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Title: Morphine
Author: Laforest, Jean-Louis Dubut de, 1853-1902
Language: French
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by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)



DUBUT DE LAFOREST


MORPHINE



PARIS
E. DENTU, ÉDITEUR

1891


AU PROFESSEUR CESARE LOMBROSO,

_A l'illustre auteur de _l'Uomo delinquente_ et de _Genio e Follia_.

Au maître qui m'a donné la plus grande fortune que puisse souhaiter un
écrivain, en commentant mes livres dans ses admirables leçons sur
l'anthropologie criminelle,

Je dédie ce roman._

DUBUT DE LAFOREST.



I


Une nuit de novembre 1889.--Au café de la Paix, dans l'une des petites
salles chaudes et moelleuses dont les portes ouvrent sur la place de
l'Opéra, la pendule marquait onze heures, lorsque Jean de Fayolle posa
le dé de la victoire, en disant: «Domino!»

Fayolle, capitaine du 15e cuirassiers, un jeune et vert gaillard,
moustachu de roux, occupait un coin de la banquette de rouge velours, et
à sa droite et devant lui se tenaient ses deux adversaires: le major
Edgard Lapouge, grand blondin, aux blondeurs flavescentes, avec de gros
yeux bleus très expressifs, derrière un binocle
d'or;--Arnould-Castellier, directeur de la _Revue militaire_, une
ancienne et honorable culotte de peau, vieille tête blanchie dans les
grades inférieurs, toujours à l'ordonnance, et malgré la bedaine et les
joues rubicondes, essayant de lutter contre l'empâtement civil et se
donnant des allures d'activité par ses gestes brusques, sa voix
impérative, ses rudes moustaches neigeuses et coupées en brosse.

--Et Pontaillac, viendra-t-il, oui ou non? demanda le major.

--Il viendra, répondit Fayolle.

--Jamais!... Pas de Pontaillac! intervint de la table voisine, le
lieutenant Léon Darcy, brun et gentil cuirassier, également du 15e qui
humait un sherry-gobler, en écoutant les histoires drôles de deux
horizontales assises à ses côtés.

--Qu'en savez-vous, Darcy? fit le capitaine.

--Pontaillac est à l'Opéra, et il ne s'ennuie pas, dans une loge
d'entre-colonnes, avec une charmante femme.

--La marquise de Montreu? interrogea Arnould-Castellier.

--Précisément.

Le capitaine de Fayolle alluma un cigare:

--Vous êtes fou, Darcy! Notre brave Pontaillac n'a d'yeux et d'oreilles
que pour la Stradowska, et il a bien raison: la grande artiste russe est
un morceau de rois, je veux dire de capitaines de cuirassiers.

--Pontaillac est de taille à mener deux amours! insista le lieutenant.

--Trois! gronda le major Lapouge.

--Comment, trois?

--Vous oubliez, messieurs, la plus chère de ses maîtresses, la plus
perfide et la plus dangereuse.

--C'est?

--La morphine.

A ce mot de «morphine», les deux femmes qui amusaient Léon Darcy
s'approchèrent curieusement des joueurs, mais le major ne voulut donner
aucune explication.

Bientôt, la bataille recommença, et on n'entendit plus que des voix
grêles et potinières, avec le refrain des joueurs et le cliquetis des
dominos, sur la table de marbre.

--A vous, la pose.

--J'ai le patard.

--Du quatre.

--Et du re-quatre.

Entre les deux horizontales de haute marque, Léon Darcy luttait de
propos galants pour la joie de la brune Thérèse de Roselmont et de la
blonde Luce Molday, très gentilles et capiteuses, la première en rouge,
la seconde en bleu, toutes deux étincelantes de diamants.

Le jeune officier et les dames parlèrent de la Stradowska dont tous les
journaux affirmaient le succès de femme et d'artiste. Elle arrivait de
Pétersbourg, son pays: là-bas, elle venait d'ensorceler boïards et
princes, de ruiner un des grands-ducs, et elle possédait des trésors
inestimables, en son hôtel de la Villa Saïd: telle était la légende
parisienne.

--Et le capitaine de Pontaillac est l'amant de cette femme? minauda
Thérèse à l'oreille de Léon.

--Mais oui!

--Il est donc bien riche? dit Luce.

--Assez... Deux cent mille livres de rentes.

--Joli garçon?

--Regarde, chère, conclut Darcy, en désignant l'homme qui entrait.

--Ah! voilà Pontaillac! s'écrièrent Fayolle et Arnould-Castellier.

Et tandis que le comte Raymond de Pontaillac serrait les mains des amis,
les deux horizontales le regardèrent, prises d'une sensation inédite qui
les secouait de leur torpeur de commerçantes blasées, les piquait d'un
désir luxurieux, les jetait hors d'elles-mêmes.

Il avait trente ans; il était de haute taille, avec de larges épaules,
une poitrine solide, un visage bronzé, des cheveux bruns et courts, de
noires et voluptueuses moustaches, un nez évoquant le souvenir des
Valois, des lèvres de chair rose, de jolies dents et des extrémités fort
délicates pour une académie si robuste: sous des sourcils épais, ses
grands yeux châtains, frangés de longs cils, brillaient tantôt de doux
éclats et tantôt ils s'immobilisaient en ce rayon ardent et fixe, en
cette presque surnaturelle lumière que l'on observe chez les hypnotisés.
Par la pelisse entrebâillée, par la riche fourrure, l'habit, le gilet à
cœur et le pantalon noir révélaient des formes d'athlète, et le blanc
plastron de la chemise--la fine cuirasse mondaine--faisait songer les
dames guerrières à l'autre cuirasse de métal aux éblouissantes
blancheurs.

Tout en lui disait la peau et l'âme d'un mâle, et cependant la
musculature merveilleuse s'agitait et tremblait, sous un tic nerveux
imperceptible, non point comme un jeune rameau, à l'effort de la sève,
mais comme un arbre jadis bien planté, bien fleuri, et que dévorent les
vers, en son printemps.

Assis près du camarade Fayolle, Raymond de Pontaillac demeurait grave,
indifférent au jeu de dominos et à toutes les propositions de joyeusetés
nocturnes.

--Voulez-vous un tour à quatre? lui dit le major; je gagne tout ce que
je veux.

--Qu'est-ce que cela me fait? Si vous croyez que je m'intéresse à votre
sacrée partie!...

Un garçon s'approcha, demandant ce qu'il fallait servir.

--Rien!... Ah! si... un verre d'eau!... Je meurs de soif!

Quand le capitaine de Pontaillac eut avalé un verre d'eau frappée, il
s'absorba dans la lecture du _Soir_, et les deux horizontales ne purent
s'empêcher de dire au lieutenant:

--Il n'est pas drôle, ton ami.

--Ma foi, non!

La partie terminée, Jean de Fayolle voulut amuser Pontaillac. Il
indiquait dans la salle voisine et derrière une glace dépolie le vieux
monsieur, bien connu des officiers, et en train, selon son habitude, de
mettre au jour l'_Annuaire militaire_.

--Quelle patience, hein?

--J'ai envie de l'étrangler!

--Oh! Raymond?...

--Une vilaine histoire que nous bâtirions là! fit Thérèse, en riant. Mon
capitaine, vous le croqueriez d'un seul morceau, ce brave homme!

--Et vous auriez tort, Pontaillac, déclara Arnould-Castellier. Le
correcteur est un de nos meilleurs amis.

--Que voulez-vous? Je souffre et j'ai des humeurs noires que je ne puis
vaincre et dont j'ignore la cause.

--Je la connais, moi, affirma le major qui érigeait des dominos en tour
Eiffel.

--Des bêtises!... La morphine, n'est-ce pas?

--Eh bien, oui, la morphine!... Vous vous tuez, Pontaillac!

--Me tuer? Allons donc! Dès que ça me fera mal, je cesserai.

--Il sera trop tard; vous ne pourrez plus enrayer!

--C'est possible, car ce qui fait souffrir, ce n'est pas de prendre,
mais de ne pas prendre de la morphine.

--Vous voyez bien!

Jean de Fayolle commanda une marquise au champagne, et malgré les
invitations des camarades et les sourires de Thérèse et de Luce, Raymond
se mit à sabler des verres d'eau.

Brusquement, la tour d'ébène et d'ivoire du major Lapouge s'effondra, et
les dés roulèrent avec fracas sur le marbre.

--Vous êtes stupide! cria Pontaillac.

--Merci, capitaine... Fort aimable, en vérité!

--Pardon, major, pardon, mon ami, je suis tellement énervé que le
moindre bruit m'exaspère.

--Ah! cette gueuse de morphine! C'est elle qui vous bouleverse!...
Pontaillac, vous arriverez à être très malade!

--Vous vous trompez, major. J'ai besoin de ma piqûre, voilà tout.

--Prends un verre de champagne, cela vaudra mieux, dit Fayolle.

--Mais oui! mais oui! continuèrent les autres.

--A nos amours, capitaine! soupira Thérèse.

D'un geste, Raymond éloigna la main de Luce qui lui tendait une coupe
mousseuse, et il parut s'intéresser à une réussite du directeur de la
_Revue militaire_.

Thérèse avait pris machinalement des journaux illustrés et contemplait
un portrait de Christine Stradowska, la diva illustre, la belle
maîtresse de Pontaillac. Celui-ci, fatigué de lutter contre une
obsession, s'était baissé, et ayant relevé son pantalon et un caleçon de
soie, venait de se faire à la jambe une piqûre de morphine.

Comme il se dressait, Luce Molday vit un objet briller dans sa main, et
elle s'en empara, très rieuse.

--Eh! la jolie seringuette!

--Donnez-moi ça?

--Non! non!

Et elle passa au docteur la petite seringue de Pravaz à laquelle
l'aiguille perforée adhérait encore.

--Je ne vous la rendrai pas, capitaine! Je vais l'écraser sous mon
talon! vociféra Lapouge, debout.

--Ne vous gênez pas, major; la piqûre est faite. Il y a une autre Pravaz
dans ma poche et j'en ai quatorze à la maison.

Alors, Lapouge observa Pontaillac. Il lui semblait métamorphosé, car si
pour les autres regards, le capitaine avait conservé, sous les dehors
d'un chagrin amoureux, les apparences d'une verdeur
extraordinaire,--seul, l'œil du major venait de noter les tremblements
furtifs du morphinomane. En même temps que les yeux perdaient leur
inquiétante fixité, la voix tout à l'heure très rauque, sonnait en des
vibrations de pur cristal; le geste, tout à l'heure incertain, comme
incertaine la démarche, le geste retrouvait sa mesure, sa force, son
charme.

--Merveilleux! balbutia le major qui n'osait plus détruire la Pravaz.

Raymond fit les honneurs d'une nouvelle marquise au champagne; il but en
vrai gentilhomme. Puis, sur la prière de Thérèse de Roselmont, il dit
comment il était devenu morphinomane.

Lors des guerres du Tonkin, nos chirurgiens calmaient les douleurs des
blessés avec des piqûres de morphine, ainsi que jadis les docteurs
allemands à Sadowa et à Gravelotte.

Un des camarades de Pontaillac, un officier d'artillerie, horriblement
mutilé, avait été soulagé par la Pravaz, et quand Pontaillac, blessé en
duel, reçut la visite de l'officier d'artillerie, celui-ci lui vanta la
méthode stupéfiante, les injections hypodermiques de Wood, médecin
anglais: Raymond en usa; il s'en trouva bien, et maintenant il employait
la morphine contre toute sensation anormale.

--Je ne mangeais plus, je ne dormais plus, je ne buvais plus: Une
piqûre! Je mange, dors et bois. J'étais triste; je suis joyeux!

--Et... l'amour? interrogea timidement Luce Molday.

--Oh! ma chère, l'amour, en cela comme pour le reste, on a calomnié la
morphine!

Il expliqua la manière de se servir de la morphine, tira de sa poche un
petit écrin où sur un lit de velours noir dormait la Pravaz, une sœur de
l'amie confisquée par le major Lapouge: à côté d'elle, parallèlement,
scintillaient deux aiguilles d'acier percées dans leur longueur, et au
fond de la boîte s'enroulait un peloton de fil d'argent aussi ténu qu'un
cheveu; ensuite, il montra le petit flacon gardien de l'incomparable
trésor.

Lucy demanda:

--L'aiguille doit faire bien du mal?

--Non, répondit le capitaine.

Et comme il se trouvait seul avec ses amis et que dans les autres salles
les garçons rangeaient sur des tables de marbre, en un amoncellement de
bois noir et de rouge velours, les chaises désertées, Pontaillac obéit à
cette belle ardeur d'apologiste qui caractérise tous les morphinomanes:

--Vous allez voir!

Le jeune homme mit à nu son bras d'hercule, çà et là marqué d'arabesques
bizarres, et d'un coup sec, il enfonça l'aiguille en pleine chair. Elle
glissa dans les tissus; elle fut retirée sans qu'il s'échappât une
goutte de sang et que le visage du capitaine manifestât la moindre
inquiétude.

Cette expérience eut le pouvoir d'arracher des cris d'admiration aux
deux horizontales.

--Vous le voyez, mesdames, j'opère moi-même, et sans douleur, tel un
dentiste de la foire!

Il allait remplir la Pravaz.

--Qui en veut?

--Pas pour cent louis! hurla Thérèse.

--Folle, c'est le Paradis!

--Eh bien, puisqu'avant ça ne fait pas de mal et qu'après ça fait tant
de plaisir, j'essaierai! déclara Luce Molday.

Sur le boulevard des Italiens, on se sépara. Le major Lapouge et
Arnould-Castellier marchaient à pied vers leur domicile respectif; Jean
de Fayolle et Léon Darcy insistèrent pour entraîner Raymond dans un
restaurant de nuit où ils soupaient avec les dames. Mais l'amant de la
Pravaz héla une voiture de cercle, et donna l'ordre de le conduire chez
son autre maîtresse, la Stradowska.

        *        *        *        *        *

Avait-il tort ou raison, le major Lapouge? Est-ce que vraiment
Pontaillac, ce mâle superbe, était dominé, violenté, à jamais brisé par
la morphine? Qui l'emporterait de la belle Stradowska ou de la Pravaz?
Ni l'une, ni l'autre, peut-être, ou bien une troisième idole, car déjà,
tout brûlant du souvenir de la marquise Blanche de Montreu--de la grande
dame qu'il venait de saluer à l'Opéra, de la patricienne désirée--le
comte de Pontaillac oubliait ses deux autres maîtresses charmées et
vaincues, pour s'en aller rêver d'une nouvelle et plus difficile
conquête, en son hôtel, rue Boissy-d'Anglas.



II


Depuis quinze mois que Pontaillac était sous l'influence du poison
mondain, ses idées tenaient à la fois du songe et du réel.

Il se faisait en lui un dédoublement spécial de la personnalité. A
l'encontre des hystériques de première grandeur chez lesquels les
phénomènes de condition seconde excluent le libre arbitre, Raymond
vivait et raisonnait dans les deux états: loin d'abolir le sens
intellectuel, la morphine le surexcitait, et l'on se trouvait en
présence d'un homme libre, et non pas devant un fou qui échappe à
l'historien de mœurs et relève seulement de l'art médical.

Gentilhomme limousin, ancien élève de Saint-Cyr, capitaine breveté de
l'École de guerre, le comte de Pontaillac aimait son métier. Il avait
l'estime des chefs et des camarades, et les soldats eux-mêmes, les
pauvres surtout, appréciaient l'officier brillant et au cœur généreux.

Mais, dans le magnifique hôtel de la rue Boissy-d'Anglas, comme au
cercle voisin: _L'Épatant_, comme au quartier de cavalerie, comme chez
sa maîtresse la Stradowska et chez les Montreu, ses nobles amis du
boulevard Malesherbes, partout enfin, on pouvait remarquer les brusques
changements du jouet de la Pravaz, ses multiples états et les symptômes
d'une intoxication progressive.

Lui ne voyait rien et s'enorgueillissait de vaincre la douleur. De même
qu'après un duel sans motif grave, il s'était piqué pour endormir une
blessure légère, ainsi il recourait à la morphine, dès le moindre bobo,
toujours aiguillonné par le besoin, en dehors de toute souffrance
caractérisée.

A l'entendre, s'il dormait mal, les insomnies venaient d'un mauvais
estomac ou d'une irrégularité du cœur. Il se découvrait des lésions
morbides et justifiait le diagnostic en confondant la torture des
privations avec des maladies imaginaires, si vite disparues, au
renouveau de l'enchanteresse.

D'abord, ce furent des sentiments de bien-être et de béatitude, une
ivresse délicieuse, un Nirvâna boudhique, des extases, tout un horizon
de voluptés, un réveil de l'esprit, une accélération de la pensée, une
double vie.

Quand l'habitude amoindrit les effets du poison, le morphinomane eut une
personnalité, non pas entièrement dédoublée comme celle de quelques
névropathes, mais diverse et toujours consciente, en pleine identité du
_moi_, aussi bien dans le rire succédant aux doses multipliées que dans
les larmes des jours de jeûne. Il n'aliénait pas sa personnalité pour en
revêtir une autre; il ne subissait aucun _moi_ extérieur, et demeurait
lui-même, triste ou gai.

Si la valeur d'amour semblait diminuer, en raison directe des doses
morphiniques, il attribuait ce decrescendo à sa trop longue
fréquentation de la Stradowska, jurant de reverdir près de la marquise
de Montreu. Oui, la Pravaz avait toutes les vertus, et on l'accusait
injustement d'altérer les facultés génitales.

       *       *       *       *       *

Le lendemain de la modeste fête, au café de la Paix, Raymond se leva,
dès huit heures, et en petite tenue, monta à cheval pour se rendre au
quartier de cavalerie.

Dans le froid vif, il trottait, le képi sur les yeux, les bottes
éperonnées et luisantes, la tunique moulant sa taille, sous le grand
manteau de drap bleu foncé, le sabre cliquetant--et le cavalier était
alerte et joyeux, le long des rues, grâce à l'aiguille ensorceleuse.

Sur le pont de l'Alma, il contempla la Seine, toute noire, au milieu de
ses rives blanchies de neige, et plus loin les remorqueurs traînant des
voitures de bois ou de charbon, les bateaux-mouche désertés, les
mariniers grondant contre le brouillard.

Quai d'Orsay, il vit une armée de balayeuses, presque toutes de vieilles
femmes dont les jupes suintaient l'horrible détresse, venues là, comme
en un Sabbat, occupées à chasser de leurs balais de sorcières des tas
neigeux; et défilèrent ensuite de maigres employés avec des visages de
pauvres et de longs nez que le froid rougissait et faisait pareils;
puis, des ouvriers, puis, des voyous, puis, des filles en cheveux
raccrochant les redingotes matinales de leurs doigts crevés d'engelures;
puis, des oiseaux ébouriffés à la cime des arbres nus, et piaillant la
misère.

Tous ces êtres glacés, toutes ces choses mortes, il aurait voulu les
réchauffer, les ressusciter de sa miséricordieuse tendresse, leur donner
un peu de joie. Des mendiants le comprirent; ils entourèrent le
cavalier--et Raymond plus heureux fit sa distribution quotidienne plus
large.

Un factionnaire lui porta les armes; il salua et passant près du corps
de garde, se dirigea vers la cour du quartier.

--Le capitaine est dans un de ses bons jours, dit le sous-officier qui
commandait le poste.

--Ne vous y fiez pas, maréchal des logis, répliqua le brigadier. Avec ce
sacré Pontaillac, on ne sait jamais si c'est du lard ou du cochon!

--Moi, je sais le pourquoi, hasarda un simple cuirassier, fils de
famille, et tête brûlée.

--Il est cocu?

--Non.

--Il se saoûle?

--Non.

Le maréchal des logis et ses hommes, la pipe à la bouche, se groupèrent
autour du poêle, et le cuirassier instruit leur expliqua les phénomènes
de la morphine.

On s'écria:

--Il ferait mieux de boire des bocks!

--Et même des champoreaux!

--Et même de la verte!

Après avoir écouté le rapport, le capitaine rejoignit le major Lapouge,
à la salle de visite.

--Veuillez donc, cher ami, me donner un mot. J'ai besoin d'une solution
à soixante pour cent?

--Jamais, capitaine!

--J'irai chez un docteur civil.

--Allez-y! Moi, je ne suis pas un assassin!

Et il lui tourna les talons.

       *       *       *       *       *

Rentré à son hôtel, Pontaillac fit sa toilette, et il déjeuna de bon
appétit.

Clément, l'ordonnance qui le servait, un énorme rougeaud de Normandie,
reçut l'ordre de faire atteler le coupé.

Mais, Raymond jugea qu'il avait encore quelques minutes, et, le cigare
aux dents, il visita l'hôtel, animé du désir de le meubler à neuf pour
une heure bénie, celle où la marquise de Montreu daignerait y
apparaître.

Oh! ce jour-là, il voulait une restauration complète, depuis les sièges
et les tentures jusqu'aux boiseries, aux glaces et aux litées, et tout
serait bouleversé, en cette demeure bâtie au siècle dernier par un
financier amant d'une danseuse de l'Opéra: tout rayonnerait d'une
virginité nouvelle, les salons, les chambres, le fumoir, la
bibliothèque, l'office, les remises, les écuries, les jardins--et
seules, puisqu'elles avaient droit à l'immortalité, vivraient toujours
jeunes, les admirables peintures de Boucher.

A deux heures, le capitaine montait en voiture, et ordonnait, tremblant
d'amour:

--A l'hôtel de Montreu!

        *        *        *        *        *

Lorsque Pontaillac entra dans la bibliothèque du marquis Olivier,
celui-ci était debout et pâle devant le foyer qui allumait de ses ors
les marbres, les bronzes, les cuirs de Cordoue, les reliures précieuses
et le double blason des Montreu et des La Croze.

--Qu'as-tu donc, Olivier? demanda Raymond, avant même d'avoir serré la
main du marquis.

--Je suis inquiet; ma femme est souffrante.

--Rien de grave, n'est-ce pas? balbutia le visiteur qu'une angoisse
envahissait.

--Je l'espère. Aubertot est auprès d'elle; il m'a renvoyé, et j'attends.

Raymond n'osait plus regarder l'ami qu'il voulait trahir, le gracieux
gentilhomme aux cheveux blonds, à l'œil doux et rêveur, à la barbe
mousseuse taillée en pointe, dont la fragile et élégante silhouette
enveloppée d'une robe de chambre en velours noir très simple contrastait
si fort avec la puissance du beau soldat.

--Hier encore, à l'Opéra, la marquise était gaie, souriante.

--Oui, mais, ce matin, en déjeunant, Blanche a été prise d'un violent
mal de tête, et depuis les douleurs sont devenues intolérables.

--Je te laisse, mon ami.

--Non, reste. Le docteur va descendre dans un instant, et je suis bien
aise de t'avoir auprès de moi.

Une porte s'ouvrit, et le docteur Étienne Aubertot, professeur à la
Faculté et membre de l'Académie de médecine, parut avec sa bonne figure
de chanoine entièrement rasée et que surmontait au-dessus d'un front
très haut, vrai front de penseur et d'artiste, une chevelure grise aux
boucles soyeuses.

--Eh bien? dit Olivier.

--Eh bien? répéta Pontaillac, malgré lui, sous le visible effort d'une
inquiétude grandissante.

--La marquise n'est pas en danger, mais elle souffre atrocement d'une
névralgie susorbitaire que je vais combattre avec de l'antipyrine.
François est parti en chercher.

--Vous croyez, docteur, que l'antipyrine la guérira?

--Nous aurons au moins un soulagement, mon cher marquis.

--Hâtez-vous, de grâce?... Blanche est martyrisée.

--C'est vrai. La névralgie susorbitaire a sa place au nombre des maux
humains les plus douloureux; mais dans une demi-heure...

--Et vous la laisserez souffrir une demi-heure encore? C'est impossible!

--Que voulez-vous? J'espère que l'antipyrine agira, et, du reste, il n'y
a pas de meilleur remède.

--Je vous demande pardon, monsieur le docteur, fit Pontaillac. Il y en a
un puissant, radical, infaillible.

--Et pourrais-je connaître cette belle panacée?

--La morphine, cher maître, la morphine!

Le professeur Aubertot réfléchit un instant et observa le capitaine de
son œil bleu très clair:

--Ma foi, vous avez raison, et je vous remercie de m'y avoir fait
songer.

Il se tourna vers M. de Montreu:

--Je vais écrire une ordonnance.

--Inutile, docteur, continua Raymond. J'ai là sur moi tout ce qu'il faut
pour guérir.

Pontaillac tendit au médecin un minuscule flacon et un écrin des plus
élégants.

--Non, non! Pas ça! pas ça! dit Aubertot: Je n'en connais pas la dose,
et je veux une solution très faible; mais j'accepte l'instrument. Vous
êtes notre Providence, mon cher capitaine.

L'officier prit congé de M. de Montreu et du docteur Aubertot, et
quelques minutes plus tard, le mari et le médecin pénétrèrent dans la
chambre de la malade.

Sur une haute et vaste litée, en un fouillis de dentelles, la marquise
Blanche de Montreu, née de La Croze, étreignait nerveusement sa tête de
ses deux mains aux doigts légers, et le long des épaules un peu maigres
et des bras nus, les beaux cheveux roux s'épandaient avec des lueurs
métalliques. On devinait, au travers de la chemise de surah et l'on
voyait par l'échancrure de la gorge, une peau rosée d'un sang vermeil;
le corps était jeune et chaud, et les formes juvéniles, dans leur chaste
enveloppement, étaient pleines de grâce et de suggestions voluptueuses.

Elle retomba sur l'oreiller, en étouffant un cri de douleur; ses beaux
yeux de velours brun s'emperlaient de larmes, le petit nez aux narines
délicates, les lèvres qui laissaient voir une rangée de dents mignonnes,
le cou svelte, tout ce charmant visage, enfin toute cette adorable
jeunesse luttait, vaillante, pour ne pas affliger l'époux adoré.

Aubertot s'avança, tête nue, et dit:

--Madame, nous vous apportons le soulagement.

Le docteur emplissait la Pravaz d'une solution de morphine au trentième,
et Olivier se sentait trembler à l'idée que l'aiguille blesserait les
chairs roses et douces.

Pontaillac, l'ami Pontaillac, le cuirassier-hercule, pouvait supporter
une opération même terrible--mais elle, sa dame si fluette, sa Blanche
si impressionnable, aurait-elle la force?

Et, dans son ignorance du remède, comme s'il devinait les choses à
venir, Olivier arrêta brusquement le bras du docteur.

--Non... Je vous en prie?

--Pourquoi?

--J'ai peur... pour elle.

--Aucun mal, aucun danger, monsieur.

--Vous me le jurez?

--Marquis, je vous le jure.

Il y eut un silence.

--Moi, je n'ai pas peur, Olivier, fit la marquise, en présentant son
bras.

La piqûre faite, Aubertot questionna la dame.

--Vous ai-je fait du mal?

--Pas du tout; mais je souffre toujours.

--Attendez.

Les deux hommes s'éloignèrent au fond de la chambre, et Blanche commença
bientôt à subir la domination du stupéfiant.

Immobile, d'un œil déjà voilé, elle regardait le christ d'argent cloué
sur un sombre velours, le bénitier d'ivoire, le prie-Dieu, la glace de
Venise, les bibelots, les portraits, le vitrail des hautes fenêtres, et
ces objets s'animaient et vivaient.

Le docteur et le mari se rapprochèrent, observant la femme. A un moment,
sa respiration très calme sembla s'arrêter tout à fait: le médecin
secoua doucement madame de Montreu, et la respiration reprit aussitôt,
franche, régulière.

Blanche ne dormait pas; elle ne souffrait plus; elle ne répondait pas
aux paroles qu'Olivier lui adressait; mais elle les entendait pour ainsi
dire inachevées, sans précision humaine, telles que ces voix qui, dans
le rêve, bruissent à nos oreilles leurs harmonies confuses. Elle ne
remuait pas; mais ses lèvres entr'ouvertes souriaient d'un sourire de
béatitude--et toute la femme se transportait vers un au-delà où elle
jouissait de secrètes et incomparables extases.

Au bout d'une heure de calme persistant, le médecin se retira.

--Vous veillerez, dit-il au mari, car il faut secouer madame la
marquise, si la respiration s'arrête encore.

Il s'en tint là, ne voulant pas ajouter que souvent, après une piqûre,
il se produit chez certaines personnes un état comateux dont les suites
peuvent être graves.

        *        *        *        *        *

Le soir était venu, et Olivier demeurait seul auprès de madame,
lorsqu'un appel se fit entendre à la porte.

--Entre, ma bonne Catissou, autorisa le marquis.

Une femme s'avança très droite, malgré son grand âge, en robe de
popeline noire, coiffée d'un fichu de soie rouge, à la manière des
Bordelaises; elle marchait, recueillie et non pas servile: deux bandeaux
de cheveux blancs ornaient son front sillonné de rides profondes, et sa
bouche démeublée gardait un sourire de bonté infinie.

Cette vieille servante avait vu naître et grandir Olivier, là-bas, en
Limousin, dans le manoir ancestral de Montreu; elle l'avait élevé,
dorloté, à la mort des parents, et sous la tutelle d'un oncle
aujourd'hui disparu. Et quand le gentilhomme, marié à l'unique héritière
d'une noble maison, quitta la Haute-Vienne pour Paris, elle voulut le
suivre, le servir encore, de tout son dévouement de chienne maternelle
aimée et respectée.

En cet hôtel du boulevard Malesherbes, au milieu des larbins qu'elle
commandait, de toute la valetaille fin-de-siècle, elle aimait à tricoter
des bas, le soir, près des fourneaux de la cuisine, en gémissant des
vastes cheminées seigneuriales et des flambées énormes.

Olivier voyait en elle une amie, presque une parente, et sur son ordre,
elle le tutoyait comme autrefois du temps où elle déshabillait le petit
gentilhomme, bordait le lit, s'enorgueillissait d'être l'humble maman de
son «monsieur».

Elle dit, en patois limousin:

--Olivier, je viens de coucher la petite Jeanne. Comment se trouve notre
dame?

--Beaucoup mieux, sourit le gentilhomme.

L'ancienne ajouta:

--Tu ne peux pas rester ici toute la nuit... Ta vieille est là...
Voyons, il faut aller te coucher... Ne fais pas l'entêté...

M. de Montreu, assez hautain avec les autres serviteurs, riait des
familiarités de Catherine, et loin de les combattre, il les encourageait
par ses réponses patoises et l'évocation du lieu natal.

--Je veillerai tout seul.

--Non... Non...

Sans la brusquer, il poussa la femme vers la porte, courut embrasser
dans la chambre voisine, Jeanne, sa fille, une blondinette de quatre
ans; puis il s'installa dans un grand fauteuil.

Mais, avant l'aurore, Blanche l'invita des yeux à se glisser près
d'elle, et ils s'aimèrent.

La jeune marquise oubliait sa maudite névralgie, et jamais elle ne fut
plus amoureuse, ni plus désirable. Elle conservait le souvenir de la
douleur, mais sous le charme de la morphine, dans l'apaisement de tout
son être, cette douleur la désertait pour s'acharner contre une autre
femme, et elle plaignait la remplaçante immatérielle de tant souffrir.

D'autres phénomènes, au réveil de l'esprit, se manifestèrent avec les
couleurs exactes des tableaux: sa chambre de malade se transforma en un
parc magnifique, et la marquise revit le château paternel, les
Tuilières, à la belle saison des vacances. Jeune fille, elle y fêtait
ses deux meilleures amies du Sacré-Cœur, de Limoges: une cousine pauvre,
Mathilde de Chastenet, aujourd'hui Mme Gouilléras, la femme d'un riche
marchand de bois, toujours exilée dans leur trou de province; Geneviève
Saint-Phar, oh! celle-ci, une demoiselle du dernier train, du dernier
bateau, de la dernière périssoire, une doctoresse parisienne que Blanche
eût appelée à son lit de douleur, sans la crainte de blesser l'illustre
maître Aubertot.

Puis, la dame charmée se reportait aux jours où M. de Montreu engagea sa
campagne amoureuse. Tous deux s'adoraient; l'union des La Croze et des
Montreu assortissait les avantages de la naissance et la fortune. Mais,
il y avait un rival, un jeune homme également bien né et plus
millionnaire qu'Olivier--un voisin, le seigneur du château des Ormes, le
comte Raymond de Pontaillac, alors lieutenant de cuirassiers.

Mlle de La Croze n'hésita pas: le grand Raymond l'effrayait, et elle
choisit Olivier, malgré peut-être les désirs de son père.

Les relations se firent très rares entre les Montreu-La Croze et
Pontaillac. Cependant, après la naissance de Jeanne, l'officier en congé
se présenta aux Tuilières. Désormais, tout nuage s'évanouit; Raymond
traitait Blanche en camarade, parlait à Olivier de ses maîtresses.

A Paris, le feu s'était réveillé, embrasant le cœur et les sens du
capitaine, et l'homme dut abriter sa passion irrésistible, sous les
dehors d'un violent amour, d'un amour de parade pour la Stradowska.



III


Villa Saïd, dans une vaste pièce au plafond de cristal et aux murailles
tapissées de satin rouge et piquées d'objets étranges, de trophées, de
faïences, de poignards, de fusils, de lances, de haches, de fouets de
chasse, de têtes d'animaux, de cornes, de flamberges, de spontons, de
hallebardes, d'ombrelles chinoises, de masques, de chapeaux mexicains,
de sabres russes, Christine, allongée sur une montagne de peaux de
bêtes, caressait tendrement ses deux grands lévriers noirs, Bog et
Tolgo.

Elle était drapée d'un peignoir cachemire chaudron ouvert à partir de la
taille sur un panneau de satin soufre brodé de chrysanthèmes, le fond
travaillé en petits plis à la lingère; elle se souleva, prit un miroir,
et devant son visage d'une irrégulière et fraîche beauté, devant sa
blonde et magnifique chevelure, ses yeux bleus, d'un bleu saphir, son
nez gracieux, ses lèvres vermeilles et d'une chair neuve, ses jolies
dents, elle sourit d'un sourire qui disait à la fois l'orgueil de se
trouver belle et le chagrin d'être seule à aimer.

Au-dessus d'elle, un dais de soie vieux rose brochée de blanches
marguerites, avec des hampes d'étendards que terminaient des gueules de
dragons en bronze, lui faisait une lumière douce, dans la fantasmagorie
des étoffes, l'éclat des ors, des plumes et des fleurs. Çà et là, des
palmiers, des dracœnas, des gynériums, des corbeilles de lilas blanc,
des éventails de plumes d'autruche, des paons et des aigles empaillés,
des mimosas, des jasmins d'Espagne, des camélias, des primevères, des
rhododendrons, une orgie de roses, une sardanapale de verdure, et tout
le long du temple, des peaux de bêtes jetées, gardant des apparences
vivantes de lions, de tigres, de jaguars, de buffles, de castors, de
renards, de loups, d'ours, d'hyènes et de crocodiles.

Les dressoirs d'ébène supportaient un nombre infini d'artistiques
richesses, des curiosités de tous les âges et de tous les peuples:
émaux, saxes, ivoires, laques, bibelots de marbre, de serpentine, de
bronze, d'argent et d'or.

En face de la monumentale cheminée de granit, une immense volière aux
barreaux dorés et aux cascades versicolores, comme les fontaines
lumineuses de l'Exposition, donnait asile à un monde d'oiseaux, et sous
le ruissellement des gerbes liquides et des plumages, une cassolette
odorante exaltait un millier de chanteurs.

Si les panoplies variées remontaient au fanon de pourpre des rois francs
pour se terminer au javelot des Howas, les tableaux, les marbres et les
bronzes, tous les chefs-d'œuvre des maîtres anciens et modernes,
offraient un pittoresque assemblage: les Rubens, les Benvenuto Cellini,
touchaient les Carpeaux, les Falguière et les Meissonier; une tête de
Ribot avait à sa droite un paysage de Guillemet; une étude de Puvis de
Chavannes avait à sa gauche une aquarelle de Forain, et là-bas, sur son
estrade de velours blanc, trônait un piano à queue, le dernier cri
d'Erard. Enfin une châsse étincelait de joyaux, lyres, colliers,
bracelets, vases, rivières, ciboires, hanaps, miniatures, camées, palmes
d'argent, fleurs de rubis, couronnes d'or,--des souvenirs de princes, de
rois, d'empereurs, autant d'hommages, autant de lyriques victoires.

Maintenant, la Stradowska allait et venait, fiévreuse, en relisant une
lettre de Pontaillac, une lettre de banales excuses où Raymond cherchait
à justifier son absence.

--Il ment! grondait-elle... Il ment!... Il ment!...

Sa taille imposante se dressait dans un vent de colère, et ses petits
doigts claquaient, rageurs. Elle s'arrêta près d'un guéridon encombré de
livres, de journaux, de partitions, de feuilles illustrées. On voyait là
des dédicaces de musiciens et d'auteurs illustres, des articles
élogieux, des portraits du dernier rôle, des lettres de Gounod, de
Massenet, de Saint-Saëns, les félicitations enthousiastes des grands
compositeurs russes, Cui, Rimsky-Korsakoff, Glazounow, Liadow, Lavroff,
Beleff, une véritable moisson de gloire--et Christine, désolée, envoya
d'un coup d'escarpin, toute la moisson au diable-vauvert.

Fille d'un officier russe, orpheline élevée à Moscou, dans
l'Institut-Catherine qui est pour les grandes demoiselles de là-bas ce
que sont nos maisons de la Légion d'honneur pour les filles des
légionnaires, Christine avait une âme d'artiste. Elle charmait
directrices et compagnes de sa voix chaude et vibrante, et au sortir de
l'Institut, elle courut l'Europe. Les succès de Pétersbourg, de Milan,
de Vienne et de Londres l'appelaient en France, et ce fut après un
mémorable triomphe à l'Opéra, que le brillant capitaine lui dit les
premiers mots d'amour.

Elle aimait Raymond: elle l'aimait de toute sa jeunesse, de tout son
sang; elle s'était livrée tout entière, et elle le voulait tout entier.
Ses autres amants--les amours de passage--elle les oubliait, rajeunie
d'une foi nouvelle.

Pourquoi l'abandonnait-il? D'abord, elle attribua la cause des
nervosités du jeune officier à la sinistre liqueur dont elle cherchait
vainement à interdire l'usage, mais, l'autre soir, en voyant Raymond
dans la loge de Mme de Montreu, la Stradowska eut la pensée d'une
rivale. Tandis que sur la scène, elle jouait pour lui, indifférente aux
bravos et au feu des jumelles, Pontaillac se tenait à la droite de la
marquise Blanche, et il ne regardait Christine que lorsque le marquis
Olivier regardait Madame. Lui, si élégant, il prenait là-haut des
allures de collégien, et la diva le vit trembler et rougir, quand le
marquis aida sa femme à mettre une sortie de bal.

La trahison était-elle accomplie ou seulement en voie d'espérance?
Christine l'ignorait encore. Que pouvait-il reprocher à sa fidèle
maîtresse? Est-ce qu'elle lui coûtait trop d'argent? Non, car outre que
l'engagement à l'Opéra et les honoraires des soirées mondaines
assuraient le train de l'hôtel, la diva possédait quelques rentes.
Pontaillac la comblait de fleurs et de bijoux, et si elle faisait mine
de refuser, il se fâchait. Elle l'aimait, l'adorait, millionnaire, comme
elle l'aimerait, l'adorerait demain, si les millions venaient à
s'évanouir.

Et ce qui prouvait le désintéressement absolu de Christine, c'est
qu'elle ne songeait point à épouser Raymond: femme, elle le préférait à
un rang social; artiste, elle le préférait à son art.

--Monsieur Rajileff est là, madame, vint annoncer une des servantes.

--Qu'il entre!

De nouveau, couchée sur l'amas de fourrures, Christine éloigna ses
lévriers et tendit la main au visiteur.

--Je m'ennuie, Loris.

Très respectueusement, l'homme, un grand et maigre vieillard à favoris
grisâtres, parla de la répétition quotidienne.

--Non, je ne chanterai pas aujourd'hui, et je ne chanterai peut-être
plus jamais, déclara Christine qui allumait une cigarette.

--Par les Saintes-Images! C'est impossible! fit l'accompagnateur
habituel de la diva.

--Loris?

--Madame?

--Est-ce que je suis aussi jolie que les Parisiennes?

--Bien plus belle! Et le Tout-Paris est unanime à célébrer votre talent
et votre beauté!... Vous avez lu les journaux?

--Je m'en moque!

--Les illustrés donnent votre portrait, et je vous signale un article du
_Rabelais_.

--Ça m'est égal!

--Il faut vous distraire, madame; il faut travailler. Allons, donnez-moi
la joie de vous entendre.

--Pas encore, mon bon Rajileff.

Ils évoquèrent leur pays, les steppes immenses, les fleuves, les
merveilles du Kremlin, et comme au souvenir des choses lointaines et
bénies, le calme renaissait sur le visage de la jeune Russe, on entendit
vibrer le timbre de l'antichambre.

Christine écouta et ne put réprimer l'effet d'une désillusion.

--Madame, dit la camériste en entrant, il y a là un monsieur qui insiste
pour voir Madame. Voici sa carte.

La Stradowska lut sur le bristol: «César Houdrequin, rédacteur au
_Rabelais_.»

--Je ne connais pas ce monsieur; je ne reçois pas. Sais-tu ce qu'il
veut?

--Il a parlé d'une interview.

--Les interviews, j'en ai assez!

Mais la diva réfléchit, et animée de cette idée qu'à force d'éclat, elle
arriverait à reconquérir son amant, elle pria Loris Rajileff de passer
dans un salon voisin et reçut le journaliste.

César Houdrequin, jeune gommeux à monocle, tête brune et frisée, avec un
nez en lame de sabre et une barbiche de chasseur à pied, s'inclinait en
homme du monde.

--Madame, je vous apporte d'abord les compliments du _Rabelais_.

--Votre journal, monsieur, répondit la diva, est toujours aimable, et
j'en suis bien reconnaissante... Veuillez vous asseoir.

Et pleine de bienveillance, elle offrit une cigarette orientale à
l'interviewer, qui commença, entre deux bouffées:

--Chère madame, on a déjà beaucoup écrit sur vous, sur votre talent, sur
vos charmes, sur votre génie d'artiste; on sait les propositions qui
vous sont faites chaque jour par les plus grands impressarii de
l'Amérique; on n'ignore pas votre refus hautain d'aller chanter en
Allemagne: vous Russe, vous vous êtes montrée plus Française que bien
des Français. Mais, ce n'est pas là le motif de notre interview.
Aujourd'hui, le public a des exigences considérables, et je dirais que
le _Rabelais_ peut les satisfaire, si ma modestie n'y était intéressée.
Un journal bien informé doit à ses lecteurs... presque des
indiscrétions. Pardonnez-moi donc, madame, et daignez me répondre.
Est-il vrai qu'un des grands-ducs de Russie a déjeuné chez vous, ce
matin, et que...

La Stradowska l'interrompit vivement:

--Je n'ai reçu la visite d'aucun duc, monsieur, et je ne comprends pas
votre interrogation tout au moins bizarre. Je vis ici comme il me plaît,
et mon existence privée ne regarde personne.

--Ah! madame, ne vous fâchez pas! Je vous le répète, et vous le savez,
le _Rabelais_ est obligé par ses lecteurs...

--Tant pis pour vos lecteurs!

--Mais la visite d'un grand-duc n'a rien de blessant, au contraire, et
votre célébrité va y gagner.

--Assez, monsieur.

Houdrequin murmura des paroles courtoises. Oh! il n'entendait pas
abuser! Il soumettrait à Christine son interview, avant de la livrer au
journal. Vraiment, il n'y serait point glissé de choses galantes, et le
public verrait là un simple hommage rendu par une impériale altesse à
une illustre compatriote.

--Vous m'ennuyez, monsieur! Je n'ai jamais eu de relations avec les
grands-ducs.

--Même... platoniques?

--Même platoniques.

--Et le prince de Galles?

--Eh bien, quoi, le prince de Galles?

--Est-ce que vous n'avez pas soupé vendredi avec Son Altesse au Pavillon
Chinois?

--Jamais de la vie!

--Alors, le directeur du _Rabelais_ va me flanquer à la porte.

--Et pourquoi ça?

--Parce que, sur le ragot d'un confrère, je lui ai promis des
révélations russes et anglaises.

--Votre confrère s'est amusé de vous!

--Et il me le payera! Au revoir, madame.

--Adieu, monsieur.

Demeurée seule, Christine appela Rajileff et furieuse de la visite du
reporter, se détendit les nerfs, aux accords du piano, avec des
roulades.

        *        *        *        *        *

Vers les quatre heures, un landau, attelé d'une magnifique paire
d'orloffs, s'arrêta devant l'hôtel de la villa Saïd, et le capitaine de
Pontaillac en descendit.

--Ah! te voilà enfin! gémit la Stradowska, toute éplorée entre les bras
de Raymond.

Ils restèrent un moment serrés l'un contre l'autre. L'officier inventait
des excuses, mais Christine lui ferma la bouche d'un baiser.

--Ne mens pas?... Tu ne m'aimes plus... Tu aimes une autre femme?...

--Je te jure...

--Ne mens pas!

Le souvenir de la marquise de Montreu lui brûlait le cœur et les lèvres,
mais elle se sentit le courage de se dominer, prête à tous les pardons,
à toutes les grandeurs.

--Aime-moi un peu?

--Je t'adore!

Cette fin de journée, ils la passèrent au Bois, dans la voiture du
comte, et le soir, après un souper en tête-à-tête, Raymond voulut bien
faire à Christine l'aumône d'un semblant d'amour.

Qu'ils la connaissaient mal ceux qui la soupçonnaient de trahir son
amant, son idole!

--Veux-tu, chéri, que je quitte le théâtre?

--A quoi bon!

--Je n'aime que toi...

--Et la gloire, ô Christine?

--La gloire, le bonheur, c'est toi, toi, rien que toi!

Elle l'entourait de ses beaux bras, le chauffait de toute l'ardente
chaleur de sa jeunesse, et lui, l'esprit en déroute, rêvait de la grande
dame.

--Laisse-moi...

--Raymond?

--Tu m'agaces!

--Mon bien-aimé?

--Tu m'embêtes! J'ai besoin de ma piqûre.

--La morphine te tue!

--Elle me fait vivre.

--Demain, Raymond...

--Non... Vite, ma Pravaz!

        *        *        *        *        *

Au matin, de retour chez lui, le capitaine trouva un billet aimable du
marquis de Montreu et un petit paquet renfermant une de ses Pravaz si
gracieusement offerte au docteur Aubertot pour l'usage de la marquise
Blanche.

Le billet disait:

«Mon vieux Pontaillac,

Grâce à la morphine, ma chère femme a vu disparaître sa névralgie
rebelle. Nous te proclamons le premier médecin de France, et te
fêterons, si tu veux bien, lundi soir, sept heures.

Il y aura des perdreaux, des bécassines et un lièvre du Limousin, une
chasse superbe de bon papa La Croze.

Ton ami,

OLIVIER.»

Raymond vint dîner à l'hôtel du boulevard Malesherbes, et il n'osa point
encore affirmer la passion qui le dévorait.

Les jours, les semaines s'égrenaient, pareils.

En février, en mars, en avril, la marquise de Montreu souffrit de ses
crises névralgiques. On rappela le professeur Aubertot, mais celui-ci,
malgré les prières de sa cliente, s'opposa à de nouvelles piqûres de
morphine. Il signalait le danger, et à l'insu du docteur et du mari,
Blanche acheta une Pravaz et se fit délivrer des ordonnances par un
autre médecin.

Secrètement, elle recourait aux injections hypodermiques; elle en arriva
à faire fabriquer des seringues d'argent, de vermeil et d'or, gravées de
son chiffre et incrustées de pierres précieuses.



IV


--Monsieur le docteur Aubertot?

--Veuillez entrer là, madame, répondit à la visiteuse un domestique en
habit noir et cravate blanche, droit et rigide, solennel.

Et il ouvrit à l'horizontale Luce Molday la porte d'un grand salon où
quelques personnes étaient assises, les unes près de la table et
feuilletant des livres et des albums, les autres, isolées en de vastes
fauteuils, sous les ombres crépusculaires.

La consultation allait bientôt finir, mais le timbre du vestibule
retentit encore, et parut un jeune homme, un habitué.

--Il est bien tard, monsieur Lagneau, observa le valet de chambre.

--Je tiens à passer, Baptiste.

Déjà, le monsieur avait glissé une pièce de deux francs au larbin;
celui-ci le fit pénétrer dans un petit salon, et comme le docteur
reconduisait une dame, le tour de Lagneau arriva tout de suite, malgré
les longues heures d'attente des autres clients.

--Je vous salue, monsieur le professeur.

--Asseyez-vous, monsieur Lagneau.

Aux clartés des lampes, Aubertot examina son malade, lui tâta le pouls,
recommanda la continuation de la précédente ordonnance: bromure de
potassium, bains électriques, et termina en ces termes:

--Pas de fatigue, pas d'émotion--et revenez dans huit jours.

Lagneau posa deux louis sur la table et sortit.

Des dames, des messieurs, tous affligés de maladies nerveuses, entrèrent
et disparurent avec la même rapidité, lestés d'ordonnances presque
pareilles.

Luce Molday, en robe de drap gris rat, manches de peluche, avec un gilet
rayé de lacet blanc et or, toque en passementerie dorée, torsade de
voile blanc et panache aigrette gris rat, les menottes gantées et
chaudes dans un manchon à la dernière mode, un oiseau ailes
déployées--Luce baissait les yeux. Elle se recueillait, domptée par le
luxe sévère de la grande salle dont les huit fenêtres donnaient sur
l'avenue de l'Opéra; elle imitait les attitudes graves des autres
personnes et n'imaginait guère que Baptiste, en ce lieu de science,
échangeait des faveurs contre des pièces de quarante sous.

On remuait des chaises à travers les salons voisins, et quelqu'un dit:

--Ce soir, il y a bal chez le docteur.

Restaient au salon Luce, deux messieurs et trois dames.

Baptiste les informa que la consultation était terminée et leur remit
des numéros d'ordre pour la prochaine du grand médecin des névroses.

--C'est assommant! Je suis très malade, murmura l'horizontale qui
sortait la dernière.

Elle tira de sa bourse en filigrane d'or une pièce de cinq francs.

--Est-ce qu'on pourrait passer avec ça?

--Venez vite, madame, fit le valet, en empochant le métal.

Comme tous ses illustres confrères, le docteur Aubertot ignorait les
bonnes aubaines du domestique, ou bien il fermait les yeux.

--Vous ne recevrez plus personne aujourd'hui, ordonna le médecin à
Baptiste.

Et indiquant un siège à sa nouvelle et agréable cliente:

--Je vous écoute, madame.

--Figurez-vous, monsieur le docteur, que depuis un mois je prends de la
morphine en injections.

--Et pourquoi prenez-vous de la morphine?

--D'abord, je me suis piquée, histoire de m'amuser, et ensuite...

--Parce que vous aviez besoin des piqûres?

--Oui, monsieur.

Étienne Aubertot, en redingote noire ornée de la rosette de la Légion
d'honneur, appuya sur son poing sa belle tête pensive:

--C'est un médecin qui vous a conseillé des injections de morphine?

--Non, monsieur le docteur, c'est un capitaine.

--De quoi se mêle-t-il celui-là?

--Un capitaine de cuirassiers, un de mes bons amis, le comte de
Pontaillac.

--Le malheureux!

--J'ai acheté la petite seringue et les solutions chez un pharmacien de
la rue de Gomorrhe, un nommé Hornuch.

--Et le pharmacien vous livre à volonté de la morphine?

--Dame!--en payant.

--Depuis combien de jours avez-vous cessé les injections?

--Depuis trois jours.

--Et vous éprouvez?

--Un abattement et l'envie de me piquer encore. C'était délicieux, mais
je crois que ça ne me réussit pas.

--J'en suis sûr, moi. Voulez-vous guérir?

--Oh! oui!

--Eh bien, plus de morphine. Car, chez vous, la suppression radicale
n'offre aucun danger: vous n'êtes pas encore une morphinomane; vous êtes
tout au plus une morphinisée, et il va dépendre de vous, de vous seule,
de retrouver l'énergie et la santé.

--Merci, monsieur le docteur. Je vous dois?


--Vingt francs, madame.

Le soir, de nombreux équipages stationnaient devant la maison du
docteur.

Par l'escalier de marbre blanc, les habits noirs et les robes de bal
affluaient au premier étage, et tout un monde d'illustrations
parisiennes, de savants, de clubmen, d'officiers, d'écrivains et
d'artistes, s'en venaient saluer M. et Mme Aubertot, lui très aimable,
elle très gracieuse dans sa robe lilas, avec son profil de médaille
grecque et ses cheveux poudrés à la maréchale.

Trois salons en enfilade resplendissaient de lumières; un buffet était
dressé dans la salle à manger, et là-bas, tout au fond, à gauche du
cabinet du docteur, on apercevait un dôme de cristal protégeant le
jardin d'hiver.

Dans le salon du milieu, contre la muraille, s'élevait une estrade où
déjà Coquelin cadet disait le monologue du _Cheval_. Sur des rangées de
chaises, les dames assises maniaient leurs éventails de dentelles ou de
plumes; les feux du lustre avivaient leurs épaules nues, les pierreries
de leurs colliers et de leurs bracelets, les étoffes des robes
éclatantes, les diamants des oreilles et des chevelures, et derrière
elles, la ligne sombre des habits noirs, çà et là égayée de quelques
uniformes, se massait, pleine d'un houhou flatteur.

En un groupe, M. Arnould-Castellier, le major Lapouge, Jean de Fayolle
et Léon Darcy, les camarades de Pontaillac; au premier rang des dames,
la marquise Blanche de Montreu et son amie, la doctoresse Geneviève
Saint-Phar, une maigre brune, point jolie, mais rayonnante
d'intelligence; à droite et debout: le capitaine de Pontaillac, le
marquis de Montreu; à gauche, César Houdrequin, du _Rabelais_,
interviewant le professeur Émile Pascal sur la lymphe du docteur Koch.

On applaudit le monologue; on écouta diverses chansons d'artistes de
l'Opéra-Comique et des Bouffes, une poésie d'Alfred de Musset par Sarah
Bernhardt, un solo de violoncelle par Mlle Galitzin, et vers onze
heures, on vit paraître la Stradowska, en robe de satin blanc,
longuement gantée de noir, les épaules nues, et sans autre parure qu'un
collier de saphirs.

Au piano, Loris Rajileff préluda, et la voix de Christine s'étendit,
emplissant la salle de ses vibrations d'une grande tendresse ou d'une
extrême puissance. Elle chantait un hymne russe, et dans la chaleur
lyrique, à l'écho lointain de la Patrie, l'artiste avait des
trémoussements, des voluptés radieuses qui semblaient l'enlever toute.

La Stradowska dominait la foule attentive, et apaisant pour un seul
homme le feu de son regard d'aigle, elle implorait un sourire de l'être
adoré. Mais Raymond avait vu s'éloigner Blanche de Montreu, et tandis
que Christine vocalisait encore, il suivait la dame, malgré lui.

Jean de Fayolle, Léon Darcy, le major Lapouge et Arnould-Castellier
l'arrêtèrent au passage:

--Un vrai succès!

--Admirable, la Stradowska!

--On se ferait hacher!

--Vous devez être fier, mon gaillard!

--Eh bien, répondit Pontaillac en se dégageant, prenez-la et laissez-moi
tranquille!

Il passa, et les autres dirent:

--La morphine l'énerve!

--Elle l'empoisonne!

--Elle le rend fou!

--Elle le tue!

--Un si bon garçon!... Quel dommage!

Le directeur de la _Revue militaire_ conclut:

--Cet animal-là est un apologiste. Ne s'est-il pas avisé, un soir, de me
piquer pour une rage de dents?... J'ai eu mal au cœur--et ça me dégoûte,
la morphine!

Sous le brouhaha des applaudissements, Mme Aubertot et son mari
obtinrent de la diva un chant français, et tout le monde fit silence. On
ne remarqua pas la disparition de Mme de Montreu et du comte de
Pontaillac.

Blanche s'était dirigée vers le «buen retiro» des dames; mais trouvant
la porte close, elle arriva dans le petit jardin d'hiver où des
feuillages grimpaient le long d'un treillis d'or. En ce lieu charmant,
elle fut ravie de ne rencontrer personne. Tout près d'elle, une grotte
que fleurissaient des mimosas et qu'entouraient des plantes géantes
attira son attention. Justement, une torchère de cuivre à dix becs
électriques laissait la grotte dans une ombre relative, et les bruits
harmonieux du salon faisaient évanouir la crainte des dangers.

Alors, derrière les verdures, Blanche leva brusquement ses jupes, et au
milieu des trésors de luxe intime, en rabattant son bas de soie
gris-perle, découvrit un mollet de chair rose. Pour garnir la Pravaz,
elle fit tourner le chaton de diamant d'un de ses bracelets, dévissa un
minuscule flacon, y plongea l'aiguille--et sans hésiter, meurtrit une
fois encore sa jambe de marquise.

Une ombre s'interposa entre elle et la lumière, et Mme de Montreu vit
debout devant elle Raymond de Pontaillac qui la regardait.

Indignée, blessée dans sa pudeur de femme, elle se dressa pâle et si
hautaine que l'officier en tressaillit.

--Monsieur, de quel droit m'avez-vous espionnée?... C'est le fait
d'un...

Mais l'insulte expira sur ses lèvres.

--Madame, dit Raymond, je vous ai vu sortir; vous paraissiez
souffrante...

--Eh! que vous importe, monsieur!

Il lui saisit les mains, l'effleura d'un baiser:

--Blanche, Blanche, je vous aime...

Eperdue, la marquise voulait fuir, et sous l'ardeur du poison, une force
mystérieuse la retenait là, et de violents désirs lui montaient au
cerveau. L'éclair de ses yeux se mêlait à la flambée du regard de
l'homme, et il y avait en elle deux créatures: la chaste épouse, mère
immaculée, et l'autre, la nouvelle, une morphinomane dont le corps
frémissait d'amour.

--Monsieur... Monsieur...

--Blanche, je vous aime... Blanche, depuis votre mariage, depuis votre
refus de m'épouser, je lutte contre ma passion... Où sommes-nous?... Je
l'ignore... Je ne vois que tes yeux!

Raymond l'entraînait, et elle jetait autour d'elle ces regards
douloureux du voyageur qu'enchante et terrifie l'abîme.

Enfin, reconquise, elle arrêta l'homme et sa disparition éveilla le
morphinomane à la réalité.

Maintenant, on dansait partout, et le marquis Olivier interrogeait
doucement sa femme:

--Tu es souffrante?

--J'ai un peu de migraine.

--Partons?

--Non... pas encore... Je veux danser...

Les valseurs tourbillonnaient, au son d'un orchestre roumain; la
Stradowska acceptait le bras de Léon Darcy, en étudiant la marquise;
Jean de Fayolle invita Blanche.

Mme de Montreu se leva, et dès les premières mesures, sentit le parquet
flotter sous elle.

--Qu'avez-vous, madame?

--Rien, monsieur... Ne me serrez pas trop, je vous prie?

Des groupes valsaient, légers. Blanche, les yeux grands ouverts,
trébucha, et Fayolle crut qu'elle allait défaillir.

--Vous me serrez trop, monsieur! reprit-elle, irritée.

--Marquise, je...

--Votre main est dure comme une main de fer...

Sur un ordre impérieux, le cavalier dut abandonner la main et la
taille--et Blanche tomba à la renverse, entre les bras de son mari qui
accourait.

Au milieu du tumulte des invités et des domestiques, le marquis Olivier,
aidé de Mme Aubertot, de Jean de Fayolle et du major Lapouge, transporta
sa femme dans le cabinet du docteur.

Pendant quarante minutes, Mme de Montreu resta sans notion exacte de ce
qui se passait autour d'elle: des gens circulaient, blancs et noirs,
autant de rouges fantômes. La malade, étendue sur un divan, ne pouvait
dire un mot, ni faire un geste.

Déjà, la plupart des invités venaient de se retirer, et demeuraient
seulement près de son amie de pension, la doctoresse Geneviève
Saint-Phar, le major Lapouge, les docteurs Aubertot et Pascal, l'un et
l'autre professeurs à la Faculté de Paris.

Les quatre médecins examinèrent les différentes fonctions: le cœur très
lent battait cinquante; les mouvements respiratoires descendaient bien
au-dessous de la normale. Des soubresauts agitaient le corps.

M. Émile Pascal, un homme de haute taille, vert encore, aux moustaches
épaisses et grisâtres, rajusta son lorgnon et dit à Olivier:

--Est-ce la première fois que Madame éprouve de ces troubles nerveux?

--Oui, docteur, la première fois.

--Habituellement, ces sortes de spasmes ne persistent pas.

Et s'adressant à son collègue Aubertot:

--N'êtes-vous pas frappé, comme moi, de la dilatation des pupilles?

--Sans doute.

Bien que médecin des Montreu, Aubertot voulut s'effacer devant son
illustre confrère, et celui-ci demanda au gentilhomme:

--Qu'a-t-elle mangé ce soir?

--Aucun plat que je n'aie goûté moi-même.

--Voyons les bras, les jambes, continua Pascal, en priant Mme Aubertot
d'emmener le marquis.

Il aperçut aux cuisses et aux mollets de nombreuses piqûres, et déclara:

--Nous sommes en présence d'une intoxication aiguë, d'un empoisonnement
grave par la morphine.

--Je m'en doutais! affirma le major.

Et il gronda en lui-même:

--Il y a du Pontaillac là-dessous!

--Je dois avouer, dit Aubertot, qu'en décembre dernier, j'ai fait une
piqûre à Mme de Montreu, mais une seule piqûre destinée à combattre des
douleurs névralgiques. Tout récemment, la marquise, pour les mêmes
causes, sollicita de moi de nouvelles piqûres; j'ai craint
l'accoutumance, et j'ai refusé.

--D'autres médecins auront été moins scrupuleux, hasarda la doctoresse.

--Ce n'est pas le moment d'agiter cette question, reprit Pascal. Il faut
déshabiller la malade.

On n'avait ni le temps, ni le loisir de placer le thermomètre dans
l'aisselle; la femme nue demeurait en résolution complète; la
sensibilité sensitivo-sensorielle était abolie; le réflexe patellaire,
le réflexe plantaire n'existaient plus, et une épingle, enfoncée à
travers la peau, ne provoqua aucune réaction.

Les docteurs se trouvaient devant un état caractérisé par le coma et le
collapsus. Il y eut chez la malade des efforts de vomissements, et les
mouvements respiratoires descendirent à dix par minute. D'autres
particularités intéressantes se montrèrent du côté de la pupille et de
la cornée, et il s'y joignit une abolition absolue du réflexe
pupillaire; l'ouverture et l'occlusion alternative des paupières ne
faisaient point mouvoir l'iris excité, et l'approche d'une bougie ne lui
permit pas de réagir davantage.

Enfin, sous l'influence du tannin et surtout du café à haute dose, la
respiration commença à devenir plus ample; les battements du cœur
devinrent également peu à peu plus nets et plus accélérés, et avec des
frictions et des massages, la température remonta.

Tout danger était conjuré.

Mme de Montreu, n'acceptant pas les offres gracieuses de Mme Aubertot,
voulut s'en retourner chez elle. Des femmes l'aidèrent à se vêtir,
pendant que les quatre médecins rejoignaient, au jardin d'hiver, le
marquis Olivier.

Une discussion s'éleva entre le major, les professeurs et la doctoresse.

Fallait-il, en présence de ce cas d'intoxication chronique par la
morphine, employer la suppression brusque?

Pascal, Aubertot et Mlle Saint-Phar tenaient pour la méthode des
docteurs Ball, Zambacco, Lancereaux, etc., qui consiste dans la
diminution progressive des injections; le chirurgien militaire, quoique
bon Français, se déclarait partisan de la suppression immédiate et
radicale, dont le docteur allemand Levinstein est l'apôtre.

--Mais, ma femme ne prend pas de morphine! clamait Olivier.

--Elle en prend, elle se cache de vous, répondit Pascal.

Mlle Saint-Phar ajouta:

--Tous les morphinomanes, les dames surtout, savent dissimuler.

Devant l'autorité des professeurs, Lapouge s'inclina, et les médecins
adoptèrent la méthode Erlenmeyer, progressive décroissante, dont ils
expliquaient la marche, en exhortant le mari à surveiller sa femme.

Blanche, prise de peur, écouta les conseils de Mlle Saint-Phar; elle lui
fit l'aveu de sa passion morphinique; elle lui montra le bracelet
renfermant la liqueur, jura de suivre les ordres des médecins et d'obéir
à l'époux aimé.

       *       *       *       *       *

A quelques jours de là, M. et Mme de Montreu partirent pour le château
des Tuilières--et Raymond de Pontaillac endormit son chagrin d'amour.



V


C'était le printemps, et tout verdoyait dans la vallée de
Saint-Martin-l'Église que domine le château des Tuilières.

M. et Mme de La Croze, le père et la mère de Blanche de Montreu, y
vivent, bénis des pauvres, aimés et respectés de leurs domestiques, de
leurs métayers et de leurs voisins.

Si le vieux castel des ancêtres a été remplacé par une habitation
moderne, si l'herbe pousse au-dessus des anciens fossés et si là-bas,
une tour démantelée évoque l'histoire, les descendants n'ont rien perdu
de la valeur des aïeux, et ils ont même gagné en charité sociale.

La façade du château donne sur une cour d'honneur, au milieu de laquelle
s'épanouit un marronnier célèbre; à droite, les écuries et les remises,
puis, les jardins, le parc, et vers la gauche, un vaste étang qui baigne
les murailles.

De la terrasse resplendissante de fleurs, on aperçoit les vingt domaines
de la propriété, les maisons blanches, les prairies, les taillis
ajourés, les masses profondes, le château des Ormes, la demeure
seigneuriale de Pontaillac, et plus bas encore, le village de
Saint-Martin-l'Église et son clocher pointu aux tuiles rouges.

Un ruisseau vagabonde, le long des prés, et en haut du chemin, çà et là,
dans les landes immenses, des blocs grisâtres, des dolmen, des tumuli,
intéressent les membres des sociétés savantes, comme l'ameublement du
château aurait pu intéresser et passionner un antiquaire: tapisseries
anciennes, vieux bahuts aux fantastiques sculptures, grands lits à
baldaquins avec leurs rideaux d'indienne à personnages, faïences
limousines, horloges, et le billard lui-même aux primitifs filets en
guise de blouses, toutes ces choses avaient leur histoire et
témoignaient du respect et des soins de la noble famille.

Oui, tout est joie par ce soleil; les oiseaux chantent l'éternité de la
création; une brise chargée du parfum des thyms et des lavandes court
sur la terre et s'en va rider les eaux de l'étang des Falettes, où
dorment les fleurs nageuses; tout est joie! Mais, à la saison hivernale,
lorsque, sous un ciel gris, les arbres dépouillés gémissent au vent et
que les loups viennent hurler jusque dans le parc, il faut bénir sa
terre natale ou rechercher les vives émotions, pour ne pas déserter. Et
les beaux-parents du marquis ne désertent pas, et regimbent aux hivers
mondains, tant vantés par leur gendre et leur fille.

Au château des Tuilières, pendant le séjour des Montreu, on reçoit les
châtelains du voisinage, et notamment Pontaillac, lors des congés de
l'officier; mais l'intimité habituelle des La Croze est restreinte à
l'abbé Boussarie, curé de Saint-Martin-l'Église, et aux Gouilléras--M.
Adolphe Gouilléras, riche propriétaire et grand marchand de bois, ayant
épousé Mathilde de Chastenet, la cousine pauvre de Blanche.

        *        *        *        *        *

Ce jour-là, après déjeuner, le marquis Olivier, sa femme et leur fille
Jeanne, se promenaient dans les jardins avec les La Croze.

L'enfant marchait entre le parrain Pierre, un beau vieillard à la barbe
de neige, et la marraine Amélie, une douce vieille en papillotes grises.

Pour juger les La Croze, ne suffisait-il pas de rappeler la guerre de
70, les batailles où le gentilhomme commandait une compagnie de mobiles,
tandis que la dame des Tuilières distribuait du pain aux humbles femmes
des paysans-soldats?

Conseiller général du canton, lieutenant de louveterie de
l'arrondissement, M. de La Croze aurait voulu céder la première place à
Olivier. Le gendre ne s'en souciait guère: il aimait mieux sa femme--et
Paris.

Dès l'arrivée aux Tuilières, M. de Montreu avait imposé--il le croyait,
du moins--la diminution morphinique progressive. Les premiers jours,
Blanche se révolta, dévoilant les artifices d'eau intercalaire, d'éther
sulfurique, de chloroforme ou d'alcool. Il lui fallait de la morphine,
et rien que de la morphine! Elle pleurait, se lamentait, injuriait,
menaçait, puis elle se calma, parut renoncer au stupéfiant et à toutes
les substitutions graduées, bien avant l'heure fixée par les médecins.

Madame se prétendait sevrée, absolument guérie; elle parlait avec dégoût
de son ancienne et ridicule passion; elle jouait du piano, pinçait de la
harpe, chantait, riait, montait à cheval--et le marquis écrivait des
lettres enthousiastes au docteur Aubertot. Celui-ci répondait: «Très
bien! Mais, prenez garde! Veillez toujours!»

Et il lui signalait des cas étranges de dissimulation chez les
morphinomanes.

Dans l'allée de tilleuls, M. de La Croze et le marquis allumaient leurs
cigares; Blanche, maman jalouse, enleva la petite Jeanne des bras de
grand'mère, et la couvrit de fous baisers.

--Tu lui fais du mal, cria Mme Amélie. Regarde: elle pleure!

Jeanne dit, en versant des larmes:

--Méchante petite mère!

La marquise éclata en sanglots, et se mit à marcher très vite. Olivier
demanda, inquiet:

--Blanche, où vas-tu?

--Je rentre dans ma chambre; j'ai besoin de pleurer.

Elle courait si fort que les La Croze et le marquis eurent peur et
s'élancèrent.

--Mais, laissez-moi donc! Vous m'ennuyez!

Sur son chemin, elle rencontra la vieille Catherine qui voulut
l'arrêter:

--Madame?...

--Laisse-moi!... Laisse-moi!...

Devant ce spectacle, M. de Montreu fut saisi d'une angoisse... Est-ce
que la terrible passion renaîtrait?

Et bravant la consigne, il frappa à la porte de madame.

Blanche vint ouvrir:

--Je vais mieux.

Il parla timidement de la morphine, et sa femme lui sauta au cou, toute
joyeuse:

--De la morphine?... oh! non, Olivier!... Tu crois donc que je veux
mourir?... J'ai trop souffert, va... N'avons-nous pas brisé toutes les
sinistres Pravaz?

La jeune femme, entièrement calmée, avait repris sa gaieté.

        *        *        *        *        *

Chaque jour, la marquise allait faire ses dévotions dans une petite
chapelle située à l'extrémité des jardins, au milieu d'un fouillis de
verdure.

Par la porte grillée, on voyait sur l'autel une vierge de marbre blanc,
des chandeliers d'or et des vases aux fleurs nouvelles; quatre prie-Dieu
de velours s'alignaient, entre les deux fenêtres ogivales, dont le
sombre et artistique vitrail flambait, à la lueur d'une lampe d'église.

Un matin, le marquis et la petite Jeanne accompagnèrent madame jusqu'à
la chapelle. La maman et la fillette s'étaient agenouillées, et Olivier,
debout, remarqua les yeux de Blanche qui, depuis quelques minutes,
exploraient le tapis, en une recherche infructueuse.

Mme de Montreu s'absorbait dans la prière. Olivier emmena l'enfant,
heureux de la voir sauter et rire. A un moment, Jeanne se baissa pour
cueillir des violettes.

--Oh! papa, vois donc le joli bijou!

Ses doigts faisaient miroiter au soleil une Pravaz d'or.

Le marquis saisit l'objet, vivement:

--Jeanne, il ne faut pas dire à ta mère que tu as trouvé cela!

--Pourquoi?

--Parce que tu me ferais beaucoup, beaucoup de peine.

--Mais, je ne veux pas que tu aies du chagrin, petit père... Chut!...
Voici maman!...

Blanche venait à eux, le regard fouillant les herbes, les ronces, et
tout son visage disait une inquiétude profonde.

Olivier crut généreux et prudent de ne risquer aucune allusion.

Dans la journée, le mari et la femme se rendirent à
Saint-Martin-l'Église, chez leurs parents, les Gouilléras, et M. de
Montreu laissant Madame auprès de la cousine Mathilde, se dirigea vers
la pharmacie.

Près de la porte, M. Teissier, le pharmacien, un noiraud réjoui,
grillait une cigarette.

--Monsieur, fit Olivier, je vous serais obligé de m'accorder quelques
minutes.

--Volontiers, monsieur le marquis.

Ils s'assirent en un petit salon, derrière l'officine.

Le gentilhomme exposa:

--Le Dr Vaussanges est en courses; j'attends son retour pour
l'interroger, si cela est utile, ce que je ne crois pas. Lui-même m'a
affirmé depuis longtemps que Mme de Montreu n'avait plus besoin de
morphine; d'un autre côté, je suis sûr que ma femme n'a reçu aucun envoi
de Paris. C'est donc vous, monsieur, qui, sans ordonnance, délivrez de
la morphine à Mme de Montreu.

--Accusation injuste, monsieur le marquis! Je n'ai jamais délivré de
morphine que sur ordonnance.

--Votre parole d'honneur?

--Ma parole d'honneur! Et je veux me justifier.

--Inutile!

--Si; j'y tiens.

Il courut à l'officine et revint, portant un livre et un flacon.

--Monsieur le marquis, on consomme très peu de morphine, dans notre
«localité». J'en ai reçu de Paris cinquante grammes, et, lors du
traitement suivi par Mme la marquise, sur diverses ordonnances du Dr
Vaussanges, il en a été enlevé cinq grammes, puis deux grammes,
ordonnance d'un autre médecin, M. Thavet, de Labrousse. Il doit m'en
rester quarante-trois grammes. Nous allons voir!

Teissier plaça le flacon sur une balance, fit un calcul mental, et
s'écria:

--Quatorze grammes seulement!... Nom de Dieu! on m'a volé!

Aussitôt il appela: «Victor! Victor!»

Un tout jeune homme aux cheveux rouges qui, dans le laboratoire, pilait
du quinquina, entra et recula, effrayé, devant les témoins de son
incorrection.

--C'est toi qui as pris de la morphine, ici? gronda le pharmacien. Ne
mens pas, ou je t'étrangle!

--Oui, monsieur, c'est moi. J'ai l'argent.

--Je me moque de l'argent!... A qui l'as-tu vendue?

--A ma tante.

--Madame Gouilléras?

--Oui, patron. J'ai vendu en plusieurs fois, et je vais chercher
l'argent là-haut.

--Gredin! Canaille!... F...-moi le camp!

Mais, sur la prière de M. de Montreu, le pharmacien se résigna à
entendre les raisons de Victor.

Lui, fils de M. Abel, le frère ruiné de M. Adolphe Gouilléras, que
serait-il devenu, sans l'assistance de l'oncle riche? Cette assistance,
il la devait surtout à la tante Mathilde, car l'oncle Adolphe ne
l'aimait guère. Quoi de plus naturel que d'exprimer sa gratitude à Mme
Mathilde, en lui fournissant des grammes de morphine qu'elle payait?

--Mon seul tort, ajouta-t-il, c'est de ne pas avoir mis l'argent dans la
caisse, mais on se serait aperçu de la vente, et Mme Mathilde tenait à
garder le secret.

--Triple idiot! Triple brute! reprit le pharmacien, tu as peut-être
empoisonné ta bienfaitrice!

--Non, car la morphine ne lui était pas destinée, répliqua le
gentilhomme. Est-ce vrai, Victor?

--Je n'en sais rien, monsieur le marquis.

Dès qu'il eut obtenu de M. Teissier la grâce de Victor et recommandé le
silence au patron et à l'élève, M. de Montreu retourna chez les cousins,
chez les Gouilléras. Il ne voulait pas une explication immédiate avec
Blanche, en présence de Mathilde; il craignait de se heurter aux
mensonges des deux femmes.

Au moment de partir, Blanche dit à sa cousine:

--N'oublie pas?

--Sois sans crainte. Je remettrai au facteur.

Dans la calèche, le long du chemin, Mme de Montreu souriait à l'époux.
Elle demanda:

--N'est-ce pas, Olivier, que Mathilde embellit, tous les jours?

--Ce n'est pas mon opinion. Elle est trop blonde, trop pâle, trop
maigre, trop grande.

--Peut-être, mais elle est très distinguée.

--L'important, c'est qu'elle soit heureuse, et si M. Gouilléras n'est
pas la distinction même, il a toutes les qualités d'un brave homme.

La nuit fut calme. Au matin, sur la route, Olivier guetta le passage du
facteur.

--Avez-vous quelque chose pour moi?

--Oui, monsieur le marquis, répondit le facteur. J'ai des lettres et les
journaux.

--Rien de plus?

--Un paquet pour Mme la marquise, de la part de Mme Gouilléras.

--Donnez-moi le paquet.

M. de Montreu rentra dans sa chambre, et obligé par son amour même à un
rôle de surveillant conjugal si en dehors de ses habitudes et de ses
goûts, le mari défit l'envoi. Il s'y trouvait deux pelotons de laine
bleue, et les pelotons enroulaient une lettre, une petite bouteille et
une Pravaz.

C'était un devoir de lire, et Olivier brisa le cachet:

«Ma chère Blanche, à Limoges, au Sacré-Cœur, toi riche, tu partageais
avec la pauvre cousine Mathilde les friandises du château des Tuilières.

Et, aujourd'hui, j'ai le bonheur de t'envoyer la moitié des richesses
que je possède et dont tu m'as enseigné le mystérieux et souverain
pouvoir.

Ménage la liqueur divine, car, hélas! la source va en tarir! Hier, en
effet, mon neveu Victor m'a annoncé qu'il ne pourrait plus m'être
agréable, son patron lui interdisant la vente et pour des raisons
ignorées. Ces raisons, je les attribue à une visite de ton mari chez le
pharmacien, visite que j'ai apprise de la bouche même de Mme Teissier.

O ma chérie, il faut veiller! Il faut cacher ce suprême trésor! Blanche,
il n'est pas de tiroirs assez discrets, de cassettes assez fidèles,
contre les yeux d'un mari semblable au tien, d'un gentilhomme qui
t'adore et ne voit pas que la privation est mortelle!

Mon mari à moi--ce bon et simple campagnard--me laisse libre, et du
reste, je domine le parvenu de toute la hauteur de ma pauvre noblesse.

Voici une Pravaz, moins élégante que celle que tu as perdue, mais aussi
généreuse. La Pravaz et la solution, continue de les mettre sous la
sauvegarde de ta mignonne Jeanne: Monsieur n'ira pas les dérober; un
ange les protège!

Mille baisers de ta:

MATHILDE GOUILLÉRAS,

NÉE DE CHASTENET.

_P.-S._--Je rouvre ce billet. Il me vient une idée. Pourquoi
n'écrirais-tu pas à notre amie Geneviève Saint-Phar? La doctoresse nous
enverrait peut-être de la morphine. Si elle refuse, j'irai à Limoges et
j'obtiendrai des ordonnances d'un docteur et peut-être des solutions,
directement, de MM. les pharmaciens.»

* * *

M. de Montreu cherchait le mystère de ces mots: «La Pravaz et la
solution, continue de les mettre sous la sauvegarde de ta mignonne
Jeanne...»

Était-ce une idée symbolique ou la claire énonciation d'un fait?

Pendant que la servante habillait Jeanne, Olivier inspecta la couche de
l'enfant et dénicha, au fond du sommier, un flacon de morphine à trois
quart vidé. Il ne voulut point se donner le dégoût d'une hypocrisie
nouvelle, et le soir, à l'heure du repos, il dit à Blanche:

--Malgré tes serments, tu recommences les mêmes folies, et tu
t'empoisonnes avec l'horrible morphine.

--Ce n'est pas vrai!

--Blanche!

--Ce n'est pas vrai! Ce n'est pas vrai! Non, ce n'est pas vrai!

Il lui présenta les deux flacons et la Pravaz:

--A quoi bon mentir?

--Où avez-vous pris ça?

--J'ai dû fouiller le lit de Jeanne et inspecter l'envoi de Mathilde.

--Vous avez ouvert une lettre adressée à votre femme; vous avez brisé un
cachet, vous?

--Oui, moi.

--Vous êtes un vilain!

--Mon amour...

--Taisez-vous, monsieur! Vous devriez rougir!... Allons, rendez-moi ces
objets?

--Non.

--Je le veux!

--Non.

--Monsieur, rendez-moi ça?

--Jamais!

Nerveuse, elle l'enlaçait, essayant d'arracher la Pravaz et les petits
flacons; il résistait; elle se cramponnait à lui, mêlant des sanglots à
des promesses d'amour, à d'ardentes prières, et il lui fallait beaucoup
de courage pour résister.

--Olivier, la Pravaz, c'est ma vie!

--Ce serait ta mort!

Désireux de mettre un terme à la lutte douloureuse, il jeta la Pravaz et
les flacons par la fenêtre ouverte, dans l'étang des Falettes.

Ils entendirent le clapotis de l'eau qui se refermait, et Blanche cria:

--Tu m'as tuée!... Tu m'as tuée!

       *       *       *       *       *

Olivier s'agenouille devant elle, implorant le pardon du sacrifice. Elle
le repousse, veut être seule.

Si elle se précipitait? Il est là; il observe; ses bras tiennent les
jupes.

Et, penchée, à la fenêtre, Blanche regarde le ciel d'un bleu lapis et
les constellations. Elle voit les étoiles trembler sur les eaux, et
parmi elles, deux plus brillantes, dont l'éclat illumine les profondeurs
qui s'ouvrent. Ce sont les flacons de morphine: ils reposent en un lit
de glaïeuls et de nénuphars, un écrin de gerbes vertes et de roses
diamantées. Les flacons se brisent, la liqueur ruisselle, abondante,
toujours plus abondante, infinie. Et voilà que Madame, au paroxysme du
délire, a la vision d'une mer de morphine. Elle se souvient d'un joli
spectacle de voyage--de son voyage de noces!--et pour elle la morphine
circule dans la vase, comme le Rhône, à Genève, traverse le Léman, sans
confondre ses eaux.

Tout le reste est bourbeux, et seule la liqueur triomphe et rayonne
lumineuse, immaculée.

Blanche entend des voix célestes qui la convient au Paradis des amours
immortelles.

Elle va tomber; elle va mourir; il est là, il la presse contre sa
poitrine:

--Blanche, mon adorée?

--Je ne vous connais plus! Allez-vous-en! Allez-vous-en!... Vous me
faites horreur!



VI


Le capitaine de Pontaillac se trouvait dans un état physique
relativement satisfaisant, et il menait encore près de la Stradowska une
étrange comédie amoureuse.

En cette rude musculature, le poison entrait, glissait, et de même que
la foudre brûle l'épée d'acier, sans endommager le fourreau de velours,
consume les os du corps, sans entamer la chair qui les couvre--ainsi, la
morphine tuait l'esprit, la résistante flamme, sans presque toucher
l'enveloppe organique.

Chose remarquable, il n'y avait pour Raymond aucun élément coexistant
d'un état de dégénérescence mentale héréditaire, aucune appétence
morbide, aucun entraînement maladif qui fût l'acte d'une nature déjà
affaiblie et incapable de résister aux sollicitations.

Dès l'origine, le cerveau était indemne de tare: au point de vue
médico-légal, l'hérédité n'exerçait pas son rôle habituel de facteur
étiologique, et on ne pouvait davantage noter les phénomènes du
morphinisme et de l'alcoolisme associés.

Blanche disparue, le jeune officier chercha l'oubli dans les labeurs
militaires et les petites noces avec ses camarades, Jean de Fayolle,
Léon Darcy et Arnould-Castellier; quant au major Lapouge, il fut dupe
des repentirs du morphinomane.

Mais, depuis trois semaines, en dehors des heures où le service
l'appelait au quartier, Pontaillac était invisible. On ne le rencontrait
ni à l'_Épatant_, ni au café de la Paix, ni au foyer de l'Opéra, ni au
Cirque, ni au Bois, et les lettres, les télégrammes bleus de Christine
demeuraient sans réponse.

Une vie bizarre commença.

Quelquefois, chez lui, son revolver au poing, il s'arrêtait devant une
glace, avec l'idée de se brûler la cervelle, et puis, régénéré par une
piqûre, tout embrasé du désir de Blanche, il marchait vers un petit
salon.

Il admirait un portrait en pied de Mme de Montreu, un chef-d'œuvre dont
il venait de surveiller l'exécution et de dicter les moindres détails,
d'après une photographie et la religion du souvenir--ainsi que l'on fait
pour les images des morts.

Çà et là, partout, des choses d'elle: un éventail brisé, un soulier de
bal, un corset, des gants, des bouquets; tous ces objets sans valeur, il
les avait achetés à Angèle, la femme de chambre de la marquise, et le
corset fleuri de dentelles exhalait encore le délicieux parfum de la
dame rousse.

Le regard suppliant, il tendait les mains vers le portrait, et Blanche
semblait s'animer et descendre du cadre; il la couvrait de baisers, la
dorlotait, l'emportait, la possédait toute. Et, l'hallucination finie,
soudainement, il se retrouvait près d'une glace et maniant la gâchette
d'un pistolet.

Or, un jour, comme tous les jours, Raymond évoquait sa bien-aimée. La
porte s'ouvrit, et Christine qui entrait, s'arrêta, frappée de stupeur.

--Raymond!

--Que me voulez-vous, madame? Que venez-vous faire ici? Sortez!

--Tu ne m'aimes donc plus?

--Je ne vous ai jamais aimée!

--Oh! gémit-elle, accablée de douleur.

--Celle que j'aime, que j'adore, s'écria-t-il, en désignant le portrait
de Blanche, la voici! C'est pour cacher à tous les yeux un criminel
amour que je t'ai prise! Regarde-la!... Mon Dieu, qu'elle est belle!...
Laisse-nous seuls!...

De ses doigts trembleurs, il cherchait les formes merveilleuses, dans un
espace géométrique indéfini, resserrait ses bras, et soupirait:

--Blanche! O Blanche!... O femme!... Tiens! sur tes lèvres!

Mais, tout à coup, il chancela, éveillé:

--Je suis fou, ma bonne Christine!

--Et moi, je viens te consoler; je viens te guérir--te parler d'elle.

Il y avait tant de simplicité et d'héroïsme en cette immolation de la
femme outragée que Raymond s'agenouilla devant sa maîtresse.

Elle le releva, et le baisant au front:

--Veux-tu que désormais je sois ta sœur?

--Alors, dit-il, sans entrevoir la grandeur du sacrifice, alors, plus de
jalousie?

--Non... plus de jalousie.

--Bien vrai?

--Bien vrai.

Et ils parlèrent de l'absente toute la journée, toute la nuit.

--Pourquoi ne demandes-tu pas un congé? Tu irais en Limousin; tu la
verrais... là-bas.

--J'ai peur...

--Grand enfant!

Un soir, Christine conduisit Raymond à la gare d'Orléans, et la
vaillante revint chez elle, pleine d'angoisses.

       *       *       *       *       *

Aux Tuilières, la marquise Blanche entrait dans la période ultime de
«l'état de besoin».

Le docteur Vaussanges, une barbe grise des plus honorables, essayait de
tromper sa noble cliente:

--Madame, Je vous apporte de la morphine.

--Non, docteur, c'est de l'eau!

--De la morphine et de l'eau.

--Je n'en veux pas!

Dans l'impossibilité de se procurer des doses de stupéfiant, Mme de
Montreu, qui ne recevait plus de lettres de Mme Gouilléras, s'adressa
aux domestiques. Tous refusèrent obéissance à leur dame, sur l'ordre du
marquis.

Rien à attendre de la doctoresse Geneviève Saint-Phar.

Affolée de haine, Blanche refusa au mari le conjugal amour; elle évita
les moindres tendresses, les moindres baisers.

Lui, dominant ses scrupules de gentilhomme et voulant par-dessus tout la
guérison de sa femme, avait fait fabriquer des clefs: il inspectait le
secrétaire, le chiffonnier, les armoires de madame, les coffrets, les
sachets, les boîtes à gants, les objets les plus délicats, les plus
intimes, et si la marquise le surprenait en ses perquisitions barbares,
elle lui jetait dédaigneusement:

--Ne vous gênez pas! Vérifiez mes chemises, mes bas!

Et elle frémissait d'une envie de lui cracher au visage.

Chez la marquise Blanche, le système nerveux tout entier, cérébro-spinal
et ganglionnaire, était profondément ébranlé par la disparition de la
morphine de l'organisme: la jeune femme incriminait moralement Olivier,
son farouche gardien; le système nerveux se révoltait physiquement
contre l'acte de violence qui lui dérobait l'indispensable, et chaque
nerf manifestait son trouble, dans sa sphère propre.

En vertu de lois encore ignorées, la force du désir physiologique
développait le champ intellectuel et permettait à Mme de Montreu
d'analyser toutes ses sensations. Elle avait faim de morphine; elle
avait non pas des impulsions de gourmandise, mais un véritable besoin de
nourriture: il lui manquait un élément vital.

Assise ou couchée, elle éprouvait une vive agitation des jambes, et se
voyait obligée d'exécuter avec elles des mouvements réguliers; cette
agitation s'exagérait à un tel point qu'on eût dit d'un roulement de
tambour. Les légers abcès des cuisses produits par les piqûres, se
cicatrisaient; le visage gardait toute sa fraîcheur; la peau demeurait
indemne de cette coloration pourprée habituelle aux morphinomanes
sanguins; les yeux ne subissaient aucun trouble de l'accommodation, et
seules, des douleurs de la région cardiaque, une toux nerveuse et une
soif inextinguible constituaient les principaux phénomènes d'abstinence.

--Olivier, je meurs!... Olivier, ayez pitié de moi?

M. de Montreu détournait le regard, craignant de succomber:

--Blanche, ma chère femme, encore un peu de courage... Tu vas guérir; tu
ne songeras plus à l'horrible liqueur, et nous nous aimerons...

--Jamais, monsieur, jamais!

Afin de distraire la malade, Olivier se servait de Jeanne pour lui
envoyer des cadeaux charmants.

--Mère, c'est de papa... Oh! le joli bracelet! Oh! le beau collier! Et
ces fleurs, ces verveines, ces roses...

Blanche embrassait la tête blonde et l'éloignait--sans un sourire.

M. et Mme de La Croze encourageaient leur gendre à sauver la maman de
Jeanne: on citait à Mme de Montreu les exemples de quelques
morphinomanes repentis; on lui citait le cas de Mathilde Gouilléras, qui
après avoir été très souffrante, lançait l'anathème sur la morphine,
regrettait ses magnifiques élans épistolaires, et suppliait sa cousine
de renoncer à la Pravaz.



VII


Ce jour-là, Raymond de Pontaillac, arrivé de la veille en son castel des
Ormes, monta à cheval pour se rendre aux Tuilières.

Il mit d'abord sa bête au galop, puis au trot, puis au pas, sous les
grands châtaigniers qui le couvraient de leurs ombres verdissantes: à
son désir de revoir Blanche se mêlait une crainte, comme si vraiment il
n'était pas bien sûr de rencontrer là-bas tout le bonheur qu'il allait y
chercher.

Devant la grille du château, le capitaine fut sur le point de tourner
bride, mais il avait été vu de M. de La Croze qui lui dit, en avançant:

--Té! la bonne surprise, mon gaillard!... Et depuis quand sommes-nous
aux Ormes?

--Depuis hier, monsieur Pierre. Je me suis arrêté à Limoges pour saluer
mon oncle.

--Tu pourrais dire: «Monseigneur»... Il va bien notre cher évêque?

--Pontificalement.

Un domestique mena le cheval du capitaine à l'écurie, et M. de La Croze
et Pontaillac marchèrent bras dessus bras dessous vers la maison.

--Capitaine, tu as bien fait de nous revenir. On s'ennuie mortellement
ici. Combien de mois de congé?

--Il n'y a pas de mois; il y a des jours... quinze.

--Diable, c'est peu!

Le vieux gentilhomme introduisit Raymond au grand salon, appela Mme de
La Croze et envoya Catherine prévenir la marquise.

Olivier, lui, était dans le parc, en train de surveiller l'installation
de conduites d'eau. On le héla; il accourut, et les deux amis
s'embrassèrent, tandis que Madame faisait son entrée.

En évoquant la scène du jardin d'hiver, chez le docteur Aubertot,
Raymond se disait: «A-t-elle pardonné?» Blanche, elle, frémissait à
cette idée: «Il a de la morphine; il m'en donnera!»

Tous deux parlaient maintenant d'une façon indifférente des choses
parisiennes et mondaines, des derniers bals, des derniers ragots, des
derniers scandales, et rien, dans leur voix, ni dans leurs gestes ne
trahissait leurs émotions profondes.

On reçut la visite de l'abbé Boussarie, le curé de
Saint-Martin-l'Église, un aimable et paternel vieillard aux longs
cheveux blancs, l'ancien précepteur de M. de Pontaillac. Il rappela que
Blanche, Olivier et Raymond avaient été tous trois baptisés par lui et
que tous trois avaient fait leur première communion à Saint-Martin.
Seul, le capitaine restait à marier. Y songeait-il? Allons, allons, le
neveu de Monseigneur Aymar de Pontaillac, l'héritier d'une race
illustre, prêcherait bientôt d'exemple.

Et, de sa canne à pomme d'argent, le vieux prêtre menaçait tendrement
Raymond.

Une espérance animait toujours Mme de Montreu. C'était à Pontaillac
qu'elle devait la première piqûre, et dans sa détresse horrible
d'affamée, le grand initiateur lui viendrait encore en aide. Comment
adresser la demande, et en quel endroit, et avec quelles ruses? Ici,
rien à tenter, sous l'œil du mari. Écrire au capitaine, envoyer la
lettre par un domestique? Personne, au château, n'accepterait la
commission. D'un autre côté, Blanche n'oubliait pas la déclaration
d'amour du jeune officier, et elle se sentait tenue à la plus grande
réserve. Et cependant, il lui fallait de la morphine, il lui fallait une
Pravaz--et seul, Raymond pouvait l'empêcher de mourir!

Tout de suite, l'idée naquit en M. de Montreu que sa femme aurait
recours à Pontaillac, et comme il cherchait un moyen d'affirmer son rôle
de surveillant, ce fut Raymond lui-même qui le tira d'embarras.

--Tu sais, Olivier, j'ai enfin renoncé à ma stupide passion pour la
morphine.

--Plus d'espoir; je me tuerai! gronda la marquise.

Mais elle leva les yeux et crut lire un mensonge et une promesse dans le
regard de l'homme.

--Vraiment, interrogea le marquis, tu es brouillé avec l'odieuse Pravaz?

--Brouillé, et définitivement.

Un nouveau regard démentit l'affirmation nouvelle, et cette fois Madame
eut un sourire pour le beau comédien. Est-ce que, du reste, on pouvait
oublier l'ensorceleuse? Si Pontaillac venait de trahir la vérité, c'est
qu'il comprenait les douleurs de l'abstinence et qu'il se garait de
l'époux, afin de mieux secourir la malheureuse femme!

Après le départ du curé et de Raymond, la marquise monta dans ses
appartements et redescendit à l'heure du dîner. Elle avait changé de
toilette, et en robe printanière, ses beaux cheveux roux ornés d'une
grappe de lilas, elle paraissait tranquille, presque joyeuse.

Le mari allait accuser la morphine de cette agréable métamorphose, mais
Blanche devina sa pensée, et avec un grand talent de dissimulation:

--Olivier, tu me soupçonnes de m'être fait une piqûre. Eh bien, tu as
tort. M. de Pontaillac s'est guéri; pourquoi ne guérirais-je pas?

Elle créait «l'état d'espérance» qui aide à supporter «l'état de
besoin».

        *        *        *        *        *

Le lendemain, Raymond sortit des Ormes pour une matinale promenade. Il
marchait, la joie au cœur, et grâce à de spécieux raisonnements que les
bienfaisantes solutions lui inspiraient, il arrivait à se convaincre
qu'il était urgent de procurer de la morphine à la grande dame et
excusable de faire sa maîtresse de la femme d'un ami, de son meilleur
ami.

Pontaillac longeait un chemin ombreux, et au travers des ramures, le
soleil lui baisait le visage, l'illuminait de ses ors; une brise tiède
et douce l'imprégnait des vivifiantes senteurs des bois.

Il s'arrêta devant le parc des Tuilières, près d'une brèche récente et
faite par les ouvriers employés aux conduites d'eau. La grille de la
chapelle était ouverte, et dans la femme agenouillée, l'homme reconnut
Mme de Montreu.

La marquise sortait de la chapelle, et les deux victimes de la Pravaz se
regardèrent.

--Madame, commença Raymond, le hasard m'a mené vers vous, et je bénis le
hasard... Comme vous êtes pâle et tremblante!... Vous avez pleuré...

--J'ai pleuré, parce que je souffre, parce que je meurs!

Résolument, elle dit ses douleurs, le supplice que lui imposait M. de
Montreu, en la privant de la liqueur vitale; elle dit la scène nocturne
où le gentilhomme jeta dans l'étang des Falettes les solutions et la
Pravaz. Tout le monde l'abandonnait, oui, tout le monde, même Mathilde,
son ancienne prosélyte!

--Je le savais, répliqua l'officier avec aplomb; je le savais, et je
suis venu. Hier, j'ai dû abriter sous le mensonge mon désir de vous être
utile, car, madame, mieux que personne, je connais votre mal. J'en ai
souffert, j'en ai pleuré. Il n'y a pas de tortures comparables à celles
du besoin de morphine! Des médecins prétendent que la liqueur nous tue.
Les imbéciles! Mais, la mort hideuse, terrifiante, c'est la privation!

Il tira de sa poche un nécessaire de voyage en soie bleue contenant à la
fois de la solution et une aristocratique Pravaz:

--Tenez, madame... Ne pleurez plus... Essuyez vos beaux yeux... L'enfer
va disparaître--pour vous.

--Merci, oh! merci, monsieur de Pontaillac! Vous me sauvez!

Le capitaine salua Mme de Montreu et reprit le chemin des Ormes.

        *        *        *        *        *

Sous l'énergie de la piqûre, Blanche éprouva un malaise bizarre: la
solution de Pontaillac était dosée à un degré que la jeune dame n'avait
pas encore atteint.

Il se fit un trouble effroyable dans les organes, en même temps qu'une
surexcitation du cerveau. Tout le sang reflua au cœur, et des
images--pour les yeux et pour la pensée--remplacèrent à la fois les
idées exactes et les tableaux de la réalité: ainsi, la chambre de madame
se transformait en un vaste étang, l'étang des Falettes; une barque se
balançait sur les eaux; M. de Montreu incarnait M. de Pontaillac, et
Blanche adorait l'incarnation nouvelle. Dans une lutte de la lumière et
des ténèbres, l'esprit établissait un contraste fâcheux entre les
gentilshommes, entre l'époux sévère, tel un geôlier, et l'amoureux
superbe, tel un prince charmant. Blanche exagérait la petite taille du
mari, son air efféminé, alors qu'Olivier conduisait son panier attelé de
deux landais; elle diminuait Olivier, lui enlevait de sa beauté, de sa
distinction pour en parer le grand Raymond qu'elle voyait courir à
cheval, tout resplendissant de casque et de cuirasse, en un flamboiement
d'astre.

A son réveil, l'honnête femme chassa la mauvaise idée et elle fut prise
d'une terreur comme si vraiment elle avait été responsable des velléités
de luxure suggérées par l'âme du poison.

Les jours suivants, elle se montra froide envers M. de Pontaillac,
affectant devant lui pour Olivier, une grande tendresse conjugale; mais,
certain soir, le capitaine dîna aux Tuilières avec l'abbé Boussarie, les
Gouilléras, et pendant que le mari de Mathilde, un bon et gros limousin
à la barbe rougeâtre, ennuyait l'invité de ses interrogations sur la
poudre sans fumée et la Triple Alliance, Blanche, en passant, frôla
Raymond, d'un frôlement voluptueux.

M. de Pontaillac tressaillit d'allégresse; Mme de Montreu balbutia,
avant de se réfugier près de l'ange gardien, sa fille.

Ces ardeurs inconscientes de la chaste épouse justifiaient l'un des plus
curieux phénomènes de l'intoxication morphinique et de ses résultats
absolument contraires pour les deux sexes. En effet, tandis que l'homme
subissait quelquefois un état de dépression de la vie génésique, le
système arrivait chez la femme à un haut degré de nymphomanie. La force
morale de Blanche, quoique très affaiblie par l'abus de la morphine, la
préservait encore de l'adultère, mais elle ne l'empêchait pas de se
livrer à des mouvements désordonnés et d'origine purement mécanique où
s'éteignait son regard lascif, où se calmait sa surexcitation excessive.

Mme de Montreu gémissait de ce triste état; elle ne voulait plus de
rapports avec son mari; mais elle se révoltait contre les tendances
bestiales, et se sentait profondément malheureuse.

        *        *        *        *        *

Une après-midi, le marquis Olivier, M. de La Croze et le curé Boussarie
faisaient une partie de billard, et en haut, dans sa chambre, la jeune
dame s'injectait une nouvelle solution,--un cadeau de Pontaillac.

Le soleil de juin jetait sur la glèbe une poussière d'or et de feu. On
entendait le cri-cri des faux qu'on aiguise, le roulement des chariots,
les appels à la guillade et parfois le beuglement des bœufs. Un peuple
de travailleurs, hommes et femmes, coupait ou amoncelait des herbes, les
mâles noirâtres et velus, le torse maigre, des vieilles encore plus
noires; et çà et là, un râteau à la main, quelques jolies filles en jupe
sombre et chemisette claire, s'étiraient, avec des poses amoureuses,
sous l'incendie du ciel.

Par un phénomène de double conscience et de double vue, la marquise
restait Mme de Montreu, et en elle vivait une autre femme dominant la
première et s'imaginant attendre Raymond, lui avoir donné rendez-vous
dans sa chambre même. Elle l'apercevait, là-bas, aux Ormes; il montait à
cheval; elle le suivait, sur la route poudreuse, le long des peupliers
d'Italie. Déjà, il s'arrêtait devant la grille du château. Il n'y avait
personne pour le recevoir, et la voyante distinguait nettement les
domestiques occupés à divers ouvrages: ceux-ci aidaient les faucheurs;
d'autres frottaient le parquet du grand salon; un des palefreniers
dormait en un coin de la grange; Catissou saignait des volailles.

--Monsieur de Pontaillac entre dans le vestibule, et le voici dans la
salle à manger! rêvait tout haut la morphinomane... Il ne trouve pas ces
messieurs qui jouent au billard... Pourquoi Olivier et mon père ne
l'entendent-ils pas marcher?... Pourquoi ne l'appellent-ils pas?... Je
l'entends, moi!... Je le vois!... Raymond! O Raymond!...

Cette fois, le jeune gentilhomme entrait réellement; il ouvrait la porte
du couloir; il gravissait l'escalier, et Blanche, éperdue, lui tendait
les bras. Il l'embrassa, plein d'amour, mais quand il la sentit
résister, lutter contre elle-même, contre l'autre femme, «l'étrangère»,
il s'éloigna:

--Madame, je vous aime, je vous adore! je vous désire de toute mon âme,
et pourtant je ne veux pas vous prendre comme cela!... Blanche, ô mon
adorée, je te veux libre, et tu ne l'es pas!

        *        *        *        *        *

Huit jours plus tard, Mme de Montreu, en pleine conscience, en pleine
liberté, se livra à Raymond.

Elle soupirait:

--Tu ne m'as pas odieusement conquise, sous l'action de la morphine, et
je te remercie de m'avoir attendue, après m'avoir charmée. O mon amour,
aimons-nous!



VIII


Olivier de Montreu s'était départi de sa rigoureuse surveillance, et la
marquise en abusait, donnant à ses promenades journalières de
charitables prétextes: visites aux malheureux du voisinage, aux enfants
malades, aux accouchées.

Blanche et Raymond se voyaient dans une cabane perdue en un taillis ou
bien dans un kiosque isolé que M. de La Croze fit meubler pour la saison
de la pêche. Ces deux endroits, si différents l'un de l'autre,
exaltaient leurs désirs: autant la cabane semblait rustique avec sa
litée de feuilles; autant le kiosque rappelait, par ses vastes causeuses
et ses moelleux divans, le luxe et le bon goût des châtelains.

Les amants avaient toujours une pareille et séduisante maîtresse, la
Pravaz, mais ils s'injectaient le poison mondain, sans y ajouter
d'importance, comme si lui eût grillé un royal-havane, comme si elle se
fût poudrerizée ou embaumée d'une eau de toilette astringente.

Elle le trouvait ravissant dans son complet bleu marin, sous un chapeau
de voyage; il la jugeait adorable en robe de toile écrue et souliers
jaunes, gantée de Suède et coiffée d'une paille éblouissante de fleurs
des champs.

Ils étaient jeunes; ils étaient beaux; ils s'aimaient--et c'est tout
dire.

Vers deux heures, Mme de Montreu descendit de sa chambre; Jeanne la
suivit:

--Petite mère, emmène-moi.

--Non, mignonne.

--Je serai bien sage?

--Écoute. Je vais visiter les pauvres de monsieur le curé, tu sais,
cette grande femme, La Gire et ce grand vieux, Le Guillout... Tu aurais
peur... Allons, laisse-moi!

Mais, la petite s'accrochait aux jupes maternelles:

--Ah! mémère, tu n'es plus si gentille qu'autrefois!

--Je suis pressée. Va-t'en!

Blanche hâtait le pas. Un cri de Jeanne la rappela soudain, et elle
entoura de ses bras la douce enfant qui venait de se heurter contre un
arbre du parc et versait des larmes, le visage tout ensanglanté.

--O ma chérie!

Infidèle maîtresse et sainte maman, Blanche oublia le rendez-vous.

Une lettre de Raymond, apportée aux Tuilières par une servante des
Ormes, sollicita une réparation amoureuse, et le lendemain, les amants
se rencontrèrent dans la cabane.

--Te voilà! Te voilà enfin! s'écria l'officier, allumé d'un désir.

--Mon ami, j'ai à vous parler de choses graves.

Mais, il ne l'écoutait pas, et ses baisers ardents étouffaient la voix
de sa maîtresse.

--Raymond...

--Tes lèvres?... Je veux tes lèvres!

--Je vous en supplie?

--Je te veux toute... là, un baiser sur tes yeux, sur ta bouche,
toujours, toujours, toujours!...

--Raymond... Raymond... Raymond...

Après la bataille d'amour, Blanche s'en revint vite, coupant à travers
les prairies et les landes. Une angoisse l'agitait, la bouleversait, et
des métayers l'entendirent gémir: «Ma fille est morte!»

Elle la savait guérie, et rien ne chassait l'idée de «l'autre», en cette
double personne.

--Oui, oui, elle est morte!

Sous le péristyle du château, Jeanne jouait à la balle, et il fallut une
vision nette et précise pour dissiper les chimères de l'esprit
incertain.

--Ma Jeanne, ô mon trésor, je ne te quitterai plus!

C'est en vain que Pontaillac attendit sa maîtresse dans le kiosque et
dans la cabane; en vain, il adressa des lettres, en vain, il rôda près
de la chapelle, jamais il n'eut l'orgueil de trembler au froufrou des
jupes légères et adorées.

Il obtint une prolongation de congé; il lui restait deux semaines
d'espoir--de plaisir ou de douleur--et il accepta une dernière fois à
dîner au château.

--Qu'êtes-vous devenue? demanda-t-il à Blanche.

Elle leva les yeux, et dit:

--Une honnête femme.

La parole hautaine et glaciale indiquait une rupture définitive, et
Raymond partit pour Paris où la Stradowska le pleurait en la villa Saïd.

       *       *       *       *       *

Toujours énervée par la morphine dont elle devait une abondante
provision à son ancien amant, Blanche de Montreu voulut retourner au
mari. Un scrupule l'arrêta. Il lui semblait misérable de se jeter entre
les bras d'Olivier, toute chaude encore de ses équipées galantes, et
elle jura de vivre quelques jours de repentir et de purification. A la
fin du mois, elle éprouva un étrange malaise, d'irrésistibles dégoûts et
d'irrésistibles envies; puis survinrent de matinales nausées.

--Alors, Blanche, dit, un jour, Mathilde Gouilléras, je vais broder une
belle layette?

--Tu crois?... Oh!...

--Eh bien, où est le mal? Tu n'as qu'une petite, et j'ai trois bébés.

--Tais-toi!... Tais-toi!...

--Ce sera un garçon, marquise; je lis ça dans tes jolis yeux!

Une horrible pensée traversa le cerveau de Blanche. Si elle était
enceinte, elle ne l'était que d'un mois, et depuis six semaines, le
marquis demeurait exclu du lit conjugal. L'œuvre appartenait donc à
Pontaillac!

Brave devant le danger, Mme de Montreu affirma en riant:--Chère cousine,
tu t'amuses! Il n'y a pas d'héritier en perspective; j'en suis sûre;
j'en ai la preuve. Voyons, Mathilde, cesse tes plaisanteries un peu...
bourgeoises.

Point de rosée sanglante et mensuelle! Et voici l'effroyable vérité!

Enceinte, oui, Mme de Montreu était enceinte, et d'un autre homme que de
son mari! La patricienne, l'épouse vénérée d'un loyal gentilhomme, la
maman de Jeanne, portait dans ses entrailles le fruit de l'adultère, le
crime vivant de la trahison! Quelle tristesse! Quelle honte!

Malgré l'intoxication progressive de la morphine, Blanche mesurait toute
l'étendue de son malheur. Comment se tirer de là? Parbleu, il y avait un
moyen bien naturel: faire risette au mari, l'autoriser à entrer en
grâces et lui ouvrir les draps légitimes. Allons, Madame la marquise, un
peu de courage!

--Mon exil est-il fini? demanda Olivier, en pénétrant, un soir, dans la
chambre nuptiale.

--Oui, répondit tendrement Madame.

Leurs lèvres s'unirent, et un rayon de lune qui traversait les vitres de
la fenêtre, les givra tous deux d'une éblouissante pâleur.

O Blanche! O noble victime d'un poison délicieux! Encore quelques
minutes, quelques secondes, et bénie soit la nature, le sacrifice va
s'accomplir! Ton mari ignorera toujours l'adultère, et, femme, tu vivras
en paix, attendant l'heure de la délivrance!

Et, brusquement, la marquise s'échappa des bras du gentilhomme. Révoltée
contre l'ignoble mensonge que sa faute lui imposait, elle cria, tout en
pleurs:

--Jamais! non, jamais!

--Tu me hais donc bien? gémit Olivier. Que t'ai-je fait? Pourquoi
m'accables-tu de tes dégoûts?

Elle dit, à travers ses sanglots:

--Vous êtes le meilleur des hommes!

Il s'emporta:

--Assez, madame! Je suis votre mari, et j'ai des droits!

--Plus tard, Olivier... plus tard... Regardez... je n'ai plus de
force... Vous me tueriez!

        *        *        *        *        *

Douze nuits de suite, la femme adultère opposa les mêmes résistances:
elle voulait, elle ne voulait pas, abîmée et vaincue dans le souvenir du
péché.



IX


Jamais femme ne fut plus malheureuse que Mme de Montreu, en présence du
terrible dilemme, car jamais plus noble femme ne comprit si clairement
la situation.

Ou bien, elle devait encore berner l'époux, l'attirer, souffrir une vie
de mensonges, enfanter hypocritement l'œuvre frauduleuse, souiller la
maison d'honneur de l'être maudit de ses entrailles--ou bien, elle
devait se tuer.

Des idées criminelles grondaient dans le cerveau, rayonnaient au souffle
exaspéré de la morphine qui décuple l'entendement, et l'empoisonnée du
corps et de l'esprit traversait des alternatives d'allégresse et de
désespoir.

Blanche aurait voulu se confier à une amie, à une sœur; elle jugeait sa
cousine, Mme Gouilléras, trop bavarde et sa mère, Mme de La Croze, trop
pieuse.

Et l'œuvre grandissait! Et le ventre allait bientôt s'épanouir, à la
gloire de la création!

L'ex-maîtresse de Pontaillac avait beau cacher son linge intime à l'œil
des servantes, regimber devant la lessive générale; elle avait beau se
donner des allures légères, son secret l'endolorissait toute. Elle se
croyait devinée, et les regards du mari, toujours si doux, la
pénétraient, comme autant de glaives.

Un matin, devant la glace de sa chambre, elle exhala un cri de terreur:

--J'ai le masque!

Vite, elle saisit un flacon de morphine, le porta à ses lèvres,
embrassant des yeux les choses familières et aimées, les portraits
d'Olivier et de Jeanne, les photographies des La Croze et de Mathilde.

Puis, elle regarda, par la fenêtre ouverte, l'étang des Falettes,
illuminé de soleil et couvert de nénuphars. Elle hésitait entre le
poison et l'eau toute fleurie; mais là-bas, sur la route, elle vit
paraître le curé de Saint-Martin-l'Église. Il marchait, le tricorne sous
le bras, et la grande dame, éveillée aux croyances religieuses,
descendit et rencontra le vieil homme.

--Votre humble serviteur, madame la marquise? fit l'abbé Boussarie, en
saluant. Allez-vous un peu mieux?

Très pâle, très agitée, la jeune femme cherchait ses phrases et gardait
le silence.

--Mais, continua le curé, je suis sur la route qui dépend du château, et
cela gêne peut-être que j'y lise mon bréviaire?

--Non, monsieur le curé! Nous sommes heureux, toujours heureux de vous
voir... Écoutez-moi... Je désire vous parler... secrètement.

Elle tremblait; il ne s'en aperçut pas, et demanda, plein de sa belle
naïveté de campagnard:

--C'est une confession?

--Oui, mon père.

--Je puis vous entendre au château, si vous êtes trop souffrante pour
venir à l'église.

--Je voudrais vous parler ici, mon père.

--Bien... Bien...

Vraiment, il ne l'encourageait pas avec sa grosse soutane, son énorme
visage, son gros nez de priseur, ses doigts velus, ses pauvres yeux
bordés de rouge et sa voix chevrotante. Était-il à la hauteur de la
mission qu'un aveu terrible allait lui imposer? N'invoquerait-il pas les
seules lois de Dieu et de l'Église? Aurait-il le sacerdoce flexible? Mme
de Montreu en doutait, effrayée à l'idée que tous les jours, elle
verrait le confesseur de son adultère.

--Ma fille, dites votre acte de contrition.

--Mais, monsieur le curé, il s'agit d'une aumône...

--Ah!...

--Veuillez m'accompagner au château, et je vous remettrai l'offrande
d'un vœu...

--A la sainte Vierge?

--Non. A sainte Madeleine.

       *       *       *       *       *

La dame résolut de tout dire à sa mère, et l'épouvante des afflictions
qu'elle causerait la paralysa.

--Blanche, interrogeait Mme de La Croze, Blanche, tu as du chagrin?

Elle hochait la tête, surprise de dérober encore le secret aux regards
maternels. Comment la mère ne voyait-elle pas le masque de la grossesse?
A la moindre allusion, Blanche se fût agenouillée, et Mme de La Croze
s'égarait en de douces et inutiles paroles.

--Tu t'ennuies aux Tuilières?

--Mais non!

--Un désir de toilette qu'Olivier te marchande?

--Pas du tout. Olivier est très généreux, tu le sais bien.

--Il faut te distraire, ma fille. Si nous allions passer quelques jours
à Limoges?

--Volontiers.

Madame avait réfléchi que là-bas elle pourrait solliciter les conseils
d'un homme digne de l'entendre et peut-être assez humain pour la
protéger en son infortune: elle songeait à l'oncle de Raymond, à Sa
Grandeur Aymard de Pontaillac.

       *       *       *       *       *

Deux jours plus tard, une voiture s'arrêta à la porte de l'évêché de
Limoges: Blanche descendit, laissant Mme de La Croze dans le coupé.

--Ne t'inquiète pas, maman. Il s'agit d'une bonne œuvre, et la
discrétion est l'honneur des âmes charitables.

Monseigneur Aymard de Pontaillac travaillait avec son grand vicaire,
lorsqu'on lui annonça la visite de Mme de Montreu.

Elle n'était pas une inconnue au palais épiscopal, la jeune châtelaine
des Tuilières: lors de ses tournées évangéliques, le prélat avait
accepté des invitations de la famille de La Croze et reçu de belles
aumônes. Il n'hésita point à interrompre la dictée d'un mandement et à
congédier le subordonné.

Blanche entra dans le cabinet de travail, moins en pénitente qu'en
mondaine, et au milieu du décor austère, devant le vieillard à la tête
grise, devant la soutane violette, elle se jeta à genoux:

--Monseigneur... Monseigneur, ayez pitié de moi! Je viens m'accuser
d'une faute... d'un crime!

Elle pleurait, le front entre ses mains et bégayait des prières.

L'évêque dit:

--Parlez, parlez sans crainte. La miséricorde de Dieu est infinie!

--Monseigneur... mon père, j'ai péché... j'ai péché...

Crevée de sanglots, haletante, elle invoquait la Vierge, les saints;
mais avec les encouragements du grand meneur d'âmes, elle parut
retrouver un peu d'espoir en Dieu:

--Quand j'enfantais ma petite Jeanne, une allégresse emplissait mon
être, me faisant oublier toutes les douleurs; et aujourd'hui, l'œuvre
sacrilège est pour moi un sujet de malédictions. Si j'étais seule en
cause, j'attendrais, je me cacherais et m'en irais, aussitôt après la
délivrance, expier au fond d'un cloître les horribles amours. Mais,
Monseigneur, vous ne l'ignorez pas, j'ai un mari qui a droit à mon
respect!... Voyez, je suis lasse de mentir, lasse de sourire, lasse de
vivre!... J'ai cherché à ramener mon époux vers la chambre conjugale,
d'où je le tenais éloigné bien avant l'adultère, et, lui présent, mes
forces épuisées ont trahi mon courage... Le bâtard que je porte dans mes
flancs, je ne l'aimerai jamais, entendez-vous, Monseigneur, jamais! Il
me fait déjà souffrir plus que je n'ai souffert à la naissance de ma
Jeanne chérie! Il me brûle, il me déchire, il a en lui du venin!... Il
souillerait notre maison!... Qu'ordonnez-vous, mon père? Dois-je
emporter le secret dans le tombeau?... Ah! je suis prête à mourir, à
écraser la preuve vivante et déjà si douloureuse du forfait!... Quel que
soit le châtiment que vous m'infligiez, quelles que soient les ténèbres
où vous jetiez ma pauvre raison, j'obéirai!... Monseigneur, mon père,
m'est-il permis de détruire le germe de la honte? Puis-je provoquer un
accident, au péril de ma vie? Je vous le jure: sous le germe abhorré,
sous le fardeau du malheur, je succombe!

Monseigneur s'enfonçait en de graves réflexions, et la conscience du
prêtre luttait contre les idées de l'homme. Cette loi nouvelle du
divorce, que réprouve l'Église, donnait une solution logique. Oui, mais
il y avait une autre enfant. Du reste, à quoi bon s'attarder? Les dogmes
ne se discutent pas! Et, d'un autre côté, inviter l'épouse au
rapprochement sexuel avec le mari, n'était-ce pas endeuillir d'un
mensonge nouveau la trahison commise?

--Relevez-vous, madame. Il faut implorer la miséricorde divine, user de
ménagements, et, peu à peu, dire toute la vérité à votre mari.

Debout, effrayée, elle demanda:

--Tout dire?

--Oui.

--Même le nom de mon amant?

--Ce nom est inutile. L'aveu du crime suffit.

--J'aime mieux cela, et je pardonne au coupable, à l'un des vôtres, à
monsieur de Pontaillac.

--Mon neveu... Raymond...

--Oui, mon père.

Une vive agitation s'empara de l'évêque, et Monseigneur se mit à
marcher, très ennuyé, très irrité, très humilié.

--Madame, conclut-il, les amitiés s'effacent devant le devoir. Je le
répète: Il faut déclarer l'adultère à votre mari, et si les soupçons de
celui que vous avez outragé, se portent sur un autre, vous nommerez mon
neveu lui-même.

--Ce serait une lâcheté, monseigneur!

--Non, madame. Vous n'avez pas le droit de laisser punir ou se battre un
innocent!

--Mais je ferai en sorte d'être seule châtiée.

--Ne l'oubliez pas: vos angoisses sont les miennes, et si Dieu nous juge
indignes de sa clémence, il me frappera non seulement dans l'amitié de
mon neveu, de mon unique parent, mais encore dans ma personne, car
j'abandonnerai, s'il le faut, une charge sacrée.

--Monseigneur...

--Adressez-vous à Dieu, madame.

Les yeux mouillés de grosses larmes, il fit un signe de croix, et,
imposant ses vieilles mains tremblantes sur la femme inclinée:

--Que la paix soit avec vous!



X


De retour en son hôtel de la rue Boissy-d'Anglas, Raymond de Pontaillac
passa ses derniers jours de congé dans l'isolement et la souffrance;
puis il revit Christine, et la maîtresse dévouée se contenta de
murmurer, en lui ouvrant ses bras: «Je t'attendais...»

Cette exquise créature ne cherchait point à pénétrer les secrets
amoureux; elle n'interrogeait pas le voyageur sur les mystères du
château des Ormes et du manoir de Montreu: l'absent revenait, froid,
brisé, lugubre, et la diva l'entourait de soins, mettant autour de lui
un peu de sa jeunesse, de sa chaleur et de sa lumière.

Mais que peuvent faire les sourires et les joies d'une amie contre les
désordres de la passion?

Le jeune officier tolérait Christine et il aimait Blanche; il l'aimait
de toute une fureur de malade.

D'abord, il voila d'un crêpe le portrait de la marquise; il fit
disparaître de la chambre d'amour les reliques de l'adorée, et bientôt,
il s'agenouilla devant ces mêmes objets d'une idole lointaine et
toujours présente. Au sortir des évocations passionnelles, entre les
labeurs militaires et malgré ces labeurs, Raymond doublait, triplait,
quadruplait la dose de morphine: il avait commencé avec la moyenne de
vingt-cinq, trente, quarante, soixante centigrammes, et déjà il
s'injectait un gramme et demi, et quelquefois deux grammes par jour.

Un matin d'août, Pontaillac recevait à déjeuner chez la Stradowska ses
amis Jean de Fayolle, Edgard Lapouge, Léon Darcy et Arnould-Castellier.

On était au dessert. Le domestique s'approcha de Raymond, l'informant
que son ordonnance le demandait à l'antichambre.

--Qu'y a-t-il, Clément? interrogea l'officier, de mauvaise humeur. Je
t'ai défendu de me relancer ici.

--Mon capitaine, c'est une dame... Elle paraissait très émue; elle m'a
commandé de vous prévenir, en ajoutant que vous vous fâcheriez si je
n'obéissais pas.

--A-t-elle donné son nom, laissé une carte?

--Non, mon capitaine; mais c'est une dame du grand monde; ça se voit
tout de suite.

Bien qu'il eût entendu dire aux Tuilières que le retour des châtelains
aurait lieu seulement en novembre, Raymond frissonnait à l'idée de
Blanche, et il vint prendre congé de sa maîtresse et des invités.

--Tu ne m'embrasses pas? implora Christine.

Et, tremblante, sous le baiser:

--Un duel, peut-être?

--Mais non!

--Si c'est un duel, nous sommes là! grondèrent les camarades.

--Il ne s'agit pas de duel, messieurs... ou du moins... pas encore.

--Ah! ah! cria Darcy... Et quel est le citoyen?

--Guillaume II, ou Bismarck, ou Crispi, mon cher!

--J'en serai?

--Nous verrons.

Il éclata de rire et disparut.

Mme de Montreu attendait dans un salon de l'hôtel, et comme Pontaillac
soupirait amoureusement: «Quel orgueil! quel bonheur!» elle recula d'un
pas.

--Monsieur, vous vous méprenez sur le but de ma visite. Ce n'est plus
une maîtresse affolée, c'est une épouse indigne, une mère pleine de
honte et de remords, qui est devant vous; c'est la plus malheureuse des
femmes!

Elle défaillait; il la soutint.

--Madame, je devine la cause de votre désespoir. On vous prive de notre
liqueur; on vous laisse mourir; mais encore une fois je vous sauverai!

--Monsieur...

--O Blanche, puisque la privation dont tu es obsédée t'a inspiré le
courage de venir à moi, sois bénie! Pour toi, pour tes yeux, pour tes
lèvres, je marche à tous les sacrifices, à toutes les vaillances... à
toutes les forfaitures!... Pour toi, je volerais; pour toi, je
tuerais!... Fais de moi ce que tu voudras?

Ils s'assirent, et Mme de Montreu déclara en un gémissement d'opprobre
et de terreur:

--Raymond, je suis enceinte!

L'officier ne vit pas d'abord la portée de cette révélation, mais dès
que Blanche lui eut affirmé qu'il était le père de l'enfant et qu'aucun
doute ne pouvait subsister sur l'origine de l'être en germe, il donna
libre cours à ses rêves, à sa joie délirante:

--Nous l'aimerons, nous l'adorerons notre cher bébé!

--Taisez-vous, monsieur; vos paroles me font du mal...

Alors, elle dit son existence horrible, depuis le jour où elle s'aperçut
de sa grossesse; elle dit la visite à l'évêque de Limoges, et le
conseil--l'ordre religieux--de tout avouer au mari, même s'il le fallait
le nom de l'amant.

--Eh bien, soit! répondit hautement Pontaillac, nommez-moi, mais à la
condition que vous serez ma femme, si je tue Olivier.

--Je n'aurai pas tant de lâcheté, monsieur, et seule, j'affronterai la
colère de mon mari.

--Je ne veux pas! Je vous le défends!

Il s'emportait, menaçait de veiller lui-même au salut de sa chère
maîtresse, et Blanche pleurait, inquiète de la bravoure du gentilhomme.

Plus calme, Raymond exhorta Mme de Montreu à partir avec lui; il allait
envoyer sa démission d'officier... On s'adorerait en quelque thébaïde
lointaine, dans l'espérance du fruit des amours.

--Et Jeanne, et ma petite Jeanne, y songez-vous?

--Je l'aimerai aussi!

--Mais lui... Olivier...

--Eh! que nous importe! S'il te fait peur, je l'insulte... Il y a un
duel à mort et, si les armes me sont favorables, ô ma chérie! Nous nous
marions en Autriche, en Égypte, en Italie, devant le Pape, où tu
voudras... Je suis assez riche pour que ma femme n'aie rien à envier à
une reine.

--Croyez-vous donc que j'épouserais jamais le meurtrier du père de
Jeanne?

Sur ces mots, la marquise se dirigea vers la porte.

Il courut à elle.

--Blanche?

--Adieu!

Un fiacre mena la pauvre grande dame chez Mlle Geneviève de Saint-Phar,
place de la Madeleine.

C'était l'heure de la consultation, et Geneviève recevait son habituelle
clientèle de femmes en un cabinet artistique et sévère.

Allures de bourgeoise. Pas de col masculin, pas de monocle, rien
d'audacieusement viril. De la robe noire montante émergeait la tête
brune et distinguée avec son front pâle et ses grands yeux brillants
d'intelligence.

Parvenue à la fortune et à la célébrité, Mlle Saint-Phar demeurait douce
et simple, et ses anciens maîtres, les professeurs Aubertot et Pascal,
s'enorgueillissaient de leur élève. Mais que de courage! que de travail,
avant d'obtenir le diplôme! Que d'efforts pour vaincre les préjugés!

Orpheline à huit ans, elle avait été élevée au Sacré-Cœur de Limoges, où
sa tante, une des religieuses, la destinait à prendre le voile et à la
seconder dans l'enseignement: Geneviève grandissait pour d'autres
ambitions.

Jeune fille, elle devint, pendant les vacances, le professeur de ses
camarades riches; elle commença à étudier la médecine à l'École de la
ville, et après deux ans, se fit inscrire à la Faculté de Paris. Lors
d'un concours de l'internat, il y eut des discussions entre les
professeurs et des articles de journaux pour savoir si l'on admettrait
une jeune femme à concourir, au même titre que les jeunes hommes. Un
vacarme d'ironie se déchaîna contre l'étudiante. «Raccommodez les bas!
Faites le pot-au-feu!» vociféraient quelques journalistes; d'autres
soutenaient Geneviève, et malgré l'appui de MM. Pascal et Aubertot, Mlle
Saint-Phar se trouva écartée de la bataille.

Dès l'année suivante, les mêmes polémiques fulminèrent. «Comment,
disait-on, à la Faculté, ne voyez-vous pas la contradiction de vos
actes? Vous autorisez les femmes à s'inscrire, à suivre les cours, à
passer des examens, et vous leur barrez les portes du triomphe!» A quoi,
les professeurs répondaient: «Nous craignons des promiscuités fâcheuses
dans les hôpitaux, entre étudiants et étudiantes.»--«Allons donc!
tonnaient les avocats de la dame, celles qui travaillent savent se faire
respecter!»

La Faculté admit Mlle Saint-Phar, et lauréat du concours, elle obtint
rapidement le grade de docteur.

Elle s'installa rue de Miromesnil. Autrefois comme aujourd'hui, elle ne
soignait que les dames, mais l'envie la guettait, et un jour, sur les
boulevards, des camelots distribuèrent de petits papiers: «MADEMOISELLE
SAINT-PHAR: MALADIES SECRÈTES DES DEUX SEXES.»

On l'outrageait, on la salissait; elle demeura hautaine, courageuse, et
devant la renommée grandissante, les aboyeurs se turent, et une riche
clientèle célébra la doctoresse.

L'amant? Y avait-il un amant? Peut-être. Geneviève était jeune; elle
était femme; mais, si elle brûlait du désir de toutes les jeunes
personnes, elle évitait le scandale, et en France, le péché non
scandaleux n'est plus un péché.

Mlle Saint-Phar reçut cordialement Mme de Montreu.

--Bonjour, ma belle marquise. C'est une halte agréable dans ma
consultation, n'est-ce pas? Tu viens voir l'amie et non la doctoresse?

--Les deux, ma bonne Geneviève.

--Tant pis!

Et indiquant un fauteuil à sa visiteuse, la doctoresse affirma:

--La coupable, c'est la morphine!

--Non...

--Si.

--Eh bien! oui, énervée par la liqueur, j'ai perdu le sens moral...
j'ai... et je suis enceinte, et...

--Mes compliments! interrompit Geneviève. Monsieur de Montreu doit être
enchanté.

--Il l'ignore.

--Tu vas t'empresser de lui dire l'heureuse nouvelle?

--Geneviève tu ne m'écoutes pas... Je suis enceinte d'un autre homme que
de mon mari!

--Aïe!... Toi?

--Moi. Je viens réclamer de ton amitié un grand service... Il faut que
tu me sauves! Il faut que tu me délivres!

--Je t'assisterai volontiers le jour de tes couches; mais nous avons le
temps d'y penser.

--Je veux... tout de suite!

--Es-tu folle? A combien de semaines remonte ta grossesse?

--A deux mois.

--Et tu veux?

--Et je te supplie de m'aider à anéantir la preuve de mon adultère?

--Sais-tu, Blanche, quel crime tu me proposes là?

--Crime ou non, j'exige la délivrance.

Mlle Saint-Phar déclara d'une voix indignée:

--Je refuse.

--Même... pour vingt mille francs?

--Vous m'insultez chez moi, madame!

Mais, la voyant si pâle et si accablée, Geneviève la baisa au front, et
Blanche reprit:

--L'être qui déshonore mon corps serait une source d'angoisses, et je ne
lui donnerai pas le jour. Si, de par les lois, c'est un crime de le
détruire, c'est, de par ma conscience, une haute justice.

--Tu as perdu la tête!

--Geneviève, au nom de notre amitié?

--Non! non!

--Geneviève?

--Non!

--Vous voulez donc que je meure

--Madame, vous vivrez... Blanche, tu vivras, et tu aimeras ton enfant!

Toutes les prières, toutes les menaces de la marquise furent
impuissantes à déterminer Geneviève aux manœuvres abortives, et Mme de
Montreu descendit.

--Où allons-nous, madame? interrogea le cocher, très surpris de voir que
sa cliente oubliait le renseignement d'usage.

Elle balbutia une adresse quelconque.

--C'est à Montmartre?

--C'est à Montmartre.

Place d'Anvers, la marquise abandonna sa voiture, et marchant au hasard,
elle arriva rue des Trois-Frères où elle aperçut une plaque de tôle
peinturlurée, avec ces mots: «_Madame Xavier, sage-femme_»--et
au-dessous le gros chou traditionnel, fleuri d'un nouveau-né.

Elle allait entrer; elle hésita et se perdit dans les ombres du soir qui
commençait.

Des idées de mort l'envahirent. Elle courait, s'arrêtait brusquement,
et, rue de Maubeuge, des gens lui crièrent: «Attention! Vous êtes donc
aveugle ou imbécile! Voici trois ou quatre voitures qui vous frôlent au
passage!» Elle remerciait d'un triste sourire et continuait sa
promenade, en étouffant des plaintes.

Le lendemain matin, une jeune servante en tarlatane à carreaux noirs et
violets, tablier blanc et bonnet de linge, gravit l'escalier de la
sage-femme.

A l'entresol, elle demanda humblement:

--Madame Xavier, s'il vous plaît?

--C'est moi, mademoiselle, répondit une grosse gaillarde à l'œil
rigolard et à la lèvre supérieure un peu moustachue. Qu'y a-t-il pour
votre service?

--Je désirerais... vous parler.

--Très bien, ma fille, très bien!... Donnez-vous donc la peine...

Toutes deux se dirigèrent vers un petit salon tapissé d'andrinople et
meublé d'acajou, et un sourire de la matrone vint engager la jeune
personne aux confidences.

--Enceinte de deux mois! Fichtre, vous vous y prenez de bonne heure!...
Vous avez raison, et si toutes les autres vous imitaient, on aurait à
déplorer beaucoup moins d'accidents!

La visiteuse exposa les motifs de sa précipitation. Elle servait comme
femme de chambre dans une honnête famille bourgeoise, et tout le monde
ignorait son état intéressant, tout le monde, excepté le maître.

--Alors, c'est le bourgeois qui vous a fait ce petit cadeau?

--Oui, madame.

--Le cochon!... Et il vous lâche?

--Non, madame... Il me donne de l'argent.

--Très bien! très bien! Je vous recevrai ici, et puisque vous avez de la
galette, nous trouverons une bonne nourrice pour le gosse.

--C'est que, madame...

--Quoi?

--Si ma maîtresse, la femme de monsieur, venait à s'apercevoir...

--Très bien! très bien! Je vais vous louer une chambre: nous vivrons
ensemble; nous irons au théâtre; je vous ferai les cartes... Voulez-vous
la chambre bleue... trois cents francs par mois?

--Madame... je... je... désire... cacher ma faute.

--Parfaitement. Dans quelques mois, vous vous bouclerez ici...

--J'avais pensé... J'espérais...

--Accouche donc, mâtine!

Et la devinant presque toute, Mme Xavier lui glissa à l'oreille:

--Très bien! très bien!... Ayez pas peur... mais, faut casquer ferme!

De ses doigts elle menait un jeu bizarre, comme si elle eût pénétré le
ventre de la malheureuse, pour anéantir l'œuvre de la nature.

--Avec le pouce et l'index... Pfff... ut!... Passez muscade! Ni vu, ni
touché, je t'embrouille!... Pffffff...ut!

--Qu'exigez-vous, madame?

--Votre patron est riche?

--Oui.

--Trois mille francs?

--Je vous en donnerai cinq, dix, mais..., le secret, n'est-ce pas?

--Vous parlez rudement bien pour une femme de chambre?

--J'ai été en pension.

--Chez les sœurs?

--Oui... chez les sœurs.

--Votre nom, mademoiselle?

--Antoinette Mathieu.

--Ta! ta! ta! N'empêche que vous avez aux oreilles des dormeuses de
vingt mille francs.

--Oh! non! c'est du strass.

Mme Xavier toucha l'épaule de son interlocutrice.

--Petite masque, on ne me le met pas, à moi! Si je vous délivre avant
terme, je risque la cour d'assises, et je veux savoir avec qui
j'opère... Faites-vous connaître--ou bien, fichez-moi la paix!

--Je suis la marquise de Montreu.

Obséquieusement, la matrone suivit jusqu'à la porte sa noble visiteuse:

--Vingt mille francs?

--Oui, madame, vingt mille... Demain?

--Demain... votre servante, madame la marquise.

--Chut!...



XI


--Mettez-vous là, madame la marquise; étendez-vous sur ce divan, et ne
bougez pas.

--Tuez-moi, si vous voulez!

Pâle comme une morte, Blanche abandonna son être aux doigts profanateurs
de la Xavier; mais elle fut prise d'un dégoût, et se leva:

--Gardez l'argent!

--Vous avez peur! Vous manquez d'estomac! dit la sage-femme qui venait
de toucher cinq billets de mille et devait en recevoir quinze, l'œuvre
accomplie.

--Non... Non... je n'ai pas peur!

--Soyez calme, alors.

--Oui... oui, madame.

--Ça me connaît, madame la marquise... J'ai débarrassé plus de deux
cents femmes, et je n'ai assassiné personne... que les marmots.

--Vous êtes un monstre!

--Merci.

--Ah! ne me regardez pas!... Ne me parlez pas!... Vous me faites
horreur!

Et, livrée sans défense au terrible examen, la marquise de Montreu
gémissait toujours: «Tuez-moi! Mais tuez-moi donc!» Et ses pauvres yeux
papillonnaient, s'égaraient, allant des manches retroussées de la
bouchère humaine à la fenêtre close, et des rideaux jaunâtres à la table
du sacrifice où l'on voyait de longues aiguilles étincelantes, des
charpies et des éponges, des flacons de phénol et de chloroforme, tout
l'appareil moderne et barbare d'une criminelle obstétrique.

--Ne bougez plus!

       *       *       *       *       *

Mme de Montreu descendit de voiture dans la cour de son hôtel, et toute
livide, elle dut s'appuyer au bras d'une femme de chambre pour se rendre
à ses appartements.

--Vous informerez monsieur que je ne dînerai pas.

--Bien, madame.

Le marquis trouva sa femme en prières.

--Vous êtes souffrante, Blanche?

--Non, mon ami.

--Pourquoi refusez-vous de paraître au dîner?

--Je jeûne.

--Les médecins vous interdisent ces mortifications dangereuses.

--Les médecins ne sont pas les directeurs de mon âme.

--Vous m'inquiétez, Blanche?

--Olivier, je désire être seule.

Avec les doses de morphine qu'elle tenait de Raymond et qu'elle cachait
en des boîtes à poudre, en des épingles creuses et en des bobines de
soie, Blanche put narguer toutes les crises de son être déchiré. Ses
journées, elle les passait sur une chaise-longue, au milieu des fleurs;
elle lisait des romans, jouait de l'éventail, mais l'éventail et le
livre tombaient des mains inertes, et le sommeil épandait les voiles de
la béatitude; ses nuits, elle les vivait toujours seule, heureuse que
l'isolement empêchât le mari de trahir le mystère des manœuvres.

Dès qu'elle eut retrouvé un peu de sang et d'énergie, elle exhorta
Olivier à un grand voyage. Elle voulait fuir Pontaillac, le père du
mort; elle voulait fuir Mme Xavier, la tueuse; elle voulait fuir Mlle
Saint-Phar, sa confidente; elle voulait fuir les visages amis ou
ennemis, le témoin et les devinateurs possibles de son crime.

--Où irons-nous, Blanche?

--Loin... bien loin!

Catissou, la vieille servante, accompagna la petite Jeanne au château
des Tuilières, et les Montreu se mirent en route pour la Suède et la
Norvège.

A Stockholm, à Christiania, à Drontheim, le long des glaciers et des
fjords, le marquis se réjouissait des belles couleurs de sa dame; mais
Blanche gardait une forte provision de morphine, et elle se piqua
hypocritement, sous le soleil de Minuit, comme Raymond se piquait, en
toute liberté, sous le soleil parisien.

Éloignés l'un de l'autre, les deux morphinomanes marchèrent vers la
ruine cérébrale et physique, avec les différences de sexe et de vigueur,
dans l'action parallèle de leur anéantissement.

Le capitaine, dont le corps était plein d'abcès très douloureux, avait
des défaillances de mémoire. Un nuage lui enveloppait le cerveau, et
quelquefois il voyait des ronds et des triangles lumineux et flambants à
la place des êtres et des choses. Il lui arriva d'ignorer le nom de son
cercle, de sa rue, de ses amis, de ses domestiques et d'appeler sa
maîtresse: «Louise, Thérèse ou Andrée», et non plus «Christine». Au
quartier, il donnait des ordres étranges, punissait durement les hommes,
ou les complimentait sans raison.

Soldat, artiste, lettré, il s'intéressait aux découvertes de la science
militaire et aux manifestations de la littérature et des arts; mais un
paysage lui révélait une bataille, les stratégies prenaient à ses yeux
les formes de tableaux, et la carte d'état-major s'idéalisait en des
poses de dames voluptueuses. Il admirait l'école des symbolistes, la
musique et la couleur des mots traduisant l'_a_ en noir, l'_e_ en blanc,
l'_i_ en bleu, l'_o_ en rouge et l'_u_ en jaune; il savait que le noir,
c'est l'orgue; le blanc, la harpe; le bleu, le violon; le rouge, la
trompette; le jaune, la flûte;--et loin de se contenter du langage
établi, il cherchait une orchestration générale de la harpe qui est la
sérénité, de l'orgue qui est le doute, du violon qui est la prière, de
la flûte qui est le sourire, de la trompette--l'instrument divin--qui
est la gloire.

Et toutes ces musiques l'emplissaient d'une harmonie bizarre et funeste.
Il chantait un article de journal, habillant les consonnes de couleurs
nouvelles et leur imposant des tons pleins ou moyens. Il créait ça, et
il en était ravi: «la lettre _H_ est violette; c'est un dièze; le _M_
est gris; c'est un bémol.» Ainsi, pour les mouvements: la tête en
arrière incarnait un _O_; le bras droit plié un _K_, et suivaient des
calculs, des chiffres: le _W_ un _8"_; le _L_, un _3'_, etc.

Mais bientôt il dédaignait ces exercices dignes d'un pensionnaire de
Bicêtre. Afin d'oublier Mme de Montreu et la confidence de
maternité--pour lui si incertaine--il voltigea de Christine à d'autres
étoiles, eut une récolte de dames variées, et l'affaiblissement de son
état sexuel le désespéra jusqu'à l'heure où de nouveaux horizons le
grisèrent.

Pontaillac cherchait «l'euphorie» du début: il augmentait les doses de
liqueur--et par la ligature des membres--par le massage--par l'injection
pratiquée dans la veine médiane, il se refit une virginité morphinique.

--Ma bonne amie, disait-il à sa maîtresse... Je vois tout en _rose_! Je
vois des merveilles!

Fixant une fleur placée sur la cheminée, il voyait cette fleur se
changer en un petit bouquet; ce bouquet se développait, atteignait des
proportions colossales; ensuite, apparaissaient des jardins immenses. Et
la sensation ne se bornait pas à un seul objet, et, en d'autres points,
le même phénomène se présentait avec les mêmes caractères. Un papillon
artificiel piqué en haut d'une glace, lui parut animé de mouvements
réels; ce papillon non seulement passait par des couleurs diverses, mais
tournoyait sans cesse d'un meuble à l'autre, avant de regagner son point
de départ où l'homme désabusé le considérait enfin tel qu'il était en
réalité, c'est-à-dire fait de papier et d'une armature de fer.

Aux illusions vinrent se joindre de véritables hallucinations de la vue:
des personnages imaginaires entouraient le lit de Pontaillac, et l'un
d'eux, qu'il reconnaissait, s'approcha de lui à plusieurs reprises. Il
s'avança vers Raymond lentement, lui prit les mains et s'éloigna, dans
une onde lumineuse. Pour obtenir les mêmes apparitions, les mêmes
attitudes, il suffisait au morphinomane de _désirer fortement_ et, en
terme de science occulte, d'_évoquer_.

Raymond était violent, jaloux; il devint apathique. Une torpeur
invincible le terrassait, dès qu'il n'était plus sous le charme immédiat
de la Pravaz;--et, à son lever, il bégayait: «J'ai la tête en plomb et
les bras en caoutchouc.»

Volontairement consigné dans son hôtel et ne s'échappant que pour se
rendre au quartier de l'École-Militaire, il fermait sa porte à tout le
monde. Quand par hasard ou plutôt par surprise, Jean de Fayolle, Léon
Darcy et Arnould-Castellier franchissaient le seuil de l'appartement,
ils restaient ébahis de la quantité de flacons disposés autour d'une
balance: le capitaine aimait peser sa morphine, et faire lui-même ses
solutions.

Désireux de guérir ou peut-être d'éprouver de nouvelles ivresses, il
compliqua le morphinisme du cocaïnisme; mais il abusait toujours et
surtout de la morphine, et l'affection hybride ouvrit un champ illimité
aux troubles psycho-sensoriels et aux hallucinations terrifiantes.

Certain soir, le major Lapouge et les autres amis emmenèrent dîner le
malade au Cercle militaire.

Sur la demande de l'invité, et malgré la grimace de M.
Arnould-Castellier qui aimait les petits coins, on s'assit à une des
grandes tables. Raymond se trouva placé entre Jean de Fayolle et le
major: en face d'eux, Léon Darcy et le directeur de la _Revue militaire_
occupaient la droite et la gauche d'un capitaine d'infanterie de marine
en tenue et portant la croix de la Légion d'honneur. Les douze convives
avaient des habits bourgeois, à l'exception du capitaine décoré et d'un
jeune lieutenant de spahis.

--Regarde, dit Pontaillac à l'oreille de Fayolle, en désignant un jeune
homme aux moustaches blondes, regarde: ce malheureux n'a qu'un bras.

--C'est un sous-lieutenant du IIIe qui a été abîmé au Tonkin.

--Le pauvre bougre!

Et Raymond fit un salut doux et triste au blessé.

Par les portes grandes ouvertes sur le salon central, on distinguait
dans les autres pièces deux ou trois cents dîneurs installés à de
petites tables.

Des soldats en habit noir et cravate blanche menaient le service; un
monsieur à barbe grise, le gérant, les commandait, et sous l'incendie
bleuâtre des lumières électriques, Pontaillac admirait, vantait toutes
choses:

--Voilà un séjour d'honneur! On ne joue pas, on ne vole pas: cela repose
des tripots!

Lui, officier millionnaire, il ne fréquentait jamais le cercle; il ne
dînait jamais à trois francs, et il était seulement apparu dans les
vastes salons, une nuit de gala. Mais, loin de blâmer, comme
quelques-uns de ses collègues, la réunion des officiers de réserve et de
la territoriale aux gradés de l'armée active, il la jugeait excellente
et toute fraternelle, avec l'idée de venir s'y retremper.

Le capitaine d'infanterie de marine se leva de table et aida un autre
jeune homme à se mettre sur ses béquilles; Raymond tressaillit. Encore
un blessé, encore un mutilé: l'autre avait un bras amputé, et celui-ci
une jambe de bois!

--La guerre est infâme! déclara-t-il tout haut.

On le regarda; il continuait:

--Oui, la guerre est infâme; et pourtant, je me ferais volontiers casser
la gueule!

Il s'emballait contre l'Allemagne et les malheurs de l'Alsace-Lorraine.
Jean de Fayolle l'accompagna à la bibliothèque; puis ils visitèrent les
chambres du cercle, et Pontaillac, émerveillé, dit à la dame chargée de
la location:

--Je descendrai ici un jour.

Raymond s'arrêta et se fit une piqûre.

Ensuite, les officiers ayant exploré la magnifique salle d'armes,
rejoignirent leurs amis au café du premier étage.

Pontaillac parlait, riait, faisait des mots.

Les uns et les autres s'égayèrent de voir le malade en si belle humeur,
mais le comte demanda du champagne.

--Non... pas ce soir? intervint doucement le major Lapouge.

--J'ai soif!... Nous allons sabler quelques bouteilles!

Il but effroyablement, obligea Darcy, Castellier et Fayolle à lui tenir
tête, et comme Lapouge l'exhortait à la sobriété, il lui répondit:

--J'ai vu à Cologne et à Berlin les officiers allemands siffler notre
champagne, et je voudrais qu'il n'en restât plus une goutte!...

Debout, il cria: «Du champagne! du champagne!»--et il invita à boire
tous ses collègues de l'active et un groupe d'officiers du 129e régiment
territorial d'infanterie.

Sous les fumées du vin, et dans l'ivresse du poison, le
morphino-cocaïnomane examinait des armes pendues aux murailles et
surtout une gigantesque panoplie faite de sabres et de divisions de
fusils. Ce rond de métal l'intéressa, en lui rappelant certaines
théories; mais déjà le cerveau de l'homme s'endeuillait de brouillards,
et l'intelligence n'était plus que la caricature d'elle-même.

A ses phrases incohérentes, à ses gestes bizarres, personne ne riait. Il
se laissa conduire en un petit salon désert, attenant à la grande salle,
et s'effondra sur un canapé.

--Tâchez de dormir, mon ami, lui dit Lapouge. Nous reviendrons vous
prendre.

Et le major sortit, après avoir tourné la clef des globes électriques.

Pontaillac ne dormait pas, et tout d'un coup, au milieu du silence et de
l'obscurité, il eut une horrible vision.

--Où suis-je?... J'entends les clairons de la défaite!... Mon cheval,
mon sabre!... Ah! nom de Dieu! me voilà prisonnier!...

Toutes ses paroles se voilaient, affaiblies; il croyait hurler; il
balbutiait moins fort qu'un enfant prêt à s'éteindre. Machinalement, il
trouva et remonta le système de la lumière, et sous la nappe
éblouissante, il vit son ombre qui, projetée en pleine muraille, se
tenait immobile et noire.

Le revolver au poing, il marcha vers elle, et l'ombre grandit
démesurément, au fur et à mesure qu'il avançait. Étrange délire! Il
jugeait normale la reproduction de son image, mais il estimait
surnaturel et dangereux que la silhouette changeât de forme et répétât
ses gestes. Et puisque--à l'encontre de l'homme de Gœthe--il n'avait pas
vendu son ombre au diable, il voulait châtier l'invisible amuseur. Il
menaçait--l'ombre menaça; il ajustait--l'ombre ajusta, et le pauvre
capitaine se mit à crier: «Tiens, misérable!» en déchargeant trois fois
son revolver.

Mais avant que les amis et les officiers du 129e territorial eussent le
temps d'accourir, il se suggestionnait une véritable idée de fou:

--L'ombre, c'est moi-même, et pour la voir disparaître, c'est sur moi
qu'il faut tirer!

Dix bras le saisirent au moment où il portait l'arme contre sa poitrine;
et quelques minutes plus tard Lapouge, Darcy, Fayolle et
Arnould-Castellier le ramenèrent en voiture rue Boissy-d'Anglas.

On prévint Christine, qui, toute éplorée, trouva le docteur Aubertot et
le major au chevet de Raymond.

Il avait la face vultueuse, des vertiges, de l'hébétude, les pupilles
excessivement rétrécies et de fortes pulsations dans les carotides, un
pouls à 92, une respiration à 24. Aubertot lui fit une injection de un
milligramme et demi d'atropine et renouvela cette dose deux fois à de
courts intervalles. Les pupilles commençaient à se dilater, mais il y
eut une augmentation d'hébétude et de somnolence; la parole était lente,
difficile, hésitante, le visage excessivement rouge, et les yeux
brillaient d'un vif éclat.

Les docteurs placèrent sur la tête du malade une vessie remplie de
glace, une sangsue à l'apophyse mastoïde et une sur la muqueuse nasale,
mais sans résultat notable. Il fallait à tout prix rompre la somnolence.
On plongea Raymond dans un bain avec des affusions froides, et on lui
imposa de se promener, en le faisant soutenir par ses amis Darcy et
Fayolle.

Alors, les respirations étant tombées à 4 par minute, Aubertot pratiqua,
suivant la méthode de Levinstein, la faradisation du phrénique. Le
malade ne semblait percevoir ni les appels, ni les excitations, et ses
camarades le remirent dans son lit, où il demeura en un profond sommeil.
Au bout d'une demi-heure, la respiration descendit à 3 par minute, et
Aubertot pratiqua de nouveau la faradisation. Sous l'effet de
l'électricité, Raymond s'éveilla en souriant, avec un visage plus pâle,
des pupilles plus dilatées, et il se rendormit aussitôt. Des
vomissements arrivèrent, dès le second et rapide éveil, et après un
délire gai, l'homme reprit son entière connaissance.

Pendant quinze jours, le capitaine conserva de la faiblesse, des
vertiges, de la paresse intellectuelle et de la difficulté pour marcher;
ensuite, il se livra de nouveau et plus furieusement que jamais à sa
terrible et hybride passion.

--Laisse-moi, laisse-moi, ma belle, ordonnait-il à la Stradowska, je ne
suis plus un homme, je ne suis plus un officier, je ne suis qu'un
esclave!



XII


Certes, il avait fallu beaucoup d'énergie à Mme de Montreu pour courir
les risques d'un long voyage, alors que, brisée par la matrone de la rue
des Trois-Frères, elle dissimulait ses affreuses douleurs sous une
hypocrite gaieté de rédemption.

Grâce à un arsenal de mensonges, Olivier était toujours la dupe de
madame.

--Je vais me remettre, et nous nous aimerons!

--Je t'adore!

--Sois sage.

Naturellement, c'est la morphine que le gentilhomme accusait d'avoir
produit cette grande froideur, la morphine sacrilège, la morphine,
éteignoir des amours. Il ignorait, comme la plupart des gens, que le
poison a des effets contraires sur le système de l'homme et de la femme,
et que chez le beau sexe--dans l'état d'abstinence--les voluptés
augmentent au lieu de s'amoindrir.

Si la voyageuse ne connut pas les affres de la privation en Suède et
Norvège, elle se vit, en Danemark, dans l'impossibilité de renouveler sa
nourriture, et hâta le retour à Paris.

Le désir la harcelait au point de lui faire oublier son crime
d'avortement.

Et dès le jour de son arrivée--le 15 octobre--Mme de Montreu sortit de
l'hôtel et se présenta à une pharmacie du boulevard Malesherbes. Le
pharmacien ne voulut pas délivrer de la solution sans ordonnance, et ses
collègues des rues voisines et des boulevards refusèrent également,
malgré les offres et les colères de la riche cliente.

Plusieurs heures, la marquise erra, incertaine.

Au dîner, le marquis lui dit:

--Ce pauvre de Pontaillac a failli se tuer.

--Un accident? demanda-t-elle, très pâle.

--Non, une tentative de suicide.

Il conta les phénomènes de l'ombre au Cercle militaire.

Blanche l'écoutait d'une oreille distraite; il pensait la terrifier;
elle se mit à rire.

--Vous croyez me faire peur avec vos histoires de morphine?

--Ma foi, c'est un exemple!

--Je suis guérie.

Cinq jours de suite, la jeune femme essaya d'attendrir ou de corrompre
les pharmaciens. Elle rôdait à travers la ville, pleine d'angoisses,
indifférente aux nouvelles de sa petite Jeanne. Elle dut s'aliter, et,
un matin, le marquis vint à son chevet:

--Blanche, dit-il, votre amie Geneviève désire vous voir.

Épouvantée par le souvenir des pratiques abortives, Mme de Montreu se
dressa:

--Je ne la recevrai pas! Je ne recevrai personne!

Les yeux hagards, elle tenait une feuille de papier blanc dans sa main
et la portait alternativement sous la couverture et hors du lit. Elle
avait des troubles de la parole, et n'ayant rien mangé depuis
quarante-huit heures, exhalait une odeur douceâtre; elle délirait,
parlait d'elle-même à la troisième personne, s'imaginait être morte et
assister à son enterrement.

--Oh! le caveau est froid!... Il est noir!...

Geneviève s'avança, et les deux amies restèrent seules.

Entre des intervalles de démence et de raison, la marquise bégayait
comme une femme ivre, et balbutiait:

--Tu sais, la fai... fai... fai... seuse d'anges, madame Xa... xa...
xa... Xavier, à Montmartre, la pr... pr... pr... providence des épouses
cou... cou... cou... coupables m'a dé... dé... délivrée...

--Malheureuse, tais-toi!

La doctoresse lui fit comprendre qu'elle garderait le secret, et Mme de
Montreu réclama violemment de la morphine. Son cœur, gémissait-elle,
était perforé; elle se plaignait d'avoir les cuisses gelées, le sexe
brûlant; elle sentait une eau glaciale remplacer les draps ou une flamme
incendier ses lèvres et toujours son trésor intime; elle voyait des
images menaçantes, et un vampire, une chauve-souris dont l'envergure des
ailes noires mesurait plus de deux mètres, se posait sur elle et lui
suçait tout le sang.

--Par pitié, Geneviève, de la morphine! de la morphine! de la morphine!

Dans l'après-midi, Mlle Saint-Phar lui injecta une dose de quarante-cinq
centigrammes, et Blanche consentit à prendre du bouillon et un verre de
porto. Les spasmes musculaires s'aggravèrent, dégénérant en convulsions
cloniques du tronc et des extrémités.

Alors, Geneviève envoya chercher les docteurs Aubertot et Pascal, se
réservant de leur demander le secret professionnel, s'ils découvraient
l'avortement et les troubles nés de la frauduleuse obstétrique.

On attendait les deux professeurs. Ils arrivèrent à la nuit, au moment
où la malade, pâle et jaunâtre, s'agitait et en proie au _delirium
tremens_ morphinique. Elle se levait toute droite, sur son lit,
retombait, criait, essayait de se dégager des mains de ses gardiennes,
blasphémait, et tout pour elle, même une grappe de raisin, même une
orange, même l'air, avait l'odeur du musc.

--Blanche, soupirait Olivier, songe à notre enfant, à notre belle
Jeanne?

Devant les docteurs, elle trembla, ne répondant pas aux questions et
hurlant: «Je ne veux pas être examinée! Laissez-moi; je vais prier
Dieu!» Elle parla de chats qui la griffaient, de son estomac divisé en
mille morceaux, de serpents et de vautours qui lui mangeaient la tête et
les entrailles; elle se figurait être assise dans le jardin des
Tuileries; elle suivait le vol des moineaux; ensuite, des Lapons
l'embrassaient; elle devenait Italienne, puis chanteuse à la Scala, puis
reine d'Angleterre et impératrice des Indes.

La tête penchée sur sa poitrine, la face cyanosée, une écume à ses
lèvres, elle éprouvait la même sensation que si elle avait eu une corde
enroulée autour du corps, à la hauteur de l'ombilic; elle suppliait
qu'on enlevât la garde-robe du lit, et observant le docteur Aubertot,
elle se tournait un peu vers Geneviève: «Quel est cet homme? Il est si
grand que son front monte jusqu'aux étoiles!... Eh! bonjour, chère
princesse, je me réjouis de votre auguste visite...»

Vers minuit, elle se souleva, regarda autour d'elle, étendit les mains
pour se défendre, et cria d'une voix anxieuse: «Que voulez-vous?...
Voici le revenant!»

Sur l'ordre des professeurs qui avaient éloigné M. de Montreu, Catissou,
la vieille servante et les femmes de chambre transportèrent leur dame à
la salle de bains.

Calmée par les affusions froides et vingt-cinq centigrammes de morphine,
elle dormit trois heures. Au matin, elle eut des vomissements et
d'abondantes selles diarrhéiques; une nouvelle dose de vingt-cinq
centigrammes, des sinapismes, des injections d'éther sulfurique, des
compresses glacées sur la tête, lui rendirent le libre arbitre, et le
septième jour, elle mangea de bon appétit.

--«Il faut veiller!»

Telle était la seule ordonnance de Geneviève et des maîtres.

Le marquis Olivier montait la garde. Blanche l'embrassait, jurait encore
d'être soumise, cherchait à étouffer les remords de l'adultère, honteuse
de ses flancs doublement criminels.

Il la veillait, assis en un fauteuil, mais une nuit de novembre, le
sommeil le terrassa, et quand ses yeux affolés contemplèrent le lit
désert, le peignoir et même les mules roses de l'absente, il exhala des
cris déchirants: «Ma femme! ma femme! ma femme!»

M. de Montreu longeait les couloirs, les chambres, et il implorait:
«Blanche, es-tu là? Blanche, réponds-moi?» Il descendait, remontait, et
il disait toujours, et toujours avec plus d'inquiétude et de douleur:
«Ma femme! ma femme! ma femme!»

Au bruit de ses sanglots, toute la domesticité parut: maîtres et
serviteurs allaient et venaient, les gens portant des flambeaux, et le
spectacle des angoisses de Monsieur était si cruel que les plus mauvais
des larbins n'osaient pas en rire.

--Cherchons!... Ah! elle est morte!... Ma femme! ma femme! ma femme!

Boulevard Malesherbes, la marquise de Montreu, en chemise, les pieds
nus, courait sous le vent glacial, et blanc fantôme, rasait les
trottoirs. Elle s'arrêta devant une pharmacie et tira à la briser la
sonnette de nuit:

--Levez-vous! Levez-vous! Je meurs!

Ses beaux cheveux roux dénoués sur les épaules frissonnantes, ses petits
pieds meurtris, tout son être agité, convulsé, la batiste fine à la
dérive, superbe d'impudeur, elle murmurait, à genoux, les bras au ciel:

--Mon Dieu, ayez pitié de moi!

Deux gardiens de la paix, qui sortaient des ombres, se précipitèrent
brutalement vers elle et l'empoignèrent.

L'un dit:

--Oh! la belle p...!

Et l'autre:

--Foutre, oui!

Et tous deux, comme la foule se massait:

--Au poste, cochonne!

Les agents arrêtèrent un fiacre pour y placer Mme de Montreu, évanouie,
et tout un monde de voyous et de filles galopa, en beuglant, derrière la
voiture.

On barrait l'entrée du poste de la rue d'Astorg; on insultait la
mourante.

--C'est un pari!

--Elle a gagné!

--D'où vient-elle?

--D'une maison de prostitution.

--Mais non, la dame a été surprise chez son amant; elle se sauvait.

--Moi, je la connais. C'est Tulipa, une pensionnaire de la maison
Clarisse, savez, la nouvelle maison... là-bas...

--Très chic!

--Très fin de siècle!

--Je vous affirme que c'est une horizontale, une débutante; elle
n'arrivait pas; demain, elle sera célèbre et cotée à vingt louis.

--Que voulez-vous, le commerce de ces dames va si mal, depuis la
fermeture de l'Exposition.

--Ohé, Tulipa! ohé!

Déjà un homme avait couvert la marquise de son manteau, et la pauvre
femme effondrée sur un banc, regardait autour d'elle.

--Qui êtes-vous? demanda le brigadier Il n'y eut pas de réponse.

--Elle est folle! observa le chef.

Quelqu'un frappait à la porte.

--Voici, dit un mouchard en bourgeois, voici le mari de madame.

--Son mari! son mari! grondèrent les voix du dehors.

--Il a une bonne tête!

--Une tête de cocu!

Olivier de Montreu se nomma; puis entrèrent le commissaire de police et
un médecin,--et la vieille Catherine ayant apporté des vêtements, madame
fut reconduite à l'hôtel, avec pour escorte l'ignoble tumulte des
badauds.

        *        *        *        *        *

Un état de calme apparent succéda chez Blanche à la crise terrible
qu'elle venait de traverser; mais ses rages morphiniques s'exaspéraient.

Les docteurs Pascal et Aubertot durent inviter le gentilhomme à enfermer
sa femme dans une maison de santé où la surveillance offrirait de
sérieuses garanties. Ils regrettaient toutefois qu'il n'existât pas chez
nous des établissements spéciaux, comme on en voit à Londres et en
Amérique (_the morphinès accustamed_) et en Allemagne (_Heilanstaltflur
morphiumsuchtige_).

Outre la discipline, ces établissements ont le double avantage de ne pas
permettre que l'on confonde, à leur sortie, les malades avec les
aliénés, et de rendre moins arbitraire la violation de la liberté
individuelle.

Aujourd'hui, il n'est plus permis de traiter la morphinomanie de
quantité négligeable. Il y a en France cinquante mille victimes, et ce
nombre est infiniment supérieur en Angleterre, en Allemagne et dans les
Amériques. Tout d'abord cantonnée parmi les gens de la
profession--médecins, pharmaciens, étudiants, garçons de laboratoire et
infirmiers--la maladie se répand à travers les diverses classes, depuis
les mondaines jusqu'aux filles galantes, depuis les magistrats, les
avocats et les artistes jusqu'aux religieux, aux prêtres, aux
industriels, aux ouvriers et aux simples cultivateurs.

C'est le sommeil et l'ivresse des brutes succédant à toutes les
hallucinations des fous du moyen âge! On ne veut plus travailler, ni
souffrir, ni enfanter, ni vivre; on veut rêver; on veut s'engourdir,
tomber et dormir à la manière des pourceaux--et «Madame Pravaz» est la
Circé de notre Décadence.

Sans doute, la contagion n'est pas la même dans tous les milieux, et
d'après les statistiques des docteurs Irka, à Washington; Levinstein, à
Berlin, et G. Pichon, à Paris, on ne trouve que douze négociants contre
soixante-quinze médecins et pharmaciens, trois rentiers contre
trente-deux médecins et deux employés contre treize femmes du
demi-monde.

Le docteur Pichon, qui s'adresse particulièrement à la clientèle
bourgeoise, signale un seul officier de l'armée de terre et un seul
marin dans les soixante-six cas observés chez les hommes; le docteur
Levinstein note dix-huit gradés de l'armée allemande, sur
quatre-vingt-deux types. Notre armée cependant n'est pas indemne, et les
rapports des médecins militaires constatent une aggravation profonde du
mal-Wood.

C'est donc un devoir de jeter le cri d'alarme et de réclamer
énergiquement des «maisons pour les morphinomanes».

Aux conseils et aux ordres des médecins, M. de Montreu répondit:

--Je garde ma femme.

Et il appela Mme de La Croze auprès de Blanche. Mère et gendre
veillaient sur l'infortunée, accablés l'un et l'autre du pitoyable
désordre de leur chère malade; ils s'imposaient le courage d'interdire
le poison, et Blanche les suivait, râlante et menaçante:

--Mère, j'ai besoin... Je souffre!... Tu n'as pas de cœur!

--Olivier, de la morphine, de la morphine, ou je te tue!

Geneviève Saint-Phar les aidait vaillamment, et dans l'espérance que la
petite Jeanne serait d'un grand secours, on la fit venir des Tuilières,
et on présenta son jeune front aux maternels baisers; mais l'empoisonnée
repoussait sa créature, et rien--ni les tableaux des horribles dangers
évoqués par la doctoresse, ni les larmes de la mère, ni les sourires du
mari, ni les mignardises plaintives de Jeanne--rien ne faisait descendre
une aurore en ce cerveau de damnée vivante.

Brisée, anéantie, Mme de Montreu fuyait la lumière du jour, et elle
voulait tantôt l'obscurité profonde et tantôt des bougies et des lampes.
Elle se rappelait sa grossesse, mais elle oubliait le tragique moyen
qu'elle employa pour la détruire; elle se croyait toujours enceinte, et
la suppression du rouge flot mensuel (une des résultantes de l'abus
morphinique) la fortifiait dans cette hallucination. Ensuite, elle
ignora ses adultères avec M. de Pontaillac et attribua la paternité
illusoire à son mari--une paternité de six mois--bien que le mari,
depuis huit mois, n'eût point sacrifié à l'amour conjugal.

Ce soir-là, elle dit à Mme de La Croze:

--Je désire faire mes couches aux Tuilières.

La doctoresse intervint:

--Blanche, tu rêves; tu n'es pas enceinte!

Et plus bas, toute fraternelle:

--Silence, malheureuse!

--Pourquoi donc?

--Silence!

Mme de Montreu continua devant son mari:

--Est-elle drôle, Geneviève! Elle ne veut pas que j'aie un bébé...
Vilaine jalouse!... Olivier, je sens le petit être qui s'agite en moi...
Ce sera un garçon... Je le nourrirai... Comment le nommerons-nous?

Mlle Saint-Phar entraînait le marquis, en lui jurant que madame était la
victime d'une obsession, et le gentilhomme répliqua:

--Parbleu! je le sais bien!



XIII


Raymond de Pontaillac, en congé de convalescence, vivait, tel un
prisonnier, dans son hôtel de la rue Boissy-d'Anglas, et seule,
Christine se hasardait à troubler le délire du morphinomane.

Pauvre Christine! Elle subissait toutes les folies de l'homme, sans
entrevoir une lueur; elle avait résilié son engagement à l'Opéra; elle
refusait les hommages du monde, et sa verte jeunesse s'étiolait, ainsi
qu'une fleur privée d'eau et de soleil.

Jamais un dégoût, jamais un murmure.

Et lui, autrefois si charmant, il la menait comme un bourgeois ne mène
pas sa bonne, quand la femme vieillie en est réduite aux uniques
ouvrages de la domesticité; il l'outrageait du souvenir immortel de ses
amours avec Mme de Montreu et il établissait des contrastes et des
parallèles insulteurs pour la grande artiste, pour la dévouée.

--Allons, Christine, que signifient ces manières?... Vous vous croyez
toujours à l'Opéra, sur la scène... Vous manquez de goût... Votre
toilette est ridicule!... Ah! si vous aviez vu Mme de Montreu au bal de
l'ambassade anglaise!... Quelle élégance! Quelle distinction!...

Il s'habillait en clown, se couronnait de roses, forçait la diva à
revêtir une robe de clownesse, essayait des galanteries, et désolé de
son impuissance, terrifiait la jeune et vaillante artiste:

--Qui diable t'a enseigné l'amour? Mais, ma chère, tu glacerais un
taureau!... Va chercher une horizontale, Roselmont ou Luce Molday!... En
route, ou je te fends la tête avec mon sabre!

La Stradowska jurait de ne plus aller chez le possédé de la morphine, et
elle y retournait, et Loris Rajileff s'étonnait de la voir descendre si
bas, elle si hautaine.

A l'hôtel de la villa Saïd, elle pleurait en gémissant:

--Il me fait souffrir; et je l'aime, et je l'adore!... Je veux le
sauver!

Un vendredi, en plein jour, les fenêtres closes, il exigea que Christine
se mît toute nue devant lui tout nu.

--Je suis Adam, criait-il, et toi, tu es Eve! Commençons le monde, un
monde nouveau!

Mégalomane, il s'imaginait créer une espèce: au lieu de bras, les hommes
avaient des ailes, et les femmes, des cornes à la place des yeux; puis
les sexes divers se confondaient, et d'un millier d'êtres jaillissait un
seul type avec une poitrine de vierge, une queue de serpent, des pattes
de chien et un œil servant de bouche, d'oreilles humaines, de langue et
de mains;--et, le monstre disparu, naquirent des variétés infinies de
bêtes épouvantables, toutes les horreurs de l'Apocalypse, tous les rêves
obscènes d'un vieillard érotique.

Des paradis artificiels, de ces idéales auberges où, selon le mot de
Baudelaire, «on verse les mortels enivrements», Raymond dégringolait
dans l'enfer des luxures; mais si la Pravaz--à deux et trois grammes par
jour--ne lui rendit pas ses forces épuisées, elle l'illumina d'une
cérébralité étrange, presque géniale.

Il retrouvait la conscience du _moi_, la conscience absolue; il sentait
sa raison grandir et sa mémoire se développer; il établissait de
curieuses stratégies, abordait de difficiles problèmes sur les cartes
d'état-major; il écrivait des livres de batailles, annotant, composant
et déchirant son œuvre, tour à tour plein d'éclairs et de ténèbres.

L'idée de Mme de Montreu le dominait encore; mais il était arrêté par
l'aventure nocturne de Blanche, la course folle chez le pharmacien que
les journaux annoncèrent sous les initiales de la marquise--des
initiales transparentes comme des cartes. Vraiment, il n'osait plus
reparaître à l'hôtel du boulevard Malesherbes; il craignait les
légitimes reproches d'Olivier. Ne demeurait-il pas, aux yeux du mari et
de la femme, aux yeux mêmes du docteur Aubertot, l'apologiste de la
morphine, l'incitateur de la piqûre initiale? Olivier ne serait-il pas
en droit de lui dire: «Tu as apporté le désordre et le malheur dans
notre maison!» D'un autre côté, Pontaillac s'alarmait de ne rien savoir
sur l'état de grossesse de son ancienne amante. Est-ce que Blanche avait
menti, en se disant mère? Pourquoi l'aurait-elle trompé?

Une des servantes de l'officier questionna très habilement Angèle, la
femme de chambre de la marquise, et celle-ci répondit: «Madame s'imagine
être enceinte; elle ne l'est pas; elle ne l'a jamais été depuis la
naissance de mademoiselle Jeanne».

Tout d'abord, indigné de la comédie, il eut un blasphème; ensuite,
attribuant le mensonge au délire morphinique, il s'écria: «Tant mieux!
c'est une honte de moins!» L'amour et le respect dont il entourait
Blanche éloignèrent un soupçon criminel, et il pleura sur les angoisses
de sa bien-aimée.

De temps à autre, Pontaillac envoyait son domestique prendre une grosse
provision de morphine chez un pharmacien de la rue Boissy-d'Anglas.

Or, un jour, Clément rentra les mains vides.

--Mon capitaine, dit-il, le pharmacien ne veut plus donner de morphine
sans ordonnance.

Pontaillac répondit:

--Le pharmacien est un imbécile! Va ailleurs!... Non. J'y vais, moi.

Le capitaine s'habilla, sortit, et bientôt exaspéré des refus de
nombreux pharmaciens et droguistes, il demanda des explications au
directeur d'une officine du boulevard Haussmann.

--Monsieur, lui répondit l'interpellé, aux termes de la loi du 19
juillet 1845, et d'après l'ordonnance royale du 29 octobre 1846, les
pharmaciens sont tenus de transcrire les prescriptions médicales sur un
registre et sans aucun blanc et de ne les rendre que revêtues de leur
cachet et après avoir indiqué le jour auquel les substances ont été
remises;--les pharmaciens, monsieur, ne doivent délivrer «les substances
vénéneuses, qu'en vertu d'une prescription spéciale et particulière du
médecin indiquant les quantités et la dose à fournir». Il leur est
interdit d'apporter la moindre modification dans l'exécution de
l'ordonnance et de renouveler une ordonnance de morphine.

Raymond sourit d'un sourire de millionnaire spirituel:

--Je vous ai écouté avec un grand intérêt, monsieur, mais il y a des
accommodements, je l'espère. Je suis le comte de Pontaillac, capitaine
au 15e cuirassiers, et vous me trouverez disposé à payer un prix de
nabab.

--Inutile, monsieur, répondit le pharmacien. Vous m'offensez, en
insistant!

--Que risquez-vous?

--L'amende, la prison peut-être, l'interdiction d'exploiter mon diplôme.
Un pharmacien a été condamné, l'année dernière, et quand même je ne
risquerais rien, je ne veux pas déshonorer ma profession, à l'avantage
de ma caisse et au détriment de votre santé et de votre raison.

--Phraseur, va!

Alors, le capitaine prit la liste des médecins, et il enleva des
ordonnances que les pharmaciens exécutèrent naturellement, les uns à
l'insu des autres. Que pouvaient les docteurs contre ce client de
passage? Au premier et au dernier, il affirmait ne recevoir d'ordonnance
que d'un seul, et de celui-là même auquel il s'adressait, à l'heure
présente. Des docteurs s'imaginaient traiter le morphinomane, selon la
méthode progressive décroissante d'Erlenmeyer; quelques-uns refusaient;
mais, il y a trois mille médecins à Paris, et Pontaillac possédait douze
chevaux!

Si, grâce aux pièces de monnaie distribuées aux valets de chambre, il ne
languissait pas dans les salons d'attente, les questions pareilles,
l'ennui de gravir les escaliers, l'obligation des mensonges, tout cela
l'énervait,--et il cherchait le pharmacien à tout faire.

        *        *        *        *        *

Quelle ne fut pas sa surprise, une nuit, à l'Américain, de voir, en
Thérèse de Roselmont et en Luce Molday, deux prosélytes ardentes! Il ne
les avait pas rencontrées depuis la scène du café de la Paix; elles lui
parurent assez laides, les visages plâtrés, vermillonnés, les yeux
louches, et il aurait passé outre, sans les aveux immédiats des
horizontales.

--Tu sais, dit Luce, je me repique.

--Et moi aussi, je me _pravazine_, murmura Thérèse. Et il y en a bien
d'autres!

--Vous allez me conter ça.

Ils s'assirent à une table isolée, très loin des groupes jaseurs et du
marché des amours.

On servit un souper--des huîtres, un perdreau froid, des écrevisses, un
rocher de glace, des fruits,--mais Raymond et les dames grignotèrent
seulement des mandarines et des oranges, en buvant du thé.

Les horizontales demandèrent des nouvelles de leurs anciens amoureux,
Darcy et Fayolle, dont elles gardaient un bon souvenir.

--Je n'ai pas de nouvelles; je suis en congé; je ne vais plus au
quartier; je vis comme un ours.

--Et ta belle marquise? interrogea Roselmont.

--Et la Stradowska? fit Molday.

--Plus... rien!

--Tu es à nous, cette nuit?

--Peut-être.

--Nous t'emmenons! Nous serons bien gentilles!

--Gentilles?... Mais... le pourrez-vous?... La morphine me vide, moi.

Thérèse affirma voluptueusement:

--Et elle nous excite!

--Toujours?

--Non, pas toujours, déclara Luce. Écoute: A la suite d'un malaise
général, j'ai consulté le grand Aubertot. J'en ai eu pour un louis et
cent sous au larbin. Le docteur me dit: «Supprimez la morphine!» C'était
très simple. Donc, je me privais une semaine, et je recommençais. Mon
amant, un gros monsieur de la Bourse--ne te désole pas, chéri; il est en
voyage--mon amant souffrait d'un rhumatisme articulaire: je le piquais;
il se pique et il ne souffre plus. Thérèse avait des migraines atroces;
elle s'injecte quatre-vingts centigrammes par jour, et les migraines ont
filé aussi vite que le rhumatisme de monsieur. Est-ce vrai, Thérèse?

--C'est vrai.

--Félix, notre coiffeur, absorbe un gramme.

--Et toi? reprit le capitaine.

--Moi, deux.

--Quel est votre pharmacien?

--Un sale type, un nommé Hornuch, 11, rue de Gomorrhe, tout près de chez
nous, au quartier de l'Europe. Ah! il faut le payer tout de suite, et il
en gagne de la galette avec la morphine!

Raymond écrivit l'adresse.

--Ma petite Luce, tu parlais de vos fringales d'amour... je n'en crois
pas un mot!

--Voici: Thérèse et moi avons besoin d'aimer, pendant l'abstinence.

--Vous vous abstenez?

--Quelquefois... Jamais plus de vingt-quatre heures...

--Et qu'éprouvez-vous?

Elles révélèrent que toutes deux elles éprouvaient, au sortir de
l'ivrognerie morphinique et durant l'abstinence, un irrésistible désir
de l'homme. Mais il fallait se hâter, car bientôt la soif du poison les
tenaillait.

--Pour moi, dit Luce Molday, la rage d'amour calmée ou non, je sens un
vide de l'estomac; j'ai des frissons, des chaleurs, des sueurs. Étendue
sur ma chaise longue, je touche l'étoffe qui est de velours grenat, et
le velours me semble être du bronze ou du cuivre. Il me vient des
fourmillements à la plante des pieds et dans les doigts. Je danse, je
saute mieux qu'une femme-torpille. Si ça t'amuse, bébé, je ne prendrai
pas de morphine, ce soir, et tu verras, demain matin!

A son tour, Thérèse fit sa confession, en allumant une cigarette:

--L'abstinence me rend folle: je mange du charbon, du verre pilé; je
brûle! J'éreinterais vingt hommes, mais comme une mécanique, sans le
moindre plaisir. Dès mon compte de Pravaz, je dors, je dormirais
toujours. Un soir, aux Montagnes-Russes, je lève un monsieur. Nous
arrivons dans ma chambre, et, les ablutions terminées, je me pique. Il
demande: «Qu'est-ce que ça te fait, la morphine?» Je réponds: «Ça me
fait dormir!» Il interroge: «Mais... avant le sommeil?» Je l'embrasse:
«Oh! avant!... ça me fait... hum! Et ce que je marche!» Ce n'était pas
vrai. Nous sacrifions à l'amour, ou plus exactement il sacrifie. Il me
parle, me secoue: «Tu dors, Bruta?» Je le vois, je l'entends, et je ne
puis préciser l'endroit où il est, ni ce qu'il veut. Il descend du lit,
s'habille, rigole, et, le haut-de-forme sur la tête, il met la main sur
ma montre, l'argent, tous mes bijoux... et il file! J'ai envie de crier:
«Au voleur!» Je jurerais que je l'ai crié, mais d'une voix de
mourante... Aussi, mes enfants, quand j'amène un étranger, un inconnu
chez moi, je me prive, je jeûne... Oh! c'est très dur!

Le capitaine, que les confidences de ses prosélytes intéressait, les
suivit au quartier de l'Europe.

Rue de Moscou, on s'installa dans l'appartement de la Molday.

En vain Luce et Thérèse s'ingénièrent à détruire et à ranimer
Pontaillac; le morphinomane épuisé les quitta en leur jetant de l'or et
des billets bleus:

--Mes pauvres belles, vous êtes absurdes, idiotes! Oubliez votre
instructeur, oubliez la Pravaz!

Il songeait, éperdu:

--J'ai fait naître la douleur et la folie chez ces étrangères comme chez
Blanche, mon adorée; mais j'irai trouver le marchand de poison, le
Hornuch de la rue de Gomorrhe et c'est assez pour mourir!



XIV

Mme Gouilléras, de Saint-Martin-l'Église, la morphinomane désabusée et
naguère si enthousiaste, écrivait des lettres affectueuses pour exhorter
Blanche à vaincre sa passion: d'un autre côté, Mme de La Croze et M. de
Montreu surveillaient le pauvre jouet de la Pravaz.

--Nous la sauverons! déclara Geneviève Saint-Phar.

Tout semblait concourir à la paix de la noble famille.

Le capitaine vivait loin de sa victime; la matrone de la rue
Trois-Frères n'essayait point un chantage dangereux et banal, et la
forte somme versée lui ayant permis d'étendre le cercle de ses
manœuvres, Mme Xavier travaillait aux délivrances et aux avortements.

Seule, une femme de chambre, la domestique même qui avait prêté des
habits à Mme de Montreu, lors de l'opération abortive, seule, Angèle
demeurait l'esclave docile et intéressée de sa maîtresse.

--Angèle, dit, un soir, la marquise, tu vas porter cette lettre à M. de
Pontaillac; tu ne la remettras qu'à Monsieur, et tu attendras la
réponse.

Et elle ajouta mentalement:

--Il trouve bien de la morphine, lui!

Angèle, une longue et blonde maigre, fit la commission et revint,
porteuse de ce billet:

«Madame,

Il m'est douloureux de vous refuser--mais je meurs du poison, et après
avoir été la cause de vos souffrances, je ne veux pas être le meurtrier
de celle que j'adore.

Pardonnez-moi, Blanche, et si votre amour est à ce prix, j'aime mieux
souffrir et pleurer.

RAYMOND.»

Mme de Montreu, furieuse, ordonna:

--Va chez la Xavier, rue des Trois-Frères, à Montmartre!

Une lueur naissait en ce cerveau, et accablée par le souvenir du crime,
Blanche rougit et baissa les yeux.

--Non! non!

--Pourquoi, madame?

--Assez!

La servante disparut, en grommelant:

--Rue des Trois-Frères... La Xavier... Qu'est-ce que ça peut bien
être?... Une procureuse?... Eh! oui... Là-bas, madame allait rigoler
avec son capitaine! Mais, rue des Trois-Frères, mais à Montmartre?...
Enfin, les grandes dames ont de si drôles de goûts, aujourd'hui!...
Faudra voir!

Il y avait des inimitiés, des querelles entre Catherine, la vieille
servante, et la femme de chambre: Madame tenait à Angèle, et on
s'inclinait.

Dès le lendemain, la domestique ennemie se rendit à la maison de la rue
des Trois-Frères, et devant l'enseigne, elle eut agréable surprise.

--Oh! c'était donc bien avancé!

Angèle monta, sonna, se donnant des airs effarouchés, et Mme Xavier, en
robe neuve, étincelante de bijoux, la reçut en ces termes:

--Bonjour, mademoiselle... veuillez vous asseoir... De combien
l'êtes-vous?

--Hein?

--De combien?

--Plaît-il?

--De combien de mois?

--Quoi?

Mme Xavier sourit et indiqua le ventre de la visiteuse:

-Ça?

--Voulez rire!

--Alors, que venez-vous foutre ici?

La bonne lui demanda brutalement, sous le nez:

--Vous connaissez la marquise de Montreu?

--Pas du tout.

--Bien vrai?

--Bien vrai.

--Moi, je suis sa femme de chambre.

--Ah!

--Et c'est moi qui ai prêté des vêtements à Madame, le jour où Madame
est venue se faire...

--Chut! interrompit la matrone qui serrait le bras d'Angèle.

--Lâchez-moi!... Vous me faites mal!... Vous avez avor...

--Chut! continua Mme Xavier, dont la main robuste tenaillait les os de
la blonde maigre.

--Lâchez-moi, ou je vous gifle!

Et, la servante dégagée, les deux créatures se toisèrent du regard,
pendant que l'avorteuse grondait d'une voix basse:

--Ou tu es une moucharde, et j'aurai l'œil sur toi, ou tu es une
imbécile, et je t'ordonne...

--Je n'ai pas d'ordre à recevoir de vous!

--Mademoiselle!

--Madame!

--Serine!

--Vieille taupe!

--Outil!

Mme Xavier écumait; Angèle lui jeta:

--Mes félicitations!... Une jolie besogne!... Madame est très malade...
On l'a brisée trop vite, sans doute...

--Qui es-tu?

--Je vous le répète: Je suis au service de Mme de Montreu.

--Connais pas.

--Vous mentez!

--Et toi, tu m'embêtes avec tes questions! Prends garde, ma petite: j'ai
de la patience, mais lorsqu'on me rase, je vois rouge!

D'un geste elle indiqua la porte:

--File!

--C'est bon, je sors... J'irai à la Préfecture.

--Essaie!... Demain, tu seras éventrée dans ton lit de gueuse!

--Je n'ai pas peur! Ce soir, vous coucherez au Dépôt!

Toutes deux s'arrêtaient, animées d'un désir de réconciliation.

--Madame, on pourrait s'entendre.

--Je ne demande pas mieux, mademoiselle.

Gentiment, la matrone offrit un fauteuil à Angèle et s'installa sur une
chaise.

--Parlez.

--Vous excuserez ma vivacité, chère dame. Si j'étais entrée là pour
minauder, en bécasse: «Avez-vous délivré la marquise de Montreu?» vous
m'eussiez flanquée dehors avec votre pied quelque part; mais on est du
dernier bateau quoique servante, et j'ai employé le système intimidant.
Vous vous êtes emballée, et ceux qui s'emballent, coupent toujours dans
le pont.

--Diablesse, va!

--Que voulez-vous! J'ai besoin de faire ma pelote.

--En exerçant un chantage?

--Oui.

--Vous êtes franche, au moins, vous!

--Très franche.

--Ton petit nom?

--Angèle.

--Moi, Ravida... Ravida Xavier... Elle est bien riche, Mme de Montreu?

--Archimillionnaire.

--J'aurais pu exiger davantage.

--Certainement! Elle a versé?

--Une misère!

--Dix mille?

--Un peu plus, curieuse!

--Vingt?

--Elle me tire les poils du nez, cette mâtine!

Mais la Xavier éclata de rire:

--A fine mouche, fine mouche et demie! Ta maîtresse n'est pas malade?

--Si, elle est malade.

--L'opération a été superbe.

--Il ne s'agit pas de l'opération.

--Bravo! Je m'y entends, moi, et si tu te laisses pincer, Angèle,
viens!... Je souffle dessus... une... deux... Ffff...ut! et le moutard a
des ailes!

--Merci. Rien ne presse.

--Un verre de chartreuse?

--Volontiers.

La sage-femme plaça sur un guéridon une bouteille de liqueur médiocre et
deux verres qu'elle emplit jusqu'aux bords.

--A la tienne, Angèle.

--A la tienne, Ravida.

Elles burent.

--Une cigarette, un cigare? dit l'amphitryonne.

--Je ne fume pas.

--Moi, je fume la pipe.

Une pipe Gambier au bec, Ravida se recueillait, exhalant des vapeurs
noirâtres.

--Quel est le bobo de madame?

--Elle souffre de l'abstinence de morphine.

--Tiens, une morphinomane! J'aurais dû m'en douter... Qui la soigne?

--Les docteurs Aubertot et Pascal.

--Mazette!

--Et une doctoresse, une amie, Mlle Saint-Phar.

--Saint-Phar, place de la Madeleine?

--Oui.

--Et les médecins interdisent la morphine à madame?

--Parbleu! Elle en crève. Une nuit, elle s'est levée...

--...Toute nue, pour courir chez un pharmacien du boulevard
Malesherbes...

--Comment le savez-vous?

--J'ai lu cette histoire dans les journaux, sous les initiales B. de
M... Le B?

--Blanche.

--Blanche de Montreu... Pauvre dame!... Mais, pourquoi désirait-elle
avorter?

--L'enfant n'était pas de monsieur.

--Très bien! très bien!... Et de qui?

--Mystère.

--Tu le sais, Angèle!

--Non. Du reste, brisons là. J'ai appris tout ce qu'il me fallait.

--Pas moi.

--Tant pis!... Voulez-vous me procurer de la morphine?

--Seuls, les pharmaciens et les droguistes...

--Impossible! J'ai couru Paris, la banlieue... De la morphine, Ravida,
et je vous donnerai le poids en or!

--Afin de revendre au poids du diamant?... Tu me dis «vous»...
Tutoyons-nous, ma chérie... Tu me bottes!... Je t'aurai de la
morphine... Bénef à deux, hein?

--J'accepte.

--Et tu me tromperas?

--Non.

Quelqu'un sonnait.

--Je vais ouvrir, fit la Xavier.

Et comme Ravida bavardait sur le seuil de l'antichambre, Angèle tendit
l'oreille aux voix d'une ouvrière et de la matrone.

--Je veux être débarrassée; j'ai déjà quatre mioches.

--C'est deux cents francs.

--Oh! madame!... L'an passé, vous vous êtes contentée de vingt francs
d'une modiste.

--Les prix doux me gâtent la main. Cinq louis, ou nisco?

--Je me tuerai!

--Tuez-vous!

Puis l'avorteuse appela sa cliente qui descendait:

--Cinquante balles?

--Quarante, madame; je mettrai du linge et mon alliance, au
Mont-de-Piété.

--Quarante, soit! Venez, ce soir, onze heures.

Au retour de Mme Xavier, la femme de chambre s'esbaudit:

--On se gâte la main... Deux louis, un ange!

--Tu m'espionnes, vilaine!

--Je t'admire.

--Bah! tu es ma complice _in partibus_.

--Vraiment?

--Faut-il, oui ou non, empoisonner Mme de Montreu?

--L'empoisonner?

--A la longue, ma chère; car la morphine, tu ne l'ignores pas, est un
poison.

Angèle hésita. Le secret des manœuvres abortives lui livrait les deux
coupables, mais un chantage brusque et une dénonciation valaient-ils
l'amitié de sa maîtresse? Elle entrevoyait une moisson d'or, une récolte
quotidienne--la dame charmée par la morphine et terrorisée par la
crainte des lois.

--C'est faux, madame! Je ne deviens pas ta complice: j'ai l'ordre
d'acheter un médicament; je l'achète. Où est le mal? Ravida, je te
tiens, et tu ne me tiens pas encore!

--Ah! si tu me dénonces, je...

--Aucun danger. Tu fais tes affaires: je fais les miennes. On est
sérieuse!

       *       *       *       *       *

Ce même jour, grâce à la Xavier, Angèle rapportait une Pravaz et une
solution de morphine, et tandis que la mère de Blanche, M. de Montreu et
la petite Jeanne dînaient, elle entra dans la chambre de madame.

Après la piqûre, Blanche fut illuminée d'une joie si vive qu'elle attira
la jeune servante entre ses bras et la couvrit de baisers.

Mme de Montreu murmura avec des soupirs de jouissance:

--Merci! merci! Tu me sauves!

--C'est une des bonnes amies de madame qui est allée chez le
pharmacien... La Xavier... rue des Trois-Frères...

La marquise pâlissait, d'une pâleur de morte:

--Tu connais cette femme?

--Beaucoup, madame la marquise.

--Et...

--Voyons, ne vous désolez pas... Je suis un tombeau... Vous ai-je trahie
pour le capitaine?

--Le capitaine?

--Oui, monsieur le comte de Pontaillac.

--Explique-toi!

--Mon Dieu que vous avez souffert le jour de l'avortement!

--Silence, et ta fortune, j'en réponds!

--On ne sait ni qui vit, ni qui meurt.

Madame se traîna vers un chiffonnier et y prit une liasse de billets
bleus:

--Tiens!

--Que ça?

Blanche restait sans force, devant le tiroir:

--Prends toi-même!

De nouvelles ivresses et de nouvelles tortures vinrent élargir le cercle
des évolutions.

Angèle--la servante de l'Enfer et du Paradis des Artifices--allait et
venait, et sous mille prétextes, glissait à madame la seringue de mort.
Quelquefois, elle pratiquait elle-même les piqûres, se baissait,
fouillait les voiles intimes de ses doigts criminels, exaltait les
charmes mystérieux et se relevait, joyeuse:

--Vrai, c'est un plaisir!

--Encore? Encore? soupirait la dame ravie.

--Tant que vous voudrez, madame, mais il serait bien de pas oublier
votre petite Angèle?

Mme de Montreu la comblait d'argent, de bijoux, et elle tendait les
mains au marquis:

--Pour mes pauvres!

Lui, il était heureux des demandes charitables, et la bonne, jamais
satisfaite, infiltrait avec le poison des allusions perfides: «Est-ce
que Monsieur de Pontaillac savait la grossesse de Madame?... Est-ce que
le capitaine a aidé Madame, lors de la délivrance?...»

--Tais-toi, Angèle, tais-toi!

--Il faut que je graisse la mère Xavier... Madame n'est pas généreuse!

La maîtresse donnait, donnait, et, à l'heure des voluptés artificielles,
l'autre la secouait de sa léthargie, en minaudant des phrases de vendue:
«On a condamné une avortée... Deux ans, madame!... Vous avez un fil à la
patte!... Soyez gentille ou nous vous enverrons à Saint-Lazare!...»

Au souvenir des adultères et du crime de l'obstétrique, dont les images
flamboyaient, vivantes, Blanche sentait tout son sang tourner--son
pauvre sang vicié, décoloré. Elle avait besoin de se refaire un peu de
cœur; mais le bourreau ne lui laissait pas une trêve dans les angoisses,
dans les larmes, dans la nuit toujours plus noire, toujours plus
horrible.



XV


Rue de Gomorrhe, au quartier de l'Europe, M. Sosthène Hornuch,
pharmacien de seconde classe, attirait une clientèle nombreuse.

Long et maigre, les yeux bleus, les lèvres rasées, des favoris jaunâtres
en éventail, un ruban violet à la boutonnière, il offrait toutes les
apparences d'un grand imbécile--et il était un grand misérable. Il se
disait membre de plusieurs sociétés philanthropiques et même fondateur
d'une œuvre: cela lui coûtait quelques louis, chaque année, et lui
valait, outre l'estime du voisinage, une réclame générale et productive.

A la devanture d'Hornuch, rien de spécial. On voyait là, comme chez tous
les pharmaciens, d'énormes bocaux rouges et verts, des peaux de chat
contre les douleurs, des colliers, des bagues et des médailles contre la
migraine, et puis des boîtes, des flacons; mais Hornuch possédait deux
laboratoires, l'un destiné à l'exécution des ordonnances, l'autre
réservé aux mystères de l'établissement.

Parisien de Paris, à cinquante ans, M. Hornuch demeurait veuf, chargé de
trois filles, Annette, Irma et Zélie, trois blondes grasses en état de
se marier. D'abord, il avait inventé des sirops et des pastilles-rhume,
des onguents-hygiène, mais soit que le nerf des publicités lui manquât
ou que ses découvertes ne fussent pas bien sérieuses, il entendait
gronder la faillite.

--O papa, nous coifferons sainte Catherine! s'écriaient les jeunesses.

--Peut-être que non, mesdemoiselles!

Et Sosthène lança au ciel son «eureka» de potard: il venait de trouver
non pas la lumière, ni la gravitation universelle, ni la poudre sans
fumée; il venait de trouver le moyen d'amener de l'or, en jetant par
terre ses scrupules d'honnête homme.

--Mes enfants, dit-il, je vais renvoyer mes commis, et on travaillera en
famille!

Le pharmacien et ses trois créatures se mirent à fabriquer de la
morphine, selon les procédés de Robertson, de Robiquet et Grégory.

Dans le laboratoire, la nuit, les demoiselles Hornuch gagnaient leur
dot, sous le gaz, et à la clarté sinistre des fourneaux: Annette
installait les alambics et les cornues, faisait macérer l'opium en un
vase d'eau à 38º, de manière à en extraire tous les principes solubles;
Irma évaporait la solution au bain-marie, après y avoir ajouté du
carbonate de calcium en poudre pour neutraliser les acides libres;
Zélie, le liquide étant concentré, y mêlait du chlorure de calcium--et
le papa terminait les autres précipités, les autres concentrations, les
diverses métamorphoses du plus important des alcaloïdes de l'opium.

Ces chimistes blondes, suèrent et peinèrent, étranges en leur immense
tablier noir;--mais quelle richesse! quelle joie!

Presque tous les collègues, épouvantés des suicides, des assassinats
commis par les adeptes de la morphine, dédaignaient les bénéfices du
poison, et une clientèle afflua rue de Gomorrhe. Sans la moindre
ordonnance, on délivrait des doses considérables aux malades: on ne
s'inquiétait ni de la personnalité du visiteur, ni de sa situation, ni
des causes qui l'entraînaient à l'emploi excessif de la terrible
substance; on vendait des Pravaz; on distribuait mystérieusement des
brochures élogieuses sur le Nirvâna. Zélie en mourut; son père et ses
sœurs continuèrent d'en vivre.

Aujourd'hui, Annette et Irma étaient très bien mariées, et Hornuch
fabriquait et vendait le poison, à l'aide de quelques élèves. Certes, il
n'ignorait pas que l'an passé, le tribunal de la Seine avait condamné un
marchand de morphine à deux mille francs d'amende. Deux mille francs! La
belle affaire pour un homme qui gagne trois, quatre, cinq cents francs
par jour!

Une franc-maçonnerie s'établit entre Luce Molday, Thérèse de Roselmont
et d'autres morphinomanes galantes. Celles-ci payaient en nature
l'empoisonneur; celles-là bazardaient bijoux, mobilier, volaient les
hommes pour satisfaire l'irrésistible besoin. Et la contagion gagna les
couturières et les modistes de ces dames, les amies, vieilles et laides,
comme les plus jeunes et les plus aimables.

Hornuch venait d'inaugurer dans son arrière-boutique un véritable
institut de piqûres, avec un salon pour les hommes et un autre pour les
femmes. On entrait là, les yeux sombres, la face livide; on en sortait
les yeux brillants, les lèvres empourprées--et tous ces êtres
charriaient le poison, menaçaient de vicier le sang généreux de la
France.

Thérèse et Luce obtinrent une vogue parmi les gommeux et les rastas: on
les suivait au Bois, au Cirque, au théâtre, à l'Elysée, au Moulin-Rouge,
et des amateurs les distinguaient, espérant des sensations inédites.

--Voici les Pravaz!

Réclames vivantes d'Hornuch, elle s'enorgueillissaient de montrer la
petite seringue; elles se piquaient, exagéraient les ivresses du mal
Wood; mais un soir elles disparurent, et le capitaine lut dans le
_Rabelais_ l'histoire de leur internement à Sainte-Anne.

Effrayé des tableaux, il voulait s'arrêter; il ne le pouvait plus, et il
devint le superbe client de l'alchimiste.

C'est alors que, tantôt sous la domination absolue du stupéfiant et
tantôt sous le délire de l'abstinence, au milieu des rages de sa défaite
morale et physique, le comte de Pontaillac écrivit un journal intime:

_Paris, le 4 décembre 1890_.

Hier, je me suis présenté à l'hôtel du boulevard Malesherbes. Angèle, la
femme de chambre, allait m'introduire chez sa maîtresse, quand Olivier
est entré au salon: «Ma femme est malade, a-t-il dit, les yeux rouges.
Excuse-nous, Raymond; nous sommes bien malheureux...» J'avais envie de
l'égorger!...

_Le 5 décembre_.

Christine est pleine de grandes intentions voluptueuses; mais, le
pot-au-feu de la Villa Saïd ne m'exalte plus. Il faut que j'abandonne la
Pravaz, car j'aurais trop de honte, à la renaissance des amours de ma
bien-aimée... Blanche va guérir, s'embellir, et je la posséderai de
nouveau, de par le diable!

_Le 16 décembre_.

Onze jours de jeûne... Il me monte des sueurs froides, et mes dents se
serrent convulsivement... Impossible d'écri...

_Le 17 décembre_.

Je lutte... Je lutte... Oh! quel supplice!... Tanner, Merlatti, tous les
jeûneurs s'amusaient!...

_Le soir du même jour_.

Une idée de suicide m'envahit... Sortons!...

_La nuit, quatre heures_.

Je rentre d'un cercle où j'ai taillé une banque rasoir... Le
portefeuille est bourré; l'or fait craquer mes poches!... Ah! l'ignoble
bataille!... J'envoie tout cet argent à l'Assistance publique...

_Le 18 décembre._

Non! Non! Plus de poison!... Je vivrai, j'aimerai!

_Le 19 décembre._

Il ment, Hornuch; il ment, lorsqu'il déclare que des êtres supérieurs
prennent de la morphine comme nervin, afin de se tirer d'un état
d'équilibre instable... Il ment, je le jure! La morphinomanie est une
ivrognerie--et pas autre chose.

_Le 20 décembre._

Au cercle, j'ai perdu tout ce que j'avais gagné, tout ce que j'ai donné
aux pauvres--et mille louis de plus. Tant mieux!

_Le 21 décembre._

Quelle est donc la nature de mes rêves, dans ma folie passionnelle? Quel
est pour moi l'idéal du bonheur? Je m'interroge, et démêlant le sens
caché, l'idée mère de ma poésie, le mystère qui obsède ma pensée, je
veux, si je me décide à me tuer, que Blanche succombe avec moi, de telle
sorte que de nos corps amoureux se dégagent en même temps les flammes de
nos esprits et que ces lueurs jumelles vivent ensemble, dans les Limbes
sans fin de l'éternité. C'est la vie unitive! C'est le beau rêve de
Platon, le dogme immuable des déshérités de l'amour, ici-bas!

_Le 22 décembre._

Je voudrais l'avoir tuée--et mourir...

_Le 23 décembre._

Est-ce que ce n'est pas ainsi que l'on devient fou? Il me semble que ma
tête se rétrécit et que mon cerveau se dilate...

_Le 24 décembre._

Mes yeux se cavent, ma figure est livide... Je regarde avec effroi ce
qui m'entoure... Je crains la mort; je pense à la mort, et je ne puis
comprendre ces idées qui me suivent partout, au milieu de mes camarades,
et près de Christine, et dans la solitude de la nuit. Je sais que cela
est folie, et je ne saurais éloigner cette folie, tout en la jugeant
telle.

_Le 25 décembre._

J'entends siffler des balles--et j'ai peur, moi, un soldat!

_Le 26 décembre._

Les accès de frayeur sont moins intenses; j'arrive à en rire... Qu'on me
mène sur un champ de bataille, et l'on verra si M. de Pontaillac est un
lâche!

_Le 27 décembre._

Mon ordonnance m'a relevé... J'étais tout mouillé...

_La nuit._

Je pleure de honte...

_Le 28 décembre._

J'ai visité les catacombes; j'ai touché des têtes de mort, et depuis je
n'ai plus rêvé que fosses et cimetières...

_Le 29 décembre._

Sous une impulsion irrésistible dont je me rendais compte, sans pouvoir
la vaincre, je suis allé me jeter dans une fosse nouvellement ouverte du
cimetière de Saint-Ouen. Au fond du trou, je m'écriai: «Mon Dieu, prenez
pitié de moi!»... Interpellé sur ma position, j'ai dit que j'étais tombé
par accident, et un gardien a observé: «Ce monsieur doit être un
Anglais, un fantaisiste...»

_Le 30 décembre._

Des voix m'ordonnent de tuer Blanche et de me tuer ensuite, et comme je
résiste, les voix répètent dans un ouragan épouvantable: «Tue! tue!...
Il nous faut des cœurs; nous avons absolument besoin de cœurs:
procure-nous-en!» A table, ces voix sortent de mon assiette; au lit, de
mon oreiller: «Tue! tue!... Il nous faut des cœurs!...»

_Le 31 décembre._

Elle m'intéresse, la psychologie de ma folie. Je prends pour des
réalités, soit des produits de mon imagination, soit des souvenirs
revêtus d'une forme matérielle, et j'accorde à certaines réalités des
apparences absolument différentes de ce qu'elles sont.

D'après le philosophe Despine, je vérifie l'exactitude remarquable de
cette synthèse du Dr Lasègue: «L'illusion est à l'hallucination ce que
la médisance est à la calomnie. L'illusion s'appuie sur la réalité;
l'hallucination invente de toutes pièces: elle ne dit pas un mot de
vrai.»

J'ai des illusions «extérieures»: le bruit du vent est la voix de
Christine; les nuages sont des fantômes; les arbres, des spectres; mon
chien, un montagnard, se transforme en bœuf, en lion, en éléphant; puis,
le chien disparu, l'hallucination me montre là-bas un hibou aux ailes
larges de quinze mètres. Je n'ignore point que jamais hibou n'atteignit
cette envergure, et cependant, je regarde l'animal et je l'entends
hurler...

Suis-je donc plus fou que ces mille personnes réunies en un bal
parisien, le soir de l'exécution du maréchal Ney? Un monsieur est là; il
se nomme Maréchal _aîné;_ le domestique annonce: «Le maréchal Ney!»
Alors, toute l'assemblée tressaille, et Daniel Tuke rapporte ces mots du
Dr Wigan, l'un des invités: «_Malgré nous,_ la ressemblance de ce
monsieur avec le Prince demeurait parfaite!»

Influence de l'imagination sur les sensations ou folie, quelle est la
limite? Où est la vérité?

_Le 1er janvier 1891._

Je subis un trouble de l'accommodation, et la diplopie est à un très
haut degré. Lorsque je place un verre rouge devant l'un de mes yeux, la
diplopie semble varier en sa nature et son intensité.

A quoi attribuer ce phénomène? A-t-il pour cause mon état de faiblesse?
Est-il une des résultantes forcées de l'abstinence morphinique?

J'éprouve une vive douleur dans tout le système amoureux; mais si j'en
crois les pathologistes, c'est le signe précurseur du réveil!

_Le 3 janvier._

Mon estomac est frappé d'une paralysie intermittente. En arriverai-je à
ne plus pouvoir digérer? Claude Bernard a vu la sécrétion de la glande
sous-maxillaire s'arrêter chez un chien morphinisé.

_Le 4 janvier._

A propos de chiens, essayons des expériences _in anima vili_... des
animaux. Jouons au petit Pasteur, au petit Levinstein.

_Le 21 janvier._

EXPÉRIENCES: 1° J'ai injecté trois fois par jour sous la peau d'un
pigeon 5 centigrammes de morphine pendant dix jours--et le dixième jour,
il est mort, quatorze minutes après la dernière injection.

2° J'ai fait pendant sept jours, à ma chienne Myrrha, une injection de
20 centigrammes de morphine par jour; le troisième jour, elle a
frissonné, et le septième, elle est morte.

3° Je prends un gros lapin; je lui fais une injection de 45
centigrammes, et, juste en quarante-cinq minutes, il roule des yeux
fous--et il expire...

_Le 22 janvier._

Dans mon _état passionné_, il m'arrive de me croire condamné à mort, et
je souffre autant que Celui de la Grande-Roquette qui voit venir l'heure
de la guillotine.

Ma souffrance n'est pas imaginaire, et je me compare à un métal ballotté
entre le pôle «positif et véritable» de la douleur et le pôle «négatif
et faux» de la cause.

_Le 23 janvier._

Toute la journée, j'ai rôdé près de l'hôtel Montreu... L'idée de Blanche
est une torture. Je revois la marquise, telle qu'elle m'apparut, le soir
du bal, chez le Dr Aubertot, dans le jardin d'hiver... Elle se baissait,
relevait ses jupes brodées... Ah! le bas de soie gris-perle!... Ah! la
jarretière aux boucles diamantées!...

_Le 24 janvier_.

La faim de morphine me tenaille... Il y a en moi quelque chose qui
parfois me cloue sur place et me déchire, comme si de longues pointes
rougies surgissaient de mon corps et tourbillonnaient, au-dessus de mes
yeux, en gerbes d'éclairs.

_Le 25 janvier_.

Blanche m'a trompé, en affirmant qu'elle était enceinte, et je souffre
de ce mensonge.

Pour m'étourdir, pour oublier, j'ai joué trois nuits entières à
l'_Épatant_, aux _Deux-Mondes_, et même dans les tripots... J'ai pris de
nombreuses culottes, un total de quatre cent mille... Je souhaite ma
ruine...

_Le 26 janvier_.

Cette nuit, à un bal, j'errais seul et lamentable, avec un faux nez; et
des pierrots, des arlequins, des almées, des colombines et des
polichinelles passaient et disaient: «Le drôle de type!... Il a des yeux
de voleur!...» On surveillait mes doigts...

_Le 27 janvier_.

Gueuse de morphine! J'admets que Blanche soit là vivante et amoureuse.
Aurais-je la force de lui témoigner mon amour? Non, je suis vidé,
nettoyé, f...u!... Demandez à Christine.

_Le 28 janvier_.

Une voiture aux stores baissés m'a promené deux heures sur la route de
Versailles. J'avais une fille magnifique, experte... Pas de résultat!

_Onze heures, la nuit_.

Une autre voiture m'a conduit du Helder à une maison de prostitution--et
là, rien encore!

_Le 2 février_.

Combien de temps faut-il s'abstenir pour ressusciter? Trois ou quatre
mois, disent les auteurs... Je ne pourrai pas...

_Le 3 février_.

Si!

_Le 4 février_.

Je viens de remplir une Pravaz, j'hésite...

_Ce même jour, trois heures_.

Fayolle, Darcy et Arnould-Castellier me supplient de leur ouvrir ma
porte; le major Lapouge se joint à eux. Je refuse. Le colonel du 15e, un
chef intelligent et doux, m'a envoyé un mot des plus aimables. Je ne
recevrai personne; je n'écrirai à personne!... Ah! que la vie est
banale!

_Le 7 février_.

Je hais les physiologistes qui ramènent l'amour à un jeu d'étamines et
de pistils, et la pensée à un simple mouvement de molécules... Je trouve
ridicules les amours platoniques... Or donc, réveillons-nous!...
Cantharides ou sulfure de carbone, lequel des deux?... Tous deux!

_Le 8 février_.

Bravo!... Une belle nuictée chez la danseuse Weg!... O Blanche! O ma
chérie! O mon trésor!

_Le 9 février_.

«Raymond, où vas-tu?» m'a demandé Christine. Et j'ai répondu: «Vers
elle!»

Boulevard Malesherbes, le concierge affirme que ses maîtres sont à Nice.
Je partirai ce soir.

_Minuit_.

Mme de Montreu est à Paris, et c'est sur l'ordre du maître que le
concierge ose me chasser, comme un larbin!

_Le 10 février_.

Olivier, je te tuerai!

_Le 11 février_.

Mais, à quoi bon souffrir toutes les horreurs de l'abstinence, puisque
ma guérison ne sera pas bénie par les amours de l'adorée? Je m'injecte
un gramme de morphine.

_Le 12 février_.

Un gramme et demi.

_Le 14 février_.

Deux grammes.

_Le 15 février_.

Deux grammes et demi... Je laisse l'aiguille fixée au mamelon droit...

_Le 16 février_.

Tout est rouge et jaune; tout est sang et or--les couleurs de
l'Espagne... Depuis une heure, je n'ai pas cessé de rire...

_Le 17 février_.

Je vis dans une atmosphère de lumière et de feu... J'absorbe des
cantharides et du sulfure de carbone... Oh! le singulier duel!... Qui
sera vainqueur, des aphrodisiaques ou de l'empêcheuse d'aimer?

_Le 18 février_.

Fiasco avec Christine; fiasco avec Weg; fiasco avec douze
horizontales... La morphine triomphe, et l'assassin Hornuch est le roi
du monde!

_Le 19 février_.

Je voulais continuer les expériences sur mes chevaux. Je m'arrête. La
mort du pigeon et la mort du lapin m'ont laissé insensible; l'agonie de
ma chienne m'a été douloureuse; la mort de mes chevaux me serait bien
dure.

J'explique mes idées diverses: J'aimais ma chienne et j'aime mes
chevaux; je ne connaissais guère le lapin et le pigeon. Mais, pourquoi
des hommes vivant en dehors des troubles morphiniques, pourquoi ces
hommes s'indignent-ils de voir frapper un cheval ou immoler un taureau,
alors qu'ils tuent un lièvre, un chevreuil, un sanglier, un loup,
blessent une perdrix, égorgent des volailles et des moutons, assomment
des bœufs? Tous les animaux, tous les insectes, tous les êtres
organisés, ont des sensations de joie et de douleur. Pourquoi une mouche
n'est-elle pas sacrée?... Pourquoi?

_Le 20 février_.

Au diable, la science! Au diable! la philosophie, et vive la haute noce!

_Le 21 février_.

Rentré vanné.--Au tableau, huit dames, et huit fiascos. C'est à en
devenir chèvre!

_Le 22 février_.

Je rougis d'avoir tué ma chienne, le lapin et le pigeon. Ces expériences
ne servent à rien, puisque je demeure incapable de pratiquer une
autopsie et d'étudier une intoxication animale ou humaine.

_Le 23 février_.

L'autopsie? Tiens, une idée!

Et ayant abandonné les cantharides et le sulfure de carbone, et ayant
retrouvé son énergie intellectuelle, grâce à la morphine,--Pontaillac
termina son journal par une lettre, un pli scellé à ses armes.

«POUR ÊTRE OUVERT LE JOUR DE MA MORT.

_A Messieurs les professeurs Étienne Aubertot et Émile Pascal_,

Membres de l'Académie de médecine.

Messieurs,

La Faculté dont vous êtes deux illustres maîtres, est obligée par ses
travaux de rechercher des cadavres humains--et l'on voit, à chaque
exécution, ce spectacle bizarre d'un aumônier de la Grande-Roquette qui
vous dispute, au nom du supplicié, le double lot d'une tête, d'un tronc
et des membres.

Ainsi, l'aumônier prive la science et il diminue son apostolat.

Généralement, Messieurs, vous opérez sur des dépouilles d'hôpital, et
quelquefois sur des noyés ou sur des victimes du revolver et des
nombreux modes d'exil terrestre. Mais il est assez rare, je crois, qu'un
vivant vous fasse hommage de son cadavre: veuillez accepter le mien en
souvenir de notre amitié, de votre haute bienveillance.

Je désire que l'autopsie ait lieu dans le grand amphithéâtre, en
présence de vos collègues, du major Lapouge et de tous les autres
docteurs militaires ou civils, internes et étudiants, que vous jugerez
utiles à ce labeur suprême.

Messieurs, puissent vos études éclairer les adeptes de la morphine!
Puissent mon exemple et vos leçons détruire à jamais cette source
d'horreurs--ce fléau pire que les batailles!

Votre admirateur et ami,

Comte Raymond DE PONTAILLAC, capitaine au 15° cuirassiers.

Fait à Paris, le 23 février 1891.»



XVI


Les pharmaciens ne voulaient plus livrer de morphine, sans ordonnance, à
la matrone de la rue des Trois-Frères, et comme Mme Xavier et Angèle
ignoraient la pharmacie Hornuch, Mme de Montreu--en privation de
l'élément vital--traversa de nouvelles crises.

Elle hurlait, tempêtait, descendait de son lit, se roulait sur les tapis
de la chambre, se soulevait, marchait, courait, faisait voler en éclats
les verres, les bols, les assiettes, les vases, les pendules, les
glaces--et trois servantes vigoureuses avaient du mal à l'empêcher de se
briser la tête contre les murailles.

Des oppressions, des battements de cœur l'agitaient, la bouleversaient;
des sensations de brûlure dans le pharynx lui arrachaient des sanglots
et des larmes, et les douleurs du bas-ventre, devenues excessives,
prenaient le caractère de douleurs utérines.

Blanche était bien pâle, mais jolie et désirable encore avec son visage
irrité, ses mignonnes dents grinçantes, ses paupières bistrées, ses yeux
étincelants et la voluptueuse flambée de ses cheveux roux. Quand elle se
traînait, presque nue, mordant les dentelles de sa chemise ou les
pompons des sièges, il s'exhalait d'elle, et malgré la fatigue, une
luxure; quand elle s'arrêtait, accroupie, tirant un peu sa langue rose
et avide, comme font les toutous, on eût dit que de ses bras nerveux
elle enserrait un homme, l'abattait, le possédait, dans la
toute-puissance d'une ardeur de bacchante.

A peine endormie, elle se réveillait avec de la dyspnée qui allait
jusqu'à de l'étouffement; elle sentait ses membres se déchirer, la peau
craquer, le sang ruisseler, son ventre s'élargir, et--phénomène produit
par la morphine et non par les manœuvres abortives--elle vivait une
horrible hallucination: elle croyait enfanter toujours, toujours,
toujours.

Insensible au martyr de sa dame, la femme de chambre roucoulait:

--On oublie sa petite Angèle?

Bientôt la servante ne se gêna plus, et un matin, elle dit:

--Il faut que madame la marquise _éclaire_! La Xavier me tracasse, et
j'ai besoin d'argent; j'ai besoin de la grosse galette... Je me marie...
Cinquante mille, madame, où je vous dénonce au procureur de la
République?

--Je n'ai pas la somme, répondit la marquise: je la demanderai ce soir à
ma mère ou à M. de Montreu, sous le prétexte d'une œuvre charitable.

--Demandez-la tout de suite; vous êtes très exaltée, et vous pouvez...

--... Mourir?

--Ma foi!

--Que Dieu t'entende!

--L'argent?... L'argent, s'il vous plaît?

--Je vendrai mes bijoux, et je te ferai une belle dot, mais à une
condition...

--Voyons ça?

--Tu iras chez M. de Pontaillac.

--Vous m'ennuyez! Je puis me compromettre dans vos sales histoires!

--Je voudrais... Je veux de la morphine.

--Il n'y en a plus.

--M. de Pontaillac en a, j'en suis sûre!

Après avoir touché l'argent des bijoux, la servante remit au capitaine
ce billet mouillé de larmes et imprégné d'un parfum luxurieux:

«Je vous aimais, je vous adorais: vous me laissez souffrir; vous me
laissez mourir... O Raymond, aie pitié du triste état où l'on m'a
réduite! Aie pitié de ta malheureuse, bien malheureuse!... Donne-lui la
liqueur divine... Elle t'aimera, elle t'adorera, elle t'aime, elle
t'adore!...

BLANCHE.»

Il n'y eut pas de réponse.

        *        *        *        *        *

Un dimanche, Mme de La Croze, qui sortait de Saint-Augustin, où elle
avait entendu la messe avec sa fille, demeura épouvantée de ne plus voir
Blanche auprès d'elle. Vainement, elle interrogea le cocher et le valet
de pied de l'hôtel, et, rentrant à l'église, explora le temple presque
désert, les confessionnaux, la sacristie.

Des abbés, des religieuses aidèrent la pauvre dame en ses recherches
bien inutiles, car déjà une voiture emportait Mme de Montreu vers
l'hôtel de la rue Boissy-d'Anglas.

--Monsieur de Pontaillac? gémit la visiteuse.

--Monsieur est à table, répondit l'ordonnance Clément.

--Seul?

--Non, madame.

--Annoncez la marquise de Montreu.

La Stradowska déjeunait chez Raymond. Le capitaine se leva; elle le
suivit au salon, et devant la rivale, elle ne se contint plus:

--Vous êtes une fille!

--Et toi, une insolente! hurla Pontaillac. Je te chasse!

Christine allait souffleter la marquise; mais en les voyant, lui si
troublé, elle si affolée, l'un et l'autre si horriblement perdus, la
jeune femme s'éloigna de la maison du malheur.

Blanche et Raymond échangèrent un baiser d'amour.

--De la morphine, ami? Je deviens folle!... De la morphine?

--Non.

--Par pitié?

--Non! non!

--Une piqûre?

--Jamais!... Regarde: le poison me dévore!...

Mme de Montreu ne l'écoutait pas: les cheveux en désordre, les yeux
fous, elle se cramponnait à l'homme, entrait ses doigts dans la poche de
la vareuse, du gilet, du pantalon. Insouciante de toute pudeur, elle se
faufilait partout, énervant l'amoureux, l'émoustillant d'une luxure de
courtisane:

--Ah! voici une Pravaz!

Il lui arracha l'aiguille d'or, l'écrasa, et bientôt vaincu par les
larmes de la maîtresse, par les soupirs menteurs, il dut trouver une
autre aiguille et préparer lui-même la solution.

Allongée sur un divan, dégrafée, comme offerte aux joies de la chair,
Blanche murmurait:

--Pique-moi?... Pique-moi?... Pique-moi?...

Raymond obéit. Elle lui souriait voluptueusement:

--Je me réveille!... Oh! c'est bon!... Encore?... Encore?...
Grise-moi... Encore?... Encore?... Je t'aime!... Je t'aime!... C'est le
Paradis!... O mon sauveur, je t'aime!

       *       *       *       *       *

Où fuir? Où se cacher?

Mme de Montreu n'aurait pu supporter les fatigues d'un grand voyage;
mais le capitaine avait une villa, à Fontainebleau, et le soir même, les
amants s'y rendirent.

Depuis trois jours, ils menaient une véritable existence de possédés,
fuyant le soleil, tous deux hâves et flétris, tous deux vieux, lui à
trente et un ans, elle à vingt-quatre!

En cette villa située sur les bords de la Seine, ils vivaient dans une
chambre qu'éclairaient, la nuit et le jour, des bougies--une chambre de
deuil, une chambre de mort,--et toutes les démarches de M. de Montreu,
pour retrouver sa femme, étaient infructueuses.

Grâce à Hornuch, le pharmacien de la rue de Gomorrhe, ils s'infiltraient
le poison à hautes doses, bien décidés à mourir ensemble. Leur
corps--les bras, la poitrine, le ventre, les jambes--toute la peau
disparaissait sous des arabesques étranges, rouges comme des rubis,
jaunes comme des topazes--et, nus, ils s'admiraient, illuminés de
surnaturelles visions, et ils s'aimaient, se glorifiant de ne pas être
semblables aux humains.

L'ordonnance qui les servait, Clément, seul domestique là-bas, n'osait
plus les regarder, tant leurs yeux s'animaient de flammes bizarres, tant
leurs lèvres balbutiaient de folies et de menaces.

Un matin, le capitaine donna l'ordre à son serviteur de ramener de Paris
un de ses chevaux et de lui apporter une de ses grandes tenues
d'officier. Le soir, il dit au valet:

--Tu me réveilleras à cinq heures, pour la revue.

--Quelle revue, mon capitaine?

--La revue de demain, imbécile!

        *        *        *        *        *

La nuit.--Trois heures.

Dans le salon, les amants s'embrassaient, lorsque Pontaillac, désolé de
son impuissance absolue, vociféra:

--Si je suis mort pour l'amour, je ne suis pas mort pour la Patrie!

Alors, sur la prière de l'homme, Blanche se mit au piano, et le
capitaine entonna l'hymne des batailles:

_Voyez là-bas comme un éclair d'acier,
Ces régiments passer dans la fumée!
Ils vont mourir--et pour sauver l'armée,
Donner le sang du dernier cuirassier_!

Ivre de morphine, l'œil en feu, il sabrait des mains à droite et à
gauche, et prise de peur, la dame s'éloignait.

--Qui vive? gronda-t-il en la saisissant à la chevelure. Qui vive?...
Nom de Dieu qui vive?

--Raymond... J'ai tué notre... petit... Pardonne-moi? suppliait Blanche.

--Qui vive?

Il la secouait effroyablement:

--Qui vive? Qui vive? Qui vive?

Tout à coup il s'arrêta pour recevoir entre ses bras sa maîtresse
expirante et la coucher sur le tapis.

--Je l'ai tuée... Oh!... oh!...

Raymond voulut crier, les mots s'étranglèrent dans sa gorge; il voulut
sonner; ses doigts rigides ne purent se mouvoir.

A genoux, il invoquait la morte.--Il chancela et dormit.

Éveillé, il pleura d'horreur, et s'élançant vers la chambre voisine, il
se dit: «Je rêve!»

Devant la porte du salon qu'il refermait, l'image de Blanche et toutes
les funèbres réalités s'évanouirent. Et de même qu'au milieu des songes,
nous déchirons certains voiles, à la lueur plus éclatante d'autres
mystères--ainsi le morphinomane subissait de nouvelles hallucinations.

        *        *        *        *        *

Cinq heures.

L'ordonnance entra:

--Mon capitaine, la bête est sellée.

--Bien... Je vais m'habiller... Aide-moi.

        *        *        *        *        *

Six heures.

M. de Pontaillac, en grande tenue, monta à cheval. Il galopait sur la
route. Une poussière se souleva; des clairons retentirent, et
l'officier, en saluant du sabre un régiment de chasseurs, eut le tableau
de la guerre, des canons, de la mitraille, des étendards éployés au vent
de la victoire. A la tête des troupes, il cria:

--En avant, et vive la France!

Au commandement de: «Halte!» officiers, sous-officiers et cavaliers,
immobiles, regardèrent un cheval furieux emporter une ombre d'homme: la
tête amincie valsait sous le casque blanc et or à la noire crinière; la
poitrine flottait sous la cuirasse de blanc métal; les jambes pendaient,
bottées et extraordinairement maigres et molles, et Pontaillac, avec son
visage anguleux, son long nez, ses yeux caves, ses moustaches effilées,
son armure cliquetante,--lui si brave, autrefois si robuste, si beau, si
intelligent--Pontaillac avait l'air d'un Don Quichotte sinistre et
moderne.

On accourait. Il tomba, dans la rougeur de l'aube printanière; il tomba
épuisé et non pas vaincu; il tomba mort, le sabre au poing, en râlant un
appel à la charge glorieuse:

--Là-bas... comme un éclair d'acier!





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