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Title: Psychologie des foules
Author: Le Bon, Gustave, 1841-1931
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Psychologie des foules" ***


(This file was produced from images generously made
available by the Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



PSYCHOLOGIE

DES FOULES



DU MÊME AUTEUR


1º TRAVAUX DE LABORATOIRE

La Fumée du Tabac. 2e édition, augmentée de recherches sur l'acide
prussique, l'oxyde de carbone et divers alcaloïdes autres que la
nicotine, que la fumée du tabac contient.

La Vie.--Traité de physiologie humaine.--Un volume in-8º, illustré de
300 gravures. (_Épuisé._)

Recherches expérimentales sur l'Asphyxie. (Comptes rendus de l'Académie
des sciences.)

Recherches anatomiques et mathématiques sur les lois des variations du
volume du crâne. (Mémoire couronné par l'_Académie des sciences_ et par
la _Société d'Anthropologie_ de Paris.) In-8º.

La Méthode graphique et les Appareils Enregistreurs, contenant la
description de nouveaux instruments. Un vol. in-8º, avec 63 figures
dessinées au laboratoire de l'auteur. (Lacroix.)

Les Levers Photographiques. Exposé des nouvelles méthodes de levers de
cartes et de plans employées par l'auteur pendant ses voyages. 2 vol.
in-18 (Gauthier-Villars).

L'équitation actuelle et ses principes.--Recherches expérimentales. 3e
édition. Un vol. in-8º, avec 73 figures et un atlas de 200
photographies instantanées. (Firmin-Didot.)


2º VOYAGES, HISTOIRE, PHILOSOPHIE

Voyage aux monts Tatras, avec une carte et un panorama dressés par
l'auteur (publié par la _Société géographique de Paris_).

Voyage au Népal, avec nombreuses illustrations, d'après les
photographies et dessins exécutés par l'auteur pendant son exploration
(publié par le _Tour du Monde_).

L'Homme et les Sociétés.--Leurs origines et leur histoire. Tome Ier.
Développement physique et intellectuel de l'homme.--Tome II.
Développement des sociétés. (_Épuisé._)

Les Premières Civilisations de l'Orient (Égypte, Assyrie, Judée, etc.)
In-4º illustré de 430 gravures, 2 cartes et 9 photographies.
(Flammarion.)

La Civilisation des Arabes, grand in-4º illustré de 366 gravures, 4
cartes et 11 planches en couleur, d'après les photographies et
aquarelles de l'auteur. (Firmin-Didot.)

Les Civilisations de l'Inde, grand in-4º illustré de 350 photogravures,
2 cartes et 7 planches en couleur, d'après les photographies, dessins et
aquarelles exécutés par l'auteur. (Firmin-Didot.)

Les Monuments de l'Inde, in-folio illustré de 400 planches d'après les
documents de l'auteur. (Firmin-Didot.)

Les Lois psychologiques de l'évolution des peuples. 1 vol. in-18 de la
Bibliothèque de philosophie contemporaine, 2e édition refondue.
(Alcan.)



PSYCHOLOGIE
DES FOULES

PAR

GUSTAVE LE BON


PARIS

ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAILLIÈRE ET Cie
FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR

108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108

1895

Tous droits réservés.



À

TH. RIBOT

Directeur de la _Revue philosophique_,
Professeur de Psychologie au collège de France,


_Affectueux hommage_,

GUSTAVE LE BON.



PRÉFACE


Notre précédent ouvrage a été consacré à décrire l'âme des races. Nous
allons étudier maintenant l'âme des foules.

L'ensemble de caractères communs que l'hérédité impose à tous les
individus d'une race constitue l'âme de cette race. Mais lorsqu'un
certain nombre de ces individus se trouvent réunis en foule pour agir,
l'observation démontre que, du fait même de leur rapprochement,
résultent certains caractères psychologiques nouveaux qui se superposent
aux caractères de race, et qui parfois en diffèrent profondément.

Les foules organisées ont toujours joué un rôle considérable dans la vie
des peuples; mais ce rôle n'a jamais été aussi important qu'aujourd'hui.
L'action inconsciente des foules se substituant à l'activité consciente
des individus est une des principales caractéristiques de l'âge actuel.

J'ai essayé d'aborder le difficile problème des foules avec des procédés
exclusivement scientifiques, c'est-à-dire en tâchant d'avoir une méthode
et en laissant de côté les opinions, les théories et les doctrines.
C'est là, je crois, le seul moyen d'arriver à découvrir quelques
parcelles de vérité, surtout quand il s'agit, comme ici, d'une question
passionnant vivement les esprits. Le savant, qui cherche à constater un
phénomène, n'a pas à s'occuper des intérêts que ses constatations
peuvent heurter. Dans une publication récente, un éminent penseur, M.
Goblet d'Alviela, faisait observer que, n'appartenant à aucune des
écoles contemporaines, je me trouvais parfois en opposition avec
certaines conclusions de toutes ces écoles. Ce nouveau travail méritera,
je l'espère, la même observation. Appartenir à une école, c'est en
épouser nécessairement les préjugés et les partis pris.

Je dois cependant expliquer au lecteur pourquoi il me verra tirer de mes
études des conclusions différentes de celles qu'au premier abord on
pourrait croire qu'elles comportent; constater par exemple l'extrême
infériorité mentale des foules, y compris les assemblées d'élite, et
déclarer pourtant que, malgré cette infériorité, il serait dangereux de
toucher à leur organisation.

C'est que l'observation la plus attentive des faits de l'histoire m'a
toujours montré que les organismes sociaux étant aussi compliqués que
ceux de tous les êtres, il n'est pas du tout en notre pouvoir de leur
faire subir brusquement des transformations profondes. La nature est
radicale parfois, mais jamais comme nous l'entendons, et c'est pourquoi
la manie des grandes réformes est ce qu'il y a de plus funeste pour un
peuple, quelque excellentes que ces réformes puissent théoriquement
paraître. Elles ne seraient utiles que s'il était possible de changer
instantanément l'âme des nations. Or le temps seul possède un tel
pouvoir. Ce qui gouverne les hommes, ce sont les idées, les sentiments
et les moeurs, choses qui sont en nous-mêmes. Les institutions et les
lois sont la manifestation de notre âme, l'expression de ses besoins.
Procédant de cette âme, institutions et lois ne sauraient la changer.

L'étude des phénomènes sociaux ne peut être séparée de celle des peuples
chez lesquels ils se sont produits. Philosophiquement, ces phénomènes
peuvent avoir une valeur absolue; pratiquement ils n'ont qu'une valeur
relative.

Il faut donc, en étudiant un phénomène social, le considérer
successivement sous deux aspects très différents. On voit alors que les
enseignements de la raison pure sont bien souvent contraires à ceux de
la raison pratique. Il n'est guère de données, même physiques,
auxquelles cette distinction ne soit applicable. Au point de vue de la
vérité absolue, un cube, un cercle, sont des figures géométriques
invariables, rigoureusement définies par certaines formules. Au point de
vue de notre oeil, ces figures géométriques peuvent revêtir des formes
très variées. La perspective peut transformer en effet le cube en
pyramide ou en carré, le cercle en ellipse ou en ligne droite; et ces
formes fictives sont beaucoup plus importantes à considérer que les
formes réelles, puisque ce sont les seules que nous voyons et que la
photographie ou la peinture puissent reproduire. L'irréel est dans
certains cas plus vrai que le réel. Figurer les objets avec leurs formes
géométriques exactes serait déformer la nature et la rendre
méconnaissable. Si nous supposons un monde dont les habitants ne
puissent que copier ou photographier les objets sans avoir la
possibilité de les toucher, ils n'arriveraient que très difficilement à
se faire une idée exacte de leur forme. La connaissance de cette forme,
accessible seulement à un petit nombre de savants, ne présenterait
d'ailleurs qu'un intérêt très faible.

Le philosophe qui étudie les phénomènes sociaux doit avoir présent à
l'esprit, qu'à côté de leur valeur théorique ils ont une valeur
pratique, et que, au point de vue de l'évolution des civilisations,
cette dernière est la seule possédant quelque importance. Une telle
constatation doit le rendre fort circonspect dans les conclusions que la
logique semble d'abord lui imposer.

D'autres motifs encore contribuent à lui dicter cette réserve. La
complexité des faits sociaux est telle qu'il est impossible de les
embrasser dans leur ensemble, et de prévoir les effets de leur influence
réciproque. Il semble aussi que derrière les faits visibles se cachent
parfois des milliers de causes invisibles. Les phénomènes sociaux
visibles paraissent être la résultante d'un immense travail inconscient,
inaccessible le plus souvent à notre analyse. On peut comparer les
phénomènes perceptibles aux vagues qui viennent traduire à la surface de
l'océan les bouleversements souterrains dont il est le siège, et que
nous ne connaissons pas. Observées dans la plupart de leurs actes, les
foules font preuve le plus souvent d'une mentalité singulièrement
inférieure; mais il est d'autres actes aussi où elles paraissent guidées
par ces forces mystérieuses que les anciens appelaient destin, nature,
providence, que nous appelons voix des morts, et dont nous ne saurions
méconnaître la puissance, bien que nous ignorions leur essence. Il
semblerait parfois que dans le sein des nations se trouvent des forces
latentes qui les guident. Qu'y a-t-il, par exemple, de plus compliqué,
de plus logique, de plus merveilleux qu'une langue? Et d'où sort
cependant cette chose si bien organisée et si subtile, sinon de l'âme
inconsciente des foules? Les académies les plus savantes, les
grammairiens les plus estimés ne font qu'enregistrer péniblement les
lois qui régissent ces langues, et seraient totalement incapables de les
créer. Même pour les idées de génie des grands hommes, sommes-nous bien
certains qu'elles soient exclusivement leur oeuvre? Sans doute elles
sont toujours créées par des esprits solitaires; mais les milliers de
grains de poussière qui forment l'alluvion où ces idées ont germé,
n'est-ce pas l'âme des foules qui les a formés?

Les foules, sans doute, sont toujours inconscientes; mais cette
inconscience même est peut-être un des secrets de leur force. Dans la
nature, les êtres soumis exclusivement à l'instinct exécutent des actes
dont la complexité merveilleuse nous étonne. La raison est chose trop
neuve dans l'humanité, et trop imparfaite encore pour pouvoir nous
révéler les lois de l'inconscient et surtout le remplacer. Dans tous nos
actes la part de l'inconscient est immense et celle de la raison très
petite. L'inconscient agit comme une force encore inconnue.

Si donc nous voulons rester dans les limites étroites mais sûres des
choses que la science peut connaître, et ne pas errer dans le domaine
des conjectures vagues et des vaines hypothèses, il nous faut constater
simplement les phénomènes qui nous sont accessibles, et nous borner à
cette constatation. Toute conclusion tirée de nos observations est le
plus souvent prématurée, car, derrière les phénomènes que nous voyons
bien, il en est d'autres que nous voyons mal, et peut-être même,
derrière ces derniers, d'autres encore que nous ne voyons pas.



PSYCHOLOGIE DES FOULES



INTRODUCTION

L'ÈRE DES FOULES

Évolution de l'âge actuel.--Les grands changements de civilisation sont
la conséquence de changements dans la pensée des peuples.--La croyance
moderne à la puissance des foules.--Elle transforme la politique
traditionnelle des États.--Comment se produit l'avènement des classes
populaires et comment s'exerce leur puissance.--Conséquences nécessaires
de la puissance des foules.--Elles ne peuvent exercer qu'un rôle
destructeur.--C'est par elles que s'achève la dissolution des
civilisations devenues trop vieilles.--Ignorance générale de la
psychologie des foules.--Importance de l'étude des foules pour les
législateurs et les hommes d'État.


Les grands bouleversements qui précèdent les changements de
civilisations, tels que la chute de l'Empire romain et la fondation de
l'Empire arabe par exemple semblent, au premier abord, déterminés
surtout par des transformations politiques considérables: invasions de
peuples ou renversements de dynasties. Mais une étude plus attentive de
ces événements montre que, derrière leurs causes apparentes, se trouve
le plus souvent, comme cause réelle, une modification profonde dans les
idées des peuples. Les véritables bouleversements historiques ne sont
pas ceux qui nous étonnent par leur grandeur et leur violence. Les seuls
changements importants, ceux d'où le renouvellement des civilisations
découle, s'opèrent dans les idées, les conceptions et les croyances. Les
événements mémorables de l'histoire sont les effets visibles des
invisibles changements de la pensée des hommes. Si ces grands événements
se manifestent si rarement c'est qu'il n'est rien d'aussi stable dans
une race que le fond héréditaire de ses pensées.

L'époque actuelle constitue un de ces moments critiques où la pensée des
hommes est en voie de se transformer.

Deux facteurs fondamentaux sont à la base de cette transformation. Le
premier est la destruction des croyances religieuses, politiques et
sociales d'où dérivent tous les éléments de notre civilisation. Le
second est la création de conditions d'existence et de pensée
entièrement nouvelles, par suite des découvertes modernes des sciences
et de l'industrie.

Les idées du passé, bien qu'à demi détruites, étant très puissantes
encore, et les idées qui doivent les remplacer n'étant qu'en voie de
formation, l'âge moderne représente une période de transition et
d'anarchie.

De cette période, forcément un peu chaotique, il n'est pas aisé de dire
maintenant ce qui pourra sortir un jour. Quelles seront les idées
fondamentales sur lesquelles s'édifieront les sociétés qui succéderont à
la nôtre? Nous ne le savons pas encore. Mais ce que, dès maintenant,
nous voyons bien, c'est que, pour leur organisation, elles auront à
compter avec une puissance nouvelle, dernière souveraine de l'âge
moderne: la puissance des foules. Sur les ruines de tant d'idées,
tenues pour vraies jadis et qui sont mortes aujourd'hui, de tant de
pouvoirs que les révolutions ont successivement brisés, cette puissance
est la seule qui se soit élevée, et elle paraît devoir absorber bientôt
les autres. Alors que toutes nos antiques croyances chancellent et
disparaissent, que les vieilles colonnes des sociétés s'effondrent tour
à tour, la puissance des foules est la seule force que rien ne menace et
dont le prestige ne fasse que grandir. L'âge où nous entrons sera
véritablement l'ÈRE DES FOULES.

Il y a un siècle à peine, la politique traditionnelle des États et les
rivalités des princes étaient les principaux facteurs des événements.
L'opinion des foules ne comptait guère, et même, le plus souvent, ne
comptait pas. Aujourd'hui ce sont les traditions politiques, les
tendances individuelles des souverains, leurs rivalités qui ne comptent
plus, et, au contraire, la voix des foules qui est devenue
prépondérante. Elle dicte aux rois leur conduite, et c'est elle qu'ils
tâchent d'entendre. Ce n'est plus dans les conseils des princes, mais
dans l'âme des foules que se préparent les destinées des nations.

L'avènement des classes populaires à la vie politique, c'est-à-dire, en
réalité, leur transformation progressive en classes dirigeantes, est une
des caractéristiques les plus saillantes de notre époque de transition.
Ce n'est pas, en réalité, par le suffrage universel, si peu influent
pendant longtemps et d'une direction d'abord si facile, que cet
avènement a été marqué. La naissance progressive de la puissance des
foules s'est faite d'abord par la propagation de certaines idées qui se
sont lentement implantées dans les esprits, puis par l'association
graduelle des individus, pour amener la réalisation des conceptions
théoriques. C'est par l'association que les foules ont fini par se
former des idées, sinon très justes, au moins très arrêtées de leurs
intérêts et par avoir conscience de leur force. Elles fondent des
syndicats devant lesquels tous les pouvoirs capitulent tour à tour, des
bourses du travail qui, en dépit de toutes les lois économiques tendent
à régir les conditions du labeur et du salaire. Elles envoient dans les
assemblées gouvernementales des représentants dépouillés de toute
initiative, de toute indépendance, et réduits le plus souvent à n'être
que les porte-parole des comités qui les ont choisis.

Aujourd'hui les revendications des foules deviennent de plus en plus
nettes, et ne vont pas à moins qu'à détruire de fond en comble la
société actuelle, pour la ramener à ce communisme primitif qui fut
l'état normal de tous les groupes humains avant l'aurore de la
civilisation. Limitation des heures de travail, expropriation des mines,
des chemins de fer, des usines et du sol; partage égal de tous les
produits, élimination de toutes les classes supérieures au profit des
classes populaires, etc. Telles sont ces revendications.

Peu aptes au raisonnement, les foules sont au contraire très aptes à
l'action. Par leur organisation actuelle, leur force est devenue
immense. Les dogmes que nous voyons naître auront bientôt la puissance
des vieux dogmes c'est-à-dire, la force tyrannique et souveraine qui met
à l'abri de la discussion. Le droit divin des foules va remplacer le
droit divin des rois.

Les écrivains en faveur auprès de notre bourgeoisie actuelle, ceux qui
représentent le mieux ses idées un peu étroites, ses vues un peu
courtes, son scepticisme un peu sommaire, son égoïsme parfois un peu
excessif, s'affolent tout à fait devant le pouvoir nouveau qu'ils voient
grandir, et, pour combattre le désordre des esprits, ils adressent des
appels désespérés aux forces morales de l'Église, tant dédaignées par
eux jadis. Ils nous parlent de la banqueroute de la science, et revenus
tout pénitents de Rome, nous rappellent aux enseignements des vérités
révélées. Mais ces nouveaux convertis, oublient qu'il est trop tard. Si
vraiment la grâce les a touchés, elle ne saurait avoir le même pouvoir
sur des âmes peu soucieuses des préoccupations qui assiègent ces récents
dévots. Les foules ne veulent plus aujourd'hui des dieux dont eux-mêmes
ne voulaient pas hier et qu'ils ont contribué à briser. Il n'est pas de
puissance divine ou humaine qui puisse obliger les fleuves à remonter
vers leur source.

La science n'a fait aucune banqueroute et n'est pour rien dans
l'anarchie actuelle des esprits ni dans la puissance nouvelle qui
grandit au milieu de cette anarchie. Elle nous a promis la vérité, ou au
moins la connaissance des relations que notre intelligence peut saisir;
elle ne nous a jamais promis ni la paix ni le bonheur. Souverainement
indifférente à nos sentiments, elle n'entend pas nos lamentations. C'est
à nous de tâcher de vivre avec elle puisque rien ne pourrait ramener les
illusions qu'elle a fait fuir.

D'universels symptômes, visibles chez toutes les nations, nous montrent
l'accroissement rapide de la puissance des foules, et ne nous permettent
pas de supposer que cette puissance doive cesser bientôt de grandir.
Quoi qu'elle nous apporte, nous devrons le subir. Toute dissertation
contre elle ne représente que vaines paroles. Certes il est possible que
l'avènement des foules marque une des dernières étapes des civilisations
de l'Occident, un retour complet vers ces périodes d'anarchie confuse
qui semblent devoir toujours précéder l'éclosion de chaque société
nouvelle. Mais comment l'empêcherions-nous?

Jusqu'ici ces grandes destructions de civilisations trop vieilles ont
constitué le rôle le plus clair des foules. Ce n'est pas, en effet,
d'aujourd'hui seulement que ce rôle apparaît dans le monde. L'histoire
nous dit qu'au moment où les forces morales sur lesquelles reposait une
civilisation ont perdu leur empire, la dissolution finale est effectuée
par ces foules inconscientes et brutales assez justement qualifiées de
barbares. Les civilisations n'ont été créées et guidées jusqu'ici que
par une petite aristocratie intellectuelle, jamais par les foules. Les
foules n'ont de puissance que pour détruire. Leur domination représente
toujours une phase de barbarie. Une civilisation implique des règles
fixes, une discipline, le passage de l'instinctif au rationnel, la
prévoyance de l'avenir, un degré élevé de culture, conditions que les
foules, abandonnées à elles-mêmes, se sont toujours montrées absolument
incapables de réaliser. Par leur puissance uniquement destructive, elles
agissent comme ces microbes qui activent la dissolution des corps
débilités ou des cadavres. Quand l'édifice d'une civilisation est
vermoulu, ce sont toujours les foules qui en amènent l'écroulement.
C'est alors qu'apparaît leur principal rôle, et que, pour un instant, la
philosophie du nombre semble la seule philosophie de l'histoire.

En sera-t-il de même pour notre civilisation? C'est ce que nous pouvons
craindre, mais c'est ce que nous ne pouvons encore savoir.

Quoi qu'il en soit, il faut bien nous résigner à subir le règne des
foules, puisque des mains imprévoyantes ont successivement renversé
toutes les barrières qui pourraient les contenir.

Ces foules, dont on commence à tant parler, nous les connaissons bien
peu. Les psychologues professionnels, ayant vécu loin d'elles, les ont
toujours ignorées, et quand ils s'en sont occupés, dans ces derniers
temps, ce n'a été qu'au point de vue des crimes qu'elles peuvent
commettre. Sans doute il existe des foules criminelles, mais il existe
aussi des foules vertueuses, des foules héroïques, et encore bien
d'autres. Les crimes des foules ne constituent qu'un cas particulier de
leur psychologie, et on ne connaît pas plus la constitution mentale des
foules en étudiant seulement leurs crimes, qu'on ne connaîtrait celle
d'un individu en décrivant seulement ses vices.

À dire vrai pourtant, tous les maîtres du monde, tous les fondateurs de
religions ou d'empires, les apôtres de toutes les croyances, les hommes
d'État éminents, et, dans une sphère plus modeste, les simples chefs de
petites collectivités humaines, ont toujours été des psychologues
inconscients, ayant de l'âme des foules une connaissance instinctive,
souvent très sûre; et c'est parce qu'ils la connaissaient bien qu'ils
sont si facilement devenus les maîtres. Napoléon pénétrait
merveilleusement la psychologie des foules du pays où il a régné, mais
il méconnut complètement parfois celle des foules appartenant à des
races différentes[1]; et c'est parce qu'il la méconnut qu'il entreprit,
en Espagne et en Russie notamment, des guerres où sa puissance reçut des
chocs qui devaient bientôt l'abattre.

La connaissance de la psychologie des foules est aujourd'hui la dernière
ressource de l'homme d'État qui veut, non pas les gouverner--la chose
est devenue bien difficile,--mais tout au moins ne pas être trop
gouverné par elles.

Ce n'est qu'en approfondissant un peu la psychologie des foules qu'on
comprend à quel point les lois et les institutions ont peu d'action sur
elles; combien elles sont incapables d'avoir des opinions quelconques en
dehors de celles qui leur sont imposées; que ce n'est pas avec des
règles basées sur l'équité théorique pure qu'on les conduit, mais en
recherchant ce qui peut les impressionner et les séduire. Si un
législateur veut, par exemple, établir un nouvel impôt, devra-t-il
choisir celui qui sera théoriquement le plus juste? En aucune façon. Le
plus injuste pourra être pratiquement le meilleur pour les foules. S'il
est en même temps le moins visible, et le moins lourd en apparence, il
sera le plus facilement admis. C'est ainsi qu'un impôt indirect, si
exorbitant qu'il soit, sera toujours accepté par la foule, parce que,
étant journellement payé sur des objets de consommation par fractions de
centime, il ne gêne pas ses habitudes et ne l'impressionne pas.
Remplacez-le par un impôt proportionnel sur les salaires ou autres
revenus, à payer en une seule fois, fût-il théoriquement dix fois
moins lourd que l'autre, il soulèvera d'unanimes protestations. Aux
centimes invisibles de chaque jour se substitue, en effet, une somme
relativement élevée, qui paraîtra immense, et par conséquent très
impressionnante, le jour où il faudra la payer. Elle ne paraîtrait
faible que si elle avait été mise de côté sou à sou; mais ce procédé
économique représente une dose de prévoyance dont les foules sont
incapables.

L'exemple qui précède est des plus simples; la justesse en est aisément
perçue. Elle n'avait pas échappé à un psychologue comme Napoléon; mais
les législateurs, qui ignorent l'âme des foules, ne sauraient
l'apercevoir. L'expérience ne leur a pas encore suffisamment enseigné
que les hommes ne se conduisent jamais avec les prescriptions de la
raison pure.

Bien d'autres applications pourraient être faites de la psychologie des
foules. Sa connaissance jette la plus vive lueur sur un grand nombre de
phénomènes historiques et économiques totalement inintelligibles sans
elle. J'aurai occasion de montrer que si le plus remarquable des
historiens modernes, M. Taine, a si imparfaitement compris parfois les
événements de notre grande Révolution, c'est qu'il n'avait jamais songé
à étudier l'âme des foules. Il a pris pour guide, dans l'étude de cette
période compliquée, la méthode descriptive des naturalistes; mais, parmi
les phénomènes que les naturalistes ont à étudier, les forces morales ne
figurent guère. Or ce sont précisément ces forces-là qui constituent les
vrais ressorts de l'histoire.

À n'envisager que son côté pratique, l'étude de la psychologie des
foules méritait donc d'être tentée. N'eût-elle qu'un intérêt de
curiosité pure, elle le mériterait encore. Il est aussi intéressant de
déchiffrer les mobiles des actions des hommes que de déchiffrer un
minéral ou une plante.

Notre étude de l'âme des foules ne pourra être qu'une brève synthèse, un
simple résumé de nos recherches. Il ne faut lui demander que quelques
vues suggestives. D'autres creuseront davantage le sillon. Nous ne
faisons aujourd'hui, que le tracer sur un terrain bien vierge encore.

NOTES:

[1] Ses plus subtils conseillers ne la comprirent pas d'ailleurs
davantage. Talleyrand lui écrivait que «l'Espagne accueillerait en
libérateurs ses soldats». Elle les accueillit comme des bêtes fauves. Un
psychologue, au courant des instincts héréditaires de la race, aurait pu
aisément prévoir cet accueil.



LIVRE PREMIER

L'ÂME DES FOULES



CHAPITRE PREMIER

Caractéristiques générales des foules. Loi psychologique de leur unité
mentale.

Ce qui constitue une foule au point de vue psychologique.--Une
agglomération nombreuse d'individus ne suffit pas à former une
foule.--Caractères spéciaux des foules psychologiques.--Orientation fixe
des idées et sentiments chez les individus qui les composent et
évanouissement de leur personnalité.--La foule est toujours dominée par
l'inconscient.--Disparition de la vie cérébrale et prédominance de la
vie médullaire.--Abaissement de l'intelligence et transformation
complète des sentiments.--Les sentiments transformés peuvent être
meilleurs ou pires que ceux des individus dont la foule est
composée.--La foule est aussi aisément héroïque que criminelle.


Au sens ordinaire le mot foule représente une réunion d'individus
quelconques, quels que soient leur nationalité, leur profession ou leur
sexe, et quels que soient aussi les hasards qui les rassemblent.

Au point de vue psychologique, l'expression foule prend une
signification tout autre. Dans certaines circonstances données, et
seulement dans ces circonstances, une agglomération d'hommes possède des
caractères nouveaux fort différents de ceux des individus composant
cette agglomération. La personnalité consciente s'évanouit, les
sentiments et les idées de toutes les unités sont orientés dans une même
direction. Il se forme une âme collective, transitoire sans doute, mais
présentant des caractères très nets. La collectivité est alors devenue
ce que, faute d'une expression meilleure, j'appellerai une foule
organisée, ou, si l'on préfère, une foule psychologique. Elle forme un
seul être et se trouve soumise à la _loi de l'unité mentale des foules_.

Il est visible que ce n'est pas par le fait seul que beaucoup
d'individus se trouvent accidentellement côte à côte, qu'ils acquièrent
les caractères d'une foule organisée. Mille individus accidentellement
réunis sur une place publique sans aucun but déterminé, ne constituent
nullement une foule au point de vue psychologique. Pour en acquérir les
caractères spéciaux, il faut l'influence de certains excitants dont nous
aurons à déterminer la nature.

L'évanouissement de la personnalité consciente et l'orientation des
sentiments et des pensées dans un sens déterminé, qui sont les premiers
traits de la foule en voie de s'organiser, n'impliquent pas toujours la
présence simultanée de plusieurs individus sur un seul point. Des
milliers d'individus séparés peuvent à certains moments, sous
l'influence de certaines émotions violentes, un grand événement national
par exemple, acquérir les caractères d'une foule psychologique. Il
suffira alors qu'un hasard quelconque les réunisse pour que leurs actes
revêtent aussitôt les caractères spéciaux aux actes des foules. À
certains moments, une demi-douzaine d'hommes peuvent constituer une
foule psychologique, tandis que des centaines d'hommes réunis par hasard
peuvent ne pas la constituer. D'autre part, un peuple entier, sans qu'il
y ait agglomération visible, peut devenir foule sous l'action de
certaines influences.

Lorsqu'une foule psychologique est constituée, elle acquiert des
caractères généraux provisoires, mais déterminables. À ces caractères
généraux s'ajoutent des caractères particuliers, variables, suivant les
éléments dont la foule se compose et qui peuvent en modifier la
constitution mentale.

Les foules psychologiques sont donc susceptibles d'une classification,
et, lorsque nous arriverons à nous occuper de cette classification, nous
verrons qu'une foule hétérogène, c'est-à-dire composée d'éléments
dissemblables, présente avec les foules homogènes, c'est-à-dire
composées d'éléments plus ou moins semblables (sectes, castes et
classes), des caractères communs, et, à côté de ces caractères communs,
des particularités qui permettent de l'en différencier.

Mais avant de nous occuper des diverses catégories de foules, nous
devons examiner d'abord les caractères communs à toutes. Nous opérerons
comme le naturaliste, qui commence par décrire les caractères généraux
communs à tous les individus d'une famille avant de s'occuper des
caractères particuliers qui permettent de différencier les genres et les
espèces que renferme cette famille.

Il n'est pas facile de décrire avec exactitude l'âme des foules, parce
que son organisation varie non seulement suivant la race et la
composition des collectivités, mais encore suivant la nature et le degré
des excitants auxquels ces collectivités sont soumises. Mais la même
difficulté se présente dans l'étude psychologique d'un individu
quelconque. Ce n'est que dans les romans qu'on voit les individus
traverser la vie avec un caractère constant. Seule l'uniformité des
milieux crée l'uniformité apparente des caractères. J'ai montré ailleurs
que toutes les constitutions mentales contiennent des possibilités de
caractère qui peuvent se manifester dès que le milieu change
brusquement. C'est ainsi que, parmi les Conventionnels les plus féroces
se trouvaient d'inoffensifs bourgeois, qui, dans les circonstances
ordinaires, eussent été de pacifiques notaires ou de vertueux
magistrats. L'orage passé, ils reprirent leur caractère normal de
bourgeois pacifiques. Napoléon trouva parmi eux ses plus dociles
serviteurs.

Ne pouvant étudier ici tous les degrés d'organisation des foules, nous
les envisagerons surtout ces dernières dans leur phase de complète
organisation. Nous verrons ainsi ce qu'elles peuvent devenir mais non ce
qu'elles sont toujours. C'est seulement à cette phase avancée
d'organisation que, sur le fonds invariable et dominant de la race, se
superposent certains caractères nouveaux et spéciaux, et que se produit
l'orientation de tous les sentiments et pensées de la collectivité dans
une direction identique. C'est alors seulement que se manifeste ce que
j'ai nommé plus haut, la _loi psychologique de l'unité mentale des
foules_.

Parmi les caractères psychologiques des foules, il en est qu'elles
peuvent présenter en commun avec des individus isolés; d'autres, au
contraire, leur sont absolument spéciaux et ne se rencontrent que chez
les collectivités. Ce sont ces caractères spéciaux que nous allons
étudier d'abord pour bien en montrer l'importance.

Le fait le plus frappant que présente une foule psychologique est le
suivant: quels que soient les individus qui la composent, quelque
semblables ou dissemblables que soient leur genre de vie, leurs
occupations, leur caractère ou leur intelligence, par le fait seul
qu'ils sont transformés en foule, ils possèdent une sorte d'âme
collective qui les fait sentir, penser, et agir d'une façon tout à fait
différente de celle dont sentirait, penserait et agirait chacun d'eux
isolément. Il y a des idées, des sentiments qui ne surgissent ou ne se
transforment en actes que chez les individus en foule. La foule
psychologique est un être provisoire, formé d'éléments hétérogènes qui
pour un instant se sont soudés, absolument comme les cellules qui
constituent un corps vivant forment par leur réunion un être nouveau
manifestant des caractères fort différents de ceux que chacune de ces
cellules possède.

Contrairement à une opinion qu'on s'étonne de trouver sous la plume d'un
philosophe aussi pénétrant qu'Herbert Spencer, dans l'agrégat qui
constitue une foule, il n'y a nullement somme et moyenne des éléments,
il y a combinaison et création de nouveaux caractères, de même qu'en
chimie certains éléments mis en présence, les bases et les acides par
exemple, se combinent pour former un corps nouveau possédant des
propriétés tout à fait différentes de celle des corps ayant servi à le
constituer.

Il est facile de constater combien l'individu en foule diffère de
l'individu isolé; mais il est moins facile de découvrir les causes de
cette différence.

Pour arriver à entrevoir au moins ces causes, il faut se rappeler
d'abord cette constatation de la psychologie moderne: à savoir que ce
n'est pas seulement dans la vie organique, mais encore dans le
fonctionnement de l'intelligence que les phénomènes inconscients jouent
un rôle tout à fait prépondérant. La vie consciente de l'esprit ne
représente qu'une bien faible part auprès de sa vie inconsciente.
L'analyste le plus subtil, l'observateur le plus pénétrant n'arrive
guère à découvrir qu'un bien petit nombre des mobiles inconscients qui
le mènent. Nos actes conscients dérivent d'un substratum inconscient
créé surtout par des influences d'hérédité. Ce substratum renferme les
innombrables résidus ancestraux qui constituent l'âme de la race.
Derrière les causes avouées de nos actes, il y a sans doute les causes
secrètes que nous n'avouons pas, mais derrière ces causes secrètes il y
en a de beaucoup plus secrètes encore, puisque nous-mêmes les ignorons.
La plupart de nos actions journalières ne sont que l'effet de mobiles
cachés qui nous échappent.

C'est surtout par les éléments inconscients qui forment l'âme d'une
race, que se ressemblent tous les individus de cette race, et c'est
principalement par les éléments conscients, fruits de l'éducation mais
surtout d'une hérédité exceptionnelle, qu'ils diffèrent. Les hommes les
plus dissemblables par leur intelligence ont des instincts, des
passions, des sentiments fort semblables. Dans tout ce qui est matière
de sentiment: religion, politique, morale, affections et antipathies,
etc., les hommes les plus éminents ne dépassent que bien rarement le
niveau des individus les plus ordinaires. Entre un grand mathématicien
et son bottier il peut exister un abîme au point de vue intellectuel,
mais au point de vue du caractère la différence est le plus souvent
nulle ou très faible.

Or ce sont précisément ces qualités générales du caractère, régies par
l'inconscient et que la plupart des individus normaux d'une race
possèdent à peu près au même degré, qui, dans les foules, sont mises en
commun. Dans l'âme collective, les aptitudes intellectuelles des
individus, et par conséquent leur individualité, s'effacent.
L'hétérogène se noie dans l'homogène, et les qualités inconscientes
dominent.

C'est justement cette mise en commun de qualités ordinaires qui nous
explique pourquoi les foules ne sauraient jamais accomplir d'actes
exigeant une intelligence élevée. Les décisions d'intérêt général prises
par une assemblée d'hommes distingués, mais de spécialités différentes,
ne sont pas sensiblement supérieures aux décisions que prendrait une
réunion d'imbéciles. Ils ne peuvent mettre en commun en effet que ces
qualités médiocres que tout le monde possède. Dans les foules, c'est la
bêtise et non l'esprit, qui s'accumule. Ce n'est pas tout le monde,
comme on le répète si souvent, qui a plus d'esprit que Voltaire, c'est
certainement Voltaire qui a plus d'esprit que tout le monde, si par
«tout le monde» il faut entendre les foules.

Mais si les individus en foule se bornaient à mettre en commun les
qualités ordinaires dont chacun d'eux a sa part, il y aurait simplement
moyenne, et non, comme nous l'avons dit, création de caractères
nouveaux. Comment s'établissent ces caractères nouveaux? C'est ce que
nous devons rechercher maintenant.

Diverses causes déterminent l'apparition de ces caractères spéciaux aux
foules, et que les individus isolés ne possèdent pas. La première est
que l'individu en foule acquiert, par le fait seul du nombre, un
sentiment de puissance invincible qui lui permet de céder à des
instincts que, seul, il eût forcément refrénés. Il sera d'autant moins
porté à les refréner que, la foule étant anonyme, et par conséquent
irresponsable, le sentiment de la responsabilité, qui retient toujours
les individus, disparaît entièrement.

Une seconde cause, la contagion, intervient également pour déterminer
chez les foules la manifestation de caractères spéciaux et en même temps
leur orientation. La contagion est un phénomène aisé à constater, mais
non expliqué, et qu'il faut rattacher aux phénomènes d'ordre hypnotique
que nous étudierons dans un instant. Dans une foule, tout sentiment,
tout acte est contagieux, et contagieux à ce point que l'individu
sacrifie très facilement son intérêt personnel à l'intérêt collectif.
C'est là une aptitude fort contraire à sa nature, et dont l'homme n'est
guère capable que lorsqu'il fait partie d'une foule.

Une troisième cause, et celle-là est de beaucoup la plus importante,
détermine dans les individus en foule des caractères spéciaux parfois
tout à fait contraires à ceux de l'individu isolé. Je veux parler de la
suggestibilité, dont la contagion mentionnée plus haut n'est d'ailleurs
qu'un effet.

Pour comprendre ce phénomène, il faut avoir présentes à l'esprit
certaines découvertes récentes de la physiologie. Nous savons
aujourd'hui que, par des procédés variés, un individu peut être placé
dans un état tel, qu'ayant perdu toute sa personnalité consciente, il
obéisse à toutes les suggestions de l'opérateur qui la lui a fait
perdre, et commette les actes les plus contraires à son caractère et à
ses habitudes. Or les observations les plus attentives paraissent
prouver que l'individu plongé depuis quelque temps au sein d'une foule
agissante, se trouve bientôt placé--par suite des effluves qui s'en
dégagent, ou pour toute autre cause que nous ne connaissons pas--dans un
état particulier, qui se rapproche beaucoup de l'état de fascination où
se trouve l'hypnotisé dans les mains de son hypnotiseur. La vie du
cerveau étant paralysée chez le sujet hypnotisé, celui-ci devient
l'esclave de toutes les activités inconscientes de sa moelle épinière,
que l'hypnotiseur dirige à son gré. La personnalité consciente est
entièrement évanouie, la volonté et le discernement sont perdus. Tous
les sentiments et les pensées sont orientés dans le sens déterminé par
l'hypnotiseur.

Tel est à peu près aussi l'état de l'individu faisant partie d'une foule
psychologique. Il n'est plus conscient de ses actes. Chez lui, comme
chez l'hypnotisé, en même temps que certaines facultés sont détruites,
d'autres peuvent être amenées à un degré d'exaltation extrême. Sous
l'influence d'une suggestion, il se lancera avec une irrésistible
impétuosité à l'accomplissement de certains actes. Impétuosité plus
irrésistible encore dans les foules que chez le sujet hypnotisé, parce
que la suggestion étant la même pour tous les individus s'exagère en
devenant réciproque. Les individualités qui, dans la foule,
posséderaient une personnalité assez forte pour résister à la
suggestion, sont en nombre trop faible pour lutter contre le courant.
Tout au plus elles pourront tenter une diversion par une suggestion
différente. C'est ainsi, par exemple, qu'un mot heureux, une image
évoquée à propos ont parfois détourné les foules des actes les plus
sanguinaires.

Donc, évanouissement de la personnalité consciente, prédominance de la
personnalité inconsciente, orientation par voie de suggestion et de
contagion des sentiments et des idées dans un même sens, tendance à
transformer immédiatement en actes les idées suggérées, tels sont les
principaux caractères de l'individu en foule. Il n'est plus lui-même, il
est devenu un automate que sa volonté ne guide plus.

Aussi, par le fait seul qu'il fait partie d'une foule organisée, l'homme
descend de plusieurs degrés sur l'échelle de la civilisation. Isolé,
c'était peut-être un individu cultivé, en foule c'est un barbare,
c'est-à-dire un instinctif. Il a la spontanéité, la violence, la
férocité, et aussi les enthousiasmes et les héroïsmes des êtres
primitifs. Il tend à s'en rapprocher encore par la facilité avec
laquelle il se laisse impressionner par des mots, des images--qui sur
chacun des individus isolés composant la foule seraient tout à fait sans
action--et conduire à des actes contraires à ses intérêts les plus
évidents et à ses habitudes les plus connues. L'individu en foule est un
grain de sable au milieu d'autres grains de sable que le vent soulève à
son gré.

Et c'est ainsi qu'on voit des jurys rendre des verdicts que
désapprouverait chaque juré individuellement, des assemblées
parlementaires adopter des lois et des mesures que réprouverait en
particulier chacun des membres qui les composent. Pris séparément, les
hommes de la Convention étaient des bourgeois éclairés, aux habitudes
pacifiques. Réunis en foule, ils n'hésitaient pas à approuver les
propositions les plus féroces, à envoyer à la guillotine les individus
les plus manifestement innocents; et, contrairement à tous leurs
intérêts, à renoncer à leur inviolabilité et à se décimer eux-mêmes.

Et ce n'est pas seulement par ses actes que l'individu en foule diffère
essentiellement de lui-même. Avant même qu'il ait perdu toute
indépendance, ses idées et ses sentiments se sont transformés, et la
transformation est profonde au point de changer l'avare en prodigue, le
sceptique en croyant, l'honnête homme en criminel, le poltron en héros.
La renonciation à tous ses privilèges que, dans un moment
d'enthousiasme, la noblesse vota pendant la fameuse nuit du 4 août 1789,
n'eût certes jamais été acceptée par aucun de ses membres pris
isolément.

Concluons de ce qui précède, que la foule est toujours
intellectuellement inférieure à l'homme isolé, mais que, au point de vue
des sentiments et des actes que ces sentiments provoquent, elle peut,
suivant les circonstances, être meilleure ou pire. Tout dépend de la
façon dont la foule est suggestionnée. C'est là ce qu'ont parfaitement
méconnu les écrivains qui n'ont étudié les foules qu'au point de vue
criminel. La foule est souvent criminelle, sans doute, mais souvent
aussi elle est héroïque. Ce sont surtout les foules qu'on amène à se
faire tuer pour le triomphe d'une croyance ou d'une idée, qu'on
enthousiasme pour la gloire et l'honneur, qu'on entraîne presque sans
pain et sans armes comme à l'âge des croisades, pour délivrer de
l'infidèle le tombeau d'un Dieu, ou comme en 93, pour défendre le sol de
la patrie. Héroïsmes un peu inconscients, sans doute, mais c'est avec
ces héroïsmes-là que se fait l'histoire. S'il ne fallait mettre à
l'actif des peuples que les grandes actions froidement raisonnées, les
annales du monde en enregistreraient bien peu.



CHAPITRE II

Sentiments et moralité des foules.

§ 1. _Impulsivité, mobilité et irritabilité des foules._--La foule est
le jouet de toutes les excitations extérieures et en reflète les
incessantes variations.--Les impulsions auxquelles elle obéit sont assez
impérieuses pour que l'intérêt personnel s'efface.--Rien n'est prémédité
chez les foules.--Action de la race.--§ 2. _Suggestibilité et crédulité
des foules._--Leur obéissance aux suggestions.--Les images évoquées dans
leur esprit sont prises par elles pour des réalités.--Pourquoi ces
images sont semblables pour tous les individus qui composent une
foule.--Égalisation du savant et de l'imbécile dans une foule.--Exemples
divers des illusions auxquelles tous les individus d'une foule sont
sujets.--Impossibilité d'accorder aucune créance au témoignage des
foules.--L'unanimité de nombreux témoins est une des plus mauvaises
preuves qu'on puisse invoquer pour établir un fait.--Faible valeur des
livres d'histoire.--§ 3. _Exagération et simplisme des sentiments des
foules._--Les foules ne connaissent ni le doute ni l'incertitude et vont
toujours aux extrêmes.--Leurs sentiments sont toujours excessifs.--§ 4.
_Intolérance, autoritarisme et conservatisme des foules._--Raisons de
ces sentiments.--Servilité des foules devant une autorité forte.--Les
instincts révolutionnaires momentanés des foules ne les empêchent pas
d'être extrêmement conservatrices.--Elles sont d'instinct hostiles aux
changements et au progrès.--§ 5. _Moralité des foules._--La moralité des
foules peut, suivant les suggestions, être beaucoup plus basse ou
beaucoup plus haute que celle des individus qui les
composent.--Explication et exemples.--Les foules ont rarement pour guide
l'intérêt qui est, le plus souvent, le mobile exclusif de l'individu
isolé.--Rôle moralisateur des foules.


Après avoir indiqué d'une façon très générale les principaux caractères
des foules, il nous reste à pénétrer dans le détail de ces caractères.

On remarquera que, parmi les caractères spéciaux des foules, il en est
plusieurs, tels que l'impulsivité, l'irritabilité, l'incapacité de
raisonner, l'absence de jugement et d'esprit critique, l'exagération des
sentiments, et d'autres encore, que l'on observe également chez les
êtres appartenant à des formes inférieures d'évolution, tels que la
femme, le sauvage et l'enfant; mais c'est là une analogie que je
n'indique qu'en passant. Sa démonstration sortirait du cadre de cet
ouvrage. Elle serait inutile, d'ailleurs, pour les personnes au courant
de la psychologie des primitifs, et resterait toujours peu convaincante
pour celles qui ne la connaissent pas.

J'aborde maintenant l'un après l'autre les divers caractères que l'on
peut observer dans la plupart des foules.


§ 1.--IMPULSIVITÉ, MOBILITÉ ET IRRITABILITÉ DES FOULES

La foule, avons-nous dit en étudiant ses caractères fondamentaux, est
conduite presque exclusivement par l'inconscient. Ses actes sont
beaucoup plus sous l'influence de la moelle épinière que sous celle du
cerveau. Elle se rapproche en cela des êtres tout à fait primitifs. Les
actes exécutés peuvent être parfaits quant à leur exécution, mais, le
cerveau ne les dirigeant pas, l'individu agit suivant les hasards des
excitations. Une foule est le jouet de toutes les excitations
extérieures et en reflète les incessantes variations. Elle est donc
esclave des impulsions qu'elle reçoit. L'individu isolé peut être soumis
aux mêmes excitants que l'homme en foule; mais comme son cerveau lui
montre les inconvénients d'y céder, il n'y cède pas. C'est ce qu'on peut
physiologiquement exprimer en disant que l'individu isolé possède
l'aptitude à dominer ses réflexes, alors que la foule ne la possède pas.

Ces impulsions diverses auxquelles obéissent les foules pourront être,
suivant les excitations, généreuses ou cruelles, héroïques ou
pusillanimes, mais elles seront toujours tellement impérieuses que
l'intérêt personnel, l'intérêt de la conservation lui-même, ne les
dominera pas.

Les excitants qui peuvent agir sur les foules étant fort variés, et les
foules y obéissant toujours, celles-ci sont par suite, extrêmement
mobiles; et c'est pourquoi nous les voyons passer en un instant de la
férocité la plus sanguinaire à la générosité ou à l'héroïsme le plus
absolu. La foule devient très aisément bourreau, mais non moins aisément
elle devient martyre. C'est de son sein qu'ont coulé les torrents de
sang exigés par le triomphe de chaque croyance. Il n'est pas besoin de
remonter aux âges héroïques pour voir de quoi, à ce dernier point de
vue, les foules sont capables. Elles ne marchandent jamais leur vie dans
une émeute, et il y a bien peu d'années qu'un général, devenu subitement
populaire, eût aisément trouvé cent mille hommes prêts à se faire tuer
pour sa cause, s'il l'eût demandé.

Rien donc ne saurait être prémédité chez les foules. Elles peuvent
parcourir successivement la gamme des sentiments les plus contraires,
mais elles seront toujours sous l'influence des excitations du moment.
Elles sont semblables aux feuilles que l'ouragan soulève, disperse en
tous sens, puis laisse retomber. En étudiant ailleurs certaines foules
révolutionnaires, nous montrerons quelques exemples de la variabilité de
leurs sentiments.

Cette mobilité des foules les rend très difficiles à gouverner, surtout
lorsqu'une partie des pouvoirs publics est tombée entre leurs mains. Si
les nécessités de la vie de chaque jour ne constituaient une sorte de
régulateur invisible des choses, les démocraties ne pourraient guère
durer. Mais, si les foules veulent les choses avec frénésie, elles ne
les veulent pas bien longtemps. Elles sont aussi incapables de volonté
durable que de pensée.

La foule n'est pas seulement impulsive et mobile. Comme le sauvage, elle
n'admet pas que quelque chose puisse s'interposer entre son désir et la
réalisation de ce désir. Elle le comprend d'autant moins que le nombre
lui donne le sentiment d'une puissance irrésistible. Pour l'individu en
foule, la notion d'impossibilité disparaît. L'individu isolé sent bien
qu'il ne pourrait à lui seul incendier un palais, piller un magasin, et,
s'il en est tenté, il résistera aisément à sa tentation. Faisant partie
d'une foule, il a conscience du pouvoir que lui donne le nombre, et il
suffit de lui suggérer des idées de meurtre et de pillage pour qu'il
cède immédiatement à la tentation. L'obstacle inattendu sera brisé avec
frénésie. Si l'organisme humain permettait la perpétuité de la fureur,
on pourrait dire que l'état normal de la foule contrariée est la
fureur.

Dans l'irritabilité des foules, dans leur impulsivité et leur mobilité,
ainsi que dans tous les sentiments populaires que nous aurons à étudier,
interviennent toujours les caractères fondamentaux de la race, qui
constituent le sol invariable sur lequel germent tous nos sentiments.
Toutes les foules sont toujours irritables et impulsives, sans doute,
mais avec de grandes variations de degré. La différence entre une foule
latine et une foule anglo-saxonne est, par exemple, frappante. Les faits
les plus récents de notre histoire jettent une vive lueur sur ce point.
Il a suffi, il y a vingt-cinq ans, de la publication d'un simple
télégramme relatant une insulte supposée faite à un ambassadeur pour
déterminer une explosion de fureur dont une guerre terrible est
immédiatement sortie. Quelques années plus tard, l'annonce télégraphique
d'un insignifiant échec à Langson provoqua une nouvelle explosion qui
amena le renversement instantané du gouvernement. Au même moment,
l'échec beaucoup plus grave d'une expédition anglaise devant Kartoum ne
produisit en Angleterre qu'une émotion très faible, et aucun ministère
ne fut renversé. Les foules sont partout féminines, mais les plus
féminines de toutes sont les foules latines. Qui s'appuie sur elles peut
monter très haut et très vite, mais en côtoyant sans cesse la roche
Tarpéienne et avec la certitude d'en être précipité un jour.


§ 2.--SUGGESTIBILITÉ ET CRÉDULITÉ DES FOULES

Nous avons dit, en définissant les foules, qu'un de leurs caractères
généraux est une suggestibilité excessive, et nous avons montré
combien, dans toute agglomération humaine, une suggestion est
contagieuse; ce qui explique l'orientation rapide des sentiments dans un
sens déterminé.

Si neutre qu'on la suppose, la foule se trouve le plus souvent dans cet
état d'attention expectante qui rend la suggestion facile. La première
suggestion formulée qui surgit s'impose immédiatement par contagion à
tous les cerveaux, et aussitôt l'orientation s'établit. Comme chez tous
les êtres suggestionnés, l'idée qui a envahi le cerveau tend à se
transformer en acte. Qu'il s'agisse d'un palais à incendier ou d'un acte
de dévouement à accomplir, la foule s'y prête avec la même facilité.
Tout dépendra de la nature de l'excitant, et non plus, comme chez l'être
isolé, des rapports existant entre l'acte suggéré et la somme de raison
qui peut être opposée à sa réalisation.

Aussi, errant toujours sur les limites de l'inconscience, subissant
aisément toutes les suggestions, ayant toute la violence de sentiments
propre aux êtres qui ne peuvent faire appel aux influences de la raison,
dépourvue de tout esprit critique, la foule ne peut qu'être d'une
crédulité excessive. L'invraisemblable n'existe pas pour elle, et il
faut bien se le rappeler pour comprendre la facilité avec laquelle se
créent et se propagent les légendes et les récits les plus
invraisemblables[2].

La création des légendes qui circulent si aisément dans les foules n'est
pas déterminée seulement par une crédulité complète. Elle l'est encore
par les déformations prodigieuses que subissent les événements dans
l'imagination de gens assemblés. L'événement le plus simple vu par la
foule est bientôt un événement transformé. Elle pense par images, et
l'image évoquée en évoque elle-même une série d'autres n'ayant aucun
lien logique avec la première. Nous concevons aisément cet état en
songeant aux bizarres successions d'idées où nous sommes parfois
conduits par l'évocation d'un fait quelconque. La raison nous montre ce
que dans ces images il y a d'incohérence, mais la foule ne le voit
guère; et ce que son imagination déformante ajoute à l'événement réel,
elle le confondra avec lui. La foule ne sépare guère le subjectif de
l'objectif. Elle admet comme réelles les images évoquées dans son
esprit, et qui le plus souvent n'ont qu'une parenté lointaine avec le
fait observé.

Les déformations qu'une foule fait subir à un événement quelconque dont
elle est témoin devraient, semble-t-il, être innombrables et de sens
divers, puisque les individus qui la composent sont de tempéraments fort
différents. Mais il n'en est rien. Par suite de la contagion, les
déformations sont de même nature et de même sens pour tous les
individus. La première déformation perçue par un des individus de la
collectivité est le noyau de la suggestion contagieuse. Avant
d'apparaître sur les murs de Jérusalem à tous les croisés, saint
Georges ne fut certainement aperçu que par un des assistants. Par voie
de suggestion et de contagion le miracle signalé par un seul fut
immédiatement accepté par tous.

Tel est toujours le mécanisme de ces hallucinations collectives si
fréquentes dans l'histoire, et qui semblent avoir toutes les caractères
classiques de l'authenticité, puisqu'il s'agit de phénomènes constatés
par des milliers de personnes.

Il ne faudrait pas, pour combattre ce qui précède, faire intervenir la
qualité mentale des individus dont se compose la foule. Cette qualité
est sans importance. Du moment qu'ils sont en foule, l'ignorant et le
savant sont également incapables d'observation.

La thèse peut sembler paradoxale. Pour la démontrer à fond, il faudrait
reprendre un grand nombre de faits historiques, et plusieurs volumes n'y
suffiraient pas.

Ne voulant pas cependant laisser le lecteur sous l'impression
d'assertions sans preuves, je vais lui donner quelques exemples pris au
hasard parmi les monceaux de ceux que l'on pourrait citer.

Le fait suivant est un des plus typiques, parce qu'il est choisi parmi
des hallucinations collectives sévissant sur une foule où se trouvaient
des individus de toutes sortes, les plus ignorants comme les plus
instruits. Il est rapporté incidemment par le lieutenant de vaisseau
Julien Félix dans son livre sur les courants de la mer, et a été
autrefois reproduit dans la _Revue Scientifique_.

La frégate _la Belle-Poule_ croisait en mer pour retrouver la corvette
_le Berceau_ dont elle avait été séparée par un violent orage. On était
en plein jour et en plein soleil. Tout à coup la vigie signale une
embarcation désemparée. L'équipage dirige ses regards vers le point
signalé, et tout le monde, officiers et matelots, aperçoit nettement un
radeau chargé d'hommes remorqué par des embarcations sur lesquelles
flottaient des signaux de détresse. Ce n'était pourtant qu'une
hallucination collective. L'amiral Desfossés fit armer une embarcation
pour voler au secours des naufragés. En approchant, les matelots et les
officiers qui la montaient voyaient «des masses d'hommes s'agiter,
tendre les mains, et entendaient le bruit sourd et confus d'un grand
nombre de voix». Quand l'embarcation fut arrivée, on se trouva
simplement devant quelques branches d'arbres couvertes de feuilles
arrachées à la côte voisine. Devant une évidence aussi palpable,
l'hallucination s'évanouit.

Dans cet exemple on voit se dérouler bien clairement le mécanisme de
l'hallucination collective tel que nous l'avons expliqué. D'un côté, une
foule en état d'attention expectante; de l'autre, une suggestion faite
par la vigie signalant un bâtiment désemparé en mer, suggestion qui, par
voie de contagion, fut acceptée par tous les assistants, officiers ou
matelots.

Il n'est pas besoin qu'une foule soit nombreuse pour que la faculté de
voir correctement ce qui se passe devant elle soit détruite, et les
faits réels remplacés par des hallucinations sans parenté avec eux. Dès
que quelques individus sont réunis, ils constituent une foule, et, alors
même qu'ils seraient des savants distingués, ils prennent tous les
caractères des foules pour ce qui est en dehors de leur spécialité. La
faculté d'observation et l'esprit critique possédés par chacun d'eux
s'évanouissent aussitôt. Un psychologue ingénieux, M. Davey, nous en
fournit un bien curieux exemple, récemment rapporté par les _Annales
des Sciences psychiques_, et qui mérite d'être relaté ici. M. Davey
ayant convoqué une réunion d'observateurs distingués, parmi lesquels un
des premiers savants de l'Angleterre, M. Wallace, exécuta devant eux, et
après leur avoir laissé examiner les objets et poser des cachets où ils
voulaient, tous les phénomènes classiques des spirites: matérialisation
des esprits, écriture sur des ardoises, etc. Ayant ensuite obtenu de ces
observateurs distingués des rapports écrits affirmant que les phénomènes
observés n'avaient pu être obtenus que par des moyens surnaturels, il
leur révéla qu'ils étaient le résultat de supercheries très simples. «Le
plus étonnant de l'investigation de M. Davey, écrit l'auteur de la
relation, n'est pas la merveille des tours en eux-mêmes, mais l'extrême
faiblesse des rapports qu'en ont faits les témoins non initiés. Donc
dit-il, les témoins peuvent faire de nombreux et positifs récits qui
sont complètement erronés, mais dont le résultat est que, _si l'on
accepte leurs descriptions comme exactes_, les phénomènes qu'ils
décrivent sont inexplicables par la supercherie. Les méthodes inventées
par M. Davey étaient si simples qu'on est étonné qu'il ait eu la
hardiesse de les employer; mais il avait un tel pouvoir sur l'esprit de
la foule qu'il pouvait lui persuader qu'elle voyait ce qu'elle ne voyait
pas.» C'est toujours le pouvoir de l'hypnotiseur sur l'hypnotisé. Mais
quand on voit ce pouvoir s'exercer sur des esprits supérieurs,
préalablement mis en défiance pourtant, on conçoit à quel point il est
facile d'illusionner les foules ordinaires.

Les exemples analogues sont innombrables. Au moment où j'écris ces
lignes, les journaux sont remplis par l'histoire de deux petites filles
noyées retirées de la Seine. Ces enfants furent d'abord reconnues de la
façon la plus catégorique par une douzaine de témoins. Toutes les
affirmations étaient si concordantes qu'il n'était resté aucun doute
dans l'esprit du juge d'instruction. Il fit établir l'acte de décès.
Mais au moment où on allait procéder à l'inhumation, le hasard fit
découvrir que les victimes supposées étaient parfaitement vivantes et
n'avaient d'ailleurs qu'une très lointaine ressemblance avec les petites
noyées. Comme dans plusieurs des exemples précédemment cités
l'affirmation du premier témoin, victime d'une illusion, avait suffi à
suggestionner tous les autres.

Dans les cas semblables, le point de départ de la suggestion est
toujours l'illusion produite chez un individu par des réminiscences plus
ou moins vagues, puis la contagion par voie d'affirmation de cette
illusion primitive. Si le premier observateur est très impressionnable,
il suffira souvent que le cadavre qu'il croit reconnaître présente--en
dehors de toute ressemblance réelle--quelque particularité, une
cicatrice ou un détail de toilette, qui puisse évoquer l'idée d'une
autre personne. L'idée évoquée peut alors devenir le noyau d'une sorte
de cristallisation qui envahit le champ de l'entendement et paralyse
toute faculté critique. Ce que l'observateur voit alors, ce n'est plus
l'objet lui-même, mais l'image évoquée dans son esprit. Ainsi
s'expliquent les reconnaissances erronées de cadavres d'enfants par leur
propre mère, tel que le cas suivant, déjà ancien, mais qui a été rappelé
récemment par les journaux, et où l'on voit se manifester précisément
les deux ordres de suggestion dont je viens d'indiquer le mécanisme.

     «L'enfant fut reconnu par un autre enfant--qui se trompait. La
     série des reconnaissances inexactes, se déroula alors.

     Et l'on vit une chose très extraordinaire. Le lendemain du jour où
     un écolier l'avait reconnu, une femme s'écria: «Ah! mon Dieu, c'est
     mon enfant.»

     On l'introduit près du cadavre, elle examine les effets, constate
     une cicatrice au front. «C'est bien, dit-elle, mon pauvre fils,
     perdu depuis juillet dernier. On me l'aura volé et on me l'a tué!»

     La femme était concierge rue du Four et se nommait Chavandret. On
     fit venir son beau-frère qui, sans hésitation, dit: «Voilà le petit
     Philibert.» Plusieurs habitants de la rue reconnurent Philibert
     Chavandret dans l'enfant de la Villette, sans compter son propre
     maître d'école pour qui la médaille était un indice.

     Eh bien, les voisins, le beau-frère, le maître d'école et la mère
     se trompaient. Six semaines plus tard, l'identité de l'enfant fut
     établie. C'était un enfant de Bordeaux, tué à Bordeaux et, par les
     messageries, apporté à Paris[3].»

On remarquera que ces reconnaissances se font, le plus souvent, par des
femmes et des enfants, c'est-à-dire précisément par les êtres les plus
impressionnables. Elles nous montrent, du même coup, ce que peuvent
valoir en justice de tels témoignages. En ce qui concerne les enfants,
notamment, leurs affirmations ne devraient jamais être invoquées. Les
magistrats répètent comme un lieu commun qu'à cet âge on ne ment pas.
Avec une culture psychologique un peu moins sommaire, ils sauraient qu'à
cet âge au contraire on ment toujours. Le mensonge, sans doute, est
innocent, mais il n'en est pas moins un mensonge. Mieux vaudrait décider
à pile ou face la condamnation d'un accusé que de la décider, comme on
l'a fait tant de fois, d'après le témoignage d'un enfant.

Pour en revenir aux observations faites par les foules, nous conclurons
que ses observations collectives sont les plus erronées de toutes et que
le plus souvent elles représentent simplement l'illusion d'un individu
qui, par voie de contagion, a suggestionné les autres. On pourrait
multiplier à l'infini les faits prouvant qu'il faut avoir la plus
complète défiance du témoignage des foules. Des milliers d'hommes ont
assisté, il y a vingt-cinq ans, à la célèbre charge de cavalerie de la
bataille de Sedan, et pourtant il est impossible, en présence des
témoignages visuels les plus contradictoires, de savoir par qui elle fut
commandée. Dans un livre récent, le général anglais Wolseley a prouvé
que l'on avait commis jusqu'ici les plus graves erreurs sur les faits
les plus considérables de la bataille de Waterloo, faits que des
centaines de témoins avaient cependant attestés[4].

De tels faits nous montrent ce que valent les témoignages des foules.
Les traités de logique font rentrer l'unanimité de nombreux témoins
dans la catégorie des preuves les plus solides qu'on puisse invoquer
pour prouver l'exactitude d'un fait. Mais ce que nous savons de la
psychologie des foules montre que les traités de logique sont à refaire
entièrement sur ce point. Les événements les plus douteux sont
certainement ceux qui ont été observés par le plus grand nombre de
personnes. Dire qu'un fait a été simultanément constaté par des milliers
de témoins, c'est dire le plus souvent que le fait réel est fort
différent du récit adopté.

Il découle clairement de ce qui précède qu'il faut considérer comme des
ouvrages d'imagination pure les livres d'histoire. Ce sont des récits
fantaisistes de faits mal observés, accompagnés d'explications faites
après coup. Gâcher du plâtre est faire oeuvre bien plus utile que de
perdre son temps à écrire de tels livres. Si le passé ne nous avait pas
légué ses oeuvres littéraires, artistiques et monumentales, nous ne
saurions absolument rien de réel sur ce passé. Connaissons-nous un seul
mot de vrai concernant la vie des grands hommes qui ont joué les rôles
prépondérants dans l'humanité, tels que Hercule, Bouddha, Jésus ou
Mahomet? Très probablement non. Au fond d'ailleurs, leur vie réelle nous
importe fort peu. Ce que nous avons intérêt à connaître, ce sont les
grands hommes tels que la légende populaire les a fabriqués. Ce sont les
héros légendaires, et pas du tout les héros réels, qui ont impressionné
l'âme des foules.

Malheureusement les légendes--alors même qu'elles sont fixées par les
livres--n'ont elles-mêmes aucune consistance. L'imagination des foules
les transforme sans cesse suivant les temps, et surtout suivant les
races. Il y a loin du Jéhovah sanguinaire de la Bible au Dieu d'amour
de sainte Thérèse, et le Bouddha adoré en Chine n'a plus aucuns traits
communs avec celui qui est vénéré dans l'Inde.

Il n'est même pas besoin que les siècles aient passé sur les héros pour
que leur légende soit transformée par l'imagination des foules. La
transformation se fait parfois en quelques années. Nous avons vu de nos
jours la légende de l'un des plus grands héros de l'histoire se modifier
plusieurs fois en moins de cinquante ans. Sous les Bourbons, Napoléon
devint une sorte de personnage idyllique philanthrope et libéral, ami
des humbles, qui, au dire des poètes, devaient conserver son souvenir
sous le chaume pendant bien longtemps. Trente ans après, le héros
débonnaire était devenu un despote sanguinaire qui, après avoir usurpé
le pouvoir et la liberté, fit périr trois millions d'hommes uniquement
pour satisfaire son ambition. De nos jours, nous assistons à une
nouvelle transformation de la légende. Quand quelques dizaines de
siècles auront passé sur elle, les savants de l'avenir, en présence de
ces récits contradictoires, douteront peut-être de l'existence du héros,
comme ils doutent parfois de celle de Bouddha, et ne verront en lui que
quelque mythe solaire ou un développement de la légende d'Hercule. Ils
se consoleront aisément sans doute de cette incertitude, car, mieux
initiés qu'aujourd'hui à la connaissance de la psychologie des foules,
ils sauront que l'histoire ne peut guère éterniser que des mythes.


§ 3.--EXAGÉRATION ET SIMPLISME DES SENTIMENTS DES FOULES

Quels que soient les sentiments, bons ou mauvais, manifestés par une
foule, ils présentent ce double caractère d'être très simples et très
exagérés. Sur ce point, comme sur tant d'autres, l'individu en foule se
rapproche des êtres primitifs. Inaccessible aux nuances, il voit les
choses en bloc et ne connaît pas les transitions. Dans la foule,
l'exagération des sentiments est fortifiée par ce fait, qu'un sentiment
manifesté se propageant très vite par voie de suggestion et de
contagion, l'approbation évidente dont il est l'objet accroît
considérablement sa force.

La simplicité et l'exagération des sentiments des foules font que ces
dernières ne connaissent ni le doute ni l'incertitude. Comme les femmes,
elles vont tout de suite aux extrêmes. Le soupçon énoncé se transforme
aussitôt en évidence indiscutable. Un commencement d'antipathie ou de
désapprobation, qui, chez l'individu isolé, ne s'accentuerait pas,
devient aussitôt haine féroce chez l'individu en foule.

La violence des sentiments des foules est encore exagérée, dans les
foules hétérogènes surtout, par l'absence de responsabilité. La
certitude de l'impunité, certitude d'autant plus forte que la foule est
plus nombreuse, et la notion d'une puissance momentanée considérable due
au nombre, rendent possibles à la collectivité des sentiments et des
actes impossibles à l'individu isolé. Dans les foules, l'imbécile,
l'ignorant et l'envieux sont libérés du sentiment de leur nullité et de
leur impuissance, que remplace la notion d'une force brutale, passagère,
mais immense.

L'exagération, chez les foules, porte malheureusement souvent sur de
mauvais sentiments, reliquat atavique des instincts de l'homme primitif,
que la crainte du châtiment oblige l'individu isolé et responsable à
refréner. C'est ce qui fait que les foules sont si facilement conduites
aux pires excès.

Ce n'est pas cependant que, suggestionnées habilement, les foules ne
soient capables d'héroïsme, de dévouement et de vertus très hautes.
Elles en sont même plus capables que l'individu isolé. Nous aurons
bientôt occasion de revenir sur ce point en étudiant la moralité des
foules.

Exagérée dans ses sentiments, la foule n'est impressionnée que par des
sentiments excessifs. L'orateur qui veut la séduire doit abuser des
affirmations violentes. Exagérer, affirmer, répéter, et ne jamais tenter
de rien démontrer par un raisonnement, sont des procédés d'argumentation
bien connus des orateurs des réunions populaires.

La foule veut encore la même exagération dans les sentiments de ses
héros. Leurs qualités et leurs vertus apparentes doivent toujours être
amplifiées. On a très justement remarqué qu'au théâtre la foule exige du
héros de la pièce des qualités de courage, de moralité, de vertu qui ne
sont jamais pratiquées dans la vie.

On a parlé avec raison de l'optique spéciale du théâtre. Il en existe
une, sans doute, mais ses règles n'ont le plus souvent rien à faire avec
le bon sens et la logique. L'art de parler aux foules est d'ordre
inférieur sans doute, mais exige des aptitudes toutes spéciales. Il est
souvent impossible de s'expliquer à la lecture le succès de certaines
pièces. Les directeurs des théâtres, quand ils les reçoivent, sont
eux-mêmes le plus souvent très incertains de la réussite, parce que,
pour juger, il faudrait qu'ils pussent se transformer en foule[5]. Ici
encore, si nous pouvions entrer dans les développements, nous
montrerions l'influence prépondérante de la race. La pièce de théâtre
qui enthousiasme la foule dans un pays n'a parfois aucun succès dans un
autre, ou n'a qu'un succès d'estime et de convention, parce qu'elle ne
met pas en jeu les ressorts capables de soulever son nouveau public.

Je n'ai pas besoin d'ajouter que l'exagération des foules ne porte que
sur les sentiments, et en aucune façon sur l'intelligence. J'ai déjà
fait voir que, par le fait seul que l'individu est en foule, son niveau
intellectuel baisse immédiatement et considérablement. C'est ce qu'un
magistrat érudit, M. Tarde, a également constaté dans ses recherches sur
les crimes des foules. Ce n'est donc que dans l'ordre du sentiment que
les foules peuvent monter très haut ou descendre au contraire très bas.


§ 4.--INTOLÉRANCE, AUTORITARISME ET CONSERVATISME DES FOULES

Les foules ne connaissant que les sentiments simples et extrêmes; les
opinions, idées et croyances qui leur sont suggérées sont acceptées ou
rejetées par elles en bloc, et considérées comme des vérités absolues ou
des erreurs non moins absolues. Il en est toujours ainsi des croyances
déterminées par voie de suggestion, au lieu d'avoir été engendrées par
voie de raisonnement. Chacun sait combien les croyances religieuses sont
intolérantes et quel empire despotique elles exercent sur les âmes.

N'ayant aucun doute sur ce qui est vérité ou erreur et ayant d'autre
part la notion claire de sa force, la foule est aussi autoritaire
qu'intolérante. L'individu peut supporter la contradiction et la
discussion, la foule ne les supportent jamais. Dans les réunions
publiques, la plus légère contradiction de la part d'un orateur est
immédiatement accueillie par des hurlements de fureur et de violentes
invectives, bientôt suivis de voies de fait et d'expulsion pour peu que
l'orateur insiste. Sans la présence inquiétante des agents de
l'autorité, le contradicteur serait même fréquemment massacré.

L'autoritarisme et l'intolérance sont généraux chez toutes les
catégories de foules, mais ils s'y présentent à des degrés forts divers;
et ici encore reparaît la notion fondamentale de la race, dominatrice de
tous les sentiments et de toutes les pensées des hommes. C'est surtout
chez les foules latines que l'autoritarisme et l'intolérance sont
développés à un haut degré. Ils le sont au point d'avoir détruit
entièrement ce sentiment de l'indépendance individuelle si puissant chez
l'Anglo-Saxon. Les foules latines ne sont sensibles qu'à l'indépendance
collective de la secte à laquelle elles appartiennent, et la
caractéristique de cette indépendance est le besoin d'asservir
immédiatement et violemment à leurs croyances tous les dissidents. Chez
les peuples latins, les Jacobins de tous les âges, depuis ceux de
l'Inquisition, n'ont jamais pu s'élever à une autre conception de la
liberté.

L'autoritarisme et l'intolérance sont pour les foules des sentiments
très clairs, qu'elles conçoivent aisément et qu'elles acceptent aussi
facilement qu'elles les pratiquent, dès qu'on les leur impose. Les
foules respectent docilement la force et sont médiocrement
impressionnées par la bonté, qui n'est guère pour elles qu'une forme de
la faiblesse. Leurs sympathies n'ont jamais été aux maîtres débonnaires,
mais aux tyrans qui les ont vigoureusement écrasées. C'est toujours à
ces derniers qu'elles dressent les plus hautes statues. Si elles foulent
volontiers aux pieds le despote renversé, c'est parce qu'ayant perdu sa
force, il rentre dans cette catégorie des faibles qu'on méprise parce
qu'on ne les craint pas. Le type du héros cher aux foules aura toujours
la structure d'un César. Son panache les séduit, son autorité leur
impose et son sabre leur fait peur.

Toujours prête à se soulever contre une autorité faible, la foule se
courbe avec servilité devant une autorité forte. Si la force de
l'autorité est intermittente, la foule, obéissant toujours à ses
sentiments extrêmes, passe alternativement de l'anarchie à la servitude,
et de la servitude à l'anarchie.

Ce serait d'ailleurs bien méconnaître la psychologie des foules que de
croire à la prédominance de leurs instincts révolutionnaires. Leurs
violences seules nous illusionnent sur ce point. Leurs explosions de
révolte et de destruction sont toujours très éphémères. Les foules sont
trop régies par l'inconscient, et trop soumises par conséquent à
l'influence d'hérédités séculaires, pour n'être pas extrêmement
conservatrices. Abandonnées à elles-mêmes, elles sont bientôt lasses de
leurs désordres et se dirigent d'instinct vers la servitude. Ce furent
les plus fiers et les plus intraitables des Jacobins qui acclamèrent le
plus énergiquement Bonaparte, quand il supprima toutes les libertés et
fit durement sentir sa main de fer.

Il est difficile de comprendre l'histoire, celle des révolutions
populaires surtout, quand on ne se rend pas bien compte des instincts
profondément conservateurs des foules. Elles veulent bien changer les
noms de leurs institutions, et elles accomplissent parfois même de
violentes révolutions pour obtenir ces changements; mais le fond de ces
institutions est trop l'expression des besoins héréditaires de la race
pour qu'elles n'y reviennent pas toujours. Leur mobilité incessante ne
porte que sur les choses tout à fait superficielles. En fait, elles ont
des instincts conservateurs aussi irréductibles que ceux de tous les
primitifs. Leur respect fétichiste pour les traditions est absolu, leur
horreur inconsciente de toutes les nouveautés capables de changer leurs
conditions réelles d'existence, est tout à fait profonde. Si les
démocraties eussent possédé le pouvoir qu'elles ont aujourd'hui à
l'époque où furent inventés les métiers mécaniques, la vapeur et les
chemins de fer, la réalisation de ces inventions eût été impossible, ou
ne l'eût été qu'au prix de révolutions et de massacres répétés. Il est
heureux, pour les progrès de la civilisation, que la puissance des
foules n'ait commencé à naître que lorsque les grandes découvertes de la
science et de l'industrie étaient déjà accomplies.


§ 5.--MORALITÉ DES FOULES

Si nous prenons le mot de moralité dans le sens de respect constant de
certaines conventions sociales et de répression permanente des
impulsions égoïstes, il est bien évident que les foules sont trop
impulsives et trop mobiles pour être susceptibles de moralité. Mais si,
dans le terme de moralité, nous faisons entrer l'apparition momentanée
de certaines qualités telles que l'abnégation, le dévouement, le
désintéressement, le sacrifice de soi-même, le besoin d'équité, nous
pouvons dire que les foules sont au contraire parfois susceptibles d'une
moralité très haute.

Les rares psychologues qui ont étudié les foules ne les ont envisagées
qu'au point de vue de leurs actes criminels; et, voyant à quel point ces
actes sont fréquents, ils les ont considérées comme ayant un niveau
moral très bas.

Sans doute il en est souvent ainsi: mais pourquoi? Simplement, parce
que les instincts de férocité destructive sont des résidus des âges
primitifs qui dorment au fond de chacun de nous. Dans la vie de
l'individu isolé, il lui serait dangereux de les satisfaire, alors que
son absorption dans une foule irresponsable, et où par conséquent
l'impunité est assurée, lui donne toute liberté pour les suivre. Ne
pouvant exercer habituellement ces instincts destructifs sur nos
semblables, nous nous bornons à les exercer sur les animaux. C'est d'une
même source que dérivent la passion si générale pour la chasse et les
actes de férocité des foules. La foule qui écharpe lentement une victime
sans défense fait preuve d'une férocité très lâche; mais, pour le
philosophe, cette férocité est bien proche parente de celle des
chasseurs qui se réunissent par douzaines pour avoir le plaisir
d'assister à la poursuite et à l'éventrement d'un malheureux cerf par
leurs chiens.

Si la foule est capable de meurtre, d'incendie et de toutes sortes de
crimes, elle est également capable d'actes de dévouement, de sacrifice
et de désintéressement très élevés, beaucoup plus élevés même que ceux
dont est capable l'individu isolé. C'est surtout sur l'individu en foule
qu'on agit, et souvent jusqu'à obtenir le sacrifice de la vie, en
invoquant des sentiments de gloire, d'honneur, de religion et de patrie.
L'histoire fourmille d'exemples analogues à ceux des croisades et des
volontaires de 93. Seules les collectivités sont capables de grands
désintéressements et de grands dévouements. Que de foules se sont fait
héroïquement massacrer pour des croyances, des idées et des mots
qu'elles comprenaient à peine. Les foules qui font des grèves les font
bien plus pour obéir à un mot d'ordre que pour obtenir une augmentation
du maigre salaire dont elles se contentent. L'intérêt personnel est bien
rarement un mobile puissant chez les foules, alors qu'il est le mobile à
peu près exclusif de l'individu isolé. Ce n'est certes pas l'intérêt qui
a guidé les foules dans tant de guerres, incompréhensibles le plus
souvent pour leur intelligence, et où elles se sont laissé aussi
facilement massacrer que les alouettes hypnotisées par le miroir que
manoeuvre le chasseur.

Même pour les parfaits gredins, il arrive fort souvent que le fait seul
d'être réunis en foule leur donne momentanément des principes de
moralité très stricts. Taine fait remarquer que les massacreurs de
septembre venaient déposer sur la table des comités les portefeuilles et
les bijoux qu'ils trouvaient sur leurs victimes, et qu'ils eussent pu
aisément dérober. La foule hurlante, grouillante et misérable qui
envahit les Tuileries pendant la Révolution de 1848, ne s'empara d'aucun
des objets qui l'éblouirent et dont un seul eût représenté du pain pour
bien des jours.

Cette moralisation de l'individu par la foule n'est certes pas une règle
constante, mais c'est une règle qui s'observe fréquemment. Elle
s'observe même dans des circonstances beaucoup moins graves que celles
que je viens de citer. J'ai déjà dit qu'au théâtre la foule veut chez le
héros de la pièce des vertus exagérées, et il est d'une observation
banale qu'une assistance, même composée d'éléments inférieurs, se montre
généralement très prude. Le viveur professionnel, le souteneur, le voyou
gouailleur murmurent souvent devant une scène un peu risquée ou un
propos léger, fort anodins pourtant auprès de leurs conversations
habituelles.

Donc, si les foules se livrent souvent à de bas instincts, elles donnent
aussi parfois l'exemple d'actes de moralité élevés. Si le
désintéressement, la résignation, le dévouement absolu à un idéal
chimérique ou réel sont des vertus morales, on peut dire que les foules
possèdent souvent ces vertus-là à un degré que les plus sages des
philosophes ont rarement atteint. Elles les pratiquent sans doute avec
inconscience, mais qu'importe. Ne nous plaignons pas trop que les foules
soient guidées surtout par l'inconscient, et ne raisonnent guère. Si
elles avaient raisonné quelquefois et consulté leurs intérêts immédiats,
aucune civilisation ne se fût développée peut-être à la surface de notre
planète, et l'humanité n'aurait pas eu d'histoire.

NOTES:

[2] Les personnes qui ont assisté au siège de Paris ont vu de nombreux
exemples de cette crédulité des foules aux choses les plus
invraisemblables. Une bougie allumée à un étage supérieur était
considérée aussitôt comme un signal fait aux assiégeants, bien qu'il fût
évident, après deux secondes de réflexion, qu'il leur était absolument
impossible d'apercevoir de plusieurs lieues de distance la lueur de
cette bougie.

[3] _Éclair_ du 21 avril 1895.

[4] Savons-nous, pour une seule bataille, comment elle s'est passée
exactement? J'en doute fort. Nous savons quels furent les vainqueurs et
les vaincus, mais probablement rien de plus. Ce que M. d'Harcourt,
acteur et témoin, rapporte de la bataille de Solférino peut s'appliquer
à toutes les batailles: «Les généraux (renseignés naturellement par des
centaines de témoignages) transmettent leurs rapports officiels; les
officiers chargés de porter les ordres modifient ces documents et
rédigent le projet définitif; le chef d'état-major le conteste et le
refait sur nouveaux frais. On le porte au maréchal, il s'écrie: «Vous
vous trompez absolument!» et il substitue une nouvelle rédaction. Il ne
reste presque rien du rapport primitif.» M. d'Harcourt relate ce fait
comme une preuve de l'impossibilité où l'on est d'établir la vérité sur
l'événement le plus saisissant, le mieux observé.

[5] C'est ce qui permet de comprendre pourquoi il arrive parfois que des
pièces refusées par tous les directeurs de théâtre obtiennent de
prodigieux succès lorsque, par hasard, elles sont jouées. On sait le
succès récent de la pièce de M. Coppée, _Pour la couronne_, refusée
pendant dix ans par les directeurs des premiers théâtres, malgré le nom
de son auteur. _La marraine de Charley_, refusée par tous les théâtres
et finalement montée aux frais d'un agent de change, a eu deux cents
représentations en France et plus de mille en Angleterre. Sans
l'explication donnée plus haut sur l'impossibilité où se trouvent les
directeurs de théâtre de pouvoir se substituer mentalement à la foule,
de telles aberrations de jugement de la part d'individus compétents et
très intéressés à ne pas commettre d'aussi lourdes erreurs seraient
inexplicables. C'est un sujet que je ne puis développer ici et qui
mériterait de tenter la plume d'un homme de théâtre doublé d'un
psychologue subtil, tel par exemple que M. Sarcey.



CHAPITRE III

Idées, raisonnements et imagination des foules.

§ 1. _Les idées des foules._--Les idées fondamentales et les idées
accessoires.--Comment peuvent subsister simultanément des idées
contradictoires.--Transformations que doivent subir les idées
supérieures pour être accessibles aux foules.--Le rôle social des idées
est indépendant de la part de vérité qu'elles peuvent contenir.--§ 2.
_Les raisonnements des foules._--Les foules ne sont pas influençables
par des raisonnements.--Les raisonnements des foules sont toujours
d'ordre très inférieur.--Les idées qu'elles associent n'ont que des
apparences d'analogie ou de succession.--§ 3. _L'imagination des
foules._--Puissance de l'imagination des foules.--Elles pensent par
images, et ces images se succèdent sans aucun lien.--Les foules sont
frappées surtout par le côté merveilleux des choses.--Le merveilleux et
le légendaire sont les vrais supports des civilisations.--L'imagination
populaire a toujours été la base de la puissance des hommes
d'État.--Comment se présentent les faits capables de frapper
l'imagination des foules.


§ 1.--LES IDÉES DES FOULES

Étudiant dans notre précédent ouvrage le rôle des idées dans l'évolution
des peuples, nous avons montré que chaque civilisation dérive d'un petit
nombre d'idées fondamentales fort rarement renouvelées. Nous avons
exposé comment ces idées s'établissent dans l'âme des foules; avec
quelle difficulté elles y pénètrent, et la puissance qu'elles possèdent
quand elles y ont pénétré. Nous avons vu enfin comment les grandes
perturbations historiques dérivent le plus souvent des changements de
ces idées fondamentales.

Ayant suffisamment traité ce sujet, je n'y reviendrai pas maintenant et
me bornerai à dire quelques mots des idées qui sont accessibles aux
foules et sous quelles formes celles-ci les conçoivent.

On peut les diviser en deux classes. Dans l'une nous placerons les idées
accidentelles et passagères créées sous des influences du moment:
l'engouement pour un individu ou une doctrine par exemple. Dans l'autre,
les idées fondamentales auxquelles le milieu, l'hérédité, l'opinion
donnent une stabilité très grande: telles les croyances religieuses
jadis, les idées démocratiques et sociales aujourd'hui.

Les idées fondamentales pourraient être figurées par la masse des eaux
d'un fleuve déroulant lentement son cours; les idées passagères par les
petites vagues, toujours changeantes, qui agitent sa surface, et qui,
bien que sans importance réelle, sont plus visibles que la marche du
fleuve lui-même.

De nos jours, les grandes idées fondamentales dont ont vécu nos pères
sont de plus en plus chancelantes. Elles ont perdu toute solidité, et,
du même coup, les institutions qui reposaient sur elles se sont trouvées
profondément ébranlées. Il se forme journellement beaucoup de ces
petites idées transitoires dont je parlais à l'instant; mais très peu
d'entre elles paraissent visiblement grandir et devoir acquérir une
influence prépondérante.

Quelles que soient les idées suggérées aux foules, elles ne peuvent
devenir dominantes qu'à la condition de revêtir une forme très absolue
et très simple. Elles se présentent alors sous l'aspect d'images, et ne
sont accessibles aux masses que sous cette forme. Ces idées-images ne
sont rattachées entre elles par aucun lien logique d'analogie ou de
succession, et peuvent se substituer l'une à l'autre comme les verres de
la lanterne magique que l'opérateur retire de la boîte où ils étaient
superposés. Et c'est pourquoi on peut voir dans les foules se maintenir
côte à côte les idées les plus contradictoires. Suivant les hasards du
moment, la foule sera placée sous l'influence de l'une des idées
diverses emmagasinées dans son entendement, et pourra par conséquent
commettre les actes les plus dissemblables. Son absence complète
d'esprit critique ne lui permet pas d'en percevoir les contradictions.

Ce n'est pas là un phénomène spécial aux foules; on l'observe chez
beaucoup d'individus isolés, non seulement parmi les êtres primitifs,
mais chez tous ceux qui par un côté quelconque de leur esprit,--les
sectateurs d'une foi religieuse intense par exemple,--se rapprochent des
primitifs. Je l'ai observé à un degré curieux chez des Hindous lettrés,
élevés dans nos universités européennes, et ayant obtenu tous les
diplômes. Sur leur fonds immuable d'idées religieuses ou sociales
héréditaires s'était superposé, sans nullement les altérer, un fonds
d'idées occidentales sans parenté avec les premières. Suivant les
hasards du moment, les unes ou les autres apparaissaient avec leur
cortège spécial d'actes ou de discours, et le même individu présentait
ainsi les contradictions les plus flagrantes. Contradictions,
d'ailleurs, plus apparentes que réelles, car les idées héréditaires
seules sont assez puissantes chez l'individu isolé pour devenir des
mobiles de conduite. C'est seulement lorsque, par des croisements,
l'homme se trouve entre les impulsions d'hérédités différentes, que les
actes peuvent être réellement d'un moment à l'autre tout à fait
contradictoires. Il serait inutile d'insister ici sur ces phénomènes,
bien que leur importance psychologique soit capitale. Je considère qu'il
faut au moins dix ans de voyages et d'observations pour arriver à les
comprendre.

Les idées n'étant accessibles aux foules qu'après avoir revêtu une forme
très simple, doivent, pour devenir populaires, subir souvent les plus
complètes transformations. C'est surtout quand il s'agit d'idées
philosophiques ou scientifiques un peu élevées, qu'on peut constater la
profondeur des modifications qui leur sont nécessaires pour descendre de
couche en couche jusqu'au niveau des foules. Ces modifications dépendent
des catégories des foules ou de la race à laquelle ces foules
appartiennent; mais elles sont toujours amoindrissantes et
simplifiantes. Et c'est pourquoi, au point de vue social, il n'y a
guère, en réalité, de hiérarchie des idées, c'est-à-dire d'idées plus ou
moins élevées. Par le fait seul qu'une idée arrive aux foules et peut
agir, si grande ou si vraie qu'elle ait été à son origine, elle est
dépouillée de presque tout ce qui faisait son élévation et sa grandeur.

D'ailleurs, au point de vue social, la valeur hiérarchique d'une idée
est sans importance. Ce qu'il faut considérer, ce sont les effets
qu'elle produit. Les idées chrétiennes du moyen âge, les idées
démocratiques du siècle dernier, les idées sociales d'aujourd'hui, ne
sont pas certes très élevées. On ne peut philosophiquement les
considérer que comme d'assez pauvres erreurs; et cependant leur rôle a
été et sera immense, et elles compteront longtemps parmi les plus
essentiels facteurs de la conduite des États.

Alors même que l'idée a subi les transformations qui la rendent
accessible aux foules, elle n'agit que lorsque, par des procédés divers
qui seront étudiés ailleurs, elle a pénétré dans l'inconscient et est
devenue un sentiment, ce qui est toujours fort long.

Il ne faut pas croire, en effet, que c'est simplement parce que la
justesse d'une idée est démontrée qu'elle peut produire ses effets, même
chez les esprits cultivés. On s'en rend vite compte en voyant combien la
démonstration la plus claire a peu d'influence sur la majorité des
hommes. L'évidence, si elle est éclatante pourra être reconnue par un
auditeur instruit; mais ce nouveau converti sera vite ramené par son
inconscient à ses conceptions primitives. Revoyez-le au bout de quelques
jours, et il vous servira de nouveau ses anciens arguments, exactement
dans les mêmes termes. Il est, en effet, sous l'influence d'idées
antérieures devenues des sentiments; et ce sont celles-là seules qui
agissent sur les mobiles profonds de nos actes et de nos discours. Il ne
saurait en être autrement pour les foules.

Mais lorsque, par des procédés divers, une idée a fini par pénétrer dans
l'âme des foules, elle possède une puissance irrésistible et déroule
toute une série d'effets qu'il faut subir. Les idées philosophiques qui
aboutirent à la Révolution française mirent près d'un siècle à
s'implanter dans l'âme des foules. On sait leur irrésistible force
quand elles y furent établies. L'élan d'un peuple entier vers la
conquête de l'égalité sociale, vers la réalisation de droits abstraits
et de libertés idéales, fit chanceler tous les trônes et bouleversa
profondément le monde occidental. Pendant vingt ans les peuples se
précipitèrent les uns sur les autres, et l'Europe connut des hécatombes
qui eussent effrayé Gengiskhan et Tamerlan. Jamais le monde ne vit à un
tel degré ce que peut produire le déchaînement d'une idée.

Il leur faut bien longtemps, aux idées, pour s'établir dans l'âme des
foules, mais il ne leur faut pas moins de temps pour en sortir. Aussi
les foules sont-elles toujours, au point de vue des idées, en retard de
plusieurs générations sur les savants et les philosophes. Tous les
hommes d'État savent bien aujourd'hui ce que contiennent d'erroné les
idées fondamentales que je citais à l'instant, mais comme leur influence
est très puissante encore, ils sont obligés de gouverner suivant des
principes à la vérité desquels ils ne croient plus.


§ 2.--LES RAISONNEMENTS DES FOULES

On ne peut dire d'une façon tout à fait absolue que les foules ne
raisonnent pas et ne sont pas influençables par des raisonnements. Mais
les arguments qu'elles emploient et ceux qui peuvent agir sur elles
sont, au point de vue logique, d'un ordre tellement inférieur que c'est
seulement par voie d'analogie qu'on peut les qualifier de raisonnements.

Les raisonnements inférieurs des foules sont, comme les raisonnements
élevés, basés sur des associations; mais les idées associées par les
foules n'ont entre elles que des liens apparents d'analogie ou de
succession. Elles s'enchaînent comme celles de l'Esquimau qui, sachant
par expérience que la glace, corps transparent, fond dans la bouche, en
conclut que le verre, corps également transparent, doit fondre aussi
dans la bouche; ou celles du sauvage qui se figure qu'en mangeant le
coeur d'un ennemi courageux, il acquiert sa bravoure; ou encore de
l'ouvrier qui, ayant été exploité par un patron, en conclut
immédiatement que tous les patrons sont des exploiteurs.

Association de choses dissemblables, n'ayant entre elles que des
rapports apparents, et généralisation immédiate de cas particuliers,
telles sont les caractéristiques des raisonnements des foules. Ce sont
des raisonnements de cet ordre que leur présentent toujours ceux qui
savent les manier; ce sont les seuls qui peuvent les influencer. Une
chaîne de raisonnements logiques est totalement incompréhensible aux
foules, et c'est pourquoi il est permis de dire qu'elles ne raisonnent
pas ou raisonnent faux, et ne sont pas influençables par un
raisonnement. On s'étonne parfois, à la lecture, de la faiblesse de
certains discours qui ont eu pourtant une influence énorme sur les
foules qui les écoutaient; mais on oublie qu'ils furent faits pour
entraîner des collectivités, et non pour être lus par des philosophes.
L'orateur, en communication intime avec la foule, sait évoquer les
images qui la séduisent. S'il réussit, son but a été atteint; et vingt
volumes de harangues--toujours fabriquées après coup--ne valent pas les
quelques phrases arrivées jusqu'aux cerveaux qu'il fallait convaincre.

Il serait superflu d'ajouter que l'impuissance des foules à raisonner
juste les empêche d'avoir aucune trace d'esprit critique, c'est-à-dire
d'être aptes à discerner la vérité de l'erreur, à porter un jugement
précis sur quoi que ce soit. Les jugements que les foules acceptent ne
sont que des jugements imposés et jamais des jugements discutés. À ce
point de vue, nombreux sont les hommes qui ne s'élèvent pas au-dessus de
la foule. La facilité avec laquelle certaines opinions deviennent
générales tient surtout à l'impossibilité où sont la plupart des hommes
de se former une opinion particulière basée sur leurs propres
raisonnements.


§ 3.--L'IMAGINATION DES FOULES

De même que pour les êtres chez qui le raisonnement n'intervient pas,
l'imagination représentative des foules est très puissante, très active,
et susceptible d'être vivement impressionnée. Les images évoquées dans
leur esprit par un personnage, un événement, un accident, ont presque la
vivacité des choses réelles. Les foules sont un peu dans le cas du
dormeur dont la raison, momentanément suspendue, laisse surgir dans
l'esprit des images d'une intensité extrême, mais qui se dissiperaient
vite si elles pouvaient être soumises à la réflexion. Les foules,
n'étant capables ni de réflexion ni de raisonnement, ne connaissent pas
l'invraisemblable: or, ce sont les choses les plus invraisemblables qui
sont généralement les plus frappantes.

Et c'est pourquoi ce sont toujours les côtés merveilleux et légendaires
des événements qui frappent le plus les foules. Quand on analyse une
civilisation, on voit que c'est, en réalité, le merveilleux et le
légendaire qui en sont les vrais supports. Dans l'histoire, l'apparence
a toujours joué un rôle beaucoup plus important que la réalité. L'irréel
y prédomine toujours sur le réel.

Les foules, ne pouvant penser que par images, ne se laissent
impressionner que par des images. Seules les images les terrifient ou
les séduisent, et deviennent des mobiles d'action.

Aussi, les représentations théâtrales, qui donnent l'image sous sa forme
la plus nettement visible, ont-elles toujours une énorme influence sur
les foules. Du pain et des spectacles constituaient jadis pour la plèbe
romaine l'idéal du bonheur, et elle ne demandait rien de plus. Pendant
la succession des âges cet idéal a peu varié. Rien ne frappe davantage
l'imagination des foules de toutes catégories que les représentations
théâtrales. Toute la salle éprouve en même temps les mêmes émotions, et
si ces émotions ne se transforment pas aussitôt en actes, c'est que le
spectateur le plus inconscient ne peut ignorer qu'il est victime
d'illusions, et qu'il a ri ou pleuré à d'imaginaires aventures. Parfois
cependant les sentiments suggérés par les images sont si forts qu'ils
tendent, comme les suggestions habituelles, à se transformer en actes.
On a raconté bien des fois l'histoire de ce théâtre populaire qui, ne
jouant que des drames sombres, était obligé de faire protéger à la
sortie l'acteur qui représentait le traître, pour le soustraire aux
violences des spectateurs indignés des crimes, imaginaires pourtant, que
ce traître avait commis. C'est là, je crois, un des indices les plus
remarquables de l'état mental des foules, et surtout de la facilité
avec laquelle on les suggestionne. L'irréel a presque autant d'action
sur elles que le réel. Elles ont une tendance évidente à ne pas les
différencier.

C'est sur l'imagination populaire qu'est fondée la puissance des
conquérants et la force des États. C'est surtout en agissant sur elle
qu'on entraîne les foules. Tous les grands faits historiques, la
création du Bouddhisme, du Christianisme, de l'Islamisme, la Réforme, la
Révolution, et, de nos jours, l'invasion menaçante du Socialisme, sont
les conséquences directes ou lointaines d'impressions fortes produites
sur l'imagination des foules.

Aussi, tous les grands hommes d'État de tous les âges et de tous les
pays, y compris les plus absolus despotes, ont-ils considéré
l'imagination populaire comme la base de leur puissance, et jamais ils
n'ont essayé de gouverner contre elle. «C'est en me faisant catholique,
disait Napoléon au Conseil d'État, que j'ai fini la guerre de Vendée; en
me faisant musulman que je me suis établi en Égypte, en me faisant
ultramontain que j'ai gagné les prêtres en Italie. Si je gouvernais un
peuple de Juifs, je rétablirais le temple de Salomon.» Jamais,
peut-être, depuis Alexandre et César, aucun grand homme n'a mieux su
comment l'imagination des foules doit être impressionnée. Sa
préoccupation constante fut de la frapper. Il y songeait dans ses
victoires, dans ses harangues, dans ses discours, dans tous ses actes. À
son lit de mort il y songeait encore.

Comment impressionne-t-on l'imagination des foules? Nous le verrons
bientôt. Bornons-nous, pour le moment, à dire que ce n'est jamais en
essayant d'agir sur l'intelligence et la raison, c'est-à-dire par voie
de démonstration. Ce ne fut pas au moyen d'une rhétorique savante
qu'Antoine réussit à ameuter le peuple contre les meurtriers de César.
Ce fut en lui lisant son testament et en lui montrant son cadavre.

Tout ce qui frappe l'imagination des foules se présente sous forme d'une
image saisissante et bien nette, dégagée de toute interprétation
accessoire, ou n'ayant d'autre accompagnement que quelques faits
merveilleux ou mystérieux: une grande victoire, un grand miracle, un
grand crime, un grand espoir. Il faut présenter les choses en bloc, et
ne jamais en indiquer la genèse. Cent petits crimes ou cent petits
accidents ne frapperont pas du tout l'imagination des foules; tandis
qu'un seul grand crime, un seul grand accident les frapperont
profondément, même avec des résultats infiniment moins meurtriers que
les cent petits accidents réunis. L'épidémie d'influenza qui, il y a peu
d'années, fit périr, à Paris seulement, 5.000 personnes en quelques
semaines, frappa très peu l'imagination populaire. Cette véritable
hécatombe ne se traduisait pas, en effet, par quelque image visible,
mais seulement par les indications hebdomadaires de la statistique. Un
accident qui, au lieu de ces 5.000 personnes, en eût seulement fait
périr 500, mais le même jour, sur une place publique, par un accident
bien visible, la chute de la tour Eiffel, par exemple, eût au contraire
produit sur l'imagination une impression immense. La perte probable d'un
transatlantique qu'on supposait, faute de nouvelles, coulé en pleine
mer, frappa profondément pendant huit jours l'imagination des foules. Or
les statistiques officielles montrent que dans la seule année 1894, 850
navires à voile et 208 à vapeur ont été perdus. Mais, de ces pertes
successives, bien autrement importantes comme destruction de vies et de
marchandises qu'eût pu l'être celle du transatlantique en question, les
foules ne se sont pas préoccupées un seul instant.

Ce ne sont donc pas les faits en eux-mêmes qui frappent l'imagination
populaire, mais bien la façon dont ils sont répartis et présentés. Il
faut que par leur condensation, si je puis m'exprimer ainsi, ils
produisent une image saisissante qui remplisse et obsède l'esprit. Qui
connaît l'art d'impressionner l'imagination des foules connaît aussi
l'art de les gouverner.



CHAPITRE IV

Formes religieuses que revêtent toutes les convictions des foules.

Ce qui constitue le sentiment religieux.--Il est indépendant de
l'adoration d'une divinité.--Ses caractéristiques.--Puissance des
convictions revêtant la forme religieuse.--Exemples divers.--Les dieux
populaires n'ont jamais disparu.--Formes nouvelles sous lesquelles ils
renaissent.--Formes religieuses de l'athéisme.--Importance de ces
notions au point de vue historique.--La Réforme, la Saint-Barthélemy, la
Terreur et tous les événements analogues, sont la conséquence des
sentiments religieux des foules, et non de la volonté d'individus
isolés.


Nous avons montré que les foules ne raisonnent pas; qu'elles admettent
ou rejettent les idées en bloc; ne supportent ni discussion, ni
contradiction, et que les suggestions agissant sur elles envahissent
entièrement le champ de leur entendement et tendent aussitôt à se
transformer en actes. Nous avons montré que les foules convenablement
suggestionnées sont prêtes à se sacrifier pour l'idéal qui leur a été
suggéré. Nous avons vu aussi qu'elles ne connaissent que les sentiments
violents et extrêmes, que, chez elles, la sympathie devient vite
adoration, et qu'à peine née l'antipathie se transforme en haine. Ces
indications générales permettent déjà de pressentir la nature de leurs
convictions.

Quand on examine de près les convictions des foules, aussi bien aux
époques de foi que dans les grands soulèvements politiques, tels que
ceux du dernier siècle, on constate que ces convictions revêtent
toujours une forme spéciale, que je ne puis pas mieux déterminer qu'en
lui donnant le nom de sentiment religieux.

Ce sentiment a des caractéristiques très simples: adoration d'un être
supposé supérieur, crainte de la puissance magique qu'on lui suppose,
soumission aveugle à ses commandements, impossibilité de discuter ses
dogmes, désir de les répandre, tendance à considérer comme ennemis tous
ceux qui ne les admettent pas. Qu'un tel sentiment s'applique à un Dieu
invisible, à une idole de pierre ou de bois, à un héros ou à une idée
politique, du moment qu'il présente les caractéristiques précédentes il
reste toujours d'essence religieuse. Le surnaturel et le miraculeux s'y
retrouvent au même degré. Inconsciemment les foules revêtent d'une
puissance mystérieuse la formule politique ou le chef victorieux qui
pour le moment les fanatise.

On n'est pas religieux seulement quand on adore une divinité, mais quand
on met toutes les ressources de l'esprit, toutes les soumissions de la
volonté, toutes les ardeurs du fanatisme au service d'une cause ou d'un
être qui devient le but et le guide des pensées et des actions.

L'intolérance et le fanatisme constituent l'accompagnement nécessaire
d'un sentiment religieux. Ils sont inévitables chez ceux qui croient
posséder le secret du bonheur terrestre ou éternel. Ces deux traits se
retrouvent chez tous les hommes en groupe lorsqu'une conviction
quelconque les soulève. Les Jacobins de la Terreur étaient aussi
foncièrement religieux que les catholiques de l'Inquisition, et leur
cruelle ardeur dérivait de la même source.

Les convictions des foules revêtent ces caractères de soumission
aveugle, d'intolérance farouche, de besoin de propagande violente qui
sont inhérents au sentiment religieux; et c'est pourquoi on peut dire
que toutes leurs croyances ont une forme religieuse. Le héros que la
foule acclame est véritablement un dieu pour elle. Napoléon le fut
pendant quinze ans, et jamais divinité n'eut de plus parfaits
adorateurs. Aucune n'envoya plus facilement les hommes à la mort. Les
dieux du paganisme et du christianisme n'exercèrent jamais un empire
plus absolu sur les âmes qu'ils avaient conquises.

Tous les fondateurs de croyances religieuses ou politiques ne les ont
fondées que parce qu'ils ont su imposer aux foules ces sentiments de
fanatisme qui font que l'homme trouve son bonheur dans l'adoration et
l'obéissance et est prêt à donner sa vie pour son idole. Il en a été
ainsi à toutes les époques. Dans son beau livre sur la Gaule romaine,
Fustel de Coulanges fait justement remarquer que ce ne fut nullement par
la force que se maintint l'Empire romain, mais par l'admiration
religieuse qu'il inspirait. «Il serait sans exemple dans l'histoire du
monde, dit-il avec raison, qu'un régime détesté des populations ait duré
cinq siècles... On ne s'expliquerait pas que trente légions de l'Empire
eussent pu contraindre cent millions d'hommes à obéir.» S'ils
obéissaient, c'est que l'empereur, qui personnifiait la grandeur
romaine, était adoré comme une divinité, du consentement unanime. Dans
la moindre bourgade de l'Empire, l'empereur avait ses autels. «On vit
surgir en ce temps-là dans les âmes, d'un bout de l'Empire à l'autre,
une religion nouvelle qui eut pour divinités les empereurs eux-mêmes.
Quelques années avant l'ère chrétienne, la Gaule entière, représentée
par soixante cités, éleva en commun un temple, près de la ville de Lyon,
à Auguste... Ses prêtres, élus par la réunion des cités gauloises,
étaient les premiers personnages de leur pays... Il est impossible
d'attribuer tout cela à la crainte et à la servilité. Des peuples
entiers ne sont pas serviles, et ne le sont pas pendant trois siècles.
Ce n'étaient pas les courtisans qui adoraient le prince, c'était Rome.
Ce n'était pas Rome seulement, c'était la Gaule, c'était l'Espagne,
c'était la Grèce et l'Asie.»

Aujourd'hui la plupart des grands conquérants d'âmes n'ont plus
d'autels, mais ils ont des statues ou des images, et le culte qu'on leur
rend n'est pas notablement différent de celui qu'on leur rendait jadis.
On n'arrive à comprendre un peu la philosophie de l'histoire que quand
on est bien pénétré de ce point fondamental de la psychologie des
foules. Il faut être dieu pour elles ou ne rien être.

Et il ne faudrait pas croire que ce sont là des superstitions d'un autre
âge que la raison a définitivement chassées. Dans sa lutte éternelle
contre la raison, le sentiment n'a jamais été vaincu. Les foules ne
veulent plus entendre les mots de divinité et de religion, au nom
desquelles elles ont été pendant si longtemps asservies; mais elles
n'ont jamais autant possédé de fétiches que depuis cent ans, et jamais
les vieilles divinités ne firent s'élever autant de statues et d'autels.
Ceux qui ont étudié dans ces dernières années le mouvement populaire
connu sous le nom de boulangisme ont pu voir avec quelle facilité les
instincts religieux des foules sont prêts à renaître. Il n'était pas
d'auberge de village, qui ne possédât l'image du héros. On lui
attribuait la puissance de remédier à toutes les injustices, à tous les
maux; et des milliers d'hommes auraient donné leur vie pour lui. Quelle
place n'eût-il pas pris dans l'histoire si son caractère eût été de
force à soutenir tant soit peu sa légende!

Aussi est-ce une bien inutile banalité de répéter qu'il faut une
religion aux foules, puisque toutes les croyances politiques, divines et
sociales ne s'établissent chez elles qu'à la condition de revêtir
toujours la forme religieuse, qui les met à l'abri de la discussion.
L'athéisme, s'il était possible de le faire accepter aux foules, aurait
toute l'ardeur intolérante d'un sentiment religieux, et, dans ses formes
extérieures, deviendrait bientôt un culte. L'évolution de la petite
secte positiviste nous en fournit une preuve curieuse. Il lui est arrivé
bien vite ce qui arriva à ce nihiliste, dont le profond Dostoïewsky nous
rapporte l'histoire. Éclairé un jour par les lumières de la raison, il
brisa les images des divinités et des saints qui ornaient l'autel d'une
chapelle, éteignit les cierges, et, sans perdre un instant, remplaça les
images détruites par les ouvrages de quelques philosophes athées, tels
que Büchner et Moleschott, puis ralluma pieusement les cierges. L'objet
de ses croyances religieuses s'était transformé, mais ses sentiments
religieux, peut-on dire vraiment qu'ils avaient changé?

On ne comprend bien, je le répète encore, certains événements
historiques--et ce sont précisément les plus importants--que lorsqu'on
s'est rendu compte de cette forme religieuse que finissent toujours par
prendre les convictions des foules. Il y a des phénomènes sociaux qu'il
faut étudier en psychologue beaucoup plus qu'en naturaliste. Notre grand
historien Taine n'a étudié la Révolution qu'en naturaliste, et c'est
pourquoi la genèse réelle des événements lui a bien souvent échappé. Il
a parfaitement observé les faits, mais, faute d'avoir étudié la
psychologie des foules, il n'a pas toujours su remonter aux causes. Les
faits l'ayant épouvanté par leur côté sanguinaire, anarchique et féroce,
il n'a guère vu dans les héros de la grande épopée qu'une horde de
sauvages épileptiques se livrant sans entraves à leurs instincts. Les
violences de la Révolution, ses massacres, son besoin de propagande, ses
déclarations de guerre à tous les rois, ne s'expliquent bien que si l'on
réfléchit qu'elle fut simplement l'établissement d'une nouvelle croyance
religieuse dans l'âme des foules. La Réforme, la Saint-Barthélemy, les
guerres de Religion, l'Inquisition, la Terreur, sont des phénomènes
d'ordre identique, accomplis par des foules animées de ces sentiments
religieux qui conduisent nécessairement à extirper sans pitié, par le
fer et le feu, tout ce qui s'oppose à l'établissement de la nouvelle
croyance. Les méthodes de l'Inquisition sont celles de tous les vrais
convaincus. Ils ne seraient pas des convaincus s'ils en employaient
d'autres.

Les bouleversements analogues à ceux que je viens de citer ne sont
possibles que lorsque l'âme des foules les fait surgir. Les plus absolus
despotes ne pourraient pas les déchaîner. Quand les historiens nous
racontent que la Saint-Barthélemy fut l'oeuvre d'un roi, ils montrent
qu'ils ignorent la psychologie des foules tout autant que celle des
rois. De semblables manifestations ne peuvent sortir que de l'âme des
foules. Le pouvoir le plus absolu du monarque le plus despotique ne va
guère plus loin que d'en hâter ou d'en retarder un peu le moment. Ce ne
sont pas les rois qui firent ni la Saint-Barthélemy, ni les guerres de
religion, pas plus que ce ne fut Robespierre, Danton ou Saint-Just qui
firent la Terreur. Derrière de tels événements on retrouve toujours
l'âme des foules, et jamais la puissance des rois.



LIVRE II

LES OPINIONS ET LES CROYANCES DES FOULES



CHAPITRE PREMIER

Facteurs lointains des croyances et opinions des foules.

Facteurs préparatoires des croyances des foules.--L'éclosion des
croyances des foules est la conséquence d'une élaboration
antérieure.--Étude des divers facteurs de ces croyances.--§ 1. _La
race._--Influence prédominante qu'elle exerce.--Elle représente les
suggestions des ancêtres.--§ 2. _Les traditions._--Elles sont la
synthèse de l'âme de la race.--Importance sociale des traditions.--En
quoi, après avoir été nécessaires, elles deviennent nuisibles.--Les
foules sont les conservateurs les plus tenaces des idées
traditionnelles.--§ 3. _Le temps._--Il prépare successivement
l'établissement des croyances, puis leur destruction.--C'est grâce à lui
que l'ordre peut sortir du chaos.--§ 4. _Les institutions politiques et
sociales._--Idée erronée de leur rôle.--Leur influence est extrêmement
faible.--Elles sont des effets, et non des causes.--Les peuples ne
sauraient choisir les institutions qui leur semblent les
meilleures.--Les institutions sont des étiquettes qui, sous un même
titre, abritent les choses les plus dissemblables.--Comment les
constitutions peuvent se créer.--Nécessité pour certains peuples de
certaines institutions théoriquement mauvaises, telles que la
centralisation.--§ 5. _L'instruction et l'éducation._--Erreur des idées
actuelles sur l'influence de l'instruction chez les foules.--Indications
statistiques.--Rôle démoralisateur de l'éducation latine.--Rôle que
l'instruction pourrait exercer.--Exemples fournis par divers peuples.


Nous venons d'étudier la constitution mentale des foules. Nous
connaissons leurs façons de sentir, de penser, de raisonner. Nous allons
examiner maintenant comment naissent et s'établissent leurs opinions et
leurs croyances.

Les facteurs qui déterminent ces opinions et ces croyances sont de deux
ordres: les facteurs lointains et les facteurs immédiats.

Les facteurs lointains sont ceux qui rendent les foules capables
d'adopter certaines convictions et absolument inaptes à se laisser
pénétrer par certaines autres. Ces facteurs préparent le terrain où l'on
voit germer tout à coup certaines idées nouvelles, dont la force et les
résultats étonnent, mais qui n'ont de spontané que l'apparence.
L'explosion et la mise en oeuvre de certaines idées chez les foules
présentent quelquefois une soudaineté foudroyante. Ce n'est là qu'un
effet superficiel, derrière lequel on doit chercher tout un long travail
antérieur.

Les facteurs immédiats sont ceux qui, se superposant à ce long travail,
sans lequel ils n'auraient pas d'effet, provoquent la persuasion active
chez les foules, c'est-à-dire font prendre forme à l'idée et la
déchaînent avec toutes ses conséquences. Par ces facteurs immédiats
surgissent les résolutions qui soulèvent brusquement les collectivités;
par eux éclate une émeute ou se décide une grève; par eux des majorités
énormes portent un homme au pouvoir ou renversent un gouvernement.

Dans tous les grands événements de l'histoire, nous constatons l'action
successive de ces deux ordres de facteurs. La Révolution française--pour
ne prendre qu'un des plus frappants exemples--eut parmi ses facteurs
lointains les écrits des philosophes, les exactions de la noblesse, les
progrès de la pensée scientifique. L'âme des foules, ainsi préparée, fut
soulevée ensuite aisément par des facteurs immédiats, tels que les
discours des orateurs, et les résistances de la cour à propos de
réformes insignifiantes.

Parmi les facteurs lointains, il y en a de généraux, qu'on retrouve au
fond de toutes les croyances et opinions des foules; ce sont: la race,
les traditions, le temps, les institutions, l'éducation.

Nous allons étudier le rôle de ces différents facteurs.


§ 1.--LA RACE

Ce facteur, la race, doit être mis au premier rang, car à lui seul il
dépasse de beaucoup en importance tous les autres. Nous l'avons
suffisamment étudié dans un autre ouvrage pour qu'il soit inutile d'y
revenir encore. Nous avons fait voir, dans notre précédent volume, ce
qu'est une race historique, et comment, lorsque ses caractères sont
formés, elle possède de par les lois de l'hérédité une puissance telle,
que ses croyances, ses institutions, ses arts--en un mot tous les
éléments de sa civilisation--ne sont que l'expression extérieure de son
âme. Nous avons montré que la puissance de la race est telle qu'aucun
élément ne peut passer d'un peuple à un autre sans subir les
transformations les plus profondes[6]. Le milieu, les circonstances, les
événements représentent les suggestions sociales du moment. Ils peuvent
avoir une influence considérable, mais cette influence est toujours
momentanée si elle est contraire aux suggestions de la race,
c'est-à-dire de toute la série des ancêtres.

Dans plusieurs chapitres de cet ouvrage, nous aurons encore occasion de
revenir sur l'influence de la race, et de montrer que cette influence
est si grande qu'elle domine les caractères spéciaux à l'âme des foules;
de là ce fait que les foules de divers pays présentent dans leurs
croyances et leur conduite des différences très considérables, et ne
peuvent être influencées de la même façon.


§ 2.--LES TRADITIONS

Les traditions représentent les idées, les besoins, les sentiments du
passé. Elles sont la synthèse de la race et pèsent de tout leur poids
sur nous.

Les sciences biologiques ont été transformées depuis que l'embryologie
a montré l'influence immense du passé dans l'évolution des êtres; et les
sciences historiques ne le seront pas moins quand cette notion sera plus
répandue. Elle ne l'est pas suffisamment encore, et bien des hommes
d'État en sont restés aux idées des théoriciens du dernier siècle, qui
croyaient qu'une société peut rompre avec son passé et être refaite de
toutes pièces en ne prenant pour guide que les lumières de la raison.

Un peuple est un organisme créé par le passé, et qui, comme tout
organisme, ne peut se modifier que par de lentes accumulations
héréditaires.

Ce qui conduit les hommes, surtout lorsqu'ils sont en foule, ce sont les
traditions; et, comme je l'ai répété bien des fois, ils n'en changent
facilement que les noms, les formes extérieures.

Il n'est pas à regretter qu'il en soit ainsi. Sans traditions, il n'y a
ni âme nationale, ni civilisation possibles. Aussi les deux grandes
occupations de l'homme depuis qu'il existe ont-elles été de se créer un
réseau de traditions, puis de tâcher de les détruire lorsque leurs
effets bienfaisants se sont usés. Sans les traditions, pas de
civilisation; sans la destruction de ces traditions, pas de progrès. La
difficulté est de trouver un juste équilibre entre la stabilité et la
variabilité; et cette difficulté est immense. Quand un peuple a laissé
des coutumes se fixer trop solidement chez lui pendant beaucoup de
générations, il ne peut plus changer et devient, comme la Chine,
incapable de perfectionnement. Les révolutions violentes n'y peuvent
rien, car il arrive alors, ou que les fragments brisés de la chaîne se
ressoudent, et que le passé reprend sans changements son empire, ou que
les fragments restent dispersés, et alors à l'anarchie succède bientôt
la décadence.

Aussi, l'idéal pour un peuple est-il de garder les institutions du
passé, en ne les transformant qu'insensiblement et peu à peu. Cet idéal
est difficilement accessible. Les Romains, dans les temps anciens, les
Anglais, dans les temps modernes, sont à peu près les seuls qui l'aient
réalisé.

Les conservateurs les plus tenaces des idées traditionnelles, et qui
s'opposent le plus obstinément à leur changement, sont précisément les
foules, et notamment les catégories de foules qui constituent les
castes. J'ai déjà insisté sur l'esprit conservateur des foules, et
montré que les plus violentes révoltes n'aboutissent qu'à un changement
de mots. À la fin du dernier siècle, devant les églises détruites,
devant les prêtres expulsés ou guillotinés, devant la persécution
universelle du culte catholique, on pouvait croire que les vieilles
idées religieuses avaient perdu tout pouvoir; et cependant quelques
années s'étaient à peine écoulées que, devant les réclamations
universelles, il fallut rétablir le culte aboli[7]. Effacées un
instant, les vieilles traditions avaient repris leur empire.

Aucun exemple ne montre mieux la puissance des traditions sur l'âme des
foules. Ce n'est pas dans les temples qu'habitent les idoles les plus
redoutables, ni dans les palais les tyrans les plus despotiques; ceux-ci
peuvent être brisés en un instant; mais les maîtres invisibles qui
règnent dans nos âmes échappent à tout effort de révolte, et ne cèdent
qu'à la lente usure des siècles.


§ 3.--LE TEMPS

Dans les problèmes sociaux, comme dans les problèmes biologiques, un des
plus énergiques facteurs est le temps. Il est le seul vrai créateur et
le seul grand destructeur. C'est lui qui a fait les montagnes avec les
grains de sable, et élevé jusqu'à la dignité humaine l'obscure cellule
des temps géologiques. Il suffit pour transformer un phénomène
quelconque de faire intervenir les siècles. On a dit avec raison qu'une
fourmi qui aurait le temps devant elle pourrait niveler le mont Blanc.
Un être qui aurait le pouvoir magique de faire varier le temps à son gré
aurait la puissance que les croyants attribuent à Dieu.

Mais nous n'avons à nous occuper ici que de l'influence du temps dans la
genèse des opinions des foules. À ce point de vue son action est encore
immense. Il tient sous sa dépendance les grandes forces, telles que la
race, qui ne peuvent se former sans lui. Il fait naître, grandir, mourir
toutes les croyances: c'est par lui qu'elles acquièrent leur puissance
et par lui aussi qu'elles la perdent.

C'est le temps surtout qui prépare les opinions et les croyances des
foules, ou tout au moins le terrain sur lequel elles germeront. Et c'est
pourquoi certaines idées sont réalisables à une époque et ne le sont
plus à une autre. C'est le temps qui accumule cet immense détritus de
croyances, de pensées, sur lequel naissent les idées d'une époque. Elles
ne germent pas au hasard et à l'aventure; les racines de chacune d'elles
plongent dans un long passé. Quand elles fleurissent, le temps avait
préparé leur éclosion; et c'est toujours en arrière qu'il faut remonter
pour en concevoir la genèse. Elles sont filles du passé et mères de
l'avenir, esclaves du temps toujours.

Le temps est donc notre véritable maître, et il suffit de le laisser
agir pourvoir toutes choses se transformer. Aujourd'hui, nous nous
inquiétons fort des aspirations menaçantes des foules, des destructions
et des bouleversements qu'elles présagent. Le temps se changera à lui
seul de rétablir l'équilibre. «Aucun régime, écrit très justement M.
Lavisse, ne se fonda en un jour. Les organisations politiques et
sociales sont des oeuvres qui demandent des siècles; la féodalité
exista informe et chaotique pendant des siècles, avant de trouver ses
règles; la monarchie absolue vécut pendant des siècles aussi, avant de
trouver des moyens réguliers de gouvernement, et il y eut de grands
troubles dans ces périodes d'attente.»


§ 4.--LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES

L'idée que les institutions peuvent remédier aux défauts des sociétés;
que le progrès des peuples est la conséquence du perfectionnement des
institutions et des gouvernements et que les changements sociaux peuvent
se faire à coups de décrets; cette idée, dis-je, est bien généralement
répandue encore. La Révolution française l'eut pour point de départ et
les théories sociales actuelles y prennent leur point d'appui.

Les expériences les plus continues n'ont pas réussi encore à ébranler
sérieusement cette redoutable chimère. C'est en vain que philosophes et
historiens ont essayé d'en prouver l'absurdité. Il ne leur a pas été
difficile pourtant de montrer que les institutions sont filles des
idées, des sentiments et des moeurs; et qu'on ne refait pas les idées,
les sentiments et les moeurs en refaisant les codes. Un peuple ne
choisit pas ses institutions à son gré, pas plus qu'il ne choisit la
couleur de ses yeux ou de ses cheveux. Les institutions et les
gouvernements sont le produit de la race. Ils ne sont pas les créateurs
d'une époque, mais en sont les créations. Les peuples ne sont pas
gouvernés comme le voudraient leurs caprices d'un moment, mais comme
l'exige leur caractère. Il faut des siècles pour former un régime
politique, et des siècles pour le changer. Les institutions n'ont aucune
vertu intrinsèque; elles ne sont ni bonnes ni mauvaises en elles-mêmes.
Celles qui sont bonnes à un moment donné pour un peuple donné, peuvent
être détestables pour un autre.

Aussi n'est-il pas du tout dans le pouvoir d'un peuple de changer
réellement ses institutions. Il peut assurément, au prix de révolutions
violentes, changer le nom de ces institutions, mais le fond ne se
modifie pas. Les noms ne sont que de vaines étiquettes dont l'historien
qui va un peu au fond des choses n'a pas à se préoccuper. C'est ainsi
par exemple que le plus démocratique des pays du monde est
l'Angleterre[8], qui vit cependant sous un régime monarchique, alors que
les pays où sévit le plus lourd despotisme sont les républiques
hispano-américaines, malgré les constitutions républicaines qui les
régissent. Le caractère des peuples et non les gouvernements conduit
leurs destinées. C'est un point de vue que j'ai essayé d'établir dans
mon précédent volume, en m'appuyant sur de catégoriques exemples.

C'est donc une tâche très puérile, un inutile exercice de rhétoricien
ignorant que de perdre son temps à fabriquer de toutes pièces des
constitutions. La nécessité et le temps se chargent de les élaborer,
quand nous avons la sagesse de laisser agir ces deux facteurs. C'est
ainsi que les Anglo-Saxons s'y sont pris, et c'est ce que nous dit leur
grand historien Macaulay dans un passage que devraient apprendre par
coeur les politiciens de tous les pays latins. Après avoir montré tout
le bien qu'ont pu faire des lois qui semblent, au point de vue de la
raison pure, un chaos d'absurdités et de contradictions, il compare les
douzaines de constitutions mortes dans les convulsions des peuples
latins de l'Europe et de l'Amérique avec celle de l'Angleterre, et fait
voir que cette dernière n'a été changée que très lentement, par parties,
sous l'influence de nécessités immédiates et jamais de raisonnements
spéculatifs. «Ne point s'inquiéter de la symétrie, et s'inquiéter
beaucoup de l'utilité; n'ôter jamais une anomalie uniquement parce
qu'elle est une anomalie; ne jamais innover si ce n'est lorsque quelque
malaise se fait sentir, et alors innover juste assez pour se débarrasser
du malaise; n'établir jamais une proposition plus large que le cas
particulier auquel on remédie; telles sont les règles qui, depuis l'âge
de Jean jusqu'à l'âge de Victoria, ont généralement guidé les
délibérations de nos 250 parlements.»

Il faudrait prendre une à une les lois, les institutions de chaque
peuple, pour montrer à quel point elles sont l'expression des besoins de
leur race, et ne sauraient pour cette raison être violemment
transformées. On peut disserter philosophiquement, par exemple, sur les
avantages et les inconvénients de la centralisation; mais quand nous
voyons un peuple, composé de races très diverses, consacrer mille ans
d'efforts pour arriver progressivement à cette centralisation; quand
nous constatons qu'une grande révolution ayant pour but de briser toutes
les institutions du passé, a été forcée de respecter cette
centralisation, et l'a exagérée encore, disons-nous bien qu'elle est
fille de nécessités impérieuses, une condition même d'existence, et
plaignons la faible portée mentale des hommes politiques qui parlent de
la détruire. S'ils pouvaient par hasard y réussir, l'heure de la
réussite serait aussitôt le signal d'une effroyable guerre civile[9] qui
ramènerait immédiatement d'ailleurs une nouvelle centralisation beaucoup
plus lourde que l'ancienne.

Concluons de ce qui précède que ce n'est pas dans les institutions qu'il
faut chercher le moyen d'agir profondément sur l'âme des foules; et
quand nous voyons certains pays, comme les États-Unis, arriver à un haut
degré de prospérité avec des institutions démocratiques, alors que nous
en voyons d'autres, tels que les républiques hispano-américaines, vivre
dans la plus triste anarchie sous des institutions absolument
semblables, disons-nous bien que ces institutions sont aussi étrangères
à la grandeur des uns qu'à la décadence des autres. Les peuples sont
gouvernés par leur caractère, et toutes les institutions qui ne sont pas
intimement moulées sur ce caractère ne représentent qu'un vêtement
d'emprunt, un déguisement transitoire. Certes, des guerres sanglantes,
des révolutions violentes ont été faites, et se feront encore, pour
imposer des institutions auxquelles est attribué, comme aux reliques des
saints, le pouvoir surnaturel de créer le bonheur. On pourrait donc dire
en un sens que les institutions agissent sur l'âme des foules
puisqu'elles engendrent de pareils soulèvements. Mais, en réalité, ce ne
sont pas les institutions qui agissent alors, puisque nous savons que,
triomphantes ou vaincues, elles ne possèdent par elles-mêmes aucune
vertu. Ce qui a agi sur l'âme des foules, ce sont des illusions et des
mots. Des mots surtout, ces mots chimériques et puissants dont nous
montrerons bientôt l'étonnant empire.


§ 5.--L'INSTRUCTION ET L'ÉDUCATION

Au premier rang de ces idées dominantes d'une époque, dont nous avons
marqué ailleurs le petit nombre et la force, bien qu'elles soient
parfois des illusions pures, se trouve aujourd'hui celle-ci: que
l'instruction est capable de changer considérablement les hommes, et a
pour résultat certain de les améliorer, et même de les rendre égaux. Par
le fait seul de la répétition, cette assertion a fini par devenir un des
dogmes les plus inébranlables de la démocratie. Il serait aussi
difficile d'y toucher maintenant qu'il l'eût été jadis de toucher à ceux
de l'Église.

Mais sur ce point, comme sur bien d'autres, les idées démocratiques se
sont trouvées en profond désaccord avec les données de la psychologie et
de l'expérience. Plusieurs philosophes éminents, Herbert Spencer entre
autres, n'ont pas eu de peine à montrer que l'instruction ne rend
l'homme ni plus moral ni plus heureux, qu'elle ne change pas ses
instincts et ses passions héréditaires; qu'elle est parfois--pour peu
qu'elle soit mal dirigée--beaucoup plus pernicieuse qu'utile. Les
statisticiens sont venus confirmer ces vues en nous disant que la
criminalité augmente avec la généralisation de l'instruction, ou tout au
moins d'une certaine instruction; que les pires ennemis de la société,
les anarchistes, se recrutent souvent parmi les lauréats des écoles; et,
dans un travail récent, un magistrat distingué, M. Adolphe Guillot,
faisait remarquer qu'on compte maintenant 3.000 criminels lettrés contre
1.000 illettrés, et que, en cinquante ans, la criminalité est passée de
227 pour 100.000 habitants, à 552, soit une augmentation de 133 p. 100.
Il a noté également avec tous ses collègues que la criminalité augmente
surtout chez les jeunes gens pour lesquels l'école gratuite et
obligatoire a, comme on sait, remplacé le patronat.

Ce n'est pas certes, et personne ne l'a jamais soutenu, que
l'instruction bien dirigée ne puisse donner des résultats pratiques fort
utiles, sinon pour élever la moralité, au moins pour développer les
capacités professionnelles. Malheureusement les peuples latins, surtout
depuis vingt-cinq ans, ont basé leurs systèmes d'instruction sur des
principes très erronés, et, malgré les observations des esprits les plus
éminents, tels que Bréal, Fustel de Coulanges, Taine et bien d'autres,
ils persistent dans leurs lamentables erreurs. J'ai moi-même, dans un
ouvrage déjà ancien, montré que notre éducation actuelle transforme en
ennemis de la société la plupart de ceux qui l'ont reçue, et recrute de
nombreux disciples pour les pires formes du socialisme.

Ce qui constitue le premier danger de cette éducation--très justement
qualifiée de latine--c'est qu'elle repose sur cette erreur psychologique
fondamentale, que c'est en apprenant par coeur des manuels qu'on
développe l'intelligence. Dès lors on a tâché d'en apprendre le plus
possible; et, de l'école primaire au doctorat ou à l'agrégation, le
jeune homme ne fait qu'apprendre par coeur des livres, sans que son
jugement et son initiative soient jamais exercés. L'instruction, pour
lui, c'est réciter et obéir. «Apprendre des leçons, savoir par coeur
une grammaire ou un abrégé, bien répéter, bien imiter, voilà, écrit un
ancien ministre de l'instruction publique, M. Jules Simon, une plaisante
éducation où tout effort est un acte de foi devant l'infaillibilité du
maître, et n'aboutit qu'à nous diminuer et nous rendre impuissants.»

Si cette éducation n'était qu'inutile, on pourrait se borner à plaindre
les malheureux enfants auxquels, au lieu de tant de choses nécessaires à
apprendre à l'école primaire, on préfère enseigner la généalogie des
fils de Clotaire, les luttes de la Neustrie et de l'Austrasie, ou des
classifications zoologiques; mais elle présente un danger beaucoup plus
sérieux. Elle donne à celui qui l'a reçue un dégoût violent de la
condition où il est né, et l'intense désir d'en sortir. L'ouvrier ne
veut plus rester ouvrier, le paysan ne veut plus être paysan, et le
dernier des bourgeois ne voit pour ses fils d'autre carrière possible
que les fonctions salariées par l'État. Au lieu de préparer des hommes
pour la vie, l'école ne les prépare qu'à des fonctions publiques où l'on
peut réussir sans avoir à se diriger ni à manifester aucune lueur
d'initiative. Au bas de l'échelle, elle crée ces armées de prolétaires
mécontents de leur sort et toujours prêts à la révolte; en haut, notre
bourgeoisie frivole, à la fois sceptique et crédule, ayant une confiance
superstitieuse dans l'État-providence, que cependant elle fronde sans
cesse, s'en prenant toujours au gouvernement de ses propres fautes et
incapable de rien entreprendre sans l'intervention de l'autorité.

L'État qui fabrique à coups de manuels tous ces diplômés, ne peut en
utiliser qu'un petit nombre et laisse forcément sans emploi les autres.
Il lui faut donc se résigner à nourrir les premiers et à avoir pour
ennemis les seconds. Du haut en bas de la pyramide sociale, du simple
commis au professeur et au préfet, la masse immense des diplômés assiège
aujourd'hui les carrières. Alors qu'un négociant ne peut que très
difficilement trouver un agent pour aller le représenter dans les
colonies, c'est par des milliers de candidats que les plus modestes
places officielles sont sollicitées. Le département de la Seine compte à
lui seul 20.000 instituteurs et institutrices sans emploi, et qui,
méprisant les champs et l'atelier, s'adressent à l'État pour vivre. Le
nombre des élus étant restreint, celui des mécontents est forcément
immense. Ces derniers sont prêts pour toutes les révolutions, quels
qu'en soient les chefs et quelque but qu'elles poursuivent.
L'acquisition de connaissances dont on ne peut trouver l'emploi est un
moyen sûr de faire de l'homme un révolté[10].

Il est évidemment trop tard pour remonter un tel courant. Seule
l'expérience, dernière éducatrice des peuples, se chargera de nous
montrer notre erreur. Elle seule sera assez puissante pour prouver la
nécessité de remplacer nos odieux manuels, nos pitoyables concours par
une instruction professionnelle capable de ramener la jeunesse vers les
champs, les ateliers, les entreprises coloniales, qu'aujourd'hui elle
cherche à tout prix à fuir.

Cette instruction professionnelle que tous les esprits éclairés
réclament maintenant fut celle qu'ont jadis reçue nos pères, et que les
peuples qui dominent aujourd'hui le monde par leur volonté, leur
initiative, leur esprit d'entreprise ont su conserver. Dans des pages
remarquables, dont je reproduirai plus loin les parties les plus
essentielles, un grand penseur, M. Taine, a montré nettement que notre
éducation d'autrefois était à peu près ce qu'est l'éducation anglaise ou
américaine d'aujourd'hui, et, dans un remarquable parallèle entre le
système latin et le système anglo-saxon, il a fait voir clairement les
conséquences des deux méthodes.

On consentirait peut-être, à l'extrême rigueur, à accepter encore tous
les inconvénients de notre éducation classique, alors même qu'elle ne
ferait que des déclassés et des mécontents, si l'acquisition
superficielle de tant de connaissances, la récitation parfaite de tant
de manuels élevait le niveau de l'intelligence. Mais l'élève-t-elle
réellement? Non, hélas! C'est le jugement, l'expérience, l'initiative,
le caractère qui sont les conditions de succès dans la vie, et ce n'est
pas là ce que donnent les livres. Les livres sont des dictionnaires
utiles à consulter, mais dont il est parfaitement inutile d'avoir de
longs fragments dans la tête.

Comment l'instruction professionnelle peut-elle développer
l'intelligence dans une mesure qui échappe tout à fait à l'instruction
classique: c'est ce que M. Taine montre fort bien.

     «Les idées ne se forment que dans leur milieu naturel et normal; ce
     qui fait végéter leur germe, ce sont les innombrables impressions
     sensibles que le jeune homme reçoit tous les jours à l'atelier,
     dans la mine, au tribunal, à l'étude, sur le chantier, à l'hôpital,
     au spectacle des outils, des matériaux et des opérations, en
     présence des clients, des ouvriers, du travail, de l'ouvrage bien
     ou mal fait, dispendieux ou lucratif: voilà les petites perceptions
     particulières des yeux, de l'oreille, des mains et même de
     l'odorat, qui, involontairement recueillies et sourdement
     élaborées, s'organisent en lui pour lui suggérer tôt ou tard telle
     combinaison nouvelle, simplification, économie, perfectionnement ou
     invention. De tous ces contacts précieux, de tous ces éléments
     assimilables et indispensables, le jeune Français est privé, et
     justement pendant l'âge fécond; sept ou huit années durant, il est
     séquestré dans une école, loin de l'expérience directe et
     personnelle qui lui aurait donné la notion exacte et vive des
     choses, des hommes et des diverses façons de les manier.»

     «... Au moins neuf sur dix ont perdu leur temps et leur peine,
     plusieurs années de leur vie, et des années efficaces, importantes
     ou même décisives: comptez d'abord la moitié ou les deux tiers de
     ceux qui se présentent à l'examen, je veux dire les refusés;
     ensuite, parmi les admis, gradués, brevetés et diplômés, encore la
     moitié ou les deux tiers, je veux dire les surmenés. On leur a
     demandé trop en exigeant que tel jour, sur une chaise ou devant un
     tableau, ils fussent, deux heures durant et pour un groupe de
     sciences, des répertoires vivants de toute la connaissance humaine;
     en effet, ils ont été cela, ou à peu près, ce jour-là, pendant deux
     heures; mais, un mois plus tard, ils ne le sont plus; ils ne
     pourraient pas subir de nouveau l'examen; leurs acquisitions, trop
     nombreuses et trop lourdes, glissent incessamment hors de leur
     esprit, et ils n'en font pas de nouvelles. Leur vigueur mentale a
     fléchi; la sève féconde est tarie; l'homme fait apparaît, et,
     souvent c'est l'homme fini. Celui-ci, rangé, marié, résigné à
     tourner en cercle et indéfiniment dans le même cercle, se cantonne
     dans son office restreint; il le remplit correctement, rien au
     delà. Tel est le rendement moyen; certainement la recette
     n'équilibre pas la dépense. En Angleterre et en Amérique, où, comme
     jadis avant 1789, en France, on emploie le procédé inverse, le
     rendement obtenu est égal ou supérieur.»

L'illustre psychologue nous montre ensuite la différence de notre
système avec celui des Anglo-Saxons. Ces derniers ne possèdent pas nos
innombrables écoles spéciales; chez eux l'enseignement n'est pas donné
par le livre, mais par la chose elle-même. L'ingénieur, par exemple, se
forme dans un atelier et jamais dans une école; ce qui permet à chacun
d'arriver exactement au degré que comporte son intelligence, ouvrier ou
contremaître s'il ne peut aller plus loin, ingénieur si ses aptitudes
l'y conduisent. C'est là un procédé autrement démocratique et autrement
utile pour la société que de faire dépendre toute la carrière d'un
individu d'un concours de quelques heures subi à dix-huit ou vingt ans.

     «À l'hôpital, dans la mine, dans la manufacture, chez l'architecte,
     chez l'homme de loi, l'élève, admis très jeune, fait son
     apprentissage et son stage, à peu près comme chez nous un clerc
     dans son étude ou un rapin dans son atelier. Au préalable et avant
     d'entrer, il a pu suivre quelque cours général et sommaire, afin
     d'avoir un cadre tout prêt pour y loger les observations que tout à
     l'heure il va faire. Cependant, à sa portée, il y a, le plus
     souvent, quelques cours techniques qu'il pourra suivre à ses heures
     libres, afin de coordonner au fur et à mesure les expériences
     quotidiennes qu'il fait. Sous un pareil régime, la capacité
     pratique croît et se développe d'elle-même, juste au degré que
     comportent les facultés de l'élève, et dans la direction requise
     par sa besogne future, par l'oeuvre spéciale à laquelle dès à
     présent il veut s'adapter. De cette façon, en Angleterre et aux
     États-Unis, le jeune homme parvient vite à tirer de lui-même tout
     ce qu'il contient. Dès vingt-cinq ans, et bien plus tôt, si la
     substance et le fonds ne lui manquent pas, il est, non seulement un
     exécutant utile, mais encore un entrepreneur spontané, non
     seulement un rouage, mais de plus un moteur.--En France, où le
     procédé inverse a prévalu et, à chaque génération, devient plus
     chinois, le total des forces perdues est énorme.»

Et le grand philosophe arrive à la conclusion suivante sur la
disconvenance croissante de notre éducation latine et de la vie.

     «Aux trois étages de l'instruction, pour l'enfance, l'adolescence
     et la jeunesse, la préparation théorique et scolaire sur des bancs,
     par des livres, s'est prolongée et surchargée, en vue de l'examen,
     du grade, du diplôme et du brevet, en vue de cela seulement, et
     par les pires moyens, par l'application d'un régime antinaturel et
     antisocial, par le retard excessif de l'apprentissage pratique, par
     l'internat, par l'entraînement artificiel et le remplissage
     mécanique, par le surmenage, sans considération du temps qui
     suivra, de l'âge adulte et des offices virils que l'homme fait
     exercera, abstraction faite du monde réel où tout à l'heure le
     jeune homme va tomber, de la société ambiante à laquelle il faut
     l'adapter ou le résigner d'avance, du conflit humain où pour se
     défendre et se tenir debout, il doit être, au préalable, équipé,
     armé, exercé, endurci. Cet équipement indispensable, cette
     acquisition plus importante que toutes les autres, cette solidité
     du bon sens, de la volonté et des nerfs, nos écoles ne la lui
     procurent pas; tout au rebours; bien loin de le qualifier, elles le
     disqualifient pour sa condition prochaine et définitive. Partant,
     son entrée dans le monde et ses premiers pas dans le champ de
     l'action pratique ne sont, le plus souvent, qu'une suite de chutes
     douloureuses; il en reste meurtri, et, pour longtemps, froissé,
     parfois estropié à demeure. C'est une rude et dangereuse épreuve;
     l'équilibre moral et mental s'y altère, et court risque de ne pas
     se rétablir; la désillusion est venue, trop brusque et trop
     complète; les déceptions ont été trop grandes et les déboires trop
     forts[11].»

Nous sommes-nous éloignés, dans ce qui précède, de la psychologie des
foules? Non certes. Si nous voulons comprendre les idées, les croyances
qui y germent aujourd'hui, et qui écloront demain, il faut savoir
comment le terrain a été préparé. L'enseignement donné à la jeunesse
d'un pays permet de savoir ce que sera ce pays un jour. L'éducation
donnée à la génération actuelle justifie les prévisions les plus
sombres. C'est en partie avec l'instruction et l'éducation que
s'améliore ou s'altère l'âme des foules. Il était donc nécessaire de
montrer comment le système actuel l'a façonnée, et comment la masse des
indifférents et des neutres est devenue progressivement une immense
armée de mécontents, prête à obéir à toutes les suggestions des
utopistes et des rhéteurs. C'est à l'école que se forment aujourd'hui
les socialistes et les anarchistes et que se préparent pour les peuples
latins les heures prochaines de décadence.


NOTES:

[6] Cette proposition étant bien nouvelle encore, et l'histoire étant
tout à fait inintelligible sans elle, j'ai consacré dans mon dernier
ouvrage (_Les Lois psychologiques de l'évolution des peuples_) quatre
chapitres à sa démonstration. Le lecteur y verra que, malgré de
trompeuses apparences, ni la langue, ni la religion, ni les arts, ni, en
un mot, aucun élément de civilisation, ne peut passer intact d'un peuple
à un autre.

[7] Le rapport de l'ancien conventionnel Fourcroy, cité par Taine, est à
ce point de vue fort net:

«Ce qu'on voit partout sur la célébration du dimanche et sur la
fréquentation des églises prouve que la masse des Français veut revenir
aux anciens usages, et il n'est plus temps de résister à cette pente
nationale... La grande masse des hommes a besoin de religion, de culte
et de prêtres. _C'est une erreur de quelques philosophes modernes, à
laquelle j'ai été moi-même entraîné_, que de croire à la possibilité
d'une instruction assez répandue pour détruire les préjugés religieux;
ils sont, pour le grand nombre des malheureux, une source de
consolation... Il faut donc laisser à la masse du peuple, ses prêtres,
ses autels et son culte.»

[8] C'est ce que reconnaissent, même aux États-Unis, les républicains
les plus avancés. Le journal américain _Forum_ exprimait récemment cette
opinion catégorique dans les termes que je reproduis ici, d'après la
_Review of Reviews_ de décembre 1894:

«On ne doit jamais oublier, même chez les plus fervents ennemis de
l'aristocratie, que l'Angleterre est aujourd'hui le pays le plus
démocratique de l'univers, celui où les droits de l'individu sont le
plus respectés, et celui où les individus possèdent le plus de liberté.»

[9] Si l'on rapproche les profondes dissensions religieuses et
politiques qui séparent les diverses parties de la France, et sont
surtout une question de races, des tendances séparatistes qui se sont
manifestées à l'époque de la Révolution, et qui commençaient à se
dessiner de nouveau vers la fin de la guerre franco-allemande, on voit
que les races diverses qui subsistent sur notre sol sont bien loin
d'être fusionnées encore. La centralisation énergique de la Révolution
et la création de départements artificiels destinés à mêler les
anciennes provinces fut certainement son oeuvre la plus utile. Si la
décentralisation, dont parlent tant aujourd'hui les esprits
imprévoyants, pouvait être créée, elle aboutirait promptement aux plus
sanglantes discordes. Il faut pour le méconnaître oublier entièrement
notre histoire.

[10] Ce n'est pas là d'ailleurs un phénomène spécial aux peuples latins;
on l'observe aussi en Chine, pays conduit également par une solide
hiérarchie de mandarins, et où le mandarinat est, comme chez nous,
obtenu par des concours dont la seule épreuve est la récitation
imperturbable d'épais manuels. L'armée des lettrés sans emploi est
considérée aujourd'hui en Chine comme une véritable calamité nationale.
Il en est de même dans l'Inde, où, depuis que les Anglais ont ouvert des
écoles, non pour éduquer, comme cela se fait en Angleterre, mais
simplement pour instruire les indigènes, il s'est formé une classe
spéciale de lettrés, les Babous, qui, lorsqu'ils ne peuvent recevoir un
emploi, deviennent d'irréconciliables ennemis de la puissance anglaise.
Chez tous les Babous, munis ou non d'emplois, le premier effet de
l'instruction a été d'abaisser immensément le niveau de leur moralité.
C'est un fait sur lequel j'ai longuement insisté dans mon livre _Les
Civilisations de l'Inde_, et qu'ont également constaté tous les auteurs
qui ont visité la grande péninsule.

[11] TAINE. _Le Régime moderne_, t. II, 1894.--Ces pages sont à peu près
les dernières qu'écrivit Taine. Elles résument admirablement les
résultats de la longue expérience du grand philosophe. Je les crois
malheureusement totalement incompréhensibles pour les professeurs de
notre université n'ayant pas séjourne à l'étranger. L'éducation est le
seul moyen que nous possédions pour agir un peu sur l'âme d'un peuple et
il est profondément triste d'avoir à songer qu'il n'est à peu près
personne en France qui puisse arriver à comprendre que notre
enseignement actuel est un redoutable élément de rapide décadence et
qu'au lieu d'élever la jeunesse il l'abaisse et la pervertit.

On rapprochera utilement des pages de Taine les observations sur
l'éducation en Amérique récemment consignées par M. Paul Bourget dans
son beau livre _Outre-Mer_. Après avoir constaté lui aussi que notre
éducation ne fait que des bourgeois bornés sans initiative et sans
volonté ou des anarchistes, «ces deux types également funestes du
civilisé qui avorte dans la platitude impuissante ou dans l'insanité
destructrice» l'auteur fait une comparaison qu'on ne saurait trop
méditer entre nos lycées français, ces usines à dégénérescence et les
écoles américaines qui préparent si admirablement l'homme à la vie. On y
voit clairement l'abîme existant entre les peuples vraiment
démocratiques et ceux qui n'ont de démocratie que dans leur discours et
pas du tout dans leurs pensées.



CHAPITRE II

Facteurs immédiats des opinions des foules.

§ 1. _Les images, les mots et les formules._--Puissance magique des mots
et des formules.--La puissance des mots est liée aux images qu'ils
évoquent et est indépendante de leur sens réel.--Ces images varient
d'âge en âge, de race en race.--L'usure des mots.--Exemples des
variations considérables du sens de quelques mots très usuels.--Utilité
politique de baptiser de noms nouveaux les choses anciennes, lorsque les
mots sous lesquels on les désignait produisent une fâcheuse impression
sur les foules.--Variations du sens des mots suivant la race.--Sens
différents du mot démocratie en Europe et en Amérique.--§ 2. _Les
illusions._--Leur importance.--On les retrouve à la base de toutes les
civilisations.--Nécessité sociale des illusions.--Les foules les
préfèrent toujours aux vérités.--§ 3. _L'expérience._--L'expérience
seule peut établir dans l'âme des foules des vérités devenues
nécessaires et détruire des illusions devenues
dangereuses.--L'expérience n'agit qu'à condition d'être fréquemment
répétée.--Ce que coûtent les expériences nécessaires pour persuader les
foules.--§ 4. _La raison._--Nullité de son influence sur les foules.--On
n'agit sur elles qu'en agissant sur leurs sentiments inconscients.--Le
rôle de la logique dans l'histoire.--Les causes secrètes des événements
invraisemblables.


Nous venons de rechercher les facteurs lointains et préparatoires qui
donnent à l'âme des foules une réceptivité spéciale, rendant possible
chez elle l'éclosion de certains sentiments et de certaines idées. Il
nous reste à étudier maintenant les facteurs capables d'agir d'une
façon immédiate. Nous verrons dans un prochain chapitre comment doivent
être maniés ces facteurs pour qu'ils puissent produire tous leurs
effets.

Dans la première partie de cet ouvrage nous avons étudié les sentiments,
les idées, les raisonnements des collectivités; et, de cette
connaissance, on pourrait évidemment déduire d'une façon générale les
moyens d'impressionner leur âme. Nous savons déjà ce qui frappe
l'imagination des foules, la puissance et la contagion des suggestions,
surtout de celles qui se présentent sous forme d'images. Mais les
suggestions pouvant être d'origine fort diverses, les facteurs capables
d'agir sur l'âme des foules peuvent être assez différents. Il est donc
nécessaire de les examiner séparément. Ce n'est pas là une inutile
étude. Les foules sont un peu comme le sphinx de la fable antique: il
faut savoir résoudre les problèmes que leur psychologie nous pose, ou se
résigner à être dévoré par elles.


§ 1.--LES IMAGES, LES MOTS ET LES FORMULES

En étudiant l'imagination des foules, nous avons vu qu'elle est
impressionnée surtout par des images. Ces images, on n'en dispose pas
toujours, mais il est possible de les évoquer par l'emploi judicieux des
mots et des formules. Maniés avec art, ils possèdent vraiment la
puissance mystérieuse que leur attribuaient jadis les adeptes de la
magie. Ils font naître dans l'âme des foules les plus formidables
tempêtes, et savent aussi les calmer. On élèverait une pyramide beaucoup
plus haute que celle du vieux Khéops avec les seuls ossements des
hommes victimes de la puissance des mots et des formules.

La puissance des mots est liée aux images qu'ils évoquent et tout à fait
indépendante de leur signification réelle. Ce sont parfois ceux dont le
sens est le plus mal défini qui possèdent le plus d'action. Tels par
exemple, les termes: démocratie, socialisme, égalité, liberté, etc.,
dont le sens est si vague que de gros volumes ne suffisent pas à le
préciser. Et pourtant il est certain qu'une puissance vraiment magique
s'attache à leurs brèves syllabes, comme si elles contenaient la
solution de tous les problèmes. Ils synthétisent les aspirations
inconscientes les plus diverses et l'espoir de leur réalisation.

La raison et les arguments ne sauraient lutter contre certains mots et
certaines formules. On les prononce avec recueillement devant les
foules; et, dès qu'ils ont été prononcés, les visages deviennent
respectueux et les fronts s'inclinent. Beaucoup les considèrent comme
des forces de la nature, des puissances surnaturelles. Ils évoquent dans
les âmes des images grandioses et vagues, mais le vague même qui les
estompe augmente leur mystérieuse puissance. Ils sont les divinités
mystérieuses cachées derrière le tabernacle et dont le dévot ne
s'approche qu'en tremblant.

Les images évoquées par les mots étant indépendantes de leur sens,
varient d'âge en âge, de peuple à peuple, sous l'identité des formules.
À certains mots s'attachent transitoirement certaines images: le mot
n'est que le bouton d'appel qui les fait apparaître.

Tous les mots et toutes les formules ne possèdent pas la puissance
d'évoquer des images; et il en est qui, après en avoir évoqué, s'usent
et ne réveillent plus rien dans l'esprit. Ils deviennent alors de vains
sons, dont l'utilité principale est de dispenser celui qui les emploie
de l'obligation de penser. Avec un petit stock de formules et de lieux
communs appris dans la jeunesse, nous possédons tout ce qu'il faut pour
traverser la vie sans la fatigante nécessité d'avoir à réfléchir sur
quoi que ce soit.

Si l'on considère une langue déterminée, on voit que les mots dont elle
se compose changent assez lentement dans le cours des âges; mais ce qui
change sans cesse, ce sont les images qu'ils évoquent ou le sens qu'on y
attache; et c'est pourquoi je suis arrivé, dans un autre ouvrage, à
cette conclusion que la traduction complète d'une langue, surtout quand
il s'agit de peuples morts, est chose totalement impossible. Que
faisons-nous, en réalité, quand nous substituons un terme français à un
terme latin, grec ou sanscrit, ou même quand nous cherchons à comprendre
un livre écrit dans notre propre langue il y a deux ou trois siècles?
Nous substituons simplement les images et les idées que la vie moderne a
mises dans notre intelligence, aux notions et aux images absolument
différentes que la vie ancienne avait fait naître dans l'âme de races
soumises à des conditions d'existence sans analogie avec les nôtres.
Quand les hommes de la Révolution croyaient copier les Grecs et les
Romains, que faisaient-ils, sinon donner à des mots anciens un sens que
ceux-ci n'eurent jamais. Quelle ressemblance pouvait-il exister entre
les institutions des Grecs et celles que désignent de nos jours les mots
correspondants? Qu'était alors une république, sinon une institution
essentiellement aristocratique formée d'une réunion de petits despotes
dominant une foule d'esclaves maintenus dans la plus absolue sujétion.
Ces aristocraties communales, basées sur l'esclavage, n'auraient pu
exister un instant sans lui.

Et le mot liberté, que pouvait-il signifier de semblable à ce que nous
comprenons aujourd'hui, à une époque où la possibilité de la liberté de
penser n'était même pas soupçonnée, et où il n'y avait pas de forfait
plus grand et plus rare que de discuter les dieux, les lois et les
coutumes de la cité? Un mot comme celui de patrie, que signifiait-il
dans l'âme d'un Athénien ou d'un Spartiate, sinon le culte d'Athènes ou
de Sparte, et nullement celui de la Grèce, composée de cités rivales et
toujours en guerre. Le même mot de patrie, quel sens avait-il chez les
anciens Gaulois divisés en tribus rivales, de races, de langues et de
religions différentes, que César vainquit facilement parce qu'il eut
toujours parmi elles des alliées. Rome seule donna à la Gaule une patrie
en lui donnant l'unité politique et religieuse. Sans même remonter si
loin, et en reculant de deux siècles à peine, croit-on que le même mot
de patrie était conçu comme aujourd'hui par des princes français, tels
que le grand Condé, s'alliant à l'étranger contre leur souverain? Et le
même mot encore n'avait-il pas un sens bien différent du sens moderne
pour les émigrés, qui croyaient obéir aux lois de l'honneur en
combattant la France, et qui à leur point de vue y obéissaient en effet,
puisque la loi féodale liait le vassal au seigneur et non à la terre, et
que là où était le souverain, là était la vraie patrie.

Nombreux sont les mots dont le sens a ainsi profondément changé d'âge
en âge, et que nous ne pouvons arriver à comprendre comme on les
comprenait jadis qu'après un long effort. On a dit avec raison qu'il
faut beaucoup de lecture pour arriver seulement à concevoir ce que
signifiaient pour nos arrière-grands-pères des mots tels que le roi et
la famille royale. Qu'est-ce alors pour des termes plus complexes
encore?

Les mots n'ont donc que des significations mobiles et transitoires,
changeantes d'âge en âge et de peuple à peuple; et, quand nous voulons
agir par eux, sur la foule, ce qu'il faut savoir, c'est le sens qu'ils
ont pour elle à un moment donné, et non celui qu'ils eurent jadis ou
qu'ils peuvent avoir pour des individus de constitution mentale
différente.

Aussi, quand les foules ont fini, à la suite de bouleversements
politiques, de changements de croyances, par acquérir une antipathie
profonde pour les images évoquées par certains mots, le premier devoir
de l'homme d'État véritable est de changer les mots sans, bien entendu,
toucher aux choses en elles-mêmes, ces dernières étant trop liées à une
constitution héréditaire pour pouvoir être transformées. Le judicieux
Tocqueville a fait remarquer, il y a déjà longtemps, que le travail du
Consulat et de l'Empire a surtout consisté à habiller de mots nouveaux
la plupart des institutions du passé, c'est-à-dire à remplacer des mots
évoquant de fâcheuses images dans l'imagination des foules par d'autres
mots dont la nouveauté empêchait de pareilles évocations. La taille est
devenue contribution foncière; la gabelle, l'impôt du sel; les aides,
contributions indirectes et droit réunis; la taxe des maîtrises et
jurandes s'est appelée patente, etc.

Une des fonctions les plus essentielles des hommes d'État consiste donc
à baptiser de mots populaires, ou au moins neutres, les choses que les
foules ne peuvent supporter avec leurs anciens noms. La puissance des
mots est si grande qu'il suffit de désigner par des termes bien choisis
les choses les plus odieuses pour les faire accepter des foules. Taine
remarque justement que c'est en invoquant la liberté et la fraternité,
mots très populaires alors, que les Jacobins ont pu «installer un
despotisme digne du Dahomey, un tribunal pareil à celui de
l'Inquisition, des hécatombes humaines semblables à celles de l'ancien
Mexique». L'art des gouvernants, comme celui des avocats, consiste
surtout à savoir manier les mots. Une des grandes difficultés de cet art
est que, dans une même société, les mêmes mots ont le plus souvent des
sens fort différents pour les diverses couches sociales. Elles emploient
en apparence les mêmes mots; mais elles ne parlent jamais la même
langue.

Dans les exemples qui précèdent nous avons fait surtout intervenir le
temps comme principal facteur du changement de sens des mots. Mais si
nous faisions intervenir aussi la race, nous verrions alors qu'à une
même époque, chez des peuples également civilisés mais de races
diverses, les mêmes mots correspondent fort souvent à des idées
extrêmement dissemblables. Il est impossible de comprendre ces
différences sans de nombreux voyages, et c'est pourquoi je ne saurais
insister sur elles. Je me bornerai à faire remarquer que ce sont
précisément les mots les plus employés par les foules qui d'un peuple à
l'autre possèdent les sens les plus différents. Tels sont par exemple
les mots de démocratie et de socialisme, d'un usage si fréquent
aujourd'hui.

Ils correspondent en réalité à des idées et des images tout à fait
opposées dans les âmes latines et dans les âmes anglo-saxonnes. Chez les
Latins le mot démocratie, signifie surtout effacement de la volonté et
de l'initiative de l'individu devant celles de la communauté
représentées par l'État. C'est l'État qui est chargé de plus en plus de
diriger tout, de centraliser, de monopoliser et de fabriquer tout. C'est
à lui que tous les partis sans exception, radicaux, socialistes ou
monarchistes, font constamment appel. Chez l'Anglo-saxon, celui
d'Amérique notamment, le même mot démocratie signifie au contraire
développement intense de la volonté et de l'individu, effacement aussi
complet que possible de l'État, auquel en dehors de la police, de
l'armée et des relations diplomatiques, on ne laisse rien diriger, pas
même l'instruction. Donc le même mot qui signifie, chez un peuple,
effacement de la volonté et de l'initiative individuelle et
prépondérance de l'État, signifie chez un autre développement excessif
de cette volonté, de cette initiative, et effacement complet de
l'État[12].


§ 2.--LES ILLUSIONS

Depuis l'aurore des civilisations les foules ont toujours subi
l'influence des illusions. C'est aux créateurs d'illusions qu'elles ont
élevé le plus de temples, de statues et d'autels. Illusions religieuses
jadis, illusions philosophiques et sociales aujourd'hui, on retrouve
toujours ces formidables souveraines à la tête de toutes les
civilisations qui ont successivement fleuri sur notre planète. C'est en
leur nom que se sont édifiés les temples de la Chaldée et de l'Égypte,
les édifices religieux du moyen âge, que l'Europe entière a été
bouleversée il y a un siècle, et il n'est pas une seule de nos
conceptions artistiques, politiques ou sociales qui ne porte leur
puissante empreinte. L'homme les renverse parfois, au prix de
bouleversements effroyables, mais il semble condamné à les relever
toujours. Sans elles il n'aurait pu sortir de la barbarie primitive, et
sans elles encore il y retomberait bientôt. Ce sont des ombres vaines,
sans doute; mais ces filles de nos rêves ont obligé les peuples à créer
tout ce qui fait la splendeur des arts et la grandeur des civilisations.

«Si l'on détruisait, dans les musées et les bibliothèques, et que l'on
fît écrouler, sur les dalles des parvis, toutes les oeuvres et tous
les monuments d'art qu'ont inspirés les religions, que resterait-il des
grands rêves humains? Donner aux hommes la part d'espoir et d'illusion
sans laquelle ils ne peuvent exister, telle est la raison d'être des
dieux, des héros et des poètes. Pendant cinquante ans, la science parut
assumer cette tâche. Mais ce qui l'a compromise dans les coeurs
affamés d'idéal, c'est qu'elle n'ose plus assez promettre et qu'elle ne
sait pas assez mentir[13].»

Les philosophes du dernier siècle se sont consacrés avec ferveur à
détruire les illusions religieuses, politiques et sociales dont, pendant
de longs siècles, avaient vécu nos pères. En les détruisant ils ont tari
les sources de l'espérance et de la résignation. Derrière les chimères
immolées, ils ont trouvé les forces aveugles et sourdes de la nature.
Inexorables pour la faiblesse elles ne connaissent pas la pitié.

Avec tous ses progrès la philosophie n'a pu encore offrir aux foules
aucun idéal qui les puisse charmer; mais, comme il leur faut des
illusions à tout prix, elles se dirigent d'instinct, comme l'insecte
allant à la lumière, vers les rhéteurs qui leur en présentent. Le grand
facteur de l'évolution des peuples n'a jamais été la vérité, mais bien
l'erreur. Et si le socialisme est si puissant aujourd'hui, c'est qu'il
constitue la seule illusion qui soit vivante encore. Malgré toutes les
démonstrations scientifiques, il continue à grandir. Sa principale force
est d'être défendu par des esprits ignorant assez les réalités des
choses pour oser promettre hardiment à l'homme le bonheur. L'illusion
sociale règne aujourd'hui sur toutes les ruines amoncelées du passé, et
l'avenir lui appartient. Les foules n'ont jamais eu soif de vérités.
Devant les évidences qui leur déplaisent, elles se détournent, préférant
déifier l'erreur, si l'erreur les séduit. Qui sait les illusionner est
aisément leur maître; qui tente de les désillusionner est toujours leur
victime.


§ 3.--L'EXPÉRIENCE

L'expérience constitue à peu près le seul procédé efficace pour établir
solidement une vérité dans l'âme des foules, et détruire des illusions
devenues trop dangereuses. Encore est-il nécessaire que l'expérience
soit réalisée sur une très large échelle et fort souvent répétée. Les
expériences faites par une génération sont généralement inutiles pour la
suivante; et c'est pourquoi les faits historiques invoqués comme
éléments de démonstration ne sauraient servir. Leur seule utilité est de
prouver à quel point les expériences doivent être répétées d'âge en âge
pour exercer quelque influence, et réussir à ébranler seulement une
erreur lorsqu'elle est solidement implantée dans l'âme des foules.

Notre siècle, et celui qui l'a précédé, seront cités sans doute par des
historiens de l'avenir comme une ère de curieuses expériences. À aucun
âge il n'en avait été autant tenté.

La plus gigantesque de ces expériences fut la Révolution française. Pour
découvrir qu'on ne refait pas une société de toutes pièces sur les
indications de la raison pure, il a fallu massacrer plusieurs millions
d'hommes et bouleverser l'Europe entière pendant vingt ans. Pour nous
prouver expérimentalement que les Césars coûtent cher aux peuples qui
les acclament, il a fallu deux ruineuses expériences en cinquante ans,
et, malgré leur clarté, elles ne semblent pas avoir été suffisamment
convaincantes. La première a coûté pourtant trois millions d'hommes et
une invasion, la seconde un démembrement et la nécessité des armées
permanentes. La troisième a failli être tentée il n'y a pas longtemps et
le sera sûrement un jour. Pour faire admettre à tout un peuple que
l'immense armée allemande n'était pas, comme on l'enseignait il y a
trente ans, une sorte de garde nationale inoffensive[14], il a fallu
l'effroyable guerre qui nous a coûté si cher. Pour reconnaître que le
protectionnisme ruine les peuples qui l'acceptent, il faudra au moins
vingt ans de désastreuses expériences. On pourrait multiplier
indéfiniment ces exemples.


§ 4.--LA RAISON

Dans l'énumération des facteurs capables d'impressionner l'âme des
foules, on pourrait se dispenser entièrement de mentionner la raison,
s'il n'était nécessaire d'indiquer la valeur négative de son influence.

Nous avons déjà montré que les foules ne sont pas influençables par des
raisonnements, et ne comprennent que de grossières associations d'idées.
Aussi est-ce à leurs sentiments et jamais à leur raison que font appel
les orateurs qui savent les impressionner. Les lois de la logique n'ont
aucune action sur elles[15]. Pour convaincre les foules, il faut d'abord
se rendre bien compte des sentiments dont elles sont animées, feindre de
les partager, puis tenter de les modifier, en provoquant, au moyen
d'associations rudimentaires, certaines images bien suggestives; savoir
revenir au besoin sur ses pas, deviner surtout à chaque instant les
sentiments qu'on fait naître. Cette nécessité de varier sans cesse son
langage suivant l'effet produit à l'instant où l'on parle frappe
d'avance d'impuissance tout discours étudié et préparé: l'orateur y suit
sa pensée, car non celle de ses auditeurs, et, par ce seul fait, son
influence devient parfaitement nulle.

Les esprits logiques, habitués à être convaincus par des chaînes de
raisonnements un peu serrées, ne peuvent s'empêcher d'avoir recours à ce
mode de persuasion quand ils s'adressent aux foules, et le manque
d'effet de leurs arguments les surprend toujours. «Les conséquences
mathématiques usuelles fondées sur le syllogisme, c'est-à-dire sur des
associations d'identités, écrit un logicien, sont nécessaires... La
nécessité forcerait l'assentiment même d'une masse inorganique, si
celle-ci était capable de suivre des associations d'identités.» Sans
doute; mais la foule n'est pas plus capable que la masse inorganique de
les suivre, ni même de les entendre. Qu'on essaie de convaincre par un
raisonnement des esprits primitifs, des sauvages ou des enfants, par
exemple, et l'on se rendra compte de la faible valeur que possède ce
mode d'argumentation.

Il n'est même pas besoin de descendre jusqu'aux êtres primitifs pour
voir la complète impuissance des raisonnements quand ils ont à lutter
contre des sentiments. Rappelons-nous simplement combien ont été tenaces
pendant de longs siècles des superstitions religieuses, contraires à la
plus simple logique. Pendant près de deux mille ans les plus lumineux
génies ont été courbés sous leurs lois, et il a fallu arriver aux temps
modernes pour que leur véracité ait pu seulement être contestée. Le
moyen âge et la Renaissance ont possédé bien des hommes éclairés; ils
n'en ont pas possédé un seul auquel le raisonnement ait montré les côtés
enfantins de ses superstitions, et fait naître un faible doute sur les
méfaits du diable ou sur la nécessité de brûler les sorciers.

Faut-il regretter que ce ne soit jamais la raison qui guide les foules?
Nous n'oserions le dire. La raison humaine n'eût pas réussi sans doute à
entraîner l'humanité dans les voies de la civilisation avec l'ardeur et
la hardiesse dont l'ont soulevée ses chimères. Filles de l'inconscient
qui nous mène, ces chimères étaient sans doute nécessaires. Chaque race
porte dans sa constitution mentale les lois de ses destinées, et c'est
peut-être à ces lois qu'elle obéit par un inéluctable instinct, même
dans ses impulsions en apparence les plus irraisonnées. Il semble
parfois que les peuples soient soumis à des forces secrètes analogues à
celles qui obligent le gland à se transformer en chêne ou la comète à
suivre son orbite.

Le peu que nous pouvons pressentir de ces forces doit être cherché dans
la marche générale de l'évolution d'un peuple et non dans les faits
isolés d'où cette évolution semble parfois surgir. Si l'on ne
considérait que ces faits isolés l'histoire semblerait régie par
d'invraisemblables hasards. Il était invraisemblable qu'un ignorant
charpentier de Galilée pût devenir pendant deux mille ans un dieu
tout-puissant, au nom duquel fussent fondées les plus importantes
civilisations; invraisemblable aussi que quelques bandes d'Arabes sortis
de leurs déserts pussent conquérir la plus grande partie du vieux monde
gréco-romain, et fonder un empire plus grand que celui d'Alexandre;
invraisemblable encore que, dans une Europe très vieille et très
hiérarchisée, un obscur lieutenant d'artillerie pût réussir à régner sur
une foule de peuples et de rois.

Laissons donc la raison aux philosophes, mais ne lui demandons pas trop
d'intervenir dans le gouvernement des hommes. Ce n'est pas avec la
raison et c'est le plus souvent malgré elle, que se sont créés des
sentiments tels que l'honneur, l'abnégation, la foi religieuse, l'amour
de la gloire et de la patrie, qui ont été jusqu'ici les grands ressorts
de toutes les civilisations.

NOTES:

[12] Dans _Les Lois psychologiques de l'évolution des peuples_, j'ai
longuement insisté sur la différence qui sépare l'idéal démocratique
latin de l'idéal démocratique anglo-saxon. D'une façon indépendante et à
la suite de ses voyages, M. Paul Bourget est arrivé, dans son livre tout
récent, _Outre-Mer_, à des conclusions à peu près identiques aux
miennes.

[13] Daniel Lesueur.

[14] L'opinion des foules était formée, dans ce cas, par ces
associations grossières de choses dissemblables dont j'ai précédemment
exposé le mécanisme. Notre garde nationale d'alors, étant composée de
pacifiques boutiquiers sans trace de discipline, et ne pouvant être
prise au sérieux, tout ce qui portait un nom analogue éveillait les
mêmes images, et était considéré par conséquent comme aussi inoffensif.
L'erreur des foules était partagée alors, ainsi que cela arrive si
souvent pour les opinions générales, par leurs meneurs. Dans un discours
prononcé le 31 décembre 1867 à la Chambre des députés, et reproduit par
M. E. Ollivier dans un livre récent, un homme d'État qui a bien souvent
suivi l'opinion des foules, mais ne l'a jamais précédée, M. Thiers,
répétait que la Prusse, en dehors d'une armée active à peu près égale en
nombre à la nôtre, ne possédait qu'une garde nationale analogue à celle
que nous possédions et par conséquent sans importance; assertions aussi
exactes que les prévisions du même homme d'État sur le peu d'avenir des
chemins de fer.

[15] Mes premières observations sur l'art d'impressionner les foules et
sur les faibles ressources qu'offrent sur ce point les règles de la
logique remontent à l'époque du siège de Paris, le jour où je vis
conduire au Louvre, où siégeait alors le gouvernement, le maréchal V...
qu'une foule furieuse prétendait avoir surpris levant le plan des
fortifications pour le vendre aux Prussiens. Un membre du gouvernement,
G. P..., orateur fort célèbre, sortit pour haranguer la foule qui
réclamait l'exécution immédiate du prisonnier. Je m'attendais à ce que
l'orateur démontrât l'absurdité de l'accusation, en disant que le
maréchal accusé était précisément un des constructeurs de ces
fortifications dont le plan se vendait d'ailleurs chez tous les
libraires. À ma grande stupéfaction--j'étais fort jeune alors--le
discours fut tout autre. «Justice sera faite, cria l'orateur en
s'avançant vers le prisonnier, et une justice impitoyable. Laissez le
gouvernement de la défense nationale terminer votre enquête. Nous
allons, en attendant, enfermer l'accusé.» Calmée aussitôt par cette
satisfaction apparente, la foule s'écoula, et au bout d'un quart d'heure
le maréchal put regagner son domicile. Il eût été infailliblement
écharpé si l'orateur eût tenu à la foule en fureur les raisonnements
logiques que ma grande jeunesse me faisaient trouver très convaincants.



CHAPITRE III

Les meneurs des foules et leurs moyens de persuasion.

§ 1. _Les meneurs des foules._--Besoin instinctif de tous les êtres en
foule d'obéir à un meneur.--Psychologie des meneurs.--Eux seuls peuvent
créer la foi et donner une organisation aux foules.--Despotisme forcé
des meneurs.--Classification des meneurs.--Rôle de la volonté.--§ 2.
_Les moyens d'action des meneurs._--L'affirmation, la répétition, la
contagion.--Rôle respectif de ces divers facteurs.--Comment la contagion
peut remonter des couches inférieures aux couches supérieures d'une
société.--Une opinion populaire devient bientôt une opinion
générale.--§ 3. _Le prestige._--Définition et classification du
prestige.--Le prestige acquis et le prestige personnel.--Exemples
divers.--Comment meurt le prestige.


La constitution mentale des foules nous est maintenant connue, et nous
savons aussi quels sont les mobiles capables d'impressionner leur âme.
Il nous reste à rechercher comment doivent être appliqués ces mobiles,
et par qui ils peuvent être utilement mis en oeuvre.


§ 1.--LES MENEURS DES FOULES

Dès qu'un certain nombre d'êtres vivants sont réunis, qu'il s'agisse
d'un troupeau d'animaux ou d'une foule d'hommes, ils se placent
d'instinct sous l'autorité d'un chef.

Dans les foules humaines, le chef n'est souvent qu'un meneur, mais,
comme tel, il joue un rôle considérable. Sa volonté est le noyau autour
duquel se forment et s'identifient les opinions. Il constitue le premier
élément d'organisation des foules hétérogènes et prépare leur
organisation en sectes. En attendant, il les dirige. La foule est un
troupeau servile qui ne saurait jamais se passer de maître.

Le meneur a d'abord été le plus souvent un mené. Il a lui-même été
hypnotisé par l'idée dont il est ensuite devenu l'apôtre. Elle l'a
envahi au point que tout disparaît en dehors d'elle, et que toute
opinion contraire lui paraît erreur et superstition. Tel, par exemple,
Robespierre, hypnotisé par les idées philosophiques de Rousseau, et
employant les procédés de l'Inquisition pour les propager.

Les meneurs ne sont pas le plus souvent des hommes de pensée, mais des
hommes d'action. Ils sont peu clairvoyants, et ne pourraient l'être, la
clairvoyance conduisant généralement au doute et à l'inaction. Ils se
recrutent surtout parmi ces névrosés, ces excités, ces demi-aliénés qui
côtoient les bords de la folie. Quelque absurde que puisse être l'idée
qu'ils défendent ou le but qu'ils poursuivent, tout raisonnement
s'émousse contre leur conviction. Le mépris et les persécutions ne les
touchent pas, ou ne font que les exciter davantage. Intérêt personnel,
famille, tout est sacrifié. L'instinct de la conservation lui-même est
annulé chez eux, au point que la seule récompense qu'ils sollicitent
souvent est de devenir des martyrs. L'intensité de leur foi donne à
leurs paroles une grande puissance suggestive. La multitude est toujours
prête à écouter l'homme doué de volonté forte qui sait s'imposer à
elle. Les hommes réunis en foule perdent toute volonté et se tournent
d'instinct vers qui en possède une.

De meneurs, les peuples n'ont jamais manqué: mais il s'en faut que tous
soient animés des convictions fortes qui font les apôtres. Ce sont
souvent des rhéteurs subtils, ne poursuivant que des intérêts personnels
et cherchant à persuader en flattant de bas instincts. L'influence
qu'ils exercent ainsi peut être très grande, mais elle reste toujours
très éphémère. Les grands convaincus qui ont soulevé l'âme des foules,
les Pierre l'Ermite, les Luther, les Savonarole, les hommes de la
Révolution, n'ont exercé de fascination qu'après avoir été eux-mêmes
d'abord fascinés par une croyance. Ils purent alors créer dans les âmes
cette puissance formidable nommée la foi, qui rend l'homme esclave
absolu de son rêve.

Créer la foi, qu'il s'agisse de foi religieuse, de foi politique ou
sociale, de foi en une oeuvre, en un personnage, en une idée, tel est
surtout le rôle des grands meneurs, et c'est pourquoi leur influence est
toujours très grande. De toutes les forces dont l'humanité dispose, la
foi a toujours été une des plus grandes, et c'est avec raison que
l'Évangile lui attribue le pouvoir de transporter les montagnes. Donner
à l'homme une foi, c'est décupler sa force. Les grands événements de
l'histoire ont été réalisés par d'obscurs croyants n'ayant guère que
leur foi pour eux. Ce n'est pas avec des lettrés et des philosophes, ni
surtout avec des sceptiques, qu'ont été édifiées les grandes religions
qui ont gouverné le monde, ni les vastes empires qui se sont étendus
d'un hémisphère à l'autre.

Mais, dans de tels exemples, il s'agit des grands meneurs, et ils sont
assez rares pour que l'histoire en puisse aisément marquer le nombre.
Ils forment le sommet d'une série continue descendant de ces puissants
manieurs d'hommes à l'ouvrier qui, dans une auberge fumeuse, fascine
lentement ses camarades en remâchant sans cesse quelques formules qu'il
ne comprend guère, mais dont, selon lui, l'application doit amener
sûrement la réalisation de tous les rêves et de toutes les espérances.

Dans toutes les sphères sociales, des plus hautes aux plus basses, dès
que l'homme n'est plus isolé, il tombe bientôt sous la loi d'un meneur.
La plupart des hommes, dans les masses populaires surtout, ne possèdent,
en dehors de leur spécialité, d'idée nette et raisonnée sur quoi que ce
soit. Ils sont incapables de se conduire. Le meneur leur sert de guide.
Il peut être remplacé à la rigueur, mais très insuffisamment par ces
publications périodiques qui fabriquent des opinions pour leurs lecteurs
et leur procurent ces phrases toutes faites qui dispensent de raisonner.

L'autorité des meneurs est très despotique, et n'arrive même à s'imposer
qu'à cause de ce despotisme. On a remarqué souvent combien facilement
ils se faisaient obéir, bien que n'ayant aucun moyen d'appuyer leur
autorité, dans les couches ouvrières les plus turbulentes. Ils fixent
les heures de travail, le taux des salaires, décident les grèves, les
font commencer et cesser à heure fixe.

Les meneurs tendent aujourd'hui à remplacer de plus en plus les pouvoirs
publics à mesure que ces derniers se laissent discuter et affaiblir. La
tyrannie de ces nouveaux maîtres fait que les foules leur obéissent
beaucoup plus docilement qu'elles n'ont obéi à aucun gouvernement. Si,
par suite d'un accident quelconque, le meneur disparaît et n'est pas
immédiatement remplacé, la foule redevient une collectivité sans
cohésion ni résistance. Pendant la dernière grève des employés des
omnibus à Paris, il a suffi d'arrêter les deux meneurs qui la
dirigeaient pour la faire aussitôt cesser. Ce n'est pas le besoin de la
liberté, mais celui de la servitude qui domine toujours dans l'âme des
foules. Elles ont une telle soif d'obéir qu'elles se soumettent
d'instinct à qui se déclare leur maître.

On peut établir une division assez tranchée dans la classe des meneurs.
Les uns sont des hommes énergiques, à volonté forte, mais momentanée;
les autres, beaucoup plus rares que les précédents, sont des hommes
possédant une volonté à la fois forte et durable. Les premiers sont
violents, braves, hardis. Ils sont utiles surtout pour diriger un coup
de main, entraîner les masses malgré le danger, et transformer en héros
les recrues de la veille. Tels, par exemple, Ney et Murat, sous le
premier Empire. Tel encore, de nos jours, Garibaldi, aventurier sans
talent, mais énergique, réussissant avec une poignée d'hommes à
s'emparer de l'ancien royaume de Naples défendu pourtant par une armée
disciplinée.

Mais si l'énergie de ces meneurs est puissante, elle est momentanée et
ne survit guère à l'excitant qui l'a fait naître. Rentrés dans le
courant de la vie ordinaire, les héros qui en étaient animés font
souvent preuve, comme ceux que je citais à l'instant, de la plus
étonnante faiblesse. Ils semblent incapables de réfléchir et de se
conduire dans les circonstances les plus simples, alors qu'ils avaient
si bien su conduire les autres. Ce sont des meneurs qui ne peuvent
exercer leur fonction qu'à la condition d'être menés eux-mêmes et
excités sans cesse, d'avoir toujours au-dessus d'eux un homme ou une
idée, de suivre une ligne de conduite bien tracée.

La seconde catégorie des meneurs, celle des hommes à volonté durable, a,
malgré des formes moins brillantes, une influence beaucoup plus
considérable. En elle on trouve les vrais fondateurs de religions ou de
grandes oeuvres: saint Paul, Mahomet, Christophe Colomb, Lesseps.
Qu'ils soient intelligents ou bornés, il n'importe, le monde sera
toujours à eux. La volonté persistante qu'ils possèdent est une faculté
infiniment rare et infiniment forte qui fait tout plier. On ne se rend
pas toujours suffisamment compte de ce que peut une volonté forte et
continue: rien ne lui résiste, ni la nature, ni les dieux, ni les
hommes.

Le plus récent exemple de ce que peut une volonté forte et continue,
nous est donné par l'homme illustre qui sépara deux mondes et réalisa la
tâche inutilement tentée depuis trois mille ans par les plus grands
souverains. Il échoua plus tard dans une entreprise identique; mais la
vieillesse était venue, et tout s'éteint devant elle, même la volonté.

Lorsqu'on voudra montrer ce que peut la seule volonté, il n'y aura qu'à
présenter dans ses détails l'histoire des difficultés qu'il fallut
surmonter pour creuser le canal de Suez. Un témoin oculaire, le docteur
Cazalis, a résumé en quelques lignes saisissantes la synthèse de cette
grande oeuvre racontée par son immortel auteur. «Et il contait, de
jour en jour, par épisodes, l'épopée du canal. Il contait tout ce qu'il
avait dû vaincre, tout l'impossible qu'il avait fait possible, toutes
les résistances, les coalitions contre lui, et les déboires, les revers,
les défaites, mais qui n'avaient pu jamais le décourager, ni l'abattre;
il rappelait l'Angleterre le combattant, l'attaquant sans relâche, et
l'Égypte et la France hésitantes, et le consul de France s'opposant plus
que tout autre aux premiers travaux, et comme on lui résistait, prenant
les ouvriers par la soif, leur faisant refuser l'eau douce; et le
ministère de la marine et les ingénieurs, tous les hommes sérieux,
d'expérience et de science, tous naturellement hostiles, et tous
scientifiquement assurés du désastre, le calculant et le promettant,
comme pour tel jour ou telle heure on promet l'éclipse.»

Le livre qui raconterait la vie de tous ces grands meneurs ne
contiendrait pas beaucoup de noms; mais ces noms ont été à la tête des
événements les plus importants de la civilisation et de l'histoire.


§ 2.--LES MOYENS D'ACTION DES MENEURS: L'AFFIRMATION, LA RÉPÉTITION, LA
CONTAGION.

Lorsqu'il s'agit d'entraîner une foule pour un instant, et de la
déterminer à commettre un acte quelconque: piller un palais, se faire
massacrer pour défendre une place forte ou une barricade, il faut agir
sur elle par des suggestions rapides, dont la plus énergique est encore
l'exemple; mais il faut alors que la foule soit déjà préparée par
certaines circonstances, et surtout que celui qui veut l'entraîner
possède la qualité que j'étudierai plus loin sous le nom de prestige.

Mais quand il s'agit de faire pénétrer des idées et des croyances dans
l'esprit des foules--les théories sociales modernes, par exemple--les
procédés des meneurs sont différents. Ils ont principalement recours à
trois procédés très nets: l'affirmation, la répétition, la contagion.
L'action en est assez lente, mais les effets de cette action une fois
produits sont fort durables.

L'affirmation pure et simple, dégagée de tout raisonnement et de toute
preuve, est un des plus sûrs moyens de faire pénétrer une idée dans
l'esprit des foules. Plus l'affirmation est concise, plus elle est
dépourvue de toute apparence de preuves et de démonstration, plus elle a
d'autorité. Les livres religieux et les codes de tous les âges ont
toujours procédé par simple affirmation. Les hommes d'État appelés à
défendre une cause politique quelconque, les industriels propageant
leurs produits par l'annonce, savent la valeur de l'affirmation.

L'affirmation n'a cependant d'influence réelle qu'à la condition d'être
constamment répétée, et, le plus possible, dans les mêmes termes. C'est
Napoléon, je crois, qui a dit qu'il n'y a qu'une seule figure sérieuse
de rhétorique, la répétition. La chose affirmée arrive, par la
répétition, à s'établir dans les esprits au point qu'ils finissent par
l'accepter comme une vérité démontrée.

On comprend bien l'influence de la répétition sur les foules, en voyant
à quel point elle est puissante sur les esprits les plus éclairés. Cette
puissance vient de ce que la chose répétée finit par s'incruster dans
ces régions profondes de l'inconscient où s'élaborent les motifs de nos
actions. Au bout de quelque temps, nous ne savons plus quel est l'auteur
de l'assertion répétée, et nous finissons par y croire. De là la force
étonnante de l'annonce. Quand nous avons lu cent fois, mille fois que le
meilleur chocolat est le chocolat X, nous nous imaginons l'avoir entendu
dire de bien des côtés, et nous finissons par en avoir la certitude.
Quand nous avons lu mille fois que la farine Y a guéri les plus grands
personnages des maladies les plus tenaces, nous finissons par être
tentés de l'essayer le jour où nous sommes atteints d'une maladie du
même genre. Si nous lisons toujours dans le même journal que A est un
parfait gredin et B un très honnête homme, nous finissons par en être
convaincus, à moins, bien entendu, que nous ne lisions souvent un autre
journal d'opinion contraire, où les deux qualificatifs soient inversés.
L'affirmation et la répétition sont seules assez puissantes pour pouvoir
se combattre.

Lorsqu'une affirmation a été suffisamment répétée, et qu'il y a
unanimité dans la répétition, comme cela est arrivé pour certaines
entreprises financières célèbres assez riches pour acheter tous les
concours, il se forme ce qu'on appelle un courant d'opinion et le
puissant mécanisme de la contagion intervient. Dans les foules, les
idées, les sentiments, les émotions, les croyances possèdent un pouvoir
contagieux aussi intense que celui des microbes. Ce phénomène est très
naturel puisqu'on l'observe chez les animaux eux-mêmes dès qu'il sont en
foule. Le tic d'un cheval dans une écurie est bientôt imité par les
autres chevaux de la même écurie. Une panique, un mouvement désordonné
de quelques moutons s'étend bientôt à tout le troupeau. Chez l'homme en
foule toutes les émotions sont très rapidement contagieuses, et c'est ce
qui explique la soudaineté des paniques. Les désordres cérébraux, comme
la folie, sont eux-mêmes contagieux. On sait combien est fréquente
l'aliénation chez les médecins aliénistes. On a même cité récemment des
formes de folie, l'agoraphobie par exemple, communiquées de l'homme aux
animaux.

La contagion n'exige pas la présence simultanée d'individus sur un seul
point; elle peut se faire à distance sous l'influence de certains
événements qui orientent tous les esprits dans le même sens et leur
donnent les caractères spéciaux aux foules, surtout quand les esprits
sont préparés par les facteurs lointains que j'ai étudiés plus haut.
C'est ainsi par exemple que l'explosion révolutionnaire de 1848, partie
de Paris, s'étendit brusquement à une grande partie de l'Europe et
ébranla plusieurs monarchies.

L'imitation, à laquelle on a attribué tant d'influence dans les
phénomènes sociaux, n'est en réalité qu'un simple effet de la contagion.
Ayant montré ailleurs son influence je me bornerai à reproduire ce que
j'en disais il y a quinze ans et qui depuis a été développé par d'autres
écrivains dans des publications récentes:

«Semblable aux animaux, l'homme est naturellement imitatif. L'imitation
est un besoin pour lui, à condition bien entendu, que cette imitation
soit tout à fait facile, c'est ce besoin qui rend si puissante
l'influence de ce que nous appelons la mode. Qu'il s'agisse d'opinions,
d'idées, de manifestations littéraires, ou simplement de costumes,
combien osent se soustraire à son empire? Ce n'est pas avec des
arguments, mais avec des modèles, qu'on guide les foules. À chaque
époque il y a un petit nombre d'individualités qui impriment leur
action et que la masse inconsciente imite. Il ne faudrait pas cependant
que ces individualités s'écartassent par trop des idées reçues. Les
imiter serait alors trop difficile et leur influence serait nulle. C'est
précisément pour cette raison que les hommes trop supérieurs à leur
époque n'ont généralement aucune influence sur elle. L'écart est trop
grand. C'est pour la même raison que les Européens, avec tous les
avantages de leur civilisation, ont une influence si insignifiante sur
les peuples de l'Orient: ils en diffèrent trop.

«La double action du passé et de l'imitation réciproque finit par rendre
tous les hommes d'un même pays et d'une même époque à ce point
semblables que, même chez ceux qui sembleraient devoir le plus s'y
soustraire, philosophes, savants et littérateurs, la pensée et le style
ont un air de famille qui fait immédiatement reconnaître le temps auquel
ils appartiennent. Il ne faut pas causer longtemps avec un individu pour
connaître à fond ses lectures, ses occupations habituelles et le milieu
où il vit[16].»

La contagion est si puissante qu'elle impose aux individus non seulement
certaines opinions mais encore certaines façons de sentir. C'est la
contagion qui fait mépriser à une époque certaines oeuvres, telles que
le _Tanhauser_, par exemple, et qui, quelques années plus tard, les fait
admirer par ceux-là mêmes qui les avaient dénigrées le plus.

C'est surtout par le mécanisme de la contagion, jamais par celui du
raisonnement, que se propagent les opinions et les croyances des
foules. C'est au cabaret, par affirmation, répétition et contagion que
s'établissent les conceptions actuelles des ouvriers; et les croyances
des foules de tous les âges ne se sont guère créées autrement. Renan
compare avec justesse les premiers fondateurs du christianisme «aux
ouvriers socialistes répandant leurs idées de cabaret en cabaret»; et
Voltaire avait déjà fait observer à propos de la religion chrétienne que
«la plus vile canaille l'avait seule embrassée pendant plus de cent
ans».

On remarquera que, dans les exemples analogues à ceux que je viens de
citer, la contagion, après s'être exercée dans les couches populaires,
passe ensuite aux couches supérieures de la société. C'est ce que nous
voyons de nos jours pour les doctrines socialistes, qui commencent à
gagner ceux qui pourtant sont marqués pour en devenir les premières
victimes. Le mécanisme de la contagion est si puissant que, devant son
action, l'intérêt personnel lui-même s'évanouit.

Et c'est pourquoi toute opinion devenue populaire finit toujours par
s'imposer avec une grande force aux couches sociales les plus élevées,
quelque visible que puisse être l'absurdité de l'opinion triomphante. Il
y a là une réaction des couches sociales inférieures sur les couches
supérieures d'autant plus curieuse que les croyances de la foule
dérivent toujours plus ou moins de quelque idée supérieure restée
souvent sans influence dans le milieu où elle avait pris naissance.
Cette idée supérieure, les meneurs subjugués par elle s'en emparent, la
déforment et créent une secte qui la déforme de nouveau, puis la répand
dans le sein des foules qui continuent à la déformer de plus en plus.
Devenue vérité populaire, elle remonte en quelque façon à sa source et
agit alors sur les couches supérieures d'une nation. C'est en définitive
l'intelligence qui guide le monde, mais elle le guide vraiment de fort
loin. Les philosophes qui créent les idées sont depuis bien longtemps
retournés à la poussière, lorsque, par l'effet du mécanisme que je viens
de décrire, leur pensée finit par triompher.


§ 3.--LE PRESTIGE

Ce qui contribue surtout à donner aux idées propagées par l'affirmation,
la répétition et la contagion, une puissance très grande, c'est qu'elles
finissent par acquérir le pouvoir mystérieux nommé prestige.

Tout ce qui a dominé dans le monde, les idées ou les hommes, s'est
imposé principalement par cette force irrésistible qu'exprime le mot
prestige. C'est un terme dont nous saisissons tous le sens, mais qu'on
applique de façons trop diverses pour qu'il soit facile de le définir.
Le prestige peut comporter certains sentiments tels que l'admiration ou
la crainte; il lui arrive parfois même de les avoir pour base, mais il
peut parfaitement exister sans eux. Ce sont des morts, et par conséquent
des êtres que nous ne craignons pas, Alexandre, César, Mahomet, Bouddha,
par exemple, qui possèdent le plus de prestige. D'un autre côté, il y a
des êtres ou des fictions que nous n'admirons pas, les divinités
monstrueuses des temples souterrains de l'Inde, par exemple, et qui nous
paraissent pourtant revêtues d'un grand prestige.

Le prestige est en réalité une sorte de domination qu'exerce sur notre
esprit un individu, une oeuvre ou une idée. Cette domination paralyse
toutes nos facultés critiques et remplit notre âme d'étonnement et de
respect. Le sentiment provoqué est inexplicable, comme tous les
sentiments, mais il doit être du même ordre que la fascination subie par
un sujet magnétisé. Le prestige est le plus puissant ressort de toute
domination. Les dieux, les rois et les femmes n'auraient jamais régné
sans lui.

On peut ramener à deux formes principales les diverses variétés de
prestige: le prestige acquis et le prestige personnel. Le prestige
acquis est celui que donnent le nom, la fortune, la réputation. Il peut
être indépendant du prestige personnel. Le prestige personnel est au
contraire quelque chose d'individuel qui peut coexister avec la
réputation, la gloire, la fortune, ou être renforcé par elles, mais qui
peut parfaitement exister sans elles.

Le prestige acquis, ou artificiel, est de beaucoup le plus répandu. Par
le fait seul qu'un individu occupe une certaine position, possède une
certaine fortune, est affublé de certains titres, il a du prestige,
quelque nulle que puisse être sa valeur personnelle. Un militaire en
uniforme, un magistrat en robe rouge ont toujours du prestige. Pascal
avait très justement noté la nécessité pour les juges des robes et des
perruques. Sans elles ils perdraient les trois quarts de leur autorité.
Le socialiste le plus farouche est toujours un peu émotionné par la vue
d'un prince ou d'un marquis; et il suffit de prendre de tels titres pour
escroquer à un commerçant tout ce qu'on veut[17].

Le prestige dont je viens de parler est celui qu'exercent les personnes;
on peut placer à côté le prestige qu'exercent les opinions, les
oeuvres littéraires ou artistiques, etc. Ce n'est le plus souvent que
de la répétition accumulée. L'histoire, l'histoire littéraire et
artistique surtout, n'étant que la répétition des mêmes jugements que
personne n'essaie de contrôler, chacun finit par répéter ce qu'il a
appris à l'école, et il y a des noms et des choses auxquels nul
n'oserait toucher. Pour un lecteur moderne, la lecture d'Homère dégage
un incontestable et immense ennui; mais qui oserait le dire? Le
Parthénon, dans son état actuel, est une misérable ruine absolument
dépourvue d'intérêt; mais il possède un tel prestige qu'on ne le voit
plus tel qu'il est, mais bien avec tout son cortège de souvenirs
historiques. Le propre du prestige est d'empêcher de voir les choses
telles qu'elles sont et de paralyser tous nos jugements. Les foules
toujours, les individus le plus souvent, ont besoin, sur tous les
sujets, d'opinions toutes faites. Le succès de ces opinions est
indépendant de la part de vérité ou d'erreur qu'elles contiennent; il
dépend uniquement de leur prestige.

J'arrive maintenant au prestige personnel. Il est d'une nature fort
différente du prestige artificiel ou acquis dont je viens de m'occuper.
C'est une faculté indépendante de tout titre, de toute autorité, que
possèdent un petit nombre de personnes, et qui leur permet d'exercer une
fascination véritablement magnétique sur ceux qui les entourent, alors
même qu'ils sont socialement leurs égaux et ne possèdent aucun moyen
ordinaire de domination. Ils imposent leurs idées, leurs sentiments à
ceux qui les entourent, et on leur obéit comme la bête féroce obéit au
dompteur qu'elle pourrait si facilement dévorer.

Les grands meneurs de foules, tels que Bouddha, Jésus, Mahomet, Jeanne
d'Arc, Napoléon, ont possédé à un haut degré cette forme de prestige; et
c'est surtout par elle qu'ils se sont imposés. Les dieux, les héros et
les dogmes s'imposent et ne se discutent pas; ils s'évanouissent même
dès qu'on les discute.

Les grands personnages que je viens de citer possédaient leur puissance
fascinatrice bien avant de devenir illustres, et ils ne le fussent pas
devenus sans elle. Il est évident, par exemple, que Napoléon, au zénith
de la gloire, exerçait, par le seul fait de sa puissance, un prestige
immense; mais ce prestige, il en était doué déjà en partie alors qu'il
n'avait aucun pouvoir et était complètement inconnu. Lorsque, général
ignoré, il fut envoyé par protection commander l'armée d'Italie, il
tomba au milieu de rudes généraux qui s'apprêtaient à faire un dur
accueil au jeune intrus que le Directoire leur expédiait. Dès la
première minute, dès la première entrevue, sans phrases, sans gestes,
sans menaces, au premier regard du futur grand homme, ils étaient
domptés. Taine donne, d'après les mémoires des contemporains, un curieux
récit de cette entrevue.

     «Les généraux de division, entre autres Augereau, sorte de soudard
     héroïque et grossier, fier de sa haute taille et de sa bravoure,
     arrivent au quartier général très mal disposés pour le petit
     parvenu qu'on leur expédie de Paris. Sur la description qu'on leur
     en a faite, Augereau est injurieux, insubordonné d'avance: un
     favori de Barras, un général de vendémiaire, un général de rue,
     regardé comme un ours, parce qu'il est toujours seul à penser, une
     petite mine, une réputation de mathématicien et de rêveur. On les
     introduit, et Bonaparte se fait attendre. Il paraît enfin, ceint de
     son épée, se couvre, explique ses dispositions, leur donne ses
     ordres et les congédie. Augereau est resté muet; c'est dehors
     seulement qu'il se ressaisit et retrouve ses jurons ordinaires; il
     convient, avec Masséna, que ce petit b... de général lui a fait
     peur; il ne peut pas comprendre l'ascendant dont il s'est senti
     écrasé au premier coup d'oeil.»

Devenu grand homme, son prestige s'accrut de toute sa gloire et devint
au moins égal à celui d'une divinité pour les dévots. Le général
Vandamme, soudard révolutionnaire, plus brutal et plus énergique encore
qu'Augereau, disait de lui au maréchal d'Ornano, en 1815, un jour qu'ils
montaient ensemble l'escalier des Tuileries: «Mon cher, ce diable
d'homme exerce sur moi une fascination dont je ne puis me rendre compte.
C'est au point que moi, qui ne crains ni dieu ni diable, quand je
l'approche, je suis prêt à trembler comme un enfant, et il me ferait
passer par le trou d'une aiguille pour me jeter dans le feu.»

Napoléon exerça la même fascination sur tous ceux qui
l'approchèrent[18].

     Davoust disait, parlant du dévouement de Maret et du sien: «Si
     l'Empereur nous disait à tous deux: Il importe aux intérêts de ma
     politique de détruire Paris sans que personne en sorte et s'en
     échappe, Maret garderait le secret, j'en suis sûr, mais il ne
     pourrait s'empêcher de le compromettre cependant en faisant sortir
     sa famille. Eh bien, moi, de peur de le laisser deviner, j'y
     laisserais ma femme et mes enfants.»

Il faut se souvenir de cette étonnante puissance de fascination pour
comprendre ce merveilleux retour de l'île d'Elbe; cette conquête
immédiate de la France par un homme isolé, ayant devant lui toutes les
forces organisées d'un grand pays, qu'on pouvait croire lassé de sa
tyrannie. Il n'eut qu'à regarder les généraux envoyés pour s'emparer de
lui, et qui avaient juré de s'en emparer. Tous se soumirent sans
discussion.

     «Napoléon, écrit le général anglais Wolseley, débarque en France
     presque seul, et comme un fugitif, de la petite île d'Elbe qui
     était son royaume, et réussit en quelques semaines à bouleverser,
     sans effusion de sang, toute l'organisation du pouvoir de la France
     sous son roi légitime: l'ascendant personnel d'un homme
     s'affirma-t-il jamais plus étonnamment? Mais d'un bout à l'autre de
     cette campagne, qui fut sa dernière, combien est remarquable
     l'ascendant qu'il exerçait également sur les alliés, les obligeant
     à suivre son initiative, et combien peu s'en fallut qu'il ne les
     écrasât?»

Son prestige lui survécut et continua à grandir. C'est lui qui fit
sacrer empereur un neveu obscur. En voyant renaître aujourd'hui sa
légende, on voit combien cette grande ombre est puissante encore.
Malmenez les hommes tant qu'il vous plaira, massacrez-les par millions,
amenez invasions sur invasions, tout vous est permis si vous possédez un
degré suffisant de prestige et le talent nécessaire pour le maintenir.

J'ai invoqué ici un exemple de prestige tout à fait exceptionnel, sans
doute, mais qu'il était utile de citer pour faire comprendre la genèse
des grandes religions, des grandes doctrines et des grands empires. Sans
la puissance exercée sur la foule par le prestige, cette genèse ne
serait pas compréhensible.

Mais le prestige ne se fonde pas uniquement sur l'ascendant personnel,
la gloire militaire et la terreur religieuse; il peut avoir des origines
plus modestes, et cependant être considérable encore. Notre siècle en
peut fournir plusieurs exemples. Un des plus frappants, celui que la
postérité rappellera d'âge en âge, sera donné par l'histoire de l'homme
illustre qui modifia la face du globe et les relations commerciales des
peuples en séparant deux continents. Il réussit dans son entreprise par
son immense volonté, mais aussi par la fascination qu'il exerçait sur
tous ceux qui l'entouraient. Pour vaincre l'opposition unanime qu'il
rencontrait, il n'avait qu'à se montrer. Il parlait un instant, et,
devant le charme qu'il exerçait, les opposants devenaient des amis. Les
Anglais surtout combattaient son projet avec acharnement; il n'eut qu'à
paraître en Angleterre pour rallier tous les suffrages. Quand, plus
tard, il passa par Southampton, les cloches sonnèrent sur son passage,
et aujourd'hui l'Angleterre s'occupe de lui élever une statue. «Ayant
tout vaincu, hommes et choses, les marais, les rochers et les sables,»
il ne croyait plus aux obstacles et voulut recommencer Suez à Panama. Il
recommença avec les mêmes moyens; mais l'âge était venu, et, d'ailleurs,
la foi qui soulève les montagnes ne les soulève qu'à la condition
qu'elles ne soient pas trop hautes. Les montagnes résistèrent, et la
catastrophe qui s'en suivit détruisit l'éblouissante auréole de gloire
qui enveloppait le héros. Sa vie enseigne comment peut grandir le
prestige, et comment il peut disparaître. Après avoir égalé en grandeur
les plus célèbres héros de l'histoire, il fut abaissé par les magistrats
de son pays au rang des plus vils criminels. Quand il mourut, son
cercueil passa isolé au milieu des foules indifférentes. Seuls, les
souverains étrangers rendirent hommage à sa mémoire comme à celle de
l'un des plus grands hommes qu'ait connus l'histoire[19].

Mais les divers exemples qui viennent d'être cités représentent des
formes extrêmes. Pour établir dans ses détails la psychologie du
prestige, il faudrait les placer à l'extrémité d'une série qui
descendrait des fondateurs de religions et d'empires jusqu'au
particulier essayant d'éblouir ses voisins par un habit neuf ou une
décoration.

Entre les termes les plus éloignés de cette série, on placerait toutes
les formes du prestige dans les divers éléments d'une civilisation:
sciences, arts, littérature, etc., et l'on verrait qu'il constitue
l'élément fondamental de la persuasion. Consciemment ou non, l'être,
l'idée ou la chose possédant du prestige sont par voie de contagion
imités immédiatement et imposent à toute une génération certaines façons
de sentir et de traduire leur pensée. L'imitation est d'ailleurs le plus
souvent inconsciente, et c'est précisément ce qui la rend parfaite. Les
peintres modernes, qui reproduisent les couleurs effacées et les
attitudes rigides de certains primitifs, ne se doutent guère d'où vient
leur inspiration; ils croient à leur propre sincérité, alors que si un
maître éminent n'avait pas ressuscité cette forme d'art, on aurait
continué à n'en voir que les côtés naïfs et inférieurs. Ceux qui, à
l'instar d'un autre maître illustre, inondent leurs toiles d'ombres
violettes, ne voient pas dans la nature plus de violet qu'on n'en voyait
il y a cinquante ans, mais ils sont suggestionnés par l'impression
personnelle et spéciale d'un peintre qui, malgré cette bizarrerie, sut
acquérir un grand prestige. Dans tous les éléments de la civilisation,
de tels exemples pourraient être aisément invoqués.

On voit, par ce qui précède, que bien des facteurs peuvent entrer dans
la genèse du prestige: un des plus importants fut toujours le succès.
Tout homme qui réussit, toute idée qui s'impose, cessent par ce fait
même d'être contestés. La preuve que le succès est une des bases
principales du prestige, c'est que ce dernier disparaît presque
toujours avec lui. Le héros, que la foule acclamait la veille, est
conspué par elle le lendemain si l'insuccès l'a frappé. La réaction sera
même d'autant plus vive que le prestige aura été plus grand. La foule
considère alors le héros tombé comme un égal, et se venge de s'être
inclinée devant la supériorité qu'elle ne lui reconnaît plus. Lorsque
Robespierre faisait couper le cou à ses collègues et à un grand nombre
de ses contemporains, il possédait un immense prestige. Lorsqu'un
déplacement de quelques voix lui ôta son pouvoir, il perdit
immédiatement ce prestige, et la foule le suivit à la guillotine avec
autant d'imprécations qu'elle suivait la veille ses victimes. C'est
toujours avec fureur que les croyants brisent les statues de leurs
anciens dieux.

Le prestige enlevé par l'insuccès est perdu brusquement. Il peut s'user
aussi par la discussion, mais d'une façon plus lente. Ce procédé est
cependant d'un effet très sûr. Le prestige discuté n'est déjà plus du
prestige. Les dieux et les hommes qui ont su garder longtemps leur
prestige n'ont jamais toléré la discussion. Pour se faire admirer des
foules, il faut toujours les tenir à distance.

NOTES:

[16] GUSTAVE LE BON. _L'homme et les Sociétés_, t. II, p. 116, 1881.

[17] Cette influence des titres, des rubans, des uniformes sur les
foules se rencontre dans tous les pays, même dans ceux où le sentiment
de l'indépendance personnelle est le plus développé. Je reproduis à ce
propos un passage curieux du livre récent d'un voyageur sur le prestige
de certains personnages en Angleterre.

«En diverses rencontres, je ne m'étais aperçu de l'ivresse particulière
à laquelle le contact ou la vue d'un pair d'Angleterre exposent les
Anglais les plus raisonnables.

«Pourvu que son état soutienne son rang, ils l'aiment d'avance, et mis
en présence supportent tout de lui avec enchantement. On les voit rougir
de plaisir à son approche et, s'il leur parle, la joie qu'ils
contiennent augmente cette rougeur et fait briller leurs yeux d'un éclat
inaccoutumé. Ils ont le lord dans le sang, si l'on peut dire, comme
l'Espagnol la danse, l'Allemand la musique et le Français la Révolution.
Leur passion pour les chevaux et Shakspeare est moins violente, la
satisfaction et l'orgueil qu'ils en tirent moins fondamentaux. Le Livre
de la Pairie a un débit considérable, et si loin qu'on aille, on le
trouve, comme la Bible, entre toutes les mains.»

[18] Très conscient de son prestige, Napoléon savait qu'il l'accroissait
encore en traitant un peu moins bien que des palefreniers les grands
personnages qui l'entouraient, et parmi lesquels figuraient plusieurs de
ces célèbres conventionnels qu'avait tant redoutés l'Europe. Les récits
du temps sont pleins de faits significatifs sur ce point. Un jour, en
plein conseil d'État, Napoléon rudoie grossièrement Beugnot qu'il traite
comme un valet mal appris. L'effet produit, il s'approche et lui dit:
«Eh bien, grand imbécile, avez-vous retrouvé votre tête?» Là-dessus,
Beugnot, haut comme un tambour-major se courbe très bas, et le petit
homme, levant la main, prend le grand par l'oreille, «signe de faveur
enivrante, écrit Beugnot, geste familier du maître qui s'humanise». De
tels exemples donnent une notion nette du degré de basse platitude que
peut provoquer le prestige. Ils font comprendre l'immense mépris du
grand despote pour les hommes qui l'entouraient et qu'il traitait
simplement de «chair à canon».

[19] Un journal étranger, la _Neu Freie Presse_, de Vienne, s'est livré
au sujet de la destinée de Lesseps à des réflexions d'une très
judicieuse psychologie, et que, pour cette raison, je reproduis ici:

«Après la condamnation de Ferdinand de Lesseps, on n'a plus le droit de
s'étonner de la triste fin de Christophe Colomb. Si Ferdinand de Lesseps
est un escroc, toute noble illusion est un crime. L'antiquité aurait
couronné la mémoire de Lesseps d'une auréole de gloire, et lui aurait
fait boire à la coupe du nectar au milieu de l'Olympe, car il a changé
la face de la terre, et il a accompli des oeuvres qui perfectionnent
la création. En condamnant Ferdinand de Lesseps, le président de la Cour
d'appel s'est fait immortel, car toujours les peuples demanderont le nom
de l'homme qui ne craignit pas d'abaisser son siècle pour habiller de la
casaque du forçat un vieillard dont la vie a été la gloire de ses
contemporains.

«Qu'on ne nous parle plus désormais de justice inflexible, là où règne
la haine bureaucratique contre les grandes oeuvres hardies. Les
nations ont besoin de ces hommes audacieux qui croient en eux-mêmes et
franchissent tous les obstacles, sans égard pour leur propre personne.
Le génie ne peut pas être prudent; avec la prudence il ne pourrait
jamais élargir le cercle de l'activité humaine.

«... Ferdinand de Lesseps a connu l'ivresse du triomphe et l'amertume
des déceptions: Suez et Panama. Ici le coeur se révolte contre la
morale du succès. Lorsque de Lesseps eut réussi à relier deux mers,
princes et nations lui rendirent leurs hommages; aujourd'hui qu'il
échoue contre les rochers des Cordillères, il n'est plus qu'un vulgaire
escroc... Il y a là une guerre des classes de la société, un
mécontentement de bureaucrates et d'employés qui se vengent par le code
criminel contre ceux qui voudraient s'élever au-dessus des autres... Les
législateurs modernes se trouvent embarrassés devant ces grandes idées
du génie humain; le public y comprend moins encore, et il est facile à
un avocat général de prouver que Stanley est un assassin et Lesseps un
trompeur.»



CHAPITRE IV

Limites de variabilité des croyances et opinions des foules.

§ 1. _Les croyances fixes._--Invariabilité de certaines croyances
générales.--Elles sont les guides d'une civilisation.--Difficulté de les
déraciner.--En quoi l'intolérance constitue pour les peuples une
vertu.--L'absurdité philosophique d'une croyance générale ne peut nuire
à sa propagation.--§ 2. _Les opinions mobiles des foules._--Extrême
mobilité des opinions qui ne dérivent pas des croyances
générales.--Variations apparentes des idées et des croyances en moins
d'un siècle.--Limites réelles de ces variations.--Éléments sur lesquels
la variation a porté.--La disparition actuelle des croyances générales
et la diffusion extrême de la presse rendent de nos jours les opinions
de plus en plus mobiles.--Comment les opinions des foules tendent sur la
plupart des sujets vers l'indifférence.--Impuissance des gouvernements à
diriger comme jadis l'opinion.--L'émiettement actuel des opinions
empêche leur tyrannie.


§ 1.--LES CROYANCES FIXES

Il y a un parallélisme étroit entre les caractères anatomiques des êtres
et leurs caractères psychologiques. Dans les caractères anatomiques nous
trouvons certains éléments invariables, ou si peu variables, qu'il faut
la durée des âges géologiques pour les changer, et, à côté de ces
caractères fixes, irréductibles, se voient des caractères très mobiles
que le milieu, l'art de l'éleveur et de l'horticulteur modifient
aisément, et parfois au point de dissimuler, pour l'observateur peu
attentif, les caractères fondamentaux.

Nous observons le même phénomène dans les caractères moraux. À côté des
éléments psychologiques irréductibles d'une race se rencontrent des
éléments mobiles et changeants. Et c'est pourquoi, en étudiant les
croyances et les opinions d'un peuple, on constate toujours un fonds
très fixe sur lequel se greffent des opinions aussi mobiles que le sable
qui recouvre le rocher.

Les croyances et les opinions des foules forment donc deux classes bien
distinctes. D'une part, les grandes croyances permanentes, qui durent
plusieurs siècles, et sur lesquelles une civilisation entière repose,
telles, par exemple, autrefois, la conception féodale, les idées
chrétiennes, celles de la Réforme; tels de nos jours, le principe des
nationalités, les idées démocratiques et sociales. D'autre part, les
opinions momentanées et changeantes, dérivées le plus souvent des
conceptions générales, que chaque âge voit naître et mourir: telles sont
les théories qui guident les arts et la littérature à certains moments,
celles, par exemple, qui ont produit le romantisme, le naturalisme, le
mysticisme, etc. Elles sont aussi superficielles, le plus souvent, que
la mode, et changent comme elle. Ce sont les petites vagues qui naissent
et s'évanouissent sans cesse à la surface d'un lac aux eaux profondes.

Les grandes croyances générales sont en nombre fort restreint. Leur
naissance et leur mort forment pour chaque race historique les points
culminants de son histoire. Elles constituent la vraie charpente des
civilisations.

Il est très facile d'établir une opinion passagère dans l'âme des
foules, mais il est très difficile d'y établir une croyance durable. Il
est également fort difficile de détruire cette dernière lorsqu'elle a
été établie. Ce n'est, le plus souvent, qu'au prix de révolutions
violentes qu'on peut la changer. Les révolutions n'ont même ce pouvoir
que lorsque la croyance a perdu presque entièrement son empire sur les
âmes. Les révolutions servent alors à balayer finalement ce qui était à
peu près abandonné déjà, mais ce que le joug de la coutume empêchait
d'abandonner entièrement. Les révolutions qui commencent sont en réalité
des croyances qui finissent.

Le jour précis où une grande croyance est marquée pour mourir est facile
à reconnaître; c'est celui où sa valeur commence à être discutée. Toute
croyance générale n'étant guère qu'une fiction ne saurait subsister qu'à
la condition de n'être pas soumise à l'examen.

Mais alors même qu'une croyance est fortement ébranlée, les institutions
qui en dérivent conservent leur puissance et ne s'effacent que
lentement. Lorsqu'elle a enfin perdu complètement son pouvoir, tout ce
qu'elle soutenait s'écroule bientôt. Il n'a pas encore été donné à un
peuple de pouvoir changer ses croyances sans être aussitôt condamnée à
transformer tous les éléments de sa civilisation.

Il les transforme jusqu'à ce qu'il ait trouvé une nouvelle croyance
générale qui soit acceptée; et jusque-là il vit forcément dans
l'anarchie. Les croyances générales sont les supports nécessaires des
civilisations; elles impriment une orientation aux idées. Elles seules
peuvent inspirer la foi et créer le devoir.

Les peuples ont toujours senti l'utilité d'acquérir des croyances
générales, et compris d'instinct que la disparition de celles-ci devait
marquer pour eux l'heure de la décadence. Le culte fanatique de Rome fut
pour les Romains la croyance qui les rendit maîtres du monde, et quand
cette croyance fut morte, Rome fut condamnée à mourir. Ce furent
seulement lorsqu'ils eurent acquis quelques croyances communes que les
barbares, qui détruisirent la civilisation romaine, atteignirent à une
certaine cohésion et purent sortir de l'anarchie.

Ce n'est donc pas sans cause que les peuples ont toujours défendu leurs
convictions avec intolérance. Cette intolérance, si critiquable au point
de vue philosophique, représente dans la vie des peuples la plus
nécessaire des vertus. C'est pour fonder ou maintenir des croyances
générales que le moyen âge a élevé tant de bûchers, que tant
d'inventeurs et de novateurs sont morts dans le désespoir quand ils
évitaient les supplices. C'est pour les défendre que le monde a été tant
de fois bouleversé, que tant de millions d'hommes sont morts sur les
champs de bataille, et y mourront encore.

Il y a de grandes difficultés à établir une croyance générale, mais,
quand elle est définitivement établie, sa puissance est pour longtemps
invincible; et quelle que soit sa fausseté philosophique, elle s'impose
aux plus lumineux esprits. Les peuples de l'Europe n'ont-ils pas, depuis
plus de quinze siècles, considéré comme des vérités indiscutables des
légendes religieuses aussi barbares[20], quand on les examine de près,
que celles de Moloch. L'effrayante absurdité de la légende d'un Dieu se
vengeant sur son fils par d'horribles supplices de la désobéissance
d'une de ses créatures, n'a pas été aperçue pendant bien des siècles.
Les plus puissants génies, un Galilée, un Newton, un Leibniz, n'ont pas
même supposé un instant que la vérité de tels dogmes pût être discutée.
Rien ne démontre mieux l'hypnotisation produite par les croyances
générales, mais rien ne marque mieux aussi les humiliantes limites de
notre esprit.

Dès qu'un dogme nouveau est implanté dans l'âme des foules, il devient
l'inspirateur de ses institutions, de ses arts et de sa conduite.
L'empire qu'il exerce alors sur les âmes est absolu. Les hommes d'action
ne songent qu'à le réaliser, les législateurs ne font que l'appliquer,
les philosophes, les artistes, les littérateurs ne sont préoccupés que
de le traduire sous des formes diverses.

De la croyance fondamentale, des idées momentanées accessoires peuvent
surgir, mais elles portent toujours l'empreinte de la croyance dont
elles sont issues. La civilisation égyptienne, la civilisation
européenne du moyen âge, la civilisation musulmane des Arabes dérivent
d'un tout petit nombre de croyances religieuses qui ont imprimé leur
marque sur les moindres éléments de ces civilisations, et permettent de
les reconnaître aussitôt.

Et c'est ainsi que grâce aux croyances générales, les hommes de chaque
âge sont entourés d'un réseau de traditions, d'opinions et de coutumes,
au joug desquelles ils ne sauraient se soustraire et qui les rendent
toujours très semblables les uns aux autres. Ce qui mène surtout les
hommes, ce sont les croyances et les coutumes dérivées de ces croyances.
Elles règlent les moindres actes de notre existence, et l'esprit le
plus indépendant ne songe pas à s'y soustraire. Il n'y a de véritable
tyrannie que celle qui s'exerce inconsciemment sur les âmes, parce que
c'est la seule qui ne se puisse combattre. Tibère, Gengiskhan, Napoléon
ont été des tyrans redoutables, sans doute, mais, du fond de leur
tombeau, Moïse, Bouddha, Jésus, Mahomet, Luther ont exercé sur les âmes
un despotisme bien autrement profond. Une conspiration peut abattre un
tyran, mais que peut-elle sur une croyance bien établie? Dans sa lutte
violente contre le catholicisme, et malgré l'assentiment apparent des
foules, malgré des procédés de destruction aussi impitoyables que ceux
de l'Inquisition, c'est notre grande Révolution qui a été vaincue. Les
seuls tyrans réels que l'humanité ait connus ont toujours été les ombres
des morts ou les illusions qu'elle s'est créées.

L'absurdité philosophique que présentent souvent les croyances générales
n'a jamais été un obstacle à leur triomphe. Ce triomphe ne semble même
possible qu'à la condition qu'elles renferment quelque mystérieuse
absurdité. Ce n'est donc pas l'évidente faiblesse des croyances
socialistes actuelles qui les empêchera de triompher dans l'âme des
foules. Leur véritable infériorité par rapport à toutes les croyances
religieuses tient uniquement à ceci: l'idéal de bonheur que promettaient
ces dernières ne devant être réalisé que dans une vie future, personne
ne pouvait contester cette réalisation. L'idéal de bonheur socialiste
devant être réalisé sur terre, dès les premières tentatives de
réalisation, la vanité des promesses apparaîtra aussitôt, et la croyance
nouvelle perdra du même coup tout prestige. Sa puissance ne grandira
donc que jusqu'au jour où, ayant triomphé, la réalisation pratique
commencera. Et c'est pourquoi, si la religion nouvelle exerce d'abord,
comme toutes celles qui l'ont précédée, un rôle destructeur, elle ne
saurait exercer ensuite, comme elles, un rôle créateur.


§ 2.--LES OPINIONS MOBILES DES FOULES

Au-dessus des croyances fixes, dont nous venons de montrer la puissance
se trouve une couche d'opinions, d'idées, de pensées qui naissent et
meurent constamment. Quelques-unes ont la durée d'un jour, et les plus
importantes ne dépassent guère la vie d'une génération. Nous avons
marqué déjà que les changements qui surviennent dans ces opinions sont
parfois beaucoup plus superficiels que réels, et que toujours ils
portent l'empreinte des qualités de la race. Considérant par exemple les
institutions politiques du pays où nous vivons, nous avons fait voir que
les partis en apparence les plus contraires: monarchistes, radicaux,
impérialistes, socialistes, etc., ont un idéal absolument identique, et
que cet idéal tient uniquement à la structure mentale de notre race,
puisque, sous des noms analogues, on retrouve dans d'autres races un
idéal tout à fait contraire. Ce n'est pas le nom donné aux opinions, ni
des adaptations trompeuses qui changent le fond des choses. Les
bourgeois de la Révolution, tout imprégnés de littérature latine, et
qui, les yeux fixés sur la république romaine, adoptèrent ses lois, ses
faisceaux et ses toges, et tâchèrent d'imiter ses institutions et ses
exemples, n'étaient pas devenus des Romains parce qu'ils étaient sous
l'empire d'une puissante suggestion historique. Le rôle du philosophe
est de rechercher ce qui subsiste des croyances anciennes sous les
changements apparents, et de distinguer ce qui, dans le flot mouvant des
opinions, est déterminé par les croyances générales et l'âme de la race.

Sans ce critérium philosophique on pourrait croire que les foules
changent de croyances politiques ou religieuses fréquemment et à
volonté. L'histoire tout entière, politique, religieuse, artistique,
littéraire, semble le prouver en effet.

Prenons, par exemple, une bien courte période de notre histoire, de 1790
à 1820 seulement, c'est-à-dire trente ans, la durée d'une génération.
Nous y voyons les foules, d'abord monarchiques, devenir très
révolutionnaires, puis très impérialistes, puis redevenir très
monarchiques. En religion, elles vont pendant le même temps du
catholicisme à l'athéisme, puis au déisme, puis retournent aux formes
les plus exagérées du catholicisme. Et ce ne sont pas seulement les
foules, mais également ceux qui les dirigent. Nous contemplons avec
étonnement ces grands conventionnels, ennemis jurés des rois et ne
voulant ni dieux ni maîtres, qui deviennent les humbles serviteurs de
Napoléon, puis portent pieusement des cierges dans les processions sous
Louis XVIII.

Et dans les soixante-dix années qui suivent, quels changements encore
dans les opinions des foules. La «Perfide Albion» du début de ce siècle
devenant l'alliée de la France sous l'héritier de Napoléon; la Russie,
deux fois envahie par nous, et qui avait tant applaudi à nos derniers
revers, considérée subitement comme une amie.

En littérature, en art, en philosophie, les successions d'opinions sont
plus rapides encore. Romantisme, naturalisme, mysticisme, etc., naissent
et meurent tour à tour. L'artiste et l'écrivain acclamés hier sont
profondément dédaignés demain.

Mais, quand nous analysons tous ces changements, en apparence si
profonds, que voyons-nous? Tous ceux contraires aux croyances générales
et aux sentiments de la race n'ont qu'une durée éphémère, et le fleuve
détourné reprend bientôt son cours. Les opinions qui ne se rattachent à
aucune croyance générale, à aucun sentiment de la race, et qui, par
conséquent, ne sauraient avoir de fixité, sont à la merci de tous les
hasards ou, si l'on préfère, des moindres changements de milieu. Formées
par suggestion et contagion, elles sont toujours momentanées; elles
naissent et disparaissent parfois aussi rapidement que les dunes de
sable formées par le vent au bord de la mer.

De nos jours, la somme des opinions mobiles des foules est plus grande
qu'elle ne le fut jamais; et cela, pour trois raisons différentes:

La première est que les anciennes croyances perdant de plus en plus leur
empire, n'agissent plus comme jadis sur les opinions passagères pour
leur donner une certaine orientation. L'effacement des croyances
générales laisse place à une foule d'opinions particulières sans passé
ni avenir.

La seconde raison est que la puissance des foules devenant de plus en
plus grande et ayant de moins en moins de contrepoids, la mobilité
extrême d'idées que nous avons constatée chez elles, peut se manifester
librement.

La troisième raison enfin est la diffusion récente de la presse qui met
sans cesse sous les yeux des foules les opinions les plus contraires.
Les suggestions que chacune d'elles pourrait engendrer sont bientôt
détruites par des suggestions opposées. Il en résulte que chaque opinion
n'arrive pas à s'étendre et est vouée à une existence très éphémère.
Elle est morte avant d'avoir pu se répandre assez pour devenir générale.

De ces causes diverses est résulté un phénomène très nouveau dans
l'histoire du monde, et tout à fait caractéristique de l'âge actuel, je
veux parler de l'impuissance des gouvernements à diriger l'opinion.

Jadis, et ce jadis n'est pas fort loin, l'action des gouvernements,
l'influence de quelques écrivains et d'un tout petit nombre de journaux
constituaient les vrais régulateurs de l'opinion. Aujourd'hui, les
écrivains ont perdu toute influence, et les journaux ne font plus que
refléter l'opinion. Quant aux hommes d'État, loin de la diriger, ils ne
cherchent qu'à la suivre. Ils ont une crainte de l'opinion qui va
parfois jusqu'à la terreur et ôte toute fixité à leur ligne de conduite.

L'opinion des foules tend donc à devenir de plus en plus le régulateur
suprême de la politique. Elle arrive aujourd'hui à imposer des
alliances, comme nous l'avons vu récemment pour l'alliance russe,
exclusivement sortie d'un mouvement populaire. C'est un symptôme bien
curieux de voir de nos jours papes, rois et empereurs, se soumettre au
mécanisme de l'interview, pour exposer leur pensée, sur un sujet donné,
au jugement des foules. On a pu dire jadis que la politique n'était pas
chose de sentiment. Pourrait-on le dire encore aujourd'hui où elle a de
plus en plus pour guide les impulsions de foules mobiles qui ne
connaissent pas la raison, et que le sentiment seul peut guider?

Quant à la presse, autrefois directrice de l'opinion, elle a dû, comme
les gouvernements, s'effacer devant le pouvoir des foules. Elle possède
certes une puissance considérable, mais seulement parce qu'elle est
exclusivement le reflet des opinions des foules et de leurs incessantes
variations. Devenue simple agence d'information, elle a renoncé à
chercher à imposer aucune idée, aucune doctrine. Elle suit tous les
changements de la pensée publique, et les nécessités de la concurrence
l'obligent à bien les suivre sous peine de perdre ses lecteurs. Les
vieux organes solennels et influents d'autrefois, comme le
_Constitutionnel_, les _Débats_, le _Siècle_, dont la précédente
génération écoutait pieusement les oracles, ont disparu ou sont devenus
feuilles d'informations encadrées de chroniques amusantes, de cancans
mondains et de réclames financières. Où serait aujourd'hui le journal
assez riche pour permettre à ses rédacteurs des opinions personnelles,
et de quel poids seraient ces opinions auprès de lecteurs qui ne
demandent qu'à être renseignés ou amusés, et qui, derrière chaque
recommandation, redoutent toujours le spéculateur. La critique n'a même
plus le pouvoir de lancer un livre ou une pièce de théâtre. Elle peut
leur nuire, mais non les servir. Les journaux ont tellement conscience
de l'inutilité de tout ce qui est critique ou opinion personnelle,
qu'ils ont progressivement supprimé les critiques littéraires, se
bornant à donner le titre du livre avec deux ou trois lignes de
réclame, et, dans vingt ans, il en sera probablement de même pour la
critique théâtrale.

Épier l'opinion est devenu aujourd'hui la préoccupation essentielle de
la presse et des gouvernements. Quel est l'effet produit par un
événement, un projet législatif, un discours, voilà ce qu'il leur faut
savoir sans cesse; et la chose n'est pas facile, car rien n'est plus
mobile et plus changeant que la pensée des foules, et rien n'est plus
fréquent que de les voir accueillir avec des anathèmes ce qu'elles
avaient acclamé la veille.

Cette absence totale de direction de l'opinion, et en même temps la
dissolution des croyances générales, ont eu pour résultat final un
émiettement complet de toutes les convictions, et l'indifférence
croissante des foules pour ce qui ne touche pas nettement leurs intérêts
immédiats. Les questions de doctrines, telles que le socialisme, ne
recrutent de défenseurs réellement convaincus que dans les couches tout
à fait illettrées: ouvriers des mines et des usines, par exemple. Le
petit bourgeois, l'ouvrier ayant quelque teinte d'instruction sont
devenus d'un scepticisme ou tout au moins d'une mobilité complète.

L'évolution qui s'est ainsi opérée depuis vingt-cinq ans est frappante.
À l'époque précédente, peu éloignée pourtant, les opinions possédaient
encore une orientation générale; elles dérivaient de l'adoption de
quelque croyance fondamentale. Par le fait seul qu'on était monarchiste,
on avait fatalement, aussi bien en histoire que dans les sciences,
certaines idées très arrêtées; et, par le fait seul qu'on était
républicain, on avait des idées tout à fait contraires. Un monarchiste
savait pertinemment que l'homme ne descend pas du singe, et un
républicain savait non moins pertinemment qu'il en descend. Le
monarchiste devait parler de la Révolution avec horreur, et le
républicain avec vénération. Il y avait des noms, tels que ceux de
Robespierre et de Marat, qu'il fallait prononcer avec des mines de
dévot, et d'autres noms, tels que ceux de César, d'Auguste et de
Napoléon qu'on ne devait pas articuler sans les couvrir d'invectives.
Jusque dans notre Sorbonne, cette naïve façon de concevoir l'histoire
était générale[21].

Aujourd'hui, devant la discussion et l'analyse, toutes les opinions
perdent leur prestige; leurs angles s'usent vite, et il en survit bien
peu qui nous puissent passionner. L'homme moderne est de plus en plus
envahi par l'indifférence.

Ne déplorons pas trop cet effritement général des opinions. Que ce soit
un symptôme de décadence dans la vie d'un peuple, on ne saurait le
contester. Il est certain que les voyants, les apôtres, les meneurs, les
convaincus en un mot, ont une bien autre force que les négateurs, les
critiques et les indifférents; mais n'oublions pas non plus qu'avec la
puissance actuelle des foules, si une seule opinion pouvait acquérir
assez de prestige pour s'imposer, elle serait bientôt revêtue d'un
pouvoir tellement tyrannique que tout devrait aussitôt plier devant
elle, et que l'âge de la libre discussion serait clos pour longtemps.
Les foules représentent des maîtres pacifiques parfois, comme l'étaient
à leurs heures Héliogabale et Tibère; mais elles ont aussi de furieux
caprices. Quand une civilisation est prête à tomber entre leurs mains,
elle est à la merci de trop de hasards pour durer bien longtemps. Si
quelque chose pouvait retarder un peu l'heure de l'effondrement, ce
serait précisément l'extrême mobilité des opinions et l'indifférence
croissante des foules pour toute croyance générale.

NOTES:

[20] Barbares philosophiquement, j'entends. Pratiquement, elles ont créé
une civilisation entièrement nouvelle et pendant quinze siècles laissé
entrevoir à l'homme ces paradis enchantés du rêve et de l'espoir qu'il
ne connaîtra plus.

[21] Certaines pages des livres de nos professeurs officiels sont, à ce
point de vue, bien curieuses, et montrent à quel point l'esprit critique
est peu développé par notre éducation universitaire. Je citerai comme
exemple les lignes suivantes extraites de la _Révolution française_ de
M. Rambaud, professeur d'histoire à la Sorbonne:

«La prise de la Bastille est un fait culminant dans l'histoire non
seulement de la France, mais de l'Europe entière; elle inaugurait une
époque nouvelle de l'histoire du monde!»

Quant à Robespierre, nous y apprenions avec stupeur, que «sa dictature
fut surtout d'opinion, de persuasion, d'autorité morale; elle fut une
sorte de pontificat entre les mains d'un homme vertueux»! (P. 91 et
220.)



LIVRE III

CLASSIFICATION ET DESCRIPTION DES DIVERSES CATÉGORIES DE FOULES



CHAPITRE PREMIER

Classification des foules.

Divisions générales des foules.--Leur classification.--§ 1. _Les foules
hétérogènes._--Comment elles se différencient.--Influence de la
race.--L'âme de la foule est d'autant plus faible que l'âme de la race
est plus forte.--L'âme de la race représente l'état de civilisation et
l'âme de la foule l'état de barbarie.--§ 2. _Les foules
homogènes._--Division des foules homogènes.--Les sectes, les castes et
les classes.


Nous avons indiqué dans cet ouvrage les caractères généraux communs aux
foules psychologiques. Il nous reste à montrer les caractères
particuliers qui s'ajoutent à ces caractères généraux suivant les
diverses catégories de collectivités lorsque, sous l'influence
d'excitants convenables, elles se transforment en foule.

Exposons d'abord en quelques mots une classification des foules.

Notre point de départ sera la simple multitude. Sa forme la plus
inférieure se présente, lorsqu'elle est composée d'individus appartenant
à des races différentes. Elle n'a d'autre lien commun que la volonté,
plus ou moins respectée d'un chef. On peut donner comme type de telles
multitudes, les barbares d'origines fort diverses, qui pendant plusieurs
siècles envahirent l'empire Romain.

Au-dessus de ces multitudes de races diverses, se trouvent celles qui,
sous l'influence de certains facteurs, ont acquis des caractères communs
et ont fini par former une race. Elles présenteront à l'occasion les
caractéristiques spéciales des foules, mais ces caractéristiques seront
plus ou moins dominées par celles de la race.

Ces deux catégories de multitudes peuvent, sous l'influence des facteurs
étudiés dans cet ouvrage, se transformer en foules organisées ou
psychologiques. Dans ces foules organisées, nous établirons les
divisions suivantes;

_A._ FOULES HÉTÉROGÈNES.

  1º _Anonymes._ (Foules des rues, par exemple.)
  2º _Non anonymes._ (Jurys, assemblées parlementaires, etc.)

_B._ FOULES HOMOGÈNES.

  1º _Sectes._ (Sectes politiques, Sectes religieuses, etc.)
  2º _Castes._(Caste militaire, caste sacerdotale, castes ouvrières, etc.)
  3º _Classe._(Classe bourgeoise, classes des paysans, etc.)

Indiquons en quelques mots les caractères différentiels de ces diverses
catégories de foules.


§ 1.--FOULES HÉTÉROGÈNES

Ces collectivités sont celles dont nous avons étudié les caractères dans
ce volume. Elles se composent d'individus quelconques, quelle que soit
leur profession ou leur intelligence.

Nous savons maintenant que, par le fait seul que des hommes forment une
foule agissante, leur psychologie collective diffère essentiellement de
leur psychologie individuelle, et que l'intelligence ne les soustrait
pas à cette différenciation. Nous avons vu que, dans les collectivités,
l'intelligence ne joue aucun rôle. Seuls des sentiments inconscients
agissent.

Un facteur fondamental, la race, permet de différencier assez
profondément les diverses foules hétérogènes.

Nous sommes plusieurs fois déjà revenus sur le rôle de la race, et nous
avons montré qu'elle est le plus puissant des facteurs capables de
déterminer les actions des hommes. Elle manifeste également son action
dans les caractères des foules. Une foule composée d'individus
quelconques, mais tous Anglais ou Chinois, différera profondément d'une
autre foule composée d'individus également quelconques, mais de races
différentes: Russes, Français, Espagnols, par exemple.

Les profondes divergences que la constitution mentale héréditaire crée
dans la façon de sentir et de penser des hommes, éclatent immédiatement
dès que des circonstances, assez rares d'ailleurs, réunissent dans une
même foule, en proportions à peu près égales, des individus de
nationalités différentes, quelque identiques que soient en apparence
les intérêts qui les rassemblent. Les tentatives faites par les
socialistes pour réunir dans de grands congrès des représentants de la
population ouvrière de chaque pays, ont toujours abouti aux plus
furieuses discordes. Une foule latine, si révolutionnaire ou si
conservatrice qu'on la suppose, fera invariablement appel, pour réaliser
ses exigences, à l'intervention de l'État. Elle est toujours
centralisatrice et plus ou moins césarienne. Une foule anglaise ou
américaine, au contraire, ne connaît pas l'État et ne fait appel qu'à
l'initiative privée. Une foule française tient avant tout à l'égalité,
et une foule anglaise à la liberté. Ce sont précisément ces différences
de races qui font qu'il y a presque autant de formes de socialisme et de
démocratie que de nations.

L'âme de la race domine donc entièrement l'âme de la foule. Elle est le
substratum puissant qui limite ses oscillations. Considérons comme une
loi essentielle que _les caractères inférieurs des foules sont d'autant
moins accentués que l'âme de la race est plus forte_. L'état de foule et
la domination des foules, c'est la barbarie ou le retour à la barbarie.
C'est en acquérant une âme solidement constituée que la race se
soustrait de plus en plus à la puissance irréfléchie des foules et sort
de la barbarie.

En dehors de la race, la seule classification importante à faire pour
les foules hétérogènes est de les séparer en foules anonymes, comme
celles des rues, et en foules non anonymes,--les assemblées délibérantes
et les jurés par exemple. Le sentiment de la responsabilité, nul chez
les premières et développé chez les secondes, donne à leurs actes des
orientations souvent fort différentes.


§ 2.--FOULES HOMOGÈNES

Les foules homogènes comprennent: 1º _les sectes_; 2º _les castes_;
3º _les classes_.

La _secte_ marque le premier degré dans l'organisation des foules
homogènes. Elle comprend des individus d'éducation, de professions, de
milieux parfois fort différents, n'ayant entre eux que le lien unique
des croyances. Telles sont les sectes religieuses et politiques, par
exemple.

La _caste_ représente le plus haut degré d'organisation dont la foule
soit susceptible. Alors que la secte comprend des individus de
professions, d'éducation, de milieux fort différents et rattachés
seulement par la communauté des croyances, la caste ne comprend que des
individus de même profession et par conséquent d'éducation et de milieux
à peu près semblables. Telles sont la caste militaire et la caste
sacerdotale, par exemple.

La _classe_ est formée par des individus d'origines diverses réunis, non
par la communauté des croyances, comme le sont les membres d'une secte,
ni par la communauté des occupations professionnelles, comme le sont les
membres d'une caste, mais par certains intérêts, certaines habitudes de
vie et d'éducation fort semblables. Telles sont, par exemple, la classe
bourgeoise, la classe agricole, etc.

Ne m'occupant dans cet ouvrage que des foules hétérogènes, et réservant
l'étude des foules homogènes (sectes, castes et classes) pour un autre
volume, je n'insisterai pas ici sur les caractères de ces dernières. Je
terminerai l'étude des foules hétérogènes par l'examen de quelques
catégories de foule déterminées, choisies comme types.



CHAPITRE II

Les foules dites criminelles.

Les foules dites criminelles.--Une foule peut être légalement mais non
psychologiquement criminelle.--Complète inconscience des actes des
foules.--Exemples divers.--Psychologie des septembriseurs.--Leurs
raisonnements, leur sensibilité, leur férocité et leur moralité.


Les foules tombant, après une certaine période d'excitation, à l'état de
simples automates inconscients menés par des suggestions, il semble
difficile de les qualifier dans aucun cas de criminelles. Je ne conserve
ce qualificatif erroné que parce qu'il a été consacré par des recherches
psychologiques récentes. Certains actes des foules sont assurément
criminels si on ne les considère qu'en eux-mêmes, mais alors au même
titre que l'acte d'un tigre dévorant un Hindou, après l'avoir d'abord
laissé un peu déchiqueter par ses petits pour les distraire.

Les crimes des foules ont généralement pour mobile une suggestion
puissante, et les individus qui y ont pris part sont persuadés ensuite
qu'ils ont obéi à un devoir, ce qui n'est pas du tout le cas du criminel
ordinaire.

L'histoire des crimes commis par les foules met en évidence ce qui
précède.

On peut citer comme exemple typique le meurtre du gouverneur de la
Bastille, M. de Launay. Après la prise de cette forteresse, le
gouverneur, entouré d'une foule très excitée, recevait des coups de tous
côtés. On proposait de le pendre, de lui couper la tête, ou de
l'attacher à la queue d'un cheval. En se débattant, il donna par mégarde
un coup de pied à l'un des assistants. Quelqu'un proposa, et sa
suggestion fut acclamée aussitôt par la foule, que l'individu atteint
par le coup de pied coupât le cou au gouverneur.

«Celui-ci, cuisinier sans place, demi-badaud qui est allé à la Bastille
pour voir ce qui s'y passait, juge que, puisque tel est l'avis général,
l'action est patriotique, et croit même mériter une médaille en
détruisant un monstre. Avec un sabre qu'on lui prête, il frappe sur le
col nu; mais le sabre mal affilé ne coupant pas, il tire de sa poche un
petit couteau à manche noir et (comme, en sa qualité de cuisinier, il
sait travailler les viandes) il achève heureusement l'opération.»

On voit clairement ici le mécanisme indiqué plus haut. Obéissance à une
suggestion d'autant plus puissante qu'elle est collective, conviction
chez le meurtrier qu'il a commis un acte fort méritoire, et conviction
d'autant plus naturelle qu'il a pour lui l'approbation unanime de ses
concitoyens. Un acte semblable peut être légalement, mais non
psychologiquement, qualifié de criminel.

Les caractères généraux des foules dites criminelles sont exactement
ceux que nous avons constatés chez toutes les foules: suggestibilité,
crédulité, mobilité, exagération des sentiments bons ou mauvais,
manifestation de certaines formes de moralité, etc.

Nous allons retrouver tous ces caractères chez une des foules qui ont
laissé un des plus sinistres souvenirs dans notre histoire: celle des
septembriseurs. Elle présente d'ailleurs beaucoup d'analogie avec celles
qui firent la Saint-Barthélemy. J'emprunte les détails du récit à M.
Taine, qui les a puisés dans les mémoires du temps.

On ne sait pas exactement qui donna l'ordre ou suggéra de vider les
prisons en massacrant les prisonniers. Que ce soit Danton, comme cela
est probable, ou tout autre, il n'importe; le seul fait intéressant pour
nous est celui de la suggestion puissante que reçut la foule chargée du
massacre.

La foule des massacreurs comprenait environ trois cents personnes, et
constituait le type parfait d'une foule hétérogène. À part un très petit
nombre de gredins professionnels, elle se composait surtout de
boutiquiers et d'artisans de tous les corps d'états: cordonniers,
serruriers, perruquiers, maçons, employés, commissionnaires, etc. Sous
l'influence de la suggestion reçue, ils sont, comme le cuisinier cité
plus haut, parfaitement convaincus qu'ils accomplissent un devoir
patriotique. Ils remplissent une double fonction, juges et bourreaux,
mais ne se considèrent en aucune façon comme des criminels.

Pénétrés de l'importance de leur devoir, ils commencent par former une
sorte de tribunal, et immédiatement apparaissent l'esprit simpliste et
l'équité non moins simpliste des foules. Vu le nombre considérable des
accusés, on décide tout d'abord que les nobles, les prêtres, les
officiers, les serviteurs du roi, c'est-à-dire tous les individus dont
la profession seule est une preuve de culpabilité aux yeux d'un bon
patriote, seront massacrés en tas sans qu'il soit besoin de décision
spéciale. Pour les autres, ils seront jugés sur la mine et la
réputation. La conscience rudimentaire de la foule étant ainsi
satisfaite, elle va pouvoir procéder légalement au massacre et donner
libre cours à ces instincts de férocité dont j'ai montré ailleurs la
genèse, et que les collectivités ont toujours le pouvoir de développer à
un haut degré. Ils n'empêcheront pas d'ailleurs--ainsi que cela est la
règle dans les foules--la manifestation concomitante d'autres sentiments
contraires, tels qu'une sensibilité souvent aussi extrême que la
férocité.

«Ils ont la sympathie expansive et la sensibilité prompte de l'ouvrier
parisien. À l'Abbaye, un fédéré, apprenant que depuis vingt-six heures
on avait laissé les détenus sans eau, voulait absolument exterminer le
guichetier négligent, et l'eût fait sans les supplications des détenus
eux-mêmes. Lorsqu'un prisonnier est acquitté (par leur tribunal
improvisé), gardes et tueurs, tout le monde l'embrasse avec transport,
on applaudit à outrance,» puis on retourne tuer les autres en tas.
Pendant le massacre, une aimable gaieté ne cesse de régner. Ils dansent
et chantent autour des cadavres, disposent des bancs «pour les dames»
heureuses de voir tuer des aristocrates. Ils continuent aussi à faire
preuve d'une équité spéciale. Un tueur s'étant plaint, à l'Abbaye, que
les dames placées un peu loin voient mal, et que quelques assistants
seuls ont le plaisir de frapper les aristocrates, ils se rendent à la
justesse de cette observation, et décident que l'on fera passer
lentement les victimes entre deux haies d'égorgeurs qui ne pourront
frapper qu'avec le dos du sabre, afin de prolonger le supplice. À la
Force on met les victimes entièrement nues, on les déchiquette pendant
une demi-heure; puis, quand tout le monde a bien vu, on les finit en
leur ouvrant le ventre.

Les massacreurs sont d'ailleurs fort scrupuleux, et manifestent la
moralité dont nous avons déjà signalé l'existence au sein des foules.
Ils refusent de s'emparer de l'argent et des bijoux des victimes, et les
rapportent sur la table des comités.

Dans tous leurs actes, on retrouve toujours ces formes rudimentaires de
raisonnement, caractéristiques de l'âme des foules. C'est ainsi qu'après
l'égorgement des 12 ou 1500 ennemis de la nation, quelqu'un fait
observer, et immédiatement sa suggestion est acceptée, que les autres
prisons, celles qui contiennent de vieux mendiants, des vagabonds, des
jeunes détenus, renferment en réalité des bouches inutiles, et dont il
serait bon, pour cette raison, de se débarrasser. D'ailleurs il doit y
avoir certainement parmi eux des ennemis du peuple, tels, par exemple,
qu'une certaine dame Delarue, veuve d'un empoisonneur: «Elle doit être
furieuse d'être en prison; si elle pouvait, elle mettrait le feu à
Paris; elle doit l'avoir dit, elle l'a dit. Encore un coup de balai.» La
démonstration paraît évidente, et tout est massacré en bloc, y compris
une cinquantaine d'enfants de douze à dix-sept ans, qui, d'ailleurs,
eux-mêmes auraient pu devenir des ennemis de la nation, et dont par
conséquent il y avait un intérêt évident à se débarrasser.

Au bout d'une semaine de travail, toutes ces opérations étant terminées,
les massacreurs purent songer au repos. Très intimement persuadés qu'ils
avaient bien mérité de la patrie, ils vinrent réclamer aux autorités
une récompense; les plus zélés allèrent même jusqu'à exiger une
médaille.

L'histoire de la Commune de 1871 nous offre plusieurs faits analogues à
ceux qui précèdent. Avec l'influence grandissante des foules et les
capitulations successives des pouvoirs devant elles, nous sommes appelés
à en voir bien d'autres.



CHAPITRE III

Les Jurés de cour d'assises.

Les jurés de cour d'assises.--Caractères généraux des jurys.--La
statistique montre que leurs décisions sont indépendantes de leur
composition.--Comment sont impressionnés les jurés.--Faible action du
raisonnement.--Méthodes de persuasion des avocats célèbres.--Nature des
crimes pour lesquels les jurés sont indulgents ou sévères.--Utilité de
l'institution du jury et danger extrême que présenterait son
remplacement par des magistrats.


Ne pouvant étudier ici toutes les catégories de jurés, j'examinerai
seulement la plus importante, celle des jurés de cours d'assises. Ces
jurés constituent un excellent exemple de foule hétérogène non anonyme.
Nous y retrouvons la suggestibilité, la prédominance des sentiments
inconscients, la faible aptitude au raisonnement, l'influence des
meneurs, etc. En les étudiant nous aurons l'occasion d'observer
d'intéressants spécimens des erreurs que peuvent commettre les personnes
non initiées à la psychologie des collectivités.

Les jurés nous fournissent tout d'abord un excellent exemple de la
faible importance que présente, au point de vue des décisions, le niveau
mental des divers éléments composant une foule. Nous avons vu que
lorsqu'une assemblée délibérante est appelée à donner son opinion sur
une question n'ayant pas un caractère tout à fait technique,
l'intelligence ne joue aucun rôle; et qu'une réunion de savants ou
d'artistes, par ce fait seul qu'ils sont réunis, n'a pas, sur des sujets
généraux, des jugements sensiblement différents de ceux d'une assemblée
de maçons ou d'épiciers. À diverses époques, avant 1848 notamment,
l'administration faisait un choix soigneux parmi les personnes appelées
à composer le jury, et on les recrutait parmi les classes éclairées:
professeurs, fonctionnaires, lettrés, etc. Aujourd'hui le jury se
recrute surtout parmi les petits marchands, les petits patrons, les
employés. Or, au grand étonnement des écrivains spéciaux, quelle qu'ait
été la composition des jurys, la statistique prouve que leurs décisions
ont été identiques. Les magistrats eux-mêmes, si hostiles pourtant à
l'institution du jury, ont du reconnaître l'exactitude de cette
assertion. Voici comment s'exprime à ce sujet un ancien président de
cour d'assises, M. Bérard des Glajeux, dans ses _Souvenirs_.

     «Aujourd'hui les choix du jury sont, en réalité, dans les mains des
     conseillers municipaux, qui admettent ou éliminent, à leur gré,
     suivant les préoccupations politiques et électorales inhérentes à
     leur situation... La majorité des élus se compose de commerçants
     moins importants qu'on ne les choisissait autrefois, et des
     employés de certaines administrations... Toutes les opinions se
     fondant avec toutes les professions dans le rôle de juge, beaucoup
     ayant l'ardeur des néophytes, et les hommes de meilleure volonté se
     rencontrant dans les situations les plus humbles, l'esprit du jury
     n'a pas changé: _ses verdicts sont restés les mêmes_.»

Retenons du passage que je viens de citer les conclusions qui sont très
justes, et non les explications qui sont très faibles. Il ne faut pas
trop s'étonner de cette faiblesse, car la psychologie des foules, et
par conséquent des jurés, semble avoir été le plus souvent aussi
inconnue des avocats que des magistrats. J'en trouve la preuve dans ce
fait rapporté par l'auteur cité à l'instant, qu'un des plus illustres
avocats de cour d'assises, Lachaud, usait systématiquement de son droit
de récusation à l'égard de tous les individus intelligents faisant
partie du jury. Or, l'expérience--l'expérience seule--a fini par
apprendre l'entière inutilité de ces récusations. La preuve en est
qu'aujourd'hui le ministère public et les avocats, à Paris du moins, y
ont entièrement renoncé; et, comme le fait remarquer M. des Glajeux, les
verdicts n'ont pas changé, «ils ne sont ni meilleurs ni pires».

Comme toutes les foules, les jurés sont très fortement impressionnés par
des sentiments et très faiblement par des raisonnements. «Ils ne
résistent pas, écrit un avocat, à la vue d'une femme donnant à téter, ou
à un défilé d'orphelins.» «Il suffit qu'une femme soit agréable, dit M.
des Glajeux, pour obtenir la bienveillance du jury.»

Impitoyables aux crimes qui semblent pouvoir les atteindre--et qui sont
précisément d'ailleurs les plus redoutables pour la société--les jurés
sont au contraire très indulgents pour les crimes dits passionnels. Ils
sont rarement sévères pour l'infanticide des filles-mères, ni bien durs
pour la fille abandonnée qui vitriolise un peu son séducteur, sentant
fort bien d'instinct que ces crimes-là sont peu dangereux pour la
société[22], et que dans un pays où la loi ne protège pas les filles
abandonnées, le crime de celle qui se venge est plus utile que nuisible,
en intimidant d'avance les futurs séducteurs.

Les jurys, comme toutes les foules, sont fort éblouis par le prestige,
et le président des Glajeux fait justement remarquer que, très
démocratiques dans leur composition, ils sont très aristocratiques dans
leurs affections: «Le nom, la naissance, la grande fortune, la renommée,
l'assistance d'un avocat illustre, les choses qui distinguent et les
choses qui reluisent forment un appoint très considérable dans la main
des accusés.»

Agir sur les sentiments des jurés, et, comme avec toutes les foules,
raisonner fort peu, ou n'employer que des formes rudimentaires de
raisonnement, doit être la préoccupation de tout bon avocat. Un avocat
anglais célèbre par ses succès en cour d'assises a bien montré la façon
d'agir.

     «Il observait attentivement le jury tout en plaidant. C'est le
     moment favorable. Avec du flair et de l'habitude, l'avocat lit sur
     les physionomies l'effet de chaque phrase, de chaque mot, et il en
     tire ses conclusions. Il s'agit tout d'abord de distinguer les
     membres acquis d'avance à la cause. Le défenseur achève en un tour
     de main de se les assurer, après quoi il passe aux membres qui
     semblent au contraire mal disposés, et il s'efforce de deviner
     pourquoi ils sont contraires à l'accusé. C'est la partie délicate
     du travail, car il peut y avoir une infinité de raisons d'avoir
     envie de condamner un homme, en dehors du sentiment de la justice.»

Ces quelques lignes résument tout le mécanisme de l'art oratoire, et
nous voyons pourquoi le discours fait d'avance est d'un effet si nul,
puisqu'il faut pouvoir à chaque instant modifier les termes employés
suivant l'impression produite.

L'orateur n'a pas besoin de convertir tous les membres d'un jury, mais
seulement les meneurs qui détermineront l'opinion générale. Comme dans
toutes les foules, il y a toujours un petit nombre d'individus qui
conduisent les autres. «J'ai fait l'expérience, dit l'avocat que je
citais plus haut, qu'au moment de rendre le verdict, il suffisait d'un
ou deux hommes énergiques pour entraîner le reste du jury.» Ce sont ces
deux ou trois-là qu'il faut convaincre par d'habiles suggestions. Il
faut d'abord et avant tout leur plaire. L'homme en foule à qui on a plu
est près d'être convaincu, et tout disposé à trouver excellentes les
raisons quelconques qu'on lui présente. Je trouve, dans un travail
intéressant sur Me Lachaud, l'anecdote suivante:

     «On sait que pendant toute la durée des plaidoiries qu'il
     prononçait aux assises, Lachaud ne perdait pas de vue deux ou trois
     jurés qu'il savait, ou sentait, influents, mais revêches.
     Généralement, il parvenait à réduire ces récalcitrants. Pourtant,
     une fois, en province, il en trouva un qu'il dardait vainement de
     son argumentation la plus tenace depuis trois quarts d'heure: le
     premier du deuxième banc, le septième juré. C'était désespérant!
     Tout à coup, au milieu d'une démonstration passionnante, Lachaud
     s'arrête, et s'adressant au président de la cour d'assises:
     «Monsieur le président, dit-il, ne pourriez-vous pas faire tirer le
     rideau, là, en face. Monsieur le septième juré est aveuglé par le
     soleil.» Le septième juré rougit, sourit, remercia. Il était acquis
     à la défense.»

Plusieurs écrivains, et parmi eux de très distingués, ont fortement
combattu dans ces derniers temps l'institution du jury, seule protection
que nous ayons pourtant contre les erreurs vraiment bien fréquentes
d'une caste sans contrôle[23]. Les uns voudraient un jury recruté
seulement parmi les classes éclairées; mais nous avons déjà prouvé que,
même dans ce cas, les décisions seront identiques à celles qui sont
maintenant rendues. D'autres, se basant sur les erreurs commises par
les jurés, voudraient supprimer ces derniers et les remplacer par des
juges. Mais comment peuvent-ils oublier que ces erreurs tant reprochées
au jury, ce sont des juges qui les ont d'abord commises, et que, quand
l'accusé arrive devant le jury, il a été considéré comme coupable par
plusieurs magistrats: le juge d'instruction, le procureur de la
République et la chambre des mises en accusation. Et ne voit-on pas
alors que, si l'accusé était définitivement jugé par des magistrats au
lieu de l'être par des jurés, il perdrait sa seule chance d'être reconnu
innocent. Les erreurs des jurés ont toujours été d'abord des erreurs de
magistrats. C'est donc uniquement à ces derniers qu'il faut s'en prendre
quand on voit des erreurs judiciaires particulièrement monstrueuses,
comme la condamnation toute récente de ce docteur L... qui, poursuivi
par un juge d'instruction véritablement par trop borné, sur la
dénonciation d'une fille demi-idiote qui accusait ce médecin de l'avoir
fait avorter pour 30 francs, aurait été envoyé au bagne sans l'explosion
d'indignation publique qui le fit gracier immédiatement par le chef de
l'État. L'honorabilité du condamné proclamée par tous ses concitoyens
rendait évidente la grossièreté de l'erreur. Les magistrats la
reconnaissaient eux-mêmes; et cependant, par esprit de caste, ils firent
tout ce qu'ils purent pour empêcher la grâce d'être signée. Dans toutes
les affaires analogues, entourées de détails techniques où il ne peut
rien comprendre, le jury écoute naturellement le ministère public, se
disant qu'après tout l'affaire a été instruite par des magistrats rompus
à toutes les subtilités. Quels sont alors les auteurs véritables de
l'erreur: les jurés ou les magistrats? Gardons précieusement le jury. Il
constitue peut-être la seule catégorie de foule qu'aucune individualité
ne saurait remplacer. Lui seul peut tempérer les duretés de la loi qui,
égale pour tous, doit être aveugle en principe, et ne pas connaître les
cas particuliers. Inaccessible à la pitié, et ne connaissant que le
texte de la loi, le juge, avec sa dureté professionnelle, frapperait de
la même peine le cambrioleur assassin et la fille pauvre que l'abandon
de son séducteur et la misère ont conduite à l'infanticide; alors que le
jury sent très bien d'instinct que la fille séduite est beaucoup moins
coupable que le séducteur, qui, lui, cependant, échappe à la loi et
qu'elle mérite toute son indulgence.

Sachant très bien ce qu'est la psychologie des castes, et ce qu'est
aussi la psychologie des autres catégories de foules, je ne vois pas un
seul cas où, accusé à tort d'un crime, je ne préférerais pas avoir
affaire à des jurés plutôt qu'à des magistrats. J'aurais quelques
chances d'être reconnu innocent avec les premiers, et pas une seule
chance avec les seconds. Redoutons la puissance des foules, mais
redoutons beaucoup plus encore la puissance de certaines castes. Les
premières peuvent se laisser convaincre, les secondes ne fléchissent
jamais.

NOTES:

[22] Remarquons en passant que cette division, très bien faite
d'instinct par les jurés, entre les crimes dangereux pour la société et
les crimes non dangereux pour elle n'est pas du tout dénuée de justesse.
Le but des lois criminelles doit être évidemment de protéger la société
contre les criminels dangereux et non pas de la venger. Or nos codes, et
surtout l'esprit de nos magistrats, sont tout imprégnés encore de
l'esprit de vengeance du vieux droit primitif, et le terme de vindicte
(_vindicta_, vengeance) est encore d'un usage journalier. Nous avons la
preuve de cette tendance des magistrats dans le refus de beaucoup
d'entre eux d'appliquer l'excellente loi Bérenger, qui permet au
condamné de ne subir sa peine que s'il récidive. Or, il n'est pas un
magistrat qui puisse ignorer, car la statistique le prouve, que
l'application d'une première peine crée infailliblement la récidive.
Quand les juges relâchent un condamné, il leur semble toujours que la
société n'a pas été vengée. Plutôt que de ne la pas venger, ils
préfèrent créer un récidiviste dangereux.

[23] La magistrature représente, en effet, la seule administration dont
les actes ne soient soumis à aucun contrôle. Malgré toutes ses
révolutions, la France démocratique ne possède pas ce droit d'_habeas
corpus_ dont l'Angleterre est si fière. Nous avons banni tous les
tyrans; mais dans chaque cité nous avons établi un magistrat qui dispose
à son gré de l'honneur et de la liberté des citoyens. Un petit juge
d'instruction, à peine sorti de l'école de droit, possède le pouvoir
révoltant d'envoyer à son gré en prison, sur une simple supposition de
culpabilité de sa part, et dont il ne doit la justification à personne,
les citoyens les plus considérables. Il peut les y garder six mois ou
même un an sous prétexte d'instruction, et les relâcher ensuite sans
leur devoir ni indemnité, ni excuses. Le mandat d'amener est absolument
l'équivalent de la lettre de cachet, avec cette différence que cette
dernière, si justement reprochée à l'ancienne monarchie, n'était à la
portée que de très grands personnages, alors qu'elle est aujourd'hui
entre les mains de toute une classe de citoyens, qui est loin de passer
pour la plus éclairée et la plus indépendante.



CHAPITRE IV

Les foules électorales.

Caractères généraux des foules électorales.--Comment on les
persuade.--Qualités que doit posséder le candidat.--Nécessité du
prestige.--Pourquoi ouvriers et paysans choisissent si rarement les
candidats dans leur sein.--Puissance des mots et des formules sur
l'électeur.--Aspect général des discussions électorales.--Comment se
forment les opinions de l'électeur.--Puissance des comités.--Ils
représentent la forme la plus redoutable de la tyrannie.--Les comités de
la Révolution.--Malgré sa faible valeur psychologique, le suffrage
universel ne peut être remplacé.--Pourquoi les votes seraient
identiques, alors même qu'on restreindrait le droit de suffrage à une
classe limitée de citoyens.--Ce que traduit le suffrage universel dans
tous les pays.


Les foules électorales, c'est-à-dire les collectivités appelées à élire
les titulaires de certaines fonctions, constituent des foules
hétérogènes; mais, comme elles n'agissent que sur un point bien
déterminé: choisir entre divers candidats, on ne peut observer chez
elles que quelques-uns des caractères précédemment décrits. Les
caractères des foules qu'elles manifestent surtout, sont la faible
aptitude au raisonnement, l'absence d'esprit critique, l'irritabilité,
la crédulité et le simplisme. On découvre aussi dans leurs décisions
l'influence des meneurs et le rôle des facteurs que nous avons énumérés:
l'affirmation, la répétition, le prestige et la contagion.

Recherchons comment on les séduit. Des procédés qui réussissent le
mieux, leur psychologie se déduira clairement.

La première des conditions à posséder pour le candidat est le prestige.
Le prestige personnel ne peut être remplacé que par celui de la fortune.
Le talent, le génie même ne sont pas des éléments bien sérieux de
succès.

Cette nécessité pour le candidat de posséder du prestige, c'est-à-dire
de pouvoir s'imposer sans discussion, est capitale. Si les électeurs,
dont la majorité est composée d'ouvriers et de paysans, choisissent si
rarement un des leurs pour les représenter, c'est que les personnalités
sorties de leurs rangs n'ont pour eux aucun prestige. Quand, par hasard,
ils nomment un de leurs égaux, c'est le plus souvent pour des raisons
accessoires, par exemple pour contrecarrer un homme éminent, un patron
puissant dans la dépendance duquel se trouve chaque jour l'électeur, et
dont il a ainsi l'illusion de devenir pour un instant le maître.

Mais la possession du prestige ne suffit pas pour assurer au candidat le
succès. L'électeur tient à ce qu'on flatte ses convoitises et ses
vanités; il faut l'accabler des plus extravagantes flagorneries, ne pas
hésiter à lui faire les plus fantastiques promesses. S'il est ouvrier,
on ne saurait trop injurier et flétrir ses patrons. Quant au candidat
adverse, il faut tâcher de l'écraser en établissant par affirmation,
répétition et contagion qu'il est le dernier des gredins, et que
personne n'ignore qu'il a commis plusieurs crimes. Inutile, bien
entendu, de chercher aucun semblant de preuve. Si l'adversaire connaît
mal la psychologie des foules, il essaiera de se justifier par des
arguments, au lieu de se borner à répondre aux affirmations par
d'autres affirmations; et il n'aura dès lors aucune chance de triompher.

Le programme écrit du candidat ne doit pas être trop catégorique, parce
que ses adversaires pourraient le lui opposer plus tard, mais son
programme verbal ne saurait être trop excessif. Les réformes les plus
considérables peuvent être promises sans crainte. Sur le moment, ces
exagérations produisent beaucoup d'effet, et pour l'avenir elles
n'engagent en rien. Il est d'observation constante, en effet, que
l'électeur ne s'est jamais préoccupé de savoir jusqu'à quel point l'élu
a suivi la profession de foi acclamée, et sur laquelle l'élection est
supposée avoir eu lieu.

Nous reconnaissons ici tous les facteurs de persuasion que nous avons
décrits. Nous allons les retrouver encore dans l'action des _mots_ et
des _formules_ dont nous avons déjà montré le magique empire. L'orateur
qui sait les manier conduit à volonté les foules où il veut. Des
expressions telles que l'infâme capital, les vils exploiteurs,
l'admirable ouvrier, la socialisation des richesses, etc., produisent
toujours le même effet, bien qu'un peu usés déjà. Mais le candidat qui
trouve une formule neuve, bien dépourvue de sens précis, et par
conséquent pouvant répondre aux aspirations les plus diverses, obtient
un succès infaillible. La sanglante révolution espagnole de 1873 a été
faite avec un de ces mots magiques, au sens complexe, que chacun peut
interpréter à sa façon. Un écrivain contemporain en a raconté la genèse
en termes qui méritent d'être rapportés.

     «Les radicaux avaient découvert qu'une république unitaire est une
     monarchie déguisée, et, pour leur faire plaisir, les Cortès avaient
     proclamé d'une seule voix la république fédérale sans qu'aucun des
     votants eût pu dire ce qui venait d'être voté. Mais cette formule
     enchantait tout le monde, c'était une ivresse, un délire. On venait
     d'inaugurer sur la terre le règne de la vertu et du bonheur. Un
     républicain, à qui son ennemi refusait le titre de fédéral, s'en
     offensait comme d'une mortelle injure. On s'abordait dans les rues
     en se disant: _Salud y republica federal!_ Après quoi on entonnait
     des hymnes à la sainte indiscipline et à l'autonomie du soldat.
     Qu'était-ce que la «république fédérale?» Les uns entendaient par
     là l'émancipation des provinces, des institutions pareilles à
     celles des États-Unis ou la décentralisation administrative;
     d'autres visaient à l'anéantissement de toute autorité, à
     l'ouverture prochaine de la grande liquidation sociale. Les
     socialistes de Barcelone et de l'Andalousie prêchaient la
     souveraineté absolue des communes, ils entendaient donner à
     l'Espagne dix mille municipes indépendants, ne recevant de lois que
     d'eux-mêmes, en supprimant du même coup et l'armée et la
     gendarmerie. On vit bientôt dans les provinces du Midi
     l'insurrection se propager de ville en ville, de village en
     village. Dès qu'une commune avait fait son _pronunciamiento_, son
     premier soin était de détruire le télégraphe et les chemins de fer
     pour couper toutes ses communications avec ses voisins et avec
     Madrid. Il n'était pas de méchant bourg qui n'entendît faire sa
     cuisine à part. Le fédéralisme avait fait place à un cantonalisme
     brutal, incendiaire et massacreur, et partout se célébraient de
     sanglantes saturnales.»

Quant à l'influence que pourraient avoir des raisonnements sur l'esprit
des électeurs, il faudrait n'avoir jamais lu le compte rendu d'une
réunion électorale pour n'être pas fixé à ce sujet. On y échange des
affirmations, des invectives, parfois des horions, jamais des raisons.
Si le silence s'établit pour un instant, c'est qu'un assistant au
caractère difficile annonce qu'il va poser au candidat une de ces
questions embarrassantes qui réjouissent toujours l'auditoire. Mais la
satisfaction des opposants ne dure pas bien longtemps, car la voix du
préopinant est bientôt couverte par les hurlements des adversaires. On
peut considérer comme type des réunions publiques les comptes rendus
suivants, pris entre des centaines d'autres semblables, et que
j'emprunte aux journaux quotidiens:

     «Un organisateur ayant prié les assistants de nommer un président,
     l'orage se déchaîne. Les anarchistes bondissent sur la scène pour
     enlever le bureau d'assaut. Les socialistes le défendent avec
     énergie; on se cogne, on se traite mutuellement de mouchards,
     vendus, etc... un citoyen se retire avec un oeil poché.

     «Enfin, le bureau est installé tant bien que mal au milieu du
     tumulte, et la tribune reste au compagnon X.

     «L'orateur exécute une charge à fond de train contre les
     socialistes, qui l'interrompent en criant: «Crétin! bandit!
     canaille!» etc., épithètes auxquelles le compagnon X... répond par
     l'exposé d'une théorie selon laquelle les socialistes sont des
     «idiots» ou des «farceurs».


     «... Le parti allemaniste avait organisé, hier soir, à la salle du
     Commerce, rue du Faubourg-du-Temple, une grande réunion
     préparatoire à la fête des Travailleurs du premier mai. Le mot
     d'ordre était: «Calme et tranquillité.»

     «Le compagnon G... traite les socialistes de «crétins» et de
     «fumistes».

     «Sur ces mots, orateurs et auditeurs s'invectivent et en viennent
     aux mains; les chaises, les bancs, les tables entrent en scène,
     etc., etc.»

N'imaginons pas un instant que ce genre de discussion soit spécial à une
classe déterminée d'électeurs, et dépende de leur situation sociale.
Dans toute assemblée anonyme, quelle qu'elle soit, fût-elle
exclusivement composée de lettrés, la discussion revêt toujours les
mêmes formes. J'ai montré que les hommes en foule tendent vers
l'égalisation mentale, et à chaque instant nous en retrouvons la preuve.
Voici, comme exemple, un extrait du compte rendu d'une réunion
exclusivement composée d'étudiants, que j'emprunte au journal _le Temps_
du 13 février 1895:

     «Le tumulte n'a fait que croître à mesure que la soirée s'avançait;
     je ne crois pas qu'un seul orateur ait pu dire deux phrases sans
     être interrompu. À chaque instant les cris partaient d'un point ou
     de l'autre, ou de tous les points à la fois; on applaudissait, on
     sifflait; des discussions violentes s'engageaient entre divers
     auditeurs; les cannes étaient brandies, menaçantes; on frappait le
     plancher en cadence; des clameurs poursuivaient les interrupteurs:
     «À la porte! À la tribune!»

     «M. C... prodigue à l'association les épithètes d'odieuse et lâche,
     monstrueuse, vile, vénale et vindicative, et déclare qu'il veut la
     détruire, etc., etc...».

On pourrait se demander comment, dans des conditions pareilles, peut se
former l'opinion d'un électeur? Mais poser une pareille question serait
se faire une étrange illusion sur le degré de liberté dont peut jouir
une collectivité. Les foules ont des opinions imposées, jamais des
opinions raisonnées. Dans le cas qui nous occupe, les opinions et les
votes des électeurs sont entre les mains de comités électoraux, dont les
meneurs sont le plus souvent quelques marchands de vins, fort influents
sur les ouvriers, auxquels ils font crédit. «Savez-vous ce qu'est un
comité électoral, écrit un des plus vaillants défenseurs de la
démocratie actuelle, M. Schérer? Tout simplement la clef de nos
institutions, la maîtresse pièce de la machine politique. La France est
aujourd'hui gouvernée par les comités[24].»

Aussi n'est-il pas trop difficile d'agir sur eux, pour peu que le
candidat soit acceptable et possède des ressources suffisantes. D'après
les aveux des donateurs, 3 millions suffirent pour obtenir les élections
multiples du général Boulanger.

Telle est la psychologie des foules électorales. Elle est identique à
celle des autres foules. Ni meilleure ni pire.

Aussi ne tirerai-je de ce qui précède aucune conclusion contre le
suffrage universel. Si j'avais à décider de son sort, je le conserverais
tel qu'il est, pour des motifs pratiques qui découlent précisément de
notre étude de la psychologie des foules, et que pour cette raison je
vais exposer.

Sans doute, les inconvénients du suffrage universel sont trop visibles
pour être méconnus. On ne saurait contester que les civilisations ont
été l'oeuvre d'une petite minorité d'esprits supérieurs constituant la
pointe d'une pyramide, dont les étages, s'élargissant à mesure que
décroît la valeur mentale, représentent les couches profondes d'une
nation. Ce n'est pas assurément du suffrage d'éléments inférieurs,
n'ayant pour eux que le nombre, que la grandeur d'une civilisation peut
dépendre. Sans doute encore les suffrages des foules sont souvent bien
dangereux. Ils nous ont déjà coûté plusieurs invasions; et, avec le
triomphe du socialisme, qu'ils préparent, il est probable que les
fantaisies de la souveraineté populaire nous coûteront beaucoup plus
cher encore.

Mais ces objections théoriquement excellentes perdent pratiquement toute
force, si l'on veut se souvenir de la puissance invincible des idées
transformées en dogmes. Le dogme de la souveraineté des foules est, au
point de vue philosophique, aussi peu défendable que les dogmes
religieux du moyen âge, mais il en a aujourd'hui l'absolue puissance. Il
est donc aussi inattaquable que le furent jadis nos idées religieuses.
Supposez un libre-penseur moderne, transporté par un pouvoir magique en
plein moyen âge. Croyez-vous qu'après avoir constaté la puissance
souveraine des idées religieuses qui régnaient alors il eût tenté de les
combattre? Tombé dans les mains d'un juge voulant le faire brûler sous
l'imputation d'avoir conclu un pacte avec le diable, ou d'avoir été au
sabbat, eût-il songé à contester l'existence du diable et du sabbat? On
ne discute pas plus avec les croyances des foules qu'avec les cyclones.
Le dogme du suffrage universel possède aujourd'hui le pouvoir qu'eurent
jadis les dogmes chrétiens. Orateurs et écrivains en parlent avec un
respect et des adulations que n'a pas connus Louis XIV. Il faut donc se
conduire à son égard comme à l'égard de tous les dogmes religieux. Le
temps seul agit sur eux.

Il serait d'ailleurs d'autant plus inutile d'essayer d'ébranler ce dogme
qu'il a des raisons apparentes pour lui: «Dans les temps d'égalité, dit
justement Tocqueville, les hommes n'ont aucune foi les uns dans les
autres, à cause de leur similitude; mais cette même similitude leur
donne une confiance presque illimitée dans le jugement du public; car il
ne leur paraît pas vraisemblable, qu'ayant tous des lumières pareilles,
la vérité ne se rencontre pas du côté du plus grand nombre.»

Faut-il supposer maintenant qu'avec un suffrage restreint--restreint aux
capacités, si l'on veut--on améliorerait les votes des foules? Je ne
puis l'admettre un seul instant, et cela pour les raisons que j'ai déjà
dites de l'infériorité mentale de toutes les collectivités, quelle que
puisse être leur composition. En foule les hommes s'égalisent toujours,
et, sur des questions générales, le suffrage de quarante académiciens
n'est pas meilleur que celui de quarante porteurs d'eau. Je ne crois pas
du tout qu'aucun des votes tant reprochés au suffrage universel, tel que
le rétablissement de l'Empire, par exemple, eût été différent si les
votants avaient été recrutés exclusivement parmi des savants et des
lettrés. Ce n'est pas parce qu'un individu sait le grec ou les
mathématiques, est architecte, vétérinaire, médecin ou avocat, qu'il
acquiert sur les questions sociales des clartés particulières. Tous nos
économistes sont des gens instruits, professeurs et académiciens pour la
plupart. Est-il une seule question générale: protectionnisme,
bimétallisme, etc., sur laquelle ils aient réussi à se mettre d'accord?
C'est que leur science n'est qu'une forme très atténuée de l'universelle
ignorance. Devant des problèmes sociaux, où entrent de si multiples
inconnues, toutes les ignorances s'égalisent.

Si donc des gens bourrés de science formaient à eux seuls le corps
électoral, leurs votes ne seraient pas meilleurs que ceux d'aujourd'hui.
Ils se guideraient surtout d'après leurs sentiments et l'esprit de leur
parti. Nous n'aurions aucune des difficultés actuelles en moins, et en
plus nous aurions sûrement la lourde tyrannie des castes.

Restreint ou général, sévissant dans un pays républicain ou dans un pays
monarchique, pratiqué en France, en Belgique, en Grèce, en Portugal ou
en Espagne, le suffrage des foules est partout identique, et ce qu'il
traduit en définitive, ce sont les aspirations et les besoins
inconscients de la race. La moyenne des élus représente pour chaque pays
l'âme de la race. D'une génération à l'autre on la retrouve à peu près
identique.

Et c'est ainsi qu'une fois encore nous retombons sur cette notion
fondamentale de race, déjà rencontrée si souvent, et sur cette autre
notion, qui découle de la première que les institutions et les
gouvernements ne jouent qu'un rôle insignifiant dans la vie des peuples.
Ces derniers sont surtout conduits par l'âme de leur race, c'est-à-dire
par les résidus ancestraux dont cette âme est la somme. La race et
l'engrenage des nécessités de chaque jour, tels sont les maîtres
mystérieux qui régissent nos destinées.


NOTES:

[24] Les comités, quels que soient leurs noms: clubs, syndicats, etc.,
constituent peut-être le plus redoutable danger de la puissance des
foules. Ils représentent, en effet, la forme la plus impersonnelle, et,
par conséquent, la plus oppressive de la tyrannie. Les meneurs qui
dirigent les comités étant censés parler et agir au nom d'une
collectivité sont dégagés de toute responsabilité et peuvent tout se
permettre. Le tyran le plus farouche n'eût jamais osé rêver les
proscriptions ordonnées par les comités révolutionnaires. Ils avaient,
dit Barras, décimé et mis en coupe réglée la Convention. Robespierre fut
maître absolu tant qu'il put parler en leur nom. Le jour où l'effroyable
dictateur se sépara d'eux pour des questions d'amour-propre, il fut
perdu. Le règne des foules, c'est le règne des comités, c'est-à-dire des
meneurs. On ne saurait rêver de despotisme plus dur.



CHAPITRE V

Les assemblées parlementaires.

Les foules parlementaires présentent la plupart des caractères communs
aux foules hétérogènes non anonymes.--Simplisme des
opinions.--Suggestibilité et limites de cette suggestibilité.--Opinions
fixes irréductibles et opinions mobiles.--Pourquoi l'indécision
prédomine.--Rôle des meneurs.--Raison de leur prestige.--Ils sont les
vrais maîtres d'une assemblée dont les votes ne sont ainsi que ceux
d'une petite minorité.--Puissance absolue qu'ils exercent.--Les éléments
de leur art oratoire.--Les mots et les images.--Nécessité psychologique
pour les meneurs d'être généralement convaincus et
bornés.--Impossibilité pour l'orateur sans prestige de faire admettre
ses raisons.--Exagération des sentiments, bons ou mauvais, dans les
assemblées.--Automatisme auquel elles arrivent à certains moments.--Les
séances de la Convention.--Cas dans lesquels une assemblée perd les
caractères des foules.--Influence des spécialistes dans les questions
techniques.--Avantages et dangers du régime parlementaire dans tous les
pays.--Il est adapté aux nécessités modernes; mais il entraîne le
gaspillage des finances et la restriction progressive de toutes les
libertés.--_Conclusion de l'ouvrage._


Les assemblées parlementaires représentent des foules hétérogènes non
anonymes. Malgré leur recrutement, variable suivant les époques et les
peuples, elles se ressemblent beaucoup par leurs caractères. L'influence
de la race s'y fait sentir, pour atténuer ou exagérer, mais non pour
empêcher la manifestation des caractères. Les assemblées parlementaires
des contrées les plus différentes, celles de Grèce, d'Italie, de
Portugal, d'Espagne, de France et d'Amérique, présentent dans leurs
discussions et leurs votes de grandes analogies et laissent les
gouvernements aux prises avec des difficultés identiques.

Le régime parlementaire représente d'ailleurs l'idéal de tous les
peuples civilisés modernes. Il traduit cette idée, psychologiquement
erronée mais généralement admise, que beaucoup d'hommes réunis sont bien
plus capables qu'un petit nombre de prendre une décision sage et
indépendante sur un sujet donné.

Nous retrouvons dans les assemblées parlementaires les caractéristiques
générales des foules: le simplisme des idées, l'irritabilité, la
suggestibilité, l'exagération des sentiments, l'influence prépondérante
des meneurs. Mais, en raison de leur composition spéciale, les foules
parlementaires présentent quelques différences que nous indiquerons
bientôt.

Le simplisme des opinions est une de leurs caractéristiques les plus
importantes. On y rencontre dans tous les partis, chez les peuples
latins surtout, une tendance invariable à résoudre les problèmes sociaux
les plus compliqués par les principes abstraits les plus simples, et par
des lois générales applicables à tous les cas. Les principes varient
naturellement avec chaque parti; mais, par le fait seul que les
individus sont en foule, ils tendent toujours à exagérer la valeur de
ces principes et à les pousser jusqu'à leurs dernières conséquences.
Aussi ce que les parlements représentent surtout, ce sont des opinions
extrêmes.

Le type le plus parfait du simplisme des assemblées fut réalisé par les
jacobins de notre grande Révolution. Tous dogmatiques et logiques, la
cervelle pleine de généralités vagues, ils s'occupaient d'appliquer des
principes fixes sans se soucier des événements; et on a pu dire avec
raison qu'ils avaient traversé la Révolution sans la voir. Avec les
dogmes très simples qui leur servaient de guide, ils s'imaginaient
refaire une société de toutes pièces, et ramener une civilisation
raffinée à une phase très antérieure de l'évolution sociale. Les moyens
qu'ils employèrent pour réaliser leur rêve étaient également empreints
d'un absolu simplisme. Ils se bornaient en effet, à détruire violemment
ce qui les gênait. Tous, d'ailleurs, girondins, montagnards,
thermidoriens, etc., étaient animés du même esprit.

Les foules parlementaires sont très suggestibles; et, comme pour toutes
les foules, la suggestion émane de meneurs possédant du prestige; mais,
dans les assemblées parlementaires, la suggestibilité a des limites très
nettes qu'il importe de marquer.

Sur toutes les questions d'intérêt local ou régional, chaque membre
d'une assemblée a des opinions fixes, irréductibles, et qu'aucune
argumentation ne pourrait ébranler. Le talent d'un Démosthène
n'arriverait pas à changer le vote d'un député sur des questions telles
que le protectionnisme ou le privilège des bouilleurs de cru, qui
représentent des exigences d'électeurs influents. La suggestion
antérieure de ces électeurs est assez prépondérante pour annuler toutes
les autres suggestions, et maintenir une fixité absolue d'opinion[25].

Sur des questions générales: renversement d'un ministère, établissement
d'un impôt, etc., il n'y a plus du tout de fixité d'opinion, et les
suggestions des meneurs peuvent agir, mais pas tout à fait comme dans
une foule ordinaire. Chaque parti a ses meneurs, qui ont parfois une
égale influence. Il en résulte que le député se trouve entre des
suggestions contraires et devient fatalement très hésitant. C'est
pourquoi on le voit souvent, à un quart d'heure de distance, voter de
façon contraire, ajouter à une loi un article qui la détruit: ôter par
exemple aux industriels le droit de choisir et de congédier leurs
ouvriers, puis annuler à peu près cette mesure par un amendement.

Et c'est pourquoi, à chaque législature, une Chambre a des opinions très
fixes et d'autres opinions très indécises. Au fond, les questions
générales étant les plus nombreuses, c'est l'indécision qui domine,
indécision entretenue par la crainte constante de l'électeur, dont la
suggestion latente tend toujours à contre-balancer l'influence des
meneurs.

Ce sont cependant les meneurs qui sont en définitive les vrais maîtres
dans les discussions nombreuses où les membres d'une assemblée n'ont pas
d'opinions antérieures bien arrêtées.

La nécessité de ces meneurs est évidente puisque, sous le nom de chefs
de groupes, on les retrouve dans les assemblées de tous les pays. Ils
sont les vrais souverains d'une assemblée. Les hommes en foule ne
sauraient se passer d'un maître. Et c'est pourquoi les votes d'une
assemblée ne représentent généralement que les opinions d'une petite
minorité.

Les meneurs agissent très peu par leurs raisonnements, beaucoup par leur
prestige. Et la meilleure preuve, c'est que si une circonstance
quelconque les en dépouille, ils n'ont plus d'influence.

Ce prestige des meneurs est individuel et ne tient ni au nom ni à la
célébrité. M. Jules Simon parlant des grands hommes de l'assemblée de
1848, où il a siégé, nous en donne de bien curieux exemples.

     «Deux mois avant d'être tout-puissant, Louis-Napoléon n'était rien.

     «Victor Hugo monta à la tribune. Il n'y eut pas de succès. On
     l'écouta, comme on écoutait Félix Pyat; on ne l'applaudit pas
     autant. «Je n'aime pas ses idées, me dit Vaulabelle en parlant de
     Félix Pyat; mais c'est un des plus grands écrivains et le plus
     grand orateur de la France.» Edgar Quinet, ce rare et puissant
     esprit, n'était compté pour rien. Il avait eu son moment de
     popularité avant l'ouverture de l'Assemblée; dans l'Assemblée, il
     n'en eut aucune.

     «Les assemblées politiques sont le lieu de la terre où l'éclat du
     génie se fait le moins sentir. On n'y tient compte que d'une
     éloquence appropriée au temps et au lieu, et des services rendus
     non à la patrie, mais aux partis. Pour qu'on rendît hommage à
     Lamartine en 1848 et à Thiers en 1871, il fallut le stimulant de
     l'intérêt urgent, inexorable. Le danger passé, on fut guéri à la
     fois de la reconnaissance et de la peur.»

J'ai reproduit le passage qui précède pour les faits qu'il contient,
mais non pour les explications qu'il propose. Elles sont d'une
psychologie médiocre. Une foule perdrait aussitôt son caractère de foule
si elle tenait compte aux meneurs des services rendus, que ce soit à la
patrie ou aux partis. La foule qui obéit au meneur subit son prestige,
et n'y fait intervenir aucun sentiment d'intérêt ou de reconnaissance.

Aussi le meneur doué d'un prestige suffisant possède-t-il un pouvoir
presque absolu. On sait l'influence immense qu'eut pendant de longues
années, grâce à son prestige, un député célèbre, battu dans les
dernières élections à la suite de certains événements financiers. Sur un
simple signe de lui, les ministres étaient renversés. Un écrivain a
marqué nettement dans les lignes suivantes la portée de son action:

     «C'est à M. X... principalement que nous devons d'avoir acheté le
     Tonkin trois fois plus cher qu'il n'aurait dû coûter, de n'avoir
     pris dans Madagascar qu'un pied incertain, de nous être laissé
     frustrer de tout un empire sur le bas Niger, d'avoir perdu la
     situation prépondérante que nous occupions en Égypte.--Les théories
     de M. X... nous ont coûté plus de territoires que les désastres de
     Napoléon Ier.»

Il ne faudrait pas trop en vouloir au meneur en question. Il nous a
coûté fort cher évidemment; mais une grande partie de son influence
tenait à ce qu'il suivait l'opinion publique, qui, en matière coloniale,
n'était pas du tout alors ce qu'elle est devenue aujourd'hui. Il est
rare qu'un meneur précède l'opinion; presque toujours il se borne à la
suivre et à en épouser toutes les erreurs.

Les moyens de persuasion des meneurs, en dehors du prestige, sont les
facteurs que nous avons déjà énumérés plusieurs fois. Pour les manier
habilement, le meneur doit avoir pénétré, au moins d'une façon
inconsciente, la psychologie des foules, et savoir comment leur parler.
Il doit surtout connaître la fascinante influence des mots, des formules
et des images. Il doit posséder une éloquence spéciale, composée:
d'affirmations énergiques--dégagées de preuves--et d'images
impressionnantes encadrées de raisonnements fort sommaires. C'est un
genre d'éloquence qu'on rencontre dans toutes les assemblées, y compris
le parlement anglais, le plus pondéré pourtant de tous.

     «Nous pouvons lire constamment, dit le philosophe anglais Maine,
     des débats à la Chambre des communes, où toute la discussion
     consiste à échanger des généralités assez faibles et des
     personnalités assez violentes. Sur l'imagination d'une démocratie
     pure, ce genre de formules générales exerce un effet prodigieux. Il
     sera toujours aisé de faire accepter à une foule des assertions
     générales présentées en termes saisissants, quoiqu'elles n'aient
     jamais été vérifiées et ne soient peut-être susceptibles d'aucune
     vérification.»

L'importance des «termes saisissants», indiquée dans la citation qui
précède, ne saurait être exagérée. Nous avons plusieurs fois déjà
insisté sur la puissance spéciale des mots et des formules. Il faut les
choisir de façon à ce qu'ils évoquent des images très vives. La phrase
suivante, empruntée au discours d'un des meneurs de nos assemblées, en
constitue un excellent spécimen:

«Le jour où le même navire emportera vers les terres fiévreuses de la
relégation le politicien véreux et l'anarchiste meurtrier, ils pourront
lier conversation et ils s'apparaîtront l'un à l'autre comme les deux
aspects complémentaires d'un même ordre social.»

L'image ainsi évoquée est bien visible, et tous les adversaires de
l'orateur se sentent menacés par elle. Ils voient du même coup les pays
fiévreux, le bâtiment qui pourra les emporter, car ne font-ils pas
peut-être partie de la catégorie assez mal limitée des politiciens
menacés? Ils éprouvent alors la sourde crainte que devaient ressentir
les conventionnels, que les vagues discours de Robespierre menaçaient
plus ou moins du couperet de la guillotine, et qui, sous l'influence de
cette crainte, lui cédaient toujours.

Les meneurs ont tout intérêt à verser dans les plus invraisemblables
exagérations. L'orateur, dont je viens de citer une phrase, a pu
affirmer, sans soulever de grandes protestations, que les banquiers et
les prêtres soudoyaient les lanceurs de bombes, et que les
administrateurs des grandes compagnies financières méritent les mêmes
peines que les anarchistes. Sur les foules, de pareilles affirmations
agissent toujours. L'affirmation n'est jamais trop furieuse, ni la
déclamation trop menaçante. Rien n'intimide plus les auditeurs que cette
éloquence. En protestant, ils craignent de passer pour traîtres ou
complices.

Cette éloquence spéciale a toujours régné, comme je le disais à
l'instant, sur toutes les assemblées; et, dans les périodes critiques,
elle ne fait que s'accentuer. La lecture des discours des grands
orateurs qui composaient les assemblées de la Révolution est très
intéressant à ce point de vue. À chaque instant ils se croyaient obligés
de s'interrompre pour flétrir le crime et exalter la vertu; puis, ils
éclataient en imprécations contre les tyrans, et juraient de vivre
libres ou de mourir. L'assistance se levait, applaudissait avec fureur,
puis, calmée, se rasseyait.

Le meneur peut être quelquefois intelligent et instruit; mais cela lui
est généralement plus nuisible qu'utile. En montrant la complexité des
choses, en permettant d'expliquer et de comprendre, l'intelligence rend
toujours indulgent, et émousse fortement l'intensité et la violence des
convictions nécessaires aux apôtres. Les grands meneurs de tous les
âges, ceux de la Révolution surtout, ont été lamentablement bornés; et
ce sont justement les plus bornés qui ont exercé la plus grande
influence.

Les discours du plus célèbre d'entre eux, Robespierre, stupéfient
souvent par leur incohérence; en se bornant à les lire, on n'y
trouverait aucune explication plausible du rôle immense du puissant
dictateur:

     «Lieux communs et redondances de l'éloquence pédagogique et de la
     culture latine au service d'une âme plutôt puérile que plate, et
     qui semble se borner, dans l'attaque ou la défense, au: «Viens-y
     donc!» des écoliers. Pas une idée, pas un tour, pas un trait, c'est
     l'ennui dans la tempête. Quand on sort de cette lecture morne, on a
     envie de pousser le ouf! de l'aimable Camille Desmoulins.»

Il est quelquefois effrayant de songer au pouvoir que donne à un homme
possédant du prestige une conviction forte unie à une extrême étroitesse
d'esprit. Il faut pourtant réaliser ces conditions pour ignorer les
obstacles et savoir vouloir. D'instinct les foules reconnaissent dans
ces convaincus énergiques le maître qu'il leur faut toujours.

Dans une assemblée parlementaire, le succès d'un discours dépend presque
uniquement du prestige que l'orateur possède, et pas du tout des raisons
qu'il propose. Et, la meilleure preuve, c'est que lorsqu'une cause
quelconque fait perdre à un orateur son prestige, il perd du même coup
toute son influence, c'est-à-dire le pouvoir de diriger à son gré les
votes.

Quant à l'orateur inconnu qui arrive avec un discours contenant de
bonnes raisons, mais seulement des raisons, il a des chances d'être
seulement écouté. Un député, doublé d'un psychologue perspicace, M.
Descubes, a récemment tracé dans les lignes suivantes l'image du député
sans prestige:

     «Quand il a pris place à la tribune, il tire de sa serviette un
     dossier qu'il étale méthodiquement devant lui et débute avec
     assurance.

     Il se flatte de faire passer dans l'âme des auditeurs la conviction
     qui l'anime. Il a pesé et repesé ses arguments; il est tout bourré
     de chiffres et de preuves; il est sûr d'avoir raison. Toute
     résistance, devant l'évidence qu'il apporte, sera vaine. Il
     commence, confiant dans son bon droit et aussi dans l'attention de
     ses collègues, qui certainement ne demandent qu'à s'incliner devant
     la vérité.

     Il parle, et, tout de suite il est surpris du mouvement de la
     salle, un peu agacé par le brouhaha qui s'en élève.

     Comment le silence ne se fait-il pas? Pourquoi cette inattention
     générale? À quoi pensent donc ceux-là qui causent entre eux? Quel
     motif si urgent fait quitter sa place à cet autre?

     Une inquiétude passe sur son front. Il fronce les sourcils,
     s'arrête. Encouragé par le président, il repart, haussant la voix.
     On ne l'en écoute que moins. Il force le ton, il s'agite: le bruit
     redouble autour de lui. Il ne s'entend plus lui-même, s'arrête
     encore; puis, craignant que son silence ne provoque le fâcheux cri
     de: _Clôture!_ il reprend de plus belle. Le vacarme devient
     insupportable.»

Lorsque les assemblées parlementaires se trouvent montées à un certain
degré d'excitation, elles deviennent identiques aux foules hétérogènes
ordinaires, et leurs sentiments présentent par conséquent la
particularité d'être toujours extrêmes. On les verra se porter aux plus
grands actes d'héroïsme ou aux pires excès. L'individu n'est plus
lui-même, et il l'est si peu qu'il votera les mesures les plus
contraires à ses intérêts personnels.

L'histoire de la Révolution montre à quel point les assemblées peuvent
devenir inconscientes et obéir aux suggestions les plus contraires à
leurs intérêts. C'était un sacrifice énorme pour la noblesse de renoncer
à ses privilèges, et pourtant, dans une nuit célèbre de la Constituante,
elle le fit sans hésiter. C'était une menace permanente de mort pour les
conventionnels de renoncer à leur inviolabilité, et pourtant ils le
firent et ne craignirent pas de se décimer réciproquement, sachant bien
cependant que l'échafaud où ils envoyaient aujourd'hui des collègues
leur était réservé demain. Mais ils étaient arrivés à ce degré
d'automatisme complet que j'ai décrit ailleurs, et aucune considération
ne pouvait les empêcher de céder aux suggestions qui les hypnotisaient.
Le passage suivant des mémoires de l'un d'eux, Billaud-Varennes, est
absolument typique sur ce point: «Les décisions que l'on nous reproche
tant, dit-il, _nous ne les voulions pas le plus souvent deux jours, un
jour auparavant: la crise seule les suscitait_.» Rien n'est plus juste.

Les mêmes phénomènes d'inconscience se manifestèrent pendant toutes les
séances orageuses de la Convention.

     «Ils approuvent et décrètent, dit Taine, ce dont ils ont horreur,
     non seulement les sottises et les folies, mais les crimes, le
     meurtre des innocents, le meurtre de leurs amis. À l'unanimité et
     avec les plus vifs applaudissements, la gauche, réunie à la droite,
     envoie à l'échafaud Danton, son chef naturel, le grand promoteur et
     conducteur de la Révolution. À l'unanimité et avec les plus grands
     applaudissements, la droite, réunie à la gauche, vote les pires
     décrets du gouvernement révolutionnaire. À l'unanimité, et avec des
     cris d'admiration et d'enthousiasme, avec des témoignages de
     sympathie passionnée pour Collot d'Herbois, pour Couthon et pour
     Robespierre, la Convention, par des réélections spontanées et
     multiples, maintient en place le gouvernement homicide que la
     Plaine déteste parce qu'il est homicide, et que la Montagne déteste
     parce qu'il la décime. Plaine et Montagne, la majorité et la
     minorité finissent par consentir à aider à leur propre suicide. Le
     22 prairial, la Convention tout entière a tendu la gorge; le 8
     thermidor, pendant le premier quart d'heure qui a suivi le discours
     de Robespierre, elle l'a tendue encore.»

Le tableau peut paraître sombre. Il est exact pourtant. Les assemblées
parlementaires suffisamment excitées et hypnotisées présentent les mêmes
caractères. Elles deviennent un troupeau mobile obéissant à toutes les
impulsions. La description suivante de l'assemblée de 1848, due à un
parlementaire dont on ne suspectera pas la foi démocratique, M. Spuller,
et que je reproduis d'après la _Revue littéraire_, est bien typique. On
y retrouve tous les sentiments exagérés que j'ai décrits dans les
foules, et cette mobilité excessive qui permet de passer d'un instant à
l'autre par la gamme des sentiments les plus contraires.

     «Les divisions, les jalousies, les soupçons, et tour à tour la
     confiance aveugle et les espoirs illimités ont conduit le parti
     républicain à sa perte. Sa naïveté et sa candeur n'avaient d'égale
     que sa défiance universelle. Aucun sens de la légalité, nulle
     intelligence de la discipline: des terreurs et des illusions sans
     bornes: le paysan et l'enfant se rencontrent en ce point. Leur
     calme rivalise avec leur impatience. Leur sauvagerie est pareille à
     leur docilité. C'est le propre d'un tempérament qui n'est point
     fait et d'une éducation absente. Rien ne les étonne et tout les
     déconcerte. Tremblants, peureux, intrépides, héroïques, ils se
     jetteront à travers les flammes et ils reculeront devant une ombre.

     «Ils ne connaissent point les effets et les rapports des choses.
     Aussi prompts aux découragements qu'aux exaltations, sujets à
     toutes les paniques, toujours trop haut ou trop bas, jamais au
     degré qu'il faut et dans la mesure qui convient. Plus fluides que
     l'eau, ils reflètent toutes les couleurs et prennent toutes les
     formes. Quelle base de gouvernement pouvait-on espérer d'asseoir en
     eux?»

Il s'en faut de beaucoup heureusement que tous les caractères que nous
venons de décrire dans les assemblées parlementaires se manifestent
constamment. Elles ne sont foules qu'à certains moments. Les individus
qui les composent arrivent à garder leur individualité dans un grand
nombre de cas; et c'est pourquoi une assemblée peut élaborer des lois
techniques excellentes. Ces lois ont, il est vrai, pour auteur un homme
spécial qui les a préparées dans le silence du cabinet; et la loi votée
est en réalité l'oeuvre d'un individu, et non plus celle d'une
assemblée. Ce sont naturellement ces lois qui sont les meilleures. Elles
ne deviennent désastreuses que lorsqu'une série d'amendements malheureux
les rendent collectives. L'oeuvre d'une foule est partout et toujours
inférieure à celle d'un individu isolé. Ce sont les spécialistes qui
sauvent les assemblées des mesures trop désordonnées et trop
inexpérimentées. Le spécialiste est alors un meneur momentané.
L'assemblée n'agit pas sur lui et il agit sur elle.

Malgré toutes les difficultés de leur fonctionnement, les assemblées
parlementaires représentent ce que les peuples ont encore trouvé de
meilleur pour se gouverner et surtout pour se soustraire le plus
possible au joug des tyrannies personnelles. Elles sont certainement
l'idéal d'un gouvernement, au moins pour les philosophes, les penseurs,
les écrivains, les artistes et les savants, en un mot pour tout ce qui
constitue le sommet d'une civilisation.

En fait, d'ailleurs, elles ne présentent que deux dangers sérieux, l'un
est un gaspillage forcé des finances, l'autre une restriction
progressive des libertés individuelles.

Le premier de ces dangers est la conséquence forcée des exigences et de
l'imprévoyance des foules électorales. Qu'un membre d'une assemblée
propose une mesure donnant une satisfaction apparente à des idées
démocratiques, telle qu'assurer, par exemple, des retraites à tous les
ouvriers, augmenter le traitement des cantonniers, des instituteurs,
etc., les autres députés, suggestionnés par la crainte des électeurs,
n'oseront pas avoir l'air de dédaigner les intérêts de ces derniers en
repoussant la mesure proposée, bien que sachant qu'elle grèvera
lourdement le budget et nécessitera la création de nouveaux impôts.
Hésiter dans le vote leur est impossible. Les conséquences de
l'accroissement des dépenses sont lointaines et sans résultats bien
fâcheux pour eux, alors que les conséquences d'un vote négatif
pourraient apparaître clairement le jour prochain où il faudra se
représenter devant l'électeur.

À côté de cette première cause d'exagération des dépenses il en est une
autre, non moins impérative: l'obligation d'accorder toutes les dépenses
d'intérêt purement local. Un député ne saurait s'y opposer, parce
qu'elles représentent encore des exigences d'électeurs, et que chaque
député ne peut obtenir ce dont il a besoin pour sa circonscription qu'à
la condition de céder aux demandes analogues de ses collègues[26].

Le second des dangers mentionnés plus haut, la restriction forcée des
libertés par les assemblées parlementaires, moins visible en apparence
est cependant fort réel. Il est la conséquence des innombrables
lois--toujours restrictives--dont les parlements, avec leur esprit
simpliste, voient mal les conséquences, et qu'ils se croient obligés de
voter.

Il faut que ce danger soit bien inévitable, puisque l'Angleterre
elle-même, qui offre assurément le type le plus parfait du régime
parlementaire, celui où le représentant est le plus indépendant de son
électeur, n'a pas réussi à s'y soustraire. Herbert Spencer, dans un
travail déjà ancien, avait montré que l'accroissement de la liberté
apparente devait être suivi d'une diminution de la liberté réelle.
Reprenant la même thèse dans son livre récent, _l'Individu contre
l'État_, il s'exprime ainsi au sujet du parlement anglais:

     «Depuis cette époque la législation a suivi le cours que
     j'indiquais. Des mesures dictatoriales, se multipliant rapidement,
     ont continuellement tendu à restreindre les libertés individuelles,
     et cela de deux manières: des réglementations ont été établies,
     chaque année en plus grand nombre, qui imposent une contrainte au
     citoyen là où ses actes étaient auparavant complètement libres, et
     le forcent à accomplir des actes qu'il pouvait auparavant accomplir
     ou ne pas accomplir, à volonté. En même temps des charges
     publiques, de plus en plus lourdes, surtout locales, ont restreint
     davantage sa liberté en diminuant cette portion de ses profits
     qu'il peut dépenser à sa guise, et en augmentant la portion qui lui
     est enlevée pour être dépensée selon le bon plaisir des agents
     publics.»

Cette restriction progressive des libertés se manifeste pour tous les
pays sous une forme spéciale, que Herbert Spencer n'a pas indiquée, et
qui est celle-ci: La création de ces séries innombrables de mesures
législatives, toutes généralement d'ordre restrictif, conduit
nécessairement à augmenter le nombre, le pouvoir et l'influence des
fonctionnaires chargés de les appliquer. Ils tendent ainsi
progressivement à devenir les véritables maîtres des pays civilisés.
Leur puissance est d'autant plus grande, que, dans les incessants
changements de pouvoir, la caste administrative est la seule qui échappe
à ces changements, la seule qui possède l'irresponsabilité,
l'impersonnalité et la perpétuité. Or, de tous les despotismes, il n'en
est pas de plus lourds que ceux qui se présentent sous cette triple
forme.

Cette création incessante de lois et de règlements restrictifs entourant
des formalités les plus byzantines les moindres actes de la vie, a pour
résultat fatal de rétrécir de plus en plus la sphère dans laquelle les
citoyens peuvent se mouvoir librement. Victimes de cette illusion qu'en
multipliant les lois l'égalité et la liberté se trouvent mieux assurées,
les peuples acceptent chaque jour de plus pesantes entraves.

Ce n'est pas impunément qu'ils les acceptent. Habitués à supporter tous
les jougs, ils finissent bientôt par les rechercher, et arrivent à
perdre toute spontanéité et toute énergie. Ils ne sont plus alors que
des ombres vaines, des automates passifs, sans volonté, sans résistance
et sans force.

Mais alors les ressorts que l'homme ne trouve plus en lui-même, il est
bien forcé de les chercher hors de lui-même. Avec l'indifférence et
l'impuissance croissantes des citoyens, le rôle des gouvernements est
obligé de grandir encore. Ce sont eux qui doivent avoir forcément
l'esprit d'initiative, d'entreprise et de conduite que les particuliers
n'ont plus. Il leur faut tout entreprendre, tout diriger, tout protéger.
L'État devient un dieu tout-puissant. Mais l'expérience enseigne que le
pouvoir de tels dieux ne fut jamais ni bien durable, ni bien fort.

Cette restriction progressive de toutes les libertés chez certains
peuples, malgré une licence extérieure qui leur donne l'illusion de les
posséder, semble être une conséquence de leur vieillesse tout autant que
celle d'un régime quelconque. Elle constitue un des symptômes
précurseurs de cette phase de décadence à laquelle aucune civilisation
n'a pu échapper jusqu'ici.

Si l'on en juge par les enseignements du passé et par des symptômes qui
éclatent de toutes parts, plusieurs de nos civilisations modernes sont
arrivées à cette phase d'extrême vieillesse qui précède la décadence. Il
semble que des phases identiques soient fatales pour tous les peuples,
puisque l'on voit si souvent l'histoire en répéter le cours.

Ces phases d'évolution générale des civilisations, il est facile de les
marquer sommairement, et c'est avec leur résumé que se terminera notre
ouvrage. Ce rapide tableau jettera peut-être quelques lueurs sur les
causes de la puissance actuelle des foules.

       *       *       *       *       *

Si nous envisageons dans leurs grandes lignes la genèse de la grandeur
et de la décadence des civilisations qui ont précédé la nôtre, que
voyons-nous?

À l'aurore de ces civilisations une poussière d'hommes, d'origines
variées, réunie par les hasards des migrations, des invasions et des
conquêtes. De sangs divers, de langues et de croyances également
diverses, ces hommes n'ont de lien commun que la loi à demi reconnue
d'un chef. Dans ces agglomérations confuses se retrouvent au plus haut
degré les caractères psychologiques des foules. Elles en ont la cohésion
momentanée, les héroïsmes, les faiblesses, les impulsions et les
violences. Rien n'est stable en elles. Ce sont des barbares.

Puis le temps accomplit son oeuvre. L'identité des milieux, la
répétition des croisements, les nécessités d'une vie commune, agissent
lentement. L'agglomération d'unités dissemblables commence à se
fusionner et à former une race, c'est-à-dire un agrégat possédant des
caractères et des sentiments communs, que l'hérédité va fixer de plus en
plus. La foule est devenue un peuple, et ce peuple va pouvoir sortir de
la barbarie.

Il n'en sortira tout à fait pourtant que quand, après de longs efforts,
des luttes sans cesse répétées et d'innombrables recommencements, il
aura acquis un idéal. Peu importe la nature de cet idéal, que ce soit le
culte de Rome, la puissance d'Athènes ou le triomphe d'Allah, il suffira
pour donner à tous les individus de la race en voie de formation une
parfaite unité de sentiments et de pensées.

C'est alors que peut naître une civilisation nouvelle avec ses
institutions, ses croyances et ses arts. Entraînée par son rêve, la race
acquerra successivement tout ce qui donne l'éclat, la force et la
grandeur. Elle sera foule encore sans doute à certaines heures, mais
alors, derrière les caractères mobiles et changeants des foules, se
trouvera ce substratum solide, l'âme de la race, qui limite étroitement
l'étendue des oscillations d'un peuple et règle le hasard.

Mais, après avoir exercé son action créatrice, le temps commence cette
oeuvre de destruction à laquelle n'échappent ni les dieux ni les
hommes. Arrivée à un certain niveau de puissance et de complexité, la
civilisation cesse de grandir, et, dès qu'elle ne grandit plus, elle est
condamnée à décliner bientôt. L'heure de la vieillesse va sonner pour
elle.

Cette heure inévitable est toujours marquée par l'affaiblissement de
l'idéal qui soutenait l'âme de la race. À mesure que cet idéal pâlit,
tous les édifices religieux, politiques ou sociaux dont il était
l'inspirateur commencent à s'ébranler.

Avec l'évanouissement progressif de son idéal, la race perd de plus en
plus ce qui faisait sa cohésion, son unité et sa force. L'individu peut
croître en personnalité et en intelligence, mais en même temps aussi
l'égoïsme collectif de la race est remplacé par un développement
excessif de l'égoïsme individuel accompagné par l'affaissement du
caractère et par l'amoindrissement de l'aptitude à l'action. Ce qui
formait un peuple, une unité, un bloc, finit par devenir une
agglomération d'individualités sans cohésion et que maintiennent
artificiellement pour quelque temps encore les traditions et les
institutions. C'est alors que, divisé par leurs intérêts et leurs
aspirations, ne sachant plus se gouverner, les hommes demandent à être
dirigés dans leurs moindres actes, et que l'État exerce son influence
absorbante.

Avec la perte définitive de l'idéal ancien, la race finit par perdre
entièrement son âme; elle n'est plus qu'une poussière d'individus isolés
et redevient ce qu'elle était à son point de départ: une foule. Elle en
a tous les caractères transitoires sans consistance et sans lendemain.
La civilisation n'a plus aucune fixité et est à la merci de tous les
hasards. La plèbe est reine et les barbares avancent. La civilisation
peut sembler brillante encore parce qu'elle possède la façade extérieure
qu'un long passé a créée, mais c'est en réalité un édifice vermoulu que
rien ne soutient plus et qui s'effondrera au premier orage.

Passer de la barbarie à la civilisation en poursuivant un rêve, puis
décliner et mourir dès que ce rêve a perdu sa force, tel est le cycle de
la vie d'un peuple.

NOTES:

[25] C'est à ces opinions antérieurement fixées et rendues irréductibles
par des nécessités électorales, que s'applique sans doute cette
réflexion d'un vieux parlementaire anglais: «Depuis cinquante ans que je
siège à Westminster, j'ai entendu des milliers de discours; il en est
peu qui aient changé mon opinion; mais pas un seul n'a changé mon vote.»

[26] Dans son numéro du 6 avril 1895, l'_Économiste_ faisait une revue
curieuse de ce que peuvent coûter en une année ces dépenses d'intérêt
purement électoral, notamment celles des chemins de fer. Pour relier
Langayes (ville de 3.000 habitants), juchée sur une montagne, au Puy,
vote d'un chemin de fer qui coûtera 15 millions. Pour relier Beaumont
(3.500 habitants) à Castel-Sarrazin, 7 millions. Pour relier le village
de Oust (523 habitants) à celui de Seix (1.200 habitants), 7 millions.
Pour relier Prades à la bourgade d'Olette (747 habitants), 6 millions,
etc. Rien que pour 1895, 90 millions de voies ferrées dépourvues de tout
intérêt général ont été votés. D'autres dépenses de nécessités également
électorales ne sont pas moins importantes. La loi sur les retraites
ouvrières coûtera bientôt un minimum annuel de 165 millions d'après le
ministre des finances, et de 800 millions suivant l'académicien
Leroy-Beaulieu. Évidemment la progression continue de telles dépenses a
forcément pour issue la faillite. Beaucoup de pays en Europe: le
Portugal, la Grèce, l'Espagne, la Turquie, y sont arrivés; d'autres,
comme l'Italie, vont y être acculés bientôt; mais il ne faut pas trop
s'en préoccuper, puisque le public a successivement accepté sans grandes
protestations des réductions des quatre cinquièmes dans le paiement des
coupons par ces divers pays. Ces ingénieuses faillites permettent alors
de remettre instantanément les budgets avariés en équilibre. Les
guerres, le socialisme, les luttes économiques nous préparent d'ailleurs
de bien autres catastrophes, et à l'époque de désagrégation universelle
où nous sommes entrés, il faut se résigner à vivre au jour le jour sans
trop se soucier de lendemains qui nous échappent.



TABLE DES MATIÈRES


PRÉFACE                                                                I

INTRODUCTION.--L'ÈRE DES FOULES                                        1

Évolution de l'âge actuel.--Les grands changements de civilisation sont
la conséquence des changements dans la pensée des peuples.--La croyance
moderne à la puissance des foules.--Elle transforme la politique
traditionnelle des États.--Comment se produit l'avènement des classes
populaires et comment s'exerce leur puissance.--Les
syndicats.--Conséquences nécessaires de la puissance des foules.--Elles
ne peuvent exercer qu'un rôle destructeur.--C'est par elles que s'achève
la dissolution des civilisations devenues trop vieilles.--Ignorance
générale de la psychologie des foules.--Importance de l'étude des foules
pour les législateurs et les hommes d'État.


LIVRE PREMIER

L'âme des foules.

CHAPITRE PREMIER.                                                     11

Ce qui constitue une foule au point de vue psychologique.--Une
agglomération nombreuse d'individus ne suffit pas à former une
foule.--Caractères spéciaux des foules psychologiques.--Orientation fixe
des idées et sentiments des individus qui les composent et
évanouissement de leur personnalité.--La foule est toujours dominée par
l'inconscient.--Disparition de la vie cérébrale et prédominance de la
vie médullaire.--Abaissement de l'intelligence et transformation
complète des sentiments.--Les sentiments transformés peuvent être
meilleurs ou pires que ceux des individus dont la foule est
composée.--La foule est aussi aisément héroïque que criminelle.

CHAPITRE II.--SENTIMENTS ET MORALITÉ DES FOULES                       23

§ 1. _Impulsivité, mobilité et irritabilité des foules._--La foule est
le jouet de toutes les excitations extérieures et en reflète les
incessantes variations.--Les impulsions auxquelles elle obéit sont assez
impérieuses pour que l'intérêt personnel s'efface.--Rien n'est prémédité
chez les foules.--Action de la race.--§ 2. _Suggestibilité et crédulité
des foules._--Leur obéissance aux suggestions.--Les images évoquées dans
leur esprit sont prises par elles pour des réalités.--Pourquoi ces
images sont semblables pour tous les individus qui composent une
foule.--Égalisation du savant et de l'imbécile dans une foule.--Exemples
divers des illusions auxquelles tous les individus d'une foule sont
sujets.--Impossibilité d'accorder aucune créance au témoignage des
foules.--L'unanimité de nombreux témoins est une des plus mauvaises
preuves que l'on puisse invoquer pour établir un fait.--Faible valeur
des livres d'histoire.--§ 3. _Exagération et simplisme des sentiments
des foules._--Les foules ne connaissent ni le doute ni l'incertitude et
vont toujours aux extrêmes.--Leurs sentiments sont toujours
excessifs.--§ 4. _Intolérance, autoritarisme et conservatisme des
foules._--Raisons de ces sentiments.--Servilité des foules devant une
autorité forte.--Les instincts révolutionnaires momentanés des foules ne
les empêchent pas d'être extrêmement conservatrices.--Elles sont
d'instinct hostiles aux changements et aux progrès.--§ 5. _Moralité des
foules._--La moralité des foules peut, suivant les suggestions, être
beaucoup plus basse ou beaucoup plus haute que celle des individus qui
les composent.--Explication et exemples. Les foules ont rarement pour
guide l'intérêt qui est, le plus souvent, le mobile exclusif de
l'individu isolé.--Rôle moralisateur des foules.

CHAPITRE III.                                                         48

§ 1. _Les idées des foules._--Les idées fondamentales et les idées
accessoires.--Comment peuvent subsister simultanément des idées
contradictoires.--Transformations que doivent subir les idées
supérieures pour être accessibles aux foules.--Le rôle social des idées
est indépendant de la part de vérité qu'elles peuvent contenir.--§ 2.
_Les raisonnements des foules._--Les foules ne sont pas influençables
par des raisonnements.--Les raisonnements des foules sont toujours
d'ordre très inférieur.--Les idées qu'elles associent n'ont que des
apparences d'analogie ou de succession.--§ 3. _L'imagination des
foules._--Puissance de l'imagination des foules.--Elles pensent par
images, et ces images se succèdent sans aucun lien.--Les foules sont
frappées surtout par le côté merveilleux des choses.--Le merveilleux et
le légendaire sont les vrais supports des civilisations.--L'imagination
populaire a toujours été la base de la puissance des hommes
d'État.--Comment se présentent les faits capables de frapper
l'imagination des foules.

CHAPITRE IV.                                                          60

Ce qui constitue le sentiment religieux.--Il est indépendant de
l'adoration d'une divinité.--Ses caractéristiques.--Puissance des
convictions revêtant la forme religieuse.--Exemples divers.--Les dieux
populaires n'ont jamais disparu.--Formes nouvelles sous lesquelles ils
renaissent.--Formes religieuses de l'athéisme.--Importance de ces
notions au point de vue historique.--La Réforme, la Saint-Barthélemy, la
Terreur et tous les événements analogues, sont la conséquence des
sentiments religieux des foules, et non de la volonté d'individus
isolés.


LIVRE II

Les opinions et les croyances des foules.

CHAPITRE PREMIER.                                                     67

Facteurs préparatoires des croyances des foules.--L'éclosion des
croyances des foules est la conséquence d'une élaboration
antérieure.--Étude des divers facteurs de ces croyances.--§ 1. _La
race._--Influence prédominante qu'elle exerce.--Elle représente les
suggestions des ancêtres.--§ 2. _Les traditions._--Elles sont la synthèse
de l'âme de la race.--Importance sociale des traditions.--En quoi, après
avoir été nécessaires, elles deviennent nuisibles.--Les foules sont les
conservateurs les plus tenaces des idées traditionnelles.--§ 3. _Le
temps._--Il prépare successivement l'établissement des croyances, puis
leur destruction.--C'est grâce à lui que l'ordre peut sortir du
chaos.--§ 4. _Les institutions politiques et sociales._--Idée erronée de
leur rôle.--Leur influence est extrêmement faible.--Elles sont des
effets, et non des causes.--Les peuples ne sauraient choisir les
institutions qui leur semblent les meilleures.--Les institutions sont
des étiquettes qui, sous un même titre, abritent les choses les plus
dissemblables.--Comment les constitutions peuvent se créer.--Nécessité
pour certains peuples de certaines institutions théoriquement mauvaises,
telles que la centralisation.--§ 5. _L'instruction et
l'éducation._--Erreur des idées actuelles sur l'influence de
l'instruction chez les foules.--Indications statistiques.--Rôle
démoralisateur de l'éducation latine.--Rôle que l'instruction pourrait
exercer.--Exemples fournis par divers peuples.

CHAPITRE II.                                                          89

§ 1. _Les images, les mots et les formules_.--Puissance magique des mots
et des formules.--La puissance des mots est liée aux images qu'ils
évoquent et est indépendante de leur sens réel.--Ces images varient
d'âge en âge, de race en race.--L'usure des mots.--Exemples des
variations considérables du sens de quelques mots très usuels.--Utilité
politique de baptiser de noms nouveaux les choses anciennes, lorsque les
mots sous lesquels on les désignait produisent une fâcheuse impression
sur les foules.--Variations du sens des mots suivant la race.--Sens
différents du mot démocratie en Europe et en Amérique.--§ 2. _Les
illusions._--Leur importance.--On les retrouve à la base de toutes les
civilisations.--Nécessité sociale des illusions.--Les foules les
préfèrent toujours aux vérités.--§ 3. _L'expérience._--L'expérience
seule peut établir dans l'âme des foules des vérités devenues
nécessaires et détruire des illusions devenues
dangereuses.--L'expérience n'agit qu'à condition d'être fréquemment
répétée.--Ce que coûtent les expériences nécessaires pour persuader les
foules.--§ 4. _La raison._--Nullité de son influence sur les foules.--On
n'agit sur elles qu'en agissant sur leurs sentiments inconscients.--Le
rôle de la logique dans l'histoire.--Les causes secrètes des événements
invraisemblables.

CHAPITRE III.                                                        105

§ 1. _Les meneurs des foules._--Besoin instinctif de tous les êtres en
foule d'obéir à un meneur.--Psychologie des meneurs.--Eux seuls peuvent
créer la foi et donner une organisation aux foules.--Despotisme forcé
des meneurs.--Classification des meneurs.--Rôle de la volonté.--§ 2.
_Les moyens d'action des meneurs._--L'affirmation, la répétition, la
contagion.--Rôle respectif de ces divers facteurs.--Comment la contagion
peut remonter des couches inférieures aux couches supérieures d'une
société.--Une opinion populaire devient bientôt une opinion
générale.--§ 3. _Le prestige._--Définition et classification du
prestige.--Le prestige acquis et le prestige personnel.--Exemples
divers.--Comment meurt le prestige.

CHAPITRE IV.                                                         128

§ 1. _Les croyances fixes._--Invariabilité de certaines croyances
générales.--Elles sont les guides d'une civilisation.--Difficulté de
les déraciner.--En quoi l'intolérance constitue pour les peuples une
vertu.--L'absurdité philosophique d'une croyance générale ne peut nuire
à sa propagation.--§ 2. _Les opinions mobiles des foules._--Extrême
mobilité des opinions qui ne dérivent pas des croyances
générales.--Variations apparentes des idées et des croyances en moins
d'un siècle.--Limites réelles de ces variations.--Éléments sur lesquels
la variation a porté.--La disparition actuelle des croyances générales
et la diffusion extrême de la presse rendent de nos jours les opinions
de plus en plus mobiles.--Comment les opinions des foules tendent sur la
plupart des sujets vers l'indifférence.--Impuissance des gouvernements à
diriger comme jadis l'opinion.--L'émiettement actuel des opinions
empêche leur tyrannie.


LIVRE III

Classification et description des diverses catégories
de foules.

CHAPITRE PREMIER.--CLASSIFICATION DES FOULES                         142

Divisions générales des foules.--Leur classification.--§ 1. _Les foules
hétérogènes._--Comment elles se différencient.--Influence de la
race.--L'âme de la foule est d'autant plus faible que l'âme de la race
est plus forte.--L'âme de la race représente l'état de civilisation et
l'âme de la foule l'état de barbarie.--§ 2. _Les foules
homogènes._--Division des foules homogènes.--Les sectes, les castes et
les classes.

CHAPITRE II.--LES FOULES DITES CRIMINELLES                           147

Les foules dites criminelles.--Une foule peut être légalement mais non
psychologiquement criminelle.--Complète inconscience des actes des
foules.--Exemples divers.--Psychologie des septembriseurs.--Leurs
raisonnements, leur sensibilité, leur férocité et leur moralité.

CHAPITRE III.--LES JURÉS DE COUR D'ASSISES                           153

Les jurés de cour d'assises.--Caractères généraux des jurés.--La
statistique montre que leurs décisions sont indépendantes de leur
composition.--Comment sont impressionnés les jurés.--Faible action du
raisonnement.--Méthodes de persuasion des avocats célèbres.--Nature des
crimes pour lesquels les jurés sont indulgents ou sévères.--Utilité de
l'institution du jury et danger extrême que présenterait son
remplacement par des magistrats.

CHAPITRE IV.--LES FOULES ÉLECTORALES                                 161

Caractères généraux des foules électorales.--Comment on les
persuade.--Qualités que doit posséder le candidat.--Nécessité du
prestige.--Pourquoi ouvriers et paysans choisissent si rarement les
candidats dans leur sein.--Puissance des mots et des formules sur
l'électeur.--Aspect général des discussions électorales.--Comment se
forment les opinions de l'électeur.--Puissance des comités.--Ils
représentent la forme la plus redoutable de la tyrannie.--Les comités de
la Révolution.--Malgré sa faible valeur psychologique, le suffrage
universel ne peut être remplacé.--Pourquoi les votes seraient
identiques, alors même qu'on restreindrait le droit de suffrage à un
classe limitée de citoyens.--Ce que traduit le suffrage universel dans
tous les pays.

CHAPITRE V.--LES ASSEMBLÉES PARLEMENTAIRES                           171

Les foules parlementaires présentent la plupart des caractères communs
aux foules hétérogènes non anonymes.--Simplisme des
opinions.--Suggestibilité et limites de cette suggestibilité.--Opinions
fixes irréductibles et opinions mobiles.--Pourquoi l'indécision
prédomine.--Rôle des meneurs.--Raison de leur prestige.--Ils sont les
vrais maîtres d'une assemblée dont les votes ne sont ainsi que ceux
d'une petite minorité.--Puissance absolue qu'ils exercent.--Les éléments
de leur art oratoire.--Les mots et les images.--Nécessité psychologique
pour les meneurs d'être généralement convaincus et
bornés.--Impossibilité pour l'orateur sans prestige de faire admettre
ses raisons.--Exagération des sentiments, bons ou mauvais, dans les
assemblées.--Automatisme auquel elles arrivent à certains moments.--Les
séances de la Convention.--Cas dans lesquels une assemblée perd les
caractères des foules.--Influence des spécialistes dans les questions
techniques.--Avantages et dangers du régime parlementaire dans tous les
pays.--Il est adapté aux nécessités modernes; mais il entraîne le
gaspillage des finances et la restriction progressive de toutes les
libertés.--_Conclusion de l'ouvrage._





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