout, laissant la récompense à
votre générosité. Ce secret vaut de l'or massif. Vous me direz: Pourquoi
ne t'es-tu pas adressé à Jean Valjean? Par une raison toute simple; je
sais qu'il s'est dessaisi, et dessaisi en votre faveur, et je trouve la
combinaison ingénieuse; mais il n'a plus le sou, il me montrerait ses
mains vides, et, puisque j'ai besoin de quelque argent pour mon voyage à
la Joya, je vous préfère, vous qui avez tout, à lui qui n'a rien. Je
suis un peu fatigué, permettez-moi de prendre une chaise.

Marius s'assit et lui fit signe de s'asseoir.

Thénardier s'installa sur une chaise capitonnée, reprit les deux
journaux, les replongea dans l'enveloppe, et murmura en becquetant avec
son ongle le _Drapeau blanc_: Celui-ci m'a donné du mal pour l'avoir.
Cela fait, il croisa les jambes et s'étala sur le dos, attitude propre
aux gens sûrs de ce qu'ils disent, puis entra en matière, gravement et
en appuyant sur les mots:

--Monsieur le baron, le 6 juin 1832, il y a un an environ, le jour de
l'émeute, un homme était dans le Grand Égout de Paris, du côté où
l'égout vient rejoindre la Seine, entre le pont des Invalides et le pont
d'Iéna.

Marius rapprocha brusquement sa chaise de celle de Thénardier.
Thénardier remarqua ce mouvement et continua avec la lenteur d'un
orateur qui tient son interlocuteur et qui sent la palpitation de son
adversaire sous ses paroles:

--Cet homme, forcé de se cacher, pour des raisons du reste étrangères à
la politique, avait pris l'égout pour domicile et en avait une clef.
C'était, je le répète, le 6 juin; il pouvait être huit heures du soir.
L'homme entendit du bruit dans l'égout. Très surpris, il se blottit, et
guetta. C'était un bruit de pas, on marchait dans l'ombre, on venait de
son côté. Chose étrange, il y avait dans l'égout un autre homme que lui.
La grille de sortie de l'égout n'était pas loin. Un peu de lumière qui
en venait lui permit de reconnaître le nouveau venu et de voir que cet
homme portait quelque chose sur son dos. Il marchait courbé. L'homme qui
marchait courbé était un ancien forçat, et ce qu'il traînait sur ses
épaules était un cadavre. Flagrant délit d'assassinat, s'il en fut.
Quant au vol, il va de soi; on ne tue pas un homme gratis. Ce forçat
allait jeter ce cadavre à la rivière. Un fait à noter, c'est qu'avant
d'arriver à la grille de sortie, ce forçat, qui venait de loin dans
l'égout, avait nécessairement rencontré une fondrière épouvantable où il
semble qu'il eût pu laisser le cadavre; mais, dès le lendemain, les
égoutiers, en travaillant à la fondrière, y auraient retrouvé l'homme
assassiné, et ce n'était pas le compte de l'assassin. Il avait mieux
aimé traverser la fondrière, avec son fardeau, et ses efforts ont dû
être effrayants, il est impossible de risquer plus complètement sa vie;
je ne comprends pas qu'il soit sorti de là vivant.

La chaise de Marius se rapprocha encore. Thénardier en profita pour
respirer longuement. Il poursuivit:

--Monsieur le baron, un égout n'est pas le Champ de Mars. On y manque de
tout, et même de place. Quand deux hommes sont là, il faut qu'ils se
rencontrent. C'est ce qui arriva. Le domicilié et le passant furent
forcés de se dire bonjour, à regret l'un et l'autre. Le passant dit au
domicilié:--_Tu vois ce que j'ai sur le dos, il faut que je sorte, tu as
la clef, donne-la-moi_. Ce forçat était un homme d'une force terrible.
Il n'y avait pas à refuser. Pourtant celui qui avait la clef parlementa,
uniquement pour gagner du temps. Il examina ce mort, mais il ne put rien
voir, sinon qu'il était jeune, bien mis, l'air d'un riche, et tout
défiguré par le sang. Tout en causant, il trouva moyen de déchirer et
d'arracher par derrière, sans que l'assassin s'en aperçût, un morceau de
l'habit de l'homme assassiné. Pièce à conviction, vous comprenez; moyen
de ressaisir la trace des choses et de prouver le crime au criminel. Il
mit la pièce à conviction dans sa poche. Après quoi il ouvrit la grille,
fit sortir l'homme avec son embarras sur le dos, referma la grille et se
sauva, se souciant peu d'être mêlé au surplus de l'aventure et surtout
ne voulant pas être là quand l'assassin jetterait l'assassiné à la
rivière. Vous comprenez à présent. Celui qui portait le cadavre, c'est
Jean Valjean; celui qui avait la clef vous parle en ce moment; et le
morceau de l'habit....

Thénardier acheva la phrase en tirant de sa poche et en tenant, à la
hauteur de ses yeux, pincé entre ses deux pouces et ses deux index, un
lambeau de drap noir déchiqueté, tout couvert de taches sombres.

Marius s'était levé, pâle, respirant à peine, l'oeil fixé sur le morceau
de drap noir, et, sans prononcer une parole, sans quitter ce haillon du
regard, il reculait vers le mur et, de sa main droite étendue derrière
lui, cherchait en tâtonnant sur la muraille une clef qui était à la
serrure d'un placard près de la cheminée. Il trouva cette clef, ouvrit
le placard, et y enfonça son bras sans y regarder, et sans que sa
prunelle effarée se détachât du chiffon que Thénardier tenait déployé.

Cependant Thénardier continuait:

--Monsieur le baron, j'ai les plus fortes raisons de croire que le jeune
homme assassiné était un opulent étranger attiré par Jean Valjean dans
un piège et porteur d'une somme énorme.

--Le jeune homme c'était moi, et voici l'habit! cria Marius, et il jeta
sur le parquet un vieil habit noir tout sanglant.

Puis, arrachant le morceau des mains de Thénardier, il s'accroupit sur
l'habit, et rapprocha du pan déchiqueté le morceau déchiré. La déchirure
s'adaptait exactement, et le lambeau complétait l'habit.

Thénardier était pétrifié. Il pensa ceci: Je suis épaté.

Marius se redressa frémissant, désespéré, rayonnant.

Il fouilla dans sa poche, et marcha, furieux, vers Thénardier, lui
présentant et lui appuyant presque sur le visage son poing rempli de
billets de cinq cents francs et de mille francs.

--Vous êtes un infâme! vous êtes un menteur, un calomniateur, un
scélérat. Vous veniez accuser cet homme, vous l'avez justifié; vous
vouliez le perdre, vous n'avez réussi qu'à le glorifier. Et c'est vous
qui êtes un voleur! Et c'est vous qui êtes un assassin! Je vous ai vu,
Thénardier Jondrette, dans ce bouge du boulevard de l'Hôpital. J'en sais
assez sur vous pour vous envoyer au bagne, et plus loin même, si je
voulais. Tenez, voilà mille francs, sacripant que vous êtes!

Et il jeta un billet de mille francs à Thénardier.

--Ah! Jondrette Thénardier, vil coquin! que ceci vous serve de leçon,
brocanteur de secrets, marchand de mystères, fouilleur de ténèbres,
misérable! Prenez ces cinq cents francs, et sortez d'ici! Waterloo vous
protège.

--Waterloo! grommela Thénardier, en empochant les cinq cents francs avec
les mille francs.

--Oui, assassin! vous y avez sauvé la vie à un colonel....

--À un général, dit Thénardier, en relevant la tête.

--À un colonel! reprit Marius avec emportement. Je ne donnerais pas un
liard pour un général. Et vous veniez ici faire des infamies! Je vous
dis que vous avez commis tous les crimes. Partez! disparaissez! Soyez
heureux seulement, c'est tout ce que je désire. Ah! monstre! Voilà
encore trois mille francs. Prenez-les. Vous partirez dès demain, pour
l'Amérique, avec votre fille; car votre femme est morte, abominable
menteur! Je veillerai à votre départ, bandit, et je vous compterai à ce
moment-là vingt mille francs. Allez vous faire pendre ailleurs!

--Monsieur le baron, répondit Thénardier en saluant jusqu'à terre,
reconnaissance éternelle.

Et Thénardier sortit, n'y concevant rien, stupéfait et ravi de ce doux
écrasement sous des sacs d'or et de cette foudre éclatant sur sa tête en
billets de banque.

Foudroyé, il l'était, mais content aussi; et il eût été très fâché
d'avoir un paratonnerre contre cette foudre-là.

Finissons-en tout de suite avec cet homme. Deux jours après les
événements que nous racontons en ce moment, il partit, par les soins de
Marius, pour l'Amérique, sous un faux nom, avec sa fille Azelma, muni
d'une traite de vingt mille francs sur New York. La misère morale de
Thénardier, ce bourgeois manqué, était irrémédiable; il fut en Amérique
ce qu'il était en Europe. Le contact d'un méchant homme suffit
quelquefois pour pourrir une bonne action et pour en faire sortir une
chose mauvaise. Avec l'argent de Marius, Thénardier se fit négrier.

Dès que Thénardier fut dehors, Marius courut au jardin où Cosette se
promenait encore.

--Cosette! Cosette! cria-t-il. Viens! viens vite. Partons. Basque, un
fiacre! Cosette, viens. Ah! mon Dieu! C'est lui qui m'avait sauvé la
vie! Ne perdons pas une minute! Mets ton châle.

Cosette le crut fou, et obéit.

Il ne respirait pas, il mettait la main sur son coeur pour en comprimer
les battements. Il allait et venait à grands pas, il embrassait
Cosette:--Ah! Cosette! je suis un malheureux! disait-il.

Marius était éperdu. Il commençait à entrevoir dans ce Jean Valjean on
ne sait quelle haute et sombre figure. Une vertu inouïe lui
apparaissait, suprême et douce, humble dans son immensité. Le forçat se
transfigurait en Christ. Marius avait l'éblouissement de ce prodige. Il
ne savait pas au juste ce qu'il voyait, mais c'était grand.

En un instant, un fiacre fut devant la porte. Marius y fit monter
Cosette et s'y élança.

--Cocher, dit-il, rue de l'Homme-Armé, numéro 7. Le fiacre partit.

--Ah! quel bonheur! fit Cosette, rue de l'Homme-Armé. Je n'osais plus
t'en parler. Nous allons voir monsieur Jean.

--Ton père, Cosette! ton père plus que jamais. Cosette, je devine. Tu
m'as dit que tu n'avais jamais reçu la lettre que je t'avais envoyée par
Gavroche. Elle sera tombée dans ses mains. Cosette, il est allé à la
barricade, pour me sauver. Comme c'est son besoin d'être un ange, en
passant, il en a sauvé d'autres; il a sauvé Javert. Il m'a tiré de ce
gouffre pour me donner à toi. Il m'a porté sur son dos dans cet
effroyable égout. Ah! je suis un monstrueux ingrat. Cosette, après avoir
été ta providence, il a été la mienne. Figure-toi qu'il y avait une
fondrière épouvantable, à s'y noyer cent fois, à se noyer dans la boue,
Cosette! il me l'a fait traverser. J'étais évanoui je ne voyais rien, je
n'entendais rien, je ne pouvais rien savoir de ma propre aventure. Nous
allons le ramener, le prendre avec nous, qu'il le veuille ou non, il ne
nous quittera plus. Pourvu qu'il soit chez lui! Pourvu que nous le
trouvions! Je passerai le reste de ma vie à le vénérer. Oui, ce doit
être cela, vois-tu, Cosette? C'est à lui que Gavroche aura remis ma
lettre. Tout s'explique. Tu comprends.

Cosette ne comprenait pas un mot.

--Tu as raison, lui dit-elle.

Cependant le fiacre roulait.



Chapitre V

Nuit derrière laquelle il y a le jour


Au coup qu'il entendit frapper à sa porte, Jean Valjean se retourna.

--Entrez, dit-il faiblement.

La porte s'ouvrit. Cosette et Marius parurent.

Cosette se précipita dans la chambre.

Marius resta sur le seuil, debout, appuyé contre le montant de la porte.

--Cosette! dit Jean Valjean, et il se dressa sur sa chaise, les bras
ouverts et tremblants, hagard, livide, sinistre, une joie immense dans
les yeux.

Cosette, suffoquée d'émotion, tomba sur la poitrine de Jean Valjean.

--Père! dit-elle.

Jean Valjean, bouleversé, bégayait:

--Cosette! elle! vous, madame! c'est toi! Ah mon Dieu!

Et, serré dans les bras de Cosette, il s'écria:

--C'est toi! tu es là! Tu me pardonnes donc!

Marius, baissant les paupières pour empêcher ses larmes de couler, fit
un pas et murmura entre ses lèvres contractées convulsivement pour
arrêter les sanglots:

--Mon père!

--Et vous aussi, vous me pardonnez! dit Jean Valjean.

Marius ne put trouver une parole, et Jean Valjean ajouta:--Merci.

Cosette arracha son châle et jeta son chapeau sur le lit.

--Cela me gêne, dit-elle.

Et, s'asseyant sur les genoux du vieillard, elle écarta ses cheveux
blancs d'un mouvement adorable, et lui baisa le front.

Jean Valjean se laissait faire, égaré.

Cosette, qui ne comprenait que très confusément, redoublait ses
caresses, comme si elle voulait payer la dette de Marius.

Jean Valjean balbutiait:

--Comme on est bête! Je croyais que je ne la verrais plus. Figurez-vous,
monsieur Pontmercy, qu'au moment où vous êtes entré, je me disais: C'est
fini. Voilà sa petite robe, je suis un misérable homme, je ne verrai
plus Cosette, je disais cela au moment même où vous montiez l'escalier.
Étais-je idiot! Voilà comme on est idiot! Mais on compte sans le bon
Dieu. Le bon Dieu dit: Tu t'imagines qu'on va t'abandonner, bêta! Non,
non, ça ne se passera pas comme ça. Allons, il y a là un pauvre bonhomme
qui a besoin d'un ange. Et l'ange vient; et l'on revoit sa Cosette, et
l'on revoit sa petite Cosette! Ah! j'étais bien malheureux!

Il fut un moment sans pouvoir parler, puis il poursuivit:

--J'avais vraiment besoin de voir Cosette une petite fois de temps en
temps. Un coeur, cela veut un os à ronger. Cependant je sentais bien que
j'étais de trop. Je me donnais des raisons: Ils n'ont pas besoin de toi,
reste dans ton coin, on n'a pas le droit de s'éterniser. Ah! Dieu béni,
je la revois! Sais-tu, Cosette, que ton mari est très beau? Ah! tu as un
joli col brodé, à la bonne heure. J'aime ce dessin-là. C'est ton mari
qui l'a choisi, n'est-ce pas? Et puis, il te faudra des cachemires.
Monsieur Pontmercy, laissez-moi la tutoyer. Ce n'est pas pour longtemps.

Et Cosette reprenait:

--Quelle méchanceté de nous avoir laissés comme cela! Où êtes-vous donc
allé? pourquoi avez-vous été si longtemps? Autrefois vos voyages ne
duraient pas plus de trois ou quatre jours. J'ai envoyé Nicolette, on
répondait toujours: Il est absent. Depuis quand êtes-vous revenu?
Pourquoi ne pas nous l'avoir fait savoir? Savez-vous que vous êtes très
changé? Ah! le vilain père! il a été malade, et nous ne l'avons pas su!
Tiens, Marius, tâte sa main comme elle est froide!

--Ainsi vous voilà! Monsieur Pontmercy, vous me pardonnez! répéta Jean
Valjean.

À ce mot, que Jean Valjean venait de redire, tout ce qui se gonflait
dans le coeur de Marius trouva une issue, il éclata:

--Cosette, entends-tu? il en est là! il me demande pardon. Et sais-tu ce
qu'il m'a fait, Cosette? Il m'a sauvé la vie. Il a fait plus. Il t'a
donnée à moi. Et après m'avoir sauvé et après t'avoir donnée à moi,
Cosette, qu'a-t-il fait de lui-même? il s'est sacrifié. Voilà l'homme.
Et, à moi l'ingrat, à moi l'oublieux, à moi l'impitoyable, à moi le
coupable, il me dit: Merci! Cosette, toute ma vie passée aux pieds de
cet homme, ce sera trop peu. Cette barricade, cet égout, cette
fournaise, ce cloaque, il a tout traversé pour moi, pour toi, Cosette!
Il m'a emporté à travers toutes les morts qu'il écartait de moi et qu'il
acceptait pour lui. Tous les courages, toutes les vertus, tous les
héroïsmes, toutes les saintetés, il les a! Cosette, cet homme-là, c'est
l'ange!

--Chut! chut! dit tout bas Jean Valjean. Pourquoi dire tout cela?

--Mais vous! s'écria Marius avec une colère où il y avait de la
vénération, pourquoi ne l'avez-vous pas dit? C'est votre faute aussi.
Vous sauvez la vie aux gens, et vous le leur cachez! Vous faites plus,
sous prétexte de vous démasquer, vous vous calomniez. C'est affreux.

--J'ai dit la vérité, répondit Jean Valjean.

--Non, reprit Marius, la vérité, c'est toute la vérité; et vous ne
l'avez pas dite. Vous étiez monsieur Madeleine, pourquoi ne pas l'avoir
dit? Vous aviez sauvé Javert, pourquoi ne pas l'avoir dit? Je vous
devais la vie, pourquoi ne pas l'avoir dit?

--Parce que je pensais comme vous. Je trouvais que vous aviez raison. Il
fallait que je m'en allasse. Si vous aviez su cette affaire de l'égout,
vous m'auriez fait rester près de vous. Je devais donc me taire. Si
j'avais parlé, cela aurait tout gêné.

--Gêné quoi! gêné qui! repartit Marius. Est-ce que vous croyez que vous
allez rester ici? Nous vous emmenons. Ah! mon Dieu! quand je pense que
c'est par hasard que j'ai appris tout cela! Nous vous emmenons. Vous
faites partie de nous-mêmes. Vous êtes son père et le mien. Vous ne
passerez pas dans cette affreuse maison un jour de plus. Ne vous figurez
pas que vous serez demain ici.

--Demain, dit Jean Valjean, je ne serai pas ici, mais je ne serai pas
chez vous.

--Que voulez-vous dire? répliqua Marius. Ah çà, nous ne permettons plus
de voyage. Vous ne nous quitterez plus. Vous nous appartenez. Nous ne
vous lâchons pas.

--Cette fois-ci, c'est pour de bon, ajouta Cosette. Nous avons une
voiture en bas. Je vous enlève. S'il le faut, j'emploierai la force.

Et, riant, elle fit le geste de soulever le vieillard dans ses bras.

--Il y a toujours votre chambre dans notre maison, poursuivit-elle. Si
vous saviez comme le jardin est joli dans ce moment-ci! Les azalées y
viennent très bien. Les allées sont sablées avec du sable de rivière; il
y a de petits coquillages violets. Vous mangerez de mes fraises. C'est
moi qui les arrose. Et plus de madame, et plus de monsieur Jean, nous
sommes en république, tout le monde se dit _tu_, n'est-ce pas, Marius?
Le programme est changé. Si vous saviez, père, j'ai eu un chagrin, il y
avait un rouge-gorge qui avait fait son nid dans un trou du mur, un
horrible chat me l'a mangé. Mon pauvre joli petit rouge-gorge qui
mettait sa tête à sa fenêtre et qui me regardait! J'en ai pleuré.
J'aurais tué le chat! Mais maintenant personne ne pleure plus. Tout le
monde rit, tout le monde est heureux. Vous allez venir avec nous. Comme
le grand-père va être content! Vous aurez votre carré dans le jardin,
vous le cultiverez, et nous verrons si vos fraises sont aussi belles que
les miennes. Et puis, je ferai tout ce que vous voudrez, et puis, vous
m'obéirez bien.

Jean Valjean l'écoutait sans l'entendre. Il entendait la musique de sa
voix plutôt que le sens de ses paroles; une de ces grosses larmes, qui
sont les sombres perles de l'âme, germait lentement dans son oeil. Il
murmura:

--La preuve que Dieu est bon, c'est que la voilà.

--Mon père! dit Cosette.

Jean Valjean continua:

--C'est bien vrai que ce serait charmant de vivre ensemble. Ils ont des
oiseaux plein leurs arbres. Je me promènerais avec Cosette. Être des
gens qui vivent, qui se disent bonjour, qui s'appellent dans le jardin,
c'est doux. On se voit dès le matin. Nous cultiverions chacun un petit
coin. Elle me ferait manger ses fraises, je lui ferais cueillir mes
roses. Ce serait charmant. Seulement....

Il s'interrompit, et dit doucement:

--C'est dommage.

La larme ne tomba pas, elle rentra, et Jean Valjean la remplaça par un
sourire.

Cosette prit les deux mains du vieillard dans les siennes.

--Mon Dieu! dit-elle, vos mains sont encore plus froides. Est-ce que
vous êtes malade? Est-ce que vous souffrez?

--Moi? non, répondit Jean Valjean, je suis très bien. Seulement....

Il s'arrêta.

--Seulement quoi?

--Je vais mourir tout à l'heure.

Cosette et Marius frissonnèrent.

--Mourir! s'écria Marius.

--Oui, mais ce n'est rien, dit Jean Valjean.

Il respira, sourit, et reprit:

--Cosette, tu me parlais, continue, parle encore, ton petit rouge-gorge
est donc mort, parle, que j'entende ta voix!

Marius pétrifié regardait le vieillard.

Cosette poussa un cri déchirant.

--Père! mon père! vous vivrez. Vous allez vivre. Je veux que vous
viviez, entendez-vous!

Jean Valjean leva la tête vers elle avec adoration.

--Oh oui, défends-moi de mourir. Qui sait? j'obéirai peut-être. J'étais
en train de mourir quand vous êtes arrivés. Cela m'a arrêté, il m'a
semblé que je renaissais.

--Vous êtes plein de force et de vie, s'écria Marius. Est-ce que vous
vous imaginez qu'on meurt comme cela? Vous avez eu du chagrin, vous n'en
aurez plus. C'est moi qui vous demande pardon, et à genoux encore! Vous
allez vivre, et vivre avec nous, et vivre longtemps. Nous vous
reprenons. Nous sommes deux ici qui n'aurons désormais qu'une pensée,
votre bonheur!

--Vous voyez bien, reprit Cosette tout en larmes, que Marius dit que
vous ne mourrez pas.

Jean Valjean continuait de sourire.

--Quand vous me reprendriez, monsieur Pontmercy, cela ferait-il que je
ne sois pas ce que je suis? Non, Dieu a pensé comme vous et moi, et il
ne change pas d'avis; il est utile que je m'en aille. La mort est un bon
arrangement. Dieu sait mieux que nous ce qu'il nous faut. Que vous soyez
heureux, que monsieur Pontmercy ait Cosette, que la jeunesse épouse le
matin, qu'il y ait autour de vous, mes enfants, des lilas et des
rossignols, que votre vie soit une belle pelouse avec du soleil, que
tous les enchantements du ciel vous remplissent l'âme, et maintenant,
moi qui ne suis bon à rien, que je meure, il est sûr que tout cela est
bien. Voyez-vous, soyons raisonnables, il n'y a plus rien de possible
maintenant, je sens tout à fait que c'est fini. Il y a une heure, j'ai
eu un évanouissement. Et puis, cette nuit, j'ai bu tout ce pot d'eau qui
est là. Comme ton mari est bon, Cosette! tu es bien mieux qu'avec moi.

Un bruit se fit à la porte. C'était le médecin qui entrait.

--Bonjour et adieu, docteur, dit Jean Valjean. Voici mes pauvres
enfants.

Marius s'approcha du médecin. Il lui adressa ce seul mot: Monsieur?...
mais dans la manière de le prononcer, il y avait une question complète.

Le médecin répondit à la question par un coup d'oeil expressif.

--Parce que les choses déplaisent, dit Jean Valjean, ce n'est pas une
raison pour être injuste envers Dieu.

Il y eut un silence. Toutes les poitrines étaient oppressées.

Jean Valjean se tourna vers Cosette. Il se mit à la contempler comme
s'il voulait en prendre pour l'éternité. À la profondeur d'ombre où il
était déjà descendu, l'extase lui était encore possible en regardant
Cosette. La réverbération de ce doux visage illuminait sa face pâle. Le
sépulcre peut avoir son éblouissement.

Le médecin lui tâta le pouls.

--Ah! c'est vous qu'il lui fallait! murmura-t-il en regardant Cosette et
Marius.

Et, se penchant à l'oreille de Marius, il ajouta très bas:

--Trop tard.

Jean Valjean, presque sans cesser de regarder Cosette, considéra Marius
et le médecin avec sérénité. On entendit sortir de sa bouche cette
parole à peine articulée:

--Ce n'est rien de mourir; c'est affreux de ne pas vivre.

Tout à coup il se leva. Ces retours de force sont quelquefois un signe
même de l'agonie. Il marcha d'un pas ferme à la muraille, écarta Marius
et le médecin qui voulaient l'aider, détacha du mur le petit crucifix de
cuivre qui y était suspendu, revint s'asseoir avec toute la liberté de
mouvement de la pleine santé, et dit d'une voix haute en posant le
crucifix sur la table:

--Voilà le grand martyr.

Puis sa poitrine s'affaissa, sa tête eut une vacillation, comme si
l'ivresse de la tombe le prenait, et ses deux mains, posées sur ses
genoux, se mirent à creuser de l'ongle l'étoffe de son pantalon.

Cosette lui soutenait les épaules, et sanglotait, et tâchait de lui
parler sans pouvoir y parvenir. On distinguait, parmi les mots mêlés à
cette salive lugubre qui accompagne les larmes, des paroles comme
celles-ci:--Père! ne nous quittez pas. Est-il possible que nous ne vous
retrouvions que pour vous perdre?

On pourrait dire que l'agonie serpente. Elle va, vient, s'avance vers le
sépulcre, et se retourne vers la vie. Il y a du tâtonnement dans
l'action de mourir.

Jean Valjean, après cette demi-syncope, se raffermit, secoua son front
comme pour en faire tomber les ténèbres, et redevint presque pleinement
lucide. Il prit un pan de la manche de Cosette et le baisa.

--Il revient! docteur, il revient! cria Marius.

--Vous êtes bons tous les deux, dit Jean Valjean. Je vais vous dire ce
qui m'a fait de la peine. Ce qui m'a fait de la peine, monsieur
Pontmercy, c'est que vous n'ayez pas voulu toucher à l'argent. Cet
argent-là est bien à votre femme. Je vais vous expliquer, mes enfants,
c'est même pour cela que je suis content de vous voir. Le jais noir
vient d'Angleterre, le jais blanc vient de Norvège. Tout ceci est dans
le papier que voilà, que vous lirez. Pour les bracelets, j'ai inventé de
remplacer les coulants en tôle soudée par des coulants en tôle
rapprochée. C'est plus joli, meilleur, et moins cher. Vous comprenez
tout l'argent qu'on peut gagner. La fortune de Cosette est donc bien à
elle. Je vous donne ces détails-là pour que vous ayez l'esprit en repos.

La portière était montée et regardait par la porte entre-bâillée. Le
médecin la congédia, mais il ne put empêcher qu'avant de disparaître
cette bonne femme zélée ne criât au mourant:

--Voulez-vous un prêtre?

--J'en ai un, répondit Jean Valjean.

Et, du doigt, il sembla désigner un point au-dessus de sa tête où l'on
eût dit qu'il voyait quelqu'un.

Il est probable que l'évêque en effet assistait à cette agonie.

Cosette, doucement, lui glissa un oreiller sous les reins.

Jean Valjean reprit:

--Monsieur Pontmercy, n'ayez pas de crainte, je vous en conjure. Les six
cent mille francs sont bien à Cosette. J'aurais donc perdu ma vie si
vous n'en jouissiez pas! Nous étions parvenus à faire très bien cette
verroterie-là. Nous rivalisions avec ce qu'on appelle les bijoux de
Berlin. Par exemple, on ne peut pas égaler le verre noir d'Allemagne.
Une grosse, qui contient douze cents grains très bien taillés, ne coûte
que trois francs.

Quand un être qui nous est cher va mourir, on le regarde avec un regard
qui se cramponne à lui et qui voudrait le retenir. Tous deux, muets
d'angoisse, ne sachant que dire à la mort, désespérés et tremblants,
étaient debout devant lui, Cosette donnant la main à Marius.

D'instant en instant, Jean Valjean déclinait. Il baissait; il se
rapprochait de l'horizon sombre. Son souffle était devenu intermittent;
un peu de râle l'entrecoupait. Il avait de la peine à déplacer son
avant-bras, ses pieds avaient perdu tout mouvement, et en même temps que
la misère des membres et l'accablement du corps croissait, toute la
majesté de l'âme montait et se déployait sur son front. La lumière du
monde inconnu était déjà visible dans sa prunelle.

Sa figure blêmissait et en même temps souriait. La vie n'était plus là,
il y avait autre chose. Son haleine tombait, son regard grandissait.
C'était un cadavre auquel on sentait des ailes.

Il fit signe à Cosette d'approcher, puis à Marius; c'était évidemment la
dernière minute de la dernière heure, et il se mit à leur parler d'une
voix si faible quelle semblait venir de loin, et qu'on eût dit qu'il y
avait dès à présent une muraille entre eux et lui.

--Approche, approchez tous deux. Je vous aime bien. Oh! c'est bon de
mourir comme cela! Toi aussi, tu m'aimes, ma Cosette. Je savais bien que
tu avais toujours de l'amitié pour ton vieux bonhomme. Comme tu es
gentille de m'avoir mis ce coussin sous les reins! Tu me pleureras un
peu, n'est-ce pas? Pas trop. Je ne veux pas que tu aies de vrais
chagrins. Il faudra vous amuser beaucoup, mes enfants. J'ai oublié de
vous dire que sur les boucles sans ardillons on gagnait encore plus que
sur tout le reste. La grosse, les douze douzaines, revenait à dix
francs, et se vendait soixante. C'était vraiment un bon commerce. Il ne
faut donc pas s'étonner des six cent mille francs, monsieur Pontmercy.
C'est de l'argent honnête. Vous pouvez être riches tranquillement. Il
faudra avoir une voiture, de temps en temps une loge aux théâtres, de
belles toilettes de bal, ma Cosette, et puis donner de bons dîners à vos
amis, être très heureux. J'écrivais tout à l'heure à Cosette. Elle
trouvera ma lettre. C'est à elle que je lègue les deux chandeliers qui
sont sur la cheminée. Ils sont en argent; mais pour moi ils sont en or,
ils sont en diamant; ils changent les chandelles qu'on y met, en
cierges. Je ne sais pas si celui qui me les a donnés est content de moi
là-haut. J'ai fait ce que j'ai pu. Mes enfants, vous n'oublierez pas que
je suis un pauvre, vous me ferez enterrer dans le premier coin de terre
venu sous une pierre pour marquer l'endroit. C'est là ma volonté. Pas de
nom sur la pierre. Si Cosette veut venir un peu quelquefois, cela me
fera plaisir. Vous aussi, monsieur Pontmercy. Il faut que je vous avoue
que je ne vous ai pas toujours aimé; je vous en demande pardon.
Maintenant, elle et vous, vous n'êtes qu'un pour moi. Je vous suis très
reconnaissant. Je sens que vous rendez Cosette heureuse. Si vous saviez,
monsieur Pontmercy, ses belles joues roses, c'était ma joie; quand je la
voyais un peu pâle, j'étais triste. Il y a dans la commode un billet de
cinq cents francs. Je n'y ai pas touché. C'est pour les pauvres.
Cosette, vois-tu ta petite robe, là, sur le lit? la reconnais-tu? Il n'y
a pourtant que dix ans de cela. Comme le temps passe! Nous avons été
bien heureux. C'est fini. Mes enfants, ne pleurez pas, je ne vais pas
très loin. Je vous verrai de là. Vous n'aurez qu'à regarder quand il
fera nuit, vous me verrez sourire. Cosette, te rappelles-tu Montfermeil?
Tu étais dans le bois, tu avais bien peur; te rappelles-tu quand j'ai
pris l'anse du seau d'eau? C'est la première fois que j'ai touché ta
pauvre petite main. Elle était si froide! Ah! vous aviez les mains
rouges dans ce temps-là, mademoiselle, vous les avez bien blanches
maintenant. Et la grande poupée! te rappelles-tu? Tu la nommais
Catherine. Tu regrettais de ne pas l'avoir emmenée au couvent! Comme tu
m'as fait rire des fois, mon doux ange! Quand il avait plu, tu
embarquais sur les ruisseaux des brins de paille, et tu les regardais
aller. Un jour, je t'ai donné une raquette en osier, et un volant avec
des plumes jaunes, bleues, vertes. Tu l'as oublié, toi. Tu étais si
espiègle toute petite! Tu jouais. Tu te mettais des cerises aux
oreilles. Ce sont là des choses du passé. Les forêts où l'on a passé
avec son enfant, les arbres où l'on s'est promené, les couvents où l'on
s'est caché, les jeux, les bons rires de l'enfance, c'est de l'ombre. Je
m'étais imaginé que tout cela m'appartenait. Voilà où était ma bêtise.
Ces Thénardier ont été méchants. Il faut leur pardonner. Cosette, voici
le moment venu de te dire le nom de ta mère. Elle s'appelait Fantine.
Retiens ce nom-là:--Fantine. Mets-toi à genoux toutes les fois que tu le
prononceras. Elle a bien souffert. Elle t'a bien aimée. Elle a eu en
malheur tout ce que tu as en bonheur. Ce sont les partages de Dieu. Il
est là-haut, il nous voit tous, et il sait ce qu'il fait au milieu de
ses grandes étoiles. Je vais donc m'en aller, mes enfants. Aimez-vous
bien toujours. Il n'y a guère autre chose que cela dans le monde:
s'aimer. Vous penserez quelquefois au pauvre vieux qui est mort ici. Ô
ma Cosette! ce n'est pas ma faute, va, si je ne t'ai pas vue tous ces
temps-ci, cela me fendait le coeur; j'allais jusqu'au coin de ta rue, je
devais faire un drôle d'effet aux gens qui me voyaient passer, j'étais
comme fou, une fois je suis sorti sans chapeau. Mes enfants, voici que
je ne vois plus très clair, j'avais encore des choses à dire, mais c'est
égal. Pensez un peu à moi. Vous êtes des êtres bénis. Je ne sais pas ce
que j'ai, je vois de la lumière. Approchez encore. Je meurs heureux.
Donnez-moi vos chères têtes bien-aimées, que je mette mes mains dessus.

Cosette et Marius tombèrent à genoux, éperdus, étouffés de larmes,
chacun sur une des mains de Jean Valjean. Ces mains augustes ne
remuaient plus.

Il était renversé en arrière, la lueur des deux chandeliers l'éclairait;
sa face blanche regardait le ciel, il laissait Cosette et Marius couvrir
ses mains de baisers; il était mort.

La nuit était sans étoiles et profondément obscure. Sans doute, dans
l'ombre, quelque ange immense était debout, les ailes déployées,
attendant l'âme.



Chapitre VI

L'herbe cache et la pluie efface


Il y a, au cimetière du Père-Lachaise, aux environs de la fosse commune,
loin du quartier élégant de cette ville des sépulcres, loin de tous ces
tombeaux de fantaisie qui étalent en présence de l'éternité les hideuses
modes de la mort, dans un angle désert, le long d'un vieux mur, sous un
grand if auquel grimpent les liserons, parmi les chiendents et les
mousses, une pierre. Cette pierre n'est pas plus exempte que les autres
des lèpres du temps, de la moisissure, du lichen, et des fientes
d'oiseaux. L'eau la verdit, l'air la noircit. Elle n'est voisine d'aucun
sentier, et l'on n'aime pas aller de ce côté-là, parce que l'herbe est
haute et qu'on a tout de suite les pieds mouillés. Quand il y a un peu
de soleil, les lézards y viennent. Il y a, tout autour, un frémissement
de folles avoines. Au printemps, les fauvettes chantent dans l'arbre.

Cette pierre est toute nue. On n'a songé en la taillant qu'au nécessaire
de la tombe, et l'on n'a pris d'autre soin que de faire cette pierre
assez longue et assez étroite pour couvrir un homme.

On n'y lit aucun nom.

Seulement, voilà de cela bien des années déjà, une main y a écrit au
crayon ces quatre vers qui sont devenus peu à peu illisibles sous la
pluie et la poussière, et qui probablement sont aujourd'hui effacés:

          _Il dort. Quoique le sort fût pour lui bien étrange,_
          _Il vivait. Il mourut quand il n'eut plus son ange,_
          _La chose simplement d'elle-même arriva,_
          _Comme la nuit se fait lorsque le jour s'en va._





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Les misérables Tome V - Jean Valjean" ***

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